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Full text of "Essais sur l'art égyptien"

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ESSAIS 

SUR 


L'ART    EGYPTIEN 


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G.  MASPERO 

Membre  de  l'lnstitut, 

Directeur  general  du  Service  des  Antiquitcs 

de  l'Egypte. 


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ESSAIS 


SUR 


L'ART  EGYPTIEN 


481903 

2.2.  49 


LIBRAIRIE    ORIENTALE    ET     AMERICAINE 

E.  GUILMOTO,  ED1TEUR.  PARIS 


I 


' 


N 

50 


AVERTISSEMENT 


Les  pages  qui  suivenl  ont  et6  ecriles  en  plus  de  trente  ans  el 
publiees  a  des  interoalles  plus  on  moins  eloigners,  les  plus  vieilles  dans 
let  Monuments  de  l'Art  Antique  de  mon  pauvre  camarade  Olivier 
Ray  el,  le  reste  dans  la  Nature  a  la  requite  de  Gaston  Tissandier,  dam 
la  Gazette  des  Beaux-Arts,  dans  les  Monuments  Piot,  et  surtout  dans  la 
Revue  de  l'Art  Ancien  et  Moderne  oil  I'amitie  de  Jules  Comte  leur  offril 
rhospitalile.  Comme  la  plupart  de  ces  recueils  nont  pas  acces  aux 
cercles  purement  scienlijiques,  elles  sont  demeurees  presque  ignorees 
des  gens  du  metier,  el  elles  leur  paraitront  nouvelles  pour  la  plupart. 
iiissi  bien  tie  leur  elaienl-elles  pas  deslinees  :  j'ai  voulu,  en  les  compo- 
sant,  familiariser  le  grand  public,  qui  en  soupconnail  a  peine  Vexis- 
lence,  avec  plusieurs  des  beaux  morceaux  de  la  sculpture  ou  de  I'orfe- 
vrerie  egypliennes,  el  lui  montrer  de  quelle  manure  il  convient  les 
aborder  pour  en  apprecier  la  valeur.  Les  uns,  apres  des  vicissitudes 
diverses,  avaienl  dejd  trouve  leur  asile  dans  les  galeries  de  Paris  ou  du 
Caire,  et  fen  ai  redige  les  notices  dans  mon  cabinet,  en  deduisant  a 
loisir  les  raisons  de  mesjugements.  J'ai  saisi  les  auires  au  sortir  de  terre, 
le  jour  mtme  ou  le  lendemain  du  jour  ou  on  les  decouvrail,  et  je  les  ai 
decrils  tout  d'un  trail  sous  I' impression  de  leur  premier  choc  :  Us  me 
dicterent  eux-memes  ce  que  je  disais  d'eux. 

Quelques-uns  s'etonneronl  peul-btre  de  rencontrer  les  memes  idees 


VI  AVERTISSEMENT 

developpees  longuement  en  plusieurs  endroits  du  livre.  S'ils  veulcnt  Men 
se  reporter  en  pensee  au  temps  oil  fecrivais,  Us  verront  que  ces  repeti- 
tions y  furent  necessaires.  Les  egyplologues,  absorbe's  par  le  travail  du 
dechijfrement,  n'avaient  guere  d'yeux  alors  que  pour  les  textcs  lilleraircs, 
historiques  ou  religieux,  el  les  amateurs  ou  les  curieux,  ne  rencontrant 
chez  les  savants  de  profession  rien  qui  les  aidat  a  interpreter  sainement 
les  manifestations  caracle'risliques  de  Part  egyptien,  en  elaient  reduits 
a  les  enregistrer  sans  toujours  les  comprendre,  faute  de  connaitre  les 
concepts  qui  leur  avaienl  impose  leurs  formes.  On  admet  aujourd'hui 
qu'elles  sont  utililaires  avanl  tout,  et  qu'elles  furent.  commandees,  a 
I'origine,  par  le  ferme  propos  d'assurer  le  bien-eire  de  la  survivance 
humaine  dans  une  existence  au  deld  :  peu  le  savaienl  il  y  a  trenie  ans, 
et,  pour  convaincre  les  aulres,  il  fallal  insisler  sans  cessc  sur  lespreuves 
et  en  multiplier  les  expressions.  Certes,  faurais  pu  en  supprimer  des 
parlies,  mais,  sije  I'avais  fait,  ne  m? aur ail-on  pas  reproche  a  bon  droit 
d' avoir  denature  et  presque  fausse  un  passage  de  I'hisloire  des  arts 
egyptiois?  Les  idees  qui  en  regissenl  noire  conception  presente  ne  sont 
pas  arrivees  d'emblee  au  point  oil  elles  en  sont.  Ellcs  out  surgi  I'une 
apres  r autre  et  elles  se  sont  repandues  par  vagues  successives  d'inlen- 
site  inegale,  accueillies  favorablemenl  chez  ceux-ci,  repoussees  par 
ceux-ld  :  fax  du  m'y  reprendre  a  dix  fois  et  de  dix  manieres  differenles 
avanl  d'oblenir  qu'elles  fussent  adoptees  presque  universellcment.  On 
se  moqua  d'abord  de  moi,  quand  favancai  quil  y  avail  eu  en  Egyple 
non  pas  un  art  unique,  identique  a  lui-meme  a" une  exlremite  de  la  vallee 
a  I'autre  sauf  des  nuances  $  execution  a  peu  pres  imperceptibles,  mais 
unc  demi-douzaine  au  moins  d'ecolcs  locales,  ayant  chacune  leurs 
traditions  et  leurs  principes  et  divisees  sounenl  en  plusieurs  ateliers  donl 
fessayais  de  determiner  la  technique.  Les  incredules  se  sont  rallies  a 
mon  avis  par  la  suite  .-faurais  eu  mauvaise  grace  a  effaccr  des  articles 
qui  out  contribue  a  les  converlir,  du  moins  je  I'espere,  les  redites  qui 
onl  enlraine  leur  conviction. 


AVERTISSEMENT  vn 

Je  m'assure  d'ailleurs  qu'ellespourront  rendre  a  mes  lecteurs  d'au- 
jourdlmi  le  mime  service  qu'elles  rendirent  alors  a  mes  confreres  en 
dgyplologie.  Lorsqu'elles  levr  auronl  bien  fait  enlrer  dans  Vesprit  les 
imaginations  egypticnnes  do  ^existence  d'avant  el  (Tapres  la  tombe,  Us 
comprendronl  ce  qu'est  Part  egyptien  el  pourquoi  il  s'est  monlre  realiste 
avant  tout  :  il  s'agissail  pour  lui,  non  pas  de  creer  un  type  de  beaute 
independanl  de  la.personne  des  individus  qui  en  fournissaient  les  elements 
principaux,  mais  d'cxprimer  en  toule  verite  les  traits  qui  constituent  celle-ci 
et  qu'clle  doit  conserve)'  idenliques  aussi  longtemps  que  quelque  chose 
d'elle  persisle  parmi  les  vivants  et  les  morls.  Mais  a  quoi  bon  resumer 
ici  de  maniere  force'ment  incomplete  des  notions  qu'on  lira  exposees 
amplemenl  dans  le  corps  du  volume?  Mieux  vaul  user  du  peu  d'espace 
qui  me  reste  pour  remercicr  les  edileurs  qui  m'ont  autorise  gracieusemenl 
a  reproduire  les  gravures  qui  accompagnaient  mes  articles,  Jules  Comte, 
les  direcleurs  de  la  Nature,  et  mes  vieux  amis  de  la  librairie  Hachetle. 
lis  onl  aimi  collabore  a  ce  livre,  el  c'est  a  leur  complaisance  qu'il 
devra  une  bonne  pari  de  son  succes. 

Paris,  le  S  octobre  4942 


ESS.AIS 

SUR 


L'ART   EGYPTIEN 


LA   STATUAIRE  EGYPTIENNE 

ET   SES   ECOLES< 


Ce  n'est  pas  sans  une  certaine  melancolie  que  j'ai  ouvert  l'ouvrage 
de  M.  de  Bissing2;  il  n'a  tenu  qu'a  moi  de  le  faire.  Ebers  avait  pro- 
pose a  l'editeur  Bruckmann  de  me  confier  la  tache,  et  j'etais  sur  le 
point  de  traiter  avec  celui-ci  lorsque  les  preparatifs  d'un  Congres 
d'orientalistes,  qui  devait  avoir  lieu  a  Paris  en  1897,  m'ayant  enleve 
tout  ce  que  mes  cours  et  l'impression  de  mon  Histoire  me  laissaient 
de  loisir,  je  fus  contraint  de  renoncer  a  ce  projet.  M.  de  Bissing, 
moins  encombre  de  besogues  que  je  ne  l'etais  alors,  consentit  &  risquer 
l'aventure  et  nul  n'etait  mieux  arme  que  lui  pour  la  pousser  a  fond. 
La  recherche  des  materiaux,  l'execution  des  cliches  typographiques,  la 
composition  du  texte  etsa  mise  au  net  exigerent  de  lui  huit  annees  de 
voyages  et  d'efTort  continu  ;  il  donna  la  premiere  livraison  vers  la  fin 

1.  Extrait  du  Journal  de*  Savantt,  1908.  p.  1-17. 

2.  f.  W.  von  Bissixo.  Denkmaler  tnjtjptischer  Skulptur,  Teste  in-4"  et  atlas  in-folio.  Munich, 
Bruckmann,  1906-1908. 

1 


2  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

de  1905  et,  depuis  lors,  cinq  autres  livraisons  se  sont  succede  rapi- 
dement  qui  forment  presque  la  moitie  de  l'ceuvre,  soixante-douze 
planches  in-folio  et  les  portions  du  texte  explicatif  afferentes  aux 
planches. 


I 

Le  titre  n'est  pas  tout  a  fait  exact  au  moins  jusqu'a  present.  La 
sculpture  egyptienne  connait  en  effet,  outre  les  statues  et  les  groupes 
en  ronde-bosse,  les  bas-reliefs  souvent  de  dimensions  enormes  qui 
decorent  les  tombeaux  ou  les  murailles  des  temples.  Or,  M.  de  Bis- 
sing  n'a  guere  admis  aux  honneurs  de  la  publication  que  des  statues 
et  des  groupes  :  les  rares  specimens  qu'il  nous  presente  du  bas-relief 
n'ont  pas  etc  empruntes  aux  ruines  memes,  mais  ils  ont  ete  choisis 
parmi  les  pieces  de  musee,  steles  ou  fragments  d'edifices  detruits. 
Ce  sont  les  monuments  de  la  statuaire  egyptienne  qui  defilent  sous 
nos  yeux  par  ses  soins  plutot  que  ceux  de  la  sculpture  entiere. 

Cela  dit  et  l'etendue  du  champ  d'action  ainsi  definie,  on  doit  con- 
fesser  franchement  qu'il  a  presque  toujours  choisi  heureusement  les 
pieces  a  reproduire.  Sans  doute,  on  regrettera  de  ne  point  rencontrer 
plusieurs  morceaux  celebres,  le  Scribe  accroupi  du  Louvre  ou  la  Vache 
de  Deir-el-Bahari;  la  faute  n'en  est  pas  a  lui  et  peut-etre  reussira-t-il 
a  surmonter  les  obstacles  qui  l'ont  oblige  a  nous  priver  d'eux.  Aussi 
bien  les  omissions  ne  sont-elles  pas  nombreuses;  lorsque  la  listequ'on 
lit  sur  la  couverture  de  la  premiere  livraison  sera  epuisee,  les  amateurs 
et  les  savants  auront  a  leur  disposition  a  peu  pres  tout  ce  qu'il  leur 
faudra  pour  suivre  revolution  de  la  statuaire  egyptienne,  depuis  les 
origines  lointaines  jusqu'£  I'avenement  du  christianisme.  Les  Ecoles 
de  l'epoque  grecque  et  romaine,  dedaignees  injustement  par  les  archeo- 
logues  qui  ont  ecrit  sur  ces  matieres,  ne  manqueront  pas  a  la  serie, 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES  3 

et  pour  la  premiere  fois  les  gens  qui  ne  sont  pas  du  metier  pourront 
decider  par  eux-memes  si  tous  les  artistes  de  la  decadence  meritent 
egalement  le  mepris  ou  l'oubli.  C'est  un  tableau  complet  que  M.  de 
Bissing  a  voulu  nous  retracer,  non  pas  une  esquisse  restreinte  aux 
moments  principaux  de  l'art  entre  la  IVe  dynastie  et  la  XXXe.  Rien 
de  pareil  n'avait  ete  tente  serieusement  avant  lui,  mais  sur  beaucoup 
de  points  il  a  du  se  frayer  les  chemins  qu'il  a  parcourus.  II  est  arrete 
pour  l'instant  au  commencement  des  temps  sa'ites,  et  nous  n'avons  pas 
encore  les  moyens  de  juger  si  le  plan  qu'il  s'est  impose  est  mene  jus- 
qu'au  bout  d'une  rigueur  et  d'une  fermete  partout  egales;  un  examen 
rapide  des  parties  parues  nous  montrera  qu'il  a  ete  execute  avec 
ampleur  et  avec  fidelite. 

Quatre  planches  sont  consacrees  a  l'Egypte  archa'ique,  encore  les 
deux  premieres  portent-elles  le  fac-simile  des  bas-reliefs  qui  decorent 
la  st6le  de  1'IIorus  Qa-aou  et  la  soi-disant  />alette  du  roi  que  nous  appe- 
lons  Nar-mer,  fautc  d'avoir  dechiffre  son  nom.  C'est  peu  en  verite, 
mais  les  fouilles  ont  ete  si  pauvres  en  monuments  de  ces  ages  reculcs 
que  c'est  a  peu  pres  tout  ce  que  Ton  peut  citer  d'eux ;  seules  les 
statuettes  du  Pharaon  Khasakhmoui  auraient  valu  la  peine  d'etre  ajou- 
tees  en  plus.  Quoi  qu'il  en  soil  de  cette  omission,  les  objets  figures  nous 
donnent  une  idee  suffisante  du  degre  d'habilcte  auquel  les  sculpteurs 
d'alors  etaient  parvenus.  Certes,  la  stele  de  Qa-aou  ne  vaut  pas  celle 
du  Roi-Serpent  qui  est  au  Louvre1;  elle  est  pourtant  d'un  asscz  bon 
style  et  le  faucon  d'llorus  y  est  plus  pres  de  l'animal  vrai  que  ne  le 
seront  plus  tard  ceux  du  protocole.  De  meme,  les  scenes  gravees  sur  la 
palette  de  Nar-mer  temoignent  d'une  virtuosite  incontestable  dans  la 
facon  d'attaquer  la  pierre.  Le  dessin  des  personnages  est  moins  schema- 
tique  et  leurs  allures  sont  plus  degagees  que  dans  les  compositions  de 
l'art  classique,  mais  on  sent  que  I'ouvrier  n'a  pas  encore  des  notions 

1.  On  peut  se  demander  d'ailleurs  si  la  stele  du  Roi-Serpent  est  un  original  ou  bien  une 
restitution  du  temps  de  Setoul  I". 


4  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

tres  nettes  sur  la  maniere  d'ordonner  un  tableau  et  d'en  grouper  les 
dements.  Avouons  neanmoins  que  les  bas-reliefs  sont  superieurs  de 
beaucoup  aux  statues  connues  jusqu'a  present.  Nous  possedons  de 
celles-ci  une  demi-douzaine  environ  qui  sont  eparses  a  travers  le 
monde.  M.  de  Bissing  en  a  etudie  une  a  l'exclusion  des  autres,  celle  qui 
est  au  musee  de  Naples,  et  peut-etre  jugera-t-on  qu'elle  suffit,  si  Ton 
s'en  tient  aux  impressions  de  pure  esthetique  :  rien  n'est  plus  gauche 
ni  plus  rude.  La  tete  et  la  face  passeraient  a  peu  pres,  mais  le  reste  est 
de  mauvaises  proportions,  cou  trop  court,  epaules  et  poitrine  mas- 
sives,  jambes  sans  finesse  sous  un  jupon  pesant,  pieds  et  mains  deme- 
sures;  et  Ton  ne  saurait  accuser  de  ces  defauts  la  durete  de  la  matiere, 
car  le  Scribe  du  Caire,  qui  est  en  calcaire,  les  etale  tous  aussi  flagrants 
que  les  bonshommes  en  granit  de  Naples,  de  Munich  ou  de  Leyde.  Je 
n'ose  pas  conclure  que  ce  sont  bien  la  des  fautes  constantes  chez  les 
Thinites  :  les  statuettes  de  Khasakhmoui  sont  d'une  facture  moins 
lourde  et  qui  s'approche  davantage  a  celle  des  ateliers  plus  recents. 
Si  les  ruines  nous  en  ont  rendu  peu  qui  aient  de  la  valeur,  cela 
ne  prouve  pas  qu'il  n'y  en  eut  point  d'excellentes  :  il  faut 
prendre  patience  et  attendre  qu'un  hasard  heureux  nous  sorte  de  la 
mediocrite . 

L'empire  memphite  a  fourni  treize  planches  et  je  crains  qu'il  n'y 
en  ait  pas  assez.  Le  nombre  des  chefs-d'oeuvre  et  surtout  celui  des 
pieces  qui,  sans  avoir  de  pretentions  a  la  perfection,  offrent  de  l'interet 
par  quelque  cote,  est  si  considerable  que  M.  de  Bissing  aurait  trouve 
facilement,  ne  fut-ce  qu'au  musee  du  Caire,  de  quoi  doubler  son 
nombre.  Affaire  d'editeur  et  question  d'economie  tres  probablement  : 
je  n'en  regrette  pas  moins  l'absence  d'une  demi-douzaine  de  statues 
qui  auraient  eu  bonne  mine  a  cote  du  Scribe  de  Berlin.  Du  moins, 
les  especes  principales  de  l'epoque  sont-elles  representees  par  de  fort 
bons  types,  les  statues  du  Pharaon  assis  et  recevant  l'hommage  par 
deux  des  Chephren  du  Caire,  celle  du  Pharaon  debout  par  le  Pioupi 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES  5 

en  bronze,  celles  des  particuliers  debout  et  isoles  ou  en  groupes  par 
notre  Cheikh-el-Bcled,  puis  par  le  Sapoui  et  par  la  Nasi  du  Louvre  ou 
par  le  couple  de  Munich,  celles  des  particuliers  assis  par  le  Scribe  de 
Berlin  et  par  un  des  lecleurs  du  Caire  ;  une  des  statues  du  Caire,  de 
travail  moyen,  est  pourtaut  curieuse  en  ce  qu'elle  nous  montre  un 
pretre  entierement  nu,  ce  qui  n'est  pas  ordinaire,  et  circoncis,  ce  qui 
est  moins  ordinaire  encore.  Trois  fragments  conserves  a  Munich  et 
provenant  de  trois  steles,  une  stele  complete  du  Caire,  un  episode 
emprunte  au  tombeau  d'Apoui  dont  le  Caire  possede  une  muraille 
presque  entiere,  proposent  a  1'examen  des  etudiants  des  specimens  de 
bas-reliefs,  sans  toutefois  leur  laisser  soupconncr  la  variete  de  motifs 
et  l'abondance  de  details  qu'on  rencontre  d  habitude  dans  les  necro- 
poles  de  Sakkarah  ou  de  Gizeh.  Reduit  a  ces  elements,  le  livre  de 
M.  de  Bissing  produira  sur  ceux  qui  l'auront  parcouru  l'impression 
d'un  art  tres  noble  et  tres  eleve  par  l'inspiration,  minutieux  et  savant 
dans  l'execution  materielle,  mais  monotone  et  enferme  dans  un  cercle 
assez  etroit  de  concepts  et  de  formes  expressives.  II  est  juste  d'ajouter 
qu'il  n'est  pas  termine  et  que,  grace  au  systeme  adopte  de  planches 
doubles  et  triples,  rien  n'est  plus  facile  que  d'intercaler  des  documents 
nouveaux  entre  ceux  des  livraisons  deja  parues.  Cerlaines  des  lacunes 
seront  comblees  assurement,  et  les  additions  nous  permettront  de 
juger  en  meilleure  connaissance  de  cause  la  valeur  de  l'aneienne  Ecole 
memphite. 

Les  notices  du  premier  empire  the  bain  sont  plus  nombreuses,  et 
Ton  y  peut  etudier  l'histoire  de  la  statuaire  pendant  le  tres  long  inter- 
valle  qui  s6pare  lepoque  heracleopolitaine  de  la  domination  des 
Pasteurs.  II  y  a  la,  pour  la  XIe  dynastie,  outre  l'etonnante  statue  de 
Montouhotpou  III,  des  bas-reliefs  ou  des  peintures  rectieillies  a  Gebe- 
lein  dans  les  ruines  d'un  temple  de  Montouhotpou  I.  Nous  avons 
ensuite,  a  la  XIIe  dynastie  meme,  les  statues  assises  de  Sanouosrit  I, 
de  Nofrit  et    d'Amenemhait    III,    le  sphinx    d'Amenemhait    III   que 


6  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

Mariette  avait  declare  etre  le  portrait  d'un  roi  hyksos,  une  admirable 
tete  de  roi  conserved  au  musee  de  Vienne,  et  des  pieces  d'un  interet 
moindre  parmi  lesquelles  il  faut  mentionner  un  curieux  bas-relief  de 
Sanouosrit  I  dansant  devant  le  dieu  Minou  a  Coptos.  Pour  la 
XIII*  dynastie  et  pour  les  suivantes,  je  ne  vois  encore  que  le  Sovkhot- 
pou  du  Louvre,  la  tete  barbare  de  Mit-Fares  et  le  Sovkemsaouf  de 
Vienne,  mais  attendons  les  livraisons  prochaines  avant  de  decider 
jusqu'a  quel  point  M.  de  Bissing  a  su  utiliser  les  documents  que  cette 
epoque  lui  prodiguait.  Le  second  empire  thebain,  si  riche  en  souve- 
nirs de  toute  espece,  ne  lui  offrait  que  l'embarras  du  choix  :  le  musee 
du  Cairo  renferme  a  lui  seul  la  maliere  de  deux  ou  trois  volumes, 
surtoul  depuis  les  fouilles  heureuses  qui  ont  conduit  Legrain  a  la 
favissa  de  Karnak.  Les  sujets  en  faveur  desquels  il  s'est  decide  ont 
leur  importance  particuliere:  ils  sont  cbacun  une  vraie  tete  de  colonne, 
le  type  d'une  serie  qu'il  aurait  pu  dans  bien  des  cas  reproduirepresque 
entiere  tant  le  hasard  nous  a  servis  au  cours  de  ces  annees  dernieres. 
Ces  statues  des  Amenothes,  des  Thoutmosis,  des  Ramses,  des  Harmais 
sont  celebres  et  il  n'est  plus  necessaire  de  les  denombrer  l'une  apres 
l'autre  :  le  lecteur  les  reverra  agreablement  au  passage,  et  il  n'aura 
qu'a  admirer  l'habilete  merveilleuse  avec  laquelle  le  photographe  les 
a  saisies  et  l'imprimeur  a  fait  valoir  l'adresse  du  photographe.  L'ima- 
gorie  du  volume  est  souvent  parfaite,  et  telles  des  planches,  ainsi  celles 
oil  Ton  voit  la  tete  de  l'un  des  sphinx  d'Amenemhait  III,  sont  si  bien 
venues  qu'a  les  regarder  on  eprouve  presque  la  sensation  de  l'original. 
II  y  a  pourtant  §a  et  la  quelques  tiragcs  trop  appuyes,  ou  l'epaisseur 
de  l'encre  a  empate  et  denature  les  modeles.  D'une  maniere  generale, 
la  plupart  des  defauts  que  j'ai  notes  sont  dus  a  cette  malheureuse 
question  des  encres  :  je  sais  trop,  par  ma  propre  experience,  quelles 
difficultes  l'obstination  des  ouvriers  suscite  sur  ce  point  pour  ne  pas 
excuser  et  M.  Bruckmann  et  M.  de  Bissing. 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES 


II 

Voila  pour  l'illustration  :  la  portion  publiee  du  texte  en  rehausse 
grandement  l'interet  et  elle  assure  une  valeur  durable  a  l'ouvrage. 
Elle  contient,  en  effet,  les  indications  de  provenance,  de  migration, 
d'emplacement  actuel,  de  conservation  et  au  besoin  de  restaurations 
que  l'objet  comporte  :  des  descriptions  curieusement  fouillees  et  des 
bibliographies  fort  etendues  completent  les  suggestions  de  l'image  et 
nous  instruisent  aux  jugements  anterieurs.  Les  notices  les  plus  courtes 
mesuront  deux  colonnes  in-4°  tres  compactes  et  soutenues  de  notes 
abondantes;  beaucoup  sont  de  veritables  memoires  ou  le  sujet  est  exa- 
mine sous  toutes  ses  faces  etepuise  autant  qu'il  peut  l'etre.  Des  vignettes 
intercalees,  ou  bien  exposent  l'objet  sous  un  jour  different  de  celui 
de  la  planche,  ou  bien  placent  sous  les  yeux  du  lecteur  quelques-uns 
des  motifs  analogues  qui  sont  cites  dans  la  discussion.  La  repetition  des 
memes  types  a  entraine  M.  de  Bissing  a  morceler  parfois  le  develop- 
pement,  et  Ton  est  contraint  alors  de  chercher  sous  plusieursrubriques 
avant  de  savoir  entierement  son  opinion.  C'est  la  un  inconvenient 
grave,  si  toutefois  il  n'y  est  pasremedie  dans  I'introduction :  peut-etre 
trouverons-nous  la  toutes  les  observations  reunies  en  corps  de 
doctrine,  avec  renvois  justificatifs  a  chacune  des  notices  en  parti - 
culier. 

Les  jugements  de  M.  de  Bissing  sont  toujours  motives  fortement : 
ils  temoignent  d'un  gout  affine  ou  d'un  tact  sur  et  il  y  en  a  peu  aux- 
quels  les  gens  du  metier  ne  souscriraient  pas  volontiers.  Qa  et  la 
pourtant  j'aurais  des  reserves  a  y  faire,  par  exemple,  a  propos  du 
Chephren  de  Gizeh.  Apres  avoir  discute  tout  au  long  et  refute  les 
raisons  que  Borchardt  croyait  avoir  de  I'attribuer  a  une  Ecole  saite,  il 
en  arrive  a  declarer  que  c'est  peut-etre  la  copie  tardive  d'une  oeuvre 


8  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

contemporaine  au  Pharaon.   J'ai  on  recemment  l'occasion   de  l'etu- 
dier  de  pres,  afin  de  lui  trouver  le  poste  qui  lui  convient  le  mieux  dans 
le  musee  et  de  determiner  la  hauteur  du  socle  sur  lequel  il  doit  repo- 
ser ;  reprenant  l'un  apres  l'autre  les  arguments  de  Borchardt   et  les 
hypotheses  de  Bissing,  il  m'a  paru  que  la  date  assignee  par  Mariette 
au  moment  de  la  decouverte,  sous  le  coup  de  la  premiere  admiration, 
est  bien  la  seule  qui  reste  admissible.  Le  detail  archeologique  est  celui 
,h>  I'&ge  memphite,  ct  les  particularity  de  style  que  Bissing  signale  et 
qui  sont  reclles  ne  sont  pas  assez  accusees  pour  justifier  l'attribution 
a  uneepoque  posterieure;  j'y  vois  uniquement  les  divergences  qu'on 
remarque  en  tout  temps  entre  des  ceuvres  sorties  d'ateliers  divers  et 
peut-etre  rivaux.  Les  artistes  qui  taillerent  les  doubles  en  diorite  des- 
tines a  la  pyramide  du  Pharaon,   n'avaient  certainement  pas  eu  les 
memes  maitres  que  ceux  a  qui  nous  devons  le  Chephren  en  albatre 
et  les  statuettes  royales  de  Mitrahineh  :  la  difference  d'origine  suffit  a 
expliquerqu'elles  ne  seressemblent point.  Je  crainsqu'en  appreciant cer- 
taines  sculptures,  Borchardt  et  d'autres  n'aient  ete  domines  malgre  eux 
par  les  idees  qui  ont  regne  longtemps  sur  l'uniformite  et  sur  la  mono- 
ton  ie  de  l'art  egyptien.  II  leur  a  paru  qu'a  une  meme  epoque  la  facture 
et  l'inspiration  devaient  dcmeurer  toujours  identiqucs  et,  partout  oil 
ils  ont  releve  des  disaccords,   ils  les  ont  attribues  uniquement  a  un 
eloignement  dans  le  temps.   II  faudrait  pourtant  s'habituer  a  penser 
que  les  choses  n'en  allaientpas  autrement  chez  les  Egyptiens  qu'elles 
ne  vont  chez  nous.  II  y  avait  plus  d'un  atelier  dans  une  cite  telle  que 
Memphis,  et  ils  possedaient  tous  leurs  traditions,  leurs  manies,  leur 
faire,   qui    les    distinguaient  entre  eux  et  qu'on  retrouve  sur  leurs 
oeuvres  comme  une  marque  de  fabrique.  On  s'evitera  a  Tavenir  bien 
des  erreurs   de    classement  si  Ton   se  persuade  que,   beaucoup   des 
particularites  que  nous  commengons  a  distinguer   sur  les  statues  et 
sur  les  bas-reliefs,  peuvent  etre  des  manierismes  d'Ecole  et  ne  sont 
pas  toujours  des  indices  d'age  relatif. 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES  9 

Le  soin  que  M.  de  Bissing  a  pris  de  rendre  son  du  a  chacun  des 
savants  qui  ont  decouvert  une  piece,  ou  qui  ont  parle  d'elle,  merite 
d'autant  plus  d'etre  loue  que  beaucoup  parrai  les  Egyptologues  de  la 
generation  presente  ont  adopte  le  parti  de  negliger  ce  qui  s'est  dit  ou 
ecrit  avant  eux .  Archeologie,  religion,  graminaire,  histoire,  il  semble 
qu'ils  ont  la  pretention  d'insinuer  a  leurs  lecteurs  que  rien  de  ce  qu'ils 
touchent  n'avait  ete  etudie,  ct  que  la  bibliographic  d'un  sujet  com- 
mence avcc  le  premier  memoire  qu'ils  lui  ont  consacre.  Si  court  que 
soit  le  passe  de  l'Egyptologie,  il  est  difficile  a  connaitre  et  Ton  ne 
s'etonnera  pas  que  M.  de  Bissing  en  ait  altere  quelques  traits  ou 
ignore  quelques  autres.  II  attribue,  par  exemple,  a  Wiedemann  le 
merite  d'avoir  reconnu  clans  la  queue  d'animal  que  les  rois  s'atta- 
chent  aux  reins,  non  pas  une  queue  de  lion  mais  une  queue  de 
chacal ';  je  ne  sais  pas  si  j'ai  ete  le  premier,  mais  je  crois  bien  l'avoir 
constate  avant  Wiedemann2.  Un  peu  plus  loin,  je  regrette  que  Bissing 
n'ait  point  connu  la  notice  que  j'ai  ecrite  pour  la  statue  de  Montou- 
hotpou,  dans  le  Musee  egyplien3  :  j'aurais  ete  curieux  de  savoirs'il 
accepte  mon  explication  de  la  disproportion  qu'on  y  voit  entre  les 
pieds,  les  jambes  et  le  buste.  II  me  parait,  en  effet,  quelle  n'etait 
pas  destinee  a  etre  de  plain-pied  avec  le  spectateur,  mais  qu'elle 
devait  poser  dans  un  naos,  sur  une  estrade  assez  elevee  a  laquelle 
on  accedait  de  face  par  un  escalier  :  vue  de  bas,  en  raccourci.  l'effet 
de  la  perspective  rachetait  les  exagerations  de  la  forme  et  retablis- 
sait  l'equilibre  entre  les  parties.  II  semble  d'ailleurs  que  Bissing  n'a 
pas  connu  la  livraison  du  Musee  oil  il  est  question  de  ce  Montou- 
hotpou,  car  il  ne  la  cite  pas  non  plus  a  propos  de  l'Amenemhait  III 
decouvert  au  Fayoum  par  Flinders  Petrie  *.  Plus  loin  encore,  il  aurait 

1.  Bii-siNu,  2,  Tafel  mil  dem  Xamen  des  Konigs  A  lot  his,  note  6. 

2.  J'ai  iii-'-int-  gignale  l'existenee  au  Musee  de  Marseille  (Catalogue,  p.  92,  n°  279)  d'une  de 
ces  queues  en  bois. 

3.  Musee  igyptien,  t.  II,  pi.  IX-X.  et  p.  25-30. 

4.  Musie  Hgyptien,  t.  II,  pi.  XV  et  p.  41-45. 

2 


10  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

eu  lieu  d'indiquer  que  Legrain  a  recueilli,  dans  les  boues  de  la 
favissa  a  Karnak,  les  debris  d'une  statuette  en  granit  noir  qui  ressemble 
a  l'admirable  Ramses  TI  de  Turin,  a  tel  point  qu'elle  pourrait  presque 
en  etre  la  replique  ou  une  sorte  de  maquette  originelle1.  La  tete 
manque  malheureusement,  mais  nous  avons  reussi  a  reconstituer  le 
corps  presque  en  entier  :  s'il  n'est  pas  du  meme  sculpteur  qui  modela 
si  amoureusement  la  statue  de  Turin,  il  est  issu  du  meme  atelier 
royal.  Les  quelques  differences  qu'on  signalerait  a  la  rigueur,  entre 
les  deux,  proviennent  uniquement  de  Finegalite  de  taille  :  il  a  fallu 
simplifier  certains  details  ou  en  supprimer  dans  la  plus  petite. 

On  voit  par  ces  exemples  qu'il  n'y  a  rien  de  bien  grave  dans  les 
omissions  ou  dans  les  oublis  :  l'etonnant  n'est  point  qu'il  y  en  ait,  mais 
que,  parmi  une  masse  telle  de  references,  il  n'y  en  ait  pas  davantage. 
J'aurais  peut-etre  a  chicaner  M.  de  Bissing  sur  plusieurs  des  theories 
ou  des  points  de  doctrine  qu'il  examine  a  chaque  instant,  mais  j'atten- 
drai  pour  le  faire  qu'il  ait  elabore  en  systeme  les  elements  repandus  a 
foison  dans  les  notices.  II  y  a  toutefois  une  critique  que  je  lui  adres- 
serai  des  a  present  :  il  ne  parle  presque  pas  des  Ecoles  en  lesquelles 
l'Egypte  se  partageait,  si  bien  qu'on  est  tente  d'en  conclure  qu'il  croit, 
comme  beaucoup  des  archeologues  d'aujourd'hui,  a  l'existence  d'une 
Ecole  unique  qui  aurait  travaille  de  maniere  presque  uniforme  sur  toute 
l'Egypte  a  la  fois.  II  est  certain  pourtant  qu'il  y  en  eut  toujoursau  bord 
du  Nil  plusieurs  qui  possedaientchacune  leurs  traditions,  leurs  poncifs, 
leurs  facons  d'interpreter  le  costume  ou  la  pose  des  individus,  et  dont 
les  oeuvres  ont  une  physionomie  assez  particuliere  pour  qu'on  separe 
aisement  l'un  de  l'autre  les  groupes  qu'elles  forment.  Ici  encore,  il  me 
parait  que  Ton  a  pris  parfois  les  varietes  d'execution  qui  resultent  de 
leurs  enseiguements  pour  des  signes  d'age,  et  qu'on  a  reparti  entre 
plusieurs  siecles  des  morceaux  qui  sont  contemporains   a   quelques 

1.  Maspero,  Guide  to  the  Cairo  Museum,  1906,  p.  156-157,  n°  550. 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES        11 

annees  pres  mais  qui  procedent  de  maitrises  distinctes.  Je  n'ai  pas 
remarque  que  M.  de  Bissing  ait  commis  des  erreurs  de  ce  genre  :  sa 
penetration  naturelle  et  son  experience  des  monuments  Ten  ont  pre- 
serve. Toutefois,  j'aurais  souhaite  qu'il  abordat  la  question  plus  resolu- 
ment  qu'il  ne  l'a  fait  et,  qu'apres  avoir  laisse  entendre  dans  plusieurs 
endroits  qu'il  admettait  l'existence  de  ces  Ecoles,  il  en  definit  les 
caracteresau  furet  a  mesure  que  la  marche  de  son  travail  amenait  de 
leursceuvres  sous  les  yeux  du  lecteur.  II  en  a  touche  quelques  mots  a 
propos  des  sphinx  de  Tanis  et  de  la  statue  d'Amenemhait  III,  mais  il 
aurait  pu  saisir  l'occasion  du  Montouhotpou,  par  exemple,  afin  de 
montrer  ce  qu'etaient  les  tendances  de  l'art  thebain  a  sa  naissance  :  il 
les  aurait  poursuivies  dans  leur  evolution,  et  l'Amenothes  Ier  de  Turin 
lui  aurait  peut-etre  servi  a  nous  enseigner  comment  elles  s'etaient 
ddveloppees  ou  modifiees  entre  les  debuts  du  premier  empire  de  Thebes 
et  ceux  du  second.  Un  passage  de  la  notice  des  soi-disant  sphinx 
Ilvksos  me  porte  a  esperer  qu'il  en  agira  de  la  sorte  pour  1'Ecole  tanite 
a  propos  des  celebres  Porteurs  d'oflrandes  :  je  souhaite  vivement  que 
mon  espoir  ne  soit  pas  decu. 


Ill 

Autant  que  j'en  puis  juger,  il  y  eut  dans  la  vallee  du  Nil  au  moins 
quatre  grandes  Ecoles  de  sculpture,  a  Memphis,  a  Thebes,  a  Ilermo- 
polis  et  dans  la  region  orientale  du  Delta.  J'ai  essaye  plus  loin  d'esquis- 
ser  l'histoire  et  de  definir  les  caracteres  principaux  de  la  thebaine1  :  je 
n'y  reviendrai  done  ici  qu'autant  qu'il  sera  necessaire  pour  faire  com- 
prendre  en  quoi  elle  se  distingue  des  trois  autres. 

Et  d'abord,  il  est  vraisemblable  que  la  premiere  en  date  de  celles-ci, 


1.  Revue  de  VArtAncien  et  Moderne,  1906,  t.  X,  p.  241-252,  337-348;  cf.  p.  91-120  du  pre- 
sent volume. 


12  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

la  memphite,  est  simplement  le  prolongement  et  la  suite  d'une  thinite 
anterieure.  Si  je  compare  en  effet  les  quelques  objets  d'art  veritable 
qui  nous  sont  parvenus  des  Thinites  aux  oeuvres  paralleles  dont  les 
n&ropoles  de  Gizeh,  de  Sakkarah  et  du  Fayoum  nous  restituent  tant 
d'exemplaires,  je  suis  frappe  des  ressemblances  d'inspiration  et  de 
technique  qu'il  y  a  entre  les  deux.  Nous  n'avons  pas  de  statues  originates 
de  Thinis  merae,  mais  les  steles,  les  amulettes  en  ronde-bosse,  les  frag- 
ments de  meubles  minuscules  qu'on  a  recueillis  dans  les  tombes  d'Omm- 
el-Gaab  trouvent  leur  contre-partie  exacte  dans  les  pieces  similaires  qui 
proviennent  des  fouilles  d'Abousir-el-Malak  ou  de  Meidoum  et  du  sous- 
sol  des  residences  memphites.  Je  crois  discerner  qu'il  y  avait  au  debut 
dans  la  plaine  des  Pyramides  des  ouvriers  mediocres,  capables  toute- 
fois  de  fabriquer  tant  bien  que  mal  une  statue  d'homme  assis  ou 
debout :  c'esta  ces  gens-la  que  j'attribue  la  statue  n°  1  du  Caire,  le  Mato- 
nou  (Amten)  de  Berlin,  le  Sapoui  (Sepa)  du  Louvre  et  quelques  autres 
moindres .  On  y  observe  en  effet  les  memes  fautes,  tete  hors  de  propor- 
tion avec  le  corps,  cou  engonce,  epaules  montantes,  buste  epannele 
sommairement  et  sans  respect  des  dimensions  de  chaque  partie,  bras 
et  jambes  lourds,  epais,  anguleux.  Leur  rudesse  et  leur  gaucherie, 
comparees  a  la  belle  venue  des  deux  statues  de  Meidoum  qui  pourtant 
leur  sont  presque  contemporaines,  etonneraient,  si  Ton  ne  songeait  que 
ces  dernieres,  commandees  pour  des  parents  de  Sanofraoui,  sortent  des 
maitrises  royales  Le  transfert  de  la  capitale  a  Memphis,  ou  plutot  dans 
la  region  qui  s'etend  de  l'entree  du  Fayoum  a  la  fourche  du  Delta,  eut 
necessairement  pour  effet  d'appauvrir  Thinis-Abydos  :  les  tailleurs  de 
pierre,  architectes,  statuaires  et  macons  accompagnerent  la  cour,  et  ils 
implanterent  dans  ses  residences  nouvelles  les  traditions  et  les  ensei- 
gnements  de  leurs  patries  respectives.  Selon  ce  qu'on  voit  dans  les 
tombeaux  de  Meidoum,  le  dernier  style  thinite,  ou  plutot  le  style  de 
transition  de  la  IIP  dynastie,  offre  exactement  les  memes  caracteres  que 
le  style  perfectionne  de  la  IVe,  de  la  Ve  et  de  la  VP   mais  avec  des 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES        13 

allures  moins  compassees.  Les  poses  <les  personnes  ou  les  silhouettes 
des  animaux  sont  deja  schematisees  et  cernees  dans  les  lignes  qui  les 
enfermeront  presque  jusqu'a  la  fin  de  la  civilisation  egyptienne,  mais 
le  detail  est  plus  libre  et  il  serre  la  realite  de  plus  pres ;  on  y  sent 
seulement  cette  tendance  a  la  rondeur  et  a  la  mollesse  qui  domine  des 
Cheops  et  Chephren.  Les  Memphites  ont  cherche  a  idealiser  leurs 
modules  plus  qu'a  les  copier  fidelement,  et,  tout  en  respectant  la 
ressemblance  generate,  ils  ont  voulu  imposer  au  spectateur  l'impres- 
sion  de  la  majeste  calme  ou  de  la  douceur.  Leur  maniere  fut  adoptee 
a  Thinis  par  choc  en  retour,  et,  de  la  IVe  a  la  XXVI"  dynastie,  on 
peut  dire  qu'Abydos  resta  presque  une  succursale  de  l'ecole  memphile 
qui  pourtant  procedait  d'elle.  Les  productions-n'y  different  de  cellos 
des  Memphites  que  par  des  points  secondaires,  sauf  pendant  la 
XIXe  dynastie,  ou  Setoui  Ier  et  Kamses  II  ayant  appele  chez  elle  de 
leurs  sculpteurs  thebains.  elle  devint  quelques  annees  durant  un  fief 
artistique  de  Thebes. 

Si  Ton  voulait  indiquer  en  un  seul  mot  le  caractere  de  cet  art  thinito- 
inemphite,  on  pourrait  dire  qu'il  aboutit  a  un  idealismc  de  convention 
par  opposition  au  realisme  de  l'art  thebaiu.  Grace  aux  fluctuations  de 
la  vie  politique,  qui  firent  alternativement  de  Memphis  et  de  Thebes 
les  capitales  du  royaume  entier,  l'esthetique  de  ces  deux  villcs  gagna 
les  cites  avoisinantcs  et  elle  ne  leur  permit  point  de  so  former  un  art 
independant :  Heracleopolis,  Beni-Hassan,  Assiout,  Abydos,  releverent 
de  Memphis,  tandis  que  le  Said  et  la  Nubie,  de  Denderah  a  Napata, 
demeurerent  du  ressort  de  Thebes.  En  un  endroit  pourtant,  unc  ecole 
originale  surgit  et  persista  assez  longtemps  dans  Hermopolis  la  Grande, 
la  cite  de  Thot.  La  on  remarque,  dfes  la  fin  de  l'Ancien  Empire,  des 
sculpteurs  qui  s'attacherent  a  exprimer  avec  un  naturalisme  scrupuleux, 
et  souvent  avec  une  recherche  de  laideur  voulue,  les  allures  des  indi- 
vidus  et  les  mouvements  des  masses  humaines.  II  faut  voir  de  quelle 
humeur  ils  ont  interpret,  dans  les  deux  tombeaux  dits  des  yras  et  des 


14  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

maigres,  les  extremes  de  l'obesite  et  de  l'emaciation  chez  l'homme  et 
chez  les  animaux .  La  region  ou  ils  fleurirent  est  si  mal  exploree  qu'on 
ignore  encore  corabien  de  temps  leur  activite  s'exerca  de  facon  continue  : 
elle  est  au  plus  haut  sous  le  premier  empire  thebain,  a  Bercheh,  a 
Beni-Hassan,  a  Cheikh-Said,  mais  le  moment  ou  elle  nous  apparait  le 
plus  evidente,  c'est  vers  la  fin  de  la  XV1IP  dvnastie,  sous  les  Pharaons 
h^retiques.  Lorsqu'Amenothes  IV  fonda  sa  capitale  de  Khouitatonou, 
s'il  y  installa  probablement  quelques  maitres  thebains,  il  y  utilisa  a 
coup  sur  les  ateliers  d'Hermopolis.  Les  scenes  gravees  aux  hypogees 
d'El-Tell  et  d'El-Amarna  procedent  du  meme  esprit  et  du  meme  ensei- 
gnement  que  celles  des  tombeaux  ties  maigres  et  des  gras  :  on  y  observe 
les  memes  deformations  caricaturales  de  la  personne  humaine,  la 
meme  souplesse  et  quelquefois  le  meme  emportement  dans  les  gestes 
et  dans  les  attitudes.  L'element  d'importation  thebaine  prevaut  dans 
nombre  de  portraits,  mais  c'est  aux  Hcrmopolitains  qu'il  convient  d'at- 
tribuer  les  cavalcades,  les  processions,  les  audiences  royales,  les  scenes 
populaires,  dont  l'inspiration  et  l'execution  olfrent  un  contraste  si  sai- 
sissant  avec  celles  des  tableaux  analogues  qui  decorent  les  murailles 
de  Louxor  ou  de  Karnak.  La  chute  de  la  petite  dvnastie  atonienne 
arreta  net  leur  activite;  prives  des  vastes  commandes  qui  avaient 
ouvert  un  champ  nouveau  a  leur  esprit  d'entreprise,  ils  retomberent 
dans  leur  routine  provinciale,  et  nous  n'avons  pas  encore  assez  de 
documents  pour  ^avoir  ce  que  leurs  successeurs  devinrent  dans  la  suite 
des  siecles. 

Au  Delta  nous  apercevons  des  le  debut  deux  styles  assez  differents. 
Vers  l'Est,  a  Tanis  et  dans  le  voisinage,  c'est,  aux  debuts  du  premier 
empire  thebain,  une  veritable  ecole  dont  les  productions  ont  une  phy- 
sionomie  si  particuliere  que  Mariette  n'hesita  pas  k  en  gratifier  les 
Pasteurs  :  depuis  les  travaux  de  Golcnischeff,  on  sait  que  les  sphinx 
soi-disant  Hyksos  sont  d'Amenemhait  III,  et  qu'ils  appartiennent  a  la 
deuxieme  moitie  de  la  XII"  dvnastie.  Celte  ecole  tanite  se  perpetua  a 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES         15 

travers  les  ages ;  elle  florissait  encore  sous  la  XXIe  et  sous  la 
XXII6  dynastie,  ainsi  que  le  prouve  le  beau  groupe  des  porteurs 
d'offrandes  au  Musee  du  Caire.  Les  traits  predominants  y  sont  l'energie 
et  la  rudesse  du  modele,  surtout  de  la  face  huinaine  :  ses  maitres 
ont  imite  un  type  et  des  modes  de  coiffure  appartenant,  comrae  Mariette 
l'indicjuait  naguere,  aux  populations  mi-sauvages  du  lac  Menzaleh, 
les  Egyptiens  dam  les  marais  d'Herodote.  II  me  semble  que  Ton 
distingue  encore  leur  maniere  a  l'epoque  greco-romaine  sur  les  statues 
de  prince3  et  depretres  que  nous  avons  au  Musee  du  Caire  :  toutefois 
l'habilete  technique  y  est  moindre  que  chez  les  sphinx  et  les  porteurs 
d'offrandes.  Le  Centre  et  l'Ouest  du  Delta  subirent  au  contraire 
l'influence  de  Memphis,  autant  qu'on  en  peut  juger  par  les  rares  debris 
qui  y  subsistent  de  l'ancien  Empire.  Sous  les  Thebains,  la  dopendance 
s'accuse,  et  tout  ce  qui  nous  vient  de  ces  regions  ne  differe  en  rien  de 
ce  que  nous  tirons  des  necropoles  memphites.  Vers  l'epoque  ethiopienne 
seulement  et  sous  l'impulsion  des  successeurs  de  Bocchoris,  une  ecole 
saite  se  revele  a  nous  qui,  empruntant  a  la  memphite  sa  facture  gene- 
rale,  serre  pourtant  la  nature  de  plus  pres,  et  s'efforce  d'imprimer  un 
cachet  individuela  certains  elements  de  la  figure  humaine  qu'on  avait 
traites  jusqu'alors  d'une  facon  large  et  pour  ainsi  dire  abstraite.  Le 
modele-  de  la  face  y  est  aussi  ressenti  que  dans  les  belles  ceuvres  de 
l'ecole  thebaine,  avec  plus  de  fini  toutefois  et  avec  des  effets  moins 
heurtes ;  les  ravages  de  la  vieillesse,  rides,  pattes  d'oie,  mollesse  des 
chairs,  maigreur,  y  sont  enregistres  avec  une  curiosite  inusitee  chez 
les  generations  precedentes,  le  crane  enfin  y  est  detaille  si  minu- 
tieusement  qu'on  dirait  presque  une  piece  d'etude  pour  l'anatomie. 
Ce  mouvement  vers  le  realisme  savant,  commence  d'instinct  au  sein 
de  l'ecole,  s'accentua  et  s'accelera  au  contact  des  Hellenes  qui,  a 
partir  de  Psammetique  ler,  pullulerent  dans  les  cantons  du  Delta. 
Certains  bas-reliefs  d'Alexandrie  et  du  Caire,  qu'on  date  du  regne  de 
Nectanebo  II  et  que  je  rapporterai  volontiers  a  celui  d'un  des  premiers 


16  ESSATS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

Ptolemies',  peuvent  etre  considered  comme  les  temoins  subsistants 
d'une  sorte  d'art  mixte,  analogue  a  celui  qui  se  developpa  deux  siecles 
plus  tard  a  Alexandrie  ou  a  Memphis,  et  dont  notre  Musee  possede 
des  exemples  assez  rares. 

On  concoit  que  je  n'ai  pas  eu  la  pretention  d'enfermer  en  ces 
quelques  lignes  le  resultat  complet  de  mes  recherches  sur  les  ecoles 
dont  on  constate  des  maintenant  la  presence  dans  l'Egypte  antique.  J'ai 
tenu  seulement  a  montrer  le  role  qu'elles  ont  pu  jouer  aux  temps 
historiques,  et  a  quelles  erreurs  se  sont  laisse  entrainer  ceux  qui  ont 
ecrit  l'histoire  de  l'art  egyptien  sans  soupconner  leur  existence  ou  sans 
prendre  en  consideration  ce  que  nous  savons  d'elles.  M.  de  Bissing  ne 
les  ignore  point,  et  sans  doute  se  reserve-t-il  de  les  apprecier  dans  son 
introduction.  II  a  tant  de  materiaux  a  sa  disposition  qu'il  lui  sera  facile 
de  rectifier  mes  hypotheses  et  de  les  confirmer  ou  il  sera  necessaire ; 
son  livre  y  gagnera  de  n'etre  plus  un  simple  recueil  de  monuments 
decrits  isolement,  mais  un  veritable  traite  de  sculpture  ou  tout  au 
moins  de  statuaire  egyptienne 

J'en  aurais  un  regret  sincere  s'il  y  manquait,  mais  meme  alors 
j'aurais  le  droit  d'affirmer  qu'il  s'est  tire  a  son  honneur  d'une  entre- 
prise  oil  il  n'avait  pas  eu  de  predecesseurs.  Les  quelques  planches  que 
j'ai  inserees  dans  les  Monumenls  de  l'art  antique,  il  y  a  un  quart  de 
siecle,  et  les  notices  dont  se  composent  les  livraisons  parues  du  Musee 
egyptien  ont  pu  procurer  aux  savants  et  aux  amateurs  un  avant-gout 
des  surprises  que  l'Egypte  nous  reservait  sur  le  fait  de  l'art ;  elles  ont 
etc  trop  peu  nombreuses  et  elles  ont  porte  sur  des  sujets  trop  disperses 
dans  le  temps  pour  qu'il  soit  resulte  d'elles  un  corps  de  doctrine.  Ici  au 
contraire,  ce  sont  pres  de  deux  cents  pieces  que  Ton  rencontrera,  clas- 
sees  selou  i'ordre  des  dynasties  et  inedites  pour  la  plupart  ou  mieux 
reproduites  que  par  le  passe.  Chacune  d'elles  sera  accompagnee  d'une 

1.  U  Musee  Egyptien,  t.  II,  p.  !X)-92. 


LA  STATUAIRE  ET  SES  ECOLES        17 

analyse  ou  les  recherches  dont  elle  a  ete  l'objet  precedemment  seront 
exposees  et  discutees ;  pour  la  premiere  fois,  les  egyptologues  et  le 
grand  public  auront  sous  les  yeux  et  dans  les  mains  l'apparat  artis- 
tique  et  critique  necessaire  a  juger  la  valeur  des  pieces  principales  de 
la  statuaire  egyptienne.  Ce  qu'il  a  fallu  a  M.  de  Bissing  de  patience  et 
de  flair  bibliographique  pour  recueillir  dans  les  bibliotheques  les  ren- 
seignements  qu'il  a  semes  a  mains  pleines  a  chaque  page  de  ses 
notices,  ceux-la  se  le  figureront  aisement  qui  connaissent  l'etendue  de 
la  litterature  egyptologique  et  son  eparpillement.  Ce  n'a  ete  la  pourtant 
que  le  moindre  de  sa  tache ;  l'appreciation  des  objets  memes  a  exige 
de  lui  une  attention  toujours  eveillee,  et  par  suite,  une  tension  d'es- 
prit  continue  qui  aurait  epuise  promptement  un  homme  moins  entraine 
aux  minuties  de  l'observation  artistique.  Dans  d'autres  branches  de 
la  science,  les  matieres  ont  ete  brassees  el  rcbrassees  si  souvent  pour 
la  plupart  que  presque  toujours  la  raoitie  de  la  besogne  est  a  peu 
pres  faite ;  chez  nous,  rien  de  semblable  n'existe,  et,  dans  bien  des 
cas,  M.  de  Bissing  a  dii  aborder  des  objets  que  personne  n'avait  connus 
avant  lui  et  sur  lesquels  aucune  etude  prealable  n'avait  ete  essayee. 
Qu'il  se  soit  fatigue  parfois  et  qu'on  puisse  ca  et  la  reprendre  a  scs 
jugements,  il  Tavoue  de  bonne  grace;  ce  qui  m'etonne,  c'est  qu'on  ait 
aussi  rarement  l'occasion  de  les  reformer,  meme  parliellement. 

Je  souhaite  done  que  la  fin  de  cet  excellent  ouvrage  ne  se  fasse  pas 
attendre  trop  longtemps.  Me  sera-t-il  permis  d'ajouter  qu'apres  l'edi- 
tion  presente,  qui  est  de  luxe,  une  edition  populaire  serait  la  bienvenue? 
Nous  autres  egyptologues,  nous  sommes  condamnes  k  payer  nos  livres 
si  cher  que  le  prix  de  ces  Denkmaler  ne  nous  effraie  pas,  mais  ailleurs 
on  y  regarde  do.  plus  pres ;  une  reproduction  en  un  format  plus  petit,  et 
qui  coutat  moins,  contribuerait  beaucoup  a  repandre  la  connaissance 
de  l'art  egyptien  dans  des  classes  de  lecteurs  ou  le  livre  present  ne 
penetrera  pas. 


SUR  QUELQUES  PORTRAITS  DE  MYCERINUS1 


Q'a  ete  longtemps  une  question  de  savoir  si  les  statues  des  rois  et 
des  particuliers  egyptiens  nous  offrent  des  portraits  fideles  du  tout  ou 
simplement  approches.  Non  qu'on  niat  jamais  que  leurs  auteurs  eussent 
voulu  les  faire  aussi  semblables  que  possible,  mais  on  hesitait  a  croire 
qu'ils  y  eussent  reussi.  L'air  d'uniformite  que  1'eraploi  reitere  des 
memes  expressions  et  des  memes  poses  repand  sur  elles  encourageait 
a  penser  que,  se  jugeantincapables  de  transcrire  justement  les  nuances 
de  conformation  ou  de  physionomie  propres  a  chaque  individu,  ils  les 
avaient  ^cartees  de  parti  pris  comrae  indifferentes  au  genre  de  service 
auquel  elles  etaient  destinees  :  si  l'ame  ou  le  double  a  qui  elles  four- 
nissaient  un  corps  indestructible  reconnaissaient  en  elles  assez  de  leur 
corps  passable  pour  pouvoir  s'y  attacher  sans  dommage  au  cours  de 
leur  existence  posthume,  ils  estimaient  avoir  rempli  suffisamment  leur 
tache.  L' etude  des  monuments  a  dissipe  ces  doutes.  Qui,  ayant  manie 
attentivement  une  de  ces  tetes  saites  dont  le  crane  et  le  visage  presen- 
tent  des  caracteres  si  nettement  individuels,  ne  reste  pas  assure  que 
tant  de  particularites  notees  avec  cette  felicite  curieuse  indiquent  le 
ferme  propos  de  transmettre  a  la  posterite  l'apparence  exacte  du 
modele?  Que  si,  poussant  plus  avant,  nous  abordnns  le  second  age 
th^bain,  nous  y  constaterons  bientot,  grace  aux  hasards  qui  nous  ont 

(1)  Extrait  de  la  Revue  de  I'Art  ancien  et  moderne,  1912,  t.  XXXI,  p.  241-254. 


20  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

livre  bien  conserves  les  cadavres  d'une  cinquantaine  de  princes  et  de 
princesses,  avec  quel  succes  les  ateliers  royaux  ont  perpetue  sur  la 
pierre  les  effigies  de  leurs  contemporains  :  le  profil  de  Setoui  I"  photo- 
graphic dans  son  cercueil  co'inciderait  ligne  pour  ligne  avec  celui  de 
ses  bas-reliefs  de  Karnak  ou  d'Abydos,  n'etait  la  maigreur  qui  resulte 
de  l'embauinement.  Remontons  maintenant  a  huit  ou  dix  siecles 
encore  au  dela,  et  recherchons  quel  parti  les  maitres  sculpteurs  du 
premier  age  thebain  ont  tire  de  leurs  Pharaons  :  les  statues  d'Amen- 
emhait  III  et  des  Sanouasrit  ont  l'accent  si  personnel  que  nous 
aurions  tort  de  supposer  qu'elles  peuvent  etre  autre  chose  qu'une 
image  sincere  jusqu'a  la  brutalite.  Les  deux  Chephren  du  Caire  etaient 
souls  naguere  encore  a  nous  suggerer  la  conviction  que  les  temps 
memphites  ne  le  cedaient  en  rien  sur  ce  point  de  la  ressemblance  aux 
siecles  moins  eloignes  de  nous  :  la  decouverte  recente  d'une  dizaine 
de  Mycerinus  nous  interdit  d'en  douter  desormais. 

lis  n'ont  pas  quitte  l'Egypte  pour  la  plupart.  Le  premier  qui  nous 
arriva  (fig.  1)  entra  chez  nous  par  achat  en  1888,  avec  quatre  sta- 
tuettes de  Naousirriya,  de  Mankahorou,  de  Chephren  et  peut-etre  de 
Cheops .  D'apres  les  renseignements  que  Grebaut  recueillit  alors,  elles 
avaient  ete  trouvees  ensemble,  deux  ou  trois  semaines  auparavanl,  par 
des  fellahs  de  Mit-Rahineh,  sous  les  ruines  d'une  petite  construction  en 
briques  situee  a  l'est  de  ce  qui  fut  jadis  le  lac  sacre  du  temple  de  Phtah 
a  Memphis.  Ce  n'etait  pas  la  certainement  leur  place  originelle,  mais 
elles  avaient  vraisemblablement  orne  d'abord  chacune  la  chapelle 
funeraire  annexqe  a  la  pyramide  de  son  souverain  :  leur  transfert  a  la 
ville  et  leur  reunion  dans  l'endroit  d'ou  elles  sortent  ne  sont  pas  ante- 
rieurs  au  regne  des  derniers  Sa'ites  ou  des  premiers  Ptolemees.  C'est 
alors,  en  effet,  que  la  haine  de  la  domination  etrangere  ayant  exalte 
chez  le  peuple  l'amour  de  tout  ce  qui  etait  foncierement  egyptien,  la 
piete  envers  les  Pharaons  glorieux  d'autrefois  se  raviva  :  leurs  sacer- 
doces  se  reorganiserent  et  ils  re^urent  de  nouveau  le  culte  dont  des 


SUR  QUELQUES  PORTRAITS  DE  MYCERINUS       21 


siecles  d'oubli  les  avaient  deshabitues.  Aucune  de  nos  figures  n'est  de 
grandeur  naturelle,  et  le  Mycerinus  de  diorite,  qui  n'est  pas  un  des 
moindres,  atteint  a 
peine  la  hauteur  de  cin- 
quante-cinq  centime- 
tres. II  trone  sur  un  de 
cubique  avec  cette  im- 
passibility que  le  Che- 
phren  nous  a  rendue 
familierc,  et  le  buste 
raide,  les  poings  aux 
cuisses,  il  laisse  aller 
droit  devantlui  le  regard 
blanc  que  l'etiquette  im- 
pose a  I'haraon,  tandis 
que  la  foule  des  cour- 
tisans  et  des  vassaux 
defile  a  ses  pieds  :  son 
nom,  grave  sur  les  cotes 
du  siege,  &  droite  et  a 
gauche  de  ses  jambes, 
ne  nous  aurait  pas  appris 
ce  qu'il  est  que  nous 
l'aurions  devine  a  son 
port.  La  facture,  sans 
etre  des  meilleures  qui 
se  puissent  imaginer, 
ne  laisse  pas  d'etre 
bonne  :  toutefois,  la  tete 
est  grele  par  rapport  au  torse,  et,  dans  le  principe,  on  no  manqua 
pas  d'attribuer  ce  defaut  a  I'etourderie  du  sculpteur.  On  observa  d'ail- 


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Le  Myctirinus  de  Mit-Rahineh. 

Diorite.  Musee  du  Caire. 


22  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

leurs  que  le  visage  n'etait  pas  sans  rappeler  celui  de  deux  des 
autres  Pharaons,  et  on  l'expliqua  par  la  parente,  le  second,  Chephren, 
etant  le  pere  de  Mycerinus,  et  le  troisieme,  peut-etre  Cheops,  son 
grand-pere.  Ce  fut  un  motif  de  presumer  qu'on  avait  la  des  portraits, 
mais  ces  portraits  etaient-ils  authentiques?  Plusieurs  egyptoiogues 
de  Berlin,  que  leur  ingeniosite  naturelle  incitait  alors  a  reviser  les 
jugements  de  Mariette  sur  l'art,  penserent  discerner  dans  certains 
details  de  costume  et  d'ornementation  la  preuve  que,  si  ce  n'etaient 
pas  la  des  figures  de  fantaisie  pure,  c'etaient  du  moins  des  copies 
d'originaux  anciens  executees  tres  librement  sous  une  des  dynasties 
sa'ites,  et  leur  theorie,  repoussee  par  les  savants  qui  avaient  une  expe- 
rience plus  longue,  troubla  cependant  la  majorite.  Elle  ne  tarda  pas 
a  etre  renversee  par  les  faits,  mais  comme  il  arrive  souvent,  les  con- 
sequences qu'on  avait  deduites  d'elle  lui  survecurent  par  force  d'habi- 
tude  :  beaucoup  d'entre  nous  craignirent,  pendant  quelques  annees 
encore,  de  s'avancer  trop  s'ils  declaraient  franchement  que  notre 
Mycerinus  etait  ce  que  nous  l'avions  intitule  sur  la  foi  de  son  inscrip- 
tion, le  vrai  Mycerinus. 

Ilsne  le  firent  qu'a  partir  de  1908,  alors  que  Reisner  et  ses  Ameri- 
cains,  fouillant  a  Gizeh  aux  alentours  de  la  troisieme  pyramide,  mirent 
au  jour  des  monuments  qu'avec  la  meilleure  volonte  du  monde  per- 
sonne  ne  put  assigner  a  une  epoque  differente  de  celle  de  Mycerinus.  II 
semble  que  le  renom  de  piete  dont  le  roman  populaire  l'avait  entoure 
n'etait  pas  immerite  completement,  au  moins  en  ce  qui  touche  sa 
propre  divinite,  car  les  ouvriers  retirerent  des  ruines  de  sa  chapelle, 
avec  les  elements  d'une  innombrable  vaisselle  funeraire  en  toutes 
sortes  de  pierres,  les  fragments  d'une  multitude  de  statues  en  albatre, 
en  schiste,  en  calcaire  et  en  breches  rares.  II  y  en  avait  dans  la  masse 
d'inachevees  ou  de  degrossies  a  peine,  car,  le  souverain  etant  mort 
tandis  qu'on  les  faconnait,  les  travaux  avaient  ete  interrompus  aussitot, 
selon  1'usage  oriental,  et  les  chantiers  abandonnes   en  debandade. 


