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ESSAIS
SUR
L'ART EGYPTIEN
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G. MASPERO
Membre de l'lnstitut,
Directeur general du Service des Antiquitcs
de l'Egypte.
(XL
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ESSAIS
SUR
L'ART EGYPTIEN
481903
2.2. 49
LIBRAIRIE ORIENTALE ET AMERICAINE
E. GUILMOTO, ED1TEUR. PARIS
I
'
N
50
AVERTISSEMENT
Les pages qui suivenl ont et6 ecriles en plus de trente ans el
publiees a des interoalles plus on moins eloigners, les plus vieilles dans
let Monuments de l'Art Antique de mon pauvre camarade Olivier
Ray el, le reste dans la Nature a la requite de Gaston Tissandier, dam
la Gazette des Beaux-Arts, dans les Monuments Piot, et surtout dans la
Revue de l'Art Ancien et Moderne oil I'amitie de Jules Comte leur offril
rhospitalile. Comme la plupart de ces recueils nont pas acces aux
cercles purement scienlijiques, elles sont demeurees presque ignorees
des gens du metier, el elles leur paraitront nouvelles pour la plupart.
iiissi bien tie leur elaienl-elles pas deslinees : j'ai voulu, en les compo-
sant, familiariser le grand public, qui en soupconnail a peine Vexis-
lence, avec plusieurs des beaux morceaux de la sculpture ou de I'orfe-
vrerie egypliennes, el lui montrer de quelle manure il convient les
aborder pour en apprecier la valeur. Les uns, apres des vicissitudes
diverses, avaienl dejd trouve leur asile dans les galeries de Paris ou du
Caire, et fen ai redige les notices dans mon cabinet, en deduisant a
loisir les raisons de mesjugements. J'ai saisi les auires au sortir de terre,
le jour mtme ou le lendemain du jour ou on les decouvrail, et je les ai
decrils tout d'un trail sous I' impression de leur premier choc : Us me
dicterent eux-memes ce que je disais d'eux.
Quelques-uns s'etonneronl peul-btre de rencontrer les memes idees
VI AVERTISSEMENT
developpees longuement en plusieurs endroits du livre. S'ils veulcnt Men
se reporter en pensee au temps oil fecrivais, Us verront que ces repeti-
tions y furent necessaires. Les egyplologues, absorbe's par le travail du
dechijfrement, n'avaient guere d'yeux alors que pour les textcs lilleraircs,
historiques ou religieux, el les amateurs ou les curieux, ne rencontrant
chez les savants de profession rien qui les aidat a interpreter sainement
les manifestations caracle'risliques de Part egyptien, en elaient reduits
a les enregistrer sans toujours les comprendre, faute de connaitre les
concepts qui leur avaienl impose leurs formes. On admet aujourd'hui
qu'elles sont utililaires avanl tout, et qu'elles furent. commandees, a
I'origine, par le ferme propos d'assurer le bien-eire de la survivance
humaine dans une existence au deld : peu le savaienl il y a trenie ans,
et, pour convaincre les aulres, il fallal insisler sans cessc sur lespreuves
et en multiplier les expressions. Certes, faurais pu en supprimer des
parlies, mais, sije I'avais fait, ne m? aur ail-on pas reproche a bon droit
d' avoir denature et presque fausse un passage de I'hisloire des arts
egyptiois? Les idees qui en regissenl noire conception presente ne sont
pas arrivees d'emblee au point oil elles en sont. Ellcs out surgi I'une
apres r autre et elles se sont repandues par vagues successives d'inlen-
site inegale, accueillies favorablemenl chez ceux-ci, repoussees par
ceux-ld : fax du m'y reprendre a dix fois et de dix manieres differenles
avanl d'oblenir qu'elles fussent adoptees presque universellcment. On
se moqua d'abord de moi, quand favancai quil y avail eu en Egyple
non pas un art unique, identique a lui-meme a" une exlremite de la vallee
a I'autre sauf des nuances $ execution a peu pres imperceptibles, mais
unc demi-douzaine au moins d'ecolcs locales, ayant chacune leurs
traditions et leurs principes et divisees sounenl en plusieurs ateliers donl
fessayais de determiner la technique. Les incredules se sont rallies a
mon avis par la suite .-faurais eu mauvaise grace a effaccr des articles
qui out contribue a les converlir, du moins je I'espere, les redites qui
onl enlraine leur conviction.
AVERTISSEMENT vn
Je m'assure d'ailleurs qu'ellespourront rendre a mes lecteurs d'au-
jourdlmi le mime service qu'elles rendirent alors a mes confreres en
dgyplologie. Lorsqu'elles levr auronl bien fait enlrer dans Vesprit les
imaginations egypticnnes do ^existence d'avant el (Tapres la tombe, Us
comprendronl ce qu'est Part egyptien el pourquoi il s'est monlre realiste
avant tout : il s'agissail pour lui, non pas de creer un type de beaute
independanl de la.personne des individus qui en fournissaient les elements
principaux, mais d'cxprimer en toule verite les traits qui constituent celle-ci
et qu'clle doit conserve)' idenliques aussi longtemps que quelque chose
d'elle persisle parmi les vivants et les morls. Mais a quoi bon resumer
ici de maniere force'ment incomplete des notions qu'on lira exposees
amplemenl dans le corps du volume? Mieux vaul user du peu d'espace
qui me reste pour remercicr les edileurs qui m'ont autorise gracieusemenl
a reproduire les gravures qui accompagnaient mes articles, Jules Comte,
les direcleurs de la Nature, et mes vieux amis de la librairie Hachetle.
lis onl aimi collabore a ce livre, el c'est a leur complaisance qu'il
devra une bonne pari de son succes.
Paris, le S octobre 4942
ESS.AIS
SUR
L'ART EGYPTIEN
LA STATUAIRE EGYPTIENNE
ET SES ECOLES<
Ce n'est pas sans une certaine melancolie que j'ai ouvert l'ouvrage
de M. de Bissing2; il n'a tenu qu'a moi de le faire. Ebers avait pro-
pose a l'editeur Bruckmann de me confier la tache, et j'etais sur le
point de traiter avec celui-ci lorsque les preparatifs d'un Congres
d'orientalistes, qui devait avoir lieu a Paris en 1897, m'ayant enleve
tout ce que mes cours et l'impression de mon Histoire me laissaient
de loisir, je fus contraint de renoncer a ce projet. M. de Bissing,
moins encombre de besogues que je ne l'etais alors, consentit & risquer
l'aventure et nul n'etait mieux arme que lui pour la pousser a fond.
La recherche des materiaux, l'execution des cliches typographiques, la
composition du texte etsa mise au net exigerent de lui huit annees de
voyages et d'efTort continu ; il donna la premiere livraison vers la fin
1. Extrait du Journal de* Savantt, 1908. p. 1-17.
2. f. W. von Bissixo. Denkmaler tnjtjptischer Skulptur, Teste in-4" et atlas in-folio. Munich,
Bruckmann, 1906-1908.
1
2 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
de 1905 et, depuis lors, cinq autres livraisons se sont succede rapi-
dement qui forment presque la moitie de l'ceuvre, soixante-douze
planches in-folio et les portions du texte explicatif afferentes aux
planches.
I
Le titre n'est pas tout a fait exact au moins jusqu'a present. La
sculpture egyptienne connait en effet, outre les statues et les groupes
en ronde-bosse, les bas-reliefs souvent de dimensions enormes qui
decorent les tombeaux ou les murailles des temples. Or, M. de Bis-
sing n'a guere admis aux honneurs de la publication que des statues
et des groupes : les rares specimens qu'il nous presente du bas-relief
n'ont pas etc empruntes aux ruines memes, mais ils ont ete choisis
parmi les pieces de musee, steles ou fragments d'edifices detruits.
Ce sont les monuments de la statuaire egyptienne qui defilent sous
nos yeux par ses soins plutot que ceux de la sculpture entiere.
Cela dit et l'etendue du champ d'action ainsi definie, on doit con-
fesser franchement qu'il a presque toujours choisi heureusement les
pieces a reproduire. Sans doute, on regrettera de ne point rencontrer
plusieurs morceaux celebres, le Scribe accroupi du Louvre ou la Vache
de Deir-el-Bahari; la faute n'en est pas a lui et peut-etre reussira-t-il
a surmonter les obstacles qui l'ont oblige a nous priver d'eux. Aussi
bien les omissions ne sont-elles pas nombreuses; lorsque la listequ'on
lit sur la couverture de la premiere livraison sera epuisee, les amateurs
et les savants auront a leur disposition a peu pres tout ce qu'il leur
faudra pour suivre revolution de la statuaire egyptienne, depuis les
origines lointaines jusqu'£ I'avenement du christianisme. Les Ecoles
de l'epoque grecque et romaine, dedaignees injustement par les archeo-
logues qui ont ecrit sur ces matieres, ne manqueront pas a la serie,
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 3
et pour la premiere fois les gens qui ne sont pas du metier pourront
decider par eux-memes si tous les artistes de la decadence meritent
egalement le mepris ou l'oubli. C'est un tableau complet que M. de
Bissing a voulu nous retracer, non pas une esquisse restreinte aux
moments principaux de l'art entre la IVe dynastie et la XXXe. Rien
de pareil n'avait ete tente serieusement avant lui, mais sur beaucoup
de points il a du se frayer les chemins qu'il a parcourus. II est arrete
pour l'instant au commencement des temps sa'ites, et nous n'avons pas
encore les moyens de juger si le plan qu'il s'est impose est mene jus-
qu'au bout d'une rigueur et d'une fermete partout egales; un examen
rapide des parties parues nous montrera qu'il a ete execute avec
ampleur et avec fidelite.
Quatre planches sont consacrees a l'Egypte archa'ique, encore les
deux premieres portent-elles le fac-simile des bas-reliefs qui decorent
la st6le de 1'IIorus Qa-aou et la soi-disant />alette du roi que nous appe-
lons Nar-mer, fautc d'avoir dechiffre son nom. C'est peu en verite,
mais les fouilles ont ete si pauvres en monuments de ces ages reculcs
que c'est a peu pres tout ce que Ton peut citer d'eux ; seules les
statuettes du Pharaon Khasakhmoui auraient valu la peine d'etre ajou-
tees en plus. Quoi qu'il en soil de cette omission, les objets figures nous
donnent une idee suffisante du degre d'habilcte auquel les sculpteurs
d'alors etaient parvenus. Certes, la stele de Qa-aou ne vaut pas celle
du Roi-Serpent qui est au Louvre1; elle est pourtant d'un asscz bon
style et le faucon d'llorus y est plus pres de l'animal vrai que ne le
seront plus tard ceux du protocole. De meme, les scenes gravees sur la
palette de Nar-mer temoignent d'une virtuosite incontestable dans la
facon d'attaquer la pierre. Le dessin des personnages est moins schema-
tique et leurs allures sont plus degagees que dans les compositions de
l'art classique, mais on sent que I'ouvrier n'a pas encore des notions
1. On peut se demander d'ailleurs si la stele du Roi-Serpent est un original ou bien une
restitution du temps de Setoul I".
4 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
tres nettes sur la maniere d'ordonner un tableau et d'en grouper les
dements. Avouons neanmoins que les bas-reliefs sont superieurs de
beaucoup aux statues connues jusqu'a present. Nous possedons de
celles-ci une demi-douzaine environ qui sont eparses a travers le
monde. M. de Bissing en a etudie une a l'exclusion des autres, celle qui
est au musee de Naples, et peut-etre jugera-t-on qu'elle suffit, si Ton
s'en tient aux impressions de pure esthetique : rien n'est plus gauche
ni plus rude. La tete et la face passeraient a peu pres, mais le reste est
de mauvaises proportions, cou trop court, epaules et poitrine mas-
sives, jambes sans finesse sous un jupon pesant, pieds et mains deme-
sures; et Ton ne saurait accuser de ces defauts la durete de la matiere,
car le Scribe du Caire, qui est en calcaire, les etale tous aussi flagrants
que les bonshommes en granit de Naples, de Munich ou de Leyde. Je
n'ose pas conclure que ce sont bien la des fautes constantes chez les
Thinites : les statuettes de Khasakhmoui sont d'une facture moins
lourde et qui s'approche davantage a celle des ateliers plus recents.
Si les ruines nous en ont rendu peu qui aient de la valeur, cela
ne prouve pas qu'il n'y en eut point d'excellentes : il faut
prendre patience et attendre qu'un hasard heureux nous sorte de la
mediocrite .
L'empire memphite a fourni treize planches et je crains qu'il n'y
en ait pas assez. Le nombre des chefs-d'oeuvre et surtout celui des
pieces qui, sans avoir de pretentions a la perfection, offrent de l'interet
par quelque cote, est si considerable que M. de Bissing aurait trouve
facilement, ne fut-ce qu'au musee du Caire, de quoi doubler son
nombre. Affaire d'editeur et question d'economie tres probablement :
je n'en regrette pas moins l'absence d'une demi-douzaine de statues
qui auraient eu bonne mine a cote du Scribe de Berlin. Du moins,
les especes principales de l'epoque sont-elles representees par de fort
bons types, les statues du Pharaon assis et recevant l'hommage par
deux des Chephren du Caire, celle du Pharaon debout par le Pioupi
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 5
en bronze, celles des particuliers debout et isoles ou en groupes par
notre Cheikh-el-Bcled, puis par le Sapoui et par la Nasi du Louvre ou
par le couple de Munich, celles des particuliers assis par le Scribe de
Berlin et par un des lecleurs du Caire ; une des statues du Caire, de
travail moyen, est pourtaut curieuse en ce qu'elle nous montre un
pretre entierement nu, ce qui n'est pas ordinaire, et circoncis, ce qui
est moins ordinaire encore. Trois fragments conserves a Munich et
provenant de trois steles, une stele complete du Caire, un episode
emprunte au tombeau d'Apoui dont le Caire possede une muraille
presque entiere, proposent a 1'examen des etudiants des specimens de
bas-reliefs, sans toutefois leur laisser soupconncr la variete de motifs
et l'abondance de details qu'on rencontre d habitude dans les necro-
poles de Sakkarah ou de Gizeh. Reduit a ces elements, le livre de
M. de Bissing produira sur ceux qui l'auront parcouru l'impression
d'un art tres noble et tres eleve par l'inspiration, minutieux et savant
dans l'execution materielle, mais monotone et enferme dans un cercle
assez etroit de concepts et de formes expressives. II est juste d'ajouter
qu'il n'est pas termine et que, grace au systeme adopte de planches
doubles et triples, rien n'est plus facile que d'intercaler des documents
nouveaux entre ceux des livraisons deja parues. Cerlaines des lacunes
seront comblees assurement, et les additions nous permettront de
juger en meilleure connaissance de cause la valeur de l'aneienne Ecole
memphite.
Les notices du premier empire the bain sont plus nombreuses, et
Ton y peut etudier l'histoire de la statuaire pendant le tres long inter-
valle qui s6pare lepoque heracleopolitaine de la domination des
Pasteurs. II y a la, pour la XIe dynastie, outre l'etonnante statue de
Montouhotpou III, des bas-reliefs ou des peintures rectieillies a Gebe-
lein dans les ruines d'un temple de Montouhotpou I. Nous avons
ensuite, a la XIIe dynastie meme, les statues assises de Sanouosrit I,
de Nofrit et d'Amenemhait III, le sphinx d'Amenemhait III que
6 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Mariette avait declare etre le portrait d'un roi hyksos, une admirable
tete de roi conserved au musee de Vienne, et des pieces d'un interet
moindre parmi lesquelles il faut mentionner un curieux bas-relief de
Sanouosrit I dansant devant le dieu Minou a Coptos. Pour la
XIII* dynastie et pour les suivantes, je ne vois encore que le Sovkhot-
pou du Louvre, la tete barbare de Mit-Fares et le Sovkemsaouf de
Vienne, mais attendons les livraisons prochaines avant de decider
jusqu'a quel point M. de Bissing a su utiliser les documents que cette
epoque lui prodiguait. Le second empire thebain, si riche en souve-
nirs de toute espece, ne lui offrait que l'embarras du choix : le musee
du Cairo renferme a lui seul la maliere de deux ou trois volumes,
surtoul depuis les fouilles heureuses qui ont conduit Legrain a la
favissa de Karnak. Les sujets en faveur desquels il s'est decide ont
leur importance particuliere: ils sont cbacun une vraie tete de colonne,
le type d'une serie qu'il aurait pu dans bien des cas reproduirepresque
entiere tant le hasard nous a servis au cours de ces annees dernieres.
Ces statues des Amenothes, des Thoutmosis, des Ramses, des Harmais
sont celebres et il n'est plus necessaire de les denombrer l'une apres
l'autre : le lecteur les reverra agreablement au passage, et il n'aura
qu'a admirer l'habilete merveilleuse avec laquelle le photographe les
a saisies et l'imprimeur a fait valoir l'adresse du photographe. L'ima-
gorie du volume est souvent parfaite, et telles des planches, ainsi celles
oil Ton voit la tete de l'un des sphinx d'Amenemhait III, sont si bien
venues qu'a les regarder on eprouve presque la sensation de l'original.
II y a pourtant §a et la quelques tiragcs trop appuyes, ou l'epaisseur
de l'encre a empate et denature les modeles. D'une maniere generale,
la plupart des defauts que j'ai notes sont dus a cette malheureuse
question des encres : je sais trop, par ma propre experience, quelles
difficultes l'obstination des ouvriers suscite sur ce point pour ne pas
excuser et M. Bruckmann et M. de Bissing.
LA STATUAIRE ET SES ECOLES
II
Voila pour l'illustration : la portion publiee du texte en rehausse
grandement l'interet et elle assure une valeur durable a l'ouvrage.
Elle contient, en effet, les indications de provenance, de migration,
d'emplacement actuel, de conservation et au besoin de restaurations
que l'objet comporte : des descriptions curieusement fouillees et des
bibliographies fort etendues completent les suggestions de l'image et
nous instruisent aux jugements anterieurs. Les notices les plus courtes
mesuront deux colonnes in-4° tres compactes et soutenues de notes
abondantes; beaucoup sont de veritables memoires ou le sujet est exa-
mine sous toutes ses faces etepuise autant qu'il peut l'etre. Des vignettes
intercalees, ou bien exposent l'objet sous un jour different de celui
de la planche, ou bien placent sous les yeux du lecteur quelques-uns
des motifs analogues qui sont cites dans la discussion. La repetition des
memes types a entraine M. de Bissing a morceler parfois le develop-
pement, et Ton est contraint alors de chercher sous plusieursrubriques
avant de savoir entierement son opinion. C'est la un inconvenient
grave, si toutefois il n'y est pasremedie dans I'introduction : peut-etre
trouverons-nous la toutes les observations reunies en corps de
doctrine, avec renvois justificatifs a chacune des notices en parti -
culier.
Les jugements de M. de Bissing sont toujours motives fortement :
ils temoignent d'un gout affine ou d'un tact sur et il y en a peu aux-
quels les gens du metier ne souscriraient pas volontiers. Qa et la
pourtant j'aurais des reserves a y faire, par exemple, a propos du
Chephren de Gizeh. Apres avoir discute tout au long et refute les
raisons que Borchardt croyait avoir de I'attribuer a une Ecole saite, il
en arrive a declarer que c'est peut-etre la copie tardive d'une oeuvre
8 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
contemporaine au Pharaon. J'ai on recemment l'occasion de l'etu-
dier de pres, afin de lui trouver le poste qui lui convient le mieux dans
le musee et de determiner la hauteur du socle sur lequel il doit repo-
ser ; reprenant l'un apres l'autre les arguments de Borchardt et les
hypotheses de Bissing, il m'a paru que la date assignee par Mariette
au moment de la decouverte, sous le coup de la premiere admiration,
est bien la seule qui reste admissible. Le detail archeologique est celui
,h> I'&ge memphite, ct les particularity de style que Bissing signale et
qui sont reclles ne sont pas assez accusees pour justifier l'attribution
a uneepoque posterieure; j'y vois uniquement les divergences qu'on
remarque en tout temps entre des ceuvres sorties d'ateliers divers et
peut-etre rivaux. Les artistes qui taillerent les doubles en diorite des-
tines a la pyramide du Pharaon, n'avaient certainement pas eu les
memes maitres que ceux a qui nous devons le Chephren en albatre
et les statuettes royales de Mitrahineh : la difference d'origine suffit a
expliquerqu'elles ne seressemblent point. Je crainsqu'en appreciant cer-
taines sculptures, Borchardt et d'autres n'aient ete domines malgre eux
par les idees qui ont regne longtemps sur l'uniformite et sur la mono-
ton ie de l'art egyptien. II leur a paru qu'a une meme epoque la facture
et l'inspiration devaient dcmeurer toujours identiqucs et, partout oil
ils ont releve des disaccords, ils les ont attribues uniquement a un
eloignement dans le temps. II faudrait pourtant s'habituer a penser
que les choses n'en allaientpas autrement chez les Egyptiens qu'elles
ne vont chez nous. II y avait plus d'un atelier dans une cite telle que
Memphis, et ils possedaient tous leurs traditions, leurs manies, leur
faire, qui les distinguaient entre eux et qu'on retrouve sur leurs
oeuvres comme une marque de fabrique. On s'evitera a Tavenir bien
des erreurs de classement si Ton se persuade que, beaucoup des
particularites que nous commengons a distinguer sur les statues et
sur les bas-reliefs, peuvent etre des manierismes d'Ecole et ne sont
pas toujours des indices d'age relatif.
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 9
Le soin que M. de Bissing a pris de rendre son du a chacun des
savants qui ont decouvert une piece, ou qui ont parle d'elle, merite
d'autant plus d'etre loue que beaucoup parrai les Egyptologues de la
generation presente ont adopte le parti de negliger ce qui s'est dit ou
ecrit avant eux . Archeologie, religion, graminaire, histoire, il semble
qu'ils ont la pretention d'insinuer a leurs lecteurs que rien de ce qu'ils
touchent n'avait ete etudie, ct que la bibliographic d'un sujet com-
mence avcc le premier memoire qu'ils lui ont consacre. Si court que
soit le passe de l'Egyptologie, il est difficile a connaitre et Ton ne
s'etonnera pas que M. de Bissing en ait altere quelques traits ou
ignore quelques autres. II attribue, par exemple, a Wiedemann le
merite d'avoir reconnu clans la queue d'animal que les rois s'atta-
chent aux reins, non pas une queue de lion mais une queue de
chacal '; je ne sais pas si j'ai ete le premier, mais je crois bien l'avoir
constate avant Wiedemann2. Un peu plus loin, je regrette que Bissing
n'ait point connu la notice que j'ai ecrite pour la statue de Montou-
hotpou, dans le Musee egyplien3 : j'aurais ete curieux de savoirs'il
accepte mon explication de la disproportion qu'on y voit entre les
pieds, les jambes et le buste. II me parait, en effet, quelle n'etait
pas destinee a etre de plain-pied avec le spectateur, mais qu'elle
devait poser dans un naos, sur une estrade assez elevee a laquelle
on accedait de face par un escalier : vue de bas, en raccourci. l'effet
de la perspective rachetait les exagerations de la forme et retablis-
sait l'equilibre entre les parties. II semble d'ailleurs que Bissing n'a
pas connu la livraison du Musee oil il est question de ce Montou-
hotpou, car il ne la cite pas non plus a propos de l'Amenemhait III
decouvert au Fayoum par Flinders Petrie *. Plus loin encore, il aurait
1. Bii-siNu, 2, Tafel mil dem Xamen des Konigs A lot his, note 6.
2. J'ai iii-'-int- gignale l'existenee au Musee de Marseille (Catalogue, p. 92, n° 279) d'une de
ces queues en bois.
3. Musee igyptien, t. II, pi. IX-X. et p. 25-30.
4. Musie Hgyptien, t. II, pi. XV et p. 41-45.
2
10 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
eu lieu d'indiquer que Legrain a recueilli, dans les boues de la
favissa a Karnak, les debris d'une statuette en granit noir qui ressemble
a l'admirable Ramses TI de Turin, a tel point qu'elle pourrait presque
en etre la replique ou une sorte de maquette originelle1. La tete
manque malheureusement, mais nous avons reussi a reconstituer le
corps presque en entier : s'il n'est pas du meme sculpteur qui modela
si amoureusement la statue de Turin, il est issu du meme atelier
royal. Les quelques differences qu'on signalerait a la rigueur, entre
les deux, proviennent uniquement de Finegalite de taille : il a fallu
simplifier certains details ou en supprimer dans la plus petite.
On voit par ces exemples qu'il n'y a rien de bien grave dans les
omissions ou dans les oublis : l'etonnant n'est point qu'il y en ait, mais
que, parmi une masse telle de references, il n'y en ait pas davantage.
J'aurais peut-etre a chicaner M. de Bissing sur plusieurs des theories
ou des points de doctrine qu'il examine a chaque instant, mais j'atten-
drai pour le faire qu'il ait elabore en systeme les elements repandus a
foison dans les notices. II y a toutefois une critique que je lui adres-
serai des a present : il ne parle presque pas des Ecoles en lesquelles
l'Egypte se partageait, si bien qu'on est tente d'en conclure qu'il croit,
comme beaucoup des archeologues d'aujourd'hui, a l'existence d'une
Ecole unique qui aurait travaille de maniere presque uniforme sur toute
l'Egypte a la fois. II est certain pourtant qu'il y en eut toujoursau bord
du Nil plusieurs qui possedaientchacune leurs traditions, leurs poncifs,
leurs facons d'interpreter le costume ou la pose des individus, et dont
les oeuvres ont une physionomie assez particuliere pour qu'on separe
aisement l'un de l'autre les groupes qu'elles forment. Ici encore, il me
parait que Ton a pris parfois les varietes d'execution qui resultent de
leurs enseiguements pour des signes d'age, et qu'on a reparti entre
plusieurs siecles des morceaux qui sont contemporains a quelques
1. Maspero, Guide to the Cairo Museum, 1906, p. 156-157, n° 550.
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 11
annees pres mais qui procedent de maitrises distinctes. Je n'ai pas
remarque que M. de Bissing ait commis des erreurs de ce genre : sa
penetration naturelle et son experience des monuments Ten ont pre-
serve. Toutefois, j'aurais souhaite qu'il abordat la question plus resolu-
ment qu'il ne l'a fait et, qu'apres avoir laisse entendre dans plusieurs
endroits qu'il admettait l'existence de ces Ecoles, il en definit les
caracteresau furet a mesure que la marche de son travail amenait de
leursceuvres sous les yeux du lecteur. II en a touche quelques mots a
propos des sphinx de Tanis et de la statue d'Amenemhait III, mais il
aurait pu saisir l'occasion du Montouhotpou, par exemple, afin de
montrer ce qu'etaient les tendances de l'art thebain a sa naissance : il
les aurait poursuivies dans leur evolution, et l'Amenothes Ier de Turin
lui aurait peut-etre servi a nous enseigner comment elles s'etaient
ddveloppees ou modifiees entre les debuts du premier empire de Thebes
et ceux du second. Un passage de la notice des soi-disant sphinx
Ilvksos me porte a esperer qu'il en agira de la sorte pour 1'Ecole tanite
a propos des celebres Porteurs d'oflrandes : je souhaite vivement que
mon espoir ne soit pas decu.
Ill
Autant que j'en puis juger, il y eut dans la vallee du Nil au moins
quatre grandes Ecoles de sculpture, a Memphis, a Thebes, a Ilermo-
polis et dans la region orientale du Delta. J'ai essaye plus loin d'esquis-
ser l'histoire et de definir les caracteres principaux de la thebaine1 : je
n'y reviendrai done ici qu'autant qu'il sera necessaire pour faire com-
prendre en quoi elle se distingue des trois autres.
Et d'abord, il est vraisemblable que la premiere en date de celles-ci,
1. Revue de VArtAncien et Moderne, 1906, t. X, p. 241-252, 337-348; cf. p. 91-120 du pre-
sent volume.
12 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
la memphite, est simplement le prolongement et la suite d'une thinite
anterieure. Si je compare en effet les quelques objets d'art veritable
qui nous sont parvenus des Thinites aux oeuvres paralleles dont les
n&ropoles de Gizeh, de Sakkarah et du Fayoum nous restituent tant
d'exemplaires, je suis frappe des ressemblances d'inspiration et de
technique qu'il y a entre les deux. Nous n'avons pas de statues originates
de Thinis merae, mais les steles, les amulettes en ronde-bosse, les frag-
ments de meubles minuscules qu'on a recueillis dans les tombes d'Omm-
el-Gaab trouvent leur contre-partie exacte dans les pieces similaires qui
proviennent des fouilles d'Abousir-el-Malak ou de Meidoum et du sous-
sol des residences memphites. Je crois discerner qu'il y avait au debut
dans la plaine des Pyramides des ouvriers mediocres, capables toute-
fois de fabriquer tant bien que mal une statue d'homme assis ou
debout : c'esta ces gens-la que j'attribue la statue n° 1 du Caire, le Mato-
nou (Amten) de Berlin, le Sapoui (Sepa) du Louvre et quelques autres
moindres . On y observe en effet les memes fautes, tete hors de propor-
tion avec le corps, cou engonce, epaules montantes, buste epannele
sommairement et sans respect des dimensions de chaque partie, bras
et jambes lourds, epais, anguleux. Leur rudesse et leur gaucherie,
comparees a la belle venue des deux statues de Meidoum qui pourtant
leur sont presque contemporaines, etonneraient, si Ton ne songeait que
ces dernieres, commandees pour des parents de Sanofraoui, sortent des
maitrises royales Le transfert de la capitale a Memphis, ou plutot dans
la region qui s'etend de l'entree du Fayoum a la fourche du Delta, eut
necessairement pour effet d'appauvrir Thinis-Abydos : les tailleurs de
pierre, architectes, statuaires et macons accompagnerent la cour, et ils
implanterent dans ses residences nouvelles les traditions et les ensei-
gnements de leurs patries respectives. Selon ce qu'on voit dans les
tombeaux de Meidoum, le dernier style thinite, ou plutot le style de
transition de la IIP dynastie, offre exactement les memes caracteres que
le style perfectionne de la IVe, de la Ve et de la VP mais avec des
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 13
allures moins compassees. Les poses <les personnes ou les silhouettes
des animaux sont deja schematisees et cernees dans les lignes qui les
enfermeront presque jusqu'a la fin de la civilisation egyptienne, mais
le detail est plus libre et il serre la realite de plus pres ; on y sent
seulement cette tendance a la rondeur et a la mollesse qui domine des
Cheops et Chephren. Les Memphites ont cherche a idealiser leurs
modules plus qu'a les copier fidelement, et, tout en respectant la
ressemblance generate, ils ont voulu imposer au spectateur l'impres-
sion de la majeste calme ou de la douceur. Leur maniere fut adoptee
a Thinis par choc en retour, et, de la IVe a la XXVI" dynastie, on
peut dire qu'Abydos resta presque une succursale de l'ecole memphile
qui pourtant procedait d'elle. Les productions-n'y different de cellos
des Memphites que par des points secondaires, sauf pendant la
XIXe dynastie, ou Setoui Ier et Kamses II ayant appele chez elle de
leurs sculpteurs thebains. elle devint quelques annees durant un fief
artistique de Thebes.
Si Ton voulait indiquer en un seul mot le caractere de cet art thinito-
inemphite, on pourrait dire qu'il aboutit a un idealismc de convention
par opposition au realisme de l'art thebaiu. Grace aux fluctuations de
la vie politique, qui firent alternativement de Memphis et de Thebes
les capitales du royaume entier, l'esthetique de ces deux villcs gagna
les cites avoisinantcs et elle ne leur permit point de so former un art
independant : Heracleopolis, Beni-Hassan, Assiout, Abydos, releverent
de Memphis, tandis que le Said et la Nubie, de Denderah a Napata,
demeurerent du ressort de Thebes. En un endroit pourtant, unc ecole
originale surgit et persista assez longtemps dans Hermopolis la Grande,
la cite de Thot. La on remarque, dfes la fin de l'Ancien Empire, des
sculpteurs qui s'attacherent a exprimer avec un naturalisme scrupuleux,
et souvent avec une recherche de laideur voulue, les allures des indi-
vidus et les mouvements des masses humaines. II faut voir de quelle
humeur ils ont interpret, dans les deux tombeaux dits des yras et des
14 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
maigres, les extremes de l'obesite et de l'emaciation chez l'homme et
chez les animaux . La region ou ils fleurirent est si mal exploree qu'on
ignore encore corabien de temps leur activite s'exerca de facon continue :
elle est au plus haut sous le premier empire thebain, a Bercheh, a
Beni-Hassan, a Cheikh-Said, mais le moment ou elle nous apparait le
plus evidente, c'est vers la fin de la XV1IP dvnastie, sous les Pharaons
h^retiques. Lorsqu'Amenothes IV fonda sa capitale de Khouitatonou,
s'il y installa probablement quelques maitres thebains, il y utilisa a
coup sur les ateliers d'Hermopolis. Les scenes gravees aux hypogees
d'El-Tell et d'El-Amarna procedent du meme esprit et du meme ensei-
gnement que celles des tombeaux ties maigres et des gras : on y observe
les memes deformations caricaturales de la personne humaine, la
meme souplesse et quelquefois le meme emportement dans les gestes
et dans les attitudes. L'element d'importation thebaine prevaut dans
nombre de portraits, mais c'est aux Hcrmopolitains qu'il convient d'at-
tribuer les cavalcades, les processions, les audiences royales, les scenes
populaires, dont l'inspiration et l'execution olfrent un contraste si sai-
sissant avec celles des tableaux analogues qui decorent les murailles
de Louxor ou de Karnak. La chute de la petite dvnastie atonienne
arreta net leur activite; prives des vastes commandes qui avaient
ouvert un champ nouveau a leur esprit d'entreprise, ils retomberent
dans leur routine provinciale, et nous n'avons pas encore assez de
documents pour ^avoir ce que leurs successeurs devinrent dans la suite
des siecles.
Au Delta nous apercevons des le debut deux styles assez differents.
Vers l'Est, a Tanis et dans le voisinage, c'est, aux debuts du premier
empire thebain, une veritable ecole dont les productions ont une phy-
sionomie si particuliere que Mariette n'hesita pas k en gratifier les
Pasteurs : depuis les travaux de Golcnischeff, on sait que les sphinx
soi-disant Hyksos sont d'Amenemhait III, et qu'ils appartiennent a la
deuxieme moitie de la XII" dvnastie. Celte ecole tanite se perpetua a
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 15
travers les ages ; elle florissait encore sous la XXIe et sous la
XXII6 dynastie, ainsi que le prouve le beau groupe des porteurs
d'offrandes au Musee du Caire. Les traits predominants y sont l'energie
et la rudesse du modele, surtout de la face huinaine : ses maitres
ont imite un type et des modes de coiffure appartenant, comrae Mariette
l'indicjuait naguere, aux populations mi-sauvages du lac Menzaleh,
les Egyptiens dam les marais d'Herodote. II me semble que Ton
distingue encore leur maniere a l'epoque greco-romaine sur les statues
de prince3 et depretres que nous avons au Musee du Caire : toutefois
l'habilete technique y est moindre que chez les sphinx et les porteurs
d'offrandes. Le Centre et l'Ouest du Delta subirent au contraire
l'influence de Memphis, autant qu'on en peut juger par les rares debris
qui y subsistent de l'ancien Empire. Sous les Thebains, la dopendance
s'accuse, et tout ce qui nous vient de ces regions ne differe en rien de
ce que nous tirons des necropoles memphites. Vers l'epoque ethiopienne
seulement et sous l'impulsion des successeurs de Bocchoris, une ecole
saite se revele a nous qui, empruntant a la memphite sa facture gene-
rale, serre pourtant la nature de plus pres, et s'efforce d'imprimer un
cachet individuela certains elements de la figure humaine qu'on avait
traites jusqu'alors d'une facon large et pour ainsi dire abstraite. Le
modele- de la face y est aussi ressenti que dans les belles ceuvres de
l'ecole thebaine, avec plus de fini toutefois et avec des effets moins
heurtes ; les ravages de la vieillesse, rides, pattes d'oie, mollesse des
chairs, maigreur, y sont enregistres avec une curiosite inusitee chez
les generations precedentes, le crane enfin y est detaille si minu-
tieusement qu'on dirait presque une piece d'etude pour l'anatomie.
Ce mouvement vers le realisme savant, commence d'instinct au sein
de l'ecole, s'accentua et s'accelera au contact des Hellenes qui, a
partir de Psammetique ler, pullulerent dans les cantons du Delta.
Certains bas-reliefs d'Alexandrie et du Caire, qu'on date du regne de
Nectanebo II et que je rapporterai volontiers a celui d'un des premiers
16 ESSATS SUR L'ART EGYPTIEN
Ptolemies', peuvent etre considered comme les temoins subsistants
d'une sorte d'art mixte, analogue a celui qui se developpa deux siecles
plus tard a Alexandrie ou a Memphis, et dont notre Musee possede
des exemples assez rares.
On concoit que je n'ai pas eu la pretention d'enfermer en ces
quelques lignes le resultat complet de mes recherches sur les ecoles
dont on constate des maintenant la presence dans l'Egypte antique. J'ai
tenu seulement a montrer le role qu'elles ont pu jouer aux temps
historiques, et a quelles erreurs se sont laisse entrainer ceux qui ont
ecrit l'histoire de l'art egyptien sans soupconner leur existence ou sans
prendre en consideration ce que nous savons d'elles. M. de Bissing ne
les ignore point, et sans doute se reserve-t-il de les apprecier dans son
introduction. II a tant de materiaux a sa disposition qu'il lui sera facile
de rectifier mes hypotheses et de les confirmer ou il sera necessaire ;
son livre y gagnera de n'etre plus un simple recueil de monuments
decrits isolement, mais un veritable traite de sculpture ou tout au
moins de statuaire egyptienne
J'en aurais un regret sincere s'il y manquait, mais meme alors
j'aurais le droit d'affirmer qu'il s'est tire a son honneur d'une entre-
prise oil il n'avait pas eu de predecesseurs. Les quelques planches que
j'ai inserees dans les Monumenls de l'art antique, il y a un quart de
siecle, et les notices dont se composent les livraisons parues du Musee
egyptien ont pu procurer aux savants et aux amateurs un avant-gout
des surprises que l'Egypte nous reservait sur le fait de l'art ; elles ont
etc trop peu nombreuses et elles ont porte sur des sujets trop disperses
dans le temps pour qu'il soit resulte d'elles un corps de doctrine. Ici au
contraire, ce sont pres de deux cents pieces que Ton rencontrera, clas-
sees selou i'ordre des dynasties et inedites pour la plupart ou mieux
reproduites que par le passe. Chacune d'elles sera accompagnee d'une
1. U Musee Egyptien, t. II, p. !X)-92.
LA STATUAIRE ET SES ECOLES 17
analyse ou les recherches dont elle a ete l'objet precedemment seront
exposees et discutees ; pour la premiere fois, les egyptologues et le
grand public auront sous les yeux et dans les mains l'apparat artis-
tique et critique necessaire a juger la valeur des pieces principales de
la statuaire egyptienne. Ce qu'il a fallu a M. de Bissing de patience et
de flair bibliographique pour recueillir dans les bibliotheques les ren-
seignements qu'il a semes a mains pleines a chaque page de ses
notices, ceux-la se le figureront aisement qui connaissent l'etendue de
la litterature egyptologique et son eparpillement. Ce n'a ete la pourtant
que le moindre de sa tache ; l'appreciation des objets memes a exige
de lui une attention toujours eveillee, et par suite, une tension d'es-
prit continue qui aurait epuise promptement un homme moins entraine
aux minuties de l'observation artistique. Dans d'autres branches de
la science, les matieres ont ete brassees el rcbrassees si souvent pour
la plupart que presque toujours la raoitie de la besogne est a peu
pres faite ; chez nous, rien de semblable n'existe, et, dans bien des
cas, M. de Bissing a dii aborder des objets que personne n'avait connus
avant lui et sur lesquels aucune etude prealable n'avait ete essayee.
Qu'il se soit fatigue parfois et qu'on puisse ca et la reprendre a scs
jugements, il Tavoue de bonne grace; ce qui m'etonne, c'est qu'on ait
aussi rarement l'occasion de les reformer, meme parliellement.
Je souhaite done que la fin de cet excellent ouvrage ne se fasse pas
attendre trop longtemps. Me sera-t-il permis d'ajouter qu'apres l'edi-
tion presente, qui est de luxe, une edition populaire serait la bienvenue?
Nous autres egyptologues, nous sommes condamnes k payer nos livres
si cher que le prix de ces Denkmaler ne nous effraie pas, mais ailleurs
on y regarde do. plus pres ; une reproduction en un format plus petit, et
qui coutat moins, contribuerait beaucoup a repandre la connaissance
de l'art egyptien dans des classes de lecteurs ou le livre present ne
penetrera pas.
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS1
Q'a ete longtemps une question de savoir si les statues des rois et
des particuliers egyptiens nous offrent des portraits fideles du tout ou
simplement approches. Non qu'on niat jamais que leurs auteurs eussent
voulu les faire aussi semblables que possible, mais on hesitait a croire
qu'ils y eussent reussi. L'air d'uniformite que 1'eraploi reitere des
memes expressions et des memes poses repand sur elles encourageait
a penser que, se jugeantincapables de transcrire justement les nuances
de conformation ou de physionomie propres a chaque individu, ils les
avaient ^cartees de parti pris comrae indifferentes au genre de service
auquel elles etaient destinees : si l'ame ou le double a qui elles four-
nissaient un corps indestructible reconnaissaient en elles assez de leur
corps passable pour pouvoir s'y attacher sans dommage au cours de
leur existence posthume, ils estimaient avoir rempli suffisamment leur
tache. L' etude des monuments a dissipe ces doutes. Qui, ayant manie
attentivement une de ces tetes saites dont le crane et le visage presen-
tent des caracteres si nettement individuels, ne reste pas assure que
tant de particularites notees avec cette felicite curieuse indiquent le
ferme propos de transmettre a la posterite l'apparence exacte du
modele? Que si, poussant plus avant, nous abordnns le second age
th^bain, nous y constaterons bientot, grace aux hasards qui nous ont
(1) Extrait de la Revue de I'Art ancien et moderne, 1912, t. XXXI, p. 241-254.
20 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
livre bien conserves les cadavres d'une cinquantaine de princes et de
princesses, avec quel succes les ateliers royaux ont perpetue sur la
pierre les effigies de leurs contemporains : le profil de Setoui I" photo-
graphic dans son cercueil co'inciderait ligne pour ligne avec celui de
ses bas-reliefs de Karnak ou d'Abydos, n'etait la maigreur qui resulte
de l'embauinement. Remontons maintenant a huit ou dix siecles
encore au dela, et recherchons quel parti les maitres sculpteurs du
premier age thebain ont tire de leurs Pharaons : les statues d'Amen-
emhait III et des Sanouasrit ont l'accent si personnel que nous
aurions tort de supposer qu'elles peuvent etre autre chose qu'une
image sincere jusqu'a la brutalite. Les deux Chephren du Caire etaient
souls naguere encore a nous suggerer la conviction que les temps
memphites ne le cedaient en rien sur ce point de la ressemblance aux
siecles moins eloignes de nous : la decouverte recente d'une dizaine
de Mycerinus nous interdit d'en douter desormais.
lis n'ont pas quitte l'Egypte pour la plupart. Le premier qui nous
arriva (fig. 1) entra chez nous par achat en 1888, avec quatre sta-
tuettes de Naousirriya, de Mankahorou, de Chephren et peut-etre de
Cheops . D'apres les renseignements que Grebaut recueillit alors, elles
avaient ete trouvees ensemble, deux ou trois semaines auparavanl, par
des fellahs de Mit-Rahineh, sous les ruines d'une petite construction en
briques situee a l'est de ce qui fut jadis le lac sacre du temple de Phtah
a Memphis. Ce n'etait pas la certainement leur place originelle, mais
elles avaient vraisemblablement orne d'abord chacune la chapelle
funeraire annexqe a la pyramide de son souverain : leur transfert a la
ville et leur reunion dans l'endroit d'ou elles sortent ne sont pas ante-
rieurs au regne des derniers Sa'ites ou des premiers Ptolemees. C'est
alors, en effet, que la haine de la domination etrangere ayant exalte
chez le peuple l'amour de tout ce qui etait foncierement egyptien, la
piete envers les Pharaons glorieux d'autrefois se raviva : leurs sacer-
doces se reorganiserent et ils re^urent de nouveau le culte dont des
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 21
siecles d'oubli les avaient deshabitues. Aucune de nos figures n'est de
grandeur naturelle, et le Mycerinus de diorite, qui n'est pas un des
moindres, atteint a
peine la hauteur de cin-
quante-cinq centime-
tres. II trone sur un de
cubique avec cette im-
passibility que le Che-
phren nous a rendue
familierc, et le buste
raide, les poings aux
cuisses, il laisse aller
droit devantlui le regard
blanc que l'etiquette im-
pose a I'haraon, tandis
que la foule des cour-
tisans et des vassaux
defile a ses pieds : son
nom, grave sur les cotes
du siege, & droite et a
gauche de ses jambes,
ne nous aurait pas appris
ce qu'il est que nous
l'aurions devine a son
port. La facture, sans
etre des meilleures qui
se puissent imaginer,
ne laisse pas d'etre
bonne : toutefois, la tete
est grele par rapport au torse, et, dans le principe, on no manqua
pas d'attribuer ce defaut a I'etourderie du sculpteur. On observa d'ail-
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Le Myctirinus de Mit-Rahineh.
Diorite. Musee du Caire.
22 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
leurs que le visage n'etait pas sans rappeler celui de deux des
autres Pharaons, et on l'expliqua par la parente, le second, Chephren,
etant le pere de Mycerinus, et le troisieme, peut-etre Cheops, son
grand-pere. Ce fut un motif de presumer qu'on avait la des portraits,
mais ces portraits etaient-ils authentiques? Plusieurs egyptoiogues
de Berlin, que leur ingeniosite naturelle incitait alors a reviser les
jugements de Mariette sur l'art, penserent discerner dans certains
details de costume et d'ornementation la preuve que, si ce n'etaient
pas la des figures de fantaisie pure, c'etaient du moins des copies
d'originaux anciens executees tres librement sous une des dynasties
sa'ites, et leur theorie, repoussee par les savants qui avaient une expe-
rience plus longue, troubla cependant la majorite. Elle ne tarda pas
a etre renversee par les faits, mais comme il arrive souvent, les con-
sequences qu'on avait deduites d'elle lui survecurent par force d'habi-
tude : beaucoup d'entre nous craignirent, pendant quelques annees
encore, de s'avancer trop s'ils declaraient franchement que notre
Mycerinus etait ce que nous l'avions intitule sur la foi de son inscrip-
tion, le vrai Mycerinus.
Ilsne le firent qu'a partir de 1908, alors que Reisner et ses Ameri-
cains, fouillant a Gizeh aux alentours de la troisieme pyramide, mirent
au jour des monuments qu'avec la meilleure volonte du monde per-
sonne ne put assigner a une epoque differente de celle de Mycerinus. II
semble que le renom de piete dont le roman populaire l'avait entoure
n'etait pas immerite completement, au moins en ce qui touche sa
propre divinite, car les ouvriers retirerent des ruines de sa chapelle,
avec les elements d'une innombrable vaisselle funeraire en toutes
sortes de pierres, les fragments d'une multitude de statues en albatre,
en schiste, en calcaire et en breches rares. II y en avait dans la masse
d'inachevees ou de degrossies a peine, car, le souverain etant mort
tandis qu'on les faconnait, les travaux avaient ete interrompus aussitot,
selon 1'usage oriental, et les chantiers abandonnes en debandade.
