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ESSAIS
SUR LA
PHILOSOPHIE
DBS SCIENCES.
PARIS. — IMPRIMERIE GAUTHIER-VILLARS ET FILS,
22419 Quai des Grands-Augustins, 55.
ESSAIS
SUR LA
PHILOSOPHIE
DES SCIENCES.
ANALYSE. MECANIQUE
PAR
C. DE FREYCINET,
DE L'INSTITUT.
PARIS,
GAUTHIER-VILLARS ET FILS, IMPRIMEURS-LIBRAIRES
DU BUREAU DES LONGITUDES, DE L'E G O L E POLYTECHNIQUE,
55, Quai des Grands-Augustins.
1896
(Tons droits reserres.)
PREFACE.
Les Sciences ne se bornent pas a etendre
le domaine de nos connaissances positives.
Elles deviennent a leur tour un objet d'e-
tude pour 1'esprit, qui aime a en degager la
pensee philosophique, a definir leurs me-
thodes et leurs precedes, a remonter jus-
qu'a leurs principes, et a saisir les liens qui
les rattachent aux idees generates, sorte de
fonds commun oil puisent les speculations
les plus abstraites comme les observations
les plus simples et les plus usuelles. Jadis
ce travail se faisait pour ainsi dire naturel-
lement. Les demarcations entre les diffe-
rentes branches du savoir etaient beaucoup
099
VI PREFACE.
moins prononcees qu'aujourd'hui. Les me-
mes hommes se montraient a la fois geo-
metres, physiciens, philosophes. Sans aller
aux anciens, il suffit de citer, parmi les mo-
dernes, Galilee, Descartes, Newton, Leib-
nitz, Pascal, Euler. Les plus brillantes de-
couvertes ne detournaient pas leurs yeux
de 1'ensemble, et ils n'etaient point satis-
faits s'ils n'avaient mene de front les pro-
gres de la Science et ceux de la Philoso-
phic.
L'immense extension prise depuis un sie-
cle par les specialites ne souflre plus la
competence universelle. La vie humaine est
trop courte et, entre les directions diver-
ses, les plus puissants genies sont obliges
d'opter. Ampere est le dernier, je crois,
qui ait tente de retenir dans ses mains cette
multiplicite de fils. Desormais on ne verra
plus 1'inventeur d'un nouveau calcul ecrire
une Theodicee ou un Discours sur la Me-
thode, ni le createur d'une Theorie electro-
dynamique dresser une Classification gene-
PREFACE. VII
rale des Sciences. Ce serait, a mon avis,
une raison pour que les savants de profes-
sion, interrompant par moments leurs re-
cherches, consentissent a operer chacun la
synthese de leur Science favorite et a en
grouper les resultats essentiels dans un ta-
bleau de nature a arreter tout regard un
peu attentif. En s'adressant ainsi a un plus
grand riombre d'intelligences, ils provoque-
raient des collaborations inattendues et ils
faciliteraient le progres que prepare d'or-
dinaire la diffusion des connaissances. Ils
procureraient en outre a la M eta physique
1'avantage qu'elle poursuit, d'observer les
facultes humaines en exercice et de pou-
voir jnger de la valeur des methodes par la
qualite des fruits obtenus.
Pour mon compte, j'ai essaye de realiser
cette pensee sur deux branches des Mathe-
matiques qui avaient occupe ma jeunesse
et dont je n'ai jamais perdu entierement le
contact. L' Analyse infmitesimale et la Me-
canique — c'est d'elles que je veux parler —
VIII PREFACE.
ont ce merite particulier d' exciter 1' atten-
tion, dirai-je de frapper 1'imagination,
Tune par le caractere un peu mysterieux
de son principe, Fautre par son application
aux problemes si eleves de 1' Astronomic .
Quelles sont, au juste, ces notions d'infini
et d'infmiment petit, sur lesquelles 1'Ana-
lyse repose? En quoi 1'invention de Leib-
nitz differe-t-elle de 1'Algebre usuelle, avec
laquelle chacun s'est plus ou moins fa-
miliarise? Par quels senders obscurs nous
mene-t-elle a la decouverte du vrai, et ne
risquons-nous pas dans le trajet de laisser
quelque parcelle de la rigueur mathemati-
que? Dans la Mecanique, quelle est la part
du raisonnement et quelle est la part de
1' experience? Qu'y a-t-il de necessaire et
de contingent dans les lois que nous en-
registrons? Qu'est-ce qui assure la con-
servation de la force et de Fenergie dans
1'Univers? Devons-nous prevoir un affai-
blissement graduel des causes qui agitent
la matiere sous nos yeux?
PREFACE. IX
J'ai tache de repondre a ces questions et
a quelques autres. J'ai voulu aussi rame-
ner a leurs termes les plus simples les con-
cepts propres a ces deux Sciences. II m'a
paru que 1'Analyse derivait directement
des idees d'espace et de temps, et la Me-
canique de celles de force et de masse. Au
fond, dans les problemes dynamiques les
plus compliques, nous cherchons toujours
a retrouver la relation eternelle que la
Nature a etablie entre 1'unite de force et
1'unite de masse. Tout le reste n'est qu'ac-
cessoire. Quant a 1'Analyse, on n'apercoit
pas comment elle aurait pu se constituer,
si nous ne possedions pas deja, grace a
Fespace et au temps, les notions d'infinite,
de continuite, et par suite de division a
1'infmi et d'infmiment petit.
Je me suis applique a presenter ces de-
ductions sans aucun appareil technique.
Les formules de 1'Algebre et les figures
geometriques ne sont pas indispensables
a ce genre de demonstration. J'ai du lais-
X PREFACE.
ser de cote nombre de questions interes-
santes, pour m'attacher aux points les plus
saillants, a ceux qui me semblent eveil-
ler particulierement les preoccupations des
esprits cultives. Par contre, j'ai aborde,
dans trois Notes speeiales, des sujets un
peu'en dehors de mon cadre, mais que je
n'ai pas pu eviter entierement. II est dif-
ficile d'analyser le role du temps et de
1'espace en Mathematiques, et de ne pas
ensuite accorder une mention a la contro-
verse qu'ils soulevent en Philosophic. II
ne Test pas moins de considerer les trans-
formations de rUnivers, sans tourner un
moment sa pensee vers le probleme qui a
captive tant d'intelligences : celui de son
infinite. Probleme sans doute a jamais in-
soluble, mais sur lequel la Physique mo-
derne autorise cependant quelques con-
jectures. Enfin le determinisme ayant cm
trouver un argument dans le theoreme de
la conservation de 1'energie, j'ai examine
rapidement la valeur de ce pretendu conflit
PREFACE. XI
entre la liberte morale et les lois qui regis-
sent la matiere.
Je me suis surtout propose, par cette
etude, de montrer la voie dans laquelle je
souhaiterais de voir les savants s'engager.
Mon but serait atteint, si je decidais cer-
tains d'entre eux a rehausserpar leur auto-
rite ce genre de travaux, et si j'inspirais des
maintenant a quelques lettres le gout de se
rapprocher de deux Sciences, plus faciles
a peiietrer qu'on ne suppose, et qui mar-
quent un des plus puissants efforts de 1'es-
prit humain dans la recherche de la verite.
ESSAIS
SUR LA
PHILOSOPHIE
DBS SCIENCES.
I.
ANALYSE.
CHAPITRE I.
L'ESPACE ET LE TEMPS.
Les notions d'espace et de temps jouent
un role preponderant dans la formation des
Sciences, soit mathematiques, soit physiques.
Non seulement elles sont impliquees dans la de-
finition des principaux objets que ces Sciences
considerent, mais elles fournissent souvent des
elements directs aux calculs. La Geometric et la
Mecanique, en particulier, font constamment
appel a la mesure de Fetendue et de la duree.
2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
Dans les branches memes ou ces notions sem-
blent absentes, il n'est pas rare de trouver les
traces de leur influence. Les nombres de 1'Arith-
metique et les quantites de 1'Algebre ont incon-
testablement un caractere abstrait. Mais, a Tori-
gine, les uns ont designe des collections d'unites
reelles, relevant de Fespace et du temps, par con-
sequent; les autres ont represente des portions
d'etendue, habituellement des portions de ligne
droite, qui, par leur simplicite, se pretaient le
mieux a symboliser les variations de la gran-
deur. On peut done se demander ce que seraient
devenues ces deux belles Sciences si les notions
d'espace et de temps leur avaient entierement
manque, et si nous eussions ete reduits aux don-
nees de la seule logique.
Les idees memes d'ordre et de classement,
plus generates encore que les Mathematiques,
seraient certainement moms claires, si nous
n'avions pas devant les yeux la perspective d'un
espace indefini, dans lequel les objets s'ali-
gnent ou se superposent. De leur cote, les rap-
ports de cause a effet, qui dominent toutes nos
connaissances sur la Nature, sont invincible-
ment lies a Tidee de succession, c'est-a-dire de
duree.
L'ESPACE ET LE TEMPS. 3
Je n'essayerai pas de definir Fespace et le
temps, me rappelant le conseil de Pascal : « Qui
pourra le definir (le temps)? Et pourquoi Ten-
treprendre, puisque tous les homines congoivent
ce qu'on veut dire en parlant du temps, sans
qu'on le designe davantage (4 )? » Je n'aborderai
pas non plus la question si controversee du ca-
ractere metaphysique de ces notions. Sont-elles
objectives ou subjectives, comme disent les philo-
sophes? Correspondent-elles a des realites, en
dehors de nous, ou sont-elles de pures formes de
1'entendement? Ce debat n'est pas pres de se
(*) Pensees de Blaise Pascal, premiere Partie, art. II.
- Pascal dit aussi : « Get ordre le plus parfait entre les
hommes consiste, non pas a tout definir ou a tout demon-
trer, ni aussi a ne rien definir ou a ne rien demontrer, mais
a se tenir dans ce milieu de ne point definir les choses claires
et entendues de tous les hommes, et de definir toutes les
autres; de ne point prouver toutes les choses connues des
hommes, et de prouver toutes les autres. Centre cet ordre
pechent egalement ceux qui entreprennent de tout definir
et de tout prouver, et ceux qui negligent de le faire dans
les choses qui ne sont pas evidentes d'elles-memes.
« G'est ce que la Geometric enseigne parfaitement. Elle
ne definit aucune de ces choses, espace, temps, mouve-
ment, nombre, egalite, ni les semblables qui sont en grand
nombre, parce que ces termes-la designent si naturellement
les choses qu'ils signifient, a ceux qui entendent la langue,
que 1'eclaircissement qu'on voudrait en faire apporterait
plus d'obscurite que d'instruction. »
4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
clore et je doute qu'il setermine jamais. Car, en
ces matieres, chacun se regie d'apres son incli-
nation personnelle et sur un ensemble d'impres-
sions, souvent difficiles a analyser, beaucoup
plutot que sur une demonstration formelle, ne
donnant prise a aucune objection.
D'ailleurs, cette question, fort interessante
pour la pure Metaphysique, est etrangere au sujet
dont je m'occupe. La formation et le developpe-
ment des Sciences ne se ressentent pas de la solu-
tion donnee a ce debat preliminaire. Que Fespace
et le temps soient des objets reels, ou que seule-
ment ils nous semblent tels, nous leur attribuons
les memes qualites et celles-ci sont, dans notre
esprit, le point de depart des memes deductions.
Nul geometre, enposant Fequation d'un mouve-
ment, ne se demandera si les espaces parcourus
et les durees ecoulees out une valeur objective
ou subjective. Nul physicien ne sera pris d'un
scrupule analogue, en formulantla loi du refroi-
dissement dans le vide ou celle de la transmis-
sion de la lumiere. A Fun et a Fautre il suffit
que les calculs soient toujours verifies par Fex-
perience et que Fintroduction de pareils ele-
ments n'amene jamais d'obscurite dans le Ian-
gage ni de confusion dans les idees. Pour eux,
L'ESPACE ET LE TEMPS. 5
1'etendue et la duree sont des quantites suscep-
tibles d'augmenter ou de diminuer, en relation
avec les quantites naturelles. Leur origine meta-
physique n^influe pas sur 1'emploi qu'on en peut
faire et sur les operations auxquelles on les
associe.
Le commun des hommcs partage cette indif-
ference. Les rapports sociaux, dans lesquels les
questions d'espace et de temps tiennent une si
grande place, demeurent soustraits aux vicissi-
tudes des solutions philosophiques. Lors meme
que le caractere subjectif de ces notions vien-
drait a etre unanimement reconnu, le langage
ordinaire, la redaction des lois et des contrats,
les habitudes de la vie n'en recevraient aucune
modification.
L'espace et le temps sont ou nous paraissent
etre :
Necessaires, infinis, continus et homogenes.
Gette communaute de caracteres justifie la
tendance qu'ont toujours cue les penseurs a les
rapprocher dans leurs theories. Elle explique
aussi la solution identique donnee au probleme
qui se pose au sujet de leur realite. Les ecoles
n'ont jamais distingue entre eux sous ce rap-
6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
port, et quand elles ont accorde ou refuse la rea-
lite a Tun, elles Font egalement accordee ou re-
fusee a Fautre.
A cote de ces caracteres, qui priment tout et
sur lesquels je m'etendrai, il convient de rap-
peler les nombreux contrastes qui d'avance
assignaient a Fespace et au temps un role si dif-
ferent dans la genese scientifique.
L'espace est concu par nous a trois dimen-
sions. Le temps n'en a qu'une; il se developpe
en serie lineaire. Trois coordonnees sont indis-
pensables pour determiner la position d'un point
dans Fespace. Une seule coordonnee, la date ou
la duree comptee depuis une origine convenue,
suffit, selon la juste remarque de Cournot ('),
pour marquer la place d'un phenomene dans
le temps, d'un evenement dans Fhistoire. Les
annales de Fhumanite ont toujours ete dressees
d'apres cette methode et nul ne s'est avise d'en
contester la precision.
L'espace est invariable et comme acueve. II
ne se modifie pas; il est aujourd'hui ce qu'il
(!) Essai sur les fondemenls de nos connaissances et
sur les caracteres de la critique philosophique, t. I,
p. 3o4.
L'ESPACE ET LE TEMPS. 7
etait hier, ce qu'il sera demain. Le temps se
transforme sans cesse; les jours se detachent
successivement de Favenir et tombent dans le
passe. L'espace est immobile. Le temps est la
mobilite meme; il avance ou s'ecoule d'une
maniere non interrompue. II est lie, dans notre
pensee, a tous les changements, tandis que
Fespace represente la fixite et la permanence.
L'espace nous est revele par les sens; Frail en
decouvre des portions plus ou moins vastes et
nous touchons des corps qui sont etendus. Le
temps tombe uniquement sous la perception
de la raison. Aucun de nos sens, aucune de
nos observations physiques ne saurait nous en
donner la plus legere idee. Nous ne sommes en
contact avec lui que par un instant, et cet
instant a disparu avant que nous ayons pu le
saisir et nous Fapproprier. Loin d'en embrasser
des portions de quelque importance, nous nous
souvenons a peine de son passage, ou plutot
nous nous souvenons des phenomenes qui ont
coincide avec lui; car, sans ces phenomenes, la
notion du temps ecoule resterait vague et con-
fuse dans notre esprit.
Les metaphysiciens accordent qu'a defaut des
faits .exterieurs, le sentiment de notre vie intime,
ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
la seule succession de nos pensees, suffirait a
nous donner 1'idee du temps. Au contraire, 1'idee
d'espace prend naissance a la suite des impres-
sions venues du dehors, et par le commerce avec
la Nature. On apergoit deja a quels ordres diffe-
rents de speculation Tune et 1'autre idee doivent
se preter.
Nous pouvons mesurer directement 1'etendue.
Nous comparons les etendues entre elles. Nous
portons une ligne droite sur une ligne droite,
tin plan sur un plan. Nous savons dire combien
de fois une longueur en contient une autre. En
presence d'etendues plus compliquees, lignes
courbes, surfaces ou volumes, nous empruntons
a la Geometric des precedes surs pour en ramener
la mesure a celle des etendues simples. Finale-
ment tout se reduit a une operation elementaire,
presque manuelle : la superposition des lignes
droites.
II n'en est pas ainsi pour la mesure du temps.
Nous ne pouvons retenir et fixer aucune duree,
en vue de la porter sur d'autres durees egalement
fugitives et de compter combien de fois elle y
serait contenue. La methode directe nous est
interdite. La mesure du temps ne saurait etre
qu'in directe et artificielle.
L'ESPACE ET LE TEMPS. 9
Renongant a atteindre la duree, nous lui sub-
stituons un signe exterieur, un symptome saisis-
sable, en correspondance avec elle. Nous deci-
dons de prendre pour unite, nonpas une portion
de ce temps qui nous echappe, mais la duree,
indeterminable en soi, qui s'ecoule pendant 1'ac-
complissement d'un phenomene specific. Des
lors, pour cbaque duree proposee, nous recher-
chons combien de fois le phenomene type aurait
la possibilite de s'y reproduire. Ainsi s'obtient
la mesure de cette duree, c'est-a-dire son rapport
avec la duree du phenomene type.
Les Sciences offrent de frequents exemples de
precedes analogues. Les quantites inaccessibles
a nos observations directes sont remplacees par
d'autres, qui leur sont proportionnelles ou que
nous jugeons telles, et dont revaluation nous est
plus aisee. Les causes sont mesurees par leurs
effets ou d'apres certaines manifestations dont la
correlation est bien etablie. La mesure du temps
est une operation de meme nature, d'autant plus
legitime que les objets sont ici plus simples et la
concordance moins discutable.
Mais il s'en faut que Inexactitude des resultats
obtenus soit evidente par elle-meme, en dehors
de toute autre consideration. Qu'est-ce qui nous
10 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
autorise a regarder comme egales les durees cor-
respondant a Faccomplissement de deux pheno-
menes, enapparenceidentiques, observes a deux
epoques differentes? Pourquoi ce vase d'eau se
viderait-il toujours au bout du meme temps?
Pourquoi telle etoile repassera-t-elle au meri-
dien apres le meme intervalle? Pourquoi la va-
leur intrinseque de 1'heure ou de la seconde ne
variera-t-elle jamais?
Notre opinion a cet egard precede d'une con-
viction generate : « Les lois de la Nature sont
constantes. » Mais cette conviction elle-meme,
d'ou la tirons-nous? Indubitablement de Fexpe-
rience. Ge n'est pas la raison pure qui la donne.
Nous n'apercevonspas a^z'orz'la necessite d'une
egalite indefinie dans la duree des jours. Le fait
contraire, s'il arrivait, ne heurterait en rien les
regies de notre entendement. La mesure du
temps repose done sur une verite relative. La
certitude qui s'attache aux resultats est em-
preinte du meme caractere.
Tout autre est la certitude inherente a la me-
sure des etendues. La verite qui lui sert de base
n'est point liee a Tordre physique. Au milieu des
plus grands bouleversements, nous continuerions
d'affirmer que deux lignes droites dont les extre-
L'ESPACE ET LE TEMPS. 1 1
mites coincident sont egales. Les variations de
la pesanteur, 1'acceleration de la Terre sur son
orbite, ne porteraient aucune atteinte a un tel
axiome. Les resultats de la mesure des etendues
- en laissant, bien entendu, de cote les erreurs
materielles d'execution - - presentent done un
caractere de verite absolue.
L'ecoulement du temps est non seulement con-
tinu et irresistible, mais il nous parait uniforme.
Ce n'est pas assez dire : il nous parait etre la con-
dition et le type de runiformite. Sans 1'ecoule-
ment du temps, nous n'aurions aucun moyen de
reconnaitre 1'uniformite des phenomenes. Un
phenomene est qualifie par nous d'uniforme
quand il se developpe en exacte proportion-
nalite avec la duree. Le mouvement uniforme
est celui dans lequel les espaces parcourus aug-
mentent en raison du temps ecoule. Le debit
d'une source est uniforme si la quantite d'eau re-
cueillie est proportionnelle a la duree ou si elle
est constante pendant Funitc de temps. Toute
variation observee dans cette quantite serait
mise sur le compte du defaut d'uniformite de la
source ; il ne nous viendrait pas a Tesprit de dire
que le debit est reste semblable a lui-meme et
12 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES.
que c'est 1'ecoulement du temps qui a cesse de
Petre.
Cette croyance inveteree et devenue indes-
tructible n'est cependant pas spontanee. Elle
n'a pas a nos yeux le caractere de necessite
qu'offre 1'idee meme du temps, ou celle de sa
continuite. Elle est le fruit d'une experience
lentement acquise et dont la conclusion s'est en
quelque sorte degagee a notre insu. Si chacun
de nous s'en etait rapporte aveuglement a ses
impressions personnelles, combien de fois n'eut-
il pas ete tente d'attribuer au temps une allure
inegale? Lequel d'entre nous n'a pas constate
bien souvent et parfois deplore sa marche tantot
trop lente et tantot trop rapide! Mais, a Fencon-
tre de ces impressions fugitives, se dressent des
temoignages plus serieux et plus durables. D'im-
posants phenomenes se deroulent autour de
nous, sans etre influences par les circonstances
qui nous troublent si fort. Le mouvement du So-
leil et des etoiles, insensible a nos causes de joie
ou de douleur, est la pour nous avertir de la faute
impardonnable que nous commettrions en trans-
portant dans cet immense mecanisme la pertur-
bation qui reside en nous-memes. Force nous
est done de releguer au rang des vaines illusions
L'ESPACE ET LE TEMPS. i3
les inegalites dont notre imagination avail ete
un instant frappee. D'ailleurs il nous eut suffi
de regarder nos semblables : pendant que le
temps retardait sa marche pour nous, il Facce-
lerait pour eux.
Mais si nous etions isoles les uns des autres
et prives des grands points de repere qu'offre
rUnivers, nous tomberions, en ce qui concerne
1'ecoulement du temps, dans une erreur ana-
logue a celle ou etaient tombes les anciens,
relativement au mouvement des astres. Us les
assujettissaient a tourner autour de la Terre,
comme centre fixe du monde. De meme, livres
a nos propres pensees, nous nous persuade-
rions que le temps s'ecoule d'une maniere ine-
gale et nous chercherions ailleurs rembleme
de 1'uniformite, si toutefois une pareille idee
pouvait encore trouver place dans notre intelli-
gence.
La Nature, on Fa dit depuis longtemps, offrc
le spectacle du perpetuel devenir. Les astres
executent leur course dans les cieux. Sur la
Terre, tout change, tout passe, tout se meta-
morphose. Les animaux, les vegetaux gran-
dissent, disparaissent et preparent par leurs
1 4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
depouilles la venue de nouvelles generations.
Les forces physiques, chimiques, electriques
se disputent Fempire de la matiere; les phe-
nomenes les plus divers se rencontrent, se
heurtent, s'entre-croisent. L'oeil de Fhomme ne
cesse point de contempler des nouveautes ou
des repetitions.
Ghacun des evenements qui attirent son
attention a son mode de developpement. Chaque
developpement se poursuit en relation avec le
temps. La marche de ce dernier, son ecoule-
ment uniforme, est le terme constant de compa-
raison. D'oii la notion de vitesse, ou rapport
entre la marche de Fevenement et la marche du
temps. Ce mot s'est applique d'abord au plus
simple des phenomenes, au plus facilement dis-
cernable, a celui d'un corps qui se deplace en
ligne droite d'un mouvement egal. La vitesse
est le rapport constant de la longueur par-
courue au temps employe, ou la longueur con-
stante parcourue pendant Funite de temps. Si
le mouvement cesse d'etre uniforme, s'il s'acce-
lere ou se ralentit, la vitesse est encore le rap-
port de Fespace parcouru au temps, mais seu-
lement quand ce temps est assez petit pour que
le mouvement n'ait pas sensiblement varie dans
L'ESPACE ET LE TEMPS. i5
rintervalle et pour qu'il puisse etre considere
comme uniforme.
La meme notion de vitesse est etendue a tous
les phenomenes dans lesquels une liaison pre-
cise peut etre saisie entre le changement observe
et le temps ecoule. Dans ce sens, on dit : la
vitesse de refroidissement d'un corps, la vitesse
de vaporisation d'un liquide, la vitesse de gon-
flement d'un aerostat; parce qu'on peut me-
surer la quantite de chaleur perdue, la masse
de liquide vaporisee, ou 1'accroissement de
volume de Faerostat, pendant Funite de temps.
On va plus loin et Ton applique encore ce terme
a des phenomenes sociaux ou plutot a des syn-
theses de faits, dans lesquels la resultante gene-
rale echappe a Investigation directe et se mani-
feste seulement par des statistiques permettant
d'aboutir a une conception d'ensemble. G'est
ainsi que par une metaphore, tres opportune
d'ailleurs, les sociologues enregistrent la vitesse
d'accroissement de la richesse publique ou de la
population, de la criminalite ou des accidents,
la vitesse de propagation d'un fleau, d'une doc-
trine, d'une religion. Dans tous ces exemples/on
se propose d'apprecier Fimportance du pheno-
mene et d'en rendre compte d'apres le nombre
1 6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
des faits individuels releves pendant une periode
determinee, toujours la meme pour les faits de
meme nature. II n'est pas de moyen de compa-
raison plus simple et mieux approprie a notre
esprit. Aussi la vitesse, dans les cas les plus
elementaires, dans les mouvements rectilignes,
est-elle contemporaine des premieres observa-
tions scientifiques de Fhumanite. Elle procede
directement de la notion du temps et de son
uniformite.
Les geomctres developpant, selon leur cou-
tume, Fidee puisee au fonds commun, ont rap-
porte a Funite de temps les variations d'allure
constatees a deux epoques differentes. En efFet,
Failure d'un phenomene ne se precipite pas on
ne se ralentit pas d'une maniere reguliere dans
les phases successives. Mais elle se modifie tantot
plus vite et tantot plus lentement. Get accrois-
sement ou cette diminution de vitesse, d'une
epoque a 1'autre, constitue un element compa-
rable a celui de Faccroissement ou de la dimi-
nution de Fespace parcouru, pendant Funite de
temps; c'est a vrai dire la vitesse de « la varia-
tion de la vitesse ». Us ont nomme cette vitesse
de second ordre acceleration et ils en font un
frequent usage dans leurs speculations sur la
L'ESPACE ET LE TEMPS. 17
Mecanique. Us y voient notamment la mesure de
la cause souvent inconnue grace a laquelle cette
variation de la vitesse gagne ou perd en intensite.
L'espace et le temps correspondent a deux
ordres de connaissances fort distincts. L'espace
est le domaine des Sciences qui, negligeant le
changement, cherchent les rapports eternels
des choses. La plus eminente est la Geometrie.
Les figures tracees par elle, ou modes de deli-
mitation de Fetendue, n'impliquent pas la con-
sideration du temps. Leurs proprietes en sont
independantes. Les equations etablies entre leurs
elements ne le mentionnent pas. A plus forte
raison, FAlgebre et FArithmetique lui demeu-
rent-elles etrangeres. Elles ont trouve en lui,
comme dans Fespace, un utile secours pour se
constituer, mais elles ne lui sont pas subordon-
nees. Expressions de la pure logique, elles exis-
tent en dehors de toute condition d'etendue et
de duree.
La Geometrie fait souvent appel a un simu-
lacre de mouvement. Elle suppose que des lignes
ou des surfaces engendrent des figures en se
deplagant d'apres une loi donnee. Mais ces mou-
vements sont abstraits, comme les grandeurs de
1 8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
1'Algebre. Us n'ont pas de lien avec le temps ni
avec aucun des elements engages dans le trans-
port d'un corps reel. Us pourraient s'effectuer
tres vite ou tres lentement; le resultat ne serait
pas change. Les proprietes seules de ces figures
interessent. Dans la rotation d'un cercle qui
engendre une sphere, ou d'un rectangle qui en-
gendre un cylindre, le temps n'est pas mis en
compte. Le mouvement invoque est une simple
operation intellectuelle, un artifice de descrip-
tion. A ce point de vue, Fetude des machines,
reduite a celle des positions mutuelles des di-
verses parties, rentre dans la Geometric. Le
deplacement de certains points ou meme d'un
seul entraine le changement de position de tous
les autres, en vertu de regies mathematiques
dans lesquelles la duree non plus que les forces
et les masses n'ont a intervenir.
La Statique ou science de Fequilibre (sous
reserve de lui donner quelques bases experimen-
tales, ce qu'on ne fait pas toujours) se passe
egalement de la duree. Les rapports entre les
forces subsistent a toute epoque. Le systeme sur
lequel elles se neutralisent est invariable de
forme, et s'il varie, c'est abstraitement ; il s'agit
en realite de figures successives, se ramenant
L'ESPACE ET LE TEMPS 19
Time a Fautre d'apres une loi simple. Le fameux
theoreme des vitesses virtuelles de d'Alem-
bert n'est au fond qu'une proposition de Geo-
metric.
Dans cet Univers qui nous apparai trait immo-
bile et mort, si le temps en etait absent, Fentree
en scene de cet element donne le signal a tous
les phenomenes. Depuis le majestueux balance-
ment des astres jusqu'a Fimperceptible vibra-
tion de la molecule, toute chose qui se meut ou
qui change est tributaire du temps. II est la
condition de la vie et Fame de ce perpetuel de-
venir dont nous cherchons en vain a penetrer le
mystere. Les Sciences qui se proposent Fetude
des phenomenes ont done toutes a compter avec
lui. La premiere des Sciences physiques, la Me-
canique, ne s'en isole jamais. Espace, temps, vi-
tesse sont pour elle trois objets inseparables (* ).
La raison humaine les associe dans toute ques-
tion de Dynamique. Elle les retrouve, a des
degres divers, dans les innombrables transfor-
mations dont la Nature est le theatre. Parfois
(!) La vitesse est la synthese des deux idees d'espace et
de temps.
20 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
elle neglige 1'un d'entreeux, dont le role semblc
moindre, mais elle ne saurait le bannir entiere-
ment. Dans les reactions chimiques, elle fait
souvent abstraction de la duree, parce que Fin-
teret est surtout dans la reaction meme, et que le
temps importe peu; mais il n'en est pas moins le
facteur indispensable de Toperation. Par contre,
en Geologic, Tinteret qui s'attache a la conside-
ration de Fespace est secondaire devant 1'examen
des forces en jeu et des resultats qu'elles ont
amenes dans la serie des siecles.
Ainsi toutes les Sciences sont plus ou moins
redevables au temps ou a Fespace, et souvent
aux deux. Mais si certaines d'entre elles peuvent
s'edifier sur Tespace seul, il n'en est aucune qui
puisse se suffire au moyen du temps. La raison
en est simple : Fespace, avec ses trois dimensions
necessaires, donne naissance a toutes sortes de
combinaisons. Le nombre des figures geome-
triques est sans limite et leurs proprietes sont
inepuisables. Au contraire, le temps, avec sa di-
mension unique, ne saurait preter a des spe-
culations. Tout au plus, par la subdivision de
la ligne droite qui le symbolise, reproduirait-on
quelque chose d'analogue a la suite des nom-
bres. Mais deja cette ligne droite, dont le type
L'ESPACE ET LE TEMPS. 21
appartient a 1'espace, a ete etudiee en Geometric.
Elle y a ete 1'objet de deductions, auxquelles le
temps n'a en rien contribue, et elle n'est plus
susceptible d'en inspirer de nouvelles.
La notion du temps ne peut done, par elle-
meme, engendrer aucun enchainement scienti-
fique. Pour qu'elle remplisse une mission si
haute, il la faut associer a Tidee d'espace. Alors
elle devient d'une fecondite sans egale. Elle vi-
vifie toutes les branches qui tendent a etablir
les rapports des causes avec leurs effets. Elle est
au fond de toutes les recherches qui ont pour
but la determination des lois de la Nature et la
description de ses precedes.
CHAPITRE II.
L'INFINI.
Chacun a presentes a la memoire les admi-
rables reflexions de Pascal sur Finfini. Quel
esprit poussa plus loin que le sien la meditation
de cet ecrasant sujet? Qui vecut plus directe-
ment en face de cette idee extraordinaire, dont
nous chercherions vainement la representation
meme eloignee? Pour Pascal, Finfini est decou-
vert par une vue transcendante de la raison,
sans laquelle, disait-il, on n'est pas geometre.
Comment, en effet, Fobservation pourrait-elle
suggerer Fidee de Finfini? L'observation est
toujours bornee, elle n'embrasse jamais qu'un
horizon restreint.
Sans doute, pour la plupart des objets accessi-
bles a notre connaissance, nous etudions d'abord
une portion limitee, parfois meme tres faible,
et nous concluons ensuite « du petit au grand »,
« de la partie au tout ». Mais en quoi ce pro-
24 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
cede nous servirait-il pour atteindre I'infini?
L'infini n'est pas un tout dont le fini soit une
partie. L'infini n'a pas de parties. Entre le fini
et Finfini, il n'y a pas de commune mesure,
pas de gradation, pas de rapport. L'infini est,
et rien n'en peut donner 1'idee que lui-meme.
Toute vue du fini est non seulement tres diffe-
rente, mais opposee; elle n'evoque pas 1'infini,
elle 1'exclut.
Faute d'une attention suffisante on se laisse
quelquefois aller a une illusion, contre laquelle
cependant les philosophes ont eu soin de mettre
en garde : on assimile Finfini avec Findefini.
Le langage mathematique y prete malheureuse-
ment. Parl'emploi d'expressions tellesque : « di-
vision a 1'infini », « infiniment petit », au lieu
de division indefinie, indefiniment decroissant,
il encourage la confusion des deux idees. Assu-
rement les vrais geometres ne s^y trompent pas.
Rien n'est plus dissemblable, a leurs yeux, que
I'mdefini et 1'infini. L'indefini est simplement le
fini auquel s'ajoute la notion du variable. Les
contours deviennent alors vagues et indecis, mais
la nature du fini ne change pas. Tout indeter-
mine qu'il soit, il n'en reste pas moms fini, et
cette indetermination , etrangere au fond des
L'INFINI. 25
choses, ne saurait dormer le change aux esprits
reflechis.
Si nous avons la faculte d'etendre incessam-
ment le fini, d'cn reculer de plus en plus les
bornes, c'est parce que nous possedons deja la
notion de rinfini. Au dela de ces bornes, mo-
mentanement posees, la raison reconnait un
champ sans limites, dans lequel Fimagination
peut se donner carriere. Mais par une marchc
successive nous n'atteindrions jamais rinlini;
nous n'en soupgonnerions pas meme Fexistence.
Nous resterions dans le domaine du fini, du fini
tres vaste, mais separe toujours de rinfini par
un abime infranchissable. Loin done que Finde-
fini mene a Finfini, c'est Fin fini, au contraire,
qui permet Findefini, et rend possibles toutes
les hypotheses sur la grandeur.
D'ou vient la notion de Finfini?
Les personnes chez lesquelles le sentiment
poetique ou religieux domine admettent volon-
tiers que le spectacle de FUnivers est de nature
a eveiller en nous une semblable idee. Quoi de
plus propre, disent-elles, a la faire naitre, que
la vue de ces merveilles, la contemplation du
ciel etoile, de ces astres innombrables qui peu-
26 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
plent Fimmensite! N'est-ce pas la Finfini dans
Fetendue et la duree, aussi bien que dans la
puissance de FEtre qui a tout ordonne?
« Le coeur a ses raisons que la raison ne con-
nait pas », a dit Pascal, et peut-etre arrive-t-il
ainsi a Fintuition de FEtre infini. Mais le mathe-
maticien est place a un autre point de vue. II ne
veut rien devoir qu'a la raison la plus severe.
Or, pour lui, le spectacle de FUnivers ne sau-
rait suggerer Fidee de Finfmi.
L'immensite de FUnivers est une conception
toute moderne et meme relativement recente.
Les anciens professaient a ce sujet des idees fort
differentes des notres. D'apres eux, FUnivers
etait une sphere d'assez faibles dimensions tour-
nant autour de la Terre, supposee fixe. Les
astres devaient etre fort rapproches de nous
pour pouvoir participer a ce commun mouve-
ment de rotation. Telle etait Fopinion domi-
nante en Grece, au temps ou les Arts et les
Mathematiques y brillaient du plus vif eclat.
A Fexception de Pythagore et de ses disciples
(encore meme tenaient-ils leurs doctrines se-
cretes, pour ne pas heurter leurs contempo-
rains), les plus illustres geometres partageaient
ce prejuge, que le grand Aristote ne desavouait
L'INFINI. 27
pas. Us ne puisaient done pas dans la contem-
plation de la Nature la notion de Finfini. Cepen-
dant ils la possedaient deja et meme fort nette-
ment, car ils appliquaient a la solution des
problemes geometriques d'ingenieuses metho-
des qui reposaient directement sur elle. Le pro-
cede d'exhaustion d'Archimede et la theorie
des coniques d'Apollonius impliquaient une vue
de Tinfini non moins ferme et non moins claire
que celle de Leibnitz ou de Fermat.
Le developpement intellectuel de Fenfant, si
semblable, dans ses phases successives, a celui
de Fhumanite, justifie la meme conclusion. Au
moment ou on lui enseigne les premiers ele-
ments de la Geometric, il ignore encore entie-
rement les merveilles de FAstronomie. II ne se
doute pas des enormes distances auxquelles at-
teignent les explorations des savants modernes,
et c'est a peine s'il sait que notre petit globe n'est
pas le centre du monde. En tout cas il ne s'est
pas pose la question de 1'infinite possible de FU-
nivers. Neanmoins il poursuit Fetude des propo-
sitions d'Euclide. II aborde la theorie des paral-
leles. II ne s'etonne pas d'entendre dire que ces
droites ne se rencontrent jamais ou (par un abus
de langage) qu'elles ne se rencontrent qu'a Fin-
28 ESS.US SUR LA PHILOSOPIIIE DBS SCIENCES.
lini. Quelques jours plus tard, il admettra sans
difficulte que le cercle est la limite d'un poly-
gone dont le nombre des cotes devient infini, et
il en deduira un inoyen sur d'evaluer sa surface
ou son contour. Comment ces idees, ces raison-
nements, trouvent-ils acces dans son esprit?
Comment n'en est-il pas deconcerte? Pourquoi
ne reclamc-t-il pas duplications precises sur ce
grand mot de Finfini, qui semble le jeter si
brusquement hors de ses habitudes? Ne faut-il
pas que le terrain soit deja prepare et que bien
avant Fenseignement de F Astronomic, avant
meme 1'enseignement de la Geometric, la no-
tion de Finfini existe chez le jeune ecolier?
De nos jours, il est vrai, FUnivers a perdu
Faspect etroit qu'il avait autrefois. Armes de nos
telescopes, nous avons sonde les profondeurs du
firmament. Nous savons que notre globe est un
point dans le systeme solaire, et le systeme
solaire tout entier un point dans Fimmense
constellation de la Yoie lactee. Nous savons,
grace au genie de Newton, que les astres se
balancent en vertu de la gravitation universelle
et que les etoiles sont assez distantes du Soleil
pour ne pas faire sentir sur lui leur influence.
Nous avons appris, par les decouvertes de la
L'INFINI. 29
Physique, que la lumiere parcourt trois cent
mille kilometres en tine seconde, et que pour se
rendre d'une extremite a Fautre de la Yoie lac-
tee, elle ne mettrait pas moins de trente mille
ans. Tout cela est propre a elargir singuliere-
ment notre conception de FUnivers. Mais de ces
dimensions colossales, pouvons-nous conclure a
Finfini? L'induction est-elle legitime? N'y a-t-il
pas toujours un abime?
Notre raison franchit 1 'abime, en ce qui con-
cerne Fespace. Elle le declare infini, car elle
ne saurait le concevoir autrement. Elle ne lui
assigne pas de bornes. Elle n'imagine pas ce
qu'il pourrait y avoir au dela de ces bornes,
qui ne serait pas encore de Fespace. Ceux-la
meme qui contestent son caractere objectif ne
s'avisent pas de nier Finfinite que nous lui attri-
buons invincible ment. L'espace est infini ou il
Ji'est, pas. Mais en est-il ainsi de FUnivers?
j'entends par la le monde de la matiere, Fin-
nombrable multitude des astres qui nous en-
vironnent. Pouvons-nous dire de cet Univers
que 1 'infinite est la condition de son existence?
Nous n'oserions. Non seulement notre raison est
muette, non seulement elle n'affirme rien; mais,
en fait, aucun indice ne permet de conclure dans
30 ESSA.IS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
le sens de son infinite. Les apparences seraient
plutot contraires. Elles n'autorisent, je le re-
connais, aucun jugement formel. Mais par cela
seul qu'elles laissent Fesprit en suspens, Fim-
pression causee par la vue de FUnivers ne sau-
rait etre Forigine de Fidee de Finfini.
L' etude incomplete des Mathematiques pro-
voque souvent des meprises. On leur attribue
volontiers une puissance qu'elles ne possedent
pas. Les Mathematiques n'ont pas invente Fart
de raisonner, ni les axiomes qui leur servent de
bases. Elles les ont trouves dans le patrimoine
general de Fhumanite. Leur seul merite a ete
d'en faire usage, peut-etre avec plus d'habilete
et de bonheur que les autres Sciences. Elles
n'ont pas cree davantage la notion de Finfini,
dont elles ont su tirer cependant un si merveil-
leux parti.
Le debutant qui rencontre pour la premiere
fois le symbole algebrique de Finfini est tres
frappe de Fetrangele du signe et de la pretention
manifestee de lui faire jouer un role dans les
calculs. II s'imagine aisement etre en presence
d'une idee nouvelle, tant est imprevu Fartifice
auquel on le convie. Mais s'il reflechit, il s'aper-
L'INFINI. 3i
cevra que les Mathematiques ne lui ont, a cet
egard, rien appris. La notion de Finfini existait
deja pour lui; les Mathernatiques Font evoquee
et se sont bornees a lui donner plus de precision
et de clarte.
Que signifierait, en effet, le symbole mathe-
matique de Finfini pour un esprit qui serait prive
de cette notion? Ce symbole se presente ordinai-
rement dans FAlgebre elementaire sous la forme
d'une quantite finie a diviser par zero. Or, quel
peut etre le sens d'une semblable invitation? Est-
il possible de diviser un nombre par zero? Com-
ment se servir d'un diviseur qui n'existe pas? Evi-
demment une telle operation est irrealisable et la
conclusion devrait etre que le probleme propose
ne comporte pas de solution raisonnable.
Mais le geometre ne se laisse point arreter. II
fait la remarque suivante :
Plus le diviseur diminue, plus le quotient aug-
mente. Si le diviseur tombe au-dessous de tout
degre de petitesse, le quotient s'eleve au-dessus
de tout degre de grandeur. Done la fraction avec
son caractere particulier signifie qu'aucune quan-
tite finie ne repond a la question. Quelle conse-
quence pratique en tirer? La est 1'abime a fran-
chir. Le geometre le franchit surement, a Faide
32 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
de la notion preexistante de 1'infini, dont il s'em-
pare et dont il dispose. II voulait, par exemple,
savoir a quelle distance une perpendiculaire a une
droite est rencontree par une oblique a cette
meme droite. La distance lui est indiquee par
une fraction a diviseur nul : il en conclut que les
deux lignes ne se rencontrent pas ou qu'elles
sont paralleles. Car le parallelisme est la seule
disposition permettant de dire que le point
de rencontre est situe a Finfini. II evaluait la
longueur comprise entre les deux foyers d'une
ellipse et il se heurte au meme symbole. II en
infere que la pretendue ellipse possede un seul
foyer et quelle est en realite une parabole. II cal-
culait le nombre des cotes d'un polygone et il
trouve la meme fraction. II en deduit que le pre-
tendu polygone est une courbe; car d'elle seule il
pourrait dire que le nombre des cotes est infini.
Dans ces questions et bien d'autres encore,
la situation est toujours pareille. A un certain
moment le geometre est en presence d'un inde-
fini grandissant, depourvu en lui-meme de toute
signification et duquel ii ne peut rien tirer. II
n'aborde un terrain ferme, il n'aboutit a une
conclusion acceptable, qu?en se degageant de cet
indefini et en franchissant Tabiine qui le separe
L'INFINI. 33
de Tinfini. Parvenu a ces sommets, il recoit des
claries nouvelles; il decouvre un sens a des choses
qui en paraissaient denuees. II se transporte, si
jepuis dire, a Fautre bout des questions, et em-
brasse d'autres horizons. Mais toujours il fait
usage des ressources puisees dans le fonds com-
mun. II ne les doit point aux Mathematiques.
Deux exemples encore feront bien saisir ma
pensee.
Les astronomes, en etudiant les trajectoires
des cometes, ont cru reconnaitre que plusieurs
d'entre elles sont paraboliques, par consequent
illimitees. Cette constatation nous met-elle vrai-
ment en presence de Finfini et peut-on dire qu'elle
nous en donneraitFidee?D'abord cescourbesne
sont peut-etre pas telles qu'on les suppose. Rien
ne ressemble plus a une parabole qu'une ellipse
suffisamment allongee. Les ecarts entre les pre-
tendues paraboles et des ellipses peuvent etre
assez petits pour avoir echappe a la sagacite des
observateurs. Ce qui nous parait infini est peut-
etre simplement doue de tres grandes dimen-
sions. J'accorde toutefois que les trajectoires
soient paraboliques; ou puisons-nous le droit de
les declarer illimitees? Uniquement dans leur
34 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
identite avec les courbes particulieres etudi.ees
en Geometric sous le nom de paraboles. Et
celles-ci, pourquoi les imaginons-nous infinies?
Pour repondre il suffit de rappeler Forigine des
sections coniques. Les geometres grecs les obte-
naient en coupant un cone par un plan diver-
sement incline sur Faxe. Avec un certain degre
d'inclinaison du plan, les deux branches de la
courbe divergeaient de plus en plus, a partir du
sommet, et ne se rejoignaient jamais. Telles
etaient les paraboles et leur developpement sans
limite. Mais cela meme suppose ,un espace infini
danslequelle cone s'etend librement. La concep-
tion de la trajectoire fait suite a cette premiere
idee; elle n'est possible que par elle. Elle ne sug-
gere done pas Finlini; elle en derive.
L'autre exemple, bien connu, est celui d'un
point materiel qui descend sans frottement, sous
la seule action de la pesanteur, suivant la circon-
ference d'un cercle dont le plan est vertical. Ge
mobile, apres etre parvenu au bas du cercle,
remonte de Fautre cote, avec une vitesse de-
croissante, et s'arrete quand il a atteint exac-
tement le niveau d'ou il est parti. Le temps
employe a ce double parcours, a cette oscillation
entiere, est d'autant plus long que le point de
L'INFINI. 35
depart se trouvait plus pres du sommet. Si le
mobile etait parti du sommet meme, la duree
de Foscillation, d'apres les formules ordinaires,
serait inlinie. Mais nous repeterons ici : Quel
peut bien etre le sens d'une expression alge-
brique qui assigne au mouvement une duree
infinie ou qui suppose un point de depart place
au sommet de la courbe? Un mobile, dans ces
conditions, sans vitesse initiate, ne s'ebranlerait
pas; il resterait eternellement en repos. Yoila
done un cas extreme, que la formule du mouve-
ment ne semblait paspouvoir embrasser. Si nous
parvenons cependant a Fen degager, c'est par
un mode de raisonnement analogue a celui qui
nous a permis de passer des lignes obliques aux
lignes paralleles. La duree augmente, comme
augmentait la distance au point de rencontre
des obliques. Alors nous abandonnons Findefini
pour regarder en face la combinaison qui repond
a la valeur infinie de la quantite. Cette combi-
naison ne peut etre que le repos ; lui seul n'est
pas contradictoire avec 1* infinite de la duree.
L'infini ne nous est done devoile ni par les
Mathematiques ni par le spectacle du monde
exterieur. II n'est pas davantage une sorte de
36 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
terme de Findefini, line evolution derniere de la
grandeur. II apparait etroitement lie a Fespace
et au temps, dont il est Fattribut necessaire.
C'est a propos de ces deux idees, celle de
Fespace surtout, que le mot « infmi » prend une
signification precise. L'infini du temps est beau-
coup moins clair. Nous ne parvenons a nous le
representer qu'a la faveur d'images, toutes em-
pruntees a rinfini de Fespace. Le fleuve qui s'e-
coule incessamment, la chaine qui se deroule
ou la ligne droite qui se developpe sans fin,
autant d'emblemes du temps, rappellent une des
dimensions de Fespace. C'est dans Fespace que
nous plagons toutes les realites materielles et que
les figures geometriques s'etendent au gre de
notre imagination.
L'infini de Fespace est le vrai support de nos
sciences. II est la source inepuisable a laquelle
le geometre s'alimente. II est au fond de la
pensee du physicien, qui Fapercoit toujours au
dela des etendues limitees qu'embrasse son ob-
servation effective. L'infini du temps figure bien
dans les formules, mais accidentellement, beau-
coup plutot a Fetat de cas particulier et hypo-
thetique que comme realite formelle. Nous ne
pouvons affirmer Feternite d'aucun phenomene,
L'INFINI. 37
d'aucun mouvement, tandis que Tinfinite d'une
branche d'hyperbole ou de parabole ne fait pas
doute dans notre esprit.