SUR  QUELQUES   PORTRAITS  DE  MYCERINUS       23 


Celles  qui  etaient  terminees  deja  et  menees  a  leur  place  furent  culbu- 
tees  on  ne  sait  a  quelle  epoque,  peut-etre  au  temps  ou  Saladin  deman- 
tela  les  pyramides  pour  construire  les  remparts  nouveaux  et  la  cita- 
delleduCaire,  puis  leurs  pieces  si  raaltraitees  qu'une  quantite  enorme 
en  a  disparu  :  c'est  au  plus  si,  d'une  centaine  de  couffes  que  les  Ame- 
ricains  ramasserent,  ils  retirerent,  outre  cinq  ou  six  tetes  intactes,  de 
quoi  reconstituer  a  peu  pres  completement  deux  statues  en  albatre.  La 
meilleure  des  tetes   (fig.  2)  est  chez  nous,  au  Caire,  et  elle  ressemble 
assez  a  celle  de  notre  statuette  pour 
qu'on    n'eut    pu   hesiter   a   recon- 
naitre  Mycerinus,  quand  raeme  l'en- 
droit  d'ou  elle  sort  ne  nous  l'aurait 
pas   laisse  deviner.   La    statue  qui 
nous   est    echue  dc    la   trouvaille 
(fig.  3,  p.  25)  est  assise,   mais  le 
bloc  sur  lequel  elle  est  sculptee  ne 
tient  pas  d'aplomb  sur  sa  base,  si 
bien  qu'elle  se  renverse  legerement 
en  arriere.  D'autre  part,  les  deux 
bras  etant  coupes  entre  l'aisselle  et 
la  hanche,  elle  doit  a  cet  accident 
de  paraitre  au  premier  instant  avoir 
un  buste  trop  etroit  pour  sa  hauteur.  Enfin,  et  c'est  ici  le  point  impor- 
tant, la  tete  est  petite,  si  petite  que  la  coiffure  ne  sufifit  pas,  malgre  son 
volume,  a  corriger  le  mauvais  effet  de  cette  disproportion  entre  sa 
termite  et  Pampleur  des  £paules.   La  faute  n'est  pas  de  celles  qu'on 
rejettera  avec  vraisemblance  sur  la    gaucherie  ou    sur  Tignorance  de 
l'artiste.  Celui-ci  n'etait  pas,  tant  s'en  faut,  un  homme  de  talent,  mais 
il  savait  son  affaire  et  il  nous  l'a  bien  prouve  par  la  tenue  generale  de 
son  oeuvre.  L'accord  du  tronc  et  des  jambes,  la  musculature  de  la  poi- 
trine,  la  texture  du  costume,  le  modele  du  genou  et  du  mollet  sont 


Kio.  2 
Mycerinus  :  T«te  Reisuer. 

Allaire.  Musee  du  Caii-e. 


24  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

conformes  &  1'esthetique  de  I'epoque;  la  cheville  et  le  pied  sont  detailles 
avec  la  virtuosite  d'un  ouvrier  rompu  a  toutes  les  finesses  du  metier. 
Si  maintenant  nous  revenons  a  la  statuette  de  Mit-Rahineh,  que  sa 
technique  rattache  non  pas  a  une  ecole  mais  a  un  atelier  different,  nous 
eprouverons  de  la  difficulte  a  imaginer  que  deux  seulpteurs  seraient 
tombes  chacun  de  son  cote  dans  une  faute  aussi  grossiere  s'ils  ne 
l'avaient  pas  eue  sous  les  yeux  chez  leur  modele.  Puisque  leurs  statues 
de  Mycerinus  sont  microcephales,  c'est  que  Mycerinus  etait  microce- 
phale  presque  a  la  difformite. 

Cependant  la  fouille  continuait  parmi  les  lifs  d'eclats  de  pierre. 
Quelques  semaines  avant  qu'elle  cessat,  vers  la  fin  de  mai  1908,  elle 
produisit  quatre  groupes  en  schiste  dont  le  temoignage  confirma 
pleinement  celui  des  albalres.  L'agenceraent  y  est  le  meme,  a  quelques 
ecarts  pres,  qui  ne  modifient  point  sensiblement  l'aspect  des  morceaux. 
Contre  une  dalle  haute  de  quarante-cinq  a  soixante  centimetres,  trois 
personnes  sont  debout  cote  a  cote,  Mycerinus  au  milieu,  le  pied  gauche  en 
avant,  le  pagne  tuyaute  aux  reins,  et  au  front  le  bonnet  blanc  du  royaume 
de  la  Ilaute-Egypte.  II  a  toujours  une  deesse  a  sa  dioite,  une  Hathor 
moulee  dans  le  sarrau  sans  manches  ouvert  sur  la  poitrine,  et  chargee 
par-dessus  ses  cheveux  de  la  perruque  breve  et  de  la  coufieh  ;  elle  porte 
sur  cette  coiffure  ses  deux  cornes  de  vache  et  le  disque  solaire.  Dans 
l'un  des  groupes  (fig.  4,  p.  27),  elle  marche,  les  bras  retombants  et  les 
mains  a  plat  le  long  des  cuisses ;  dans  l'autre  (fig.  5,  p.  29),  elle 
l'etreint  du  bras  gauche  et  elle  se  presse  contre  lui ;  dans  la  troisieme 
enfin  (fig.  6,  p.  31),  elle  lui  serre  la  main  droite  de  sa  main  gauche. 
La  derniere  des  figures  est  tantot  d'une  femme,  tantot  d'un  homme  : 
l'homme,  qui  est  moins  grand  d'un  tiers  que  ses  compagnons,  s'avance 
les  bras  ballants ;  les  deux  femmes  sont  immobiles,  et  l'une  d'elles 
passe  son  bras  droit  autour  de  la  taille  du  roi,  symetriquement  a 
l'Hathor  de  gauche.  Ce  sont  des  entites  geographiques,  des  nomes, 
et  les  etendards  qui  sont  plantes  sur  leur  tele  nous  enseignent  leurs 


Fig.  i 

La  slalue  en  albatre  de  Mycerinus. 

Musie  du  Cairc. 


SUR  QUELQUES   PORTRAITS   DE   MYCERINUS       27 


noms  :  les  deux  femmes  personnifient  les  nomes  du  Sistre  et  du 
Chien,  l'homme  celui  d'Oxyrrhinchus.  Les  fragments  de  schiste  sous 
lesquels  ils  etaient  ensevelis  appartiennent  assurement  a  d'autres  grou- 
pes  aujourd'hui  detruits, 
niais  combien  comptait-on  de 
ceux-ci  a  l'origine  ?  Le  theme 
decoratif  duquel  ils  faisaient 
partie  est  de  ceux  dont  on 
saisit  l'intention  du  premier 
coup  d'oeil,  mais,  si  nous 
avions  eu  besoin  d'un  com- 
mentaire  pour  le  com- 
prendre,  les  courtes  le"gendes 
de  la  base  nous  en  auraient 
fourni  les  elements ;  elles 
nous  apprennent  en  effet 
que  notre  Hathor  est  la  dame 
du  canton  du  Sycomore  et 
que  le  nome  du  Chien,  celui 
du  Sistre,  celui  d'Oxyrrhin- 
chus amenent  au  souverain 
toutes  les  bonnes  choses  de 
leur  territoire.  Myce"rinus, 
en  sa  qualite  de  roi  du  Said 
et  du  Delta,  avait  droit, 
pendant  sa  vie  au  tribut, 
apres  sa  mort  aux  offrandes  du  pays  entier,  et  d'autre  part,  Hathor, 
dame  du  Sycomore,  est  la  patronne  des  morts  osiriens  dans  cette 
province  memphite  oil  s'elevaient  les  palais  des  Pharaons  et  leurs 
tombeaux  :  il  dtait  done  naturel  qu'elle  servit  d'introductrice  aux 
dCle'gues  des  nomes,  lorsque  ceux-ci  venaient  verser  leurs  redevances 


Fig.  4 

Mycdrinus,  Hathor  ct  le  nome  Oxyrrhinchite 

Schiste.  Musee  du  Caire. 


28  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

au  maitre  commun.  Chez  les  riches  particuliers,  cette  operation  etait 
symbolisee  sur  les  parois  de  la  chapelle  f  uneraire  par  de  longues  proces- 
sions d'hommes  ou  de  femmes  en  bas-relief,  dont  chacun  incarnait 
Fun  des  domaines  affectes  k  l'entretien  du  tombeau ;  ici,  elle  etait 
exprimee  de  facon  plus  concrete  encore  par  deux  theories  de  groupes 
en  ronde-bosse,  qui  probablernent  se  developpaient  le  long  des  murs 
dans  une  des  cours  du  temple  de  la  pyramide.  Les  quatre  qui  ont 
echappe  a  la  destruction  appartenaient  a  la  serie  du  Said,  comrne  le 
prouvent  etleurs  noms  et  la  coiffure  du  souverain,  mais  ceux  du  Delta 
n'auraient  pu  rnanquer  sans  qu'il  en  resultat  des  privations  regrettables 
pour  le  double  dans  son  existence  d' outre- torn  be  :  il  y  en  avait  done 
une  quarantaine  en  tout,  autant  que  de  nornes  dans  1'Egypte  entiere. 
[/excellence  de  ceux  qui  nous  sont  parvenus  est  pour  nous  inspirer 
le  regret  de  ceux  que  nous  n'avons  plus.  lis  conservaient  quelque  chose 
encore  de  leur  coloris  primitif,  dans  l'instant  qu'ils  sortirent  de  terre, 
mais  ils  s'en  sont  depouilles  rapidement  au  contact  de  1'air  et  de  la 
lumiere,  et  il  ne  leur  en  est  plus  reste  que  des  traces  a  la  poitrine, 
au  cou,  aux  poignets,  a  la  ceinture,  aux  endroits  que  voilait  la  parure 
habituelle  des  gens  de  haut  rang  :  les  feuilles  d'or  dont  les  colliers  et  les 
bracelets  etaient  decores  ont  ete  volees  des  l'antiquite,  mais  les  couches 
plus  epaisses  de  peinture  sur  lesquelles  elles  avaient  ete  posees  gardent 
assez  exactement  leurs  contours.  II  nous  serait  facile  de  restituer  a 
l'ensemble  l'aspect  qu'il  avait  dans  sa  fraiche  nouveaute,  teint  jaune 
clair  pour  les  femmes  et  rouge-brun  pour  les  hommes,  chevelures 
noires,  coiffures  bleues  ou  blanches,  couronnes  et  vetements  blancs 
releves  par  l'eclat  fauve  des  bijoux.  Des  morceaux  ou  tout  est  calcule  si 
minutieusement  pour  la  verite,  il  est  peu  probable  que  rien  y  soit 
l'effet  du  hasard  ou  de  la  maladresse ;  si  done  la  tete  du  souverain  y  est 
partout  trop  faible,  e'est  qu'elle  se  presentait  telle  dans  la  realite.  En 
fait,  la  disproportion  au  reste  du  corps  est  moins  sensible  ici  que  sur  les 
statues  isolees  et  on  ne  la  remarque  pas  de  prime  abord  :  elle  se 


SUR  QUELQUES  PORTRAITS  DE  MYCERINUS   29 


manifesto  rapidement  des  que  Ton  compare  le  souverain  a  ses  deux 

compagnons.  Non  seulement  ils  ont  la  tete  plus  massive  et  plus  large 

que  lui,  mais  il  semble  que 

le  sculpteur  ait  voulu  accen- 

tuer    riuegalite    entre    eux 

par  un  tour  de  son  metier  : 

il  aretreci  sensiblement  leurs 

epaules,  et  le  contraste  de  la 

tete  trop  petite  qui  surmonte 

les  vastes  epaules  de  Myce- 

rinus   avec   les  deux  fortes 

tetes  qui  pesent  sur  les  epaules 

etriquees   des   acolytes  sou- 

ligne  la  difTormite  que  l'en- 

tassement  des  trois   figures 

sur    le    meme    fond    avait 

presque     masquee.    L'etude 

des    scliistes    nous    impose 

done  la  meme  conclusion  que 

celle  des  albatres.  C'est  bien 

le   Mycerinus  veritable  que 

les   conlemporains    se    sont 

efforces  de  transmettre  a  la 

posterite,  ct  ils  ne  nous  ont 

^pargneaucun  des  details  qui 

6taient  de  nature  a  nous  le 

faire    bien   connaitre;    nous 

n'avons  qu'a  analyser  leurs 

oeuvres  pour  le  voir  lui-meme 

se  dresser  devant  nous.  II  etait  grand,  robuste,  mince  de  taille,  avec 

des  jambes  longues  et  une  encolure  puissante  qu'un  visage  grele  sur- 


Fio.  5 

Mycerinus,  llathor  et  le  nomc  f'.ynopolite. 

Scheie.  Must'e  du  Caire. 


30  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

montait,  un  athlete  avec  la  tete  presque  d'un  enfant.  Au  demeurant, 
des  yeux  saillants,  des  oreilles  grasses,  un  nez  court  retrousse  du  bout, 
unc  bouche  sensuelle  ourlee  de  levres  epaisses,  un  menton  fuyant  sous 
la  barbe  postiche  :  l'expression  de  la  face  est  celle  de  la  bienveillance, 
meme  de  la  faiblesse.  Le  sculpteur  a  eu  beau  lui  raidir  l'echine  et  le 
cou,  lui  gonfler  la  poitrine,  lui  tendre  les  biceps,  lui  serrer  le  poing, 
lui  immobiliser  le  masque  dans  une  gravite  hieratique,  il  n'a  pas  reussi 
a  lui  inculquer  la  majeste  souveraine  qui  fait  de  notre  Chephren  l'ideal 
du  Pharaon  egal  aux  dieux.  II  a  le  benoit  exterieur  d'un  particulier  de 
bonne  race,  mais  de  tournure  inferieure  a  sa  condition.  On  en  citerait 
aisement  une  douzaine  parmi  les  statues  qui  voisinent  avec  les 
siennes  dans  notre  Musee,  celle  de  Ranafir,  par  exemple,  qui  ont 
plus  haute  mine  et  plus  fiere  allure. 

Et  le  nouveau  groupe  en  schiste  (fig.  7,  p.  33)  que  Reisner 
decouvrit  pendant  l'hiver  de  1909  ne  nous  a  obliges  a  rien  changer 
de  cette  appreciation.  Mycerinus  y  est  represente  cette  fois  avec  sa 
femme ;  les  portions  basses  des  deux  figures  n'avaient  pas  regu  le  poli 
final  quand  la  mort  survint,  mais  celles  du  haut  etaient  achevees 
et  elles  sont  admirables.  II  est,  lui,  coiffe  du  daft  ordinaire  qui  lui 
encadre  la  face  carrement,  et  ses  traits  sont  bien  ceux  que  nous 
lui  connaissons  d'apres  les  statues  deja  decrites,  les  yeux  a  fleur  de 
peau,  le  regard  fixe,  le  nez  retrousse,  la  bouche  large  et  molle,  la  levre 
inferieure  qui  avance  un  peu  sur  la  superieure,  la  physionomie  d'un 
bon  bourgeois  qui  se  guinde  pour  paraitre  digne.  La  reine  n'a  pas  Fair 
beaucoup  plus  noble,  mais,  a  la  considerer,  on  n'est  pas  loin  de 
penser  qu'elle  avait  plus  d'intelligence  ou  de  vivacite.  On  ne  dira  pas 
precisement  qu'elle  sourit,  mais  un  sourire  vient  de  passer  sur  son 
visage  et  il  lui  en  flotte  quelque  chose  encore  sur  la  bouche  et  sur 
les  yeux  (fig.  8,  p.  35).  Elle  a  d'ailleurs  de  belles  joues  rondes,  un 
petit  nez  en  l'air,  un  menton  replet,  des  levres  charnues,  coupees 
de  haut  en  bas  par  un  pli  bien  net  :  un  regard  resolu  glisse  entre  ses 


SUR  QUELQUES   PORTRAITS  DE  MYCERINUS         31 


paupieres  etroites  et  lourdes.  Elle  ressemble  a  son  mari,  ce  qui  n'a 
rien  de  surprenant,  puisque,  les  unions  entre  freres  et  soeurs  etant 
non  seulement  tolerees  mais  commandoes  par  la  coutume,  il  y  a  chance 
que  ces  deux-la  fussent  nes 
du  meme  pere  et  de  la  meme 
mere ;  elle  a  seulement  quel- 
que  chose  de  plus  ferme  que 
lui  (fig.  9,  p.  37).  L'usage 
exigeait,  quand  on  associait 
deux  epoux  dans  un  groupe, 
qu'on  ne  les  posat  pas  cote  a 
cote  sur  un  pied  d'egalite 
absolue,  mais  qu'on  pretat  a 
la  femme  une  posture  ou 
simplement  un  geste  qui  im- 
pliquait  un  etat  de  depen- 
dance  plus  ou  moins  affec- 
tueuse  a  regard  du  mari; 
on  1'accroupissaitases  pieds, 
la  poitrine  contre  sesgenoux, 
ou  on  l'attachait  du  bras  a 
sa  ceinture  ou  a  son  cou, 
comme  si  elle  n'avait  con- 
fiance  qu'en  sa  protection. 
Ici,  le  geste  de  la  reine  est 
con  forme  a  la  convention, 
contredit  l'intention  soumise 


Kig.  G 
Mycerimis,  llatlior  et  le  nome  du  Sislre. 

SrhislP-  Musee  du  Caire. 


mais  la  maniere  dont  elle  Pexecute  en 
:  elle  se  serre  moins  contre  le  Pharaon 
qu'elle  ne  le  serre  contre  elle  et  elle  a  Pair  de  le  proteger  au  moins 
autant  qu'il  la  protege.  Aussi  bien  l'egale-t-elle  par  la  stature,  et 
quand  meme  elle  est  plus  svelte  que  lui,  ainsi  qu'il  convient  a 
son  sexe,  elle  est  aussi  robuste  des  epaules.  Est-ce  a  dire  pour  cela 


32  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

que  le  sculpteur  lui  ait  attribue  la  carrure  massive  d'tin  homme? 
Non  certes,  inais,  a  l'exemple  de  son  confrere  des  triades,  il  a  triche 
quelque  peu  pour  dissimulcr  le  defaut  de  son  modele.  Comrae  il  lui 
deplaisait  sans  doute  d'avoir  a  inontrer  un  Pharaon  difforme  et  que, 
pourtant,  il  lui  etait  interdit  d'alterer  des  traits  qui,  apres  tout,  etaient 
ceux  d'un  dieu,  il  en  a  rendu  l'incorrection  moins  visible  en  retranehant 
aux  epaules  cc  qu'il  fallait  afin  de  retablir  une  sorte  d'equilibre  apparent 
entre  les  parlies,  et  nous  voila  ramenes  par  un  detour  nouveau  au  point 
oil  l'examen  dos  albatres  et  des  triades  nous  avait  conduits.  Concluons 
unefois  de  plus  que  les  effigies  des  Pharaonsmempbitesetdeleurssujets 
etaient  les  portraits  reels  des  personnages  q  u'elles  pretendaient  reproduire. 
Reels,  mais  nonrealistes,  a  moins  de  necessites  speciales.  J'ai  tente 
a  plusieurs  reprises  de  delinir  les  deux  ecoles  principales  de  sculpture 
egyptienne,  la  thebaine  et  la  memphite.  Des  son  origine,  la  thebaine 
tend  a  copier  le  modele  brutalement,  tel  qu'il  est  dans  le  moment  que 
sa  main  le  saisit.  Prenez  les  statues  de  Sanouasrit  Ier  ou  de  Sanouas- 
rit  III  qui  entrerent  naguere  au  Musee  du  Caire  :  l'air  de  farnille  est 
indeniable  entre  toutes,  mais,  selon  qu'elles  proviennent  d'un  atelier 
thebain  ou  d'un  memphite,  les  traits  qui  constituent  la  ressemblance 
complete  sont  notes  de  facons  si  divergentes  qu'a  premiere  vue  on 
incline  a  penserqu'elleexiste  a  peine.  Les  Thebains  ont  marque  scru- 
puleuseinent  la  maigreur  des  joues,  la  durete  de  l'oeil,  la  secheresse 
de  la  bouche,  la  pesanteur  dela  machoire,  et  ils  ont  accuse  ces  points 
plus  qu'ils  ne  les  ont  attenues;  le  Memphite  ne  les  a  pas  negliges, 
mais  il  les  a  traites  d'une  maniere  plus  clemente,  et  il  a  degage  des 
faces  hagardes  ou  l'ecole  rivale  se  complait  le  masque  heureux  et  sou- 
riant  que  les  traditions  de  la  sienne  attribuaient  a  tous  les  Pharaons 
sans  exception.  Nous  ne  pouvons  pas  instituer  de  comparaisons  dece 
genre  pour  l'epoque  de  Mycerinus  :  l'ecole  thebaine,  si  elle  existait 
deja  comme  il  est  probable,  dort  enterree  encore  sous  les  ruines,  et 
nous  ne  connaissons  rien  d'elle  a  placer  aux  cotes  de  la  memphite. 


Fig.  7 

MycerinuH  el  sa  feinine. 

Schiste.  MusOe  Je  Boston. 


SUR  OUELQUES   PORTRAITS    DE  MYCERINUS       35 

C'en  est  assezneanmoins  de  parcourir  les  sallesde  notre  Musee  qui  sont 
reservees  a  celle-ci  pour  nous  convaincre  que,  si  le  Cheikh-el-beled, 
les  Chephren,  le  couple  princier  de  Meidoum,  les  Ranafir  sont  des  por- 
traits ressemhlants,  ce  sont  aussi  des  portraits  idealises  selon  la  for- 


Fio.  8 

Mycirinus  et  sa  femnie  (Detail). 

Schisle.  Musee  de  Boston. 


mule  dont  nous  avons  constate  l'influence  sur  les  monuments  de  la 
XII"  dynastie  :  tout  ce  que  leurs  modeles  offraient  de  trop  prononce" 
dans  leur  maniere  d'etre  a  Cte  affaibli,  afin  de  leur  donner  la  tenue 
sereine  qui  seyait  au  corps  imperishable  de  si  nobles  et  si  discretes 
personnes.  La  seulement  on  se  departait  de  la  routine  ou  Ton  rencon- 
trait  des  monstruosites  telles  qu'ily  aurait  eu  danger  pour  l'immortalite' 
du  sujet  a  les  effacer  completement,  ainsi  dans  le  cas  des  deux  nains 


36  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

du  Caire;  encore  n'est-il  pasbien  sur  que  meme  l&on  n'ait  pas  menage 
quelques  adoucissements  aleur  laideur.  Ce  qui  est  arrive  a  Mycerinus 
le  rend  vraisemblable  :  n'avons-nous  pas  vu,  en  effet,  que  l'artiste 
s'est  ingenie  a  dissimuler  par  un  artifice  l'exigu'ite  troublante  de  la 
tete?  Et  il  a  du  souvent  prendre  des  libertes  pareilles  sans  que  nous 
ayons  actuellement  les  moyens  de  le  demontrer.  J'oserai  l'affirmer  de 
Chephren,  bien  que  l'une  de  ses  deux  statues,  celle  de  serpentine  verte, 
soit  presque  pour  moitie  une  restauration  de  Vassalli.  Car  si  Ton  com- 
pare leurs  profils,  on  remarque  que  celui  de  la  statue  en  serpentine  est 
moins  ferme  que  celui  de  la  statue  en  diorite:  l'oeil  y  est  plus  petit  et 
le  menton  moins  autoritaire,  la  pointe  du  nez  se  rebrousse  un  peu  et 
une  ressemblance  s'ebauche  avec  Mycerinus.  Cette  dignite  hautaine 
que  je  signalais  tout  a  l'heure  chez  le  pere  par  opposition  au  fils  ne 
resulterait-elle  pas  du  parti  qu'avaient  pris  les  Memphites  d'idealiser 
leurs  sujets,  jusqu'a  faire  de  chacun  d'eux  un  type  presque  abstrait  de 
la  classe  a  laquelle  il  appartenait? 

Comme  on  pouvait  s'y  attendre,  les  albatres  de  Mycerinus  sont  loin 
d'egaler  ses  schistes.  Chaque  fois,  en  effet,  que  nous  retrouvons  plu- 
sieurs  statues  d'un  personnage  en  matieres  differentes,  il  est  rare  que 
les  plus  difficiles  k  travailler  ne  soient  pas  aussi  les  meilleures.  Petrie 
en  avait  conclu  qu'il  y  avait  en  Egypte,  a  toutes  les  epoques,  une 
ecole  de  sculpture  du  calcaire  et  des  roches  tendres,  une  du  granit  et 
des  roches  dures.  Mais  qui  s'aviserait  de  classer  nos  sculpteurs  dans 
des  ecoles  diverses  suivant  qu'ils  s'attaquent  au  bronze  ou  au  marbre  ? 
En  Egypte,  comme  chez  nous,  les  apprentis  recevaient  un  enseigne- 
ment  qui  les  preparait  a  exercer  le  metier  complet,  quelle  que  fut  la 
specialite  dans  laquelle  ils  se  cantonnassent  par  la  suite,  mais  comme 
le  traitement  de  certaines  roches  exigeait  une  pratique  plus  etendue, 
on  avait  soin,  sur  les  chantiers,  de  le  contier  aux  plus  experts.  C'est 
evidemment  ce  qui  arriva  pour  Mycerinus.  Ses  albatres  sont  tres  esti- 
mables  a  coup  sur,  mais  ceux  a  qui  nous  les  devons  n'etaient  pas  des 


SUR  QUELQUES   PORTRAITS  DE  MYCERINUS       37 

virtuoses  accomplis,  et,  s'ils  s'acquitterent  de  leur  tache  tres  honora- 
blement,  its  ne  produisirent  rien  que  d'ordinaire.  Ceux  qui  executerent 
les  schistes  etaient  bien  plus  habiles.  Je  n'oserai  pas  certifier  qu'ils  ont 
triomphe  entierement  de  la  matiere  :  les  corps  des  princes  et  des  dieux, 
decoupes  dans  une  pate  aussi  seche  et  d'un  ton  aussi  triste,  presentent 


Fig.  9 

Mycerinus  et  sa  fenmie    Detail  . 
Schisle.  Musee  de  Boston. 


une  rigidite  de  contours  a  laquelle  nous  sommes  d'autant  plus  sen- 
sibles  qu'ils  sont  prives  de  la  couleur  qui  les  egayait.  lis  rebutent 
presque  celui  qui  les  voit  pour  la  premiere  fois ;  puis,  cette  repulsion 
vaincue,  ils  se  revelent  parfaits  de  leur  espece.  L'artiste  a  fait  ce  qu'il 
a  voulu  de  cette  substance  Migrate,  et  il  l'a  nianiee  de  la  meme  sou- 
plesse  que  s'il  eut  eu  a  petrir  1'argile  la  plus  ductile.  Les  ferames 
surtout  sont  remarquables  avec  leurs  epaules  pleiues  et  rondes,  leurs 


38  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

seins  menus  et  places  bas,  leur  ventre  puissant  et  bien  dessine,  leurs 
cuisses  dedicates  et  pleines,  leurs  jambes  vigoureuses,  un  des  types  les 
plus  elegants  que  I'Egypte  rnemphite  ait  crees.  Cela  ne  vaut  pas  le 
Chephren  de  diorite,  ni  leCheikh-el-beled,  ni  le  Scribe  accroupi,  ni  la 
Dame  de  Meidoum,  raais  ce  n'en  est  pas  loin,  et  peu  de  pieces  tiennent 
un  rang  aussi  eleve  dans  l'oeuvre  do  la  vieille  ecole  memphite. 


TfiTE  DE  SCRIBE 

DE  LA  IV'  OU  DE  LA  V«  DYNASTIE  (Musee  du  Louvre  . 


Les  inventaires  ne  donnent  pour  cette  tete  (pi.  1)  aucune  indication 
d'origine.  On  en  soupconnait  si  peu  la  provenance  qu'on  l'a  crue  de 
travail  peruvien  pendant  longtemps  :  M.  de  Longperier,  avec  son  tact 
ordinaire,  lui  a  rendu  la  place  qui  lui  appartenait  dans  la  serie  egyp- 
tienne1.  On  y  reconnait,  a  premiere  vue,  le  style  de  l'ancien  Empire 
memphite :  elle  a  etc  detachee,  evidemment,  d'une  statue  qui  se  trouvait 
dans  une  des  necropoles  de  Sakkarah.  L'absence  du  socle  et  des  parlies 
qui  portent  d'ordinaire  l'inscription  nous  condamne  a  ignorer  le  nom 
de  l'individu  qu'elle  representait,  un  Scribe  contemporain,  ou  peu  s'en 
faut,  du  fameux  Scribe  accroupi.  Front  etroit  et  un  peu  fuyant,  ceil 
long,  saillant,  tire  legerement  vers  les  tempes,  nez  retrousse,  narines 
minces,  pommettes  accentuees,  joues  maigres,  bouche  large  et  levres 
charnues,  menton  ferme  et  rond,  c'est  un  portrait  peu  flatte,  mais 
certainement  exact.  La  matiere  est  le  calcaire  tres  fin  de  Tourah,  peint 
en  rouge  vif :  la  technique  est  d'une  delicatesse  et  d'une  maitrise  rares, 
meme  a  cette  epoque  d'artistes  emerites. 

Les  statues  de  simples  particuliers  proviennent  j)resque  toutes  de 
temples  ou  de  tombeaux.  Le  droit  d'eriger  une  statue  dans  les  temples 
appartenait  au  roi  seul;  aussi,  la  plupart  de  celles  qu'on  y  a  recueillies 

1.  Elle  est  mentionnec  pour  la  prcmiOre  fois  dans  le  Catalogue  d'Emmanuel  de  Rouge,  1855, 
oil  elle  porte  le  n°  6;  elle  est  placee  sur  la  cheminee  de  la  Salle  civile. 


40  ESSAIS   SUR  L'ART  EGY|PTIEN 

offrent-elles  une  formule  speciale  :  «  Donne  comme  faveur  de  par  le 
«  roi,  k  un  tel  fils  d'un  tel  »\  parfois  memo  la  faveur  est  qualifiee  de 
grandest  tres  grande.  C'etait  done  atitre  exceptionnel,  en  recompense 
de  services  rendus  ou  par  un  caprice  de  la  royaute,  qu'un  Egyptien 
obtenait  l'autorisation  de  placer  son  image  dans  un  temple,  que  ce  fut 
celui  de  sa  cite  natale  ou  celui  d'une  autre  ville  pour  le  dieu  de 
laquelle  il  professait  une  devotion  particuliere.  Les  grands  seigneurs 
feodaux,  qui  aspiraient  tous  plus  ou  moins  a  posseder  les  droits 
regaliens,  prenaient  parfois  la  liberte  d'en  Clever  une  a  eux-memes, 
sans  la  permission  prealable  de  Pharaon;  mais,  malgre  ces  usurpa- 
tions de  la  prerogative  royale,  le  nombre  devait  en  etre  relativement 
peu  considerable.  Les  guerres  civiles,  les  invasions  etrangeres,  la  ruine 
des  villes,  la  destruction  des  idoles  par  les  chretiens,  ont  contribue  & 
rendre  rares  dans  nos  musees  les  statues  privees  provenant  des  temples2. 
Rien  de  plus  frequent,  au  contraire,  que  d'y  en  rencontrer  qui 
sortent  de  cimetieres.  Chaque  tombe  un  peu  soignee  de  l'ancien  ou  du 
nouvel  Empire  en  renfermait  plusieurs,  qui  representaient  le  defunt 
seul  ou  accompagne  des  membres  principaux  de  sa  famille.  Elles 
n'etaient  pas  toujours  placees  au  meme  endroit :  vers  la  IV*  dynastie, 
on  les  dressait  quelquefois  dans  la  cour  exterieure,  a  Fair  libre,  quel- 
quefois  aussi  dans  la  chapelle  oil  la  famille  celebrait,  a  de  certains 
jours,  le  culte  de  l'ancetre.  Leplus  souvent,  on  les  emprisonnait  dans 
une  chambre  etroite,  haute  de  plafond,  assez  semblable  a  un  couloir, 
et  que,  pour  cette  raison,  les  Arabes  appellent  Serddb.  Tantot,  le 
Serddb  est  perdu  dans  la  maconnerie  et  ne  communique  avec  aucune 
des  autres  pieces.  Tantot  il  est  relie  a  la  chapelle  funeraire  par  une 
sorte  de  conduit  quadrangulaire  assez  petit  pour  qu'on  ait  peine  a  y 
glisser  la  main3.   Les  pretres  venaient  bruler  de  l'encens   aupres  de 

1.  En  voir  de  bons  exemples  dans  Makiettr,  Karnak,  pi.  VIII. 

2.  Ceci  n'est  plus  vrai  depuis  la  decouverte  de   la  favissa  a  Karnak.  Le  Musee  du  Caire 
possede  plusieurs  centaines  de  statues  privees  originaires  du  temple  d'Amon  thebain,  (1912). 

3.  Mariettb,  Su?-  les  tombes  de  l'ancien  Empire  qu'on  trouve  a  Saqqarah,  p.  8-9. 


" 


1*1..  1 


TETE    DK    SCRIBK    AU    LOUVRE 


TETE  DE  SCRIBE  41 

l'orifice,  y  verser  des  libations,  y  presenter  des  offrandes,  y  murmurer 
des  prieres,  et  le  tout  etait  cense  penetrer  dans  le  reduit.  Tel  de  ces 
Serddb  renferme  une  ou  deux  statues  a  peine;  tel  autre  en  contenait 
jusqu'a  vingt.  Certaines  sont  en  bois  ou  en  pierre  dure  :  le  plus  grand 
nombre  est  en  calcaire  peint.  Assises  ou  debout,  accroupies  ou  lancees 
dans  l'attitude  de  la  marche,  elles  pretendent  toutes  nous  conserver 
des  portraits,  portraits  du  raort,  de  sa  femme,  de  ses  enfants,  de  ses 
serviteurs.  Si  on  les  rencontrait  plus  souvent  dans  des  endroits  oil 
elles  eussent  ete  visibles,  on  expliquerait  leur  presence  par  le  plaisir 
bien  naturel  qu'eprouvaient  les  meinbres  d'une  famille  a  retrouver  les 
traits  des  personnes  qui  leur  avaient  ete  cheres.  Mais  elles  sont  d'ordi- 
naire  emmurees  pour  l'eternite  dans  des  cachettes  ou  nul  ne  penetrait 
jamais  :  il  nous  faut  chercher  d'autres  raisons. 

Les  Egyptiens  se  faisaient  de  Tame  humaine  une  idee  assez 
grossiere.  lis  la  consideraient  comme  une  reproduction  exacte  du 
corps  de  chaque  individu,  petrie  d'une  matiere  moins  dense  que  la 
chair  et  les  os,  mais  susceptible  d'etre  vue,  sentie  et  touchee.  Ce 
double,  ou,  pour  l'appeler  du  nora  qu'ils  lui  donnaient,  ce  ka, 
avait,  a  un  degre  moindre  que  son  type  terrestre,  toutes  les  in  fir- 
mites  de  notre  vie  :  il  buvait,  mangeait,  se  vetait,  s'oignait  de 
parfums,  allait  et  venait  dans  sa  tombe,  exigeait  un  mobilier,  une 
maison,  des  serviteurs,  un  revenu.  On  devait  lui  assurer,  par  dela 
notre  monde,  la  possession  de  toutes  les  richesses  dont  il  avait  joui 
ici-bas,  sous  peine  de  le  condamner  a  une  eternite  de  miseres  indi- 
cibles.  La  premiere  obligation  que  sa  famille  contractait  a  son  egard 
etait  de  lui  fournir  un  corps  durable,  et  elle  s'en  acquittait  en  momi- 
fiant  de  son  mieux  ladepouille  mortelle,  puis  en  enfouissant  la  inomie 
au  fond  d'un  puits  ou  Ton  ne  I'atteignait  qu'au  prix  de  longs  travaux. 
Toutefois,  le  corps,  quelque  soin  qu'on  eut  mis  a  le  preparer,  ne 
rappelait  que  de  loin  la  forme  du  vivant.  II  etait,  d'ailleurs,  unique  et 
facile  a  d&ruire  :  on  pouvait  le  briser,  le  demembrer  methodiquement, 


42  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

en  disperser  ou  en  bruler  les  morceaux.  Lui  disparu,  que  serait  devenu 
le  double?  On  preta  pour  support  a  celui-ci  des  statues  represen- 
tant  la  forme  exacte  de  son  individu.  Ces  effigies  en  bois,  en  calcaire, 
en  pierre  dure,  en  bronze,  etaient  plus  solides  que  la  mornie,  et  rien 
n'empechait  qu'on  les  fabriquat  en  la  quantite  qu'on  voulait.  Un  seul 
corps  etait  une  seule  chance  de  duree  pour  le  double;  vingt  equiva- 
lent a  vingt  chances.  De  la,  ce  nombre  vraiment  etonnant  de  statues 
qu'on  rencontre  quelquefois  dans  une  seule  tombe.  La  piete  des  parents 
multipliait  les  images,  et,  par  suite,  les  supports,  les  corps  imperissables 
du  double,  lui  assurant,  par  cela  seul,  une  presque  immortalite1. 

Dans  les  temples  com  me  dans  les  hypogees,  les  statues  de  parti- 
culiers  etaient  destinees  a  servir  de  soutien  a  Fame.  La  consecration 
qu'elles  recevaient  les  animait  pour  ainsi  dire  et  en  faisait  les  subs- 
tituts  du  defunt :  on  leur  servait  les  offrandes  destinees  a  l'autre  monde. 
Chaque  tombeau  de  riche  possedait  une  veritable  chapelle  a  laquelle 
etait  attache  un  sacerdoce  special,  forme  de  hon-ka  ou  pretres  du  double. 
Les  pretres  du  double  accomplissaient  aux  fetes  sacramentelles  les  rites 
ne"cessaires,  ils  veillaient  a  l'entretien  de  l'edifice,  ils  administraient  ses 
revenus.  Les  statues  des  villes  memes  exigeaient  des  soins  speciaux. 
Le  clerge  du  temple  ou  elles  logeaient  reclamait  en  effet  sa  part  des 
benefices  que  rapportait  le  culte  des  ancetres  :  on  redigeait,  en  sa  faveur, 
de  veritables  actes  de  donation  ou  Ton  specifiait  le  role  qu'ildevait  jouer 
dans  les  ceremonies,  la  quantite  d'offrandes  qui  leur  revenait  pour  le 
service  rendu,  le  nombre  de  jours  dans  l'annee  qu'ils  consacraient  a 
chaque  statue.  «  Convention  passee  entre  le  prince  Hapi-T'aufi  et  les 
«  Pretres  de  I'heure  du  temple  d'Anubis,  maitre  de  Siout,  au  sujet 
«  d'un  pain  blanc  que  chacun  d'eux  doit  donner  a  la  statue  du  prince, 
«  sous  la  haute  main  du  Pretre  de  ka,  le  18  Thot,  jour  de  la  fete 

1.  Voir  sur  cette  th6orie  Lepage-Renouf,  On  the  true  Sense  of  an  Important  Egyptian  Word, 
dans  les  Transactions  of  the  Society  of  Biblical  Archaeology ,  t.  IV,  p.  494-508,  ainsi  que  Maspero, 
Memoires  du  Congris  des  Orientalistes  de  Lyon,  t.  I,  et  Bulletin  de  I 'Association  scientifique  de 
France  (1878),  n°  594,  p.  373-384. 


TETE  DE  SCRIBE  43 

«  Ouaga ',  en  plus  des  dons  que  tout  tombeau  doit  a  son  seigneur ; 
«  ensuite,  au  sujet  de  laceremonie  d'allumer  la  flamme,  etde  laproces- 
«  sion  qu'ils  doivent  faire  avec  le  Pretre  de  ka,  tandis  qu'il  celebre  le 
«  service  en  l'honneur  du  defunt  et  qu'ils  dehlent  a  Tangle  nord  du 
«  temple,  au  jour  d'allumer  la  flamme.  —  Hapi-T'aufi  donne  pour  cela 
«  aux  Prelres  de  I'heure  un  boisseau  de  ble  de  chacun  des  champs  appar- 
«  tenant  au  tombeau,  des  premices  de  la  moisson  du  domaine  princier, 
«  com  me  chaque  particulier  de  Siout  a  coutume  de  faire  des  premices 
«  de  sa  moisson,  car  chaque  paysan  donne  toujours  un  don  au  temple 
«  des  premices  de  sa  moisson2.  »  Le  ceremonial  est  regie  ainsi  par  le 
detail,  et  le  monument  nous  apprend  comment  et  a  quelles  conditions 
on  nourrissait  un  mort  en  Egypte.  Les  pains,  la  viande,  le  ble  etaient 
mis  devant  la  statue  par  les  pretres  :  ils  arrivaient  de  la  aux  dieux  qui, 
apres  avoir  preleve  leur  part,  transmettaient  le  reste  au  double. 

On  comprend  maintenant  pourquoi  les  statues  qui  ne  representent 
pas  des  dieux  sont  toujours  et  uniquement  des  portraits  aussi  exacts 
que  l'artiste  a  pu  les  executer.  Chacune  d'elles  etait  un  corps  de  pierre, 
non  pas  un  corps  ideal  ou  Ton  ne  cherchait  que  la  beaute  des  formes  ou 
de  I'expression,  mais  un  corps  reel  a  qui  l'on  devait  se  garder  d'ajouter 
ou  de  retrancher  quoi  que  ce  fut.  Si  le  corps  de  chair  avait  ete  laid,  il 
falla.it  que  le  corps  de  pierre  fiit  laid  de  la  meme  maniere,  sans  quoi  le 
double  n'y  trouvait  pas  le  support  qui  lui  convenait.  La  statue  d'oti  aete 
detachee  la  tete  conservee  au  Louvre  etait,  on  ne  saurait  en  douter, 
l'image  fidele  de  Tindividu  dont  le  nom  avait  ete  grave  sur  elle  :  si 
I'expression  en  est  d'un  realisme  un  peu  brutal,  il  faut  en  accuser  le 
modele  qui  ne  s'etait  pas  avise  d'etre  beau,  non  pas  le  sculpteur  qui 
aurait  commis  une  sorte  d'impiete  s'il  avait  altere  en  quoi  que  ce  fut 
la  physionomie  du  modele. 

1.  Une  des  fetes  des  Morts  on  Egypte. 

2.  La  traduction  complete  du  contrat  se  trouve  dans  les  Transactions  of  the  Society  of  Biblical 
Archaology,  t.  VII,  p.  1  et  9. 


SKHEMKA,  SA  FEMME  ET  SON  FILS 


UROUPE  TROUVE  A  MEMPHIS 
Musee  du  Louvre  . 


Skhemka  vivait  a  Memphis  vers  la  lin  <le  la  Ve  dynastie.  II  etait 
attache  a  l'ad ministration  des  domaines,  et  il  fut  enseveli  dans  la 
necropole  de  Saqqarah.  Son  tombeau,  retrouve  par  Mariette  pendant 
les  fouilles  du  Serap^um,  a  fourni  trois  jolies  statues  au  musee  du 
Louvre '.  J'ai  connu  le  groupe  reproduit  plus  loin  (fig.  10,  p.  47)  a  une 
epoque  oil  l'enduit  qui  le  reeouvre  n'avait  encore  que  tres  peu  souf- 
fert :  les  musees  d'Europe  ne  possedaient  rien  qu'on  put  lui  comparer 
pour  le  fini  de  l'execution. 

Je  ne  dirai  pas  grand'chose  du  personnage  principal  :  il  a  toutes 
les  qualites  et  tous  les  defauts  auxquels  les  sculpteurs  de  l'ancien 
Empire  nous  ont  habitues.  Le  modele  du  torse,  des  bras  etdesjambes 
est  excellent,  celui  du  pied  mediocre,  celui  des  mains  detestable;  la 
tete  vit,  spirituelle  sous  la  grosse  perruque  a  meches  etag^es  qui  l'en- 
cadre.  Les  deux  statuettes  accessoires  sont  charmantes  de  composition 
et  de  dessin.  A  main  gauche,  Ati,  la  femme  du  mort,  debout  et 
adossee  au  montant  du  siege,  tient  embrassee  la  jambe  de  son  mari. 

1.  Le  groupe  de  Skhemka  est  catalogue  pour  la  premiere  fois  par  E.  de  Rouge,  Notice  som- 
maire  des  Monuments  Sgyptiens,  1855,  p.  50-51,  sous  le  n°  S.  102.  Les  deux  autres  statues  du 
meme  personnage  que  le  musee  possede  sont  inscrites  toutes  deux  sous  le  n°  S.  103.  L'une  d'elles 
est  en  granit,  l'autre  en  calcaire  peint. 


46  ESSAIS  SUR  L'ART   EGYPTIEN 

Le  visage  et  Ies  membres  sont  peints  en  jaune,  selon  une  convention 
respectee  presque  de  tout  temps  en  Egypte  '.  Une  couche  de  rouge  vif 
marque  les  tons  hales  que  le  soleil  etend  sur  la  peau  des  homrnes;  le 
jaune  clair  exprime  les  nuances  plus  dedicates  que  la  vie  d'interieur 
laisse  au  teint  des  femmes.  Les  cheveux,  divises  sur  le  front,  retom- 
bent  en  deux  masses  le  long  des  joues.  La  robe  sans  manches  est 
fendue  sur  le  devant  et  l'ouverture  descend  en  pointe  jusqu'entre  les 
deux  seins  :  l'etoffe  epouse  exactement  les  contours  du  corps,  et  la 
jupe  s'arrete  un  peu  au-dessus  de  la  cheville.  La  place  des  seins  est 
indiquee  par  un  dessin  special;  tout  le  reste,  de  la  taille  aux  pieds, 
est  brode  d'ornements  de  couleur,  imitant  les  reseaux  de  verroterie 
qu'on  voit  dans  les  musees2.  Un  collier  a  deux  rangs  et  des  bracelets 
completent  le  costume.  A  main  droite,  Knom,  fils  de  Skhemkaet  d'Ati, 
sert  de  pendant  a  sa  mere  :  il  est  nu,  sauf  un  collier  qui  lui  serre  le 
cou  a  la  naissance  et  un  petit  amulette  carre  qui  lui  tombe  sur  la  poi- 
trine.  On  ne  saurait  trop  admirer  la  grace  de  ces  deux  figures.  Bien 
qu'elles  soient  de  dimensions  restreintes,  l'artiste  a  donne  a  chacune 
d'elles  la  physionomie  et  les  traits  qui  conviennent  a  leur  age  avec 
autant  d'exactitude  que  s'il  se  fut  agi  d'un  colosse.  Les  chairs  fermes, 
les  membres  arrondis  mais  musculeux  de  la  femme  pleinement  epa- 
nouie,  et  les  chairs  bouffies,  les  membres  mous  de  l'enfant  sont  traites 
avec  un  bonheur  egal.  Le  visage  a  chez  la  mere  une  grace  souriante, 
chez  le  fils  une  gentillesse  etonnee  et  naive  :  le  ciseau  egyptien  n'a  pas 
souvent  travaille  avec  autant  d'esprit  et  de  legerete. 

Le  geste  par  lequel  les  deux  petites  personnes  embrassent  chacune 
une  jambe  de  la  grande  n'est  pas  un  artifice  de  composition,  une 
simple  facon  derattacher  les  elements  secondaires  du  groupe  au  prin- 

1.  II  n'y  a  d'exception  que  vers  le  milieu  de  la  XVllIe  dynastie,  ou  les  hommes  et  les  femmes, 
surtout  les  femmes,  sont  peints  rose  clair  ou  couleur  de  chair. 

2.  Le  joli  bas-relief  peint  du  tombeau  de  Seti  Ier,  que  possede  le  musee  du  Louvre  (E.  de 
Roug6,  Notice  des  principaux  monuments,  p.  35,  B,  7)  montre  en  grand  la  disposition  des  perles 
de  verre  sur  l'etoffe. 


Kin.   I" 

Skbemka,  s;i  feiiinie  el  son  lils. 

C«lc4ire.  Musee  Ju  Louvre. 


SKHEMKA,    SA   FEMME  ET  SON  FILS  49 

cipal.  On  le  retrouvera  souvent  en  feuilletant  les  planches  du  bel 
ouvrage  de  Lepsius '.  Les  inscriptions  se  plaisent  a  repeter  de  la  femme 
«  qu'elle  aimait  son  mari  »,  et  les  artistes  mettent  en  action  la  mani- 
festation de  cet  amour.  Assise  ou  debout  a  cote  de  lui,  elle  lui  appuie  la 
main  sur  l'epaule  ou  elle  lui  passe  le  bras  autour  du  cou ;  accroupic 
ou  agenouillee,  elle  se  laisse  aller  contre  lui,  la  gorge  pressee  a  sa 
jambe,  la  joue  appuyce  a  son  genou.  Et  ce  n'est  pas  seulement  dans 
I'intimite  de  la  maison  qu'elle  le  traite  avec  cet  al)andon  affectueux, 
c'est  en  public,  devant  les  domestiques  ou  les  vassaux  assembles, 
tandis  qu'il  passe  l'inspection  de  ses  domaincs  et  la  revue  de  ses 
richesses2. 

De  meme,  il  est  rare  de  rencontrer  un  personnage  qui  n'ait  a  ses 
pieds  ou  a  ses  cotes  ses  enfants  «  qui  l'aiment  »,  depuis  le  petit  garcon 
nu  et  coifle,  comme  ici  Knom,  de  la  longue  tresse,  jusqu'aux  fils 
adultes  et  aux  filles  mariees.  En  resume,  le  sculpteur  a  qui  nous 
devons  le  monument  du  Louvre'a  rendu  par  la  pierre  une  scene  de  la 
vie  courante.  II  nous  a  montre  Skhemka,  Ati  et  Knom  groupes  comme 
ils  l'etaient  chaque  jour  :  ce  qui  est  convention  dans  son  ceuvre,  ce 
n'est  pas  la  disposition  des  trois  personnages,  c'est  la  disproportion 
de  taille  qu'on  remarque  entre  le  mari  et  la  femme,  entre  la  mere  et 
le  fils. 

Ici  encore,    il  n'a  guerc  fait  que  se  conformer  a   une  tradition 

1.  Cf.  par  exemple  Lepsius,  Denkmnler,  II,  47 6,  IV,  oil  la  femme,  accroupie  (levant  son 
mari,  lui  passe  le  bras  autour  de  la  jambe. 

2.  Voici  quelques  renvois  a  des  planches  de  Lepsius,  oil  Ton  voil  la  femme  et  le  mari  repre- 
sents a  cole  l'un  de  I'autre  dans  des  poses  differcntes.  La  femme,  de  petite  taille.  est  accroupie 
deniere  le  mari  assis,  Denkm.,  II,  71  b;  la  femme  et  le  mari,  tous  deux  de  taille  hero'ique,  sont 
assis  sur  un  meme  fauteuil  et  la  femme  passe  son  bras  droit  autour  du  cou  de  son  mari,  Denkm., 
II,  106,  24,  25  6,  41  6,  42  a-b,  75  a,  etc.,  la  femme,  de  petite  taille.  est  debout  devant  le  mari,  de 
taille  heroique,  Denkm.,  II,  38  6;  elle  est  debout  derriere  lui  et  elle  lui  passe  le  bias  autour  du 
bras  gauche,  Denkm.,  il.  27,  33  a,  ou  elle  lui  erabrasse  la  taille.  Denkm..  II,  38  a;  enfin  le 
mari  et  la  femme  sont  debout,  de  meme  taille,  la  femme  derriere  le  mari  et  lui  passant  le  bras 
au  cou,  Denkm.,  II.  13,  20/".  21.  29  6,  32,  34  6,  40  6,  43  6.  4(5.  58  a,  59  6,  ou  separee  de  lui, 
Denkm.,  II,  73,  etc. 


50  ESSAIS   SUR  I/ART  EGYPTIEN 

constante  de  son  art.  Dans  tous  les  hypogees  de  toutes  les  epoques,  le 
maitre  du  tombeau  emplit  d'ordinaire  la  hauteur  d'une  paroi,  tandis 
que  les  serviteurs,  les  amis,  les  fils,  les  femmes  n'occupent  que  celle 
d'un  registre.  Sur  les  tableaux  guerriers  des  temples,  le  roi  prend  une 
ampleur  colossale,  tandis  que  le  reste,  amis  ou  ennemis,  semble 
aupres  de  lui  une  melee  de  pygmees.  Ici,  on  pourrait  croire  que  la 
difference  des  mesures  marque  uniquement  la  difference  des  conditions, 
mais  ailleurs  cette  explication  est  insuffisante.  Une  esclave  epousee  pour 
sa  beaute  gardait  quelque  inferiorite  de  son  ancien  etat;  une  princesse 
de  sang  royal,  unie  en  mariage  a  un  simple  particulier,  ne  renoncait 
pas  pour  cela  a  son  rang  de  princesse.  Si  l'inegalite  de  taille  avait 
repondu  a  une  inegalite  de  rang,  les  sculpteurs  auraient  fait  la  pre- 
miere plus  petite,  la  seconde  plus  grande  que  son  mari.  lis  se  sont 
bien  gardes  d'en  agir  de  la  sorte  :  esclave  ou  princesse,  ils  ont  attri- 
bue  a  l'epouse  une  meme  taille  parfois  egale,  le  plus  souvent  infe- 
rieure  a  celle  de  l'epoux1.  Ce  n'est  done  pas  une  distinction  sociale  que 
cette  distinction  de  traitement  trahit;  la  femme  etaitplacee  par  la  loi 
sur  le  meme  pied  que  l'homme.  Si  le  maitre  du  tombeau  est  seul  de 
sa  grandeur,  e'est  que  seul  il  est  chez  lui  dans  le  tombeau  et  qu'on  a 
voulu  montrer  en  lui  le  seul  maitre,  celui  qu'on  desirait  preserver  a 
jamais  contre  les  dangers  d'outre-tombe  :  on  le  dessinait  grand, 
comme  nous  soulignons  un  mot  dans  une  phrase,  pour  attirer  l'at- 
tention  sur  lui. 

C'est  done,  en  realite,  aux  necessites  de  Pautre  vie  que  le  sculpteur 
songeait  en  modelant  son  oeuvre.  La  femme  de  Skhemka  vivant  pou- 
vait  etre  superieure  a  Skhemka  par  la  fortune  ou  par  la  naissance  et 
prendre  le  pas  sur  lui ;   devant  Skhemka  mort,  elle  n'etait  plus  qu'un 

1.  Ainsi  dans  Lepsius,  Denkm.,  II.  74  e,  oil  le  noble  Senotmhit,  surnomme  Mihi,  est  assis, 
de  taille  hero'ique,  tandis  que  sa  femme  Khontkaous  est  representee  aecroupie  el  de  petite  taille, 
bien  qu'elle  soit  (ille  legitime  du  roi.  Dans  une  autre  partie  du  tombeau  (Lepsius,  Denkm.,  II,  73) 
les  deux  mfimes  personnages  sont  figures  debout  a  cote  l'un  de  l'autre  et  de  taille  hero'ique, 
mais  leurs  enfants  de  taille  ordinaire. 


SKHEMKA,   SA  FEMME  ET  SON  FILS  51 

personnage  secondaire.  La  theologie  egyptienne  supposait,  ce  semble, 
que  la  femme  etait  indispensable  a  l'homme  apres  comme  pendant  la 
vie,  et  voila  pourquoi  elle  figure  a  cote  de  lui  sur  les  parois  de  son 
hypogee;  mais,  comme  elle  n'est  la  qu'un  accessoire,  le  sculpteur  etle 
peintre  sont  libres  de  la  traiter  comme  ils  l'entendent.  Si  le  mari 
l'exige,  ils  attribueront  aux  deux  la  meme  taille,  ils  les  assieront  sur 
le  meme  siege,  ils  n'etabliront  aucune  difference  entre  eux.  Mais,  s'il 
n'exprime  aucune  volonte  a  cet  egard,  ils  pourront  ou  la  supprimer 
entierement,  ou  la  repousser  an  second  plan  et  la  rapetisser  aux  dimen- 
sions de  son  fils,  comme  ici  la  dame  Ati,  pour  l'adosser  aux  mon- 
tants  du  siege  sur  lequel  son  epoux  tronait. 


LE    SCRIBE   AGGH0UP1 


V«  DYNASTIE 

(Music  du  Louvre). 


II  fut  trouve  dans  le  tombeau  do  Skhemka,  en  1851,  par  Mariette, 
pendant  les  sondages  qui  precederent  la  decouverte  du  Serapeum.  II 
est  aujourd'hui  au  Louvre  (pi.  2),  au  centre  de  la  Salle  Civile  du 
Musee  Egyptien,  entoure  de  tables-vitrines.  Son  attitude,  combinee 
avec  la  place  malheureuse  qui  lui  a  ete  assignee,  lui  donne  l'air  d'un 
fellah  negociant  en  antiquites  assisau  milieu  de  sa  marchandise,  dans 
l'attente  patiente  du  chaland.  La  peinture  rouge,  qui  etait  encore 
intacte  au  moment  oil  il  fut  apporte  au  Louvre,  s'est  detachee  par 
plaques  avec  l'enduit  sur  lequel  elle  est  appliquee  et  la  teinte  blan- 
chatre  du  calcaire  perce  ca  et  la,  la  lumiere  des  deux  fenetres  se 
croise  sur  lui  et  l'enveloppe  de  maniere  a  ell'acer  presque  le  modele 
des  epaules  et  de  la  poitrine ;  les  visiteurs  ordinaires,  a  qui  rien  ne 
le  signale,  le  voient  mal  et  passent  indifferents  devant  lui,  sans  se 
douter  qu'ils  out  sous  les  yeux  un  des  chefs-d'oeuvre  de  la  sculpture 
egyptienne. 

Represente-t-il  le  grand  seigneur  dans  le  tombeau  duquel  il  fut 
trouve?  D'autres  statues,  entrees  au  Louvre  avec  la  sienne,  portent 
le  nora  de  Skhemka  et  passent  pour  etre  le  portrait  tidele  de  ce 
personnage1.    Si   cette   pretention    est  justifiee   comme    leur  facture 

1.  Voir  1'article  precedent,  p.  45-31  <lu  present  volume. 


54  ESSAIS   SUR  L'ART   EGYPTIEN 

soignee  nous  invite  a  le  croire,  le  Scribe  accroupi  n'etait  qu'un  des 
nombreux  parents  ou  domestiques  nommes  dans  les  inscriptions  de 
la  chapelle.  Les  gens  de  l'aricien  Empire  avaient  l'habitude  d'enfermer 
dans  le  scrddb1,  a  cote  des  images  du  mort,  celles  d'autres  individus 
appartenant  a  sa  famille  ou  a  sa  maison.  Ce  sont  des  pleureurs  ou 
des  pleureuses  accroupis,  une  main  pendante  ou  jetee  a  terrc  et 
crispee  pour  ramasser  la  poussiere  en  signe  de  deuil,  l'autre  levee 
devant  la  figure  et  cnfoncee  dans  les  cheveux2 ;  des  femmes  qui 
ecrasent  du  grain  sur  la  pierre ;  des  servitcurs  qui  plongent  le  bras 
dans  une  amphore,  probablement  pour  l'enduire  de  poix  avant  d'y 
verser  la  biere  ou  le  vin.  Le  notre  est  un  scribe  :  les  jambes  repliees 
sous  lui  et  posees  a  plat  sur  le  sol,  dans  une  de  ces  positions  familieres 
aux  Orientaux  mais  presque  impossibles  a  garder  pour  les  Europeens, 
le  buste  droit  et  bien  d'aplomb  sur  les  handles,  la  tete  en  arret,  la 
main  armee  du  calame  et  maintenant  la  feuille  de  papyrus  etalee 
sur  ses  genoux,  il  attend  encore  a  six  mille  ans  de  distance  que  le 
maitre  veuille  bien  reprendre  la  dictee  interrompue.  Ce  qu'il  se  pre- 
parait  a  ecrire,  les  peintures  des  tombeaux  contemporains  nous  l'en- 
seignent  plutot  cent  fois  qu'une.  Pour  vivre  dans  l'autre  monde,  le 
grand  seigneur  egyptien  recevait  a  jour  fixe  les  offrandes  que  lui 
devaient  les  domaines  attaches  a  sa  tombe  :  qui  lui  apportait  le  pain, 
qui  la  viande,  d'autres  le  vin,  les  gateaux,  le  fruit.  CTetait  toute  une 
comptabilite  k  inscrire,  identique  a  celle  dont  il  avait  eu  l'habitude 
pendant  sa  vie.  Les  scribes  de  chair  enregistraient  la  realite  des 
revenus  au  fur  et  a  mesure  qu'ils  arrivaient ;  le  scribe  de  pierre  ren- 
dait  le  meme  service  au  maitre  de  pierre  a  qui  il  tenait  compagnie 
pour  jamais. 

On  ne  saurait  dire  que  le  notre  fut  beau  de  son  vivant,  mais  son 

1.  Cf.,  sur  le  serdab,  la  notice  sur  la  tete  du  scribe,  pages  40-41  du  present  volume. 

2.  On  sait  aujourd'bui  que  les  figures  definies  par  Mariette  comme  etant  des  pleureurs  sont 
des  cuisiniers,  qui  tenaicnt  la  broche  d'une  main  et  de  l'autre  protegeaient  lcur  visage  contre  la 
chalcur  du  brasier  oil  la  volaille  r6tissait  (1912). 


Pl.  II. 


LE     SCRIBE    ACCROUPI     DL'     LOUVRE 


LE  SCRIBE  ACCROUPI  55 

portrait  est  d'une  verite  et  d'une  vigueur  qui  compensent  largement 
ce  qui  peut  lui  manquer  en  beaute.  La  figure  est  presque  carree, 
les  traits  fortement  accentues  indiquent  l'homme  dans  la  force  de 
l'age ;  la  bouche,  large  et  garnie  de  levres  minces,  se  releve  un  peu 
vers  les  coins  et  disparait  presque  clans  la  saillie  des  muscles  qui 
l'encadrent,  les  joues  sont  plutot  osseuses  et  dures,  les  oreilles  se 
detachent  gauchement  de  la  tete  et  sont  epaisses  et  lourdes,  le  front 
bas  se  couronne  d'une  chevelure  dure  et  coupee  ras.  I/oeil  s'ouvre 
bien,  et  il  doit  une  vivacite"  toute  particuliere  a  un  artifice  du  sculp- 
too?  antique.  L'orbite  de  pierre  qui  l'enchasse  en  a  ete"  evide  et  le 
creux  rempli  par  un  assemblage  d'email  blanc  et  noir;  une  monture 
en  bronze  accuse  le  rebord  des  paupieres,  tandis  qu'un  petit,  clou 
d'argent1,  colle  sous  le  cristal  au  fond  de  la  prunelle,  y  recoit  lalumiere 
et,  la  renvoyant,  si  mule  la  pupille  d'un  oeil  veritable.  On  a  peine  a 
s'imaginer  l'effet  saisissant  que  cette  combinaison  peut  produire  dans 
certaines  circonstances.  Lorsque  Mariette  deblaya  le  tombeau  de 
Raliotpou,  a  Meidoum,  le  premier  rayon  de  jour  qui  entra  dans  la 
tombe,  fermCe  depuis  six  mille  ans,  tomba  sur  le  front  de  deux 
statues  appuyees  contre  le  mur  du  serddb,  et  il  fit  jaillir  si  vivement 
1'etincelle  des  yeux  que  les  fellahs  ejxmvantes  lacherent  leurs  outils 
et  s'enfuirent  :  revenus  de  leur  frayeur,  ils  voulurent  les  briser, 
persuades  qu'elles  renfermaient  un  mauvais  genie,  et  Ton  dut  mettre 
revolver  au  poing  pour  les  en  empecher.  Plus  d'une  statue  de  I'ancien 
Empire,  demeuree  intacte  jusqu'au  moment  de  la  decouverte,  a  etc 
mutilee  pour  le  raeme  motif  qui  faillit  devenir  funeste  a  celles  de 
Meidoum.  Dans  la  clarte  fausse  qui  enveloppe  le  Scribe  accroupi, 
la  prunelle  ne  s'allume  pas  d'un  feu  aussi  fort,  mais  elle  semble 
s'animer  reellemcnt  et  suivre  le  visiteur  du  regard. 

1.  En  exaniinant  de  pres  I'oeil  du  Chcikh-el-Beli-d,  j'ai  reconnu  qu'il  ne  renferme  point  de 
clou  d'argent,  mais  que  la  paillette  liimineiise  y  est  produitc  par  une  parcelle  de  hois  d'ebene 
poli  logfee  sous  le  cristal  :  il  doit  en  <-'tre  de  meme  pour  les  yeux  du  Scribe  accroupi  ^912). 


