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Full text of "Essai sur la féodalité. Introduction au droit féodal du pays de Vaud"

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y.  1  r.OPE.T,     OF         . 


IRTES       SCIÉNTIA      VtRITAS 


MEMOIRES 

ET  DOCUMENTS 


PUBLIÉS 


PAR  LA  SOCIÉTÉ  D'HISTOIRE 


DE  LA   SUISSE  ROMANDE 


TOME  XVI 


ESSAI 


SUR  LA  FÉODALITÉ 


ISTRODCCTIOX 


Al  DIOIT  rtODU  Dl  PAYS  DE  VAID 


EDOVARD   SECRETA N 

■(Ka  [ibIlmiw  àe  Jmi  i  TA ndraiir  ir  Li 


LAUSANNE 
OEOBOES    BBIDEL    BDITBTTB 

Dq<à>  i  Pn»,  9  nie  dra  Sainlf-Prnf . 

1858 


/ 

S7Z 


PRÉFACE. 


On  se  demandera,  peut-être,  à  quel  titre  un  écrit 
dont  le  sujet  est  plus  ou  moins  général  prend  place  dans 
les  publications  de  la  Société  d'histoire  de  la  Suisse 
romande.  Outre  des  travaux  originaux  de  diverses  na- 
tures, la  collection  des  publications  de  la  Société  ren- 
ferme de  nombreux  documents,  des  chartes,  des  statuts, 
en  un  mot,  tout  un  ensemble  de  matériaux  pour  Tan- 
cien  droit  de  la  Suisse  romande.  Â  côté  de  ces  maté-* 
riaux  on  a  cru  utile  de  placer  quelques  généralisations, 
lesquelles  pourraient  aider  à  tirer  d'eux  tout  le  parti 
que  Ton  en  peut  tirer,  et  à  les  classer  à  leur  place  dans 
la  science. 

Le  droit  féodal  du  Pays  de  Vaud  est  unfe  partie  assez 
notable  de  cet  ancien  droit;  or  j'ai  eu  l'occasion  d'exa- 
miner quelques  ouvrages  manuscrits ,  encore  tout  à  fait 
ignorés  du  public,  qui  me  paraissent  traiter  cette  ma^ 
tière  d'une  manière  suffisante.  Le  plus  considérable  a 
été  composé  par  l'auteur  de  la  Formalité  du  Pays  de 


TI  PRÉFACE. 


Vaud ,  l'avocat  Porta,  bien  connu  de  nos  anciens  pra- 
ticiens; ce  manuscrit,  qui  appartient  à  M.  l'avocat 
Pellis,  de  Lausanne,  a  été  obligeamment  mis  par  son 
possesseur  à  ma  disposition.  Je  me  trouvais  aussi  avoir 
en  main  des  extraits  d'un  cours  sur  le  droit  féodal  na- 
tional,  donné  sur  la  fin  du  siècle  dernier,  à  l'Acadé- 
mie de  Lausanne,  par  le  professeur  Vicat.  Quelques 
autres  écrits  sur  le  même  sujet  existent  encore  dans  le 
pays  et  pourront  être  aussi  consultés.  Mais  on  conçoit 
que  ces  travaux ,  exécutés  dans  un  temps  où  les  études 
historiques  sur  la  féodalité  étaient  loin  d'avoir  fait  les 
progrès  qu'elles  ont  fait  dès  lors,  et  dans  un  but  essen- 
tiellement pratique,  laissaient  à  désirer  au  point  de  vue 
historique,  point  de  vue  qui,  aujourd'hui ,  est  le  seul 
qui  nous  intéresse.  Le  droit  féodal,  tel  qu'il  était  prati- 
qué au  dix-huitième  siècle,  n'était  plus  d'ailleurs,  à  beau- 
coup près>  le  droit  des  temps  véritablement  féodaux. 
Voulant,  autant  que  possible,  conserver  aux  traités  de 
droit  spédalement  relatifs  à  notre  patrie,  dont  j'ai  parlé, 
leur  physionomie  propre,  je  fais  précéder  leur  publica^ 
tion  dans  les  Mémoires  de  la  Société  d'histoire  de  la 
Suisse  romande,  d'une  introduction  historique,  qui^  si 
étendue  qu'elle  soit,  puisqu'elle  formera  un  volume  à 
elle  seule,  paraîtra  probablement  bien  abrégée  encore, 
eu  égard  au  sujet  qu'elle  embrasse. 

La  féodaUté  étant  un  fait  général  européen,  non  un 
fait  particulier  à  telle  ou  telle  contrée,  l'histoire  de  son 
développement  est  nécessairement  une  histoire  générale, 
et  l'étude  de  ses  institutions  suppose  la  comparaison  des 


PREFACE.  Vil 


diverses  législations  dont  le  système  féodal  était  la 
base. 

Je  distingue  quatre  époques  dans  l'histoire  de  la  féo- 
dalité du  moyen  âge.  L'époque  barbare,  qui  va  du  cin- 
quième à  la  fin  du  neuvième  siècle  et  durant  laquelle  la 
féodalité  se  forma  ;  la  première  époque  féodale,  qui  va 
du  dixième  à  la  fin  du  treizième  siècle,  durant  laquelle 
le  système  féodal  est  dans  toute  sa  puissance,  dans  son 
plein  épanouissement;  la  seconde  époque  féodale,  com- 
mençant au  quatorzième  siècle  et  finissant  au  seisième, 
pendant  laquelle  la  féodalité  commence  à  se  transfor- 
mer sans  cesser  pour  cela  d'être  dominante  ;  enfin  l'é- 
poque modenie,  du  seizième  au  dix-neuvième  siècle, 
époque  où  le  droit  féodal  survit  en  quelque  sorte  au  sys- 
tème politique  et  social  qui  l'avait  enfanté.  Sur  les  limites 
de  chacune  de  ces  époques  principales,  se  trouve  une 
période  intermédiaire  plus  ou  moins  vague,  qui  sert  de 
transition  ;  la  première  d'entre  elles,  celle  qui  forme  le 
passage  de  l'époque  barbare  à  la  première  époque  féo- 
dale, a  reçu  plus  particulièrement  de  la  part  des  histo- 
riens français  le  nom  de  période  intérimaire  et  ils  en 
ont  fait  quelquefois  une  époque  à  part,  qui  comprend  la 
fin  de  l'époque  barbare  avec  tout  au  moins  la  première 
moitié  de  la  première  époque  féodale. 

Quant  aux  divers  systèmes  féodaux  que  renfermerait 
la  législation  de  l'Europe  au  moyen  âge,  ils  seraient, 
sans  doute,  infiniment  nombreux  si  l'on  voulait  prendre 
chaque  coutume  à  part  et  s'arrêter  *  ^  divergence  ; 

mais  il  est  facile  de  saisir  ' 


VIII  PRÉFACE. 

usages  nationaux  et  locaux  des  groupes  principaux,  des 
genres,  qui  se  subdivisent  à  leur  tour  en  espèces  et  en 
variétés. 

On  peut  classer,  ce  me  semble,  les  systèmes  féodaux 
en  trois  grandes  catégories,  savoir  : 

1^  Les  systèmes  qui  appartiennent  à  la  féodalité  pri- 
mitive :  j'entends  par  féodalité  primitive  celle  qui  prit 
naissance  dans  Tempire  franc,  du  mélange  des  institu- 
tions romaines  avec  les  institutions  germaniques.  La 
féodalité  primitive  remonte  historiquement  au  moment 
de  la  conquête,  bien  que  pendant  quatre  siècles  le  fief 
n^ait  pas  encore  atteint  sa  forme  et  sa  constitution  défi- 
nitives. Cette  première  catégorie  se  divise  en  deux  bran- 
ches, la  féodalité  française  et  la  féodalité  impériale  ou 
germanique.  Chacune  de  ces  branches  se  subdivise  éga- 
lement en  deux  principaux  rameaux  ;  pour  la  féodalité 
française,  le  nord  et  le  midi,  les  coutumes  et  le  droit 
écrit  ;  pour  l'empire,  le  droit  féodal  allemand  et  le  droit 
féodal  lombard. 

2®  Les  systèmes  féodaux  de  seconde  formation.  Je 
range  dans  ce  groupe  ces  systèmes  qui  sont  comme  des 
rejetons  de  la  féodalité  primitive  transportés  sur  un  sol 
étranger  où  ils  se  sont  développés  tout  d'une  pièce  et 
tout  d'un  coup,  au  lieu  d'être,  comme  la  féodalité  pri- 
mitive, le  preduit  du  mélange  des  races  et  des  institu- 
tions et  le  fruit  d'un  long  travail  d'enfantement.  Les 
principaux  systèmes  de  cette  catégorie  sont  le  système 
féodal  anglais,  fondé  par  les  Normands  au  onzième  siè-^ 
de;  celui  du  royaume  de  Sicile,  fondé  à  peu  près  dans 


PmBFACE.  IX 


le  même  temps  par  des  conquérants  de  la  même  nation, 
el  cdui  des  asases  de  Jérusalem,  établi  en  Orient  après 
la  pronière  crœsade  et  qui,  plus  qu'aucun  autre,  ras- 
semble ai  lui  les  traits  de  ce  type  abstrait  de  la  féoda- 
lité que  reconstruit  de  nos  jours  l'esprit  généralisateur 
de  la  science  moderne.  Ressemblance  aisée  à  expliquer, 
puisque  là  où  la  législation  des  Croisés  fut  introduite, 
aucun  antécédent  historique  ne  contrariait  le  dévelop- 
pement logique  des  principes  juridiques  apportés  d'Oc- 
cident. 

3®  Les  systèmes  féodaux  incomplets  formeront  la  troi- 
sième et  dernière  classe  ;  j'appelle  de  ce  nom  ces  sys- 
tèmes de  légidation  dans  lesquels  le  principe  féodal  n'a 
pas  attant  son  entier  développement,  n'a  pas  dominé 
entièronent,  au  moins  pendant  une  certaine  période, 
la  société  au  milieu  de  laquelle  il  avait  trouvé  accès  ; 
telles  seraient  entre  autres  les  législations  de  rE^)agne 
et  celles  des  pays  Scandinaves.  Dans  le  premier  de  ces 
pays,  c'est  l'élément  romain,  demeuré  trop  prépondé- 
rant, qui  a  arrêté  et  limité  le  progrès  de  la  féodalité; 
dans  les  autres  c'est,  au  contraire,  l'élément  germani- 
que qui  s'est  conservé  pur  du  mélange  romain,  et  par 
là  a  mieux  évité  la  transformation  que  le  principe  féodal 
aurait  tendu  à  lui  faire  subir. 

Notre  féodalité  romande  appartient  par  toute  son  his- 
toire à  la  féodaUté  primitive,  ainsi  qu'il  est  aisé  de  s'ai 
convaincre  au  premier  coup  d'œil  ;  elle  tient  même  en 
partie  de  chacune  des  espèces  principales  que  nous 
avons  reconnues  dans  cette  catégorie  ;  par  l'histoire  po- 


r 


X  PREFACE. 


litique  elle  appartient  à  Tempire  germanique,  par  l'in^ 
fluence  de  la  dynastie  de  Savoie  elle  s'associe  à  la  Haute 
Italie,  enfin,  par  les  affinités  de  voisinage  et  de  langue 
et  par  les  origines  burgondes  elle  se  rapproche  de  la 
France,  à  peu  près  également,  des  pays  coutumiers  et 
des  pays  soumis  au  droit  romain.  Cette  nature  propre 
de  notre  féodalité  était  un  motif  déterminant  pour  m'en-* 
gager  à  comprendre  dans  l'aperçu  historique  que  j'ai 
essayé  de  tracer,  toute  la  féodalité  primitive,  mais  aussi 
celle-là  seulement.  Je  laisse  donc  de  côté  les  systèmes 
féodaux  incomplets  ou  de  seconde  formation. 

U  entrait  dans  les  convenances  de  la  Sodété  d'his- 
toire de  publier  cette  Introduction,  en  deux  livraisons, 
réparties  sur  deux  années,  mais  qui  seront  néanmoins 
réunies  en  un  seul  volume.  Elle  sera  divisée  en  quatre 
parties  ou  chapitres  : 

Le  chapitre  premier  traite  de  l'époque  barbare  et  de 
l'origine  de  la  féodalité. 

Le  chapitre  deuxième  traite  de  la  hiérarchie  féodale 
en  France  et  dans  l'empire  d'Allemagne. 

Le  chapitre  troisième  a  pour  sujet  le  contrat  féodal, 
les  droits  et  les  obligations  qui  en  dérivent.  On  trouve 
dans  ce  chapitre  le  droit  féodal  proprement  dit,  droit 
de  sa  nature  privé  et  conventionnel. 

Le  chapitre  quatrième  traite  des  justices  et  des  droits 
qui  en  découlent,  des  diverses  sortes  de  juridictions 
féodales,  de  l'organisation  judiciaire  et  de  la  procédure. 

J'ai  fait  mon  possible  pour  mettre  à  profit  les  nom- 
breux travaux  modernes  sur  la  matière  qui  fait  l'objet 


PREFACE.  Xt 

de  ces  études.  Nommer  ici  les  auteurs  que  j'ai  consultés 
serait  une  tache  bien  longue  ;  ils  sont  ordinairement 
cités  soit  dans  le  texte  même,  soit  dans  les  notes  qui 
l'accompagnent.  Parmi  les  écrivains  français  que  j'ai  le 
plus  suivis,  je  dois  cependant  indiquer  Ghampionniëre 
(Propriété  des  eaux  courantes) j  dont  les  vues  nouvelles 
et  originales  sur  la  féodalité  française  semblent  être  en- 
core à  l'heure  qu'il  est  trop  peu  connues  et  appréciées  ; 
parmi  les  écrivains  allemands,  à  côté  d'Eichorn,  de 
Waitz,  A'Homeyer,  de  Walther,  je  placerai  avec  un 
certain  amour-propre  national  le  docteur  Bluntschli; 
parmi  les  Italiens,  après  le  grand  Muratori^  fondateur 
de  la  science  de  l'histoire  du  droit  dans  son  pays,  je 
dois  nommer  avec  reconnaissance  MM.  de  Vesme,  Balbo, 
Sclopis,  Albini  et  surtout  mon  ancien  collaborateur  et 
ami  Melegari,  autrefois  mon  collègue  dans  la  Faculté 
de  Droit  de  Lausanne,  aujourd'hui  professeur  à  Turin. 
Les  éléments  de  ce  travail  sont  nécessairement  em- 
pruntés ;  car  il  serait  aussi  oiseux  que  gigantesque,  voire 
même  impraticable  de  vouloir  refaire  sur  les  sources 
une  foule  de  livres  spéciaux,  composés  avec  soin  sur  les 
lieux  mêmes.  Je  crois  cependant  que  la  conception  gé- 
nérale de  cet  essai  est  originale,  et  je  me  flatte  qu'une 
comparaison,  même  restreinte  et  résumée  comme  celle- 
ci,  des  législations  du  moyen  âge,  peut  avoir  une  certaine 
utilité  scientifique  ;  ainsi  l'on  voudra  bien  observer,  par 
exemple,  qu'aucun  des  ouvrages  si  remarquables  qui 
ont  été  publiés  dans  ce  siècle-ci,  sur  le  droit  germa- 
nique et  le  droit  italien,  n'avait  encore  été  traduit.  J'ai 


XII  PRKFACR. 


été  obligé  de  m'embarquer,  en  quelque  sorte  sans  pré- 
cédentSy  dans  la  tâche  aventureuse  de  transporter  dans 
notre  langue  une  technologie  complètement  à  part  ;  que 
cela  serve  d'excuse  aux  erreurs  que  j'aurai  pu  com^ 
mettre. 

E.  S. 


ESSAI 


SUR  LA  FÉODALITÉ 


CHAPITRE  PREMIER 

DE  L'ORIGINE  ET  DE  LA  FORMATION  DU 

SYSTÈME  FÉODAL. 


I. 


De  la  féodalité  en  général* 

Qu'est-ce  que  la  féodalité?  Cette  question  se  présente  na- 
turellement au  début  d'un  travail  de  ce  genre,  et  il  n*est  pas 
très  facile  d'y  répondre  avec  précision.  La  féodalité  peut  être 
envisagée  comme  une  époque  historique,  comme  un  système 
ou  un  corps  d'institutions  juridiques,  comme  un  mode  d'or- 
ganisation sociale.  Le  mot  féodalité  réveille  simultanément 
dans  l'esprit  ces  divers  sens,  qui  rentrent  jusqu'à  un  certain 
point  les  uns  dans  les  autres ,  se  définissent  instinctivement 
les  uns  par  les  autres,  niais  qu'il  faut  pourtant  distinguer,  si 
l'on  veut  être  clair. 

Si  nous  considérons  la  féodalité  comme  une  époque  histo- 

M£M.  ET  DOCUM.  XVI.  1 


2  DE   LA    FÉODALITÉ   EN    GENERAL. 

rique,  nous  dirons  que  c'est  l'époque  dans  laquelle  prévalait 
le  système  social  qui  avait  pour  base  le  fief.  Lorsqu'on  veut 
la  déterminer  par  des  dates,  on  la  place  ordinairement  entre 
le  IX®  et  le  XV®  siècle,  c'est-à-dire  entre  le  démembrement 
de  l'empire  franc  et  le  commencement  des  temps  modernes  ; 
c'est,  en  effet,  pendant  ce  laps  de  temps  que  le  système  féodal 
a  dominé  dans  la  société  européenne.  Il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue,  cependant,  que  les  premiers  développements,  les  premiè- 
res phases  de  l'époque  féodale  embrassent  toute  l'époque  dé- 
signée par  les  historiens  sous  le  nom  d'époque  barbare  ;  que 
cette  époque  se  prolonge,  pour  la  plus  grande  partie  de  l'Eu- 
rope, sous  beaucoup  de  rapports,  jusqu'à  la  Révolution  fran- 
çaise ;  et  que  même,  pour  quelques  contrées  de  l'Europe, 
l'époque  féodale  n'est  point  encore  entrée  dans  le  domaine  du 
passé. 

Envisagée  comme  système  juridique ,  la  féodalité  prend 
une  signification  équivalente  à  celle  de  droit  féodal;  mais  ce 
terme  aussi  peut  être  entendu  dans  des  sens  plus  ou  moins 
étendus.  Dans  le  sens  le  plus  large,  il  comprendrait  toutes  les 
institutions  et  toutes  les  doctrines  juridiques  de  l'époque  féo- 
dale ;  dans  le  sens  le  plus  restreint,  il  comprendrait  seule- 
ment celles  de  ces  institutions  et  de  ces  doctrines  qui  con- 
cernent le  fief,  contrat  d'une  nature  particulière  d'après 
lequel  la  possession  et  la  jouissance  d'une  certaine  terre  est 
assurée  à  quelqu'un,  moyennant  l'engagement  que  prend  le 
possesseur  de  rendre  au  propriétaire  direct  de  la  terre  cer- 
tains services  compris  en  général  dans  le  devoir  de  fidélité  '. 

*  Cette  définition  du  fief,  qui  nous  sert  à  définir  la  féodalité  sous  le  point 
de  vue  juridique,  est  incomplète  sans  doute  ;  nous  verrons  plus  loin  comment 
et  pourquoi  il  est  impossible  d'en  donner  une  définition  parfaitement  exacte, 
c'est-à-dire  qui  épuise  l'idée  de  son  objel  et  ne  puisse  cependant  s'appliquer 
qu'à  ce  môme  objet. 


DÉFINITIONS. 


On  pourrait  encore,  entre  l'acception  stricte  et  l'acception 
large  des  mots  droit  féodal,  indiquer  certains  intermédiaires 
qui  se  détermineraient  plus  ou  moins  arbitrairement. 

Envisagée  comme  mode  d'organisation  sociale,  l'expres- 
sion de  féodalité  s'applique,  dans  le  langage  de  la  science  mo- 
derne, à  tous  les  systèmes  sociaux  dans  lesquels  la  propriété 
affecte  cette  forme  particulière  qu'elle  avait  en  Europe  pen- 
dant la  féodalité  du  moyen  âge,  mais  qu'elle  a  eue  aussi  dans 
d'autres  moments  historiques  ;  en  d'autres  termes,  à  tout  sys- 
tème social  qui  fait  reposer  l'obligation  de  certains  services 
envers  l'Etat  et  le  droit  correspondant  sur  la  possession  d'une 
certaine  terre. 

Evidemment,  cette  acception  nouvelle  du  terme  de  féodalité 
est  une  acception  dérivée.  Dans  certains  moments,  où  la  so- 
ciété était  organisée  féodalement,  le  contrat  féodal  et  le  fief, 
d'où  l'on  a  tiré  le  mot  féodalité,  n'existaient  en  aucune  ma- 
nière; on  applique  à  l'organisation  sociale  de  ces  moments 
historiques  le  nom  qui  a  servi  à  désigner  l'époque  la  plus 
connue  et  la  plus  rapprochée  avec  laquelle  ces  moments  ont 
une  grande  analogie. 

Dès  la  plus  haute  antiquité,  en  effet,  et  dès  lors,  à  diverses 
époques  et  chez  des  peuples  sans  rapports  directs  les  uns 
avec  les  autres,  on  découvre  des  institutions  qui  ont  la  plus 
grande  ressemblance  avec  les  institutions  féodales,  des  états 
sociaux  à  peu  près  pareils,  quant  au  régime  de  la  propriété, 
à  celui  qui  régissait  l'Europe  au  moyen  âge.  L'existence  de 
ce  fait  considérable  dans  l'histoire  de  l'humanité  s'expliquera 
à  mesure  que  nous  nous  rendrons  compte  des  éléments  qui 
constituent  cet  état  social  auquel  on  donne  le  nom  de  féo- 
dalité. 

On  a  encore  employé  quelquefois  le  mot  de  féodalité  pour 


h  DE   LA   FÉODALITÉ   EN   GÉNÉRAL. 

désigner  une  certaine  portion,  un  certain  élément  de  la  so- 
ciété; on  a  opposé  la  féodalité  à  TEglise,  aux  communes,  à  la 
royauté,  éléments  de  la  société  qui  étaient  sans  doute  moins 
exclusivement  féodaux  que  la  classe  des  possesseurs  de  fiefs, 
mais  qui  faisaient  néanmoins  tous  partie  du  même  système. 
Cette  dernière  acception  ne  doit  pas  nous  arrêter,  car  elle  est 
secondaire  et  ne  risque  pas  de  se  confondre  avec  les  autres. 

Le  but  de  nos  recherches  sera  les  institutions  juridiques  de 
l'époque  féodale,  ou  plus  précisément  encore  le  droit  féodal 
dans  l'Europe  du  moyen  âge  ;  mais ,  avant  tout ,  ne  con- 
viendrait-il pas  de  s'enquérir  de  la  cause  qui  a  produit,  en 
des  temps  et  des  lieux  si  divers ,  cet  état  social  auquel  on 
donne  le  nom  de  féodal,  lequel  a  produit  lui-même  les  ins- 
titutions propres  à  l'époque  particulière  qui  va  nous  occuper  ? 

La  constitution  politique  et  sociale  d'un  peuple  est  déter- 
minée par  la  liberté ,  lorsque  dans  ses  institutions  l'homme 
cherche  à  réaliser  cet  idéal  de  la  loi  morale  qu'il  porte  eu  lui, 
dans  sa  raison  et  dans  sa  conscience  ;  elle  est  déterminée  par 
la  nécessité,  en  ce  sens  qu'elle  dépend  aussi  des  conditions 
matérielles  dans  lesquelles  chaque  peuple  est  placée  condi- 
tions dont  l'influence  se  fait  nécessairement  sentir,  car  l'homme 
est  un  être  matériel  aussi  bien  que  spirituel,  soumis  aux  lois 
physiques  de  la  nature  aussi  bien  qu'à  celles  de  la  morale  et 
de  la  religion. 

Au  nombre  de  ces  conditions,  qui  modifient  les  institutions 
sociales  d'une  manière  nécessaire,  sont  en  première  ligne  les 
circonstances  économiques,  qui  de  leur  nature  s'imposent 
plutôt  qu'elles  ne  se  choisissent.  L'homme  cherche  son  mieux, 
seulement  il  peut  se  tromper  ou  être  empêché  de  l'atteindre 
par  des  intérêts  particuliers  dont  l'action  se  trouve  quelque- 
fois plus  puissante  que  celle  de  l'intérêt  général. 


8A   RAISON    ECONOMIQUE.  5 

Lorsqu'en  raison  des  circonstances  économiques  dans  les- 
quelles une  société  est  placée,  l'Etat  est  amené  à  concéder  la 
jouissance  de  la  terre  pour  rémunérer  les  services  publics, 
Tordre  de  choses  qui  résulte  d'un  tel  rapport  est  la  constitu- 
tion féodale  dans  le  sens  le  plus  large  que  ce  terme  puisse 
recevoir. 

Un  tel  état  de  choses  se  produit,  soit  lorsque  la  richesse  so- 
ciale ne  s'est  pas  encore  développée  suffisamment,  soit  lors- 
qu'une décadence  di  vitiale,  survenue  par  l'effet  de  telles  causes 
que  ce  soient,  ramène  la  richesse  sociale  à  un  état  d'infério- 
rité équivalent  à  un  incomplet  développement. 

Pour  faire  saisir  notre  pensée ,  nous  serons  obligés  d'a- 
border un  instant  le  terrain  de  l'économie  politique  et  par  là 
même  d'emprunter  quelque  peu  son  langage. 

A  l'origine  des  sociétés,  la  terre  est,  comme  tous  les  autres 
agents  naturels ,  à  la  disposition  de  qui  veut  s'en  servir. 
L'agriculture  est  sur  le  même  pied  que  les  autres  industries, 
qui  rendent  un  revenu  proportionné  au  travail  qu'on  leur  ap- 
plique et  au  capital  qu'on  leur  sacrifie  ;  de  là  la  progression  si 
rapide  de  la  richesse  au  début  de  la  société.  Mais,  au  fur  et  à 
mesure  que  les  foyers  de  consommation  s'accroissent  et  qu'une 
plus  grande  civilisation  se  développe,  l'agriculture  rencontre 
dans  la  production  des  difficultés  naturelles,  qui  font  qu'au 
lieu  de  tendre ,  comme  les  autres  industries ,  à  produire 
toujours  meilleur  marché,  elle  tend  au  contraire  à  produire 
toujours  plus  cher.  L'agriculteur  est  obligé  de  cultiver  des 
terres  de  qualité  inférieure  ;  or,  les  capitaux  et  le  travail  ne 
se  porteront  pas  sur  ces  terres  inférieures  si  leurs  profits  or- 
dinaires ne  sont  pas  assurés.  Les  produits  des  terres  infé- 
rieures, le  blé,  par  exemple,  se  vendra  plus  cher,  attendu 
qu'il  s'agit  ici  d'objet  de  première  nécessité.  Lorsqu'il  s'a- 


6  DE  LA  FÉODALITÉ  EN  GENERAL. 

git  d'objets  de  cette  catégorie,  c'est  le  producteur  et  non  le 
consommateur  qui  fait  le  prix  du  marché,  par  la  raison  que, 
si  le  producteur  ne  pouvait  retirer  de  ses  produits  le  prix  qui 
lui  est  nécessaire  pour  Tindemniser  du  capital  qu'il  a  employé 
pour  produire  et  le  faire  vivre  en  outre,  il  ne  cultiverait  pas, 
et  la  disette  se  produisant  ramènerait  forcément  les  prix  au 
taux  qui  lui  permet  de  travailler.  —  Cela  posé,  du  moment 
que  le  blé  des  terres  de  seconde  qualité  se  vend  plus  cher, 
celui  qui  a  cultivé  les  terres  de  première  qualité,  c'est-à-dire 
celles  qui  se  cultivent  à  meilleur  marché,  profite  de  la  hausse 
puisqu'il  vend  aussi  cher  que  les  autres  producteurs ,  qui 
gagnent  moins  que  lui.  La  différence  au  profit  des  terres  de 
première  qualité  est  ce  que  l'économie  politique  appelle  la 
rente  des  terres  ou  la  rente  simplement. 

La  propriété  du  sol  n'est  pas  la  cause  de  la  rente,  elle  en 
est  l'effet  ;  elle  ne  fait  que  déterminer  à  qui  la  rente  est  attri- 
buée. Dès  que  les  terres  de  seconde  qualité  sont  cultivées,  il 
faut  que  la  propriété  se  fixe  ;  sans  cela,  il  n'y  aurait  que  dé- 
sordre, chacun  cherchant  à  cultiver  les  terres  qui  produisent 
la  rente  de  préférence  à  celles  qui  ne  la  produisent  pas;  force 
est  donc,  du  moment  que  la  rente  existe,  d'attribuer  la  pro- 
priété foncière  à  quelqu'un  :  ou  à  l'Etat,  ou  aux  individus. 

Si,  au  lieu  de  passer  à  la  culture  des  terres  de  seconde  qua- 
lité, l'agriculteur  préfère  employer  son  capital  à  faire  pro- 
duire plus  des  terres  de  première  qualité,  la  rente  naît  égale- 
ment, car  la  terre  ne  produit  pas  en  raison  directe  du  capital 
employé  sur  elle,  en  dehors  de  certaines  limites.  Mais  ce  pro- 
cédé est  déjà  plus  artificiel  que  celui  qui  consiste  à  cultiver 
les  terres  de  seconde  qualité  qui  sont  en  friche. 

La  rente  est  un  bénéfice  propre  à  l'agriculture  seulement, 
vu  que,  dans  l'agriculture,  le  prix  des  produits  est,  avons- 


8A   RAISON    ÉCONOMIQUE.  7 

nous  dit,  réglé  par  ceux  d'entre  eux  qu'on  obtient  dans  les 
conditions  les  moins  favorables,  au  rebours  des  autres  indus- 
tries, qui  ne  sont  pas  de  première  nécessité  comme  Tagricul- 
ture,  et  dans  lesquelles  par  conséquent  le  prix  des  produits 
est  déterminé  par  les  produits  obtenus  dans  les  conditions  les 
plus  favorables ,  le  prix  étant  ici  fait  non  parle  producteui*, 
mais  par  le  consommateur. 

Dans  les  époques  primitives,  l'appropriation  du  sol  serait 
un  non-sens,  car,  au  lieu  de  favoriser  les  progrès  de  l'écono- 
mie nationale,  elle  leur  serait  contraire.  On  cultive  les  meil- 
leures terres,  et  celui  qui  exploiterait  des  terres  d'inférieure 
qualité  ferait  une  chose  absurde,  aussi  longtemps  qu'il  y  a 
des  terres  de  première  qualité  vacantes.  Alors  la  vie  est 
vagabonde,  chacun  va  chercher  les  bonnes  terres  où  elles 
sont,  laissant  de  côté  les  moindres  qu'il  a  sous  la  main,  mais 
qui  demanderaient  plus  de  peine  pour  un  moindre  profit. 

Lorsque  la  population  s'accroît  trop  sur  un  espace  donné, 
on  se  disperse;  «les uns  prennent  l'Orient,  les  autres  l'Occi- 
dent. »  Mais  quand,  avec  le  temps,  un  peuple,  une  tribu,  vient 
à  être  resserré  dans  un  espace  qu'il  ne  peut  plus  ni  changer, 
ni  agrandir  et  là  se  multiplie  encore  au  point  d'être  obligé  de 
cultiver  les  terres  de  seconde  qualité,  dans  cette  condition,  la 
rente  naît  ;  la  répartition  des  terres  qui  forment  le  territoire 
du  peuple  entre  les  familles  qui  le  composent  devient  en 
conséquence  nécessaire. 

L'Etat  ayant  besoin  de  services  pour  remplir  les  fonctions 
qui  le  constituent,  on  trouve  juste  d'imposer  ces  services  à 
ceux  qui  possèdent  les  meilleures  terres,  celles  qui  donnent 
à  leur  possesseur  un  bénéfice  net  en  surplus  des  frais  ordi- 
naires de  rindustrie  et  du  travail. 

Ou,  plus  exactement  encore,  comme  les  services  rendus  à 


8  DE   LA   FÉODALITÉ   EN   GÉNÉRAL. 

TEtat  sont  des  fonctions,  les  fonctions  publiques  deviennent 
un  privilège,  onéreux  sous  certains  rapports,  mais  utile  sous 
d'autres,  auquel  vient  s'unir  comme  compensation  le  privi- 
lège, uniquement  avantageux,  de  jouir  des  meilleures  terres. 
Par  là,  la  rente,  en  forçant  d'abord  Tappropriation  du  sol,  et 
secondement  Tadjudicalion  des  terres  rentives  aux  détenteurs 
des  fonctions  publiques,  devient  la  base  d'une  aristocratie  que 
nous  pourrons  appeler  féodale,  aux  termes  de  la  détinition 
que  nous  avons  donnée.  C'est  là  la  féodalité  primitive,  telle 
qu'elle  se  produit  à  l'enfance  des  sociétés. 

Voici  donc,  en  résumé,  l'histoire  des  débuts  de  ces  sociétés  : 
Les  peuples  primitifs,  occupant  de  très  vastes  espaces  relati- 
vement au  nombre  d'individus,  Tappropriation  du  sol  n'a  pas 
lieu  d'abord,  car  on  n'en  a  pas  besoin.  Dans  cet  état  primor- 
dial, il  peut  y  avoir  territoire  déjà,  mais  il  n'y  a  pas  encore 
de  propriété  foncière.  C'est  le  peuple  qui  s'assied  dans  des  li- 
mites plus  ou  moins  vagues,  ou  plus  ou  moins  déterminées. 
Il  arrive  un  moment  où  l'on  ne  peut  plus  recourir  à  l'émi- 
gration pour  remédier  au  trop  plein  dépopulation,  et  où  deux 
peuples  se  disputent  un  territoire  qu'ils  convoitent  également; 
la  guerre  arrêtera  quelque  temps  les  progrès  de  la  population, 
mais  bientôt  celle-ci  augmente  encore  en  dépit  de  l'extermi- 
nation de  l'homme  par  l'homme  qui  a  commencé,  et  le  peuple 
resserré  entre  d'autres  peuples  en  vient  à  se  répartir  le  terri- 
toire national.  L'Etat  reconnaît  alors  aux  diverses  tribus  qui 
le  composent  un  territoire  spécial  dont  chacune  tirera  le  meil- 
leur parti  qu'elle  pourra.  C'est  ordinairement  à  cette  phase 
que  naît  l'agriculture,  car  il  faut  songer  à  tirer  de  la  terre  un 
plus  grand  profit  que  celui  qu'on  en  retire  par  la  chasse  et  le 
pâturage. 

D'abord,  chaque  tribu  cultive  seulement  ses  meilleures 


PHASES   DE   LA   PROPRIÉTÉ.  9 

terres,  mais  la  tribu  s'accroît  encore,  et  comme  nul  ne  choi- 
sirait volontairement  les  terres  inférieures,  les  chefs  des  tri- 
bus doivent  opérer  une  nouvelle  répartition,  de  nouveaux 
cantonnements  ;  alors  la  propriété  devient  familiale  ;  alors 
aussi  on  commence  à  cultiver  les  terres  de  seconde  qualité, 
et  de  cette  circonstance  nait  la  rente;  le  bénéfice  résultant 
de  la  différence  de  fertilité  qui  existe  entre  les  terrains  est 
bientôt  remarqué,  et  les  chefs  s'adjugent  les  bons  à  charge  de 
rendre  à  TEtat  les  services  fonctionnels  qui  lui  sont  néces- 
saires, et  dont  les  propriétaires  de  terres  inférieures  pour- 
ront être  dispensés.  Or,  avons-nous  vu,  cette  propriété  d'une 
terre  liée  à  un  service  public,  c'est  le  fief,  et  l'état  féodal  est 
le  système  qui  fait  reposer  les  services  publics  sur  la  posses- 
sion de  certaines  terres.  Cet  état  féodal,  qui  nait  en  même 
temps  que  l'appropriation  privée  du  sol,  est  pour  ainsi  dire 
la  première  forme  de  l'impôt. 

Ainsi,  à  la  phase  monarchique  et  patriarcale  succède  la 
forme  monarchique  et  féodale,  dans  laquelle  la  propriété  des 
terres  cultivées  est  encore  un  privilège.  Lors:]ue  les  terres 
inférieures  seront  aussi  réparties  et  qu'un  beaucx)up  plus 
grand  nombre  arriveront  à  la  propriété  du  sol,  on  sera  par- 
venu à  la  phase  démocratique  et  individuelle.  Il  est  aisé  de 
s'apercevoir  qu'à  chaque  évolution  de  la  propriété  corres- 
pond un  progrès  dans  la  liberté,  et  qu'en  fait,  l'inégalité  des 
terres  est  un  des  plus  puissants  leviers  pour  la  civilisation. 

Outre  l'appropriation  du  sol  et  la  rente  qui  en  est  le  ré- 
sultat immédiat,  l'aristocratie  a  encore  une  autre  cause  dans 
l'histoire  de  l'humanité,  savoir  la  conquête,  et  l'esclavage 
qui  en  est  la  triste  conséquence  ;  mais  la  rente  à  elle  seule 
pourrait  donner  naissance  à  une  aristocratie  féodale  sans  le 
secours  de  l'esclavage. 


10  DE   LA   FÉODALITÉ   EN   GÉNÉRAL. 

La  féodalité  primitive  s'allie  ordinairement  avec  l'escla- 
vage ;  dès  les  premiers  jours,  l'homme  n'eut  pas  de  plus  re- 
doutable ennemi  que  l'homme  ;  de  très  bonne  heure,  les  forts 
ont  confisqué  la  liberté  des  faibles  ;  à  peine  l'homme  a-t-il 
pu  accumuler  son  travail,  à  peine  le  travail  a-t-il  acquis  par 
là  une  valeur  aux  yeux  des  autres,  que  le  faible,  en  proie 
aux  injustes  convoitises,  a  été  forcé  par  la  violence  à  tra- 
vailler au  profit  de  son  semblable,  et,  par  un  étrange  per- 
vertissement,  le  surplus  du  travail,  moyen  principal  par  le- 
quel l'homme  acquiert  la  liberté,  est  devenu  la  cause  qui  la 
lui  a  fait  perdre. 

Or,  le  moment  où  la  rente  se  produit  est  justement  celui 
où  le  travail  de  l'homme  commence  à  devenir  précieux  pour 
autrui.  Nulle  part  vous  ne  voyez  l'esclavage  là  où  il  n'est 
pas  productif.  Plus  les  progrès  économiques  s'accomplissent, 
plus  la  richesse  augmente.  Plus  la  liberté  extérieure  est 
grande  chez  ceux  qui  la  conservent,  plus  aussi  les  esclaves 
sont  recherchés.  Plus  l'esclavage  se  consolide ,  plus  il  de- 
vient dur,  absolu  à  l'égard  de  ceux  qui  le  subissent. 

Voilà  comment,  par  une  loi  de  l'économie  sociale  que  l'his- 
toire a  vérifiée,  la  naissance  d'une  aristocratie  féodale  à  la- 
quelle la  possession  de  la  rente  permet  de  vivre  exempte  de 
travail  manuel,  et  par  conséquent  permet  de  consacrer  ses 
loisirs  au  service  et  au  gouvernement  de  l'Etat ,  coïncide 
constamment  avec  le  développement  de  l'esclavage ,  cette 
violation  odieuse  des  droits  de  l'humanité! 

Cette  coïncidence  est  d'autant  plus  naturelle,  qu'ainsi  qu'on 
l'a  dit  tout  à  l'heure,  pour  s'assujettir  aux  travaux  pénibles 
qu'exige  l'agriculture,  et  surtout  la  culture  des  terres  infé- 
rieures, l'homme  dut  y  être  contraint.  De  rudes  combats, 
des  guerres  cruelles  eurent  lieu  entre  les  peuples  primitifs 


CAUSES   DE   L* ESCLAVAGE.  44 

quand,  poussés  par  l'accroissement  de  la  population,  ils  se 
rencontrèrent  sur  leurs  limites  naturelles.  L'esclavage  fut  le 
fruit  de  ces  guerres,  qui  ont  en  partie  précédé  Tagriculture, 
mais  Fagriculture  et  les  sueurs  qu'elle  exige  de  celui  qui  lui 
demande  sa  subsistance  ont  poussé  à  l'esclavage  en  en  fai- 
sant apprécier  l'utilité. 

Chez  les  peuples  anciens  de  l'Asie,  la  propriété  du  sol  ap- 
partient à  l'Etat  ;  sous  ce  rapport,  elle  est  encore  arrêtée 
dans  la  phase  que  j'ai  appelée  monarchique;  mais  une  ten- 
dance à  entrer  dans  la  phase  aristocratique  ou  féodale  se 
manifeste  de  diverses  manières,  selon  le  caractère  particulier 
de  chaque  peuple. 

Chez  les  Juifs,  chaque  tribu,  et  dans  chaque  tribu,  chaque 
famille  a  reçu  une  part  du  sol  en  usufruit;  cette  part  ne 
pouvait  ni  être  aliénée,  ni  sortir  de  la  famille  qui  l'a  reçue 
d'abord.  L'individu  peut  se  priver  de  la  terre  pour  un  temps, 
seulement  il  a  toujours  le  droit  de  la  racheter,  et*  ce  droit 
passe  à  son  plus  proche  parent ,  disposition  qui  rappelle  le 
retrait  lignager  du  droit  féodal.  Dans  tous  les  cas,  lors  du 
jubilé  qui  avait  lieu  tous  les  cinquante  ans,  la  terre  aliénée 
revenait  à  la  famille  de  ses  anciens  possesseurs.  La  famille 
possédait  sa  part  à  titre  de  fief,  car  à  cette  possession  étaient 
liées  certaines  charges  de  services  envers  l'Etat.  Les  maisons 
appartenant  à  la  tribu  de  Lévi,  c'est-à-dire  au  sacerdoce,  ne 
pouvaient  être  aliénées,  et  ainsi  participaient  au  sort  de  la 
terre,  tandis  qu'en  général,  les  maisons  étaient  aliénables. 
Au  moyen  âge,  on  retrouvera  la  même  distinction. 

Dans  l'Inde ,  où  le  régime  de  la  caste  domine  à  la  fois 
l'Etat  et  l'individu,  la  propriété  n'existe  pas  plus  que  la  li- 
berté. Le  travail  est  divisé  hiérarchiquement  entre  les  castes, 
la  terre  et  les  choses  sont  réparties  en  vue  du  travail  général. 


iS  DE   LA   FÉODALITÉ   EN   GÉNÉRAL. 

Nous  n'avons  donc  ni  la  propriété  féodale ,  telle  que  nous 
venons  de  la  trouver,  en  ébauche  du  moins,  chez  le  peuple 
hébreu,  ni  à  plus  forte  raison  la  propriété  franche  qui  sup- 
pose la  liberté  du  possesseur. 

En  Egypte,  où  les  castes  existent  aussi,  la  terre  appar- 
tient en  toute  propriété  à  TEtat,  et  Tagriculteur  vit  sur  elle 
comme  fermier.  Ce  système  dure  encore  aujourd'hui. 

En  Chine,  les  terres  n'appartiennent  pas  non  plus  aux  in- 
dividus; elles  sont  divisées  en  cinq  classes  :  la  première  est 
le  domaine  de  l'empereur  ;  la  deuxième,  le  domaine  natio- 
nal; la  troisième  appartient  aux  dignitaires  de  l'Etat,  jouis- 
sant de  l'exemption  d'impôt  ;  la  quatrième  contient  les  terres 
soumises  à  l'impôt  ;  la  cinquième  sert  de  solde  aux  soldats. 
C'est  le  système  bénéficier  du  moyen  âge  appliqué  à  tous  les 
degrés  de  la  hiérarchie,  mais  dominé  toujours  par  le  prin- 
cipe de  la  propriété  réelle  de  l'Etat. 

La  Grèce  a  vu  la  propriété  naître  et  se  développer  en  pas- 
sant par  toutes  les  phases  auxquelles  elle  est  appelée.  L'épo- 
que pélagique  nous  laisse  entrevoir  dans  son  obscurité  une 
propriété  du  genre  monarchique.  Une  partie  des  terres  ap- 
partient au  temple  autour  duquel  est  groupée  la  nation, 
l'autre  appartient  au  roi.  L'Etat  et  la  religion  se  distinguent 
déjà  jusqu'à  un  certain  point. 

La  propriété  des  tribus  ou  des  héros  vient  bientôt  s'établir 
à  côté  de  la  propriété  de  la  nation.  L'époque  hellénique  voit 
la  propriété  devenir  réellement  aristocratique  et  féodale.  Le 
pouvoir  et  les  terres  appartiennent  aux  chefs  de  famille  des 
tribus  conquérantes;  les  vaincus,  comme  les  Penestes  de 
Thessalie  et  les  Ilotes  de  Sparte,  sont  des  serfs  de  la  glèbe  de 
la  plus  basse  condition.  Les  Ioniens  avaient  agi  un  peu  diffé- 
remment que  les  Doriens.  Dans  l'Âttique,  ils  avaient  occupé 


LA  FÉODALITÉ  CHEZ   LES   ANCIENS.  43 

les  bonnes  terres  de  la  plaine  et  relégué  les  anciens  habitants 
dans  les  terres  moins  fertiles  de  la  montagne  et  de  la  côte.  A 
la  jouissance  des  bonnes  terres  correspond  l'obligation  de 
défendre  l'Etat  ;  la  classe  dominatrice  a  tiré  de  là  le  nom 
d'hippobotes  (ceux  qui  combattent  sur  des  chariots).  Au  re- 
bours de  la  féodalité  germanique,  les  aristocraties  de  l'épo- 
que hellénique  résidaient  dans  les  villes  et  tenaient  de  là  les 
campagnes  dans  leur  sujétion.  La  phase  féodale  ne  dura 
guère  en  Grèce  ;  les  constitutions  de  Lycurgue  et  de  Solon 
furent  toutes  deux  une  réaction  contre  l'oligarchie  et  une 
transition  vers  la  démocratie,  mais  par  des  chemins  différents. 

Nulle  part  plus  qu'à  Rome  l'histoire  de  la  propriété  n'est 
liée  à  celle  des  institutions  politiques.  Comme  en  Grèce,  on 
combattait  à  la  fois  pour  la  propriété  et  pour  la  liberté  ;  mais, 
en  Grèce,  on  recherche  plutôt  le  pouvoir,  et  à  Rome,  la  pro- 
priété. La  propriété  tenait  des  deux  principes  de  civilisa- 
tion orientale  et  occidentale  qui,  à  Rome,  ont  leur  point  de 
contact  ;  la  propriété  de  l'Etat,  ager  publicus,  correspond  à 
la  première  ;  la  propriété  des  familles ,  ager  privatuSj  agri 
limitati,  correspond  à  la  seconde.  L*ager  primtus  était  pri- 
mitivement réparti  entre  les  familles  des  curies  romaines. 

Vager  publicus  devait  subvenir  aux  dépenses  de  l'Etat  ; 
on  en  accordait  la  jouissance  aux  patriciens,  qui  cédaient  à 
leur  tour  des  portions  de  ces  terres  à  leurs  clients.  La  pkbs, 
exclue  de  Vager  publicus,  tandis  que  la  charge  du  cens  et 
celle  du  service  militaire  pesaient  lourdement  sur  elle,  n'a- 
vait d'autre  alternative  que  de  devenir  cliente  des  patriciens 
pour  participer  aux  terres  publiques,  sans  cesse  accrues  par 
la  conquête,  ou  de  s'emparer  directement  de  ces  terres,  et 
pour  cela  du  pouvoir  de  les  conférer.  Tel  est  le  fond  des  in- 
surrections plébéiennes  de  l'époque  de  la  république. 


14  DE    LA   FÉODALITÉ    EN    GÉNÉRAL. 

Des  concessions  opportunes,  la  fondation  de  colonies  apai- 
saient pour  un  certain  temps  des  exigences  qui,  bientôt 
après,  surgissaient  derechef;  enfin,  après  de  longues  luttes, 
la  puissance  tribunitienne  fait  obtenir  aux:  plébéiens  le  par- 
tage du  domaine  public,  et  de  ce  moment  date  Tanéantisse- 
ment  de  la  puissance  patricienne  ;  les  grandes  fortunes,  les 
optimates,  remplacent  l'aristocratie  de  race;  la  plèbe  n'y  ga- 
gna pas  grand'cbose,  la  chute  des  Gracques  les  empêcha  de 
relever  la  propriété  moyenne,  qui  seule  eût  pu  sauver  l'Etat, 
et  la  république  devint  la  proie  d'ambitieux,  qui  entraînèrent 
les  pauvres  après  eux  par  l'appât  de  fallacieuses  largesses. 
Ainsi,  c'est  sur  le  terrain  de  Vager  puhlicus  que  le  combat 
pour  la  liberté  s'est  livré.  La  plèbe  ne  demandait  pas  la  pro- 
priété des  patriciens,  comme  on  l'a  cru,  elle  voulait  seule- 
ment la  liberté  à  l'égal  des  patriciens  ;  mais  la  propriété  était 
le  bénéfice  des  patriciens,  les  fonctions  civiles  et  militaires 
qui  leur  incombent  sont  à  la  fois  la  charge  attachée  à  cette 
propriété  et  la  souveraineté  elle-même.  Aussi  les  patriciens 
veulent-ils  bien  consentir  à  céder  les  profits  de  leur  posses- 
sion, mais  non  le  droit,  auquel  leur  pouvoir  de  classe- est 
attaché. 

Lorsque  la  plèbe  eut  entièrement  conquis  le  droit  de  pro- 
priété, elle  eut  en  même  temps  le  pouvoir  ;  mais,  à  cet  ins- 
tant précis,  la  république  avait  cessé  d'exister,  la  plèbe  ne 
pouvait  gouverner  qu'en  la  personne  des  empereurs. 

Dans  les  rapports  des  anciens  patriciens  de  Rome  avec 
leurs  clients,  on  remarque  certains  traits  qui  rappellent  notre 
féodalité,  par  exemple,  le  devoir  de  protection  et  la  juridic- 
tion du  chef  de  la  gens.  Un  savant  écrivain,  M.  Giraud,  a 
même  inféré  de  certains  textes  que  la  gens  avait  son  droit 
spécial  ;  mais  ce  point  ne  parait  pas  prouvé. 


FÉODALITÉ   EN   ASIE.  IS 

Les  formes  plus  ou  moins  féodales  que  nous  retrouvons 
chez  les  peuples  anciens  s'associent  à  des  institutions  fort 
diverses,  mais  partout,  en  y  regardant  bien,  nous  découvri- 
rons l'élément  normal  de  toute  féodalité,  une  relation  entre 
la  jouissance  de  certaines  terres  et  l'obligation  de  rendre  à 
l'Etat  certains  services. 

Chez  les  Tartares  et  dans  le  Japon,  où  les  voyageurs  di- 
sent exister  aussi  une  sorte  de  régime  féodal,  ce  qu'ils  ont 
observé  consiste  dans  l'obligation  de  défendre  l'Etat  ratta- 
chée à  la  possession  de  la  terre,  en  d'autres  termes,  des  bé- 
néfices militaires.  Cet  élément  normal  de  la  féodalité  qui  est 
renfermé  dans  tous  les  systèmes  féodaux ,  quelque  divers 
qu'ils  soient  d'ailleurs ,  se  trouvera  comme  base  dans  notre 
féodalité  du  moyen  âge ,  mais  en  s'alliant  avec  d'autres  élé- 
ments qui  le  caractérisent  d'une  manière  spéciale  et  sont 
issus  des  institutions  antérieures  des  peuples  chez  lesquels 
la  féodalité  s*est  établie. 


46  ORIGINE   DE   LA   FÉODALITÉ. 


Sn. 


Origine  de  la  féodalité  du  moyen  âge« 


La  question  des  origines  de  la  féodalité  du  moyen  &ge 
a  partagé  les  savants  qui  ont  traité  ce  sujet;  il  est  peu  de 
questions  historiques  qui  aient  été  autant  controversées  ;  le 
principe  économique  qui  est  la  cause  logique  de  la  féodalité 
ne  les  a  pas  frappés  ;  c'est  dans  les  antécédents  historiques, 
dans  l'analyse  des  institutions  juridiques  antérieures  qu'ils 
ont  cherché  la  solution  du  problème  ;  c'est  la  filiation  im- 
médiate du  phénomène  dont  ils  se  sont  préoccupés. 

Deux  écoles  principales  existent  et  luttent  encore  aujour- 
d'hui avec  une  vivacité  que  le  temps  n'a  point  ralentie  : 
l'école  romaniste ,  qui  déduit  les  institutions  féodales  du 
moyen  âge  des  institutions  romaines,  et  particulièrement  de 
celles  du  Bas  Empire,  et  l'école  germaniste,  qui  s'efforce  de 
les  rattacher  aux  coutumes  des  nations  germaniques  qui,  au 
V®  siècle,  s'établirent  sur  les  ruines  de  l'empire  romain. 

A  côté  de  ces  deux  écoles,  il  s'en  est  formé  nouvellement 
une  troisième,  qui  ne  fait  découler  la  féodalité  ni  de  Rome, 
ni  de  la  Germanie,  mais  des  institutions  de  la  race  celtique 
ou  gauloise. 

Nous  apprécierons  mieux  la  portée  des  arguments  allégués 
en  faveur  de  ces  trois  thèses,  la  part  de  vérité  qui  peut  se 
rencontrer  chez  elles,  lorsque  nous  aurons  exposé  succinc- 


ÉCOLE  ROMANISTE.  17 

tement  les  faits  juridiques  dans  lesquels  chacune,  selon  son 
point  de  vue,  place  les  origines  de  la  féodalité. 

L*Ecole  romaniste  ne  remonte  pas  à  ces  institutions  primi- 
tives de  Rome  dont  nous  avons  dit  un  mot  tout  à  Theure, 
aux.  distinctions  entre  Vagerpablicus  eiVager  privatus,  entre 
patriciens  et  plébéiens  ;  elle  ne  fait  même  qu'indiquer  pour 
mémoire  l'ancien  rapport  de  patron  à  client.  En  effet,  au 
point  de  vue  purement  historique,  il  y  a  solution  absolue  de 
continuité  entre  les  institutions  de  la  république  romaine  et 
notre  féodalité  européenne.  A  Tavénement  de  l'empire,  la 
propriété  était  déjà  devenue  libre,  complète,  individuelle; 
le  droit  privé  attaché,  non  à  la  condition  sociale,  mais  à  la 
qualité  d*homme  libre,  s'était  développé  dans  un  système  ju- 
ridique si  précis,  si  parfait  dans  son  genre,  que  la  science 
moderne  n'a  guère  su  y  ajouter.  La  propriété  du  droit  impé- 
rial romain  est,  au  fond,  la  propriété  de  nos  lois  actuelles. 
La  propriété  féodale  qui  s'interpose  entre  les  deux  en  diffère 
essentiell^nent. 

Les  nombreux  écrivains  qui  font  dériver  les  fiefs  du  moyen 
âge  du  droit  romain,  tels  que  Schœpflin,  Ducange,  Vulteius, 
Perreciot,  se  fondent  surtout  sur  l'usage  du  Bas  Empire  de 
donner,  en  guise  de  solde,  aux  vétérans  et  aux  légionnaires 
chargés  de  défendre  les  frontières  de  l'empire,  des  terres  sur 
lesquelles  ils  vivaient  avec  leur  famille.  Une  loi  d'Alexandre 
Sévère  rend  ces  terres,  appelées  terres  emphythéotes  et  aussi 
agri  limitanei  ou  ripuarii,  héréditaires  et  transmissibles  à  un 
successeur  mâle  et  apte  au  service. 

Dans  les  derniers  siècles  de  l'empire,  les  Barbares  ayant 
été  admis  dans  l'armée  romaine,  plusieurs  peuplades  ger- 
maines reçurent  également,  sur  leur  demande,  des  terres  aux 
frontières,  sous  la  condition  de  défendre  l'empire  romain. 

HÂM.  ET  DUCUM.  XVI.  2 


48  ORIGINE  DE  LA  FÉODALITÉ. 

Ces  Barbares,  établis  dans  Tempire  et  soumis  à  ses  lois,  fu- 
rent appelés  lœti  (lètes),  de  leuten,  mot  germanique  qui  dé- 
signe des  gens  au  service  d'autrui  ^ 

Dans  l'institution  des  agri  limitanei  concédés  aux  soldats 
et  aux  lètes  se  rencontrent,  en  effet,  les  deux  conditions 
essentielles  du  fief,  la  jouissance  d'une  terre  dont  la  propriété 
appartient  à  un  autre  et  l'obligation  du  service  militaire  cor- 
respondant à  cette  jouissance.  La  différence  consiste  en  ce 
que  le  possesseur  de  la  terre  est  engagé  envers  TEtat  et  non 
envers  une  personne  à  laquelle  appartient  le  domaine  émi- 
nent  de  la  terre  dont  il  jouit. 

Malgré  cette  différence,  on  ne  saurait  méconnaître  dans 
ces  sortes  de  concessions  un  germe  de  système  féodal  déposé 
à  l'avance  dans  les  institutions  de  l'empire  romain. 

Dans  les  terres  des  lètes  et  des  vétérans,  on  a  trouvé  l'an- 
técédent des  bénéfices  militaires  ou  des  fiefs  ;  dans  le  colonat, 
on  trouve  l'antécédent  et  l'analogue  des  censives,  ces  fiefs 
d'un  ordre  inférieur  qui  tinrent  une  place  non  moins  con- 
sidérable dans  le  régime  féodal. 

Les  jurisconsultes  classiques  ne  parlent  pas  des  colons, 
mais,  depuis  Constantin,  on  en  trouve  dans  tout  l'empire  ; 


*  L'établissement  de  légions  de  soldats  agriculteurs  sur  les  frontières  de 
l'empire,  de  colonies  militaires  pareilles  à  celles  que  l'Autriche  a  encore  au- 
jourd'hui sur  ses  frontières  delà  Turquie,  est  dû  à  Alexandre  Sévère,  ce  jeune 
philosophe  qui  ramena  un  instant  les  beaux  jours  des  Antonins,  et  sous  le 
règne  duquel  la  civilisation  jeta  un  dernier  éclat.  Cet  établissement,  sans 
avoir  toute  l'efficacité  sur  laquelle  on  comptait,  servit  à  conserver  quelque 
temps  encore  à  Tempire  les  régions  du  Rhin  et  du  Danube.  —  La  première 
concession  de  terres  impériales  aux  lètes  fût  l'œuvre  de  Probus,  qui  colonisa 
de  cette  manière  quelques  milliers  de  Francs  sur  les  rives  du  Rhin,  dont  la 
population  s'était  fort  affaiblie  par  suite  des  hostilités  incessantes  qu'elle 
avait  à  soutenir  de  la  part  des  Barbares. 


icOLB  GBRMANI8TB.  49 

leur  condition  tient  le  milieu  entre  l'esclavage  et  la  liberté. 
Les  colons  étaient  des  hommes  d'origine  libre,  qui,  en  accep- 
tant une  terre  d'un  autre,  s'engageaient  à  la  cultiver  contre 
un  cens  ;  le  colon  conserve  le  nom  d'homme  libre ,  il  a  le 
connubiufn,  possède  son  pécule  par  droit  de  propriété  ;  et  ce- 
pendant il  devient  partie  intégrante  du  sol  qu'il  cultive  et  le 
suit  même  dans  les  mains  d'un  nouvel  acquéreur.  Ainsi,  il  y 
a  bien  déjà  un  serf  de  la  glèbe  dans  le  colon  du  Bas  Empire, 
comme  il  y  a  un  seigneur  caché  sous  l'ancienne  dénomination 
de  patron.  La  ressemblance  entre  la  possession  colonaire  et 
la  censive  est,  sous  ce  rapport,  plus  complète  que  celle  qu'on 
a  signalée  entre  les  terres  emphithéotes  et  les  bénéfices  ;  car 
il  y  a  ici  le  rapport  d'homme  à  homme.  D'un  autre  côté,  le 
colonat  a  moins  le  caractère  féodal  que  les  terres  concédées 
aux  défenseurs  de  l'empire,  car  les  obligations  du  colon  sont 
privées  et  ne  touchent  qu'indirectement  au  service  public. 

La  propriété  de  la  terre,  même  la  propriété  féodale,  im- 
plique un  état  sédentaire,  la  stabilité  de  la  famille,  et  à  plus 
forte  raison  de  la  nation.  Or,  cette  double  stabilité  n'existait 
pas  chez  les  Germains;  leurs  tribus,  sans  être  proprement 
nomades,  changeaient  fréquemment  de  demeures,  et  lors 
même  qUe  le  noyau  de  la  nation  restait  dans  les  mêmes  lieux, 
les  émigrations  étaient  toujours  nombreuses.  Loi*sque  les  his- 
toriens en  parlent  pour  la  première  fois,  les  Germains  culti- 
vaient quelques  terres  sans  être  encore  un  peuple  proprement 
agricole  ;  ils  avaient  pour  la  culture  de  leurs  terres  une  cer- 
taine rotation  ;  de  sorte  que,  dans  les  limites  de  l'Etat,  ils  ne 
se  fixaient  pas. 

«  Ils  s'occupent  peu  d'agriculture,  »  dit  César  ;  u  leur  prin- 
cipale nourriture  consiste  dans  le  lait,  le  fromage,  la  chair  de 
leurs  troupeaux  ;  les  propriétés  fixes  et  limitées  à  la  manière 


20  ORIQINE  DE  LA  FÉODALITÉ. 

romaine,  sont  absolument  inconnues  ;  ce  sont  les  magistrats 
et  les  princes  du  peuple  qui,  chaque  année,  assignent,  dans 

Tendroit  où  ils  veulent,  une  étendue  variable  de  terrain  aux 

* 

familles  et  à  certaines  associations  qui  ont  tous  les  caractères 
de  la  famille;  Tannée  suivante,  ils  les  envoyent  s'établir 
ailleurs.  » 

Au  temps  de  Tacite,  rien  n'est  encore  changé  sensiblement 
à  cet  état  de  choses.  Point  de  propriété  distincte  ;  chaque  fa- 
mille s'établit  pour  une  saison  là  où  elle  trouve  à  son  gré  une 
prairie,  un  bois,  une  fontaine  ^ 

Nous  trouvons  donc  le  principe  de  la  propriété  foncière  en- 
core vague  et  indécis  alors  que  Thistoire  commence  à  pénétrer 
dans  les  forêts  de  la  Germanie;  il  flotte  entre  la  commu- 
nauté des  terres,  qui  est  le  propre  des  sociétés  primitives,  où 
la  terre  ouverte  suffit  à  des  besoins  peu  étendus,  et  la  tendance 
plus  avancée  qui  commence  à  produire  la  propriété,  premier 
pas  vers  la  civilisation. 

Tacite  décrit  en  ces  termes  le  mode  de  culture  et  de  pro- 
priété :  «  Les  champs  sont  occupés  à  tour  par  la  commu- 
nauté, et  Ton  se  les  répartit  à  raison  de  la  dignité  de  chacun  ; 
Tabondance  des  terres  facilite  le  partage.  Du  reste,  ils  ne  se 
donnent  pas  beaucoup  de  peine  pour  augmenter  par  le  travail 
la  fertilité  et  l'étendue  du  sol  cultivable  :  planter  des  vergers, 
séparer  les  prairies,  arroser  les  jardins,  leur  sont  choses  in- 
connues ;  on  ne  demande  à  la  terre  que  des  moissons.  » 

M.  Guizot  compare  les  mœurs  des  anciens  Germains  à  celles 
des  tribus  sauvages  de  l'Amérique  du  nord.  Cette  comparai- 
son est  juste  ;  seulement,  les  Germains  ont  vaincu  la  civilisa- 
lion  et  se  la  sont  appropriée,  tandis  que  les  Indiens,  vaincus 
par  elle,  ne  se  l'approprient  point  et  périssent. 

*  Colunt  discreti  ac  diverti,  ut  foQS,  ut  camput,  ut  nemus  placuit. 


ÉCOLE  GERMANISTE.  21 

Dans  rinlervalle  qui  s* est  écoulé  entre  Tépoque  de  César  et 
celle  des  invasions  germaniques,  une  grande  révolution  s'é- 
tait accomplie  ;  la  propriété  de  la  terre  était  devenue  perma- 
nente; telle  est  la  forme  dans  laquelle  nous  la  rencontrons 
dans  les  lois  barbares.  Ces  lois,  rédigées  depuis  la  conquête 
de  l'empire  romain,  renferment,  en  général,  les  coutumes  ju- 
ridiques qui  régissaient  les  nations  conquérantes  avant  qu'elles 
eussent  quitté  leurs  anciennes  demeures.  Dans  les  lois,  non- 
seulement  la  communauté  du  sol  a  disparu  pour  la  partie 
du  territoire  destinée  à  l'agriculture,  mais,  avec  cette  com- 
munauté, la  rotation  des  terres  signalée  par  les  écrivains 
latins. 

L'effort  du  législateur  pour  faire  respecter  la  propriété  y 
est,  du  reste,  remarquable;  on  semble  encore  plus  préoccupé 
de  garantir  les  biens  que  les  personnes  ;  ce  qui  prouve  juste- 
ment que  le  principe  de  l'appropriation  était  nouveau  et  qu'il 
était  difficile  de  le  faire  reconnaître  par  les  populations. 

Cependant,  si  la  terre  était  devenue  une  propriété  privée, 
elle  n'était  pas  encore  individuelle  ;  la  terre  appartient  à  la 
famille,  non  à  l'individu  ;  tous  les  membres  de  la  famille  en 
sont  ce-propriétaires,  et,  dans  l'héritage,  les  parents  collaté- 
raux entrent  en  concurrence  avec  les  enfants.  Il  en  est  de 
même  pour  les  compositions,  d'un  autre  côté,  comme  on  le 
voit  par  l'ancienne  coutume  salique  de  la  Chrenecruda,  les 
parents  étaient  solidaires  des  dettes  de  leur  parent,  et  de- 
vaient, ou  les  acquitter,  ou  bien  renoncer  à  la  parenté.  Du 
même  point  de  vue  découlent  encore  les  restrictions  appor- 
tées à  la  vente  du  fonds  patrimonial,  Te  retrait  lignager  et 
une  foule  d'autres  usages  qui  ont  passé  ensuite  dans  le  droit 
féodal. 

L'institution  des  tnarc/ie^,  qui  s'est  conservée  si  longtemps 


22  OBIGINE  DE  LA  FÉODALITÉ. 

en  Allemagne  ',  el  que  les  historiens  de  ce  pays  déclarent 
aussi  ancienne  que  la  nation  elle-même,  prouve,  d'ailleurs, 
que  le  système  de  la  communauté  des  terres  n'avait  pas  été 
aboli  entièrement  et  qu'il  subsista  toujours  dans  une  certaine 
mesure. 

Le  territoire  de  la  marche,  qui  est  l'ancienne  commune 
germanique,  était  divisé  en  deux  parts,  comme  le  territoire 
de  l'anciinne  Rome;  l'une  était  divisce  entre  les  familles  de 
la  communauté,  qui  chacune  avaient  leur  demeure  sur  le 
fonds  qui  leur  appartenait  ;  l'autre  portion  du  territoire,  com- 
prenant surtout  les  forêts  et  les  pâturages,  était  possédée  en 
commun. 

Dans  les  pays  conquis  par  les  Germains,  la  marche  n'a  pu 
s'établir  et  se  maintenir  avec  la  même  ré|;ularité  que  dans  les 
pays  germaniques;  cependant  elle  n'y  fut  pas  inconnue. 

Quelques  auteurs  ont  aussi  voulu  voir  des  traces  de  l'an- 
cienne communauté  dans  quelques  dispositions  des  lois  bar- 
bares, concernant  l'hospitalité  accordée  aux  étrangers,  et  la 
permission  accordée  aux  non-propriétaires  de  prendre  du  bois 
à  la  forêt  pour  leur  usage.  Nous  ne  saurions  partager  leur 
opinion  à  cet  égard  ;  les  dispositions  qu'ils  invoquent  sont 


*  Le  système  économique  des  marches  existe  encore  aujourd'hui  dans  les 
petits  cantons  suisses,  et  nous  n'en  saurions  méconnaître  les  traces  dans  di- 
vers usages  relatifs  &  la  jouissance  des  biens  communaux,  qui  se  sont  con- 
serrés  partout  où  ces  biens  subsistent  encore.  On  croit  que  marche  vient  d'un 
terme  teutonique,  mearc,  confins,  frontières.  Les  plus  anciennes  frontières 
étaient  la  forêt,  dans  les  arbres  de  laquelle  on  faisait  les  marques  destinées  \ 
servir  de  limites.  De  là,  dans  l'allemand  du  nord,  mark  signifie  forêt,  bien 
commun.  La  marche,  en  tant  que  propriété  commune, était  composée  de  tout 
terrain  «  où  ne  passent  pas  la  charrue  et  la  faux.  »  La  plupart  des  grandes 
foréti  d'Allemagne,  que  les  princes  ont  transformées  en  biens  régaliens, 
élaient  des  marches  dans  l'origine. 


fhwMiiiilf  q^ie  fmiitût  rabi->n^iwy 
lems  et  es  fmts  eus  ie  KBps  oà  eiies  fànrat  pràts^ 

■iqwes  CkQi  pKsé.  ciMMBei>ii  v««u  Ar 

«grvnir  à  rap|»\^f)mtiofi  4r5  t<prrp$  cvltî^;»- 

suks  ilùtenKdiairp  de  b  |iff\^pffiHê  fe»> 

Ap  h  ooaBMUUtntê  ciMqplèle  à  i  apprv^firà- 

trwn^  dus  ie  ttpmt  q«i  htssir  à  b  )oab- 

■KMbcrs  de  b  Murhe  ks  lents  qit  csa 

pss  dus  ks  hkstîtiitîoiis  gennaiùques  cou- 
Il  b  pmpiMlc  qvH  bal  cheichcf  les  antécédents  hislo- 
rifoesda  sv&lèt  fiodal  :  ao  contraire,  dès  le  débyU  dès  les 
fnmitm  BonKiils  de  b  conquête,  le  système  de  propriélé 
propre  aa^  Tainqiienis  est  Taileii  ^M-^ti).  c*esl-è-dir«  b 
pldne  propriété,  b  propriété  Ubrr.  eomplèle,  francbe  de 
tonle  diar;pe  ;  Topposé,  par  conséquent,  de  b  propriété  leo- 
drie,  dn  fief  (/«Wk.  qu  est  b  propriété  engagée,  inconplèle, 
iNBÎse  à  des  diargcs  «posées  par  le  bit  de  sa  concession. 

Ansî  bien  n'est-ce  pas  non  plus  dans  les  lob  on  les  idées 
des  Gcmaôis  sur  b  propriété  que  réoolegennanîsie  voit  l'ori- 
gine de  b  féodalilé.  —  Dumoulin  et  Mootesqniea.  les  dieb 
de  cette  éook  parmi  les  écrîTÙns  firançais,  ainsi  que  presque 
tous  ks  fiendistes  allemands  S  placent  le  principe  originel  des 
institutions  féodales  dans  une  înstitutioo  particulière  aux  an- 
ciens Germains,  qui  appartient  à  un  tout  autre  domaine.  Je 
ineux  parler  du  fasrârfi ,  que  Tacite  a  déjà  connu  et  décrit  sous 
fe  nom  de  comiiai  (cMMlolut). 

Llnstitution  du  pastadj  '  n  a  en  soi  rien  de  commun  avec 

*  €n/6m^  Uken^  SUaiwt,  MiUcitaiiea^  laldric  i«i  Ejtea,  XcfteBft,elc. 


ih  ORIGINE  DE  LA  FÉODALITÉ. 

la  possession  du  sol  ;  elle  aurait  plutôt  du  rapport  avec  le  ser- 
vage, en  ce  sens  que  le  compagnon  engage  sa  liberté,  mais 
seulement  à  bien  plaire,  et  pour  aussi  longtemps  que  cela  lui 
convient.  De  plus,  dans  les  idées  des  Germains,  cet  engage- 
ment volontaire  n'ôtait  rien  de  la  dignité  d'homme  libre  K  Les 
compagnons  germains  sont  des  guerriers  qui,  avides  d'aven- 
tures et  de  combats,  se  réunissent  autour  d'un  chef,  qui  les 
entretient  et  qui  entreprend  avec  eux,  lorsqu'il  n'y  a  pas  de 
guerre  générale  à  faire,  ces  expéditions  ou  guerres  privées 
ifaida),  dont  la  coutume  des  Germains  de  poursuivre  la  ven* 
geance  de  leurs  injures  et  de  celles  de  leurs  parents  par  les 
armes  avait  fait  pour  ces  peuples  une  nécessité. 

Nous  rapporterons  le  passage  célèbre  dans  lequel  Tacite 
dépeint  cette  institution,  qui  prit  après  lui  de  si  grands  dé- 
veloppements, qu'elle  métamorphosa  en  partie  la  constitution 
des  peuples  germaniques  : 

((  Ils  s'attachent  à  d'autres  personnes  plus  puissantes  et 
dont  la  valeur  est  déjà  éprouvée,  et  ne  trouvent  pas  de  honte 
à  être  leurs  suivants  {comités)  *.  Il  y  a  même  entre  ces  suivants 
des  différences  de  rang  assignées  par  le  chef  (princeps).  Le 
comitat  fait  naUre  une  double  émulation.  C'est  à  qui  des  sui- 
vants obtiendra  le  premier  rang,  à  qui  des  chefs  aura  la  plus 
nombreuse  suite.  Etre  toujours  entouré  d'un  essaim  de  jeunes 


*  Cette  dignité  va  avec  le  droit  de  porter  les  armes.  Ehr-mann  est  syno- 
nyme de  herr-mann,  ariman,  (pierrier;  or,  le  compagnon  était  encore  plus 
spécialement  guerrier  que  les  autres  hommes  libres. 

*  A  Rome,  on  appelait  comités  des  jeunes  gens  de  famille  qui  suivaient  un 
gouverneur  dans  sa  province  et  y  remplissaient  diverses  fonctions  adminis- 
tratives et  judiciaires,  sous  l'autorité  du  gouverneur.  Le  nom  de  comités 
donné  à  ces  magistrats  délégués  devint,  dans  la  suite,  celui  des  principaux 
d'entre  \esjudice9,  qui  percevaient  Timpdt  dans  les  provinces. 


UCASIKM.  T9 

gens  disliDgiics,  voilà  h  dignité  et  b  iom  d'un  chef;  et  et 
n'est  pas  seokmeat  dsns  sa  nation  que  s'étend  b  renommée 
de  b  fDToe  et  da  ooorage  de  son  comitat  ;  elle  pâment  jus- 
que ebez  les  Toisins,  dont  les  ambassades  le  recherchent, 
dont  les  présents  l'honorait  ;  sa  renommée  suffit  souvent  pour 
finir  une  guerre.  Dans  un  combat,  il  est  honteux  au  chef 
d'être  surpassé  en  bravoure  par  sa  suite,  honteux  aux  sui- 
vants de  ne  pas  égaler  leur  chef.  Cest  une  chose  infime  pour 
toute  b  vie  d'avoir  survécu  à  ce  chef  en  quittant  le  combat  ;  ' 
le  détendre,  le  proléger ,  mettre  sur  son  compte  les  plus  grands 
exploits,  vmli  leur  engagement  le  plus  sacré  ;  les  chefs  com- 
battent pour  b  victoire,  les  suivants  pour  leur  chef.  Si  b  na- 
tion à  laquelle  ib  ^>partiennent  s'engourdit  dans  une  longue 
pai;L,  la  plupart  des  jeunes  nobles  s'en  vont  chez  d'autres  na^ 
tions  impliquées  dans  une  guerre  ;  car  le  repos  leur  est  into- 
léraUe  ;  on  brille  jdus  dans  le  danger ,  ^  les  chefe  ne  sauraient 
garder  une  grande  suite  que  par  b  violence  et  la  guerre.  En 
effi^,  les  suivants  demandent  de  b  libéralité  de  leur  chef, 
tantôt  un  cbe%'al  de  bataille ,  tantôt  b  framée  \ictorieuse 
rougie  du  sang  ennemi  ;  b  guerre  et  b  rapine  fournissent  à 
samunificmce.  * 

Le  rapport  du  chef  du  gasindi  avec  ses  compagnons  se  per- 
pétuera dans  b  trusUs  de  l'époque  barbare  et  servira  de  type 
au  rapport  des  vassaux  avec  leur  seigneur  féodal.  Nous  ad- 
mettons, du  reste,  que  le  droit  du  chef  de  famille  sur  sa  famille 
et  ses  serviteurs,  le  mundium  germanique ,  s'identifie  dans 
une  certaine  mesure  avec  le  droit  du  chef  du  gasindi,  relati- 
vouent  à  ses  compagnons,  et  peut  avoir  exercé  quelque  in- 
fluence sur  certains  points  du  rapport  féodal. 

Mais,  en  accordant  tout  cela,  et  il  serait  certainement  im- 
possible de  s'y  refuser,  on  ne  devra  pas  perdre  de  vue  non 


26  ORIGINE  DE  LA  FÉODALITÉ. 

plus  la  différence  fondamentale  qui  existe  entre  l'institution 
du  gasindi  et  Tinstitution  du  bénéfice  militaire  et  du  fief  qui 
en  est  issu  directement  ;  cette  dernière  institution  est  basée 
sur  la  possession  d'une  terre,  et  crée  des  rapports  réels  et 
personnels  tout  à  la  fois,  tandis  que  le  gasindi  ne  crée  que  des 
rapports  purement  personnels  ;  par  conséquent ,  dans  son 
essence,  il  n'y  a  encore  rien  qui  appartienne  à  la  féodalité, 
qui  est  fondamentalement  un  mode  de  possession  immobi- 
lière, un  rapport  juridique  basé  sur  la  propriété  du  sol. 

L'école  celtique  ne  compte  encore  qu'un  petit  nombre  de 
sectateurs.  M.  de  Laferrière,  dans  son  Histoire  du  droit  fran- 
çais, se  proposant  de  combattre  la  tendance  qui  assigne  au 
droit  français  des  origines  exclusivement  germaniques,  s'ef- 
força de  mettre  en  relief  l'élément  romain  et  gaulois  ;  il  fit  à 
ce  sujet  des  recherches  intéressantes  sur  les  institutions  cel- 
tiques, encore  fort  peu  connues.  Plus  récemment,  M.  de  Cour- 
son,  dans  des  travaux  qui  ont  fait  sensation,  a  prétendu  dé- 
montrer l'existence  de  la  féodalité  chez  les  anciens  Bretons, 
longtemps  avant  la  chute  de  l'empire  d'Occident.  Dans  un  es- 
prit moins  systématique,  M.  Louis  Martin  a  utilisé  les  étu- 
des faites  par  les  deux  premiers  écrivains  et  les  a  poursui- 
vies, cherchant  aussi  avec  quelque  prédilection,  semble-t-il, 
à  mettre  en  saillie  les  cMés  particuliers  du  caractère,  des  tra- 
ditions et  des  institutions  celtiques. 

Voici  les  principaux  renseignements  qu'on  a  pu  recueillir 
sur  la  partie  des  institutions  de  la  race  celtique  qui  se  rattache 
plus  ou  moins  à  notre  sujet  : 

Les  Grecs  et  les  Latins  ne  nous  donnent  guère  de  lumière 
sur  la  constitution  de  la  propriété  foncière  dans  cette  race, 
mais  les  lois  et  les  traditions  postérieures  des  peuples  gaéli- 
ques et  cimbriques,  des  Gallois,  des  Irlandais,  des  Ecossais 


iOOLE  CELTIQUE.  Î7 

et  des  Bretons  continentaux  y  suppléent  jusqu'à  un  certain 
point. 

La  tribu  seule  était  d'abord  propriétaire  du  sol  ;  il  y  a  des 
vestiges  apparents  de  cette  communauté  première  dans  les 
anciennes  lois  irlandaises.  Ainsi,  toutes  les  fois  qu'un  membre 
du  clan  mourait,  on  recommençait  le  partage  des  terres. 
L'appropriation  individuelle  du  sol  commença,  comme  chez 
les  Germains,  par  la  maison  et  la  terre  qui  entoure  la  maison. 
On  cultiva  d'abord  par  familles,  puis  par  tètes;  le  chef  du 
clan  répartit  les  lots  entre  les  familles,  le  chef  de  fiimille  les 
répartit  de  nouveau  entre  les  membres  de  la  famille.  Une 
portion  nouvelle  est  attribuée  à  une  famille  pour  chaque  ea- 
fiint  mâle  arrivé  à  la  majorité. 

Les  lois  galloises  conservent  des  traces  d'une  tentative  faite 
pour  combiner  la  communauté  avec  l'agriculture  par  un  rou- 
lement annuel  des  champs  entre  les  familles;  mais  ce  régime 
ne  parait  pas  avoir  duré  longtemps. 

Cependant,  la  race  celtique  n'arriva  point  à  la  propriété 
individuelle  absolue  des  Romains  ;  l'appropriation  de  la  terre 
cultivée  n'est  pas  irrévocable,  et  si  l'usage  se  répartit  par  tète, 
le  fonds  reste  à  la  famille,  et  le  partage  se  renouvelle  dans 
certains  cas.  La  forêt,  la  lande,  la  prairie,  le  marais,  qui  for- 
ment la  plus  grande  partie  du  territoire,  sont  d'ailleurs  restés, 
comme  en  Germanie,  la  propriété  commune  de  la  tribu. 

L'hérédité  naturelle  de  la  famille  n'a  dégénéré,  chez  les 
Celtes,  ni  en  droit  d'aînesse  dans  la  famille,  ni  en  hérédité 
artificielle  du  commandement  politique  dans  la  tribu.  Le  chef 
de  la  tribu  ou  du  clan  était  élu  temporairement  ou  à  vie  par 
les  chefs  de  famille  ;  il  en  était  de  même  du  chef  suprême  de 
la  nation,  du  roi,  lorsqu'il  y  en  a  un  ;  ce  qui  n'est  pas  le  cas 
le  plus  fréquent. 


28  ORIGINE  DE  LA  FÉODALITÉ. 

Chez  les  Ecossais,  au  moyen  âge,  les  chefs  de  clans  finirent 
par  se  rendre  héréditaires,  probablement  à  l'imitation  de  la 
royauté  et  par  Tintluence  de  la  féodalité  ;  chez  les  Gallois,  ils 
étaient  restés  électifs,  tandis  que  le  roi  désignait  son  succes- 
seur dans  sa  famille,  comme  les  rois  germaniques  le  firent 
longtemps  ;  il  était  donc  à  moitié  électif  et  à  moitié  hérédi- 
taire. En  Irlande,  les  chefs  de  tribus,  les  chefs  de  cantons  et 
les  chefs  de  nations  ^  étaient  électifs  ;  mais  on  ne  les  prenait 
que  dans  certaines  familles,  et  on  leur  adjoignait  un  succes- 
seur justement  pour  les  empêcher  de  se  rendre  héréditaires. 

Il  y  avait,  chez  les  peuples  celtiques,  une  noblesse  militaire 
distincte  de  la  classe  des  simples  hommes  libres.  Les  tradi- 
tions nationales  sont  d'accord,  là-dessus,  avec  le  témoignage 
de  César.  En  Gaule,  le  noble,  le  chevalier,  combattait  à  che- 
val au  premier  rang  et  avait  derrière  lui  deux  cavaliers  su- 
balternes, deux  écuyers  attachés  à  sa  personne,  sans  doute 
équipés  à  ses  frais,  qui  le  remplaçaient  au  besoin  *. 