Les autres modes de 1'infini n'ont pas acces
dans la Science. Notre raison s'eleve a 1'infini du
beau et du bien, elle concoit I'mfinie sagesse, la
supreme intelligence, la puissance souveraine.
Mais ces notions sont loin d'avoir la nettete de
1'infini en etendue, et elles ne sauraient se
preter, comme ce dernier, a des speculations
mathematiques. Les qualites que nous portons
ainsi a Fextreme ne sont pas susceptibles de me-
sure. Nous n'avons nul moyen d'en evaluer le
degre et par suite elles restent dans un domaine
inaccessible au geometre. Quant au physicien, il
ne decouvre autour de lui aucun objet qui puisse
etre revetu de Tattribut de Finfinite. Non seule-
ment il ne connait pas, mais il ne concoit pas de
force infinie, de vitesse infinie, de temperature
infinie. Tout au plus admet-il la possibilite
d'une quantite illimitee de matiere repandue
dans Tespace. Mais cette eventualite ne pese pas
sur ses calculs et n'influence pas ses formules. II
opere et raisonne toujours sur le fini.
A quelque point de vue qu'on se place, soit
qu'on se confine dans un terrain special, soit
38 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
qu'on veuille generaliser et envisager les diverses
formes de rinfini, 1'idee meme reste pour nous
une enigme indechiffrable. Retenus dans le fini,
n'ayant aucun espoir d'en jamais sortir, com-
ment entrons-nous en possession d'une notion
si differente? Mais ce qui cst plus remarquable
encore, cette notion, dont Fobjet echappe a notre
portee, nous sert cependant a donner aux Ma-
thematiques leurs developpements les plus inge-
nieux et les plus certains. Egalement impuis-
sants, selon Pascal, a comprendre Tinfini de
grandeur et rinfini de petitesse, nous savons
les faire tourner a nos desseins, et par eux le
domaine intellectuel s'est enrichi de la plus eton-
nante des Sciences : FAnalyse infinitesimale.
CHAPITRE III.
CONTINUITY ET DIVISIBILITY A L'INFINI.
L'espace est continu et partout semblable a
lui-meme. Nous ne reconnaissons pas de diffe-
rence entre ses parties. Nous concevons encore
bien moins qu'entre deux parties d'espace il
puisse exister une lacune qui ne soil pas de 1'es-
pace. A vrai dire, 1'espace n'a pas de parties.
Notre esprit seul les imagine; mais ces separa-
tions n'orit rien de reel. Elles viennent en aide a
notre faiblesse, que 1'indetermination deconcerte
et qui a besoin de s'attacher a quelque chose de
precis et de limite.
La presence des corps dans Tespace n'altere
pas notre vue rationnelle de sa continuite. Nous
discernons, pour ainsi parler, Fespace a travers
les corps, et cette portion qu'ils en occupent
accidentellement se relie a Tespace environnant
tout comme s'ils ne Toccupaient pas.
Cette continuite n'est pas de meme nature
lO ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
que celle dont les corps nous offrent Fimage.
Entre la continuite de Tespace et celle des corps
il y a la meme distance qu'entre les figures
geometriques et leur realisation materielle.
Quelque soin que nous apportions, quelque de-
licats et perfectionnes que soient nos instru-
ments, nous ne pouvons nous flatter d'obtenir
des surfaces sans epaisseur, des lignes sans
largeur, des points sans aucune dimension. Ge-
pendant notre raison, par un effort d'abstrac-
tion, est arrive a concevoir ces objets et surtout
a s'en servir. De meme les corps en apparence
les plus compacts ne nous permettent pas d'af-
firmer leur continuite absolue. Nous ne savons
pas a Favance, comme pour 1'espace, et inde-
pendamment de toute experience, qu'il n'existe
pas en eux des solutions de continuite. Nous le
savons si peu que la Science moderne a de-
montre le contraire. Elle a etabli, par des faits
palpables, que tout corps, solide ou liquide, se
laisse comprimer sous Faction d'une force suf-
fisamment energique. D'autre part, la Chimie
regarde les derniers elements des corps comme
irreductibles. II faut des lors admettre, pour
expliquer la diminution de volume observee,
que ces derniers elements se rapprochent les
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L*INFINI. 4 1
uns des autres pendant la compression. La ma-
tiere n'offre done pas, par elle-meme, le proto-
type de cette continuite parfaite, ideale, abso-
lue, que nous avons dans Fesprit et qui nous
parait se trouver naturellement realisee dans
Fespace et dans le temps.
Le temps n'est pas seulement continu a la
maniere de 1'espace. Mais il passe ou s'ecoule,
et ce passage ou cet ecoulement nous suggere
Fidee d'une croissance, d'une augmentation
continue.
A Fidee d'augmentation les geometres ajou-
tent immediatement Fidee contraire, celle de
diminution, et pour exp rimer Fune et Fautre
ils ont fait choix d'un terme comprehensif :
celui de variation. Le temps nous donne done
Fidee de la variation continue.
G'est la certainement un des concepts les
plus feconds en Mathematiques. La Geometric
analytique repose entierement sur lui : Fadmi-
rable invention de Descartes implique la varia-
tion continue des coordonnees de la courbe.
Deja la Trigonometric avait familiarise Fesprit
avec des sinus et des cosinus croissant ou de-
croissant, entre zero et la longueur du rayon;
4* ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ainsi qu'avec des tangentes croissant ou decrois-
sant, entre zero et 1'infini, selon I'amplitude de
Tangle correspondant. La Mecanique, de son
cote, nous montre des mouvements qui tantot
s'accelerent et tantot se ralentissent d'une ma-
niere continue. Les longueurs decrites augmen-
tent progressivement jusqu'a Farret complet du
mobile et les vitesses, sous 1'influence d'un mi-
lieu resistant, s'eteignent par degres insensibles.
Disons mieux, il n'y a peut-etre pas une pro-
priete, geometrique ou mecanique, qui ne se
presente a nous sous Taspect d'une grandeur,
ou qui ne puisse etre figuree par une grandeur,
susceptible de varier avec continuite. L'incli-
naison mutuelle de deux droites, la direction et
la courbure d'une ligne en ses divers points,
1'intensite de la force centrifuge, les aires
decrites par un mobile sollicite vers un centre
fixe, sont autant de quantites dont la croissance
ou la decroissance est continue. La variation se
trouve liee a la position du point ou au choix du
moment. Les figures geometriques, lignes, sur-
faces et volumes, doivent leur continuite a 1'es-
pace. Les mouvements doivent la leur a la fois
a 1'espace et au temps.
La continuite ne pouvait manquer d'etre, de
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 43
la part des mathematiciens, 1'objet (Time gene-
ralisation analogue a celle de la grandeur elle-
meme. Comme ils ont abandonne la grandeur
geometrique pour envisager en Algebre la gran-
deur purement abstraite, ils ont admis que celle-
ci variait avec continuite. Supposition parfaite-
ment legitime d'ailleurs, car la grandeur abs-
traite peut toujours etre symbolisee par une
grandeur geometrique ( ' ).
Enfin la continuite de variation de la quantite
algebrique les a amenes a la continuite de varia-
tion des fonctions. Point culminant, moment
decisif dans le progres seculaire des Sciences
mathematiques.
Une equation, on le sait, est une relation
entre deux quantites, qui permet de determiner
les valeurs de 1'une au moyen des valeurs de
1'autre, et reciproquement. Les deux quaritites
ainsi liees par une formule algebrique ou ana-
lytique sont dites fonction Tune de 1'autre. La
C1 ) Je ne considere pas les quantites imaginaires qui sont,
apres tout, des quantites reelles, affectees du symbole de
1'imaginarite. Ce symbole agit comme un coefficient constant
pour donner aux quanlites reelles une signification speciale.
Mais ces quantites reelles, en dehors de leur symbole, sont
soumises aux memes lois que les quantites ordinaires.
3*
44 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
surface d'un cercle et son rayon; 1'espace par-
couru par un corps tombant librement dans le
vide et la duree de sa chute; la quantite d'eau
vaporisee dans une chaudiere et la consomma-
tion de charbon, sont des quantites fonction
I'une de 1'autre. Car la longueur du rayon deter-
mine 1'aire du cercle, la duree de la chute en
determine la hauteur, et la quantite de charbon
brule correspond a la quantite d'eau reduite en
vapeur.
Je ne parle que des fonctions exprimables
algebriquement. II peut y avoir et nous conce-
vons une foule de relations naturelles, que nous
ne savons pas exprimer par nos moyens mathe-
matiques. Leur existence n'est pas douteuse,
mais a raison du vague qui regne sur leur forme,
jeles laisse en dehors de ces considerations. Je
vise uniquement les fonctions qui se traduisent
en equations analytiques, susceptibles d'etre
resolues par rapport a I'une des quantites. La
valeur de celle-ci se trouve ainsi fixee au moyen
de la valeur attribute a 1'autre. Je dis : a I'autre,
je pourrais dire aux autres; car rien n'empeche
d'etablir 1'equation entre trois ou meme un plus
grand nombre de quantites. Le volume d'un
cone droit est fonction a la fois du rayon de la
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFlNI. 45
base et de la hauteur; le chemin parcouru par
un projectile est fonetion a la fois de la vitesse
initiale, de la pesanteur et de la resistance de
Fair. Si je ne mentionne que deux quantites ou
deux variables, c'est afm de simplifier le dis-
cours; mais les reflexions restent les memes.
La grande conception mathematique, mise en
pleine lumiere par Descartes, est celle-ci :
Quand deux quantites sont reliees par une
equation analytique, elles varient conjointement
d'une maniere continue. En d'autres termes, si
Tune des quantites varie avec continuite, la fone-
tion qui exprime la valeur de Fautre varie aussi
avec continuite.
La verite de ce principe ressort avec evidence
de la nature des operations auxquelles se livre le
geometre. Celui-ci, a travers les combinaisons
les plus savantes, aboutit finalement a un petit
nombre de fonctions irreductibles, qui sont
com me les premiers materiaux, les elements ne-
cessaires de ses formules les plus compliquees.
II imite en cela le chimiste ou plutot la Nature
qui realise, dans 1'ordre mineral et organique,
une immense variete de produits, a Faide de
certains corps simples. Les corps simples du
geometre, si j'ose ainsi parler, ses operations
46 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DBS SCIENCES.
fondamentales, ses algorithmes, comme on les
nomme, forment un tableau moins etendu que
celui du chimiste. A peine en compte-t-on une
douzaine veritablement distincts; encore, si on
les examine de pres, est-on dispose a en eliminer
quelques-uns, dont le caractere analytique est
assez contestable. Ces algorithmes, toutle monde
les connait : c'est Taddition, avec son inverse, la
soustraction ; la multiplication, avec son inverse,
la division; la puissance, avec son inverse, la
racine; la relation exponentielle, avec son in-
verse, la logarithmique ; enfin diverses relations
ou fonctions empruntees a la Geometric : cir-
culaires ou trigonometriques, elliptiques, etc.,
sur lesquelles je n'ai pas a m'etendre.
Le caractere continu de Faddition et de la
soustraction, ou de 1'augmentation et de la dimi-
nution, n'est pas a demontrer. La continuite de
la multiplication est tout aussi evidente ; on peut
toujours choisir un multiplicateur assez petit
pour que le produit tombe au-dessous de toute
grandeur assignable. On peut de meme faire
varier le diviseur assez legerement pour que le
quotient s'en ressente a peine. La meme obser-
vation s'applique a la fonction exponentielle ou
logarithmique ; on est maitre de faire varier aussi
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A I/INFINI. 4 7
peu qu'on veut la valeur de la fonction, en fai-
sant varier tres peu la valeur de 1'exposant ou du
logarithme. Enfin les rapports definis par les
lignes trigonometriques, elliptiques ou autres,
sont egalement susceptibles de varier avec conti-
nuite. Des lors toutes les combinaisons du geo-
metre, par cela meme qu'elles se resolvent en
fonctions simples, individuellement continues,
sont continues aussi dans leur ensemble. Car ces
combinaisons sont necessairement formees en
associant, reunissant, amalgamant les fonctions
simples, par des precedes semblables a ceux-la
memes que les fonctions simples representent.
Or, ces precedes n'alterent pas la continuite.
Done la fonction analytique, dans saplus grande
generalite, est continue, comme est continue la
variable qui la determine.
Une exception toutefois est a signaler; le lec-
teur 1'a deja apergue. La division est susceptible
d'aboutir a line extremite ou toute notion de
continuite se perd : quand le diviseur devient
nul et que le quotient, par consequent, prend la
valeur infinie. A cet instant precis la continuite
n'a pasde signification. Quelle continuite peut-il
y avoir entre Tinfini et ce qui le precede ? Fort
heureusement pour le geometre, la vue directe
48 ESSAIS SUR L.\ PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
de Finfini vient encore a son aide ; elle lui montre
Interpretation particuliere a donner au pro-
bleme et elle lui fournit le moyen de suppleer a
la notion de continuite, devenue tout d'un coup
hors d'usage. Finie en dega, fmie au dela, la
grandeur passe par Finfini, un seul moment. La
ligne oblique devient parallele et aussitot, si Ton
continue de Fincliner, reprend Fobliquite, en
sens contraire. La tangente trigonometrique
devient infinie, quand Fangle est exactement
droit; aussitot apres, pour peu que Fangle
augmente encore, elle rentre dans le fini, mais
en sens oppose : sa valeur est negative.
Le continu et Finfini sont done deux idees qui
s'excluent. Par dela le continu il y a un moment
unique ou le fini nous echappe; la grandeur
change d'etat, si Fon pent se permettre cette
metaphore empruntee a la Physique. L'infini
est la barriere du continu, mais une barriere
infiniment mince, de Fautre cote de laquelle le
continu recommence, sauf a revetir la forme ne-
gative, ou meme imaginaire.
La consequence de la continuite ou de la crois-
sance continue, c'est la possibilite de subdiviser
indefmiment une grandeur, ou, selon Fexpres-
CONTINUITE ET DIVISIBILITE A L'lNFINI. fo
sion consacree : la divisibility a Vinfini. Com-
ment, en effet; concevoir un terme a la sub-
division d'une grandeur continue ? Comment
imaginer, dans une quantite toujours semblable
a elle-meme, qu'on puisse arriver a une partie
, qui ne soit pas susceptible d'etre divisee a son
tour en d'autres parties? Je parle, cela va de
soi, de la divisibilite theorique, et non de la di-
vision pratique, limitee necessairement par la
faiblesse de nos organes et par Fimperfection
de nos instruments. La division a Finfini est
une vue de la raison, analogue a celle qui dis-
cerne les figures geometriques. Elle s'adressc
seulement aux quantites douees de la continuite
parfaite, comme Tespace et le temps, ou aux
quantites revetues par nous de cette propriete,
comme les grandeurs abstraites de 1'Algebre.
Ainsi entendue, la divisibilite a 1'infini peut
grossir le nombre des axiomes par lesquels s'ou-
vre la Geometric d'Euclide. Dire d'une droite
qu'elle est continue, ou divisible indefiniment, ou
qu'elle est unique entre deux points donnes,
c'est enoncer des verites du meme ordre. Peut-
etre Tenseignemcnt mathematique gagnerait-il
a ne les point separer, au lieu d'ajourner Tune
d'entre elles, comme si elle etait moins evidente.
4
5o ESSAIS SUB LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
Pascal, dans ses memorables Reflexions sur
la Geometric en general ('), a consacre a la
division indefinie de 1'espaceles lignes suivantes,
demeurees classiques :
« Enfin un espace, quelque petit qu'il soit,
ne peut-il pas etre divise en deux, et ces moities
encore? Et comment pourrait-il se faire que ces
moities fussent indivisibles, sans aucune etenduc,
elles qui, jointes ensemble, ont fait la premiere
etendue?
» II n'y a point de connaissance naturelle
dans Thomme qui precede celles-la, et qui les
surpasse en clarte. Neanmoins. afin qu'il y ait
exemple de tout, on trouve des esprits excellents
en toutes autres choses, que ces infinites cho-
quent, et qui ne peuvent, en aucune sorte, y
consentir.
» Je n'ai jamais connu personne qui ait pense
qu'un espace ne puisse etre augmente. Mais j'en
ai vu quelques-uns, tres habiles d'ailleurs, qui
ont assure qu?un espace pouvait etre divise en
deux parties indivisibles, quelque absurdite qu'il
s?y rencontre.
(*) Pensees de Blaise Pascal, article II.
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 5 1
» Je me suis attache a rechercher en eux
quelle pouvait etre la cause de cette obscurite,
et j'ai trouve qu'il n'y en avait qu'une princi-
pale, qui est qu'ils ne sauraient concevoir un
continu divisible a 1'infini : d'ou ils concluent
qu'il n'est pas ainsi divisible. C'est une ma-
ladie naturelle a I'homme, de croire qu'il pos-
sede la verite directement, et de la vient qu'ii
est toujours dispose a nier tout ce qui lui est
incomprehensible ; au lieu qu'en effet il ne con-
nait naturellement que le mensonge, et qu'il ne
doit prendre pour veritables que les choses dont
le contraire lui parait faux.
» Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une
proposition estinconcevable, il faut en suspendre
le jugement, et ne pas la nier a cette marque,
mais en examiner le contraire ; et si on le trouve
manifestement faux, on peut hardiment affirmer
la premiere, tout incomprehensible qu'elle est.
Appliquons cette regie a notre sujet.
» II n'y a point de geometre qui ne croie
1'espace divisible a 1'infini. On ne peut non plus
1'etresans ce principe, qu'etre homme sans ame.
Et neanmoins, il n'y en a point qui comprenne
une division infinie; et 1'on ne s'assure de cette
verite que par cette seule raison, mais qui est
52 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
certainement suffisante, qu'on comprend parfai-
tement qu'il est faux qu'en divisant un espace on
puisse arriver a une partie indivisible, c'est-
a-dire qui n'ait aucune etendue. Gar qu'y a-t-il
de plus absurde que de pretendre qu'en divi-
sant toujours un espace, on arrive enfin a une
division telle, qu'en la divisant en deux, cha-
cune des moities reste indivisible et sans aucune
etendue?
» Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces
raisons, et qui demeureront dans la croyance
que Tespace n'est pas divisible a rinfini, ne
peuvent rien pretendre aux demonstrations geo-
metriques; et quoiqu'ils puissent etre eclaires
en d'autres choses, ils le seront fort peu en
celles-ci; car on peut aisement etre tres habile
homme et mauvais geometre. »
On peut s'etonner qu'une idee aussi claire ait
fait Fobjet de controverses, non seulement au
temps de Pascal, mais apres lui. Aujourd'hui
encore il se trouve des personnes qui signalent
com me une antinomic de la raison Fimpossi-
bilite de concevoir soit la division a rinfini, soit
la division limitee. Chacune de ces affirmations
provoque, disent-elles, une protestation inevi-
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 53
table, de sorte que Tesprit reste ensuspens entre
les deux.
Le secret de cette pretendue antinomie me
parait resider surtout dans une confusion de
mots. On ne distingue pas nettement entre les
quantites continues, du ressort des Mathema-
tiques pures, et les quantites de Fordre physique.
Pour les premieres, il n'y a pas d'hesitation, rien
ne saurait obscurcir les lumineuses reflexions de
Pascal; la division a Finfini est non seulement
concevable, mais necessaire. Pour les quantity's
de 1'ordre physique, la question est tout autre.
La matiere n'est pas continue; la subdivision
indefinie ne saurait done s'entendre que de leurs
dernieres particules, celles que le chimiste de-
clare irreductibles, et indivisibles par conse-
quent. Ces particules sont-elles irreductibles en
effet, et aucune force physique ou chimique ne
peut-elle en operer la separation? Personne ne
le sait positivement. En Fabsence de preuve
directe, les chimistes citent a 1'appui de leur opi-
nion deux faits considerables.
Le premier est la pluralite des elements qui
gardent leurs proprietes specifiques, a travers
tous les traitements qu'on leur fait subir. ,Que
ces elements soient des sortes de matiere reelle-
54 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ment distinctes, de vrais coj^ps simples, ou qu'ils
proviennent de groupements fixes d'un meme
element primordial, nous n'en sommes pas
moins en presence de materiaux qui parais-
sent avoir leur individuality: , car celle-ci survit
aux transformations qui Font momentanement
voilee. Un element ou un atome — le nom im-
porte peu de fer, d'argent, de charbon,
d'oxygene, engage dans les combinaisons les
plus variees pourra toujours, on le sail, etre
retrouve avec ses caracteres distinctifs et jouer
de nouveau le meme role.
Les plus grandes forces de la Nature sem-
blent impuissantes a alterer ces caracteres ou a
detruire ces groupements. Gar 1'analyse spec-
trale nous revele la presence desmemes elements
dans des astres lointains, ou les conditions de
temperature et de pression sont cependant si
differentes de celles de nos laboratoires. Devant
cette tenacite invincible, il nous est difficile d'ad-
mettre que la matiere ne s'arrete pas a un cer-
tain degre dans 1'echelle de la decroissance et
que les caracteres distinctifs dont elle se pare
ne s'attaehent pas a quelque chose d'immuable.
Une subdivision indefinie, comme celle de la
grandeur geometrique, marchanta Tevanouisse-
COXTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 55
ment, se concilie mal, dans notre esprit, avec la
conservation integrale des proprietes originelles
et avec la possibilite de les remettre en evidence
a tout instant.
Le second fait, auquel notre grand chimiste
Regnault attachait tine extreme importance, est
celui de la combinaison des corps en propor-
tions defmies. « Ce fait, disait-il, qui a ete par-
faitement demontre par Fexperience, est la
principale preuve que nous invoquons pour
etablir la divisibilite limitee de la matiere, et
Texistence de molecules indivisibles. L'expe-
rience montre meme que les rapports les plus
simples sont ceux qui se presentent le plus fre-
quemment; ainsi, on rencontre ordinairement
dans les corps composes les rapports de i a 2,
de i a 3, de i a 4? de i a 5, ou les rapports
de 2 a 3, de 2 a 5, de 2 a 7 (')- » Depuis
Regnault, la Chimie a realise des combinaisons
dans lesquelles les nombres sont loin d'etre
aussi simples. Mais les rapports demeurent
commensurables et Targument conserve sa va-
leur. Comment concevoir la fixite dans les
combinaisons, si les quantites en jeu ne com-
(!) Cours de Chimie, 2e edition, p. 6.
56 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
prennent pas des nornbres precis d'elements
irreductibles?
Certaines ecoles de Fantiquite, bien que pri-
vees d'experiences scientifiques, avaient ete con-
duites, par des considerations a priori, a la
meme conclusion. D'apres Democrite et plus
tard Epicure, « le plein de la Nature est occupe
par des atonies qui different entre eux par la
forme, 1'ordre et la position, et dont les di-
vers arrangements rendent compte de tous les
etres ». On ne peut s'empecher d'admirer une
perspicacite ainsi poussee jusqu'a la divina-
tion. Car la Chimie moderne a non seulement
ete amenee a reconnaitre les atonies pressentis
par Democrite, mais elle se demande meme si
1'unite de la matiere, qui semble impliquee
dans les idees du philosophe grec, ne serait pas
une realite. La pluralite des corps ne se rame-
nerait-elle pas a une pluralite d' « arrange-
ments » ou de groupements?
En resume, la divisibilite limitee de la matiere
ne repugne pas a la raison ; elle parait meme
tres probable, soit qu'il y ait plusieurs especes
de matiere, soit qu'il n'y en ait qu'une seule.
Au contraire, la divisibilite a Finfini des gran-
CONTINUITE ET DIVISIBILITY A L'lNFINI. 67
deurs mathematiques, de Tespace et du temps,
est a la fois certaine et necessaire. Loin que la
raison se refuse a admettre soit Tune soit Fautre
affirmation, sous pretexte d'une contradiction
insoluble, elle les admet toutes les deux a la fois,
et elle les admet sans difficulte, parce qu'elles
visent des objets d'une nature differente. Elle
n'a a redouter aucune antinomie, car ces deux
affirmations, se constituant dans des ordres d'i-
dees paralleles, ne risquent point de se rencon-
trer pour se tenir mutuellement en echec.
CHAP1TRE IV.
INFINIMENT PETITS.
La division a 1'infini nous met en presence de
quantites de plus en plus reduites, evanouis-
santes, disent les geometres, et dont le degre de
petitesse echappe a toute fixation. Car, par des di-
visions nouvelles, ce degre, si has qu'il fut place,
pourrait toujours etre atteint et meme depasse.
Supposons, pour mieux eclaircir le sujet, que
le precede soit applique a une longueur deter-
minee, a une portion finie de ligne droite. Cette
portion est d'abord partagee en deux moities;
chacune de ces deux moities en deux autres, et
ainsi de suite, indefiniment. Les longueurs res-
pectives des parties, a chaque degre de 1'echelle,
seront representees par les fractions : un demi,
un quart, un huitieme, un seizieme, etc. Aucun
terme ne pourra etre assigne a cette serie des-
cendante, puisque la longueur correspondant a
ce terme pourra encore etre partagee en deux
60 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES.
moities, qui porteraient le terme plus loin.
La Geometric et FArithmetique manifestent
ainsi de concert la division a Finfmi; Tune sur
une longueur, Fautre sur la grandeur abstraite,
le nombre.
En meme temps que chaque partie se trouve
exprimee par une fraction de plus en plus
petite, le nombre de ces parties devient de plus
en plus grand. II est represente successivement
par les chiffres deux, quatre, huit, seize, etc.,
sans qu'on puisse davantage assigner un terme a
cette progression ascendante. Nous sommes, dit
Pascal, places entre les deux extremes de la
grandeur, entre le neant et 1'infini.
Ces extremes ne peuvent etre atteints, ni Tun
ni Fautre. Nous avons beau accumuler les divi-
sions, le nombre des parties ne sera jamais infini.
Nous avons beau diviser de nouveau chaque
partie, nous n'amenerons jamais sa dimension a
zero. Les parties les plus reduites gardent tou-
jours une trace de la grandeur, puisque reunies
entre elles, juxtaposees bout a bout, elles doi-
vent reconstituer la longueur donnee. Or de
purs zeros, accumules en aussi grand nombre
qu'on le voudra, ne reconstitueraient jamais une
quantite fmie.
INFINIMKNT PETITS. 6 1
Le propre des grandeurs evanouissantes est
done a la fois de pouvoir descendre au-dessous
de toute valeur assignee, si minime qu'on la sup-
pose, et cependant de ne pouvoir jamais devenir
rigoureusement nulles. Elles cotoient le neant,
mais elles n'y tombent pas. En cela, elles se dis-
tinguent des quantites obtenues par soustraction
ou par difference, qui diminuent a mesure que le
prelevement augmente et qui deviennent nulles
quand le prelevement est egal a la quantite
donnee. Yoici) par exemple, un mobile dont la
vitesse est graduellement ralentie par la resis-
tance du milieu ambiant. A chaque instant la
vitesse conservee est la difference entre la vitesse
initiale et celle qu'ont detruite les obstacles. Elle
devient de plus en plus faible et le mobile finit
par s'arreter, quand la vitesse detruite est preci-
sement egale a la vitesse primitive. Si le mobile
parcourt une circonference, Tare qu'il lui reste a
decrire pour revenir au point de depart diminue
de plus en plus et a un certain moment il dis-
parait, parce qu'il est la difference entre la cir-
conference entiere et Fare deja parcouru. Ces
quantites decroissantes n'ont aucun rapport avec
celles qui resultent de la division repetee, ou
parties aliquotes, toujours en etat de reconsti-
62 ESSAIS SUR LA PJIILOSOPHIE DES SCIENCES.
tuer la grandeur primitive. Ces dernieres seules
interessent le geometre; elles ont regu le nom
ft infiniment petits.
Cette appellation, dontle vrai sens est : inde-
finiment decroissant, a pour but de rappeler
que la quantite n'epuise jamais sa faculte de
decroissance, mais qu'apres avoir longtemps
diminue, elle peut diminuer encore sans arriver
cependant a cette fin derniere qui est le zero.
Les quantites sont indefiniment petites, mais
elles existent toujours. Elles sont une reduction
des quantites d'ou elles precedent. Elles en of-
frentune image de plus en plus attenuee, comme
celle que nous obtiendrions en regardant a tra-
vers des verres qui eloignent de plus en plus les
objets.
Chaque grandeur continue a son infmiment
petit correspondant. La ligne droite a son infi-
niment petit rectiligne. La ligne courbe a son
infiniment petit curviligne. La surface a son infi-
niment petit superficiel, plan ou courbe, selon
les cas. La force, la vitesse, la duree ont leurs
infiniment petits respectifs, qui sont une force,
une vitesse, une duree infiniment petite. Chaque
infiniment petit est de la nature de sa quantite
INFINIMENT PETITS. 63
mere, et il ne saurait en etre autrement. Car
rinfiniment petit, il ne faut jamais Toublier, re-
pete un certain nombre de fois doit reproduire
la quantite mere. II se comporte a cet egard
comme la fraction ordinaire, dont il differe seu-
lement par la dimension, laquelle a cesse de nous
etre perceptible et meme concevable, puisque
le diviseur excede ici les nombres susceptibles
d'etre formules.
Ce serait avoir une singuliere idee des infini-
ment petits, de s'imaginer qu'a force de les di-
minuer on les rend identiques les uns aux autres,
et qu'a un certain moment ils ne se distinguenl
plus entre eux. Ils portent, au contraire, 1'em-
preinte indelebile de leur origine. Un infmiment
petit de ligne ne peut se confondre avcc un inli-
niment petit de surface. Un inliniment petit de
force ne peut se confondre avec un infiniment
petit de duree. La seule cventualite a prevoir,
c'est que des infiniment petits voisins par leur
origine, cornme sont tous les infiniment petits
lineaires, en arrivent, je ne dirai pas a se con-
fondre absolument — ils ne le peuvent jamais -
mais a se rapprocher assez les uns des autres
pour que la difference entre eux devienne infini-
ment petite par rapport a eux-memes. Un infi-
64 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
niment petit rectiligne et un infiniment petit
curviligne, par exemple, peuvent differer entre
eux d'une quantite non seulement infiniment
petite en soi — elle Test toujours — inais d'unc
quantite infiniment petite par rapport a eux-
memes, ou doublement infiniment petite. Deux
infiniment petits superficiels, 1'un plan, 1'autre
courbe, peuvent differer dans des conditions
semblables. De meme pour deux infiniment
petits, 1'un de force constante, 1'autre de force
variable.
Ce rapprochement, cette intimite sont inter-
dits aux infiniment petits entre lesquels la
nature des choses a mis un obstacle permanent,
une demarcation que rien ne saurait attenuer.
Un infiniment petit de ligne et un infiniment
petit de volume, un infiniment petit de force et
un infiniment petit de duree ne sont pas compa-
rables entre eux. Us n'ont pas de difference, ni
grande ni petite. Us appartiennent a des ordres
d'idees separes. Les infiniment petits suscepti-
bles de se rapprocher doivent, avant tout, etre
homogenes, j'entends par la faire partie d'une
meme famille et posseder en commun certains
traits essentiels. La ligne courbe et la ligne
droite, quoique d'origines differentes, ont en
INFINIMENT PETITS. 65
commun leur unique dimension, qui permet de
les grouper dans la meme categoric et rend
possible le rapprochement de leurs infiniment
petits. II n'est point necessaire d'etre geometre
pour s'y reconnaitre, le bon sens suffit. Per-
sonne n'hesite a dire que la circonference d'un
cercle est comprise entre le perimetre du poly-
gone inscrit et le perimetre du polygone circon-
scrit; et personne ne dirait que la surface de la
sphere est comprise entre ces deux polygones.
Nul ne s'aviserait de pretendre qu'un infiniment
petit de volume et un infiniment petit de force
tendent a se confondre, bien que Fun et Fautrc
convergent a la fois vers zero.
Les quantites finies sont classees par les alge-
bristes d'apres le nombre de leurs dimensions
ou d'apres le degre avec lequel elles figurent
dans les equations. Les lignes, les surfaces, les
volumes sont respectivement du premier, du
second, du troisieme degre. Les degres supe-
rieurs au troisieme n'ont pas de signification
speciale, du moins dans la Geometric ordinaire,
qui reconnait seulement trois dimensions. Us
indiquent des operations arithmetiques ou alge-
briques a effectuer, c'est-a-dire des puissances.
5
66 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES.
II convient meme de se degager entierement
de la preoccupation geometrique, qui pese sur
les trois premiers degres, a raison de 1'origine
historique de la classification. II faut voir exclu-
sivement dans les quantites des resultats de
comparaison ou des nombres (commensurables
ou non), en d'autres termes, des grandeurs
abstraites, douees de continuite et susceptibles
d'etre divisees a 1'infini. Elles sont alors classees,
en dehors de toute signification concrete, d'apres
leur degre ou d'apres 1'indice de la puissance a
laquelle elles doivent etre portees. Ainsi une
quantite marquee du troisieme degre represente
non un cube geometrique mais un riombre mul-
tiplie deux fois de suite par lui-meme.
Les mfmiment petits sont envisages du meme
point de vue : on les classe aussi d'apres leur
degre ou leur puissance. Toutefois, afin de dis-
tinguer ce classement de celui des quantites
fmies. on est convenu de remplacer le mot degre
par celui ftordre, en lui laissant d'ailleurs exac-
tement le meme sens. Les infmiment petits du
premier, du deuxieme et du troisieme ordre ont
correspondu originairement, comme les quan-
tites fmies, aux lignes, aux surfaces et aux vo-
lumes. Us n'ont plus aujourd'hui qu'une signifi-
INFINIMENT PETITS. 67
cation algebrique; ils representent simplement
des puissances.
Tout nombre superieur a 1'unite donne un
produit plus grand que lui-meme, si on 1'eleve
au carre; et plus grand encore, si on 1'eleve au
cube, et encore plus grand si on 1'eleve a la qua-
trierne puissance. Et si ce nombre primitif, au
lieu d'etre simplement superieur a 1'unite, est
infiniment grand, son carre sera infiniment grand
par rapport a lui, et son cube infiniment grand
par rapport au carre; et ainsi de suite. Inverse-
ment, si le nombre primitif est inferieur a Tunite,
son carre sera plus petit que lui, et son cube plus
petit que son carre. Et si, au lieu d'etre simple-
ment inferieur a 1'unite, il est infiniment petit,
son carre sera infiniment petit par rapport a lui,
son cube infiniment petit par rapport a son carre,
et ainsi de suite. Le degre de petitesse des infi-
niment petits se mesure done par 1'ordre dont
ils sont affectes. En general, un infiniment petit
d'un certain ordre est infiniment grand par rap-
port aux infiniment petits d'un ordre superieur,
et infiniment petit par rapport a ceux d'un ordre
inferieur. Les infiniment petits du meme ordre
sont entre eux dans des rapports finis, tandis que
les infiniment petits d'ordres inegaux sont entre
68 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
eux dans des rapports tantot infiniment grands
et tantot infiniment petits. On peut dire que la
grandeur d'un infiniment petit est en raison in-
verse de son ordre ou du degre de sa puissance
algebrique.
II faut s'habituer a manier les infiniment pe-
tits avec la meme facilite et sans plus d'hesitation
que les quantites finies, dont au fond ils ne diffe-
rent pas, si ce n'est par la grandeur. Seulement,
par cela meme qu'ils sont infiniment petits, ils
manifestent parfois entre eux des relations qui
ne subsistent pas entre quantites finies, et qui
se retrouvent, mais en sens inverse, quand les
quantites sont infiniment grandes. Tragons, par
exemple, un cercle, et, a Fextremite d'un rayon
quelconque, menons une tangente, qui sera per-
pendiculaire a ce rayon. Puis, du centre, diri-
geons une oblique sur la tangente. Ces trois
lignes, le rayon, la tangente et Foblique, forme-
ront un triangle rectangle, dont 1'hypotenuse
sera coupee, en un certain point, par la circonfe-
rence. Tant que la figure gardera des dimensions
finies, c'est-a-dire tant que 1'oblique ne sera ni
parallele ni perpendiculaire a la tangente, toutes
les parties conserveront entre elles des rapports
INFIMMENT PETITS. 69
finis. Notamment, la portion de Thypotenuse,
comprise entre la tangente et la circonference, et
la droite ou corde qui joint les extremites dc
Tare renferme dans le triangle, seront dans im
rapport flni. Mais si 1'oblique tend a devenir
parallele a la tangente, la portion de 1'hypote-
nuse deviendra inliniment grande par rapport a
la corde (qui ne peut en aucun cas depasser
la corde d'un arc de quatre-vingt-dix degres). Si
an contraire 1'oblique se rapproche du rayon,
la portion de Fhypotenuse deviendra infiniment
petite par rapport a la corde devenue, elle aussi,
infiniment petite. Cette portion de 1'hypotenuse
sera done un infiniment petit du second ordre,
tandis que la corde est du premier ordre. On
pourrait multiplier les exemples, et constam-
ment on verrait se produire le meme phenomene,
non seulement dans les figures geometriques,
mais dans toutes sortes de problemes, mecani-
ques ou autres.
Les quantites en marche vers le neant n'y ten-
dent pas toutes du meme pas. Les unes s'attar-
dent, les autres s'accelerent; plusieurs ont deja
fait un tel chemin qu'elles disparaissent devant
celles qui les suivent. L'ordre de grandeur est
determine par la nature des relations qui existent
70 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
entre les divers elements de la figure ou du phe-
nomene. Get ordre ne depend pas du geometre;
celui-ci le constate et se borne a Fenregistrer.
Pascal, qui aurait certainement invente le
Galcul infinitesimal si la religion ne 1'avait de
bonne heure ravi aux Mathematiques, allait au-
devant des difficultes que les infmiment petits
des divers ordres pouvaient rencontrer chez
certains esprits : « Enfin, disait-il, s'ils trouvent
etrange qu'un petit espace ait autant de parties
qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles
sont plus petites a mesure ; et qu'ils regardent
le firmament au travers d'un petit verre, pour
se familiariser avec cette conriaissance, en
voyant chaque partie du ciel et chaque partie
du verre.
» Mais s'ils ne peuvent comprendre que des
parties, si petites qu'elles nous sont impercep-
tibles, puissent etre autant divisees que le fir-
mament, il n'y a pas de meilleur remede que
de les leur faire regarder avec des lunettes qui
grossissent cette pointe delicate jusqu'a une
prodigieuse masse; d'ou ils concevront aise-
ment que, par le secours d'un autre verre
encore plus artistement taille, on pourrait les
grossir jusqu'a egaler ce firmament dont ils
IXFIXIMEXT PETITS. ~l
admirent Fetendue. Et ainsi ces objets leur
paraissant maintenant tres facilement divi-
sibles, qu'ils se souviennent que la Nature peut
infiniment plus que Fart.
» Car enfin, qui les a assures que ces verres
auront change la grandeur naturelle de ces
objets, ou s'ils auront, au contraire, retabli la
veritable, que la figure de notre oeil avait
changee et raccourcie, comme font les lunettes
qui amoindrisscnt? II est facheux, dit-il en ter-
minant, de s'arreter a ces bagatelles; mais il y
a des temps de niaiser. »
II est a peine croyable que la conception des
infiniment petits ait souleve autant de contes-
tations. On a voulu voir en elle je ne sais quoi
d'insolite et meme de mysterieux. Elle allait,
semblait-il, a 1'encontre de la saine Geometric,
alors qu'en realite elle se produisait dans le sens
de son developpement naturel. En quoi les inll-
niment petits sont-ils plus obscurs et moins legi-
times que les autres objets consideres par elle?
Par quel cote les depassent-ils en difficulte?
Est-il plus malaise de concevoir un infiniment
petit que de concevoir une surface, une ligne.
un point?
J2 ESSA1S SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES.
La vue de ces dcrniers objets ou Fabstraction
operee par la Geometric elementaire implique
la suppression radicale d'une ou de plusieurs
dimensions. G'est la, en verite, un effort consi-
derable demande a la raison. La conception dc
1'infiniment petit n'exige rien de semblable.
Elle laisse les choses en Fetal. Parle-t-on dc
volume? Elle en respecte les trois dimensions.
Elle se borne a les reduire extremement, mais
elle ne les supprime pas. Envisage-t-on une
surface? Elle n'aggrave pas Tabstraction deja
consommee; elle accepte et conserve les deux
dimensions proposees. Enfin s'agit-il d'unc
ligne? Elle ne change rien a sa constitution
ideale; elle en fait simplement decroitre la
longueur.
La seule nouveaute dont elle paraisse res-
porisable, c'est la variabilite. Aux volumes, aux
surfaces, aux lignes, de dimensions determi-
nees, elle substitue des grandeurs indecises,
dont le propre est d'echapper a toute limitation.
Mais si Ton veut bien y prendre garde, de cette
notion meme elle n'a pas 1'initiative. Elle 1'a
trouvee dans la Geometric des anciens. Deja
Euclide et ses successeurs avaient considere des
quantites variables. Deja ils passaient du com-
INFINIMENT PETITS. 78
mensurable a rincommensurable par nuances in-
sensibles. Us imaginaient des polygones dont les
cotes diminuaient indefiniment de longueur. Us
etudiaient des ellipses dont la forme approchait
tour a tour du cercle et de la parabole, selon la
distance comprise entre les foyers.
La conception de Finfiniment petit n'est
done ni plus obscure ni plus compliquee que
celles de la plupart des objets definis par les
premiers geometres. Elle est meme a certains
egards plus facile a penetrer. Si elle laisse
parfois dans les esprits une sorte d'hesitation,
cela tient uniquement, je n'en doute pas, a
Fepoque tardive ou elle fait son apparition dans
renseignement. Si elle etait presentee de con-
cert avec les autres notions fondamentales, elle
serait acceptee sans defiance. De longues expli-
cations ne seraient point necessaires pour lui
imprimer le meme caractere de certitude. Mais
un respect exagere de la verite historique en
fait differer Texposition et lui assigne un rang
tres eleve dans la hierarchic mathematique.
Cette tradition porte les eleves a maintenir
cntre les idees une demarcation profonde que
la logique ne justifie pas. La gloire de Newton
et de Leibnitz n'est pas d'avoir cree de toutes
74 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
pieces une notion inedite, mais d'avoir su lui
decouvrir des applications aussi nombreuses
que nouvelles, et d'avoir substitue une rnethode
generale et sure a des precedes particuliers et
incertains. De plus ils ont imagine, Leibnitz sur-
tout, des notations et des locutions qui ont beau-
coup facilite le maniement du nouveau Calcul.
Lagrange, dont le profond genie se complai-
sait aux voies inexplorees, entreprit de recon-
stituer le Calcul infinitesimal d'apres une vue
toute differente de celle qui avail guide Newton
et Leibnitz. De la, son immortelle Theorie des
fonctions analytiques qui, avec la Mecanique
analytique et le Calcul des variations, lui assi-
gnent un rang si eleve parmi les plus grands
geometres. Toutefois 1'idee essentielle de sanou-
velle Theorie parait inspiree par une apprecia-
tion peu exacte de la conception de Leibnitz. En
faisant intervenir les infmiment petits « on a,
dit-il, le grand inconvenient de considerer les
quantites dans Tetat ou elles cessent, pour ainsi
dire, d'etre quantites (') ». Lagrange a-t-il
(!) Theoj^ie des fonctions analytiques, par M. J.-L.
Lagrange, 3e edition, p. 4.
INF1NIMENT PETITS. 7 >
entendu que les infiniment petits n'ont pas
d'existence reelle, qu'on ne les rencontre pas
dans la Nature? Nul ne pourrait le contester.
Tout ce qui existe est determine et par conse-
quent fini. Mais a ce compte il n'y aurait pas
davantage de variable; car une quantite, par
cela meme qu'elle est, possede une valeur
actuelle precise. Notre raison seule enfante la
notion de variable, en rapprochant les gran-
deurs de quantites voisines et les regardant
comme des valeurs successives d'une meme
quantite. La notion d'inflniment petit est du
meme ordre; Tune et Fautre sont des creations
rationnelles. Lagrange a-t-il simplement vise
Fextreme petitesse de Fobjet, qui se derobe a
toute investigation? L'infiniment petit est en
effet imperceptible aux sens, mais il ne Test pas
a, la raison, qui voit encore en lui une quantite,
malgre sa reduction indefinie; comme elle voit
des quantites dans la ligne et dans la surface,
malgre Fabsence d'une ou plusieurs des dimen-
sions qui accompagnent la realite.
On ne saurait trop le repeter : Finfiniment
on V indefiniment petit n'est jamais nul. Sous-
trait par definition a Feventualite de Faneantis-
sement, il conserve toujours les caracteres des
76 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES.
quantites desquelles il derive. Un nombre de
plus en plus attenue ne cesse jamais d'etre mi
nombre. Une fraction, dont le diviseur grossit
sans cesse, ne cesse jamais de figurer dans
1'echelle de la grandeur. « Car dans les nom-
bres, dit encore Pascal, de ce qu'ils peuvent
toujours etre augmentes, il s'ensuit absolument
qu'ils peuvent toujours etre diminues, et cela
est clair; car si Ton peut multiplier un nombre
jusqu'a cent mille, par exemple, on peut aussi en
prendre une cent-millieme partie, en la divisant
par le meme nombre qu'on le multiplie; et ainsi
tout terme d'augmentation deviendra terme de
division en changeant Fentier en fraction. De
sorte que Taugrnentation infinie enferme neces-
sairement aussi la division infinie. »
CHAPITRE V.
LIMITES.
Qu'est-ce qu'une limite?
Dans le langage ordinaire une limite est une
barriere qui ne doit pas etre franchie. Mais
cette barriere peut etre atteinte, touchee. Dans
le langage mathematique, une limite est une
barriere qui non seulernent ne doit pas etre
franchie, mais qui ne peut meme pas etre
atteinte. On peut simplement en approcher. La
distance est reduite autant qu'on le souhaite,
mais elle ne saurait devenir rigoureusement
nulle. Le zero est la barriere des infiniment
petits; ils en approchent sans cesse, mais ils ne
Tatteignent j amais.
La limite mathematique reveille done invin-
ciblement 1'idec d'infiniment petit. Ou plutot,
rinfiniment petit est indispensable a la limite;
il marque la distance entre elle et 1'objet qui la
cotoie. Une limite, dont 1'objet ne pourrait
78 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DliS SCIENCES.
approcher au dela (Tune certaine distance, ne
serait pas line limite mathematique. Ne le serait
pas davantage celle qui pourrait etre formelle-
ment atteinte, ou avec laquelle 1'objet variable
pourrait se confondre.
Un cercle est la limite des polygones inscrits
et circonscrits dont le nombre des cotes aug-
mente indefiniment. Gar la difference entre le
polygone inscrit et le polygone circonscrit, et
par suite entre chacun d'eux et le cercle, qui est
compris entre les deux, peut etre abaissee au-
dessous de toute grandeur donnee. Mais un
cercle plus grand ou plus petit que celui sur le-
quel s'appuient les polygones n'est pas leur li-
mite ; car ces derniers n'en peuvent approclier au
dela d'une certaine distance. L'asymptote a une
branche d'hyperbole en est la limite, mais une
parallele a cette asymptote n'est point une li-
mite. Car si elle est situee en dega, elle sera
atteinte et coupee par Fhyperbole; si elle est
situee au dela, Thyperbole en restera separee au
moins par la distance comprise entre 1'asymptote
et la parallele.
Pour un motif inverse, le diametre d'un cercle
n'est pas la limite des cordes, parce que rien n'em-
peche celles-ci de passer par le centre et de de-
LIMITES. 79
venir exactement des diametres. Un rayon n'est
pas davantage la limite des sinus trigonometri-
ques, parce que rien n'empeche Tangle d'etre
droit et par suite le sinus de se confondre avec
le rayon. Dans ces deux exemples, la ligne faus-
sement nommee limite serait simplement le plus
grand des objets considered, comme dans d'au-
tres circonstances elle en serait le plus petit.
Quand on reflechit sur la definition de la
limite, on est frappe de la raison profonde qui
1'a recommandee aux geometres.
La connaissance d'une corde, dans un cercle,
n'apprend rien de nouveau sur le diametre,
parce qu'il y a entre eux identite de nature,
d'essence. G'est une pure question de plus ou de
moins : ajoutez une certaine longueur a une
corde, vous avez le diametre; retranchez une
certaine longueur du diametre, vous avez la
corde. L'etude de la corde serait done un de-
tour inutile pour arriver a la connaissance du
diametre. II adviendrait meme, dans ce cas par-
ticulier, que, le diametre etant une ligne plus
facile a determiner qu'une corde quelconque, il
y aurait avantage a examiner le diametre direc-
tement, sans s'occuper d'abord de la corde.
80 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DKS SCIENCES.
II en est tout autrement du polygone et du
cercle. Ces deux objets different entre eux
par nature. Le cercle n'est pas un polygone a
cotes plus ou moins petits ; il n'a pas de cotes.
