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Full text of "Essais sur la philosophie des sciences. Analyse. Mécanique"

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CAUKMNU 


apicniia    nahiraecjue  inslduta 
Uuvc  soUun  vcra  autwrv  re\>u& 
exterivls  convervvtwvt 


ESSAIS 

SUR  LA 

PHILOSOPHIE 

DBS  SCIENCES. 


PARIS.  —  IMPRIMERIE  GAUTHIER-VILLARS  ET  FILS, 

22419  Quai  des  Grands-Augustins,  55. 


ESSAIS 


SUR    LA 


PHILOSOPHIE 

DES  SCIENCES. 


ANALYSE.         MECANIQUE 

PAR 

C.   DE  FREYCINET, 

DE  L'INSTITUT. 


PARIS, 

GAUTHIER-VILLARS  ET  FILS,  IMPRIMEURS-LIBRAIRES 

DU  BUREAU  DES  LONGITUDES,  DE  L'E  G  O  L  E   POLYTECHNIQUE, 

55,  Quai  des  Grands-Augustins. 
1896 

(Tons  droits  reserres.) 


PREFACE. 


Les  Sciences  ne  se  bornent  pas  a  etendre 
le  domaine  de  nos  connaissances  positives. 
Elles  deviennent  a  leur  tour  un  objet  d'e- 
tude  pour  1'esprit,  qui  aime  a  en  degager  la 
pensee  philosophique,  a  definir  leurs  me- 
thodes  et  leurs  precedes,  a  remonter  jus- 
qu'a  leurs  principes,  et  a  saisir  les  liens  qui 
les  rattachent  aux  idees  generates,  sorte  de 
fonds  commun  oil  puisent  les  speculations 
les  plus  abstraites  comme  les  observations 
les  plus  simples  et  les  plus  usuelles.  Jadis 
ce  travail  se  faisait  pour  ainsi  dire  naturel- 
lement.  Les  demarcations  entre  les  diffe- 
rentes  branches  du  savoir  etaient  beaucoup 


099 


VI  PREFACE. 

moins  prononcees  qu'aujourd'hui.  Les  me- 
mes  hommes  se  montraient  a  la  fois  geo- 
metres,  physiciens,  philosophes.  Sans  aller 
aux  anciens,  il  suffit  de  citer,  parmi  les  mo- 
dernes,  Galilee,  Descartes,  Newton,  Leib- 
nitz, Pascal,  Euler.  Les  plus  brillantes  de- 
couvertes  ne  detournaient  pas  leurs  yeux 
de  1'ensemble,  et  ils  n'etaient  point  satis- 
faits  s'ils  n'avaient  mene  de  front  les  pro- 
gres  de  la  Science  et  ceux  de  la  Philoso- 
phic. 

L'immense  extension  prise  depuis  un  sie- 
cle  par  les  specialites  ne  souflre  plus  la 
competence  universelle.  La  vie  humaine  est 
trop  courte  et,  entre  les  directions  diver- 
ses,  les  plus  puissants  genies  sont  obliges 
d'opter.  Ampere  est  le  dernier,  je  crois, 
qui  ait  tente  de  retenir  dans  ses  mains  cette 
multiplicite  de  fils.  Desormais  on  ne  verra 
plus  1'inventeur  d'un  nouveau  calcul  ecrire 
une  Theodicee  ou  un  Discours  sur  la  Me- 
thode,  ni  le  createur  d'une  Theorie  electro- 
dynamique  dresser  une  Classification  gene- 


PREFACE.  VII 

rale  des  Sciences.  Ce  serait,  a  mon  avis, 
une  raison  pour  que  les  savants  de  profes- 
sion, interrompant  par  moments  leurs  re- 
cherches,  consentissent  a  operer  chacun  la 
synthese  de  leur  Science  favorite  et  a  en 
grouper  les  resultats  essentiels  dans  un  ta- 
bleau de  nature  a  arreter  tout  regard  un 
peu  attentif.  En  s'adressant  ainsi  a  un  plus 
grand  riombre  d'intelligences,  ils  provoque- 
raient  des  collaborations  inattendues  et  ils 
faciliteraient  le  progres  que  prepare  d'or- 
dinaire  la  diffusion  des  connaissances.  Ils 
procureraient  en  outre  a  la  M  eta  physique 
1'avantage  qu'elle  poursuit,  d'observer  les 
facultes  humaines  en  exercice  et  de  pou- 
voir  jnger  de  la  valeur  des  methodes  par  la 
qualite  des  fruits  obtenus. 

Pour  mon  compte,  j'ai  essaye  de  realiser 
cette  pensee  sur  deux  branches  des  Mathe- 
matiques  qui  avaient  occupe  ma  jeunesse 
et  dont  je  n'ai  jamais  perdu  entierement  le 
contact.  L' Analyse  infmitesimale  et  la  Me- 
canique  —  c'est  d'elles  que  je  veux  parler  — 


VIII  PREFACE. 

ont  ce  merite  particulier  d'  exciter  1' atten- 
tion, dirai-je  de  frapper  1'imagination, 
Tune  par  le  caractere  un  peu  mysterieux 
de  son  principe,  Fautre  par  son  application 
aux  problemes  si  eleves  de  1' Astronomic . 
Quelles  sont,  au  juste,  ces  notions  d'infini 
et  d'infmiment  petit,  sur  lesquelles  1'Ana- 
lyse  repose?  En  quoi  1'invention  de  Leib- 
nitz differe-t-elle  de  1'Algebre  usuelle,  avec 
laquelle  chacun  s'est  plus  ou  moins  fa- 
miliarise? Par  quels  senders  obscurs  nous 
mene-t-elle  a  la  decouverte  du  vrai,  et  ne 
risquons-nous  pas  dans  le  trajet  de  laisser 
quelque  parcelle  de  la  rigueur  mathemati- 
que?  Dans  la  Mecanique,  quelle  est  la  part 
du  raisonnement  et  quelle  est  la  part  de 
1' experience?  Qu'y  a-t-il  de  necessaire  et 
de  contingent  dans  les  lois  que  nous  en- 
registrons?  Qu'est-ce  qui  assure  la  con- 
servation de  la  force  et  de  Fenergie  dans 
1'Univers?  Devons-nous  prevoir  un  affai- 
blissement  graduel  des  causes  qui  agitent 
la  matiere  sous  nos  yeux? 


PREFACE.  IX 

J'ai  tache  de  repondre  a  ces  questions  et 
a  quelques  autres.  J'ai  voulu  aussi  rame- 
ner  a  leurs  termes  les  plus  simples  les  con- 
cepts propres  a  ces  deux  Sciences.  II  m'a 
paru  que  1'Analyse  derivait  directement 
des  idees  d'espace  et  de  temps,  et  la  Me- 
canique  de  celles  de  force  et  de  masse.  Au 
fond,  dans  les  problemes  dynamiques  les 
plus  compliques,  nous  cherchons  toujours 
a  retrouver  la  relation  eternelle  que  la 
Nature  a  etablie  entre  1'unite  de  force  et 
1'unite  de  masse.  Tout  le  reste  n'est  qu'ac- 
cessoire.  Quant  a  1'Analyse,  on  n'apercoit 
pas  comment  elle  aurait  pu  se  constituer, 
si  nous  ne  possedions  pas  deja,  grace  a 
Fespace  et  au  temps,  les  notions  d'infinite, 
de  continuite,  et  par  suite  de  division  a 
1'infmi  et  d'infmiment  petit. 

Je  me  suis  applique  a  presenter  ces  de- 
ductions sans  aucun  appareil  technique. 
Les  formules  de  1'Algebre  et  les  figures 
geometriques  ne  sont  pas  indispensables 
a  ce  genre  de  demonstration.  J'ai  du  lais- 


X  PREFACE. 

ser  de  cote  nombre  de  questions  interes- 
santes,  pour  m'attacher  aux  points  les  plus 
saillants,  a  ceux  qui  me  semblent  eveil- 
ler  particulierement  les  preoccupations  des 
esprits  cultives.  Par  contre,  j'ai  aborde, 
dans  trois  Notes  speeiales,  des  sujets  un 
peu'en  dehors  de  mon  cadre,  mais  que  je 
n'ai  pas  pu  eviter  entierement.  II  est  dif- 
ficile d'analyser  le  role  du  temps  et  de 
1'espace  en  Mathematiques,  et  de  ne  pas 
ensuite  accorder  une  mention  a  la  contro- 
verse  qu'ils  soulevent  en  Philosophic.  II 
ne  Test  pas  moins  de  considerer  les  trans- 
formations de  rUnivers,  sans  tourner  un 
moment  sa  pensee  vers  le  probleme  qui  a 
captive  tant  d'intelligences  :  celui  de  son 
infinite.  Probleme  sans  doute  a  jamais  in- 
soluble, mais  sur  lequel  la  Physique  mo- 
derne  autorise  cependant  quelques  con- 
jectures. Enfin  le  determinisme  ayant  cm 
trouver  un  argument  dans  le  theoreme  de 
la  conservation  de  1'energie,  j'ai  examine 
rapidement  la  valeur  de  ce  pretendu  conflit 


PREFACE.  XI 

entre  la  liberte  morale  et  les  lois  qui  regis- 
sent  la  matiere. 

Je  me  suis  surtout  propose,  par  cette 
etude,  de  montrer  la  voie  dans  laquelle  je 
souhaiterais  de  voir  les  savants  s'engager. 
Mon  but  serait  atteint,  si  je  decidais  cer- 
tains d'entre  eux  a  rehausserpar  leur  auto- 
rite  ce  genre  de  travaux,  et  si  j'inspirais  des 
maintenant  a  quelques  lettres  le  gout  de  se 
rapprocher  de  deux  Sciences,  plus  faciles 
a  peiietrer  qu'on  ne  suppose,  et  qui  mar- 
quent  un  des  plus  puissants  efforts  de  1'es- 
prit  humain  dans  la  recherche  de  la  verite. 


ESSAIS 

SUR    LA 

PHILOSOPHIE 

DBS  SCIENCES. 
I. 

ANALYSE. 


CHAPITRE  I. 

L'ESPACE    ET    LE    TEMPS. 


Les  notions  d'espace  et  de  temps  jouent 
un  role  preponderant  dans  la  formation  des 
Sciences,  soit  mathematiques,  soit  physiques. 
Non  seulement  elles  sont  impliquees  dans  la  de- 
finition des  principaux  objets  que  ces  Sciences 
considerent,  mais  elles  fournissent  souvent  des 
elements  directs  aux  calculs.  La  Geometric  et  la 
Mecanique,  en  particulier,  font  constamment 
appel  a  la  mesure  de  Fetendue  et  de  la  duree. 


2  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

Dans  les  branches  memes  ou  ces  notions  sem- 
blent  absentes,  il  n'est  pas  rare  de  trouver  les 
traces  de  leur  influence.  Les  nombres  de  1'Arith- 
metique  et  les  quantites  de  1'Algebre  ont  incon- 
testablement  un  caractere  abstrait.  Mais,  a  Tori- 
gine,  les  uns  ont  designe  des  collections  d'unites 
reelles,  relevant  de  Fespace  et  du  temps,  par  con- 
sequent; les  autres  ont  represente  des  portions 
d'etendue,  habituellement  des  portions  de  ligne 
droite,  qui,  par  leur  simplicite,  se  pretaient  le 
mieux  a  symboliser  les  variations  de  la  gran- 
deur. On  peut  done  se  demander  ce  que  seraient 
devenues  ces  deux  belles  Sciences  si  les  notions 
d'espace  et  de  temps  leur  avaient  entierement 
manque,  et  si  nous  eussions  ete  reduits  aux  don- 
nees  de  la  seule  logique. 

Les  idees  memes  d'ordre  et  de  classement, 
plus  generates  encore  que  les  Mathematiques, 
seraient  certainement  moms  claires,  si  nous 
n'avions  pas  devant  les  yeux  la  perspective  d'un 
espace  indefini,  dans  lequel  les  objets  s'ali- 
gnent  ou  se  superposent.  De  leur  cote,  les  rap- 
ports de  cause  a  effet,  qui  dominent  toutes  nos 
connaissances  sur  la  Nature,  sont  invincible- 
ment  lies  a  Tidee  de  succession,  c'est-a-dire  de 
duree. 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  3 

Je  n'essayerai  pas  de  definir  Fespace  et  le 
temps,  me  rappelant  le  conseil  de  Pascal :  «  Qui 
pourra  le  definir  (le  temps)?  Et  pourquoi  Ten- 
treprendre,  puisque  tous  les  homines  congoivent 
ce  qu'on  veut  dire  en  parlant  du  temps,  sans 
qu'on  le  designe  davantage  (4 )?  »  Je  n'aborderai 
pas  non  plus  la  question  si  controversee  du  ca- 
ractere  metaphysique  de  ces  notions.  Sont-elles 
objectives  ou  subjectives,  comme  disent  les  philo- 
sophes?  Correspondent-elles  a  des  realites,  en 
dehors  de  nous,  ou  sont-elles  de  pures  formes  de 
1'entendement?  Ce  debat  n'est  pas  pres  de  se 


(*)  Pensees  de  Blaise  Pascal,  premiere  Partie,  art.  II. 
-  Pascal  dit  aussi  :  «  Get  ordre  le  plus  parfait  entre  les 
hommes  consiste,  non  pas  a  tout  definir  ou  a  tout  demon- 
trer,  ni  aussi  a  ne  rien  definir  ou  a  ne  rien  demontrer,  mais 
a  se  tenir  dans  ce  milieu  de  ne  point  definir  les  choses  claires 
et  entendues  de  tous  les  hommes,  et  de  definir  toutes  les 
autres;  de  ne  point  prouver  toutes  les  choses  connues  des 
hommes,  et  de  prouver  toutes  les  autres.  Centre  cet  ordre 
pechent  egalement  ceux  qui  entreprennent  de  tout  definir 
et  de  tout  prouver,  et  ceux  qui  negligent  de  le  faire  dans 
les  choses  qui  ne  sont  pas  evidentes  d'elles-memes. 

«  G'est  ce  que  la  Geometric  enseigne  parfaitement.  Elle 
ne  definit  aucune  de  ces  choses,  espace,  temps,  mouve- 
ment,  nombre,  egalite,  ni  les  semblables  qui  sont  en  grand 
nombre,  parce  que  ces  termes-la  designent  si  naturellement 
les  choses  qu'ils  signifient,  a  ceux  qui  entendent  la  langue, 
que  1'eclaircissement  qu'on  voudrait  en  faire  apporterait 
plus  d'obscurite  que  d'instruction.  » 


4  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DBS    SCIENCES. 

clore  et  je  doute  qu'il  setermine  jamais.  Car,  en 
ces  matieres,  chacun  se  regie  d'apres  son  incli- 
nation personnelle  et  sur  un  ensemble  d'impres- 
sions,  souvent  difficiles  a  analyser,  beaucoup 
plutot  que  sur  une  demonstration  formelle,  ne 
donnant  prise  a  aucune  objection. 

D'ailleurs,  cette  question,  fort  interessante 
pour  la  pure  Metaphysique,  est  etrangere  au  sujet 
dont  je  m'occupe.  La  formation  et  le  developpe- 
ment  des  Sciences  ne  se  ressentent  pas  de  la  solu- 
tion donnee  a  ce  debat  preliminaire.  Que  Fespace 
et  le  temps  soient  des  objets  reels,  ou  que  seule- 
ment  ils  nous  semblent  tels,  nous  leur  attribuons 
les  memes  qualites  et  celles-ci  sont,  dans  notre 
esprit,  le  point  de  depart  des  memes  deductions. 
Nul  geometre,  enposant  Fequation  d'un  mouve- 
ment,  ne  se  demandera  si  les  espaces  parcourus 
et  les  durees  ecoulees  out  une  valeur  objective 
ou  subjective.  Nul  physicien  ne  sera  pris  d'un 
scrupule  analogue,  en  formulantla  loi  du  refroi- 
dissement  dans  le  vide  ou  celle  de  la  transmis- 
sion de  la  lumiere.  A  Fun  et  a  Fautre  il  suffit 
que  les  calculs  soient  toujours  verifies  par  Fex- 
perience  et  que  Fintroduction  de  pareils  ele- 
ments n'amene  jamais  d'obscurite  dans  le  Ian- 
gage  ni  de  confusion  dans  les  idees.  Pour  eux, 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  5 

1'etendue  et  la  duree  sont  des  quantites  suscep- 
tibles  d'augmenter  ou  de  diminuer,  en  relation 
avec  les  quantites  naturelles.  Leur  origine  meta- 
physique  n^influe  pas  sur  1'emploi  qu'on  en  peut 
faire  et  sur  les  operations  auxquelles  on  les 
associe. 

Le  commun  des  hommcs  partage  cette  indif- 
ference. Les  rapports  sociaux,  dans  lesquels  les 
questions  d'espace  et  de  temps  tiennent  une  si 
grande  place,  demeurent  soustraits  aux  vicissi- 
tudes des  solutions  philosophiques.  Lors  meme 
que  le  caractere  subjectif  de  ces  notions  vien- 
drait  a  etre  unanimement  reconnu,  le  langage 
ordinaire,  la  redaction  des  lois  et  des  contrats, 
les  habitudes  de  la  vie  n'en  recevraient  aucune 
modification. 

L'espace  et  le  temps  sont  ou  nous  paraissent 
etre  : 

Necessaires,  infinis,  continus  et  homogenes. 

Gette  communaute  de  caracteres  justifie  la 
tendance  qu'ont  toujours  cue  les  penseurs  a  les 
rapprocher  dans  leurs  theories.  Elle  explique 
aussi  la  solution  identique  donnee  au  probleme 
qui  se  pose  au  sujet  de  leur  realite.  Les  ecoles 
n'ont  jamais  distingue  entre  eux  sous  ce  rap- 


6  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

port,  et  quand  elles  ont  accorde  ou  refuse  la  rea- 
lite  a  Tun,  elles  Font  egalement  accordee  ou  re- 
fusee  a  Fautre. 

A  cote  de  ces  caracteres,  qui  priment  tout  et 
sur  lesquels  je  m'etendrai,  il  convient  de  rap- 
peler  les  nombreux  contrastes  qui  d'avance 
assignaient  a  Fespace  et  au  temps  un  role  si  dif- 
ferent dans  la  genese  scientifique. 

L'espace  est  concu  par  nous  a  trois  dimen- 
sions. Le  temps  n'en  a  qu'une;  il  se  developpe 
en  serie  lineaire.  Trois  coordonnees  sont  indis- 
pensables  pour  determiner  la  position  d'un  point 
dans  Fespace.  Une  seule  coordonnee,  la  date  ou 
la  duree  comptee  depuis  une  origine  convenue, 
suffit,  selon  la  juste  remarque  de  Cournot  ('), 
pour  marquer  la  place  d'un  phenomene  dans 
le  temps,  d'un  evenement  dans  Fhistoire.  Les 
annales  de  Fhumanite  ont  toujours  ete  dressees 
d'apres  cette  methode  et  nul  ne  s'est  avise  d'en 
contester  la  precision. 

L'espace  est  invariable  et  comme  acueve.  II 
ne  se  modifie  pas;  il  est  aujourd'hui  ce  qu'il 


(!)  Essai  sur  les  fondemenls  de  nos  connaissances  et 
sur  les  caracteres  de  la  critique  philosophique,  t.  I, 
p.  3o4. 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  7 

etait  hier,  ce  qu'il  sera  demain.  Le  temps  se 
transforme  sans  cesse;  les  jours  se  detachent 
successivement  de  Favenir  et  tombent  dans  le 
passe.  L'espace  est  immobile.  Le  temps  est  la 
mobilite  meme;  il  avance  ou  s'ecoule  d'une 
maniere  non  interrompue.  II  est  lie,  dans  notre 
pensee,  a  tous  les  changements,  tandis  que 
Fespace  represente  la  fixite  et  la  permanence. 

L'espace  nous  est  revele  par  les  sens;  Frail  en 
decouvre  des  portions  plus  ou  moins  vastes  et 
nous  touchons  des  corps  qui  sont  etendus.  Le 
temps  tombe  uniquement  sous  la  perception 
de  la  raison.  Aucun  de  nos  sens,  aucune  de 
nos  observations  physiques  ne  saurait  nous  en 
donner  la  plus  legere  idee.  Nous  ne  sommes  en 
contact  avec  lui  que  par  un  instant,  et  cet 
instant  a  disparu  avant  que  nous  ayons  pu  le 
saisir  et  nous  Fapproprier.  Loin  d'en  embrasser 
des  portions  de  quelque  importance,  nous  nous 
souvenons  a  peine  de  son  passage,  ou  plutot 
nous  nous  souvenons  des  phenomenes  qui  ont 
coincide  avec  lui;  car,  sans  ces  phenomenes,  la 
notion  du  temps  ecoule  resterait  vague  et  con- 
fuse dans  notre  esprit. 

Les  metaphysiciens  accordent  qu'a  defaut  des 
faits  .exterieurs,  le  sentiment  de  notre  vie  intime, 


ESSAIS    SUR   LA    PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

la  seule  succession  de  nos  pensees,  suffirait  a 
nous  donner  1'idee  du  temps.  Au  contraire,  1'idee 
d'espace  prend  naissance  a  la  suite  des  impres- 
sions venues  du  dehors,  et  par  le  commerce  avec 
la  Nature.  On  apergoit  deja  a  quels  ordres  diffe- 
rents  de  speculation  Tune  et  1'autre  idee  doivent 
se  preter. 

Nous  pouvons  mesurer  directement  1'etendue. 
Nous  comparons  les  etendues  entre  elles.  Nous 
portons  une  ligne  droite  sur  une  ligne  droite, 
tin  plan  sur  un  plan.  Nous  savons  dire  combien 
de  fois  une  longueur  en  contient  une  autre.  En 
presence  d'etendues  plus  compliquees,  lignes 
courbes,  surfaces  ou  volumes,  nous  empruntons 
a  la  Geometric  des  precedes  surs  pour  en  ramener 
la  mesure  a  celle  des  etendues  simples.  Finale- 
ment  tout  se  reduit  a  une  operation  elementaire, 
presque  manuelle  :  la  superposition  des  lignes 
droites. 

II  n'en  est  pas  ainsi  pour  la  mesure  du  temps. 
Nous  ne  pouvons  retenir  et  fixer  aucune  duree, 
en  vue  de  la  porter  sur  d'autres  durees  egalement 
fugitives  et  de  compter  combien  de  fois  elle  y 
serait  contenue.  La  methode  directe  nous  est 
interdite.  La  mesure  du  temps  ne  saurait  etre 
qu'in directe  et  artificielle. 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  9 

Renongant  a  atteindre  la  duree,  nous  lui  sub- 
stituons  un  signe  exterieur,  un  symptome  saisis- 
sable,  en  correspondance  avec  elle.  Nous  deci- 
dons  de  prendre  pour  unite,  nonpas  une  portion 
de  ce  temps  qui  nous  echappe,  mais  la  duree, 
indeterminable  en  soi,  qui  s'ecoule  pendant  1'ac- 
complissement  d'un  phenomene  specific.  Des 
lors,  pour  cbaque  duree  proposee,  nous  recher- 
chons  combien  de  fois  le  phenomene  type  aurait 
la  possibilite  de  s'y  reproduire.  Ainsi  s'obtient 
la  mesure  de  cette  duree,  c'est-a-dire  son  rapport 
avec  la  duree  du  phenomene  type. 

Les  Sciences  offrent  de  frequents  exemples  de 
precedes  analogues.  Les  quantites  inaccessibles 
a  nos  observations  directes  sont  remplacees  par 
d'autres,  qui  leur  sont  proportionnelles  ou  que 
nous  jugeons  telles,  et  dont  revaluation  nous  est 
plus  aisee.  Les  causes  sont  mesurees  par  leurs 
effets  ou  d'apres  certaines  manifestations  dont  la 
correlation  est  bien  etablie.  La  mesure  du  temps 
est  une  operation  de  meme  nature,  d'autant  plus 
legitime  que  les  objets  sont  ici  plus  simples  et  la 
concordance  moins  discutable. 

Mais  il  s'en  faut  que  Inexactitude  des  resultats 
obtenus  soit  evidente  par  elle-meme,  en  dehors 
de  toute  autre  consideration.  Qu'est-ce  qui  nous 


10  ESSAIS   SUR    LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

autorise  a  regarder  comme  egales  les  durees  cor- 
respondant  a  Faccomplissement  de  deux  pheno- 
menes,  enapparenceidentiques,  observes  a  deux 
epoques  differentes?  Pourquoi  ce  vase  d'eau  se 
viderait-il  toujours  au  bout  du  meme  temps? 
Pourquoi  telle  etoile  repassera-t-elle  au  meri- 
dien  apres  le  meme  intervalle?  Pourquoi  la  va- 
leur  intrinseque  de  1'heure  ou  de  la  seconde  ne 
variera-t-elle  jamais? 

Notre  opinion  a  cet  egard  precede  d'une  con- 
viction generate  :  «  Les  lois  de  la  Nature  sont 
constantes.  »  Mais  cette  conviction  elle-meme, 
d'ou  la  tirons-nous?  Indubitablement  de  Fexpe- 
rience.  Ge  n'est  pas  la  raison  pure  qui  la  donne. 
Nous  n'apercevonspas  a^z'orz'la  necessite  d'une 
egalite  indefinie  dans  la  duree  des  jours.  Le  fait 
contraire,  s'il  arrivait,  ne  heurterait  en  rien  les 
regies  de  notre  entendement.  La  mesure  du 
temps  repose  done  sur  une  verite  relative.  La 
certitude  qui  s'attache  aux  resultats  est  em- 
preinte  du  meme  caractere. 

Tout  autre  est  la  certitude  inherente  a  la  me- 
sure des  etendues.  La  verite  qui  lui  sert  de  base 
n'est  point  liee  a  Tordre  physique.  Au  milieu  des 
plus  grands  bouleversements,  nous  continuerions 
d'affirmer  que  deux  lignes  droites  dont  les  extre- 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  1 1 

mites  coincident  sont  egales.  Les  variations  de 
la  pesanteur,  1'acceleration  de  la  Terre  sur  son 
orbite,  ne  porteraient  aucune  atteinte  a  un  tel 
axiome.  Les  resultats  de  la  mesure  des  etendues 
-  en  laissant,  bien  entendu,  de  cote  les  erreurs 
materielles  d'execution  -  -  presentent  done  un 
caractere  de  verite  absolue. 

L'ecoulement  du  temps  est  non  seulement  con- 
tinu  et  irresistible,  mais  il  nous  parait  uniforme. 
Ce  n'est  pas  assez  dire  :  il  nous  parait  etre  la  con- 
dition et  le  type  de  runiformite.  Sans  1'ecoule- 
ment  du  temps,  nous  n'aurions  aucun  moyen  de 
reconnaitre  1'uniformite  des  phenomenes.  Un 
phenomene  est  qualifie  par  nous  d'uniforme 
quand  il  se  developpe  en  exacte  proportion- 
nalite  avec  la  duree.  Le  mouvement  uniforme 
est  celui  dans  lequel  les  espaces  parcourus  aug- 
mentent  en  raison  du  temps  ecoule.  Le  debit 
d'une  source  est  uniforme  si  la  quantite  d'eau  re- 
cueillie  est  proportionnelle  a  la  duree  ou  si  elle 
est  constante  pendant  Funitc  de  temps.  Toute 
variation  observee  dans  cette  quantite  serait 
mise  sur  le  compte  du  defaut  d'uniformite  de  la 
source ;  il  ne  nous  viendrait  pas  a  Tesprit  de  dire 
que  le  debit  est  reste  semblable  a  lui-meme  et 


12  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIC   DES   SCIENCES. 

que  c'est  1'ecoulement  du  temps  qui  a  cesse  de 
Petre. 

Cette  croyance  inveteree  et  devenue  indes- 
tructible n'est  cependant  pas  spontanee.  Elle 
n'a  pas  a  nos  yeux  le  caractere  de  necessite 
qu'offre  1'idee  meme  du  temps,  ou  celle  de  sa 
continuite.  Elle  est  le  fruit  d'une  experience 
lentement  acquise  et  dont  la  conclusion  s'est  en 
quelque  sorte  degagee  a  notre  insu.  Si  chacun 
de  nous  s'en  etait  rapporte  aveuglement  a  ses 
impressions  personnelles,  combien  de  fois  n'eut- 
il  pas  ete  tente  d'attribuer  au  temps  une  allure 
inegale?  Lequel  d'entre  nous  n'a  pas  constate 
bien  souvent  et  parfois  deplore  sa  marche  tantot 
trop  lente  et  tantot  trop  rapide!  Mais,  a  Fencon- 
tre  de  ces  impressions  fugitives,  se  dressent  des 
temoignages  plus  serieux  et  plus  durables.  D'im- 
posants  phenomenes  se  deroulent  autour  de 
nous,  sans  etre  influences  par  les  circonstances 
qui  nous  troublent  si  fort.  Le  mouvement  du  So- 
leil  et  des  etoiles,  insensible  a  nos  causes  de  joie 
ou  de  douleur,  est  la  pour  nous  avertir  de  la  faute 
impardonnable  que  nous  commettrions  en  trans- 
portant  dans  cet  immense  mecanisme  la  pertur- 
bation qui  reside  en  nous-memes.  Force  nous 
est  done  de  releguer  au  rang  des  vaines  illusions 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  i3 

les  inegalites  dont  notre  imagination  avail  ete 
un  instant  frappee.  D'ailleurs  il  nous  eut  suffi 
de  regarder  nos  semblables  :  pendant  que  le 
temps  retardait  sa  marche  pour  nous,  il  Facce- 
lerait  pour  eux. 

Mais  si  nous  etions  isoles  les  uns  des  autres 
et  prives  des  grands  points  de  repere  qu'offre 
rUnivers,  nous  tomberions,  en  ce  qui  concerne 
1'ecoulement  du  temps,  dans  une  erreur  ana- 
logue a  celle  ou  etaient  tombes  les  anciens, 
relativement  au  mouvement  des  astres.  Us  les 
assujettissaient  a  tourner  autour  de  la  Terre, 
comme  centre  fixe  du  monde.  De  meme,  livres 
a  nos  propres  pensees,  nous  nous  persuade- 
rions  que  le  temps  s'ecoule  d'une  maniere  ine- 
gale  et  nous  chercherions  ailleurs  rembleme 
de  1'uniformite,  si  toutefois  une  pareille  idee 
pouvait  encore  trouver  place  dans  notre  intelli- 
gence. 

La  Nature,  on  Fa  dit  depuis  longtemps,  offrc 
le  spectacle  du  perpetuel  devenir.  Les  astres 
executent  leur  course  dans  les  cieux.  Sur  la 
Terre,  tout  change,  tout  passe,  tout  se  meta- 
morphose. Les  animaux,  les  vegetaux  gran- 
dissent,  disparaissent  et  preparent  par  leurs 


1 4  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

depouilles  la  venue  de  nouvelles  generations. 
Les  forces  physiques,  chimiques,  electriques 
se  disputent  Fempire  de  la  matiere;  les  phe- 
nomenes  les  plus  divers  se  rencontrent,  se 
heurtent,  s'entre-croisent.  L'oeil  de  Fhomme  ne 
cesse  point  de  contempler  des  nouveautes  ou 
des  repetitions. 

Ghacun  des  evenements  qui  attirent  son 
attention  a  son  mode  de  developpement.  Chaque 
developpement  se  poursuit  en  relation  avec  le 
temps.  La  marche  de  ce  dernier,  son  ecoule- 
ment  uniforme,  est  le  terme  constant  de  compa- 
raison.  D'oii  la  notion  de  vitesse,  ou  rapport 
entre  la  marche  de  Fevenement  et  la  marche  du 
temps.  Ce  mot  s'est  applique  d'abord  au  plus 
simple  des  phenomenes,  au  plus  facilement  dis- 
cernable,  a  celui  d'un  corps  qui  se  deplace  en 
ligne  droite  d'un  mouvement  egal.  La  vitesse 
est  le  rapport  constant  de  la  longueur  par- 
courue  au  temps  employe,  ou  la  longueur  con- 
stante  parcourue  pendant  Funite  de  temps.  Si 
le  mouvement  cesse  d'etre  uniforme,  s'il  s'acce- 
lere  ou  se  ralentit,  la  vitesse  est  encore  le  rap- 
port de  Fespace  parcouru  au  temps,  mais  seu- 
lement  quand  ce  temps  est  assez  petit  pour  que 
le  mouvement  n'ait  pas  sensiblement  varie  dans 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  i5 

rintervalle  et  pour  qu'il  puisse  etre  considere 
comme  uniforme. 

La  meme  notion  de  vitesse  est  etendue  a  tous 
les  phenomenes  dans  lesquels  une  liaison  pre- 
cise peut  etre  saisie  entre  le  changement  observe 
et  le  temps  ecoule.  Dans  ce  sens,  on  dit  :  la 
vitesse  de  refroidissement  d'un  corps,  la  vitesse 
de  vaporisation  d'un  liquide,  la  vitesse  de  gon- 
flement  d'un  aerostat;  parce  qu'on  peut  me- 
surer  la  quantite  de  chaleur  perdue,  la  masse 
de  liquide  vaporisee,  ou  1'accroissement  de 
volume  de  Faerostat,  pendant  Funite  de  temps. 
On  va  plus  loin  et  Ton  applique  encore  ce  terme 
a  des  phenomenes  sociaux  ou  plutot  a  des  syn- 
theses de  faits,  dans  lesquels  la  resultante  gene- 
rale  echappe  a  Investigation  directe  et  se  mani- 
feste  seulement  par  des  statistiques  permettant 
d'aboutir  a  une  conception  d'ensemble.  G'est 
ainsi  que  par  une  metaphore,  tres  opportune 
d'ailleurs,  les  sociologues  enregistrent  la  vitesse 
d'accroissement  de  la  richesse  publique  ou  de  la 
population,  de  la  criminalite  ou  des  accidents, 
la  vitesse  de  propagation  d'un  fleau,  d'une  doc- 
trine, d'une  religion.  Dans  tous  ces  exemples/on 
se  propose  d'apprecier  Fimportance  du  pheno- 
mene  et  d'en  rendre  compte  d'apres  le  nombre 


1 6  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

des  faits  individuels  releves  pendant  une  periode 
determinee,  toujours  la  meme  pour  les  faits  de 
meme  nature.  II  n'est  pas  de  moyen  de  compa- 
raison  plus  simple  et  mieux  approprie  a  notre 
esprit.  Aussi  la  vitesse,  dans  les  cas  les  plus 
elementaires,  dans  les  mouvements  rectilignes, 
est-elle  contemporaine  des  premieres  observa- 
tions scientifiques  de  Fhumanite.  Elle  procede 
directement  de  la  notion  du  temps  et  de  son 
uniformite. 

Les  geomctres  developpant,  selon  leur  cou- 
tume,  Fidee  puisee  au  fonds  commun,  ont  rap- 
porte  a  Funite  de  temps  les  variations  d'allure 
constatees  a  deux  epoques  differentes.  En  efFet, 
Failure  d'un  phenomene  ne  se  precipite  pas  on 
ne  se  ralentit  pas  d'une  maniere  reguliere  dans 
les  phases  successives.  Mais  elle  se  modifie  tantot 
plus  vite  et  tantot  plus  lentement.  Get  accrois- 
sement  ou  cette  diminution  de  vitesse,  d'une 
epoque  a  1'autre,  constitue  un  element  compa- 
rable a  celui  de  Faccroissement  ou  de  la  dimi- 
nution de  Fespace  parcouru,  pendant  Funite  de 
temps;  c'est  a  vrai  dire  la  vitesse  de  «  la  varia- 
tion de  la  vitesse  ».  Us  ont  nomme  cette  vitesse 
de  second  ordre  acceleration  et  ils  en  font  un 
frequent  usage  dans  leurs  speculations  sur  la 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  17 

Mecanique.  Us  y  voient  notamment  la  mesure  de 
la  cause  souvent  inconnue  grace  a  laquelle  cette 
variation  de  la  vitesse  gagne  ou  perd  en  intensite. 

L'espace  et  le  temps  correspondent  a  deux 
ordres  de  connaissances  fort  distincts.  L'espace 
est  le  domaine  des  Sciences  qui,  negligeant  le 
changement,  cherchent  les  rapports  eternels 
des  choses.  La  plus  eminente  est  la  Geometrie. 
Les  figures  tracees  par  elle,  ou  modes  de  deli- 
mitation de  Fetendue,  n'impliquent  pas  la  con- 
sideration du  temps.  Leurs  proprietes  en  sont 
independantes.  Les  equations  etablies  entre  leurs 
elements  ne  le  mentionnent  pas.  A  plus  forte 
raison,  FAlgebre  et  FArithmetique  lui  demeu- 
rent-elles  etrangeres.  Elles  ont  trouve  en  lui, 
comme  dans  Fespace,  un  utile  secours  pour  se 
constituer,  mais  elles  ne  lui  sont  pas  subordon- 
nees.  Expressions  de  la  pure  logique,  elles  exis- 
tent en  dehors  de  toute  condition  d'etendue  et 
de  duree. 

La  Geometrie  fait  souvent  appel  a  un  simu- 
lacre  de  mouvement.  Elle  suppose  que  des  lignes 
ou  des  surfaces  engendrent  des  figures  en  se 
deplagant  d'apres  une  loi  donnee.  Mais  ces  mou- 
vements  sont  abstraits,  comme  les  grandeurs  de 


1 8  ESSAIS   SUR  LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

1'Algebre.  Us  n'ont  pas  de  lien  avec  le  temps  ni 
avec  aucun  des  elements  engages  dans  le  trans- 
port d'un  corps  reel.  Us  pourraient  s'effectuer 
tres  vite  ou  tres  lentement;  le  resultat  ne  serait 
pas  change.  Les  proprietes  seules  de  ces  figures 
interessent.  Dans  la  rotation  d'un  cercle  qui 
engendre  une  sphere,  ou  d'un  rectangle  qui  en- 
gendre  un  cylindre,  le  temps  n'est  pas  mis  en 
compte.  Le  mouvement  invoque  est  une  simple 
operation  intellectuelle,  un  artifice  de  descrip- 
tion. A  ce  point  de  vue,  Fetude  des  machines, 
reduite  a  celle  des  positions  mutuelles  des  di- 
verses  parties,  rentre  dans  la  Geometric.  Le 
deplacement  de  certains  points  ou  meme  d'un 
seul  entraine  le  changement  de  position  de  tous 
les  autres,  en  vertu  de  regies  mathematiques 
dans  lesquelles  la  duree  non  plus  que  les  forces 
et  les  masses  n'ont  a  intervenir. 

La  Statique  ou  science  de  Fequilibre  (sous 
reserve  de  lui  donner  quelques  bases  experimen- 
tales,  ce  qu'on  ne  fait  pas  toujours)  se  passe 
egalement  de  la  duree.  Les  rapports  entre  les 
forces  subsistent  a  toute  epoque.  Le  systeme  sur 
lequel  elles  se  neutralisent  est  invariable  de 
forme,  et  s'il  varie,  c'est  abstraitement ;  il  s'agit 
en  realite  de  figures  successives,  se  ramenant 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS  19 

Time  a  Fautre  d'apres  une  loi  simple.  Le  fameux 
theoreme  des  vitesses  virtuelles  de  d'Alem- 
bert  n'est  au  fond  qu'une  proposition  de  Geo- 
metric. 

Dans  cet  Univers  qui  nous  apparai trait  immo- 
bile et  mort,  si  le  temps  en  etait  absent,  Fentree 
en  scene  de  cet  element  donne  le  signal  a  tous 
les  phenomenes.  Depuis  le  majestueux  balance- 
ment  des  astres  jusqu'a  Fimperceptible  vibra- 
tion de  la  molecule,  toute  chose  qui  se  meut  ou 
qui  change  est  tributaire  du  temps.  II  est  la 
condition  de  la  vie  et  Fame  de  ce  perpetuel  de- 
venir  dont  nous  cherchons  en  vain  a  penetrer  le 
mystere.  Les  Sciences  qui  se  proposent  Fetude 
des  phenomenes  ont  done  toutes  a  compter  avec 
lui.  La  premiere  des  Sciences  physiques,  la  Me- 
canique,  ne  s'en  isole  jamais.  Espace,  temps,  vi- 
tesse  sont  pour  elle  trois  objets  inseparables  (* ). 
La  raison  humaine  les  associe  dans  toute  ques- 
tion de  Dynamique.  Elle  les  retrouve,  a  des 
degres  divers,  dans  les  innombrables  transfor- 
mations dont  la  Nature  est  le  theatre.  Parfois 


(!)  La  vitesse  est  la  synthese  des  deux  idees  d'espace  et 
de  temps. 


20  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

elle  neglige  1'un  d'entreeux,  dont  le  role  semblc 
moindre,  mais  elle  ne  saurait  le  bannir  entiere- 
ment.  Dans  les  reactions  chimiques,  elle  fait 
souvent  abstraction  de  la  duree,  parce  que  Fin- 
teret  est  surtout  dans  la  reaction  meme,  et  que  le 
temps  importe  peu;  mais  il  n'en  est  pas  moins  le 
facteur  indispensable  de  Toperation.  Par  contre, 
en  Geologic,  Tinteret  qui  s'attache  a  la  conside- 
ration de  Fespace  est  secondaire  devant  1'examen 
des  forces  en  jeu  et  des  resultats  qu'elles  ont 
amenes  dans  la  serie  des  siecles. 

Ainsi  toutes  les  Sciences  sont  plus  ou  moins 
redevables  au  temps  ou  a  Fespace,  et  souvent 
aux  deux.  Mais  si  certaines  d'entre  elles  peuvent 
s'edifier  sur  Tespace  seul,  il  n'en  est  aucune  qui 
puisse  se  suffire  au  moyen  du  temps.  La  raison 
en  est  simple  :  Fespace,  avec  ses  trois  dimensions 
necessaires,  donne  naissance  a  toutes  sortes  de 
combinaisons.  Le  nombre  des  figures  geome- 
triques  est  sans  limite  et  leurs  proprietes  sont 
inepuisables.  Au  contraire,  le  temps,  avec  sa  di- 
mension unique,  ne  saurait  preter  a  des  spe- 
culations. Tout  au  plus,  par  la  subdivision  de 
la  ligne  droite  qui  le  symbolise,  reproduirait-on 
quelque  chose  d'analogue  a  la  suite  des  nom- 
bres.  Mais  deja  cette  ligne  droite,  dont  le  type 


L'ESPACE  ET  LE  TEMPS.  21 

appartient  a  1'espace,  a  ete  etudiee  en  Geometric. 
Elle  y  a  ete  1'objet  de  deductions,  auxquelles  le 
temps  n'a  en  rien  contribue,  et  elle  n'est  plus 
susceptible  d'en  inspirer  de  nouvelles. 

La  notion  du  temps  ne  peut  done,  par  elle- 
meme,  engendrer  aucun  enchainement  scienti- 
fique.  Pour  qu'elle  remplisse  une  mission  si 
haute,  il  la  faut  associer  a  Tidee  d'espace.  Alors 
elle  devient  d'une  fecondite  sans  egale.  Elle  vi- 
vifie  toutes  les  branches  qui  tendent  a  etablir 
les  rapports  des  causes  avec  leurs  effets.  Elle  est 
au  fond  de  toutes  les  recherches  qui  ont  pour 
but  la  determination  des  lois  de  la  Nature  et  la 
description  de  ses  precedes. 


CHAPITRE  II. 

L'INFINI. 


Chacun  a  presentes  a  la  memoire  les  admi- 
rables  reflexions  de  Pascal  sur  Finfini.  Quel 
esprit  poussa  plus  loin  que  le  sien  la  meditation 
de  cet  ecrasant  sujet?  Qui  vecut  plus  directe- 
ment  en  face  de  cette  idee  extraordinaire,  dont 
nous  chercherions  vainement  la  representation 
meme  eloignee?  Pour  Pascal,  Finfini  est  decou- 
vert  par  une  vue  transcendante  de  la  raison, 
sans  laquelle,  disait-il,  on  n'est  pas  geometre. 
Comment,  en  effet,  Fobservation  pourrait-elle 
suggerer  Fidee  de  Finfini?  L'observation  est 
toujours  bornee,  elle  n'embrasse  jamais  qu'un 
horizon  restreint. 

Sans  doute,  pour  la  plupart  des  objets  accessi- 
bles  a  notre  connaissance,  nous  etudions  d'abord 
une  portion  limitee,  parfois  meme  tres  faible, 
et  nous  concluons  ensuite  «  du  petit  au  grand  », 
«  de  la  partie  au  tout  ».  Mais  en  quoi  ce  pro- 


24  ESSAIS   SUR   LA.   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

cede  nous  servirait-il  pour  atteindre  I'infini? 
L'infini  n'est  pas  un  tout  dont  le  fini  soit  une 
partie.  L'infini  n'a  pas  de  parties.  Entre  le  fini 
et  Finfini,  il  n'y  a  pas  de  commune  mesure, 
pas  de  gradation,  pas  de  rapport.  L'infini  est, 
et  rien  n'en  peut  donner  1'idee  que  lui-meme. 
Toute  vue  du  fini  est  non  seulement  tres  diffe- 
rente,  mais  opposee;  elle  n'evoque  pas  1'infini, 
elle  1'exclut. 

Faute  d'une  attention  suffisante  on  se  laisse 
quelquefois  aller  a  une  illusion,  contre  laquelle 
cependant  les  philosophes  ont  eu  soin  de  mettre 
en  garde  :  on  assimile  Finfini  avec  Findefini. 
Le  langage  mathematique  y  prete  malheureuse- 
ment.  Parl'emploi  d'expressions  tellesque  :  «  di- 
vision a  1'infini  »,  «  infiniment  petit  »,  au  lieu 
de  division  indefinie,  indefiniment  decroissant, 
il  encourage  la  confusion  des  deux  idees.  Assu- 
rement  les  vrais  geometres  ne  s^y  trompent  pas. 
Rien  n'est  plus  dissemblable,  a  leurs  yeux,  que 
I'mdefini  et  1'infini.  L'indefini  est  simplement  le 
fini  auquel  s'ajoute  la  notion  du  variable.  Les 
contours  deviennent  alors  vagues  et  indecis,  mais 
la  nature  du  fini  ne  change  pas.  Tout  indeter- 
mine  qu'il  soit,  il  n'en  reste  pas  moms  fini,  et 
cette  indetermination ,  etrangere  au  fond  des 


L'INFINI.  25 

choses,  ne  saurait  dormer  le  change  aux  esprits 
reflechis. 

Si  nous  avons  la  faculte  d'etendre  incessam- 
ment  le  fini,  d'cn  reculer  de  plus  en  plus  les 
bornes,  c'est  parce  que  nous  possedons  deja  la 
notion  de  rinfini.  Au  dela  de  ces  bornes,  mo- 
mentanement  posees,  la  raison  reconnait  un 
champ  sans  limites,  dans  lequel  Fimagination 
peut  se  donner  carriere.  Mais  par  une  marchc 
successive  nous  n'atteindrions  jamais  rinlini; 
nous  n'en  soupgonnerions  pas  meme  Fexistence. 
Nous  resterions  dans  le  domaine  du  fini,  du  fini 
tres  vaste,  mais  separe  toujours  de  rinfini  par 
un  abime  infranchissable.  Loin  done  que  Finde- 
fini  mene  a  Finfini,  c'est  Fin  fini,  au  contraire, 
qui  permet  Findefini,  et  rend  possibles  toutes 
les  hypotheses  sur  la  grandeur. 

D'ou  vient  la  notion  de  Finfini? 

Les  personnes  chez  lesquelles  le  sentiment 
poetique  ou  religieux  domine  admettent  volon- 
tiers  que  le  spectacle  de  FUnivers  est  de  nature 
a  eveiller  en  nous  une  semblable  idee.  Quoi  de 
plus  propre,  disent-elles,  a  la  faire  naitre,  que 
la  vue  de  ces  merveilles,  la  contemplation  du 
ciel  etoile,  de  ces  astres  innombrables  qui  peu- 


26  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES  SCIENCES. 

plent  Fimmensite!  N'est-ce  pas  la  Finfini  dans 
Fetendue  et  la  duree,  aussi  bien  que  dans  la 
puissance  de  FEtre  qui  a  tout  ordonne? 

«  Le  coeur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  con- 
nait  pas  »,  a  dit  Pascal,  et  peut-etre  arrive-t-il 
ainsi  a  Fintuition  de  FEtre  infini.  Mais  le  mathe- 
maticien  est  place  a  un  autre  point  de  vue.  II  ne 
veut  rien  devoir  qu'a  la  raison  la  plus  severe. 
Or,  pour  lui,  le  spectacle  de  FUnivers  ne  sau- 
rait  suggerer  Fidee  de  Finfmi. 

L'immensite  de  FUnivers  est  une  conception 
toute  moderne  et  meme  relativement  recente. 
Les  anciens  professaient  a  ce  sujet  des  idees  fort 
differentes  des  notres.  D'apres  eux,  FUnivers 
etait  une  sphere  d'assez  faibles  dimensions  tour- 
nant  autour  de  la  Terre,  supposee  fixe.  Les 
astres  devaient  etre  fort  rapproches  de  nous 
pour  pouvoir  participer  a  ce  commun  mouve- 
ment  de  rotation.  Telle  etait  Fopinion  domi- 
nante  en  Grece,  au  temps  ou  les  Arts  et  les 
Mathematiques  y  brillaient  du  plus  vif  eclat. 
A  Fexception  de  Pythagore  et  de  ses  disciples 
(encore  meme  tenaient-ils  leurs  doctrines  se- 
cretes, pour  ne  pas  heurter  leurs  contempo- 
rains),  les  plus  illustres  geometres  partageaient 
ce  prejuge,  que  le  grand  Aristote  ne  desavouait 


L'INFINI.  27 

pas.  Us  ne  puisaient  done  pas  dans  la  contem- 
plation de  la  Nature  la  notion  de  Finfini.  Cepen- 
dant  ils  la  possedaient  deja  et  meme  fort  nette- 
ment,  car  ils  appliquaient  a  la  solution  des 
problemes  geometriques  d'ingenieuses  metho- 
des  qui  reposaient  directement  sur  elle.  Le  pro- 
cede  d'exhaustion  d'Archimede  et  la  theorie 
des  coniques  d'Apollonius  impliquaient  une  vue 
de  Tinfini  non  moins  ferme  et  non  moins  claire 
que  celle  de  Leibnitz  ou  de  Fermat. 

Le  developpement  intellectuel  de  Fenfant,  si 
semblable,  dans  ses  phases  successives,  a  celui 
de  Fhumanite,  justifie  la  meme  conclusion.  Au 
moment  ou  on  lui  enseigne  les  premiers  ele- 
ments de  la  Geometric,  il  ignore  encore  entie- 
rement  les  merveilles  de  FAstronomie.  II  ne  se 
doute  pas  des  enormes  distances  auxquelles  at- 
teignent  les  explorations  des  savants  modernes, 
et  c'est  a  peine  s'il  sait  que  notre  petit  globe  n'est 
pas  le  centre  du  monde.  En  tout  cas  il  ne  s'est 
pas  pose  la  question  de  1'infinite  possible  de  FU- 
nivers.  Neanmoins  il  poursuit  Fetude  des  propo- 
sitions d'Euclide.  II  aborde  la  theorie  des  paral- 
leles.  II  ne  s'etonne  pas  d'entendre  dire  que  ces 
droites  ne  se  rencontrent  jamais  ou  (par  un  abus 
de  langage)  qu'elles  ne  se  rencontrent  qu'a  Fin- 


28  ESS.US   SUR   LA    PHILOSOPIIIE    DBS   SCIENCES. 

lini.  Quelques  jours  plus  tard,  il  admettra  sans 
difficulte  que  le  cercle  est  la  limite  d'un  poly- 
gone  dont  le  nombre  des  cotes  devient  infini,  et 
il  en  deduira  un  inoyen  sur  d'evaluer  sa  surface 
ou  son  contour.  Comment  ces  idees,  ces  raison- 
nements,  trouvent-ils  acces  dans  son  esprit? 
Comment  n'en  est-il  pas  deconcerte?  Pourquoi 
ne  reclamc-t-il  pas  duplications  precises  sur  ce 
grand  mot  de  Finfini,  qui  semble  le  jeter  si 
brusquement  hors  de  ses  habitudes?  Ne  faut-il 
pas  que  le  terrain  soit  deja  prepare  et  que  bien 
avant  Fenseignement  de  F  Astronomic,  avant 
meme  1'enseignement  de  la  Geometric,  la  no- 
tion de  Finfini  existe  chez  le  jeune  ecolier? 

De  nos  jours,  il  est  vrai,  FUnivers  a  perdu 
Faspect  etroit  qu'il  avait  autrefois.  Armes  de  nos 
telescopes,  nous  avons  sonde  les  profondeurs  du 
firmament.  Nous  savons  que  notre  globe  est  un 
point  dans  le  systeme  solaire,  et  le  systeme 
solaire  tout  entier  un  point  dans  Fimmense 
constellation  de  la  Yoie  lactee.  Nous  savons, 
grace  au  genie  de  Newton,  que  les  astres  se 
balancent  en  vertu  de  la  gravitation  universelle 
et  que  les  etoiles  sont  assez  distantes  du  Soleil 
pour  ne  pas  faire  sentir  sur  lui  leur  influence. 
Nous  avons  appris,  par  les  decouvertes  de  la 


L'INFINI.  29 

Physique,  que  la  lumiere  parcourt  trois  cent 
mille  kilometres  en  tine  seconde,  et  que  pour  se 
rendre  d'une  extremite  a  Fautre  de  la  Yoie  lac- 
tee,  elle  ne  mettrait  pas  moins  de  trente  mille 
ans.  Tout  cela  est  propre  a  elargir  singuliere- 
ment  notre  conception  de  FUnivers.  Mais  de  ces 
dimensions  colossales,  pouvons-nous  conclure  a 
Finfini?  L'induction  est-elle  legitime?  N'y  a-t-il 
pas  toujours  un  abime? 

Notre  raison  franchit  1 'abime,  en  ce  qui  con- 
cerne  Fespace.  Elle  le  declare  infini,  car  elle 
ne  saurait  le  concevoir  autrement.  Elle  ne  lui 
assigne  pas  de  bornes.  Elle  n'imagine  pas  ce 
qu'il  pourrait  y  avoir  au  dela  de  ces  bornes, 
qui  ne  serait  pas  encore  de  Fespace.  Ceux-la 
meme  qui  contestent  son  caractere  objectif  ne 
s'avisent  pas  de  nier  Finfinite  que  nous  lui  attri- 
buons  invincible ment.  L'espace  est  infini  ou  il 
Ji'est,  pas.  Mais  en  est-il  ainsi  de  FUnivers? 
j'entends  par  la  le  monde  de  la  matiere,  Fin- 
nombrable  multitude  des  astres  qui  nous  en- 
vironnent.  Pouvons-nous  dire  de  cet  Univers 
que  1 'infinite  est  la  condition  de  son  existence? 
Nous  n'oserions.  Non  seulement  notre  raison  est 
muette,  non  seulement  elle  n'affirme  rien;  mais, 
en  fait,  aucun  indice  ne  permet  de  conclure  dans 


30  ESSA.IS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

le  sens  de  son  infinite.  Les  apparences  seraient 
plutot  contraires.  Elles  n'autorisent,  je  le  re- 
connais,  aucun  jugement  formel.  Mais  par  cela 
seul  qu'elles  laissent  Fesprit  en  suspens,  Fim- 
pression  causee  par  la  vue  de  FUnivers  ne  sau- 
rait  etre  Forigine  de  Fidee  de  Finfini. 

L' etude  incomplete  des  Mathematiques  pro- 
voque  souvent  des  meprises.  On  leur  attribue 
volontiers  une  puissance  qu'elles  ne  possedent 
pas.  Les  Mathematiques  n'ont  pas  invente  Fart 
de  raisonner,  ni  les  axiomes  qui  leur  servent  de 
bases.  Elles  les  ont  trouves  dans  le  patrimoine 
general  de  Fhumanite.  Leur  seul  merite  a  ete 
d'en  faire  usage,  peut-etre  avec  plus  d'habilete 
et  de  bonheur  que  les  autres  Sciences.  Elles 
n'ont  pas  cree  davantage  la  notion  de  Finfini, 
dont  elles  ont  su  tirer  cependant  un  si  merveil- 
leux  parti. 

Le  debutant  qui  rencontre  pour  la  premiere 
fois  le  symbole  algebrique  de  Finfini  est  tres 
frappe  de  Fetrangele  du  signe  et  de  la  pretention 
manifestee  de  lui  faire  jouer  un  role  dans  les 
calculs.  II  s'imagine  aisement  etre  en  presence 
d'une  idee  nouvelle,  tant  est  imprevu  Fartifice 
auquel  on  le  convie.  Mais  s'il  reflechit,  il  s'aper- 


L'INFINI.  3i 

cevra  que  les  Mathematiques  ne  lui  ont,  a  cet 
egard,  rien  appris.  La  notion  de  Finfini  existait 
deja  pour  lui;  les  Mathernatiques  Font  evoquee 
et  se  sont  bornees  a  lui  donner  plus  de  precision 
et  de  clarte. 

Que  signifierait,  en  effet,  le  symbole  mathe- 
matique  de  Finfini  pour  un  esprit  qui  serait  prive 
de  cette  notion?  Ce  symbole  se  presente  ordinai- 
rement  dans  FAlgebre  elementaire  sous  la  forme 
d'une  quantite  finie  a  diviser  par  zero.  Or,  quel 
peut  etre  le  sens  d'une  semblable  invitation?  Est- 
il  possible  de  diviser  un  nombre  par  zero?  Com- 
ment se  servir  d'un  diviseur  qui  n'existe  pas?  Evi- 
demment  une  telle  operation  est  irrealisable  et  la 
conclusion  devrait  etre  que  le  probleme  propose 
ne  comporte  pas  de  solution  raisonnable. 

Mais  le  geometre  ne  se  laisse  point  arreter.  II 
fait  la  remarque  suivante  : 

Plus  le  diviseur  diminue,  plus  le  quotient  aug- 
mente.  Si  le  diviseur  tombe  au-dessous  de  tout 
degre  de  petitesse,  le  quotient  s'eleve  au-dessus 
de  tout  degre  de  grandeur.  Done  la  fraction  avec 
son  caractere  particulier  signifie  qu'aucune  quan- 
tite finie  ne  repond  a  la  question.  Quelle  conse- 
quence pratique  en  tirer?  La  est  1'abime  a  fran- 
chir.  Le  geometre  le  franchit  surement,  a  Faide 


32  ESSA1S   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

de  la  notion  preexistante  de  1'infini,  dont  il  s'em- 
pare  et  dont  il  dispose.  II  voulait,  par  exemple, 
savoir  a  quelle  distance  une  perpendiculaire  a  une 
droite  est  rencontree  par  une  oblique  a  cette 
meme  droite.  La  distance  lui  est  indiquee  par 
une  fraction  a  diviseur  nul  :  il  en  conclut  que  les 
deux  lignes  ne  se  rencontrent  pas  ou  qu'elles 
sont  paralleles.  Car  le  parallelisme  est  la  seule 
disposition  permettant  de  dire  que  le  point 
de  rencontre  est  situe  a  Finfini.  II  evaluait  la 
longueur  comprise  entre  les  deux  foyers  d'une 
ellipse  et  il  se  heurte  au  meme  symbole.  II  en 
infere  que  la  pretendue  ellipse  possede  un  seul 
foyer  et  quelle  est  en  realite  une  parabole.  II  cal- 
culait  le  nombre  des  cotes  d'un  polygone  et  il 
trouve  la  meme  fraction.  II  en  deduit  que  le  pre- 
tendu  polygone  est  une  courbe;  car  d'elle  seule  il 
pourrait  dire  que  le  nombre  des  cotes  est  infini. 
Dans  ces  questions  et  bien  d'autres  encore, 
la  situation  est  toujours  pareille.  A  un  certain 
moment  le  geometre  est  en  presence  d'un  inde- 
fini  grandissant,  depourvu  en  lui-meme  de  toute 
signification  et  duquel  ii  ne  peut  rien  tirer.  II 
n'aborde  un  terrain  ferme,  il  n'aboutit  a  une 
conclusion  acceptable,  qu?en  se  degageant  de  cet 
indefini  et  en  franchissant  Tabiine  qui  le  separe 


L'INFINI.  33 

de  Tinfini.  Parvenu  a  ces  sommets,  il  recoit  des 
claries  nouvelles;  il  decouvre  un  sens  a  des  choses 
qui  en  paraissaient  denuees.  II  se  transporte,  si 
jepuis  dire,  a  Fautre  bout  des  questions,  et  em- 
brasse  d'autres  horizons.  Mais  toujours  il  fait 
usage  des  ressources  puisees  dans  le  fonds  com- 
mun.  II  ne  les  doit  point  aux  Mathematiques. 

Deux  exemples  encore  feront  bien  saisir  ma 
pensee. 

Les  astronomes,  en  etudiant  les  trajectoires 
des  cometes,  ont  cru  reconnaitre  que  plusieurs 
d'entre  elles  sont  paraboliques,  par  consequent 
illimitees.  Cette  constatation  nous  met-elle  vrai- 
ment  en  presence  de  Finfini  et  peut-on  dire  qu'elle 
nous  en  donneraitFidee?D'abord  cescourbesne 
sont  peut-etre  pas  telles  qu'on  les  suppose.  Rien 
ne  ressemble  plus  a  une  parabole  qu'une  ellipse 
suffisamment  allongee.  Les  ecarts  entre  les  pre- 
tendues  paraboles  et  des  ellipses  peuvent  etre 
assez  petits  pour  avoir  echappe  a  la  sagacite  des 
observateurs.  Ce  qui  nous  parait  infini  est  peut- 
etre  simplement  doue  de  tres  grandes  dimen- 
sions. J'accorde  toutefois  que  les  trajectoires 
soient  paraboliques;  ou  puisons-nous  le  droit  de 
les  declarer  illimitees?  Uniquement  dans  leur 


34  ESSAIS   SUR  LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

identite  avec  les  courbes  particulieres  etudi.ees 
en  Geometric  sous  le  nom  de  paraboles.  Et 
celles-ci,  pourquoi  les  imaginons-nous  infinies? 
Pour  repondre  il  suffit  de  rappeler  Forigine  des 
sections  coniques.  Les  geometres  grecs  les  obte- 
naient  en  coupant  un  cone  par  un  plan  diver- 
sement  incline  sur  Faxe.  Avec  un  certain  degre 
d'inclinaison  du  plan,  les  deux  branches  de  la 
courbe  divergeaient  de  plus  en  plus,  a  partir  du 
sommet,  et  ne  se  rejoignaient  jamais.  Telles 
etaient  les  paraboles  et  leur  developpement  sans 
limite.  Mais  cela  meme  suppose  ,un  espace  infini 
danslequelle  cone  s'etend  librement.  La  concep- 
tion de  la  trajectoire  fait  suite  a  cette  premiere 
idee;  elle  n'est possible  que  par  elle.  Elle  ne  sug- 
gere  done  pas  Finlini;  elle  en  derive. 

L'autre  exemple,  bien  connu,  est  celui  d'un 
point  materiel  qui  descend  sans  frottement,  sous 
la  seule  action  de  la  pesanteur,  suivant  la  circon- 
ference  d'un  cercle  dont  le  plan  est  vertical.  Ge 
mobile,  apres  etre  parvenu  au  bas  du  cercle, 
remonte  de  Fautre  cote,  avec  une  vitesse  de- 
croissante,  et  s'arrete  quand  il  a  atteint  exac- 
tement  le  niveau  d'ou  il  est  parti.  Le  temps 
employe  a  ce  double  parcours,  a  cette  oscillation 
entiere,  est  d'autant  plus  long  que  le  point  de 


L'INFINI.  35 

depart  se  trouvait  plus  pres  du  sommet.  Si  le 
mobile  etait  parti  du  sommet  meme,  la  duree 
de  Foscillation,  d'apres  les  formules  ordinaires, 
serait  inlinie.  Mais  nous  repeterons  ici  :  Quel 
peut  bien  etre  le  sens  d'une  expression  alge- 
brique  qui  assigne  au  mouvement  une  duree 
infinie  ou  qui  suppose  un  point  de  depart  place 
au  sommet  de  la  courbe?  Un  mobile,  dans  ces 
conditions,  sans  vitesse  initiate,  ne  s'ebranlerait 
pas;  il  resterait  eternellement  en  repos.  Yoila 
done  un  cas  extreme,  que  la  formule  du  mouve- 
ment ne  semblait  paspouvoir  embrasser.  Si  nous 
parvenons  cependant  a  Fen  degager,  c'est  par 
un  mode  de  raisonnement  analogue  a  celui  qui 
nous  a  permis  de  passer  des  lignes  obliques  aux 
lignes  paralleles.  La  duree  augmente,  comme 
augmentait  la  distance  au  point  de  rencontre 
des  obliques.  Alors  nous  abandonnons  Findefini 
pour  regarder  en  face  la  combinaison  qui  repond 
a  la  valeur  infinie  de  la  quantite.  Cette  combi- 
naison ne  peut  etre  que  le  repos ;  lui  seul  n'est 
pas  contradictoire  avec  1* infinite  de  la  duree. 

L'infini  ne  nous  est  done  devoile  ni  par  les 
Mathematiques  ni  par  le  spectacle  du  monde 
exterieur.  II  n'est  pas  davantage  une  sorte  de 


36  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS  SCIENCES. 

terme  de  Findefini,  line  evolution  derniere  de  la 
grandeur.  II  apparait  etroitement  lie  a  Fespace 
et  au  temps,  dont  il  est  Fattribut  necessaire. 
C'est  a  propos  de  ces  deux  idees,  celle  de 
Fespace  surtout,  que  le  mot  «  infmi  »  prend  une 
signification  precise.  L'infini  du  temps  est  beau- 
coup  moins  clair.  Nous  ne  parvenons  a  nous  le 
representer  qu'a  la  faveur  d'images,  toutes  em- 
pruntees  a  rinfini  de  Fespace.  Le  fleuve  qui  s'e- 
coule  incessamment,  la  chaine  qui  se  deroule 
ou  la  ligne  droite  qui  se  developpe  sans  fin, 
autant  d'emblemes  du  temps,  rappellent  une  des 
dimensions  de  Fespace.  C'est  dans  Fespace  que 
nous  plagons  toutes  les  realites  materielles  et  que 
les  figures  geometriques  s'etendent  au  gre  de 
notre  imagination. 

L'infini  de  Fespace  est  le  vrai  support  de  nos 
sciences.  II  est  la  source  inepuisable  a  laquelle 
le  geometre  s'alimente.  II  est  au  fond  de  la 
pensee  du  physicien,  qui  Fapercoit  toujours  au 
dela  des  etendues  limitees  qu'embrasse  son  ob- 
servation effective.  L'infini  du  temps  figure  bien 
dans  les  formules,  mais  accidentellement,  beau- 
coup  plutot  a  Fetat  de  cas  particulier  et  hypo- 
thetique  que  comme  realite  formelle.  Nous  ne 
pouvons  affirmer  Feternite  d'aucun  phenomene, 


L'INFINI.  37 


d'aucun  mouvement,  tandis  que  Tinfinite  d'une 
branche  d'hyperbole  ou  de  parabole  ne  fait  pas 
doute  dans  notre  esprit. 

Les  autres  modes  de  1'infini  n'ont  pas  acces 
dans  la  Science.  Notre  raison  s'eleve  a  1'infini  du 
beau  et  du  bien,  elle  concoit  I'mfinie  sagesse,  la 
supreme  intelligence,  la  puissance  souveraine. 
Mais  ces  notions  sont  loin  d'avoir  la  nettete  de 
1'infini  en  etendue,  et  elles  ne  sauraient  se 
preter,  comme  ce  dernier,  a  des  speculations 
mathematiques.  Les  qualites  que  nous  portons 
ainsi  a  Fextreme  ne  sont  pas  susceptibles  de  me- 
sure.  Nous  n'avons  nul  moyen  d'en  evaluer  le 
degre  et  par  suite  elles  restent  dans  un  domaine 
inaccessible  au  geometre.  Quant  au  physicien,  il 
ne  decouvre  autour  de  lui  aucun  objet  qui  puisse 
etre  revetu  de  Tattribut  de  Finfinite.  Non  seule- 
ment  il  ne  connait  pas,  mais  il  ne  concoit  pas  de 
force  infinie,  de  vitesse  infinie,  de  temperature 
infinie.  Tout  au  plus  admet-il  la  possibilite 
d'une  quantite  illimitee  de  matiere  repandue 
dans  Tespace.  Mais  cette  eventualite  ne  pese  pas 
sur  ses  calculs  et  n'influence  pas  ses  formules.  II 
opere  et  raisonne  toujours  sur  le  fini. 