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 23
Celles qui etaient terminees deja et menees a leur place furent culbu-
tees on ne sait a quelle epoque, peut-etre au temps ou Saladin deman-
tela les pyramides pour construire les remparts nouveaux et la cita-
delleduCaire, puis leurs pieces si raaltraitees qu'une quantite enorme
en a disparu : c'est au plus si, d'une centaine de couffes que les Ame-
ricains ramasserent, ils retirerent, outre cinq ou six tetes intactes, de
quoi reconstituer a peu pres completement deux statues en albatre. La
meilleure des tetes (fig. 2) est chez nous, au Caire, et elle ressemble
assez a celle de notre statuette pour
qu'on n'eut pu hesiter a recon-
naitre Mycerinus, quand raeme l'en-
droit d'ou elle sort ne nous l'aurait
pas laisse deviner. La statue qui
nous est echue dc la trouvaille
(fig. 3, p. 25) est assise, mais le
bloc sur lequel elle est sculptee ne
tient pas d'aplomb sur sa base, si
bien qu'elle se renverse legerement
en arriere. D'autre part, les deux
bras etant coupes entre l'aisselle et
la hanche, elle doit a cet accident
de paraitre au premier instant avoir
un buste trop etroit pour sa hauteur. Enfin, et c'est ici le point impor-
tant, la tete est petite, si petite que la coiffure ne sufifit pas, malgre son
volume, a corriger le mauvais effet de cette disproportion entre sa
termite et Pampleur des £paules. La faute n'est pas de celles qu'on
rejettera avec vraisemblance sur la gaucherie ou sur Tignorance de
l'artiste. Celui-ci n'etait pas, tant s'en faut, un homme de talent, mais
il savait son affaire et il nous l'a bien prouve par la tenue generale de
son oeuvre. L'accord du tronc et des jambes, la musculature de la poi-
trine, la texture du costume, le modele du genou et du mollet sont
Kio. 2
Mycerinus : T«te Reisuer.
Allaire. Musee du Caii-e.
24 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
conformes & 1'esthetique de I'epoque; la cheville et le pied sont detailles
avec la virtuosite d'un ouvrier rompu a toutes les finesses du metier.
Si maintenant nous revenons a la statuette de Mit-Rahineh, que sa
technique rattache non pas a une ecole mais a un atelier different, nous
eprouverons de la difficulte a imaginer que deux seulpteurs seraient
tombes chacun de son cote dans une faute aussi grossiere s'ils ne
l'avaient pas eue sous les yeux chez leur modele. Puisque leurs statues
de Mycerinus sont microcephales, c'est que Mycerinus etait microce-
phale presque a la difformite.
Cependant la fouille continuait parmi les lifs d'eclats de pierre.
Quelques semaines avant qu'elle cessat, vers la fin de mai 1908, elle
produisit quatre groupes en schiste dont le temoignage confirma
pleinement celui des albalres. L'agenceraent y est le meme, a quelques
ecarts pres, qui ne modifient point sensiblement l'aspect des morceaux.
Contre une dalle haute de quarante-cinq a soixante centimetres, trois
personnes sont debout cote a cote, Mycerinus au milieu, le pied gauche en
avant, le pagne tuyaute aux reins, et au front le bonnet blanc du royaume
de la Ilaute-Egypte. II a toujours une deesse a sa dioite, une Hathor
moulee dans le sarrau sans manches ouvert sur la poitrine, et chargee
par-dessus ses cheveux de la perruque breve et de la coufieh ; elle porte
sur cette coiffure ses deux cornes de vache et le disque solaire. Dans
l'un des groupes (fig. 4, p. 27), elle marche, les bras retombants et les
mains a plat le long des cuisses ; dans l'autre (fig. 5, p. 29), elle
l'etreint du bras gauche et elle se presse contre lui ; dans la troisieme
enfin (fig. 6, p. 31), elle lui serre la main droite de sa main gauche.
La derniere des figures est tantot d'une femme, tantot d'un homme :
l'homme, qui est moins grand d'un tiers que ses compagnons, s'avance
les bras ballants ; les deux femmes sont immobiles, et l'une d'elles
passe son bras droit autour de la taille du roi, symetriquement a
l'Hathor de gauche. Ce sont des entites geographiques, des nomes,
et les etendards qui sont plantes sur leur tele nous enseignent leurs
Fig. i
La slalue en albatre de Mycerinus.
Musie du Cairc.
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 27
noms : les deux femmes personnifient les nomes du Sistre et du
Chien, l'homme celui d'Oxyrrhinchus. Les fragments de schiste sous
lesquels ils etaient ensevelis appartiennent assurement a d'autres grou-
pes aujourd'hui detruits,
niais combien comptait-on de
ceux-ci a l'origine ? Le theme
decoratif duquel ils faisaient
partie est de ceux dont on
saisit l'intention du premier
coup d'oeil, mais, si nous
avions eu besoin d'un com-
mentaire pour le com-
prendre, les courtes le"gendes
de la base nous en auraient
fourni les elements ; elles
nous apprennent en effet
que notre Hathor est la dame
du canton du Sycomore et
que le nome du Chien, celui
du Sistre, celui d'Oxyrrhin-
chus amenent au souverain
toutes les bonnes choses de
leur territoire. Myce"rinus,
en sa qualite de roi du Said
et du Delta, avait droit,
pendant sa vie au tribut,
apres sa mort aux offrandes du pays entier, et d'autre part, Hathor,
dame du Sycomore, est la patronne des morts osiriens dans cette
province memphite oil s'elevaient les palais des Pharaons et leurs
tombeaux : il dtait done naturel qu'elle servit d'introductrice aux
dCle'gues des nomes, lorsque ceux-ci venaient verser leurs redevances
Fig. 4
Mycdrinus, Hathor ct le nome Oxyrrhinchite
Schiste. Musee du Caire.
28 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
au maitre commun. Chez les riches particuliers, cette operation etait
symbolisee sur les parois de la chapelle f uneraire par de longues proces-
sions d'hommes ou de femmes en bas-relief, dont chacun incarnait
Fun des domaines affectes k l'entretien du tombeau ; ici, elle etait
exprimee de facon plus concrete encore par deux theories de groupes
en ronde-bosse, qui probablernent se developpaient le long des murs
dans une des cours du temple de la pyramide. Les quatre qui ont
echappe a la destruction appartenaient a la serie du Said, comrne le
prouvent etleurs noms et la coiffure du souverain, mais ceux du Delta
n'auraient pu rnanquer sans qu'il en resultat des privations regrettables
pour le double dans son existence d' outre- torn be : il y en avait done
une quarantaine en tout, autant que de nornes dans 1'Egypte entiere.
[/excellence de ceux qui nous sont parvenus est pour nous inspirer
le regret de ceux que nous n'avons plus. lis conservaient quelque chose
encore de leur coloris primitif, dans l'instant qu'ils sortirent de terre,
mais ils s'en sont depouilles rapidement au contact de 1'air et de la
lumiere, et il ne leur en est plus reste que des traces a la poitrine,
au cou, aux poignets, a la ceinture, aux endroits que voilait la parure
habituelle des gens de haut rang : les feuilles d'or dont les colliers et les
bracelets etaient decores ont ete volees des l'antiquite, mais les couches
plus epaisses de peinture sur lesquelles elles avaient ete posees gardent
assez exactement leurs contours. II nous serait facile de restituer a
l'ensemble l'aspect qu'il avait dans sa fraiche nouveaute, teint jaune
clair pour les femmes et rouge-brun pour les hommes, chevelures
noires, coiffures bleues ou blanches, couronnes et vetements blancs
releves par l'eclat fauve des bijoux. Des morceaux ou tout est calcule si
minutieusement pour la verite, il est peu probable que rien y soit
l'effet du hasard ou de la maladresse ; si done la tete du souverain y est
partout trop faible, e'est qu'elle se presentait telle dans la realite. En
fait, la disproportion au reste du corps est moins sensible ici que sur les
statues isolees et on ne la remarque pas de prime abord : elle se
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 29
manifesto rapidement des que Ton compare le souverain a ses deux
compagnons. Non seulement ils ont la tete plus massive et plus large
que lui, mais il semble que
le sculpteur ait voulu accen-
tuer riuegalite entre eux
par un tour de son metier :
il aretreci sensiblement leurs
epaules, et le contraste de la
tete trop petite qui surmonte
les vastes epaules de Myce-
rinus avec les deux fortes
tetes qui pesent sur les epaules
etriquees des acolytes sou-
ligne la difTormite que l'en-
tassement des trois figures
sur le meme fond avait
presque masquee. L'etude
des scliistes nous impose
done la meme conclusion que
celle des albatres. C'est bien
le Mycerinus veritable que
les conlemporains se sont
efforces de transmettre a la
posterite, ct ils ne nous ont
^pargneaucun des details qui
6taient de nature a nous le
faire bien connaitre; nous
n'avons qu'a analyser leurs
oeuvres pour le voir lui-meme
se dresser devant nous. II etait grand, robuste, mince de taille, avec
des jambes longues et une encolure puissante qu'un visage grele sur-
Fio. 5
Mycerinus, llathor et le nomc f'.ynopolite.
Scheie. Must'e du Caire.
30 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
montait, un athlete avec la tete presque d'un enfant. Au demeurant,
des yeux saillants, des oreilles grasses, un nez court retrousse du bout,
unc bouche sensuelle ourlee de levres epaisses, un menton fuyant sous
la barbe postiche : l'expression de la face est celle de la bienveillance,
meme de la faiblesse. Le sculpteur a eu beau lui raidir l'echine et le
cou, lui gonfler la poitrine, lui tendre les biceps, lui serrer le poing,
lui immobiliser le masque dans une gravite hieratique, il n'a pas reussi
a lui inculquer la majeste souveraine qui fait de notre Chephren l'ideal
du Pharaon egal aux dieux. II a le benoit exterieur d'un particulier de
bonne race, mais de tournure inferieure a sa condition. On en citerait
aisement une douzaine parmi les statues qui voisinent avec les
siennes dans notre Musee, celle de Ranafir, par exemple, qui ont
plus haute mine et plus fiere allure.
Et le nouveau groupe en schiste (fig. 7, p. 33) que Reisner
decouvrit pendant l'hiver de 1909 ne nous a obliges a rien changer
de cette appreciation. Mycerinus y est represente cette fois avec sa
femme ; les portions basses des deux figures n'avaient pas regu le poli
final quand la mort survint, mais celles du haut etaient achevees
et elles sont admirables. II est, lui, coiffe du daft ordinaire qui lui
encadre la face carrement, et ses traits sont bien ceux que nous
lui connaissons d'apres les statues deja decrites, les yeux a fleur de
peau, le regard fixe, le nez retrousse, la bouche large et molle, la levre
inferieure qui avance un peu sur la superieure, la physionomie d'un
bon bourgeois qui se guinde pour paraitre digne. La reine n'a pas Fair
beaucoup plus noble, mais, a la considerer, on n'est pas loin de
penser qu'elle avait plus d'intelligence ou de vivacite. On ne dira pas
precisement qu'elle sourit, mais un sourire vient de passer sur son
visage et il lui en flotte quelque chose encore sur la bouche et sur
les yeux (fig. 8, p. 35). Elle a d'ailleurs de belles joues rondes, un
petit nez en l'air, un menton replet, des levres charnues, coupees
de haut en bas par un pli bien net : un regard resolu glisse entre ses
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 31
paupieres etroites et lourdes. Elle ressemble a son mari, ce qui n'a
rien de surprenant, puisque, les unions entre freres et soeurs etant
non seulement tolerees mais commandoes par la coutume, il y a chance
que ces deux-la fussent nes
du meme pere et de la meme
mere ; elle a seulement quel-
que chose de plus ferme que
lui (fig. 9, p. 37). L'usage
exigeait, quand on associait
deux epoux dans un groupe,
qu'on ne les posat pas cote a
cote sur un pied d'egalite
absolue, mais qu'on pretat a
la femme une posture ou
simplement un geste qui im-
pliquait un etat de depen-
dance plus ou moins affec-
tueuse a regard du mari;
on 1'accroupissaitases pieds,
la poitrine contre sesgenoux,
ou on l'attachait du bras a
sa ceinture ou a son cou,
comme si elle n'avait con-
fiance qu'en sa protection.
Ici, le geste de la reine est
con forme a la convention,
contredit l'intention soumise
Kig. G
Mycerimis, llatlior et le nome du Sislre.
SrhislP- Musee du Caire.
mais la maniere dont elle Pexecute en
: elle se serre moins contre le Pharaon
qu'elle ne le serre contre elle et elle a Pair de le proteger au moins
autant qu'il la protege. Aussi bien l'egale-t-elle par la stature, et
quand meme elle est plus svelte que lui, ainsi qu'il convient a
son sexe, elle est aussi robuste des epaules. Est-ce a dire pour cela
32 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
que le sculpteur lui ait attribue la carrure massive d'tin homme?
Non certes, inais, a l'exemple de son confrere des triades, il a triche
quelque peu pour dissimulcr le defaut de son modele. Comrae il lui
deplaisait sans doute d'avoir a inontrer un Pharaon difforme et que,
pourtant, il lui etait interdit d'alterer des traits qui, apres tout, etaient
ceux d'un dieu, il en a rendu l'incorrection moins visible en retranehant
aux epaules cc qu'il fallait afin de retablir une sorte d'equilibre apparent
entre les parlies, et nous voila ramenes par un detour nouveau au point
oil l'examen dos albatres et des triades nous avait conduits. Concluons
unefois de plus que les effigies des Pharaonsmempbitesetdeleurssujets
etaient les portraits reels des personnages q u'elles pretendaient reproduire.
Reels, mais nonrealistes, a moins de necessites speciales. J'ai tente
a plusieurs reprises de delinir les deux ecoles principales de sculpture
egyptienne, la thebaine et la memphite. Des son origine, la thebaine
tend a copier le modele brutalement, tel qu'il est dans le moment que
sa main le saisit. Prenez les statues de Sanouasrit Ier ou de Sanouas-
rit III qui entrerent naguere au Musee du Caire : l'air de farnille est
indeniable entre toutes, mais, selon qu'elles proviennent d'un atelier
thebain ou d'un memphite, les traits qui constituent la ressemblance
complete sont notes de facons si divergentes qu'a premiere vue on
incline a penserqu'elleexiste a peine. Les Thebains ont marque scru-
puleuseinent la maigreur des joues, la durete de l'oeil, la secheresse
de la bouche, la pesanteur dela machoire, et ils ont accuse ces points
plus qu'ils ne les ont attenues; le Memphite ne les a pas negliges,
mais il les a traites d'une maniere plus clemente, et il a degage des
faces hagardes ou l'ecole rivale se complait le masque heureux et sou-
riant que les traditions de la sienne attribuaient a tous les Pharaons
sans exception. Nous ne pouvons pas instituer de comparaisons dece
genre pour l'epoque de Mycerinus : l'ecole thebaine, si elle existait
deja comme il est probable, dort enterree encore sous les ruines, et
nous ne connaissons rien d'elle a placer aux cotes de la memphite.
Fig. 7
MycerinuH el sa feinine.
Schiste. MusOe Je Boston.
SUR OUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 35
C'en est assezneanmoins de parcourir les sallesde notre Musee qui sont
reservees a celle-ci pour nous convaincre que, si le Cheikh-el-beled,
les Chephren, le couple princier de Meidoum, les Ranafir sont des por-
traits ressemhlants, ce sont aussi des portraits idealises selon la for-
Fio. 8
Mycirinus et sa femnie (Detail).
Schisle. Musee de Boston.
mule dont nous avons constate l'influence sur les monuments de la
XII" dynastie : tout ce que leurs modeles offraient de trop prononce"
dans leur maniere d'etre a Cte affaibli, afin de leur donner la tenue
sereine qui seyait au corps imperishable de si nobles et si discretes
personnes. La seulement on se departait de la routine ou Ton rencon-
trait des monstruosites telles qu'ily aurait eu danger pour l'immortalite'
du sujet a les effacer completement, ainsi dans le cas des deux nains
36 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
du Caire; encore n'est-il pasbien sur que meme l&on n'ait pas menage
quelques adoucissements aleur laideur. Ce qui est arrive a Mycerinus
le rend vraisemblable : n'avons-nous pas vu, en effet, que l'artiste
s'est ingenie a dissimuler par un artifice l'exigu'ite troublante de la
tete? Et il a du souvent prendre des libertes pareilles sans que nous
ayons actuellement les moyens de le demontrer. J'oserai l'affirmer de
Chephren, bien que l'une de ses deux statues, celle de serpentine verte,
soit presque pour moitie une restauration de Vassalli. Car si Ton com-
pare leurs profils, on remarque que celui de la statue en serpentine est
moins ferme que celui de la statue en diorite: l'oeil y est plus petit et
le menton moins autoritaire, la pointe du nez se rebrousse un peu et
une ressemblance s'ebauche avec Mycerinus. Cette dignite hautaine
que je signalais tout a l'heure chez le pere par opposition au fils ne
resulterait-elle pas du parti qu'avaient pris les Memphites d'idealiser
leurs sujets, jusqu'a faire de chacun d'eux un type presque abstrait de
la classe a laquelle il appartenait?
Comme on pouvait s'y attendre, les albatres de Mycerinus sont loin
d'egaler ses schistes. Chaque fois, en effet, que nous retrouvons plu-
sieurs statues d'un personnage en matieres differentes, il est rare que
les plus difficiles k travailler ne soient pas aussi les meilleures. Petrie
en avait conclu qu'il y avait en Egypte, a toutes les epoques, une
ecole de sculpture du calcaire et des roches tendres, une du granit et
des roches dures. Mais qui s'aviserait de classer nos sculpteurs dans
des ecoles diverses suivant qu'ils s'attaquent au bronze ou au marbre ?
En Egypte, comme chez nous, les apprentis recevaient un enseigne-
ment qui les preparait a exercer le metier complet, quelle que fut la
specialite dans laquelle ils se cantonnassent par la suite, mais comme
le traitement de certaines roches exigeait une pratique plus etendue,
on avait soin, sur les chantiers, de le contier aux plus experts. C'est
evidemment ce qui arriva pour Mycerinus. Ses albatres sont tres esti-
mables a coup sur, mais ceux a qui nous les devons n'etaient pas des
SUR QUELQUES PORTRAITS DE MYCERINUS 37
virtuoses accomplis, et, s'ils s'acquitterent de leur tache tres honora-
blement, its ne produisirent rien que d'ordinaire. Ceux qui executerent
les schistes etaient bien plus habiles. Je n'oserai pas certifier qu'ils ont
triomphe entierement de la matiere : les corps des princes et des dieux,
decoupes dans une pate aussi seche et d'un ton aussi triste, presentent
Fig. 9
Mycerinus et sa fenmie Detail .
Schisle. Musee de Boston.
une rigidite de contours a laquelle nous sommes d'autant plus sen-
sibles qu'ils sont prives de la couleur qui les egayait. lis rebutent
presque celui qui les voit pour la premiere fois ; puis, cette repulsion
vaincue, ils se revelent parfaits de leur espece. L'artiste a fait ce qu'il
a voulu de cette substance Migrate, et il l'a nianiee de la meme sou-
plesse que s'il eut eu a petrir 1'argile la plus ductile. Les ferames
surtout sont remarquables avec leurs epaules pleiues et rondes, leurs
38 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
seins menus et places bas, leur ventre puissant et bien dessine, leurs
cuisses dedicates et pleines, leurs jambes vigoureuses, un des types les
plus elegants que I'Egypte rnemphite ait crees. Cela ne vaut pas le
Chephren de diorite, ni leCheikh-el-beled, ni le Scribe accroupi, ni la
Dame de Meidoum, raais ce n'en est pas loin, et peu de pieces tiennent
un rang aussi eleve dans l'oeuvre do la vieille ecole memphite.
TfiTE DE SCRIBE
DE LA IV' OU DE LA V« DYNASTIE (Musee du Louvre .
Les inventaires ne donnent pour cette tete (pi. 1) aucune indication
d'origine. On en soupconnait si peu la provenance qu'on l'a crue de
travail peruvien pendant longtemps : M. de Longperier, avec son tact
ordinaire, lui a rendu la place qui lui appartenait dans la serie egyp-
tienne1. On y reconnait, a premiere vue, le style de l'ancien Empire
memphite : elle a etc detachee, evidemment, d'une statue qui se trouvait
dans une des necropoles de Sakkarah. L'absence du socle et des parlies
qui portent d'ordinaire l'inscription nous condamne a ignorer le nom
de l'individu qu'elle representait, un Scribe contemporain, ou peu s'en
faut, du fameux Scribe accroupi. Front etroit et un peu fuyant, ceil
long, saillant, tire legerement vers les tempes, nez retrousse, narines
minces, pommettes accentuees, joues maigres, bouche large et levres
charnues, menton ferme et rond, c'est un portrait peu flatte, mais
certainement exact. La matiere est le calcaire tres fin de Tourah, peint
en rouge vif : la technique est d'une delicatesse et d'une maitrise rares,
meme a cette epoque d'artistes emerites.
Les statues de simples particuliers proviennent j)resque toutes de
temples ou de tombeaux. Le droit d'eriger une statue dans les temples
appartenait au roi seul; aussi, la plupart de celles qu'on y a recueillies
1. Elle est mentionnec pour la prcmiOre fois dans le Catalogue d'Emmanuel de Rouge, 1855,
oil elle porte le n° 6; elle est placee sur la cheminee de la Salle civile.
40 ESSAIS SUR L'ART EGY|PTIEN
offrent-elles une formule speciale : « Donne comme faveur de par le
« roi, k un tel fils d'un tel »\ parfois memo la faveur est qualifiee de
grandest tres grande. C'etait done atitre exceptionnel, en recompense
de services rendus ou par un caprice de la royaute, qu'un Egyptien
obtenait l'autorisation de placer son image dans un temple, que ce fut
celui de sa cite natale ou celui d'une autre ville pour le dieu de
laquelle il professait une devotion particuliere. Les grands seigneurs
feodaux, qui aspiraient tous plus ou moins a posseder les droits
regaliens, prenaient parfois la liberte d'en Clever une a eux-memes,
sans la permission prealable de Pharaon; mais, malgre ces usurpa-
tions de la prerogative royale, le nombre devait en etre relativement
peu considerable. Les guerres civiles, les invasions etrangeres, la ruine
des villes, la destruction des idoles par les chretiens, ont contribue &
rendre rares dans nos musees les statues privees provenant des temples2.
Rien de plus frequent, au contraire, que d'y en rencontrer qui
sortent de cimetieres. Chaque tombe un peu soignee de l'ancien ou du
nouvel Empire en renfermait plusieurs, qui representaient le defunt
seul ou accompagne des membres principaux de sa famille. Elles
n'etaient pas toujours placees au meme endroit : vers la IV* dynastie,
on les dressait quelquefois dans la cour exterieure, a Fair libre, quel-
quefois aussi dans la chapelle oil la famille celebrait, a de certains
jours, le culte de l'ancetre. Leplus souvent, on les emprisonnait dans
une chambre etroite, haute de plafond, assez semblable a un couloir,
et que, pour cette raison, les Arabes appellent Serddb. Tantot, le
Serddb est perdu dans la maconnerie et ne communique avec aucune
des autres pieces. Tantot il est relie a la chapelle funeraire par une
sorte de conduit quadrangulaire assez petit pour qu'on ait peine a y
glisser la main3. Les pretres venaient bruler de l'encens aupres de
1. En voir de bons exemples dans Makiettr, Karnak, pi. VIII.
2. Ceci n'est plus vrai depuis la decouverte de la favissa a Karnak. Le Musee du Caire
possede plusieurs centaines de statues privees originaires du temple d'Amon thebain, (1912).
3. Mariettb, Su?- les tombes de l'ancien Empire qu'on trouve a Saqqarah, p. 8-9.
"
1*1.. 1
TETE DK SCRIBK AU LOUVRE
TETE DE SCRIBE 41
l'orifice, y verser des libations, y presenter des offrandes, y murmurer
des prieres, et le tout etait cense penetrer dans le reduit. Tel de ces
Serddb renferme une ou deux statues a peine; tel autre en contenait
jusqu'a vingt. Certaines sont en bois ou en pierre dure : le plus grand
nombre est en calcaire peint. Assises ou debout, accroupies ou lancees
dans l'attitude de la marche, elles pretendent toutes nous conserver
des portraits, portraits du raort, de sa femme, de ses enfants, de ses
serviteurs. Si on les rencontrait plus souvent dans des endroits oil
elles eussent ete visibles, on expliquerait leur presence par le plaisir
bien naturel qu'eprouvaient les meinbres d'une famille a retrouver les
traits des personnes qui leur avaient ete cheres. Mais elles sont d'ordi-
naire emmurees pour l'eternite dans des cachettes ou nul ne penetrait
jamais : il nous faut chercher d'autres raisons.
Les Egyptiens se faisaient de Tame humaine une idee assez
grossiere. lis la consideraient comme une reproduction exacte du
corps de chaque individu, petrie d'une matiere moins dense que la
chair et les os, mais susceptible d'etre vue, sentie et touchee. Ce
double, ou, pour l'appeler du nora qu'ils lui donnaient, ce ka,
avait, a un degre moindre que son type terrestre, toutes les in fir-
mites de notre vie : il buvait, mangeait, se vetait, s'oignait de
parfums, allait et venait dans sa tombe, exigeait un mobilier, une
maison, des serviteurs, un revenu. On devait lui assurer, par dela
notre monde, la possession de toutes les richesses dont il avait joui
ici-bas, sous peine de le condamner a une eternite de miseres indi-
cibles. La premiere obligation que sa famille contractait a son egard
etait de lui fournir un corps durable, et elle s'en acquittait en momi-
fiant de son mieux ladepouille mortelle, puis en enfouissant la inomie
au fond d'un puits ou Ton ne I'atteignait qu'au prix de longs travaux.
Toutefois, le corps, quelque soin qu'on eut mis a le preparer, ne
rappelait que de loin la forme du vivant. II etait, d'ailleurs, unique et
facile a d&ruire : on pouvait le briser, le demembrer methodiquement,
42 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
en disperser ou en bruler les morceaux. Lui disparu, que serait devenu
le double? On preta pour support a celui-ci des statues represen-
tant la forme exacte de son individu. Ces effigies en bois, en calcaire,
en pierre dure, en bronze, etaient plus solides que la mornie, et rien
n'empechait qu'on les fabriquat en la quantite qu'on voulait. Un seul
corps etait une seule chance de duree pour le double; vingt equiva-
lent a vingt chances. De la, ce nombre vraiment etonnant de statues
qu'on rencontre quelquefois dans une seule tombe. La piete des parents
multipliait les images, et, par suite, les supports, les corps imperissables
du double, lui assurant, par cela seul, une presque immortalite1.
Dans les temples com me dans les hypogees, les statues de parti-
culiers etaient destinees a servir de soutien a Fame. La consecration
qu'elles recevaient les animait pour ainsi dire et en faisait les subs-
tituts du defunt : on leur servait les offrandes destinees a l'autre monde.
Chaque tombeau de riche possedait une veritable chapelle a laquelle
etait attache un sacerdoce special, forme de hon-ka ou pretres du double.
Les pretres du double accomplissaient aux fetes sacramentelles les rites
ne"cessaires, ils veillaient a l'entretien de l'edifice, ils administraient ses
revenus. Les statues des villes memes exigeaient des soins speciaux.
Le clerge du temple ou elles logeaient reclamait en effet sa part des
benefices que rapportait le culte des ancetres : on redigeait, en sa faveur,
de veritables actes de donation ou Ton specifiait le role qu'ildevait jouer
dans les ceremonies, la quantite d'offrandes qui leur revenait pour le
service rendu, le nombre de jours dans l'annee qu'ils consacraient a
chaque statue. « Convention passee entre le prince Hapi-T'aufi et les
« Pretres de I'heure du temple d'Anubis, maitre de Siout, au sujet
« d'un pain blanc que chacun d'eux doit donner a la statue du prince,
« sous la haute main du Pretre de ka, le 18 Thot, jour de la fete
1. Voir sur cette th6orie Lepage-Renouf, On the true Sense of an Important Egyptian Word,
dans les Transactions of the Society of Biblical Archaeology , t. IV, p. 494-508, ainsi que Maspero,
Memoires du Congris des Orientalistes de Lyon, t. I, et Bulletin de I 'Association scientifique de
France (1878), n° 594, p. 373-384.
TETE DE SCRIBE 43
« Ouaga ', en plus des dons que tout tombeau doit a son seigneur ;
« ensuite, au sujet de laceremonie d'allumer la flamme, etde laproces-
« sion qu'ils doivent faire avec le Pretre de ka, tandis qu'il celebre le
« service en l'honneur du defunt et qu'ils dehlent a Tangle nord du
« temple, au jour d'allumer la flamme. — Hapi-T'aufi donne pour cela
« aux Prelres de I'heure un boisseau de ble de chacun des champs appar-
« tenant au tombeau, des premices de la moisson du domaine princier,
« com me chaque particulier de Siout a coutume de faire des premices
« de sa moisson, car chaque paysan donne toujours un don au temple
« des premices de sa moisson2. » Le ceremonial est regie ainsi par le
detail, et le monument nous apprend comment et a quelles conditions
on nourrissait un mort en Egypte. Les pains, la viande, le ble etaient
mis devant la statue par les pretres : ils arrivaient de la aux dieux qui,
apres avoir preleve leur part, transmettaient le reste au double.
On comprend maintenant pourquoi les statues qui ne representent
pas des dieux sont toujours et uniquement des portraits aussi exacts
que l'artiste a pu les executer. Chacune d'elles etait un corps de pierre,
non pas un corps ideal ou Ton ne cherchait que la beaute des formes ou
de I'expression, mais un corps reel a qui l'on devait se garder d'ajouter
ou de retrancher quoi que ce fut. Si le corps de chair avait ete laid, il
falla.it que le corps de pierre fiit laid de la meme maniere, sans quoi le
double n'y trouvait pas le support qui lui convenait. La statue d'oti aete
detachee la tete conservee au Louvre etait, on ne saurait en douter,
l'image fidele de Tindividu dont le nom avait ete grave sur elle : si
I'expression en est d'un realisme un peu brutal, il faut en accuser le
modele qui ne s'etait pas avise d'etre beau, non pas le sculpteur qui
aurait commis une sorte d'impiete s'il avait altere en quoi que ce fut
la physionomie du modele.
1. Une des fetes des Morts on Egypte.
2. La traduction complete du contrat se trouve dans les Transactions of the Society of Biblical
Archaology, t. VII, p. 1 et 9.
SKHEMKA, SA FEMME ET SON FILS
UROUPE TROUVE A MEMPHIS
Musee du Louvre .
Skhemka vivait a Memphis vers la lin <le la Ve dynastie. II etait
attache a l'ad ministration des domaines, et il fut enseveli dans la
necropole de Saqqarah. Son tombeau, retrouve par Mariette pendant
les fouilles du Serap^um, a fourni trois jolies statues au musee du
Louvre '. J'ai connu le groupe reproduit plus loin (fig. 10, p. 47) a une
epoque oil l'enduit qui le reeouvre n'avait encore que tres peu souf-
fert : les musees d'Europe ne possedaient rien qu'on put lui comparer
pour le fini de l'execution.
Je ne dirai pas grand'chose du personnage principal : il a toutes
les qualites et tous les defauts auxquels les sculpteurs de l'ancien
Empire nous ont habitues. Le modele du torse, des bras etdesjambes
est excellent, celui du pied mediocre, celui des mains detestable; la
tete vit, spirituelle sous la grosse perruque a meches etag^es qui l'en-
cadre. Les deux statuettes accessoires sont charmantes de composition
et de dessin. A main gauche, Ati, la femme du mort, debout et
adossee au montant du siege, tient embrassee la jambe de son mari.
1. Le groupe de Skhemka est catalogue pour la premiere fois par E. de Rouge, Notice som-
maire des Monuments Sgyptiens, 1855, p. 50-51, sous le n° S. 102. Les deux autres statues du
meme personnage que le musee possede sont inscrites toutes deux sous le n° S. 103. L'une d'elles
est en granit, l'autre en calcaire peint.
46 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Le visage et Ies membres sont peints en jaune, selon une convention
respectee presque de tout temps en Egypte '. Une couche de rouge vif
marque les tons hales que le soleil etend sur la peau des homrnes; le
jaune clair exprime les nuances plus dedicates que la vie d'interieur
laisse au teint des femmes. Les cheveux, divises sur le front, retom-
bent en deux masses le long des joues. La robe sans manches est
fendue sur le devant et l'ouverture descend en pointe jusqu'entre les
deux seins : l'etoffe epouse exactement les contours du corps, et la
jupe s'arrete un peu au-dessus de la cheville. La place des seins est
indiquee par un dessin special; tout le reste, de la taille aux pieds,
est brode d'ornements de couleur, imitant les reseaux de verroterie
qu'on voit dans les musees2. Un collier a deux rangs et des bracelets
completent le costume. A main droite, Knom, fils de Skhemkaet d'Ati,
sert de pendant a sa mere : il est nu, sauf un collier qui lui serre le
cou a la naissance et un petit amulette carre qui lui tombe sur la poi-
trine. On ne saurait trop admirer la grace de ces deux figures. Bien
qu'elles soient de dimensions restreintes, l'artiste a donne a chacune
d'elles la physionomie et les traits qui conviennent a leur age avec
autant d'exactitude que s'il se fut agi d'un colosse. Les chairs fermes,
les membres arrondis mais musculeux de la femme pleinement epa-
nouie, et les chairs bouffies, les membres mous de l'enfant sont traites
avec un bonheur egal. Le visage a chez la mere une grace souriante,
chez le fils une gentillesse etonnee et naive : le ciseau egyptien n'a pas
souvent travaille avec autant d'esprit et de legerete.
Le geste par lequel les deux petites personnes embrassent chacune
une jambe de la grande n'est pas un artifice de composition, une
simple facon derattacher les elements secondaires du groupe au prin-
1. II n'y a d'exception que vers le milieu de la XVllIe dynastie, ou les hommes et les femmes,
surtout les femmes, sont peints rose clair ou couleur de chair.
2. Le joli bas-relief peint du tombeau de Seti Ier, que possede le musee du Louvre (E. de
Roug6, Notice des principaux monuments, p. 35, B, 7) montre en grand la disposition des perles
de verre sur l'etoffe.
Kin. I"
Skbemka, s;i feiiinie el son lils.
C«lc4ire. Musee Ju Louvre.
SKHEMKA, SA FEMME ET SON FILS 49
cipal. On le retrouvera souvent en feuilletant les planches du bel
ouvrage de Lepsius '. Les inscriptions se plaisent a repeter de la femme
« qu'elle aimait son mari », et les artistes mettent en action la mani-
festation de cet amour. Assise ou debout a cote de lui, elle lui appuie la
main sur l'epaule ou elle lui passe le bras autour du cou ; accroupic
ou agenouillee, elle se laisse aller contre lui, la gorge pressee a sa
jambe, la joue appuyce a son genou. Et ce n'est pas seulement dans
I'intimite de la maison qu'elle le traite avec cet al)andon affectueux,
c'est en public, devant les domestiques ou les vassaux assembles,
tandis qu'il passe l'inspection de ses domaincs et la revue de ses
richesses2.
De meme, il est rare de rencontrer un personnage qui n'ait a ses
pieds ou a ses cotes ses enfants « qui l'aiment », depuis le petit garcon
nu et coifle, comme ici Knom, de la longue tresse, jusqu'aux fils
adultes et aux filles mariees. En resume, le sculpteur a qui nous
devons le monument du Louvre'a rendu par la pierre une scene de la
vie courante. II nous a montre Skhemka, Ati et Knom groupes comme
ils l'etaient chaque jour : ce qui est convention dans son ceuvre, ce
n'est pas la disposition des trois personnages, c'est la disproportion
de taille qu'on remarque entre le mari et la femme, entre la mere et
le fils.
Ici encore, il n'a guerc fait que se conformer a une tradition
1. Cf. par exemple Lepsius, Denkmnler, II, 47 6, IV, oil la femme, accroupie (levant son
mari, lui passe le bras autour de la jambe.
2. Voici quelques renvois a des planches de Lepsius, oil Ton voil la femme et le mari repre-
sents a cole l'un de I'autre dans des poses differcntes. La femme, de petite taille. est accroupie
deniere le mari assis, Denkm., II, 71 b; la femme et le mari, tous deux de taille hero'ique, sont
assis sur un meme fauteuil et la femme passe son bras droit autour du cou de son mari, Denkm.,
II, 106, 24, 25 6, 41 6, 42 a-b, 75 a, etc., la femme, de petite taille. est debout devant le mari, de
taille heroique, Denkm., II, 38 6; elle est debout derriere lui et elle lui passe le bias autour du
bras gauche, Denkm., il. 27, 33 a, ou elle lui erabrasse la taille. Denkm.. II, 38 a; enfin le
mari et la femme sont debout, de meme taille, la femme derriere le mari et lui passant le bras
au cou, Denkm., II. 13, 20/". 21. 29 6, 32, 34 6, 40 6, 43 6. 4(5. 58 a, 59 6, ou separee de lui,
Denkm., II, 73, etc.
50 ESSAIS SUR I/ART EGYPTIEN
constante de son art. Dans tous les hypogees de toutes les epoques, le
maitre du tombeau emplit d'ordinaire la hauteur d'une paroi, tandis
que les serviteurs, les amis, les fils, les femmes n'occupent que celle
d'un registre. Sur les tableaux guerriers des temples, le roi prend une
ampleur colossale, tandis que le reste, amis ou ennemis, semble
aupres de lui une melee de pygmees. Ici, on pourrait croire que la
difference des mesures marque uniquement la difference des conditions,
mais ailleurs cette explication est insuffisante. Une esclave epousee pour
sa beaute gardait quelque inferiorite de son ancien etat; une princesse
de sang royal, unie en mariage a un simple particulier, ne renoncait
pas pour cela a son rang de princesse. Si l'inegalite de taille avait
repondu a une inegalite de rang, les sculpteurs auraient fait la pre-
miere plus petite, la seconde plus grande que son mari. lis se sont
bien gardes d'en agir de la sorte : esclave ou princesse, ils ont attri-
bue a l'epouse une meme taille parfois egale, le plus souvent infe-
rieure a celle de l'epoux1. Ce n'est done pas une distinction sociale que
cette distinction de traitement trahit; la femme etaitplacee par la loi
sur le meme pied que l'homme. Si le maitre du tombeau est seul de
sa grandeur, e'est que seul il est chez lui dans le tombeau et qu'on a
voulu montrer en lui le seul maitre, celui qu'on desirait preserver a
jamais contre les dangers d'outre-tombe : on le dessinait grand,
comme nous soulignons un mot dans une phrase, pour attirer l'at-
tention sur lui.
C'est done, en realite, aux necessites de Pautre vie que le sculpteur
songeait en modelant son oeuvre. La femme de Skhemka vivant pou-
vait etre superieure a Skhemka par la fortune ou par la naissance et
prendre le pas sur lui ; devant Skhemka mort, elle n'etait plus qu'un
1. Ainsi dans Lepsius, Denkm., II. 74 e, oil le noble Senotmhit, surnomme Mihi, est assis,
de taille hero'ique, tandis que sa femme Khontkaous est representee aecroupie el de petite taille,
bien qu'elle soit (ille legitime du roi. Dans une autre partie du tombeau (Lepsius, Denkm., II, 73)
les deux mfimes personnages sont figures debout a cote l'un de l'autre et de taille hero'ique,
mais leurs enfants de taille ordinaire.
SKHEMKA, SA FEMME ET SON FILS 51
personnage secondaire. La theologie egyptienne supposait, ce semble,
que la femme etait indispensable a l'homme apres comme pendant la
vie, et voila pourquoi elle figure a cote de lui sur les parois de son
hypogee; mais, comme elle n'est la qu'un accessoire, le sculpteur etle
peintre sont libres de la traiter comme ils l'entendent. Si le mari
l'exige, ils attribueront aux deux la meme taille, ils les assieront sur
le meme siege, ils n'etabliront aucune difference entre eux. Mais, s'il
n'exprime aucune volonte a cet egard, ils pourront ou la supprimer
entierement, ou la repousser an second plan et la rapetisser aux dimen-
sions de son fils, comme ici la dame Ati, pour l'adosser aux mon-
tants du siege sur lequel son epoux tronait.
LE SCRIBE AGGH0UP1
V« DYNASTIE
(Music du Louvre).
II fut trouve dans le tombeau do Skhemka, en 1851, par Mariette,
pendant les sondages qui precederent la decouverte du Serapeum. II
est aujourd'hui au Louvre (pi. 2), au centre de la Salle Civile du
Musee Egyptien, entoure de tables-vitrines. Son attitude, combinee
avec la place malheureuse qui lui a ete assignee, lui donne l'air d'un
fellah negociant en antiquites assisau milieu de sa marchandise, dans
l'attente patiente du chaland. La peinture rouge, qui etait encore
intacte au moment oil il fut apporte au Louvre, s'est detachee par
plaques avec l'enduit sur lequel elle est appliquee et la teinte blan-
chatre du calcaire perce ca et la, la lumiere des deux fenetres se
croise sur lui et l'enveloppe de maniere a ell'acer presque le modele
des epaules et de la poitrine ; les visiteurs ordinaires, a qui rien ne
le signale, le voient mal et passent indifferents devant lui, sans se
douter qu'ils out sous les yeux un des chefs-d'oeuvre de la sculpture
egyptienne.
Represente-t-il le grand seigneur dans le tombeau duquel il fut
trouve? D'autres statues, entrees au Louvre avec la sienne, portent
le nora de Skhemka et passent pour etre le portrait tidele de ce
personnage1. Si cette pretention est justifiee comme leur facture
1. Voir 1'article precedent, p. 45-31 <lu present volume.
54 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
soignee nous invite a le croire, le Scribe accroupi n'etait qu'un des
nombreux parents ou domestiques nommes dans les inscriptions de
la chapelle. Les gens de l'aricien Empire avaient l'habitude d'enfermer
dans le scrddb1, a cote des images du mort, celles d'autres individus
appartenant a sa famille ou a sa maison. Ce sont des pleureurs ou
des pleureuses accroupis, une main pendante ou jetee a terrc et
crispee pour ramasser la poussiere en signe de deuil, l'autre levee
devant la figure et cnfoncee dans les cheveux2 ; des femmes qui
ecrasent du grain sur la pierre ; des servitcurs qui plongent le bras
dans une amphore, probablement pour l'enduire de poix avant d'y
verser la biere ou le vin. Le notre est un scribe : les jambes repliees
sous lui et posees a plat sur le sol, dans une de ces positions familieres
aux Orientaux mais presque impossibles a garder pour les Europeens,
le buste droit et bien d'aplomb sur les handles, la tete en arret, la
main armee du calame et maintenant la feuille de papyrus etalee
sur ses genoux, il attend encore a six mille ans de distance que le
maitre veuille bien reprendre la dictee interrompue. Ce qu'il se pre-
parait a ecrire, les peintures des tombeaux contemporains nous l'en-
seignent plutot cent fois qu'une. Pour vivre dans l'autre monde, le
grand seigneur egyptien recevait a jour fixe les offrandes que lui
devaient les domaines attaches a sa tombe : qui lui apportait le pain,
qui la viande, d'autres le vin, les gateaux, le fruit. CTetait toute une
comptabilite k inscrire, identique a celle dont il avait eu l'habitude
pendant sa vie. Les scribes de chair enregistraient la realite des
revenus au fur et a mesure qu'ils arrivaient ; le scribe de pierre ren-
dait le meme service au maitre de pierre a qui il tenait compagnie
pour jamais.
On ne saurait dire que le notre fut beau de son vivant, mais son
1. Cf., sur le serdab, la notice sur la tete du scribe, pages 40-41 du present volume.
2. On sait aujourd'bui que les figures definies par Mariette comme etant des pleureurs sont
des cuisiniers, qui tenaicnt la broche d'une main et de l'autre protegeaient lcur visage contre la
chalcur du brasier oil la volaille r6tissait (1912).
Pl. II.
LE SCRIBE ACCROUPI DL' LOUVRE
LE SCRIBE ACCROUPI 55
portrait est d'une verite et d'une vigueur qui compensent largement
ce qui peut lui manquer en beaute. La figure est presque carree,
les traits fortement accentues indiquent l'homme dans la force de
l'age ; la bouche, large et garnie de levres minces, se releve un peu
vers les coins et disparait presque clans la saillie des muscles qui
l'encadrent, les joues sont plutot osseuses et dures, les oreilles se
detachent gauchement de la tete et sont epaisses et lourdes, le front
bas se couronne d'une chevelure dure et coupee ras. I/oeil s'ouvre
bien, et il doit une vivacite" toute particuliere a un artifice du sculp-
too? antique. L'orbite de pierre qui l'enchasse en a ete" evide et le
creux rempli par un assemblage d'email blanc et noir; une monture
en bronze accuse le rebord des paupieres, tandis qu'un petit, clou
d'argent1, colle sous le cristal au fond de la prunelle, y recoit lalumiere
et, la renvoyant, si mule la pupille d'un oeil veritable. On a peine a
s'imaginer l'effet saisissant que cette combinaison peut produire dans
certaines circonstances. Lorsque Mariette deblaya le tombeau de
Raliotpou, a Meidoum, le premier rayon de jour qui entra dans la
tombe, fermCe depuis six mille ans, tomba sur le front de deux
statues appuyees contre le mur du serddb, et il fit jaillir si vivement
1'etincelle des yeux que les fellahs ejxmvantes lacherent leurs outils
et s'enfuirent : revenus de leur frayeur, ils voulurent les briser,
persuades qu'elles renfermaient un mauvais genie, et Ton dut mettre
revolver au poing pour les en empecher. Plus d'une statue de I'ancien
Empire, demeuree intacte jusqu'au moment de la decouverte, a etc
mutilee pour le raeme motif qui faillit devenir funeste a celles de
Meidoum. Dans la clarte fausse qui enveloppe le Scribe accroupi,
la prunelle ne s'allume pas d'un feu aussi fort, mais elle semble
s'animer reellemcnt et suivre le visiteur du regard.
1. En exaniinant de pres I'oeil du Chcikh-el-Beli-d, j'ai reconnu qu'il ne renferme point de
clou d'argent, mais que la paillette liimineiise y est produitc par une parcelle de hois d'ebene
poli logfee sous le cristal : il doit en <-'tre de meme pour les yeux du Scribe accroupi ^912).
56 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Le reste du corps n'est pas moins expressif. Les chairs pendent
quelque peu, comme il convient a un homme d'un certain age, que
ses occupations privent d'exercice. Les bras ct le dos sont d'un bon
detail ; les mains osseuses et seches ont des doigts de longueur plus
qu'ordinaire, le rendu du genou est d'une minutie et d'une exactitude
qu'on (rouve rarement ailleurs que dans l'art egyptien. Tout le corps
est entraine, pour ainsi dire, par le mouvement de la physionomie et
sous l'influencc du meme sentiment d'attente qui domine en elle :
les muscles du bras, du buste et de l'epaule sont dans un demi-repos
seulement, prets a reprendre au premier signal le travail commence.