Quelque nombreux que soient les cotes d'un
polygone, il n'est jamais un cercle; il reste poly-
gone toujours. Par consequent le polygone peut
et doit avoir des proprietes distinctes de celles
du cercle. Mais, d'autre part, le polygone peut
approcher incessamment du cercle et la diffe-
rence entre eux descend au-dessous de toute
quantite donnee. Des lors la propriete du poly-
gone, ou la relation qui Fexprime, s'adapte au
cercle avec d'autant moins d'inexactitude que le
polygone est plus pres de se confondre avec le
cercle. Et si nous savons exprimer la condition
que le rapprochement est pousse au dela de
tout terme fixe, Ferreur commise est par la
meme assujettie a tomber au-dessous de toutc
grandeur finie, autrement dit elle devient rigou-
reusement nulle.
Tel est le but de T Analyse infmitesimale. Elle
se propose invariablement, en employ ant la me-
thode des limites ou quelque procede analogue,
de mettre en presence deux objets de nature
distincte : Pun qu'on peut connaitre, et 1'autre
LIMITES. 8 1
qu'on ne sail comment penetrer. Si ces deux
objets sont susceptibles de devenir de plus en
plus voisins, le probleme est resolu. Ainsi se
degage ce resultat, en apparence paradoxal, que
la connaissance d'un objet sert a procurer la
connaissance d'un autre objet, a raison precise-
ment de ce que leur nature differe. Tout le
secret de 1'operation reside dans la possibilite de
leur rapprochement indefini.
Nous touchons ici un des points les plus con-
troverses de 1'Analyse mathematique. Beaucoup
reprochent a la conception des limites d'etre
detournee, artificielle et peu propre, disent-ils,
a faciliter la vue des verites geometriques.
Detournee, elle Test assurement, car ce n'est
pas une voie directe de passer par un objet
etranger a la question pour arriver a la deter-
mination de celui qui nous interesse. Mais com-
ment 1'eviter? Gette marche nous est imposee
par I'infirmite de notre esprit, qui n'est pas
capable de percevoir directement les proprietes
de toutes choses? Est-ce la faute des methodes
si nous ne saisissons pas d'un coup d'ceil la rela-
tion entre la surface d'un cercle et son rayon,
comme nous saisissons la relation entre la sur-
6
82 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
face d'un rectangle et ses cotes? La conforma-
tion de notre entendement le veut ainsi. On ne
saurait qualifier d'artificiels ou d'arbitraires les
precedes qui viennent en aide a notre faiblesse
et nous permettent de passer des objets aise-
ment discernables a ceux qui ne le sont pas. La
methode des limites est done simplement de-
tournee. Elle Test comme sont detournees, en
Physique, une foule de demarches qui tendent
a mettre a nu Faction de causes dont la connais-
sance directe nous echappe.
Mais partir de la pour etablir une demarca-
tion entre Fidee des limites et celle des infi-
niment petits, pour rejeter Tune et pour ad-
mettre Fautre, c'est ce qui sernble tout a fait
illogique. Les deux idees, en effet, sont con-
nexes, correlatives; elles se complement et s'expli-
quent mutuellement. II n?y a pas de limite sans
un infiniment petit qui mesure la difference; il
n'y a pas d'infiniment petit sans une limite qui
est zero. On ne peut se passer de la notion de
limite, sans tomber dans une metaphysique
hasardce, comme il est arrive au sublime inven-
teur du Galcul infinitesimal lui-meme; ou sans
recourir a des developpements algebriques qui
masquent la vue des plus simples phenomenes.
LIMITES. 83
Notre grand Lagrange, amene a definir selon sa
methode analytique la vitesse dans le mouve-
ment varie, la fait decouler de Finspection d'un
polynome : « Done, en general, dit-il, dans tout
mouvement rectiligne dans lequel Fespace par-
couru est une fonction donnee du temps ecoule,
la fonction prime (derivee premiere) de cette
fonction representera la vitesse, et la fonction
seconde representera la force acceleratrice dans
un instant quelconque.... D'ou Ton voit que les
fonctions primes et secondes se presentent natu-
rellement dans la Mecanique ou elles ont une
valeur et une signification determinees... ('). »
Comme si la pratique du developpement des
fonctions en series etait necessaire pour avoir
Tidee de la force et celle de vitesse! Gomme si
ces notions n'etaient pas, dans notre esprit, an-
terieures a Tetude de PAlgebre! Gomme si la
vitesse ne nous paraissait pas naturellement
exprimee par le rapport de Fespace parcouru
au temps, et comme si, dans le mouvement
varie, cette expression ne nous semblait pas
d'autant plus exacte que le temps est plus court
et le mouvement plus voisin de Funiformite!
(!) Theorie des fonctions analytiques, p. 821.
84 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
Sans doute Ic secours de FAlgebre est indis-
pensable pour calculer effectivement cette vi-
tesse. Mais il ne faut pas confondre la recherche
d'une valeur numerique avec Fidee meme dc
Fobjet, avec sa definition. Or la definition que
le sens commun suggere contient implicitement
Faffirmation d'une limite. Avant de savoir si
nous sommes en etat de la determiner, nous sen-
tons qu'elle existe. Nous comprenons qu'elle se
trouve dans le rapport de Fespace parcouru au
temps employe, et que nos efforts desormais
devront tendre a degager ce rapport en redui-
sant indefiniment la grandeur de la duree.
Je reproduirai au sujet des limites la re-
marque deja faite sur les infiniment petits.
Toute limite doit avoir, avec Fobjet variable
qui en approche, une certaine parite de consti-
tution; je ne dis pas une identite, mais une
sorte d'homogeneite. Une ligne nc peut pas
etre la limite d'une surface ni d'une force. Les
lignes out pour limites des lignes, les surfaces
ont pour limites des surfaces. Des forces, des
durees, des vitesses ont pour limites respectives
des forces, des durees, des vitesses. Entrc une
limite et sa variable, il doit y avoir juste assez
L1MITES. 8f»
de parite pour que celle-ci puisse se rapprocher
indefmiment de celle-la et pas assez cependant
pour que les deux puissent coincider. En dega,
le rapprochement n'est pas assez intime; au
dela il entraine la confusion.
A quel signe reconnait-on qu'un tel degre de
parite est atteint et n'est pas depasse? Les Ma-
thematiques, d'ordinaire si nettes et si precises,
ne peuvent manquer de fournir la reponse a
cette question.
Pour que deux objets n'arrivent jamais a se
confondre rigoureusement, il faut qu'il y ait
dans la definition de Fun d'eux un ou plusieurs
elements incompatibles avec la definition de
Fautre. Les deux objets doivent etre fonciere-
ment, logiquement distincts, et cette distinc-
tion doit persister, independamment de leur
degre de grandeur ou de petitesse. Une ligne
droite et une lignc courbe sont logiquement
distinctes, car la definition de Fune implique
la Constance de direction, qui est precisement
en opposition avec la variabilite de direction
de Fautre. Une parallele a une droite et une
oblique a cette meme droite ne peuvent pas se
confondre; car, par definition, Foblique a un
point de rencontre, tandis que la parallele n'en
86 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
a pas, ou, ce qui revient au meme, en a seule-
ment a Finfini. Au contraire, le diametre et la
corde d'un cercle peuvent se confondre, parce
que leurs definitions ne sont point incompa-
tibles. La corde est definie : la portion de droite
comprise a Finterieur du cercle qu'elle coupe;
le diametre ne contrevient pas a cette defini-
tion. Mais si la corde etait definie : une droite
hors du centre, alors Fincompatibilite surgi-
rait et la coincidence serait impossible. La pre-
miere condition d'une limite mathematique est
done qu'il se trouve dans la definition de cette
limite quelque particularite incompatible avec
la definition de la variable.
D'un autre cote, qu'est-ce qui permet le rap-
prochement indefini? Pourquoi ce rapproche-
ment est-il tantot possible, et tantot ne Fest-il
pas? Une ellipse, par exernple, peut se rappro-
cher indefiniment d'une parabole, et elle ne le
peut pas d'une hyperbole. Qu'est-ce qui entraine
cette difference de regime? Qu'est-ce qui met
une barriere absolue entre Fellipse et Fhyper-
bole, tandis que la barriere s'abaisse par degres
entrc Fellipse et la parabole?
L'ellipse est logiquement distincte de chacune
des deux autres coniques, mais elle ne Fest pas
LIMITES. 87
de la meme maniere. Vis-a-vis de la parabole,
1'incompatibilite des definitions eclate en ce que
1'ellipse a deux foyers et la parabole n'en a
qu'un. Vis-a-vis de 1'hyperbole, 1'incompatibilite
se manifeste en ce que la somme des distances
de chaque point de 1'ellipse aux deux foyers est
constante, tandis que dans 1'byperbole cette
meme somme augmente continuellement quand
le point s'ecarte du sommet de la courbe. Les
consequences sont fort differentes. Si Tun des
foyers de 1'ellipse s'eloigne, celle-ci se rapproche
de la parabole et nous la voyons tendre a se con-
fondre avec elle lorsque le foyer disparait dans
les profondeurs de Finfini. Absolument comme
nous voyons 1'oblique prendre la direction de la
parallele, quand le point de rencontre est inces-
samment recule. Au contraire, dans 1'hyper-
bole, nous aurons beau faire varier la position
des foyers, la forme et la grandeur de la courbe,
toujours la somme des distances aux deux foyers
ira en augmentant a mesure que le point s'eloi-
gnera du sommet. Aucun rapprochement ne se
dessinera avec 1'ellipse; 1'incompatibilite defie
toute tentative d'attenuation.
II y a done des differences de definition, dont
les effets ne sont pas les memes. Dans un cas,
88 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
1'ecart entre les objets peut etre adouci a
volonte; dans Fautre cas, cet ecart persistc, il
est irreductible. Des lors Felement qui marque
1'incompatibilite entre les deux objets, qui en
est la caracteristique, doit, dans le premier cas,
pouvoir varier et, dans le second, il doit rester
invariable. Ainsi, quand un objet converge vers
un autre objet pris legitimement pour limite,
nous pourrons faire cette double constatation :
i° le premier objet a dans sa definition, comme
cela doit etre, un element incompatible avec
celle du second; 2° cet element varie a notre gre
autant qu'il est necessaire pour procurer un rap-
prochement tout a fait in time.
La possibilite pour un objet variable de se
rapprocher indefmiment de sa limite tierit,
disons-nous, a ce que cet objet contient implici-
tement ou explicitement, dans sa definition, un
element qui, au lieu d'etre fixe, est susceptible
de prendre toutes les nuances dc grandeur. Le
cercle etant designe comme la limite des poly-
gones reguliers inscrits ou circonscrits, ceux-ci
ont un element variable, a savoir le nombre des
cotes ou la longueur de chacun d'cux. Si cet
element etait fixe d'avance, il n'y aurait plus
LIMITES. 89
qu'un seul polygone possible, au lieu de la
serie dont on dispose pour approcher incessam-
ment du cercle. La parallele a une droite etant
prise pour limite des obliques menees du meme
point, il y a un element indecis : la distance du
point de rencontre de 1'oblique avec la droite.
La variation de cet element permet la multi-
tude infinie des obliques. Le mouvement uni-
forme etant considere comme la limite d'un
mouvement varie, un element reste tacitement
indetermine : la duree pendant laquelle ce mou-
vement varie s'effectue. Aussi peut-on, en res-
treignant de plus en plus cette duree, obtenir
un mouvement varie dont la difference avec le
mouvement uniforme devient de moins en moins
sensible.
En regie generale, le mecanisme des limites
repose sur la faculte expresse ou tacite de faire
varier Telement qui exprime Fincompatibilite.
Grace a cette faculte, on est maitre dc Tecart
entre les deux objets; on peut le reduire au-
dessous de toute grandeur assignable.
Dans la Geometric, la plupart des proprietes
sont representees au moyen de longueurs ou de
surfaces susceptibles d'augmenter ou de dimi-
nuer. La courbure, 1'inclinaison, la vitesse, 1'ac-
90 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
celeration, sont figurees par des lignes droites
qui, dans une meme categoric d'objets, varient
a volonte. Cette indetermination permet d'ame-
ner graduellement 1'objet au voisinage de sa li-
mite. Un cercle, dont le rayon grandit, differe de
moins en moins de la ligne droite qui lui est tan-
gente. La sphere, en grossissant, tend a se con-
fondre avec le plan sur lequel elle s'appuie. L'el-
lipse, dont la ligne focale diminue, se rapproche
de plus en plus du cercle; celle dont la ligne
focale augmente se rapproche de la parabole.
D'apres la definition meme, un objet variable
ne peut approcher a la fois de deux limites diffe-
rentes. Car si peu que ces deux limites fussent
distinctes, elles auraient entre elles un ecart
exprime par une quantite finie. La variable
approchant de Tune d'elles serait en meme
temps eloignee de Fautre, d'une quantite au
moins egale a 1'ecart suppose. Elle ne pourrait
done approcher de la seconde limite de maniere
a en diflerer de moins que toute quantite donnee,
comme le veut la definition generale. La dualite
annoncee serait une vaine apparence ; en realite
les deux limites n'en feraient qu'une et se con-
fondraient rigoureusement.
La proposition reciproque n'est pas vraie.
LIMITES. 91
Toute limite ne correspond pas necessairement
a une seule variable. Plusieurs objets variables,
originairement distincts, peuvent tendre vers
la meme limite, au sein de laquelle leurs diffe-
rences se resoudraient s'ils pouvaient effective-
ment Fatteindre. Ces differences, nous le sa-
vons, sont destinees a subsister toujours; mais
elles s'attenuent de plus en plus, et il arrive un
moment ou les objets ne se distiuguent plus les
uns des autres, par la raison que chacun d'eux
ne se distingue plus de la limite commune. Nous
avons observe ce phenomene chez les infiniment
petits. Nous les avons vus, en depit de leurs
origines diverses, marcher tous, quoique d'un
pas inegal, vers le neant. Zero est leur limite
commune; il Test pour les infiniment petits de
ligne comme pour les infiniment petits de sur-
face, de volume, de force.
Dans le domaine des quantites finies, une telle
generalite ne se rencontre pas. La limite doit,
avant tout, etre homogene a la variable. Sous
cette reserve, elle peut etre le but commun offert
a une foule de variables distinctes. Le cercle
est aussi bien la limite des polygones inscrits
que des polygones circonscrits. L'espece de
ces polygones n'est pas d'ailleurs designee; on
9'^ ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
pourrait indifferemment partir du triangle et
aller toujours en doublant, ce qui donnerait
1'hexagone, le duodecagone, etc.; ou partir du
pentagone, qui fournirait le decagone, les poly-
gones de vingt, de quarante cotes, etc. Toutes
ces series convergeraient egalement vers le
cercle. On pourrait meme adopter un contour
polygonal non regulier; il suffirait que ses som-
mets s'appuient sur la circonference, ou qu'ils
s'en approchent indefiniment suivant une loi
donnee.
Une meme limite peut done etre abordee par
des voies tres diverses. Ge point a une extreme
importance. En effet, si la variable a laquelle on
avait d'abord songe pour repandre quelque jour
sur les proprietes dc la limite ne donne pas sa-
tisfaction, si elle parait trop compliquee, d'un
maniement difficile, il est loisible de la rejeter et
de lui en substituer une autre, admettant la
meme limite, mais repondant mieux a sa desti-
nation. Les polygones irreguliers, par exemple,
ne permettant pas d'arriver aisement a la con-
naissance des proprietes du cercle, on leur sub-
stitue des polygones reguliers, qui tendent a la
meme limite, et dont la mesure est beaucoup
plus simple et rapide. Les geometres usent fre-
LIMITES.
quemment de cette faculte; c'est meme la une
des parties les plus interessantes de leur tache.
Us ont a demeler, au milieu de beaucoup de va-
riables possibles, le systeme le mieux approprie,
et ce choix exerce une influence decisive sur la
solution.
La conception des limites n'est pas speciale
aux Mathematiques. Elle a trouve dans cette
Science son expression la plus precise et son em-
ploi le plus regulier; mais elle repond a un be-
soin general et fort eleve de Fesprit humain. En
toutes choses Fhomme aspire a un but plus noble
que celui qu'il peut atteindre. Dans le domaine
du beau et du bien comme dans celui du vrai, il
poursuit ardemment un ideal, une perfection
dont la possession est interdite a ses efforts. II
essaye d'en approcher et, tout en sentant son
impuissance finale, il concoit la possibilite d'une
evolution qui restreigne de plus en plus Fecart
inevitable. II a sinon Fesperance, du moins Fin-
tuition d'un progres indefmi. Quand cc progres
meme disparait dans un lointain obscur, que sa
realisation devient problematique, Fbomme sent
encore qu'il existe un type necessaire, une limite
- pour employer le langage des mathematiciens
94 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
vers laquelle la chose contingente et ina-
chevee est destinee a graviter. Place sur le ter-
rain geometrique, il y apporte son besoin d'ideal
et de perfection. II vent des figures sans defaut,
des lignes sans largeur, des surfaces sans epais-
seur. Entoure de discontinu et d'heterogenc, il
cherche le continu et I'homogene. Derriere la
ligne brisee, aux cotes decroissants, il apergoit
la courbe, sur laquelle les changements de direc-
tion s'effacent. A la variation par degres succes-
sifs, il substituc la variation par nuances insen-
sibles. Tout se fond, tout s'harmonise dans son
esprit, plus que dans la realite. Ainsi apparait
la notion de limite, idealisant chaque sujet de la
pensee et chaque objet de la Nature, avant de
devenir un instrument de decouvertes incompa-
rable.
CHAPITRE VI.
DE LA METHODS INFINITESIMALS.
Des quantites variables, convergeant vers
leurs limites respectives, peuvent avoir entre
clles certaines relations. Si ces relations se
maintiennent pendant toute la duree de la con-
vergence, ou pour toute valeur des variables,
elles existent egalement entre les limites elles-
memes. Elles s'etendent de droit a ces dcr-
nieres, bien qu'on ne sache pas les etablir
directement pour elles. Ainsi, unc relation
etant reconnue entre la surface d'un polygone
regulier, son perimetre et la perpendiculaire
abaissee du centre sur Tun des cotes, ou apo-
theme, cette meme relation existera entre la
surface du cercle circonscrit, sa circonference
et son rayon, qui sont les limites respectives
vers lesquelles tendent les elements du poly-
gone, a mesure qu'on augmente le nombre des
cotes.
96 ESSAIS SUR L\ PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
Ce principe general est une consequence
directe de la conception des limites et son evi-
dence ne semble pas contestable. Comment,
en effet, une relation subsistant entre les va-
riables, a tous leurs etats de grandeur, pour-
rait-elle ne pas s'appliquer aux limites? A quel
moment se ferait la rupture? Quelle place lui
assigner dans cet espace indefiniment resserre
qui separe les variables de leurs limites?
Les geometres precisent davantage la demon-
stration; jc la resume, malgre son aridite, a
cause de 1'extreme importance du principe.
S'il y avait une difference, disent-ils, entre
la relation qui convient aux variables et celle
qui conviendrait aux limites, cette difference
pourrait etre concue comme equivalente a une
certaine quantite, susceptible ou non d'etre
exprimee par des chiffres, mais en tout cas finic.
Or, dans la relation afferente aux variables,
rcmplagons chacune d'elles par sa limitc. II en
resultera autant de causes d'erreur qu'il y a de
variables, et chaque cause d'erreur sera mesuree
par Fecart existant entre la valeur actuelle dc
la variable et la valeur fixe de la limite. Ccs
diverses causes d'erreur se trouvent d'ailleurs
amplifiees et multipliees par suite des opera-
DE LA METHODS INFINITESIMALS. 97
tions ou etaient engagees les variables et ou les
limites sont engagees a leur tour. Quel que soil
le resultat de cette amplification, Ferreur finale,
due a Fintroduction d'une limite, pourra etre
representee par Fecart correspondant, multiplie
par un nombre plus ou moins grand, commen-
surable ou non, mais fini. Bref Ferreur prove-
nant de la substitution de toutes les limites aura
pour expression une somme de termes egaux
chacun au produit d'un certain ecart par une
quantite finie. Mais chaque terme pent etre
rendu aussi faible qu'on veut, par un rappro-
chement convenable de la variable et de la
limite ou par une reduction suffisante de 1'ecart.
Done la somme aussi peut etre ameriee au-des-
sous de toute quantite finie et, par consequent,
au-dessous dc la difference qu'on a supposee
exister entre la relation convenant aux variables
ct celle qui devrait convenir aux limites. Cette
difference n'existe done pas.
Ce raisonnement par Fabsurde (j'emploie le
mot consacre) suppose tacitement qu'aucun des
termes engendres par la substitution des limites
aux variables ne puisse devenir infini. G'est le
cas habituel. Gar les fonctions sont continues,
comme les variables dont elles dependent, et
i
98 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
tout accroissement infiniment petit de la va-
riable fait croitre infiniment peu la fonction.
Des lors, quand on substitue, dans la relation,
une limite a sa variable -- ce qui revient a mo-
difier infiniment peu celle-ci - - les expressions
ou la variable figure doivent s'en ressentir tres
faiblement et ne sauraient prcndre des valeurs
infinies.
Dans certaines circonstances cependant les
choses se passent autrement. Si Ton a affaire, je
suppose, a la tangente trigonometrique d'un
angle, et si cet angle approche de quatre-vingt-
dix degres, un tres petit accroissement suffit a le
rendre droit et la tangente devient infinie. La
substitution de la limite a sa variable, ou de
Tangle droit a Tangle aigu voisin, fait naitre
ainsi un terme infini et le raisonnement manque
de base. Mais il faut voir de pres la situation.
Le geometre sait interpreter Tapparition de
Tinfini dans une equation; il n'ignore pas qu'elle
est Tindice d'une disposition particuliere, dont
il ne s'etait pas preoccupe en abordant le pro-
bleme. II raisonnait sur des obliques ct il se
trouve en presence de paralleles. II observait
des ellipses et il rencontre une parabole. II re-
cherchait un mouvement plus ou rnoins lent
DE LA METHODE INFINITESIMALE. 99
et il aboutit au repos, c'est-a-dire a la nega-
tion de tout mouvement. Rien de surprenant a
ce que les relations etablies dans Thypothese
primitive ne conviennent pas a un type si dif-
ferent. Mais le principe lui-meme n'en est pas
affecte, car il n'y a plus en realite de limite :
Fentree en scene de 1'infini la supprime. L'infini
ne saurait constituer une limite; son nom 1'in-
dique. II est, de sa nature, vague, indetermine,
tandis que toute limite est essentiellement fixe
et precise, c'est-a-dire finie.
Nous prenons quelquefois le change a la suite
de locutions mal appropriees. Par exemple, la
parallele etant la limite des obliques, nous par-
Ions de la distance au point de rencontre comme
si elle avail I'mfmi pour limite. La est Ferreur
de langage. La limite, susceptible de figurer
dans les calculs, est non pas cette distance, mais
la direction, ou Tangle que les obliques forment
avec une certaine base et qui devient egal a
Tangle forme par la parallele. De mcme, dans
le rapprochement de la parabole et des ellipses,
la limite n'est pas la longueur infinie qui separe
les deux foyers, mais bien la direction de la
droite qui joint le point de la courbe au second
foyer, et dont le parallelisme avec 1'axe de 1'el-
100 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
lipse s'accuse de plus en plus. Le mot de limite
etant ramene a son vrai sens, le principe de-
meure toujours applicable.
II est facile de prevoir le parti que les geo-
metres ont du tirer d'une proposition aussi gene-
rale. En toute question ou les relations entre les
elements reels ne sont pas directement apercues,
il y aura lieu de determiner un systeme de
variables ayant pour limites respectives ces ele-
ments reels. Si Ton sait trouver les relations
existant entre les variables, elles seront du meme
coup decouvertes entre les limites. Car il suffira
d'introduire dans les equations la condition du
passage aux limites, ou d'exprimer que les va-
riables different infiniment peu de la valeur de
leurs limites.
Ainsi la mesure du cercle ou la relation entre
la surface, la circonference et le rayon, est rem-
placee par la mesure du polygone, c'est-a-dire
par la relation analogue, beaucoup plus facile a
discerner, entre la surface, le perimetre et Tapo-
theme. L'inclinaison, sur Taxe des abscisses, de
la tangente a une courbe est remplacee par Fin-
clinaison de la secante, qui tournera insensible-
ment autour du point de contact. Les espaces
DE LA METHODE INFINITESIMALS. IOI
parcourus par un mobile, sous Finfluence (Tune
force continuellement variable, sont remplaces
par les espaces parcourus sous 1'influence d'une
force variant par echelons et constante pendant
chacun des petits intervalles. La courbure d'une
ligne, de forme quelconque, est remplacee par
celle d'un cercle passant par trois points de la
courbe, qui deviendraient de plus en plus voisins.
Si la relation entre les elements substitues peut
etre obtenue, le probleme se trouvera resolu.
Yoila 1'objet essentiel de la methode infini-
tesimale. Elle sc propose de remplacer les ele-
ments reels par des elements fictifs, susceptibles
d'en approcher indefiniment, et elle s'applique
a determiner pour les seconds les relations qu'on
ne savait pas etablir pour les premiers. Cette
mission lui a merite le nom de methode indi-
recte. En effet, elle ne va pas droit au but,
comme la methode algebrique ordinaire. Elle
n'opere pas sur les elements proposes. Elle fait
un detour; elle opere sur un probleme a cote,
artificiellement construit. Mais il scrait difficile
d'imaginer rien de plus ingenieux, ni, en meme
temps, rien de plus conforme a la tendance
generale de notre esprit, developpee par les cir-
constances au milieu dcsquelles nous agissons.
7*
102 ESSAIS SUR LA I>HILOSOPIIIE DES SCIENCES.
Quc de fois nous sommes-nous vus dans Fim-
puissance de surmonter certains obstacles! Alors
1'experience nous apprend a choisir une voie
plus longue, mais plus accessible. La methode
infmitesimale ne fait pas autrement. Elle tourne,
elle aussi, la difficulte et parvient au but par un
circuit, dont elle a su faire un procede regulier
et systematique.
La mise en ceuvre n'est pas toujours simple.
Souvent meme elle depasse les forces des plus
grands geometres. Soit qu'on reste dans le
domaine des Mathematiques pures, soit qu'on
poursuive la connaissance des lois naturelles, il
peut etre fort malaise : i° de trouver un systemc
de variables appropriees, c'est-a-dire ayantpour
limites respectives les quantites donnees; 2° de
decouvrir les relations entre ces variables, afin
de les etendre a leurs limites.
Je ne parlerai pas de cette seconde partie, sur
laquelle il n'est possible de tracer aucune regie.
Tout depend evidemment de la sagacite de
1'analyste. Son habitude, sa clairvoyance, jc
dirai son inspiration, le guident dans cette re-
cherche incertaine. Pour la premiere partie, au
contraire, d'utiles indications sont donnees par
la methode infinitesimale.
DE LA METHODE INFINITESIMALS. 1O3
Tout d'abord 1'analyste sail qu'il n'est pas
enferme dans un seul systeme de variables.
Plusieurs variables distinctes pouvant avoir la
meme limite, il exerce un choix sur les elements
lictifs a substituer aux elements reels. II peut,
en un mot, aborder le probleme par divers
cotes. Pour qu'il ne s'egare pas dans ce choix
preliminaire, la methode suggere certaines res-
trictions. Notamment, aucune variable ne doit
etre admise si elle ne satisfait pas a la condition
qu'entre elle et sa limite, la difference soit sus-
ceptible de devenir infiniment petite. La meme
condition devant etre remplie par toutes les va-
riables tendant a la meme limite, leurs diffe-
rences mutuelles doivent descendre au-dessous
de toute grandeur. Si done les limites sont des
infiniment petits (comme il advient de Tare de
cercle vers lequel converge le cote decroissant
d'unpolygone), les variables susceptibles deleur
etre substitutes devront etre aussi des infiniment
petits, et des infiniment petits du meme ordre.
Telle est la condition indispensable imposee a
toute quantite qui remplace un element reel du
probleme : elle ne doit en differer que d'une
quantite infiniment petite par rapport a lui-
meme.
104 ESSAIS SUR LA PH1LOSOPHIE DES SCIENCES.
Les geometres sont ainsi conduits a faire un
premier depart parmi les quantites qui parais-
sent de nature a etre utilisees. Par exemple,
dans le probleme deja cite de la tangente a unc
courbe, 1'accroissement dc 1'abscisse, celui de
Fordonnee, Fare de courbe correspondant a cet
accroissement, la corde, la portion de la tan-
gente intercepted entre les deux ordonnees, sont
des infiniment petits du premier ordre; au con-
traire, la portion de Fordonnee comprise entre
la tangente et la courbe est un infiniment petit
du second ordre. Gelui-ci ne peut done etre
employe a la place d'un de ceux-la. Le mouve-
merit d'un point materiel sur une courbe, sous
Faction d'une force continue, est souvent de-
compose en deux : Fun sc poursuivant le long
de la tangente, en vertu de la vitesse acquise et
de la seule composante tangentielle de la force
motrice; Fautre dirige vers le centre de cour-
bure, sous Finfluence de la seule composante
normale a la courbe. L'espace parcouru dans le
mouvement tangentiel est un infiniment petit
du premier ordre, tandis que Fespace parcouru
dans le sens de la normale est un infiniment
petit du second ordre. Si done ces espaces en-
trent comme limites dans une combinaison, les
DE LA METHODE INFINITESIMALS. IO5
variables correspondantes seront aussi d'ordres
differents.
La deuxieme regie, suite de la precedente,
merite une mention speciale, car non seulement
elle rend de tres grands services, mais elle re-
pand une vive lumiere sur la rigueur des pro-
cedes de 1' Analyse infinitesimale. Elle a une
portec a la fois mathematique et philosophique.
Cette regie se formule ainsi : « Deux quan-
tites variables finies, dont la difference est sus-
ceptible de devenir infiniment petite, peuvent
etre a tout moment substitutes Tune a 1'autre
dans les calculs. »
Ces deux variables ont necessairement la
meme limite. Car si elles avaient des limites dis-
tinctes, celles-ci difTereraient entre elles d'une
quantite finie, superieure par consequent a la
difference entre les quantites donnees, laquelle
est susceptible de devenir infiniment petite. Ces
variables, ayant done la meme limite, peuvent
etre remplacees Tune par 1'autre et il n'en saurait
resulter aucune modification dans le resultat
final. Soit qu'on opere sur 1'une, soit qu'on cut
opere sur 1'autre, forcement, quand onvient aux
limites, on doit tomber sur les memes valeurs.
Ainsi 1'apparente cause d'erreur, apportee a un
I06 ESSA1S SUR LA PIIILOSOPHIE DBS SCIENCES.
calcul par la substitution d'une quantite a une
autre, susceptible d'en differer infiniment peu,
ne peut se faire sentir sur la determination de
la limite. Cette cause d'erreur est destinee a s'e-
vanouir et s'evanouit en effet au moment ou les
quantites variables sont abandonnees et ou les
limites sont seules enjeu.
Les equations entre les variables sont des
equations d'attente ou de transition. Elles sont
etablies provisoirement et servent a conduire
aux equations entre les limites. Si j'ecris que
(( la surface du polygone regulier inscrit dans un
cercle est egale au perimetre multiplie par la
moitie de I'apotheme », je cree une equation
transitoire. Mon intention n'a pas etc d'en rester
la; je me suis propose de parvenir a une relation
finale, dans laquelle la surface du poly gone, le
perimetre et Fapotheme seront respectivement
remplaces par la surface, la circonfererice et le
rayon du cercle. Dans cette equation d'attente,
jc puis, sans compromettre le resultat poursuivi,
remplacer les quantites employees par d'autres
dont les differences sont susceptibles de devenir
infiniment petites. Je pourrai notamment les
remplacer par la surface, le perimetre et 1'apo-
theme dupolygone circonscrit, ou parlesmemes
DE LA METHODS INFINITESIMALS. 107
elements d'un polygone regulier d'une autre
espece. Toutes ces substitutions, n'entrainant
que des differences en voie de s'evanouir, n'au-
ront aucune influence sur la solution. Elles n'em-
pecheront pas de trouver les memes limites,
puisque, a aucun moment, des substitutions
faites dans de telles conditions n'ont la vertu
de changer les limites.
Ce qui est vrai de deux quantites fmies est
egalement vrai de deux infmiment petits du
meme ordre, dont la difference converge vers
un ordre superieur. Ges deux infiniment petits
ont la meme limite et leur substitution mutuelle,
n'importe a quel moment, ne saurait modifier
le resultat final.
L'analyste a des lors devant lui un moyen
puissant de simplifier et d'accelerer les opera-
tions. II peut non seulement au debut, mais au
cours des calculs, remplacer les quantites va-
riables d'abord choisies par d'autres qui en dif-
ferent infiniment peu par rapport a elles-memes.
II peut aussi supprimer purement et simple-
ment, dans une equation, tous les infiniment
petits d'un ordre superieur a ceux dont il fait
emploi pour la determination des limites. II n'a
point a s'en excuser, en alleguant qu'il les ne-
108 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
glige « comme des grains de sable par rapport a
la mer (') ». II les neglige, parce que ces infi-
niment petits d'un ordre superieur sont sans in-
fluence sur les limites. II ne se prevaut pas d'une
approximation poussee tres loin ; mais il use
d'un droit rigoureux, absolu, et ses conclusions
sont aussi certaines que les theoremes d'Euclide.
Tel est le grand principe de la simplification
des equations infinitesimales : principe sur lequel
on a taut discute, et qui n'a pas toujours ete pre-
sente d'une maniere satisfaisante (2). Quand on
en penetre bien 1'esprit, on y puise la conviction
non seulement de 1'entiere exactitude des pro-
(1) Parole celebre attribuee a Leibnitz. Ce ne serait pas
la premiere fois — ni la derniere — qu'un inventeur de
genie n'aurait pas apercu immediatement la raison philoso-
phique de sa decouverte.
(2) L'illustre Lazare Garnot, dans le but de justifier la
rigueur du Galcul infinitesimal, encore imparfaitement eta-
blie de son temps, avail imagine une explication fort inge-
nieuse, mais, selon moi, assez peu philosopliique : « En
negligeant, dit-il, comme absolument nulles, les quantites
qui peuvent etre supposees aussi petites qu'on vent, lors-
qu'elles se trouvent ajoutees a d'autres qui ne peuvent de
meme etre supposees aussi petites qu'on veut, ou qu'elles
s'en trouvent retranchees, il est evident que les erreurs qui
pourront en naitre dans le cours du calcul ou en affecter le
resultat pourront etre pareillement supposees aussi petites
qu'on le voudra; done il restera dans ce resultat quelque
chose d'arbitraire, ce qui est contre 1'hypothese, puisque
toutes les quantites arbitrages sont supposees entierement
DE LA METHODS INFINITESIMALE. 109
cedes analytiques, mais encore de leur parfaite
similitude avec ceux de 1'Algebre ordinaire. Une
fois la mise en equation obtenue, on fait usage
d'un mecanisme egalement sur; on recherche
des quantites non moins fixes et determinees, a
savoir deslimites, et Ton parvient a des resultats
tout aussi exempts d'erreurs meme minimes.
La methode infmitesimale se resume done dans
cette double operation :
i°Remplacer les elements reels de la question
eliminees. » (Reflexions sur la Metaphysique du Calcul
infinitesimal, 4e edition, page 24.)
Le raisonnement de Garnot repose sur ce fait que les ope-
rations du Galcul infinitesimal, conduisant loujours a des
relations entre quantites finies, eliminent par consequent
les infiniment petits qui figuraient a tort et des lors red res-
sent ou compensent les erreurs qui avaient pu etre com-
mises dans les equations du debut et qu'il appelait pour ce
motif imparfaites : « J'appelle, dit-il, equation impar-
faite, toute equation dont 1'exactitude rigoureuse n'est pas
demontree, mais dont on sail cependant que 1'erreur, s'il
en existe une, peut etre supposee aussi petite qu'on le veut;
c'est-a-dire telle que, pour rendre cette equation parfaite-
ment exacte, il suffit de substituer aux quantites qui y en-
trent, ou seulement a quelques-unes d'entre elles, d'autres
quantites qui en different infiniment pen. » (Idem, page 3o.)
Les equations imparfaites de Garnot sont des equations de
transition, ainsi que nous les avons nommees, parfaitement
exactes, en ce sens qu'elles sont le prelude d'un passage
aux limites dans lequel les infiniment petits d'ordre supe-
rieur ne jouent aucun role.
110 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
par des elements auxiliaires susceptibles de se
rapprocher indefiniment des premiers ;
2° Supprimer purement et simplement au
cours des calculs les quantites susceptibles de
devenir infiniment petites par rapport a celles
dont on se propose de determiner les limites.
La simplicite theorique ne laisse rien a desi-
rer. Mais, en pratique, la methode ainsi pre-
sentee entraine de serieux inconvenients. L'obli-
gation ou Ton se met, sur chaque question, de
commencer par un detour en vue de trouver des
variables pouvant avoir pour limites les ele-
ments donnes, ramene toute la serie des consi-
derations propres a ce genre de recherches. II
semble cependant qu'on cut du etre edifie une
fois pour toutes. Quelle necessite, par exemple,
de rappeler a tout propos qu'une courbe est
la limite des polygones dont le nombre des
cotes augmente sans cesse?ou qu'un mouvement
varie est la limite d'une succession de mouve-
ments uniformes dont la duree diminue indefi-
niment?
S'exprimer ainsi revient a dire que les petits
arcs de courbe different de leurs cordes, et
les petits mouvements varies des mouvements
uniformes, de quantites infiniment petites par
DE LA METHODS INFINITESIMALE. I 1 [
rapport a eux-memes. Or, deux variables, dont
la difference devient infiniment petite par rap-
port a elles-memes, peuvent etre remplacees
Tune par Fautre, sans risque d'erreur dans Ic
resultat final. De la a declarer que les petits arcs
de courbe sont assimilables a des lignes droites,
et les petits mouvements varies a des mouve-
ments uniformes; ou mieux encore : a dire tout
net que les petits arcs de courbe sont recti-
lignes et que les petits mouvements varies sont
uniformes, il n'y a evidemment qu'un pas. Et
ce pas a ete francbi par Leibnitz et par ses dis-
ciples.
II faut s'en feliciter, car c'est Forigine du
grand essor donne a F Analyse infinitesimale.
Cette Science n'est veritablement entree dans le
domaine public que le jour ou il a ete admis :
que les courbes sont composees d'une infinite dc
lignes droites infiniment petites, ou d^ 'elements
rectilignes; que le mouvementvarie est compose
d'une infinite dc mouvements uniformes infini-
ment courts, ou & elements uniformes; qu'une
surface courbe est composee d'une infinite dc
surfaces planes infiniment petites, ou & elements
plans; que le refroidissement d'un corps s'opere
par tine succession de refroidissements elemcn-
112 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
laires pendant chacun desquels la vitessc de-
meure constante, etc. En un mot, les grandeurs
de toute nature ont ete decomposers idealement
en elements plus simples, entre lesquels il devient
possible, a raison de cette simplicite meme,
d'etablir des relations qui se derobent quarid on
veut les poursuivre directement entre les ele-
ments reels.
Ge mode de decomposition ou, pour parler
plus correctement, I 'assimilation des elements
reels aux elements fictifs est manifestement legi-
time. Au fond c'est une fagon voilee et expedi-
tive de pratiquer la methode des limites. On
suppose parcourue, sans Tenoncer, toute la serie
prealable des investigations et des raisonne-
mcnts impliques dans cette methode. On s'ap-
puie sur elle tacitement, mais tres directement.
On lui doit, par consequent, la rigueur dont le
procede expeditif a besoin.
La liaison n'a pas etc reconnue tout d'abord.
Leibnitz allant droit a la verite, sans passer par
les intermediaires imposes au commun des hom-
ines, n'a pas formule la raison de sa decouverte.
II s'est borne a la justifier par d'eclatants ser-
vices; il a donne comme en se jouant la solution
de problemes reputes jusqu'alors inabordables.
DE LA METHODE INFINITESIMALS. 1(3
Mais aujourd'hui il n'est plus permis de se con-
tenter d'une demonstration en quelque sorte
experimentale, ni d'affirmer sur la foi du genie.
II est necessaire de faire reposer 1'edifice sur des
bases indiscutables. La theorie des limites a pu
seule les lui fournir.
La methode d'assimilation ou methode leib-
nitzienne, precisement par les facilites qu'elle
offre, par la rapidite a laquelle elle convie les
operateurs, n'est pas cxempte de certains dan-
gers. Faute d'une attention suflisante, on est
expose a assimiler des elements au fond tres dis-
semblables, car ils ne sont pas du meme ordre
de petitesse. Le mouvement varie, par exemple,
est 1'occasion d'assimilations tres diverses, entre
lesquelles il faut se reconnaitre. Veut-on deter-
miner la vitesse, a un certain moment? Le mou-
vernent est regarde comme constant, a partir de
ce moment, pendant un temps infiniment court,
et la force est tenue pour nulle pendant ce meme
temps. Yeut-on mesurer la tendance du mobile
a abandonner la courbe ou, selon la locution
admise, calculer la force centrifuge? Lc point de
vue change aussitot. Cette force motrice, tout a
1'heure nulle, est actuellement regardee comme
Il4 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES.
constante; elle est decomposee en une force tan-
gentielle et une force normale, et Ton recherche
1'espace que celle-ci fait parcourir au mobile vers
le centre de la courbe. Ainsi la composante nor-
male ct le parcours correspondant sont negliges
ou retenus selon la nature de la question posee.
La preoccupation doit done etre de bien fixer
Fordre de petitesse des quantites en presence,
parce que tels infiniment petits negligeables
devant certaines d'entre elles cessent de Fetre
devant certaines autres. Avant tout, il faut, nous
Favons dit, n'associer que des quantites du meme
ordre etne point substituerl'un a Fautre des ele-
ments dont la difference ne serait pas infiniment
petite par rapport a eux-memes. Dans le cas du
mouvement varie, Fespace parcouru sur la
courbe ou sur la tangente est un infiniment petit
du premier ordre ; Fespace parcouru sur la nor-
male est un infiniment petit du second ordre. La
longueur decrite en vertu de la seule vitesse
acquise est un infiniment petit du premier ordre ;
Faccroissement de longueur du a Faction de la
composante tangentielle est un infiniment petit
du second ordre. Ces diverses quantites ne
pourraient done etre indifferemment substitutes
Fune a Fautre.
DE LA METHODS INFINITESIMALS. Il5
Telle est dans son essence la celebre methode
du philosophe allemand. On ne saurait, entre
autres avantages, lui refuser une qualite tout a
fait erninente : celle d'etre merveilleusement
appropriee a la disposition de notre esprit, disons
meme aux precedes de la Nature ou du moins a
notre maniere de les concevoir. La decomposi-
tion de la grandeur continue en une multitude
de petitcs parties, sorte d'echelle dont les bar-
reaux deviennent de moins en moins distants,
est la meilleure representation, a nos yeux, du
phenomene de la croissance ou de la decrois-
sance. Sans doute, nous avons Tidee de la varia-
tion continue, mais nous n'en avons pas Fimage ;
nous sommes obliges d'en revenir toujours a dc
tres petits soubresauts successifs. Nous n'imagi-
nons pas autrement le transport d'un mobile qui
decrit une courbe dans 1'espace.
La conception de Leibnitz est la generalisa-
tion de ce point de vue. Elle ramene le continu
a ses elements infinitesimaux, comme ferait un
chimiste decomposant un corps en ses particules
dernieres. La oii est le supreme merite de ce
grand homme, c'est d'avoir reconnu que Tintro- .
duction d'une semblable hypothese ne vicie nul-
lement le calcul. A la condition de considerer
8'
IlG ESSAIS SUR LA PH1LOSOPHIE DES SCIENCES.
les elements comme vraiment infinitesimaux ou
comme susceptibles de descendre au-dessous dc
toute valeur assignable, 1 'exactitude de son pro-
cede est inattaquable. II lui restait a indiquer
le pourquoi de cette exactitude, c'est-a-dire a
montrer que Fintention oii Ton est de passer,
plus on moms explicitement, aux limites enleve
tout interet aux differences qui pcuvent pro-
venir de Introduction des elements fictifs a la
place des elements reels. II a )aisse ce soin a
ses successeurs.
Les geometres grecs avaient cu la vue par-
tielle de ces verites. La mesure du cercle et des
trois corps ronds, dans la Geometric d'Euclide,
les inventions d'Archimede pour des figures plus
compliquees, renferment en germe 1' Analyse
infinitesimale. Mais p rives, comme ils Fetaient,
des ressources de FAlgebre; n'ayantpas, comme
Leibnitz et Newton, a leur disposition les admi-
rables travaux de Viete et surtout de Descartes,
ils nc purent s'elever a la hauteur d'une method e
generale et encore moins instituer un precede
regulier, comparable par sa surcte au Calcul
diflerentiel et au Calcul integral. Neanmoins
leurs recherches, meme incompletes, permet-
tent de renouer la chaine du p^isse. Le long
DE LA METHODE INFINITESIMALS. 117
effort qui, apres plus de deux mille ans, devait
aboutir a 1'Analyse actuelle, montre 1'esprit hu-
main constamment fidele a lui-meme, avangant
toujours sans devier, etendant et generalisant
ses methodes, mais ne perdant jamais de vue
Tidee premiere qui les avail inspirees.
CHAPITRE VII.
DU CALCUL INFINITESIMAL.
Le Calcul infinitesimal a pour destination de
resoudre les equations etablies a 1'aide de la me-
thode, ou de determiner la valeur des limites
dont les expressions figurent dans les equations.
On pourrait croire au premier abord que ces
expressions revetent les formes les plus variees.
II n'en est rien. Nonobstant le nombre immense
de questions dont la solution nous preoccupe,
les types de limites servant a y faire face sont
reduits a deux seulement. L'insuffisance sem-
blerait evidente si nous ne nous rappelions
combien sont peu nombreux les concepts essen-
tiels de 1'esprit humain et a quelle multiplicitc
d'emplois chacun d'eux parait reserve. Quoi de
plus comprehensif, par exemple, que Fidee de
relation, laquelle aboutit fmalement, sous peine
de perdre toute precision, a une egalite ou a une
equation entre les quantites en presence? Yaine-
120 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ment nous chercherions a avoir une notion claire
de relation, en dehors de cette unique concept
d'egalite. D'oii que nous partions, nous sommes
inevitablement ramenes a une equation entre
combinaisons diverses, realisees au moyen des
operations usitees en Mathematiques. Du reste,
le langage ordinaire porte Tempreinte de notre
propension a ranger nos connaissances sous de
rares categories, generalement associees par
couples. La negation et V affirmation, le pour
et le conlre, le tout et la partie, le fini et Vin-
fini sont autant de manifestations de cette forme
de 1'entendement. II ne faut point s'etonner des
lors que les types de limites soient en si petit
nombre.
On s'en etonne moins encore quand on reca-
pitule les operations mathematiques auxquelles
la notion de limite doit etre adaptee. De decom-
position en decomposition, il faut toujours en
arriver aux operations elementaires, aux fonc-
tions irreductibles designees sous le nom d'al-
gorithmes. Si nous reprenons 1'enumeration du
Chapitre III, nous reconnaitrons que les quatre
fonctions essentielles, sur lesquelles la notion de
limite puisse utilement porter, sont : Taddition,
la soustraction, la multiplication et la division.
DU GALCUL INFINITESIMAL. 121
Mais quel sens aurait la limile (Tune soustrac-
tion, dont les deux termes seraient des infini-
ment petits du meme ordre, comme la corde ct
Fare sous-tendu? Evidemment cette difference
convergerait vers zero et n'offrirait aucun in-
teret. II en serait de meme de la limite d'une
multiplication, dont les deux facteurs auraient
des valeurs infiniment petites. Le produit serait
un infiniment petit d'ordre superieur, dont la
consideration serait sans utilite. Au contraire,
la limite d'une division peut etre fort interes-
sante. Tandis que le dividende et le diviseur
diminuent, le quotient ne cesse pas d'avoir une
valeur finie, et cette valeur tend vers une limite
fixe, quand le dividende et le diviseur tend en t
eux-memes vers zero. Pareillement, une somme
d'infiniment petits peut avoir et a generalement
une limite finie, quand le nombre des termes
augmente en proportion de leur petitesse. Le
Galcul infinitesimal porte done sur les limites
de rapport et sur les limites de sommes. II se
propose d'etablir des precedes methodiques a
Taide desquels ces limites pourront etre effec-
tivement evaluees dans chaque cas particulier.
Sans doute tous les objets de la Nature et
ceux qu'engendre le genie des geometres ne ren-
122 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
trent pas sous ces deux concepts. On en peut
imaginer un nombre infini dont Fexpression
exigerait d'autres sortes de limites. Toutefois,
et bien que le champ reste theoriquement ou-
vert, en fait, depuis trois siecles, il n'a pas ete
cree une forme dc limite nouvelle. Le memo-
rable effort de Lag-range, aboutissant au Calcui
des variations, ne precede pas d'une idee dis-
tincte de celles de Newton et de Leibnitz. An
point de vue philosophique, nous sommes restes
en possession des deux seuls types mis en relief
par les premiers inventeurs.
Les limites ainsi restreintes n'en offrent pas
moins une immense utilite, car elles s'adaptenl
a un nombre d'objets tout a fait surprenant.