A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  soit 
qu'on  se  confine  dans  un  terrain  special,  soit 


38  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

qu'on  veuille  generaliser  et  envisager  les  diverses 
formes  de  rinfini,  1'idee  meme  reste  pour  nous 
une  enigme  indechiffrable.  Retenus  dans  le  fini, 
n'ayant  aucun  espoir  d'en  jamais  sortir,  com- 
ment entrons-nous  en  possession  d'une  notion 
si  differente?  Mais  ce  qui  cst  plus  remarquable 
encore,  cette  notion,  dont  Fobjet  echappe  a  notre 
portee,  nous  sert  cependant  a  donner  aux  Ma- 
thematiques  leurs  developpements  les  plus  inge- 
nieux  et  les  plus  certains.  Egalement  impuis- 
sants,  selon  Pascal,  a  comprendre  Tinfini  de 
grandeur  et  rinfini  de  petitesse,  nous  savons 
les  faire  tourner  a  nos  desseins,  et  par  eux  le 
domaine  intellectuel  s'est  enrichi  de  la  plus  eton- 
nante  des  Sciences  :  FAnalyse  infinitesimale. 


CHAPITRE  III. 

CONTINUITY  ET    DIVISIBILITY  A   L'INFINI. 


L'espace  est  continu  et  partout  semblable  a 
lui-meme.  Nous  ne  reconnaissons  pas  de  diffe- 
rence entre  ses  parties.  Nous  concevons  encore 
bien  moins  qu'entre  deux  parties  d'espace  il 
puisse  exister  une  lacune  qui  ne  soil  pas  de  1'es- 
pace.  A  vrai  dire,  1'espace  n'a  pas  de  parties. 
Notre  esprit  seul  les  imagine;  mais  ces  separa- 
tions n'orit  rien  de  reel.  Elles  viennent  en  aide  a 
notre  faiblesse,  que  1'indetermination  deconcerte 
et  qui  a  besoin  de  s'attacher  a  quelque  chose  de 
precis  et  de  limite. 

La  presence  des  corps  dans  Tespace  n'altere 
pas  notre  vue  rationnelle  de  sa  continuite.  Nous 
discernons,  pour  ainsi  parler,  Fespace  a  travers 
les  corps,  et  cette  portion  qu'ils  en  occupent 
accidentellement  se  relie  a  Tespace  environnant 
tout  comme  s'ils  ne  Toccupaient  pas. 

Cette  continuite  n'est  pas  de  meme  nature 


lO  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

que  celle  dont  les  corps  nous  offrent  Fimage. 
Entre  la  continuite  de  Tespace  et  celle  des  corps 
il  y  a  la  meme  distance  qu'entre  les  figures 
geometriques  et  leur  realisation  materielle. 
Quelque  soin  que  nous  apportions,  quelque  de- 
licats  et  perfectionnes  que  soient  nos  instru- 
ments, nous  ne  pouvons  nous  flatter  d'obtenir 
des  surfaces  sans  epaisseur,  des  lignes  sans 
largeur,  des  points  sans  aucune  dimension.  Ge- 
pendant  notre  raison,  par  un  effort  d'abstrac- 
tion,  est  arrive  a  concevoir  ces  objets  et  surtout 
a  s'en  servir.  De  meme  les  corps  en  apparence 
les  plus  compacts  ne  nous  permettent  pas  d'af- 
firmer  leur  continuite  absolue.  Nous  ne  savons 
pas  a  Favance,  comme  pour  1'espace,  et  inde- 
pendamment  de  toute  experience,  qu'il  n'existe 
pas  en  eux  des  solutions  de  continuite.  Nous  le 
savons  si  peu  que  la  Science  moderne  a  de- 
montre  le  contraire.  Elle  a  etabli,  par  des  faits 
palpables,  que  tout  corps,  solide  ou  liquide,  se 
laisse  comprimer  sous  Faction  d'une  force  suf- 
fisamment  energique.  D'autre  part,  la  Chimie 
regarde  les  derniers  elements  des  corps  comme 
irreductibles.  II  faut  des  lors  admettre,  pour 
expliquer  la  diminution  de  volume  observee, 
que  ces  derniers  elements  se  rapprochent  les 


CONTINUITE    ET   DIVISIBILITY    A   L*INFINI.  4 1 

uns  des  autres  pendant  la  compression.  La  ma- 
tiere  n'offre  done  pas,  par  elle-meme,  le  proto- 
type de  cette  continuite  parfaite,  ideale,  abso- 
lue,  que  nous  avons  dans  Fesprit  et  qui  nous 
parait  se  trouver  naturellement  realisee  dans 
Fespace  et  dans  le  temps. 

Le  temps  n'est  pas  seulement  continu  a  la 
maniere  de  1'espace.  Mais  il  passe  ou  s'ecoule, 
et  ce  passage  ou  cet  ecoulement  nous  suggere 
Fidee  d'une  croissance,  d'une  augmentation 
continue. 

A  Fidee  d'augmentation  les  geometres  ajou- 
tent  immediatement  Fidee  contraire,  celle  de 
diminution,  et  pour  exp rimer  Fune  et  Fautre 
ils  ont  fait  choix  d'un  terme  comprehensif  : 
celui  de  variation.  Le  temps  nous  donne  done 
Fidee  de  la  variation  continue. 

G'est  la  certainement  un  des  concepts  les 
plus  feconds  en  Mathematiques.  La  Geometric 
analytique  repose  entierement  sur  lui  :  Fadmi- 
rable  invention  de  Descartes  implique  la  varia- 
tion continue  des  coordonnees  de  la  courbe. 
Deja  la  Trigonometric  avait  familiarise  Fesprit 
avec  des  sinus  et  des  cosinus  croissant  ou  de- 
croissant,  entre  zero  et  la  longueur  du  rayon; 


4*  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

ainsi  qu'avec  des  tangentes  croissant  ou  decrois- 
sant,  entre  zero  et  1'infini,  selon  I'amplitude  de 
Tangle  correspondant.  La  Mecanique,  de  son 
cote,  nous  montre  des  mouvements  qui  tantot 
s'accelerent  et  tantot  se  ralentissent  d'une  ma- 
niere  continue.  Les  longueurs  decrites  augmen- 
tent  progressivement  jusqu'a  Farret  complet  du 
mobile  et  les  vitesses,  sous  1'influence  d'un  mi- 
lieu resistant,  s'eteignent  par  degres  insensibles. 

Disons  mieux,  il  n'y  a  peut-etre  pas  une  pro- 
priete,  geometrique  ou  mecanique,  qui  ne  se 
presente  a  nous  sous  Taspect  d'une  grandeur, 
ou  qui  ne  puisse  etre  figuree  par  une  grandeur, 
susceptible  de  varier  avec  continuite.  L'incli- 
naison  mutuelle  de  deux  droites,  la  direction  et 
la  courbure  d'une  ligne  en  ses  divers  points, 
1'intensite  de  la  force  centrifuge,  les  aires 
decrites  par  un  mobile  sollicite  vers  un  centre 
fixe,  sont  autant  de  quantites  dont  la  croissance 
ou  la  decroissance  est  continue.  La  variation  se 
trouve  liee  a  la  position  du  point  ou  au  choix  du 
moment.  Les  figures  geometriques,  lignes,  sur- 
faces et  volumes,  doivent  leur  continuite  a  1'es- 
pace.  Les  mouvements  doivent  la  leur  a  la  fois 
a  1'espace  et  au  temps. 

La  continuite  ne  pouvait  manquer  d'etre,  de 


CONTINUITE    ET   DIVISIBILITY    A    L'lNFINI.  43 

la  part  des  mathematiciens,  1'objet  (Time  gene- 
ralisation analogue  a  celle  de  la  grandeur  elle- 
meme.  Comme  ils  ont  abandonne  la  grandeur 
geometrique  pour  envisager  en  Algebre  la  gran- 
deur purement  abstraite,  ils  ont  admis  que  celle- 
ci  variait  avec  continuite.  Supposition  parfaite- 
ment  legitime  d'ailleurs,  car  la  grandeur  abs- 
traite peut  toujours  etre  symbolisee  par  une 
grandeur  geometrique  ( ' ). 

Enfin  la  continuite  de  variation  de  la  quantite 
algebrique  les  a  amenes  a  la  continuite  de  varia- 
tion des  fonctions.  Point  culminant,  moment 
decisif  dans  le  progres  seculaire  des  Sciences 
mathematiques. 

Une  equation,  on  le  sait,  est  une  relation 
entre  deux  quantites,  qui  permet  de  determiner 
les  valeurs  de  1'une  au  moyen  des  valeurs  de 
1'autre,  et  reciproquement.  Les  deux  quaritites 
ainsi  liees  par  une  formule  algebrique  ou  ana- 
lytique  sont  dites  fonction  Tune  de  1'autre.  La 


C1 )  Je  ne  considere  pas  les  quantites  imaginaires  qui  sont, 
apres  tout,  des  quantites  reelles,  affectees  du  symbole  de 
1'imaginarite.  Ce  symbole  agit  comme  un  coefficient  constant 
pour  donner  aux  quanlites  reelles  une  signification  speciale. 
Mais  ces  quantites  reelles,  en  dehors  de  leur  symbole,  sont 
soumises  aux  memes  lois  que  les  quantites  ordinaires. 

3* 


44  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

surface  d'un  cercle  et  son  rayon;  1'espace  par- 
couru  par  un  corps  tombant  librement  dans  le 
vide  et  la  duree  de  sa  chute;  la  quantite  d'eau 
vaporisee  dans  une  chaudiere  et  la  consomma- 
tion  de  charbon,  sont  des  quantites  fonction 
I'une  de  1'autre.  Car  la  longueur  du  rayon  deter- 
mine 1'aire  du  cercle,  la  duree  de  la  chute  en 
determine  la  hauteur,  et  la  quantite  de  charbon 
brule  correspond  a  la  quantite  d'eau  reduite  en 
vapeur. 

Je  ne  parle  que  des  fonctions  exprimables 
algebriquement.  II  peut  y  avoir  et  nous  conce- 
vons  une  foule  de  relations  naturelles,  que  nous 
ne  savons  pas  exprimer  par  nos  moyens  mathe- 
matiques.  Leur  existence  n'est  pas  douteuse, 
mais  a  raison  du  vague  qui  regne  sur  leur  forme, 
jeles  laisse  en  dehors  de  ces  considerations.  Je 
vise  uniquement  les  fonctions  qui  se  traduisent 
en  equations  analytiques,  susceptibles  d'etre 
resolues  par  rapport  a  I'une  des  quantites.  La 
valeur  de  celle-ci  se  trouve  ainsi  fixee  au  moyen 
de  la  valeur  attribute  a  1'autre.  Je  dis  :  a  I'autre, 
je  pourrais  dire  aux  autres;  car  rien  n'empeche 
d'etablir  1'equation  entre  trois  ou  meme  un  plus 
grand  nombre  de  quantites.  Le  volume  d'un 
cone  droit  est  fonction  a  la  fois  du  rayon  de  la 


CONTINUITE   ET   DIVISIBILITY   A   L'lNFlNI.  45 

base  et  de  la  hauteur;  le  chemin  parcouru  par 
un  projectile  est  fonetion  a  la  fois  de  la  vitesse 
initiale,  de  la  pesanteur  et  de  la  resistance  de 
Fair.  Si  je  ne  mentionne  que  deux  quantites  ou 
deux  variables,  c'est  afm  de  simplifier  le  dis- 
cours;  mais  les  reflexions  restent  les  memes. 

La  grande  conception  mathematique,  mise  en 
pleine  lumiere  par  Descartes,  est  celle-ci  : 

Quand  deux  quantites  sont  reliees  par  une 
equation  analytique,  elles  varient  conjointement 
d'une  maniere  continue.  En  d'autres  termes,  si 
Tune  des  quantites  varie  avec  continuite,  la  fone- 
tion qui  exprime  la  valeur  de  Fautre  varie  aussi 
avec  continuite. 

La  verite  de  ce  principe  ressort  avec  evidence 
de  la  nature  des  operations  auxquelles  se  livre  le 
geometre.  Celui-ci,  a  travers  les  combinaisons 
les  plus  savantes,  aboutit  finalement  a  un  petit 
nombre  de  fonctions  irreductibles,  qui  sont 
com  me  les  premiers  materiaux,  les  elements  ne- 
cessaires  de  ses  formules  les  plus  compliquees. 
II  imite  en  cela  le  chimiste  ou  plutot  la  Nature 
qui  realise,  dans  1'ordre  mineral  et  organique, 
une  immense  variete  de  produits,  a  Faide  de 
certains  corps  simples.  Les  corps  simples  du 
geometre,  si  j'ose  ainsi  parler,  ses  operations 


46  ESSAIS   SUR   LA   PIIILOSOPHIE    DBS    SCIENCES. 

fondamentales,  ses  algorithmes,  comme  on  les 
nomme,  forment  un  tableau  moins  etendu  que 
celui  du  chimiste.  A  peine  en  compte-t-on  une 
douzaine  veritablement  distincts;  encore,  si  on 
les  examine  de  pres,  est-on  dispose  a  en  eliminer 
quelques-uns,  dont  le  caractere  analytique  est 
assez  contestable.  Ces  algorithmes,  toutle  monde 
les  connait  :  c'est  Taddition,  avec  son  inverse,  la 
soustraction ;  la  multiplication,  avec  son  inverse, 
la  division;  la  puissance,  avec  son  inverse,  la 
racine;  la  relation  exponentielle,  avec  son  in- 
verse, la  logarithmique ;  enfin  diverses  relations 
ou  fonctions  empruntees  a  la  Geometric  :  cir- 
culaires  ou  trigonometriques,  elliptiques,  etc., 
sur  lesquelles  je  n'ai  pas  a  m'etendre. 

Le  caractere  continu  de  Faddition  et  de  la 
soustraction,  ou  de  1'augmentation  et  de  la  dimi- 
nution, n'est  pas  a  demontrer.  La  continuite  de 
la  multiplication  est  tout  aussi  evidente ;  on  peut 
toujours  choisir  un  multiplicateur  assez  petit 
pour  que  le  produit  tombe  au-dessous  de  toute 
grandeur  assignable.  On  peut  de  meme  faire 
varier  le  diviseur  assez  legerement  pour  que  le 
quotient  s'en  ressente  a  peine.  La  meme  obser- 
vation s'applique  a  la  fonction  exponentielle  ou 
logarithmique ;  on  est  maitre  de  faire  varier  aussi 


CONTINUITE   ET   DIVISIBILITY   A   I/INFINI.  4  7 

peu  qu'on  veut  la  valeur  de  la  fonction,  en  fai- 
sant  varier  tres  peu  la  valeur  de  1'exposant  ou  du 
logarithme.  Enfin  les  rapports  definis  par  les 
lignes  trigonometriques,  elliptiques  ou  autres, 
sont  egalement  susceptibles  de  varier  avec  conti- 
nuite. Des  lors  toutes  les  combinaisons  du  geo- 
metre,  par  cela  meme  qu'elles  se  resolvent  en 
fonctions  simples,  individuellement  continues, 
sont  continues  aussi  dans  leur  ensemble.  Car  ces 
combinaisons  sont  necessairement  formees  en 
associant,  reunissant,  amalgamant  les  fonctions 
simples,  par  des  precedes  semblables  a  ceux-la 
memes  que  les  fonctions  simples  representent. 
Or,  ces  precedes  n'alterent  pas  la  continuite. 
Done  la  fonction  analytique,  dans  saplus  grande 
generalite,  est  continue,  comme  est  continue  la 
variable  qui  la  determine. 

Une  exception  toutefois  est  a  signaler;  le  lec- 
teur  1'a  deja  apergue.  La  division  est  susceptible 
d'aboutir  a  line  extremite  ou  toute  notion  de 
continuite  se  perd  :  quand  le  diviseur  devient 
nul  et  que  le  quotient,  par  consequent,  prend  la 
valeur  infinie.  A  cet  instant  precis  la  continuite 
n'a  pasde  signification.  Quelle  continuite  peut-il 
y  avoir  entre  Tinfini  et  ce  qui  le  precede  ?  Fort 
heureusement  pour  le  geometre,  la  vue  directe 


48  ESSAIS   SUR    L.\   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

de  Finfini  vient  encore  a  son  aide ;  elle  lui  montre 
Interpretation  particuliere  a  donner  au  pro- 
bleme  et  elle  lui  fournit  le  moyen  de  suppleer  a 
la  notion  de  continuite,  devenue  tout  d'un  coup 
hors  d'usage.  Finie  en  dega,  fmie  au  dela,  la 
grandeur  passe  par  Finfini,  un  seul  moment.  La 
ligne  oblique  devient  parallele  et  aussitot,  si  Ton 
continue  de  Fincliner,  reprend  Fobliquite,  en 
sens  contraire.  La  tangente  trigonometrique 
devient  infinie,  quand  Fangle  est  exactement 
droit;  aussitot  apres,  pour  peu  que  Fangle 
augmente  encore,  elle  rentre  dans  le  fini,  mais 
en  sens  oppose  :  sa  valeur  est  negative. 

Le  continu  et  Finfini  sont  done  deux  idees  qui 
s'excluent.  Par  dela  le  continu  il  y  a  un  moment 
unique  ou  le  fini  nous  echappe;  la  grandeur 
change  d'etat,  si  Fon  pent  se  permettre  cette 
metaphore  empruntee  a  la  Physique.  L'infini 
est  la  barriere  du  continu,  mais  une  barriere 
infiniment  mince,  de  Fautre  cote  de  laquelle  le 
continu  recommence,  sauf  a  revetir  la  forme  ne- 
gative, ou  meme  imaginaire. 

La  consequence  de  la  continuite  ou  de  la  crois- 
sance  continue,  c'est  la  possibilite  de  subdiviser 
indefmiment  une  grandeur,  ou,  selon  Fexpres- 


CONTINUITE   ET    DIVISIBILITE   A   L'lNFINI.  fo 

sion  consacree  :  la  divisibility  a  Vinfini.  Com- 
ment, en  effet;  concevoir  un  terme  a  la  sub- 
division d'une  grandeur  continue  ?  Comment 
imaginer,  dans  une  quantite  toujours  semblable 
a  elle-meme,  qu'on  puisse  arriver  a  une  partie 
,  qui  ne  soit  pas  susceptible  d'etre  divisee  a  son 
tour  en  d'autres  parties?  Je  parle,  cela  va  de 
soi,  de  la  divisibilite  theorique,  et  non  de  la  di- 
vision pratique,  limitee  necessairement  par  la 
faiblesse  de  nos  organes  et  par  Fimperfection 
de  nos  instruments.  La  division  a  Finfini  est 
une  vue  de  la  raison,  analogue  a  celle  qui  dis- 
cerne  les  figures  geometriques.  Elle  s'adressc 
seulement  aux  quantites  douees  de  la  continuite 
parfaite,  comme  Tespace  et  le  temps,  ou  aux 
quantites  revetues  par  nous  de  cette  propriete, 
comme  les  grandeurs  abstraites  de  1'Algebre. 
Ainsi  entendue,  la  divisibilite  a  1'infini  peut 
grossir  le  nombre  des  axiomes  par  lesquels  s'ou- 
vre  la  Geometric  d'Euclide.  Dire  d'une  droite 
qu'elle  est  continue,  ou  divisible  indefiniment,  ou 
qu'elle  est  unique  entre  deux  points  donnes, 
c'est  enoncer  des  verites  du  meme  ordre.  Peut- 
etre  Tenseignemcnt  mathematique  gagnerait-il 
a  ne  les  point  separer,  au  lieu  d'ajourner  Tune 
d'entre  elles,  comme  si  elle  etait  moins  evidente. 

4 


5o  ESSAIS   SUB    LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

Pascal,  dans  ses  memorables  Reflexions  sur 
la  Geometric  en  general  ('),  a  consacre  a  la 
division  indefinie  de  1'espaceles  lignes  suivantes, 
demeurees  classiques  : 

«  Enfin  un  espace,  quelque  petit  qu'il  soit, 
ne  peut-il  pas  etre  divise  en  deux,  et  ces  moities 
encore?  Et  comment  pourrait-il  se  faire  que  ces 
moities  fussent  indivisibles,  sans  aucune  etenduc, 
elles  qui,  jointes  ensemble,  ont  fait  la  premiere 
etendue? 

»  II  n'y  a  point  de  connaissance  naturelle 
dans  Thomme  qui  precede  celles-la,  et  qui  les 
surpasse  en  clarte.  Neanmoins.  afin  qu'il  y  ait 
exemple  de  tout,  on  trouve  des  esprits  excellents 
en  toutes  autres  choses,  que  ces  infinites  cho- 
quent,  et  qui  ne  peuvent,  en  aucune  sorte,  y 
consentir. 

»  Je  n'ai  jamais  connu  personne  qui  ait  pense 
qu'un  espace  ne  puisse  etre  augmente.  Mais  j'en 
ai  vu  quelques-uns,  tres  habiles  d'ailleurs,  qui 
ont  assure  qu?un  espace  pouvait  etre  divise  en 
deux  parties  indivisibles,  quelque  absurdite  qu'il 
s?y  rencontre. 

(*)  Pensees  de  Blaise  Pascal,  article  II. 


CONTINUITE   ET    DIVISIBILITY    A   L'lNFINI.  5 1 

»  Je  me  suis  attache  a  rechercher  en  eux 
quelle  pouvait  etre  la  cause  de  cette  obscurite, 
et  j'ai  trouve  qu'il  n'y  en  avait  qu'une  princi- 
pale,  qui  est  qu'ils  ne  sauraient  concevoir  un 
continu  divisible  a  1'infini  :  d'ou  ils  concluent 
qu'il  n'est  pas  ainsi  divisible.  C'est  une  ma- 
ladie  naturelle  a  I'homme,  de  croire  qu'il  pos- 
sede  la  verite  directement,  et  de  la  vient  qu'ii 
est  toujours  dispose  a  nier  tout  ce  qui  lui  est 
incomprehensible ;  au  lieu  qu'en  effet  il  ne  con- 
nait  naturellement  que  le  mensonge,  et  qu'il  ne 
doit  prendre  pour  veritables  que  les  choses  dont 
le  contraire  lui  parait  faux. 

»  Et  c'est  pourquoi,  toutes  les  fois  qu'une 
proposition  estinconcevable,  il  faut  en  suspendre 
le  jugement,  et  ne  pas  la  nier  a  cette  marque, 
mais  en  examiner  le  contraire ;  et  si  on  le  trouve 
manifestement  faux,  on  peut  hardiment  affirmer 
la  premiere,  tout  incomprehensible  qu'elle  est. 
Appliquons  cette  regie  a  notre  sujet. 

»  II  n'y  a  point  de  geometre  qui  ne  croie 
1'espace  divisible  a  1'infini.  On  ne  peut  non  plus 
1'etresans  ce  principe,  qu'etre  homme  sans  ame. 
Et  neanmoins,  il  n'y  en  a  point  qui  comprenne 
une  division  infinie;  et  1'on  ne  s'assure  de  cette 
verite  que  par  cette  seule  raison,  mais  qui  est 


52  ESSAIS   SUR    LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

certainement  suffisante,  qu'on  comprend  parfai- 
tement  qu'il  est  faux  qu'en  divisant  un  espace  on 
puisse  arriver  a  une  partie  indivisible,  c'est- 
a-dire  qui  n'ait  aucune  etendue.  Gar  qu'y  a-t-il 
de  plus  absurde  que  de  pretendre  qu'en  divi- 
sant toujours  un  espace,  on  arrive  enfin  a  une 
division  telle,  qu'en  la  divisant  en  deux,  cha- 
cune  des  moities  reste  indivisible  et  sans  aucune 

etendue? 

»  Ceux  qui  ne  seront  pas  satisfaits  de  ces 
raisons,  et  qui  demeureront  dans  la  croyance 
que  Tespace  n'est  pas  divisible  a  rinfini,  ne 
peuvent  rien  pretendre  aux  demonstrations  geo- 
metriques;  et  quoiqu'ils  puissent  etre  eclaires 
en  d'autres  choses,  ils  le  seront  fort  peu  en 
celles-ci;  car  on  peut  aisement  etre  tres  habile 
homme  et  mauvais  geometre.  » 

On  peut  s'etonner  qu'une  idee  aussi  claire  ait 
fait  Fobjet  de  controverses,  non  seulement  au 
temps  de  Pascal,  mais  apres  lui.  Aujourd'hui 
encore  il  se  trouve  des  personnes  qui  signalent 
com  me  une  antinomic  de  la  raison  Fimpossi- 
bilite  de  concevoir  soit  la  division  a  rinfini,  soit 
la  division  limitee.  Chacune  de  ces  affirmations 
provoque,  disent-elles,  une  protestation  inevi- 


CONTINUITE   ET   DIVISIBILITY   A   L'lNFINI.  53 

table,  de  sorte  que  Tesprit  reste  ensuspens  entre 
les  deux. 

Le  secret  de  cette  pretendue  antinomie  me 
parait  resider  surtout  dans  une  confusion  de 
mots.  On  ne  distingue  pas  nettement  entre  les 
quantites  continues,  du  ressort  des  Mathema- 
tiques  pures,  et  les  quantites  de  Fordre  physique. 
Pour  les  premieres,  il  n'y  a  pas  d'hesitation,  rien 
ne  saurait  obscurcir  les  lumineuses  reflexions  de 
Pascal;  la  division  a  Finfini  est  non  seulement 
concevable,  mais  necessaire.  Pour  les  quantity's 
de  1'ordre  physique,  la  question  est  tout  autre. 
La  matiere  n'est  pas  continue;  la  subdivision 
indefinie  ne  saurait  done  s'entendre  que  de  leurs 
dernieres  particules,  celles  que  le  chimiste  de- 
clare irreductibles,  et  indivisibles  par  conse- 
quent. Ces  particules  sont-elles  irreductibles  en 
effet,  et  aucune  force  physique  ou  chimique  ne 
peut-elle  en  operer  la  separation?  Personne  ne 
le  sait  positivement.  En  Fabsence  de  preuve 
directe,  les  chimistes  citent  a  1'appui  de  leur  opi- 
nion deux  faits  considerables. 

Le  premier  est  la  pluralite  des  elements  qui 
gardent  leurs  proprietes  specifiques,  a  travers 
tous  les  traitements  qu'on  leur  fait  subir.  ,Que 
ces  elements  soient  des  sortes  de  matiere  reelle- 


54  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

ment  distinctes,  de  vrais  coj^ps  simples,  ou  qu'ils 
proviennent  de  groupements  fixes  d'un  meme 
element  primordial,  nous  n'en  sommes  pas 
moins  en  presence  de  materiaux  qui  parais- 
sent  avoir  leur  individuality: ,  car  celle-ci  survit 
aux  transformations  qui  Font  momentanement 
voilee.  Un  element  ou  un  atome  —  le  nom  im- 
porte  peu  de  fer,  d'argent,  de  charbon, 

d'oxygene,  engage  dans  les  combinaisons  les 
plus  variees  pourra  toujours,  on  le  sail,  etre 
retrouve  avec  ses  caracteres  distinctifs  et  jouer 
de  nouveau  le  meme  role. 

Les  plus  grandes  forces  de  la  Nature  sem- 
blent  impuissantes  a  alterer  ces  caracteres  ou  a 
detruire  ces  groupements.  Gar  1'analyse  spec- 
trale  nous  revele  la  presence  desmemes  elements 
dans  des  astres  lointains,  ou  les  conditions  de 
temperature  et  de  pression  sont  cependant  si 
differentes  de  celles  de  nos  laboratoires.  Devant 
cette  tenacite  invincible,  il  nous  est  difficile  d'ad- 
mettre  que  la  matiere  ne  s'arrete  pas  a  un  cer- 
tain degre  dans  1'echelle  de  la  decroissance  et 
que  les  caracteres  distinctifs  dont  elle  se  pare 
ne  s'attaehent  pas  a  quelque  chose  d'immuable. 
Une  subdivision  indefinie,  comme  celle  de  la 
grandeur  geometrique,  marchanta  Tevanouisse- 


COXTINUITE    ET    DIVISIBILITY    A    L'lNFINI.  55 

ment,  se  concilie  mal,  dans  notre  esprit,  avec  la 
conservation  integrale  des  proprietes  originelles 
et  avec  la  possibilite  de  les  remettre  en  evidence 
a  tout  instant. 

Le  second  fait,  auquel  notre  grand  chimiste 
Regnault  attachait  tine  extreme  importance,  est 
celui  de  la  combinaison  des  corps  en  propor- 
tions defmies.  «  Ce  fait,  disait-il,  qui  a  ete  par- 
faitement  demontre  par  Fexperience,  est  la 
principale  preuve  que  nous  invoquons  pour 
etablir  la  divisibilite  limitee  de  la  matiere,  et 
Texistence  de  molecules  indivisibles.  L'expe- 
rience  montre  meme  que  les  rapports  les  plus 
simples  sont  ceux  qui  se  presentent  le  plus  fre- 
quemment;  ainsi,  on  rencontre  ordinairement 
dans  les  corps  composes  les  rapports  de  i  a  2, 
de  i  a  3,  de  i  a  4?  de  i  a  5,  ou  les  rapports 
de  2  a  3,  de  2  a  5,  de  2  a  7  (')-  »  Depuis 
Regnault,  la  Chimie  a  realise  des  combinaisons 
dans  lesquelles  les  nombres  sont  loin  d'etre 
aussi  simples.  Mais  les  rapports  demeurent 
commensurables  et  Targument  conserve  sa  va- 
leur.  Comment  concevoir  la  fixite  dans  les 
combinaisons,  si  les  quantites  en  jeu  ne  com- 

(!)  Cours  de  Chimie,  2e  edition,  p.  6. 


56  ESSAIS    SUR    LA    PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

prennent   pas   des   nornbres  precis   d'elements 
irreductibles? 

Certaines  ecoles  de  Fantiquite,  bien  que  pri- 
vees  d'experiences  scientifiques,  avaient  ete  con- 
duites,  par  des  considerations  a  priori,  a  la 
meme  conclusion.  D'apres  Democrite  et  plus 
tard  Epicure,  «  le  plein  de  la  Nature  est  occupe 
par  des  atonies  qui  different  entre  eux  par  la 
forme,  1'ordre  et  la  position,  et  dont  les  di- 
vers arrangements  rendent  compte  de  tous  les 
etres  ».  On  ne  peut  s'empecher  d'admirer  une 
perspicacite  ainsi  poussee  jusqu'a  la  divina- 
tion. Car  la  Chimie  moderne  a  non  seulement 
ete  amenee  a  reconnaitre  les  atonies  pressentis 
par  Democrite,  mais  elle  se  demande  meme  si 
1'unite  de  la  matiere,  qui  semble  impliquee 
dans  les  idees  du  philosophe  grec,  ne  serait  pas 
une  realite.  La  pluralite  des  corps  ne  se  rame- 
nerait-elle  pas  a  une  pluralite  d'  «  arrange- 
ments »  ou  de  groupements? 

En  resume,  la  divisibilite  limitee  de  la  matiere 
ne  repugne  pas  a  la  raison ;  elle  parait  meme 
tres  probable,  soit  qu'il  y  ait  plusieurs  especes 
de  matiere,  soit  qu'il  n'y  en  ait  qu'une  seule. 
Au  contraire,  la  divisibilite  a  Finfini  des  gran- 


CONTINUITE    ET   DIVISIBILITY  A   L'lNFINI.  67 

deurs  mathematiques,  de  Tespace  et  du  temps, 
est  a  la  fois  certaine  et  necessaire.  Loin  que  la 
raison  se  refuse  a  admettre  soit  Tune  soit  Fautre 
affirmation,  sous  pretexte  d'une  contradiction 
insoluble,  elle  les  admet  toutes  les  deux  a  la  fois, 
et  elle  les  admet  sans  difficulte,  parce  qu'elles 
visent  des  objets  d'une  nature  differente.  Elle 
n'a  a  redouter  aucune  antinomie,  car  ces  deux 
affirmations,  se  constituant  dans  des  ordres  d'i- 
dees  paralleles,  ne  risquent  point  de  se  rencon- 
trer  pour  se  tenir  mutuellement  en  echec. 


CHAP1TRE  IV. 

INFINIMENT     PETITS. 


La  division  a  1'infini  nous  met  en  presence  de 
quantites  de  plus  en  plus  reduites,  evanouis- 
santes,  disent  les  geometres,  et  dont  le  degre  de 
petitesse  echappe  a  toute  fixation.  Car,  par  des  di- 
visions nouvelles,  ce  degre,  si  has  qu'il  fut  place, 
pourrait  toujours  etre  atteint  et  meme  depasse. 

Supposons,  pour  mieux  eclaircir  le  sujet,  que 
le  precede  soit  applique  a  une  longueur  deter- 
minee,  a  une  portion  finie  de  ligne  droite.  Cette 
portion  est  d'abord  partagee  en  deux  moities; 
chacune  de  ces  deux  moities  en  deux  autres,  et 
ainsi  de  suite,  indefiniment.  Les  longueurs  res- 
pectives  des  parties,  a  chaque  degre  de  1'echelle, 
seront  representees  par  les  fractions  :  un  demi, 
un  quart,  un  huitieme,  un  seizieme,  etc.  Aucun 
terme  ne  pourra  etre  assigne  a  cette  serie  des- 
cendante,  puisque  la  longueur  correspondant  a 
ce  terme  pourra  encore  etre  partagee  en  deux 


60  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIC    DES    SCIENCES. 

moities,  qui  porteraient  le  terme  plus  loin. 
La  Geometric  et  FArithmetique  manifestent 
ainsi  de  concert  la  division  a  Finfmi;  Tune  sur 
une  longueur,  Fautre  sur  la  grandeur  abstraite, 
le  nombre. 

En  meme  temps  que  chaque  partie  se  trouve 
exprimee  par  une  fraction  de  plus  en  plus 
petite,  le  nombre  de  ces  parties  devient  de  plus 
en  plus  grand.  II  est  represente  successivement 
par  les  chiffres  deux,  quatre,  huit,  seize,  etc., 
sans  qu'on  puisse  davantage  assigner  un  terme  a 
cette  progression  ascendante.  Nous  sommes,  dit 
Pascal,  places  entre  les  deux  extremes  de  la 
grandeur,  entre  le  neant  et  1'infini. 

Ces  extremes  ne  peuvent  etre  atteints,  ni  Tun 
ni  Fautre.  Nous  avons  beau  accumuler  les  divi- 
sions, le  nombre  des  parties  ne  sera  jamais  infini. 
Nous  avons  beau  diviser  de  nouveau  chaque 
partie,  nous  n'amenerons  jamais  sa  dimension  a 
zero.  Les  parties  les  plus  reduites  gardent  tou- 
jours  une  trace  de  la  grandeur,  puisque  reunies 
entre  elles,  juxtaposees  bout  a  bout,  elles  doi- 
vent  reconstituer  la  longueur  donnee.  Or  de 
purs  zeros,  accumules  en  aussi  grand  nombre 
qu'on  le  voudra,  ne  reconstitueraient  jamais  une 
quantite  fmie. 


INFINIMKNT    PETITS.  6 1 

Le  propre  des  grandeurs  evanouissantes  est 
done  a  la  fois  de  pouvoir  descendre  au-dessous 
de  toute  valeur  assignee,  si  minime  qu'on  la  sup- 
pose, et  cependant  de  ne  pouvoir  jamais  devenir 
rigoureusement  nulles.  Elles  cotoient  le  neant, 
mais  elles  n'y  tombent  pas.  En  cela,  elles  se  dis- 
tinguent  des  quantites  obtenues  par  soustraction 
ou  par  difference,  qui  diminuent  a  mesure  que  le 
prelevement  augmente  et  qui  deviennent  nulles 
quand  le  prelevement  est  egal  a  la  quantite 
donnee.  Yoici)  par  exemple,  un  mobile  dont  la 
vitesse  est  graduellement  ralentie  par  la  resis- 
tance du  milieu  ambiant.  A  chaque  instant  la 
vitesse  conservee  est  la  difference  entre  la  vitesse 
initiale  et  celle  qu'ont  detruite  les  obstacles.  Elle 
devient  de  plus  en  plus  faible  et  le  mobile  finit 
par  s'arreter,  quand  la  vitesse  detruite  est  preci- 
sement  egale  a  la  vitesse  primitive.  Si  le  mobile 
parcourt  une  circonference,  Tare  qu'il  lui  reste  a 
decrire  pour  revenir  au  point  de  depart  diminue 
de  plus  en  plus  et  a  un  certain  moment  il  dis- 
parait,  parce  qu'il  est  la  difference  entre  la  cir- 
conference entiere  et  Fare  deja  parcouru.  Ces 
quantites  decroissantes  n'ont  aucun  rapport  avec 
celles  qui  resultent  de  la  division  repetee,  ou 
parties  aliquotes,  toujours  en  etat  de  reconsti- 


62  ESSAIS   SUR    LA   PJIILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

tuer  la  grandeur  primitive.  Ces  dernieres  seules 
interessent  le  geometre;  elles  ont  regu  le  nom 
ft  infiniment  petits. 

Cette  appellation,  dontle  vrai  sens  est  :  inde- 
finiment  decroissant,  a  pour  but  de  rappeler 
que  la  quantite  n'epuise  jamais  sa  faculte  de 
decroissance,  mais  qu'apres  avoir  longtemps 
diminue,  elle  peut  diminuer  encore  sans  arriver 
cependant  a  cette  fin  derniere  qui  est  le  zero. 
Les  quantites  sont  indefiniment  petites,  mais 
elles  existent  toujours.  Elles  sont  une  reduction 
des  quantites  d'ou  elles  precedent.  Elles  en  of- 
frentune  image  de  plus  en  plus  attenuee,  comme 
celle  que  nous  obtiendrions  en  regardant  a  tra- 
vers  des  verres  qui  eloignent  de  plus  en  plus  les 
objets. 

Chaque  grandeur  continue  a  son  infmiment 
petit  correspondant.  La  ligne  droite  a  son  infi- 
niment  petit  rectiligne.  La  ligne  courbe  a  son 
infiniment  petit  curviligne.  La  surface  a  son  infi- 
niment  petit  superficiel,  plan  ou  courbe,  selon 
les  cas.  La  force,  la  vitesse,  la  duree  ont  leurs 
infiniment  petits  respectifs,  qui  sont  une  force, 
une  vitesse,  une  duree  infiniment  petite.  Chaque 
infiniment  petit  est  de  la  nature  de  sa  quantite 


INFINIMENT    PETITS.  63 

mere,  et  il  ne  saurait  en  etre  autrement.  Car 
rinfiniment  petit,  il  ne  faut  jamais  Toublier,  re- 
pete  un  certain  nombre  de  fois  doit  reproduire 
la  quantite  mere.  II  se  comporte  a  cet  egard 
comme  la  fraction  ordinaire,  dont  il  differe  seu- 
lement  par  la  dimension,  laquelle  a  cesse  de  nous 
etre  perceptible  et  meme  concevable,  puisque 
le  diviseur  excede  ici  les  nombres  susceptibles 
d'etre  formules. 

Ce  serait  avoir  une  singuliere  idee  des  infini- 
ment  petits,  de  s'imaginer  qu'a  force  de  les  di- 
minuer  on  les  rend  identiques  les  uns  aux  autres, 
et  qu'a  un  certain  moment  ils  ne  se  distinguenl 
plus  entre  eux.  Ils  portent,  au  contraire,  1'em- 
preinte  indelebile  de  leur  origine.  Un  infmiment 
petit  de  ligne  ne  peut  se  confondre  avcc  un  inli- 
niment  petit  de  surface.  Un  inliniment  petit  de 
force  ne  peut  se  confondre  avec  un  infiniment 
petit  de  duree.  La  seule  cventualite  a  prevoir, 
c'est  que  des  infiniment  petits  voisins  par  leur 
origine,  cornme  sont  tous  les  infiniment  petits 
lineaires,  en  arrivent,  je  ne  dirai  pas  a  se  con- 
fondre absolument  —  ils  ne  le  peuvent  jamais  - 
mais  a  se  rapprocher  assez  les  uns  des  autres 
pour  que  la  difference  entre  eux  devienne  infini- 
ment petite  par  rapport  a  eux-memes.  Un  infi- 


64  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DBS    SCIENCES. 

niment  petit  rectiligne  et  un  infiniment  petit 
curviligne,  par  exemple,  peuvent  differer  entre 
eux  d'une  quantite  non  seulement  infiniment 
petite  en  soi  —  elle  Test  toujours  —  inais  d'unc 
quantite  infiniment  petite  par  rapport  a  eux- 
memes,  ou  doublement  infiniment  petite.  Deux 
infiniment  petits  superficiels,  1'un  plan,  1'autre 
courbe,  peuvent  differer  dans  des  conditions 
semblables.  De  meme  pour  deux  infiniment 
petits,  1'un  de  force  constante,  1'autre  de  force 
variable. 

Ce  rapprochement,  cette  intimite  sont  inter- 
dits  aux  infiniment  petits  entre  lesquels  la 
nature  des  choses  a  mis  un  obstacle  permanent, 
une  demarcation  que  rien  ne  saurait  attenuer. 
Un  infiniment  petit  de  ligne  et  un  infiniment 
petit  de  volume,  un  infiniment  petit  de  force  et 
un  infiniment  petit  de  duree  ne  sont  pas  compa- 
rables  entre  eux.  Us  n'ont  pas  de  difference,  ni 
grande  ni  petite.  Us  appartiennent  a  des  ordres 
d'idees  separes.  Les  infiniment  petits  suscepti- 
bles  de  se  rapprocher  doivent,  avant  tout,  etre 
homogenes,  j'entends  par  la  faire  partie  d'une 
meme  famille  et  posseder  en  commun  certains 
traits  essentiels.  La  ligne  courbe  et  la  ligne 
droite,  quoique  d'origines  differentes,  ont  en 


INFINIMENT    PETITS.  65 

commun  leur  unique  dimension,  qui  permet  de 
les  grouper  dans  la  meme  categoric  et  rend 
possible  le  rapprochement  de  leurs  infiniment 
petits.  II  n'est  point  necessaire  d'etre  geometre 
pour  s'y  reconnaitre,  le  bon  sens  suffit.  Per- 
sonne  n'hesite  a  dire  que  la  circonference  d'un 
cercle  est  comprise  entre  le  perimetre  du  poly- 
gone  inscrit  et  le  perimetre  du  polygone  circon- 
scrit;  et  personne  ne  dirait  que  la  surface  de  la 
sphere  est  comprise  entre  ces  deux  polygones. 
Nul  ne  s'aviserait  de  pretendre  qu'un  infiniment 
petit  de  volume  et  un  infiniment  petit  de  force 
tendent  a  se  confondre,  bien  que  Fun  et  Fautrc 
convergent  a  la  fois  vers  zero. 

Les  quantites  finies  sont  classees  par  les  alge- 
bristes  d'apres  le  nombre  de  leurs  dimensions 
ou  d'apres  le  degre  avec  lequel  elles  figurent 
dans  les  equations.  Les  lignes,  les  surfaces,  les 
volumes  sont  respectivement  du  premier,  du 
second,  du  troisieme  degre.  Les  degres  supe- 
rieurs  au  troisieme  n'ont  pas  de  signification 
speciale,  du  moins  dans  la  Geometric  ordinaire, 
qui  reconnait  seulement  trois  dimensions.  Us 
indiquent  des  operations  arithmetiques  ou  alge- 
briques  a  effectuer,  c'est-a-dire  des  puissances. 

5 


66  ESSAIS   SUR    LA    PHILOSOPHIC   DES    SCIENCES. 

II  convient  meme  de  se  degager  entierement 
de  la  preoccupation  geometrique,  qui  pese  sur 
les  trois  premiers  degres,  a  raison  de  1'origine 
historique  de  la  classification.  II  faut  voir  exclu- 
sivement  dans  les  quantites  des  resultats  de 
comparaison  ou  des  nombres  (commensurables 
ou  non),  en  d'autres  termes,  des  grandeurs 
abstraites,  douees  de  continuite  et  susceptibles 
d'etre  divisees  a  1'infini.  Elles  sont  alors  classees, 
en  dehors  de  toute  signification  concrete,  d'apres 
leur  degre  ou  d'apres  1'indice  de  la  puissance  a 
laquelle  elles  doivent  etre  portees.  Ainsi  une 
quantite  marquee  du  troisieme  degre  represente 
non  un  cube  geometrique  mais  un  riombre  mul- 
tiplie  deux  fois  de  suite  par  lui-meme. 

Les  mfmiment  petits  sont  envisages  du  meme 
point  de  vue  :  on  les  classe  aussi  d'apres  leur 
degre  ou  leur  puissance.  Toutefois,  afin  de  dis- 
tinguer  ce  classement  de  celui  des  quantites 
fmies.  on  est  convenu  de  remplacer  le  mot  degre 
par  celui  ftordre,  en  lui  laissant  d'ailleurs  exac- 
tement  le  meme  sens.  Les  infmiment  petits  du 
premier,  du  deuxieme  et  du  troisieme  ordre  ont 
correspondu  originairement,  comme  les  quan- 
tites fmies,  aux  lignes,  aux  surfaces  et  aux  vo- 
lumes. Us  n'ont  plus  aujourd'hui  qu'une  signifi- 


INFINIMENT    PETITS.  67 

cation  algebrique;  ils  representent  simplement 
des  puissances. 

Tout  nombre  superieur  a  1'unite  donne  un 
produit  plus  grand  que  lui-meme,  si  on  1'eleve 
au  carre;  et  plus  grand  encore,  si  on  1'eleve  au 
cube,  et  encore  plus  grand  si  on  1'eleve  a  la  qua- 
trierne  puissance.  Et  si  ce  nombre  primitif,  au 
lieu  d'etre  simplement  superieur  a  1'unite,  est 
infiniment  grand,  son  carre  sera  infiniment  grand 
par  rapport  a  lui,  et  son  cube  infiniment  grand 
par  rapport  au  carre;  et  ainsi  de  suite.  Inverse- 
ment,  si  le  nombre  primitif  est  inferieur  a  Tunite, 
son  carre  sera  plus  petit  que  lui,  et  son  cube  plus 
petit  que  son  carre.  Et  si,  au  lieu  d'etre  simple- 
ment inferieur  a  1'unite,  il  est  infiniment  petit, 
son  carre  sera  infiniment  petit  par  rapport  a  lui, 
son  cube  infiniment  petit  par  rapport  a  son  carre, 
et  ainsi  de  suite.  Le  degre  de  petitesse  des  infi- 
niment petits  se  mesure  done  par  1'ordre  dont 
ils  sont  affectes.  En  general,  un  infiniment  petit 
d'un  certain  ordre  est  infiniment  grand  par  rap- 
port aux  infiniment  petits  d'un  ordre  superieur, 
et  infiniment  petit  par  rapport  a  ceux  d'un  ordre 
inferieur.  Les  infiniment  petits  du  meme  ordre 
sont  entre  eux  dans  des  rapports  finis,  tandis  que 
les  infiniment  petits  d'ordres  inegaux  sont  entre 


68  ESSAIS    SUR    LA    PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

eux  dans  des  rapports  tantot  infiniment  grands 
et  tantot  infiniment  petits.  On  peut  dire  que  la 
grandeur  d'un  infiniment  petit  est  en  raison  in- 
verse de  son  ordre  ou  du  degre  de  sa  puissance 
algebrique. 

II  faut  s'habituer  a  manier  les  infiniment  pe- 
tits avec  la  meme  facilite  et  sans  plus  d'hesitation 
que  les  quantites  finies,  dont  au  fond  ils  ne  diffe- 
rent pas,  si  ce  n'est  par  la  grandeur.  Seulement, 
par  cela  meme  qu'ils  sont  infiniment  petits,  ils 
manifestent  parfois  entre  eux  des  relations  qui 
ne  subsistent  pas  entre  quantites  finies,  et  qui 
se  retrouvent,  mais  en  sens  inverse,  quand  les 
quantites  sont  infiniment  grandes.  Tragons,  par 
exemple,  un  cercle,  et,  a  Fextremite  d'un  rayon 
quelconque,  menons  une  tangente,  qui  sera  per- 
pendiculaire  a  ce  rayon.  Puis,  du  centre,  diri- 
geons  une  oblique  sur  la  tangente.  Ces  trois 
lignes,  le  rayon,  la  tangente  et  Foblique,  forme- 
ront  un  triangle  rectangle,  dont  1'hypotenuse 
sera  coupee,  en  un  certain  point,  par  la  circonfe- 
rence.  Tant  que  la  figure  gardera  des  dimensions 
finies,  c'est-a-dire  tant  que  1'oblique  ne  sera  ni 
parallele  ni  perpendiculaire  a  la  tangente,  toutes 
les  parties  conserveront  entre  elles  des  rapports 


INFIMMENT    PETITS.  69 

finis.  Notamment,  la  portion  de  Thypotenuse, 
comprise  entre  la  tangente  et  la  circonference,  et 
la  droite  ou  corde  qui  joint  les  extremites  dc 
Tare  renferme  dans  le  triangle,  seront  dans  im 
rapport  flni.  Mais  si  1'oblique  tend  a  devenir 
parallele  a  la  tangente,  la  portion  de  1'hypote- 
nuse  deviendra  inliniment  grande  par  rapport  a 
la  corde  (qui  ne  peut  en  aucun  cas  depasser 
la  corde  d'un  arc  de  quatre-vingt-dix  degres).  Si 
an  contraire  1'oblique  se  rapproche  du  rayon, 
la  portion  de  Fhypotenuse  deviendra  infiniment 
petite  par  rapport  a  la  corde  devenue,  elle  aussi, 
infiniment  petite.  Cette  portion  de  1'hypotenuse 
sera  done  un  infiniment  petit  du  second  ordre, 
tandis  que  la  corde  est  du  premier  ordre.  On 
pourrait  multiplier  les  exemples,  et  constam- 
ment  on  verrait  se  produire  le  meme  phenomene, 
non  seulement  dans  les  figures  geometriques, 
mais  dans  toutes  sortes  de  problemes,  mecani- 
ques  ou  autres. 

Les  quantites  en  marche  vers  le  neant  n'y  ten- 
dent  pas  toutes  du  meme  pas.  Les  unes  s'attar- 
dent,  les  autres  s'accelerent;  plusieurs  ont  deja 
fait  un  tel  chemin  qu'elles  disparaissent  devant 
celles  qui  les  suivent.  L'ordre  de  grandeur  est 
determine  par  la  nature  des  relations  qui  existent 


70  ESSAIS    SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS    SCIENCES. 

entre  les  divers  elements  de  la  figure  ou  du  phe- 
nomene.  Get  ordre  ne  depend  pas  du  geometre; 
celui-ci  le  constate  et  se  borne  a  Fenregistrer. 

Pascal,  qui  aurait  certainement  invente  le 
Galcul  infinitesimal  si  la  religion  ne  1'avait  de 
bonne  heure  ravi  aux  Mathematiques,  allait  au- 
devant  des  difficultes  que  les  infmiment  petits 
des  divers  ordres  pouvaient  rencontrer  chez 
certains  esprits  :  «  Enfin,  disait-il,  s'ils  trouvent 
etrange  qu'un  petit  espace  ait  autant  de  parties 
qu'un  grand,  qu'ils  entendent  aussi  qu'elles 
sont  plus  petites  a  mesure ;  et  qu'ils  regardent 
le  firmament  au  travers  d'un  petit  verre,  pour 
se  familiariser  avec  cette  conriaissance,  en 
voyant  chaque  partie  du  ciel  et  chaque  partie 
du  verre. 

»  Mais  s'ils  ne  peuvent  comprendre  que  des 
parties,  si  petites  qu'elles  nous  sont  impercep- 
tibles,  puissent  etre  autant  divisees  que  le  fir- 
mament, il  n'y  a  pas  de  meilleur  remede  que 
de  les  leur  faire  regarder  avec  des  lunettes  qui 
grossissent  cette  pointe  delicate  jusqu'a  une 
prodigieuse  masse;  d'ou  ils  concevront  aise- 
ment  que,  par  le  secours  d'un  autre  verre 
encore  plus  artistement  taille,  on  pourrait  les 
grossir  jusqu'a  egaler  ce  firmament  dont  ils 


IXFIXIMEXT     PETITS.  ~l 

admirent  Fetendue.  Et  ainsi  ces  objets  leur 
paraissant  maintenant  tres  facilement  divi- 
sibles,  qu'ils  se  souviennent  que  la  Nature  peut 
infiniment  plus  que  Fart. 

»  Car  enfin,  qui  les  a  assures  que  ces  verres 
auront  change  la  grandeur  naturelle  de  ces 
objets,  ou  s'ils  auront,  au  contraire,  retabli  la 
veritable,  que  la  figure  de  notre  oeil  avait 
changee  et  raccourcie,  comme  font  les  lunettes 
qui  amoindrisscnt?  II  est  facheux,  dit-il  en  ter- 
minant,  de  s'arreter  a  ces  bagatelles;  mais  il  y 
a  des  temps  de  niaiser.  » 

II  est  a  peine  croyable  que  la  conception  des 
infiniment  petits  ait  souleve  autant  de  contes- 
tations. On  a  voulu  voir  en  elle  je  ne  sais  quoi 
d'insolite  et  meme  de  mysterieux.  Elle  allait, 
semblait-il,  a  1'encontre  de  la  saine  Geometric, 
alors  qu'en  realite  elle  se  produisait  dans  le  sens 
de  son  developpement  naturel.  En  quoi  les  inll- 
niment  petits  sont-ils  plus  obscurs  et  moins  legi- 
times  que  les  autres  objets  consideres  par  elle? 
Par  quel  cote  les  depassent-ils  en  difficulte? 
Est-il  plus  malaise  de  concevoir  un  infiniment 
petit  que  de  concevoir  une  surface,  une  ligne. 
un  point? 


J2  ESSA1S   SUR    LA    PHILOSOPIIIE    DES    SCIENCES. 

La  vue  de  ces  dcrniers  objets  ou  Fabstraction 
operee  par  la  Geometric  elementaire  implique 
la  suppression  radicale  d'une  ou  de  plusieurs 
dimensions.  G'est  la,  en  verite,  un  effort  consi- 
derable demande  a  la  raison.  La  conception  dc 
1'infiniment  petit  n'exige  rien  de  semblable. 
Elle  laisse  les  choses  en  Fetal.  Parle-t-on  dc 
volume?  Elle  en  respecte  les  trois  dimensions. 
Elle  se  borne  a  les  reduire  extremement,  mais 
elle  ne  les  supprime  pas.  Envisage-t-on  une 
surface?  Elle  n'aggrave  pas  Tabstraction  deja 
consommee;  elle  accepte  et  conserve  les  deux 
dimensions  proposees.  Enfin  s'agit-il  d'unc 
ligne?  Elle  ne  change  rien  a  sa  constitution 
ideale;  elle  en  fait  simplement  decroitre  la 
longueur. 

La  seule  nouveaute  dont  elle  paraisse  res- 
porisable,  c'est  la  variabilite.  Aux  volumes,  aux 
surfaces,  aux  lignes,  de  dimensions  determi- 
nees,  elle  substitue  des  grandeurs  indecises, 
dont  le  propre  est  d'echapper  a  toute  limitation. 
Mais  si  Ton  veut  bien  y  prendre  garde,  de  cette 
notion  meme  elle  n'a  pas  1'initiative.  Elle  1'a 
trouvee  dans  la  Geometric  des  anciens.  Deja 
Euclide  et  ses  successeurs  avaient  considere  des 
quantites  variables.  Deja  ils  passaient  du  com- 


INFINIMENT    PETITS.  78 

mensurable  a  rincommensurable  par  nuances  in- 
sensibles.  Us  imaginaient  des  polygones  dont  les 
cotes  diminuaient  indefiniment  de  longueur.  Us 
etudiaient  des  ellipses  dont  la  forme  approchait 
tour  a  tour  du  cercle  et  de  la  parabole,  selon  la 
distance  comprise  entre  les  foyers. 

La  conception  de  Finfiniment  petit  n'est 
done  ni  plus  obscure  ni  plus  compliquee  que 
celles  de  la  plupart  des  objets  definis  par  les 
premiers  geometres.  Elle  est  meme  a  certains 
egards  plus  facile  a  penetrer.  Si  elle  laisse 
parfois  dans  les  esprits  une  sorte  d'hesitation, 
cela  tient  uniquement,  je  n'en  doute  pas,  a 
Fepoque  tardive  ou  elle  fait  son  apparition  dans 
renseignement.  Si  elle  etait  presentee  de  con- 
cert avec  les  autres  notions  fondamentales,  elle 
serait  acceptee  sans  defiance.  De  longues  expli- 
cations ne  seraient  point  necessaires  pour  lui 
imprimer  le  meme  caractere  de  certitude.  Mais 
un  respect  exagere  de  la  verite  historique  en 
fait  differer  Texposition  et  lui  assigne  un  rang 
tres  eleve  dans  la  hierarchic  mathematique. 
Cette  tradition  porte  les  eleves  a  maintenir 
cntre  les  idees  une  demarcation  profonde  que 
la  logique  ne  justifie  pas.  La  gloire  de  Newton 
et  de  Leibnitz  n'est  pas  d'avoir  cree  de  toutes 


74  ESSAIS    SUR    LA    PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

pieces  une  notion  inedite,  mais  d'avoir  su  lui 
decouvrir  des  applications  aussi  nombreuses 
que  nouvelles,  et  d'avoir  substitue  une  rnethode 
generale  et  sure  a  des  precedes  particuliers  et 
incertains.  De  plus  ils  ont  imagine,  Leibnitz  sur- 
tout,  des  notations  et  des  locutions  qui  ont  beau- 
coup  facilite  le  maniement  du  nouveau  Calcul. 

Lagrange,  dont  le  profond  genie  se  complai- 
sait  aux  voies  inexplorees,  entreprit  de  recon- 
stituer  le  Calcul  infinitesimal  d'apres  une  vue 
toute  differente  de  celle  qui  avail  guide  Newton 
et  Leibnitz.  De  la,  son  immortelle  Theorie  des 
fonctions  analytiques  qui,  avec  la  Mecanique 
analytique  et  le  Calcul  des  variations,  lui  assi- 
gnent  un  rang  si  eleve  parmi  les  plus  grands 
geometres.  Toutefois  1'idee  essentielle  de  sanou- 
velle  Theorie  parait  inspiree  par  une  apprecia- 
tion peu  exacte  de  la  conception  de  Leibnitz.  En 
faisant  intervenir  les  infmiment  petits  «  on  a, 
dit-il,  le  grand  inconvenient  de  considerer  les 
quantites  dans  Tetat  ou  elles  cessent,  pour  ainsi 
dire,  d'etre  quantites  (')  ».  Lagrange  a-t-il 


(!)   Theoj^ie  des  fonctions   analytiques,    par   M.    J.-L. 
Lagrange,  3e  edition,  p.  4. 


INF1NIMENT   PETITS.  7  > 

entendu  que  les  infiniment  petits  n'ont  pas 
d'existence  reelle,  qu'on  ne  les  rencontre  pas 
dans  la  Nature?  Nul  ne  pourrait  le  contester. 
Tout  ce  qui  existe  est  determine  et  par  conse- 
quent fini.  Mais  a  ce  compte  il  n'y  aurait  pas 
davantage  de  variable;  car  une  quantite,  par 
cela  meme  qu'elle  est,  possede  une  valeur 
actuelle  precise.  Notre  raison  seule  enfante  la 
notion  de  variable,  en  rapprochant  les  gran- 
deurs de  quantites  voisines  et  les  regardant 
comme  des  valeurs  successives  d'une  meme 
quantite.  La  notion  d'inflniment  petit  est  du 
meme  ordre;  Tune  et  Fautre  sont  des  creations 
rationnelles.  Lagrange  a-t-il  simplement  vise 
Fextreme  petitesse  de  Fobjet,  qui  se  derobe  a 
toute  investigation?  L'infiniment  petit  est  en 
effet  imperceptible  aux  sens,  mais  il  ne  Test  pas 
a,  la  raison,  qui  voit  encore  en  lui  une  quantite, 
malgre  sa  reduction  indefinie;  comme  elle  voit 
des  quantites  dans  la  ligne  et  dans  la  surface, 
malgre  Fabsence  d'une  ou  plusieurs  des  dimen- 
sions qui  accompagnent  la  realite. 

On  ne  saurait  trop  le  repeter  :  Finfiniment 
on  V indefiniment  petit  n'est  jamais  nul.  Sous- 
trait  par  definition  a  Feventualite  de  Faneantis- 
sement,  il  conserve  toujours  les  caracteres  des 


76  ESSAIS    SUR    LA    PHILOSOPHIC    DES    SCIENCES. 

quantites  desquelles  il  derive.  Un  nombre  de 
plus  en  plus  attenue  ne  cesse  jamais  d'etre  mi 
nombre.  Une  fraction,  dont  le  diviseur  grossit 
sans  cesse,  ne  cesse  jamais  de  figurer  dans 
1'echelle  de  la  grandeur.  «  Car  dans  les  nom- 
bres,  dit  encore  Pascal,  de  ce  qu'ils  peuvent 
toujours  etre  augmentes,  il  s'ensuit  absolument 
qu'ils  peuvent  toujours  etre  diminues,  et  cela 
est  clair;  car  si  Ton  peut  multiplier  un  nombre 
jusqu'a  cent  mille,  par  exemple,  on  peut  aussi  en 
prendre  une  cent-millieme  partie,  en  la  divisant 
par  le  meme  nombre  qu'on  le  multiplie;  et  ainsi 
tout  terme  d'augmentation  deviendra  terme  de 
division  en  changeant  Fentier  en  fraction.  De 
sorte  que  Taugrnentation  infinie  enferme  neces- 
sairement  aussi  la  division  infinie.  » 


CHAPITRE  V. 

LIMITES. 


Qu'est-ce  qu'une  limite? 

Dans  le  langage  ordinaire  une  limite  est  une 
barriere  qui  ne  doit  pas  etre  franchie.  Mais 
cette  barriere  peut  etre  atteinte,  touchee.  Dans 
le  langage  mathematique,  une  limite  est  une 
barriere  qui  non  seulernent  ne  doit  pas  etre 
franchie,  mais  qui  ne  peut  meme  pas  etre 
atteinte.  On  peut  simplement  en  approcher.  La 
distance  est  reduite  autant  qu'on  le  souhaite, 
mais  elle  ne  saurait  devenir  rigoureusement 
nulle.  Le  zero  est  la  barriere  des  infiniment 
petits;  ils  en  approchent  sans  cesse,  mais  ils  ne 
Tatteignent  j  amais. 

La  limite  mathematique  reveille  done  invin- 
ciblement  1'idec  d'infiniment  petit.  Ou  plutot, 
rinfiniment  petit  est  indispensable  a  la  limite; 
il  marque  la  distance  entre  elle  et  1'objet  qui  la 
cotoie.  Une  limite,  dont  1'objet  ne  pourrait 


78  ESSAIS    SUR   LA    PHILOSOPHIE   DliS    SCIENCES. 

approcher  au  dela  (Tune  certaine  distance,  ne 
serait  pas  line  limite  mathematique.  Ne  le  serait 
pas  davantage  celle  qui  pourrait  etre  formelle- 
ment  atteinte,  ou  avec  laquelle  1'objet  variable 
pourrait  se  confondre. 

Un  cercle  est  la  limite  des  polygones  inscrits 
et  circonscrits  dont  le  nombre  des  cotes  aug- 
mente  indefiniment.  Gar  la  difference  entre  le 
polygone  inscrit  et  le  polygone  circonscrit,  et 
par  suite  entre  chacun  d'eux  et  le  cercle,  qui  est 
compris  entre  les  deux,  peut  etre  abaissee  au- 
dessous  de  toute  grandeur  donnee.  Mais  un 
cercle  plus  grand  ou  plus  petit  que  celui  sur  le- 
quel  s'appuient  les  polygones  n'est  pas  leur  li- 
mite ;  car  ces  derniers  n'en  peuvent  approclier  au 
dela  d'une  certaine  distance.  L'asymptote  a  une 
branche  d'hyperbole  en  est  la  limite,  mais  une 
parallele  a  cette  asymptote  n'est  point  une  li- 
mite. Car  si  elle  est  situee  en  dega,  elle  sera 
atteinte  et  coupee  par  Fhyperbole;  si  elle  est 
situee  au  dela,  Thyperbole  en  restera  separee  au 
moins  par  la  distance  comprise  entre  1'asymptote 
et  la  parallele. 

Pour  un  motif  inverse,  le  diametre  d'un  cercle 
n'est  pas  la  limite  des  cordes,  parce  que  rien  n'em- 
peche  celles-ci  de  passer  par  le  centre  et  de  de- 


LIMITES.  79 

venir  exactement  des  diametres.  Un  rayon  n'est 
pas  davantage  la  limite  des  sinus  trigonometri- 
ques,  parce  que  rien  n'empeche  Tangle  d'etre 
droit  et  par  suite  le  sinus  de  se  confondre  avec 
le  rayon.  Dans  ces  deux  exemples,  la  ligne  faus- 
sement  nommee  limite  serait  simplement  le  plus 
grand  des  objets  considered,  comme  dans  d'au- 
tres  circonstances  elle  en  serait  le  plus  petit. 

Quand  on  reflechit  sur  la  definition  de  la 
limite,  on  est  frappe  de  la  raison  profonde  qui 
1'a  recommandee  aux  geometres. 

La  connaissance  d'une  corde,  dans  un  cercle, 
n'apprend  rien  de  nouveau  sur  le  diametre, 
parce  qu'il  y  a  entre  eux  identite  de  nature, 
d'essence.  G'est  une  pure  question  de  plus  ou  de 
moins  :  ajoutez  une  certaine  longueur  a  une 
corde,  vous  avez  le  diametre;  retranchez  une 
certaine  longueur  du  diametre,  vous  avez  la 
corde.  L'etude  de  la  corde  serait  done  un  de- 
tour inutile  pour  arriver  a  la  connaissance  du 
diametre.  II  adviendrait  meme,  dans  ce  cas  par- 
ticulier,  que,  le  diametre  etant  une  ligne  plus 
facile  a  determiner  qu'une  corde  quelconque,  il 
y  aurait  avantage  a  examiner  le  diametre  direc- 
tement,  sans  s'occuper  d'abord  de  la  corde. 


80  ESSAIS   SUR    LA   PIIILOSOPHIE    DKS   SCIENCES. 

II  en  est  tout  autrement  du  polygone  et  du 
cercle.  Ces  deux  objets  different  entre  eux 
par  nature.  Le  cercle  n'est  pas  un  polygone  a 
cotes  plus  ou  moins  petits ;  il  n'a  pas  de  cotes. 
Quelque  nombreux  que  soient  les  cotes  d'un 
polygone,  il  n'est  jamais  un  cercle;  il  reste  poly- 
gone  toujours.  Par  consequent  le  polygone  peut 
et  doit  avoir  des  proprietes  distinctes  de  celles 
du  cercle.  Mais,  d'autre  part,  le  polygone  peut 
approcher  incessamment  du  cercle  et  la  diffe- 
rence entre  eux  descend  au-dessous  de  toute 
quantite  donnee.  Des  lors  la  propriete  du  poly- 
gone, ou  la  relation  qui  Fexprime,  s'adapte  au 
cercle  avec  d'autant  moins  d'inexactitude  que  le 
polygone  est  plus  pres  de  se  confondre  avec  le 
cercle.  Et  si  nous  savons  exprimer  la  condition 
que  le  rapprochement  est  pousse  au  dela  de 
tout  terme  fixe,  Ferreur  commise  est  par  la 
meme  assujettie  a  tomber  au-dessous  de  toutc 
grandeur  finie,  autrement  dit  elle  devient  rigou- 
reusement  nulle. 