Au-dessous  des  hommes  libres  sont  des  demi-libres  {taeog), 
qui  correspondent  aux  lètes  germains,  puis  de  véritables  es- 
claves {caeth)f  prisa  la  guerre,  achetés,  ou  condamnés  à  la 
servitude  pour  crime  ;  ces  derniers  paraissent  avoir  été  peu 
nombreux  :  l'esclavage  s'est  peu  développé  chez  ces  peuples, 

*  Le  chef  de  clan  se  nomme,  en  gaëlique,  klan  kinnidk  ;  en  cimrique,  pen 
kenedi.  Le  mot  canton,  en  cimrique,  cant  ref,  vient  de  cantt  cent,  et  tref,  vil- 
lage ;  son  chef  s'appelle  tiern.  Chaque  canton  renferme  plusieurs  clans,  et 
chaque  clan  plusieurs  villages.  Le  chef  de  nation,  le  roi,  s'appelait,  chez  les 
Ecossais,  brenyn ;  c'est  le  brenn  gaulois;  en  Irlande,  il  est  appelé  righ. 

*  Le  noble,  en  cimrique,  est  appelé  ukhel^our,  haut  homme  ;  otir  ou  g(fur, 
0er,  en  gaélique,  est  le  vir  latin,  variman,  le  baro  ou  bert  germanique,  le 
guerrier.  Le  nom  du  chevalier  est  markhok,  de  mark,  qui  signifie  cheval  dans 
la  langue  cimrique  et  dans  la  langue  teutonique  ;  on  rappelait  aussi  aour 
tarkkok,  ce  qui  veut  dire  décoré  du  collier  d'or. 


ioOLB  CELTIQini.  19 

ti  réiément  iniërieur  essentiel  est  celui  des  taeog,  qui,  dans 
la  pire  condition,  sont  tout  au  plus  des  serfs  ' . 

A  côté  de  l'ordre  patriarcal  et  naturel  de  la  tribu  et  de  la 
fiunille,  il  y  avait,  chez  les  Celtes,  comme  chez  les  Germains, 
un  autre  ordre  de  relation,  volontaire,  individuel,  qui  se  corn- 
knne  avec  le  premier  et  le  modifie  :  l'association,  le  groupe- 
ment déjeunes  guerriers  autour  d*un  chef  en  renom.  Polybe 
en  fiait  mention  sous  le  nom  d'amitiés  (irn^)  ;  César  en  parle 
sous  le  nom  de  clients,  et  Ennius  sous  le  nom  d^amhacti,  mot 
latin  d'origine  celtique  par  lequel  cet  écrivain  désigne  des  ser- 
viteurs de  condition  libre.  Les  deux  écuyers  qui  accompa- 
gnaient le  chevalier  au  combat  étaient  des  ambacti  ;  mais  un 
chef  renommé,  au  lieu  de  deux  écuyers,  avait  parfois  des  cen- 
taines de  chevaliers  réunis  autour  de  lui,  qui  lui  sont  associés 
pour  la  vie  et  la  mort,  et  qui,  s'ils  n'ont  pu  le  sauver  dans  la 
bataille,  meurent  avec  lui  ou  s'entre-tuent  sur  son  tombeau  * . 


*  Les  taeog,  en  cimrique,  ou  tagadh,  en  gaélique,  paraissent  composés  essen- 
tiellement de  tribus  Taincues,  auxquelles  on  aurait  imposé  Tobligation  de 
cultiver  la  terre,  la  corvée,  mot  qui  serait  d*origine  celtique,  torf-vfidi,  charge 
de  corps  ;  à  cette  classe  appartiennent  aussi  des  étrangers  reçus  dans  la  tribu 
à  titre  de  colons.  D'après  un  passage  de  César,  les  débiteurs  insolvables  au- 
raient aussi  été  réduits  à  cette  condition.  Chose  remarquable,  à  la  neuvième 
génération,  les  descendants  du  taeog  étaient  admis  au  rang  de  citoyens,  les 
flUes  de  la  tribu  pouvaient  même  accélérer  cette  émancipation  en  épousant 
un  taeog  avec  le  consentement  de  leurs  parents. 

*  Pausanias  rapporte  que,  lors  des  invasions  que  les  Gaulois  firent  en  Grèce, 
dans  une  bataille  qui  se  livra  auprès  de  Delphes,  que  les  Gaulois  avaient  prise 
d*assaut,  le  brenn  gaulois  et  une  troupe  d'élite  dévouée  à  sa  personne,  les 
plus  hauts  en  stature  et  les  plus  vaillants  de  tous,  sauvèrent  l'armée  ;  mais 
une  grave  blessure,  qui  mit  le  brenn  hors  de  combat,  décida  la  retraite.  Dans 
les  guerres  que  Sertorius  soutint  si  longtemps,  en  Espagne,  contre  les  Ro- 
mains, ce  chef  avait  aussi  des  dévoués  qui  combattaient  autour  de  lui.  Dans  la 
langue  basque  (euàké)  le  root  wiàun  signifie  à  la  fois  dévoué  et  chevalier. 


30  ORIGINE  DE  LA  FiODALITÂ. 

Maintenant,  dans  les  institutions  de  l'empire  romain,  des 
Germains  et  des  Celtes,  que  nous  venons  de  passer  en  revue, 
y  avait-il  réellement  la  féodalité  du  moyen  âge?  Evidemment 
non.  Dans  chacune  de  ces  législations,  il  y  a  certains  élé- 
ments plus  ou  moins  importants  que  le  système  féodal  a  faits 
siens,  qu'il  a  appliqués,  étendus,  complétés  et  modifiés  con- 
formément à  ses  besoins  ;  mais ,  ni  les  unes ,  ni  les  autres 
n'avaient  déjà  en  elles-mêmes  la  féodalité,  quoiqu'elles  con- 
tinssent des  dispositions  dont  quelques-unes,  celles  que  nous 
avons  mentionnées  dans  le  Bas  Empire,  étaient  de  nature 
féodale,  et  dont  d'autres,  telles  que  le  gasindi  germanique 
ou  le  nawd  breton,  ont  plus  tard  joué  un  rôle  très  considé- 
rable dans  la  féodalité. 

Aucune  de  ces  législations  dont  nous  avons  tiré  les 
points  que  les  écoles  romaniste,  germaniste  et  celtique  in- 
voquent, ne  contenait  la  féodalité  du  moyen  âge  en  système, 
et  par  conséquent  les  prétentions  absolues  de  chaque  école 
doivent  être  repoussées.  Je  vais  plus  loin,  et  j'estime  que, 
ni  les  unes,  ni  les  autres  de  ces  législations  ne  contiennent 
la  cause  véritable,  efficiente,  le  principe  originel  de  la  féo- 

On  commence  i  penser  que  les  Ibères  des  Pyrénées  tenaient  d'assez  près  i  la 
race  celtique  ;  du  moins  on  a  découvert  dernièrement  des  analogies  linguis- 
tiques qui  avaient  échappé  jusqu'ici.  Enfin,  les  traditions  irlandaises  nous 
apprennent  que  les  guerriers  attachés  à  un  chef  déposaient  leurs  trophées 
et  leurs  armes  en  commun  dans  une  maison  voisine  de  l'habitation  du  chef. 
La  résidence  de  Gonnorn^Ad'Ulster  était  située  entre  la  maison  d'angoisse, 
où  l'on  soignait  les  blessés,  et  le  toit  de  la  branche  rouge,  salle  des  armes  et 
des  trophées.  —  Le  nom  gallois  de  ces  gasindi  celtiques  est  nau*d,  M.  Martin 
a  cru  devoir  distinguer  le  nawd,  ou  patronage,  d'un  autre  genre  d'association 
volontaire  de  guerriers  qui  aurait  existé  entre  chevaliers,  et  qui,  dit-il,  por- 
tait, en  langue  gauloise,  le  nom  de  fraternités  (brodeurde).  Si  cette  distinc- 
tion était  établie,  la  brodeurde  correspondrait  non  plus  au  gasindi,  mais  à  la 
gilde  germanique  ;  mais  ce  point  est  encore  bien  obscur. 


CRITIQCB  DE  CES  SYSTÈMES.  31 

dalité  ;  et  que,  pour  expliquer  notre  société  du  moyen  âge, 
il  faut  non-seulement  combiner  entre  elles,  par  un  procédé 
éclectique,  les  trois  écoles  rivales,  mais,  en  outre,  recourir 
à  un  principe  dont  aucune  de  ces  écoles  n*a  compris  et  montré 
l'importance,  à  savoir  le  motif  économique,  lequel  était  lui- 
même  le  résultat  d'un  ensemble  de  circonstances  histori- 
ques que  nous  allons  examiner. 

Dans  les  coutumes  celtiques,  pour  commencer  par  celles- 
là,  on  est  frappé  tout  d'abord  de  nombreux  points  de  res- 
semblance avec  les  institutions  germaniques.  Le  clan,  c'est- 
à-dire  la  grande  famille,  composée  de  familles  apparentées 
les  unes  aux  autres  et  demeurant  sur  le  même  territoire,  s'est 
conservé  che^  les  Celtes  plus  fortement  constitué  que  chez 
les  Germains;  cela  s'explique  en  grande  partie  par  les  mi- 
grations nombreuses  et  récentes  de  la  race  germanique.  La 
constitution  celtique  se  rapproche  donc  davantage  de  la  con- 
stitution patriarcale  primitive  ;  les  lois  qui  régissent  l'inté- 
rieur de  la  famille  présentent  quelques  autres  différences 
peut-être,  mais  l'organisation  de  la  propriété  est  la  même, 
à  peu  de  chose  près,  dans  les  deux  races,  et  cette  organisa- 
tion n'a  rien  de  féodal.  —  La  terre  celtique,  dès  qu'elle  com- 
mence à  être  appropriée,  est  libre  tout  autant  qu'un  alleu 
germanique;  et  le  chef  du  clan  n'a,  pas  plus  que  l'ancien 
graf  de  la  Germanie,  un  droit  de  propriété  privée  sur  le  ter- 
ritoire du  district  sur  lequel  s'exerce  son  autorité. 

L'école  celtique  est  parvenue  à  établir  assez  solidement 
l'existence  d'une  clientelle  militaire  pareille  à  celle  qui  exis- 
tait aussi  chez  les  Germains,  mais  cette  clientelle  ne  crée 
non  plus  que  des  rapports  purement  personnels.  M.  de  Cour- 
son  avoue  lui-même  fort  loyalement  qu'il  n'a  trouvé,  ni  dans 
les  lois  galloises  d'Hoêl,  ni  dans  les  anciens  monuments  bre- 


32  ORIGINE  DE  LA  FÂODALIT&. 

tons,  ni  dans  les  textes  classiques  relatifs  à  la  race  celtique, 
des  traces  de  bénéfices  reposant  sur  le  sol.  (ùet  aveu  nous 
prouve  qu*il  n'y  a  pas  plus  chez  les  Celtes  que  chez  les 
Germains,  une  véritable  féodalité.  —  L'institution  des  taeog 
celtiques,  comme  celle  des  lides  germaniques,  appartient  à 
l'histoire  de  l'esclavage  ;  or,  l'esclavage  et  le  servage  ont 
pris  place  dans  la  féodalité,  mais  n'en  font  pas  proprement 
partie;  ils  peuvent  se  rencontrer  également  dans  toutes  les 
phases  que  parcourt  la  propriété  ;  dans  le  système  de  la  pro- 
priété du  sol  par  l'Etat,  et  dans  celui  de  la  propriété  libre. 
On  pourrait  également  concevoir  la  féodalité  sans  servage, 
et  c'est  même  de  cette  manière  qu'elle  a  existé  en  Europe 
dans  les  derniers  temps,  du  moins  dans  quelques  pays.  La 
féodalité  et  le  servage  sont  des  institutions  qui  s'accommodent 
volontiers  l'une  avec  l'autre,  mais  qui  reposent  sur  des  prin- 
cipes différents. 

Nous  n'admettons  pas  davantage  les  prétentions  exclusives 
de  l'école  germaniste  que  celles  de  l'école  celtique,  mais  on 
avouera  que ,  le  point  de  départ  de  chaque  système  étant 
l'institution  du  gasindi,  qui  existe  chez  les  deux  peuples,  la 
préférence  entre  les  deux  écoles  devrait  être  accordée  à  la 
première. 

Pour  expliquer  la  génération  d'institutions  qui  se  sont  pro- 
duites en  Europe  après  la  conquête  de  l'empire  romain,  il 
est  plus  naturel  de  recourir  aux  institutions  de  la  race  vic- 
torieuse qu'à  celles  d'une  race  doublement  vaincue,  qui,  à 
l'époque  de  la  conquête  germanique,  avait  perdu  jusqu'à  son 
nom,  puisque  tous  les  anciens  habitants  de  l'empire  étaient 
confondus  sous  la  dénomination  de  Romains,  même  dans  les 
provinces  où  la  race  celte  faisait  le  fonds  de  la  population. 

Dans  les  Gaules,  lorsque  le  système  féodal  a  commencé  à 


CRITIQUE    DES   SYSTÈMES.  33 

se  former,  la  race  celte  subissait  depuis  quatre  siècles  le  joug 
écrasant  de  la  civilisation  romaine  et  avait  reçu  de  Rome  ses 
institutions  politiques  et  judiciaires,  sa  langue  officielle,  en 
partie  sa  religion. 

On  observera,  en  outre,  que  les  institutions  féodales,  lors- 
qu'elles commencèrent  à  se  développer,  régirent  principale- 
menl  les  rapports  de  la  race  conquérante,  c'est-à-dire  de  la 
race  germanique.  I^es  souvenirs  de  la  clientelle  celtique  au- 
ront pu  faciliter  l'introduction  du  système  féodal  dans  quel- 
ques contrées,  mais,  assurément,  l'influence  du  gasindi  ger- 
main, qui  était  encore  dans  toute  sa  force  aux  jours  de  la 
conquête,  aura  été  bien  plus  efticace,  bien  plus  prépondé- 
rante, bien  plus  générale,  bien  plus  humanitaire,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi. 

Si  Ton  pouvait  conserver  le  moindre  doute  à  cet  égard,  il 
suffirait,  pour  le  faire  disparaître,  de  se  rappeler  que,  dans 
la  Grande-Bretagne,  où  l'élément  celtique  s'est  encore  mieux 
maintenu  que  dans  les  Gaules ,  l'établissement  du  système 
féodal  ne  date  pas  même  des  Anglo-Saxons  ;  ce  n'est  qu'a- 
près la  conquête  normande  qu'il  s'y  est  établi. 

La  manière  dont  Tacite  parle  du  gasindi  montre  que  cette 
institution  tenait,  à  l'époque  où  il  écrivit,  une  place  con- 
sidérable dans  les  mœurs  des  Germains.  Pendant  les  trois 
siècles  qui  précédèrent  la  conquête ,  elle  acquit  encore  plus 
de  développement.  Un  grand  nombre  des  expéditions  suc- 
cessives qui  précédèrent  la  chute  de  l'empire  furent  de 
simples  faida  entreprises  par  des  coalitions  de  chefs,  qui 
réunissaient  à  cet  effet  leurs  compagnons  ;  il  est  même 
à  présumer  que  plusieurs  des  invasions  définitives  furent 
faites  par  des  armées  composées  de   la  même  manière, 

irtM.  ET  DOOrKI.  XVÎ.  3 


34  ORIGINE   DE   LA   FiODALITi. 

qui  laissaient  derrière  elles  le  gros  de  la  nation.  C'est  ce  qu'in- 
dique la  composition  des  armées  conquérantes ,  qui  étaient 
souvent  formées  de  peuples  différents. 

Nous  avons  déjà  fait  voir  que  l'institution  du  gasindi  n'é- 
tait pas  proprement  féodale  ;  mais  c'est  incontestablement  de 
cette  institution  que  la  féodalité  du  moyen  âge  a  tiré  son  trait 
original,  ce  caractère  qui  la  distingue  de  tous  les  genres  de 
féodalités  qui  s'étaient  produits  auparavant  ;  je  veux  dire  le 
lien  d'homme  à  homme,  lien  de  fidélité  ou  de  loyauté  qui  est 
devenu  la  base  de  toute  la  hiérarchie  politique  et  féodale  du 
moyen  âge.  Sous  ce  point  de  vue,  la  thèse  de  Montesquieu  et  de 
l'école  germaniste  est  juste  ;  toutefois ,  il  ne  faut  pas  l'exa- 
gérer. Le  principe  de  la  fidélité  militaire,  puisé  dans  les  rap- 
ports des  compagnons  avec  leur  chef,  est  l'un  des  éléments 
qui  ont  le  plus  fortement  contribué  à  la  formation  de  notre 
système  féodal  ;  mais  son  action  s'est  exercée  concurrem- 
ment avec  celle  d'autres  éléments  ;  seul ,  il  n'aurait  point 
constitué  de  féodalité ,  puisque  l'idée  même  de  la  féodalité 
lui  était  étrangère. 

D'éléments  proprement,  positivement  féodaux,  nous  n'en 
reconnaissons,  parmi  les  institutions  auxquelles  on  a  voulu 
rattacher  notre  féodalité,  que  dans  les  institutions  du  Bas  Em- 
pire, les  concessions  de  terres  emphythéoliques  et  l'institution 
du  colonat.  Celles-là  sont  bien  i*éellement  des  institutions  féo- 
dales, car  il  y  a  là  une  propriété  foncière  soumise  à  des  obli- 
gations de  services,  et  en  partie  de  services  publics  ;  elles 
renferment  donc  ce  que  nous  avons  nommé  l'élément  normal 
de  la  féodalité. 

Faudrait-il  cependant  conclure  du  fait  de  ces  deux  insti- 
tutions que  la  société  impériale  était  déjà  devenue  une  société 
féodale?  Non,  assurément.  Les  terres  emphythéotes  et  léti- 


CRITIQUE   DES  8TSTillB8.  SB 

qaes,  et  le  oolonat  romain,  n'étaient  encore  que  des  accidents» 
des  exceptions,  je  dirais  presque  des  anomalies,  au  sein  de  la 
société  romaine.  Le  principe  générai  qui  domina  l'organisa- 
tion sociale  de  l'empire  jusqu'à  la  fin  était  toujours  celui  de 
la  propriété  indépendante  et  individuelle.  Ce  principe  était 
entamé,  il  subissait  l'action  d'influences  contraires,  mais  il 
était  toujours  la  r^e.  Se  serait-il  maintenu  comme  règle? 
nul  ne  pourrait»  je  pense,  ni  l'affirmer,  ni  le  nier;  rien,  je 
ne  sache,  de  si  hasardeux  que  de  prétendre  deviner  quelle 
aurait  été  la  marche  de  l'histoire,  si  tel  événement  qui  a  eu 
lîea  ne  fàt  pas  survenu. 

Ainsi,  en  réalité,  à  l'époque  où  les  Barbares  ont  envahi  l'em- 
pire d'Occident,  les  deux  sociétés  qui  étaient  en  présence,  qui 
se  mélangèrent  ou  se  confondirent  plus  ou  moins  par  l'évé- 
nement de  la  conquête,  étaient  Tune  et  l'autre  dans  le  sys- 
tème de  la  propriété  indépendante.  La  règle,  dans  la  société 
romaine,  était  la  propriété  telle  que  nous  la  concevons  au- 
jourd'hui ;  la  règle,  chez  les  Barbares,  était  la  propriété  fa- 
miliale, l'alleu,  que  l'on  a  toujours  envisagé,  et  avec  raison, 
oonmie  l'opposé  du  fief.  L'alleu,  qui  se  rapprochait  tellement, 
en  principe,  de  la  propriété  romaine,  que  les  jurisconsultes 
du  moyen  Age  ne  les  distinguaient  point  ;  car,  par  un  rappro- 
chement certainement  peu  historique,  mais  vrai,  si  l'on  s'at- 
tache au  fond  des  choses,  ils  avaient  coutume  de  dire  :  a  Lex 
ramona  allodiarumparens;  »  la  loi  romaine  est  mère  des  alleux. 
Et,  en  effet,  dans  la  suite  des  âges,  là  où  les  traditions  ro- 
maines prévalurent,  l'alleu  barbare  se  conserva  ;  tandis  que, 
là  où  les  traditions  germaniques  l'emportèrent,  l'alleu  dispa- 
rut presque  complètement,  pour  ne  reparaître  que  lorsque, 
sous  l'empire  de  nouvelles  conditions  sociales,  le  droit  romain 
renaissant  vint  encore  lui  servir  d'appui. 


36  ORIGINE   DE   LA   FÉODALITÉ. 

Sous  le  régime  impérial  romain,  la  propriété  était  devenue 
entièrement  privée  et  individuelle.  Le  propriétaire  a  la  dis- 
position libre  et  absolue  de  sa  chose,  son  droit  existe  envers 
et  contre  tous;  il  est  soumis  à  des  restrictions  de  police,  à 
des  servitudes  commandées  par  Tintérét  général  ;  il  y  a  cer- 
taines choses  qui,  en  raison  de  leur  nature  et  de  leur  desti- 
nation, ne  peuvent  être  Tobjet  delà  propriété  privée;  mais 
ces  restrictions  et  ces  exceptions  au  droit  de  propriété  privée 
existent  aussi  dans  nos  codes  modernes.  Le  système  de  Tim- 
pôt,  qui  remplace  le  système  féodal  dans  les  sociétés  écono- 
miquement avancées,  comme  mode  de  pourvoir  aux  services 
publics,  est  établi  depuis  longtemps  à  Rome  ;  il  y  a  même  été 
excessivement  perfectionné.  Chez  les  Barbares,  la  terre  est 
propriété  commune  de  la  famille,  mais  elle  est  libre  aussi  de 
toutes  charges  publiques  ;  car  les  Barbares  n'en  connaissent 
d'autres  que  le  service  militaire  pour  la  défense  du  pays, 
qui  est ,  chez  eux ,  l'obligation  fondamentale  et  primordiale 
de  tous  les  hommes  libres. 

Quelle  est  donc  la  cause  cachée  de  cette  révolution,  peut- 
être  unique  dans  l'histoire,  qui  fait  qu'au  lieu  de  suivre  le 
mouvement  ascendant  qui  lui  est  naturel,  la  propriété  re- 
monte vers  sa  source  ?  que ,  de  la  phase  individuelle  et  dé- 
mocratique, la  propriété  retourne  à  la  phase  féodale  et  aris- 
tocratique dès  longtemps  dépassée  ?  Pour  qui  n'a  pas  observé 
attentivement  le  lien  intime  qui  unit  les  institutions  sociales 
aux  divers  états  économiques  par  lesquels  passe  l'humanité, 
un  tel  phénomène  restera  toujours  la  plus  étrange,  la  plus 
inexplicable  énigme. 

Lorsque  Rome  eut  conquis  le  monde,  dépouillé  et  soumis 
au  tribut  les  plus  riches  nations,  le  travail  libre  cessa  presque 
complètement ,  l'esclavage  se  développa  outre  mesure ,  et 


ÉTAT   SOCIAL    DU    BAS    EMPIRE.  57 

Ton  vit  en  même  temps  se  développer  le  luxe  le  plus  insensé, 
la  consommation  improductive  la  plus  effrayante  qui  ait  ja- 
mais été  faite  à  aucune  époque. 

Les  trésors  apportés  en  Italie  par  les  conquérants  et  le  sys- 
tème d*exaction  que  Ton  faisait  peser  en  grand  sur  les  pro- 
vinces, ne  pouvaient,  dans  de  telles  conditions  économiques, 
arrêter  bien  longtemps  Tappauvrissement  général. 

Les  peuples,  si  durement  foulés,  ne  pouvaient  plus  suf- 
fire aux  exigences  du  fisc,  la  misère  s'approchait  à  grands 
pas,  les  campagnes  de  l'Italie  se  dépeuplaient ,  les  hautes 
classes  ruinées  se  réfugiaient  dans  le  célibat,  et  la  civilisa- 
tion romaine  n'avait  pas  de  remède  pour  un  tel  état  de  cho- 
ses ;  elle  était  inhabile  à  raviver  les  sources  de  la  richesse, 
car  la  véritable  source  de  la  richesse,  le  travail,  était  tombé 
dans  Tavilissement.  L'émancipation  même,  au  lieu  de  créer 
de  nouveaux  travailleurs  libres,  ne  faisait  que  des  oisifs  de 
plus. 

Ajoutez  à  celle  cause  essentielle  de  décadence  économique, 
la  concentration  delà  richesse  dans  un  petit  nombre  de  mains, 
la  consommation  improductive  démesurée,  la  démoralisation 
croissante  de  la  société,  les  désordres,  les  proscriptions,  les  con- 
fiscations, conséquences  des  guerres  civiles,  et  vous  n'aurez  pas 
de  peine  à  comprendre  pourquoi  l'individualisation  de  la  pro- 
priété ne  parvint  pointa  produire,  dans  la  société  romaine,  le 
résultat  qu'elle  produit  logiquement  et  généralement  :  le  déve- 
loppement simultané  de  la  richesse  et  de  la  liberté.  Tout  au 
contraire,  la  société,  entièrement  dévoyée,  marchait  à  pas  de 
géant  vers  sa  ruine  ;  le  monde  ancien  était  perdu  au  point 
de  vue  économique,  aussi  bien  qu'au  point  de  vue  moral, 
lorsque  le  christianisme  survint  pour  le  sauver. 

Le  christianisme ,  qui  s'adresse  à  tous,  mais  avant  tout 


38  ORIGINE  DE   LA  FEODALITE. 

aux  pauvres,  aux  esclaves,  à  ceux  qui  souffrent  ;  qui  pro- 
clame régalité  de  tous  ]es  hommes  devant  Dieu ,  leur  père 
commun  ;  qui  montre  dans  le  travail  une  épreuve  à  laquelle 
l'humanité  est  condamnée  et  un  acheminement  à  un  ordre 
de  choses  meilleur,  un  devoir  universel  et  une  expiation,  le 
christianisme  releva  le  travail,  qui  cessa  d'être  un  signe  d'in- 
fériorité ;  il  le  réhabilita ,  et  cette  réhabilitation  eut  pour 
effet  d'arrêter  le  rapide  décroissement  de  la  richesse  publi- 
que. Tel  n'était  pas,  sans  doute,  le  but  essentiel  que  le  chris- 
tianisme se  proposait  en  recommandant  le  travail,  mais  au- 
cun effort,  aucune  recommandation,  aucune  loi  coërcitive 
n'auraient  concouru  aussi  efficacement  à  procurer  ce  résultat. 

Néanmoins,  la  puissance  des  causes  qui  tendaient  à  aggra- 
ver sans  cesse  la  situation  économique  de  l'empire  était  telle, 
que,  malgré  la  réhabilitation  du  travail,  qui  fut  le  fruit  du 
christianisme,  l'équilibre  entre  la  production  et  la  consom- 
mation ne  se  rétablit  pas  complètement,  la  ruine  totale  vers 
laquelle  on  se  précipitait  fut  arrêtée  un  moment,  le  poids 
des  fers  qui  pesaient  sur  l'esclave  fut  allégé.  Le  germe  d'une 
nouvelle  civilisation  fut  jeté  dans  la  société  antique  qui  ten- 
dait à  se  dissoudre ,  mais  la  dissolution  même  de  cette  so- 
ciété décrépite  ne  devait  pas  être  empêchée  ;  il  fallait  qu'elle 
s'accomplit. 

L'organisation  de  la  propriété  découle  directement  du  sys- 
tème économique  qui  régit  la  société.  L'influence  du  chris- 
tianisme, doctrine  purement  morale,  sur  une  organisation 
qui  repose  sur  un  ordre  de  faits  purement  matériels,  sur  un 
ensemble  de  nécessités  naturelles,  ne  pouvait  être  que  mé- 
diate et  éloignée.  Contre  la  nécessité  des  choses,  les  idées 
luttent  sans  succès. 

Ainsi  donc,  le  christianisme,  en  réhabilitant  le  travail, 


OPPRESSION   FISCALE.  39 

avait  rendu  un  moment  la  vie  à  cette  société  qui  se  mourait, 
mais  il  n*avait  pu  la  rajeunir,  la  reconstituer  en  entier  sur 
de  nouvelles  bases  ;  c'est  là  ce  qu*il  aurait  fallu. 

Comme  Tout  observé  les  historiens  les  plus  judicieux,  le 
fisc  des  empereurs  romains  a  causé  plus  de  maux  que  leur 
tyrannie,  et  le  blâme  encouru  par  leur  despotisme  n'égale 
pas  celui  qu'ont  mérité  leurs  profusions.  C'est  par  elles  que 
s'est  écoulée  la  fortune  de  Rome,  attirée  par  mille  conduits 
dans  le  trésor  du  prince;  le  capital,  qui  vivifie  le  travail, 
l'agriculture  et  le  commerce,  passait  aux  grands,  aux  favo- 
ris, aux  employés,  aux  mimes,  aux  gladiateurs.  Après  avoir 
absorbé  la  fortune  publique,  on  détruisit  les  fortunes  privées. 
Le  système  militaire  était  aussi  un  énorme  fardeau.  Un  des 
premiers  effets  de  la  chute  de  la  liberté  avait  été  l'abolition 
de  ces  milices  citoyennes  qui  faisaient  la  force  invincible  de 
la  république;  on  leur  avait  substitué  un  corps  distinct,  une 
armée  permanente,  uniquement  attachée  au  prince,  dont  elle 
recevait,  outre  une  paye  élevée,  des  privilèges  nombreux. 
Ayant  toujours  à  redouter  un  concurrent  dans  la  faveur  des 
soldats,  qui  disposent  en  réalité  de  l'empire,  chaque  empe- 
reur s'efforce  de  surpasser  ses  prédécesseurs  en  largesses. 

Pour  subvenir  à  de  si  énormes  besoins,  on  redoublait  l'op- 
pression fiscale,  celle-ci  pesait  essentiellement  sur  la  classe 
movenne ,  sur  l'industrie,  sur  la  petite  propriété,  sur  les 
agriculteurs;  c'est-à-dire  sur  tous  les  éléments  qui  produi- 
sent la  richesse;  car  les  grands  et  les  magistrats,  la  noblesse, 
composée  des  familles  sénatoriales,  l'armée  et  le  clergé,  par 
exemption,  par  privilège  spécial,  échappaient  aux  agents 
impériaux  ;  en  sorte  que,  pour  satisfaire  aux  besoins  toujours 
croissants,  on  tarissait  dans  sa  source  même  la  vie  écono- 
mique de  l'Etat. 


40  ORIGINE   DE    LA    FÉODALITÉ. 

La  fiscalité  impériale  et  la  grande  propriété  avaient  marché 
de  front  dans  leur  développement.  Le  fisc  employait  tous  les 
moyens,  la  prison,  la  confiscation,  la  torture  même,  contre 
les  personnes  libres,  pour  arracher  aux  contribuables  leur 
dernière  obole.  Les  grands  propriétaires,  de  leur  côté,  enva- 
hissaient et  tyrannisaient  tout,  à  l'abri  de  leurs  privilèges. 

Les  latifundia,  qui  avaient  déjà  commencé  à  dépeupler 
litalie  au  début  de  Tépoque  impériale,  envahissaient  aussi 
les  provinces  et  y  portaient  la  même  désolation. 

Un  contemporain,  fils  de  Tempereur  gaulois  Posthumns, 
cité  par  Âmédée  Thierry,  dans  son  Histoire  de  la  Gaule 
sous  r administration  romnine,  explique  en  ces  termes  la  cause 
de  l'insurrection  des  Bagaudes  :  a  Partout,  dit-il,  on  chasse 
le  peuple;  il  n'y  a  plus  d'héritage;  ce  qui  suffisait  à  la  nour- 
riture d'une  cité  est  le  parc  à  bétail  d'un  seul  maître.  Les  ri- 
ches sont  comme  les  rois ,  il  leur  faut  pour  frontières  des 
fleuves  et  des  montagnes,  (c  0  riche!  »  fait  dire  l'écrivain  à  un 
pauvre exhérédé,  «  tues  fort  contre  moi...  ;  quelle  que  soit 
»  ta  confiance  dans  tes  biens,  écoute  :  Quand  j'ai  fait  le  sa- 
»  orifice  de  ma  vie,  nous  sommes  égaux.  »  Voilà  bien  le  lan- 
gage du  désespoir  qui  poussait  les  populations  écrasées  à  fuir 
leurs  terres  et  leurs  demeures,  à  se  réfugier  dans  les  forêts 
pour  y  vivre  de  brigandage,  et  à  préférer  les  Barbares  eux- 
mêmes  au  joug  d'une  civilisation  qui  fondait  la  magnificence 
de  quelques-uns  sur  la  misère  du  plus  grand  nombre. 

D'un  côté,  on  dissipait  follement  le  capital,  dont  l'accumu- 
lation constitue  la  richesse  nationale  ;  de  l'autre,  on  faisait 
tout  ce  qu'il  faut  pour  en  empêcher  la  reproduction. 

Par  un  raffinement  bien  digne  de  ce  despotisme  impitoya- 
ble, le  seul  débris  qui  eût  survécu  de  l'ancienne  liberté  mu- 
nicipale était  devenu  le  principal  moyen  par  lequel  s'exer- 


MISÈRE   DES    DÉCURIONS.  41 

çait  ce  système  d'exploitation  du  travail  et  de  la  propriété. 

La  constitution  de  Caracalla  de  l'an  "21  i  avait  accordé  à 
tous  les  sujets  de  l'empire  le  droit  de  cité  romaine,  afin  d'a- 
bolir implicitement  les  exemptions  d'impdts  dont  jouissaient 
les  populations  nombreuses  qui  avaient  été  incorporées  à 
l'empire  à  titre  d'alliés.  Par  cette  même  constitution,  les  va- 
riétés qui  existaient  dans  l'organisation  intérieure  des  cités 
avaient  cessé,  et  le  régime  timocratique  de  la  curie  s'était 
établi  généralement. 

Les  propriétaires  de  vingt-cinq  arpents  (jugera),  formant 
la  classe  des  décurions,  gouvernaient  la  cité.  Outre  ces  attri- 
butions municipales,  c'étaient  eux  qui  étaient  chargés  de  ré- 
partir les  impôts  dans  le  district  du  ressort  de  la  cité  qu'ils 
administraient  ;  mais  ils  répondaient  solidairement  et  sur 
leurs  propres  biens,  aux  gouverneurs  des  provinces,  du  ren- 
dement des  impôts  dans  leur  circonscription. 

Sous  un  régime  tel  que  celui  du  bas  empire,  une  pa- 
reille responsabilité  était  la  chose  la  plus  effrayante  qui  se 
pût  concevoir  ;  la  misère  universelle  tendant  à  diminuer  sans 
cesse  les  revenus  publics,  c'était  à  la  fortune  privée  des  dé- 
curions que  s'en  prenaient  les  officiers  du  fisc;  car  celui-ci, 
ne  voulant  rien  céder  de  ses  exigences,  se  refusait  toujours 
ik  reconnaître  cet  appauvrissement  général ,  dont  il  était  le 
véritable  auteur. 

Les  fonctions  municipales,  si  honorées,  si  recherchées  pen- 
dant longtemps,  devinrent  donc  la  condition  la  plus  intolé- 
rable. Pour  y  enchaîner  indissolublement  la  propriété,  on 
imagina  de  les  rendre  obligatoires  et  héréditaires.  Alors,  em- 
prisonnés dans  un  office  qui  est  pour  eux  une  ruine,  captifs 
dans  la  cité  qu'ils  sont  chargés  d'administrer,  soumis  à  tous 
les  caprices  des  gouverneurs  des  provinces,  les  malheureux 


4l2  ORIGINB   DE   LA   FÉODALITi. 

curiales  tentent  vainement  de  se  soustraire  par  l'abandon  de 
tous  leurs  biens  à  des  charges  si  insupportables  ;  lorsqu'on 
ne  peut  plus  rien  leur  enlever,  on  s'en  prend  à  leur  personne. 

La  désolation  parait  avoir  été  la  même  dans  toute  l'étendue 
de  l'empire.  En  Campanie,  la  plus  fertile  province  de  toute 
l'Italie,  il  fallut  brûler  les  rôles  de  l'impôt,  qui  étaient  deve- 
nus inutiles,  attendu  qu'on  ne  cultivait  plus.  Dans  les  pro- 
vinces du  nord,  les  curiales  se  réfugiaient  chez  les  Barbares, 
ou  auprès  des  Bngaudes,  qui,  dit  Salvien,  ont  commencé  à 
être  de  quasi-barbares,  parce  qu'on  ne  leur  a  pas  permis 
d'être  romains.  En  Egypte,  dont  la  richesse  naturelle  était 
proverbiale,  les  historiens  rapportent  qu'il  était  rare  de  ren- 
contrer un  contribuable  qui  ne  portât  sur  son  corps  l'em-* 
preinte  des  tortures  exercées  par  les  percepteurs  ! 

En  présence  de  cette  misère  immense,  irrémédiable,  on  fut 
obligé  de  revenir  à  des  expédients  qui  appartiennent  propre- 
ment au  svstème  féodal. 

A  cette  catégorie  appartiennent,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà 
indiqué ,  les  concessions  de  terres  emphythéotes  accordées , 
avec  exemption  de  l'impôt,  aux  légionnaires  et  aux  lètes  qui 
gardaient  les  frontières  les  plus  exposées  de  l'empire. 

Les  offices  municipaux  imposés  aux  possesseurs  d'immeu- 
bles étaient  un  procédé  inverse  pour  arriver  au  même  but, 
c'est-à-dire  pour  rattacher  la  possession  de  la  terre  à  l'obli- 
gation d'acquitter  les  services  publics. 

Le  colonat  de  l'époque  impériale,  qu'il  ne  faudrait  pas  con- 
fondre avec  celui  de  l'époque  républicaine,  est  produit  par  les 
mêmes  causes  et  se  range  aussi  parmi  ces  expédients. 

On  avait  fondé  les  colonies  de  la  république  en  distribuant 
des  terres  à  des  citoyens  pauvres  ou  à  des  soldats,  qui  deve- 
naient par  là  des  propriétaires  libres,  formant  une  commu- 


PâTBONâGB   et   BONlflTBS.  43 

nauté  rattachée  à  la  métropole  par  ce  puissant  système  de 
fédération  dont  Rome  avait  eu  le  secret.  Le  colonat  impérial 
est  un  véritable  servage  de  la  glèbe,  institué  par  les  grands 
propriétaires  à  leur  profit  et  au  détriment  de  l'Etat. 

Tous  les  historiens  ont  été  frappés  de  Tinsistance  et  de  la 
sévérité  avec  laquelle  les  lois  du  Bas  Empire  interdisent  aux 
hommes  libres  de  se  réfugier  dans  les  liens  du  colonat,  mais 
ils  n*ont  guère  expliqué  jusqu'ici  comment  il  pouvait  se  faire 
qu'un  homme  libre,  et  propriétaire  lui-même,  trouvât  avan- 
tage à  aliéner  à  la  fois  sa  propriété  et  sa  liberté  personnelle 
pour  devenir  serf  de  la  glèbe  sur  le  champ  que  ses  pères 
avaient  possédé.  Pour  Tintelligence  de  ce  fait  singulier,  il  faut 
penser  à  la  dureté ,  à  l'avidité  excessive  du  fisc ,  qui  exi- 
geait souvent  du  possesseur  plus  que  la  terre  ne  pouvait  lui 
rapporter,  et,  d'un  autre  côté,  se  rappeler  les  nombreuses 
exemptions  d'impôts  que  la  loi  romaine  accordait  aux  classes 
privilégiées.  —  La  législation  affranchissait  de  l'impôt  tous 
ceux  qui  exerçaient  ou  avaient  exercé  des  charges  de  quelque 
importance,  toute  la  classe  des  illustrissimi  et  des  spectabiles, 
puis  encore  tous  ceux  qui,  par  services  rendus  et  par  faveur 
même,  obtenaient  une  exemption  analogue  et  prenaient  de  là 
le  nom  d'Aonorolt,  quoique  l'honneur  fikl  d'abord  une  qualité 
attachée  aux  fonctions  qui  jouissaient  du  privilège  de  con- 
férer la  noblesse  et  l'exemption  d'impôt.  Dans  cette  société 
matérialiste,  c'était  surtout  par  Taffranchissement  des  charges 
et  du  tribut  que  le  rang  et  la  dignité  se  manifestaient  et  profi- 
taient à  ceux  qui  en  étaient  revêtus. 

Or,  l'immunité  du  privilégié ,  de  Vkonaratus,  qu'un  petit 
propriétaire  prenait  pour  patron  en  lui  cédant  sa  terre  et  en 
devenant  son  colon,  couvrait  désormais  sa  terre  convertie  en 
glèbe.  Les  petits  propriétaires  parvenaient  par  ce  moyen  à 


hk  ORIGINE   DE    LA    FÉODALITÉ. 

profiter  de  Timmunité  ;  car,  en  acquérant  i'immeuble  de  son 
nouveau  colon,  Timmune  le  lui  restituait  immédiatement  à 
titre  de  fermage  perpétuel  ou  d'usufruit  héréditaire,  et,  pour 
prix  de  sa  protection,  il  se  réservait  un  tribut  bien  inférieur 
à  celui  dont  il  privait  TEtat  :  les  deux  parties  gagnaient  donc 
au  marché.  On  conçoit  dès  lors  l'impulsion  des  particuliers 
vers  le  colonat,  et  Ton  conçoit  également  la  rigueur  que  les 
lois  déploient  pour  la  combattre,  en  frappant,  soit  le  proprié- 
taire libre  qui  accepte  un  patron,  soit  le  privilégié  qui  accorde 
un  patronage.  Mais  toutes  les  menaces  législatives  furent  im- 
puissantes, et  la  dissolution  suivit  son  cours  ;  car  les  magis- 
trats institués  pour  faire  exécuter  ces  lois  répressives  étaient 
les  premiers  à  les  violer  dans  leur  propre  intérêt.  L'usage  du 
patronat  accepté  volontairement  s'est  perpétué  dans  le  moyen 
âge,  où  nous  le  retrouverons  sous  le  nom  de  recommanda- 
tion. C'est  aussi  dans  les  derniers  siècles  de  l'empire  romain 
que  s'introduisit  le  système  des  métiers  héréditaires,  qui  a 
passé  également  dans  l'organisation  des  communes  urbaines 
au  moyen  ftge,  et  que  nous  croyons  être  une  importation 
de  rOrient.  A  cette  époque  déplorable,  il  fallait  parquer  cha- 
que classe  d'hommes  dans  l'occupation  dans  laquelle  elle 
naissait,  parce  que  toutes,  en  proie  à  un  affreux  malaise, 
cherchaient  un  adoucissement  à  leur  sort  dans  la  fuite  ou  le 
changement. 

Après  la  conquête,  les  Barbares  trouvèrent  dans  les  pro- 
vinces de  l'empire  la  même  misère  sous  le  poids  de  laquelle 
l'empire  s'était  affaissé.  Les  énormes  cx)nsommations  impro- 
ductives, les  dévastations  immenses,  les  guerres  incessantes 
de  cette  ère  terrible,  où  le  monde  barbare,  remué  jusque  dans 
ses  profondeurs  les  plus  éloignées,  se  ruait  tout  entier  sur 
l'Occident  épuisé,  ne  pouvaient  manquer  d'accroître  encore  la 


CONCLUSION . 


&S 


pénurie  du  capital  et  Timpossibilité,  pour  les  états  naissants, 
de  subvenir  à  leurs  besoins  par  le  moyen  de  Timpôt.  Voilà 
comment,  par  une  conséquence  forcée  des  circonstances  éco- 
nomiques dans  lesquelles  TEurope  s'est  trouvée,  a  dû  s'opérer 
cette  grande  révolution  sociale,  dont  les  premiers  débuts  se 
manifestent  déjà  du  temps  de  Tempire  romain ,  dont  la  marche 
compliquée  occupe  tout  le  moyen  âge,  dcmt  les  résultats  se 
produisent  encore  de  nos  jours,  et  dont  l'essence  n'est  autre 
chose  que  la  substitution,  après  un  laps  de  dix  siècles,  du 
système  de  la  possession  féodale  au  système  de  ia  propriété 
libre  et  de  l'impôt. 


46  FORMATION   DU   SYSTAmB  FEODAL. 


S  ni- 


De  1»  ferwiAtleii  du  mfrnièmtk^  féodal  et  des 
élémentM  qui  y  ••neourcnt* 


La  féodalité  du  moyen  Age,  dont  il  existait  quelques  ger- 
mes dans  les  institutions  romaines,  ainsi  que  dans  les  institu- 
tions barbares,  s'est  développée  par  le  contact,  par  le  mé- 
lange des  sociétés  barbare  et  romaine  qui  résultait  de  la  con- 
quête, et  par  l'effet  de  l'action  irrésistible  des  circonstances 
économiques. 

Mais  le  système  féodal  ne  se  développa  pas  immédiatement; 
loin  de  là,  il  a  fallu  cinq  siècles  de  transition,  commençant  à 
la  conquête  du  V^  siècle  et  finissant  à  la  fin  du  IX^,  avec  la 
chute  de  la  dynastie  carlovingienne,  pour  constituer  définiti- 
vement, en  Europe,  ce  que  l'on  a  appelé  le  régime  féodal. 
L'époque  barbare  tout  entière  est  une  époque  d'enfante- 
ment. Pendant  cette  période,  la  société,  comme  la  nature, 
nous  dit-on,  avant  l'apparition  de  l'homme  et  de  l'ordre  phy- 
sique actuel,  a  passé  par  des  phases  successives  de  dévelop- 
pement, dont  le  but  était  la  féodalité,  mais  dans  lesquelles  ce 
système  n'apparait  point  encore,  dans  lesquelles  il  semble 
même  quelquefois  que  Ton  cherche  à  éviter  cette  issue,  tandis 
que  la  force  des  choses  y  conduisait  fatalement. 

A.  De  l'établissement  territorial. 

Les  termes  de  conquête  et  d'invasion  font  illusion,  ils  ne 
s'appliquent  pas  exactement.  La  conquête  se  fit  en  quelque 


àTABLIflSKMKfT  TERRITOAUL.  (7 

aorte  du  dedans ,  car,  à  l'excq>tion  des  Huns ,  qui  furent 
en  définitive  repousses  dans  les  steppes  de  TAsie,  d'où  ils 
étaient  venus ,  tous  les  peuples  qui  s'établirent  en  premier 
lieu  sur  les  terres  de  l'onpire  y  étaient  arrivés  conune  auxi- 
liaires. 

L'étabUssement  territorial,  le  partage  des  terres  entre  les 
conquérants  ne  fut  pas  non  plus  tout  à  fait  ce  que  le  mot  de 
partage  semble  indiquer.  On  ne  doit  se  représenter  ni  un  âdt 
qui  s'accomplit  du  jour  au  lendemain  et  partout  de  la  même 
manière,  ni  une  spoliation  comparable  à  celle  que  commet  un 
ennemi  qui  envahit  tout  à  coup  un  pays  peuplé  et  cultivé 
comme  ceux  de  l'Europe  actuelle.  Les  campagnes  des  pro- 
vinces septentrionales,  et  même  de  l'Italie,  étaient  presque  dé- 
peuplées d'hommes  libres  ;  ceux-ci  s'étaient  réfugiés  dans  les 
viUes. 

Pour  Inen  saisir  le  caractère  de  cet  événement  décisif  pour 
l'organisation  future  de  la  propriété,  entrons  dans  quelques 
détails.  Parmi  les  états  barbares  qui  se  fondèrent  sur  les  terres 
de  l'empire,  on  peut  citer  deux  classes  :  ceux  qui  furent  fondés 
du  consentement  du  gouvernement  impérial  et  qui  restèrent 
pendant  qudques  moments  sous  sa  suzeraineté,  et  ceux  qui 
furent  fondés  par  la  conquête  proprement. 

Dans  la  première  classe  se  rangent  les  deux  royaumes  go- 
thiques et  celui  des  Bourguignons  ;  dans  la  seconde,  essentiel- 
lement, le  royaume  des  Lombards.  Le  royaume  franc  tiendrait 
des  deux  espèces.  Nous  résumerons  rapidement  ce  que  les 
historiens  nous  ont  appris  sur  la  manière  dont  eut  lieu 
l'établissement  territorial  en  Gaule  et  en  Italie. 

Italie. —  Odoacre,  qui  mit  fin  à  l'empire  d'Occident,  n'était 
pas  un  conquérant  étranger»  c'était  le  chef  d'une  de  ces  ar- 


48  FORMATION    DU    SYSTÈME    FÉODAL. 

mées  barbares  que  les  empereurs  avaient  prises  à  leur  solde, 
leurs  propres  sujets  ne  suffisant  plus  à  la  défense  de  l'Etat. 
Les  soldats  d'Odoacre,  natifs  de  diverses  nations,  parmi  les- 
quelles dominaient  les  Hérules  et  les  Kugiens,  demandaient 
un  tiers  des  terres  de  l'Italie.  Oreste,  père  de  Romulus  Augus- 
tule,  refusa,  et  ce  refus  amena  la  catastrophe  préparée  de 
longue  main.  La  demande  du  tiers  des  terres,  qui  fut  ensuite 
octroyé  à  ses  soldats  par  Odoacre,  étiiit  en  analogie  avec  la  loi 
romaine,  qui  imposait  aux  propriétaires  qui  recevaient  des 
troupes  en  quartiers  de  leur  abandonner  le  tiers  de  leur 
maison. 

La  prise  de  possession  de  l'Italie  par  Théodoric,  roi  des  Os- 
trogoths,  fut  une  conquêtd  vis-à-vis  d'Odoacre,  mais  elle  fut 
plutôt  une  restauration  par  rapport  à  l'empire,  puisque  Théo- 
doric avait  été  appelé  en  Italie  par  l'empereur  de  Constantino- 
ple,  Zenon.  Les  rapports  primitifs  entre  les  Ostrogoths  et  les 
Komains  sont  déterminés  par  ce  fait,  et  les  Romains  ne  sont 
point,  sous  Théodoric,  dans  la  position  de  vaincus.  Les  Goths 
reprirent  aux  Hérules  le  tiers  des  terres  que  ceux-ci  avaient 
reçu.  Seulement,  comme  les  Goths  étaient  plus  nombreux, 
beaucoup  de  propriétaires  romains,  qui  n'avaient  pas  été  ap- 
pelés à  partager  avec  les  Hérules,  durent  aussi  céder  le  tiers 
de  leurs  possessions  aux  nouveaux  venus  ;  on  rapporte  que 
le  patrice  Liberius,  chargé  par  Théodoric  de  diriger  l'exécu- 
tion de  cette  mesure  délicate,  s'en  acquitta  de  manière  à  la 
rendre  le  moins  oppressive  possible  pour  les  propriétaires  ro- 
mains. 

Les  lois  des  Lombards  ne  renferment  rien  sur  le  mode  de 
partage  territorial.  Paul  Diacre  ne  dit  rien  non  plus  de  ce  que 
fit  Alboin  à  ce  sujet  ;  mais  il  dit,  en  revanche,  que  son  succes- 
seur* Clephis,  se  montm  cruel  envers  les  Romains  ;  et  il  ajoute 


PARTAGE  DES  TERRES  EN  ITALIE.  49 

que ,  pendant  le  gouvernement  des  ducs ,  qui ,  durant  dix 
ans,  succéda  au  règne  de  Glephis,  beaucoup  de  nobles  ro- 
mains périrent  victimes  de  Tavarice  des  vainqueurs.  Venant 
ensuite  au  partage ,  il  s'exprime  ainsi  :  a  Reliqui  vero  per 
kostes  divm  ut  tertiam  partem  suarum  frugum  Longobardis 
persolverent  trihutarii-efficiuntur.  » 

Autaris  étant  devenu  roi  après  cet  interrègne,  Paul  Diacre 
dit  encore  :  «  Papuli  tamen  aggravati  per  Longohardos  hospites 
partiuntur.  »  Il  existe  une  controverse  sur  la  manière  d'en- 
tendre ces  deux  passages.  Savigny  estime  que  d'abord  chaque 
Romain  dut  livrer  un  tiers  de  son  revenu  à  un  Lombard  dont 
il  fut  l'hôte,  et  qu'il  faut  lire  hospites,  au  lieu  d'hostes,  dans  le 
premier  passage  ;  sous  Autaris,  cet  état  de  choses  n'aurait  fait 
que  continuer.  Léo  prétend  que  les  Lombards  pratiquèrent, 
envers  les  Romaiins,  une  sorte  de  destruction  systématique, 
que  les  hommes  libres  restant  furent  réduits  en  servitude  et 
soumis  à  un  cens  équivalent  au  tiers  du  revenu  brut.  Troya 
partage  cette  manière  de  voir  et  propose  de  lire,  dans  le  second 
passage  :  per  Longobardos,  hospites  patiuntur.  Au  sujet  du  se- 
cond passage,  MM.  de  Yesmes  et  Fossati  (  Ftcende  délia  fro- 
prieta  in  Italia)  mettent  en  avant  une  autre  version,  qui  serait 
celle  du  code  ambrosien ,  et  qui  porte  :  pro  Longobardis 
koipicia  partiuntur. 

Nous  pensons  qu'on  peut  prendre  le  premier  passage  de  Paul 
Diacre  tel  quel.  A  l'arrivée  des  Lombards,  on  impose  aux  pro- 
priétaires'romains  le  tribut  du  tiers  du  produit  brut  à  répartir 
entre  les  vainqueurs,  qui  ne  se  seraient  chargés  pour  lors  d'au- 
cun souci  de  culture  et  auraient  continué  à  vivre  comme  une 
armée  fixée  en  pays  ennemi.  Quant  à  l'arrangement  subsé- 
quent introduit  sous  Autaris,  nous  admettrions  de  préférence 
l'opinion  de  MM.  de  Yesmeset  Fossati;  d'autant  plus  que  le 

■ÉII.  ET  DOCini.  XYI.  4 


SO  FORMATION   DU   SYSTÈME  PiODAL. 

texte  de  Thistorien  des  Lombards  montre  que  cet  arrange 
ment  fut  un  soulagement  pour  les  anciens  habitants  et  fut 
suivi  d'une  ère  de  calme  et  de  sécurité  relative  qui  exclut  l'idée 
de  nouvelles  violences,  comme  l'aurait  été  la  réduction  de  tous 
les  Romains  libres  en  servitude.  Dans  cette  manière  de  voir, 
les  populations  romaines,  surchargées  par  le  tribut  du  tiers, 
qui  mettait  à  leur  charge  tous  les  frais  de  culture ,  en  au- 
raient été  dispensées  moyennant  la  cession  de  terres  qu'elles 
auraient  dû  foire  en  faveur  des  Lombards  ;  ainsi  on  serait,  au 
bout  de  quelque  temps,  revenu  au  système  ordinaire  du  par- 
tage des  terres,  selon  une  mesure  quelconque,  entre  les  an- 
ciens possesseurs  et  les  Barbares  nouvellement  arrivés  *.  — 
Diverses  raisons  tendent  d'ailleurs  à  démontrer  que  la  réduc- 
tion en  servitude  de  la  totalité  de  la  population  romaine  n'a 
nullement  eu  lieu.  On  voit,  entre  autres,  que,  déjà  sous  Au- 
taris,  il  y  avait,  dans  les  états  lombards,  des  villes  populeuses 
et  florissantes  ;  or,  ces  villes  n'étaient  certainement  pas  habi- 
tées uniquement  par  les  Lombards  ;  de  plus,  les  lois  de  Rotaris 
distinguent  les  arimans  lombards  {exercitales)  des  autres  hom- 
mes libres  ;  or,  tous  les  hommes  libres  lombards  étaient  des 
exercitales. 

Gaule.  —  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  ces  premiers  éta- 
blissements de  tribus  germaniques  en  Gaule,  qui  eurent  lieu 
lorsque  l'empire  romain  avait  encore  une  certaine  force,  el 
qui  diffèrent  peu  des  concessions  de  terres  létiques  dont  il  a 
déjà  été  question,  et  nous  commencerons  par  celui  des  Bur- 

*  Hospida  équivaut  ici  au  mot  germanique  aWerghe  ou  herberge,  qui»  en 
Italie,  est  resté  le  nom  du  manoir  des  maisons  nobles.  C*est  ainsi  qu'on  voit 
encore  à  Malte  Tauberge  de  Castille,  Tauberge  de  France,  qui  étaient  les  de- 
meures particulières  des  chevaliers  espagnols  et  français. 


pàetage  des  burgondbs.  St 

gondes  ou  Bourguignons  * .  Le  premier  personnage  historique 
de  ce  peuple  est  le  roi  Gunther,  qui  joue  un  rôle  dans  la  tradi- 
tion des  Niebelungen;  sa  participation  à  Télévation  de  l'empe- 
reur Jovinus  à  Mayence,  en  412,  nous  montre  en  lui  un  roi 
barbare  au  service  de  Rome.  On  croit  que  ses  fils  périrent  à  la 
bataille  de  Chàlons,  où  ils  combattaient  du  côté  de  Rome  contre 
le  roi  des  Huns. 

L'occupation  de  la  Savoie,  de  la  Franche-Comté  et  de  THel- 
vétie  romane  par  les  Burgondes  remonte,  à  ce  que  Ton  croit, 
au  r^e  de  Gunther.  M.  de  Gingins  a  démontré  que  cette  oc* 
cupation  eut  lieu  sur  l'appel  des  populations  romaines  et  s'ef- 
fectua ensuite  d'une  convention  conclue  avec  les  magistrats 
des  cités  occupées  *.  Les  Burgondes  reçurent  les  deux  tiers  des 
terres,  mais  le  partage  s'opéra  par  régions  ou  quartiers,  et  non 
par  cantonnements  sur  les  terres  des  anciens  habitants.  Les 
nouveaux  venus,  peuple  pasteur  plutôt  qu'agriculteur,  s'éta- 
blirent dans  les  contrées  montagneuses  du  Jura  et  des  Alpes, 
qui  avaient  été  déjà  souvent  dévastées  par  les  Allemands,  et 
laissèrent  aux  Romains  les  districts  de  la  plaine,  plus  cultivés 
et  plus  fertiles.  Selon  l'auteur  cité,  en  échange  des  terres 
qu'ils  cédèrent  aux  Burgondes,  les  Romains  auraient  stipulé 
l'abolition  des  impôts  romains,  qui,  comme  on  sait,  étaient  de- 
venus une  charge  insupportable  pour  les  populations. 

'  Le  nom  de  Burgondes  vient,  selon  quelques-uns,  de  burg,  château,  lieu 
fortifié  ;  cette  étymologie  est  peu  probable,  car  les  Burgondes,  pas  plus  que 
les  autres  Germains,  n'habitaient  dans  des  lieux  fermés.  Je  préfère  l'étymo- 
logie  tirée  de  burg,  caution,  garantie  ;  Burgondes  signifierait  donc  les  guer» 
riers  qui  se  sont  donné  garantie  mutuelle,  les  guerriers  associés. 

*  M.  de  Gingins  place  cet  établissement  en  456,  et  invoque  à  ce  sujet  le 
témoignage  de  Marins,  évéque  d*Avenches,  d*après  lequel  il  aurait  eu  lieu 
dans  l'année  de  la  déposition  d'Avitus;  d'autres  veulent  qu'il  ait  eu  lieu 
ru  448. 


B2  FORMATION   DU   STSTÈMB  PiODAL. 

Le  partage  mentionné  dans  les  lois  de  Gondebaud  ne  se  ra{h 
porte  pas  à  cette  première  partie  de  rétablissement,  mais  à  la 
seconde,  qui  eut  lieu  en  470,  vingt  ou  trente  ans  plus  tard, 
lorsque  Tusurpateur  Antbémius  céda  aux  Burgondes  la  partie 
méridionale  de  leur  royaume,  comprenant  le  Lyonnais  et  le 
Dauphiné.  Dans  cette  partie  de  leurs  établissements,  les  Bur- 
gondes auraient  été  reçus ,  d'après  l'ancien  usage ,  comme 
alliés  {fœderati),  de  la  même  manière  qu'ils  avaient  déjà  oc- 
cupé auparavant  la  Bavière  rhénane.  Gondebaud,  le  législa- 
teur, était  le  petit-fils  de  Gunther  ;  il  commença  à  régner  en 
473;  sa  capitale  était  Lyon.  Son  frère  Gbilpéric,  qui  régnait  à 
Genève,  fut  le  père  de  Glotilde,  femme  de  Glovis  ;  il  paraît 
avoir  été  soumis  à  la  suprématie  de  Gondebaud,  son  frère  atné. 
D'après  les  détails  que  donne  la  loi,  le  second  partage  fut  fait 
de  telle  sorte  que  la  maison  et  la  terre  cultivée  de  chaque  pro- 
priétaire romain  étaient  partagées  entre  lui  et  son  hôte  bur- 
gonde.  Les  forêts  et  les  p&turages  pouvaient  être  laissés  en 
commun. 

Si  l'un  des  co-propriétaires  {consortes)  cultive  une  terre  en 
friche,  il  doit  en  laisser  cultiver  une  part  équivalente  à  l'au- 
tre ;  si  l'on  partageait  les  terres  non  cultivées,  le  Burgonde, 
plus  pasteur  qu'agriculteur,  en  avait  les  deux  tiers  ;  mais,  en 
revanche,  le  Romain  conservait  les  deux  tiers  des  esclaves.  Il 
est  probable  que  les  principaux  des  Burgondes  furent  associés 
aux  plus  riches  d'entre  les  Romains.  Les  rois  eurent,  dès  l'ori- 
gine, des  propriétés  fort  étendues  ;  c'étaient  sans  doute  les 
terres  du  fisc  impérial,  dont  ils  se  mirent  en  possession. 

Le  Burgonde,  nouvel  arrivant,  ne  recevait,  selon  une  addi- 
tion à  la  loi  attribuée  à  Godomar,  que  la  moitié  de  la  terre  de 
l'hôte  romain  qui  lui  est  assigné,  mais  sans  esclaves;  un 
affiranchi  burgonde  recevait  seulement  un  tiers.  Si  un  Bur- 


PARTAGE  DBS  WISIG0TH8  ET   DES  FRANCS.  53 

gonde  ou  un  Romain  n*a  pas  de  bois  dans  son  lot,  il  peut  en 
prendre  pour  son  usage  dans  les  forêts  de  ses  voisins. 

Les  Wisigoths,  amenés  par  Alaric  en  Italie,  étaient  déjà 
venus  s'établir  dans  la  Gaule  méridionale  en  41:2,  sous  la  con- 
duite d'Ataulf .  Ce  prince  avait  eu  d*abord  pour  dessein  d'extir- 
per le  nom  romain  ;  mais,  s'étant  convaincu  qu'avec  lesGotbs, 
il  ne  parviendrait  pas  à  constituer  un  état  policé,  il  changea 
de  système  et  se  rattacha  aux  traditions  romaines  et  à  la  suze- 
raineté de  l'empereur  d'Orient.  Dans  la  seconde  moitié  du  V* 
siècle,  Euric  étendit  la  domination  des  Wisigoths  sur  l'Espagne 
et  cessa  de  reconnaître  l'empire  :  a  Euricas  crebrem  mutatio- 
nem  romanorum  principum  cemens,  Galliam  et  Hispaniam  suo 
jure  nisus  est  occupare,  )>  dit  Jornandès. 

Le  code  des  Wisigoths  renferme  peu  de  choses  sur  le  par- 
tage, ce  qui  vient  des  remaniements  qu'il  subit  à  diverses  re- 
prises. Ce  que  le  Romain  garde  et  ce  que  le  Wisigoth  acquiert 
se  nomme  également  sors  ;  le  Goth  a  les  deux  tiers  de  la  terre 
cultivée  et  le  Romain  le  tiers  ;  il  n'est  pas  question  de  la  maison, 
des  jardins,  des  esclaves,  non  plus  que  des  pâturages  et  des 
forêts,  qui  peut-être  restèrent  en  commun.  —  Euric  rendit  la 
sécurité  aux  propriétaires  romains,  qu'on  menaçait  de  nou- 
veaux partages,  en  déclarant  ceux  qui  avaient  eu  lieu  irrévo- 
cables ;  les  impôts  furent  maintenus  sur  les  terres  laissées  aux 
propriétaires  romains. 

Les  Francs  sont  le  peuple  dominant  dans  le  nord  de  la 
Gaule  dès  le  commencement  du  YI®  siècle  ;  on  n'a  pas  de  no- 
tices positives  sur  la  manière  dont  se  fit  leur  établissement.  Us 
s'étaient,  au  III®  siècle,  fixés  dans  certaines  contrées  de  la  Bel- 
gique et  du  Gambrésis.  Sous  Clovis,  ils  s'étendirent  considéra- 
blement, appuyés  qu'ils  étaient  par  les  évéques  gaulois,  qui 
les  préféraient  aux  autres  Barbares,  bien  qu'ils  fussent  les 


84  rORMATIOIf   DU   SYSTàllE  FÉODAL. 

plus  farouches  de  tous,  parce  qu'ils  étaient  catholiques,  tandis 
que  les  autres  étaient  ariens. 

L'opinion  du  plus  grand  nombre  des  auteurs  modernes,  tels 
que  Dubos,  Laferrière,  Pardessus,  Guérard,  Savigny  et  Waitz, 
est  que  les  biens  de  la  couronne  et  les  terres  vacantes  suffirent 
pour  fournir  d'alleux  les  compagnons  de  Clovis.  La  loi  salique 
fait  mention  de  propriétaires  romains  {romani  possessores)  dont 
le  wergeld  tient  le  milieu  entre  celui  des  Romains  convivœ  re- 
gis  et  celui  des  Romains  tributarii  ;  il  est  la  moitié  de  celui 
d'un  propriétaire  franc. 

B.  Des  bénéfices. 

Chez  les  Germains»  le  peuple  était  organisé  militairement, 
et  la  qualité  d'homme  libre  impliquait  celle  de  guerrier  ;  ce 
n'est  donc  pas  pour  servir  de  base  à  la  défense  de  l'Etat  que  le 
système  bénéficier  fut  établi.  Ce  système  ne  fut  point  une  con- 
tinuation des  concessions  de  terres  empbythéotes  aux  soldats 
employées  dans  les  derniers  temps  de  l'empire  ;  il  fut,  comme 
l'ont  remarqué  Montesquieu  et  la  majorité  des  écrivains  mo- 
dernes qui  ont  traité  ce  sujet,  la  continuation  du  gasindi. 

Lorsque  l'empire  d'Occident  cessa  d'exister,  les  provinces 
septentrionales  et  l'Italie  même  étaient  fort  dépeuplées,  la  po- 
pulation libre  s'était  réfugiée  dans  les  villes,  et  les  campagnes 
n'étaient  plus  guère  habitées  que  par  des  esclaves  et  des  colons 
peu  nombreux  relativement  à  l'étendue  des  terres  h  cultiver. 
Les  grands  propriétaires,  résidant  dans  les  villes,  furent  donc 
à  peu  près  les  seuls  sur  lesquels  portèrent  les  premiers  par- 
tages et  qui  furent  dépouillés,  ici  du  tiers,  là  de  la  moitié  de 
domaines  immenses,  mais  qui  étaient  néanmoins  pour  eux  de 
très  mince  rapport. 


NAissÀMCK  DU  liiiinci. 

Les  armées  des  Barbares  étaieDt  en  grande  partie  formées 
par  les  gasindi  des  divers  chefs  ;  il  ne  faut  donc  pas  s'imagi- 
ner, ainsi  que  le  remarque  judicieusement  M.  Guizot,  que 
chaque  soldat  barbare  soit  devenu  propriétaire  par  suite  du 
partage  ;  selon  toute  apparence»  les  simples  compagnons  res- 
tèrent auprès  de  leur  ancien  chef,  vivant,  selon  les  anciennes 
mœurs,  à  sa  table  et  dans  sa  maison. 

L'état  de  troubles  et  de  violences  qui  caractérise  l'époque 
de  la  conquête  se  prolongea  bien  longtemps  après,  et  les  che& 
n'auraient  eu  garde  de  se  défaire  de  la  troupe  dévouée  à  la- 
quelle ils  devaient  leurs  richesses  nouvelles,  au  moyen  de  la- 
quelle ils  pouvaient  les  conserver  et  les  accroître  ;  habitués, 
d'ailleurs,  au  mouvement  animé  et  aux  plaisirs  de  la  vie  en 
commun,  les  compagnons  se  seraient  faits  difficilement .  à 
l'état  d'isolement  paisible  et  monotone  qui  constitue  la  vie 
d'un  simple  paysan.  Le  désir  de  s'établir  et  d'assurer  l'exis- 
tence d'une  famille  engagea  cependant  peu  à  peu  les  compa- 
gnons à  recevoir  de  leurs  chefs  et  patrons  des  terres  au  lieu 
de  l'entretien.  Le  besoin  de  donner  des  bras  à  la  terre  et  de 
diminuer  les  bouches  inutiles  portait  les  chefs  à  cette  me- 
sure ;  les  compagnons  conservaient  avec  le  chef  les  rela- 
tions qui  avaient  existé  lorsqu'ils  faisaient  partie  de  la  mai- 
son ;  ils  lui  conservaient  la  même  fidélité,  et  cette  fidélité  se 
manifestait  surtout  par  le  service  militaire. 

Les  rois,  qui  avaient  les  nombreuses  terres  fiscales  à  leur 
disposition,  les  distribuèrent  à  leurs  leudes,  lesquels  avaient 
eux-mêmes  des  compagnons  qu'ils  pouvaient  établir  à  leur 
tour  de  la  même  façon  qu'ils  l'avaient  été  eux-mêmes. 

Dans  les  lois  barbares,  les  compagnons  portent  une  foule 
de  noms,  qui  tous  témoignent  du  rapport  personnel  qui  les 
lie  à  leur  chef.  Les  plus  usités  sont  ceux  de  fidèles  et  d'an- 


86  FORMATIO!!  MJ  SYSTEMS  FEODAL. 

trustions,  qui  sont  la  traduction  l'un  de  l'autre  {treue,  fiié- 
lité).  Le  Liber  consuettAdinum  imperii  Romani  les  appelle  ho- 
mines  ligii;  les  Gapilulaires  emploient  les  expressions  ser- 
vientes,  famuli,  ministeriales,  qui  prouvent  la  persistance 
d'un  rapport  de  domesticité.  L'usage  de  récompenser  les  com- 
pagnons par  des  repas  les  fait  aussi  appeler  convivœ  {convivœ 
régis)  ;  le  nom  de  leudes,  qui,  en  langue  germanique,  indique 
la  dépendance,  est  le  plus  usité  de  tous.  M.  Guérard  ne  croit 
pas  que  le  terme  de  leude  et  celui  de  lide  aient  eu  la  même 
étymologie  ;  cette  opinion  est  en  opposition  avec  celle  des 
écrivains  allemands,  dont  l'autorité  en  ce  point  me  semble 
devoir  l'emporter  ;  d'ailleurs,  bien  que  la  condition  person- 
nelle des  leudes  et  celle  des  lides  fût  fort  différente  dans  la 
période  barbare,  il  y  avait  toujours,  dans  l'une  et  l'autre,  le 
trait  essentiel  commun,  celui  de  la  dépendance  personnelle. 
M.  Guérard  pousse  si  loin  le  désir  de  distinguer,  qu'il  fait 
des  catégories  distinctes  des  leudes  et  des  antrustions,  on  ne 
sait  sur  quel  fondement.  Plus  tard  seulement  prévalut  le  mot 
de  vassal,  dont  la  signification  est  analogue,  soit  qu'on  la 
fasse  dériver  de  hassi,  vassi,  terme  de  basse  latinité,  qui  au- 
rait désigné  l'infériorité  ;  soit  qu'elle  vienne  de  gtMsallus, 
d'où  l'on  aurait  fait  gesel  en  allemand  moderne.  D'autres  font 
venir  guasallus  ou  vctssus  du  mot  celtique  gwas,  qui  signifie 
proprement  jeune  homme  à  la  suite  d'un  chef.  Cette  étymo- 
logie est  directe  et  n'offre  rien  de  forcé  comme  la  première  ; 
le  mot  vassal  est  plutôt  usité  dans  les  langues  romanes,  en 
France  et  en  Italie  ;  en  Allemagne,  il  n'a  été  employé  que 
postérieurement  et  dans  les  écrits  rédigés  en  langue  latine. 
C'est  sans  doute  de  guasallus  que  l'Espagne  a  fait  son  alguazil 
(les  alguazils  sont  les  suivants  du  juge).  Le  terme  seigneur 
{senior),  qui,  dans  le  langage  féodal,  correspond  au  terme 


NATURE  DU   BJafÉFIGB.  87 

vassal ,  est  déjà  usité  dans  les  actes  de  l'époque  barbare, 
comme  synonyme  du  princeps  du  passage  de  Tacite  touchant 
iesgasindi.  Dans  le  bénéfice,  comme  dans  le  fief  qui  lui  a 
succédé,  le  senior  est  le  propriétaire,  appelé  aussi  potens  et 
possessor  dans  quelques  textes  contemporains.  Le  terme  la- 
tin dominus,  maître,  propriétaire,  remplaça  celui  de  senior, 
vers  le  lY*  siècle,  dans  les  actes  en  latin  ;  dans  la  langue  vul- 
gaire, au  contraire,  le  mot  seigneur  s'est  conservé. 

Au  moment  de  la  conquête,  le  bénéfice  n'est  encore  que 
Texception.  Les  terres  distribuées  aux  Barbares  lorsqu'ils 
commencèrent  à  se  fixer  sur  le  sol  de  l'empire  ne  le  furent 
pas  h  la  condition  d'un  service  militaire,  comme  celles  qui 
avaient  été  données  précédemment  aux  lœti  fœderati  par  les 
empereurs  romains  ;  elles  devinrent  une  propriété  libre  des 
familles,  un  alleu  ;  la  preuve,  c'est  que  sors  et  allod  ont  pu 
être  envisagés  comme  une  même  chose. 

Les  premiers  bénéfices  paraissent  avoir  été  donnés  par  les 
rois  barbares  à  leurs  leudes  sur  les  terres  fiscales  dont  ils 
firent  leur  propriété  ;  ils  n'étaient  pas  donnés  à  la  condition 
du  service  militaire  exigé  des  leudes,  car  le  lien  personnel 
était  préexistant,  mais  il  était  le  par-contre,  le  prix  de  cette 
obligation  '.  Cette  circonstance  concourt  à  expliquer  pour- 


*  M.  de  Rodt  {Bénéficiai  wesen)y  reprenant  jusqu'à  un  certain  point  Topinion 
de  Mably,  qui  avait  soutenu  contre  Montesquieu  que  le  bénéfice  militaire 
n'existait  pas  du  temps  des  Mérovingiens,  a  cherché  à  démontrer  que  ces  pre- 
miers bénéfices  étaient  toujours  donnés  en  don  pur  et  par  conséquent  n'étaient 
pas  des  bénéfices  dans  le  sens  qu'on  entend  généralement.  Cette  manière  de 
voir  a  obtenu  un  assez  grand  succès  ;  plusieurs  écrivains  des  plus  récents,  entre 
autres,  Waitz  et  Walter,  paraissent  l'adopter;  mais  le  fait  fût-il  parfaitement 
établi  par  les  documents  cités  par  de  Rodt,  la  conclusion  qu'on  en  tire  dé- 
passerait encore  les  prémisses.  Qu'importe,  en  effet,  que  le  bénéfice  fût  donné 
en  don  pur,  si  de  telles  donations  avalent  lieu  seulement  en  faveur  des  leudes 


S8  FORMATION  DU   SYSTAmB  FÉODAL. 

quoi  les  bénéfices  militaires  se  sont  développés  plus  forte- 
ment et  plus  tôt  chez  les  Francs  ;  la  partie  des  Gaules  dont  ils 
s'emparèrent  étant  dès  longtemps  exposée  aux  invasions  ger- 
maines, contenait  plus  de  terres  abandonnées  par  les  anciens 
propriétaires  et  devenues  par  là  possession  du  fisc.  En  réalité, 
Fappropriation  du  tribut  était  bien  plus  facile,  bien  moins 
compliquée  que  celle  du  sol  appartenant  aux  anciens  habi- 
tants, et  si  le  tribut  eût  suCB  le  partage  n'aurait  pas  eu  lieu. 

Diverses  causes  contribuèrent  à  détruire  la  propriété  in- 
dépendante ou  allodiale,  pour  la  remplacer  par  la  propriété 
féodale  ou  bénéficiaire. 

Les  chefs  barbares,  une  fois  devenus  propriétaires,  eurent 
bientôt  appris  le  parti  qu'ils  pouvaient  tirer  de  leurs  terres 
au  profit  de  leur  puissance,  et  dès  lors  ils  s'appliquèrent, 
avec  leur  avidité  et  leur  violence  habituelles,  à  les  étendre» 
moins  encore  pour  les  produits  matériels  qu'ils  en  pouvaient 
retirer,  qu'afin  d'augmenter  par  ce  moyen  le  nombre  de  leurs 
compagnons. 

L'étendue  des  nouveaux  royaumes  formés  par  les  Ger- 
mains et  l'établissement  des  armées  nationales  sur  des  terres, 
rendaient  aussi  les  guerres  plus  onéreuses  ;  lorsque  la  nation 
ne  se  souciait  pas  d'y  prendre  part,  force  était  au  roi  de  re- 
courir à  ses  seuls  clients.  Les  princes  et  les  chefs  luttaient 
donc  à  l'envi  pour  augmenter  le  nombre  de  leurs  compa- 
gnons et  pour  s'attacher  cette  jeunesse  barbare  toujours 


du  donateur,  de  ceux  qui,  étant  engagés  envers  lui  par  un  lien  de  fidélité 
personnelle,  lui  devaient  déjà  le  service  en  cette  qualité?  m  Ame  dans  cette 
hypothèse,  le  bénéfice  était  toujours  le  par-contre  de  Tobligation,  seulement 
l'obligation  existait  antérieurement  à  la  réception  du  prix,  au  lieu  que  le  prix 
soit  livré  au  moment  même  où  Tobligation  est  contractée;  la  différence  est, 
au  fond,  peo  sensible. 


'  DESTRUCTION   DES  ALLEDX.  89 

avide  des  hasards  et  des  combats  ;  mais,  pour  cela,  il  fallait 
avoir  des  terres  à  distribuer  ;  lors  donc  que  les  princes  et  les 
chefs  eurent  distribué  leurs  domaines,  comme  on  ne  pouvait 
plus  recourir  aux  invasions  pour  s'en  procurer  de  nouveaux, 
on  se  mit  sur  le  pied  de  forcer  les  propriétaires  libres  à  en- 
trer dans  les  liens  du  vasselage,  soit  en  les  dégoûtant  de  leur 
position  par  mille  vexations,  soit  en  leur  accordant  des  avan- 
tages de  nature  à  leur  faire  préférer  une  subordination  pro- 
fitable à  une  indépendance  pleine  de  périls  et  d'insécurité. 

Du  VII"  au  X*  siècle,  les  propriétaires  d'alleux  furent  en 
grande  partie  dépouillés  ou  réduits  à  la  condition  de  vassaux. 
La  fréquente  répétition  des  injonctions  royales  contre  ces 
spoliations,  montre  leur  impuissance.  Il  faut  voir,  dans  Ba- 
luze,  comment  la  nouvelle  aristocratie  s'y  prenait  et  quelles 
étaient  les  plaintes  des  petits  propriétaires.  «  Us  disent  que, 
toutes  les  fois  qu'ils  refusent  de  donner  leur  héritage  à  l'évé- 
que,  à  l'abbé,  au  comte,  au  juge  ou  au  centenier,  ceux-ci 
cherchent  aussitôt  une  occasion  de  les  perdre  ;  ils  les  font 
aller  à  l'armée  jusqu'à  ce  que ,  ruinés  complètement ,  ils 
soient  amenés,  de  gré  ou  de  force,  à  livrer  leur  alleu  ;  mais, 
quant  à  ceux  qui  ont  cédé  à  la  volonté  des  puissants,  ils  res- 
tent dans  leurs  foyers  sans  qu'on  les  inquiète  jamais.  » 

On  voit,  par  ce  passage,  que  c'étaient  surtout  les  employés 
qui  se  servaient  de  leur  position  pour  multiplier  les  bénéfices. 

Les  propriétaires  libres  qui  étaient  réduits,  par  la  misère 
des  temps,  à  entrer  au  service  d'un  grand,  faisaient  usage  de 
ïà  recommandation  ;  ce  contrat,  qui  servait,  sous  l'empire, 
à  éviter  les  exactions  du  fisc  en  entrant  dans  la  clientelle 
d'un  possesseur  d'immunité,  sert,  dans  la  période  barbare,  à 
opérer  la  conversion  volontaire  d'un  alleu  en  bénéfice  ou  en 
ceosive  ;  la  censive  est  un  bénéfice  d'un  ordre  inférieur,  dont 


60  FORMATION  DU   STStiMB  FEODAL. 

.le  détenteur  n'est  pas  soumis  uniquement  au  devoir  mili- 
taire, mais  paie  une  redevance  unie  quelquefois  à  des  pres- 
tations corporelles  ^  L'Eglise,  de  son  côté,  lorsqu'on  lui  re- 
commandait une  terre  libre,  la  convertissait  généralement  en 
précaire  ;  dans  ce  cas,  le  propriétaire  cédait  la  terre,  puis  la 
recevait  en  usufruit,  accompagnée  d'une  autre,  mais  sous 
charge  d'une  redevance. 

Les  causes  qui  au;^entèrent  les  bénéfices  et  diminuèrent 
les  alleux  en  proportion,  n'agirent  pas  partout  avec  la  même 
intensité;  dans  les  pays  purement  germaniques,  l'ancien 
système  de  propriété  ne  se  transforma  que  peu  à  peu  :  les 
fiefs  du  soleil ,  qui  existaient  encore  en  Allemagne  à  une 
époque  où  le  système  féodal  avait  tout  envahi,  ne  sont  autre 
chose  que  le  type  de  propriété  libre,  sur  lequel  les  Germains 
avaient  établi  les  alleux  dans  les  pays  conquis. 

Les  alleux  se  maintinrent  aussi  en  partie  dans  le  Midi,  en 
Italie,  en  Espagne  et  dans  la  Gaule  d'Uutre-Loire,  et  là  par 
l'influence  du  droit  romain. 

On  a  répété,  d'après  le  livre  des  fiefs,  que  les  bénéfices 
furent  d'abord  révocables  à  volonté,  qu'on  les  donna  ensuite 
pour  un  temps  déterminé,  puis  à  vie;  qu'enfin,  ils  devinrent 
héréditaires.  Il  est  peu  vraisemblable ,  observe  M.  Guizot, 
que  les  faits  se  soient  assujettis  à  une  marche  aussi  systé- 
matique. 

*  Lorsque  le  bénéficier  tint  la  terre  en  attribution  directe  et  gratuite,  ou 
qu'elle  lui  fut  retournée  par  la  recommandation,  les  terres  données  en  béné- 
fice le  fiirent  in  feodo  ou  in  cemu  ;  plus  tard,  la  charge  détermine  le  nom  de 
la  concession  :  les  terres  données  m  cenw  ftirent  dites  oennves;  celles  qui  fu- 
rent assujetties  au  service  militaire  furent  nommées  fiefs.  Le  terme  de  béné- 
fice militaire  a  servi  d'intermédiaire.  Feuda  se  trouve  pour  la  première  fois 
dans  les  actes  du  IX«  siècle.  Dès  lors,  le  terme  de  bénéfice  fût  supprimé  et 
remplacé  par  celui  qui  désignait  la  catégorie  particulière  de  la  possession. 


nusis  wj  B&icincB.  61 

n  est  plus  vrai  de  dire  qa'il  y  a  ea,  dès  le  commencemeDi, 
une  laite  entre  deux  tendances  naturelles,  celle  du  bénéfi- 
cier à  garder  le  béné6ce,  el  celle  du  seigneur  à  le  reprendre 
quand  cela  lui  convient.  L'un  ou  l'autre  mode  de  concession 
aura  prévalu ,  selon  que  les  circonstances  auront  favorisé 
les  représentants  de  ces  intérêts  opposés. 