Elles correspondent aux plus dignes de fixer
notre attention et, si elles pouvaient etre exploi-
tees cntierement, elles laisseraient en dehors
bien peu de cas importants. Leur insuffisance
provient beaucoup moins de leur manque dc
comprehension que de Fimpuissance oii nous
sommes trop souvent d'en trouver pratiquement
les valeurs. Nous rencontrons les bornes du
calcul avant celles de la conception metaphy-
sique.
DU CALCUL INFINITESIMAL. 123
Les limites de rapport se presentent notam-
ment dans deux series de questions, d'un ordre
tres etendu, et qui, au fond, se reclament toutes
deux de la meme idee. Ge sont les questions de
tangence en Geometric, et celles de vitesse en
Mecanique.
L'idee de vitesse, nous en avons fait la re-
marque, depasse les frontieres de la Mecanique.
Elle s'etend a tous les phenomenes dans lesquels
on recherche la loi de la variation d'un element,
par rapport a la duree. J'ai cite des faits de
1 'ordre physique, chimique et meme social, a
1'occasion desquels la notion de vitesse surgit
naturellement. On pourrait generaliser encore
davantage et concevoir la vitesse comme rapport
des variations de deux quantites quelconques,
dont Tune, prise pour terme de comparaison, est
supposee grandir uniformement; on cree ainsi
une sorte de vitesse metaphorique. On peut eva-
luer, par exemple, la loi des profondeurs de la
mer, d'apres la distance au rivage, ou la loi de
la distribution de la temperature dans un corps
homogene, suivant la distance au foyer. Ges
rapports qui n'ont, je le reconnais, avcc la vi-
tesse qu'une analogic assez lointaine, ont recu
des noms differents, selon la nature des pheno-
124 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
menes. Celui de penle ou ft inclinaison est un
des plus usites. Le calcul de la limite s'effectue
d'ailleurs par les memes precedes.
Les questions de tangence, dont les geome-
tres s'occupaient si passionnement avant la de-
couverte du Galcul infinitesimal, se rattachent a
1'idee d'inclinaison et par suite a celle de vitesse
generalisee.
Au surplus, la tangence ne se separe pas de la
vitesse dans le probleme mecanique. En effet,
dans le mouvement curviligne d'un mobile, la
vitesse est a chaque instant dirigee suivant la
tangente a la trajectoire, et sa grandeur est
mesuree par le rapport de I'elernent tangentiel
decrit a 1'element du temps. L'inclinaison de la
tangente marque done a tout instant la direc-
tion du mouvement. La maniere dont cette in-
clinaison varie, d'un point a un autre de la tra-
jectoire, marque 1'intensite de la composante
normale qui tend a rejeter le mobile vers le
centre de la courbe. Les questions de tangence,
etudiees en dehors des questions de mouve-
ment, forment un chapitre important de la Geo-
metric.
Les limites de somme ne jouent pas un role
moindre. Elles servent particulierement a la de-
DU CALCUL INFINITESIMAL. 125
termination des quantites qui sont pour ainsi
dire reciproques de la tangence et de la vitesse :
je veux designer les espaces parcourus et les lon-
gueurs des courbes. Le chemin decrit par un
mobile peut etre considere comme le sujet d'un
probleme inverse a celui de la vitesse. Si Ton
connaissait la vitesse a tout instant, on en dedui-
rait 1'espace parcouru : il serait represente par
la somme des produits obtenus en multipliant a
chaque instant la vitesse par une duree infini-
ment petite. Tout se reduit done a calculer effec-
tivement cette somme, c'est-a-dire a evaluer la
limite vers laquelle converge la collection des
termes infmiment petits correspondant aux vi-
tesses successives.
Dans cette question et dans une foule d'autres,
la limite de somme eveille 1'idee de generation
ou de cause. L/espace parcouru est veritable-
ment engendre par la vitesse. La vitesse, a son
tour, est engendree par la force motrice, et est
exprimee par la somme des produits obtenus
en multipliant, a chaque instant, Fintensite de
la force par la duree infmiment petite de son
action. La meme remarque s'etend a tous les
problemes naturels dans lesquels on est conduit
a envisager une sorte de vitesse, analogue a la
126 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPIIIE DBS SCIENCES.
vitesse mecanique, et une action determinante,
analogue a la force motrice.
En Geometric, Fidee de cause ne peut pas
etre invoquee directement. Toutefois on y est
ramene, si Ton veut bien regarder les lignes
comme engendrees par le deplacement d'un
point materiel. Le perimetre d'un arc de courbe
offre alors beaucoup d'analogie avec une por-
tion de trajectoire. Sa longueur est exprimee
par la somme des produits obtenus en multi-
pliant Finclinaison de la tangente en chaquc
point par Faccroissement inliniment petit de la
coordonnee de la courbe. De meme, pour la
surface comprise a Finterieur d'une courbe. On
peut la considerer commc engendree par une
droite qui se deplace parallelement a elle-meme,
en appuyant ses extremites sur la courbe. Cette
surface est, en consequence, exprimee par la
somme d'une infinite de termes egaux chacun
au produit de la droite par son deplacement infi-
niment petit.
La limite de rapport eveille plutot Fidee de
concomitance on d'une relation de position. La
direction d'une tangente est en relation de posi-
tion avec les coordonnees de la courbe. La vi-
tesse d'un mobile, deduite de Fespace parcouru,
DU CALCUL INFINITESIMAL. 127
est un fait concomitant avec ce parcours, dans
un temps infinimcnt bref. L'acceleration ou Fac-
croissement de vitesse est aussi un fait concomi-
tant avec Faccroissement du parcours pendant
deux instants consecutifs. En pareil cas, Fidee
de generation ne se presente pas a 1'esprit. Nous
avons remarque neanmoins que la vitesse, au
lieu d'etre deduite du rapport de Fespace par-
couru a la duree employee, peut etre regardee
comme la limite de la somme des termes obtenus
en multipliant la force par les durees elemen-
taires. Get exemple d'un objet envisage tour a
tour, selon le point de vue qui prevaut, comme
une limite de somme ou comme une limite de
rapport, comme un effet ou comme une cause
(effet vis-a-vis de la force et cause au regard de
Fespace parcouru), n'est point de nature a sur-
prendre. Car nous savons que dans Fenchaine-
nient des phenomcnes, chacun d'eux est alterna-
tivement cause ct effet : effet par rapport a celui
qui le precede et cause par rapport a cclui qui le
suit. 11 n'est done pas etonnant que dans la Me-
canique, qui est la premiere des Sciences phy-
siques, nos conceptions se ressentent de cette
vue generale sur la coordination des faits dans
le temps.
128 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
La branche de FAlgebrc qui a pour but le
calcul des limites de rapport a regu le nom de
Calcul differenliel, et celle qui a pour but le
calcul des limites de somme a regu le nom de
Calcul integral. Cette derniere appellation
sY'Xplique d'elle-meme : il s'agit de calculer Vin-
tegralite ou Tender dont chacun des tres petits
termes est une partie.
La limite de rapport s'obtient par un pro-
cede qui n'est jamais en defaut. Le principe en
cst connu : la variable independante regoit un
accroissement fini et la fonction est developpee
en serie, suivant les puissances ascendantes de
cet accroissement. Le rapport de Faccroissement
de la fonction a Faccroissement de la variable
revet la forme d'un polygone dont le premier
terme est une certaine fonction algebrique, dite
derivee premiere (parce qu'elle derive de la
fonction donnee d'apres des lois constantes), et
dont tons les autres termes sont affectes des puis-
sances ascendantes de Faccroissement de la va-
riable independante. Quand on passe a la limite,
c'est-a-dire quand on suppose Faccroissement in-
Fmiment petit, tous les termes, sauf le premier,
qui n'est pas affecte de cet accroissement, ten-
dent a s'annuler et disparaissent devant lui, en
DU CALCUL INFINITESIMAL. 1 29
vertu de la regie qui permet, dans un calcul de
limites, de supprimer les quantites infiniment pe-
tites et de retenir seulement les quantites finies.
La limite cherchee a done pour valeur le premier
terme, ou la derivee premiere de la fonction.
Gette derivee peut toujours etre calculee. En
effet, la derivee de la fonction la plus complexe
se ramene aux derivees des fonctions simples.
Celles-ci out etc determinees une fois pour
toutes et forment une sorte de Table de Pytha-
gore. L'algebriste se borne a consulter cette
liste, apres avoir reduit la fonction composee
en fonctions simples; de meme qu'il ramene la
multiplication des plus grands nombres a celle
des neuf premiers chiffres.
La derivee premiere, limite du rapport de
Taccroissement de la fonction a 1'accroissement
de la variable, possede une valeur finie dans les
fonctions continues. On cite cependant quelqucs
fonctions artificiellement construites par les
geometres qui, tout en etant continues, peuvent
n'avoir pas de derivee finie. Je ne m'arreterai
pas sur ces exceptions, qui n'ont pas de relation
avcc les phenomenes reels et qui, je le crois, en
dehors de la curiosite mathematique, ne pre-
sentent pas une tres grande utilite.
9
l3o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
D'apres la notation et suivant le langage do
Leibnitz, la limite (Tun rapport est « le rapport
de 1'accroissement infmiment petit de la fonc-
tion a 1'accroissement infiniment petit de la
variable » ; dans I'hypothese, bien entendu, d'un
passage ulterieur aux limites. En vertu dc cette
definition, et to uj ours avec la meme hypothese,
1'accroissement infiniment petit de la fonction
est egal au produit de la derivee par 1'accroisse-
ment infiniment petit de la variable. Tant que
le passage aux limites n'a pas effectivcment lieu,
cette egalite n'est pas exacte. Le produit repre-
sente seulement une partie de 1'accroissement
de la fonction, autrement dit la difference par-
tielle entre deux valeurs de la fonction, corres-
pondant a deux valeurs distinctes de la variable.
La contraction des deux mots « difference » et
« partielle » a donne le vocable differ entielle,
par lequel ce produit est defmitivement designe.
Le Galcul differentiel signifie done Calcul des
differentielles ou des derivees.
Les limites de somme out, comme les limites
de rapport, et sous les memes reserves, des
valeurs fmies, quand les fonctions jouissent de
la continuite. Mais le Galcul integral manque
DU CALCUL INFINITESIMAL. l3l
d'tm precede regulier et sur pour les determiner.
« II en est de ces deux parties de FAnalyse des
fonctions (Galcul differentiel et Calcul integral),
dit Lagrange, comme de celles de FArithme-
tique et de 1'Algebre qui ont pour objet les ope-
rations directes de la multiplication et de Tele-
vation aux puissances, et les operations inverses
de la division et de 1'extraction des racines. Les
operations de la premiere espece sont toujours
possibles par les regies connues, et donnent
toujours des resultats exacts; celles de la se-
conde espece, au contraire, ne le sont que dans
certains cas, au moins rigoureusement, et dans
tous les autres elles ne peuvent donner que des
resultats approches ('). » Personne n'ignore
que, s'ii est facile de multiplier un nombre par
lui-meme ou d'en former le carre, il est gene-
ralement impossible de trouver un nombre qui
multiplie par lui-meme reproduise le nombre
donne ou en soit la racine carree. Gependant
cette racine existe virtueliement; en certains cas
meme nous savons la figurer d'une maniere fort
claire. Le cote d'un carre geometrique, par
exemple, etant egal a 1'unite, la diagonale de
(!) Theorie des fonctions analytiques, p. 12/j.
l3'2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ce meme carre represente la racine du nombre
deux, dont 1'expression arithmetiquc echappe a
nos moyens. De meme, les integralcs existent
virtuellement, mais nous ne savons pas les trou-
ver ou en exprimer les valeurs. Nous sommes
reduits le plus souvent a proceder par tatonne-
ments.
C'est une chose digne d'admiration qu'avec
un instrument aussi imparfait, les geometrcs
soient parvenus, a force d'artifices et de detours
ingenieux, a calculer, sinon exactement, du
moins avec une approximation fort suffisante,
un tres grand nombre d'integrales, et a resoudre
les questions les plus importantes des Mathema-
tiques et de la Physique. Les travaux du siecle
actuel, s'ils n'ont pas abouti a une conception
entierement neuve, comme celle de Descartes
ou celle de Leibnitz, flxeront Tattention de la
posterite par les prodigieux developpements
donnes a 1'application des conceptions ante-
rieures.
La reciprocite entre la differentiation et Tin-
tegration, a laquelle je viens de faire allusion,
n'est pas evidente a priori, comme la recipro-
cite entre la multiplication et la division; mais
DU CALCUL INFINITESIMAL. 1 33
avec quelque attention on ne tarde pas a la de-
couvrir. En effet, 1'accroissement d'une fonction
est egal au produit de la derivee de cette fonc-
tion par 1'accroissement de la variable indepen-
dante, plus une quantite qui converge vers zero
en meme temps que cet accroissement de la
variable. Supposons que la fonction croisse par
degres successifs, depuis une certaine valeur de
la variable jusqu'a une autre valeur plus ou
moins eloignee. La difference des valeurs de la
fonction, entre ces deux valeurs extremes de la
variable, sera egale : i° a la somme des produits
obtenus en multipliant chacune des valeurs in-
termediaires de la fonction par 1'accroissement
intermediaire de la variable; 2° a une somme de
termes qui convergeront tous vers zero, si 1'on
resserre de plus en plus les echelons de la va-
riable ou si on la fait croitre par degres de plus
en plus voisins. A la limite, tous ces termes
disparaitront et la difference des valeurs de la
fonction, entre les valeurs extremes de la va-
riable, sera simplement egale a la somme des
produits obtenus en multipliant les valeurs
successives de la fonction par 1'accroissement
infiniment petit de la variable. Autrernent dit,
cette difference sera egale a 1'integrale de la
1 34 ESSAIS SUR LA PHILOSOPIIIE DBS SCIENCES.
fonction; et reciproquement, cette fonction sera
la propre derivee de la quantite proposee.
Par consequent, la recherche de Fintegrale
d'une fonction revient a la recherche d'unc quan-
tite dont la derivee soit egale a la fonction don-
nee. De meme que la recherche d'une racinc
revient a la recherche d'une quantite dont la
puissance soit egale au nombre donne. La reci-
procite entre les deux operations est done par-
faite. Si j'ai tenu a la mettre en relief, ce n'est
pas pour entreprendre sur le terrain technique,
mais pour montrer le precede intellectuel par
lequel, une fois de plus, nous associons nos con-
naissances par groupes binaires, a termes inver-
ses. La Nature, dans ses manifestations, semble
avoir adoptc souvent une marche analogue. In-
dependamment de la grande loi de Faction et de
la reaction, elle nous montre, en Physique, les
electricites de noms contraires (je me conforme
a Fancienne terminologie), et en Chimie les
combinaisons acides et basiques. J'en pourrais
citer bien d'autres exemples.
II est une autre proposition que je rappor-
terai, malgre son aspect un peu aride, car elle
eclaire superieurement le mecanisme infinite-
simal.
DU CALGUL INFINITESIMAL. 1 35
Les differentielles successives d'une fonction
s'echelonnent dans le meme ordre de grandeur
que les infmiment petits. La differentielle pre-
miere est tin infmiment petit du premier ordre ;
la differentielle seconde est im infmiment petit
du second ordre; la differentielle troisieme est
un infiniment petit du troisieme ordre; et ainsi
de suite.
Un tel mode de decroissance ne se reconnait
pas du premier coup d'oeil. II semblerait plutot
que la differentielle seconde (difference entre les
deux differentielles premieres correspondant a
deux valeurs consecutives de la variable) devrait
etre de 1'ordre de ces deux differentielles, c'est-
a-dire devrait etre comme elles un infiniment
petit du premier ordre. Pourquoi est-elle du se-
cond? Rappelons-nous que la differentielle pre-
miere est egale au produit de la fonction derivee
par Faccroissement de la variable. Si Ton prend
les valeurs de cette fonction derivee, pour deux
valeurs consecutives de la variable, la diffe-
rence, en vertu de la loi de formation de la dif-
ferentielle, sera exprimee par la derivee de la
fonction derivee ou par la derivee seconde, mul-
tipliee par Faccroissement de la variable. La dif-
ferentielle seconde se trouvera done exprimee au
1 36 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
moyen du produit de la derivee seconde par le
carre de Faccroissement de la Variable, soit par
un infiniment petit du second ordre. Meme rai-
sonnement pour les differentielles suivantes.
G'est un fait tres remarquable, que les deri-
vees superieures a la premiere etant definies in-
dependamment des accroissements de la fonc-
tion primitive, et, d'autre part, les differentielles
superieures a la premiere etant definies sans pre-
occupation des derivees, il existe, entre ces quan-
tites en apparence etrangeres Fune a 1'autre, la
meme relation simple et harmonique qui con-
stitue la derivee du premier ordre. L'enchaine-
ment des derivees successives est done encore
plus etroit qu'on n'etait en droit de le supposer
d'apres leur propre definition. Aussi quelques
auteurs ont-ils voulu renverser les termes et
definir les derivees d'apres cette relation meme.
Mais la marche est ainsi moins naturelle et elle
oblige d'ailleurs a demontrer plus tard que la
derivee d'un certain ordre est la derivee de la
derivee precedente.
L'ordre de decroissance des differentielles les
rend merveilleusement aptes a representer les
diverses categories d'infiniment petits que nous
DU CALCUL INFINITESIMAL. 187
rencontrons dans les figures geometriques ou
dans les phenomenes naturels. Ainsi, quand un
mobile est sollicite par une force continue, Fac-
croissement de la vitesse, pendant un instant,
cst un infiniment petit du premier ordre et est
exprime par la differentielle premiere. La varia-
tion de 1'accroissement, entre deux instants con-
secutifs, est un infiniment petit du second ordre
et est exprimee par la differentielle seconde. De
meme quand un vase se vide par un orifice infe-
rieur, le ralentissement du debit, entre deux
instants consecutifs, est une differentielle du se-
cond ordre.
Aussi a-t-on dit avec justesse que F Analyse
infinitesimale est egalement bien appropriee
aux precedes de la Nature et aux conceptions
de la raison. Elle semble former un trait d'union
entre Fintelligence humaine et le monde exte-
rieur, et ce n'est pas le moins bel eloge qu'on en
puisse faire.
CHAPITRE YIII.
L'ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE.
L'Analyse infinitesimale repose sur les idees
de continuite et de divisibilite a Finfmi. Com-
ment ses precedes sont-ils rendus applicables an
monde de la matiere, chez lequel nous ne ren-
controns que le discontinu et la division limitee?
Nous avons d'abord a distinguer entre les
corps et leurs phenomenes.
Les corps, en tant que portions de matiere
diversement agglomeree, sont tous discontinus.
Ils le sont meme parfois assez pour que le vide
Temporte de beaucoup sur le plein. Par conse-
quent la figure d'un corps est une apparence
trompeuse. Nous n'avons pas sous les yeux le
volume reellement occupe par la matiere, mais
la forme geometrique affectee par un assemblage
de particules plus ou moins distantes les unes
des autres. Le volume apparent est toujours su-
perieur a celui que la matiere occuperait, si elle
I.JO ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES.
pouvait etre condensee de fagon a ne plus of-
frir d'interstices. L'application non seulement
de F Analyse infinitesimale, mais de toute me-
thode geometrique a la mesure de la surface et
du volume ne saurait dormer de resultats rigou-
reusement exacts. II en est de meme de tout
procede tendant a la determination des densites.
Les chiffres obtenus se rapportent a des corps
apparents ou fictifs, non a la matiere meme dont
ces corps sont composes et sur laquelle nous
nous imaginons operer.
Mais la pratique des choses et les besoins des
arts ne nous obligent pas la plupart du temps a
une exactitude trop minutieuse. Aussi sommes-
nous d'accord, en general, pour considerer les
corps comme etant ce qu'ils nous paraissent
etre. Nous faisons abstraction, surtout dans les
liquides et dans un grand nombre de solides, des
vides qui peuvent exister entre les particules et
a plus forte raison entre les elements constitutifs
d'une particule. Nous raisonnons comme si la
matiere etait uniformement repandue dans le
volume du corps, sans solution de continuite.
En un mot nous substituons au corps reel une
sorte de corps moyen et nos determinations por-
tent desormais sur des moyennes. La densite, la
L' ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. l^\
capacite calorifique, la cohesion, ne sont pas
celles de la substance qui forme le corps; mais
la valeur absolue de ces proprietes est reduite
dans la proportion du plein ail volume appa-
rent. La surface du corps est appreciee sans
tenir compte des alternances de vide et de plein ;
elle est censee representer le seul developpement
de la substance.
Cette maniere de voir est exempte d'inconve-
nients pratiques et par consequent elle est legi-
time. II serait d'ailleurs impossible le plus sou-
vent de faire autrement, car il ne depend pas de
nous d'isoler la matiere et de 1'etudier a Fetal de
continuite parfaite. Nous avons interet a con-
naitre, non les proprietes de corps theoriques,
mais les proprietes des corps, tels qu'ils se pre-
sentent dans la Nature. Us importent seuls a
nos besoins et dans beaucoup de cas meme a
nos speculations scientifiques. L'hypothese de la
repartition uniforme et continue de la matiere,
aboutissant a la constitution d^n corps moyen,
est en harmonic avec la realite de nos impres-
sions et avec les exigences de nos precedes de
determination.
A des corps ainsi conc.us, TAnalyse infinitesi-
male est strictement applicable. La mesure des
l4'^ ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
surfaces et des volumes, notamment, n'y souffrc
pas plus de difficultes que chez les solides geo
metriques. 11 en sera de mcme de la densitc, qui
resulte de la me sure directe du poids rapporte
au volume; ou de la capacite calorifique, qui
resulte de la mesurc directe d'une quantite de
chaleur rapportee au volume ou au poids.
J'en viens a une classe de fails, auxquels
FAnalyse infinitesimale s'adaple naturellement,
sans qu'il soil memc necessaire de fairc unc
hypo these scrnblable a celle qui vise la consti-
tution physique des corps. Je veux parler des
innombrables phenomenes lies au temps et par-
ticulierement de ceux qui impliquent Fidee de
mouvement.
Quand un corps se deplace dans Fespace, sa
trajectoire, sa vitesse, les variations de cette vi-
tesse sont des quantites continues. II n'en pour-
rait etre autrement que si les corps avaient la
propriete de changer brusquement dc vitesse ou
de direction, dans un instant indivisible. Mais
Fexperience montre que tel n'est jamais le cas.
Dans les phenomenes les plus rapides, dans ceux
qu'on qualifiait autrefois & inslantanes , comme
les chocs et les explosions, il s'ecoule toujours
L' ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. I {3
une duree linie. Les reactions chimiques, d'ordi-
naire si promptes, exigent aussi un certain delai.
II n'est meme pas bien sur que la vitesse avec
laquelle les molecules se precipitent les unes sur
les autres soit tres grande, eu egard a la faible
distance qui les separe.
Du reste, plus nous nous elevens au-dessus de
Thorizon borne dans lequel se deroule notre
existence, plus nous sentons combien ces ques-
tions de vitesse sont relatives. Embrassons des
parties de 1'univers suffisamment vastes, les mots
perdent leur sens habituel. Les mouvements qua-
lifies par nous de rapides semblent s'accomplir
avec une decourageante lenteur. Rien de plus in-
stantane assurement sur notre globe que la trans-
mission dc la lumiere, qui parcourrait vingt fois
la longueur de 1'axe terrestre en moins d'une se-
conde. Deja notre impression se modifie, si nous
songeons que cette meme lumiere cmploie quatre
heures pour se rendre du Soleil a la plancte
Neptune. Mais que sera-ce, quand les astronomes
nous diront qu'elle reclame trentc mille ans,
d'une extremite a 1'autre dc la Voie lactee? En
verite, si ce dernier chifire etait seul articule, et
si nous n'avions pas presentes a 1'esprit les autres
etapes, nous serions tentes de trouver que la lu-
I 44 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
miere est un agent bien lent dans sa progression.
Les elements des phenomenes dynamiques,
vitesse, trajectoire, acceleration, sont done des
grandeurs continues pendant des durees plus
ou moins courtes, mais toujours finics. Les
forces, de leur cote, agissent d'une maniere
continue et les variations de leur intensite
s'operent avec continuite. La plupart d'entre
elles, la gravitation universelle, les attractions
moleculaires, sont fonction de la distance; entre
deux parties de matiere, Fintensite varie suivant
la distance qui les separe. Cette distance etant,
comme toutes les grandeurs geometriques, sou-
mise a la continuite, les variations des forces
sont egalement continues. II n'apparait pas
d'ailleurs que leur action soit intermittente ou
s'exerce par petites saccades. Les astronomes,
dans leurs calculs, considerent la gravitation
comme variant uniquement avec la distance.
II ne leur est jamais venu a Fesprit d'admettre
que cette force eprouvatdes alternatives, qu'elle
ccssat et reprit son action a de petits inter-
valles. Les observations les plus minutieuses
n'ont jamais montre que le poids d'un corps
oscillat pendant la duree de sa suspension. Au
contraire le ressort auquel il est attache, apres
L'ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. 145
avoir pris sa forme d'equilibre, la garde inde-
finiment sous I'influence de la pesanteur.
En certains cas, les forces augmentent gra-
duellement d'intensite par suite de 1'accumula-
tion de la matiere. Tel est le poids d'un vase
qui se remplit peu a peu de liquide; telle est
la pression exercee sur une enveloppe dans la-
quelle afflue un gaz ou une vapeur. On pourrait
a la rigueur soutenir que, le liquide ou le gaz
etant forme de particules distinctes, 1'accroisse-
ment du poids ou de la pression s'effectue par
petites additions consecutives et que la conti-
nuite mathematique n'existe pas. Mais qui ne
verrait la un simple jeu d'esprit, peu digne d'ar-
reter Fattention? Les choses se passent pour
nous comme si la continuite etait reelle; 1'er-
reur commise est de beaucoup inferieure a celle
qu'entrainent les procedes de mesurage les plus
perfectionnes. A plus forte raison cette conclu-
sion s'applique-t-elle a des agents autrement
subtils, au calorique ou a Telectricite. II fau-
drait un bien grand amour du paradoxe pour
pretendre que Taccumulation du calorique ne
s'opere pas d'une maniere continue, mais qu'elle
resulte d'une serie de vibrations entre lesquelles
la distinction doit etrc maintenue.
1 46 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
Ainsi Ics phenomenes qui sont lies a 1'idee de
succession, les changements qui se realisent avec
le temps, nous paraissent etre continus. S'ils
ne le sont pas dans la rigueur rnathematique du
mot, ils le sont du moins avec une approximation
qui surpasse enormement celle de nos moyens
d'observation et qui previent toute erreur appre-
ciable dans les calculs.
Cettc continuite, loi generale du monde phy-
sique, avait ete reconnue par les savants et les
philosophes de 1'antiquite. Bien avant qu'elle
cut ete demontree a 1'aide de precedes exacts,
1'adage Natura non facit saltum, « la Nature
ne fait pas de saut brusque », etait proclame
comme un axiome. Gette croyance fortement
enracinee n'a pas du etre etrangere a la direc-
tion donnee par Leibnitz a des speculations qui
s'inspiraient surtout du principe de la continuite.
La reconnaissance d'un tel principe precedant
dans Thistoire de Fhumanite les enseignements
de la Science, s'explique assez facilement. II
repond, en effet, a une disposition naturelle de
notre esprit, centre laquelle nous aurions beau-
coup de peine a lutter. En toute conjoncture,
qu'il s'agisse d'un mouvement, d'un changement
d'etat, de forme, de temperature, nous sommes
L'ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. 147
portes a attribuer Teffet produit a la combi-
naison de deux facteurs : une certaine puis-
sance et le temps. Aucun de ces deux facteurs
ne nous semble pouvoir etre supprime. Pour que
la duree fut infiniment petite, il faudrait que la
puissance fut infiniment grande. Or, dans le do-
maine physique, nous n'admettons pas de force
infinie; non seulement nous n'en admettons pas,
mais nous n'en concevons pas. Des lors tout
changement constate implique a nos yeux une
certaine duree. Siautrefois 1'expression d'instan-
tane etait couramment employee, elle avait sans
doute, dans 1'esprit des philosophes, un sens
relatif : elle signifiait que la duree etait tres
courte, qu'elle tombait au-dessous des moyens
connus d'observation.
La necessite d'une duree dans les phenomenes
a du faire soupgonner, prealablement aux indi-
cations de la Physique et de la Ghimie, la dis-
continuite reelle des corps. Car il parait impos-
sible d'expliquer, sans discontinuile, un certain
nombrc de faits dont nous sommes journelle-
ment temoins. Lorsque deux corps animes de
vitesscs differentes viennent a se rencontrer, les
modifications apportees aux vitcsses, a raison de
1 48 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ce choc, exigent un certain temps, fort court a la
verite. Mais comment, pendant un temps memc
tres court, les deux corps pourraient-ils rester
au contact, s'ils etaient absolument invariables
de forme, impenetrables Fun a Fautre? Evi-
demment en ce cas ils ne se toucheraient que
pendant un instant indivisible, par suite insuf-
iisant au changement de la vitesse. Ge change-
ment reclame une penetration mutuelle, une
deformation, durant laquelle les deux corps puis-
sent continuer a se mouvoir dans des directions
diffe rentes, sans cesser neanmoins de s'impres-
sionner. Le phenomene s'accomplit effective-
ment ainsi, et les corps sc trouvent a la fin
animes de vitesses souvent opposees a celles don I
ils etaient doues au debut.
Mais la penetration implique une constitution
interieure qui permette aux particules mate-
rielles de se rapprocher les unes des autres. Elles
doivent done, a Fetat normal, etre maintenues a
distance au moyen de forces reciproques. Celles-
ci assurent a la fois la permanence generale du
corps et sa faculte de deformation. Elles agissent
comme des ressorts qui tantot restent compri-
mes ou brises apres le choc, et tantot reprennent
leurs dispositions primitives, suivant la nature
L' ANALYSE INFINITESIMALE ET LA MATIERE. l49
cle la substance. De toutes fagons le corps doit
etre discontinu.
Get exemple d'un raisonnement justifie apres
coup par 1'experience, n'est pas le seul que Fhis-
toire des Sciences ait eu a enregistrer. L'homme
procede souvent ainsi : il hasarde sur la Nature
des vues qui servent a guider ses observations
ulterieures. Mais celles-ci prononcent toujours
en dernier ressort. La raison est incapable par
elle-meme d'etablir la verite physique : elle
fournit des probabilites plus ou moms grandes.
L'erreur des anciens, perpetuee jusqu'aux temps
modernes, a ete de croire que la Metaphysique
pouvait suppleer a Tetude de la Nature, tandis
qu'elle se borne a projeter des lueurs sur les sen-
tiers qui conduisent a la decouverte de ses lois.
Toutefois d'aussi heureuses rencontres (dont
j'aurai de nouveau occasion de parler) entre
Fintelligence humaine ct le monde exterieur ne
laissent pas le philosophe indifferent. Elles font
naitre la pensee d'un plan general auquel Tune
ct 1'autre seraient egalement soumis, et qui se
manifesterait de temps en temps a nos regards
par des traits que le hasard ne saurait expliquer.
En resume, TAnalyse infinitesimale, concue
150 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
d'abord pour les besoins de la Geometric et s'a-
daptant rigoureusement aux quantites douees de
la continuite parfaite, a pu etre ensuite etendue
aux quantites physiques. La condition d'une ge-
neralisation aussi avantageuse se trouve dans le
tres faible ecart qui existe entre 1'ideal de con-
tinuite, represente par 1'espace et le temps, et
les realites materielles plus ou moins disconti-
nues dont nous sommes environnes. Le degre
de cet ecart est la mesure du degre d'exactitudc
que nous pouvons esperer dans les resultats.
Une multitude d'objets, notamment ccux qui
relevant de la Physique mathematique, sc pre-
tent avec une approximation presque indelinie
a Fapplication d'une telle methode de calcul.
De la, les developpements remarquables regus
depuis un siecle par cette branche de la Science.
Les bornes ne paraissent pas sur le point d'etre
atteintes; car les experiences de plus en plus
precises, institutes par les physiciens et les
chimistes, fourniront d'abondants materiaux sur
lesquels la haute Analyse pourra s'exercer avec
un succes croissant.
Parmi les Sciences, deja formees ou en voie
de formation, tributaires des methodes infini-
tesimales, il en est une qui restera toujours au
L' ANALYSE INFINITESIMALS ET LA MATIERE. l5l
premier rang par la rigueur de ses resultats :
c'est la Mecanique celeste. Les corps consideres
n'y varient pas de figure ni de grandeur, du
moins pendant les periodes historiques. Les
actions dont ces corps sont le foyer ou le theatre
dependent uniquement des distances. Les divers
elements du phenomene dynamique sont done
des fonctions de 1'espace et du temps, et jouis-
sent de la continuite geometrique. L1 Analyse
infinitesimale peut etre des lors employee avec
la meme securite que dans les questions d'ordre
purement mathematique. Les causes d'inexacti-
tude resident uniquement dans Fomission even-
tuelle de certains elements reels ou dans les
erreurs qui peuvent se glisser au cours de cal-
culs aussi prodigieux. Mais elles ne proviennent
en aucun cas de Fhypothese fondamentale qui,
sous le rapport de la continuite, assimile ces
quantites aux grandeurs abstraites de la Geo-
metric et de 1'Algebre. La Mecanique celeste
gardera done sur toutes les autres branches de
la Physique mathematique une superiorite in-
discutable.
IT.
MECANIQUE.
CHAPITRE I.
LA FORCE ET LA MASSE.
De meme que Fespace et le temps sont a la
base des Sciences mathematiques, de meme la
force et la masse sont les elements primordiaux
des Sciences physiques, et specialement de la
Mecanique envisagee dans sa plus grande gene-
ralite. II n'y a pas de question de Dynamique,
si compliquee qu'elle soit, qui ne se reduise en
definitive a revaluation d'un rapport entre la
force et la masse.
La notion de force est aussi ancienne que
Thumanite. Des son entree dans la vie, et par
sa lutte contre la Nature, 1'homme acquiert le
1 54 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
sentiment des efforts qu'il est oblige de faire
pour attirer a lui les corps ou pour les re-
pousser, pour les transporter d'un lieu dans un
autre et pour leur imprimer de la vitesse.
Les corps sur lesquels nous agissons sont
places dans des conditions diverses, et le resul-
tat de nos efforts s'en ressent necessairement.
Dans un cas, le plus frequent, ils sont retenus
par des obstacles. Pour les deplacer, il faut
commencer par vaincre certaines resistances
exterieures. II faut, par exemple, surmonter le
frottement contre d'autres corps, neutraliser la
pesanteur sur une pente plus ou moins incli-
nee, refouler un liquide, un gaz, etc. Les corps
n'entrent alors en mouvement que si 1'efforl
depasse un certain degre d'intensite, celui prc-
cisement qui correspond a la resistance deve-
loppee par Fensemble des obstacles. Au dela de
ce point, le mouvement a lieu. Mais comment
s?obtient-il? dans quelle relation est-il avec Fef-
fort exerce?
Pour mieux s'en rendre compte, il est pre-
ferable de supprimer cette periode preliminaire,
pendant laquelle 1'effort doit grandir, avant de
produire aucun effet visible, jusqu'a atteindre
la somme des resistances dues au milieu envi-
LA FORCE ET LA MASSE. 1 55
ronnant. Imaginons done le corps debarrasse dc
tous les obstacles, entierement libre, comme il
serait, je suppose, s'il roulait sur un plan hori-
zontal parfaitement poll, on mieux encore s'il
etait suspendu dans le vide, a Fextremite d'un fil
tres delie. Alors que voyons-nous? Nous voyons
ceci : Lc moindre effort produit un mouvement.
II ivy a pas de si petite impulsion qui n'ecarte le
corps de sa position; il est absolument mobile.
La resistance au mouvement, qu'il semblait op-
poser tout a Fheure, et qu'on aurait pu etre
tente de lui attribuer, ne tenait pas a lui,
mais aux influences exterieures. Par lui-meme le
corps ne resiste pas, il est incapable de resister.
La mobilite, la mobilite parfaite, absolue,
telle est la propriete fondamentale des corps,
et celle qui interesse essentiellement le geo-
metre. C'est par la mobilite que nous penetrons
pour ainsi dire dans leur intimite, que nous
faisons commerce avec eux. Qu'induirions-nous
d'un corps qui resisterait a toute tentative dc
mouvement? Nous constaterions qu'il est un obs-
tacle; mais qu'y a-t-il derriere cet obstacle, au
dela de cette surface centre laquelle notre effort
s'exerce en vain? Le corps est-il plus ou moins
lourd, est-il vide, est-il plein? Nous Fignorons.
l56 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
Au contraire, si le corps cede librement, nous
entrons en relation avec lui. Nous sentons son
mouvement varier au gre de nos efforts. Gar
la mobilile du corps n'est pas Tindifference. II
n'obeit pas pareillement a toutes les impulsions.
II se meut plus vite sous une impulsion plus
energique, et plus lentement sous une impulsion
plus faible. En meme temps nous observons que
les corps sont loin de se comporter de la meme
maniere sous le meme effort. A volume egal, ils
exigent, pour prendre le meme mouvement, des
efforts inegaux, selon leur nature. Un decimetre
cube de plomb exige plus d'effort qu'un deci-
metre cube de bois ou de verre. Quand ils sont
de meme nature, ils reclament des efforts pro-
portionnes a leur volume.
De ce phenomene elementaire surgissent deux
notions paralleles, d'une extreme importance. La
premiere est celle d'efforts gradues, susceptibles
d'effets correspondant a leur intensite. Nous con-
cevons un effort double, triple, quadruple d'un
premier effort choisi comme terme de compa-
raison ou comme unite. Si, par exemple, nous
adoptons pour unite Feffort qui maintient un
certain ressort bande, 1'effort qui maintiendra a
la fois deux, trois ou quatre ressorts semblables
LA FORCE ET LA MASSE. l5j
constituera un effort double, triple ou quadruple
du precedent; et nous savons que ces efforts
produiront des effets mecaniques tres differents.
D'autre part, nous avons constate que les corps,
suivant leur nature ou leur volume, reclament
des efforts inegaux pour prendre le meme mouve-
ment. Cette propriete, en vertu de laquelle un
corps exige un certain effort ou une certaine
impulsion pour acquerir un mouvement deter-
mine, est ce qu'on appelle sa masse. Comme con-
sequence, deux corps, quelles que soient leur
nature et leurs dimensions, ont la meme masse
quand ils regoivent le merne mouvement d'un
meme effort.
Les masses des corps sont done Texpression
de leur mobilite relative, ou pour parler plus
exactement elles varient en raison inverse de
leur mobilite. Une masse double ou qui exige
un effort double pour prendre le meme mouve-
ment possede une mobilite moitie moindre. A
une tres grande masse correspond une tres faibie
mobilite. DC toute fagon Tidee de masse est liee a
celle dc mobilite; il n'y a pas de masse sans mo-
bilite, et vice versa. Jamais la masse, si enorme
qu'elle soit, n'cveille Tidee de resistance. La re-
sistance n'est jamais dans le corps, elle est hors
1 58 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
du corps. Si la masse appclle un effort, ce n'est
pas pour lui resister, c'est pour lui ceder, c'est
pour acquerir un mouvement en correspondance
avec lui.
Mais il ne suffit pas d'avoir la notion claire
de la masse. II faut aller plus loin. Pour les be-
soins de la Dynamique, il est necessaire de savoir
chiffrer les masses, de les evaluer au moyen de
Fune d'elles, en un mot de les rendre ncttement
comparables, en faisant abstraction de toutes les
qualites physiques ou chimiques qui distinguent
les corps entre eux. Vis-a-vis du geometre, les
corps ne different les uns des autres que par
leur masse, par leur aptitude a recevoir le mou-
vement.
Pour arriver a ce classement special, il con-
vient tout d'abord d'ecartcr Fidee un pen etroite
d'effort, qui rappellc une origine personnelle,
humaine. Au fond, la question d'origine n'im-
porte pas au mathematicicn. L'intensite de Fac-
tion, sa direction, Finteressent sctiles. Que Fim-
pulsion soit donnee par la main de Fhomme, par
la traction d'un animal, par la pression de Fair
ou de la vapeur, par un poids, un aimant, etc.,
le resultat est toujours le meinc. Pourvu que Fin-
LA FORCE ET LA MASSE. 169
tensile soil egale, le corps impressionne prendra
un mouvement identique. (Test ainsi que Fidec
generale deforce se substitue dans la Science a
Fidee particuliere d'effort, et que toutes les forces
deviennent assimilables entre elles en depit de
leur origine, qui n'occupe plus Fattention.
Je parle d'intensite. Mais un autre element est
a considerer : la duree. Pour definir Faction
d'une force, il faut specifier le temps pendant
lequel elle s'exerce. Car a mesure que le temps se
prolonge, Feffet produit ou le mouvement com-
munique est plus considerable. II est done sous-
entendu, quand on compare des forces, qu'elles
agissent pendant le meme temps. Peu importe
d'ailleurs la grandeur intrinseque de ce temps;
il suffit qu'elle soit la meme dans toutes les expe-
riences.
La comparaison des masses est des lors facile
a concevoir. Pour la realiser, on peut imaginer
un ressort bande, dont la detente produit une
certaine impulsion; puis, juxtaposer deux, trois
ressorts semblables, de facon a produire une
impulsion double, triple. On pourrait imaginer
aussi Fexplosion, dans un tube, d'une certaine
quantite de poudre; et puis Fexplosion d'unc
quantite double, triple : la poussec du gaz sur
l6o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
un piston produirait des impulsions representees
par un, deux, trois. Par Fun de ccs moyens
on par tout autre, des corps differents seront
soumis a des impulsions differentes, graduees
de maniere que tous les corps prennent le meme
mouvement. Leurs masses se trouveront pro-
portionnelles aux impulsions; les rapports entre
les masses egaleront les rapports entre les im-
pulsions.
La comparaison des masses est ainsi ramenee
a celle des forces. La masse d'un corps est dc-
sormais caracterisee par la grandeur de la force
qui lui communique le mouvement convenu. Sa
valeur, en chi fires, depend a la fois de 1'unite de
force adoptee et de Tamplitude du mouvement
convenu, pris aussi pour unite.
L'unite de force peut etre choisie arbitrai-
rement dans la Nature. Elle peut etre 1'effort
necessaire pour rompre un lil metallique, d'une
grosseur fixee; la pression, sur une surface,
d'un gaz ou d'une vapeur portee a unc certaine
temperature; la detente d'un ressort construit
dans des conditions precises; la force deployec
pour maintenir souleve un corps determine. II
faut prendre garde que certaines unites, commc
la derniere, sont sujettes a varier suivant le lieu
LA FORCE KT LA MASSE. l6l
du globe ou est faite 1'experience. D'autres,
au contraire, comme les trois premieres, ont
partout la meme valeur intrinseque. Si Ton veut
comparer les masses mesurees en un lieu avec
les masses mesurees en un autre lieu, il sera in-
dispensable, le cas echeant, de tenir compte de
la variation subie par 1'unite de force adoptee.
Le mouvement commun aux masses essayees,
ou la grandeur de la vitesse communiquee, dont
on convient de faire 1'unite de longueur, peut
egalement etre choisie a volonte. Ce sera le
metre, la toise, le pied, ou toute autre longueur
prealablement fixee.
Ces unites etant arretees, 1'unite de masse
en derive. L'experience la fera connaitre. II
faudra rechercher, a 1'aide d'observations spe-
ciales, quel est le corps qui, soumis a 1'unite de
force pendant 1'unite de temps, prend une
vitesse egale a 1'unite de longueur.
Les physiciens ont constate qu'en choisis-
sant pour unite de force Feffort capable de
maintenir souleve un decimetre cube d'eau;
pour unite de temps, la seconde astronomique ;
ct pour unite de longueur, le metre ou la
quarante-millionieme par tie du meridien ter-
restre, le corps cherche est represente par une
1 62 ESSAIS STJR LA PIIILOSOPIIIE DBS SCIENCES.
quantite d'eau peu inferieure a 10 decimetres
cubes, soit 9 litres 8088... Ce nombre est habi-
tuellement designe par la lettre g. Voila Turrite
de masse. Les masses de tous les autrcs corps
seront exprimees par un certain nombre dc fois
cette unite.
L'unite de force ayant etc empruntec aux
phenomenes dc la pesanteur et variant des lors
avec le lieu du globe, les chiffres des masses
determinees dans un lieu devront subir une cor-
rection pour etre comparablcs avec les chiffres
des masses determinees dans un autre lieu.
Nous laisserons dc cote cette correction, qui
vise uniquement 1'unite de force et a pour but
d'en compenser les inegalites eventuelles.
La grandeur d'une masse est partout idcn-
tique. Qu'un corps soit sollicite par la meme
force, sur un point quelconquc du globe, en
France, en Amerique, au pole, a Fequatcur, il
prendra constamment la meme vitesse. Si, par
exemple, on fait usage de la detente d'un ressort
(ce qui supprime la correction relative a Funite
de force), cette detente, appliquec successive-
mcnt en divers endroits, communiquera toujours
unc vitesse egale. Elle la communiquerait en-
core si Ton pouvait se transporter dans les pro-
LA FORCE ET LA MASSE. l63
fondeurs de la Terre ou a la surface de quelque
autre planete. Cette vitesse est invariable. Elle
decoule d'une loi superieure de la Nature. Elle
exprime le rapport eternel qui existe entre unc
impulsion donnee et un corps determine. Rap-
port dont la raison nous est inconnue, comme
nous est inconnue la raison du rapport qui existe
entre une certaine quantite de chaleur et une
certaine quantite de mouvement, entre unc
certaine elevation dc temperature et Taccrois-
sement de tension d'un gaz. La raison, le
pourquoi de ces choses nous sera sans doute
toujours cache. Nous ne pouvons que les con-
stater et enregistrer les coefficients.
Mais cc qui est remarquable et ce qui as-
signe a la masse non pas une place exclusive
- d'autres rapports peuvent se trouver dans le
meme cas - mais unc place tout a fait emi-
nente, c'est qu'clle est independante de toutes
les circonstances susceptibles d'influer sur Fetat
du corps. Non seulement elle est independante
de sa temperature, de sa condition electrique,
de sa cohesion, de sa fluidite; mais elle est in-
dependante aussi de la pesanteur. L'experiencc
repetee sur divers points du globe montre que
la masse n'est pas affcctee par la latitude, c'est-
1 64 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
a-dire par 1'inegalite d'action du globe terrestre.
Et comme Faction du globe terrestre est un cas
particulier de 1'attraction universelle, il s'en-
suit que la masse est soustraite a cette condi-
tion generale de la matiere. On peut concevoir
une modification d'intensite de la gravite, sa
disparition meme (qui ferait succeder a 1'ordre
actuel un ordre absolument different ou plutot
un chaos), mais il nous est interdit de concevoir
la disparition de la masse. Dans ce bouleversc-
ment immense, suite d'une alteration de la gra-
vitation universelle, la masse demeurerait in-
tacte. Le meme ressort applique au meme corps
- si Ton avait pu le preserver de la disorgani-
sation generale — continuerait de lui imprimer
la meme vitesse. Tous les phenomenes seraient
modifies; seul, le phenomene de la masse ne se
modifierait pas.
Quand on reflechit a la persistance, a Findes-
tructibilite de la masse, on se demande si cc
n'est pas la cette propriete tant cherchee par les
philosophes de Tantiquite, pour definir la ma-
tiere. Faute de 1'avoir clairement discernee, quo
de tentatives vaines ils ont faites ! Que d'explica-
tions insuffisantes ont etc proposces! Longtemps
LV FORCE ET LA MASSE. 1 65
on a dit : « La matiere est ce qui tombe sous les
sens. » Mais les physiciens el les chimistes sont
venus : ils ont montre une matiere tellement
• tenue que nos sens n'en sont pas directement
affectes et que sa presence ne nous est denoncee
que par des precedes d'une delicatesse inouie.
Le passage d'un rayon electrique peut seul nous
deceler la matiere dans le vide extraordinaire
de M. Grookes. Ils nous ont entretenus aussi
d'images, de lueurs, qui sont de vaines appa-
rences, qui indiquent la matiere la ou elle n'est
pas en realite; de sorte que ce temoignage des
sens, base et condition de la definition, est pris
en flagrant delit d'erreur. On a voulu serrer la
question en qualifiant la matiere d7 « etendue »
et d' « impenetrable ». Mais 1'espace est etendu
et n'est pas materiel. Les gaz sont materiels et
ne sont pas impenetrables. Les corps solides eux-
memes se revelent a nous comme des assem-
blages de particules pouvant etre rapprochees
les unes des autres par une compression suffi-
sante. Ils ne sont done impenetrables qu'en par-
tie. Que signifie une propriete ainsi entendue?
Faut-il alors la reserver uniquement aux ato-
nies? Mais savons-nous si eux-memes sont impe-
netrables, et d'ailleurs comment pouvons-nous
1 66 ESSAIS SUR LA PHILOSOPII1E DBS SCIENCES.
parler du temoignage des sens a propos de re-
sidus qui, par leur extreme petitesse, echappent
precisement a tous nos sens?