Tel  est  le  but  de  T Analyse  infmitesimale.  Elle 
se  propose  invariablement,  en  employ  ant  la  me- 
thode  des  limites  ou  quelque  procede  analogue, 
de  mettre  en  presence  deux  objets  de  nature 
distincte  :  Pun  qu'on  peut  connaitre,  et  1'autre 


LIMITES.  8 1 

qu'on  ne  sail  comment  penetrer.  Si  ces  deux 
objets  sont  susceptibles  de  devenir  de  plus  en 
plus  voisins,  le  probleme  est  resolu.  Ainsi  se 
degage  ce  resultat,  en  apparence  paradoxal,  que 
la  connaissance  d'un  objet  sert  a  procurer  la 
connaissance  d'un  autre  objet,  a  raison  precise- 
ment  de  ce  que  leur  nature  differe.  Tout  le 
secret  de  1'operation  reside  dans  la  possibilite  de 
leur  rapprochement  indefini. 

Nous  touchons  ici  un  des  points  les  plus  con- 
troverses  de  1'Analyse  mathematique.  Beaucoup 
reprochent  a  la  conception  des  limites  d'etre 
detournee,  artificielle  et  peu  propre,  disent-ils, 
a  faciliter  la  vue  des  verites  geometriques. 
Detournee,  elle  Test  assurement,  car  ce  n'est 
pas  une  voie  directe  de  passer  par  un  objet 
etranger  a  la  question  pour  arriver  a  la  deter- 
mination de  celui  qui  nous  interesse.  Mais  com- 
ment 1'eviter?  Gette  marche  nous  est  imposee 
par  I'infirmite  de  notre  esprit,  qui  n'est  pas 
capable  de  percevoir  directement  les  proprietes 
de  toutes  choses?  Est-ce  la  faute  des  methodes 
si  nous  ne  saisissons  pas  d'un  coup  d'ceil  la  rela- 
tion entre  la  surface  d'un  cercle  et  son  rayon, 
comme  nous  saisissons  la  relation  entre  la  sur- 

6 


82  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

face  d'un  rectangle  et  ses  cotes?  La  conforma- 
tion de  notre  entendement  le  veut  ainsi.  On  ne 
saurait  qualifier  d'artificiels  ou  d'arbitraires  les 
precedes  qui  viennent  en  aide  a  notre  faiblesse 
et  nous  permettent  de  passer  des  objets  aise- 
ment  discernables  a  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  La 
methode  des  limites  est  done  simplement  de- 
tournee.  Elle  Test  comme  sont  detournees,  en 
Physique,  une  foule  de  demarches  qui  tendent 
a  mettre  a  nu  Faction  de  causes  dont  la  connais- 
sance  directe  nous  echappe. 

Mais  partir  de  la  pour  etablir  une  demarca- 
tion entre  Fidee  des  limites  et  celle  des  infi- 
niment  petits,  pour  rejeter  Tune  et  pour  ad- 
mettre  Fautre,  c'est  ce  qui  sernble  tout  a  fait 
illogique.  Les  deux  idees,  en  effet,  sont  con- 
nexes,  correlatives;  elles  se  complement  et  s'expli- 
quent  mutuellement.  II  n?y  a  pas  de  limite  sans 
un  infiniment  petit  qui  mesure  la  difference;  il 
n'y  a  pas  d'infiniment  petit  sans  une  limite  qui 
est  zero.  On  ne  peut  se  passer  de  la  notion  de 
limite,  sans  tomber  dans  une  metaphysique 
hasardce,  comme  il  est  arrive  au  sublime  inven- 
teur  du  Galcul  infinitesimal  lui-meme;  ou  sans 
recourir  a  des  developpements  algebriques  qui 
masquent  la  vue  des  plus  simples  phenomenes. 


LIMITES.  83 

Notre  grand  Lagrange,  amene  a  definir  selon  sa 
methode  analytique  la  vitesse  dans  le  mouve- 
ment  varie,  la  fait  decouler  de  Finspection  d'un 
polynome  :  «  Done,  en  general,  dit-il,  dans  tout 
mouvement  rectiligne  dans  lequel  Fespace  par- 
couru  est  une  fonction  donnee  du  temps  ecoule, 
la  fonction  prime  (derivee  premiere)  de  cette 
fonction  representera  la  vitesse,  et  la  fonction 
seconde  representera  la  force  acceleratrice  dans 
un  instant  quelconque....  D'ou  Ton  voit  que  les 
fonctions  primes  et  secondes  se  presentent  natu- 
rellement  dans  la  Mecanique  ou  elles  ont  une 
valeur  et  une  signification  determinees...  (').  » 
Comme  si  la  pratique  du  developpement  des 
fonctions  en  series  etait  necessaire  pour  avoir 
Tidee  de  la  force  et  celle  de  vitesse!  Gomme  si 
ces  notions  n'etaient  pas,  dans  notre  esprit,  an- 
terieures  a  Tetude  de  PAlgebre!  Gomme  si  la 
vitesse  ne  nous  paraissait  pas  naturellement 
exprimee  par  le  rapport  de  Fespace  parcouru 
au  temps,  et  comme  si,  dans  le  mouvement 
varie,  cette  expression  ne  nous  semblait  pas 
d'autant  plus  exacte  que  le  temps  est  plus  court 
et  le  mouvement  plus  voisin  de  Funiformite! 

(!)  Theorie  des  fonctions  analytiques,  p.  821. 


84  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS    SCIENCES. 

Sans  doute  Ic  secours  de  FAlgebre  est  indis- 
pensable pour  calculer  effectivement  cette  vi- 
tesse.  Mais  il  ne  faut  pas  confondre  la  recherche 
d'une  valeur  numerique  avec  Fidee  meme  dc 
Fobjet,  avec  sa  definition.  Or  la  definition  que 
le  sens  commun  suggere  contient  implicitement 
Faffirmation  d'une  limite.  Avant  de  savoir  si 
nous  sommes  en  etat  de  la  determiner,  nous  sen- 
tons  qu'elle  existe.  Nous  comprenons  qu'elle  se 
trouve  dans  le  rapport  de  Fespace  parcouru  au 
temps  employe,  et  que  nos  efforts  desormais 
devront  tendre  a  degager  ce  rapport  en  redui- 
sant  indefiniment  la  grandeur  de  la  duree. 

Je  reproduirai  au  sujet  des  limites  la  re- 
marque  deja  faite  sur  les  infiniment  petits. 

Toute  limite  doit  avoir,  avec  Fobjet  variable 
qui  en  approche,  une  certaine  parite  de  consti- 
tution; je  ne  dis  pas  une  identite,  mais  une 
sorte  d'homogeneite.  Une  ligne  nc  peut  pas 
etre  la  limite  d'une  surface  ni  d'une  force.  Les 
lignes  out  pour  limites  des  lignes,  les  surfaces 
ont  pour  limites  des  surfaces.  Des  forces,  des 
durees,  des  vitesses  ont  pour  limites  respectives 
des  forces,  des  durees,  des  vitesses.  Entrc  une 
limite  et  sa  variable,  il  doit  y  avoir  juste  assez 


L1MITES.  8f» 

de  parite  pour  que  celle-ci  puisse  se  rapprocher 
indefmiment  de  celle-la  et  pas  assez  cependant 
pour  que  les  deux  puissent  coincider.  En  dega, 
le  rapprochement  n'est  pas  assez  intime;  au 
dela  il  entraine  la  confusion. 

A  quel  signe  reconnait-on  qu'un  tel  degre  de 
parite  est  atteint  et  n'est  pas  depasse?  Les  Ma- 
thematiques,  d'ordinaire  si  nettes  et  si  precises, 
ne  peuvent  manquer  de  fournir  la  reponse  a 
cette  question. 

Pour  que  deux  objets  n'arrivent  jamais  a  se 
confondre  rigoureusement,  il  faut  qu'il  y  ait 
dans  la  definition  de  Fun  d'eux  un  ou  plusieurs 
elements  incompatibles  avec  la  definition  de 
Fautre.  Les  deux  objets  doivent  etre  fonciere- 
ment,  logiquement  distincts,  et  cette  distinc- 
tion doit  persister,  independamment  de  leur 
degre  de  grandeur  ou  de  petitesse.  Une  ligne 
droite  et  une  lignc  courbe  sont  logiquement 
distinctes,  car  la  definition  de  Fune  implique 
la  Constance  de  direction,  qui  est  precisement 
en  opposition  avec  la  variabilite  de  direction 
de  Fautre.  Une  parallele  a  une  droite  et  une 
oblique  a  cette  meme  droite  ne  peuvent  pas  se 
confondre;  car,  par  definition,  Foblique  a  un 
point  de  rencontre,  tandis  que  la  parallele  n'en 


86  ESSAIS    SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

a  pas,  ou,  ce  qui  revient  au  meme,  en  a  seule- 
ment  a  Finfini.  Au  contraire,  le  diametre  et  la 
corde  d'un  cercle  peuvent  se  confondre,  parce 
que  leurs  definitions  ne  sont  point  incompa- 
tibles.  La  corde  est  definie  :  la  portion  de  droite 
comprise  a  Finterieur  du  cercle  qu'elle  coupe; 
le  diametre  ne  contrevient  pas  a  cette  defini- 
tion. Mais  si  la  corde  etait  definie  :  une  droite 
hors  du  centre,  alors  Fincompatibilite  surgi- 
rait  et  la  coincidence  serait  impossible.  La  pre- 
miere condition  d'une  limite  mathematique  est 
done  qu'il  se  trouve  dans  la  definition  de  cette 
limite  quelque  particularite  incompatible  avec 
la  definition  de  la  variable. 

D'un  autre  cote,  qu'est-ce  qui  permet  le  rap- 
prochement indefini?  Pourquoi  ce  rapproche- 
ment est-il  tantot  possible,  et  tantot  ne  Fest-il 
pas?  Une  ellipse,  par  exernple,  peut  se  rappro- 
cher  indefiniment  d'une  parabole,  et  elle  ne  le 
peut  pas  d'une  hyperbole.  Qu'est-ce  qui  entraine 
cette  difference  de  regime?  Qu'est-ce  qui  met 
une  barriere  absolue  entre  Fellipse  et  Fhyper- 
bole,  tandis  que  la  barriere  s'abaisse  par  degres 
entrc  Fellipse  et  la  parabole? 

L'ellipse  est  logiquement  distincte  de  chacune 
des  deux  autres  coniques,  mais  elle  ne  Fest  pas 


LIMITES.  87 

de  la  meme  maniere.  Vis-a-vis  de  la  parabole, 
1'incompatibilite  des  definitions  eclate  en  ce  que 
1'ellipse  a  deux  foyers  et  la  parabole  n'en  a 
qu'un.  Vis-a-vis  de  1'hyperbole,  1'incompatibilite 
se  manifeste  en  ce  que  la  somme  des  distances 
de  chaque  point  de  1'ellipse  aux  deux  foyers  est 
constante,  tandis  que  dans  1'byperbole  cette 
meme  somme  augmente  continuellement  quand 
le  point  s'ecarte  du  sommet  de  la  courbe.  Les 
consequences  sont  fort  differentes.  Si  Tun  des 
foyers  de  1'ellipse  s'eloigne,  celle-ci  se  rapproche 
de  la  parabole  et  nous  la  voyons  tendre  a  se  con- 
fondre  avec  elle  lorsque  le  foyer  disparait  dans 
les  profondeurs  de  Finfini.  Absolument  comme 
nous  voyons  1'oblique  prendre  la  direction  de  la 
parallele,  quand  le  point  de  rencontre  est  inces- 
samment  recule.  Au  contraire,  dans  1'hyper- 
bole, nous  aurons  beau  faire  varier  la  position 
des  foyers,  la  forme  et  la  grandeur  de  la  courbe, 
toujours  la  somme  des  distances  aux  deux  foyers 
ira  en  augmentant  a  mesure  que  le  point  s'eloi- 
gnera  du  sommet.  Aucun  rapprochement  ne  se 
dessinera  avec  1'ellipse;  1'incompatibilite  defie 
toute  tentative  d'attenuation. 

II  y  a  done  des  differences  de  definition,  dont 
les  effets  ne  sont  pas  les  memes.  Dans  un  cas, 


88  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

1'ecart  entre  les  objets  peut  etre  adouci  a 
volonte;  dans  Fautre  cas,  cet  ecart  persistc,  il 
est  irreductible.  Des  lors  Felement  qui  marque 
1'incompatibilite  entre  les  deux  objets,  qui  en 
est  la  caracteristique,  doit,  dans  le  premier  cas, 
pouvoir  varier  et,  dans  le  second,  il  doit  rester 
invariable.  Ainsi,  quand  un  objet  converge  vers 
un  autre  objet  pris  legitimement  pour  limite, 
nous  pourrons  faire  cette  double  constatation  : 
i°  le  premier  objet  a  dans  sa  definition,  comme 
cela  doit  etre,  un  element  incompatible  avec 
celle  du  second;  2°  cet  element  varie  a  notre  gre 
autant  qu'il  est  necessaire  pour  procurer  un  rap- 
prochement tout  a  fait  in  time. 

La  possibilite  pour  un  objet  variable  de  se 
rapprocher  indefmiment  de  sa  limite  tierit, 
disons-nous,  a  ce  que  cet  objet  contient  implici- 
tement  ou  explicitement,  dans  sa  definition,  un 
element  qui,  au  lieu  d'etre  fixe,  est  susceptible 
de  prendre  toutes  les  nuances  dc  grandeur.  Le 
cercle  etant  designe  comme  la  limite  des  poly- 
gones  reguliers  inscrits  ou  circonscrits,  ceux-ci 
ont  un  element  variable,  a  savoir  le  nombre  des 
cotes  ou  la  longueur  de  chacun  d'cux.  Si  cet 
element  etait  fixe  d'avance,  il  n'y  aurait  plus 


LIMITES.  89 

qu'un  seul  polygone  possible,  au  lieu  de  la 
serie  dont  on  dispose  pour  approcher  incessam- 
ment  du  cercle.  La  parallele  a  une  droite  etant 
prise  pour  limite  des  obliques  menees  du  meme 
point,  il  y  a  un  element  indecis  :  la  distance  du 
point  de  rencontre  de  1'oblique  avec  la  droite. 
La  variation  de  cet  element  permet  la  multi- 
tude infinie  des  obliques.  Le  mouvement  uni- 
forme  etant  considere  comme  la  limite  d'un 
mouvement  varie,  un  element  reste  tacitement 
indetermine  :  la  duree  pendant  laquelle  ce  mou- 
vement varie  s'effectue.  Aussi  peut-on,  en  res- 
treignant  de  plus  en  plus  cette  duree,  obtenir 
un  mouvement  varie  dont  la  difference  avec  le 
mouvement  uniforme  devient  de  moins  en  moins 
sensible. 

En  regie  generale,  le  mecanisme  des  limites 
repose  sur  la  faculte  expresse  ou  tacite  de  faire 
varier  Telement  qui  exprime  Fincompatibilite. 
Grace  a  cette  faculte,  on  est  maitre  dc  Tecart 
entre  les  deux  objets;  on  peut  le  reduire  au- 
dessous  de  toute  grandeur  assignable. 

Dans  la  Geometric,  la  plupart  des  proprietes 
sont  representees  au  moyen  de  longueurs  ou  de 
surfaces  susceptibles  d'augmenter  ou  de  dimi- 
nuer.  La  courbure,  1'inclinaison,  la  vitesse,  1'ac- 


90  ESSAIS    SUR   LA    PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

celeration,  sont  figurees  par  des  lignes  droites 
qui,  dans  une  meme  categoric  d'objets,  varient 
a  volonte.  Cette  indetermination  permet  d'ame- 
ner  graduellement  1'objet  au  voisinage  de  sa  li- 
mite.  Un  cercle,  dont  le  rayon  grandit,  differe  de 
moins  en  moins  de  la  ligne  droite  qui  lui  est  tan- 
gente.  La  sphere,  en  grossissant,  tend  a  se  con- 
fondre  avec  le  plan  sur  lequel  elle  s'appuie.  L'el- 
lipse,  dont  la  ligne  focale  diminue,  se  rapproche 
de  plus  en  plus  du  cercle;  celle  dont  la  ligne 
focale  augmente  se  rapproche  de  la  parabole. 

D'apres  la  definition  meme,  un  objet  variable 
ne  peut  approcher  a  la  fois  de  deux  limites  diffe- 
rentes.  Car  si  peu  que  ces  deux  limites  fussent 
distinctes,  elles  auraient  entre  elles  un  ecart 
exprime  par  une  quantite  finie.  La  variable 
approchant  de  Tune  d'elles  serait  en  meme 
temps  eloignee  de  Fautre,  d'une  quantite  au 
moins  egale  a  1'ecart  suppose.  Elle  ne  pourrait 
done  approcher  de  la  seconde  limite  de  maniere 
a  en  diflerer  de  moins  que  toute  quantite  donnee, 
comme  le  veut  la  definition  generale.  La  dualite 
annoncee  serait  une  vaine  apparence ;  en  realite 
les  deux  limites  n'en  feraient  qu'une  et  se  con- 
fondraient  rigoureusement. 

La  proposition  reciproque    n'est  pas   vraie. 


LIMITES.  91 

Toute  limite  ne  correspond  pas  necessairement 
a  une  seule  variable.  Plusieurs  objets  variables, 
originairement  distincts,  peuvent  tendre  vers 
la  meme  limite,  au  sein  de  laquelle  leurs  diffe- 
rences se  resoudraient  s'ils  pouvaient  effective- 
ment  Fatteindre.  Ces  differences,  nous  le  sa- 
vons,  sont  destinees  a  subsister  toujours;  mais 
elles  s'attenuent  de  plus  en  plus,  et  il  arrive  un 
moment  ou  les  objets  ne  se  distiuguent  plus  les 
uns  des  autres,  par  la  raison  que  chacun  d'eux 
ne  se  distingue  plus  de  la  limite  commune.  Nous 
avons  observe  ce  phenomene  chez  les  infiniment 
petits.  Nous  les  avons  vus,  en  depit  de  leurs 
origines  diverses,  marcher  tous,  quoique  d'un 
pas  inegal,  vers  le  neant.  Zero  est  leur  limite 
commune;  il  Test  pour  les  infiniment  petits  de 
ligne  comme  pour  les  infiniment  petits  de  sur- 
face, de  volume,  de  force. 

Dans  le  domaine  des  quantites  finies,  une  telle 
generalite  ne  se  rencontre  pas.  La  limite  doit, 
avant  tout,  etre  homogene  a  la  variable.  Sous 
cette  reserve,  elle  peut  etre  le  but  commun  offert 
a  une  foule  de  variables  distinctes.  Le  cercle 
est  aussi  bien  la  limite  des  polygones  inscrits 
que  des  polygones  circonscrits.  L'espece  de 
ces  polygones  n'est  pas  d'ailleurs  designee;  on 


9'^  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

pourrait  indifferemment  partir  du  triangle  et 
aller  toujours  en  doublant,  ce  qui  donnerait 
1'hexagone,  le  duodecagone,  etc.;  ou  partir  du 
pentagone,  qui  fournirait  le  decagone,  les  poly- 
gones  de  vingt,  de  quarante  cotes,  etc.  Toutes 
ces  series  convergeraient  egalement  vers  le 
cercle.  On  pourrait  meme  adopter  un  contour 
polygonal  non  regulier;  il  suffirait  que  ses  som- 
mets  s'appuient  sur  la  circonference,  ou  qu'ils 
s'en  approchent  indefiniment  suivant  une  loi 
donnee. 

Une  meme  limite  peut  done  etre  abordee  par 
des  voies  tres  diverses.  Ge  point  a  une  extreme 
importance.  En  effet,  si  la  variable  a  laquelle  on 
avait  d'abord  songe  pour  repandre  quelque  jour 
sur  les  proprietes  dc  la  limite  ne  donne  pas  sa- 
tisfaction, si  elle  parait  trop  compliquee,  d'un 
maniement  difficile,  il  est  loisible  de  la  rejeter  et 
de  lui  en  substituer  une  autre,  admettant  la 
meme  limite,  mais  repondant  mieux  a  sa  desti- 
nation. Les  polygones  irreguliers,  par  exemple, 
ne  permettant  pas  d'arriver  aisement  a  la  con- 
naissance  des  proprietes  du  cercle,  on  leur  sub- 
stitue  des  polygones  reguliers,  qui  tendent  a  la 
meme  limite,  et  dont  la  mesure  est  beaucoup 
plus  simple  et  rapide.  Les  geometres  usent  fre- 


LIMITES. 


quemment  de  cette  faculte;  c'est  meme  la  une 
des  parties  les  plus  interessantes  de  leur  tache. 
Us  ont  a  demeler,  au  milieu  de  beaucoup  de  va- 
riables possibles,  le  systeme  le  mieux  approprie, 
et  ce  choix  exerce  une  influence  decisive  sur  la 
solution. 

La  conception  des  limites  n'est  pas  speciale 
aux  Mathematiques.  Elle  a  trouve  dans  cette 
Science  son  expression  la  plus  precise  et  son  em- 
ploi  le  plus  regulier;  mais  elle  repond  a  un  be- 
soin  general  et  fort  eleve  de  Fesprit  humain.  En 
toutes  choses  Fhomme  aspire  a  un  but  plus  noble 
que  celui  qu'il  peut  atteindre.  Dans  le  domaine 
du  beau  et  du  bien  comme  dans  celui  du  vrai,  il 
poursuit  ardemment  un  ideal,  une  perfection 
dont  la  possession  est  interdite  a  ses  efforts.  II 
essaye  d'en  approcher  et,  tout  en  sentant  son 
impuissance  finale,  il  concoit  la  possibilite  d'une 
evolution  qui  restreigne  de  plus  en  plus  Fecart 
inevitable.  II  a  sinon  Fesperance,  du  moins  Fin- 
tuition  d'un  progres  indefmi.  Quand  cc  progres 
meme  disparait  dans  un  lointain  obscur,  que  sa 
realisation  devient  problematique,  Fbomme  sent 
encore  qu'il  existe  un  type  necessaire,  une  limite 
-  pour  employer  le  langage  des  mathematiciens 


94  ESSAIS    SUR    LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

vers  laquelle  la  chose  contingente  et  ina- 
chevee  est  destinee  a  graviter.  Place  sur  le  ter- 
rain geometrique,  il  y  apporte  son  besoin  d'ideal 
et  de  perfection.  II  vent  des  figures  sans  defaut, 
des  lignes  sans  largeur,  des  surfaces  sans  epais- 
seur.  Entoure  de  discontinu  et  d'heterogenc,  il 
cherche  le  continu  et  I'homogene.  Derriere  la 
ligne  brisee,  aux  cotes  decroissants,  il  apergoit 
la  courbe,  sur  laquelle  les  changements  de  direc- 
tion s'effacent.  A  la  variation  par  degres  succes- 
sifs,  il  substituc  la  variation  par  nuances  insen- 
sibles.  Tout  se  fond,  tout  s'harmonise  dans  son 
esprit,  plus  que  dans  la  realite.  Ainsi  apparait 
la  notion  de  limite,  idealisant  chaque  sujet  de  la 
pensee  et  chaque  objet  de  la  Nature,  avant  de 
devenir  un  instrument  de  decouvertes  incompa- 
rable. 


CHAPITRE  VI. 

DE    LA    METHODS    INFINITESIMALS. 


Des  quantites  variables,  convergeant  vers 
leurs  limites  respectives,  peuvent  avoir  entre 
clles  certaines  relations.  Si  ces  relations  se 
maintiennent  pendant  toute  la  duree  de  la  con- 
vergence, ou  pour  toute  valeur  des  variables, 
elles  existent  egalement  entre  les  limites  elles- 
memes.  Elles  s'etendent  de  droit  a  ces  dcr- 
nieres,  bien  qu'on  ne  sache  pas  les  etablir 
directement  pour  elles.  Ainsi,  unc  relation 
etant  reconnue  entre  la  surface  d'un  polygone 
regulier,  son  perimetre  et  la  perpendiculaire 
abaissee  du  centre  sur  Tun  des  cotes,  ou  apo- 
theme,  cette  meme  relation  existera  entre  la 
surface  du  cercle  circonscrit,  sa  circonference 
et  son  rayon,  qui  sont  les  limites  respectives 
vers  lesquelles  tendent  les  elements  du  poly- 
gone,  a  mesure  qu'on  augmente  le  nombre  des 
cotes. 


96  ESSAIS    SUR   L\   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

Ce  principe  general  est  une  consequence 
directe  de  la  conception  des  limites  et  son  evi- 
dence ne  semble  pas  contestable.  Comment, 
en  effet,  une  relation  subsistant  entre  les  va- 
riables, a  tous  leurs  etats  de  grandeur,  pour- 
rait-elle  ne  pas  s'appliquer  aux  limites?  A  quel 
moment  se  ferait  la  rupture?  Quelle  place  lui 
assigner  dans  cet  espace  indefiniment  resserre 
qui  separe  les  variables  de  leurs  limites? 

Les  geometres  precisent  davantage  la  demon- 
stration; jc  la  resume,  malgre  son  aridite,  a 
cause  de  1'extreme  importance  du  principe. 

S'il  y  avait  une  difference,  disent-ils,  entre 
la  relation  qui  convient  aux  variables  et  celle 
qui  conviendrait  aux  limites,  cette  difference 
pourrait  etre  concue  comme  equivalente  a  une 
certaine  quantite,  susceptible  ou  non  d'etre 
exprimee  par  des  chiffres,  mais  en  tout  cas  finic. 
Or,  dans  la  relation  afferente  aux  variables, 
rcmplagons  chacune  d'elles  par  sa  limitc.  II  en 
resultera  autant  de  causes  d'erreur  qu'il  y  a  de 
variables,  et  chaque  cause  d'erreur  sera  mesuree 
par  Fecart  existant  entre  la  valeur  actuelle  dc 
la  variable  et  la  valeur  fixe  de  la  limite.  Ccs 
diverses  causes  d'erreur  se  trouvent  d'ailleurs 
amplifiees  et  multipliees  par  suite  des  opera- 


DE    LA   METHODS    INFINITESIMALS.  97 

tions  ou  etaient  engagees  les  variables  et  ou  les 
limites  sont  engagees  a  leur  tour.  Quel  que  soil 
le  resultat  de  cette  amplification,  Ferreur  finale, 
due  a  Fintroduction  d'une  limite,  pourra  etre 
representee  par  Fecart  correspondant,  multiplie 
par  un  nombre  plus  ou  moins  grand,  commen- 
surable ou  non,  mais  fini.  Bref  Ferreur  prove- 
nant  de  la  substitution  de  toutes  les  limites  aura 
pour  expression  une  somme  de  termes  egaux 
chacun  au  produit  d'un  certain  ecart  par  une 
quantite  finie.  Mais  chaque  terme  pent  etre 
rendu  aussi  faible  qu'on  veut,  par  un  rappro- 
chement convenable  de  la  variable  et  de  la 
limite  ou  par  une  reduction  suffisante  de  1'ecart. 
Done  la  somme  aussi  peut  etre  ameriee  au-des- 
sous  de  toute  quantite  finie  et,  par  consequent, 
au-dessous  dc  la  difference  qu'on  a  supposee 
exister  entre  la  relation  convenant  aux  variables 
ct  celle  qui  devrait  convenir  aux  limites.  Cette 
difference  n'existe  done  pas. 

Ce  raisonnement  par  Fabsurde  (j'emploie  le 
mot  consacre)  suppose  tacitement  qu'aucun  des 
termes  engendres  par  la  substitution  des  limites 
aux  variables  ne  puisse  devenir  infini.  G'est  le 
cas  habituel.  Gar  les  fonctions  sont  continues, 
comme  les  variables  dont  elles  dependent,  et 

i 


98  ESSAIS   SUR  LA    PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

tout  accroissement  infiniment  petit  de  la  va- 
riable fait  croitre  infiniment  peu  la  fonction. 
Des  lors,  quand  on  substitue,  dans  la  relation, 
une  limite  a  sa  variable  --  ce  qui  revient  a  mo- 
difier infiniment  peu  celle-ci  -  -  les  expressions 
ou  la  variable  figure  doivent  s'en  ressentir  tres 
faiblement  et  ne  sauraient  prcndre  des  valeurs 
infinies. 

Dans  certaines  circonstances  cependant  les 
choses  se  passent  autrement.  Si  Ton  a  affaire,  je 
suppose,  a  la  tangente  trigonometrique  d'un 
angle,  et  si  cet  angle  approche  de  quatre-vingt- 
dix  degres,  un  tres  petit  accroissement  suffit  a  le 
rendre  droit  et  la  tangente  devient  infinie.  La 
substitution  de  la  limite  a  sa  variable,  ou  de 
Tangle  droit  a  Tangle  aigu  voisin,  fait  naitre 
ainsi  un  terme  infini  et  le  raisonnement  manque 
de  base.  Mais  il  faut  voir  de  pres  la  situation. 

Le  geometre  sait  interpreter  Tapparition  de 
Tinfini  dans  une  equation;  il  n'ignore  pas  qu'elle 
est  Tindice  d'une  disposition  particuliere,  dont 
il  ne  s'etait  pas  preoccupe  en  abordant  le  pro- 
bleme.  II  raisonnait  sur  des  obliques  ct  il  se 
trouve  en  presence  de  paralleles.  II  observait 
des  ellipses  et  il  rencontre  une  parabole.  II  re- 
cherchait  un  mouvement  plus  ou  rnoins  lent 


DE   LA   METHODE   INFINITESIMALE.  99 

et  il  aboutit  au  repos,  c'est-a-dire  a  la  nega- 
tion de  tout  mouvement.  Rien  de  surprenant  a 
ce  que  les  relations  etablies  dans  Thypothese 
primitive  ne  conviennent  pas  a  un  type  si  dif- 
ferent. Mais  le  principe  lui-meme  n'en  est  pas 
affecte,  car  il  n'y  a  plus  en  realite  de  limite  : 
Fentree  en  scene  de  1'infini  la  supprime.  L'infini 
ne  saurait  constituer  une  limite;  son  nom  1'in- 
dique.  II  est,  de  sa  nature,  vague,  indetermine, 
tandis  que  toute  limite  est  essentiellement  fixe 
et  precise,  c'est-a-dire  finie. 

Nous  prenons  quelquefois  le  change  a  la  suite 
de  locutions  mal  appropriees.  Par  exemple,  la 
parallele  etant  la  limite  des  obliques,  nous  par- 
Ions  de  la  distance  au  point  de  rencontre  comme 
si  elle  avail  I'mfmi  pour  limite.  La  est  Ferreur 
de  langage.  La  limite,  susceptible  de  figurer 
dans  les  calculs,  est  non  pas  cette  distance,  mais 
la  direction,  ou  Tangle  que  les  obliques  forment 
avec  une  certaine  base  et  qui  devient  egal  a 
Tangle  forme  par  la  parallele.  De  mcme,  dans 
le  rapprochement  de  la  parabole  et  des  ellipses, 
la  limite  n'est  pas  la  longueur  infinie  qui  separe 
les  deux  foyers,  mais  bien  la  direction  de  la 
droite  qui  joint  le  point  de  la  courbe  au  second 
foyer,  et  dont  le  parallelisme  avec  1'axe  de  1'el- 


100  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

lipse  s'accuse  de  plus  en  plus.  Le  mot  de  limite 
etant  ramene  a  son  vrai  sens,  le  principe  de- 
meure  toujours  applicable. 

II  est  facile  de  prevoir  le  parti  que  les  geo- 
metres  ont  du  tirer  d'une  proposition  aussi  gene- 
rale.  En  toute  question  ou  les  relations  entre  les 
elements  reels  ne  sont  pas  directement  apercues, 
il  y  aura  lieu  de  determiner  un  systeme  de 
variables  ayant  pour  limites  respectives  ces  ele- 
ments reels.  Si  Ton  sait  trouver  les  relations 
existant  entre  les  variables,  elles  seront  du  meme 
coup  decouvertes  entre  les  limites.  Car  il  suffira 
d'introduire  dans  les  equations  la  condition  du 
passage  aux  limites,  ou  d'exprimer  que  les  va- 
riables different  infiniment  peu  de  la  valeur  de 
leurs  limites. 

Ainsi  la  mesure  du  cercle  ou  la  relation  entre 
la  surface,  la  circonference  et  le  rayon,  est  rem- 
placee  par  la  mesure  du  polygone,  c'est-a-dire 
par  la  relation  analogue,  beaucoup  plus  facile  a 
discerner,  entre  la  surface,  le  perimetre  et  Tapo- 
theme.  L'inclinaison,  sur  Taxe  des  abscisses,  de 
la  tangente  a  une  courbe  est  remplacee  par  Fin- 
clinaison  de  la  secante,  qui  tournera  insensible- 
ment  autour  du  point  de  contact.  Les  espaces 


DE    LA    METHODE    INFINITESIMALS.  IOI 

parcourus  par  un  mobile,  sous  Finfluence  (Tune 
force  continuellement  variable,  sont  remplaces 
par  les  espaces  parcourus  sous  1'influence  d'une 
force  variant  par  echelons  et  constante  pendant 
chacun  des  petits  intervalles.  La  courbure  d'une 
ligne,  de  forme  quelconque,  est  remplacee  par 
celle  d'un  cercle  passant  par  trois  points  de  la 
courbe,  qui  deviendraient  de  plus  en  plus  voisins. 
Si  la  relation  entre  les  elements  substitues  peut 
etre  obtenue,  le  probleme  se  trouvera  resolu. 

Yoila  1'objet  essentiel  de  la  methode  infini- 
tesimale.  Elle  sc  propose  de  remplacer  les  ele- 
ments reels  par  des  elements  fictifs,  susceptibles 
d'en  approcher  indefiniment,  et  elle  s'applique 
a  determiner  pour  les  seconds  les  relations  qu'on 
ne  savait  pas  etablir  pour  les  premiers.  Cette 
mission  lui  a  merite  le  nom  de  methode  indi- 
recte.  En  effet,  elle  ne  va  pas  droit  au  but, 
comme  la  methode  algebrique  ordinaire.  Elle 
n'opere  pas  sur  les  elements  proposes.  Elle  fait 
un  detour;  elle  opere  sur  un  probleme  a  cote, 
artificiellement  construit.  Mais  il  scrait  difficile 
d'imaginer  rien  de  plus  ingenieux,  ni,  en  meme 
temps,  rien  de  plus  conforme  a  la  tendance 
generale  de  notre  esprit,  developpee  par  les  cir- 
constances  au  milieu  dcsquelles  nous  agissons. 

7* 


102  ESSAIS   SUR   LA   I>HILOSOPIIIE   DES   SCIENCES. 

Quc  de  fois  nous  sommes-nous  vus  dans  Fim- 
puissance  de  surmonter certains  obstacles!  Alors 
1'experience  nous  apprend  a  choisir  une  voie 
plus  longue,  mais  plus  accessible.  La  methode 
infmitesimale  ne  fait  pas  autrement.  Elle  tourne, 
elle  aussi,  la  difficulte  et  parvient  au  but  par  un 
circuit,  dont  elle  a  su  faire  un  procede  regulier 
et  systematique. 

La  mise  en  ceuvre  n'est  pas  toujours  simple. 
Souvent  meme  elle  depasse  les  forces  des  plus 
grands  geometres.  Soit  qu'on  reste  dans  le 
domaine  des  Mathematiques  pures,  soit  qu'on 
poursuive  la  connaissance  des  lois  naturelles,  il 
peut  etre  fort  malaise  :  i°  de  trouver  un  systemc 
de  variables  appropriees,  c'est-a-dire  ayantpour 
limites  respectives  les  quantites  donnees;  2°  de 
decouvrir  les  relations  entre  ces  variables,  afin 
de  les  etendre  a  leurs  limites. 

Je  ne  parlerai  pas  de  cette  seconde  partie,  sur 
laquelle  il  n'est  possible  de  tracer  aucune  regie. 
Tout  depend  evidemment  de  la  sagacite  de 
1'analyste.  Son  habitude,  sa  clairvoyance,  jc 
dirai  son  inspiration,  le  guident  dans  cette  re- 
cherche incertaine.  Pour  la  premiere  partie,  au 
contraire,  d'utiles  indications  sont  donnees  par 
la  methode  infinitesimale. 


DE   LA    METHODE    INFINITESIMALS.  1O3 

Tout  d'abord  1'analyste  sail  qu'il  n'est  pas 
enferme  dans  un  seul  systeme  de  variables. 
Plusieurs  variables  distinctes  pouvant  avoir  la 
meme  limite,  il  exerce  un  choix  sur  les  elements 
lictifs  a  substituer  aux  elements  reels.  II  peut, 
en  un  mot,  aborder  le  probleme  par  divers 
cotes.  Pour  qu'il  ne  s'egare  pas  dans  ce  choix 
preliminaire,  la  methode  suggere  certaines  res- 
trictions. Notamment,  aucune  variable  ne  doit 
etre  admise  si  elle  ne  satisfait  pas  a  la  condition 
qu'entre  elle  et  sa  limite,  la  difference  soit  sus- 
ceptible de  devenir  infiniment  petite.  La  meme 
condition  devant  etre  remplie  par  toutes  les  va- 
riables tendant  a  la  meme  limite,  leurs  diffe- 
rences mutuelles  doivent  descendre  au-dessous 
de  toute  grandeur.  Si  done  les  limites  sont  des 
infiniment  petits  (comme  il  advient  de  Tare  de 
cercle  vers  lequel  converge  le  cote  decroissant 
d'unpolygone),  les  variables  susceptibles  deleur 
etre  substitutes  devront  etre  aussi  des  infiniment 
petits,  et  des  infiniment  petits  du  meme  ordre. 
Telle  est  la  condition  indispensable  imposee  a 
toute  quantite  qui  remplace  un  element  reel  du 
probleme  :  elle  ne  doit  en  differer  que  d'une 
quantite  infiniment  petite  par  rapport  a  lui- 
meme. 


104  ESSAIS    SUR   LA    PH1LOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

Les  geometres  sont  ainsi  conduits  a  faire  un 
premier  depart  parmi  les  quantites  qui  parais- 
sent  de  nature  a  etre  utilisees.  Par  exemple, 
dans  le  probleme  deja  cite  de  la  tangente  a  unc 
courbe,  1'accroissement  dc  1'abscisse,  celui  de 
Fordonnee,  Fare  de  courbe  correspondant  a  cet 
accroissement,  la  corde,  la  portion  de  la  tan- 
gente intercepted  entre  les  deux  ordonnees,  sont 
des  infiniment  petits  du  premier  ordre;  au  con- 
traire,  la  portion  de  Fordonnee  comprise  entre 
la  tangente  et  la  courbe  est  un  infiniment  petit 
du  second  ordre.  Gelui-ci  ne  peut  done  etre 
employe  a  la  place  d'un  de  ceux-la.  Le  mouve- 
merit  d'un  point  materiel  sur  une  courbe,  sous 
Faction  d'une  force  continue,  est  souvent  de- 
compose en  deux  :  Fun  sc  poursuivant  le  long 
de  la  tangente,  en  vertu  de  la  vitesse  acquise  et 
de  la  seule  composante  tangentielle  de  la  force 
motrice;  Fautre  dirige  vers  le  centre  de  cour- 
bure,  sous  Finfluence  de  la  seule  composante 
normale  a  la  courbe.  L'espace  parcouru  dans  le 
mouvement  tangentiel  est  un  infiniment  petit 
du  premier  ordre,  tandis  que  Fespace  parcouru 
dans  le  sens  de  la  normale  est  un  infiniment 
petit  du  second  ordre.  Si  done  ces  espaces  en- 
trent  comme  limites  dans  une  combinaison,  les 


DE   LA   METHODE    INFINITESIMALS.  IO5 

variables  correspondantes  seront  aussi  d'ordres 
differents. 

La  deuxieme  regie,  suite  de  la  precedente, 
merite  une  mention  speciale,  car  non  seulement 
elle  rend  de  tres  grands  services,  mais  elle  re- 
pand  une  vive  lumiere  sur  la  rigueur  des  pro- 
cedes  de  1' Analyse  infinitesimale.  Elle  a  une 
portec  a  la  fois  mathematique  et  philosophique. 

Cette  regie  se  formule  ainsi  :  «  Deux  quan- 
tites  variables  finies,  dont  la  difference  est  sus- 
ceptible de  devenir  infiniment  petite,  peuvent 
etre  a  tout  moment  substitutes  Tune  a  1'autre 
dans  les  calculs.  » 

Ces  deux  variables  ont  necessairement  la 
meme  limite.  Car  si  elles  avaient  des  limites  dis- 
tinctes,  celles-ci  difTereraient  entre  elles  d'une 
quantite  finie,  superieure  par  consequent  a  la 
difference  entre  les  quantites  donnees,  laquelle 
est  susceptible  de  devenir  infiniment  petite.  Ces 
variables,  ayant  done  la  meme  limite,  peuvent 
etre  remplacees  Tune  par  1'autre  et  il  n'en  saurait 
resulter  aucune  modification  dans  le  resultat 
final.  Soit  qu'on  opere  sur  1'une,  soit  qu'on  cut 
opere  sur  1'autre,  forcement,  quand  onvient  aux 
limites,  on  doit  tomber  sur  les  memes  valeurs. 
Ainsi  1'apparente  cause  d'erreur,  apportee  a  un 


I06  ESSA1S   SUR   LA   PIIILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

calcul  par  la  substitution  d'une  quantite  a  une 
autre,  susceptible  d'en  differer  infiniment  peu, 
ne  peut  se  faire  sentir  sur  la  determination  de 
la  limite.  Cette  cause  d'erreur  est  destinee  a  s'e- 
vanouir  et  s'evanouit  en  effet  au  moment  ou  les 
quantites  variables  sont  abandonnees  et  ou  les 
limites  sont  seules  enjeu. 

Les  equations  entre  les  variables  sont  des 
equations  d'attente  ou  de  transition.  Elles  sont 
etablies  provisoirement  et  servent  a  conduire 
aux  equations  entre  les  limites.  Si  j'ecris  que 
((  la  surface  du  polygone  regulier  inscrit  dans  un 
cercle  est  egale  au  perimetre  multiplie  par  la 
moitie  de  I'apotheme  »,  je  cree  une  equation 
transitoire.  Mon  intention  n'a  pas  etc  d'en  rester 
la;  je  me  suis  propose  de  parvenir  a  une  relation 
finale,  dans  laquelle  la  surface  du  poly  gone,  le 
perimetre  et  Fapotheme  seront  respectivement 
remplaces  par  la  surface,  la  circonfererice  et  le 
rayon  du  cercle.  Dans  cette  equation  d'attente, 
jc  puis,  sans  compromettre  le  resultat  poursuivi, 
remplacer  les  quantites  employees  par  d'autres 
dont  les  differences  sont  susceptibles  de  devenir 
infiniment  petites.  Je  pourrai  notamment  les 
remplacer  par  la  surface,  le  perimetre  et  1'apo- 
theme  dupolygone  circonscrit,  ou  parlesmemes 


DE   LA  METHODS    INFINITESIMALS.  107 

elements  d'un  polygone  regulier  d'une  autre 
espece.  Toutes  ces  substitutions,  n'entrainant 
que  des  differences  en  voie  de  s'evanouir,  n'au- 
ront  aucune  influence  sur  la  solution.  Elles  n'em- 
pecheront  pas  de  trouver  les  memes  limites, 
puisque,  a  aucun  moment,  des  substitutions 
faites  dans  de  telles  conditions  n'ont  la  vertu 
de  changer  les  limites. 

Ce  qui  est  vrai  de  deux  quantites  fmies  est 
egalement  vrai  de  deux  infmiment  petits  du 
meme  ordre,  dont  la  difference  converge  vers 
un  ordre  superieur.  Ges  deux  infiniment  petits 
ont  la  meme  limite  et  leur  substitution  mutuelle, 
n'importe  a  quel  moment,  ne  saurait  modifier 
le  resultat  final. 

L'analyste  a  des  lors  devant  lui  un  moyen 
puissant  de  simplifier  et  d'accelerer  les  opera- 
tions. II  peut  non  seulement  au  debut,  mais  au 
cours  des  calculs,  remplacer  les  quantites  va- 
riables d'abord  choisies  par  d'autres  qui  en  dif- 
ferent infiniment  peu  par  rapport  a  elles-memes. 
II  peut  aussi  supprimer  purement  et  simple- 
ment,  dans  une  equation,  tous  les  infiniment 
petits  d'un  ordre  superieur  a  ceux  dont  il  fait 
emploi  pour  la  determination  des  limites.  II  n'a 
point  a  s'en  excuser,  en  alleguant  qu'il  les  ne- 


108  ESSAIS    SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

glige  «  comme  des  grains  de  sable  par  rapport  a 
la  mer  (')  ».  II  les  neglige,  parce  que  ces  infi- 
niment  petits  d'un  ordre  superieur  sont  sans  in- 
fluence sur  les  limites.  II  ne  se  prevaut  pas  d'une 
approximation  poussee  tres  loin ;  mais  il  use 
d'un  droit  rigoureux,  absolu,  et  ses  conclusions 
sont  aussi  certaines  que  les  theoremes  d'Euclide. 
Tel  est  le  grand  principe  de  la  simplification 
des  equations  infinitesimales :  principe  sur  lequel 
on  a  taut  discute,  et  qui  n'a  pas  toujours  ete  pre- 
sente  d'une  maniere  satisfaisante  (2).  Quand  on 
en  penetre  bien  1'esprit,  on  y  puise  la  conviction 
non  seulement  de  1'entiere  exactitude  des  pro- 


(1)  Parole  celebre  attribuee  a  Leibnitz.  Ce  ne  serait  pas 
la  premiere  fois  —  ni   la    derniere  —  qu'un  inventeur  de 
genie  n'aurait  pas  apercu  immediatement  la  raison  philoso- 
phique  de  sa  decouverte. 

(2)  L'illustre  Lazare  Garnot,  dans  le  but  de  justifier  la 
rigueur  du  Galcul  infinitesimal,  encore  imparfaitement  eta- 
blie  de  son  temps,  avail  imagine  une  explication  fort  inge- 
nieuse,  mais,   selon  moi,   assez  peu  philosopliique  :   «   En 
negligeant,  dit-il,  comme  absolument  nulles,  les  quantites 
qui  peuvent  etre  supposees  aussi  petites  qu'on  vent,  lors- 
qu'elles  se  trouvent  ajoutees  a  d'autres  qui  ne  peuvent  de 
meme  etre  supposees  aussi  petites  qu'on  veut,  ou  qu'elles 
s'en  trouvent  retranchees,  il  est  evident  que  les  erreurs  qui 
pourront  en  naitre  dans  le  cours  du  calcul  ou  en  affecter  le 
resultat  pourront  etre  pareillement  supposees  aussi  petites 
qu'on  le  voudra;   done  il  restera  dans  ce  resultat  quelque 
chose  d'arbitraire,  ce  qui  est  contre  1'hypothese,  puisque 
toutes  les  quantites  arbitrages  sont  supposees  entierement 


DE    LA   METHODS    INFINITESIMALE.  109 

cedes  analytiques,  mais  encore  de  leur  parfaite 
similitude  avec  ceux  de  1'Algebre  ordinaire.  Une 
fois  la  mise  en  equation  obtenue,  on  fait  usage 
d'un  mecanisme  egalement  sur;  on  recherche 
des  quantites  non  moins  fixes  et  determinees,  a 
savoir  deslimites,  et  Ton  parvient  a  des  resultats 
tout  aussi  exempts  d'erreurs  meme  minimes. 

La  methode  infmitesimale  se  resume  done  dans 
cette  double  operation  : 

i°Remplacer  les  elements  reels  de  la  question 


eliminees.  »  (Reflexions  sur  la  Metaphysique  du  Calcul 
infinitesimal,  4e  edition,  page  24.) 

Le  raisonnement  de  Garnot  repose  sur  ce  fait  que  les  ope- 
rations du  Galcul  infinitesimal,  conduisant  loujours  a  des 
relations  entre  quantites  finies,  eliminent  par  consequent 
les  infiniment  petits  qui  figuraient  a  tort  et  des  lors  red  res- 
sent  ou  compensent  les  erreurs  qui  avaient  pu  etre  com- 
mises  dans  les  equations  du  debut  et  qu'il  appelait  pour  ce 
motif  imparfaites  :  «  J'appelle,  dit-il,  equation  impar- 
faite,  toute  equation  dont  1'exactitude  rigoureuse  n'est  pas 
demontree,  mais  dont  on  sail  cependant  que  1'erreur,  s'il 
en  existe  une,  peut  etre  supposee  aussi  petite  qu'on  le  veut; 
c'est-a-dire  telle  que,  pour  rendre  cette  equation  parfaite- 
ment  exacte,  il  suffit  de  substituer  aux  quantites  qui  y  en- 
trent,  ou  seulement  a  quelques-unes  d'entre  elles,  d'autres 
quantites  qui  en  different  infiniment  pen.  »  (Idem,  page  3o.) 
Les  equations  imparfaites  de  Garnot  sont  des  equations  de 
transition,  ainsi  que  nous  les  avons  nommees,  parfaitement 
exactes,  en  ce  sens  qu'elles  sont  le  prelude  d'un  passage 
aux  limites  dans  lequel  les  infiniment  petits  d'ordre  supe- 
rieur  ne  jouent  aucun  role. 


110  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

par  des  elements  auxiliaires  susceptibles  de  se 
rapprocher  indefiniment  des  premiers ; 

2°  Supprimer  purement  et  simplement  au 
cours  des  calculs  les  quantites  susceptibles  de 
devenir  infiniment  petites  par  rapport  a  celles 
dont  on  se  propose  de  determiner  les  limites. 

La  simplicite  theorique  ne  laisse  rien  a  desi- 
rer.  Mais,  en  pratique,  la  methode  ainsi  pre- 
sentee entraine  de  serieux  inconvenients.  L'obli- 
gation  ou  Ton  se  met,  sur  chaque  question,  de 
commencer  par  un  detour  en  vue  de  trouver  des 
variables  pouvant  avoir  pour  limites  les  ele- 
ments donnes,  ramene  toute  la  serie  des  consi- 
derations propres  a  ce  genre  de  recherches.  II 
semble  cependant  qu'on  cut  du  etre  edifie  une 
fois  pour  toutes.  Quelle  necessite,  par  exemple, 
de  rappeler  a  tout  propos  qu'une  courbe  est 
la  limite  des  polygones  dont  le  nombre  des 
cotes  augmente  sans  cesse?ou  qu'un  mouvement 
varie  est  la  limite  d'une  succession  de  mouve- 
ments  uniformes  dont  la  duree  diminue  indefi- 
niment? 

S'exprimer  ainsi  revient  a  dire  que  les  petits 
arcs  de  courbe  different  de  leurs  cordes,  et 
les  petits  mouvements  varies  des  mouvements 
uniformes,  de  quantites  infiniment  petites  par 


DE   LA  METHODS    INFINITESIMALE.  I  1  [ 

rapport  a  eux-memes.  Or,  deux  variables,  dont 
la  difference  devient  infiniment  petite  par  rap- 
port a  elles-memes,  peuvent  etre  remplacees 
Tune  par  Fautre,  sans  risque  d'erreur  dans  Ic 
resultat  final.  De  la  a  declarer  que  les  petits  arcs 
de  courbe  sont  assimilables  a  des  lignes  droites, 
et  les  petits  mouvements  varies  a  des  mouve- 
ments  uniformes;  ou  mieux  encore  :  a  dire  tout 
net  que  les  petits  arcs  de  courbe  sont  recti- 
lignes  et  que  les  petits  mouvements  varies  sont 
uniformes,  il  n'y  a  evidemment  qu'un  pas.  Et 
ce  pas  a  ete  francbi  par  Leibnitz  et  par  ses  dis- 
ciples. 

II  faut  s'en  feliciter,  car  c'est  Forigine  du 
grand  essor  donne  a  F Analyse  infinitesimale. 
Cette  Science  n'est  veritablement  entree  dans  le 
domaine  public  que  le  jour  ou  il  a  ete  admis  : 
que  les  courbes  sont  composees  d'une  infinite  dc 
lignes  droites  infiniment  petites,  ou  d^ 'elements 
rectilignes;  que  le  mouvementvarie  est  compose 
d'une  infinite  dc  mouvements  uniformes  infini- 
ment courts,  ou  &  elements  uniformes;  qu'une 
surface  courbe  est  composee  d'une  infinite  dc 
surfaces  planes  infiniment  petites,  ou  &  elements 
plans;  que  le  refroidissement  d'un  corps  s'opere 
par  tine  succession  de  refroidissements  elemcn- 


112  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

laires  pendant  chacun  desquels  la  vitessc  de- 
meure  constante,  etc.  En  un  mot,  les  grandeurs 
de  toute  nature  ont  ete  decomposers  idealement 
en  elements  plus  simples,  entre  lesquels  il  devient 
possible,  a  raison  de  cette  simplicite  meme, 
d'etablir  des  relations  qui  se  derobent  quarid  on 
veut  les  poursuivre  directement  entre  les  ele- 
ments reels. 

Ge  mode  de  decomposition  ou,  pour  parler 
plus  correctement,  I 'assimilation  des  elements 
reels  aux  elements  fictifs  est  manifestement  legi- 
time.  Au  fond  c'est  une  fagon  voilee  et  expedi- 
tive  de  pratiquer  la  methode  des  limites.  On 
suppose  parcourue,  sans  Tenoncer,  toute  la  serie 
prealable  des  investigations  et  des  raisonne- 
mcnts  impliques  dans  cette  methode.  On  s'ap- 
puie  sur  elle  tacitement,  mais  tres  directement. 
On  lui  doit,  par  consequent,  la  rigueur  dont  le 
procede  expeditif  a  besoin. 

La  liaison  n'a  pas  etc  reconnue  tout  d'abord. 
Leibnitz  allant  droit  a  la  verite,  sans  passer  par 
les  intermediaires  imposes  au  commun  des  hom- 
ines, n'a  pas  formule  la  raison  de  sa  decouverte. 
II  s'est  borne  a  la  justifier  par  d'eclatants  ser- 
vices; il  a  donne  comme  en  se  jouant  la  solution 
de  problemes  reputes  jusqu'alors  inabordables. 


DE    LA   METHODE    INFINITESIMALS.  1(3 

Mais  aujourd'hui  il  n'est  plus  permis  de  se  con- 
tenter  d'une  demonstration  en  quelque  sorte 
experimentale,  ni  d'affirmer  sur  la  foi  du  genie. 
II  est  necessaire  de  faire  reposer  1'edifice  sur  des 
bases  indiscutables.  La  theorie  des  limites  a  pu 
seule  les  lui  fournir. 

La  methode  d'assimilation  ou  methode  leib- 
nitzienne,  precisement  par  les  facilites  qu'elle 
offre,  par  la  rapidite  a  laquelle  elle  convie  les 
operateurs,  n'est  pas  cxempte  de  certains  dan- 
gers. Faute  d'une  attention  suflisante,  on  est 
expose  a  assimiler  des  elements  au  fond  tres  dis- 
semblables,  car  ils  ne  sont  pas  du  meme  ordre 
de  petitesse.  Le  mouvement  varie,  par  exemple, 
est  1'occasion  d'assimilations  tres  diverses,  entre 
lesquelles  il  faut  se  reconnaitre.  Veut-on  deter- 
miner la  vitesse,  a  un  certain  moment?  Le  mou- 
vernent  est  regarde  comme  constant,  a  partir  de 
ce  moment,  pendant  un  temps  infiniment  court, 
et  la  force  est  tenue  pour  nulle  pendant  ce  meme 
temps.  Yeut-on  mesurer  la  tendance  du  mobile 
a  abandonner  la  courbe  ou,  selon  la  locution 
admise,  calculer  la  force  centrifuge?  Lc  point  de 
vue  change  aussitot.  Cette  force  motrice,  tout  a 
1'heure  nulle,  est  actuellement  regardee  comme 


Il4  ESSAIS   SUR   LA    PIIILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

constante;  elle  est  decomposee  en  une  force  tan- 
gentielle  et  une  force  normale,  et  Ton  recherche 
1'espace  que  celle-ci  fait  parcourir  au  mobile  vers 
le  centre  de  la  courbe.  Ainsi  la  composante  nor- 
male  ct  le  parcours  correspondant  sont  negliges 
ou  retenus  selon  la  nature  de  la  question  posee. 
La  preoccupation  doit  done  etre  de  bien  fixer 
Fordre  de  petitesse  des  quantites  en  presence, 
parce  que  tels  infiniment  petits  negligeables 
devant  certaines  d'entre  elles  cessent  de  Fetre 
devant  certaines  autres.  Avant  tout,  il  faut,  nous 
Favons  dit,  n'associer  que  des  quantites  du  meme 
ordre  etne  point  substituerl'un  a  Fautre  des  ele- 
ments dont  la  difference  ne  serait  pas  infiniment 
petite  par  rapport  a  eux-memes.  Dans  le  cas  du 
mouvement  varie,  Fespace  parcouru  sur  la 
courbe  ou  sur  la  tangente  est  un  infiniment  petit 
du  premier  ordre ;  Fespace  parcouru  sur  la  nor- 
male  est  un  infiniment  petit  du  second  ordre.  La 
longueur  decrite  en  vertu  de  la  seule  vitesse 
acquise  est  un  infiniment  petit  du  premier  ordre ; 
Faccroissement  de  longueur  du  a  Faction  de  la 
composante  tangentielle  est  un  infiniment  petit 
du  second  ordre.  Ces  diverses  quantites  ne 
pourraient  done  etre  indifferemment  substitutes 
Fune  a  Fautre. 


DE    LA    METHODS    INFINITESIMALS.  Il5 

Telle  est  dans  son  essence  la  celebre  methode 
du  philosophe  allemand.  On  ne  saurait,  entre 
autres  avantages,  lui  refuser  une  qualite  tout  a 
fait  erninente  :  celle  d'etre  merveilleusement 
appropriee  a  la  disposition  de  notre  esprit,  disons 
meme  aux  precedes  de  la  Nature  ou  du  moins  a 
notre  maniere  de  les  concevoir.  La  decomposi- 
tion de  la  grandeur  continue  en  une  multitude 
de  petitcs  parties,  sorte  d'echelle  dont  les  bar- 
reaux  deviennent  de  moins  en  moins  distants, 
est  la  meilleure  representation,  a  nos  yeux,  du 
phenomene  de  la  croissance  ou  de  la  decrois- 
sance.  Sans  doute,  nous  avons  Tidee  de  la  varia- 
tion continue,  mais  nous  n'en  avons  pas  Fimage ; 
nous  sommes  obliges  d'en  revenir  toujours  a  dc 
tres  petits  soubresauts  successifs.  Nous  n'imagi- 
nons  pas  autrement  le  transport  d'un  mobile  qui 
decrit  une  courbe  dans  1'espace. 

La  conception  de  Leibnitz  est  la  generalisa- 
tion de  ce  point  de  vue.  Elle  ramene  le  continu 
a  ses  elements  infinitesimaux,  comme  ferait  un 
chimiste  decomposant  un  corps  en  ses  particules 
dernieres.  La  oii  est  le  supreme  merite  de  ce 
grand  homme,  c'est  d'avoir  reconnu  que  Tintro-  . 
duction  d'une  semblable  hypothese  ne  vicie  nul- 
lement  le  calcul.  A  la  condition  de  considerer 

8' 


IlG  ESSAIS    SUR    LA    PH1LOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

les  elements  comme  vraiment  infinitesimaux  ou 
comme  susceptibles  de  descendre  au-dessous  dc 
toute  valeur  assignable,  1 'exactitude  de  son  pro- 
cede  est  inattaquable.  II  lui  restait  a  indiquer 
le  pourquoi  de  cette  exactitude,  c'est-a-dire  a 
montrer  que  Fintention  oii  Ton  est  de  passer, 
plus  on  moms  explicitement,  aux  limites  enleve 
tout  interet  aux  differences  qui  pcuvent  pro- 
venir  de  Introduction  des  elements  fictifs  a  la 
place  des  elements  reels.  II  a  )aisse  ce  soin  a 
ses  successeurs. 

Les  geometres  grecs  avaient  cu  la  vue  par- 
tielle  de  ces  verites.  La  mesure  du  cercle  et  des 
trois  corps  ronds,  dans  la  Geometric  d'Euclide, 
les  inventions  d'Archimede  pour  des  figures  plus 
compliquees,  renferment  en  germe  1' Analyse 
infinitesimale.  Mais  p  rives,  comme  ils  Fetaient, 
des  ressources  de  FAlgebre;  n'ayantpas,  comme 
Leibnitz  et  Newton,  a  leur  disposition  les  admi- 
rables  travaux  de  Viete  et  surtout  de  Descartes, 
ils  nc  purent  s'elever  a  la  hauteur  d'une  method e 
generale  et  encore  moins  instituer  un  precede 
regulier,  comparable  par  sa  surcte  au  Calcul 
diflerentiel  et  au  Calcul  integral.  Neanmoins 
leurs  recherches,  meme  incompletes,  permet- 
tent  de  renouer  la  chaine  du  p^isse.  Le  long 


DE    LA   METHODE    INFINITESIMALS.  117 

effort  qui,  apres  plus  de  deux  mille  ans,  devait 
aboutir  a  1'Analyse  actuelle,  montre  1'esprit  hu- 
main  constamment  fidele  a  lui-meme,  avangant 
toujours  sans  devier,  etendant  et  generalisant 
ses  methodes,  mais  ne  perdant  jamais  de  vue 
Tidee  premiere  qui  les  avail  inspirees. 


CHAPITRE  VII. 

DU    CALCUL    INFINITESIMAL. 


Le  Calcul  infinitesimal  a  pour  destination  de 
resoudre  les  equations  etablies  a  1'aide  de  la  me- 
thode,  ou  de  determiner  la  valeur  des  limites 
dont  les  expressions  figurent  dans  les  equations. 

On  pourrait  croire  au  premier  abord  que  ces 
expressions  revetent  les  formes  les  plus  variees. 
II  n'en  est  rien.  Nonobstant  le  nombre  immense 
de  questions  dont  la  solution  nous  preoccupe, 
les  types  de  limites  servant  a  y  faire  face  sont 
reduits  a  deux  seulement.  L'insuffisance  sem- 
blerait  evidente  si  nous  ne  nous  rappelions 
combien  sont  peu  nombreux  les  concepts  essen- 
tiels  de  1'esprit  humain  et  a  quelle  multiplicitc 
d'emplois  chacun  d'eux  parait  reserve.  Quoi  de 
plus  comprehensif,  par  exemple,  que  Fidee  de 
relation,  laquelle  aboutit  fmalement,  sous  peine 
de  perdre  toute  precision,  a  une  egalite  ou  a  une 
equation  entre  les  quantites  en  presence?  Yaine- 


120  ESSAIS   SUR    LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

ment  nous  chercherions  a  avoir  une  notion  claire 
de  relation,  en  dehors  de  cette  unique  concept 
d'egalite.  D'oii  que  nous  partions,  nous  sommes 
inevitablement  ramenes  a  une  equation  entre 
combinaisons  diverses,  realisees  au  moyen  des 
operations  usitees  en  Mathematiques.  Du  reste, 
le  langage  ordinaire  porte  Tempreinte  de  notre 
propension  a  ranger  nos  connaissances  sous  de 
rares  categories,  generalement  associees  par 
couples.  La  negation  et  V  affirmation,  le  pour 
et  le  conlre,  le  tout  et  la  partie,  le  fini  et  Vin- 
fini  sont  autant  de  manifestations  de  cette  forme 
de  1'entendement.  II  ne  faut  point  s'etonner  des 
lors  que  les  types  de  limites  soient  en  si  petit 
nombre. 

On  s'en  etonne  moins  encore  quand  on  reca- 
pitule  les  operations  mathematiques  auxquelles 
la  notion  de  limite  doit  etre  adaptee.  De  decom- 
position en  decomposition,  il  faut  toujours  en 
arriver  aux  operations  elementaires,  aux  fonc- 
tions  irreductibles  designees  sous  le  nom  d'al- 
gorithmes.  Si  nous  reprenons  1'enumeration  du 
Chapitre  III,  nous  reconnaitrons  que  les  quatre 
fonctions  essentielles,  sur  lesquelles  la  notion  de 
limite  puisse  utilement  porter,  sont  :  Taddition, 
la  soustraction,  la  multiplication  et  la  division. 


DU   GALCUL     INFINITESIMAL.  121 

Mais  quel  sens  aurait  la  limile  (Tune  soustrac- 
tion,  dont  les  deux  termes  seraient  des  infini- 
ment  petits  du  meme  ordre,  comme  la  corde  ct 
Fare  sous-tendu?  Evidemment  cette  difference 
convergerait  vers  zero  et  n'offrirait  aucun  in- 
teret.  II  en  serait  de  meme  de  la  limite  d'une 
multiplication,  dont  les  deux  facteurs  auraient 
des  valeurs  infiniment  petites.  Le  produit  serait 
un  infiniment  petit  d'ordre  superieur,  dont  la 
consideration  serait  sans  utilite.  Au  contraire, 
la  limite  d'une  division  peut  etre  fort  interes- 
sante.  Tandis  que  le  dividende  et  le  diviseur 
diminuent,  le  quotient  ne  cesse  pas  d'avoir  une 
valeur  finie,  et  cette  valeur  tend  vers  une  limite 
fixe,  quand  le  dividende  et  le  diviseur  tend  en  t 
eux-memes  vers  zero.  Pareillement,  une  somme 
d'infiniment  petits  peut  avoir  et  a  generalement 
une  limite  finie,  quand  le  nombre  des  termes 
augmente  en  proportion  de  leur  petitesse.  Le 
Galcul  infinitesimal  porte  done  sur  les  limites 
de  rapport  et  sur  les  limites  de  sommes.  II  se 
propose  d'etablir  des  precedes  methodiques  a 
Taide  desquels  ces  limites  pourront  etre  effec- 
tivement  evaluees  dans  chaque  cas  particulier. 
Sans  doute  tous  les  objets  de  la  Nature  et 
ceux  qu'engendre  le  genie  des  geometres  ne  ren- 


122  ESSA1S   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

trent  pas  sous  ces  deux  concepts.  On  en  peut 
imaginer  un  nombre  infini  dont  Fexpression 
exigerait  d'autres  sortes  de  limites.  Toutefois, 
et  bien  que  le  champ  reste  theoriquement  ou- 
vert,  en  fait,  depuis  trois  siecles,  il  n'a  pas  ete 
cree  une  forme  dc  limite  nouvelle.  Le  memo- 
rable effort  de  Lag-range,  aboutissant  au  Calcui 
des  variations,  ne  precede  pas  d'une  idee  dis- 
tincte  de  celles  de  Newton  et  de  Leibnitz.  An 
point  de  vue  philosophique,  nous  sommes  restes 
en  possession  des  deux  seuls  types  mis  en  relief 
par  les  premiers  inventeurs. 

Les  limites  ainsi  restreintes  n'en  offrent  pas 
moins  une  immense  utilite,  car  elles  s'adaptenl 
a  un  nombre  d'objets  tout  a  fait  surprenant. 
Elles  correspondent  aux  plus  dignes  de  fixer 
notre  attention  et,  si  elles  pouvaient  etre  exploi- 
tees  cntierement,  elles  laisseraient  en  dehors 
bien  peu  de  cas  importants.  Leur  insuffisance 
provient  beaucoup  moins  de  leur  manque  dc 
comprehension  que  de  Fimpuissance  oii  nous 
sommes  trop  souvent  d'en  trouver  pratiquement 
les  valeurs.  Nous  rencontrons  les  bornes  du 
calcul  avant  celles  de  la  conception  metaphy- 
sique. 


DU    CALCUL    INFINITESIMAL.  123 

Les  limites  de  rapport  se  presentent  notam- 
ment  dans  deux  series  de  questions,  d'un  ordre 
tres  etendu,  et  qui,  au  fond,  se  reclament  toutes 
deux  de  la  meme  idee.  Ge  sont  les  questions  de 
tangence  en  Geometric,  et  celles  de  vitesse  en 
Mecanique. 