56  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

Le  reste  du  corps  n'est  pas  moins  expressif.  Les  chairs  pendent 
quelque  peu,  comme  il  convient  a  un  homme  d'un  certain  age,  que 
ses  occupations  privent  d'exercice.  Les  bras  ct  le  dos  sont  d'un  bon 
detail ;  les  mains  osseuses  et  seches  ont  des  doigts  de  longueur  plus 
qu'ordinaire,  le  rendu  du  genou  est  d'une  minutie  et  d'une  exactitude 
qu'on  (rouve  rarement  ailleurs  que  dans  l'art  egyptien.  Tout  le  corps 
est  entraine,  pour  ainsi  dire,  par  le  mouvement  de  la  physionomie  et 
sous  l'influencc  du  meme  sentiment  d'attente  qui  domine  en  elle  : 
les  muscles  du  bras,  du  buste  et  de  l'epaule  sont  dans  un  demi-repos 
seulement,  prets  a  reprendre  au  premier  signal  le  travail  commence. 
Aucune  ceuvre  ne  dement  mieux  le  reproche  de  raideur  qu'on  adresse 
d'ordinaire  a  l'art  egyptien.  Ajoutons  qu'elle  est  unique  en  Europe, 
et  qu'il  faut  aller  jusqu'a  Boulaq  afin  de  trouver  des  pieces  assez 
belles  pour  soutenir  la  comparaison  sans  desavantage.  Mais  il  ne 
suffit  pas  d'avoir  un  chef-d'oeuvre,  encore  faut-il  le  conserver.  Loge 
comme  il  Test,  le  Scribe  accroupi  court  plus  de  dangers  que  jadis  en 
Egypte.  Les  millicrs  d'annees  qu'il  a  passees  enfoui  sous  le  sable, 
au  fond  d'un  hypogee  au  plateau  de  Saqqarah,  ont  desseche  entierement 
le  calcaire  dans  lcquel  il  est  taille.  Transporte  sous  notre  ciel  humide 
et  soumis  a  ses  brusques  changements  de  temperature,  il  n'etait  deja 
que  trop  expose  a  se  degrader;  on  aurait  pu  ne  pas  l'installer  sans 
abri  et  comme  nu  au  milieu  d'une  salle,  entre  deux  larges  portes 
toujours  ouvertes,  qui  entretiennent  autour  de  lui  des  courants  d'air 
perpetuels.  Les  conservateurs  de  Turin  ont  enveloppe  d'une  cage  en 
verre  bien  close  la  belle  statue  en  calcaire  que  leur  Musee  possede 
d'Amenophis  ler,  et  le  Pharaon  doit  a  cet  abri  d'avoir  garde  intacts 
son  epiderme  et  sa  couleur;  la  depense  n'est  pas  tellement  forte  que 
le  Louvre  n'eut  pu  l'ordonnancer  sans  s'appauvrir.  On  a  pris  le  soin 
de  mettre  en  vitrine  les  inscriptions  demotiques  du  Serapeum,  et  la 
mesure  est  louablc  bien  qu'elle  rende  l'etude  impossible;  il  n'est  que 
temps  de  s'aviser  des  memes  precautions  pour  le  Scribe.  Deja  l'humi- 


LE  SCRIBE  ACCROUPI  57 

dite  a  agi  sur  lui  quelque  peu,  I'enduit  rouge  s'est  souleve  et  il  est 
tombe  par  endroits;  si  on  laisse  le  travail  mecanique  de  la  destruction 
continuer,  il  en  sera  bientot  de  lui  ce  qu'il  en  est  des  trois  statues  de 
Sapi  et  de  sa  femme,  et  le  Louvre  aura  perdu  l'un  des  plus  beaux 
niorceaux  de  sculpture  que  l'Egypte  nous  ait  rendus. 

En  le  comparant  aux  images  de  Skbemka,  que  nous  avons 
decrites1.  on  est  conduit  a  se  demander  pourquoi  la  statue  du  subor- 
donne  l'emporte  a  ce  point  sur  celle  du  maitre.  Les  Egyptiens  ne 
connaissaient  pas  ce  que  nous  appelons  l'art  et  la  profession  d'artiste ; 
leurs  sculpteurs  etaient  des  gens  qui  taillaient  la  pierre  plus  ou  moins 
habilement,  mais  dont  Fceuvre,  toujours  subordonnee  au  plan  d'un 
edifice  ou  a  des  considerations  theologiques,  n'avait  pas  la  valeur 
absolue  que  presente  la  moindre  statue  de  l'antiquite  classique  ou  des 
temps  modernes.  On  placait  l'effigie  d'un  individu  dans  sa  tombe, 
non  point  parce  qu'elle  etait  belle,  mais  parce  qu'elle  le  figurait 
et  qu'elle  servait  de  support  a  son  double.  La  question  de  finesse  ou 
de  sentiment  artistique  etait  secondaire,  et  Ton  trouve  au  meme  per- 
sonnage  vingt  statues,  dont  les  unes  sont  d'un  travail  acheve  et  les 
autres  de  grossieres  ebauches;  chef-d'oeuvre  ou  non,  le  corps  de 
pierre  servait  egalement  bien  son  objet.  SkhemUa  tomba  sur  un 
artisan  simplement  consciencieux  et  son  scribe  sur  un  artisan  de 
merite.  J'imagine  qu'ils  se  soucierent  assez  peu  du  plus  ou  moins  de 
talent  que  le  sculpteur  apportaa  sa  tache  :  du  moment  que  la  ressem- 
blance  etait  la,  ils  n'en  demanderent  pas  davantage. 

1.  Cf.  plus  haul,  p.  45-51  et  lig.  10  du  present  volume. 


LE  NOUVEAU  SCRIBE  DU  MUSEE  DE  GTZEH1 


Les  fouilles  entreprises  par  M.  de  Morgan  dans  la  partie  septen- 
trionale  de  la  necropole  de  Saqqarah  ont  recemment  mis  au  jour  un 
mastaba  en  belle  pierre  blanche,  proche  le  tombeau  do  Sabou,  un  peu 
a  Test  de  l'ancienne  rnaison  Mariette.  On  n'y  a  trouve  ni  facade 
architecturale  ni  chapelles  accessibles  aux  vivants,  rien  qu'un  cou- 
loir etroit  qui  s'enfonce  dans  la  maconnerie  du  Nord  au  Sud,  avec 
5°  de  deviation  vers  l'Est.  Les  murs  en  avaient  etc  pares  et  lisses  pour 
recevoir  la  decoration  ordinaire,  mais,  quand  le  macon  eut  acheve  son 
oeuvre,  le  sculpteur  n'eut  point  sans  doute  le  temps  de  commencer 
la  sienne  :  on  n'apercoit  nulle  part  aucune  de  ces  esquisses  a  la  pointe 
ou  au  pinceau  qu'on  rencontre  d'habitude  dans  les  tombes  inachevees 
de  toutes  les  epoques.  Deux  grandes  steles,  ou,  si  Ton  veut,  deux 
niches  en  forme  de  porte,  avaient  etc  menageesdans  la  paroi  de  droite, 
et  une  statue  se  dressait  devant  chacune  d'elles,  a  la  place  meme  oil 
les  manoeuvres  egyptiens  1'avaient  erigee  le  jour  des  funerailles.  La 
premiere  represente  un  homme  assis  sur  un  escabeau  plcin,  le  pagne 
aux  reins  et  la  tete  coiffee  d'une  perruque  a  rangs  de  petites  boucles 
etagecs.  Le  buste  et  les  jambes  sont  nus;  les  avant-bras  et  les  mains 

1.  Cet  article  a  ele  public  en  deux  redactions  legerement  differentes,  dans  la  Gazette  des 
Beaux-Arts,  3*  periode,  1893,  t.  IX,  p.  265-270,  et  dans  les  Monuments  Piot,  1894,  t.  I,  p.  Hi :  je 
les  ai  fondues  ensemble  pour  le  present  volume. 


60  ESSAIS  SUR  I/ART  EGYPTIEN 

s'appliquent  sur  les  genoux,  la  main  droite  fermee  etle  pouce  saillant, 
la  gauche  a  plat  et  le  bout  des  doigts  depassant  l'ourlet  du  pagne. 
L'ensemble  est  d'un  style  un  peu  mou,  autant  que  la  photographie 
permet  d'en  juger;  pourtant,  le  detail  du  genou,  la  structure  de  la 
jambe  et  du  pied  sont  rendus  avec  soin,  la  poitrine  et  le  dos  s'enlevent 
d'un  moclelc  assez  juste,  la  tete,  alourdie  par  la  coiffure,  s'emmanche 
a  l'epaule  d'un  mouvement  facile  et  sans  gaucherie.  Le  visage  n'a 
pas  grand  relief  et  l'expression  en  est  moutonniere,  mais  la  bouche 
sourit,  et  les  yeux  rapportes  de  quartz  et  de  cristal  jettent  un  regard 
d'une  douceur  extraordinaire.  C'est,  somme  toute,unfort  bon  morceau 
d'irnagerie  egyptienne,  et  qui  tiendrait  sa  place  dans  n'importe  quel 
musee1. 

Le  nouveau  scribe  (fig.  11)  etait  accroupi  devant  la  scconde  stele2.  II 
mesure  0m,51  de  haut,  a  peu  pres  la  taille  de  son  confrere  que  nous 
possedons  au  Louvre,  et  il  lui  ressemble  assez  pour  qu'on  puisse  les 
decrire  tous  deux  presque  dans  les  memes  termes .  Les  jambes  repliees 
sous  eux  et  tendues  a  plat  contre  le  sol,  le  buste  droit  et  d'aplomb  sur 
les  hanches,  la  tete  levee,  la  main  armee  du  calame  et  bien  en  place 
sur  la  feuille  de  papyrus  etalee,  ils  attendent  encore  l'un  et  l'autre,  a 
six  mille  ans  de  distance,  que  le  maitre  veuille  reprendre  la  dictee 
interrompue3.  Le  mouvement  et  l'attitude  professionnels  sont  saisis 
avec  une  verite  qui  ne  laisse  rien  a  desirer  :  ce  n'est  pas  seulement  un 
scribe  que  nous  avons  devant  nous,  c'est  le  scribe  tel  que  les  Egyp- 
tiens  le  connaissaient  des  le  debut  de  leur  histoire.  L'habilete  avec 
laquelle  les  traits  generaux  qui  appartenaient  a  chaque  classe  de  la 
societc  ont  ete  demeles  et  coordonnes  par  les  sculpteurs  compte  pour 
beaucoup  dans  l'impression  de  monotonie  que  leurs  ceuvres  produisent 
sur  les  modernes.  Cette  impression  s'attenue  et  s'efface   presque,  des 

1.  Cette  statue  est  decrite  dans  le  Guide  du  Visiteur  au  Musee  du  Caire,  2e  edition  1912, 
p.  58,  n°  112. 

2.  Maspero,  Guide  du  Visiteur,  2e  edition,  1912,  p.  57-5S,  n"  141. 
3-  Cf.  plus  haut,  p.  54  du  present  volume. 


Pig.  11 

l.e  nouvcau  Scribe  tin  Caire. 
Calcaire  petal. 


LE  NOUVEAU  SCRIBE  DU   MUSEE  DE  GIZEH        63 

qu'on  y  rcgarde  d'un  peu  pres  et  qu'on  voit  de  quel  soin  ils  ont  note 
et  traduit  les  particularites  de  forme  et  d'allure,  qui  composent  leur 
physionomie  propre  a  chacun  des  individus  qui  vivent  dans  un  meme 
milieu  social  ou  exercent  une  meme  profession.  Nos  deux  Scribes  ne 
croisent  pas  les  jambes  de  fa^on  identique,  mais  celui  du  Louvre 
passe  la  droite  en  avant,  celui  de  Gizeh  la  gauche.  Ce  n'est  point 
choix  raisonne,  et  au  debut  les  enfants  s'accroupissent  comme  ils 
pcuvent,  sans  prefcrer  une  de  leurs  jambes  a  l'autre;  l'habitude  vient 
bientot  qui  les  immobilise  dans  l'attitude  une  fois  prise,  et  Ton  voit 
aujourd'hui  encore  en  Orient  des  gens  qui  sont  ou  gauchers  ou  droi- 
tiers  de  jambe,  peu  qui  soient  gauchers  et  droitiers  indifferemment. 
Le  Scribe  du  Louvre  couche  la  main  dont  il  serre  le  calame,  celui  de 
Gizeh  se  tasse  et  arrondit  legerement  le  dos.  C'est  \k  coutume  de  la 
personne  etnon  question  d'age,  car  un  coup  d'oeil  jete  sur  les  deux 
statues  montre  que  le  Scribe  de  Gizeh  est  plus  jeune  que  celui  du 
Louvre  :  il  n'a  pas  depasse  la  trentaine,  tandis  que  le  second  compte 
certainement  plus  de  quarante  ans. 

L'age  des  deux  personnages  est  en  effet  le  point  capital  qu'on  ne 
doit  pas  perdre  de  vue  si  Ton  veut  juger  sainement  la  valeur  reclle  des 
deuxoeuvres.  J'ai  entendu  des  archeologues,  les  comparant  1'une  a 
l'autre,  regretter  que  le  buste  du  Scribe  de  Gizeh  ne  presente  pas  la 
meme  abondance  de  details  anatomiques  etudies  curieusement  qu'on 
observe  sur  celui  du  Louvre;  il  y  aurait  la,  pour  le  premier,  une  infe- 
riorite  reelle,  soit  que  son  sculpteur  connut  l'anatomie  du  torse  humain 
moins  bien  que  celle  de  la  face,  soit  qu'il  eut  ete  presse  par  le  temps 
et  qu'il  se  fut  contente  de  prefer  a  son  sujet  le  corps  de  convention 
qui  suffisait,  la  plupart  du  temps,  aux  statues  funeraires.  Le  soin  avcc 
lequel  les  petites  particularites  d'attitude  que  j'ai  indiquees  ont  ele 
cxprimees  montre  que  le  reproche  est  injuste,  et  que  l'artiste  a  pretendu 
faire  le  portrait  complet  de  pied  en  cap,  et  non  seulement  reproduire 
la  tele  sur  un  corps   banal.  La  rondeur  des   formes  tient  ici  a  la 


64  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

complexion  de  l'original  :  elle  est  le  fait  de  l'age  qu'il  avait  a  l'heure 
de  la  mort,  ou  du  moins  au  moment  de  la  vie  auquel  les  siens  ont 
souhaite  le  saisir  et  l'immobiliser.  Le  facsimile  le  meilleur  perd 
malgre  tout  quelque  peu  des  finesses  du  monument  meme,  et  si  grand 
soin  qu'on  ait  apporte  a  graver  celui-ci,  il  n'a  pas  conserve  entiere- 
ment  son  aspect  originaire .  Je  pense  pourtant  qu'en  y  regardant  de 
pres  on  apercoit  encore,  dans  bien  des  endroits,  le  travail  souple  et  fin 
parlequel  le  ciseau  a  exprime  la  delicatesse  et  la  vigueur  du  modele. 
Le  fellah  le  plus  vigoureux  de  nos  jours,  quand  il  est  jeune  et  bien 
portant,  n'a  qu'une  musculature  grele  en  apparence  et  sans  saillies  : 
tel  des  portefaix  de  Boulaq,  qui  deplacait  a  lui  seul  une  statue  de 
pierre  presque  aussi  haute  que  lui,  semblait  avoir  des  mains  et  des 
inollets  de  femme  incapables  d'effort  et  dc  puissance  continue.  Les 
bosselures  noueuses  et  tourmentees  qu'on  voit  aux  bras,  au  dos  ou 
a  la  poitrine  de  nos  athletes,  se  rencontrent  rarement  chez  les  Egyp- 
tiens  de  vieille  race,  au  moins  pendant  la  jeunesse.  Le  sculpteur 
antique  a  note  tres  justement  ce  trait  physiologique  de  son  peuple.  II 
avait  devant  lui  un  homme  jeune  :  il  a  done  tire  du  calcaire  un  corps 
de  jeune  Egyptien,  oil  le  jeu  des  muscles  se  cache  dans  l'epaisseur  de 
la  peau  et  ne  se  trahit  que  par  un  ensemble  de  touched  discrete- 
ment  mais  savamment  posees.  S'il  avait  eu,  com  me  son  confrere  du 
Scribe  appartenant  au  Louvre,  a  pourtraire  un  personnage  d'age  mur, 
il  ne  se  serait  pas  efforce  d'accuser  1'afYaiblissement  des  chairs  et  la 
lourdeur  de  leurs  plis,  d'executer  tout  ce  travail  amusant  du  ciseau 
qui  traduit  si  bien  les  deformations  de  l'age  sur  le  buste  d'un  homme 
de  cinquante  ans  riche  et  sedentaire.  En  deux  mots,  il  a  opere  autre- 
ment  parce  qu'il  avait  un  autre  sujet. 

Aucune  des  deux  statues  ne  porte  un  mot  d'inscription  qui  nous 
apprenne  le  nom  et  les  qualites  de  notre  personnage.  Ce  ne  devait 
pas  etre  le  premier  venu  :  un  tombeau  de  grand e  taille  supposait 
toujours  une  fortune  considerable,  ou  dans  la  hierarchie  administrative, 


LE  NOUVEAU  SCRIBE  DU   MUSEE  DE  GIZEH        65 


une  haute  position  qui  suppleait  a   la    mediocrite  de  la  fortune.  II 

arrivait  aussi  que  Pharaon,  voulant  recompenser  les  services  rendus 

par  quelqu'un  de  son  entourage,  lui  accordait  une  statue,  une  stele, 

une  tombe    entiere    que  les    architectes 

royaux  construisaient  aux  frais  du  Tre- 

sor1.  II  est  done  certain  que  notre  Scribe 

anonyme   tenait   un    bon    rang    de  son 

vivant,  mais  dans  quelle  dynastie  doit-on 

le    placer?  II   ressemble  de  si  pres'  au 

Scribe  du  Louvre  qu'il  etait  evidemment 

con  tern  porain  de  celui-ci  :  il  vivait  done 

vers  la  fin  de  la  Ve  dynastie,  et  Ton  arrive 

au  meme  r^sultat  si  on  le  compare  aux 

autres  statues  qui  sont  conservees  a  Gizeh. 

C'est  le  style  des  statues  de  Ti  et  de  Rano- 

fir,  decesdernieressurtout.  L'une  d'elles 

est  d'un  sentiment  tres  fier,  celle  qui  por- 

tait  jadis  le  n°  975  au  Musee  de  Boulaq 

(fig.  12)2.  Ranofir  y  est  debout,  les  deux 

bras  colics  au  corps,  la  jam  be  portee  en 

avant,    dans   l'attitude    du    prince    qui 

regarde  ses  vassaux  defiler  devant  lui. 

Quiconque  l'aura  vu  ne  pourra  manquer 

de  remarquer  combien  il  ressemble  pour 

la  facture  a  notre  nouveau    Scribe.    En 

premier  lieu,  la  coiffure  est  la  meme,  et 

ils    ont    l'un   et   l'autre    la    tete    encadree    pour  ainsi    dire    d'une 

perruque  evasee.  Les  cheveux  ou  les  fibres  qui  la  composent  etaient 

1.  Cf.  ce  qui  est  dit  plus  haul  des  statues  privies  qui  etaient  erigees  par  la  faveur  du 
F'haraon,  p.  39-40  du  present  volume. 

2.  Maspero,  Guide  du  Yixileur  au  Musee  de  Boulaq,  p.  28,  et  maintenant  Guide  du  Visiteur 
au  Musee  du  Caire,  2«  edit.,  1912,  p.  73.  n°  227. 

9 


Fig  .12 

La  slatue  de  Ranofir. 

Musle  ,iu  Caire. 


66  ESSAIS  SUR  I/ART  EGYPTIEN 

gommes,  comme  le  sont  aujourd'hui  encore  les  chevelures  de  certaines 
tribus  africaines  :  bien  ajustes  sur  le  front  et  sur  le  sommet  de  la 
tete,  ils  s'ecartaient  du  crane  en  descendant  et  ils  formaient  autour 
de  la  face  une  sorte  d'ecran  sombre  qui  accentuait  la  teinte  rougeatre 
des  chairs.  Le  modele  du  torse  ct  des  jambes,  la  musculature  des 
bras,  sont  traites  de  meme  dans  les  deux  cas,  et  l'expression  de 
ficrtc  qui  caracterise  la  physionomie  de  Ranofir  rehausse  les  traits 
un  peu  vulgaires  du  Scribe  nouveau.  Ce  sont  la  autant  de  faits  qu'on 
n'observe  plus  sur  d'autres  portraits  de  nos  personnages.  La  statue 
assise  que  j'ai  decrite  en  premier  lieu  a  l'aspect  general  de  l'individu, 
ct  on  ne  saurait  douter  qu'elle  le  represente;  mais  la  technique  et  le 
sentiment  different  a  ce  point  qu'elle  appartient  necessairement  a 
un  autre  sculpteur.  De  meme  pour  Ranofir.  Celle  de  ses  statues 
a  laquelle  on  avait  donne  le  n°  1049  au  Musee  de  Boulaq1  n'a  point 
la  grande  allure  qu'on  admire  sur  la  statue  n°  975  :  elle  est  si  lourde, 
si  vide  d'expression,  qu'on  dirait  presque  un  autre  Egyptien.  La 
difference  du  faire  prouve  ici  qu'on  s'etait  adresse  a  deux  artistes 
pour  executer  les  statues  d'un  meme  homme.  L'identite  du  faire 
nous  oblige,  en  revanche,  a  reconnaitre  la  meme  main  dans  la 
statue  n°  975  de  Ranofir  et  dans  celle  de  notre  Scribe  nouveau  :  les 
deux  ceuvres  sont  sorties,  a  peu  pres  dans  le  meme  temps,  d'un 
atelier  unique. 

II  serait  curieux  de  recherchcr  si,  parmi  les  statues  que  les  musees 
renferment,  il  ne  s'en  trouve  point  d'autres  qu'on  puisse  rapprocher 
de  celles-la  et  rapporter  a  une  commune  origine.  Je  n'en  connais 
point  jusqu'a  present,  mais  je  dois  ajouter  a  ce  que  j'ai  dit  1'indication 
d'un  signe  particulier  auquel  on  pourra  les  distinguer.  Les  Egyptiens 
avaient  l'habitude  de  peindre  leurs  statues  et  leurs  bas-reliefs,  et  les 
couleurs  dont  ils  les  revetaient  etaient  plus  variees  et  plus  sujettes 

1.  Maspkro,  Guide  du  Visiteur  au  Musee  de  Boulaq,  p.  221,  et  niaintenant  Guide  du  Visiteur 
au  Musee  du  Caire,  2-  edit,  1912,  p.  73,  n°  228. 


LE  NOUVEAU  SCRIBE   DU   MUSEE  DE  GIZEH        67 

a  changer  qu'on  ne  pense  generalement.  On  est  accoutume  a  ne  voir 
pour  les  chairs  qu'un  ton  rouge-brun,  qu'ils  ont  en  efl'et  employe  fort 
souvent;  toutefois,  ils  n'usaient  pas  que  de  celui-la,  et  Ton  rencontre 
des  figures  d'homme  enluminees  de  fa^on  tres  diverse.  La  statue  n°  975 
et  le  Scribe  nouveau  ont  une  coloration  qui  s'eloigne  beaucoup  de 
l'ordinaire.  Cellede  la  statue  n°  975  apali  depuis  le  temps  queRanofir 
a  quitte  son  tombeau  et  qu'on  l'a  expose  a  la  lumiere;  mais  celle  du 
Scribe  de  Gizeh  est  fraiche  encore,  et  elle  imite  aussi  fidelement  que 
possible  le  teint  jaune  tirant  sur  le  rouge  de  nos  fellahs  modernes.  La 
plupart  des  archeologues  qui  s'occupent  de  l'art  egyptien  negligent  les 
faits  de  cette  nature.  Je  les  ai  releves  de  mon  mieux  durant  mon 
sejour  en  Egypte,  et  c'est  en  les  coordonnant  systematiquement  que 
je  suis  parvenu  a  constater  l'existence,  soit  a  Memphis  meme,  soit 
dans  le  village  ancien  de  Saqqarah,  de  deux  ateliers  principaux  de 
sculpteurs  et  de  peintres,  a  qui  la  clientele  des  derniers  temps  de  la 
Ve  dynastie  confiait  la  tache  de  decorcr  les  toinbes  et  de  tailler  les 
statues  funeraires. 

Chacun  avail  son  genre  particulier,  ses  traditions,  ses  modeles, 
dont  il  ne  s'ecarlait  pas  volontiers.  Les  commandes  so  repartissaient 
entre  eux  dans  des  proportions  i  negates,  selon  qu'il  s'agissait  de 
statues  isolees  ou  de  bas-reliefs.  Je  ne  me  rappelle  pas  avoir  remarque 
des  differences  de  style  sensibles  entre  les  tableaux  qui  couvrent  les 
murs  d'un  meme  mastaba  :  on  s'adressait,  j)our  ce  genre  de  travail,  a 
l'un  ou  a  l'autre,  qui  se  chargeait  a  lui  seul  de  l'enti'eprise.  Pour  les 
statues,  au  contraire,  on  avait  recours  aux  deux  a  la  fois  :  la  besogne, 
ainsi  divisee,  allait  plus  vite  et  Ton  avait  plus  de  chance  de  l'achever 
pour  le  jour  des  funerailles.  Je  ne  veux  point  dire  qu'il  n'y  cut  alors 
que  les  deux  ateliers  dont  je  parle  :  j'ai  cm  trouver  la  trace  de  plu- 
sieurs  autres,  mais  peut-etre  jouissaient-ils  d'une  vogue  moindre, 
pcut-etre  le  hasard  des  fouilles  ne  leur  a-t-il  pas  ete  favorable  jusqu'a 
present. 


68  ESSAIS   SUR  L'ART   EGYPTIEN 

Somtne  toute,  on  peut  dire,  sans  risquer  d'etre  taxe  d'exageration, 
que  l'art  de  l'ancien  Empire  compte  un  chef-d'ceuvre  de  plus.  La 
fortune  l'a  donne  a  M.  de  Morgan  pour  ses  premieres  fouilles  serieuses 
en  don  de  joyeux  avenement  :  c'est  de  bon  augure  pour  l'avenir,  et, 
comme  il  n'est  pas  homme  a  lacher  la  chance  une  fois  qu'il  la  tient, 
qu'il  a  de  plus  les  moyens  materiels  et  l'argent  necessaires  aux  explo- 
rations methodiques,  nous  pouvons  esperer  des  trouvailles  a  bref 
delai. 


LE    SCRIBE    AGENOUILLE 


V«  DYNASTIE 
i.Musee  de  Boulaq\ 


S'il  n'etait  pas  mort  depuis  cinq  mille  ans,  je  jurcrais  I'avoir 
rencontre,  il  y  a  six  mois,  dans  une  petite  ville  de  la  Haute-Egypte 
(pi.  III).  Meme  figure  ronde  et  vulgaire,  raeme  nez  aplafi,  merae  bouche 
charnue  contracted  le'gerement  sur  la  gauche  par  un  sourire  niais,  meme 
physionomie  banale  et  vide  d'expression  :  seul,  le  costume  differe  et 
empeche  l'illusion  d'etre  complete.  Le  pagne  est  passe  de  mode 
aujourd'hui  et  la  grande  perruque  ne  lui  a  pas  survecu  ;  a  moins  d'etre 
fellah  au  travail,  personne  ne  va  plus  les  jambes  et  le  torse  nus.  Les 
uns  suivent  a  peu  pres  l'usage  du  Caire  et  ils  portent  le  tarbouche  trop 
petit,  la  stambouline  raide,  la  chemise  a  l'europeenne,  empesee  mais 
sans  cravate,  le  pantalon  noir  ou  bleu  cru,  les  bottines  a  guetres  de 
drap.  Les  autres  ont  conserve  le  turban,  la  robe  longue,  les  panta- 
lons  bouffants,  et  les  babouches  en  maroquin  jaune  ou  rouge.  Mais  si 
l'habit  a  change  depuis  la  Ve  dynastie,  le  maintien  est  demeure  sensi- 
blement  identique.  Le  gratte-papier  moderne,  apres  avoir  remis  au 
superieur  le  dossier  a  1'etude,  croise  les  mains  sur  la  poitrine  ou  sur  le 
ventre  a  la  maniere  du  scribe  antique;  il  ne  s'agenouille  [>lus  pour 
attendre,  mais  il  prend  I'attitude  la  plus  humble  qu'il  peut  imaginer,  et, 
n'etait  le  costume  qui  le  cache,  on  reconnaitrait  dans  le  mouvement  de 


70  ESSAIS   SUR  L'ART   EGYPTIEN 

ses  epaules  et  de  son  echine  la  souplesse  qui  caracterise  notre  statue  de 
Boulaq.  Cependant  le  chef  flnit  sa  lecture,  appose  son  cachet  sur  telle 
piece,  ecrit  quelques  lignes  en  travers  de  telle  autre  et  jette  les  feuillets 
a  tcrre  :  l'ecrivain  les  ramasse  et  retourne  a  son  bureau,  sans  se  forma- 
liser  du  geste  cavalier  dont  on  lui  rend  la  besogne.  Faudrait-il  pas 
vrairaent  qu'un  moudir,  un  homme  qui  touche  un  gros  traitement,  se 
donnat  la  peine  d'allonger  le  bras  jusqu'a  rencontrer  la  main  d'un 
simple  employe  mal  pave?  Aussi  bien,  il  traite  ses  subordonnes  comme 
ses  superieurs  le  traitent  h  l'occasion  ;  ses  subordonnes  a  leur  tour 
n'en  agissent  pas  autrement  envers  les  leurs,  et  les  choses  se  passent 
ainsi  tout  le  long  de  l'echelle  sans  que  personne  songe  a  rien  y 
redire. 

Notre  scribe  etait  de  ceux  a  qui  on  jetait  le  papier  plus  souvent* 
qu'ils  ne  le  jetaient  aux  autres.  11  n'occupait  dans  la  hierarchie  qu'un 
rang  assez  peu  releve,  et  il  ne  se  rattachait  par  aucun  lien  aux  grandes 
families  de  son  epoque.  S'il  est  a  genoux,  c'est  que  le  sculpteur  l'a 
represente  dans  l'une  de  ses  attitudes  habituelles  pendant  les  heures  de 
travail ;  il  lui  a  d'ailleurs  fait  son  portrait  avec  cette  fidelite  et  cettc 
bonne  humeur  goguenarde  que  les  artistes  mettaient  a  retracer  les 
scenes  de  la  vie  ordinaire.  Le  bonhomme  vient  d'apporter  un  rouleau  de 
papyrus  ou  une  tablette  chargee  d'ecritures ;  agenouille  selon  l'ordon- 
nance,  le  buste  bien  equilibre  sur  les  hanches,  les  mains  croisees,  le 
dos  arrondi,  la  tete  legerement  inflechie,  il  attend  que  le  maitre  ait  fini 
de  lire.  Pense-t-il?  Les  scribes  n'etaient  pas  sans  eprouver  quelques 
apprehensions  secretes  lorsqu'ils  comparaissaient  devant  leurs  chefs.  Le 
baton  jouait  un  grand  role  dans  la  discipline  des  bureaux.  Une  erreur 
d'acklition  perdue  au  milieu  d'un  compte,  un  mot  omis  en  recopiant  une 
lettre,  une  instruction  mal  comprise,  un  ordre  execute  gauchement,  et 
les  coups  allaient  leur  train.  Peu  d'employes  echappaient  a  la  baston- 
narle.  lis  ne  l'auraient  pas  mcritee  qu'on  la  leur  aurait  infligee  par 
priucipe  :  «  II  y  a  un  dos  chez  le  jeune  homme,  il  ecoutc  quand  il  est 


I'l..  III. 


le  schibe  agenouille  du  caike 


■  It 


LE   SCRIBE  AGENOUILLE  71 

«  frappe1  .  »Le  sculpteur  a  tradiiit  on  ne  peut  mieux  sur  la  pierre 
l'expression  d'incertitude  resignee  et  de  douceur  moutonne  que  la 
routine  d'une  vie  entiere  passee  au  service  avait  repandue  sur  son 
mOdele.  La  bouche  sourit,  car  ainsi  le  veut  l'etiquette,  mais  le  sou- 
rire  n'a  rien  de  joyeux.  Le  nez  et  les  joues  grimacent  a  1'unisson  de  la 
bouche.  Les  deux  gros  yeux  en  email  cercles  de  bronze  ont  le  regard 
fixe  de  l'homme  qui  attend  vaguement,  sans  arreter  sa  vue  ni  concen- 
trer  sa  pens^e  sur  un  objet  determine.  La  face  manque  d'intelligence  et 
de  vrvacite.  Apres  tout,  le  metier  n'exigeait  pas  une  grande  agilite 
d'esprit.  Les  formules  d'administration  etaient  simples  et  peu  variees, 
la  comptabilite  n'etait  pas  des  plus  compliquees;  avec  de  la  memoire 
et  de  l'application,  on  faisait  aisement  son  chemin  et  on  gagnait  sans 
trop  de  peine  cc  qu'il  fallait  pour  s'acheter  une  bonne  statue 
funeraire. 

La  notre  a  ete  decouverte  a  Saqqarah2  dans  un  tombeau  d'assez 
mediocre  apparence.  Ni  le  nom  ni  la  filiation  du  personnage  ne  nous 
apprennent  sous  quel  roi  ou  sous  quelle  dynastie  il  vegetait;  mais  en 
la  comparant  a  la  statue  de  Ranofir1,  on  parvient  a  lui  rendre  sa  place 
dans  la  serie.  Et  d'abord,  notre  scribe  et  Ranofir  coiffent  l'un  et  I'autre 


1.  L'expression  est  empruntee  a  une  lettre  du  Papyrus  Anastasis  n°  3.  La  maniire  dont  elle 
est  t-m-h.i — <■•-  dans  le  contexte  egyptien  me  porte  a  eroire  qu'elle  formait  un  proverbe  souvent 
cite.  L'idee  en  revient,  sous  des  formes  diverses,  dans  la  correspondance  des  scribes  :  «  Travaille 
€  ou  tu  seras  battu.  »  —  «  Quand  le  scribe  arrive  a  l'age  d'homme,  il  a  le  dos  brise  des  coups 
«  qu'il  a  rec^is!  » 

2.  Maribttk,  Xotice  des  principau.r  monuments  du  Musee  de  Boulaq,  sixieme  edition,  1870. 
p.  235,  n°  70!» :  «  Mempbis.  —  Saqqarah  -  calcaire.  II.  0m3j.  —  Personnnge  a  genoux.  Ses 
«  mains  sont  crois^es  sur  ses  jambes.  Lea  yeux  soul  rapportes  et  formes  de  plusieurs  pierres 
«  curieusement  assemblies.  »  La  statue  du  scribe  agenouill6  figure  dansun  groupe  a  la  planclie  XX 
de  l'ouvrage  de  Mariette  :  Album  du  Musee  de  Boulaq,  comprenant  quarante  planches  photogra- 
phiees  par  MM.  Delie  et  Bechard,  avec  un  texte  explicatif  redig^  par  Auguste  Mariette-Bey.  — 
!.■•  Cain,  Moures  et  C'''.  1871.  in-folio. 

3.  Maiiikttb,  Notice  des  prlneipaux  monuments  du  Musee  </<•  Boulaq,  (>'  edition,  1870,  p.  210. 

n"  582.  Le  Musee  de  Boulaq  poMede  une  s nde  slal Ii ime  personnage  (id.,  p.  93,  n"28), 

mais  moins  soignee  d'execution  que  la  statue  n°  582.  Gf.  ce  qui  est  dit  de  ces  deux  monuments, 

65-67  du  present  volume. 


72  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

une  perruque  de  forme  assez  rare  a  cette  epoque;  les  cheveux,  bien 
separes  par  une  raie  au  milieu  du  front,  sont  rejetes  en  masse  derriere 
les  oreilles  et  tombent  droits  autour  du  cou.  Notre  scribe,  au  lieu  d'avoir 
la  teinte  rouge,  qui  est  attribute  d'ordinaire  aux  figures  d'homme,  est 
peint  d'un  jaune  clair  fort  analogue  a  celui  des  femmes ;  Ranofir  pre- 
sentelameme  particularity,  qui  n'est  pas  frequente  sous  l'ancien  Em- 
pire. Je  ne  crois  pas  d'ailleurs  que  ce  soit  la  simple  caprice  de  l'artiste. 
Tel  scribe,  condamne  a  vivre  sans  cesse  dans  son  bureau  comme  les 
femmes  dans  leur  maison,  avait  la  peau  moins  halee  que  ses  collegues 
obliges  a  travailler  en  plein  air  :  le  ton  jaune  du  calcaire  serait  done 
une  sorte  de  marque  professionnelle  et  repondrait  a  une  teinte  plus 
claire  de  l'original.  Les  titres  de  Ranofir  nous^  montrent  qu'il  vivait 
sous  les  derniers  regnes  de  la  Ve  dynastie1  :  en  placant  le  scribe 
agenouille  a  cote  de  lui  dans  le  temps,  nous  sommes  certains  de  ne  pas 
nous  tromper  beaucoup.  J'ai  prefere  n'appuyer  mon  opinion  que  de 
raisons  purement  archeologiques,  mais  je  pense  qu'en  examinant  le 
style  des  deux  statues,  on  pourrait  pousser  le  rapprochement  plus  loin  ; 
la  maniere  dont  le  cou  est  attache  aux  epaules,  celle  surtout  dont  les 
bras  et  les  mains  sont  traites  est  a  peu  pres  identique  dans  les  deux 
cas.  Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  j'en  suis  arrive  presque  a  me 
persuader  que  la  statue  de  Ranofir  et  celle  du  scribe  agenouille  sortent 
du  meme  atelier  et  qu'elles  sont  peut-etre  le  produit  du  meme  ciseau.  Je 
ne  desespere  pas  de  retrouver  d'autres  monuments  de  provenance  sem- 
blable  et  de  reconstituer  en  partie  l'ceuvre  d'un  de  ces  maitres,  dont  les 
tombeaux  de  Memphis  nous  ont  garde  les  productions  diverses  sans 
nous  conserver  les  noms. 

L'execution  est  fort  soignee  :  par  malheur,  le  calcaire  dans  lequel  le 

1.  Maiuette,  Notice,  p.  217  :  «  L'ensemble  de  ces  quality  et  l'etude  des  legendes  qui  cou- 
«  vrent  la  basedu  monumentne  laissent aucun  doute  sui  l'epoquealaquelle  il  remonte.  Evidera- 
«  ment  Ranofir  vivait  sous  l'ancien  Empire.  Ses  litres  le  rapprochent  de  la  Ve  dynastie.  »  L'etude 
des  legendes  m'apporte  a  etre  plus  affirmatif  que  Marietta  :  Ranofir  vivait  bien  certainement 
vers  la  fin  de  la  \"  dvnastie. 


LE  SCRIBE  AGE|N;OUjI|LLE  73 

scribe  est  taille  etait  trop  tendre  et  il  s'est  effrite  qk  ct  la.  Les  genoux 
ont  souffert  plus  que  le  reste  :  c'est  grand  dommage,  car  on  voit  par  le 
peu  qui  en  reste  a  quel  point  l'artiste  en  avait  soigne  le  inodele.  Les  bras 
ne  sont  point  separes  du  buste,  les  mains  sont  lourdes,  les  pieds  sont 
longs,  mais  le  jeu  des  muscles  de  la  poitrine  et  du  cou  est  bien 
observe.  En  resume,  ouvrage  estimable  d'un  sculpteur  consciencieux  et 
sachant  son  metier  a  fond. 


10 


PEHOURNOWRI 

STATIFTTE  EN  CALCAIRF.  PEINT  TROUVEE  A  MEMPHIS 
;  Mil  sec  du  Louvre  . 


Mariette  la  trouva  par  hasard,  en  cherchant  le  Serapeum  (fig.  12) 
Elle  avait  £te  retiree  anciennement  du  puits  qui  la  renfermait,  et  jetee 
dans  les  remblais  de  la  grande  avenue  de  sphinx  qui  conduit  au  tom- 
beau  d'Apis.  L'individu  s'appelait  Pehournowri ;  il  etait  cousin  royal 
et  il  remplissait  des  fonctions  que  je  ne  sais  comment  definir.  Rien 
dans  Tinscription  ne  nous  permet  de  conjecturer  de  quel  roi  il  recla- 
mait  la  parente,  mais  le  style  du  morceau  prouve  qu'il  vivait  sous  la 
V"  dynastie.  II  etait  d'age  mur  comme  l'indique  la  plenitude  des 
formes,  de  belles  proportions,  d'aspect  bienveillant  et  doux;  une 
perruque  courte,  un  collier,  un  pagne  descendant  a  peine  jusqu'aux 
genoux,  voila  son  costume.  Sa  statue  n'est  point  de  celles  devant 
lesquelles  on  s'arrete  necessairement  en  parcourant  un  musee  :  depuis 
trente  ans  bientot  qu'elle  est  au  Louvre,  je  ne  crois  pas  qu'elle  ait 
attire  l'attention  de  personne  que  des  egyptologues  de  metier.  Non 
qu'elle  manque  de  me>ite  :  le  modele  en  est  exact,  le  faire  habile  et 
delicat,  I'expression  franche  et  heureuse,  mais  la  pose  ne  difiere  que 
tres  peu  de  celle  que  des  centaines  d'autres  artistes  ont  donnee  a  des 
centaines  d'autres  statues.  Le  visiteur  distrait  qui  va  d'un  bonhomme 
assis  a  un  second  bonhomme  assis,  puis  a  beaucoup,  ne  songe  guere 


76  ESSAIS   SUR  L'ART  EGrYPTIEN 

a  rechercher  les  minuties  d'execuiion  qui  les  distinguent.  II  s'imagine 
volontiers  qu'a  en  voir  un  ou  deux  il  les  a  vus  tous,  et  il  s'eloigne 
emportant  de  l'art  egyptien  l'idee  de  la  monotonie. 

Les  statuaires  egyptiens  ne  varierent  jamais  beaucoup  les  poses  de 
leurs  personnages.  lis  les  firent  tantot  debout  et  marehant,  la  jambe  en 
avant,  tantot  debout  mais  immobiles  et  les  deux  pieds  reunis,  tantot 
assis  sur  un  siege  ou  sur  un  de  de  pierre,  quelquefois  agenouilles, 
plus  souvent  accroupis,  le  menton  aux  genoux  corarae  les  fellahs 
d'aujourd'hui,  ou  les  jambes  a  plat  sur  le  sol  comme  le  Scribe  du 
Louvre1.  Les  details  d'agencement  et  de  costume  peuvent  se  modifier 
a  l'infini  :  l'attitude  est  presque  toujours  reglee  sur  les  six  types  que 
je  viens  d'enumerer.  Les  modernes  Font  explique,  les  uns  par  l'inex- 
perience  des  sculpteurs,  les  autres  par  l'inflexibilite  de  certaines  regies 
hieratiques.  Apres  avoir  vu,  non  plus  les  quelques  morceaux  depa- 
reilles  qu'on  rencontre  en  Europe,  mais  les  monuments  encore 
subsistants  en  Egypte,  je  ne  puis  pas  admettre  ces  raisons.  On 
remarque  partout,  dans  les  bas-reliefs  des  temples  ou  des  tombeaux, 
une  multiplicite  de  gestes  ou  d'attitudes  qui  montre  a  quel  point  les 
artistes  pouvaient,  quand  il  leur  plaisait,  diversifier  la  figure  humaine  : 
le  paysan  se  courbe  sur  la  houe,  le  menuisier  s'allonge  sur  I'etabli, 
le  scribe  se  penche  sur  son  papier,  les  danseuses  et  les  baladins 
tordent  et  balancent  leur  corps,  les  soldats  brandissent  la  lance  ou 
emboitent  le  pas  avec  tout  le  naturel  imaginable.  Et  ces  poses  si  diffe- 
rentes  de  celles  qu'on  est  accoutume  de  voir  au  Louvre,  les  sculpteurs 
les  appliquaient  d'aventure  meme  aux  statues  :  la  femme  agenouillee 
qui  ecrase  son  grain,  le  boulanger  qui  brasse  la  pate,  l'esclave  qui 
enduit  l'amphore  de  poix  avant  d'y  verser  le  vin,  le  pleureur  accroupi 
deBoulaq2,  sont  composes  et  modeles  avec  une  justesse  de  mouve- 
ment  et  un  bonheur    d'expression  qui   ne   laissent  subsister  aucun 

1.  Voir  sur  ce  scribe  accroupi  ce  qui  est  dit  plus  haut,  pages  53-57  du  present  volume. 

2.  Ce  pleureur  est  un  rOtisseur,  ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut,  page  54,  note  2  du  present  volume. 


Kir..   13 

Pdhournowri. 

Mua4e   <1"    Louvre. 


PEHOURNOWRI  79 

doute  sur  l'habilete  de  l'ouvrier.  Qu'il  y  ait  eu  des  regies  hieratiques, 
il  est  vrai  et  personne  ne  le  conteste,  mais  elles  etaient  reservees  aux 
choses  de  la  religion  et  a  elles  seules.  Elles  exigeaient  qu'on  conservat 
partout  pour  Amon,  par  exemple,  les  attributs,  le  costume,  l'attitude 
propres  a  ce  dieu  ;  elles  ne  coramandaient  pas  qu'on  enfermat  tous  les 
homines  dans  l'une  au  choix  des  cinq  attitudes  que  je  viens  d'indiquer. 
La  liberte  de  composition  dont  temoignent  les  grands  tableaux  histo- 
riques  des  temples,  ou  les  scenes  familieres  des  hypogees,  ne  s'accor- 
derait  guere  a  ce  qu'on  nous  raconte  de  ces  regies  hieratiques  et  de  leur 
inflexibility. 

Je  ne  m'occuperai  point  pour  le  moment  des  statues  de  rois  ou  de 
divinites  :  I'occasion  me  viendra  d'en  parler  a  loisir.  Celles  des  parti- 
culiers  representent  pour  la  plupart  des  personnes  de  rang,  grands 
seigneurs,  gens  de  cour,  officiers,  magistrats,  pretres,  employes  de 
naissance  ou  de  fortune ;  elles  sortent  presque  toutes  des  cimetieres, 
et  elles  sont  le  portrait  de  l'homme  pour  qui  le  tombeau  avait  etc 
creuse  ou  des  gens  de  sa  maison.  Le  maitre  est  debout  dans  l'attitude 
du  commandement  ou  assis  comme  Pehournowri,  et  il  ne  pouvait 
guere  avoir  que  ces  deux  postures.  Le  tombeau  est,  en  effet,  la 
maison  privee  oil  il  se  repose  des  fatigues  de  la  vie,  comme  il  faisait 
jadis  dans  sa  maison  terrestre.  Un  soldat  chez  lui  ne  garde  pas  ses 
amies,  un  magistrat  sa  robe  :  soldat  ou  magistrat,  on  depouille  les 
insignes  du  metier  en  rentrant  a  la  maison.  Le  maitre  du  tombeau 
a  done  toujours  le  costume  civil  et  il  abandonne  les  marques 
de  sa  profession  a  la  porte. 

Aussi  bien  la  partie  accessible  de  sa  demeure  a-t-elle  une  destina- 
tion particuliere  qui  regie  la  pose  des  statues  :  e'est  a  vrai  dire  son 
appartement  de  reception,  oil  la  famille  s'assemblait  a  de  certains 
jours  afin  de  lui  consigner  l'offrande,  en  termes  plus  prosai'ques,  afin 
de  diner  avec  lui.  Que  sa  statue  fiit  visible  dans  une  des  chambres 


80  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

ouvertes,  ou  qu'elle  fut  invisible  dans  le  serdab\  elle  le  remplacait. 
Or,  e'en  est  assez  de  regarder  les  bas-reliefs  voisins  pour  savoir  quelles 
etaient  les  attitudes  officielles  du  mort  dans  le  tombeau.  II  y  assistait 
aux  travaux  preliminaires  du  sacrifice,  la  semaille  et  la  recolte,  l'eleve 
des  bestiaux,  la  peche,  la  chasse,  les  manipulations  des  metiers,  et  il 
y  voyait  toutes  les  ceuvres  qu'on  execute  pour  la  demeure  eternelle  :  il 
etait  alors  debout,  un  pied  en  avant,  la  tete  haute,  les  mains  pendantes 
ou  armees  des  batons  de  commandement.  Ailleurs,  on  lui  apporte, 
l'un  apres  l'autre,  les  divers  services  du  repas,  les  gateaux,  les  vins, 
les  viandes  canoniques,  les  fruits  dont  il  a  besoin  dans  le  monde  des 
morts  :  e'est  alors  qu'il  est  assis  sur  un  fauteuil  seul  ou  avec  sa  femme. 
Ces  deux  poses  qu'il  a  dans  les  peintures,  le  sculpteur  les  lui  garde 
dans  ses  statues  :  debout,  il  est  cense  recevoir  l'hommage  des  vassaux ; 
assis,  il  participe  au  repas.  Et  de  raerae,  les  statues  qui  servent  de  corps 
aux  gens  de  la  famille  et  de  la  maison  ont,  comme  les  siennes,  la 
pose  qui  convient  a  leur  rang  et  a  leur  metier.  L'epouse  est  tantot  debout, 
tantot  assise  sur  le  meme  siege  que  lui  ou  sur  un  siege  isole,  tantot 
accroupie  a  ses  pieds  comme  pendant  la  vie.  Le  fils  a  le  costume  de 
l'enfance  si  la  statue  a  etc  taillee  tandis  qu'il  etait  encore  enfant,  le 
costume  et  l'attitude  de  sa  charge  s'il  est  a  l'age  d'homme.  Le  scribe 
intendant  se  tient  a  cropetons,  le  rouleau  etale  sur  les  genoux,  comme 
s'il  ecrivait  sous  la  dictee  ou  s'il  lisait  un  livre  de  comptes2.  L'esclave 
moud  le  grain,  les  boulangers  petrissent  la  pate,  les  celleriers  poissent 
leurs  amphores,  les  pleureurs  se  lamentent  et  s'arrachent  les  cheveux, 
comme  ils  etaient  tenus  de  le  faire  en  ce  monde ;  chaque  individu  a 
l'occupation  de  sa  condition.  La  hierarchie  sociale  suivait  1'Egyptien 
apres  la  mort  et  elle  reglait  la  pose  de  la  statue  apres,  comme  elle  avait 
regie  la  pose  du  modele  avant  la  mort.  II  en  est  de  meme  aujourd'hui, 

1.  Voir  ce  qui  est  dit  du  Serdab,  pages  40-41  du  present  volume. 

2.  Voir  plus  haut,  pages  53-54  du  present  volume,  ce  qui  est  dit  des  statues  des  scribes  accrou- 
pis  ou  agenouilles. 


PEHOURNOWRI  81 

jusqu'a  un  certain  point,  et  qui  veut  faire  la  statue  d'un  imprimeur  ne 
s'avise  gueres  de  lui  attribuer  la  demarche  et  le  costume  d'un  mineur  ou 
d'un  marin.  Toutes  ces  statues,  enfermees  dans  le  tombeau,  y  formaient 
comrae  une  sorte  de  tableau  ou  chaque  personnage  tenait  eternellement 
la  pose  caracteristique  de  son  rang  ou  de  son  metier.  L'artiste  etait  libre 
de  varier  le  detail  et  de  regler  les  accessoires  a  sa  fantaisie ;  il  n'au- 
rait  pu  changer  la  disposition  generate  sans  nuireal'utilite  de  son  amvre. 
Au  fond,  il  en  est  des  statues  de  l'ancienne  Egypte  ce  qu'il  en  est 
des  tableaux  de  saintete  des  ecoles  italiennes.  Les  peintres  devaient 
traiter  leur  sujet  sur  des  donnees  dont  ils  ne  pouvaient  s'ecarter  sans 
le  fausser  ou  le  defigurer.  Reunissez  soixante  ou  quatre-vingts  Saint- 
Sebastien  dans  une  salle  :  combien  de  ceux  qui  y  penetreront  resiste- 
ront-ils  a  l'ennui  qu'en  produirait  infailliblement  sur  eux  la  repetition 
constante?  Au  dixieme  Saint-Sebastien  quelques  gens  du  metier  seuls 
n'auront  pas  tourne  le  dos.  Encore  ici  suppose-je  qu'on  n'ait  rapproche 
que  des  morceaux  de  choix,  oil  l'cxamen  permet  de  reconnaitre  les 
qualites  du  maitre.  Admettez  au  contraire  qu'on  ait  rassemble  au  hasard 
tout  ce  qu'il  y  a  de  Saint-Sebastien,  sans  avoir  elimine  par  avance  les 
mauvaises  toiles  :  les  plus  beaux  Saint-Sebastien  du  monde,  perdus 
dans  la  foule,  risqueront  de  ne  pas  attirer  l'attention  du  public  plus 
que  le  Scribe  accroupi  ou  les  autres  chefs-d'oeuvre  de  sculpture  egyp- 
tienneque  renferme  le  Louvre.  L'hypothese  parait  absurde,  car  personne 
n'admet  aisement  qu'on  ait  l'idee  do  faire  une  collection  de  ce  genre. 
Pour  les  oeuvres  modernes  ou  anciennes  dont  on  connait  le  prix, 
d'accord ;  mais  les  musees  egyptiens  ont  toujours  etc  classes  jusqu'a 
present  comme  des  depots  d'objets  archeologiques,  non  comme  des 
galeries  d'art.  Toutc  statue  y  est  un  scribe,  un  dieu,  un  roi ;  c'est  le 
scribe  Hor  de  la  XIXe  dynastie,  ou  le  scribe  Skhemka  de  la  Ve,  ou  le 
roi  Sovkhotpou  coiffe  du  pschent,  et  ce  n'est  que  cela.  Les  scribes  de 
pacotille  et  les  scribes  qui  sortent  des  mains  d'un  maitre  sont  confondus 
sous  la  meme  rubrique,  et  Ton  n'y  pose  aucune  marque  qui  distingue 


82  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

les  bons  des  mauvais.  Pehournowri  est  un  scribe,  Ramke  un  second 
scribe,  Rahotpou  un  troisiemc  scribe,  de  la  merae  facon  que  le  Saint- 
S^bastien  de  tel  grand  maitre  italien  et  le  Saint-Sebastien  des  images 
d'Epinal  sont  deux  Saint-Sebastien  :  le  public  qu'on  n'avertit  point  de 
la  difference  et  qui  ne  tient  pas  a  un  scribe  plus  qu'a  un  autre  passe 
outre  sans  regardcr. 

L'impression  de  la  monotonie  est  produite  par  la  repetition  pcrpe- 
tuelle  des  memes  types  et  par  la  methode  de  classeraent  adoptee  dans 
les  musees.  Si  Ton  se  decidait  a  faire  pour  l'Egypte  ce  qu'on  a  fait  pour 
la  Grece  et  pour  Rome,  a  separer  les  productions  de  l'art  et  les  sujets 
archeologiques,  l'opinion  des  gens  du  monde  se  modifierait  prompte- 
ment.  L'impression  de  monotonie  ne  disparaitrait  pas  entierement,  le 
nombre  des  types  etudies  par  les  sculpteurs  egyptiens  n'etantpas  assez 
considerable  :  elle  s'attenuerait,  et  elle  ne  fermerait  plus  les  yeux  de  la 
foule  a  ce  que  la  sculpture  egyptienne  possede  de  beaute  reelle  et  de 
perfection. 


LE   NAIN  KHNOUMHOTPOU 


(V«    ou    VI«    DYNASTIE 
(Musde  de  Boulaq). 


Le  joli  personnage  qui  nous  a  leguecette  statue  (fig.  14)  est  connu, 
depuis  I'Exposition  de  1878,  sous  le  nom  de  Chef  ties  cuisiniers ;  son 
titre  dans  l'inscription  du  socle  indique  un  intendant  de  la  garde-robe. 
II  jouit  sans  doute  de  quelque  notoriete  de  son  vivant,  car  il  avait  pour 
lui  seul  une  des  belles  tombes  de  Saqqarah,  mais  nous  ignorons  son 
histoire.  II  porta  le  nom  de  Khnoumhotpou,  qu'illustra  plus  tard  un 
prince  de  Minieh  sous  la  XIIe  dynastic  :  la  place  oil  il  fut  enterre 
nous  prouve  qu'il  naquitvers  la  fin  de  la  V"  ou  au  commencement  de 
la  VI«. 

II  etait  nain,  et  nain  assez  petit.  Sa  statue  mesure  ci  peine  30  cen- 
timetres de  hauteur  et  les  dimensions  de  la  tete  montrent  qu'ello  etait 
probablement  de  demi-grandeur  naturelle.  Elle  reproduit  les  caracteres 
propres  au  nain  sans  les  exagerer.  La  tete,  assez  grosse  comme  il 
convient,  est  allongee  et  flanquee  de  deux  grandes  oreilles.  L'expres- 
sion  de  la  face  est  lourde  et  niaise,  I 'ceil  s'ouvre  etroitement  et  se 
releve  vers  les  tempes,  la  bouche  est  mal  fendue.  La  poitrine  est  forte 
et  l)ien  developpee,  mais  l'artiste  a  eu  beau  s'ingenier  a  dissimuler 
le  train  de  derriere  sous  le  couvert  d'une  vaste  jupe  blanche,  on  sent 
malgre  tout  que  le  torse  n'est  pas  en  proportion  avec  les  bras  et  les 


84  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

jarnbes.  Le  ventre  bombe  en  avant  et  les  hanches  se  rejettent  en 
arriere  pour  faire  contrepoids  au  ventre.  Les  cuisses  n'existent  qu'a 
l'etat  rudimentaire,  et  l'individu  entier,  monte  qu'il  est  sur  de  petits 
picds  contrefaits,  semble  pret  a  tomber  face  contre  terre.  Les  chairs 
etaient  peintes  en  rouge,  la  chevelure  en  noir,  mais  la  couleur  s'est 
ecaillee  ou  effacee  par  places.  Les  deux  jambes  ont  ete  brisees  ancien- 
nement  a  la  cheville,  puis  recollees  quand  on  a  transporte  la  statue 
au  Musee.  II  serait  fort  possible  que  cet  accident  fut  arrive  au  cours 
meme  de  l'execution,  car  le  calcaire  dont  les  Egyptiens  se  servaient 
est  si  fragile  que  le  sculpteur  n'a  pas  ose  detacher  les  bras  du  corps  : 
un  coup  de  maillet  frappe  trop  fort  pendant  qu'il  degageait  les  jambes 
a  pu  produire  la  fracture  malheureuse  qui  gate  le  bas  du  monument. 
Khnoumhotpou  est,  jusqu'a  present,  le  seul  nain  grand  seigneur 
qui  soit  revenu  au  jour.  Ses  congeneres  ne  manquaient  pas  cependant 
en  Egypte,  mais  ils  appartenaient  presque  tous  a  la  classe  des  jongleurs 
et  des  bouffons.  Les  Pharaons  et  les  princes  de  leur  cour  entouraient 
ces  etres  difformes  de  la  meme  affection  que  faisaient  les  rois  et  les 
nobles  du  Moyen  Age  chretien  ou  musulman;  leur  maison  n'aurait 
pas  ete  complete  s'ils  n'en  avaient  pas  eu  deux  ou  trois  d'aspect  plus 
ou  moins  grotesque.  Ti  en  possedait  un  qu'il  a  figure  pres  de  lui  dans 
son  tombeau  :  le  pauvre  here  tient  dans  la  main  droite  une  sorte  de 
grand  sceptre  en  bois  termine  en  forme  de  main  humaine,  et  il  conduit 
enlaisse  un  levrier  presque  aussi  haut  que  lui.  Ailleurs,  lesnains  sont 
represented  accroupis  sur  un  tabouret  aux  pieds  du  maitre,  a  cote  du 
singe  ou  du  chien  prefere.  Deux  d'entre  eux,  —  nous  le  savons  par 
les  tableaux  de  Beni-Hassan,  etaient  de  la  suite  du  prince  de  Minieh  : 
l'un  de  ceux-ci  ne  manque  pas  d'elegance  dans  sa  petitesse,  maisl'autre 
joint  a  l'exiguite  de  la  taille  l'agrement  d'etre  pied-bot.  Le  ciel  egyptien 
n'echappait  pas  plus  que  la  cour  des  Pharaons  a  la  manie  courante  : 
il  contenait  plusieurs  nains  dont  deux  au  moins  avaient  un  role  impor- 
tant, Bisa  qui  presidait  aux  armes  et  a  la  toilette,  et  le  Phtah  qu'on 


I 


Kio.  14 
Le  nam  Khnoumhotpon. 

Mus^e'du  Caire. 


LE  NAIN   KHNOUMHOTPOU  87 

a  longtemps  appele  sans  raison  Phtah  cmbryonnairc '.  Peut-etrc 
Khnoumhotpou  joignait-il  a  sa  fonction  d'intendant  de  la  garde-robe 
la  charge  de  bouffon  de  cour ;  peut-etre  etait-il  de  haute  naissance  et 
preserve  par  son  origine  des  ennuis  auxquels  leur  difformite  exposait 
ses  pareils  de  basse  extraction. 

Aussi  bien  nous  n'avons  pas  besoin  de  savoir  ce  qu'il  ctait  :  rien 
qu'en  nous  leguant  son  portrait,  il  a  rendu  a  la  science  un  service 
signale.  Souvenons-nous  en  effetdu  role  que  les  statues  des  tombeaux 
jouaient  dans  les  conceptions  theologiques  des  Egyptiens  :  elles  etaient 
le  support  indispensable  du  double,  le  corps  sans  lequel  cette  ame 
du  raort  ne  subsistait  pas  dans  l'autre  monde.  On  aurait  pu  croire 
qu'a  passer  de  la  vie  terrestre  dans  celle  d'outre-tombe,  les  gens  a  qui 
la  fortune  n'avait  pas  departi  la  beaute  n'auraient  pas  ete  faches  de 
revetir  une  apparence  nouvelle ;  tant  qu'a  renaitre,  mieux  vaut  encore 
renaitre  moins  laid.  Le  soin  que  le  pauvre  Khnoumhotpou  a  pris  de 
nous  arriver  difforme  montre  bien  que  les  vieux  Egyptiens  n'avaieut 
pas  nos  desire  a  ce  sujet  :  ils  tenaient  a  rester  loujours,  tels  que  la 
nature  les  avait  creVs  au  moment  de  la  conception.  Ce  n'etait  pas  de 
leur  part  absence  de  coquetterie,  mais  necessite  :  leur  idee  de  l'ame  les 
obligeait  a  en  agir  ainsi.  Du  moment  que  leur  personnalite  etait  liee 
indissolublement  a  l'existence  du  corps,  la  premiere  condition  qui 
s'imposait  a  eux  pour  rester  identiques  a  eux-memes  au  dela  de  la 
mort  comme  en  deca,  c'etait  de  conserver  sans  y  rien  changer  sa  forme 
terrestre.  Pour  que  le  Khnoumhotpou  qui  logeait  dans  l'hvpogee  de 
Saqqarah  ne  fut  pas  un  etre  different  du  Khnoumhotpou  qui  s'etait 
promene"  dans  les  rues  de  Memphis,  il  fallait  que  son  double  desin- 
carne-  y  trouvat  comme  support  une  statue  de  nain.  Donnez-lui  les 
belles  proportions  de  Ti  ou  de  Ranotir,  la  demarche  here  et  la  mine 

1.  Voir,  a  propos  de  cc  (lieu,  le  curieux  memoire  du  docteur  Parrot,  Sur  ioriyine  d'une  des 
formes  du  dieu  Phtah,  dans  le  Recueil  de  travaux  relatifs  a  la  philologie  et  a  I'archeologie  egyp- 
tiennes  et  atsyriennet,  t.  II,  p.  129-133. 


88  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

hautaine  du  Cheikh-el-Beled,  raeme  le  type  plus  vulgaire  du  Scribe 
accroupi,  il  n'en  aurait  su  que  faire.  Sa  substance,  coulee  pour  ainsi 
dire  dans  le  moule  exigu  et  difforme  du  nain,  n'aurait  jamais  pu 
s'adapter  au  moule  nouveau  ou  l'artiste  aurait  essaye  de  la  jeter. 
Khnoumhotpou  embelli  n'aurait  plus  ete  Khnoumhotpou ;  son  tom- 
beau,  sans  statue  de  nain,  n'aurait  plus  renferme  qu'un  double  et  un 
support  etrangers  l'un  a  I'autre. 

C'est  done  la  ressemblance,  et  la  ressemblance  absolue,  que  l'artiste 
devait  chercher  a  reproduire,  et  par  la  s'expliquent  la  gravite  et  le 
scrupule  qu'il  a  mis  a  rendre  la  difformite  de  son  modele.  Les  Egyp- 
tiens  etaient  naturellement  moqueurs  et  ils  melaient  volontiers  le 
comique  au  serieux,  non  seulement  dans  la  litterature  mais  dans  les 
arts.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  le  peintre  qui  a  retrace  a  Thebes 
l'enterrement  de  Nofrihotpou  a  dessine,  a  cote  des  grands  bateaux 
charges  de  pleureuses  et  de  tout  l'appareil  de  la  douleur,  les  contor- 
sions  de  deux  matelots  dont  la  chaloupe  vient  d'etre  heurtee  bruta- 
lement  par  les  rames  de  la  barque  funeraire.  Si  le  sculpteur  qui  a 
taille  Khnoumhotpou  avait  ete  libre  de  suivrc  son  penchant  naturel, 
il  aurait  probablement  exagere  certains  traits  et  prete  au  malheureux 
une  physionomie  legerement  ridicule.  La  conscience  religieuse  ne  lui 
a  point  permis  de  le  risquer  :  une  statue  plus  laide  que  nature  aurait 
eu  pour  Fame  de  l'original  les  memes  inconvenients  qu'une  statue 
plus  belle.  Un  corps  de  pierre  identique  de  tous  points  au  corps  de 
chair,  voila  ce  que  demandait  l'Egyptien,  et  voila  ce  que  le  sculpteur 
a  fabrique  pour  le  petit  Khnoumhotpou.  On  comprend  qu'ici  ce  que 
nous  appelons  la  question  d'art  est  secondaire  :  un  tailleur  de  pierre 
sachant  bien  son  affaire  suffisait  a  la  besogne. 