Aucune ceuvre ne dement mieux le reproche de raideur qu'on adresse
d'ordinaire a l'art egyptien. Ajoutons qu'elle est unique en Europe,
et qu'il faut aller jusqu'a Boulaq afin de trouver des pieces assez
belles pour soutenir la comparaison sans desavantage. Mais il ne
suffit pas d'avoir un chef-d'oeuvre, encore faut-il le conserver. Loge
comme il Test, le Scribe accroupi court plus de dangers que jadis en
Egypte. Les millicrs d'annees qu'il a passees enfoui sous le sable,
au fond d'un hypogee au plateau de Saqqarah, ont desseche entierement
le calcaire dans lcquel il est taille. Transporte sous notre ciel humide
et soumis a ses brusques changements de temperature, il n'etait deja
que trop expose a se degrader; on aurait pu ne pas l'installer sans
abri et comme nu au milieu d'une salle, entre deux larges portes
toujours ouvertes, qui entretiennent autour de lui des courants d'air
perpetuels. Les conservateurs de Turin ont enveloppe d'une cage en
verre bien close la belle statue en calcaire que leur Musee possede
d'Amenophis ler, et le Pharaon doit a cet abri d'avoir garde intacts
son epiderme et sa couleur; la depense n'est pas tellement forte que
le Louvre n'eut pu l'ordonnancer sans s'appauvrir. On a pris le soin
de mettre en vitrine les inscriptions demotiques du Serapeum, et la
mesure est louablc bien qu'elle rende l'etude impossible; il n'est que
temps de s'aviser des memes precautions pour le Scribe. Deja l'humi-
LE SCRIBE ACCROUPI 57
dite a agi sur lui quelque peu, I'enduit rouge s'est souleve et il est
tombe par endroits; si on laisse le travail mecanique de la destruction
continuer, il en sera bientot de lui ce qu'il en est des trois statues de
Sapi et de sa femme, et le Louvre aura perdu l'un des plus beaux
niorceaux de sculpture que l'Egypte nous ait rendus.
En le comparant aux images de Skbemka, que nous avons
decrites1. on est conduit a se demander pourquoi la statue du subor-
donne l'emporte a ce point sur celle du maitre. Les Egyptiens ne
connaissaient pas ce que nous appelons l'art et la profession d'artiste ;
leurs sculpteurs etaient des gens qui taillaient la pierre plus ou moins
habilement, mais dont Fceuvre, toujours subordonnee au plan d'un
edifice ou a des considerations theologiques, n'avait pas la valeur
absolue que presente la moindre statue de l'antiquite classique ou des
temps modernes. On placait l'effigie d'un individu dans sa tombe,
non point parce qu'elle etait belle, mais parce qu'elle le figurait
et qu'elle servait de support a son double. La question de finesse ou
de sentiment artistique etait secondaire, et Ton trouve au meme per-
sonnage vingt statues, dont les unes sont d'un travail acheve et les
autres de grossieres ebauches; chef-d'oeuvre ou non, le corps de
pierre servait egalement bien son objet. SkhemUa tomba sur un
artisan simplement consciencieux et son scribe sur un artisan de
merite. J'imagine qu'ils se soucierent assez peu du plus ou moins de
talent que le sculpteur apportaa sa tache : du moment que la ressem-
blance etait la, ils n'en demanderent pas davantage.
1. Cf. plus haul, p. 45-51 et lig. 10 du present volume.
LE NOUVEAU SCRIBE DU MUSEE DE GTZEH1
Les fouilles entreprises par M. de Morgan dans la partie septen-
trionale de la necropole de Saqqarah ont recemment mis au jour un
mastaba en belle pierre blanche, proche le tombeau do Sabou, un peu
a Test de l'ancienne rnaison Mariette. On n'y a trouve ni facade
architecturale ni chapelles accessibles aux vivants, rien qu'un cou-
loir etroit qui s'enfonce dans la maconnerie du Nord au Sud, avec
5° de deviation vers l'Est. Les murs en avaient etc pares et lisses pour
recevoir la decoration ordinaire, mais, quand le macon eut acheve son
oeuvre, le sculpteur n'eut point sans doute le temps de commencer
la sienne : on n'apercoit nulle part aucune de ces esquisses a la pointe
ou au pinceau qu'on rencontre d'habitude dans les tombes inachevees
de toutes les epoques. Deux grandes steles, ou, si Ton veut, deux
niches en forme de porte, avaient etc menageesdans la paroi de droite,
et une statue se dressait devant chacune d'elles, a la place meme oil
les manoeuvres egyptiens 1'avaient erigee le jour des funerailles. La
premiere represente un homme assis sur un escabeau plcin, le pagne
aux reins et la tete coiffee d'une perruque a rangs de petites boucles
etagecs. Le buste et les jambes sont nus; les avant-bras et les mains
1. Cet article a ele public en deux redactions legerement differentes, dans la Gazette des
Beaux-Arts, 3* periode, 1893, t. IX, p. 265-270, et dans les Monuments Piot, 1894, t. I, p. Hi : je
les ai fondues ensemble pour le present volume.
60 ESSAIS SUR I/ART EGYPTIEN
s'appliquent sur les genoux, la main droite fermee etle pouce saillant,
la gauche a plat et le bout des doigts depassant l'ourlet du pagne.
L'ensemble est d'un style un peu mou, autant que la photographie
permet d'en juger; pourtant, le detail du genou, la structure de la
jambe et du pied sont rendus avec soin, la poitrine et le dos s'enlevent
d'un moclelc assez juste, la tete, alourdie par la coiffure, s'emmanche
a l'epaule d'un mouvement facile et sans gaucherie. Le visage n'a
pas grand relief et l'expression en est moutonniere, mais la bouche
sourit, et les yeux rapportes de quartz et de cristal jettent un regard
d'une douceur extraordinaire. C'est, somme toute,unfort bon morceau
d'irnagerie egyptienne, et qui tiendrait sa place dans n'importe quel
musee1.
Le nouveau scribe (fig. 11) etait accroupi devant la scconde stele2. II
mesure 0m,51 de haut, a peu pres la taille de son confrere que nous
possedons au Louvre, et il lui ressemble assez pour qu'on puisse les
decrire tous deux presque dans les memes termes . Les jambes repliees
sous eux et tendues a plat contre le sol, le buste droit et d'aplomb sur
les hanches, la tete levee, la main armee du calame et bien en place
sur la feuille de papyrus etalee, ils attendent encore l'un et l'autre, a
six mille ans de distance, que le maitre veuille reprendre la dictee
interrompue3. Le mouvement et l'attitude professionnels sont saisis
avec une verite qui ne laisse rien a desirer : ce n'est pas seulement un
scribe que nous avons devant nous, c'est le scribe tel que les Egyp-
tiens le connaissaient des le debut de leur histoire. L'habilete avec
laquelle les traits generaux qui appartenaient a chaque classe de la
societc ont ete demeles et coordonnes par les sculpteurs compte pour
beaucoup dans l'impression de monotonie que leurs ceuvres produisent
sur les modernes. Cette impression s'attenue et s'efface presque, des
1. Cette statue est decrite dans le Guide du Visiteur au Musee du Caire, 2e edition 1912,
p. 58, n° 112.
2. Maspero, Guide du Visiteur, 2e edition, 1912, p. 57-5S, n" 141.
3- Cf. plus haut, p. 54 du present volume.
Pig. 11
l.e nouvcau Scribe tin Caire.
Calcaire petal.
LE NOUVEAU SCRIBE DU MUSEE DE GIZEH 63
qu'on y rcgarde d'un peu pres et qu'on voit de quel soin ils ont note
et traduit les particularites de forme et d'allure, qui composent leur
physionomie propre a chacun des individus qui vivent dans un meme
milieu social ou exercent une meme profession. Nos deux Scribes ne
croisent pas les jambes de fa^on identique, mais celui du Louvre
passe la droite en avant, celui de Gizeh la gauche. Ce n'est point
choix raisonne, et au debut les enfants s'accroupissent comme ils
pcuvent, sans prefcrer une de leurs jambes a l'autre; l'habitude vient
bientot qui les immobilise dans l'attitude une fois prise, et Ton voit
aujourd'hui encore en Orient des gens qui sont ou gauchers ou droi-
tiers de jambe, peu qui soient gauchers et droitiers indifferemment.
Le Scribe du Louvre couche la main dont il serre le calame, celui de
Gizeh se tasse et arrondit legerement le dos. C'est \k coutume de la
personne etnon question d'age, car un coup d'oeil jete sur les deux
statues montre que le Scribe de Gizeh est plus jeune que celui du
Louvre : il n'a pas depasse la trentaine, tandis que le second compte
certainement plus de quarante ans.
L'age des deux personnages est en effet le point capital qu'on ne
doit pas perdre de vue si Ton veut juger sainement la valeur reclle des
deuxoeuvres. J'ai entendu des archeologues, les comparant 1'une a
l'autre, regretter que le buste du Scribe de Gizeh ne presente pas la
meme abondance de details anatomiques etudies curieusement qu'on
observe sur celui du Louvre; il y aurait la, pour le premier, une infe-
riorite reelle, soit que son sculpteur connut l'anatomie du torse humain
moins bien que celle de la face, soit qu'il eut ete presse par le temps
et qu'il se fut contente de prefer a son sujet le corps de convention
qui suffisait, la plupart du temps, aux statues funeraires. Le soin avcc
lequel les petites particularites d'attitude que j'ai indiquees ont ele
cxprimees montre que le reproche est injuste, et que l'artiste a pretendu
faire le portrait complet de pied en cap, et non seulement reproduire
la tele sur un corps banal. La rondeur des formes tient ici a la
64 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
complexion de l'original : elle est le fait de l'age qu'il avait a l'heure
de la mort, ou du moins au moment de la vie auquel les siens ont
souhaite le saisir et l'immobiliser. Le facsimile le meilleur perd
malgre tout quelque peu des finesses du monument meme, et si grand
soin qu'on ait apporte a graver celui-ci, il n'a pas conserve entiere-
ment son aspect originaire . Je pense pourtant qu'en y regardant de
pres on apercoit encore, dans bien des endroits, le travail souple et fin
parlequel le ciseau a exprime la delicatesse et la vigueur du modele.
Le fellah le plus vigoureux de nos jours, quand il est jeune et bien
portant, n'a qu'une musculature grele en apparence et sans saillies :
tel des portefaix de Boulaq, qui deplacait a lui seul une statue de
pierre presque aussi haute que lui, semblait avoir des mains et des
inollets de femme incapables d'effort et dc puissance continue. Les
bosselures noueuses et tourmentees qu'on voit aux bras, au dos ou
a la poitrine de nos athletes, se rencontrent rarement chez les Egyp-
tiens de vieille race, au moins pendant la jeunesse. Le sculpteur
antique a note tres justement ce trait physiologique de son peuple. II
avait devant lui un homme jeune : il a done tire du calcaire un corps
de jeune Egyptien, oil le jeu des muscles se cache dans l'epaisseur de
la peau et ne se trahit que par un ensemble de touched discrete-
ment mais savamment posees. S'il avait eu, com me son confrere du
Scribe appartenant au Louvre, a pourtraire un personnage d'age mur,
il ne se serait pas efforce d'accuser 1'afYaiblissement des chairs et la
lourdeur de leurs plis, d'executer tout ce travail amusant du ciseau
qui traduit si bien les deformations de l'age sur le buste d'un homme
de cinquante ans riche et sedentaire. En deux mots, il a opere autre-
ment parce qu'il avait un autre sujet.
Aucune des deux statues ne porte un mot d'inscription qui nous
apprenne le nom et les qualites de notre personnage. Ce ne devait
pas etre le premier venu : un tombeau de grand e taille supposait
toujours une fortune considerable, ou dans la hierarchie administrative,
LE NOUVEAU SCRIBE DU MUSEE DE GIZEH 65
une haute position qui suppleait a la mediocrite de la fortune. II
arrivait aussi que Pharaon, voulant recompenser les services rendus
par quelqu'un de son entourage, lui accordait une statue, une stele,
une tombe entiere que les architectes
royaux construisaient aux frais du Tre-
sor1. II est done certain que notre Scribe
anonyme tenait un bon rang de son
vivant, mais dans quelle dynastie doit-on
le placer? II ressemble de si pres' au
Scribe du Louvre qu'il etait evidemment
con tern porain de celui-ci : il vivait done
vers la fin de la Ve dynastie, et Ton arrive
au meme r^sultat si on le compare aux
autres statues qui sont conservees a Gizeh.
C'est le style des statues de Ti et de Rano-
fir, decesdernieressurtout. L'une d'elles
est d'un sentiment tres fier, celle qui por-
tait jadis le n° 975 au Musee de Boulaq
(fig. 12)2. Ranofir y est debout, les deux
bras colics au corps, la jam be portee en
avant, dans l'attitude du prince qui
regarde ses vassaux defiler devant lui.
Quiconque l'aura vu ne pourra manquer
de remarquer combien il ressemble pour
la facture a notre nouveau Scribe. En
premier lieu, la coiffure est la meme, et
ils ont l'un et l'autre la tete encadree pour ainsi dire d'une
perruque evasee. Les cheveux ou les fibres qui la composent etaient
1. Cf. ce qui est dit plus haul des statues privies qui etaient erigees par la faveur du
F'haraon, p. 39-40 du present volume.
2. Maspero, Guide du Yixileur au Musee de Boulaq, p. 28, et maintenant Guide du Visiteur
au Musee du Caire, 2« edit., 1912, p. 73. n° 227.
9
Fig .12
La slatue de Ranofir.
Musle ,iu Caire.
66 ESSAIS SUR I/ART EGYPTIEN
gommes, comme le sont aujourd'hui encore les chevelures de certaines
tribus africaines : bien ajustes sur le front et sur le sommet de la
tete, ils s'ecartaient du crane en descendant et ils formaient autour
de la face une sorte d'ecran sombre qui accentuait la teinte rougeatre
des chairs. Le modele du torse ct des jambes, la musculature des
bras, sont traites de meme dans les deux cas, et l'expression de
ficrtc qui caracterise la physionomie de Ranofir rehausse les traits
un peu vulgaires du Scribe nouveau. Ce sont la autant de faits qu'on
n'observe plus sur d'autres portraits de nos personnages. La statue
assise que j'ai decrite en premier lieu a l'aspect general de l'individu,
ct on ne saurait douter qu'elle le represente; mais la technique et le
sentiment different a ce point qu'elle appartient necessairement a
un autre sculpteur. De meme pour Ranofir. Celle de ses statues
a laquelle on avait donne le n° 1049 au Musee de Boulaq1 n'a point
la grande allure qu'on admire sur la statue n° 975 : elle est si lourde,
si vide d'expression, qu'on dirait presque un autre Egyptien. La
difference du faire prouve ici qu'on s'etait adresse a deux artistes
pour executer les statues d'un meme homme. L'identite du faire
nous oblige, en revanche, a reconnaitre la meme main dans la
statue n° 975 de Ranofir et dans celle de notre Scribe nouveau : les
deux ceuvres sont sorties, a peu pres dans le meme temps, d'un
atelier unique.
II serait curieux de recherchcr si, parmi les statues que les musees
renferment, il ne s'en trouve point d'autres qu'on puisse rapprocher
de celles-la et rapporter a une commune origine. Je n'en connais
point jusqu'a present, mais je dois ajouter a ce que j'ai dit 1'indication
d'un signe particulier auquel on pourra les distinguer. Les Egyptiens
avaient l'habitude de peindre leurs statues et leurs bas-reliefs, et les
couleurs dont ils les revetaient etaient plus variees et plus sujettes
1. Maspkro, Guide du Visiteur au Musee de Boulaq, p. 221, et niaintenant Guide du Visiteur
au Musee du Caire, 2- edit, 1912, p. 73, n° 228.
LE NOUVEAU SCRIBE DU MUSEE DE GIZEH 67
a changer qu'on ne pense generalement. On est accoutume a ne voir
pour les chairs qu'un ton rouge-brun, qu'ils ont en efl'et employe fort
souvent; toutefois, ils n'usaient pas que de celui-la, et Ton rencontre
des figures d'homme enluminees de fa^on tres diverse. La statue n° 975
et le Scribe nouveau ont une coloration qui s'eloigne beaucoup de
l'ordinaire. Cellede la statue n° 975 apali depuis le temps queRanofir
a quitte son tombeau et qu'on l'a expose a la lumiere; mais celle du
Scribe de Gizeh est fraiche encore, et elle imite aussi fidelement que
possible le teint jaune tirant sur le rouge de nos fellahs modernes. La
plupart des archeologues qui s'occupent de l'art egyptien negligent les
faits de cette nature. Je les ai releves de mon mieux durant mon
sejour en Egypte, et c'est en les coordonnant systematiquement que
je suis parvenu a constater l'existence, soit a Memphis meme, soit
dans le village ancien de Saqqarah, de deux ateliers principaux de
sculpteurs et de peintres, a qui la clientele des derniers temps de la
Ve dynastie confiait la tache de decorcr les toinbes et de tailler les
statues funeraires.
Chacun avail son genre particulier, ses traditions, ses modeles,
dont il ne s'ecarlait pas volontiers. Les commandes so repartissaient
entre eux dans des proportions i negates, selon qu'il s'agissait de
statues isolees ou de bas-reliefs. Je ne me rappelle pas avoir remarque
des differences de style sensibles entre les tableaux qui couvrent les
murs d'un meme mastaba : on s'adressait, j)our ce genre de travail, a
l'un ou a l'autre, qui se chargeait a lui seul de l'enti'eprise. Pour les
statues, au contraire, on avait recours aux deux a la fois : la besogne,
ainsi divisee, allait plus vite et Ton avait plus de chance de l'achever
pour le jour des funerailles. Je ne veux point dire qu'il n'y cut alors
que les deux ateliers dont je parle : j'ai cm trouver la trace de plu-
sieurs autres, mais peut-etre jouissaient-ils d'une vogue moindre,
pcut-etre le hasard des fouilles ne leur a-t-il pas ete favorable jusqu'a
present.
68 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Somtne toute, on peut dire, sans risquer d'etre taxe d'exageration,
que l'art de l'ancien Empire compte un chef-d'ceuvre de plus. La
fortune l'a donne a M. de Morgan pour ses premieres fouilles serieuses
en don de joyeux avenement : c'est de bon augure pour l'avenir, et,
comme il n'est pas homme a lacher la chance une fois qu'il la tient,
qu'il a de plus les moyens materiels et l'argent necessaires aux explo-
rations methodiques, nous pouvons esperer des trouvailles a bref
delai.
LE SCRIBE AGENOUILLE
V« DYNASTIE
i.Musee de Boulaq\
S'il n'etait pas mort depuis cinq mille ans, je jurcrais I'avoir
rencontre, il y a six mois, dans une petite ville de la Haute-Egypte
(pi. III). Meme figure ronde et vulgaire, raeme nez aplafi, merae bouche
charnue contracted le'gerement sur la gauche par un sourire niais, meme
physionomie banale et vide d'expression : seul, le costume differe et
empeche l'illusion d'etre complete. Le pagne est passe de mode
aujourd'hui et la grande perruque ne lui a pas survecu ; a moins d'etre
fellah au travail, personne ne va plus les jambes et le torse nus. Les
uns suivent a peu pres l'usage du Caire et ils portent le tarbouche trop
petit, la stambouline raide, la chemise a l'europeenne, empesee mais
sans cravate, le pantalon noir ou bleu cru, les bottines a guetres de
drap. Les autres ont conserve le turban, la robe longue, les panta-
lons bouffants, et les babouches en maroquin jaune ou rouge. Mais si
l'habit a change depuis la Ve dynastie, le maintien est demeure sensi-
blement identique. Le gratte-papier moderne, apres avoir remis au
superieur le dossier a 1'etude, croise les mains sur la poitrine ou sur le
ventre a la maniere du scribe antique; il ne s'agenouille [>lus pour
attendre, mais il prend I'attitude la plus humble qu'il peut imaginer, et,
n'etait le costume qui le cache, on reconnaitrait dans le mouvement de
70 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ses epaules et de son echine la souplesse qui caracterise notre statue de
Boulaq. Cependant le chef flnit sa lecture, appose son cachet sur telle
piece, ecrit quelques lignes en travers de telle autre et jette les feuillets
a tcrre : l'ecrivain les ramasse et retourne a son bureau, sans se forma-
liser du geste cavalier dont on lui rend la besogne. Faudrait-il pas
vrairaent qu'un moudir, un homme qui touche un gros traitement, se
donnat la peine d'allonger le bras jusqu'a rencontrer la main d'un
simple employe mal pave? Aussi bien, il traite ses subordonnes comme
ses superieurs le traitent h l'occasion ; ses subordonnes a leur tour
n'en agissent pas autrement envers les leurs, et les choses se passent
ainsi tout le long de l'echelle sans que personne songe a rien y
redire.
Notre scribe etait de ceux a qui on jetait le papier plus souvent*
qu'ils ne le jetaient aux autres. 11 n'occupait dans la hierarchie qu'un
rang assez peu releve, et il ne se rattachait par aucun lien aux grandes
families de son epoque. S'il est a genoux, c'est que le sculpteur l'a
represente dans l'une de ses attitudes habituelles pendant les heures de
travail ; il lui a d'ailleurs fait son portrait avec cette fidelite et cettc
bonne humeur goguenarde que les artistes mettaient a retracer les
scenes de la vie ordinaire. Le bonhomme vient d'apporter un rouleau de
papyrus ou une tablette chargee d'ecritures ; agenouille selon l'ordon-
nance, le buste bien equilibre sur les hanches, les mains croisees, le
dos arrondi, la tete legerement inflechie, il attend que le maitre ait fini
de lire. Pense-t-il? Les scribes n'etaient pas sans eprouver quelques
apprehensions secretes lorsqu'ils comparaissaient devant leurs chefs. Le
baton jouait un grand role dans la discipline des bureaux. Une erreur
d'acklition perdue au milieu d'un compte, un mot omis en recopiant une
lettre, une instruction mal comprise, un ordre execute gauchement, et
les coups allaient leur train. Peu d'employes echappaient a la baston-
narle. lis ne l'auraient pas mcritee qu'on la leur aurait infligee par
priucipe : « II y a un dos chez le jeune homme, il ecoutc quand il est
I'l.. III.
le schibe agenouille du caike
■ It
LE SCRIBE AGENOUILLE 71
« frappe1 . »Le sculpteur a tradiiit on ne peut mieux sur la pierre
l'expression d'incertitude resignee et de douceur moutonne que la
routine d'une vie entiere passee au service avait repandue sur son
mOdele. La bouche sourit, car ainsi le veut l'etiquette, mais le sou-
rire n'a rien de joyeux. Le nez et les joues grimacent a 1'unisson de la
bouche. Les deux gros yeux en email cercles de bronze ont le regard
fixe de l'homme qui attend vaguement, sans arreter sa vue ni concen-
trer sa pens^e sur un objet determine. La face manque d'intelligence et
de vrvacite. Apres tout, le metier n'exigeait pas une grande agilite
d'esprit. Les formules d'administration etaient simples et peu variees,
la comptabilite n'etait pas des plus compliquees; avec de la memoire
et de l'application, on faisait aisement son chemin et on gagnait sans
trop de peine cc qu'il fallait pour s'acheter une bonne statue
funeraire.
La notre a ete decouverte a Saqqarah2 dans un tombeau d'assez
mediocre apparence. Ni le nom ni la filiation du personnage ne nous
apprennent sous quel roi ou sous quelle dynastie il vegetait; mais en
la comparant a la statue de Ranofir1, on parvient a lui rendre sa place
dans la serie. Et d'abord, notre scribe et Ranofir coiffent l'un et I'autre
1. L'expression est empruntee a une lettre du Papyrus Anastasis n° 3. La maniire dont elle
est t-m-h.i — <■•- dans le contexte egyptien me porte a eroire qu'elle formait un proverbe souvent
cite. L'idee en revient, sous des formes diverses, dans la correspondance des scribes : « Travaille
€ ou tu seras battu. » — « Quand le scribe arrive a l'age d'homme, il a le dos brise des coups
« qu'il a rec^is! »
2. Maribttk, Xotice des principau.r monuments du Musee de Boulaq, sixieme edition, 1870.
p. 235, n° 70!» : « Mempbis. — Saqqarah - calcaire. II. 0m3j. — Personnnge a genoux. Ses
« mains sont crois^es sur ses jambes. Lea yeux soul rapportes et formes de plusieurs pierres
« curieusement assemblies. » La statue du scribe agenouill6 figure dansun groupe a la planclie XX
de l'ouvrage de Mariette : Album du Musee de Boulaq, comprenant quarante planches photogra-
phiees par MM. Delie et Bechard, avec un texte explicatif redig^ par Auguste Mariette-Bey. —
!.■• Cain, Moures et C'''. 1871. in-folio.
3. Maiiikttb, Notice des prlneipaux monuments du Musee </<• Boulaq, (>' edition, 1870, p. 210.
n" 582. Le Musee de Boulaq poMede une s nde slal Ii ime personnage (id., p. 93, n"28),
mais moins soignee d'execution que la statue n° 582. Gf. ce qui est dit de ces deux monuments,
65-67 du present volume.
72 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
une perruque de forme assez rare a cette epoque; les cheveux, bien
separes par une raie au milieu du front, sont rejetes en masse derriere
les oreilles et tombent droits autour du cou. Notre scribe, au lieu d'avoir
la teinte rouge, qui est attribute d'ordinaire aux figures d'homme, est
peint d'un jaune clair fort analogue a celui des femmes ; Ranofir pre-
sentelameme particularity, qui n'est pas frequente sous l'ancien Em-
pire. Je ne crois pas d'ailleurs que ce soit la simple caprice de l'artiste.
Tel scribe, condamne a vivre sans cesse dans son bureau comme les
femmes dans leur maison, avait la peau moins halee que ses collegues
obliges a travailler en plein air : le ton jaune du calcaire serait done
une sorte de marque professionnelle et repondrait a une teinte plus
claire de l'original. Les titres de Ranofir nous^ montrent qu'il vivait
sous les derniers regnes de la Ve dynastie1 : en placant le scribe
agenouille a cote de lui dans le temps, nous sommes certains de ne pas
nous tromper beaucoup. J'ai prefere n'appuyer mon opinion que de
raisons purement archeologiques, mais je pense qu'en examinant le
style des deux statues, on pourrait pousser le rapprochement plus loin ;
la maniere dont le cou est attache aux epaules, celle surtout dont les
bras et les mains sont traites est a peu pres identique dans les deux
cas. Je ne sais si je me trompe, mais j'en suis arrive presque a me
persuader que la statue de Ranofir et celle du scribe agenouille sortent
du meme atelier et qu'elles sont peut-etre le produit du meme ciseau. Je
ne desespere pas de retrouver d'autres monuments de provenance sem-
blable et de reconstituer en partie l'ceuvre d'un de ces maitres, dont les
tombeaux de Memphis nous ont garde les productions diverses sans
nous conserver les noms.
L'execution est fort soignee : par malheur, le calcaire dans lequel le
1. Maiuette, Notice, p. 217 : « L'ensemble de ces quality et l'etude des legendes qui cou-
« vrent la basedu monumentne laissent aucun doute sui l'epoquealaquelle il remonte. Evidera-
« ment Ranofir vivait sous l'ancien Empire. Ses litres le rapprochent de la Ve dynastie. » L'etude
des legendes m'apporte a etre plus affirmatif que Marietta : Ranofir vivait bien certainement
vers la fin de la \" dvnastie.
LE SCRIBE AGE|N;OUjI|LLE 73
scribe est taille etait trop tendre et il s'est effrite qk ct la. Les genoux
ont souffert plus que le reste : c'est grand dommage, car on voit par le
peu qui en reste a quel point l'artiste en avait soigne le inodele. Les bras
ne sont point separes du buste, les mains sont lourdes, les pieds sont
longs, mais le jeu des muscles de la poitrine et du cou est bien
observe. En resume, ouvrage estimable d'un sculpteur consciencieux et
sachant son metier a fond.
10
PEHOURNOWRI
STATIFTTE EN CALCAIRF. PEINT TROUVEE A MEMPHIS
; Mil sec du Louvre .
Mariette la trouva par hasard, en cherchant le Serapeum (fig. 12)
Elle avait £te retiree anciennement du puits qui la renfermait, et jetee
dans les remblais de la grande avenue de sphinx qui conduit au tom-
beau d'Apis. L'individu s'appelait Pehournowri ; il etait cousin royal
et il remplissait des fonctions que je ne sais comment definir. Rien
dans Tinscription ne nous permet de conjecturer de quel roi il recla-
mait la parente, mais le style du morceau prouve qu'il vivait sous la
V" dynastie. II etait d'age mur comme l'indique la plenitude des
formes, de belles proportions, d'aspect bienveillant et doux; une
perruque courte, un collier, un pagne descendant a peine jusqu'aux
genoux, voila son costume. Sa statue n'est point de celles devant
lesquelles on s'arrete necessairement en parcourant un musee : depuis
trente ans bientot qu'elle est au Louvre, je ne crois pas qu'elle ait
attire l'attention de personne que des egyptologues de metier. Non
qu'elle manque de me>ite : le modele en est exact, le faire habile et
delicat, I'expression franche et heureuse, mais la pose ne difiere que
tres peu de celle que des centaines d'autres artistes ont donnee a des
centaines d'autres statues. Le visiteur distrait qui va d'un bonhomme
assis a un second bonhomme assis, puis a beaucoup, ne songe guere
76 ESSAIS SUR L'ART EGrYPTIEN
a rechercher les minuties d'execuiion qui les distinguent. II s'imagine
volontiers qu'a en voir un ou deux il les a vus tous, et il s'eloigne
emportant de l'art egyptien l'idee de la monotonie.
Les statuaires egyptiens ne varierent jamais beaucoup les poses de
leurs personnages. lis les firent tantot debout et marehant, la jambe en
avant, tantot debout mais immobiles et les deux pieds reunis, tantot
assis sur un siege ou sur un de de pierre, quelquefois agenouilles,
plus souvent accroupis, le menton aux genoux corarae les fellahs
d'aujourd'hui, ou les jambes a plat sur le sol comme le Scribe du
Louvre1. Les details d'agencement et de costume peuvent se modifier
a l'infini : l'attitude est presque toujours reglee sur les six types que
je viens d'enumerer. Les modernes Font explique, les uns par l'inex-
perience des sculpteurs, les autres par l'inflexibilite de certaines regies
hieratiques. Apres avoir vu, non plus les quelques morceaux depa-
reilles qu'on rencontre en Europe, mais les monuments encore
subsistants en Egypte, je ne puis pas admettre ces raisons. On
remarque partout, dans les bas-reliefs des temples ou des tombeaux,
une multiplicite de gestes ou d'attitudes qui montre a quel point les
artistes pouvaient, quand il leur plaisait, diversifier la figure humaine :
le paysan se courbe sur la houe, le menuisier s'allonge sur I'etabli,
le scribe se penche sur son papier, les danseuses et les baladins
tordent et balancent leur corps, les soldats brandissent la lance ou
emboitent le pas avec tout le naturel imaginable. Et ces poses si diffe-
rentes de celles qu'on est accoutume de voir au Louvre, les sculpteurs
les appliquaient d'aventure meme aux statues : la femme agenouillee
qui ecrase son grain, le boulanger qui brasse la pate, l'esclave qui
enduit l'amphore de poix avant d'y verser le vin, le pleureur accroupi
deBoulaq2, sont composes et modeles avec une justesse de mouve-
ment et un bonheur d'expression qui ne laissent subsister aucun
1. Voir sur ce scribe accroupi ce qui est dit plus haut, pages 53-57 du present volume.
2. Ce pleureur est un rOtisseur, ainsi que je l'ai dit plus haut, page 54, note 2 du present volume.
Kir.. 13
Pdhournowri.
Mua4e <1" Louvre.
PEHOURNOWRI 79
doute sur l'habilete de l'ouvrier. Qu'il y ait eu des regies hieratiques,
il est vrai et personne ne le conteste, mais elles etaient reservees aux
choses de la religion et a elles seules. Elles exigeaient qu'on conservat
partout pour Amon, par exemple, les attributs, le costume, l'attitude
propres a ce dieu ; elles ne coramandaient pas qu'on enfermat tous les
homines dans l'une au choix des cinq attitudes que je viens d'indiquer.
La liberte de composition dont temoignent les grands tableaux histo-
riques des temples, ou les scenes familieres des hypogees, ne s'accor-
derait guere a ce qu'on nous raconte de ces regies hieratiques et de leur
inflexibility.
Je ne m'occuperai point pour le moment des statues de rois ou de
divinites : I'occasion me viendra d'en parler a loisir. Celles des parti-
culiers representent pour la plupart des personnes de rang, grands
seigneurs, gens de cour, officiers, magistrats, pretres, employes de
naissance ou de fortune ; elles sortent presque toutes des cimetieres,
et elles sont le portrait de l'homme pour qui le tombeau avait etc
creuse ou des gens de sa maison. Le maitre est debout dans l'attitude
du commandement ou assis comme Pehournowri, et il ne pouvait
guere avoir que ces deux postures. Le tombeau est, en effet, la
maison privee oil il se repose des fatigues de la vie, comme il faisait
jadis dans sa maison terrestre. Un soldat chez lui ne garde pas ses
amies, un magistrat sa robe : soldat ou magistrat, on depouille les
insignes du metier en rentrant a la maison. Le maitre du tombeau
a done toujours le costume civil et il abandonne les marques
de sa profession a la porte.
Aussi bien la partie accessible de sa demeure a-t-elle une destina-
tion particuliere qui regie la pose des statues : e'est a vrai dire son
appartement de reception, oil la famille s'assemblait a de certains
jours afin de lui consigner l'offrande, en termes plus prosai'ques, afin
de diner avec lui. Que sa statue fiit visible dans une des chambres
80 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ouvertes, ou qu'elle fut invisible dans le serdab\ elle le remplacait.
Or, e'en est assez de regarder les bas-reliefs voisins pour savoir quelles
etaient les attitudes officielles du mort dans le tombeau. II y assistait
aux travaux preliminaires du sacrifice, la semaille et la recolte, l'eleve
des bestiaux, la peche, la chasse, les manipulations des metiers, et il
y voyait toutes les ceuvres qu'on execute pour la demeure eternelle : il
etait alors debout, un pied en avant, la tete haute, les mains pendantes
ou armees des batons de commandement. Ailleurs, on lui apporte,
l'un apres l'autre, les divers services du repas, les gateaux, les vins,
les viandes canoniques, les fruits dont il a besoin dans le monde des
morts : e'est alors qu'il est assis sur un fauteuil seul ou avec sa femme.
Ces deux poses qu'il a dans les peintures, le sculpteur les lui garde
dans ses statues : debout, il est cense recevoir l'hommage des vassaux ;
assis, il participe au repas. Et de raerae, les statues qui servent de corps
aux gens de la famille et de la maison ont, comme les siennes, la
pose qui convient a leur rang et a leur metier. L'epouse est tantot debout,
tantot assise sur le meme siege que lui ou sur un siege isole, tantot
accroupie a ses pieds comme pendant la vie. Le fils a le costume de
l'enfance si la statue a etc taillee tandis qu'il etait encore enfant, le
costume et l'attitude de sa charge s'il est a l'age d'homme. Le scribe
intendant se tient a cropetons, le rouleau etale sur les genoux, comme
s'il ecrivait sous la dictee ou s'il lisait un livre de comptes2. L'esclave
moud le grain, les boulangers petrissent la pate, les celleriers poissent
leurs amphores, les pleureurs se lamentent et s'arrachent les cheveux,
comme ils etaient tenus de le faire en ce monde ; chaque individu a
l'occupation de sa condition. La hierarchie sociale suivait 1'Egyptien
apres la mort et elle reglait la pose de la statue apres, comme elle avait
regie la pose du modele avant la mort. II en est de meme aujourd'hui,
1. Voir ce qui est dit du Serdab, pages 40-41 du present volume.
2. Voir plus haut, pages 53-54 du present volume, ce qui est dit des statues des scribes accrou-
pis ou agenouilles.
PEHOURNOWRI 81
jusqu'a un certain point, et qui veut faire la statue d'un imprimeur ne
s'avise gueres de lui attribuer la demarche et le costume d'un mineur ou
d'un marin. Toutes ces statues, enfermees dans le tombeau, y formaient
comrae une sorte de tableau ou chaque personnage tenait eternellement
la pose caracteristique de son rang ou de son metier. L'artiste etait libre
de varier le detail et de regler les accessoires a sa fantaisie ; il n'au-
rait pu changer la disposition generate sans nuireal'utilite de son amvre.
Au fond, il en est des statues de l'ancienne Egypte ce qu'il en est
des tableaux de saintete des ecoles italiennes. Les peintres devaient
traiter leur sujet sur des donnees dont ils ne pouvaient s'ecarter sans
le fausser ou le defigurer. Reunissez soixante ou quatre-vingts Saint-
Sebastien dans une salle : combien de ceux qui y penetreront resiste-
ront-ils a l'ennui qu'en produirait infailliblement sur eux la repetition
constante? Au dixieme Saint-Sebastien quelques gens du metier seuls
n'auront pas tourne le dos. Encore ici suppose-je qu'on n'ait rapproche
que des morceaux de choix, oil l'cxamen permet de reconnaitre les
qualites du maitre. Admettez au contraire qu'on ait rassemble au hasard
tout ce qu'il y a de Saint-Sebastien, sans avoir elimine par avance les
mauvaises toiles : les plus beaux Saint-Sebastien du monde, perdus
dans la foule, risqueront de ne pas attirer l'attention du public plus
que le Scribe accroupi ou les autres chefs-d'oeuvre de sculpture egyp-
tienneque renferme le Louvre. L'hypothese parait absurde, car personne
n'admet aisement qu'on ait l'idee do faire une collection de ce genre.
Pour les oeuvres modernes ou anciennes dont on connait le prix,
d'accord ; mais les musees egyptiens ont toujours etc classes jusqu'a
present comme des depots d'objets archeologiques, non comme des
galeries d'art. Toutc statue y est un scribe, un dieu, un roi ; c'est le
scribe Hor de la XIXe dynastie, ou le scribe Skhemka de la Ve, ou le
roi Sovkhotpou coiffe du pschent, et ce n'est que cela. Les scribes de
pacotille et les scribes qui sortent des mains d'un maitre sont confondus
sous la meme rubrique, et Ton n'y pose aucune marque qui distingue
82 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
les bons des mauvais. Pehournowri est un scribe, Ramke un second
scribe, Rahotpou un troisiemc scribe, de la merae facon que le Saint-
S^bastien de tel grand maitre italien et le Saint-Sebastien des images
d'Epinal sont deux Saint-Sebastien : le public qu'on n'avertit point de
la difference et qui ne tient pas a un scribe plus qu'a un autre passe
outre sans regardcr.
L'impression de la monotonie est produite par la repetition pcrpe-
tuelle des memes types et par la methode de classeraent adoptee dans
les musees. Si Ton se decidait a faire pour l'Egypte ce qu'on a fait pour
la Grece et pour Rome, a separer les productions de l'art et les sujets
archeologiques, l'opinion des gens du monde se modifierait prompte-
ment. L'impression de monotonie ne disparaitrait pas entierement, le
nombre des types etudies par les sculpteurs egyptiens n'etantpas assez
considerable : elle s'attenuerait, et elle ne fermerait plus les yeux de la
foule a ce que la sculpture egyptienne possede de beaute reelle et de
perfection.
LE NAIN KHNOUMHOTPOU
(V« ou VI« DYNASTIE
(Musde de Boulaq).
Le joli personnage qui nous a leguecette statue (fig. 14) est connu,
depuis I'Exposition de 1878, sous le nom de Chef ties cuisiniers ; son
titre dans l'inscription du socle indique un intendant de la garde-robe.
II jouit sans doute de quelque notoriete de son vivant, car il avait pour
lui seul une des belles tombes de Saqqarah, mais nous ignorons son
histoire. II porta le nom de Khnoumhotpou, qu'illustra plus tard un
prince de Minieh sous la XIIe dynastic : la place oil il fut enterre
nous prouve qu'il naquitvers la fin de la V" ou au commencement de
la VI«.
II etait nain, et nain assez petit. Sa statue mesure ci peine 30 cen-
timetres de hauteur et les dimensions de la tete montrent qu'ello etait
probablement de demi-grandeur naturelle. Elle reproduit les caracteres
propres au nain sans les exagerer. La tete, assez grosse comme il
convient, est allongee et flanquee de deux grandes oreilles. L'expres-
sion de la face est lourde et niaise, I 'ceil s'ouvre etroitement et se
releve vers les tempes, la bouche est mal fendue. La poitrine est forte
et l)ien developpee, mais l'artiste a eu beau s'ingenier a dissimuler
le train de derriere sous le couvert d'une vaste jupe blanche, on sent
malgre tout que le torse n'est pas en proportion avec les bras et les
84 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
jarnbes. Le ventre bombe en avant et les hanches se rejettent en
arriere pour faire contrepoids au ventre. Les cuisses n'existent qu'a
l'etat rudimentaire, et l'individu entier, monte qu'il est sur de petits
picds contrefaits, semble pret a tomber face contre terre. Les chairs
etaient peintes en rouge, la chevelure en noir, mais la couleur s'est
ecaillee ou effacee par places. Les deux jambes ont ete brisees ancien-
nement a la cheville, puis recollees quand on a transporte la statue
au Musee. II serait fort possible que cet accident fut arrive au cours
meme de l'execution, car le calcaire dont les Egyptiens se servaient
est si fragile que le sculpteur n'a pas ose detacher les bras du corps :
un coup de maillet frappe trop fort pendant qu'il degageait les jambes
a pu produire la fracture malheureuse qui gate le bas du monument.
Khnoumhotpou est, jusqu'a present, le seul nain grand seigneur
qui soit revenu au jour. Ses congeneres ne manquaient pas cependant
en Egypte, mais ils appartenaient presque tous a la classe des jongleurs
et des bouffons. Les Pharaons et les princes de leur cour entouraient
ces etres difformes de la meme affection que faisaient les rois et les
nobles du Moyen Age chretien ou musulman; leur maison n'aurait
pas ete complete s'ils n'en avaient pas eu deux ou trois d'aspect plus
ou moins grotesque. Ti en possedait un qu'il a figure pres de lui dans
son tombeau : le pauvre here tient dans la main droite une sorte de
grand sceptre en bois termine en forme de main humaine, et il conduit
enlaisse un levrier presque aussi haut que lui. Ailleurs, lesnains sont
represented accroupis sur un tabouret aux pieds du maitre, a cote du
singe ou du chien prefere. Deux d'entre eux, — nous le savons par
les tableaux de Beni-Hassan, etaient de la suite du prince de Minieh :
l'un de ceux-ci ne manque pas d'elegance dans sa petitesse, maisl'autre
joint a l'exiguite de la taille l'agrement d'etre pied-bot. Le ciel egyptien
n'echappait pas plus que la cour des Pharaons a la manie courante :
il contenait plusieurs nains dont deux au moins avaient un role impor-
tant, Bisa qui presidait aux armes et a la toilette, et le Phtah qu'on
I
Kio. 14
Le nam Khnoumhotpon.
Mus^e'du Caire.
LE NAIN KHNOUMHOTPOU 87
a longtemps appele sans raison Phtah cmbryonnairc '. Peut-etrc
Khnoumhotpou joignait-il a sa fonction d'intendant de la garde-robe
la charge de bouffon de cour ; peut-etre etait-il de haute naissance et
preserve par son origine des ennuis auxquels leur difformite exposait
ses pareils de basse extraction.
Aussi bien nous n'avons pas besoin de savoir ce qu'il ctait : rien
qu'en nous leguant son portrait, il a rendu a la science un service
signale. Souvenons-nous en effetdu role que les statues des tombeaux
jouaient dans les conceptions theologiques des Egyptiens : elles etaient
le support indispensable du double, le corps sans lequel cette ame
du raort ne subsistait pas dans l'autre monde. On aurait pu croire
qu'a passer de la vie terrestre dans celle d'outre-tombe, les gens a qui
la fortune n'avait pas departi la beaute n'auraient pas ete faches de
revetir une apparence nouvelle ; tant qu'a renaitre, mieux vaut encore
renaitre moins laid. Le soin que le pauvre Khnoumhotpou a pris de
nous arriver difforme montre bien que les vieux Egyptiens n'avaieut
pas nos desire a ce sujet : ils tenaient a rester loujours, tels que la
nature les avait creVs au moment de la conception. Ce n'etait pas de
leur part absence de coquetterie, mais necessite : leur idee de l'ame les
obligeait a en agir ainsi. Du moment que leur personnalite etait liee
indissolublement a l'existence du corps, la premiere condition qui
s'imposait a eux pour rester identiques a eux-memes au dela de la
mort comme en deca, c'etait de conserver sans y rien changer sa forme
terrestre. Pour que le Khnoumhotpou qui logeait dans l'hvpogee de
Saqqarah ne fut pas un etre different du Khnoumhotpou qui s'etait
promene" dans les rues de Memphis, il fallait que son double desin-
carne- y trouvat comme support une statue de nain. Donnez-lui les
belles proportions de Ti ou de Ranotir, la demarche here et la mine
1. Voir, a propos de cc (lieu, le curieux memoire du docteur Parrot, Sur ioriyine d'une des
formes du dieu Phtah, dans le Recueil de travaux relatifs a la philologie et a I'archeologie egyp-
tiennes et atsyriennet, t. II, p. 129-133.
88 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
hautaine du Cheikh-el-Beled, raeme le type plus vulgaire du Scribe
accroupi, il n'en aurait su que faire. Sa substance, coulee pour ainsi
dire dans le moule exigu et difforme du nain, n'aurait jamais pu
s'adapter au moule nouveau ou l'artiste aurait essaye de la jeter.
Khnoumhotpou embelli n'aurait plus ete Khnoumhotpou ; son tom-
beau, sans statue de nain, n'aurait plus renferme qu'un double et un
support etrangers l'un a I'autre.
C'est done la ressemblance, et la ressemblance absolue, que l'artiste
devait chercher a reproduire, et par la s'expliquent la gravite et le
scrupule qu'il a mis a rendre la difformite de son modele. Les Egyp-
tiens etaient naturellement moqueurs et ils melaient volontiers le
comique au serieux, non seulement dans la litterature mais dans les
arts. Pour n'en citer qu'un exemple, le peintre qui a retrace a Thebes
l'enterrement de Nofrihotpou a dessine, a cote des grands bateaux
charges de pleureuses et de tout l'appareil de la douleur, les contor-
sions de deux matelots dont la chaloupe vient d'etre heurtee bruta-
lement par les rames de la barque funeraire. Si le sculpteur qui a
taille Khnoumhotpou avait ete libre de suivrc son penchant naturel,
il aurait probablement exagere certains traits et prete au malheureux
une physionomie legerement ridicule. La conscience religieuse ne lui
a point permis de le risquer : une statue plus laide que nature aurait
eu pour Fame de l'original les memes inconvenients qu'une statue
plus belle. Un corps de pierre identique de tous points au corps de
chair, voila ce que demandait l'Egyptien, et voila ce que le sculpteur
a fabrique pour le petit Khnoumhotpou. On comprend qu'ici ce que
nous appelons la question d'art est secondaire : un tailleur de pierre
sachant bien son affaire suffisait a la besogne.
II ne faudrait pas conclure de ce qui precede que je considere
l'image de Khnoumhotpou comme etant d'un simple ouvrier. On a
repete trop souvent qu'en Egypte la statuaire etait un metier meca-
nique; on enseignait aux sculpteurs a fabriquer des bras, des jambes,
LE NAIN KHNOUMHOTPOU 89
des tetes et des torses qu'ils assemblaient selon la formule, d'apres
deux ou trois modeles, toujours les memes. Cette opinion, renouvelee
des Grecs, est assez difficile a soutenir en presence de la statue de
Khnoumhotpou ; on peut, en effet, etablir des poncifs pour des corps
constitues regulierement, on ne peut pas prevoir toutes les varietes
de corps difformes. Le raaitre inconnu, dont nous avons l'ceuvre a
Boulaq, a du proceder exactement comme un moderne que les neces-
sites du metier mettraient en presence d'un modele contrefait : il a
fait oeuvre d'artiste et non besogne de manoeuvre.