La  révocation  arbitraire  des  bénéfices  a  lieu  souvent  sous 
les  Mérovingiens  ;  est-ce  à  dire  qu'elle  fut  la  règle  générale? 
L'amovibilité  d'une  concession  de  terre  érigée  en  règle  gé- 
nérale se  conçoit  difficilement,  car  le  cultivateur,  engageant 
son  travail  et  un  certain  capital  dans  la  terre,  il  faut  bien 
qu'il  ait  quelque  garantie  d'en  retirer  les  fruits.  Il  est  à  sup- 
poser qu'on  ne  pouvait  retirer  le  bénéfice  sans  motifs  vala- 
bles, mais  la  force  put  souvent  tenir  lieu  de  motif. 

Les  bénéfices  à  terme  fixe  ont  été  introduits  par  suite  de 
l'application  à  ce  contrat  des  règles  du  droit  romain  rela- 
tives au  precarium,  concession  gratuite  d'usufruit  pour  un 
terme  assez  court.  Une  ordonnance  de  Gharles-le-Chauve 
fixe  la  durée  du  bénéfice  in  precario  à  cinq  ans;  au  bout  de 
ce  terme,  le  bénéficier  doit  faire  renouveler  son  titre. 

Les  bénéfices  à  vie  sont  aussi  anciens  que  les  bénéfices  à 
terme.  A  dater  des  Garlovingiens,  les  diplômes  contiennent 
ordinairement  la  clause  de  viager  ;  on  s'efforçait  d'empê- 
cher que  ces  bénéfices  à  vie  ne  fussent  transformés  en  alleux, 
nom  qu'on  donnait  abusivement  alors  aux  bénéfices  hérédi- 
taires ;  mais  les  efforts  de  la  loi  furent  vains. 

La  première  phase  de  la  formation  du  système  féodal  com- 
prend toute  la  période  durant  laquelle  les  bénéfices  furent 
donnés,  soit  à  titre  révocable,  soit  pour  un  certain  temps, 
soit  pour  la  vie  du  donataire.  Dans  cette  période,  la  relation 
des  compagnons  avec  leur  chef,  de  personnelle  devient  réelle. 


62  FORMATION.  DU  STSTiMB  FÉODAL. 

La  secoDde  phase  de  cette  formation  est  celle  durant  la- 
quelle les  vassaux  obtinrent  Thérédité  des  bénéfices. 

L'esprit  de  stabilité  et  Tesprit  de  famille  ont  remplacé  plus 
ou  moins  l'esprit  d'aventure  et  de  compagnonage  ;  et,  après 
une  série  d'usurpations  réciproques  entre  les  bénéficiers  et 
les  donataires,  entre  les  comtes  et  les  rois,  après  quatre  siè- 
cles d'oscillations,  on  est  arrivé  à  une  solution  qui,  en  régu- 
larisant l'état  de  la  propriété,  donne  enfin  une  base  fixe  à 
l'ordre  social. 

L'histoire  du  bénéfice  appartient  essentiellement  à  celle 
des  institutions  des  Francs.  Voyons  encore  ce  qu'étaient  de- 
venus les  éléments  féodaux  chez  les  autre4s  peuples  qui  s'éta- 
blirent dans  l'empire. 

Dès  l'époque  de  leur  établissement,  la  loi  des  Bourgui- 
gnons  fait  mention  de  terres  fiscales  qui  furent  données  par  le 
roi,  auquel  elles  avaient  été  attribuées,  à  des  nobles  {opti- 
males). Ce  sont  là  des  bénéfices,  et  les  nobles  qui  recevaient 
ces  terres  étaient  membres  de  la  trustis  du  roi  qui  les  leur 
donnait  ;  mais,  pour  le  moment,  ces  concessions  restèrent 
une  exception,  et  les  terres  distribuées  lors  du  partage  le 
furent,  dans  la  règle,  à  titre  d'alleu.  Sous  la  domination  des 
Francs^  l'institution  des  bénéfices  eut,  chez  les  peuples  qu'ils 
s'assujettirent ,  le  même  sort  que  chez  les  Francs  eux- 
mêmes. 

Une  loi  d'Euric,  de  la  fin  du  Y®  siècle,  fait  voir  l'institu- 
tion du  bénéfice  militaire  dans  ses  premiers  commencements. 
Cette  loi  nous  montre  que,  chez  les  Wisigoths,  comme  dans 
les  forêts  de  la  Germanie ,  l'engagement  du  vassal  n'était 
que  le  choix  d'un  chef  ;  acte  libre  par  lequel  le  guerrier  ger- 
main aliénait  sa  liberté,  seulement  d'une  manière  relative  et 
temporaire. 


LE  ■iwiHUE  Bf  DEHORS  DBS  FlUlfCS.  63 

Noos  transcrirons  ici  ce  passage  important  à  cause  de  son 
antiquité. 

«  Si  quelqu'un»  dit  la  loi ,  a  donné  des  armes  ou  autre 
diose  à  celui  qui  est  sous  son  patronage,  qu'elles  restent  au 
pouvoir  du  donataire,  si  le  donataire  aime  mieux  choisir  un 
autre  patron  ;  qu'il  soit  libre  de  se  recommander  à  qui  il 
voudra,  car  on  ne  saurait  refuser  ce  droit  à  l'homme  ingénu, 
qui  peut  toujours  disposer  de  sa  personne  ;  mais  alors  il  de- 
vra rendre  à  son  patron  tout  ce  qu'il  en  aura  regu. 

»  Que  la  même  loi  soit  observée  entre  le  fils  du  patron  et 
le  fils  du  patroné,  de  telle  sorte  que,  si  le  patroné,  ou  ses 
fils  après  lui,  veulent  continuer  leurs  services  au  fils  du  pa- 
tron, ils  conservent  ce  qu'ils  en  auront  reçu.  Mais,  s'ils  se 
décident  eux-mêmes  à  quitter  les  fils  ou  les  petits-fils  de 
leur  patron,  qu'ils  restituent  tout  ce  que  le  patron  a  donné 
à  leur  auteur.  » 

Si  les  fragments  de  la  loi  des  Wisigoths  que  nous  possédons 
attestent  l'existence  de  bénéfices  aussi  anciens  que  ceux  des 
Francs,  il  parait  cependant  que  leur  rôle  fut  moins  considé- 
rable, moins  prépondérant  dans  l'organisation  de  la  société  '. 

Il  résulte  encore  de  ces  fragments  que,  dès  le  principe,  le 
seigneur  eut,  après  la  mort  du  vassal,  le  droit  de  choisir  un 
époux  à  sa  fille,  si  le  vassal  ne  laissait  pas  de  fils;  ainsi, 
dans  ce  cas,  le  mundium  de  la  fille  lui  appartenait.  C'est  en 
vertu  du  même  titre  que  les  premiers  Mérovingiens  déli- 


*  Dans  un  texte,  le  bénéficier  est  appelé  buceeîlariusy  d'où  l'on  a  fait  ba- 
chelier ;  ce  mot  vient  de  buceus,  la  bouche  ;  c'est  l'équivalent  du  mot  convive, 
employé  aussi  pour  désigner  les  compagnons.  C'est  à  tort  qu'on  l'a  traduit  par 
porteur  de  bouclier,  écuyer.  Ducange  rend  bucceUariuê  par  client,  vema  qui 
paîroni  panem  ediL  L'épithète  de  ntiln/t»,  dont  se  sert  Grégoire  de  Tours,  a 
exactement  le  même  sens. 


64  rORMATION   DU  SYSTAmE  FiODAL. 

vraient  des  prœceptiones,  par  lesquelles  ils  autorisaient  ceux 
qu'ils  voulaient  favoriser  à  épouser  les  filles  ou  les  veuves 
riches  de  leurs  leudes  décédés. 

La  loi  des  Lombards  constate  l'existence  d'une  relation  de 
compagnonage  analogue  à  celle  qui  existait  en  Espagne,  et 
tout  aussi  libre.  Les  Francs  importèrent  les  bénéfices  en  Ita- 
lie ;  chez  ce  peuple,  le  bénéfice  avait  pris  de  bonne  heure 
beaucoup  plus  de  consistance ,  et  la  règle  y  était  que  nul  ne 
peut  quitter  son  seigneur  sans  son  consentement  ou  sans 
une  juste  cause.  Cependant  Pépin,  roi  d'Italie,  n'admit  pas 
d'abord  complètement  le  système  des  Francs,  car  il  déclare, 
dans  une  loi,  que  les  hommes  libres  lombards  sont  maîtres 
de  se  recommander  à  qui  ils  veulent,  comme  cela  s'est  pra- 
tiqué du  temps  des  rois  lombards. 

Cette  loi  est  en  opposition  avec  celle  de  Charlemagne,  qui 
fixe  ainsi  lés  cas  dans  lesquels  on  peut  quitter  son  seigneur  : 

«  Que  tout  homme  qui  aura  reçu  de  son  seigneur  la  va- 
leur d'un  soliius  S  ne  le  quitte  point,  à  moins  que  le  sei- 
gneur n'ait  voulu  le  tuer  ou  le  frapper  violemment,  ou  dés- 
honorer sa  femme  ou  sa  fille,  ou  lui  ravir  son  héritage.  Mais, 
après  U  mort  du  seigneur,  un  homme  peut  se  recommander 
à  qui  il  veut.  » 

On  voit  que  la  perpétuité  du  lien,  qui  était  le  vœu  et  la 
tendance  de  la  loi  franque,  n'existait  pas  en  Espagne  et  en 
Italie,  et  c'est  pour  cela  que  la  France  est,  à  juste  titre,  con- 
sidérée comme  le  berceau  de  la  féodalité. 

Par  la  conquête  franque,  les  Romains  devinrent  les  égaux, 


*  Le  $ou  dont  il  est  question  ici  n'est  pas  un  paiement,  mais  une  arrtie  ; 
c*ett  Porigine  du  mot  soldat,  qui  veut  dire  engagé  :  le  sou  est  le  symbole  de 
son  engagement 


DES   HONNEURS.  65 

noD-seulemeot  des  Lombards ,  mais  aussi  des  Francs  ;  les 
Francs  n'opérèrent  pas  un  partage  de  terres ,  comme  leurs 
prédécesseurs,  ils  ne  prirent  que  ce  qui  leur  fut  donné  en 
bénéfice  comme  employés  ou  fidèles  du  roi  ;  encore  beaucoup 
de  bénéfices  furent-ils  donnés  à  des  Lombards,  car  la  con- 
quête avait  été  (aite  à  l'aide  d'un  parti  lombard.  Des  Romains 
ricbes  purent  aussi  obtenir  des  bénéfices ,  car  le  droit  de 
porter  les  armes  et  l'obligation  de  l'hériban  étaient  communs 
à  toutes  les  nations  de  l'empire  franc. 

Lorsque  Charlemagne  mit  ses  premières  garnisons  fran- 
ques  dans  les  grandes  villes  de  Lombardie,  il  leur  donna  des 
bénéfices  pour  solde  ;  l'institution  des  comtes ,  centeniers , 
vicaires,  etc.,  résultat  de  la  division  des  grands  duchés  en 
circonscriptions  plus  petites,  introduisit  aussi  le  système  des 
honneurs,  tel  qu^on  le  trouve  chez  les  Francs,  sur  toute 
l'étendue  de  l'Italie  franque. 

En  Italie ,  le  concédant  était ,  d'après  une  locution  em- 
pruntée au  droit  romain ,  appelé  senior,  d'où  viennent  les 
termes  signor  en  italien,  senhor  en  espagnol,  et  seigneur  en 
français  ;  par  analogie,  le  bénéficier  aurait  dû  s'appeler  ju- 
nior, mais  ce  terme  ne  fut  usité  que  pour  les  sous-bénéfi- 
ciers  ;  les  bénéficiers  directs  furent  appelés  vassi,  et  les  sous- 
bénéficiers,  appelés  quelque  temps  juniores,  furent  plus  gé- 
néralement appelés  vavassi,  c'est-à-dire  vassi  vassorum  ;  en 
raison  de  leurs  obligations  militaires,  on  les  appelait  aussi 
milites,  par  opposition  au  peuple,  fopulus,  cives. 

G.  Des  honneurs. 

Dès  le  début  de  l'époque  barbare,  on  trouve  mentionnés 
les  bénéfices  et  les  bonneivs  ;  mais  les  auteurs  qui  ont  re- 

Mte.  ET  DOCUV.  XVI.  5 


66  FORMATION    DU   SYSTÈME   FÉODAL. 

cherché  dans  Tépoque  barbare  les  principes  dont  le  dévebp- 
pement  a  produit  le  système  féodal,  n'ont,  en  général,  pas 
distingué  bien  nettement  ces  deux  institutions.  On  nous  dit 
ordinairement  que  les  bénéfices  sont  des  terres  données  à  un 
leude  ou  vassal  contre  l'obligation  de  la  fidélité  et  du  service 
militaire,  et  que  les  honneurs  sont  les  charges  publiques, 
dont  les  titulaires  étaient  les  ducs,  comtes,  margraves,  vi- 
caires, centeniers,  et  l'on  ajoute  que  ces  charges  étaient  rétri- 
buées au  moyen  de  bénéfices.  Ceci  déjà  n'est' pas  entièrement 
exact,  ou  du  moins  ne  fut  pas  la  règle  générale. 

Ensuite,  on  confond  l'honneur  et  le  bénéfice,  les  fonctions 
publiques  et  la  possession  des  terres  à  titre  de  bénéfice,  l'in- 
féodation  des  terres  et  celle  des  offices  ;  et  l'on  se  borne  à  in- 
diquer le  moment  où  les  bénéfices  sont  devenus  héréditaires 
cooune  celui  de  la  formation  définitive  de  la  féodalité. 

L'histoire  a  suivi,  en  réalité,  une  marche  moins  simple.  Si 
les  fonctionnaires  des  états  barbares,  et  de  l'empire  franc  en 
particulier,  ont  eu  des  bénéfices,  les  particuliers,  les  non-fonc- 
tionnaires en  ont  eu  aussi.  D'un  autre  côté,  les  fonctions  pu- 
bliques de  l'époque  barbare  n'ont  pas  été  généralement  rétri- 
buées avec  des  terres,  ainsi  que  nous  allons  le  faire  voir  tout 
à  l'heure.  Du  reste,  de  la  nature  même  des  institutions  dont 
il  s'agit,  on  peut  préjuger  d'entrée  que  leur  développement 
n'a  pas  pu  être  en  tous  points  identique. 

Pour  bien  saisir  la  nature  des  honneurs  de  l'époque  bar- 
bare, il  faut  remonter  aux  institutions  de  l'empire  romain. 
Les  procurateurs  chargés  de  la  perception  des  redevances  dans 
les  provinces  avaient  un  cortège  nombreux  d'officiers  subal- 
ternes, dont  les  principaux  étaient  appelés  comités,  probable- 
ment parce  que  -c'étaient  de  jeunes  nobles  qui,  de  Rome,  ac- 
compagnaient le  gouverneur  dans  la  province  confiée  à  ses 


LES   HONNEURS  SOUS   l'eBCPIRE.  67 

soins  ;  les  autres  étaient  nommés,  selon  leur  rang,  vicarii, 
exactares,  etc.  Tous  reçurent  le  nom  générique  de  judices, 
depuis  que  l'empereur  Claude  eut  attribué  aux  procurateurs 
des  provinces  les  fonctions  judiciaires,  et  réuni  par  là  le  pou- 
voir judiciaire  {judidaria  potestas)  au  pouvoir  administratif. 

Dans  le  Bas  Empire,  le  Utre  comités  fut  donné  aux  gouver- 
neurs eux-mêmes.  Divers  textes  des  codes  théodosien  et  jus- 
tinien  distinguent,  dans  les  produits  de  la  terre,  la  part  du  fisc 
{funetionei  publicœ)  et  la  part  du  propriétaire  (reditus).  Us 
constatent,  en  outre,  l'usage  de  mettre  à  la  charge  du  colon 
l'acquittement  de  la  part  fiscale  et  de  faire  percevoir  par  les 
exacteurs  impériaux  tout  à  la  fois  le  tribut  et  le  revenu  (redi- 
tus), sauf  à  verser  dans  la  caisse  de  l'Etat,  ou  aux  mains  des 
propriétaires,  ce  qui  revenait  à  chacun. 

Les  obligations  du  cultivateur  envers  le  fisc  ne  se  soldaient 
d'ailleurs  pas  toutes  en  argent  ;  au  contraire,  une  multitude 
de  charges  consistaient  en  livrances  exigibles  en  nature,  en 
services  corporels,  en  travaux  d'entretien  et  de  construction 
des  routes,  des  digues,  des  ponts,  des  édifices  publics,  en 
transports,  en  charrois,  etc.  Ces  charges  auraient  dû  être  ap- 
pliquées au  service  public  ;  mais  les  percepteurs  les  exigeaient 
souvent  à  leur  profit,  et  sans  en  rendre  compte. 

Les  lois  impériales  sont  remplies  de  dispositions  destinées 
à  réprimer  cet  abus,  mais  leur  fréquence  même  atteste  leur 
inutilité.  Souvent  les  exacteurs  étaient  propriétaires  dans  la 
contrée  qu'ils  exploitaient,  ce  qui  rendait  ces  pratiques  d'au* 
tant  plus  faciles. 

Une  autre  institution,  non  moins  abusive,  qui  se  rattache 
à  celle-ci,  consiste  dans  les  immunités,  ou  exemption  géné- 
rale de  l'impôt,  que  l'on  accordait  aux  anciens  magistrats, 
aux  militaires,  à  la  noblesse  sénatoriale,  et,  en  général,  aux 


68  FORMATION    DU   SYSTÈME   FEODAL. 

grandes  influences.  La  faveur,  Tintrigue,  la  faiblesse  du  pou- 
voir, multiplièrent  considérablement  le  nombre  de  ces  privi- 
lèges, et  nous  avons  remarqué  comment  les  petits  proprié- 
taires, traqués  de  toutes  parts  par  le  fisc,  qui  voulait  repren- 
dre sur  eux  ce  qu'il  abandonnait  à  d'autres,  cherchaient  à 
mettre  leurs  domaines  à  l'abri  des  immunités  accordées  aux 
classes  supérieures. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  de  l'exemption  de  l'impôt,  on  en  vint 
à  l'usage  d'attribuer  à  des  fonctionnaires,  à  titre  de  traite- 
ment, ou  même  à  de  simples  particuliers,  à  titre  de  faveur, 
la  jouissance  viagère  de  telle  ou  telle  portion  du  tribut  perçu 
par  l'Etat,  par  exemple,  le  cens  d'une  localité,  les  corvées  ou 
les  redevances  en  nature  dues  par  un  village,  le  péage  d'un 
pont.  Les  personnes  auxquelles  ces  diverses  faveurs  furent 
accordées  étaient  appelées  honorati,  et  la  faveur  même  fut 
appelée  honor.  Il  va  sans  dire  que  celui  qui  avait  le  privilège 
de  percevoir  à  son  profit  une  portion  du  revenu  public,  avait 
par  là  même,  et  à  plus  forte  raison,  le  droit  d'immunité.  Le 
titre  i'hanoratus  fut  donné,  dans  le  principe,  aux  personnes 
exemptées  de  l'impôt,  tandis  que,  dans  la  suite,  on  réserva  le 
nom  d'hofwr  plutôt  à  la  délégation  d'une  part  de  l'impôt  attri- 
buée à  un  individu. 

Dans  ces  divers  usages,  si  ruineux  pour  l'Etat,  si  préjudi- 
ciables au  bien  public,  il  ne  faudrait  pas  voir  seulement  une 
cause  de  la  misère  croissante  qui  afflige  l'empire  romain,  ils 
en  sont  aussi  un  effet  :  le  gouvernement  impérial  donnait  des 
parts  d'impôts  à  ses  fonctionnaires  parce  qu'il  n'avait  pas 
d'argent  pour  les  payer,  tout  comme  il  donnait  des  terres  aux 
soldats  par  le  même  motif. 

L'arrivée  des  Barbares  ne  devait  pas  changer  un  état  de 
choses  qui  résultait  de  mauvaises  conditions  économiques» 


UES   HOmECRS   APRÈS   LA   CONQU&TB.  69 

poîsqo'dle-inéiiie  ne  fiiisait  qu'aggraver  ces  conditions.  Trou- 
vant le  système  de  l'impôt  romain  établi  dans  le  [>ays  où  ils 
s'établissaient,  il  est  évident  qu'ils  cherchèrent,  non  point 
à  le  réformer,  ce  dont  ils  étaient  incapables,  mais  à  en  tirer 
le  meilleur  parti  pour  eux-mêmes. 

Dans  les  provinces  romaines,  les  Barbares  trouvèrent  deux 
éléments  de  richesse  bien  distincts,  la  part  fiscale,  compre- 
nant les  terres  du  fisc  et  le  tribut,  et  les  biens  des  particu- 
liers. Là  où  les  biens  de  TEtat,  qui  étaient  très  considérables, 
suffirent'pour  rétablissement  des  nouveaux  venus,  comme, 
par  exemple,  à  ce  que  Ton  croit,  dans  les  contrées  occupées 
par  les  Francs  saliens,  les  propriétés  particulières  furent  res- 
pectées; là  où  la  part  fiscale  fut  insuffisante,  on  dut  recourir 
au  partage  du  sol  entre  les  vainqueurs  et  les  anciens  proprié- 
taires; ainsi,  avant  de  s'en  prendre  aux  particuliers,  il  était 
tout  à  fait  naturel  d'utiliser  autant  que  possible  le  revenu  du 
fisc,  dont  le  propriétaire  légal  avait  disparu.  Le  pouvoir  pu- 
blic, passant  aux  vainqueurs,  entraînait  légitimement  avec 
lui  la  disposition  de  tout  ce  qui  leur  avait  appartenu. 
'  On  n'ignore  pas  combien  les  premiers  Barbares  qui  s'éta- 
blirent dans  l'empire  imitaient  servilement  les  institutions 
d'une  civilisation  qui  était  encore  au-dessus  de  leur  portée. 
Leurs  chefs,  dont  un  grand  nombre  avaient  servi  dans  les  ar- 
mées romaines,  connaissaient,  d'ailleurs,  sur  quelles  bases 
reposait  le  système  d'administration  dont  ils  devinrent  les  hé- 
ritiers, et  quels  bénéfices  la  perception  des  tributs  pouvait 
rapporter  à  ceux  qui  en  étaient  chargés.  Ce  fut  donc  princi- 
palement dans  la  distribution  des  charges  qui  donnaient  droit 
à  percevoir  l'impôt  sur  les  vaincus,  que  consista  la  part  et 
le  privilège  des  chefs  dans  la  conquête  de  l'empire  romain. 

On  a  objecté  que  les  Barbares  étaient  trop  grossiers,  trop 


70  FOlifiCATlON   DU   SYSTÈME   FEODAL. 

incultes  pour  s'approprier  d'eux-mêmes  un  système  aussi 
compliqué  que  celui  de  l'impôt  romain  ;  mais  il  ne  dut  pas 
manquer  de  Romains  qui,  connaissant  à  fond  la  pratique  du 
fisc  impérial,  en  apprirent  le  secret  à  leurs  nouveaux  maî- 
tres, pour  continuer  à  en  tirer  profit. 

Ainsi,  par  la  force  même  des  choses,  les  honneurs,  les 
exemptions  et  les  délégations  d'impôts  passèrent  des  institu- 
tions romaines  dans  les  institutions  barbares  et  y  prirent  en- 
core plus  d'extension  ;  c'est-à-dire  que,  de  privilèges  excep- 
tionnels, les  honneurs  devinrent  le  mode  de  traitement  géné- 
ralement adopté  pour  les  emplois  publics. 

La  persistance  de  l'impôt  romain,  alléguée  par  Dubos  et 
combattue  par  Montesquieu,  a  été  démontrée  de  la  manière 
la  plus  complète  par  Lehûerou  {Institutions  mérovingiennes) 
et  par  M.  Pardessus  ;  la  résistance  à  l'impôt  de  la  part  des 
Francs,  sur  lesquels  les  Mérovingiens  cherchaient  aussi  à 
l'établir  en  innovant  ainsi  sur  les  anciennes  firanchises  bar- 
bares, fut  une  des  principales  causes  de  la  chute  de  cette 
dynastie. 

Sous  le  régime  impérial,  l'impôt  était  perçu  par  de  nom- 
breux fonctionnaires  portant  le  nom  générique  dejudices, 
dq)uis  que  les  lois  leur  avaient  aXirïbué  \sl  potestas  judiciaria, 
et  dont  les  principaux  étaient  les  comités.  Sous  le  régime  bar- 
bare, les  chefs  barbares,  dont  les  attributions  remontaient 
aux  institutions  germaniques,  les  grafen,  prirent  la  place  et 
le  nom  des  principaux  d'entre  les  employés  du  régime  anté- 
rieur, les  comités.  Les  vicaires,  vicomtes  et  centeniers,  qui 
remplaçaient  le  comte  dans  tout  ou  partie  de  son  district,  fu- 
rent aussi  pris  en  majorité  parmi  les  vainqueurs,  et  à  leurs 
anciennes  fonctions  on  ajouta  le  droit  de  percevoir  l'impôt. 
Ordinairement  ils-  en  percevaient  les  deux  tiers  pour  le  roi 


ICSTIGE  SYNONYME  d'hONNBDII.  71 

{pars  regia)  et  en  gardaient  un  tiers  comme  l'émolument 
affecté  à  leur  fonction  {gradm).  Sous  ces  officiers  principaux, 
qui  furent  établis  dans  chaque  localité  de  quelque  impor- 
tance, étaient  les  exacteurs  subalternes,  choisis  probable- 
ment parmi  les  Romains. 

Les  Romains  appelèrent  proprement  honor  l'attribution  to- 
tale d'un  produit  fiscal  déterminé,  que  cette  attribution  eût 
pour  cause  la  fonction  ou  tout  autre  motif,  qu'elle  fût  tempo- 
raire, viagère  ou  héréditaire  ;  mais  c'étaient  les  judices  qui 
percevaient  l'impôt  concédé  à  titre  d'honneur  à  des  personnes 
qui  n'avaient  pas  le  gradus. 

Sous  le  régime  barbare,  les  gradus  et  les  honneurs  se  con- 
fondirent plus  ou  moins.  Non-seulement  l'attribution  des  re- 
venus publics  à  des  particuliers  se  multiplia  sous  les  Barbares, 
mais  elle  prit  un  caractère  de  durée  qui  la  rapprochait  tou- 
jours plus  de  la  propriété.  Les  fonctionnaires  qui  en  jouis- 
saient tendirent  aussi  constamment  à  convertir  leur  percep- 
tion émolumentée  en  une  attribution  absolue,  en  d'autres  ter- 
mes, à  convertir  le  gradus  en  honneur  proprement  dit.  A 
chaque  instant,  dans  les  monuments  de  l'époque,  on  retrouve 
des  droits  de  ce  genre  sous  des  noms  assez  variés,  fiscus, 
munus,  honor,  etc.  C'est  alors  que  le  mot  dejustitia,  qui, 
dans  son  acception  naturelle,  signifie  la  juridiction  ou  le  droit 
de  juger,  prit  un  sens  dérivé  sans  doute  de  celui  qu'avait 
reçu,  sous  le  régime  impérial,  le  moi  judex,  et  qu'on  désigna 
sous  ce  nom  l'ensemble  des  redevances  que  ies  judices  avaient 
à  percevoir  à  leur  profit.  Plus  tard,  dans  les  temps  féodaux, 
cette  signification  du  mot  justice  a  prévalu  dans  l'usage  sur 
celle  d'honneur,  qui  avait  le  dessus  dans  l'époque  barbare. 
Voici  pourquoi,  dans  l'époque  féodale,  l'idée  de  justice,  prise 
dans  le  sens  de  droits  utiles  et  primitivement  fiscaux,  se 


72  FORMATION    DU   SYSTÈME    FEODAL. 

détache  plus  que  celle  d'honneur  de  la  notion  de  fonction  : 
Dans  l'époque  barbare,  si  l'honneur  n'est  pas  nécessairemaat 
lié  à  une  fonction ,  il  l'est  cependant  dans  le  plus  grand 
nombre  des  cas.  Dans  l'époque  féodale,  la  justice,  dans  cer- 
tains pays  du  moins,  et  surtout  en  France,  ne  réveillera 
même  plus  l'idée  de  fonction,  elle  est  complètement  appro- 
priée. —  Durant  l'époque  barbare,  les  fonctions  étant  géné- 
ralement rétribuées  au  moyen  d'attributions  d'une  part  d'im- 
pôt, on  donne  indifféremment  le  nom  d'honneur  à  la  fonc- 
tion publique  et  au  moyen  par  lequel  la  fonction  était  rétri- 
buée. 

Des  honneurs  furent  cependant  aussi  accordés  quelquefois 
à  de  simples  particuliers,  mais  ce  fut  un  cas  exceptionnel  ; 
en  revanche,  ils  furent  fréquemment  accordés  aux  églises  et 
aux  monastères. 

Sous  le  régime  romain,  l'honoré  qui  n'avait  pas  le  gradus, 
qui  n'était  pas  judex,  retirait  son  revenu  des  mains  du  judex 
de  la  localité  ;  lorsque  la  puissance  publique,  s'affaiblissant 
et  s'effaçant  de  plus  en  plus,  Yhonar  et  le  gradus  furent  réunis 
dans  les  mêmes  mains,  soit  parce  que  la  fonction  impliquait 
l'honneur,  soit  parce  que  le  possesseur  de  l'honneur  à  un 
titre  quelconque  s'attribuait  les  fonctions,  la  distinction  entre 
les  modes  de  perception  dut  nécessairement  cesser ,  et  la 
règle  générale  fut  que  l'honoré  percevait,  lui-même  tout  ce  à 
quoi  il  avait  droit. 

Bien  qu'entièrement  distincts,  puisque  l'honneur  avait  pour 
objet  le  tribut  et  ses  accessoires,  tandis  que  le  bénéfice  con- 
sistait dans  la  concession  du  sol,  les  honneurs  et  les  béné- 
fices ont  pu  se  rencontrer  et  se  sont  effectivement  rencontrés 
firéquemment  dans  les  mêmes  mains.  Une  multitude  de  textes 
supposent  leur  réunion,  une  multitude  d'infractions  sont  pu- 


75 

et  k  perte  éts  hi— iiw  H  des  brarfires^  te  IrMnft 
a«  Vlir  et  a«  IX*  sîèdrs«  akcs^  i|«r  les  Iwmkws 
à  iMihrr  4uis  le  iJMniiw  privé,  dks  exemples 
m  Hirtét  kmr/by  :  oa  les  appelle  le* 
mefkâmii  iwurei,  et  cette  etrraBsluiee  a  Aik  contriboer  sift- 
gufièraMst  à  fûre  cottsîdéfer  pins  tant  ks  honnews  cmmm 
des  iefe.  Cependant,  les  iefe  dliooiieiir  du  droit  léodal  ont 
toofous  été  bien  dîstîiigiiés  des  fiefe  de  domaine  ;  ils  porté» 
reot  au»  le  nom  signiieatif  4e  fefs  et  éifmilf  et  compre* 
naicnt  toiqoiirs  la  justice  on  quelqu'un  des  droits  qui  la  coiMh 
titoeot.  La  possession  sîmuitanée  d'un  honneur  et  d'un  bf* 
néfiœ  sur  le  même  territoire,  qui  était  ordinaire»  tendit  aussi 
à  tSêcer  la  distinction  entre  les  produits  de  Fbonneur  et  les 
produits  du  bénéfice,  puisque  la  distinction  nVxistait  plus  que 
dans  l'origine  du  droit  exercé.  Cette  confusion  matérielle  de 
deux  dnrits  diflérents  se  reproduisit  avec  plus  de  force  encore 
dans  la  suite,  lorsque  les  honneurs  furent  doTnus  des  jus* 
lices  et  les  bénéfices  des  fiefs,  et  que  justices  et  fiefs  eurent 
également  pris  le  caractère  définitif  de  possession  pri>*ée. 

La  persistance,  partielle  du  moins,  de  TimpAt  romain  et 
la  concession  de  cet  impôt  à  titre  d'honneur,  ne  doit  rien 
bire  inférer  contre  notre  manière  de  voir  touchant  Tessenco 
de  tout  système  féodal  ;  car  les  honneurs  ou  droits  de  justice, 
lorsqu'ils  furent  devenus  patrimoniaux,  étaient  aussi  établis 
sur  la  terre,  bien  qu'ils  n'en  supposassent  pas  la  possession, 
le  domaine  direct,  comme  les  bénéfices.  —  En  effet ,  ils  n'é- 
taient autre  chose  qu'un  droit  utile  sur  le  territoire  soumis  à 
l'exercice  de  ce  droit.  L'usage  de  rétribuer  les  fonctions  pu- 
bliques au  moyen  de  la  terre  était  devenu  tellement  général 
après  la  conquête  barbare,  que  ce  fut  aussi  le  mode  usité 
pour  rétribuer  les  fonctions  de  l'Eglise  ;  les  honneurs  et  les 


74  rOEBCATION  DU   SYST&ME  FÉODAL. 

bénéfices  ecclésiastiques  furent  aussi  employés  à  cette  desti- 
nation. Du  reste,  on  sent  bien  qu'un  système  social  ne  fait 
pas  place  à  un  autre  sans  laisser  après  lui  aucune  trace  ;  au 
contraire ,  les  institutions  du  passé  se  combinent  de  mille 
manières  avec  celles  qui  surgissent  des  nouveaux  rapports. 
Les  honneurs,  qui  sont  devenus  dans  la  suite  les  justices 
féodales,  sont  un  élément  de  la  féodalité  du  moyen  âge,  bien 
distinct  du  bénéfice  ou  du  fief,  mais  ils  reposent  aussi  sur  la 
terre  ;  cependant  ils  ne  reposent  sur  la  terre  que  médiate- 
ment,  et  non  pas  immédiatement,  comme  le  bénéfice.  Cette 
iiace  de  la  féodalité  était  restée,  jusqu'à  ces  derniers  temps, 
profondément  obscure.  C'est  Championnière  qui,  dans  son 
beau  traité  sur  la  propriété  des  eaux  courantes,  a  eu,  croyons- 
Bous  le  mérite  de  la  mettre  pour  la  première  fois  au  grand 
jour,  et,  par  là,  il  a  rendu  un  inunense  service  à  l'histoire 
du  droit  féodal,  et  particulièrement  à  celle  du  droit  féodal 
tonçais  ^ . 


*  Bien  qu'il  ait  paru  depuis  un  peu  plus  de  dix  ans,  l'ouvrage  de  H.  Cham- 
pionnière {Traiié  de  la  propriété  des  eaux  courante$)  ne  paraît  pas  avoir  été 
encore  apprécié  comme  il  mérite  de  l'être  et  comme  il  le  sera  certainement 
dans  la  suite.  Y  aurait-il  eu  peui-ètre  à  son  égard  quelque  chose  de  ce  qu'on 
appelle,  en  France,  la  conspiration  du  silence,  ou  bien  la  spécialité  de  Tinti- 
tulation  de  son  ouvrage  a-t-elle  écarté  les  lecteurs  les  plus  à  môme  d'en  ju- 
ger? Cependant,  dans  son  dernier  volume  sur  V Histoire  du  droit  français, 
M.  Laferrière  a  rompu  ce  silence  dont  nous  parlions  tout  à  Theure  ;  il  recon- 
naît le  talent  avec  lequel  Championnière  a  défendu  sa  thèse  sur  la  distinction 
à  faire  entre  les  honneurs  et  les  bénéfices,  mais  il  croit  devoir  la  combattre  ; 
selon  lui,  cette  distinction  n'existe  pas  durant  l'époque  barbare,  et  le  terme 
honor^  s'il  a  signifié  quelquefois  office,  a  été  aussi  employé  dans  le  sens  de 
bénéfice.  On  pourrait  répondre  à  M.  Laferrière  qu'en  admettant  le  fait,  reste 
à  savoir  quel  était  l'emploi  ordinaire  et  général  du  mot  Aonor  durant  l'époque 
barbare  ;  car  l'emploi  exceptionnel  d'un  terme  ne  signifie  pas  grand'chose  ; 
mail  je  vais  plus  loin  :  je  prends  les  passages  mêmes  des  Capitulaires  que  cite 


LES   HOimBURS  GEBMÀNIsis.  7S 

En  présence  de  ces  deux  éléments  fondamentaux  du  sys- 
tème féodal,  les  bénéfices  et  les  honneurs,  on  se  demandera 
maintenant  auxquelles  des  origines  romaine  ou  germanique 
il  fout  les  rattacher. 

Sur  ce  point,  j'avoue  ne  pouvoir  partager  entièrement 
l'opinion  de  Championnière,  qui  rattache  liniquement  les  bé- 
nâBces  aux  institutions  germaniques,  et  les  honneurs  ou  les 
droits  de  justice  aux  institutions  romaines. 

Le  bénéfice  militaire  a,  il  est  vrai,  puisé  l'un  des  principes 
qui  le  constituent  dans  le  ^asindi  germanique  ;  c'est  de  là 
qu'il  a  tiré  le  lien  personnel,  Thommage  ou  la  fidélité;  mais 
on  ne  saurait  méconnaître  non  plus  l'analogie  du  bénéfice 
avec  les  terres  emphithéotes  et  létiques  que  l'empire  romain 

M.  Laferrière,  et  je  déclare  que,  pour  ma  part,  je  trouve  qu'ils  confirment 
pleinement  l'opinion  de  Championnière,  contre  laquelle  on^veut  les  diriger. 
Ainsi,  dans  le  Capitulaire  de  828,  il  est  dit  que  le  violateur  de  la  paix  doit 
Atre  conduit  devant  le  roi  ou  les  huissiers  pour  être  puni  selon  l'importance 
de  son  crime,  et,  ^joute-t-on  :  •  Senior  qui  iecum  talem  duxerit  quem  aut 
wuiringere  nokUt  atU  non  potuit  ut  nostram  jussionem  servartt.,,,  aut  non 
eum  corriffere  mut  docet  neglexerit,  honore  suo  privetur.  »  Qui  ne  voit  dans 
ee  seiMor,  qui  doit  punir  le  violateur  de  la  paix  publique,  un  homme  revêtu 
de  fonctions  publiques?  Qu'est-ce  donc  qui  autorise  M.  Laferrière  à  traduire 
honore  suo  privetur  par  ces  mots:  •  qu'il  soit  privé  de  $a  part,  »  et  non  pas 
littéralement  qu'il  soit  privé  de  son  honneur?  Comment  surtout  ne  voit-on 
pas  que  ce  passage  a  une  interprétation  naturelle  dans  celui  de  la  loi  des  Lom- 
bards, où  il  est  dit  du  comte  on  de  son  suppléant  qui  extorque  quelque  chose 
par  violence  à  un  ariman  :  Honore  tuo  vel  mniiterio  privetur.  Ici  l'équivoque 
est  certainement  impossible.  M.  Laferrière  ne  me  semble  pas  plus  heureux 
dans  le  choix  d'un  autre  passage,  tiré  des  Capitulaires  d'Ànsegise,  ainsi  conçu  : 
•  Que  nos  envoyés  qui  auront  trouvé  un  évéque,  un  abbé  ou  tout  autre,  in- 
vesti de  quelque  honneur  (non  de  quelque  terre,  quoeumquo  honore  prœditum)^ 
lequel  n'aura  pas  voulu  rendre  justice,  ou  s'y  sera  opposé,  vivent  à  ses  dépens 
jusqu'à  ce  que  justice  ait  été  faite.  »  Evidemment  ce  passage  parle  d'un  hon- 
neur donné  en  immunité  ecclésiastique,  et,  loin  de  contredire  la  thèse  de 
Championnière,  il  rappoie  très  fortement. 


76  FORMATION    DU   SYSTèMB  FEODAL. 

assignait  à  ses  soldats;  dans  cette  institution,  on  retrouve 
l'autre  élément  constitutif  du  bénéfice,  la  terre  donnée  en 
jouissance,  en  par-contre  d'un  certain  service.  De  ces  deux 
principes,  il  est  difficile  de  déterminer  leqoel  est  le  plus  es- 
sentiel ;  assurément,  ils  le  sont  tous  les  deux. 

Quant  aux  honneurs ,  nous  déclarerons  d'entrée ,  avec 
Ghampionnière,  qu'ils  sont  bien  réellement  d'institution  ro- 
maine, qu'ils  existaient  déjà  sous  le  régime  impérial.  Cepen- 
dant, sans  parler  de  la  transformation  complète  qu'ils  ont 
subie  sur  la  fin  de  l'époque  barbare,  lorsqu'ils  devinrent  hé- 
réditaires et  patrimoniaux ,  lorsqu'ils  cessèrent  dMmpliquer 
l'idée  d'une  fonction  publique,  même  dans  l'époque  barbare 
et  au  début  de  celle-ci ,  peut-on  se  refuser  à  voir  que  les 
honneurs  subissent  une  transformation,  qu'ils  se  germani- 
sent, si  je  puis  m'exprimer  ainsi  ? 

Ghampionnière  fait  complètement  erreur  lorsqu'il  assimile 
les  emplois  publics,  auxquels  étaient  attachés  la  plupart  des 
honneurs  de  l'époque  barbare,  avec  ceux  des  comités  et  des 
judices  romains.  Les  fonctions  publiques  de  l'époque  barbare 
sont  d'institution  purement  germanique;  elles  n'ont  reçu  des 
noms  romains  qu'en  raison  du  besoin  qu'on  avait  de  traduire 
les  noms  des  offices  dans  un  langage  intelligible  pour  la  race 
vaincue  ;  mais  la  chose  même,  l'office,  était  germanique,  et 
le  plus  souvent  il  ne  différait  guère  de  ce  qu'il  avait  été  outr&< 
Rhin. 

De  plus,  les  détenteurs  de  tous  les  offices  principaux  aux- 
quels les  honneurs  étaient  attachés  étaient  d'origine  barbare; 
tous  les  ducs,  tous  les  comtes,  tous  les  margraves,  la  plupart 
des  vicomtes  et  des  centeniers,  étaient  Germains  dans  le  prin- 
cipe, et  cela  dura  jusqu'à  ce  que  le  laps  des  siècles  eût  amené 
peu  à  peu  la  fusion  des  races  et  des  nationalités. 


ou   LÈS   HONNEURS  SE  TROUVENT.  77 

En  troisième  lieu,  les  honneurs,  considérés  en  tant  qu'at- 
tribution de  l'impôt  public  faite  au  nom  de  l'Etat  et  par  lui, 
tendirent,  dès  la  conquête,  à  changer  de  nature  ;  on  oublia 
toujours  davantage  ce  qu'ils  représentaient  et  de  qui  ils  pro- 
cédaient, jusqu'à  ce  qu'enfin,  comme  les  bénéfices,  ils  furent 
devenus  complètement  des  propriétés  particulières. 

En  réalité  donc,  les  honneurs  et  les  bénéfices  de  l'époque 
barbare,  qui  furent  les  deux  bases  sur  lesquelles  l'édifice 
féodal  repose,  résultaient  également  de  la  combinaison  des 
institutions  germaniques  avec  les  institutions  romaines,  au 
lieu  d'être ,  comme  le  pense  Ghampionnière ,  les  uns ,  une 
Cfltoe  de  la  féodalité  purement  romaine,  soit  dans  son  prin- 
cipe, soit  dans  son  développement,  et  les  autres,  une  foce 
de  la  féodalité  purement  germanique. 

L'élément  des  honneurs  s'est  développé  dans  les  contrées 
qui  faisaient  partie  de  l'empire  :  en  France ,  ils  sont  très 
fréquemment  mentionnés ,  tant  sous  les  Mérovingiens  que 
sous  les  Carlovingiens  ;  on  les  rencontre  également  en  Italie; 
ainsi,  un  diplôme  de  Lothaire  concède  la  terre  de  Roncho  et 
tous  les  arimans  qui  y  résident,  et  ajoute  à  cette  concession 
la  clause  suivante  :  «  Omnemque  districtionem ,  amnemque 
fublicam  fonctionem  et  quœrimoniam,  quant  anka  publicuê^ 
noêterque  missus  faeere  consueverat.  » 

En  revanche,  les  honneurs  n'existèrent  pas  en  Allemagne, 
par  la  raison  toute  simple  que,  là,  l'impôt  romain  n'avait 
pas  existé.  Le  texte  d'Eginhardt,  qu'on  a  invoqué  pour  éta- 
blir leur  existence  dans  cette  contrée,  est  évidemment  mal 
compris.  Eginhardt  raconte  de  Pepin-le-Bref  qu'il  obligea 
les  Saxons  à  lui  fournir,  lors  de  leur  assemblée  annuelle, 
trois  cents  chevaux  à  titre  d'honneur  {honoris  causa)  ;  cela 
doit  être  entendu  au  pied  de  la  lettre  :  pour  lui  faire  hon- 


78  FORMATION   DU   STSTAmB  FEODAL. 

neur.  C'est  ici  le  don  annuel  qu'on  faisait  au  roi  franc  lors 
du  champ  de  mai  {hostenditiœ)  ;  il  ne  saurait  être  question 
d'une  délégation  de  l'impôt,  puisque  l'impôt  se  livre  au  rot 
lui-même. 


D.  Des  immunités. 

L'immunité  romaine  était  une  exemption  de  l'impôt,  dont 
jouissaient  quelques  classes  privilégiées;  l'honneur,  qui  a 
quelquefois  le  même  sens,  consistait  plus  spécialement 
dans  une  délégation  d'une  partie  de  l'impôt,  faite  par  l'Etat 
à  des  personnes  privilégiées  d'une  façon  plus  particulière 
encore. 

L'usage  des  immunités  se  perpétua,  comme  celui  des  hon- 
neurs, après  la  conquête  barbare  ;  mais  les  immunités  chan- 
gèrent aussi  de  caractère,  et  dans  leur  nouvelle  forme,  elles 
eurent  un  rôle  important  dans  la  constitution  du  système 
féodal. 

Considérée  comme  exemption  de  l'impôt  seulement,  l'im- 
munité appartint  de  droit,  dans  le  principe,  à  tous  les  hom- 
mes libres  de  la  race  conquérante,  en  ce  sens  qu'ils  n'étaient 
pas  soumis  à  l'impôt  romain  ;  mais  ce  n'est  pas  dans  ce  sens- 
là  que  l'on  a  envisagé  l'immunité  dans  l'époque  barbare  et 
qu'elle  est  devenue  une  institution  particulière  durant  le 
moyen  Age. 

L'histoire  des  immunités  tient  de  près  à  celle  des  hon- 
neurs. 

Nous  avons  vu  que  les  comtes  barbares ,  et  les  officiers 
qui  gouvernaient  sous  eux ,  avaient  réuni  à  leurs  diverses 
attributions  judiciaires,  administratives  et  militaires,  la  mis- 


DES   IMMUNITÉS.  79 

sion  de  percevoir  l'impôt ,  et  qu'ils  s'en  approprièrent  les 
produits,  dont  ils  n'avaient  d'abord  qu'une  partie. 

L'immunité  barbare  commença  par  être  l'exemption  des 
droits  utiles  que  le  comte  avait  à  retirer  sur  la  terre  de  la 
personne,  morale  ou  physique,  que  le  prince  voulait  fa- 
voriser. L'immune  recevait  donc,  en  quelque  sorte,  l'hon- 
neur de  sa  propre  terre,  mais  les  droits  du  comte,  sous  tous 
les  autres  rapports,  subsistaient  ;  dans  la  suite,  l'exemption 
s'étendit  à  tous  les  droits  du  comte. 

L'immunité  de  l'époque  barbare  fut  donc ,  comme  déjà 
l'immunité  romaine ,  une  concession  que  l'Etat  faisait  de 
droits  qui  lui  appartenaient  en  principe;  c'était  un  certain 
assemblage  de  droits  publics  qui  étaient  cédés  à  une  per- 
sonne privée,  à  un  seigneur,  à  une  église,  par  la  volonté  du 
prince.  Dans  un  temps  où  la  notion  générale  du  droit  pu- 
blic se  confondait  de  plus  en  plus  avec  celle  du  droit  privé, 
cette  transformation  était  plus  facile  que  nous  ne  l'imagine- 
rions aujourd'hui,  et  que  cela  n'eût  été  sans  doute  possible 
dans  une  société  plus  régulière. 

Le  nombre  de  ces  immunités  devint  de  jour  en  jour  plus 
grand.  Les  fondations  religieuses,  fruit  de  la  foi  naïve  des 
nouveaux  convertis,  reçurent  des  exemptions  plus  ou  moins 
étendues;  et  ces  immunités  étaient  de  véritables  honneurs, 
car  la  part  fiscale  qui  serait  revenue  à  l'Etat  et  au  comte 
pour  les  terres  sur  lesquelles  l'immunité  portait,  passait  aux 
possesseurs  d'immunités  et  était  affectée  à  l'entretien  de  la 
fondation.   C'est  là  l'origine  des  immunités  ecclésiastiques. 

Les  seigneurs  bénéficiers,  que  le  prince  voulait  s'attacher 
par  de  nouveaux  bienfaits,  reçurent  aussi  des  immunités 
semblables;  ce  sont  les  immunités  laïques.  Celles-ci  se  mul- 
tiplièrent surtout  durant  l'époque  proprement  féodale. 


80  FORMATION   DU   SYSTÈME  FÉODAL. 

La  vente  des  propriétés  censuelles  aux  possesseurs  d'im- 
munités fut  aussi  de  plus  en  plus  fréquente  ;  elle  avait  le 
même  effet  que  nous  avons  déjà  signalé  sous  le  régime  ro- 
main, à  propos  des  contrats  par  lesquels  un  propriétaire 
libre  se  constituait  le  colon  d'un  immune  et  s'assurait  par  là 
l'avantage  de  l'immunité.  Cet  usage  prit,  dans  l'époque  bar- 
bare, le  nom  de  recommandation.  Le  but  de  ces  recomman- 
dations, dont  Marculfe  nous  a  transmis  la  formule,  n'était, 
du  reste,  pas  uniquement  d'obtenir  l'exemption  de  l'impôt; 
on  s'y  livrait  encore  davantage  afin  de  s'assurer  un  protec- 
teur puissant  et  armé,  dans  des  temps  où  la  violence  tenait 
lieu  de  droit  à  l'égard  de  celui  qui  n'était  pas  en  mesure  de 
la  repousser.  De  toutes  les  sortes  de  contrats  qui  nous  sont 
parvenues  de  l'époque  barbare,  celle  qui  a  la  recommanda- 
tion pour  objet  est  certainement  celle  qui  fournit  les  spéci- 
men les  plus  nombreux. 

La  juridiction  étant  la  principale  attribution  du  comte  et 
des  officiers  placés  sous  ses  ordres,  l'usage  des  immunités 
donna  naissance  à  une  catégorie  particulière  de  juridiction, 
celle  que  l'immune  exerçait  sur  ses  terres,  non  en  vertu  de 
la  possession  seulement,  mais  en  vertu  de  la  concession 
d'immunité  qu'il  a  obtenue  du  prince. 

Cette  juridiction  se  distingue  donc  à  la  fois  de  la  juridic- 
tion patrimoniale,  qui  appartient  au  propriétaire  foncier  et 
qui  est  privée  dans  son  essence  et  dans  son  objet,  et  de  la 
juridiction  publique,  qui,  appartenant  au  comte,  a  été  dé- 
tachée de  ses  attributions.  Lorsque  les  juridictions  publi- 
ques elles-mêmes  devinrent  possessions  privées  par  suite  de 
la  patrimonialité  des  honneurs,  la  justice  des  immunités  put 
être  confondue  avec  les  justices  seigneuriales  provenant  des 
honneurs  ;  mais  on  voit  qu'en  fait,  elle  avait  une  autre  origine. 


PHASES   DES   IMMUNITÉS.  81 

Les  immunités ,  et  particulièrement  les  immunités  ecclé- 
siastiques ne  furent  pas  dès  le  principe  ce  qu'elles  sont  de- 
venues dans  la  suite.  D'abord  on  s'était  borné  à  conférer 
aux  évéques  et  aux  abbés  la  juridiction  sur  les  hommes  dé- 
pendants des  terres  de  l'Eglise ,  tant  serfs  que  ministériaux, 
colons  et  censitaires.  De  ce  genre  sont  les  immunités  du 
temps  des  Mérovingiens. 

Sous  les  Carlovingiens,  on  commença  à  conférer  aux  sei- 
gneurs ecclésiastiques  le  privilège  de  la  juridiction  sur  les 
hommes  libres  habitant  dans  les  terres  de  l'Eglise,  et  dans 
les  villes  épisoopales  ;  ceci  est  la  seconde  phase  de  l'histoire 
des  immunités. 

Cependant  les  terres  de  l'Eglise ,  provenant  de  donations 
diverses  »  étaient  ordinairement  disséminées  et  entremêlées 

* 

de  possessions  libres  dans  lesquelles  s'exerçait  la  justice  du 
comte;  elles  ne  formaient  pas  un  territoire  compacte  et  de 
cet  enchevêtrement  des  juridictions  naissaient  des  conflits 
sans  nombre.  Par  de  nouveaux  privilèges  le  prince  octroya 
aux  seigneurs  ecclésiastiques  la  juridiction  sur  les  hommes 
libres  des  terres  enclavées  dans  celles  de  l'Eglise.  Ce  moment 
forme  donc  une  troisième  phase.  Les  exemptions  de  cette 
sorte  sont  toutes  postérieures  à  Gharlemagne  et  restent  une 
exception  sous  les  Garlovingiens. 

Les  exemptions  accordées  aux  évéques  et  autres  seigneurs 
ecclésiastiques  embrassèrent  d'abord  la  juridiction  civile  seu- 
lement, mais  la  juridiction  criminelle  restait  réservée  au 
prince  et  à  ses  délégués.  La  réunion  de  toutes  les  juridictions 
dans  les  mains  de  l'immune  peut  être  considérée  comme  la 
quatrième  et  dernière  phase  des  immunités. 


■ÈM.  ET  DOCUV.  IVI. 


8)  DEVELOPPEMENT   DU   STSTÈME  FÉODAL. 


S  IV. 

Développeineiit  du  système  fféodiil  pendant 

la  période  liarliare. 


C'est  dans  Tempire  franc  que  le  système  féodal  s'est  déve- 
loppé ;  c'est  là  qu'existaient,  dans  une  mesure  à  peu  près 
égale,  les  éléments  romains  et  germaniques,  dont  la  fusion  a 
produit  la  féodalité. 

Là  où  les  éléments  romains  prédominèrent,  comme  en  Ita- 
lie et  surtout  en  Espagne,  elle  ne  prit  pas  aussi  facilement 
possession  de  la  société.  Dans  les  pays  purement  germani- 
ques, son  développement  fut  plus  lent  ;  en  Allemagne,  l'in- 
fluence des  institutions  franques  s'était  d'ailleurs  fait  puis- 
samment sentir. 

En  général,  on  ne  se  représente  pas  bien  exactement  ce 
que  c'était  qu'un  roi  barbare  ;  on  juge  une  époque  qui  ne 
ressemble  à  aucune  autre  avec  les  idées  qu'on  s'est  faites 
de  la  civilisation  romaine,  qui  n'existait  plus,  ou  des  temps 
modernes,  qui  sont  encore  bien  loin.  En  voyant  un  roi  gou- 
verner des  contrées  où  Rome  avait  réalisé  la  centralisation 
la  plus  complète,  on  est  porté  à  s'imaginer  qu'il  n'y  a  qu'un 
chef  de  changé,  un  Barbare  au  lieu  d'un  Romain. 

C'est  seulement  lorsqu'on  pénètre  dans  les  détails  de  l'or- 
ganisation politique  qu'on  voit  combien  cette  manière  de  se 
représenter  les  choses  est  erronée. 

La  nature  du  pouvoir  des  rois  mérovingiens  était  fort  in- 
déterminée. Pour  les  Francs,  le  roi  est  encore,  comme  en 


LE  GOUVERNEMENT   BARBARE.  83 

Germanie,  le  chef  militaire  {heerzog,  dux)  d'une  confédéra- 
tion de  tribus  éparses  sur  le  territoire  conquis  ;  son  pouvoir 
est  un  pouvoir  personnel  plus  encore  qu'un  pouvoir  public, 
car  l'idée  de  l'Etat  n'existe  pas.  Le  roi  ne  gouverne  qu'au- 
tant qu'il  parvient  à  diriger  les  volontés  capricieuses  de  ses 
sauvages  compatriotes  par  l'influence  de  sa  valeur  guerrière, 
par  ses  richesses,  ou  par  le  crédit  de  ses  compagnons. 

Mais,  à  côté  des  Francs,  il  y  a  les  vaincus,  les  cités,  pour 
lesquelles  le  roi  barbare  est  une  espèce  de  proconsul  romain, 
un  patrice,  un  vir  inluster,  nom  que  les  rois  barbares  se 
donnaient  eux-mêmes  dans  leurs  édits. 

La  royauté  trouva  de  bonne  heure  un  puissant  auxiliaire 
dans  l'Eglise,  qui  combattait  Tarianisme  avec  le  bras  des 
Francs,  et  qui  avait  toute  influence  sur  les  populations  ro- 
maines. 

Par  l'inspiration  de  l'Eglise,  les  rois  mérovingiens  s'effor- 
cèrent de  restaurer  le  souvenir,  encore  vivant  dans  l'imagi- 
nation des  peuples ,  de  l'autorité  impériale  romaine ,  et  se 
présentèrent  comme  ses  héritiers  ;  la  royauté  barbare  ten- 
dait donc  à  se  transformer,  mais  un  tel  œuvre  était  au-dessus 
de  ses  forces. 

Les  chefs  de  gasindi,  qui,  pour  la  plupart,  faisaient  eux-mê- 
mes partie  du  gasindi  où  de  la  trustis  du  roi,  et  qui,  à  ce  titre, 
avaient  reçu  les  principaux  emplois  dans  les  pays  sur  lesquels 
la  conquête  germanique  s'était  répandue,  formaient  une  aris- 
tocratie de  fait  qui  disposait  des  principales  forces  militaires 
de  l'Etat.  Cette  aristocratie  nouvelle,  cette  association  des 
fidèles  du  roi,  avait  l'appui  des  populations  barbares,  impa- 
tientes du  joug  que  la  royauté,  alliée  à  l'Eglise,  aurait  voulu 
leur  imposer,  et  disposées  d'instinct  à  repousser  toute  inno- 
vation ayant  pour  but  de  changer  les  anciens  rapports.  Sou- 


84  DÉVELOPPEMENT   DU   SYSTEME   FÊODAL. 

tenue  par  rélémeut  démocratique,  qu'elle  menaçait  cepen- 
dant bien  plus  encore  que  ne  pouvait  le  faire  Tentreprise  de 
la  royauté»  l'aristocratie  barbare  lutta  avec  persistance  et 
finit  par  l'emporter. 

De. la  mort  de  Brunehilde  date  l'abaissement  de  la  royauté 
mérovingienne.  Dès  lors,  la  tentative  qui  avait  pour  but  de 
romaniser  la  société  barbare  peut  être  considérée  comme  man- 
quée;  le  reste  de  l'histoire  de  la  dynastie  de  Glovis  n'est  plus 
un  combat,  mais  une  agonie  ;  l'association  des  fidèles  du  roi 
prévaut  décidément  sur  les  principes  contraires  qui  lui  avaient 
disputé  un  moment  la  direction  de  la  société. 

Alors  commence  la  confusion  des  idées  de  droit  public  et 
de  droit  privé  qui  caractérise  le  développement  des  institu- 
tions sociales  durant  tout  le  cours  du  moyen  âge.  L'Etat  est 
considéré  comme  la  propriété  du  roi  ;  le  gouvernement  s'or- 
ganise comme  l'administration  d'un  domaine;  mais  ce  do- 
jnaine  ne  reste  pas  entre  les  mains  du  roi,  celui-ci  est  forcé 
de  le  dissiper,  de  l'aliéner  en  faveur  de  ses  leudes,  qui,  d'em- 
ployés du  roi  qu'ils  étaient ,  sont  devenus  ses  maîtres,  en 
réalité. 

Dans  cette  lutte  des  éléments  démocratiques ,  aristocrati- 
ques et  monarchiques  que  présente  l'époque  mérovingienne 
et  qui  se  reproduisit  aussi  dans  tous  les  autres  royaumes  bar- 
bares, l'aristocratie  et  la  royauté  avaient  seuls  conscience  de 
leur  but  et  de  leurs  intérêts. 

L'élément  démocratique  fut  un  instrument  aveugle  dont 
se  servit  l'aristocratie  barbare  ;  plus  tard,  dans  les  temp&  féo- 
daux, nous  verrons,  en  revanche,  cet  élément  populaire  em- 
ployé contre  l'aristocratie  au  profit  de  l'absolutisme  royal. 

L'histoire  des  siècles  qui  suivirent  la  conquête  est  celle  de 
ces  deux  grands  {edts  :  l'affaiblissement  successif  de  la  classe 


WCOdtS  K   L*À«ISTOCBATIB. 

lihres  ci  le  triomphe  de  raristomlie  sur  k 

L'uîslecratie  mobile  des  chefs  de  bande  se  change  en  une 
aristocratie  territoriale  qui  as^re  à  devenir  héréditaire  ;  de 
même  que  le  commandement  militaire  des  rois  aspirait  à  se 
■j^taingpiiftMir  eo  one  royauté  à  la  Csçon  romaine.  Les  rois, 
el  ks  cbefi  qui  lenr  étaient  subordonnés,  ne  purent  s  «ten- 
dre sur  le  partage  des  profits  de  la  conquête.  Le  lien  du  ser- 
ment, qui  liait  les  lendcs  au  roi,  n'était  pas  assez  fort  pour 
lésster  au  choc  dlntérèts  opposés.  Chez  les  Wisigoths  d'Es- 
pagne, une  lutte  analogue,  après  avoir  amené  la  mort  vio- 
lente de  plusieurs  rois,  se  termina  par  l'extermination  des 
grands  euic-mémes,  sous  le  régne  de  Léodegild,  en  S68.  Chez 
les  Francs,  la  lutte  prit  un  moment  le  caractère  d'une  guerre 
de  nationalités.  Les  leudes  austrasiens  ou  ripuaires,  moins  atta- 
chés, par  leurs  traditions,  aux  descendants  de  Clovis  que  les 
Saliens  deNeustrie,  et  qui  étaient  d'un  pays  où  la  royauté  avait 
affûre  i  une  population  germanique  plus  nombreuse,  furent 
les  principaux  adversaires  de  la  monarchie  mérovingienne. 

Mais,  en  mettant  en  quelque  sorte  en  tutelle  la  royauté 
vaincue,  l'association  delà  trustis  royale,  qui  avait  absorbé 
l'Etat,  n'eut  garde  de  se  dissoudre  ;  elle  se  donna  pour  centre 
le  maire  du  palais,  qui,  dans  la  royauté  barbare,  avait  la 
diarge  de  jugar  les  difficultés  survenues  entre  les  aotrus- 
lions,  comme  intendant  général  des  domaines  de  la  couronne. 
Le  maire  était  le  premier  ministre  né  d'un  état  qui  existait 
sous  la  forme  de  propriété  *. 


*  U.  de  Sismondi  fait  Tenir  le  nom  de  maire  du  palais  de  mord  dam  (juge 
du  meurtre).  Le  nom  de  nu^  domui  paraît  plus  conforme,  dans  son 
•eni  latin,  à  l'emploi  dont  U  s'agit  ici,  et  je  ne  penie  pas  qu'il  faille  chercher 


86  DÉVELOPPEMENT   DU   SYSTÈME   FÉODAL. 

Les  leudes  austrasiens  et  burgondes  n'avaient  pas  livré 
leur  reine  aux  bourreaux  du  fils  de  Frédégonde  pour  opérer 
un  simple  changement  de  règne  ;  la  destruction  de  toutes  les 
institutions  monarchiques  créées  par  Brunehilde  fut  la  pre- 
mière condition  de  leur  pacte  avec  le  roi  de  Neustrie.  Glo- 
taire  renonça  au  droit  de  choisir  et  de  changer  les  maires 
d'Austrasie  et  de  Bourgogne;  ceux-ci,  de  leur  côté,  promi- 
rent aux  leudes  de  ces  royaumes  qu'ils  les  laisseraient  en 
possession  de  leurs  honneurs  et  de  leurs  bénéfices. 

Les  impôts  exigés  par  Brunehilde,  et  qui  étaient  toujours 
odieux  au  peuple,  furent  abolis,  à  l'exception  des  péages  (te- 
loneum),  dans  une  assemblée  générale  des  grands  des  trois 
royaumes  réunis,  tenue  à  Paris  en  614,  une  année  après  la 
chute  de  Brunehilde. 

Un  autre  décret  de  cette  assemblée  était  principalement  à 
l'avantage  de  l'aristocratie  :  il  fut  établi  que  les  juges  et  les 
comtes  seraient  toujours  pris  parmi  les  propriétaires  du  pays 
où  s'exerçait  la  juridiction,  «  afin,  »  disait-on,  a  que,  si  les 
»  juges  commettaient  quelque  exaction  illicite,  on  pût  les 
»  obliger  à  la  réparer  de  leur  propre  bien.  » 

C'était  le  prétexte  mis  en  avant  aux  yeux  du  peuple,  miais 
le  véritable  but  de  cette  mesure  était  d'anéantir  le  droit  de  la 
couronne  à  nommer  ces  officiers.  Dès  lors,  ces  dignités  ap- 
partinrent de  fait  aux  principaux  propriétaires,  aux  patentes, 
dans  les  lieux  où  ceux-ci  avaient  leurs  possessions. 

On  a  dit  que  la  première  dynastie  franque  perdit  la  cou- 
ronne parce  que,  après  avoir  aliéné  la  plupart  de  ses  domai- 

une  étymologie  autre  que  celle  qui  se  présente  tout  naturellement.  Ches  les 
Austrasiens,  le  maire  avait  conservé  le  nom  germanique  de  heenog  (duc)  ; 
l'év^e  Marins  dit  qu'on  appelait  duc  l'officier  qui  exerçait,  ches  les  Francs, 
la  même  autorité  que  le  palriee  ches  les  Burgondes. 


CARACriRE   INDIVIDUEL   DE   LA   CONQUETE.  87 

nés  pour  se  faire  des  fidèles,  seul  moyen  de  maintenir  sa 
prépondérance  à  cette  époque,  elle  négligea  de  tenir  ces  fi- 
dèles dans  sa  main. 

L'histoire  démontre  qu'elle  ne  négligea  rien,  qu'elle  fit 
même  desefibrts  persévérants  et  considérables  pour  atteindre 
ce  but;  mais  elle  échoua  devant  la  résistance  de  la  race  ger- 
manique et  la  tendance  irrésistible  des  faits. 

Pour  comprendre  l'histoire  de  ces  temps,  il  faut  prendre 
en  considération  la  différence  essentielle  qui  existait  entre 
la  conquête  romaine  et  la  conquête  germanique.  L'une  était 
accomplie  au  profit  d'un  maître  unique,  le  peuple  romain,  et 
plus  tard  l'empereur  ;  l'autre  était  faite  par  des  bandes  ar- 
mées, commandées  par  des  chefs  divers,  et  faiblement  reliées 
entre  elles. 

Ainsi,  tandis  que  les  résultats  de  la  conquête  romaine  con- 
vergeaient vers  un  seul  et  même  objet,  ceux  de  la  conquête 
barbare  devaient,  au  contraire,  se  diviser  comme  les  forces 
mêmes  qui  les  avaient  produits. 

Lorsque  les  rois  mérovingiens  s'attribuaient  la  puissance 
impériale  et  s'efforçaient  d'en  raviver  les  traditions,  ils  se  pla- 
çaient donc  en  dehors  des  conditions  auxquelles  ils  devaient 
leur  pouvoir  ;  ils  combattaient  contre  le  principe  même  de 
leur  autorité,  afin  de  lui  en  substituer  un  autre.  Les  Barbares 
agissaient  comme  individus,  ou  comme  association  d'indivi- 
dus; les  chefs  de  bandes  envahissaient  pour  eux  et  les  leurs; 
Taccroissement,  la  grandeur  de  l'Etat,  n'étaient  pas  leur  vé- 
ritable but.  Agissant  dans  un  tel  esprit,  il  était  conforme  à 
la  nature  des  choses  qu'ils  réagissent  contre  toute  tendance 
propre  à  ôter  à  la  conquête  son  caractère  primitif.  Là  est  le 
secret  de  la  chute  des  Mérovingiens. 

En  dehors  du  royaume  franc,  des  tendances  analogues  s'é- 


88  DÉVELOPPEMENT  DU   SYST&ME   FÉODAL. 

taient  aussi  manifestées  ;  elles  triomphèrent  seulement  chez 
les  Goths  dltalie  et  d'Espagne,  peuples  plus  civilisés  et  plus 
gouvernables  peut-être,  en  raison  des  traditions  orientales 
auxquelles  leur  histoire  se  rattache  dans  Tobscurité  des  ori- 
gines ;  mais,  en  se  romanisant,  les  Goths  perdirent  aussi  la 
vigueur  propre  aux  races  barbares.  En  Italie,  ils  succombe* 
rent  au  bout  de  peu  de  temps  sous  la  double  étreinte  des  Grecs 
et  des  Lombards  ;  en  Espagne,  ils  ne  purent  supporter  le 
rude  choc  de  la  conquête  arabe  qu'en  se  réfugiant  dans  les 
âpres  sonmiitcs  des  Pyrénées.  Le  reste  des  contrées  occupées 
par  la  conquête  germanique  suivit  les  destinées  du  peuple 
prépondérant,  de  la  fière  nation  des  Francs  '. 

Par  un  exemple  unique  dans  Thistoire,  quatre  grands 
hommes ,  qui  se  succèdent  immédiatement  dans  la  maison 
des  ducs  d'Âustrasie,  élevèrent  au  plus  haut  degré  la  puis- 
sance des  Garlovingiens  et  la  gloire  des  Francs.  D'immensesr 
périls  étaient  venus  assaillir  les  peuples  chrétiens  de  l'Occi- 
dent. Au  Nord,  de  nouveaux  flots  de  Barbares  païens  conti- 
nuaient d'avancer  sur  l'Europe  et  livraient  aux  nouveaux 
convertis  de  l'Eglise  de  terribles  assauts  ;  au  Midi ,  l'isla- 
misme, après  avoir  envahi,  avec  une  rapidité  qui  tient  du 
prodige,  l'Asie  et  l'Afrique,  avait  occupé  la  Péninsule  espa- 
gnole et  la  Gaule  méridionale. 

C'est  dans  les  grands  dangers  que  se  créent  les  fortes  et 
grandes  institutions  :  l'unité  de  la  chrétienté  occidentale  ei 
catholique  sortit  de  cette  crise  formidable,  où  l'Europe  cou- 
rait risque  de  perdre  &  la  fois  sa  religion  et  sa  civilisation. 

*  On  dit  que  le  mot  frank  signiAait,  originairement,  indomptable,  fier 
iferox)  ;  plus  tard,  par  suite  de  la  domination  que  le  peuple  franc  exerça  sur 
les  autres  races,  tant  barbare  que  romaine,  il  Ait  pris  dans  Tacception  de 
libre,  indépendant  (firancui  Homo). 


EMPIRE   d'occident.  89 

L'empire  d'Occident,  institué  par  l'Eglise  romaine,  main- 
tenu par  le  génie  et  les  victoires  de  Charlemagne,  réunit  en 
un  faisceau  toutes  les  forces  disponibles. 

Tout  en  rétablissant  l'unité  impériale  et  en  relevant  l'idée 
juridique  de  l'Etat,  Charlemagne  ne  tenta  point  une  restau- 
ration des  institutions  romaines  ;  l'expérience  lui  avait  montré 
que  ces  institutions  ne  pouvaient  nullement  s'adapter  aux 
besoins  et  à  la  nature  des  éléments  sociaux  qu'il  avait  à 
constituer.  Pour  organiser  une  société  nouvelle,  il  sentit  qu'il 
fiillait  utiliser  les  seuls  principes  qui  eussent  vie,  qu'il  fallait 
fonder  son  édifice  sur  les  idées  et  les  intérêts  actuels,  et  non 
pas  sur  des  souvenirs  et  sur  des  conceptions,  fort  remarqua- 
bles sans  doute,  mais  que  les  hommes  de  son  temps  ne  pou- 
vaient ni  comprendre,  ni  réaliser. 

Or,  quel  était  le  principe  au  moyen  duquel  son  père  et  son 
aïeul  avaient  fondé  le  grand  pouvoir  militaire  qu'ils  lui  avaient 
transmis,  et  auquel  il  s'agissait  maintenant  de  faire  prendre 
racine  en  le  transportant  dans  le  domaine  civil,  en  l'affer- 
missant au  milieu  de  la  société  la  plus  mobile,  la  plus  trou- 
blée, la  plus  inconsistante  qui  fût  jamais?  C'était  l'associa- 
tion des  leudes  et  le  lien  de  fidélité  personnelle  qui  les  unis- 
sait à  leur  chef. 

Telle  était  la  base  réelle  de  l'autorité  du  roi  des  Francs  ; 
Charlemagne  n'essaya  pas  de  la  changer,  mais  s'efforça  de  la 
consolider.  Pour  cela,  il  devait  avant  tout  éviter  l'écueil  où 
avait  échoué  la  dynastie  précédente.  Il  fallait  conserver  le 
droit  de  disposer  des  bénéfices  et  des  honneurs,  afin  de  main- 
tenir les  leudes  et  les  fonctionnaires  publics  dans  le  devoir 
par  le  seul  lien  capable  d'opérer  ce  résultat,  celui  de  leur 
propre  intérêt  ;  il  fallait,  de  plus,  généraliser  autant  que  pos- 
sible le  lien  personnel  qui  unissait  les  leudes  au  souverain , 


90  DÉVELOPPEMENT   DU   SYSTÈME   FÉODAL. 

faire  entrer  en  relation  directe  et  immédiate  avec  le  prince 
chacun  de  ses  sujets. 

Alors  seulement,  cette  force  aveugle,  ingouvernable  et,  jus- 
qu'à ce  moment,  essentiellement  désorganisa trice,  qui,  issue 
du  gasindi  et  de  la  conquête ,  n'avait  encore  su  que  briser, 
tour  à  tour,  les  institutions  démocratiques  de  la  race  germani- 
que au  sein  de  laquelle  elle  était  née,  les  restes  d'institutions 
despotiques  de  la  race  vaincue  à  laquelle  elle  s'imposait,  et 
tous  les  essais  d'organisation  sociale  qu'elle  avait  elle-même 
produits;  cette  force,  dirigée  par  une  main  intelligente,  pou- 
vait devenir  le  principe  organique  d'une  nouvelle  civilisa- 
tion.—  Un  tel  instrument  était  puissant,  en  effet,  pour  qui 
aurait  su  l'utiliser.  En  lui  étaient  contenus  et  confondus  tous 
les  éléments  de  l'ordre  matériel  :  la  propriété ,  le  pouvoir 
judiciaire  et  administratif,  la  force  militaire!  Avec  son  se- 
cours, on  pouvait  tout  ;  sans  lui ,  contre  lui ,  on  ne  pou- 
vait rien.  Aussi  bien,  en  réalité,  tout  ce  qui  s'était  produit 
depuis  la  conquête  barbare  avait-il  été  produit  par  lui  ;  mais 
rien  n'avait  subsisté  parce  que  personne  n'était  parvenu 
à  se  rendre  maître  de  cette  force,  à  la  dompter,  à  la  disci- 
pliner. 

Gharlemagne  en  conçut  le  hardi  dessein  ;  il  employa  tout 
son  génie  à  le  réaliser,  il  y  mit  tous  ses  soins.  Il  y  parvint 
pour  un  certain  temps.  La  tâche  était  immense.  Son  œuvre 
gigantesque  a  péri  après  lui;  aucun  homme  n'a  pu  con- 
server ce  qu'il  avait  créé,  aucun  homme  n'a  pu  le  recom- 
mencer. 

Pourtant,  l'œuvre  de  Gharlemagne  n'a  pas  été  éphémère, 
comme  on  est  disposé  à  le  croire  au  premier  abord. 

Ce  que  Gharlemagne  avait  exécuté  en  grand  s'est  conservé 
dans  les  parties.  Le  cadre  colossal  a  éclaté  de  toutes  parts  ; 


EisCLTATS   DE   l'oEUVRE   DE  CHARLEMAGNB.  91 

mais  tous  les  états,  toutes  les  nationalités  modernes  en  sont 
sorties,  et  elles  ont  vécu  pendant  des  siècles  de  la  vie  que 
Charlemagne  leur  avait  infusée,  de  Tordre  que  Charlemagne 
avait  créé. 

L'anarchie  à  laquelle  Charlemagne  avait  voulu  mettre  fin 
a  recommencé,  les  ténèbres  se  sont  accumulées  de  nouveau  ; 
mais,  dans  cette  anarchie  déplorable,  vivait  et  persistait  en- 
core la  civilisation,  dans  cette  nuit  profonde  germaient  des 
pfincipes  féconds  et  riches  d'avenir. 

L'idéal  même  que  Charlemagne  avait  réalisé  pour  un  ins- 
tant n'a  jamais  été  complètement  perdu  de  vue  ;  l'unité  for- 
melle de  l'Etat  chrétien  n'a  pas  été  atteinte,  mais  l'unité  spi- 
rituelle en  tenait  lieu. 

L'Eglise  a  continué  à  gouverner  par  la  foi  cette  civilisation 
que  le  glaive  ne  maintenait  plus,  mais  qui  avait  traversé  les 
crises  les  plus  dangereuses. 

La  féodalité,  le  moyen  âge,  les  libertés  modernes,  datent 
de  Charlemagne  ;  sans  lui,  sans  ce  demi-siècle  de  gloire  et 
d'ordre  relatif  qu'il  a  donné  à  l'Occident,  et  dont  on  conserva 
toujours  le  vivant  souvenir,  qui  pourrait  dire  si  l'Europe,  et 
le  monde  entier  avec  elle,  ne  seraient  pas  retombés  dans  cet 
état  sauvage  où  l'histoire  cesse,  où  les  civilisations  s'éteignent  ; 
état  dont  les  nations  qui  s'y  sont  une  fois  plongées  ne  peuvent 
plus  sortir,  et  qui,  durant  cinq  ou  six  siècles  après  la  chute 
de  l'empire  romain,  parut  si  souvent  être  à  la  veille  de  com- 
mencer ? 

Les  conquêtes  leur  fournissant  les  moyens  de  donner  des 
bénéfices  à  leurs  ieudes  sans  aliéner  leur  domaine,  les  pre- 
miers Carlovingiens  avaient  pu  conserver  des  possessions 
considérables,  qui  étaient  disséminées  dans  toutes  les  pro- 
vinces de  leur  vaste  empire.  HuUmann  en  compte  165,  dont 


92  DÉVELOPPEMENT   DU   SYSTÈME   FEODAL. 

plusieurs  sont  devenues,  dans  la  suite,  des  villes  impor- 
tantes ' . 

Gharlemagne  faisait  surveiller  exactement  l'administration 
de  ses  domaines ,  ainsi  qu'en  témoigne  son  Gapitulaire  de 
villis.  11  n'en  souffrait  aucune  aliénation,  et  avait  même  la 
précaution  de  ne  les  faire  régir  que  par  des  intendants  de 
médiocre  condition,  comptant  plus  sur  la  fidélité  de  gens  qui 
dépendraient  entièrement  de  lui. 

En  ce  qui  concerne  les  offices  de  l'empire,  il  n'avait  con* 
serve  de  fonctionnaires  régissant  plusieurs  comtés  en  même 
temps  (ducs  ou  margraves)  qu'exceptionnellement,  sur  les 
frontières  exposées  à  la  guerre  ;  dans  l'intérieur,  il  ne  per- 
mettait point  cette  réunion.  Le  nombre  des  comtés,  sous  son 
règne,  parait  avoir  été  très  considérable  ;  on  en  comptait  plus 
de  360,  seulement  dans  les  Gaules. 

De  même,  Gharlemagne  ne  donnait  jamais  à  un  évéque 
une  abbaye  ou  une  église  du  ressort  du  domaine  royal. 

Mais  c'était  surtout  par  ses  mim  que  Gharlemagne  exer- 
çait la  surveillance  sur  les  employés  de  l'Etat  et  sur  l'aristo- 
cratie terrière.  Quatre  fois  par  an,  un  comte  et  un  évéque, 
choisis  par  lui,  faisaient  le  tour  de  chaque  province  {missa- 
ticum),  tenaient  les  plaids,  écoutaient  les  réclamations,  ré- 
paraient et  réprimaient  les  injustices  des  magistrats  locaux. 
Par  ce  moyen,  l'autorité  impériale  se  faisait  sans  cesse  sentir 
sur  chaque  point  du  vaste  empire.  Ges  précautions  étaient 
sages,  mais  il  est  douteux  qu'elles  fussent  suffisantes. 

Gharlemagne  saisit  nettement  le  nœud  de  la  difficulté;  il 


*  Par  exemple,  Aix-la-Chapelle,  demeure  habituelle  de  Gharlemagne  ;  Co- 
blentz,  Mayence,  Francfort,  Worms,  Spire,  Salzbourg,  Schlestadt,  Colmar, 
Remiremont,  Mets,  Liège,  Spt,  Paderbom,  Ratisbonne,  Ulm,  Zurich,  etc. 


fmtrt  k  L 

Je  liattf  set  b  hiuJiiJiip  leoAale  qsi  se  cmistî- 

Amie  a^T€  Ums  les  bon- 
m  oo  possesseurs  d*al- 
Du»  ee  bsL  «ne  fois  pradmê  caperevr,  fl  exîget 
qae  Ums  leshcMMMS  fibres  hô  fissent  petsomieileiiicat  en 
de  fidâîté  sftalopK  à  cdid  q«e  le  Ttsnl  prêUit  i  son 
;  il  Toabfl  par  là  fûre  eonsidérBr  UmI  svjel  de  Vcat- 
pire  OQBiiie  tssmJ  de  remperenr,  quels  que  fassent  d*aillears 
les  rapports  de  propiiété  et  de  dépendance  personnelle  dans 
ksqnek  il  ae  trenvAt  phoé. 

Celait  le  aenl  Boven  de  concilier  la  iéodafité  naissante 
avec  Fanité  pofitiqne  de  IXtat  ;  c'était,  avec  one  habileté  di- 
gne d'admiration ,  détovner  cette  fbree  qu  m  ne  pouvait 
contrarier,  et  tout  en  conservant  la  féodalité,  affirancliîr  la 
nj^anlé  des  entraves  qu'elle  loi  aurait  imposées. 

Cette  innovation  msarquable  prévalut  un  moment  par 
Tanlorité  qu'exerçait  son  auteur  ;  on  prêta  partout  le  ser- 
ment ^HnHidf  ;  mais  ensuite  die  eut  le  sort  de  toutes  les 
autres  institutions  au  moyen  desquelles  Chaiiemagne  s'était 
cibroé  de  maintenir  la  foroe  et  Tunité  de  la  puismnœ  impé- 
riale. Les  successeurs  de  ce  prince  les  laissèrent  toutes  tom- 
ber, ou  furent  impuissants  à  les  maintenir.  La  lutte  de  la 
fiodalité  naissante  et  de  la  oouroooe,  qui  représente  ici 
l'Etat,  su^endne  un  certain  temps  par  Tasoendant  d'un  grand 
bomme,  recommença  aussitôt  après  sa  mort  avec  un  redou- 
blement de  violence. 

Les  mêmes  causes  qui  avaient  renversé  les  Mérovingiens 
surgirent  de  nouveau  pour  eofuiter  une  nouvelle  révolu- 
tion. 