La Science moderne a introduit un point de
vue nouveau. Desormais le grand tout, le cosmos
comprend deux classes d'objets. Les uns repon-
dent plus ou moins a Fidee instinctive que nous
avons de la matiere; ils tombent, sinon sous nos
sens, du moins sous quelqu'un de nos moyens
scientifiqucs d'observation; ils sont soumis a la
gravitation universelle, ils sont pesants. Lcs
autres echappent a nos moyens directs; ils no
se manifestent que par leurs effets; ils sont les
agents ou les vehicules de ces grandes forces qui
se partagent Pempire du monde : chaleur, lu-
miere, electricite, gravitation, etc. Mais, tout
en transmettant la gravitation, ils ne lui obeis-
sent pas; ils sont imponderables ou le parais-
sent. On ne leur accorde pas la qualite de ma-
tiere, reservee pour les premiers. La matiere
serait done « tout ce qui pese » .
Mais qui ne voit la difference profonde
entre une propriete generale, meme univer-
selle, comme la pesanteur — sans laquelle pour-
tant la matiere se peut encore concevoir — et
une propriete, comme la masse, qui nous parait
L.\ FORCE ET LV MASSE. 167
veritablement inherente a la matiere, qui semble
en etre Fessence meme? Si la gravitation cessait
d'agir, nous n'estimerions pas pour cela que la
matiere a cesse d'etre; elle subsisterait toujours,
elle exigerait pour se mouvoir la meme dose de
force qu'auparavant. Elle conserverait la meme
masse. Sans pousser aussi loin Fhypo these, les
habitants des diverses planetes, s'ils existent, et
s'ils cultivent comme nous la Physique mathe-
matique, doivent se faire la meme idee quc nous
sur le role de 1' attraction universelle; mais ils en
rec.oivent des impressions bien differentes. Le
litre d'eau leur parait deux fois et un quart aussi
lourd qu'a nous, a la surface de Jupiter; six fois
moins lourd a la surface de la Lune; et, en ad-
mettant la possibilite d'une station sur le Soleil,
vingt-sept fois plus lourd a la surface de ce globe
immense. Entre Inhabitant de la Lune et celui
du Soleil, la difference d'impression, quant au
poids du litre d'eau, serait dans le rapport
de i a 162. Cependant Fun et Fautre feraient
usage du meme ressort pour communiquer a
ce litre d'eau le meme mouvement. Le philo-
sophe qui recueillerait ces impressions si di-
verses constaterait quc le sentiment sur la masse
est uniforme, absolu, tandis que le sentiment
l68 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
sur les effets de la pesanteur est variable et re-
latif (*). La qualite de peser n'est done pas com-
parable a celle d'avoir de la masse, et ne saurait
au meme degre servir de base a une definition
de la matiere.
Si j'avais a definir la matiere, je dirais : « La
matiere est tout ce qui a de la masse, ou tout cc
qui exige de la force pour acquerir du mouve-
rnent. »
Les idees de force et de masse sont correla-
tives. Elles s'eclairent mutuellement. Quelle no-
tion aurions-nous dc Faction d'une force, dc
Fefficacite de notre effort personnel, si jamais
nous n'avions employe cet effort a deplacer un
corps? Sans doute en appuyant plus ou mo ins
vivement sur un obstacle fixe, nous aurions le
sentiment d'efforts varies; mais nous n'aperce-
vrions pas le resultat de ces efforts, nous ignore-
rions les effets qu'ils sont capables de produire.
(!) Si un observateur pouvait etre place entre la Terre
et la Lune, au point precis ou les attractions exercees par
ces deux astres s'equilibrent, les objets qu'il manierait
seraient pour lui depourvus de poids, et cependant, s'il
voulait leur appliquer son ressort, il trouverait qu'ils pren-
nent le meme mouvement ou possedent la meme masse qu'a
la surface de la Terre.
LA FORCE ET LA MASSE. 169
Nous n'en prenons conscience que le jour ou
nous deplagons un corps libre de nous obeir; et
en deplacant successivement divers corps, nous
nous rendons compte de Finegalite des efforts
qu'ils exigent de nous. Du meme coup, nous
acquerons la notion de la masse, qui est la ma-
niere d'etre differente des corps, par rapport
a nous, par rapport a notre capacite de les mou-
voir. Les deux notions sont inseparables. Cha-
cune d'elles, isolee, est incomplete. Chacune
appelle imperieusement Fautre, comme Faction
appelle la reaction, comme la chaleur appelle la
temperature, comme Facide en Chimie appelle
la base.
Quelques geometres, et meme des plus emi-
nents, reprochent precisement a cette notion de
la masse d'etre liee a celle de la force; ils vou-
draient une definition directe, independante.
« On appelle masse d'un corps, dit Poisson, la
quantite de matiere dont il est compose (1). »
Mais que doit-on entendre par « quantite de
matiere »? Nous nous faisons une juste idee des
quantites relatives de matiere contenues dans
des corps de meme nature. Nous comprenons
Traite de Mecanique, Introduction
170 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
sans peine que deux litres d'eau contienncnt
deux fois autant de matiere qu'un seul, et que
cinq litres de mercure conliennent cinq fois
autant de matiere qu'un seul. D'une fagon gene-
rale, les quantites contenues dans des corps de
meme nature sorit proportionnelles a leurs vo-
lumes. Mais comment effectuer la comparaison,
si les corps sont de nature differente? Qucl rap-
port peut-il y avoir entre la quantite de matiere
contenue dans un decimetre cube d'eau et la
quantite de matiere contenue dans un decimetre
cube de mercure, dans un decimetre cube de
plomb ou un decimetre cube de platine? Nous
savons une seule chose : le litre d'eau est plus
facile a mouvoir que le litre de mercure, il exige
moins de force. Or cela, c'est la relation meme
entre la force et la masse. II faut done en revenir
a Fexperience prealable qui 1'etablit, c'est-a-dire
a la definition precedente.
Pour tourner la difficulte, les memes geo-
metres imaginent un « point materiel », sem-
blable dans tous les corps, et les quantites de
matiere sont defmies par les nombres de ces
points lictifs que les corps, de 1'especc la plus
differente, sont censes contenir. « Un point ma-
teriel, dit Poisson, est un corps infiniment petit
LA FORCE ET LA MASSE. 171
clans toutes ses dimensions.... On pent regarder
nn corps de dimensions ilnies comme un assem-
blage d'une infinite de points materiels, et sa
masse comme la somme de toutes leurs masses
infmiment petites. » - - « La masse d'un corps,
dit Laplace, est la somme de ses points ma-
teriels.... La densite d'un corps depend du
nombre de ses points materiels renfermes sous
un volume donne (1). » Mais, ce procede ne fait
pas disparaitre Pobjection. On est toujours en
droit de demander : Qu'est-ce que la masse d'un
point materiel? Et pourquoi y a-t-il plus dc
points materiels dans un litre de mercure que
dans un litre d'eau? La question reste sans re-
ponse.
II est licite, au point de vue geometriquc,
d'imaginer un corps d'assez petites dimensions
pour que la difference des trajectoires de ses di-
verses parties puisse etre negligee. Rien n'in-
terdit d'appeler un tel corps « point materiel ».
Mais cette appellation ne doit pas franchir le
domaine mathematique, 1'abstrait. Elle est sans
portee sur le reel. Dans le monde physique, il
(!) Exposition du Systeme du Monde, 6e edition, p. 173
et 170.
IJ2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
n'y a que des corps finis, et des atonies ou ele-
ments primordiaux dont nous ignorons absolu-
ment les masses et les dimensions. Nous sommes
incapables de dire - - jusqu'a present du moins
- si Telement primordial d'un corps est plus ou
rnoins dense que 1'element primordial d'un.autre
corps. Nous savons uniquement, pour Tavoir
directement constate, que des volumes tres re-
duits de plomb et de platine exigent des forces
inegales pour prendre le meme mouvement, et
ont par consequent des masses differentes (4).
Pendant les premiers temps ou fut constitute
la Mecanique rationnelle, il y eut une tendance
fort concevable a restreindre le plus possible les
emprunts fails a 1'experience. On voulait donner
a cette Science un aspect systematique et un ca-
ractere logique, comparables a ceux de la Geo-
metrie, ou les donnees physiques sont en effet
peu nombreuses et passent meme parfois inaper-
gues. Nous en retrouvons encore aujourd'lmi la
marque dans la constitution hypothetique, attri-
(!) La definition de la masse par le nombre des points
jnateriels ne serait legitime que si la Chimie parvenait a
demontrer que la nature de tous les corps est identique et
qu'il n'y a que des groupements d'un seul et meme atome.
LA FORGE ET LA MASSE. 173
buee aux corps solides ; 11 en resulte des erreurs
facheuses au cours d'importantes propositions,
notamment dans la theorie du choc. Le progres
des Sciences naturelles tend a modifier ce point
cle vue et dispose les esprits a considerer desor-
mais la Mecanique, meme dans sa partie ration-
nelle, comme essentiellement fondee sur Fobser-
vation.
La methode deductive, souveraine dans les
Mathematiques pures, n'est feconde en Meca-
nique qu'a la condition de s'appliquer a des
elements reels, fournis par le monde exterieur.
Sinon elle conduit a des resultats qui concernent
non le monde tel qu'il est, mais tel qu'il nous
plait de Fimaginer. L'abstraction permise doit
porter uniquement sur les qualites et les circon-
stances etrangeres au probleme dynamique pro-
prement dit. Dans un corps isole, nous pouvons
et nous devons negliger la couleur, la tempera-
ture, les affinites chimiques, parce qu'elles sont
sans influence sur le rnouvement. Mais nous re-
tenons Finertie ou la mobilite, la masse, le mode
de composition des forces. Si plusieurs corps
sont en presence, nous retenons encore d'autrcs
proprietes, negligeables dans un corps isole : la
reaction, Felasticite et, en cas de choc ou de
1 7.4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
frottement, la convertibility clu mouvcment en
chaleur.
Des lors, il ne dcvrait pas etrc loisiblc d'envi-
sager des masses abstraites ct des corps solides
-de forme invariable. II n'est pas moins illogique
de repousser la notion directe de force, sous
pretexte qu'elle est puisee dans le sentiment de
notrc effort personnel, c'est-a-dire dans I'obser-
vation de la Nature. Pourquoi ne pas repousser
aussi les couleurs du spectre solaire, parce que
c'est notre reil qui les voit? En deiinissant la
force a le produit dc la masse par la Vitesse »,
comme le voudraient certains auteurs, en don-
nerait-on une idee bien nette a Fhomme qui
n'aurait jamais essaye sa force musculaire? Au-
tant les Mathematiques pures aspirent a s'elevcr
dans la region de 1'abstrait, autant les Sciences
physiques, dont la Mecanique est la premiere,
doivent plonger leurs racines dans le concrcl.
sous peine de manquer dc base ct de s'cpuiscr
bicntot en speculations chimeriques.
CHAPITRE II.
CAPACITES DYNAMIQUES. — LA PESANTEUH.
La propriete de la masse s'eclaire d'un jour
plus vif quand on 1'observe dans dcs corps
bomogenes, dc nature differente, ayant memo
volume. Les inegalites dc masse remarquecs
cntre eux tienncnt alors uniquement aux va-
rietes de matierc qui Ics composent. L'experi-
mentateur, muni du rcssort dont nous avons fait
usage, peut constatcr que si Ic decimetre cube
d'cau cxige une force egalc a un pour acquerir
unc vitessc de 10 metres environ (c'est-a-dire
9m,8o88...) au bout d'une seconde, le decimetre
cube de plomb cxigera une force egale a onze
et demic, pour acquerir la meme vitessc; Ic de-
cimetre cube de mercure exigera unc force egale
a treize et demic; Ic decimetre cube de platine
exigera vingt et un et demie, etc. Ghaque corps,
suivant sa nature, reclamera, sous le meme vo-
lume, une force differente.
176 ESSAIS SUR LA PH1LOSOPIIIE DliS SCIENCES.
II serait temeraire de conclure, je Fai dit, que
ces decimetres cubes contiennent plus on moins
de matiere. 11 se peut que le nombre dcs ele-
ments indivisibles de Feau soit le meme que le
nombre des elements indivisibles du plomb, du
mercure ou du platine, et que chacun de ces
elements ait un egal volume. II se peut aussi que
le nombre des elements differe, mais que leur
volume differe en sens inverse, de telle sorte que
le volume absolu de la matiere can, contenue
dans un decimetre cube, soit egal au volume
absolu de la matiere plornb, mercure ou pla-
tine. Dans ces conditions, comment preten-
drait-on que la quantite de matiere de Fun est
superieure a la quantite de matiere de Fautrc?
La seule affirmation legitime, c'est que la ma-
tiere eau ne se comporte pas, a Fegard des for-
ces, comme la matiere plomb, mercure ou pla-
tine. En d'autres termes, Feau, le plomb, IP
mercure et les divers corps, sous le meme vo-
lume, absorbent des quantites differentes de
force ou d'impulsion pour prendre le meme
motivement.
C'est un phenomene analogue a celui qu'on
releve en Physique, au sujet de Fechauffement
des corps. Geux-ci, soit qu'on les compare sous
CAPACITES DYNAMIQUES- — LA PESANTEUR. 177
le meme volume, soil qu'on les compare sous le
meme poids, n'absorbent pas la meme quantite
de chaleur pour acquerir la meme elevation de
temperature. Us n'ont pas, selon le terme usite,
la meme capacite calorifique. De meme, au
regard du mouvement, ils n'orit pas la meme
capacite dynarniquc (f ).
II est possible de dresser, pour les differentes
especes de corps bomogenes, une echelle des
capacites dynamiques, semblable a celle des ca-
pacites calorifiques. Les chiffres des deux ta-
bleaux n'ont pas d'ailleurs de correspondance
entre eux, et il ne faut pas s'en etonner; car
nous n'apercevons pas un lien necessaire entre
les vibrations calorifiques ou le phenomene quel-
conque designe sous ce nom, et le plus ou moins
de facilite qu'on trouve a deplacer les corps.
Nous observons meme les plus grandes diver-
gences de valeur, les corps de faible capacite
dynamique ayant souvent les plus fortes capa-
cites calorifiques. Le plomb, compare a Feau,
sous le meme volume, possede une capacite dy-
namique de onze et demie, et une capacite calo-
(*) G'est le terme que j'ai propose dans un Memoire lu
a 1'Acadcmie des Sciences, le r4 novembre 1887.
178 ESSAIS SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES.
rifique a peine super ieure a un tiers. Le mer-
cure possede une capacite dynamique de treize
et demie, et une capacite calorifique inferieure
a une demie (').
Les experiences faites en divers lieux du globe
ct; dans le meme lieu, suivant diverses direc-
tions, montrent que la meme impulsion commu-
nique toujours au meme corps le meme mouvc-
ment. Gependant chaque fois le corps s'offrc
dans des conditions differentes. La vitesse dont
il est anime, par suite de la rotation du globe,
diminue a mesure qu'on s'eloigne de Fcquateur;
en outre, ellc sc combine fort inegalement avec
la vitesse procuree par Fimpulsion, selon que
celle-ci est dirigee dans le sens du meridien ou
selon qu'elle est dirigee dans un sens perpen-
diculaire. Ces circonstanccs n'ayant pas d'in-
fluence sur la vitesse due a Fimpulsion ou sur la
vitesse observee, on peut dire des lors que « la
capacite dynamique des corps est constante »,
ou qu'elle est independante de leur etat de repos
ou de mouvement.
Les capacites calorifiques suivent un tout
( ! ) Dans ces exemples et les precedents les chifTres sont
arrondis.
CAPACITES DVNAMIQUES. — LA PESANTEUR. 179
autre regime. La capacite (Tun corps n'est pas
independante de son etat thermique. Sauf chez
les gaz qualifies de parfaits ou fort eloignes de
leur point de liquefaction, la capacite calorifique
se modifie quand on opere dans des limites de
temperature assez larges et qu'on approche du
changement d'etat des corps, ou de leur passage
de 1'etat solide a 1'etat soit liquide, soit gazeux.
En Mecanique rien de pareil ne justifierait la
modification de la capacite dynamique. II n'y a
pas de « changement d'etat » . Les plus grandes
vitesses relevees ne paraissent produire aucune
alteration dans les conditions physiques et chi-
miques des corps. Us se comportent, a ce point
de vue, comme les gaz parfaits au point de vue
calorifique.
La mobilite des corps, sous le meme volume,
est en raison inverse de leur capacite dyna-
mique. Si la mobilite de 1'eau est prise pour
unite, la mobilite d'un corps quelconque sera
representee par le rapport de i au chiffre de
sa capacite dynamique. L'echelle ainsi obtenue
presente moins de disparates avec celle des ca-
pacites calorifiques que 1'echelle des capacites
dynamiques. Mais ce sont la de simples rappro-
chements arithmetiques.
l8o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
La determination directe des masses, a 1'aide
d'appareils mecaniques, est fort simple en theo-
rie. Mais elle ne laisse pas, dans la pratique,
de rencontrer de serieuses difficultes. Des qu'il
s'agit surtout de corps volumineux, le procede
devient a peu pres inapplicable.
A la rigueur, pour la determination des capa-
cites dynamiques, on peut s'en tenir a des vo-
lumes tres reduits, car les resultats de la com-
paraison sont independants du volume absolu.
Une fois ces capacites fixees, les masses des
corps proposes s'en deduisent en multipliant le
chifFre de la capacite par le volume du corps.
Mais cette methode ne convient qu'a des corps
parfaitement homogenes. La moindre trace d'he-
terogeneite supprime toute exactitude. Aussi,
dans la plupart des cas, Femploi d'appareils, du
genre de ceux auxquels j'ai fait allusion, n'offre
pas de ressources suffisantes.
Heureusement, la Nature fournit un moyen
aussi expeditif qu'inattendu de tourner Fob-
stacle. Les physiciens ont constate que tous les
corps, d'espece quelconque, depuis le plus fin
duvet jusqu'au bloc de plomb ou de platine,
tombent dans le vide avec une egale rapidite.
Si on les precipite a la fois de la meme hauteur,
CAPACITES DYNAMIQUES. — LA PESANTEUB. l8l
ils arrivent au has de la chute au meme mo-
ment. Ces corps sont done tous sollicites, pen-
dant leur descente, par des forces exactement
proportionnelles a leurs masses respect! ves;
puisque, par definition, les masses sont pro-
portionnelles aux forces qui leur impriment le
meme mouvement dans le meme temps. Or
ici les forces appliquees aux corps resultent de
Fattraction terrestre, c'est-a-dire constituent,
pour chacun d'eux, son propre poids. Les poids
des corps sont done rigoureusement propor-
tionnels a leurs masses et peuvent ainsi leur
servir de mesure. En d'autres termes, au lieu de
mouvoir les corps, pour en evaluer la masse, il
suffira de les peser.
Ge fait experimental est connu depuis long-
temps. II nous est devenu tellement familier que
nous finissons presque par conforidre la masse
avec le poids. Ces deux proprietes nous sem-
blent indissolublement liees Tune a Fautre. Ge-
pendant, si Ton y regarde, une telle coincidence
est bien Tevenement le plus extraordinaire et le
moms prevu que put nous reveler Fetude de
la Nature. Quel rapport, en effet, imaginer a
priori entre la masse et le poids? La masse,
c'est le plus ou moins d'effort que reclame un
1 82 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
corps pour un meme deplacement. Le poids,
c'est le plus ou moins d'attraction exercee sur
lui par le globe terrestre. Quel lien y a-t-il entre
ces deux ordres de fails? Qu'est-ce qui empeche-
rait qu'un corps tres facile a mouvoir fut en
meme temps puissamment attire? Ne voyons-
nous pas pareille opposition se manifester dans
une foule de circonstances? Par exemple, les
corps les plus lourds ne sont-ils pas en general
les plus aisement echauffables? Et le fer, plus
leger que le platine, n'est-il pas beaucoup plus
attire que ce dernier par un aimant? La force de
cohesion, Faffinite chimique sont-elles en raison
des masses en presence? Ne varient-elles pas
enormement selon la nature des substances?
Jusqu'ici aucune serie de phenomenes ne s'est
montree en exacte concordance avec les masses
et avec les masses seules. La proportionnalite ri-
goureuse, mathematique, exclusive, n'a ete ob-
servee que dans le phenomene de la gravitation
universelle.
La loi de la gravitation, formulee par Newton,
porte sur deux points : la proportionnalite de la
force aux masses, et son decroissement en raison
inverse du carre de la distance. Gette derniere
condition pouvait se prejuger, car les forces
CAPACITES DYNAMIQUES. — L.\ PESANTEUR. l83
rayonnantes propageraient difficilement leur
action suivant un autre mode. Mais le rapport
direct des forces aux masses, rien ne devait le
faire presumer. II faut toute 1'habitude que nous
en avons prise, soit par la connaissance des lois
astronomiques, soit par le maniement journalier
des corps, pour que nous 1'enregistrions sans un
sentiment de surprise et d'admiration.
Plus on medite sur les effets de la gravitation
universelle, moins on s'explique sa proportion-
nalite aux masses. Si la gravitation procedait de
la matiere elle-meme, en etait pour ainsi dire
une emanation directe, on comprendrait jusqu'a
un certain point qu'elle fut proportionnee a la
masse. Mais alors, elle devrait, semble-t-il, s'af-
faiblir peu a peu avec le temps, comme les radia-
tions calorifiques et lumineuses qui s'eteignent
progressivement. Dans les corps de petites di-
mensions elle devrait meme avoir disparu. Or
les astronomes ne constatent, depuis les temps
historiques, aucune diminution de la gravitation
dans les astres de volume reduit, comme la
Lune, dont les radiations calorifiques sont de-
venues a peu pres nulles. Si, au contraire, la
gravitation resulte de quelque action exterieure
aux corps, qui les pousserait les uns vers les
1 84 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
autres a la maniere d'un fluide dans lequel ils
se trouveraient plonges, elle devrait etre sensi-
blement proportionnelle a la surface des corps,
ou a leur volume, si Ton suppose le fluide assez
subtil pour penetrer dans toute la profondeur.
Mais elle ne serait pas, dans cette hypothese, en
rapport avec la masse. De toutes fagons, le mys-
tere de la proportionnalite reste inexplique.
Les poids des corps, a la surface du globe,
etant proportionnels a leurs masses, et la pesan-
teur variant d'un lieu a un autre, tandis que les
masses ne varient pas, il s'ensuit que, selon la
latitude, les memes masses sont sollicitees par
des forces differentes. Par consequent les vi-
tesses acquises au bout du meme temps, dans un
mouvement de chute vers le sol, changent avec
la latitude. C'est a 1'aide des modifications de
cette vitesse que les physiciens mesurent avec le
plus d'exactitude les variations de la pesanteur.
Celles-ci pourraient d'ailleurs etre constatees
directement par le degre de tension d'un res-
sort suffisamment delicat auquel un poids de-
meurerait suspendu.
De meme que nous avons compare les masses
des corps homogenes, sous 1'unite de volume, et
CAPACITES DYNAMIQUES. — LA PESANTEUR. 1 85
que nous en avons deduit les capacites dyna-
miques; de meme on compare les poids, sous
Funite de volume, et Ton en deduit les densites.
Ce mot, dans le langage ordinaire, reveille Pidee
d'une matiere plus ou moins serree, plus ou
moins compacte. II faut se garder de semblables
images qui faussent la vue des choses. L'inegalite
de capacite dynamique indique seulement une
inegalite dans la mobilite, mais ne prejuge rien
quant a la quantite absolue de matiere. L'inega-
lite de densite ne prejuge pas davantage une ine-
galite de compacite ; car deux corps fort inegale-
ment denses peuvent opposer la meme resistance
a la compression. L'inegalite de densite indique
seulement une inegalite dans Fattraction exercee
par le globe terrestre.
Si Ton prend pour unite de densite le meme
corps dont la masse serait prise pour unite de
masse, alors les chiffres exprimant les densites
des divers corps seront idenliques aux chiflres
exprimant leurs capacites dynamiques, puisque
les poids sont proportionnels aux masses. Si, par
exemple, le decimetre cube d'eau etait choisi
comme terme de comparaison a la fois pour les
poids et pour les masses, les capacites et les den-
sites auraient les memes valeurs numeriques.
)86 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
Mais il n'a pas etc possible de proceder ainsi. La
masse qui, sous Faction d'une force egale a un
kilogramme, contracte, au bout de 1'unite de
temps, une vitesse egale a un metre, n'est pas la
masse d'un decimetre cube d'eau ; mais bien la
masse de pres de dix decimetres cubes d'eau. En
d'autres termes, un corps tombant librement
dans le vide acquiert une vitesse environ dix fois
trop grande pour que sa masse puisse servir
d'unite, quand son propre poids a ete choisi
comme unite de poids. Ge double choix ne serait
permis que si 1'unite de longueur adoptee etait
pres de dix fois plus grande. II faudrait done,
pour atteindre le but, prendre comme unite de
longueur, non le metre actuel, mais la vitesse
acquise par un corps tombant librement dans le
vide pendant une seconde. Le metre ainsi fixe
serait egal a 9, 8088 . . . fois le metre actuel, et le
nouveau decimetre remplacerait celui-ci presque
exactement.
Les avantages qu'eut presentes une semblable
combinaison sautent aux yeux. Le decimetre
cube d'eau aurait fourni a la fois 1'unite de poids
et 1'unite de masse, tandis que sa matiere meme
servait de terme de comparaison aux densites et
aux capacites dynamiques. Dans toutes les for-
CAPACITES DYNAMIQUES. — LA PESANTEUR. 187
mules, on eut evite la repetition fastidieuse du
nombre g ou 9,8088 — Enfin si, a un moment,
on voulait verifier 1'unite de longueur, il etait
plus facile de faire une experience avec le pen-
dule a Paris que de mesurer a nouveau le meri-
dien terrestre. Mais il serait oiseux d'insister
aujourd'hui : la question est tranchee definiti-
vement par Tadoption du metre geographique
franc.ais, qui tend a devenir 1'unite de longueur
des nations civilisees.
En resume, les unites qui ont prevalu sont,
avec le metre :
La seconde astronomique ou 864oo^me partie
du jour sideral;
Le kilogramme ou poids du litre d'eau, ser-
vant a la fois d'unite de poids et d'unite de force;
Et la masse de g decimetres cubes d'eau.
Cette derniere unite n'etait pas arbitraire ou
fixee a priori, comme les autres ; mais elle a ete
imposee par la condition - - resultant d'une loi
naturelle — que, soumise a une force de i kilo-
gramme, pendant une seconde, elle acquiert
une vitesse egale a i metre.
CHAPITRE III.
DU PROBLEME DYNAMIQUE.
Tout probleme dynamique, malgre son appa-
rente complexite, peut se ramener a ces termes
simples :
« Inexperience ayant appris qu'une force de
i kilogramme communique a une masse de
g decimetres cubes d'eau, au bout d'une se-
conde, une vitesse egale a i metre, quelle vi-
tesse communiquera une force d'un riombre quel-
conque de kilogrammes, agissant pendant un
temps quelconque sur une masse d'un nombre
quelconque de decimetres cubes d'eau? »
Ce probleme pourra se compliquer, et il se
complique en effet, par suite de ce que Ton con-
sidere une force variable en grandeur et en di-
rection, ou meme plusieurs forces agissant a la
fois sur un corps, ou enfin des forces agissant sur
plusieurs corps relies entre eux de diverses fa-
Cons. Mais au fond la question n'est pas changee.
1 90 ESSA1S SUR LA PH1LOSOPI1IE DES SCIENCES.
Soil pour ramener le probieme complique a
des termes simples, soil pour resoudre le pro-
bieme simple lui-meme, il est necessaire de re-
courir a Fexperience. Elle seule peut nous faire
connaitre : i° comment une force constante
unique agit sur un corps, lorsque Fintensite, la
masse et le temps cessent d'etre egaux a F unite ;
2° comment plusieurs forces combinent leur ac-
tion sur un corps ou sur un systeme de corps.
Inexperience a done, outre le fait initial qui
relie entre elles les diverses unites, a determiner
certaines lois, grace auxquelles nous puissions
passer du fait initial au probieme simple formule
plus haut, ainsi que ramener le probieme com-
pose a des termes simples.
Le probieme dynamique, dans sa generalite,
consiste, on le voit, a passer de la connaissance
des forces et des masses a celle du mouvement.
II a regu le nom de direct. Mais il a son inverse,
qui est celui-ci : « Les masses et leurs mouve-
ments etant connus, deduire les forces. » Les
memes lois experimentales serviront a resoudre
ce dernier.
La question inverse se pose dans Fetude des
phenomenes de FUnivers. Quand nous prome-
DU PROBLEME DYNAMIQUE. igi
nons nos regards autour dc nous, nous aperce-
vons de la matiere en mouvement; nous igno-
rons le plus souvent les forces qui la meuvent.
Lorsque Newton proceda a la decouverte de la
gravitation universelle, il avait devant lui les
mouvements des planetes et dc leurs satellites,
et de ces mouvements il deduisait la force. Ga-
lilee, quand il etudiait la chute des corps graves;
Cavendish, quand il voulait mesurer Fattraction
de la Terre, avaient sous leurs yeux certains
mouvements.
Dans le domaine des arts et de Tindustrie,
nous avons a resoudre habituellement la ques-
tion directe. Nous disposons de forces, chute
d'eau, \apeur, electricite, etc., et nous calculons
les mouvements que nous pourrons obtenir au
moyen de leur emploi. Le probleme direct est
done pour ainsi parler du domaine de la pra-
tique, et le probleme inverse du domaine de la
theorie. Bien entendu, cette regie n'est pas sans
exception.
Les deux questions ofFrent entre elles une
difference fondamentale, dont Timportance phi-
losophique ne saurait echapper.
Le probleme direct est essentiellement deter-
mine. II nc comporte qu'une solution. La masse
KJ2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES.
d'un corps etant donnee ainsi que les forces qui
agissent sur lui, le mouvement en resulte neces-
sairement. On ne comprendrait pas que 1'effet
a produire demeurat dans 1'indecision et que la
meme cause, dans les memes conditions, s'exercat
de fagons multiples. ,
Le second probleme au contraire est inde-
t ermine. II peut comporter un grand nombre et
ineme une infinite de solutions. Tout d'abord, il
n'aboutit pas la plupart du temps a des realites
certaines, mais a des causes plus ou moins
hypothetiques. La solution est subjective plutot
qu' ''objective. Nous assistons a des mouvements,
sans pouvoir en assignor les causes veritables.
Alors nous imaginons des forces, analogues a
nos efforts personnels, et qui seraient suscep-
tibles de produire ces memes mouvements.
Nous tenons le probleme pour resolu quand
nous sommes parvenus a cbiffrer ces forces fic-
tives, par comparaison avec 1'unite qui nous est
familicre, et a en fixer la direction. En ce qui
concerne la gravitation, dont la vraie nature
nous est cachee, nous nous la representons vo-
lontiers a la maniere d'un effort agissant pour
tirer ou pousser les astres les uns vers les autres.
Notre esprit, a defaut d'une connaissance plus
DU PROBLEMS DYNAMIQUE. ig3
complete, eprouve une vive satisfaction a expri-
mer le phenomene sous cette forme simple qui
nous parait le mieux cadrer avec les fails. Tel
fut le sentiment des contemporains de Newton,
quand ils saluerent sa memorable decouverte.
Bien que ce grand homme eut eu le soin d'avertir
qu'il ne prejugeait rien quant a la cause reelle
de la gravite, personne n'hesita a considerer
sa formule mathematique comme Fexpression de
la plus belle loi de 1'Univers.
Le probleme inverse a done ordinairement
pour but, non d'assigner les forces veritables,
mais d'evaluer les forces fictives ou theoriques
qui pourraient engendrer les mouvements ob-
serves. A ce point de vue deja la solution est
indeterminee, puisqu'elle n'est pas emprisonnee
dans une realite precise. Mais elle est indeter-
minee, bien davantage, a un autre litre.
En effet, une foule de systemes de forces peu-
vent repondre a la question. Assurement deux
forces differentes ne peuvent pas individuelle-
ment solliciter un corps d'une maniere iden-
tique. Mais plusieurs forces peuvent se combiner
sur un corps, et a plus forte raison sur un en-
semble de corps relies entre eux, de fagon a pro-
duire le meme effet que produiraient d'autres
i3
1 94 ESSAIS SUR LA PHILOSOPH1E DES SCIENCES.
forces, differentes des premieres, venant se com-
biner a leur tour. Par exemple, sur un point
materiel plusieurs forces ont une resultante, et
celle-ci est susceptible de produire le meme effet
que la collection des forces donnees. Autour de
cette resultante, on peut concevoir autant de
systemes de composantes qu'on voudra, tous
egalement capables de communiquer le meme
mouvement.
On serait done condamne a une perpetuelle
incertitude, si les recherches n'arrivaient pas
a se circonscrire, grace a cette disposition de
notre esprit qui nous fait poursuivre, en toute
occurrence, la solution la plus simple possible.
La ou une seule force pourrait suffire, nous
n'en imaginons volontiers pas deux; la ou deux
forces suffiraient, nous n'en imaginons pas trois.
Des lors, en presence d'un mouvement, nous
commengons toujours par examiner si une ou
plusieurs forces sont deja imposees par la nature
de la question, si leur existence est certaine, en
dehors de notre propre maniere de voir. Cette
constatation faite, nous tachons de decouvrir le
systeme de forces le plus simple qui, combine
avec les forces imposees, suffirait a assurer le
mouvement observe. Ainsi, quand un projectile
DU PROBLEME DYNAMIQUE. 1 Q5
se meut dans le vide, une force est imposee : la
pesanteur. Quand il se meut dans Fatmosphere,
deux forces sont imposees : la pesanteur et la
resistance de Fair. Si ces deux forces ne suffi-
saient pas, avec la vitesse initiale, pour expli-
quer le mouvement, nous aurions a rechercher
ou a imaginer une troisieme force qui, combinee
avec les precedentes, procurerait le deplacement
effectif.
En regie generale, qu'il s'agisse d'un corps
ou d'un assemblage de corps, nous poursuivons
toujours le systeme le plus simple possible dc
forces, qui, combine avec celles dont nous con-
naissons par avance Fexistence, suffit a produire
le mouvement observe. Le probleme se trouve
ainsi ramene a la determination; mais c'est une
determination relative. Ellc peut ne pas repondre
a la realite des faits. Si nous ignorions, je sup-
pose, la presence de deux forces distinctes sur
le mobile qui transite dans Fair, nous serions
amenes a expliquer son mouvement par une
seule force dont Fexpression, assez compliquee
d'ailleurs, ne serait pas en harmonic avec les ele-
ments naturels du phenomene. II y a done, pour
repeter le mot; une forte part de subjeclif dans
la solution du probleme qui consistc a remonter
i3*
196 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
des mouvements a letirs causes. Tandis que cette
part ne se rencontre pas dans le probleme qui
descend des causes a leurs effets.
Quand nous envisageons la question dyna-
mique sous sa forme la plus elementaire, a sa-
voir : « Determiner la vitesse qu'une force con-
stante en grandeur et en direction imprime a
une masse donnee au bout d'un certain temps »,
nous sommes portes a croire que cette question
pourrait etre resolue directement, au moyen
de la relation connue entre les unites de temps,
de force, de masse et de longueur, par de
simples regies de proportion. Mais ce serait
une grande erreur, qu'explique seulement notre
longue habitude des verites physiques. Com-
ment, en effet, trouverions-nous dans les Mathe-
matiques, c'est-a-dire en nous-memes, les lois
suivant lesquelles les forces font mouvoir la ma-
tiere? De ce qu'une force communique une cer-
taine vitesse a une masse au bout d'un temps
donne, pouvons-nous prevoir ce que fera une
force double? ou ce que fera la meme force sur
une masse double? ou ce que fera la meme
force, sur la meme masse, au bout d'un temps
double? De quel droit affirmerions-nous que la
DL PROBLEME DYNAMIQUE. 197
vitesse sera doublee dans le premier et le troi-
sieme cas, et reduite de moitie dans le second?
Sans doute cela nous parait devoir etre ainsi.
Mais notre conviction n'a pas le caractere de ne-
cessite logique; elle resulte exclusivement d'une
pratique si ancienne que nous n'en aperce-
vons plus 1'origine, et c'est la ce qui produit
notre illusion.
En realite, la Mecanique repose tout entiere
sur un certain nombre de verites initiales, eta-
blies a Faide de 1'observation directe de la
Nature. Ces verites ou Lois generates du mou-
vement permettent seules de resoudre les pro-
blemes dynamiques, depuis la plus simple rela-
tion entre la force et la masse, jusqu'aux lois
majestueuses de TAstronomie et jusqu'aux com-
plications si grandes de la Physique terrestre.
L'unique role du calcul est d'aider a mettre en
relief les consequences que ces lois, recelent et
de constituer ainsi un enchainement systema-
tique, dont 1'experience a forge le premier an-
neau.
CHAPITRE IV.
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT.
Les Lois generales du mouvement sont ac-
tuellement ail nombre de trois. II devient neces-
saire d'en adjoindre desormais une quatrieme,
sans laquelle les phenomenes de contact entre
les corps (frottement, choc, deformation, etc.)
recoivent une explication incomplete, souvent
meme tout a fait erronee.
La premiere, dite : Loi d'egalite entre I'ac-
tion et la reaction, est due a Newton (*). Elle
constate que, dans la Nature, les actions sont
toujours egales deux a deux et de sens con-
traires. II n'y a pas d'action, petite ou grande,
qui n'ait son exacte contre-partie. Si Ton pou-
vait joindre par une tige rigide les deux corps
entre lesquels s'exercent deux actions recipro-
(') Je presente ces lois, non dans 1'ordre chronologique,
mais dans 1'ordre qui semble le plus logique.
200 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ques, celles-ci se neutraliseraient et les deux
corps, en 1'absence de toute autre cause, seraient
reduits a 1'immobilite.
Newton a verifie ce grand principe sur tous
les mouvements des corps celestes connus de
son temps. Ses successeurs, dans leurs innom-
brables applications du calcul a 1' Astronomic,
n'ont jamais eu a enregistrer la moindre dero-
gation. Les differents corps de notre systeme,
depuis le Soleil jusqu'au dernier asteroide, s'in-
fluencent, deux a deux, avec une egale energie
et dans des directions opposees. Les recentes
observations faites sur le mouvement des etoiles
doubles ou triples conduisent a penser que la
meme loi preside aux evolutions de ces astres
lointains.
Sur notre planete, des faits varies, des pheno-
menes de toutes sortes mettent a chaque instant
le principe en evidence. Si dans Finterieur d'un
corps, les actions qui se developpent de molecule
a molecule ne se faisaient pas continuellement
equilibre, ce corps ne resterait pas immobile
sur un plan horizontal, ou ne garderait pas la
verticale a Textremite d'un fil de suspension.
Mais il se deplacerait ou s'inclinerait dans le
sens de la resultante generate des actions intc-
LES LOIS GENERALES DU MOU YEMENI. 2OI
rieures. Un aimant attache a un morceau de
fer doux entrainerait celui-ci ou serait entraine
par lui. Le liquide contenii dans un vase pose de
niveau se porterait d'un cote ou meme s'echap-
perait par-dessus les bords. Les reactions chi-
miques, dues aux affinites mutuelles, occasion-
neraient le renversement du recipient dans lequel
elles s'operent. En un mot, tous les phenomenes
seraient profondement troubles, car ils doivent
leur forme actuelle a la reciprocite parfaite des
actions en presence.
Gette reciprocite nous est quelquefois voilee
par les intermediaires a travers lesquels les
actions se transmettent. Quand nous voulons
exercer une pression sur un corps a 1'aide de
ressorts, de fluides ou d'objets plus ou moins
deformables, nous n'observons pas tout d'abord
une rigoureuse egalite entre Feffort au point de
depart et Teffort au point d'arrivee. 11 semble
que Faction initiale se disperse et se perde en
partie dans le mecanismc de transmission. Mais
si nous attendons que celui-ci ait pris une forme
invariable, que ressorts, poulies, courroies, etc.,
suffisamment tendus, forment un systeme geo-
metrique, nous constatons chez le dernier corps
impressionne ou dans Fobstacle contre lequel
1 3"
202 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
nous appuyons, une reaction exactement egale a
Teffort d'origine. En chaque point de Tappareil
la reciprocite regne alors et la portion de droite
tire ou pousse la portion de gauche, de la meme
fagon que celle-ci tire ou pousse celle-la.
11 est facile de reconnaitre dans cette loi Tadage
fameux : « Dans la Nature, rien ne se cree. » En
ce qui concerne le mouvement, cet adage n'a ricn
d'un axiome rationnel. II exprime une simple
verite experimentale, dont nous n'aurions jamais
ete assures sans les recherches auxquelles se sont
livres les physiciens. La Mecanique contient
d'autres verites, sur lesquelles on est arrive ega-
lement a se meprendre et dont on place la source
dans la raison au lieu de la voir dans le monde
exterieur.
La se.conde loi, formulae par Kepler, porte -
assez improprement d'ailleurs -- le nom de Loi
d'incrtie. Ce terme merite une explication.
En fait, la maticre n'est point inerte. Elle se
trouve, personne ne Tignore, en perpetucllc acti-
vite. Soumise a la gravitation universelle, qui en
mainticnt toutes les parties dans une etroite de-
pendance, elle est, en outre, le siege des pheno-
menes les plus varies. Attractions moleculaires,
LES LOIS GENERALES DU MOUVEiMENT. 2o3
affinites chimiques, actions calorifiques, electri-
ques, etc., Faniment ou la dominent, et ne lui
permettent pas de rester inerte un seul instant.
Quand on la declare telle, c'est par une pure
abstraction : on suppose les corps places dans
des conditions qui neutralisent les actions natu-
relles ou les rendent peu appreciables vis-a-vis
des effets mecaniques qu'on projette de produire
et de mesurer sur eux. On imagine, par exemple,
qu'ils roulent sur une surface horizontale parfai-
tement polie, ou la pesanteur et les frottements
seraient a peine ressentis et ou Fattraction des
corps voisins serait absoluraent negligeable.
Ce n'est done pas dans le sens d'inactif qu'il
faut entendre le mot inerte. La veritable signi-
fication est celle-ci : « Quand un corps possede
une certaine vitesse, il la garde sans alteration in-
definiment, si aucune influence exterieure .n'agit
sur lui ». Comprise ainsi, la loi d'inertie merite-
rait beaucoup plutot le nom de Loi de la con-
servation du mouvement.
II parait evident, d'apres la loi de Newton,
qu'un corps ne peut pas, par lui-meme, aug-
menter sa vitesse actuelle ou se tirer du repos.
Car, toutes les actions qui s'exercent en lui se
neutralisant deux a deux, elles n'engendrent au-
•204 ESSA1S SUK LA PHILOSOPIHE DES SCIENCES.
cime resultante et par consequent elles ne peu-
vent accelerer le mouvement, ni rompre rimmo-
bilite. Mais il n'est pas aussi evident que le corps
ne puisse pas se ralentir par degres. Pourquoi ne
perdrait-il pas sa vitesse par une sorte de rayon-
nement, comme il perd sa chaleur et sa lumiere?
« La nature de cette modification singuliere, dit
Laplace, en vertu de laquelle un corps est trans-
porte d'un lieu dans un autre, est et sera tou-
jours inconnue. » Nous ne pouvons done pas
fixer a priori les conditions de la conservation
de la vitesse. Si 1'espace indefini etait rempli
d'un milieu susceptible d'opposer une resistance,
et si nous ne savions pas faire le vide relative-
ment a ce milieu, comme nous le faisons pour les
gaz ponderables, nous verrions le mouvement
des corps se ralentir plus ou moins vite, sans que
nous puissions soupgonner la cause de cette alte-
ration. La loi d'inertie, en pareil cas, n'aurait
jamais ete formulee.
Une telle supposition n'est pas bien extraor-
dinaire, puisqu'a 1'heure actuelle les physiciens
et les astronomes se demandent si Tether ou le
milieu quelconque, auquel sont provisoirement
attribues les phenomenes de chaleur, de lumiere
et d'electricite, ne derangera pas a la longue le
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 2O5
mouvement des astres. Qu'on imagine ce milieu
plus dense, et la loi d'inertie cesserait d'etre
exacte dans le domaine de nos observations. Si
nous la tenons pour certaine, c'est done en vertu
de circonstances que Inexperience seule devait
mettre en evidence. On comprend des lors com-
bien sont vaines les tentatives faites, a diverses
epoques, pour etablir cette loi par le raisonne-
ment. Elles se resument toutes a declarer la
matiere incapable de changer son propre etat.
Comme si, a chaque instant, et sous une foule
d'autres rapports, cette matiere ne nous etonnait
pas par la multiplicite de ses transformations!
Les memes causes qui assurent la conservation
de la vitesse en grandeur Tassurent egalement
en direction. Si le corps se mouvait en ligne
droite, au moment ou les forces exterieures Font
abandonne, il continuera de se mouvoir suivant
la meme ligne droite. S'il parcourait une courbe,
il s'en detachera suivant la tangente, au moment
precis ou les forces disparaissent, et il s'eloignera
indefmiment dans cette direction.
Je rappelais tout a 1'heure 1'adage : « Rien
ne se cree. » II n'est pas complet; on ajoute
ordinairement : « Rien ne se perd. » Si la loi
de Newton repondait a la premiere partie de
200 ESSAIS SUK L.V PII1LOSOPIIIE DES SCIENCES.
1'adage, la loi de Kepler repond a la seconde.
Les deux lois reunies expriment ce grand fait,
que le mouvement est indestructible, ou du
moins qu'il ne nous est pas donne historique-
ment d'en constatcr la destruction. D'une part,
il ne peut augmenter, puisque toute action mo-
trice est accompagnee, dans FUnivers, d'une
action egale, en sens contraire. D'autre part, il
ne peut diminuer, puisque la loi d'inertie nous le
montre se conservant dans chaque corps pendant
une duree reputee indefinie, sauf Fintervention
d'une action etrangere, laquelle aurait sa contre-
partie inevitable. Je reviendrai du reste sur ce
principe, qui merite de plus amples develop-
pements.
Les geometres emploient frequemment Fex-
pression de force d'inerlie. Les deux mots pa-
raissent contradictoires, car ce qui est inerte ou
inactif ne saurait engendrer une force. II serait
plus exact de dire : resistance d'inerlie. Encore
meme convient-il d'eclaircir le sens donne ici
au mot resistance. Quand nous poussons devant
nous un corps entierement libre, il ne nous
oppose pas une resistance semblable a celle d'un
poids que nous voudrions soulever; car le moin-
LES LOIS GEXEKYLES DU MOUVEMENT. 207
dre effort ebranle le corps, tandis quc le poids
est souleve seulement par un effort superieur au
poids lui-meme. La resistance ou plutot la reac-
tion du corps suppose libre se proportionne a
notre propre action ; mais loin de detruire celle-
ci, comme ferait un poids ou un frottement ou
tout autre obstacle, elle la laisse passer integra-
lement dans le corps, ou elle s'accumule sous la
forme de masse en mouvement. Ge que nous
appelons : « force d'inertie » ou « resistance
d'inertie », est done le procede employe par la
Nature pour transmettre le mouvement d'un
corps a un autre. Ainsi entendue, la locution
« force d'inertie » a 1'avantage d'exprimer d'une
maniere concise le phenomene de la transmis-
sion de Fimpulsion. Durant ce phenomene, le
corps fournissant Fimpulsion se trouve dans le
meme cas que s'il etait repousse par un effort egal
a la reaction du corps qui la regoit. Mais dans
tout ceci il n'y a rien de contraire a la loi d'iner-
tie ou a la parfaite mobilite de la matiere, comme
pourrait etre tente de le croire celui qui pren-
drait a la lettre ces termes metaphoriques (4).
(j) Dans le meme sens on parle de « la force centri-
fuge ». Gela ne veut point dire que le corps developpe une
force determinee pour s'eloigner du centre, mais simple-
208 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES.
La troisieme loi, decouverte par Galilee, est
celle de I' independance des mouvements. Elle
peut se formuler ainsi : « Les mouvements parti-
culiers dont divers corps sont animes, les uns par
rapport aux autres, ne sont pas affectes si Ton
vient a imprimer en outre a tous ces corps un
mouvement commun consistant a decrire, dans
le meme temps, des droites egales et paralleles ».
Reciproquement, si le mouvement commun exis-
tait deja et si Ton vient a le supprimer, les mou-
vements particuliers ne seront pas alteres. En
d'autres termes, le mouvement commun et les
mouvements particuliers sont dans un etat de
mutuelle independance.
Les verifications experim en tales de cette loi
sont perpetuelles et les exemples cites sont clas-
siques. Quand un navire poursuit une marche
reguliere sur une mer parfaitement tranquille,
Fobservateur place sur ce navire et participant
des lors au mouvement commun reconnait que
tous les mouvements particuliers s'effectuent
ment qu'il faut lui en appliquer une pour 1'y ramener. Livre
a lui-meme, le corps continuerait son mouvement suivant
la tangente, en vertu de la loi d'inertie. La « force centri-
fuge » est done la reaction que provoque 1'effort exerce
vers le centre.