12
LA CACHETTE DE KARNAK
ET L'ECOLE DE SCULPTURE TIIEB.VINE1
I
Une large mare parmi les mines (fig. 15, p. 93), et, vers I'extremite
meridionale, deux batteries de chadoufs superposees qui travaillent a
epuiser l'eau renouvelee sans cesse par les infiltrations. Sur les berges,
des blocs et des statues boueuses autour desquelles des ouvriers a
moitie nus s'empressent, des poutres, des leviers, des rouleaux de
corde, l'arnorce d'une voie Decauville; des restes de murs histories
dorainent le chantier, et, par-dessus leurs cretes irregulieres, le vil-
lage rnoderne de Karnak se dessine en vigueur a l'liorizon.
Lorsque, an debut du iue sieele avant notre ere, les premiers Pto-
lemees deciderent de restaurer le temple d'Amon thebain, ils le trou-
verent encombre d'ex-volos. Steles, statues en pierre, figurines en
bois ou en bronze, insignes divins ou royaux, il y en avait partout,
dans les salles, dans les couloirs, clans les cours, serres, amonceles
l'un sur l'autre, et en nombre tel que l'espace allait manquer pour en
introduire de nouveaux. C'etait un legs des dynasties eteintes ou des
grandes families disparues auxquelles les Pharaons avaient confers le
privilege de consacrer leur image dans la maison du dieu, et Ton
1. Public dans la Revue de I' Art ancien et modeme, 190*5. t. XX, p. 2\~->b2, 337-:i'i8.
92 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
n'aurait pu rien en vendre ou en detruire sans commettre un sacri-
lege1. On en disposa selon 1' usage des peuples contemporains : on
creusa une vaste fosse entre le septieme pylone et la salle hypostyle,
puis on les enfouit pele-mele en terre sainte. Vingt siecles plus tard,
vers 1883, des sondages executes a la hate me revelerent la richesse
du site, mais je n'osai rien entreprendre, faute d'argent; en 1901 seu-
lement, lorsque la marche reguliere du deblaiement y ramena les
ouvriers, je recommandai a M. Legrain d'y descendre les tranchees
plus profondement encore qu'a l'ordinaire, de facon a ne laisser rien
echapper de cequi se cachait dansle sous-sol. La fouille rendit d'abord
ce que j'avais entrevu naguere, des colosses royaux en granit, en
calcaire, en gres, qui furent remontes a leur place antique le long du
pylone ; un peu au-dessous, les pieces d'un bel edifice en calcaire
d'Amenothes I", que Thoutmosis III avait employees comme remblai
lorsqu'il agrandit le temple ; tout au bas enfin, a six, douze, quatorze
metres de profondeur, ce a quoi personne de nous ne songeait, une
favissa intacte, ou des centaines de statues et de petits objets atten-
daient dans la boue l'heure de la delivrance.
Voici quatre ans que M. Legrain l'explore pied a pied, et je crois
bien qu'il a reussi a la vider entiere ; il faut dresser maintenant l'in-
ventaire des tresors qu'elle nous a prodigues. Le meilleur du profit
reviendra sans contredit a l'histoire politique. Non que toutes les epo-
ques y soient representees avecune abondance pareille, — le premier
empire thebain n'y figure a peu pres que pour memoire, et les deux
grandes dynasties du second n'y comptent que pour une centaine de
pieces seulement, — mais, de la chute des Ramessides jusqu'a la
conquete persane, la serie des grands-pretres d'Amon reparait pres-
que complete, eux, leurs femmes, laurs fils, leurs freres, les enfants
ou les descendants extremes de leurs freres, et, du jour ou la lignee
1. Voir plus haut, p. 39-40 du present volume.
LA CACHETTE DE KARNAK
93
male s'interrompit, les princesses qui heriterent de ses droits avec les
nobles personnages qui exercerent le pouvoir en leur nom. Toutefois,
tant de statues et d'inscriptions retrouvees d'un coup ne serviront pas
qu'a nous renseigner sur la revolution qui transforma la royaute mili-
Klu. 15
Lc chanlier de Karnak en Janvier IOiiC
taire de Thebes en une theocratic, elles nous sont autant de documents
pour etudier la marche de l'art pendant les vingt siecles et plus que
cette revolution s'accomplit. Certes, la facture en est tres inegale, et
beaucoup parmi elles n'oll'rent d'interet que celui de Farcheologie ;
plusieurs pourtant tranchent sur la masse par des merites eminents,
et elles se tiennent eu bon rang a cote des meilleures productions con-
94 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
nues de l'art egyptien. Comme clles proviennent du meme temple et
qu'elles ont ete erigees par les membres divers des memes families, il
est naturel d'y voir l'oeuvre d'une ecole unique, etablic a Thebes depuis
la plus haute antiquite ; do fait, on y discerne aisement un ensemble
de caracteres communs, qui, se perpetuant sans alterations notables
de generation en generation, determinent entre elles des affinites de
conception et de technique indeniablcs.
II
A part quelques steles de mauvaise ordon nance et de facture gros-
siere1, les' monuments les plus anciens que nous ayons de cette ecole
sont ceux que Carter et Naville decouvrirent, de 1900 a 1906, dans
le tombeau de Montouhotpou V, a Deir-el-Bahari. Les bas-reliefs de la
cbapelle attachee a la pyramide sont d'un dessin aussi correct et d'une
touche aussi ferine que les beaux bas-reliefs mcmphites de la Ve ou de
la "VT dynastie; mais la saillie en est plus accentuee, le contour plus
hardi et plus franc, l'homme plus trapu et pose plus solideinent sur la
ligne de terre, la femme plus menue de taille avec des hanches plus
larges et une poitrine plus epanouie. La statue du roi (fig. 16), qui est
au Musee du Caire 2, a ete taillee en plein gres d'un ciseau fier et dur .
Elle a les pieds et les genoux epais, les mains massives, le buste incli-
que de facon sommaire, la face modelee largement. Lacouleur en est
heurtee, chairs noires, costume blanc, bonnet rouge, selon le rituel
des ceremonies auxquelles elle etait destinee, et I'ensemble a l'aspect
sauvage, mais d'une sauvagerie premeditee pour l'effet religieux a
produire. Si un sculpteur memphite avait traite un pareil sujet, il ne
1. Voir, par exemple, les steles decrites ou indiquees dans Maspero, Guide to the Cairo
Museum, 1903, p. 73-75, 94-95, 96, etc.
2. Elle a ete publiee deja dans le Musee Egyptien, t. II, pi. IX-X, p. 25-30.
LA CACHETTE DE KARNAK
95
se serait pas fait faute d'en harmoniser les lignes et d'en assouplir la
couleur : il aurait inconsciernment ramene son type au type plus cloux
de physionomie humaine qui
prevalait dans son ecole, au
risque d'en affaiblir l'energie.
Au contraire, le sculpteur the-
bain s'est inquiete surtout de
reproduire la realite telle
qu'elle se montrait a lui, et
cette preoccupation domine
jusqu'a la fin chez tous ceux
de son ecole. lis recherche-
ront la ressemblance avec un
parti pris d'exagerer plutot que
d'atte"nuer les traits individuels
du sujet, et, pour l'atteindre,
ils ne reculeront ni devant la
rudesse de l'execution, ni de-
vant la violence du coloris : ils
tomberont souvent dans la bar-
barie, presque jamais dans la
banalite.
Quand Thebes devint Tunc
des capitales de l'Egypte, sous
la XIIe dynastie, ses rois tantot
se servirent des artistes locaux,
tantot appelerent d'Heracleo-
polis ou du Fayoum des sculp-
teurs imbus de la tradition memphite. Le hasard nous a conserve
deux tetes colossales, l'une de Sanouosrit Ier (Ousirtasen)1, decouverte
1. La t£te a 616 reproduite par RouoiS-Hanville. Album photographique, n ,s 111-112. cf.
Fig. 1C
Montouhotpou V.
firfes peinl.
96
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Fig. 17
Tetc il'un colosse do Sanouosril.
Granit rose.
par Mariette dans les mines d'Abydos, 1 'autre de Sanouosrit III,
exlraite par M. Legrain du trou de Karnak (fig. 17). Le traitement
manuel est excellent dans
les deux cas, et il est rare
qu'on ait travaille avec tant
de dexterite une pierre aussi
ingrate, mais l'inspiration
est differente du tout. Ce
sont bien deux personnages
de meme race, et la ressem-
blance generate est suffi-
sante pour qu'on n'en doute
pas : si on ne l'avait pas,
on serait tente de recon-
naitre dans chacune d'elles
un souverain d'une dynastie
differente. Aussi bien, la
premiere appartient a une
ecole qui s'inspire de la
tradition memphite : lesculp-
teur a idealise, ou, si Ton
prefere, stylise son modele,
et il lui a prete l'ovale court
et plein, la face souriante et
bonasse,quesonecolerecom-
mandait pour les statues offi-
cielles des Pharaons. Le
second, an contraire, a copie les traits sans en adoucir un seul, le
visage long et raaigre, le front etroit, la pommette en saillie, la ma-
Mariette, Monuments divers, pi. XXI, a, b, c, et p. 29; l'ensemble est reproduit dans le Musee
e'gyptien, t. II, pi. XIII, et p. 34-35.
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13
LA CACHETTE DE KARNAK 99
choire osseuse et pesante. II a creuse les joues, il a cerne le
nez entre deux sillons puissants, il a serre et projete la levre infe-
rieure dans une moue dedaigneuse; il a realise une oeuvre forte, oil
l'autre, penetre des principes opposes, n'a tire de la pierre qu'un
morceau de facture agreable mais sans individualite.
Le contraste est moindre entre les deux manieres, lorsqu'il ne s'agit
plus de statues, mais de bas-reliefs. Parmi les fragments dont Thout-
mosis III s'etait servi comme de remblai, un pilier carre s'est ren-
contre, qui provenait d'un edifice en calcaire de Sanouosrit Ier. Le
Pharaon s'y voit sur l'une des faces, en compagnie de Phtah. lis sont
la, le roi et le dieu, debout, nez contre nez, aspirant l'haleine l'un de
l'autre, selon 1'etiquette entre personnes de rang egal qui se saluent (fig. 1 8,
p. 97). Le style ressemble beaucoup a celui de l'ecole memphite, mais
a 1'examiner de pres, on y distingue les particularity de l'ecole the-
baine. Les contours sont arretes resolument, le relief est moinsplat et,
par suite, les ombres sont moins tenues, si bien que les figures se
decoupent en silhouette sur le fond avec plus de vigueur que dans les
tableaux de Gizeh ou de Saqqarah : un Memphite aurait deploye plus
d'elegance peut-etre, mais il flit demeure dans le convenu. Les
scenes gravees sur les trois autres faces portent au merae degre les
caracteres de l'art thebain, et il est facheux que le fragment soit unique
jusqu'ace jour : si le reste du temple etait decore aussi heureusement,
la XII* dynastie avait eleve a Thebes une oeuvre comparable aux plus
belles de la XVIIP et de la XIXe, aux portiques de Delr-el-Bahari, au
sanctuaire de Gournah et au Memnonium que Setoui Ier construisit en
Abydos.
100 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
III
II en est des statues de la XVIIP dynastie decouvertes a Karnak par
M. Legrain, ce qu'il en est de celles de la XIIe : du premier instant
qu'on les regarde, on y remarque les signes distinctifs de l'ecole, avec
des modifications qui s'expliquent lorsque Ton considere la position de
Thebes a cette epoque. Residence favorite des Pharaons et siege per-
manent de leur gouvernement, sa prosperity s'accroissait sans cesse
par l'apport des butins qu'ils ramassaient en Syrie ou en Ethiopie, et
le gout pour les constructions s'y developpait a mesure que la richesse
y augmentait. Non seulement les rois ne selassaient pas de l'embellir,
mais les particuliers s'y batissaient, a I'exemple des rois, des palais et
des tombeaux somptueux. II fallait surabondance d'artistes a si pleine
besogne : les ateliers se multiplierent, et les sculpteurs accoururent de
tous les points du pays pour suppleer a la rarete des sculpteurs the-
bains- Ces etrangers ne se fondirent pas dans l'ecole locale sans y
exercer quelque influence : elle se subdivisa en plusieurs branches
dont chacune, conservant le fond commun de preceptes et d'habitudes,
assuma bientot sa physronomie personnelle. Nous en connaissons
deux ou trois deja, mais combien dut-il y en avoir pendant les trois
siecles que la dynastie dura, dontl'oeuvre entiere est perdue pour nous
ou se confond encore dans la masse?
C'est a un meme atelier que j'attribuerai volontiers, outre un cer-
tain nombre de pieces entrees recemment dans notre musee, trois des
fragments les meilleurs que M. Legrain ait retires de la favissa, le
Thoutmosis III, ITsis et le Sanmaout. Le Thoutmosis III (fig. 19) est
prisdans un schiste tres souple qui admet toutes les finesses du ciseau,
et nulle gravure ne rend justice a la delicatesse de son modele : le jeu
l-'l.. Ill
liuste de Tboutmdsil III.
SchUle gris.
LA CACHETTE DE KARNAK
103
des muscles y est note
discretement, raais avec
une surete extraordinaire,
et les ombres impercep-
tibles qu'il produit variant
a mesure qu'on tourne
autour de la figure, l'as-
pect de la physionomie
semble changer d'instant
en instant. Isis (fig. 20)
n'etait pas de naissance
royale, et peut-etre sortait-
elle d'une des couches
inferieures de la societe" :
on ne soupconnait pas son
existence il y a vingt-cinq
ans, et la statuette en gra-
nit rose de Karnak est le
premier portrait que nous
possesions d'elle. C'est
d'elle pourtant que Thout-
mosis III tenait les traits
par lesquels il differe de
ses pre'de'cesseurs, le grand
nez busque, les larges yeux
ouverts presque a fleur de
tete, la bouche charnue, la
face arrondie. La perm que
pesante qui lui charge la
tete rendaitla tache du sculpteur difficile : il n'en a eu que plus de merite
a concevoir une ceuvre devant laquelle on s'arrete, raerae &cote de la
Isis. null
Flo. ID
de T!ioiiliiu')sis 111.
104 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
precedente. Tous les caracteres de l'ecole thebaine y sont reunis, la
recherche de l'expression personnelle, lasincerite du rendu, la largeur
des epaules et, par contre, l'amincissement voulu de la taille entre
l'ampleur des seins et I'evasement des hanches. L'etude de la facture
nous oblige a l'attribuer au meme atelier, sinon au merae artiste a qui
nous devons la statue de Thoutmosis III. J'en dirai autant du groupe
(fig. 21) qui represente Sanmaout et la petite princesse Naferouriya dont
il etait l'intendant : rien n'y sent moins le convenu que le geste libre
et ferine par lequel le brave homme tient l'enfant, ou la pose d'abandon
confiant avec laquelle celle-ci se blottit contre sa poitrine. La fran-
chise du mouvement s'accorde bien avec la douceur spirituelle de la
face et avec le sourire qui auime les yeux et les grosses levres . San-
maout avait ete majordome de la reine Ilachopsouitou, et sa souveraine
I'avait autorise aeriger ses statues dans le temple d'Amon. Apres avoir
examine celles d'entre elles qui nous restent, on ne saurait douter
qu'elles ne proviennent toutes de l'un des ateliers royaux, celui-la sans
doute d'oii sortiront plus tard les statues de Thoutmosis et de sa mere
Isis.
Et nous avons la preuve directe que les sculpteurs thebains de cette
epoque s'efforcaient par-dessus tout d'assurer la ressemblance. lis des-
sinaient et redessinaient leur sujet avant de poser la maquette defini-
tive, et le climat sec de l'Egypte nous a conserve beaucoup de leurs
cartons. Cartons n'est pas precisement le mot, puisqu'ils employaient
des eclats de calcaire pour leurs etudes, mais le terme d'Ostraca sous
lequel nous les designons ne vaut pas mieux, et de plus il n'est intelli-
gible qu'aux egyptologues de metier. C'est par centaines qu'ils sont
entres au musee du Caire, et Ton y peut noter les tatonnements de
l'artiste, ses hesitations, ses repentirs, les variations de sa pensee et
de sa main, jusqu'au moment ou il estdevenu le maitre absolu de son
modele. Plus d'une fois, d'ailleurs, le hasard des fouilles arameneau
jour ce modele lui-meme, et il nous fournit le moyen de comparer le
LA CACHETTE DE KARNAK 105
portrait a. l'original. C'est le cas pour Thoutmosis III. Sa momie a ete
Fig. 21
Sanmaout et la princes.se Naferourlya.
Granii noir.
trouvce en 1881 dans la cachette de Deir-el-Bahari, et elle est exposee
avec les autres dans notre Galerie des Souverains. Certes le visage s'est
14
106
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
altere beaucoup au cours de la momifi cation, et le retrait ties chairs,
l'affaissement des yeux, l'ecrasement du nez, la decoloration de la peau
le font tres different de ce qu'il 6tait autrefois. Pourtant, si le modele
superficiel s'est modifie, celui du dessous est reste : lorsqu'on le com-
pare de profil et de face au masque de la statue, on est force d'avouer
qu'il lui est identique, avec la vie
en plus dont le sculpteur a perpetue
l'expression.
Franchissons un siecle et demi
et transportons-nous aux dernieres
annees de la dynastie : elles nous
ont legue plusieurs morceaux qu'il
faut rapporter a une origine com-
mune, la belle tete de femme que
Mariette appelait Taia, le Khonsou et
l'Amonde Ilarmhabi1, le Toutanoukh-
amanou, et peut-etre aussi la sta-
tuette en bois petrifie que Legrain
retirade la favissa en 1905. Ne doit-on
pas y reconnaitre un portrait d'Ai ?
Elle a grande allure, malgre ses dimen-
sions restreintes (fig. 22), mais la ma-
tiere facheuse dans laquelle elle est
decoupee n'a point permis a l'artiste
de pousser loin I'execution : la ressemblance demeure indecise. Elle
garde pourtant la marque de Pecole, et divers details dans le nez,
dans la bouche, dans la coupe des yeux, dans Tinsertion des sour-
cils, m'en paraissent rendre vraisemblable l'attribution au groupe
d'artistes'a qui nous sommes redevables du Khonsou et du Touta-
Fio. 22
Statuette sculptee 'dans du bois petrifie.
1. Sur ce groupe, voir l'articlede Leqhain dans le Musee egyptien, t. II, p. 1-14 et pi. I-1V.
LA CACHETTE DE KARNAK
107
noukhamanou (fig. 23, 24). Que ceux-ci sortent d'une meme main,
je le crois assure, et un instant d'examen le prouvera. Les deux
figures pourraient presque se superposer : I'ceil est creuse de quantite
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Kic. 23
Klionsou lliebain.
identique chez Tune et chez l'autre, l'attache du nez est la meme,
ainsi que la maniere de gonfler legerement les narines, d'epanouir le
milieu des levres et d'en pincer les commissures. La physionomie a
108
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
quelque chose tie souffreteux, mais les indices de mauvaise sante,
I'obliquite et la meurtrissure des yeux, l'amaigrissemcnt des joues et
du cou, la saillie des omoplates sont plus accuses sur le Khonsou que
Fro. 2*
Statue de Toutanoukhamanou.
Granil rouge.
sur le Toutanoukhamanou ; on dirait que le modele du Khonsou, s'il
n'est pas Toutanoukhamanou a un age plus avance", avait une pre-
disposition plus visible k la consomption. Un medecin devrait les
LASCACHETTE DE KARNAK
109
etudier l'un et l'autre : lui seul pourrait decider si, corame je l'ima-
gine, elles represented un malade et peut-etre etablirait-il d'apres le
facies du sujet le diagnostic exact de la nmladie.
mi
\
W
\
Fig. 25
La soi-disant Taia.
Calcaire blinc.
Les rapports sont moins accentue"s avec la tete dite de Taia (fig. 25),
et on ne les reraarque pas du coup sur la gravure : ils sont evidents
pour qui eludia les originaux. On y constate attenuees toutes les parti-
110
ESSAIS SUR X'ART EGYPTIEN
cularites que j'ai signalees sur Khonsou et sur Toutanoukhamanou :
la reine n'etaii pas une malade, maisles diverses parties de son visage
Fig. 26
Le Hiimsps II du Musee de Turin.
AlhStre.
sont traitees du memo parti, et la main qui les tailla est bien celle qui
cisela si delicatement les images du dieu et du Pharaon, ses contem-
porains. Alors qu'on ne connaissait qu'elle, l'etrangete de sa physio-
LA CACHETTE DE KARNAK
111
nomie surexcita l'imagination des savants. Mariette qui la trouva la
crut etrangere a l'Egypte : il l'identifia avec Tiyi, lafemme d'Ameno-
Kic. 27
Kams&s IV conduisant un prisonnier libycn.
firauil (rris.
thes III, il la declara Syrienne, Hittite, Armenienne, et son opinion
prevalut pendant longtemps. On sait aujourd'hui qu'elledate d'un quart
112 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
de siecle au moins apres Tiyi, et qu'elle represente la fern me ou la
mere d'un des Pharaons qui succederent aux souverains heretiques de
la XVIII6 dynastie, Harmhabi. Et, de fait, les portraits de Tiyi qui
sont sortis recemment de terre n'ont aucun point de similitude avec
celui de la reine de Mariette : ils nous montrent une femme d'un type
maigre, osseux, la machoire lourde, le menton long et deprime, le
front fuyant et bas, la physionomie du Pharaon Khouniatonou, telle que
les bas-reliefs et les statues d'El-Amarna nous Font rendue familiere1.
Notre reine se rattache, par la forme et par l'expression du visage, a
la famille d' Harmhabi ou de Toutanoukhamanou : la ressemblance de
sa statue a celles de Legrain le prouverait suffisamment, s'il en fallait
une preuve nouvelle.
Et maintenant, lorsque Ton a compare entre eux les deuxgroupes
que je viens de decrire, on confesse sans peine que l'inspiration et la
technique du second procedent directement de l'inspiration et de la
technique du premier. Le gout a flotte pendant les cinq ou six gene-
rations qui les separent et la mode a eu ses caprices qui ont influe sur
l'execution : les caracteres generaux sont demeures inalterables et
leur persistance nous permet d'affirmer une fois de plus la continuite
de l'ecole.
IV
Elle se maintint florissante pendant la XIXe dynastie, et la favissa
nous a rendu de ses ceuvres qui ne le cedent en rien a celles de l'age
precedent. La meilleure est, selon moi, une statuette mutilee de Ram-
ses II, sisemblablealagrande statue de Turin (fig. 26, p. 110) pour la
pose et pour le faire, qu'elle parait en etre la maquette primitive ou la
1. Voir l'un de ces portraits plus bas, pi. IV, fig. 45-40 et p. 154-155 du present volume.
LA CACHETTE DE KARNAK
113
reduction exacte. Quelques mc-rceaux de la XX" dynastie sont dignes
d'cstime, sans s'elever beaucoup au-dessus de la moyenne, tel un petit
Pro. 28
Le pretre au singe.
groupe en granit de Ramses VI, amenant un prisonnier libyen au dieu
Amon (Pg. 27, p. 11 1) : la demarche du Pharaon victorieux ne manque
15
114 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIAN
pas de fierte, la pose contrainte clu barbare est observee habilement, et le
mouvement du lion en miniature q ui se glisse entre les deux a ete interprets
avec lenaturelhabituelauxEgyptienslorsqu'ilsdessinaient les animaux1.
J'aime mieux pourtant le pretre au singe (fig. 28, p. 113), ou, pour l'ap-
peler par son nom, le premier prophete d'Amon, Ramses-Nakhouiti.
Accroupi, les mollets et les cuisses poses a plat sur le sol, un rouleau
etendu devant lui en travers des jambes, emperruque, enjuponne,
embarrasse dans ses robes d'apparat, il medite ou il se recite des prieres
;*i lui-meme interieurement, d'un air abstrait. Un petit cynocephale
velu lui perchesur les epaules et lui regarde par-dessus latete : c'est le
dieu Thot qui se revele dans cette position insolite, et il etait difficile
de coordonner la bete et l'homme d'une fagon qui ne fut ni ridicule, ni
simplement disgracieuse. Lesculpteur s'est tire d'affaire a son honneur.
Le pretre plie legerement le cou, mais on sent que la bete ne lui pese
point ; celle-ci de son cote se dissimule a moitie derriere la coiffure, et
le froncement narquois de son muffle previent l'effet facheux qu'aurait
pu produire un masque d'animal surmontant line face d'homme.
Comme le groupe de Ramses VI, celui-ei porte 1'empreinte de l'ecole,
mais avec des differences de technique notables : si le premier a ete
sculpte dans l'un des ateliers royaux, l'autre provient d'un autre atelier
dont on peut indiquer 1'origine.
On sait comment, un siecle environ apres la mort de Ramses III,
les pontifes d'Amon se rendirent maitres de la Thebaide entiere : tandis
qu'une dynastie nouvelle s'etablissait a Tanis dans le. Delta oriental, ils
exercaient l'autorite supreme sur l'Egypte du Sud et sur l'Ethiopie,
tantot avec le seul titre de grand pretre, tantot avec celui de roi, et leur
maison sacerdotale fut le siege de leur gouvernement. Nous en igno-
rons le site precis, mais une inscription nous apprend qu'elle etait
situee au voisinage du septieme pylone, non loin de l'endroit ou la
1. La tete du Pharaon qui avait ete volee au moment de la decouverte a ete retrouvee
depuis que cet article a paru et rachetee par le Musee du Caire, 1912.
LA CACHETTE DE KARNAK
115
favissa fut creusee. II est vraisemblable qu'au moment ou ils arriverent
a la domination, leurs parents a tous les degres obtinrent d'eux le pri-
vilege de dresser leurs statues dans le temple. La cour comprise entre
le septieme pylone et la salle hypostyle ne contenait encore qu'un
nombre restreint d'ex-votos : ils la choisirent pour y consacrer leurs
monuments, et ils la remplirent au cours des generations. Ce qui nous
Fig. 29
Osorkon II pr^sentant un bateau an dieu Anion.
en est parvenu ne comprend pas tout ce qu'ils avaient erige en leur
propre nom ou a la memoire des leurs. Beaucoup de statues furent
usurpees ou detruites pendant les guerres civiles ou etrangeres, mais
lorsque les Macedoniens conquirent le pays, il en subsistait assez pour
qu'on en jetat plus d'un demi-millier dans la favissa. II avait fallu
nombre d'artistes afin de fournir a tant de commandes, et Thebes pos-
seda longtemps, en plus de son atelier royal, un ou plusieurs ateliers
pontificaux. C'est a l'un de ceux-ci qu'il convient d'assigner et
Thorn me au singe, et presque toutes les statues qui sont posterieures a
116
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
la chute des Ramessides. Elles ont une valeur reelle pour la plupart et
elles ne le cedent guere aux anciennes
(inivres royales, ainsi la statuette en
calcaire d'Orsorkon II (fig. 29, p. 115),
qui se traine a terre et qui offre a son
dieu une barque dont les fragments
ontdisparu. On est contraintd'avouer
pourtant que beaucoup sont, sinon
mauvaises, au moins sans interetpour
l'histoire de l'art.
Aussi bien, la pose habituelle ne
pretait-elle guere a l'elcgance. Elles
sont presque toutes accroupies, les
cuisses a la poitrine, les bras croises
sur les genoux : quel parti pouvait-on
tirer d'une attitude qui reduisait
rhornme a n'etre qu'un paquet sur-
monte d'une tete? Ou le modele s'est
departi de cette pose hieratique, les
qualites de l'ecole se manifestent.
L'Ankhnasnofiriabre en Hathor est
d'une grace un peu guindee (fig. 30) :
ellc soutiendrait presque la compa-
raison avec l'Amenertaious tant aimee
de Mariette, si elle ne s'appuyait pas
a un gros pilier disgracieux. Peut-
etre le contraste entre la minceur de
la taille et le gonflement du buste et
du ventre est-il trop marque dans
l'Ankhnas, mais la tete est d'une facture irreprochable. II en est
presque toujours ainsi a cette epoque : si les sculpteurs y ont neglige
Fio. '30
La reine Ankhnasnofiriabrf .
LA CACHETTE DE KARNAK 117
parfois ou mal interprets les corps, ils ont soigne les tetes avec amour.
On compte les beaux portraits a la vingtaineparmi les statues sorties de
la cachette : je n'en donnerai ici que deux, celui de Mantimehe (fig. 31)
Fki. 31
Miintimelift.
et de son fils Nsiphtah (fig. 32, p. 118), qui vecurent sous Taharkou et
sous Psammetique Ier. Thebes eiait placee alors sous un regime singulier.
Lorsque la descendance male des pretres s'eteignit, le pouvoir et celles
118 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
des fonctions sacerdotales que les femmes pouvaient exercer passerent
aux mains dcs princesses : l'une d'elles fut elue qui, mariee au dieu dans
des noces mystiques, jouissait desormais du droit de vivre librementa
Fig. 32
Nsiphlah, fils de Mantimehe.
sa guise. Ces pallacides d'Amon avaient, pour les aider au gouverne-
ment, des majordomes qui jouerent souveut aupres d'elles le role du
premier ministre aupres des reines a Madagascar avant l'occupation de
LA CACHETTE DE KARNAK
119
l'ile par les Francais. Mantimehe et son flls sont les plus connus de
ces personnages, et les artistes auxquels ils confierent le soin cle faire
leur portrait devaient etre des meilleurs parmi ceux de l'atelier sacer-
dotal. C'est, en effet, la nature meme, et nul maitre des ages anterieurs
n'aurait mieux exprime, ni d'un ciseau plus franc, la vulgarite ener-
gique du pere et l'inanite aristocratique du fils. La seconde epoque
saite et les debuts de l'epoque
grecque manquent presque dans la
cachette : la misere etait trop gene-
rale, sous les Perses, pour que Ton
songeat aux choses de Tart, et la
domination macedonienne venait
seulement de se consolider lorsque
la fosse commune fut creusee. Unc
tete en granit (fig. 33), de travail
hatif mais de here apparence, nous
montre pourtantque l'atelier thebain
suivait le mouvement qui empor-
tait les ecoles de la Basse-Egypte,
et que, sans doute sous l'influence
de modeles grecs, il se preoccupait
de details qu'il avait negliges jus-
qu'alors : le crane y est etudie avec la recherche de l'exactitude, ainsi
que les menus accidents de la physionomie, rides du front, plis de
souci entre les yeux et vers la naissance du nez, affaissement ou bour-
souflure des joues, jeux de muscles autour des narines et de la bouche.
Le sculpteur a voulu noter dans son oeuvre, non seulement les grandes
lignes du visage, mais les petits accidents qui caractcrisaient l'individu
et qui determinaient sa personne.
Fig. :w
Ti^tc d'epoquo saile.
120 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
II y a longtemps deja que j'ai entrepris de distinguer, sous l'unifor-
mite" apparente qu'on reproche a l'Egypte, les varietes de facture et
de conception qui peuvent servir a y reconnaitre des ecoles, et dans
l'oeuvre des ecoles, celle des ateliers. II ne m'a pas ete difficile de
moutrer naguere en quoi la maniere memphite differe de la thebaine,
ni ce qui les separe l'une et l'autre de celles qui florissaient a Hermo-
polis, a Tanis, a Sa'is, mais faute de documents assez nombreux, je
n'avais pas reussi jusqu'a present a jalonner le developpement d'une
meme ecole a travers une longue duree de siecles. La trouvaille de
Karnak m'a fourni les materiaux qui me manquaient, et, depuis que
M. Legrain l'exploite, je n'ai cesse d'y puiser des renseignements sur
ce point. Elle m'en a apporte en quantites parfois inegales il est vrai,
et il me reste encore beaucoup a apprendre et sur les epoques les plus
anciennes, et, dans les epoques plus recentes, sur certains moments de
transition : je crois pourtant que les resultats acquis deja sont assez
importants et assez significatifs pour nous obliger a remanier l'histoire
de l'art egyptien. Je n'ai pas voulu me risquer a le faire ici, mais, si
courte que soit la presente etude, on voit a quels resultats elle m'a con-
duit J'ai Constate que les caracteres de l'art thebain etaient bien tels
que je les avais cru reconnaitre au debut de mes etudes; j'ai ensuite
marque rapidement les etapes que cet art a parcourues depuis le moment
ou Thebes naquita la vie politique, jusqu'a celui presque ou elle cessa
d'exister comme grande ville.
LA VACHE DE DEIR-EL-BAHARI1
[
Le 12 fevrier 1906, vers deux heures de l'apres-midi, tandis que
Naville achevait de 'dejeuner, un ouvricr vint tout courant l'avertir
que le haut d'une voute
commencait k sortir du sol.
Depuis quelques jours deja,
les indices qu'il relevait lui
faisaient pressentir une de-
couverte prochaine : il se
rendit sur les lieux et, dans
la butte de sable qui dominait
les portiques posterieurs du
temple de Montouhotpou, il
vit soudain un spectacle qui
le rempht de joie (fig. 34).
La voiite etait degagee prcs
d'a moitie; au-dessous, dans
I'ombre, une admirable vaclic allongeait le cou et seinblait regarder
curieusement au dehors. Quelques heures de travail lui sufifirent k
Kio. U
La vache de Deir-el-Bahari dans sa rhapelle.
1. Publie ilans la lievue (le I' Art ancien et moderne, 1907, t. XXII, p. 5-18.
16
122 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
completer le deblaiement de la bete. Elle etait intacte de sa personne,
mais une petite figure adossee a sa poitrine avait eu la face martelee
des l'antiquite, et la violence des coups avait determine dans l'en-
colure une fissure qui en compromettait la solidite. La piece ou elle
s'abritait etait batie dans un enfoncement de la montagne, avec des
dalles de gres sculpte et peint. Le plafond, arrondi en berceau, ne
forme pas une arche d'appareil regulier, a clef et a lits rayon-
nants : il se compose de deux rangees paralleles de blocs courbes,
tailles en quart de cercle, puis arc-boutes l'un contre l'autre par
leur extremite superieure. II est peint en bleu fonce et seme d'etoiles
jaunes a cinq branches pour simuler le ciel. Les trois parois ver-
ticales sont decorees de scenes religieuses : Thoutmosis III adore
Amonra, seigneur de Thebes, sur celle du fond, et, sur les deux
cotes, il fait offrande a Hathor, qui n'est autre que la vache meme
enfermee sous la voute.
Elle etait a moitie ensevelie encore, que deja dix curieux braquaient
sur elle l'inevitable kodak, ravissant a Naville et se disputant a eux-
memes le plaisir d'avoir ete le premier a la photographier. Le soirvenu,
il n etait bruit qued'elle dans tous les hotels de Louxor et les touristes
liaient partieafinde Taller admirer demain sans faute. Les fellahs, de leur
cote, se racontaient les histoires les plus merveilleuses. Elle avait souffle
bruyamment au moment juste ou le rayon de jour l'avait effleuree, et
elle avait frissonne de tous ses membres. Elle avait affole d'un regard
le manoeuvre qui l'avait apercue, si bien qu'il s'etait brise la jambe
d'un coup de pioche porte a faux. Elle n'etait pas, d'ailleurs, en pierre,
ainsi qu'elle semblait l'etre, mais en or fin deguise par les magiciens
de Pharaon pour donner le change aux chercheurs de tresors : quelques
formules repetees a 1'heure voulue, avec les fumigations et les rites
presents, puis une cartouche de dynamite et, apres l'explosion, les
fragments se transformeraient en autant de lingots de metal. Et
comme si ce n'eut pas ete assez des sorciers, les marchands d'anti-
LA VACHE DE DEIR-EL-BAHARI 123
quites rodaient deja aux alentours. Sans doute elle pesait assez pour
qu'ils ne songeassent pas a l'enlever entiere, mais leur etait-il bien
difficile de detacher la tete et de la derober pendant la nuit, malgre la
vigilance de nos gardiens ou avec leur complicity? II ne manque
jamais d'amateurs peu scrupuleux, prets a payer tres cher un objet
vole, pourvu qu'ils lui supposent une valeur d'art ou d'archeologie, et
la certitude de gagner plusieurs milliers de francs en cas de succes
compense largement, aupres des honnetes courtiers de Louxor, le petit
ennui d'avoir a debourser quelques sous d'amende ou a subir une huitaine
de jours de prison s'ils sont surpris en flagrant delit. J'aurais souhaite
que le monument demeurat a sa place antique, mais c'eut ete trop
tenter la fortune et je n'avais d'autre moyen de le sauver que de l'em-
mener au Caire. Je conh'ai l'expedition a l'un de nos ingenieurs,
M. Baraize, qui s'en acquitta a merveille : en moins de trois semaines,
il eut demonte les blocs, emballe la vache et conduit les caisses au
chemin de fer a travers la plaine thebaine. Aujourd'hui, la chapelle
est rebatie en bonne position, a Textremite d'une de nos salles, mais
la deesse ne s'y dissimule point dans l'ombre, ainsi qu'aDeir-el-Bahari.
Elle se tient a l'entree, le corps en pleine lumiere, l'arriere-train a
peine engage sous l'arceau : elle sort de chez elle et elle se montre
librement aux visiteurs, depuis le museau jusqu'a la retombee de la
queue'.
II
Elle etonne d'abord par le melange du parti pris mystique et du rea-
lisme (fig. 35, p. 125). Lorsqu'on laregarde de face, la tete seule appa-
rait entouree d'accessoires dont ceux-la seuls apprecient la signification
1. Elle est inscrite au Livre dCentree sous le n° 38575, et la chapelle sous le n° 3857C.
124 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
qui sont verses aux choses de la religion. C'est, au sommet de la
composition, entre les hautes cornes en forme de lyre, la coiffure
usuelle des deesses-meres, le disque solaire combine avec les plumes
droites et frappe d'une uraeus gonflee. Cet echafaudage d'emblemes
sans epaisseur et presque sans consistance risquait de se briser au
moindre choc s'il n'eut ete renforce : il s'appuie done sur deux touffes
de plantes aquatiques dont les tiges, surgissant du socle aupres des
sabots, montenta droite et a gauche le long des jambes; les fleurs,
alternant avec les boutons, se recourbent au-dessus de la nuque. puis
s'appliquent en evenlail au revers du disque et des plumes. Au-des-
sous du museau et comme encadree dans les herbages, une statuette
d'homme est debout, le dos au poitrail. II a, je l'ai dit, la face
mutilee, les chairs noires, et il etend les mains devant lui, la paume
en bas, dans un geste de soumission, comme s'il s'avouait l'humble
serviteur d'Hathor : on devine pourtant le Pharaon au serpent de la
couronne et au jupon raide qui s'etale en triangle en avant des cuisses.
On le retrouve dans une attitude moins compassee, sous le flanc droit
de la statue. II est a genoux, nu, peint en rouge; il petrit la mamelle
des deux mains et il aspire goulumentle lait divin (fig. 36, p. 127). Si
nousencroyons une legende gravee entre les lotus, les deux personnages,
le noir et le rouge, sont un meme souverain, Amenothcs II, de la
XVIII" dynastie, et peut-etre en est-il ainsi. C'est pourtant Thout-
mosis III qui edifia la chapelle, et c'est lui que les dessinateurs y ont
represente deux fois, en priere devant la vache et lui sucant le pis. II
serait singulier qu'apres avoir edifie le sanctuaire, il eut neglige de le
pourvoir de sa deesse. II est plus vraisemblable que la vache fut com-
mandee par lui et cloitree la sur son ordre, mais sans dedicace et sans
cartouche; il jugea sans doute que les bas-reliefs du voisinage cons-
tituaient pour lui des titres de propriete suffisants. Amenothes II
voulut s'associer plus tard a Facte de piete de son pere et, avisant
une place vide au revers de la coiffure, il y intercala son prenom.
Kig. ,15
Amdn6thfeg II et la vaclie Hatliur.
Vut d« [roit qutrti.
LA VACHE DE DEIR-EL-BAHARI
127
Une telle complexity de figures et d'attributs n'est pas pour nous
rendre aisee l'appreciation du morceau. Ajoutez d'ailleurs aux prescrip-
tions du rituel les conventions du metier, dont les artistes egyptiens
ne se sont jamais delivres, du moins lorsqu'ils travaillaient la pierre :
Km,. :u;
Aiiienutlit-s II et la vache llatliur
Vue sur le cAui droil du groupe.
le ventre, la queue, les jambes, toutes les parties inferieures du
groupe, sont saisies dans une cloison de pierre qui en gate l'effet, si
elle les garantit contre les chances de rupture. Et pourtant, malgre
ces defauts choquants pour uu moderne, un coup d'oeil suffit a en
128 ESSATS SUR L'ART EGYPTIEN
reveler la beaute extraordinaire. La tete (pi. IV) differe de celle de nos
vaches curopeennes, mais c'est la question de race, et quiconque a
vu la soudanaise de nos jours en discernera sans peine les traits sur
1'IIathor de Deir-el-Bahari, la plenitude du front, le modele subtil des
tempes et des joues, le mol evasement du mufle, la souplesse des
naseaux, la petitesse de la bouche. Tant d'exactitude dans le detail est
pour rejouir les naturalistes, mais on pourrait craindre qu'elle nuisit a
la valeur artistique de l'ensemble. II n'en est rien, et si d'un peu
loin la physionomie semble empreinte uniquement de douceur et de
somnolence meditative, elle s'eveille des qu'on l'approche et elle
prend un air d'attention intelligente. L'ceil parait s'elargir et suivre
le visiteur qui survient, le museau se contracter et palpiter pour
flairer; le sculpteur, au lieu de polir le gres a ou trance, ainsi que la
tradition le voulait, y a respecte les stries fines du ciseau, et la
lumiere, jouant sur elles, donne par instants l'illusion du frisson qui
court sur la peau. Le corps est d'une facture non moins precise,
poitrine etroite, epaules minces, echine longue et bien ensellee, la
jambe haute et maigre, la cuisse nerveuse, les hanches saillantes,
le pis assez peu developpe. L'arriere-train lui-meme est detaille avec
une fidelite inimaginable. Contrairement a l'usage, le pelage est d'un
rouge brun, .plus fonce sur le dos, plus clair et d'un fauve qui
tourne au blanc sous le ventre; il est mouchete de taches noires,
telles des fleurettes a quatre petales, et qu'on declarerait artificielles
s'il n'y avait pas aujourd'hui, dans le troupeau egyptien, des indi-
vidus d'origine soudanaise qui en presentent de semblables : c'etait a
elles qu'on reconnaissait, parmi les genisses de l'annee, celle dans
laquelle Hathor avait daigne s'incarneret que Ton devait adorer tant
qu'elle demeurerait sur terre.
Pl. IV.
LA VACHE HATHOR AU CAIRE
LA VACHE DE DEIR-EL-BAHARI 129
III
Elle etait avant tout la divinite des morts. Les edifices epars dans
ce coin de la necropole n'etaient pas, en effet, consacres exclusive-
ment aux dieux des vivants : c'etaient les chapelles attachees a des
torabes royales, dont les unes y attenaient comrae celle de Montou-
hotpou, et dont les autres, celle de la reine Hachopsouitou par
exemple, etaient releguees au dela de la montagne, dans les Biban-el-
Molouk. On y voyait les souverains tantot en prieres et en offrandes
devant les dieux, tantot associes a eux et participant de leurs sacri-
fices. Hathor, regente de l'Occident et dame du ciel, etait devenue,
par un concours d'idees dont on comprend les raisons, la maitresse
des ames et des doubles : elle occupait done une place preponderate
dans les lieux ou Ton celebrait le culte de ses vassaux. Parcourez les
salles du grand temple a terrasses etvous l'y rencontrerez a plusieurs
reprises, sous la figure et avec la pose qu'elle assumait dans l'ora-
toire decouvert par Naville : elle est la vache nourriciere que Thout-
mosis III et Hachopsouitou tetlent a pleine bouche. L'allaitement du
souverain n'etait pas, d'ailleurs, une simple metaphore de langage
realisee et transcrite sur la pierre, mais un acte materiel emprunte
aux coutumes du droit egyptien et la formalite finale des ceremonies
de l'adoption. La femme qui, n'ayant point de fils pour perpetuer sa
memoire, desirait s'en procurer un, devait, apres lecture de pieces
preliminaires, livrer I'un de ses seins, le droit probablement, a
l'adolescent ou a Thomme qu'elle avait choisi; celui-ci en pressait le
bout quelques secondes entre ses levres, et par ce semblant de nour-
riture il lui devenait comme un fils. Chez les peuples a derai civilises
oil cet usage subsiste, il n'est pas besoin que la femme ait ete ou soit
encore mariee : seulement, la jeune fille qui acquiert un enfant par ce
17
130 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
procede serecouvre la gorge d'une etoffe fine avant de la preter a la
cereraonie. Si done Thoutmosis III,ou, par usurpation, Amenothes II,
s'est fait representer a genoux sous le pis droit de l'llathor, il a voulu
prouver par la qu'elle etait sa mere divine; la complaisance avec
laquelle elle lui abandonnait son lait montre suffisamment qu'elle
admettait la legitimite de ses pretentions.
Ce n'est la, toutefois, qu'une moitie des idees exprimees dans notre
groupe, et il nous reste a definir le sens des lotus fleuris qui se dressent
de droite et de gauche. En tant que souveraine de l'Occident et des
contrees ou les morts sejournaient, elle revetait des formes differentes
selon les provinces. Au Nord, lepeuple se l'imaginait sous l'aspect d'un
de ces beaux sycomores qui poussent au milieu des sables, sur la
lisiere du desert libyque, verts et drus des eaux cachees que les infil-
trations du Nil leur envoient. Le sentier mysterieux qui conduit aux
rives de l'Ouest amenait les doubles a ses pieds; sitot qu'ils y etaient,
l'ame divine, logeedansletronc, jaillissait entiere ou jusqu'a mi-corps
et elle leur tendait un vase rempli d'eau pure, un plateau charge de
pains. S'ils acceptaient ses dons — et ils ne pouvaient guere les refu-
ser — , ils s'avouaient ses vassaux du coup et ils n'etaient plus auto-
rises a rentrer chez les vivants, mais les regions de l'au dela
s'ouvraient devant eux. Dans les nomes du Said, ou on se la figurait
comme une vache, elle hantait un marais verdoyant qui croupissait sur
les penchants de la chaine libyque ; chaque fois qu'un double surve-
nait sur le bord, elle allongeait la tete a sa rencontre d'entre les
herbes et elle lui reclamait l'hommage, puis, lorsqu'il lelui avait rendu,
elle lui accordait de penetrer dans les rovaumes des dieux funebres.
Un chapitre du Livre des morts, le 186el, tres goute des devots sous le
second empire thebain, nous initie a ce mythe, et la vignette qui le
precede nous montre la scene telle que les Egyptiens la concevaient :
1. Naville, das Thebanische Todtenbuch, t. I, pi. CCXXII.
LA VACHE DE DEIR-EL-BAHARI 131
les versants jaunes ou rouges de la montagne, le fouillis des plantes
aquatiques, la vache en conference avec le defunt. Le Pharaon qui
commanda notre groupe — ouplutot lesculpteurqui l'executa — corn-
bina cette donnee commune a tous avec le concept royal de l'adoption
par la deesse, et il en exprima la resultante aussi completement que
Km. :n
Un inconau et la vache Hathor.
les procede's de son art le lui permirent. II reduisit le marais a deux
minces faisceaux de lotus, puis il nota les deux moments principaux
de l'adoption au moyen des deux figurines royales et de leurs attri-
buts. La premiere porte, nous l'avons vu, le costume des Pharaons et
elle a les chairs noires, mais droite sous le mufle de la bete, elle tourne
le front au spectateur. Amenothes II vient seulement d' arriver devant
132 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
la vache et de lui adresser la priere par laquelle il la conjure de l'aider
dans son voyage a la recherche des villes eternelles; il demeure encore
l'esclave de la mort, ainsi que sa couleur I'indique, toutefois, la deesse
l'a enroledeja parmi les siensetelle lepresentea l'univers corame son
fils bien-aime. Cette formalite accomplie, il s'est glisse parmi le fourre,
il s'est agenouille, et petrissant le pis de sa main, il s'y est attache a
levres gourmandes. C'est le rite final de l'adoption et c'est aussi le gage
de son retour a l'existence normale. A peine a-t-il avale les premieres
gorgees de lait, la vie coule en lui avec elles ; l'artiste l'a fait nu coinme
un nouveau-ne et il lui a peint les chairs en rouge, ce qui est la teinte
des vivants.