En  même  temps  qu'il  tenait  l'aristocratie  en  bride,  Char- 
Icmagne  s'efforçait  de  conserver  et  de  ranimer  les  anciennes 


94  DEVELOPPEMENT   DU   SYSTÈME   FEODAL. 

institutions  démocratiques  de  la  race  germaine,  et  de  faire, 
autant  que  possible,  participer  le  peuple  au  gouvernement 
de  l'Etat.  Les  plaids  généraux  et  provinciaux  fiureal  tettw^ 
sous  son  règne,  avec  régularité;  les  plaids  généraux,  où  se 
réunissaient  les  Imide»  royaux,  les  comtes  et  les  évéques, 
étaient  comme  une  sorte  de  représentation  de  la  nation  en^ 
tière,  et  Ton  y  traitait  et  décidait  toutes  les  affaires  impor^ 
tantes  du  gouvernement. 

L'œuvre  politique  de  Gharlemagne  peut  être  définie  :  la 
constitution  territoriale  de  la  race  conquérante,  sa  fusion 
avec  la  race  vaincue,  et  l'introduction  régulière  de  l'Elise 
dans  le  système  politique. 

Le  peuple  ne  pouvait  pas  être  appelé  à  jouer  un  rôle  poli- 
tique actif  dans  un  empire  aussi  étendu  et  où  le  régime  pro- 
prement représentatif,  la  représentation  par  députés  électifs, 
n'existait  pas  encore.  Cependant,  si  l'on  regarde  bien,  on 
verra  que  les  germes  de  liberté,  dont  le  développement  a  pro- 
duit les  libertés  modernes,  existaient  déjà  dans  le  gouverne- 
ment de  Gharlemagne  et  procèdent  de  lui. 

L'organisation  politique  créée  par  Gharlemagne  n'est  cer- 
tainement pas  exempte  de  critiques  ;  la  principale  que  Ton 
doive  lui  faire,  c'est  qu'elle  rendait  nécessaire  d'avoir  tou- 
jours à  sa  tète  un  homme  tel  que  lui.  G'est  pour  cela  qu'elle 
n'a  pas  duré.  Toutefois,  les  circonstances  de  l'époque  étant 
données,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  était  la  seule  possible. 

En  tout  cas,  grâce  à  l'habile  emploi  que  ce  prince  fit  de 
son  autorité,  il  parvint  à  dominer  de  son  vivant  la  société, 
bien  autrement  que  ne  l'avaient  jamais  fait  les  Mérovingiens, 
et  cela  sans  froisser  comme  eux  les  habitudes  de  ses  sujets. 
Il  se  montra  le  seul  homme  capable  de  retenir  sous  le  joug 
de  la  discipline  toutes  ces  nations  diverses  et  farouches  qui 


miODE   INTÉmSIAIIIE. 


98 


Tempire  firanc,  le  seul  qui  ait  réuni,  par  la  gran- 
de ses  idées  et  de  ses  entreprises,  toutes  ces  forces  prêtes 
i  le  ié|Mrer.  Da  V*  ao  Xll*  siècle'  son  règne  apparaît  comme 
m  point  Inmiiieiix»  comme  une  époque  d*ordre,  de  gloire  et 
de  pngiès;  il  inaugura  la  civilisation  moderne;  il  fit  un 
paiflnnt  elliMrt  pour  sortir  l'Europe  de  la  barbarie,  des  dé- 
SRdres  d  de  la  nûséie  des  règnes  subséquents.  L'insuccès 
mime  de  cet  elliMrt  prouve  combien  était  colossale  l'œuvre 
quH  snA  entreprise. 

AnMlAI  après  la  mort  de  Oiarlemagne  commence  la  pé- 
liode  inlérianire  dorant  laquelle  le  système  féodal  se  déve- 
ioppHil,  les  pemcs,  les  cléments  qui  existaient  dan*  b  m- 

ae  fartifiant  du  dépérifsement  d^  zain»  pno  - 
fàr  s'emparer  de  la  SMété  HftuU 


de  b  fanBAlam  de  U  KrAklité  ^$  *M 
,  eefie  wr  b^'^^le  I  bMMr^  m«* 

de  L»B-^4Mrxi««r^   l^mfif^  fr«Ap^, 
^»J#si  fr!9Mi^9fstr    'tUr-i^     «a»  « 


96  DÉVELOPPEMENT   DU    SYSTÈME   FÉODAL. 

princes,  toujours  issus  de  la  race  de  Gharlemagne,  avaient 
cependant  entre  eux ,  lorsqu'ils  ne  se  faisaient  pas  la  guerre, 
des  rapports  qui  rappellent  Tunité  de  Tcmpire  dont  ils  pos- 
sédaient les  lambeaux.  L'empire  franc  fut  même  un  moment 
réuni  de  nouveau  dans  les  mains  de  Gharles-le-Gros  ;  mais, 
après  la  déposition  et  la  mort  de  cet  empereur,  en  888,  l'em- 
pire fut  divisé  de  nouveau,  et  cette  fois  définitivement.  L'Ita- 
lie, la  France  et  l'Allemagne  restèrent  séparées  dès  lors  ;  sur 
leurs  limites  se  formèrent  quelques  états  intermédiaires  et 
plus  ou  moins  flottants  entre  les  trois  nationalités  principales  ; 
tels  furent  la  Lorraine,  la  Bourgogne  transjurane,  la  Pro- 
vence, l'Aquitaine. 

Dès  Louis-le-Débonnaire,  la  tendance  des  nationalités  à  se 
constituer  à  part  est  sensible  et  contribue  sans  doute  pour 
beaucoup  à  la  marche  que  suivent  les  événements.  Les  gran- 
des nationalités  n'avaient  pas  seules  cette  tendance  ;  chacune 
d'elles  avait  dans  son  propre  sein  des  éléments  nombreux 
de  division.  Ainsi ,  la  féodalité  et  les  nationalités  conver- 
geaient vers  le  même  but. 

Ces  deux  principes  s'accordaient  pour  pousser  au  démem- 
brement de  cet  héroïque  empire,  qui  avait  conquis  la  Ger- 
manie à  la  société  chrétienne  et  sauvé  l'Europe  de  la  con- 
quête musulmane.  Les  éléments  divers,  qu'on  avait  plies  à 
l'unité  factice  de  l'empire,  reprenaient  leurs  impulsions  ins- 
tinctives. Ghaque  grande  région  cherchait  à  constituer  dans 
son  sein  une  nationalité  nouvelle,  et  chaque  seigneur  aspi- 
rait à  s'ériger  en  petit  souverain  dans  son  comté  ou  dans  ses 
bénéfices.  La  royauté,  afiTaiblie  moralement  par  ses  divisions, 
était  désormais  incapable  de  s'arrêter  sur  la  pente  de  son 
irrémédiable  décadence. 

L'aristocratie  ecclésiastique,  si  favorisée  par  Gharlemagne, 


DiCADENCE  DE  l'eMPIRE  FRANC.  97 

qiD  en  avait  fiedi  un  instrument  de  progrès  et  de  civilisation, 
mais  qui  avait  su  la  tenir  à  la  place  qu'elle  devait  avoir,  fut 
la  première  à  tenter  de  mettre  en  tutelle  la  royauté  ;  mais» 
dans  un  temps  pareil,  c'était  à  la  force  matérielle  que  le  pou- 
viHr  devait  revenir  en  définitive.  L'influence  dont  les  évêques 
abusèrent  à  l'^rd  de  Louis-le-Débonnaire  ne  tarda  pas 
à  leur  être  arrachée  par  les  seigneurs  laïques ,  et  l'Eglise 
eut  bientôt  de  la  peine  à  se  défendre  elle-même  contre  les 
usurpations  croissantes  des  gens  de  guerre  et  de  ses  propres 
avoués.  Des  trois  grands  pouvoirs  de  l'Etat,  le  roi,  les  évèques 
et  les  leudes,  ce  fut  le  dernier,  c'est-à-dire  le  moins  éclairé, 
le  plus  turbulent,  le  plus  anarchique  des  trois,  qui  gagna  peu 
à  peu  la  prépondérance.  Quant  à  l'élément  démocratique,  il 
disparaît  de  plus  en  plus. 

Le  besoin  que  les  divers  prétendants  eurent  de  leurs  vas- 
saux pour  se  soutenir  contre  leurs  adversaires,  durant  les 
guerres  civiles  des  successeurs  de  Charlemagne,  les  obligea 
à  faire  sans  cesse  de  nouvelles  concessions  de  bénéfices,  et 
par  là  à  appauvrir  le  domaine  royal,  comme  aussi  à  accorder 
de  nouveaux  droits  à  leurs  anciens  vassaux,  afin  de  se  les 
tenir  attachés. 

Le  serment  exigé  par  Charlemagne  de  tous  ses  sujets,  et 
le  service  militaire  de  l'hériban,  qu'il  imposait  d'une  manière 
rigoureuse  à  tous  les  hommes  libres  dans  la  mesure  de  leur 
propriété,  tombèrent  en  désuétude,  faute  d'un  pouvoir  ca- 
pable de  maintenir  l'observation  régulière  de  telles  prescrip- 
tions. Les  relations  de  vassalité  furent  donc  derechef  la  seule 
ressource  du  prince,  son  seul  moyen  de  maintenir  et  d'éten- 
dre son  autorité. 

Déjà  Charles-le-€hauve  n'a  plus  aucune  action  directe  sur 
ses  sujets  et  doit  recourir  pour  tout  au  bon  vouloir  de  ses 

MtM.  ET  DOCUM.  XTl.  7 


98  DÉVELOPPEMENT  DU  SYSTiHE  FÉODAL. 

vassaux  ;  aussi  est-il  obligé  de  leur  faire  des  concessions  qui 
achevèrent  d'annihiler  le  pouvoir  royal.  Une  seconde  révo- 
lution, due  à  la  même  cause  qui  avait  renversé  les  Mérovin- 
giens, brisa  le  pouvoir  des  successeurs  de  Gharlemagne. 

Les  bénéfices  s'accrurent  considérablement  en  nombre  et 
gagnèrent  plus  encore  en  fixité.  Il  n'était  plus  possible  à  la 
couronne  de  reprendre  ce  qu'elle  avait  concédé  une  fois  ; 
l'esprit  de  stabilité,  l'esprit  de  famille,  prenant  de  plus  en 
plus  la  place  de  l'esprit  de  compagnonnage  et  d'aventure, 
les  bénéficiers  s'établissaient  dans  leurs  terres,  et  les  relations 
qui  les  y  rattachaient  devenaient  chaque  jour  plus  stables  et 
plus  indépendantes  ;  l'hérédité  des  bénéfices,  leur  transmis- 
sion au  fils  du  bénéficier  et  à  ses  parents  du  sang,  avait  com- 
mencé à  exister  en  fait ,  déjà  assez  longtemps  avant  d'être 
érigée  en  loi. 

Les  mêmes  concessions  que  les  rois  étaient  obligés  de  faire 
à  leurs  vassaux,  ceux-ci,  de  leur  côté,  étaient  obligés  de  les 
accorder  à  leurs  propres  leudes,  afin  de  pouvoir  fournir  un 
contingent  respectable  à  l'armée  du  prince,  et  de  se  rendre 
par  là  nécessaires. 

Les  bénéfices  étaient  ainsi  devenus  une  espèce  de  monnaie 
avec  laquelle  les  rois  et  les  grands  payaient  les  services  dont 
ils  avaient  besoin. 

Cette  époque  est,  au  dire  des  historiens,  le  moment  où  l'on 
fit  le  plus  fréquent  usage  de  la  recommandation.  Nous  avons 
déjà  mentionné  cette  pratique  caractéristique,  dans  laquelle 
s'unissent  en  quelque  sorte  l'idée  du  compagnonnage  germa- 
nique et  celle  du  colonat  romain. 

Après  la  mort  de  Gharlemagne,  la  recommandation  parait 
être  devenue,  pour  les  hommes  libres  trop  faibles  pour  pro- 
téger eux-mêmes  leur  propriété,  une  véritable  nécessité.  Les 


Là  ■■9nnÂ5DAT105. 

cflbrts  de  Giaïkmagiie  n'aTÛent  idevé  que  pour  un  momnit 
les  instilatîoDS  démocntîqiies  ;  dans  Tanardiie  de  Tépoque 
mtérimaire,  elles  soooombèreDt  tout  à  tût.  Les  assemblées 
des  hommes  libres  des  comtés  tombèrent  en  désuétude,  les 
associations  de  Tssselage  et  les  immanités  leur  enlevant  d*ail- 
leurs  la  {dupart  de  leurs  membres.  Le  gouvernement  centrai 
n'a¥Bit  plus  la  force  de  réprimer  les  persécutions  intéressées 
des  ocMntes  et  autres  fonctionnaires  publics  ;  le  contr&le  eiercé 
sur  eux  cessant,  leur  pouvoir  était  devenu  arbitraire,  et  ils 
aocaUërent  lesbommes  libres  pour  les  forcer  à  se  recomman- 
der i  eux.  Ce  n'est  plus  alors  pour  obtenir  des  bénéfices  ou 
des  exemptions  d'impôt,  que  Ton  se  recommande,  c'est  pour 
sauver  sa  propriété  elle-même  qu'on  en  aliène  une  partie. 
Des  communautés  entières  d'hommes  libres  passèrent  dans 
la  seigneurie  des  puissants,  qui  souvent  abusèrent  de  leur 
position  pour  réduire  ceux  qu'ils  étaient  censés  protéger  à 
im  état  inférieur  à  celui  qu'ils  avaient  consenti. 

Marculfe  nous  a  conservé  la  forme  de  la  recommandation 
de  la  propriété  dans  cette  période  ;  c'était  celle  de  l'aliénation 
solennelle  :  le  propriétaire  se  dévétissait  et  transférait  la  sai- 
sine au  seigneur  par  le  symbole  d'une  baguette  ou  d'une 
toufie  de  gazon,  puis  il  recevait  immédiatement  cette  pro- 
priété à  titre  de  bénéfice.  Pour  assurer  à  Tavance  à  ses  des- 
œndants  la  succession  du  bien  recommandé,  on  faisait  ac- 
cepta dans  Tacte  même  le  successeur  immédiat. 

La  recommandation  ne  fut  pas  seulement  un  moyen  de 
constitua  des  bénéfices  ;  beaucoup  de  propriétaires  furent 
cMigés  de  consentir  des  aliénations  plus  considérables  encore 
et  d'aller  au-devant  de  la  condition  tributaire.  Ils  se  présen- 
taient alors  devant  leur  puissant  voisin,  en  tenant  de  la  main 
les  cheveux  du  devant  de  la  tête  ;  ils  soumettaient,  par  ce 


100  DÉVELOPPEMENT  DU   SYSTÈME  FÉODAL. 

symbole,  leur  personne  aussi  bien  que  leur  propriété.  L'usage 
des  recommandations  contribua  notablement  à  introduire  la 
règle  de  l'hérédité  dans  les  tenures  bénéficiaires  et  tributaires. 

L'hérédité  des  honneurs,  que  les  fonctionnaires  arrachèrent 
aux  successeurs  de  Gharlemagne  à  peu  près  en  même  temps 
que  celle  des  bénéfices,  fut  un  pas  plus  décisif  encore  vers  la 
déchéance  de  la  royauté  et  la  consolidation  du  pouvoir  dans 
les  mains  de  Taristocratie. 

L'hérédité  des  honneurs  avait  pour  efiet  l'aliénation  de 
l'autorité  même  de  l'Etat  et  celle  de  ses  ressources  finan* 
cières  ;  en  se  privant  du  droit  de  changer  les  fonctionnaires 
de  l'Etat  et  de  leur  retirer  leurs  appointements,  la  couronne 
se  dessaisissait  en  réalité  de  la  faculté  de  leur  imposer  une 
ligne  de  conduite;  elle  les  rendait,  en  fait,  indépendants. 

Le  simple  bénéficier,  puissant  par  la  possession  et  par  les 
compagnons  qu'elle  lui  permet  d'entretenir,  n'est  rattaché  à 
l'autorité  publique  que  par  ses  devoirs  envers  son  seigneur, 
et  ce  seigneur  est  le  roi  ou  un  leude  du  roi  ;  mais  les  fonc- 
tionnaires, possesseurs  des  honneurs  maintenant  confondus 
avec  les  fonctions  elles-mêmes,  sont  les  dépositaires  de  l'au- 
torité publique,  ses  représentants  dans  les  localités.  L'héré- 
dité des  honneurs  achevait  donc  bien  réellement  la  ruine  de 
la  royauté. 

Cette  dernière  révolution  fut  consacrée  par  Gharles-le- 
Chauve,  dans  le  célèbre  Capitulaire  de  Kiersi,  de  Tan  877. 

L'article  9  de  ce  Capitulaire  consacre  bien  l'hérédité  des 
honneurs,  et  non  celle  des  bénéfices,  comme  on  l'a  dit  quel- 
quefois, ensuite  de  la  confusion  que  nous  avons  observée  chez 
les  auteurs,  entre  ces  deux  institutions,  si  distinctes  en  réa- 
lité ;  à  l'égard  des  bénéfices,  il  ne  fait  que  constater  le  fait 
préexistant,  et  cela  d'une  manière  assez  vague. 


HiRiDITi  DBS  BÉNinCBS  ET  DES  HONNEURS.  101 

«  Si  un  comte,  »  dit  cet  article  9  du  Capitulaire  deKiersi, 
«  vient  à  mourir,  dont  le  fils  soit  auprès  de  nous,  notre  fils 
»  et  nos  autres  fidèles  choisiront,  parmi  ceux  qui  étaient 
»  les  plus  proches  ou  les  plus  aimés  du  défunt,  ceux  qui, 
»  avec  les  officiers  du  dit  comte  et  Tévêque,  pourvoiront  à 
»  Tadministration  jusqu'à  ce  que  le  fait  nous  soit  annoncé  et 
M  que  nous  puissions  remettre  Thonneur  à  ce  fils  qui  est  avec 
n  nous. 

»  Si  le  comte  a  laissé  un  jeune  enfant ,  que  lui-même, 
»  avec  les  officiers  du  comte  et  Tévéque,  continue  à  gouver- 
)>  ner  jusqu'à  ce  que  nous  soyons  avertis. 

»  S'il  n'y  a  point  de  fils,  que  le  nôtre,  avec  les  fidèles,  y 
»  pourvoient  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  donné  nos  ordres. 
»  Mais  que  nul  ne  s'irrite  contre  nous  si  nous  disposons  de 
»  ce  comté  en  faveur  d'un  autre  que  celui  qui  croyait  y  avoir 
»  le  plus  droit. 

»  On  agira  de  même  pour  nos  vassaux,  et  nous  entendons 
»  que  les  évéques,  abbés  et  comtes,  et  nos  autres  fidèles,  en 
»  usent  semblablement  envers  leurs  hommes.  » 

Ce  Capitulaire,  qui  peut  être  considéré  comme  l'acte  d'ab- 
dication de  la  royauté  franque  en  faveur  de  la  féodalité,  fut 
rendu  par  Charles-le-Chauve  au  moment  où,  après  avoir 
acheté  la  paix  à  deniers  comptants  des  Normands,  qu'il  déses- 
pérait de  repousser  par  la  force,  ce  prince  se  préparait  à  se 
rendre  en  Italie,  où  le  pape  l'appelait.  La  grande  lutte  com- 
mencée avec  la  conquête  elle-même  est  terminée  ;  la  royauté 
sanctionne  elle-même  sa  défaite  ;  l'hérédité  des  fonctions  est 
érigée  en  droit.  L'ère  féodale  commence. 

On  doit  remarquer  toutefois,  dans  le  texte  que  nous  venons 
de  rapporter  ;  en  premier  lieu,  que  l'hérédité  n'est  accordée 
qu'en  ligne  directe,  et  que  le  roi  se  réserve  la  disposition  de 


102  ûivELOPPEMENT  DU   SYSTÈME  FEODAL. 

rhonneur  lorsque  son  titulaire  n'a  pas  laissé  d'enfant  ;  en  se- 
cond lieu,  cette  espèce  d'excuse  que  le  roi  adresse  à  ceux 
qu'il  aura  exclus  et  dont  il  aura  blessé  la  prétention,  a  que 
nul  ne  se  fâche,  »  indice  d'un  découragement  profond  et 
d'une  faiblesse  qui  n'essaie  plus  de  se  dissimuler.  On  remar- 
quera, en  outre,  que,  dans  ce  texte,  les  comtes  n'apparais- 
sent point  comme  leudes  du  roi,  ce  qui  prouve  qu'ils  n'étaient 
pas  tous  dans  le  vasselage  du  roi.  La  disposition  finale,  simi- 
liter  de  vassalibus  nostris^  s'applique-t-elle  seulement  aux 
comtes  vassaux  du  roi  ou  à  tous  les  vassaux  du  roi,  et  par 
conséquent  aux  bénéfices  et  non  pas  seulement  aux  honneurs? 
On  pourrait  conserver  quelques  doutes  sur  ce  point  ;  cepen- 
dant, en  général,  on  l'a  entendu  dans  le  dernier  sens. 

Le  droit  de  disposer  de  ses  honneurs  entre-vifs  est  accordé 
par  l'article  10  du  Gapitulaire,  en  ces  termes  : 

((  Si  quelqu'un  de  nos  fidèles,  après  notre  mort,  touché  de 
»  l'amour  de  Dieu,  veut  renoncer  au  siècle,  et  qu'il  ait  un  fils 
))  ou  un  parent  capable  d'être  utile  à  l'Etat,  qu'il  dispose  de 
»  ses  honneurs  comme  il  le  jugera  convenable.  S'il  veut  vivre 
n  pareillement  dans  son  aleu,  que  personne  ne  tente  de  l'en 
»  empêcher  et  n'exige  de  lui  autre  chose  que  le  service  mili- 
»  taire'pour  la  défense  de  la  patrie.  » 

Les  honneurs,  étant  devenus  patrimoniaux  comme  les  bé- 
néfices, leurs  possesseurs  purent  les  sous-inféoder,  ce  qu'ils 
ne  pouvaient  point  faire  auparavant,  car  les  fonctionnaires 
ne  pouvaient  remettre  ce  qui  ne  leur  était  confié  qu'en  dépôt 
et  personnellement. 

La  faculté  de  sous-inféoder  les  honneurs  fut  un  nouveau 
pas  très  important  dans  le  système  féodal,  et  une  nouvelle 
source  de  perturbation  dans  le  système  politique  ;  car  le  lien 
de  fidélité  se  forma  immédiatement  entre  les  possesseurs  des 


EXTENSION  DES  IMMUNITÉS.  103 

honneim  et  caix  auxquels  ils  les  sous-inféodaicnt,  en  même 
temps  qu'il  se  relâchait  de  plus  en  plus  entre  les  premiers 
possesseurs  d'honneurs  et  le  prince. 

L'extension  du  système  des  immunités,  tant  ecclésiastiques 
que  laïques,  exerça  aussi  une  influence  qui  doit  être  obser- 
vée. Non-seulement  elles  se  multiplièrent  beaucoup,  surtout 
les  immunités  ecclésiastiques,  mais  elles  changèrent  de  ca- 
ractère. C'était  d'abord  une  simple  exemption  de  l'impôt,  des 
droits  féodaux  exercés  par  le  comte  sur  le  territoire  immune  ; 
sous  les  Carlovingiens,  l'immunité  commence  à  devenir  une 
exemption  complète  des  droits  du  comte,  lesquels  sont  trans- 
férés à  l'immune  dans  leur  intégrité  :  Timmune  exerce  la  ju- 
ridiction, le  commandement  politique  et  militaire  ;  il  repré- 
sente l'Etat  dans  son  domaine.  L'immunité  eut  par  là  pour 
effet  :  en  premier  lieu,  de  briser  tout  à  fait,  de  concert  avec 
les  sous-inféodations,  la  constitution  des  comtés,  qui  tombait 
déjà  en  désuétude  par  l'abandon  des  plaids  et  de  l'hériban  ;  en 
second  lieu,  elle  eut  pour  effet  de  transporter  aux  proprié- 
taires terriers,  aux  églises  et  aux  simples  bénéficiers  laïques, 
les  droits  politiques  qui  se  rattachaient  auparavant  seulement 
aux  charges  et  aux  honneurs.  Sans  les  immunités,  jamais  le 
bénéficier  n'aurait  pu  être  assimilé  au  possesseur  d'honneurs, 
car  son  droit  eût  été  purement  privé,  soit  en  principe,  soit  en 
fait  ;  l'immunité  commence  l'assimilation  ;  la  cessation  du 
lien  politique  entre  les  possesseurs  d'honneurs  et  le  prince 
rend  cette  assimilation  plus  sensible  ;  l'usurpation  des  droits 
attachés  à  l'immunité,  qui  fut  fréquente  de  la  part  des  béné- 
ficiers pendant  la  longue  anarchie  de  l'époque  intérimaire, 
compléta  l'œuvre  que  les  concessions  royales  avaient  com- 
mencée sur  le  terrain  de  la  légalité. 

La  juridiction  sur  les  hommes  libres,  co1od<^  ^"  'ndépen- 


104  DÉVELOPPEMENT  DU   SYSTÈME  FÉODAL. 

dants,  était  exercée,  dans  les  immunités  ecclésiastiques,  par 
un  employé  laïque,  l'avoué  {advocatus),  qui  conduisait  aussi 
&  la  guerre  les  contingents  que  TEglise  devait  fournir.  Si 
une  église  avait  des  terres  dans  plusieurs  comtés,  elle  devait 
aussi  avoir  au  moins  un  avoué  dans  chacun  des  comtés  où 
étaient  situées  ses  terres. 

L^  immunités  laïques  furent  accordées ,  soit  à  des  sei- 
gneurs, soit  à  des  villes  ou  à  des  communes  ;  celles-ci  auront, 
un  ou  deux  siècles  plus  tard,  une  grande  part  au  développe- 
ment de  la  liberté  communale. 

La  plus  ancienne  immunité  complète  accordée  à  un  béné- 
ficier laïque,  dont  nous  ayons  conservé  le  document,  date  de 
l'an  815  ;  c'est  une  concession  du  domaine  impérial  contenue 
dans  les  Registres  de  Bôbmer. 

Une  formule  de  Marculfe  donne  de  l'immunité  le  spécimen 
suivant  : 

c(  Qu'aucun  juge  public,  ni  vous,  ni  vos  inférieurs,  ni  au- 
cune personne  revêtue  de  la  puissance  justicière  publique, 
ne  se  permette  de  pénétrer,  en  aucun  temps,  dans  les  villages 
de  cette  église,  soit  pour  y  assister  au  jugement  des  affaires, 
soit  pour  exiger  les  freda^  à  raison  de  condamnations,  ou  les 
droits  de  séjour  ou  de  transport,  ou  des  cautions  ;  mais,  au 
contraire,  que  tout  ce  qui  peut  être  dû  par  les  hommes  libres, 
par  les  serfs  ou  par  les  étrangers  qui  demeurent,  soit  dans 
les  propriétés,  soit  dans  l'enclave,  sur  le  territoire  de  la  dite 
église,  ou  comme  fisc,  ou  comme  freda,  et  tout  ce  qui  peut 
nous  appartenir,  soit  employé  pour  notre  salut  au  luminaire 
de  l'église,  qui  le  percevra  à  perpétuité  par  les  mains  de  ses 
propres  agents.  )> 

Les  chartes  d'immunités  postérieures  concèdent  encore  plus 
manifestement  les  droits  de  la  justice  seigneuriale,  spéciale- 


cmvsTmccno?!  des  chateavx.  105 

ment  la  jaridiclion  ;  mais  la  charte  cilce  oi-dossus  Ii^  ihuuy- 
daient  déjà  impHcitemenl  par  la  défense  faite  à  tout  jujîe  pu- 
blic d'entrer  dans  les  terres  de  limmune. 

Nous  mentionnerons  encore  une  circonstance  d'un  autre 

ordre,  qui  contribua  au  développement  de  la  féiulalitc.  Li»s 

ravages  des  Normands,  qui  pillaient  et  désolaient  la  France 

sous  le  faible  gouvernement  des  derniers  Ciirlovinf^iens , 

avaient  obligé  les  seigneurs  à  construire  sur  leurs  terres  d«\H 

forts  pour  servir  de  refuge  contre  ces  brusques  et  soudaines 

invasions.  Ces  cbàteaux-forts,  dans  l'état  de  débilité  où  était 

tombé  le  pouvoir  central,  permettaient  à  leur  iiossesHcur  <le 

braver  toute  autorité  impunément.  La  royauté  le  sentit  bien, 

car,  par  i'édit  de  Pistes,  de  864,  clic  ordonnait  la  dcstruc- 

tioD  des  chàteaui-forts  qui  avaient  été  construits  wins  son 

assentiment.  Mais  elle  n'avait  pas  le  pouvoir  de  prêter  main 

brie  i  Texécution  d'une  telle  ordonnance;  les  cbAU*^iux- 

forts  se  construisirent  après  comme  avant,  et  Tédit  de  Pistes 

resta  une  tentative  impuissante  pour  arrêter  la  marche  d'une 

rèvdiitioo  désormais  inévitable,  et  déjà  ac/;omplie  à  peu  de 

dune  prés. 

Toot  était  donc  préparé  pour  que  le  sy«*t/^me  fé^idal  p^jt 
s'eaparer  de  la  société  ;  la  chute  des  CJarlovin^rienH,  en  l;iiv 
mtà  le  champ  libre  aux  éléments  féodaux  déjà  t/iut  c/^n^ti 
tiB  et  déciiiément  prépondérants,  ne  fit  que  mettre  hh  jour 
ce  fw(  le»  âêdes  avaient  préparé,  transp^irter  d;»n^  le  'U^ 
éa  4ro€t  ce  qui  existait  déjà  dans  les  bit^. 
i7.;fu  m  ci>mœent  1" hérédité  d^  Lér^fi/:^  ^x  fU-% 
et  r*x>tiîHcii  de*  immr.rii^é^  st''àirrr^r:ifirr^,  U  *it.- 
Iwe  ie  .'M*v!nne.  ':r.m2tM»nt  .i*^  -iwrwVT,'»  .  */\r.*^*^>r.f 

m 

(À  jMiiinr  le  5n  yiar:aat  oas  '.rJé^.n  wris  r^^t-^M.vi*  le  :;* 
rî  âe  A  TVimvut   r!ie33a  rii;»ia  ns oorte  ne  U,'iian^  fjé 

#  ^  m     M  ^ 


106  DÉVELOPPEMENT  DU   SYSTÈME  fiODAL. 

bonnaire,  ayant  fait  une  enquête  pour  rechercher  les  abus 
qui  s'étaient  introduits,  on  en  trouva  un  très  grand  nombre 
dont  les  auteurs  étaient  si  puissants,  qu'à  peine  pouvait-on 
trouver  des  témoins  qui  osassent  les  dénoncer.  On  constata 
des  faits  de  spoliation  très  nombreux  commis  par  les  comtes 
et  les  officiers  sédentaires.  L'empereur  ordonna  de  les  faire 
cesser  et  réprimer. 

Nous  possédons  aussi  les  instructions  de  Louis-le-Débon- 
naire  à  ses  envoyés  ;  elles  correspondent  tout  à  fait ,  dans 
leur  contenu,  au  récit  de  l'historien.  Mais  que  pouvait 
l'autorité  de  l'Empereur  contre  des  attaques  élevées  de 
tous  les  points  du  territoire,  sans  cesse  renouvelées,  et  ve- 
nant de  ceux-là  même  qui  auraient  dû  les  combattre  ?  Elle 
devait  succomber,  et  son  affaiblissement  est  marqué  par  de- 
grés dans  les  actes  législatifs  des  derniers  Carlo vingiens  :  ce  qui 
avait  été  interdit  d'abord,  fut  plus  tard  toléré,  enfin  autorisé. 

En  voici  un  exemple  significatif.  Sous  Gharlemagne,  dans 
le  but  d'empêcher  les  exactions  que  le  comte  commettait 
sous  prétexte  de  fournitures  à  faire  aux  missi  dominici,  la  loi 
lui  interdisait  de  rien  exiger  par  avance;  le  missus  faisait 
lui-même  la  perception  et  remettait  au  comte  le  tiers  qui  lui 
revenait.  Sous  Charles-le-Chauve,  cette  règle  est  révoquée, 
et  l'arrivée  d'un  misms  n'est  plus,  pour  les  officiers  séden- 
taires, qu'une  occasion  de  pillage.  Le  Capitulaire  de  865  sta- 
tue que  le  comte  percevra  les  droits  de  tractorie,  et  se  borne 
à  recommander  aux  missi  de  veiller  à  ce  qu'à  cette  occasion, 
le  comte  n'exige  pas  plus  qu'il  n'est  dû.  L'abus  est  consa- 
cré, évidemment  ;  car  le  mal  n'a  pas  cessé,  la  loi  le  signale, 
au  contraire  ;  néanmoins,  la  sage  précaution  de  Gharlemagne 
est  remplacée  par  une  surveillance  manifestement  illusoire, 
et  dont  le  législateur  n'ignore  pas  lui-même  l'inefficacité. 


cftè  cakr^è  :  mus  il  ^iùl  Im^  d^ètil 
,  l'asda»  des  iisiir|HiUrurs  »lbi  en 

Lft  ■wiiifhic  ctftoTingîfiiiie  avait  êfê  Mvisajefe  eomiM 
m  héritage  privé  ;  die  se  dénuembra  d  abonl  entre  les  en* 
fnts  do  prinee,  pus,  par  lliérédilé  des  bénéfices  et  des  iMh 
neors,  die  se  démembra encoce entre  les  sdgneurs;  chaeun 
d^eox  tira  i  loi  on  lambeau  de  Fempire  ;  chaque  cmite  s  at« 
triboa  la  propriété  du  ressort  qu'il  administrait.  La  souve- 
nûieté  se  brisa  en  mille  fractions  :  c'est  là  la  féodalité. 

La  féodalité  du  moyen  âge  a  pour  essence  rincorporation 
de  la  souveraineté  au  sol,  avec  tous  ses  attributs  priiKMpaux« 
de  façim  qu'die  parait  être  elle-même  un  fruit  de  la  terre» 
un  aecessdre  de  la  propriété. 

Le  même  motif  économique  qui  obligeait  TElat  à  payer  sea 
fMictionnaires  avec  des  terres  et  des  parts  d^impAt  à  pertx>- 
voir  directement,  fit  assigner  également  à  TËglise,  pour  son 
entretien ,  des  terres  et  des  parts  d'impAt,  cVst-Àdire  des 
bén^ces  et  des  honneurs.  Ces  deux  éléments  se  roirouvcnt 
dans  les  bénéfices  ecclésiastiques,  dont  Thistoirc,  distincte  en 
certains  cas  de  celle  de  la  féodalité  proprement  dite,  s*y  rat- 
tache cependant  par  un  grand  nombre  de  points. 

Je  résumerai  les  résultats  de  cette  discussion  dans  les  con- 
clusions suivantes  : 

4^  La  féodalité  du  moyen  âge  a  pour  cause  principale  un 
état  de  dépérissement  économique  ;  cet  état,  qui  avait  com- 
mencé à  se  faire  sentir  du  temps  de  Tcmpire,  produisit  déjà 


108  DÉVELOPPEMENT  DU   SYSTÈME  PÉODAL. 

aloi*s  des  faits  juridiques  que  Ton  peut  envisager  comme  le 
commencement  du  mouvement  rétrograde  de  la  propriété. 

L'appauvrissement  ayant  continué  depuis  la  conquête  bar- 
bare, la  tendance  de  la  propriété  à  redevenir  féodale,  d'indi- 
viduelle qu'elle  était,  a  nécessairement  augmenté. 

2^  La  hiérarchie  féodale,  qui,  au  moyen  âge,  s'établit  tout 
à  la  fois  dans  la  sphère  du  droit  public  et  du  droit  privé,  est 
sortie  du  rapport  de  fidélité  emprunté  aux  mœurs  germani- 
ques. Les  bénéfices  militaires  et  les  fiefs  terriers,  qui  en  sont 
sortis  directement,  se  rattachent  aussi  aux  traditions  germai- 
nes, car  ces  concessions  de  terres  sont  le  par-contre  du  de- 
voir de  service  imposé  au  vassal. 

3®  Les  honores  de  l'époque  barbare  et  les  justices  de  l'épo- 
que féodale,  ainsi  que  généralement  tout  ce  qui,  dans  le  ré- 
gime féodal,  tendait  à  parquer  les  classes  inférieures  dans 
leur  condition ,  l'hérédité  inévitable  des  engagements  et  le 
servage  de  la  glèbe,  se  rattachent,  en  revanche,  aux  traditions 
de  l'empire  romain. 

4®  Le  système  féodal,  tel  qu'il  a  existé  en  Europe  pen- 
dant le  moyen  âge ,  est  donc  le  résultat  de  la  fusion  des 
deux  races  latine  et  germaine  et  d'un  état  économique  donné. 
Sans  l'un  ou  l'autre  de  ces  éléments,  ce  système  ne  se  serait 
point  développé  avec  la  même  vigueur  ni  de  la  même  ma- 
nière. 

La  confirmation  de  ces  diverses  propositions  se  rencontrera 
à  chaque  pas,  à  mesure  que  nous  poursuivrons  l'histoire  du  dé- 
veloppement des  institutions  féodales;  nous  verrons  la  preuve 
de  la  nécessité  de  la  coopération  des  deux  races  latine  et  ger- 
maine résulter,  entre  autres,  de  la  manière  la  plus  irréfraga- 
ble, du  fait  que  le  système  féodal  ne  s'est  développé  origina- 


ET  oo?saxsi05s.  109 

kncnt  cl  eamplétenint  que  chez  les  peuples  modernes,  pour 
la  imnilatîon  desquels  ces  àeu\  raœs  ont  contribué. 

La  dissolution  de  la  monarchie  cariovingienne  eut  pour  ré- 
sultai de  laisser,  en  France  surtout,  le  pouvoir  de  l'Etat  aux 
▼asaux,  comtes  ou  bénéficiers,  qui  l'avaient  peu  à  peu  usur- 
pé. Cesl  alors  que  Ton  vit  régner  en  Europe  celte  anarchie 
féodale,  durant  laquelle  le  droit  public  se  trouve  confondu 
avec  le  droit  privé  dans  les  mains  des  seigneurs.  Chaque  sei- 
gneurie est  à  la  fois,  dans  un  sens,  une  propriété  privée, 
dans  un  autre  sens,  un  Etat.  Cette  confusion  des  éléments  du 
droit  public  et  du  droit  privé  est  proprement  ce  qui  achève 
la  féodalité  du  moyen  âge. 

M.  Matile,  dans  son  Hist&ire  ie$  ijMtilutions  de  la  princi- 
pamié  de  Semckilel,  lait ,  comme  nous ,  dater  une  seconde 
phase,  dans  le  développement  de  la  féodalité,  de  l'introduction 
de  rhérédité  des  bénéfices  ;  mais  il  en  indique  une  troisième, 
i  partir  de  l'hérédité  des  honneurs. 

«  Alors  que  tous  les  biens-fonds  eurent  été  inféodés.  »  dit- 
il,  «  il  fallut  de  nouveau  aviser  aux  movens  de  satisfaire  au\ 
eiigences  des  vassaux  ;  ce  fut  alors  que  l'on  imagina  de  ren- 
dre les  charees  héréditaires.  » 

«  La  place  n'est  bientôt  envisagée  que  comme  un  revenu 
annuel,  »  ajoute  cet  écrivain,  n  et  de  là  à  la  vénalité  des 
diarges,  à  donner  en  fief  de  simples  revenus  en  nature,  des 
sommes  fixes,  des  prestations  en  denrées,  des  dîmes,  etc.,  il 
n'y  a  qu'un  pas.  En  un  mol,  tout  ce  qui  pouvait  être  suscep- 
tible d'aliénation,  fut  accordé  à  titre  de  vasselage.  » 

M.  Matile  a  bien  obser\'é,  et  nous  tenons  à  constater  cette 
remarque  d'un  écrivain  aussi  judicieux,  la  difierence  notable 
qui  existe  entre  les  bénéfices  et  les  honneurs  ;  mais  nous 
croyons  que  l'hérédité  de  ces  deux  éléments  du  fief  s'est  éta- 


440  DÉVELOPPEMENT  DU  SYSTÈME  FÉODAL. 

blie  à  peu  près  en  même  temps.  Nous  avons  d'ailleurs  indi- 
qué précédemment,  en  faisant  Thistoire  des  honneurs,  quelle 
fut  la  véritable  origine  de  ces  inféodations,  si  variées  et  sou- 
vent si  bizarres,  qui  portaient  sur  toute  autre  chose  que  des 
terres  :  elles  sont  dues  au  démembrement  de  l'impôt,  et  re- 
montent, au  fond,  au  système  impérial  romain. 


CHAPITRE  II 


DE  LA  HIÉRARCHIE  FÉODALE. 


Je  traiterai,  dans  une  première  section,  des  rapports  hié- 
rarchiques des  fiefs  entre  eux,  particulièrement  de  la  hié- 
rarchie des  fiefs  seigneuriaux,  et,  dans  une  seconde  section, 
de  la  condition  des  personnes  sous  le  régime  féodal,  ou  de  la 
hiérarchie  des  personnes  dans  l'intérieur  du  fief.  —  Dans  une 
troisième  section,  je  jetterai  un  coup  d'œil  sur  les  modifica- 
tions que  subirent,  soit  la  hiérarchie  des  fiefs,  soit  la  condi- 
tion des  personnes,  vers  la  fin  des  temps  féodaux. 


SECTION  PREMIÈRE. 

DE  LA  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS. 

Si  nous  voulions  traiter  un  tel  sujet  d'une  manière  complète, 
nous  pourrions  y  faire  rentrer  tout  le  droit  public  du  moyen 
âge,  même  les  rapports  de  l'Etat  avec  l'Eglise  ;  car  la  théorie 
sociale  du  moyen  âge  reposait  sur  l'idée  de  la  hiérarchie  féo- 
dale unie  à  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Nous  tâcherons  de 
nous  restreindre. 


112  DE  LA   HIÉRARCHIE  DES  FIEFS. 

La  féodalité  repose  sur  les  deux  idées  de  souveraineté  et  de 
possession,  et  lorsque  ces  deux  idées  sont  séparées,  la  féo- 
dalité cesse.  Le  système  féodal  appartient  donc  tout  à  la  fois 
au  droit  public  et  au  droit  privé. 

Dans  le  système  germanique,  tel  qu'il  existait  à  Tépoque 
de  la  conquête  barbare,  la  vie  politique  et  juridique  était 
basée  sur  l'égalité  de  possession,  qui  est  la  loi  de  Talleu,  et 
sur  Tégalité  de  droit  qui  en  résulte.  Par  les  bénéfices  et  les 
honneurs,  Tégalité  de  possession  disparut,  les  possesseurs  de 
ces  classes  de  biens  privilégiées  réussirent  à  mettre  les  hom- 
mes libres  dans  leur  dépendance,  en  rendant  à  la  fois  leur 
possession  indépendante  du  prince,  et  les  alleux  dépendants 
d'eux  :  telle  est  l'origine  de  cette  lutte  entre  le  système  de  la 
possession  libre  et  celui  de  la  possession  non  libre,  qui  &'est 
perpétuée  avec  des  péripéties  si  variées  depuis  la  conquête 
barbare  jusqu'à  nos  jours. 

Le  système  germanique  avait  créé,  entre  les  possesseurs 
libres  et  égaux,  une  communauté  juridique,  le  gau,  ou  can- 
ton, et  la  centenie.  Lorsque  l'inégalité  s'introduisit,  la  com- 
munauté subsista,  mais  cessa  d'être  libre  ;  elle  fut  subor- 
donnée au  maître  du  territoire. 

La  commune  dépendante  surgit  d'abord  à  côté  de  la  com- 
mune libre,  puis  remplaça  celle-ci.  Cela  arriva  sous  les  der- 
niers Carlovingiens,  et  c'est  le  vrai  commencement  de  l'épo- 
que féodale  en  Europe.  Tous  les  services  dus  à  l'Etat,  milice, 
justice,  amendes,  contributions,  étant  fournis  par  les  com- 
munautés, le  chef  des  communautés  les  fournit  au  nom  des 
particuliers  ;  il  n'est  donc  plus  seulement  un  employé,  c'est- 
à-dire  un  intermédiaire  entre  l'Etat  et  les  particuliers,  il  est 
un  membre  essentiel  de  l'Etat  ;  et  la  force  de  l'Etat,  reposant 
tout  entière  sur  les  prestations  qui  lui  sont  dues,  repose  dès 


FORMATION   DES  SEIGNEL'RIES.  413 

lors  tout  ratière  sur  les  chefe  des  communautés.  Ainsi»  la 
liberté  disparut  avec  la  possession  libre;  l*unc  et  Taulre 
étaient  inséparables.  La  royauté ,  dernier  obstacle  A  la  fu- 
âon  absolue  de  la  souveraineté  et  de  la  i>ossessi(m,  sWIipsa 
lraip<Nrairement.  Ce  moment,  où  la  souveraineté  s  identiila 
avec  la  propriété  du  sol,  est  celui  où  naquit  le  réf^imc  féodal 
proprement  dit. 

Alors,  le  territoire  de  l'empire  carlovingicn  se  trouvait  ré- 
parti en  biens  libres  et  non-libres;  les  premiers  sont,  soil 
d'anciens  alleux,  soit  des  possessions  méinnfçées  <ralleux  et 
de  bénéfices,  soit  encore,  et  plus  généralement  surtout  dans 
le  nord  et  dans  le  centre  de  la  France,  d'anciens  lyénéfices  et 
honneurs  qui,  par  la  chute  de  la  royauté,  sont  devenus  in- 
dépendants. 

Dès  le  X^  siède,  les  droits  de  souveraineté,  réunis  h  la  pro- 
priété de  ces  terres  libres,  forment  les  seijjneuries  et  font  Umn 
leurs  possesseurs  égaux  au  point  de  vue  du  droit,  quel  (fnf, 
s(Mt  le  titre  de  la  terre.  Par  souveraineté,  il  ne  feiudr;»it  t/»u 
tefois  pas  entendre  une  idée  développa  H  //rfnplH/;,  ^/^ime 
celle  que  nous  nous  en  bi^^Ki^^  ^ny^^iffi  hui.  1^  v;vrv^;iiri^^ 
consiste  en  ceci,  que  le  Ki^rneiir  n^it  niitinti^-^,  r»»  ^<ir/^»f^  ^u 
dessus  de  loi,  ne  drA^e  ni  ^^^t^^jp:  mùiUir^  ri»  imp/»?.  f>»'^*ii> 
la hîérardkîe des  «icaenrù»^  ^nfr-*  -^tl**^  ^^MMr    k  %pX'.^a 
militaire  en  bveur  de  \'Yjm  fwx  l*»  f^r.ii-^^ïii  ^tay^,    ^*  i^^ 
eours  de  justice  furent  *iAtû'u^  yx\  ji\'ji^*r\f  m**m^  i^^  *^? 
gneurs.  Le  permit  -ie  '*etîi»  ^*\*v•■*'\^  4iitv,riinat»^\n    e  yr,*\nx^ 
nr  kqaei  «!et2»^  liiênr^îiip  «  »f-^t;\t.t  4iitv«mt;i^  '•»>iir»>^r4     n^t^ 
Il  hîénrdiK  ••nin*  \psk  «*îOT«ir>^  "nAm^  ^  ^v.qIh  )<*<»    *n 
réalité,  pendiant  m  ^i>r*;un  ao^  v  'pmn^ 

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dyaaatâe  eapêtimn^ 


H  4  DE   LA   HIÉRARCHIE   DES   FIEFS. 

En  Italie,  l'idée  théorique  de  l'empereur  d'Occident,  roi 
d'Italie,  ne  disparut  jamais  complètement.  Dans  les  traités  de 
droit  féodal  faits  sous  l'influence  impériale,  on  n'a  pas  cessé 
de  se  rattacher  à  cette  idée.  Cependant,  depuis  les  derniers 
Garlovingiens  jusqu'à  la  nouvelle  ^conquête  germanique  d'O- 
thon-le-6rand ,  une  véritable  indépendance  des  seigneurs 
exista  aussi  en  fait  ;  sous  les  empereurs  d'Allemagne ,  cette 
indépendance  reçut  bien  moins  d'atteintes  qu'en  France,  sous 
les  Capétiens. 

L'Allemagne,  à  cette  même  époque,  reconnaissait  l'auto- 
rité de  l'empereur,  roi  des  Allemands,  et  avait  conservé  in- 
tactes ses  principales  nationalités  intérieures  gouvernées  par 
les  ducs  ;  le  mouvement  hiérarchique ,  sous  le  rapport  du 
droit  public,  a  été  inverse  dans  ce  pays;  tandis  que  la 
France  se  centralisait,  l'Allemagne  s'est  décentralisée. 


FRA7CCB  :    I!<DiPENDANCE   PRIVITITE.  44 S 


SI- 


la  Mérardile  étmm  Mmià  ei 


C*esl  en  France  que  le  bénéfice  s*est  formé,  et  que,  dès  le 
commencement  de  l'époque  féodale,  l'union  de  la  souverai- 
neté avec  la  possession  était  la  plus  complète. 

Les  historiens  en  conviennent  tous  aujourd'hui,  la  royauté 
capétienne  n'était,  à  son  début,  qu'une  seigneurie,  ou,  si  l'on 
veut,  une  principauté  féodale,  et  le  pouvoir  des  Capétiens  se 
bornait  à  l'espace  resserré  appelé  Ile  de  France,  ou  duché 
de  France.  La  royauté  française  n'exista,  pendant  un  certain 
temps,  que  comme  idée,  souvenir  d'une  époque  antérieure 
qui  s'était  conservé  et  pouvait  facilement  se  raviver.  La 
France  même  n'avait  pas  alors  une  nationalité  distincte  ;  elle 
était  le  pays  de  l'Europe  dans  lequel  les  nationalités  diverses 
se  côtoyaient  et  se  mélangeaient  le  plus. 

D  fallut  environ  trois  siècles  pour  sortir  de  cette  espèce 
d'anarchie  féodale,  conséquence  de  la  souveraineté  descendue 
aux  mains  des  seigneurs  ;  et  même  au  XIII®  siècle,  alors  que 
la  royauté  capétienne  avait  déjà  beaucoup  grandi,  et  que  les 
seigneurs  avaient  dû  subir  de  nouveau  sa  suprématie  sous  le 
nom  féodal  de  suzeraineté,  en  droit,  on  reconnaissait  les  sei- 
gneurs comme  souverains  :  u  Chacun  baron  est  souverain 
en  sa  baronnie,  »  dit  fort  nettement  Beaumanoir.  A  cette 
idée  de  la  souveraineté  des  seigneurs  se  lie  celle  de  la  pairie, 
c'est-à-dire  de  l'égalité  {pares),  égalité  orgueilleuse  qui  éclate 


446  HIÉRARCHIE  DES   PIEFS  EN   FRANCE. 

dans  certaines  devises  d'anciennes  familles  :  a  Roi  ne  puis, 
duc  ne  daigne,  Rohan  je  suis.  »  —  a  Je  suis  ni  roi,  ni  prince, 
ni  comte,  je  suis  le  sire  de  Goucy.  » 

J'ai  fait  observer  qu'en  France,  au  commencement  de  l'épo- 
que féodale,  il  y  avait  diverses  nationalités  co-existantes. 
Déjà,  dans  le  traité  de  Verdun,  la  France  est  mentionnée  en 
opposition  avec  l'Allemagne  ;  toutefois,  on  était  loin  alors  de 
la  pensée  d'une  nation  française,  la  nationalité  existe  seule- 
ment négativement.  La  France  n'est  pas  encore  française, 
mais  elle  n'est  pas  non  plus  allemande  ;  elle  renferme  une 
foule  de  principautés  qui  répondent  plus  ou  moins  aux  di- 
verses nationalités  contenues  dans  son  sein. 

Charlemdgne,  en  organisant  l'empire  d'Occident  sur  l'idée 
du  bénéfice  et  de  la  fidélité  militaire,  n'avait  pas  cherché  à 
effacer  ces  nationalités  ;  il  voulait  seulement  les  faire  rentrer 
dans  un  système  général  ;  l'idée  de  son  empire  est  celle  d'un 
germanisme  général  dominant  toutes  les  diverses  tribus  ger- 
maniques ou  non-germaniques. 

Lorsque  l'organisme  carlovingien  cessa  de  fonctionner,  les 
seigneurs  qui  se  trouvaient  auparavant  à  la  tête  des  princi- 
paux fragments  de  nationalités,  tels  que  les  ducs  de  France, 
d'Aquitaine,  de  Bretagne,  de  Bourgogne,  de  Normandie,  les 
comtes  de  Flandre,  de  Champagne,  etc.,  conservèrent,  en 
raison  de  cela,  un  caractère  de  supériorité  vis-à-vis  des  sei- 
gneuries comprises  dans  les  territoires  sur  lesquels  ces  natio- 
nalités s'étendaient.  C'est  là  le  principal,  dont  l'idée  découle 
de  celle  de  la  nationalité.  En  France,  au  commencement  de 
l'époque  féodale,  le  principat  n'a  guère  plus  de  réalité  intrin- 
sèque que  la  royauté,  et  la  royauté  capétienne,  à  son  début, 
n'est  guère  plus  qu'un  principat,  dont  le  chef,  en  vertu  de 
certaines  traditions  historiques,  s'attribue  le  titre  de  roi.  Le 


LE   PR1NCIPAT.  417 

principal  n'était  point,  dans  l'origine,  une  suzeraineté  féo- 
dale, comme  on  pourrait  le  croire,  et  comme  on  Ta  dit.  Ses 
prétentions,  car  nous  ne  pouvons  pas  même  parler  ici  de  ses 
droits,  consistaient  en  ce  que,  comme  représentant  de  la  na- 
tionalité, le  prince  fût  censé  revêtu  d'une  plus  haute  dignité 
que  les  autres  seigneurs. 

Du  reste,  le  prince  n'a  aucun  droit  de  service  militaire, 
d'impôt  ou  de  juridiction,  sur  les  seigneurs  de  la  même  na- 
tionalité ;  car,  s'il  en  avait  quelqu'un,  les  seigneurs  seraient 
ses  hommes,  ses  vassaux,  non  des  barons  indépendants.  Les 
droits  du  prince  se  bornent  donc  à  une  distinction  honorifi- 
que traditionnelle  et  à  un  rapport  spécial  de  supériorité  vis- 
ft-vis  des  barons  indépendants  qui  n'est  pas  Thommage,  et 
dont,  dans  le  temps  où  ce  rapport  existait,-  on  a  cherché  l'ex- 
pression technique  dans  le  mot  fides.  Dans  la  suite,  la  fides 
a  exprimé  les  devoirs  du  sujet  envers  le  roi  ou  le  prince  ; 
mais,  alors,  les  seigneurs  n'étaient  rien  moins  que  sujets. 

Malgré  la  faiblesse  de  la  dynastie  carlovingienne  après 
Gharlmnagne,  l'idée  de  la  souveraineté  royale  résidait  encore 
en  elle  ;  d'où  il  résultait  :  1^  que  la  dignité,  soit  la  part  d'au- 
torité publique  (honor)  des  seigneurs ,  était  encore  censée 
procéder  d'elle,  que,  par  conséquent,  elle  put  être  perdue 
par  suite  de  la  violation  des  devoirs  qu'elle  imposait,  et  que 
la  royauté  avait,  sous  ce  point  de  vue,  une  haute  juridiction 
sur  tous  les  seigneurs  ;  2^  que  chaque  seigneur,  ou  peu  s'en 
fiiut,  possédant  d'anciens  bénéfices  royaux,  étant  vassal  du 
roi,  en  droit  du  moins,  ne  pouvait  convertir  ses  bénéfices  en 
alleux  et  par  là  se  rendre  entièrement  indépendant.  De  ce 
reste  de  souveraineté  royale,  on  put  inférer  que  tous  les  sei- 
gneurs, même  les  princes,  devaient  la  fidélité  au  roi  ;  on  en 
inféra  aussi  un  droit  de  la  couronne  de  protéger  les  faibles  et 


118  HIÉRARCHIE   DES   FIEFS   EN   FRANGE. 

les  opprimés,  droit  qui,  pour  tout  pouvoir  intelligent,  est  une 
source  inépuisable  d'autorité. 

Il  faut  rappeler  ces  souvenirs  pour  comprendre  la  portée 
de  la  tentative  que  fit  Hugues  Capet,  duc  de  France,  lors- 
qu'il se  fit  proclamer  roi.  La  royauté  carlovingienne  n*ayant 
pas  eu  la  force  de  se  maintenir  à  la  tète  du  système  féodal 
et  de  le  plier  à  ses  besoins,  le  roi  légitime  n'ayant  pu  deve- 
nir un  roi  féodal  dans  le  moment  où  la  féodalité  résumait 
Tordre  social  et  s'identifiait  avec  lui,  il  ne  restait  qu'à  essayer 
de  faire  d'un  simple  prince  féodal  un  roi.  C'est  là  ce  que  tenta 
Hugues  Capet  en  se  portant  héritier  des  droits  carlovingiens. 
Cette  tentative  n'avait  pas  encore  réussi  après  deux  siècles  ; 
au  Xn®  siècle  encore,  les  Capétiens  ne  parvenaient  pas  même 
à  maintenir  intacts  leurs  droits  féodaux  dans  leur  propre 
principauté.  Et  pourtant,  dans  cette  tentative,  à  la  première 
apparence  désespérée,  est  le  principe  de  ce  que  deviendra 
la  royauté  française.  Au  milieu  de  la  confusion  générale  des 
temps  féodaux,  cette  pensée,  en  quelque  sorte  abstraite,  con- 
tenait le  germe  des  développements  historiques  suivants. 

Du  Xn®  au  Xin®  siècle,  elle  commence  à  se  réaliser,  mais 
confondue  avec  celle  de  la  principauté  féodale,  qui  seule  a 
une  réalisation  extérieure.  Cependant,  à  y  regarder  de  près, 
des  deux  côtés  de  la  royauté  féodale,  le  côté  abstrait  et  non 
réalisé  était  le  seul  susceptible  d'avenir,  l'autre  rencontrant 
partout  un  droit  égal  au  sien . 

Il  y  avait,  dans  l'essence  même  de  la  féodalité,  un  principe 
qui  pouvait  servir  à  créer  une  hiérarchie  des  seigneurs  et  à 
constituer  sur  cette  base  un  nouvel  ordre  social  ;  ce  principe, 
c'est  la  subordination,  qui  constitue  la  vassalité.  Chaque  feu- 
dataire  est  l'inférieur  de  son  seigneur  dominant  ;  il  lui  doit 
le  service,  la  fidélité  et  l'honunage.  C'est  ce  principe  que 


Là  8€lBBAI!rETi.  119 

Cbarkmagne  avait  d^  réussi  à  utiliser  momeotanément , 
mais  dans  des  ciroonstaDoes  qui  facilitaient  son  entreprise, 
puisque  le  bénéfice  el  les  honneurs  n'étaient  point  encore 
héréditaires  ;  c'était  encore  le  seul  principe  assez  fort,  assez 
vivaœ»  assez  approprié  aux  rapports  existants  pour  attein- 
dre le  but  et  tirer  la  société  de  Fanarchie. 

Mais,  il  faut  bien  le  comprendre,  cette  hiérarchie  du  vassal 
au  seigneur,  du  seigneur  au  suzerain,  qui,  de  degré  en  de- 
gré, remonte  jusqu'au  roi,  premier  suzerain,  ou,  comme  di- 
sent les  feudistes,  «  grand  fiefiTeux  du  royaume,  »  cette  hié- 
rarchie n'existait  point  encore  au  début  de  Tépoque  féodale, 
et  il  fallut  des  siècles  pour  la  former. 

La  dynastie  carlovingienne  n'était  plus  là  pour  revendi- 
qua une  domination  devenue  déjà  purement  nominale  ;  les 
princes  de  second  ordre  n'avaient  aucun  droit  positif  et  réel  ; 
le  pouvoir  des  justiciers  était  de  sa  nature  indépendant  dans 
les  limites  de  leur  territoire  ;  l'autorité  centrale  était  tombée 
devant  la  puissance  envahissante  de  ses  propres  officiers  ;  à 
leur  tour,  ces  officiers,  immunisteset  possesseurs  d'honneurs, 
furent  spoliés  par  leurs  propres  agents.  L'histoire  des  cités 
est  pleine  des  luttes  des  évèques  et  des  monastères  contre 
leurs  vidâmes  et  leurs  avoués  ;  même  les  agents  inférieurs, 
les  juges  privés,  et  jusqu'aux  simples  maires  des  villages, 
«isurpaient  à  leur  profit  les  droits  qui  leur  avaient  été  délé- 
gués. Guérard  a  constaté  les  usurpations  de  ces  officiers  su- 
balternes, leurs  efforts  pour  se  rendre  héréditaires,  et  leur 
succès  général  vers  le  XII®  siècle. 

Les  officiers  subalternes,  les  juges  privés,  devinrent  des  sei- 
gneurs justiciers,  comme  les  comtes  et  autres  juges  publics; 
mais  la  plupart  n'arrivèrent  qu'à  former  des  basses  justices. 

Ainsi,  chose  remarquable,  et  encore  peu  observée  cepen- 


120  HIÉRARCHIE   DES  HEFS   EN   FRANCE. 

dant,  dans  cette  époque  singulière,  le  mouvement  décentra- 
lisateur, la  tendance  à  un  fractionnement  toujours  plus  grand 
du  pouvoir  social  et  des  possessions  qui  s*y  rattachent,  avait 
sa  source  dans  les  anciens  dépositaires  de  Fautorité  publique 
et  dans  leurs  agents,  et  le  principe  dont  l'action,  en  se  déve- 
loppant, pouvait  reconstituer  une  association  et  une  hiérar- 
chie, résidait  dans  les  détenteurs  de  la  propriété  privée. 

Primitivement,  les  fiefs  étaient  nombreux  et  indépendants, 
aussi  bien  que  les  justices,  mais  le  droit  du  justicier  était 
exclusif  de  tout  autre  ;  le  droit  du  feudataire,  en  revanche, 
admet  et  suppose  la  possibilité  d'une  relation  avec  un  sei- 
gneur dominant,  là  même  où  cette  relation  n'existe  pas  en- 
core. De  plus,  dans  l'origine,  les  justices  se  subdivisèrent  le 
plus  souvent  par  usurpation  de  l'inférieur,  et  par  conséquent 
les  subdivisions  cessèrent  absolument  de  reconnaître  l'auto- 
rité dont  elles  s'étaient  affranchies  à  la  faveur  des  circons- 
tances, de  la  violence  ou  de  l'oubli.  Les  fiefs,  au  contraire, 
se  subdivisèrent,  dans  la  règle,  par  de  nouvelles  inféodations, 
et  par  conséquent  conservèrent  la  relation  de  vassalité  vis-à- 
vis  de  l'ancien  possesseur. 

Lorsque  le  mal  est  très  grand,  lorsque  la  société  va  périr, 
les  esprits  sont  vivement  incités  à  chercher  le  remède.  Nous 
avons  entrevu  que  le  remède  le  plus  à  la  portée  pour  com- 
battre l'anarchie  féodale  dans  laquelle  la  France  était  tombée 
au  X^  siècle,  par  la  chute  de  la  royauté  et  les  usurpations 
incessantes  des  justiciers,  se  trouvait  dans  le  rétablissement 
d'une  hiérarchie  féodale  ayant  à  sa  tète  une  royauté  égale- 
ment féodale. 

L'existence  régulière  et  formelle  d'une  telle  hiérarchie  peut 
être  hardiment  traitée  de  chimère.  Si  elle  a  existé,  c'est  en 
théorie  et  dans  les  abstractions  des  feudistes  royaux.  Lorsque 


LA   ROTACTÉ  FÉODALE.  121 

b  royauté  a  été  assez  forte  pour  dominer  tous  les  seigneurs, 
sdt  féodaux,  soit  justiciers,  elle  avait  déjà  cessé  d'être  la 
royauté  féodale  ;  elle  était  la  royauté  de  droit  public,  et,  en 
bit ,  la  royauté  absolue.  La  royauté  n'était  féodale  qu'a- 
lors qu'elle  luttait  encore  pour  se  faire  reconnaître  sous  quel- 
que forme  que  ce  soit  ;  la  suzeraineté  réelle  des  princes  sur 
les  seigneurs  de  leurs  principautés  n'a  pas  existé  non  plus, 
ainsi  qu'on  pourrait  se  le  figurer  lorsqu'on  n'examinerait  pas 
les  choses  d'un  peu  près.  Néanmoins,  dans  de  certaines  li- 
mites, et  d'une  manière  irrégulière,  si  l'on  veut,  une  hiérar- 
diie  féodale  ayant  à  sa  tète  le  roi,  et  après  lui  les  princes, 
soit  grands  vassaux ,  s'est  formée  en  France,  et  sa  création, 
combinée  avec  d'autres  principes  d'une  nature  plus  ou  moins 
étrangère  à  la  féodalité,  a  eu  pour  résultat  la  formation  même 
du  royaume  et  sa  constitution. 

Trois  idées  concoururent  à  la  naissance  de  la  hiérarchie 
féodale  française  :  l'idée  de  suzeraineté  résultant  du  contrat 
f6odal  ;  le  souvenir  de  l'ancienne  royauté  ;  et  l'élément  des 
nationalités  secondaires  que  représente  le  principat.  Voyons 
quelle  fut  leur  œuvre. 

Entre  ces  seigneurs  qui  ne  reconnaissent  pas  de  supérieur 
commun,  la  guerre  privée  est  le  seul  juge  en  cas  de  dissen- 
timent ;  c'était  là  la  cause  des  plus  grands  désordres.  Pour 
arriver  à  rétablir  l'ordre  dans  la  société,  il  fallait  faire  en 
sorte  que  les  seigneurs  fussent  placés,  vis-à-vis  du  roi  ou 
des  princes,  dans  une  position  analogue  à  celle  du  vassal  vis- 
à-vis  de  son  seigneur. 

D'un  côté,  les  seigneurs  revendiquaient  une  indépendance 
absolue  vis-à-vis  des  princes  féodaux  et  vis-à-vis  du  roi  de 
France,  qui  n'est  encore  qu'un  prince  féodal  se  donnant  le 
titre  de  roi,  sauf  à  conquérir  avec  le  temps  les  attributions 


122  HIÉRARCHIE   DES  FIEFS   EN   FRANGE. 

que  ce  titre  suppose  ;  de  l'autre,  les  princes,  pour  remédier 
à  l'affreux  désordre  auquel  la  société  était  livrée  et  pour  sou- 
tenir leurs  propres  guerres,  avaient  un  impérieux  besoin  de 
se  créer  une  force  militaire  respectable,  force  que  les  sei- 
gneurs pouvaient  seuls  leur  fournir.  Que  faire  pour  se  l'as- 
surer ?  Recourir,  comme  on  l'avait  fait  durant  toute  la  pé- 
riode barbare,  à  de  nouvelles  concessions,  c'est-à-dire  à  de 
nouvelles  inféodations.  Ensuite  de  ces  concessions,  les  sei- 
gneurs prenaient  l'engagement  féodal  ordinaire,  l'engage- 
ment de  suivre  le  seigneur  à  la  guerre  et  de  siéger  en  son 
conseil.  Â  cet  engagement  répond  l'hommage;  l'hommage 
correspond ,  dans  la  période  barbare ,  au  serment  de  fidé- 
lité qui  était  prêté  par  les  leudes.  Dans  l'époque  postérieure 
aux  Carlovingiens,  la  fides  étant  envisagée  comme  la  recon- 
naissance de  la  dignité  de  prince,  est  entièrement  séparée  de 
l'obligation  de  rendre  certains  services  ;  ces  services  ne  sont 
dus  qu'en  raison  du  fief  :  l'hommage  est  donc  un  serment  à 
part.  Que  l'ancienne  fides  renfermait,  dans  l'époque  barbare, 
l'obligation  impliquée  par  l'hommage  aux  temps  féodaux , 
c'est  ce  qu'indique  déjà  l'expression  de  fidèles,  si  usitée,  pour 
désigner  les  leudes  ;  c'est  ce  qu'indiquerait  aussi  un  passage 
de  Yenantius  Fortunatus,  qui  assimile  les  expressions  fidèle 
et  lige  :  a  Atque  fidelis  et  sit,  gens  armata  per  arma  jurât, 
jure  suo  se  quoque  lege  ligat,  »  Augustin  Thierry  tire  parti  de 
ce  passage  dans  ses  récits  mérovingiens. 

Ainsi,  l'époque  féodale  commence,  en  France,  par  un  dou- 
ble rapport,  qui  est  exprimé  par  un  double  serment.  La  foi 
est  prêtée  par  le  seigneur  indépendant  au  prince,  comme 
simple  reconnaissance  de  sa  dignité  ;  l'hommage  est  le  ser- 
ment du  bénéficier,  et  il  est  commun  à  toutes  les  classes  entre 
lesquelles  il  peut  y  avoir  une  relation  basée  sur  le  bénéfice. 


DISTINCTION    ENTRE   FOI    ET   HOMlfAGE.  123 

Maintenant,  si  un  seigneur  reçoit  de  son  prince  un  bénéfice, 
il  ajoute  rhommage  à  la  foi.  Cette  distinction  est  fondamen- 
tale, et  la  généralité  des  feudistes  paraissent  l'avoir  mécon- 
nue. Us  parlent,  à  la  vérité,  de  la  foi  et  de  Thommage  comme 
de  choses  distinctes,  mais  sans  savoir  en  quoi  elles  sont  dis- 
tinctes ;  c'est  qu'ils  n'ont  pas  compris  que  la  fides  ne  repo- 
sait pas  immédiatement  sur  un  rapport  de  possession.  On  a 
TU  la  foi  relier  les  fidèles  dans  l'époque  barbare  ;  on  a  vu 
celte  même  foi  identifiée  à  l'hommage  dans  l'époque  féodale 
postérieure ,  et  l'on  n'a  pas  observé  le  sens  spécial  de  ce 
terme  dans  l'époque  féodale  proprement  dite. 

Si  simple  que  soit  la  notion  même  de  fief  et  d'hommage,  il 
surgit  des  cas  divers  qui  peuvent  la  compliquer  ;  cela  résulte 
des  rapports  particuliers  de  ceux  qui  reçoivent,  soit  le  fief, 
soit  l'hommage. 

Le  premier  cas  est  celui  où  le  fief  est  accordé  à  un  homme 
personnellement  libre,  qui  n'a  pas  encore  de  terre  ;  celui-ci 
s'oblige  de  la  même  manière  que  les  anciens  leudes.  Pour 
qu'il  puisse  servir  convenablement,  il  faut  que  son  fief  soit 
assez  grand  pour  le  libérer  de  tout  travail  personnel,  et, 
comme  le  métier  des  armes  est  le  plus  honorable,  il  prend 
rang  au-dessus  des  possesseurs  d'alleux  qui  travaillent  eux- 
mêmes  leur  terre  ;  son  fief  est  un  fief  de  chevalier.  C'est  sur 
les  fie£s  de  cette  catégorie  que  vivait  la  petite  noblesse,  les 
milites  dominorum  qui  sont  les  hommes  des  seigneurs  ;  leur 
serment  est  l'hommage  lige,  qui  se  prétait  à  genoux  et  sans 
armes,  parce  que  c'était  le  fief  même  qu'il  recevait  qui  don- 
nait à  l'homme  le  droit  de  porter  les  armes,  puisqu'aucune 
terre  indépendante  n'assurait  auparavant  sa  liberté. 

Le  second  cas  qui  se  présente  est  celui  où  le  fief  est  ac- 
cordé à  un  seigneur  par  un  autre  seigneur  ou  par  un  prince. 


424  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  EN   FRANCE. 

C'est  ici  que  la  réunion  de  la  foi  et  de  l'hommage  commence 
à  se  montrer.  Le  vassal  est  chevalier  par  son  propre  fait,  et 
son  hommage  prend  dès  lors  un  autre  caractère.  Dans  ce  cas, 
le  serment  se  prête  par  le  vassal,  debout  et  l'épée  au  côté, 
et  constitue  l'hommage  simple  {homagiumplanum). 

Les  seigneurs  qui  prêtent  le  simple  hommage  sont  dans  un 
rapport  double  et  en  soi  contradictoire.  Par  leur  terre  libre, 
ils  sont  souverains  ;  par  leur  fief  servant,  ils  sont  subordon- 
nés. Par  leur  terre  libre,  ils  ont  le  droit  de  foire  la  guerre 
même  à  celui  à  qui  ils  ont  prêté  l'hommage. 

Pour  lever  cette  contradiction,  on  recourut  à  un  moyen 
qui  a  jeté  la  confusion  sur  toutes  les  idées  :  on  fit  prêter  ser- 
ment par  le  seigneur  qui  recevait  le  bénéfice,  non-seulement 
pour  ce  bénéfice ,  mais  pour  le  reste  de  son  bien  ;  par  ce 
serment,  le  feudataire  s'engageait  à  n'entreprendre  au- 
cune guerre  contre  son  suzerain,  et  comme  cette  obligation 
nouvelle  n'était  point  un  hommage,  on  lui  appliqua  l'expres- 
sion de  fidelitas,  qui,  dans  l'origine  de  l'époque  féodale,  si- 
gnifiait seulement  la  reconnaissance  faite,  par  les  seigneurs 
indépendants,  de  la  dignité  du  prince.  C'est  ainsi  qu'à  l'hom- 
mage simple  s'est  rattachée  une  foi  qui  n'impliquait  pas  re- 
connaissance de  la  dignité  princière  chez  celui  à  qui  on  l'ac- 
cordait. 

Il  y  aura  donc  désormais  deux  sortes  de  fidélités,  et  la  dis- 
tinction entre  elles  n'est  pas  facile,  surtout  si  le  prince  est 
lui-même  le  suzerain  du  bénéfice  de  son  sujet.  La  consé- 
quence de  ce  double  rapport  a  été  que  l'on  en  vint  à  taiir  la 
foi  et  l'hommage  pour  inséparables,  tellement  que  la  réunion 
de  ces  deux  expressions  constitue  un  véritable  pléonasme. 

De  même,  lorsqu'un  seigneur  mettait  sa  terre  libre  sous 
la  protection  d'un  autre  par  la  recommandation,  l'idée  de  ft- 


QKvrao^  Dc  FOI  ET  d'hoxmagc.  liS 


Il  à  on  rapport  purement  torriiT.  so  con- 
jpaiîl  anr  ofle  dlioaimage. 

Mib  lorsqoe  loi  et  hommage  furent  ix^nfondus  dans  les  es- 
prits cl  dans  le  langage  juridique,  il  en  résulta  une  i\misô- 
qucnee  bien  aulieaienl  grave.  L'Iionunage.  et  surtout  Ihom- 
mage  lige,  comprend  la  fidélité  et  constitue  un  enga^Mnent 
plus  clcndo,  en  sorte  que  celui  qui  doit  Thonima^e  ne  voit 
|itt  sa  sîloatîon  juridique  altérée  sensiblement  par  Tadjonc- 
tion  de  la  fidélité;  mais,  en  revanche,  celui  qui  ne  doit  que 
la  fidélité  change  de  position  lorsqu'à  (*ette  tidélité  vient  sa- 
joDler  rhommage.  Or,  c'est  ce  qui  arriva  lors(|ue.  petit  à 
petit,  loi  et  hommage  s'étant  identifiés,  il  n\v  eut  plus  qu'un 
seol  serment,  celui  de  foi  et  d'homma;:»',  lequel  était  pnMé 
par  tout  seigneur  à  son  prince,  qu'il  en  eût  n\u  un  l)onéticc 
ou  non.  Cette  transformation  successive  des  idées  eut  pour 
effet  que  chaque  seigneur  finit  par  être  envisagé  comme 
l'homme  et  le  vassal  du  prince  dont,  en  principe,  il  n'eût 
peut-être  été  que  le  sujet. 

Conune  il  foUait  cependant  expliquer  remploi  de  ces  deux 
mots,  fin  eî  hommage,  on  imagina  dc  dire  que  foi  était  tou- 
jours la  reconnaissance  de  la  dignité  de  prince,  et  hommage 
la  reconnaissance  des  obligations  que  cette  dignité  entraîne. 
Cette  distinction  est  bien  subtile,  et  Ton  remarquera  qu'elle 
ne  s'applique  pas  au  suzerain  non-princier,  auquel  le  ser- 
ment de  foi  et  hommage  se  prétait  également. 

La  formation  d'une  hiérarchie  des  seigneurs  fondée  sur 
cette  (ides,  qui  ne  dépend  que  par  un  cAté  du  bénéfice,  et 
qui,  de  l'autre,  n'en  dépend  pas,  est  peut-être  ce  qui  a  fait 
donner  au  bénéfice  le  nom  de  fief,  lequel  rappelh^  la  fiihs  et 
Q'apparalt  dans  la  langue  féodale  qu'assez  longtemps  apnV 
que  le  bénéfice  était  devenu  b  et  même  indépendant . 


126  HIÉRARCHIE   DES   FIEFS   EN    FRANCE. 

Pendant  longtemps  les  deux  mots  coexistèrent  et  furent  pris 
indifféremment  l'un  pour  l'autre.  Ainsi,  un  document  du  Yer- 
mandois,  de  402S,  parle  d'une  eau  qui  est  tenue  :  a  Loco  be- 
neficii  sub  nomine  feudi;  »  et  une  charte  d'un  comte  d'Ânno- 
nay,  de  1087,  parle  encore  d'un  beneficium  quod  tmlgodici- 
tur  feudum. 

L'essentiel  est  de  bien  saisir  comment  tout  le  système  de 
la  hiérarchie  sociale  repose,  au  fond,  sur  cette  idée  de  fief; 
comment  la  foi  a  absorbé  l'hommage,  et  par  là  rendu  vassaux 
des  princes  même  les  seigneurs  non-bénéficiers  ;  comment, 
d'autre  part,  l'idée  d'hommage  s'est  étendue  à  celle  de  foi, 
de  sorte  que  tout  le  territoire  du  seigneur  qui  a  prêté  foi  et 
hommage  est  censé  dépendant  du  seigneur  suzerain  ;  com- 
ment, enfin,  le  lien  personnel,  désigné  d'abord  sous  le  nom 
de  vasselage,  a  pris  un  caractère  réel,  et  comment  toutes  les 
terres  seigneuriales,  sans  égard  au  mode  de  leur  acquisition, 
ont  été  rangées  au  nombre  des  fiefs,  par  où  s'explique  aisé- 
ment pourquoi  toute  cette  époque  d'enfantement  des  formes 
publiques,  à  partir  du  point  de  départ  de  l'indépendance  des 
seigneurs,  a  pris  le  nom  d*ipoque  de  la  féodalité.  L'essence 
du  fief,  telle  que  nous  l'avons  maintenant  sous  les  yeux,  ne 
pouvait  être  fournie,  on  le  voit,  par  une  simple  définition  ; 
elle  est  le  résultat  d'un  long  développement  historique  pres- 
que ignoré  de  ceux-là  mêmes  qui  y  prirent  part  ou  qui  en 
recueillirent  les  fruits  immédiats. 

La  première  tentative  d'organisation  publique  par  la  féo- 
dalité n'aboutit  nullement  à  la  création  d'un  ordre  de  choses 
régulier.  La  reconnaissance  du  droit  basé  sur  la  possession 
dépendait  toujours  plus  ou  moins  de  l'arbitraire  et  de  la  force 
individuelle.  Les  guerres  privées  durèrent  et  les  inféodatîons 
se  croisèrent  sans  les  empêcher  :  bien  au  contraire,  le  XII* 


VARIÉTÉ   DES   INFÉ0DAT10NS.  427 

siècle,  dans  lequel  les  inféodations  eurent  principalement  lieu, 
esl  le  temps  de  la  plus  grande  confusion  dans  l'histoire  juri- 
dique de  la  France. 

Pour  en  avoir  une  idée,  représentons-nous  le  territoire 
cou  vert  de  quatre  sortes  de  possessions  principales  qui  s'entrc- 
oroisaient  :  les  seigneuries,  les  principautés,  TEglise  et  ses 
immunités,  les  villes  libres  et  leur  banlieue.  Chacun  des  pou- 
voirs basé  sur  ces  possessions  cherche  à  se  fortifier  en  obte- 
nant rhommage  du  plus  grand  nombre  possible  de  chevaliers 
et  de  seigneurs.  De  là,  les  inféodations  les  plus  variées. 

Tantôt  un  prince  s'inféode  à  un  autre  ;  alors  le  service, 
consistant  ordinairement  à  fournir  un  nombre  fixe  de  cheva- 
liers, est  rendu  d'ordinaire  par  représentants.  Quelquefois, 
un  prince  donne  un  fief  au  vassal  d'un  autre  prince  ;  ici  nait 
un  double  rapport  :  le  nouveau  vassal  s'engage  avec  la  ré- 
serve de  ne  pas  attaquer  son  ancien  seigneur  (saloa  fidelitate 
foel  ligeitate).  Quelquefois  encore,  on  promettait  le  service  à 
une  certaine  personne.  Il  y  a  même  des  cas  où  un  prince  de- 
venait, par  l'acceptation  d'un  bénéfice,  vassal  de  son  propre 
sujet.  Puis  les  inféodations  avaient  aussi  pour  objet  les  jus- 
tices, si  infiniment  variées,  et  enfin  les  emplois.  L'Eglise,  de 
son  côté,  inféoda  ses  dîmes  et  de  nombreux  offices  dépendant 
d'elle. 

Les  conséquences  de  cette  multiplication  et  de  cet  enche- 
vêtrement prodigieux  des  rapports  féodaux  furent  :  1®  Que 
le  baron,  pouvant  être  vassal  de  son  vassal,  l'idée  de  la  sei- 
gneurie se  rabaissai  celle  de  la  vassalité  ;  ainsi,  la  distance 
se  rapproche  entre  le  seigneur  autrefois  souverain  et  le  gen- 
tilhomme ou  chevalier  non-souverain  ;  les  barons ,  ou  sei- 
gneurs indépendants,  et  la  petite  noblesse ,  ne  forment  plus 
qu'un  seul  ordre,  la  noblesse.  2®  «ne  dignité  de 


128  HIÉRARCHIE   DES   FIEFS   EN    FRANCE. 

prince  disparaît,  soit  parce  que  les  seigneurs  d'une  princi* 
pauté  se  lient  entre  eux,  par  les  inféodations,  à  des  services 
bien  plus  importants  que  ceux  qui  seraient  dus  au  prince  ; 
soit  parce  que  le  prince  peut  devenir  vassal  de  son  propre 
sujet.  La  principauté,  cessant  de  former  un  centre  pour  les 
seigneurs  immédiats,  le  besoin  d'un  autre  organisme  se  fit 
sentir  ;  naturellement,  ce  fut  tout  au  profit  de  la  royauté. 

Ces  complications  presque  inextricables  dans  les  rapports 
d'inféodation,  cet  afiaiblissement  du  pouvoir  social  propre- 
ment dit  au  profit  de  l'individualité  seigneuriale,  cette  dispa- 
rition du  droit  public  dans  sa  forme  propre  qu'on  observe 
dans  l'époque  féodale,  ont  conduit  beaucoup  d'esprits  à  ac- 
cuser le  système  féodal  d'avoir  produit  ces  troubles,  cette 
anarchie,  qu'il  ne  savait  pas  empêcher. 