L'idee  de  vitesse,  nous  en  avons  fait  la  re- 
marque,  depasse  les  frontieres  de  la  Mecanique. 
Elle  s'etend  a  tous  les  phenomenes  dans  lesquels 
on  recherche  la  loi  de  la  variation  d'un  element, 
par  rapport  a  la  duree.  J'ai  cite  des  faits  de 
1 'ordre  physique,  chimique  et  meme  social,  a 
1'occasion  desquels  la  notion  de  vitesse  surgit 
naturellement.  On  pourrait  generaliser  encore 
davantage  et  concevoir  la  vitesse  comme  rapport 
des  variations  de  deux  quantites  quelconques, 
dont  Tune,  prise  pour  terme  de  comparaison,  est 
supposee  grandir  uniformement;  on  cree  ainsi 
une  sorte  de  vitesse  metaphorique.  On  peut  eva- 
luer,  par  exemple,  la  loi  des  profondeurs  de  la 
mer,  d'apres  la  distance  au  rivage,  ou  la  loi  de 
la  distribution  de  la  temperature  dans  un  corps 
homogene,  suivant  la  distance  au  foyer.  Ges 
rapports  qui  n'ont,  je  le  reconnais,  avcc  la  vi- 
tesse qu'une  analogic  assez  lointaine,  ont  recu 
des  noms  differents,  selon  la  nature  des  pheno- 


124  ESSAIS   SUR    LA    PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

menes.  Celui  de  penle  ou  ft inclinaison  est  un 
des  plus  usites.  Le  calcul  de  la  limite  s'effectue 
d'ailleurs  par  les  memes  precedes. 

Les  questions  de  tangence,  dont  les  geome- 
tres  s'occupaient  si  passionnement  avant  la  de- 
couverte  du  Galcul  infinitesimal,  se  rattachent  a 
1'idee  d'inclinaison  et  par  suite  a  celle  de  vitesse 
generalisee. 

Au  surplus,  la  tangence  ne  se  separe  pas  de  la 
vitesse  dans  le  probleme  mecanique.  En  effet, 
dans  le  mouvement  curviligne  d'un  mobile,  la 
vitesse  est  a  chaque  instant  dirigee  suivant  la 
tangente  a  la  trajectoire,  et  sa  grandeur  est 
mesuree  par  le  rapport  de  I'elernent  tangentiel 
decrit  a  1'element  du  temps.  L'inclinaison  de  la 
tangente  marque  done  a  tout  instant  la  direc- 
tion du  mouvement.  La  maniere  dont  cette  in- 
clinaison  varie,  d'un  point  a  un  autre  de  la  tra- 
jectoire, marque  1'intensite  de  la  composante 
normale  qui  tend  a  rejeter  le  mobile  vers  le 
centre  de  la  courbe.  Les  questions  de  tangence, 
etudiees  en  dehors  des  questions  de  mouve- 
ment, forment  un  chapitre  important  de  la  Geo- 
metric. 

Les  limites  de  somme  ne  jouent  pas  un  role 
moindre.  Elles  servent  particulierement  a  la  de- 


DU    CALCUL   INFINITESIMAL.  125 

termination  des  quantites  qui  sont  pour  ainsi 
dire  reciproques  de  la  tangence  et  de  la  vitesse  : 
je  veux  designer  les  espaces  parcourus  et  les  lon- 
gueurs des  courbes.  Le  chemin  decrit  par  un 
mobile  peut  etre  considere  comme  le  sujet  d'un 
probleme  inverse  a  celui  de  la  vitesse.  Si  Ton 
connaissait  la  vitesse  a  tout  instant,  on  en  dedui- 
rait  1'espace  parcouru  :  il  serait  represente  par 
la  somme  des  produits  obtenus  en  multipliant  a 
chaque  instant  la  vitesse  par  une  duree  infini- 
ment  petite.  Tout  se  reduit  done  a  calculer  effec- 
tivement  cette  somme,  c'est-a-dire  a  evaluer  la 
limite  vers  laquelle  converge  la  collection  des 
termes  infmiment  petits  correspondant  aux  vi- 
tesses  successives. 

Dans  cette  question  et  dans  une  foule  d'autres, 
la  limite  de  somme  eveille  1'idee  de  generation 
ou  de  cause.  L/espace  parcouru  est  veritable- 
ment  engendre  par  la  vitesse.  La  vitesse,  a  son 
tour,  est  engendree  par  la  force  motrice,  et  est 
exprimee  par  la  somme  des  produits  obtenus 
en  multipliant,  a  chaque  instant,  Fintensite  de 
la  force  par  la  duree  infmiment  petite  de  son 
action.  La  meme  remarque  s'etend  a  tous  les 
problemes  naturels  dans  lesquels  on  est  conduit 
a  envisager  une  sorte  de  vitesse,  analogue  a  la 


126  ESSAIS   SUR   LA.   PHILOSOPIIIE    DBS   SCIENCES. 

vitesse  mecanique,  et  une  action  determinante, 
analogue  a  la  force  motrice. 

En  Geometric,  Fidee  de  cause  ne  peut  pas 
etre  invoquee  directement.  Toutefois  on  y  est 
ramene,  si  Ton  veut  bien  regarder  les  lignes 
comme  engendrees  par  le  deplacement  d'un 
point  materiel.  Le  perimetre  d'un  arc  de  courbe 
offre  alors  beaucoup  d'analogie  avec  une  por- 
tion de  trajectoire.  Sa  longueur  est  exprimee 
par  la  somme  des  produits  obtenus  en  multi- 
pliant  Finclinaison  de  la  tangente  en  chaquc 
point  par  Faccroissement  inliniment  petit  de  la 
coordonnee  de  la  courbe.  De  meme,  pour  la 
surface  comprise  a  Finterieur  d'une  courbe.  On 
peut  la  considerer  commc  engendree  par  une 
droite  qui  se  deplace  parallelement  a  elle-meme, 
en  appuyant  ses  extremites  sur  la  courbe.  Cette 
surface  est,  en  consequence,  exprimee  par  la 
somme  d'une  infinite  de  termes  egaux  chacun 
au  produit  de  la  droite  par  son  deplacement  infi- 
niment  petit. 

La  limite  de  rapport  eveille  plutot  Fidee  de 
concomitance  on  d'une  relation  de  position.  La 
direction  d'une  tangente  est  en  relation  de  posi- 
tion avec  les  coordonnees  de  la  courbe.  La  vi- 
tesse d'un  mobile,  deduite  de  Fespace  parcouru, 


DU    CALCUL   INFINITESIMAL.  127 

est  un  fait  concomitant  avec  ce  parcours,  dans 
un  temps  infinimcnt  bref.  L'acceleration  ou  Fac- 
croissement  de  vitesse  est  aussi  un  fait  concomi- 
tant avec  Faccroissement  du  parcours  pendant 
deux  instants  consecutifs.  En  pareil  cas,  Fidee 
de  generation  ne  se  presente  pas  a  1'esprit.  Nous 
avons  remarque  neanmoins  que  la  vitesse,  au 
lieu  d'etre  deduite  du  rapport  de  Fespace  par- 
couru  a  la  duree  employee,  peut  etre  regardee 
comme  la  limite  de  la  somme  des  termes  obtenus 
en  multipliant  la  force  par  les  durees  elemen- 
taires.  Get  exemple  d'un  objet  envisage  tour  a 
tour,  selon  le  point  de  vue  qui  prevaut,  comme 
une  limite  de  somme  ou  comme  une  limite  de 
rapport,  comme  un  effet  ou  comme  une  cause 
(effet  vis-a-vis  de  la  force  et  cause  au  regard  de 
Fespace  parcouru),  n'est  point  de  nature  a  sur- 
prendre.  Car  nous  savons  que  dans  Fenchaine- 
nient  des  phenomcnes,  chacun  d'eux  est  alterna- 
tivement  cause  ct  effet  :  effet  par  rapport  a  celui 
qui  le  precede  et  cause  par  rapport  a  cclui  qui  le 
suit.  11  n'est  done  pas  etonnant  que  dans  la  Me- 
canique,  qui  est  la  premiere  des  Sciences  phy- 
siques, nos  conceptions  se  ressentent  de  cette 
vue  generale  sur  la  coordination  des  faits  dans 
le  temps. 


128  ESSAIS   SUR   LA.   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

La  branche  de  FAlgebrc  qui  a  pour  but  le 
calcul  des  limites  de  rapport  a  regu  le  nom  de 
Calcul  differenliel,  et  celle  qui  a  pour  but  le 
calcul  des  limites  de  somme  a  regu  le  nom  de 
Calcul  integral.  Cette  derniere  appellation 
sY'Xplique  d'elle-meme  :  il  s'agit  de  calculer  Vin- 
tegralite  ou  Tender  dont  chacun  des  tres  petits 
termes  est  une  partie. 

La  limite  de  rapport  s'obtient  par  un  pro- 
cede  qui  n'est  jamais  en  defaut.  Le  principe  en 
cst  connu  :  la  variable  independante  regoit  un 
accroissement  fini  et  la  fonction  est  developpee 
en  serie,  suivant  les  puissances  ascendantes  de 
cet  accroissement.  Le  rapport  de  Faccroissement 
de  la  fonction  a  Faccroissement  de  la  variable 
revet  la  forme  d'un  polygone  dont  le  premier 
terme  est  une  certaine  fonction  algebrique,  dite 
derivee  premiere  (parce  qu'elle  derive  de  la 
fonction  donnee  d'apres  des  lois  constantes),  et 
dont  tons  les  autres  termes  sont  affectes  des  puis- 
sances ascendantes  de  Faccroissement  de  la  va- 
riable independante.  Quand  on  passe  a  la  limite, 
c'est-a-dire  quand  on  suppose  Faccroissement  in- 
Fmiment  petit,  tous  les  termes,  sauf  le  premier, 
qui  n'est  pas  affecte  de  cet  accroissement,  ten- 
dent  a  s'annuler  et  disparaissent  devant  lui,  en 


DU   CALCUL   INFINITESIMAL.  1 29 

vertu  de  la  regie  qui  permet,  dans  un  calcul  de 
limites,  de  supprimer  les  quantites  infiniment  pe- 
tites  et  de  retenir  seulement  les  quantites  finies. 
La  limite  cherchee  a  done  pour  valeur  le  premier 
terme,  ou  la  derivee  premiere  de  la  fonction. 

Gette  derivee  peut  toujours  etre  calculee.  En 
effet,  la  derivee  de  la  fonction  la  plus  complexe 
se  ramene  aux  derivees  des  fonctions  simples. 
Celles-ci  out  etc  determinees  une  fois  pour 
toutes  et  forment  une  sorte  de  Table  de  Pytha- 
gore.  L'algebriste  se  borne  a  consulter  cette 
liste,  apres  avoir  reduit  la  fonction  composee 
en  fonctions  simples;  de  meme  qu'il  ramene  la 
multiplication  des  plus  grands  nombres  a  celle 
des  neuf  premiers  chiffres. 

La  derivee  premiere,  limite  du  rapport  de 
Taccroissement  de  la  fonction  a  1'accroissement 
de  la  variable,  possede  une  valeur  finie  dans  les 
fonctions  continues.  On  cite  cependant  quelqucs 
fonctions  artificiellement  construites  par  les 
geometres  qui,  tout  en  etant  continues,  peuvent 
n'avoir  pas  de  derivee  finie.  Je  ne  m'arreterai 
pas  sur  ces  exceptions,  qui  n'ont  pas  de  relation 
avcc  les  phenomenes  reels  et  qui,  je  le  crois,  en 
dehors  de  la  curiosite  mathematique,  ne  pre- 
sentent  pas  une  tres  grande  utilite. 

9 


l3o       ESSAIS  SUR  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES. 

D'apres  la  notation  et  suivant  le  langage  do 
Leibnitz,  la  limite  (Tun  rapport  est  «  le  rapport 
de  1'accroissement  infmiment  petit  de  la  fonc- 
tion  a  1'accroissement  infiniment  petit  de  la 
variable  »  ;  dans  I'hypothese,  bien  entendu,  d'un 
passage  ulterieur  aux  limites.  En  vertu  dc  cette 
definition,  et  to uj ours  avec  la  meme  hypothese, 
1'accroissement  infiniment  petit  de  la  fonction 
est  egal  au  produit  de  la  derivee  par  1'accroisse- 
ment infiniment  petit  de  la  variable.  Tant  que 
le  passage  aux  limites  n'a  pas  effectivcment  lieu, 
cette  egalite  n'est  pas  exacte.  Le  produit  repre- 
sente  seulement  une  partie  de  1'accroissement 
de  la  fonction,  autrement  dit  la  difference  par- 
tielle  entre  deux  valeurs  de  la  fonction,  corres- 
pondant  a  deux  valeurs  distinctes  de  la  variable. 
La  contraction  des  deux  mots  «  difference  »  et 
«  partielle  »  a  donne  le  vocable  differ entielle, 
par  lequel  ce  produit  est  defmitivement  designe. 
Le  Galcul  differentiel  signifie  done  Calcul  des 
differentielles  ou  des  derivees. 

Les  limites  de  somme  out,  comme  les  limites 
de  rapport,  et  sous  les  memes  reserves,  des 
valeurs  fmies,  quand  les  fonctions  jouissent  de 
la  continuite.  Mais  le  Galcul  integral  manque 


DU    CALCUL   INFINITESIMAL.  l3l 

d'tm  precede  regulier  et  sur  pour  les  determiner. 
«  II  en  est  de  ces  deux  parties  de  FAnalyse  des 
fonctions  (Galcul  differentiel  et  Calcul  integral), 
dit  Lagrange,  comme  de  celles  de  FArithme- 
tique  et  de  1'Algebre  qui  ont  pour  objet  les  ope- 
rations directes  de  la  multiplication  et  de  Tele- 
vation  aux  puissances,  et  les  operations  inverses 
de  la  division  et  de  1'extraction  des  racines.  Les 
operations  de  la  premiere  espece  sont  toujours 
possibles  par  les  regies  connues,  et  donnent 
toujours  des  resultats  exacts;  celles  de  la  se- 
conde  espece,  au  contraire,  ne  le  sont  que  dans 
certains  cas,  au  moins  rigoureusement,  et  dans 
tous  les  autres  elles  ne  peuvent  donner  que  des 
resultats  approches  (').  »  Personne  n'ignore 
que,  s'ii  est  facile  de  multiplier  un  nombre  par 
lui-meme  ou  d'en  former  le  carre,  il  est  gene- 
ralement  impossible  de  trouver  un  nombre  qui 
multiplie  par  lui-meme  reproduise  le  nombre 
donne  ou  en  soit  la  racine  carree.  Gependant 
cette  racine  existe  virtueliement;  en  certains  cas 
meme  nous  savons  la  figurer  d'une  maniere  fort 
claire.  Le  cote  d'un  carre  geometrique,  par 
exemple,  etant  egal  a  1'unite,  la  diagonale  de 

(!)  Theorie  des  fonctions  analytiques,  p.  12/j. 


l3'2  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

ce  meme  carre  represente  la  racine  du  nombre 
deux,  dont  1'expression  arithmetiquc  echappe  a 
nos  moyens.  De  meme,  les  integralcs  existent 
virtuellement,  mais  nous  ne  savons  pas  les  trou- 
ver  ou  en  exprimer  les  valeurs.  Nous  sommes 
reduits  le  plus  souvent  a  proceder  par  tatonne- 
ments. 

C'est  une  chose  digne  d'admiration  qu'avec 
un  instrument  aussi  imparfait,  les  geometrcs 
soient  parvenus,  a  force  d'artifices  et  de  detours 
ingenieux,  a  calculer,  sinon  exactement,  du 
moins  avec  une  approximation  fort  suffisante, 
un  tres  grand  nombre  d'integrales,  et  a  resoudre 
les  questions  les  plus  importantes  des  Mathema- 
tiques  et  de  la  Physique.  Les  travaux  du  siecle 
actuel,  s'ils  n'ont  pas  abouti  a  une  conception 
entierement  neuve,  comme  celle  de  Descartes 
ou  celle  de  Leibnitz,  flxeront  Tattention  de  la 
posterite  par  les  prodigieux  developpements 
donnes  a  1'application  des  conceptions  ante- 
rieures. 

La  reciprocite  entre  la  differentiation  et  Tin- 
tegration,  a  laquelle  je  viens  de  faire  allusion, 
n'est  pas  evidente  a  priori,  comme  la  recipro- 
cite entre  la  multiplication  et  la  division;  mais 


DU    CALCUL   INFINITESIMAL.  1 33 

avec  quelque  attention  on  ne  tarde  pas  a  la  de- 
couvrir.  En  effet,  1'accroissement  d'une  fonction 
est  egal  au  produit  de  la  derivee  de  cette  fonc- 
tion par  1'accroissement  de  la  variable  indepen- 
dante,  plus  une  quantite  qui  converge  vers  zero 
en  meme  temps  que  cet  accroissement  de  la 
variable.  Supposons  que  la  fonction  croisse  par 
degres  successifs,  depuis  une  certaine  valeur  de 
la  variable  jusqu'a  une  autre  valeur  plus  ou 
moins  eloignee.  La  difference  des  valeurs  de  la 
fonction,  entre  ces  deux  valeurs  extremes  de  la 
variable,  sera  egale  :  i°  a  la  somme  des  produits 
obtenus  en  multipliant  chacune  des  valeurs  in- 
termediaires  de  la  fonction  par  1'accroissement 
intermediaire  de  la  variable;  2°  a  une  somme  de 
termes  qui  convergeront  tous  vers  zero,  si  1'on 
resserre  de  plus  en  plus  les  echelons  de  la  va- 
riable ou  si  on  la  fait  croitre  par  degres  de  plus 
en  plus  voisins.  A  la  limite,  tous  ces  termes 
disparaitront  et  la  difference  des  valeurs  de  la 
fonction,  entre  les  valeurs  extremes  de  la  va- 
riable, sera  simplement  egale  a  la  somme  des 
produits  obtenus  en  multipliant  les  valeurs 
successives  de  la  fonction  par  1'accroissement 
infiniment  petit  de  la  variable.  Autrernent  dit, 
cette  difference  sera  egale  a  1'integrale  de  la 


1 34  ESSAIS   SUR    LA    PHILOSOPIIIE   DBS   SCIENCES. 

fonction;  et  reciproquement,  cette  fonction  sera 
la  propre  derivee  de  la  quantite  proposee. 

Par  consequent,  la  recherche  de  Fintegrale 
d'une  fonction  revient  a  la  recherche  d'unc  quan- 
tite dont  la  derivee  soit  egale  a  la  fonction  don- 
nee.  De  meme  que  la  recherche  d'une  racinc 
revient  a  la  recherche  d'une  quantite  dont  la 
puissance  soit  egale  au  nombre  donne.  La  reci- 
procite  entre  les  deux  operations  est  done  par- 
faite.  Si  j'ai  tenu  a  la  mettre  en  relief,  ce  n'est 
pas  pour  entreprendre  sur  le  terrain  technique, 
mais  pour  montrer  le  precede  intellectuel  par 
lequel,  une  fois  de  plus,  nous  associons  nos  con- 
naissances  par  groupes  binaires,  a  termes  inver- 
ses. La  Nature,  dans  ses  manifestations,  semble 
avoir  adoptc  souvent  une  marche  analogue.  In- 
dependamment  de  la  grande  loi  de  Faction  et  de 
la  reaction,  elle  nous  montre,  en  Physique,  les 
electricites  de  noms  contraires  (je  me  conforme 
a  Fancienne  terminologie),  et  en  Chimie  les 
combinaisons  acides  et  basiques.  J'en  pourrais 
citer  bien  d'autres  exemples. 

II  est  une  autre  proposition  que  je  rappor- 
terai,  malgre  son  aspect  un  peu  aride,  car  elle 
eclaire  superieurement  le  mecanisme  infinite- 
simal. 


DU   CALGUL   INFINITESIMAL.  1  35 

Les  differentielles  successives  d'une  fonction 
s'echelonnent  dans  le  meme  ordre  de  grandeur 
que  les  infmiment  petits.  La  differentielle  pre- 
miere est  tin  infmiment  petit  du  premier  ordre ; 
la  differentielle  seconde  est  im  infmiment  petit 
du  second  ordre;  la  differentielle  troisieme  est 
un  infiniment  petit  du  troisieme  ordre;  et  ainsi 
de  suite. 

Un  tel  mode  de  decroissance  ne  se  reconnait 
pas  du  premier  coup  d'oeil.  II  semblerait  plutot 
que  la  differentielle  seconde  (difference  entre  les 
deux  differentielles  premieres  correspondant  a 
deux  valeurs  consecutives  de  la  variable)  devrait 
etre  de  1'ordre  de  ces  deux  differentielles,  c'est- 
a-dire  devrait  etre  comme  elles  un  infiniment 
petit  du  premier  ordre.  Pourquoi  est-elle  du  se- 
cond? Rappelons-nous  que  la  differentielle  pre- 
miere est  egale  au  produit  de  la  fonction  derivee 
par  Faccroissement  de  la  variable.  Si  Ton  prend 
les  valeurs  de  cette  fonction  derivee,  pour  deux 
valeurs  consecutives  de  la  variable,  la  diffe- 
rence, en  vertu  de  la  loi  de  formation  de  la  dif- 
ferentielle, sera  exprimee  par  la  derivee  de  la 
fonction  derivee  ou  par  la  derivee  seconde,  mul- 
tipliee  par  Faccroissement  de  la  variable.  La  dif- 
ferentielle seconde  se  trouvera  done  exprimee  au 


1 36  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

moyen  du  produit  de  la  derivee  seconde  par  le 
carre  de  Faccroissement  de  la  Variable,  soit  par 
un  infiniment  petit  du  second  ordre.  Meme  rai- 
sonnement  pour  les  differentielles  suivantes. 

G'est  un  fait  tres  remarquable,  que  les  deri- 
vees superieures  a  la  premiere  etant  definies  in- 
dependamment  des  accroissements  de  la  fonc- 
tion  primitive,  et,  d'autre  part,  les  differentielles 
superieures  a  la  premiere  etant  definies  sans  pre- 
occupation des  derivees,  il  existe,  entre  ces  quan- 
tites  en  apparence  etrangeres  Fune  a  1'autre,  la 
meme  relation  simple  et  harmonique  qui  con- 
stitue  la  derivee  du  premier  ordre.  L'enchaine- 
ment  des  derivees  successives  est  done  encore 
plus  etroit  qu'on  n'etait  en  droit  de  le  supposer 
d'apres  leur  propre  definition.  Aussi  quelques 
auteurs  ont-ils  voulu  renverser  les  termes  et 
definir  les  derivees  d'apres  cette  relation  meme. 
Mais  la  marche  est  ainsi  moins  naturelle  et  elle 
oblige  d'ailleurs  a  demontrer  plus  tard  que  la 
derivee  d'un  certain  ordre  est  la  derivee  de  la 
derivee  precedente. 

L'ordre  de  decroissance  des  differentielles  les 
rend  merveilleusement  aptes  a  representer  les 
diverses  categories  d'infiniment  petits  que  nous 


DU   CALCUL    INFINITESIMAL.  187 

rencontrons  dans  les  figures  geometriques  ou 
dans  les  phenomenes  naturels.  Ainsi,  quand  un 
mobile  est  sollicite  par  une  force  continue,  Fac- 
croissement  de  la  vitesse,  pendant  un  instant, 
cst  un  infiniment  petit  du  premier  ordre  et  est 
exprime  par  la  differentielle  premiere.  La  varia- 
tion de  1'accroissement,  entre  deux  instants  con- 
secutifs,  est  un  infiniment  petit  du  second  ordre 
et  est  exprimee  par  la  differentielle  seconde.  De 
meme  quand  un  vase  se  vide  par  un  orifice  infe- 
rieur,  le  ralentissement  du  debit,  entre  deux 
instants  consecutifs,  est  une  differentielle  du  se- 
cond ordre. 

Aussi  a-t-on  dit  avec  justesse  que  F  Analyse 
infinitesimale  est  egalement  bien  appropriee 
aux  precedes  de  la  Nature  et  aux  conceptions 
de  la  raison.  Elle  semble  former  un  trait  d'union 
entre  Fintelligence  humaine  et  le  monde  exte- 
rieur,  et  ce  n'est  pas  le  moins  bel  eloge  qu'on  en 
puisse  faire. 


CHAPITRE  YIII. 

L'ANALYSE  INFINITESIMALS   ET   LA  MATIERE. 


L'Analyse  infinitesimale  repose  sur  les  idees 
de  continuite  et  de  divisibilite  a  Finfmi.  Com- 
ment ses  precedes  sont-ils  rendus  applicables  an 
monde  de  la  matiere,  chez  lequel  nous  ne  ren- 
controns  que  le  discontinu  et  la  division  limitee? 

Nous  avons  d'abord  a  distinguer  entre  les 
corps  et  leurs  phenomenes. 

Les  corps,  en  tant  que  portions  de  matiere 
diversement  agglomeree,  sont  tous  discontinus. 
Ils  le  sont  meme  parfois  assez  pour  que  le  vide 
Temporte  de  beaucoup  sur  le  plein.  Par  conse- 
quent la  figure  d'un  corps  est  une  apparence 
trompeuse.  Nous  n'avons  pas  sous  les  yeux  le 
volume  reellement  occupe  par  la  matiere,  mais 
la  forme  geometrique  affectee  par  un  assemblage 
de  particules  plus  ou  moins  distantes  les  unes 
des  autres.  Le  volume  apparent  est  toujours  su- 
perieur  a  celui  que  la  matiere  occuperait,  si  elle 


I.JO  ESSAIS   SUR    LA    PIIILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

pouvait  etre  condensee  de  fagon  a  ne  plus  of- 
frir  d'interstices.  L'application  non  seulement 
de  F  Analyse  infinitesimale,  mais  de  toute  me- 
thode  geometrique  a  la  mesure  de  la  surface  et 
du  volume  ne  saurait  dormer  de  resultats  rigou- 
reusement  exacts.  II  en  est  de  meme  de  tout 
procede  tendant  a  la  determination  des  densites. 
Les  chiffres  obtenus  se  rapportent  a  des  corps 
apparents  ou  fictifs,  non  a  la  matiere  meme  dont 
ces  corps  sont  composes  et  sur  laquelle  nous 
nous  imaginons  operer. 

Mais  la  pratique  des  choses  et  les  besoins  des 
arts  ne  nous  obligent  pas  la  plupart  du  temps  a 
une  exactitude  trop  minutieuse.  Aussi  sommes- 
nous  d'accord,  en  general,  pour  considerer  les 
corps  comme  etant  ce  qu'ils  nous  paraissent 
etre.  Nous  faisons  abstraction,  surtout  dans  les 
liquides  et  dans  un  grand  nombre  de  solides,  des 
vides  qui  peuvent  exister  entre  les  particules  et 
a  plus  forte  raison  entre  les  elements  constitutifs 
d'une  particule.  Nous  raisonnons  comme  si  la 
matiere  etait  uniformement  repandue  dans  le 
volume  du  corps,  sans  solution  de  continuite. 
En  un  mot  nous  substituons  au  corps  reel  une 
sorte  de  corps  moyen  et  nos  determinations  por- 
tent desormais  sur  des  moyennes.  La  densite,  la 


L' ANALYSE    INFINITESIMALS   ET   LA   MATIERE.  l^\ 

capacite  calorifique,  la  cohesion,  ne  sont  pas 
celles  de  la  substance  qui  forme  le  corps;  mais 
la  valeur  absolue  de  ces  proprietes  est  reduite 
dans  la  proportion  du  plein  ail  volume  appa- 
rent. La  surface  du  corps  est  appreciee  sans 
tenir  compte  des  alternances  de  vide  et  de  plein ; 
elle  est  censee  representer  le  seul  developpement 
de  la  substance. 

Cette  maniere  de  voir  est  exempte  d'inconve- 
nients  pratiques  et  par  consequent  elle  est  legi- 
time.  II  serait  d'ailleurs  impossible  le  plus  sou- 
vent  de  faire  autrement,  car  il  ne  depend  pas  de 
nous  d'isoler  la  matiere  et  de  1'etudier  a  Fetal  de 
continuite  parfaite.  Nous  avons  interet  a  con- 
naitre,  non  les  proprietes  de  corps  theoriques, 
mais  les  proprietes  des  corps,  tels  qu'ils  se  pre- 
sentent  dans  la  Nature.  Us  importent  seuls  a 
nos  besoins  et  dans  beaucoup  de  cas  meme  a 
nos  speculations  scientifiques.  L'hypothese  de  la 
repartition  uniforme  et  continue  de  la  matiere, 
aboutissant  a  la  constitution  d^n  corps  moyen, 
est  en  harmonic  avec  la  realite  de  nos  impres- 
sions et  avec  les  exigences  de  nos  precedes  de 
determination. 

A  des  corps  ainsi  conc.us,  TAnalyse  infinitesi- 
male  est  strictement  applicable.  La  mesure  des 


l4'^  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

surfaces  et  des  volumes,  notamment,  n'y  souffrc 
pas  plus  de  difficultes  que  chez  les  solides  geo 
metriques.  11  en  sera  de  mcme  de  la  densitc,  qui 
resulte  de  la  me  sure  directe  du  poids  rapporte 
au  volume;  ou  de  la  capacite  calorifique,  qui 
resulte  de  la  mesurc  directe  d'une  quantite  de 
chaleur  rapportee  au  volume  ou  au  poids. 

J'en  viens  a  une  classe  de  fails,  auxquels 
FAnalyse  infinitesimale  s'adaple  naturellement, 
sans  qu'il  soil  memc  necessaire  de  fairc  unc 
hypo  these  scrnblable  a  celle  qui  vise  la  consti- 
tution physique  des  corps.  Je  veux  parler  des 
innombrables  phenomenes  lies  au  temps  et  par- 
ticulierement  de  ceux  qui  impliquent  Fidee  de 
mouvement. 

Quand  un  corps  se  deplace  dans  Fespace,  sa 
trajectoire,  sa  vitesse,  les  variations  de  cette  vi- 
tesse  sont  des  quantites  continues.  II  n'en  pour- 
rait  etre  autrement  que  si  les  corps  avaient  la 
propriete  de  changer  brusquement  dc  vitesse  ou 
de  direction,  dans  un  instant  indivisible.  Mais 
Fexperience  montre  que  tel  n'est  jamais  le  cas. 
Dans  les  phenomenes  les  plus  rapides,  dans  ceux 
qu'on  qualifiait  autrefois  & inslantanes ,  comme 
les  chocs  et  les  explosions,  il  s'ecoule  toujours 


L' ANALYSE    INFINITESIMALS    ET    LA   MATIERE.  I  {3 

une  duree  linie.  Les  reactions  chimiques,  d'ordi- 
naire  si  promptes,  exigent  aussi  un  certain  delai. 
II  n'est  meme  pas  bien  sur  que  la  vitesse  avec 
laquelle  les  molecules  se  precipitent  les  unes  sur 
les  autres  soit  tres  grande,  eu  egard  a  la  faible 
distance  qui  les  separe. 

Du  reste,  plus  nous  nous  elevens  au-dessus  de 
Thorizon  borne  dans  lequel  se  deroule  notre 
existence,  plus  nous  sentons  combien  ces  ques- 
tions de  vitesse  sont  relatives.  Embrassons  des 
parties  de  1'univers  suffisamment  vastes,  les  mots 
perdent  leur  sens  habituel.  Les  mouvements  qua- 
lifies par  nous  de  rapides  semblent  s'accomplir 
avec  une  decourageante  lenteur.  Rien  de  plus  in- 
stantane  assurement  sur  notre  globe  que  la  trans- 
mission dc  la  lumiere,  qui  parcourrait  vingt  fois 
la  longueur  de  1'axe  terrestre  en  moins  d'une  se- 
conde.  Deja  notre  impression  se  modifie,  si  nous 
songeons  que  cette  meme  lumiere  cmploie  quatre 
heures  pour  se  rendre  du  Soleil  a  la  plancte 
Neptune.  Mais  que  sera-ce,  quand  les  astronomes 
nous  diront  qu'elle  reclame  trentc  mille  ans, 
d'une  extremite  a  1'autre  dc  la  Voie  lactee?  En 
verite,  si  ce  dernier  chifire  etait  seul  articule,  et 
si  nous  n'avions  pas  presentes  a  1'esprit  les  autres 
etapes,  nous  serions  tentes  de  trouver  que  la  lu- 


I  44  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

miere  est  un  agent  bien  lent  dans  sa  progression. 
Les  elements  des  phenomenes  dynamiques, 
vitesse,  trajectoire,  acceleration,  sont  done  des 
grandeurs  continues  pendant  des  durees  plus 
ou  moins  courtes,  mais  toujours  finics.  Les 
forces,  de  leur  cote,  agissent  d'une  maniere 
continue  et  les  variations  de  leur  intensite 
s'operent  avec  continuite.  La  plupart  d'entre 
elles,  la  gravitation  universelle,  les  attractions 
moleculaires,  sont  fonction  de  la  distance;  entre 
deux  parties  de  matiere,  Fintensite  varie  suivant 
la  distance  qui  les  separe.  Cette  distance  etant, 
comme  toutes  les  grandeurs  geometriques,  sou- 
mise  a  la  continuite,  les  variations  des  forces 
sont  egalement  continues.  II  n'apparait  pas 
d'ailleurs  que  leur  action  soit  intermittente  ou 
s'exerce  par  petites  saccades.  Les  astronomes, 
dans  leurs  calculs,  considerent  la  gravitation 
comme  variant  uniquement  avec  la  distance. 
II  ne  leur  est  jamais  venu  a  Fesprit  d'admettre 
que  cette  force  eprouvatdes  alternatives,  qu'elle 
ccssat  et  reprit  son  action  a  de  petits  inter- 
valles.  Les  observations  les  plus  minutieuses 
n'ont  jamais  montre  que  le  poids  d'un  corps 
oscillat  pendant  la  duree  de  sa  suspension.  Au 
contraire  le  ressort  auquel  il  est  attache,  apres 


L'ANALYSE  INFINITESIMALS  ET  LA  MATIERE.  145 

avoir  pris  sa  forme  d'equilibre,  la  garde  inde- 
finiment  sous  I'influence  de  la  pesanteur. 

En  certains  cas,  les  forces  augmentent  gra- 
duellement  d'intensite  par  suite  de  1'accumula- 
tion  de  la  matiere.  Tel  est  le  poids  d'un  vase 
qui  se  remplit  peu  a  peu  de  liquide;  telle  est 
la  pression  exercee  sur  une  enveloppe  dans  la- 
quelle  afflue  un  gaz  ou  une  vapeur.  On  pourrait 
a  la  rigueur  soutenir  que,  le  liquide  ou  le  gaz 
etant  forme  de  particules  distinctes,  1'accroisse- 
ment  du  poids  ou  de  la  pression  s'effectue  par 
petites  additions  consecutives  et  que  la  conti- 
nuite  mathematique  n'existe  pas.  Mais  qui  ne 
verrait  la  un  simple  jeu  d'esprit,  peu  digne  d'ar- 
reter  Fattention?  Les  choses  se  passent  pour 
nous  comme  si  la  continuite  etait  reelle;  1'er- 
reur  commise  est  de  beaucoup  inferieure  a  celle 
qu'entrainent  les  procedes  de  mesurage  les  plus 
perfectionnes.  A  plus  forte  raison  cette  conclu- 
sion s'applique-t-elle  a  des  agents  autrement 
subtils,  au  calorique  ou  a  Telectricite.  II  fau- 
drait  un  bien  grand  amour  du  paradoxe  pour 
pretendre  que  Taccumulation  du  calorique  ne 
s'opere  pas  d'une  maniere  continue,  mais  qu'elle 
resulte  d'une  serie  de  vibrations  entre  lesquelles 
la  distinction  doit  etrc  maintenue. 


1 46  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

Ainsi  Ics  phenomenes  qui  sont  lies  a  1'idee  de 
succession,  les  changements  qui  se  realisent  avec 
le  temps,  nous  paraissent  etre  continus.  S'ils 
ne  le  sont  pas  dans  la  rigueur  rnathematique  du 
mot,  ils  le  sont  du  moins  avec  une  approximation 
qui  surpasse  enormement  celle  de  nos  moyens 
d'observation  et  qui  previent  toute  erreur  appre- 
ciable dans  les  calculs. 

Cettc  continuite,  loi  generale  du  monde  phy- 
sique, avait  ete  reconnue  par  les  savants  et  les 
philosophes  de  1'antiquite.  Bien  avant  qu'elle 
cut  ete  demontree  a  1'aide  de  precedes  exacts, 
1'adage  Natura  non  facit  saltum,  «  la  Nature 
ne  fait  pas  de  saut  brusque  »,  etait  proclame 
comme  un  axiome.  Gette  croyance  fortement 
enracinee  n'a  pas  du  etre  etrangere  a  la  direc- 
tion donnee  par  Leibnitz  a  des  speculations  qui 
s'inspiraient  surtout  du  principe  de  la  continuite. 

La  reconnaissance  d'un  tel  principe  precedant 
dans  Thistoire  de  Fhumanite  les  enseignements 
de  la  Science,  s'explique  assez  facilement.  II 
repond,  en  effet,  a  une  disposition  naturelle  de 
notre  esprit,  centre  laquelle  nous  aurions  beau- 
coup  de  peine  a  lutter.  En  toute  conjoncture, 
qu'il  s'agisse  d'un  mouvement,  d'un  changement 
d'etat,  de  forme,  de  temperature,  nous  sommes 


L'ANALYSE  INFINITESIMALS  ET  LA  MATIERE.  147 

portes  a  attribuer  Teffet  produit  a  la  combi- 
naison  de  deux  facteurs  :  une  certaine  puis- 
sance et  le  temps.  Aucun  de  ces  deux  facteurs 
ne  nous  semble  pouvoir  etre  supprime.  Pour  que 
la  duree  fut  infiniment  petite,  il  faudrait  que  la 
puissance  fut  infiniment  grande.  Or,  dans  le  do- 
maine  physique,  nous  n'admettons  pas  de  force 
infinie;  non  seulement  nous  n'en  admettons  pas, 
mais  nous  n'en  concevons  pas.  Des  lors  tout 
changement  constate  implique  a  nos  yeux  une 
certaine  duree.  Siautrefois  1'expression  d'instan- 
tane  etait  couramment  employee,  elle  avait  sans 
doute,  dans  1'esprit  des  philosophes,  un  sens 
relatif  :  elle  signifiait  que  la  duree  etait  tres 
courte,  qu'elle  tombait  au-dessous  des  moyens 
connus  d'observation. 

La  necessite  d'une  duree  dans  les  phenomenes 
a  du  faire  soupgonner,  prealablement  aux  indi- 
cations de  la  Physique  et  de  la  Ghimie,  la  dis- 
continuite  reelle  des  corps.  Car  il  parait  impos- 
sible d'expliquer,  sans  discontinuile,  un  certain 
nombrc  de  faits  dont  nous  sommes  journelle- 
ment  temoins.  Lorsque  deux  corps  animes  de 
vitesscs  differentes  viennent  a  se  rencontrer,  les 
modifications  apportees  aux  vitcsses,  a  raison  de 


1 48  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

ce  choc,  exigent  un  certain  temps,  fort  court  a  la 
verite.  Mais  comment,  pendant  un  temps  memc 
tres  court,  les  deux  corps  pourraient-ils  rester 
au  contact,  s'ils  etaient  absolument  invariables 
de  forme,  impenetrables  Fun  a  Fautre?  Evi- 
demment  en  ce  cas  ils  ne  se  toucheraient  que 
pendant  un  instant  indivisible,  par  suite  insuf- 
iisant  au  changement  de  la  vitesse.  Ge  change- 
ment reclame  une  penetration  mutuelle,  une 
deformation,  durant  laquelle  les  deux  corps  puis- 
sent  continuer  a  se  mouvoir  dans  des  directions 
diffe  rentes,  sans  cesser  neanmoins  de  s'impres- 
sionner.  Le  phenomene  s'accomplit  effective- 
ment  ainsi,  et  les  corps  sc  trouvent  a  la  fin 
animes  de  vitesses  souvent  opposees  a  celles  don  I 
ils  etaient  doues  au  debut. 

Mais  la  penetration  implique  une  constitution 
interieure  qui  permette  aux  particules  mate- 
rielles  de  se  rapprocher  les  unes  des  autres.  Elles 
doivent  done,  a  Fetat  normal,  etre  maintenues  a 
distance  au  moyen  de  forces  reciproques.  Celles- 
ci  assurent  a  la  fois  la  permanence  generale  du 
corps  et  sa  faculte  de  deformation.  Elles  agissent 
comme  des  ressorts  qui  tantot  restent  compri- 
mes  ou  brises  apres  le  choc,  et  tantot  reprennent 
leurs  dispositions  primitives,  suivant  la  nature 


L' ANALYSE    INFINITESIMALE   ET   LA   MATIERE.  l49 

cle  la  substance.  De  toutes  fagons  le  corps  doit 
etre  discontinu. 

Get  exemple  d'un  raisonnement  justifie  apres 
coup  par  1'experience,  n'est  pas  le  seul  que  Fhis- 
toire  des  Sciences  ait  eu  a  enregistrer.  L'homme 
procede  souvent  ainsi  :  il  hasarde  sur  la  Nature 
des  vues  qui  servent  a  guider  ses  observations 
ulterieures.  Mais  celles-ci  prononcent  toujours 
en  dernier  ressort.  La  raison  est  incapable  par 
elle-meme  d'etablir  la  verite  physique  :  elle 
fournit  des  probabilites  plus  ou  moms  grandes. 
L'erreur  des  anciens,  perpetuee  jusqu'aux  temps 
modernes,  a  ete  de  croire  que  la  Metaphysique 
pouvait  suppleer  a  Tetude  de  la  Nature,  tandis 
qu'elle  se  borne  a  projeter  des  lueurs  sur  les  sen- 
tiers  qui  conduisent  a  la  decouverte  de  ses  lois. 
Toutefois  d'aussi  heureuses  rencontres  (dont 
j'aurai  de  nouveau  occasion  de  parler)  entre 
Fintelligence  humaine  ct  le  monde  exterieur  ne 
laissent  pas  le  philosophe  indifferent.  Elles  font 
naitre  la  pensee  d'un  plan  general  auquel  Tune 
ct  1'autre  seraient  egalement  soumis,  et  qui  se 
manifesterait  de  temps  en  temps  a  nos  regards 
par  des  traits  que  le  hasard  ne  saurait  expliquer. 

En  resume,  TAnalyse  infinitesimale,  concue 


150  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

d'abord  pour  les  besoins  de  la  Geometric  et  s'a- 
daptant  rigoureusement  aux  quantites  douees  de 
la  continuite  parfaite,  a  pu  etre  ensuite  etendue 
aux  quantites  physiques.  La  condition  d'une  ge- 
neralisation aussi  avantageuse  se  trouve  dans  le 
tres  faible  ecart  qui  existe  entre  1'ideal  de  con- 
tinuite, represente  par  1'espace  et  le  temps,  et 
les  realites  materielles  plus  ou  moins  disconti- 
nues dont  nous  sommes  environnes.  Le  degre 
de  cet  ecart  est  la  mesure  du  degre  d'exactitudc 
que  nous  pouvons  esperer  dans  les  resultats. 

Une  multitude  d'objets,  notamment  ccux  qui 
relevant  de  la  Physique  mathematique,  sc  pre- 
tent  avec  une  approximation  presque  indelinie 
a  Fapplication  d'une  telle  methode  de  calcul. 
De  la,  les  developpements  remarquables  regus 
depuis  un  siecle  par  cette  branche  de  la  Science. 
Les  bornes  ne  paraissent  pas  sur  le  point  d'etre 
atteintes;  car  les  experiences  de  plus  en  plus 
precises,  institutes  par  les  physiciens  et  les 
chimistes,  fourniront  d'abondants  materiaux  sur 
lesquels  la  haute  Analyse  pourra  s'exercer  avec 
un  succes  croissant. 

Parmi  les  Sciences,  deja  formees  ou  en  voie 
de  formation,  tributaires  des  methodes  infini- 
tesimales,  il  en  est  une  qui  restera  toujours  au 


L' ANALYSE   INFINITESIMALS    ET   LA   MATIERE.  l5l 

premier  rang  par  la  rigueur  de  ses  resultats  : 
c'est  la  Mecanique  celeste.  Les  corps  consideres 
n'y  varient  pas  de  figure  ni  de  grandeur,  du 
moins  pendant  les  periodes  historiques.  Les 
actions  dont  ces  corps  sont  le  foyer  ou  le  theatre 
dependent  uniquement  des  distances.  Les  divers 
elements  du  phenomene  dynamique  sont  done 
des  fonctions  de  1'espace  et  du  temps,  et  jouis- 
sent  de  la  continuite  geometrique.  L1  Analyse 
infinitesimale  peut  etre  des  lors  employee  avec 
la  meme  securite  que  dans  les  questions  d'ordre 
purement  mathematique.  Les  causes  d'inexacti- 
tude  resident  uniquement  dans  Fomission  even- 
tuelle  de  certains  elements  reels  ou  dans  les 
erreurs  qui  peuvent  se  glisser  au  cours  de  cal- 
culs  aussi  prodigieux.  Mais  elles  ne  proviennent 
en  aucun  cas  de  Fhypothese  fondamentale  qui, 
sous  le  rapport  de  la  continuite,  assimile  ces 
quantites  aux  grandeurs  abstraites  de  la  Geo- 
metric et  de  1'Algebre.  La  Mecanique  celeste 
gardera  done  sur  toutes  les  autres  branches  de 
la  Physique  mathematique  une  superiorite  in- 
discutable. 


IT. 

MECANIQUE. 


CHAPITRE  I. 

LA    FORCE    ET    LA    MASSE. 


De  meme  que  Fespace  et  le  temps  sont  a  la 
base  des  Sciences  mathematiques,  de  meme  la 
force  et  la  masse  sont  les  elements  primordiaux 
des  Sciences  physiques,  et  specialement  de  la 
Mecanique  envisagee  dans  sa  plus  grande  gene- 
ralite.  II  n'y  a  pas  de  question  de  Dynamique, 
si  compliquee  qu'elle  soit,  qui  ne  se  reduise  en 
definitive  a  revaluation  d'un  rapport  entre  la 
force  et  la  masse. 

La  notion  de  force  est  aussi  ancienne  que 
Thumanite.  Des  son  entree  dans  la  vie,  et  par 
sa  lutte  contre  la  Nature,  1'homme  acquiert  le 


1 54  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DBS    SCIENCES. 

sentiment  des  efforts  qu'il  est  oblige  de  faire 
pour  attirer  a  lui  les  corps  ou  pour  les  re- 
pousser,  pour  les  transporter  d'un  lieu  dans  un 
autre  et  pour  leur  imprimer  de  la  vitesse. 

Les  corps  sur  lesquels  nous  agissons  sont 
places  dans  des  conditions  diverses,  et  le  resul- 
tat  de  nos  efforts  s'en  ressent  necessairement. 

Dans  un  cas,  le  plus  frequent,  ils  sont  retenus 
par  des  obstacles.  Pour  les  deplacer,  il  faut 
commencer  par  vaincre  certaines  resistances 
exterieures.  II  faut,  par  exemple,  surmonter  le 
frottement  contre  d'autres  corps,  neutraliser  la 
pesanteur  sur  une  pente  plus  ou  moins  incli- 
nee,  refouler  un  liquide,  un  gaz,  etc.  Les  corps 
n'entrent  alors  en  mouvement  que  si  1'efforl 
depasse  un  certain  degre  d'intensite,  celui  prc- 
cisement  qui  correspond  a  la  resistance  deve- 
loppee  par  Fensemble  des  obstacles.  Au  dela  de 
ce  point,  le  mouvement  a  lieu.  Mais  comment 
s?obtient-il?  dans  quelle  relation  est-il  avec  Fef- 
fort  exerce? 

Pour  mieux  s'en  rendre  compte,  il  est  pre- 
ferable de  supprimer  cette  periode  preliminaire, 
pendant  laquelle  1'effort  doit  grandir,  avant  de 
produire  aucun  effet  visible,  jusqu'a  atteindre 
la  somme  des  resistances  dues  au  milieu  envi- 


LA    FORCE    ET    LA   MASSE.  1 55 

ronnant.  Imaginons  done  le  corps  debarrasse  dc 
tous  les  obstacles,  entierement  libre,  comme  il 
serait,  je  suppose,  s'il  roulait  sur  un  plan  hori- 
zontal parfaitement  poll,  on  mieux  encore  s'il 
etait  suspendu  dans  le  vide,  a  Fextremite  d'un  fil 
tres  delie.  Alors  que  voyons-nous?  Nous  voyons 
ceci :  Lc  moindre  effort  produit  un  mouvement. 
II  ivy  a  pas  de  si  petite  impulsion  qui  n'ecarte  le 
corps  de  sa  position;  il  est  absolument  mobile. 
La  resistance  au  mouvement,  qu'il  semblait  op- 
poser  tout  a  Fheure,  et  qu'on  aurait  pu  etre 
tente  de  lui  attribuer,  ne  tenait  pas  a  lui, 
mais  aux  influences  exterieures.  Par  lui-meme  le 
corps  ne  resiste  pas,  il  est  incapable  de  resister. 
La  mobilite,  la  mobilite  parfaite,  absolue, 
telle  est  la  propriete  fondamentale  des  corps, 
et  celle  qui  interesse  essentiellement  le  geo- 
metre.  C'est  par  la  mobilite  que  nous  penetrons 
pour  ainsi  dire  dans  leur  intimite,  que  nous 
faisons  commerce  avec  eux.  Qu'induirions-nous 
d'un  corps  qui  resisterait  a  toute  tentative  dc 
mouvement?  Nous  constaterions  qu'il  est  un  obs- 
tacle; mais  qu'y  a-t-il  derriere  cet  obstacle,  au 
dela  de  cette  surface  centre  laquelle  notre  effort 
s'exerce  en  vain?  Le  corps  est-il  plus  ou  moins 
lourd,  est-il  vide,  est-il  plein?  Nous  Fignorons. 


l56       ESSAIS  SUR  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES. 

Au  contraire,  si  le  corps  cede  librement,  nous 
entrons  en  relation  avec  lui.  Nous  sentons  son 
mouvement  varier  au  gre  de  nos  efforts.  Gar 
la  mobilile  du  corps  n'est  pas  Tindifference.  II 
n'obeit  pas  pareillement  a  toutes  les  impulsions. 
II  se  meut  plus  vite  sous  une  impulsion  plus 
energique,  et  plus  lentement  sous  une  impulsion 
plus  faible.  En  meme  temps  nous  observons  que 
les  corps  sont  loin  de  se  comporter  de  la  meme 
maniere  sous  le  meme  effort.  A  volume  egal,  ils 
exigent,  pour  prendre  le  meme  mouvement,  des 
efforts  inegaux,  selon  leur  nature.  Un  decimetre 
cube  de  plomb  exige  plus  d'effort  qu'un  deci- 
metre cube  de  bois  ou  de  verre.  Quand  ils  sont 
de  meme  nature,  ils  reclament  des  efforts  pro- 
portionnes  a  leur  volume. 

De  ce  phenomene  elementaire  surgissent  deux 
notions  paralleles,  d'une  extreme  importance.  La 
premiere  est  celle  d'efforts  gradues,  susceptibles 
d'effets  correspondant  a  leur  intensite.  Nous  con- 
cevons  un  effort  double,  triple,  quadruple  d'un 
premier  effort  choisi  comme  terme  de  compa- 
raison  ou  comme  unite.  Si,  par  exemple,  nous 
adoptons  pour  unite  Feffort  qui  maintient  un 
certain  ressort  bande,  1'effort  qui  maintiendra  a 
la  fois  deux,  trois  ou  quatre  ressorts  semblables 


LA    FORCE   ET   LA    MASSE.  l5j 

constituera  un  effort  double,  triple  ou  quadruple 
du  precedent;  et  nous  savons  que  ces  efforts 
produiront  des  effets  mecaniques  tres  differents. 
D'autre  part,  nous  avons  constate  que  les  corps, 
suivant  leur  nature  ou  leur  volume,  reclament 
des  efforts  inegaux  pour  prendre  le  meme  mouve- 
ment.  Cette  propriete,  en  vertu  de  laquelle  un 
corps  exige  un  certain  effort  ou  une  certaine 
impulsion  pour  acquerir  un  mouvement  deter- 
mine, est  ce  qu'on  appelle  sa  masse.  Comme  con- 
sequence, deux  corps,  quelles  que  soient  leur 
nature  et  leurs  dimensions,  ont  la  meme  masse 
quand  ils  regoivent  le  merne  mouvement  d'un 
meme  effort. 

Les  masses  des  corps  sont  done  Texpression 
de  leur  mobilite  relative,  ou  pour  parler  plus 
exactement  elles  varient  en  raison  inverse  de 
leur  mobilite.  Une  masse  double  ou  qui  exige 
un  effort  double  pour  prendre  le  meme  mouve- 
ment possede  une  mobilite  moitie  moindre.  A 
une  tres  grande  masse  correspond  une  tres  faibie 
mobilite.  DC  toute  fagon  Tidee  de  masse  est  liee  a 
celle  dc  mobilite;  il  n'y  a  pas  de  masse  sans  mo- 
bilite, et  vice  versa.  Jamais  la  masse,  si  enorme 
qu'elle  soit,  n'cveille  Tidee  de  resistance.  La  re- 
sistance n'est  jamais  dans  le  corps,  elle  est  hors 


1 58  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

du  corps.  Si  la  masse  appclle  un  effort,  ce  n'est 
pas  pour  lui  resister,  c'est  pour  lui  ceder,  c'est 
pour  acquerir  un  mouvement  en  correspondance 
avec  lui. 

Mais  il  ne  suffit  pas  d'avoir  la  notion  claire 
de  la  masse.  II  faut  aller  plus  loin.  Pour  les  be- 
soins  de  la  Dynamique,  il  est  necessaire  de  savoir 
chiffrer  les  masses,  de  les  evaluer  au  moyen  de 
Fune  d'elles,  en  un  mot  de  les  rendre  ncttement 
comparables,  en  faisant  abstraction  de  toutes  les 
qualites  physiques  ou  chimiques  qui  distinguent 
les  corps  entre  eux.  Vis-a-vis  du  geometre,  les 
corps  ne  different  les  uns  des  autres  que  par 
leur  masse,  par  leur  aptitude  a  recevoir  le  mou- 
vement. 

Pour  arriver  a  ce  classement  special,  il  con- 
vient  tout  d'abord  d'ecartcr  Fidee  un  pen  etroite 
d'effort,  qui  rappellc  une  origine  personnelle, 
humaine.  Au  fond,  la  question  d'origine  n'im- 
porte  pas  au  mathematicicn.  L'intensite  de  Fac- 
tion, sa  direction,  Finteressent  sctiles.  Que  Fim- 
pulsion  soit  donnee  par  la  main  de  Fhomme,  par 
la  traction  d'un  animal,  par  la  pression  de  Fair 
ou  de  la  vapeur,  par  un  poids,  un  aimant,  etc., 
le  resultat  est  toujours  le  meinc.  Pourvu  que  Fin- 


LA    FORCE    ET    LA  MASSE.  169 

tensile  soil  egale,  le  corps  impressionne  prendra 
un  mouvement  identique.  (Test  ainsi  que  Fidec 
generale  deforce  se  substitue  dans  la  Science  a 
Fidee  particuliere  d'effort,  et  que  toutes  les  forces 
deviennent  assimilables  entre  elles  en  depit  de 
leur  origine,  qui  n'occupe  plus  Fattention. 

Je  parle  d'intensite.  Mais  un  autre  element  est 
a  considerer  :  la  duree.  Pour  definir  Faction 
d'une  force,  il  faut  specifier  le  temps  pendant 
lequel  elle  s'exerce.  Car  a  mesure  que  le  temps  se 
prolonge,  Feffet  produit  ou  le  mouvement  com- 
munique est  plus  considerable.  II  est  done  sous- 
entendu,  quand  on  compare  des  forces,  qu'elles 
agissent  pendant  le  meme  temps.  Peu  importe 
d'ailleurs  la  grandeur  intrinseque  de  ce  temps; 
il  suffit  qu'elle  soit  la  meme  dans  toutes  les  expe- 
riences. 

La  comparaison  des  masses  est  des  lors  facile 
a  concevoir.  Pour  la  realiser,  on  peut  imaginer 
un  ressort  bande,  dont  la  detente  produit  une 
certaine  impulsion;  puis,  juxtaposer  deux,  trois 
ressorts  semblables,  de  facon  a  produire  une 
impulsion  double,  triple.  On  pourrait  imaginer 
aussi  Fexplosion,  dans  un  tube,  d'une  certaine 
quantite  de  poudre;  et  puis  Fexplosion  d'unc 
quantite  double,  triple  :  la  poussec  du  gaz  sur 


l6o  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

un  piston  produirait  des  impulsions  representees 
par  un,  deux,  trois.  Par  Fun  de  ccs  moyens 
on  par  tout  autre,  des  corps  differents  seront 
soumis  a  des  impulsions  differentes,  graduees 
de  maniere  que  tous  les  corps  prennent  le  meme 
mouvement.  Leurs  masses  se  trouveront  pro- 
portionnelles  aux  impulsions;  les  rapports  entre 
les  masses  egaleront  les  rapports  entre  les  im- 
pulsions. 

La  comparaison  des  masses  est  ainsi  ramenee 
a  celle  des  forces.  La  masse  d'un  corps  est  dc- 
sormais  caracterisee  par  la  grandeur  de  la  force 
qui  lui  communique  le  mouvement  convenu.  Sa 
valeur,  en  chi fires,  depend  a  la  fois  de  1'unite  de 
force  adoptee  et  de  Tamplitude  du  mouvement 
convenu,  pris  aussi  pour  unite. 

L'unite  de  force  peut  etre  choisie  arbitrai- 
rement  dans  la  Nature.  Elle  peut  etre  1'effort 
necessaire  pour  rompre  un  lil  metallique,  d'une 
grosseur  fixee;  la  pression,  sur  une  surface, 
d'un  gaz  ou  d'une  vapeur  portee  a  unc  certaine 
temperature;  la  detente  d'un  ressort  construit 
dans  des  conditions  precises;  la  force  deployec 
pour  maintenir  souleve  un  corps  determine.  II 
faut  prendre  garde  que  certaines  unites,  commc 
la  derniere,  sont  sujettes  a  varier  suivant  le  lieu 


LA    FORCE   KT    LA   MASSE.  l6l 

du  globe  ou  est  faite  1'experience.  D'autres, 
au  contraire,  comme  les  trois  premieres,  ont 
partout  la  meme  valeur  intrinseque.  Si  Ton  veut 
comparer  les  masses  mesurees  en  un  lieu  avec 
les  masses  mesurees  en  un  autre  lieu,  il  sera  in- 
dispensable, le  cas  echeant,  de  tenir  compte  de 
la  variation  subie  par  1'unite  de  force  adoptee. 

Le  mouvement  commun  aux  masses  essayees, 
ou  la  grandeur  de  la  vitesse  communiquee,  dont 
on  convient  de  faire  1'unite  de  longueur,  peut 
egalement  etre  choisie  a  volonte.  Ce  sera  le 
metre,  la  toise,  le  pied,  ou  toute  autre  longueur 
prealablement  fixee. 

Ces  unites  etant  arretees,  1'unite  de  masse 
en  derive.  L'experience  la  fera  connaitre.  II 
faudra  rechercher,  a  1'aide  d'observations  spe- 
ciales,  quel  est  le  corps  qui,  soumis  a  1'unite  de 
force  pendant  1'unite  de  temps,  prend  une 
vitesse  egale  a  1'unite  de  longueur. 

Les  physiciens  ont  constate  qu'en  choisis- 
sant  pour  unite  de  force  Feffort  capable  de 
maintenir  souleve  un  decimetre  cube  d'eau; 
pour  unite  de  temps,  la  seconde  astronomique ; 
ct  pour  unite  de  longueur,  le  metre  ou  la 
quarante-millionieme  par  tie  du  meridien  ter- 
restre,  le  corps  cherche  est  represente  par  une 


1 62  ESSAIS   STJR    LA   PIIILOSOPIIIE   DBS    SCIENCES. 

quantite  d'eau  peu  inferieure  a  10  decimetres 
cubes,  soit  9  litres  8088...  Ce  nombre  est  habi- 
tuellement  designe  par  la  lettre  g.  Voila  Turrite 
de  masse.  Les  masses  de  tous  les  autrcs  corps 
seront  exprimees  par  un  certain  nombre  dc  fois 
cette  unite. 

L'unite  de  force  ayant  etc  empruntec  aux 
phenomenes  dc  la  pesanteur  et  variant  des  lors 
avec  le  lieu  du  globe,  les  chiffres  des  masses 
determinees  dans  un  lieu  devront  subir  une  cor- 
rection pour  etre  comparablcs  avec  les  chiffres 
des  masses  determinees  dans  un  autre  lieu. 
Nous  laisserons  dc  cote  cette  correction,  qui 
vise  uniquement  1'unite  de  force  et  a  pour  but 
d'en  compenser  les  inegalites  eventuelles. 

La  grandeur  d'une  masse  est  partout  idcn- 
tique.  Qu'un  corps  soit  sollicite  par  la  meme 
force,  sur  un  point  quelconquc  du  globe,  en 
France,  en  Amerique,  au  pole,  a  Fequatcur,  il 
prendra  constamment  la  meme  vitesse.  Si,  par 
exemple,  on  fait  usage  de  la  detente  d'un  ressort 
(ce  qui  supprime  la  correction  relative  a  Funite 
de  force),  cette  detente,  appliquec  successive- 
mcnt  en  divers  endroits,  communiquera  toujours 
unc  vitesse  egale.  Elle  la  communiquerait  en- 
core si  Ton  pouvait  se  transporter  dans  les  pro- 


LA    FORCE    ET   LA   MASSE.  l63 

fondeurs  de  la  Terre  ou  a  la  surface  de  quelque 
autre  planete.  Cette  vitesse  est  invariable.  Elle 
decoule  d'une  loi  superieure  de  la  Nature.  Elle 
exprime  le  rapport  eternel  qui  existe  entre  unc 
impulsion  donnee  et  un  corps  determine.  Rap- 
port dont  la  raison  nous  est  inconnue,  comme 
nous  est  inconnue  la  raison  du  rapport  qui  existe 
entre  une  certaine  quantite  de  chaleur  et  une 
certaine  quantite  de  mouvement,  entre  unc 
certaine  elevation  dc  temperature  et  Taccrois- 
sement  de  tension  d'un  gaz.  La  raison,  le 
pourquoi  de  ces  choses  nous  sera  sans  doute 
toujours  cache.  Nous  ne  pouvons  que  les  con- 
stater  et  enregistrer  les  coefficients. 

Mais  cc  qui  est  remarquable  et  ce  qui  as- 
signe  a  la  masse  non  pas  une  place  exclusive 
-  d'autres  rapports  peuvent  se  trouver  dans  le 
meme  cas  -  mais  unc  place  tout  a  fait  emi- 
nente,  c'est  qu'clle  est  independante  de  toutes 
les  circonstances  susceptibles  d'influer  sur  Fetat 
du  corps.  Non  seulement  elle  est  independante 
de  sa  temperature,  de  sa  condition  electrique, 
de  sa  cohesion,  de  sa  fluidite;  mais  elle  est  in- 
dependante aussi  de  la  pesanteur.  L'experiencc 
repetee  sur  divers  points  du  globe  montre  que 
la  masse  n'est  pas  affcctee  par  la  latitude,  c'est- 


1 64  ESSAIS    SUR   LA    PHILOSOPHIE  DBS   SCIENCES. 

a-dire  par  1'inegalite  d'action  du  globe  terrestre. 
Et  comme  Faction  du  globe  terrestre  est  un  cas 
particulier  de  1'attraction  universelle,  il  s'en- 
suit  que  la  masse  est  soustraite  a  cette  condi- 
tion generale  de  la  matiere.  On  peut  concevoir 
une  modification  d'intensite  de  la  gravite,  sa 
disparition  meme  (qui  ferait  succeder  a  1'ordre 
actuel  un  ordre  absolument  different  ou  plutot 
un  chaos),  mais  il  nous  est  interdit  de  concevoir 
la  disparition  de  la  masse.  Dans  ce  bouleversc- 
ment  immense,  suite  d'une  alteration  de  la  gra- 
vitation universelle,  la  masse  demeurerait  in- 
tacte.  Le  meme  ressort  applique  au  meme  corps 
-  si  Ton  avait  pu  le  preserver  de  la  disorgani- 
sation generale  —  continuerait  de  lui  imprimer 
la  meme  vitesse.  Tous  les  phenomenes  seraient 
modifies;  seul,  le  phenomene  de  la  masse  ne  se 
modifierait  pas. 

Quand  on  reflechit  a  la  persistance,  a  Findes- 
tructibilite  de  la  masse,  on  se  demande  si  cc 
n'est  pas  la  cette  propriete  tant  cherchee  par  les 
philosophes  de  Tantiquite,  pour  definir  la  ma- 
tiere. Faute  de  1'avoir  clairement  discernee,  quo 
de  tentatives  vaines  ils  ont  faites !  Que  d'explica- 
tions  insuffisantes  ont  etc  proposces!  Longtemps 


LV   FORCE    ET   LA   MASSE.  1 65 

on  a  dit  :  «  La  matiere  est  ce  qui  tombe  sous  les 
sens.  »  Mais  les  physiciens  el  les  chimistes  sont 
venus  :  ils  ont  montre  une  matiere  tellement 
•  tenue  que  nos  sens  n'en  sont  pas  directement 
affectes  et  que  sa  presence  ne  nous  est  denoncee 
que  par  des  precedes  d'une  delicatesse  inouie. 
Le  passage  d'un  rayon  electrique  peut  seul  nous 
deceler  la  matiere  dans  le  vide  extraordinaire 
de  M.  Grookes.  Ils  nous  ont  entretenus  aussi 
d'images,  de  lueurs,  qui  sont  de  vaines  appa- 
rences,  qui  indiquent  la  matiere  la  ou  elle  n'est 
pas  en  realite;  de  sorte  que  ce  temoignage  des 
sens,  base  et  condition  de  la  definition,  est  pris 
en  flagrant  delit  d'erreur.  On  a  voulu  serrer  la 
question  en  qualifiant  la  matiere  d7  «  etendue  » 
et  d'  «  impenetrable  ».  Mais  1'espace  est  etendu 
et  n'est  pas  materiel.  Les  gaz  sont  materiels  et 
ne  sont  pas  impenetrables.  Les  corps  solides  eux- 
memes  se  revelent  a  nous  comme  des  assem- 
blages de  particules  pouvant  etre  rapprochees 
les  unes  des  autres  par  une  compression  suffi- 
sante.  Ils  ne  sont  done  impenetrables  qu'en  par- 
tie.  Que  signifie  une  propriete  ainsi  entendue? 
Faut-il  alors  la  reserver  uniquement  aux  ato- 
nies? Mais  savons-nous  si  eux-memes  sont  impe- 
netrables, et  d'ailleurs  comment  pouvons-nous 


1 66  ESSAIS   SUR    LA    PHILOSOPII1E    DBS   SCIENCES. 

parler  du  temoignage  des  sens  a  propos  de  re- 
sidus  qui,  par  leur  extreme  petitesse,  echappent 
precisement  a  tous  nos  sens? 

La  Science  moderne  a  introduit  un  point  de 
vue  nouveau.  Desormais  le  grand  tout,  le  cosmos 
comprend  deux  classes  d'objets.  Les  uns  repon- 
dent  plus  ou  moins  a  Fidee  instinctive  que  nous 
avons  de  la  matiere;  ils  tombent,  sinon  sous  nos 
sens,  du  moins  sous  quelqu'un  de  nos  moyens 
scientifiqucs  d'observation;  ils  sont  soumis  a  la 
gravitation  universelle,  ils  sont  pesants.  Lcs 
autres  echappent  a  nos  moyens  directs;  ils  no 
se  manifestent  que  par  leurs  effets;  ils  sont  les 
agents  ou  les  vehicules  de  ces  grandes  forces  qui 
se  partagent  Pempire  du  monde  :  chaleur,  lu- 
miere,  electricite,  gravitation,  etc.  Mais,  tout 
en  transmettant  la  gravitation,  ils  ne  lui  obeis- 
sent  pas;  ils  sont  imponderables  ou  le  parais- 
sent.  On  ne  leur  accorde  pas  la  qualite  de  ma- 
tiere, reservee  pour  les  premiers.  La  matiere 
serait  done  «  tout  ce  qui  pese  » . 