IV
Les deux formes de l'Hathor souhaitant la bienvenue au mort ne
resterent pas confinees chacune dans le canton oil elle etait nee. Elles
gagnerent de proche en proche le pays entier, non sans eprouver des
fortunes diverses. L'Hathor dans l'arbre fut reservee pour les papyrus,
pour les steles et pour les bas-reliefs. L'idee premiere en etait peu favo-
rable a la statuaire, et le sculpteur le plus habile aurait eprouve de
l'embarras a tirer de la pierre un gros arbre, une deesse perdue dans
les branches, un personnage en prieres devant l'arbre et devant la
deesse. Toutefois elle pretait a la peinture, et certaines des vignettes
ou elle est exprimee, dans les exemplaires soignes du Livre des Morts
ou sur les parois des hypogees thebains, nous montrent la facon
excel lente dont les dessinateurs du nouvel Empire surent l'employer.
Rien de plus varie et de plus habile que les relations qu'ils etablirent
entre la femme et le sycomore d'une part et le mort de l'autre. Celui-ci
est parfois accompagne de son ame, un gros faucon a tete et a bras
humains, qui mimeses moindres gestes : tandis que le double recueille
LA VACHE DE DElR-EL-BAHARl
133
l'eau dejeunesse dans ses mains jointes, Fame en detourne un filet a
son profit et elle s'en abreuve avec avidite. La couleur ajoute son
charme a la composition, et les repliques du sujet qu'on voita Cheikh
Abd-el- Gournah dans les hypogees de la XVIII6 et de la XIXe dynasties
Pig. 38
I'elesomlous et la vaclie llallior.
obtiendraient une place d'honneur dans nos musees, s'il etait permis
de les detacher et de les monter en panneaux isoles.
L'Hathor dans les marais rentrait completement dans les conditions
ordinaires de la sculpture, et si elle offrait des difficultes serieuses par
quelques endroits, j'ai indique comment les maitres thebains en triom-
pherent. Elle fournit done un theme assez frequent aux ateliers, et notre
musee du Caire en possede trois exemplaires a lui seul. lis sont de
134 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
taille moindre que le groupe de Deir-el-Bahari, et ils ne reunissent
pas les deux concepts de l'adoration et de I'adoption; par suite, les
lotus y manquent ainsi que le dedicataire au pis de la vache. II
s'agit, en effet, de simples particuliers qui n'avaient aucun droit a se
proclamer les enfants de la deesse. Ils auraient usurpe un des privi-
leges de la royaute, s'ils avaient essaye de toucher au sein de l'Hathor;
ils ne paraissent done qu'une seule fois par groupe, debout ou accroupis
en avant du poitrail. Dans l'un (fig. 37, p. 131), qui est en schiste
gris et qui mesure l'",30 de longueur, le donateur a perdu la tete et
le cou et il leve une table d'offrandes a deux mains devant lui; la
vache elle-meme est decapitee1. On n'apercoit aucune trace descrip-
tion sur le socle, mais la facture est celle de la premiere epoque sa'ite.
Le morceau, sans etre des plus mediocres qu'on puisse voir, manque
d'originalite ; e'est l'oeuvre d'un praticien adroit, mais sans inspi-
ration personnelle et qui ne savait qu'appliquer consciencieusement les
formules de l'ecole. Le second groupe (fig. 38, p. 133) est en calcaire
jaunatre. II mesure 0m,80 de longueur et il a plus souffert que le prece-
dent2; non seulement la tete del'animal a ete detruite, mais sa queue et
l'une des jambes de derriere n'existent plus. L'homme a ete inutile
au point qu'un seul de ses pieds est conserve, pour nous prouver
qu'il etait agenouille lui aussi. II portait une table d'ofl'randes. Une
inscription, gravee sur la tranche du socle, nous enseigne qu'il s'ap-
pelait Petesomtous, et ce nom, comme aussi le style, nous ramene
encore a l'age sa'ite, peut-etre au siecle de la domination persane. La
facture en est d'ailleurs assez rude, et il ne meriterait pas d'attirer
l'attention si I'interet du sujet ne rachetait pas l'insignifiance du
morceau.
Le troisieme est celebre depuis l'instant de sa decouverte (fig. 39).
1. II provient de Tell Tmai, et il est inscrit au Livre d'entree sous le n° 38930, et dans le
Guide du Musee, 3e edition anglaise, sous le n° 461, p. 164.
2. N° 38932 du Livre d'entree; cf. la Notice des principaux monuments du musee de Gizeh, 1893,
p. 86, et le n° 683 du Catalogue inedit de Borchardt. Le monument provient de Saqqarah.
Fig. 39
Panmm^tiniiA r>t 1a vac.hfl Hathor.
LA VACHE DE DElR-EL-BAHARf 137
II est en schiste vert, long de lm,03, haut de 0m,97. II fut trouve par
Mariette a Saqqarah, il y a bientot cinquante ans, dans le tombeau
d'un certain Psammetique, contemporain du premier Nectanebo1. II
Fig. 40
Psammetique et la vache Hathor.
Vue sur le cole1 droit ilu groupe.
etait accompagne de deux admirables statues d'Osiris et d'Isis2 qui
sont la gloire de notre musce, et nous les devons certainement a un
tneme artiste. La vache est posee comme celle de Deir-el-Bahari ; ellc
coiffe, ainsi que cette derniere, le disque solaire avec uraeus et que les
1. Guide to the Cairo Museum, 3- ed., p. 331-333, n° 1020; Livre d'entree, n" 38927.
2. Guide t» the Cairo Museum, 3e ed.. p. 330. nos 1018-1019; Livre d'enlnv, n" 38928-38929.
18
138 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
deux longues plumes surmontent, mais unemonait, attachee autour du
cou par sa chaine, s'applique a plat sur l'echine. Psammetique est
debout a l'ombrc de la tetc, son dos au poitrail, ses mains pendantes
sur le tablier et allongees dans le meme geste de soumission que
celles d'Amenothes II. Les inscriptions contiennent, avec son nom ct
son protocole, une priere adressee pour son bonheur a la bienveillante
Hathor. La durete de la substance a empeche le sculpteur de liberer
completement les portions fragiles : les jambes et le ventre de la
vache sont cngonces dans la pierre, ainsi que le dos et les pieds du
personnage ; la coiffure est etayee d'un demi-cone qui s'implante dans
la nuque, ct les oreilles sont rcnforcees d'un bourrelet qui en double
l'epaisseur. Le sculpteur, gene dans ses allures par la necessite de
conserver des masses de matiere superflue, a eu l'idee ingenieuse
de traiter les membres inferieurs a la fayon d'un bas-relief. 11 les a
dessines sur chacune des faces de la cloison qui soutient le ventre, si
bien qu'en fin de compte son Hathor a deux poitrines de profit et
double batterie de jambes (fig. 40). II a dispose ces organes surabon-
dants si ingenieusement qu'il n'y parait pas a premiere vue, et qu'il
faut un effort de reflexion pour constater qu'ils existent. Malgre ces
bizarreries, l'ceuvre est d'une perfection rare. Jamais roche plus dure
n'a ete travaillee avec plus de souplesse ; les contours en derivent une
secheresse que toute la virtuosite de l'execution n'a pas pu leur
epargner, mais le modele des corps et des deux visages, celui de la
bete et celui de l'homme, est d'une delicatesse sans pareille, et l'en-
semble est empreint d'une serenite melee de melancolie. C'est,
com me morceau de sculpture animate, ce que l'art sa'ite nous a legue
de meilleur.
LA VACHE DE DEIR-EL-BAHARl 139
Et pourtant, il perd lorsqu'on le compare au groupe en gres du
temps d'Amenothes II. Certes, l'element mythologique n'y predomine
pas aussi resolument que dans celui-ci, et la tete y gagne a ne pas
s'encadrer entre deux paquets de plantes aquatiques : mais si la
convention religieuse y est moins encombrante, la convention artis-
tique et la formule d'atelier s'y etalent d'une maniere beaucoup
plus apparente. Le groupe de Saqqarah apparticnt a l'ecole memphhe
et, comme chez presque tous les produits de cette ecole, la forme
y a quelque chose de factice et d'impersonnel. Hathor y est une vache
stylisee, le type a demi abstrait des vaches egyptiennes, celui qui
realisait, aux yeux des Memphites, l'ideal de la vache terrestre ou
divine : on rcmarque en elle l'elegance, mais aussi la mollesse et la
douceur unpeu vide qui distinguent les figures humaines. Au contraire,
l'Hathor de Naville appartient a l'ecole thebaine et elle en portc les
caracteres tels que je les ai determines recemment1. L'atelier royal
d'oii elle sortit ctait soumis, lui aussi, aux lois de la theologie et il
lui etait interdit de modifier en rien les types qui s'etaient constitues
au cours des ages pour trad u ire aux yeux les concepts de la tradition
populaire ou du dogme savant, mais il s'efforcait (Ten tenir l'expres-
sion aussi pres de la vie que les rites l'y autorisaient. L'artiste qui
a mis sur pied l'Hathor memphite a choisi un poncif dans ses cartons
et il l'a rendu en pierre sans s'inquieter d'en corriger la purete banale
par l'imitation d'une bete du troupeau sacre. Au contraire, celui a
qui nous sommes rcclcvables de l'Hathor thebaine a garde l'agencement
rituel des parties et 1'accuinulatiou dos symboles, mais c'est sur une
1. Voir la Revue, 1906, t. XX, p. 241-252, et p. 337-346, et p. 91-120 du present volume.
140 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
vache reelle qu'il les a places, sur celle-la peut-etre qui incarnait la
deesse pour l'instant dans le sanctuaire voisin de la reine Hachop-
souitou. Retrancbez par la pensee l'attirail emblematique dont il a
ete force de l'affubler, la coiffure pesante, les touffes de lotus, les
deux statuettes du Pharaon, et ce qui vous restera, c'est la bonne bete
nourriciere qui s'en va paisiblement au paturage et qui, passant,
observe tout de son ceil curieux et distrait a la fois. Ni la Grece, ni
Rome ne nous ont rien laisse qu'on lui compare : il faut descendre, a
travers les siecles, jusqu'aux grands sculpteurs animaliers de notre
temps, pour trouver une ceuvre aussi vivante et aussi vraie.
LA STATUETTE D'AMENOPHIS IV
AU MUSEE DU LOUVRE
A l'origine, cette statuette (pi. V) faisait partie d'un groupe. Le bas
en a ete restaure assez habilement dans les temps modernes : la partie
superieure provient de la collection Salt1, et elle avait ete trouvee a
Thebes comme la plupart des objets de cette collection. Elle represente
Amenophis IV de la XVIII" dynastie, le premier en date des Pharaons
qu'on a pris l'habitude de nommer les rois heretiques.
II n'est pas necessaire de 1'examiner longuement pour etre frappe
des differences qu'elle presente avec les statuettes royales qui nous
sont parvenues. D'ordinaire les Pharaons sont assis la tete haute, le
buste ferme, dans une pose de dignite tendue qui ne manque pas de
grandeur. Ici la raideur royale a disparu presque entierement. La tete
penche legerement en avant, le buste se tasse, on dirait que le corps,
impuissant a se retenir, va glisser du siege ; l'abandon de la posture
est en accord parfait avec le caractere du person nage. Le dos est un
peu voute, les hanches sont plus larges qu'il ne convient a un homme,
le ventre et la poitrine se gonflent, les mamelles s'arrondissent comme
des seins de femme, le torse bouffi se ride de plis graisseux, la figure est
molle et bonasse. L'artiste s'est ecarte en tout cela des regies d'esthe-
t. Elle est deja calaloguee par Champollion dans sa Notice descriptive des monuments cgyp-
liens du Mtuee Charles X, Paris, 1827, p. 55, n° 11.
142 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
tique orclinaires a l'Egypte. N'etait Tangle malencontreux que forme
le bras arme du sceptre et du fouet, et la mauvaise execution de la
main qui repose sur la cuisse gauche, on pourrait citer son ceuvre
comme un excellent specimen de ce qu'un sculpteur consciencieux
savait faire aux beaux moments de l'art thebain, entre Thoutmos III
et Seti Ier.
Je ne crois pas qu'il y ait, dans la longue serie des Pharaons, un
prince que les savants contemporains aient maltraite autant que celui-
la, et sur lequel ils aient donne plus libre carriere a leur imagination.
Au debut, la rondeur de son corps et l'exageration de sa poitrine
l'avaient fait prendre pour une femme : Champollion le qualifia long-
temps de reine, et il ne revint que difficilement de son erreur. Plus
tard, notre Mariette crut reconnaitre en luiles caracteres exterieurs de
l'eunuque. Certes, les monuments contemporains lui attribuaient une
femme et des enfants, mais on trouva moyen de concilier l'existence
de cette progeniture genante avec la theorie nouvelle. II suffit de sup-
poser qu'apres avoir ete marie et etre devenu pere de quatre filles, il
etait parti en guerre contre une des tribus africaines qui ont conserve
jusqu'a nos jours l'usage de chatrer leurs prison niers ; tombe entre
leurs mains, il en serait sorti tel que nous le voyons. Quelques egyp-
tologues Font accuse d'etre idiot : les plus moderes ne voient en lui
qu'un fanatique. Ne d'une mere etrangere, la blanche Taia, eleve par
elle dans l'adoration des divinites cananeennes, a peine monte sur le
trone, il aurait voulu remplacer officiellement le culte d'Amon par
celui du disque solaire, dont le nom egyptien Aton lui rappelait peut-
etre le nom syrien Adoni ou Adonai. Toute cette histoire est fort bien
imaginee, mais elle me parait etre plus que douteuse. On a avance
deux preuves de l'origine etrangere de Taia, la couleur rose dont sont
peintes ses joues et la forme bizarre des noms usites dans sa famille.
Les Egyptiennes avaient les chairs peintes toujours en jaune pale : si
Taia est rose, c'est qu'elle avait le teint plus clair qu'elles, et, par
Pl. V.
AMKNOPIIIS IV AL" LOUVHK
LA STATUETTE D'AMENOPHIS IV 143
consequent, qu'elle etait d'origine exotique. Ce raisonnement etait
specieux, mais il n'est plus guere permis de le repeter aujourd'hui. On
a decouvert, en effet, qu'au temps d'Amenophis II et d'Amenophis III,
les artistes avaient, pendant quelques annees, employe les tons roses
pour colorer les chairs de leurs personnages, hommes et femmes, et la
constatalion de ce fait enleve toute valeur a l'argument qu'on pretendait
tirer de la couleur de Taia. Taia a les chairs roses sur les monuments
parce que la mode de son temps exigeait qu'elle les cut ainsi, et non
point parce qu'elle avait le teint clair de ceux du Nord. Quant aux
noms des membres de sa famille, Iouaa, Touaa, il ne me semble pas
qu'ils aient la tournure asiatique. Sans doute, ils ne sont pas construits
a la manierc thebaine ; mais on les trouve, et beaucoup d'autres sem-
blables, dans les tombeaux de l'ancien Empire. Loin de prouver une
extraction cananeenne ou libyque, ils nous ramencnt aux plus vieilles
epoques de l'histoire d'Egypte et ils denotent une origine memphite
ou heliopolitaine.
Si, comme tout l'indique, Taia n'etait pas etrangere, nous n'avons
plus aucune raison de chercher hors de I'Egypte les motifs qui deci-
derent Amenophis IV h proscrire le culted' Anion. Et, de fait, la reli-
gion d'Aton qu'd professa est tout indigene dans ses formules et dans
ses ceremonies. Aton est le disque solaire, le globe etincelant qui s'al-
lume chaque matin a l'Orient, afin d'aller s'eteindre chaquc soir a
l'Occident : il etait pour certains theologiens le corps visible dont Ra,
le dicu solaire par excellence, etait l'ame, pour d'autres, le dieu reel
et non pas la manifestation eclatante du dieu. Le sacerdoce thebain
avait adopte la premiere theorie, qui s'accordait mieux avec ses ten-
dances monotheistes, et elle l'avait developpee h l'extreme : clle en
etait arrived a fondre l'une dans l'autre toutes les formes de la divinite
et a ne plus reconnaitre en elle que les aspects, les devenirs divers
d'un seul et meme etre qui etait 1'Ame du Soleil, Amonra. Les ecoles
de Memphis et d'Heliopolis, plus vieilles que cellesde Thebes, etaient
144 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
restees attachees de plus pres a l'antique polytheisme, et elles en inter-
pretaient les doctrines dans un sens plus materiel. Un fait que personne
n'a releve jusqu'a. present prouve d'une manierc incontestable que le
culte rendu a Aton par Amenophis IV se rattachait a celui du soleil,
tel qu'on le pratiquait k Heliopolis : le grand pretre d'Aton, le chef
supreme de la religion royale, portait le meme nom d'office et les
memes titres que celui de Ra a Heliopolis.
Toutefois, si les monuments nous enseignent que le culte d'Aton
etait une forme du culte de Ra le plus antique, ils nc nous permettent
pas jusqu'a present de determiner les points de detail sur lesquels il en
differait. Peut-etre les differences se reduisaient-elles au ceremonial
et a la representation materielle du dieu. On reconnait le disque solaire
d' Amenophis IV, l'Aton dieu supreme, aux rayons termines en mains
qu'il lance surlaterre : les mains brandissent la croix ansee et elles
apportent la vie a tout ce qui existe. Je ne suis pas sur qu'Ameno-
phis IV ait inventc cette imagerie : je croirais volontiers qu'en cela,
comme en tout, il s'est borne a suivre la tradition. Les prieres qui
accompagnent la figure du dieu, les ceremonies qu'on celebre en son
honneur sont tout egyptiennes : elles offrent ce caractere de gra-
vite et parfois de licence qu'on observe a Denderah et dans tous les
endroits ou ne regne point le sombre mythe d'Osiris mort. Les bas-
reliefs qui nous en ont conserve la physionomie pourraient servir
d'illustration au tableau qu'Herodote a trace de la grande fete de
Bubaste.
Cela dit, on peut se demander quels motifs ont pousse Ameno-
phis IV a renier les dieux de ses predecesseurs pour embrasser une
religion heliopolitaine. II faut observer d'abord que son pere, Ame-
nophis III, avait deja donne Fexemple d'une affection speciale pour les
cultes solaires autres que celui d'Amon : on peut done croire qu'Ame-
nophis IV enfant fut eleve dans la devotion particuliere de Ra, et qu'i
fut entraine plus tard, par un effet naturel de son education premiere,
LA STATUETTE D'AMENOPHIS IV 145
a vouloir imposer sa divinity favorite a sessujets. Mais je ne pense pas
que la foi religieuse ait ete la seule raison, ni meme la principale, de
la persecution dure qu'il infligea aux pretres et aux partisans d'Amon;
la politique y eut probablement la plus grande part. Amon etait avant
tout le patron de Thebes : il avait fait la grandeur des dynasties
the"baines et celles-ci, a leur tour, l'avaient exalte par-dessus tous ses
congeneres. Les conquetes en Syrie et en Ethiopie n'avaient pas ete
sans a vantage pour l'Egypte en general, mais elles avaient profite
surtout a Amon ; la meilleure part du butin passait dans ses coffres,
ses pretres remplissaient les fonctions publiques, et son premier pro-
phete etait le plus haut personnage de l'empire apres le roi regnant.
Y eut-il sous Thoutmos IV une tentative analogue a celle qui livra les
derniers Ramessides aux pontifes d'Amon et qui eleva Hrihor au
trone ? Je ne sais ; mais je crois que le desir de contre-balancer leur
pouvoir fut pourbeaucoup dans lafaveur qu'Amenophis III marqua aux
autres divinites, et que la volonte bien arretee de renverser, non pas
seulement Amon, mais surtout son clerge, conduisit Am^nophis IV a
pousser Aton au premier rang. II ne recula devant aucun moyen pour
y r^ussir. Comme la destinee d'Amon etait liee indissolublement a
celle de Thebes, tant que Thebes serait capitale, Amon et ses pretres
garderaient la suprematie. Amenophis IV, apres avoir echange
son nom qui etait une profession de foi en l'excellence d'Amon,
contre celui de Khounaton, splendeur d'Aton, se fonda une capitale
nouvelle qu'il appela la ville d'Aton ; il y installa un sacerdoce
nouveau qu'il dota richement, puis, il effaca le nom d'Amon sur les
monuments, dans toute l'Egypte et a Thebes meme. Mais le culte
d'Amon avait des racines trop profondes dans le pays et ses pretres
etaient trop puissants pour que sa volonte prevalut contre eux. Lui
mort, ses successeurs renoncerenta la lutte : Aton rentra dans 1'obscu-
rite, sa ville fut abandonnee, et le nom du roi, proscrit par les rancunes
sacerdotales, disparut avec les edifices sur lesquels il avait ete grave.
19
146 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Sa tentative ne fut pas sans influence sur l'art. La necropole
d'El-Amarna nous a fait connaitre le nom de deux des sculpteurs qui
contribuerent a orner la cite pendant sa breve existence. Leurs ceuvres
se distinguent des anterieures par une plus grande liberte d'allures
et surtout par un plus grand realisme dans la reproduction des per-
sonnes. L'Amenophis IV du Louvre fait honneur a leur talent; elle est
d'autant plus precieuse que leurs ceuvres, poursuivies avec achar-
nement par la reaction thebaine, sont devenues tres rares. On a d'eux
un certain nombre de bas-reliefs plus ou moins mutiles, mais fort
peu de statues ; celle du Louvre est jusqu'a present une piece unique
en son genre.
SUR QUATRE T^TES DE CANOPES
DECOUVERTES A THEBES DANS LA VALLEE DES ROIS "
Parmi les principaux des objets que Theodore Davis decouvrit,
en 1907, a la vallee des Rois, dans la chambre secrete ou le Pharaon
heretique Khouniatonou avait et£ enseveli avec un mobilier compose
en partie d'objets ayant appartenu a sa mere Tiyi, on compte quatre
vases canopes en albatre d'une perfection rare, meme pour ce temps
d'executions parfaites. Le corps en est un peu plus allonge que d'habi-
tude, mince a la base, renfle vers le haut, d'un poli discret et doux a
l'oeil. Une inscription y avait ete gravee, autant qu'on peut en juger
par la place qu'elle occupait, la dedicace ordinaire aux divinites pro-
tectricesdes entrailles; mais elle a ete effacee, puis l'endroit ravale et
teinte a la nuance de la region environnante. La retouche a ete
accomplie avec tant de dexterite que c'est a peine si Ton devine ca et
la, en transparence sous la glagure, quelques traces de l'ecriture
ancienne. Les quatre couvercles ont la forme d'une tete humaine, une
tete tres fine, encadree dans la perruque breve a rangs serres de petites
m^ches plates : une urseus doree, aujourd'hui disparue, se dressait
sur le front. Comme la face est imberbe et que le mobilier entier,
a l'exception du cercueil, porte le nom de Tiyi, on a attribue les
1. Public dans la Revue de I' Art ancien et moderne, 1910, t. XXVIII, p. 241-252.
148
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
canopes aussi a lareine. Je nepartagepas cette opinion; je tiens qu'ils
ont appartenu au Pharaon etqu'il nous fautyvoir son portrait authen-
tique.
Que les quatre tetes represented un meme personnage, c'est ce
Fio. 41
Le roi Khouniatonou.
Tele de eanope en albalre trouvee a Thebes.
dont nul ne doutera qui les aura vues a cote Tune de l'autre (fig. 41-43).
Les dissemblances insignifiantes qu'on remarque entre elles tiennent,
soit a des details de technique sans importance, soit a des fractures de
la pierre (fig. 41) ou a Taction de l'humidite (fig. 42), soit a la facon
difference dont le temps a traite les elements rapportes des yeux. Les
sourcils consistent en une baguette d'email bleu, incrustee sur l'arete
SUR OUATRE TETES DE CANOPES
149
de l'arcade, et I'oeil proprement dit est dessine egalement par un filet
bleu, dans lequel sont compris une cornee en calcaire blanc rehausse
de rouge vers les coins et un iris de pierre noire. Chez les unes, le
Pig. 42
Le roi Khouniatonon.
Tt-ir ilf mnofM pn nlltAlre irouvie a Thebes.
sourcil n'existe plus. Chez les autres, l'iris est tombe laissant le
masque aveugle ou borgne (fig. 41-43), ou, le tout s'etant deplace
d'ensemble, l'ceil entier s'est porte en avant, comme si le sujet etait
atteint d'un commencement de goitre exophtalmique. II en resulte des
expressions tres diverses sous lesquelles on demele promptement le
raerae visage, un ovale un peu long, un peu maigre vers le bas, un
150
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
front plutdt £troit, un nez droit, mince a l'attache et qui se retrousse
du bout presque a la Roxelane, des narines fines, bien ouvertes, avec
des ailes menues et nerveuses, une levre supeneure courte, une bouche
petite, mais epaisse, un menton osseux, pointu, lourd, qui se relie au
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Fig. 43
Le roi Khouniatonou.
Tele de e;inope en albfitre tnuvee a Thebes.
cou par une ligtie assez scche. Aucune des teles n'a etc entierement
respectee des siecles et l'une d'elles a perdu le nez (fig. 41), mais, par
une chance rare en archeologie, celle qui est la meilleure de facture
est egalement celle qui a souffert le moins (fig. 44 et pi. VI) : si
l'email des sourcils manque, les yeux sont intacts, et l'epiderme est
sans egratignures. Je ne pense pas qu'il y ait dans la sculpture egyp-
Pl. VI.
LE ROI KHOUNIATONOU AV CAIRE
Kio. U
Le roi Khouniatonou.
TMe de cwiope en nlhAtre trnuvee h Thilws.
SUR QUATRE TETES DE CANOPES 153
tienne de cette epoque une physionomieplus 6nergique etplus vivante :
la bouche se serre comme pour retenir la parole qui veut s'echapper,
les narines s'enflent et pal pi tent, le regard s'enfonce aigu et franc dans
celui du visiteur. L'albatre, en vieillissant, s'est revetu d'un ton dore
qui rappelle le teint mat des grandes dames egyptiennes, toujours
abritees sous le voile et dont jamais l'atteinte du soleil ne brule la
peau. Rien d'etonnant si beaucoup ont eprouve devant nos canopes la
sensation d'une tete de femme, et, sachant les circonstances de la
decouverte, se sont imagine apercevoir la femme la plus celebre qu'il
y eut alors dans l'empire egyptien, la reine douairiere Tiyi.
II serait possible a la rigueur qu'il en fut ainsi, car, d'un cote, la
coiffure et le collier qui emboite le tour du cou sont communs aux
deux sexes, et de l'autre, les traits, pour etre plus accentues que de
raison chez une femme, ne le sont pas au point de ne convenir qu'a
un homme: toutefois des qu'on les compare avec ceux des portraits
r6"els de Tiyi, on est contraint de confesser que la ressemblance est
faible. II nous en est parvenu de deux types. Sur le premier, qui est
de beaucoup le plus repandu, son visage a ete" remodele et stylise,
selon la formule en usage pour les reines, dans les ateliers de Thebes.
Le groupe colossal de Medinet Habou, transporte recemment au Musee
duCaire, en off re peut-etre l'exemple le meilleur. La, Tiyi est pourvue, a
l'ordonnance, d'une face ronde et reguliere, d'yeux en amande, de
bonnes joues, d'un nez droit, d'une bouche souriante, d'un menton
normal : il y a quelque chose en elle qui nous empeche de la con-
fondre avec les autres princesses de son siecle, mais elle n'a rien garde
des singularity qui lui composaient sa physionomie propre. II n'en
est plus de meme sur le plusindividuel des specimens du second type,
la teteenpierresaponairequePetrierecueillit naguereau Sinai, etquiest
maintenant au Musee duCaire (fig. 45, 46, p. 154-155). L'aile droite de la
perruque lui manque, et le nez a pati d'un choc malencontreux sur la
narine gauche, sans perdre pourtant l'essentiel de sa forme : un car-
20
154
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
touche grave sur le devant de la coiffure nous apprend le nom, et le
morceau donne, des le premier coup d'oeil, la conviction d'un portrait
ressemblant. II n'est pas flatte. Si nous devons Ten croire, Tiyi pre-
sentait les caracteres de race des Berberines ou des femmcs du desert
egyptien, petits yeux brides vers les tempes, nez au bout large et aux
Fig. 45
La reine Tiyi (face).
Mus^e du Caire.
narines dedaigneuses, bouche lourde et maussade, aux coins retom-
bants et dontla levre inferieure est entrainee en arriere par un menton
fuyant de demi-negresse : a lui seul, ce menton en deroute nous
defendrait d'identifier avec elle l'original de nos canopes. II y a bien
entre les deux un air de famille, et il ne saurait en etre autrement,
SUR OUATRE TETES DE CANOPES 155
puisque, si j'airaison, il s'agit de lamereetdu fils, mais on remarque
chez le fils des variations qui l'eloignent du type manifesto si claire-
ment par la statuette de Petrie. Celui-ci s'est au contraire maintenu
intact stir l'admirable tete en bois peint qui a passe en Allemagne dans
la collection de M. J. Simon (fig. 47, 48, p. 156-157) : on dirait meme
Fig. 46
La reine Tiyi (prolil).
Musee du Cuire.
qu'il s'y est exage're, et que les yeux sont plus obliques, les pommettes
plus saillantes, le nez plus agressif, les muscles rieurs accuses plus pro-
fondement, la bouche et le men ton plus negro'ides. Je soupconne que
nous avons affaire a l'une des petites-filles de Tiyi, qui devint reine
apres la chute de la dynastie h^retique : sa coiffure, qui dtait a Tori-
156
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ginecelle d'une personne de condition privee, fut modifiee apres coup
pour recevoir les insignes de la royaute. Fut-elle mariee a Harmhabi,
a Ramses ou a Setoui Ier ? L'ecart est assez considerable entre le groupe
auquel elle appartient et celui des canopes pour qu'il faille renoncer a
E5T3^.-1
Fig. 47
Princesse de la famille de Tiyi (profll).
Bois peint. — Berlin, collection de M. James Simon.
les considerer comme expriraant une personne unique. Ajoutons que
nos canopes n'ont qu'une urseus au front, ce qui est l'habitude chez les
rois, tandis que les autres ont la double uraeus, ce qui commence alors
a etre d'etiquette chez les reines. Cette regie comporte des exceptions,
aussi n'en deduirai-je pas des conclusions trop strictes : l'absence de la
SUR QUATRE TETES DE CANOPES
157
seconde urceus n'en est pas moins unepresomption assez forte en faveur
de l'opinion qui veut que nos canopes soient ceux d'unhommeet non
d'une femme.
Op, s'ils sont d'un horarae, les circonstances de la decouverte nous
Hiu. 48
Princesse de la famille de Tiyi (face;.
Hois peint. — Berlin, collection de M. James Simon.
contraignent a declarer qu'il doit etre le roi Khouniatonou ; mais
comment s'en convaincre, lorsque Ton a dans l'oeil la silhouette gro-
tesque que les sculpteurs d'El-Amarna lui ont pretee? A les en croire,
il aurait etc- physiquement une sorte de degenere*, long, debile, aux
hanches et a la poitrine de femme, au cou sans consistance, au chef
158 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ridicule : un front aplati et presque nul, un nez enorme, une bouche
disgracieuse, un menton massif. II semble s'etre complu a ces images
en charge, et ses familiers, l'imitant par esprit de fiatterie, altererent
plus ou moins la forme de leur corps pour l'approcher a celle du sien.
Des documents de provenance diverse nous prouvent pourtant qu'il
n'etait pas ou qu'il n'avait pas toujours ete le fantoche qu'il aimait
qu'on le fit. Le Louvre en possede deux a lui seul. Le premier1, qui est
entre au musee avec le vieux fond, est une charmante statuette en
steatite jaune (fig. 49). Le roi est assis, mais il a perdu le bas des
jambes qu'un restaurateur moderne a rem place tres adroitement. II est
coiffe de la coufieh a bouts pendants, il a le buste nu, il tient a la
main droite le crochet et le fouet sacre, emblemes de sa royaute, et sa
main gauche s'etend indolemment sur la cuisse. Le corps est jeune,
d'une musculature souple et grasse, et bien qu'il se tasse un peu sur
lui-meme, il n'a pas l'attitude ramassee que nous connaissons. La face
est un peu grele, ainsi que le cou, et Ton y retrouve, comme a l'etat
naissant, les caracteres qui, exageres plus tard, ont tourne presque
naturellement a la caricature. C'est, en somme, l'effigie du roi jeune,
sculptee k Thebes au temps ou il n'etait encore qu'Amenothes IV, mais
ou il exigeait deja qu'on le figurat tel qu'il etait ou qu'il se voyait lui-
meme, sans le ramener au type convenu du Pharaon. II a quelques
annees de plus sur le second morceau (fig. 50, p. 161), une statue dont
ilne nousreste que la tete et les epaules. Ilestarmeen guerre, et son cou
trop tenu a flechi sous le poids du casque, comme s'il etait desormais
incapable de le supporter. C'est done le profil des bas-reliefs d'El-
Amarna, avec la rondeur de l'epine dorsale et la courbe speciale qui
projette le crane en avant; toutefois, le front, le nez, la bouche ne dif-
ferent de ceux de la statuette que par un peu plus de maigreur. Un
masque en platre du musee du Caire, ou Petrie voit un moulage pris
1. Voir plus haut, pi. V et p. 141-146 du present volume.
SUR OUATRE TETES DE CANOPES
159
sur le cadavre immediatement apres la mort du souverain, mais qui est
sans doute un modele.d'atelier, nous temoigne d'un etat de misere
physiologique qui n'existait pas precedemment. II presente les traits
Fig. 49
Le roi Khouniatonou
Musee du Lou\tc
6maci6s des bas-reliefs et leur texture osseuse, il est vrai, sans les exa-
gerations extremes. Lorsqu'il s'agissait d'une statue, le sculpteur s'in-
terdisait les libertes que ses confreres charges de decorer les tombeaux
s'accordaient avec le raaitre : il le saisissait tel qu'il etait sur le
160 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
moment, et la physionomie etait assez originate pour qu'il fut tou-
jours assure d'en tirer une oeuvre qui forcat l'attention des spec-
tateurs.
Et maintenant compare/ chacun de ces morceaux aux tetes de nos
canopes. Le profil de Khouniatonou casque n'est pas aussi vigoureux
que le leur, ce qui tient peut-etre aux meurtrissures que Pepiderme
de la pierre a subies pendant son sejour prolonge dans un sol humide
ou le salpetre foisonnait, mais tous les elements s'en superposent et
s'en ajustent un a un, le front, le nez, les yeux, la bouche, le menton,
de maniere tres satisfaisante : il semble seulement que l'artiste des
canopes a vu son modele mieux portant que celui de la statue. La
ressemblance, pour etre moins complete avec la statuette de steatite
jaune et avec le masque de platre, y est evidente encore. Nul obser-
vateur sans prejuge, ayant la serie sous les yeux, ne pourra se
defendre d'estimer que nous y avons les portraits d'un seul et meme
homme. Reservant les menues differences du ciseau, il n'y a pas plus
d'ecart entre le groupe des statues et la meilleure de nos tetes qu'il n'y
en a entre celle-ci et lestrois qui furent trouvees avecelle. En un point
seulement, il y a divergence : tandis qu'aux deux statues, la tete plie
etpenche en avantplus ou moins, chez les canopes, elle se tient droite,
sans faiblesse. Un moment de reflexion demontrera qu'il n'en pouvait
pas etre autrement. Si fort que la beaute du travail nous y pousse, il
ne nous faut pas oublier que nos quatre tetes etaient, non pas de Fart
pur, mais de l'art industriel, et que leur destination imposait au
maitre qui les tailla des servitudes particulieres. Elles etaient de pro-
sa'iques couvercles pour les receptacles ou Ton emmagasinait les vis-
ceres du Pharaon, et il etait necessaire que l'axe median du bocal
proprement dit co'incidat exactement avec le leur. II y avait la une
question d'aplomb a menager entre les deux cements constitutifs du
canope ; le sculpteur dut redresser le cou de son modele, et, par con-
sequent, corriger en une apparence de fermete l'impression de lassitude
SUR OUATRE TETES DE CANOPES
161
morbide qui se degage des statues. Lorsqu'on examine en compagnie
d'un medecin les images de Khouniatonou et de ses successeurs, cer-
Fio. 50
Le roi Khouniatonou.
Fragment d'une statue en pierre. — Musee du Louvre.
tains details anatomiques dont on ne s'etait pas inquiete au premier
abord, la depression des tempes, l'obliquite des yeux, la contracture
des ailes du nez, le pincement de la bouche, 1'attenuation du cou,
21
162 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
prennent une valeur etiologique que l'arch^ologue ne soupconnait pas :
le Dr Bay, etudiant avec raoi le facies de Khouniatonou, de Touatankh-
amanou et d'Harmhabi, a diagnostique chez eux des symptomes de
consomption plus ou moins avancee. Khouniatonou serait mort poitri-
naire vers la trentaine que nous n'aurions pas lieu de nous en etonner
grandement.
Je n'insiste pas sur ce genre de recherches, ou je ne suis pas com-
petent, et je m'en remets au lecteur du soin de decider si j'ai ou non
demontre l'identite du personnage represents par nos quatre tetes avec
Khouniatonou, l'heresiarque. L'une d'elles au moins est un chef-
d'oeuvre, et les autres ont des qualites qui leur assurent une bonne
place dans 1'estime des connaisseurs, mais a laquelle des grandes ecoles
egyptiennes convient-il de lesattribuer? On peuthesiter entre deux : la
thebaine,a laquelle appartenaient pour la plupartles artistes qui peu-
plaient a cette epoque les officines royales, et l'hermopolitaine, dans
le ressortde laquelle s'elevait la residence favorite du souverain, El-
Amarna. C'est bien certainement cette derniere qui travailla aux hypo-
gees et qui en sculpta les tableaux : nous y retrouvons ses defauts,
facture heurtee et rude, tendance a prendre en charge la forme
humaine et a multiplier les episodes comiques, mais aussi ses qua-
lites, la souplesse, le mouvement, la vie, la liberte de l'execution. Les
rares figures en ronde bosse qui ont echappe a la destruction, celles,
par exemple, qui accompagnaient deux des grandes steles-frontieres,
sont de meme style que les bas-reliefs, mais nous n'y rencontrons
aucun des caracteres que nous avons signales comme etant propres
aux monuments du Louvre ou a nos canopes. Autant les autres oflfrent
un aspect inacheve et fruste, autant ceux-ci sont soignes et finis jusque
dans leurs moindres details : c'est la perfection du ciseau et le haut poli
des maitres thebains, c'est aussi leur facon ferme et noble de poser la
figure et d'exprimer la physionomie du modele. Quiconque a VUj au
museedu Oaire, les statues de Thoutmosis III, d'Amenothes II, de la
SUR OUATRE TETES DE CANOPES 163
soi-disant Tala, de Touatankhamanou, ne doutera pas un instant que
nos quatre tetes ne soient l'oeuvre de gens sortis d'un meme milieu :
elles appartiennent a l'ecole thebaine, et plus particulierement, je
crois, a cette portion de l'ecole thebaine qui decora quelques annees
plus tard le temple de Gournah, le Memnonium d'Abydos et
l'hypogee de Setoui Ie
fer
UNE TETE DU PHARAON HARMHABI
au musee de boulaq
L'ensemble se compose d'une dizaine de morceaux recueillis
en 1860 dans l'une des salles du temple de Karnak, et reunis au
platre tant bien que mal par un des ouvriers attache's alors au Musee.
Les soudures n'ont pas toujours ete faites avec une exactitude rigou-
reuse, et 1'un des plus gros fragments, celui qui forme le milieu de la
coiffure, est legerement hors d'aplomb. J'ai essaye, Tan dernier, de
remedier a la gaucherie du restaurateur, mais sans succes ; a separer
les pieces mal rapprochecs, on risquerait de les reduire en poussiere.
Les irr^gularites d'assemblage sont d'ailleurs assez faibles pour ne pas
nuire a l'aspect general. Dans son etat present, il n'y a plus laqu'un
buste mutile de roi, l'uraeus au front et la double couronne ; l'objet
brise qui s'appuie contre le cote gauche est le bout d'un baton d'en-
seigne, termini par une tete de beUier, embleme de Khnoum ou
d'Amon thebain. Si Ton veut se faire une idee de ce qu'etait le
corps, il suffit de regarder la premiere venue des statues a enseigne qui
ornent les musees, celle de Ramses II a Boulaq ' ou celle de Seli II,
1. Marikttb, Notice des principaur monuments da Musee de Boulaq, sixieme Edition, 1876,
p. 300, n" 1006.
166 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
au Louvre1. Le roi etait debout, adosse a une sorte de pilier couvert
descriptions et tenant le baton a la main : tel il figurait dans certaines
ceremonies religieuses, lorsqu'il escortait l'arche d'Amon-Ra a travers
les salles et les cours du temple. Ce qui subsiste des legendes hiero-
glyphiques ne nous fournit aucun nom. Mariette etait tente de recon-
naitre ici Menephtah, fils de Ramses II2, mais il n'a expose nulle
part les motifs qui l'ont determine a proposer cette identification. Le
ton lugubre du granit noir trouble la premiere impression : un examen,
meme superficiel, ne tarde pas a reveler toutes les finesses. Sous le
pschent enorme qui l'ecrase, la tete respire la grace et la delicatesse.
La face est jeune et empreinte d'une douceur melancolique, assez rare
chez les Pharaons de la grande epoque thebaine. Le nez est droit,
mince, bien attache au front; l'ceil long se releve vers les tempes. Les
levres larges, charnues, un peu tirees aux extremites comme pour sou-
rire, se decoupent franchement a aretes vives. Le menton est alourdi a
peine par le poids de la barbe postiche. Chaque detail est traite avec
autant d'adresse que si le sculpteur avait eu sous la main une pierre
tendre comme le calcaire, et non pas une des matieres les plus rebelles
au ciseau que Ton connaisse : la surete de l'execution est poussee si
loin que le spectateur oublie la difficulte du travail pour ne plus songer
qu'a sa valeur intrinseque. II est facheux que les artistes e"gyptiens
n'aient jamais sign6 leurs ceuvres : le nom de celui a qui nous devons
celle-ci me>itait de nous parvenir.
Reste a savoir qui etait le roi dont il nous a transmis le portrait.
Lorsqu'un Pharaon montait sur le trone, les sculpteurs de la ville ou il
etait alors, que ce fut Memphis, Thebes, Tanis, ou quelque autre, se
hataient de tirer un certain nombre d'exemplaires de son portrait, vu
1. E. de Rouge, Notice sommaire des monuments e'gyptiens, troisifeme Edition, 1864, p. 34,
A 21. Le British Museum possede une replique de cette statue.
2. Mariette, Notice, premiere edition, 1864, p. 184, n° 17, et sixieme edition, 1876, p. 92,
n°22.
Fio. 31
Tete du Pharaon Harmhabi.
ijianit noir.
UNE TETE DU PHARAON IIARMHABI 169
de face ou de profil, qu'on expediait aussitot dans les provinces, afin
que Ton put substituer partout sa figure a celle de l'ancien souverain
sur les edifices en cours d'execution. Nous possedons ainsi au Musee de
Boulaq plusieurs series de tetes royales decouvertes les unes a Tanis1,
quelques-unes dans le Fayoum2, les autres a Memphis3, et qui nous
montrent comment on procedait en pared cas. Le type, une fois etabli
avec soin, nechangeait plus pendant toute la duree du regne. Ramses II,
qui mourut aux environs de la centaine apres avoir exerce Pautorite
pendant soixante-sept ans, garda j usque sur ses derniers monuments
ses traits de jeune homme. Cette regie comporte d'assez nombreuses
exceptions, surtout lorsqu'il s'agit de statues commandees dans l'une
des capitales du pays, et executees par des artistes qui pouvaient voir
le maitre de pres et enregistrer les alterations que le temps produisait
sur son visage. Des deux Chephren exposes a Boulaq, l'un est jeune et
souriant4, l'autre vieux et attriste par l'age5. Mais, s'il y a des exemples
de souverainsqui, montes de bonne heure sur le trone, aient ete repre-
sented parfois tels qu'ils Ctaient aux divers moments de leur vie, je n'en
connais point qui aient ete rajeunis par les sculpteurs apres etre arrives
tard au pouvoir. La tete de la statue qui nous occupe est d'un jeune
homme, presque d'un adolescent, et cela seul suffit a me faire ecarter
MenCphtah. Menephtah avait cinquante ans au moins quand il succeda
a son pere6, et son portrait, tel qu'on le voit a Karnak, ne ressemble
en rien au personnage dont la statue de Boulaq nous a conserve
l'image. Les autres princes de la XIX" et de la XXe dynastic, Seti II,
1. Maribtte, Notice, sixiemc edition, p. 221, n°5 638-048 ; Maspfro, Guide du Visiteur au
Mu*>:e de Boulaq, 1883, p. 100-103.
2. Mariettb, Sotice, sixieme edilion, p. 221. n°* 64!M)51; Masprro, Guide, p. 101.
3. Maribtte, Notice, sixieme edition, p. 221, nns 623-037.
4. Maribtte, Notice, sixieme edition, p. 212-213, n° 578; Maspeho, Guide, p. 75, n° 3901.
5. Mariette, Notice, sixieme edition, p. 239, n° 792.
6. Maspbiio, Lettre a M. Gustave d'Eichtal sur les circons lances de I'histoire d'Egyple qui ont
pu favoriser Vexode du peuple he'breu. dans les dimples rendus de I'Academie des Inscriptions et
lielles-Lctlres, 1873, p. 37-38.
22
170 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Siphtah Menephtah, Amenmeses, Setinakht, dont nous n'avons qu'un
petit nombre de representations peu soignees, n'ont pas plus de droits
a faire valoir que leurs grands predecesseurs, Seti Ier ou Ramses II :
l'epoque troublee a laquelle ils vivaient ne comporta guere d'oeuvres
de facture aussi soignee. Ramses Ier etait, comme Menephtah, trop
age a son avenement, et d'ailleurs nous avons son portrait a Gournah.
Aussi bien le style du morceau nous rappelle-t-il a premiere vue celui
des statues de Turin appartenant a la XVIII6 dynastie ; encore doit-on
eliminer a priori un certain nombre de Pharaons dont nous possedons
le signalement exact. Ni Ahmos Ier, ni les Touthmos, ni les Amenhot-
pou, n'ont rien de commun avec notre personnage ; a plus forte raison
ne saurait-on reconnaitre chez lui la physionomie caracteristique de
Khounaton et d'Ai. D'exclusion en exclusion, nous en venons a res-
treindre le choix entre trois princes, Toutankhamon, Sanakht et Har-
mhabi. Sanakht n'eut qu'un regne ephemere, Toutankhamon ne nous
a laisse que des monuments insignifiants ; Harmhabi, au contraire,
parait avoir etc un des souverains les plus considerables de son temps.