M.  Mignet,  dans  son  beau  mémoire  sur  les  Etablissemenis 
de  saint  Louis,  répond  à  cette  accusation  d'une  manière  assez 
plausible.  La  féodalité,  c'est-à-dire  le  lien  du  vassal  au  sei- 
gneur, a,  selon  lui,  moins  favorisé  que  limité  l'anarchie,  et 
si  le  mouvement  social,  qui  poussait  à  l'isolement  toutes  les 
parties  de  l'Etat ,  n'avait  pas  été  suspendu  et  combattu ,  il 
n'eût  pas  conduit  à  la  féodalité,  mais  à  la  dissolution  de  la 
société.  La  féodalité  n'a  pas  annulé  les  effets  des  tendances 
anarchiques,  mais  elle  les  a  jusqu'à  un  certain  point  arrêtés  ; 
elle  a  admis  le  morcellement  de  la  société,  mais  elle  a  pré- 
venu sa  dissolution.  On  l'accuse  donc  à  tort  d'avoir  produit 
ce  qu'elle  a  trouvé  ;  ce  qui  était  son  accompagnement  a  passé 
pour  être  son  œuvre. 

Cette  réponse  ne  nous  parait  juste  cependant  qu'en  partie. 
U  est  vrai  que  le  système  féodal  a  lutté  contre  l'anarchie,  et 
que,  dans  les  circonstances  où  se  trouvait  la  civilisation,  il 
pouvait  peut-être  seul  s'établir  là  où  une  organisation  plus 


E:nL&i»3ii.  1^ 


Noos  STttt»  ra  c»:c!u»c:  U  L>èrir±Â^  Stiidik  >'es:  SlTqm 


ht  VtiWÈt  it  9tifmfmr,  qoi  lient  «ii  Liti!i  mi  ^,  e\primiit 
OffîpiiiimDnit  b  «pnfmjtk  ^x^^xr/^iw  par  Le  c^-cïtrat  du  5ê^ 
Bîont.  Cest  par  b  propriêii^  ei  >ar  li  (r:;-{>fte  qae  <*cs< 
éUbiî  le  «amkmt.  s*>ît  !e  fief.  L'^k^  «i^  p*r'^pnrtè  sAttJobe  si 
eompiélniiefit  à  cette  expre<e4-^  de  setiiîieQr.  que  h  Urvgue 
fradale  rapplique  métne  à  iV-rirl  -je  •±<:<se>  qui  oe  suppor- 
tent aucune  suprématie  <e«^^Ie.  ^D>i  quand  Ij  ct>uturDe  de 
Puis  dit  :  «  Le  mari  e$l  sei^rieur  «ie^  ineuMes  et  o«>nquets.  > 
Le  mot  seisneur  a  été  traduit  «Jeivi.^.rf  en  btin  par  d/Mtniu, 
qui  signifie  proprement  maitre.  pn'>priêtaire.  et  qui.  vers^  le 
XI'  siècle,  a  remplacé  tteni^jr  dans  les  actes  en  lan^e  latine: 
mais  iominmi  s'appliquait  à  tout  supérieur,  aiusi  aux  ducs, 
comtes  et  \icaires:  et  comme  Atyu\nH.<  se  traduisait  par  sei- 
gneur dans  b  langue  usuelle,  le  m«>t  seigneur  s'appliqua  dès 
lors,  non-seulement  au  seigneur  féodal .  mais  aussi  au  sei- 
gneur justicier. 

Dans  b  hiérarchie  du  fief,  on  trouve  en  opposition  au  sei- 
gneur les  vam,  fideUs,  miliUi,  rnrns$i,  talc^tpjres,  en  français 
les  vassaux  ou  feudataires,  les  chevaliers,  les  vavassaux. 

Les  membres  de  l'association  féodale  étaient  généralement 
compris  sous  le  nom  d'hommes.  Dans  les  polyptiques  et  les 
aveux,  l'expression  homme,  homo,  désigne  toujours  celui  qui 
est  engiigé  dans  les  liens  du  vasselage  ;  ce  mot  avait  une  va- 

■EH.  ET  bOillU.  \TI.  ^ 


130  HIÉRARCHIE   DES   FIEFS   EN   FRANCE. 

leur  tellement  spéciale,  qu'en  Bretagne,  on  lui  donnait  un 
féminin,  et  les  femmes  étaient  appelées  hommesses  du  sei- 
gneur. 

Le  mot  baron,  en  vieux  français  bers,  signifiait,  dans  la 
langue  germanique,  homme  libre  ;  en  France,  il  signifie  un 
possesseur  de  fief. 

A  côté  de  la  hiérarchie  du  fief,  il  y  avait  la  hiérarchie  des 
justices  ;  tant  que  celles-ci  conservèrent  leur  caractère  pri- 
mitif, aucune  confusion  ne  s*établit,  ni  dans  les  choses,  ni 
dans  les  noms  ;  mais  lorsque  les  possesseurs  d'honneurs  in- 
féodèrent les  justices,  la  confusion  commença. 

Nous  avons  déjà  exposé  l'origine  romaine  des  justices.  Les 
juges  étaient  particulièrement  les  comités  et  les  centenarii; 
leurs  employés  prenaient  le  titre  A'advocaH, 

Dans  l'époque  barbare,  on  distingue  entre  les  judices  pti- 
blici  et  les  judices  privati  :  les  premiers  étaient  les  succes- 
seurs des  judices  romains  ;  ce  sont  les  comités,  duces,  patridi, 
vicarii,  centenarii,  tribuni  *. 

Dans  la  même  époque,  la  dénomination  de  comte  parait, 
entre  autres,  avoir  été  donnée  à  l'officier  revêtu  de  la  pléni- 
tude de  la  puissance  justicière.  On  lit  dans  la  loi  des  Ripuai- 
res  :  c(  Si  quis  judicem  fiscalem  quem  comitem  vocant,  inter- 
fecerit,  )>  Dans  la  langue  germanique,  on  donna  au  comte  le 
nom  de  graf,  ou  graphio,  qui  parait  avoir  la  même  significa- 
tion. Les  lois  d'Edouard-le-Gonfesseur  donnent  du  mot  graf 
une  étymologie  très  caractéristique  :  «  Grave  quoque  nomen 
potestatis,  latinorum  lingua  nihil  expressius  sonat  quam  prœ- 


*  Les  comités,  chez  les  Romains,  étaient  les  officiers  que  le  gouverneur  de 
la  province  amenait  avec  lui  pour  l'aider  dans  ses  fonctions. 


SEIGNEURS   FÉODAUX   ET  JUSTICIERS.  431 

fecturœ ,  apud  Saxones  gerefen  ,  rapere ,  quod  judex  sdlicet 
idem  erat  qui  exactor  ^  » 

Les  duces  sont  devenus  les  ducs,  en  allemand  heerzog,  chef 
d'armée  ;  les  cùmites,  les  comtes  ;  les  vicarii,  les  viguiers,  ou 
vicomtes  (t?tcô-comtlô«).  L'autorité  des  comtes  a  formé,  dans 
répoque  féodale,  la  haute  justice,  et  celle  des  viguiers,  la 
basse  justice,  appelée  quelquefois  viguerie.  En  Italie,  la  mai- 
son de  justice  est  encore  fréquemment  appelée  vicatia. 

Lesjudices  privati,  dont  de  nombreux  textes  des  temps 
carlovingiens  attestent  l'existence,  donnèrent  comme  les  juges 
publics,  naissance  à  une  hiérarchie  seigneuriale  ;  ces  justi- 
ciers particuliers  portent  le  nom  d'advocati  (avoués),  vice  do- 
mini  (vidâmes),  prœpositi  (prévôts),  majores  (maires),  villici, 
villicarii,  employés  qu'on  a  confondus  plus  tard  avec  les  vi- 
guiers. C'est  à  ces  juges  privés  que  s'adresse,  entre  autres,  le 
célèbre  Capitulaire  de  Gharlemagne  de  villis.  On  peut  étu- 
dier, dans  ce  document ,  la  fonction  de  cette  espèce  d'offi- 
ciers, dans  lesquels  il  est  facile  d'apercevoir  une  hiérarchie 
différente  de  celle  que  constituent  \es  judices  publid , 

Délégué  par  Vhonoratus  ou  par  le  roi,  le  juge  privé  devait 
nécessairement  être  revêtu  du  pouvoir  d'exiger  l'impôt  ;  ce 
pouvoir  consistait  dans  le  ban  {bannum).  Toute  résistance  au 
ban  pouvait  être  punie,  et  le  droit  de  ban  est  le  <lroit  général 
d'exécution  pour  toutes  les  obligations  justicières. 

L'immunité  consistait  dans  l'interdiction  à  tout  juge  public 


*  Celle  étymologie  du  mot  grafnoun  semble  préférable  à  celle  qui  se  tire 
de  grau  (gris,  vieux,  ancien).  On  dira  que  le  graf  germanique  n'était  pas, 
dans  la  constitution  des  peuples  germains,  un  exacteur,  mais  un  juge.  Mais  il 
ne  faut  pas  oublier  gue  les  jugements  se  réduisaient  à  Timposition,  à  la  partie 
perdante,  d'une  amende  dont  le  juge  recevait  sa  part. 


132  HI&IURCHIE   DES   FIEFS   EN   FRANCE. 

de  s'introduire  sur  la  terre  immune  pour  percevoir  les  rede- 
vances justicières  ;  c'est  l'exemption  des  droits  du  comte. 

Lorsque  l'autorité  centrale  eut  succombé  devant  l'ambition 
de  ses  juges  publics,  les  possesseurs  d'honneurs  et  d'immu- 
nités furent  à  leur  tour  spoliés  par  les  juges  privés,  qui  de- 
vinrent, eux  aussi,  des  seigneurs  justiciers  ;  seulement,  la 
plupart  ne  furent  revêtus  que  de  basses  justices.  Gomme  l'ad- 
ministration de  ceux-ci  comprenait  à  la  fois  la  gestion  des  biens 
du  propriétaire  et  la  perception  du  tribut  qui  lui  était  dévolu, 
cette  réunion  de  pouvoirs  différents  fut  doublement  funeste  au 
propriétaire  ;  car,  où  l'employé  fut  assez  puissant,  il  confon- 
dit dans  son  usurpation  le  sol  et  la  justice  ;  là  où  le  proprié- 
taire put  résister,  l'usurpation  se  borna  au  tribut  ou  aux  re- 
devances appartenant  à  l'administration  du  juge  privé.  Cette 
dernière  cause  a  contribué  à  placer  dans  les  éléments  de  la 
basse  justice  des  droits  qui  sembleraient  appartenir  à  la  pro- 
priété, par  exemple,  les  servitudes  personnelles,  les  cor- 
vées, etc.;  ces  droits  se  rencontrent  entre  les  mains  du  bas- 
justicier,  ensuite  de  sa  qualité  primitive  d'intendant  du  pro- 
priétaire. 

Tant  que  les  justices  conservèrent  leur  caractère  primitif, 
aucune  confusion  ne  s'établit  entre  elles  et  les  fiefs  ;  mais  lors- 
que les  comtes  et  autres  possesseurs  d'honneurs  inféodèrent 
leurs  justices,  la  confusion  naquit  ;  car  les  concessionnaires 
et  les  concédants  de  ces  droits  avaient  un  double  titre  ;  ainsi 
lé  comte  était  justicier  relativement  aux  droits  de  justice 
qu'il  exerçait,  il  était  suzerain  relativement  aux  droits  de 
justice  qu'il  avait  inféodés.  De  même,  le  vidame  inféodé  était 
justicier  par  sa  possession  et  vassal  par  son  fief. 

Les  justices  inféodées  se  distinguent  des  justices  primitives 
par  certains  signes  caractéristiques.  D'abord,  les  noms  ne 


JUSTICIERS   PAR    INFÉODATION.  133 

sont  plus  les  mêmes  ;  les  besoins  du  fief  ont  créé  de  nouvelles 
fonctions,  que  le  simple  exercice  de  Timpôt  n'exigeait  pas; 
le  lieutenant  du  comte  s'est  appelé  vicomte  ;  l'ofGcier  spécia- 
lement chargé  de  la  juridiction,  bailli;  celui  qui  exécute  les 
jugements,  sergent;  le  chevalier  gardien  du  château  a  été  ap- 
pelé châtelain.  Autour  des  princes,  les  feudataires  justiciers 
ont  été  les  sénéchaux,  les  maréchaux,  les  connétables,  les  pro- 
cureurs fiscaux;  tous  ces  officiers  sont  justiciers,  en  ce  qu'ils 
ont  pour  traitement  des  droits  de  justice  inféodés  ^  Les  con- 
ditions de  concessions  justicières  à  titre  de  fief  ne  sont  pas 
non  plus  les  mêmes  que  celles  des  concessions  justicières  pri- 
mitives. Le  vicaire  n'avait  pas  un  pouvoir  suppléant  à  celui 
du  comte,  il  en  était  indépendant  ;  il  n'était  tenu  &  son  égard 
à  aucun  service  ;  les  produits  de  la  justice  lui  appartenaient 
en  propre  ;  son  droit  était  immédiat.  Il  en  est  autrement  du 
vicomte  et  de  tous  les  justiciers  inféodés  ;  ils  doivent  service 
au  comte,  en  raison  de  leur  fief,  et  ils  ne  perçoivent  les  droits 
que  par  délégation.  Il  sera  dès  lors  facile  de  reconnaître  les 
justiciers  primitifs  des  justiciers  vassaux  :  la  puissance  des 
premiers  est  libre  et  absolue,  celle  des  seconds  résulte  d'un 
contrat,  et  elle  est  subordonnée.  Ainsi,  il  y  a,  par  exemple, 
deux  classes  de  vicomtes  bien  distinctes  :  le  vicomte  seigneur 
justicier  primitif,  qui  est  maitre  de  la  vicomte,  et  celui  qui 
n'est  qu'officier  d'un  autre  seigneur. 

Au  moyen  de  l'inféodation  du  domaine  et  de  l'inféodation 
des  justices,  il  existait  sur  une  même  terre  une  double  hié- 


*  Observons,  en  passant,  que  les  officiers  du  roi,  sénéchaux,  baillis,  pré- 
vôts, châtelains,  etc.,  acquirent,  par  Taccroissement  du  pouvoir  royal,  une 
autorité  justicière  bien  plus  étendue  que  celle  qui  résultait  de  leurs  foncUons 
spéciales  de  justiciers  féodaux. 


136  HIÉRARCHIE  DES   FIEFS   EN   FRANCE. 

rarchie  féodale  :  il  y  avait  fief  de  la  justice  et  fief  du  fonds. 
L'inféodation  de  la  justice,  ne  pouvant  pas,  au  reste,  avoir 
exactement  les  mêmes  règles  que  celle  du  domaine  ;  les  obli- 
gations respectives  du  seigneur  et  du  vassal  sont  identiques, 
mais  la  différence  de  nature  de  la  chose  donnée  en  fief  im- 
plique des  différences  dans  le  mode  de  jouissance  et  de  trans- 
mission ;  notamment,  la  mouvance  territoriale  fut  remplacée 
par  le  ressort  dans  la  justice. 

La  faculté  d'inféoder  simultanément  et  séparément  la  terre 
et  la  justice,  a  produit  encore  une  autre  cause  d'obscurité, 
savoir,  Timmense  variété  des  conditions  de  chaque  justice 
seigneuriale. 

Nous  avons  dû  entrer  dans  quelques  développements  tou- 
chant les  principes  sur  lesquels  s'est  constituée  la  hiérarchie 
féodale  en  France;  car,  dans  cette  matière,  il  y  avait  à  éclair- 
cir  des  questions  essentielles  et  peu  étudiées  jusqu'ici.  Pour- 
suivons. 

La  féodalité  avait  couvert  le  territoire  de  la  France  d'une 
masse  très  considérable  de  seigneuries  d'espèces  diverses,  en- 
clavées les  unes  dans  les  autres,  et  inféodées  les  unes  aux  au- 
tres, tantôt  en  totalité,  tantôt  partiellement.  De  cette  confu- 
sion, la  force  des  choses  fit  sortir  une  sorte  de  hiérarchie  des 
seigneuries.  C'était  ordinairement  des  grandes  seigneuries 
que  les  petites  relevaient;  cependant,  il  n'en  était  pas  tou- 
jours ainsi  :  le  roi  même  était,  pour  certaines  possessions, 
vassal  de  ses  propres  sujets.  La  hiérarchie  féodale  française, 
jusqu'au  complet  développement  de  la  puissance  royale,  fut 
un  assemblage  créé  par  le  hasard  plutôt  qu'une  organisation 
systématique. 

Le  rang  entre  les  diverses  sortes  de  seigneuries  est  assez 
difficile  à  déterminer,  attendu  qu'au  commencement  de  la  pé- 


EANG   ENTRE   LES  SEIGNEURIES.  435 

riode  féodale,  toutes  les  seigneuries  complètes  formaient 
comme  un  Etat  distinct,  et,  sous  ce  rapport,  se  trouvent  sur 
le  pied  de  Tégalité  ;  les  principes  d*après  lesquels  on  a  cher- 
ché  à  établir  leur  rang  dans  la  suite,  ne  sont  rien  moins  que 
fixes  et  certains. 

Le  seul  passage  peut-être  des  anciens  livres  de  droit  fran- 
çais que  l'on  puisse  citer  sur  ce  sujet ,  est  celui-ci ,  qu'on 
trouve  dans  le  Livre  de  justice  et  du  plet  : 

fc  Duc  est  la  première  dignité,  et  puis  contes,  et  puis  vi- 
»  contes,  et  puis  barons,  et  puis  chastelains,  et  puis  vava- 
»  sor,  et  puis  citaîen,  et  puis  vilain.  » 

Les  duchés  étaient  en  petit  nombre  au  commencement  de 
répoque  féodale  ;  ils  représentent  alors  l'idée  du  principal. 
Les  ducs  {duces)  sont,  avec  quelques  comtes  particulièrement 
puissants,  les  chefs  des  nationalités.  Le  duché  de  France, 
berceau  de  la  royauté  capétienne,  était  l'un  des  moins  con- 
sidérables. Dans  la  suite,  leur  nombre  augmenta,  mais  leur 
importance  diminua  en  proportion  ;  les  ducs  ne  furent  plus 
que  des  seigneurs  féodaux  du  titre  le  plus  élevé. 

Les  Margraves,  qui,  sous  les  Carlovingiens,  paraissent 
avoir  été  égaux  aux  ducs,  semblent  avoir  disparu  à  peu  près 
complètement  dans  la  première  période  féodale  '  ;  on  ne  trouve 
plus  qu'un  petit  nombre  de  marquisats  dans  le  sud,  mais  qui 
n'ont  pa»  d'importance. 

Les  marquisats  français,  tels  qu'ils  reparurent  plus  tard, 
ne  peuvent  pas  être  rattachés,  quant  à  leur  origine,  aux  an- 

*  Markgraf,  marchio,  comte  des  marches  ou  des  frontières.  Cet  ordre  de 
seigneurie  est  resté  moins  considérable  en  France  qu'en  Italie.  C'est  du  mot 
marche,  passé  dans  la  langue  française,  que  vient  l'ancien  verbe  marchir,  qui 
▼eut  dire  confiner,  avoir  pour  limites.  «Terre  qui  mareAue  au  grand  chemin,  • 
dit  Bouteiller. 


136  HiéRARCHIE   DES   FIEFS   EN   FRANCE. 

ciens  comtés  des  marches  ;  c'est  une  création  nouvelle  à  la- 
quelle on  applique  un  ancien  titre,  et  qui  n'a  de  commun 
avec  l'ancienne  institution  que  de  tenir  aussi,  dans  la  hié- 
rarchie, la  place  entre  le  duché  et  le  comté  ;  encore  a-t-on 
beaucoup  débattu  la  question  de  savoir  si,  en  France,  les 
marquis  sont  au-dessus  des  comtes.  On  observait ,  contre 
cette  prétention,  que  des  marquisats  avaient  été  érigés  en 
comtés,  ainsi  celui  de  Juliers,  et  qu'aucun  marquis  de  France 
n'avait  approché  en  puissance  de  certains  comtes ,  tels  que 
ceux  de  Champagne,  de  Flandre,  de  Toulouse,  etc.  C'est 
donc  en  raison  de  souvenirs  des  temps  antérieurs  à  la  féoda- 
lité, ou  de  l'analogie  avec  les  pays  voisins ,  que  l'idée  de  la 
prééminence  des  marquis  sur  les  comtes  finit  par  prévaloir, 
ainsi  qu'on  le  reconnaît  à  leur  couronne,  puisque  la  couronne 
des  ducs  est  à  fleurons,  celle  des  comtes  perlée,  et  celle  des 
marquis  entremêlée  de  perles  et  de  fleurons. 

Presque  partout  les  comtes  carlovingiens  avaient  su  ac- 
quérir la  souveraineté  féodale  ,  et  leur  office  s'était  trans- 
formé en  seigneurie  ;  il  est  hors  de  doute  aussi  que  le  nombre 
des  comtés  s'augmenta  considérablement,  car,  dans  ces  temps 
de  désordre,  on  prenait  un  titre  assez  aisément  sitôt  que  l'on 
était  assez  fort  pour  le  conserver. 

Si  quelques  comtes  étaient  égaux  en  puissance  aux  ducs 
eux-mêmes,  le  plus  grand  nombre,  en  revanche,  relevaient, 
soit  par  les  liens  du  principat,  soit  par  ceux  de  l'hommage, 
des  ducs  ou  des  comtes  les  plus  puissants.  Au  moyen  âge, 
le  mot  de  comte  s'était  corrompu  en  celui  de  quens  ou  quetuc, 
dans  lequel  on  a  quelque  peine  à  le  reconnaître.  Dans  le  sud, 
on  le  traduisait  souvent  par  c(msulj  et  vicomte  fQV  proconsul. 

Le  comté  de  Champagne,  à  cause  d'un  rapport  passager 
avec  l'empire  d'Allemagne ,  se  nommait  comté  palatin  ;  la 


ESPÈCES    KT    RANG.  437 

Franche-Cointé,  qui  fit  |>artic  de  l'empire  jusqu'aux  temps 
modernes,  était  aussi  un  comté  ipa\&{\n{Pfalzgraffschafî), 

La  principauté,  en  tant  que  titre  de  seigneurie,  est  envi- 
sagée, en  France,  comme  moindre  que  le  comté,  mais  su- 
périeure à  la  baronnieet  à  la  vicomte.  Loiseau  la  range  dans 
les  grandes  seigneuries,  tandis  qu'il  place  les  baronnies  et 
les  vicomtes  parmi  les  médiocres  seigneuries. 

Le  même  auteur  distingue  trois  sortes  de  vicomtes  :  celles 
qui  sont  possessions  immédiates  et  relèvent  directement  de 
la  couronne  ;  celles-là,  dit-il,  devraient  être  placées  dans  les 
grandes  seigneuries  ;  celles  qui  relèvent  des  comtes ,  dont 
plusieurs  ne  possèdent  pas  même  la  haute  justice  ;  et  celles 
dont  le  vicomte  remplace  le  roi  dans  un  comté  relevant  de  la 
couronne. 

Les  vicomtes  qui  parvinrent  à  se  rendre  indépendants  des 
comtes,  et  dont  plusieurs  étaient  tout  aussi  puissants,  se 
trouvent  surtout  dans  le  sud ,  ainsi  ceux  de  Turenne ,  de 
Béam,  d'Alby,  deNarbonne,  de  Nîmes,  de  Polignac,  etc. 
Les  vicomtes  qui  ne  sont  que  moyens  justiciers  sont  surtout 
dans  le  nord,  entre  autres,  en  Flandre  et  en  Picardie. 

Le  vidame  est  à  l'évêque  ce  que  le  vicomte  est  au  comte, 
et  il  exerce  les  mêmes  droits. 

Des  vicomtes  nous  passons  aux  barons.  Ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  indiqué,  ce  mot  a  diverses  acceptions.  Dans  le 
sens  général,  il  signifie  homme  libre  :  <(  baron  and  feme,  )> 
l'homme  et  la  femme,  dit-on  en  vieux  style  anglais  ;  c'est 
dans  ce  sens  que  les  bourgeois  de  Bourges  et  d'Orléans  étaient 
appelés  barons.  Dans  une  acception  déjà  plus  féodale,  le  ba- 
ron est  par  excellence  le  seigneur  féodal,  ne  reconnaissant 
au-dessus  de  lui  que  le  roi  ;  dans  ce  sens,  les  barons  de 
France,  ou  les  hauts  barons,  sont  l'équivalent  de  la  haute 


138  HIÉRARCHIE   DES  FIEFS   EN   FRANCE. 

noblesse,  et  ce  terme  comprend  aussi  les  comtes  et  les  ducs. 
Enfin,  le  mot  baron  a  le  sens  plus  restreint  d'une  espèce 
particulière  de  seigneurie,  et  c'est  comme  cela  que  nous  le 
prenons  ici. 

Le  baron,  dans  le  sens  restreint,  est  probablement  celui 
qui  tire  son  droit  du  fief  seulement  et  non  d'un  honneur  ou 
d'une  justice.  Le  plus  grand  nombre  reconnaissent  la  suze- 
raineté de  seigneurs  plus  puissants.  Ceux  qui  restèrent  des 
barons  immédiats  de  la  couronne  prirent  alors,  pour  se  dis- 
tinguer des  barons  vassaux  de  ducs,  de  comtes  ou  de  mar- 
quis, le  titre  de  sire  ;  c'est  ainsi  qu'on  disait  :  les  sires  de 
Bourbon,  deCoucy,  deBeaujeu,  de  Montmorency.  Balde  dé- 
finit le  baron  :  a  Quicumque  habet  merum  mixtumque  impe- 
rium  concessione  principis  ;  »  donc ,  non  pas  de  son  chef. 
Loiseau  estime  qu'une  baronnie  immédiate  est  au-dessus  d'un 
vicomte;  mais,  ajoute-t-il,  comme  il  n'y  en  a  presque  plus, 
on  met  les  barons  après  les  vicomtes. 

Les  vicomtes ,  non-possesseurs  de  la  haute  justice ,  avec 
les  châtelains  et  les  viguiers  {vicarii),  forment  une  classe  in- 
férieure dans  la  noblesse  féodale.  Comme  on  avait  fait  du 
comte  le  quens,  on  fit  aussi  des  vicomtes  les  véens;  c'est 
ainsi  qu'il  y  avait,  à  Auxerre,  une  cour  des  véens,  qu'on  a 
appelée  plus  tard  cour  des  vents^  ce  qui  était  tout  à  fait  inin- 
telligible. Ces  vicomtes  relevaient  ()es  comtes,  au  nom  des- 
quels ils  exerçaient  leur  pouvoir,  et  auxquels  ils  restituai^t 
une  partie  du  revenu  des  amendes. 

Les  chastelains  (casîellani)  étaient,  dans  l'origine,  des  offi- 
ciers du  seigneur  chargés  de  la  garde  d'un  château.  La  châtel- 
lenie  répondrait  donc  à  ce  qu'en  Allemagne  on  appelait  burg- 
grafschaft,  et  à  ce  que  le  livre  des  fiefs  appelle  feudum  guas- 
taldÙB,  fief  de  garde.  C'était  plutôt  un  office  qu'un  fief;  mais. 


Ona».  mmnr!  m  f!tiHi*âiims^  osqniRrsc  i» 
ann-A  «  nqoritsiifrsin  jtnui.'^iiiD  ofs  ittnin> 

igiai?qifn  siktvuift-  -a  ôf^fSiK^. 
La  ptsÈèWi  ft£»  T»/Vi«!^  sa  ;rsaee  asss  mr^et^amt  :  û  » 
sBliise  00»  if  «uL  Lf  IfTTi^frf  Àf  7  joicwfL  nnnâe 
tk^isé  «ft  YVKnf!^  ici  rvsânof^.  rt  v-ààftrxp(  ^'«sde 

i  tmkshrmer  itmn  lasser  hKSîi^ss  «a  <)»rw^ne$  n>ieiKia- 

fâ  étiiest  ci»sîim«  ciisiDf  œ»i\  aii\  ^kvcates  rt  qui 
ifflqifisBÛnt  b  pbw  do  «wte  :  teb  s«>ot  hrs  \i£UM5  de 
Toaloose.  de  Bôiers  «C  de  Camj«<:«De. 

An  demifr  gndin  de  b  hîénniùe  de$  $ekneune$  $onl 
pheés  les  imrmsmmx  oo  aiTiêrtp^vas»u\ .  aus^  appelés  h» 
mer.  Le  vaTKsal  est  on  seigneur  leodai,  mais  qui  dépend 
fan  autre  seigneur  et  ne  possède,  dans  son  fief.  qu*une  por- 
tion inférieure  de  b  souveraineté,  les  droits  de  police.  Les 
▼avassaux  forment  naturellement  la  plus  nombD^u:»"  cla^s^ 
de  seigneuries  ;  leur  position  variait  sui^-ant  les  conventions 
particulières  et  les  usages  des  localités. 

Nous  remarquerons,  pour  terminer  sur  ce  sujet»  quVn 
France,  bien  que,  sous  les  rois  des  deux  premières  races, 
lesévéques  et  les  abbés  aient  joué  un  fort  grand  nMo  politi- 
que, b  féodalité  y  fut  essentiellement  laïque  et  le  devint  tou- 
jours  plus.  Cela  vient  de  ce  que,  durant  I  époque  intérimaire. 


l&O  HIÉRARCHIE   DES   FIEFS   EN   FRANCE. 

les  seigneurs  ecclésiastiques,  n'étant  plus  protégés  par  le  pou- 
voir royal,  ne  purent  résister  par  eux-mêmes  aux  seigneurs 
laïques,  leurs  rivaux,  non  plus  qu'aux  usurpations  de  leurs 
propres  employés.  Il  en  fut  différemment  dans  l'empire  ger- 
manique, où  les  seigneurs  ecclésiastiques  et  les  seigneurs 
laïques  se  faisaient  contre-poids  ;  aussi  les  luttes  entre  le 
pouvoir  laïque  et  le  pouvoir  ecclésiastique  acquirent-elles 
dans  l'empire  bien  plus  de  gravité. 


•r<BU% 


141 


Sn 


La  féodalité  ftaDt,  ao  moyn  à^,  à  b  fois  b  fonne  gêne- 
nie  du  droit  public  H  cfUc  du  droit  pri%~r.  il  est.  en  thèse 
géaérale,  impossible  d'en  traiter  sans  loocber  au  droit  puMic 
du  pays  dont  on  parie  ;  mais  il  y  a  plus,  en  Allemagne  le 
contrat  féodal  fut  introduit  essentiellement  par  Tinfluence  du 
pouvoir  impérial,  dans  le  but  de  consolider  son  organisation 
etd^assurer  les  ressources  qui  lui  manquaient. 

Ainsi  que  nous  venons  de  le  voir,  le  royaume  de  France, 
l'état  capétien,  est  sorti  du  sein  de  la  féodalité:  en  Allema- 
gne, au  contraire,  l'Etat  est  avant  la  féodalité,  et  les  deux 
institutions  se  sont  développées  parallèlement  et  se  présen- 
tent à  nous  comme  deux  faces  d'une  même  idée. 

Dans  l'empire,  l'élément  féodal ,  qui ,  en  soi ,  appartient 
plutôt  au  droit  privé,  s'est  identifié  avec  la  constitution  poli- 
tique ;  il  a  donné  naissance  à  une  théorie  politico-religieuse 
embrassant,  en  fait.  l'Allemagne  et  ses  pertinences,  et,  en 
idée,  le  monde  chrétien  tout  entier.  D'après  cette  théorie,  où 
l'idée  de  la  féodalité  s'est  combinée  avec  celle  de  la  hiérar- 
chie catholique  romaine,  l'empereur  est  le  chef  temporel  de 
la  chrétienté,  dont  le  pape  est  le  chef  spirituel  ;  Fempire  lui- 
même  est  considéré  comme  le  fief  de  Dieu. 

Considéré  de  ce  point  de  vue,  tout  pouvoir  vient  d'en  haut 
par  une  sorte  d'inféodation  purement  idéale. 


142        HIÉRARCHIE   DES  FIEFS   DANS   L*EMPIRE   ROMAIN. 

L'exercice  des  pouvoirs  spirituel  et  temporel  suppose,  pour 
chacun  d'eux,  une  hiérarchie  de  subordonnés  et  des  rapports 
convenus.  Ces  fonctions  subordonnées  sont  exercées  en  partie 
à  titre  d'office,  en  partie  à  titre  de  propriété,  toute  espèce  de 
possession  étant  exercée  plus  ou  moins  dans  la  forme  féo- 
dale. 

Ainsi,  par  la  division  qui  a  été  faite  de  la  puissance  pu- 
blique, par  la  séparation  de  la  nation  en  diverses  classes, 
par  la  réunion  des  anciens  liens  de  dépendance  personnelle 
avec  ceux  qui  naissent  de  la  possession  ou  de  la  délégation 
des  pouvoirs  publics,  il  s'est  formé  dans  la  société  une  hié- 
rarchie d'ordres  plus  ou  moins  héréditaires,  qui  ont  chacun 
leurs  droits  déterminés. 

Nous  traiterons  ailleurs  la  question  compliquée  des  rap- 
ports du  temporel  et  du  spirituel.  Nous  nous  attacherons  ici 
au  côté  temporel  seulement ,  en  traitant  à  cet  effet  séparé- 
ment de  l'Allemagne  et  de  l'Italie,  attendu  que,  dans  ces  deux 
pays,  bien  qu'ils  fussent  réunis  l'un  à  l'autre  dans  le  saint 
empire  romain ,  l'histoire  de  la  hiérarchie  féodale  est  loin 
d'être  identique. 

A.  Allemagne. 

Déjà,  dans  l'empire  franc,  le  pays  situé  à  l'est  du  Rhin  et 
au  sud  du  Danube  portait  le  nom  de  Germanie  ;  il  échut  à 
Louis-le-Germanique,  lors  du  partage  de  Verdun  de  843,  et 
ce  prince  est  également  désigné  par  les  historiens  comme  roi 
des  Francs  orientaux  et  roi  de  Germanie  ;  les  noms  de  Deu- 
tsches  reich  et  de  Deutschland,  dérivés  de  la  langue  commune 
aux  diverses  tribus  du  royaume  (la  langue  teu tonique),  ne 
commencèrent  à  être  usités  que  vers  le  XI*  siècle. 


MONARCHIE    ÉLECTIVE.  143 

Après  rextinction  de  la  dynastie  carloviDgienne,  l'empire 
parut  être  héréditaire  de  fait  dans  la  maison  de  Saxe.  Ce- 
pendant, le  droit  d'élection  se  manifeste  dans  la  précaution 
que  l'empereur  régnant  prenait  de  faire,  de  son  vivant,  re- 
connaître par  les  états  son  successeur  futur.  Du  moment  de 
son  élection  à  celui  de  son  couronnement  par  le  pape,  l'élu 
portait  le  titre  de  rot  des  Romains  ;  depuis  son  couronnement, 
il  porte  le  titre  d'empereur.  Dans  la  suite,  le  changement 
fréquent  des  familles  impériales  mit  hors  de  doute  le  prin- 
cipe d'électivité,  qui  fut  considéré  comme  définitivement  éta- 
bli depuis  la  chute  de  la  maison  de  Hohenstaufen.  Ce  prin- 
cipe a  été  justement  envisagé  comme  la  principale  cause  de 
la  décentralisation  progressive  de  Tempire  d'Allemagne. 

L'empereur  était  le  gardien  suprême  du  droit  dans  l'em- 
pire ;  c'est  de  lui  que  découle  toute  juridiction  ;  tous  les  droits 
utiles  de  l'empire,  désignés  sous  le  nom  de  régales,  sont  à  sa 
disposition,  et  il  en  perçoit  les  revenus  pour  autant  qu'il  ne 
les  aurait  pas  aliénés. 

Immédiatement  après  l'empereur  venaient,  anciennement, 
les  ducs  (heerzogefi)  ;  leur  nom,  tiré  de  heer  (armée),  indique 
déjà  que  leur  principale  fonction  était  militaire;  c'étaient 
eux  qui  étaient  chargés  de  rassembler  dans  leur  duché  et  de 
commander  à  la  guerre  la  milice  nationale  (heerbann)  ^ 

Les  quatre  grands  duchés  allemands  existaient  déjà  sous 
le  régime  carlovingien  et  représentaient  les  principales  na- 
tionalités, savoir  :  les  Francs  orientaux,  les  Saxons,  lesSoua- 
bes  ou  Allemands,  et  les  Bavarois.  A  ces  quatre  anciens  du- 
chés, il  faut  joindre  le  duché  de  Lorraine,  à  l'ouest  du  Rhin, 

*  De  là,  dans  le  système  féodal  allemand,  la  dignité  ducale  était  appelée 
fahnlehen,  flef  de  drapeau,  fief  de  commandement. 


ihk  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE  ROMAIN. 

et  le  duché  de  Garinthie,  à  Test,  sur  la  rive  droite  du  Da- 
nube. 

Après  le  règne  de  Gharlemagne,  les  ducs  s'étaient  emparés 
d'une  partie  notable  des  fonctions  que  remplissaient,  sous  ce 
prince,  les  missi  doniinici;  ils  firent  rentrer  par  là  dans  leur 
office  diverses  fonctions  politiques  et  judiciaires.  Cependant, 
dans  la  règle,  le  duc,  comme  tel,  n'avait  pas  de  juridiction, 
et  le  comte,  en  tant  que  juge,  ne  relevait  pas  de  lui.  Mais 
le  duc  exerçait  ordinairement  lui-même  les  droits  de  comte 
dans  un  ou  plusieurs  comtés.  En  vertu  du  droit  qu'ils  s'étaient 
attribués  de  veiller  à  la  sûreté  publique  dans  leur  duché,  les 
ducs  convoquaient  à  leur  cour  {hoftag)  les  évéques,  les  comtes 
et  les  seigneurs  de  leurs  duchés. 

Avec  un  si  grand  pouvoir,  il  était  naturel  que  les  ducs 
cherchassent  à  rendre  leurs  fonctions  héréditaires,  selon  la 
tendance  générale  du  temps  ;  mais,  précisément  en  raison  de 
ce  pouvoir,  qui  faisait  presque  des  ducs  les  véritables  arbi- 
tres des  destinées  de  l'empire,  l'empereur  lutta  fortement 
contre  cette  tendance.  Henri  111,  voyant  combien  le  pouvoir 
des  ducs  était  menaçant  pour  la  royauté,  avait  déjà  formé  le 
projet  d'abolir  cette  dignité  ;  mais  son  successeur,  Henri  IV, 
abandonna  ce  plan  ou  n'eut  pas  le  pouvoir  d'y  suivre  effica- 
cement. Sous  son  règne  turbulent,  la  tendance  des  duc4S  à  se 
rendre  héréditaires  parut  pour  un  moment  s'être  transformée 
en  droit.  Dans  la  crainte  d'augmenter  encore  le  pouvoir  des 
ducs,  on  fit  la  règle  que  personne  ne  pouvait  avoir  deux  du- 
chés à  la  fois.  Depuis  Henri  IV,  cette  sage  précaution  cessa 
aussi  d'être  observée.  Le  pouvoir  des  ducs  aurait  probable- 
ment de  bonne  heure  entraîné  le  démembrement  de  l'empire, 
si  Frédéric  I®"^,  profitant  de  la  révolte  de  Henri-le-Lion,  qui, 
par  la  réunion  des  duchés  de  Saxe  et  de  Bavière  et  de  beau- 


DCCS,   C^FICES   IMPÉ1I1ACX.  i4S 

coop  d*autres  seigneuries,  offusquait  tous  les  autres  princes, 
ne  fût  parvenu  à  le  faire  condamner  et  n'eût  saisi  cette  oc- 
casion pour  réaliser  les  plans  de  Henri  III. 

Gonune  garantie  vis-à-vis  de  l'empereur  lui-même,  il  avait 
été,  en  revanche,  statué  que  Tempereur  ne  pourrait  pas 
garder  à  lui  un  duché  dont  il  aurait  été  en  possession  avant 
son  élection ,  et  qu'il  ne  pouvait  laisser  un  duché  vacant 
pendant  plus  d'une  année. 

Les  comtes  palatins  {pfalzgrafen) ,  qui  exerçaient  au  X* 
siècle  une  autorité  rivale  de  celle  des  dues,  tirent  aussi  leur 
origine  des  institutions  carlovingiennes.  Le  comte  palatin 
carlovingien,  qui  rendait  la  justice  à  la  cour  du  roi,  transmit 
son  nom  aux  missi  (sendgrafen),  qui  allaient  rendre  la  jus- 
tice à  sa  place  dans  les  provinces,  fonction  à  laquelle  se  rat- 
tachait l'administration  des  biens  royaux  dans  la  province 
où  le  comte  palatin  fonctionnait.  Walther  pense  que  les 
comtes  palatins  furent  institués  dans  le  but  de  surveiller  et 
d'affaiblir  les  ducs.  A  cet  effet,  leur  office  était  confié  à  un 
seigneur  puissant  de  la  contrée ,  qui  recevait  en  outre  des 
droits  de  comte.  Là  où  les  comtes  palatins  avaient  un  duc  à 
côté  d'eux,  cet  office  se  transforma  en  principauté  ordinaire; 
ainsi,  en  Saxe ,  le  palatinat  fut  un  titre  des  landgraves  de 
Thuringe,  et  plus  tard  des  margraves  de  Meissen  ;  en  Souabe, 
cette  dignité  était  héréditaire  chez  les  comtes  de  Tubingen  ; 
en  Bavière,  elle  appartint  longtemps  à  la  maison  de  Wiltels- 
bach.  Le  comte  palatin  du  Rhin  ayant  remplacé  le  duc  de 
Franconie  dès  le  XI*  siècle,  devint  le  chef  d'une  principauté 
considérable,  et,  en  outre,  il  conserva  des  fonctions  impé- 
riales très  importantes  ;  c'était  lui  qui  présidait  la  curie  des 
princes  en  l'absence  de  l'empereur  ;  il  était  vicaire  impérial 
en  cas  de  vacance  du  trône.  Depuis  la  bulle  d'or  de  Charles  lY, 

M&M.  ET  DOCUM.  XVI.  10 


146  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

il  fut  aussi  l'un  des  sept  électeurs.  Eichorn ,  et  Walther 
d*après  lui,  vont  jusqu'à  prétendre  que  le  comte  palatin  avait 
justice  sur  l'empereur  ;  ceci  doit  s'entendre  en  ce  sens  que, 
dans  les  cas  où  l'empereur  était  intéressé  dans  une  cause,  il 
s'abstenait  et  était  remplacé  par  le  palatin  du  Rhin.  Quant  à 
un  jugement  rendu  par  le  comte  palatin  contre  la  personne 
d'un  empereur,  ce  serait  une  anomalie  trop  étrange  pour 
qu'on  dût  l'admettre  sans  preuves,  et  l'histoire  n'en  fournit 
aucune. 

II  y  avait,  en  Allemagne,  diverses  sortes  de  comtes  {gra- 
fen).  D'après  l'ancienne  constitution  germanique  transportée 
dans  l'empire  franc,  le  comte  était  un  fonctionnaire  public 
exerçant  la  justice  et  possédant  aussi  le  commandement  mi- 
litaire dans  un  cercle  déterminé  appelé  gau  (canton).  L'of- 
fice de  comte  était  devenu  héréditaire  à  la  fin  de  l'époque 
carlovingienne  ;  alors  déjà  l'office  public  commençait  à  se 
transformer  en  rapport  féodal.  La  transformation  ne  devint 
cependant  complète  que  par  la  dissolution  de  l'ancienne  cons- 
titution des  gau. 

Vers  le  XI®  siècle,  la  plupart  des  comtes  étaient  bien  loin 
d'avoir  pour  territoire  un  gau  et  de  former  une  gaugrafschaft 
{cometien,  cmiitat).  Les  exemptions,  les  avoueries  impériales, 
et  surtout  les  immunités  ecclésiastiques,  avaient  morcelé  tous 
ou  presque  tous  les  anciens  gau. 

Parmi  les  comtes  féodaux,  ceux  qui  conservèrent  le  plus 
du  caractère  et  du  pouvoir  des  gaugrafen  sont  les  markgra- 
fen  et  les  landgrafen. 

Les  margraves  {inarchenses)  étaient  les  comtes  des  districts- 
frontières  ;  leur  position  les  appelait  à  prendre  souvent  le 
commandement  militaire,  indépendamment  du  roi  et  même 
des  ducs,  et  leur  permit  d'étendre  plus  aisément  par  des  con- 


orams.  DissoLcnoN  des  Oàc.  It7 

qBétes,  les  limites  it  lear  aulorité.  C'est  pcHirquoi  ils  ^rri- 
vèfeot  presque  tous  à  U  dignité  princiers.  Les  plus  oonsidê- 
Fables  furent,  en  Allemagne .  le  margrave  d'Autriche ,  pri- 
mitivement o$t-wMrk,  et  celui  de  Brandebourg,  primitivement 
uord-mark.  Dans  la  suite .  Tun  et  l'autre  surpass^Nr^nt  en 
puissance  même  les  ducs. 

Les  landgraves  sont  ceux  des  anciens  comtes  de  Tintêrieur 
qui,  comme  les  margraves,  parvinrent  à  la  dignité  princiére  ; 
leur  nom  indique  un  comte  qui  a  un  territoire  i/iiN^fK  ou.  en 
d'autres  termes,  qui  jouit  de  la  landhoheit:  leur  titre  latin 
{cornes  procincialiê)  indique  qu'ils  ont  conservé  les  dn^ts  de 
comte  sur  une  gaugrafschaft ,  ou  du  moins  sur  les  n^tes 
d'une  pareille  circonscription.  Lorsqu'ils  cessèrent  d'être  sous 
la  dépendance  des  ducs ,  les  landgraviats ,  tout  comme  les 
margraviats,  comptèrent  au  nombre  des  fahnlehen. 

Comme  les  ducs,  il  y  avait  des  comtes  qui  réunissaient 
entre  leurs  mains  plusieurs  droits  de  comtés  {grafschafis)  ; 
ainsi,  sous  Othon  lU,  le  comte  de  Basse-Lorraine  en  réunit 
jusqu'à  quinze.  Un  semblable  fait  montre  assez  à  quel  point 
la  constitution  des  gau  disparaissait  rapidement. 

La  plupart  des  comtes,  au  lieu  de  suivre  cette  marche  as- 
cendante, restèrent  dans  les  catégories  inférieures  ;  c'étaient 
de  simples  seigneurs  féodaux,  auxquels  l'empereur,  ou  quel- 
que haut  employé  de  l'empire  exerçant  ses  droits  dans  une 
province,  avait  accordé  en  fief  les  droits  du  comte  ;  ou  bien 
d'anciens  vicomtes  ou  centeniers  devenus  indépendants  par 
le  morcellement  du  gau  dont  leur  diocèse  faisait  partie  au- 
paravant. Ces  comtes  étaient,  pour  la  plupart,  dans  les  rela- 
tions de  vasselage  vis-à-vis  des  ducs,  des  évêques  ou  des 
comtes  de  premier  rang.  Il  y  avait,  mais  en  petit  nombre, 
des  comtes  allodiaux  ;  tels  étaient  les  comtes  de  Solms,  de 


148  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l' EMPIRE. 

Zollern  et  deTecklemburg.  Dans  la  suite,  beaucoup  de  simples 
seigneurs  immédiats  prirent  le  titre  de  comte  pour  se  distin- 
guer de  la  basse  noblesse  ;  mais,  durant  le  moyen  âge,  cela 
n'avait  pas  encore  lieu. 

Parmi  les  comtes  du  second  ordre  se  rangent  aussi  les 
burgraves  {burggrafen) ,  qui  avaient  été  établi^  pour  gouver- 
ner, avec  les  droits  de  comte,  les  villes  et  châteaux  fortifiés 
que  Ton  construisit  principalement  aux  XI*  et  XII*  siècles, 
afin  de  protéger  le  territoire  de  l'empire.  Sous  le  rapport  mi- 
litaire, ils  étaient  soumis  aux  margraves  ou  aux  ducs.  Ces 
burgraves  correspondaient  plus  ou  moins  aux  châtelains  fran- 
çais, mais  ils  sont  de  plus  qu'eux  officiers  publics.  Un  petit 
nombre  d'entre  eux,  comme  ceux  de  Meissen,  d'AItenburg 
et  de  Nuremberg,  restèrent  sous  la  dépendance  immédiate  de 
l'empire.  La  plupart  devinrent  vassaux  de  seigneurs  de  pre- 
mier rang. 

Les  gografen  de  la  Saxe  sont  d'anciens  centeniers  et  non 
point  des  gaugrafen,  comme  on  l'a  pensé  d'abord  ;  cela  res- 
sort clairement  du  Sachsenspiegel,  qui  oppose  leur  juridiction 
à  celle  du  comte  ;  ces  gografen  étaient  des  employés  investis 
d'une  juridiction  inférieure  et  auxquels  les  justices,  d'abord 
seulement  déléguées,  ont  été  ensuite  inféodées. 

Ces  diverses  espèces  de  comtés  du  second  rang,  qu'on  peut 
aussi  appeler  les  nouveaux  comtés  par  opposition  aux  comtés 
issus  des  anciens  comitats,  ne  sont  qu'un  aggrégat  de  sei- 
gneuries particulières  reliées  entre  elles  par  le  fait  seul  qu'elles 
ont  un  même  possesseur.  Souvent  même ,  des  seigneurs  qui 
exerçaient  sur  leurs  terres  les  droits  de  comte,  n'en  portè- 
rent pendant  longtemps  point  le  titre  ;  on  les  appelait  seule- 
ment nobiles,  ou  bien  liberi  domini. 

La  simple  seigneurie  ifreie  herrschaft)  est  formée  par  les 


SEIGNEURIES   FÉODALES.  449 

possessions  d'un  seigneur  laïque,  soit  allodiales,  soit  féodales, 
sur  lesquelles,  en  vertu  de  concessions  royales,  le  seigneur 
exerce  lui-même  la  juridiction,  ainsi  que  certaines  régales; 
le  centre  d'une  telle  seigneurie  était  le  château  dans  lequel 
habitait  le  seigneur  et  duquel,  depuis  le  XI^  siècle,  les  nobles 
commencèrent  à  tirer  leur  nom.  Le  principe  de  la  seigneurie 
se  trouve  déjà  dans  les  exemptions  laïques  accordées  sous  le 
régime  franc  ;  elles  se  multiplièrent  considérablement,  et  les 
seigneurs  firent  des  efforts  constants  pour  arrondir  leurs 
possessions  par  des  échanges  et  des  acquisitions. 

  côté  des  hauts  dignitaires  de  Tordre  laïque  de  l'empire, 
il  faut  placer  les  dignitaires  de  l'Eglise ,  les  archevêques , 
évêques  et  abbés. 

Les  grandes  donations  faites  à  l'Eglise  et  les  immunités 
non  moins  considérables  qu'elle  reçut  des  empereurs,  avaient 
été  une  des  principales  causes  de  la  chute  de  l'ancienne 
constitution  {gauverfassung)  et  avaient  assuré  aux  dignitaires 
de  l'Eglise  une  position  séculière  indépendante  des  comtes 
et  même  des  ducs. 

Les  empereurs  de  la  maison  de  Saxe,  entre  autres,  favo- 
risèrent systématiquement  les  princes  ecclésiastiques,  cher- 
chant en  eux  un  contre-poids  au  pouvoir  des  princes  laïques  ; 
car,  bien  que  l'hérédité  ne  fût  pas  encore  devenue  la  règle 
pour  les  hauts  emplois  séculiers,  cependant  des  considéra- 
tions, auxquelles  il  était  difficile  de  résister,  faisaient  ordi- 
nairement transmettre  ceux-ci  à  l'un  des  enfants  du  titu- 
laire, tandis  que,  pour  les  hautes  dignités  ecclésiastiques, 
l'empereur  conservait  son  libre  choix.  Aussi  est-ce  surtout 
à  l'aide  des  princes  ecclésiastiques  que  les  empereurs  gou- 
vernèrent longtemps.  Les  trois  archevêques  de  Mayence,  de 
Cologne  et  de  Trêves  étaient,  le  premier,  archi-chancelier  du 


180  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

royaume  d'Allemagne;  le  deuxième,  archi-chancelier  du 
royaume  d'Italie;  le  troisième,  archi-chancelier  du  royaume 
de  Provence.  L'archi-chancelier  d'Allemagne  était  le  pre- 
mier personnage  de  l'empire  après  l'empereur  ;  l'importance 
de  ses  fonctions  le  plaçait  même  au-dessus  du  comte  palatin. 
Plus  tard,  ces  trois  archevêques  devinrent  les  trois  électeurs 
ecclésiastiques. 

Quelquefois,  les  immunités  accordées  à  un  évéque  ou  à  un 
archevêque  s'étendirent  à  tout  un  gau.  Dans  ce  cas,  l'évêque 
remplaçait  en  quelque  sorte  le  comte.  D'autres  fois,  les  terres 
de  l'évêque  et  celles  qui  restaient  dans  la  justice  du  comte 
se  trouvaient  pêle-mêle.  Au  XI*  siècle,  les  évêques  avaient 
obtenu  généralement  les  droits  du  comte  sur  les  terres  de 
l'Eglise;  celles-ci  devinrent  ainsi  de  véritables  territoires 
ecclésiastiques,  dans  lesquels  l'évêque  n'avait  pour  supérieur 
que  l'empereur.  Au  lieu  du  drapeau  [fahn),  les  princes  ecclé- 
siastiques portaient  pour  symbole  de  leur  dignité  le  sceptre. 

Avec  les  immunités  laïques  et  ecclésiastiques,  la  princi- 
pale cause  de  la  dislocation  des  anciens  gau  fut  la  création 
des  avoueries  impériales  (reichvogteien).  Le  développement 
systématique  de  cette  institution  appartient,  comme  celui  des 
immunités,  à  la  maison  de  Saxe  ;  son  but  fut  de  conserver 
autant  que  possible  au  pouvoir  central  des  ressources  qui  ne 
dépendissent  que  de  lui.  Les  princes  de  cette  maison  voyant 
ce  qu'était  devenue  la  royauté  chez  les  Carlovingiens ,  ce 
qu'elle  était  en  France  de  leur  temps  ,  comprirent  fort  bien 
que  le  pouvoir  impérial  dont  ils  étaient  dépositaires  était 
menacé  du  même  sort  par  l'envahissement  continu  de  la  féo- 
dalité ;  pour  l'éviter,  ils  voulurent  réserver  à  l'empereur  un 
domaine  qui  fût  hors  de  l'atteinte  des  usurpations  des  em- 
ployés locaux,  représentants  ordinaires  de  l'empire. 


IMUmiTÉS,    ATOUERIES.  151 

Les  empereurs  exemptèrent  donc  de  la  juridiction  et  de 
raatorité  du  comte  les  terres  du  fisc  impérial  qui  étaient  ré- 
pandues sur  divers  points  de  Tempire.  et  souvent  fort  éten- 
dues, et  les  soumirent  à  un  employé  spécial,  révocable  à  vo- 
lonté, qui  fut  appelé  avoué,  ou  bailli  impérial  {reichvofft),  en 
latin  adrocaUiê.  Ici  donc,  le  sol  même  de  Tavouerie  apparte- 
nait au  fisc,  et  les  villes,  qui  se  formèrent  presque  partout 
sur  le  sol  de  ces  anciennes  villa  impériales,  furent  les  villes 
royales  dans  le  sens  le  plus  étroit. 

Telle  est  Toriginede  institution  des  avoueries  impériales; 
mais  on  ne  se  borna  pas  là.  Presque  toutes  les  villes  de  quel- 
que importance  au  temps  des  Otbons.  et  même  des  districts 
entiers  comprenant  aussi  des  propriétés  libres,  revurenl  éga- 
lement des  avoués  impériaux.  Lors4|uuni*  avouerie  compre- 
nait un  district  tout  entier,  l'avoué  portait  le  titre  de  land- 
togt,  ou  advocahiê  imperialis.  De  semblables  avoueries  se 
rencontrent,  entre  aulres.  sur  le  Rhin,  en  Souab^.  en  Al- 
sace, en  Franconie  et  dans  la  Thurin^ze  méridionale.  Les 
landvogten  avaient  souvent  dans  leur  ress^irt  plusieurs  vilb's 
ayant  chacune  leur  reirArojf  :  ainsi,  le  landroyt  de  Ha^ue- 
nau,  en  Alsace,  avait  dix  villes  im|)ériales  sous  son  gouver- 
nement; le  landrogt  du  Wetterau  en  avait  quatre,  savoir, 
Francfort,  Friedlier?,  Geinhausen  et  Welzlar.  Souvent  aussi 
une  commune  libre  trouva  son  avantage  à  se  donner  immé- 
diatement à  l'empire  et  à  en  recevoir  un  bailli  imp^-rial.  Ce 
fut  le  cas  de  beaucoup  de  villes  et  même,  exceptionnelle- 
ment, de  quelques  communes  de  campagne  ;  ainsi .  un  di- 
plôme de  Frédéric  I*"'  met  srius  la  proterrlion  immédiate  de 
l'empire  la  commune  de  Bemheim  ,  qui  juv]u'alor<^  avait  été 
libre.  Le  motif  de  ces  s^irtr-s  d'arranu'ernents  est  indiqué  dans 
la  charte  même  :  "■  El  de  retero  vib  hn/f^riali)f  cfî'Undinh  lui- 
>  cione  abomni  tyrranide  œcuri  perman^ant.  * 


182  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'EMPIRE. 

L'empereur  trouvait  son  compte  à  créer  des  bailliages  im- 
périaux, non-seulement  parce  que  le  reichvogt  demeurait  un 
employé,  tandis  que  le  comte  faisait  de  son  pouvoir  une  pro- 
priété, mais  encore  parce  que,  dans  les  districts  dont  le  gou- 
vernement était  devenu  héréditaire,  le  comte  percevait  pour 
lui  la  plus  grande  part  des  revenus,  tandis  que  les  avoués 
en  devaient  rendre  compte. 

Au  point  de  vue  militaire,  l'empereur  avait  en  outre,  dans 
les  contingents  des  villes  impériales,  une  force  assez  impo- 
sante à  sa  disposition.  Ce  fut  donc  grâce  aux  avoueries  im- 
périales que  la  royauté  conserva,  en  Allemagne,  des  ressour- 
ces  propres  et  une  certaine  indépendance.  Dans  la  suite , 
cependant,  la  reichvogtei  elle-même  fut  concédée  à  titre  héré- 
ditaire, pour  disparaître  enfin,  par  la  prépondérance  toujours 
croissante  du  système  territorial. 

Nous  avons  parcouru  jusqu'ici  les  échelons  supérieurs  de 
la  hiérarchie  ;  là,  dans  la  combinaison  de  l'élément  de  droit 
public  et  de  l'élément  de  droit  privé,  c'est  le  premier  qui 
l'emporte  ;  dans  les  degrés  de  cette  hiérarchie  auxquels  nous 
arrivons,  c'est  l'inverse  qui  aura  lieu.  Avec  les  hauts  fonc- 
tionnaires de  l'empire,  qui  tous  tendent  plus  ou  moins  à  de- 
venir, s'ils  ne  le  sont  déjà,  des  seigneurs  féodaux  dans  toute 
la  force  du  terme,  nous  étions  presque  constamment  sur  le 
terrain  de  la  constitution  politique  ;  maintenant,  les  rapports 
personnels  viendront  en  première  ligne. 

Dans  les  derniers  temps  du  régime  carlovingien,  en  Alle- 
magne comme  en  France,  mais  à  un  moindre  degré,  l'op- 
pression que  les  grands  faisaient  peser  sur  les  hommes  libres 
en  avait  obligé  un  grand  nombre  à  entrer  dans  un  rapport 
de  dépendance  vis-à-vis  de  quelque  seigneur  laïque  capable 
de  les  protéger,  ou,  plus  souvent  encore,  vis-à-vis  de  l'Eglise. 


E^  LE  «KSTiCC   SnfTAOS. 

L'aifeilriire  dont  les  conte  usaient  à  léord  des 

fibres  avaîl  été  aosâ  uoe  àes  f€iBcsptJ*r<  rus'it&s  qui  aTiJeol 

fût  tmosCéra-au  nrèfoes  les  ârc^ts  du  ^rtnie-. 

Un  changement  qui  s'cipéra,  vers  ]e  X*  âèrie.  dans  ïcr- 
ganisatk»  du  scnice  militaire  nalkiial.  pc4ta  un  coup  sen- 
sible à  la  position  d'une  partie  &^4al4e  des  hommes  libres  et 
détennina  rintroductico  du  système  fêictdal  en  Allemagne. 
Les  grands  raiages  que  les  H«:4kgrLiis  exerçaient  dans  ce  pays 
avaient  fait  sentir  à  l'empereur  Henri,  dit  l'I^isrieur,  la  né- 
cessité d'emplover  contre  eux  une  caTakrîe  nombreuse,  ar- 
mée de  toutes  pièces  et  bien  exercée.  Afin  de  se  la  [HX^curer. 
il  fut  établi  que  la  noUesée  se  chargerait  de  faire,  avec  ses 
vassaux,  le  ser\ice  de  la  cavalerie,  qui  était  trop  coûteux 
pour  les  simples  honunes  libres. 

En  récompense ,  la  noblesse  reçut  en  bénéfices ,  sur  les 
terres  de  l'empire,  des  dîmes,  des  justices  et  des  revenus  de 
diverses  sortes,  et  en  donna  à  son  tour,  afin  de  multiplier  le 
nombre  de  ses  hommes  d'armes.  Les  chapitres  et  les  cou- 
vents, qui  devaient  aussi  leur  contingent  d'hommes  d'armes, 
furent  dans  lobligation  d  aliéner  maintes  propriétés  en  mains 
laïques,  afin  de  se  les  procurer.  Les  hommes  libres  qui  étaient 
assez  riches  pour  servir  à  cheval,  furent  aussi  entraînés  dans 
cette  organisation.  C'est  à  cette  époque  qu'en  Allemagne  les 
bénéfices  ont  commencé  à  être  appelés  fiefs. 

Mais  ceux  qui  furent  dispensé!»  d'aller  en  campagne  ensuite 
du  changement  de  système  militaire,  ne  reçui-ent  pas  cet  allé- 
gement sans  de  graves  compensations.  Déjà,  sous  Tanciennc 
organisation ,  celui  qui  ne  pouvait  pas  servir  en  personne 
lorsque  Thériban  était  convoqué,  devait  payer  une  contribu- 
tion, et  les  hommes  libres  trop  pauvres  pour  servir,  se  réu- 
nissaient pour  défrayer  ceux  d'entre  eux  qui  servaient.  Ceci 


1S&  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

fui  généralisé,  et  ceux  qui  étaient  dispensés  du  service  per- 
sonnel durent  payer  une  capitation  au  fonctionnaire  impérial, 
comte,  duc  ou  avoué,  sous  les  ordres  duquel  ils  auraient  servi. 

Cette  contribution  fut  appelée  schutzpflicht,  parce  qu'elle 
était  due  pour  la  protection  de  Tempire,  et  le  fonctionnaire 
chargé  de  la  percevoir  sur  les  hommes  libres  de  son  district 
exerçait  par  là  sur  eux  une  sorte  d'autorité  appelée  schutz- 
herrlichkeit  ;  cette  autorité  fut  aussi  appelée  vogtei  (avouerie). 
Il  faut  se  garder  de  confondre  cette  espèce  de  vogtei  avec  la 
reichvogtei  dont  il  a  été  question  tout  à  l'heure. 

On  conçoit  aisément  que  cette  nouvelle  organisation  fut 
très  avantageuse  à  la  noblesse.  Le  nombre  de  ses  vassaux 
augmenta,  puisqu'elle  avait  plus  de  moyens  de  les  attirer  à 
elle.  Beaucoup  d'hommes  libres  pauvres  entrèrent  à  son  ser- 
vice pour  y  trouver  leur  entretien  ;  les  plus  riches  y  entrè- 
rent aussi  pour  conserver  leur  honneur  militaire,  s'ils  ne 
trouvaient  pas  moyen  de  l'assurer  en  entrant  dans  les  corpo- 
rations urbaines  qui  se  fondent  dans  le  même  temps. 

Le  privilège  accordé  par  l'opinion  au  service  militaire  était 
si  grand,  qu'un  homme  libre,  faisant  le  service  dans  la  ca- 
valerie, fut  bientôt  considéré  davantage  que  l'homme  libre 
qui,  ne  le  faisant  pas,  était  devenu  schutzpflichtig . 

La  force  militaire  se  trouva  dès  lors  en  très  grande  partie 
dans  les  mains  de  la  noblesse,  qui  devint  indépendante,  d'un 
côté,  du  peuple,  et  de  l'autre,  du  roi  ;  car  le  serment  de  fidé- 
lité féodale  allait  bien  avant  les  devoirs  de  sujet.  L'homme 
d'armes,  habitué  à  suivre  son  chef  et  qui  tenait  de  lui  ses 
moyens  d'existence,  le  suivait  en  toutes  circonstances  autant 
par  point  d'honneur  que  par  nécessité. 

De  l'ensemble  de  ces  faits,  des  anciens  rapports  de  dépen- 
dance d'un  homme  envers  un  autre,  qui  existaient  déjà  dans 


ISS 

les  ttmps^  cuk^ÎBÔnis.  àt  li  iKvrelk  or&imssttîoci  militaire 
cfééc  ««s  les  fBi|iemn^  saxons,  de  la  pf>f4fm>c>r  «<xvriée 
à  b  proiessMW  miiitjjrr.  de  rftfYTc«»$efDrat  d'influmor  de  la 
noblesse  qui  en  fat  la  tXfOStqwDCf,  des  enapniients  per- 
sooiieb  qoe  cootncimBl  lî^^^is  d'dle  beaucoup  d'hommes 
libres,  enfin  de  b  diminntkn  que  sobinm!  b  liberté  et  I  èiat 
personnel  d'an  {dos  grand  nombre,  est  s^^rti  le  sx^ème 
feodil  gennaniqae.  diflërent.  à  plaâeui^  êsaids,  soit  du  s\^ 
tème  féodal  français,  soit  même  du  système  lombard. 

En  Allemagne,  il  y  a  deux  espèces  bien  distinctes  de  nip 
ports  ieodaux. 

Le  rapport  proprement  féodal,  constituant  ce  qu  en  Alle- 
magne on  appebit  rerAfeMeN..  Tut  établi .  dans  Torigine .  en 
vue  du  service  impérial  et  reposait,  en  génémK  sur  la  ci>n- 
oes^on  d'un  bien  ou  d'un  droit  utile  provenant  de  l'empire. 
Ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'encore  dans  le  SachstnspifgeL  le 
fief  proprement  dit  établi  sur  une  propriété  privée  est  une 
exception  ;  il  porte  un  nom  spécial,  leken  an  eigen,  tenue  qui 
se  traduirait  par  fief  sur  une  propriété  privée,  ou  fief  de  droit 
privé.  Ce  leken  an  eigen  était  soumis  à  des  règles  tout  à  fait 
particulières,  puisque,  entre  autres,  celui  qui  Tavait  concédé 
pouvait  le  reprendre  à  la  mort  du  vassal,  tandis  que.  le  fief 
ordinaire,  c'esl-à-dire  le  fief  impérial,  passait  aux  descendants 
dès  Torigine,  ou  du  moins  déjà  avant  la  loi  de  1037  de  Con 
rad  II,  dit  le  Salique ,  qui  consacra  le  principe  de  Thérédité 
des  fiefs  en  Italie.  C'est  au  rechtelehen  que  s'applique,  on 
Allemagne,  le  mot  feudum  (fief)  et  le  terme  de  vassal,  lehen 
mann,  qui  y  correspond. 

L'institution  du  fief  proprement  dit  est  donc,  en  Allenm 
magne,  postérieure  à  celte  même  institution  dans  les  pays 
qui  ont  appartenu  à  l'ancien  empire  romain,  et  elle  y  a  un 
caractère  officiel  qu'elle  n'a  point  ailleurs. 


4K6  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l' EMPIRE. 

Si,  SOUS  le  rapport  du  fief  proprement  dit,  la  féodalité  alle- 
mande s'est  développée  après  la  féodalité  française,  en  ce  qui 
concerne  une  autre  espèce  de  féodalité  qui  existait  en  Alle- 
magne, elle  aurait  plutôt  précédé  celle-là. 

On  se  rappelle  Tancienne  institution  du  gasindi,  apportée 
par  les  Germains  dans  l'Europe  romaine  à  Fépoque  des  gran- 
des migrations,  et  dont  la  féodalité  est  sortie  avec  le  concours 
de  circonstances  économiques  et  d'institutions  romaines  pré- 
existantes ;  le  gasindi  créait  un  rapport  de  dépendance  per- 
sonnelle qu'acceptaient  volontairement  des  hommes  libres, 
mais  qui  engageait  cependant  la  liberté  dans  une  certaine 
mesure.  Ceux  qui  s'étaient  engagés  de  cette  manière,  ou  qui 
étaient  nés  engagés  au  service  d'un  seigneur,  étaient  appelés, 
en  allemand,  dienstleuten,  gens  de  service,  ce  qui  se  traduit, 
en  latin,  par  ministeriales. 

Durant  l'époque  franque,  ces  dienstleuten ,  ou  ministériaux, 
reçurent  aussi  des  terres  pour  prix  des  services  auxquels  ils 
étaient  tenus  ;  parmi  eux  étaient  pris  les  divers  officiers  et 
serviteurs  de  la  maison  du  seigneur. 

Pendant  cette  époque,  le  rapport  de  ministérialité  a  existé 
aussi  dans  les  pays  romands,  et,  comme  tous  les  rapports  ju- 
ridiques dans  ces  temps-là,  il  ne  présente  pas  un  aspect  et  des 
traits  distinctifs  bien  précis  ;  c'est  un  rapport  assez  vague,  se 
confondant,  soit  avec  celui  des  leudes,  fidèles,  ou  antrustions, 
soit  avec  celui  des  serfs,  et  s'appliquant  à  des  degrés  d'exis- 
tence sociale  en  fait  excessivement  divers.  Mais,  dans  les 
pays  romands,  la  distinction  entre  ces  classes  s'est  faite  déjà 
pendant  la  période  intérimaire,  en  sorte  que  les  leudes  qui 
ont  conservé  la  profession  militaire  et  un  bénéfice,  furent 
tous  censés  libres,  même  nobles,  et  formèrent  la  classe  des 
vassaux;  tandis  que  ceux  qui,  leudes  ou  ministériaux,  n'a- 


BÊNÉnCES  M1NIST&RIAUX  157 

vaient  pas  ea  le  même  bonheur,  ont  été  rangés  dans  la  classe 
des  serfs  ou  demi-serfs. 

En  Allemagne,  au  contraire,  le  rapport  dos  ministériaux 
s'est  maintenu  à  peu  près  tel  qu*il  existait  durant  la  période 
barbare,  et  il  constitue  une  sorte  de  féodalité,  qui,  pendant 
plusieurs  siècles,  se  distingue  entièrement  de  celle  qui  avait 
pour  fondement  le  fief  proprement  dit. 

Cependant  comme,  en  Allemagne,  Tancienne  constitution 
germanique  s'était  mieux  conservée,  les  privilèges  des  hom- 
mes libres  étaient  restés  l'objet  de  plus  de  considération  ;  de 
sorte  qu'au  début  de  l'époque  féodale,  au  X*  siècle,  les  minis- 
tériaux sont  peut-être  plus  séparés  de  la  classe  des  hommes 
libres  qu'ils  ne  le  sont  dans  les  siècles  antérieurs  en  pays 
romand.  Mais,  avec  le  développement  de  la  féodalité ,  cet 
état  de  choses  ne  tarda  pas  à  changer  pour  une  partie  d'entre 
eux. 

Au  commencement  donc,  les  ministériaux  d'Allemagne 
nous  apparaissent  confondus  avec  les  autres  catégories  de 
personnes  engagées  dans  la  servitude.  Mais  le  besoin  de  sol- 
dats, et  particulièrement  de  cavaliers,  engagea  les  seigneurs 
à  remplir  les  cadres  de  leur  contingent  en  partie  de  non- 
libres.  Ces  ministériaux  étaient  aussi  attachés  au  service  de 
la  maison,  plus  considéré,  selon  les  idées  germaniques,  que 
la  culture  de  la  terre  possédée  par  un  autre. 

Parmi  les  non-libres,  l'usage  s'établit  donc  de  désigner 
sous  le  nom  de  dienstleuten,  ou  ministériaux,  ceux  qui  sui- 
vaient leur  maître  à  la  guerre  et  le  servaient  dans  la  maison 
par  opposition  aux  simples  hôrigen  dépendants,  ou  grûnd- 
holden,  cultivateurs  non-libres.  Parmi  les  ministériaux  étaient 
choisis  les  officiers  charges  de  gérer  les  domaines  et  de  diri- 
ger les  diverses  branches  de  l'administration  seigneuriale. 


158  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l' EMPIRE. 

Dans  les  seigneuries  d'une  certaine  importance,  ces  offices 
élevaient  ceux  qui  en  étaient  revêtus  non-seulement  au-des- 
sus des  simples  {hôrigen)  et  des  autres  ministériaux,  mais 
encore  au-dessus  de  la  masse  des  hommes  libres  de  la  classe 
des  schutzpflichtigen.  Dans  les  possessions  ecclésiastiques  sur- 
tout ,  les  ministériaux  formaient  presque  exclusivement  le 
contingent  militaire  et  remplissaient,  à  défaut  de  vassaux 
proprement  dits,  les  fonctions  d'administration  subalterne. 
De  cette  manière,  Tex pression  de  ministériaux  se  trouva  de 
nouveau  comprendre  des  individus  de  rang  et  de  condition 
tout  à  fait  différents. 

  mesure  que  la  profession  militaire  fut  davantage  un  titre 
de  considération,  et  que  la  puissance  des  grands  prévalut 
sur  les  droits  des  anciens  hommes  libres,  les  avantages  de 
la  ministérialité  augmentèrent.  Cela  vint  bientôt  au  point 
que  les  hommes  libres,  qui  d'abord  eussent  cru  déroger  en 
acceptant  un  fief  proprement  dit,  ne  furent  pas  arrêtés  par 
le  sacrifice  de  leur  liberté  personnelle  et  entrèrent  volontai- 
rement dans  les  liens  de  la  ministérialité,  liens  qui  n'ex- 
cluaient pas  même  le  titre  de  chevalier  et  une  position  po- 
litique plus  élevée  encore,  jusqu'à  ce  que,  mais  bien  plus 
tard,  entre  la  ministérialité  et  la  vassalité,  il  n'y  eut  plus 
guère  de  différence  que  le  nom. 

Le  bien  dont  un  ministériel  jouissait  pour  prix  de  ses  ser- 
vices était  appelé,  en  latin,  bmeficium,  mais  il  ne  prit  jamais 
le  nom  de  fief  {feudum),  lehen  en  allemand  ;  on  le  nommait 
dienstgut.  Le  droit  qui  régissait  le  contrat  féodal  proprement 
dit  se  nomme,  en  allemand,  lehnrecht;  celui  qui  régit  les 
rapports  des  ministériaux  se  nomme  hofrecht,  en  latin  jus 
curiœ. 

Selon  Eichorn,  les  bénéfices  ministériaux  étaient  déjà  hé- 


ALTÉRATION    DE   LA   CONSTITUTION.  159 

réditaires  du  temps  de  Conrad-le-Salique  ;  d'autres  pensent 
qu'ils  ne  le  devinrent  que  plus  tard.  Mais,  à  la  différence  de 
ce  qui  était  établi  en  Allemagne  pour  le  fief,  le  bénéfice 
ministériel  ne  pouvait  être  partagé,  peut-être  parce  que 
le  service  auquel  il  obligeait,  n'étant  pas  exclusivement 
militaire,  n'était  pas  aussi  aisément  susceptible  d'être  divisé 
entre  plusieurs  personnes. 

Dans  la  règle,  un  bénéfice  ministériel  passait  au  fils  aine  ; 
à  défaut  de  fils,  il  pouvait  passer  aux  filles  et  à  leurs  descen- 
dants, mais  sans  sortir  de  la  ligne  des  descendants  du  titu- 
laire. 

Comme  les  fiefs  étaient,  dans  le  principe,  fiefs  d'empire,  le 
lehnrecht  est  un  droit  commun  à  toute  l'Allemagne  et  même 
à  tout  l'empire,  tandis  que  le  dienstrechl,  ou  hofrecht^  est 
un  droit  particulier,  qui  varie  selon  les  usages  locaux  ;  à 
défaut  de  convention,  on  appliquait  à  ce  dernier  non  le  droit 
impérial  formé  par  la  jurisprudence  de  la  cour  des  fiefs, 
mais  le  droit  de  chaque  province  ou  territoire  {landrecht). 

Quant  au  schutzrecht  et  à  la  schutzherrschaft,  celle  insti- 
tution ,  contemporaine  et  hisloriquement  corrélative  de  la 
lehnh^rrschaft ,  ne  constitue  cependant  point  un  engage- 
ment de  nature  féodale  ;  c'est  un  rapport  dont  le  principe  se 
trouve  en  entier  dans  le  droit  public  impérial  ;  toutefois , 
comme  les  honneurs  et  les  justices,  dont  nous  avons  traité  à 
propos  de  la  féodalité  française  ,  la  schutzherrschaft  créa 
aussi  des  rapports  de  dépendance  personnelle  entre  ceux  qui 
y  étaient  soumis  et  les  seigneurs  qui  l'exerçaient,  et  con- 
tribua par  là  considérablement  à  l'extension  du  régime  féodal 
en  Allemagne. 

Par  le  développement  de  la  hiérarchie  féodale,  le  royaume 
d'Allemagne  est  devenu  un  état  féodal,  dont  le  centre  est 


460  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

l'empereur.  Tous  les  hauts  fonctionnaires  de  l'empire  sont 
devenus  des  vassaux  immédiats  de  l'empereur,  unis  à  lui 
par  le  double  lien  de  la  fidélité  féodale  et  de  l'office  dont  ils 
sont  revêtus.  La  confusion  de  l'office  et  du  bénéfice,  et  l'hé- 
rédité de  la  plus  grande  partie  des  offices  qui  s'est  intro- 
duite, ont  placé  l'office  {amt,  hanor)  toujours  plus  sur  l'ar- 
rière-plan,  de  sorte  qu'il  parait  devenir  lui-même  l'objet,  la 
substance  du  bénéfice  ou  du  fief  ;  l'honneur  et  le  bénéfice 
sont  réunis.  Le  lien  féodal  est  donc,  en  réalité,  le  lien  poli- 
tique qui  maintient  l'ordre  dans  l'empire  :  d'une  part,  l'effort 
des  divers  fonctionnaires  pour  se  créer  une  position  indépen- 
dante ;  de  l'autre,  le  besoin  de  conserver,  entre  eux  et  le 
chef  de  l'Etat,  un  rapport  de  subordination  basé  sur  la  fidé- 
lité et  le  respect,  ont  amené  ce  résultat. 

Pour  assurer  la  conservation  de  ces  rapports,  il  avait  été 
pris  certaines  mesures  de  précaution  :  les  territoires  et  les 
droits  appartenant  aux  duchés  ou  comtés  qui  sont  devenus 
fiefs  d'empire,  ne  peuvent  être  ni  partagés,  ni  aliénés  ;  les 
biens  et  les  droits  régaliens  possédés  par  les  hauts  digni- 
taires de  l'Eglise  sont  soumis  à  la  même  règle  et  ne  peu- 
vent être  inféodés  sans  le  consentement  de  l'empereur. 

Lorsque  les  duchés  et  les  comtés  étaient  encore  des  em- 
plois, ils  étaient  par  là  même  indivisibles,  et  lorsque  le  titu- 
laire laissait  plusieurs  fils,  le  roi  remettait  l'emploi  à  l'un 
d'eux.  Le  Schwabenspiegel  maintient  encore  ce  principe  d'or- 
dre public  ;  mais,  à  mesure  que  l'idée  de  l'emploi  fit  place  à 
celle  de  possession  privée,  l'usage  s'introduisit  de  diviser  les 
territoires  ;  seulement,  pendant  assez  longtemps  encore,  le 
fils  aine  porta  seul  le  titre  de  prince,  et  les  autres  prenaient 
celui  de  nobles  seigneurs  {edler  herren).  Lorsque  cet  usage 
se  perd ,  Tidée  originelle  de  l'emploi  peut  être  considérée 


SYSTÈME  TERRITORIAL.  164 

comme  entièrement  effacée.  Alors,  pour  tous  les  fiefs  d'em- 
pire, la  coutume  générale  est  d'appeler  à  la  succession  tous 
les  fils,  et  les  filles  seulement  exceptionnellement  ensuite 
d'un  décret  spécial. 

Le  point  de  vue  religieux  fit  considérer  comme  admissible 
vis-à-vis  de  TEglise  un  lien  féodal  qui  aurait  entraîné  une 
diminution  d'état  ou  de  dignité  vis-à-vis  d'un  laïque.  Non- 
seulement  les  seigneurs  et  les  comtes,  mais  même  les 
ducs  et  les  landgraves,  pouvaient,  sans  déroger,  accepter  un 
fief  d'un  évéque  ou  d'une  abbaye.  Ainsi,  les  quatre  grands 
officiers  héréditaires  de  l'empire  remplissaient  les  fonctions 
correspondantes  dans  le  chapitre  de  l'évéque  de  Bamberg,  et 
Tabbaye  princière  de  Fulda  comptait  parmi  ses  vassaux  l'ar- 
cbiduc  d'Autriche,  les  ducs  de  Bavière  et  de  Saxe,  les  land- 
graves de  Thuringe  et  de  Hesse,  une  foule  de  comtes  et  deux 
villes  impériales,  Francfort  et  Mulhouse;  enfin,  Tempereur 
lui-même  ne  dédaignait  pas  de  tenir  sa  seigneurie  de  Wim- 
pfen  à  titre  de  fief  de  l'évéché  de  Worms. 

En  revanche,  il  était  interdit  aux  abbayes  et  aux  évêchés 
d'accepter  un  fief  de  personne  d'autre  que  de  l'empereur. 
L'idée  féodale  avait,  du  reste,  tellement  pénétré  partout,  que 
les  seigneuries  allodiales  elles-mêmes  furent  appelées  fiefs  du 
soleil  {sanmnlehen),  afin  de  les  faire  rentrer  d'une  manière 
quelconque  dans  le  système  général. 

Comme  l'arbre  en  pleine  croissance  voit  déjà  pousser  à  son 
pied  celui  qui  le  remplacera,  de  même  le  système  que  nous 
venons  d'esquisser  contenait,  dès  l'origine,  le  principe  qui, 
en  se  développant,  devait  le  modifier  et  finir  par  le  transfor- 
mer. Ce  principe,  les  écrivains  allemands  le  désignaient  sous 
le  nom  de  landhoheit.  Il  est  fort  souvent  impossible  de  rendre 
exactement  en  français  le  sens  spécial  d'un  terme  juridique 

HÊM.  ET  DOCUM.  XVI.  11 


162  HIÉRARCHIE  DES  FIEP8  DANS  l'EMPIRE. 

de  la  langue  allemande  ;  car,  riche  et  flexible,  cette  langue 
fourmille  d'expressions  par  lesquelles  on  rend  jusqu'à  la 
nuance  même  de  rapports  qui  n'ont  pas  eu  d'analogue  com- 
plet dans  les  autres  pays.  C'est  le  cas  delà  landhoheit;  elle 
est  plus  que  la  seigneurie  et  moins  que  la  souveraineté,  et 
n'est  pas  même,  entre  la  seigneurie  et  la  souveraineté,  l'ex- 
pression d'une  condition  de  droit  fixe  et  arrêtée;  c'est  pro- 
prement la  seigneurie  en  voie  de  devenir  souveraineté. 

Le  point  de  départ  de  la  landhoheit  n'est  pas  le  bénéfice 
ou  le  fief,  mais  l'office  {amt)  dans  sa  combinaison  avec  le 
fief.  Ainsi,  dès  l'origine,  la  landhoheit  n'est  pas  la  simple 
seigneurie  féodale,  il  y  a  en  elle  quelque  chose  de  plus,  sa- 
voir un  office  impérial,  et  quelque  chose  de  moins,  savoir 
la  dépendance  qui  résulte  de  cet  office  et  le  rapport  de  vas- 
salité qu'il  implique  vis-à-vis  de  l'empereur,  par  cela  même 
que  les  offices  se  transforment  en  fief. 