Mais  qui  ne  voit  la  difference  profonde 
entre  une  propriete  generale,  meme  univer- 
selle, comme  la  pesanteur  —  sans  laquelle  pour- 
tant  la  matiere  se  peut  encore  concevoir  —  et 
une  propriete,  comme  la  masse,  qui  nous  parait 


L.\   FORCE   ET   LV   MASSE.  167 

veritablement  inherente  a  la  matiere,  qui  semble 
en  etre  Fessence  meme?  Si  la  gravitation  cessait 
d'agir,  nous  n'estimerions  pas  pour  cela  que  la 
matiere  a  cesse  d'etre;  elle  subsisterait  toujours, 
elle  exigerait  pour  se  mouvoir  la  meme  dose  de 
force  qu'auparavant.  Elle  conserverait  la  meme 
masse.  Sans  pousser  aussi  loin  Fhypo  these,  les 
habitants  des  diverses  planetes,  s'ils  existent,  et 
s'ils  cultivent  comme  nous  la  Physique  mathe- 
matique,  doivent  se  faire  la  meme  idee  quc  nous 
sur  le  role  de  1' attraction  universelle;  mais  ils  en 
rec.oivent  des  impressions  bien  differentes.  Le 
litre  d'eau  leur  parait  deux  fois  et  un  quart  aussi 
lourd  qu'a  nous,  a  la  surface  de  Jupiter;  six  fois 
moins  lourd  a  la  surface  de  la  Lune;  et,  en  ad- 
mettant  la  possibilite  d'une  station  sur  le  Soleil, 
vingt-sept  fois  plus  lourd  a  la  surface  de  ce  globe 
immense.  Entre  Inhabitant  de  la  Lune  et  celui 
du  Soleil,  la  difference  d'impression,  quant  au 
poids   du   litre   d'eau,   serait   dans   le   rapport 
de  i  a  162.  Cependant  Fun  et  Fautre  feraient 
usage  du  meme  ressort  pour  communiquer  a 
ce  litre  d'eau  le  meme  mouvement.  Le  philo- 
sophe  qui  recueillerait   ces   impressions  si  di- 
verses constaterait  quc  le  sentiment  sur  la  masse 
est  uniforme,  absolu,  tandis  que  le  sentiment 


l68  ESSAIS   SUR    LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

sur  les  effets  de  la  pesanteur  est  variable  et  re- 
latif  (*).  La  qualite  de  peser  n'est  done  pas  com- 
parable a  celle  d'avoir  de  la  masse,  et  ne  saurait 
au  meme  degre  servir  de  base  a  une  definition 
de  la  matiere. 

Si  j'avais  a  definir  la  matiere,  je  dirais  :  «  La 
matiere  est  tout  ce  qui  a  de  la  masse,  ou  tout  cc 
qui  exige  de  la  force  pour  acquerir  du  mouve- 
rnent.  » 

Les  idees  de  force  et  de  masse  sont  correla- 
tives. Elles  s'eclairent  mutuellement.  Quelle  no- 
tion aurions-nous  dc  Faction  d'une  force,  dc 
Fefficacite  de  notre  effort  personnel,  si  jamais 
nous  n'avions  employe  cet  effort  a  deplacer  un 
corps?  Sans  doute  en  appuyant  plus  ou  mo  ins 
vivement  sur  un  obstacle  fixe,  nous  aurions  le 
sentiment  d'efforts  varies;  mais  nous  n'aperce- 
vrions  pas  le  resultat  de  ces  efforts,  nous  ignore- 
rions  les  effets  qu'ils  sont  capables  de  produire. 


(!)  Si  un  observateur  pouvait  etre  place  entre  la  Terre 
et  la  Lune,  au  point  precis  ou  les  attractions  exercees  par 
ces  deux  astres  s'equilibrent,  les  objets  qu'il  manierait 
seraient  pour  lui  depourvus  de  poids,  et  cependant,  s'il 
voulait  leur  appliquer  son  ressort,  il  trouverait  qu'ils  pren- 
nent  le  meme  mouvement  ou  possedent  la  meme  masse  qu'a 
la  surface  de  la  Terre. 


LA   FORCE    ET    LA   MASSE.  169 

Nous  n'en  prenons  conscience  que  le  jour  ou 
nous  deplagons  un  corps  libre  de  nous  obeir;  et 
en  deplacant  successivement  divers  corps,  nous 
nous  rendons  compte  de  Finegalite  des  efforts 
qu'ils  exigent  de  nous.  Du  meme  coup,  nous 
acquerons  la  notion  de  la  masse,  qui  est  la  ma- 
niere  d'etre  differente  des  corps,  par  rapport 
a  nous,  par  rapport  a  notre  capacite  de  les  mou- 
voir.  Les  deux  notions  sont  inseparables.  Cha- 
cune  d'elles,  isolee,  est  incomplete.  Chacune 
appelle  imperieusement  Fautre,  comme  Faction 
appelle  la  reaction,  comme  la  chaleur  appelle  la 
temperature,  comme  Facide  en  Chimie  appelle 
la  base. 

Quelques  geometres,  et  meme  des  plus  emi- 
nents,  reprochent  precisement  a  cette  notion  de 
la  masse  d'etre  liee  a  celle  de  la  force;  ils  vou- 
draient  une  definition  directe,  independante. 
«  On  appelle  masse  d'un  corps,  dit  Poisson,  la 
quantite  de  matiere  dont  il  est  compose  (1).  » 
Mais  que  doit-on  entendre  par  «  quantite  de 
matiere  »?  Nous  nous  faisons  une  juste  idee  des 
quantites  relatives  de  matiere  contenues  dans 
des  corps  de  meme  nature.  Nous  comprenons 


Traite  de  Mecanique,  Introduction 


170  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

sans  peine  que  deux  litres  d'eau  contienncnt 
deux  fois  autant  de  matiere  qu'un  seul,  et  que 
cinq  litres  de  mercure  conliennent  cinq  fois 
autant  de  matiere  qu'un  seul.  D'une  fagon  gene- 
rale,  les  quantites  contenues  dans  des  corps  de 
meme  nature  sorit  proportionnelles  a  leurs  vo- 
lumes. Mais  comment  effectuer  la  comparaison, 
si  les  corps  sont  de  nature  differente?  Qucl  rap- 
port peut-il  y  avoir  entre  la  quantite  de  matiere 
contenue  dans  un  decimetre  cube  d'eau  et  la 
quantite  de  matiere  contenue  dans  un  decimetre 
cube  de  mercure,  dans  un  decimetre  cube  de 
plomb  ou  un  decimetre  cube  de  platine?  Nous 
savons  une  seule  chose  :  le  litre  d'eau  est  plus 
facile  a  mouvoir  que  le  litre  de  mercure,  il  exige 
moins  de  force.  Or  cela,  c'est  la  relation  meme 
entre  la  force  et  la  masse.  II  faut  done  en  revenir 
a  Fexperience  prealable  qui  1'etablit,  c'est-a-dire 
a  la  definition  precedente. 

Pour  tourner  la  difficulte,  les  memes  geo- 
metres  imaginent  un  «  point  materiel  »,  sem- 
blable  dans  tous  les  corps,  et  les  quantites  de 
matiere  sont  defmies  par  les  nombres  de  ces 
points  lictifs  que  les  corps,  de  1'especc  la  plus 
differente,  sont  censes  contenir.  «  Un  point  ma- 
teriel, dit  Poisson,  est  un  corps  infiniment  petit 


LA    FORCE    ET    LA    MASSE.  171 

clans  toutes  ses  dimensions....  On  pent  regarder 
nn  corps  de  dimensions  ilnies  comme  un  assem- 
blage d'une  infinite  de  points  materiels,  et  sa 
masse  comme  la  somme  de  toutes  leurs  masses 
infmiment  petites.  »  -  -  «  La  masse  d'un  corps, 
dit  Laplace,  est  la  somme  de  ses  points  ma- 
teriels.... La  densite  d'un  corps  depend  du 
nombre  de  ses  points  materiels  renfermes  sous 
un  volume  donne  (1).  »  Mais,  ce  procede  ne  fait 
pas  disparaitre  Pobjection.  On  est  toujours  en 
droit  de  demander  :  Qu'est-ce  que  la  masse  d'un 
point  materiel?  Et  pourquoi  y  a-t-il  plus  dc 
points  materiels  dans  un  litre  de  mercure  que 
dans  un  litre  d'eau?  La  question  reste  sans  re- 
ponse. 

II  est  licite,  au  point  de  vue  geometriquc, 
d'imaginer  un  corps  d'assez  petites  dimensions 
pour  que  la  difference  des  trajectoires  de  ses  di- 
verses  parties  puisse  etre  negligee.  Rien  n'in- 
terdit  d'appeler  un  tel  corps  «  point  materiel  ». 
Mais  cette  appellation  ne  doit  pas  franchir  le 
domaine  mathematique,  1'abstrait.  Elle  est  sans 
portee  sur  le  reel.  Dans  le  monde  physique,  il 


(!)  Exposition  du  Systeme  du  Monde,  6e edition,  p.  173 
et  170. 


IJ2  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

n'y  a  que  des  corps  finis,  et  des  atonies  ou  ele- 
ments primordiaux  dont  nous  ignorons  absolu- 
ment  les  masses  et  les  dimensions.  Nous  sommes 
incapables  de  dire  -  -  jusqu'a  present  du  moins 
-  si  Telement  primordial  d'un  corps  est  plus  ou 
rnoins  dense  que  1'element  primordial  d'un.autre 
corps.  Nous  savons  uniquement,  pour  Tavoir 
directement  constate,  que  des  volumes  tres  re- 
duits  de  plomb  et  de  platine  exigent  des  forces 
inegales  pour  prendre  le  meme  mouvement,  et 
ont  par  consequent  des  masses  differentes  (4). 

Pendant  les  premiers  temps  ou  fut  constitute 
la  Mecanique  rationnelle,  il  y  eut  une  tendance 
fort  concevable  a  restreindre  le  plus  possible  les 
emprunts  fails  a  1'experience.  On  voulait  donner 
a  cette  Science  un  aspect  systematique  et  un  ca- 
ractere  logique,  comparables  a  ceux  de  la  Geo- 
metrie,  ou  les  donnees  physiques  sont  en  effet 
peu  nombreuses  et  passent  meme  parfois  inaper- 
gues.  Nous  en  retrouvons  encore  aujourd'lmi  la 
marque  dans  la  constitution  hypothetique,  attri- 


(!)  La  definition  de  la  masse  par  le  nombre  des  points 
jnateriels  ne  serait  legitime  que  si  la  Chimie  parvenait  a 
demontrer  que  la  nature  de  tous  les  corps  est  identique  et 
qu'il  n'y  a  que  des  groupements  d'un  seul  et  meme  atome. 


LA    FORGE   ET   LA   MASSE.  173 

buee  aux  corps  solides ;  11  en  resulte  des  erreurs 
facheuses  au  cours  d'importantes  propositions, 
notamment  dans  la  theorie  du  choc.  Le  progres 
des  Sciences  naturelles  tend  a  modifier  ce  point 
cle  vue  et  dispose  les  esprits  a  considerer  desor- 
mais  la  Mecanique,  meme  dans  sa  partie  ration- 
nelle,  comme  essentiellement  fondee  sur  Fobser- 
vation. 

La  methode  deductive,  souveraine  dans  les 
Mathematiques  pures,  n'est  feconde  en  Meca- 
nique qu'a  la  condition  de  s'appliquer  a  des 
elements  reels,  fournis  par  le  monde  exterieur. 
Sinon  elle  conduit  a  des  resultats  qui  concernent 
non  le  monde  tel  qu'il  est,  mais  tel  qu'il  nous 
plait  de  Fimaginer.  L'abstraction  permise  doit 
porter  uniquement  sur  les  qualites  et  les  circon- 
stances  etrangeres  au  probleme  dynamique  pro- 
prement  dit.  Dans  un  corps  isole,  nous  pouvons 
et  nous  devons  negliger  la  couleur,  la  tempera- 
ture, les  affinites  chimiques,  parce  qu'elles  sont 
sans  influence  sur  le  rnouvement.  Mais  nous  re- 
tenons  Finertie  ou  la  mobilite,  la  masse,  le  mode 
de  composition  des  forces.  Si  plusieurs  corps 
sont  en  presence,  nous  retenons  encore  d'autrcs 
proprietes,  negligeables  dans  un  corps  isole  :  la 
reaction,  Felasticite  et,  en  cas  de  choc  ou  de 


1 7.4  ESSAIS    SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

frottement,  la  convertibility  clu  mouvcment  en 
chaleur. 

Des  lors,  il  ne  dcvrait  pas  etrc  loisiblc  d'envi- 
sager  des  masses  abstraites  ct  des  corps  solides 
-de  forme  invariable.  II  n'est  pas  moins  illogique 
de  repousser  la  notion  directe  de  force,  sous 
pretexte  qu'elle  est  puisee  dans  le  sentiment  de 
notrc  effort  personnel,  c'est-a-dire  dans  I'obser- 
vation  de  la  Nature.  Pourquoi  ne  pas  repousser 
aussi  les  couleurs  du  spectre  solaire,  parce  que 
c'est  notre  reil  qui  les  voit?  En  deiinissant  la 
force  a  le  produit  dc  la  masse  par  la  Vitesse  », 
comme  le  voudraient  certains  auteurs,  en  don- 
nerait-on  une  idee  bien  nette  a  Fhomme  qui 
n'aurait  jamais  essaye  sa  force  musculaire?  Au- 
tant  les  Mathematiques  pures  aspirent  a  s'elevcr 
dans  la  region  de  1'abstrait,  autant  les  Sciences 
physiques,  dont  la  Mecanique  est  la  premiere, 
doivent  plonger  leurs  racines  dans  le  concrcl. 
sous  peine  de  manquer  dc  base  ct  de  s'cpuiscr 
bicntot  en  speculations  chimeriques. 


CHAPITRE  II. 

CAPACITES   DYNAMIQUES.   —  LA  PESANTEUH. 


La  propriete  de  la  masse  s'eclaire  d'un  jour 
plus  vif  quand  on  1'observe  dans  dcs  corps 
bomogenes,  dc  nature  differente,  ayant  memo 
volume.  Les  inegalites  dc  masse  remarquecs 
cntre  eux  tienncnt  alors  uniquement  aux  va- 
rietes  de  matierc  qui  Ics  composent.  L'experi- 
mentateur,  muni  du  rcssort  dont  nous  avons  fait 
usage,  peut  constatcr  que  si  Ic  decimetre  cube 
d'cau  cxige  une  force  egalc  a  un  pour  acquerir 
unc  vitessc  de  10  metres  environ  (c'est-a-dire 
9m,8o88...)  au  bout  d'une  seconde,  le  decimetre 
cube  de  plomb  cxigera  une  force  egale  a  onze 
et  demic,  pour  acquerir  la  meme  vitessc;  Ic  de- 
cimetre cube  de  mercure  exigera  unc  force  egale 
a  treize  et  demic;  Ic  decimetre  cube  de  platine 
exigera  vingt  et  un  et  demie,  etc.  Ghaque  corps, 
suivant  sa  nature,  reclamera,  sous  le  meme  vo- 
lume, une  force  differente. 


176  ESSAIS   SUR  LA    PH1LOSOPIIIE    DliS   SCIENCES. 

II  serait  temeraire  de  conclure,  je  Fai  dit,  que 
ces  decimetres  cubes  contiennent  plus  on  moins 
de  matiere.  11  se  peut  que  le  nombre  dcs  ele- 
ments indivisibles  de  Feau  soit  le  meme  que  le 
nombre  des  elements  indivisibles  du  plomb,  du 
mercure  ou  du  platine,  et  que  chacun  de  ces 
elements  ait  un  egal  volume.  II  se  peut  aussi  que 
le  nombre  des  elements  differe,  mais  que  leur 
volume  differe  en  sens  inverse,  de  telle  sorte  que 
le  volume  absolu  de  la  matiere  can,  contenue 
dans  un  decimetre  cube,  soit  egal  au  volume 
absolu  de  la  matiere  plornb,  mercure  ou  pla- 
tine. Dans  ces  conditions,  comment  preten- 
drait-on  que  la  quantite  de  matiere  de  Fun  est 
superieure  a  la  quantite  de  matiere  de  Fautrc? 
La  seule  affirmation  legitime,  c'est  que  la  ma- 
tiere eau  ne  se  comporte  pas,  a  Fegard  des  for- 
ces, comme  la  matiere  plomb,  mercure  ou  pla- 
tine. En  d'autres  termes,  Feau,  le  plomb,  IP 
mercure  et  les  divers  corps,  sous  le  meme  vo- 
lume, absorbent  des  quantites  differentes  de 
force  ou  d'impulsion  pour  prendre  le  meme 
motivement. 

C'est  un  phenomene  analogue  a  celui  qu'on 
releve  en  Physique,  au  sujet  de  Fechauffement 
des  corps.  Geux-ci,  soit  qu'on  les  compare  sous 


CAPACITES    DYNAMIQUES-    —    LA    PESANTEUR.  177 

le  meme  volume,  soil  qu'on  les  compare  sous  le 
meme  poids,  n'absorbent  pas  la  meme  quantite 
de  chaleur  pour  acquerir  la  meme  elevation  de 
temperature.  Us  n'ont  pas,  selon  le  terme  usite, 
la  meme  capacite  calorifique.  De  meme,  au 
regard  du  mouvement,  ils  n'orit  pas  la  meme 
capacite  dynarniquc  (f ). 

II  est  possible  de  dresser,  pour  les  differentes 
especes  de  corps  bomogenes,  une  echelle  des 
capacites  dynamiques,  semblable  a  celle  des  ca- 
pacites calorifiques.  Les  chiffres  des  deux  ta- 
bleaux n'ont  pas  d'ailleurs  de  correspondance 
entre  eux,  et  il  ne  faut  pas  s'en  etonner;  car 
nous  n'apercevons  pas  un  lien  necessaire  entre 
les  vibrations  calorifiques  ou  le  phenomene  quel- 
conque  designe  sous  ce  nom,  et  le  plus  ou  moins 
de  facilite  qu'on  trouve  a  deplacer  les  corps. 
Nous  observons  meme  les  plus  grandes  diver- 
gences de  valeur,  les  corps  de  faible  capacite 
dynamique  ayant  souvent  les  plus  fortes  capa- 
cites calorifiques.  Le  plomb,  compare  a  Feau, 
sous  le  meme  volume,  possede  une  capacite  dy- 
namique de  onze  et  demie,  et  une  capacite  calo- 


(*)  G'est  le  terme  que  j'ai  propose  dans  un  Memoire  lu 
a  1'Acadcmie  des  Sciences,  le  r4  novembre  1887. 


178  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPIIIE    DES    SCIENCES. 

rifique  a  peine  super ieure  a  un  tiers.  Le  mer- 
cure  possede  une  capacite  dynamique  de  treize 
et  demie,  et  une  capacite  calorifique  inferieure 
a  une  demie  ('). 

Les  experiences  faites  en  divers  lieux  du  globe 
ct;  dans  le  meme  lieu,  suivant  diverses  direc- 
tions, montrent  que  la  meme  impulsion  commu- 
nique toujours  au  meme  corps  le  meme  mouvc- 
ment.  Gependant  chaque  fois  le  corps  s'offrc 
dans  des  conditions  differentes.  La  vitesse  dont 
il  est  anime,  par  suite  de  la  rotation  du  globe, 
diminue  a  mesure  qu'on  s'eloigne  de  Fcquateur; 
en  outre,  ellc  sc  combine  fort  inegalement  avec 
la  vitesse  procuree  par  Fimpulsion,  selon  que 
celle-ci  est  dirigee  dans  le  sens  du  meridien  ou 
selon  qu'elle  est  dirigee  dans  un  sens  perpen- 
diculaire.  Ces  circonstanccs  n'ayant  pas  d'in- 
fluence  sur  la  vitesse  due  a  Fimpulsion  ou  sur  la 
vitesse  observee,  on  peut  dire  des  lors  que  «  la 
capacite  dynamique  des  corps  est  constante  », 
ou  qu'elle  est  independante  de  leur  etat  de  repos 
ou  de  mouvement. 

Les    capacites    calorifiques   suivent    un    tout 


( ! )  Dans  ces  exemples  et  les  precedents  les  chifTres  sont 
arrondis. 


CAPACITES   DVNAMIQUES.    —    LA   PESANTEUR.  179 

autre  regime.  La  capacite  (Tun  corps  n'est  pas 
independante  de  son  etat  thermique.  Sauf  chez 
les  gaz  qualifies  de  parfaits  ou  fort  eloignes  de 
leur  point  de  liquefaction,  la  capacite  calorifique 
se  modifie  quand  on  opere  dans  des  limites  de 
temperature  assez  larges  et  qu'on  approche  du 
changement  d'etat  des  corps,  ou  de  leur  passage 
de  1'etat  solide  a  1'etat  soit  liquide,  soit  gazeux. 
En  Mecanique  rien  de  pareil  ne  justifierait  la 
modification  de  la  capacite  dynamique.  II  n'y  a 
pas  de  «  changement  d'etat  » .  Les  plus  grandes 
vitesses  relevees  ne  paraissent  produire  aucune 
alteration  dans  les  conditions  physiques  et  chi- 
miques  des  corps.  Us  se  comportent,  a  ce  point 
de  vue,  comme  les  gaz  parfaits  au  point  de  vue 
calorifique. 

La  mobilite  des  corps,  sous  le  meme  volume, 
est  en  raison  inverse  de  leur  capacite  dyna- 
mique. Si  la  mobilite  de  1'eau  est  prise  pour 
unite,  la  mobilite  d'un  corps  quelconque  sera 
representee  par  le  rapport  de  i  au  chiffre  de 
sa  capacite  dynamique.  L'echelle  ainsi  obtenue 
presente  moins  de  disparates  avec  celle  des  ca- 
pacites  calorifiques  que  1'echelle  des  capacites 
dynamiques.  Mais  ce  sont  la  de  simples  rappro- 
chements arithmetiques. 


l8o  ESSAIS   SUR    LA    PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

La  determination  directe  des  masses,  a  1'aide 
d'appareils  mecaniques,  est  fort  simple  en  theo- 
rie.  Mais  elle  ne  laisse  pas,  dans  la  pratique, 
de  rencontrer  de  serieuses  difficultes.  Des  qu'il 
s'agit  surtout  de  corps  volumineux,  le  procede 
devient  a  peu  pres  inapplicable. 

A  la  rigueur,  pour  la  determination  des  capa- 
cites  dynamiques,  on  peut  s'en  tenir  a  des  vo- 
lumes tres  reduits,  car  les  resultats  de  la  com- 
paraison  sont  independants  du  volume  absolu. 
Une  fois  ces  capacites  fixees,  les  masses  des 
corps  proposes  s'en  deduisent  en  multipliant  le 
chifFre  de  la  capacite  par  le  volume  du  corps. 
Mais  cette  methode  ne  convient  qu'a  des  corps 
parfaitement  homogenes.  La  moindre  trace  d'he- 
terogeneite  supprime  toute  exactitude.  Aussi, 
dans  la  plupart  des  cas,  Femploi  d'appareils,  du 
genre  de  ceux  auxquels  j'ai  fait  allusion,  n'offre 
pas  de  ressources  suffisantes. 

Heureusement,  la  Nature  fournit  un  moyen 
aussi  expeditif  qu'inattendu  de  tourner  Fob- 
stacle.  Les  physiciens  ont  constate  que  tous  les 
corps,  d'espece  quelconque,  depuis  le  plus  fin 
duvet  jusqu'au  bloc  de  plomb  ou  de  platine, 
tombent  dans  le  vide  avec  une  egale  rapidite. 
Si  on  les  precipite  a  la  fois  de  la  meme  hauteur, 


CAPACITES   DYNAMIQUES.    —   LA   PESANTEUB.  l8l 

ils  arrivent  au  has  de  la  chute  au  meme  mo- 
ment. Ces  corps  sont  done  tous  sollicites,  pen- 
dant leur  descente,  par  des  forces  exactement 
proportionnelles  a  leurs  masses  respect! ves; 
puisque,  par  definition,  les  masses  sont  pro- 
portionnelles aux  forces  qui  leur  impriment  le 
meme  mouvement  dans  le  meme  temps.  Or 
ici  les  forces  appliquees  aux  corps  resultent  de 
Fattraction  terrestre,  c'est-a-dire  constituent, 
pour  chacun  d'eux,  son  propre  poids.  Les  poids 
des  corps  sont  done  rigoureusement  propor- 
tionnels  a  leurs  masses  et  peuvent  ainsi  leur 
servir  de  mesure.  En  d'autres  termes,  au  lieu  de 
mouvoir  les  corps,  pour  en  evaluer  la  masse,  il 
suffira  de  les  peser. 

Ge  fait  experimental  est  connu  depuis  long- 
temps.  II  nous  est  devenu  tellement  familier  que 
nous  finissons  presque  par  conforidre  la  masse 
avec  le  poids.  Ces  deux  proprietes  nous  sem- 
blent  indissolublement  liees  Tune  a  Fautre.  Ge- 
pendant,  si  Ton  y  regarde,  une  telle  coincidence 
est  bien  Tevenement  le  plus  extraordinaire  et  le 
moms  prevu  que  put  nous  reveler  Fetude  de 
la  Nature.  Quel  rapport,  en  effet,  imaginer  a 
priori  entre  la  masse  et  le  poids?  La  masse, 
c'est  le  plus  ou  moins  d'effort  que  reclame  un 


1 82  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS    SCIENCES. 

corps  pour  un  meme  deplacement.  Le  poids, 
c'est  le  plus  ou  moins  d'attraction  exercee  sur 
lui  par  le  globe  terrestre.  Quel  lien  y  a-t-il  entre 
ces  deux  ordres  de  fails?  Qu'est-ce  qui  empeche- 
rait  qu'un  corps  tres  facile  a  mouvoir  fut  en 
meme  temps  puissamment  attire?  Ne  voyons- 
nous  pas  pareille  opposition  se  manifester  dans 
une  foule  de  circonstances?  Par  exemple,  les 
corps  les  plus  lourds  ne  sont-ils  pas  en  general 
les  plus  aisement  echauffables?  Et  le  fer,  plus 
leger  que  le  platine,  n'est-il  pas  beaucoup  plus 
attire  que  ce  dernier  par  un  aimant?  La  force  de 
cohesion,  Faffinite  chimique  sont-elles  en  raison 
des  masses  en  presence?  Ne  varient-elles  pas 
enormement  selon  la  nature  des  substances? 
Jusqu'ici  aucune  serie  de  phenomenes  ne  s'est 
montree  en  exacte  concordance  avec  les  masses 
et  avec  les  masses  seules.  La  proportionnalite  ri- 
goureuse,  mathematique,  exclusive,  n'a  ete  ob- 
servee  que  dans  le  phenomene  de  la  gravitation 
universelle. 

La  loi  de  la  gravitation,  formulee  par  Newton, 
porte  sur  deux  points  :  la  proportionnalite  de  la 
force  aux  masses,  et  son  decroissement  en  raison 
inverse  du  carre  de  la  distance.  Gette  derniere 
condition  pouvait  se  prejuger,  car  les  forces 


CAPACITES   DYNAMIQUES.    —   L.\    PESANTEUR.  l83 

rayonnantes  propageraient  difficilement  leur 
action  suivant  un  autre  mode.  Mais  le  rapport 
direct  des  forces  aux  masses,  rien  ne  devait  le 
faire  presumer.  II  faut  toute  1'habitude  que  nous 
en  avons  prise,  soit  par  la  connaissance  des  lois 
astronomiques,  soit  par  le  maniement  journalier 
des  corps,  pour  que  nous  1'enregistrions  sans  un 
sentiment  de  surprise  et  d'admiration. 

Plus  on  medite  sur  les  effets  de  la  gravitation 
universelle,  moins  on  s'explique  sa  proportion- 
nalite  aux  masses.  Si  la  gravitation  procedait  de 
la  matiere  elle-meme,  en  etait  pour  ainsi  dire 
une  emanation  directe,  on  comprendrait  jusqu'a 
un  certain  point  qu'elle  fut  proportionnee  a  la 
masse.  Mais  alors,  elle  devrait,  semble-t-il,  s'af- 
faiblir  peu  a  peu  avec  le  temps,  comme  les  radia- 
tions calorifiques  et  lumineuses  qui  s'eteignent 
progressivement.  Dans  les  corps  de  petites  di- 
mensions elle  devrait  meme  avoir  disparu.  Or 
les  astronomes  ne  constatent,  depuis  les  temps 
historiques,  aucune  diminution  de  la  gravitation 
dans  les  astres  de  volume  reduit,  comme  la 
Lune,  dont  les  radiations  calorifiques  sont  de- 
venues  a  peu  pres  nulles.  Si,  au  contraire,  la 
gravitation  resulte  de  quelque  action  exterieure 
aux  corps,  qui  les  pousserait  les  uns  vers  les 


1 84  ESSA1S    SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

autres  a  la  maniere  d'un  fluide  dans  lequel  ils 
se  trouveraient  plonges,  elle  devrait  etre  sensi- 
blement  proportionnelle  a  la  surface  des  corps, 
ou  a  leur  volume,  si  Ton  suppose  le  fluide  assez 
subtil  pour  penetrer  dans  toute  la  profondeur. 
Mais  elle  ne  serait  pas,  dans  cette  hypothese,  en 
rapport  avec  la  masse.  De  toutes  fagons,  le  mys- 
tere  de  la  proportionnalite  reste  inexplique. 

Les  poids  des  corps,  a  la  surface  du  globe, 
etant  proportionnels  a  leurs  masses,  et  la  pesan- 
teur  variant  d'un  lieu  a  un  autre,  tandis  que  les 
masses  ne  varient  pas,  il  s'ensuit  que,  selon  la 
latitude,  les  memes  masses  sont  sollicitees  par 
des  forces  differentes.  Par  consequent  les  vi- 
tesses  acquises  au  bout  du  meme  temps,  dans  un 
mouvement  de  chute  vers  le  sol,  changent  avec 
la  latitude.  C'est  a  1'aide  des  modifications  de 
cette  vitesse  que  les  physiciens  mesurent  avec  le 
plus  d'exactitude  les  variations  de  la  pesanteur. 
Celles-ci  pourraient  d'ailleurs  etre  constatees 
directement  par  le  degre  de  tension  d'un  res- 
sort  suffisamment  delicat  auquel  un  poids  de- 
meurerait  suspendu. 

De  meme  que  nous  avons  compare  les  masses 
des  corps  homogenes,  sous  1'unite  de  volume,  et 


CAPACITES   DYNAMIQUES.    —   LA   PESANTEUR.  1 85 

que  nous  en  avons  deduit  les  capacites  dyna- 
miques;  de  meme  on  compare  les  poids,  sous 
Funite  de  volume,  et  Ton  en  deduit  les  densites. 
Ce  mot,  dans  le  langage  ordinaire,  reveille  Pidee 
d'une  matiere  plus  ou  moins  serree,  plus  ou 
moins  compacte.  II  faut  se  garder  de  semblables 
images  qui  faussent  la  vue  des  choses.  L'inegalite 
de  capacite  dynamique  indique  seulement  une 
inegalite  dans  la  mobilite,  mais  ne  prejuge  rien 
quant  a  la  quantite  absolue  de  matiere.  L'inega- 
lite  de  densite  ne  prejuge  pas  davantage  une  ine- 
galite de  compacite ;  car  deux  corps  fort  inegale- 
ment  denses  peuvent  opposer  la  meme  resistance 
a  la  compression.  L'inegalite  de  densite  indique 
seulement  une  inegalite  dans  Fattraction  exercee 
par  le  globe  terrestre. 

Si  Ton  prend  pour  unite  de  densite  le  meme 
corps  dont  la  masse  serait  prise  pour  unite  de 
masse,  alors  les  chiffres  exprimant  les  densites 
des  divers  corps  seront  idenliques  aux  chiflres 
exprimant  leurs  capacites  dynamiques,  puisque 
les  poids  sont  proportionnels  aux  masses.  Si,  par 
exemple,  le  decimetre  cube  d'eau  etait  choisi 
comme  terme  de  comparaison  a  la  fois  pour  les 
poids  et  pour  les  masses,  les  capacites  et  les  den- 
sites auraient  les  memes  valeurs  numeriques. 


)86  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

Mais  il  n'a  pas  etc  possible  de  proceder  ainsi.  La 
masse  qui,  sous  Faction  d'une  force  egale  a  un 
kilogramme,  contracte,  au  bout  de  1'unite  de 
temps,  une  vitesse  egale  a  un  metre,  n'est  pas  la 
masse  d'un  decimetre  cube  d'eau ;  mais  bien  la 
masse  de  pres  de  dix  decimetres  cubes  d'eau.  En 
d'autres  termes,  un  corps  tombant  librement 
dans  le  vide  acquiert  une  vitesse  environ  dix  fois 
trop  grande  pour  que  sa  masse  puisse  servir 
d'unite,  quand  son  propre  poids  a  ete  choisi 
comme  unite  de  poids.  Ge  double  choix  ne  serait 
permis  que  si  1'unite  de  longueur  adoptee  etait 
pres  de  dix  fois  plus  grande.  II  faudrait  done, 
pour  atteindre  le  but,  prendre  comme  unite  de 
longueur,  non  le  metre  actuel,  mais  la  vitesse 
acquise  par  un  corps  tombant  librement  dans  le 
vide  pendant  une  seconde.  Le  metre  ainsi  fixe 
serait  egal  a  9, 8088 . . .  fois  le  metre  actuel,  et  le 
nouveau  decimetre  remplacerait  celui-ci  presque 
exactement. 

Les  avantages  qu'eut  presentes  une  semblable 
combinaison  sautent  aux  yeux.  Le  decimetre 
cube  d'eau  aurait  fourni  a  la  fois  1'unite  de  poids 
et  1'unite  de  masse,  tandis  que  sa  matiere  meme 
servait  de  terme  de  comparaison  aux  densites  et 
aux  capacites  dynamiques.  Dans  toutes  les  for- 


CAPACITES   DYNAMIQUES.    —   LA   PESANTEUR.  187 

mules,  on  eut  evite  la  repetition  fastidieuse  du 
nombre  g  ou  9,8088 —  Enfin  si,  a  un  moment, 
on  voulait  verifier  1'unite  de  longueur,  il  etait 
plus  facile  de  faire  une  experience  avec  le  pen- 
dule  a  Paris  que  de  mesurer  a  nouveau  le  meri- 
dien  terrestre.  Mais  il  serait  oiseux  d'insister 
aujourd'hui  :  la  question  est  tranchee  definiti- 
vement  par  Tadoption  du  metre  geographique 
franc.ais,  qui  tend  a  devenir  1'unite  de  longueur 
des  nations  civilisees. 

En  resume,  les  unites  qui  ont  prevalu  sont, 
avec  le  metre  : 

La  seconde  astronomique  ou  864oo^me  partie 
du  jour  sideral; 

Le  kilogramme  ou  poids  du  litre  d'eau,  ser- 
vant a  la  fois  d'unite  de  poids  et  d'unite  de  force; 

Et  la  masse  de  g  decimetres  cubes  d'eau. 

Cette  derniere  unite  n'etait  pas  arbitraire  ou 
fixee  a  priori,  comme  les  autres ;  mais  elle  a  ete 
imposee  par  la  condition  -  -  resultant  d'une  loi 
naturelle  —  que,  soumise  a  une  force  de  i  kilo- 
gramme, pendant  une  seconde,  elle  acquiert 
une  vitesse  egale  a  i  metre. 


CHAPITRE  III. 

DU    PROBLEME    DYNAMIQUE. 


Tout  probleme  dynamique,  malgre  son  appa- 
rente  complexite,  peut  se  ramener  a  ces  termes 
simples  : 

«  Inexperience  ayant  appris  qu'une  force  de 
i  kilogramme  communique  a  une  masse  de 
g  decimetres  cubes  d'eau,  au  bout  d'une  se- 
conde,  une  vitesse  egale  a  i  metre,  quelle  vi- 
tesse  communiquera  une  force  d'un  riombre  quel- 
conque  de  kilogrammes,  agissant  pendant  un 
temps  quelconque  sur  une  masse  d'un  nombre 
quelconque  de  decimetres  cubes  d'eau?  » 

Ce  probleme  pourra  se  compliquer,  et  il  se 
complique  en  effet,  par  suite  de  ce  que  Ton  con- 
sidere  une  force  variable  en  grandeur  et  en  di- 
rection, ou  meme  plusieurs  forces  agissant  a  la 
fois  sur  un  corps,  ou  enfin  des  forces  agissant  sur 
plusieurs  corps  relies  entre  eux  de  diverses  fa- 
Cons.  Mais  au  fond  la  question  n'est  pas  changee. 


1 90  ESSA1S    SUR   LA   PH1LOSOPI1IE    DES    SCIENCES. 

Soil  pour  ramener  le  probieme  complique  a 
des  termes  simples,  soil  pour  resoudre  le  pro- 
bieme simple  lui-meme,  il  est  necessaire  de  re- 
courir  a  Fexperience.  Elle  seule  peut  nous  faire 
connaitre  :  i°  comment  une  force  constante 
unique  agit  sur  un  corps,  lorsque  Fintensite,  la 
masse  et  le  temps  cessent  d'etre  egaux  a  F  unite ; 
2°  comment  plusieurs  forces  combinent  leur  ac- 
tion sur  un  corps  ou  sur  un  systeme  de  corps. 

Inexperience  a  done,  outre  le  fait  initial  qui 
relie  entre  elles  les  diverses  unites,  a  determiner 
certaines  lois,  grace  auxquelles  nous  puissions 
passer  du  fait  initial  au  probieme  simple  formule 
plus  haut,  ainsi  que  ramener  le  probieme  com- 
pose a  des  termes  simples. 

Le  probieme  dynamique,  dans  sa  generalite, 
consiste,  on  le  voit,  a  passer  de  la  connaissance 
des  forces  et  des  masses  a  celle  du  mouvement. 
II  a  regu  le  nom  de  direct.  Mais  il  a  son  inverse, 
qui  est  celui-ci  :  «  Les  masses  et  leurs  mouve- 
ments  etant  connus,  deduire  les  forces.  »  Les 
memes  lois  experimentales  serviront  a  resoudre 
ce  dernier. 

La  question  inverse  se  pose  dans  Fetude  des 
phenomenes  de  FUnivers.  Quand  nous  prome- 


DU    PROBLEME    DYNAMIQUE.  igi 

nons  nos  regards  autour  dc  nous,  nous  aperce- 
vons  de  la  matiere  en  mouvement;  nous  igno- 
rons  le  plus  souvent  les  forces  qui  la  meuvent. 
Lorsque  Newton  proceda  a  la  decouverte  de  la 
gravitation  universelle,  il  avait  devant  lui  les 
mouvements  des  planetes  et  dc  leurs  satellites, 
et  de  ces  mouvements  il  deduisait  la  force.  Ga- 
lilee, quand  il  etudiait  la  chute  des  corps  graves; 
Cavendish,  quand  il  voulait  mesurer  Fattraction 
de  la  Terre,  avaient  sous  leurs  yeux  certains 
mouvements. 

Dans  le  domaine  des  arts  et  de  Tindustrie, 
nous  avons  a  resoudre  habituellement  la  ques- 
tion directe.  Nous  disposons  de  forces,  chute 
d'eau,  \apeur,  electricite,  etc.,  et  nous  calculons 
les  mouvements  que  nous  pourrons  obtenir  au 
moyen  de  leur  emploi.  Le  probleme  direct  est 
done  pour  ainsi  parler  du  domaine  de  la  pra- 
tique, et  le  probleme  inverse  du  domaine  de  la 
theorie.  Bien  entendu,  cette  regie  n'est  pas  sans 
exception. 

Les  deux  questions  ofFrent  entre  elles  une 
difference  fondamentale,  dont  Timportance  phi- 
losophique  ne  saurait  echapper. 

Le  probleme  direct  est  essentiellement  deter- 
mine. II  nc  comporte  qu'une  solution.  La  masse 


KJ2  ESSAIS    SUR   LA    PHILOSOPIIIE    DES    SCIENCES. 

d'un  corps  etant  donnee  ainsi  que  les  forces  qui 
agissent  sur  lui,  le  mouvement  en  resulte  neces- 
sairement.  On  ne  comprendrait  pas  que  1'effet 
a  produire  demeurat  dans  1'indecision  et  que  la 
meme  cause,  dans  les  memes  conditions,  s'exercat 
de  fagons  multiples.  , 

Le  second  probleme  au  contraire  est  inde- 
t ermine.  II  peut  comporter  un  grand  nombre  et 
ineme  une  infinite  de  solutions.  Tout  d'abord,  il 
n'aboutit  pas  la  plupart  du  temps  a  des  realites 
certaines,  mais  a  des  causes  plus  ou  moins 
hypothetiques.  La  solution  est  subjective  plutot 
qu' ''objective.  Nous  assistons  a  des  mouvements, 
sans  pouvoir  en  assignor  les  causes  veritables. 
Alors  nous  imaginons  des  forces,  analogues  a 
nos  efforts  personnels,  et  qui  seraient  suscep- 
tibles  de  produire  ces  memes  mouvements. 
Nous  tenons  le  probleme  pour  resolu  quand 
nous  sommes  parvenus  a  cbiffrer  ces  forces  fic- 
tives,  par  comparaison  avec  1'unite  qui  nous  est 
familicre,  et  a  en  fixer  la  direction.  En  ce  qui 
concerne  la  gravitation,  dont  la  vraie  nature 
nous  est  cachee,  nous  nous  la  representons  vo- 
lontiers  a  la  maniere  d'un  effort  agissant  pour 
tirer  ou  pousser  les  astres  les  uns  vers  les  autres. 
Notre  esprit,  a  defaut  d'une  connaissance  plus 


DU   PROBLEMS    DYNAMIQUE.  ig3 

complete,  eprouve  une  vive  satisfaction  a  expri- 
mer  le  phenomene  sous  cette  forme  simple  qui 
nous  parait  le  mieux  cadrer  avec  les  fails.  Tel 
fut  le  sentiment  des  contemporains  de  Newton, 
quand  ils  saluerent  sa  memorable  decouverte. 
Bien  que  ce  grand  homme  eut  eu  le  soin  d'avertir 
qu'il  ne  prejugeait  rien  quant  a  la  cause  reelle 
de  la  gravite,  personne  n'hesita  a  considerer 
sa  formule  mathematique  comme  Fexpression  de 
la  plus  belle  loi  de  1'Univers. 

Le  probleme  inverse  a  done  ordinairement 
pour  but,  non  d'assigner  les  forces  veritables, 
mais  d'evaluer  les  forces  fictives  ou  theoriques 
qui  pourraient  engendrer  les  mouvements  ob- 
serves. A  ce  point  de  vue  deja  la  solution  est 
indeterminee,  puisqu'elle  n'est  pas  emprisonnee 
dans  une  realite  precise.  Mais  elle  est  indeter- 
minee, bien  davantage,  a  un  autre  litre. 

En  effet,  une  foule  de  systemes  de  forces  peu- 
vent  repondre  a  la  question.  Assurement  deux 
forces  differentes  ne  peuvent  pas  individuelle- 
ment  solliciter  un  corps  d'une  maniere  iden- 
tique.  Mais  plusieurs  forces  peuvent  se  combiner 
sur  un  corps,  et  a  plus  forte  raison  sur  un  en- 
semble de  corps  relies  entre  eux,  de  fagon  a  pro- 
duire  le  meme  effet  que  produiraient  d'autres 

i3 


1 94  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPH1E   DES    SCIENCES. 

forces,  differentes  des  premieres,  venant  se  com- 
biner a  leur  tour.  Par  exemple,  sur  un  point 
materiel  plusieurs  forces  ont  une  resultante,  et 
celle-ci  est  susceptible  de  produire  le  meme  effet 
que  la  collection  des  forces  donnees.  Autour  de 
cette  resultante,  on  peut  concevoir  autant  de 
systemes  de  composantes  qu'on  voudra,  tous 
egalement  capables  de  communiquer  le  meme 
mouvement. 

On  serait  done  condamne  a  une  perpetuelle 
incertitude,  si  les  recherches  n'arrivaient  pas 
a  se  circonscrire,  grace  a  cette  disposition  de 
notre  esprit  qui  nous  fait  poursuivre,  en  toute 
occurrence,  la  solution  la  plus  simple  possible. 
La  ou  une  seule  force  pourrait  suffire,  nous 
n'en  imaginons  volontiers  pas  deux;  la  ou  deux 
forces  suffiraient,  nous  n'en  imaginons  pas  trois. 
Des  lors,  en  presence  d'un  mouvement,  nous 
commengons  toujours  par  examiner  si  une  ou 
plusieurs  forces  sont  deja  imposees  par  la  nature 
de  la  question,  si  leur  existence  est  certaine,  en 
dehors  de  notre  propre  maniere  de  voir.  Cette 
constatation  faite,  nous  tachons  de  decouvrir  le 
systeme  de  forces  le  plus  simple  qui,  combine 
avec  les  forces  imposees,  suffirait  a  assurer  le 
mouvement  observe.  Ainsi,  quand  un  projectile 


DU    PROBLEME   DYNAMIQUE.  1 Q5 

se  meut  dans  le  vide,  une  force  est  imposee  :  la 
pesanteur.  Quand  il  se  meut  dans  Fatmosphere, 
deux  forces  sont  imposees  :  la  pesanteur  et  la 
resistance  de  Fair.  Si  ces  deux  forces  ne  suffi- 
saient  pas,  avec  la  vitesse  initiale,  pour  expli- 
quer  le  mouvement,  nous  aurions  a  rechercher 
ou  a  imaginer  une  troisieme  force  qui,  combinee 
avec  les  precedentes,  procurerait  le  deplacement 
effectif. 

En  regie  generale,  qu'il  s'agisse  d'un  corps 
ou  d'un  assemblage  de  corps,  nous  poursuivons 
toujours  le  systeme  le  plus  simple  possible  dc 
forces,  qui,  combine  avec  celles  dont  nous  con- 
naissons  par  avance  Fexistence,  suffit  a  produire 
le  mouvement  observe.  Le  probleme  se  trouve 
ainsi  ramene  a  la  determination;  mais  c'est  une 
determination  relative.  Ellc  peut  ne  pas  repondre 
a  la  realite  des  faits.  Si  nous  ignorions,  je  sup- 
pose, la  presence  de  deux  forces  distinctes  sur 
le  mobile  qui  transite  dans  Fair,  nous  serions 
amenes  a  expliquer  son  mouvement  par  une 
seule  force  dont  Fexpression,  assez  compliquee 
d'ailleurs,  ne  serait  pas  en  harmonic  avec  les  ele- 
ments naturels  du  phenomene.  II  y  a  done,  pour 
repeter  le  mot;  une  forte  part  de  subjeclif  dans 
la  solution  du  probleme  qui  consistc  a  remonter 

i3* 


196  ESSAIS   SUR  LA    PHILOSOPHIE   DBS  SCIENCES. 

des  mouvements  a  letirs  causes.  Tandis  que  cette 
part  ne  se  rencontre  pas  dans  le  probleme  qui 
descend  des  causes  a  leurs  effets. 

Quand  nous  envisageons  la  question  dyna- 
mique  sous  sa  forme  la  plus  elementaire,  a  sa- 
voir  :  «  Determiner  la  vitesse  qu'une  force  con- 
stante  en  grandeur  et  en  direction  imprime  a 
une  masse  donnee  au  bout  d'un  certain  temps  », 
nous  sommes  portes  a  croire  que  cette  question 
pourrait  etre  resolue  directement,  au  moyen 
de  la  relation  connue  entre  les  unites  de  temps, 
de  force,  de  masse  et  de  longueur,  par  de 
simples  regies  de  proportion.  Mais  ce  serait 
une  grande  erreur,  qu'explique  seulement  notre 
longue  habitude  des  verites  physiques.  Com- 
ment, en  effet,  trouverions-nous  dans  les  Mathe- 
matiques,  c'est-a-dire  en  nous-memes,  les  lois 
suivant  lesquelles  les  forces  font  mouvoir  la  ma- 
tiere?  De  ce  qu'une  force  communique  une  cer- 
taine  vitesse  a  une  masse  au  bout  d'un  temps 
donne,  pouvons-nous  prevoir  ce  que  fera  une 
force  double?  ou  ce  que  fera  la  meme  force  sur 
une  masse  double?  ou  ce  que  fera  la  meme 
force,  sur  la  meme  masse,  au  bout  d'un  temps 
double?  De  quel  droit  affirmerions-nous  que  la 


DL  PROBLEME  DYNAMIQUE.  197 

vitesse  sera  doublee  dans  le  premier  et  le  troi- 
sieme  cas,  et  reduite  de  moitie  dans  le  second? 
Sans  doute  cela  nous  parait  devoir  etre  ainsi. 
Mais  notre  conviction  n'a  pas  le  caractere  de  ne- 
cessite  logique;  elle  resulte  exclusivement  d'une 
pratique  si  ancienne  que  nous  n'en  aperce- 
vons  plus  1'origine,  et  c'est  la  ce  qui  produit 
notre  illusion. 

En  realite,  la  Mecanique  repose  tout  entiere 
sur  un  certain  nombre  de  verites  initiales,  eta- 
blies  a  Faide  de  1'observation  directe  de  la 
Nature.  Ces  verites  ou  Lois  generates  du  mou- 
vement  permettent  seules  de  resoudre  les  pro- 
blemes  dynamiques,  depuis  la  plus  simple  rela- 
tion entre  la  force  et  la  masse,  jusqu'aux  lois 
majestueuses  de  TAstronomie  et  jusqu'aux  com- 
plications si  grandes  de  la  Physique  terrestre. 
L'unique  role  du  calcul  est  d'aider  a  mettre  en 
relief  les  consequences  que  ces  lois,  recelent  et 
de  constituer  ainsi  un  enchainement  systema- 
tique,  dont  1'experience  a  forge  le  premier  an- 
neau. 


CHAPITRE  IV. 

LES   LOIS    GENERALES    DU    MOUVEMENT. 


Les  Lois  generales  du  mouvement  sont  ac- 
tuellement  ail  nombre  de  trois.  II  devient  neces- 
saire  d'en  adjoindre  desormais  une  quatrieme, 
sans  laquelle  les  phenomenes  de  contact  entre 
les  corps  (frottement,  choc,  deformation,  etc.) 
recoivent  une  explication  incomplete,  souvent 
meme  tout  a  fait  erronee. 

La  premiere,  dite  :  Loi  d'egalite  entre  I'ac- 
tion  et  la  reaction,  est  due  a  Newton  (*).  Elle 
constate  que,  dans  la  Nature,  les  actions  sont 
toujours  egales  deux  a  deux  et  de  sens  con- 
traires.  II  n'y  a  pas  d'action,  petite  ou  grande, 
qui  n'ait  son  exacte  contre-partie.  Si  Ton  pou- 
vait  joindre  par  une  tige  rigide  les  deux  corps 
entre  lesquels  s'exercent  deux  actions  recipro- 


(')  Je  presente  ces  lois,  non  dans  1'ordre  chronologique, 
mais  dans  1'ordre  qui  semble  le  plus  logique. 


200  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

ques,  celles-ci  se  neutraliseraient  et  les  deux 
corps,  en  1'absence  de  toute  autre  cause,  seraient 
reduits  a  1'immobilite. 

Newton  a  verifie  ce  grand  principe  sur  tous 
les  mouvements  des  corps  celestes  connus  de 
son  temps.  Ses  successeurs,  dans  leurs  innom- 
brables  applications  du  calcul  a  1' Astronomic, 
n'ont  jamais  eu  a  enregistrer  la  moindre  dero- 
gation. Les  differents  corps  de  notre  systeme, 
depuis  le  Soleil  jusqu'au  dernier  asteroide,  s'in- 
fluencent,  deux  a  deux,  avec  une  egale  energie 
et  dans  des  directions  opposees.  Les  recentes 
observations  faites  sur  le  mouvement  des  etoiles 
doubles  ou  triples  conduisent  a  penser  que  la 
meme  loi  preside  aux  evolutions  de  ces  astres 
lointains. 

Sur  notre  planete,  des  faits  varies,  des  pheno- 
menes  de  toutes  sortes  mettent  a  chaque  instant 
le  principe  en  evidence.  Si  dans  Finterieur  d'un 
corps,  les  actions  qui  se  developpent  de  molecule 
a  molecule  ne  se  faisaient  pas  continuellement 
equilibre,  ce  corps  ne  resterait  pas  immobile 
sur  un  plan  horizontal,  ou  ne  garderait  pas  la 
verticale  a  Textremite  d'un  fil  de  suspension. 
Mais  il  se  deplacerait  ou  s'inclinerait  dans  le 
sens  de  la  resultante  generate  des  actions  intc- 


LES    LOIS   GENERALES   DU   MOU YEMENI.  2OI 

rieures.  Un  aimant  attache  a  un  morceau  de 
fer  doux  entrainerait  celui-ci  ou  serait  entraine 
par  lui.  Le  liquide  contenii  dans  un  vase  pose  de 
niveau  se  porterait  d'un  cote  ou  meme  s'echap- 
perait  par-dessus  les  bords.  Les  reactions  chi- 
miques,  dues  aux  affinites  mutuelles,  occasion- 
neraient  le  renversement  du  recipient  dans  lequel 
elles  s'operent.  En  un  mot,  tous  les  phenomenes 
seraient  profondement  troubles,  car  ils  doivent 
leur  forme  actuelle  a  la  reciprocite  parfaite  des 
actions  en  presence. 

Gette  reciprocite  nous  est  quelquefois  voilee 
par  les  intermediaires  a  travers  lesquels  les 
actions  se  transmettent.  Quand  nous  voulons 
exercer  une  pression  sur  un  corps  a  1'aide  de 
ressorts,  de  fluides  ou  d'objets  plus  ou  moins 
deformables,  nous  n'observons  pas  tout  d'abord 
une  rigoureuse  egalite  entre  Feffort  au  point  de 
depart  et  Teffort  au  point  d'arrivee.  11  semble 
que  Faction  initiale  se  disperse  et  se  perde  en 
partie  dans  le  mecanismc  de  transmission.  Mais 
si  nous  attendons  que  celui-ci  ait  pris  une  forme 
invariable,  que  ressorts,  poulies,  courroies,  etc., 
suffisamment  tendus,  forment  un  systeme  geo- 
metrique,  nous  constatons  chez  le  dernier  corps 
impressionne  ou  dans  Fobstacle  contre  lequel 

1 3" 


202  ESSAIS    SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

nous  appuyons,  une  reaction  exactement  egale  a 
Teffort  d'origine.  En  chaque  point  de  Tappareil 
la  reciprocite  regne  alors  et  la  portion  de  droite 
tire  ou  pousse  la  portion  de  gauche,  de  la  meme 
fagon  que  celle-ci  tire  ou  pousse  celle-la. 

11  est  facile  de  reconnaitre  dans  cette  loi  Tadage 
fameux  :  «  Dans  la  Nature,  rien  ne  se  cree.  »  En 
ce  qui  concerne  le  mouvement,  cet  adage  n'a  ricn 
d'un  axiome  rationnel.  II  exprime  une  simple 
verite  experimentale,  dont  nous  n'aurions  jamais 
ete  assures  sans  les  recherches  auxquelles  se  sont 
livres  les  physiciens.  La  Mecanique  contient 
d'autres  verites,  sur  lesquelles  on  est  arrive  ega- 
lement  a  se  meprendre  et  dont  on  place  la  source 
dans  la  raison  au  lieu  de  la  voir  dans  le  monde 
exterieur. 

La  se.conde  loi,  formulae  par  Kepler,  porte  - 
assez  improprement  d'ailleurs  --  le  nom  de  Loi 
d'incrtie.  Ce  terme  merite  une  explication. 

En  fait,  la  maticre  n'est  point  inerte.  Elle  se 
trouve,  personne  ne  Tignore,  en  perpetucllc  acti- 
vite.  Soumise  a  la  gravitation  universelle,  qui  en 
mainticnt  toutes  les  parties  dans  une  etroite  de- 
pendance,  elle  est,  en  outre,  le  siege  des  pheno- 
menes  les  plus  varies.  Attractions  moleculaires, 


LES   LOIS   GENERALES   DU    MOUVEiMENT.  2o3 

affinites  chimiques,  actions  calorifiques,  electri- 
ques,  etc.,  Faniment  ou  la  dominent,  et  ne  lui 
permettent  pas  de  rester  inerte  un  seul  instant. 
Quand  on  la  declare  telle,  c'est  par  une  pure 
abstraction  :  on  suppose  les  corps  places  dans 
des  conditions  qui  neutralisent  les  actions  natu- 
relles  ou  les  rendent  peu  appreciables  vis-a-vis 
des  effets  mecaniques  qu'on  projette  de  produire 
et  de  mesurer  sur  eux.  On  imagine,  par  exemple, 
qu'ils  roulent  sur  une  surface  horizontale  parfai- 
tement  polie,  ou  la  pesanteur  et  les  frottements 
seraient  a  peine  ressentis  et  ou  Fattraction  des 
corps  voisins  serait  absoluraent  negligeable. 

Ce  n'est  done  pas  dans  le  sens  d'inactif  qu'il 
faut  entendre  le  mot  inerte.  La  veritable  signi- 
fication est  celle-ci  :  «  Quand  un  corps  possede 
une  certaine  vitesse,  il  la  garde  sans  alteration  in- 
definiment,  si  aucune  influence  exterieure  .n'agit 
sur  lui  ».  Comprise  ainsi,  la  loi  d'inertie  merite- 
rait  beaucoup  plutot  le  nom  de  Loi  de  la  con- 
servation du  mouvement. 

II  parait  evident,  d'apres  la  loi  de  Newton, 
qu'un  corps  ne  peut  pas,  par  lui-meme,  aug- 
menter  sa  vitesse  actuelle  ou  se  tirer  du  repos. 
Car,  toutes  les  actions  qui  s'exercent  en  lui  se 
neutralisant  deux  a  deux,  elles  n'engendrent  au- 


•204  ESSA1S    SUK    LA    PHILOSOPIHE    DES    SCIENCES. 

cime  resultante  et  par  consequent  elles  ne  peu- 
vent  accelerer  le  mouvement,  ni  rompre  rimmo- 
bilite.  Mais  il  n'est  pas  aussi  evident  que  le  corps 
ne  puisse  pas  se  ralentir  par  degres.  Pourquoi  ne 
perdrait-il  pas  sa  vitesse  par  une  sorte  de  rayon- 
nement,  comme  il  perd  sa  chaleur  et  sa  lumiere? 
«  La  nature  de  cette  modification  singuliere,  dit 
Laplace,  en  vertu  de  laquelle  un  corps  est  trans- 
porte  d'un  lieu  dans  un  autre,  est  et  sera  tou- 
jours  inconnue.  »  Nous  ne  pouvons  done  pas 
fixer  a  priori  les  conditions  de  la  conservation 
de  la  vitesse.  Si  1'espace  indefini  etait  rempli 
d'un  milieu  susceptible  d'opposer  une  resistance, 
et  si  nous  ne  savions  pas  faire  le  vide  relative- 
ment  a  ce  milieu,  comme  nous  le  faisons  pour  les 
gaz  ponderables,  nous  verrions  le  mouvement 
des  corps  se  ralentir  plus  ou  moins  vite,  sans  que 
nous  puissions  soupgonner  la  cause  de  cette  alte- 
ration. La  loi  d'inertie,  en  pareil  cas,  n'aurait 
jamais  ete  formulee. 

Une  telle  supposition  n'est  pas  bien  extraor- 
dinaire, puisqu'a  1'heure  actuelle  les  physiciens 
et  les  astronomes  se  demandent  si  Tether  ou  le 
milieu  quelconque,  auquel  sont  provisoirement 
attribues  les  phenomenes  de  chaleur,  de  lumiere 
et  d'electricite,  ne  derangera  pas  a  la  longue  le 


LES   LOIS   GENERALES   DU   MOUVEMENT.  2O5 

mouvement  des  astres.  Qu'on  imagine  ce  milieu 
plus  dense,  et  la  loi  d'inertie  cesserait  d'etre 
exacte  dans  le  domaine  de  nos  observations.  Si 
nous  la  tenons  pour  certaine,  c'est  done  en  vertu 
de  circonstances  que  Inexperience  seule  devait 
mettre  en  evidence.  On  comprend  des  lors  com- 
bien  sont  vaines  les  tentatives  faites,  a  diverses 
epoques,  pour  etablir  cette  loi  par  le  raisonne- 
ment.  Elles  se  resument  toutes  a  declarer  la 
matiere  incapable  de  changer  son  propre  etat. 
Comme  si,  a  chaque  instant,  et  sous  une  foule 
d'autres  rapports,  cette  matiere  ne  nous  etonnait 
pas  par  la  multiplicite  de  ses  transformations! 

Les  memes  causes  qui  assurent  la  conservation 
de  la  vitesse  en  grandeur  Tassurent  egalement 
en  direction.  Si  le  corps  se  mouvait  en  ligne 
droite,  au  moment  ou  les  forces  exterieures  Font 
abandonne,  il  continuera  de  se  mouvoir  suivant 
la  meme  ligne  droite.  S'il  parcourait  une  courbe, 
il  s'en  detachera  suivant  la  tangente,  au  moment 
precis  ou  les  forces  disparaissent,  et  il  s'eloignera 
indefmiment  dans  cette  direction. 

Je  rappelais  tout  a  1'heure  1'adage  :  «  Rien 
ne  se  cree.  »  II  n'est  pas  complet;  on  ajoute 
ordinairement  :  «  Rien  ne  se  perd.  »  Si  la  loi 
de  Newton  repondait  a  la  premiere  partie  de 


200  ESSAIS   SUK    L.V    PII1LOSOPIIIE    DES   SCIENCES. 

1'adage,  la  loi  de  Kepler  repond  a  la  seconde. 
Les  deux  lois  reunies  expriment  ce  grand  fait, 
que   le   mouvement   est   indestructible,    ou   du 
moins  qu'il  ne  nous  est  pas  donne  historique- 
ment  d'en  constatcr  la  destruction.  D'une  part, 
il  ne  peut  augmenter,  puisque  toute  action  mo- 
trice   est   accompagnee,   dans   FUnivers,   d'une 
action  egale,  en  sens  contraire.  D'autre  part,  il 
ne  peut  diminuer,  puisque  la  loi  d'inertie  nous  le 
montre  se  conservant  dans  chaque  corps  pendant 
une  duree  reputee  indefinie,  sauf  Fintervention 
d'une  action  etrangere,  laquelle  aurait  sa  contre- 
partie  inevitable.  Je  reviendrai  du  reste  sur  ce 
principe,   qui  merite  de   plus  amples  develop- 
pements. 

Les  geometres  emploient  frequemment  Fex- 
pression  de  force  d'inerlie.  Les  deux  mots  pa- 
raissent  contradictoires,  car  ce  qui  est  inerte  ou 
inactif  ne  saurait  engendrer  une  force.  II  serait 
plus  exact  de  dire  :  resistance  d'inerlie.  Encore 
meme  convient-il  d'eclaircir  le  sens  donne  ici 
au  mot  resistance.  Quand  nous  poussons  devant 
nous  un  corps  entierement  libre,  il  ne  nous 
oppose  pas  une  resistance  semblable  a  celle  d'un 
poids  que  nous  voudrions  soulever;  car  le  moin- 


LES   LOIS   GEXEKYLES    DU   MOUVEMENT.  207 

dre  effort  ebranle  le  corps,  tandis  quc  le  poids 
est  souleve  seulement  par  un  effort  superieur  au 
poids  lui-meme.  La  resistance  ou  plutot  la  reac- 
tion du  corps  suppose  libre  se  proportionne  a 
notre  propre  action ;  mais  loin  de  detruire  celle- 
ci,  comme  ferait  un  poids  ou  un  frottement  ou 
tout  autre  obstacle,  elle  la  laisse  passer  integra- 
lement  dans  le  corps,  ou  elle  s'accumule  sous  la 
forme  de  masse  en  mouvement.  Ge  que  nous 
appelons  :  «  force  d'inertie  »  ou  «  resistance 
d'inertie  »,  est  done  le  procede  employe  par  la 
Nature  pour  transmettre  le  mouvement  d'un 
corps  a  un  autre.  Ainsi  entendue,  la  locution 
«  force  d'inertie  »  a  1'avantage  d'exprimer  d'une 
maniere  concise  le  phenomene  de  la  transmis- 
sion de  Fimpulsion.  Durant  ce  phenomene,  le 
corps  fournissant  Fimpulsion  se  trouve  dans  le 
meme  cas  que  s'il  etait  repousse  par  un  effort  egal 
a  la  reaction  du  corps  qui  la  regoit.  Mais  dans 
tout  ceci  il  n'y  a  rien  de  contraire  a  la  loi  d'iner- 
tie ou  a  la  parfaite  mobilite  de  la  matiere,  comme 
pourrait  etre  tente  de  le  croire  celui  qui  pren- 
drait  a  la  lettre  ces  termes  metaphoriques  (4). 


(j)  Dans  le  meme  sens  on  parle  de  «  la  force  centri- 
fuge ».  Gela  ne  veut  point  dire  que  le  corps  developpe  une 
force  determinee  pour  s'eloigner  du  centre,  mais  simple- 


208  ESSAIS   SUR    LA    PIIILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

La  troisieme  loi,  decouverte  par  Galilee,  est 
celle  de  I' independance  des  mouvements.  Elle 
peut  se  formuler  ainsi  :  «  Les  mouvements  parti- 
culiers  dont  divers  corps  sont  animes,  les  uns  par 
rapport  aux  autres,  ne  sont  pas  affectes  si  Ton 
vient  a  imprimer  en  outre  a  tous  ces  corps  un 
mouvement  commun  consistant  a  decrire,  dans 
le  meme  temps,  des  droites  egales  et  paralleles  ». 
Reciproquement,  si  le  mouvement  commun  exis- 
tait  deja  et  si  Ton  vient  a  le  supprimer,  les  mou- 
vements particuliers  ne  seront  pas  alteres.  En 
d'autres  termes,  le  mouvement  commun  et  les 
mouvements  particuliers  sont  dans  un  etat  de 
mutuelle  independance. 

Les  verifications  experim  en  tales  de  cette  loi 
sont  perpetuelles  et  les  exemples  cites  sont  clas- 
siques.  Quand  un  navire  poursuit  une  marche 
reguliere  sur  une  mer  parfaitement  tranquille, 
Fobservateur  place  sur  ce  navire  et  participant 
des  lors  au  mouvement  commun  reconnait  que 
tous  les  mouvements  particuliers  s'effectuent 


ment  qu'il  faut  lui  en  appliquer  une  pour  1'y  ramener.  Livre 
a  lui-meme,  le  corps  continuerait  son  mouvement  suivant 
la  tangente,  en  vertu  de  la  loi  d'inertie.  La  «  force  centri- 
fuge »  est  done  la  reaction  que  provoque  1'effort  exerce 
vers  le  centre. 


LES   LOIS  GENERALES   DU   MOUVEMENT.  209 

comme  si  le  navire  et  lui-meme  etaient  en  repos. 
Les  perturbations  eventuelles  sont  dues  aux  agi- 
tations de  la  mer,  qui  ne  se  font  pas  sentir  de 
la  meme  maniere  sur  tous  les  points  du  navire 
et  qui  par  suite  interrompent  le  mouvement 
commun.  Dans  un  convoi  de  chemin  de  fer,  si 
la  voie  est  bien  unie  et  se  developpe  en  ligne 
droite,  les  voyageurs,  dont  les  mouvements  par- 
ticuliers  ne  sont  pas  genes  par  le  mouvement 
commun,  n'ont  pas  le  sentiment  de  la  vitesse, 
a  moins  de  regarder  les  objets  de  la  route.  Qui 
n'a  remarque  les  frequentes  illusions  auxquelles 
nous  sommes  sujets?  Tantot  nous  nous  croyons 
en  marche,  quand  c'est  le  train  a  cote  du  notre 
qui  s'ebranle;  tantot  nous  croyons  le  voir  partir, 
quand  c'est  nous-memes  qui  nous  ebranlons. 
Personne  n'ignore  quelles  enormes  distances 
parcourent  les  aeronautes,  sans  presque  s'en 
apercevoir.  Mais  rien  n'est  plus  probant  que  le 
mouvement  du  globe  terrestre.  Les  objets  situes 
dans  un  meme  lieu  peuvent  etre  considered 
comme  animes  d'un  mouvement  commun,  au 
moins  pendant  un  certain  temps.  Si  ce  mouve- 
ment commun  influait  sur  les  mouvements  par- 
ticuliers,  ceux-ci  seraient  affectes  de  diverses 
manieres,  selon  que  les  objets  seraient  deplaces 


210  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS    SCIENCES. 

dans  le  sens  du  meridien  ou  dans  le  sens  du  pa- 
rallele,  de  Test  a  1'ouest  ou  de  Fouest  a  Test.  Or 
les  deplacements  particuliers  conservent  tou- 
jours  le  meme  aspect;  ils  sont  done  indepen- 
dants  du  mouvement  commun. 