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 209
comme si le navire et lui-meme etaient en repos.
Les perturbations eventuelles sont dues aux agi-
tations de la mer, qui ne se font pas sentir de
la meme maniere sur tous les points du navire
et qui par suite interrompent le mouvement
commun. Dans un convoi de chemin de fer, si
la voie est bien unie et se developpe en ligne
droite, les voyageurs, dont les mouvements par-
ticuliers ne sont pas genes par le mouvement
commun, n'ont pas le sentiment de la vitesse,
a moins de regarder les objets de la route. Qui
n'a remarque les frequentes illusions auxquelles
nous sommes sujets? Tantot nous nous croyons
en marche, quand c'est le train a cote du notre
qui s'ebranle; tantot nous croyons le voir partir,
quand c'est nous-memes qui nous ebranlons.
Personne n'ignore quelles enormes distances
parcourent les aeronautes, sans presque s'en
apercevoir. Mais rien n'est plus probant que le
mouvement du globe terrestre. Les objets situes
dans un meme lieu peuvent etre considered
comme animes d'un mouvement commun, au
moins pendant un certain temps. Si ce mouve-
ment commun influait sur les mouvements par-
ticuliers, ceux-ci seraient affectes de diverses
manieres, selon que les objets seraient deplaces
210 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
dans le sens du meridien ou dans le sens du pa-
rallele, de Test a 1'ouest ou de Fouest a Test. Or
les deplacements particuliers conservent tou-
jours le meme aspect; ils sont done indepen-
dants du mouvement commun.
Les phenomenes physiques et chimiques rea-
lises dans nos laboratoires sont un exemple d'un
autre genre. Ils ne sont jamais troubles par la
translation rectiligne et sans secousse du sup-
port sur lequel s'opere Inexperience. On peut
regarder cependant les actions en jeu comme
etant, a des degres divers, fonction des distances
mutuelles des molecules et des vitesses dont
celles-ci sont animees les unes par rapport aux
autres. Si le mouvement commun alterait les
mouvements particuliers, les actions s'en res-
sentiraient et Texperience serait plus ou moins
compromise.
L'attention ayant ete depuis longtemps ap-
pelee sur cette grande loi, elle parait presque
aujourd'hui une verite rationnelle et on la sup-
pose telle implicitement, quand on admet comme
evident qu'une force agissant pendant une duree
double communiquera une vitesse double. Les
hommes sont loin cependant d'avoir toujours
pense ainsi, car au moment ou Galilee a expose
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 211
sa decouverte, « il s'est eleve de toutes parts,
dit Auguste Comte, une foule d'objections a
priori tendant a prouver Timpossibilite ration-
nelle d'une telle proposition, qui n'a etc unani-
mement admise que lorsqu'on a abandonne le
point de vue logique pour se placer au point de
vue physique (') ».
Cette loi est la base de tous les theoremes
relatifs a la combinaison des mOuvements ou des
forces qui les produisent. Supposons deux corps
animes d'un mouvement commun, et dont Tun
execute en outre, par rapport a Tautre, un mou-
vement particulier, consistant a decrire, dans un
certain temps, une portion de droite plus ou
moins inclinee sur celle qui represente le mouve-
ment commun. A un moment donne, les deux
corps, en vertu de leur mouvement commun,
auront parcouru des portions de droite egales et
paralleles ; celui qui possede en outre un mouve-
ment particulier aura parcouru la portion de
droite qui le represente. Ge mouvement particu-
lier, vu du second corps, sera le meme que si le
mouvement commun n'avait pas existe. Le de-
0) Cours de Philosophic positive, 2e edition, tome I,
page 386.
212 ESSAIS SUB LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
placement total du premier corps dans 1'espace
sera done figure par le parcours successif des
deux droites qui representent 1'une le mouve-
ment commun et 1'autre le mouvement particu-
lier; ou par le parcours de la ligne qui ferme
le triangle et joint le point de depart au point
d'arrivee. Si le corps etait anime d'un troi-
sieme mouvement, son deplacement absolu serait
figure par la ligne qui ferme le contour poly-
gonal construit avec les trois droites ; et ainsi de
suite, quel que soil le nombre des mouvements
distincts dont le corps se trouve doue.
Reciproquement, le mouvement effectif d'un
corps peut etre considere comme le resultat de
la combinaison d'un nombre quelconque de
mouvements particuliers. Ceux-ci sont d'ailleurs
completement arbitraires; il suffit que 1'extre-
mite du contour polygonal construit avec les
droites qui les representent aboutisse au point
reel d'arrivee. Ainsi s'affirme le droit deja re-
connu d'attribuer le mouvement d'un corps a
une infinite de systemes de mouvements partiels
differents ou a une infinite de systemes de forces
differentes. Tandis que manifestement un sys-
teme etant donne, une seule resultante est pos-
sible, a savoir celle que figure la droite menee
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 21 3
du point de depart a 1'extremite du contour
polygonal construit avec les elements du sys-
teme.
On s'est demande, dans un but de simplifica-
tion theorique, si les trois lois precedentes
pourraient etre ramenees a un nombre moindre,
grace a quelque loi encore plus large, qui com-
prendrait deux d'entre elles. Les efforts tentes
dans ce sens n'ont pas abouti et je doute qu'ils
aboutissent jamais. En effet, quand on sup-
prime en pensee une de ces trois lois, les deux
autres ne sont pas atteintes et continuent de sub-
sister integralement : preuve evidente de leur
independance reciproque. Des lors une loi d'ap-
parence plus generale ne serait en realite que la
juxtaposition de deux lois distinctes, et leur ab-
sorption dans un principe superieur constituerait
un pur artifice de langage.
La seule partie vraiment commune entre la
premiere et la seconde loi est celle qui enonce
l'impossibilite pour un corps, a raison soil de
Pinertie, soit de Tegalite entre Faction et la reac-
tion, d'augmenter sa propre vitesse. On trou-
verait aisement une formule qui eviterait cette
repetition. Mais comme la loi d'inertie n'est pas
'2l4 ESSA1S SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
comprise tout entiere dans cette constatation,
clle n'en resterait pas moins a 1'etat de loi se-
paree. L'amelioration logique ainsi obtenue
serait compensee et au dela par 1'inconvenient
de presenter une loi incomplete, dont Fexpres-
sion manquerait d'unite et meme de clarte. Les
efforts des geometres doivent tendre plutot a de-
couvrir de nouvelles lois, moins comprehensives
sans doute, mais propres a donner la clef de par-
ticularites que FAnalyse ne reussit pas a ratta-
cher suffisamrnent aux trois lois precedentes.
Dans cet ordre d'idees, il importe d'admettre
une quatrieme loi generale, reservee de prefe-
rence a la Physique, mais dont Fintervention
dans la Dynamique est indispensable pour 1'in-
telligence de plusieurs categories de pheno-
menes.
Cette quatrieme loi, due a MM. Mayer et
Joule, compte a peine un demi-sieclc d'exis-
tence. Elle est connue sous le nom dc Loi de
I 'equivalence mecanique de la clialcur. Elle
signifie qu'entre un effet mecanique et un effet
calorifique il existe un rapport naturel, fixe et
determine. Des experiences multipliees, entre-
prises par ces deux physiciens et par leurs sue-
LES LOIS GENEKALES DU MOUVEMENT. 21 5
cesseurs, ont mis ce grand principe a 1'abri de
toute contestation.
Pour elever un decimetre cube d'eau a 4^5 me-
tres de hauteur, il faut, d'apres la moyenne des
observations, la meme depense de calorique que
pour accroitre d'un degre la temperature de ce
litre d'eau. En d'autres termes, si la combustion
du charbon est employee, d'une part, a echauffer
directemcnt de Feau, d'autre part, a mouvoir
une machine elevatoire, la consommation de
charbon pour augmenter d'un degre la tempera-
ture d'un litre d'eau, et pour remonter a 4^5 me-
tres le poids dc i kilogramme, sera identique
dans les deux appareils. Reciproquement, le
mouvement acquis par i kilogramme qui tombe
de 42^ metres de haut est equivalent a cette
meme quantite de chaleur, designee en Phy-
sique sous le nom de calorie. Tel est le rap-
port suivant lequel les phenomenes mecaniques
et les phenomenes calorifiques se remplacent
constamment dans la Nature.
Grace a ce nouveau principe, il est facile
desormais d'interpreter de nombreux fails, qui
semblaient conslituer de veritables anomalies et
qu'on s'etait habitue a negliger dans Texposi-
tion de la Dynamique. Quand deux corps, par
ai6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
exemple, se heurtent, ils perdent dans le choc,
s'ils ne sont pas parfaitement elastiques, une
partie de leur mouvement. Cette perte pouvait
etre, dans une certaine mesure, expliquee par les
forces moleculaires qu'il faut vaincre pour defor-
mer definitivement les corps. Mais la plupart du
temps elle etait hors de proportion avec ce tra-
vail interieur. II y avait done une destruction de
force sans cause connue et Ton avait pris le parti
de la passer, pour ainsi dire, au compte des
profits et pertes, sans appro fondir davantagc.
De la certaines theories, trop superficielles, qui
ont eu cours longtemps et dont on apercoit
encore la trace dans quelques Traites. Elles se
contentaient d'etablir une relation algebrique
entre la fraction du mouvement disparue et les
variations survenues dans les vitesses. Mais la
loi de MM. Mayer et Joule a rectifie le point de
vue. II n'y a pas de destruction pure et simple
de mouvement; le principe de conservation n'est
pas entame : la ou disparait du mouvement, il
apparait de la chaleur. Les deux portions du
phenomene se compensent.
Toutes les particularites du choc s'eclairent
superieurement. D'une part, on savait que les
corps parfaitement elastiques ne perdaient pas
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 21 7
de mouvement. Us en echangeaient entre eux,
mais le total demeurait invariable. Par centre,
ils ne s'echauffent pas. De meme les corps tres
durs, presque indeformables, voisins de cet etat
abstrait envisage par les auteurs sous le nom de
solide geometrique, ne perdaient pas non plus un
mouvement appreciable. Par contre aussi, ils ne
s'echauffent pas. Mais d'autre part, on savait que
les corps susceptibles de s'ecraser sans donner
lieu a un travail interieur sensible, comme le
plomb, pouvaient perdre tout leur mouvement.
Que devenait-il? L'ancienne Dynamique etait
muette. Mais aujourd'hui, nous reconnaissons
que ces corps s'echauffent et que leur elevation
de temperature correspond precisement au mou-
vement disparu. Nous n'avons plus des lors a
nous demander : Pourquoi tels corps font-ils
perdre de la force et pourquoi tels autres corps
la conservent-ils? Que devient la soustraction
operee par moment dans le grand tout? Les
choses sont fort simples. La perte n'existe ni
dans un cas ni dans 1'autre; il se produit des
equivalences moyennant lesquelles la somme
primitive se retrouve toujours.
La meme remarque s'applique a tous les phe-
nomenes ou les influences de contact entrainent
•2l8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
des diminutions de vitessc. Le frottement cst le
plus saillant. C'est lui qui a mis sur la voie de
1'equivalence mecanique de la chaleur. Le comte
de Rumford, par ses celebres experiences de
Munich, a ete le precurseur de MM. Mayer et
Joule.
Inversement, les reactions au contact qui en-
gendrent du mouvement sont accompagnees
d'une diminution de chaleur. L'explosion d'un
compose chimiquc fournit soudainement des gaz
a une tres haute temperature. Ccs gaz en se dila-
tant propulsent les corps places devant eux.
Mais en meme temps ils se refroidissent, et ils se
refroidissent dans la proportion ou le mouve-
ment s'est communique. II ivy a pas plus de
creation ici qu'il n'y avait destruction la. L'ele-
ment dynamique se forme aux depens de la cha-
leur soustraite aux gaz pendant leur detente.
Cette chaleur elle-meme resultait de la consom-
mation d'un certain compose cliimique dans
lequel la puissance avait ete incorporee.
La loi de MM. Mayer et Joule est le veritable
trait d'union entre la Mecanique et la Physique.
Nonobstant ses origines, elle a sa place marquee
dans la premiere de ces deux Sciences. Gar non
seulement elle en explique les phenomenes, mais
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 2IQ
elle participe au caractere des trois premieres
lois : elle est, comrne celles-ci, independante de
la nature des corps. L'egalite entre Faction et la
reaction, la conservation indefinie dc la vitesse,
Findependance des mouvements, se soutiennent
pour toute espece de matiere; elles sont aussi
vraies pour un corps que pour un autre. DC
meme Inequivalence entre Feffet dynamique et
reflet calorifique est vraie pour tous les corps.
Qu'on emploie un appareil thermique a remon-
ter des poids ou a echauffer de Feau, le rapport
observe entre les deux series d'effets ne se res-
sentira en rien de la nature des materiaux
engages dans la construction de cet appareil.
Deux masses egales, animees des merries vi-
tesses, representent la meme quantite de cha-
leur, quelle que soit Fespece de matiere de ces
corps. Un kilogramme de marbre ou un kilo-
gramme de fer, tombant de 4^5 metres de haul,
representent Fun et Fautre une calorie. La rela-
tion thermodynamique est done du meme ordre
que les trois lois generates du mouvement et
merite a tous egards de figurer a cote d'elles.
*
J'ai souvent insiste sur la necessite de ne pas
separer Fedifice mecanique de ses bases expe-
22O ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
rimentales. Pretendre suppleer a 1'une d'elles
par les ressources de 1'Analyse ou par des consi-
derations metaphysiques, c'est se condamner
d'avance a des demonstrations defectueuses. On
en trouve un exemple instructif dans les efforts
tentes par d'illustres geometres pour etablir di-
rectement soit le parallelogramme des forces,
soit la proportionnalite de la vitesse a la duree
de Faction. Le livre, si justement renomme, de
Poinsot sur la Statique, fait bien voir que les
plus grands esprits sont impuissants a demon-
trer, par le seul raisonnement, Inequivalence
entre une force unique et Faction combinee de
deux forces distinctes. Car qu'est-ce qui prouve,
en dehors de 1'experience, qu'une force unique
est capable d'empecher ou de remplacer le mou-
vement du a la combinaison de deux forces sur
un point materiel? N'est-ce pas admettre ce qui
est en question, a savoir la possibilite de leur
trouver une resultante? Et de meme, qu'est-ce
qui demontre, en dehors de Texperience, que les
vitesses consecutives s'ajouteront? Nous trans-
portons ici, dans le domaine physique, des ve-
rites du domaine rationnel. De ce que des lon-
gueurs, des surfaces, des masses s'ajoutent, nous
voulons aj outer aussi des vitesses, sans savoir si
LES LOIS GENERALES DU MOUVEMENT. 221
elles se comportent, dans la Nature, comme les
unites d'une somme arithmetique. II faut se
garder d'une telle confusion et maintenir une
demarcation severe entre les idees qui precedent
de Tespace, du temps, ou de la pure logique, et
celles qui precedent de la matiere et des realites
du monde exterieur.
CHAPITRE V.
QUANTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE.
ENERGIE.
Les phenomenes se deroulent dans le temps.
Nous sommes portes a croire que les effets d'une
puissance s'accumulent pendant la duree de son
action et que le resultat final en represente le
total numerique. Si done la puissance est con-
stante en intensite, le resultat a tout moment
nous semble devoir etre proportionnel au temps
ecoule.
Or il s'en faut que les choses se passent
toujours ainsi dans la Nature. En bien des cas,
la puissance etant constante , 1'effet observe
n'augmente pas uniformement avec la duree.
Mais la progression se ralentit par degres et
finit meme par s'arreter tout a fait, comme si
le resultat deja acquis constituait un obstacle a
un progres nouveau. Quand on expose un corps
a Finfluence d'une source thermique invariable,
224 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
la chaleur qu'il emmagasine n'est pas en raison
directe du temps ; elle croit de plus en plus len-
tement a mesure que Foperation se prolonge.
La charge d'une batterie electrique ne peut etre
accrue indefiniment, malgre une production
continue d'electricite a la source. Un cristal qui
se forme au sein d'une liqueur saturee n'aug-
mente pas incessamment de grosseur, meme si
la liqueur est entretenue au point de satura-
tion voulue. Sans doute ces fails s'expliquent
par des causes accessoires qui viennent contra-
rier Faction de la puissance. Mais quand on
analyse un phenomene on n'est jamais sur de
tout connaitre et par consequent on ne peut pas
affirmer a Favance que, les causes dites acces-
soires etant ecartees, la proportionnalite du re-
sultat au temps se verifierait exactement. II
semble plutot qu'il existe des limites que, pour
une raison ou pour une autre, la Nature se
refuse a depasser.
La production de la vitesse cependant fait
exception. L'accumulation des effets s'y poursuit
indefiniment et la vitesse procuree a un corps
par une force constante augmente toujours en
proportion de la duree. C'est la consequence
meme de la loi de Galilee. Les mouvements
QUANTITE DE MUUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. 225
etant independants les uns des autrcs, la vitesse
imprimee pendant une unite de temps, a une
phase quelconque, sera la meme que si le corps
partait du repos. Elle s'ajoute a la vitesse deja ac-
quise pendant les unites de temps precedentes,
puisqu'elle suit la meme direction. Done, au
bout d'une periode, la vitesse totale sera egale a
la vitesse procuree pendant 1'unite de temps,
multipliee par le nombre des unites contenues
dans cette periode. Aussi dit-on que 1'action
d'une force constante pendant un certain temps,
ou sa quantitd d'action, a pour expression le
produit de la force par le temps ecoule.
D'autre part, Feffet obtenu ou la vitesse ac-
quise par le corps est en raison inverse de sa
masse; car, par definition, les masses sont pro-
portionnelles aux forces qui leur impriment la
meme vitesse. En consequence, si la masse est
double, la force devrait etre doublee pour com-
muniquer la meme vitesse ; et si cette force reste
la meme, la vitesse procuree est moitie. La vi-
tesse acquise par le corps est done a la fois pro-
portionnelle a la quantite d'action de la force
et inversement proportionnelle a la masse. Ou
encore, la quantite d'action est proportionnelle
au produit de la masse par la vitesse acquise. Ce
226 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
produit a regu le nom de quantite de mouve-
ment. Ainsi il y a proportionnalite entre la quan-
tite d'action ou la cause, et la quantite de mou-
vement ou 1'effet sensible. Ce point est a noter;
car en general, dans les phenomenes physiques,
1'effet observe est inferieur a 1'effet reel, lequel
est masque ou detruit en partie par d'autres
causes.
Au lieu d'etre simplement proportionnels, les
deux produits deviennent numeriquement egaux,
si Ton fait un choix convenable d'unites. L'u-
nite de masse doit etre telle que, sollicitee par
1'unite de force, elle acquiere au bout de 1'unite
de temps une vitesse egale a 1'unite de longueur.
Or precisement, nous 1'avons vu, on s'est arrete
a ce parti. L'unite de masse choisie est celle
de g decimetres cubes d'eau et cette masse,
soumise a Faction de i kilogramme, prend une
vitesse de i metre au bout d'une seconde. Le
but pourrait etre atteint avec un tout autre sys-
teme d'unites, satisfaisant a la meme relation
experimentale.
Si la force motrice variait d'intensite, pendant
la duree de son action, il faudrait en prendre
la valeur moyenne; Fegalite entre la quantite
d'action et la quantite de mouvement existerait
QUANTITE DE MOU YEMENI. — FORCE VIVE, ETC. 227
alors pour cette valeur moyenne. Si la direction
variait aussi, la force et la vitesse devraient etre
constamment estimees par rapport a la direction
du mouvement, et 1'egalite s'etablirait avec les
composantes tangentielles de la force et de la
vitesse. Mais ces distinctions, necessaires dans
un Traite didactique, n'importent pas a la vue
philosophique des choses. Je supposerai dorena-
vant que la force est constante en grandeur et
en direction.
Une masse en mouvement represente rigou-
reusement 1'accumulation des efFets produits par
la force. Comme, en vertu de la loi d'inertie, la
masse conserve sa vitesse indefiniment, elle re-
presente done cette accumulation a un moment
quelconque de la duree. Elle est meme suscep-
tible de regenerer les effets de la force ou d'en
produire de semblables a ceux qu'elle a sup-
portes. Qu'on oppose au corps une resistance
egale et contraire a la force primitive, il sera
ramene au repos au bout d'un temps egal a celui
qui avait ete employe par cette force pour lui
communiquer son mouvement. Conclusion fort
remarquable, un effet n'etant pas, d'ordinaire,
susceptible de regenerer la cause qui 1'a produit.
228 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
Bien plus, la masse en mouvement est capable
d'effets que la force motrice elle-meme n'aurait
pas obtenus. Ainsi elle peut vaincre, pendant
un temps beaucoup plus court, il est vrai, une
force tres superieure a celle qui Ta actionnee.
Par la elle se rapproche plutot d'un corps
charge d'electricite que d'un corps charge de
calorique, avec lequel elle a d'ailleurs tant d'au-
tres analogies.
Les corps sont de veritables accumulateurs
d'action motrice, comme ils sont accumulateurs
d'electricite ou de chaleur. La faculte d'absorber
ou d'emmagasiner ces dernieres depend de la
nature du corps, de 1'espece de matiere qui le
constitue, et de diverses autres conditions phy-
siques et chimiques. L'accumulation de Faction
motrice depend uniquement de la densite ou de
la masse sous 1'unite de volume. L'electricite et
la chaleur, une fois accumulees dans un corps,
se conservent moyennant certaines precautions
appropriees. L'action motrice se conserve aussi,
au prix de precautions analogues. Le corps en
mouvement doit etre soustrait desormais aux
causes de deperdition de la vitesse : frottements,
chocs, resistance du milieu, etc. En un mot, le
corps doit se trouver dans un etat d'isolement
QUANT1TE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. 22Q
parfait. II n'apparait pas la de difference essen-
tielle avec les conditions qui asstirent la conser-
vation des autres energies naturelles.
Deux quantites de mouvement de memc sens
s'ajoutent; deux quantites de mouvement de
sens contraires se retranchent. Par suite deux
quantites de mouvement egales et de sens op-
poses forment un total egal a zero. Cette opera-
tion arithmetique ne doit pas donner le change
et faire supposer que deux quantites de mouve-
ment egales et contraires soient Tequivalent de
Fabsence de mouvement. Ce serait confondre un
resultat algebrique avec un resultat physique.
Dans les formules, les termes egaux et de signes
opposes peuvent etre effaces, toutes les fois que
la solution du probleme dynamique depend uni-
quement de la valeur numerique de la quantite
totale de mouvement, et que des lors pareille
compensation n'a pas d'influence. Par exemple,
le mouvement moyen de plusieurs corps, ou la
vitesse du centre de gravite suivant une direction
quelconque, est exprimee analytiquement par
la somme des quantites de mouvement de ces
corps (projetees sur la direction), divisec par
la somme de leurs masses. Si dans un pareil sys-
teme, deux corps animes de quantites de mouve-
23o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ment egales et contraires viennent a etre ramenes
aii repos, le total ne sera pas altere et le mouve-
ment du centre de gravite restera le meme. II
est done loisible de considerer ces deux quan-
tites comme se neutralisant et pouvant etre effa-
cees. Elles s'annulent en effet, quant au mouve-
ment du centre de gravite et vis-a-vis de tout
autre element dont la grandeur ne dependrait
que de cette valeur numerique.
Mais elles sont bien loin de s'annuler sous le
rapport physique. Car, si les deux corps ainsi
diriges en sens opposes venaient a se rencontrer,
il en resulterait un phenomene parfois fort des-
tructeur, un choc, qui en outre, suivant le degre
d'elasticite des corps, laisserait subsister aprcs
lui un certain mouvement et une quantite de
chaleur proportionnelle au mouvement disparu
(je neglige le travail interieur). II y a done un
abime entre la compensation mathematique et
la neutralisation physique. La premiere est une
operation abstraite, la seconde est un pheno-
mene reel. II est interdit de conclure de Tune
a Tautre. Les quantites de mouvement ont la
meme valeur concrete, quels que soient le sens
dans lequel elles se dirigent et le signe alge-
brique dont elles sont revetues.
QUANTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. 2'il
Les forces de la Nature n'ont pas devant elles
une carriere indefinie. En deplacant les corps
elles marchent vers le terme de leur action. La
pesanteur, qui fait tomber un corps d'une cer-
taine hauteur, se trouve paralysee des qu'il
atteint le sol. La puissance d'attraction du
Soleil sur les planetes prendrait fin si celles-ci,
depourvues d'une vitesse initiale, etaient libres
de tomber sur lui. Un ressort cesse d'agir des
qu'il est detendu. La vapeur qui pousse le pis-
ton d'une machine perd son efficacite en se dila-
tant. L'animal epuise ses forces en transportant
un fardeau ou simplement en accomplissant un
long trajet.
Gette condition generate donne un grand inte-
ret a la consideration du produit de la force par
la distance que parcourt son point d'applica-
tion. Ce produit mesure a tout moment Faction
deja depensee et il permet d'apprecier celle qui
reste encore disponible. Les operations de Fin-
dustrie humaine suggerent le meme point de
vue. Elles consistent le plus souvent a vaincre
une resistance le long d'une direction. Qu'on
remorquc un convoi de chemin de fer, qu'on
laboure la terre, qu'on fagonne le bois ou qu'on
alese les metaux, c'est toujours une resistance
232 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
qu'il faut refouler sur une certaine longueur.
Yoila le travail Industrie!, tel que nous Fenten-
dons et le pratiquons. Les geometres ont ainsi
ete amenes a donner le nom de travail au pro-
duit de la force par le parcours de son point
d'application. Us ont recherche la relation qui
existe entre ce travail et la vitesse du mobile
quand celui-ci, partant du repos, a cede libre-
tti ent a Faction de la force.
Cette relation se deduit aisement de celle que
nous connaissons deja entre la quantite d'ac-
tion ou « produit de la force par le temps »,
et la quantite de mouvement ou « produit de la
masse par la vitesse ». En effet, le temps em-
ploye est en raison inverse de la vitesse moyenne
et en raison directe du parcours effectue (').
La vitesse moyenne est la moitie de la vitesse
acquise ou finale, puisque, sous Finfluence d'une
force constante, la vitesse croit uniformement
avec le temps. Le produit de la force par le
temps ou la quantite d'action est done egale au
(*) Si Ton suppose la vitesse effective, variable tout le
long du parcours, remplacee par une vilesse constante,
egale a la valeur moyenne, 1'espace parcouru est egal au
produit de cette vitesse moyenne par le temps; d'ou il
resulte que ce dernier est egal au parcours divise par la
vitesse moyenne.
QUANTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. 233
produit de la force par Fespace parcouru, divise
par la demi-vitesse acquise. Cette quantite cst
d'ailleurs, avons-nous vu, proportionnelle a la
quantite de mouvement et lui devient numeri-
quement egale, avec un choix convenable d'uni-
tes. Done la force multipliee par le parcours ou
le travail, divise par la demi-vitesse acquise, est
egal au produit de la masse par cette vitesse;
et des lors : Le travail est egal au demi-pro-
duit de la masse par le car re de la vitesse.
Cette derniere quantite a regu le nom de force
vive, qui a prevalu, malgre Fimpropriete des
termes ('), et la relation elle-meme a pris le
nom d'equation ou de relation de la force vive.
Elle exprime Teg-alite entre le travail employe
et la force vive obtenue.
Au point de vue concret, la force vive ne
(*) Gette locution est iucontestablement tres vicieuse. Le
mot force est detourne de son sens naturel et prend celui
qu'on attache d'ordinaire a la puissance des machines, quand
on dit qu'elles ont une grande force pour indiquer qu'elles
sont capables de produire un gros travail. Le mot vive est
emprunte a 1'ancien francais et est synonyme de mouve-
ment; on dit une « eau vive » pour une eau en mouvement;
« force vive » signifie done a proprement parler « travail
en mouvement ». Certains geometres, notamment M. Bellan-
ger, pour echapper aux inconvenients de cette locution,
avaient propose la denomination tie, puissance vive, qui n'a
pas prevalu.
234 ESSAIS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES.
represente rien de plus ni rien de moins que la
quantite de mouvement; c'est Faccumulation
des effets de la force motrice. Au point de vue
abstrait ou analytique, la force vive a une valeur
differente, puisqu'elle represente le produit de
la force motrice par un nombre autre d'unites.
Nous sommes ici a la source de la contradic-
tion qui eclatait autrefois en Mecanique quand
on examinait le phenomene du choc sous le
double aspect de la quantite de mouvement et
de la force vive. Deux spheres semblables et ani-
mees de vitesses egales et opposees, venant a se
rencontrer sur la ligne des centres, qu'observait-
on? Si les spheres etaient parfaitement elasti-
ques, elles rebondissaient en arriere, chacune
semblant avoir emprunte la vitesse de Fautre. La
quantite totale de mouvement, nulle avant, etait
nulle apres. La force vive conservait sa valeur
primitive, puisque les vitesses se retrouvaient
exactement les memes. Si les spheres s'aplatis-
saient comme du plomb, elles restaient unies
apres le choc et immobiles. La quantite totale
de mouvement etait nulle comme dans le pre-
mier cas. Mais la force vive, au lieu de persister,
s'annulait aussi, puisque les deux spheres etaient
actuellement au repos. Ainsi la puissance dyna-
QUANTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. 235
mique confiee aux deux corps, ct qui se compor-
tait, dans Fun ct Fautre cas, de la meme ma-
mere quand on Fenvisageait a Fetat de quantite
de mouvement, se comportait d'une maniere dif-
ferente quand on Fenvisageait a Fetat de force
vive. Toujours nulle sous la premiere forme, elle
etait tantot nullc et tantot positive sous la se-
conde. Gomme si notre fagon subjective d'eva-
luer les choses pouvait influer sur leur realite!
La nouvellc Thermodynamique a concilie ces
contradictions. // n'y a jamais de perle. Dans
un cas, le mouvement garde sa forme initialc;
dans Fautre cas, il prend la forme thermique.
La relation de la force vive a ce grand avan-
tage, sur celle de la quantite de mouvement, de
permettre un decompte beaucoup plus rapide et
aise des effets a attendrc d'une force mo trice.
Celle-ci est generalement independante du temps
et nc varie qu'avec la distance. La gravitation
universelle, comme les forces moleculaires, sont
fonction des distances comprises entre les corps
ou entre les particules de matiere. Tant que ces
distances ne changent pas, les forces conservent
leur intensite et ne sc consomment pas. Tant
qu'un corps reste suspendu a la meme hauteur
au-dessus du sol, la pesanteur ne varie pas et ne
236 ESSAIS SUR IA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
s'epuise pas. La consommation ne commence
qu'au moment ou le corps s'ebranle, et elle suit
les progrcs de son parcours. L'effet attendu de
la force se mesure done par le produit de Fin ten-
sile et du parcours, tandis qu'il ne se deduirait
pas immediatement du produit de 1'intensite et
du temps. II faudrait, pour Tevaluer, calculer
le parcours qui a du s'effectuer dans le temps.
D'autre part, nos travaux industriels, leur de-
pensc, au sens economique du mot, appellent la
consideration de 1'espace parcouru, car cette de-
pense lui est presque toujours subordonnee. Elle
lui est souvent proportionnelle. Bien rarement
elle est liee au temps, ou elle 1'est d'une maniere
accessoire. L'eau d'une chute se depense selon
que la machine travaille ou que le point d'ap-
plication de la force se deplace. La vapeur se
consomme autant que le piston avance dans le
cylindre; la depense de combustible serait nulle
au repos, si Ton savait eviter les deperditions de
chaleur. L'industrie, comme la Science pure,
s'accommode des lors d'une formule ou la dis-
tance figure explicitement, au lieu du temps,
dont Timportance est a cet egard bien moindre.
Certaines forces, les moteurs animes notam-
ment, et aussi les courants electriques, depensent
QUANTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. 287
et s'epuisent par le fait du temps, meme sans de-
placement du point d'application de la force. Un
homme se fatigue a supporter un fardeau dans
Fimmobilite. Un courant consomme pour deve-
lopper une attraction, grace a laquelle un poids
serait maintenu en suspens. Mais ce sont la des
emplois bien exceptionnels et generalement les
moteurs animes sont occupes, comme les mo-
teurs mecaniques, a transporter un fardeau d'un
lieu a Tautre ou a vaincre une resistance le long
d'un parcours. La formule du travail et de la
force vive a done aussi pour eux son utilite.
Pour ces diverses raisons, les geometres accor-
dent une preeminence marquee a cette relation,
et ils en font un usage continual. En bien des
cas, lorsque les mobiles ne peuverit avoir qu'un
seul mode de deplacement, elle suffit pour le
determiner. Dans une machine bien agencee,
ou chaque point ne peut decrire qu'une seule
ligne, la connaissance du travail moteur, c'est-
a-dire du produit de la force motrice et de
son parcours, permet d'assigner le mouvement
complet de la machine et le fonctionnement de
chacun de ses organes. Enfin la relation de la
force vive a Finestimable merite de preciser
Inequivalence thermo dynamique. La chaleur
238 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
n'equivaut pas a de la quantite de mouvcment
dans le sens algebrique du mot, c'est-a-dire a de
la masse multipliee par de la vitessc. Mais elle
equivaut a de la force vive et elle se mesure avec
du travail. Pour en avoir 1'expression analytique
il faut considerer la masse multipliee par le demi-
carre de la vitesse. Elle represente, non la force
multipliee par le temps, mais la force multipliee
par Fespace parcouru. Ce resultat experimental
est d'accord avec les theories physiques qui assi-
milent la chaleur a un mouvement vibratoire.
Envisage sous cet aspect, le calorique d'un corps
est une certaine somme de forces vives de ses
particules. Rien de surprenant a ce qu'il soit
equivalent a un travail dynamique.
Ces vues nouvelles sur la Mecanique, la ten-
dance de plus en plus marquee a 1'associer etroi-
tement avec la Physique, la conception generale,
suscitee par la Thermodynamique, d'une equiva-
lence plus ou moins chiffrable entre les grandes
forces de la Nature et en tout cas parfaitement
calculee entre la chaleur et le mouvement, ont
fait naitre le besoin d'un terme plus compre-
hensif, moins specialise, que celui de force vive,
qui semble reserve aux seuls effets mecaniques.
QUAXTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. SiSg
Le mot energie a ete adopte d'un commun ac-
cord par les geometres et les physiciens. II de-
signe aussi bien la puissance emmagasinee dans
un corps sous forme de chaleur, d'electricite, ou
d'affinite chimique, que sous forme de force vive
dynamique.
La houille au sein de la terre represente de
Fenergie solaire accumulee depuis des siecles. La
vapeur d'eau qui flotte dans Fatmosphere engen-
drera, en se condensant et en retombant sur le
sol, de la force et du calorique. La plante, Fani-
mal constituent des machines qui consomment
Fenergie exterieure contenue dans les aliments,
pour la reproduire sous des formes variees. Les
actes de la volonte, d'apres les dernieres re-
cherches des physiologistes, s'accompagnent de
courants electriques dont la depense corres-
pond aux effets engendres. Le monde, selon la
Science moderne, est un immense laboratoire
ou s'accomplit incessamment la metamorphose
de Fenergie.
Dans la Nature, Fenergie apparait sous deux
formes tres differentes : en puissance, et a Fetat
fteffet realise. Un corps, place a une certaine
hauteur au-dessus du sol, represente en puis-
sance la quantite d' energie ou de force vive
2/jO ESSATS SUR LA PIIILOSOPHIE DES SCIENCES.
qu'il developpera en tombant, sous Fimpulsion
de la gravite, jusqu'a la rencontre du sol. Son
poids multiplie par la hauteur exprime le travail
latent ou potentiel qui reside en lui avant que la
chute commence. Au has de la chute ce meme
produit represente, non plus un travail en puis-
sance, mais un travail effectuc et par consequent
la force vive dynamique emmagasinee par ce
travail dans le corps. A un point intermediaire
quelconque, 1'energie latente ou potentiellc du
depart se divise en deux portions : Tune, la force
vive developpee par ce commencement de chute
et qui se nomine energie acluelle ou force vive
proprement dite; 1'autre qui continue a meriter
le nom d'energie polentielle et qui correspond
au supplement de force vive dont la suite de
la chute sera la source. En resume, « 1'energie
totale devolue a un corps est egale a la somme
de ses energies actuelle et potentielle ». Cha-
cune de celles-ci augmente ou diminue quand
Tautre diminue ou augmente, mais leur total
demeure invariable. Tel est le Principe de la
conservation de la force vive. II exprime cette
verite qu'il n'est pas au pouvoir d'un corps de
changer la dose d'energie dont il est deposi-
taire, d'apres la situation qu'il occupe par rapport
QUANTITE DE MOUVEMENT. — FORCE VIVE, ETC. ^4 1
aux autres corps de 1'LJnivers. Ainsi le globe
terrestre renferme, au regard du Soleil, une
energie totale mesuree par la force vive qu'il
possede actuellement et par celle qu'il acquer-
rait si, n'etant pas retenu par sa vitesse acquise,
il pouvait tomber librement sur lui, en vertu de
Fattraction newtonienne. Ces deux forces vives
se modifient continuellement, a mesure que la
Terre circulant sur son orbite s'eloigne ou se
rapproche du Soleil; mais leur somme demeure
toujours la meme.
II ne faut pas confondre le principe de la con-
servation de Fenergie avec la loi d'inertie.
La loi d'inertie ne concerne que les corps ac-
tuellement pourvus de vitesse, et elle declare que
cette vitesse se conserve integralement, si aucun
obstacle exterieur ne la detruit. Le principe de
Fenergie vise la conservation meme de la force ;
il implique que cette force ne faiblit pas avec le
temps et devra des lors produire les memes effets
a quelque moment qu'on les e value. La Terre
garde son energie par rapport au Soleil parce
que Fattraction universelle s'exercera egalement
chaque annee. Si cette attraction pouvait stibir
une diminution dans la suite du temps, le prin-
cipe de la conservation de Fenergie se trouverait
.6
2J2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
alors en defaut. La loi d'inertie cependant con-
tinuerait d'etre respectee. Les vitesses acquises
par les corps sous ces forces defaillantes n'en
demeureraient pas moins, une fois etablies, abso-
lument invariables.
Le principe de la conservation de Fenergie
repose done tacitement sur ce fait que les forces
naturelles sont independantes du temps. Elles
apparaissent telles, d'ordinaire, a nos observa-
tions, et c'est la ce qui nous permet de proclamer
la Constance de 1'energie dans TUnivers.
CHAPITRE YI.
CONSERVATION DU MOUVEMENT
ET DE L'ENERGIE DANS LA NATURE.
Le systeme solaire peut etre regarde comme
entierement isole dans TUnivers. Les astres qui
Tentourent sont trop eloignes pour exercer sur
lui, malgre leur nombre, aucune influence ap-
preciable. La lumiere que nous recevons de
Fensemble des etoiles ne depasse pas celle
qu'emettraient 820 etoiles de premiere gran-
deur ('). Si Ton adopte la meme base pour
Pattraction — qui decroit suivant la meme regie
que Fintensite de la lumiere — la totalite des
astres exercerait sur nous une action equivalente
a celle de 820 etoiles de premiere grandeur on
de 820 soleils semblables au notre. Or les etoiles
de premiere grandeur se trouvant situees, en
( l ) Sur Vorigine du monde, par M. H. Faye, de 1'Institut.
2e edition, page 180. Voir aussi Le Soleil, du R. P. Secchi,
tome II, livre VIII.
244 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
moyeime, a une distance un million de fois aussi
grande que celle du Soleil a la Terre, 1'attrac-
tion de chacune d'elles sur notre globe n'est que
la trillionieme partie de celle du Soleil; et Fat-
traction des 320 etoiles sera a celle du Soleil
dans le rapport de i a 3t milliards, c'est-a-dire
representera une quantite absolument negli-
geable. On a done le droit de considerer le sys-
teme solaire comme uniquement soumis a ses
forces interieures( gravitation et actions de toute
nature), developpees entre les corps et entre les
dernieres particules de la matiere.
Si Ton entreprenait de calculer ce qui advient
pour chaque corps, et a plus forte raison pour
chaque parcelle de matiere, on se heurterait a
des difficultes inextricables. Les actions sont si
nombreuses, leurs lois encore si peu connues, les
situations respectives varient avec une telle rapi-
dite, enfin Fensemble de tous les details est si
eomplexe, que Tesprit le plus vaste ne peut
meme songer a se livrer a une analyse approxi-
mative des phenomenes qui se succedent dans
notre monde. Mais si Ton adopte une marche
inverse; si au lieu de proceder par analyse on
procede par synthese, il est possible de degager
quelques resultats generaux et de formuler des
CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 245
principes comparables par leur simplicite aux
lois fondamentales du mouvement : pour mieux
dire, ils en sont la transformation immediate.
En vertu de la loi d'egalite entre Faction et
la reaction, tout mouvement qui se produit ou
tend a se produire, en un point quelconque du
systeme, a son exacte contre-partie sur quelque
autre point. Les attractions, les repulsions sont
reciproques deux a deux. Un corps qui frotte
contre un autre tend a 1'entrainer avec la meme
force que celui-ci met a le retenir. La resistance
au mouvement opposee par un milieu plus ou
moins dense, liquide ou gazeux, ou meme pul-
verulent, motive la meme observation : ce mi-
lieu recoit la meme pression et subit les memes
frottements qu'il exerce lui-meme sur le corps
pendant son deplacement. Les chocs, les explo-
sions n'entament pas Fequilibre; car, au cours
du phenomene, certaines parties des corps se
compriment ou se detendent, a la maniere de
ressorts, et fournissent a tout instant des actions
egales et directement opposees. Les liens eux-
memes, qui unissent les corps les uns aux autres,
et semblent faire obstacle a leur mobilite natu-
relle, ne sauraient non plus rien changer au
total : la flexion, 1'extension, la tension de ces
246 ESSAIS SUB LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
liens, se resolvent en actions moleculaires qui
revetent partout le caractere de la reciprocite.
Bref, dans le systeme solaire, des qu'on eli-
mine 1'influence des mondes environnants, il ne
reste plus qu'une variete innombrable de forces
grandes ou petites, permanentes ou temporaires,
proches ou eloignees, constamment egales deux
a deux et de directions contraires. Si Ton pou-
vait tout a coup solidifier le systeme, c'est-a-dire
unir tous les corps et toutes les particules ma-
terielles par des tiges rigides et inextensibles
lui assurant desormais une forme invariable,
les forces se feraient mutuellement equilibre et
seraient incapables de determiner aucun mou-
vement.
En fait le systeme n'est point enserre dans de
tels liens et les parties y jouissent d'une liberte
plus ou moins grande les unes par rapport aux
autres. Aussi Tequilibre general ne se traduit
pas par rimmobilite. Les corps sont au contraire
en perpetuel ebranlement et leurs vitesses rela-
tives varient a 1'infini. Deux forces reciproques,
comme celles qui se degagent entre le Soleil et
la Terre, par cela meme qu'elles s'exercent sur
des masses fort differentes, ne peuvent occa-
sionner les memes deplacements. La plus forte
CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 247
masse se meut moins vite que 1'autre. Mais les
vitesses sont en raison inverse des masses, de
maniere que constamment les quantites de mou-
vement se trouvent egales et de sens opposes.
Si Ton suppose, par la pensee, consignees dans
un immense tableau les quantites partielles de
mouvement qui se developpent, d'instant en in-
stant, aux divers points du systeme ; si on les pro-
jette sur une direction quelconque et qu'on les
totalise, la somme arithmetique aura toujours la
meme valeur. Les chocs ou les explosions, s'il
en survient, affecteront egalement les termes po-
sitifs et les termes negatifs, mais ne changeront
pas le resultat final de 1'addition. Done la quan-
tite generate de mouvement du systeme solaire,
dans toute direction, est ou nulle ou constante.
Le deplacement du centre de gravite d'un sys-
teme quelconque est, on le sait, determine par
la valeur de la quantite generale de mouvement.
Si cette quantite est constante, le centre de gra-
vite est anime d'un mouvement uniforme. Le
centre de gravite du systeme solaire ne peut,
d'apres ce principe, qu'etre fixe ou doue d'une
vitesse invariable.
La constatation faite au cours du siecle actuel,
d'une translation rapide du Soleil vers la con-
248 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
stellation d'Hercule, exclut la premiere bypo-
these. Le systeme solaire possede done dans
son ensemble tin mouvement uniforme, puisque
les actions exterieures sont entierement negli-
geables. Toutefois cette situation pourra se mo-
difier dans la suite des ages, si le systeme, en
vertu de son deplacement continu, arrive assez
pres des etoiles pour que celles-ci exercent sur
lui une influence appreciable.
Dans la Nature, un mouvement de translation
du centre de gravite n'existe jamais seul. II est
toujours accompagne d'une rotation autour de ce
meme centre. Pour qu'il en fut autrement, il fau-
drait un concours de circonstances tres particu-
lier. Dans le cas d'un corps solide, par exemple,
il faudrait que la resultante generale des impul-
sions qui lui ont communique sa vitesse origi-
naire eut passe exactement par son centre de
gravite. La translation de notre systeme aurait
des lors rendu infiniment probable une gyration
generale autour du Soleil, si deja Newton et
Laplace ne Favaient conclue directement de la
revolution des planetes. Aujourd'hui elle est defi-
nitivement demontree par la rotation du Soleil
sur lui-meme, observee a Faide des taches.
La conservation de la quantite de mouvement
CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 249
(qui n'est pas, comme nous Taverns remarque, la
conservation absoluc du mouvement, mais la
simple Constance du total algebrique des quan-
tites partielles, estimees suivant une direction
quelconque) nous a conduits a ces conclusions.
Mais elle ne prouve rien quant a la conservation
de la force vive et de 1'energie, lesquelles s'eva-
luent suivant un mode tout different. Pour s'en
rendre compte, il faut revenir aux considerations
anterieures.
Dans un systeme ou les corps changent de po-
sition les uns par rapport aux autres et ou les vi-
tesses individuelles se modifient, la force vive de
Fensemble subit d'incessantes vicissitudes. La
force vive de la Terre, par exemple, augmente
ou diminue selon que son mouvement autour
du Soleil s'accelere ou se ralentit. La force vive
des astres ainsi que celle de toutes les particules
de matiere ne peut redevenir la meme que si, a
un moment donne, ces astres et ces particules
repassaient rigoureusement par les memes posi-
tions; j'entends par la se retrouvaient aux memes
distances les uns par rapport aux autres. En
dehors de cette universelle coincidence, qui ne
se reproduit sans doute jamais, la force vive du
systeme est exposee a de perpetuelles variations.
25o ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
Mais ces variations disparaissent si Ton envisage
non seulement la force vive actuelle des corps,
mais aussi leur force vive potentielle, comple-
ment necessaire de la premiere. Pourvu que les
forces soient uniquement fonction des distances
et qu'elles ne s'affaiblissent pas avec le temps, la
somme de ces deux forces vives ou Fenergie to-
tale ne risque point de dechoir. G'esL le cas du
systeme solaire, avec ses actions interieures reci-
proques et grace a Inequivalence des energies.
Pendant la circulation d'une planete autour de
Fastre central, ou d'un satellite autour de sa pla-
nete, Fenergie representee, a tout moment, et
par la vitesse acquise et par celle que pourrait
procurer Fepuisement de la distance, demeure
constante. II en est de meme quand, descendant
du grand au petit, on scrute les forces molecu-
laires et les affinites chimiques. Partout Fenergie
globale est indifferente aux changements de po-
sition, trouvant dans un des deux termes une
exacte compensation aux alternatives de Fautre.
Sans doute un choc imprevu, la rencontre de
deux astres, modifierait beaucoup la force vive
dynamique. Mais raccomplissernent du travail
interieur, represente par rccrasement de ces
grandes masses, et Fapparition d'une enorme
CONSERVATION DU MOU YEMENI ET DE I/ENERGIE. 25 1
quantite de calorique compenseraient Fefface-
ment de la force vive. L'energie generale pren-
drait alors une autre forme, mais elle conserve-
rait sa valeur. Une explosion formidable, comme
celle qui a pu, aux epoques cosmogoniques, fairc
voler en eclats quelque planete dont le souvenir
se retrouve seul dans la trajectoire du centre dc
gravite de ses mille debris, augmenterait subite-
ment la force vive de tout le systeme. Mais cettc
force vive serait procuree au prix de Fenergic
contenue dans les matieres qui, par leur expan-
sion au sein de la planete, ont determine la cata-
strophe. En realite, il n'y aurait aucun accrois-
sement de force, mais une simple transformation
d'energie latente ou potenlielle en force vive
dynamique.
Gette ferme croyance que sur notre Terre et
dans le systeme solaire tout entier aucune quan-
tite de mouvement ne se cree, nulle addition
d'energie ne doit etre attendue, a ete invoquec
par certains philosophes comme un argument
en faveur de Fopinion connue sous le nom de
determinisme. La liberte humaine, dans le sens
ou ce mot est entendu communement, trouble-
rait, dit-on, Fequilibre necessaire de la Nature,
252 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
en enfantant des mouvements sans contre-partie.