La  simple  seigneurie,  la  monade  féodale,  telle  qu'elle  s'est 
rencontrée  en  France  au  début  de  l'époque  féodale,  n'existe 
pas  à  proprement  parler  en  Allemagne,  car,  en  Allemagne, 
dans  l'origine,  le  rechtelehen  provient  de  l'empire,  et  la  pro- 
priété allodiale  elle-même  ne  devient  seigneurie  qu'ensuite 
d'une  concession  de  juridiction  émanée  de  l'empereur. 

Le  premier  pas  dans  la  formation  de  la  landhoheit  fut  l'abo- 
lition de  l'ancienne  division  par  cantons  {gauverfassung)  et  le 
changement  qui  y  correspondit  dans  la  manière  de  fournir 
le  service  impérial. 

L'hérédité  des  bénéfices  avait  eu  pour  eflet  de  faire  consi- 
dérer les  alleux  et  les  bénéfices  du  même  possesseur  comme 
un  tout  ;  lorsque  les  emplois  devinrent  héréditaires,  sinon  en 
droit,  du  moins  en  fait,  l'idée  d'une  possession  privée  se  re- 
porta aussi  sur  l'emploi  ;  les  droits  que  l'emploi  impliquait 


DivKLOPPEMENT   DE   LÀ   TERRITORIALITÉ.  163 

parurent,  en  conséquence,  appartenir  en  propriété  à  celui 
qui  les  exerçait  et  peser  directement  sur  la  circonscription 
territoriale,  sur  la  terre  même  dans  laquelle  ils  s'exer- 
çaient. 

La  réunion  de  droits  de  grafschaft,  de  droits  de  schutz- 
herrschaft  et  de  diverses  autres  régales  à  des  propriétés  bé- 
néficiâtes ou  allodiales,  et  la  concession  ou  Tusurpation  de 
l'hérédité  à  l'égard  de  ces  divers  droits,  opéra  donc  un  chan- 
gement complet  dans  les  anciens  rapports  ;  et  d'une  telle 
réunion  est  sortie  la  seigneurie  {herrschaft). 

Lorsqu'à  la  réunion  de  ces  divers  droits  avec  la  propriété 
foncière  se  joignirent  les  droits  de  duché ,  la  seigneurie  qui 
possédait  tous  ces  droits  fut  non-seulement  seigneurie,  mais 
territoire  {territorium,  dominium).  Dans  le  langage  du  droit 
public  allemand,  un  tel  territoire  se  nomme  land.  Le  sei- 
gneur qui  possède  ce  territoire,  quel  que  soit  le  titre  de  ses 
fonctions,  duc,  margrave,  landgrave,  archevêque,  évêque  ou 
autre,  est  appelé  landh^r  (prince),  furst^  ;  comme  on  voit 
le  terme  de  prince  a  dans  le  système  du  droit  public  germa- 
nique un  sens  tout  particulier. 

La  landh^rrschaft  est  donc  la  landhoheit  complète  qui  unit 
les  droits  ducaux  aux  droits  de  comte  ;  c'est  elle  qui  cons- 
titue la  principauté,  en  allemand  furstenthum,  laquelle ,  au 
moyen  âge,  est  encore  un  office,  le  premier,  le  plus  élevé 
des  offices  impériaux. 

La  simple  landhoheit,  ou  landhoheit  incomplète,  n'est  de- 
venue véritablement  landherrschaft ,  c'est-à-dire  seigneurie 
exercée  sur  un  territoire  (land)  qu'ensuite  de  nouvelles  trans- 
formations survenues  vers  la  fin  du  moyen  âge.  Lorsque,  le 

*  Die  vonten,  die  fursten,  les  premien. 


46&  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l' EMPIRE. 

pouvoir  impérial  ayant  déchu  très  sensiblement,  les  juristes 
rattachèrent  les  nouveaux  rapports  aux  anciennes  idées; 
alors,  les  seigneurs  immédiats,  exerçant  en  fait  tous  les  droits 
du  gouvernement  dans  leur  seigneurie,  aussi  bien  que  les 
princes,  on  ne  vit  pas  de  raison  pour  leur  refuser  le  titre  de 
landherr. 

Au  moyen  âge,  la  landhoheit  incomplète,  c'est-à-dire  sans 
les  droits  ducaux ,  n*est  encore  que  herrschaft  et  non  pas 
landherr schaft. 

La  pensée  que  le  territoire  (land)  rend  sujet  celui  qui  l'ha- 
bite ,  n'existe  cependant  point  encore  dans  cette  première 
phase  de  la  landhoheit;  les  personnes  ne  dépendent  encore 
du  landherr  qu'en  raison  des  divers  droits  qui  sont  réunis 
dans  ses  mains  ;  c'est  ce  qu'exprime  très  bien  l'un  des  fon- 
dateurs de  la  science  du  droit  germanique,  Moser  {Histoire 
d'Osnabruck)  :  a  Le  pays,  dit-il,  ne  rend  encore  personne 
»  sujet  de  l'évéque,  du  duc  ou  du  comte,  mais  seulement 
»  sujet  de  l'empire»  Le  libre  vassal  reconnaîtra  l'évéque  pour 
»  son  juge,  à  cause  de  son  fief  et  du  devoir  féodal,  mais  non 
»  pas  à  cause  de  sa  personne  et  de  ses  autres  biens  ;  le  mi- 
»  nistériel  lui  doit  obéissance  par  ce  double  motif.  Quant 
»  aux  gens  de  moindre  condition  qui  sont  sous  sa  protection 
»  {schutz)  ou  dans  sa  propriété  {eingenthum),  ils  sont  liés  à 
D  lui  par  les  liens  spéciaux  de  la  schutzgerechtigkeit  et  de  la 
»  hôrigkeit.  Dans  tout  cela,  on  ne  voit  point  encore  l'action 
»  du  territoire ,  excepté  en  ce  qu'il  est  proprement  le  prin- 
»  cipe  en  raison  duquel  celui-là  même  qui  n'est  pas  sur  la 
»  terre  appartenant  au  schutzherr  lui  est  soumis  comme  mund- 
»  mann.  »  Cette  expression  de  mundmann,  tirée  de  l'ancien 
mundium^  correspond  ici  h  cdXt  àt  schutzpf^ichtig , 

Dans  les  diplômes  du  XI*,  du  XII*  et  du  XIII*  siècle,  on 


LE  TERRITOIRE   DEVIENT   PRINXIPACTi.  168 

trouve  bien  les  expressions  de  domini  terrœ  et  de  principes 
terrœ,  qui  se  traduisent  exactement  par  landherrefk;  mais, 
suivant  Eichom,  dont  Topinion  fait  autorité  en  telle  matière, 
l'expression  landhoheit,  employée  pour  désigner  Tautorité 
qu'exerce  le  landherr,  serait  beaucoup  plus  moderne. 

«  Dans  la  transition  de  l'ancien  système  au  nouveau,  u 
dit  ce  savant,  a  personne,  ni  l'empereur,  ni  les  princes,  ni 
le  peuple,  ne  connaissait  exactement  le  fondement  juridique 
des  rapports  de  fait  dans  lesquels  chacun  était  placé,  et  l'idée 
qui  prévalut  fut  naturellement  celle  qui  avait  pénétré  par- 
tout, en  Europe,  dans  le  temps  dont  il  s'agit,  celle  selon  la- 
quelle les  divers  membres  de  l'Etat  étaient  rattachés  &  l'em- 
pire par  un  lien  féodal.  » 

La  principauté,  qui  était  au  fond  un  emploi,  étant  devenue 
un  fief,  les  comtés  qui  relevaient  de  la  principauté,  dans  le 
principe  seulement  sous  le  rapport  militaire,  furent  consi- 
dérés comme  des  dépendances  de  celle-ci,  et  il  fut  admis  que 
le  prince  pouvait  les  inféoder  à  son  tour.  C'est  là  un  second 
pas  que  fait  la  landhoheit  et  un  échec  considérable  que  subit 
le  pouvoir  central. 

C'est  à  ce  moment,  c'est-à-dire  dans  le  courant  du  XII® 
siècle,  que  l'on  commence  à  rencontrer,  en  Allemagne,  des 
avoueries,  ou  bailliages  {vogtei),  dépendant,  non  plus  de  l'em- 
pereur, mais  d'un  prince.  Les  villes  impériales  cherchèrent 
à  se  prémunir  contre  un  changement  si  dangereux  pour  elles 
en  faisant  insérer  par  l'empereur,  dans  leurs  privilèges,  la 
promesse  de  ne  pas  aliéner  leur  avouerie.  Mais,  là  où  les 
princes  étaient  en  même  temps  baillis  impériaux,  cette  me- 
sure ne  put  réussir  que  fort  incomplètement,  et  la  transfor- 
mation des  avoueries  impériales  en  avoueries  territoriales  ne 
put  pas  toujours  être  empêchée. 


466  HIÉBARCHIE  DES  FIEFS  DANS  L*EMP1RE. 

Les  évéques  aussi  cherchèrent  à  mettre  dans  leur  dépen- 
dance les  avoués  impériaux  des  villes  de  leur  diocèse  ;  mais, 
pour  l'ordinaire,  ils  n'y  purent  parvenir. 

Le  Sachsenspiegel,  qui  voit  dans  Tavouerie  essentiellement 
l'idée  d'une  lieutenance,  appelle  du  nom  de  schultheiss  (avoué, 
avoyer)  les  comtes  qui  dépendent  d'un  prince  ;  dans  le  même 
sens,  il  appelle  le  burgrave  le  schultheiss  du  margrave,  et  le 
comte  palatin  le  schultheiss  de  l'empereur.  Observons  ici  que 
ces  comtes  et  ces  avoués  dépendants  d'un  prince  (qui  seraient 
plutôt  des  vicomtes  dans  le  sens  français)  tenaient  bien  leur 
justice  du  prince  ;  mais  le  ban,  en  vertu  duquel  ils  exécu- 
taient leur  jugement,  devait  être  obtenu  immédiatement  de 
l'empereur  ;  nul  n'aurait  pu,  sans  encourir  des  peines  sévè- 
res, rendre  la  justice  sans  avoir  obtenu  en  personne  le  ban 
impérial  :  cette  distinction  a  un  certain  intérêt,  en  ce  qu'elle 
prouve  que  la  décentralisation  féodale  n'a  pas  encore  tout 
envahi  ;  pourtant,  ses  progrès  sont  rapides. 

Le  droit  de  principauté,  dans  cette  nouvelle  phase,  corres- 
pond-il exactement  avec  le  droit  de  duché  {fahnlehn)  ?  Cette 
question  est  encore  obscure  ;  il  paraîtrait  qu'il  n'y  a  pas 
complète  identité  ;  il  n'y  a  pas  de  principauté  sans  fahnlehn, 
mais  le  fahnlehn  n'implique  pas  toujours  la  principauté  com> 
plète. 

En  résumé,  la  landhoheit  complète  n  est  point  encore  la 
souveraineté  relative  à  laquelle  les  princes  d'empire  arrivè- 
rent après  le  XV®  siècle,  mais  elle  est  déjà  bien  plus  que  la 
simple  seigneurie. 

C'est  une  notion  complexe  comprenant  : 

1^  L'idée  d'un  fief  hnmédiat  de  l'empire. 

2^  Les  droits  de  comte  et  la  juridiction  qui  en  dépend. 

S®  Les  droits  du  duc  et  le  ban  militaire. 


NOUVEAU!  PROGRÈS   DE   LA   DÉCENTRALISATION.  167 

4^  Les  divers  droits  connus  sous  le  nom  de  droits  réga- 
liens, monnaie,  péages,  etc. 

5**  La  schutzherrlichkeit ,  c'est-à-dire  le  droit  de  repré- 
senter les  sujets  de  l'empire ,  sis  sur  son  territoire  pour  le 
service  militaire,  et  de  percevoir  leurs  contributions. 

6®  Le  droit  d'avoir  des  seigneurs  pour  vassaux . 

L'abolition  des  anciens  duchés  exécutée  par  Frédéric  !•' 
arrêta,  à  la  vérité,  pour  un  moment  le  mouvement  de  décen- 
tralisation, mais  lorsque  cette  mesure  fut  prise,  la  constitution 
féodale  de  l'Allemagne  était  déjà  trop  avancée  pour  que  la 
royauté  pût  en  retirer  les  avantages  qu'elle  s'en  promettait 
et  qu'elle  en  aurait  retirés  un  siècle  plus  tôt.  Avec  l'aide  des 
villes  impériales  et  des  princes  et  seigneurs  de  second  rang, 
l'autorité  impériale  se  maintint,  il  est  vrai,  pendant  un  assez 
long  temps,  mais,  en  définitive,  ce  furent  les  princes  de  se- 
cond rang  eux-mêmes  qui  profitèrent  le  plus  du  démembre- 
ment des  duchés. 

Durant  la  dernière  partie  du  moyen  âge,  l'unité  de  l'em- 
pire subsistait  encore  ;  elle  se  manifestait  dans  le  droit  que 
l'empereur  avait,  comme  juge  suprême  dans  l'empire,  de 
rendre  la  justice  partout.  La  justice  impériale  était  alors  la 
règle,  et  la  justice  du  landherr,  qui  était  censée  en  émaner, 
ne  la  limitait  pas,  mais  la  suppléait ,  de  telle  sorte  que  les 
sujets  du  landherr  pouvaient  néanmoins  s'adresser  de  préfé- 
rence à  la  justice  de  l'empereur.  Les  privilèges  que  Frédéric  II 
accorda,  en  1220,  aux  princes  ecclésiastiques,  et  douze  ans 
plus  tard,  aux  princes  laïques,  restreignirent  déjà  ce  droit 
de  juridiction  concurrente  qu'avait  conservé  l'empereur,  en 
ce  sens  qu'elle  n'avait  lieu  que  là  où  la  cour  était  présente. 
Ces  privilèges,  confirmés  en  1274  par  Rodolphe  de  Habs- 
bourg, avaient  donc  reconnu  et  maintenu  à  la  landhoheit  les 


168  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  L* EMPIRE. 

droits  qu'elle  avait  acquis  et  lui  en  avait  concédé  de  nou- 
veaux. Un  siècle  après,  ce  droit  de  concurrence,  dernier 
reste  de  l'ancienne  unité,  fut  encore  abandonné  aux  princes 
d'empire.  La  bulle  d'or,  rendue  en  1356  par  Charles  IV, 
en  remaniant  la  constitution  de  l'empire,  accorda  aux  princes 
le  privilège  de  non  evocando.  Par  cette  concession,  la  land- 
hoheit  est  devenue  une  véritable  souveraineté,  car  les  princes 
purent  dès  lors  tenir  sous  leur  juridiction  des  personnes  qui 
n'étaient  auparavant  ni  leurs  vassaux,  ni  leurs  sujets  :  on 
sait  que  la  juridiction  est  toujours,  au  moyen  âge,  le  signe 
le  plus  sûr  de  la  souveraineté.  Dès  lors,  la  juridiction  impé- 
riale ne  fut  guère  que  cette  juridiction  qui  est  nécessaire  dans 
toute  confédération  pour  régler  les  différends  qui  surgissent 
d'état  à  état  ou  entre  un  état  et  le  centre. 

En  revanche,  la  landhoheit,  que  le  traité  de  Westphalie 
désigne  sous  le  nom  de  jus  territoriale  ou  jus  superiorita- 
tis,  a  maintenant  acquis  son  entier  développement.  Ainsi, 
TAllemagne,  de  royaume  proprement  dit,  est  devenue  un 
royaume  féodal,  et  devint,  à  la  fin  du  moyen  âge,  d'état  féo- 
dal, une  confédération  d'états  présidée  par  un  empereur,  au 
rebours  de  la  France,  qui,  au  début  de  la  période  féodale, 
n'était  qu'un  assemblage  de  seigneuries  et  de  principautés 
sans  lien  juridique,  et  qui  est  parvenue,  à  la  fin  de  cette  même 
période,  à  une  unité  complète,  à  une  centralisation  peut-être 
exagérée. 

Finalement,  la  dignité  impériale  n'eût  plus  été  qu'un  vain 
titre,  si  les  possessions  dans  lesquelles  l'empereur  exerçait 
lui-même  la  landhoheit  ne  lui  eussent  pas  conservé  un  cer- 
tain ascendant. 

En  ce  qui  concerne  la  hiérarchie  féodale,  le  résultat  des 
changements  subis  par  la  constitution  de  l'empire  a  été  la 


LES   ETATS   DE   L*EMPlliE.  169 

répartition  des  seigneurs  laïques  et  ecclésiastiques  en  deux 
classes  :  ceux  qui  possèdent  des  droits  ducaux  avec  ou  sans 
le  titre^  et  qui  sont  par  là  rattachés  immédiatement  à  Tem- 
pire,  et  ceux  qui  ne  possèdent  pas  ces  droits.  Depuis  le  XUl^ 
siècle,  la  première  catégorie  forme  la  classe  des  princes,  et 
l'autre  celle  des  seigneurs;  Tune  et  Tautre  participent  au  gou- 
vernement et  constituent  les  états  d'empire  {reichsstdnde) .  Les 
villes  impériales  ne  comptaient  pas,  dans  le  principe,  parmi 
les  états  ;  elles  commencèrent  à  être  appelées  aux  diètes  vers 
le  milieu  du  XIII®  siècle  ;  dès  le  XIY®,  elles  furent  rangées 
au  nombre  des  états. 

Au  Xni®  siècle,  on  compte  comme  principautés  : 

1^  Les  duchés  qui  subsistent  depuis  la  dissolution  des  an- 
ciens grands  duchés,  savoir,  le  duché  de  Saxe,  dont  une 
partie  a  passé  à  l'archevêché  de  Cologne,  et  ceux  de  Bavière, 
de  Garinthie  et  de  Haute-Lorraine. 

2**  Les  archevêchés,  évêchés  et  abbayes  princières. 

3^  Les  duchés  nouveaux,  tels  que  Brunswick-Lunebourg, 
Steiermark,  Zâhringen,  Brabant,  Limbourg,  Autriche  et  Po- 
méranie. 

4^  Ce  qui  reste  des  comtés  palatins. 

S^  Les  margraviats,  tels  que  Brandebourg,  y  compris  même 
ceux  qui,  comme  Mcisscn,  ont  conservé  quelques  traces  de 
subordination  à  un  ancien  duché. 

6^  Les  landgraviats  qui  ont  obtenu  la  dignité  princière  ;  il 
y  en  a  qui  ne  la  possédaient  pas. 

7^  Les  comtés  immédiats,  dont  les  comtes,  s'étanl  main- 
tenus indépendants  des  nouveaux  duchés  et  des  autres  prin- 
cipautés, soutenaient  avoir  été  investis  des  droits  de  graf- 
schaft  par  l'empereur  lui-même. 

Dans  la  suite,  la  dignité  princière  devint  l'objet  d'une  con- 


170  HIÉRACRHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

cession  spéciale  à  laquelle  étaient  attachés  certains  privilè- 
ges; alors,  les  comtes  immédiats  ne  furent  plus  rangés  parmi 
les  princes,  à  moins  d'avoir  reçu  expressément  cette  dignité. 

La  doctrine  des  heerschild  {boucliers) y  telle  qu'elle  est  ex- 
posée dans  les  livres  de  droit  du  XIU®  siècle,  n'est  que  l'ap- 
plication à  l'organisation  de  l'armée  impériale  des  principes 
suivant  lesquels  la  hiérarchie  féodale  de  l'Allemagne  s'est 
constituée;  cela  est  fort  naturel,  puisque  cette  hiérarchie 
s'était  formée  en  quelque  sorte  en  vue  de  satisfaire  aux  be- 
soins du  service  impérial. 

Les  heerschild  sont  au  nombre  de  sept,  et  déterminent  le 
rang  des  personnes  composant  l'armée  impériale. 

Le  premier  heerschild  est  celui  du  roi. 

Le  second  appartient  aux  princes  ecclésiastiques  qui  tien- 
nent leur  fief  du  roi  seul. 

Le  troisième  appartient  aux  princes  laïques  qui  tiennent 
aussi  leur  fief  du  roi,  mais  peuvent  aussi  tenir  des  fiefs  des 
princes  ecclésiastiques,  ce  qui  ne  nuit  pas  à  leur  rang  comme 
membres  des  états,  mais  toutefois  les  fait  descendre  d'un  de- 
gré dans  l'ordre  militaire. 

Le  quatrième  est  celui  des  comtes  et  des  seigneurs  {freien 
herren)  qui  tiennent  leurs  fiefs  des  princes,  soit  ecclésiasti- 
ques, soit  laïques. 

Le  cinquième  comprend  les  schôffenfreien,  c'est-à-dire  les 
hommes  libres  qui  ne  sont  pas  seigneurs,  et  les  vassaux  des 
seigneurs  {lehenmànner) .  Les  membres  de  la  cinquième  classe 
du  heerschild  sont  aussi  désignés  sous  le  nom  de  mittelfreien, 
par  opposition  aux  seigneurs  qui  sont  les  hochfreien.  Schilter 
traduit  le  mot  mittelfreie  par  haro.  Ici,  le  mot  baro  est  pris 
dans  le  sens  de  l'ancien  droit  germanique,  où  il  signifie 
homme  libre,  et  non  dans  le  sens  féodal  ;  car,  dans  ce  der- 
nier sens»  les  barons  seraient  les  seigneurs. 


DOCTRINE  DU  HEERSCHILD.  471 

Le  sixième  heerschild  est  celui  des  ministériaux  {dienstmân- 
ner  ou  dienstleute) .  On  range  aussi  dans  cette  classe  les  vas- 
saux des  vassaux  des  seigneurs.  Le  lien  de  la  ministériaiité, 
engageant  la  liberté,  place  les  ministériaux  au-dessous  des 
vassaux  qui  sont  libres  (liberi  milites). 

Le  septième  heerschild  comprend  ceux  qui  doivent  un  ser- 
vice sans  posséder  ni  fief  (leAn),  ni  bien  ministériel  [hofgut), 
par  exemple,,  les  bourgeois  des  villes  ;  Texistence  de  ce  heer- 
schild est  incertaine,  d*après  les  livres  de  droit  ;  son  institu- 
tion parait  postérieure  à  celle  des  six  premiers. 

Le  heerschild  exprime,  comme  on  voit,  la  condition  d'une 
personne  qui  tient  de  sa  naissance  et  de  sa  place  dans  la  hié- 
rarchie féodale  le  droit  de  porter  les  armes  ;  ainsi,  la  posses- 
sion du  heerschild  équivaut  à  la  capacité  de  posséder  un  fief 
{Uhnfahigkeit), 

Le  heerschild  que  Ton  tient  de  la  naissance  peut  cependant 
être  changé  ;  ainsi,  le  seigneur  qui  reçoit  un  fahnlehn  monte 
d'un  degré  dans  le  heerschild,  et,  au  rebours,  celui  qui  ac- 
cepte un  fief  d'une  personne  de  sa  classe,  descend  d'un  degré. 

Les  femmes  n'ont  pas  de  heerschild. 

Le  heerschild,  du  reste,  n'exprime  pas  exactement  la  con- 
dition civile  de  la  personne  ;  il  est  une  application  plus  ou 
moins  abstraite  des  principes  qui  régissent  l'Etat  {stand, 
status)  au  service  militaire  et  féodal. 

Bien  que  l'état  civil  se  rattache  à  l'état  féodal,  il  n'est  pas 
identiquement  le  même.  Nous  examinerons  ceci  de  plus  près 
dans  la  section  suivante. 

B.  Italie. 

En  Italie,  la  hiérarchie  féodale  se  rattache  à  celle  de  la 
France  par  son  origine,  puisque  ce  fut  la  conquête  franque 


472  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  L*EMP!RE. 

qui  constitua  en  Italie  le  régime  féodal.  Dans  son  développe- 
ment ultérieur,  elle  se  rattache,  au  contraire,  à  la  hiérarchie 
du  saint  empire  germanique. 

Nous  retrouverons  les  traces  de  ces  deux  influences. 

Il  faut  observer  que  nous  n'entendons  traiter,  dans  ce  mo- 
ment, que  de  la  hiérarchie  féodale  dans  Iltalie  supérieure; 
le  développement  de  la  féodalité  en  Sicile  et  à  Naples  appar- 
tient à  un  autre  système  juridique. 

Tandis  qu'en  France  et  en  Allemagne,  la  féodalité  fut, 
pendant  une  longue  période  historique,  l'élément  social  pré- 
pondérant, en  Italie,  cet  élément  a  toujours  été  limité  et  ba- 
lancé par  d'autres. 

L'Italie,  pays  latin,  où  les  traditions  antiques  se  conser- 
vèrent toujours  et  prévalurent  bientôt  sur  les  idées  germani- 
ques apportées  par  l'invasion  barbare,  ne  fut  qu'à  demi  féo- 
dale. 

  côté  de  la  féodalité  s'éleva  et  grandit  rapidement,  en 
premier  lieu,  l'influence  des  villes;  en  second  lieu,  celle  de 
l'Eglise.  Cette  double  influence  non-seulement  limita,  mais 
modifia  intérieurement  la  féodalité  ;  elle  se  fît  sentir  avec  une 
force  prépondérante  peu  de  temps  après  l'établissement  du 
régime  féodal.  Déjà,  sous  le  règne  des  Francs,  elle  se  ma- 
nifeste, et  la  lutte  entre  l'Eglise  et  la  féodalité,  entre  les  villes 
et  les  campagnes,  remplit  toute  l'histoire  de  l'Italie  pendant 
son  aggrégation  à  l'empire. 

Les  changements  apportés  par  Charlemagne  à  la  constitu- 
tion des  Lombards  sont  le  point  de  départ  de  l'établissement 
féodal  en  Italie.  La  constitution  lombarde  était  celle  d'un 
peuple  modifié  par  les  migrations  et  les  guerres  lointaines. 
Sous  ce  rapport,  la  réforme  franque  ramena  plutôt  aux  an- 
ciennes formes  germaines  qu'elle  n'en  éloigna. 


GOMMENT   LA   FÉODALITÉ   NAIT   EN   ITALIE.  175 

Les  comtes  remplacèrent  les  ducs  lombards  ;  le  territoire 
de  ceux-ci  fut  divisé  entre  plusieurs  comtes  francs.  Les  cen- 
teniers  francs  remplacèrent  les  «cu/da^t  lombards  (scftuitAei>j), 
et,  comme  eux,  rendirent  la  justice  dans  les  causes  d'une 
importance  secondaire.  Les  domaines  royaux  ayant  été  pres- 
que tous  donnés  en  fiefs  à  des  seigneurs  francs,  les  gastaldi, 
sorte  de  baillis  qui  régissaient  ces  domaines  au  nom  des  rois 
lombards,  disparurent  presque  entièrement.  L'emploi  des  gas- 
taldi  qui  subsistèrent  se  confondit  avec  celui  du  vicomte  : 
le  nom  de  gastaldi  disparait,  dès  le  IX^  siècle,  dans  Tltalie 
franque.  L'office  du  comte  palatin,  qui,  chez  les  Francs,  ju- 
geait à  la  place  du  roi  les  personnes  immédiatement  soumises 
à  la  juridiction  de  celui-ci,  fut  aussi  transporté  en  Italie.  Le 
comte  palatin  d'Italie  avait  sa  résidence  à  Pavie,  l'ancienne 
capitale  des  rois  lombards  ;  les  appels  étaient  portés  devant 
lui  sur  les  jugements  des  comtes. 

Les  études  dont  l'organisation  de  la  propriété  chez  les  Lom- 
bards a  été  le  sujet,  ont  démontré  qu'il  n'y  avait  pas  chez 
eux  le  système  féodal,  mais  qu'il  y  avait  cependant  des  rap- 
ports de  l'homme  avec  la  terre  assez  analogues,  et  sur  les- 
quels le  système  féodal  pouvait  s'enter  facilement. 

Ce  furent  les  Francs  qui  importèrent  en  Italie  les  bénéfices 
et  les  honneurs,  et  cela  justement  au  moment  où  ceux-ci  ten- 
daient à  se  transformer  en  devenant  héréditaires. 

La  conquête  des  Francs  réagit  sur  le  système  de  la  pro- 
priété foncière  d'une  manière  tout  opposée  aux  conquêtes  pré- 
cédentes. Les  Francs,  ayant  des  terres  dans  leur  pays,  ne  se 
transplantèrent  pas  en  masses  nombreuses  en  Italie  ;  ils  se 
contentèrent  d'y  laisser  des  chefs  et  des  garnisons  et  ne  pri- 
rent de  terre  que  ce  qui  leur  fut  donné  comme  bénéficiers 
ou  employés  du  roi  ;  encore  beaucoup  de  Lombards,  et  même 


174  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

d'Italiens,  obtinrent-ils  des  emplois  et  des  bénéfices:  l'égalité 
entre  les  diverses  races  résulta  de  cette  circonstance,  sous  le 
rapport  du  droit  à  la  propriété  du  sol. 

Dans  l'histoire  du  droit  italien,  un  fait  fort  remarquable, 
qui  correspond  à  la  réunion  de  l'Italie  à  l'empire  d'Allema- 
gne, est  le  grand  développement  que  reçurent  les  immunités. 
Les  immunités,  ou  exemptions  des  droits  du  comte,  accordées, 
soit  à  des  évéques  et  abbés,  soit  même  à  des  seigneurs  laï- 
ques, avaient  commencé  déjà  sous  les  Francs  ;  mais  Othon- 
le-Grand  et  ses  successeurs  multiplièrent  systématiquement 
les  immunités  ecclésiastiques,  et  cela  par  un  motif  de  haute 
politique  ;  le  roi  des  Allemands,  pour  gouverner  plus  aisé- 
ment un  pays  qui  n'était  pas  sous  sa  main,  et  où  Ton  avait 
perdu  l'habitude  d'obéir  à  un  pouvoir  régulier,  voulut  créer 
un  contre-poids  à  la  puissance  des  grands  seigneurs  laïques, 
qu'une  longue  anarchie  avait  rendus  presque  indépendants. 
Par  ces  immunités,  le  roi  se  rendait  les  évéques  favorables 
et  profitait  de  l'influence  que  ceux-ci  exerçaient.  Des  corpora 
sancta,  ou  territoires  ecclésiastiques  pourvus  d'immunités, 
furent  érigés  dans  presque  toutes  les  villes  épiscopales,  et  de- 
vinrent le  germe  des  libertés  municipales  en  Italie,  ainsi 
qu'en  Allemagne. 

Dans  les  diplômes  du  X*  et  du  XI*  siècle,  cités  par  Lupo, 
on  peut  voir  la  gradation  que  suivit  le  pouvoir  accordé  aux 
évéques.  C'est  d'abord  le  droit  de  rétablir  à  leurs  frais  les 
fortifications  des  villes,  dont  beaucoup  avaient  été  détruites 
dans  les  guerres  civiles  et  dans  les  invasions  des  Hongrois  ; 
puis  vient  la  juridiction  dans  l'intérieur  des  murs,  puis  celle 
de  la  banlieue  ;  enfin,  mais  rarement,  la  juridiction  du  comté 
tout  entier.  Dans  quelques  villes  des  plus  considérables, 
comme  Milan  et  Vérone,  il  resta  un  comte  en  rapport  avec 


LES   IMMITVITÉS   EN    ITÀUB.  I7S 

révéque  et  avec  la  communauté  libre  de  la  cité.  Il  y  avait 
aussi  des  vicomtes  dans  plusieurs  villes  ou  districts  soumis  à 
des  princes  ecclésiastiques. 

Par  l'effet  des  immunités,  les  comtes  cariovingiens  furent 
de  plus  en  plus  abaissés  et  diminués,  et  les  empereurs  alle- 
mands réussirent  à  les  empêcher  de  rendre  leur  gouverne- 
ment héréditaire  dans  les  villes  de  leurs  territoires,  ainsi  qu'ils 
l'avaient  fait  dans  d'autres  parties  de  l'ancien  empire  franc. 

Auparavant ,  les  nobles  italiens  avaient  l'habitude  de  se 
liguer  contre  le  roi  en  lui  opposant  un  compétiteur,  qu'ils 
abandonnaient  aussitôt  qu'ils  pouvaient  redouter  de  trouver 
en  lui  un  autre  maître  ;  ils  furent  forcés  d'entrer  à  leur  tour 
dans  le  système  nouveau.  A  l'exemple  des  évèques,  ils  cher- 
chèrent à  obtenir,  par  des  exemptions,  des  droits  sur  les  com- 
munes libres  voisines  de  leurs  châteaux  ;  mais,  pour  cela, 
ils  avaient  besoin  de  la  faveur  et  de  la  protection  royale,  et 
il  leur  fallut  la  rechercher. 

L'abaissement  des  grands  feudataires  n'eut  cependant  pas 
lieu  partout  également.  Tandis  que  la  majeure  partie  des 
comtes  de  l'Italie  supérieure  étaient  réduits  à  la  condition  de 
comtes  ruraux  d'un  territoire  assez  circonscrit,  dans  les  Alpes 
et  les  Apennins  se  maintinrent  quelques  puissants  seigneurs 
séculiers  ;  tels  étaient  les  marquis  d'Yvrée ,  de  Saluées ,  de 
Montferrat,  et  surtout  les  puissants  marquis  de  Toscane,  qui, 
à  la  Toscane  actuelle  réunissaient  les  riches  territoires  de 
Modène ,  Reggio ,  Mantoue  ,  et  toute  la  contrée  qui  a  porté 
dans  la  suite  le  nom  de  patrimoine  de  Saint-Pierre. 

Une  fois  établis  dans  leurs  terres,  plus  éloignés  de  la  main 
du  pouvoir  central,  au  milieu  de  populations  moins  capables 
de  résistance,  les  comtes  ruraux  avaient  d'ailleurs  rapide- 
ment transformé  leurs  offices  en  possessions  privées  et  héré- 


476  HIÉRARCHIE  DES  PIEPS  DANS  l'eMPIRE. 

ditaires,  confondant  dans  leurs  seigneuries  les  territoires 
qu'ils  possédaient  en  fief  ou  en  alleu  et  ceux  sur  lesquels  ils 
n'avaient  d'abord  que  des  droits  de  justice.  Généralement 
toutefois ,  cette  transformation  n'altéra  pas  sensiblement  la 
liberté  des  possesseurs  de  terres,  les  alleux  plébéiens  se  con- 
servèrent ;  sous  ce  rapport,  la  féodalité  d'Italie  se  rapproche 
de  celle  de  la  France  du  sud. 

Les  droits  étendus  qu'accorda  la  maison  de  Saxe  aux  évê- 
ques  italiens  auraient  livré  à  ceux-ci  le  gouvernement  de  l'Ita- 
lie, s'ils  n'avaient  rencontré  dans  leurs  propres  vassaux  et 
dans  la  classe,  moyenne  des  villes  une  opposition  à  laquelle 
les  empereurs  saliens  donnèrent,  jusqu'à  un  certain  point, 
raison.  Les  vassaux  réclamaient  contre  le  droit  que  les  évo- 
ques s'arrogeaient  de  reprendre  le  fief,  et  voulaient  en  obte- 
nir l'hérédité  pour  leurs  descendants.  Conrad-le-Salique  con- 
sacra ce  droit  par  une  loi,  et  condamna  Héribert,  archevêque 
de  Milan,  le  chef  du  parti  des  évéques,  parti  auquel  s'était 
rangée  la  haute  noblesse,  les  capitani,  des  familles  desquels 
les  évoques  sortaient  ordinairement. 

Ainsi,  chose  digne  de  remarque,  l'hérédité  des  fiefs,  qui, 
sous  les  derniers  Carlovingiens,  a  été  arrachée  par  les  grands 
seigneurs  à  l'impuissance  royale,  est  maintenant  consacrée, 
en  Italie,  par  la  politique  des  rois  eux-mêmes,  au  préjudice 
des  grands  seigneurs,  des  évêques,  des  capitani,  et  au  profit 
de  leurs  vassaux.  Henri  III  suivit  avec  persistance  la  voie 
dans  laquelle  son  père  était  entré. 

Dans  la  période  salienne,  les  vassaux  et  vavassaux  sont 
alliés  à  la  population  libre  des  villes  contre  les  capitani  et  les 
évéques.  Les  évêques  nommés  par  les  villes  souffrirent  da- 
vantage dans  cette  lutte  ;  ils  furent  forcés  de  céder  peu  à  peu 
à  la  ville  tous  les  droits  que  leur  avait  concédés  l'empereur, 


LIGUES   DES  TATASSAVX. 


177 


beureax  de  conserver  les  insignes  de  leur  autorité  et  de  pa- 
raître accorder  ce  qu'ils  ne  pouvaient  retenir.  Les  capitani, 
qui  avaient  maison  forte  à  la  ville  et  des  châteaux  avec  des 
possessions  étendues  à  la  campagne,  perdirent  moins  relati- 
vement ;  ils  se  mirent  à  la  tête  des  factions  des  villes  et  se 
relevèrent  collectivement,  comme  classe  de  la  population  des 
villes,  par  l'abaissement  même  de  la  puissance  des  évétiues  '. 


*  L'une  des  principale»  causes  «Je  l'abaissement  des  grandes  familles  féo- 
dales de  l'Italie,  c*est-à-«lire  de  celles  qui  étaient  issues  des  anciens  comtes 
de  l'époque  carloTingieone  et  de  l'époque  intérimaire,  était  le  système  adopté 
pour  la  succession  des  fîefs.  Lorsque  le  comté  était  envisagé  comme  un  em- 
ploi, Tofiice  de  comte  était  exercé  par  un  seul  :  mai<,  depuis  le  \1*  siècle, 
le  principe  de  l'hérédité  des  fief^  s'étant  appliqué  aussi  aux  romtés,  les  droits 
du  comte  furent  exercés  en  commun  par  les  fils  du  comte  défunt,  puis,  plus 
tard,  on  en  vint  à  diviser  le  comté  entre  les  diverses  bran<*hes  d'ayant-ilroit, 
car  le  droit  d'ainesse  n'était  pas  admis  dans  la  sucression  des  fiefs,  mais  seu- 
lement la  préférence  en  faveur  des  enfants  du  sexe  masculin.  Ainsi,  les  ter- 
ritoires ruraux  laissés  aux  anciens  cumtes.  apr<^s  l'établissement  du  réprime  des 
immunités,  se  divisèrent  et  se  subdivisèrent  jusqu'au  point  de  disparaître 
complètement,  linéiques  exemples  de  la  destinée  de  ces  grands  feudataires 
ne  seront  pas  sans  intérêt.  L'ancien  comté  de  Bergame  donna  naissance  aux 
trois  souches  des  comtes  d'Offf*neng<i .  de  Tamisano  et  de  Martinengo.  Les 
comtes  de  Vérone  durent  se  retirer  à  Saint-Boniface,  l'un  de  leurs  châteaux, 
dont  ils  prirent  le  titre,  illustré  au  XlVe  siècle  par  Richard,  chef  du  parti 
guelfe  et  principal  adversaire  du  fameux  Ezzelin  de  Romano.  Les  comtes 
de  Padoue  et  Vicence,  réduits  à  la  condition  de  comtes  ruraux  déjà  au  XIl* 
siècle,  sont  confinés  dans  quelques  châteaux  des  collines  euganéennes  ;  leurs 
rameaux  prennent  les  titres  de  comtes  d'Abano,  de  Maltravers,  de  Monte- 
bello,  etc.  Ces  familles  périrent,  pour  la  plupart,  sous  la  tyrannie  d'Ezzelin. 
Le  comte  de  Pavie,  autrefois  comte  palatin,  et  le  premier  des  seigneurs  de  la 
Lombardie,  où  il  représentait  la  personne  impériale,  devint  comte  de  Lomello 
et  tribuUire  de  la  cité  à  laquelle  il  commandait  autrefois.  Plus  heureux  ou 
plus  habiles  que  les  autres,  les  comtes  de  T révise  surent  renoncer  à  temps  au 
droit  de  commander  à  leurs  concitoyens  pour  rechercher  et  recevoir  de  leur 
confiance  une  autorité  plus  assurée.  Sous  le  nom  de  Collalto,  ils  conservèrent 
de  très  beaux  domaines,  échappèrent  presque  seuls  entre  les  nobles  de  la 

UiM.  ET  DOCl'M.  IVI.  ^' 


178  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

La  royauté  avait  surtout  profité  de  ces  combals  intérieurs, 
car  elle  avait  abaissé  à  la  fois  les  grands  laïques  et  les  évo- 
ques dont  elle  s*était  d'abord  servie  ;  mais  le  moment  est 
proche  où  le  fruit  de  sa  politique  lui  sera  arraché.  L'Eglise 
romaine  donna  le  signal  d'un  mouvement  dont  Henri  IV, 
par  Tinconsistance  de  son  caractère  et  les  fautes  de  sa  con- 
duite, favorisa  les  succès  d'une  manière  inespérée,  et  que 
Frédéric  I'*"  et  ses  successeurs  réprimèrent  pendant  un  cer- 
tain temps  sans  parvenir  lï  l'arrêter. 

L'époque  de  la  maison  de  Saxe  peut  être  considérée  comme 
le  berceau  de  l'indépendance  des  villes  italiennes.  A  l'abri  du 
pouvoir  des  évoques,  elles  se  constituent;  sous  les  Saliéns, 
elles  profitent  des  forces  acquises  dans  la  période  précé- 
dente, s'unissent  à  la  petite  noblesse  des  campagnes,  et  tandis 
que  cette  petite  noblesse  acquiert  l'hérédité  de  ses  fiefs  par 
la  protection  royale,  les  villes  font  de  rapides  progrès  vers 
l'indépendance. 

A  l'avènement  de  la  maison  de  Hohenstaufen,  les  villes  se 
sentent  en  mesure  de  maintenir  cette  indépendance  contre 
l'empereur  lui-même  ;  car  Grégoire  VII  a  appris  à  l'Italie  que 
l'on  peut  résister  à  l'empereur  et  lui  faire  la  loi.  La  ligue 
lombarde  fut  le  premier  fruit  de  cet  enseignement.  En  vain, 
dans  la  diète  de  Roncaglia ,  Frédéric  I®*",  appuyé  par  les  ju- 
ristes de  Bologne  et  fort  de  ses  victoires  sur  les  Milanais  ré- 
voltés, a  fait  régler  minutieusement  les  droits  réciproques  de 
l'empereur  et  de  ses  sujets  italiens,  les  villes  d'Italie,  soute- 

Lombardic  orientale  aux  proscriptions  d'Ezzclin,  et  surent  longtemps  encore 
se  ménager  Tamitié  des  Vénitiens,  leurs  plus  redoutables  voisins.  Ceux  dont 
nens  venons  de  parler  avaient  encore  pu  se  conserver  un  certain  lustre,  mais 
le  plus  grand  nombre  des  comtes  urbains  tombèrent  dans  une  complète  obs- 
curité et  dans  un  oubli  absolu. 


LIGUE    LOMBARDE.  179 

nues  par  le  pape,  refusent  de  reconnaître  les  décrets  de  la 
diète  ;  elles  s'insurgent  de  nouveau. 

Après  vingt  ans  d'une  guerre  terrible,  pleine  de  péripé- 
ties, les  deux  partis  conclurent  une  transaction.  La  paix  de 
Constance  est  l'ère  de  l'indépendance  des  cités  de  l'Italie, 
mais  aussi  du  morcdlement  auquel  ce  pays  sera  désormais 
voué.  Cette  paix  maintenait  en  apparence  les  droits  de  l'em- 
pereur, mais  donnait  aux  villes  la  faculté  de  conquérir  in- 
sensiblement, dans  la  suite,  tous  les  droits  qui  leur  man- 
quaient encore. 

Sous  des  princes  tels  que  Henri  VI  et  Frédéric  II,  les  prin- 
cipes d'indépendance  posés  par  la  paix  do  Constance  restèrent 
dans  Tombre  ;  mais,  après  la  chute  des  Hohenstaufen  et  la 
victoire  définitive  du  parti  guelfe,  l'autorité  de  l'empereur 
sur  l'Italie  ne  fut  plus  qu'un  vain  mot. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  l'histoire  de  la  constitution 
des  républiques  italiennes  ;  mais,  comme  on  le  voit,  l'histoire 
de  la  féodalité  italienne  se  relie  tellement  à  celle  des  cités, 
qu'elle  en  est  pour  ainsi  dire  inséparable.  La  raison  en  est 
que,  dans  le  reste  de  l'Europe,  au  moyen  âge,  la  prépondé- 
rance appartint  constamment  à  l'élément  féodal  ;  l'élément 
municipal  naquit  plus  tard  et  longtemps  joua  un  rôle  acces- 
soire. En  Italie,  l'élément  municipal  surgit  plus  tôt  et  son 
influence  devint  de  bonne  heure  prépondérante;  la  féoda- 
lité est,  en  Italie,  l'élément  subordonné.  La  mission  de  la 
noblesse  féodale  dans  ce  pays  n'est  pas  de  gouverner  les 
villes,  mais  tantôt  de  leur  résister  h  la  tête  de  l'élément  des 
campagnes,  tantôt  de  prendre  part,  comme  classe  urbaine, 
ù  leur  vie,  à  leurs  discordes,  à  leur  gouvernement. 

Dans  le  même  temps  où  les  villes  considérables  se  libé- 
raient du  joug  de  leurs  comtes  et  de  leurs  évoques,  les  bour- 


180  HIÉRARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

gades  et  les  petites  localités  avaient  aussi  cherché  à  se  don- 
ner des  institutions  libres  ;  toutefois,  le  plus  grand  nombre 
étaient  restées  sujettes  d'un  seigneur  laïque  ou  ecclésiasti- 
que. Le  sort  de  ces  localités  se  rattache  donc  immédiatement 
à  celui  de  la  noblesse  des  campagnes  ;  car  celles-là  mêmes 
qui  étaient  sujettes  d'un  seigneur  ecclésiastique  étaient  gou- 
vernées par  un  vicomte  relevant  de  ce  seigneur.  Quant  aux 
localités  qui  parvinrent  à  se  régir  républicainement,  elles  de- 
vinrent bientôt  la  proie  de  voisins  plus  considérables,  et  du- 
rent acheter  la  protection  d'une  ville  puissante  par  l'abandon 
de  quelques  droits  et  le  paiement  d'un  tribut.  Cette  circons- 
tance contribua  beaucoup  à  accroître  le  territoire  des  an- 
ciens corpora  sancta.  Le  territoire  d'une  ville  de  quelque  im- 
portance n'était  plus,  au  XII®  siècle,  une  banlieue  d'une  ou 
deux  lieues  de  rayon  autour  de  la  ville  ;  c'était  une  contrée 
aussi  étendue  qu'un  ancien  comté,  quelquefois  encore  plus. 

Nous  avons  vu  que  la  petite  noblesse  s'ét^'îit  unie,  au  com- 
mencement du  XI®  siècle,  avec  les  villes  contre  les  évêques 
et  les  nobles  de  premier  ordre  ;  mais  les  villes  devinrent 
bientôt  pour  elle  un  ennemi  plus  dangereux  que  les  premiers. 
La  loi  de  succession  des  fiefs  admettait  le  partage  entre  les 
enfants,  et  par  conséquent  les  fiefs  tendaient  à  se  diviser. 
Une  partie  des  nobles  des  campagnes  se  firent  recevoir  dans 
la  bourgeoisie  des  villes  et  vinrent  y  demeurer  au  moins  pen- 
dant un  certain  temps,  préférant  exercer  dans  la  ville  l'in- 
fluence que  leur  promettait  leur  naissance  et  leur  fortune  à 
persister  dans  une  lutte  trop  inégale  ;  beaucoup  n'eurent  pas 
même  la  liberté  du  choix. 

Quant  aux  seigneurs  puissants,  leur  entrée  dans  la  bour- 
geoisie d'une  cité  continuait  à  être  une  sorte  d'alliance,  à  la- 
quelle ils  pouvaient  renoncer  à  chaque  moment  pour  soutenir 


NOBLESSE   DBS  CAMPAGNES.  484 

contre  leurs  combourgeois  une  guerre  dans  laquelle  ils  trou- 
vaient ordinairement  du  secours  dans  une  ville  voisine  enne- 
mie de  celle  qu'ils  avaient  abandonnée. 

Les  comtes  francs,  qui  avaient  remplacé  les  ducs  lombards, 
disparurent  pour  la  plupart  pendant  la  domination  des  em- 
pereurs allemands.  Le  principal  de  ces  comtés,  celui  de  Tos- 
cane, se  divisa  à  la  mort  de  la  comtesse  Mathilde,  qui  avait 
légué  son  héritage  à  TEglise  romaine,  legs  qui  donna  lieu  à 
de  si  longs  débats  (448S). 

La  plupart  des  comtes  italiens  de  la  période  allemande  ti- 
rent leurs  droits  des  exemptions. 

Parmi  les  grands  feudataires  qui  réunirent  plusieurs  comtés 
sous  leur  domination,  ceux  d'Yvrée,  si  puissants  au  X®  siè- 
cle, finirent  avec  Ardoin,  le  rival  d'Henri  II.  Les  margraves 
d'Esté,  à  l'extrémité  opposée  de  la  plaine  du  Pô,  paraissent 
avoir  été  une  branche  collatérale  des  grands  marquis  de  Tos- 
cane, dont  la  descendance  s'était  éteinte  avec  Mathilde  ;  ils 
grandirent  par  l'alliance  pontificale,  furent  podestats  de  Pa- 
doue,  et,  de  concert  avec  Richard  de  Saint-Boniface,  chas- 
sèrent de  Ferrare  le  chef  des  Gibelins,  Salinguerra.  Cette 
dernière  ville  fut  dès  lors  la  capitale  de  leurs  étals. 

A  l'époque  de  la  ligue  lombarde,  on  trouve  encore,  parmi 
les  seigneurs  d'une  certaine  importance  de  la  Haute-Italie, 
les  comtes  de  Blandrate  et  de  Seprio,  voisins  de  Milan  et 
alliés  de  l'empereur  contre  la  grande  cité  guelfe.  Dans 
les  monts  liguriens  sont  les  marquis  Malaspina  et  Pallavi- 
cini,  aussi  Gibelins,  assez  forts  pour  se  maintenir  indépen- 
dants et  même  se  rendre  parfois  redoutables  aux  riches  cités 
qui  occupent  la  plaine. 

La  puissance  des  petits  feudataires  {valvassores  et  valvas- 
sini) ,  répandus  en  grand  nombre  dans  tout  le  pays,  aurait  pu 


182  HIERARCHIE  DES  FIEFS  DANS  l'eMPIRE. 

devenir  considérable  et  plus  dangereuse  même  pour  les  villes 
que  celle  des  seigneurs  plus  importants,  s'ils  s'étaient  unis 
contre  elles  ;  mais  le  plus  souvent,  au  contraire,  ils  s'alliè- 
rent avec  les  citadins  contre  les  principaux  seigneurs.  C'est  ce 
qui  était  arrivé,  par  exemple,  dans  la  guerre  de  la  Motta, 
Lorsque,  ensuite,  ils  virent  dans  les  villes  des  maîtres  plus 
absolus  et  plus  puissants  encore  que  ceux  dont  ils  s'étaient 
débarrassés  avec  leur  aide,  il  était  trop  tard  pour  revenir  sur 
des  faits  accomplis. 

L'hypothèse  favorite  de  Pagnoncelli,  qui  prétend  que  les 
petits  seigneurs  étaient  d'entrée  habitants  et  citoyens  des 
villes,  nous  parait  peu  probable  et  n'est  nullement  néces- 
saire pour  expliquer  une  pareille  issue. 

Lorsque,  après  la  chute  des  Hohenstaufen ,  l'Italie  fut  ren- 
due à  elle-même,  plusieurs  cités  tombèrent,  par  l'excès  de 
leur  liberté,  sous  la  domination  de  quelqu'une  des  familles 
nobles  qu'elles  avaient  reçues  dans  leur  sein.  Mais  les  nou- 
veaux ducs  ou  marquis  issus  de  ces  usurpations  ne  sont  pas 
proprement  des  princes  féodaux. 

Comme  on  voit,  le  développement  de  l'élément  féodal  et 
celui  de  l'élément  municipal  ne  sont  pas  si  distincts  qu'ils  ne 
se  touchent  par  une  foule  de  points.  Ce  double  développe- 
ment fut  en  partie  la  cause  de  cette  vie  extraordinaire,  de 
cette  étonnante  variété  que  présente  l'Italie  du  moyen  âge  ; 
le  moment  où  les  deux  éléments  commencent  à  se  distin- 
guer est  celui  où  les  évêques  reçoivent  les  droits  du  comte 
ensuite  des  immunités. 

Depuis  la  chute  des  Hohenstaufen  et  l'indépendance  des 
cités  italiennes,  la  féodalité  tendit  à  disparaître  rapidement 
en  Italie,  même  dans  les  rapports  de  droit  privé,  par  suite  de 
la  double  influence  de  la  domination  des  villes  et  de  la  res- 


SYSTÈME    DU    LIVRE   DES    FIEFS.  483 

tauration  du  droit  romain  ;  elle  se  conserva  seulement  dans 
le  Piémont  et  dans  l'Italie  du  sud. 

De  l'ancienne  noblesse  féodale,  réfugiée  dans  les  monta* 
gnes,  et  dont  les  châteaux  ruinés  se  voient  encore  dans  les 
escarpements  des  Alpes  et  de  TApennin,  sortirent  les  con- 
dottierij  du  XIV®  et  du  XV®  siècle,  qui  rendirent  si  souvent 
avec  usure  aux  cités  enrichies,  mais  devenues  moins  belli- 
queuses, les  maux  que  leurs  ancêtres  avaient  soufferts. 

Il  est  difficile  d'être  bien  précis  sur  les  détails  juridiques 
touchant  l'organisation  des  fiefs  en  Italie.  Les  empereurs  de 
la  maison  de  Saxe,  qui  l'avaient  introduite  en  Allemagne 
pour  subvenir  aux  nécessités  du  service  militaire  impérial, 
l'avaient  trouvée  déjà  formée  en  Italie,  ou  du  moins  bien  plus 
avancée  dans  sa  formation  qu'elle  ne  l'était  en  Allemagne, 
où  les  offices  ne  s'étaient  pas  encore  transformés  en  seigneu- 
ries. Ils  avaient  trouvé  l'Italie  dans  un  état  social  assez  rap- 
proché de  celui  de  la  Gaule  méridionale.  La  fusion  des  races 
s'était  accomplie  également  dans  ces  deux  contrées  sur  le  pied 
de  l'égalité  ;  les  villes  nombreuses  et  plus  peuplées  qu'en  Atte^ 
magne  avaient  conservé,  sinon  les  institutions,  du  moins 
le  souvenir,  la  tradition  des  libertés  municipales  de  l'époque 
roiïlaine.  La  hiérarchie  des  emplois  de  l'empire  germanique 
vint  se  superposer  sur  une  hiérarchie  de  fiefs  séculiers,  en- 
core fort  confuse  à  la  vérité,  née  spontanément  durant  l'épo- 
que intérimaire,  et  sur  la  hiérarchie  féodale  ecclésiastique 
créée  par  les  empereurs;  il  était  dans  la  nature  des  choses 
que  la  constitution  du  pays  dominant  réagit  sur  celle  du 
pays  dominé  et  tendît  à  se  fondre  avec  celle-ci,  surtout  dans 
les  parties  qui  tiennent  de  plus  près  à  la  forme  du  gouverne- 
ment. 

Le  livre  des  fiefs  contient,  sur  le  sujet  qui  nous  occupe, 


184  HliRARCHlE  DES  FIEFS  DANS  L'eMPIRE. 

divers  passages  qui  tous  témoignent  de  l'existence  de  plu- 
sieurs ordres  de  fiefs  ou  de  seigneuries  superposées  les  unes  aux 
autres,  et  remontant,  soit  immédiatement,  soitmédiatement, 
à  Tempire,  qui  est  considéré  comme  le  fief  dominant  tous  les 
autres,  le  fief  suprême,  le  fief  de  Dieu  conféré  à  l'empereur, 
quant  au  temporel,  comme  l'Eglise  est  le  fief  de  Dieu,  quant 
au  spirituel. 

Selon  quelques  interprétations,  il  y  aurait  eu,  d'après  le 
livre  des  fiefs,  trois  ordres  de  fiefs  ;  selon  l'interprétation  qui 
nous  parait  la  vraie,  il  y  en  aurait  quatre.  Le  premier  se 
compose  des  fiefs  des  évéques,  des  ducs,  des  marquis  et  des 
comtes  supérieurs,  qui  relèvent  immédiatement  de  l'empe- 
reur ;  le  second  comprend  les  capitani,  qui  relèvent  des  sei- 
gneurs de  la  première  catégorie,  lesquels,  dans  l'empire,  sont 
aussi  appelés  les  princes  ;  la  troisième  classe  est  celle  des 
vavassaux  majeurs  {valvassores  majores),  qui  relèvent  des 
capitani  ;  la  quatrième  est  celle  des  vavassaux  mineurs,  ou 
valmssini,  qui  tiennent  des  vavassaux  majeurs.  Tels  auraient 
été  les  linéaments  principaux  de  la  hiérarchie  des  fiefs  en 
Italie,  du  XI«  au  XIV«  siècle. 

Nous  aurons  à  revenir  sur  cette  classification  en  traitant 
de  l'état  des  personnes;  nous  examinerons  alors  avec  plus 
de  détails  les  éléments  de  la  controverse  à  laquelle  elle 
donne  lieu.  Nous  verrons  aussi  que  les  classes  de  per- 
sonnes féodales  constituent  en  même  temps  des  classes  spé- 
ciales dans  la  population  des  villes  italiennes  et  sortent  par 
ce  côté  du  système  féodal. 


DEUXIÈME  SECTION. 


DE  LA  CONDITION  DES  PERSONNES  SOUS  LE  RÉGIME  FÉODAL, 
OU  DE  LA  HIÉRARCHIE  DANS  LE  FIEF. 


La  principale  difficulté  du  sujet  que  nous  abordons  main- 
tenant tient,  en  premier  lieu,  à  ce  que  le  régime  du  moyen 
âge,  tout  en  reposant  sur  des  principes  généraux  qu'on  re- 
trouve toujours,  déployait  une  variété  infinie  de  nuances  et 
de  formes,  de  sorte  que  les  faits,  prodigieusement  divers,  se 
rangent  mal  aisément  sous  des  catégories  nécessairement 
fixes  dans  leurs  généralités. 

Cette  difficulté  provient  encore  du  vague  des  expressions 
techniques  par  lesquelles  chaque  idiome  désignait  les  classes 
de  personnes,  soit  dans  les  livres  de  droit,  soit  dans  les  actes 
et  les  documents. 

Les  diverses  classes  de  la  société  féodale  s'étaient  déjà  for- 
mées avant  la  création  de  la  hiérarchie  des  fiefs ,  durant 
l'époque  barbare  et  l'époque  intérimaire  ;  il  est  donc  néces- 
saire de  revenir  ici  un  peu  en  arrière  et  de  résumer  les  traits 
généraux  concernant  l'état  des  personnes  avant  l'établisse- 
ment du  système  féodal.  La  meilleure  explication  qu'on  puisse 
donner  d'une  institution  est  ordinairement  l'histoire  de  son 
origine  * . 

La  société  germaine,  dont  les  nombreuses  tribus  occupè- 

•  J'ai  traité  le  sujet  de  Vétat  des  personnes  pendant  l'époque  barbare,  avec  un 
peu  plus  de  développements,  dans  un  article  inséré  dans  Ia  Revue  sutsse  (1847). 


186      CONDITION  DES  PERSONNES  SOUS  LE  REGIME  FÉODAL. 

renl  Tempire  d'Occidenl,  peut  être  définie  une  association  de 
chefs  de  famille.  Dans  cette  société,  la  classe  la  plus  nom- 
breuse, qui  forme  le  corps  de  la  nation  et  la  force  des  ar- 
mées nationales,  est  la  classe  des  simples  hommes  libres.  Au- 
dessus  d'elle  se  trouvait  cependant,  dès  les  temps  les  plus 
anciens,  une  noblesse  d'origine  probablement  sacerdotale , 
mais  dont  le  caractère  devint  de  plus  en  plus  militaire,  par 
suite  des  guerres  privées,  des  migrations  et  de  l'institution 
du  gmndi. 

Selon  Gaupp,  la  noblesse  germanique  serait  sortie  uni- 
quement du  gasindi  ;  je  ne  partage  pas  cette  opinion.  La 
noblesse  militaire  avait  remplacé  l'ancienne  noblesse  sa- 
cerdotale à  l'époque  de  l'empire  d'Occident.  Gaupp  observe 
judicieusement  que  le  germe  de  la  noblesse  barbare  ne  se 
trouve  pas  dans  les  principes  de  Tacite,  qui  sont  des  chefs  po- 
litiques, tantôt  élus,  tantôt  héréditaires,  mais  dans  les  com- 
pagnons, ou  membres  du  gasindi  {comités).  De  là,  selon  lui, 
l'expression  de  comte,  les  compagnons  du  roi  ayant  été  pla- 
cés à  la  tôte  des  villes  et  des  districts  conquis. 

Quant  à  l'étymologie  du  mot  germanique  traduit  par  cornes, 
graf,  nous  avons  dit  plus  haut  qu'il  vient  du  mot  grei- 
fen,  saisir,  et  indique  les  fonctions  d'exécuteur  des  condam- 
nations (compositions  et  amendes)  que  remplissiiit  ce  magis- 
trat. L'étymologie  du  terme  équivalent  en  allemand,  donnée 
par  Gaupp,  qui  fait  découler  graf  du  mot  grec  y/oa^rOç  (écri- 
vain), ne  me  parait  pas  plus  admissible  que  celle  qu'on  fait 
venir  de  grau,  dont  il  a  déjà  été  question. 

La  distinction  entre  les  libres  et  les  non-libres  existait 
chez  les  Germains  dès  les  temps  les  plus  anciens;  comme 
les  non-libres  n'allaient  pas  à  la  guerre,  leur  nombre  paraît 
s'être  beaucoup  multiplié;  du  reste,  la  simplicité  des  mœurs 


ÉTAT   ANTÉRIEUR   A    LA   CONQUÊTE.  187 

était  cause  qu'en  fait ,  les  esclaves  germains  vivaient  beau- 
coup moins  séparés  de  leurs  maîtres  que  les  esclaves  ro- 
mains : 

«  Dominum  ac  servos  nullis  edumtionis  deliciis  dignoscat,  » 
dit  Tacite,  en  parlant  des  enfants,  a  inler  endem  pecora,  in 
»  eodmi  liumo  degunt  donec  œtas  separet  ingeiuws^  virtus  agnos- 
»  cat,  »  En  droit,  la  séparation  n'en  était  pas  moins  fort  tran- 
chée; l'esclave  n'avait  pas  l'honneur  mililaire,  ou  le  droit 
de  porter  les  armes,  qui  est  le  caractère  dislinctif  de  Thomme 
libre  {ariinan,  germann,  de  heermann).  Entre  libres  et  non- 
libres,  le  mariage  n'était  pas  permis. 

La  conversion  des  Germains  au  christianisme  fut  un  grand 
progrès  pour  la  classe  non- libre,  puisque,  dans  la  commu- 
nauté religieuse,  il  n'y  avait  plus  de  différence  de  rang  ;  il 
est  remarquable  que  les  noms  de  baptême  des  libres  et  des 
esclaves  ne  diffèrent  point. 

Au-dessous  des  simples  hommes  libres  et  au-dessus  des 
esclaves  {leibeigenen) ,  il  y  avait,  dans  les  diverses  nations 
germaines,  des  hommes  placés  dans  une  position  intermé- 
diaire, les  lites,  ou  lètes^  qui  sont  appelés  simplement  dépen- 
dants {hôrigm),  et  fontjusqu'à  un  certain  point  partie  du  corps 
politique,  tandis  que  les  esclaves  ne  relèvent  que  de  leur 
maître. 

Sur  ce  sujet,  Gaupp  émet  une  opinion  différente;  il  pense 
que  les  lètes  étaient  uniquement  les  Barbares  établis  comme 
colons  dans  les  terres  de  Tempirc  avant  la  conquête,  et  qui, 
trouvés  là  par  les  conquérants  de  leur  race,  restèrent  dans 
une  position  intermédiaire  entre  les  vainqueurs  et  les  Ro- 
mains vaincus.  L'existence  des  lètes  chez  les  peuples  restés 
sur  le  territoire  germani(|ue  est  prouvée  ;  la  supposition  sus- 
mentionnée tombe  devant  ce  fait. 


188      CONDITION  DES  PERSONNES  SOUS  LE  REGIME  FÉODAL. 

Lors  de  la  conquête,  les  populations  romaines  paraissent 
s'être  réparties  dans  les  quatre  grandes  classes  qui  forment 
la  nation  germanique  ;  il  est  plus  exact  encore  de  dire  que 
ces  classes  :  noblesse,  hommes  libres,  individus  dans  un  état 
intermédiaire  entre  la  liberté  et  Tesclavage  et  esclaves,  exis- 
taient dans  le  système  romain  et  se  maintinrent  après  lui, 
chacune  de  ces  classes  formant,  dans  le  système  barbare,  une 
subdivision  de  la  classe  germaine  à  laquelle  elle  correspon- 
dait. 

Ainsi,  les  lois  barbares  distinguent  les  nobles  de  race  ger- 
maine et  ceux  de  naissance  romaine,  et  de  même  pour  les 
autres  catégories  ;  généralement  elles  placent  la  catégorie  ro- 
maine dans  une  position  inférieure  à  la  même  catégorie  appar- 
tenant à  la  race  germaine ,  mais  supérieure  à  la  catégorie 
germaine  qui  vient  immédiatement  au-dessous  ;  ces  nuances 
sont  très  nettement  établies  par  le  wergeld,  ou  prix  de  la 
composition  exigible  pour  chaque  individu,  en  cas  de  meurtre 
ou  de  blessure. 

Toutefois,  la  conquête  amena  de  grands  déclassements 
dans  la  condition  des  personnes  de  la  race  vaincue  :  beau- 
coup d'hommes  libres  et  même  de  nobles  romains,  dépouillés 
de  leurs  biens  ou  faits  prisonniers  dans  les  combats,  tombè- 
rent en  servitude  ou  demi-servitude;  des  colons  emphylhéotes 
romains  devinrent  esclaves.  Ce  sont  là  des  accidents  plus 
ou  moins  fréquente ,  selon  les  lieux  et  la  nature  de  la  con- 
quête, non  une  règle  générale. 

Quant  aux  esclaves  romains,  leur  sort  parait  gagner  ;  car 
l{t  servitude  des  Barbares  était  moins  dure  que  celle  du  peuple 
chrétien  et  civilisé  qu'ils  avaient  subjugué  ;  puis ,  bientêt , 
diverses  circonstances  morales  et  économiques  contribuèrent 
à  améliorer  encore  leur  malheureuse  condition. 


ÉPOQUE    RARBARE.  189 

Ce  qu'il  faut  entendre  par  liberté ,  dans  les  idées  germa- 
niques qui  prévalaient  à  Tépoque  de  la  conquête ,  n'est  ni 
régalité  abstraite  des  républiques  anciennes ,  ni  un  état  ab- 
solument fixe,  arrêté  à  tout  jamais,  comme  celui  des  castes 
de  rOrient;  c'est  une  condition  variable  et  mobile,  qui  se 
distingue  essentiellement  par  le  caractère  suivant  :  la  per- 
sonne libre,  quels  que  soient  d'ailleurs  ses  droits  et  son  rang 
dans  la  société,  ne  doit  ni  service  personnel,  ni  prestations 
réelles  à  une  autre  personne  ;  elle  est  indépendante  par  rap- 
port à  ses  concitoyens. 

Mais,  déjà  en  Germanie,  et  avant  la  conquête,  cette  idée 
de  la  liberté  avait  subi  des  modifications  qui  tendaient  à  l'al- 
térer entièrement. 

Par  l'institution  du  gasindi,  des  hommes  libres  engageaient 
leur  personne  au  service  d'un  chef,  pour  lequel  ils  combat- 
taient, et  auquel  ils  rendaient  aussi,  sans  croire  déroger  pour 
cela,  les  services  domestiques  qui,  à  Rome,  étaient  imposés 
seulement  aux  esclaves. 

Ainsi,  les  hommes  libres  entraient  dans  des  liens  de  dé- 
pendance. Cette  institution  du  gasindi  se  perpétua  et  se  dé- 
veloppa après  la  conquête ,  à  tel  point ,  qu'on  y  a  vu  le 
germe  du  système  féodal. 

En  entrant  dans  la  dépendance  des  rois  et  des  chefs  bar- 
bares, les  hommes  libres  entraient  dans  l'aristocratie  et  rece- 
vaient, en  par-contre  de  leurs  engagements ,  des  fonctions 
civiles  et  militaires,  des  terres,  des  richesses  ;  ils  s'élevaient, 
en  fait ,  au-dessus  des  simples  hommes  libres  ;  mais  ,  d'un 
autre  côté,  ceux  qui  acceptaient  ces  liens  de  dépendance  per- 
daient ce  caractère  d'indépendance  personnelle  qui  consti- 
tuait essentiellement  l'homme  libre,  et  s'assimilaient  aux 
classes  dépendantes  ;  de  telle  sorte  que,  durant  la  période 


490      CONDITION  DES  PERSONNES  SOUS  LE  REGIME  FEODAL. 

barbare,  le  môme  mot,  leudej  qui  n'esl  autre  que  lèle,  dési- 
gne tantôt  un  noble,  tantôt  un  serf. 

Dans  l'empire  franc,  si  la  condition  des  personnes  ne  dé- 
pendait plus  complètement  de  la  naissance,  cependant  la 
partie  dominante  et  essentielle  de  la  nation  se  composait  tou- 
jours des  hommes  de  naissance  libre,  et  ceux-ci  forment  en- 
core deux  classes  principales,  les  nobles  et  les  simples  libres, 
qui,  chez  les  Francs,  sont  appelés,  dans  le  latin  du  temps, 
tantôt  liberi,  ou  ingenui  (mot  qui  indique  particulièrement 
une  naissance  libre),  tantôt  franci  (l'identité  de  frand  et  de 
liberi  est  prouvée  par  divers  passages  des  lois  ripuaire  et  sa- 
lique).  Dans  des  édits  carlovingiens  du  IX®  siècle,  les  libres 
sont  aussi  appelés  barigildi,  de  baro  (homme  libre).  Dans  les 
lois  lombardes,  les  hommes  libres  tirent  leur  nom  du  devoir 
de  porter  les  armes  et  de  l'honneur  militaire  qui  correspond 
h  celte  obligation;  on  les  nomme  arimanni  (hommes  de 
guerre)  ;  arimanni  se  traduit  souvent,  en  latin,  par  excrci- 
tales. 

Les  droits  et  les  privilèges  de  c^tte  classe  sont  le  wcrgeld  de 
l'homme  libre,  le  droit  de  porter  les  armes,  le  droit  de  prendre 
part  aux  assemblées  nationales,  politiques  et  judiciaires,  le 
droit  de  prêter  serment  en  justice  et  d'y  témoigner  contre  un 
homme  libre.  Les  libres  qui  s'étaient  placés  sous  la  protec- 
tion de  l'Eglise  ou  du  roi,  en  recevant  une  censive,  un  pré- 
caire ou  un  bénéfice,  ne  cessèrent  pas,  durant  la  période 
franque,  d'appartenir  à  la  classe  des  hommes  libres,  pourvu 
qu'ils  ne  se  fussent  pas  mis  dans  la  dépendance  personnelle  d'un 
autre  ;  ce  principe  paraît  avoir  été  appliqué  aussi  à  ceux  qui  se 
plaçaient  sous  la  protection  d'un  seigneur,  car  la  loi  saxonne 
parle  d'un  «  liber  homo  quisub  tutela  nobilis  cujusdajn  erat.  » 
(ielte  classe  ne  doit  donc  pas  être  confondue,  comme  on  pour- 


SYSTÈME    DRS    DROITS    PERSONNELS.  191 

rait  être  tenté  de  le  faire,  avec  celle  des  pscalins,  ou  serfs  du 
fisc.  Ainsi,  déjà  sous  la  période  franque,  le  rapport  de  pro- 
tection {nuindiburdium)  se  distingue  nettement  du  rapport 
de  dépendance  et  crée,  entre  les  hommes  entiéremeîil  libres 
et  les  demi-libres,  une  catégorie  intermédiaire  à  laquelle  on 
n'a  pas  toujours  fait  assez  attention. 

Le  caractère  spécial  de  la  noblesse  avait  changé,  chez  les 
Francs,  depuis  la  conquête.  On  ne  trouve  plus  chez  eux  ces 
familles  nobles  d'origine,  qui  se  distinguaient  par  une  longue 
chevelure  flottante  ;  cette  marque  extérieure  de  distinction 
appartient  uniquement  à  la  fiimille  royale.  La  noblesse  est 
maintenant  une  distinction  personnelle  qui  émane  du  roi  ; 
les  nobiles^  proceres  ou  optimales  des  Francs  sont  les  antrus- 
tions  du  roi,  auxquels  celui-ci  distribue  les  principaux  em- 
plois de  la  cour  et  du  royaume.  Dans  les  ineliorissimi,  ou 
priwi,  de  la  loi  des  Allemands ,  et  dans  les  cinq  familles  à 
double  wergeld  des  Bavarois,  on  trouve  pourtant  encore  quel- 
ques traces  d'une  noblesse  de  naissance. 

Après  ridée  de  la  liberté  personnalle,  qui  trouvait  dans 
les  mœurs  germaines  elles-mêmes  une  cause  de  transfor- 
mation, le  second  trait  caractéristique  de  la  condition  des 
personnes  dans  Tépoque  barbare  est  le  système  des  droits 
personnels,  en  vertu  duquel  chacun  est  jugé,  non  par  la  loi 
du  pays  qu'il  habite,  mais  par  celle  de  la  race  à  laquelle  il 
appartient. 

Ce  système,  si  opposé  aux  notions  ordinaires,  résultuit  de 
la  force  des  choses  pour  des  peuples  à  l'état  de  migration 
continuelle.  Il  dura  longtemps,  en  raison  de  la  dissemblance 
si  complète  qui  existait  entre  le  droit  des  vainqueurs  et  celui 
des  vaincus. 

Pourtant,  de  bonne  heure,  un  travail  de  transformation  de 


192  CONDITION  DES  PERSONNES. 

ce  système  des  lois  personnelles  en  un  système  de  lois  terri- 
toriales commença  à  s'opérer. 

L*édit  de  Théodoric  est,  pour  les  Ostrogoths,  un  code  de 
droit  territorial,  valable,  pour  les  deux  races,  dans  les  points 
qu'il  traite,  mais  laissant  subsister  le  système  du  droit  per- 
sonnel pour  tous  les  objets  dont  il  ne  traite  pas.  Le  code  visi- 
goth  d'Euric  était  aussi  donné  pour  tous  les  sujets  du  terri- 
toire ;  tandis  que  Tédit  de  Théodoric  est  tiré  du  droit  romain,' 
le  code  visigoth  contient  de  nombreuses  dispositions  emprun- 
tées au  droit  germanique. 

Les  autres  peuples  germaniques,  Francs,  Burgondes,  Lom- 
bards, etc.,  pratiquèrent  tous,  dans  l'origine,  le  système  des 
droits  personnels. 

Quand  M.  de  Savigny  dit  que,  dans  les  pays  romands,  le 
droit  territorial  est  sorti  du  droit  féodal,  il  exprime  une  idée 
vraie  dans  sa  portée  générale,  mais  qui  n'est  pas  absolument 
exacte  dans  les  détails.  La  partie  du  peuple  qui  n'entra  pas 
tout  d'abord  dans  les  liens  naissants  de  la  féodalité,  eut  aussi 
un  droit  territorial  au*  bout  d'un  certain  laps  de  temps  *.  Le 
mélange  des  deux  races  sur  le  même  sol  devait,  à  la  longue, 
amener  ce  résultat  ;  car,  à  la  fin,  il  devenait  difficile,  au  mi- 
lieu des  nombreuses  races  coexistant  sur  le  même  sol,  de 


<  Comment  juger,  lorsque  Tune  des  parties  est  romaine,  Tautre  barbare  ? 
D'abord,  on  décida  que  la  règle  serait  la  loi  personnelle  du  défendeur,  mais 
cela  ne  suffisait  pas  toujours  ;  ainsi,  le  Romain  n'avait  pas  de  wergeld,  on 
vint  à  lui  en  accorder  un  ;  c'était  le  seul  moyen  de  protéger  sa  personne  contre 
les  violences  d'un  Barbare.  La  différence  des  formes  dut  aussi  amener  des  cas 
difficiles  ;  par  exemple,  quand  une  même  plainte  concernait  des  accusés  de 
différentes  races  :  dans  certains  cas,  la  loi  germaine  fut  appliquée  aux  Ro- 
mains ;  dans  d'autres,  la  loi  romaine  fut  appliquée  aux  Barbares.  On  en  voit 
un  exemple,  chez  les  Bourguignons,  pour  le  règlement  des  limites  entre  di- 
verses propriétés. 


WERGELD,    RAClIIMBOt'RGS.  493 

déterminer  l'origine  véritable  de  chacun,  et  par  conséquent 
la  loi  de  laquelle  il  relève. 

On  a  vu  pendant  que  le  régime  des  droits  personnels 
était  en  pleine  vigueur,  les  distinctions  que  les  lois  barbares 
faisaient  entre  les  conquérants,  sous  le  rapport  de  la  condi- 
tion des  personnes  transportées  aux  populations  romai- 
nes ;  de  là  des  sous-classes  nombreuses.  Ainsi ,  chez  les 
Francs,  le  wergeld  d'un  Franc  libre  étant  de  200  sous,  celui 
d'un  Bourguignon,  d'un  Allemand  ou  d'un  Bavarois,  est  de 
160  ;  celui  d'un  Romain  libre  est  seulement  de  100,  la  moitié 
de  celui  d'un  Franc;  le  Romain  contiva  régis  a  aussi  un  wer- 
geld égal  à  la  moitié  de  celui  d'un  antrustion  franc  ;  le  Ro- 
main tributaire ,  assimilé  au  lète  franc,  a  pour  wergeld  45 
sous,  etc. 

Les  Romains,  pouvant  entrer  dans  les  liens  du  gasindi, 
faire  le  service  militaire  et  revêtir  des  emplois  dans  l'Etat 
et  dans  l'Eglise ,  à  l'égal  des  Germains ,  les  différences  de 
condition  qui  avaient  existé  d'abord  entre  eux  et  les  Ger- 
mains disparurent.  Dans  les  lois  de  Charlemagne ,  il  n'est 
plus  question  des  Romains  comme  classe  à  part. 

En  revanche,  vers  l'époque  carlovingienne,  on  voit  appa- 
raître une  nouvelle  distinction  parmi  les  hommes  libres  qui 
ne  tient  ni  à  la  naissance,  ni  à  Toffice,  ni  aux  rapports  de 
fidélité  vis-à-vis  du  prince,  mais  bien  à  la  propriété.  On  voit, 
par  le  Capilulaire  de  Worms,  de  829,  et  la  constitution  d'O- 
lonne ,  de  825 ,  qu'au  IX®  siècle ,  les  hommes  libres  qui 
n'ont  pas  une  terre  à  eux  ne  peuvent  témoigner  contre  un 
homme  libre,  bien  que,  en  leur  qualité  d'hommes  libres,  ils 
puissent  toujours  lui  servir  de  conjurateurs  ;  le  droit  de  té- 
moigner se  liant  à  celui  de  juger,  on  en  conclut  qu'à  cette 
époque,  les  propriétaires  libres  pouvaient  seuls  siéger  dans 

MÉM.   ET  DUCIIM.  XVI.  13 


194  CONDITION    DES    PERSONNES. 

les  tribunaux  populaires.  Ces  propriétaires  libres,  qui  conser- 
vent seuls  en  plein  les  droits  des  anciens  hommes  libres , 
sont  ceux  que  les  lois  franqûes  nomment  les  rachimbourgs  ^ , 

*  Ce  mot  vient  de  rek,  ou  reich  (riche,  grand,  bon)  ;  il  a  donc  exactement 
le  même  sens  que  son  synonyme  latin  boni  viri.  C'est  parmi  eux  que  l'on  choi- 
sissait les  échevins.  On  le  retrouve  dans  l'espagnol  ricas  ombres. 


FRANCE  :   L*HOMME    LIK   A    LA   TERRE.  19S 


SI- 


Condition  des  personneii  en  Franee. 


Dans  l'époque  barbare,  ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  tout 
était  personnel  ;  avec  la  féodalité,  tout  devient  territorial  :  la 
condition  de  la  personne  se  lixe  dans  la  terre  et  en  dépend  ; 
la  hiérarchie  du  vasselage  n'a  plus  lieu  qu'en  raison  des  fiefs, 
cl  l'on  peut  presque  dire  que  ce  n'est  pas  le  seigneur  qui 
donne  de  Timporlance  au  manoir,  mais  le  manoir  qui  donne 
de  l'importance  au  seigneur. 

La  dépendance  dans  laquelle  les  terres  étaient  des  hom- 
mes, dans  l'époque  barbare,  mettait  beaucoup  de  mouvement 
dans  les  choses;  la  dépendance  dans  laquelle  les  hommes  fu- 
rent des  terres,  dans  l'époque  féodale,  produisit  nécessaire- 
ment l'effet  contraire,  le  mouvement  des  choses  cessa  et  celui 
des  personnes  également  :  le  seigneur,  le  vassal,  Taffranchi, 
le  serf,  ne  peuvent  plus  aussi  facilement  s'élever  ou  descen- 
dre ;  la  stabilité  s'établit  dans  les  conditions;  les  maîtres  ne 
quittent  plus  leur  château,  ni  les  serfs  leur  glèbe. 

Ainsi,  le  fief,  qui  n'était  dans  l'origine  qu'un  effet  des 
relations  personnelles,  en  devint  la  cause  :  les  terres  s'appro- 
prièrent le  vasselage  ;  elles  réglèrent  l'ordre  des  seigneu- 
ries ;  leur  possession  seule  fit  acquérir  les  droits  et  imposa 
les  devoirs  féodaux  ;  en  les  perdant,  on  était  privé  des  uns 
et  délié  des  autres;  en  un  mot,  ce  fut  la  classification  des 
terres  qui  détermina  la  hiérarchie  des  rangs,  et  comme  les 
fiefs  étaient  devenus  héréditaires,  et,  à  leur  exemple,  les  te- 


496  CONDITION    DES    PERSONNES    EN    FRANCE. 

nures  inférieures ,  les  cadres  de  la  féodalité  devinrent  fermes 
et  indestructibles  ;  ils  ne  dépendirent  plus  de  volontés  chan- 
geantes, ni  d'associations  passagères;  tout  s'immobilisa,  la 
terre  et  l'homme. 

Afin  de  saisir  la  transition  entre  l'état  des  personnes,  dans 
l'époque  barbare,  et  l'état  des  personnes  sous  le  régime  féo- 
dal, il  faut  nous  arrêter  un  instant  à  cette  époque  transitoire, 
qui  va  du  IX®  au  Xl*^  siècle  et  comprend  les  règnes  des  der- 
niers Carlovingiens  et  ceux  des  premiers  Capétiens.  Cette 
période  est  des  plus  obscures;  ses  institutions,  très  vacillan- 
tes, n'ont  point  été  décrites  dans  des  lois  ou  dans  des  traités 
généraux  ;  on  est  obligé  d'en  chercher  la  trace  dans  les  for- 
mules et  dans  les  chartes,  qui  ne  donnent  jamais  qu'un  fait 
individuel  ;  de  sorte  qu'il  est  très  difficile  d'y  découvrir  ce 
qui  était  la  règle  et  ce  qui  était  l'exception.  Cependant,  les 
beaux  travaux  de  Guérard,  sur  les  polyptiques,  ont  jeté  quel- 
que jour  sur  cette  période,  et  en  particulier  sur  la  question 
de  l'état  des  personnes. 