Monte jeune sur le trone, il restaura les temples d'Amon depouilles par
ses predecesseurs heretiques, et il retablit la puissance egyptienne un
moment ebranlee en Syrie et en Ethiopie. J'ai deblaye, l'an dernier et
cette annee-ci, deux des pylones qu'il fit construire etdecorer h Karnak;
son portrait y a ete sculpte nombre de fois, et les contours en sont
encore assez bien conserves pour qu'on devine dans le roi des bas-
reliefs celui du buste de Boulaq. C'esta Harmhabi, l'Arma'is des Grecs,
que j'attribue la statue dont Mariette retrouva les restes.
Une derniere remarque. Les fragments, examines avec soin, ne
portent aucune trace de marlelage : la statue n'a pas ete detruite de
main d'homme, et c'est le cas pour un certain nombre des monuments
qu'on a decouverts a Karnak. Le grand tremblement de terre de l'an 27
avant J.-C, qui mit le temple d'Amon a peu pres dans l'etat ou
nous le voyons, renversa le plafond des salles ; tous les objets places
UNE TETE DU PHARAON HARMHABI 171
au-dessous furent atteints par les blocs ou par les architraves, projetes
violemment sur le sol et ecrases sous le poids des ruines. Notre Har-
mhabi n'echappa pas a la fortune commune : il a fallu la longue
patience de Mariette pour reconstituer le peu que nous possedons
de lui.
LE COLOSSE DE RAMSES II1
A BEDRECHK1N
Ramses II Sesostris, ayant reconstruit a Memphis les parties du
grand Temple de Phtah qui bordaient le lac sacre vers l'Ouest et vers
le Sud, fit eriger, devant les portes, des colosses destines a perpetuer
sa memoire et les traits de son visage dans le souvenir de tous ceux
« qui viendraient apres lui sur terre, pretres, magiciens, scribes, >>
et qui reciteraient une oraison aux dieux a son intention. Les sacris-
tains charges de conduire les profanes, et les drogmans qui detaillaient
les merveilles de l'Egypte aux etrangcrs, ne manquerent pas en effet
d'attirer sur ces statues l'attention de leurs clients ; ce leur etait une
occasion de raconter quelque fable amusante, du genre de celles
qu'Herodote a recueillies et qu'il nous a transmises comme etant de
l'histoire. Darius ler voulut un jour consacrer son image dans le
voisinage, mais le grand pretre s'y opposa : « Sesostris a vaincu, lui
« dit-il, toutes les nations qui vous obeissent, et en plus les Scythes,
a nuxquels vous n'avez su porter grand dommage. II n'y a done
« aucune raison pour que votre monument soit place a cote de celui
<( d'un Pharaon que vous n'avez ni surpasse, ni memo egale ! »
Quand Memphis dechut et devint chretienne, la renommee des
colosses s'effaca; quand elle perit et que son temple de Phtah fut
1. Public dans La Sature, 1892, t. L1X, p. 161-163.
174 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
depece pierre a pierre pour servir a la construction du Caire, ils
furent abattus et pour la plupart debites en meules, ou ils passerent
au four a chaux. L'un d'eux pourtant, renverse de son piedestal et
couche la face contre terre, se recouvrit de decombres ; ce hasard
heureux le deroba a la ruine. Mis au jour par Caviglia, vers le com-
mencement de notre siecle, il eut la bonne fortune de plaire aux
voyageurs, ct il leur dut d'echapper a la manie de destruction qui
possede les fellahs.
Tous les Europeens qui ont visite l'Egypte l'ont admire tour a
tour. II s'allongeait au bord du sentier, sous les palmiers de Bedre-
chein, au fond d'un fosse fangeux (fig. 52). A l'inondation, l'eau le
gagnait et le recouvrait pendant quelques semaines, puis il se dega-
geait peu a peu, l'epaule et la jambe d'abord, le buste, la figure,
jusqu'a ce qu'il se retrouvat a sec dans son trou. Son Pharaon etait
debout, marchant, les bras colles aux flancs; le cartouche grave sur
la boucle de la ceinture qui attachait son jupon renferme le nom de
Ramses II. Lc nitre a ronge tout un cote de la face et du corps, mais
ce qui reste suffit a montrer l'excellence de l'ouvrage. Le profil est
celui de Ramses jeune, front bas, grand nez aquilin, bouche un peu
large, d'expression hautaine. La base est a quelque distance, et plus
loin vers le Sud, en plein bois, un colosse plus petit, des debris de
murs, des fragments de statue, signalent l'emplacement de chambres
antiques. La foret de palmiers qui croit sur le site gene les fouilles et
empeche qu'on puisse en relever le plan. L'edifice ou le groupe d'edi-
fices que notre colosse decorait longeait la rive meridionale du reservoir
sacre, sur lequel on celebrait aux jours canoniques les mysteres de
Phtah et des dieux Memphites. Les alluvions n'ont pas reussi, malgre
les siecles ecoules, a combler entierement ce lac. Une depression assez
forte en marque la place, et les terres qui le remplissent, au lieu
d'etre plantees en dattiers, sont cultivees en ble ; c'est comrae une
cuvette carree dont les bords se dessinent en contre-bas des terrains
LE COLOSSE DE RAMSES II
175
environnants. La crue restitue en partie aux lieux leur aspect original,
mais le cadre de portiques et de pylones qui les enserrait a disparu ;
il est remplace par les massifs de grands arbres sous lesquels s'eleve
le village de Tell-el-Khanzir.
II parait que Mohammed-Ali avait donne jadis Ramses II a
l'Angleterre ; le fait n'est pas bien certain, et il faudrait pour l'admettre
Fio. :i2
Le colosse de Ramsrs II ii derai enfoui.
definitivement une autorite* plus serieuse que celle d'un ou de plu-
sieurs Guides du voyageur en Egypte. Les Anglais ne se sont pas du
reste prevalus de cette tradition douteuse pour enlever le colosse : ils
se sont bornes a le relever. Ils n'y reussirent pas du premier coup, et
deux essais tentes par MM. Garwood et Anderson echouerent assez
piteusement. Le general Stephenson, qui commanda longtemps l'armee
d'occupation, fut plus heureux. II avait eu d'abord l'ambition de
remettre la statue sur pied, mais une souscription ouverte a cet effet
n'ayant pas produit une somme suffisante, il se contenta de l'exhausser
au-dessus du niveau de l'inondation. Les operations, conduites par
176 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
le major du genie Arthur Bagnold, commencerent le 20 Janvier 1887 1.
Apres avoir epuise l'eau, il appliqua le long du corps huit cries de
force diverse. L'effort portait alternativement sur les pieds et sur la
tete : des que la masse totale avait ete haussee d'environ 0m,60,
on glissait sous elle des poutres enormes (fig. 53) et Ton comblait le
creux avec de vieux tessons de poteries, recueillis dans les ruines de
la ville antique, reduits en petits fragments et battus de facon a former
un lit compact. Vers le 16 avril, le travail etait termine. Aujourd'hui
le colosse repose sur le dos, la face au ciel. Un auvent lui ombrage
la tete ; un mur epais en briques crues l'entoure et le protege contre
le regard des curieux. Son gardien habite a cote de lui, dans une
petite maison de deux chambres ou le major Bagnold l'installa, et il ne
le montre aux voyageurs que contre paiement de deux piastres
egyptiennes : il en coute environ 50 centimes pour l'apercevoir au
fond du nouvel entonnoir oil il est plonge. Le service des Antiquites
emploie partie de cette taxe a l'entretenir en bon etat. Un autre Ramses
en granit et une stele d'Apries, qui se trouvaient dans le voisinage,
furent transported la par la suite et completent ce petit musee en plein
champ.
Les Arabes appellent le colosse Abou'l-Hol, le pere de l'Effroi,
comme le grand Sphinx. Je ne sais ce qu'ils pensent, aujourd'hui
qu'il est sous clef dans sa fourriere, mais ils avaient vraiment peur
de lui, au temps qu'il gisait en plein air. Les anciens Egyptiens
croyaient que les statues, humaines ou divines, etaient animees par
un esprit, par un double, detache de l'ame du personnage qu'elles
representaient. Ce double mangeait, buvait, au besoin parlait et rendait
des oracles ; il a survecu a la religion et a la civilisation du peuple
antique, mais les changements qui se sont produits autour de lui
1. Le rccit en a ete publie par le major Arthur Bagnold, avec trois dessins de M. Wallis et
quelques croquis, Account of the Manner in which two colossal Statues of Rameses II at Memphis
were raised, dans les Proceedings of the Society of Biblical Archceology, t. X, p. 452 sqq.
LE COLOSSE DE RAMSES II
177
paraissent lui avoir aigri le caractere. II joue de mauvais tours a ceux
qui s'approchent de sa cachette, il les atfole, il les tue au besoin :
les ecrivains arabes savaient mille histoires de gens a qui raal en prit
de s'etre attaques impruderament a un monument et a l'esprit qui
le garde. Le moyen de rendre impuissant cet afrite est de briser sinon
la statue entiere, du moins son visage : c'est pour cela que tant de
Kic. 53
Le colosse de Harrises II sortant de terre.
Pharaons ont le nez casse ou la figure endommagee. L'esprit de
Ramses II se promenait dans le bois de palmiers pendant la nuit, et
il n'etait pas prudent de s'aventurer sur son domaine au crepuscule.
Toutes les fois que j'etais force de passer par la vers le coucher du
soleil, mon anier marmottait des prieres et poussait sa bete. Un soir
que je lui demandais s'il avait peur de quelque afrite, il me pria de
me taire, m'assurant qu'il etait mauvais de parler de ces choses-la
et qu'il m'arriverait malheur si je continuais. De fait, mon ane buta
au milieu du bois et me langa contre un tronc de palmier : si l'anier
23
178 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ne m'avait pas rotenu et n'avait amorti le coup, je me brisais la tete.
Depuis ce temps-la, on citait toujours ce qui m'etait arrive, quand on
s'entretenait du danger qu'il y avait a parler peu respectueusement
de l'esprit qui vit dans la statue. L'Egypte entiere est pleine de supers-
titions analogues, la plupart derivees des croyances antiques et
transmises de generations en generations, depuis le temps des Pha-
raons constructeurs de pyramides '.
1. J'ai cite plusieurs exemples de cette croyance aux espiits qui liabitent les monuments
antiques dans lc volume intitule Ruines et Pai/sai/es d'Eyyple, p. 71 ct 147; j'en ai rccueilli beau-
coup d'autres que j'espere avoir l'occasion de publier quelque jour.
LES BIJOUX EGYPTIENS DU LOUVRE1
Les journaux ont parle si longuement du tresor deterre a Dahehour
Pan dernier par M. de Morgan, que chacun en Europe connait le
nombrc, la forme et la richesse des objets qui le composent ; mais
parmi tous ceux qui les ont decrits et qui les vantent justement, com-
bien y a-t-il, je ne dis pas d'Anglais ou d'Allemands, mais seulement de
Francais, qui sachent que notre Musee du Louvre possede les plus beaux
des bijoux egyptiens? Mariette a eu par deux fois dans sa vie l'heu-
reuse fortune de trouver sur des momies princieres un ensemble de
parures d'un eclat et d'une valour artistique incomparables, au Sera-
peum dans le torn beau des Apis enterr^s sous le regno de Ramses II
par les soins de l'un des fils du conquerant, Khamoisit, grand pretre
de Phtah et regent du royaume pour son pere, a Thebes dans le cercueil
d'une reine de la XVIIIe dynastie, Ahhotpou I", qui fut de son vivant
fille, soeur, epouse et mere de Pharaons. Mariette, en artiste qu'il etait,
fit ressortir tres habilement l'interet de sa decouverte et l'idce avanta-
geuse qu'elle donnait des orfevres au xvne et au xive siecle avant notre
ere, puis il passa outre : il avait ramene au jour tant de monuments
importants pour la connaissance de 1'histoire politique et pour l'etude
de la civilisation, qu'il n'eut jamais le temps d'insister beaucoup sur ce
1. Public dans La Nature. 1894, (. LXIII, j). 230-234.
180 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
resultat secondaire de ses travaux. Les bijoux d'Ahhotpou sont con-
serves a Boulaq ou des milliers de touristes vont les admirer chaque
hiver : ceux du Serapeum sont deposes au Louvre, et ils n'obtiennent
en general qu'un coup d'ceil distrait des rares visiteurs qui traversent
les solitudes de notre Musee Charles X.
Ils remplissent plusieurs compartiments d'une vitrine qui occupe le
milieu de la Salle historique. On y distingue tout d'abord un grand
masque d'or malheureusement abime, et, groupes dans le voisinage, des
chaines d'or tressees a cinq et a huit brins d'une souplesse et d'une
perfection remarquables, des amulettes de formes variees en f elds-
path, en jaspe rouge et vert, en cornaline, des scarabees, une boucle,
une olive, une colonnette, au nom de Khamoisit. Un peu plus loin une
seconde serie de meme provenance comprend des morceaux sinon plus
finis en eux-memes, du moins plus curieux et plus attrayants pour
l'ceil d'un moderne ; le seigneur Psarou, qui assistait avec le prince
aux funerailles d'un Apis, en avait fait hommage a la momie du tau-
reau divin. J'imagine que la plupart de nos contemporains ont des
notions assez vagues sur la facon dont les Egyptiens portaient les
bijoux. Hommes ou femmes, le costume etait assez sommaire a l'ori-
gine : les hommes se protegeaient les reins d'un pagne qui leur attei-
gnait a peine le genou et qui leur laissait le buste entierement nu ; les
femmes s'insinuaient dans un sarrau collant qui leur arrivait a la che-
ville, remontait au creux de l'estomac, devoilait la poitrine et tenait
en place au moyen de deux bretelles passant sur les epaules. Les
bijoux servaient a masquer en partie ce que les etoffes ne couvraient
pas, au moins chez les femmes. Un collier a plusieurs rangs encerclait
le cou et tombait a la naissance de la gorge ; des anneaux larges s'eta-
laient autour des poignets, serraient le haut du bras, le bas de la
jambe; les cheveux, ou plutot la perruque, habillaient le dos et une
moitie de l'epaule; un carre suspendu par un fil de perles ou par
une laniere en cuir descendait par-dessus le collier dans l'espace com-
LES BIJOUX EGYPTIENS DU LOUVRE
181
pris entre les deux seins. C'est ce que nous appelons le pectoral. II a
souvent l'apparence d'une facade de temple, encadree d'un tore, sur-
montee d'une corniche recourbee; des images de dieux ou des emblemes
sacres s'entassent dans le champ, et des inscriptions repandues un peu
partout nous apprennent le nom du proprietaire, que des formules
pieuses accompagnent d'ordinaire.
Pin. 54
Bijoux £gyptiens de la xix« dynastie.
Miis.^e du Lnuvrr.
La boucle de Psarou (fig. 54, n° 2) a pu servir d'attache a la cein-
cure de toile qui assujettissait le pagne ou a la bandelette qui ceignait
la tete et retenait la coiffure. Son pectoral est l'un des plus riches qui
soient parvenus jusqu'a nous. II est taille dans une plaque de basalte
vert, poli, sculpte" avec une precision qui etonne, lorsqu'on se rappelle
combien etaient imparfaits les outils dont les artistes egyptiens dispo-
saient. Le scarabee central s'enleve en tres haut relief sur le fond plat,
182 ESSAIS SUR I/ART EGYPTIEN
et c'est merveille de voir la fidelite du modele : le menu detail de la
tete et du corselet est rendu avec une verite presque scientifique. Les
deux femmes qui semblent l'adorer, a droite et a gauche, sont Isis et
Nephthys, les deux soeurs d'Osiris. Les contours de leurs corps sont
tailles dans la feuille d'or qui encadre le scarabee. Qn autre pectoral
que j'ai fait reproduire (fig. 55) est moins fin de travail, mais la tech-
nique en presente des particularity interessantes. 11 se decoupe a jour,
et le dessin des parties est obtenu par des cloisons d'un or tres souple,
dans lesquelles sont sertis et le scarabee et les pates de verre colore qui
rehaussent les montants et la corniche du naos. Le scarabee est en
lapis-lazuli ; la robe des deesses est d'un or brillant, guilloche pour
simuler les rayures de l'etoffe. Le sens mystique de ce decor n'echap-
pait a aucun Egyptien instruit. Le scarabee represente la vie et le coeur
de l'homme, ou la vie reside; il est l'amulette dont la possession
assure a chaque vivant et a chaque mort la propriete de son cceur. C'est
pour cela qu'on le donnait aux momies riches sinon a toutes les
momies : tantot on le collait avec du bitume sur la peau meme du
cadavre, vers la naissance du cou, tantot on l'enchassait au milieu
d'un pectoral qu'on perdait dans l'epaisseur du maillot, a la hauteur
de la poitrine. Comme tout Egyptien, une fois quittee notre terre,
s'assimilait a Osiris et devenait Osiris lui-meme, le cceur et le scarabee
passaient pour etre le cceur et le scarabee d'Osiris, sur lequel Isis et
Nephthys veillaient comme elles avaient veille sur Osiris : de la, ces
images des deux deesses. Elles rechauffaient le cceur de leurs mains,
elles recitaient les formules qui l'empechent de perir, elles eloignaient
les mauvais esprits et les magiciens qui auraient pu s'emparer de lui
pour leurs ceuvres tenebreuses. La religion fournissait aux artistes un
motif de decoration delicat : tout en ne s'ecartant jamais de la donnee
premiere, ils surent en varier tres habilement le detail et l'expression.
Les femmes sont parfois debout, parfois assises ou agenouillees ; elles
tendent les bras en avant, ou elles les portent a leur front comme les
LES BIJOUX EGYPTIENS DU LOUVRE
183
pleureuses, ou elles les laissent retomber en signe de douleur; le
scarabee repose sur une barque, ou sur une fleur de lotus, ou sur un
autel, au lieu de flotter dans les airs comme c'est le cas pour le bijou
du Serapeum. Une etude comparee de toutes les scenes prouverait
une fois de plus quelle etait la fecondite de' l'imagination chez les
Egvptiens et leur adresse a renouveler les sujets les plus rebattus.
usr
ifef
r
1
Flo. 55
Pectoral en or incrusle <le p.Ues de verre.
Le pectoral ducentre (fig. 56, p. 185) avait appartenu a Ramses II lui-
meme, ou du moins il avait ete execute par son ordre et comme don
personnel, en l'honneur de l'Apis qu'on ensevelissait : le cartouche-
prenom Ousirmdri est place juste au-dessous de la frise, et sert pour
ainsi dire de centre a la composition qui remplit l'interieur du cadre.
C'est d'abord un epervier a tete de belier, dont les ailes deployces se
replient pour encadrer le cartouche : il tient dans ses serres le sceau
embleme d'eternite. Plus bas, une grosse warns et un vautour allongent
184 P]SSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
leurs ailes et enveloppent d'une protection commune l'epervier et le
cartouche : deux Tats symbolisent la duree et comblent aux deux
angles inferieurs les vides de la decoration. L'epervier a tete de belier
represente Fame du Soleil, I'uraeus et le vautour sont les divinites
patronnes du Midi et du Nord : tous reunis dependent dans Funivers
entier le roi dont le nom est place entre leurs ailes, et, par l'interme-
diaire du roi, le mort dont la momie porte le bijou, lei encore, les
figures sont dessinees en cloisons d'or incrustees de pates colorees ou
de petits morceaux de pierres taillees. L'ensemble est riche, elegant,
harmonieux. Les trois motifs principaux s'accroissent a mesure qu'ils
descendent vers le bas du tableau, selon une progression des mieux
calculees. Le cartouche, avec ses ors mats, occupe le centre, l'epervier
forme sous lui une premiere" band e de tons chatoyants, dont les lignes
recourbees legerement corrigent ce que les cotes longs du cartouche
offrent de raideur; I'uraeus et le vautour, comme maries dans une
raeme paire d'ailes, enveloppent l'epervier et le cartouche d'un demi-
cercle d'emaux, dont les nuances passent du rouge et du vert au
bleu sombre, avec une franchise et une entente de la couleur qui font
honneur au gout de l'ouvrier. Si 1'aspect general donne l'impression
de la lourdeur, ce n'est point la faute de celui-ci, mais la forme que
la tradition religieuse imposait au bijou est si rigide par elle-meme,
que nulle combinaison ne saurait en corriger Tenet au dela d'un
certain point. Le cadre rectangulaire ou carre, la corniche qui le
couronne, les deux belieres qui s'adaptent par-dessus la corniche,
composaient un ensemble trapu et massif : a meubler convenablement
l'interieur, on en arrivait forcement a l'appesantir encore ; a y menager
des vides, on lui procurait une apparence etriquee et grele, comme
e'est le cas pour l'un au moins des pectoraux de Dahchour. Aussi
bien le type des bijoux procede du meme fond d'idees et de notions
d'ou sont sorties et I'architecture et la sculpture egyptiennes : il est
monumental, et il semble avoir ete concu le plus souvent a l'usage d'etres
LES BIJOUX EGYPTIENS DU LOUVRE
185
gigantesques. Les dimensions du pectoral ordinaire sont trop puis-
santes pour la parure d'un homme ou d'une femme vulgaires. Elles
ne prennent toute leur valeur qu'a la poitrine des colosses thebains :
l'immensite des corps de pierre sur lesquels on a sculpte leur image
les allege et semble les ramener a leurs exactes proportions. Aussi
les Egyptiens se sont-ils debarrasses parfois de cette forme carree que
Fig. 56
Pectoral de Ran^s II.
Must'e ilu Louvre.
leurs ancetres leur avaient leguee; l'oiseau divin a quitte sa cage
quand il l'a pu. Mariette a decouvert au Serapeum deux de ces pec-
toraux simplifies, qui tous les deux represented un epervier : le
premier (fig. 54, n° 1, p. 181) asatete ordinaire et recourbe ses ailes, le
second (fig. 57, p. 187) a pris la tete du belier et iltient ses ailes droites.
C'est la meme richesse et la meme elegance de lignes que dans les
autres objets de provenance semblable, mais le motif, debarrasse du
21
186 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
cadre emaille oil il etouffait, a pris quelque chose de plus gracieux et
de mieux approprie a l'humanite. L'execution en est merveilleuse, et
la tete du belier particulierement depasse par la souplesse du travail
tout ce que Ton connait jusqu'a ce jour. Elle s'enleve dans un petit
lingot d'or fin, mais la raatiere n'est pas ce qu'elle a de plus precieux :
le vieux ciseleur a su la modeler aussi largement et il lui a prete une
expression aussi fidele que s'il l'avait taillee de grandeur naturelle dans
un bloc de granit ou de calcaire. Ce n'est plus, comme partout ailleurs,
de 1'art industriel : c'est de l'art sans epithete. Mariette, et il s'y con-
naissait, estimait n'avoir jamais rien rencontre qui approchat de ce mor-
ceau, dans toutcequ'ilavaitvude bijoux egyptiens. Labagueenor(fig. 54,
n° 3, p. 18J ) vient egalement de Ramses II. Les deux petits chevaux
qui piaffent sur le chaton etaient celebres dans l'histoire. lis s'appe-
laient Nourit et Anailis-salisfaile, et ils avaient ete atteles au char royal
le jour de la bataille de Qodshou, lorsque Ramses II dut charger en
personne les Khitas qui l'avaient surpris. Le Pharaon leur garda bon
souvenir du service qu'ils lui avaient rendu en cette occasion memo-
rable. La ciselure, sans etre aussi bonne que celle de l'epervier a tete
de belier, est d'un fort beau style : elle rend tres franchement l'allure
particuliere aux chevaux egyptiens, leur encolure exageree, leur corps
un peu maigre, leurs extremites legerement engorgees. II est vrai que les
bagues ne portent pas a l'ordinaire des sujets d'un relief aussi fort : le cha-
ton s'y compose ou d'un scarabee ou d'un cartouche en metal tournant
sur pivot, et parfois grave au nom du personnage qui possedait le bijou,
plus souvent n'ayant comme inscription qu'une formule pieuse ou une
serie de symboles de sens obscur. La plupart des anneaux que nous
voyons dans les museesappartenaientadesmomiesetsontdesamulettes
qui assuraient au mort telle ou telle puissance sur les habitants de
l'autre monde : un petit nombre seulement ont ete employes du vivant
de leur proprietaire. Ce sont alors des cachets ayant la valeur de nos
griffes, et qu'on apposait sur les actes comme nous faisons notre
LES BIJOUX EGYPTIEXS DU LOUVRE
187
signature. II y en a en toute matiere, en or, en electrum, en argent,
en bronze, en cuivre, en terre emaillee, raeme en bois, selon la
richesse des individus : les uns sont de veritables chefs-d'oeuvre de
gravure, mais beaucoup n'ont pas plus de valeur artistique que lcs
Kig. 57
I'ectoral en forme d'epervier a [He de belier.
Husefl 'lu Louvre.
cachets en [cuivre commun qu'on achete tout prepares chez nos
papetiers.
Les plus grands de ces bijoux out passe par tant de mains avant
d'entrer au Louvre, qu'ils ont souffert sensiblement : les cloisons se
sont faussees ou meme rompues, les pates de verre ou les plaquettes
d'incrustation se sont detachees ca et la. Les bijoux de Dahchour,
issus directement de la fouille, ont conserve un air de neuf qui n'a
pas peu contribue a augmenter l'admiration du public : ils sernblent
sortir a. peine des mains de l'orfevre qui les a fabriques, et l'etonne-
188 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ment qu'on eprouve a les trouver si frais encore, apres plus de quatre
mille ans, rend indulgent pour les imperfections que l'examen y fait
bientot decouvrir. Leur extreme antiquite cornpte pour beaucoup dans
l'appreciation qu'on en donne et c'est a bon droit : il est curieux en
effet de constater que, des le xxve siecle avant notre ere, les Egyptiens
avaient pousse la technique des metaux precieux et l'art d'en com-
poser des bijoux a un tres haut degre de perfection. On le savait deja
de reste, car il n'est pas rare de decouvrir des bagues, des debris de
colliers, des pectoraux isoles, dont les uns remontent peut-etre a
l'ancien Empire, tandis que les autres descendent jusqu'a l'epoque
romaine ou trahissent l'influence byzantine ; nos musees en possedent
a la dizaine, et il n'y a guere de collection particuliere qui n'en ren-
ferme une certaine quantite. Mais ces objets isoles n'attirent pas
l'attention du public; il faut, pour piquer sa curiosite, qu'un hasard
heureux ramene a la lumiere quelque tresor considerable, oil Ton
rencontre reunis des specimens de tous les types que i'on ne rassemble
d'ordinaire que piece a piece. Par bonheur, ces trouvailles ne sont
pas aussi rares qu'on pourrait le croire : si Gizeh peut se vanter
d'avoir les fonds de Dahchour et de la reine Ahhotpou, le Musee de
Berlin a les parures admirables que Ferlini tira de l'une des pyra-
mides ethiopiennes, le Musee de Leyde et celui de Londres se sont
partage les depouilles d'un des rois AntouE de la XP dynastie, et
notre Louvre garde precieusement les bijoux du Serapeum, les plus
beaux de tous.
LE TRESOR DE ZAGAZIG1
I
Une fois de plus, le hasard nous a bien servis. Des ouvriers qui
pratiquaient un remblai de voie ferree pres de Zagazig, sur l'emplace-
ment de l'ancienne Bubastis, decouvrirent, le 22 septembre 1906,
dans les ruines d'une maison en briques, un veritable tresor de bijoux
et d'orfevreries egyptiennes. lis esperaient etre seuls a profiter de la
trouvaille, mais un de nos surveillants les avait vus, sans en
rien manifester sur le moment de peur d'etre maltraite par eux :
le lendemain, il fit son rapport a l'inspecteur indigene, Mohammed
Effendi Chaban, qui mit aussitot la police a leurs trousses et qui pre-
vint son chef, M. Edgar, inspecteur general des Antiquites pour les
provinces du Delta. Des sondages furent improvises au bon endroit,
tandis que les gendarmes operaient leurs perquisitions dans les mai-
sons des ouvriers et recouvraient certaines des pieces derobees. Plu-
sieurs leur echapperent, qui tomberent plus tard entre les mains drun
marchand du Caire : une passoive en or, trois fioles en argent non
decorees, un large anneau en or cisele qui renforcait le goulot d'un
vase d'argent, des fragments de coupes en argent, le tout sans grande
1. Extrait de la Revue de I' Art ancien et moderne, 1908, t. XXIII, p. 401-412, et t. XXIV,
p. 29-38.
190 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
valeur artistique, a l'excsption de l'anneau d'or. Les deux pi as pre-
cieuses, un pot en argent qui a pour anse une chevre en or, et un
gobeletcl'or en forme de lotus mi-epanoui, furentsaisies chez les fellahs
Moursi Hassanein et Es-Sayed Eid, avant qu'ils les eussent vendues a
un bakal grec de la localitc. Celui-ci nous les reclama aussitot comme
etant sa propriete personnelle qu'il aurait acquise a beaux deniers
comptants sans notre intervention malencontreuse, et, ses sommations
etant demeurees sans reponse, il nous cita en justice. L'afTaire traina
quelques semaines, pendant lesquelles M. lulgar exerca une surveil-
lance minutieuse sur les chantiers du chemin de fer. Le 17 octobre
enfin, un ouvrier mit a nu d'un coup de pioche plusieurs morceaux
de vases en argent : il essaya de les dissimuler, mais nos ghafirs Fen
empecherenl et la fouille continua sous la protection de la police. Les
objets gisaient en un tas, Tor entre deux couches d'argent; le soir
meme, ils etaient en surete. Le travail avaitete mene si vite que rien
no fut perdu et qu'il n'y eut point matiere a contestation sur notre droit
d'aubaine. Pour en finir avecce recit, j'ajouterai que, le 4 novembre,
le tribunal de Zagazig condamna les deux fellahs pour vol a la prison
simple et aux frais par moitie. Le bakal n'en persista pas moins dans
ses reclamations, et le bruit courut bientot chez les indigenes qu'il avait
gagne son procesen Cour d'appel : nous avions etc contraints a lui remettre
le corps du litige, sous peine d'une amende considerable pour chaque
jour de retard. Les marchands n'hesitent jamais a repandre parmi le
peuple des mensonges de ce genre : ils rehaussent ainsi leur prestige
aupres des fellahs et ils entretiennent ceux-ci dans l'idee qu'ils n'ont
rien a craindre du Service des Antiquites.
Le tresor en surete, il fallait nous rendre compte des conditions
dans lesquelles il etait arrive jusqu'a nous. On y distinguait au pre-
mier coup d'ceil deux series tres differentes : l'une, qui comprenait des
bijoux et des vases en argent ou en or, d'une facture tres habile,
remontait a laXlX" dynastie; I'autre etait composee exclusivement d'ar-
LE TRESOR DE ZAGAZIG 191
genterie dont la grossierete trahissait une epoque beaucoup plus
recente. Le tout, bien que recueilli a deux moments et en deux places
quelque peu distantes l'une de l'autre, constituait-il a l'origineun depot
unique? Ainsi que nous l'avons vu, le gros faisait masse parmi les
debris de deux ou trois jarres, qui s'etaient brisees d'elles-memes au
cours des siecles sous la pression continue des terres ; les objets sem-
blaient avoir ete amonceles irregulierement, les plus precieux
au milieu, les autres formant lit au-dessus et au-dessous. Nous
avions meme, adherant encore a un large eclat de poterie, un
culot moitie de boue durcie et moitie de metal, ou Ton reconnaissait,
sur un precipite de boucles d'oreilles et de bracelets moins anciens,
les restes de plusieurs coupes pharaoniques. Comment expliquer alors
que des epaves d'ages si differents eussent ete reunies dans un meme
lieu ? Beaucoup d'entre elles sont intactes, mais d'autres ont ete
cisailleesou rompues de parti pris et les fragments fondus; elles sont
d'ailleurs entremelees a des lames d'argent pliees et a des lingots pro-
venant d'orfevreries semblables a celles qui subsistent. Or, on sait ce
qui se passe, non seulement en Egypte mais dans nos pays europeens,
lorsque des paysans deterrent un tresor en retournant leurs champs :
ils le portent a un bijoutier, qui le leur achete au poids, le jette au
creuset sans s'inquieter le plus souvent de la perte qui en resulte pour
l'art ou la science, et le transforme en horreurs modernes. C'est a
quelque aventure de ce genre que nous devons de posseder le notre.
Un fellah, qui vivait, jc pense, pendant les siecles de la domination
romaine, ramassa dans les ruines pres de Zagazig, sinon a Zagazig
meme, de l'argenterie qu'il vendit a un orfevre du cru. Celui-ci en
denatura unc part pour les besoins de son metier, puis il garda le reste
avec l'intention, soit de le ceder tel quel a un amateur, soit de lui
faire subir le sort du premier lot, lorsqu'il aurait epuise celui-ci. Une
sedition locale ou le sac de la ville par une troupe ennemie l'obligea-
t-il a cacher son bien dans deux trous distincts? Son fonds de bou-
192 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
tique une fois couche dans la terre, il ne Fen tira plus, et c'est
de lui que nous l'avons recu presque sans intermediate, il y a
seize mois.
II
Je ne dirai rien de la pacotille qu'il se fabriquait a lui-meme. Les
types en sont deja ceux de l'Egypte actuelle, et Ton jurerait volontiers
de la plupart d'entre eux qu'ils ont ete concus a l'intention des fellahs,
il y a vingt ans au plus : des boucles d'oreilles en pendeloques ou en
anneaux oblongs, a la partie inferieure desquelles huit ou dix perles
de metal sont soudees par grappes, des bagues a chatons plats decores
ou nus pour y graver un nom, des bracelets constitues par un simple
jonc d'argent battu, aminei a chaque extremite et vetud'un reseau en
losange que deux ou trois traits creuses au ciseau arretent sans ele-
gance; les bouts, coupes droit, se rapprochent de tres pres lorsque la
piece est terminee, mais ils ne se rejoignent pas, et ils pretent afin de
faciliter la inise au poignet (fig. 58). C'est l'ceuvre honnete d'un brave
homme qui n'epargnait pas Petoffe, mais qui savait de son metier juste
ce qu'il en fallait pour contenter une clientele peu difficile ; le gout
n'etait plus tres fin a Bubastis chez les gens qui achetaient ces belles
choses, ou peut-etre trouvaient-elles leur debit seulement dans les
quartiers populaires. Nous possedons beaucoup mieux au musee du
Caire, et si le tresor nouveau ne nous avait livre que des pauvretes
pareilles, il aurait ete expedie soudain a la salle de vente pour la joie
des touristes.
Le contraste est frappant des qu'on passe a ce qui nous vient de
l'age pharaonique. Non qu'il faille en ranger le gros parmi ce que Ton
connait de meilleur en ce genre : le siecle de Ramses II auquel il
appartient marque deja un gout moins sur que celui des siecles qui le
LE TRESOR DE ZAGAZIG
193
precedent, et je n'aurai garde de le comparer ni aii fond de Dahchour,
ni a celui de la reine Ahhotpou. Undes colliers est le plastron vulgaire,
a cinq bandes de petits tubes en pierre et en terre emaillee, garni sur
son pourtour d'une frange d'oves battants en or, incrustes de pierres
colorees. Un autre collier, egalement en or, trancherait un peu sur la
banalite du reste, avec ses huit rangs de pendeloques en bouteille accro-
chees a des chainettes de perles menues, si c'etait la vraiment sa dispo-
FlG. 58
Types de bracelets el de boucles d'oreille en argent.
sitionoriginelle; inais les elements avaient ete disjoints anciennement, et
nous les avons remontes nous-memes, afin deles conserver avec moin-
dre risque de perte. Cinq boucles d'oreilles lenticulaires se composent de
deux pellicules d'or convexes, pincees l'une sur 1'autre a la peripheric
etre"unies par un ourlet de filigrane, puis frappees en leur milieu d'une
rosace qui groupe ses folioles autour d'un bouton en or ou en
email; un tube d'or, soude a l'interieur et raye en pas de vis, passait
a travers le lobe et s'ajustait a un bouton disparu, qui, serrant contre la
chair, maintenait le bijou en place (fig. 59, p. 194). 11 y avait aussi un
braceleten grains de metal etd'email, semblable aceux d'Ahhotpou et des
25
194 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
princesses de Dahchour, mais la fermeture nous est parvenue seule,
une fermeture a glissiere du systeme le plus primitif et qui n'a de prix
que celui de Tor. L'honneur de cette serie etait, a n'en pas douter, la
paire de bracelets en or et en lapis-lazuli, sur lesquel on lit le cartouche-
prenom, Ousimares-Osymandyas, de Ramses II (fig. 60 et 61).
Ce sont deux portions de cercle a peu pres egales, relives entre elles
Fig. 59
Bouclc d'oreille en or du tremor de Zagazig.
par deux tharnieres, la premiere roulant sur axe fixe, la seconde a cla-
vette mobile qu'on enlevait lorsqu'on ouvrait le bracelet. La portion
posterieure est une simple lame d'or poli, haute de quatre centimetres
environ, sur laquelle huit cordons et huit baguettes unies sont appliques
cote a cote. Chaque cordon alterne avec une baguette, et le tout est
borde aux extremites d'un ruban parallele a la charniere : il est sur-
charge de deux rangs de grains soudes bout k bout et que deux chai-
nettes plates a torsade double tiennent bien en file. La portion du
devant va s'evasant jusqu'en son milieu, ou clle atteint six centimetres
de hauteur; elle est bordee aux charnieres par un rang d'oves serti
LE TRESOR DE ZAGAZIG
195
entre deux chainettes plates, le long des combes par un cordon flanque
de deux baguettes. Un second cadre, inclus dans le premier, est d'un
dessin plus complique : un double motif de grains et de chainettes en
epouse les courbes, mais on y voit,du cote de la charniere fixe, le car-
touche-prcnom de Ramses II, et, du cote de la charniere mobile, deux
Fig. 60
L'un des bracelets^de Ramses II, ouvert.
bandes de grains et de Iosanges en filigrane sur fond mat. Dans l'es-
pace ainsi reserve, l'orfevre avait cerne" d'une ligne de grains et d'un
filet mince la silhouette d'un groupe de canards poses a plat. Les deux
corps, qui sont empaquetes de maniere&se combiner comme en un corps
unique, sont figures par une piece delapis-lazuli taille et poli finement.
L'arriere-train est emprisonne dans un etui en or, decore d'un serais
de boutons et de Iosanges; les queues reunies simulentun eventail en
lapis raye de fils d'or qui marquent la separation des plumes. Une gaine
196
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
en or, de travail analogue, enveloppe la poitrine : les deux cous s'en
echappent d'un mouvement tres franc, et les deux tetes, se tordant,
viennent reposer sym6triquement sur le dos des betes. Entre elles et le
cadre, un ruban lisse court en zigzags aigus sur un semis de gra-
nules. L'ensemble est un peu lourd et Ton prefererait que F artiste se
Fig. 61
L'un des bracelets de Ramses 11, ferme.
fut montre d'un gout plus sobre; cela dit, on reconnaitra volontiers
que son oeuvre a ete concue avec une entente parfaite de l'ornementa-
tion et la maitrise de tous les secrets du metier.
On retrouvera sans peine les procedes qu'il maniait si bien, si on
les va chercher aupres des orfevres de l'Egypte contemporaine, sur-
tout chez ceux qui, vivant dans les bourgs perdus, ont subi l'in-
fluence europeenne moins fortement que leurs confreres des villes.
Certes les modeles qu'ils copient ne sont jamais d'une imagination
LE TRESOR DE ZAGAZIG 197
aussi raffinee et d'une execution aussi savante ; on y distingue pour-
tant la plupart des tours de main et des partis decoratifs dont nous
constatons ici l'emploi, losanges, chevrons, cordons a torsade simple,
chainettes a double tresse, batonnets arrondis, filets, filigranes en
lignes ou en semis. Les lingots sont battus, etires, faconnes, poll's, sur
lameme petite enclume. Les granules sont souffles comme autrefois
dans la poudre de charbon, et Fadresse avec laquelle on les assemble
et on les soude pour obtenir les dessins voulus n'est pas moindre
qu'au temps des Pharaons. L'Egypte du present, en cela comme en
beaucoup d'autres industries, a herite de l'Egypte do jadis, et nous
n'avons qu'a regarder ses artisans dans leur echoppe pour savoir com-
ment les sujets de Ramses II travaillaient.
Ill
Les vases en or et en argent sont de quelques annees poslerieurs
aux bracelets. On lit en effet sur l'un d'eux le nom de Taouasrit, une
arriere-petite-fille de Ramses II qui epousa successivement Siphtah et
Setouill etquieut son heuredecelebrite auxderniersjoursdelaXIXedy-
nastie.C'est un lotus a demi epanoui, montesur sa tige (fig. 62, p. 198).
Le calice de la fleurest pris dans une feuille d'or mince, nondoublee,
coupee net sur le bord exterieur. La tige est lisse, sauf a l'endroit ou
Ton a grave le cartouche : elle s'etale et elle s'aplatit par en bas pour
former pied, et l'evasement est decore de folioles retenues par trois
bandeaux circulaires. Les lignes sont assez harmonieuses, mais
l'execution est sommaire, et l'objet meriterait a peine une mention
breve dans notre catalogue, n'etait le nom royal qui permet de lui
assigner une date certaine : la valeur artistique le cede ici a la valeur
arche'ologique.
198 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
II en est autrement des pots d'or qui l'accompagnent. La taille en
est mediocre, et le plus petit d'entre eux (fig. 63 et 64) mesure seule-
raent 0m,075 de la base au sommet, raais la justesse des proportions
fait d'eux des modeles accomplis du genre de vaisselle qui parait aux
fetes les dressoirs ou la table des riches. La panse est arrondie, sur-
FlO. 62
Coupe en or de la reine Taouasrit.
montce d'un cou droit presque aussi haut qu'elle-meme, et dont le
bord superieur se recourbe legerement en dehors. Un ornement au
trait s'etale sur la face anterieure, simulant un de ces colliers larges,
en petales de lotus, dont les Egyptiens s'ornaient les jours defete. Les
deux liens avec lesquels on l'ajustait au cou retombent en ondulant de
droite et de gauche, et deux chattes, les deux chattes de la deesse
adoree a Bubastis, les regardent curieusement, l'oeil attentif, les reins
LE TRESOR DE ZAGAZIG 199
gonfles, la queue fretillante, les oreilles droites, comme si elles ne
demandaient qu'a jouer avec eux. Un lotus s'echappe de dessous et,
sur les pentes de sa corolle, deux oies glissent en battant des ailes. Le
cou se divise sur toute sa longueur en trois regislres egaux que des
Fig. 63
Le plus pelil des deux vases en or, vu de face.
cordons plats separent, d'abord une guirlande de boutons de lotus la
pointe basse et relies les unsauxautres par un bandeau de fi Is juxtaposes,
ensuite un rang d'oves ou plutot de petits fruits en forme d'oves, enfin
une ceinture de fleurettes rondes, centrees, et, en guise d'etamines,
un cercle de points autour du creux central Ni anse ni poignee, raais
fixe par trois rivets sur les boutons de lotus, du cote oppose a celui du
200 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
collier, un barillct mignon de faience bleutee enchasse dans une mon-
ture d'ora fleuron terminal, que traverse a jeu libre une bague en or
par laquelle on pouvait accrocher l'objet. Celui-ci montre des traces
d'usage et il est bossele en plusieurs endroits, mais aucun des chocs
Fio. t>i
Le plus petit des deux vases en or, vu de derriere.
qu'il a endures ne l'a endommage serieusement : il est aussi complet
qu'au moment ou il partit neuf de la boutique. Le choix des motifs
est elegant, l'agencement irreprochable, la facture libre et un peu som-
maire : l'artiste semble avoir travaille vite, mais il possedait si bien
son metier, que la rapidite de la fabrication n'a nui en rien au charm e
de l'oeuvre.
LE TRESOR DE ZAGAZIG 201
Le second vase est plus grand, car il a 0m,l 1 5 de hauteur; s'il affecte
la ineme figure, le detail de 1'ornementation y differe sensiblement
Fig. 65
Le plus grand des deux vases en or, vu de face.
(fig. 65 et 66). Lc fond est plat, et la surface exterieure est occupee par
un lotus au trait qui I'habille en entier. La pause n'est pas unie, mais
elleest aux trois quarts couverte d'un bossage regulier qui lui prete
26
202 ESSAIS SUR I/ART EGYPTIEN
vaguement l'apparencc d'un gros epi de dourah stylise. Le procede
employe pour le produire n'est pas le repousse proprement dit, menage
du dedans au dehors. Le reseau general avait ete d'abord trace tres
legerement sur le metal ; les grains furent cernes ensuite a la pointe
mousse et au marteau d'un sillon qui, abaissantle metal autour d'eux,
les laissa eux-memes en relief. Le cou s'acheve par un rebord presque
insensible qu'on a obtenu en rabattant au dehors l'extremite superieure
de la plaque d'or. On y voit quatre registres au lieu des trois que le
petit vase portait : le fil de boutons en haut, puis des lotus, accroches
la tete en bas et entre lesquels descendent alternativement des grappes
de raisin ou des fleurs indecises, puis des fleurettes centrees, puis les
fruits. L'anneau de suspension est reuni a la bande de petales par un
motif en forme de veau. La bete est couchee a plat ventre, la queue
rephee sur le dos ; sa tete, tournee a droite, s'allonge et se leve comme
pour regarder par-dessus la levre du goulot. II semble bien qu'elle ait
ete ciselee sur plein et non pas fondue, puis completee au burin. Elle
est traitee largement, d'une touche tres sure, avec cette intelligence de
la forme animate qui est le propre des Egyptiens : on peut la mettre a
cote des veaux couches qui servaient de cassolettes a parfums et qui
sont des chefs-d'oeuvre de sculpture sur bois, sans qu'elle perde a la
comparaison. L'ensemble presente d'ailleurs les memes caracteres que
le vase precedent, et lorsqu'on l'examine de pres, on ne tarde pas a se
convaincre qu'il sort du meme atelier : on ne risquera guere de se
tromper si on les attribue l'un et l'autre au meme artiste.
II en est de meme des deux cruchons en argent qui accompagnaient
les deux pots d'or; ils ont une origine commune et une importance
egale pour l'histoire de la toreutique orientale. L'un d'eux a ete brise,
par malheur , et nous n'en possedons pas tous les morceaux ; nous en
avons assez pourtant pour etre certains qu'il ressemblait grandement
a celui qui nous est parvenu presque intact. La panse est recouverte
aux deux tiers de sa hauteur par des raies longitudinales d'oves, che-
LE TRESOR DE ZAGAZIG
203
vauchantl'un sur l'autre comme les ecailles d'uneflpomme depin. Ici
encore, il n'est pas question de repousse, mais le contour de chaque
Fin. 06
Le plus grand des deux vases en or, vu de derriere.
ecaille a ete marque exterieurement au trait, puis le metal enfonce
du dehors au dedans. La zone lisse qui s'etend entreles bossages et la
204 ESSAIS SUR L'ART EGYPT1EN
naissance du cou porte, sur le vase entier, une seuleligne d'hierogly-
phes, un souhait, de vie eternelle et de prosperite a l'adresse de l'echan-
son royal Toumoumtaouneb, puis, une vignette et le proprietaire en
adoration devant une deesse : celle-ci est pacifique et egyptienne sur
le vase coraplet, mais belliqueuse et etrangere sur le vase brise, et
armee de la lance et du bouclier. Toumoumtaouneb etait un person-
nage considerable en sa generation : non settlement ils'intitule premier
echanson, mais il se proclame le messager du roi en toute region bar-
bare, et c'est sans doute d'un de ses voyages en Syrie qu'il avait
rapporte sa piete pour la deesse belliqueuse. Celle-ci est le seul element
exotique qu'on decouvre dans la decoration des deux vases. Le cou est
garni a l'extremite superieure d'une ourlure d'or legere : deux regis-
tres s'y superposent qui renferment des episodes de chasse ou de
peche. Un fragment du vase brise nous montre une harde de chevaux
sauvages courant vers un marais de lotus ou volaient des oiseaux. Le
vase intact (fig. 67) est malheureusement encroute par places d'un oxyde
qui ne permet pas de deviner le detail des scenes : on distingue des
silhouettes de bateaux, des fourres de plantes aquatiques, des hommes
qui tirent des filets ou qui dardent des traits, des betes lancees a toute
vitesse; au registre superieur, s'elevent des arbres de fantaisie en pal-
mettes ou en volutes, entre lesquels des griffons luttent contre des
lions. Si l'artiste de qui sont les vases d'or n'est pas celui-la meme a
qui nous devons les vases en argent, du moins etait-il douecomme lui
d'une adresse admirable. 11 a simplifie beaucoup le contour de ses
figures, mais les lignes sont fermes, egales, enfoncees dans le metal
avec la precision d'un maitre : le metier n'avait plus de secret pour lui.