La spontaneite, la volonte ne doivent etre des
lors que des apparences sous lesquelles se cache
le jeu regulier des forces en exercice dans le
monde physique. Nos actes reputes les plus
libres seraient, a notre insu, la consequence de
mouvements anterieurs ou d'impulsions venues
du dehors. Car il faut avant tout, insiste-t-on,
que la grande loi sur Finvariabilite de Fenergie
soit observee, et Fhomme pas plus qu'un autre
agent ne saurait en deranger 1'application.
Tout d'abord, dirai-je, cette extension des
principes dynamiques au fonctionnement de
Factivite humaine ne semble pas legitime. Les
lois sur lesquelles s'appuie Fobjection des deter-
ministes ont ete etablies par Fobservation di-
recte et celle-ci a porte uniquement sur les ma-
nifestations de la matiere. Aucun physicien n'a
penetre dans les mysterieux laboratoires ou la
volonte prend naissance, et n'a pu verifier si
Fegalite entre Faction et la reaction y est scru-
puleusement respectee. Je ne pretends pas que
Fhomme soit capable de creer du mouvement,
mais je constate que les lois generales de la Me-
canique ne prouvent pas le contraire. Les ana-
lyses fort instructives qui ont ete faites sur la
CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 253
transmission de la volonte, du cerveau a 1'extre-
mite de nos organes, la decouverte si remar-
quable de courants electriques qui accompagne-
raient tous nos efforts et meme nos pensees les
plus fugitives, laissent intacte la formation meme
de Fimpulsion premiere, Finitiative, ce je ne sais
quoi qui met la machine en branle et entraine
les mouvements ulterieurs. G'est a ce point
precis qu'il faudrait demontrer que Foperation
interne se dedouble en deux actions toujours re-
ciproques, comme celles du monde physique.
Or cette demonstration n'a pas ete donnee et
j 'ignore si elle le sera un jour. En attendant,
Fapplication du principe des forces vives man-
quera de base et ne saurait suggerer d'argument
dans aucun sens.
Mais meme si Ton concede que les creatures
animees, Fhomme en particulier, sont incapables
de creer du mouvement — et je suis, pour ma
part, fort dispose a 1'admettre — il n'en resulte
pas, necessairement, une contradiction avec le
fait de la liberte morale. Je crois au contraire
les deux propositions parfaitement conciliables.
Une etude plus approfondie du phenomene re-
sout cette apparente antinomie, comme j'ai es-
say e de le montrer plus loin. En tout cas j'es-
254 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
time aussi peu fonde de conclure des lois dyna-
miques centre la liberte, qu'il le serait de con-
clure de la liberte centre les lois dynamiques.
Ge sont la deux ordres d'idees separes, entre
lesquels il me parait chimerique de chercher des
points de contact.
Nous n'avons aucune preuve directe et for-
melle que les regies en vigueur dans le systeme
solaire gouvernent egalement les autres systemes
de FUnivers. L'imagination peut concevoir un
etat de la matiere ou des lois differentes seraient
applicables. L'eminent auteur de la Philosophic
positive conseillait, avec une prudence excessive
peut-etre, de fuir toute speculation sur des
mondes qui devaient, disait-il, nous etre a ja-
mais fermes. Depuis lors les progres de FAstro-
nomie et de la Physique ont fourni des indices
qui, sans constituer des demonstrations deci-
sives, ne sauraient cependant laisser en suspens
un esprit non prevenu. Deja le mouvement des
cometes donnait a penser, chez ceux qui consi-
derent avec Laplace ces astres comme etrangers
au systeme solaire, que la matiere la plus eloi-
gnee obeit a la gravitation, puisque, parvenues
dans la sphere d'activite du Soleil, elles se com-
CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE I/ENERGIE. 255
portent comme des planetes, dont les orbes se-
raient seulement beaucoup plus allonges. Ces
cometes seraient done des temoins venant nous
faire part de ce qui se passe dans les regions
lointaines de FUnivers et nous montrant la ma-
tiere accessible aux memes influences qui domi-
nent autour de nous. Le mouvement des etoiles
multiples paraitra peut-etre plus significatif.
Sans pouvoir determiner rigoureusement leurs
trajectoires, les astronomes ont pousse assez loin
les observations, pour en induire que dans leurs
mouvements mutuels ces etoiles obeissent a Pat-
traction newtonienne, avec tous les signes d'une
complete reciprocite d'action. La lumiere, non
seulement de ces etoiles, mais de toutes celles
dont on a constate le deplacement dans le ciel,
se transmet a notre globe suivant les lois ordi-
naires; elle a meme suggere un moyen efficace
de calculer, par les phenomenes d'aberration,
la vitesse de translation deja deduite des posi-
tions relatives des differents astres. Enfm, et
c'est peut-etre le fait le plus important, Fanalyse
spectrale a revele dans les etoiles plusieurs des
elements chimiques existant sur la Terre et dans
le Soleil. II serait bien extraordinaire que la
meme espece de matiere se rencontrat dans des
256 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
mondes si distants, qu'elle emit de la lumiere se
conformant aux memes lois, egalement decom-
posable au spectroscope et se transmettant avec
la meme vitesse, et que, cependant, la matiere
dans ces mondes recules fut dans un etat assez
profondement dissemblable pour ne reconnaitre
ni la loi de la gravitation, ni la loi d'egalite entre
Faction et la reaction, ni aucune de celles qui
forment les bases de la Mecanique.
L'Univers ou « Pensemble des astres visibles » ,
pour emprunter 1'expression de M. Faye (')T
etant ainsi assimile au systeme solaire, sous le
rapport des forces interieures, constitue un tout
encore plus completement isole dans Tespace in-
defmi. Car si nous avons trouve une fraction nc-
gligeable pour la valeur de Fattraction exercee
sur notre systeme par Fensemble des etoiles,
quelle peut etre sur celles-ci Tattraction exerceo
par d'autres astres, tellement eloignes que leur
lumiere se derobe a nos regards? La nuit dans
laquelle ils sont plonges pour nous tient a 1'unc
de ces deux causes : ou leur distance est trop
grande pour que la lumiere ait pu la franchir
(J) Ouvrage deja cite, page 176.
CONSERVATION DU MOUVEMENT ET DE l/ENERGIE. 15"]
depuis leur creation; ou bien ils composent des
amas trop clairsemes pour que leur lumiere deja
parvenue soil sensible a nos instruments. Dans
Fun et Fautre cas, leur masse est evidemment
sans influence sur Fimmense agglomeration dont
nous faisons partie.
L'Univers se trouverait done, au point de vue
de la conservation du mouvement et de Fenergie,
dans les memes conditions que notre propre sys-
teme. Son centre de gravite, nonobstant les de-
placements individuels des etoiles qui sillonnent
Fespace dans tous les sens, est immobile ou
anime d'un mouvement uniforme. Les plus
grands accidents comme les plus lentes meta-
morphoses ne sauraient alterer cette condition
initiale, ni troubler la dose d'energie deposee
originairement dans sa constitution. Les pheno-
menes se succedent, les apparences changent,
les positions se modifient, le ciel contemple a de
longs intervalles devient meconnaissable; mais
la loi de Constance et de conservation se verifie.
L'Univers renferme, a tout moment, la provi-
sion de force qui lui a ete confiee.
17
CHAP1TRE VII.
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION
DE L'ENERGIE.
La conclusion qui precede est inattaquable.
A une condition cependant, qu'il ne faut jamais
perdre de vue : c'est que les agents de la Nature
ne se modifient pas avec le temps et qu'ils ne
soient pas susceptibles de faiblir entre deux
epoques consecutives.
Qu'importerait, en effet, qu'aux deux epo-
ques les distances d'ou les actions dependent se
retrouvassent identiquement les memes, si dans
Tintervalle la valeur intrinseque avait baisse; si,
par exemple, Tattraction entre deux corps n'avait
pas, a la meme distance, conserve la meme in-
tensite? II est clair qu'en pareil cas Texpression
nurnerique de Fenergie aurait change.
Le point est done de savoir si de telles defail-
lances sont possibles dans FUnivers.
Avant de poursuivre, je ferai remarquer que,
260 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
meme dans cette hypothese, la quantite de mou-
vement, defmie comme on Fa vu, ne serait pas
alteree. En effet, elle resulte d'une sommation
algebrique de termes, les uns positifs, les autres
negatifs, dont la grandeur absolue est indiffe-
rente, pourvu qu'ils restent exactement recipro-
ques deux a deux. Si done la loi d'egalite entre
1'action et la reaction ne cesse pas d'etre ob-
servee (nonobstant cette evolution dans Finten-
site des forces), le total algebrique ne sera pas
change; toute diminution d'.un terme positif
trouvant sa compensation dans Faccroissement
du terme negatif. Bref tous les mouvements
partiels pourraient se ralentir, leur somme de-
meurerait constamment la meme. Le centre de
gravite, dont le deplacement est lie a la valeur
de cette somme, continuerait d'etre immobile ou
conserverait la meme vitesse.
II en est tout autrement de la force vive ou de
Fenergie. Celle-ci ne resulte pas d'une totalisa-
tion de termes a signes opposes, mais elle im-
plique la consideration des mouvements sans
tenir compte de leur signe. Si deux corps sont
portes Fun vers Fautre par une attraction mu-
tuelle, la somme de leurs forces vives a tout in-
stant depend du chemin parcouru; et si, a deux
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 26 [
epoques consecutives, ce chemin parcouru est le
meme, mais que Fintensite de Fattraction ait
diminue, cette somme aura diminue dans la
meme proportion. Si la force vive se change a
un moment quelconque en energie physique,
chaleur ou electricite, cette energie aussi se
trouvera diminuee dans la meme proportion.
La conservation de la force vive ou de Fenergie
du systeme solaire depend done essentiellement
de la Constance dans Fintensite des actions
interieures auxquelles il est soumis. Jusqu'ici les
astronomes n'ont aucun motif de penser que le
coefficient de la pesanteur universelle soit sujet
a varier avec le temps. La moindre diminution
produirait un changement dans les revolutions
des planetes. La Terre emploierait un temps
plus long a parcourir son orbite et les astro-
nomes se seraient certainement apergus de Faug-
mentation de duree de Fannee siderale. Les
physiciens de leur cote, ainsi que les chimistes,
n'ont pas releve de symptome tendant a faire
supposer que les forces moleculaires de toute
nature eprouvent quelque alteration. Ge n'est
pas dans cette voie que les causes possibles de
deperdition de Fenergie semblent devoir etre
recherchees.
262 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
II n'y a pas lieu davantage de s'arreter a d'au-
tres causes, enveloppees encore d'une grande
obscurite, dont 1'influence sur 1'energie generale
serait d'ailleurs nulle ou bien faible. L'action
des marees, meme si elle devait amener a la
longue, comme le prevoit M. G.-H. Darwin, un
rapprochement de la Lune et de la Terre, et une
diminution de la force vive de ces deux astres,
restituerait une quantite equivalente d'energie
par la chaleur degagee dans le frottement des
parties liquides contre les parties solides. Les
actions inductrices entre le Soleil et les planetes,
etudiees par M. Quet, n'auraient pas plus de
consequence, car elles rentrent dans la categorie
des forces reciproques. Les pluies d'aerolithes
peuvent etre regardees comme apportant a la
Terre, sous forme d'ebranlement et de chaleur,
une dose de force vive egale a celle qu'ils posse-
daient eux-memes avant de toucher le sol. Les
cometes, suivant qu'ellcs appartiennent ou non
au systeme solaire, ne modifient pas son energie
generate ou la modifient extremement peu, a
raison de leur masse insignifiante. Mais il con-
vient d'examiner de pres deux autres causes.
La premiere reside dans la resistance opposee
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 263
an mouvement des astres par le milieu dans le-
quel ils sont plonges. La question, malgre son
importance et le grand nombre de fails qu'elle
louche, n'a pas ele Iranchee definilivemenl.
Beaucoup d'aslronomes, avec Laplace, conles-
lenl celle influence ou la liennenl pour absolu-
menl negligeable. « Lorsque la seule accelera-
lion du moyen mouvemenl de la Lune elail
connue, dil Laplace, on pouvail Fallribuer a la
resistance de 1'elher ou a la Iransmission succes-
sive de la gravile. Mais F Analyse nous monlre
que ces deux causes ne peuvenl produire aucune
alleralion sensible dans les moyens mouvemenls
des nceuds el du perigee lunaire, el cela seul suf-
firail pour les exclure, quand meme la vraie
cause des varialions observees dans ces mou-
vemenls serail encore ignoree. L'accord de la
iheorie avec les observa lions nous prouve que,
si les moyens mouvemenls de la Lune sonl al-
leres par des causes elrangeres a la pesanleur
universelle , leur influence esl Ires pelile el
jusqu'a presenl insensible.
« Gel accord elablil d'une maniere cerlaine
la conslance de la duree du jour, elemenl essen-
liel de loules les iheories aslronomiques. Si
celle duree surpassail mainlenanl, d'un cen-
264 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
tieme de seconde, celle du temps d'Hipparque,
la duree du siecle actuel serait plus grande
qu'alors de 365", 25 Les observations ne
permettent pas de supposer une augmentation
aussi considerable; on peut done assurer que,
depuis Hipparque, la duree d'un jour n'a pas
varie d'un cen tieme de seconde ('). »
Par contre, les physiciens, pour expliquer les
phenomenes lumineux, calorifiques, electriques,
reclament la presence d'un milieu ethere dont il
est difficile de nepas admettre, a quelque degre,
la resistance au mouvement des corps, si on le
croit capable de mettre leurs particules en vi-
bration. Certains savants ne sont meme pas
eloignes de reconnaitre dans les espaces inter-
planetaires une matiere meteorique tres rare-
fiee, qui aurait echappe jusqu'ici a la conden-
sation progressive de la nebuleuse originaire.
« Bien que 1'existence d'un milieu resistant, dit
M. C. Wolf, n'ait encore paru se manifester que
par 1'acceleration du mouvement de la comete
d'Encke et ne semble pas avoir altere les mou-
vements des planetes ou de leurs satellites depuis
les temps historiques, il n'en est pas moins vrai
( l ) Exposition du sysleme du monde, 6e edition , page 249.
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE L/ENERGIE. 265
que le sentiment unanime des astronomes admet
que les espaces interplanetaires ne sont pas ab-
solument vides. Newton ecrivait que les mouve-
ments des grands corps celestes se conservent
plus long temps que celui des projectiles lances
dans Fair, parce qu'ils ont lieu dans des espaces
moins resislants. Des milliers d'annees ne suffi-
sent pas a rendre sensible la resistance du mi-
lieu ethere, ni celle du milieu meteorique sur le
mouvement des planetes : est-il permis d'af-
firmer que cette resistance est nulle et qu'elle ne
se manifestera pas par un retrecissement de
leurs orbites au bout d'un temps suffisamment
long(')? »
Si la resistance du milieu meteorique est con-
testable dans Finterieur du systeme solaire, a
plus forte raison parait-elle douteuse dans les
immenses espaces qui separent les etoiles. II est
moins probable encore que de la matiere s'y
trouve disseminee. Quant au milieu ethere, s'il
existe, il doit s'etendre dans toutes les parties
de FUnivers visible, puisque la lumiere nous
parvient par son intermediaire. Sa resistance,
(J) Les hypotheses cosmogoniques, par M. G. Wolf, de
1'Institut, astronome de 1'Observatoire, page 97.
266 ESSAIS SUR LY PIIILOSOPHIE DES SCIENCES.
quand on 1'aura reconnue au sein de notre sys-
teme, devra done etre admise sur Tensemble
des astres du firmament. Mais jusqu'ici elle de-
meure problematique.
La seconde cause de deperdition semble moins
discutable et plus efficace. Je veux parler du
rayonnement incessant du Soleil et des etoiles
dans les espaces celestes. Le Soleil, pour nous
en tenir provisoirement a lui, emet une quantite
prodigieuse de rayons lumineux, calorifiques,
chimiques, etc. dont une bien faible partie est
recue par les astres qui gravitent autour de lui.
On compte qu'un rayon a peine sur soixante mil-
lions est intercepte par les planetes etleurs satel-
lites. Tout le surplus se disperse dans Fespace,
sans concourir, du moins en apparence, a aucun
des phenomenes qui nous sont familiers. Que de-
vient cette enorme provision d'energie? Est-elle
alienee sans retour et s'eteint-elle dans les ebran-
lements indefinis de Tether, comme vont s'elar-
gissant et disparaissant peu a peu les rides cir-
culaires produites a la surface de Feau par la
chute d'un corps solide? Est-elle, au contraire,
restituee au Soleil par quelque mecanisme
ignore, de maniere a assurer la permanence de
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 267
son rayonnement? A defaut de cette restitution,
le Soleil trouve-t-il dans d'autres combinaisons
la compensation de ses pertes quotidiennes? La
plupart des savants pencheut aujourd'hui pour la
premiere hypothese et acceptent comme un fait
1'affaiblissement continu de la chaleur solaire.
II est difficile d'en donner une preuve experi-
mentale, car les periodes historiques sont trop
courtes pour offrir des termes de comparaison
exacts. Laplace remarquait que, d'apres les phe-
nomenes de la vegetation, la temperature ter-
restre, et par consequent Fintensite de la ra-
diation solaire, n'avait pas du varier depuis le
temps des Romains. Aussi les hommes se sont-
ils habitues a considerer notre astre central
comme une sorte de foyer inepuisable. Laplace
lui-meme, dans sa memorable theorie cosmo-
gonique, s'abstint de conjectures sur le sort
final reserve au Soleil. Mais les progres simul-
tanes de la Geologic, de la Thermodynamique
et enfin de 1' Analyse spectrale fournissent a cet
egard d'importantes indications.
Le refroidissement graduel de notre globe,
pendant les periodes anterieures, et la persis-
tance de la chaleur centrale ne peuvent plus etre
268 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
mis en doute. Geologues et physiciens les con-
statent de mille manieres. La Terre est un astre
qui, apres avoir brille d'un vif eclat, s'est eteint
et a perdu une partie de Fenergie qu'il possedait
a Fepoque de sa splendeur. Pourquoi en serait-il
autrement du Soleil qui n'est, apres tout, qu'un
globe terrestre de plus grandes dimensions?
L' Analyse spectrale a retrouve les m ernes ma-
teriaux dans Fun et Fautre de ces deux astres; il
n'y a done pas de motif de leur supposer une ori-
gine differente. II est raisonnable d'admettre que
places au debut dans des conditions analogues,
ils auraient aujourd'hui la meme temperature et
le meme aspect physique, si le Soleil n'avait pas
etc protege par son immense volume contre le
refroidissement qui a sevi si fortement sur la
Terre et sur les astres de faibles dimensions. Le
sort present de notre globe, Fencroutement et
laperte d'energie qui Faccompagne, serait done
le sort futur du Soleil. La realisation serait une
affaire de temps.
La nouvelle Thermodynamique, rapprochee
de la theorie de Laplace, fortifie cette con-
clusion. Puisque la chaleur et le mouvement
sont susceptibles de se remplacer mutuellement,
pourquoi la haute temperature du Soleil ne
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 269
proviendrait-elle pas de la condensation de la
nebuleuse primitive, se resserrant sous 1'in-
fluence de 1'attraction universelle? Pourquoi, si
la conception de Laplace est exacte, le travail
mecanique engendre par le rapprochement gra-
duel des molecules ne se retrouverait-il pas, sous
forme de chaleur, dans Fastre consolide? Les
physiciens ont essaye de calculer la provision
de calorique developpee par une aussi gigan-
tesque operation. « M. W. Thomson a inontre,
dit M. C. Wolf, que la contraction du Soleil,
depuis un volume infini jusqu'a son volume
actuel, engendrerait 18 millions d'annees de
chaleur, c'est-a-dire 18 millions de fois la cha-
leur que cet astre rayonne aujourd'hui en un an.
Suivant qu'on supposera que le Soleil perdait,
dans les ages anterieurs, plus ou moins de cha-
leur qu'il n'en emet actuellement, la theorie
dynamique fixera Page de cet astre a un nombre
d'annees inferieur ou superieur a 18 millions
d'annees (1). »
(!) Les hypotheses cosmogoniques, page 29. — La suppo-
sition d'un volume infini de la nebuleuse, faite par M. W.
Thomson, ne change pas sensiblement les chiffres qu'on
obliendrait avec un volume s'etendant seulement huit ou
dix. fois au dela du rayon orbital de Neptune.
270 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
On peut contester certains elements de ce
calcul; on peut dire, par exemple, que, pendant
les premieres periodes de la condensation, les
conditions du rayonnement devaient etre tout
autres qu'aujourd'hui; on peut penser que la
temperature initiale de la matiere a ete tres
basse ou tres elevee, que le volume de la nebu-
leuse a ete immense ou relativement restreint.
Tout cela fera varier le chifFre de la duree, mais
ne changera pas le fond des choses. II demeurera
acquis, avec cette theorie, que le Soleil a recu
une provision limitee d'energie et que cette pro-
vision est destinee a s'epuiser au bout d'un cer-
tain delai.
Les geologues trouvent en general la duree
de M. Thomson trop courte. Les phenomenes
accomplis a la surface de la Terre leur paraissent
necessiter un espace de temps sensiblement plus
long. D'apres les estimations les plus moderees,
la formation de la croute terrestre aurait absorbe
une duree de 20 a 25 millions d'annees (4).
Ces indications concordantes, sans constituer
une preuve irrefutable, comme le seraient des
(*) Voir notamment le Traite de Geologic de M. de
Lapparent, page 1255.
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 27!
mesures directes et precises, n'en donnent pas
moins tine assez haute probabilite a Fopinion
d'apres laquelle Fenergie de notre systeme est
en voie constante de diminution. La conception
hardie et brillante de Kant, qui a pu seduire a
une epoque, ne saurait done plus aujourd'hui
etre soutenue serieusement, quoiqu'elle ait ete
reprise par certains auteurs. Si les diverses
parties du systeme solaire etaient effectivement
precipitees un jour les unes sur les autres,
comme Fimaginait le grand penseur allemand,
par suite de la resistance du milieu ethere ou
par toute autre cause, elles seraient incapables
de regenerer, a Faide de ce choc immense, la
chaleur primitivement incorporee dans la ne-
buleuse, et de fournir les elements d'une nou-
velle condensation equivalente a Fancienne.
Non seulement les astres arriveraient au con-
tact apres avoir perdu, par leur frottement
contre le milieu, une notable portion de leur
force vive, mais Fenergie calorifique ou lu-
mineuse serait, a ce moment, singulierement
affaiblie. Pour ce double motif, la nebuleuse
reconstitute serait a une temperature beau-
coup moins elevee; les nouveaux astres posse-
deraient des mouvements fort inferieurs, en vi-
272 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
tesse et en amplitude, a ceux des astres actuels.
Si de notre systeme nous passons aux divers
mondes qui composent FUnivers visible, nous
arriverons a des conclusions analogues. Toutes
les etoiles ont du prendre naissance dans des
conditions peu differentes de celles ou le Soleil
s'est forme. La constatation d'un certain nornbre
de materiaux identiques et plusieurs autres
points de ressemblance portent les astronomes
a penser que Pongine de tous ces astres est
commune et que les phases traversees se succe-
dent dans le meme ordre. Sans doute les etoiles
ne sont pas parvenues au meme degre de refroi-
dissement. Fussent-elles contemporaines, elles
ont du avancer dans cette voie d'un pas fort
inegal. Les plus petites, qui avaient emmaga-
sine, par la contraction nebulaire, une moindre
quantite de chaleur, ont en outre, a raison de
leurs dimensions restreintes, fait des pertes plus
rapides. La temperature des diverses etoiles doit
done presenter aujourd'hui des differences nota-
bles; mais toutes ont souffert d'une deperdition
graduelle.
L'aspect des cieux, ajoutent les astronomes,
confirme cette maniere de voir. Les astres of-
frent en effet entre eux des varietes d'eclat et de
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDITION DE I/ENERGIE. 2j3
couleur, qui justifient leur classement en trois
categories :
i° Les etoiles dont la lumiere est absolument
blanche et qui paraissent n'avoir rien perdu de
leur eclat primitif. Elles representent environ
60 pour 100 du nombre total;
2° Celles dont la lumiere commence a jaunir
et dont la temperature a deja du baisser. Elles
figurent pour un peu plus du tiers, soit 35
pour 100, dans le total. Notre Soleil, pourtant
si eblouissant, appartient a cette categoric ;
3° Enfin celles qui sont entrees franchement
dans la periode d'extinction et dont la lumiere
est devenue rougeatre. Elles forment 5 pour 100
du total. A ce groupe appartiennent la plupart
des etoiles chez lesquelles on a remarque de sin-
gulieres intermittences comme si elles etaient
sur le point de s'eteindre definitivement.
« Evidemment, dit M. Faye, ces trois types
d'etoiles repondent a des phases de plus en plus
avancees de refroidissement. L'hydrogene est
libre dans les deux premiers ordres; dans le
troisieme, il disparait, engage qu'il est dans
certaines combinaisons ('). »
(!) Sur I'origine du monde, 2e edition, page 201. Voir
aussi 1'Ouvrage deja cite du R. P. Secchi.
18
274 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
Quel est le sort de cette energie, qui s'echappe
ainsi, par rayonnernent, de tout FUnivers visible
comme du systeme solaire, et dont nous avons
peine a concevoir Faneantissement pur et sim-
ple? Disparait-elle defmitivement dans les pro-
fondeurs de Fespace, ou sert-elle a entretenir
des phenomenes dont nous n'avons presente-
ment aucune idee? La Science est impuissante
a repondre a cette question et, jusqu'a plus
ample informe, nous enregistrons, sans com-
mentaire, la reduction manifested a la surface
des astres.
Le principe de Finvariabilite de Fenergie est
done une conception plutot metapliysique que
.scientifique. L'etude impartiale de la Nature ne
Fautorise pas. II n'en est pas de cette loi comme
de celle de Fegalite entre Faction et la reac-
tion ou de celle de Findependance des mouve-
ments. Ges dernieres ne sont point subordon-
nees au temps et aux vicissitudes de FUnivers.
Lors meme que Fintensite de toutes les forces
viendrait a s'alterer, il ne s'ensuit nullement
qu'elles cesseraient, a aucune phase de leur de-
gradation, d'etre exactement reciproques, ni
que les mouvements se combineraient desormais
CAUSES POSSIBLES DE DEPERDTTION DE I/ENERGIE. 2y5
suivant d'autres regies. Mais le fait de la con-
servation de 1'energie n'a pas les memes carac-
teres. Constate dans une periode bornee de
1'histoire, il devient de moins en moins certain,
a mesure qu'on embrasse les grandes periodes
de la Gosmogonie. L'etat veritable semble etre
la deperdition, causee soit par la resistance du
milieu ethere, soit surtout par Fentretien de ces
myriades de flambeaux qui illuminent le cieL
L'Univers n'echapperait done pas a la loi ordi-
naire : il ne vivrait qu'en consommant de la
force et en marchant vers Tepuisement final.
Tel est du moins le denouement que la Science
moderne laisse entrevoir. A defaut d'une certi-
tude qu'elle ne pourra sans doute jamais donner,
elle interdit en tout cas raffirmation contraire.
C'est une deception pour 1'esprit, il ne faut
pas se le dissimuler, que cet ebranlement d'un
principe si conforme a nos aspirations naturelles.
Nous aimons a nous reposer dans le stable et
le permanent. Des que la conservation de la
masse nous a ete annoncee par les chimistes, des
qu'ils nous ont atteste sa resistance invincible a
toute destruction, nous avons eprouve une reelle
satisfaction philosophique. Pour la meme raison
nous avions enregistre avec empressement les
276 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
grandes lois du mouvement, marquees au ca-
ractere de perennite, et celle de la gravitation
universelle, qui parait egalement defier les at-
teintes du temps. II nous plairait aussi de con-
siderer FUnivers comme un immense reservoir
de forces, dans lequel tout s'absorbe etse renou-
velle, et qui garderait indefiniment en soi la
capacite de durer. Mais les recentes decouvertes
doivent mettre en garde contre cette opinion
et commandent une grande reserve. L'energie
n'augmente pas : par ce cote elle est bien inva-
riable 5 mais elle diminue peut-etre et accompa-
gne le temps dans son ecoulement irresistible.
CHAPITRE VIII.
DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE.
Ce qu'on vient de lire provoque une legitime
interrogation sur la « Constance des lois de la
Nature ». Peut-on parler de Constance, quand
on apergoit ou qu'on soupgonne dans FUnivers
de si grands changements? Et si les lois ne sont
pas constantes, que devient 1'idee meme de loi?
Faut-il done rejeter un adage aussi repandu?
Ou s'il est permis de le conserver, quel sens
alors faut-il lui donner?
D'une maniere generale, personne n'en doute,
la Nature est soumise a des lois. Les pheno-
menes ne s'accomplissent pas au hasard, acci-
dentellement, en affectant des formes variables
et fugitives. Us suivent des regies fixes et, les
circonstances etant les memes, ils se deroulent
dans le meme ordre, avec les memes peripeties.
Un corps tombe aujourd'hui d'une certaine hau-
teur; il ne tombera pas demain d'une facon
278 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
differente. L'eau entre en ebullition a une cer-
taine temperature ; cette temperature ne variera
pas dans les experiences ulterieures. L'air atmo-
spherique comprime developpe une certaine
force de tension pour une certaine reduction de
volume; cette force de tension se retrouvera la
meme pour une egale reduction, si les autres
conditions ne changent pas.
La croyance a Fexistence des lois ou au moins
de quelques lois est aussi ancienne que Fhuma-
nite. Mais elle n'a pas toujours eu le degre de
nettete et le caractere de generalite que nous
lui voyons aujourd'hui. Aux premiers ages, les
foules ignorantes et souvent meme les esprits
cultives faisaient une large part a 1'imprevu et a
1'arbitraire dans les phenomenes physiques. De
la Tinstitution de divinites ou de genies, dont
la volonte ou le caprice enfantait les fails les
plus marquants et en apparence le plus en
dehors du cours ordinaire des choses. Nous re-
trouvons encore aujourd'hui la meme tendance
chez les peuplades sauvages. Mais dans les so-
cietes civilisees de pareils ecarts de jugements
sont tres rares. Meme quand Fexplication d'un
phenomene fait defaut, meme quand il revet des
formes singulieres et semble en contradiction
DE LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 279
avec des verites acquises, les esprits scientifiques
ne sont jamais tentes d'y voir une derogation
reelle aux lois etablies. Us admettent, soit que
Fobservation a etc defectueuse, soit que des
causes encore inconnues, mais parfaitement re-
gulieres, ont occasionne Fapparente anomalie.
Cette derniere circonstance, Fintervention de
causes ignorees en concurrence avec la cause
connue, retarde bien souvent la determination
exacte des lois et s'oppose a Fadmission d'une
formule strictement mathematique. Car les
phenornenes ne s'offrent guere a notre examen
comme le produit d'une cause unique et comme
engendrant a leur tour un effet unique. Presque
toujours ils resultent d'un concours de causes
multiples et ils reagissent dans des directions
diverses. Nous ne sommes pas en presence de
series lineaires distinctes et facilement discer-
nables, pareilles a des chaines ou chaque an-
neau se rattacherait exclusivement au precedent
et au suivant. Mais les series s'entrecroisent;
chaque anneau se rattache a la fois a plusieurs
autres et devient ainsi un centre de convergence
et un foyer d'irradiation d'actions nombreuses.
L'enchainement que produirait la cause unique
280 ESSAIS STIR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
est des lors difficile a suivre et a preciser. Son
action est troublee ou masquee par de singu-
liers melanges, par ce qu'on pourrait nommer
des interferences. La force interieure deve-
loppee par la compression d'un gaz ne depend
pas seulement de la reduction du volume, elle
depend aussi de la temperature. Celle-ci, a son
tour, ne depend pas seulement de la quantite de
chaleur fournie au gaz, mais elle varie selon que
le gaz est voisin ou non de son point de lique-
faction. Plusieurs lois se combinent done pour
determiner le phenomene observe, et en se
combinant elles voilent mutuellement leurs for-
mules respectives. Aussi peut-il etre tres dif-
ficile d'obtenir 1'expression vraie de la loi spe-
ciale dont on poursuit Fetude. Cette difficulte
redouble quand certaines causes concourantes
sont non seulement mal delinies, mais ignorees,
ai-je dit, dans leur existence. Le physicien pour-
rait alors etre tente de renoncer a la solution du
probleme, s'il n'etait soutenu dans sa recherche
par la forte conviction que rien ne se passe au
hasard et que les apparentes anomalies sont
dues a notre defaut de science.
II n'est pas toujours necessaire que deux
causes difterentes se penetrent, pour amener le
DE LA. CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 281
trouble apparent et Firregularite. II suffit qu'une
seule cause agisse a la fois sur plusieurs corps et
que ceux-ci, en vertu de la meme loi, reagissent
les uns sur les autres. Le mouvement d'une pla-
nete autour du Soleil est un probleme des plus
faciles; tout ecolier le resoudrait en se jouant,
si les deux astres etaient isoles dans Fespace.
Mais qu'un troisieme corps intervienne, au nom
de la meme loi detraction, et aussitot la ques-
tion se complique au point de surpasser les res-
sources de T Analyse. Reciproquement les dero-
gations a la formule simple peuventetreTindice,
non pas d'une correction a introduire dans la loi
supposee, mais de la presence de quelque corps
demeure jusqu'alors inapercu. C'est ainsi que
Le Yerrier fut amene a sa memorable decouverte
et put assigner d'avance par le calcul la place
de la plane te Neptune. De tels faits ne se pro-
duiraient pas dans Fhistoire des Sciences, si la
croyance en la fixite des lois n'etait pas enra-
cinee dans Tesprit des geometres et des physi-
ciens.
Comment cette croyance se concilie-t-elle avec
les faits indiques au Chapitre precedent et dont
la connaissance est regardee a bon droit comme
282 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
une des grandes conquetes dc la Science mo-
derne? Comment, d'une part, la Constance des
lois de la Nature est-elle affirmee, et comment,
d'autre part, nous resignons-nous a la decrois-
sance eventuelle de Fenergie dans FUnivers?
Dans le domaine physique, une cause est un
phenomene d'ordre superieur, au dela duquel
nous ne savons pas ou nous ne voulons pas re-
monter. Les mouvements des corps celestes sont
determines par la gravitation. Mais qu'est-ce qui
engendre la gravitation? Nous Fignorons, et c'est
pourquoi nous acceptons la gravitation comme
cause. Un train de cliemin de fer est remorque
par une machine a vapeur. La combustion de la
houille est la cause directe du travail effectue par
la machine. Nous n'allons pas plus loin, quoique
nous en eussions le moyen, ct nous etablissons la
relation entre la consommation du charbon et le
poids transporte. Nous jugeons inutile, au point
de vue industriel, de rechercher comment la
houille s'est formee pendant les periodes geolo-
giques. Bref, nos observations portent sur des
phenomenes consecutifs; nous ne remontons
jamais a la cause, telle que Fentendent les me-
taphysiciens, c'est-a-dire au premier anneau de
la chalne, en admettant que la chaine ait un
DE LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 283
premier anneau. Nous nous arretons a un point
intermediaire, marque par notre savoir ou par
les besoins de notre esprit, et c'est la que nous
plagons 1'origine de notre enchainement scienti-
fique, ou la cause relative des phenomenes dont
nous etudions la serie.
Quand on parle de la Constance des lois,
vise-t-on ces phenomenes consecutifs, ou le phe-
nomene superieur d'ouils precedent? Entend-on
la permanence des regies qui rattachent chaque
phenomene au suivant, ou rinvariabilite du phe-
nomene superieur? Voici, par exemple, un corps
qui tombe, d'une certaine hauteur, a la surface
du sol. II acquiert une vitesse en rapport avec
la hauteur, et les espaces parcourus sont propor-
tionnels aux carres des temps. Deux choses sont
a distinguer : Fintensite de la pesanteur et la loi
d'apres laquelle elle agit. Si cette intensite deve-
nait jamais plus faible, la vitesse acquise au has
de la chute serait alors moindre et le temps em-
ploye serait plus long. Mais la proportionnalite
des espaces parcourus aux carres des temps, qui
est la vraie loi de la chute, subsisterait toujours.
La lumiere du Soleil se transmet avec une vi-
tesse de 3ooooo kilometres par seconde et son
intensite, appreciee de points diversement eloi-
284 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
gnes, decroit comme le carre de la distance.
Si, par la suite des siecles, Teclat du Soleil di-
minue, comme le prevoient les aslronomes, Tin-
tensile de la lumiere recue en un point dimi-
nuera en proportion, mais la loi de transmission
ne sera pas entamee. La vitesse sera encore de
Sooooo kilometres par seconde et la reduction
en raison du carre de la distance. Les savants de
Favenir, enregislranl ces changemenls, seront
en droit de dire que la cause ou le phenomene
superieur a varie, mais ils ne diront certainement
pas que les lois de la Nature sont differenlcs.
II est un grand nombre de fails qui peuvent
donner lieu a ce genre de considerations. Suppo-
sons qu'a la longue les aclions auxquelles nous
( avons deja fail allusion (frollements des marees,
induclions eleclriques, elc.) amenenl un ralen-
tissemenl dans la rolalion du globe lerrestre.
Ce ralenlissemenl accroilra 1'inlensile sensible
de la pesanleur, laquelle esl une difference enlre
la pesanteur reelle et la force cenlrifuge. Les
corps lomberonl done plus vile ou emploieronl
un nombre moindre de secondes (actuelles) pour
arriver au bas de leur chute ('). Cependant la
(!) La reduction clu nombre des secondes sera doublement
DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 285
loi de la chute des corps graves ne sera pas alte-
ree, et si Ton savait faire la correction exacte
due a la diminution de la force centrifuge, on
retrouverait identiquement les memes chiffres.
Supposons egalement que la resistance du mi-
lieu ethere on meteorique entraine un change-
ment dans Torbite terrestre. La vitesse angu-
laire autour du Soleil augmentera et en meme
temps le rayon diminuera. La Terre, en se rap-
prochant du Soleil, recevra une plus grande
quantite de chaleur et, selon que cet accroisse-
ment Femportera ou non sur raffaiblissement
de la radiation solaire, la Terre se rechauffera
ou elle se refroidira. Quel que soil le sens du
phenomene, une foule d'autres phenomenes con-
secutifs s'en ressentiront a leur tour. Si la Terre
se refroidit, 1'abaissement de la colonne barome-
trique avec la hauteur sera plus rapide, et la
resistance au mouvement des projectiles, a la
surface du globe, sera plus forte, a raison de la
densite plus grande des couches traversees. II
sensible, car, la rotation du globe etant ralentie, la duree du
jour sideral sera augmented et par suite la nouvelle seconde
aura une valeur intrinseque plus grande. II en faudrait done
un nombre moindre pour la chute, quand meme la duree
absolue de celle-ci n'aurait pas diminue.
286 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
serait cependant inexact d'annoncer que la loi de
ces phenomenes a change. La colonne du baro-
metre continuera toujours a marquer le poids
des couches d'air superieures et la resistance des
projectiles sera toujours une meme fonction de
la vitesse et de la densite du milieu.
Enfm, quand nous envisageons la deperdition
de 1'energie universelle par le rayonnement,
cette grande revolution elle-meme s'accomplit
suivant des lois non sujettes a varier. Le refroi-
dissement des foyers celestes, pendant chaque
unite de temps, ne cessera pas d'etre une fonc-
tion de la temperature; il dependra au meme
degre de la nature des materiaux superficiels,
de leur faculte d'emission, de la conductibilite
interieure. L'homme assez sagace pour discerner
d'avance toutes ces particularites, pourrait aussi
surement predire les abaissements graduels de
temperature, qu'il le ferait pour une sphere me-
tallique homogene suspendue dans son labora-
toire. En un mot, le changement lui-meme est
soumis a des lois fixes. Ce qui nous echappe,
c'est la connaissance du fait superieur dont les
autres changements precedent. Nous ne pene-
trons pas jusqu'a la source ou la premiere im-
pulsion est donnee et nous ignorons la regie
DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 287
immuable d'apres laquelle cette impulsion se mo-
difie avec le temps. Mais Fexistence de la regie
est certaine et nous nous rendons parfaitement
compte que, meme dans ces regions inaccessi-
bles, rien n'est livre a Farbitraire et au hasard.
Ainsi la Constance des lois de la Nature doit
s'entendre :
D'une part, de Fenchainement des effets con-
secutifs, qui, en depit de la variation des causes
relativement premieres, se poursuit avec des
modes et suivant des formes dont le moule
semble eternel;
Et d'autre part, de F alteration de ces causes
elles-memes, qui est egalement soumise a des
regies fixes et dont la formule, si nous pouvions
la trouver, nous apparaitrait comme indepen-
dante du temps et des vicissitudes observees.
Ges lois constantes sont-elles necessaires? Au-
raient-elles pu etre etablies autrement qu'elles
ne sont? Pourraient-elles, a un moment donne,
faire place a d'autres lois?
Personne, je crois, ne met les lois physiques
sur le meme pied que les lois geometriques.
On ne soutient pas que la relation entre la force
et la masse soit du meme ordre que la relation
288 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
entre la circonference et le rayon d'un cercle.
Ce dernier rapport est etranger aux realites ma-
terielles. Nous ne pouvons le concevoir diffe-
rent, sous peine d'ebranler les bases de la raison
et d'abolir toutes les regies de la logique. Mais
en quoi celles-ci seraient-elles atteintes, si la
force imprimait a la masse une vitesse differente
de celle que nous relevons aujourd'hui? Quel
trouble ressentirait notre raison, si 1'effort egal
a i kilogramme, sollicitant la masse de i litre
d'eau, lui faisait parcourir en une seconde un es-
pace plus grand ou plus petit que quatre fois -^
la quarante-millionieme partie du meridien ter-
restre passant par Paris? Ce nombre 4? 9 n'a
rien de necessaire en soi; il aurait pu aussi bien
etre 5 ou 4^ ou tout autre nombre. S'il est com-
mande par la nature des choses, nous ne voyons
pas le lien rationnel. La valeur de ce rapport
reste, a nos yeux, contingente. J'en dirai autant
des diverses lois enregistrees par la Physique et
la Chimie. Qu'est-ce qui empechait logiquement
la capacite calorifique du fer d'etre moins eloi-
gnee de celle de 1'eau, ou les atonies du soufre
de se combiner en plus grand nombre avec ceux
de 1'oxygene? Sans doute, tous ces fails sont
les consequences de 1'ordre general elabli; mais
DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 289
nous imaginons sans peine que cet ordre au-
rait pu comporter des chiffres differents, avec
des variations correspondantcs dans les pheno-
menes. En resume, les lois de la Nature n'ont
pas a nos yeux le meme caractere que les lois
mathematiques, chez lesquelles nous ne parve-
nons pas a concevoir la moindre alteration.
Mais ces lois, contingentes a Forigine, etant
aujourd'hui ce qu'elles sont, pourraient-elles
desormais changer? Leur forme ou simplement
leurs coefficients pourraient-ils recevoir d'autres
expressions? Notre raison repugne nettement a
Fadmettre. Comment en effet Fordre actuel,
1'ensemble des choses existantes, pourrait-il se
modifier sur quelque point sans Tintervention
d'un facteur etranger a cet Univers, qui lui
apporterait ce qui lui manque, pour produire le
changement attendu? Si PUnivers, comme on le
croit, est presentement entraine sur une pente
qui Tamene vers son declin, qu'est-ce qui Farre-
tera sur cette pente ou la lui fera remonter?
D'oii viendra la force qui mettra obstacle a la
deperdition de Fenergie ou qui en compen-
sera les effets? Si cette force n'existe pas deja
et n'est pas comprise dans le plan general de la
Nature, d'oii pourra-t-elle sortir? Ou est sa
•9
2QO ESSAIS SUR LA PHILOSOPH1E DES SCIENCES.
cause en dehors de la Nature meme? Ici, nous
entrons dans un domaine etranger au physi-
cien et ou les speculations seraient pueriles.
Nous avons seulement le droit de declarer que
1'Univers, dans sa constitution actuelle, ne sau-
rait, sous peine de contradiction, renfermer unc
cause capable de le changer lui-meme et par
consequent de faire varier ses lois. Cette cause
ne pourrait venir que du dehors, dans des con-
ditions ou la Cosmogonie est incompetente.
Les lois que nous enregistrons n'ont pas toutes,
a nos yeux, une egale valeur. Nous les classons
tres differemment, selon que nous sommes en
etat de les ramener a une expression mathema-
tique ou selon que nous ne savons decouvrir
aucune formule suffisamment exacte. Ce qui fait
la preeminence et I'incomparable majeste de la
loi newtonienne, ce n'est pas seulement son
universalite, c'est peut-etre davantage encore sa
parfaite precision et son admirable simplicite.
Un pareil exemple est malheureusement excep-
tionnel. Dans le regne organique surtout, nous
sommes habituellement impuissants a tracer la
forme mathematique des phenomenes. Nous en
sommes reduits le plus souvent a des locutions
DE LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 29!
assez vagues, qui ne permettent point de passer
a dc vraies equations, et qui denotent simple-
ment Fexistence de relations entrevues par nous,
a travers le dedale des observations. Nous sen-
tons, sans pouvoir les definir, la presence de
liens naturels et constants, qui doivent assurer
la permanence et la regularite des successions
de fails dont nous sommes temoins. Dans le
regne inorganique, nous reussissons a serrer le
sujet de plus pres, mais la tache qui reste est
immense. Le nombre des lois purement ernpi-
riques on jusqu'ici rebelles a une formule ri-
goureuse constitue encore la tres grande ma-
jorite.
Lc but de la Science est precisement d'ame-
ncr ces lois approximates a un degre d'exacti-
tude conciliable avec 1'emploi d'unc equation
algebrique. L'Astronomie, la theorie de la cha-
leur, celles de la lumierc, de Pacoustique, et
d'autres encore, sont devenues, grace au travail
accumule des generations, de veritables annexes
des Mathematiques; souvent meme elles ont
enrichi celles-ci, par les nouveaux precedes de
calcul dont elles ont fait sentir la necessite.
Gette lente elaboration, qui tend a faire passer
sans cesse nos connaissances de Tetat empirique
2Q2 ESSA1S SUR LA PHILOSOPIIIE DES SCIENCES.
a Tetat exact ou rationnel, rencontre sa princi-
pale difficulte dans 1'entrecroisement des series
ou dans la complexite des phenomenes observes.
Heureusement, Texperience met en evidence ce
fait general et rassurant : Mieux une cause a pu
etre isolee, plus sa loi est simple. L'enchaine-
ment des effets dus a une cause unique, quand
on est parvenu a les bien degager, revet une
forme propice a 1'intervention des Mathemati-
ques. Les expressions compliquees, a termes plus
ou moins approximatifs, sont presque toujours
1'indice d'une combinaison, d'une interference
de causes diverses. La loi de la gravitation ne se
trouble qu'aux tres petites distances, ou son
action propre est vraisemblablement contrariee
par des forces d'un autre genre. Aussi prefere-
t-on en general admettre, a ces distances, Tin-
terference des actions moleculaires avec la gra-
vite, et conserver ainsi a la loi newtonienne sa
simplicite grandiose.
L'antiquite avait dit par la bouche de Pytha-
gore : « Les nombres gouvernent le monde. »
Ce qui pouvait sembler alors une vue mystique
a pris une signification plus precise, depuis les
decouvertes de la Science moderne. Nos algo-
DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 2g3
rithmes et leurs combinaisons, c'est-a-dire le Ian-
gage mathematique, tel que les homines ont su
le creer, se prete merveilleusement a exprimer
les operations de la Nature. Entre le monde exte-
rieur et notre intelligence, il se revele une ade-
quation singuliere, dont nous ne sommes pas les
auteurs. Car les principaux de ces algorithmes
et leur usage abstrait avaient ete concus par les
geometres longtemps avant que leur application
aux realites materielles fut mise en honneur par
les astronomes et les physiciens. Des formules
imaginees pour des speculations theoriques se
sont trouvees apres coup en exacte correspon-
dance avec les phenomenes naturels et en sont
devenues la traduction la mieux appropriee. Ce
resultat n'etait pas facile a prevoir. Qui pouvait
se douter que la loi des surfaces spheriques,
reconnues proportionnelles aux carres de leurs
rayons, serait un jour la loi de decroissance
de la gravite et des autres forces rayonnantes?
Qui aurait pu croire que le sinus geometrique
jouerait un role dans Findice de la refraction de
la lumiere, et que Tequation de Fhyperbole
equilatere exprimerait la loi de compression des
gaz parfaits? Qui supposait, en jetant les fon-
dements de FArithmetique, que la serie des
2Q{ ESSA.IS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
nornbres impairs representerait les espaces par-
courus par im corps tombant librenient dans le
vide, pendant les periodes successives de sa
chute ?