Les  phenomenes  physiques  et  chimiques  rea- 
lises dans  nos  laboratoires  sont  un  exemple  d'un 
autre  genre.  Ils  ne  sont  jamais  troubles  par  la 
translation  rectiligne  et  sans  secousse  du  sup- 
port sur  lequel  s'opere  Inexperience.  On  peut 
regarder  cependant  les  actions  en  jeu  comme 
etant,  a  des  degres  divers,  fonction  des  distances 
mutuelles  des  molecules  et  des  vitesses  dont 
celles-ci  sont  animees  les  unes  par  rapport  aux 
autres.  Si  le  mouvement  commun  alterait  les 
mouvements  particuliers,  les  actions  s'en  res- 
sentiraient  et  Texperience  serait  plus  ou  moins 
compromise. 

L'attention  ayant  ete  depuis  longtemps  ap- 
pelee  sur  cette  grande  loi,  elle  parait  presque 
aujourd'hui  une  verite  rationnelle  et  on  la  sup- 
pose telle  implicitement,  quand  on  admet  comme 
evident  qu'une  force  agissant  pendant  une  duree 
double  communiquera  une  vitesse  double.  Les 
hommes  sont  loin  cependant  d'avoir  toujours 
pense  ainsi,  car  au  moment  ou  Galilee  a  expose 


LES   LOIS   GENERALES   DU   MOUVEMENT.  211 

sa  decouverte,  «  il  s'est  eleve  de  toutes  parts, 
dit  Auguste  Comte,  une  foule  d'objections  a 
priori  tendant  a  prouver  Timpossibilite  ration- 
nelle  d'une  telle  proposition,  qui  n'a  etc  unani- 
mement  admise  que  lorsqu'on  a  abandonne  le 
point  de  vue  logique  pour  se  placer  au  point  de 
vue  physique  (')  ». 

Cette  loi  est  la  base  de  tous  les  theoremes 
relatifs  a  la  combinaison  des  mOuvements  ou  des 
forces  qui  les  produisent.  Supposons  deux  corps 
animes  d'un  mouvement  commun,  et  dont  Tun 
execute  en  outre,  par  rapport  a  Tautre,  un  mou- 
vement particulier,  consistant  a  decrire,  dans  un 
certain  temps,  une  portion  de  droite  plus  ou 
moins  inclinee  sur  celle  qui  represente  le  mouve- 
ment commun.  A  un  moment  donne,  les  deux 
corps,  en  vertu  de  leur  mouvement  commun, 
auront  parcouru  des  portions  de  droite  egales  et 
paralleles ;  celui  qui  possede  en  outre  un  mouve- 
ment particulier  aura  parcouru  la  portion  de 
droite  qui  le  represente.  Ge  mouvement  particu- 
lier, vu  du  second  corps,  sera  le  meme  que  si  le 
mouvement  commun  n'avait  pas  existe.  Le  de- 


0)  Cours  de  Philosophic  positive,  2e  edition,  tome  I, 
page  386. 


212  ESSAIS   SUB    LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

placement  total  du  premier  corps  dans  1'espace 
sera  done  figure  par  le  parcours  successif  des 
deux  droites  qui  representent  1'une  le  mouve- 
ment  commun  et  1'autre  le  mouvement  particu- 
lier;  ou  par  le  parcours  de  la  ligne  qui  ferme 
le  triangle  et  joint  le  point  de  depart  au  point 
d'arrivee.  Si  le  corps  etait  anime  d'un  troi- 
sieme  mouvement,  son  deplacement  absolu  serait 
figure  par  la  ligne  qui  ferme  le  contour  poly- 
gonal construit  avec  les  trois  droites ;  et  ainsi  de 
suite,  quel  que  soil  le  nombre  des  mouvements 
distincts  dont  le  corps  se  trouve  doue. 

Reciproquement,  le  mouvement  effectif  d'un 
corps  peut  etre  considere  comme  le  resultat  de 
la  combinaison  d'un  nombre  quelconque  de 
mouvements  particuliers.  Ceux-ci  sont  d'ailleurs 
completement  arbitraires;  il  suffit  que  1'extre- 
mite  du  contour  polygonal  construit  avec  les 
droites  qui  les  representent  aboutisse  au  point 
reel  d'arrivee.  Ainsi  s'affirme  le  droit  deja  re- 
connu  d'attribuer  le  mouvement  d'un  corps  a 
une  infinite  de  systemes  de  mouvements  partiels 
differents  ou  a  une  infinite  de  systemes  de  forces 
differentes.  Tandis  que  manifestement  un  sys- 
teme  etant  donne,  une  seule  resultante  est  pos- 
sible, a  savoir  celle  que  figure  la  droite  menee 


LES   LOIS    GENERALES    DU   MOUVEMENT.  21 3 

du  point  de  depart  a  1'extremite  du  contour 
polygonal  construit  avec  les  elements  du  sys- 
teme. 

On  s'est  demande,  dans  un  but  de  simplifica- 
tion theorique,  si  les  trois  lois  precedentes 
pourraient  etre  ramenees  a  un  nombre  moindre, 
grace  a  quelque  loi  encore  plus  large,  qui  com- 
prendrait  deux  d'entre  elles.  Les  efforts  tentes 
dans  ce  sens  n'ont  pas  abouti  et  je  doute  qu'ils 
aboutissent  jamais.  En  effet,  quand  on  sup- 
prime  en  pensee  une  de  ces  trois  lois,  les  deux 
autres  ne  sont  pas  atteintes  et  continuent  de  sub- 
sister  integralement  :  preuve  evidente  de  leur 
independance  reciproque.  Des  lors  une  loi  d'ap- 
parence  plus  generale  ne  serait  en  realite  que  la 
juxtaposition  de  deux  lois  distinctes,  et  leur  ab- 
sorption dans  un  principe  superieur  constituerait 
un  pur  artifice  de  langage. 

La  seule  partie  vraiment  commune  entre  la 
premiere  et  la  seconde  loi  est  celle  qui  enonce 
l'impossibilite  pour  un  corps,  a  raison  soil  de 
Pinertie,  soit  de  Tegalite  entre  Faction  et  la  reac- 
tion, d'augmenter  sa  propre  vitesse.  On  trou- 
verait  aisement  une  formule  qui  eviterait  cette 
repetition.  Mais  comme  la  loi  d'inertie  n'est  pas 


'2l4  ESSA1S   SUR    LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

comprise  tout  entiere  dans  cette  constatation, 
clle  n'en  resterait  pas  moins  a  1'etat  de  loi  se- 
paree.  L'amelioration  logique  ainsi  obtenue 
serait  compensee  et  au  dela  par  1'inconvenient 
de  presenter  une  loi  incomplete,  dont  Fexpres- 
sion  manquerait  d'unite  et  meme  de  clarte.  Les 
efforts  des  geometres  doivent  tendre  plutot  a  de- 
couvrir  de  nouvelles  lois,  moins  comprehensives 
sans  doute,  mais  propres  a  donner  la  clef  de  par- 
ticularites  que  FAnalyse  ne  reussit  pas  a  ratta- 
cher  suffisamrnent  aux  trois  lois  precedentes. 
Dans  cet  ordre  d'idees,  il  importe  d'admettre 
une  quatrieme  loi  generale,  reservee  de  prefe- 
rence a  la  Physique,  mais  dont  Fintervention 
dans  la  Dynamique  est  indispensable  pour  1'in- 
telligence  de  plusieurs  categories  de  pheno- 
menes. 

Cette  quatrieme  loi,  due  a  MM.  Mayer  et 
Joule,  compte  a  peine  un  demi-sieclc  d'exis- 
tence.  Elle  est  connue  sous  le  nom  dc  Loi  de 
I 'equivalence  mecanique  de  la  clialcur.  Elle 
signifie  qu'entre  un  effet  mecanique  et  un  effet 
calorifique  il  existe  un  rapport  naturel,  fixe  et 
determine.  Des  experiences  multipliees,  entre- 
prises  par  ces  deux  physiciens  et  par  leurs  sue- 


LES   LOIS    GENEKALES   DU    MOUVEMENT.  21 5 

cesseurs,  ont  mis  ce  grand  principe  a  1'abri  de 
toute  contestation. 

Pour  elever  un  decimetre  cube  d'eau  a  4^5  me- 
tres de  hauteur,  il  faut,  d'apres  la  moyenne  des 
observations,  la  meme  depense  de  calorique  que 
pour  accroitre  d'un  degre  la  temperature  de  ce 
litre  d'eau.  En  d'autres  termes,  si  la  combustion 
du  charbon  est  employee,  d'une  part,  a  echauffer 
directemcnt  de  Feau,  d'autre  part,  a  mouvoir 
une  machine  elevatoire,  la  consommation  de 
charbon  pour  augmenter  d'un  degre  la  tempera- 
ture d'un  litre  d'eau,  et  pour  remonter  a  4^5  me- 
tres le  poids  dc  i  kilogramme,  sera  identique 
dans  les  deux  appareils.  Reciproquement,  le 
mouvement  acquis  par  i  kilogramme  qui  tombe 
de  42^  metres  de  haut  est  equivalent  a  cette 
meme  quantite  de  chaleur,  designee  en  Phy- 
sique sous  le  nom  de  calorie.  Tel  est  le  rap- 
port suivant  lequel  les  phenomenes  mecaniques 
et  les  phenomenes  calorifiques  se  remplacent 
constamment  dans  la  Nature. 

Grace  a  ce  nouveau  principe,  il  est  facile 
desormais  d'interpreter  de  nombreux  fails,  qui 
semblaient  conslituer  de  veritables  anomalies  et 
qu'on  s'etait  habitue  a  negliger  dans  Texposi- 
tion  de  la  Dynamique.  Quand  deux  corps,  par 


ai6  ESSAIS   SUR  LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

exemple,  se  heurtent,  ils  perdent  dans  le  choc, 
s'ils  ne  sont  pas  parfaitement  elastiques,  une 
partie  de  leur  mouvement.  Cette  perte  pouvait 
etre,  dans  une  certaine  mesure,  expliquee  par  les 
forces  moleculaires  qu'il  faut  vaincre  pour  defor- 
mer  definitivement  les  corps.  Mais  la  plupart  du 
temps  elle  etait  hors  de  proportion  avec  ce  tra- 
vail interieur.  II  y  avait  done  une  destruction  de 
force  sans  cause  connue  et  Ton  avait  pris  le  parti 
de  la  passer,  pour  ainsi  dire,  au  compte  des 
profits  et  pertes,  sans  appro fondir  davantagc. 
De  la  certaines  theories,  trop  superficielles,  qui 
ont  eu  cours  longtemps  et  dont  on  apercoit 
encore  la  trace  dans  quelques  Traites.  Elles  se 
contentaient  d'etablir  une  relation  algebrique 
entre  la  fraction  du  mouvement  disparue  et  les 
variations  survenues  dans  les  vitesses.  Mais  la 
loi  de  MM.  Mayer  et  Joule  a  rectifie  le  point  de 
vue.  II  n'y  a  pas  de  destruction  pure  et  simple 
de  mouvement;  le  principe  de  conservation  n'est 
pas  entame  :  la  ou  disparait  du  mouvement,  il 
apparait  de  la  chaleur.  Les  deux  portions  du 
phenomene  se  compensent. 

Toutes  les  particularites  du  choc  s'eclairent 
superieurement.  D'une  part,  on  savait  que  les 
corps  parfaitement  elastiques  ne  perdaient  pas 


LES    LOIS  GENERALES   DU   MOUVEMENT.  21  7 

de  mouvement.  Us  en  echangeaient  entre  eux, 
mais  le  total  demeurait  invariable.  Par  centre, 
ils  ne  s'echauffent  pas.  De  meme  les  corps  tres 
durs,  presque  indeformables,  voisins  de  cet  etat 
abstrait  envisage  par  les  auteurs  sous  le  nom  de 
solide  geometrique,  ne  perdaient  pas  non  plus  un 
mouvement  appreciable.  Par  contre  aussi,  ils  ne 
s'echauffent  pas.  Mais  d'autre  part,  on  savait  que 
les  corps  susceptibles  de  s'ecraser  sans  donner 
lieu  a  un  travail  interieur  sensible,  comme  le 
plomb,  pouvaient  perdre  tout  leur  mouvement. 
Que  devenait-il?  L'ancienne  Dynamique  etait 
muette.  Mais  aujourd'hui,  nous  reconnaissons 
que  ces  corps  s'echauffent  et  que  leur  elevation 
de  temperature  correspond  precisement  au  mou- 
vement disparu.  Nous  n'avons  plus  des  lors  a 
nous  demander  :  Pourquoi  tels  corps  font-ils 
perdre  de  la  force  et  pourquoi  tels  autres  corps 
la  conservent-ils?  Que  devient  la  soustraction 
operee  par  moment  dans  le  grand  tout?  Les 
choses  sont  fort  simples.  La  perte  n'existe  ni 
dans  un  cas  ni  dans  1'autre;  il  se  produit  des 
equivalences  moyennant  lesquelles  la  somme 
primitive  se  retrouve  toujours. 

La  meme  remarque  s'applique  a  tous  les  phe- 
nomenes  ou  les  influences  de  contact  entrainent 


•2l8  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE    DES    SCIENCES. 

des  diminutions  de  vitessc.  Le  frottement  cst  le 
plus  saillant.  C'est  lui  qui  a  mis  sur  la  voie  de 
1'equivalence  mecanique  de  la  chaleur.  Le  comte 
de  Rumford,  par  ses  celebres  experiences  de 
Munich,  a  ete  le  precurseur  de  MM.  Mayer  et 
Joule. 

Inversement,  les  reactions  au  contact  qui  en- 
gendrent  du  mouvement  sont  accompagnees 
d'une  diminution  de  chaleur.  L'explosion  d'un 
compose  chimiquc  fournit  soudainement  des  gaz 
a  une  tres  haute  temperature.  Ccs  gaz  en  se  dila- 
tant  propulsent  les  corps  places  devant  eux. 
Mais  en  meme  temps  ils  se  refroidissent,  et  ils  se 
refroidissent  dans  la  proportion  ou  le  mouve- 
ment s'est  communique.  II  ivy  a  pas  plus  de 
creation  ici  qu'il  n'y  avait  destruction  la.  L'ele- 
ment  dynamique  se  forme  aux  depens  de  la  cha- 
leur soustraite  aux  gaz  pendant  leur  detente. 
Cette  chaleur  elle-meme  resultait  de  la  consom- 
mation  d'un  certain  compose  cliimique  dans 
lequel  la  puissance  avait  ete  incorporee. 

La  loi  de  MM.  Mayer  et  Joule  est  le  veritable 
trait  d'union  entre  la  Mecanique  et  la  Physique. 
Nonobstant  ses  origines,  elle  a  sa  place  marquee 
dans  la  premiere  de  ces  deux  Sciences.  Gar  non 
seulement  elle  en  explique  les  phenomenes,  mais 


LES   LOIS    GENERALES   DU    MOUVEMENT.  2IQ 

elle  participe  au  caractere  des  trois  premieres 
lois  :  elle  est,  comrne  celles-ci,  independante  de 
la  nature  des  corps.  L'egalite  entre  Faction  et  la 
reaction,  la  conservation  indefinie  dc  la  vitesse, 
Findependance  des  mouvements,  se  soutiennent 
pour  toute  espece  de  matiere;  elles  sont  aussi 
vraies  pour  un  corps  que  pour  un  autre.  DC 
meme  Inequivalence  entre  Feffet  dynamique  et 
reflet  calorifique  est  vraie  pour  tous  les  corps. 
Qu'on  emploie  un  appareil  thermique  a  remon- 
ter  des  poids  ou  a  echauffer  de  Feau,  le  rapport 
observe  entre  les  deux  series  d'effets  ne  se  res- 
sentira  en  rien  de  la  nature  des  materiaux 
engages  dans  la  construction  de  cet  appareil. 
Deux  masses  egales,  animees  des  merries  vi- 
tesses,  representent  la  meme  quantite  de  cha- 
leur,  quelle  que  soit  Fespece  de  matiere  de  ces 
corps.  Un  kilogramme  de  marbre  ou  un  kilo- 
gramme de  fer,  tombant  de  4^5  metres  de  haul, 
representent  Fun  et  Fautre  une  calorie.  La  rela- 
tion thermodynamique  est  done  du  meme  ordre 
que  les  trois  lois  generates  du  mouvement  et 
merite  a  tous  egards  de  figurer  a  cote  d'elles. 

* 

J'ai  souvent  insiste  sur  la  necessite  de  ne  pas 
separer  Fedifice  mecanique  de  ses  bases  expe- 


22O  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

rimentales.  Pretendre  suppleer  a  1'une  d'elles 
par  les  ressources  de  1'Analyse  ou  par  des  consi- 
derations metaphysiques,  c'est  se  condamner 
d'avance  a  des  demonstrations  defectueuses.  On 
en  trouve  un  exemple  instructif  dans  les  efforts 
tentes  par  d'illustres  geometres  pour  etablir  di- 
rectement  soit  le  parallelogramme  des  forces, 
soit  la  proportionnalite  de  la  vitesse  a  la  duree 
de  Faction.  Le  livre,  si  justement  renomme,  de 
Poinsot  sur  la  Statique,  fait  bien  voir  que  les 
plus  grands  esprits  sont  impuissants  a  demon- 
trer,  par  le  seul  raisonnement,  Inequivalence 
entre  une  force  unique  et  Faction  combinee  de 
deux  forces  distinctes.  Car  qu'est-ce  qui  prouve, 
en  dehors  de  1'experience,  qu'une  force  unique 
est  capable  d'empecher  ou  de  remplacer  le  mou- 
vement  du  a  la  combinaison  de  deux  forces  sur 
un  point  materiel?  N'est-ce  pas  admettre  ce  qui 
est  en  question,  a  savoir  la  possibilite  de  leur 
trouver  une  resultante?  Et  de  meme,  qu'est-ce 
qui  demontre,  en  dehors  de  Texperience,  que  les 
vitesses  consecutives  s'ajouteront?  Nous  trans- 
portons  ici,  dans  le  domaine  physique,  des  ve- 
rites  du  domaine  rationnel.  De  ce  que  des  lon- 
gueurs, des  surfaces,  des  masses  s'ajoutent,  nous 
voulons  aj outer  aussi  des  vitesses,  sans  savoir  si 


LES   LOIS    GENERALES   DU   MOUVEMENT.  221 

elles  se  comportent,  dans  la  Nature,  comme  les 
unites  d'une  somme  arithmetique.  II  faut  se 
garder  d'une  telle  confusion  et  maintenir  une 
demarcation  severe  entre  les  idees  qui  precedent 
de  Tespace,  du  temps,  ou  de  la  pure  logique,  et 
celles  qui  precedent  de  la  matiere  et  des  realites 
du  monde  exterieur. 


CHAPITRE  V. 

QUANTITE  DE  MOUVEMENT.  —   FORCE  VIVE. 
ENERGIE. 


Les  phenomenes  se  deroulent  dans  le  temps. 
Nous  sommes  portes  a  croire  que  les  effets  d'une 
puissance  s'accumulent  pendant  la  duree  de  son 
action  et  que  le  resultat  final  en  represente  le 
total  numerique.  Si  done  la  puissance  est  con- 
stante  en  intensite,  le  resultat  a  tout  moment 
nous  semble  devoir  etre  proportionnel  au  temps 
ecoule. 

Or  il  s'en  faut  que  les  choses  se  passent 
toujours  ainsi  dans  la  Nature.  En  bien  des  cas, 
la  puissance  etant  constante ,  1'effet  observe 
n'augmente  pas  uniformement  avec  la  duree. 
Mais  la  progression  se  ralentit  par  degres  et 
finit  meme  par  s'arreter  tout  a  fait,  comme  si 
le  resultat  deja  acquis  constituait  un  obstacle  a 
un  progres  nouveau.  Quand  on  expose  un  corps 
a  Finfluence  d'une  source  thermique  invariable, 


224  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

la  chaleur  qu'il  emmagasine  n'est  pas  en  raison 
directe  du  temps ;  elle  croit  de  plus  en  plus  len- 
tement  a  mesure  que  Foperation  se  prolonge. 
La  charge  d'une  batterie  electrique  ne  peut  etre 
accrue  indefiniment,  malgre  une  production 
continue  d'electricite  a  la  source.  Un  cristal  qui 
se  forme  au  sein  d'une  liqueur  saturee  n'aug- 
mente  pas  incessamment  de  grosseur,  meme  si 
la  liqueur  est  entretenue  au  point  de  satura- 
tion voulue.  Sans  doute  ces  fails  s'expliquent 
par  des  causes  accessoires  qui  viennent  contra- 
rier  Faction  de  la  puissance.  Mais  quand  on 
analyse  un  phenomene  on  n'est  jamais  sur  de 
tout  connaitre  et  par  consequent  on  ne  peut  pas 
affirmer  a  Favance  que,  les  causes  dites  acces- 
soires etant  ecartees,  la  proportionnalite  du  re- 
sultat  au  temps  se  verifierait  exactement.  II 
semble  plutot  qu'il  existe  des  limites  que,  pour 
une  raison  ou  pour  une  autre,  la  Nature  se 
refuse  a  depasser. 

La  production  de  la  vitesse  cependant  fait 
exception.  L'accumulation  des  effets  s'y  poursuit 
indefiniment  et  la  vitesse  procuree  a  un  corps 
par  une  force  constante  augmente  toujours  en 
proportion  de  la  duree.  C'est  la  consequence 
meme  de  la  loi  de  Galilee.  Les  mouvements 


QUANTITE    DE    MUUVEMENT.    —   FORCE    VIVE,    ETC.         225 

etant  independants  les  uns  des  autrcs,  la  vitesse 
imprimee  pendant  une  unite  de  temps,  a  une 
phase  quelconque,  sera  la  meme  que  si  le  corps 
partait  du  repos.  Elle  s'ajoute  a  la  vitesse  deja  ac- 
quise  pendant  les  unites  de  temps  precedentes, 
puisqu'elle  suit  la  meme  direction.  Done,  au 
bout  d'une  periode,  la  vitesse  totale  sera  egale  a 
la  vitesse  procuree  pendant  1'unite  de  temps, 
multipliee  par  le  nombre  des  unites  contenues 
dans  cette  periode.  Aussi  dit-on  que  1'action 
d'une  force  constante  pendant  un  certain  temps, 
ou  sa  quantitd  d'action,  a  pour  expression  le 
produit  de  la  force  par  le  temps  ecoule. 

D'autre  part,  Feffet  obtenu  ou  la  vitesse  ac- 
quise  par  le  corps  est  en  raison  inverse  de  sa 
masse;  car,  par  definition,  les  masses  sont  pro- 
portionnelles  aux  forces  qui  leur  impriment  la 
meme  vitesse.  En  consequence,  si  la  masse  est 
double,  la  force  devrait  etre  doublee  pour  com- 
muniquer  la  meme  vitesse ;  et  si  cette  force  reste 
la  meme,  la  vitesse  procuree  est  moitie.  La  vi- 
tesse acquise  par  le  corps  est  done  a  la  fois  pro- 
portionnelle  a  la  quantite  d'action  de  la  force 
et  inversement  proportionnelle  a  la  masse.  Ou 
encore,  la  quantite  d'action  est  proportionnelle 
au  produit  de  la  masse  par  la  vitesse  acquise.  Ce 


226  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

produit  a  regu  le  nom  de  quantite  de  mouve- 
ment.  Ainsi  il  y  a  proportionnalite  entre  la  quan- 
tite d'action  ou  la  cause,  et  la  quantite  de  mou- 
vement  ou  1'effet  sensible.  Ce  point  est  a  noter; 
car  en  general,  dans  les  phenomenes  physiques, 
1'effet  observe  est  inferieur  a  1'effet  reel,  lequel 
est  masque  ou  detruit  en  partie  par  d'autres 
causes. 

Au  lieu  d'etre  simplement  proportionnels,  les 
deux  produits  deviennent  numeriquement  egaux, 
si  Ton  fait  un  choix  convenable  d'unites.  L'u- 
nite  de  masse  doit  etre  telle  que,  sollicitee  par 
1'unite  de  force,  elle  acquiere  au  bout  de  1'unite 
de  temps  une  vitesse  egale  a  1'unite  de  longueur. 
Or  precisement,  nous  1'avons  vu,  on  s'est  arrete 
a  ce  parti.  L'unite  de  masse  choisie  est  celle 
de  g  decimetres  cubes  d'eau  et  cette  masse, 
soumise  a  Faction  de  i  kilogramme,  prend  une 
vitesse  de  i  metre  au  bout  d'une  seconde.  Le 
but  pourrait  etre  atteint  avec  un  tout  autre  sys- 
teme  d'unites,  satisfaisant  a  la  meme  relation 
experimentale. 

Si  la  force  motrice  variait  d'intensite,  pendant 
la  duree  de  son  action,  il  faudrait  en  prendre 
la  valeur  moyenne;  Fegalite  entre  la  quantite 
d'action  et  la  quantite  de  mouvement  existerait 


QUANTITE   DE   MOU YEMENI.    —    FORCE    VIVE,    ETC.          227 

alors  pour  cette  valeur  moyenne.  Si  la  direction 
variait  aussi,  la  force  et  la  vitesse  devraient  etre 
constamment  estimees  par  rapport  a  la  direction 
du  mouvement,  et  1'egalite  s'etablirait  avec  les 
composantes  tangentielles  de  la  force  et  de  la 
vitesse.  Mais  ces  distinctions,  necessaires  dans 
un  Traite  didactique,  n'importent  pas  a  la  vue 
philosophique  des  choses.  Je  supposerai  dorena- 
vant  que  la  force  est  constante  en  grandeur  et 
en  direction. 

Une  masse  en  mouvement  represente  rigou- 
reusement  1'accumulation  des  efFets  produits  par 
la  force.  Comme,  en  vertu  de  la  loi  d'inertie,  la 
masse  conserve  sa  vitesse  indefiniment,  elle  re- 
presente done  cette  accumulation  a  un  moment 
quelconque  de  la  duree.  Elle  est  meme  suscep- 
tible de  regenerer  les  effets  de  la  force  ou  d'en 
produire  de  semblables  a  ceux  qu'elle  a  sup- 
portes.  Qu'on  oppose  au  corps  une  resistance 
egale  et  contraire  a  la  force  primitive,  il  sera 
ramene  au  repos  au  bout  d'un  temps  egal  a  celui 
qui  avait  ete  employe  par  cette  force  pour  lui 
communiquer  son  mouvement.  Conclusion  fort 
remarquable,  un  effet  n'etant  pas,  d'ordinaire, 
susceptible  de  regenerer  la  cause  qui  1'a  produit. 


228  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

Bien  plus,  la  masse  en  mouvement  est  capable 
d'effets  que  la  force  motrice  elle-meme  n'aurait 
pas  obtenus.  Ainsi  elle  peut  vaincre,  pendant 
un  temps  beaucoup  plus  court,  il  est  vrai,  une 
force  tres  superieure  a  celle  qui  Ta  actionnee. 
Par  la  elle  se  rapproche  plutot  d'un  corps 
charge  d'electricite  que  d'un  corps  charge  de 
calorique,  avec  lequel  elle  a  d'ailleurs  tant  d'au- 
tres  analogies. 

Les  corps  sont  de  veritables  accumulateurs 
d'action  motrice,  comme  ils  sont  accumulateurs 
d'electricite  ou  de  chaleur.  La  faculte  d'absorber 
ou  d'emmagasiner  ces  dernieres  depend  de  la 
nature  du  corps,  de  1'espece  de  matiere  qui  le 
constitue,  et  de  diverses  autres  conditions  phy- 
siques et  chimiques.  L'accumulation  de  Faction 
motrice  depend  uniquement  de  la  densite  ou  de 
la  masse  sous  1'unite  de  volume.  L'electricite  et 
la  chaleur,  une  fois  accumulees  dans  un  corps, 
se  conservent  moyennant  certaines  precautions 
appropriees.  L'action  motrice  se  conserve  aussi, 
au  prix  de  precautions  analogues.  Le  corps  en 
mouvement  doit  etre  soustrait  desormais  aux 
causes  de  deperdition  de  la  vitesse  :  frottements, 
chocs,  resistance  du  milieu,  etc.  En  un  mot,  le 
corps  doit  se  trouver  dans  un  etat  d'isolement 


QUANT1TE    DE    MOUVEMENT.    —   FORCE   VIVE,    ETC.         22Q 

parfait.  II  n'apparait  pas  la  de  difference  essen- 
tielle  avec  les  conditions  qui  asstirent  la  conser- 
vation des  autres  energies  naturelles. 

Deux  quantites  de  mouvement  de  memc  sens 
s'ajoutent;  deux  quantites  de  mouvement  de 
sens  contraires  se  retranchent.  Par  suite  deux 
quantites  de  mouvement  egales  et  de  sens  op- 
poses forment  un  total  egal  a  zero.  Cette  opera- 
tion arithmetique  ne  doit  pas  donner  le  change 
et  faire  supposer  que  deux  quantites  de  mouve- 
ment egales  et  contraires  soient  Tequivalent  de 
Fabsence  de  mouvement.  Ce  serait  confondre  un 
resultat  algebrique  avec  un  resultat  physique. 
Dans  les  formules,  les  termes  egaux  et  de  signes 
opposes  peuvent  etre  effaces,  toutes  les  fois  que 
la  solution  du  probleme  dynamique  depend  uni- 
quement  de  la  valeur  numerique  de  la  quantite 
totale  de  mouvement,  et  que  des  lors  pareille 
compensation  n'a  pas  d'influence.  Par  exemple, 
le  mouvement  moyen  de  plusieurs  corps,  ou  la 
vitesse  du  centre  de  gravite  suivant  une  direction 
quelconque,  est  exprimee  analytiquement  par 
la  somme  des  quantites  de  mouvement  de  ces 
corps  (projetees  sur  la  direction),  divisec  par 
la  somme  de  leurs  masses.  Si  dans  un  pareil  sys- 
teme,  deux  corps  animes  de  quantites  de  mouve- 


23o  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

ment  egales  et  contraires  viennent  a  etre  ramenes 
aii  repos,  le  total  ne  sera  pas  altere  et  le  mouve- 
ment  du  centre  de  gravite  restera  le  meme.  II 
est  done  loisible  de  considerer  ces  deux  quan- 
tites  comme  se  neutralisant  et  pouvant  etre  effa- 
cees.  Elles  s'annulent  en  effet,  quant  au  mouve- 
ment  du  centre  de  gravite  et  vis-a-vis  de  tout 
autre  element  dont  la  grandeur  ne  dependrait 
que  de  cette  valeur  numerique. 

Mais  elles  sont  bien  loin  de  s'annuler  sous  le 
rapport  physique.  Car,  si  les  deux  corps  ainsi 
diriges  en  sens  opposes  venaient  a  se  rencontrer, 
il  en  resulterait  un  phenomene  parfois  fort  des- 
tructeur,  un  choc,  qui  en  outre,  suivant  le  degre 
d'elasticite  des  corps,  laisserait  subsister  aprcs 
lui  un  certain  mouvement  et  une  quantite  de 
chaleur  proportionnelle  au  mouvement  disparu 
(je  neglige  le  travail  interieur).  II  y  a  done  un 
abime  entre  la  compensation  mathematique  et 
la  neutralisation  physique.  La  premiere  est  une 
operation  abstraite,  la  seconde  est  un  pheno- 
mene reel.  II  est  interdit  de  conclure  de  Tune 
a  Tautre.  Les  quantites  de  mouvement  ont  la 
meme  valeur  concrete,  quels  que  soient  le  sens 
dans  lequel  elles  se  dirigent  et  le  signe  alge- 
brique  dont  elles  sont  revetues. 


QUANTITE    DE    MOUVEMENT.    —    FORCE   VIVE,    ETC.         2'il 

Les  forces  de  la  Nature  n'ont  pas  devant  elles 
une  carriere  indefinie.  En  deplacant  les  corps 
elles  marchent  vers  le  terme  de  leur  action.  La 
pesanteur,  qui  fait  tomber  un  corps  d'une  cer- 
taine  hauteur,  se  trouve  paralysee  des  qu'il 
atteint  le  sol.  La  puissance  d'attraction  du 
Soleil  sur  les  planetes  prendrait  fin  si  celles-ci, 
depourvues  d'une  vitesse  initiale,  etaient  libres 
de  tomber  sur  lui.  Un  ressort  cesse  d'agir  des 
qu'il  est  detendu.  La  vapeur  qui  pousse  le  pis- 
ton d'une  machine  perd  son  efficacite  en  se  dila- 
tant.  L'animal  epuise  ses  forces  en  transportant 
un  fardeau  ou  simplement  en  accomplissant  un 
long  trajet. 

Gette  condition  generate  donne  un  grand  inte- 
ret  a  la  consideration  du  produit  de  la  force  par 
la  distance  que  parcourt  son  point  d'applica- 
tion.  Ce  produit  mesure  a  tout  moment  Faction 
deja  depensee  et  il  permet  d'apprecier  celle  qui 
reste  encore  disponible.  Les  operations  de  Fin- 
dustrie  humaine  suggerent  le  meme  point  de 
vue.  Elles  consistent  le  plus  souvent  a  vaincre 
une  resistance  le  long  d'une  direction.  Qu'on 
remorquc  un  convoi  de  chemin  de  fer,  qu'on 
laboure  la  terre,  qu'on  fagonne  le  bois  ou  qu'on 
alese  les  metaux,  c'est  toujours  une  resistance 


232  ESSAIS    SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

qu'il  faut  refouler  sur  une  certaine  longueur. 
Yoila  le  travail  Industrie!,  tel  que  nous  Fenten- 
dons  et  le  pratiquons.  Les  geometres  ont  ainsi 
ete  amenes  a  donner  le  nom  de  travail  au  pro- 
duit  de  la  force  par  le  parcours  de  son  point 
d'application.  Us  ont  recherche  la  relation  qui 
existe  entre  ce  travail  et  la  vitesse  du  mobile 
quand  celui-ci,  partant  du  repos,  a  cede  libre- 
tti ent  a  Faction  de  la  force. 

Cette  relation  se  deduit  aisement  de  celle  que 
nous  connaissons  deja  entre  la  quantite  d'ac- 
tion  ou  «  produit  de  la  force  par  le  temps  », 
et  la  quantite  de  mouvement  ou  «  produit  de  la 
masse  par  la  vitesse  ».  En  effet,  le  temps  em- 
ploye est  en  raison  inverse  de  la  vitesse  moyenne 
et  en  raison  directe  du  parcours  effectue  ('). 
La  vitesse  moyenne  est  la  moitie  de  la  vitesse 
acquise  ou  finale,  puisque,  sous  Finfluence  d'une 
force  constante,  la  vitesse  croit  uniformement 
avec  le  temps.  Le  produit  de  la  force  par  le 
temps  ou  la  quantite  d'action  est  done  egale  au 

(*)  Si  Ton  suppose  la  vitesse  effective,  variable  tout  le 
long  du  parcours,  remplacee  par  une  vilesse  constante, 
egale  a  la  valeur  moyenne,  1'espace  parcouru  est  egal  au 
produit  de  cette  vitesse  moyenne  par  le  temps;  d'ou  il 
resulte  que  ce  dernier  est  egal  au  parcours  divise  par  la 
vitesse  moyenne. 


QUANTITE    DE    MOUVEMENT.    —    FORCE    VIVE,    ETC.         233 

produit  de  la  force  par  Fespace  parcouru,  divise 
par  la  demi-vitesse  acquise.  Cette  quantite  cst 
d'ailleurs,  avons-nous  vu,  proportionnelle  a  la 
quantite  de  mouvement  et  lui  devient  numeri- 
quement  egale,  avec  un  choix  convenable  d'uni- 
tes.  Done  la  force  multipliee  par  le  parcours  ou 
le  travail,  divise  par  la  demi-vitesse  acquise,  est 
egal  au  produit  de  la  masse  par  cette  vitesse; 
et  des  lors  :  Le  travail  est  egal  au  demi-pro- 
duit  de  la  masse  par  le  car  re  de  la  vitesse. 
Cette  derniere  quantite  a  regu  le  nom  de  force 
vive,  qui  a  prevalu,  malgre  Fimpropriete  des 
termes  ('),  et  la  relation  elle-meme  a  pris  le 
nom  d'equation  ou  de  relation  de  la  force  vive. 
Elle  exprime  Teg-alite  entre  le  travail  employe 
et  la  force  vive  obtenue. 

Au  point  de  vue  concret,   la  force  vive  ne 

(*)  Gette  locution  est  iucontestablement  tres  vicieuse.  Le 
mot  force  est  detourne  de  son  sens  naturel  et  prend  celui 
qu'on  attache  d'ordinaire  a  la  puissance  des  machines,  quand 
on  dit  qu'elles  ont  une  grande  force  pour  indiquer  qu'elles 
sont  capables  de  produire  un  gros  travail.  Le  mot  vive  est 
emprunte  a  1'ancien  francais  et  est  synonyme  de  mouve- 
ment; on  dit  une  «  eau  vive  »  pour  une  eau  en  mouvement; 
«  force  vive  »  signifie  done  a  proprement  parler  «  travail 
en  mouvement  ».  Certains  geometres,  notamment  M.  Bellan- 
ger,  pour  echapper  aux  inconvenients  de  cette  locution, 
avaient  propose  la  denomination  tie,  puissance  vive,  qui  n'a 
pas  prevalu. 


234  ESSAIS   SUR   LA   PIIILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

represente  rien  de  plus  ni  rien  de  moins  que  la 
quantite  de  mouvement;   c'est   Faccumulation 
des  effets  de  la  force  motrice.  Au  point  de  vue 
abstrait  ou  analytique,  la  force  vive  a  une  valeur 
differente,  puisqu'elle  represente  le  produit  de 
la  force  motrice  par  un  nombre  autre  d'unites. 
Nous  sommes  ici  a  la  source  de  la  contradic- 
tion qui  eclatait  autrefois  en  Mecanique  quand 
on   examinait  le  phenomene   du   choc   sous   le 
double  aspect  de  la  quantite  de  mouvement  et 
de  la  force  vive.  Deux  spheres  semblables  et  ani- 
mees  de  vitesses  egales  et  opposees,  venant  a  se 
rencontrer  sur  la  ligne  des  centres,  qu'observait- 
on?  Si  les  spheres  etaient  parfaitement  elasti- 
ques,   elles  rebondissaient   en   arriere,   chacune 
semblant  avoir  emprunte  la  vitesse  de  Fautre.  La 
quantite  totale  de  mouvement,  nulle  avant,  etait 
nulle  apres.  La  force  vive  conservait  sa  valeur 
primitive,  puisque   les   vitesses  se  retrouvaient 
exactement  les  memes.  Si  les  spheres  s'aplatis- 
saient   comme  du  plomb,   elles  restaient  unies 
apres  le  choc  et  immobiles.  La  quantite  totale 
de  mouvement  etait  nulle  comme  dans  le  pre- 
mier cas.  Mais  la  force  vive,  au  lieu  de  persister, 
s'annulait  aussi,  puisque  les  deux  spheres  etaient 
actuellement  au  repos.  Ainsi  la  puissance  dyna- 


QUANTITE    DE   MOUVEMENT.    —    FORCE   VIVE,    ETC.          235 

mique  confiee  aux  deux  corps,  ct  qui  se  compor- 
tait,  dans  Fun  ct  Fautre  cas,  de  la  meme  ma- 
mere  quand  on  Fenvisageait  a  Fetat  de  quantite 
de  mouvement,  se  comportait  d'une  maniere  dif- 
ferente  quand  on  Fenvisageait  a  Fetat  de  force 
vive.  Toujours  nulle  sous  la  premiere  forme,  elle 
etait  tantot  nullc  et  tantot  positive  sous  la  se- 
conde.  Gomme  si  notre  fagon  subjective  d'eva- 
luer  les  choses  pouvait  influer  sur  leur  realite! 
La  nouvellc  Thermodynamique  a  concilie  ces 
contradictions.  //  n'y  a  jamais  de  perle.  Dans 
un  cas,  le  mouvement  garde  sa  forme  initialc; 
dans  Fautre  cas,  il  prend  la  forme  thermique. 

La  relation  de  la  force  vive  a  ce  grand  avan- 
tage,  sur  celle  de  la  quantite  de  mouvement,  de 
permettre  un  decompte  beaucoup  plus  rapide  et 
aise  des  effets  a  attendrc  d'une  force  mo  trice. 
Celle-ci  est  generalement  independante  du  temps 
et  nc  varie  qu'avec  la  distance.  La  gravitation 
universelle,  comme  les  forces  moleculaires,  sont 
fonction  des  distances  comprises  entre  les  corps 
ou  entre  les  particules  de  matiere.  Tant  que  ces 
distances  ne  changent  pas,  les  forces  conservent 
leur  intensite  et  ne  sc  consomment  pas.  Tant 
qu'un  corps  reste  suspendu  a  la  meme  hauteur 
au-dessus  du  sol,  la  pesanteur  ne  varie  pas  et  ne 


236  ESSAIS   SUR   IA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

s'epuise  pas.  La  consommation  ne  commence 
qu'au  moment  ou  le  corps  s'ebranle,  et  elle  suit 
les  progrcs  de  son  parcours.  L'effet  attendu  de 
la  force  se  mesure  done  par  le  produit  de  Fin  ten- 
sile et  du  parcours,  tandis  qu'il  ne  se  deduirait 
pas  immediatement  du  produit  de  1'intensite  et 
du  temps.  II  faudrait,  pour  Tevaluer,  calculer 
le  parcours  qui  a  du  s'effectuer  dans  le  temps. 
D'autre  part,  nos  travaux  industriels,  leur  de- 
pensc,  au  sens  economique  du  mot,  appellent  la 
consideration  de  1'espace  parcouru,  car  cette  de- 
pense  lui  est  presque  toujours  subordonnee.  Elle 
lui  est  souvent  proportionnelle.  Bien  rarement 
elle  est  liee  au  temps,  ou  elle  1'est  d'une  maniere 
accessoire.  L'eau  d'une  chute  se  depense  selon 
que  la  machine  travaille  ou  que  le  point  d'ap- 
plication  de  la  force  se  deplace.  La  vapeur  se 
consomme  autant  que  le  piston  avance  dans  le 
cylindre;  la  depense  de  combustible  serait  nulle 
au  repos,  si  Ton  savait  eviter  les  deperditions  de 
chaleur.  L'industrie,  comme  la  Science  pure, 
s'accommode  des  lors  d'une  formule  ou  la  dis- 
tance figure  explicitement,  au  lieu  du  temps, 
dont  Timportance  est  a  cet  egard  bien  moindre. 
Certaines  forces,  les  moteurs  animes  notam- 
ment,  et  aussi  les  courants  electriques,  depensent 


QUANTITE   DE   MOUVEMENT.    —   FORCE   VIVE,    ETC.          287 

et  s'epuisent  par  le  fait  du  temps,  meme  sans  de- 
placement  du  point  d'application  de  la  force.  Un 
homme  se  fatigue  a  supporter  un  fardeau  dans 
Fimmobilite.  Un  courant  consomme  pour  deve- 
lopper  une  attraction,  grace  a  laquelle  un  poids 
serait  maintenu  en  suspens.  Mais  ce  sont  la  des 
emplois  bien  exceptionnels  et  generalement  les 
moteurs  animes  sont  occupes,  comme  les  mo- 
teurs  mecaniques,  a  transporter  un  fardeau  d'un 
lieu  a  Tautre  ou  a  vaincre  une  resistance  le  long 
d'un  parcours.  La  formule  du  travail  et  de  la 
force  vive  a  done  aussi  pour  eux  son  utilite. 

Pour  ces  diverses  raisons,  les  geometres  accor- 
dent  une  preeminence  marquee  a  cette  relation, 
et  ils  en  font  un  usage  continual.  En  bien  des 
cas,  lorsque  les  mobiles  ne  peuverit  avoir  qu'un 
seul  mode  de  deplacement,  elle  suffit  pour  le 
determiner.  Dans  une  machine  bien  agencee, 
ou  chaque  point  ne  peut  decrire  qu'une  seule 
ligne,  la  connaissance  du  travail  moteur,  c'est- 
a-dire  du  produit  de  la  force  motrice  et  de 
son  parcours,  permet  d'assigner  le  mouvement 
complet  de  la  machine  et  le  fonctionnement  de 
chacun  de  ses  organes.  Enfin  la  relation  de  la 
force  vive  a  Finestimable  merite  de  preciser 
Inequivalence  thermo  dynamique.  La  chaleur 


238  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

n'equivaut  pas  a  de  la  quantite  de  mouvcment 
dans  le  sens  algebrique  du  mot,  c'est-a-dire  a  de 
la  masse  multipliee  par  de  la  vitessc.  Mais  elle 
equivaut  a  de  la  force  vive  et  elle  se  mesure  avec 
du  travail.  Pour  en  avoir  1'expression  analytique 
il  faut  considerer  la  masse  multipliee  par  le  demi- 
carre  de  la  vitesse.  Elle  represente,  non  la  force 
multipliee  par  le  temps,  mais  la  force  multipliee 
par  Fespace  parcouru.  Ce  resultat  experimental 
est  d'accord  avec  les  theories  physiques  qui  assi- 
milent  la  chaleur  a  un  mouvement  vibratoire. 
Envisage  sous  cet  aspect,  le  calorique  d'un  corps 
est  une  certaine  somme  de  forces  vives  de  ses 
particules.  Rien  de  surprenant  a  ce  qu'il  soit 
equivalent  a  un  travail  dynamique. 

Ces  vues  nouvelles  sur  la  Mecanique,  la  ten- 
dance de  plus  en  plus  marquee  a  1'associer  etroi- 
tement  avec  la  Physique,  la  conception  generale, 
suscitee  par  la  Thermodynamique,  d'une  equiva- 
lence plus  ou  moins  chiffrable  entre  les  grandes 
forces  de  la  Nature  et  en  tout  cas  parfaitement 
calculee  entre  la  chaleur  et  le  mouvement,  ont 
fait  naitre  le  besoin  d'un  terme  plus  compre- 
hensif,  moins  specialise,  que  celui  de  force  vive, 
qui  semble  reserve  aux  seuls  effets  mecaniques. 


QUAXTITE  DE   MOUVEMENT.    —    FORCE   VIVE,    ETC.         SiSg 

Le  mot  energie  a  ete  adopte  d'un  commun  ac- 
cord par  les  geometres  et  les  physiciens.  II  de- 
signe  aussi  bien  la  puissance  emmagasinee  dans 
un  corps  sous  forme  de  chaleur,  d'electricite,  ou 
d'affinite  chimique,  que  sous  forme  de  force  vive 
dynamique. 

La  houille  au  sein  de  la  terre  represente  de 
Fenergie  solaire  accumulee  depuis  des  siecles.  La 
vapeur  d'eau  qui  flotte  dans  Fatmosphere  engen- 
drera,  en  se  condensant  et  en  retombant  sur  le 
sol,  de  la  force  et  du  calorique.  La  plante,  Fani- 
mal  constituent  des  machines  qui  consomment 
Fenergie  exterieure  contenue  dans  les  aliments, 
pour  la  reproduire  sous  des  formes  variees.  Les 
actes  de  la  volonte,  d'apres  les  dernieres  re- 
cherches  des  physiologistes,  s'accompagnent  de 
courants  electriques  dont  la  depense  corres- 
pond aux  effets  engendres.  Le  monde,  selon  la 
Science  moderne,  est  un  immense  laboratoire 
ou  s'accomplit  incessamment  la  metamorphose 
de  Fenergie. 

Dans  la  Nature,  Fenergie  apparait  sous  deux 
formes  tres  differentes  :  en  puissance,  et  a  Fetat 
fteffet  realise.  Un  corps,  place  a  une  certaine 
hauteur  au-dessus  du  sol,  represente  en  puis- 
sance la  quantite  d' energie  ou  de  force  vive 


2/jO  ESSATS   SUR   LA   PIIILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

qu'il  developpera  en  tombant,  sous  Fimpulsion 
de  la  gravite,  jusqu'a  la  rencontre  du  sol.  Son 
poids  multiplie  par  la  hauteur  exprime  le  travail 
latent  ou  potentiel  qui  reside  en  lui  avant  que  la 
chute  commence.  Au  has  de  la  chute  ce  meme 
produit  represente,  non  plus  un  travail  en  puis- 
sance, mais  un  travail  effectuc  et  par  consequent 
la  force  vive  dynamique  emmagasinee  par  ce 
travail  dans  le  corps.  A  un  point  intermediaire 
quelconque,  1'energie  latente  ou  potentiellc  du 
depart  se  divise  en  deux  portions  :  Tune,  la  force 
vive  developpee  par  ce  commencement  de  chute 
et  qui  se  nomine  energie  acluelle  ou  force  vive 
proprement  dite;  1'autre  qui  continue  a  meriter 
le  nom  d'energie  polentielle  et  qui  correspond 
au  supplement  de  force  vive  dont  la  suite  de 
la  chute  sera  la  source.  En  resume,  «  1'energie 
totale  devolue  a  un  corps  est  egale  a  la  somme 
de  ses  energies  actuelle  et  potentielle  ».  Cha- 
cune  de  celles-ci  augmente  ou  diminue  quand 
Tautre  diminue  ou  augmente,  mais  leur  total 
demeure  invariable.  Tel  est  le  Principe  de  la 
conservation  de  la  force  vive.  II  exprime  cette 
verite  qu'il  n'est  pas  au  pouvoir  d'un  corps  de 
changer  la  dose  d'energie  dont  il  est  deposi- 
taire,  d'apres  la  situation  qu'il  occupe  par  rapport 


QUANTITE   DE   MOUVEMENT.    —    FORCE   VIVE,    ETC.          ^4 1 

aux  autres  corps  de  1'LJnivers.  Ainsi  le  globe 
terrestre  renferme,  au  regard  du  Soleil,  une 
energie  totale  mesuree  par  la  force  vive  qu'il 
possede  actuellement  et  par  celle  qu'il  acquer- 
rait  si,  n'etant  pas  retenu  par  sa  vitesse  acquise, 
il  pouvait  tomber  librement  sur  lui,  en  vertu  de 
Fattraction  newtonienne.  Ces  deux  forces  vives 
se  modifient  continuellement,  a  mesure  que  la 
Terre  circulant  sur  son  orbite  s'eloigne  ou  se 
rapproche  du  Soleil;  mais  leur  somme  demeure 
toujours  la  meme. 

II  ne  faut  pas  confondre  le  principe  de  la  con- 
servation de  Fenergie  avec  la  loi  d'inertie. 

La  loi  d'inertie  ne  concerne  que  les  corps  ac- 
tuellement pourvus  de  vitesse,  et  elle  declare  que 
cette  vitesse  se  conserve  integralement,  si  aucun 
obstacle  exterieur  ne  la  detruit.  Le  principe  de 
Fenergie  vise  la  conservation  meme  de  la  force ; 
il  implique  que  cette  force  ne  faiblit  pas  avec  le 
temps  et  devra  des  lors  produire  les  memes  effets 
a  quelque  moment  qu'on  les  e value.  La  Terre 
garde  son  energie  par  rapport  au  Soleil  parce 
que  Fattraction  universelle  s'exercera  egalement 
chaque  annee.  Si  cette  attraction  pouvait  stibir 
une  diminution  dans  la  suite  du  temps,  le  prin- 
cipe de  la  conservation  de  Fenergie  se  trouverait 

.6 


2J2  ESSAIS  SUR  LA   PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES. 

alors  en  defaut.  La  loi  d'inertie  cependant  con- 
tinuerait  d'etre  respectee.  Les  vitesses  acquises 
par  les  corps  sous  ces  forces  defaillantes  n'en 
demeureraient  pas  moins,  une  fois  etablies,  abso- 
lument  invariables. 

Le  principe  de  la  conservation  de  Fenergie 
repose  done  tacitement  sur  ce  fait  que  les  forces 
naturelles  sont  independantes  du  temps.  Elles 
apparaissent  telles,  d'ordinaire,  a  nos  observa- 
tions, et  c'est  la  ce  qui  nous  permet  de  proclamer 
la  Constance  de  1'energie  dans  TUnivers. 


CHAPITRE  YI. 


CONSERVATION  DU  MOUVEMENT 
ET    DE    L'ENERGIE    DANS   LA    NATURE. 


Le  systeme  solaire  peut  etre  regarde  comme 
entierement  isole  dans  TUnivers.  Les  astres  qui 
Tentourent  sont  trop  eloignes  pour  exercer  sur 
lui,  malgre  leur  nombre,  aucune  influence  ap- 
preciable. La  lumiere  que  nous  recevons  de 
Fensemble  des  etoiles  ne  depasse  pas  celle 
qu'emettraient  820  etoiles  de  premiere  gran- 
deur (').  Si  Ton  adopte  la  meme  base  pour 
Pattraction  —  qui  decroit  suivant  la  meme  regie 
que  Fintensite  de  la  lumiere  —  la  totalite  des 
astres  exercerait  sur  nous  une  action  equivalente 
a  celle  de  820  etoiles  de  premiere  grandeur  on 
de  820  soleils  semblables  au  notre.  Or  les  etoiles 
de  premiere  grandeur  se  trouvant  situees,  en 


( l )  Sur  Vorigine  du  monde,  par  M.  H.  Faye,  de  1'Institut. 
2e  edition,  page  180.  Voir  aussi  Le  Soleil,  du  R.  P.  Secchi, 
tome  II,  livre  VIII. 


244  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

moyeime,  a  une  distance  un  million  de  fois  aussi 
grande  que  celle  du  Soleil  a  la  Terre,  1'attrac- 
tion  de  chacune  d'elles  sur  notre  globe  n'est  que 
la  trillionieme  partie  de  celle  du  Soleil;  et  Fat- 
traction  des  320  etoiles  sera  a  celle  du  Soleil 
dans  le  rapport  de  i  a  3t  milliards,  c'est-a-dire 
representera  une  quantite  absolument  negli- 
geable.  On  a  done  le  droit  de  considerer  le  sys- 
teme  solaire  comme  uniquement  soumis  a  ses 
forces  interieures(  gravitation  et  actions  de  toute 
nature),  developpees  entre  les  corps  et  entre  les 
dernieres  particules  de  la  matiere. 

Si  Ton  entreprenait  de  calculer  ce  qui  advient 
pour  chaque  corps,  et  a  plus  forte  raison  pour 
chaque  parcelle  de  matiere,  on  se  heurterait  a 
des  difficultes  inextricables.  Les  actions  sont  si 
nombreuses,  leurs  lois  encore  si  peu  connues,  les 
situations  respectives  varient  avec  une  telle  rapi- 
dite,  enfin  Fensemble  de  tous  les  details  est  si 
eomplexe,  que  Tesprit  le  plus  vaste  ne  peut 
meme  songer  a  se  livrer  a  une  analyse  approxi- 
mative des  phenomenes  qui  se  succedent  dans 
notre  monde.  Mais  si  Ton  adopte  une  marche 
inverse;  si  au  lieu  de  proceder  par  analyse  on 
procede  par  synthese,  il  est  possible  de  degager 
quelques  resultats  generaux  et  de  formuler  des 


CONSERVATION   DU   MOUVEMENT   ET   DE   I/ENERGIE.         245 

principes  comparables  par  leur  simplicite  aux 
lois  fondamentales  du  mouvement :  pour  mieux 
dire,  ils  en  sont  la  transformation  immediate. 
En  vertu  de  la  loi  d'egalite  entre  Faction  et 
la  reaction,  tout  mouvement  qui  se  produit  ou 
tend  a  se  produire,  en  un  point  quelconque  du 
systeme,  a  son  exacte  contre-partie  sur  quelque 
autre  point.  Les  attractions,  les  repulsions  sont 
reciproques  deux  a  deux.  Un  corps  qui  frotte 
contre  un  autre  tend  a  1'entrainer  avec  la  meme 
force  que  celui-ci  met  a  le  retenir.  La  resistance 
au  mouvement  opposee  par  un  milieu  plus  ou 
moins  dense,  liquide  ou  gazeux,  ou  meme  pul- 
verulent, motive  la  meme  observation  :  ce  mi- 
lieu recoit  la  meme  pression  et  subit  les  memes 
frottements  qu'il  exerce  lui-meme  sur  le  corps 
pendant  son  deplacement.  Les  chocs,  les  explo- 
sions n'entament  pas  Fequilibre;  car,  au  cours 
du  phenomene,  certaines  parties  des  corps  se 
compriment  ou  se  detendent,  a  la  maniere  de 
ressorts,  et  fournissent  a  tout  instant  des  actions 
egales  et  directement  opposees.  Les  liens  eux- 
memes,  qui  unissent  les  corps  les  uns  aux  autres, 
et  semblent  faire  obstacle  a  leur  mobilite  natu- 
relle,  ne  sauraient  non  plus  rien  changer  au 
total  :  la  flexion,  1'extension,  la  tension  de  ces 


246  ESSAIS   SUB    LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

liens,  se  resolvent  en  actions  moleculaires  qui 
revetent  partout  le  caractere  de  la  reciprocite. 
Bref,  dans  le  systeme  solaire,  des  qu'on  eli- 
mine  1'influence  des  mondes  environnants,  il  ne 
reste  plus  qu'une  variete  innombrable  de  forces 
grandes  ou  petites,  permanentes  ou  temporaires, 
proches  ou  eloignees,  constamment  egales  deux 
a  deux  et  de  directions  contraires.  Si  Ton  pou- 
vait  tout  a  coup  solidifier  le  systeme,  c'est-a-dire 
unir  tous  les  corps  et  toutes  les  particules  ma- 
terielles  par  des  tiges  rigides  et  inextensibles 
lui  assurant  desormais  une  forme  invariable, 
les  forces  se  feraient  mutuellement  equilibre  et 
seraient  incapables  de  determiner  aucun  mou- 
vement. 

En  fait  le  systeme  n'est  point  enserre  dans  de 
tels  liens  et  les  parties  y  jouissent  d'une  liberte 
plus  ou  moins  grande  les  unes  par  rapport  aux 
autres.  Aussi  Tequilibre  general  ne  se  traduit 
pas  par  rimmobilite.  Les  corps  sont  au  contraire 
en  perpetuel  ebranlement  et  leurs  vitesses  rela- 
tives varient  a  1'infini.  Deux  forces  reciproques, 
comme  celles  qui  se  degagent  entre  le  Soleil  et 
la  Terre,  par  cela  meme  qu'elles  s'exercent  sur 
des  masses  fort  differentes,  ne  peuvent  occa- 
sionner  les  memes  deplacements.  La  plus  forte 


CONSERVATION   DU    MOUVEMENT    ET   DE   I/ENERGIE.         247 

masse  se  meut  moins  vite  que  1'autre.  Mais  les 
vitesses  sont  en  raison  inverse  des  masses,  de 
maniere  que  constamment  les  quantites  de  mou- 
vement se  trouvent  egales  et  de  sens  opposes. 

Si  Ton  suppose,  par  la  pensee,  consignees  dans 
un  immense  tableau  les  quantites  partielles  de 
mouvement  qui  se  developpent,  d'instant  en  in- 
stant, aux  divers  points  du  systeme ;  si  on  les  pro- 
jette  sur  une  direction  quelconque  et  qu'on  les 
totalise,  la  somme  arithmetique  aura  toujours  la 
meme  valeur.  Les  chocs  ou  les  explosions,  s'il 
en  survient,  affecteront  egalement  les  termes  po- 
sitifs  et  les  termes  negatifs,  mais  ne  changeront 
pas  le  resultat  final  de  1'addition.  Done  la  quan- 
tite generate  de  mouvement  du  systeme  solaire, 
dans  toute  direction,  est  ou  nulle  ou  constante. 

Le  deplacement  du  centre  de  gravite  d'un  sys- 
teme quelconque  est,  on  le  sait,  determine  par 
la  valeur  de  la  quantite  generale  de  mouvement. 
Si  cette  quantite  est  constante,  le  centre  de  gra- 
vite est  anime  d'un  mouvement  uniforme.  Le 
centre  de  gravite  du  systeme  solaire  ne  peut, 
d'apres  ce  principe,  qu'etre  fixe  ou  doue  d'une 
vitesse  invariable. 

La  constatation  faite  au  cours  du  siecle  actuel, 
d'une  translation  rapide  du  Soleil  vers  la  con- 


248  ESSAIS  SUR  LA   PHILOSOPHIE   DBS    SCIENCES. 

stellation  d'Hercule,  exclut  la  premiere  bypo- 
these.  Le  systeme  solaire  possede  done  dans 
son  ensemble  tin  mouvement  uniforme,  puisque 
les  actions  exterieures  sont  entierement  negli- 
geables.  Toutefois  cette  situation  pourra  se  mo- 
difier dans  la  suite  des  ages,  si  le  systeme,  en 
vertu  de  son  deplacement  continu,  arrive  assez 
pres  des  etoiles  pour  que  celles-ci  exercent  sur 
lui  une  influence  appreciable. 

Dans  la  Nature,  un  mouvement  de  translation 
du  centre  de  gravite  n'existe  jamais  seul.  II  est 
toujours  accompagne  d'une  rotation  autour  de  ce 
meme  centre.  Pour  qu'il  en  fut  autrement,  il  fau- 
drait  un  concours  de  circonstances  tres  particu- 
lier.  Dans  le  cas  d'un  corps  solide,  par  exemple, 
il  faudrait  que  la  resultante  generale  des  impul- 
sions qui  lui  ont  communique  sa  vitesse  origi- 
naire  eut  passe  exactement  par  son  centre  de 
gravite.  La  translation  de  notre  systeme  aurait 
des  lors  rendu  infiniment  probable  une  gyration 
generale  autour  du  Soleil,  si  deja  Newton  et 
Laplace  ne  Favaient  conclue  directement  de  la 
revolution  des  planetes.  Aujourd'hui  elle  est  defi- 
nitivement  demontree  par  la  rotation  du  Soleil 
sur  lui-meme,  observee  a  Faide  des  taches. 

La  conservation  de  la  quantite  de  mouvement 


CONSERVATION   DU    MOUVEMENT   ET    DE    I/ENERGIE.         249 

(qui  n'est  pas,  comme  nous  Taverns  remarque,  la 
conservation  absoluc  du  mouvement,  mais  la 
simple  Constance  du  total  algebrique  des  quan- 
tites  partielles,  estimees  suivant  une  direction 
quelconque)  nous  a  conduits  a  ces  conclusions. 
Mais  elle  ne  prouve  rien  quant  a  la  conservation 
de  la  force  vive  et  de  1'energie,  lesquelles  s'eva- 
luent  suivant  un  mode  tout  different.  Pour  s'en 
rendre  compte,  il  faut  revenir  aux  considerations 
anterieures. 

Dans  un  systeme  ou  les  corps  changent  de  po- 
sition les  uns  par  rapport  aux  autres  et  ou  les  vi- 
tesses  individuelles  se  modifient,  la  force  vive  de 
Fensemble  subit  d'incessantes  vicissitudes.  La 
force  vive  de  la  Terre,  par  exemple,  augmente 
ou  diminue  selon  que  son  mouvement  autour 
du  Soleil  s'accelere  ou  se  ralentit.  La  force  vive 
des  astres  ainsi  que  celle  de  toutes  les  particules 
de  matiere  ne  peut  redevenir  la  meme  que  si,  a 
un  moment  donne,  ces  astres  et  ces  particules 
repassaient  rigoureusement  par  les  memes  posi- 
tions; j'entends  par  la  se  retrouvaient  aux  memes 
distances  les  uns  par  rapport  aux  autres.  En 
dehors  de  cette  universelle  coincidence,  qui  ne 
se  reproduit  sans  doute  jamais,  la  force  vive  du 
systeme  est  exposee  a  de  perpetuelles  variations. 


25o  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

Mais  ces  variations  disparaissent  si  Ton  envisage 
non  seulement  la  force  vive  actuelle  des  corps, 
mais  aussi  leur  force  vive  potentielle,  comple- 
ment necessaire  de  la  premiere.  Pourvu  que  les 
forces  soient  uniquement  fonction  des  distances 
et  qu'elles  ne  s'affaiblissent  pas  avec  le  temps,  la 
somme  de  ces  deux  forces  vives  ou  Fenergie  to- 
tale  ne  risque  point  de  dechoir.  G'esL  le  cas  du 
systeme  solaire,  avec  ses  actions  interieures  reci- 
proques  et  grace  a  Inequivalence  des  energies. 

Pendant  la  circulation  d'une  planete  autour  de 
Fastre  central,  ou  d'un  satellite  autour  de  sa  pla- 
nete, Fenergie  representee,  a  tout  moment,  et 
par  la  vitesse  acquise  et  par  celle  que  pourrait 
procurer  Fepuisement  de  la  distance,  demeure 
constante.  II  en  est  de  meme  quand,  descendant 
du  grand  au  petit,  on  scrute  les  forces  molecu- 
laires  et  les  affinites  chimiques.  Partout  Fenergie 
globale  est  indifferente  aux  changements  de  po- 
sition, trouvant  dans  un  des  deux  termes  une 
exacte  compensation  aux  alternatives  de  Fautre. 
Sans  doute  un  choc  imprevu,  la  rencontre  de 
deux  astres,  modifierait  beaucoup  la  force  vive 
dynamique.  Mais  raccomplissernent  du  travail 
interieur,  represente  par  rccrasement  de  ces 
grandes  masses,  et  Fapparition  d'une  enorme 


CONSERVATION   DU   MOU  YEMENI    ET   DE    I/ENERGIE.         25 1 

quantite  de  calorique  compenseraient  Fefface- 
ment  de  la  force  vive.  L'energie  generale  pren- 
drait  alors  une  autre  forme,  mais  elle  conserve- 
rait  sa  valeur.  Une  explosion  formidable,  comme 
celle  qui  a  pu,  aux  epoques  cosmogoniques,  fairc 
voler  en  eclats  quelque  planete  dont  le  souvenir 
se  retrouve  seul  dans  la  trajectoire  du  centre  dc 
gravite  de  ses  mille  debris,  augmenterait  subite- 
ment  la  force  vive  de  tout  le  systeme.  Mais  cettc 
force  vive  serait  procuree  au  prix  de  Fenergic 
contenue  dans  les  matieres  qui,  par  leur  expan- 
sion au  sein  de  la  planete,  ont  determine  la  cata- 
strophe. En  realite,  il  n'y  aurait  aucun  accrois- 
sement  de  force,  mais  une  simple  transformation 
d'energie  latente  ou  potenlielle  en  force  vive 
dynamique. 

Gette  ferme  croyance  que  sur  notre  Terre  et 
dans  le  systeme  solaire  tout  entier  aucune  quan- 
tite de  mouvement  ne  se  cree,  nulle  addition 
d'energie  ne  doit  etre  attendue,  a  ete  invoquec 
par  certains  philosophes  comme  un  argument 
en  faveur  de  Fopinion  connue  sous  le  nom  de 
determinisme.  La  liberte  humaine,  dans  le  sens 
ou  ce  mot  est  entendu  communement,  trouble- 
rait,  dit-on,  Fequilibre  necessaire  de  la  Nature, 


252  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

en  enfantant  des  mouvements  sans  contre-partie. 
La  spontaneite,  la  volonte  ne  doivent  etre  des 
lors  que  des  apparences  sous  lesquelles  se  cache 
le  jeu  regulier  des  forces  en  exercice  dans  le 
monde  physique.  Nos  actes  reputes  les  plus 
libres  seraient,  a  notre  insu,  la  consequence  de 
mouvements  anterieurs  ou  d'impulsions  venues 
du  dehors.  Car  il  faut  avant  tout,  insiste-t-on, 
que  la  grande  loi  sur  Finvariabilite  de  Fenergie 
soit  observee,  et  Fhomme  pas  plus  qu'un  autre 
agent  ne  saurait  en  deranger  1'application. 