II  ne  faudrait  pas  conclure  de  ce  qui  precede  que  je  considere 
l'image  de  Khnoumhotpou  comme  etant  d'un  simple  ouvrier.  On  a 
repete  trop  souvent  qu'en  Egypte  la  statuaire  etait  un  metier  meca- 
nique;  on  enseignait  aux  sculpteurs  a  fabriquer  des  bras,  des  jambes, 


LE  NAIN  KHNOUMHOTPOU  89 

des  tetes  et  des  torses  qu'ils  assemblaient  selon  la  formule,  d'apres 
deux  ou  trois  modeles,  toujours  les  memes.  Cette  opinion,  renouvelee 
des  Grecs,  est  assez  difficile  a  soutenir  en  presence  de  la  statue  de 
Khnoumhotpou ;  on  peut,  en  effet,  etablir  des  poncifs  pour  des  corps 
constitues  regulierement,  on  ne  peut  pas  prevoir  toutes  les  varietes 
de  corps  difformes.  Le  raaitre  inconnu,  dont  nous  avons  l'ceuvre  a 
Boulaq,  a  du  proceder  exactement  comme  un  moderne  que  les  neces- 
sites  du  metier  mettraient  en  presence  d'un  modele  contrefait  :  il  a 
fait  oeuvre  d'artiste  et  non  besogne  de  manoeuvre. 


12 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK 

ET    L'ECOLE    DE    SCULPTURE    TIIEB.VINE1 


I 

Une  large  mare  parmi  les  mines  (fig.  15,  p.  93),  et,  vers  I'extremite 
meridionale,  deux  batteries  de  chadoufs  superposees  qui  travaillent  a 
epuiser  l'eau  renouvelee  sans  cesse  par  les  infiltrations.  Sur  les  berges, 
des  blocs  et  des  statues  boueuses  autour  desquelles  des  ouvriers  a 
moitie  nus  s'empressent,  des  poutres,  des  leviers,  des  rouleaux  de 
corde,  l'arnorce  d'une  voie  Decauville;  des  restes  de  murs  histories 
dorainent  le  chantier,  et,  par-dessus  leurs  cretes  irregulieres,  le  vil- 
lage rnoderne  de  Karnak  se  dessine  en  vigueur  a  l'liorizon. 

Lorsque,  an  debut  du  iue  sieele  avant  notre  ere,  les  premiers  Pto- 
lemees  deciderent  de  restaurer  le  temple  d'Amon  thebain,  ils  le  trou- 
verent  encombre  d'ex-volos.  Steles,  statues  en  pierre,  figurines  en 
bois  ou  en  bronze,  insignes  divins  ou  royaux,  il  y  en  avait  partout, 
dans  les  salles,  dans  les  couloirs,  clans  les  cours,  serres,  amonceles 
l'un  sur  l'autre,  et  en  nombre  tel  que  l'espace  allait  manquer  pour  en 
introduire  de  nouveaux.  C'etait  un  legs  des  dynasties  eteintes  ou  des 
grandes  families  disparues  auxquelles  les  Pharaons  avaient  confers  le 
privilege  de  consacrer  leur  image  dans  la  maison   du  dieu,  et  Ton 

1.  Public  dans  la  Revue  de  I' Art  ancien  et  modeme,  190*5.  t.  XX,  p.  2\~->b2,  337-:i'i8. 


92  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

n'aurait  pu  rien  en  vendre  ou  en  detruire  sans  commettre  un  sacri- 
lege1. On  en  disposa  selon  1' usage  des  peuples  contemporains  :  on 
creusa  une  vaste  fosse  entre  le  septieme  pylone  et  la  salle  hypostyle, 
puis  on  les  enfouit  pele-mele  en  terre  sainte.  Vingt  siecles  plus  tard, 
vers  1883,  des  sondages  executes  a  la  hate  me  revelerent  la  richesse 
du  site,  mais  je  n'osai  rien  entreprendre,  faute  d'argent;  en  1901  seu- 
lement,  lorsque  la  marche  reguliere  du  deblaiement  y  ramena  les 
ouvriers,  je  recommandai  a  M.  Legrain  d'y  descendre  les  tranchees 
plus  profondement  encore  qu'a  l'ordinaire,  de  facon  a  ne  laisser  rien 
echapper  de  cequi  se  cachait  dansle  sous-sol.  La  fouille  rendit  d'abord 
ce  que  j'avais  entrevu  naguere,  des  colosses  royaux  en  granit,  en 
calcaire,  en  gres,  qui  furent  remontes  a  leur  place  antique  le  long  du 
pylone ;  un  peu  au-dessous,  les  pieces  d'un  bel  edifice  en  calcaire 
d'Amenothes  I",  que  Thoutmosis  III  avait  employees  comme  remblai 
lorsqu'il  agrandit  le  temple ;  tout  au  bas  enfin,  a  six,  douze,  quatorze 
metres  de  profondeur,  ce  a  quoi  personne  de  nous  ne  songeait,  une 
favissa  intacte,  ou  des  centaines  de  statues  et  de  petits  objets  atten- 
daient  dans  la  boue  l'heure  de  la  delivrance. 

Voici  quatre  ans  que  M.  Legrain  l'explore  pied  a  pied,  et  je  crois 
bien  qu'il  a  reussi  a  la  vider  entiere  ;  il  faut  dresser  maintenant  l'in- 
ventaire  des  tresors  qu'elle  nous  a  prodigues.  Le  meilleur  du  profit 
reviendra  sans  contredit  a  l'histoire  politique.  Non  que  toutes  les  epo- 
ques  y  soient  representees  avecune  abondance  pareille,  —  le  premier 
empire  thebain  n'y  figure  a  peu  pres  que  pour  memoire,  et  les  deux 
grandes  dynasties  du  second  n'y  comptent  que  pour  une  centaine  de 
pieces  seulement,  —  mais,  de  la  chute  des  Ramessides  jusqu'a  la 
conquete  persane,  la  serie  des  grands-pretres  d'Amon  reparait  pres- 
que  complete,  eux,  leurs  femmes,  laurs  fils,  leurs  freres,  les  enfants 
ou  les  descendants  extremes  de  leurs  freres,  et,  du  jour  ou  la  lignee 

1.  Voir  plus  haut,  p.  39-40  du  present  volume. 


LA  CACHETTE  DE   KARNAK 


93 


male  s'interrompit,  les  princesses  qui  heriterent  de  ses  droits  avec  les 
nobles  personnages  qui  exercerent  le  pouvoir  en  leur  nom.  Toutefois, 
tant  de  statues  et  d'inscriptions  retrouvees  d'un  coup  ne  serviront  pas 
qu'a  nous  renseigner  sur  la  revolution  qui  transforma  la  royaute  mili- 


Klu.   15 
Lc  chanlier  de  Karnak  en  Janvier  IOiiC 


taire  de  Thebes  en  une  theocratic,  elles  nous  sont  autant  de  documents 
pour  etudier  la  marche  de  l'art  pendant  les  vingt  siecles  et  plus  que 
cette  revolution  s'accomplit.  Certes,  la  facture  en  est  tres  inegale,  et 
beaucoup  parmi  elles  n'oll'rent  d'interet  que  celui  de  Farcheologie ; 
plusieurs  pourtant  tranchent  sur  la  masse  par  des  merites  eminents, 
et  elles  se  tiennent  eu  bon  rang  a  cote  des  meilleures  productions  con- 


94  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

nues  de  l'art  egyptien.  Comme  clles  proviennent  du  meme  temple  et 
qu'elles  ont  ete  erigees  par  les  membres  divers  des  memes  families,  il 
est  naturel  d'y  voir  l'oeuvre  d'une  ecole  unique,  etablic  a  Thebes  depuis 
la  plus  haute  antiquite  ;  do  fait,  on  y  discerne  aisement  un  ensemble 
de  caracteres  communs,  qui,  se  perpetuant  sans  alterations  notables 
de  generation  en  generation,  determinent  entre  elles  des  affinites  de 
conception  et  de  technique  indeniablcs. 


II 


A  part  quelques  steles  de  mauvaise  ordon nance  et  de  facture  gros- 
siere1,  les' monuments  les  plus  anciens  que  nous  ayons  de  cette  ecole 
sont  ceux  que  Carter  et  Naville  decouvrirent,  de  1900  a  1906,  dans 
le  tombeau  de  Montouhotpou  V,  a  Deir-el-Bahari.  Les  bas-reliefs  de  la 
cbapelle  attachee  a  la  pyramide  sont  d'un  dessin  aussi  correct  et  d'une 
touche  aussi  ferine  que  les  beaux  bas-reliefs  mcmphites  de  la  Ve  ou  de 
la  "VT  dynastie;  mais  la  saillie  en  est  plus  accentuee,  le  contour  plus 
hardi  et  plus  franc,  l'homme  plus  trapu  et  pose  plus  solideinent  sur  la 
ligne  de  terre,  la  femme  plus  menue  de  taille  avec  des  hanches  plus 
larges  et  une  poitrine  plus  epanouie.  La  statue  du  roi  (fig.  16),  qui  est 
au  Musee  du  Caire 2,  a  ete  taillee  en  plein  gres  d'un  ciseau  fier  et  dur . 
Elle  a  les  pieds  et  les  genoux  epais,  les  mains  massives,  le  buste  incli- 
que  de  facon  sommaire,  la  face  modelee  largement.  Lacouleur  en  est 
heurtee,  chairs  noires,  costume  blanc,  bonnet  rouge,  selon  le  rituel 
des  ceremonies  auxquelles  elle  etait  destinee,  et  I'ensemble  a  l'aspect 
sauvage,  mais  d'une  sauvagerie  premeditee  pour  l'effet  religieux  a 
produire.  Si  un  sculpteur  memphite  avait  traite  un  pareil  sujet,  il  ne 

1.  Voir,  par  exemple,  les  steles  decrites  ou  indiquees  dans  Maspero,   Guide  to  the  Cairo 
Museum,  1903,  p.  73-75,  94-95,  96,  etc. 

2.  Elle  a  ete  publiee  deja  dans  le  Musee  Egyptien,  t.  II,  pi.  IX-X,  p.  25-30. 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK 


95 


se  serait  pas  fait  faute  d'en  harmoniser  les  lignes  et  d'en  assouplir  la 
couleur  :  il  aurait  inconsciernment  ramene  son  type  au  type  plus  cloux 
de  physionomie  humaine  qui 
prevalait  dans  son  ecole,  au 
risque  d'en  affaiblir  l'energie. 
Au  contraire,  le  sculpteur  the- 
bain  s'est  inquiete  surtout  de 
reproduire  la  realite  telle 
qu'elle  se  montrait  a  lui,  et 
cette  preoccupation  domine 
jusqu'a  la  fin  chez  tous  ceux 
de  son  ecole.  lis  recherche- 
ront  la  ressemblance  avec  un 
parti  pris  d'exagerer  plutot  que 
d'atte"nuer  les  traits  individuels 
du  sujet,  et,  pour  l'atteindre, 
ils  ne  reculeront  ni  devant  la 
rudesse  de  l'execution,  ni  de- 
vant la  violence  du  coloris  :  ils 
tomberont  souvent  dans  la  bar- 
barie,  presque  jamais  dans  la 
banalite. 

Quand  Thebes  devint  Tunc 
des  capitales  de  l'Egypte,  sous 
la  XIIe  dynastie,  ses  rois  tantot 
se  servirent  des  artistes  locaux, 
tantot  appelerent  d'Heracleo- 
polis  ou  du  Fayoum  des  sculp- 
teurs  imbus  de  la  tradition  memphite.  Le  hasard  nous  a  conserve 
deux  tetes  colossales,  l'une  de  Sanouosrit  Ier  (Ousirtasen)1,  decouverte 

1.  La  t£te  a  616  reproduite   par  RouoiS-Hanville.   Album  photographique,  n ,s  111-112.   cf. 


Fig.  1C 

Montouhotpou  V. 

firfes  peinl. 


96 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


Fig.  17 

Tetc  il'un  colosse  do  Sanouosril. 

Granit  rose. 


par  Mariette  dans  les  mines   d'Abydos,    1 'autre    de   Sanouosrit  III, 
exlraite  par  M.  Legrain  du  trou  de  Karnak  (fig.  17).  Le  traitement 

manuel  est  excellent  dans 
les  deux  cas,  et  il  est  rare 
qu'on  ait  travaille  avec  tant 
de  dexterite  une  pierre  aussi 
ingrate,  mais  l'inspiration 
est  differente  du  tout.  Ce 
sont  bien  deux  personnages 
de  meme  race,  et  la  ressem- 
blance  generate  est  suffi- 
sante  pour  qu'on  n'en  doute 
pas  :  si  on  ne  l'avait  pas, 
on  serait  tente  de  recon- 
naitre  dans  chacune  d'elles 
un  souverain  d'une  dynastie 
differente.  Aussi  bien,  la 
premiere  appartient  a  une 
ecole  qui  s'inspire  de  la 
tradition  memphite :  lesculp- 
teur  a  idealise,  ou,  si  Ton 
prefere,  stylise  son  modele, 
et  il  lui  a  prete  l'ovale  court 
et  plein,  la  face  souriante  et 
bonasse,quesonecolerecom- 
mandait  pour  les  statues  offi- 
cielles  des  Pharaons.  Le 
second,  an  contraire,  a  copie  les  traits  sans  en  adoucir  un  seul,  le 
visage  long  et  raaigre,  le  front  etroit,  la  pommette  en  saillie,  la  ma- 

Mariette,  Monuments  divers,  pi.  XXI,  a,  b,  c,  et  p.  29;  l'ensemble  est  reproduit  dans  le  Musee 
e'gyptien,  t.  II,  pi.  XIII,  et  p.  34-35. 


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3 


13 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK  99 

choire  osseuse  et  pesante.  II  a  creuse  les  joues,  il  a  cerne  le 
nez  entre  deux  sillons  puissants,  il  a  serre  et  projete  la  levre  infe- 
rieure  dans  une  moue  dedaigneuse;  il  a  realise  une  oeuvre  forte,  oil 
l'autre,  penetre  des  principes  opposes,  n'a  tire  de  la  pierre  qu'un 
morceau  de  facture  agreable  mais  sans  individualite. 

Le  contraste  est  moindre  entre  les  deux  manieres,  lorsqu'il  ne  s'agit 
plus  de  statues,  mais  de  bas-reliefs.  Parmi  les  fragments  dont  Thout- 
mosis  III  s'etait  servi  comme  de  remblai,  un  pilier  carre  s'est  ren- 
contre, qui  provenait  d'un  edifice  en  calcaire  de  Sanouosrit  Ier.  Le 
Pharaon  s'y  voit  sur  l'une  des  faces,  en  compagnie  de  Phtah.  lis  sont 
la,  le  roi  et  le  dieu,  debout,  nez  contre  nez,  aspirant  l'haleine  l'un  de 
l'autre,  selon  1'etiquette entre  personnes  de  rang egal  qui  se  saluent  (fig.  1 8, 
p.  97).  Le  style  ressemble  beaucoup  a  celui  de  l'ecole  memphite,  mais 
a  1'examiner  de  pres,  on  y  distingue  les  particularity  de  l'ecole  the- 
baine.  Les  contours  sont  arretes  resolument,  le  relief  est  moinsplat  et, 
par  suite,  les  ombres  sont  moins  tenues,  si  bien  que  les  figures  se 
decoupent  en  silhouette  sur  le  fond  avec  plus  de  vigueur  que  dans  les 
tableaux  de  Gizeh  ou  de  Saqqarah  :  un  Memphite  aurait  deploye  plus 
d'elegance  peut-etre,  mais  il  flit  demeure  dans  le  convenu.  Les 
scenes  gravees  sur  les  trois  autres  faces  portent  au  merae  degre  les 
caracteres  de  l'art  thebain,  et  il  est  facheux  que  le  fragment  soit  unique 
jusqu'ace  jour  :  si  le  reste  du  temple  etait  decore  aussi  heureusement, 
la  XII*  dynastie  avait  eleve  a  Thebes  une  oeuvre  comparable  aux  plus 
belles  de  la  XVIIP  et  de  la  XIXe,  aux  portiques  de  Delr-el-Bahari,  au 
sanctuaire  de  Gournah  et  au  Memnonium  que  Setoui  Ier  construisit  en 
Abydos. 


100  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


III 


II  en  est  des  statues  de  la  XVIIP  dynastie  decouvertes  a  Karnak  par 
M.  Legrain,  ce  qu'il  en  est  de  celles  de  la  XIIe  :  du  premier  instant 
qu'on  les  regarde,  on  y  remarque  les  signes  distinctifs  de  l'ecole,  avec 
des  modifications  qui  s'expliquent  lorsque  Ton  considere  la  position  de 
Thebes  a  cette  epoque.  Residence  favorite  des  Pharaons  et  siege  per- 
manent de  leur  gouvernement,  sa  prosperity  s'accroissait  sans  cesse 
par  l'apport  des  butins  qu'ils  ramassaient  en  Syrie  ou  en  Ethiopie,  et 
le  gout  pour  les  constructions  s'y  developpait  a  mesure  que  la  richesse 
y  augmentait.  Non  seulement  les  rois  ne  selassaient  pas  de  l'embellir, 
mais  les  particuliers  s'y  batissaient,  a  I'exemple  des  rois,  des  palais  et 
des  tombeaux  somptueux.  II  fallait  surabondance  d'artistes  a  si  pleine 
besogne  :  les  ateliers  se  multiplierent,  et  les  sculpteurs  accoururent  de 
tous  les  points  du  pays  pour  suppleer  a  la  rarete  des  sculpteurs  the- 
bains-  Ces  etrangers  ne  se  fondirent  pas  dans  l'ecole  locale  sans  y 
exercer  quelque  influence  :  elle  se  subdivisa  en  plusieurs  branches 
dont  chacune,  conservant  le  fond  commun  de  preceptes  et  d'habitudes, 
assuma  bientot  sa  physronomie  personnelle.  Nous  en  connaissons 
deux  ou  trois  deja,  mais  combien  dut-il  y  en  avoir  pendant  les  trois 
siecles  que  la  dynastie  dura,  dontl'oeuvre  entiere  est  perdue  pour  nous 
ou  se  confond  encore  dans  la  masse? 

C'est  a  un  meme  atelier  que  j'attribuerai  volontiers,  outre  un  cer- 
tain nombre  de  pieces  entrees  recemment  dans  notre  musee,  trois  des 
fragments  les  meilleurs  que  M.  Legrain  ait  retires  de  la  favissa,  le 
Thoutmosis  III,  ITsis  et  le  Sanmaout.  Le  Thoutmosis  III  (fig.  19)  est 
prisdans  un  schiste  tres  souple  qui  admet  toutes  les  finesses  du  ciseau, 
et  nulle  gravure  ne  rend  justice  a  la  delicatesse  de  son  modele  :  le  jeu 


l-'l..   Ill 

liuste  de  Tboutmdsil  III. 

SchUle  gris. 


LA  CACHETTE   DE   KARNAK 


103 


des    muscles   y    est    note 

discretement,     raais    avec 

une  surete  extraordinaire, 

et  les    ombres   impercep- 

tibles  qu'il  produit  variant 

a     mesure    qu'on     tourne 

autour  de   la  figure,  l'as- 

pect    de   la    physionomie 

semble   changer    d'instant 

en  instant.    Isis  (fig.    20) 

n'etait   pas   de    naissance 

royale,  et  peut-etre  sortait- 

elle    d'une    des    couches 

inferieures  de  la  societe"  : 

on  ne  soupconnait  pas  son 

existence  il  y  a  vingt-cinq 

ans,  et  la  statuette  en  gra- 

nit  rose  de  Karnak  est  le 

premier  portrait  que  nous 

possesions     d'elle.      C'est 

d'elle  pourtant  que  Thout- 

mosis  III  tenait  les   traits 

par  lesquels  il  differe  de 

ses  pre'de'cesseurs,  le  grand 

nez  busque,  les  larges  yeux 

ouverts  presque  a  fleur  de 

tete,  la  bouche  charnue,  la 

face  arrondie.  La  perm  que 

pesante  qui  lui  charge  la 

tete  rendaitla  tache  du  sculpteur  difficile  :  il  n'en  a  eu  que  plus  de  merite 

a  concevoir  une  ceuvre  devant  laquelle  on  s'arrete,  raerae  &cote  de  la 


Isis.  null 


Flo.  ID 

de  T!ioiiliiu')sis  111. 


104  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

precedente.  Tous  les  caracteres  de  l'ecole  thebaine  y  sont  reunis,  la 
recherche  de  l'expression  personnelle,  lasincerite  du  rendu,  la  largeur 
des  epaules  et,  par  contre,  l'amincissement  voulu  de  la  taille  entre 
l'ampleur  des  seins  et  I'evasement  des  hanches.  L'etude  de  la  facture 
nous  oblige  a  l'attribuer  au  meme  atelier,  sinon  au  merae  artiste  a  qui 
nous  devons  la  statue  de  Thoutmosis  III.  J'en  dirai  autant  du  groupe 
(fig.  21)  qui  represente  Sanmaout  et  la  petite  princesse  Naferouriya  dont 
il  etait  l'intendant :  rien  n'y  sent  moins  le  convenu  que  le  geste  libre 
et  ferine  par  lequel  le  brave  homme  tient  l'enfant,  ou  la  pose  d'abandon 
confiant  avec  laquelle  celle-ci  se  blottit  contre  sa  poitrine.  La  fran- 
chise du  mouvement  s'accorde  bien  avec  la  douceur  spirituelle  de  la 
face  et  avec  le  sourire  qui  auime  les  yeux  et  les  grosses  levres .  San- 
maout avait  ete  majordome  de  la  reine  Ilachopsouitou,  et  sa  souveraine 
I'avait  autorise  aeriger  ses  statues  dans  le  temple  d'Amon.  Apres  avoir 
examine  celles  d'entre  elles  qui  nous  restent,  on  ne  saurait  douter 
qu'elles  ne  proviennent  toutes  de  l'un  des  ateliers  royaux,  celui-la  sans 
doute  d'oii  sortiront  plus  tard  les  statues  de  Thoutmosis  et  de  sa  mere 
Isis. 

Et  nous  avons  la  preuve  directe  que  les  sculpteurs  thebains  de  cette 
epoque  s'efforcaient  par-dessus  tout  d'assurer  la  ressemblance.  lis  des- 
sinaient  et  redessinaient  leur  sujet  avant  de  poser  la  maquette  defini- 
tive, et  le  climat  sec  de  l'Egypte  nous  a  conserve  beaucoup  de  leurs 
cartons.  Cartons  n'est  pas  precisement  le  mot,  puisqu'ils  employaient 
des  eclats  de  calcaire  pour  leurs  etudes,  mais  le  terme  d'Ostraca  sous 
lequel  nous  les  designons  ne  vaut  pas  mieux,  et  de  plus  il  n'est  intelli- 
gible qu'aux  egyptologues  de  metier.  C'est  par  centaines  qu'ils  sont 
entres  au  musee  du  Caire,  et  Ton  y  peut  noter  les  tatonnements  de 
l'artiste,  ses  hesitations,  ses  repentirs,  les  variations  de  sa  pensee  et 
de  sa  main,  jusqu'au  moment  ou  il  estdevenu  le  maitre  absolu  de  son 
modele.  Plus  d'une  fois,  d'ailleurs,  le  hasard  des  fouilles  arameneau 
jour  ce  modele  lui-meme,  et  il  nous  fournit  le  moyen  de  comparer  le 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK  105 

portrait  a.  l'original.  C'est  le  cas  pour  Thoutmosis  III.  Sa  momie  a  ete 


Fig.  21 

Sanmaout  et  la  princes.se  Naferourlya. 

Granii  noir. 


trouvce  en  1881  dans  la  cachette  de  Deir-el-Bahari,  et  elle  est  exposee 
avec  les  autres  dans  notre  Galerie  des  Souverains.  Certes  le  visage  s'est 

14 


106 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


altere  beaucoup  au  cours  de  la  momifi cation,  et  le  retrait  ties  chairs, 
l'affaissement  des  yeux,  l'ecrasement  du  nez,  la  decoloration  de  la  peau 
le  font  tres  different  de  ce  qu'il  6tait  autrefois.  Pourtant,  si  le  modele 
superficiel  s'est  modifie,  celui  du  dessous  est  reste  :  lorsqu'on  le  com- 
pare de  profil  et  de  face  au  masque  de  la  statue,  on  est  force  d'avouer 

qu'il  lui  est  identique,  avec  la  vie 
en  plus  dont  le  sculpteur  a  perpetue 
l'expression. 

Franchissons  un  siecle  et  demi 
et  transportons-nous  aux  dernieres 
annees  de  la  dynastie  :  elles  nous 
ont  legue  plusieurs  morceaux  qu'il 
faut  rapporter  a  une  origine  com- 
mune, la  belle  tete  de  femme  que 
Mariette  appelait  Taia,  le  Khonsou  et 
l'Amonde  Ilarmhabi1,  le  Toutanoukh- 
amanou,  et  peut-etre  aussi  la  sta- 
tuette en  bois  petrifie  que  Legrain 
retirade  la  favissa  en  1905.  Ne  doit-on 
pas  y  reconnaitre  un  portrait  d'Ai  ? 
Elle  a  grande  allure,  malgre  ses  dimen- 
sions restreintes  (fig.  22),  mais  la  ma- 
tiere  facheuse  dans  laquelle  elle  est 
decoupee  n'a  point  permis  a  l'artiste 
de  pousser  loin  I'execution  :  la  ressemblance  demeure  indecise.  Elle 
garde  pourtant  la  marque  de  Pecole,  et  divers  details  dans  le  nez, 
dans  la  bouche,  dans  la  coupe  des  yeux,  dans  Tinsertion  des  sour- 
cils,  m'en  paraissent  rendre  vraisemblable  l'attribution  au  groupe 
d'artistes'a  qui   nous   sommes  redevables  du  Khonsou   et  du  Touta- 


Fio.  22 
Statuette  sculptee 'dans  du  bois  petrifie. 


1.  Sur  ce  groupe,  voir  l'articlede  Leqhain  dans  le  Musee  egyptien,  t.  II,  p.  1-14  et  pi.  I-1V. 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK 


107 


noukhamanou  (fig.  23,  24).  Que  ceux-ci  sortent  d'une  meme  main, 
je  le  crois  assure,  et  un  instant  d'examen  le  prouvera.  Les  deux 
figures  pourraient  presque  se  superposer  :  I'ceil  est  creuse  de  quantite 


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Kic.  23 
Klionsou  lliebain. 


identique  chez  Tune  et  chez  l'autre,  l'attache  du  nez  est  la  meme, 
ainsi  que  la  maniere  de  gonfler  legerement  les  narines,  d'epanouir  le 
milieu  des  levres  et  d'en  pincer  les  commissures.  La  physionomie  a 


108 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


quelque  chose  tie  souffreteux,  mais  les  indices  de  mauvaise  sante, 
I'obliquite  et  la  meurtrissure  des  yeux,  l'amaigrissemcnt  des  joues  et 
du  cou,  la  saillie  des  omoplates  sont  plus  accuses  sur  le  Khonsou  que 


Fro.  2* 
Statue  de  Toutanoukhamanou. 

Granil  rouge. 


sur  le  Toutanoukhamanou  ;  on  dirait  que  le  modele  du  Khonsou,  s'il 
n'est  pas  Toutanoukhamanou  a  un  age  plus  avance",  avait  une  pre- 
disposition plus  visible  k  la  consomption.  Un  medecin    devrait  les 


LASCACHETTE  DE  KARNAK 


109 


etudier  l'un  et  l'autre  :  lui  seul  pourrait  decider  si,  corame  je  l'ima- 
gine,  elles  represented  un  malade  et  peut-etre  etablirait-il  d'apres  le 
facies  du  sujet  le  diagnostic  exact  de  la  nmladie. 


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Fig.  25 

La  soi-disant  Taia. 

Calcaire  blinc. 


Les  rapports  sont  moins  accentue"s  avec  la  tete  dite  de  Taia  (fig.  25), 
et  on  ne  les  reraarque  pas  du  coup  sur  la  gravure  :  ils  sont  evidents 
pour  qui  eludia  les  originaux.  On  y  constate  attenuees  toutes  les  parti- 


110 


ESSAIS  SUR  X'ART  EGYPTIEN 


cularites  que  j'ai  signalees  sur  Khonsou  et  sur  Toutanoukhamanou  : 
la  reine  n'etaii  pas  une  malade,  maisles  diverses  parties  de  son  visage 


Fig.  26 
Le  Hiimsps  II  du  Musee  de  Turin. 

AlhStre. 


sont  traitees  du  memo  parti,  et  la  main  qui  les  tailla  est  bien  celle  qui 
cisela  si  delicatement  les  images  du  dieu  et  du  Pharaon,  ses  contem- 
porains.  Alors  qu'on  ne  connaissait  qu'elle,  l'etrangete  de  sa  physio- 


LA   CACHETTE  DE   KARNAK 


111 


nomie  surexcita  l'imagination  des  savants.  Mariette  qui  la  trouva  la 
crut  etrangere  a  l'Egypte  :  il  l'identifia  avec  Tiyi,  lafemme  d'Ameno- 


Kic.  27 
Kams&s  IV  conduisant  un  prisonnier  libycn. 

firauil  (rris. 


thes  III,  il  la  declara  Syrienne,  Hittite,  Armenienne,  et  son   opinion 
prevalut  pendant  longtemps.  On  sait  aujourd'hui  qu'elledate  d'un  quart 


112  ESSAIS  SUR  L'ART   EGYPTIEN 

de  siecle  au  moins  apres  Tiyi,  et  qu'elle  represente  la  fern  me  ou  la 
mere  d'un  des  Pharaons  qui  succederent  aux  souverains  heretiques  de 
la  XVIII6  dynastie,  Harmhabi.  Et,  de  fait,  les  portraits  de  Tiyi  qui 
sont  sortis  recemment  de  terre  n'ont  aucun  point  de  similitude  avec 
celui  de  la  reine  de  Mariette  :  ils  nous  montrent  une  femme  d'un  type 
maigre,  osseux,  la  machoire  lourde,  le  menton  long  et  deprime,  le 
front  fuyant  et  bas,  la  physionomie  du  Pharaon  Khouniatonou,  telle  que 
les  bas-reliefs  et  les  statues  d'El-Amarna  nous  Font  rendue  familiere1. 
Notre  reine  se  rattache,  par  la  forme  et  par  l'expression  du  visage,  a 
la  famille  d' Harmhabi  ou  de  Toutanoukhamanou  :  la  ressemblance  de 
sa  statue  a  celles  de  Legrain  le  prouverait  suffisamment,  s'il  en  fallait 
une  preuve  nouvelle. 

Et  maintenant,  lorsque  Ton  a  compare  entre  eux  les  deuxgroupes 
que  je  viens  de  decrire,  on  confesse  sans  peine  que  l'inspiration  et  la 
technique  du  second  procedent  directement  de  l'inspiration  et  de  la 
technique  du  premier.  Le  gout  a  flotte  pendant  les  cinq  ou  six  gene- 
rations qui  les  separent  et  la  mode  a  eu  ses  caprices  qui  ont  influe  sur 
l'execution  :  les  caracteres  generaux  sont  demeures  inalterables  et 
leur  persistance  nous  permet  d'affirmer  une  fois  de  plus  la  continuite 
de  l'ecole. 


IV 


Elle  se  maintint  florissante  pendant  la  XIXe  dynastie,  et  la  favissa 
nous  a  rendu  de  ses  ceuvres  qui  ne  le  cedent  en  rien  a  celles  de  l'age 
precedent.  La  meilleure  est,  selon  moi,  une  statuette  mutilee  de  Ram- 
ses II,  sisemblablealagrande  statue  de  Turin  (fig.  26,  p.  110)  pour  la 
pose  et  pour  le  faire,  qu'elle  parait  en  etre  la  maquette  primitive  ou  la 

1.  Voir  l'un  de  ces  portraits  plus  bas,  pi.  IV,  fig.  45-40  et  p.  154-155  du  present  volume. 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK 


113 


reduction  exacte.   Quelques  mc-rceaux  de  la  XX"  dynastie  sont  dignes 
d'cstime,  sans  s'elever  beaucoup  au-dessus  de  la  moyenne,  tel  un  petit 


Pro.  28 

Le  pretre  au  singe. 


groupe  en  granit  de  Ramses  VI,  amenant  un  prisonnier  libyen  au  dieu 
Amon  (Pg.  27,  p.  11 1) :  la  demarche  du  Pharaon  victorieux  ne  manque 

15 


114  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIAN 

pas  de  fierte,  la  pose  contrainte  clu  barbare  est  observee  habilement,  et  le 
mouvement  du  lion  en  miniature  q  ui  se  glisse  entre  les  deux  a  ete  interprets 
avec  lenaturelhabituelauxEgyptienslorsqu'ilsdessinaient  les  animaux1. 
J'aime  mieux  pourtant  le  pretre  au  singe  (fig.  28,  p.  113),  ou,  pour  l'ap- 
peler  par  son  nom,  le  premier  prophete  d'Amon,  Ramses-Nakhouiti. 
Accroupi,  les  mollets  et  les  cuisses  poses  a  plat  sur  le  sol,  un  rouleau 
etendu  devant  lui  en  travers  des  jambes,  emperruque,  enjuponne, 
embarrasse  dans  ses  robes  d'apparat,  il  medite  ou  il  se  recite  des  prieres 
;*i  lui-meme  interieurement,  d'un  air  abstrait.  Un  petit  cynocephale 
velu  lui  perchesur  les  epaules  et  lui  regarde  par-dessus  latete  :  c'est  le 
dieu  Thot  qui  se  revele  dans  cette  position  insolite,  et  il  etait  difficile 
de  coordonner  la  bete  et  l'homme  d'une  fagon  qui  ne  fut  ni  ridicule,  ni 
simplement  disgracieuse.  Lesculpteur  s'est  tire  d'affaire  a  son  honneur. 
Le  pretre  plie  legerement  le  cou,  mais  on  sent  que  la  bete  ne  lui  pese 
point ;  celle-ci  de  son  cote  se  dissimule  a  moitie  derriere  la  coiffure,  et 
le  froncement  narquois  de  son  muffle  previent  l'effet  facheux  qu'aurait 
pu  produire  un  masque  d'animal  surmontant  line  face  d'homme. 
Comme  le  groupe  de  Ramses  VI,  celui-ei  porte  1'empreinte  de  l'ecole, 
mais  avec  des  differences  de  technique  notables  :  si  le  premier  a  ete 
sculpte  dans  l'un  des  ateliers  royaux,  l'autre  provient  d'un  autre  atelier 
dont  on  peut  indiquer  1'origine. 

On  sait  comment,  un  siecle  environ  apres  la  mort  de  Ramses  III, 
les  pontifes  d'Amon  se  rendirent  maitres  de  la  Thebaide  entiere  :  tandis 
qu'une  dynastie  nouvelle  s'etablissait  a  Tanis  dans  le.  Delta  oriental,  ils 
exercaient  l'autorite  supreme  sur  l'Egypte  du  Sud  et  sur  l'Ethiopie, 
tantot  avec  le  seul  titre  de  grand  pretre,  tantot  avec  celui  de  roi,  et  leur 
maison  sacerdotale  fut  le  siege  de  leur  gouvernement.  Nous  en  igno- 
rons  le  site  precis,  mais  une  inscription  nous  apprend  qu'elle  etait 
situee  au  voisinage  du  septieme  pylone,  non  loin  de  l'endroit  ou  la 

1.  La  tete  du  Pharaon  qui  avait  ete  volee  au  moment  de  la  decouverte  a  ete  retrouvee 
depuis  que  cet  article  a  paru  et  rachetee  par  le  Musee  du  Caire,  1912. 


LA  CACHETTE  DE   KARNAK 


115 


favissa  fut  creusee.  II  est  vraisemblable  qu'au  moment  ou  ils  arriverent 
a  la  domination,  leurs  parents  a  tous  les  degres  obtinrent  d'eux  le  pri- 
vilege de  dresser  leurs  statues  dans  le  temple.  La  cour  comprise  entre 
le  septieme  pylone  et  la  salle  hypostyle  ne  contenait  encore  qu'un 
nombre  restreint  d'ex-votos  :  ils  la  choisirent  pour  y  consacrer  leurs 
monuments,  et  ils  la  remplirent  au  cours  des  generations.  Ce  qui  nous 


Fig.  29 
Osorkon  II  pr^sentant  un  bateau  an  dieu  Anion. 

en  est  parvenu  ne  comprend  pas  tout  ce  qu'ils  avaient  erige  en  leur 
propre  nom  ou  a  la  memoire  des  leurs.  Beaucoup  de  statues  furent 
usurpees  ou  detruites  pendant  les  guerres  civiles  ou  etrangeres,  mais 
lorsque  les  Macedoniens  conquirent  le  pays,  il  en  subsistait  assez  pour 
qu'on  en  jetat  plus  d'un  demi-millier  dans  la  favissa.  II  avait  fallu 
nombre  d'artistes  afin  de  fournir  a  tant  de  commandes,  et  Thebes  pos- 
seda  longtemps,  en  plus  de  son  atelier  royal,  un  ou  plusieurs  ateliers 
pontificaux.  C'est  a  l'un  de  ceux-ci  qu'il  convient  d'assigner  et 
Thorn  me  au  singe,  et  presque  toutes  les  statues  qui  sont  posterieures  a 


116 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


la  chute  des  Ramessides.  Elles  ont  une  valeur  reelle  pour  la  plupart  et 

elles  ne  le  cedent  guere  aux  anciennes 
(inivres  royales,  ainsi  la  statuette  en 
calcaire  d'Orsorkon  II  (fig.  29,  p.  115), 
qui  se  traine  a  terre  et  qui  offre  a  son 
dieu  une  barque  dont  les  fragments 
ontdisparu.  On  est  contraintd'avouer 
pourtant  que  beaucoup  sont,  sinon 
mauvaises,  au  moins  sans  interetpour 
l'histoire  de  l'art. 

Aussi  bien,  la  pose  habituelle  ne 
pretait-elle  guere  a  l'elcgance.  Elles 
sont  presque  toutes  accroupies,  les 
cuisses  a  la  poitrine,  les  bras  croises 
sur  les  genoux  :  quel  parti  pouvait-on 
tirer  d'une  attitude  qui  reduisait 
rhornme  a  n'etre  qu'un  paquet  sur- 
monte  d'une  tete?  Ou  le  modele  s'est 
departi  de  cette  pose  hieratique,  les 
qualites  de  l'ecole  se  manifestent. 
L'Ankhnasnofiriabre  en  Hathor  est 
d'une  grace  un  peu  guindee  (fig.  30)  : 
ellc  soutiendrait  presque  la  compa- 
raison  avec  l'Amenertaious  tant  aimee 
de  Mariette,  si  elle  ne  s'appuyait  pas 
a  un  gros  pilier  disgracieux.  Peut- 
etre  le  contraste  entre  la  minceur  de 
la  taille  et  le  gonflement  du  buste  et 
du  ventre  est-il  trop  marque  dans 
l'Ankhnas,  mais  la  tete  est  d'une  facture  irreprochable.  II  en  est 
presque  toujours  ainsi  a  cette  epoque  :  si  les  sculpteurs  y  ont  neglige 


Fio. '30 
La  reine  Ankhnasnofiriabrf . 


LA  CACHETTE  DE  KARNAK  117 

parfois  ou  mal  interprets  les  corps,  ils  ont  soigne  les  tetes  avec  amour. 
On  compte  les  beaux  portraits  a  la  vingtaineparmi  les  statues  sorties  de 
la  cachette  :  je  n'en  donnerai  ici  que  deux,  celui  de  Mantimehe  (fig.  31) 


Fki.  31 
Miintimelift. 


et  de  son  fils  Nsiphtah  (fig.  32,  p.  118),  qui  vecurent  sous  Taharkou  et 
sous  Psammetique  Ier.  Thebes  eiait  placee  alors  sous  un  regime  singulier. 
Lorsque  la  descendance  male  des  pretres  s'eteignit,  le  pouvoir  et  celles 


118  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

des  fonctions  sacerdotales  que  les  femmes  pouvaient  exercer  passerent 
aux  mains  dcs  princesses  :  l'une  d'elles  fut  elue  qui,  mariee  au  dieu  dans 
des  noces  mystiques,  jouissait  desormais  du  droit  de  vivre  librementa 


Fig.  32 
Nsiphlah,  fils  de  Mantimehe. 


sa  guise.  Ces  pallacides  d'Amon  avaient,  pour  les  aider  au  gouverne- 
ment,  des  majordomes  qui  jouerent  souveut  aupres  d'elles  le  role  du 
premier  ministre  aupres  des  reines  a  Madagascar  avant  l'occupation  de 


LA  CACHETTE  DE   KARNAK 


119 


l'ile  par  les  Francais.  Mantimehe  et  son  flls  sont  les  plus  connus  de 
ces  personnages,  et  les  artistes  auxquels  ils  confierent  le  soin  cle  faire 
leur  portrait  devaient  etre  des  meilleurs  parmi  ceux  de  l'atelier  sacer- 
dotal. C'est,  en  effet,  la  nature  meme,  et  nul  maitre  des  ages  anterieurs 
n'aurait  mieux  exprime,  ni  d'un  ciseau  plus  franc,  la  vulgarite  ener- 
gique  du  pere  et  l'inanite  aristocratique  du  fils.  La  seconde  epoque 
saite  et  les  debuts  de  l'epoque 
grecque  manquent  presque  dans  la 
cachette  :  la  misere  etait  trop  gene- 
rale,  sous  les  Perses,  pour  que  Ton 
songeat  aux  choses  de  Tart,  et  la 
domination  macedonienne  venait 
seulement  de  se  consolider  lorsque 
la  fosse  commune  fut  creusee.  Unc 
tete  en  granit  (fig.  33),  de  travail 
hatif  mais  de  here  apparence,  nous 
montre  pourtantque  l'atelier  thebain 
suivait  le  mouvement  qui  empor- 
tait  les  ecoles  de  la  Basse-Egypte, 
et  que,  sans  doute  sous  l'influence 
de  modeles  grecs,  il  se  preoccupait 
de  details  qu'il  avait  negliges  jus- 
qu'alors  :  le  crane  y  est  etudie  avec  la  recherche  de  l'exactitude,  ainsi 
que  les  menus  accidents  de  la  physionomie,  rides  du  front,  plis  de 
souci  entre  les  yeux  et  vers  la  naissance  du  nez,  affaissement  ou  bour- 
souflure  des  joues,  jeux  de  muscles  autour  des  narines  et  de  la  bouche. 
Le  sculpteur  a  voulu  noter  dans  son  oeuvre,  non  seulement  les  grandes 
lignes  du  visage,  mais  les  petits  accidents  qui  caractcrisaient  l'individu 
et  qui  determinaient  sa  personne. 


Fig.  :w 
Ti^tc  d'epoquo  saile. 


120  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


II  y  a  longtemps  deja  que  j'ai  entrepris  de  distinguer,  sous  l'unifor- 
mite"  apparente  qu'on  reproche  a  l'Egypte,  les  varietes  de  facture  et 
de  conception  qui  peuvent  servir  a  y  reconnaitre  des  ecoles,  et  dans 
l'oeuvre  des  ecoles,  celle  des  ateliers.  II  ne  m'a  pas  ete  difficile  de 
moutrer  naguere  en  quoi  la  maniere  memphite  differe  de  la  thebaine, 
ni  ce  qui  les  separe  l'une  et  l'autre  de  celles  qui  florissaient  a  Hermo- 
polis,  a  Tanis,  a  Sa'is,  mais  faute  de  documents  assez  nombreux,  je 
n'avais  pas  reussi  jusqu'a  present  a  jalonner  le  developpement  d'une 
meme  ecole  a  travers  une  longue  duree  de  siecles.  La  trouvaille  de 
Karnak  m'a  fourni  les  materiaux  qui  me  manquaient,  et,  depuis  que 
M.  Legrain  l'exploite,  je  n'ai  cesse  d'y  puiser  des  renseignements  sur 
ce  point.  Elle  m'en  a  apporte  en  quantites  parfois  inegales  il  est  vrai, 
et  il  me  reste  encore  beaucoup  a  apprendre  et  sur  les  epoques  les  plus 
anciennes,  et,  dans  les  epoques  plus  recentes,  sur  certains  moments  de 
transition  :  je  crois  pourtant  que  les  resultats  acquis  deja  sont  assez 
importants  et  assez  significatifs  pour  nous  obliger  a  remanier  l'histoire 
de  l'art  egyptien.  Je  n'ai  pas  voulu  me  risquer  a  le  faire  ici,  mais,  si 
courte  que  soit  la  presente  etude,  on  voit  a  quels  resultats  elle  m'a  con- 
duit J'ai  Constate  que  les  caracteres  de  l'art  thebain  etaient  bien  tels 
que  je  les  avais  cru  reconnaitre  au  debut  de  mes  etudes;  j'ai  ensuite 
marque  rapidement  les  etapes  que  cet  art  a  parcourues  depuis  le  moment 
ou  Thebes  naquita  la  vie  politique,  jusqu'a  celui  presque  ou  elle  cessa 
d'exister  comme  grande  ville. 


LA  VACHE   DE   DEIR-EL-BAHARI1 


[ 


Le  12  fevrier  1906,  vers  deux  heures  de  l'apres-midi,  tandis  que 
Naville  achevait  de 'dejeuner,  un  ouvricr  vint  tout  courant  l'avertir 
que  le  haut  d'une  voute 
commencait  k  sortir  du  sol. 
Depuis  quelques  jours  deja, 
les  indices  qu'il  relevait  lui 
faisaient  pressentir  une  de- 
couverte  prochaine  :  il  se 
rendit  sur  les  lieux  et,  dans 
la  butte  de  sable  qui  dominait 
les  portiques  posterieurs  du 
temple  de  Montouhotpou,  il 
vit  soudain  un  spectacle  qui 
le  rempht  de  joie  (fig.  34). 
La  voiite  etait  degagee  prcs 
d'a  moitie;  au-dessous,  dans 
I'ombre,  une  admirable  vaclic  allongeait  le  cou  et  seinblait  regarder 
curieusement  au  dehors.  Quelques  heures   de  travail  lui   sufifirent  k 


Kio.  U 
La  vache  de  Deir-el-Bahari  dans  sa  rhapelle. 


1.  Publie  ilans  la  lievue  (le  I' Art  ancien  et  moderne,  1907,  t.  XXII,  p.  5-18. 


16 


122  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

completer  le  deblaiement  de  la  bete.  Elle  etait  intacte  de  sa  personne, 
mais  une  petite  figure  adossee  a  sa  poitrine  avait  eu  la  face  martelee 
des  l'antiquite,  et  la  violence  des  coups  avait  determine  dans  l'en- 
colure  une  fissure  qui  en  compromettait  la  solidite.  La  piece  ou  elle 
s'abritait  etait  batie  dans  un  enfoncement  de  la  montagne,  avec  des 
dalles  de  gres  sculpte  et  peint.  Le  plafond,  arrondi  en  berceau,  ne 
forme  pas  une  arche  d'appareil  regulier,  a  clef  et  a  lits  rayon- 
nants  :  il  se  compose  de  deux  rangees  paralleles  de  blocs  courbes, 
tailles  en  quart  de  cercle,  puis  arc-boutes  l'un  contre  l'autre  par 
leur  extremite  superieure.  II  est  peint  en  bleu  fonce  et  seme  d'etoiles 
jaunes  a  cinq  branches  pour  simuler  le  ciel.  Les  trois  parois  ver- 
ticales  sont  decorees  de  scenes  religieuses  :  Thoutmosis  III  adore 
Amonra,  seigneur  de  Thebes,  sur  celle  du  fond,  et,  sur  les  deux 
cotes,  il  fait  offrande  a  Hathor,  qui  n'est  autre  que  la  vache  meme 
enfermee  sous  la  voute. 

Elle  etait  a  moitie  ensevelie  encore,  que  deja  dix  curieux  braquaient 
sur  elle  l'inevitable  kodak,  ravissant  a  Naville  et  se  disputant  a  eux- 
memes  le  plaisir  d'avoir  ete  le  premier  a  la  photographier.  Le  soirvenu, 
il  n  etait  bruit  qued'elle  dans  tous  les  hotels  de  Louxor  et  les  touristes 
liaient  partieafinde  Taller  admirer  demain  sans  faute.  Les  fellahs,  de  leur 
cote,  se  racontaient  les  histoires  les  plus  merveilleuses.  Elle  avait  souffle 
bruyamment  au  moment  juste  ou  le  rayon  de  jour  l'avait  effleuree,  et 
elle  avait  frissonne  de  tous  ses  membres.  Elle  avait  affole  d'un  regard 
le  manoeuvre  qui  l'avait  apercue,  si  bien  qu'il  s'etait  brise  la  jambe 
d'un  coup  de  pioche  porte  a  faux.  Elle  n'etait  pas,  d'ailleurs,  en  pierre, 
ainsi  qu'elle  semblait  l'etre,  mais  en  or  fin  deguise  par  les  magiciens 
de  Pharaon  pour  donner  le  change  aux  chercheurs  de  tresors :  quelques 
formules  repetees  a  1'heure  voulue,  avec  les  fumigations  et  les  rites 
presents,  puis  une  cartouche  de  dynamite  et,  apres  l'explosion,  les 
fragments  se  transformeraient  en  autant  de  lingots  de  metal.  Et 
comme  si  ce  n'eut  pas  ete  assez  des  sorciers,   les  marchands  d'anti- 


LA  VACHE   DE  DEIR-EL-BAHARI  123 

quites  rodaient  deja  aux  alentours.  Sans  doute  elle  pesait  assez  pour 
qu'ils  ne  songeassent  pas  a  l'enlever  entiere,  mais  leur  etait-il  bien 
difficile  de  detacher  la  tete  et  de  la  derober  pendant  la  nuit,  malgre  la 
vigilance  de  nos  gardiens  ou  avec  leur  complicity?  II  ne  manque 
jamais  d'amateurs  peu  scrupuleux,  prets  a  payer  tres  cher  un  objet 
vole,  pourvu  qu'ils  lui  supposent  une  valeur  d'art  ou  d'archeologie,  et 
la  certitude  de  gagner  plusieurs  milliers  de  francs  en  cas  de  succes 
compense  largement,  aupres  des  honnetes  courtiers  de  Louxor,  le  petit 
ennui  d'avoir  a  debourser  quelques  sous  d'amende  ou  a  subir  une  huitaine 
de  jours  de  prison  s'ils  sont  surpris  en  flagrant  delit.  J'aurais  souhaite 
que  le  monument  demeurat  a  sa  place  antique,  mais  c'eut  ete  trop 
tenter  la  fortune  et  je  n'avais  d'autre  moyen  de  le  sauver  que  de  l'em- 
mener  au  Caire.  Je  conh'ai  l'expedition  a  l'un  de  nos  ingenieurs, 
M.  Baraize,  qui  s'en  acquitta  a  merveille  :  en  moins  de  trois  semaines, 
il  eut  demonte  les  blocs,  emballe  la  vache  et  conduit  les  caisses  au 
chemin  de  fer  a  travers  la  plaine  thebaine.  Aujourd'hui,  la  chapelle 
est  rebatie  en  bonne  position,  a  Textremite  d'une  de  nos  salles,  mais 
la  deesse  ne  s'y  dissimule  point  dans  l'ombre,  ainsi  qu'aDeir-el-Bahari. 
Elle  se  tient  a  l'entree,  le  corps  en  pleine  lumiere,  l'arriere-train  a 
peine  engage  sous  l'arceau  :  elle  sort  de  chez  elle  et  elle  se  montre 
librement  aux  visiteurs,  depuis  le  museau  jusqu'a  la  retombee  de  la 
queue'. 


II 


Elle  etonne  d'abord  par  le  melange  du  parti  pris  mystique  et  du  rea- 
lisme  (fig.  35,  p.  125).  Lorsqu'on  laregarde  de  face,  la  tete  seule  appa- 
rait  entouree  d'accessoires  dont  ceux-la  seuls  apprecient  la  signification 

1.  Elle  est  inscrite  au  Livre  dCentree  sous  le  n°  38575,  et  la  chapelle  sous  le  n°  3857C. 


124  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

qui  sont  verses  aux  choses  de  la  religion.  C'est,  au  sommet  de  la 
composition,  entre  les  hautes  cornes  en  forme  de  lyre,  la  coiffure 
usuelle  des  deesses-meres,  le  disque  solaire  combine  avec  les  plumes 
droites  et  frappe  d'une  uraeus  gonflee.  Cet  echafaudage  d'emblemes 
sans  epaisseur  et  presque  sans  consistance  risquait  de  se  briser  au 
moindre  choc  s'il  n'eut  ete  renforce  :  il  s'appuie  done  sur  deux  touffes 
de  plantes  aquatiques  dont  les  tiges,  surgissant  du  socle  aupres  des 
sabots,  montenta  droite  et  a  gauche  le  long  des  jambes;  les  fleurs, 
alternant  avec  les  boutons,  se  recourbent  au-dessus  de  la  nuque.  puis 
s'appliquent  en  evenlail  au  revers  du  disque  et  des  plumes.  Au-des- 
sous  du  museau  et  comme  encadree  dans  les  herbages,  une  statuette 
d'homme  est  debout,  le  dos  au  poitrail.  II  a,  je  l'ai  dit,  la  face 
mutilee,  les  chairs  noires,  et  il  etend  les  mains  devant  lui,  la  paume 
en  bas,  dans  un  geste  de  soumission,  comme  s'il  s'avouait  l'humble 
serviteur  d'Hathor  :  on  devine  pourtant  le  Pharaon  au  serpent  de  la 
couronne  et  au  jupon  raide  qui  s'etale  en  triangle  en  avant  des  cuisses. 
On  le  retrouve  dans  une  attitude  moins  compassee,  sous  le  flanc  droit 
de  la  statue.  II  est  a  genoux,  nu,  peint  en  rouge;  il  petrit  la  mamelle 
des  deux  mains  et  il  aspire  goulumentle  lait  divin  (fig.  36,  p.  127).  Si 
nousencroyons  une  legende  gravee  entre  les  lotus,  les  deux  personnages, 
le  noir  et  le  rouge,  sont  un  meme  souverain,  Amenothcs  II,  de  la 
XVIII"  dynastie,  et  peut-etre  en  est-il  ainsi.  C'est  pourtant  Thout- 
mosis  III  qui  edifia  la  chapelle,  et  c'est  lui  que  les  dessinateurs  y  ont 
represente  deux  fois,  en  priere  devant  la  vache  et  lui  sucant  le  pis.  II 
serait  singulier  qu'apres  avoir  edifie  le  sanctuaire,  il  eut  neglige  de  le 
pourvoir  de  sa  deesse.  II  est  plus  vraisemblable  que  la  vache  fut  com- 
mandee  par  lui  et  cloitree  la  sur  son  ordre,  mais  sans  dedicace  et  sans 
cartouche;  il  jugea  sans  doute  que  les  bas-reliefs  du  voisinage  cons- 
tituaient  pour  lui  des  titres  de  propriete  suffisants.  Amenothes  II 
voulut  s'associer  plus  tard  a  Facte  de  piete  de  son  pere  et,  avisant 
une  place  vide  au  revers  de  la  coiffure,  il  y  intercala  son  prenom. 


Kig.  ,15 
Amdn6thfeg  II  et  la  vaclie  Hatliur. 

Vut  d«  [roit  qutrti. 


LA   VACHE   DE  DEIR-EL-BAHARI 


127 


Une  telle  complexity  de  figures  et  d'attributs  n'est  pas  pour  nous 
rendre  aisee  l'appreciation  du  morceau.  Ajoutez  d'ailleurs  aux  prescrip- 
tions du  rituel  les  conventions  du  metier,  dont  les  artistes  egyptiens 
ne  se  sont  jamais  delivres,  du  moins  lorsqu'ils  travaillaient  la  pierre  : 


Km,.  :u; 

Aiiienutlit-s  II  et  la  vache  llatliur 

Vue  sur  le  cAui  droil  du  groupe. 


le  ventre,  la  queue,  les  jambes,  toutes  les  parties  inferieures  du 
groupe,  sont  saisies  dans  une  cloison  de  pierre  qui  en  gate  l'effet,  si 
elle  les  garantit  contre  les  chances  de  rupture.  Et  pourtant,  malgre 
ces  defauts  choquants  pour  uu  moderne,  un  coup  d'oeil  suffit  a  en 


128  ESSATS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

reveler  la  beaute  extraordinaire.  La  tete  (pi.  IV)  differe  de  celle  de  nos 
vaches  curopeennes,  mais  c'est  la  question  de  race,  et  quiconque  a 
vu  la  soudanaise  de  nos  jours  en  discernera  sans  peine  les  traits  sur 
1'IIathor  de  Deir-el-Bahari,  la  plenitude  du  front,  le  modele  subtil  des 
tempes  et  des  joues,  le  mol  evasement  du  mufle,  la  souplesse  des 
naseaux,  la  petitesse  de  la  bouche.  Tant  d'exactitude  dans  le  detail  est 
pour  rejouir  les  naturalistes,  mais  on  pourrait  craindre  qu'elle  nuisit  a 
la  valeur  artistique  de  l'ensemble.  II  n'en  est  rien,  et  si  d'un  peu 
loin  la  physionomie  semble  empreinte  uniquement  de  douceur  et  de 
somnolence  meditative,  elle  s'eveille  des  qu'on  l'approche  et  elle 
prend  un  air  d'attention  intelligente.  L'ceil  parait  s'elargir  et  suivre 
le  visiteur  qui  survient,  le  museau  se  contracter  et  palpiter  pour 
flairer;  le  sculpteur,  au  lieu  de  polir  le  gres  a  ou trance,  ainsi  que  la 
tradition  le  voulait,  y  a  respecte  les  stries  fines  du  ciseau,  et  la 
lumiere,  jouant  sur  elles,  donne  par  instants  l'illusion  du  frisson  qui 
court  sur  la  peau.  Le  corps  est  d'une  facture  non  moins  precise, 
poitrine  etroite,  epaules  minces,  echine  longue  et  bien  ensellee,  la 
jambe  haute  et  maigre,  la  cuisse  nerveuse,  les  hanches  saillantes, 
le  pis  assez  peu  developpe.  L'arriere-train  lui-meme  est  detaille  avec 
une  fidelite  inimaginable.  Contrairement  a  l'usage,  le  pelage  est  d'un 
rouge  brun,  .plus  fonce  sur  le  dos,  plus  clair  et  d'un  fauve  qui 
tourne  au  blanc  sous  le  ventre;  il  est  mouchete  de  taches  noires, 
telles  des  fleurettes  a  quatre  petales,  et  qu'on  declarerait  artificielles 
s'il  n'y  avait  pas  aujourd'hui,  dans  le  troupeau  egyptien,  des  indi- 
vidus  d'origine  soudanaise  qui  en  presentent  de  semblables  :  c'etait  a 
elles  qu'on  reconnaissait,  parmi  les  genisses  de  l'annee,  celle  dans 
laquelle  Hathor  avait  daigne  s'incarneret  que  Ton  devait  adorer  tant 
qu'elle  demeurerait  sur  terre. 


Pl.  IV. 


LA    VACHE     HATHOR    AU     CAIRE 


LA  VACHE  DE  DEIR-EL-BAHARI  129 


III 

Elle  etait  avant  tout  la  divinite  des  morts.  Les  edifices  epars  dans 
ce  coin  de  la  necropole  n'etaient  pas,  en  effet,  consacres  exclusive- 
ment  aux  dieux  des  vivants  :  c'etaient  les  chapelles  attachees  a  des 
torabes  royales,  dont  les  unes  y  attenaient  comrae  celle  de  Montou- 
hotpou,  et  dont  les  autres,  celle  de  la  reine  Hachopsouitou  par 
exemple,  etaient  releguees  au  dela  de  la  montagne,  dans  les  Biban-el- 
Molouk.  On  y  voyait  les  souverains  tantot  en  prieres  et  en  offrandes 
devant  les  dieux,  tantot  associes  a  eux  et  participant  de  leurs  sacri- 
fices. Hathor,  regente  de  l'Occident  et  dame  du  ciel,  etait  devenue, 
par  un  concours  d'idees  dont  on  comprend  les  raisons,  la  maitresse 
des  ames  et  des  doubles :  elle  occupait  done  une  place  preponderate 
dans  les  lieux  ou  Ton  celebrait  le  culte  de  ses  vassaux.  Parcourez  les 
salles  du  grand  temple  a  terrasses  etvous  l'y  rencontrerez  a  plusieurs 
reprises,  sous  la  figure  et  avec  la  pose  qu'elle  assumait  dans  l'ora- 
toire  decouvert  par  Naville  :  elle  est  la  vache  nourriciere  que  Thout- 
mosis  III  et  Hachopsouitou  tetlent  a  pleine  bouche.  L'allaitement  du 
souverain  n'etait  pas,  d'ailleurs,  une  simple  metaphore  de  langage 
realisee  et  transcrite  sur  la  pierre,  mais  un  acte  materiel  emprunte 
aux  coutumes  du  droit  egyptien  et  la  formalite  finale  des  ceremonies 
de  l'adoption.  La  femme  qui,  n'ayant  point  de  fils  pour  perpetuer  sa 
memoire,  desirait  s'en  procurer  un,  devait,  apres  lecture  de  pieces 
preliminaires,  livrer  I'un  de  ses  seins,  le  droit  probablement,  a 
l'adolescent  ou  a  Thomme  qu'elle  avait  choisi;  celui-ci  en  pressait  le 
bout  quelques  secondes  entre  ses  levres,  et  par  ce  semblant  de  nour- 
riture  il  lui  devenait  comme  un  fils.  Chez  les  peuples  a  derai  civilises 
oil  cet  usage  subsiste,  il  n'est  pas  besoin  que  la  femme  ait  ete  ou  soit 
encore  mariee  :  seulement,  la  jeune  fille  qui  acquiert  un  enfant  par  ce 

17 


130  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

procede  serecouvre  la  gorge  d'une  etoffe  fine  avant  de  la  preter  a  la 
cereraonie.  Si  done  Thoutmosis  III,ou,  par  usurpation,  Amenothes  II, 
s'est  fait  representer  a  genoux  sous  le  pis  droit  de  l'llathor,  il  a  voulu 
prouver  par  la  qu'elle  etait  sa  mere  divine;  la  complaisance  avec 
laquelle  elle  lui  abandonnait  son  lait  montre  suffisamment  qu'elle 
admettait  la  legitimite  de  ses  pretentions. 

Ce  n'est  la,  toutefois,  qu'une  moitie  des  idees  exprimees  dans  notre 
groupe,  et  il  nous  reste  a  definir  le  sens  des  lotus  fleuris  qui  se  dressent 
de  droite  et  de  gauche.  En  tant  que  souveraine  de  l'Occident  et  des 
contrees  ou  les  morts  sejournaient,  elle  revetait  des  formes  differentes 
selon  les  provinces.  Au  Nord,  lepeuple  se  l'imaginait  sous  l'aspect  d'un 
de  ces  beaux  sycomores  qui  poussent  au  milieu  des  sables,  sur  la 
lisiere  du  desert  libyque,  verts  et  drus  des  eaux  cachees  que  les  infil- 
trations du  Nil  leur  envoient.  Le  sentier  mysterieux  qui  conduit  aux 
rives  de  l'Ouest  amenait  les  doubles  a  ses  pieds;  sitot  qu'ils  y  etaient, 
l'ame  divine,  logeedansletronc,  jaillissait  entiere  ou  jusqu'a  mi-corps 
et  elle  leur  tendait  un  vase  rempli  d'eau  pure,  un  plateau  charge  de 
pains.  S'ils  acceptaient  ses  dons  —  et  ils  ne  pouvaient  guere  les  refu- 
ser — ,  ils  s'avouaient  ses  vassaux  du  coup  et  ils  n'etaient  plus  auto- 
rises  a  rentrer  chez  les  vivants,  mais  les  regions  de  l'au  dela 
s'ouvraient  devant  eux.  Dans  les  nomes  du  Said,  ou  on  se  la  figurait 
comme  une  vache,  elle  hantait  un  marais  verdoyant  qui  croupissait  sur 
les  penchants  de  la  chaine  libyque ;  chaque  fois  qu'un  double  surve- 
nait  sur  le  bord,  elle  allongeait  la  tete  a  sa  rencontre  d'entre  les 
herbes  et  elle  lui  reclamait  l'hommage,  puis,  lorsqu'il  lelui  avait  rendu, 
elle  lui  accordait  de  penetrer  dans  les  rovaumes  des  dieux  funebres. 
Un  chapitre  du  Livre  des  morts,  le  186el,  tres  goute  des  devots  sous  le 
second  empire  thebain,  nous  initie  a  ce  mythe,  et  la  vignette  qui  le 
precede  nous  montre  la  scene  telle  que  les  Egyptiens  la  concevaient  : 

1.  Naville,  das  Thebanische  Todtenbuch,  t.  I,  pi.  CCXXII. 


LA   VACHE  DE   DEIR-EL-BAHARI  131 

les  versants  jaunes  ou  rouges  de  la  montagne,  le  fouillis  des  plantes 
aquatiques,  la  vache  en  conference  avec  le  defunt.  Le  Pharaon  qui 
commanda  notre  groupe  —  ouplutot  lesculpteurqui  l'executa  —  corn- 
bina  cette  donnee  commune  a  tous  avec  le  concept  royal  de  l'adoption 
par  la  deesse,  et  il  en  exprima  la  resultante  aussi  completement  que 


Km.  :n 
Un  inconau  et  la  vache  Hathor. 


les  procede's  de  son  art  le  lui  permirent.  II  reduisit  le  marais  a  deux 
minces  faisceaux  de  lotus,  puis  il  nota  les  deux  moments  principaux 
de  l'adoption  au  moyen  des  deux  figurines  royales  et  de  leurs  attri- 
buts.  La  premiere  porte,  nous  l'avons  vu,  le  costume  des  Pharaons  et 
elle  a  les  chairs  noires,  mais  droite  sous  le  mufle  de  la  bete,  elle  tourne 
le  front  au  spectateur.  Amenothes  II  vient  seulement  d'  arriver  devant 


132  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

la  vache  et  de  lui  adresser  la  priere  par  laquelle  il  la  conjure  de  l'aider 
dans  son  voyage  a  la  recherche  des  villes  eternelles;  il  demeure  encore 
l'esclave  de  la  mort,  ainsi  que  sa  couleur  I'indique,  toutefois,  la  deesse 
l'a  enroledeja  parmi  les  siensetelle  lepresentea  l'univers  corame  son 
fils  bien-aime.  Cette  formalite  accomplie,  il  s'est  glisse  parmi  le  fourre, 
il  s'est  agenouille,  et  petrissant  le  pis  de  sa  main,  il  s'y  est  attache  a 
levres  gourmandes.  C'est  le  rite  final  de  l'adoption  et  c'est  aussi  le  gage 
de  son  retour  a  l'existence  normale.  A  peine  a-t-il  avale  les  premieres 
gorgees  de  lait,  la  vie  coule  en  lui  avec  elles ;  l'artiste  l'a  fait  nu  coinme 
un  nouveau-ne  et  il  lui  a  peint  les  chairs  en  rouge,  ce  qui  est  la  teinte 
des  vivants. 