La  classe  des  hommes  libres  de  naissance  {ingenui)  était 
déjà  bien  moins  nombreuse  que  dans  les  siècles  qui  suivent 
immédiatement  la  chute  de  l'empire  romain  ;  car,  pour  con- 
server une  pleine  liberté ,  il  fallait  unir  à  la  naissance  de 
parents  libres  une  propriété  indépendante,  ou  tout  au  moins 
un  bénéfice,  et  même  la  juridiction.  Les  possesseurs  des 
droits  de  justice,  ayant  fait  de  leurs  droits  une  propriété  pri- 
vée, s'en  servaient  pour  diminuer  et  contester  la  liberté  des 
petits  propriétaires,  incapables  de  leur  résister.  Ce  n'était 
donc,  à  peu  d'exceptions  près,  que  l'aristocratie  qui  était  en 
mesure  de  conserver  sa  liberté;  aussi,  dans  les  documents  du 
IX*  au  XI®  siècle,  les  termes  de  nohilis  et  d'ingenuus  parais- 
sent-ils équivalents.  Il  était,  du  reste,  loisible  de  s'engager 


MPC  ivrnti^AïK.  197 

dans  les  Ikns  da  i^jssriaise  »n>  périra  la  hbertê.  ni  U  no< 
blesse. 

Les  hommes  libres  qui  ne  pn-s^ôlaient  ni  juridiclion .  ni 
immunités,  se  confciodirent  ass^z  sénénilement.  fvir  l'abus 
des  droits  de  justice,  avec  la  cla5êie  de  oeu\  qui  ne  invii^è- 
daient  ni  juridiction,  ni  terres  :  ils  tombèrent  dans  la  i^asso 
des  censitaires,  ou  tributaires,  et  leur  liberté  devenant  tou* 
jours  plus  douteuse,  ils  ne  tardèrent  pas  à  se  tnniver  dans 
une  condition  intermédiaire  entre  la  liberté  ot  la  servitude  : 
tellement,  quïl  n'est  pas  rare  de  trouver  des  hommes  libit^ 
donnés  et  vendus,  comme  auraient  pu  Tétre  des  colons  ou 
des  serfs. 

On  découvre,  par  lëtude  des  polyptiqnes,  que,  dans  ré|H>- 
que  intermédiaire,  la  condition  do  la  terre  était  encore  indé- 
pendante de  la  personne  qui  l'occupait,  et  nviproi)uement  : 
de  sorte  que  les  terres  franches  jwuvaient  être  habitées  |Kir 
des  hommes  de  condition  ser\ile,  et  que  des  hommes  librt^s 
pouvaient  occuper  et  posséder  des  terres  gn^vét^s  do  sorviivs 
et  considérées  comme  serviles  :  l'état  civil  commoniH^à  st^  rat 
tacher  à  la  terre ,  mais  n'en  dépend  pas ,  comme  dans  les 
temps  féodaux. 

Si  Ton  entend  par  liberté  Télat  des  personnes  qui  n'étaient 
pas  soumises  à  des  services  de  nature  sorvilo  ot  à  une  dé|H^n- 
dance  personnelle,  il  est  certain  que  le  nonihn*  dos  hommes 
libres  diminua  sensiblement,  en  France,  durant  la  ihViikIo 
intérimaire  ;  si  l'on  entend  par  libres  tous  ceux  qui  n'étaient 
pas  serfs,  la  classe  des  hommes  libres  se  serait,  au  oontrnin\ 
augmentée  considérablement  ;  le  gros  do  la  population  panUt 
en  effet  se  composer,  à  celle  époque,  des  colons  et  des  létos: 
ces  classes,  toutes  les  deux  placées  entre  losclavago  ot  la  li 
berté,  dérivent,  la  première,  dos  institutions  romaines;  la 


198  CONDITION   DES   PERSONNES   EN   FRANCE. 

seconde,  des  institutions  germaniques  ;  mais,  dès  le  IX"  siè- 
cle, elles  se  confondent  ;  dans  les  polyptiques,  il  serait  diffi- 
cile de  les  discerner  par  les  charges  qu'elles  ont  à  supporter. 
Au  X*  siècle  déjà,  les  noms  mêmes  de  ces  classes  tendent  à 
disparaître  ;  à  leur  place,  on  trouve  l'homme  de  poète,  le  col- 
libert,  le  villain  et  le  serf.  De  même  que  les  diverses  races 
tendent  à  se  confondre  dans  la  coutume  féodale,  qui  ne  fait 
plus  acception  de  la  nationalité,  de  même,  toutes  les  classes 
de  personnes  non-libres  tendent  à  s'uniformiser  dans  le  ser- 
vage féodal.  Toutefois,  cette  uniformisation  ne  fut  jamais 
complète,  et  le  souvenir  de  l'ancien  état  se  conserva  à  tra- 
vers les  temps  féodaux. 

Guérard  distingue  ingénieusement  l'esclavage  si  dur  des 
Romains  de  la  condition  analogue,  mais  plus  mitigée,  de  l'épo- 
que barbare  et  de  celle  des  serfs  du  moyen  âge,  par  les  trois 
termes  d*e8clavage,  servitude  et  servage.  L'époque  intérimaire 
est  aux  limites  de  la  servitude  et  du  servage.  —  L'esclavage 
romain  commença  à  s'adoucir  sous  les  empereurs  chrétiens, 
puis  ensuite  sous  l'influence  germanique.  La  servitude  de 
l'époque  barbare  a  encore  tous  les  caractères  de  l'esclavage, 
sauf  un  peu  moins  de  dureté  ;  en  principe,  le  serf  est  tou- 
jours une  chose,  mais  les  conséquences  de  ce  principe  odieux 
sont  moins  sévèrement  déduites.  L'Eglise,  sous  lesCarlovin- 
giens,  possédait,  conjointement  avec  l'Etat,  le  plus  grand 
nombre  des  serfs;  elle  cherchait  à  les  attirer  sur  les  terres 
qu'elle  mettait  en  friche  à  l'aide  de  conditions  plus  douces  ; 
en  sorte  que  les  serfs  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  ceux  qu'on  a 
appelés  fiscalins,  jouirent  de  bonne  heure  d'avantages  im- 
portants qui  les  mirent  au-dessus  des  serfs  ordinaires.  Les 
fiscalins  et  les  hommes  d'église  formaient ,  selon  Guérard, 
dans  l'époque  intermédiaire,  la  majeure  partie  de  la  population . 


PAfiiàGE   DE   LA   SERVITUDE   AU   SERVAGE.  499 

Une  deuxième  cause  contribua  à  faire  cesser  Tesclavage  et 
à  transformer  la  servitude.  Lorsque  la  féodalité  commença  à 
s'établir,  les  guerres,  source  principale  de  Tesclavage,  ces- 
sèrent d'être  nationales  ;  les  seigneurs  se  battaient  beaucoup, 
mais  à  leur  porte  ;  on  fut  engagé,  par  cette  circonstance,  à 
échanger  les  prisonniers  et  à  les  racheter,  car  il  eût  été  fort 
difficile  de  les  garder  utilement.  Au  moyen  âge,  on  trouve 
encore  des  esclaves  proprement  dits,  mais  ce  sont  des  infi- 
dèles, ou  des  étrangers  devenus  captifs  par  suite  d'accidents. 

Une  troisième  cause  de  radoucissement  de  la  servitude  et 
de  sa  transformation  en  servage  se  trouve  dans  les  mariages 
entre  gens  de  conditions  différentes.  Le  principe  était  que  les 
enfants  suivaient  la  condition  de  la  mère  ;  or,  dans  la  grande 
majorité  des  mariages  inégaux,  on  observe  que  c'était  la 
femme  dont  la  condition  était  la  meilleure  ;  les  serfs  épou- 
saient des  colones  et  des  lites  en  bien  plus  grand  nombre 
qu'il  n'y  avait  de  colons  et  de  lites  qui  épousassent  des  serves  ; 
ainsi,  les  conditions  personnelles  tendaient  à  s'élever  de  gé- 
nérations en  générations,  et  toutes  les  classes  montaient  con- 
tinuellement vers  la  liberté  par  une  progression  lente,  mais 
certaine,  qui  devait  finir  par  épuiser  les  classes  servîtes,  que 
la  guerre  ne  recrutait  plus. 

En  entrant  dans  le  système  féodal,  en  devenant  servage, 
la  servitude  perdit  le  caractère  de  propriété  personnelle  ;  le 
serf  devint  serf  de  la  glèbe,  de  la  terre  qu'il  cultivait,  et  non 
de  la  personne  de  son  maître.  L'usage  de  vendre  les  serfs 
sans  la  terre  cessa  graduellement  et  fut  réprouvé  par  les  lois 
de  l'Eglise  ;  le  serf,  enfin,  devint  une  sorte  de  vassal  du  der- 
nier degré  ;  il  fut  au  bas  de  l'échelle  féodale,  mais,  aupara- 
vant, il  ne  comptait  pas  même  dans  les  rangs  de  la  société. 

Avec  l'établissement  de  la  féodalité,  les  classes  diverses 


200  CONDITION    DES    PERSONNES    EN    FRANCE. 

que  Ton  rencontre  dans  Tépoque  barbare  se  ramènent  toutes, 
plus  ou  moins,  à  deux  grandes  classes,  les  feudataires  et  les 
serfs.  La  hiérarchie  des  premiers  se  règle  d'après  la  qualité 
des  hommages,  le  degré  de  Tinféodalion  et  retendue  du  fief; 
la  condition  des  seconds  dépend  de  leur  contrat  ou  de  la  cou- 
tume locale.  L'affranchissement  et  les  bourgeoisies  créèrent 
plus  tard  une  troisième  classe,  qui  se  plaça  entre  la  noblesse 
et  les  serfs. 

Le  territoire  de  la  France  se  trouvait  donc  partagé  en  biens 
libres  et  non-libres.  Les  premiers  sont,  soit  d'anciens  alleux, 
soit  des  bénéfices  royaux  ou  des  honneurs ,  soit  des  terri- 
toires mélangés  d'alleux  et  de  bénéfices,  lesquels,  par  la  chute 
de  la  royauté,  sont  devenus  comme  des  alleux.  Parmi  ces 
territoires  sont  les  anciens  comtés,  qui  gardent  ce  nom  ;  les 
autres  s'appellent  baronnies,  de  baro  (homme  libre),  ou  bien 
portent  encore  d'autres  désignations,  vicomtes,  vicaries,  etc., 
que  nous  avons  expliquées  en  traitant  de  la  hiérarchie  des 
fiefs.  Sur  tous  ces  territoires,  les  droits  de  propriété,  réunis 
au  droit  de  souveraineté,  font  leurs  possesseurs  égaux,  quel 
que  soit  le  titre  de  la  terre.  Ces  possesseurs  sont  la  haute  no- 
blesse, ou  les  barons.  Les  seigneurs  dont  le  titre  est  inférieur 
et  la  souveraineté  restreinte  forment  la  petite  noblesse  ;  cette 
noblesse,  surtout  dans  le  sud,  renferme  beaucoup  d'éléments 
romains,  car,  dans  les  pays  occupés  par  les  Burgondes  et  les 
Visigoths,  les  nationalités  s'étaient  mélangées,  dès  le  prin- 
cipe, sur  un  pied  d'égalité.  C'est  seulement  dans  le  nord  que 
la  noblesse  française  se  compose  en  grande  majorité  d'élé- 
ments germaniques,  et  même,  dans  cette  partie  de  la  France, 
il  y  avait  eu  fréquemment  des  Romains  parmi  les  antrustions 
du  roi. 

Observons  au  surplus  que,  pendant  la  période  intérimaire. 


ÉPOQrE    FÉODALE,    NOBLESSE.  201 

beaucoup  d*bomroes  de  condition  inférieure  et  même  servile 
avaient  pu  s  élever  jusqu'à  rarislocratie  et  se  mettre  en  pos- 
session de  fiefs. 

On  doit  donc  considérer  la  noblesse  féodale  française^  comme 
une  création  contemporaine  de  la  formation  détinîlive  de  la 
féodalité  ;  c'est  à  tort  que  des  écrivains,  comme  Montesquieu, 
veulent  la  rattacher  exclusivement  à  la  noblesse  germanique 
de  la  période  barbare. 

Observons  aussi  que  Taristocratie  féodale  gagna  en  force 
intérieure  à  mesure  que  tombèrent  en  oubli  les  distinctions 
de  nationalités. 

Du  XI*^  au  XIU®  siècle,  une  nouvelle  circonstance  contri- 
bua à  déterminer  la  position  de  la  noblesse  française.  Comme, 
dans  un  temps  de  troubles  où  le  pouvoir  public  n'existait 
plus,  pour  ainsi  dire,  tant  il  était  fractionné,  la  cbose  la  plus 
importante  était  la  guerre  ;  il  était  dans  la  nature  des  cboses 
que  le  seigneur,  en  doimant  des  possessions,  exigeât  avant 
tout  de  ses  vassaux  le  service  militaire,  et  comme  le  danger 
de  guerre  était  permanent,  il  fallait  que  ce  service  put  être 
requis  en  tout  temps  :  les  fiefs  étant  héréditaires,  il  se  forma 
ainsi  une  classe  héréditaire  de  guerriers,  dont  les  membres 
formaient  les  cadres  de  l'armée  féodale,  tandis  que  le  service 
de  soldat  était  fourni,  soit  par  les  vassaux  du  dernier  rang, 
soit  par  ceux  qui,  n'ayant  aucune  tenure  féodale,  continuè- 
rent à  devoir  le  service  comme  obligation  justicière. 

Or,  dans  un  temps  aussi  agité,  il  était  aisé  aux  guerriers 
de  s'arroger  la  suprématie  sur  les  populations  non-guerriè- 
res, et  par  là  exposées  à  toutes  les  violences.  Il  s'ensuivit 
que  l'idée  de  noblesse  s'attacha  à  ces  deux  qualités  de  pos- 
sesseur de  fief  et  de  chef  militaire,  qui,  dans  l'organisation 
féodale,  étaient  inséparables,  tandis  que  le  nom  générique  de 


202  CONDITION    DES    PERSONNES    EN    FRANCE. 

roturier  *  s'appliqua  à  tous  les  individus ,  libres  ou  non-li- 
bres, que  répée  n'ennoblissait  pas.  Tous  les  seigneurs  jus- 
liciers,  tous  les  seigneurs  féodaux,  tous  les  hommes  de  dis- 
tinction, sont  des  hommes  de  guerre.  Dans  des  temps  où  la 
force  faisait  le  droit,  il  est  évident  que  l'homme  armé  était 
réellement  supérieur  à  ceux  qui  ne  l'étaient  pas.  Quiconque 
eut  une  autorité  militaire  dut  se  croire  et  se  crut  d'une  autre 
espèce  que  ceux  qui  subissaient  ses  ordres  et  sa  puissance. 
Un  siècle  de  désordres  et  de  batailles  intestines  fut  plus  que 
suffisant  pour  diviser  la  nation  en  deux  classes,  les  militaires 
de  profession  et  ceux  qui  ne  l'étaient  pas. 

L'idée  de  la  noblesse  s'attachait  donc  à  la  personne  ;  mais 
elle  était  aussi  en  relation  intime  avec  la  terre,  puisque  le 
noble  devait  sa  condition  à  la  possession  d'un  Gef  donnant  le 
droit  et  imposant  l'obligation  du  service  militaire.  Les  fiefs, 
passant  de  main  en  main,  et  ennoblissant  leur  possesseur, 
furent,  en  raison  de  cela,  appelés  les  fiefs  nobles. 

Touchant  la  petite  noblesse,  surtout,  il  y  a  lieu  de  penser 
que  la  nécessité  pour  les  seigneurs  de  maintenir  sous  leurs 
ordres  une  force  militaire  suffisante,  fit  entrer  dans  la  con- 
dition de  possesseurs  de  fief,  et  par  là  de  noble,  beaucoup  de 
personnes  de  condition  dépendante  ou  servile.  Au  XII*  siècle, 
le  serf  pouvait  recevoir  un  fief.  Plus  tard,  à  mesure  que  le  sys- 
tème féodal  se  consolidait  et  que  les  privilèges  de  la  noblesse 
s'affermissaient ,  il  devint  moins  facile  de  s'élever  à  cette 
condition  ;  on  regarda  davantage  à  la  naissance,  et  les  nobles, 
tant  seigneurs  que  vassaux,  furent  appelés  gentilshommes*. 

Cependant,  au  XIII®  siècle  encore,  un  roturier  pouvait  de- 


*  De  ruptuarii  (laboureurs). 

*  GentiUi  homo  (homme  de  race). 


Tfnîr  imbk  pv  l'acqiibîti«>n  d'un  fief  :  le  oaraotèiv  do  no- 
blesse atUdié  a  b  future  *\t  la  ptv>sie<>ii*n  romiH^rtail  sur 
celui  qui  s'jtUcfaail  à  la  naîssince  et  à  la  personne  :  et  ivnuno 
racquisitiûD  d'un  fief  par  un  nMurier  le  dêlî\rait.  pour  .ùnsi 
dire,  des  liens  de  la  roture,  on  nommait  le  nou\oau  posses- 
seur frsmr  homme.,  et  son  fief  fraie*:  /iV/*.  l.e  frano  honune  ao 
quérait  les  pri^ilêses  réels  de  la  noblesse,  la  foi.  oK*.  :  ^  // 
e$i  éewiené  CTjimw^  gfmtilkijmm^,  dit  Beaumanoir.  '^  Toutefois. 
il  n'était  considéré  eomme  gentilhomme  et  n'ai\|uêrait  oelte 
qualité  qu'à  la  troisième  génération. 

Montesquieu,  préoeeupé  du  désir  de  in^nlre  la  raiv  des 
maisons  nobles  dans  la  nuit  des  temps,  fiùt  tous  s<'s  otTorts 
pour  démontrer  que  la  possession  d'un  tief  ne  donnait  pas  la 
noblesse,  mais  en  vain  ;  les  ai-tes  qu'on  inYiH|ue  en  fa\our  do 
cette  opinion  sont  tous  du  XIIK  et  du  XIV*'  siîvlo.  et  mon 
Irent,  au  contraire,  la  rovaulé.  d'aooord  avoo  les  noMos 
de  race,  cherchant,  par  des  disjK>siliims  innovatriivs,  à  faire 
cesser  Tennoblissement  par  Faequisition  d'un  tiof. 

L'acquisition  d'un  fief  par  un  roturier  dépendait  toujours 
de  la  volonté  du  suzerain  ;  la  noblesse  était  donc,  dés  Tori 
gine,  une  classe  dont  Tenlrée  n'était  pas  aooossiblo  ù  tout  le 
monde,  et  la  condition  de  noble  se  transmettait  héréditain^ 
ment.  D'après  la  plupart  des  coutumes  fran\:aisi*s.  il  suflisiiit 
que  le  père  fût  noble  et  la  mère  de  naissiinoe  libiv.  Pans  un 
certain  nombre,  principalement  en  Champagne,  la  nièro  noble 
ennoblissait  ses  enfants.  L'origine  de  telle  osihVo  do  noblesse 
utérine  est  une  énigme  assez  diflioile  à  résoudre  :  pndmblo 
ment  il  faut  en  chercher  le  principe  dans  Tanaiogio  avoo 
ridée  qui  prévalait  pour  les  classes  dépondanlos,  dans  les- 
quelles la  condition  dépendait  plutiM  du  oi\lé  maternel. 

Une  anomalie  plus  importante  encore  a  été  relovée  par 


204  CONDITION    DES   PERSONNES   EN    FRANCE. 

Perreciot,  qui,  dans  son  savant  ouvrage  sur  Y  état  des  per- 
sonnes et  des  propriétés  en  France,  en  a  fait  la  base  principale 
d'un  système  entièrement  original.  Perreciot  démontre,  par 
des  documents  nombreux  et  irrécusables,  qu'à  des  époques 
très  différentes,  des  possesseurs  de  fiefs,  des  nobles  par  consé- 
quent, ont  été  qualifiés  de  serfs  {servi)  et  soumis  à  la  main- 
morte, au  droit  de  poursuite,  à  des  corvées,  etc.,  comme  des 
serfs.  De  ce  fait,  il  tire  la  conclusion  qu'au  moyen  âge,  la 
nuance  qui  séparait  le  gentilhomme  du  main-mortable  était 
imperceptible  ;  que  les  deux  conditions  étaient  souvent  con- 
fondues, et  que  c'est  mal  à  propos  que,  plus  tard,  on  envi- 
sagea comme  avilissantes  des  conditions  qui  ne  Tétaient  point 
en  réalité.  Perreciot  infère  de  là  une  confirmation  de  ses  vues 
sur  Torigine  de  la  féodalité,  qu'il  croyait  trouver  dans  le  dé- 
veloppement et  l'extension  que  reçut ,  après  la  conquête , 
l'institution  romaine  des  lètes. 

Ainsi,  selon  Perreciot,  les  main-morlables,  nobles  ou  vas- 
saux, et  les  main-mortablcs  roturiers  ou  serfs,  ne  sont,  les 
uns  comme  les  autres ,  que  des  descendants  des  lètes  ;  les 
fiefs  sont  des  mains- mortes  nobles,  et  les  mains- mortes  or- 
dinaires sont  des  fiefs  roturiers. 

Que  la  condition  des  lètes  romains  ne  fût  pas  sans  analogie 
avec  celle  des  leudes  barbares,  ainsi  que  l'indique  la  simili- 
tude des  termes,  c'est  ce  que  nous  accordons  volontiers; 
c'est  à  tort,  selon  moi,  que  Guérard  a  nié  cette  analogie, 
ainsi  que  l'étymologie  commune  des  noms;  mais  je  ne  sau- 
rais aller  jusqu'à  admettre  les  conclusions  de  Perreciot. 

Nous  avons  expliqué,  au  chapitre  qui  traite  de  l'origine  de 
la  féodalité,  en  quoi  l'existence  des  lètes,  dans  les  provinces 
de  l'empire,  a  pu  contribuer,  conjointement  avec  beaucoup 
d'autres  causes,  à  l'établissement  des  rapports  généraux  dont 
est  issue  la  féodalité  ;  je  ne  reviendrai  pas  là-dessus. 


NOBLES   MAIN-MORTABLES.  iOU 

La  prétendue  confusion  des  mains-mortes  avec  les  fiefs  et 
des  vassaux  nobles  avec  les  serfs  main-mortables,  dans  Tan- 
cien  droit  français ,  est  une  tlièse  inadmissible  ;  aussi  bien 
n*at-elle,  que  nous  sachions,  pas  fait  beaucoup  de  partisans, 
quoique  les  recherches  de  Perrcciot  soient,  en  général,  con- 
nues et  appréciées  des  auteurs  plus  récents  :  mais  (ts  au- 
teurs, tout  en  rejetant  la  thèse  avec  raison,  n*ont  jias  fait 
mention  des  documents  nombreux  et  précis  rapportés  par  son 
inventeur,  documents  dont  on  ne  peut  cependant  pas  fain» 
abstraction.  L'explication  de  ces  textes  ne  pouvait,  en  effet, 
pas  être  fournie  par  le  droit  français,  et  c'est  ici  une  preuve 
frappante  de  la  nécessité  qu'il  y  a  à  étudier  la  féodalité  au 
point  de  vue  comparé. 

Si  Ton  observe  à  quelles  contrées  a|)partiennent  les  docu- 
ments cités  par  Perrcciot,  on  voit  qu'ils  viennent  tous  de 
pays  qui  appartinrent  plus  ou  moins  longtemps  h  l'empire 
d'Allemagne,  et  qui  n'ont  été  rattachés  jï  la  France  qu'assez 
récemment  ;  la  Flandre,  l'Alsace,  la  Franche-Comté,  le  Bu- 
gey,  le  Dauphiné  *.  Il  est  évident  dès  lors  que  ces  documents 

*  Perrcciot  cite,  entre  autres,  le  récit  de  l'assassinat  de  Charlcs-le-Bon, 
comte  de  Flandre,  par  deux  frères,  l'un  prévôt,  l'autre  vicomto  de  Bru^çes, 
lesquels,  dans  un  dénombrement,  s'étaient  trouvés  compris  au  nombre  de  ses 
serfs.  Les  deux  Brugeois,  qui  étaient  nobles  et  chevaliers,  m»  pouvant  se  ré- 
soudre à  accepter  une  qualité  qu'ils  envisageaient  comme  une  injure,  ni  ré- 
sister juridiquement  à  la  prétention  élevée  par  le  comte,  lui  donnèrent  la 
mort  dans  une  église.  —  Il  cite  également  une  charte  de  11 3i,  de  Godcfroy- 
le-Barbu,  duc  de  Brabant,  signée  par  des  hommes  libres  et  des  rrrlésiasti- 
ques,  puis  ensuite  par  des  nobles  non-libres.  Il  est  à  remarquer  quo,  dans 
racle  cité,  les  nobles,  qui  signent  les  derniers,  se  nomment  eux-mêmes  mi- 
nistériaux. 

M.  Grégoire,  élève  de  l'Ecole  des  chartes,  qui,  pendant  un  séjour  dans  le 
canton  de  Vaud,  a  donné  un  cours  de  paléographie  à  Lausanne,  et  dont  l'au- 
teur a  eu  l'avantage  de  faire  la  connaissance  p'  ^''^  à  cette  occasion, 


206  CONDITION    DES    PERSONNES    EN    FRANCE. 

ont  trait  à  la  féodalité  germanique,  et  non  à  la  féodalité  fran- 
çaise. Dans  toute  cette  zone,  qui  était  située  entre  la  France 
et  TAllemagne,  et  qui  flotta  longtemps  entre  les  deux  pays, 
le  système  féodal  germanique  s*allie  et  se  mélange  avec  le 
système  féodal  français.  Par  celte  observation ,  Tanomalic 
s'explique,  ou  plutôt  disparait.  Les  nobles  main^mortables, 
les  nobles-serfs  de  Perreciot,  appartiennent  à  la  classe  ger- 
manique des  ministérianœ. 

Nous  savons,  en  effet,  que,  pendant  la  première  moitié  de 
répoque  féodale,  les  ministériaux  allemands  réunissaient  jus- 
tement ce  double  caractère  de  noblesse  et  de  servitude  qui  est 
tout  à  fait  étranger  à  la  noblesse  féodale  des  autres  pays  de 
l'Europe,  et  particulièrement  à  celle  de  la  France  proprement 
dite  ;  voilà  pourquoi  les  savants  français  ont  passé  sous  si- 
lence, comme  inexplicable,  sinon  absurde,  ce  qui,  en  revan- 
che, eût  paru  tout  ordinaire  et  normal  aux  savants  allemands. 

Les  droits  de  la  noblesse  étaient  aussi  variés  que  les  de- 
grés dont  se  formait  sa  hiérarchie  ;  cette  inégalité  fut  ce- 
pendant diminuée  par  Tesprit  de  la  chevalerie.  L'origine  de 
cette  institution  est  antérieure  aux  Croisades ,  temps  dans 
lequel  on  la  place  ordinairement  ;  elle  remonte  déjà  à  ces 
deux  grandes  invasions  de  Barbares  non-chrétiens.  Tune  par- 
lant du  Nord,  l'autre  du  Midi,  que  les  premiers  Carlovingiens 
eurent  la  gloire  de  repousser. 


était  firappé  de  trouver  dans  nos  archives  divers  titres  qui  traitaient  de  main- 
mortables  prêtant  l'hommage  lige  ;  il  ne  pouvait  s'expliquer  comment  l'hom- 
mage, serment  du  vassal,  pouvait  se  relier  à  la  main-morte,  signe  de  servitude. 
Cette  circonstance  s'explique  aussi,  puisque  la  Suisse  romande  appartenait 
justement  à  ces  contrées,  françaises  de  langue,  mais  pertinences  de  l'empire, 
dans  lesquelles  la  féodalité  s'est  constituée  par  le  mélange  du  droit  des  deux 
grandes  nationalités  entre  lesquelles  ces  contrées  se  trouvaient. 


ÉTABLISSEMENT    DE    LA    CHEVALERIE.  207 

On  a  beaucoup  discuté  sur  rorigine  de  la  chevalerie  et 
l'époque  de  son  établissement.  On  comprend  sous  ce  nom 
deux  institutions  distinctes  :  la  chevalerie  religieuse,  établie 
par  l'Eglise,  et  composée  de  moines  guerriers  voués  essen- 
tiellement à  la  défense  de  la  foi,  et  la  chevalerie  libre,  mon- 
daine, résultat  naturel  de  la  civilisation  féodale,  instituée, 
comme  la  précédente,  dans  un  but  religieux,  mais  non  par 
le  clergé,  auquel  elle  devint  même  parfois  plus  ou  moins 
hostile  dans  ses  tendances  et  ses  idées. 

Fauriel,  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  l'histoire  de  la 
poésie  provençale,  attribue  ces  deux  institutions  aux  Arabes. 
L'école  celtique,  qui  rapporte  aux  anciens  Celles  la  féodalité 
elle-même,  revendique  aussi  pour  ces  peuples  l'invention  de 
la  chevalerie. 

Martin  {Histoire  de  France)  entre,  sur  ce  sujet,  dans  des 
développements  étendus  et  intéressants.  On  ne  saurait,  d'au- 
tre part,  contester  l'existence  de  certains  rapports  entre  les 
institutions  militaires  des  anciens  Germains  et  celles  de  la 
chevalerie  libre  du  moyen-àgc. 

Nous  trouvons  donc  en  présence,  sur  cette  question  de 
l'origine  de  la  chevalerie,  les  trois  mêmes  écoles  qui  sont  en 
lutte  sur  la  question  des  origines  de  la  féodalité.  On  peut, 
sinon  avec  certitude,  du  moins  avec  vraisemblance,  faire  en- 
core ici  une  part  à  chacune  d'elles. 

.  Les  Germains,  et  les  Gaulois  également,  considéraient  la 
réception  du  jeune  homme  dans  les  rangs  des  guerriers  comme 
l'acte  le  plus  solennel  de  la  vie  ;  c'était  au  milieu  de  l'assem- 
blée nationale  qu'il  recevait  les  armes  qui  lui  faisaient  ac- 
quérir la  qualité  de  citoyen  effectif. 

Si  l'usage  dont  il  s'agit  tomba  en  désuétude  chez  les  po- 
pulations gallo-romaines,  il  se  conserva  chez  les  Germains. 


208  CONDITION    DES    PERSONNES    EN    FRANCE. 

Il  existait  lors  de  la  conquête ,  comme  au  temps  de  Tacite, 
qui  Ta  décrit  avec  beaucoup  de  soin.  Divers  exemples  attes- 
tent la  persistance  de  cet  usage  sous  les  deux  dynasties  fran- 
ques;  toutefois,  il  se  perdit  pour  les  guerriers  de  condition 
inférieure,  et  ne  se  conserva  que  pour  les  classes  supérieu- 
res; la  féodalité  s'en  empara  et  lui  donna  ce  nom  significatif 
de  chevalerie,  qui  indique  que  le  service  fait  à  cheval  est  le 
signe  distinctif  du  noble.  L'admission  à  la  chevalerie  du  fils 
d'un  baron  était  célébrée  avec  une  certaine  solennité ,  et 
c'était  un  des  quatre  cas  de  l'aide  féodale,  une  des  circons- 
tances exceptionnelles  dans  lesquelles  les  vassaux  nobles  de- 
vaient à  leur  seigneur  autre  chose  que  le  service  d'host  et  de 
cour. 

L'admission  au  nombre  des  guerriers  n'était  point,  déjà 
chez  les  Germains,  une  simple  formalité  ;  on  exigeait  du  ré- 
cipiendaire des  preuves  de  valeur,  données  à  la  chasse  ou 
ailleurs ,  une  sorte  de  noviciat.  La  même  coutume  reparut 
sous  d'autres  formes  au  moyen  âge.  Le  jeune  noble,  avant 
d'être  reçu  chevalier,  avait  à  subir  plusieurs  années  d'ap- 
prentissage, d'abord  comme  page,  ensuite  comme  écuyer. 
Les- fils  des  petits  tenanciers  venaient  faire  cet  apprentissage 
à  la  cour  de  leur  suzerain ,  et  ces  relations,  tout  en  assurant 
le  seigneur  de  la  fidélité  de  ses  vassaux,  développèrent  des 
rapports  de  sociabilité  qui  contribuèrent  beaucoup  à  sortir 
les  classes  féodales  de  la  barbarie.  Ces  jeunes  nobles  rem- 
plissaient, dans  la  maison  du  seigneur,  toutes  sortes  d'offices 
domestiques,  auxquels  la  féodalité,  à  l'instar  des  traditions 
germaniques  et  celtiques,  n'attachait  aucune  idée  de  servi- 
lité. Le  plus  souvent,  c'était  le  suzerain  qui  armait  chevaliers 
les  fils  de  ses  vassaux;  par  là  s'établissait  un  nouveau 
lien  entre  ceux-ci  et  leur  parrain  en  chevalerie.  A  leur  tour, 


les  barons  envoyèrent  leni^  fils  £iir^  S^^r  iprn^rtssa^  à  U 
cour  des  princes  $«>uver.iin5 .  -te*  n»i5  rt  «i?  i"rcîf«?fv-ur  :  le 
résalUit  était  le  même,  sur  on*?  pîus  jr^o^k  trvhrî>. 

La  religion,  qui  prési«iait  à  ti>us  1^  ic-res  im>T-.^nt<  -ir  U 
vie  civile,  intervint  aussi  pi>ur  cr-nsiiorer  U  ivi:-^p:i>n  «Ju 
che\'alier  ;  elle  en  fit  une  esf^^e  de  Mcrrmrrrù  >^t  imf<fsi  au 
récipiendaire  des  engademenîs  Eni>riu\  pr*[rr>  à  •{•.-vrlnpper 
en  lui  lâchante  envers  se?  ê^au\  rt  ?<r>  irif-^rieur*.  radou- 
cir l'orgueil  et  la  dureté  fêijdale.  On  ne  saurait  ai^signer  une 
date  précise  à  cette  innovation  împ*jrtante.  mù>  il  y  a  évi- 
demment coïncidence  entre  rin>tituti>>n  du  sermrnt  de  ehe- 
Valérie,  la  trêve  de  Dieu,  et  les^  Croiside>.  Le  i^-lersré  bénit 
les  armes  quïl  ne  pouvait  ôter  des  main>  «le  la  noblesse,  et 
s'efforça  de  tourner  son  insatiable  s<>if  de  combats  contre  les 
ennemis  de  la  chrétienté.  C'est  donc  dans  le  courant  du  XI* 
siècle  que  l'on  peut,  avec  assez  de  raison,  placer  la  fusion 
des  deu\  éléments  religieux  et  militaire  qui  a  pn.Kiuit  l'ins- 
titution régulière  de  la  chevalerie. 

Le  cérémonial  usité  pour  la  réception  d'un  chevalier  était 
grave  et  austère.  Le  jeune  écuyer  prenait  un  bain  en  signe 
de  purification  ;  puis,  on  le  revêtait  d'une  tunique  blanche, 
d'une  robe  vermeille  et  d'une  cotte  noire,  couleurs  svmboli- 
qucs  qui  indiquaient  rengagement  de  mener  une  vie  chaste, 
de  verser  son  sang  pour  la  foi,  et  d'avoir  toujours  présente 
la  pensée  de  la  mort;  il  jeûnait  jusqu'au  soir,  passait  la 
nuit  en  prières  dans  une  église,  se  confessait  et  recevait  la 
communion.  La  messe  finie,  il  s'agenouillait  devant  le  par- 
rain qui  devait  lui  conférer  l'ordre  et  lui  rappelait  brièvement 
les  devoirs  du  chevalier.  Le  serment  prêté,  on  revêtait  le  ré- 
cipiendaire d'une  armure  complète;  on  lui  ceignait  ré|KH>; 
on  le  chaussait  des  éperons  d'or,  et  son  parrain  le  frappait 

MÉM.  ET  DOCL'V.   XVI.  14 


210  CONDITION   DES   PERSONNES   EN    FRANGE. 

du  plat  de  son  épée  sur  le  cou,  en  lui  disant  :  a  Au  nom  de 
Dieu,  je  te  fais  chevalier.  » 

La  chevalerie  avait  ses  lois  de  la  guerre,  qui  en  adoucis- 
saient la  rigueur,  et  ses  règles  pour  les  exercices  de  la  paix. 
Ce  fut,  dit-on,  Geoffroi  de  Preuilly,  seigneur  tourangeau,  qui 
formula  les  règles  des  tournois,  au  milieu  du  XI®  siècle  ;  ces 
règles  passèrent  de  la  France  dans  tous  les  pays  de  l'Europe. 

Selon  Fauriel ,  ce  serait  chez  les  Arabes  d'Espagne  que 
Ton  trouverait  les  plus  anciens  vestiges  des  deu{  chevaleries, 
la  chevalerie  religieuse  et  la  chevalerie  libre.  Les  ordres  du 
Temple  et  de  l'Hôpital  de  Jérusalem  furent  institués,  le  pre- 
mier en  1145,  le  second  quelques  années  plus  tard.  Or,  à 
cette  époque,  il  y  aurait  eu ,  depuis  plus  d'un  siècle  déjà, 
chez  les  Arabes  d'Espagne,  des  corps  de  milice  religieuse  or- 
ganisés d'une  manière  toute  semblable. 

Antonio  Conde,  dans  son  Histoire  de  la  domination  arabe 
en  Espagne,  raconte  qu'Hecham-ben-Mohamed ,  de  Tolède , 
homme  brave,  savant  et  austère,  dépensait  avec  les  braves 
des  frontières  toute  sa  solde  et  passa  sa  vie  sur  la  frontière 
de  Gastille.  Puis,  il  ajoute  en  note  que  ces  gardes-frontières, 
appelés  rahiteSj  s'obligeaient  par  vœu  à  défendre  le  pays  con- 
tre les  attaques  des  chrétiens  ;  que  c'étaient  des  chevaliers 
d'élite ,  d'une  grande  constance  dans  les  fatigues ,  qu'il  ne 
leur  était  pas  permis  de  fuir.  Conde  croit  que  les  ordres  mi- 
litaires religieux  des  chrétiens  se  formèrent  sur  l'exemple 
des  rabites.  Cette  conjecture  de  l'écrivain  espagnol  a  en  sa 
faveur  l'antériorité  incontestable  de  l'institution  musulmane, 
et  le  fait  que  les  ordres  chrétiens  furent  institués  précisément 
pour  combattre  ces  ordres  religieux  musulmans,  avec  lesquels 
les  chrétiens  se  trouvaient  chaque  jour  aux  prises ,  soit  en 
Espagne,  soit  dans  les  Croisades. 


CHEVALERIE    MUSULMANE.  311 

Quant  à  la  chevalerie  libre,  il  est  certain  qu'il  y  avait,  chez 
les  Arabes,  des  guerriers  d'élite,  désignés  aussi  en  arabe  sous 
le  nom  de  chevaliers,  et  qui  visaient  à  se  distinguer  par  des 
actions  d'éclat,  par  une  intrépidité  à  toute  épreuve,  par  de 
brillantes  témérités  ;  leurs  aventures  sont  le  sujet  des  chants 
des  poètes  orientaux.  On  trouve  de  ces  poèmes  chevaleres- 
ques dans  rinde  antique  ;  on  connaît  le  poème  persan  de 
répoque  du  moyen  âge,  dont  le  héros  est  le  célèbre  Ruslem. 
Chez  les  Arabes  d'Espagne,  l'un  des  plus  fameux  de  ces  hé- 
ros chevaleresques  était  Boukaros,  dont  on  raconte  que,  lors- 
qu'un chrétien  voyait  son  cheval  effarouché  ne  pas  vouloir 
boire  à  une  fontaine,  il  lui  disait  :  a  Qn'as-tu  ?  as-tu  vu  Bou- 
karos dans  l'eau  ?  » 

Le  grand  Almanzor,  ministre  d'Hecham ,  le  dernier  des 
Ommiades,  qui  régnait  à  la  fin  du  X*  siècle,  est  resté  le  type 
de  l'idéal  chevaleresque  ;  il  avait,  dit-on,  gagné  quarante  ba- 
tailles pour  l'islamisme  et  n'avait  jamais  insulté  un  vaincu. 

L'existence  des  chevaliers  libres  chez  les  Orientaux  ne  sau- 
rait être  contestée  ;  mais,  entre  eux  et  les  chevaliers  chré- 
tiens ,  n'y  a-t-il  pas  plutôt  coïncidence ,  et  l'analogie  d'un 
usage^  l'influence  même,  que  j'accorde  volontiers,  suffisent- 
elles  pour  trancher  la  question  d'origine?  Je  ne  le  pense  pas. 
L'origine,  je  la  vois  plutôt  dansSigurd  que  dans  Rustem. 

Les  institutions  des  races  dont  la  chevalerie  chrétienne  est 
sortie  renferment  aussi  des  analogies  frappantes  ,  positives , 
et  il  parait  plus  naturel  de  placer  le  principe  générateur  d'une 
institution  dans  le  peuple  même  où  elle  se  produit  que  dans 
celui  contre  lequel  il  soutient  une  lutte  qui  exclut  tout  mé- 
lange. 

A  côté  de  l'institution  militaire,  il  y  a  les  mœurs,  les  idées, 
les  sentiments  que  cette  institution  a  pu  développer.  Sous  ce 


212  CONDITION    DES   PERSONNES    EN    FRANCE. 

rapport,  la  thèse  qui  nous  occupe  est  susceptible  de  prendre 
beaucoup  plus  d'extension.  Tout  ce  qui  concerne  le  rôle  de 
la  femme  dans  la  société ,  particulièrement  dans  les  classes 
supérieures,  ainsi  que  le  développement  littéraire  et  poéti- 
que du  moyen  âge,  prendrait  aisément  une  place  considérable 
dans  une  histoire  complète  de  la  chevalerie. 

Le  christianisme  a  beaucoup  fait  pour  la  femme  ;  mais, 
dans  la  position  que  celle-ci  a  acquise  dans  la  civilisation 
européenne ,  il  faut  aussi  faire  la  part  du  génie  particulier 
des  races  qui  peuplent  TOccident. 

Chez  les  peuples  germains,  Tidéal  de  la  femme  a  quelque 
chose  de  sauvage  ;  la  femme  de  la  poésie  germanique  est  une 
espèce  d'homme.  Dans  la  race  celtique,  la  femme  est  plus 
ce  que  la  femme  doit  être ,  et  le  christianisme,  en  s'empa- 
rant  de  cette  race.  Ta  amenée  à  une  conception  des  rapports 
des  sexes,  de  Tamour  de  l'homme  et  de  la  femme,  bien  su- 
périeure au  matérialisme  romain,  à  l'ascétisme  oriental  et  à 
la  barbarie  germanique.  L'homme  et  la  femme  sont  récipro- 
quement un  but  idéal  l'un  pour  l'autre,  et  l'amour  devient 
un  principe  de  force,  un  mobile  d'héroïsme. 

Cette  conception,  ces  rapports,  constituent  un  élément  es- 
sentiel de  la  chevalerie.  Gallaum,  dont  on  a  fait  galant,  en 
celtique  veut  dire  brave;  selon  la  morale  chevaleresque, 
tout  brave  devait  être  amoureux. 

Mais  c'est  dans  le  midi  de  la  France  que  la  société  cheva- 
leresque se  développe  sous  les  plus  brillants  aspects,  et  que 
fleurissent  notamment  les  notions  de  courtoisie  et  de  galan- 
terie ;  les  circonstances  favorisent  ce  développement  dans  ces 
contrées  où  les  traces  de  l'antiquité  sont  plus  fortes  et  celles 
de  la  barbarie  plus  faibles. 

La  société  s'est  reformée  dans  les  villes  sous  l'inspiration 


RÊTOLUTION   DANS    LES   MOEIRS.  213 

cadiée  de  la  civilisation  antique ,  mais  dans  des  conditions 
nouvelles  ;  le  mélange  social  des  sexes  était  inconnu  de  l'an- 
tiquité, tandis  qu'il  est  la  base  de  la  sociabilité  nKHlcrne. 
Dans  le  midi,  à  cet  élément  nouveau  s'associcnl  plus  vive 
ment  les  plaisirs  de  l'esprit.  Dès  le  X^  siècle,  les  troubadours 
improvisent  devant  de  nobles  assemblées,  et  les  dûmes  dé- 
cernent des  prix  au  mieux  disant.  Le  midi  est  moins  féiMlal, 
moins  ecclésiastique ,  moins  scolastique  que  le  nr»rd  de  la 
France. 

Ici,  comme  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  l'institution 
chevaleresque  ne  s'étend  pas  au  delà  de  la  caste  nobiliaire  ; 
dans  le  midi  de  la  France,  ainsi  qu'en  Italie  et  en  Espagne, 
elle  n'est  pas  fermée  aux  patriciens  des  villes,  ni  même  d'une 
manière  absolue  à  la  bourgeoisie  ;  les  sentiments  clievaleres 
ques  affectent  plus  ou  moins  la  masse  entière  du  peuple.  Les 
troubadours  ne  parlent  guère  d'un  honorable  bourgeois  en 
d'autres  termes  qu'ils  feraient  du  gentilhomme  le  plus  ac- 
compli ;  les  rapports  des  villes  et  des  châteaux  sont  là  tout 
autres  que  dans  le  nord,  où  la  bourgeoisie  ne  participa  que 
plus  tard,  et  moins  directement,  à  la  civilisation  issue  de  la 
chevalerie. 

Dans  le  midi,  le  développement  de  la  chevalerie  pousse  à 
l'égalité  entre  nobles  et  bourgeois;  dans  le  nord,  à  l'égalité 
seulement  entre  nobles  ;  ce  qui  tient  à  ce  que  les  municipa- 
lités du  midi,  plus  arislocraliciues  que  celles  du  nord,  ont 
beaucoup  plus  de  points  de  contact  avec  la  noblesse.  La  Table 
ronde  est  le  signe  de  cette  égalité  ;  car,  comme  dit  le  roman 
du  Brut  :  «  Nul  ne  peut  se  vanter  d'y  seoir  plus  haut  que 
son  pair.  » 

Au  reste,  malgré  ces  nuances,  et  malgré  la  supériorité  so- 
ciale du  midi,  les  principes,  les  sentiments,  les  formes,  le 


214       CONDITION  DES  PERSONNES  EN  FRANCE. 

langage  de  la  chevalerie  sont,  au  fond,  les  mêmes  dans  tout 
rOccident.  C'est  une  révolution  générale  et  simultanée  qui 
introduit  dans  les  usages  et  les  idées  du  moyen  âge  un  élé- 
ment nouveau,  presque  aussitôt  dominateur,  à  côté  de  l'élé- 
ment guerrier  et  de  l'élément  religieux.  Le  mot  courtoisie  ca- 
ractérise cette  civilisation,  d'un  tout  autre  ordre  que  celle 
qui  a  pris  le  nom  d'urbanité.  Le  vieux  mot  parage  compre- 
nait, avec  la  courtoisie,  les  vertus  morales  dont  la  courtoisie 
paraît  plutôt  l'apparence  extérieure,  le  signe  et  l'effet  ;  pa- 
rage est  l'opposé  d'orgueil,  qui,  en  langue  A' oc,  implique 
égoïsme,  dureté^  cœur  et  main  fermée,  âme  sans  amour. 

La  chevalerie  ne  se  contente  pas  d'une  morale  enseignée 
par  la  poésie  et  propagée  par  l'opinion  ,  elle  crée  une  insti- 
tution qui  concentre  la  force  de  l'opinion  et  donne  une  sanc- 
tion à  cette  morale  fort  différente  de  l'enseignement  ecclé- 
siastique et  des  maximes  féodales,  ce  sont  les  cours  d'amour. 
Il  n'est  pas  besoin  d'ajouter  que  la  réalité  est  loin  de  l'idéal. 

Toujours  est-il  que  les  idées  morales  de  la  chevalerie  dif- 
fèrent de  tout  ce  qui  a  existé  avant  elles,  et  sont  une  phase 
du  développement  de  l'âme  humaine.  L'amour  de  la  femme 
est  ridéal  du  moyen  âge,  comme  l'amour  de  la  patrie  est 
l'idéal  de  l'antiquité.  C'est  ici  qu'aboutit  la  marche  des  idées 
relativement  au  rang  de  la  femme  dans  l'humanité  :  la  bar- 
barie en  fait  une  esclave,  la  philosophie  antique,  l'être  infé- 
rieur, la  représentation  de  la  matière ,  de  la  passivité  ;  le 
christianisme  tend,  par  l'esprit,  à  réhabiliter  la  femme,  mais, 
par  la  lettre,  héritée  du  judaïsme,  continue  à  la  déprimer  ; 
les  conciles  discutent  si  elle  a  une  âme,  et  la  nomment  im- 
poliment un  vase  d'infirmités.  Enfin  la  chevalerie,  poussant 
à  bout  la  logique  du  sentiment,  abaissant  la  raison  devant 
l'amour,  passe  par-dessus  l'égalité  normale  des  sexes,  élève 


ftÔLK   DK   Là  raOlK.  915 


Ift  fniBe  an-dessus  de  rhomoie  et  met  cehiî^n  à  s<^  pieds. 
L'exagérmtîon  de  la  dieTaleffie .  c*e$l  de  porter  la  dame  à 
aoe  haateor  où  il  est  presque  impossible  de  la  soutenir.  On 
lui  demande  d*étre  inslanlanémenl  dès  cette  vie  tout  ce  qu'une 
créature  peut  être  ;  c'est  une  excitation  morale  très  puissante 
pour  la  femme,  maïs  oda  dépasse  ks  forces  de  la  nature  et 
introduit  nécessairement  beaucoup  d'illusion  et  de  conven- 
tion dans  des  rapports  qui  doivent  être  vrais  par-dessus  tout. 

Nous  avons  vu  que  Tinfluence  arabe  ax'ait  été  invoquée 
comme  cause  déterminative  de  la  formation  de  la  chevalerie  ; 
rinfluence  des  mœurs  arabes  Ta  été  également  comme  cause 
de  ce  changement  dans  les  mœurs,  de  ces  idées  si  nouvelles 
sur  la  femme,  Tamour  et  la  galanterie  chevaleresque.  Cette 
révolution  morale  pourrait  pourtant  aussi  provenir  des  idées 
propres  à  la  race  celtique. 

On  a  dit  que  les  mœurs  des  chevaliers  andalousiens  avaient 
des  ressemblances  frappantes  avec  celles  des  chevaliers  et 
des  hautes  classes  du  midi  de  la  France  ;  que  lamour  avait 
chez  eux  la  même  importance  ;  qu'il  y  était  aussi  i*éputé  le 
principal  mobile  de  Thonneur  et  de  la  vertu  ;  qull  y  domi- 
nait de  même  presque  exclusivement  la  poésie.  Pour  appré- 
cier la  vérité  de  ces  assertions,  il  faudrait  une  connaissiince 
de  la  littérature  arabe  approfondie  ;  ce  que  j'en  puis  savoir 
me  permet  de  croire  qu'il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans 
ces  assertions  ;  mais,  dans  quelle  mesure  doit-on  les  accep- 
ter ?  Faut-il  admettre  que  de  telles  mœurs  et  de  telles  idées 
vinrent  d'Orient,  ou  seraient-elles  nées  chez  les  Arabes  d'Es- 
pagne? Peut-être  au  contact  de  l'Europe,  où  la  femme  sem- 
ble avoir  eu  de  tout  temps  une  position  plus  élevée  qu'en 
Orient?  La  divinisation  de  la  femme  s'accorde-t-elle,  se  con- 
cilie-t-elle  vraiment  avec  la  polygamie  orientale  et  musul- 


216  CONDITION   DES   PERSONNES   EN   FRANGE. 

mane?  Voilà  tout  autant  de  questions  sur  lesquelles  j'hésite 
à  me  prononcer.  Il  est  curieux  d'apprendre  que  ce  mot  ga- 
lanterie, que  l'école  celtique  fait  venir  de  galawn  (brave),  se 
traduisait  en  provençal  par  galaubia,  qui,  selon  Fauriel,  a 
sa  racine  dans  l'arabe ,  et  que  les  Provençaux  entendaient 
par  galaubia,  non  pas  proprement  la  galanterie  dans  le  sens 
français ,  mais  cette  disposition  de  l'homme  à  une  espèce 
d'exaltation  qui  lui  fait  rechercher  la  gloire,  la  renommée, 
et  particulièrement  celle  qu'on  acquiert  par  les  armes  ;  de 
même,  on  nommait,  dans  la  langue  d'oc^  galaubey  et  garlambey 
les  exercices  dans  lesquels  on  faisait  preuve  des  qualités  et 
des  vertus  de  la  chevalerie,  particulièrement  les  tournois. 

On  conçoit  du  reste,  en  pareille  matière,  une  double  in- 
fluence provenant  de  races  diverses,  et  se  développant  d'au- 
tant plus,  par  le  contact  de  côtés  analogues,  dans  des  civili- 
sations d'ailleurs  si  différentes.  L'éclectisme,  en  telle  matière, 
n'a  rien  que  de  naturel. 

Les  sentiments  que  chantait  la  poésie  primitive,  née  dans 
les  solitudes  brûlantes  de  l'Arabie,  sont  de  tous  les  temps  et 
de  tous  les  lieux  ;  mais,  en  Espagne,  dans  un  état  de  société 
plus  avancé,  l'esprit  chevaleresque  dut  se  développer  d'une 
manière  plus  marquée  et  prendre  des  formes  plus  raffinées  ; 
le  côté  brillant,  pittoresque  de  ces  mœurs  frappa  les  popula- 
tions du  midi,  lorsque,  le  premier  effroi  passé,  elles  commen- 
cèrent à  voir  dans  ces  Sarrasins ,  d'abord  si  exécrés ,  des 
hommes  en  réalité  plus  civilisés  qu'elles  ne  l'étaient  elles- 
mêmes,  plus  habiles  en  toutes  choses.  Sous  ce  rapport,  l'in- 
fluence des  Arabes  sur  la  civilisation  du  midi  a  pu  être  consi- 
dérable, sans  être  pour  cela  prépondérante  ou  exclusive. 

La  chevalerie  prit  aux  nations  du  sud  de  l'Europe  le  culte 
de  la  femme  :  aux  Maures,  leur  penchant  au  merveilleux  ; 


BUT   ET    ESPRIT    DE    LA   CHEVALERIE.  217 

aux  Germains,  leurs  sentiments  de  fidélité,  et  se  développa 
surtout  durant  les  Croisades,  dont  elle  tira  son  caractère  re- 
ligieux. Elle  forma  peu  à  peu  une  classe  fermée  à  tous  ceux 
qui  n'avaient  pas  reçu  la  consécration  des  armes,  et  tendit  ù 
réaliser  une  idée  du  devoir  supérieure  à  la  vulgarité  sauvage 
des  mœurs  du  temps.  Mourir  au  service  de  la  foi  chrétienne, 
s'opposera  l'injustice,  défendre  la  veuve  et  l'orphelin,  avoir 
toujours  devant  les  yeux  les  préceptes  de  l'honneur,  tel  était 
l'idéal  des  devoirs  de  la  chevalerie  ;  et  la  chevalerie  française 
surpassa  les  autres,  sinon  par  toutes  les  hautes  vertus  qui 
lui  étaient  recommandées,  du  moins  par  la  courtoisie  et  l'élé- 
gante galanterie. 

Les  ordres  religieux  de  chevalerie,  sorte  d'intermédiaire 
entre  l'Eglise  et  la  noblesse,  furent  l'élément  démocratique 
dans  la  chevalerie  féodale  ;  c'était  le  refuge  des  puînés,  aux- 
quels la  loi  des  fiefs  n'eût  pas  laissé  une  situation  économi- 
que en  rapport  avec  le  rang  de  chevalier. 

L'esprit  élevé  de  la  chevalerie  s'étendit  à  toutes  les  classes 
de  la  noblesse  ;  les  grands  seigneurs,  le  roi  lui-même,  s'ho- 
noraient du  titre  de  chevalier  et  s'astreignaient  à  l'appren- 
tissage assez  rigoureux  de  cette  noble  profession,  aussi  bien 
que  le  fils  d'un  simple  vassal.  Le  fils  de  chevalier  pouvait 
seul  devenir  chevalier  à  son  tour,  à  moins  d'exception  hau- 
tement motivée,  et  n'obtenait  ordinairement  cette  dignité 
qu'après  avoir  atteint  l'âge  de  vingt  et  un  ans,  et  passé  par 
diverses  épreuves.  L'égalité  se  montre  en  ceci  que  chaque 
chevalier  pouvait  faire  un  chevalier,  et  que  nul  ne  l'était  par 
droit  de  naissance. 

Une  peine  déshonorante  attendait  celui  qui  tenait  une  con- 
duite contraire  aux  lois  de  la  chevalerie  ;  il  était  dégradé. 
Dans  la  fleur  de  l'époque  féodale,  en  France,  le  droit  de  créer 


218  CONDITION    DES   PERSONNES   EN   FRANGE. 

chevalier  un  roturier  fut  réservé  au  roi  seul,  ainsi  que  l'at- 
teste un  arrêt  du  parlement  rendu  contre  le  comte  de  Flan- 
dre, et  rapporté  dans  les  Olim. 

Comme  il  fallait  descendre  de  chevaliers  pour  pouvoir  de- 
venir chevalier  soi-même,  et  qu'au  moyen  âge  l'idée  de  no- 
blesse impliquait  avant  tout  la  faculté  de  devenir  chevalier, 
on  voit  que  la  noblesse  tendit  à  devenir  une  classe  fermée, 
une  sorte  de  caste,  justement  sous  l'influence  de  cette  ins- 
titution de  la  chevalerie ,  qui ,  d'un  autre  côté ,  aplanissant 
les  d^rés  de  la  hiérarchie  féodale,  aurait  tendu  à  créer 
l'égalité  dans  l'intérieur  même  des  classes  privilégiées. 

L'accroissement  continu  du  pouvoir  royal  du  XII®  au  XV*^ 
siècle,  en  amenant  l'abaissement  des  grands  vassaux  et  en 
faisant  du  droit  de  conférer  la  noblesse  un  privilège  royal, 
contribua  aussi  puissamment  à  ce  résultat.  La  noblesse  se 
sépara  toujours  plus  des  races  roturières ,  devint  toujours 
plus  une  qualité  personnelle  héréditaire  au  lieu  de  dépendre 
purement  de  la  possession  d'un  fief,  à  mesure  qu'elle  perdait 
les  droits  de  souveraineté  privée  et  cette  indépendance  anar- 
chique  dont  elle  jouissait  au  commencement.  La  noblesse  de 
France  était  d'abord  la  collection  des  seigneurs  entre  lesquels 
se  divisait  le  territoire  ;  à  la  fin,  elle  ne  fut  plus  qu'une  classe 
privilégiée  de  sujets,  et  l'un  des  trois  corps  de  l'Etat. 

Les  privilèges  civils  de  la  noblesse,  tels  que  garde-noble, 
droit  d'aînesse,  exemption  des  tailles,  aides  et  corvées,  et, 
en  général,  de  toutes  les  charges  justicières,  possession  des 
biens  féodaux,  foi  particulière,  etc.,  seront  examinés  en  leur 
lieu.  A  ces  privilèges  réels,  on  doit  ajouter  quelques  privi- 
lèges d'un  caractère  plutôt  honorifique ,  mais  auxquels  on 
n'attacha  pas  moins  d'importance  ;  ainsi  les  titres,  le  droit 
de  porter  des  armoiries,  celui  de  combattre  dans  les  tournois, 
et  plus  tard  celui  de  paraître  à  la  cour. 


DES   CLASSES   ROTURIÈRES.  H9 

La  noblesse  se  perdait  par  dégradation,  pour  crimes,  comme 
lèse-majesté  et  trahison  ;  dans  ce  cas,  les  enfants  déjà  nés 
conservaient  leur  condition.  Elle  se  perdait  aussi  par  déro- 
gation, lorsqu'un  noble  embrassait  une  profession  roturière, 
un  métier,  un  commerce,  sauf  le  commerce  maritime,  un 
emploi  inférieur,  tels  que  ceux  de  sergent,  procureur,  huis- 
sier, greffier.  Pour  reprendre  la  noblesse,  la  famille  qui  avait 
dérogé  devait  obtenir  des  lettres  du  roi.  Cependant  c'était  un 
privilège  de  la  noblesse  bretonne,  qu'un  conunerçant  y  pou- 
vait laisser  sa  noblesse  dormir,  telle  était  l'expression  con- 
sacrée, et  la  reprendre  ensuite.  De  même,  le  mariage  d'une 
femme  noble  avec  un  roturier  suspendait  la  noblesse,  mais 
ne  la  faisait  pas  perdre. 

L'établissement  de  la  féodalité  eut  pour  effet  de  substituer 
aux  classifications  fort  diverses  qui,  dans  l'époque  barbare, 
provenaient  des  nationalités,  du  degré  de  liberté  et  des  engage- 
ment personnels  et  bénéficiaires,  deux  grandes  classes,  dont 
l'une  comprend  la  noblesse  féodale  dans  tous  ses  degrés,  et 
l'autre  tous  ceux  qui  ne  sont  pas  nobles.  La  bourgeoisie  na- 
quit plus  tard  et  prit  la  position  intermédiaire.  Ce  n'est  pas  à 
dire  que  les  anciennes  distinctions  entre  les  hommes  qui 
n'étaient  pas  nobles  disparurent;  au  contraire,  sauf  celles 
qui  résultaient  des  nationalités,  elles  se  maintinrent,  mais 
en  perdant  le  caractère  de  classes  pour  prendre  celui  de 
nuances  et  de  variétés. 

Les  hommes  libres  autrefois,  mais  qui  ne  parvenaient  pas 
à  la  noblesse,  tombaient  dans  un  état  de  dépendance  relative, 
perdaient  une  partie  de  leur  liberté,  tandis  que  les  classes 
plongées  dans  la  servitude  personnelle  voyaient  leur  condi- 
tion s'améliorer.  Les  conditions  diverses  renfermées  dans  la 
roture  se  rapprochaient  donc  insensiblement.  C'est  de  ce 


220  CONDITION   DES   PERSONNES   EN   FRANGE. 

travail  que  nous  allons  indiquer  maintenant  les  principaux 
effets. 

La  servitude  de  l'époque  barbare  appartient  à  un  ordre 
d'institutions  qui  n'est  ni  le  fief^  ni  la  justice.  Cette  condi- 
tion, dans  laquelle  l'homme  est  réduit  à  l'état  de  chose,  exis- 
tait dans  la  société  romaine  et  se  retrouvait  chez  les  nations 
barbares,  moins  odieuse  et  plus  humaine  toutefois  que  chez 
le  peuple  civilisé. 

En  se  transformant  en  servage  sous  l'empire  des  institu- 
tions féodales,  la  servitude  change  de  nature,  le  droit  du  sei- 
gneur sur  le  serf  du  moyen  âge  n'est  plus  un  droit  purement 
personnel.  Le  serf  appartient  à  la  terre  qu'il  cultive,  comme 
le  colon  et  le  lète,  de  la  condition  desquels  il  ne  se  distingue 
plus  que  par  des  caractères  accidentels,  par  des  clauses  plus 
sévères  de  son  engagement;  il  dépend  de  la  terre  comme 
tout  le  monde  dans  le  système  féodal,  comme  le  seigneur  lui- 
même  sous  certains  rapports.  Les  causes  qui  tendirent  à 
transformer  la  servitude  en  servage  sont  en  partie  les  mêmes 
qui  avaient  agi  pour  amener  l'esclavage  antique  à  la  servi- 
tude de  l'époque  barbare. 

Ainsi,  l'Eglise,  dont  l'influence  morale  était  si  grande  dans 
la  première  moitié  du  moyen  âge,  continuait  à  lutter  contre 
l'institution  de  l'esclavage,  qu'elle  envisageait  avec  raison 
conune  contraire  à  l'esprit  du  christianisme.  Elle  avait  ôté  le 
droit  de  vie  et  de  mort  aux  maîtres  ;  elle  avait  accordé  aux 
serfs  la  faculté  du  mariage,  même  contre  le  gré  de  leur  sei- 
gneur ;  elle  cherchait  de  toutes  manières  à  favoriser  les 
affranchissements  dans  ses  vastes  domaines  ;  elle  donnait 
l'exemple  d'un  traitement  plus  doux  à  l'égard  des  nombreux 
cultivateurs  qui  dépendaient  de  son  autorité,  et  cet  exemple 
dut  naturellement  trouver  des  imitateurs.  A  cette  cause  d'à- 


ÂMBU0RATI05    DANS   l'ÉTAT   DES  SERFS.  ItSI 


dans  b  ooodition  des  serfs,  déjà  souvent  signalée, 
il  but  en  ajouter  d'autres,  moins  connues  peut-être.  La  féo- 
dalité, qui  faisait  du  contrat  d'usage  et  du  précaire  une  pro- 
priété réelle,  transforme  aussi  en  droit  la  précaire  possession 
du  serf;  elle  transforme  le  droit  personnel  du  maître  en  un 
droit  réel  ;  les  usurpations  si  nombreuses  que  les  seigneurs 
pratiquèrent  à  l'égard  des  possesseurs  libres  pendant  Tanar- 
cbie  de  l'époque  intérimaire  empêchèrent  de  remonter  à  l'ori- 
gine des  diverses  dépendances,  et  il  devint  bienidt  aussi  dif- 
ficile d'expulser  un  serf  de  sa  manse  qu'un  vassal  de  son  bé- 
néfice. C'est  par  la  combinaison  de  ces  causes  diverses  que 
s'opéra  la  transformation  de  la  servitude  en  ser\'age,  et  la 
confusion  de  toutes  les  sortes  de  dépendances  roturières. 
Cette  transformation  amena  avec  elle  remploi  d^autres  dési- 
gnations :  les  noms  d'esclavage  et  de  servitude  disparaissent, 
ceux  de  lètes  et  de  colons  ne  sont  même  presque  plus  em- 
ployés ;  le  mot  serf  prend  une  autre  acception  ;  générale- 
ment, on  nomme  ceux  qui  sont  dans  une  dépendance  quel- 
conque hommes,  mais  en  ajoutant  à  ce  terme  une  qualifica- 
tion qui  le  précise  ;  par  exemple,  homme  de  corps  (homo  de 
corporé),  ou  homme  de  chief  {homo  capitalis),  parce  qu'il  est 
soumis  à  la  capitation  ;  ou  encore  main-mortable ,  désigna- 
tion tirée  de  la  plus  lourde  des  charges  auxquelles  cette  classe 
d'individus  fussent  tenus. 

La  condition  des  serfs,  en  France,  durant  l'époque  féo- 
dale, a  du  reste  prodigieusement  varié.  La  coutume  de  Troyes 
confesse,  pour  ainsi  dire,  l'impuissance  de  la  loi  dans  ce  pas- 
sage :  ce  Et  pour  la  diversité  des  droits  des  dites  servitudes 
»  que  les  seigneurs  prétendent  sur  les  dits  hommes,  n'y  a 
»  coutume  générale  ;  mais  est  réservé  aux  seigneurs  jouir 
»  et  user  de  tels  droits  qui  leur  peuvent  compéter  et  appar- 


222  CONDITION   DES  PERSONNES   EN   FRANCE. 

»  tenir,  et  à  leurs  sujets  leurs  défenses,  au  contraire.  »  Pi- 
tbou  commente  cette  disposition  en  expliquant  qu'entre  le 
maître  et  le  main-mortable,  le  législateur  n'intervient  que 
pour  le  droit  de  l'humanité,  mais  ne  peut  déroger  à  l'exer- 
cice usité  des  droits  du  maître. 

Le  vassal  et  le  censitaire  n'avaient  sur  leurs  serfs  qu'un 
droit  de  domaine  utile  ;  c'est  pourquoi  il  ne  pouvait  les  af- 
franchir sans  le  consentement  du  suzerain.  Le  serf,  comme 
le  bétail ,  comme  les  meubles ,  comme  la  terre  elle-même, 
faisait  partie  du  fief  :  u  Le  droit  que  j'ai  sur  mon  serf  est  du 
»  droit  de  mon  fief,  »  dit  Beaumanoir.  Le  même  auteur  ajouta  : 
a  Si  j'ai  mes  serfs,  lesquels  je  tiens  de  mon  seigneur,  et  les 
»  franchis  sans  l'autorité  de  mon  seigneur,  je  les  perds  et 
»  suis  encore  tenu  à  amende  faire  à  mon  seigneur  de  ce  que 
»  je  li  avais  son  fief  apetitié.  » 

Lorsque  le  roi  fut  parvenu  à  se  faire  considérer  comme  le 
haut  suzerain  de  tout  le  royaume  {souverain  fieffeux),  les  af- 
franchissements de  serfs  durent  remonter  jusqu'à  lui,  et  peu  à 
peu  ses  employés,  écartant  les  intermédiaires,  lui  firent  ac- 
quérir le  droit  général  d'émancipation,  ainsi  que  les  béné- 
fices qui  pouvaient  y  être  attachés. 

Mais,  pour  posséder  un  serf,  il  n'était  pas  nécessaire  d'être 
engagé  dans  les  liens  du  fief.  Des  serfs  pouvaient  être  la  pro- 
priété d'hommes  qui  n'étaient  ni  vassaux,  ni  censitaires  ;  les 
serfs  mêmes  pouvaient  être  propriétaires  de  serfs  dans  la  me- 
sure de  leur  capacité  à  posséder  les  choses  mobilières.  Cela 
vient  de  ce  que,  dans  l'origine,  le  servage  ne  se  rattachait  ni 
au  système  du  fief,  ni  à  celui  de  la  justice,  mais  à  l'esclavage  ; 
sous  ce  rapport,  il  était  simplement  un  droit  de  propriété.  Le 
seigneur  justicier  possédait  aussi  ses  serfs  comme  proprié- 
taire, et  non  comme  justicier.  Cependant,  certaines  disposi- 


HOMMES   DE   POETE.  223 

lions  locales  attribuent  au  justicier  un  droit  sur  les  main- 
mortables  qui  paraîtrait  tenir  au  fief  plutôt  qu'à  la  justice. 
L'origine  de  ces  droits  se  rapporte  à  l'administration  des  jus- 
tices privées. 

Les  hommes  libres  de  la  période  barbare  qui  n'avaient  pu 
parvenir  à  faire  partie  de  la  classe  des  seigneurs ,  et  qui 
étaient  trop  pauvres  pour  subvenir  aux  frais  du  service  mi- 
litaire exigé  du  vassal,  tombèrent  pour  la  majeure  partie, 
pendant  l'époque  intérimaire,  dans  la  classe  des  personnes 
dépendantes,  dont  la  liberté  n'était  cependant  pas  annihilée. 
Jusqu'aux  temps  féodaux,  cette  classe,  dont  la  dépendance 
résulte  d'un  contrat,  recommandation,  contrat  de  censive, 
etc.,  avait  conservé  des  droits  ;  elle  était  obligée  en  raison 
de  la  terre,  mais  n'était  pas  attachée  à  la  terre.  Le  mélange 
de  cette  classe  avec  celle  des  serfs  proprement  dits  s'opéra 
principalement  par  le  moyen  de  l'impôt,  tellement  qu'on  peut 
dire  avec  un  auteur  allemand,  Stein,  dont  les  vues  origi- 
nales sur  le  moyen  âge  français  ne  sont  pas  assez  connues  en 
France,  que  le  développement  de  l'impôt  est  identique  avec 
celui  de  la  servitude,  comme  le  développement  du  service 
militaire  est  identique  avec  celui  de  la  liberté. 

L'impôt,  chez  les  peuples  germaniques,  était  encore  moins 
un  revenu  que  le  signe  de  la  servitude,  soit  de  la  terre  qui 
en  était  frappée,  soit  de  la  personne  elle-même.  La  remise  des 
impôts  royaux  aux  comtes,  ou  concession  des  honneurs, 
avait  donc  été  le  premier  pas  dans  l'asservissement  des  classes 
libres  soumises  à  l'impôt.  Le  e^mte  percevait  l'impôt  sur  les 
terres  du  roi,  mais,  sur  ses  propres  terres,  il  avait  aussi  des 
hommes  libres  et  non-libres.  Celui  qui  payait  l'impôt  au 
comte  et  non  au  roi ,  dépendait  du  comte.  La  distinction 
entre  les  impôts  à  payer  au  roi  et  ceux  qu'on  devait  au  comte 


224  CONDITION    DES   PERSONNES   EN   FRANCE. 

était  donc  faite  par  celui-là  même  qui  avait  intérêt  à  ne  pas 
la  maintenir,  afin  de  retenir  les  impôts  dus  au  roi.  Déjà  Char- 
lemagne  avait  dû  charger  spécialement  les  missi  de  veiller  à 
cet  abus. 

On  sait  comment,  après  lui,  les  comtes  et  leurs  officiers 
usurpèrent  et  absorbèrent  tous  les  droits  royaux.  Gela  arriva 
encore  plus  facilement  à  la  suite  des  invasions  des  Sarrasins 
et  des  Normands,  qui  forcèrent  beaucoup  d'hommes  libres  à 
quitter  leurs  demeures  ravagées  pour  se  réfugier  dans  Tin- 
térieur. 

LePrœceptum  proHispanis^  parle  d'un  don  que  les  réfugiés 
faisaient  au  comte,  et  qu'il  faut  se  garder  de  tenir  pour  tri- 
but ;  cela  indique  justement  l'abus  qui  avait  lieu.  La  gran- 
deur du  tribut  est  ici  le  moins  important,  c'est  la  conséquence 
qu'il  faut  voir.  L'homme  libre  devient  dépendant  de  celui  à 
qui  il  paie.  Les  imposés  et  les  immunes  forment  deux  classes 
distinctes,  et  les  premiers,  abandonnés  de  leurs  anciens  com- 
pagnons de  liberté,  sont  livrés  aux  seigneurs  ;  alors,  la  dis- 
tinction entre  eux  et  les  serfs  commence  à  disparaître.  Ce 
moment  sera  une  éternelle  tache  pour  le  système  féodal  ;  un 
régime  d'extorsion  et  d'oppression  en  fut  la  conséquence  et 
se  développa  avec  une  terrible  rapidité  par  l'absence  de  pou- 
voir public  et  la  supériorité  physique  des  seigneurs,  habitués 
à  la  guerre  et  protégés  par  leurs  châteaux.  Le  nombre  des 
impôts  qu'on  inventa  est  infini  ;  nous  en  donnerons  une  idée 
en  traitant  des  charges  féodales  et  justicières. 

Les  misères  de  cette  époque  sont  recouvertes  de  ténèbres, 

*  Capitulaire  de  Louis-le-Débonnaire  qui  peut  être  considéré  comme  la 
première  constitution  de  la  Marche  ^Espagne  ou  du  comté  de  Barcelone  ; 
beaucoup  de  chrétiens  espagnols ,  Aiyant  la  domination  arabe ,  s'étaient  ré- 
fugiés dans  cette  province  et  dans  les  contrées  adjacentes. 


VILAINS,    HOMMES   DE   POETE.  22S 

l'histoire  n'a  pas  pris  la  peine  de  les  raconter  ;  mais  elles  du- 
rent être  d'autant  plus  sensibles  que  Ton  avait  gardé  le  sou- 
venir impérissable  de  l'ancienne  liberté.  La  jacqmrie  du  XI* 
siècle,  cette  guerre  servile  du  moyen  âge  fut  la  protestation 
des  opprimés,  qui,  déjà  alors,  avaient  le  sentiment  vague  que 
leur  protection  se  trouverait  dans  la  force  de  la  royauté. 
Aussi  la  royauté  se  fortifia-t-elle  en  Europe  précisément  en 
raison  de  l'oppression  des  paysans  par  les  seigneurs. 

L'impôt,  dans  la  période  féodale,  crée  une  distinction  ab- 
solue entre  les  libres  et  les  non-libres,  et  ces  derniers,  tant 
vilains  que  serfs,  sont  à  peu  près  dans  la  même  condition  ; 
condition  meilleure  pour  les  serfs  esclaves  d'origine,  condi- 
tion pire  pour  les  vilains  autrefois  libres. 

Beaumanoir  dit  des  serfs  qu'ils  ne  sont  pas  tous  de  la  même 
condition  ;  mais  Desfontaines,  son  contemporain,  nous  mon- 
tre qu'il  n'y  a  pas  grande  différence  entre  eux;  car,  dit-il, 
«  entre  le  seigneur  et  son  vilain,  il  n'y  a  de  juge  que  Dieu.  » 

Ces  deux  expressions  de  serf  et  de  vilain  ont  souvent  été 
prises  l'une  pour  l'autre  ;  dans  les  temps  féodaux ,  nous 
croyons  qu'elles  indiquent  deux  catégories  de  personnes  dis- 
tinctes, non-seulement  dans  le  principe,  mais  en  ce  sens  que 
les  vilains,  dans  l'acception  générale,  sont  les  roturiers  non- 
serfs,  et  plus  particulièrement  les  paysans  sujets  des  sei- 
gneurs justiciers. 

Si  l'on  se  rappelle  que  l'impôt  foncier  retombait,  sous  la 
domination  romaine,  sur  le  cultivateur,  on  comprendra  pour- 
quoi le  mot  villanus  a  servi  à  désigner  le  sujet,  l'homme  du 
justicier.  Sous  les  Mérovingiens,  le  territoire  d'une  cité  gau- 
loise forma  le /jagfMS  ^  ou  district  du  comte,  et  la  centenie, 
composée  d'un  certain  nombre  de  villa,  était  soumise  au  vi- 
caire, aussi  appelé  villicarius. 

MÉM.   ET  DOCUM.  \V1.  15 


226  CONDITION   DES   PERSONNES   EN    FRANCE. 

L'unité,  dans  cette  division,  était  la  manse  {mansus)^  on 
la  maison  ;  plusieurs  maisons  formaient  un  village  {villa). 
Les  habitants  des  villages  furent  nommés  villani,  et  plus  tard 
vilains.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  à  distinguer,  comme  le  font 
quelques  auteurs,  entre  le  vilain  et  Yhomme  de  poëie  (homo 
pokstalis). 

Dans  le  système  auquel  se  rattache  l'origine  du  fief  et  de 
la  justice,  le  droit  du  justicier  n'était  qu'un  pouvoir,  éma- 
nation, délégation  du  pouvoir  public,  tandis  que  celui  du 
seigneur  féodal  était  un  droit  de  propriété,  un  droit  privé. 
Tout  comte,  ou  vicaire,  était  revêtu  de  l^judiciaria  poteslas; 
de  là,  le  moi  potestas  fut  appliqué  au  territoire  même  attribué 
au  judex,  Potestas,  opposé  à  proprietas,  désigne  encore  la 
jouissance  des  droits  de  justice,  par  opposition  à  celle  qui 
appartient  au  propriétaire  du  fief.  Ainsi,  Charles-le-Chauve 
ordonne  que  le  faux  monnayeur  soit  poursuivi  où  qu'il  se 
réfugie  :  a  Si  autein  potestatem  aut  proprietatem  alicujus  po- 
tentis  confugerit,  »  Potestas  est  ici  synonyme  d'honneur. 

Les  hommes  habitant  la  potestas  furent  donc  les  hommes 
de  poëte,  comme  ils  étaient  les  vilains,  comme  ils  furent  les 
manants  {manentes),  toutes  expressions  relatives  à  leur  rap- 
port avec  le  justicier  ;  ils  furent  aussi  appelés  censitaires,  en 
raison  du  cens  qu'ils  devaient  au  même  justicier. 

La  célèbre  maxime  de  Desfontaines,  citée  plus  haut  :  «  Il  n'y 
»  a  entre  toi  et  ton  vilain  d'autre  juge  fors  Dieu,  »  s'applique 
donc  aux  sujets  du  justicier.  Sous  le  régime  carlovingien, 
le  justiciable  devait  se  soumettre  à  la  décision  du  judex,  sauf 
recours  à  la  décision  royale.  Après  la  chute  du  pouvoir  royal, 
l'appel  ne  fut  plus  possible  ;  la  royauté  de  la  troisième  race 
n'hérita  pas  des  droits  de  la  précédente  ;  le  baron  était  de- 
venu souverain  dans  sa  baronnie.  La  maxime  de  Desfontaines 
fut  donc  l'expression  de  la  vérité. 


Dams  h  fciùjiihk  fesdile  pTOfwmffit  Aie.  il  B^eii  ir4t  piK^ 
clé  aiifeâ  :  Uwl  lassal  lêsê  duks  ses  dral5  (or  s^«  se^mewr 
poofaîl  en  appeler  ao  ssxenin  di^  cehù-cî.  Cik4  là  Tappd 
pour  éffêmU  et  irmt,  qui  n'est  picùl  ai  stnipte n^XHirs p^Hur 
déni  de  justice.  Beaumanoir  rîndîqiie  dairemenl  kv^u^îl  dit  : 
«  La  première  manière  de  gens  qui  peuvent  appeler.  $î  s^meiI 
«  cilsqui  tiennent  en  6ef  et  enhomma^.  si  son  iseî^neurne 
»  lor  vœlent  fere  droit,  on  il  leur  délaient  trop  leur  droit.  > 
Ce  pooToir  du  soxerain.  intenrenant  entre  le  seigneur  et  son 
vassal,  appartenait  à  tous  les  degrés  de  potssession  ^>dale: 
celui  qui  possédait  à  charge  de  censive.  qu^il  fût  habitant  des 
n'/fap,  ou  non.  y  avait  également  droit.  Cest  ce  qu>\plique 
Beaumanoir  :  «  La  seconde  manière  de  gens  as  qui\  os  mes- 
«  tier,  qu'ils  somment  leur  seigneur  che  sont  cils  qui  tien- 
«  nent  d'eux  héritages  vilains.  »  Les  vilains  di>nt  parle  ici 
Beaumanoir,  ne  sont  pas  les  vilains  ordinaires,  les  vilains  du 
justicier,  ou  honunes  de  poète  ;  ce  sont  des  hommes  de  fief, 
des  arrière-vassaux. 

Le  vilain,  hommede  poète,  le  vilain,  coukant  et  leniHl,  dont 
parie  Desfontaines,  n'était  ni  le  serf,  ni  le  main-mortable  du 
justicier;  il  était  son  sujet  ;  et  s*il  fut  exploité  autant  et  plus 
encore  que  le  serf,  c'était  abusivement.  La  distinction  du 
vilain  et  du  serf  est,  du  reste,  indiquée  par  le  mémo  Dos- 
fontaines,  dans  ce  passage  de  son  Conseil  :  ci  Et  sache  bien 
»  que,  selon  Dieu,  tu  n'as  mie  pleine  poésie  sur  ton  vilain. 
»  Donc,  si  tu  prends  du  sien,  fors  ses  droites  redovancos  ki 
»  te  doit,  tu  les  prends  contre  Dieu  et  conune  robiéros  (comme 
»  voleur),  et  ce  kon  dit,  toutes  les  coses  qui  vilain  a  sont  à 
»  son  seigneur,  c'est  voire  à  garder  ;  car,  s'ils  étaient  ù  son 
»  seigneur  propre,  il  n'avérait  nulle  différence  quant  à  cou 
»  entre  serf  et  vilain.  » 


228  CONDITION    DES   PERSONNES   EN    FRANCE. 

Etrange  société,  où  riiomme ,  originairement  libre,  put 
être  exploité  plus  durement  et  livré  à  l'arbitraire  de  son  sem- 
blable plus  complètement  que  Thomme  engagé  par  conven- 
tion, et  même  que  le  serf! 