Tout  d'abord,  dirai-je,  cette  extension  des 
principes  dynamiques  au  fonctionnement  de 
Factivite  humaine  ne  semble  pas  legitime.  Les 
lois  sur  lesquelles  s'appuie  Fobjection  des  deter- 
ministes  ont  ete  etablies  par  Fobservation  di- 
recte  et  celle-ci  a  porte  uniquement  sur  les  ma- 
nifestations de  la  matiere.  Aucun  physicien  n'a 
penetre  dans  les  mysterieux  laboratoires  ou  la 
volonte  prend  naissance,  et  n'a  pu  verifier  si 
Fegalite  entre  Faction  et  la  reaction  y  est  scru- 
puleusement  respectee.  Je  ne  pretends  pas  que 
Fhomme  soit  capable  de  creer  du  mouvement, 
mais  je  constate  que  les  lois  generales  de  la  Me- 
canique  ne  prouvent  pas  le  contraire.  Les  ana- 
lyses fort  instructives  qui  ont  ete  faites  sur  la 


CONSERVATION   DU   MOUVEMENT   ET   DE   I/ENERGIE.         253 

transmission  de  la  volonte,  du  cerveau  a  1'extre- 
mite  de  nos  organes,  la  decouverte  si  remar- 
quable  de  courants  electriques  qui  accompagne- 
raient  tous  nos  efforts  et  meme  nos  pensees  les 
plus  fugitives,  laissent  intacte  la  formation  meme 
de  Fimpulsion  premiere,  Finitiative,  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  met  la  machine  en  branle  et  entraine 
les  mouvements  ulterieurs.  G'est  a  ce  point 
precis  qu'il  faudrait  demontrer  que  Foperation 
interne  se  dedouble  en  deux  actions  toujours  re- 
ciproques,  comme  celles  du  monde  physique. 
Or  cette  demonstration  n'a  pas  ete  donnee  et 
j 'ignore  si  elle  le  sera  un  jour.  En  attendant, 
Fapplication  du  principe  des  forces  vives  man- 
quera  de  base  et  ne  saurait  suggerer  d'argument 
dans  aucun  sens. 

Mais  meme  si  Ton  concede  que  les  creatures 
animees,  Fhomme  en  particulier,  sont  incapables 
de  creer  du  mouvement  —  et  je  suis,  pour  ma 
part,  fort  dispose  a  1'admettre  —  il  n'en  resulte 
pas,  necessairement,  une  contradiction  avec  le 
fait  de  la  liberte  morale.  Je  crois  au  contraire 
les  deux  propositions  parfaitement  conciliables. 
Une  etude  plus  approfondie  du  phenomene  re- 
sout  cette  apparente  antinomie,  comme  j'ai  es- 
say e  de  le  montrer  plus  loin.  En  tout  cas  j'es- 


254  ESSAIS  SUR  LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

time  aussi  peu  fonde  de  conclure  des  lois  dyna- 
miques  centre  la  liberte,  qu'il  le  serait  de  con- 
clure de  la  liberte  centre  les  lois  dynamiques. 
Ge  sont  la  deux  ordres  d'idees  separes,  entre 
lesquels  il  me  parait  chimerique  de  chercher  des 
points  de  contact. 

Nous  n'avons  aucune  preuve  directe  et  for- 
melle  que  les  regies  en  vigueur  dans  le  systeme 
solaire  gouvernent  egalement  les  autres  systemes 
de  FUnivers.  L'imagination  peut  concevoir  un 
etat  de  la  matiere  ou  des  lois  differentes  seraient 
applicables.  L'eminent  auteur  de  la  Philosophic 
positive  conseillait,  avec  une  prudence  excessive 
peut-etre,  de  fuir  toute  speculation  sur  des 
mondes  qui  devaient,  disait-il,  nous  etre  a  ja- 
mais  fermes.  Depuis  lors  les  progres  de  FAstro- 
nomie  et  de  la  Physique  ont  fourni  des  indices 
qui,  sans  constituer  des  demonstrations  deci- 
sives,  ne  sauraient  cependant  laisser  en  suspens 
un  esprit  non  prevenu.  Deja  le  mouvement  des 
cometes  donnait  a  penser,  chez  ceux  qui  consi- 
derent  avec  Laplace  ces  astres  comme  etrangers 
au  systeme  solaire,  que  la  matiere  la  plus  eloi- 
gnee  obeit  a  la  gravitation,  puisque,  parvenues 
dans  la  sphere  d'activite  du  Soleil,  elles  se  com- 


CONSERVATION   DU    MOUVEMENT   ET    DE   I/ENERGIE.         255 

portent  comme  des  planetes,  dont  les  orbes  se- 
raient  seulement  beaucoup  plus  allonges.  Ces 
cometes  seraient  done  des  temoins  venant  nous 
faire  part  de  ce  qui  se  passe  dans  les  regions 
lointaines  de  FUnivers  et  nous  montrant  la  ma- 
tiere  accessible  aux  memes  influences  qui  domi- 
nent  autour  de  nous.  Le  mouvement  des  etoiles 
multiples  paraitra  peut-etre  plus  significatif. 
Sans  pouvoir  determiner  rigoureusement  leurs 
trajectoires,  les  astronomes  ont  pousse  assez  loin 
les  observations,  pour  en  induire  que  dans  leurs 
mouvements  mutuels  ces  etoiles  obeissent  a  Pat- 
traction  newtonienne,  avec  tous  les  signes  d'une 
complete  reciprocite  d'action.  La  lumiere,  non 
seulement  de  ces  etoiles,  mais  de  toutes  celles 
dont  on  a  constate  le  deplacement  dans  le  ciel, 
se  transmet  a  notre  globe  suivant  les  lois  ordi- 
naires;  elle  a  meme  suggere  un  moyen  efficace 
de  calculer,  par  les  phenomenes  d'aberration, 
la  vitesse  de  translation  deja  deduite  des  posi- 
tions relatives  des  differents  astres.  Enfm,  et 
c'est  peut-etre  le  fait  le  plus  important,  Fanalyse 
spectrale  a  revele  dans  les  etoiles  plusieurs  des 
elements  chimiques  existant  sur  la  Terre  et  dans 
le  Soleil.  II  serait  bien  extraordinaire  que  la 
meme  espece  de  matiere  se  rencontrat  dans  des 


256  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

mondes  si  distants,  qu'elle  emit  de  la  lumiere  se 
conformant  aux  memes  lois,  egalement  decom- 
posable au  spectroscope  et  se  transmettant  avec 
la  meme  vitesse,  et  que,  cependant,  la  matiere 
dans  ces  mondes  recules  fut  dans  un  etat  assez 
profondement  dissemblable  pour  ne  reconnaitre 
ni  la  loi  de  la  gravitation,  ni  la  loi  d'egalite  entre 
Faction  et  la  reaction,  ni  aucune  de  celles  qui 
forment  les  bases  de  la  Mecanique. 

L'Univers  ou  «  Pensemble  des  astres  visibles  » , 
pour  emprunter  1'expression  de  M.  Faye  (')T 
etant  ainsi  assimile  au  systeme  solaire,  sous  le 
rapport  des  forces  interieures,  constitue  un  tout 
encore  plus  completement  isole  dans  Tespace  in- 
defmi.  Car  si  nous  avons  trouve  une  fraction  nc- 
gligeable  pour  la  valeur  de  Fattraction  exercee 
sur  notre  systeme  par  Fensemble  des  etoiles, 
quelle  peut  etre  sur  celles-ci  Tattraction  exerceo 
par  d'autres  astres,  tellement  eloignes  que  leur 
lumiere  se  derobe  a  nos  regards?  La  nuit  dans 
laquelle  ils  sont  plonges  pour  nous  tient  a  1'unc 
de  ces  deux  causes  :  ou  leur  distance  est  trop 
grande  pour  que  la  lumiere  ait  pu  la  franchir 

(J)  Ouvrage  deja  cite,  page  176. 


CONSERVATION   DU   MOUVEMENT   ET   DE   l/ENERGIE.        15"] 

depuis  leur  creation;  ou  bien  ils  composent  des 
amas  trop  clairsemes  pour  que  leur  lumiere  deja 
parvenue  soil  sensible  a  nos  instruments.  Dans 
Fun  et  Fautre  cas,  leur  masse  est  evidemment 
sans  influence  sur  Fimmense  agglomeration  dont 
nous  faisons  partie. 

L'Univers  se  trouverait  done,  au  point  de  vue 
de  la  conservation  du  mouvement  et  de  Fenergie, 
dans  les  memes  conditions  que  notre  propre  sys- 
teme.  Son  centre  de  gravite,  nonobstant  les  de- 
placements  individuels  des  etoiles  qui  sillonnent 
Fespace  dans  tous  les  sens,  est  immobile  ou 
anime  d'un  mouvement  uniforme.  Les  plus 
grands  accidents  comme  les  plus  lentes  meta- 
morphoses ne  sauraient  alterer  cette  condition 
initiale,  ni  troubler  la  dose  d'energie  deposee 
originairement  dans  sa  constitution.  Les  pheno- 
menes  se  succedent,  les  apparences  changent, 
les  positions  se  modifient,  le  ciel  contemple  a  de 
longs  intervalles  devient  meconnaissable;  mais 
la  loi  de  Constance  et  de  conservation  se  verifie. 
L'Univers  renferme,  a  tout  moment,  la  provi- 
sion de  force  qui  lui  a  ete  confiee. 


17 


CHAP1TRE  VII. 

CAUSES  POSSIBLES  DE   DEPERDITION 
DE  L'ENERGIE. 


La  conclusion  qui  precede  est  inattaquable. 
A  une  condition  cependant,  qu'il  ne  faut  jamais 
perdre  de  vue  :  c'est  que  les  agents  de  la  Nature 
ne  se  modifient  pas  avec  le  temps  et  qu'ils  ne 
soient  pas  susceptibles  de  faiblir  entre  deux 
epoques  consecutives. 

Qu'importerait,  en  effet,  qu'aux  deux  epo- 
ques les  distances  d'ou  les  actions  dependent  se 
retrouvassent  identiquement  les  memes,  si  dans 
Tintervalle  la  valeur  intrinseque  avait  baisse;  si, 
par  exemple,  Tattraction  entre  deux  corps  n'avait 
pas,  a  la  meme  distance,  conserve  la  meme  in- 
tensite?  II  est  clair  qu'en  pareil  cas  Texpression 
nurnerique  de  Fenergie  aurait  change. 

Le  point  est  done  de  savoir  si  de  telles  defail- 
lances  sont  possibles  dans  FUnivers. 

Avant  de  poursuivre,  je  ferai  remarquer  que, 


260  ESSAIS   SUR  LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

meme  dans  cette  hypothese,  la  quantite  de  mou- 
vement,  defmie  comme  on  Fa  vu,  ne  serait  pas 
alteree.  En  effet,  elle  resulte  d'une  sommation 
algebrique  de  termes,  les  uns  positifs,  les  autres 
negatifs,  dont  la  grandeur  absolue  est  indiffe- 
rente,  pourvu  qu'ils  restent  exactement  recipro- 
ques  deux  a  deux.  Si  done  la  loi  d'egalite  entre 
1'action  et  la  reaction  ne  cesse  pas  d'etre  ob- 
servee  (nonobstant  cette  evolution  dans  Finten- 
site  des  forces),  le  total  algebrique  ne  sera  pas 
change;  toute  diminution  d'.un  terme  positif 
trouvant  sa  compensation  dans  Faccroissement 
du  terme  negatif.  Bref  tous  les  mouvements 
partiels  pourraient  se  ralentir,  leur  somme  de- 
meurerait  constamment  la  meme.  Le  centre  de 
gravite,  dont  le  deplacement  est  lie  a  la  valeur 
de  cette  somme,  continuerait  d'etre  immobile  ou 
conserverait  la  meme  vitesse. 

II  en  est  tout  autrement  de  la  force  vive  ou  de 
Fenergie.  Celle-ci  ne  resulte  pas  d'une  totalisa- 
tion de  termes  a  signes  opposes,  mais  elle  im- 
plique  la  consideration  des  mouvements  sans 
tenir  compte  de  leur  signe.  Si  deux  corps  sont 
portes  Fun  vers  Fautre  par  une  attraction  mu- 
tuelle,  la  somme  de  leurs  forces  vives  a  tout  in- 
stant depend  du  chemin  parcouru;  et  si,  a  deux 


CAUSES   POSSIBLES  DE    DEPERDITION   DE   I/ENERGIE.        26  [ 

epoques  consecutives,  ce  chemin  parcouru  est  le 
meme,  mais  que  Fintensite  de  Fattraction  ait 
diminue,  cette  somme  aura  diminue  dans  la 
meme  proportion.  Si  la  force  vive  se  change  a 
un  moment  quelconque  en  energie  physique, 
chaleur  ou  electricite,  cette  energie  aussi  se 
trouvera  diminuee  dans  la  meme  proportion. 

La  conservation  de  la  force  vive  ou  de  Fenergie 
du  systeme  solaire  depend  done  essentiellement 
de  la  Constance  dans  Fintensite  des  actions 
interieures  auxquelles  il  est  soumis.  Jusqu'ici  les 
astronomes  n'ont  aucun  motif  de  penser  que  le 
coefficient  de  la  pesanteur  universelle  soit  sujet 
a  varier  avec  le  temps.  La  moindre  diminution 
produirait  un  changement  dans  les  revolutions 
des  planetes.  La  Terre  emploierait  un  temps 
plus  long  a  parcourir  son  orbite  et  les  astro- 
nomes se  seraient  certainement  apergus  de  Faug- 
mentation  de  duree  de  Fannee  siderale.  Les 
physiciens  de  leur  cote,  ainsi  que  les  chimistes, 
n'ont  pas  releve  de  symptome  tendant  a  faire 
supposer  que  les  forces  moleculaires  de  toute 
nature  eprouvent  quelque  alteration.  Ge  n'est 
pas  dans  cette  voie  que  les  causes  possibles  de 
deperdition  de  Fenergie  semblent  devoir  etre 
recherchees. 


262       ESSAIS  SUR  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES. 

II  n'y  a  pas  lieu  davantage  de  s'arreter  a  d'au- 
tres  causes,  enveloppees  encore  d'une  grande 
obscurite,  dont  1'influence  sur  1'energie  generale 
serait  d'ailleurs  nulle  ou  bien  faible.  L'action 
des  marees,  meme  si  elle  devait  amener  a  la 
longue,  comme  le  prevoit  M.  G.-H.  Darwin,  un 
rapprochement  de  la  Lune  et  de  la  Terre,  et  une 
diminution  de  la  force  vive  de  ces  deux  astres, 
restituerait  une  quantite  equivalente  d'energie 
par  la  chaleur  degagee  dans  le  frottement  des 
parties  liquides  contre  les  parties  solides.  Les 
actions  inductrices  entre  le  Soleil  et  les  planetes, 
etudiees  par  M.  Quet,  n'auraient  pas  plus  de 
consequence,  car  elles  rentrent  dans  la  categorie 
des  forces  reciproques.  Les  pluies  d'aerolithes 
peuvent  etre  regardees  comme  apportant  a  la 
Terre,  sous  forme  d'ebranlement  et  de  chaleur, 
une  dose  de  force  vive  egale  a  celle  qu'ils  posse- 
daient  eux-memes  avant  de  toucher  le  sol.  Les 
cometes,  suivant  qu'ellcs  appartiennent  ou  non 
au  systeme  solaire,  ne  modifient  pas  son  energie 
generate  ou  la  modifient  extremement  peu,  a 
raison  de  leur  masse  insignifiante.  Mais  il  con- 
vient  d'examiner  de  pres  deux  autres  causes. 

La  premiere  reside  dans  la  resistance  opposee 


CAUSES   POSSIBLES   DE   DEPERDITION   DE    I/ENERGIE.        263 

an  mouvement  des  astres  par  le  milieu  dans  le- 
quel  ils  sont  plonges.  La  question,  malgre  son 
importance  et  le  grand  nombre  de  fails  qu'elle 
louche,  n'a  pas  ele  Iranchee  definilivemenl. 
Beaucoup  d'aslronomes,  avec  Laplace,  conles- 
lenl  celle  influence  ou  la  liennenl  pour  absolu- 
menl  negligeable.  «  Lorsque  la  seule  accelera- 
lion  du  moyen  mouvemenl  de  la  Lune  elail 
connue,  dil  Laplace,  on  pouvail  Fallribuer  a  la 
resistance  de  1'elher  ou  a  la  Iransmission  succes- 
sive de  la  gravile.  Mais  F Analyse  nous  monlre 
que  ces  deux  causes  ne  peuvenl  produire  aucune 
alleralion  sensible  dans  les  moyens  mouvemenls 
des  nceuds  el  du  perigee  lunaire,  el  cela  seul  suf- 
firail  pour  les  exclure,  quand  meme  la  vraie 
cause  des  varialions  observees  dans  ces  mou- 
vemenls serail  encore  ignoree.  L'accord  de  la 
iheorie  avec  les  observa lions  nous  prouve  que, 
si  les  moyens  mouvemenls  de  la  Lune  sonl  al- 
leres  par  des  causes  elrangeres  a  la  pesanleur 
universelle ,  leur  influence  esl  Ires  pelile  el 
jusqu'a  presenl  insensible. 

«  Gel  accord  elablil  d'une  maniere  cerlaine 
la  conslance  de  la  duree  du  jour,  elemenl  essen- 
liel  de  loules  les  iheories  aslronomiques.  Si 
celle  duree  surpassail  mainlenanl,  d'un  cen- 


264  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

tieme  de  seconde,  celle  du  temps  d'Hipparque, 
la  duree  du  siecle  actuel  serait  plus  grande 

qu'alors   de  365",  25 Les  observations  ne 

permettent  pas  de  supposer  une  augmentation 
aussi  considerable;  on  peut  done  assurer  que, 
depuis  Hipparque,  la  duree  d'un  jour  n'a  pas 
varie  d'un  cen tieme  de  seconde  (').  » 

Par  contre,  les  physiciens,  pour  expliquer  les 
phenomenes  lumineux,  calorifiques,  electriques, 
reclament  la  presence  d'un  milieu  ethere  dont  il 
est  difficile  de  nepas  admettre,  a  quelque  degre, 
la  resistance  au  mouvement  des  corps,  si  on  le 
croit  capable  de  mettre  leurs  particules  en  vi- 
bration. Certains  savants  ne  sont  meme  pas 
eloignes  de  reconnaitre  dans  les  espaces  inter- 
planetaires  une  matiere  meteorique  tres  rare- 
fiee,  qui  aurait  echappe  jusqu'ici  a  la  conden- 
sation progressive  de  la  nebuleuse  originaire. 
«  Bien  que  1'existence  d'un  milieu  resistant,  dit 
M.  C.  Wolf,  n'ait  encore  paru  se  manifester  que 
par  1'acceleration  du  mouvement  de  la  comete 
d'Encke  et  ne  semble  pas  avoir  altere  les  mou- 
vements  des  planetes  ou  de  leurs  satellites  depuis 
les  temps  historiques,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 

( l )  Exposition  du  sysleme  du  monde,  6e  edition ,  page  249. 


CAUSES   POSSIBLES  DE    DEPERDITION   DE   L/ENERGIE.        265 

que  le  sentiment  unanime  des  astronomes  admet 
que  les  espaces  interplanetaires  ne  sont  pas  ab- 
solument  vides.  Newton  ecrivait  que  les  mouve- 
ments  des  grands  corps  celestes  se  conservent 
plus  long  temps  que  celui  des  projectiles  lances 
dans  Fair,  parce  qu'ils  ont  lieu  dans  des  espaces 
moins  resislants.  Des  milliers  d'annees  ne  suffi- 
sent  pas  a  rendre  sensible  la  resistance  du  mi- 
lieu ethere,  ni  celle  du  milieu  meteorique  sur  le 
mouvement  des  planetes  :  est-il  permis  d'af- 
firmer  que  cette  resistance  est  nulle  et  qu'elle  ne 
se  manifestera  pas  par  un  retrecissement  de 
leurs  orbites  au  bout  d'un  temps  suffisamment 
long(')?  » 

Si  la  resistance  du  milieu  meteorique  est  con- 
testable  dans  Finterieur  du  systeme  solaire,  a 
plus  forte  raison  parait-elle  douteuse  dans  les 
immenses  espaces  qui  separent  les  etoiles.  II  est 
moins  probable  encore  que  de  la  matiere  s'y 
trouve  disseminee.  Quant  au  milieu  ethere,  s'il 
existe,  il  doit  s'etendre  dans  toutes  les  parties 
de  FUnivers  visible,  puisque  la  lumiere  nous 
parvient  par  son  intermediaire.  Sa  resistance, 


(J)  Les  hypotheses  cosmogoniques,  par  M.  G.  Wolf,  de 
1'Institut,  astronome  de  1'Observatoire,  page  97. 


266  ESSAIS  SUR   LY   PIIILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

quand  on  1'aura  reconnue  au  sein  de  notre  sys- 
teme,  devra  done  etre  admise  sur  Tensemble 
des  astres  du  firmament.  Mais  jusqu'ici  elle  de- 
meure  problematique. 

La  seconde  cause  de  deperdition  semble  moins 
discutable  et  plus  efficace.  Je  veux  parler  du 
rayonnement  incessant  du  Soleil  et  des  etoiles 
dans  les  espaces  celestes.  Le  Soleil,  pour  nous 
en  tenir  provisoirement  a  lui,  emet  une  quantite 
prodigieuse  de  rayons  lumineux,  calorifiques, 
chimiques,  etc.  dont  une  bien  faible  partie  est 
recue  par  les  astres  qui  gravitent  autour  de  lui. 
On  compte  qu'un  rayon  a  peine  sur  soixante  mil- 
lions est  intercepte  par  les  planetes  etleurs  satel- 
lites. Tout  le  surplus  se  disperse  dans  Fespace, 
sans  concourir,  du  moins  en  apparence,  a  aucun 
des  phenomenes  qui  nous  sont  familiers.  Que  de- 
vient  cette  enorme  provision  d'energie?  Est-elle 
alienee  sans  retour  et  s'eteint-elle  dans  les  ebran- 
lements  indefinis  de  Tether,  comme  vont  s'elar- 
gissant  et  disparaissant  peu  a  peu  les  rides  cir- 
culaires  produites  a  la  surface  de  Feau  par  la 
chute  d'un  corps  solide?  Est-elle,  au  contraire, 
restituee  au  Soleil  par  quelque  mecanisme 
ignore,  de  maniere  a  assurer  la  permanence  de 


CAUSES    POSSIBLES    DE    DEPERDITION    DE   I/ENERGIE.        267 

son  rayonnement?  A  defaut  de  cette  restitution, 
le  Soleil  trouve-t-il  dans  d'autres  combinaisons 
la  compensation  de  ses  pertes  quotidiennes?  La 
plupart  des  savants  pencheut  aujourd'hui  pour  la 
premiere  hypothese  et  acceptent  comme  un  fait 
1'affaiblissement  continu  de  la  chaleur  solaire. 

II  est  difficile  d'en  donner  une  preuve  experi- 
mentale,  car  les  periodes  historiques  sont  trop 
courtes  pour  offrir  des  termes  de  comparaison 
exacts.  Laplace  remarquait  que,  d'apres  les  phe- 
nomenes  de  la  vegetation,  la  temperature  ter- 
restre,  et  par  consequent  Fintensite  de  la  ra- 
diation solaire,  n'avait  pas  du  varier  depuis  le 
temps  des  Romains.  Aussi  les  hommes  se  sont- 
ils  habitues  a  considerer  notre  astre  central 
comme  une  sorte  de  foyer  inepuisable.  Laplace 
lui-meme,  dans  sa  memorable  theorie  cosmo- 
gonique,  s'abstint  de  conjectures  sur  le  sort 
final  reserve  au  Soleil.  Mais  les  progres  simul- 
tanes  de  la  Geologic,  de  la  Thermodynamique 
et  enfin  de  1' Analyse  spectrale  fournissent  a  cet 
egard  d'importantes  indications. 

Le  refroidissement  graduel  de  notre  globe, 
pendant  les  periodes  anterieures,  et  la  persis- 
tance  de  la  chaleur  centrale  ne  peuvent  plus  etre 


268  ESSAIS    SUR    LA    PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

mis  en  doute.  Geologues  et  physiciens  les  con- 
statent  de  mille  manieres.  La  Terre  est  un  astre 
qui,  apres  avoir  brille  d'un  vif  eclat,  s'est  eteint 
et  a  perdu  une  partie  de  Fenergie  qu'il  possedait 
a  Fepoque  de  sa  splendeur.  Pourquoi  en  serait-il 
autrement  du  Soleil  qui  n'est,  apres  tout,  qu'un 
globe  terrestre  de  plus  grandes  dimensions? 
L' Analyse  spectrale  a  retrouve  les  m  ernes  ma- 
teriaux  dans  Fun  et  Fautre  de  ces  deux  astres;  il 
n'y  a  done  pas  de  motif  de  leur  supposer  une  ori- 
gine  differente.  II  est  raisonnable  d'admettre  que 
places  au  debut  dans  des  conditions  analogues, 
ils  auraient  aujourd'hui  la  meme  temperature  et 
le  meme  aspect  physique,  si  le  Soleil  n'avait  pas 
etc  protege  par  son  immense  volume  contre  le 
refroidissement  qui  a  sevi  si  fortement  sur  la 
Terre  et  sur  les  astres  de  faibles  dimensions.  Le 
sort  present  de  notre  globe,  Fencroutement  et 
laperte  d'energie  qui  Faccompagne,  serait  done 
le  sort  futur  du  Soleil.  La  realisation  serait  une 
affaire  de  temps. 

La  nouvelle  Thermodynamique,  rapprochee 
de  la  theorie  de  Laplace,  fortifie  cette  con- 
clusion. Puisque  la  chaleur  et  le  mouvement 
sont  susceptibles  de  se  remplacer  mutuellement, 
pourquoi  la  haute  temperature  du  Soleil  ne 


CAUSES    POSSIBLES    DE    DEPERDITION   DE   I/ENERGIE.        269 

proviendrait-elle  pas  de  la  condensation  de  la 
nebuleuse  primitive,  se  resserrant  sous  1'in- 
fluence  de  1'attraction  universelle?  Pourquoi,  si 
la  conception  de  Laplace  est  exacte,  le  travail 
mecanique  engendre  par  le  rapprochement  gra- 
duel  des  molecules  ne  se  retrouverait-il  pas,  sous 
forme  de  chaleur,  dans  Fastre  consolide?  Les 
physiciens  ont  essaye  de  calculer  la  provision 
de  calorique  developpee  par  une  aussi  gigan- 
tesque  operation.  «  M.  W.  Thomson  a  inontre, 
dit  M.  C.  Wolf,  que  la  contraction  du  Soleil, 
depuis  un  volume  infini  jusqu'a  son  volume 
actuel,  engendrerait  18  millions  d'annees  de 
chaleur,  c'est-a-dire  18  millions  de  fois  la  cha- 
leur que  cet  astre  rayonne  aujourd'hui  en  un  an. 
Suivant  qu'on  supposera  que  le  Soleil  perdait, 
dans  les  ages  anterieurs,  plus  ou  moins  de  cha- 
leur qu'il  n'en  emet  actuellement,  la  theorie 
dynamique  fixera  Page  de  cet  astre  a  un  nombre 
d'annees  inferieur  ou  superieur  a  18  millions 
d'annees  (1).  » 


(!)  Les  hypotheses  cosmogoniques,  page  29.  —  La  suppo- 
sition d'un  volume  infini  de  la  nebuleuse,  faite  par  M.  W. 
Thomson,  ne  change  pas  sensiblement  les  chiffres  qu'on 
obliendrait  avec  un  volume  s'etendant  seulement  huit  ou 
dix.  fois  au  dela  du  rayon  orbital  de  Neptune. 


270  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES  SCIENCES. 

On  peut  contester  certains  elements  de  ce 
calcul;  on  peut  dire,  par  exemple,  que,  pendant 
les  premieres  periodes  de  la  condensation,  les 
conditions  du  rayonnement  devaient  etre  tout 
autres  qu'aujourd'hui;  on  peut  penser  que  la 
temperature  initiale  de  la  matiere  a  ete  tres 
basse  ou  tres  elevee,  que  le  volume  de  la  nebu- 
leuse  a  ete  immense  ou  relativement  restreint. 
Tout  cela  fera  varier  le  chifFre  de  la  duree,  mais 
ne  changera  pas  le  fond  des  choses.  II  demeurera 
acquis,  avec  cette  theorie,  que  le  Soleil  a  recu 
une  provision  limitee  d'energie  et  que  cette  pro- 
vision est  destinee  a  s'epuiser  au  bout  d'un  cer- 
tain delai. 

Les  geologues  trouvent  en  general  la  duree 
de  M.  Thomson  trop  courte.  Les  phenomenes 
accomplis  a  la  surface  de  la  Terre  leur  paraissent 
necessiter  un  espace  de  temps  sensiblement  plus 
long.  D'apres  les  estimations  les  plus  moderees, 
la  formation  de  la  croute  terrestre  aurait  absorbe 
une  duree  de  20  a  25  millions  d'annees  (4). 

Ces  indications  concordantes,  sans  constituer 
une  preuve  irrefutable,  comme  le  seraient  des 


(*)  Voir  notamment  le  Traite   de   Geologic  de  M.  de 
Lapparent,  page  1255. 


CAUSES    POSSIBLES   DE   DEPERDITION   DE   I/ENERGIE.        27! 

mesures  directes  et  precises,  n'en  donnent  pas 
moins  tine  assez  haute  probabilite  a  Fopinion 
d'apres  laquelle  Fenergie  de  notre  systeme  est 
en  voie  constante  de  diminution.  La  conception 
hardie  et  brillante  de  Kant,  qui  a  pu  seduire  a 
une  epoque,  ne  saurait  done  plus  aujourd'hui 
etre  soutenue  serieusement,  quoiqu'elle  ait  ete 
reprise  par  certains  auteurs.  Si  les  diverses 
parties  du  systeme  solaire  etaient  effectivement 
precipitees  un  jour  les  unes  sur  les  autres, 
comme  Fimaginait  le  grand  penseur  allemand, 
par  suite  de  la  resistance  du  milieu  ethere  ou 
par  toute  autre  cause,  elles  seraient  incapables 
de  regenerer,  a  Faide  de  ce  choc  immense,  la 
chaleur  primitivement  incorporee  dans  la  ne- 
buleuse,  et  de  fournir  les  elements  d'une  nou- 
velle  condensation  equivalente  a  Fancienne. 
Non  seulement  les  astres  arriveraient  au  con- 
tact apres  avoir  perdu,  par  leur  frottement 
contre  le  milieu,  une  notable  portion  de  leur 
force  vive,  mais  Fenergie  calorifique  ou  lu- 
mineuse  serait,  a  ce  moment,  singulierement 
affaiblie.  Pour  ce  double  motif,  la  nebuleuse 
reconstitute  serait  a  une  temperature  beau- 
coup  moins  elevee;  les  nouveaux  astres  posse- 
deraient  des  mouvements  fort  inferieurs,  en  vi- 


272  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

tesse  et  en  amplitude,  a  ceux  des  astres  actuels. 

Si  de  notre  systeme  nous  passons  aux  divers 
mondes  qui  composent  FUnivers  visible,  nous 
arriverons  a  des  conclusions  analogues.  Toutes 
les  etoiles  ont  du  prendre  naissance  dans  des 
conditions  peu  differentes  de  celles  ou  le  Soleil 
s'est  forme.  La  constatation  d'un  certain  nornbre 
de  materiaux  identiques  et  plusieurs  autres 
points  de  ressemblance  portent  les  astronomes 
a  penser  que  Pongine  de  tous  ces  astres  est 
commune  et  que  les  phases  traversees  se  succe- 
dent  dans  le  meme  ordre.  Sans  doute  les  etoiles 
ne  sont  pas  parvenues  au  meme  degre  de  refroi- 
dissement.  Fussent-elles  contemporaines,  elles 
ont  du  avancer  dans  cette  voie  d'un  pas  fort 
inegal.  Les  plus  petites,  qui  avaient  emmaga- 
sine,  par  la  contraction  nebulaire,  une  moindre 
quantite  de  chaleur,  ont  en  outre,  a  raison  de 
leurs  dimensions  restreintes,  fait  des  pertes  plus 
rapides.  La  temperature  des  diverses  etoiles  doit 
done  presenter  aujourd'hui  des  differences  nota- 
bles; mais  toutes  ont  souffert  d'une  deperdition 
graduelle. 

L'aspect  des  cieux,  ajoutent  les  astronomes, 
confirme  cette  maniere  de  voir.  Les  astres  of- 
frent  en  effet  entre  eux  des  varietes  d'eclat  et  de 


CAUSES   POSSIBLES   DE   DEPERDITION   DE   I/ENERGIE.        2j3 

couleur,  qui  justifient  leur  classement  en  trois 
categories  : 

i°  Les  etoiles  dont  la  lumiere  est  absolument 
blanche  et  qui  paraissent  n'avoir  rien  perdu  de 
leur  eclat  primitif.  Elles  representent  environ 
60  pour  100  du  nombre  total; 

2°  Celles  dont  la  lumiere  commence  a  jaunir 
et  dont  la  temperature  a  deja  du  baisser.  Elles 
figurent  pour  un  peu  plus  du  tiers,  soit  35 
pour  100,  dans  le  total.  Notre  Soleil,  pourtant 
si  eblouissant,  appartient  a  cette  categoric ; 

3°  Enfin  celles  qui  sont  entrees  franchement 
dans  la  periode  d'extinction  et  dont  la  lumiere 
est  devenue  rougeatre.  Elles  forment  5  pour  100 
du  total.  A  ce  groupe  appartiennent  la  plupart 
des  etoiles  chez  lesquelles  on  a  remarque  de  sin- 
gulieres  intermittences  comme  si  elles  etaient 
sur  le  point  de  s'eteindre  definitivement. 

«  Evidemment,  dit  M.  Faye,  ces  trois  types 
d'etoiles  repondent  a  des  phases  de  plus  en  plus 
avancees  de  refroidissement.  L'hydrogene  est 
libre  dans  les  deux  premiers  ordres;  dans  le 
troisieme,  il  disparait,  engage  qu'il  est  dans 
certaines  combinaisons  (').  » 

(!)  Sur  I'origine  du  monde,  2e  edition,  page  201.  Voir 
aussi  1'Ouvrage  deja  cite  du  R.  P.  Secchi. 

18 


274  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

Quel  est  le  sort  de  cette  energie,  qui  s'echappe 
ainsi,  par  rayonnernent,  de  tout  FUnivers  visible 
comme  du  systeme  solaire,  et  dont  nous  avons 
peine  a  concevoir  Faneantissement  pur  et  sim- 
ple? Disparait-elle  defmitivement  dans  les  pro- 
fondeurs  de  Fespace,  ou  sert-elle  a  entretenir 
des  phenomenes  dont  nous  n'avons  presente- 
ment  aucune  idee?  La  Science  est  impuissante 
a  repondre  a  cette  question  et,  jusqu'a  plus 
ample  informe,  nous  enregistrons,  sans  com- 
mentaire,  la  reduction  manifested  a  la  surface 
des  astres. 

Le  principe  de  Finvariabilite  de  Fenergie  est 
done  une  conception  plutot  metapliysique  que 
.scientifique.  L'etude  impartiale  de  la  Nature  ne 
Fautorise  pas.  II  n'en  est  pas  de  cette  loi  comme 
de  celle  de  Fegalite  entre  Faction  et  la  reac- 
tion ou  de  celle  de  Findependance  des  mouve- 
ments.  Ges  dernieres  ne  sont  point  subordon- 
nees  au  temps  et  aux  vicissitudes  de  FUnivers. 
Lors  meme  que  Fintensite  de  toutes  les  forces 
viendrait  a  s'alterer,  il  ne  s'ensuit  nullement 
qu'elles  cesseraient,  a  aucune  phase  de  leur  de- 
gradation, d'etre  exactement  reciproques,  ni 
que  les  mouvements  se  combineraient  desormais 


CAUSES   POSSIBLES   DE   DEPERDTTION   DE   I/ENERGIE.       2y5 

suivant  d'autres  regies.  Mais  le  fait  de  la  con- 
servation de  1'energie  n'a  pas  les  memes  carac- 
teres.  Constate  dans  une  periode  bornee  de 
1'histoire,  il  devient  de  moins  en  moins  certain, 
a  mesure  qu'on  embrasse  les  grandes  periodes 
de  la  Gosmogonie.  L'etat  veritable  semble  etre 
la  deperdition,  causee  soit  par  la  resistance  du 
milieu  ethere,  soit  surtout  par  Fentretien  de  ces 
myriades  de  flambeaux  qui  illuminent  le  cieL 
L'Univers  n'echapperait  done  pas  a  la  loi  ordi- 
naire :  il  ne  vivrait  qu'en  consommant  de  la 
force  et  en  marchant  vers  Tepuisement  final. 
Tel  est  du  moins  le  denouement  que  la  Science 
moderne  laisse  entrevoir.  A  defaut  d'une  certi- 
tude qu'elle  ne  pourra  sans  doute  jamais  donner, 
elle  interdit  en  tout  cas  raffirmation  contraire. 
C'est  une  deception  pour  1'esprit,  il  ne  faut 
pas  se  le  dissimuler,  que  cet  ebranlement  d'un 
principe  si  conforme  a  nos  aspirations  naturelles. 
Nous  aimons  a  nous  reposer  dans  le  stable  et 
le  permanent.  Des  que  la  conservation  de  la 
masse  nous  a  ete  annoncee  par  les  chimistes,  des 
qu'ils  nous  ont  atteste  sa  resistance  invincible  a 
toute  destruction,  nous  avons  eprouve  une  reelle 
satisfaction  philosophique.  Pour  la  meme  raison 
nous  avions  enregistre  avec  empressement  les 


276  ESSAIS  SUR  LA  PHILOSOPHIE  DBS  SCIENCES. 

grandes  lois  du  mouvement,  marquees  au  ca- 
ractere  de  perennite,  et  celle  de  la  gravitation 
universelle,  qui  parait  egalement  defier  les  at- 
teintes  du  temps.  II  nous  plairait  aussi  de  con- 
siderer  FUnivers  comme  un  immense  reservoir 
de  forces,  dans  lequel  tout  s'absorbe  etse  renou- 
velle,  et  qui  garderait  indefiniment  en  soi  la 
capacite  de  durer.  Mais  les  recentes  decouvertes 
doivent  mettre  en  garde  contre  cette  opinion 
et  commandent  une  grande  reserve.  L'energie 
n'augmente  pas  :  par  ce  cote  elle  est  bien  inva- 
riable 5  mais  elle  diminue  peut-etre  et  accompa- 
gne  le  temps  dans  son  ecoulement  irresistible. 


CHAPITRE  VIII. 

DE  LA  CONSTANCE  DES  LOIS  DE  LA  NATURE. 


Ce  qu'on  vient  de  lire  provoque  une  legitime 
interrogation  sur  la  «  Constance  des  lois  de  la 
Nature  ».  Peut-on  parler  de  Constance,  quand 
on  apergoit  ou  qu'on  soupgonne  dans  FUnivers 
de  si  grands  changements?  Et  si  les  lois  ne  sont 
pas  constantes,  que  devient  1'idee  meme  de  loi? 
Faut-il  done  rejeter  un  adage  aussi  repandu? 
Ou  s'il  est  permis  de  le  conserver,  quel  sens 
alors  faut-il  lui  donner? 

D'une  maniere  generale,  personne  n'en  doute, 
la  Nature  est  soumise  a  des  lois.  Les  pheno- 
menes  ne  s'accomplissent  pas  au  hasard,  acci- 
dentellement,  en  affectant  des  formes  variables 
et  fugitives.  Us  suivent  des  regies  fixes  et,  les 
circonstances  etant  les  memes,  ils  se  deroulent 
dans  le  meme  ordre,  avec  les  memes  peripeties. 
Un  corps  tombe  aujourd'hui  d'une  certaine  hau- 
teur; il  ne  tombera  pas  demain  d'une  facon 


278  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

differente.  L'eau  entre  en  ebullition  a  une  cer- 
taine  temperature ;  cette  temperature  ne  variera 
pas  dans  les  experiences  ulterieures.  L'air  atmo- 
spherique  comprime  developpe  une  certaine 
force  de  tension  pour  une  certaine  reduction  de 
volume;  cette  force  de  tension  se  retrouvera  la 
meme  pour  une  egale  reduction,  si  les  autres 
conditions  ne  changent  pas. 

La  croyance  a  Fexistence  des  lois  ou  au  moins 
de  quelques  lois  est  aussi  ancienne  que  Fhuma- 
nite.  Mais  elle  n'a  pas  toujours  eu  le  degre  de 
nettete  et  le  caractere  de  generalite  que  nous 
lui  voyons  aujourd'hui.  Aux  premiers  ages,  les 
foules  ignorantes  et  souvent  meme  les  esprits 
cultives  faisaient  une  large  part  a  1'imprevu  et  a 
1'arbitraire  dans  les  phenomenes  physiques.  De 
la  Tinstitution  de  divinites  ou  de  genies,  dont 
la  volonte  ou  le  caprice  enfantait  les  fails  les 
plus  marquants  et  en  apparence  le  plus  en 
dehors  du  cours  ordinaire  des  choses.  Nous  re- 
trouvons  encore  aujourd'hui  la  meme  tendance 
chez  les  peuplades  sauvages.  Mais  dans  les  so- 
cietes  civilisees  de  pareils  ecarts  de  jugements 
sont  tres  rares.  Meme  quand  Fexplication  d'un 
phenomene  fait  defaut,  meme  quand  il  revet  des 
formes  singulieres  et  semble  en  contradiction 


DE  LA  CONSTANCE  DBS  LOIS  DE  LA  NATURE.      279 

avec  des  verites  acquises,  les  esprits  scientifiques 
ne  sont  jamais  tentes  d'y  voir  une  derogation 
reelle  aux  lois  etablies.  Us  admettent,  soit  que 
Fobservation  a  etc  defectueuse,  soit  que  des 
causes  encore  inconnues,  mais  parfaitement  re- 
gulieres,  ont  occasionne  Fapparente  anomalie. 

Cette  derniere  circonstance,  Fintervention  de 
causes  ignorees  en  concurrence  avec  la  cause 
connue,  retarde  bien  souvent  la  determination 
exacte  des  lois  et  s'oppose  a  Fadmission  d'une 
formule  strictement  mathematique.  Car  les 
phenornenes  ne  s'offrent  guere  a  notre  examen 
comme  le  produit  d'une  cause  unique  et  comme 
engendrant  a  leur  tour  un  effet  unique.  Presque 
toujours  ils  resultent  d'un  concours  de  causes 
multiples  et  ils  reagissent  dans  des  directions 
diverses.  Nous  ne  sommes  pas  en  presence  de 
series  lineaires  distinctes  et  facilement  discer- 
nables,  pareilles  a  des  chaines  ou  chaque  an- 
neau  se  rattacherait  exclusivement  au  precedent 
et  au  suivant.  Mais  les  series  s'entrecroisent; 
chaque  anneau  se  rattache  a  la  fois  a  plusieurs 
autres  et  devient  ainsi  un  centre  de  convergence 
et  un  foyer  d'irradiation  d'actions  nombreuses. 
L'enchainement  que  produirait  la  cause  unique 


280  ESSAIS   STIR  LA   PHILOSOPHIE   DES    SCIENCES. 

est  des  lors  difficile  a  suivre  et  a  preciser.  Son 
action  est  troublee  ou  masquee  par  de  singu- 
liers  melanges,  par  ce  qu'on  pourrait  nommer 
des  interferences.  La  force  interieure  deve- 
loppee  par  la  compression  d'un  gaz  ne  depend 
pas  seulement  de  la  reduction  du  volume,  elle 
depend  aussi  de  la  temperature.  Celle-ci,  a  son 
tour,  ne  depend  pas  seulement  de  la  quantite  de 
chaleur  fournie  au  gaz,  mais  elle  varie  selon  que 
le  gaz  est  voisin  ou  non  de  son  point  de  lique- 
faction. Plusieurs  lois  se  combinent  done  pour 
determiner  le  phenomene  observe,  et  en  se 
combinant  elles  voilent  mutuellement  leurs  for- 
mules  respectives.  Aussi  peut-il  etre  tres  dif- 
ficile d'obtenir  1'expression  vraie  de  la  loi  spe- 
ciale  dont  on  poursuit  Fetude.  Cette  difficulte 
redouble  quand  certaines  causes  concourantes 
sont  non  seulement  mal  delinies,  mais  ignorees, 
ai-je  dit,  dans  leur  existence.  Le  physicien  pour- 
rait  alors  etre  tente  de  renoncer  a  la  solution  du 
probleme,  s'il  n'etait  soutenu  dans  sa  recherche 
par  la  forte  conviction  que  rien  ne  se  passe  au 
hasard  et  que  les  apparentes  anomalies  sont 
dues  a  notre  defaut  de  science. 

II    n'est   pas    toujours   necessaire   que    deux 
causes  difterentes  se  penetrent,  pour  amener  le 


DE  LA.  CONSTANCE  DES  LOIS  DE  LA  NATURE.      281 

trouble  apparent  et  Firregularite.  II  suffit  qu'une 
seule  cause  agisse  a  la  fois  sur  plusieurs  corps  et 
que  ceux-ci,  en  vertu  de  la  meme  loi,  reagissent 
les  uns  sur  les  autres.  Le  mouvement  d'une  pla- 
nete  autour  du  Soleil  est  un  probleme  des  plus 
faciles;  tout  ecolier  le  resoudrait  en  se  jouant, 
si  les  deux  astres  etaient  isoles  dans  Fespace. 
Mais  qu'un  troisieme  corps  intervienne,  au  nom 
de  la  meme  loi  detraction,  et  aussitot  la  ques- 
tion se  complique  au  point  de  surpasser  les  res- 
sources  de  T Analyse.  Reciproquement  les  dero- 
gations a  la  formule  simple  peuventetreTindice, 
non  pas  d'une  correction  a  introduire  dans  la  loi 
supposee,  mais  de  la  presence  de  quelque  corps 
demeure  jusqu'alors  inapercu.  C'est  ainsi  que 
Le  Yerrier  fut  amene  a  sa  memorable  decouverte 
et  put  assigner  d'avance  par  le  calcul  la  place 
de  la  plane te  Neptune.  De  tels  faits  ne  se  pro- 
duiraient  pas  dans  Fhistoire  des  Sciences,  si  la 
croyance  en  la  fixite  des  lois  n'etait  pas  enra- 
cinee  dans  Tesprit  des  geometres  et  des  physi- 
ciens. 

Comment  cette  croyance  se  concilie-t-elle  avec 
les  faits  indiques  au  Chapitre  precedent  et  dont 
la  connaissance  est  regardee  a  bon  droit  comme 


282  ESSAIS   SUR  LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

une  des  grandes  conquetes  dc  la  Science  mo- 
derne?  Comment,  d'une  part,  la  Constance  des 
lois  de  la  Nature  est-elle  affirmee,  et  comment, 
d'autre  part,  nous  resignons-nous  a  la  decrois- 
sance  eventuelle  de  Fenergie  dans  FUnivers? 

Dans  le  domaine  physique,  une  cause  est  un 
phenomene  d'ordre  superieur,  au  dela  duquel 
nous  ne  savons  pas  ou  nous  ne  voulons  pas  re- 
monter.  Les  mouvements  des  corps  celestes  sont 
determines  par  la  gravitation.  Mais  qu'est-ce  qui 
engendre  la  gravitation?  Nous  Fignorons,  et  c'est 
pourquoi  nous  acceptons  la  gravitation  comme 
cause.  Un  train  de  cliemin  de  fer  est  remorque 
par  une  machine  a  vapeur.  La  combustion  de  la 
houille  est  la  cause  directe  du  travail  effectue  par 
la  machine.  Nous  n'allons  pas  plus  loin,  quoique 
nous  en  eussions  le  moyen,  ct  nous  etablissons  la 
relation  entre  la  consommation  du  charbon  et  le 
poids  transporte.  Nous  jugeons  inutile,  au  point 
de  vue  industriel,  de  rechercher  comment  la 
houille  s'est  formee  pendant  les  periodes  geolo- 
giques.  Bref,  nos  observations  portent  sur  des 
phenomenes  consecutifs;  nous  ne  remontons 
jamais  a  la  cause,  telle  que  Fentendent  les  me- 
taphysiciens,  c'est-a-dire  au  premier  anneau  de 
la  chalne,  en  admettant  que  la  chaine  ait  un 


DE   LA    CONSTANCE   DBS   LOIS   DE    LA  NATURE.  283 

premier  anneau.  Nous  nous  arretons  a  un  point 
intermediaire,  marque  par  notre  savoir  ou  par 
les  besoins  de  notre  esprit,  et  c'est  la  que  nous 
plagons  1'origine  de  notre  enchainement  scienti- 
fique,  ou  la  cause  relative  des  phenomenes  dont 
nous  etudions  la  serie. 

Quand  on  parle  de  la  Constance  des  lois, 
vise-t-on  ces  phenomenes  consecutifs,  ou  le  phe- 
nomene  superieur  d'ouils  precedent?  Entend-on 
la  permanence  des  regies  qui  rattachent  chaque 
phenomene  au  suivant,  ou  rinvariabilite  du  phe- 
nomene superieur?  Voici,  par  exemple,  un  corps 
qui  tombe,  d'une  certaine  hauteur,  a  la  surface 
du  sol.  II  acquiert  une  vitesse  en  rapport  avec 
la  hauteur,  et  les  espaces  parcourus  sont  propor- 
tionnels  aux  carres  des  temps.  Deux  choses  sont 
a  distinguer  :  Fintensite  de  la  pesanteur  et  la  loi 
d'apres  laquelle  elle  agit.  Si  cette  intensite  deve- 
nait  jamais  plus  faible,  la  vitesse  acquise  au  has 
de  la  chute  serait  alors  moindre  et  le  temps  em- 
ploye serait  plus  long.  Mais  la  proportionnalite 
des  espaces  parcourus  aux  carres  des  temps,  qui 
est  la  vraie  loi  de  la  chute,  subsisterait  toujours. 
La  lumiere  du  Soleil  se  transmet  avec  une  vi- 
tesse de  3ooooo  kilometres  par  seconde  et  son 
intensite,  appreciee  de  points  diversement  eloi- 


284  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

gnes,  decroit  comme  le  carre  de  la  distance. 
Si,  par  la  suite  des  siecles,  Teclat  du  Soleil  di- 
minue,  comme  le  prevoient  les  aslronomes,  Tin- 
tensile  de  la  lumiere  recue  en  un  point  dimi- 
nuera  en  proportion,  mais  la  loi  de  transmission 
ne  sera  pas  entamee.  La  vitesse  sera  encore  de 
Sooooo  kilometres  par  seconde  et  la  reduction 
en  raison  du  carre  de  la  distance.  Les  savants  de 
Favenir,  enregislranl  ces  changemenls,  seront 
en  droit  de  dire  que  la  cause  ou  le  phenomene 
superieur  a  varie,  mais  ils  ne  diront  certainement 
pas  que  les  lois  de  la  Nature  sont  differenlcs. 

II  est  un  grand  nombre  de  fails  qui  peuvent 
donner  lieu  a  ce  genre  de  considerations.  Suppo- 
sons  qu'a  la  longue  les  aclions  auxquelles  nous 
(  avons  deja  fail  allusion  (frollements  des  marees, 
induclions  eleclriques,  elc.)  amenenl  un  ralen- 
tissemenl  dans  la  rolalion  du  globe  lerrestre. 
Ce  ralenlissemenl  accroilra  1'inlensile  sensible 
de  la  pesanleur,  laquelle  esl  une  difference  enlre 
la  pesanteur  reelle  et  la  force  cenlrifuge.  Les 
corps  lomberonl  done  plus  vile  ou  emploieronl 
un  nombre  moindre  de  secondes  (actuelles)  pour 
arriver  au  bas  de  leur  chute  (').  Cependant  la 

(!)  La  reduction  clu  nombre  des  secondes  sera  doublement 


DE  LA  CONSTANCE  DES  LOIS  DE  LA  NATURE.      285 

loi  de  la  chute  des  corps  graves  ne  sera  pas  alte- 
ree,  et  si  Ton  savait  faire  la  correction  exacte 
due  a  la  diminution  de  la  force  centrifuge,  on 
retrouverait  identiquement  les  memes  chiffres. 
Supposons  egalement  que  la  resistance  du  mi- 
lieu ethere  on  meteorique  entraine  un  change- 
ment  dans  Torbite  terrestre.  La  vitesse  angu- 
laire  autour  du  Soleil  augmentera  et  en  meme 
temps  le  rayon  diminuera.  La  Terre,  en  se  rap- 
prochant  du  Soleil,  recevra  une  plus  grande 
quantite  de  chaleur  et,  selon  que  cet  accroisse- 
ment  Femportera  ou  non  sur  raffaiblissement 
de  la  radiation  solaire,  la  Terre  se  rechauffera 
ou  elle  se  refroidira.  Quel  que  soil  le  sens  du 
phenomene,  une  foule  d'autres  phenomenes  con- 
secutifs  s'en  ressentiront  a  leur  tour.  Si  la  Terre 
se  refroidit,  1'abaissement  de  la  colonne  barome- 
trique  avec  la  hauteur  sera  plus  rapide,  et  la 
resistance  au  mouvement  des  projectiles,  a  la 
surface  du  globe,  sera  plus  forte,  a  raison  de  la 
densite  plus  grande  des  couches  traversees.  II 


sensible,  car,  la  rotation  du  globe  etant  ralentie,  la  duree  du 
jour  sideral  sera  augmented  et  par  suite  la  nouvelle  seconde 
aura  une  valeur  intrinseque  plus  grande.  II  en  faudrait  done 
un  nombre  moindre  pour  la  chute,  quand  meme  la  duree 
absolue  de  celle-ci  n'aurait  pas  diminue. 


286      ESSAIS  SUR  LA  PHILOSOPHIE  DBS  SCIENCES. 

serait  cependant  inexact  d'annoncer  que  la  loi  de 
ces  phenomenes  a  change.  La  colonne  du  baro- 
metre  continuera  toujours  a  marquer  le  poids 
des  couches  d'air  superieures  et  la  resistance  des 
projectiles  sera  toujours  une  meme  fonction  de 
la  vitesse  et  de  la  densite  du  milieu. 

Enfm,  quand  nous  envisageons  la  deperdition 
de  1'energie  universelle  par  le  rayonnement, 
cette  grande  revolution  elle-meme  s'accomplit 
suivant  des  lois  non  sujettes  a  varier.  Le  refroi- 
dissement  des  foyers  celestes,  pendant  chaque 
unite  de  temps,  ne  cessera  pas  d'etre  une  fonc- 
tion de  la  temperature;  il  dependra  au  meme 
degre  de  la  nature  des  materiaux  superficiels, 
de  leur  faculte  d'emission,  de  la  conductibilite 
interieure.  L'homme  assez  sagace  pour  discerner 
d'avance  toutes  ces  particularites,  pourrait  aussi 
surement  predire  les  abaissements  graduels  de 
temperature,  qu'il  le  ferait  pour  une  sphere  me- 
tallique  homogene  suspendue  dans  son  labora- 
toire.  En  un  mot,  le  changement  lui-meme  est 
soumis  a  des  lois  fixes.  Ce  qui  nous  echappe, 
c'est  la  connaissance  du  fait  superieur  dont  les 
autres  changements  precedent.  Nous  ne  pene- 
trons  pas  jusqu'a  la  source  ou  la  premiere  im- 
pulsion est  donnee  et  nous  ignorons  la  regie 


DE  LA  CONSTANCE  DES  LOIS  DE  LA  NATURE.      287 

immuable  d'apres  laquelle  cette  impulsion  se  mo- 
difie  avec  le  temps.  Mais  Fexistence  de  la  regie 
est  certaine  et  nous  nous  rendons  parfaitement 
compte  que,  meme  dans  ces  regions  inaccessi- 
bles,  rien  n'est  livre  a  Farbitraire  et  au  hasard. 

Ainsi  la  Constance  des  lois  de  la  Nature  doit 
s'entendre  : 

D'une  part,  de  Fenchainement  des  effets  con- 
secutifs,  qui,  en  depit  de  la  variation  des  causes 
relativement  premieres,  se  poursuit  avec  des 
modes  et  suivant  des  formes  dont  le  moule 
semble  eternel; 

Et  d'autre  part,  de  F  alteration  de  ces  causes 
elles-memes,  qui  est  egalement  soumise  a  des 
regies  fixes  et  dont  la  formule,  si  nous  pouvions 
la  trouver,  nous  apparaitrait  comme  indepen- 
dante  du  temps  et  des  vicissitudes  observees. 

Ges  lois  constantes  sont-elles  necessaires?  Au- 
raient-elles  pu  etre  etablies  autrement  qu'elles 
ne  sont?  Pourraient-elles,  a  un  moment  donne, 
faire  place  a  d'autres  lois? 

Personne,  je  crois,  ne  met  les  lois  physiques 
sur  le  meme  pied  que  les  lois  geometriques. 
On  ne  soutient  pas  que  la  relation  entre  la  force 
et  la  masse  soit  du  meme  ordre  que  la  relation 


288  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

entre  la  circonference  et  le  rayon  d'un  cercle. 
Ce  dernier  rapport  est  etranger  aux  realites  ma- 
terielles.  Nous  ne  pouvons  le  concevoir  diffe- 
rent, sous  peine  d'ebranler  les  bases  de  la  raison 
et  d'abolir  toutes  les  regies  de  la  logique.  Mais 
en  quoi  celles-ci  seraient-elles  atteintes,  si  la 
force  imprimait  a  la  masse  une  vitesse  differente 
de  celle  que  nous  relevons  aujourd'hui?  Quel 
trouble  ressentirait  notre  raison,  si  1'effort  egal 
a  i  kilogramme,  sollicitant  la  masse  de  i  litre 
d'eau,  lui  faisait  parcourir  en  une  seconde  un  es- 
pace  plus  grand  ou  plus  petit  que  quatre  fois  -^ 
la  quarante-millionieme  partie  du  meridien  ter- 
restre  passant  par  Paris?  Ce  nombre  4?  9  n'a 
rien  de  necessaire  en  soi;  il  aurait  pu  aussi  bien 
etre  5  ou  4^  ou  tout  autre  nombre.  S'il  est  com- 
mande  par  la  nature  des  choses,  nous  ne  voyons 
pas  le  lien  rationnel.  La  valeur  de  ce  rapport 
reste,  a  nos  yeux,  contingente.  J'en  dirai  autant 
des  diverses  lois  enregistrees  par  la  Physique  et 
la  Chimie.  Qu'est-ce  qui  empechait  logiquement 
la  capacite  calorifique  du  fer  d'etre  moins  eloi- 
gnee  de  celle  de  1'eau,  ou  les  atonies  du  soufre 
de  se  combiner  en  plus  grand  nombre  avec  ceux 
de  1'oxygene?  Sans  doute,  tous  ces  fails  sont 
les  consequences  de  1'ordre  general  elabli;  mais 


DE   LA   CONSTANCE   DES   LOIS   DE  LA  NATURE.  289 

nous  imaginons  sans  peine  que  cet  ordre  au- 
rait  pu  comporter  des  chiffres  differents,  avec 
des  variations  correspondantcs  dans  les  pheno- 
menes.  En  resume,  les  lois  de  la  Nature  n'ont 
pas  a  nos  yeux  le  meme  caractere  que  les  lois 
mathematiques,  chez  lesquelles  nous  ne  parve- 
nons  pas  a  concevoir  la  moindre  alteration. 

Mais  ces  lois,  contingentes  a  Forigine,  etant 
aujourd'hui  ce  qu'elles  sont,  pourraient-elles 
desormais  changer?  Leur  forme  ou  simplement 
leurs  coefficients  pourraient-ils  recevoir  d'autres 
expressions?  Notre  raison  repugne  nettement  a 
Fadmettre.  Comment  en  effet  Fordre  actuel, 
1'ensemble  des  choses  existantes,  pourrait-il  se 
modifier  sur  quelque  point  sans  Tintervention 
d'un  facteur  etranger  a  cet  Univers,  qui  lui 
apporterait  ce  qui  lui  manque,  pour  produire  le 
changement  attendu?  Si  PUnivers,  comme  on  le 
croit,  est  presentement  entraine  sur  une  pente 
qui  Tamene  vers  son  declin,  qu'est-ce  qui  Farre- 
tera  sur  cette  pente  ou  la  lui  fera  remonter? 
D'oii  viendra  la  force  qui  mettra  obstacle  a  la 
deperdition  de  Fenergie  ou  qui  en  compen- 
sera  les  effets?  Si  cette  force  n'existe  pas  deja 
et  n'est  pas  comprise  dans  le  plan  general  de  la 
Nature,  d'oii  pourra-t-elle  sortir?  Ou  est  sa 

•9 


2QO  ESSAIS   SUR    LA   PHILOSOPH1E   DES   SCIENCES. 

cause  en  dehors  de  la  Nature  meme?  Ici,  nous 
entrons  dans  un  domaine  etranger  au  physi- 
cien  et  ou  les  speculations  seraient  pueriles. 
Nous  avons  seulement  le  droit  de  declarer  que 
1'Univers,  dans  sa  constitution  actuelle,  ne  sau- 
rait,  sous  peine  de  contradiction,  renfermer  unc 
cause  capable  de  le  changer  lui-meme  et  par 
consequent  de  faire  varier  ses  lois.  Cette  cause 
ne  pourrait  venir  que  du  dehors,  dans  des  con- 
ditions ou  la  Cosmogonie  est  incompetente. 

Les  lois  que  nous  enregistrons  n'ont  pas  toutes, 
a  nos  yeux,  une  egale  valeur.  Nous  les  classons 
tres  differemment,  selon  que  nous  sommes  en 
etat  de  les  ramener  a  une  expression  mathema- 
tique  ou  selon  que  nous  ne  savons  decouvrir 
aucune  formule  suffisamment  exacte.  Ce  qui  fait 
la  preeminence  et  I'incomparable  majeste  de  la 
loi  newtonienne,  ce  n'est  pas  seulement  son 
universalite,  c'est  peut-etre  davantage  encore  sa 
parfaite  precision  et  son  admirable  simplicite. 
Un  pareil  exemple  est  malheureusement  excep- 
tionnel.  Dans  le  regne  organique  surtout,  nous 
sommes  habituellement  impuissants  a  tracer  la 
forme  mathematique  des  phenomenes.  Nous  en 
sommes  reduits  le  plus  souvent  a  des  locutions 


DE   LA   CONSTANCE    DBS   LOIS    DE    LA   NATURE.  29! 

assez  vagues,  qui  ne  permettent  point  de  passer 
a  dc  vraies  equations,  et  qui  denotent  simple- 
ment  Fexistence  de  relations  entrevues  par  nous, 
a  travers  le  dedale  des  observations.  Nous  sen- 
tons,  sans  pouvoir  les  definir,  la  presence  de 
liens  naturels  et  constants,  qui  doivent  assurer 
la  permanence  et  la  regularite  des  successions 
de  fails  dont  nous  sommes  temoins.  Dans  le 
regne  inorganique,  nous  reussissons  a  serrer  le 
sujet  de  plus  pres,  mais  la  tache  qui  reste  est 
immense.  Le  nombre  des  lois  purement  ernpi- 
riques  on  jusqu'ici  rebelles  a  une  formule  ri- 
goureuse  constitue  encore  la  tres  grande  ma- 
jorite. 

Lc  but  de  la  Science  est  precisement  d'ame- 
ncr  ces  lois  approximates  a  un  degre  d'exacti- 
tude  conciliable  avec  1'emploi  d'unc  equation 
algebrique.  L'Astronomie,  la  theorie  de  la  cha- 
leur,  celles  de  la  lumierc,  de  Pacoustique,  et 
d'autres  encore,  sont  devenues,  grace  au  travail 
accumule  des  generations,  de  veritables  annexes 
des  Mathematiques;  souvent  meme  elles  ont 
enrichi  celles-ci,  par  les  nouveaux  precedes  de 
calcul  dont  elles  ont  fait  sentir  la  necessite. 

Gette  lente  elaboration,  qui  tend  a  faire  passer 
sans  cesse  nos  connaissances  de  Tetat  empirique 


2Q2  ESSA1S   SUR    LA    PHILOSOPIIIE    DES   SCIENCES. 

a  Tetat  exact  ou  rationnel,  rencontre  sa  princi- 
pale  difficulte  dans  1'entrecroisement  des  series 
ou  dans  la  complexite  des  phenomenes  observes. 
Heureusement,  Texperience  met  en  evidence  ce 
fait  general  et  rassurant  :  Mieux  une  cause  a  pu 
etre  isolee,  plus  sa  loi  est  simple.  L'enchaine- 
ment  des  effets  dus  a  une  cause  unique,  quand 
on  est  parvenu  a  les  bien  degager,  revet  une 
forme  propice  a  1'intervention  des  Mathemati- 
ques.  Les  expressions  compliquees,  a  termes  plus 
ou  moins  approximatifs,  sont  presque  toujours 
1'indice  d'une  combinaison,  d'une  interference 
de  causes  diverses.  La  loi  de  la  gravitation  ne  se 
trouble  qu'aux  tres  petites  distances,  ou  son 
action  propre  est  vraisemblablement  contrariee 
par  des  forces  d'un  autre  genre.  Aussi  prefere- 
t-on  en  general  admettre,  a  ces  distances,  Tin- 
terference  des  actions  moleculaires  avec  la  gra- 
vite,  et  conserver  ainsi  a  la  loi  newtonienne  sa 
simplicite  grandiose. 

L'antiquite  avait  dit  par  la  bouche  de  Pytha- 
gore  :  «  Les  nombres  gouvernent  le  monde.  » 
Ce  qui  pouvait  sembler  alors  une  vue  mystique 
a  pris  une  signification  plus  precise,  depuis  les 
decouvertes  de  la  Science  moderne.  Nos  algo- 


DE  LA  CONSTANCE  DES  LOIS  DE  LA  NATURE.      2g3 

rithmes  et  leurs  combinaisons,  c'est-a-dire  le  Ian- 
gage  mathematique,  tel  que  les  homines  ont  su 
le  creer,  se  prete  merveilleusement  a  exprimer 
les  operations  de  la  Nature.  Entre  le  monde  exte- 
rieur  et  notre  intelligence,  il  se  revele  une  ade- 
quation singuliere,  dont  nous  ne  sommes  pas  les 
auteurs.  Car  les  principaux  de  ces  algorithmes 
et  leur  usage  abstrait  avaient  ete  concus  par  les 
geometres  longtemps  avant  que  leur  application 
aux  realites  materielles  fut  mise  en  honneur  par 
les  astronomes  et  les  physiciens.  Des  formules 
imaginees  pour  des  speculations  theoriques  se 
sont  trouvees  apres  coup  en  exacte  correspon- 
dance  avec  les  phenomenes  naturels  et  en  sont 
devenues  la  traduction  la  mieux  appropriee.  Ce 
resultat  n'etait  pas  facile  a  prevoir.  Qui  pouvait 
se  douter  que  la  loi  des  surfaces  spheriques, 
reconnues  proportionnelles  aux  carres  de  leurs 
rayons,  serait  un  jour  la  loi  de  decroissance 
de  la  gravite  et  des  autres  forces  rayonnantes? 
Qui  aurait  pu  croire  que  le  sinus  geometrique 
jouerait  un  role  dans  Findice  de  la  refraction  de 
la  lumiere,  et  que  Tequation  de  Fhyperbole 
equilatere  exprimerait  la  loi  de  compression  des 
gaz  parfaits?  Qui  supposait,  en  jetant  les  fon- 
dements  de  FArithmetique,  que  la  serie  des 


2Q{  ESSA.IS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

nornbres  impairs  representerait  les  espaces  par- 
courus  par  im  corps  tombant  librenient  dans  le 
vide,  pendant  les  periodes  successives  de  sa 
chute  ? 