IV 

Les  deux  formes  de  l'Hathor  souhaitant  la  bienvenue  au  mort  ne 
resterent  pas  confinees  chacune  dans  le  canton  oil  elle  etait  nee.  Elles 
gagnerent  de  proche  en  proche  le  pays  entier,  non  sans  eprouver  des 
fortunes  diverses.  L'Hathor  dans  l'arbre  fut  reservee  pour  les  papyrus, 
pour  les  steles  et  pour  les  bas-reliefs.  L'idee  premiere  en  etait  peu  favo- 
rable a  la  statuaire,  et  le  sculpteur  le  plus  habile  aurait  eprouve  de 
l'embarras  a  tirer  de  la  pierre  un  gros  arbre,  une  deesse  perdue  dans 
les  branches,  un  personnage  en  prieres  devant  l'arbre  et  devant  la 
deesse.  Toutefois  elle  pretait  a  la  peinture,  et  certaines  des  vignettes 
ou  elle  est  exprimee,  dans  les  exemplaires  soignes  du  Livre  des  Morts 
ou  sur  les  parois  des  hypogees  thebains,  nous  montrent  la  facon 
excel  lente  dont  les  dessinateurs  du  nouvel  Empire  surent  l'employer. 
Rien  de  plus  varie  et  de  plus  habile  que  les  relations  qu'ils  etablirent 
entre  la  femme  et  le  sycomore  d'une  part  et  le  mort  de  l'autre.  Celui-ci 
est  parfois  accompagne  de  son  ame,  un  gros  faucon  a  tete  et  a  bras 
humains,  qui  mimeses  moindres  gestes  :  tandis  que  le  double  recueille 


LA  VACHE  DE   DElR-EL-BAHARl 


133 


l'eau  dejeunesse  dans  ses  mains  jointes,  Fame  en  detourne  un  filet  a 
son  profit  et  elle  s'en  abreuve  avec  avidite.  La  couleur  ajoute  son 
charme  a  la  composition,  et  les  repliques  du  sujet  qu'on  voita  Cheikh 
Abd-el-  Gournah  dans  les  hypogees  de  la  XVIII6  et  de  la  XIXe  dynasties 


Pig.  38 

I'elesomlous  et  la  vaclie  llallior. 


obtiendraient  une  place  d'honneur  dans  nos  musees,  s'il  etait  permis 
de  les  detacher  et  de  les  monter  en  panneaux  isoles. 

L'Hathor  dans  les  marais  rentrait  completement  dans  les  conditions 
ordinaires  de  la  sculpture,  et  si  elle  offrait  des  difficultes  serieuses  par 
quelques  endroits,  j'ai  indique  comment  les  maitres  thebains  en  triom- 
pherent.  Elle  fournit  done  un  theme  assez  frequent  aux  ateliers,  et  notre 
musee  du  Caire  en  possede  trois  exemplaires  a  lui  seul.  lis  sont  de 


134  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

taille  moindre  que  le  groupe  de  Deir-el-Bahari,  et  ils  ne  reunissent 
pas  les  deux  concepts  de  l'adoration  et  de  I'adoption;  par  suite,  les 
lotus  y  manquent  ainsi  que  le  dedicataire  au  pis  de  la  vache.  II 
s'agit,  en  effet,  de  simples  particuliers  qui  n'avaient  aucun  droit  a  se 
proclamer  les  enfants  de  la  deesse.  Ils  auraient  usurpe  un  des  privi- 
leges de  la  royaute,  s'ils  avaient  essaye  de  toucher  au  sein  de  l'Hathor; 
ils  ne  paraissent  done  qu'une  seule  fois  par  groupe,  debout  ou  accroupis 
en  avant  du  poitrail.  Dans  l'un  (fig.  37,  p.  131),  qui  est  en  schiste 
gris  et  qui  mesure  l'",30  de  longueur,  le  donateur  a  perdu  la  tete  et 
le  cou  et  il  leve  une  table  d'offrandes  a  deux  mains  devant  lui;  la 
vache  elle-meme  est  decapitee1.  On  n'apercoit  aucune  trace  descrip- 
tion sur  le  socle,  mais  la  facture  est  celle  de  la  premiere  epoque  sa'ite. 
Le  morceau,  sans  etre  des  plus  mediocres  qu'on  puisse  voir,  manque 
d'originalite ;  e'est  l'oeuvre  d'un  praticien  adroit,  mais  sans  inspi- 
ration personnelle  et  qui  ne  savait  qu'appliquer  consciencieusement  les 
formules  de  l'ecole.  Le  second  groupe  (fig.  38,  p.  133)  est  en  calcaire 
jaunatre.  II  mesure  0m,80  de  longueur  et  il  a  plus  souffert  que  le  prece- 
dent2; non  seulement  la  tete  del'animal  a  ete  detruite,  mais  sa  queue  et 
l'une  des  jambes  de  derriere  n'existent  plus.  L'homme  a  ete  inutile 
au  point  qu'un  seul  de  ses  pieds  est  conserve,  pour  nous  prouver 
qu'il  etait  agenouille  lui  aussi.  II  portait  une  table  d'ofl'randes.  Une 
inscription,  gravee  sur  la  tranche  du  socle,  nous  enseigne  qu'il  s'ap- 
pelait  Petesomtous,  et  ce  nom,  comme  aussi  le  style,  nous  ramene 
encore  a  l'age  sa'ite,  peut-etre  au  siecle  de  la  domination  persane.  La 
facture  en  est  d'ailleurs  assez  rude,  et  il  ne  meriterait  pas  d'attirer 
l'attention  si  I'interet  du  sujet  ne  rachetait  pas  l'insignifiance  du 
morceau. 

Le  troisieme  est  celebre  depuis  l'instant  de  sa  decouverte  (fig.  39). 

1.  II  provient  de  Tell  Tmai,  et  il  est  inscrit  au  Livre  d'entree  sous  le  n°  38930,  et  dans  le 
Guide  du  Musee,  3e  edition  anglaise,  sous  le  n°  461,  p.  164. 

2.  N°  38932  du  Livre  d'entree;  cf.  la  Notice  des  principaux  monuments  du  musee  de  Gizeh,  1893, 
p.  86,  et  le  n°  683  du  Catalogue  inedit  de  Borchardt.  Le  monument  provient  de  Saqqarah. 


Fig.  39 
Panmm^tiniiA  r>t  1a  vac.hfl  Hathor. 


LA  VACHE  DE  DElR-EL-BAHARf  137 

II  est  en  schiste  vert,  long  de  lm,03,  haut  de  0m,97.  II  fut  trouve  par 
Mariette  a  Saqqarah,  il  y  a  bientot  cinquante  ans,  dans  le  tombeau 
d'un  certain  Psammetique,  contemporain  du  premier  Nectanebo1.  II 


Fig.  40 
Psammetique  et  la  vache  Hathor. 

Vue  sur  le  cole1  droit  ilu  groupe. 

etait  accompagne  de  deux  admirables  statues  d'Osiris  et  d'Isis2  qui 
sont  la  gloire  de  notre  musce,  et  nous  les  devons  certainement  a  un 
tneme  artiste.  La  vache  est  posee  comme  celle  de  Deir-el-Bahari ;  ellc 
coiffe,  ainsi  que  cette  derniere,  le  disque  solaire  avec  uraeus  et  que  les 

1.  Guide  to  the  Cairo  Museum,  3-  ed.,  p.  331-333,  n°  1020;  Livre  d'entree,  n"  38927. 

2.  Guide  t»  the  Cairo  Museum,  3e  ed..  p.  330.  nos  1018-1019;  Livre  d'enlnv,  n"  38928-38929. 

18 


138  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

deux  longues  plumes  surmontent,  mais  unemonait,  attachee  autour  du 
cou  par  sa  chaine,  s'applique  a  plat  sur  l'echine.  Psammetique  est 
debout  a  l'ombrc  de  la  tetc,  son  dos  au  poitrail,  ses  mains  pendantes 
sur  le  tablier  et  allongees  dans  le  meme  geste  de  soumission  que 
celles  d'Amenothes  II.  Les  inscriptions  contiennent,  avec  son  nom  ct 
son  protocole,  une  priere  adressee  pour  son  bonheur  a  la  bienveillante 
Hathor.  La  durete  de  la  substance  a  empeche  le  sculpteur  de  liberer 
completement  les  portions  fragiles  :  les  jambes  et  le  ventre  de  la 
vache  sont  cngonces  dans  la  pierre,  ainsi  que  le  dos  et  les  pieds  du 
personnage ;  la  coiffure  est  etayee  d'un  demi-cone  qui  s'implante  dans 
la  nuque,  ct  les  oreilles  sont  rcnforcees  d'un  bourrelet  qui  en  double 
l'epaisseur.  Le  sculpteur,  gene  dans  ses  allures  par  la  necessite  de 
conserver  des  masses  de  matiere  superflue,  a  eu  l'idee  ingenieuse 
de  traiter  les  membres  inferieurs  a  la  fayon  d'un  bas-relief.  11  les  a 
dessines  sur  chacune  des  faces  de  la  cloison  qui  soutient  le  ventre,  si 
bien  qu'en  fin  de  compte  son  Hathor  a  deux  poitrines  de  profit  et 
double  batterie  de  jambes  (fig.  40).  II  a  dispose  ces  organes  surabon- 
dants  si  ingenieusement  qu'il  n'y  parait  pas  a  premiere  vue,  et  qu'il 
faut  un  effort  de  reflexion  pour  constater  qu'ils  existent.  Malgre  ces 
bizarreries,  l'ceuvre  est  d'une  perfection  rare.  Jamais  roche  plus  dure 
n'a  ete  travaillee  avec  plus  de  souplesse ;  les  contours  en  derivent  une 
secheresse  que  toute  la  virtuosite  de  l'execution  n'a  pas  pu  leur 
epargner,  mais  le  modele  des  corps  et  des  deux  visages,  celui  de  la 
bete  et  celui  de  l'homme,  est  d'une  delicatesse  sans  pareille,  et  l'en- 
semble  est  empreint  d'une  serenite  melee  de  melancolie.  C'est, 
com  me  morceau  de  sculpture  animate,  ce  que  l'art  sa'ite  nous  a  legue 
de  meilleur. 


LA  VACHE  DE  DEIR-EL-BAHARl  139 


Et  pourtant,  il  perd  lorsqu'on  le  compare  au  groupe  en  gres  du 
temps  d'Amenothes  II.  Certes,  l'element  mythologique  n'y  predomine 
pas  aussi  resolument  que  dans  celui-ci,  et  la  tete  y  gagne  a  ne  pas 
s'encadrer  entre  deux  paquets  de  plantes  aquatiques  :  mais  si  la 
convention  religieuse  y  est  moins  encombrante,  la  convention  artis- 
tique  et  la  formule  d'atelier  s'y  etalent  d'une  maniere  beaucoup 
plus  apparente.  Le  groupe  de  Saqqarah  apparticnt  a  l'ecole  memphhe 
et,  comme  chez  presque  tous  les  produits  de  cette  ecole,  la  forme 
y  a  quelque  chose  de  factice  et  d'impersonnel.  Hathor  y  est  une  vache 
stylisee,  le  type  a  demi  abstrait  des  vaches  egyptiennes,  celui  qui 
realisait,  aux  yeux  des  Memphites,  l'ideal  de  la  vache  terrestre  ou 
divine  :  on  rcmarque  en  elle  l'elegance,  mais  aussi  la  mollesse  et  la 
douceur  unpeu  vide  qui  distinguent  les  figures  humaines.  Au  contraire, 
l'Hathor  de  Naville  appartient  a  l'ecole  thebaine  et  elle  en  portc  les 
caracteres  tels  que  je  les  ai  determines  recemment1.  L'atelier  royal 
d'oii  elle  sortit  ctait  soumis,  lui  aussi,  aux  lois  de  la  theologie  et  il 
lui  etait  interdit  de  modifier  en  rien  les  types  qui  s'etaient  constitues 
au  cours  des  ages  pour  trad u ire  aux  yeux  les  concepts  de  la  tradition 
populaire  ou  du  dogme  savant,  mais  il  s'efforcait  (Ten  tenir  l'expres- 
sion  aussi  pres  de  la  vie  que  les  rites  l'y  autorisaient.  L'artiste  qui 
a  mis  sur  pied  l'Hathor  memphite  a  choisi  un  poncif  dans  ses  cartons 
et  il  l'a  rendu  en  pierre  sans  s'inquieter  d'en  corriger  la  purete  banale 
par  l'imitation  d'une  bete  du  troupeau  sacre.  Au  contraire,  celui  a 
qui  nous  sommes  rcclcvables  de  l'Hathor  thebaine  a  garde  l'agencement 
rituel  des  parties  et  1'accuinulatiou  dos  symboles,  mais  c'est  sur  une 

1.  Voir  la  Revue,  1906,  t.  XX,  p.  241-252,  et  p.  337-346,  et  p.  91-120  du  present  volume. 


140  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

vache  reelle  qu'il  les  a  places,  sur  celle-la  peut-etre  qui  incarnait  la 
deesse  pour  l'instant  dans  le  sanctuaire  voisin  de  la  reine  Hachop- 
souitou.  Retrancbez  par  la  pensee  l'attirail  emblematique  dont  il  a 
ete  force  de  l'affubler,  la  coiffure  pesante,  les  touffes  de  lotus,  les 
deux  statuettes  du  Pharaon,  et  ce  qui  vous  restera,  c'est  la  bonne  bete 
nourriciere  qui  s'en  va  paisiblement  au  paturage  et  qui,  passant, 
observe  tout  de  son  ceil  curieux  et  distrait  a  la  fois.  Ni  la  Grece,  ni 
Rome  ne  nous  ont  rien  laisse  qu'on  lui  compare  :  il  faut  descendre,  a 
travers  les  siecles,  jusqu'aux  grands  sculpteurs  animaliers  de  notre 
temps,  pour  trouver  une  ceuvre  aussi  vivante  et  aussi  vraie. 


LA   STATUETTE    D'AMENOPHIS   IV 

AU  MUSEE  DU  LOUVRE 


A  l'origine,  cette  statuette  (pi.  V)  faisait  partie  d'un  groupe.  Le  bas 
en  a  ete  restaure  assez  habilement  dans  les  temps  modernes  :  la  partie 
superieure  provient  de  la  collection  Salt1,  et  elle  avait  ete  trouvee  a 
Thebes  comme  la  plupart  des  objets  de  cette  collection.  Elle  represente 
Amenophis  IV  de  la  XVIII"  dynastie,  le  premier  en  date  des  Pharaons 
qu'on  a  pris  l'habitude  de  nommer  les  rois  heretiques. 

II  n'est  pas  necessaire  de  1'examiner  longuement  pour  etre  frappe 
des  differences  qu'elle  presente  avec  les  statuettes  royales  qui  nous 
sont  parvenues.  D'ordinaire  les  Pharaons  sont  assis  la  tete  haute,  le 
buste  ferme,  dans  une  pose  de  dignite  tendue  qui  ne  manque  pas  de 
grandeur.  Ici  la  raideur  royale  a  disparu  presque  entierement.  La  tete 
penche  legerement  en  avant,  le  buste  se  tasse,  on  dirait  que  le  corps, 
impuissant  a  se  retenir,  va  glisser  du  siege ;  l'abandon  de  la  posture 
est  en  accord  parfait  avec  le  caractere  du  person  nage.  Le  dos  est  un 
peu  voute,  les  hanches  sont  plus  larges  qu'il  ne  convient  a  un  homme, 
le  ventre  et  la  poitrine  se  gonflent,  les  mamelles  s'arrondissent  comme 
des  seins  de  femme,  le  torse  bouffi  se  ride  de  plis  graisseux,  la  figure  est 
molle  et  bonasse.  L'artiste  s'est  ecarte  en  tout  cela  des  regies  d'esthe- 

t.  Elle  est  deja  calaloguee  par  Champollion  dans  sa  Notice  descriptive  des  monuments  cgyp- 
liens  du  Mtuee  Charles  X,  Paris,  1827,  p.  55,  n°  11. 


142  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

tique  orclinaires  a  l'Egypte.  N'etait  Tangle  malencontreux  que  forme 
le  bras  arme  du  sceptre  et  du  fouet,  et  la  mauvaise  execution  de  la 
main  qui  repose  sur  la  cuisse  gauche,  on  pourrait  citer  son  ceuvre 
comme  un  excellent  specimen  de  ce  qu'un  sculpteur  consciencieux 
savait  faire  aux  beaux  moments  de  l'art  thebain,  entre  Thoutmos  III 
et  Seti  Ier. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait,  dans  la  longue  serie  des  Pharaons,  un 
prince  que  les  savants  contemporains  aient  maltraite  autant  que  celui- 
la,  et  sur  lequel  ils  aient  donne  plus  libre  carriere  a  leur  imagination. 
Au  debut,  la  rondeur  de  son  corps  et  l'exageration  de  sa  poitrine 
l'avaient  fait  prendre  pour  une  femme  :  Champollion  le  qualifia  long- 
temps  de  reine,  et  il  ne  revint  que  difficilement  de  son  erreur.  Plus 
tard,  notre  Mariette  crut  reconnaitre  en  luiles  caracteres  exterieurs  de 
l'eunuque.  Certes,  les  monuments  contemporains  lui  attribuaient  une 
femme  et  des  enfants,  mais  on  trouva  moyen  de  concilier  l'existence 
de  cette  progeniture  genante  avec  la  theorie  nouvelle.  II  suffit  de  sup- 
poser  qu'apres  avoir  ete  marie  et  etre  devenu  pere  de  quatre  filles,  il 
etait  parti  en  guerre  contre  une  des  tribus  africaines  qui  ont  conserve 
jusqu'a  nos  jours  l'usage  de  chatrer  leurs  prison niers ;  tombe  entre 
leurs  mains,  il  en  serait  sorti  tel  que  nous  le  voyons.  Quelques  egyp- 
tologues  Font  accuse  d'etre  idiot  :  les  plus  moderes  ne  voient  en  lui 
qu'un  fanatique.  Ne  d'une  mere  etrangere,  la  blanche  Taia,  eleve  par 
elle  dans  l'adoration  des  divinites  cananeennes,  a  peine  monte  sur  le 
trone,  il  aurait  voulu  remplacer  officiellement  le  culte  d'Amon  par 
celui  du  disque  solaire,  dont  le  nom  egyptien  Aton  lui  rappelait  peut- 
etre  le  nom  syrien  Adoni  ou  Adonai.  Toute  cette  histoire  est  fort  bien 
imaginee,  mais  elle  me  parait  etre  plus  que  douteuse.  On  a  avance 
deux  preuves  de  l'origine  etrangere  de  Taia,  la  couleur  rose  dont  sont 
peintes  ses  joues  et  la  forme  bizarre  des  noms  usites  dans  sa  famille. 
Les  Egyptiennes  avaient  les  chairs  peintes  toujours  en  jaune  pale  :  si 
Taia  est  rose,  c'est  qu'elle  avait  le  teint  plus  clair  qu'elles,  et,  par 


Pl.  V. 


AMKNOPIIIS   IV  AL"   LOUVHK 


LA  STATUETTE  D'AMENOPHIS  IV  143 

consequent,  qu'elle  etait  d'origine  exotique.  Ce  raisonnement  etait 
specieux,  mais  il  n'est  plus  guere  permis  de  le  repeter  aujourd'hui.  On 
a  decouvert,  en  effet,  qu'au  temps  d'Amenophis  II  et  d'Amenophis  III, 
les  artistes  avaient,  pendant  quelques  annees,  employe  les  tons  roses 
pour  colorer  les  chairs  de  leurs  personnages,  hommes  et  femmes,  et  la 
constatalion  de  ce  fait  enleve  toute  valeur  a  l'argument  qu'on  pretendait 
tirer  de  la  couleur  de  Taia.  Taia  a  les  chairs  roses  sur  les  monuments 
parce  que  la  mode  de  son  temps  exigeait  qu'elle  les  cut  ainsi,  et  non 
point  parce  qu'elle  avait  le  teint  clair  de  ceux  du  Nord.  Quant  aux 
noms  des  membres  de  sa  famille,  Iouaa,  Touaa,  il  ne  me  semble  pas 
qu'ils  aient  la  tournure  asiatique.  Sans  doute,  ils  ne  sont  pas  construits 
a  la  manierc  thebaine ;  mais  on  les  trouve,  et  beaucoup  d'autres  sem- 
blables,  dans  les  tombeaux  de  l'ancien  Empire.  Loin  de  prouver  une 
extraction  cananeenne  ou  libyque,  ils  nous  ramencnt  aux  plus  vieilles 
epoques  de  l'histoire  d'Egypte  et  ils  denotent  une  origine  memphite 
ou  heliopolitaine. 

Si,  comme  tout  l'indique,  Taia  n'etait  pas  etrangere,  nous  n'avons 
plus  aucune  raison  de  chercher  hors  de  I'Egypte  les  motifs  qui  deci- 
derent  Amenophis  IV  h  proscrire  le  culted' Anion.  Et,  de  fait,  la  reli- 
gion d'Aton  qu'd  professa  est  tout  indigene  dans  ses  formules  et  dans 
ses  ceremonies.  Aton  est  le  disque  solaire,  le  globe  etincelant  qui  s'al- 
lume  chaque  matin  a  l'Orient,  afin  d'aller  s'eteindre  chaquc  soir  a 
l'Occident  :  il  etait  pour  certains  theologiens  le  corps  visible  dont  Ra, 
le  dicu  solaire  par  excellence,  etait  l'ame,  pour  d'autres,  le  dieu  reel 
et  non  pas  la  manifestation  eclatante  du  dieu.  Le  sacerdoce  thebain 
avait  adopte  la  premiere  theorie,  qui  s'accordait  mieux  avec  ses  ten- 
dances monotheistes,  et  elle  l'avait  developpee  h  l'extreme  :  clle  en 
etait  arrived  a  fondre  l'une  dans  l'autre  toutes  les  formes  de  la  divinite 
et  a  ne  plus  reconnaitre  en  elle  que  les  aspects,  les  devenirs  divers 
d'un  seul  et  meme  etre  qui  etait  1'Ame  du  Soleil,  Amonra.  Les  ecoles 
de  Memphis  et  d'Heliopolis,  plus  vieilles  que  cellesde  Thebes,  etaient 


144  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

restees  attachees  de  plus  pres  a  l'antique  polytheisme,  et  elles  en  inter- 
pretaient  les  doctrines  dans  un  sens  plus  materiel.  Un  fait  que  personne 
n'a  releve  jusqu'a.  present  prouve  d'une  manierc  incontestable  que  le 
culte  rendu  a  Aton  par  Amenophis  IV  se  rattachait  a  celui  du  soleil, 
tel  qu'on  le  pratiquait  k  Heliopolis  :  le  grand  pretre  d'Aton,  le  chef 
supreme  de  la  religion  royale,  portait  le  meme  nom  d'office  et  les 
memes  titres  que  celui  de  Ra  a  Heliopolis. 

Toutefois,  si  les  monuments  nous  enseignent  que  le  culte  d'Aton 
etait  une  forme  du  culte  de  Ra  le  plus  antique,  ils  nc  nous  permettent 
pas  jusqu'a  present  de  determiner  les  points  de  detail  sur  lesquels  il  en 
differait.  Peut-etre  les  differences  se  reduisaient-elles  au  ceremonial 
et  a  la  representation  materielle  du  dieu.  On  reconnait  le  disque  solaire 
d' Amenophis  IV,  l'Aton  dieu  supreme,  aux  rayons  termines  en  mains 
qu'il  lance  surlaterre  :  les  mains  brandissent  la  croix  ansee  et  elles 
apportent  la  vie  a  tout  ce  qui  existe.  Je  ne  suis  pas  sur  qu'Ameno- 
phis  IV  ait  inventc  cette  imagerie  :  je  croirais  volontiers  qu'en  cela, 
comme  en  tout,  il  s'est  borne  a  suivre  la  tradition.  Les  prieres  qui 
accompagnent  la  figure  du  dieu,  les  ceremonies  qu'on  celebre  en  son 
honneur  sont  tout  egyptiennes  :  elles  offrent  ce  caractere  de  gra- 
vite  et  parfois  de  licence  qu'on  observe  a  Denderah  et  dans  tous  les 
endroits  ou  ne  regne  point  le  sombre  mythe  d'Osiris  mort.  Les  bas- 
reliefs  qui  nous  en  ont  conserve  la  physionomie  pourraient  servir 
d'illustration  au  tableau  qu'Herodote  a  trace  de  la  grande  fete  de 
Bubaste. 

Cela  dit,  on  peut  se  demander  quels  motifs  ont  pousse  Ameno- 
phis IV  a  renier  les  dieux  de  ses  predecesseurs  pour  embrasser  une 
religion  heliopolitaine.  II  faut  observer  d'abord  que  son  pere,  Ame- 
nophis III,  avait  deja  donne  Fexemple  d'une  affection  speciale  pour  les 
cultes  solaires  autres  que  celui  d'Amon  :  on  peut  done  croire  qu'Ame- 
nophis  IV  enfant  fut  eleve  dans  la  devotion  particuliere  de  Ra,  et  qu'i 
fut  entraine  plus  tard,  par  un  effet  naturel  de  son  education  premiere, 


LA  STATUETTE  D'AMENOPHIS  IV  145 

a  vouloir  imposer  sa  divinity  favorite  a  sessujets.  Mais  je  ne  pense  pas 
que  la  foi  religieuse  ait  ete  la  seule  raison,  ni  meme  la  principale,  de 
la  persecution  dure  qu'il  infligea  aux  pretres  et  aux  partisans  d'Amon; 
la  politique  y  eut  probablement  la  plus  grande  part.  Amon  etait  avant 
tout  le  patron  de  Thebes  :  il  avait  fait  la  grandeur  des  dynasties 
the"baines  et  celles-ci,  a  leur  tour,  l'avaient  exalte  par-dessus  tous  ses 
congeneres.  Les  conquetes  en  Syrie  et  en  Ethiopie  n'avaient  pas  ete 
sans  a  vantage  pour  l'Egypte  en  general,  mais  elles  avaient  profite 
surtout  a  Amon ;  la  meilleure  part  du  butin  passait  dans  ses  coffres, 
ses  pretres  remplissaient  les  fonctions  publiques,  et  son  premier  pro- 
phete  etait  le  plus  haut  personnage  de  l'empire  apres  le  roi  regnant. 
Y  eut-il  sous  Thoutmos  IV  une  tentative  analogue  a  celle  qui  livra  les 
derniers  Ramessides  aux  pontifes  d'Amon  et  qui  eleva  Hrihor  au 
trone  ?  Je  ne  sais ;  mais  je  crois  que  le  desir  de  contre-balancer  leur 
pouvoir  fut  pourbeaucoup  dans  lafaveur  qu'Amenophis  III  marqua  aux 
autres  divinites,  et  que  la  volonte  bien  arretee  de  renverser,  non  pas 
seulement  Amon,  mais  surtout  son  clerge,  conduisit  Am^nophis  IV  a 
pousser  Aton  au  premier  rang.  II  ne  recula  devant  aucun  moyen  pour 
y  r^ussir.  Comme  la  destinee  d'Amon  etait  liee  indissolublement  a 
celle  de  Thebes,  tant  que  Thebes  serait  capitale,  Amon  et  ses  pretres 
garderaient  la  suprematie.  Amenophis  IV,  apres  avoir  echange 
son  nom  qui  etait  une  profession  de  foi  en  l'excellence  d'Amon, 
contre  celui  de  Khounaton,  splendeur  d'Aton,  se  fonda  une  capitale 
nouvelle  qu'il  appela  la  ville  d'Aton ;  il  y  installa  un  sacerdoce 
nouveau  qu'il  dota  richement,  puis,  il  effaca  le  nom  d'Amon  sur  les 
monuments,  dans  toute  l'Egypte  et  a  Thebes  meme.  Mais  le  culte 
d'Amon  avait  des  racines  trop  profondes  dans  le  pays  et  ses  pretres 
etaient  trop  puissants  pour  que  sa  volonte  prevalut  contre  eux.  Lui 
mort,  ses  successeurs  renoncerenta  la  lutte  :  Aton  rentra  dans  1'obscu- 
rite,  sa  ville  fut  abandonnee,  et  le  nom  du  roi,  proscrit  par  les  rancunes 
sacerdotales,  disparut  avec  les  edifices  sur  lesquels  il  avait  ete  grave. 

19 


146  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

Sa  tentative  ne  fut  pas  sans  influence  sur  l'art.  La  necropole 
d'El-Amarna  nous  a  fait  connaitre  le  nom  de  deux  des  sculpteurs  qui 
contribuerent  a  orner  la  cite  pendant  sa  breve  existence.  Leurs  ceuvres 
se  distinguent  des  anterieures  par  une  plus  grande  liberte  d'allures 
et  surtout  par  un  plus  grand  realisme  dans  la  reproduction  des  per- 
sonnes.  L'Amenophis  IV  du  Louvre  fait  honneur  a  leur  talent;  elle  est 
d'autant  plus  precieuse  que  leurs  ceuvres,  poursuivies  avec  achar- 
nement  par  la  reaction  thebaine,  sont  devenues  tres  rares.  On  a  d'eux 
un  certain  nombre  de  bas-reliefs  plus  ou  moins  mutiles,  mais  fort 
peu  de  statues ;  celle  du  Louvre  est  jusqu'a  present  une  piece  unique 
en  son  genre. 


SUR  QUATRE  T^TES  DE  CANOPES 

DECOUVERTES  A  THEBES  DANS  LA  VALLEE  DES  ROIS " 


Parmi  les  principaux  des  objets  que  Theodore  Davis  decouvrit, 
en  1907,  a  la  vallee  des  Rois,  dans  la  chambre  secrete  ou  le  Pharaon 
heretique  Khouniatonou  avait  et£  enseveli  avec  un  mobilier  compose 
en  partie  d'objets  ayant  appartenu  a  sa  mere  Tiyi,  on  compte  quatre 
vases  canopes  en  albatre  d'une  perfection  rare,  meme  pour  ce  temps 
d'executions  parfaites.  Le  corps  en  est  un  peu  plus  allonge  que  d'habi- 
tude,  mince  a  la  base,  renfle  vers  le  haut,  d'un  poli  discret  et  doux  a 
l'oeil.  Une  inscription  y  avait  ete  gravee,  autant  qu'on  peut  en  juger 
par  la  place  qu'elle  occupait,  la  dedicace  ordinaire  aux  divinites  pro- 
tectricesdes  entrailles;  mais  elle  a  ete  effacee,  puis  l'endroit  ravale  et 
teinte  a  la  nuance  de  la  region  environnante.  La  retouche  a  ete 
accomplie  avec  tant  de  dexterite  que  c'est  a  peine  si  Ton  devine  ca  et 
la,  en  transparence  sous  la  glagure,  quelques  traces  de  l'ecriture 
ancienne.  Les  quatre  couvercles  ont  la  forme  d'une  tete  humaine,  une 
tete  tres  fine,  encadree  dans  la  perruque  breve  a  rangs  serres  de  petites 
m^ches  plates  :  une  urseus  doree,  aujourd'hui  disparue,  se  dressait 
sur  le  front.  Comme  la  face  est  imberbe  et  que  le  mobilier  entier, 
a  l'exception  du  cercueil,   porte  le  nom  de  Tiyi,  on  a  attribue  les 

1.  Public  dans  la  Revue  de  I' Art  ancien  et  moderne,  1910,  t.  XXVIII,  p.  241-252. 


148 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


canopes  aussi  a  lareine.  Je  nepartagepas  cette  opinion;  je  tiens  qu'ils 
ont  appartenu  au  Pharaon  etqu'il  nous  fautyvoir  son  portrait  authen- 
tique. 

Que  les  quatre  tetes  represented  un  meme  personnage,  c'est   ce 


Fio.  41 
Le  roi  Khouniatonou. 

Tele  de  eanope  en  albalre  trouvee  a  Thebes. 


dont  nul  ne  doutera  qui  les  aura  vues  a  cote  Tune  de  l'autre  (fig.  41-43). 
Les  dissemblances  insignifiantes  qu'on  remarque  entre  elles  tiennent, 
soit  a  des  details  de  technique  sans  importance,  soit  a  des  fractures  de 
la  pierre  (fig.  41)  ou  a  Taction  de  l'humidite  (fig.  42),  soit  a  la  facon 
difference  dont  le  temps  a  traite  les  elements  rapportes  des  yeux.  Les 
sourcils  consistent  en  une  baguette  d'email  bleu,  incrustee  sur  l'arete 


SUR  OUATRE  TETES  DE  CANOPES 


149 


de  l'arcade,  et  I'oeil  proprement  dit  est  dessine  egalement  par  un  filet 
bleu,  dans  lequel  sont  compris  une  cornee  en  calcaire  blanc  rehausse 
de  rouge  vers  les  coins  et  un  iris  de  pierre  noire.  Chez  les  unes,  le 


Pig.  42 

Le  roi  Khouniatonon. 
Tt-ir  ilf  mnofM  pn  nlltAlre  irouvie  a  Thebes. 


sourcil  n'existe  plus.  Chez  les  autres,  l'iris  est  tombe  laissant  le 
masque  aveugle  ou  borgne  (fig.  41-43),  ou,  le  tout  s'etant  deplace 
d'ensemble,  l'ceil  entier  s'est  porte  en  avant,  comme  si  le  sujet  etait 
atteint  d'un  commencement  de  goitre  exophtalmique.  II  en  resulte  des 
expressions  tres  diverses  sous  lesquelles  on  demele  promptement  le 
raerae  visage,  un  ovale  un  peu  long,  un  peu  maigre  vers  le  bas,  un 


150 


ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 


front  plutdt  £troit,  un  nez  droit,  mince  a  l'attache  et  qui  se  retrousse 
du  bout  presque  a  la  Roxelane,  des  narines  fines,  bien  ouvertes,  avec 
des  ailes  menues  et  nerveuses,  une  levre  supeneure  courte,  une  bouche 
petite,  mais  epaisse,  un  menton  osseux,  pointu,  lourd,  qui  se  relie  au 


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Fig.   43 
Le  roi  Khouniatonou. 

Tele  de  e;inope  en  albfitre  tnuvee  a  Thebes. 


cou  par  une  ligtie  assez  scche.  Aucune  des  teles  n'a  etc  entierement 
respectee  des  siecles  et  l'une  d'elles  a  perdu  le  nez  (fig.  41),  mais,  par 
une  chance  rare  en  archeologie,  celle  qui  est  la  meilleure  de  facture 
est  egalement  celle  qui  a  souffert  le  moins  (fig.  44  et  pi.  VI)  :  si 
l'email  des  sourcils  manque,  les  yeux  sont  intacts,  et  l'epiderme  est 
sans  egratignures.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  dans  la  sculpture  egyp- 


Pl.  VI. 


LE     ROI     KHOUNIATONOU     AV     CAIRE 


Kio.   U 

Le  roi  Khouniatonou. 

TMe  de  cwiope  en  nlhAtre  trnuvee  h  Thilws. 


SUR  QUATRE  TETES  DE  CANOPES  153 

tienne  de  cette  epoque  une  physionomieplus  6nergique  etplus  vivante  : 
la  bouche  se  serre  comme  pour  retenir  la  parole  qui  veut  s'echapper, 
les  narines  s'enflent  et  pal  pi  tent,  le  regard  s'enfonce  aigu  et  franc  dans 
celui  du  visiteur.  L'albatre,  en  vieillissant,  s'est  revetu  d'un  ton  dore 
qui  rappelle  le  teint  mat  des  grandes  dames  egyptiennes,  toujours 
abritees  sous  le  voile  et  dont  jamais  l'atteinte  du  soleil  ne  brule  la 
peau.  Rien  d'etonnant  si  beaucoup  ont  eprouve  devant  nos  canopes  la 
sensation  d'une  tete  de  femme,  et,  sachant  les  circonstances  de  la 
decouverte,  se  sont  imagine  apercevoir  la  femme  la  plus  celebre  qu'il 
y  eut  alors  dans  l'empire  egyptien,  la  reine  douairiere  Tiyi. 

II  serait  possible  a  la  rigueur  qu'il  en  fut  ainsi,  car,  d'un  cote,  la 
coiffure  et  le  collier  qui  emboite  le  tour  du  cou  sont  communs  aux 
deux  sexes,  et  de  l'autre,  les  traits,  pour  etre  plus  accentues  que  de 
raison  chez  une  femme,  ne  le  sont  pas  au  point  de  ne  convenir  qu'a 
un  homme:  toutefois  des  qu'on  les  compare  avec  ceux  des  portraits 
r6"els  de  Tiyi,  on  est  contraint  de  confesser  que  la  ressemblance  est 
faible.  II  nous  en  est  parvenu  de  deux  types.  Sur  le  premier,  qui  est 
de  beaucoup  le  plus  repandu,  son  visage  a  ete"  remodele  et  stylise, 
selon  la  formule  en  usage  pour  les  reines,  dans  les  ateliers  de  Thebes. 
Le  groupe  colossal  de  Medinet  Habou,  transporte  recemment  au  Musee 
duCaire,  en  off  re  peut-etre  l'exemple  le  meilleur.  La,  Tiyi  est  pourvue,  a 
l'ordonnance,  d'une  face  ronde  et  reguliere,  d'yeux  en  amande,  de 
bonnes  joues,  d'un  nez  droit,  d'une  bouche  souriante,  d'un  menton 
normal  :  il  y  a  quelque  chose  en  elle  qui  nous  empeche  de  la  con- 
fondre  avec  les  autres  princesses  de  son  siecle,  mais  elle  n'a  rien  garde 
des  singularity  qui  lui  composaient  sa  physionomie  propre.  II  n'en 
est  plus  de  meme  sur  le  plusindividuel  des  specimens  du  second  type, 
la  teteenpierresaponairequePetrierecueillit  naguereau  Sinai,  etquiest 
maintenant  au  Musee  duCaire  (fig.  45,  46,  p.  154-155).  L'aile  droite  de  la 
perruque  lui  manque,  et  le  nez  a  pati  d'un  choc  malencontreux  sur  la 
narine  gauche,  sans  perdre  pourtant  l'essentiel  de  sa  forme  :  un  car- 

20 


154 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


touche  grave  sur  le  devant  de  la  coiffure  nous  apprend  le  nom,  et  le 
morceau  donne,  des  le  premier  coup  d'oeil,  la  conviction  d'un  portrait 
ressemblant.  II  n'est  pas  flatte.  Si  nous  devons  Ten  croire,  Tiyi  pre- 
sentait  les  caracteres  de  race  des  Berberines  ou  des  femmcs  du  desert 
egyptien,  petits  yeux  brides  vers  les  tempes,  nez  au  bout  large  et  aux 


Fig.  45 

La  reine  Tiyi  (face). 

Mus^e  du  Caire. 


narines  dedaigneuses,  bouche  lourde  et  maussade,  aux  coins  retom- 
bants  et  dontla  levre  inferieure  est  entrainee  en  arriere  par  un  menton 
fuyant  de  demi-negresse  :  a  lui  seul,  ce  menton  en  deroute  nous 
defendrait  d'identifier  avec  elle  l'original  de  nos  canopes.  II  y  a  bien 
entre  les  deux  un  air  de  famille,  et  il  ne  saurait  en  etre  autrement, 


SUR  OUATRE  TETES  DE  CANOPES  155 

puisque,  si  j'airaison,  il  s'agit  de  lamereetdu  fils,  mais  on  remarque 
chez  le  fils  des  variations  qui  l'eloignent  du  type  manifesto  si  claire- 
ment  par  la  statuette  de  Petrie.  Celui-ci  s'est  au  contraire  maintenu 
intact  stir  l'admirable  tete  en  bois  peint  qui  a  passe  en  Allemagne  dans 
la  collection  de  M.  J.  Simon  (fig.  47,  48,  p.  156-157) :  on  dirait  meme 


Fig.  46 

La  reine  Tiyi  (prolil). 

Musee  du  Cuire. 


qu'il  s'y  est  exage're,  et  que  les  yeux  sont  plus  obliques,  les  pommettes 
plus  saillantes,  le  nez  plus  agressif,  les  muscles  rieurs  accuses  plus  pro- 
fondement,  la  bouche  et  le  men  ton  plus  negro'ides.  Je  soupconne  que 
nous  avons  affaire  a  l'une  des  petites-filles  de  Tiyi,  qui  devint  reine 
apres  la  chute  de  la  dynastie  h^retique  :   sa  coiffure,  qui  dtait  a  Tori- 


156 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


ginecelle  d'une  personne  de  condition  privee,  fut  modifiee  apres  coup 
pour  recevoir  les  insignes  de  la  royaute.  Fut-elle  mariee  a  Harmhabi, 
a  Ramses  ou  a  Setoui  Ier  ?  L'ecart  est  assez  considerable  entre  le  groupe 
auquel  elle  appartient  et  celui  des  canopes  pour  qu'il  faille  renoncer  a 


E5T3^.-1 


Fig.  47 
Princesse  de  la  famille  de  Tiyi  (profll). 
Bois  peint.  —  Berlin,  collection  de  M.  James  Simon. 


les  considerer  comme  expriraant  une  personne  unique.  Ajoutons  que 
nos  canopes  n'ont  qu'une  urseus  au  front,  ce  qui  est  l'habitude  chez  les 
rois,  tandis  que  les  autres  ont  la  double  uraeus,  ce  qui  commence  alors 
a  etre  d'etiquette  chez  les  reines.  Cette  regie  comporte  des  exceptions, 
aussi  n'en  deduirai-je  pas  des  conclusions  trop  strictes  :  l'absence  de  la 


SUR  QUATRE  TETES   DE  CANOPES 


157 


seconde  urceus  n'en  est  pas  moins  unepresomption  assez  forte  en  faveur 
de  l'opinion  qui  veut  que  nos  canopes  soient  ceux  d'unhommeet  non 
d'une  femme. 

Op,  s'ils  sont  d'un  horarae,  les  circonstances  de  la  decouverte  nous 


Hiu.  48 

Princesse  de  la  famille  de  Tiyi  (face;. 

Hois  peint.  —  Berlin,  collection  de  M.  James  Simon. 

contraignent  a  declarer  qu'il  doit  etre  le  roi  Khouniatonou ;  mais 
comment  s'en  convaincre,  lorsque  Ton  a  dans  l'oeil  la  silhouette  gro- 
tesque que  les  sculpteurs  d'El-Amarna  lui  ont  pretee?  A  les  en  croire, 
il  aurait  etc-  physiquement  une  sorte  de  degenere*,  long,  debile,  aux 
hanches  et  a  la  poitrine  de  femme,  au  cou  sans  consistance,  au  chef 


158  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

ridicule  :  un  front  aplati  et  presque  nul,  un  nez  enorme,  une  bouche 
disgracieuse,  un  menton  massif.  II  semble  s'etre  complu  a  ces  images 
en  charge,  et  ses  familiers,  l'imitant  par  esprit  de  fiatterie,  altererent 
plus  ou  moins  la  forme  de  leur  corps  pour  l'approcher  a  celle  du  sien. 
Des  documents  de  provenance  diverse  nous  prouvent  pourtant  qu'il 
n'etait  pas  ou  qu'il  n'avait  pas  toujours  ete  le  fantoche  qu'il  aimait 
qu'on  le  fit.  Le  Louvre  en  possede  deux  a  lui  seul.  Le  premier1,  qui  est 
entre  au  musee  avec  le  vieux  fond,  est  une  charmante  statuette  en 
steatite  jaune  (fig.  49).  Le  roi  est  assis,  mais  il  a  perdu  le  bas  des 
jambes  qu'un  restaurateur  moderne  a  rem  place  tres  adroitement.  II  est 
coiffe  de  la  coufieh  a  bouts  pendants,  il  a  le  buste  nu,  il  tient  a  la 
main  droite  le  crochet  et  le  fouet  sacre,  emblemes  de  sa  royaute,  et  sa 
main  gauche  s'etend  indolemment  sur  la  cuisse.  Le  corps  est  jeune, 
d'une  musculature  souple  et  grasse,  et  bien  qu'il  se  tasse  un  peu  sur 
lui-meme,  il  n'a  pas  l'attitude  ramassee  que  nous  connaissons.  La  face 
est  un  peu  grele,  ainsi  que  le  cou,  et  Ton  y  retrouve,  comme  a  l'etat 
naissant,  les  caracteres  qui,  exageres  plus  tard,  ont  tourne  presque 
naturellement  a  la  caricature.  C'est,  en  somme,  l'effigie  du  roi  jeune, 
sculptee  k  Thebes  au  temps  ou  il  n'etait  encore  qu'Amenothes  IV,  mais 
ou  il  exigeait  deja  qu'on  le  figurat  tel  qu'il  etait  ou  qu'il  se  voyait  lui- 
meme,  sans  le  ramener  au  type  convenu  du  Pharaon.  II  a  quelques 
annees  de  plus  sur  le  second  morceau  (fig.  50,  p.  161),  une  statue  dont 
ilne  nousreste  que  la  tete  et  les  epaules.  Ilestarmeen  guerre,  et  son  cou 
trop  tenu  a  flechi  sous  le  poids  du  casque,  comme  s'il  etait  desormais 
incapable  de  le  supporter.  C'est  done  le  profil  des  bas-reliefs  d'El- 
Amarna,  avec  la  rondeur  de  l'epine  dorsale  et  la  courbe  speciale  qui 
projette  le  crane  en  avant;  toutefois,  le  front,  le  nez,  la  bouche  ne  dif- 
ferent de  ceux  de  la  statuette  que  par  un  peu  plus  de  maigreur.  Un 
masque  en  platre  du  musee  du  Caire,  ou  Petrie  voit  un  moulage  pris 

1.  Voir  plus  haut,  pi.  V  et  p.  141-146  du  present  volume. 


SUR  OUATRE  TETES  DE  CANOPES 


159 


sur  le  cadavre  immediatement  apres  la  mort  du  souverain,  mais  qui  est 
sans  doute  un  modele.d'atelier,  nous  temoigne  d'un  etat  de  misere 
physiologique  qui  n'existait  pas  precedemment.  II  presente  les  traits 


Fig.  49 
Le  roi  Khouniatonou 

Musee  du  Lou\tc 


6maci6s  des  bas-reliefs  et  leur  texture  osseuse,  il  est  vrai,  sans  les  exa- 
gerations  extremes.  Lorsqu'il  s'agissait  d'une  statue,  le  sculpteur  s'in- 
terdisait  les  libertes  que  ses  confreres  charges  de  decorer  les  tombeaux 
s'accordaient   avec   le  raaitre  :  il  le  saisissait   tel  qu'il  etait  sur  le 


160  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

moment,  et  la  physionomie  etait  assez  originate  pour  qu'il  fut  tou- 
jours  assure  d'en  tirer  une  oeuvre  qui  forcat  l'attention  des  spec- 
tateurs. 

Et  maintenant  compare/  chacun  de  ces  morceaux  aux  tetes  de  nos 
canopes.  Le  profil  de  Khouniatonou  casque  n'est  pas  aussi  vigoureux 
que  le  leur,  ce  qui  tient  peut-etre  aux  meurtrissures  que  Pepiderme 
de  la  pierre  a  subies  pendant  son  sejour  prolonge  dans  un  sol  humide 
ou  le  salpetre  foisonnait,  mais  tous  les  elements  s'en  superposent  et 
s'en  ajustent  un  a  un,  le  front,  le  nez,  les  yeux,  la  bouche,  le  menton, 
de  maniere  tres  satisfaisante  :  il  semble  seulement  que  l'artiste  des 
canopes  a  vu  son  modele  mieux  portant  que  celui  de  la  statue.  La 
ressemblance,  pour  etre  moins  complete  avec  la  statuette  de  steatite 
jaune  et  avec  le  masque  de  platre,  y  est  evidente  encore.  Nul  obser- 
vateur  sans  prejuge,  ayant  la  serie  sous  les  yeux,  ne  pourra  se 
defendre  d'estimer  que  nous  y  avons  les  portraits  d'un  seul  et  meme 
homme.  Reservant  les  menues  differences  du  ciseau,  il  n'y  a  pas  plus 
d'ecart  entre  le  groupe  des  statues  et  la  meilleure  de  nos  tetes  qu'il  n'y 
en  a  entre  celle-ci  et  lestrois  qui  furent  trouvees  avecelle.  En  un  point 
seulement,  il  y  a  divergence  :  tandis  qu'aux  deux  statues,  la  tete  plie 
etpenche  en  avantplus  ou  moins,  chez  les  canopes,  elle  se  tient  droite, 
sans  faiblesse.  Un  moment  de  reflexion  demontrera  qu'il  n'en  pouvait 
pas  etre  autrement.  Si  fort  que  la  beaute  du  travail  nous  y  pousse,  il 
ne  nous  faut  pas  oublier  que  nos  quatre  tetes  etaient,  non  pas  de  Fart 
pur,  mais  de  l'art  industriel,  et  que  leur  destination  imposait  au 
maitre  qui  les  tailla  des  servitudes  particulieres.  Elles  etaient  de  pro- 
sa'iques  couvercles  pour  les  receptacles  ou  Ton  emmagasinait  les  vis- 
ceres  du  Pharaon,  et  il  etait  necessaire  que  l'axe  median  du  bocal 
proprement  dit  co'incidat  exactement  avec  le  leur.  II  y  avait  la  une 
question  d'aplomb  a  menager  entre  les  deux  cements  constitutifs  du 
canope ;  le  sculpteur  dut  redresser  le  cou  de  son  modele,  et,  par  con- 
sequent, corriger  en  une  apparence  de  fermete  l'impression  de  lassitude 


SUR  OUATRE  TETES  DE  CANOPES 


161 


morbide  qui  se  degage  des  statues.  Lorsqu'on  examine  en  compagnie 
d'un  medecin  les  images  de  Khouniatonou  et  de  ses  successeurs,  cer- 


Fio.  50 
Le  roi  Khouniatonou. 

Fragment  d'une  statue  en  pierre.  —  Musee  du  Louvre. 


tains  details  anatomiques  dont  on  ne  s'etait  pas  inquiete  au  premier 
abord,  la  depression  des  tempes,  l'obliquite  des  yeux,  la  contracture 
des  ailes  du  nez,  le  pincement  de  la  bouche,  1'attenuation  du  cou, 


21 


162  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

prennent  une  valeur  etiologique  que  l'arch^ologue  ne  soupconnait  pas  : 
le  Dr  Bay,  etudiant  avec  raoi  le  facies  de  Khouniatonou,  de  Touatankh- 
amanou  et  d'Harmhabi,  a  diagnostique  chez  eux  des  symptomes  de 
consomption  plus  ou  moins  avancee.  Khouniatonou  serait  mort  poitri- 
naire  vers  la  trentaine  que  nous  n'aurions  pas  lieu  de  nous  en  etonner 
grandement. 

Je  n'insiste  pas  sur  ce  genre  de  recherches,  ou  je  ne  suis  pas  com- 
petent, et  je  m'en  remets  au  lecteur  du  soin  de  decider  si  j'ai  ou  non 
demontre  l'identite  du  personnage  represents  par  nos  quatre  tetes  avec 
Khouniatonou,  l'heresiarque.  L'une  d'elles  au  moins  est  un  chef- 
d'oeuvre,  et  les  autres  ont  des  qualites  qui  leur  assurent  une  bonne 
place  dans  1'estime  des  connaisseurs,  mais  a  laquelle  des  grandes  ecoles 
egyptiennes  convient-il  de  lesattribuer?  On  peuthesiter  entre  deux  :  la 
thebaine,a  laquelle  appartenaient  pour  la  plupartles  artistes  qui  peu- 
plaient  a  cette  epoque  les  officines  royales,  et  l'hermopolitaine,  dans 
le  ressortde  laquelle  s'elevait  la  residence  favorite  du  souverain,  El- 
Amarna.  C'est  bien  certainement  cette  derniere  qui  travailla  aux  hypo- 
gees  et  qui  en  sculpta  les  tableaux  :  nous  y  retrouvons  ses  defauts, 
facture  heurtee  et  rude,  tendance  a  prendre  en  charge  la  forme 
humaine  et  a  multiplier  les  episodes  comiques,  mais  aussi  ses  qua- 
lites, la  souplesse,  le  mouvement,  la  vie,  la  liberte  de  l'execution.  Les 
rares  figures  en  ronde  bosse  qui  ont  echappe  a  la  destruction,  celles, 
par  exemple,  qui  accompagnaient  deux  des  grandes  steles-frontieres, 
sont  de  meme  style  que  les  bas-reliefs,  mais  nous  n'y  rencontrons 
aucun  des  caracteres  que  nous  avons  signales  comme  etant  propres 
aux  monuments  du  Louvre  ou  a  nos  canopes.  Autant  les  autres  oflfrent 
un  aspect  inacheve  et  fruste,  autant  ceux-ci  sont  soignes  et  finis  jusque 
dans  leurs  moindres  details  :  c'est  la  perfection  du  ciseau  et  le  haut  poli 
des  maitres  thebains,  c'est  aussi  leur  facon  ferme  et  noble  de  poser  la 
figure  et  d'exprimer  la  physionomie  du  modele.  Quiconque  a  VUj  au 
museedu  Oaire,  les  statues  de  Thoutmosis  III,  d'Amenothes  II,  de  la 


SUR  OUATRE  TETES  DE  CANOPES  163 

soi-disant  Tala,  de  Touatankhamanou,  ne  doutera  pas  un  instant  que 
nos  quatre  tetes  ne  soient  l'oeuvre  de  gens  sortis  d'un  meme  milieu  : 
elles  appartiennent  a  l'ecole  thebaine,  et  plus  particulierement,  je 
crois,  a  cette  portion  de  l'ecole  thebaine  qui  decora  quelques  annees 
plus  tard  le  temple  de  Gournah,  le  Memnonium  d'Abydos  et 
l'hypogee  de  Setoui  Ie 


fer 


UNE  TETE   DU  PHARAON  HARMHABI 

au  musee  de  boulaq 


L'ensemble  se  compose  d'une  dizaine  de  morceaux  recueillis 
en  1860  dans  l'une  des  salles  du  temple  de  Karnak,  et  reunis  au 
platre  tant  bien  que  mal  par  un  des  ouvriers  attache's  alors  au  Musee. 
Les  soudures  n'ont  pas  toujours  ete  faites  avec  une  exactitude  rigou- 
reuse,  et  1'un  des  plus  gros  fragments,  celui  qui  forme  le  milieu  de  la 
coiffure,  est  legerement  hors  d'aplomb.  J'ai  essaye,  Tan  dernier,  de 
remedier  a  la  gaucherie  du  restaurateur,  mais  sans  succes ;  a  separer 
les  pieces  mal  rapprochecs,  on  risquerait  de  les  reduire  en  poussiere. 
Les  irr^gularites  d'assemblage  sont  d'ailleurs  assez  faibles  pour  ne  pas 
nuire  a  l'aspect  general.  Dans  son  etat  present,  il  n'y  a  plus  laqu'un 
buste  mutile  de  roi,  l'uraeus  au  front  et  la  double  couronne ;  l'objet 
brise  qui  s'appuie  contre  le  cote  gauche  est  le  bout  d'un  baton  d'en- 
seigne,  termini  par  une  tete  de  beUier,  embleme  de  Khnoum  ou 
d'Amon  thebain.  Si  Ton  veut  se  faire  une  idee  de  ce  qu'etait  le 
corps,  il  suffit  de  regarder  la  premiere  venue  des  statues  a  enseigne  qui 
ornent  les  musees,  celle  de  Ramses  II  a  Boulaq '  ou  celle  de  Seli  II, 

1.  Marikttb,  Notice  des  principaur  monuments  da  Musee  de  Boulaq,  sixieme  Edition,  1876, 
p.  300,  n"  1006. 


166  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

au  Louvre1.  Le  roi  etait  debout,  adosse  a  une  sorte  de  pilier  couvert 
descriptions  et  tenant  le  baton  a  la  main  :  tel  il  figurait  dans  certaines 
ceremonies  religieuses,  lorsqu'il  escortait  l'arche  d'Amon-Ra  a  travers 
les  salles  et  les  cours  du  temple.  Ce  qui  subsiste  des  legendes  hiero- 
glyphiques  ne  nous  fournit  aucun  nom.  Mariette  etait  tente  de  recon- 
naitre  ici  Menephtah,  fils  de  Ramses  II2,  mais  il  n'a  expose  nulle 
part  les  motifs  qui  l'ont  determine  a  proposer  cette  identification.  Le 
ton  lugubre  du  granit  noir  trouble  la  premiere  impression  :  un  examen, 
meme  superficiel,  ne  tarde  pas  a  reveler  toutes  les  finesses.  Sous  le 
pschent  enorme  qui  l'ecrase,  la  tete  respire  la  grace  et  la  delicatesse. 
La  face  est  jeune  et  empreinte  d'une  douceur  melancolique,  assez  rare 
chez  les  Pharaons  de  la  grande  epoque  thebaine.  Le  nez  est  droit, 
mince,  bien  attache  au  front;  l'ceil  long  se  releve  vers  les  tempes.  Les 
levres  larges,  charnues,  un  peu  tirees  aux  extremites  comme  pour  sou- 
rire,  se  decoupent  franchement  a  aretes  vives.  Le  menton  est  alourdi  a 
peine  par  le  poids  de  la  barbe  postiche.  Chaque  detail  est  traite  avec 
autant  d'adresse  que  si  le  sculpteur  avait  eu  sous  la  main  une  pierre 
tendre  comme  le  calcaire,  et  non  pas  une  des  matieres  les  plus  rebelles 
au  ciseau  que  Ton  connaisse  :  la  surete  de  l'execution  est  poussee  si 
loin  que  le  spectateur  oublie  la  difficulte  du  travail  pour  ne  plus  songer 
qu'a  sa  valeur  intrinseque.  II  est  facheux  que  les  artistes  e"gyptiens 
n'aient  jamais  sign6  leurs  ceuvres  :  le  nom  de  celui  a  qui  nous  devons 
celle-ci  me>itait  de  nous  parvenir. 

Reste  a  savoir  qui  etait  le  roi  dont  il  nous  a  transmis  le  portrait. 
Lorsqu'un  Pharaon  montait  sur  le  trone,  les  sculpteurs  de  la  ville  ou  il 
etait  alors,  que  ce  fut  Memphis,  Thebes,  Tanis,  ou  quelque  autre,  se 
hataient  de  tirer  un  certain  nombre  d'exemplaires  de  son  portrait,  vu 


1.  E.  de  Rouge,  Notice  sommaire  des  monuments  e'gyptiens,   troisifeme  Edition,  1864,  p.  34, 
A  21.  Le  British  Museum  possede  une  replique  de  cette  statue. 

2.  Mariette,  Notice,  premiere  edition,  1864,  p.  184,  n°  17,  et  sixieme  edition,  1876,  p.  92, 
n°22. 


Fio.  31 

Tete  du  Pharaon  Harmhabi. 

ijianit  noir. 


UNE  TETE  DU   PHARAON  IIARMHABI  169 

de  face  ou  de  profil,  qu'on  expediait  aussitot  dans  les  provinces,  afin 
que  Ton  put  substituer  partout  sa  figure  a  celle  de  l'ancien  souverain 
sur  les  edifices  en  cours  d'execution.  Nous  possedons  ainsi  au  Musee  de 
Boulaq  plusieurs  series  de  tetes  royales  decouvertes  les  unes  a  Tanis1, 
quelques-unes  dans  le  Fayoum2,  les  autres  a  Memphis3,  et  qui  nous 
montrent  comment  on  procedait  en  pared  cas.  Le  type,  une  fois  etabli 
avec  soin,  nechangeait  plus  pendant  toute  la  duree  du  regne.  Ramses  II, 
qui  mourut  aux  environs  de  la  centaine  apres  avoir  exerce  Pautorite 
pendant  soixante-sept  ans,  garda  j usque  sur  ses  derniers  monuments 
ses  traits  de  jeune  homme.   Cette  regie  comporte  d'assez  nombreuses 
exceptions,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  statues  commandees  dans  l'une 
des  capitales  du  pays,  et  executees  par  des  artistes  qui  pouvaient  voir 
le  maitre  de  pres  et  enregistrer  les  alterations  que  le  temps  produisait 
sur  son  visage.  Des  deux  Chephren  exposes  a  Boulaq,  l'un  est  jeune  et 
souriant4,  l'autre  vieux  et  attriste  par  l'age5.  Mais,  s'il  y  a  des  exemples 
de  souverainsqui,  montes  de  bonne  heure  sur  le  trone,  aient  ete  repre- 
sented parfois  tels  qu'ils  Ctaient  aux  divers  moments  de  leur  vie,  je  n'en 
connais  point  qui  aient  ete  rajeunis  par  les  sculpteurs  apres  etre  arrives 
tard  au  pouvoir.  La  tete  de  la  statue  qui  nous  occupe  est  d'un  jeune 
homme,  presque  d'un  adolescent,  et  cela  seul  suffit  a  me  faire  ecarter 
MenCphtah.  Menephtah  avait  cinquante  ans  au  moins  quand  il  succeda 
a  son  pere6,  et  son  portrait,  tel  qu'on  le  voit  a  Karnak,  ne  ressemble 
en  rien   au  personnage   dont  la  statue  de  Boulaq   nous  a    conserve 
l'image.  Les  autres  princes  de  la  XIX"  et  de  la  XXe  dynastic,  Seti  II, 

1.  Maribtte,  Notice,  sixiemc  edition,  p.  221,  n°5  638-048 ;  Maspfro,  Guide  du  Visiteur  au 
Mu*>:e  de  Boulaq,  1883,  p.  100-103. 

2.  Mariettb,  Sotice,  sixieme  edilion,  p.  221.  n°*  64!M)51;  Masprro,  Guide,  p.  101. 

3.  Maribtte,  Notice,  sixieme  edition,  p.  221,  nns  623-037. 

4.  Maribtte,  Notice,  sixieme  edition,  p.  212-213,  n°  578;  Maspeho,  Guide,  p.  75,  n°  3901. 

5.  Mariette,  Notice,  sixieme  edition,  p.  239,  n°  792. 

6.  Maspbiio,  Lettre  a  M.  Gustave  d'Eichtal  sur  les  circons lances  de  I'histoire  d'Egyple  qui  ont 
pu  favoriser  Vexode  du  peuple  he'breu.  dans  les  dimples  rendus  de  I'Academie  des  Inscriptions  et 
lielles-Lctlres,  1873,  p.  37-38. 

22 


170  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

Siphtah  Menephtah,  Amenmeses,  Setinakht,  dont  nous  n'avons  qu'un 
petit  nombre  de  representations  peu  soignees,  n'ont  pas  plus  de  droits 
a  faire  valoir  que  leurs  grands  predecesseurs,  Seti  Ier  ou  Ramses  II  : 
l'epoque  troublee  a  laquelle  ils  vivaient  ne  comporta  guere  d'oeuvres 
de  facture  aussi  soignee.  Ramses  Ier  etait,  comme  Menephtah,  trop 
age  a  son  avenement,  et  d'ailleurs  nous  avons  son  portrait  a  Gournah. 
Aussi  bien  le  style  du  morceau  nous  rappelle-t-il  a  premiere  vue  celui 
des  statues  de  Turin  appartenant  a  la  XVIII6  dynastie ;  encore  doit-on 
eliminer  a  priori  un  certain  nombre  de  Pharaons  dont  nous  possedons 
le  signalement  exact.  Ni  Ahmos  Ier,  ni  les  Touthmos,  ni  les  Amenhot- 
pou,  n'ont  rien  de  commun  avec  notre  personnage ;  a  plus  forte  raison 
ne  saurait-on  reconnaitre  chez  lui  la  physionomie  caracteristique  de 
Khounaton  et  d'Ai.  D'exclusion  en  exclusion,  nous  en  venons  a  res- 
treindre  le  choix  entre  trois  princes,  Toutankhamon,  Sanakht  et  Har- 
mhabi.  Sanakht  n'eut  qu'un  regne  ephemere,  Toutankhamon  ne  nous 
a  laisse  que  des  monuments  insignifiants ;  Harmhabi,  au  contraire, 
parait  avoir  etc  un  des  souverains  les  plus  considerables  de  son  temps. 
Monte  jeune  sur  le  trone,  il  restaura  les  temples  d'Amon  depouilles  par 
ses  predecesseurs  heretiques,  et  il  retablit  la  puissance  egyptienne  un 
moment  ebranlee  en  Syrie  et  en  Ethiopie.  J'ai  deblaye,  l'an  dernier  et 
cette  annee-ci,  deux  des  pylones  qu'il  fit  construire  etdecorer  h  Karnak; 
son  portrait  y  a  ete  sculpte  nombre  de  fois,  et  les  contours  en  sont 
encore  assez  bien  conserves  pour  qu'on  devine  dans  le  roi  des  bas- 
reliefs  celui  du  buste  de  Boulaq.  C'esta  Harmhabi,  l'Arma'is  des  Grecs, 
que  j'attribue  la  statue  dont  Mariette  retrouva  les  restes. 