La toutefois n'est pas le merite principal de son ceuvre : vingt autres
etaient capables d'en faire autant parmi les orfevres qui travaillaient
pour le roi et pour les grands seigneurs. Ce qui le met hors de pair,
c'est l'originalite du motif qu'il a choisi pour l'anse et la fagon dont il
l'a traite. Un chevreau, affriande par l'odeur du vin que la crucheren-
Fio. «7
Le \use uu cbevrcau.
ii.iui. n-,175.
LE TRESOR DE ZAGAZIG 207
ferme, a escalade la panse, et la, dresse hardiment sur les pattes de
derriere, les jarrets tendus, l'echine raide, les genoux appuyes contre
deux calices de fleur en or qui jaillissent horizontalement de la paroi
d'argent, le museau presse au filet, il regarde avidement par-dessus le
bord : un anneau passe a travers les naseaux servait a pendre le vase.
Le corps est creux, et il a ete fabrique en deux pieces a l'embouti, puis
les deux moities soudees longitudinalement et retouchees au burin.
Les cornes et les oreilles ont ete rapportees : un trou triangulaire est
menage au milieu du front. La technique materielle est excellente,
mais la conception estencore superieure a la technique : rien n'est plus
juste que le mouvement qui entraine la petite bete, ni plus spirituel
que l'expression de convoitise gourmande repandue sur tout son corps.
On avait signale sur les monuments des dynasties thebaines les
representations de beaucoup de vases analogues, avec des renards, des
leopards, des personnages humains pour anses, et Ton s'etait demande
s'ils avaient existe dans la re"alite ou seulement dans I'imagination des
peintres d'hypogees. II ne faut plus douter maintenant qu'elles ne
fussent la reproduction fidele de modeles en usage chez les Egyptiens
ou chez les peuples avec qui les Egyptiens entretenaient des relations
de guerre ou de commerce. Trouvera-t-on jamais quelqu'un de ces
immenses surtouts de table qui figuraient des scenes de conquete, avec
des arbres, des animaux, des statuettes de negres ou d'Asiatiques en or
et en email t La quantite de metal qu'ils contenaient est telle qu'ils
durent etre condamnes a la fonte dans quelque moment de besoin,
mais on peut attendre de la fortune qu'elle nous rende encore des
depots semblables a celui de Zagazig : je ne pense pas qu'il s'y ren-
contre des pi6ces d'une inspiration plus fine et d'une composition plus
harmonieuse que celle du vase au chevreau.
208
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
IV
Les pateres en argent ont souffert beaucoup. Empilees a la hate
dans le receptacle oil elles furent cachees, l'oxyde les a liees l'une a
l'autre solidement et nous ne les avons pas encore detachees toutes
Fig. 68
Pile de vases en argent soudes par l'oxyde.
(fig. 68) . II les a d'ailleurs rongees de facon si profonde que nous n'avons
ose en nettoyer que deux ou trois : il est douteux que nous nous ris-
quions jamais a toucher au reste. C'est un malheur commun a la plu-
part des objets d'argent qu'on decouvre en Egypte: sous I'influence des
infiltrations annuelles, les acides organiques dontle sous-sol des villes
anciennes est sature les attaquent et les devorent sans treve ni merci.
Encore, si les parois etaient d'une epaisseur convenable, pourrait-on
esperer que l'atteinte est superficielle et que le coeur du metal est sain,
mais elles consistent le plus souvent en unc feuille de tenuite extreme
qui se decompose promptement de part en part. L'objet ne persiste plus
LE TRESOR DE ZAGAZIG
209
alors que grace a cette croute d'oxyde : il se resoudrait en poussiere et
en fragments menus si on lui enlevait cesoutien.
Une seule des pateres est conservee a peu pres en entier (fig. 69
et 70). Ellc mesure 0m,16 de diametre, et 0m,14 de hauteur. Elle est a
fond plat, et les parois laterales presentent a la base un renflement
leger : elles sont garnies au sommet d'un lisere d'or qui est fixe a
l'avers par des rivets. Deux petites appliques en or cisele saisissent
dans leurs anneaux un batonnet en or trois fois replie qui servait' a
Fig. 69
I'ne des paleres cm argent de Zagazig, vue de col6.
suspendre le tout : quatre gros grains d'or sont plantes sur le plat de
la garniture dans la partie qui fait face a l'anse. La paroi est lisse, et
une seule ligne d'hie"roglyphes s'y lit exterieurement, un souhait de
bonheur, sur le parvis du temple de Neith, en faveur de la proprie-
taire, la chanteuse de Neith, Tamai, « la Chatte ». C'est une feuille
d'argent emboutie en courbe, dont les deux extremites ont ete rap-
proche"es sans chevauchement appreciable, puis soudees l'une a l'autre.
Le fond consiste egalement en une seule feuille d'argent, qui s'ajuste
au bas des parois et qui se divise en deux registres concentriques. Au
milieu, une sorte d'ombilic se dresse avec un chapeau d'or a bord
27
210 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
plat decore* d'un 61 de grains arrondis et de plusieurs rangs de
chainettes. Le registre le plus rapproche du centre est legerement en
contrebas, et Ton y apergoit une eau poissonneuse d'ou des bouquets
de lotus s'echappent ca et la. Un petit canot en papyrus, monte par
un berger nu et par un veau, flotte au milieu d'un fourre d'herbes;
des oiseaux volent au hasard, et deux jeunes femmes nues, les memes
qui, modelees sur bois, ont fourni aux sculpteurs du temps un motif
charmant de cuiller a parfums, nagent cote a cote afin d'aller cueillir
des fleurs. Un meplat et une rangee de grains separent cet etang d'un
territoire de chasse, que quatre palmiers de convention plantes a dis-
tances egales limitent en autant de compartiments distincts. Deux
sphinx ailes a tete de femme se tiennent debout de chaque cote d'un
palmier, la patte levee et tendue comme s'ils voulaient abattre des
dattes; deux couples symetriques de chevres sautent vers deux autres
palmiers pour brouter. Entre ces groupes, des animaux courent
affoles, un boeuf sauvage poursuivi par un leopard, des lievres et des
gazelles chasses par des renards, par des chiens ou par des loups. Les
figures du registre medial ont ete repoussees si faiblement qu'on les
dirait gravees en plein metal; celles du registre exterieur ont ete
repoussees plus fortement, puis reprises et achevees au burin.
Les autres pateres etaient semblables a celles-ci pour la technique
et pour le decor : elles sortaient evidemment d'un atelier unique et
elles avaient appartenu a un meme proprietaire. Etaient-elles d'usage
courant ou de pur apparat? II semble bien qu'elles n'aient pas ete
fabriquces pour un emploi determine; du moins, ne rappellent-elles
point les formes qu'on voit sur les monuments aux mains des invites
dans les banquets, aux mains des pretres dans les sacrifices. Elles
etaient suspendues aux murs des salles ou placees sur des credences
les jours de fete, et si on les distribuait aux convives, ce n'etait pas
seulement afin qu'ils y mangeassent ou qu'ilsy bussent. Remplies d'eau
fraiche ou de vin clair, c'etait une sorte de lac en miniature, au milieu
Fig. 70
Le fond d'une des 'coupes en argent de Zagszig.
LE TRESOR DE ZAGAZIG
213
duquel la pointe du chapeau d'or surgissait comme un ilot : le pay-
sage et les figures apercues par transparence ressortaient sur le fond
mat avec une vivacite particuliere, et elles s'effacaient ou se defor-
maient a volonte des qu'on agitait le liquide. II n'y a pas longteraps
que des puerilites pareilles plaisaient parmi nous, et les Orientaux ne
les dedaignent point : nos pateres etaient peut-etre des joujoux plus
Kig. 71
I'assoire en argent.
que des objets d'utilite reelle. .Je n'en dirai pas autant des passoires
en argent dont les contours sont elegants, mais sans surcharges de
decor ni intention d'amusement. Un entonnoir evase, une plaque de
fond percee a la pointe de petits trous minuscules : seule, l'anse
temoigne de quelque recherche, une fleur de papyrus epanouie dont
les petales, incline's sur la tige, s'appuient au rebord de l'entonnoir
(fig. 71). C'est un bon outil de cuisine ou de cellier, bien adapte a sa
214 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
fin, facile a tenir propre, pratique en un mot, ce que les pateres ne
sont pas en verite .
On le voit, l'interet de la trouvaille est grand en soi, par le
nombre et par la beaute des pieces. La plupart des orfevreries que
nous possedions jusqu'a present etaient d'epoque ptolema'ique, et celles
qu'on pouvait attribuer avec securite aux ages pharaoniques n'oft'raient
rien d'assez caracteristique pour qu'on eut le droit de juger d'apres
elles le savoir-faire des Egyptiens. Les representations inscrites sur
les murs des temples ou des tombeaux nous autorisaient a supposer
qu'ils etaient fort ingenieux, mais les conventions de leur dessin sont
si mal definies encore qu'on n'etait pas toujours d'accord sur Inter-
pretation qu'il convenait de leur donner : on en etait meme a se
demander si certains motifs qu'ils figuraient au-dessus d'un vase ne
devaient pas etre considered comme rentrant dans la decoration inte-
rieure. Nous avons maintenant de leurs oeuvres en nombre suffisant
pour justifier nos conjectures, et pour declarer en toute sincerite qu'ils
ne le cedaient en rien aux sculpteurs, au moins pendant la duree du
second empire thebain.
Elles ont ete trouvees sur l'emplacement de l'ancienne Bubastis,
et la presence des chattes de la deesse Bastit sur plusieurs d'entre
elles, ainsi que le nom de Tamai, la chatte, que porte la maitresse
des coupes, semblent indiquer qu'elles furent fabriquees dans 1'enclroit
ineme qui nous les a rendues ; il est vrai que Tamai etait chanteuse
de Neith, vivant sur le parvis du temple de Neith, et ce pourrait etre
une contre-indication, au moins pour ce qui concerne ces pieces.
Laissant de cote la question d'origine, qui est trop douteuse, nous
pouvons nous demander si elles sont reellement egyptiennes d'inspi-
LE TRESOR DE ZAGAZIG 215
ration ou si nous ne risquons pas, en les examinant plus soigneuse-
ment, d'y relever les preuves de quelque influence etrangere? Depuis
un quart de siecle environ que I'Assyrie, la Chaldee, l'Asie Mineure, la
Crete, les lies Egeennes commencent a nous etre mieux connues, les
savants qui les out etudiees ne se sont point prives de depouiller
l'Egypte en leur faveur : il a sufli trop souvent qu'un objet ou un
motif dart, frequent sur les monuments de l'Egypte, se retrouvat chez
elles, pour qu'on leur en adjugeat aussitot l'invention ou la propriete
premiere. Je ne puis m'empecher de penser que beaucoup de ces
revendications ne sont pas legitimes, et, d'une maniere plus generate,
qu'il y a grande apparence de temerite a pretendre discerner, dans une
civilisation aussi complexe et aussi lointaine de ses debuts que letait
celle de l'Egypte au temps du second empire thebain, tous les ele-
ments qu'elle a empruntes au debors. On sait avec quelle rapiditeles
peuples du Nil s'assimilent les etrangers : il en fut des arts ce qu'il
en etait des hommes dans l'antiquite, et les formes d'architecture, de
dessin, de production industrielle, transplantees chez eux, ou dis-
parurent promptement sans laisser de traces, ou se plierent aux condi-
tions du pays et se fondirent si bien dans le gout ambiant, qu'on a
peine aujourd'hui a les distinguer d'avec les indigenes. Que l'Egypte
ait accepte des" types exotiques, je le crois, et c'est certain; mais les
nations avec lesquelles elle etait en rapport ne se firent pas non plus
faute de la copier, et cela des l'age le plus recule. Elle donna ou elle
rendit aux autres autant au moins qu'elle accepta d'eux, et dans bien
des cas oil Ton a recemment tranche contre elle la question de filia-
tion, il serait bon de suspendre le jugement, sinon de le renverser.
Ici, j'imagine qu'il ne vicndra a Tesprit de personne de contester
que les bracelets de Ramses II et le calice de Taouasrit soient Egyp-
tiens et rien d'autre. Les deux pots en or et les deux cruches en
argent n'offrent non plus aucun caractere etranger : le chevreau d'or
est de la meme famille que les chevres qu'on voit, sculptees quinze ou
216 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
vingt siecles avant lui dans les bas-reliefs memphites, dressees sur
leurs pattes de derriere et broutant un arbuste a meme. Les pateres res-
semblent, il est vrai, aux coupes d'argent et de bronze pheniciennes
qu'on a decouvertes a diverses reprises dans ies regions de l'Euphrate
ou dans les contrees riveraines de la Mediterranee : aussi bien ne
s'est-on jamais refuse a admettre que celles-ci fussent des imitations
de modeles egyptiens, et, peut-etre, un examen plus impartial
amenera-t-il les archeologues a en rendre quelques-unes au moins a
l'Egypte. En tout cas, le tresor de Zagazig nous montre ce que durent
etre ces modeles : les Pheniciens ne se sont guere ecartes d'eux et ils
en ont respecte les dispositions generates, s'ils en ont modifie souvent
le detail. Un seul element a quelque chance d'etre exotique dans les
scenes qui couvrent les deux registres, le sphinx femelle, avec les
meches etranges de sa chevelure, si Ton preferait voir en lui un derive
du griffon, plutot qu'une deformation fantaisiste du sphinx male des
temps anterieurs. Mais, en ce cas meme, il ne faut pas oublier que
le griffon est du vieuxfond national, comme les boeufs et les gazelles,
les chevres, les chiens, le leopard qu'on voit a cote de lui : sa presence
ne prouverait que s'il etait d'une allure si caracteristique qu'on ne
put se refuser a le croire un disparate, emprunte aux arts de la Syrie
ou de la Chaldee par quelque artiste las d'employer sans cesse les
types traditionnels de sa patrie.
TROIS STATUETTES EN BOIS
DU MUSEE DU LOUVRE
Les trois figurines en bois reproduites ici (fig. 72, p. 21 9) sont
d'origine thebaine, et elles representent des personnages qui vivaient
sous les rois conquerants de la XVIII8 et de Ja XIXe dynastie.
La premiere se trouvait dans la collection de Salt, achetee par
Champollion a Livourne en 1825, et qui forme le fonds de notre
musee1. C'est une jeune femme, vetue d'une longue robe collante,
garnie de haut en bas d'une broderie en fil blanc. Elle porte au cou
un collier d'or a trois rangs et aux poignets des bracelets d'or, sur la
t6te une perruque dont les tresses lui descendent jusqu'a la naissancc
de la gorge : la perruque est maintenue par un large bandeau dore,
simulant une couronnc de folioles assemblies la pointe en bas. Le
bras droit pend le long du corps, et la main soutenait un objet, pro-
bablement en metal, mais qui a disparu; le bras gauche est replie sur
la poitrine, et la main serre une tige de lotus dont le bouton pointe
entre les seins. Le corps est souple et bien fait, la gorge jeune, droite,
legere, la face large et souriante avec une nuance de douceur et de
1. Chanpolmun, Notice descriptive des Monuments egypliem du Musee Charles X, 1827, in-8",
decrit ainsi 1'objet : « 8j. — Bois dur. Une femme nominee Na'i, debout, vetue d'une. longue
tunique a (range, chevelure nattee. La statuette a ete dediee par son frere Phtah-Mal, auditeur
de justice • (p. 08-69). Aujourd'hui la figurine porte le n° 37 : elle est dans l'Armoire A de la
Salle civile (lre tablette).
28
218 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
vulgarite. L'artiste n'a pas pu eviter la lourdeur dans l'agencement
de la coiffure, mais il a modele le corps avec une delicatesse elegante
et chaste; la robe suit les formes sans les accuser trop indiscretement,
et le geste par lequel la jeune femme ramene la fleur contre elle est
naturel. La statuette est peinte en rouge sombre, sauf les yeux et la
broderie qui sont en blanc et la perruque qui est noire : les brace-
lets, le collier et le bandeau sont d'un or jaune identique a For du
livret expose dans la vitrine Z de la Salle civile1.
Deux inscriptions gravees, puis peintcs en jaune sur le socle, nous
enseignent le nora de la femme et celui de l'individu qui dedia la
statue. L'une, tracee sur le plat, est ainsi concue :
(A) PROSCYNEME A PHTAH
SOKAR-OSIRI2, DIEU GRAND, PRINCE
de l'eternite, pour qu'ils DONNENT TOUTE SORTE DE CHOSES BONNES
ET PURES AU DOUBLE DE LA DAME NA1
JUSTE DE VOIX, PARFAITE.
L'autre est tracee sur le cote droit, elle dit :
(B) c'EST SON FRERE QUI FAIT VIVRE SON NOM, LE DOMESTIQUE PHTAH-MAI.
Nous connaissons par d'autres monuments plus d'un Egyptien du
nora de Phtah-Mai et plus d'une dame Nai : aucun d'eux n'a des
titres qui nous permettent de les identifier avec nos deux person-
nages. Phtah-Mai n'etait pas un grand seigneur : la fonction qu'il
1. CI'. E. de Rouge, Notice des principaux monuments, p. 82.
2. Sokaiu {^coyapt; du fragment de Cratinus le Jeune, Fragm. Comicor. grtrcorum, edition
Didot) etait le dieu des morts a Memphis, comme Osiris l'etait a Abydos : aussi les identifia-t-on
de bonne heure l'un a l'autre, Sokar-Osiri, et a Phtah, Phlah-Sokari, Phtah-Sokar-Osiri. Ici le
scribe, qui avait d'abord considere les trois noms divins comme appartenant a un mSme dieu,
qu'il qualifiait Maitre de VEternite au singulier, s'est laisse plus tard entrainer a les considerer
comme appartenant a trois dieux differents et il a mis le pronom pluriel, SE variante de SEN :
« pour qu'ILS donneNT », au lieu de « pour qu'IL donne ».
TROIS STATUETTES EN BOIS 221
remplissait est des plus humbles et designe soit un page attache a un
noble, soit un employe secondaire d'un temple ou d'un tribunal. La
finesse du petit monument qu'il consacra a la memoire de sa soeur
n'en est que plus remarquable.
Le personnage du milieu est un pretre debout, coiffe de la per-
ruque courte a petites meches etagees. II a le buste nu et pour seul
vetement la jupe longue tombant jusqu'a mi-jambe, qui s'etale sur le
devant en une sorte de tablier plisse. II supporte des deux mains un
insigne divin, consistent en la tete de belier surmontee du disque
solaire et formant egide, le tout emmanche au bout d'une hampe
d'assez forte dimension : l'attitude est celle du repos. Au contraire, la
troisieme figurine est tout empreinte de mouvement et d'activite.
C'est un officier en demi-costume militaire du temps d'Amenophis III
ou de ses successeurs : perruque legere, sarrau collant a manches, pagne
court bridant sur la hanche, descendant a peine jusqu'a mi-cuisse et
garni sur le devant d'une petite piece d'etoffe bouffante, plissee dans
le sens de la longueur. Ces deux statuettes sont peintes en rouge
sombre, a l'exception de la perruque qui est noire, de la cornee des
yeux qui est blanche et de l'insigne du pretre qui est jaune. Le socle
antique a disparu, et, avec le socle, le nom. Comme les statues en
calcaire et en bois de grandes dimensions, celles-ci faisaient partie du
mobilier funeraire : elles etaient en petit des supports d'ames, elles
servaient de corps au double du modele, et elles maintenaienl vivant le
nom d'une personne qu'on avait aimee ou connue. Elles sont nom-
breuses dans nos musees et elles datent presque toutes de la meme
epoque. L'ancien Empire n'en fabriquait point, ni le moyen, l'art
saite preferait la pierre dure : les statuettes en bois que j'ai vuos
jusqu'a present sont de la seconde epoque thebaine et on doit les
repartir entre la XVIII6, la XIX'; et la XXe dynastie.
Quelques-unes d'entre elles, sinon toutes, ontete employees a des
usages qui nous paraissent singuliers. Plusieurs avaient, attaches a
222 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
leur socle ou a leur corps, de petits rouleaux de papyrus, disposes
corarae les lettres missives ordinaires que les scribes s'envoyaient les
uns aux autres. L'un d'eux, que possede le Musee de Leyde1, est une
adjuration adressee a I'dme par fat te de la dame Ankhari par son
mari vivant encore : « Quelle faute ai-je done commise contre toi, que
« fen sois reduit a la condition facheuse ou je me trouve? Que t'ai-je
« done fait qui justifie ton attaque contre moi, si aucune faute n'a etc
« commise contre toi? Depuis que je suis devenu ton mari jusqu'a ce
« jour, qu'ai-je fait contre toi queje doive cacher? Que ferai-je quand
« il me faudra porter temoignage sur ma conduite a ton egard, que je
{( comparaitrai avec toi devant le tribunal des morts, m'adressant au
(( cycle des dieux infernaux et qu'on te jugera d'apres cet ecrit qui est
« de paroles exprimant ma plainte au sujet de ce que tu as fait, que
« feras-tu? » Le ton general du morceau est, comme on voit, celui
de la plainte ou de I'accusation. Le mari se lamente sur « la condi-
« tion facheuse a laquelle il est reduit », trois ans apres etre devenu
veuf, puis il raconte les incidents de sa vie conjugale afin de montrer
l'ingratitude qui a repondu a ses soins. « Quand tu es devenue ma
« femme, j'etais jeune, j'ai ete avec toi, je ne t'ai pas abandonnee,
« je n'ai point cause de chagrin a ton coeur. Or, j'ai fait cela quand
« j'etais jeune; lorsque je fus promu aux grandes dignites de Pharaon,
« je ne t'ai point laissee, disant : « Qu'elles te soient communes avec
« moi ! » et, comme tout le monde qui venait me voyait devant toi,
« tu ne recevais point ceux que tu ne connaissais point, car j'agissais
« selon ta volonte. Or, voici, tu n'as point satisfait mon coeur, et je
« plaiderai avec toi, et l'on verra le vrai du faux. » II insiste et il lui
rappelle sos bontes : « On ne m'a jamais rencontre agissant bruta-
u lenient a ton egard, a la facon d'un paysan qui entre dans la maison
1. La figure a laquelle il etait attache est reproduite dans I. e km ans. Monuments e'gyptiens
du Musee d'anliquile's des Pays-Has a Leyde, lr<! partie, pi. XXIV ; Cf. Chabas, Notices sommaires
des papyrus egyptiens, p. 19.
TROIS STATUETTES EN BOIS 223
« d'autrui. » Quand elle mourut, pendant une absence de huit mois
a laquelle Ie condamnait son service aupres de Pharaon, « je fis ce
« qui etait convenable pour toi, et je te pleurai beaucoup avec mes
« gens, en face de ma demeure, je donnai des etoffes et des bande-
« lettes pour ton ensevelissement, je fis fabriquer a cet effet beau-
« coup de linges, et je ne laissai bonne offrande que je ne te fisse
« faire1. » Le pauvre homme ne dit pas bien clairement quelle est la
nature des maux dont il souffre. Peut-etre imaginait-il que sa femme
le tourmentait sous forme de spectre; peut-etre, ce qui apres tout
revient au raeme dans la croyance des Egyptiens, etait-il atteint de
maladies et accable d'infirmites qu'il attribuait a la malignite de la
morte. On se rappelle ces actions curieuses que les Islandais du Moyen
Age intentaient contre des revenants. Leur legislation mettait en mou-
vement tout son cortege d'huissiers et tout son attirail d'instruments
pour decreter d'accusation, juger, condamner des morts qui s'obsti-
naient a hanter la maison ou ils avaient vecu. Le recit des causes
subsiste et temoigne de la gravite qui presidait a ces procedures
etranges. Le papyrus de Leyde se rapporte certainement a une affaire
de ce genre. Un mari, s'adressant a Tame de sa femme, la somme de
suspendre des persecutions que rien ne justifiait, sous peine d'avoir a
repondre de sa conduite devant le jury infernal. Au cas ou elle ne
tiendrait pas compte de cet avis prealable, la cause serait evoquee plus
tardau tribunal des dieux de l'Occident et plaidee : le papyrus servirait
de piece a conviction, et alors « on verrait le vrai du faux ».
Restait une difficulte a surmonter : comment faire arriver la som-
mation a son adresse? Les Egyptiens n'etaient jamais embarrasses
lorsqu'il s'agissait de communiquer avec l'autre monde. Le mari
lisait la lettre dans le tombeau, puis il I'attachait a une figure de la
1. Le texte en fac-simile dans Leexans, Monuments, 2" partie, pi. CLXXXI1I-CLXXX1V,
traduit et commente dans Maspebo. Etudes egyptiennes, t. I, p. 145-159.
224 ESSAIS SUR I/ART EGYPTIEN
femme; celle-ci ne pouvait manquer de recevoir ainsi l'adjuration,
comrae elle recevait le repas funeraire ou la vertu des prieres qui assu-
raient sa felicite d'outre-tombe. La preoccupation de Tart n'etait que
secondaire dans des images du genre de celles de la dame Nai et de ses
deux compagnons : l'idee religieuse predominait et c'etait elle qui
donnait sa signification complete au monument.
SUR UN FRAGMENT DE STATUETTE THEBAINE
Les deblaiements entrepris par M. Mond au versant oriental des
monticules de Cheikh-Abd-el-Gournah, dans l'un des plus riches
entre les cimeti6res thebains de la XVIII6 et de la XIX' dynastie, ont
valu deja plusieurs monuments precieux au Service des Antiquites;
ils ne lui ont rien rendu qui surpasse, ni meme qui egale le fragment
dont voici les images. La statuette d'ou il provient a ete rompue par
le milieu. Les hanches et les jambes ont disparu, aussi le bras droit
et la plinthe a laquelle le dos s'appuyait, et c'est en vain que M. Mond
s'est acharne a les rechercher parmi les residus de sa fouille ; il ne les
a pas trouvees, et sans doute les pieces en ont-elles ete detruites des
rantiquite" ou emportees par quelque amateur au cours du xixe siecle.
Le morceau qui nous reste mesure 0m,30 de long sur Om,ll de large
aux 6paules, et rien dans les lignes ne nous permet de decider si la
personne qu'il represente etait assise ou debout. J'incline pourtant a
penser que, selon l'usage de son temps, elle se tenait dans 1'attitude
de la petite dame Touiau Louvre2, debout, les pieds rapproehes sur le
meme plan, le bras droit pendant le long du corps, la tete droite,
avec sa perruque de cCremonie et sa robe des grands jours.
La matiere employee par le sculpteur est le calcaire, celui que les
1. Extrait de la Revue de I' Art ancien et moderne, 1D05, t. XVII, p. 403.
2. Voir plus bas, p. 233-240 du present volume, l'article sur la petite dame Toui.
29
226 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
inscriptions appellent la pierre blanche el belle de Tourah, mais dont
les bancs epais bordent la vallee d'Egypte, depuis les environs du
Caire jusqu'au dela des defiles de Gebelein. II abonde dans la plaine
thebaine, et, bien qu'il y soit trop fendille en tous sens pour qu'on se
soit servi de lui dans la construction, il convient on ne saurait mieux
a des motifs de dimensions restreintes tels que celui de notre statuette.
Celle-ci a ete taillee tres probablement dans la pierre meme de Cheikh-
Abd-el-Gournah, peut-etre dans l'un des blocs extraits au moment
ou Ton creusa le tombeau auquel elle etait destinee. C'est une pate
admirable, a la fois souple et ferme, et qui se plie avec une docilite
sans pareille a toutes les hardiesses comme a toutes les delicatesses
du ciseau; ou le grain du marbre, cristallin et presque metallique,
donne a 1'ceil la sensation d'une enveloppe rigide dans laquelle le
sujet serait comme emprisonne, celui du calcaire, plus moelleux et
plus gras, rend mieux l'elasticite des plans de chair et le jeu libre
des muscles sous l'epiderme. Notre statuette avait ete enluminee
selon l'usage, mais elle ne porte que des traces imperceptibles de
peinture et elle a la teinte naturelle du calcaire vieilli, un ton entre
creme et ivoire jauni qui rappelle la paleur des Egyptiennes. Le detail
du vetement et de la parure, qui etait inscrit au pinceau, a disparu,
et il n'est plus indique que sur le lisere du manteau par un travail
leger de l'outil ; l'ensemble y a perdu de son interet archeologique,
mais il y a gagne un aspect de raffinement qui manque aux ceuvres
ou la couleur s'est conservee intacte.
La jeune femme qui nous a legue ainsi son portrait vivait sous la
XIX" dynastie, en un temps ou la mode imposait a ses suivants les
coiffures enormes et les robes etriquees (fig. 73-74). Une toile presque
transparente lui couvre l'epaule gauche, puis lui traverse la poitrine
et va se nouer sous l'aisselle droite, dissimulant le reste du costume ;
la main gauche s'en d6gage et serre une tige de lotus dont la fleur
remonte au creux de la gorge. Le buste n'a pas encore atteint toute sa
Fig. 73
La statuette Mond, vue de face.
FRAGMENT DE STATUETTE THEBAIXE 229
plenitude, et les seins sont en bonne place et bien separes niais si
menus qu'ils gonflent l'etoffe & peine ; les lignes du bras, de 1'epaule et
du cou se dessinent un peu maigres. L'artiste a saisi avec justesse les
traits qui caracterisent le premier epanouissement de la femmc, et la
facon discrete dont il nous en laisse deviner sous le vehement la grace
un peu grele est d'un maitre ouvrier, mais c'est a la tete et au visage
qu'il nous a donne la mesure de son talent. Le crane s'emboite dans
une perruque de structure compliquee et qui ne le cede guere pour
l'ampleur qu'a la perruque majestueuse de Louis XIV. Un double
ruban, mene du front a la nuque, la separe en deux masses pareilles
qui se divisent elles-memes en volutes de petites mcches ondulees,
formees chacune de deux tresses minces tordues ensemble h l'extre-
mite. Le tout constitue une fabrique raide, pesante, qui, interpretee
maladroitement, serait capable d'enlaidir le morceau le mieux reussi
par ailleurs. Xotre sculpteur n'a rien change aux dispositions
generates, — son modele ne le lui aurait pas permis, — mais il a
regie l'agencement des parties avec une ingeniosite si heureuse que
le monstre, au lieu d'ecraser la face, fait cadre autour d'elle et la met
en valeur.
Elle est du type egyptien le plus pur, non pas le type lourd et
brutal qui predomine a l'age memphite et chez les fellahs d'aujour-
d'hui, mais un type elegant et doux, dont les statuettes de toutes les
epoques nous fournissent des exemples nombreux. Le front semble un
peu bas, sans qu'on puisse savoir s'il etait ainsi de nature ou si la
faute en est a la perruque qui masque le haut. Les yeux sont longs,
tailles en amandes, obliques a la tempe, ouverts largement. Les pau-
pieres sont arretees par un trait net, presque sec, et elles se ren-
contrent a angle aigu dans le larmier comme dans la commissure
exterieure. Le globe est peu saillant, la prunelle avait ete ajoutee au
pinceau, et une sorte d'ombre grisatre en marque vaguement la place.
Les sourcils se dessinent en arc aplati, delies et reguliers. Le nez se
230 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
rattache a I'arcacie sourciliere par une courbe assez accentuee ; il est
droit, mince, rond du bout, garni de narines dedicates. Le bas de la
figure est ramasse et d'une fermete de coupe qui, l'age venant, — si
Page vint jamais, — tourna promptement a la durete. Les levres sont
charnues, epaisses, ourlees tout du long, fendues au milieu : elles se
pressent l'une contre l'autre comme pour retenir un sourire. Le visage
entier change de caractere et presque de siecle, selon Tangle sous
lequel on le regarde. Vu de face, il est rond et plein, sans surabon-
dance ni mollesse des chairs : c'est la bonne petite bourgeoise de
Thebes, jolie, mais vulgaire de facture et d'expression. Vu de cote,
entre les marteaux de sa perruque, comme entre deux longues
anglaises qui retombent sur les epaules, il prend soudain une finesse
malicieuse et mutine, qu'on ne connait pas d'ordinaire aux Egyp-
tiennes : on dirait une de nos contemporaines, coiffee et paree a
l'antique par caprice ou par recherche de coquetterie.
Qu'etait-clle de son vivant et comment s'appelait-elle? Le frag-
ment qui la represente a ete recueilli au fond d'un puits funeraire,
dans la cour du tombeau de Menna, et Menna fiorissait sous la
XIXe dynastie. Etait-elle une de ses femmes, de ses filles ou de ses
soeurs? L'inscription qui aurait pu nous l'enseigner est on ne sait
ou, et ce sera grand'fortune si jamais nous la retrouvons.
Kiu. 74
La slaluelle Mond^vue.de prolil.
LA DAME TOUI DU LOUVRE
ET LA SCULPTURE INDUSTRIELLE SUR ROIS EN EGYPTE*
La petite dame Toui, qui est entree l'an dernier au Louvre, etait en
son vivant Chanteuse d'Amon. Le titre prete au doute et ne nous per-
met guere de dire a quelle classe de la societe elle appartenait. 11 y avait
des chanteuses d'Amon de tous les degree, les unes mariees, les autres
libres de leur personne. Toutes etaient astreintes a servir le dieu : elles
agitaient devant lui le sistre qui ecartait les espfits, ou le fouet magique,
la mondit, dont elles battaient l'air pour ecarter a grands coups les
etres mechants qui y flottaient invisibles. Les plus humbles etaient de
moeurs legeres, et la serie de vignettes licencieuses que possede le
Musee de Turin ne laisse subsister aucun doute sur le genre de vie
qu'elles menaient Elles etaient les servantes du temple, elles devaient
a leur maitre Anion la libre disposition de leur corps, et qui les abor-
dait en son nom ne rencontrait pas de refus. Encore a l'epoque greco-
romaine, le grand pretre choisissait, dans les families les plus riches et
les plus nobles de Thebes, une jeune fille de beaute rare qu'il consacrait
solennellement. Elle devenait la chanteuse en chef, et elle partageait
l'existence de ses compagnes de moindre origine, tant que sa jeunesse
durait : des qu'elle avait passe Page d'avoir des enfants, elle prenait
sare traite, et un mariage honorable lui permettait d'achever la fin de
1. Public dans La Nature, 1895, t. LH, p. 211-214.
30
234 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
ses jours au milieu de la consideration universelle. La dame Toui parait
avoir ete de condition moins etrange. Les femmes des pretres ou celles
des citoyens affilies aux diverses confreries d'Amon formaient des
associations de chanteuses, qui se montraient dans le temple aux
jours de fetes ou aux heures reglees pour certaines ceremonies : elles
n'acceptaient du devoir des autres que l'obligation de jouer du sistre ou
du fouet, et elles leur laissaient le reste de lafonction. Toui avait sans
doute quelque part a Thebes un brave homme de mari et des enfants.
Dans un conte egyptien1, l'hero'ine Tbouboui, fille d'un pretre de
Bastit, repond a l'amoureux qui la presse : « Je suis pure, je ne suis
« pas une fille » ; Toui pourrait nous en dire autant, si, nous fiant a
son titre, nous la confondions avec les chanteuses vulgaires, folles de
leur corps.
La statuette qui la represente (fig. 75) peut passer a bon droit pour
l'une des meilleures oeuvres qui soient sorties en ces derniers temps du
sol thebain. Eile se tient debout dans 1'attitude hieratique du repos,
un pied en avant, la tete ferme, le bras droit allonge et pendant, le bras
gauche ramene sur la poitrine et serrant le fouet sacre, la mondit
repliee. Elle a le costume de ceremonie, la longue robe a manches,
etroite, croisee sur le devant, bordee d'une frange empesee et raide ;
le collier large au cou ; sur la tete, l'immense perruque a la mode
chez les Thebaines vers les xie et xe siecles avant notre ere, une quan-
tite de petites tresses, assemblies vers l'extremite a deux ou a trois
et terminees par des glands ou par de petites frisures. L'effet en etait
assez disgracieux : elle surchargeait le haut de la personne, diminuait
le visage, engoncait le cou, dissimulait la chute des epaules et la nais-
sance des seins, rompait l'equilibre du corps. L'artiste anonyme qui a
mis sur pied I'image de la dame Toui a tire pourtant un parti presque
heureux de cette coiffure deplorable : il l'a traitee comme une sorte de
1. L'aventure de Satni-Khamois avec les Momies, dans : G. Maspero, Les Conies populaires de
I'Egypte ancienne, 4e edit., p. 146.
LA DAME TOUT DU LOUVRE
235
fond, sur lequel il a en-
leve en repoussoir la
face, le cou et la poitrine.
Les touffes laterales enca-
drent les traits sans trop
les alourdir, et la calotte
du sommet pose sur le
crane sansparaitre l'ecra-
ser. Les formes minces
et saines du corps sont
rendues de facon remar-
quable, et le modele du
ventre et des jambes res-
sort sous l'etoffe collante
avec une precision qui
n'a rien de brutal. Certes,
a y bien regarder, on
apercoitplusd'unefaute :
la taille manque de sou-
plesse et la physionomie
d'expression ; le bois est
decoupe sechement et
d'une minutie presque
puerile. L'ensemble plait
pourtant par je ne sais
quelle grace simple et
chaste : le Louvre a eu
cent fois raison de l'ac-
querir, quand raerae il
a debourse plus qu'il n'y est habitue pour des objets egyptiens
faibles dimensions.
Fig. 73
Must'e du Louvre.
La dame Torn", statuette en bois.
de si
236 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
L 'usage en est facile a determiner : c'est en petit la statue de double
qu'on enfermait dans les tombes de l'epoque memphite. Seulement la
statue n'etait pas a la portee de tout le monde : les riches seuls etaient
en etat de se la procurer, et les gens de fortune mediocre en etaient
reduits a se contenter de figurines moins couteuses. Cette population de
pretres, de domestiques, de chanteuses, de chefs de travaux, qui vivait
autour du sanctuaire d' Anion ou dans les temples de la necropole, avait
beaucoup de pretentions au luxe et peu de ressources : ses tombeaux
sont remplis d'objets simules, veritables trompe-l'ceil destines a donner
aux morts l'illusion de Topulence, vases en bois massif peints a facon
de vases d'albatre ou de granit, bagues et bijoux en verroterie ou en
terre emaillee qu'on qualifie de bagues et bijoux en or, meubles en bois
commun, vernis, mouchetes, veines, pour remplacer les meubles en
bois precieux. La dame Toui appartenait a cette classe demi-besogneuse
et elle a du substituer aux statues de calcaire ou de gres qui auraient
assure la duree de son existence funeraire, des statuettes en bois sculpte
et poli. Tous les musees d'Europe en renferment d'analogues, et le
Louvre lui-meme possedait, depuis Champollion, la mignonne image de
la dame de Nai1, qui soutient sans trop de desavantage la comparaison
avec sa camarade nouvelle. Les sculpteurs egyptiens avaient acquis une
veritable maitrise en ce genre secondaire, et Ton rencontre, dans ce qui
nous en est parvenu, des morceaux d'un charme particulier. Voyez,
par exemple, la petite fille et la femme que j'ai choisies un peu a l'aven-
ture dans une des vitrines du Musee de Turin. La petite fille (fig. 76) est
debout, un pied porte en avant, les bras ballants, nue, selon l'usage
des enfants egyptiens, au collier et a la ceinture pres qui lui entoure
assez laehement les reins, les cheveux nattes court avec la tresse qui
retombe sur 1'oreille. La matiere est moins precieuse que chez la dame
Toui et le travail moins pousse, mais a-t-on jamais mieux exprime la
1. Voir pages 217-218 du present volume la notice sur la petite dame Nai.
LA DAME TOUI DU LOUVRE
237
delicatesse fluette de la fillette egyptienne de huit a dix ans? C'est
encore le portrait exact, costume et tournure, des petites Nubiennes de
la Cataracte, avant que l'eclosion de la puberte les oblige a se vetir ;
c'est leur poitrine maigre,
leur hanche grele, leur cuisse
seche et fine, leur port a la
fois incertain et hardi, l'ex-
pression mutinedeleurs traits.
L'autre statuette (fig.77) repre-
sente une femme bien deve-
loppee, debout sur un socle
arrondi, sans l'ombre d'une
robe ou d'un voile, mais
tres fiere de sa coiffure et
surtout de ses grosses boucles
d'oreilles. Elle touche de la
main celle de droite et elle
la fait saillir legerement ahn
de la montrer ou de s'as-
surer que le bijou lui va bien :
la tete est grosse, l'^paule
menue, la poitrine e"troite, et
le sculpteur a etc embarrasse
pour rendre le mouvement du
bras, mais les yeux sont si
grandement ouverts, le sou-
rire est si content, l'expres-
sion de l'enseinble si spirituelle, qu'on lui pardonne aisement ce
defaut.
Les hommes n'etaient pas moins bien traites que les femmes par
cet art des demi-fortunes. Les scribes de rang secondare, les vieux
KlG. 7K
Statuette en bois.
Musee dp Turin.
238 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
officiers en retraite, les marchands au detail ou les petits chefs d'indus-
trie qui pullulaient dans les quartiers populaires, ne ressentaient pas
moins que leurs femmes le besoin de se dormer, a defaut de la statue
de pierre, une image de bois qui les montrat tels qu'ils avaient ete
pendant leur vie. lis trouvaient autant d'artistes qu'ils en voulaient pour
les modeler dans la pose qui leur convenait le mieux, avec leur costume
ordinaire ou leur toilette des grands jours, port et ressemblance
garantis. Ce qu'on en a ramasse dans les tombeaux pendant les pre-
mieres annees de notre siecle forme une veritable galerie, la plus
variee et la plus curieuse, des types differents qu'on rencontrait du xme
au ixe siecle avant notre ere, a Thebes meme et dans la banlieue,
parmi la petite bourgeoisie1. Certains avaient servi, et ils portent encore
la jupe serree, bouffante a la ceinture, des fantassins egyptiens ; d'autres
avaient passe leur vie a griffonner dans un bureau d'administration ;
le plus grand nombre appartenaient a l'une des professions funeraires,
gardiens de momies, decorateurs d'hypogees, macons de tombeaux,
sacristains ou pretres de bas etat, occupes aux bas offices des enterre-
ments ou des rites commemoratifs. Ceux-la etalent orgueilleusement
leurs insignes : ils portent de longs batons couronnes d'emblemes
divins, la tete humaine d'Hathor, le bee d'epervier d'Horus, et tout
dans leur attitude trahit l'orgueilleuse satisfaction qu'ils eprouvent a
se savoir si beaux et si importants. Leur demarche nous revele deja ce
que nous confirment les inscriptions tracees d'ordinaire sur le socle de
leur statuette : « C'est moi, Khabokhni, le Domestique de la Place
« Vraie », celui qui versait les libations ou qui venait aux heures cano-
niques distribuer a chacun des morts confies a ses soins une provision
<le pains, de fleurs et de fruits. Les Egyptiens avaient l'esprit obser-
vateur et I'humeur volontiers satirique : je ne jurerais point qu'en
imprimant a leurs ceuvres ce caractere de vanite naive, les sculpteurs
l. Voir plus haut, pages 217-224, l'article consacre' a trois statuettes en bois du Louvre.
LA DAME TOUT DU LOUVRK
239
n'aient pas cede a la tentation de s'egayer discretement aux depens du
personnage qui posait devant eux pour son portrait.
On neglige trop l'etude de ces petits monuments. A force de consi-
derer les colosses de granit
ou de gres, les statues he-
roiques et les groupes d'ap-
parat, on se sent porte a ne
reconnaitre a Fart egyptien
que des qualites de grandeur
et de majeste immobile : les
statuettes en bois nous mon-
trent ce qu'il savait a l'oc-
casion deployer de grace et
d'esprit. La plupart d'entre
el les ne sont que des pro-
duits de hasard, des pieces
de commerce preparees a
l'avance pour les besoins de
la clientele, et dont les ma-
gasins d'accessoires devaient
toujours tenir en reserve un
assortiment complet. La fa-
mille qui desirait en otfrir a
Tun de ses morts venait s'en
fournir au plus juste prix, et
on lui vendait quelque chose
de plus ou moins soigne selon
la depense qu'elle pouvait supporter : le choix fait, on adaptait le
morceau a sa destination definitive, en gravant sur le socle ou sur le
dos les noms qui transformaient la poup£e anonyme en un corps
pour le double d'un individu determine". C'etaient des ouvriers qui
HV.. 77
Statuette en bois.
Mu*ee de Turin.
240 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
sculptaient ces images ou plutot qui les fabriquaient pour le compte
des entrepreneurs de funerailles. Leur education etait si complete et
leur main si exercee qu'ils tombaient rarement tres bas ; la moyenne
de leurs produits est d'une facture fort honnete et d'un sentiment suffi-
samment juste. Lorsqu'on leur laissait le temps necessaire ou qu'on
leur recommandait de soigner une piece, Ceux d'entre eux qui joi-
gnaient a la routine du metier un talent naturel achevaient des oeuvres
d'une valeur reelle, la statuette de la dame Toui, celles de la fillette
et de la femme a Turin, et bien d'autres qui reposent inapercues du
public dans les armoires de nos musees.
QUELQUES GUILLERS A PARFUM
DE LA XVIII« DYNASTIE
Au Musee du Louvre.