On  connait  les  belles  speculations  auxquelles 
les  geometres  grecs  s'etaient  livres  sur  les  sec- 
tions coniques.  Apollonius  de  Perga  avait  con- 
quis  une  gloire  immortelle  en  mettant  a  nu  les 
proprietes  de  ces  courbes,  congues  de  la  facon  la 
plus  abstraite,  puisqu'elles  resultaient  de  Finter- 
section  d'un  cone  par  un  plan  diversement  in- 
cline sur  Taxe.  A  cette  meme  epoque,  les  veri- 
tables  lois  de  FAstronomie  etaient  ignorees  el 
devaient  continuer  a  Fetre  longtemps  encore.  Lc 
mouvement  circulaire  etait  assigne  aux  astres, 
comme  paraissant  «  le  plus  parfait  de  tous  ». 
Plusieurs  siecles  apres,  un  observateur  de  genie, 
cessant  de  se  confmer  dans  les  meditations  du 
cabinet,  pour  regarder  attentivement  dans  le 
ciel,  constate,  a  la  suite  de  patientes  recherches, 
que  la  trajectoire  de  chaque  planete  autour  du 
Soleil  est  precisement  une  de  ces  sections  fa- 
meuses,  dont  Fetude  avait  tant  captive  Fanti- 
quite.  Les  courbes  d'Apollonius  deviennent  les 
lois  de  Kepler.  Newton,  a  son  tour,  demontre 
que  la  force  capable  de  faire  decrire  a  la  planete 


1)E  LA  CONSTANCE  DBS  LOIS  DE  LA  NATURE.      205 

une  semblable  courbe  est  dirigee  vers  le  Soleil, 
et  que  son  intensite  se  modele  sur  les  variations 
des  surfaces  spheriques  dont  la  distance  an  So- 
leil  est  le  rayon.  Ainsi,  des  conceptions  ecloses 
dans  le  cerveau  des  geometres  grecs,  sous  1'em- 
pire  de  preoccupations  entierement  etrangeres 
aux  phenomenes  de  la  Nature,  apparaissent  a 
un  moment  donne  comme  realisees  par  celle-ci, 
avec  une  precision  qui  ne  laisse  plus  subsister 
aucun  doute  sur  le  mode  d'action  de  la  princi- 
pale  force  de  FUnivers. 

II  est  difficile  de  voir  dans  ces  faits  une  pure 
coincidence  et  d'attribuer  au  hasard  d'aussi  fre- 
quentes  rencontres.  J'y  trouve,  pour  ma  part,  la 
confirmation  de  Topinion  que  j'ai  deja  emise 
en  m'occupant  du  Calcul  infinitesimal.  L'intelli- 
gence  humaine  et  la  Nature  rentrent  dans  un 
plan  general,  en  vertu  duquel  la  premiere  est 
admirablement  disposee  a  comprendre  la  se- 
conde.  Jusqu'ou  va  cette  adaptation  reciproque? 
Dans  quelles  limites  nous  initie-t-elle  a  la  con- 
naissance  du  monde  exterieur?  II  ne  faut  point 
s'exagerer  les  rapprochements  et  en  arriver  a 
conclure  que  rhomme  possede  en  lui-mcme  les 
moyens  de  le  deviner.  J'ai  combattu  cette  preten- 


296  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

lion.  L'homme  est  capable  dc  creer  des  moules 
dans  lesquels  rentreront  plus  tard  les  lois  de 
certains  phenomenes.  Mais  il  ignore  ces  lois  et 
il  ne  pourra  prononcer  leur  conformite  avec  les 
types  construits  par  lui,  jusqu'a  ce  que  Fobser- 
vation  la  lui  ait  devoilee.  II  a  imagine  les  sec- 
tions coniques,  mais  il  n'a  pas  su  qu'elles  ser- 
vaient  de  modele  aux  mouvements  planetaires, 
avant  d'avoir  etudie  directement  ces  derniers.  II 
a  pu  se  douter  que  «  les  nombres  gouvernent  le 
monde  »,  mais  il  ignore  quels  sont  ces  nombres, 
s'il  ne  les  recherche  pas  attentivement  dans  la 
Nature  elle-meme.  L'homme  tire  avantage  de 
sa  merveilleuse  aptitude  a  recevoir  les  verites 
physiques,  mais  il  commettrait  la  plus  grave  er- 
reur  si,  retombant  dans  les  habitudes  anciennes, 
il  se  fiait  aveuglement  a  de  soi-disant  harmo- 
nies numeriques  pour  affirmer  1'existence  de 
certains  corps  ou  pour  leur  assigner  des  pro- 
prietes  determinees.  II  y  a  sous  ce  rapport  un 
abime  entre  la  decouverte  de  Le  Yerrier,  s'ap- 
puyant  sur  la  constatation  formelle  d'une  per- 
turbation astronomique,  et  la  tentative  de  Ke- 
pler cherchant  dans  unc  symetrie  des  nombres 
la  raison  des  ecarts  respectifs  des  planetes  au 
Soleil.  Ges  sortes  d'inductions  sont  parfois  veri- 


DE  LA  CONSTANCE  DES  LOIS  DE  LA  NATURE.      2Q7 

fiees  par  I'evenement;  mais,  quand  elles  ne  pro- 
cedaient  pas  de  resultats  fournis  par  1'observa- 
tion,  on  doit  les  considerer  comme  d'heureuses 
exceptions,  dont  la  vue  est  plutot  faite  pour  se- 
duire  Fesprit  que  pour  le  conduire. 


NOTES. 


NOTE  I. 

SUR   LA    REALITE    DE    L?ESPACE    ET   DU   TEMPS. 


Jc  n'ai  pas  Fintention  d'entreprendre  sur  le 
domainc  de  la  Metaphysique.  Pexpose  simple- 
ment  mon  etat  d'csprit,  relativement  a  Fespace 
et  au  temps.  D'instinct,  j'ai  toujours  cru  a  leur 
realite,  sans  pouvoir  en  donner  d'autre  raison 
que  Fimpossibilite  oujcme  suis  trouve  de  penser 
differemment,  surtout  en  ce  qui  concerne  Fes- 
pace.  Les  arguments  qui  m'ont  etc  opposes  nc 
nront  jamais  convaincu,  et  je  desire  m'en  expli- 
quer. 

On  connait  1'objection  classique  contre  la  rea- 
lite de  Tcspace  et  du  temps  :  «  S'ils  existaient 
en  dchors  de  nous,  dit-on,  ils  seraient  necessai- 
rement  substances  ou  attributs.  Or  nous  ne  pou- 


3OO  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

vons  les  concevoir  a  aucun  de  ces  deux  etats.  » 
Cela  semble  vrai,  et  cependant  je  me  demande  : 
Pourquoi  Fespace  etle  temps  ne  peuvent-ils  etre 
des  substances?  Qu'est  au  juste  une  substance? 
II  faudrait  au  prealable  Favoir  indique  et  mon- 
trer  ensuite  que  Fespace  et  le  temps  ne  sauraient 
appartenir  a  une  telle  categoric.  Or  la  definition 
de  la  substance  n'a  jamais  etc  fort  claire  et  elle 
Pest  devenue  moins  encore  depuis  les  decou- 
vertes  de  la  Science  moderne.  Appellera-t-on, 
par  exemple,  substance  Fagent  mysterieux  au- 
quel  les  physiciens  ont  recours  pour  expliquer 
les  phenomenes  de  la  chaleur  et  de  la  lumiere? 
Get  agent,  ce  milieu,  ce  mecanisme,  comme  on 
voudra  le  nommer,  existe  cependant,  car  il  se 
revele  par  des  effets  indiscutables.  II  est  d'ail- 
leurs  depourvu  des  qualites  sans  lesquelles  une 
substance  se  congoit  difficilement.  II  n'a  pas  de 
poids,  il  n'a  peut-etre  pas  de  masse;  il  ne  tombe 
directement  sous  aucun  de  nos  sens;  en  un  mot, 
il  n'a  rien  de  ce  qu'on  entendait  autrefois  par 
le  mot  «  materiel  ».  D'autre  part,  il  n'est  pas 
de  Fordre  spirituel,  du  moins  personne  n'a  etc 
tente  de  lui  appliquer  ce  qualificatif.  Niera-t-on 
des  lors  sa  realite,  sous  pretexte  que  la  cate- 
gorie  des  substances  ne  saurait  le  recevoir? 


NOTE  I.  —  SUR  LA  REALITE  DE  L'fiSPACE  ET  DU  TEMPS.     3oi 

Niera-t-on  egalement,  et  pour  le  meme  motif, 
la  realite  de  cet  autre  mecanisme,  grace  auquel 
la  gravitation  se  transmet  dans  les  profondeurs 
de  Fespace,  avec  une  vitesse  incomparablement 
superieure  a  celle  de  la  lumiere  et  que  Laplace 
qualifiait  d'instantanee?  Le  grand  Newton  ne 
croyait  pas  pouvoir  se  passer  de  cet  agent.  Lui 
qui  avait  revele  Fattraction  universelle,  il  ecri- 
vait  a  Bentley  :  «...  Que  la  gravite  soit  innee, 
inherente  et  essentielle  a  la  matiere,  de  telle 
sorte  qu'un  corps  puisse  agir  sur  un  autre  corps, 
a  distance,  a  travers  le  vide,  sans  Fintermediaire 
de  quelque  chose  par  quoi  et  a  travers  quoi  leur 
action  et  leur  force  puissent  etre  transporters  de 
Tun  a  Fautre,  est  pour  moi  une  si  grande  absur- 
dite,  que  je  crois  qu'aucun  homme,  capable  de 
penser  avec  quelque  competence  sur  les  sujets 
philosophiques,  ne  pourra  jamais  y  tomber.  La 
gravite  doit  etre  causee  par  un  agent  agissant 
constamment  suivant  certaines  lois;  mais  cet 
agent  est-il  materiel  ou  immateriel?  C'est  ce  que 
j'ai  laisse  a  Fappreciation  de  mes  lecteurs  ( ')  ». 


(l)  That  gravity  should  be  innate,  inherent,  and  essential 
to  matter,  so  that  one  body  may  act  upon  another  at  a  dis- 
tance through  a  vacuum,  without  the  mediation  of  any 
thing  else,  by  and  through  which  their  action  and  force  may 


302  ESSAIS   SUR   L\    PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

L'embarras  d'assigner  une  place  a  ces  agents 
cst  tel  que  certains  physiciens,  notamment 
M.  Him,  qui  a  developpe  magistralement  cctte 
idee  dans  son  livre  sur  la  Constitution  de  I'es- 
pacc  celeste,  croientpouvoir  imaginer  une  classe 
nouvelle,  tenant  le  milieu  pour  ainsi  dire  entre 
1'ordre  materiel  et  Tordre  spirituel,  et  qui  serait 
le  grand  reservoir  des  forces  de  la  Nature.  Cette 
classe,  appelee  dynamique  par  M.  Hirn,  et  de 
laquelle  il  exclut  toutc  idee  de  masse  et  de  poids, 
servirait  a  etablir  les  relations,  les  actions  a  di- 
stance, entre  les  diverses  parties  de  la  matiere. 

Nous  voila  bien  loin  de  la  substance,  telle  que 
la  concevaient  les  anciens,  et  1'on  cherche  en  vain 
le  substratum  que  le  mot  impliquait  chez  eux. 
N'est-il  pas  des  lors  prudent  de  penser  avec 
M.  Cournot  que  les  traditionnellcs  categories  de 
substances,  d'attributs  et  de  rapports,  sont  pro- 


be conveyed  from  one  to  another,  is  to  me  so  great  an  ab- 
surdity, that  I  believe  no  man,  who  has  in  philosophical 
matters  a  competent  faculty  of  thinking,  can  ever  fall  into 
it.  Gravity  must  be  caused  by  an  agent  acting  constantly 
according  to  certain  laws;  but  whether  this  agent  be  mate- 
rial or  immaterial,  I  have  left  to  the  consideration  of  my 
readers  (3e  lettre  a  M.  Bentley,  du  25  fevrier  1692,  citee 
par  M.  Hirn,  dans  son  livre  :  Constitution  de  Vespace  ce- 
leste, 1889). 


NOTE  I.  —   SUR  LY  REALITE  DE  L'ESPAGE  ET  DU  TEMPS.     3o3 

bablement  incomplctes  et  qu'il  y  a  sans  doute 
des  choses  qui  echappent  a  une  pareille  classifi- 
cation? Le  temps  et  1'espace  seraient  du  nombre ; 
ce  seraient  des  realites  sui  generis,  comme 
Tether  des  physiciens,  Fagent  intermediaire 
de  Newton,  le  milieu  dynamique  de  M.  Him, 
auxquels  les  anciens  monies  trop  etroits  ne  sau- 
raient  s'adapter.  L'espace  et  le  temps  se  distin- 
guent  meme  entre  ces  realites  transcendantes, 
car  ce  sont  les  plus  generates  et  les  plus  accep- 
tees,  celles  dont  Fenonciation  est  le  mieux  com- 
prise et  qui  fait  naitre  le  moins  d'hesitation 
parmi  les  hommes. 

Emmanuel  Kant  a  donne  a  1'objection  une 
forme  nouvelle,  qui  devait  obtenir  et  a  obtenu 
en  effet  une  grande  attention,  car  elle  se  rattache 
a  une  theorie  d'une  singuliere  puissance.  Dans 
sa  discussion  des  «  antinomies  de  la  raison 
pure  »,  Fillustre  philosophe  s'applique  a  de- 
montrer  que  si  Fespace  et  le  temps  existaient  en 
dehors  de  nous,  s'ils  n'etaient  pas  de  simples 
formes  de  Fentendement,  il  en  resulterait  deux 
contradictions,  egalement  insolubles,  savoir  : 
i°  impossibilite  de  concevoir  soit  que  le  monde 
fiit  infini,  soit  qu'il  fut  limite  dans  Fespace; 
2°  meme  impossibilite  de  concevoir  qu'il  ait  eu 


3o4  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

ou  qu'il  n'ait  pas  eu  de  commencement  dans  le 
temps  (' ). 

Cette  double  antinomie  est-elle  aussi  irreme- 
diable que  le  pensait  E.  Kant,  a  une  epoque 
ou  les  Sciences  physiques  etaient  loin  d'avoir 
atteint  leur  developpement  actuel? 

L'infini  de  Fespace  est  une  chose ;  Finfini  de  la 
matiere  en  est  une  autre.  II  n'en  coute  pas,  a 


(*)  La  conclusion  de  Kant  ressort  avec  beaucoup  de  net- 
tete  dans  la  Note  ci-apres  de  son  livre  Critique  de  la 
raison pure  (traduit  par  J.  Tissot,  2e  edition,  t.  II,  p.  iSy). 

«  L'espace  est  la  simple  forme  de  1'intuition  exterieure 
(intuition  formelle),  mais  pas  un  objet  reel  qui  puisse  etre 
exterieurement  percu.  L'espace,  avant  toutes  les  choses  qui 
le  determinent  (le  remplissent  ou  le  circonscrivent),  ou 
plutot  qui  donnent  une  intuition  empirique  d'accord  avec 
sa  forme,  et  qu'on  appelle  espace  absolu,  n'est  que  la  simple 
possibilite  des  phenomenes  exterieurs  en  tant  qu'ils  peuvent 
exister  en  soi,  ou  s'ajouter  encore  a  des  phenomenes  donnes. 
L'intuition  empirique  n'est  done  pas  composee  de  pheno- 
menes et  de  1'espace  (de  la  perception  et  de  1'intuition  vide). 
L'un  n'est  pas  le  correlatif  synthetique  de  1'autre,  mais  1'un 
est  seulement  uni  a  1'autre  dans  une  seule  et  meme  intui- 
tion empirique,  comme  matiere  et  forme  de  cctte  intuition. 
Veut-on  placer  1'un  de  ces  elements  de  la  connaissance 
externe  hors  de  1'autre  (1'espace  en  dehors  de  tous  les  phe- 
nomenes), il  en  resultera  toutes  sortes  de  determinations 
vaines  de  1'intuition  externe,  qui  ne  sont  pas  cependant  des 
perceptions  possibles;  par  exemple  un  mouvement  ou  un 
repos  du  monde  dans  un  espace  vide  infmi,  determination 
du  rapport  de  deux  choses  entre  elles  qui  ne  peut  jamais 
etre  percue,  et  qui  est  par  consequent  le  predicat  d'un  pur 
etre  de  raison.  » 


NOTE  I.  —  SUR  LA  REALITE  DE  I/ESPACE  ET  DU  TEMPS.    3o5 

mon  sens,  d'admettre  a  la  fois  que  1'espace  est 
infini  et  que  FUnivers  materiel  a  des  bornes.  La 
premiere  conception  a  ou  parait  avoir  le  carac- 
tere  de  la  necessite;  la  seconde  est  une  question 
de  fait,  que  nous  ne  sommes  pas  en  etat  de  re- 
soudre  et  sur  laquelle  la  discussion  reste  libre. 
L'infinite  de  1'Univers  s'impose  d'autant  moins 
a  notre  raison  que  les  indices  fournis  par  1'ob- 
servation  porteraient  plutot  a  conclure  a  sa  limi- 
tation effective. 

D'ailleurs,  une  antinomic,  fut-elle  insoluble, 
ne  constituerait  pas,  a  mon  avis,  un  motif  suffi- 
sant  pour  rejeter  1'un  des  deux  termes  juges  in- 
conciliables.  C'est  au  nom  d'un  tel  principe  que 
certaines  ecoles  en  arrivent  a  nier  la  liberte 
humaine,  faute  de  pouvoir  Taccorder  avec  la 
prescience  divine,  ou  vice  versa.  Quand  deux 
idees  ou  deux  fails  sont  separement  bien  etablis, 
n'est-il  pas  plus  sage  de  les  admettre  tous  les 
deux,  meme  si  leur  coexistence  n'est  pas  expli- 
quee?  La  contradiction  que  nous  croyons  aper- 
cevoir  entre  eux  peut  tenir  a  notre  defaut  de 
connaissance  ou  a  ce  que  notre  intelligence  n'est 
pas  en  etat  de  s'elever  a  la  verite  superieure  qui 
contient  et  reunit  les  deux  autres. 


3o(>  ESSAIS  SUR  LA.  PHILOSOPHIE  DBS  SCIENCES. 

La  seule  antinomic  dont  on  ait  le  droit  de  se 
prevaloir  est  celle  qui  se  revele  dans  Fordre  pu- 
rement  logique,  ou  1'une  des  deux  affirmations 
implique  le  rejet  de  Fautre.  Lorsque  nous  rai- 
sonnons  sur  le  tout  ou  sur  la  partie;  sur  la  ligne 
droite  ou  sur  la  ligne  courbe;  sur  le  fini  ou  sur 
rinflniy  Tune  des  deux  alternatives  exclut  force- 
ment  Fautre,  la  meme  realite  ne  pouvant  pas  se 
presenter  a  la  fois  sous  ce  double  aspect.  Les 
Mathematiques  font  un  frequent  usage  de  ce 
principe,  qui  a  donne  naissance  a  la  methode 
de  demonstration  dite  par  V absurds.  Mais  des 
que  nous  penetrons  dans  le  domaine  physique, 
quand  nous  voulons  disserter  sur  la  matiere,  sur 
Fespace,  la  creation,  nous  ne  saurions  etre  trop 
circonspects  dans  nos  declarations  d'incompati- 
bilite. 


NOTE  II. 

SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS. 


L'infinite  de  FUnivers  n'apparait  point  comme* 
necessaire.  La  raison  n'affirme  rien  a  son  sujet. 
Les  conceptions  des  anciens,  comme  j'ai  eu  Foc- 
casion  de  le  rappeler,  tendaient  plutot  a  lui  assi- 
gner  des  dimensions  assez  restreintes. 

Pour  demontrer  le  caractere  soit  fini,  soit  in- 
fini  de  la  creation,  on  a  longtemps  fait  appel 
a  des  arguments  scolastiques  ou  religieux,  qui 
pouvaient  se  resumer  ainsi : 

«  Supposer  le  monde  limite,  disaient  les  uns, 
c'est  rabaisser  la  majeste  du  Createur,  c'est 
donner  une  bien  faible  idee  de  sa  puissance,  c'est 
aller  a  1'encontre  des  attributs  dont  nous  nous 
plaisons  a  le  revetir.  »  Ou  encore  :  «  II  n'y  a  pas 
de  raison  pour  que  FUnivers  occupe  telle  region 
de  Fespace,  plutot  que  telle  autre.  II  doit  done 
occuper  la  totalite  de  Fespace  et  etre  infini 
comme  lui.  » 


3o8  ESSAIS  SUR  LA   PHILOSOPHIE   DES  SCIENCES. 

«  Si  le  monde  est  infini,  repliquaient  les  autres, 
il  est  necessaire;  etetant  necessaire,  il  a  toujours 
ete.  Des  lors  il  n'a  pas  eu  de  createur.  La  ma- 
jeste  divine  exige  done  que  le  monde  soil  li- 
mite.  »  Certains  ajoutaient  :  «  Toute  creation 
est  d'un  degre  inferieur,  par  rapport  a  son  au- 
teur;  le  monde  n'est  done  pas  infini,  pas  plus 
qu'il  n'est  parfait,  exempt  de  tout  mal,  etc.  » 

On  a  peu  a  peu  renonce  a  ces  arguments,  qui 
faisaient  tourner  la  question  dans  un  cercle  sans 
issue,  et  Ton  s'est  adresse  aux  Sciences  natu- 
relles. 

Gelles-ci,  malgre  leur  superiorite  sur  la  sco- 
lastique,  ne  peuvent  pas  procurer  une  solution 
formelle.  L'infinite  de  FUnivers,  si  elle  est  effec- 
tive, ne  tombe  pas  sous  1'observation  directe. 
Nous  n'embrassons  jamais  que  des  etendues  plus 
ou  moins  grandes.  Or  un  Univers  tres  vaste, 
mais  borne,  peut  avoir,  a  nos  yeux,  les  appa- 
rences  d'un  Univers  infini,  sans  que  nous  ayons 
aucun  moyen  de  faire  la  verification.  Par  contre, 
un  Univers  infini  peut  avoir  les  apparences  de 
la  limitation;  car  certaines  parties  peuvent  etre 
assez  eloignees  pour  ne  point  figurer  dans  le 
spectacle  qui  nous  est  offert  et  sur  lequel  seul 
portent  nos  investigations. 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS.  3og 

La  solution  menace  de  rester  eternellement  en 
suspens.  Nous  pouvons  tout  auplus  esperer  d'at- 
teindre  a  des  probabilites.  De  quel  cote  sont-elles? 
Parait-il  plus  raisonnable,  d'apres  Fensemble  des 
indications  recueillies  par  la  Science  moderne, 
d'admettre  Finfinite  de  FUnivers  materiel  ou  sa 
limitation? 

Notre  grand  astronome  Frangois  Arago  s'est 
pose  la  question  sous  cette  forme  :  «  Le  nombre 
des  etoiles  est-il  fini  ou  infini?  »  Partisan  —  pour 
des  raisons  qu'il  ne  donne  pas  --  de  la  seconde 
hypothese,  il  s'est  efforce  de  la  concilier  avec 
Faspect  du  ciel  et  les  donnees  de  la  Physique. 
Voici  comment  il  s'exprime  : 

«  Si  le  nombre  des  etoiles  est  infini,  comme 
tout  nous  porte  a  le  croire,  il  n'y  a  pas  une  seule 
ligne  visuelle  menee  de  la  Terre  vers  les  regions 
de  Fespace,  qui  ne  doive  rencontrer  un  de  ces 
astres  (').  Quelle  que  soit  la  petitesse  de  leur 
etendue  superficielle,  les  etoiles  produiront  par 
leur  continuite  Faspect  d'une  enveloppe  lumi- 
neuse  sans  aucune  partie  obscure.  L'intervalle 

(J)  La  reciproque  n'est  pas  vraie.  Lors  meme  que  tout 
rayon  visual  rencontrerait  une  etoile,  nous  ne  serions  pas 
en  droit  de  conclure  que  le  nombre  de  ces  astres  est  infini. 
Nous  pourrions  seulement  dire  qu'il  est  tres  grand. 


3  TO  ESSAIS   SUR  LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

compris  entre  deux  etoiles  composantes  de  cette 
sphere,  placees  a  une  certaine  distance,  sera 
rempli  quelquefois  par  une  etoile  situee  a  une 
distance  infiniment  plus  grande,  ce  qui  n'empe- 
chera  pas  que  sous  le  rapport  de  Fintensite  les 
phenomenes  se  passeront  comme  si  toutes  les 
etoiles  etaient  attachees  a  une  voute  spherique 
et  a  la  meme  distance  de  Fobservateur.  L'inten- 
site  de  cette  voute  serait  egale  partout,  si  toutes 
les  etoiles  composantes  avaient  le  meme  ecJat 
intrinseque  (').  En  adrnettant  que  cet  eclat  soit 


(*)  Get  apparent  paradoxe  ne  saurait  etonner  les  per- 
sonnes  quelque  peu  familiarisees  avec  les  lois  de  1'Optique. 
II  est  la  consequence  directe  du  principe  en  vertu  duquel 
la  lumiere  emanant  d'un  point  rayonnant  diminue  en  pro- 
portion du  carre  de  la  distance.  Mais  si,  au  lieu  d'emaner 
d'un  point,  la  lumiere  emane  d'une  surface  rayonnante 
etendue,  1'impression  produite  sur  1'ceil  d'un  observateur 
estbien  differente.  Supposons"  en  effet  la  surface  assez  vaste 
pour  qu'a  toute  distance  le  cone  forme  par  les  rayons  visuels 
s'appuie  entierement  sur  elle,  sans  la  deborder  nulle  part. 
L'augmentation  de  1'eloignement  n'aura,  en  ce  cas,  d'autre 
resultat  que  de  faire  decouper  par  le  cone  sur  la  surface 
rayonnante  des  bases  de  plus  en  plus  amples  et  dontl'etendue 
intrinseque  croitra  precisement  en  proportion  du  carre  de  la 
distance.  Or,  nous  venons  de  le  dire,  la  lumiere  emanee  de 
chaque  point  s'affaiblit  dans  la  meme  proportion;  il  y  aura 
done  une  compensation  parfaite  entre  cet  affaiblissement  et 
le  nombre  des  points  rayonnants,  de  sorte  que  la  lumiere 
fournie  par  la  totalite  de  la  base  du  cone  gardera  toujours 
pour  Fobservateur  la  meme  intensite. 


NOTE   II.   —  SUR  L' INFINITE   DE    L'UNIVERS.  3[I 

egal  a  celui  du  Soleil,  supposition  assez  natu- 
relle,  puisque  le  Soleil  est  veritablement  une 
etoile,  chaque  region  du  ciel  d'une  etendue  an- 
gulaire  de  82'  environ  nous  enverrait  une  quan- 
tite  de  lumiere  egale  a  celle  qui  nous  vient  de 
cet  astre.  Les  choses  s'offrent  a  nous  sous  un 
aspect  bien  different.  Comment  tout  expliquer 
sans  renoncer  a  Fidee  d'un  espace  infini  par- 
seme  d'etoiles  dans  toute  son  etendue !  » 

La  limitation  du  nombre  des  etoiles  eut  semble 
la  conclusion  logique  de  cet  expose.  Mais  Arago, 
place,  je  1'ai  dit,  a  un  autre  point  de  vue,  pour- 
suit  en  ces  termes  : 

«  II  est  peu  concevable  que  les  deux  savants 
que  je  viens  de  nommer  (Olbers  et  Cheseaux  de 
Lausanne,  qui  s'etaient  occupes  anterieurement 
de  la  meme  question)  n'aient  ni  Tun  ni  Fautre 
eu  Fidee  que,  dans  le  nombre  infini  d'etoiles  dont 
ils  supposent  Fespace  indefini  parseme,  il  doit  y 
en  avoir  un  nombre  infini  de  completement  obs- 
cures et  opaques.  Gette  simple  observation  ren- 
verse,  ce  me  semble,  leurs  calculs  par  la  base  et 
reduit  a  neant  les  conclusions  qu'ils  en  ont  tirees. 
N'est-il  pas  evident  que  Fensemble  de  toutes  ces 
etoiles  obscures  et  opaques  doivent  former 


3 12  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES. 

comme  une  enveloppe  indefmie  en  dehors  de 
laquelle  rien  ne  peut  etre  visible,  les  rayons  de 
chaque  etoile  situee  au  dela  des  dernieres  parties 
constituantes  de  cette  enveloppe  rencontrant  sur 
leur  route  un  ecran  qui  les  arrete  (' ).  » 

Cette  explication,  malgre  Fautorite  d'Arago, 
ne  parait  pas  tres  facile  a  accepter.  Non  seu- 
lement  elle  ne  concorde  pas  avec  Fensemble 
des  idees  regues  en  Cosmogonie,  mais  elle  rend 
mal  compte  de  la  tres  grande  inegalite  qu'on  ob- 
serve dans  la  distribution  des  astres  lumineux. 
Pourquoi  ceux-ci  trouveraient-ils  devant  eux 
tant  d'astres  obscurs  dans  certaines  regions  du 
ciel,  et  si  peu  dans  d'autres?  D'oii  viendrait  le 
contraste  entre  ces  parties  tellement  vides  et  obs- 
cures, qu'elles  ont  recu  des  astronomes  et  des 
marins  le  nom  significatif  de  sacs  a  charbon,  et 
ces  parties  tellement  peuplees  et  brillantes,  qu'on 
les  a  prises  longtemps  pour  de  la  matiere  cos- 
mique  en  voie  de  condensation? 

Les  astres  obscurs,  cause  de  ces  irregularites 
d'aspect,  ne  seraient  d'ailleurs  pas  des  corps  se- 
condaires,  comme  les  planetes  et  leurs  satellites 

(!)  Astronomie  populaire,  tome  Ier,  page  383. 


NOTE   II.    —   SUR   L' INFINITE   DE    l/UNIVERS.  3l3 

-  car  leurs  dimensions  ne  correspondraient  pas 
a  de  pareils  effets  d'occultation  — ;  mais  ce  se- 
raient,  comme  Findique  expressement  Arago, 
de  veritables  soleils  eteints.  Comment  concevoir 
deux  creations  ainsi  enchevetrees  Tune  dans 
Fautre,  Tune  epuiseeet  Fautre  en  plein  epanouis- 
sement?  Pourquoi  auraient-elles  surgi  dans  une 
meme  region  de  Fespace,  a  deux  epoques  si  dif- 
ferentes?  Et  si  Fon  admet  que  les  astres  eteints 
sont  simplement  les  plus  anciens  d'une  creation 
unique,  pourquoi  voyons-nous  si  peu  d'etoiles 
rougeatres  ou  sur  le  point  de  s'eteindre?  C'est 
le  contraire  que  nous  devrions  constater. 

D'autre  part,  les  etoiles  n'etant  pas  fixes, 
mais  leurs  deplacements  devenant  sensibles  a  la 
longue,  les  positions  mutuelles  des  astres  obscurs 
et  des  astres  lumineux  devraient  varier  inces- 
samment,  et  nous  assisterions  a  de  frequentes 
apparitions  et  disparitions  d'etoiles.  Or  ces  phe- 
nomenes  sont  rares  et  ils  se  concilient  mal  avec  la 
manifestation  d'une  cause  generate,  embrassant 
Fensemble  duciel.  Les  etoiles  nouvelles  ont  varie 
rapidement  d'eclat,  plusieurs  meme  ont  subite- 
ment  disparu,  et  ont  laisse  aux  observateurs 
Fidee  d'une  resurrection  momentanee  plutot  que 
celle  d'une  occultationinterrompue. 


3l4  ESSAIS   SUR   LA   PH1LOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

Deux  autres  explications  ont  ete  proposees 
pour  justifier  Fapparence  du  ciel  -  toujours 
dans  Fhypothese  de  Finfinite  de  1'Univers. 

La  premiere  consiste  a  admettre  Fexistence 
d'un  milieu  interstellaire  qui,  sur  de  suffisantes 
epaisseurs,  absorberait  la  totalite  des  rayons 
lumineux.  Mais  Arago,  on  Fa  vu,  la  repousse  et 
a  cru  necessaire  de  la  remplacer,  tant  elle  lui 
semblait  depourvue  de  base.  Que  pourrait  etre 
en  effet,  ce  milieu  interstellaire  d'une  imparfaite 
transparence?  Serait-ce  une  matiere  cosmique 
tres  clairsemee,  qui  aurait  echappe  a  la  condensa- 
tion generale  d'ou  sont  sortis  les  astres  actuels? 
Mais  si  cette  matiere  se  peut,  a  la  rigueur,  con- 
cevoir  au  voisinage  des  astres  eux-memes,  par 
exemple  a  Finterieur  de  notre  systeme  solaire  — 
ou  sa  presence  n'est  d'ailleurs  nullement  demon- 
tree  —  on  ne  se  Fexplique  pas  du  tout  dans  les 
immenses  deserts  qui  devraient  s'etendre  entre 
les  derniers  astres  visibles,  et  ceux  beaucoup 
plus  eloignes  dont  la  lumiere  se  trouverait  ainsi 
arretee  au  passage.  A  defaut  d'une  matiere  aussi 
problematique,  attribuerait-on  le  phenomene 
d'interception  a  Fether?  Mais  il  repugne  singu- 
lierement  de  supposer  que  le  mecanisme  destine 
a  operer  la  transmission  de  la  lumiere  puisse  lui- 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS.  3i5 

meme  devenir  un  obstacle.  La  gravitation  qui, 
elle  aussi,  se  transmet  a  Taide  d'un  mecanismc 
analogue  —  quoique,  croit-on,  incomparable- 
ment  plus  rapide  —  ne  parait  pas  en  etre  affai- 
blie,  puisque  a  toute  distance  les  observations 
les  plus  precises  concordent  exactement  avec  la 
loi  newtonienne.  II  est  infiniment  probable  que 
la  transmission  de  la  lumiere,  dont  la  loi  de  de- 
croissance  est  la  meme,  n'est  pas  moins  bien 
assuree.  Les  rayons  lumineux  emanes  des  astres 
les  plus  eloignes  ne  rencontreraient  done  pas 
d'autres  obstacles  que  ceux  qui  existent  dans 
leur  atmosphere  et  dans  le  systeme  solaire.  II  y 
aurait  la  une  conslanle,  qui  affecterait  indis- 
tinctement  la  lumiere  de  tous  les  astres  et  qui 
serait  independante  de  leur  distance  a  la  Terre. 
La  seconde  explication  est  tiree  aussi  de  Feloi- 
gnement.  La  plupart  des  etoiles  seraient  a  des 
distances  tellement  grandes  que  leur  lumiere 
n'aurait  pas  encore  eu  le  temps  de  parvenir 
jusqu'a  nous.  Cette  hypothese,  qui  n'a  en  elle- 
meme  rien  de  choquant,  est  toutefois  bien  peu 
en  harmonie  avec  ce  que  nous  savons  de  1' As- 
tronomic stellaire.  D'apres  les  dernieres  decou- 
vertes,  les  etoiles  les  plus  eloignees  de  la  Terre, 
dans  le  vaste  amas  dont  nous  faisons  partie, 


3l6  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

celles  qui  sont  aux  confins  de  la  Yoie  lactee, 
emploieraient  environ  quinze  mille  ans  pour 
nous  envoyer  leurs  rayons  (').  D'autre  part,  les 
physiciens  partisans  de  la  condensation  nebu- 
laire,  tels  que  M.  Helmholtz  et  M.  W.  Thomson, 
attribuent  au  systeme  solaire  un  age  de  quinze 
a  vingt  millions  d'annees.  Les  geologues,  nous 
Favons  dit,  vont  au  dela  de  ce  terme  et  recla- 
ment  une  duree  sensiblement  plus  longue.  Les 
plus  moderes  ne  descendent  pas  au-dessous  de 
vingt  millions  d'annees. 

Ces  chiffres  assurement,  dans  la  pensee  de  leurs 
auteurs,  n'ont  pas  la  pretention  d'etre  exacts; 
mais  ils  autorisent  certains  rapprochements. 

Si  la  plus  eloignee  des  etoiles  actuellement  vi- 
sibles  est  a  quinze  mille  ans  de  distance  de  notre 
globe  —  qu'on  me  passe  Fexpression  -  -  et  si 
Fage  de  la  Terre  est  au  minimum  de  quinze  mil- 
lions d'annees,  il  s'ensuit  que  la  voute  lumineuse 
dont  1'eclat  n'est  pas  encore  arrive  jusqu'a  nous 


(*)  Voir  le  Livre  deja  cite  de  M.  Faye,  Sur  Voi^igine  du 
monde,  2e  edition,  page  181.  Le  savant  astronome  evalue 
a  trente  mille  ans  le  temps  necessaire  pour  qu'un  rayon 
lumineux  parcoure  dans  sa  plus  grande  dimension  1'amas 
stellaire  vers  le  centre  duquel  nous  sommes  places. 

Voir  aussi  Le  Soleil  du  R.  P.  Secchi.  L'estimation  indi- 
quee  au  tome  II,  page  4?4>  e§t  analogue  a  celle  de  M.  Faye 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS.  3 17 

est  mille  fois  plus  eloignee  que  la  derniere  etoile 
de  notre  amas  stellaire.  Comment  s'expliquer 
un  vide  aussi  enorme  entre  notre  amas  et  les 
amas  les  plus  voisins,  surtout  quand  on  songe 
que  I'ecartement  moyen  des  trente  millions 
d'etoiles  connues  correspond  seulement  a  une 
quinzaine  d'annees  environ?  Ainsi  Tecart  entre 
les  dernieres  etoiles  de  FUnivers  visibles  et  les 
etoiles  encore  invisibles  serait  un  million  de  fois 
plus  considerable  que  I'ecartement  moyen  des 
etoiles  connues.  Une  telle  disproportion  dans  le 
plan  general  de  la  Nature  parait  peu  vraisem- 

blable(')- 

Les  difficultes  s'evanouissent  si  Ton  se  decide 

a  admettre  que  le  nombre  des  etoiles  est  actuel- 
lement  limite. 

M.    Boussinesq   a   formule   une   observation 


(*)  On  fera  sans  doute  observer  qu'a  des  distances  bien 
inferieures  a  celles  dont  nous  venons  de  parler  il  peut  se 
trouver  des  etoiles  dont  nous  ne  percevons  pas  la  lumiere, 
non  parce  qu'elle  ne  nous  est  pas  encore  parvenue,  mais 
parce  que,  a  raison  de  1'eloignement,  elle  ne  fait  pas  sur 
nos  organes  une  impression  assez  vive.  G'est  possible  pour 
des  etoiles  isolees  ou  des  groupes  restreints,  dont  1'eclat 
s'attenue  effectivement  en  proportion  du  carre  de  la  di- 
stance, mais  ce  ne  serait  pas  vrai  d'une  surface  lumineuse 
continue,  comme  celle  qui,  d'apres  Arago,  resulterait  d'un 
nombre  infini  d'etoiles. 


3l8  ESSAIS  SUR  LA  PHILOSOPHIE   DES  SCIENCES. 

qui  me  semble  justifier  la  meme  conclusion. 
<(  On  salt,  en  effet,  dit-il,  que  la  loi  de  Newton 
attribue  a  deux  couches  materielles  de  meme 
densite  une  egale  attraction  sur  un  atome  donne, 
quand,  vues  de  cet  atome,  elles  presentent  une 
egale  surface  apparente,  ou  occupent  le  meme 
champ  angulaire,  et  qu'elles  ont,  en  outre,  leurs 
epaisseurs  egales  dans  les  sens  des  rayons  visuels 
ainsi  menes.  Cette  loi  n'est  done  pas  propre  a 
faire  tendre  vers  zero,  ou  du  moins  vers  une 
limite  fmie,  Fattraction  supportee  par  un  atome, 
suivant  une  certaine  direction,  de  la  part  de 
toute  la  matiere  tres  eloignee  qui  se  trouve  a 
Finterieur  d'un  petit  angle  solide  ayant  1'atome 
pour  sommet  et  comprenant  entre  ses  aretes  la 
direction  consideree;  vu  que  cette  matiere  est 
decomposable,  par  des  sections  transversales, 
en  un  nombre  illimite  de  couches  d'epaisseur 
finie  et  de  me'me  grandeur  apparente  (').  » 

En  fait,  Tattraction  en  un  point  de  Fespace 
n'est  pas  infinie;  elle  a  une  valeur  relativement 
faible.  II  faut  done  ou  que  la  quantite  totale  de 
matiere  soit  limitee,  ou  que  la  loi  de  Newton 

(!)  Etude  sur  divers  points  de  la  Philosophie  des 
Sciences,  par  M.  J.  Boussinesq,  membre  de  1'Academie  des 
Sciences;  page  81. 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS.  3 19 

cesse  d'etre  exacte  aii  dela  d'une  certaine  di- 
stance. M.  Boussinesq,  sans  exclure  directement 
la  premiere  hypothese,  se  prononce  en  faveur  de 
la  seconde  :  «  A  ce  propos,  dit-il,  j'observerai 
que  si,  en  effet,  aucune  quantite  concrete  n'est 
indefiniment  divisible,  Fattraction  exercee  sur 
un  corps  determine  par  un  autre  qui  s'en  eloi- 
gne  de  plus  en  plus  doit  enfin,  apres  avoir  decru 
autant  que  possible  conformement  a  la  loi  de 
Newton,  s'annuler  en  toute  rigueur  objective, 
quand  la  distance  depasse  une  certaine  limite, 
non  eval  liable  pour  nous.  Gette  limite  serait  le 
veritable  rayon  d'activite  de  Fattraction  des 
deux  corps  :  sa  mise  en  compte  permettrait 
d'expliquer,  de  la  maniere  la  plus  naturelle, 
comment,  malgre  Fimmense  etendue  de  FUni- 
vers  et  la  valeur  appreciable  de  la  densite 
moyenne  de  la  matiere  dans  toute  cette  etendue, 
la  pesanteur  (ou  force  de  gravitation)  en  cha- 
que  point  de  Fespace  est  toujours  finie,  et  parait 
meme  souvent  tres  petite  par  rapport  aux  actions 
exercees,  a  d'imperceptibles  distances,  entre  des 
quantites  de  matiere  minimes.  » 

Les  physiciens  accepteront-ils  que  cette  ma- 
gnifique  loi  de  la  gravitation  universelle,  dont 
Fexpression  est  si  simple  et  repond  si  bien  a  nos 


320  ESSAIS   SUR   LA.   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

idees  sur  le  mode  d'action  des  forces  rayon- 
nantes,  dont  1'exactitude  a  ete  verifiee  dans  des 
circonstances  si  nombreuses  et  si  variecs,  doive 
se  trouver  en  defaut  au  dela  d'un  certain  degre 
d'eloignement  des  corps?  Quant  aux  astrono- 
mes,  leur  confiance  ne  parait  pas  sur  le  point 
d'etre  ebranlee.  Toutes  les  fois  qu'ils  relevent  le 
plus  leger  ecart  entre  les  resultats  du  calcul  et 
ceux  de  1'observation,  ils  n'accusent  jamais  la 
formule  de  Newton;  mais  ils  admettent  sans 
hesiter  que  leurs  mesures  ont  ete  mal  prises  ou 
qu'ils  ont  neglige  quelque  element  etranger  agis- 
sant  a  leur  insu. 

A  la  verite  les  distances  auxquelles  M.  Bous- 
sinesq  fait  allusion  sont  incomparablement  su- 
perieures  aux  dimensions  du  systeme  solaire. 
Neanmoins  la  loi  fonctionnant  avec  une  preci- 
sion admirable  depuis  la  Lune  jusqu'a  Neptune, 
c'est-a-dire  dans  un  cbamp  d'activite  dont  le 
rayon  varie  de  i  a  12000,  il  semble,  si  des  ecarts 
devaient  se  manifester  plus  loin,  qu'il  en  serait 
un  peu  de  cette  loi  comme  d'une  ligne  qui,  apres 
avoir  ete  droite  sur  une  immense  longueur,  de- 
viendrait  courbe  dans  la  suite  de  son  developpe- 
ment.  On  comprend  la  loi  cessant  d'etre  exacte 
ou  plutot  de  le  paraitre,  quand  les  corps  appro- 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS.  821 

chent  du  contact.  Gar  il  petit  se  developper  alors 
entre  les  particules  de  la  matiere  des  actions 
nouvelles,  qui  se  superposent  a  la  gravitation 
proprement  dite  et  en  masquerit  les  effets.  Mais 
comment  ces  actions  prendraient-elles  naissance 
quand,  au  contraire,  les  corps  s'eloignent  da- 
vantage? 

L'argument  tire  de  la  non-divisibilite  a  rinfini 
des  quantites  concretes  est-il  ici  applicable?  II 
ne  s'agit  pas,  on  le  remarquera,  de  subdiviser 
une  force  en  subdivisant  le  corps  d'oii  elle  pro- 
vient;  en  ce  cas  la  division  de  la  force  s'arrete- 
rait  necessairement  la  ou  s'arrete  la  division  de 
la  matiere.  Mais  il  s'agit  de  diminuer  son  inten- 
site  en  augmentant  la  distance,  ce  qui  a  la  plus 
grande  analogic  avec  la  division  indefinie  des 
etendues  geometriques. 

Quant  a  la  faiblesse  de  Fattraction  univer- 
selle,  nonobstant  Fenorme  quantite  de  matiere 
qui  nous  environne,  elle  s'explique  tout  natu- 
rellement,  si  FUnivers  est  limite.  Car  Fattrac- 
tion exercee  par  lui  sur  notre  globe  est  du 
meme  ordre  que  la  quantite  de  lumiere  qu'il 
nous  envoie,  Fune  et  Fautre  obeissant  a  la  loi 
de  decroissement  en  proportion  du  carre  de  la 
distance.  Or,  par  suite  de  leur  immense  eloi- 

31 


322  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DBS   SCIENCES. 

gnement,  les  trente  millions  d'etoiles  apergues 
avec  le  telescope  equivalent  a  820  fois  seule- 
ment  une  etoile  de  premiere  grandeur.  Les  etoi- 
les  plus  eloignees  encore,  et  dont  la  lumiere  ne 
nous  impressionne  pas,  exercent,  pour  la  meme 
raison,  une  attraction  insignifiante. 

La  Cosmogonie  moderne  incline  1'esprit  dans 
le  meme  sens.  D'apres  la  theorie  de  Laplace, 
aujourd'hui  generalisee,  Fespace  aurait  etc,  a 
une  certaine  epoque,  rempli  d'une  matiere  pro- 
digieusement  tenue  et  rare,  comprenant  a  Fetat 
de  dissociation  et  de  diffusion  extreme  tous  les 
elements  des  mondes  futurs.  Dans  ce  milieu 
soumis  a  la  loi  universelle  de  la  gravitation,  et 
sous  Finfluence  de  circonstances  dont  je  dirai  un 
mot  tout  a  Fheure,  des  centres  d'attraction  ont 
du  lentement  se  former.  La  matiere  s'est  peu  a 
peu  rassemblee  autour  de  ces  centres,  et  ainsi  se 
sont  dessinees,  dans  le  chaos  general,  des  alter- 
nances  de  parties  plus  pleines  et  de  regions  ten- 
dant  a  se  vider. 

Telle  serait  la  premiere  ebauche  des  differents 
systemes  solaires.  Chacun  d'eux,  a  son  tour, 
encore  a  Fetat  nebulaire,  aurait  ete  le  theatre 
d'un  travail  interieur  analogue.  Laplace  montre 
Fastre  central  s'affermissant  de  plus  en  plus, 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNLVERS.  3i3 
tandis  que  les  planetes  s'en  detachent,  successi- 
vement,  par  la  formation  d'anneaux  concentri- 
ques  (comme  ceux  de  Saturne)  destines  a  se 
rompre  et  a  se  condenser.  Ge  dernier  point 
surtout  donne  lieu  a  des  difficultes.  Neanmoins, 
Fensemble  de  la  conception  est  admis,  a  des 
variantes  pres,  par  la  plupart  des  astronomes. 

La  gravitation  seule  ne  suffit  pas  a  rendre 
compte  de  ces  phenomenes.  Si  le  chaos  primitif 
avait  ete  en  repos,  les  astres  engendres  par  la 
condensation  eussent  ete  immobiles.  «  Les  ma- 
teriaux  (de  FUnivers),  dit  M.  Faye,  soumis 
d'ailleurs  a  leurs  attractions  mutuelles,  etaient 
des  le  commencement  animes  de  mouvements 
divers  qui  en  ont  provoque  la  separation  en 
lam  beaux  ou  nuees.  Geux-ci  ont  conserve  une 
translation  rapide  et  des  gyrations  intestines 
extremement  lentes.  Ces  myriades  de  lambeaux 
chaotiques  ont  donne  naissance,  par  voie  de 
condensation  progressive,  aux  divers  mondes  de 
FUnivers.  » 

II  apparait  en  outre  -  -  et  c'est  la  considera- 
tion essentielle  —  que  Tamas  general  de  matiere 
devait  etre  limite.  Du  moins,  se  figure-t-on  nla- 
laisement  la  condensation  s'engageant  dans  un 
milieu  ou  les  forces  s'exercent  a  Finfini  suivant 


324  ESSAIS   SUR  LA.  PHILOSOPHIE   DBS  SCIENCES. 

toutes  les  directions.  «  Le  centre  de  Finfini  est 
partout  »,  dit  Pascal,  ce  qui  exclut  Fidee  d'une 
rupture  d'equilibre  en  un  point  plutot  qu'en  un 
autre.  La  rupture  effective  suggere  Fhypotbese 
d'une  limitation  originaire. 

Pour  les  astronomes,  FUnivers  de  la  matiere, 
tout  au  moins  1'Univers  accessible  a  nos  obser- 
vations, se  resume,  ou  peu  s'en  faut,  dans  Fim- 
mense  groupement  de  la  Voie  lactee.  Cette 
constellation  unique  et  prodigieuse,  objet  des 
poetiques  inventions  des  anciens,  affecte  ap- 
proximativement  la  forme  d'une  lentille.  L'epais- 
seur  en  est  tres  faible,  comparee  aux  autres  di- 
mensions. Places,  croit-on,  vers  le  centre  de  cet 
amas,  nous  apercevons  peu  d'etoiles,  quand 
nous  regardons  dans  le  sens  de  Fepaisseur,  et 
un  bien  plus  grand  nombre  quand  nous  regar- 
dons dans  le  sens  du  plan.  Ainsi  s'explique 
la  diversite  d'aspect  du  ciel,  si  lumineux  sur 
le  contour  de  la  Yoie  lactee,  si  obscur  a  Finte- 
rieur. 

Chaque  jour,  les  progres  des  instruments  per- 
mettent  de  decouvrir  de  nouveaux  astres  ou  de 
resoudre  en  etoiles  des  nebuleuses  qui  sem- 
blaient  composees  de  matiere  cosmique.  Ces  de- 


NOTE  ii.  —  SUR  L'INFINITE  DE  L'UNIVERS.  820 

couvertes  ont  lieu  surtout  dans  le  sens  du  plan 
de  la  \7oie  lactee  et  paraissent,  par  consequent, 
se  rattacher  a  cette  constellation.  Si  les  nou- 
veaux  astres  appartenaient  a  des  formations 
etrangeres,  il  semble  qu'on  devrait  plutot  les 
apercevoir  dans  le  sens  de  1'epaisseur,  ou  une 
couche  beaucoup  plus  mince  d'etoiles  nous  en 
separe. 

Ge  sont  la  des  indications  dont  il  ne  faut  pas 
s'exagerer  1'importance.  La  Yoie  lactee  elle- 
meme  ne  constitue  pas  un  tout  parfaitement  de- 
limite  et  dont  les  parties  soient  bien  agencees. 
«  Si  Ton  considere,  dit  M.  Faye,  la  forme  tour- 
mentee  de  cette  zone  lumineuse,  ses  interrup- 
tions, son  dedoublement  partiel  en  deux  bran- 
ches distinctes,  ou  meme  en  amas  isoles  dont 
quelques-uns,  tels  que  les  nuees  de  Magellan,  se 
trouvent  rejetes  bien  loin  du  plan  general,  les 
espaces  vides  d'etoiles  ou  completement  noirs 
auxquels  les  marins  ont  donne  le  nom  signifi- 
catif  de  sacs  a  cha?*bon,  on  trouvera  que  la 
Voie  lactee  offre  plus  d'analogie  avec  un  vaste 
anneau  en  train  de  se  decomposer  en  lambeaux 
qu'avec  une  couche  plate  et  homogene  d'etoiles 
et  de  nebuleuses.  »  (Page  214  de  FOuvrage 
deja  cite.) 


3^6  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS    SCIENCES. 

Neanmoins,  la  consideration  tiree  de  la  forme 
de  la  Voie  lactee,  toute  vague  qu'elle  est,  ne 
doit  pas  etre  negligee.  Seule  assurement  elle 
constituerait  une  preuve  bien  faible,  en  faveur 
de  la  these  de  la  limitation  de  FUnivers.  Mais 
rapprochee  des  autres  indices,  elle  prend  une 
reelle  valeur.  De  F  ensemble  se  degage,  a  mon 
avis,  une  presomption  assez  serieuse.  En  tout 
cas,  la  these  contraire  ne  repose  sur  aucun  fon- 
dement  scientifique.  Elle  a  pour  elle  principa- 
lement  de  donner  essor  a  Fimagination  et  de 
satisfaire  les  ames  religieuses  qui  repugnent  a 
admettre  des  bornes  a  Foeuvre  divine.  Encore 
peut-on  se  demander  si,  meme  a  ce  dernier  point 
de  vue,  Fidee  d'un  Univers  infini  s'impose.  Ne 
serait-il  pas  aussi  respectueux  de  penser,  avec 
Emmanuel  Kant,  que  la  creation  ne  s'arrete 
pas  et  que  la  Puissance  supreme  s'est  reserve 
Finfini  du  temps  pour  peupler  Finfini  de  Fespace? 


NOTE  III. 

SUR  UN  ARGUMENT  DU  DETERMINISME. 


Je  dorme  ici  quelques  details  sur  une  question 
que  j'ai  effleuree  dans  un  Chapitre  precedent. 
A  raison  de  son  caractere  mixte,  elle  a  occupe 
des  geometres  eminents,  MM.  de  Saint-Venant, 
Cournot,  Boussinesq.  Ces  savants  ont  eu  a  coeur 
de  concilier  la  conservation  de  Fenergie  dyna- 
mique  avec  la  possibilite  pour  Fhomme  de  faire 
acte  d'initiative  et  de  volonte;  en  d'autres  ter- 
mes,  ils  ont  voulu  montrer  que  Fintervention  de 
1'homme  peut  etre  absolument  libre  sans  entrai- 
ner  aucune  creation  d'energie  ou  de  mouve- 
ment. 

MM.  de  Saint-Venant  et  Cournot  ont  aborde 
le  probleme  par  des  metbodes  assez  semblables 
au  fond.  Ils  sont  arrives  a  la  conclusion  que  Tini- 
tiative  de  1'etre  anime  n'implique  pas  une  pro- 
duction de  mouvement,  mais  qu'elle  se  reduit 
fmalement  a  un  «  pouvoir  directeur  »  ou  a  un 


3'28  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DES   SCIENCES. 

«  pouvoir  decrochant  »  consistant  a  donner  1'im- 
pulsion  quasi  infinitesimale  dont  tout  le  reste 
depend.  Nous  serions  en  presence  d'une  disposi- 
tion analogue  a  celle  d'une  machine  bien  reglee, 
ou,  pour  mettre  en  branle  une  force  imposante, 
il  suffirait  de  couper  le  mince  fil  qui  retient 
le  premier  ressort  ou  de  toucher  le  bouton  qui 
livre  passage  au  courant  d'electricite. 

Mais  une  premiere  remarque  vient  a  Fesprit  : 
quelque  attenue  que  soit  en  pareil  cas  le  travail 
a  la  charge  de  I'homme,  il  n'est  pas  rigoureu- 
sement  nul.  On  ne  peut  done  pas  dire  que  1'exer- 
cice  de  la  volonte  soit  tout  a  fait  exempt  d'une 
creation  proprement  dite. 

M.  J.  Boussinesq  s'est  applique  a  prevenir 
1'objection.  Dans  un  important  Memoire,  qui  a 
fixe  Tattention  de  1'Academie  des  Sciences  mo- 
rales et  politiques  (*),  ilrappelle  que  divers  pro- 
blemes  dynamiques  presentent,  au  point  de  vue 
du  calcul,  une  reelle  indetermination.  Les  equa- 
tions dressees  a  leur  sujet  admettent  des  «  so- 


(!)  Conciliation  du  veritable  determinisme  mecanique 
avec  I' existence  de  la  vie  et  la  liberte  morale,  par  M.  J. 
Boussinesq,  membre  de  1'Academie  des  Sciences,  avec  pre- 
face de  M.  Paul  Janet,  membre  de  I'Academie  des  Sciences 
morales  et  politiques. 


NOTE  III.  —  SUR  UN  ARGUMENT  DU  DETERMINISME.   829 

lutions  singulieres  »  ;  le  mouvement  peut,  a  cer- 
tains moments,  d'apres  les  formules,  se  pour- 
suivre  indifferemment  dans  pltisieurs  directions. 
Les  courbes  representatives  de  Factivite  inte- 
rieure  —  en  les  supposant  tracees  -  -  seraient 
precisement  dans  ces  conditions.  Leurs  equa- 
tions comporteraient  de  temps  en  temps  ou 
meme  continuellement  plusieurs  solutions.  Le 
«  pouvoir  directeur  »  exerce  par  Fame  humaine 
n'exigerait  des  lors  aucune  depense  de  force; 
il  se  bornerait  a  ecarter  certaines  solutions  au 
profit  de  Tune  d'elles.  «  Un  etre  anime,  dit 
M.  Boussinesq  (page  4°)?  serait  par  consequent 
celui  dont  les  equations  de  mouvement  admet- 
traient  des  integrates  singulieres,  provoquant, 
a  des  intervalles  tres  rapproches  ou  meme  d'une 
maniere  continue,  par  Tinde termination  qu'elles 
feraient  naitre,  Fintervention  d'un  principe  di- 
recteur special.  Ge  principe  directeur,  bien  diffe- 
rent du  principe  vital  des  anciennes  ecoles,  n'au- 
rait  a  son  service  aucune  force  mecanique  qui 
lui  permit  de  lutter  contre  celles  qu'il  trouverait 
dans  le  monde;  il  proliterait  seulement  de  leur 
insuffisance,  dans  les  cas  singuliers  consideres 
ici,  pour  influer  sur  la  suite  des  phenomenes. 
Inconscient  au  debut  de  Fexistence  individuelle, 


330  ESSAIS   SUR   LA    PHILOSOPHIC   DES    SCIENCES. 

et  meme  toujours  en  ce  qui  concerne  la  vie  vege- 
tative, mais  d'autant  plus  docile  a  une  loi  supe- 
rieure  ou  extra-physique  qui  nous  est  encore  in- 
connue,  il  realiserait  a  sa  maniere,  dans  chaque 
animal  et  dans  chaque  plante,  un  type  specifique 
hereditairement  transmis,  en  employant  a  cet 
effet  des  materiaux  communs  empruntes  au  mi- 
lieu mineral  ou  a  d'autres  organismes.  Parvenu 
ensuite,  chezFhomme  et  les  animaux  superieurs, 
a  un  degre  assez  avance  de  developpement,  et 
apres  avoir  acquis  des  organes  suffisamment  de- 
licats,  c'est-a-dire  un  systeme  nerveux,  il  devien- 
drait  sensible  a  certains  rapports  de  ces  organes 
avec  le  reste  de  son  corps  ct  avec  le  monde  exte- 
rieur,  s'eveillerait  sous  leur  choc  mutuel,  et  ap- 
prendrait  des  lors  a  diriger  sciemment  la  force 
physique  pour  la  faire  servir  a  raccomplissement 
de  desseins  premedites.  » 

Je  ne  suivrai  pas  Tauteur  dans  les  developpe- 
ments  de  haute  Analyse  qui  eclairent  sa  these. 
Je  vais  essayer  de  presenter  la  solution  en  termes 
plus  simples. 

Le  principe  experimental  invoque  par  les  de- 
terministes,  meme  accepte  dans  toute  sarigueur, 
veut  uniquement  que  Tetre  anime  ne  puisse  pas 


NOTE  III.  —  SUR  UN  ARGUMENT   DU  DETERMINISMS.        33  I 

creer  du  mouvement;  il  ne  lui  interdit  pas  d'em- 
ployer  a  son  gre  les  energies  preexistantes.  Le 
principe  ne  sera  done  pas  enfreint  si  dans  tous 
ses  actes,  dans  celui-la  meme  par  lequel  ilfaitun 
choix,  Fhomme  realise  un  exact  equilibre  entre 
les  energies  du  dehors  ainsi  consommees  et  le 
travail  qui  decoule  de  lui  comme  d'une  source 
pour  grossiren  apparence  le  reservoir  universel. 
Sans  rien  produire,  1'homme  peut  etre  seule- 
ment  doue  de  la  faculte  de  convertir  les  energies 
les  unes  dans  les  autres,  et  de  restituer  fidele- 
ment,  sous  des  formes  variees,  la  quantite  que 
lui-meme  a  regue  et  qui  a  servi  au  deploiement 
total  de  son  activite.  Or  ilne  semble  pas  douteux 
que  les  choses  se  passent  regulierement  ainsi. 

Considerons,  par  exemple,  un  homme  qui  se 
met  en  devoir  de  pousser  un  fardeau.  Aussitot 
le  contact  etabli  entre  lui  et  le  fardeau,  ses  or- 
ganes  se  tendent,  se  raidissent,  comme  les  pieces 
flexibles  d'une  machine.  Son  corps  tout  entier 
devient  une  sorte  de  ressort  bande  dont  une 
extremite  appuie  sur  le  sol  et  dont  Fautre  extre- 
mite  presse  contre  le  fardeau.  Son  effort  re- 
double, le  ressort  se  detend  lentement  ct  Tobjet 
avance.  La  meme  operation  recommence  et  1'ob- 
jet  avance  de  nouveau.  Chaque  fois  il  y  a  cor- 


33'2  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE    DES   SCIENCES 

respondance  entre  la  progression  du  fardeau 
et  Timpulsion  fournie  par  le  ressort.  Quel  est 
le  resultat  final?  D'un  cote,  une  masse  qui  a 
gagne  de  la  vitesse,  ou  qui  a  surmonte  cer- 
taines  resistances;  done  production  d'energie. 
De  Fautre  cote,  une  activite  interieure  qui  a 
constitue  le  corps  humain  en  ressort  et  a  obtenu 
de  lui  I'effort  necessaire  a  Favancement  du  far- 
deau. Get  effort,  contre-partie  du  resultat  vi- 
sible, est-il  gratuit?  Cette  activite  s'est-elle 
exercee  par  une  sorte  de  creation  spontanee 
due  a  Fhomme?  Non.  II  y  a  eu  simplement  un 
emprunt  fait  a  la  Nature.  L'homme  n'a  agi,  n'a 
pousse,  n'a  voulu,  n'a  fourni  enfin  Fenergie 
transmise  a  Fobjet,  qu'en  consommant,  au  fur 
et  a  mesure,  la  puissance  accumulee  en  lui- 
meme  par  une  longue  preparation.  Cette  puis- 
sance s'epuiserait  rapidement  s'il  ne  la  renou- 
velait  sans  cesse  par  les  ressources  qu'il  tire  du 
monde  exterieur  sous  la  forme  d'aliments.  II 
doit,  selon  Fexpression  consacree,  «  reparer  ses 
forces  ». 

En  cette  circonstance,  Fhomme  s'est  comporte 
comme  une  veritable  machine  thermique,  dans 
laquelle  les  substances  passent  et  se  consument 
pour  entretenir  Fenergie  necessaire  a  son  acti- 


NOTE  III.  —  SUR  UN  ARGUMENT  DU  DETERMINISMS.   333 

vite.  Mais  ce  qui  est  vrai  du  grossier  travail  du 
manoeuvre  ne  Test  pas  moins  pour  les  hautes 
speculations  de  la  pensee.  II  n'est  pas  un  effort 
intellectual,  pas  une  vibration  du  cerveau,  qui 
ne  se  traduise  en  depense  et  n'appelle  un  em- 
prunt  correspondant  a  la  Nature.  La  liberte 
meme,  1'initiative  se  payent  egalement;  elles 
enlrainent,  elles  aussi,  une  deperdition  que 
Fenergie  du  dehors  a  mission  de  reparer.  Bref, 
tout  ce  qui  constitue  la  vie  morale  et  intellec- 
tuelle  aussi  bien  que  la  vie  physique  est  inces- 
samment  accompagne  d'une  depense  et  d'un 
renouvellement.  La  liberte  n'ajoute  rien  au 
reservoir  commun  des  energies  physiques;  elle 
est  un  simple  episode  de  leur  transformation. 

Sans  doute  ce  parfait  equilibre  entre  1'activite 
humaine  et  Femprunt  fait  a  la  Nature  ne  peut 
etre  constate  chaque  fois  avec  la  meme  preci- 
sion. II  n'est  pas  facile  de  mesurer  rigoureu- 
sement  le  travail  mecanique  et  la  depense  qui 
correspondent  a  des  nuances  legeres  et  fugi- 
tives de  la  pensee.  Mais  il  suffit  que  1'equiva- 
lence  ait  ete  mise  en  relief  dans  des  cas  simples, 
se  rapprochant  des  operations  industrielles,  et 
que  d'autre  part  le  fait  seul  de  la  consommation 
ait  ete  demontre  pour  une  activite  purement 


334  ESSAIS   SUR   LA   PHILOSOPHIE   DBS   SCIENCES. 

cerebrale.  La  raison  en  deduit  aussitot  la  possi- 
bilite  d'une  conciliation  entre  1'exercice  de  la 
liberte  et  le  principe  de  la  conservation  de 
1'energie  generate .  Des  lors  Pargument  du  deter- 
minisme  manque  de  base.  II  ne  reste  plus  qu'un 
phenomene  plus  ou  moins  difficile  a  analyser, 
mais  nullement  une  antinomie  irreductible  qui 
exige  le  sacrifice  de  Fun  des  deux  termes  en  pre- 
sence. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIERES. 


PREFACE v 

1.        ANALYSE. 

GHAPITRE  I.       —  L'espace  et  le  temps i 

GHAPITRE  II.       -  L'infmi 23 

GHAPITRE  III.      —  Gontinuite  et  divisibilite  a  1'infini.  .  89 

GHAPITRE  IV.     —  Infmiment  petits 69 

GHAPITRE  V.      —  Limites 77 

GHAPITRE  VI.     —  De  la  methode  infinitesimal e g5 

GHAPITRE  VII.  —  Du  Galcul  infinitesimal 119 

GHAPITRE  VIII.  —  L'Analyseinfinitesimaleetlamatiere.  189 

II.         MECANIQUE. 

GHAPITRE  I.       —  La  force  et  la  masse ,  i53 

GHAPITRE  II.      —  Capacites  dynamiques.  —  La  pesan- 

teur 175 

GHAPITRE  III.    —  Du  probleme  dynamique 189 

GHAPITRE  IV.     —  Les  lois  generates  du  niouvenient . .  199 
GHAPITRE   V.     —  Quantite  de  mouvement.  —  Force 

vive.  —  Energie 223 


336  TABLE    DBS   MATIERES. 

Pages. 

GHAPITREVI.  —Conservation  du  mouvcment  et  de 

Fenergie  dans  la  Nature 243 

GHAPITRE  VII.  —  Causes  possibles  de  deperdition  de 

I'energie 269 

CHAPITRE  VIII.  —  De  la  Constance  des  lois  de  la  Na- 
ture    277 

NOTES. 

NOTE  I.  —  Sur   la    realite    de    1'espace    et   du 

temps 299 

NOTE  II.              -  Sur  Finfinite  de  FUnivers 307 

NOTE  III.           —  Sur  un  argument  du  determinisme.  327 


22U9    Paris.  —  Imp.  GAUTHIER-VILLARS  ET  FILS,  quai  des  Gr.-Augustins,  55. 


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