Une  derniere  remarque.  Les  fragments,  examines  avec  soin,  ne 
portent  aucune  trace  de  marlelage  :  la  statue  n'a  pas  ete  detruite  de 
main  d'homme,  et  c'est  le  cas  pour  un  certain  nombre  des  monuments 
qu'on  a  decouverts  a  Karnak.  Le  grand  tremblement  de  terre  de  l'an  27 
avant  J.-C,  qui  mit  le  temple  d'Amon  a  peu  pres  dans  l'etat  ou 
nous  le  voyons,  renversa  le  plafond  des  salles  ;  tous  les  objets  places 


UNE  TETE  DU  PHARAON  HARMHABI      171 

au-dessous  furent  atteints  par  les  blocs  ou  par  les  architraves,  projetes 
violemment  sur  le  sol  et  ecrases  sous  le  poids  des  ruines.  Notre  Har- 
mhabi  n'echappa  pas  a  la  fortune  commune  :  il  a  fallu  la  longue 
patience  de  Mariette  pour  reconstituer  le  peu  que  nous  possedons 
de  lui. 


LE    COLOSSE    DE   RAMSES   II1 


A   BEDRECHK1N 


Ramses  II  Sesostris,  ayant  reconstruit  a  Memphis  les  parties  du 
grand  Temple  de  Phtah  qui  bordaient  le  lac  sacre  vers  l'Ouest  et  vers 
le  Sud,  fit  eriger,  devant  les  portes,  des  colosses  destines  a  perpetuer 
sa  memoire  et  les  traits  de  son  visage  dans  le  souvenir  de  tous  ceux 
«  qui  viendraient  apres  lui  sur  terre,  pretres,  magiciens,  scribes,  >> 
et  qui  reciteraient  une  oraison  aux  dieux  a  son  intention.  Les  sacris- 
tains  charges  de  conduire  les  profanes,  et  les  drogmans  qui  detaillaient 
les  merveilles  de  l'Egypte  aux  etrangcrs,  ne  manquerent  pas  en  effet 
d'attirer  sur  ces  statues  l'attention  de  leurs  clients ;  ce  leur  etait  une 
occasion  de  raconter  quelque  fable  amusante,  du  genre  de  celles 
qu'Herodote  a  recueillies  et  qu'il  nous  a  transmises  comme  etant  de 
l'histoire.  Darius  ler  voulut  un  jour  consacrer  son  image  dans  le 
voisinage,  mais  le  grand  pretre  s'y  opposa  :  «  Sesostris  a  vaincu,  lui 
«  dit-il,  toutes  les  nations  qui  vous  obeissent,  et  en  plus  les  Scythes, 
a  nuxquels  vous  n'avez  su  porter  grand  dommage.  II  n'y  a  done 
«  aucune  raison  pour  que  votre  monument  soit  place  a  cote  de  celui 
<(  d'un  Pharaon  que  vous  n'avez  ni  surpasse,  ni  memo  egale !  » 
Quand  Memphis  dechut  et  devint  chretienne,  la  renommee  des 
colosses  s'effaca;  quand  elle  perit  et  que  son  temple  de  Phtah  fut 

1.  Public  dans  La  Sature,  1892,  t.  L1X,  p.  161-163. 


174  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

depece  pierre  a  pierre  pour  servir  a  la  construction  du  Caire,  ils 
furent  abattus  et  pour  la  plupart  debites  en  meules,  ou  ils  passerent 
au  four  a  chaux.  L'un  d'eux  pourtant,  renverse  de  son  piedestal  et 
couche  la  face  contre  terre,  se  recouvrit  de  decombres ;  ce  hasard 
heureux  le  deroba  a  la  ruine.  Mis  au  jour  par  Caviglia,  vers  le  com- 
mencement de  notre  siecle,  il  eut  la  bonne  fortune  de  plaire  aux 
voyageurs,  ct  il  leur  dut  d'echapper  a  la  manie  de  destruction  qui 
possede  les  fellahs. 

Tous  les  Europeens  qui  ont  visite  l'Egypte  l'ont  admire  tour  a 
tour.  II  s'allongeait  au  bord  du  sentier,  sous  les  palmiers  de  Bedre- 
chein,  au  fond  d'un  fosse  fangeux  (fig.  52).  A  l'inondation,  l'eau  le 
gagnait  et  le  recouvrait  pendant  quelques  semaines,  puis  il  se  dega- 
geait  peu  a  peu,  l'epaule  et  la  jambe  d'abord,  le  buste,  la  figure, 
jusqu'a  ce  qu'il  se  retrouvat  a  sec  dans  son  trou.  Son  Pharaon  etait 
debout,  marchant,  les  bras  colles  aux  flancs;  le  cartouche  grave  sur 
la  boucle  de  la  ceinture  qui  attachait  son  jupon  renferme  le  nom  de 
Ramses  II.  Lc  nitre  a  ronge  tout  un  cote  de  la  face  et  du  corps,  mais 
ce  qui  reste  suffit  a  montrer  l'excellence  de  l'ouvrage.  Le  profil  est 
celui  de  Ramses  jeune,  front  bas,  grand  nez  aquilin,  bouche  un  peu 
large,  d'expression  hautaine.  La  base  est  a  quelque  distance,  et  plus 
loin  vers  le  Sud,  en  plein  bois,  un  colosse  plus  petit,  des  debris  de 
murs,  des  fragments  de  statue,  signalent  l'emplacement  de  chambres 
antiques.  La  foret  de  palmiers  qui  croit  sur  le  site  gene  les  fouilles  et 
empeche  qu'on  puisse  en  relever  le  plan.  L'edifice  ou  le  groupe  d'edi- 
fices  que  notre  colosse  decorait  longeait  la  rive  meridionale  du  reservoir 
sacre,  sur  lequel  on  celebrait  aux  jours  canoniques  les  mysteres  de 
Phtah  et  des  dieux  Memphites.  Les  alluvions  n'ont  pas  reussi,  malgre 
les  siecles  ecoules,  a  combler  entierement  ce  lac.  Une  depression  assez 
forte  en  marque  la  place,  et  les  terres  qui  le  remplissent,  au  lieu 
d'etre  plantees  en  dattiers,  sont  cultivees  en  ble ;  c'est  comrae  une 
cuvette  carree  dont  les  bords  se  dessinent  en  contre-bas  des  terrains 


LE  COLOSSE  DE  RAMSES  II 


175 


environnants.  La  crue  restitue  en  partie  aux  lieux  leur  aspect  original, 
mais  le  cadre  de  portiques  et  de  pylones  qui  les  enserrait  a  disparu  ; 
il  est  remplace  par  les  massifs  de  grands  arbres  sous  lesquels  s'eleve 
le  village  de  Tell-el-Khanzir. 

II   parait  que  Mohammed-Ali    avait    donne    jadis  Ramses  II   a 
l'Angleterre ;  le  fait  n'est  pas  bien  certain,  et  il  faudrait  pour  l'admettre 


Fio.  :i2 
Le  colosse  de  Ramsrs  II  ii  derai  enfoui. 


definitivement  une  autorite*  plus  serieuse  que  celle  d'un  ou  de  plu- 
sieurs  Guides  du  voyageur  en  Egypte.  Les  Anglais  ne  se  sont  pas  du 
reste  prevalus  de  cette  tradition  douteuse  pour  enlever  le  colosse  :  ils 
se  sont  bornes  a  le  relever.  Ils  n'y  reussirent  pas  du  premier  coup,  et 
deux  essais  tentes  par  MM.  Garwood  et  Anderson  echouerent  assez 
piteusement.  Le  general  Stephenson,  qui  commanda  longtemps  l'armee 
d'occupation,  fut  plus  heureux.  II  avait  eu  d'abord  l'ambition  de 
remettre  la  statue  sur  pied,  mais  une  souscription  ouverte  a  cet  effet 
n'ayant  pas  produit  une  somme  suffisante,  il  se  contenta  de  l'exhausser 
au-dessus  du  niveau  de  l'inondation.   Les  operations,  conduites  par 


176  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

le  major  du  genie  Arthur  Bagnold,  commencerent  le  20  Janvier  1887 1. 
Apres  avoir  epuise  l'eau,  il  appliqua  le  long  du  corps  huit  cries  de 
force  diverse.  L'effort  portait  alternativement  sur  les  pieds  et  sur  la 
tete  :  des  que  la  masse  totale  avait  ete  haussee  d'environ  0m,60, 
on  glissait  sous  elle  des  poutres  enormes  (fig.  53)  et  Ton  comblait  le 
creux  avec  de  vieux  tessons  de  poteries,  recueillis  dans  les  ruines  de 
la  ville  antique,  reduits  en  petits  fragments  et  battus  de  facon  a  former 
un  lit  compact.  Vers  le  16  avril,  le  travail  etait  termine.  Aujourd'hui 
le  colosse  repose  sur  le  dos,  la  face  au  ciel.  Un  auvent  lui  ombrage 
la  tete ;  un  mur  epais  en  briques  crues  l'entoure  et  le  protege  contre 
le  regard  des  curieux.  Son  gardien  habite  a  cote  de  lui,  dans  une 
petite  maison  de  deux  chambres  ou  le  major  Bagnold  l'installa,  et  il  ne 
le  montre  aux  voyageurs  que  contre  paiement  de  deux  piastres 
egyptiennes  :  il  en  coute  environ  50  centimes  pour  l'apercevoir  au 
fond  du  nouvel  entonnoir  oil  il  est  plonge.  Le  service  des  Antiquites 
emploie  partie  de  cette  taxe  a  l'entretenir  en  bon  etat.  Un  autre  Ramses 
en  granit  et  une  stele  d'Apries,  qui  se  trouvaient  dans  le  voisinage, 
furent  transported  la  par  la  suite  et  completent  ce  petit  musee  en  plein 
champ. 

Les  Arabes  appellent  le  colosse  Abou'l-Hol,  le  pere  de  l'Effroi, 
comme  le  grand  Sphinx.  Je  ne  sais  ce  qu'ils  pensent,  aujourd'hui 
qu'il  est  sous  clef  dans  sa  fourriere,  mais  ils  avaient  vraiment  peur 
de  lui,  au  temps  qu'il  gisait  en  plein  air.  Les  anciens  Egyptiens 
croyaient  que  les  statues,  humaines  ou  divines,  etaient  animees  par 
un  esprit,  par  un  double,  detache  de  l'ame  du  personnage  qu'elles 
representaient.  Ce  double  mangeait,  buvait,  au  besoin  parlait  et  rendait 
des  oracles ;  il  a  survecu  a  la  religion  et  a  la  civilisation  du  peuple 
antique,   mais  les  changements  qui  se  sont  produits  autour  de  lui 

1.  Le  rccit  en  a  ete  publie  par  le  major  Arthur  Bagnold,  avec  trois  dessins  de  M.  Wallis  et 
quelques  croquis,  Account  of  the  Manner  in  which  two  colossal  Statues  of  Rameses  II  at  Memphis 
were  raised,  dans  les  Proceedings  of  the  Society  of  Biblical  Archceology,  t.  X,  p.  452  sqq. 


LE  COLOSSE  DE  RAMSES   II 


177 


paraissent  lui  avoir  aigri  le  caractere.  II  joue  de  mauvais  tours  a  ceux 
qui  s'approchent  de  sa  cachette,  il  les  atfole,  il  les  tue  au  besoin  : 
les  ecrivains  arabes  savaient  mille  histoires  de  gens  a  qui  raal  en  prit 
de  s'etre  attaques  impruderament  a  un  monument  et  a  l'esprit  qui 
le  garde.  Le  moyen  de  rendre  impuissant  cet  afrite  est  de  briser  sinon 
la  statue  entiere,  du  moins  son  visage  :  c'est  pour  cela  que  tant  de 


Kic.  53 
Le  colosse  de  Harrises  II  sortant  de  terre. 


Pharaons  ont  le  nez  casse  ou  la  figure  endommagee.  L'esprit  de 
Ramses  II  se  promenait  dans  le  bois  de  palmiers  pendant  la  nuit,  et 
il  n'etait  pas  prudent  de  s'aventurer  sur  son  domaine  au  crepuscule. 
Toutes  les  fois  que  j'etais  force  de  passer  par  la  vers  le  coucher  du 
soleil,  mon  anier  marmottait  des  prieres  et  poussait  sa  bete.  Un  soir 
que  je  lui  demandais  s'il  avait  peur  de  quelque  afrite,  il  me  pria  de 
me  taire,  m'assurant  qu'il  etait  mauvais  de  parler  de  ces  choses-la 
et  qu'il  m'arriverait  malheur  si  je  continuais.  De  fait,  mon  ane  buta 
au  milieu  du  bois  et  me  langa  contre  un  tronc  de  palmier  :  si  l'anier 

23 


178  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

ne  m'avait  pas  rotenu  et  n'avait  amorti  le  coup,  je  me  brisais  la  tete. 
Depuis  ce  temps-la,  on  citait  toujours  ce  qui  m'etait  arrive,  quand  on 
s'entretenait  du  danger  qu'il  y  avait  a  parler  peu  respectueusement 
de  l'esprit  qui  vit  dans  la  statue.  L'Egypte  entiere  est  pleine  de  supers- 
titions analogues,  la  plupart  derivees  des  croyances  antiques  et 
transmises  de  generations  en  generations,  depuis  le  temps  des  Pha- 
raons  constructeurs  de  pyramides '. 

1.  J'ai  cite  plusieurs  exemples  de  cette  croyance  aux  espiits  qui  liabitent  les  monuments 
antiques  dans  lc  volume  intitule  Ruines  et  Pai/sai/es  d'Eyyple,  p.  71  ct  147;  j'en  ai  rccueilli  beau- 
coup  d'autres  que  j'espere  avoir  l'occasion  de  publier  quelque  jour. 


LES  BIJOUX  EGYPTIENS  DU  LOUVRE1 


Les  journaux  ont  parle  si  longuement  du  tresor  deterre  a  Dahehour 
Pan  dernier  par  M.  de  Morgan,  que  chacun  en  Europe  connait  le 
nombrc,  la  forme  et  la  richesse  des  objets  qui  le  composent ;  mais 
parmi  tous  ceux  qui  les  ont  decrits  et  qui  les  vantent  justement,  com- 
bien  y  a-t-il,  je  ne  dis  pas  d'Anglais  ou  d'Allemands,  mais  seulement  de 
Francais,  qui  sachent  que  notre  Musee  du  Louvre  possede  les  plus  beaux 
des  bijoux  egyptiens?  Mariette  a  eu  par  deux  fois  dans  sa  vie  l'heu- 
reuse  fortune  de  trouver  sur  des  momies  princieres  un  ensemble  de 
parures  d'un  eclat  et  d'une  valour  artistique  incomparables,  au  Sera- 
peum  dans  le  torn  beau  des  Apis  enterr^s  sous  le  regno  de  Ramses  II 
par  les  soins  de  l'un  des  fils  du  conquerant,  Khamoisit,  grand  pretre 
de  Phtah  et  regent  du  royaume  pour  son  pere,  a  Thebes  dans  le  cercueil 
d'une  reine  de  la  XVIIIe  dynastie,  Ahhotpou  I",  qui  fut  de  son  vivant 
fille,  soeur,  epouse  et  mere  de  Pharaons.  Mariette,  en  artiste  qu'il  etait, 
fit  ressortir  tres  habilement  l'interet  de  sa  decouverte  et  l'idce  avanta- 
geuse  qu'elle  donnait  des  orfevres  au  xvne  et  au  xive  siecle  avant  notre 
ere,  puis  il  passa  outre  :  il  avait  ramene  au  jour  tant  de  monuments 
importants  pour  la  connaissance  de  1'histoire  politique  et  pour  l'etude 
de  la  civilisation,  qu'il  n'eut  jamais  le  temps  d'insister  beaucoup  sur  ce 

1.  Public  dans  La  Nature.  1894,  (.  LXIII,  j).  230-234. 


180  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

resultat  secondaire  de  ses  travaux.  Les  bijoux  d'Ahhotpou  sont  con- 
serves a  Boulaq  ou  des  milliers  de  touristes  vont  les  admirer  chaque 
hiver  :  ceux  du  Serapeum  sont  deposes  au  Louvre,  et  ils  n'obtiennent 
en  general  qu'un  coup  d'ceil  distrait  des  rares  visiteurs  qui  traversent 
les  solitudes  de  notre  Musee  Charles  X. 

Ils  remplissent  plusieurs  compartiments  d'une  vitrine  qui  occupe  le 
milieu  de  la  Salle  historique.  On  y  distingue  tout  d'abord  un  grand 
masque  d'or  malheureusement  abime,  et,  groupes  dans  le  voisinage,  des 
chaines  d'or  tressees  a  cinq  et  a  huit  brins  d'une  souplesse  et  d'une 
perfection  remarquables,  des  amulettes  de  formes  variees  en  f elds- 
path,  en  jaspe  rouge  et  vert,  en  cornaline,  des  scarabees,  une  boucle, 
une  olive,  une  colonnette,  au  nom  de  Khamoisit.  Un  peu  plus  loin  une 
seconde  serie  de  meme  provenance  comprend  des  morceaux  sinon  plus 
finis  en  eux-memes,  du  moins  plus  curieux  et  plus  attrayants  pour 
l'ceil  d'un  moderne  ;  le  seigneur  Psarou,  qui  assistait  avec  le  prince 
aux  funerailles  d'un  Apis,  en  avait  fait  hommage  a  la  momie  du  tau- 
reau  divin.  J'imagine  que  la  plupart  de  nos  contemporains  ont  des 
notions  assez  vagues  sur  la  facon  dont  les  Egyptiens  portaient  les 
bijoux.  Hommes  ou  femmes,  le  costume  etait  assez  sommaire  a  l'ori- 
gine  :  les  hommes  se  protegeaient  les  reins  d'un  pagne  qui  leur  attei- 
gnait  a  peine  le  genou  et  qui  leur  laissait  le  buste  entierement  nu ;  les 
femmes  s'insinuaient  dans  un  sarrau  collant  qui  leur  arrivait  a  la  che- 
ville,  remontait  au  creux  de  l'estomac,  devoilait  la  poitrine  et  tenait 
en  place  au  moyen  de  deux  bretelles  passant  sur  les  epaules.  Les 
bijoux  servaient  a  masquer  en  partie  ce  que  les  etoffes  ne  couvraient 
pas,  au  moins  chez  les  femmes.  Un  collier  a  plusieurs  rangs  encerclait 
le  cou  et  tombait  a  la  naissance  de  la  gorge ;  des  anneaux  larges  s'eta- 
laient  autour  des  poignets,  serraient  le  haut  du  bras,  le  bas  de  la 
jambe;  les  cheveux,  ou  plutot  la  perruque,  habillaient  le  dos  et  une 
moitie  de  l'epaule;  un  carre  suspendu  par  un  fil  de  perles  ou  par 
une  laniere  en  cuir  descendait  par-dessus  le  collier  dans  l'espace  com- 


LES  BIJOUX  EGYPTIENS  DU  LOUVRE 


181 


pris  entre  les  deux  seins.  C'est  ce  que  nous  appelons  le  pectoral.  II  a 
souvent  l'apparence  d'une  facade  de  temple,  encadree  d'un  tore,  sur- 
montee  d'une  corniche  recourbee;  des  images  de  dieux  ou  des  emblemes 
sacres  s'entassent  dans  le  champ,  et  des  inscriptions  repandues  un  peu 
partout  nous  apprennent  le  nom  du  proprietaire,  que  des  formules 
pieuses  accompagnent  d'ordinaire. 


Pin.  54 

Bijoux  £gyptiens  de  la  xix«  dynastie. 

Miis.^e  du  Lnuvrr. 


La  boucle  de  Psarou  (fig.  54,  n°  2)  a  pu  servir  d'attache  a  la  cein- 
cure  de  toile  qui  assujettissait  le  pagne  ou  a  la  bandelette  qui  ceignait 
la  tete  et  retenait  la  coiffure.  Son  pectoral  est  l'un  des  plus  riches  qui 
soient  parvenus  jusqu'a  nous.  II  est  taille  dans  une  plaque  de  basalte 
vert,  poli,  sculpte"  avec  une  precision  qui  etonne,  lorsqu'on  se  rappelle 
combien  etaient  imparfaits  les  outils  dont  les  artistes  egyptiens  dispo- 
saient.  Le  scarabee  central  s'enleve  en  tres  haut  relief  sur  le  fond  plat, 


182  ESSAIS   SUR  I/ART  EGYPTIEN 

et  c'est  merveille  de  voir  la  fidelite  du  modele  :  le  menu  detail  de  la 
tete  et  du  corselet  est  rendu  avec  une  verite  presque  scientifique.  Les 
deux  femmes  qui  semblent  l'adorer,  a  droite  et  a  gauche,  sont  Isis  et 
Nephthys,  les  deux  soeurs  d'Osiris.  Les  contours  de  leurs  corps  sont 
tailles  dans  la  feuille  d'or  qui  encadre  le  scarabee.  Qn  autre  pectoral 
que  j'ai  fait  reproduire  (fig.  55)  est  moins  fin  de  travail,  mais  la  tech- 
nique en  presente  des  particularity  interessantes.  11  se  decoupe  a  jour, 
et  le  dessin  des  parties  est  obtenu  par  des  cloisons  d'un  or  tres  souple, 
dans  lesquelles  sont  sertis  et  le  scarabee  et  les  pates  de  verre  colore  qui 
rehaussent  les  montants  et  la  corniche  du  naos.  Le  scarabee  est  en 
lapis-lazuli ;  la  robe  des  deesses  est  d'un  or  brillant,  guilloche  pour 
simuler  les  rayures  de  l'etoffe.  Le  sens  mystique  de  ce  decor  n'echap- 
pait  a  aucun  Egyptien  instruit.  Le  scarabee  represente  la  vie  et  le  coeur 
de  l'homme,  ou  la  vie  reside;  il  est  l'amulette  dont  la  possession 
assure  a  chaque  vivant  et  a  chaque  mort  la  propriete  de  son  cceur.  C'est 
pour  cela  qu'on  le  donnait  aux  momies  riches  sinon  a  toutes  les 
momies  :  tantot  on  le  collait  avec  du  bitume  sur  la  peau  meme  du 
cadavre,  vers  la  naissance  du  cou,  tantot  on  l'enchassait  au  milieu 
d'un  pectoral  qu'on  perdait  dans  l'epaisseur  du  maillot,  a  la  hauteur 
de  la  poitrine.  Comme  tout  Egyptien,  une  fois  quittee  notre  terre, 
s'assimilait  a  Osiris  et  devenait  Osiris  lui-meme,  le  cceur  et  le  scarabee 
passaient  pour  etre  le  cceur  et  le  scarabee  d'Osiris,  sur  lequel  Isis  et 
Nephthys  veillaient  comme  elles  avaient  veille  sur  Osiris  :  de  la,  ces 
images  des  deux  deesses.  Elles  rechauffaient  le  cceur  de  leurs  mains, 
elles  recitaient  les  formules  qui  l'empechent  de  perir,  elles  eloignaient 
les  mauvais  esprits  et  les  magiciens  qui  auraient  pu  s'emparer  de  lui 
pour  leurs  ceuvres  tenebreuses.  La  religion  fournissait  aux  artistes  un 
motif  de  decoration  delicat  :  tout  en  ne  s'ecartant  jamais  de  la  donnee 
premiere,  ils  surent  en  varier  tres  habilement  le  detail  et  l'expression. 
Les  femmes  sont  parfois  debout,  parfois  assises  ou  agenouillees ;  elles 
tendent  les  bras  en  avant,  ou  elles  les  portent  a  leur  front  comme  les 


LES  BIJOUX  EGYPTIENS   DU   LOUVRE 


183 


pleureuses,  ou  elles  les  laissent  retomber  en  signe  de  douleur;  le 
scarabee  repose  sur  une  barque,  ou  sur  une  fleur  de  lotus,  ou  sur  un 
autel,  au  lieu  de  flotter  dans  les  airs  comme  c'est  le  cas  pour  le  bijou 
du  Serapeum.  Une  etude  comparee  de  toutes  les  scenes  prouverait 
une  fois  de  plus  quelle  etait  la  fecondite  de'  l'imagination  chez  les 
Egvptiens  et  leur  adresse  a  renouveler  les  sujets  les  plus  rebattus. 


usr 


ifef 

r 


1 


Flo.  55 

Pectoral  en  or  incrusle  <le  p.Ues  de  verre. 

Le  pectoral  ducentre  (fig.  56,  p.  185)  avait  appartenu  a  Ramses  II  lui- 
meme,  ou  du  moins  il  avait  ete  execute  par  son  ordre  et  comme  don 
personnel,  en  l'honneur  de  l'Apis  qu'on  ensevelissait :  le  cartouche- 
prenom  Ousirmdri  est  place  juste  au-dessous  de  la  frise,  et  sert  pour 
ainsi  dire  de  centre  a  la  composition  qui  remplit  l'interieur  du  cadre. 
C'est  d'abord  un  epervier  a  tete  de  belier,  dont  les  ailes  deployces  se 
replient  pour  encadrer  le  cartouche  :  il  tient  dans  ses  serres  le  sceau 
embleme  d'eternite.  Plus  bas,  une  grosse  warns  et  un  vautour  allongent 


184  P]SSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

leurs  ailes  et  enveloppent  d'une  protection  commune  l'epervier  et  le 
cartouche  :  deux  Tats  symbolisent  la  duree  et  comblent  aux  deux 
angles  inferieurs  les  vides  de  la  decoration.  L'epervier  a  tete  de  belier 
represente  Fame  du  Soleil,  I'uraeus  et  le  vautour  sont  les  divinites 
patronnes  du  Midi  et  du  Nord  :  tous  reunis  dependent  dans  Funivers 
entier  le  roi  dont  le  nom  est  place  entre  leurs  ailes,  et,  par  l'interme- 
diaire  du  roi,  le  mort  dont  la  momie  porte  le  bijou,  lei  encore,  les 
figures  sont  dessinees  en  cloisons  d'or  incrustees  de  pates  colorees  ou 
de  petits  morceaux  de  pierres  taillees.  L'ensemble  est  riche,  elegant, 
harmonieux.  Les  trois  motifs  principaux  s'accroissent  a  mesure  qu'ils 
descendent  vers  le  bas  du  tableau,  selon  une  progression  des  mieux 
calculees.  Le  cartouche,  avec  ses  ors  mats,  occupe  le  centre,  l'epervier 
forme  sous  lui  une  premiere" band e  de  tons  chatoyants,  dont  les  lignes 
recourbees  legerement  corrigent  ce  que  les  cotes  longs  du  cartouche 
offrent  de  raideur;  I'uraeus   et  le  vautour,  comme  maries  dans  une 
raeme  paire  d'ailes,  enveloppent  l'epervier  et  le  cartouche  d'un  demi- 
cercle  d'emaux,  dont  les  nuances  passent  du  rouge  et  du  vert  au 
bleu  sombre,  avec  une  franchise  et  une  entente  de  la  couleur  qui  font 
honneur  au  gout  de  l'ouvrier.  Si  1'aspect  general  donne  l'impression 
de  la  lourdeur,  ce  n'est  point  la  faute  de  celui-ci,  mais  la  forme  que 
la  tradition  religieuse  imposait  au  bijou  est  si  rigide  par  elle-meme, 
que    nulle  combinaison  ne  saurait  en  corriger  Tenet  au  dela  d'un 
certain  point.  Le  cadre  rectangulaire  ou  carre,  la  corniche  qui  le 
couronne,  les  deux  belieres  qui   s'adaptent  par-dessus  la  corniche, 
composaient  un  ensemble  trapu  et  massif  :  a  meubler  convenablement 
l'interieur,  on  en  arrivait  forcement  a  l'appesantir  encore ;  a  y  menager 
des  vides,  on  lui  procurait  une  apparence  etriquee  et  grele,  comme 
e'est  le  cas  pour  l'un  au  moins  des  pectoraux  de  Dahchour.  Aussi 
bien  le  type  des  bijoux  procede  du  meme  fond  d'idees  et  de  notions 
d'ou  sont  sorties  et  I'architecture  et  la  sculpture  egyptiennes  :  il  est 
monumental,  et  il  semble  avoir  ete  concu  le  plus  souvent  a  l'usage  d'etres 


LES  BIJOUX  EGYPTIENS  DU   LOUVRE 


185 


gigantesques.  Les  dimensions  du  pectoral  ordinaire  sont  trop  puis- 
santes  pour  la  parure  d'un  homme  ou  d'une  femme  vulgaires.  Elles 
ne  prennent  toute  leur  valeur  qu'a  la  poitrine  des  colosses  thebains  : 
l'immensite  des  corps  de  pierre  sur  lesquels  on  a  sculpte  leur  image 
les  allege  et  semble  les  ramener  a  leurs  exactes  proportions.  Aussi 
les  Egyptiens  se  sont-ils  debarrasses  parfois  de  cette  forme  carree  que 


Fig.  56 
Pectoral  de  Ran^s  II. 

Must'e  ilu  Louvre. 


leurs  ancetres  leur  avaient  leguee;  l'oiseau  divin  a  quitte  sa  cage 
quand  il  l'a  pu.  Mariette  a  decouvert  au  Serapeum  deux  de  ces  pec- 
toraux  simplifies,  qui  tous  les  deux  represented  un  epervier  :  le 
premier  (fig.  54,  n°  1,  p.  181)  asatete  ordinaire  et  recourbe  ses  ailes,  le 
second  (fig.  57,  p.  187)  a  pris  la  tete  du  belier  et  iltient  ses  ailes  droites. 
C'est  la  meme  richesse  et  la  meme  elegance  de  lignes  que  dans  les 
autres  objets  de  provenance  semblable,  mais  le  motif,  debarrasse  du 


21 


186  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

cadre  emaille  oil  il  etouffait,  a  pris  quelque  chose  de  plus  gracieux  et 
de  mieux  approprie  a  l'humanite.  L'execution  en  est  merveilleuse,  et 
la  tete  du  belier  particulierement  depasse  par  la  souplesse  du  travail 
tout  ce  que  Ton  connait  jusqu'a  ce  jour.  Elle  s'enleve  dans  un  petit 
lingot  d'or  fin,  mais  la  raatiere  n'est  pas  ce  qu'elle  a  de  plus  precieux  : 
le  vieux  ciseleur  a  su  la  modeler  aussi  largement  et  il  lui  a  prete  une 
expression  aussi  fidele  que  s'il  l'avait  taillee  de  grandeur  naturelle  dans 
un  bloc  de  granit  ou  de  calcaire.  Ce  n'est  plus,  comme  partout  ailleurs, 
de  1'art  industriel  :  c'est  de  l'art  sans  epithete.  Mariette,  et  il  s'y  con- 
naissait,  estimait  n'avoir  jamais  rien  rencontre  qui  approchat  de  ce  mor- 
ceau,  dans  toutcequ'ilavaitvude  bijoux  egyptiens.  Labagueenor(fig.  54, 
n°  3,  p.  18J )  vient  egalement  de  Ramses  II.  Les  deux  petits  chevaux 
qui  piaffent  sur  le  chaton  etaient  celebres  dans  l'histoire.  lis  s'appe- 
laient  Nourit  et  Anailis-salisfaile,  et  ils  avaient  ete  atteles  au  char  royal 
le  jour  de  la  bataille  de  Qodshou,  lorsque  Ramses  II  dut  charger  en 
personne  les  Khitas  qui  l'avaient  surpris.  Le  Pharaon  leur  garda  bon 
souvenir  du  service  qu'ils  lui  avaient  rendu  en  cette  occasion  memo- 
rable. La  ciselure,  sans  etre  aussi  bonne  que  celle  de  l'epervier  a  tete 
de  belier,  est  d'un  fort  beau  style  :  elle  rend  tres  franchement  l'allure 
particuliere  aux  chevaux  egyptiens,  leur  encolure  exageree,  leur  corps 
un  peu  maigre,  leurs  extremites  legerement  engorgees.  II  est  vrai  que  les 
bagues  ne  portent  pas  a  l'ordinaire  des  sujets  d'un  relief  aussi  fort :  le  cha- 
ton s'y  compose  ou  d'un  scarabee  ou  d'un  cartouche  en  metal  tournant 
sur  pivot,  et  parfois  grave  au  nom  du  personnage  qui  possedait  le  bijou, 
plus  souvent  n'ayant  comme  inscription  qu'une  formule  pieuse  ou  une 
serie  de  symboles  de  sens  obscur.  La  plupart  des  anneaux  que  nous 
voyons  dans  les  museesappartenaientadesmomiesetsontdesamulettes 
qui  assuraient  au  mort  telle  ou  telle  puissance  sur  les  habitants  de 
l'autre  monde  :  un  petit  nombre  seulement  ont  ete  employes  du  vivant 
de  leur  proprietaire.  Ce  sont  alors  des  cachets  ayant  la  valeur  de  nos 
griffes,  et  qu'on  apposait  sur  les  actes  comme  nous  faisons  notre 


LES  BIJOUX  EGYPTIEXS   DU   LOUVRE 


187 


signature.  II  y  en  a  en  toute  matiere,  en  or,  en  electrum,  en  argent, 
en  bronze,  en  cuivre,  en  terre  emaillee,  raeme  en  bois,  selon  la 
richesse  des  individus  :  les  uns  sont  de  veritables  chefs-d'oeuvre  de 
gravure,  mais  beaucoup  n'ont  pas  plus  de  valeur  artistique  que  lcs 


Kig.  57 

I'ectoral  en  forme  d'epervier  a  [He  de  belier. 

Husefl  'lu  Louvre. 


cachets   en  [cuivre   commun   qu'on   achete   tout   prepares   chez   nos 
papetiers. 

Les  plus  grands  de  ces  bijoux  out  passe  par  tant  de  mains  avant 
d'entrer  au  Louvre,  qu'ils  ont  souffert  sensiblement  :  les  cloisons  se 
sont  faussees  ou  meme  rompues,  les  pates  de  verre  ou  les  plaquettes 
d'incrustation  se  sont  detachees  ca  et  la.  Les  bijoux  de  Dahchour, 
issus  directement  de  la  fouille,  ont  conserve  un  air  de  neuf  qui  n'a 
pas  peu  contribue  a  augmenter  l'admiration  du  public  :  ils  sernblent 
sortir  a.  peine  des  mains  de  l'orfevre  qui  les  a  fabriques,  et  l'etonne- 


188  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

ment  qu'on  eprouve  a  les  trouver  si  frais  encore,  apres  plus  de  quatre 
mille  ans,  rend  indulgent  pour  les  imperfections  que  l'examen  y  fait 
bientot  decouvrir.  Leur  extreme  antiquite  cornpte  pour  beaucoup  dans 
l'appreciation  qu'on  en  donne  et  c'est  a  bon  droit  :  il  est  curieux  en 
effet  de  constater  que,  des  le  xxve  siecle  avant  notre  ere,  les  Egyptiens 
avaient  pousse  la  technique  des  metaux  precieux  et  l'art  d'en  com- 
poser des  bijoux  a  un  tres  haut  degre  de  perfection.  On  le  savait  deja 
de  reste,  car  il  n'est  pas  rare  de  decouvrir  des  bagues,  des  debris  de 
colliers,  des  pectoraux  isoles,  dont  les  uns  remontent  peut-etre  a 
l'ancien  Empire,  tandis  que  les  autres  descendent  jusqu'a  l'epoque 
romaine  ou  trahissent  l'influence  byzantine ;  nos  musees  en  possedent 
a  la  dizaine,  et  il  n'y  a  guere  de  collection  particuliere  qui  n'en  ren- 
ferme  une  certaine  quantite.   Mais  ces  objets  isoles  n'attirent  pas 
l'attention  du  public;  il  faut,  pour  piquer  sa  curiosite,  qu'un  hasard 
heureux  ramene  a  la  lumiere  quelque  tresor  considerable,  oil  Ton 
rencontre  reunis  des  specimens  de  tous  les  types  que  i'on  ne  rassemble 
d'ordinaire  que  piece  a  piece.  Par  bonheur,  ces  trouvailles  ne  sont 
pas  aussi  rares  qu'on  pourrait  le  croire  :   si  Gizeh  peut  se  vanter 
d'avoir  les  fonds  de  Dahchour  et  de  la  reine  Ahhotpou,  le  Musee  de 
Berlin  a  les  parures  admirables  que  Ferlini  tira  de  l'une  des  pyra- 
mides  ethiopiennes,  le  Musee  de  Leyde  et  celui  de  Londres  se  sont 
partage  les  depouilles  d'un  des  rois  AntouE  de  la  XP  dynastie,  et 
notre  Louvre  garde  precieusement  les  bijoux  du  Serapeum,  les  plus 
beaux  de  tous. 


LE   TRESOR   DE  ZAGAZIG1 


I 

Une  fois  de  plus,  le  hasard  nous  a  bien  servis.  Des  ouvriers  qui 
pratiquaient  un  remblai  de  voie  ferree  pres  de  Zagazig,  sur  l'emplace- 
ment  de  l'ancienne  Bubastis,  decouvrirent,  le  22  septembre  1906, 
dans  les  ruines  d'une  maison  en  briques,  un  veritable  tresor  de  bijoux 
et  d'orfevreries  egyptiennes.  lis  esperaient  etre  seuls  a  profiter  de  la 
trouvaille,  mais  un  de  nos  surveillants  les  avait  vus,  sans  en 
rien  manifester  sur  le  moment  de  peur  d'etre  maltraite  par  eux  : 
le  lendemain,  il  fit  son  rapport  a  l'inspecteur  indigene,  Mohammed 
Effendi  Chaban,  qui  mit  aussitot  la  police  a  leurs  trousses  et  qui  pre- 
vint  son  chef,  M.  Edgar,  inspecteur  general  des  Antiquites  pour  les 
provinces  du  Delta.  Des  sondages  furent  improvises  au  bon  endroit, 
tandis  que  les  gendarmes  operaient  leurs  perquisitions  dans  les  mai- 
sons  des  ouvriers  et  recouvraient  certaines  des  pieces  derobees.  Plu- 
sieurs  leur  echapperent,  qui  tomberent  plus  tard  entre  les  mains  drun 
marchand  du  Caire  :  une  passoive  en  or,  trois  fioles  en  argent  non 
decorees,  un  large  anneau  en  or  cisele  qui  renforcait  le  goulot  d'un 
vase  d'argent,  des  fragments  de  coupes  en  argent,  le  tout  sans  grande 

1.  Extrait  de  la  Revue  de  I' Art  ancien  et  moderne,  1908,  t.  XXIII,  p.  401-412,  et  t.  XXIV, 
p.  29-38. 


190  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

valeur  artistique,  a  l'excsption  de  l'anneau  d'or.  Les  deux  pi  as  pre- 
cieuses,  un  pot  en  argent  qui  a  pour  anse  une  chevre  en  or,  et  un 
gobeletcl'or  en  forme  de  lotus  mi-epanoui,  furentsaisies  chez  les  fellahs 
Moursi  Hassanein  et  Es-Sayed  Eid,  avant  qu'ils  les  eussent  vendues  a 
un  bakal  grec  de  la  localitc.  Celui-ci  nous  les  reclama  aussitot  comme 
etant  sa  propriete  personnelle  qu'il  aurait  acquise  a  beaux  deniers 
comptants  sans  notre  intervention  malencontreuse,  et,  ses  sommations 
etant  demeurees  sans  reponse,  il  nous  cita  en  justice.  L'afTaire  traina 
quelques  semaines,  pendant  lesquelles  M.  lulgar  exerca  une  surveil- 
lance minutieuse  sur  les  chantiers  du  chemin  de  fer.  Le  17  octobre 
enfin,  un  ouvrier  mit  a  nu  d'un  coup  de  pioche  plusieurs  morceaux 
de  vases  en  argent  :  il  essaya  de  les  dissimuler,  mais  nos  ghafirs  Fen 
empecherenl  et  la  fouille  continua  sous  la  protection  de  la  police.  Les 
objets  gisaient  en  un  tas,  Tor  entre  deux  couches  d'argent;  le  soir 
meme,  ils  etaient  en  surete.  Le  travail  avaitete  mene  si  vite  que  rien 
no  fut  perdu  et  qu'il  n'y  eut  point  matiere  a  contestation  sur  notre  droit 
d'aubaine.  Pour  en  finir  avecce  recit,  j'ajouterai  que,  le  4  novembre, 
le  tribunal  de  Zagazig  condamna  les  deux  fellahs  pour  vol  a  la  prison 
simple  et  aux  frais  par  moitie.  Le  bakal  n'en  persista  pas  moins  dans 
ses  reclamations,  et  le  bruit  courut  bientot  chez  les  indigenes  qu'il  avait 
gagne  son  procesen  Cour  d'appel :  nous avions etc  contraints  a  lui  remettre 
le  corps  du  litige,  sous  peine  d'une  amende  considerable  pour  chaque 
jour  de  retard.  Les  marchands  n'hesitent  jamais  a  repandre  parmi  le 
peuple  des  mensonges  de  ce  genre  :  ils  rehaussent  ainsi  leur  prestige 
aupres  des  fellahs  et  ils  entretiennent  ceux-ci  dans  l'idee  qu'ils  n'ont 
rien  a  craindre  du  Service  des  Antiquites. 

Le  tresor  en  surete,  il  fallait  nous  rendre  compte  des  conditions 
dans  lesquelles  il  etait  arrive  jusqu'a  nous.  On  y  distinguait  au  pre- 
mier coup  d'ceil  deux  series  tres  differentes  :  l'une,  qui  comprenait  des 
bijoux  et  des  vases  en  argent  ou  en  or,  d'une  facture  tres  habile, 
remontait  a  laXlX"  dynastie;  I'autre  etait  composee  exclusivement  d'ar- 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG  191 

genterie  dont  la  grossierete  trahissait  une  epoque  beaucoup  plus 
recente.  Le  tout,  bien  que  recueilli  a  deux  moments  et  en  deux  places 
quelque  peu  distantes  l'une  de  l'autre,  constituait-il  a  l'origineun  depot 
unique?  Ainsi  que  nous  l'avons  vu,  le  gros  faisait  masse  parmi  les 
debris  de  deux  ou  trois  jarres,  qui  s'etaient  brisees  d'elles-memes  au 
cours  des  siecles  sous  la  pression  continue  des  terres  ;  les  objets  sem- 
blaient  avoir  ete  amonceles  irregulierement,  les  plus  precieux 
au  milieu,  les  autres  formant  lit  au-dessus  et  au-dessous.  Nous 
avions  meme,  adherant  encore  a  un  large  eclat  de  poterie,  un 
culot  moitie  de  boue  durcie  et  moitie  de  metal,  ou  Ton  reconnaissait, 
sur  un  precipite  de  boucles  d'oreilles  et  de  bracelets  moins  anciens, 
les  restes  de  plusieurs  coupes  pharaoniques.  Comment  expliquer  alors 
que  des  epaves  d'ages  si  differents  eussent  ete  reunies  dans  un  meme 
lieu  ?  Beaucoup  d'entre  elles  sont  intactes,  mais  d'autres  ont  ete 
cisailleesou  rompues  de  parti  pris  et  les  fragments  fondus;  elles  sont 
d'ailleurs  entremelees  a  des  lames  d'argent  pliees  et  a  des  lingots  pro- 
venant  d'orfevreries  semblables  a  celles  qui  subsistent.  Or,  on  sait  ce 
qui  se  passe,  non  seulement  en  Egypte  mais  dans  nos  pays  europeens, 
lorsque  des  paysans  deterrent  un  tresor  en  retournant  leurs  champs  : 
ils  le  portent  a  un  bijoutier,  qui  le  leur  achete  au  poids,  le  jette  au 
creuset  sans  s'inquieter  le  plus  souvent  de  la  perte  qui  en  resulte  pour 
l'art  ou  la  science,  et  le  transforme  en  horreurs  modernes.  C'est  a 
quelque  aventure  de  ce  genre  que  nous  devons  de  posseder  le  notre. 
Un  fellah,  qui  vivait,  jc  pense,  pendant  les  siecles  de  la  domination 
romaine,  ramassa  dans  les  ruines  pres  de  Zagazig,  sinon  a  Zagazig 
meme,  de  l'argenterie  qu'il  vendit  a  un  orfevre  du  cru.  Celui-ci  en 
denatura  unc  part  pour  les  besoins  de  son  metier,  puis  il  garda  le  reste 
avec  l'intention,  soit  de  le  ceder  tel  quel  a  un  amateur,  soit  de  lui 
faire  subir  le  sort  du  premier  lot,  lorsqu'il  aurait  epuise  celui-ci.  Une 
sedition  locale  ou  le  sac  de  la  ville  par  une  troupe  ennemie  l'obligea- 
t-il  a  cacher  son  bien  dans  deux  trous  distincts?  Son  fonds  de  bou- 


192  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

tique  une  fois  couche  dans  la  terre,  il  ne  Fen  tira  plus,  et  c'est 
de  lui  que  nous  l'avons  recu  presque  sans  intermediate,  il  y  a 
seize  mois. 


II 

Je  ne  dirai  rien  de  la  pacotille  qu'il  se  fabriquait  a  lui-meme.  Les 
types  en  sont  deja  ceux  de  l'Egypte  actuelle,  et  Ton  jurerait  volontiers 
de  la  plupart  d'entre  eux  qu'ils  ont  ete  concus  a  l'intention  des  fellahs, 
il  y  a  vingt  ans  au  plus  :  des  boucles  d'oreilles  en  pendeloques  ou  en 
anneaux  oblongs,  a  la  partie  inferieure  desquelles  huit  ou  dix  perles 
de  metal  sont  soudees  par  grappes,  des  bagues  a  chatons  plats  decores 
ou  nus  pour  y  graver  un  nom,  des  bracelets  constitues  par  un  simple 
jonc  d'argent  battu,  aminei  a  chaque  extremite  et  vetud'un  reseau  en 
losange  que  deux  ou  trois  traits  creuses  au  ciseau  arretent  sans  ele- 
gance; les  bouts,  coupes  droit,  se  rapprochent  de  tres  pres  lorsque  la 
piece  est  terminee,  mais  ils  ne  se  rejoignent  pas,  et  ils  pretent  afin  de 
faciliter  la  inise  au  poignet  (fig.  58).  C'est  l'ceuvre  honnete  d'un  brave 
homme  qui  n'epargnait  pas  Petoffe,  mais  qui  savait  de  son  metier  juste 
ce  qu'il  en  fallait  pour  contenter  une  clientele  peu  difficile  ;  le  gout 
n'etait  plus  tres  fin  a  Bubastis  chez  les  gens  qui  achetaient  ces  belles 
choses,  ou  peut-etre  trouvaient-elles  leur  debit  seulement  dans  les 
quartiers  populaires.  Nous  possedons  beaucoup  mieux  au  musee  du 
Caire,  et  si  le  tresor  nouveau  ne  nous  avait  livre  que  des  pauvretes 
pareilles,  il  aurait  ete  expedie  soudain  a  la  salle  de  vente  pour  la  joie 
des  touristes. 

Le  contraste  est  frappant  des  qu'on  passe  a  ce  qui  nous  vient  de 
l'age  pharaonique.  Non  qu'il  faille  en  ranger  le  gros  parmi  ce  que  Ton 
connait  de  meilleur  en  ce  genre  :  le  siecle  de  Ramses  II  auquel  il 
appartient  marque  deja  un  gout  moins  sur  que  celui  des  siecles  qui  le 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG 


193 


precedent,  et  je  n'aurai  garde  de  le  comparer  ni  aii  fond  de  Dahchour, 
ni  a  celui  de  la  reine  Ahhotpou.  Undes  colliers  est  le  plastron  vulgaire, 
a  cinq  bandes  de  petits  tubes  en  pierre  et  en  terre  emaillee,  garni  sur 
son  pourtour  d'une  frange  d'oves  battants  en  or,  incrustes  de  pierres 
colorees.  Un  autre  collier,  egalement  en  or,  trancherait  un  peu  sur  la 
banalite  du  reste,  avec  ses  huit  rangs  de  pendeloques  en  bouteille  accro- 
chees  a  des  chainettes  de  perles  menues,  si  c'etait  la  vraiment  sa  dispo- 


FlG.  58 
Types  de  bracelets  el  de  boucles  d'oreille  en  argent. 


sitionoriginelle;  inais  les  elements  avaient  ete  disjoints anciennement,  et 
nous  les  avons  remontes  nous-memes,  afin  deles  conserver  avec  moin- 
dre  risque  de  perte.  Cinq  boucles  d'oreilles  lenticulaires  se  composent  de 
deux  pellicules  d'or  convexes,  pincees  l'une  sur  1'autre  a  la  peripheric 
etre"unies  par  un  ourlet  de  filigrane,  puis  frappees  en  leur  milieu  d'une 
rosace  qui  groupe  ses  folioles  autour  d'un  bouton  en  or  ou  en 
email;  un  tube  d'or,  soude  a  l'interieur  et  raye  en  pas  de  vis,  passait 
a  travers  le  lobe  et  s'ajustait  a  un  bouton  disparu,  qui,  serrant  contre  la 
chair,  maintenait  le  bijou  en  place  (fig.  59,  p.  194).  11  y  avait  aussi  un 
braceleten  grains  de  metal  etd'email,  semblable  aceux  d'Ahhotpou  et  des 


25 


194  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

princesses  de  Dahchour,  mais  la  fermeture  nous  est  parvenue  seule, 
une  fermeture  a  glissiere  du  systeme  le  plus  primitif  et  qui  n'a  de  prix 
que  celui  de  Tor.  L'honneur  de  cette  serie  etait,  a  n'en  pas  douter,  la 
paire  de  bracelets  en  or  et  en  lapis-lazuli,  sur  lesquel  on  lit  le  cartouche- 
prenom,  Ousimares-Osymandyas,  de  Ramses  II  (fig.  60  et  61). 

Ce  sont  deux  portions  de  cercle  a  peu  pres  egales,  relives  entre  elles 


Fig.  59 
Bouclc  d'oreille  en  or  du  tremor  de  Zagazig. 


par  deux  tharnieres,  la  premiere  roulant  sur  axe  fixe,  la  seconde  a  cla- 
vette  mobile  qu'on  enlevait  lorsqu'on  ouvrait  le  bracelet.  La  portion 
posterieure  est  une  simple  lame  d'or  poli,  haute  de  quatre  centimetres 
environ,  sur  laquelle  huit  cordons  et  huit  baguettes  unies  sont  appliques 
cote  a  cote.  Chaque  cordon  alterne  avec  une  baguette,  et  le  tout  est 
borde  aux  extremites  d'un  ruban  parallele  a  la  charniere  :  il  est  sur- 
charge de  deux  rangs  de  grains  soudes  bout  k  bout  et  que  deux  chai- 
nettes  plates  a  torsade  double  tiennent  bien  en  file.  La  portion  du 
devant  va  s'evasant  jusqu'en  son  milieu,  ou  clle  atteint  six  centimetres 
de  hauteur;  elle  est  bordee  aux  charnieres  par  un  rang  d'oves  serti 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG 


195 


entre  deux  chainettes  plates,  le  long  des  combes  par  un  cordon  flanque 
de  deux  baguettes.  Un  second  cadre,  inclus  dans  le  premier,  est  d'un 
dessin  plus  complique  :  un  double  motif  de  grains  et  de  chainettes  en 
epouse  les  courbes,  mais  on  y  voit,du  cote  de  la  charniere  fixe,  le  car- 
touche-prcnom  de  Ramses  II,  et,  du  cote  de  la  charniere  mobile,  deux 


Fig.  60 
L'un  des  bracelets^de  Ramses  II,  ouvert. 


bandes  de  grains  et  de  Iosanges  en  filigrane  sur  fond  mat.  Dans  l'es- 
pace  ainsi  reserve,  l'orfevre  avait  cerne"  d'une  ligne  de  grains  et  d'un 
filet  mince  la  silhouette  d'un  groupe  de  canards  poses  a  plat.  Les  deux 
corps,  qui  sont  empaquetes  de  maniere&se combiner  comme  en  un  corps 
unique,  sont  figures  par  une  piece  delapis-lazuli  taille  et  poli  finement. 
L'arriere-train  est  emprisonne  dans  un  etui  en  or,  decore  d'un  serais 
de  boutons  et  de  Iosanges;  les  queues  reunies  simulentun  eventail  en 
lapis  raye  de  fils  d'or  qui  marquent  la  separation  des  plumes.  Une  gaine 


196 


ESSAIS  SUR  L'ART   EGYPTIEN 


en  or,  de  travail  analogue,  enveloppe  la  poitrine  :  les  deux  cous  s'en 
echappent  d'un  mouvement  tres  franc,  et  les  deux  tetes,  se  tordant, 
viennent  reposer  sym6triquement  sur  le  dos  des  betes.  Entre  elles  et  le 
cadre,  un  ruban  lisse  court  en  zigzags  aigus  sur  un  semis  de  gra- 
nules. L'ensemble  est  un  peu  lourd  et  Ton  prefererait  que  F  artiste  se 


Fig.  61 
L'un  des  bracelets  de  Ramses  11,  ferme. 


fut  montre  d'un  gout  plus  sobre;  cela  dit,  on  reconnaitra  volontiers 
que  son  oeuvre  a  ete  concue  avec  une  entente  parfaite  de  l'ornementa- 
tion  et  la  maitrise  de  tous  les  secrets  du  metier. 

On  retrouvera  sans  peine  les  procedes  qu'il  maniait  si  bien,  si  on 
les  va  chercher  aupres  des  orfevres  de  l'Egypte  contemporaine,  sur- 
tout  chez  ceux  qui,  vivant  dans  les  bourgs  perdus,  ont  subi  l'in- 
fluence  europeenne  moins  fortement  que  leurs  confreres  des  villes. 
Certes  les  modeles  qu'ils  copient  ne  sont  jamais  d'une  imagination 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG  197 

aussi  raffinee  et  d'une  execution  aussi  savante ;  on  y  distingue  pour- 
tant  la  plupart  des  tours  de  main  et  des  partis  decoratifs  dont  nous 
constatons  ici  l'emploi,  losanges,  chevrons,  cordons  a  torsade  simple, 
chainettes  a  double  tresse,  batonnets  arrondis,  filets,  filigranes  en 
lignes  ou  en  semis.  Les  lingots  sont  battus,  etires,  faconnes,  poll's,  sur 
lameme  petite  enclume.  Les  granules  sont  souffles  comme  autrefois 
dans  la  poudre  de  charbon,  et  Fadresse  avec  laquelle  on  les  assemble 
et  on  les  soude  pour  obtenir  les  dessins  voulus  n'est  pas  moindre 
qu'au  temps  des  Pharaons.  L'Egypte  du  present,  en  cela  comme  en 
beaucoup  d'autres  industries,  a  herite  de  l'Egypte  do  jadis,  et  nous 
n'avons  qu'a  regarder  ses  artisans  dans  leur  echoppe  pour  savoir  com- 
ment les  sujets  de  Ramses  II  travaillaient. 


Ill 

Les  vases  en  or  et  en  argent  sont  de  quelques  annees  poslerieurs 
aux  bracelets.  On  lit  en  effet  sur  l'un  d'eux  le  nom  de  Taouasrit,  une 
arriere-petite-fille  de  Ramses  II  qui  epousa  successivement  Siphtah  et 
Setouill  etquieut  son  heuredecelebrite  auxderniersjoursdelaXIXedy- 
nastie.C'est  un  lotus  a  demi  epanoui,  montesur  sa  tige  (fig.  62,  p.  198). 
Le  calice  de  la  fleurest  pris  dans  une  feuille  d'or  mince,  nondoublee, 
coupee  net  sur  le  bord  exterieur.  La  tige  est  lisse,  sauf  a  l'endroit  ou 
Ton  a  grave  le  cartouche  :  elle  s'etale  et  elle  s'aplatit  par  en  bas  pour 
former  pied,  et  l'evasement  est  decore  de  folioles  retenues  par  trois 
bandeaux  circulaires.  Les  lignes  sont  assez  harmonieuses,  mais 
l'execution  est  sommaire,  et  l'objet  meriterait  a  peine  une  mention 
breve  dans  notre  catalogue,  n'etait  le  nom  royal  qui  permet  de  lui 
assigner  une  date  certaine  :  la  valeur  artistique  le  cede  ici  a  la  valeur 
arche'ologique. 


198  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

II  en  est  autrement  des  pots  d'or  qui  l'accompagnent.  La  taille  en 
est  mediocre,  et  le  plus  petit  d'entre  eux  (fig.  63  et  64)  mesure  seule- 
raent  0m,075  de  la  base  au  sommet,  raais  la  justesse  des  proportions 
fait  d'eux  des  modeles  accomplis  du  genre  de  vaisselle  qui  parait  aux 
fetes  les  dressoirs  ou  la  table  des  riches.  La  panse  est  arrondie,  sur- 


FlO.  62 
Coupe  en  or  de  la  reine  Taouasrit. 

montce  d'un  cou  droit  presque  aussi  haut  qu'elle-meme,  et  dont  le 
bord  superieur  se  recourbe  legerement  en  dehors.  Un  ornement  au 
trait  s'etale  sur  la  face  anterieure,  simulant  un  de  ces  colliers  larges, 
en  petales  de  lotus,  dont  les  Egyptiens  s'ornaient  les  jours  defete.  Les 
deux  liens  avec  lesquels  on  l'ajustait  au  cou  retombent  en  ondulant  de 
droite  et  de  gauche,  et  deux  chattes,  les  deux  chattes  de  la  deesse 
adoree  a  Bubastis,  les  regardent  curieusement,  l'oeil  attentif,  les  reins 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG  199 

gonfles,  la  queue  fretillante,  les  oreilles  droites,  comme  si  elles  ne 
demandaient  qu'a  jouer  avec  eux.  Un  lotus  s'echappe  de  dessous  et, 
sur  les  pentes  de  sa  corolle,  deux  oies  glissent  en  battant  des  ailes.  Le 
cou  se  divise  sur  toute  sa  longueur  en  trois  regislres  egaux  que  des 


Fig.  63 
Le  plus  pelil  des  deux  vases  en  or,  vu  de  face. 

cordons  plats  separent,  d'abord  une  guirlande  de  boutons  de  lotus  la 
pointe  basse  et  relies  les  unsauxautres par  un  bandeau  de  fi Is  juxtaposes, 
ensuite  un  rang  d'oves  ou  plutot  de  petits  fruits  en  forme  d'oves,  enfin 
une  ceinture  de  fleurettes  rondes,  centrees,  et,  en  guise  d'etamines, 
un  cercle  de  points  autour  du  creux  central  Ni  anse  ni  poignee,  raais 
fixe  par  trois  rivets  sur  les  boutons  de  lotus,  du  cote  oppose  a  celui  du 


200  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

collier,  un  barillct  mignon  de  faience  bleutee  enchasse  dans  une  mon- 
ture  d'ora  fleuron  terminal,  que  traverse  a  jeu  libre  une  bague  en  or 
par  laquelle  on  pouvait  accrocher  l'objet.  Celui-ci  montre  des  traces 
d'usage  et  il  est  bossele  en  plusieurs  endroits,  mais  aucun  des  chocs 


Fio.  t>i 

Le  plus  petit  des  deux  vases  en  or,  vu  de  derriere. 

qu'il  a  endures  ne  l'a  endommage  serieusement  :  il  est  aussi  complet 
qu'au  moment  ou  il  partit  neuf  de  la  boutique.  Le  choix  des  motifs 
est  elegant,  l'agencement  irreprochable,  la  facture  libre  et  un  peu  som- 
maire  :  l'artiste  semble  avoir  travaille  vite,  mais  il  possedait  si  bien 
son  metier,  que  la  rapidite  de  la  fabrication  n'a  nui  en  rien  au  charm e 
de  l'oeuvre. 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG  201 

Le  second  vase  est  plus  grand,  car  il  a  0m,l  1 5  de  hauteur;  s'il  affecte 
la  ineme  figure,  le  detail  de  1'ornementation   y  differe  sensiblement 


Fig.  65 
Le  plus  grand  des  deux  vases  en  or,  vu  de  face. 


(fig.  65  et  66).  Lc  fond  est  plat,  et  la  surface  exterieure  est  occupee  par 
un  lotus  au  trait  qui  I'habille  en  entier.  La  pause  n'est  pas  unie,  mais 
elleest  aux  trois  quarts  couverte  d'un  bossage  regulier  qui  lui  prete 


26 


202  ESSAIS   SUR   I/ART  EGYPTIEN 

vaguement  l'apparencc  d'un  gros  epi  de  dourah  stylise.  Le  procede 
employe  pour  le  produire  n'est  pas  le  repousse  proprement  dit,  menage 
du  dedans  au  dehors.  Le  reseau  general  avait  ete  d'abord  trace  tres 
legerement  sur  le  metal ;  les  grains  furent  cernes  ensuite  a  la  pointe 
mousse  et  au  marteau  d'un  sillon  qui,  abaissantle  metal  autour  d'eux, 
les  laissa  eux-memes  en  relief.  Le  cou  s'acheve  par  un  rebord  presque 
insensible  qu'on  a  obtenu  en  rabattant  au  dehors  l'extremite  superieure 
de  la  plaque  d'or.  On  y  voit  quatre  registres  au  lieu  des  trois  que  le 
petit  vase  portait :  le  fil  de  boutons  en  haut,  puis  des  lotus,  accroches 
la  tete  en  bas  et  entre  lesquels  descendent  alternativement  des  grappes 
de  raisin  ou  des  fleurs  indecises,  puis  des  fleurettes  centrees,  puis  les 
fruits.  L'anneau  de  suspension  est  reuni  a  la  bande  de  petales  par  un 
motif  en  forme  de  veau.  La  bete  est  couchee  a  plat  ventre,  la  queue 
rephee  sur  le  dos ;  sa  tete,  tournee  a  droite,  s'allonge  et  se  leve  comme 
pour  regarder  par-dessus  la  levre  du  goulot.  II  semble  bien  qu'elle  ait 
ete  ciselee  sur  plein  et  non  pas  fondue,  puis  completee  au  burin.  Elle 
est  traitee  largement,  d'une  touche  tres  sure,  avec  cette  intelligence  de 
la  forme  animate  qui  est  le  propre  des  Egyptiens  :  on  peut  la  mettre  a 
cote  des  veaux  couches  qui  servaient  de  cassolettes  a  parfums  et  qui 
sont  des  chefs-d'oeuvre  de  sculpture  sur  bois,  sans  qu'elle  perde  a  la 
comparaison.  L'ensemble  presente  d'ailleurs  les  memes  caracteres  que 
le  vase  precedent,  et  lorsqu'on  l'examine  de  pres,  on  ne  tarde  pas  a  se 
convaincre  qu'il  sort  du  meme  atelier  :  on  ne  risquera  guere  de  se 
tromper  si  on  les  attribue  l'un  et  l'autre  au  meme  artiste. 