Ce n'cst pas sans raison qu'on nomme ces objcts des cuillers a
parfum.' Les Egyptians s'en servaient, en cflet, pour manier soit des
essences, soit des pommades, soit les fards de couleur dill'erente dont
ils se teignaient, hommeset femmes, les jouos, lcslevres, les paupieres
et le dessous desyeux, les ongles et la paume des mains. La forme et la
decoration en chang6rent selon les cpoques. Au temps des Ramessides,
entrc le xive et le xne sieele avant notre ere, la mode en introduisit en
Egypte de fabrication syrienne; plus tard, sous les Bubastistes et sous
les rois ethiopiens de la XXV" dynastic, il en vint de manufacture cluil-
deennc ou ninivite. Les cinq qu'on voit ici sont d'originc et de style
purcmi'iitegyptiens. Les motifs en sont empruntes gcneralement a la
faune et h la flore de la vallce. La premiere a pour manche (fig. 78,
p. 242) une jcune fille perdue dans les lotus et qui cueille un bou-
ton; une botte de tiges, de laqucllc deux fleurs epanouics s'echappent,
rattache le manche au bol, dont l'ovalc tourne sa rondeur au dehors,
sa pointe a l'interieur. Sur la seconde (fig. 79, p. 242), la jeune lille est
encadree de deux tiges fleuries de lotus et de papyrus, et ellc marche
en jouant d'une guitare a long manche. La cuiller suivante (fig. 80,
p. 243) substitue a la musicienne une portcuse d'ofTrandes, et la
quatri6me (fig. 81, p. 24 i) a sa musicienne debout sur une barque
31
242
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
qui vogue entre les roseaux. La derniere
(fig. 82, p. 245) a la forme d'un esclave
qui marche a demi courbe sous un sac
enorme. Rien de plus heureux que le dessin
general de la decoration : les artisans ont
apporte a son execution autant de cons-
cience et d'ingeniosite que les sculpteurs en
apportaientaux statues colossales. Les quatre
jeunes filles ont chacune leur physionomie
et leur age bien caracterises. Celle qui
cueille des lotus est
de condition inge-
nue, comme Tindi-
quent sa chevelure
nattee avec soin et
sa jupe plissee; les
dames thebaines
etaient vetues de
long, et celle-ci ne
s'est troussee haut
qu'afin de pouvoir
aller dans les ro-
seaux sans trop sa-
lir ses atours. Au
contraire, les deux musiciennesappartiennenta
la classe inferieure ; Tune n'a qu'une ceinture au-
tour des hanches, l'autre qu'un cotillon court,
lie negligemment. La porteuse d'offrandes a la
tresse pendant sur l'oreille, dont on coiffait les
enfants, et sa ceinture est son seul vetement; c'est une de ces adoles-
centes minces et efiilees comme on en voit beaucoup chez les fellahs
Fig. 78
Cuiller a parfum.
Musee du Louvre.
¥i,;. 78
Cuiller a parfum.
Musee du Louvns.
OUELQUES CUILLERS A PARFUM
243
des bords du Nil, et sa nudite ne l'em-
peche pas d'etre de famille honnete : les
enfants des deux sexes ne commenjaient
a s'habiller que vers l'age de la puberte.
Enfin I'esclave avec ses levres bouffies, son
uez plat, sa machoire bestiale, son front
deprime, sa tete en pain de Sucre, est evi-
demment la caricature d'un prisonnier
etranger ; la mine abrutie et conscicncieuse
avec laquelle il souleve son faix est fort
bien rendue, et les saillies anguleuses du
corps, le type de la tete, l'agencement des
diverses parties, rappellent l'aspect general
de certaines terres cuites grotesques qui
proviennent de l'Asie-Mineure.
Tous les details de nature groupes
autour du sujet. principal et qui l'enca-
drent, la forme exacte des flours et des
feuilles, l'espece des oiseaux, sont tres
exacts et quelquefois spirituels. Des trois
canards que la porteuse d'off randes a lies
par les pattes et qu'elle laisse pendre a
son bras, deux se sont resignes a leur
sort et s'en vont ballant, le cou allonge,
I 'ceil grand ouvert; le troisieme dresse
la tete et bat de l'aile. Les deux oiseaux
d'eau perches sur les lotus ecoutent au
repos et le bee sur le jabot la joueuse de
luth qui passe non loin d'eux; l'expe-
rience leur a enseigne qu'il ne faut pas se deranger pour des chan-
sons et qu'une jeune fille n'est a craindre qu'a la condition d'etre
Kk; (SO
r.uiller ii pail'um.
Musee dti Louvre.
244
ESSA'IS SUR L'ART EGYPTIEN
armce. La vue d'un arc ou d'une boumerang les jette en ddbandade
dans les bas-reliefs, eomine de nos jours celle d'un fusil fait s'envoler
une bande de corbeaux. Les Egyptiens connaissaient les habitudes
des animaux qui vivaient dans leur pays et
ils se sont plu a les noter minutieusement.
L'observation en etait devenue instinctive
chez eux ct elle donnait aux moindres pro-
ductions de leurs mains ce caract6re de
realite qui nous frappe.
Le bol des cuillers est generalement
ovale. II est cerne d'un ornement courant
cntre deux traits, une ligne ondee ou une
dentclure plus ou moins accentuee. La
cavite menagee dans le fardeau de l'es-
clave est de forme irreguliere, et l'epais
rebord en est garni de fleurs et de feuil-
lages legerement decoupes. C'etait, d'ail-
leurs, une boite a parfums plutot qu'une
cuiller, car le petit ceillct creuse k la partie
infericure, pres de l'epaule du prisonnier,
recevait un pivot sur lequol (ournait un cou-
vercle aujourd'hui perdu. La cinquieme
cuiller a la forme d'une auge quadrangu-
laire. Le fond, serti de quatre filets, est
charge de lignes ondecs figurant l'eau; les
bords representent les rives du bassin et
sont couverts de_ scenes aquatiques. Au
milieu des fleurs et des boutons de lotus,
a. droite, un petit personnage attrape des oiseaux au filet ; sur la
gauche, un autre peche en barque. Ils sont l'un et l'autre indique's
sommairement, mais ils n'en sont pas moins bien vivants. C'est, en
Fig. 81
Cuiller a parfum.
Mus^e du Louvre.
CUILLERS A PARFUM 245
miniature et sur un bois de cuiller, la
reproduction des grandes scenes de
peche et de chasse a l'oiseau qui sont
figurees dans les tombeaux et dans les
temples.
La conservation de ces objets est
merveilleuse. Un couvercle est perdu,
une branche de lotus s'est brisee der-
riere la jeune fille qui cueille des fleurs,
la porteuse d'offrandes a eu un pied
coupe. A cela pres ils sont intacts et Ton
dirait qu'ils sortent des mains de l'ou-
vrier. Le bois offre un grain tres fin
qui se plie merveilleusement a toutes
les volontes du ciseau. II n'a jamais
e"te peint, mais il a bruni avec le temps;
la teinte primitive en devait etre ce
jaune d'or qu'on remarque sur la cassure
de certains morceaux d'ais trouves dans
les tombeaux. Aucune des pieces ne
porte des marques d'usage : elles pa-
raissent avoir ete deposees neuves dans
le caveau, pres du mort, et le mort les
a conservees neuves jusqu'a nos jours.
Comme le reste du mobilier funeraire,
elles etaient cense servir dans l'autre
monde. Les listes d'offrandes mention-
nent la poudre d'antimoine et le fard
vert parmi les substances qu'on expe"-
diait au double les jours de fete : les
cuillers et les boites a parfums lui
Fio. 82 — Cuiller a parfum.
Music du Louvrt.
246 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
etaient done aussi necessaires qu'elles I'avaient ete au vivant.
Je ne crois pas qu'il nous en reste aujourd'hui qu'on puisse
attribuer d'une maniere certaine au temps des Pyramides ; mais les
bas-reliefs des tombeaux memphites nous montrent les menuisiers a
1'ceuvre et ils ne nous permettent pas de douter que le commerce des
menus objets en bois ne fut tres florissant des leur epoque. Sous les
grandes dynasties thebaines, l'Egypte les expediait au dehors par mil-
liers; imites en Phenicie ou meme transported directement par les
Pheniciens sur toules les cotes de la Mediterranee, ils transmirent a
l'Occidentles formes de l'art oriental. II est probable que la production
thebaine,la seule qui nous soitconnue par des monuments certains trou-
ves dans des tombeaux dates, cessa entierement, ou du moins devint
presque insignifiante, quand la grandeur de Thebes tomba, a partir du
xe siecle avant notre ere. On continua d'en fabriquer a Memphis et
dans les villes importantes du Delta, jusque sous les Ptolemees et les
Cesars. Les specimens recents en sont assez rares; ils presentent des
differences considerables avec ceux de l'industrie thebaine. Comme
e'est justement cet art memphite qui alimenta presque exclusivement
le marche phenicien a partir de Sheshonq, il est facheux que les
exemples n'en soient pas plus frequents : faute d'en posseder assez,
nous ne pouvons pas juger exactement quelle influence ils exercerent
sur le developpement des arts mediterraneens.
Les cinq objets dont il vient d'etre question proviennent de la col-
. lection de Salt. Les tombeaux thebains ou on les a decouverts ont ete
exploites et epuises au commencement du xixe siecle par les collec-
tionneurs et par les marchands; il est difficile d'en rencontrer aujour-
d'hui de pareils en Egypte, et ceux-la memes qu'on y trouve leur sont
fort inferieurs en finesse et en qualite.
DE QUELQUES STATUETTES EN BASALTE VERT
DE L'EPOQUE SA1TE
Ces statuettes (fig. 83, p. 249) ont ete taillees dans ce basalte verdatre a
grain fin, que les artistes du nouvel Empire et de l'epoque saite affec-
tionnaient par-dessus toutes les autres pierres. Elles firent partie de la
collection Salt et elles sont exposees maintenant au musee du Louvre.
La premiere represente un Pharaon, comme le prouvent et le
serpent qui se dresse sur son front et la tete d'epervier qui termine le
poignard passe dans laceinture. II se tenait debout et il allait a grands
pas, la tete droite sur les epaules et un peu portee en avant, dans I'at-
titude de l'homme qui regarde avec attention le point vers lequel il se
dirigc ; les bras n'ont pas ete detaches du corps et ils filent le long du
buste et de la cuisse. La facture est tres soignee, tres finie, malgre la
durete de la matiere, et le detail en est rendu aussi librement que sur
les colosses de l'epoque thebaine.
La face a un caractere particulier, qui a depuis longtemps frappe les
egyptologues ; elle est courte, large a la hauteur de l'oeil, arrondie par
le bas. L'oeil est long, saillant, surmonte d'une arcade sourciliere
puissante, dont les attaches dessinent sur le front deux fortes rides
verticales. Le nez est busque, court, gras du bout, fianque de deux
narines dont Paile parait etre assez mince. Bouche projetee en avant et
largement fendue, levres pleines, menton bref et fuyant un peu sous
248 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
l'ombre des levres, M. de Rougd, au retour de son voyage d'Egypte,
fut frappe de la ressemblance que cette statuette, jusqu'alors oubliee
dans le coin d'une armoire, presentait avec les images des rois pas-
teurs decouvertes a San par Mariette. Deveria la reproduisit habiloment
sur deux planches de la Revue archeologique1 ; il affirma,ce que M. de
Rouge avaitadmis comme une simple hypothcse, qu'elleetait le pur-
trait d'un roi pasteur et qu'elle appartenait a la periode troublee qui a
precede immediatement la XVIII8 dynastie. Je dois avouer que ces
conclusions ne me paraissent pas certaines. La longue liste des Pha-
raons renferme bien des souverains dont la figure presente des carac-
teres assez differents de ceux qu'on attribue d'ordinaire a la race
egyptienne et qui n'en furent pas moins des Egyptiens de race. Sans
entrer dans la discussion, je me bornerai a dire que plusieurs de ceux
qui regnerent a des epoques relativement assez basses, Taharqa
(XXVe dynastie) ou Hakori (XXIX* dynastie), par exemple, ressemblent
singulierement au souverain de notre statuette pour la structure et
pour 1'expression clu visage. Je ne voudrais pas assurer qu'il s'agisse
ici de l'un d'eux, mais le faire general me rappelle le style de l'epoque
sa'ite plus que celui de la thebaine; j'inclinerais a croire, sans rien
affirmer, que notre Pharaon vivait dans les derniers siecles de
l'independance egyptienne.
Le second fragment est evidemment sa'ite; la precision un peu
seche du modele, la lourdeur de la coiffure, les rondeurs des epaules
etde la poitrine le prouvent suffisamment. II est brise trop haut pour
qu'on puisse decider s'il appartenait a une statue debout, comme le
Pharaon, ou accroupie, comme notre troisieme monument. Celui-ci est
le type accompli de l'Egyptien des classes moyennes, developpe en
largeur plutot qu'en hauteur.
La carrure est molle et flasque, I'insignifiance souriante des traits,
1. Revue archiologique, avril 1861, t. Ill, 2"_s6rie.
32
QUELQUES STATUETTES EN BASALTE VERT 251
l'affaissement du tronc sur les hanches et de la tete sur les epaules,
sont bieri ce que nous pouvions attendre d'un de ces scribes qui pas-
saient leur vie dans les bureaux au milieu des paperasses, et dont
certains bas-reliefs exagerent l'obesite avec une intention evidente de
caricature. L'inscription gravee sur la base nous apprend que celui-ci
s'appelait Ai, fils de Hapi, et qu'outre des fonctions sacerdotales, il
possedait la dignite de directeur des deux entrepots de l'argent. Les
papyrus de Turin nous renseignent sur la nature de sa charge. Le
systeme financier de l'Egypte reposait sur un principe entierement
different du notre : la monnaie n'ayant pas ete inventee encore ou ne
l'etant que depuis peu a 1'epoque saite, le rendement des impots et
le payeraent des fonctionnaires, les transactions de I'Etat avec les par-
ticuliers ou des particuliers entre eux s'evaluaient et se reglaient en
nature. Chaque Egyptien devait au fisc, selon sa profession et sa for-
tune, tant de poissons s'il etait pecheur, tant de boisseaux de grains ou
tant de bestiaux s'il etait cultivateur; le tout etait dument recu, enregistre,
eminagasini'" par des scribes qui, a leur tour, mettaient de cote, pour
le Pharaon, ce qui pouvait se conserver, et consacraient aux paiements
journaliers ce qu'il aurait etc difficile de garder. L'argent et l'or etaient
des matieres d'echange au meme titre que les etoffes ou les bceufs;
Pharaon les rapportait en quantite de ses expeditions au dehors et il en
recevait de ses sujets comme equivalent de leur quote-part de l'impot.
Or et argent circulaient, en poudre dans des sachets qui renfermaient
un poids determine, en anneaux minces, sous forme de bceufs couches,
de demi-boeufs, de tetes de bceuf ou de gazelle, de vases pleins ou
creux, aux formes etranges, qui generalement ne pouvaient etre d'au-
cun usage dans la vie courante et qui, par consequent, n'etaient guere,
malgre" leur valeur artistique, qu'une sorte de reserve metallique pour
les riches. Les deux entrepots ou la double maison de l'argent etaient
le tresor ou Pharaon emmagasinait les quantites d'or et d'argent qui
lui appartenaient : vu le prix qu'on attachait a ces metaux, les direc-
252 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
teurs de ces etablissements devaient occuper un rang assez eleve dans
la hierarchie egyptienne.
N'allez pas croire pour cela que lemanuscrit deploye sur les genoux
d'Ai, et qu'il lit avec attention, soit un livre de comptes ou un docu-
ment relatif a ses affaires de metier. La partie de rouleau qu'il main-
tient de la main droite, posee a plat sur ses genoux, se divise en
colonnes verticales, qui, entrecoupees par des raies horizontales, for-
ment une sorte de quadrille, dont les cases ne sont pas toutes de la
nieme grandeur. Les grandes renferment chacune un nom d'objet,
et les petites un chiffre. C'est la liste des presents dont se compose le
repas offert au mort le jour de son enterrement et pendant les fetes
funeraires. Dans les tombeaux de l'ancien et du nouvel Empire, elle
est tres developpee et elle comprend les matieres les plus diverses : des
eaux pures ou colorees, des bieres d'especes "differentes, du vin de
quatrecrus,septou neuf des morceauxchoisisdela victime, des gateaux
de toute forme, des essences, du fard, des etoffes. Sur le rouleau de
notre scribe, ou 1'espace etait restreint, la liste s'abrege et on n'y ren-
contre que le strict necessaire : de l'eau, de la biere, quelques viandes,
un peu de parfum. Elle est a celle des tombeaux ce que l'ordinaire
d'un bourgeois est au diner d'apparat d'un grand seigneur. Le bon-
homme ne la lit pas moins avec une satisfaction evidente : c'est le
menu de ses repas pour l'eternite, et, si maigre que d'autres pourront
l'estimer, lui le juge probablement plus rejouissant que n'etait celui de
ses diners terrestres. Nous avons la un developpement naturel des con-
cepts que les Egyptiens s'etaient faits de 1'autre monde. Du moment que
le double devait s'y repaitre materiellement, on cherchait a lui assurer
la nourriture dont il avait besoin. La formule des steles qui parle de
pains, de vins, de viandes, dechiffree parle premier venu, pourvoyait
a Papprovisionnement du double; tout ce qu'on lui avait souhaite en
la recitant lui parvenait dans 1'autre monde par la vertu des paroles
magiques. A defaut de passant pour accomplir cette ceuvre pie, on
QUELQUES STATUETTES EN BASALTE VERT 253
imagina de placer dans la tombe des statues qui paraissaient repeter a
jamais une liste gravee sur leurs genoux ; ce simulacre de lecture per-
petuelle etait plus que suffisant a nourrir perpetuellement le simulacre
d'un homme. Ici, c'est le defunt lui-meme qui so rend ce bon office;
ailleurs, c'etait un ami, un scribe, un serviteur favori .
L'etudede ces trois petits monuments fait ressortir heureusement
1'unc des qualites de l'art egyptien : l'habilete avec laquelle le moindre
artiste, tout en reproduisant d'une maniere parfois realiste le portrait
des individus, savait saisir la physionomie et Failure caracteristiques
de lcur metier ou de leur rang social. Comparez l'attitude soumise
et la face moutonniere du scribe accroupi avec le port hardi et la tete
impcrieuse du Pharaon : le contraste est frappant. Chez le scribe, tous
les muscles sont relaches ; le corps entier se courbe, comme chez
un etre habitue a obeir et resigne a tout supporter de ses supe-
rieurs. Chez le Pharaon, le modele est ferine, la demarche droite, la
mine hautaine; on senile pcrsonnage habitue, desl'enfance, a marcher
seul debout au milieu des echines pliees. II est malheureux que la
legende aitdisparu avec la partie inferieure de la deuxieme statuette;
la rapprochant de plusieurs autres monuments du Louvre, elle m'a
rappele plusieurs pretres de l'epoque saite. La durete est la meme dans
l'oeil et dans le coin des levres, la meme ride cerne la narine et la
bouche, les ailes du nez s'y pincent de meme; malgre laperte du nom
et des titres, je suis tente de croireque l'individu qui porte a un si haut
degr6 sur sa face les particularites du pretre egyptien appartenait a
la caste sacerdotale.
SUR UNE TROUVAILLE DE RIJOUX SA1TES
FAITE A SAQQARAH'
A peine de retour a mon ancien poste, j'ai repris les fouilles des
pyramides au point ou je les avais laissees en 1886. J'avais alors
recherche systematiquement l'entree descaveaux funeraires: il fallait
maintenant essayer de trouver les chapelles exterieures, les souter-
rains, les pyramides secondaires ou les mastabas qui, enfermes dans
une enceinte muree, completaient la sepulture. Des la fin de novem-
bre 1899, je mis les ouvriers autour d'Ounas et, comme il m'etait
impossible de diriger moi-meme les operations avec laminutie neces-
saire, j'en confiai la surveillance a M. Alexandre Barsanti, conserva-
teur-restaurateur du Musee, avec des instructions detaillees. La cam-
pagne commencee alors ne s'est terminer que dans les derniers jours
de mai 1900 etle recit en sera publie ailleurs. Je veux aujourd'hui
attirer Tattention des amateurs et des savants sur la decouverte d'un
ensemble de bijoux saites.
Le progres du deblaiement avait revele l'existence d'une serie de
tombeaux intacts au sud de la pyramide. Le dernier de ceux qui ont
ete" ouverts appartenait a un tres haut personnage du nom de Zanne-
hibou, en son vivant commandant des bateaux du roi. La momie, un
1. Extrait de la Revue de I'Art ancien et moderne, 1900, t. VIII, p. 353.
256
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
bloc de bitume luisant, s'annonga, des le debut, comme etant cles
plus ricbes. Elle avait, a la hauteur du visage, un grand masque d'o-r,
qui emboitait le devant de la tete a la facon du cartonnage habituel aux
momies de la secondeepoque sa'ite. Elleportait au cou un large collier
de perles d'or et de feldspath vert ou de lapis, montees sur fil d'or, et
auquel etaient accrochees de nombreux amulettes egalement en or.
Au-dessous du collier, sur la poitrine, une image de la deesse Nouit,
en or, etalait ses ailes. Une resille d'or et de perles en feldspath des-
cendait jusqu'a la hanche, et, de l'image de la Nouit aux chevilles, on
lit en relief, sur une longue bande de feuilles d'or, les inscriptions
ordinaires, le nom du mort, sa filiation, avec de courtes formules de
priere. Deux figures en or d'Isis et de Nephthys etaient cousues sur la
poitrine, deux feuilles d'or decoupees en sandales s'adaptaient a la
plante des pieds ; une plaque d'argent avec un oeil mystique grave au
trait, pour l'incision par laquelle on avait retire les entrailles, des etuis
d'or, pour les vingt doigts des mains et des pieds, completaient cette
decoration splendide. Tout ce qui, chez les petites gens de la meme
epoque, est carton ou pate doree et terre
emaillee, etait chez Zannehibou or pur et
pierres fines. Estimee au poids seul, la trou-
vaille serait de prix ; ce qui lui confere une
valeur inestimable, c'est l'art delicat avec
lequel la plupart des objets sont travailles.
Un petit nombre d'entre eux n'ont que la
richesse du metal brut, les sandales et les
etuis des doigts; les autres sont l'ceuvre
de veritables artistes. Les inscriptions des
jambes, la Nouit ailee, l'lsis et la Nephthys, le masque sont emboutis,
et, bien que le masque et les deux deesses aient ete ecrases miserable-
ment par le couvercle au moment ou Ton ferma le sarcophage, le
moule en pierre dure qui servit a les etablir avait ete taille d'une telle
Fig. 84
L'nninlelle du Collier.
TROUVAILLE DE BIJOUX SAITES
257
Fig. 8u
L'amulettc du vautour.
finesse que les pieces le mieux conservees, la Nouit ailee par exeraple,
peuvent etre citees corame le dernier degre de la perfection a laquelle
on peut atteindre en employant ce procede. L'amulette en forme de
collier (fig. 84) n'est qu'une feuille decoupee au ciseau, sur laquelle on
a grave a 3a pointe un chapitre du
Livre dcs Moris, L'amulette du vau-
tour est une plaquette mince, sur la-
quelle, d'un cote, on acolle une figure
emboutie de vautour aux ailes eployees
(fig. 85), et de l'autre, on a grave le
chapitre du Livre dcs Moris consacre
au collier si mule. Tout cela est d'un
bon outil, mais ou 1'orfevre s'est
surpasse lui-meme, c'est dans les
amulettes qui etaient suspendus au collier reel de la momie.
lis sont d'une petitesse singuliere, et, pour en faire ressortir le detail
j'ai du les representer au double de leur grandeur naturelle, ce qui en
amollit les contours et le modele. II
faut les avoir tenus pour en imaginer
la beaute. Le palmier, qui a perdu
quelques feuilles, est un objet unique
(fig. 86), plus curieux qu'elegant,
mais la barque mystique qui l'avoi-
sine, unique aussi jusqu'a present,
est un prodige de ciselure mignonne.
C'etait la barque du dieu Sokaris
(fig. 87), une barque de construction tres archaique, et qui ser-
vait deja a l'accomplissement des rites sacres sous la premiere
dynastie thinite. Elle a la panse large et ronde, l'arriere un peu
pesant, mais les facons de l'avant tres legeres et tres relevees. Elle
repose sur une sorte de bers en poutres et en cordages, qui lui-meme
Fig. 80
Le palmier en or.
Fig. 87
La barque de Sokaris.
:«
258 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
est bati sur un traineau : un trou, pratique k l'avant recourbe du trai-
neau, recevait une corde au moyen de laquelle on halait le tout
dans les ceremonies publiques. Le decor et l'equipage sont des plus
singuliers. A l'avant, une tete de gazelle aux cornes droites, tournee
vers l'interieur, et, le long de la proue, une rangee de lames diver-
gentes dont on ne saisit pas bien l'utilite : on dirait la carcasse
de la gazelle ouverte et laissant voir les cotes implantees sur l'epine
dorsale. A Farriere, pour terminer la poupe, une tete de belier aux
cornes recourbees s'allonge. Au milieu, sur un socle oblong, rectan-
gulaire, un epervier se dresse fierement : derriere lui les quatre rames-
gouvernail, deux de chaque bord; devant lui, six pctits eperviers qui
montent en procession, deux par deux, vers la tete de gazelle, guides
par un poisson du Nil pose de champ sur sa nageoire ventrale. Je
renonce pour le moment a comprendre le sens de ces emblemes, mais
ce qu'on ne peut se lasser d'admirer, e'est l'adresse avec laquelle
l'ouvrier groupa ces elements disparates en un ensemble harmonieux,
e'est surtout Fhabilete prodigicuse avec laquelle il travailla son metal.
Sa tete de gazelle est aussi fiere de port, dans ses quelques millimetres,
que s'il l'avait executee de grandeur naturelle : tout y est juste et spi-
rituel, lacourbure du front, l'aplatissement du museau, l'expression du
regard, jusqu'a la moue naturelle a I' animal. Les six eperviers en bande
gardent chacun leur physionomie, et le poisson lui-meme, si reduit
qu'il est, a la silhouette exacte de la grosse perche du Nil et non pas
celle d'un poisson quelconque.
Les memes qualites se remarquent sur les pieces voisines, sur la
tete de belier (fig. 88), sur l'epervier ordinaire (fig. 89), sur les eperviers
atetehumaine (fig. 90) et a tete de belier (tig. 91), surle vautour (fig. 92).
L'Isis assise qui berce son enfant sur ses genoux (fig. 93) et la Neith
accroupie (fig. 94) ont leur caractere ordinaire de resignation et de
douceur, et en meme temps, cette simplicite de lignes qui prete si
grande allure aux moindres figurines egyptiennes. Tout cela a ete
TROUVAILLE DE BTJOUX SAITES
259
cisele en plein, a merae le lingot, et le detail fouille d'une pointe si
minutieuse qu'on se demande comment l'artisan s'y est pris pour
l'obtenir.
Menus lions adosses et couches, menus yeux mystiques, menus
Fig. 88
La tete de belier.
Fig. 89
Kpervier en or.
Fig. 90
Kpervier a tete
humaine.
Fig. 91
Kpervier a tete
de belier.
singes adorant l'embleme d'Osiris (fig. 95 et 96, p. 260), menus vau
tours (fig. 97, p. 260) et menus eperviers etendant leurs ailes (fig. 98,
p. 260), chaque piece reclame un examen attentif et ferait a elle seule
la joie d'un collectionneur. Le chef-d'oeuvre de la serie est pourtant
cette dme, cet kpervier a tete humaine, au corps et aux ailes emailles,
Fio. 93
L'Isis a l'enfant.
Fig. 94
La Neith accroupie.
que nous avons reproduit de face et de dos (fig. 99 et 100, p. 261).
Le dos est dans la donnee ordinaire, batonnels d'or ployes, courbes,
soude"s sur une plaque en or et incrustes de lamelles de feldspath pour
simuler le dessin des plumes, mais, de l'autre cote, le corps, les ailes,
les pattes se modelent avec l'intention nouvelle de reproduire la forme
naturelle de l'oiseau. La petite tete humaine est une merveille de grace
un peu molle : les yeux s'ouvrent bien, la bouche sourit, les narines
palpitent vraiment, l'oreille se decoupe et se creuse large et haute comme
260
ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Fiu. 95 Fig. 96
Singes adorant l'embleme d'Osiris.
d'habitude, et il n'y a pas jusqu'aux plis du cou et a la rondeur d'un
double menton qui ne s'accusent sous le reflet de l'or. Ici encore, tout
est cisele de main de maitre, avec une surete telle que je ne connais
que l'epervier a tete de belier du
Louvre1 qu'on puisse comparer a
cette time de Gizeh.
Les circonstances de la decou-
verte ne nous auraient pas ren-
seignes sur la date que le style
seul des bijoux nous l'auraient
apprise. C'est l'art sa'ite avec sa
legerete, sa souplesse, sa douceur
un peu mievre, son execution presque trop poussee. On sent meme
deja une tendance aux rondeurs exagerees des Ptolemees, et de fait,
une indication fournie par M. Chassinat nous permet de determiner le
temps ou veeut Zannebibou. II appartenait a la f ami lie d'un certain
Psammetique, dont la tombe est voisine de la sienne, et qu'une inscrip-
tion du Louvre, recueillie par Mariette au Serapeum, place vers le
debut du ve siecle, pen-
dant les dernieres annees du
regne de Darius Ier. S'il
etait le petit-fils de ce
Vautour etendant ses ailes. Epervier etendant ses ailes. Psammetioue COIDID6 il est
possible, il mourut vers la fin du ive siecle, au moment oil les rois
saites reprenaient le dessus contre les Perses, une centaine d'annees
au plus avant la conquete macedonienne. Les orfevres qui fabriquerent
sa parure avaient vu probablement des bijoux grecs, et peut-etre
avaient-ils subi deja l'influence hellenique : on s'expliquerait ainsi
les caracteres presque ptolema'lques de la collection. On sait combien
1. Voir plus liaut, p. 186-188 et fig. 57, l'epervier du Louvre.
TROUVAILLE DE BIJOUX SAITES
261
Fig. 99
L'ame vue de face.
les bijoux sa'ites sont rares; le Louvre seul en possedait qui sortissent
de l'ordinaire, les deux attaches de collier en forme de vaisseau ache-
tees par M. G. Benedite il y a quelques annees. La momie de Zan-
nehibou a comble cette lacune
dans les series de Gizeh, et,
grace a elle, nous connaissons
maintenant que l'orfevrerie ne
le cedait en rien aux autres arts,
lors de la derniere renaissance
egyptienne. Ajoutons que ces
bijoux, bien que recueillis sur
une momie et fabriques pour
elle, ne sont pas, comme c'est le cas trop souvent, des bijoux de mort,
gracieux de couleur et de dessin, mais montes trop faiblement pour
resister a l'usage si un vivant les avait portes. Ce sont, comme les
bijoux de Ramses II au Louvre1, comme ceux de la reine Ahhotpou
a Gizeh, des bijoux reels, iden-
tiques de tout point aux bijoux
de la vie journaliere, sauf peut-
etre en ce qui concerne le choix
des sujets.
Telle est cette trouvaille qui
termina heureusement notre
campagne de Saqqarah. Toutes
les pieces en etaient noyees
dans le bitume, et ce n'a pas ete un mince merite a M. Barsanti que de
les decouvrir et de les degager l'une apres l'autre. Plusieurs puits, vierges
aussi, nous attendent dans le meme endroit sous quinze ou dix-huit
metres de sable, et j'ai bon espoir que les fouilles de l'an procham
nous reservent des surprises aussi heureuses que celles de cette annee.
1. Voir plus haut, p. 179-188 du present volume, l'article consacre aces bijoux de Ramses II.
Fig. 100
L'Ame vue de dos.
SUR UNE CHATTE DE BRONZE EGYPTIENNE
APPARTENANT A M. BARRERE'
Cette belle chatte en bronze (fig. 101, p. 265) hit achetee au Caire, en
1884, par M. Barrere, alors agent et consul general de France en Egypte.
Elle appartient h cette innombrable famille de chats qui sortit soudain
des mines de Tell Bastah vers 1878et qui sedispersa, enquelques annees,
dans le monde entier. Elle mesure 41 centimetres de haut, et, si elle
n'est pas des plus grandes qu'on decouvrit alors, du moins elle depasse
de beaucoup la moyenne. Toutefois, la taille ne fait pas son merite
principal : les Egyptiens qui, les premiers, apprivoiserent le chat,
l'avaient etudie de si pres qu'ils exprimaient ses allures avec un
bonheur etonnant. La chatte de M. Barrere est assise bien d'aplonib
sur son train de derriere, regardant droit devant elle, dans Pattitude
satisfaite de la bete qui a rempli tout son devoir et qui n'a rien a se
reprocher; le socle en bois auquel elle etait attachee manque, mais le
tenon de metal qui Py fixait est encore en place et le corps est en par-
fait etat de conservation. Elle a e"te coulee d'une seule piece autour
d'un noyau de sable qui a disparu, puis retouchee au burin et a la
lime, enfin polie; elle n'a pas souffert de son long sejour en terre, et
Pon peut juger aussi nettement de ses qualites ou de ses defauts que si
elle avait Cte fabriquee la veille. C'est une belle piece, d'un dessin tres
1. Publie dans la Revue de I' Art anc'ten el modeme, 11)02, t. XI, p. 377.
264 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
sur ct d'une execution soignee. L'artiste ne s'est pas attarde a y mul-
tiplier les details et il a simplifie les plans; mais la vigueur de la
ligne, le caractere robuste et puissant de l'execution font de son oeuvre
un morceau de premier ordre. G'est merveille de voir avec quelle habi-
lete spirituelle il a su exprimer les caracteres de la race et sa physio-
nomie. La hanche est large et ronde, le dos souple, le cou mince, la
tete fine, l'oreille droite; c'est la chatte egyptienne dans toute son ele-
gance, telle qu'on la rencontre chez les fellahs de nos jours, ou le
croisement avec les especes etrangeres ne Fa point deformee.
Elle etait une deesse de bonne maison, Bastit, dont le culte floris-
sait surtout a Test du Delta, et elle est figuree tres souvent ou nominee
sur les monuments, sans qu'ils nous renseignent assez sur ses mythes
et sur son origine. Elle etait alliee ou apparentee au Soleil, et on Ten
disait tantot la soeur ou la femme, tantot la fille. Elle remplissait par-
fois un role bienfaisant et gracieux, protegeant les hommes contre les
maladies contagieuses ou contre les esprits mauvais, et les egayant
par la musique de son sistre; elle avait aussi ses heures de perversite
traitresse, pendant lesquelles elle jouait avec ses victimes comme avec
la souris, avant de les achever d'un coup de griffe. Elle habitait de
preference la ville qui portait son nom, Poubastit, la Bubaste des ecri-
vains classiqucs. Son temple, auquel Cheops et Chephren avaient tra-
vaillC dans le temps qu'ils construisaient leurs pyramides, avait ete
rebati par les Pharaons de la XXIP dynastie, elargi par ceux de la
XXVIe, et, lorsque Herodote le visita, vers le milieu du ve siecle avant
notre ere, il le jugea l'un des plus remarquables qu'il y eut alors dans
les parties de l'Egypte qu'il avait parcourues. II s'elevait au centre de
la ville, a l'extremite de la Place du Marche, et deux canaux le
baignaient, larges chacun de cent pieds et ombrages d'arbres; ils cou-
raient sans se rejoindre, l'un a droite, l'autre a gauche de l'edifice,
et ils l'enfermaient dans une sorte de presqu'ile artificielle. Les voya-
geurs, avant meme d'y penetrer, plongeaient leurs regards par-dessus
Fig. 101
Chatte en bronze de l'age saite.
Collection Barrere.
34
CHATTE DE BRONZE EGYPTIENNE 267
1'enceinte, jusque dans les cours exterieures, car Bubaste avait subi
le sort de beaucoup de grandes cites de 1'Egypte; au cours des
siecles, son sol s'etait exhausse de telle maniere que les fondations des
maisons recentes avaient un niveau superieur a celui des terrasscs du
sanctuaire. Un grand mur, decore de tableaux coramc le mur exterieur
du temple d'Edfou, enveloppait le temenos. Les fetes de Bastit y
attiraient les pelerins de toutes les parties de 1'Egypte, de meme
qu'aujourd'hui eel les de Sidi Ahmed el-Bedaoui a la foire moderne de
Tantah. Les gens de chaque village s'entassaient dans de grands
bateaux pour s'y rendre, les hommes et les femmes pele-mele, avec la
ferine intention de s'amuser tout le long du chemin, et ils ne faillaient
pas a leur resolution. Ils charmaient les loisirs de la navigation par
des chansons sans fin, chansons amoureuses autant, sinon plus, que
devotes, et il ne manquait jamais parmi eux de joueurs de flute et de
batteuses de castagnettes pour appuyer ou rythmer les voix. Chaque
fois qu'on passait devant une ville, on approchait du rivage aussi
pres qu'on le pouvait sans aborder, et la, tandis que l'orchestre
redoublait de bruit, les passagers langaient des volees d'injures et de
propos grossiers aux femmes qui se tenaient sur la berge : celles-ci
retorquaient d'autant, et quand elles arrivaient a bout de paroles, elles
se troussaient haut et se tremoussaient indecemment par maniere de
reponse. On dit a Herodote que sept cent mille personnes, tant hommes
que femmes, sans compter les petits enfants, allaient ainsi a Bubaste
tous les ans. L'entree au temple ne les calmait pas, loin de la. Ils
sacrifiaient force victimes avec une piete sincere et joyeuse, puis ils
buvaicnt ferme du matin au soir et du soir au matin, tant que la fete
n'etait pas terminee : on y consommait plus de vin en quelques jours
qu'on ne faisait pendant le reste de l'annee.
La plupart des pelerins, avant de retourner chez eux, tenaient a
laisser aux pieds de Bastit un souvenir de leur visite. C'etait une stele
votive avec une belie inscription et un tableau qui montrait le dona-
268 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
teur en adoration devant sa deesse. C'etait une statuette en faience
bleue ou verte, ou, pour les riches, en bronze, en argent, parfois en
or : la deesse y paraissait debout, assise, accroupie, avec un corps de
femme et une tete de chatte, un sistre ou une egide a la main. C'etaient,
surtout a l'epoque grecque, des figures en bronze ou en bois peint et
dore, surmontees d'une tete de chatte en bronze. Beaucoup etaient de
grandeur naturelle et modelees avec un art precieux ; elles avaient des
yeux en email, un collier dore au cou, des boucles aux oreilles, des
amulettes sur le front. II arrivait parfois qu'un pelerin, ayant vu mou-
rir dans sa maison une chatte domestique qu'il venerait particuliere-
ment, l'embaumait selon les rites : il emportait la momie avec lui, et,
parvenu a Bubaste, il l'enfermait dans une de ces figures qu'il consa-
crait. Ces objets disparates, d'abord deposes quelque part dans le tem-
ple, l'auraient encombre" promptement si Ton n'y avait porte remede .
On les empilait provisoirement au fond de l'une des chambres secon-
dares, puis on les rejetait au dehors, et la leurs fortunes etaient
diverses. Je ne crois pas calomnier les pretres egyptiens en disant que
ce leur eut ete un gros chagrin de laisser perdre tant de dons precieux
sans essayer d'en tirer un profit honnete. Les figures d'or et d'argent
ne duraient guere ; elles repassaient vite au creuset et il en ressort peu
des ruines, mais le cuivre et le bronze etaient si abondants qu'on n'eut
pas gagne gros a fondre les chattes. On triait done la masse des
bronzes, et tandis qu'on en gardait une part, les plus beaux sans doute
ou ceux qui portaient des inscriptions, on revendait le reste a de nou-
velles generations de pelerins qui, a leur tour, les offraient en bonne
forme. Si frequemment qu'on en agit ainsi, l'afflux etait considerable,
et Ton etait oblige assez vite de se debarrasser des pieces qui avaient
ete d'abord mises en reserve. On les enfermait dans des caves ou dans
des fosses creusees expres, veritables favissce analogues a celles des
temps classiques1 : elles s'y accumulaient par milliers, grandes ou
1. Sur ces favissce voir plus liaut, p. 91-92, ce qui est dit de la favissa de Karnak.
CHATTE DE BRONZE EGYPTIENNE 269
petites, en bois ou en bronze, les unes intactes et fraiches comme au
premier jour, les autres faussees, pourries, oxydees deja et sans
valeur. Ces cachettes furent bientot oubliees, et le depot qu'elles con-
tenaient y dormit hors de l'atteinte des hommes, jusqu'au jour oil les
hasards d'une fouille les ramenerent a la lumiere.
L'une d'elles nous a restitue la chatte de M. Barrere. Dire precise-
ment a quelle epoque elle y fut enfouie, on ne le peut plus : les gens
qui l'ont trouvee etaient des chercheurs d'engrais nitre ou des mar-
chands d'antiquites qui n'ont eu garde de divulguer les circonstances
et le site de leur decouverte. Pourtant, a en juger par la rondeur de
certaines formes et l'aspect du bronze, on reconnait le style de la
seconde epoque saite, etl'on doit attribuer le morceau, soit aux Necta-
nebo, soit aux premiers Ptolemees, d'une maniere generate au ivesiecle
avant notre ere ou au debut du me. C'est le moment, en effet, ou le
culte de Bastit et de ses formes secondaires, Pakhait, Mait, fut le plus
populaire, celui ou fut etabli, pres de Speos-Artemidos, le plus etendu
des cimetieres de chats qui subsistent en Egypte. Le faire en est d'ail-
leurs purement egyptien, et Ton n'y remarque rien qui trahisse une
influence grecque.
SUR UNE TROUVAILLE DE CHATS
FAITE EN EGYPTE<
Les journaux anglais ont annonce, et les journaux francais a leur
suite, qu'un navire avait debarque recemment a Londres 180.000 mo-
mies de chats egyptiens. Depuis longtemps deja, des industriels de
diverses nationality font metier de rechercher les cimetieres d'ani-
maux sur tout le sol de l'Egypte, et d'en exporter les os en Europe
ou ils sont employes comme engrais. II y a quelques annees, une
pleine necropole de singes a ete expediee en Allemagne pour fumer des
champs de betteraves. Les chats de cette annee ont ete, parait-il,
decouverts pres de Beni-Hassan; ils etaient empiles au hasard dans
une sorte de caverne ou un fellah en quete d'antiquites penetra le
premier. II y a, en effet, a quelque distance au sud des hypogees de
Beni-Hassan, au lieu que les geographes grecs appelaient Speos-Arte-
midos, uue chapelle creusee dans le roc et consacree par les rois de
la XVIII6 et de la XIXe dynastie a une deesse locale, corps de femrne
et tete de chatte ou de lionne, qui s'appelait Pakhit. C'est en cet endroit
que se trouvait le depot recemment exploite, et les chats qui y repo-
saient ont du vivre dans le voisinage sous la protection de leur cousine
la deesse. Des cimetieres du meme genre exislaient partout ou Ton
adorait une divinite a type felin, lion, tigre ou chat. Le plus celebre
1. Public dans La Nature, 1890, t. XXXV, p. 273-274.
272 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
etait a Bubastis, dans le Delta, ou les chercheurs d'antiquites l'ont
deblaye il y a environ trente-sept ans1. Les momies de chats y
etaient enfouies dans des favissce, dans des fosses profondes, les unes
simplement enveloppees de bandelettes, les autres renfermees dans
de petits cercueils reproduisant l'image de la bete. Tels de ces cer-
cueils sont tout entiers en bois revetu de stuc blanc, dore, peint de
couleurs vives; tels sont en bronze, tels autres ont le corps en bois et
la tete en bronze, avec des boucles d'or passees aux oreilles et des
incrustations d'or sur le front et dans les yeux. Des statuettes de chats
de differentes tailles, des images de la deesse Bastit a tete de chatte,
ou du dieu Nofirtoumou, sont melees aux momies. C'est de la que
venaient ces milliers de chats en bronze, grands et petits, dont tous
les antiquaires de l'Europe et du Caire ont ete pourvus si abondam-
ment de 1876 a 1888. La maitresse chatte que Ton voit ci-dessous
(fig. 102) et qui habite aujourd'hui une des vitrines de la Salle divine,
au Musee du Louvre, est un type accompli de I'espece, longue, mince
de dos, large de l'arriere -train, tete fine et bien coiffee, des anneaux
aux oreilles, un collier au cou et un petit scarabee plaque sur le crane;
l'artiste qui l'a modelee a su rendre avec verite l'allure souple et la
physionomie deliberee de son modele.
Les chats qui sont represented sur les monuments ou dont on
recueille les momies en Egypte n'etaient pas de la meme race que
notre chat domestique. Les savants qui les ont etudies, et Virchow
recemment encore, sont unanimes a y reconnaitre le chat a manchettes
Felis maniculata et le Felis chaus. L'Egypte en avait apprivoise
des individus, mais elle n'avait pas domestique I'espece entiere. On
en voit quelquefois sur les bas-reliefs qui sont assis gravement aupres
de leurs maitres. On affirme meme assez communement qu'on les
employait a chasser surtout les oiseaux dans les marais, et Ton cite
1. Voir plus haut, p. 268-269, ce qui est dit des favissce de Bubastes.
SUR UNE TROUVAILLE DE CHATS 273
a l'appui, depuis Wilkinson, un assez grand nombre de peintures
murales ou ils s'en vont par les roseaux, denichant des oisillons.
J'avoue que cette interpretation ne me parait pas correcte. Ou les autres
pretendent reconnaitre des betes dressees a la chasse et agissant pour
Fig. 102
Challe en bronze.
Musec du Louvre.
le compte de l'homme, je ne vois que des betes, apprivoisees ou non,
parties en maraude et battant le buisson pour leur propre compte;
c'est ainsi que nos chats domestiques guettent le moineau dans nos
jardins et detruisent les nids dans nos pares sans profit pour le maitre.
Les artistes egyptiens, tres fins observateurs de ce qui se passait autour
d'eux, ont reproduit les expeditions de leurs chats, comme ils ont
notetant d'autres details pittoresques de la vie naturelle.
35
274 ESSAIS SUR L'ART EGYPTIEN
Si Ton examinait les 180.000 chats, — sans plus ni moins, —
on y rencontrerait probablement une assez forte proportion d'ichneu-
mons. L'ichneumon et le chat etaient toujours associes en Egypte : on
il y a des momies de chats, on peut affirmer a coup sur que les
momies d'ichneumons ne sont pas loin. Chats ou ichneumons, j'es-
pere qu'on n'emploiera pas le convoi tout entier a engraisser la terre,
mais qu'on y choisira quelques beaux specimens pour les musees
d'antiquites et d'histoire naturelle : a en epargner quelques centaines,
Fagriculture n'y perdra pas grand'chose et la science y gagnera cer-
tainement. Voici longtemps qu'on discute sur 1'origine de notre matou;
les uns le tirent de l'Egypte, les autres de I'Europe meme. Ce serait
vraiment dommage si Ton ne profitait pas de tant de chats egyptiens
pour essayer de donner une solution definitive a la question.
TABLE DES MATURES
Pages
Avertissement v
La statuaire 6gyptienne et ses 6coles i
Sur quelques portraits de Mycerinus . 19
Tele de Scribe 39
Skhemka, sa femme et son lils 45
Le Scribe accroupi 53
Le nouveau Scribe du museV de Oizeli 59
Le Scribe agenouilli4 . 69
Pehournowri 75
Le nain Khnoumhotpoti 83
La cachette de Karnak et l'e*cole de sculpture the^baine 91
La vache de D6ir-eI-Bahari 121
La statuette d'Am^nophis IV 141
Sur quatre tetes de Canopes 147
line tete du Pharaon (Iarmhabi 165
Le colosse de Ramses II a Bddr^che^n 173
Les bijoux 6gyptiens du Louvre 179
Le tre^sor de Zagazig 189
Trois statuettes en bois du inus^e du Louvre 217
Sur un fragment de statuette th6baine 225
La dame Toui du Louvre et la sculpture industrielle sur bois en Egypte 233
Quelques cuillers a parfum 241
De quelques statuettes en basalte vert de l'^poque sai'te 247
Sur une trouvaille de bijoux saites faite a Saqqarah 255
Sur une chatte de bronze ^gyptienne 263
Sur une trouvaille de chats faite en figypte 271
PARIS
IMPR1MERIE HEMMERLE & O
HUE DK DAMIET1E, 2, 4 ET 4 blS.
11-12.— 2712.
\ " V ^v
1 } > 1
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m^m
spa Jr.
£|3|sl&9
BlS^s?^
PLEASE DO NOT REMOVI
CARDS OR SLIPS FROM THIS P4
UNIVERSITY OF TORONTO Lll