On connait les belles speculations auxquelles
les geometres grecs s'etaient livres sur les sec-
tions coniques. Apollonius de Perga avait con-
quis une gloire immortelle en mettant a nu les
proprietes de ces courbes, congues de la facon la
plus abstraite, puisqu'elles resultaient de Finter-
section d'un cone par un plan diversement in-
cline sur Taxe. A cette meme epoque, les veri-
tables lois de FAstronomie etaient ignorees el
devaient continuer a Fetre longtemps encore. Lc
mouvement circulaire etait assigne aux astres,
comme paraissant « le plus parfait de tous ».
Plusieurs siecles apres, un observateur de genie,
cessant de se confmer dans les meditations du
cabinet, pour regarder attentivement dans le
ciel, constate, a la suite de patientes recherches,
que la trajectoire de chaque planete autour du
Soleil est precisement une de ces sections fa-
meuses, dont Fetude avait tant captive Fanti-
quite. Les courbes d'Apollonius deviennent les
lois de Kepler. Newton, a son tour, demontre
que la force capable de faire decrire a la planete
1)E LA CONSTANCE DBS LOIS DE LA NATURE. 205
une semblable courbe est dirigee vers le Soleil,
et que son intensite se modele sur les variations
des surfaces spheriques dont la distance an So-
leil est le rayon. Ainsi, des conceptions ecloses
dans le cerveau des geometres grecs, sous 1'em-
pire de preoccupations entierement etrangeres
aux phenomenes de la Nature, apparaissent a
un moment donne comme realisees par celle-ci,
avec une precision qui ne laisse plus subsister
aucun doute sur le mode d'action de la princi-
pale force de FUnivers.
II est difficile de voir dans ces faits une pure
coincidence et d'attribuer au hasard d'aussi fre-
quentes rencontres. J'y trouve, pour ma part, la
confirmation de Topinion que j'ai deja emise
en m'occupant du Calcul infinitesimal. L'intelli-
gence humaine et la Nature rentrent dans un
plan general, en vertu duquel la premiere est
admirablement disposee a comprendre la se-
conde. Jusqu'ou va cette adaptation reciproque?
Dans quelles limites nous initie-t-elle a la con-
naissance du monde exterieur? II ne faut point
s'exagerer les rapprochements et en arriver a
conclure que rhomme possede en lui-mcme les
moyens de le deviner. J'ai combattu cette preten-
296 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
lion. L'homme est capable dc creer des moules
dans lesquels rentreront plus tard les lois de
certains phenomenes. Mais il ignore ces lois et
il ne pourra prononcer leur conformite avec les
types construits par lui, jusqu'a ce que Fobser-
vation la lui ait devoilee. II a imagine les sec-
tions coniques, mais il n'a pas su qu'elles ser-
vaient de modele aux mouvements planetaires,
avant d'avoir etudie directement ces derniers. II
a pu se douter que « les nombres gouvernent le
monde », mais il ignore quels sont ces nombres,
s'il ne les recherche pas attentivement dans la
Nature elle-meme. L'homme tire avantage de
sa merveilleuse aptitude a recevoir les verites
physiques, mais il commettrait la plus grave er-
reur si, retombant dans les habitudes anciennes,
il se fiait aveuglement a de soi-disant harmo-
nies numeriques pour affirmer 1'existence de
certains corps ou pour leur assigner des pro-
prietes determinees. II y a sous ce rapport un
abime entre la decouverte de Le Yerrier, s'ap-
puyant sur la constatation formelle d'une per-
turbation astronomique, et la tentative de Ke-
pler cherchant dans unc symetrie des nombres
la raison des ecarts respectifs des planetes au
Soleil. Ges sortes d'inductions sont parfois veri-
DE LA CONSTANCE DES LOIS DE LA NATURE. 2Q7
fiees par I'evenement; mais, quand elles ne pro-
cedaient pas de resultats fournis par 1'observa-
tion, on doit les considerer comme d'heureuses
exceptions, dont la vue est plutot faite pour se-
duire Fesprit que pour le conduire.
NOTES.
NOTE I.
SUR LA REALITE DE L?ESPACE ET DU TEMPS.
Jc n'ai pas Fintention d'entreprendre sur le
domainc de la Metaphysique. Pexpose simple-
ment mon etat d'csprit, relativement a Fespace
et au temps. D'instinct, j'ai toujours cru a leur
realite, sans pouvoir en donner d'autre raison
que Fimpossibilite oujcme suis trouve de penser
differemment, surtout en ce qui concerne Fes-
pace. Les arguments qui m'ont etc opposes nc
nront jamais convaincu, et je desire m'en expli-
quer.
On connait 1'objection classique contre la rea-
lite de Tcspace et du temps : « S'ils existaient
en dchors de nous, dit-on, ils seraient necessai-
rement substances ou attributs. Or nous ne pou-
3OO ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
vons les concevoir a aucun de ces deux etats. »
Cela semble vrai, et cependant je me demande :
Pourquoi Fespace etle temps ne peuvent-ils etre
des substances? Qu'est au juste une substance?
II faudrait au prealable Favoir indique et mon-
trer ensuite que Fespace et le temps ne sauraient
appartenir a une telle categoric. Or la definition
de la substance n'a jamais etc fort claire et elle
Pest devenue moins encore depuis les decou-
vertes de la Science moderne. Appellera-t-on,
par exemple, substance Fagent mysterieux au-
quel les physiciens ont recours pour expliquer
les phenomenes de la chaleur et de la lumiere?
Get agent, ce milieu, ce mecanisme, comme on
voudra le nommer, existe cependant, car il se
revele par des effets indiscutables. II est d'ail-
leurs depourvu des qualites sans lesquelles une
substance se congoit difficilement. II n'a pas de
poids, il n'a peut-etre pas de masse; il ne tombe
directement sous aucun de nos sens; en un mot,
il n'a rien de ce qu'on entendait autrefois par
le mot « materiel ». D'autre part, il n'est pas
de Fordre spirituel, du moins personne n'a etc
tente de lui appliquer ce qualificatif. Niera-t-on
des lors sa realite, sous pretexte que la cate-
gorie des substances ne saurait le recevoir?
NOTE I. — SUR LA REALITE DE L'fiSPACE ET DU TEMPS. 3oi
Niera-t-on egalement, et pour le meme motif,
la realite de cet autre mecanisme, grace auquel
la gravitation se transmet dans les profondeurs
de Fespace, avec une vitesse incomparablement
superieure a celle de la lumiere et que Laplace
qualifiait d'instantanee? Le grand Newton ne
croyait pas pouvoir se passer de cet agent. Lui
qui avait revele Fattraction universelle, il ecri-
vait a Bentley : «... Que la gravite soit innee,
inherente et essentielle a la matiere, de telle
sorte qu'un corps puisse agir sur un autre corps,
a distance, a travers le vide, sans Fintermediaire
de quelque chose par quoi et a travers quoi leur
action et leur force puissent etre transporters de
Tun a Fautre, est pour moi une si grande absur-
dite, que je crois qu'aucun homme, capable de
penser avec quelque competence sur les sujets
philosophiques, ne pourra jamais y tomber. La
gravite doit etre causee par un agent agissant
constamment suivant certaines lois; mais cet
agent est-il materiel ou immateriel? C'est ce que
j'ai laisse a Fappreciation de mes lecteurs ( ') ».
(l) That gravity should be innate, inherent, and essential
to matter, so that one body may act upon another at a dis-
tance through a vacuum, without the mediation of any
thing else, by and through which their action and force may
302 ESSAIS SUR L\ PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
L'embarras d'assigner une place a ces agents
cst tel que certains physiciens, notamment
M. Him, qui a developpe magistralement cctte
idee dans son livre sur la Constitution de I'es-
pacc celeste, croientpouvoir imaginer une classe
nouvelle, tenant le milieu pour ainsi dire entre
1'ordre materiel et Tordre spirituel, et qui serait
le grand reservoir des forces de la Nature. Cette
classe, appelee dynamique par M. Hirn, et de
laquelle il exclut toutc idee de masse et de poids,
servirait a etablir les relations, les actions a di-
stance, entre les diverses parties de la matiere.
Nous voila bien loin de la substance, telle que
la concevaient les anciens, et 1'on cherche en vain
le substratum que le mot impliquait chez eux.
N'est-il pas des lors prudent de penser avec
M. Cournot que les traditionnellcs categories de
substances, d'attributs et de rapports, sont pro-
be conveyed from one to another, is to me so great an ab-
surdity, that I believe no man, who has in philosophical
matters a competent faculty of thinking, can ever fall into
it. Gravity must be caused by an agent acting constantly
according to certain laws; but whether this agent be mate-
rial or immaterial, I have left to the consideration of my
readers (3e lettre a M. Bentley, du 25 fevrier 1692, citee
par M. Hirn, dans son livre : Constitution de Vespace ce-
leste, 1889).
NOTE I. — SUR LY REALITE DE L'ESPAGE ET DU TEMPS. 3o3
bablement incomplctes et qu'il y a sans doute
des choses qui echappent a une pareille classifi-
cation? Le temps et 1'espace seraient du nombre ;
ce seraient des realites sui generis, comme
Tether des physiciens, Fagent intermediaire
de Newton, le milieu dynamique de M. Him,
auxquels les anciens monies trop etroits ne sau-
raient s'adapter. L'espace et le temps se distin-
guent meme entre ces realites transcendantes,
car ce sont les plus generates et les plus accep-
tees, celles dont Fenonciation est le mieux com-
prise et qui fait naitre le moins d'hesitation
parmi les hommes.
Emmanuel Kant a donne a 1'objection une
forme nouvelle, qui devait obtenir et a obtenu
en effet une grande attention, car elle se rattache
a une theorie d'une singuliere puissance. Dans
sa discussion des « antinomies de la raison
pure », Fillustre philosophe s'applique a de-
montrer que si Fespace et le temps existaient en
dehors de nous, s'ils n'etaient pas de simples
formes de Fentendement, il en resulterait deux
contradictions, egalement insolubles, savoir :
i° impossibilite de concevoir soit que le monde
fiit infini, soit qu'il fut limite dans Fespace;
2° meme impossibilite de concevoir qu'il ait eu
3o4 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
ou qu'il n'ait pas eu de commencement dans le
temps (' ).
Cette double antinomie est-elle aussi irreme-
diable que le pensait E. Kant, a une epoque
ou les Sciences physiques etaient loin d'avoir
atteint leur developpement actuel?
L'infini de Fespace est une chose ; Finfini de la
matiere en est une autre. II n'en coute pas, a
(*) La conclusion de Kant ressort avec beaucoup de net-
tete dans la Note ci-apres de son livre Critique de la
raison pure (traduit par J. Tissot, 2e edition, t. II, p. iSy).
« L'espace est la simple forme de 1'intuition exterieure
(intuition formelle), mais pas un objet reel qui puisse etre
exterieurement percu. L'espace, avant toutes les choses qui
le determinent (le remplissent ou le circonscrivent), ou
plutot qui donnent une intuition empirique d'accord avec
sa forme, et qu'on appelle espace absolu, n'est que la simple
possibilite des phenomenes exterieurs en tant qu'ils peuvent
exister en soi, ou s'ajouter encore a des phenomenes donnes.
L'intuition empirique n'est done pas composee de pheno-
menes et de 1'espace (de la perception et de 1'intuition vide).
L'un n'est pas le correlatif synthetique de 1'autre, mais 1'un
est seulement uni a 1'autre dans une seule et meme intui-
tion empirique, comme matiere et forme de cctte intuition.
Veut-on placer 1'un de ces elements de la connaissance
externe hors de 1'autre (1'espace en dehors de tous les phe-
nomenes), il en resultera toutes sortes de determinations
vaines de 1'intuition externe, qui ne sont pas cependant des
perceptions possibles; par exemple un mouvement ou un
repos du monde dans un espace vide infmi, determination
du rapport de deux choses entre elles qui ne peut jamais
etre percue, et qui est par consequent le predicat d'un pur
etre de raison. »
NOTE I. — SUR LA REALITE DE I/ESPACE ET DU TEMPS. 3o5
mon sens, d'admettre a la fois que 1'espace est
infini et que FUnivers materiel a des bornes. La
premiere conception a ou parait avoir le carac-
tere de la necessite; la seconde est une question
de fait, que nous ne sommes pas en etat de re-
soudre et sur laquelle la discussion reste libre.
L'infinite de 1'Univers s'impose d'autant moins
a notre raison que les indices fournis par 1'ob-
servation porteraient plutot a conclure a sa limi-
tation effective.
D'ailleurs, une antinomic, fut-elle insoluble,
ne constituerait pas, a mon avis, un motif suffi-
sant pour rejeter 1'un des deux termes juges in-
conciliables. C'est au nom d'un tel principe que
certaines ecoles en arrivent a nier la liberte
humaine, faute de pouvoir Taccorder avec la
prescience divine, ou vice versa. Quand deux
idees ou deux fails sont separement bien etablis,
n'est-il pas plus sage de les admettre tous les
deux, meme si leur coexistence n'est pas expli-
quee? La contradiction que nous croyons aper-
cevoir entre eux peut tenir a notre defaut de
connaissance ou a ce que notre intelligence n'est
pas en etat de s'elever a la verite superieure qui
contient et reunit les deux autres.
3o(> ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
La seule antinomic dont on ait le droit de se
prevaloir est celle qui se revele dans Fordre pu-
rement logique, ou 1'une des deux affirmations
implique le rejet de Fautre. Lorsque nous rai-
sonnons sur le tout ou sur la partie; sur la ligne
droite ou sur la ligne courbe; sur le fini ou sur
rinflniy Tune des deux alternatives exclut force-
ment Fautre, la meme realite ne pouvant pas se
presenter a la fois sous ce double aspect. Les
Mathematiques font un frequent usage de ce
principe, qui a donne naissance a la methode
de demonstration dite par V absurds. Mais des
que nous penetrons dans le domaine physique,
quand nous voulons disserter sur la matiere, sur
Fespace, la creation, nous ne saurions etre trop
circonspects dans nos declarations d'incompati-
bilite.
NOTE II.
SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS.
L'infinite de FUnivers n'apparait point comme*
necessaire. La raison n'affirme rien a son sujet.
Les conceptions des anciens, comme j'ai eu Foc-
casion de le rappeler, tendaient plutot a lui assi-
gner des dimensions assez restreintes.
Pour demontrer le caractere soit fini, soit in-
fini de la creation, on a longtemps fait appel
a des arguments scolastiques ou religieux, qui
pouvaient se resumer ainsi :
« Supposer le monde limite, disaient les uns,
c'est rabaisser la majeste du Createur, c'est
donner une bien faible idee de sa puissance, c'est
aller a 1'encontre des attributs dont nous nous
plaisons a le revetir. » Ou encore : « II n'y a pas
de raison pour que FUnivers occupe telle region
de Fespace, plutot que telle autre. II doit done
occuper la totalite de Fespace et etre infini
comme lui. »
3o8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
« Si le monde est infini, repliquaient les autres,
il est necessaire; etetant necessaire, il a toujours
ete. Des lors il n'a pas eu de createur. La ma-
jeste divine exige done que le monde soil li-
mite. » Certains ajoutaient : « Toute creation
est d'un degre inferieur, par rapport a son au-
teur; le monde n'est done pas infini, pas plus
qu'il n'est parfait, exempt de tout mal, etc. »
On a peu a peu renonce a ces arguments, qui
faisaient tourner la question dans un cercle sans
issue, et Ton s'est adresse aux Sciences natu-
relles.
Gelles-ci, malgre leur superiorite sur la sco-
lastique, ne peuvent pas procurer une solution
formelle. L'infinite de FUnivers, si elle est effec-
tive, ne tombe pas sous 1'observation directe.
Nous n'embrassons jamais que des etendues plus
ou moins grandes. Or un Univers tres vaste,
mais borne, peut avoir, a nos yeux, les appa-
rences d'un Univers infini, sans que nous ayons
aucun moyen de faire la verification. Par contre,
un Univers infini peut avoir les apparences de
la limitation; car certaines parties peuvent etre
assez eloignees pour ne point figurer dans le
spectacle qui nous est offert et sur lequel seul
portent nos investigations.
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3og
La solution menace de rester eternellement en
suspens. Nous pouvons tout auplus esperer d'at-
teindre a des probabilites. De quel cote sont-elles?
Parait-il plus raisonnable, d'apres Fensemble des
indications recueillies par la Science moderne,
d'admettre Finfinite de FUnivers materiel ou sa
limitation?
Notre grand astronome Frangois Arago s'est
pose la question sous cette forme : « Le nombre
des etoiles est-il fini ou infini? » Partisan — pour
des raisons qu'il ne donne pas -- de la seconde
hypothese, il s'est efforce de la concilier avec
Faspect du ciel et les donnees de la Physique.
Voici comment il s'exprime :
« Si le nombre des etoiles est infini, comme
tout nous porte a le croire, il n'y a pas une seule
ligne visuelle menee de la Terre vers les regions
de Fespace, qui ne doive rencontrer un de ces
astres ('). Quelle que soit la petitesse de leur
etendue superficielle, les etoiles produiront par
leur continuite Faspect d'une enveloppe lumi-
neuse sans aucune partie obscure. L'intervalle
(J) La reciproque n'est pas vraie. Lors meme que tout
rayon visual rencontrerait une etoile, nous ne serions pas
en droit de conclure que le nombre de ces astres est infini.
Nous pourrions seulement dire qu'il est tres grand.
3 TO ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
compris entre deux etoiles composantes de cette
sphere, placees a une certaine distance, sera
rempli quelquefois par une etoile situee a une
distance infiniment plus grande, ce qui n'empe-
chera pas que sous le rapport de Fintensite les
phenomenes se passeront comme si toutes les
etoiles etaient attachees a une voute spherique
et a la meme distance de Fobservateur. L'inten-
site de cette voute serait egale partout, si toutes
les etoiles composantes avaient le meme ecJat
intrinseque ('). En adrnettant que cet eclat soit
(*) Get apparent paradoxe ne saurait etonner les per-
sonnes quelque peu familiarisees avec les lois de 1'Optique.
II est la consequence directe du principe en vertu duquel
la lumiere emanant d'un point rayonnant diminue en pro-
portion du carre de la distance. Mais si, au lieu d'emaner
d'un point, la lumiere emane d'une surface rayonnante
etendue, 1'impression produite sur 1'ceil d'un observateur
estbien differente. Supposons" en effet la surface assez vaste
pour qu'a toute distance le cone forme par les rayons visuels
s'appuie entierement sur elle, sans la deborder nulle part.
L'augmentation de 1'eloignement n'aura, en ce cas, d'autre
resultat que de faire decouper par le cone sur la surface
rayonnante des bases de plus en plus amples et dontl'etendue
intrinseque croitra precisement en proportion du carre de la
distance. Or, nous venons de le dire, la lumiere emanee de
chaque point s'affaiblit dans la meme proportion; il y aura
done une compensation parfaite entre cet affaiblissement et
le nombre des points rayonnants, de sorte que la lumiere
fournie par la totalite de la base du cone gardera toujours
pour Fobservateur la meme intensite.
NOTE II. — SUR L' INFINITE DE L'UNIVERS. 3[I
egal a celui du Soleil, supposition assez natu-
relle, puisque le Soleil est veritablement une
etoile, chaque region du ciel d'une etendue an-
gulaire de 82' environ nous enverrait une quan-
tite de lumiere egale a celle qui nous vient de
cet astre. Les choses s'offrent a nous sous un
aspect bien different. Comment tout expliquer
sans renoncer a Fidee d'un espace infini par-
seme d'etoiles dans toute son etendue ! »
La limitation du nombre des etoiles eut semble
la conclusion logique de cet expose. Mais Arago,
place, je 1'ai dit, a un autre point de vue, pour-
suit en ces termes :
« II est peu concevable que les deux savants
que je viens de nommer (Olbers et Cheseaux de
Lausanne, qui s'etaient occupes anterieurement
de la meme question) n'aient ni Tun ni Fautre
eu Fidee que, dans le nombre infini d'etoiles dont
ils supposent Fespace indefini parseme, il doit y
en avoir un nombre infini de completement obs-
cures et opaques. Gette simple observation ren-
verse, ce me semble, leurs calculs par la base et
reduit a neant les conclusions qu'ils en ont tirees.
N'est-il pas evident que Fensemble de toutes ces
etoiles obscures et opaques doivent former
3 12 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
comme une enveloppe indefmie en dehors de
laquelle rien ne peut etre visible, les rayons de
chaque etoile situee au dela des dernieres parties
constituantes de cette enveloppe rencontrant sur
leur route un ecran qui les arrete (' ). »
Cette explication, malgre Fautorite d'Arago,
ne parait pas tres facile a accepter. Non seu-
lement elle ne concorde pas avec Fensemble
des idees regues en Cosmogonie, mais elle rend
mal compte de la tres grande inegalite qu'on ob-
serve dans la distribution des astres lumineux.
Pourquoi ceux-ci trouveraient-ils devant eux
tant d'astres obscurs dans certaines regions du
ciel, et si peu dans d'autres? D'oii viendrait le
contraste entre ces parties tellement vides et obs-
cures, qu'elles ont recu des astronomes et des
marins le nom significatif de sacs a charbon, et
ces parties tellement peuplees et brillantes, qu'on
les a prises longtemps pour de la matiere cos-
mique en voie de condensation?
Les astres obscurs, cause de ces irregularites
d'aspect, ne seraient d'ailleurs pas des corps se-
condaires, comme les planetes et leurs satellites
(!) Astronomie populaire, tome Ier, page 383.
NOTE II. — SUR L' INFINITE DE l/UNIVERS. 3l3
- car leurs dimensions ne correspondraient pas
a de pareils effets d'occultation — ; mais ce se-
raient, comme Findique expressement Arago,
de veritables soleils eteints. Comment concevoir
deux creations ainsi enchevetrees Tune dans
Fautre, Tune epuiseeet Fautre en plein epanouis-
sement? Pourquoi auraient-elles surgi dans une
meme region de Fespace, a deux epoques si dif-
ferentes? Et si Fon admet que les astres eteints
sont simplement les plus anciens d'une creation
unique, pourquoi voyons-nous si peu d'etoiles
rougeatres ou sur le point de s'eteindre? C'est
le contraire que nous devrions constater.
D'autre part, les etoiles n'etant pas fixes,
mais leurs deplacements devenant sensibles a la
longue, les positions mutuelles des astres obscurs
et des astres lumineux devraient varier inces-
samment, et nous assisterions a de frequentes
apparitions et disparitions d'etoiles. Or ces phe-
nomenes sont rares et ils se concilient mal avec la
manifestation d'une cause generate, embrassant
Fensemble duciel. Les etoiles nouvelles ont varie
rapidement d'eclat, plusieurs meme ont subite-
ment disparu, et ont laisse aux observateurs
Fidee d'une resurrection momentanee plutot que
celle d'une occultationinterrompue.
3l4 ESSAIS SUR LA PH1LOSOPHIE DBS SCIENCES.
Deux autres explications ont ete proposees
pour justifier Fapparence du ciel - toujours
dans Fhypothese de Finfinite de 1'Univers.
La premiere consiste a admettre Fexistence
d'un milieu interstellaire qui, sur de suffisantes
epaisseurs, absorberait la totalite des rayons
lumineux. Mais Arago, on Fa vu, la repousse et
a cru necessaire de la remplacer, tant elle lui
semblait depourvue de base. Que pourrait etre
en effet, ce milieu interstellaire d'une imparfaite
transparence? Serait-ce une matiere cosmique
tres clairsemee, qui aurait echappe a la condensa-
tion generale d'ou sont sortis les astres actuels?
Mais si cette matiere se peut, a la rigueur, con-
cevoir au voisinage des astres eux-memes, par
exemple a Finterieur de notre systeme solaire —
ou sa presence n'est d'ailleurs nullement demon-
tree — on ne se Fexplique pas du tout dans les
immenses deserts qui devraient s'etendre entre
les derniers astres visibles, et ceux beaucoup
plus eloignes dont la lumiere se trouverait ainsi
arretee au passage. A defaut d'une matiere aussi
problematique, attribuerait-on le phenomene
d'interception a Fether? Mais il repugne singu-
lierement de supposer que le mecanisme destine
a operer la transmission de la lumiere puisse lui-
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3i5
meme devenir un obstacle. La gravitation qui,
elle aussi, se transmet a Taide d'un mecanismc
analogue — quoique, croit-on, incomparable-
ment plus rapide — ne parait pas en etre affai-
blie, puisque a toute distance les observations
les plus precises concordent exactement avec la
loi newtonienne. II est infiniment probable que
la transmission de la lumiere, dont la loi de de-
croissance est la meme, n'est pas moins bien
assuree. Les rayons lumineux emanes des astres
les plus eloignes ne rencontreraient done pas
d'autres obstacles que ceux qui existent dans
leur atmosphere et dans le systeme solaire. II y
aurait la une conslanle, qui affecterait indis-
tinctement la lumiere de tous les astres et qui
serait independante de leur distance a la Terre.
La seconde explication est tiree aussi de Feloi-
gnement. La plupart des etoiles seraient a des
distances tellement grandes que leur lumiere
n'aurait pas encore eu le temps de parvenir
jusqu'a nous. Cette hypothese, qui n'a en elle-
meme rien de choquant, est toutefois bien peu
en harmonie avec ce que nous savons de 1' As-
tronomic stellaire. D'apres les dernieres decou-
vertes, les etoiles les plus eloignees de la Terre,
dans le vaste amas dont nous faisons partie,
3l6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
celles qui sont aux confins de la Yoie lactee,
emploieraient environ quinze mille ans pour
nous envoyer leurs rayons ('). D'autre part, les
physiciens partisans de la condensation nebu-
laire, tels que M. Helmholtz et M. W. Thomson,
attribuent au systeme solaire un age de quinze
a vingt millions d'annees. Les geologues, nous
Favons dit, vont au dela de ce terme et recla-
ment une duree sensiblement plus longue. Les
plus moderes ne descendent pas au-dessous de
vingt millions d'annees.
Ces chiffres assurement, dans la pensee de leurs
auteurs, n'ont pas la pretention d'etre exacts;
mais ils autorisent certains rapprochements.
Si la plus eloignee des etoiles actuellement vi-
sibles est a quinze mille ans de distance de notre
globe — qu'on me passe Fexpression - - et si
Fage de la Terre est au minimum de quinze mil-
lions d'annees, il s'ensuit que la voute lumineuse
dont 1'eclat n'est pas encore arrive jusqu'a nous
(*) Voir le Livre deja cite de M. Faye, Sur Voi^igine du
monde, 2e edition, page 181. Le savant astronome evalue
a trente mille ans le temps necessaire pour qu'un rayon
lumineux parcoure dans sa plus grande dimension 1'amas
stellaire vers le centre duquel nous sommes places.
Voir aussi Le Soleil du R. P. Secchi. L'estimation indi-
quee au tome II, page 4?4> e§t analogue a celle de M. Faye
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3 17
est mille fois plus eloignee que la derniere etoile
de notre amas stellaire. Comment s'expliquer
un vide aussi enorme entre notre amas et les
amas les plus voisins, surtout quand on songe
que I'ecartement moyen des trente millions
d'etoiles connues correspond seulement a une
quinzaine d'annees environ? Ainsi Tecart entre
les dernieres etoiles de FUnivers visibles et les
etoiles encore invisibles serait un million de fois
plus considerable que I'ecartement moyen des
etoiles connues. Une telle disproportion dans le
plan general de la Nature parait peu vraisem-
blable(')-
Les difficultes s'evanouissent si Ton se decide
a admettre que le nombre des etoiles est actuel-
lement limite.
M. Boussinesq a formule une observation
(*) On fera sans doute observer qu'a des distances bien
inferieures a celles dont nous venons de parler il peut se
trouver des etoiles dont nous ne percevons pas la lumiere,
non parce qu'elle ne nous est pas encore parvenue, mais
parce que, a raison de 1'eloignement, elle ne fait pas sur
nos organes une impression assez vive. G'est possible pour
des etoiles isolees ou des groupes restreints, dont 1'eclat
s'attenue effectivement en proportion du carre de la di-
stance, mais ce ne serait pas vrai d'une surface lumineuse
continue, comme celle qui, d'apres Arago, resulterait d'un
nombre infini d'etoiles.
3l8 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
qui me semble justifier la meme conclusion.
<( On salt, en effet, dit-il, que la loi de Newton
attribue a deux couches materielles de meme
densite une egale attraction sur un atome donne,
quand, vues de cet atome, elles presentent une
egale surface apparente, ou occupent le meme
champ angulaire, et qu'elles ont, en outre, leurs
epaisseurs egales dans les sens des rayons visuels
ainsi menes. Cette loi n'est done pas propre a
faire tendre vers zero, ou du moins vers une
limite fmie, Fattraction supportee par un atome,
suivant une certaine direction, de la part de
toute la matiere tres eloignee qui se trouve a
Finterieur d'un petit angle solide ayant 1'atome
pour sommet et comprenant entre ses aretes la
direction consideree; vu que cette matiere est
decomposable, par des sections transversales,
en un nombre illimite de couches d'epaisseur
finie et de me'me grandeur apparente ('). »
En fait, Tattraction en un point de Fespace
n'est pas infinie; elle a une valeur relativement
faible. II faut done ou que la quantite totale de
matiere soit limitee, ou que la loi de Newton
(!) Etude sur divers points de la Philosophie des
Sciences, par M. J. Boussinesq, membre de 1'Academie des
Sciences; page 81.
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 3 19
cesse d'etre exacte aii dela d'une certaine di-
stance. M. Boussinesq, sans exclure directement
la premiere hypothese, se prononce en faveur de
la seconde : « A ce propos, dit-il, j'observerai
que si, en effet, aucune quantite concrete n'est
indefiniment divisible, Fattraction exercee sur
un corps determine par un autre qui s'en eloi-
gne de plus en plus doit enfin, apres avoir decru
autant que possible conformement a la loi de
Newton, s'annuler en toute rigueur objective,
quand la distance depasse une certaine limite,
non eval liable pour nous. Gette limite serait le
veritable rayon d'activite de Fattraction des
deux corps : sa mise en compte permettrait
d'expliquer, de la maniere la plus naturelle,
comment, malgre Fimmense etendue de FUni-
vers et la valeur appreciable de la densite
moyenne de la matiere dans toute cette etendue,
la pesanteur (ou force de gravitation) en cha-
que point de Fespace est toujours finie, et parait
meme souvent tres petite par rapport aux actions
exercees, a d'imperceptibles distances, entre des
quantites de matiere minimes. »
Les physiciens accepteront-ils que cette ma-
gnifique loi de la gravitation universelle, dont
Fexpression est si simple et repond si bien a nos
320 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
idees sur le mode d'action des forces rayon-
nantes, dont 1'exactitude a ete verifiee dans des
circonstances si nombreuses et si variecs, doive
se trouver en defaut au dela d'un certain degre
d'eloignement des corps? Quant aux astrono-
mes, leur confiance ne parait pas sur le point
d'etre ebranlee. Toutes les fois qu'ils relevent le
plus leger ecart entre les resultats du calcul et
ceux de 1'observation, ils n'accusent jamais la
formule de Newton; mais ils admettent sans
hesiter que leurs mesures ont ete mal prises ou
qu'ils ont neglige quelque element etranger agis-
sant a leur insu.
A la verite les distances auxquelles M. Bous-
sinesq fait allusion sont incomparablement su-
perieures aux dimensions du systeme solaire.
Neanmoins la loi fonctionnant avec une preci-
sion admirable depuis la Lune jusqu'a Neptune,
c'est-a-dire dans un cbamp d'activite dont le
rayon varie de i a 12000, il semble, si des ecarts
devaient se manifester plus loin, qu'il en serait
un peu de cette loi comme d'une ligne qui, apres
avoir ete droite sur une immense longueur, de-
viendrait courbe dans la suite de son developpe-
ment. On comprend la loi cessant d'etre exacte
ou plutot de le paraitre, quand les corps appro-
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 821
chent du contact. Gar il petit se developper alors
entre les particules de la matiere des actions
nouvelles, qui se superposent a la gravitation
proprement dite et en masquerit les effets. Mais
comment ces actions prendraient-elles naissance
quand, au contraire, les corps s'eloignent da-
vantage?
L'argument tire de la non-divisibilite a rinfini
des quantites concretes est-il ici applicable? II
ne s'agit pas, on le remarquera, de subdiviser
une force en subdivisant le corps d'oii elle pro-
vient; en ce cas la division de la force s'arrete-
rait necessairement la ou s'arrete la division de
la matiere. Mais il s'agit de diminuer son inten-
site en augmentant la distance, ce qui a la plus
grande analogic avec la division indefinie des
etendues geometriques.
Quant a la faiblesse de Fattraction univer-
selle, nonobstant Fenorme quantite de matiere
qui nous environne, elle s'explique tout natu-
rellement, si FUnivers est limite. Car Fattrac-
tion exercee par lui sur notre globe est du
meme ordre que la quantite de lumiere qu'il
nous envoie, Fune et Fautre obeissant a la loi
de decroissement en proportion du carre de la
distance. Or, par suite de leur immense eloi-
31
322 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
gnement, les trente millions d'etoiles apergues
avec le telescope equivalent a 820 fois seule-
ment une etoile de premiere grandeur. Les etoi-
les plus eloignees encore, et dont la lumiere ne
nous impressionne pas, exercent, pour la meme
raison, une attraction insignifiante.
La Cosmogonie moderne incline 1'esprit dans
le meme sens. D'apres la theorie de Laplace,
aujourd'hui generalisee, Fespace aurait etc, a
une certaine epoque, rempli d'une matiere pro-
digieusement tenue et rare, comprenant a Fetat
de dissociation et de diffusion extreme tous les
elements des mondes futurs. Dans ce milieu
soumis a la loi universelle de la gravitation, et
sous Finfluence de circonstances dont je dirai un
mot tout a Fheure, des centres d'attraction ont
du lentement se former. La matiere s'est peu a
peu rassemblee autour de ces centres, et ainsi se
sont dessinees, dans le chaos general, des alter-
nances de parties plus pleines et de regions ten-
dant a se vider.
Telle serait la premiere ebauche des differents
systemes solaires. Chacun d'eux, a son tour,
encore a Fetat nebulaire, aurait ete le theatre
d'un travail interieur analogue. Laplace montre
Fastre central s'affermissant de plus en plus,
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNLVERS. 3i3
tandis que les planetes s'en detachent, successi-
vement, par la formation d'anneaux concentri-
ques (comme ceux de Saturne) destines a se
rompre et a se condenser. Ge dernier point
surtout donne lieu a des difficultes. Neanmoins,
Fensemble de la conception est admis, a des
variantes pres, par la plupart des astronomes.
La gravitation seule ne suffit pas a rendre
compte de ces phenomenes. Si le chaos primitif
avait ete en repos, les astres engendres par la
condensation eussent ete immobiles. « Les ma-
teriaux (de FUnivers), dit M. Faye, soumis
d'ailleurs a leurs attractions mutuelles, etaient
des le commencement animes de mouvements
divers qui en ont provoque la separation en
lam beaux ou nuees. Geux-ci ont conserve une
translation rapide et des gyrations intestines
extremement lentes. Ces myriades de lambeaux
chaotiques ont donne naissance, par voie de
condensation progressive, aux divers mondes de
FUnivers. »
II apparait en outre - - et c'est la considera-
tion essentielle — que Tamas general de matiere
devait etre limite. Du moins, se figure-t-on nla-
laisement la condensation s'engageant dans un
milieu ou les forces s'exercent a Finfini suivant
324 ESSAIS SUR LA. PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
toutes les directions. « Le centre de Finfini est
partout », dit Pascal, ce qui exclut Fidee d'une
rupture d'equilibre en un point plutot qu'en un
autre. La rupture effective suggere Fhypotbese
d'une limitation originaire.
Pour les astronomes, FUnivers de la matiere,
tout au moins 1'Univers accessible a nos obser-
vations, se resume, ou peu s'en faut, dans Fim-
mense groupement de la Voie lactee. Cette
constellation unique et prodigieuse, objet des
poetiques inventions des anciens, affecte ap-
proximativement la forme d'une lentille. L'epais-
seur en est tres faible, comparee aux autres di-
mensions. Places, croit-on, vers le centre de cet
amas, nous apercevons peu d'etoiles, quand
nous regardons dans le sens de Fepaisseur, et
un bien plus grand nombre quand nous regar-
dons dans le sens du plan. Ainsi s'explique
la diversite d'aspect du ciel, si lumineux sur
le contour de la Yoie lactee, si obscur a Finte-
rieur.
Chaque jour, les progres des instruments per-
mettent de decouvrir de nouveaux astres ou de
resoudre en etoiles des nebuleuses qui sem-
blaient composees de matiere cosmique. Ces de-
NOTE ii. — SUR L'INFINITE DE L'UNIVERS. 820
couvertes ont lieu surtout dans le sens du plan
de la \7oie lactee et paraissent, par consequent,
se rattacher a cette constellation. Si les nou-
veaux astres appartenaient a des formations
etrangeres, il semble qu'on devrait plutot les
apercevoir dans le sens de 1'epaisseur, ou une
couche beaucoup plus mince d'etoiles nous en
separe.
Ge sont la des indications dont il ne faut pas
s'exagerer 1'importance. La Yoie lactee elle-
meme ne constitue pas un tout parfaitement de-
limite et dont les parties soient bien agencees.
« Si Ton considere, dit M. Faye, la forme tour-
mentee de cette zone lumineuse, ses interrup-
tions, son dedoublement partiel en deux bran-
ches distinctes, ou meme en amas isoles dont
quelques-uns, tels que les nuees de Magellan, se
trouvent rejetes bien loin du plan general, les
espaces vides d'etoiles ou completement noirs
auxquels les marins ont donne le nom signifi-
catif de sacs a cha?*bon, on trouvera que la
Voie lactee offre plus d'analogie avec un vaste
anneau en train de se decomposer en lambeaux
qu'avec une couche plate et homogene d'etoiles
et de nebuleuses. » (Page 214 de FOuvrage
deja cite.)
3^6 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
Neanmoins, la consideration tiree de la forme
de la Voie lactee, toute vague qu'elle est, ne
doit pas etre negligee. Seule assurement elle
constituerait une preuve bien faible, en faveur
de la these de la limitation de FUnivers. Mais
rapprochee des autres indices, elle prend une
reelle valeur. De F ensemble se degage, a mon
avis, une presomption assez serieuse. En tout
cas, la these contraire ne repose sur aucun fon-
dement scientifique. Elle a pour elle principa-
lement de donner essor a Fimagination et de
satisfaire les ames religieuses qui repugnent a
admettre des bornes a Foeuvre divine. Encore
peut-on se demander si, meme a ce dernier point
de vue, Fidee d'un Univers infini s'impose. Ne
serait-il pas aussi respectueux de penser, avec
Emmanuel Kant, que la creation ne s'arrete
pas et que la Puissance supreme s'est reserve
Finfini du temps pour peupler Finfini de Fespace?
NOTE III.
SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISME.
Je dorme ici quelques details sur une question
que j'ai effleuree dans un Chapitre precedent.
A raison de son caractere mixte, elle a occupe
des geometres eminents, MM. de Saint-Venant,
Cournot, Boussinesq. Ces savants ont eu a coeur
de concilier la conservation de Fenergie dyna-
mique avec la possibilite pour Fhomme de faire
acte d'initiative et de volonte; en d'autres ter-
mes, ils ont voulu montrer que Fintervention de
1'homme peut etre absolument libre sans entrai-
ner aucune creation d'energie ou de mouve-
ment.
MM. de Saint-Venant et Cournot ont aborde
le probleme par des metbodes assez semblables
au fond. Ils sont arrives a la conclusion que Tini-
tiative de 1'etre anime n'implique pas une pro-
duction de mouvement, mais qu'elle se reduit
fmalement a un « pouvoir directeur » ou a un
3'28 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
« pouvoir decrochant » consistant a donner 1'im-
pulsion quasi infinitesimale dont tout le reste
depend. Nous serions en presence d'une disposi-
tion analogue a celle d'une machine bien reglee,
ou, pour mettre en branle une force imposante,
il suffirait de couper le mince fil qui retient
le premier ressort ou de toucher le bouton qui
livre passage au courant d'electricite.
Mais une premiere remarque vient a Fesprit :
quelque attenue que soit en pareil cas le travail
a la charge de I'homme, il n'est pas rigoureu-
sement nul. On ne peut done pas dire que 1'exer-
cice de la volonte soit tout a fait exempt d'une
creation proprement dite.
M. J. Boussinesq s'est applique a prevenir
1'objection. Dans un important Memoire, qui a
fixe Tattention de 1'Academie des Sciences mo-
rales et politiques (*), ilrappelle que divers pro-
blemes dynamiques presentent, au point de vue
du calcul, une reelle indetermination. Les equa-
tions dressees a leur sujet admettent des « so-
(!) Conciliation du veritable determinisme mecanique
avec I' existence de la vie et la liberte morale, par M. J.
Boussinesq, membre de 1'Academie des Sciences, avec pre-
face de M. Paul Janet, membre de I'Academie des Sciences
morales et politiques.
NOTE III. — SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISME. 829
lutions singulieres » ; le mouvement peut, a cer-
tains moments, d'apres les formules, se pour-
suivre indifferemment dans pltisieurs directions.
Les courbes representatives de Factivite inte-
rieure — en les supposant tracees - - seraient
precisement dans ces conditions. Leurs equa-
tions comporteraient de temps en temps ou
meme continuellement plusieurs solutions. Le
« pouvoir directeur » exerce par Fame humaine
n'exigerait des lors aucune depense de force;
il se bornerait a ecarter certaines solutions au
profit de Tune d'elles. « Un etre anime, dit
M. Boussinesq (page 4°)? serait par consequent
celui dont les equations de mouvement admet-
traient des integrates singulieres, provoquant,
a des intervalles tres rapproches ou meme d'une
maniere continue, par Tinde termination qu'elles
feraient naitre, Fintervention d'un principe di-
recteur special. Ge principe directeur, bien diffe-
rent du principe vital des anciennes ecoles, n'au-
rait a son service aucune force mecanique qui
lui permit de lutter contre celles qu'il trouverait
dans le monde; il proliterait seulement de leur
insuffisance, dans les cas singuliers consideres
ici, pour influer sur la suite des phenomenes.
Inconscient au debut de Fexistence individuelle,
330 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIC DES SCIENCES.
et meme toujours en ce qui concerne la vie vege-
tative, mais d'autant plus docile a une loi supe-
rieure ou extra-physique qui nous est encore in-
connue, il realiserait a sa maniere, dans chaque
animal et dans chaque plante, un type specifique
hereditairement transmis, en employant a cet
effet des materiaux communs empruntes au mi-
lieu mineral ou a d'autres organismes. Parvenu
ensuite, chezFhomme et les animaux superieurs,
a un degre assez avance de developpement, et
apres avoir acquis des organes suffisamment de-
licats, c'est-a-dire un systeme nerveux, il devien-
drait sensible a certains rapports de ces organes
avec le reste de son corps ct avec le monde exte-
rieur, s'eveillerait sous leur choc mutuel, et ap-
prendrait des lors a diriger sciemment la force
physique pour la faire servir a raccomplissement
de desseins premedites. »
Je ne suivrai pas Tauteur dans les developpe-
ments de haute Analyse qui eclairent sa these.
Je vais essayer de presenter la solution en termes
plus simples.
Le principe experimental invoque par les de-
terministes, meme accepte dans toute sarigueur,
veut uniquement que Tetre anime ne puisse pas
NOTE III. — SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISMS. 33 I
creer du mouvement; il ne lui interdit pas d'em-
ployer a son gre les energies preexistantes. Le
principe ne sera done pas enfreint si dans tous
ses actes, dans celui-la meme par lequel ilfaitun
choix, Fhomme realise un exact equilibre entre
les energies du dehors ainsi consommees et le
travail qui decoule de lui comme d'une source
pour grossiren apparence le reservoir universel.
Sans rien produire, 1'homme peut etre seule-
ment doue de la faculte de convertir les energies
les unes dans les autres, et de restituer fidele-
ment, sous des formes variees, la quantite que
lui-meme a regue et qui a servi au deploiement
total de son activite. Or ilne semble pas douteux
que les choses se passent regulierement ainsi.
Considerons, par exemple, un homme qui se
met en devoir de pousser un fardeau. Aussitot
le contact etabli entre lui et le fardeau, ses or-
ganes se tendent, se raidissent, comme les pieces
flexibles d'une machine. Son corps tout entier
devient une sorte de ressort bande dont une
extremite appuie sur le sol et dont Fautre extre-
mite presse contre le fardeau. Son effort re-
double, le ressort se detend lentement ct Tobjet
avance. La meme operation recommence et 1'ob-
jet avance de nouveau. Chaque fois il y a cor-
33'2 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES
respondance entre la progression du fardeau
et Timpulsion fournie par le ressort. Quel est
le resultat final? D'un cote, une masse qui a
gagne de la vitesse, ou qui a surmonte cer-
taines resistances; done production d'energie.
De Fautre cote, une activite interieure qui a
constitue le corps humain en ressort et a obtenu
de lui I'effort necessaire a Favancement du far-
deau. Get effort, contre-partie du resultat vi-
sible, est-il gratuit? Cette activite s'est-elle
exercee par une sorte de creation spontanee
due a Fhomme? Non. II y a eu simplement un
emprunt fait a la Nature. L'homme n'a agi, n'a
pousse, n'a voulu, n'a fourni enfin Fenergie
transmise a Fobjet, qu'en consommant, au fur
et a mesure, la puissance accumulee en lui-
meme par une longue preparation. Cette puis-
sance s'epuiserait rapidement s'il ne la renou-
velait sans cesse par les ressources qu'il tire du
monde exterieur sous la forme d'aliments. II
doit, selon Fexpression consacree, « reparer ses
forces ».
En cette circonstance, Fhomme s'est comporte
comme une veritable machine thermique, dans
laquelle les substances passent et se consument
pour entretenir Fenergie necessaire a son acti-
NOTE III. — SUR UN ARGUMENT DU DETERMINISMS. 333
vite. Mais ce qui est vrai du grossier travail du
manoeuvre ne Test pas moins pour les hautes
speculations de la pensee. II n'est pas un effort
intellectual, pas une vibration du cerveau, qui
ne se traduise en depense et n'appelle un em-
prunt correspondant a la Nature. La liberte
meme, 1'initiative se payent egalement; elles
enlrainent, elles aussi, une deperdition que
Fenergie du dehors a mission de reparer. Bref,
tout ce qui constitue la vie morale et intellec-
tuelle aussi bien que la vie physique est inces-
samment accompagne d'une depense et d'un
renouvellement. La liberte n'ajoute rien au
reservoir commun des energies physiques; elle
est un simple episode de leur transformation.
Sans doute ce parfait equilibre entre 1'activite
humaine et Femprunt fait a la Nature ne peut
etre constate chaque fois avec la meme preci-
sion. II n'est pas facile de mesurer rigoureu-
sement le travail mecanique et la depense qui
correspondent a des nuances legeres et fugi-
tives de la pensee. Mais il suffit que 1'equiva-
lence ait ete mise en relief dans des cas simples,
se rapprochant des operations industrielles, et
que d'autre part le fait seul de la consommation
ait ete demontre pour une activite purement
334 ESSAIS SUR LA PHILOSOPHIE DBS SCIENCES.
cerebrale. La raison en deduit aussitot la possi-
bilite d'une conciliation entre 1'exercice de la
liberte et le principe de la conservation de
1'energie generate . Des lors Pargument du deter-
minisme manque de base. II ne reste plus qu'un
phenomene plus ou moins difficile a analyser,
mais nullement une antinomie irreductible qui
exige le sacrifice de Fun des deux termes en pre-
sence.
FIN.
TABLE DES MATIERES.
PREFACE v
1. ANALYSE.
GHAPITRE I. — L'espace et le temps i
GHAPITRE II. - L'infmi 23
GHAPITRE III. — Gontinuite et divisibilite a 1'infini. . 89
GHAPITRE IV. — Infmiment petits 69
GHAPITRE V. — Limites 77
GHAPITRE VI. — De la methode infinitesimal e g5
GHAPITRE VII. — Du Galcul infinitesimal 119
GHAPITRE VIII. — L'Analyseinfinitesimaleetlamatiere. 189
II. MECANIQUE.
GHAPITRE I. — La force et la masse , i53
GHAPITRE II. — Capacites dynamiques. — La pesan-
teur 175
GHAPITRE III. — Du probleme dynamique 189
GHAPITRE IV. — Les lois generates du niouvenient . . 199
GHAPITRE V. — Quantite de mouvement. — Force
vive. — Energie 223
336 TABLE DBS MATIERES.
Pages.
GHAPITREVI. —Conservation du mouvcment et de
Fenergie dans la Nature 243
GHAPITRE VII. — Causes possibles de deperdition de
I'energie 269
CHAPITRE VIII. — De la Constance des lois de la Na-
ture 277
NOTES.
NOTE I. — Sur la realite de 1'espace et du
temps 299
NOTE II. - Sur Finfinite de FUnivers 307
NOTE III. — Sur un argument du determinisme. 327
22U9 Paris. — Imp. GAUTHIER-VILLARS ET FILS, quai des Gr.-Augustins, 55.
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U.C. BERKELEY LIBRARIES