II  en  est  de  meme  des  deux  cruchons  en  argent  qui  accompagnaient 
les  deux  pots  d'or;  ils  ont  une  origine  commune  et  une  importance 
egale  pour  l'histoire  de  la  toreutique  orientale.  L'un  d'eux  a  ete  brise, 
par  malheur ,  et  nous  n'en  possedons  pas  tous  les  morceaux ;  nous  en 
avons  assez  pourtant  pour  etre  certains  qu'il  ressemblait  grandement 
a  celui  qui  nous  est  parvenu  presque  intact.  La  panse  est  recouverte 
aux  deux  tiers  de  sa  hauteur  par  des  raies  longitudinales  d'oves,  che- 


LE  TRESOR   DE  ZAGAZIG 


203 


vauchantl'un  sur  l'autre  comme  les  ecailles  d'uneflpomme  depin.  Ici 
encore,  il  n'est  pas  question  de  repousse,  mais  le  contour  de  chaque 


Fin.  06 
Le  plus  grand  des  deux  vases  en  or,  vu  de  derriere. 


ecaille  a  ete  marque  exterieurement  au  trait,  puis  le  metal  enfonce 
du  dehors  au  dedans.  La  zone  lisse  qui  s'etend  entreles  bossages  et  la 


204  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPT1EN 

naissance  du  cou  porte,  sur  le  vase  entier,  une  seuleligne  d'hierogly- 
phes,  un  souhait,  de  vie  eternelle  et  de  prosperite  a  l'adresse  de  l'echan- 
son  royal  Toumoumtaouneb,  puis,  une  vignette  et  le  proprietaire  en 
adoration  devant  une  deesse  :  celle-ci  est  pacifique  et  egyptienne  sur 
le  vase  coraplet,  mais  belliqueuse  et  etrangere  sur  le  vase  brise,  et 
armee  de  la  lance  et  du  bouclier.  Toumoumtaouneb  etait  un  person- 
nage  considerable  en  sa  generation  :  non  settlement  ils'intitule  premier 
echanson,  mais  il  se  proclame  le  messager  du  roi  en  toute  region  bar- 
bare,  et  c'est  sans  doute  d'un  de  ses  voyages  en  Syrie  qu'il  avait 
rapporte  sa  piete  pour  la  deesse  belliqueuse.  Celle-ci  est  le  seul  element 
exotique  qu'on  decouvre  dans  la  decoration  des  deux  vases.  Le  cou  est 
garni  a  l'extremite  superieure  d'une  ourlure  d'or  legere  :  deux  regis- 
tres  s'y  superposent  qui  renferment  des  episodes  de  chasse  ou  de 
peche.  Un  fragment  du  vase  brise  nous  montre  une  harde  de  chevaux 
sauvages  courant  vers  un  marais  de  lotus  ou  volaient  des  oiseaux.  Le 
vase  intact  (fig.  67)  est  malheureusement  encroute  par  places  d'un  oxyde 
qui  ne  permet  pas  de  deviner  le  detail  des  scenes  :  on  distingue  des 
silhouettes  de  bateaux,  des  fourres  de  plantes  aquatiques,  des  hommes 
qui  tirent  des  filets  ou  qui  dardent  des  traits,  des  betes  lancees  a  toute 
vitesse;  au  registre  superieur,  s'elevent  des  arbres  de  fantaisie  en  pal- 
mettes  ou  en  volutes,  entre  lesquels  des  griffons  luttent  contre  des 
lions.  Si  l'artiste  de  qui  sont  les  vases  d'or  n'est  pas  celui-la  meme  a 
qui  nous  devons  les  vases  en  argent,  du  moins  etait-il  douecomme  lui 
d'une  adresse  admirable.  11  a  simplifie  beaucoup  le  contour  de  ses 
figures,  mais  les  lignes  sont  fermes,  egales,  enfoncees  dans  le  metal 
avec  la  precision  d'un  maitre  :  le  metier  n'avait  plus  de  secret  pour  lui. 
La  toutefois  n'est  pas  le  merite  principal  de  son  ceuvre :  vingt  autres 
etaient  capables  d'en  faire  autant  parmi  les  orfevres  qui  travaillaient 
pour  le  roi  et  pour  les  grands  seigneurs.  Ce  qui  le  met  hors  de  pair, 
c'est  l'originalite  du  motif  qu'il  a  choisi  pour  l'anse  et  la  fagon  dont  il 
l'a  traite.  Un  chevreau,  affriande  par  l'odeur  du  vin  que  la  crucheren- 


Fio.  «7 
Le  \use  uu  cbevrcau. 

ii.iui.  n-,175. 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG  207 

ferme,  a  escalade  la  panse,  et  la,  dresse  hardiment  sur  les  pattes  de 
derriere,  les  jarrets  tendus,  l'echine  raide,  les  genoux  appuyes  contre 
deux  calices  de  fleur  en  or  qui  jaillissent  horizontalement  de  la  paroi 
d'argent,  le  museau  presse  au  filet,  il  regarde  avidement  par-dessus  le 
bord  :  un  anneau  passe  a  travers  les  naseaux  servait  a  pendre  le  vase. 
Le  corps  est  creux,  et  il  a  ete  fabrique  en  deux  pieces  a  l'embouti,  puis 
les  deux  moities  soudees  longitudinalement  et  retouchees  au  burin. 
Les  cornes  et  les  oreilles  ont  ete  rapportees  :  un  trou  triangulaire  est 
menage  au  milieu  du  front.  La  technique  materielle  est  excellente, 
mais  la  conception  estencore  superieure  a  la  technique  :  rien  n'est  plus 
juste  que  le  mouvement  qui  entraine  la  petite  bete,  ni  plus  spirituel 
que  l'expression  de  convoitise  gourmande  repandue  sur  tout  son  corps. 
On  avait  signale  sur  les  monuments  des  dynasties  thebaines  les 
representations  de  beaucoup  de  vases  analogues,  avec  des  renards,  des 
leopards,  des  personnages  humains  pour  anses,  et  Ton  s'etait  demande 
s'ils  avaient  existe  dans  la  re"alite  ou  seulement  dans  I'imagination  des 
peintres  d'hypogees.  II  ne  faut  plus  douter  maintenant  qu'elles  ne 
fussent  la  reproduction  fidele  de  modeles  en  usage  chez  les  Egyptiens 
ou  chez  les  peuples  avec  qui  les  Egyptiens  entretenaient  des  relations 
de  guerre  ou  de  commerce.  Trouvera-t-on  jamais  quelqu'un  de  ces 
immenses  surtouts  de  table  qui  figuraient  des  scenes  de  conquete,  avec 
des  arbres,  des  animaux,  des  statuettes  de  negres  ou  d'Asiatiques  en  or 
et  en  email  t  La  quantite  de  metal  qu'ils  contenaient  est  telle  qu'ils 
durent  etre  condamnes  a  la  fonte  dans  quelque  moment  de  besoin, 
mais  on  peut  attendre  de  la  fortune  qu'elle  nous  rende  encore  des 
depots  semblables  a  celui  de  Zagazig  :  je  ne  pense  pas  qu'il  s'y  ren- 
contre des  pi6ces  d'une  inspiration  plus  fine  et  d'une  composition  plus 
harmonieuse  que  celle  du  vase  au  chevreau. 


208 


ESSAIS    SUR  L'ART  EGYPTIEN 


IV 


Les  pateres  en  argent  ont  souffert  beaucoup.  Empilees  a  la  hate 
dans  le  receptacle  oil  elles  furent  cachees,  l'oxyde  les  a  liees  l'une  a 
l'autre  solidement  et  nous  ne  les  avons  pas  encore  detachees  toutes 


Fig.  68 


Pile  de  vases  en  argent  soudes  par  l'oxyde. 

(fig.  68) .  II  les  a  d'ailleurs  rongees  de  facon  si  profonde  que  nous  n'avons 
ose  en  nettoyer  que  deux  ou  trois :  il  est  douteux  que  nous  nous  ris- 
quions  jamais  a  toucher  au  reste.  C'est  un  malheur  commun  a  la  plu- 
part  des  objets  d'argent  qu'on  decouvre  en  Egypte:  sous  I'influence  des 
infiltrations  annuelles,  les  acides  organiques  dontle  sous-sol  des  villes 
anciennes  est  sature  les  attaquent  et  les  devorent  sans  treve  ni  merci. 
Encore,  si  les  parois  etaient  d'une  epaisseur  convenable,  pourrait-on 
esperer  que  l'atteinte  est  superficielle  et  que  le  coeur  du  metal  est  sain, 
mais  elles  consistent  le  plus  souvent  en  unc  feuille  de  tenuite  extreme 
qui  se  decompose  promptement  de  part  en  part.  L'objet  ne  persiste  plus 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG 


209 


alors  que  grace  a  cette  croute  d'oxyde :  il  se  resoudrait  en  poussiere  et 
en  fragments  menus  si  on  lui  enlevait  cesoutien. 

Une  seule  des  pateres  est  conservee  a  peu  pres  en  entier  (fig.  69 
et  70).  Ellc  mesure  0m,16  de  diametre,  et  0m,14  de  hauteur.  Elle  est  a 
fond  plat,  et  les  parois  laterales  presentent  a  la  base  un  renflement 
leger  :  elles  sont  garnies  au  sommet  d'un  lisere  d'or  qui  est  fixe  a 
l'avers  par  des  rivets.  Deux  petites  appliques  en  or  cisele  saisissent 
dans  leurs  anneaux  un  batonnet  en  or  trois  fois  replie  qui  servait'  a 


Fig.  69 
I'ne  des  paleres  cm  argent  de  Zagazig,  vue  de  col6. 


suspendre  le  tout  :  quatre  gros  grains  d'or  sont  plantes  sur  le  plat  de 
la  garniture  dans  la  partie  qui  fait  face  a  l'anse.  La  paroi  est  lisse,  et 
une  seule  ligne  d'hie"roglyphes  s'y  lit  exterieurement,  un  souhait  de 
bonheur,  sur  le  parvis  du  temple  de  Neith,  en  faveur  de  la  proprie- 
taire,  la  chanteuse  de  Neith,  Tamai,  «  la  Chatte  ».  C'est  une  feuille 
d'argent  emboutie  en  courbe,  dont  les  deux  extremites  ont  ete  rap- 
proche"es  sans  chevauchement  appreciable,  puis  soudees  l'une  a  l'autre. 
Le  fond  consiste  egalement  en  une  seule  feuille  d'argent,  qui  s'ajuste 
au  bas  des  parois  et  qui  se  divise  en  deux  registres  concentriques.  Au 
milieu,   une  sorte  d'ombilic  se  dresse  avec  un  chapeau  d'or  a  bord 

27 


210  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

plat  decore*  d'un  61  de  grains  arrondis  et  de  plusieurs  rangs  de 
chainettes.  Le  registre  le  plus  rapproche  du  centre  est  legerement  en 
contrebas,  et  Ton  y  apergoit  une  eau  poissonneuse  d'ou  des  bouquets 
de  lotus  s'echappent  ca  et  la.  Un  petit  canot  en  papyrus,  monte  par 
un  berger  nu  et  par  un  veau,  flotte  au  milieu  d'un  fourre  d'herbes; 
des  oiseaux  volent  au  hasard,  et  deux  jeunes  femmes  nues,  les  memes 
qui,  modelees  sur  bois,  ont  fourni  aux  sculpteurs  du  temps  un  motif 
charmant  de  cuiller  a  parfums,  nagent  cote  a  cote  afin  d'aller  cueillir 
des  fleurs.  Un  meplat  et  une  rangee  de  grains  separent  cet  etang  d'un 
territoire  de  chasse,  que  quatre  palmiers  de  convention  plantes  a  dis- 
tances egales  limitent  en  autant  de  compartiments  distincts.  Deux 
sphinx  ailes  a  tete  de  femme  se  tiennent  debout  de  chaque  cote  d'un 
palmier,  la  patte  levee  et  tendue  comme  s'ils  voulaient  abattre  des 
dattes;  deux  couples  symetriques  de  chevres  sautent  vers  deux  autres 
palmiers  pour  brouter.  Entre  ces  groupes,  des  animaux  courent 
affoles,  un  boeuf  sauvage  poursuivi  par  un  leopard,  des  lievres  et  des 
gazelles  chasses  par  des  renards,  par  des  chiens  ou  par  des  loups.  Les 
figures  du  registre  medial  ont  ete  repoussees  si  faiblement  qu'on  les 
dirait  gravees  en  plein  metal;  celles  du  registre  exterieur  ont  ete 
repoussees  plus  fortement,  puis  reprises  et  achevees  au  burin. 

Les  autres  pateres  etaient  semblables  a  celles-ci  pour  la  technique 
et  pour  le  decor  :  elles  sortaient  evidemment  d'un  atelier  unique  et 
elles  avaient  appartenu  a  un  meme  proprietaire.  Etaient-elles  d'usage 
courant  ou  de  pur  apparat?  II  semble  bien  qu'elles  n'aient  pas  ete 
fabriquces  pour  un  emploi  determine;  du  moins,  ne  rappellent-elles 
point  les  formes  qu'on  voit  sur  les  monuments  aux  mains  des  invites 
dans  les  banquets,  aux  mains  des  pretres  dans  les  sacrifices.  Elles 
etaient  suspendues  aux  murs  des  salles  ou  placees  sur  des  credences 
les  jours  de  fete,  et  si  on  les  distribuait  aux  convives,  ce  n'etait  pas 
seulement  afin  qu'ils  y  mangeassent  ou  qu'ilsy  bussent.  Remplies  d'eau 
fraiche  ou  de  vin  clair,  c'etait  une  sorte  de  lac  en  miniature,  au  milieu 


Fig.  70 
Le  fond  d'une  des 'coupes  en  argent  de  Zagszig. 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG 


213 


duquel  la  pointe  du  chapeau  d'or  surgissait  comme  un  ilot  :  le  pay- 
sage  et  les  figures  apercues  par  transparence  ressortaient  sur  le  fond 
mat  avec  une  vivacite  particuliere,  et  elles  s'effacaient  ou  se  defor- 
maient  a  volonte  des  qu'on  agitait  le  liquide.  II  n'y  a  pas  longteraps 
que  des  puerilites  pareilles  plaisaient  parmi  nous,  et  les  Orientaux  ne 
les  dedaignent  point :  nos  pateres  etaient  peut-etre  des  joujoux  plus 


Kig.  71 
I'assoire  en  argent. 

que  des  objets  d'utilite  reelle.  .Je  n'en  dirai  pas  autant  des  passoires 
en  argent  dont  les  contours  sont  elegants,  mais  sans  surcharges  de 
decor  ni  intention  d'amusement.  Un  entonnoir  evase,  une  plaque  de 
fond  percee  a  la  pointe  de  petits  trous  minuscules  :  seule,  l'anse 
temoigne  de  quelque  recherche,  une  fleur  de  papyrus  epanouie  dont 
les  petales,  incline's  sur  la  tige,  s'appuient  au  rebord  de  l'entonnoir 
(fig.  71).  C'est  un  bon  outil  de  cuisine  ou  de  cellier,  bien  adapte  a  sa 


214  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

fin,  facile  a  tenir  propre,  pratique  en  un  mot,  ce  que  les  pateres  ne 
sont  pas  en  verite . 


On  le  voit,  l'interet  de  la  trouvaille  est  grand  en  soi,  par  le 
nombre  et  par  la  beaute  des  pieces.  La  plupart  des  orfevreries  que 
nous  possedions  jusqu'a  present  etaient  d'epoque  ptolema'ique,  et  celles 
qu'on  pouvait  attribuer  avec  securite  aux  ages  pharaoniques  n'oft'raient 
rien  d'assez  caracteristique  pour  qu'on  eut  le  droit  de  juger  d'apres 
elles  le  savoir-faire  des  Egyptiens.  Les  representations  inscrites  sur 
les  murs  des  temples  ou  des  tombeaux  nous  autorisaient  a  supposer 
qu'ils  etaient  fort  ingenieux,  mais  les  conventions  de  leur  dessin  sont 
si  mal  definies  encore  qu'on  n'etait  pas  toujours  d'accord  sur  Inter- 
pretation qu'il  convenait  de  leur  donner  :  on  en  etait  meme  a  se 
demander  si  certains  motifs  qu'ils  figuraient  au-dessus  d'un  vase  ne 
devaient  pas  etre  considered  comme  rentrant  dans  la  decoration  inte- 
rieure.  Nous  avons  maintenant  de  leurs  oeuvres  en  nombre  suffisant 
pour  justifier  nos  conjectures,  et  pour  declarer  en  toute  sincerite  qu'ils 
ne  le  cedaient  en  rien  aux  sculpteurs,  au  moins  pendant  la  duree  du 
second  empire  thebain. 

Elles  ont  ete  trouvees  sur  l'emplacement  de  l'ancienne  Bubastis, 
et  la  presence  des  chattes  de  la  deesse  Bastit  sur  plusieurs  d'entre 
elles,  ainsi  que  le  nom  de  Tamai,  la  chatte,  que  porte  la  maitresse 
des  coupes,  semblent  indiquer  qu'elles  furent  fabriquees  dans  1'enclroit 
ineme  qui  nous  les  a  rendues  ;  il  est  vrai  que  Tamai  etait  chanteuse 
de  Neith,  vivant  sur  le  parvis  du  temple  de  Neith,  et  ce  pourrait  etre 
une  contre-indication,  au  moins  pour  ce  qui  concerne  ces  pieces. 
Laissant  de  cote  la  question  d'origine,  qui  est  trop  douteuse,  nous 
pouvons  nous  demander  si  elles  sont  reellement  egyptiennes  d'inspi- 


LE  TRESOR  DE  ZAGAZIG  215 

ration  ou  si  nous  ne  risquons  pas,  en  les  examinant  plus  soigneuse- 
ment,  d'y  relever  les  preuves  de  quelque  influence  etrangere?  Depuis 
un  quart  de  siecle  environ  que  I'Assyrie,  la  Chaldee,  l'Asie  Mineure,  la 
Crete,  les  lies  Egeennes  commencent  a  nous  etre  mieux  connues,  les 
savants  qui  les  out  etudiees  ne  se  sont  point  prives  de  depouiller 
l'Egypte  en  leur  faveur  :  il  a  sufli  trop  souvent  qu'un  objet  ou  un 
motif  dart,  frequent  sur  les  monuments  de  l'Egypte,  se  retrouvat  chez 
elles,  pour  qu'on  leur  en  adjugeat  aussitot  l'invention  ou  la  propriete 
premiere.  Je  ne  puis  m'empecher  de  penser  que  beaucoup  de  ces 
revendications  ne  sont  pas  legitimes,  et,  d'une  maniere  plus  generate, 
qu'il  y  a  grande  apparence  de  temerite  a  pretendre  discerner,  dans  une 
civilisation  aussi  complexe  et  aussi  lointaine  de  ses  debuts  que  letait 
celle  de  l'Egypte  au  temps  du  second  empire  thebain,  tous  les  ele- 
ments qu'elle  a  empruntes  au  debors.  On  sait  avec  quelle  rapiditeles 
peuples  du  Nil  s'assimilent  les  etrangers  :  il  en  fut  des  arts  ce  qu'il 
en  etait  des  hommes  dans  l'antiquite,  et  les  formes  d'architecture,  de 
dessin,  de  production  industrielle,  transplantees  chez  eux,  ou  dis- 
parurent  promptement  sans  laisser  de  traces,  ou  se  plierent  aux  condi- 
tions du  pays  et  se  fondirent  si  bien  dans  le  gout  ambiant,  qu'on  a 
peine  aujourd'hui  a  les  distinguer  d'avec  les  indigenes.  Que  l'Egypte 
ait  accepte  des"  types  exotiques,  je  le  crois,  et  c'est  certain;  mais  les 
nations  avec  lesquelles  elle  etait  en  rapport  ne  se  firent  pas  non  plus 
faute  de  la  copier,  et  cela  des  l'age  le  plus  recule.  Elle  donna  ou  elle 
rendit  aux  autres  autant  au  moins  qu'elle  accepta  d'eux,  et  dans  bien 
des  cas  oil  Ton  a  recemment  tranche  contre  elle  la  question  de  filia- 
tion, il  serait  bon  de  suspendre  le  jugement,  sinon  de  le  renverser. 

Ici,  j'imagine  qu'il  ne  vicndra  a  Tesprit  de  personne  de  contester 
que  les  bracelets  de  Ramses  II  et  le  calice  de  Taouasrit  soient  Egyp- 
tiens  et  rien  d'autre.  Les  deux  pots  en  or  et  les  deux  cruches  en 
argent  n'offrent  non  plus  aucun  caractere  etranger  :  le  chevreau  d'or 
est  de  la  meme  famille  que  les  chevres  qu'on  voit,  sculptees  quinze  ou 


216  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

vingt  siecles  avant  lui  dans  les  bas-reliefs  memphites,  dressees  sur 
leurs  pattes  de  derriere  et  broutant  un  arbuste  a  meme.  Les  pateres  res- 
semblent,  il  est  vrai,  aux  coupes  d'argent  et  de  bronze  pheniciennes 
qu'on  a  decouvertes  a  diverses  reprises  dans  ies  regions  de  l'Euphrate 
ou  dans  les  contrees  riveraines  de  la  Mediterranee  :  aussi  bien  ne 
s'est-on  jamais  refuse  a  admettre  que  celles-ci  fussent  des  imitations 
de  modeles  egyptiens,  et,  peut-etre,  un  examen  plus  impartial 
amenera-t-il  les  archeologues  a  en  rendre  quelques-unes  au  moins  a 
l'Egypte.  En  tout  cas,  le  tresor  de  Zagazig  nous  montre  ce  que  durent 
etre  ces  modeles  :  les  Pheniciens  ne  se  sont  guere  ecartes  d'eux  et  ils 
en  ont  respecte  les  dispositions  generates,  s'ils  en  ont  modifie  souvent 
le  detail.  Un  seul  element  a  quelque  chance  d'etre  exotique  dans  les 
scenes  qui  couvrent  les  deux  registres,  le  sphinx  femelle,  avec  les 
meches  etranges  de  sa  chevelure,  si  Ton  preferait  voir  en  lui  un  derive 
du  griffon,  plutot  qu'une  deformation  fantaisiste  du  sphinx  male  des 
temps  anterieurs.  Mais,  en  ce  cas  meme,  il  ne  faut  pas  oublier  que 
le  griffon  est  du  vieuxfond  national,  comme  les  boeufs  et  les  gazelles, 
les  chevres,  les  chiens,  le  leopard  qu'on  voit  a  cote  de  lui  :  sa  presence 
ne  prouverait  que  s'il  etait  d'une  allure  si  caracteristique  qu'on  ne 
put  se  refuser  a  le  croire  un  disparate,  emprunte  aux  arts  de  la  Syrie 
ou  de  la  Chaldee  par  quelque  artiste  las  d'employer  sans  cesse  les 
types  traditionnels  de  sa  patrie. 


TROIS    STATUETTES    EN   BOIS 

DU  MUSEE  DU  LOUVRE 


Les  trois  figurines  en  bois  reproduites  ici  (fig.  72,  p.  21 9)  sont 
d'origine  thebaine,  et  elles  representent  des  personnages  qui  vivaient 
sous  les  rois  conquerants  de  la  XVIII8  et  de  Ja  XIXe  dynastie. 

La  premiere  se  trouvait  dans  la  collection  de  Salt,  achetee  par 
Champollion  a  Livourne  en  1825,  et  qui  forme  le  fonds  de  notre 
musee1.  C'est  une  jeune  femme,  vetue  d'une  longue  robe  collante, 
garnie  de  haut  en  bas  d'une  broderie  en  fil  blanc.  Elle  porte  au  cou 
un  collier  d'or  a  trois  rangs  et  aux  poignets  des  bracelets  d'or,  sur  la 
t6te  une  perruque  dont  les  tresses  lui  descendent  jusqu'a  la  naissancc 
de  la  gorge  :  la  perruque  est  maintenue  par  un  large  bandeau  dore, 
simulant  une  couronnc  de  folioles  assemblies  la  pointe  en  bas.  Le 
bras  droit  pend  le  long  du  corps,  et  la  main  soutenait  un  objet,  pro- 
bablement  en  metal,  mais  qui  a  disparu;  le  bras  gauche  est  replie  sur 
la  poitrine,  et  la  main  serre  une  tige  de  lotus  dont  le  bouton  pointe 
entre  les  seins.  Le  corps  est  souple  et  bien  fait,  la  gorge  jeune,  droite, 
legere,  la  face  large  et  souriante  avec  une  nuance  de  douceur  et  de 

1.  Chanpolmun,  Notice  descriptive  des  Monuments  egypliem  du  Musee  Charles  X,  1827,  in-8", 
decrit  ainsi  1'objet :  «  8j.  —  Bois  dur.  Une  femme  nominee  Na'i,  debout,  vetue  d'une.  longue 
tunique  a  (range,  chevelure  nattee.  La  statuette  a  ete  dediee  par  son  frere  Phtah-Mal,  auditeur 
de  justice  •  (p.  08-69).  Aujourd'hui  la  figurine  porte  le  n°  37  :  elle  est  dans  l'Armoire  A  de  la 
Salle  civile  (lre  tablette). 

28 


218  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

vulgarite.  L'artiste  n'a  pas  pu  eviter  la  lourdeur  dans  l'agencement 
de  la  coiffure,  mais  il  a  modele  le  corps  avec  une  delicatesse  elegante 
et  chaste;  la  robe  suit  les  formes  sans  les  accuser  trop  indiscretement, 
et  le  geste  par  lequel  la  jeune  femme  ramene  la  fleur  contre  elle  est 
naturel.  La  statuette  est  peinte  en  rouge  sombre,  sauf  les  yeux  et  la 
broderie  qui  sont  en  blanc  et  la  perruque  qui  est  noire  :  les  brace- 
lets, le  collier  et  le  bandeau  sont  d'un  or  jaune  identique  a  For  du 
livret  expose  dans  la  vitrine  Z  de  la  Salle  civile1. 

Deux  inscriptions  gravees,  puis  peintcs  en  jaune  sur  le  socle,  nous 
enseignent  le  nora  de  la  femme  et  celui  de  l'individu  qui  dedia  la 
statue.  L'une,  tracee  sur  le  plat,  est  ainsi  concue  : 


(A)  PROSCYNEME    A    PHTAH 

SOKAR-OSIRI2,    DIEU    GRAND,    PRINCE 
de   l'eternite,    pour  qu'ils  DONNENT  TOUTE  SORTE  DE  CHOSES  BONNES 


ET    PURES    AU    DOUBLE    DE    LA    DAME    NA1 
JUSTE   DE    VOIX,    PARFAITE. 

L'autre  est  tracee  sur  le  cote  droit,  elle  dit : 

(B)    c'EST  SON  FRERE  QUI  FAIT  VIVRE   SON  NOM,    LE   DOMESTIQUE  PHTAH-MAI. 

Nous  connaissons  par  d'autres  monuments  plus  d'un  Egyptien  du 
nora  de  Phtah-Mai  et  plus  d'une  dame  Nai  :  aucun  d'eux  n'a  des 
titres  qui  nous  permettent  de  les  identifier  avec  nos  deux  person- 
nages.    Phtah-Mai  n'etait  pas  un  grand  seigneur  :  la  fonction   qu'il 

1.  CI'.  E.  de  Rouge,  Notice  des  principaux  monuments,  p.  82. 

2.  Sokaiu  {^coyapt;  du  fragment  de  Cratinus  le  Jeune,  Fragm.  Comicor.  grtrcorum,  edition 
Didot)  etait  le  dieu  des  morts  a  Memphis,  comme  Osiris  l'etait  a  Abydos  :  aussi  les  identifia-t-on 
de  bonne  heure  l'un  a  l'autre,  Sokar-Osiri,  et  a  Phtah,  Phlah-Sokari,  Phtah-Sokar-Osiri.  Ici  le 
scribe,  qui  avait  d'abord  considere  les  trois  noms  divins  comme  appartenant  a  un  mSme  dieu, 
qu'il  qualifiait  Maitre  de  VEternite  au  singulier,  s'est  laisse  plus  tard  entrainer  a  les  considerer 
comme  appartenant  a  trois  dieux  differents  et  il  a  mis  le  pronom  pluriel,  SE  variante  de  SEN : 
«  pour  qu'ILS  donneNT  »,  au  lieu  de  «  pour  qu'IL  donne  ». 


TROIS   STATUETTES   EN   BOIS  221 

remplissait  est  des  plus  humbles  et  designe  soit  un  page  attache  a  un 
noble,  soit  un  employe  secondaire  d'un  temple  ou  d'un  tribunal.  La 
finesse  du  petit  monument  qu'il  consacra  a  la  memoire  de  sa  soeur 
n'en  est  que  plus  remarquable. 

Le  personnage  du  milieu  est  un  pretre  debout,  coiffe  de  la  per- 
ruque  courte  a  petites  meches  etagees.  II  a  le  buste  nu  et  pour  seul 
vetement  la  jupe  longue  tombant  jusqu'a  mi-jambe,  qui  s'etale  sur  le 
devant  en  une  sorte  de  tablier  plisse.  II  supporte  des  deux  mains  un 
insigne  divin,  consistent  en  la  tete  de  belier  surmontee  du  disque 
solaire  et  formant  egide,  le  tout  emmanche  au  bout  d'une  hampe 
d'assez  forte  dimension  :  l'attitude  est  celle  du  repos.  Au  contraire,  la 
troisieme  figurine  est  tout  empreinte  de  mouvement  et  d'activite. 
C'est  un  officier  en  demi-costume  militaire  du  temps  d'Amenophis  III 
ou  de  ses  successeurs :  perruque  legere,  sarrau  collant  a  manches,  pagne 
court  bridant  sur  la  hanche,  descendant  a  peine  jusqu'a  mi-cuisse  et 
garni  sur  le  devant  d'une  petite  piece  d'etoffe  bouffante,  plissee  dans 
le  sens  de  la  longueur.  Ces  deux  statuettes  sont  peintes  en  rouge 
sombre,  a  l'exception  de  la  perruque  qui  est  noire,  de  la  cornee  des 
yeux  qui  est  blanche  et  de  l'insigne  du  pretre  qui  est  jaune.  Le  socle 
antique  a  disparu,  et,  avec  le  socle,  le  nom.  Comme  les  statues  en 
calcaire  et  en  bois  de  grandes  dimensions,  celles-ci  faisaient  partie  du 
mobilier  funeraire  :  elles  etaient  en  petit  des  supports  d'ames,  elles 
servaient  de  corps  au  double  du  modele,  et  elles  maintenaienl  vivant  le 
nom  d'une  personne  qu'on  avait  aimee  ou  connue.  Elles  sont  nom- 
breuses  dans  nos  musees  et  elles  datent  presque  toutes  de  la  meme 
epoque.  L'ancien  Empire  n'en  fabriquait  point,  ni  le  moyen,  l'art 
saite  preferait  la  pierre  dure  :  les  statuettes  en  bois  que  j'ai  vuos 
jusqu'a  present  sont  de  la  seconde  epoque  thebaine  et  on  doit  les 
repartir  entre    la    XVIII6,   la    XIX';    et    la    XXe    dynastie. 

Quelques-unes  d'entre  elles,  sinon  toutes,  ontete  employees  a  des 
usages  qui  nous  paraissent  singuliers.  Plusieurs  avaient,  attaches  a 


222  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

leur  socle  ou  a  leur  corps,  de  petits  rouleaux  de  papyrus,  disposes 
corarae  les  lettres  missives  ordinaires  que  les  scribes  s'envoyaient  les 
uns  aux  autres.  L'un  d'eux,  que  possede  le  Musee  de  Leyde1,  est  une 
adjuration  adressee  a  I'dme  par  fat  te  de  la  dame  Ankhari  par  son 
mari  vivant  encore  :  «  Quelle  faute  ai-je  done  commise  contre  toi,  que 
«  fen  sois  reduit  a  la  condition  facheuse  ou  je  me  trouve?  Que  t'ai-je 
«  done  fait  qui  justifie  ton  attaque  contre  moi,  si  aucune  faute  n'a  etc 
«  commise  contre  toi?  Depuis  que  je  suis  devenu  ton  mari  jusqu'a  ce 
«  jour,  qu'ai-je  fait  contre  toi  queje  doive  cacher?  Que  ferai-je  quand 
«  il  me  faudra  porter  temoignage  sur  ma  conduite  a  ton  egard,  que  je 
{(  comparaitrai  avec  toi  devant  le  tribunal  des  morts,  m'adressant  au 
((  cycle  des  dieux  infernaux  et  qu'on  te  jugera  d'apres  cet  ecrit  qui  est 
«  de  paroles  exprimant  ma  plainte  au  sujet  de  ce  que  tu  as  fait,  que 
«  feras-tu?  »  Le  ton  general  du  morceau  est,  comme  on  voit,  celui 
de  la  plainte  ou  de  I'accusation.  Le  mari  se  lamente  sur  «  la  condi- 
«  tion  facheuse  a  laquelle  il  est  reduit  »,  trois  ans  apres  etre  devenu 
veuf,  puis  il  raconte  les  incidents  de  sa  vie  conjugale  afin  de  montrer 
l'ingratitude  qui  a  repondu  a  ses  soins.  «  Quand  tu  es  devenue  ma 
«  femme,  j'etais  jeune,  j'ai  ete  avec  toi,  je  ne  t'ai  pas  abandonnee, 
«  je  n'ai  point  cause  de  chagrin  a  ton  coeur.  Or,  j'ai  fait  cela  quand 
«  j'etais  jeune;  lorsque  je  fus  promu  aux  grandes  dignites  de  Pharaon, 
«  je  ne  t'ai  point  laissee,  disant  :  «  Qu'elles  te  soient  communes  avec 
«  moi !  »  et,  comme  tout  le  monde  qui  venait  me  voyait  devant  toi, 
«  tu  ne  recevais  point  ceux  que  tu  ne  connaissais  point,  car  j'agissais 
«  selon  ta  volonte.  Or,  voici,  tu  n'as  point  satisfait  mon  coeur,  et  je 
«  plaiderai  avec  toi,  et  l'on  verra  le  vrai  du  faux.  »  II  insiste  et  il  lui 
rappelle  sos  bontes  :  «  On  ne  m'a  jamais  rencontre  agissant  bruta- 
u  lenient  a  ton  egard,  a  la  facon  d'un  paysan  qui  entre  dans  la  maison 

1.  La  figure  a  laquelle  il  etait  attache  est  reproduite  dans  I. e  km  ans.  Monuments  e'gyptiens 
du  Musee  d'anliquile's  des  Pays-Has  a  Leyde,  lr<!  partie,  pi.  XXIV ;  Cf.  Chabas,  Notices  sommaires 
des  papyrus  egyptiens,  p.  19. 


TROIS   STATUETTES  EN   BOIS  223 

«  d'autrui.  »  Quand  elle  mourut,  pendant  une  absence  de  huit  mois 
a  laquelle  Ie  condamnait  son  service  aupres  de  Pharaon,  «  je  fis  ce 
«  qui  etait  convenable  pour  toi,  et  je  te  pleurai  beaucoup  avec  mes 
«  gens,  en  face  de  ma  demeure,  je  donnai  des  etoffes  et  des  bande- 
«  lettes  pour  ton  ensevelissement,  je  fis  fabriquer  a  cet  effet  beau- 
«  coup  de  linges,  et  je  ne  laissai  bonne  offrande  que  je  ne  te  fisse 
«  faire1.  »  Le  pauvre  homme  ne  dit  pas  bien  clairement  quelle  est  la 
nature  des  maux  dont  il  souffre.  Peut-etre  imaginait-il  que  sa  femme 
le  tourmentait  sous  forme  de  spectre;  peut-etre,  ce  qui  apres  tout 
revient  au  raeme  dans  la  croyance  des  Egyptiens,  etait-il  atteint  de 
maladies  et  accable  d'infirmites  qu'il  attribuait  a  la  malignite  de  la 
morte.  On  se  rappelle  ces  actions  curieuses  que  les  Islandais  du  Moyen 
Age  intentaient  contre  des  revenants.  Leur  legislation  mettait  en  mou- 
vement  tout  son  cortege  d'huissiers  et  tout  son  attirail  d'instruments 
pour  decreter  d'accusation,  juger,  condamner  des  morts  qui  s'obsti- 
naient  a  hanter  la  maison  ou  ils  avaient  vecu.  Le  recit  des  causes 
subsiste  et  temoigne  de  la  gravite  qui  presidait  a  ces  procedures 
etranges.  Le  papyrus  de  Leyde  se  rapporte  certainement  a  une  affaire 
de  ce  genre.  Un  mari,  s'adressant  a  Tame  de  sa  femme,  la  somme  de 
suspendre  des  persecutions  que  rien  ne  justifiait,  sous  peine  d'avoir  a 
repondre  de  sa  conduite  devant  le  jury  infernal.  Au  cas  ou  elle  ne 
tiendrait  pas  compte  de  cet  avis  prealable,  la  cause  serait  evoquee  plus 
tardau  tribunal  des  dieux  de  l'Occident  et  plaidee  :  le  papyrus  servirait 
de  piece  a  conviction,  et  alors  «  on  verrait  le  vrai  du  faux  ». 

Restait  une  difficulte  a  surmonter  :  comment  faire  arriver  la  som- 
mation  a  son  adresse?  Les  Egyptiens  n'etaient  jamais  embarrasses 
lorsqu'il  s'agissait  de  communiquer  avec  l'autre  monde.  Le  mari 
lisait  la  lettre  dans  le  tombeau,  puis  il  I'attachait  a  une  figure  de  la 


1.  Le  texte  en  fac-simile  dans  Leexans,   Monuments,  2"  partie,  pi.  CLXXXI1I-CLXXX1V, 
traduit  et  commente  dans  Maspebo.  Etudes  egyptiennes,  t.  I,  p.  145-159. 


224  ESSAIS   SUR  I/ART  EGYPTIEN 

femme;  celle-ci  ne  pouvait  manquer  de  recevoir  ainsi  l'adjuration, 
comrae  elle  recevait  le  repas  funeraire  ou  la  vertu  des  prieres  qui  assu- 
raient  sa  felicite  d'outre-tombe.  La  preoccupation  de  Tart  n'etait  que 
secondaire  dans  des  images  du  genre  de  celles  de  la  dame  Nai  et  de  ses 
deux  compagnons  :  l'idee  religieuse  predominait  et  c'etait  elle  qui 
donnait  sa  signification  complete  au  monument. 


SUR  UN  FRAGMENT  DE  STATUETTE  THEBAINE 


Les  deblaiements  entrepris  par  M.  Mond  au  versant  oriental  des 
monticules  de  Cheikh-Abd-el-Gournah,  dans  l'un  des  plus  riches 
entre  les  cimeti6res  thebains  de  la  XVIII6  et  de  la  XIX'  dynastie,  ont 
valu  deja  plusieurs  monuments  precieux  au  Service  des  Antiquites; 
ils  ne  lui  ont  rien  rendu  qui  surpasse,  ni  meme  qui  egale  le  fragment 
dont  voici  les  images.  La  statuette  d'ou  il  provient  a  ete  rompue  par 
le  milieu.  Les  hanches  et  les  jambes  ont  disparu,  aussi  le  bras  droit 
et  la  plinthe  a  laquelle  le  dos  s'appuyait,  et  c'est  en  vain  que  M.  Mond 
s'est  acharne  a  les  rechercher  parmi  les  residus  de  sa  fouille ;  il  ne  les 
a  pas  trouvees,  et  sans  doute  les  pieces  en  ont-elles  ete  detruites  des 
rantiquite"  ou  emportees  par  quelque  amateur  au  cours  du  xixe  siecle. 
Le  morceau  qui  nous  reste  mesure  0m,30  de  long  sur  Om,ll  de  large 
aux  6paules,  et  rien  dans  les  lignes  ne  nous  permet  de  decider  si  la 
personne  qu'il  represente  etait  assise  ou  debout.  J'incline  pourtant  a 
penser  que,  selon  l'usage  de  son  temps,  elle  se  tenait  dans  1'attitude 
de  la  petite  dame  Touiau  Louvre2,  debout,  les  pieds  rapproehes  sur  le 
meme  plan,  le  bras  droit  pendant  le  long  du  corps,  la  tete  droite, 
avec  sa  perruque  de  cCremonie  et  sa  robe  des  grands  jours. 

La  matiere  employee  par  le  sculpteur  est  le  calcaire,  celui  que  les 

1.  Extrait  de  la  Revue  de  I' Art  ancien  et  moderne,  1D05,  t.  XVII,  p.  403. 

2.  Voir  plus  bas,  p.  233-240  du  present  volume,  l'article  sur  la  petite  dame  Toui. 

29 


226  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

inscriptions  appellent  la  pierre  blanche  el  belle  de  Tourah,  mais  dont 
les  bancs  epais  bordent  la  vallee  d'Egypte,  depuis  les  environs  du 
Caire  jusqu'au  dela  des  defiles  de  Gebelein.  II  abonde  dans  la  plaine 
thebaine,  et,  bien  qu'il  y  soit  trop  fendille  en  tous  sens  pour  qu'on  se 
soit  servi  de  lui  dans  la  construction,  il  convient  on  ne  saurait  mieux 
a  des  motifs  de  dimensions  restreintes  tels  que  celui  de  notre  statuette. 
Celle-ci  a  ete  taillee  tres  probablement  dans  la  pierre  meme  de  Cheikh- 
Abd-el-Gournah,  peut-etre  dans  l'un  des  blocs  extraits  au  moment 
ou  Ton  creusa  le  tombeau  auquel  elle  etait  destinee.  C'est  une  pate 
admirable,  a  la  fois  souple  et  ferme,  et  qui  se  plie  avec  une  docilite 
sans  pareille  a  toutes  les  hardiesses  comme  a  toutes  les  delicatesses 
du  ciseau;  ou  le  grain  du  marbre,  cristallin  et  presque  metallique, 
donne  a  1'ceil  la  sensation  d'une  enveloppe  rigide  dans  laquelle  le 
sujet  serait  comme  emprisonne,  celui  du  calcaire,  plus  moelleux  et 
plus  gras,  rend  mieux  l'elasticite  des  plans  de  chair  et  le  jeu  libre 
des  muscles  sous  l'epiderme.  Notre  statuette  avait  ete  enluminee 
selon  l'usage,  mais  elle  ne  porte  que  des  traces  imperceptibles  de 
peinture  et  elle  a  la  teinte  naturelle  du  calcaire  vieilli,  un  ton  entre 
creme  et  ivoire  jauni  qui  rappelle  la  paleur  des  Egyptiennes.  Le  detail 
du  vetement  et  de  la  parure,  qui  etait  inscrit  au  pinceau,  a  disparu, 
et  il  n'est  plus  indique  que  sur  le  lisere  du  manteau  par  un  travail 
leger  de  l'outil ;  l'ensemble  y  a  perdu  de  son  interet  archeologique, 
mais  il  y  a  gagne  un  aspect  de  raffinement  qui  manque  aux  ceuvres 
ou  la  couleur  s'est  conservee  intacte. 

La  jeune  femme  qui  nous  a  legue  ainsi  son  portrait  vivait  sous  la 
XIX"  dynastie,  en  un  temps  ou  la  mode  imposait  a  ses  suivants  les 
coiffures  enormes  et  les  robes  etriquees  (fig.  73-74).  Une  toile  presque 
transparente  lui  couvre  l'epaule  gauche,  puis  lui  traverse  la  poitrine 
et  va  se  nouer  sous  l'aisselle  droite,  dissimulant  le  reste  du  costume  ; 
la  main  gauche  s'en  d6gage  et  serre  une  tige  de  lotus  dont  la  fleur 
remonte  au  creux  de  la  gorge.  Le  buste  n'a  pas  encore  atteint  toute  sa 


Fig.  73 
La  statuette  Mond,  vue  de  face. 


FRAGMENT   DE   STATUETTE  THEBAIXE  229 

plenitude,  et  les  seins  sont  en  bonne  place  et  bien  separes  niais  si 
menus  qu'ils  gonflent  l'etoffe  &  peine ;  les  lignes  du  bras,  de  1'epaule  et 
du  cou  se  dessinent  un  peu  maigres.  L'artiste  a  saisi  avec  justesse  les 
traits  qui  caracterisent  le  premier  epanouissement  de  la  femmc,  et  la 
facon  discrete  dont  il  nous  en  laisse  deviner  sous  le  vehement  la  grace 
un  peu  grele  est  d'un  maitre  ouvrier,  mais  c'est  a  la  tete  et  au  visage 
qu'il  nous  a  donne  la  mesure  de  son  talent.  Le  crane  s'emboite  dans 
une  perruque  de  structure  compliquee  et  qui  ne  le  cede  guere  pour 
l'ampleur  qu'a  la  perruque  majestueuse  de  Louis  XIV.  Un  double 
ruban,  mene  du  front  a  la  nuque,  la  separe  en  deux  masses  pareilles 
qui  se  divisent  elles-memes  en  volutes  de  petites  mcches  ondulees, 
formees  chacune  de  deux  tresses  minces  tordues  ensemble  h  l'extre- 
mite.  Le  tout  constitue  une  fabrique  raide,  pesante,  qui,  interpretee 
maladroitement,  serait  capable  d'enlaidir  le  morceau  le  mieux  reussi 
par  ailleurs.  Xotre  sculpteur  n'a  rien  change  aux  dispositions 
generates,  —  son  modele  ne  le  lui  aurait  pas  permis,  —  mais  il  a 
regie  l'agencement  des  parties  avec  une  ingeniosite  si  heureuse  que 
le  monstre,  au  lieu  d'ecraser  la  face,  fait  cadre  autour  d'elle  et  la  met 
en  valeur. 

Elle  est  du  type  egyptien  le  plus  pur,  non  pas  le  type  lourd  et 
brutal  qui  predomine  a  l'age  memphite  et  chez  les  fellahs  d'aujour- 
d'hui,  mais  un  type  elegant  et  doux,  dont  les  statuettes  de  toutes  les 
epoques  nous  fournissent  des  exemples  nombreux.  Le  front  semble  un 
peu  bas,  sans  qu'on  puisse  savoir  s'il  etait  ainsi  de  nature  ou  si  la 
faute  en  est  a  la  perruque  qui  masque  le  haut.  Les  yeux  sont  longs, 
tailles  en  amandes,  obliques  a  la  tempe,  ouverts  largement.  Les  pau- 
pieres  sont  arretees  par  un  trait  net,  presque  sec,  et  elles  se  ren- 
contrent  a  angle  aigu  dans  le  larmier  comme  dans  la  commissure 
exterieure.  Le  globe  est  peu  saillant,  la  prunelle  avait  ete  ajoutee  au 
pinceau,  et  une  sorte  d'ombre  grisatre  en  marque  vaguement  la  place. 
Les  sourcils  se  dessinent  en  arc  aplati,  delies  et  reguliers.   Le  nez  se 


230  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

rattache  a  I'arcacie  sourciliere  par  une  courbe  assez  accentuee ;  il  est 
droit,  mince,  rond  du  bout,  garni  de  narines  dedicates.  Le  bas  de  la 
figure  est  ramasse  et  d'une  fermete  de  coupe  qui,  l'age  venant,  —  si 
Page  vint  jamais,  —  tourna  promptement  a  la  durete.  Les  levres  sont 
charnues,  epaisses,  ourlees  tout  du  long,  fendues  au  milieu  :  elles  se 
pressent  l'une  contre  l'autre  comme  pour  retenir  un  sourire.  Le  visage 
entier  change  de  caractere  et  presque  de  siecle,  selon  Tangle  sous 
lequel  on  le  regarde.  Vu  de  face,  il  est  rond  et  plein,  sans  surabon- 
dance  ni  mollesse  des  chairs  :  c'est  la  bonne  petite  bourgeoise  de 
Thebes,  jolie,  mais  vulgaire  de  facture  et  d'expression.  Vu  de  cote, 
entre  les  marteaux  de  sa  perruque,  comme  entre  deux  longues 
anglaises  qui  retombent  sur  les  epaules,  il  prend  soudain  une  finesse 
malicieuse  et  mutine,  qu'on  ne  connait  pas  d'ordinaire  aux  Egyp- 
tiennes  :  on  dirait  une  de  nos  contemporaines,  coiffee  et  paree  a 
l'antique  par  caprice  ou  par  recherche  de  coquetterie. 

Qu'etait-clle  de  son  vivant  et  comment  s'appelait-elle?  Le  frag- 
ment qui  la  represente  a  ete  recueilli  au  fond  d'un  puits  funeraire, 
dans  la  cour  du  tombeau  de  Menna,  et  Menna  fiorissait  sous  la 
XIXe  dynastie.  Etait-elle  une  de  ses  femmes,  de  ses  filles  ou  de  ses 
soeurs?  L'inscription  qui  aurait  pu  nous  l'enseigner  est  on  ne  sait 
ou,  et  ce  sera  grand'fortune  si  jamais  nous  la  retrouvons. 


Kiu.  74 
La  slaluelle  Mond^vue.de  prolil. 


LA  DAME  TOUI  DU  LOUVRE 

ET  LA  SCULPTURE  INDUSTRIELLE  SUR  ROIS  EN  EGYPTE* 


La  petite  dame  Toui,  qui  est  entree  l'an  dernier  au  Louvre,  etait  en 
son  vivant  Chanteuse  d'Amon.  Le  titre  prete  au  doute  et  ne  nous  per- 
met  guere  de  dire  a  quelle  classe  de  la  societe  elle  appartenait.  11  y  avait 
des  chanteuses  d'Amon  de  tous  les  degree,  les  unes  mariees,  les  autres 
libres  de  leur  personne.  Toutes  etaient  astreintes  a  servir  le  dieu  :  elles 
agitaient  devant  lui  le  sistre  qui  ecartait  les  espfits,  ou  le  fouet  magique, 
la  mondit,  dont  elles  battaient  l'air  pour  ecarter  a  grands  coups  les 
etres  mechants  qui  y  flottaient  invisibles.  Les  plus  humbles  etaient  de 
moeurs  legeres,  et  la  serie  de  vignettes  licencieuses  que  possede  le 
Musee  de  Turin  ne  laisse  subsister  aucun  doute  sur  le  genre  de  vie 
qu'elles  menaient  Elles  etaient  les  servantes  du  temple,  elles  devaient 
a  leur  maitre  Anion  la  libre  disposition  de  leur  corps,  et  qui  les  abor- 
dait  en  son  nom  ne  rencontrait  pas  de  refus.  Encore  a  l'epoque  greco- 
romaine,  le  grand  pretre  choisissait,  dans  les  families  les  plus  riches  et 
les  plus  nobles  de  Thebes,  une  jeune  fille  de  beaute  rare  qu'il  consacrait 
solennellement.  Elle  devenait  la  chanteuse  en  chef,  et  elle  partageait 
l'existence  de  ses  compagnes  de  moindre  origine,  tant  que  sa  jeunesse 
durait  :  des  qu'elle  avait  passe  Page  d'avoir  des  enfants,  elle  prenait 
sare  traite,  et  un  mariage  honorable  lui  permettait  d'achever  la  fin  de 


1.  Public  dans  La  Nature,  1895,  t.  LH,  p.  211-214. 

30 


234  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

ses  jours  au  milieu  de  la  consideration  universelle.  La  dame  Toui  parait 
avoir  ete  de  condition  moins  etrange.  Les  femmes  des  pretres  ou  celles 
des  citoyens  affilies  aux  diverses  confreries  d'Amon  formaient  des 
associations  de  chanteuses,  qui  se  montraient  dans  le  temple  aux 
jours  de  fetes  ou  aux  heures  reglees  pour  certaines  ceremonies  :  elles 
n'acceptaient  du  devoir  des  autres  que  l'obligation  de  jouer  du  sistre  ou 
du  fouet,  et  elles  leur  laissaient  le  reste  de  lafonction.  Toui  avait  sans 
doute  quelque  part  a  Thebes  un  brave  homme  de  mari  et  des  enfants. 
Dans  un  conte  egyptien1,  l'hero'ine  Tbouboui,  fille  d'un  pretre  de 
Bastit,  repond  a  l'amoureux  qui  la  presse  :  «  Je  suis  pure,  je  ne  suis 
«  pas  une  fille  » ;  Toui  pourrait  nous  en  dire  autant,  si,  nous  fiant  a 
son  titre,  nous  la  confondions  avec  les  chanteuses  vulgaires,  folles  de 
leur  corps. 

La  statuette  qui  la  represente  (fig.  75)  peut  passer  a  bon  droit  pour 
l'une  des  meilleures  oeuvres  qui  soient  sorties  en  ces  derniers  temps  du 
sol  thebain.  Eile  se  tient  debout  dans  1'attitude  hieratique  du  repos, 
un  pied  en  avant,  la  tete  ferme,  le  bras  droit  allonge  et  pendant,  le  bras 
gauche  ramene  sur  la  poitrine  et  serrant  le  fouet  sacre,  la  mondit 
repliee.  Elle  a  le  costume  de  ceremonie,  la  longue  robe  a  manches, 
etroite,  croisee  sur  le  devant,  bordee  d'une  frange  empesee  et  raide ; 
le  collier  large  au  cou ;  sur  la  tete,  l'immense  perruque  a  la  mode 
chez  les  Thebaines  vers  les  xie  et  xe  siecles  avant  notre  ere,  une  quan- 
tite  de  petites  tresses,  assemblies  vers  l'extremite  a  deux  ou  a  trois 
et  terminees  par  des  glands  ou  par  de  petites  frisures.  L'effet  en  etait 
assez  disgracieux  :  elle  surchargeait  le  haut  de  la  personne,  diminuait 
le  visage,  engoncait  le  cou,  dissimulait  la  chute  des  epaules  et  la  nais- 
sance  des  seins,  rompait  l'equilibre  du  corps.  L'artiste  anonyme  qui  a 
mis  sur  pied  I'image  de  la  dame  Toui  a  tire  pourtant  un  parti  presque 
heureux  de  cette  coiffure  deplorable  :  il  l'a  traitee  comme  une  sorte  de 

1.  L'aventure  de  Satni-Khamois  avec  les  Momies,  dans  :  G.  Maspero,  Les  Conies  populaires  de 
I'Egypte  ancienne,  4e  edit.,  p.  146. 


LA  DAME  TOUT  DU  LOUVRE 


235 


fond,  sur  lequel  il  a  en- 
leve  en  repoussoir  la 
face,  le  cou  et  la  poitrine. 
Les  touffes  laterales  enca- 
drent  les  traits  sans  trop 
les  alourdir,  et  la  calotte 
du  sommet  pose  sur  le 
crane  sansparaitre  l'ecra- 
ser.  Les  formes  minces 
et  saines  du  corps  sont 
rendues  de  facon  remar- 
quable,  et  le  modele  du 
ventre  et  des  jambes  res- 
sort  sous  l'etoffe  collante 
avec  une  precision  qui 
n'a  rien  de  brutal.  Certes, 
a  y  bien  regarder,  on 
apercoitplusd'unefaute  : 
la  taille  manque  de  sou- 
plesse  et  la  physionomie 
d'expression ;  le  bois  est 
decoupe  sechement  et 
d'une  minutie  presque 
puerile.  L'ensemble  plait 
pourtant  par  je  ne  sais 
quelle  grace  simple  et 
chaste  :  le  Louvre  a  eu 
cent  fois  raison  de  l'ac- 
querir,  quand  raerae  il 
a  debourse  plus  qu'il  n'y  est  habitue  pour  des  objets  egyptiens 
faibles  dimensions. 


Fig.  73 

Must'e  du   Louvre. 
La  dame  Torn",  statuette  en  bois. 


de  si 


236  ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 

L  'usage  en  est  facile  a  determiner  :  c'est  en  petit  la  statue  de  double 
qu'on  enfermait  dans  les  tombes  de  l'epoque  memphite.  Seulement  la 
statue  n'etait  pas  a  la  portee  de  tout  le  monde  :  les  riches  seuls  etaient 
en  etat  de  se  la  procurer,  et  les  gens  de  fortune  mediocre  en  etaient 
reduits  a  se  contenter  de  figurines  moins  couteuses.  Cette  population  de 
pretres,  de  domestiques,  de  chanteuses,  de  chefs  de  travaux,  qui  vivait 
autour  du  sanctuaire  d' Anion  ou  dans  les  temples  de  la  necropole,  avait 
beaucoup  de  pretentions  au  luxe  et  peu  de  ressources  :  ses  tombeaux 
sont  remplis  d'objets  simules,  veritables  trompe-l'ceil  destines  a  donner 
aux  morts  l'illusion  de  Topulence,  vases  en  bois  massif  peints  a  facon 
de  vases  d'albatre  ou  de  granit,  bagues  et  bijoux  en  verroterie  ou  en 
terre  emaillee  qu'on  qualifie  de  bagues  et  bijoux  en  or,  meubles  en  bois 
commun,  vernis,  mouchetes,  veines,  pour  remplacer  les  meubles  en 
bois  precieux.  La  dame  Toui  appartenait  a  cette  classe  demi-besogneuse 
et  elle  a  du  substituer  aux  statues  de  calcaire  ou  de  gres  qui  auraient 
assure  la  duree  de  son  existence  funeraire,  des  statuettes  en  bois  sculpte 
et  poli.  Tous  les  musees  d'Europe  en  renferment  d'analogues,  et  le 
Louvre  lui-meme  possedait,  depuis  Champollion,  la  mignonne  image  de 
la  dame  de  Nai1,  qui  soutient  sans  trop  de  desavantage  la  comparaison 
avec  sa  camarade  nouvelle.  Les  sculpteurs  egyptiens  avaient  acquis  une 
veritable  maitrise  en  ce  genre  secondaire,  et  Ton  rencontre,  dans  ce  qui 
nous  en  est  parvenu,  des  morceaux  d'un  charme  particulier.  Voyez, 
par  exemple,  la  petite  fille  et  la  femme  que  j'ai  choisies  un  peu  a  l'aven- 
ture  dans  une  des  vitrines  du  Musee  de  Turin.  La  petite  fille  (fig.  76)  est 
debout,  un  pied  porte  en  avant,  les  bras  ballants,  nue,  selon  l'usage 
des  enfants  egyptiens,  au  collier  et  a  la  ceinture  pres  qui  lui  entoure 
assez  laehement  les  reins,  les  cheveux  nattes  court  avec  la  tresse  qui 
retombe  sur  1'oreille.  La  matiere  est  moins  precieuse  que  chez  la  dame 
Toui  et  le  travail  moins  pousse,  mais  a-t-on  jamais  mieux  exprime  la 

1.  Voir  pages  217-218  du  present  volume  la  notice  sur  la  petite  dame  Nai. 


LA  DAME  TOUI  DU  LOUVRE 


237 


delicatesse  fluette  de  la  fillette  egyptienne  de  huit  a  dix  ans?  C'est 

encore  le  portrait  exact,  costume  et  tournure,  des  petites  Nubiennes  de 

la  Cataracte,  avant  que  l'eclosion  de  la  puberte  les  oblige  a  se  vetir ; 

c'est    leur    poitrine    maigre, 

leur  hanche  grele,  leur  cuisse 

seche  et  fine,  leur  port  a  la 

fois  incertain  et  hardi,  l'ex- 

pression  mutinedeleurs  traits. 

L'autre  statuette  (fig.77)  repre- 

sente  une  femme  bien  deve- 

loppee,  debout  sur  un  socle 

arrondi,  sans    l'ombre  d'une 

robe    ou    d'un    voile,    mais 

tres   fiere  de  sa  coiffure  et 

surtout  de  ses  grosses  boucles 

d'oreilles.   Elle  touche  de  la 

main   celle  de  droite  et  elle 

la  fait  saillir  legerement  ahn 

de   la  montrer  ou   de   s'as- 

surer  que  le  bijou  lui  va  bien : 

la   tete  est   grosse,    l'^paule 

menue,  la  poitrine  e"troite,  et 

le  sculpteur  a  etc  embarrasse 

pour  rendre  le  mouvement  du 

bras,  mais  les  yeux  sont   si 

grandement  ouverts,   le  sou- 

rire  est  si  content,  l'expres- 

sion  de    l'enseinble   si   spirituelle,    qu'on    lui  pardonne  aisement  ce 

defaut. 

Les  hommes  n'etaient  pas  moins  bien  traites  que  les  femmes  par 
cet  art  des  demi-fortunes.  Les  scribes  de  rang  secondare,  les  vieux 


KlG.  7K 

Statuette  en  bois. 

Musee  dp  Turin. 


238  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

officiers  en  retraite,  les  marchands  au  detail  ou  les  petits  chefs  d'indus- 
trie  qui  pullulaient  dans  les  quartiers  populaires,  ne  ressentaient  pas 
moins  que  leurs  femmes  le  besoin  de  se  dormer,  a  defaut  de  la  statue 
de  pierre,  une  image  de  bois  qui  les  montrat  tels  qu'ils  avaient  ete 
pendant  leur  vie.  lis  trouvaient  autant  d'artistes  qu'ils  en  voulaient  pour 
les  modeler  dans  la  pose  qui  leur  convenait  le  mieux,  avec  leur  costume 
ordinaire  ou  leur  toilette  des  grands  jours,  port  et  ressemblance 
garantis.  Ce  qu'on  en  a  ramasse  dans  les  tombeaux  pendant  les  pre- 
mieres annees  de  notre  siecle  forme  une  veritable  galerie,  la  plus 
variee  et  la  plus  curieuse,  des  types  differents  qu'on  rencontrait  du  xme 
au  ixe  siecle  avant  notre  ere,  a  Thebes  meme  et  dans  la  banlieue, 
parmi  la  petite  bourgeoisie1.  Certains  avaient  servi,  et  ils  portent  encore 
la  jupe  serree,  bouffante  a  la  ceinture,  des  fantassins  egyptiens  ;  d'autres 
avaient  passe  leur  vie  a  griffonner  dans  un  bureau  d'administration ; 
le  plus  grand  nombre  appartenaient  a  l'une  des  professions  funeraires, 
gardiens  de  momies,  decorateurs  d'hypogees,  macons  de  tombeaux, 
sacristains  ou  pretres  de  bas  etat,  occupes  aux  bas  offices  des  enterre- 
ments  ou  des  rites  commemoratifs.  Ceux-la  etalent  orgueilleusement 
leurs  insignes  :  ils  portent  de  longs  batons  couronnes  d'emblemes 
divins,  la  tete  humaine  d'Hathor,  le  bee  d'epervier  d'Horus,  et  tout 
dans  leur  attitude  trahit  l'orgueilleuse  satisfaction  qu'ils  eprouvent  a 
se  savoir  si  beaux  et  si  importants.  Leur  demarche  nous  revele  deja  ce 
que  nous  confirment  les  inscriptions  tracees  d'ordinaire  sur  le  socle  de 
leur  statuette  :  «  C'est  moi,  Khabokhni,  le  Domestique  de  la  Place 
«  Vraie  »,  celui  qui  versait  les  libations  ou  qui  venait  aux  heures  cano- 
niques  distribuer  a  chacun  des  morts  confies  a  ses  soins  une  provision 
<le  pains,  de  fleurs  et  de  fruits.  Les  Egyptiens  avaient  l'esprit  obser- 
vateur  et  I'humeur  volontiers  satirique  :  je  ne  jurerais  point  qu'en 
imprimant  a  leurs  ceuvres  ce  caractere  de  vanite  naive,  les  sculpteurs 

l.  Voir  plus  haut,  pages  217-224,  l'article  consacre'  a  trois  statuettes  en  bois  du  Louvre. 


LA   DAME  TOUT  DU   LOUVRK 


239 


n'aient  pas  cede  a  la  tentation  de  s'egayer  discretement  aux  depens  du 
personnage  qui  posait  devant  eux  pour  son  portrait. 

On  neglige  trop  l'etude  de  ces  petits  monuments.  A  force  de  consi- 
derer  les  colosses  de  granit 
ou  de  gres,  les  statues  he- 
roiques  et  les  groupes  d'ap- 
parat,  on  se  sent  porte  a  ne 
reconnaitre  a  Fart  egyptien 
que  des  qualites  de  grandeur 
et  de  majeste  immobile  :  les 
statuettes  en  bois  nous  mon- 
trent  ce  qu'il  savait  a  l'oc- 
casion  deployer  de  grace  et 
d'esprit.  La  plupart  d'entre 
el  les  ne  sont  que  des  pro- 
duits  de  hasard,  des  pieces 
de  commerce  preparees  a 
l'avance  pour  les  besoins  de 
la  clientele,  et  dont  les  ma- 
gasins  d'accessoires  devaient 
toujours  tenir  en  reserve  un 
assortiment  complet.  La  fa- 
mille  qui  desirait  en  otfrir  a 
Tun  de  ses  morts  venait  s'en 
fournir  au  plus  juste  prix,  et 
on  lui  vendait  quelque  chose 
de  plus  ou  moins  soigne  selon 
la  depense  qu'elle  pouvait  supporter  :  le  choix  fait,  on  adaptait  le 
morceau  a  sa  destination  definitive,  en  gravant  sur  le  socle  ou  sur  le 
dos  les  noms  qui  transformaient  la  poup£e  anonyme  en  un  corps 
pour  le  double  d'un  individu  determine".  C'etaient  des  ouvriers  qui 


HV..  77 

Statuette  en  bois. 

Mu*ee  de  Turin. 


240  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

sculptaient  ces  images  ou  plutot  qui  les  fabriquaient  pour  le  compte 
des  entrepreneurs  de  funerailles.  Leur  education  etait  si  complete  et 
leur  main  si  exercee  qu'ils  tombaient  rarement  tres  bas ;  la  moyenne 
de  leurs  produits  est  d'une  facture  fort  honnete  et  d'un  sentiment  suffi- 
samment  juste.  Lorsqu'on  leur  laissait  le  temps  necessaire  ou  qu'on 
leur  recommandait  de  soigner  une  piece,  Ceux  d'entre  eux  qui  joi- 
gnaient  a  la  routine  du  metier  un  talent  naturel  achevaient  des  oeuvres 
d'une  valeur  reelle,  la  statuette  de  la  dame  Toui,  celles  de  la  fillette 
et  de  la  femme  a  Turin,  et  bien  d'autres  qui  reposent  inapercues  du 
public  dans  les  armoires  de  nos  musees. 


QUELQUES    GUILLERS    A   PARFUM 


DE    LA    XVIII«    DYNASTIE 
Au  Musee  du  Louvre. 


Ce  n'cst  pas  sans  raison  qu'on  nomme  ces  objcts  des  cuillers  a 
parfum.'  Les  Egyptians  s'en  servaient,  en  cflet,  pour  manier  soit  des 
essences,  soit  des  pommades,  soit  les  fards  de  couleur  dill'erente  dont 
ils  se  teignaient,  hommeset  femmes,  les  jouos,  lcslevres,  les  paupieres 
et  le  dessous  desyeux,  les  ongles  et  la  paume  des  mains.  La  forme  et  la 
decoration  en  chang6rent  selon  les  cpoques.  Au  temps  des  Ramessides, 
entrc  le  xive  et  le  xne  sieele  avant  notre  ere,  la  mode  en  introduisit  en 
Egypte  de  fabrication  syrienne;  plus  tard,  sous  les  Bubastistes  et  sous 
les  rois  ethiopiens  de  la  XXV"  dynastic,  il  en  vint  de  manufacture  cluil- 
deennc  ou  ninivite.  Les  cinq  qu'on  voit  ici  sont  d'originc  et  de  style 
purcmi'iitegyptiens.  Les  motifs  en  sont  empruntes  gcneralement  a  la 
faune  et  h  la  flore  de  la  vallce.  La  premiere  a  pour  manche  (fig.  78, 
p.  242)  une  jcune  fille  perdue  dans  les  lotus  et  qui  cueille  un  bou- 
ton;  une  botte  de  tiges,  de  laqucllc  deux  fleurs  epanouics  s'echappent, 
rattache  le  manche  au  bol,  dont  l'ovalc  tourne  sa  rondeur  au  dehors, 
sa  pointe  a  l'interieur.  Sur  la  seconde  (fig.  79,  p.  242),  la  jeune  lille  est 
encadree  de  deux  tiges  fleuries  de  lotus  et  de  papyrus,  et  ellc  marche 
en  jouant  d'une  guitare  a  long  manche.  La  cuiller  suivante  (fig.  80, 
p.  243)  substitue  a  la  musicienne  une  portcuse  d'ofTrandes,  et  la 
quatri6me  (fig.  81,  p.  24  i)  a  sa  musicienne  debout  sur  une  barque 


31 


242 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


qui  vogue  entre  les  roseaux.  La  derniere 
(fig.  82,  p.  245)  a  la  forme  d'un  esclave 
qui  marche  a  demi  courbe  sous  un  sac 
enorme.  Rien  de  plus  heureux  que  le  dessin 
general  de  la  decoration  :  les  artisans  ont 
apporte  a  son  execution  autant  de  cons- 
cience et  d'ingeniosite  que  les  sculpteurs  en 
apportaientaux  statues  colossales.  Les  quatre 
jeunes  filles  ont  chacune  leur  physionomie 
et  leur  age  bien  caracterises.  Celle  qui 
cueille  des  lotus  est 
de  condition  inge- 
nue, comme  Tindi- 
quent  sa  chevelure 
nattee  avec  soin  et 
sa  jupe  plissee;  les 
dames  thebaines 
etaient  vetues  de 
long,  et  celle-ci  ne 
s'est  troussee  haut 
qu'afin  de  pouvoir 
aller  dans  les  ro- 
seaux sans  trop  sa- 
lir   ses    atours.  Au 

contraire,  les  deux  musiciennesappartiennenta 

la  classe  inferieure ;  Tune  n'a  qu'une  ceinture  au- 

tour  des  hanches,  l'autre  qu'un  cotillon  court, 

lie  negligemment.  La  porteuse  d'offrandes  a  la 

tresse  pendant  sur  l'oreille,  dont  on  coiffait  les 

enfants,  et  sa  ceinture  est  son  seul  vetement;  c'est  une  de  ces  adoles- 

centes  minces  et  efiilees  comme  on  en  voit  beaucoup  chez  les  fellahs 


Fig.  78 
Cuiller  a  parfum. 

Musee  du  Louvre. 


¥i,;.  78 

Cuiller  a  parfum. 

Musee  du  Louvns. 


OUELQUES  CUILLERS  A  PARFUM 


243 


des  bords  du  Nil,  et  sa  nudite  ne  l'em- 
peche  pas  d'etre  de  famille  honnete  :  les 
enfants  des  deux  sexes  ne  commenjaient 
a  s'habiller  que  vers  l'age  de  la  puberte. 
Enfin  I'esclave  avec  ses  levres  bouffies,  son 
uez  plat,  sa  machoire  bestiale,  son  front 
deprime,  sa  tete  en  pain  de  Sucre,  est  evi- 
demment  la  caricature  d'un  prisonnier 
etranger ;  la  mine  abrutie  et  conscicncieuse 
avec  laquelle  il  souleve  son  faix  est  fort 
bien  rendue,  et  les  saillies  anguleuses  du 
corps,  le  type  de  la  tete,  l'agencement  des 
diverses  parties,  rappellent  l'aspect  general 
de  certaines  terres  cuites  grotesques  qui 
proviennent  de  l'Asie-Mineure. 

Tous  les  details  de  nature  groupes 
autour  du  sujet.  principal  et  qui  l'enca- 
drent,  la  forme  exacte  des  flours  et  des 
feuilles,  l'espece  des  oiseaux,  sont  tres 
exacts  et  quelquefois  spirituels.  Des  trois 
canards  que  la  porteuse  d'off  randes  a  lies 
par  les  pattes  et  qu'elle  laisse  pendre  a 
son  bras,  deux  se  sont  resignes  a  leur 
sort  et  s'en  vont  ballant,  le  cou  allonge, 
I 'ceil  grand  ouvert;  le  troisieme  dresse 
la  tete  et  bat  de  l'aile.  Les  deux  oiseaux 
d'eau  perches  sur  les  lotus  ecoutent  au 
repos  et  le  bee  sur  le  jabot  la  joueuse  de 
luth  qui   passe  non   loin   d'eux;  l'expe- 

rience  leur  a  enseigne  qu'il  ne  faut  pas  se  deranger  pour  des  chan- 
sons et  qu'une  jeune   fille  n'est  a  craindre  qu'a  la  condition  d'etre 


Kk;    (SO 

r.uiller  ii  pail'um. 

Musee  dti  Louvre. 


244 


ESSA'IS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


armce.  La  vue  d'un  arc  ou  d'une  boumerang  les  jette  en  ddbandade 
dans  les  bas-reliefs,  eomine  de  nos  jours  celle  d'un  fusil  fait  s'envoler 
une  bande  de  corbeaux.  Les  Egyptiens  connaissaient  les  habitudes 
des  animaux  qui  vivaient  dans  leur  pays  et 
ils  se  sont  plu  a  les  noter  minutieusement. 
L'observation  en  etait  devenue  instinctive 
chez  eux  ct  elle  donnait  aux  moindres  pro- 
ductions de  leurs  mains  ce  caract6re  de 
realite  qui  nous  frappe. 

Le  bol  des  cuillers  est  generalement 
ovale.  II  est  cerne  d'un  ornement  courant 
cntre  deux  traits,  une  ligne  ondee  ou  une 
dentclure  plus  ou  moins  accentuee.  La 
cavite  menagee  dans  le  fardeau  de  l'es- 
clave  est  de  forme  irreguliere,  et  l'epais 
rebord  en  est  garni  de  fleurs  et  de  feuil- 
lages  legerement  decoupes.  C'etait,  d'ail- 
leurs,  une  boite  a  parfums  plutot  qu'une 
cuiller,  car  le  petit  ceillct  creuse  k  la  partie 
infericure,  pres  de  l'epaule  du  prisonnier, 
recevait  un  pivot  sur  lequol  (ournait  un  cou- 
vercle  aujourd'hui  perdu.  La  cinquieme 
cuiller  a  la  forme  d'une  auge  quadrangu- 
laire.  Le  fond,  serti  de  quatre  filets,  est 
charge  de  lignes  ondecs  figurant  l'eau;  les 
bords  representent  les  rives  du  bassin  et 
sont  couverts  de_  scenes  aquatiques.  Au 
milieu  des  fleurs  et  des  boutons  de  lotus, 
a.  droite,  un  petit  personnage  attrape  des  oiseaux  au  filet ;  sur  la 
gauche,  un  autre  peche  en  barque.  Ils  sont  l'un  et  l'autre  indique's 
sommairement,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  bien  vivants.  C'est,  en 


Fig.  81 
Cuiller  a  parfum. 

Mus^e  du  Louvre. 


CUILLERS  A  PARFUM     245 

miniature  et  sur  un  bois  de  cuiller,  la 
reproduction  des  grandes  scenes  de 
peche  et  de  chasse  a  l'oiseau  qui  sont 
figurees  dans  les  tombeaux  et  dans  les 
temples. 

La  conservation  de  ces  objets  est 
merveilleuse.  Un  couvercle  est  perdu, 
une  branche  de  lotus  s'est  brisee  der- 
riere  la  jeune  fille  qui  cueille  des  fleurs, 
la  porteuse  d'offrandes  a  eu  un  pied 
coupe.  A  cela  pres  ils  sont  intacts  et  Ton 
dirait  qu'ils  sortent  des  mains  de  l'ou- 
vrier.  Le  bois  offre  un  grain  tres  fin 
qui  se  plie  merveilleusement  a  toutes 
les  volontes  du  ciseau.  II  n'a  jamais 
e"te  peint,  mais  il  a  bruni  avec  le  temps; 
la  teinte  primitive  en  devait  etre  ce 
jaune  d'or  qu'on  remarque  sur  la  cassure 
de  certains  morceaux  d'ais  trouves  dans 
les  tombeaux.  Aucune  des  pieces  ne 
porte  des  marques  d'usage  :  elles  pa- 
raissent  avoir  ete  deposees  neuves  dans 
le  caveau,  pres  du  mort,  et  le  mort  les 
a  conservees  neuves  jusqu'a  nos  jours. 
Comme  le  reste  du  mobilier  funeraire, 
elles  etaient  cense  servir  dans  l'autre 
monde.  Les  listes  d'offrandes  mention- 
nent  la  poudre  d'antimoine  et  le  fard 
vert  parmi  les  substances  qu'on  expe"- 
diait  au  double  les  jours  de  fete  :  les 
cuillers  et  les    boites   a  parfums   lui 


Fio.  82  —  Cuiller  a  parfum. 
Music  du  Louvrt. 


246  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

etaient    done    aussi    necessaires    qu'elles    I'avaient  ete   au    vivant. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  nous  en  reste  aujourd'hui  qu'on  puisse 
attribuer  d'une  maniere  certaine  au  temps  des  Pyramides ;  mais  les 
bas-reliefs  des  tombeaux  memphites  nous  montrent  les  menuisiers  a 
1'ceuvre  et  ils  ne  nous  permettent  pas  de  douter  que  le  commerce  des 
menus  objets  en  bois  ne  fut  tres  florissant  des  leur  epoque.  Sous  les 
grandes  dynasties  thebaines,  l'Egypte  les  expediait  au  dehors  par  mil- 
liers;  imites  en  Phenicie  ou  meme  transported  directement  par  les 
Pheniciens  sur  toules  les  cotes  de  la  Mediterranee,  ils  transmirent  a 
l'Occidentles  formes  de  l'art  oriental.  II  est  probable  que  la  production 
thebaine,la  seule  qui  nous  soitconnue  par  des  monuments  certains  trou- 
ves  dans  des  tombeaux  dates,  cessa  entierement,  ou  du  moins  devint 
presque  insignifiante,  quand  la  grandeur  de  Thebes  tomba,  a  partir  du 
xe  siecle  avant  notre  ere.  On  continua  d'en  fabriquer  a  Memphis  et 
dans  les  villes  importantes  du  Delta,  jusque  sous  les  Ptolemees  et  les 
Cesars.  Les  specimens  recents  en  sont  assez  rares;  ils  presentent  des 
differences  considerables  avec  ceux  de  l'industrie  thebaine.  Comme 
e'est  justement  cet  art  memphite  qui  alimenta  presque  exclusivement 
le  marche  phenicien  a  partir  de  Sheshonq,  il  est  facheux  que  les 
exemples  n'en  soient  pas  plus  frequents  :  faute  d'en  posseder  assez, 
nous  ne  pouvons  pas  juger  exactement  quelle  influence  ils  exercerent 
sur  le  developpement  des  arts  mediterraneens. 

Les  cinq  objets  dont  il  vient  d'etre  question  proviennent  de  la  col- 
.  lection  de  Salt.  Les  tombeaux  thebains  ou  on  les  a  decouverts  ont  ete 
exploites  et  epuises  au  commencement  du  xixe  siecle  par  les  collec- 
tionneurs  et  par  les  marchands;  il  est  difficile  d'en  rencontrer  aujour- 
d'hui de  pareils  en  Egypte,  et  ceux-la  memes  qu'on  y  trouve  leur  sont 
fort  inferieurs  en  finesse  et  en  qualite. 


DE  QUELQUES  STATUETTES  EN  BASALTE  VERT 

DE   L'EPOQUE  SA1TE 


Ces  statuettes  (fig.  83,  p.  249)  ont  ete  taillees  dans  ce  basalte  verdatre  a 
grain  fin,  que  les  artistes  du  nouvel  Empire  et  de  l'epoque  saite  affec- 
tionnaient  par-dessus  toutes  les  autres  pierres.  Elles  firent  partie  de  la 
collection  Salt  et  elles  sont  exposees  maintenant  au  musee  du  Louvre. 

La  premiere  represente  un  Pharaon,  comme  le  prouvent  et  le 
serpent  qui  se  dresse  sur  son  front  et  la  tete  d'epervier  qui  termine  le 
poignard  passe  dans  laceinture.  II  se  tenait  debout  et  il  allait  a  grands 
pas,  la  tete  droite  sur  les  epaules  et  un  peu  portee  en  avant,  dans  I'at- 
titude  de  l'homme  qui  regarde  avec  attention  le  point  vers  lequel  il  se 
dirigc ;  les  bras  n'ont  pas  ete  detaches  du  corps  et  ils  filent  le  long  du 
buste  et  de  la  cuisse.  La  facture  est  tres  soignee,  tres  finie,  malgre  la 
durete  de  la  matiere,  et  le  detail  en  est  rendu  aussi  librement  que  sur 
les  colosses  de  l'epoque  thebaine. 

La  face  a  un  caractere  particulier,  qui  a  depuis  longtemps  frappe  les 
egyptologues  ;  elle  est  courte,  large  a  la  hauteur  de  l'oeil,  arrondie  par 
le  bas.  L'oeil  est  long,  saillant,  surmonte  d'une  arcade  sourciliere 
puissante,  dont  les  attaches  dessinent  sur  le  front  deux  fortes  rides 
verticales.  Le  nez  est  busque,  court,  gras  du  bout,  fianque  de  deux 
narines  dont  Paile  parait  etre  assez  mince.  Bouche  projetee  en  avant  et 
largement  fendue,    levres  pleines,  menton  bref  et  fuyant  un  peu  sous 


248  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

l'ombre  des  levres,  M.  de  Rougd,  au  retour  de  son  voyage  d'Egypte, 
fut  frappe  de  la  ressemblance  que  cette  statuette,  jusqu'alors  oubliee 
dans  le  coin  d'une  armoire,  presentait  avec  les  images  des  rois  pas- 
teurs  decouvertes  a  San  par  Mariette.  Deveria  la  reproduisit  habiloment 
sur  deux  planches  de  la  Revue  archeologique1 ;  il  affirma,ce  que  M.  de 
Rouge  avaitadmis  comme  une  simple  hypothcse,  qu'elleetait  le  pur- 
trait  d'un  roi  pasteur  et  qu'elle  appartenait  a  la  periode  troublee  qui  a 
precede  immediatement  la  XVIII8  dynastie.  Je  dois  avouer  que  ces 
conclusions  ne  me  paraissent  pas  certaines.  La  longue  liste  des  Pha- 
raons  renferme  bien  des  souverains  dont  la  figure  presente  des  carac- 
teres  assez  differents  de  ceux  qu'on  attribue  d'ordinaire  a  la  race 
egyptienne  et  qui  n'en  furent  pas  moins  des  Egyptiens  de  race.  Sans 
entrer  dans  la  discussion,  je  me  bornerai  a  dire  que  plusieurs  de  ceux 
qui  regnerent  a  des  epoques  relativement  assez  basses,  Taharqa 
(XXVe  dynastie)  ou  Hakori  (XXIX*  dynastie),  par  exemple,  ressemblent 
singulierement  au  souverain  de  notre  statuette  pour  la  structure  et 
pour  1'expression  clu  visage.  Je  ne  voudrais  pas  assurer  qu'il  s'agisse 
ici  de  l'un  d'eux,  mais  le  faire  general  me  rappelle  le  style  de  l'epoque 
sa'ite  plus  que  celui  de  la  thebaine;  j'inclinerais  a  croire,  sans  rien 
affirmer,  que  notre  Pharaon  vivait  dans  les  derniers  siecles  de 
l'independance  egyptienne. 

Le  second  fragment  est  evidemment  sa'ite;  la  precision  un  peu 
seche  du  modele,  la  lourdeur  de  la  coiffure,  les  rondeurs  des  epaules 
etde  la  poitrine  le  prouvent  suffisamment.  II  est  brise  trop  haut  pour 
qu'on  puisse  decider  s'il  appartenait  a  une  statue  debout,  comme  le 
Pharaon,  ou  accroupie,  comme  notre  troisieme  monument.  Celui-ci  est 
le  type  accompli  de  l'Egyptien  des  classes  moyennes,  developpe  en 
largeur  plutot  qu'en  hauteur. 

La  carrure  est  molle  et  flasque,  I'insignifiance  souriante  des  traits, 

1.  Revue  archiologique,  avril  1861,  t.  Ill,  2"_s6rie. 


32 


QUELQUES  STATUETTES  EN  BASALTE  VERT      251 

l'affaissement  du  tronc  sur  les  hanches  et  de  la  tete  sur  les  epaules, 
sont  bieri  ce  que  nous  pouvions  attendre  d'un  de  ces  scribes  qui  pas- 
saient  leur  vie  dans  les  bureaux  au  milieu  des  paperasses,  et  dont 
certains  bas-reliefs  exagerent  l'obesite  avec  une  intention  evidente  de 
caricature.  L'inscription  gravee  sur  la  base  nous  apprend  que  celui-ci 
s'appelait  Ai,  fils  de  Hapi,  et  qu'outre  des  fonctions  sacerdotales,  il 
possedait  la  dignite  de  directeur  des  deux  entrepots  de  l'argent.  Les 
papyrus  de  Turin  nous  renseignent  sur  la  nature  de  sa  charge.  Le 
systeme  financier  de  l'Egypte  reposait  sur  un  principe  entierement 
different  du  notre  :  la  monnaie  n'ayant  pas  ete  inventee  encore  ou  ne 
l'etant  que  depuis  peu  a  1'epoque  saite,  le  rendement  des  impots  et 
le  payeraent  des  fonctionnaires,  les  transactions  de  I'Etat  avec  les  par- 
ticuliers  ou  des  particuliers  entre  eux  s'evaluaient  et  se  reglaient  en 
nature.  Chaque  Egyptien  devait  au  fisc,  selon  sa  profession  et  sa  for- 
tune, tant  de  poissons  s'il  etait  pecheur,  tant  de  boisseaux  de  grains  ou 
tant  de  bestiaux  s'il  etait  cultivateur;  le  tout  etait  dument  recu,  enregistre, 
eminagasini'"  par  des  scribes  qui,  a  leur  tour,  mettaient  de  cote,  pour 
le  Pharaon,  ce  qui  pouvait  se  conserver,  et  consacraient  aux  paiements 
journaliers  ce  qu'il  aurait  etc  difficile  de  garder.  L'argent  et  l'or  etaient 
des  matieres  d'echange  au  meme  titre  que  les  etoffes  ou  les  bceufs; 
Pharaon  les  rapportait  en  quantite  de  ses  expeditions  au  dehors  et  il  en 
recevait  de  ses  sujets  comme  equivalent  de  leur  quote-part  de  l'impot. 
Or  et  argent  circulaient,  en  poudre  dans  des  sachets  qui  renfermaient 
un  poids  determine,  en  anneaux  minces,  sous  forme  de  bceufs  couches, 
de  demi-boeufs,  de  tetes  de  bceuf  ou  de  gazelle,  de  vases  pleins  ou 
creux,  aux  formes  etranges,  qui  generalement  ne  pouvaient  etre  d'au- 
cun  usage  dans  la  vie  courante  et  qui,  par  consequent,  n'etaient  guere, 
malgre"  leur  valeur  artistique,  qu'une  sorte  de  reserve  metallique  pour 
les  riches.  Les  deux  entrepots  ou  la  double  maison  de  l'argent  etaient 
le  tresor  ou  Pharaon  emmagasinait  les  quantites  d'or  et  d'argent  qui 
lui  appartenaient  :  vu  le  prix  qu'on  attachait  a  ces  metaux,  les  direc- 


252  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

teurs  de  ces  etablissements  devaient  occuper  un  rang  assez  eleve  dans 
la  hierarchie  egyptienne. 

N'allez  pas  croire  pour  cela  que  lemanuscrit  deploye  sur  les  genoux 
d'Ai,  et  qu'il  lit  avec  attention,  soit  un  livre  de  comptes  ou  un  docu- 
ment relatif  a  ses  affaires  de  metier.  La  partie  de  rouleau  qu'il  main- 
tient  de  la  main  droite,  posee  a  plat  sur  ses  genoux,  se  divise  en 
colonnes  verticales,  qui,  entrecoupees  par  des  raies  horizontales,  for- 
ment  une  sorte  de  quadrille,  dont  les  cases  ne  sont  pas  toutes  de  la 
nieme  grandeur.  Les  grandes  renferment  chacune  un  nom  d'objet, 
et  les  petites  un  chiffre.  C'est  la  liste  des  presents  dont  se  compose  le 
repas  offert  au  mort  le  jour  de  son  enterrement  et  pendant  les  fetes 
funeraires.  Dans  les  tombeaux  de  l'ancien  et  du  nouvel  Empire,  elle 
est  tres  developpee  et  elle  comprend  les  matieres  les  plus  diverses  :  des 
eaux  pures  ou  colorees,  des  bieres  d'especes  "differentes,  du  vin  de 
quatrecrus,septou  neuf  des  morceauxchoisisdela  victime,  des  gateaux 
de  toute  forme,  des  essences,  du  fard,  des  etoffes.  Sur  le  rouleau  de 
notre  scribe,  ou  1'espace  etait  restreint,  la  liste  s'abrege  et  on  n'y  ren- 
contre que  le  strict  necessaire  :  de  l'eau,  de  la  biere,  quelques  viandes, 
un  peu  de  parfum.  Elle  est  a  celle  des  tombeaux  ce  que  l'ordinaire 
d'un  bourgeois  est  au  diner  d'apparat  d'un  grand  seigneur.  Le  bon- 
homme  ne  la  lit  pas  moins  avec  une  satisfaction  evidente  :  c'est  le 
menu  de  ses  repas  pour  l'eternite,  et,  si  maigre  que  d'autres  pourront 
l'estimer,  lui  le  juge  probablement  plus  rejouissant  que  n'etait  celui  de 
ses  diners  terrestres.  Nous  avons  la  un  developpement  naturel  des  con- 
cepts que  les  Egyptiens  s'etaient  faits  de  1'autre  monde.  Du  moment  que 
le  double  devait  s'y  repaitre  materiellement,  on  cherchait  a  lui  assurer 
la  nourriture  dont  il  avait  besoin.  La  formule  des  steles  qui  parle  de 
pains,  de  vins,  de  viandes,  dechiffree  parle  premier  venu,  pourvoyait 
a  Papprovisionnement  du  double;  tout  ce  qu'on  lui  avait  souhaite  en 
la  recitant  lui  parvenait  dans  1'autre  monde  par  la  vertu  des  paroles 
magiques.  A  defaut  de  passant  pour  accomplir  cette  ceuvre  pie,  on 


QUELQUES  STATUETTES  EN  BASALTE  VERT      253 

imagina  de  placer  dans  la  tombe  des  statues  qui  paraissaient  repeter  a 
jamais  une  liste  gravee  sur  leurs  genoux ;  ce  simulacre  de  lecture  per- 
petuelle  etait  plus  que  suffisant  a  nourrir  perpetuellement  le  simulacre 
d'un  homme.  Ici,  c'est  le  defunt  lui-meme  qui  so  rend  ce  bon  office; 
ailleurs,  c'etait  un  ami,  un  scribe,  un  serviteur  favori . 

L'etudede  ces  trois  petits  monuments  fait  ressortir  heureusement 
1'unc  des  qualites  de  l'art  egyptien  :  l'habilete  avec  laquelle  le  moindre 
artiste,  tout  en  reproduisant  d'une  maniere  parfois  realiste  le  portrait 
des  individus,  savait  saisir  la  physionomie  et  Failure  caracteristiques 
de  lcur  metier  ou  de  leur  rang  social.  Comparez  l'attitude  soumise 
et  la  face  moutonniere  du  scribe  accroupi  avec  le  port  hardi  et  la  tete 
impcrieuse  du  Pharaon  :  le  contraste  est  frappant.  Chez  le  scribe,  tous 
les  muscles  sont  relaches ;  le  corps  entier  se  courbe,  comme  chez 
un  etre  habitue  a  obeir  et  resigne  a  tout  supporter  de  ses  supe- 
rieurs.  Chez  le  Pharaon,  le  modele  est  ferine,  la  demarche  droite,  la 
mine  hautaine;  on  senile  pcrsonnage habitue,  desl'enfance,  a  marcher 
seul  debout  au  milieu  des  echines  pliees.  II  est  malheureux  que  la 
legende  aitdisparu  avec  la  partie  inferieure  de  la  deuxieme  statuette; 
la  rapprochant  de  plusieurs  autres  monuments  du  Louvre,  elle  m'a 
rappele  plusieurs  pretres  de  l'epoque  saite.  La  durete  est  la  meme  dans 
l'oeil  et  dans  le  coin  des  levres,  la  meme  ride  cerne  la  narine  et  la 
bouche,  les  ailes  du  nez  s'y  pincent  de  meme;  malgre  laperte  du  nom 
et  des  titres,  je  suis  tente  de  croireque  l'individu  qui  porte  a  un  si  haut 
degr6  sur  sa  face  les  particularites  du  pretre  egyptien  appartenait  a 
la  caste  sacerdotale. 


SUR  UNE  TROUVAILLE  DE  RIJOUX  SA1TES 

FAITE    A    SAQQARAH' 


A  peine  de  retour  a  mon  ancien  poste,  j'ai  repris  les  fouilles  des 
pyramides  au  point  ou  je  les  avais  laissees  en  1886.  J'avais  alors 
recherche  systematiquement  l'entree  descaveaux  funeraires:  il  fallait 
maintenant  essayer  de  trouver  les  chapelles  exterieures,  les  souter- 
rains,  les  pyramides  secondaires  ou  les  mastabas  qui,  enfermes  dans 
une  enceinte  muree,  completaient  la  sepulture.  Des  la  fin  de  novem- 
bre  1899,  je  mis  les  ouvriers  autour  d'Ounas  et,  comme  il  m'etait 
impossible  de  diriger  moi-meme  les  operations  avec  laminutie  neces- 
saire,  j'en  confiai  la  surveillance  a  M.  Alexandre  Barsanti,  conserva- 
teur-restaurateur  du  Musee,  avec  des  instructions  detaillees.  La  cam- 
pagne  commencee  alors  ne  s'est  terminer  que  dans  les  derniers  jours 
de  mai  1900  etle  recit  en  sera  publie  ailleurs.  Je  veux  aujourd'hui 
attirer  Tattention  des  amateurs  et  des  savants  sur  la  decouverte  d'un 
ensemble  de  bijoux   saites. 

Le  progres  du  deblaiement  avait  revele  l'existence  d'une  serie  de 
tombeaux  intacts  au  sud  de  la  pyramide.  Le  dernier  de  ceux  qui  ont 
ete"  ouverts  appartenait  a  un  tres  haut  personnage  du  nom  de  Zanne- 
hibou,  en  son  vivant  commandant  des  bateaux  du  roi.  La  momie,  un 

1.  Extrait  de  la  Revue  de  I'Art  ancien  et  moderne,  1900,  t.  VIII,  p.  353. 


256 


ESSAIS   SUR  L'ART  EGYPTIEN 


bloc  de  bitume  luisant,  s'annonga,  des  le  debut,  comme  etant  cles 
plus  ricbes.  Elle  avait,  a  la  hauteur  du  visage,  un  grand  masque  d'o-r, 
qui  emboitait  le  devant  de  la  tete  a  la  facon  du  cartonnage  habituel  aux 
momies  de  la  secondeepoque  sa'ite.  Elleportait  au  cou  un  large  collier 
de  perles  d'or  et  de  feldspath  vert  ou  de  lapis,  montees  sur  fil  d'or,  et 
auquel  etaient  accrochees  de  nombreux  amulettes  egalement  en  or. 
Au-dessous  du  collier,  sur  la  poitrine,  une  image  de  la  deesse  Nouit, 
en  or,  etalait  ses  ailes.  Une  resille  d'or  et  de  perles  en  feldspath  des- 
cendait  jusqu'a  la  hanche,  et,  de  l'image  de  la  Nouit  aux  chevilles,  on 
lit  en  relief,  sur  une  longue  bande  de  feuilles  d'or,  les  inscriptions 
ordinaires,  le  nom  du  mort,  sa  filiation,  avec  de  courtes  formules  de 
priere.  Deux  figures  en  or  d'Isis  et  de  Nephthys  etaient  cousues  sur  la 
poitrine,  deux  feuilles  d'or  decoupees  en  sandales  s'adaptaient  a  la 
plante  des  pieds ;  une  plaque  d'argent  avec  un  oeil  mystique  grave  au 
trait,  pour  l'incision  par  laquelle  on  avait  retire  les  entrailles,  des  etuis 
d'or,  pour  les  vingt  doigts  des  mains  et  des  pieds,  completaient  cette 
decoration  splendide.    Tout  ce  qui,  chez  les  petites  gens  de  la  meme 

epoque,  est  carton  ou  pate  doree  et  terre 
emaillee,  etait  chez  Zannehibou  or  pur  et 
pierres  fines.  Estimee  au  poids  seul,  la  trou- 
vaille serait  de  prix ;  ce  qui  lui  confere  une 
valeur  inestimable,  c'est  l'art  delicat  avec 
lequel  la  plupart  des  objets  sont  travailles. 
Un  petit  nombre  d'entre  eux  n'ont  que  la 
richesse  du  metal  brut,  les  sandales  et  les 
etuis  des  doigts;  les  autres  sont  l'ceuvre 
de  veritables  artistes.  Les  inscriptions  des 
jambes,  la  Nouit  ailee,  l'lsis  et  la  Nephthys,  le  masque  sont  emboutis, 
et,  bien  que  le  masque  et  les  deux  deesses  aient  ete  ecrases  miserable- 
ment  par  le  couvercle  au  moment  ou  Ton  ferma  le  sarcophage,  le 
moule  en  pierre  dure  qui  servit  a  les  etablir  avait  ete  taille  d'une  telle 


Fig.  84 
L'nninlelle  du  Collier. 


TROUVAILLE  DE  BIJOUX  SAITES 


257 


Fig.  8u 
L'amulettc  du  vautour. 


finesse  que  les  pieces  le  mieux  conservees,  la  Nouit  ailee  par  exeraple, 
peuvent  etre  citees  corame  le  dernier  degre  de  la  perfection  a  laquelle 
on  peut  atteindre  en  employant  ce  procede.  L'amulette  en  forme  de 
collier  (fig.  84)  n'est  qu'une  feuille  decoupee  au  ciseau,  sur  laquelle  on 
a  grave  a  3a  pointe  un  chapitre  du 
Livre  dcs  Moris,  L'amulette  du  vau- 
tour est  une  plaquette  mince,  sur  la- 
quelle, d'un  cote,  on  acolle  une  figure 
emboutie  de  vautour  aux  ailes  eployees 
(fig.  85),  et  de  l'autre,  on  a  grave  le 
chapitre  du  Livre  dcs  Moris  consacre 
au  collier  si  mule.  Tout  cela  est  d'un 
bon  outil,    mais    ou    1'orfevre    s'est 
surpasse  lui-meme,    c'est    dans    les 
amulettes   qui    etaient   suspendus    au    collier    reel    de    la    momie. 
lis  sont  d'une  petitesse  singuliere,  et,  pour  en  faire  ressortir  le  detail 
j'ai  du  les  representer  au  double  de  leur  grandeur  naturelle,  ce  qui  en 
amollit  les  contours  et  le  modele.  II 
faut  les  avoir  tenus  pour  en  imaginer 
la  beaute.    Le  palmier,  qui  a  perdu 
quelques  feuilles,  est  un  objet  unique 
(fig.    86),    plus   curieux    qu'elegant, 
mais  la  barque  mystique  qui  l'avoi- 
sine,   unique    aussi  jusqu'a  present, 
est  un  prodige  de  ciselure  mignonne. 
C'etait   la   barque    du  dieu    Sokaris 
(fig.  87),    une   barque    de  construction  tres  archaique,  et  qui    ser- 
vait  deja  a  l'accomplissement    des   rites    sacres   sous    la    premiere 
dynastie  thinite.  Elle  a  la  panse   large   et   ronde,  l'arriere   un  peu 
pesant,  mais  les  facons  de  l'avant  tres  legeres  et  tres  relevees.    Elle 
repose  sur  une  sorte  de  bers  en  poutres  et  en  cordages,  qui  lui-meme 


Fig.  80 
Le  palmier  en  or. 


Fig.  87 
La  barque  de  Sokaris. 


:« 


258  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

est  bati  sur  un  traineau :  un  trou,  pratique  k  l'avant  recourbe  du  trai- 
neau, recevait  une  corde  au  moyen  de  laquelle  on  halait  le  tout 
dans  les  ceremonies  publiques.  Le  decor  et  l'equipage  sont  des  plus 
singuliers.  A  l'avant,  une  tete  de  gazelle  aux  cornes  droites,  tournee 
vers  l'interieur,  et,  le  long  de  la  proue,  une  rangee  de  lames  diver- 
gentes  dont  on  ne  saisit  pas  bien  l'utilite  :  on  dirait  la  carcasse 
de  la  gazelle  ouverte  et  laissant  voir  les  cotes  implantees  sur  l'epine 
dorsale.  A  Farriere,  pour  terminer  la  poupe,  une  tete  de  belier  aux 
cornes  recourbees  s'allonge.  Au  milieu,  sur  un  socle  oblong,  rectan- 
gulaire,  un  epervier  se  dresse  fierement  :  derriere  lui  les  quatre  rames- 
gouvernail,  deux  de  chaque  bord;  devant  lui,  six  pctits  eperviers  qui 
montent  en  procession,  deux  par  deux,  vers  la  tete  de  gazelle,  guides 
par  un  poisson  du  Nil  pose  de  champ  sur  sa  nageoire  ventrale.  Je 
renonce  pour  le  moment  a  comprendre  le  sens  de  ces  emblemes,  mais 
ce  qu'on  ne  peut  se  lasser  d'admirer,  e'est  l'adresse  avec  laquelle 
l'ouvrier  groupa  ces  elements  disparates  en  un  ensemble  harmonieux, 
e'est  surtout  Fhabilete  prodigicuse  avec  laquelle  il  travailla  son  metal. 
Sa  tete  de  gazelle  est  aussi  fiere  de  port,  dans  ses  quelques  millimetres, 
que  s'il  l'avait  executee  de  grandeur  naturelle  :  tout  y  est  juste  et  spi- 
rituel,  lacourbure  du  front,  l'aplatissement  du  museau,  l'expression  du 
regard,  jusqu'a  la  moue  naturelle  a  I' animal.  Les  six  eperviers  en  bande 
gardent  chacun  leur  physionomie,  et  le  poisson  lui-meme,  si  reduit 
qu'il  est,  a  la  silhouette  exacte  de  la  grosse  perche  du  Nil  et  non  pas 
celle  d'un  poisson  quelconque. 

Les  memes  qualites  se  remarquent  sur  les  pieces  voisines,  sur  la 
tete  de  belier  (fig.  88),  sur  l'epervier  ordinaire  (fig.  89),  sur  les  eperviers 
atetehumaine  (fig.  90)  et  a  tete  de  belier  (tig.  91),  surle  vautour  (fig.  92). 
L'Isis  assise  qui  berce  son  enfant  sur  ses  genoux  (fig.  93)  et  la  Neith 
accroupie  (fig.  94)  ont  leur  caractere  ordinaire  de  resignation  et  de 
douceur,  et  en  meme  temps,  cette  simplicite  de  lignes  qui  prete  si 
grande  allure  aux  moindres  figurines  egyptiennes.  Tout  cela  a  ete 


TROUVAILLE  DE  BTJOUX  SAITES 


259 


cisele  en  plein,  a  merae  le  lingot,  et  le  detail  fouille  d'une  pointe  si 
minutieuse  qu'on  se  demande  comment  l'artisan  s'y  est  pris  pour 
l'obtenir. 

Menus  lions  adosses  et  couches,  menus  yeux  mystiques,  menus 


Fig.  88 
La  tete  de  belier. 


Fig.  89 
Kpervier  en  or. 


Fig.  90 

Kpervier  a  tete 

humaine. 


Fig.  91 

Kpervier  a  tete 

de  belier. 


singes  adorant  l'embleme  d'Osiris  (fig.  95  et  96,  p.  260),  menus  vau 
tours  (fig.  97,  p.  260)  et  menus  eperviers  etendant  leurs  ailes  (fig.  98, 
p.  260),  chaque  piece  reclame  un  examen  attentif  et  ferait  a  elle  seule 
la  joie  d'un  collectionneur.  Le  chef-d'oeuvre  de  la  serie  est  pourtant 
cette  dme,  cet  kpervier  a  tete  humaine,  au  corps  et  aux  ailes  emailles, 


Fio.  93 
L'Isis  a  l'enfant. 


Fig.  94 
La  Neith  accroupie. 


que  nous  avons  reproduit  de  face  et  de  dos  (fig.  99  et  100,  p.  261). 
Le  dos  est  dans  la  donnee  ordinaire,  batonnels  d'or  ployes,  courbes, 
soude"s  sur  une  plaque  en  or  et  incrustes  de  lamelles  de  feldspath  pour 
simuler  le  dessin  des  plumes,  mais,  de  l'autre  cote,  le  corps,  les  ailes, 
les  pattes  se  modelent  avec  l'intention  nouvelle  de  reproduire  la  forme 
naturelle  de  l'oiseau.  La  petite  tete  humaine  est  une  merveille  de  grace 
un  peu  molle  :  les  yeux  s'ouvrent  bien,  la  bouche  sourit,  les  narines 
palpitent  vraiment,  l'oreille  se  decoupe  et  se  creuse  large  et  haute  comme 


260 


ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 


Fiu.  95  Fig.  96 

Singes    adorant  l'embleme   d'Osiris. 


d'habitude,  et  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  plis  du  cou  et  a  la  rondeur  d'un 
double  menton  qui  ne  s'accusent  sous  le  reflet  de  l'or.  Ici  encore,  tout 
est  cisele  de  main  de  maitre,  avec  une  surete  telle  que  je  ne  connais 

que  l'epervier  a  tete  de  belier  du 
Louvre1  qu'on  puisse  comparer  a 
cette  time  de  Gizeh. 

Les  circonstances  de  la  decou- 
verte  ne  nous  auraient  pas  ren- 
seignes  sur  la  date  que  le  style 
seul  des  bijoux  nous  l'auraient 
apprise.  C'est  l'art  sa'ite  avec  sa 
legerete,  sa  souplesse,  sa  douceur 
un  peu  mievre,  son  execution  presque  trop  poussee.  On  sent  meme 
deja  une  tendance  aux  rondeurs  exagerees  des  Ptolemees,  et  de  fait, 
une  indication  fournie  par  M.  Chassinat  nous  permet  de  determiner  le 
temps  ou  veeut  Zannebibou.  II  appartenait  a  la  f  ami  lie  d'un  certain 
Psammetique,  dont  la  tombe  est  voisine  de  la  sienne,  et  qu'une  inscrip- 
tion du  Louvre,  recueillie  par    Mariette  au  Serapeum,  place  vers  le 

debut  du  ve  siecle,  pen- 
dant les  dernieres  annees  du 
regne  de  Darius  Ier.  S'il 
etait  le   petit-fils    de   ce 

Vautour  etendant  ses  ailes.       Epervier  etendant  ses  ailes.    Psammetioue     COIDID6  il  est 

possible,  il  mourut  vers  la  fin  du  ive  siecle,  au  moment  oil  les  rois 
saites  reprenaient  le  dessus  contre  les  Perses,  une  centaine  d'annees 
au  plus  avant  la  conquete  macedonienne.  Les  orfevres  qui  fabriquerent 
sa  parure  avaient  vu  probablement  des  bijoux  grecs,  et  peut-etre 
avaient-ils  subi  deja  l'influence  hellenique  :  on  s'expliquerait  ainsi 
les  caracteres  presque  ptolema'lques  de  la  collection.  On  sait  combien 


1.  Voir  plus  liaut,  p.  186-188  et  fig.  57,  l'epervier  du  Louvre. 


TROUVAILLE  DE  BIJOUX  SAITES 


261 


Fig.  99 
L'ame  vue  de  face. 


les  bijoux  sa'ites  sont  rares;  le  Louvre  seul  en  possedait  qui  sortissent 
de  l'ordinaire,  les  deux  attaches  de  collier  en  forme  de  vaisseau  ache- 
tees  par  M.  G.  Benedite  il  y  a  quelques  annees.  La  momie  de  Zan- 
nehibou  a  comble  cette  lacune 
dans  les  series  de  Gizeh,  et, 
grace  a  elle,  nous  connaissons 
maintenant  que  l'orfevrerie  ne 
le  cedait  en  rien  aux  autres  arts, 
lors  de  la  derniere  renaissance 
egyptienne.  Ajoutons  que  ces 
bijoux,  bien  que  recueillis  sur 
une  momie  et  fabriques  pour 
elle,  ne  sont  pas,  comme  c'est  le  cas  trop  souvent,  des  bijoux  de  mort, 
gracieux  de  couleur  et  de  dessin,  mais  montes  trop  faiblement  pour 
resister  a  l'usage  si  un  vivant  les  avait  portes.  Ce  sont,  comme  les 
bijoux  de  Ramses  II  au  Louvre1,  comme  ceux  de  la  reine  Ahhotpou 
a  Gizeh,  des  bijoux  reels,  iden- 
tiques  de  tout  point  aux  bijoux 
de  la  vie  journaliere,  sauf  peut- 
etre  en  ce  qui  concerne  le  choix 
des  sujets. 

Telle  est  cette  trouvaille  qui 
termina  heureusement  notre 
campagne  de  Saqqarah.  Toutes 
les  pieces  en  etaient  noyees 
dans  le  bitume,  et  ce  n'a  pas  ete  un  mince  merite  a  M.  Barsanti  que  de 
les  decouvrir  et  de  les  degager  l'une  apres  l'autre.  Plusieurs  puits,  vierges 
aussi,  nous  attendent  dans  le  meme  endroit  sous  quinze  ou  dix-huit 
metres  de  sable,  et  j'ai  bon  espoir  que  les  fouilles  de  l'an  procham 
nous  reservent  des  surprises  aussi  heureuses  que  celles  de  cette  annee. 

1.  Voir  plus  haut,  p.  179-188  du  present  volume,  l'article  consacre  aces  bijoux  de  Ramses  II. 


Fig.  100 
L'Ame  vue  de  dos. 


SUR  UNE  CHATTE  DE  BRONZE  EGYPTIENNE 


APPARTENANT  A  M.    BARRERE' 


Cette  belle  chatte  en  bronze  (fig.  101,  p.  265)  hit  achetee  au  Caire,  en 
1884,  par  M.  Barrere,  alors  agent  et  consul  general  de  France  en  Egypte. 
Elle  appartient  h  cette  innombrable  famille  de  chats  qui  sortit  soudain 
des  mines  de  Tell  Bastah  vers  1878et  qui  sedispersa,  enquelques  annees, 
dans  le  monde  entier.  Elle  mesure  41  centimetres  de  haut,  et,  si  elle 
n'est  pas  des  plus  grandes  qu'on  decouvrit  alors,  du  moins  elle  depasse 
de  beaucoup  la  moyenne.  Toutefois,  la  taille  ne  fait  pas  son  merite 
principal  :  les  Egyptiens  qui,  les  premiers,  apprivoiserent  le  chat, 
l'avaient  etudie  de  si  pres  qu'ils  exprimaient  ses  allures  avec  un 
bonheur  etonnant.  La  chatte  de  M.  Barrere  est  assise  bien  d'aplonib 
sur  son  train  de  derriere,  regardant  droit  devant  elle,  dans  Pattitude 
satisfaite  de  la  bete  qui  a  rempli  tout  son  devoir  et  qui  n'a  rien  a  se 
reprocher;  le  socle  en  bois  auquel  elle  etait  attachee  manque,  mais  le 
tenon  de  metal  qui  Py  fixait  est  encore  en  place  et  le  corps  est  en  par- 
fait  etat  de  conservation.  Elle  a  e"te  coulee  d'une  seule  piece  autour 
d'un  noyau  de  sable  qui  a  disparu,  puis  retouchee  au  burin  et  a  la 
lime,  enfin  polie;  elle  n'a  pas  souffert  de  son  long  sejour  en  terre,  et 
Pon  peut  juger  aussi  nettement  de  ses  qualites  ou  de  ses  defauts  que  si 
elle  avait  Cte  fabriquee  la  veille.  C'est  une  belle  piece,  d'un  dessin  tres 

1.  Publie  dans  la  Revue  de  I' Art  anc'ten  el  modeme,  11)02,  t.  XI,  p.  377. 


264  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

sur  ct  d'une  execution  soignee.  L'artiste  ne  s'est  pas  attarde  a  y  mul- 
tiplier les  details  et  il  a  simplifie  les  plans;  mais  la  vigueur  de  la 
ligne,  le  caractere  robuste  et  puissant  de  l'execution  font  de  son  oeuvre 
un  morceau  de  premier  ordre.  G'est  merveille  de  voir  avec  quelle  habi- 
lete  spirituelle  il  a  su  exprimer  les  caracteres  de  la  race  et  sa  physio- 
nomie.  La  hanche  est  large  et  ronde,  le  dos  souple,  le  cou  mince,  la 
tete  fine,  l'oreille  droite;  c'est  la  chatte  egyptienne  dans  toute  son  ele- 
gance, telle  qu'on  la  rencontre  chez  les  fellahs  de  nos  jours,  ou  le 
croisement  avec  les  especes  etrangeres  ne  Fa  point  deformee. 

Elle  etait  une  deesse  de  bonne  maison,  Bastit,  dont  le  culte  floris- 
sait  surtout  a  Test  du  Delta,  et  elle  est  figuree  tres  souvent  ou  nominee 
sur  les  monuments,  sans  qu'ils  nous  renseignent  assez  sur  ses  mythes 
et  sur  son  origine.  Elle  etait  alliee  ou  apparentee  au  Soleil,  et  on  Ten 
disait  tantot  la  soeur  ou  la  femme,  tantot  la  fille.  Elle  remplissait  par- 
fois  un  role  bienfaisant  et  gracieux,  protegeant  les  hommes  contre  les 
maladies  contagieuses  ou  contre  les  esprits  mauvais,  et  les  egayant 
par  la  musique  de  son  sistre;  elle  avait  aussi  ses  heures  de  perversite 
traitresse,  pendant  lesquelles  elle  jouait  avec  ses  victimes  comme  avec 
la  souris,  avant  de  les  achever  d'un  coup  de  griffe.  Elle  habitait  de 
preference  la  ville  qui  portait  son  nom,  Poubastit,  la  Bubaste  des  ecri- 
vains  classiqucs.  Son  temple,  auquel  Cheops  et  Chephren  avaient  tra- 
vaillC  dans  le  temps  qu'ils  construisaient  leurs  pyramides,  avait  ete 
rebati  par  les  Pharaons  de  la  XXIP  dynastie,  elargi  par  ceux  de  la 
XXVIe,  et,  lorsque  Herodote  le  visita,  vers  le  milieu  du  ve  siecle  avant 
notre  ere,  il  le  jugea  l'un  des  plus  remarquables  qu'il  y  eut  alors  dans 
les  parties  de  l'Egypte  qu'il  avait  parcourues.  II  s'elevait  au  centre  de 
la  ville,  a  l'extremite  de  la  Place  du  Marche,  et  deux  canaux  le 
baignaient,  larges  chacun  de  cent  pieds  et  ombrages  d'arbres;  ils  cou- 
raient  sans  se  rejoindre,  l'un  a  droite,  l'autre  a  gauche  de  l'edifice, 
et  ils  l'enfermaient  dans  une  sorte  de  presqu'ile  artificielle.  Les  voya- 
geurs,  avant  meme  d'y  penetrer,  plongeaient  leurs  regards  par-dessus 


Fig.  101 

Chatte  en  bronze  de  l'age  saite. 

Collection  Barrere. 


34 


CHATTE  DE  BRONZE  EGYPTIENNE       267 

1'enceinte,  jusque  dans  les  cours  exterieures,  car  Bubaste  avait  subi 
le  sort  de  beaucoup  de  grandes  cites  de  1'Egypte;  au  cours  des 
siecles,  son  sol  s'etait  exhausse  de  telle  maniere  que  les  fondations  des 
maisons  recentes  avaient  un  niveau  superieur  a  celui  des  terrasscs  du 
sanctuaire.  Un  grand  mur,  decore  de  tableaux  coramc  le  mur  exterieur 
du  temple  d'Edfou,  enveloppait  le  temenos.  Les  fetes  de  Bastit  y 
attiraient  les  pelerins  de  toutes  les  parties  de  1'Egypte,  de  meme 
qu'aujourd'hui  eel  les  de  Sidi  Ahmed  el-Bedaoui  a  la  foire  moderne  de 
Tantah.  Les  gens  de  chaque  village  s'entassaient  dans  de  grands 
bateaux  pour  s'y  rendre,  les  hommes  et  les  femmes  pele-mele,  avec  la 
ferine  intention  de  s'amuser  tout  le  long  du  chemin,  et  ils  ne  faillaient 
pas  a  leur  resolution.  Ils  charmaient  les  loisirs  de  la  navigation  par 
des  chansons  sans  fin,  chansons  amoureuses  autant,  sinon  plus,  que 
devotes,  et  il  ne  manquait  jamais  parmi  eux  de  joueurs  de  flute  et  de 
batteuses  de  castagnettes  pour  appuyer  ou  rythmer  les  voix.  Chaque 
fois  qu'on  passait  devant  une  ville,  on  approchait  du  rivage  aussi 
pres  qu'on  le  pouvait  sans  aborder,  et  la,  tandis  que  l'orchestre 
redoublait  de  bruit,  les  passagers  langaient  des  volees  d'injures  et  de 
propos  grossiers  aux  femmes  qui  se  tenaient  sur  la  berge  :  celles-ci 
retorquaient  d'autant,  et  quand  elles  arrivaient  a  bout  de  paroles,  elles 
se  troussaient  haut  et  se  tremoussaient  indecemment  par  maniere  de 
reponse.  On  dit  a  Herodote  que  sept  cent  mille  personnes,  tant  hommes 
que  femmes,  sans  compter  les  petits  enfants,  allaient  ainsi  a  Bubaste 
tous  les  ans.  L'entree  au  temple  ne  les  calmait  pas,  loin  de  la.  Ils 
sacrifiaient  force  victimes  avec  une  piete  sincere  et  joyeuse,  puis  ils 
buvaicnt  ferme  du  matin  au  soir  et  du  soir  au  matin,  tant  que  la  fete 
n'etait  pas  terminee  :  on  y  consommait  plus  de  vin  en  quelques  jours 
qu'on  ne  faisait  pendant  le  reste  de  l'annee. 

La  plupart  des  pelerins,  avant  de  retourner  chez  eux,  tenaient  a 
laisser  aux  pieds  de  Bastit  un  souvenir  de  leur  visite.  C'etait  une  stele 
votive  avec  une  belie  inscription  et  un  tableau  qui  montrait  le  dona- 


268  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

teur  en  adoration  devant  sa  deesse.  C'etait  une  statuette  en  faience 
bleue  ou  verte,  ou,  pour  les  riches,  en  bronze,  en  argent,  parfois  en 
or  :  la  deesse  y  paraissait  debout,  assise,  accroupie,  avec  un  corps  de 
femme  et  une  tete  de  chatte,  un  sistre  ou  une  egide  a  la  main.  C'etaient, 
surtout  a  l'epoque  grecque,  des  figures  en  bronze  ou  en  bois  peint  et 
dore,  surmontees  d'une  tete  de  chatte  en  bronze.  Beaucoup  etaient  de 
grandeur  naturelle  et  modelees  avec  un  art  precieux  ;  elles  avaient  des 
yeux  en  email,  un  collier  dore  au  cou,  des  boucles  aux  oreilles,  des 
amulettes  sur  le  front.  II  arrivait  parfois  qu'un  pelerin,  ayant  vu  mou- 
rir  dans  sa  maison  une  chatte  domestique  qu'il  venerait  particuliere- 
ment,  l'embaumait  selon  les  rites  :  il  emportait  la  momie  avec  lui,  et, 
parvenu  a  Bubaste,  il  l'enfermait  dans  une  de  ces  figures  qu'il  consa- 
crait.  Ces  objets  disparates,  d'abord  deposes  quelque  part  dans  le  tem- 
ple, l'auraient  encombre"  promptement  si  Ton  n'y  avait  porte  remede . 
On  les  empilait  provisoirement  au  fond  de  l'une  des  chambres  secon- 
dares, puis  on  les  rejetait  au  dehors,  et  la  leurs  fortunes  etaient 
diverses.  Je  ne  crois  pas  calomnier  les  pretres  egyptiens  en  disant  que 
ce  leur  eut  ete  un  gros  chagrin  de  laisser  perdre  tant  de  dons  precieux 
sans  essayer  d'en  tirer  un  profit  honnete.  Les  figures  d'or  et  d'argent 
ne  duraient  guere  ;  elles  repassaient  vite  au  creuset  et  il  en  ressort  peu 
des  ruines,  mais  le  cuivre  et  le  bronze  etaient  si  abondants  qu'on  n'eut 
pas  gagne  gros  a  fondre  les  chattes.  On  triait  done  la  masse  des 
bronzes,  et  tandis  qu'on  en  gardait  une  part,  les  plus  beaux  sans  doute 
ou  ceux  qui  portaient  des  inscriptions,  on  revendait  le  reste  a  de  nou- 
velles  generations  de  pelerins  qui,  a  leur  tour,  les  offraient  en  bonne 
forme.  Si  frequemment  qu'on  en  agit  ainsi,  l'afflux  etait  considerable, 
et  Ton  etait  oblige  assez  vite  de  se  debarrasser  des  pieces  qui  avaient 
ete  d'abord  mises  en  reserve.  On  les  enfermait  dans  des  caves  ou  dans 
des  fosses  creusees  expres,  veritables  favissce  analogues  a  celles  des 
temps  classiques1  :  elles  s'y  accumulaient  par  milliers,  grandes  ou 

1.  Sur  ces  favissce  voir  plus  liaut,  p.  91-92,  ce  qui  est  dit  de  la  favissa  de  Karnak. 


CHATTE  DE  BRONZE  EGYPTIENNE  269 

petites,  en  bois  ou  en  bronze,  les  unes  intactes  et  fraiches  comme  au 
premier  jour,  les  autres  faussees,  pourries,  oxydees  deja  et  sans 
valeur.  Ces  cachettes  furent  bientot  oubliees,  et  le  depot  qu'elles  con- 
tenaient  y  dormit  hors  de  l'atteinte  des  hommes,  jusqu'au  jour  oil  les 
hasards  d'une  fouille  les  ramenerent  a  la  lumiere. 

L'une  d'elles  nous  a  restitue  la  chatte  de  M.  Barrere.  Dire  precise- 
ment  a  quelle  epoque  elle  y  fut  enfouie,  on  ne  le  peut  plus  :  les  gens 
qui  l'ont  trouvee  etaient  des  chercheurs  d'engrais  nitre  ou  des  mar- 
chands  d'antiquites  qui  n'ont  eu  garde  de  divulguer  les  circonstances 
et  le  site  de  leur  decouverte.  Pourtant,  a  en  juger  par  la  rondeur  de 
certaines  formes  et  l'aspect  du  bronze,  on  reconnait  le  style  de  la 
seconde  epoque  saite,  etl'on  doit  attribuer  le  morceau,  soit  aux  Necta- 
nebo,  soit  aux  premiers  Ptolemees,  d'une  maniere  generate  au  ivesiecle 
avant  notre  ere  ou  au  debut  du  me.  C'est  le  moment,  en  effet,  ou  le 
culte  de  Bastit  et  de  ses  formes  secondaires,  Pakhait,  Mait,  fut  le  plus 
populaire,  celui  ou  fut  etabli,  pres  de  Speos-Artemidos,  le  plus  etendu 
des  cimetieres  de  chats  qui  subsistent  en  Egypte.  Le  faire  en  est  d'ail- 
leurs  purement  egyptien,  et  Ton  n'y  remarque  rien  qui  trahisse  une 
influence  grecque. 


SUR  UNE  TROUVAILLE   DE   CHATS 

FAITE   EN    EGYPTE< 


Les  journaux  anglais  ont  annonce,  et  les  journaux  francais  a  leur 
suite,  qu'un  navire  avait  debarque  recemment  a  Londres  180.000  mo- 
mies  de  chats  egyptiens.  Depuis  longtemps  deja,  des  industriels  de 
diverses  nationality  font  metier  de  rechercher  les  cimetieres  d'ani- 
maux  sur  tout  le  sol  de  l'Egypte,  et  d'en  exporter  les  os  en  Europe 
ou  ils  sont  employes  comme  engrais.  II  y  a  quelques  annees,  une 
pleine  necropole  de  singes  a  ete  expediee  en  Allemagne  pour  fumer  des 
champs  de  betteraves.  Les  chats  de  cette  annee  ont  ete,  parait-il, 
decouverts  pres  de  Beni-Hassan;  ils  etaient  empiles  au  hasard  dans 
une  sorte  de  caverne  ou  un  fellah  en  quete  d'antiquites  penetra  le 
premier.  II  y  a,  en  effet,  a  quelque  distance  au  sud  des  hypogees  de 
Beni-Hassan,  au  lieu  que  les  geographes  grecs  appelaient  Speos-Arte- 
midos,  uue  chapelle  creusee  dans  le  roc  et  consacree  par  les  rois  de 
la  XVIII6  et  de  la  XIXe  dynastie  a  une  deesse  locale,  corps  de  femrne 
et  tete  de  chatte  ou  de  lionne,  qui  s'appelait  Pakhit.  C'est  en  cet  endroit 
que  se  trouvait  le  depot  recemment  exploite,  et  les  chats  qui  y  repo- 
saient  ont  du  vivre  dans  le  voisinage  sous  la  protection  de  leur  cousine 
la  deesse.  Des  cimetieres  du  meme  genre  exislaient  partout  ou  Ton 
adorait  une  divinite  a  type  felin,  lion,  tigre  ou  chat.  Le  plus  celebre 


1.  Public  dans  La  Nature,  1890,  t.  XXXV,  p.  273-274. 


272  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

etait  a  Bubastis,  dans  le  Delta,  ou  les  chercheurs  d'antiquites  l'ont 
deblaye  il  y  a  environ  trente-sept  ans1.  Les  momies  de  chats  y 
etaient  enfouies  dans  des  favissce,  dans  des  fosses  profondes,  les  unes 
simplement  enveloppees  de  bandelettes,  les  autres  renfermees  dans 
de  petits  cercueils  reproduisant  l'image  de  la  bete.  Tels  de  ces  cer- 
cueils  sont  tout  entiers  en  bois  revetu  de  stuc  blanc,  dore,  peint  de 
couleurs  vives;  tels  sont  en  bronze,  tels  autres  ont  le  corps  en  bois  et 
la  tete  en  bronze,  avec  des  boucles  d'or  passees  aux  oreilles  et  des 
incrustations  d'or  sur  le  front  et  dans  les  yeux.  Des  statuettes  de  chats 
de  differentes  tailles,  des  images  de  la  deesse  Bastit  a  tete  de  chatte, 
ou  du  dieu  Nofirtoumou,  sont  melees  aux  momies.  C'est  de  la  que 
venaient  ces  milliers  de  chats  en  bronze,  grands  et  petits,  dont  tous 
les  antiquaires  de  l'Europe  et  du  Caire  ont  ete  pourvus  si  abondam- 
ment  de  1876  a  1888.  La  maitresse  chatte  que  Ton  voit  ci-dessous 
(fig.  102)  et  qui  habite  aujourd'hui  une  des  vitrines  de  la  Salle  divine, 
au  Musee  du  Louvre,  est  un  type  accompli  de  I'espece,  longue,  mince 
de  dos,  large  de  l'arriere -train,  tete  fine  et  bien  coiffee,  des  anneaux 
aux  oreilles,  un  collier  au  cou  et  un  petit  scarabee  plaque  sur  le  crane; 
l'artiste  qui  l'a  modelee  a  su  rendre  avec  verite  l'allure  souple  et  la 
physionomie  deliberee  de  son  modele. 

Les  chats  qui  sont  represented  sur  les  monuments  ou  dont  on 
recueille  les  momies  en  Egypte  n'etaient  pas  de  la  meme  race  que 
notre  chat  domestique.  Les  savants  qui  les  ont  etudies,  et  Virchow 
recemment  encore,  sont  unanimes  a  y  reconnaitre  le  chat  a  manchettes 
Felis  maniculata  et  le  Felis  chaus.  L'Egypte  en  avait  apprivoise 
des  individus,  mais  elle  n'avait  pas  domestique  I'espece  entiere.  On 
en  voit  quelquefois  sur  les  bas-reliefs  qui  sont  assis  gravement  aupres 
de  leurs  maitres.  On  affirme  meme  assez  communement  qu'on  les 
employait  a  chasser  surtout  les  oiseaux  dans  les  marais,  et  Ton  cite 

1.  Voir  plus  haut,  p.  268-269,  ce  qui  est  dit  des  favissce  de  Bubastes. 


SUR  UNE  TROUVAILLE  DE  CHATS  273 

a  l'appui,  depuis  Wilkinson,  un  assez  grand  nombre  de  peintures 
murales  ou  ils  s'en  vont  par  les  roseaux,  denichant  des  oisillons. 
J'avoue  que  cette  interpretation  ne  me  parait  pas  correcte.  Ou  les  autres 
pretendent  reconnaitre  des  betes  dressees  a  la  chasse  et  agissant  pour 


Fig.  102 
Challe  en  bronze. 

Musec  du  Louvre. 

le  compte  de  l'homme,  je  ne  vois  que  des  betes,  apprivoisees  ou  non, 
parties  en  maraude  et  battant  le  buisson  pour  leur  propre  compte; 
c'est  ainsi  que  nos  chats  domestiques  guettent  le  moineau  dans  nos 
jardins  et  detruisent  les  nids  dans  nos  pares  sans  profit  pour  le  maitre. 
Les  artistes  egyptiens,  tres  fins  observateurs  de  ce  qui  se  passait  autour 
d'eux,  ont  reproduit  les  expeditions  de  leurs  chats,  comme  ils  ont 
notetant  d'autres  details  pittoresques  de  la  vie  naturelle. 

35 


274  ESSAIS  SUR  L'ART  EGYPTIEN 

Si  Ton  examinait  les  180.000  chats,  —  sans  plus  ni  moins,  — 
on  y  rencontrerait  probablement  une  assez  forte  proportion  d'ichneu- 
mons.  L'ichneumon  et  le  chat  etaient  toujours  associes  en  Egypte  :  on 
il  y  a  des  momies  de  chats,  on  peut  affirmer  a  coup  sur  que  les 
momies  d'ichneumons  ne  sont  pas  loin.  Chats  ou  ichneumons,  j'es- 
pere  qu'on  n'emploiera  pas  le  convoi  tout  entier  a  engraisser  la  terre, 
mais  qu'on  y  choisira  quelques  beaux  specimens  pour  les  musees 
d'antiquites  et  d'histoire  naturelle  :  a  en  epargner  quelques  centaines, 
Fagriculture  n'y  perdra  pas  grand'chose  et  la  science  y  gagnera  cer- 
tainement.  Voici  longtemps  qu'on  discute  sur  1'origine  de  notre  matou; 
les  uns  le  tirent  de  l'Egypte,  les  autres  de  I'Europe  meme.  Ce  serait 
vraiment  dommage  si  Ton  ne  profitait  pas  de  tant  de  chats  egyptiens 
pour  essayer  de  donner  une  solution  definitive  a  la  question. 


TABLE    DES   MATURES 


Pages 

Avertissement v 

La  statuaire  6gyptienne  et  ses  6coles i 

Sur  quelques  portraits  de  Mycerinus   .       19 

Tele  de  Scribe 39 

Skhemka,  sa  femme  et  son  lils 45 

Le  Scribe  accroupi 53 

Le  nouveau  Scribe  du  museV  de  Oizeli 59 

Le  Scribe  agenouilli4   . 69 

Pehournowri 75 

Le  nain  Khnoumhotpoti 83 

La  cachette  de  Karnak  et  l'e*cole  de  sculpture  the^baine 91 

La  vache  de  D6ir-eI-Bahari 121 

La  statuette  d'Am^nophis  IV 141 

Sur  quatre  tetes  de  Canopes 147 

line  tete  du  Pharaon  (Iarmhabi 165 

Le  colosse  de  Ramses  II  a  Bddr^che^n 173 

Les  bijoux  6gyptiens  du  Louvre 179 

Le  tre^sor  de  Zagazig 189 

Trois  statuettes  en  bois  du  inus^e  du  Louvre 217 

Sur  un  fragment  de  statuette  th6baine 225 

La  dame  Toui  du  Louvre  et  la  sculpture  industrielle  sur  bois  en  Egypte 233 

Quelques  cuillers  a  parfum 241 

De  quelques  statuettes  en  basalte  vert  de  l'^poque  sai'te 247 

Sur  une  trouvaille  de  bijoux  saites  faite  a  Saqqarah 255 

Sur  une  chatte  de  bronze  ^gyptienne 263 

Sur  une  trouvaille  de  chats  faite  en  figypte 271 


PARIS 

IMPR1MERIE     HEMMERLE    &    O 

HUE    DK    DAMIET1E,   2,   4   ET  4    blS. 


11-12.—  2712. 


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