Toutefois,  bien  qu'asservis  et  opprimés  par  la  tyrannie  des 
justiciers ,  les  vilains ,  hommes  de  poêle ,  sont  encore ,  au 
XII®  siècle,  considérés  comme  étant  en  droit  au-dessus  des  serfs 
proprement  dits;  c'est  c«  qu'exprime  Beaumanoir,  lorsqu'il 
dit  :  ((  On  doit  savoir  que  trois  états  sont  entre  les  gens  du 
»  siècle  :  si  uns  de  gentillesse,  si  autros  de  cix,  qui  sont  francs 
»  naturellement,  mais  non  pas  gentilshommes;  les  hommes 
»  de  poeste  ;  li  tiers  état,  si  est  de  sers.  » 

Serfs,  arrière-vassaux  de  condition  roturière  et  hommes 
de  poët'e,  telles  sont  donc  les  trois  catégories  que  Ton  ren- 
contre dans  les  campagnes  à  l'époque  où  la  féodalité  fran- 
çaise est  à  son  apogée,  à  l'époque  où  s'écrit  le  droit  féodal  ; 
les  unes  et  les  autres  eurent  à  peu  près  également  à  souffrir 
de  la  supériorité  que  l'usage  exclusif  des  armes  donnait  à  la 
noblesse.  Egalement  inférieures  et  soumises,  nous  les  voyons 
de  plus  en  plus  confondues  dans  leur  assujettissement.  Les 
légistes,  qui  auraient  eu  vocation ,  semble-t-il ,  à  s'efforcer 
de  conserver  les  droits  de  ces  classes  opprimées,  se  firent 
souvent,  au  contraire,  les  défenseurs  des  idées  d'inégalité. 
Balde  enseigne  que  les  liobles  peuvent  impunément  blesser 
et  frapper  les  hommes  qui  leur  sont  soumis  :  u  Tenet  nohiles 
»  posse  homines  suos  mediocribus  plagis  afficere  ;  w  et  ce  n'est 
qu'au  XVI*  siècle  qu'un  jurisconsulte  breton,  d'Argentré,  a 
le  courage  de  repousser  c^tte  insultante  maxime.  <i  Qui,  dit- 
»  il,  ne  se  fonde  sur  aucun  droit,  respire  la  tyrannie,  et  n'est 
»  propre  qu'à  exalter  l'orgueil  d'hommes  par  eux-mêmes  déjà 
»  bien  assez  insolents  :  «  Ut  ad  intendendam  ferociam  homi- 
»  num  per  se  plus  salis  insolentium.  » 


PAYSANS   ALLODIAUX    DU    SUD.  229 

Dans  le  midi,  où  la  population  de  race  romaine  était  restée 
nombreuse  dans  les  campagnes,  elle  sut  mieux  conserver  sa 
liberté,  et  la  puissance  des  comtes  et  des  justiciers  fut  moins 
envahissante.  Aussi  trouve-l-on  encore  en  plein  moyen  âge, 
dans  le  Languedoc  et  dans  la  Guyenne,  des  paysans  libres  et 
propriétaires  d  alleux  ;  ils  étaient  soumis  à  la  juridiction  du 
comte  et  lui  payaient  Timpôt,  in  recognitioneni  dominii,  mais 
ils  avaient  conservé  les  privilèges  de  la  liberté  ;  ce  sont  les 
prohi  honiims  (prud'hommes),  ou  franci  homines  (francs  hom- 
mes). Ils  servaient  à  la  guerre,  mais  à  pied,  et  pour  des  ser- 
vices déterminés;  ils  remplissaient  les  fonctions  d'échevins, 
et  avaient  leurs  propres  tribunaux  sous  la  présidence  et  la 
surveillance  du  comte  et  de  ses  officiers  * .  Ces  francs  hommes 
sont  aussi  des  hommes  de  poète,  mais  ils  sont  Texception  et 
non  la  règle  parmi  ceux-ci.  Des  francs  hommes,  possesseurs 
d'alleux,  se  retrouvent  aussi  en  Franche-Comté  *;  c'étaient 
les  descendants  de  ces  Burgondes,  qui  s'étaient  établis  dans 
certains  quartiers,  le  long  du  Jura,  et  y  avaient  formé  des 
communautés  de  paysans  libres  que  la  féodalité  n'avait  point 
envahies. 

Le  mouvement  vers  la  liberté ,  qui  se  manifeste  du  XII® 
au  XIV®  siècle,  et  qui  eut  pour  effet  l'affranchissement  des 
communes,  ne  fut  pas  seulement  favorable  aux  populations 
des  villes,  il  le  fut  aussi  à  celles  des  campagnes. 

La  royauté,  qui  s'appuyait  sur  le  peuple  pour  reconquérir 
les  droits  de  l'Etat  accaparés  par  la  noblesse  féodale,  favorisa 
les  affranchissements.  En  maintes  localités,  le  seigneur,  aux 

*  Raynouard  a  trouvé  d'anciens  plaids  tenus  en  Languedoc,  cum  consilio 
etprtEsenUa  omnium  NOBiLiuif  et  ignobilium. 

*  Voyez  le  Mémoire  de  M.  de  Gingins  sur  le  partage  des  terres  dans  le 
royaume  de  Bourgogne. 


230  CONDITION    DES   PERSONNES   EN   FRANCE. 

prises  avec  ses  paysans,  fut  obligé  de  céder  une  partie  de  ses 
prétentions  et  de  ses  droits  pour  conserver  les  autres,  et  le 
traité  de  paix,  qui  portait  le  nom  de  charte  d'affranchisse- 
ment, constitua  des  communes  de  campagne,  moins  fortes  et 
moins  privilégiées  sans  doute  que  les  communes  urbaines, 
mais  qui  suffisaient  pour  empêcher  le  retour  de  l'antique  op- 
pression. 

Ainsi,  le  servage  disparut  peu  à  peu  dans  beaucoup  de  lo- 
calités et  même  dans  des  provinces  entières  ;  il  se  transforma 
en  main-morte,  et  la  main-morte  elle-même  s'adoucit  jus- 
qu'à n'être  plus  qu'une  simple  redevance.  Depuis  Louis-le- 
Gros,  les  charges  personnelles  sont  devenues,  pour  la  plu- 
part, réelles.  Saint  Louis  abolit  le  servage  dans  son  domaine, 
et,  comme  suzerain,  intervint  énergiquement,  dans  la  légis- 
lation ,  pour  obliger  les  seigneurs  à  traiter  leurs  hommes , 
serfs  ou  vilains,  avec  humanité.  Enfin  Louis  X,  jouant  sur 
le  mol  royaume  de  Fran€e,  veut,  dans  son  ordonnance  de 
1315 ,  que  toutes  les  servitudes  soient  ramenées  à  fran- 
chise :  ((  Nous,  considérant  que  nostre  royaume  est  dit  et 
»  nommé  le  royaume  des  Francs,  et  voulant  que  la  chose  en 
w  vérité  soit  accordant  au  nom,  ordenonsque  généraument, 
»  par  tout  notre  royaume,  de  tant  comme  il  peut  appartenir 
»  à  nous ,  telles  servitudes  soient  ramenées  à  franchises  à 
»  bonnes  et  convenables  conditions.  »  Mais  le  pouvoir  de  ce 
prince  ne  s'étendait  pas  jusqu'à  procurer  la  réalisation  d'un 
semblable  vœu,  et  le  servage  dura  longtemps  encore  dans  le 
royaume  des  Francs,  Cependant  Delille,  dans  son  bel  ouvrage 
sur  l'agriculture  en  Normandie,  estime  que,  déjà  au  temps 
de  saint  Louis,  il  n*y  avait  plus  de  serfs  dans  cette  province. 


SI 


!  n 


A.  Ailfmkùdbi. 


rapport  <k4éfCDduioe  pcT5<*Dçiie  qui  tx-cstitu  iî  le  pisàndi. 
Ccllt  ivbtko  a^ait  créé  k^  kwies,  cfct'Z  ksquek  le  râpjv^rt 
féodal  es»  «oocct  «  sam^.  En  FraïKi?.  les  ki>de<  et  le<  an- 
trustions  sic«Dt  entrés  dans  k-s  neiatk*ii<  de  seùmeiihe  et  de 
vassAgei  le  rapfvort  («hmitivtinent  («r^i^noel  e$4  devenu 
réel  tout  en  c«QserraDt  le  î-aradêre  militaire;  en  un  mot.  le 
fief  est  sorti  de  l'hérédité  des  léoéfices. 

En  Allemagne .  la  o(*ndition  des  leudes  n*a  pas  subi  oes 
transfonnaticins  successives  ;  elle  est  restée  un  rapport  de 
domesticité  appelé  ministérialité.  Si  le  serviteur  recevait  fré- 
quemment une  terre  pour  son  entretien,  le  nipp^irt  juriilique 
entre  lui  et  son  maître  n'a  pas  cessé  pour  cela  dVtrv  person 
nel.  Au  commencement  de  l'époque  féodale  alleiuande  «  le 
rapport  de  ministérialité,  existant  de  toute  antiquité,  suhsis 
tait  donc  à  côté  du  droit  féodal  im|K»rté  |^r  les  empereurs. 
Les  roinisiériaus  sont  les  vassaux  du  droit  priNé  :  leur  rela 
tion  avec  le  seigneur  est  la  relation  normale  dMndividu  à  in- 
dividu, tandis  que  le  fief  allemand  a,  dans  Torigine*  le  ca- 
ractère d'institution  de  droit  public. 

A  côté  de  ces  deux  genres  de  relation  féodale,  nous  avons 


232  CONDITION    DES   PERSONNES    DANS    L^EMPIRE. 

VU  qu'il  s'était  formé  encore,  en  Allemagne,  vers  le  XI®  siè- 
cle, une  troisième  sorte  de  relation  de  dépendance,  qui  prend 
aussi  une  apparence,  une  physionomie  féodale,  quoiqu'elle 
ne  soit  nullement  basée  sur  le  fief;  c'est  celle  qui  naît  du 
schutzrecht  (droit  de  protection),  qui  fut  aussi  appelée  vogtei. 

La  relation  issue  du  schutzrecht  est  une  relation  de  dépen- 
dance imposée  à  des  hommes  originairement  libres  par  le 
pouvoir  public  ;  elle  n  a  pas  sa  source  dans  un  contrat,  comme 
celle  des  ministériaux  et  des  vassaux  ;  c'est  une  application 
du  landrechi  (droit  du  pays) ,  à  telles  enseignes  que  le  vogt 
remplace  le  comte,  comme /andricA  1er,  \is-h-\isAesvogtleuten, 
et  que  les  comtes  exercent  le  schutzrecht  dans  les  territoires 
sur  lesquels  ils  ont  conservé  leurs  anciennes  attributions  de 
magistrats  jugeant  des  hommes  libres. 

Ces  rapports,  le  lehnrecht,  droit  féodal  proprement  dit,  le 
hofrecht,  ou  droit  des  ministériaux  ou  des  serfs,  et  ]e  schutz- 
recht, droit  exercé  sur  les  sujets  libres  de  condition  inférieure 
qui  ne  font  pas  en  personne  le  service  impérial,  produisirent 
chacun  un  état  correspondant  {stand,  status),  c'est-à-dire  une 
catégorie  de  personnes  placées  dans  une  condition  juridique 
spéciale,  et  ces  catégories  durent  trouver  place  à  côté  de 
celles  qui  existaient  déjà;  car,  en  Allemagne,  durant  l'épo- 
que féodale,  les  diverses  conditions  ou  états  de  l'époque  an- 
térieure se  conservèrent  jusqu'à  un  certain  point,  bien  que 
modifiéesrpar  les  idées  féodales,  qui  tendaient  à  régir  toujours 
plus  absolument  les  esprits  et  la  société. 

On  se  souvient,  d'ailleurs,  que  le  fief  proprement  dit  ne 
fut  introduit  en  Allemagne  qu'après  la  cessation  de  la  domi- 
nation carlovingienne,  en  vue  du  service  impérial. 

L'époque  intermédiaire,  pour  l'Allemagne,  se  confond  dès 
lors  avec  la  première  période  féodale.  Du  IX®  au  XII®  siècle, 


DIVERSES   SORTES    DE    DÉPENDANCE.  233 

rÂllemagne  est  à  la  fois  dans  Tépoque  féodale,  puisque  le 
fief  fut  complctemcnl  organisé  à  la  base  de  son  système  po- 
litique, et  dans  la  période  intérimaire,  en  ce  sens  que  la  con- 
dition des  personnes,  la  propriété,  la  famille,  la  justice,  re- 
posent encore,  en  grande  partie,  sur  des  bases  antérieures  à 
la  constitution  des  fiefs. 

En  somme,  durant  la  première  moitié  de  l'époque  féodale, 
l'état  des  personnes  est  déterminé,  en  partie  par  les  principes 
anciens,  en  partie  par  les  principes  nouveaux,  qui  résultent, 
d'une  part,  des  rapports  de  propriété,  ou  de  droit  privé  ;  de 
l'autre,  du  développement  que  commence  à  prendre  dans  le 
droit  public  l'idée  de  la  landhoheit. 

Cette  combinaison  des  principes  nouveaux  ,  qui  modifiè- 
rent plus  ou  moins  toutes  les  institutions  sociales  de  l'Alle- 
magne avec  l'ancien  système  germanique,  donna  naissance, 
pendant  un  certain  temps,  à  une  quantité  de  distinctions  fu- 
gitives, parfois  fort  obscures,  qui  peu  à  peu  s'arrêtèrent  et 
se  coordonnèrent  entre  elles. 

Dans  un  synode  de  Mayence,  de  l'an  1085,  on  distingue 
les  principes  terrcBj  c'est-à-dire  les  ducs  et  les  comtes  ;  les 
mbileSj  ou  freien  herren  ;  les  liberi,  dans  lesquels  il  faut  com- 
prendre les  libres  propriétaires  et  les  chevaliers  libres  [klim- 
mànner);  les  liton^s,  ou  halb-freien;  les  ministeriales,  qui 
appartiennent  encore  à  la  classe  des  non-libres,  mais  s'en 
distinguent  par  des  fonctions  d'un  genre  plus  relevé,  et  les 
servi,  ou  hœrigen. 

Un  siècle  plus  tard,  sous  Frédéric  I*',  les  actes  des  diètes 
sont  signés  dans  cet  ordre  :  duceSj  marchiones,  comitesj  do- 
mini,  et  autres  liberi  et  ministeriales  regni.  La  présence  des 
ministériaux  du  royaume  dans  les  diètes  de  l'empire  montre 
combien  cette  classe  a  déjà  commencé  à  s'élever.  Dans  d'au- 


234  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS   l'eMPIRE. 

1res  listes,  un  peu  postérieures,  une,  entre  autres,  du  règne 
de  Henri  VI,  on  distingue  les  principes,  les  nobiles  {on  freim 
herren  )  et  les  tninisteriales.  Dans  le  même  temps  surgit  la 
distinction  entre  militeSj  ou  militares  viri,  et  rustici  {bauern)  ; 
on  commence  aussi  à  faire  une  classe  à  part  des  homines  ad- 
vocatitii  {pflegahften  ou  schutzpflichtigen),  catégorie  d'hommes 
libres,  qui,  ayant  perdu  une  partie  des  droits  des  anciens 
hommes  libres ,  sont  opposés  à  ceux  qui  ont  conservé  ces 
droits  intacts. 

Lorsque  les  livres  de  droit  de  la  féodalité  allemande  furent 
rédigés,  au  XIIP  siècle,  l'organisation  ancienne  faisait  place 
à  Torganisation  féodale  ;  toutefois,  dans  ces  livres,  les  idées 
anciennes  sont  encore  rappelées  comme  répondant  à  des  faits 
actuellement  existants.  Les  livres  de  droit  nous  donnent  donc 
la  description  de  Tétat  des  personnes  en  Allemagne,  au  mo- 
ment où  cette  matière  était  le  plus  compliquée,  puisque  les 
anciennes  classes  et  les  nouvelles  existaient  simultanément. 
En  suivant  les  indications  de  ces  livres,  et  en  recherchant 
pour  chacune  des  catégories  dont  ils  parlent,  premièrement 
le  rapport  entre  la  catégorie  qu'ils  mentionnent  et  Tanciennc 
organisation ,  en  second  lieu ,  ce  que  cette  catégorie  est  de- 
venue par  la  suite,  nous  aurons  donc  une  idée  assez  exacte 
de  rétat  des  personnes  pendant  toute  la  durée  des  temps  féo- 
daux. 

Soit  le  Sachsenspiegel  y  soit  le  Schwabenspiegel ,  contien- 
nent un  tableau  du  rang  des  personnes  composant  l'armée 
impériale,  le  heerschild,  qui  peut  être  considéré  comme  le 
résumé  de  la  hiérarchie  féodale,  considérée  au  point  de  vue 
du  droit  public.  Dans  ce  tableau,  déjà  mentionné,  les  six  pre- 
miers ordres  comptaient  :  le  roi,  les  princes  ecclésiastiques 
et  laïques,  les  seigneurs,  les  vassaux  et  les  ministériaux. 


l'état   civil    et    L*éTAT   FEODAL.  235 

Le  septième  rang,  sur  lequel  on  a  beaucoup  discuté,  pa- 
raît  appartenir  à  quiconque  est  libre  et  enfant  légitime^  c'est- 
à-dire  à  tous  les  hommes  libres  qui  ne  sont  pas  riiterburtig 
(né  dans  la  classe  des  chevaliers).  11  s'est  élevé,  disent  les 
deux  codes,  un  doute  sur  la  question  de  savoir  si  les  hommes 
du  septième  rang  ont  réellement  un  heerschild.  Cependant, 
il  y  a  lieu  de  croire  qu'ils  en  avaient  un  ;  car,  primitive- 
ment, les  princes,  tant  laïques  qu'ecclésiastiques,  formaient 
le  deuxième  rang,  et  le  troisième  rang  est  né  seulement  du 
fait  que  des  princes  laïques  acceptèrent  des  fiefs  de  princes 
ecclésiastiques.  Le  septième  rang  était  donc  le  sixième  pri- 
mitivement. 

Comme  on  voit,  le  heerschild  ne  comprend  pas  la  partie  la 
plus  nombreuse  de  la  nation,  tous  ceux  qui  ne  sont  ni  en- 
tièrement libres,  ni  chevaliers. 

On  se  tromperait  grossièrement  si  l'on  cherchait  dans  le 
heerschild  l'état  civil  des  personnes.  L'état  des  personnes 
{statuSj  stand)  est  déterminé  par  d'autres  principes,  qui  don- 
nent naissance  à  d'autres  classifications  ;  c'est  ce  dont  les 
codes  féodaux  du  XIII®  siècle  font  eux-mêmes  foi. 

L'état  civil  était  régi  par  les  anciennes  idées  de  liberté 
personnelle,  modifiées  par  la  constitution  et  les  rapports  avec 
l'empire,  par  l'institution  des  fiefs,  par  les  rapports  de  minis- 
térialité  {dienstrecht),  et  enfin  par  la  profession.  La  profes- 
sion militaire  était  envisagée  comme  ennoblissante,  tandis 
que  la  culture  de  la  terre  au  profit  d'un  autre  était  avilis- 
sante et  nuisible  à  la  liberté  ;  la  naissance,  la  i»ropriété,  la 
profession  et  la  condition  politique  se  combinent  donc  en- 
semble pour  régler  et  déterminer  un  état  civil  distinct  de 
l'état  militaire  et  féodal,  qu'exprime  le  heerschild, 

La  jurisprudence  de  l'époque  appelle  gefwssen  ceux  qui 


236  CONDITION    DES    PERSONNES    DANS    l'eMPIRE. 

sont  du  même  rang  ou  du  même  état  au  point  de  vue  du  droit 
civil  ;  c'est  le  terme  dont  se  sert  le  Schwabenspiegel  ;  les  ju- 
ristes français  du  moyen  âge  Tauraicnl  traduit  par  patr«.  Les 
gefwssen  sont  aussi  appelés  ebenburtig,  qui  veut  dire  d'égale 
naissance;  car  l'état  dépend  avant  tout  de  la  naissance.  Il  y 
a  autant  de  degrés  i'ebenburtigkeit  qu'il  y  a  de  degrés  dans 
la  liberté.  Ceux  qui  sont  d'un  degré  inférieur  ne  peuvent  ni 
juger,  ni  rendre  témoignage  contre  ceux  qui  sont  d'un  degré 
supérieur  ;  celui  qui  est  d'un  degré  supérieur  peut  leur  re- 
fuser le  combat  ;  le  mariage  entre  états  inégaux,  au  point  de 
vue  de  Vebenburiigkeit,  constitue  la  mésalliance. 

La  première  classe,  au  point  de  vue  qui  est  celui  de  l'état 
civil  proprement  dit,  était,  dans  l'origine,  celle  des  hommes 
entièrement  libres;  combinée  avec  la  hiérarchie  féodale,  elle 
comprend  quatre  catégories  distinctes  :  les  princes,  les  no- 
bles {nobiles,  ou  edele  lute),  appelés  aussi  quelquefois  barons, 
les  chevaliers  libres,  ou  vassaux  dans  le  sens  strict,  et  les 
hommes  qui ,  sans  être  entrés  dans  la  hiérarchie  féodale , 
n'ont  rien  perdu  de  leur  liberté  et  sont  restés  soumis  immé- 
diatement à  l'empire.  La  première  classe,  ou  état,  compren- 
drait donc  les  deuxième,  troisième,  quatrième  et  cinquième 
rangs  du  heerschild. 

Il  est  à  remarquer  que  les  textes  mêmes  des  livres  de  droit 
expriment  nettement  l'idée  qui  fait  des  états  une  doctrine  de 
droit  civil  ;  ils  ne  désignent  pas  cette  première  classe  de  per- 
sonnes par  sa  condition  de  droit  public,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  par  la  nature  de  sa  possession  féodale,  mais  par  son 
degré  de  liberté  ;  ils  appellent  ses  membres  hohenfreien  (li- 
bres de  premier  rang),  ou  encore  seiaperfreien  ;  cette  dernière 
expression,  qui  a  prévalu  dans  l'usage,  demande  à  être  ex- 
pliquée. Eichorn  pense  que  le  mot  semperfreien  employé  par 


PREMIÈRE   GRANDE   CLASSE   d'HOMMES   LIBRES.  237 

le  Schwabenspiegel,  et  d'après  lui  par  les  jurisconsultes  féo- 
daux qui  Font  commenté,  vient  d'une  mauvaise  traduction 
d'une  loi  impériale  de  i Si  S,  qui  parlait  des  senlbarfreien  ;  ce 
dernier  terme  équivaudrait  à  hamines  synodales,  et  désignait 
proprement  ceux  qui  sont  susceptibles  de  siéger  dans  \çs  jus- 
tices synodales  (tribunaux  de  mœurs  présidés  par  l'évéque). 
Cette  désignation  reposerait  sur  une  erreur,  les  senlbarfreien 
n'étant  pas  une  classe,  puisque,  dans  les  tribunaux  ecclésias- 
tiques ,  chacun  était  jugé  par  ses  pairs  ;  il  y  avait  donc  des 
juges  pris  dans  diverses  classes  de  personnes,  selon  les  causes. 

Unger,  dans  son  ouvrage  sur  l'ancienne  constitution  d'Al- 
lemagne, soutient,  au  contraire,  que  ce  n'est  point  par  er- 
reur que  le  Schwabenspiegel  a  donné  le  nom  de  senlbarfreien, 
ou  seniperfreien,  aux  seigneurs.  Cet  auteur  assimile  cette  ex- 
pression à  celle  de  schœffenbarfreien  qu'emploie  le  Sachsen- 
spiegel  *. 

Les  difficultés  et  les  contradictions  entre  les  livres  de  droit 
eux-mêmes  sur  ce  sujet  ont  embarrassé  les  personnes  qui  ont 
le  plus  approfondi  la  matière.  Il  nous  semble  pourtant  qu'elles 
s'éclaircissent  un  peu  quand  on  songe  que  ces  livres  furent 
rédigés  à  une  époque  où  le  système  féodal  prévalait,  et  que 
les  classifications  qu'ils  renferment  et  les  termes  qu'ils  em- 
ploient remontent  néanmoins  à  une  époque  antérieure  ;  de 
sorte  que  leurs  auteurs,  en  cherchant  à  expliquer  avec  les 
idées  de  leur  époque  des  faits  dont  l'origine  remonte  à  un 

*  On  doit  cependant  observer  que  le  Sachsenspiegel  n'applique  l'expression  de 
schôffenbarfreien  qu'à  la  quatrième  catégorie,  renfermée  dans  la  classe  des 
entièrement  libres,  catégorie  que  le  livre  cité  place  dans  le  cinquième  heer^ 
schild,  avec  les  vassaux  des  seigneurs,  tandis  qu'il  applique  l'expression  de 
semperfreien  seulement  aux  princes  et  aux  seigneurs,  c'est-à-dire  aux  per- 
sonnes comprises  dans  les  deuxième,  troisième  et  quatrième  classes  du  heer- 
ichild. 


238  CONDITION   DES   PERSONNES   DANS   L^EMPIRE. 

temps  où  les  rapports  étaient  différents,  ont  été  exposés  à 
confondre  les  temps  et  les  points  de  vue. 

Ainsi,  les  livres  de  droit  s'efforcent  évidemment  de  ratta- 
cher la  théorie  des  états  à  la  hiérarchie  féodale  ou  impériale 
et  au  système  du  heerschild;  mais,  dans  Taccomplissement 
de  la  tâche,  ils  varient  sur  des  détails  au  milieu  desquels  il 
n'est  pas  impossible  de  se  reconnaître  lorsqu'on  a  une  fois 
trouvé  le  fil  directeur.  On  se  rend  compte  alors  des  trans- 
formations successives  qu'ont  subies  les  deux  théories,  si  étroi- 
tement liées  dans  les  faits,  de  la  condition  des  personnes  au 
point  de  vue  civil  et  au  point  de  vue  féodal.  Ainsi,  les  semper- 
freien  du  Schwahenspiegel  sont  bien  les  setitbarfreien,  ou  ho- 
mines  synodales,  comme  le  pense  Eichorn,  et  les  hamines  sy- 
nodales ne  sont  autres  que  les  schœffenbarfreien  du  Sachsen- 
spiegel,  les  hommes  libres  et  les  propriétaires  fonciers  qui, 
depuis  les  temps  carlovingiens,  siégeaient  trois  fois  Tan  aux 
justices  du  comte  (grafengerichle),  et  qui  assistaient  égale- 
ment aux  tribunaux  ecclésiastiques  {sendgerichie)  ;  mais,  une 
dénomination  qui  pouvait  s'appliquer  aux  quatre  catégories 
d'hommes  complètement  libres,  celle  de  schœffenhar freien,  est 
appliquée  par  l'un  des  livres  de  droit,  par  le  Sachsenspiegel, 
exclusivement  à  celle  de  ces  catégories  qui  est  restée  en  de- 
hors de  la  hiérarchie  féodale ,  tandis  que  le  Schwahenspiegel 
rapporte  une  expression,  au  fond  synonyme,  celle  de  sentbar- 
freien,  aux  deux  premières  des  catégories  appartenant  à  la 
hiérarchie  féodale,  celles  des  princes  et  des  seigneurs. 

Ce  n'est  pas  tout;  à  l'époque  des  livres  de  droit,  une  dis- 
tinction peu  précise,  mais  réelle,  existe  déjà,  au  point  de  vue 
de  la  condition  civile,  entre  les  deux  catégories  des  princes 
et  des  seigneurs,  que  le  Schwahenspiegel  appelle  seniper freien, 
et  les  deux  catégories  des  anciens  hommes  libres ,  que  le 


DES  CATÉGORIES   DE    LA    PREMIÈRE    CLASSE.  239 

Sachsenspiegel  nomme  schœffenbarfreien.  C'est  pourquoi  le 
Sachsenspiegel  range  les  schœffenbarfreien  et  les  vassaux  dans  le 
même  degré  du  heerschild,  malgré  que  leur  condition  réelle 
fût  très  différente  ;  c'est  aussi  pour  cette  raison  que  l'on  a 
désigné,  dans  le  Sachsenspiegel,  sous  le  nom  de  semperfreien 
les  deux  premières  catégories,  lesquelles  ont  aussi  été  appe- 
lées hochfreienj  par  opposition  aux  deux  dernières  catégories 
d'hommes  entièrement  libres,  que  le  Schwabempiegel  désigne 
déjà  sous  le  nom  de  mittelfreien. 

Mais,  au  temps  des  livres  de  droit,  les  quatre  catégories 
d'hommes  entièrement  libres  sont  déjà,  môme  au  point  de 
vue  civil,  subdivisées  en  deux  classes,  les  hochfreien,  ou  sem- 
perfreien, et  les  mittelfreien. 

Les  princes  ont  un  rang  féodal  supérieur  à  celui  des  sei- 
gneurs ;  sous  le  point  de  vue  du  droit  civil,  ils  sont  cepen- 
dant leurs  égaux  {ebenbnrtig),  et  le  mariage  entre  une  caté- 
gorie et  l'autre  n'est  pas  une  mésalliance  ;  le  privilège  d'être 
jugés  immédiatement  par  l'empereur,  siégeant  en  cour  impé- 
riale, appartient  aussi  également  aux  princes  et  aux  seigneurs. 

Aussi  longtemps  que  l'idée  dominante  touchant  la  condi- 
tion des  personnes  fut  celle  de  la  liberté  personnelle,  les  schœf- 
fenbarfreien furent  envisagés  comme  les  égaux  des  seigneurs, 
et  le  mariage  entre  ces  classes  n'était  pas  une  mésalliance. 
Il  en  était  encore  ainsi  lorsque  le  Sachsenspiegel  fut  rédigé  ; 
mais  le  Schwabenspiegel  déjà  envisage  le  mariage  comme  iné- 
gal entre  hochfreien  et  mittelfreien.  Cette  circonstance  prouve 
que  les  livres  de  droit  ont  été  rédigés  précisément  au  moment 
de  la  transition,  à  l'époque  où  Ton  commença  à  ranger  les 
anciens  hommes  libres  dans  un  état  {stand)  inférieur  à  celui 
des  seigneurs  féodaux.  Dès  lors ,  dans  le  mariage  entre  un 
seigneur  et  une  femme  de  la  classe  des  mittelfreien,  la  femme 


240  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS   L^EMPIRB. 

n'acquérait  pas  le  rang  de  son  mari,  et  les  enfants  eux-mê- 
mes le  perdaient,  d'après  la  règle  du  droit  germanique  que, 
dans  les  mésalliances,  les  enfants  suivent  la  plus  mauvaise 
main.  Pierre  d'Andlau,  jurisconsulte  du  XV®  siècle,  dit,  dans 
son  traité  de  imperio  romano  :  a  Est  autem  Alemanis  invete- 
»  ratiis  USU8  et  longi  rétro  observata  consuettido,  ut  haro,  copu- 
»  lando  sibi  militaris  et  inferioris  generis  conjugem,  prolem 
w  $uam  inde  creatam  degeneret  et  debaroniset,  filiiqm  de  cetero 
»  barones  minima  vocitentur,  »  En  revanche,  entre  les  princes 
et  les  seigneurs,  le  mariage  resta  toujours  ebenburtig. 

Eichorn  et  Homeyer  estiment  que  les  princes  et  les  sei- 
gneurs étaient  seuls  aptes  à  obtenir  les  droits  de  comte,  et  à 
plus  forte  raison  les  droits  de  principauté  [fahnlehen).  Cette 
opinion  se  fonde  sur  un  passage  du  Sachsenspiegel,  portant 
que  le  fief,  avec  juridiction  comprenant  le  droit  de  vie  et  de 
mort,  ne  peut  descendre  à  la  quatrième  main  depuis  le  roi, 
c'est-à-dire  au  cinquième  rang  du  heerschild.  Walther  est 
d'avis  contraire,  et  se  fonde  sur  le  fait  qu'un  ministériel  de 
l'empire,  préliminairement  affranchi,  fut  investi  d'un  duché 
en  H  95.  Il  en  conclut  que  le  rang  de  prince  pouvait  être 
conféré,  sans  égard  à  la  naissance,  par  la  volonté  de  l'empe- 
reur. A  quelque  avis  que  Ton  se  range,  il  me  paraît  que  la 
capacité  d'obtenir  la  landhoheit  complète ,  ou  incomplète , 
c'est-à-dire  les  droits  de  prince,  ou  de  comte  seulement,  est 
un  droit  qui  ne  concerne  pas  l'état  civil  proprement  dit,  et 
que ,  d'un  autre  cAté,  si  l'empereur  conférait  des  droits  à 
quelqu'un  qui  n'était  pas  né  dans  la  classe  des  semperfreien, 
c'est-à-dire  des  princes  o\i  des  seigneurs,  celui  qui  en  était 
investi  était  élevé  par  le  fait  même  au  rang  du  heerschild  cor- 
respondant à  la  dignité  dont  il  était  revêtu. 

Eu  égard  au  wergeld,  le  Sachsenspiegel  mettait  aussi  les 


MODIFICATION    POSTERlIilURE,    NOBLESSE.  241 

princes  et  les  seigneurs  sur  le  même  pied  que  les  simples 
schœffenbarfreien  ;  pour  les  uns  et  les  autres,  le  wergeld  est 
de  360  schellings  ;  ce  qui  prouve  bien  que,  sous  le  rapport 
deTétat,  ils  étaient  sur  le  même  pied.  Au  XllI*  siècle,  Tins- 
titution  du  wergeld  avait  perdu  presque  toute  son  importance 
par  suite  de  Tintroduction  des  peines  corporelles ,  mais  elle 
subsistait  encore  pour  quelques  cas,  par  exemple,  ceux  d'ho- 
micide par  imprudence,  ou  causé  par  un  animal. 

Nous  avons  vu  que,  vers  l'époque  de  la  rédaction  des  li- 
vres de  droit,  la  classe  des  hommes  entièrement  libres  a  com- 
mencé à  former  deux  états  distincts,  que  le  Schwabenspiegel 
appelle  semperfreien  et  mittelfreien  *.  Dès  lors,  on  peut  con- 
sidérer les  semperfreien  comme  formant ,  en  Allemagne ,  la 
classe  de  la  noblesse,  et  c'est  même  par  ce  nom  que  l'on  dé- 
signait les  seigneurs  dans  les  documents  contemporains.  Lors- 
que l'exercice  héréditaire  de  la  profession  militaire  donna  un 
droit  à  cette  qualification,  lorsque  les  chevaliers,  tant  vas- 
saux que  ministériaux,  furent  aussi  rangés  parmi  les  nobles, 
la  classe  des  semperfreien  forma  la  noblesse  d'empire  {reichs- 
adel),  ou  haute  noblesse,  par  opposition  à  la  noblesse  terri- 
toriale {landsadd),  ou  petite  noblesse,  qui  siégeait  seulement 
dans  les  états  provinciaux . 

Le  second  état,  d'après  les  livres  de  droit ,  comprend  les 
schœffenbarfreien  et  les  vassaux  proprement  dits,  ou  vassaux 
libres  {lehenmànner)y  et  ces  deux  catégories  forment  égale- 
ment, d'après  le  Sachsenspiegel,  le  cinquième  rang  du  heer- 

*  Une  constitution  de  Frédéric  II,  de  1235,  comprend  encore  les  quatre  ca- 
tégories d'hommes  libres ,  princes ,  seigneurs ,  vassaux  et  schœffenbarfreien, 
sous  la  dénomination  de  Uberi,  et  les  oppose  aux  classes  inférieures  et  aux 
ministériaux  :  «  Ministeriales  vero  in  causis  ministeriatium ,  set  non  in  cousis 
•  Uberorum  admittantur.  » 

MÉM.   ET  DOCUM.   XVI.  16 


242  CONDITION    DES   PERSONNES    DANS    l'eMPIRE. 

schild,  La  juxta-position  de  ces  deux  catégories  dans  le  heer- 
schild  s'explique  bien ,  puisque ,  dans  l'armée ,  les  hommes 
libres  obéissent  aux  comtes  et  aux  ducs  en  leur  qualité  de 
sujets  de  l'empire,  de  même  que  les  vassaux  obéissent,  en 
leur  qualité  de  vassaux,  aux  mêmes  comtes;  leur  assimila- 
tion, en  tant  qu'état,  s'explique  également  parce  que,  dans 
le  système  du  droit  impérial,  la  condition  de  vassal  propre- 
ment dit  ne  diminue  pas  la  liberté  et  suppose  cette  liberté. 

Ainsi,  les  lehenmànner  sont  des  schœffènbarfreien  qui  ont 
reçu  un  fief,  sans  déroger  pour  cela,  et  les  schœffènbarfreien 
sont  les  hommes  complètement  libres  {volkommmfreien) ,  et 
en  outre  propriétaires  fonciers,  qui,  dès  les  temps  carlovin- 
giens,  remplissaient  les  fonctions  d'échevins,  et  que,  dans  la 
préface  du  Landrecht,  le  Sachsenspiegel  nomme  les  reichs- 
schœffen.  Les  seigneurs  sortis  de  leurs  rangs  ne  s'en  distin- 
guaient d'abord  que  par  des  propriétés  foncières  plus  éten- 
dues, auxquelles  furent  réunies  des  immunités  et  des  régales; 
les  princes  et  les  comtes  s'en  distinguaient  par  leurs  emplois. 

Les  privilèges  de  ce  second  état,  depuis  qu'on  a  envisagé 
les  princes  et  les  seigneurs  comme  jouissant  d'un  plus  haut 
degré  de  liberté,  sont  d'être  jugés  dans  les  landgerichten,  qui 
ne  jugent  que  sous  le  ban  royal,  et  de  servir  à  la  guerre  sous 
les  ordres  immédiats  des  princes  et  des  comtes.  Pour  appar- 
tenir à  cette  classe,  il  fallait  pouvoir  prouver  quatre  ancêtres 
de  naissance  libre ,  le  descendant  d'un  affranchi  devenant 
complètement  libre  après  trois  générations. 

Lorsque  le  service  de  l'hériban  cessa  d'être  régulièrement 
exigé,  une  partie  des  hommes  de  cette  catégorie  se  voua  aux 
travaux  de  l'agriculture  ;  mais,  en  faisant  la  preuve  des  quatre 
ancêtres  libres  et  de  la  landgericht  dont  ils  faisaient  partie, 
ils  purent  maintenir  leur  état.  Encore  au  XY®  siècle,  dans 


les  I  iMiU'^iii  r> .  <9ff  m  Simifrfaji:  ie<  KcwntkcKS  ^*«t  ks 
K-  pnêlufiffi:  «tv«w^  ks  mf^  aux  jmtrfs .  «fia  ëe 


Dus  ks<aflfai£Ks.  &s  ««tnirf.  âfs  k  XID*  <wri^,  bi 
UmikAhi  *e  ércïivfftt  a  lœâsu&mnt.  foi}  fut  presque  in- 
pofisiUe  «u  Wfmrr  tàx^  itmevrès  h»dq^n»djints  de  f^r 

qui  sont  dirvalins  de  nabsaooe^  ntl^hmrtifi  .  H  W  Si-iv^  Vu- 
ffieftl  iiM&qiK  soas  Ir  dc4d  d^  mitutfrriem  stetiltHnent  le$  ril- 
terimrîiffn.  D  fjul  ohsfrver  à  ce  sujet,  en  poMnèer  lieu,  qu*ê- 
videnuDenl,  par  ces  riiUrbmrtiffm,  il  ne  Caut  entendre  que  les 
miUie$  Uhni,  c'est-à-dire  les  \'a^sau\ .  et  non  les  ministtf- 
riaux,  qui  ne  sont  pas  des  hommes  libres,  bien  qu'ils  puis- 
sent être  chevaliers;  en  second  lieu,  qull  n*y  a  |^s  lieu  i)e 
distinguer  entre  les  vassaux  des  seigneurs  et  les  >*assau\  des 
vassaux  des  seigneurs  (ci>mme  on  le  fait  dans  le  hffcmchihi, 
qui  place  ces  derniers  dans  le  sixième  rang,  avec  k^  minis> 
tériaux).  II  suffit  que  Ton  soit  libre  chevalier  de  naissance 
pour  appartenir  à  la  classe  dont  nous  nous  (HvuiH^ns. 

D'après  le  Schyrabenspiegel,  les  schœffenlMrfmen  qui  n\>nl 
pas  la  qualité  de  ritterbHrtig  n*ap(>artionnont  dôjt^  plus  à  la 
classe  des  mittelfreien.  Comme  on  le  voit.  lidtV  do  la  pi\> 
fession  se  combine  ici  avei*  celle  de  la  liluMiè. 

Le  vassal  {lehnmann,  lihef'  viiles ,  homo)  a.  i^  la  vèrilè, 
prêté  serment  de  fidélité  à  un  autre ,  mais  comme  cet  engi* 


244  CONDITION    DES    PERSONNES    DANS    L*EMPIRE. 

gement  consiste  seulement  dans  l'obligation  de  rendre  le  ser- 
vice militaire  et  le  service  de  la  cour  féodale  ;  comme,  en 
outre,  le  vassal  a  toujours  le  droit  de  restituer  le  fief,  et  de 
reprendre  par  là  sa  pleine  liberté,  son  engagement,  considéré 
comme  purement  volontaire,  n'est  pas  censé  diminuer  sa  li- 
berté et  ne  le  fait  pas  descendre  dans  son  état  civil  {geburt- 
stand),  mais  seulement  dans  le  heerschild. 

L'idée  de  la  ritlerburtigkeit  (état  de  chevalier)  n'implique 
pas  seulement  la  profession  militaire  de  la  personne  qui  a 
cette  qualité ,  mais  l'exercice  de  cette  profession  au  moins 
par  deux  ancêtres.  A  la  profession  militaire,  considérée  comme 
élat  civil,  se  rattachent  les  droits  de  liberté  qui,  dans  l'an- 
cien droit,  se  liaient  au  droit  de  porter  les  armes  et  étaient 
un  des  privilèges  des  hommes  libres  ;  ainsi  le  droit  de  pro- 
voquer un  chevalier  en  combat  judiciaire,  le  droit  de  guerre 
privée,  etc.  La  ritterburUgkeit  était  nécessaire  :  pour  obtenir 
la  dignité  de  chevalier  ;  pour  recevoir  un  fief  d'après  le  droit 
féodal  ;  pour  prendre  part  aux  tournois,  dont  l'usage  se  ré- 
pandit en  Allemagne  au  XII®  siècle;  pour  entrer  dans  les  or- 
dres de  chevalerie  ;  pour  siéger  dans  les  hautes  cours,  sauf 
l'exception  qu'on  faisait  en  faveur  des  docteurs;  même  pour 
siéger  dans  beaucoup  de  chapitres.  Cette  dernière  condition, 
tout  à  fait  contraire  à  l'esprit  de  l'Eglise,  fut  prohil)ée  par  les 
papes,  mais  sans  résultat.  Le  chevalier  réunissait,  à  la  guerre, 
ses  parents  et  ses  vassaux  en  une  troupe  qui  était  sous  ses 
ordres  immédiats.  Depuis  les  Croisades  s'introduisit  l'usage 
de  marquer  par  un  casque  et  un  écu  les  armoiries  des  fa- 
milles appartenant  à  la  classe  des  chevaliers,  ou,  plus  exac- 
tement, à  la  classe  de  ceux  qui  sont  susceptibles  de  le  deve- 
nir par  le  fait  de  leur  naissance,  car  c'est  là  le  véritable  sens 
du  mot  ritterbitrtig . 


é)CHEVINAGE;    ÉTAT   DE  CHEVALIER.  245 

Nous  avons  vu  que  le  développemeol  de  la  ritt^burligkeH 
eut  pour  eflet  de  séparer,  déjà  dès  le  Xlll^  siècle,  la  classe 
des  schœfenbarfreien  en  deux,  celle  qui  se  voua  à  la  vie  de 
chevalier  (rittersart)  et  celle  qui  ne  s'y  voua  pas  ;  les  mem- 
bres de  celle-ci,  sans  perdre  pour  cela  leurs  droits  d'échevi- 
nage ,  entrèrent  pour  le  reste  dans  la  catégorie  des  libres 
landsassen,  ou  landleuten,  et  comme  le  ritterburtig  sestir 
mait  d'un  rang  plus  élevé  que  le  schœfenbar  non-nl(er- 
burtig,  la  coutume  s'introduisit  de  séparer  les  échevins  rîtter- 
burtigeti  des  autres,  dans  les  landgerichten. 

Après  la  classe  des  complètement  libres,  que  nous  avons 
vue  se  subdiviser  elle-même  en  deux  au  temps  des  livres  de 
droit,  et  dont  une  partie  encore  a  cessé  peu  après  de  faire 
partie  même  de  la  seconde  catégorie,  celle  des  mitlelfreien, 
nous  rangeons  les  diverses  catégories  d'hommes  libres  qui 
n'appartiennent  pas  à  la  classe  des  complètement  libres,  et 
qui  cependant  possèdent  un  degré  de  liberté  qui  les  place  au- 
dessus  des  halbfreien  ;  dans  ces  diverses  catégories,  la  liberté 
l'emporte  sur  la  dépendance.  Le  nom  générique  de  cette  classe 
pourrait  être  celui  de  freielandsassen ,  landleuUn,  ou  land- 
bewohner,  La  particule  land  attachée  à  ces  désignations  in- 
dique que  les  hommes  dont  il  s'agit  ne  ressortent  pas  im- 
médiatement de  l'empire  (reicft),  mais  de  la  landhoheil,  qu'ils 
sont  sujets  du  territoire  sur  lequel  ils  ont  leur  établissement; 
cependant,  le  mot  freielandsassen  s'applique  aussi  à  l'une 
des  espèces  de  cette  seconde  classe  d'hommes  libres. 

Les  diverses  catégories  appartenant  à  la  seconde  classe  des 
hommes  libres  sont  : 

1®  Les  paysans  libres  {freiebauern),  que  les  lois  impériales 
distinguent  des  advocatitii^  et  qui  paraissent  provenir  de  ces 
anciens  hommes  libres,  qui,  à  cause  d'une  trop  petite  pro- 


246  CONDITION    DES    PERSONNES    DANS    L^EMPIRE. 

priélé ,  n'avaient  pu  conserver  Téchevinage  ,  et  par  consé- 
quent le  rang  de  schœffenbarfrei.  Dans  la  même  catégorie  se 
rangent  encore  les  hommes  libres  qui  ne  possèdent  pas  la 
terre  qu'ils  cultivent  comme  propriété  (eigenthum),  mais 
conmie  censive  (zinzgut)  ;  ces  derniers,  appelés  aussi  meier 
(fermiers) ,  sont  sous  la  juridiction  du  propriétaire  foncier 
seulement  pour  ce  qui  concerne  leur  contrat,  mais,  sous  les 
autres  rapports,  ils  sont  dans  la  juridiction  du  comte. 

Les  paysans  libres  paraissent  avoir  été  considérés  comme 
étant  d'un  rang  supérieur  aux  advocatitii,  ou  vogtleuten  ;  car, 
une  sentence  de  Rodolphe  de  Habsbourg,  de  l'an  1281,  statue 
que,  dans  le  cas  d'un  mariage  entre  personnes  de  la  classe 
des  rustici  liheri  et  de  celle  des  advocatilii,  les  enfants  doi- 
vent suivre  la  condition  des  advocatilii,  qui  est  la  plus  mau- 
vaise :  ((  Quod  parlas  conditionem  semper  sequi  debent  vilio- 
M  rem.  » 

C'est  à  cette  catégorie  que  se  rattachèrent  les  schwffenbar- 
freien  qui  perdirent  leur  rang  d'hommes  complètement  libres 
pour  s'être  voués  à  l'agriculture,  au  lieu  de  suivre  la  profes- 
sion militaire,  lorsque  prédomina  l'idée  de  Idiritterburligheit; 
toutefois,  conservant  leurs  droits  d'échevins,  ils  restaient  un 
peu  au-dessus. 

2*^  Après  les  schœffenbarfreien,  le  Sachsenspiegel  mentionne 
les  biergelden,  qui  sont  dans  la  juridiction  du  schaltheiss, 
c'est-à-dire  de  l'officier  qui  remplace  le  comte  ;  cet  office  rap- 
pelle le  centenier  de  l'époque  franque,  comme  aussi  le  vi- 
comte. Les  biergeld^n  sont  évidemment  les  mêmes  que  les  bar- 
gilden,  barigildi,  qui,  dans  les  temps  carlovingiens,  étaient 
des  hommes  entièrement  libres,  et  dont  le  nom  est  un  com- 
posé de  baro  (homme  libre).  Le  Sachsenspiegel  mentionne  aussi 
les  bargildcn  dans  divers  passages.  Ces  biergelden,  ou  bar- 


ESPÈCES  DIVERSES  DE   LA    DEUXIÈME   CLASSE.  247 

gilden,  étaient  donc  des  hommes  originairement  complète- 
ment  libres  ;  ils  maintinrent  leur  liberté  et  leurs  droits  à 
ressortir  de  la  justice  du  comte  jusqu'au  XII*  siècle,  car  un 
diplôme  de  Frédéric  I«',  de  1 168,  en  laveur  de  Févéque,  duc 
de  Wurtzbourg,  excepte  de  la  complète  juridiction  qui  lui  est 
confirmée  justement  les  bargildm  :  «  Hoc  excepta  quod  co- 
»  mites  de  liberis  hominibm  qui  vulgi  hargildi  vocuntur  in 
»  comitiis  habitantibus,  statutam  justitiam  recipere  debent,  » 
Dès  lors,  par  le  développement  simultané  de  la  landhoheit  et 
de  la  vogtei,  cette  classe  perdit  sa  complète  liberté  et  descen- 
dit dans  la  seconde  classe  des  hommes  libres.  Elichorn,  qui, 
tout  en  reconnaissant  que  les  biergelden  sont  des  hommes  li- 
bres, les  fait  provenir  des  lazzen,  ou  liten  saxons,  et  Grimm, 
qui  donne  pour  élymologie  de  leur  nom  le  mot  bier  (bière), 
supposant  qu'ils  payaient  leur  cens  avec  cette  liqueur,  nous 
paraissent  être  dans  l'erreur. 

Z^  Les  freielandsassen  forment-ils  une  catégorie  à  part,  ou 
bien  serait-ce  peut-être  aux  deux  premières  catégories  d'hom- 
mes libres  de  la  seconde  classe  que  s'appliquerait  l'expres- 
sion de  landsassen^  lorsqu'elle  est  prise  dans  un  sens  spécial? 
Ce  point  est  des  plus  obscurs. 

Le  Sachsenspiegel  distingue  les  hommes  libres  qui  ne  sont 
pas  vassaux  en  schœffenbarfreien,  freielandsasseneipfleghaf- 
ten;  il  semble  donc  faire  des  freielandsassen  une  classe  dis- 
tincte àes  pfleghaften,  bien  qu'assez  rapprochée,  puisqu'elle 
a  le  même  wergeld.  L'expression  de  hintersassen,  par  laquelle 
on  désigne  aussi  les  pfleghaften,  semble  indiquer  l'idée  d'une 
condition  inférieure  à  celle  des  landsassen. 

Quelques  savants  pensent  que  les  freielandsassen,  dans  le 
sens  restreint ,  sont  les  milites  gregarii,  qui  entraient  dans 
le  septième  heerschild  ;  d'autres  doutent  qu'ils  eussent  le  droit 
de  port  d'armes. 


248  CONDITION    DES    PERSONNES    DANS    l'eMPIRE. 

Selon  Gaupp,  les  pfleghaften  étaient  ceux  qui,  ne  possédant 
pas  trois  manses  de  terre,  ne  pouvaient  faire  le  service  im- 
périal en  personne,  tandis  que  les  landsassen  seraient  ceux  qui 
n'avaient  aucune  propriété;  cette  opinion,  qui  mettrait  les 
landsassen  au-dessous  des  pfleghaften,  est  généralement  re- 
poussée. Walther,  cependant,  s'y  rattache,  et  ajoute  que  les 
landsassen  n'avaient  aucun  domicile  fixe  et  vaguaient  dans 
le  pays  à  la  manière  des  hôtes. 

Sans  vouloir  me  prononcer  positivement  sur  une  ques- 
tion que  les  documents  connus  ne  résolvent  point,  je  penche 
pour  assimiler  les  freielandsassen  aux  freiebauern  et  aux  bar- 
gilden. 

he  Schwabenspiegel  semble  confirmer  cette  opinion,  car  il  ne 
mentionne  pas  les  freielandsassen  comme  une  catégorie  par- 
ticulière, de  même  qu'il  passe  entièrement  sous  silence  les 
schœffenbarfreien.  Ces  différences  s'expliquent,  d'ailleurs,  si 
l'on  réfléchit  qu'en  Allemagne,  la  féodalité  s'est  développée 
plus  rapidement  dans  le  sud  que  dans  le  nord,  le  sud  du 
pays  ayant  été  plus  tôt  et  plus  complètement  soumis  à  l'in- 
fluence franque. 

Les  classes  non-féodales,  telles  que  les  schœff^enbaren  et  les 
landsassen,  ont  donc  pu  disparaître  de  meilleure  heure  dans 
les  pays  que  régissait  le  Schwabenspiegel.  Dans  la  seconde 
période  de  l'époque  féodale,  c'est-à-dire  à  partir  du  XUl^  siè- 
cle, il  est  de  fait  que  les  freielandsassen  tendent  à  disparaître 
partout.  Un  certain  nombre  entre  dans  la  classe  des  minis- 
tériaux  ,  d'autres  dans  les  bourgeoisies  ;  fréquemment ,  ils 
tombent  dans  les  classes  inférieures ,  n'ayant  pas  les  moyens 
de  conserver  leur  liberté  et  leur  possession. 

4*^  La  quatrième  catégorie  de  cette  classe,  et  probablement 
la  plus  nombreuse  de  beaucoup,  est  celle  des  advocatitii.  Ces 


ESPÈCES   DITERSES  DE    LA    DEUXIÈME  CLASSE.  U9 

anciens  hommes  libres,  soumis  au  schutzrecht  depuis  le  chan- 
gement apporté  au  service  militaire  impérial  au  temps  des 
empereurs  saxons,  portent,  en  allemand,  des  noms  très  di- 
vers: vogtleuteny  schutzpflichtigeiiy  pfleghaften^  zinzpflichti' 
gefky  mundlingeti  y  hintersassen;  mais  ces  noms  divers  indi- 
quent tous  une  seule  et  même  chose,  Tassujettissement  au 
$chtUzrecht.  Si  Ton  s'en  tenait  strictement  à  la  sentence  de 
partu,  de  Rodolphe  de  Habsbourg,  que  nous  avons  mention- 
née plus  haut,  on  ferait  même  de  ces  vogtleuten  un  état  h 
part,  qui  se  placerait  entre  celui  des  freielandsassen  et  celui 
des  halbfreiefi  ;  nous  n'irons  pas  jusque  là,  d'autant  plus  que, 
souvent,  dans  les  documents  des  temps  féodaux,  les  freie- 
landsassen  et  les  vogtleuten  sont  réunis  et  même  confondus. 
Qu'ils  soient  sous  une  vogtei  ecclésiastique  ou  laïque,  la  con- 
dition de  ces  vogtkuten  est  généralement  la  même  partout. 
Ils  devaient  un  cens  au  schutzherr,  quelquefois  même  cer- 
tains services  ;  mais  ils  pouvaient  aliéner  leur  terre  et  la 
transmettre  par  héritage.  Dans  l'origine,  les  vogtleuten  étaient 
entièrement  distincts  des  halbfreien,  ou  lites;  mais,  à  mesure 
que  le  système  féodal  se  consolida  et  que  la  landhoheit  se 
fortifia,  les  droits  que  les  seigneurs  et  les  princes  avaient 
exercés  en  vertu  du  schutzrecht  tendirent  à  se  confondre  aveo 
ceux  qu'ils  exerçaient  en  vertu  du  hofrecht.  Alors,  les  vogt 
leiiten  formèrent  une  corporation  à  part  parmi  les  hommes 
soumis  au  hofrecht.  En  Westphalie,  on  appelle  ces  corpora- 
tions echte.  Une  sentence  {weissthum)  de  Bûcken  indique  trois 
de  ces  corporations,  ou  echte,  comme  soumises  à  la  justice 
(lu  couvent  ;  les  vogtleuten  en  sont  une. 

Lorsqu'on  en  fut  venu  là ,  les  vogtleuten  auraient  pu  être 
assimilés  aux  halbfreien  ;  ils  se  trouvèrent  même  dans  une 
condition  inférieure  à  celle  des  ministériaux  ;  mais,  dans  leur 


250  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS    l'eMPIRE. 

condition  normale ,  ils  n'en  furent  pas  moins  des  hommes 
libres.  Si  l'on  voulait  chercher  dans  la  féodalité  française 
une  analogie  avec  la  classe  des  vogtleuteth  on  la  trouverait 
dans  la  classe  très  nombreuse  des  hommes  de  poëte,  ou  vi- 
lains soumis  à  la  puissance  justicière  ;  ceux-là  aussi  étaient 
des  hommes  libres ,  tombés  dans  la  juridiction  seigneuriale 
pour  n'avoir  pu  entrer  dans  les  classes  privilégiées  créées  par 
le  système  féodal. 

Les  usurpations  de  la  noblesse  militaire  sur  les  cultiva- 
teurs libres  eurent  pour  prétexte,  en  France,  les  droits  des 
justiciers,  comme  en  Allemagne,  le  droit  d'avouerie  ;  mais  la 
cause  qui  a  corrompu  la  liberté  originaire  des  cultivateurs, 
en  France,  remonte  plus  haut,  et  son  effet,  semble  avoir  été. 
plus  complet. 

5*^  A  la  classe  des  voglleuten,  Walther  pense  que  l'on  doit 
assimiler  les  hommes  libres,  qui,  antérieurement  à  l'époque 
féodale,  s'étaient  mis  sous  la  protection  particulière  de  l'E- 
glise, classe  qui,  aux  temps  féodaux,  s'accrut  de  nombreux 
affranchis.  Les  hommes  de  cette  classe  sont  désignés  sous  le 
nom  de  wachszinsigen  {cerocensuales),  parce  qu'ils  devaient 
fournir  une  certaine  quantité  de  cire  pour  le  service  de  l'é- 
glise à  laquelle  ils  étaient  liés  ;  ils  n'étaient  guère  soumis  qu'à 
un  tribut  honorifique,  et  d'ailleurs  étaient  libres  dans  le  choix 
de  leur  femme  et  dans  la  disposition  de  leur  fortune.  Ils  pa- 
raissent donc  avoir  une  condition  plus  rapprochée  de  celle  des 
vogtleuten  que  de  celle  des  lites,  ou  halbfreien,  parmi  lesquels 
d'autres  les  ont  rangés. 

Comme  on  le  voit ,  la  seconde  classe  des  hommes  libres 
comprend  des  catégories  fort  diverses.  En  y  regardant  de  bien 
près,  on  en  trouverait  peut-être  encore  quelques-unes  que 
nous  n'avons  pas  mentionnées  ;  à  ce  sujet,  nous  devons  pré- 


PORTÉE    RÉELLE    DES   CLASSIFICATIONS.  2S1 

munir  le  lecteur  contre  des  erreurs  dans  lesquelles  pour- 
raient entraîner  nos  classifications.  En  réalité,  dans  cette  ma- 
tière, les  classifications  sont  toutes  plus  ou  moins  arbitrai- 
res ;  il  faut  en  faire  pour  grouper  les  nuances  infinies  qu'on 
rencontre  dans  les  documents,  et  qui  existèrent  en  fait  dans 
un  aussi  vaste  pays,  pendant  un  laps  de  cinq  ou  six  siècles  ; 
autrement,  Tesprit  se  perdrait  dans  une  si  grande  variété. 
Mais  il  faut  se  garder  de  prendre  les  classes  que  nous  indi- 
quons, à  l'aide  de  l'analogie,  pour  des  états  bien  arrêtés,  et  de 
croire,  par  exemple,  qu'entre  les  diverses  catégories  d'une 
même  classe  il  y  avait  nécessairement,  ou  du  moins  dans  la 
règle,  ebenburtigkeit,  et  qu'en  revanche,  d'une  classe  à  une 
autre,  il  n'a  jamais  pu  y  avoir  ebenburtigkeit.  Cette  obser- 
vation, que  nous  faisons  ici  une  fois  pour  toutes,  prend  de 
l'importance  à  mesure  que  l'on  descend  dans  l'échelle  civile; 
mais ,  déjà  en  ce  qui  concerne  les  deux  premières  classes 
d'hommes  libres,  elle  se  justifiera. 

Il  a  été  établi  plus  haut  que  la  première  classe  d'hommes 
libres  formait,  déjà  depuis  le  XIII*  siècle,  deux  étiits  distincts, 
et  que  le  second  de  ces  états  s'est  lui-même  subdivisé,  en  ce 
sens  qu'une  partie  des  schœffènbar  sont  descendus  dans  la 
deuxième  classe ,  et  par  conséquent  ont  formé  un  troisième 
état. 

De  même,  en  ce  qui  concerne  la  deuxième  classe,  il  doit 
être  observé  que,  tant  que  l'idée  de  liberté  fut  le  principe  di- 
rigeant, il  y  avait  ebenburtigkeit ,  soit  entre  les  paysans  li- 
bres et  les  ritterburtigen,  soit  entre  les  paysans  libres  et  les 
schœffenbarfreien,  et  que,  plus  tard  seulement,  lorsque  le^wi^ 
telfreien  se  séparèrent  des  schœffenbaren,  qui  avaient  cessé  de 
vivre  selon  la  rittersart,  les  paysans  libres  devinrent  un 
état  inférieur  au  deuxième  état,  du  moins  sous  le  rapport  du 
landrecht. 


2S2  CONDITION    DES   PERSONNES    DANS    l'eMPIRE. 

Ainsi,  une  partie  de  la  deuxième  classe  aurait  appartenu, 
en  fait,  pendant  la  première  époque  féodale,  à  la  première,  et, 
en  revanche,  cette  seconde  classe  forme  en  réalité  deux  états, 
puisque,  entre  les  paysans  libres  et  les  lanàsa^m  non-sou- 
mis à  la  vogtei,  et  les  hintersassen  ou  vogHeuten,  on  a  re- 
connu qu'il  n'y  avait  pas  ebenburtigkeU.  Et  pourtant,  sous 
un  autre  rapport,  celui  du  wergeld,  qui  indique  plus  parti- 
culièrement les  anciennes  conditions  d'état ,  les  deux  pre- 
mières classes  d'hommes  libres  sont  bien  constituées  comme 
nous  l'avons  indiqué  ;  les  princes,  les  seigneurs  et  les  schœf- 
fenbaren  ont  le  même  wergeld  de  360  schellings,  soit  18  li- 
vres; les  biergelden,  les  freiélandsassm  et  les  vogtleuten  ont 
aussi  le  même  wergeld,  montant  à  10  livres  ;  enfin,  le  wer- 
geld de  la  deuxième  classe  est  supérieur  à  celui  des  lues, 
ou  halbfreien. 

On  s'est  demandé  si  l'on  devait  considérer  les  bourgeois 
{burger)  de  l'époque  féodale  comme  appartenant  à  cette  se- 
conde classe  d'hommes  libres  que  l'on  désigne  quelquefois 
sous  le  ilom  générique  de  freielandsassen  ;  nous  pensons  qu'il 
n'y  a  pas  lieu  de  le  faire.  Jusqu'au  XIll®  siècle  au  moins, 
les  bourgeois  ne  forment  point  encore  une  classe  ou  état 
particulier.  Le  bourgeois  qui  n'exerce  aucune  profession  mer- 
cantile est  mittelfrei  et  ritterburtig,  et  le  bourgeois  qui  exerce 
une  profession  mercantile  est  déjà  dans  une  condition  meil- 
leure que  celle  des  freielandsassen,  en  ce  sens  que  la  cor- 
poration à  laquelle  il  appartient  lui  assure  des  privilèges  que 
les  landsassen  n'ont  pas.  Seulement,  dans  la  seconde  époque 
féodale,  la  noblesse  étant  envisagée  comme  une  conséquence 
du  service  féodal,  et  l'idée  ancienne  de  la  pleine  liberté  {vol- 
kommenfreiheit)  s'étant  perdue  de  plus  en  plus,  un  ordre  par- 
ticulier,  l'ordre  de  la  bourgeoisie,  tenant  le  milieu  entre 


TROISIÈME   CLASSE,   DEMI-LIBRES.  2S5 

celui  des  chevaliers  et  celui  des  paysans,  vint  à  prendre 
naissance  * . 

La  troisième  grande  classe,  au  point  de  vue  de  l'état  civil, 
est  celle  des  halbfreien  (demi-libres).  Cette  classe,  qui  existait 
déjà  chez  les  nations  germaniques  avant  la  conquête,  avait 
formé,  pendant  la  période  barbare,  sous  les  noms  de  lites,  ou 
lètes  chez  les  Francs,  de  lazzi  chez  lés  Saxons,  A'aldions  chez 
les  Lombards  et  les  Bavarois,  une  partie  considérable  de  la 
nation  ;  elle  différait  des  serfs  et  des  esclaves  proprement  dits, 
en  ce  que  Tautorité  que  leur  maître  exerçait  sur  elle  était 
envisagée  comme  un  mundium,  c'est-à-dire  comme  une  sorte 
de  tutelle  et  d'autorité  protectrice  plutôt  que  comme  un  droit 
de  propriété  ;  elle  en  différait  encore  en  ce  que  ses  membres 
étaient  censés  faire  partie  de  la  nation  et  de  la  famille ,  et 
participaient  aux  droits  et  aux  obligations  qui  découlent  de 
cette  double  qualité.  Ils  pouvaient  aller  à  la  guerre,  devenir 
antrustions,  et  partageaient,  dans  diverses  proportions,  avec 
leur  protecteur  (mundwald),  les  wergeld  auxquels  étaient 
condamnés  ceux  qui  les  avaient  lésés.  Chez  les  anciens  Saxons, 
il  parait  même  qu'ils  envoyèrent  des  députés  aux  assemblées 
générales  de  la  nation.  Pourtant  ils  n'étaient  pas  libres  de 
leur  personne,  car  ils  devaient  un  litemanium,  c'est-à-dire 
une  capitation,  et  ne  pouvaient  se  marier  sans  le  consente- 
ment de  leur  maître.  L'Eglise  n'admit  pas  que  le  défaut  de 
ce  consentement  fût  une  cause  de  nullité.  Comme  les  femmes 
et  les  enfants,  ils  ne  se  présentaient  pas  seuls  en  justice; 
c'était  leur  mundwald  qui  les  représentait.  Enfin,  leur  wer- 
geld était  ordinairement  la  moitié  de  celui  d'un  simple  homme 
libre  ;  ils  pouvaient  posséder  en  propre,  soit  des  meubles, 
soit  des  terres,  soit  même  des  lites  et  des  serfs. 

*  Je  traiterai  à  part  des  rapports  qui  existaient,  au  moyen  âge,  entre  la 
constitution  des  villes  et  la  réodalité. 


2S4  CONDITION   DES   PERSONNES   DANS   L*EMP1RE. 

Dans  les  temps  féodaux,  ces  rapports  se  sont  généralement 
continués  ;  cependant,  à  mesure  que  la  position  des  serfs  s'est 
améliorée,  et  que  la  dépendance  personnelle  s'est  transformée 
en  une  dépendance  résultant  de  la  terre,  la  classe  des  lites 
s'est  rapprochée  de  celle  des  anciens  serfs,  que  le  droit  ger- 
manique désignait  sous  le  nom  de  hœrigen  (dépendants).  Le 
hofrechtj  c'est-à-dire  le  droit  du  maître  de  la  terre  sur  les 
hommes  dépendants  de  lui  qui  cultivent  cette  terre,  s'est 
étendu  sur  les  lites,  ou  hnlbfreien,  comme  sur  les  hœrigen; 
les  rapports  naissants  de  ce  droit  se  sont  consolidés  par  la 
coutume.  Les  anciens  serfs  ont  obtenu ,  aussi  bien  que  les 
anciens  lites,  des  droits  héréditaires  sur  la  terre  qu'ils  cul- 
tivaient, et  les  prestations  dues  par  eux  à  leur  maître  ont  été 
déterminées  par  des  contrats  ;  de  telle  sorte  que,  sous  le  ré- 
gime féodal,  il  peut  avoir  été  souvent  très  difficile  de  discer- 
ner parmi  les  hofhœrigen  ceux  qui  se  rattachent  à  la  classe 
des  lites,  ou  halbfreien,  et  ceux  qui  appartiennent  à  la  classe 
des  serfs.  Mais  si  la  distinction  est  difficile  à  appliquer,  elle 
n'en  est  pas  moins  très  réelle. 

Au  temps  des  livres  de  droit,  un  lite,  ou  halbfrei,  ne  pou- 
vait contracter  un  mariage  ebenburtig  ni  avec  les  vogtleuten, 
qui  sont  au-dessus  de  lui,  ni  avec  les  eigenenleuten,  ou  tage- 
werken,  qui  sont  des  serfs.  Le  wcrgeld  d'un  halbfrei  est  de 
9  livres,  juste  la  moitié  de  celui  d'un  complètement  libre, 
tandis  que  celui  d'un  serf  est  une  mesure  de  grain. 

La  quatrième  et  dernière  classe  est  celle  des  non-libres,  ou 
des  serfs  ;  on  les  appelait,  en  ancien  allemand,  knecht,  schalk, 
tkeo,  et ,  en  allemand  moderne,  eigenen ,  qui  veut  dire  pos- 
sédés^ objet  de  propriété  ;  la  catégorie  la  plus  absolument  dé- 
pendante, dans  cette  classe,  était  désignée  par  le  mot  composé 
leibeigenen  (ceux  dont  le  corps  est  possédé).  Ce  pléonasme 


QUATRIÈME   CLASSE,    LES   SERFS.  25B 

n'indique  pas  une  condition  juridiquement  différente  ;  il  sert 
moins  à  séparer  les  leibeigenen  des  eigenen  ordinaires  qu'à 
indiquer  la  différence  qui  s'introduisit  dans  la  suite  entre  les 
eigenen,  désignés  comme  leibeigenen,  et  les  simples  hcerigen, 
dans  lesquels  on  compta  aussi  les  halbfreien  lorsque  la  ser- 
vitude personnelle  eût  été  remplacée  par  le  servage  de  la 
glèbe.  Dans  la  rigueur  de  l'ancien  droit,  les  eigenen  étaient 
tous  la  chose  de  leur  maître. 

Le  genre  d'occupation  imposé  aux  serfs  créa,  dès  les  temps 
les  plus  anciens,  une  certaine  différence  entre  eux.  Ceux  qui 
étaient  occupés  aux  travaux  de  la  terre  (servi  rustici)  étaient 
dans  une  condition  inférieure  à  ceux  qui  remplissaient  des 
fonctions  domestiques  dans  l'intérieur  de  la  maison  du  maî- 
tre ;  ceux-ci  se  nommaient  servi  ministeriales,  ou  seulement 
ministeriales  ;  ils  accompagnaient  quelquefois  leur  maître  à 
la  guerre.  Le  wergeld  des  ministériaux  était  ordinairement 
double  de  celui  des  rusticani. 

L'influence  de  l'Eglise  se  déploya  constamment  afin  d'adou- 
cir la  condition  des  serfis  :  elle  créa  en  leur  faveur  le  droit 
d'asile  ;  elle  punit  de  l'excommunication  la  mort  ou  la  mu- 
tilation infligée  à  un  serf  sans  la  participation  du  juge  ;  elle 
interdit  de  séparer  deux  serfs  une  fois  mariés  avec  le  consen- 
tement de  leurs  maîtres  ;  elle  prohiba  comme  inhumain  l'acte 
du  maître  qui  ôte  à  un  esclave  le  pécule  qu'il  a  acquis  par 
son  travail,  en  vue  de  se  procurer  un  jour  son  affranchisse- 
ment. 

Dans  l'époque  féodale,  la  servitude  subsistait  encore,  mais 
elle  s'était  adoucie  et  tendait  à  se  transformer.  Indépendam- 
ment des  causes  de  ce  fait  qui  viennent  d'être  indiquées,  la 
féodalité  elle-même  contribua  à  cet  adoucissement  de  plu- 
sieurs manières  : 


256  CONDITION   DES   PERSONNES   DANS   L*EMP1RE. 

1^  En  faisant  considérer  le  servage  comme  un  lien  de  dé- 
pendance vis-à-vis  de  la  terre  seigneuriale,  et  non  pas  seu- 
lement vis-à-vis  du  maître  ;  par  là,  le  serf  cessait  d*étre  hors 
de  la  société  des  hommes  libres  pour  devenir  un  membre  infé- 
rieur de  cette  société. 

2^  En  ôtant  la  faculté  d'avoir  des  serfs  à  ceux  qui  n'avaient 
pas  les  moyens  de  les  entretenir  et  de  les  protéger  convena- 
blement, les  serfs  appartinrent  désormais  principalement  aux 
seigneurs  ou  aux  églises,  et,  du  temps  du  Schwabenspiegel, 
il  était  passé  en  règle  de  droit  que,  pour  posséder  des  serfs, 
il  fallait  être  au  moins  mittelfrei. 

3^  Le  sort  de  la  classe  entière  des  hœrigen  s'améliora  par 
suite  de  l'amélioration  de  condition  qu'obtinrent  certaines 
catégories  appartenant  à  cette  classe  ;  c'est  ainsi  que  la  po- 
sition relativement  favorable  des  serfs  de  l'Eglise  {gottesleu- 
ten,  gotteshausleuten),  qui,  sous  certains  rapports,  formaient 
une  nuance  intermédiaire  entre  les  classes  inférieures  d'hom- 
mes libres  et  les  hœrigen  ordinaires ,  profita  au  servage  en 
général.  Les  serfs  de  la  couronne,  fiscalini  (nom  que  les 
serfs  de  l'Eglise  reçurent  aussi  quelquefois),  étaient  dans 
une  condition  analogue  à  celle  des  serfs  de  l'Eglise.  L'in- 
fluence de  ces  exemples,  donnés  de  haut,  dut  à  la  longue  se 
faire  sentir. 

L'amélioration  bien  plus  considérable  que  reçut  la  condi- 
tion des  ministériaux  eut  un  effet  plus  décisif  encore,  car  les 
ministériaux  se  trouvaient  placés  sous  la  juridiction  des  mê- 
mes maîtres  que  les  autres  serfs  ;  en  effet  l'amélioration  de 
leur  condition  n'agit  point  seulement  par  Texemple,  comme 
celle  des  fUcalins,  ils  avaient  acquis  des  droits  positifs  vis-à- 
vis  de  leurs  maîtres  et  une  position  capable  de  les  faire  res- 
pecter ;  le  hofrecht  se  fonda  dès  lors  sur  des  règles  fixes  qui 


AMELIORATION  DANS   l'ÉTAT    DES  SERFS.  2B7 

tempérèrent  Tarbitraire  des  propriétaires ,  non-seulement  à 
l'égard  des  principaux  habitants  de  leurs  terres,  les  ministé- 
riaux,  mais  aussi  vis-à-vis  de  tous  les  autres. 

k°  Remarquons  enfin  qu'à  mesure  que  les  hommes  libres 
pauvres  et  isolés  descendaient  dans  la  hiérarchie  sociale,  ils 
tendaient  à  se  confondre  avec  les  lites ,  ou  halbfreien ,  et 
même  avec  les  non-libres  ;  de  sorte  que  ceux-ci  se  relevè- 
rent par  le  fait  même  de  ce  rapprochement.  Dans  les  temps 
d'oppression  au  milieu  desquels  la  féodalité  s'est  établie  par- 
tout ,  beaucoup  de  paysans  originairement  libres  se  virent 
injustement  réduits  en  servitude  ;  mais  ne  croyons  pas  qu'ils 
eussent  oublié  leur  ancienne  liberté,  loin  de  là,  chaque  fois 
que  l'occasion  s'y  prêta,  ils  cherchèrent  à  la  reconquérir.  La 
présence  de  ces  anciens  hommes  libres  au  milieu  des  classes 
serves  est  incontestablement,  parmi  les  causes  de  l'adoucis- 
sement de  la  condition  de  ces  dernières,  la  plus  active  et  la 
plus  importante  ;  elle  finit  par  amener  la  cessation  du  ser- 
vage. Dans  un  temps  où  le  droit  reposait  sur  la  coutume  et 
ne  se  conservait  guère  que  par  la  tradition,  on  peut  sup- 
poser que  beaucoup  d'anciens  serfs  s'élevèrent  à  la  liberté 
même  sans  affranchissement,  parce  que,  à  un  moment  donné, 
leurs  maîtres  avaient  perdu  la  faculté  de  prouver  les  anciens 
rapports. 

Il  y  a  plus,  le  sort  des  dernières  classes  d'hommes  libres 
allant  en  empirant  à  mesure  que  celui  des  hœrigen  allait  en 
s'adoucissant ,  une  confusion  sétablit  non-seulement  entre 
les  individus,  dont  on  ne  savait  pas  toujours  à  quelle  classe 
ils  appartenaient,  mais  encore  entre  les  classes  elles-mêmes, 
et  cette  confusion  fut  tout  naturellement  au  profit  des  non- 
libres.  Un  des  principaux  motifs  de  confusion  fut,  selon  Ei- 
chorn,  celle  qui  se  fit  entre  les  droits  exercés  par  les  sei- 

MÉM.  ET  DOCUV.  XVf.  17 


258  CONDITION    DES    PERSONNES   DANS    l'eMPIRE. 

gneursen  vertu  de  la  landhoheit,  et  les  droits  qu'ils  exerçaient 
en  vertu  de  la  propriété  foncière  {grundherrlichkeit). 

Les  droits  d'avouerie  imposés  aux  freielandsassen  s'éten- 
dirent aux  hœrigen,  à  cause  de  leur  dépendance  vis-à-vis  du 
grundherr  ;  de  telle  façon  que ,  lorsque  le  latidherr  était  en 
même  temps  grundherr,  les  juristes  eux-mêmes  ne  surent 
plus  qui  était  landsassen  ou  hœrigen,  ni  quels  étaient  en  prin- 
cipe les  droits  attachés  à  chaque  espèce  d!avouerie,  d'autant 
plus  que  ces  droits  étaient  expliqués  différemment  d'une  con- 
trée à  l'autre. 

Zazius  témoigne  en  ces  termes  de  l'incertitude  qui  régnait 
en  Allemagne  dans  la  condition  des  dernières  classes,  à  la  fin 
du  moyen  âge  :  «  In  nostra  Germania,  servi  anonymi,  homi- 
»  nés  proprii  dicH,  nec  adscriptitUy  nec  coloni,  nec  statu  liberi, 
))  nec  liberti  sunt,  de  omnium  tamen  natura  aliquid  partici- 
»  pant.  ))  Il  est  clair  qu'en  voulant  ramener  le  servage  féo- 
dal aux  notions  du  droit  romain,  on  ne  pouvait  qu'augmenter 
encore  l'obscurité. 

Revenons  à  la  condition  propre  des  non-libres  dans  les 
temps  féodaux  et  avant  qu'elle  f£it  devenue  si  incertaine  par 
le  mélange  avec  les  classes  libres  ;  cette  classe,  outre  les  dé- 
nominations de  eigenen  et  hœrigen,  reçoit  encore,  dans  les 
documents  contemporains,  le  nom  de  eigenbehœrigen,  expres- 
sion qui,  ainsi  que  celle  de  leibeigenen,  indique  le  besoin  d'un 
mot  qui  distingue,  parmi  les  hœrigen,  ceux  qui  sont  propre- 
ment ser&  de  ceux  qui  se  rattachent  plutôt  à  la  classe  des 
halbfreien.  On  trouve  aussi  les  non-libres  désignés  par  les 
noms  de  tagwerken,  sonderleute;  l'expression  plus  scientifique 
de  herrschaftliche  Unterthane  nous  parait  postérieure  aux  temps 
proprement  féodaux.  D'après  leurs  occupations,  on  appelle 
les  non-libres  maïutonant,  hubarii  {hùfner),  ou  encore  curtont^ 


àttmrtis,  qui  se  tndidl  <«  aDcoaikd  par  kiAeri  et  SKmt  oni\ 
qui  dcoKiirat  5vr  b  t«rrr  qvlls  sont  durars  àt  cultÎTier  : 
OD  leur  opposr  ks  mAkmp,  fimImfitifeiemU.  kiimmffrr.  qui. 
n'ayant  pas  de  mansf .  on  bMe,  à  cuhiver.  traTaillent  à  la 
journée,  ici  et 'là.  oo  exenrent  qoekpie  petite  indosthe. 

Le  mariage  des  noD-lifares  arec  les  libres  et  les  demi-libres 
constitDe  one  mésallianee.  géoeraiement  même  il  est  intefdil  : 
la  libre  qui  épouse  un  non-libre  devient  propriété  du  maître 
de  celui  qui  Ta  épousée.  D'après  le  SHwabtmspiffeL  qui  rap- 
pelle en  cela  la  loi  des  Francs  ripuaires.  la  femme  libre  qui 
épousait  son  propre  serf  était  punie  de  mort.  En  somme,  mal- 
gré les  adoucissements  dont  nous  avons  parlé,  la  condition 
des  non-libres  pendant  les  siècles  féodaux  fut  encore  fort  dure  : 
c'était  sur  leur  travail  que  vivaient  les  maîtres,  toujours  oc- 
cupés de  la  guerre,  et  l'Etat ,  ne  prenant  nul  soin  d  eux,  leur 
maître,  qui  était  trop  souvent  leur  oppresseur,  était  en  même 
temps  le  seul  juge  auquel  il  pussent  recourir.  Or,  là  où  il  n'y 
a  pas  possibilité  de  recours  auprès  d'un  supérieur  commun, 
l'oppression  est  toujours  probable. 

Dans  la  classe  des  non-libres,  il  est  une  catégorie  qui  a 
eu  un  rôle  important  et  particulier,  et  sur  laquelle  nous  de- 
vons revenir.  Nous  avons  vu  que,  durant  la  période  barbare, 
et  même  pendant  une  partie  de  l'époque  féodale,  les  ministé- 
riaux,  ou  dienstleute,  appartenaient  h  la  classe  des  eigeiim. 
La  différence  primitive  était  seulement  dans  la  nature  de  leurs 
services  ;  mais,  en  vertu  de  la  position  avantageuse  que  les 
ministériaux  des  grands  avaient  dans  TEtat ,  de  nombreux 
individus  de  cette  classe  parvinrent  de  la  servitude  complète 
à  un  rang  bien  plus  élevé  que  les  liles,  ou  demi-libres,  et 
même  que  la  plupart  des  hommes  libres. 

L'histoire  des  ministériaux  est  un  des  phénomènes  les  plus 


260  CONDITION    DES    PERSONNES   DANS    l'eMPIRE. 

intéressants  et  les  plus  curieux  que  présente  le  droit  germa- 
nique ;  elle  a  donné  lieu  à  de  nombreuses  controverses  ;  il 
en  eût  été  difficilement  autrement,  puisque  cette  classe  de  per- 
sonnes renferme  des  espèces  si  différentes  les  unes  des  autres, 
et  a,  plus  qu'aucune  autre,  subi  du  cours  des  temps  d'es- 
sentielles modifications. 

Quelque  éclat  qu'ait  jeté  à  certains  moments  la  classe  des 
ministériaux,  du  commencement  jusqu'à  la  fin  de  son  his- 
toire, on  trouve  les  signes  apparents  de  l'état  de  servitude 
complète  par  lequel  elle  a  débuté.  Voici  les  principales  règles 
juridiques  concernant  leur  état  durant  l'époque  féodale  : 

1°  Les  ministériaux  ont  cela  de  commun  avec  tous  les  ei- 
genen  qu'ils  ne  participent  pas  au  landrecht,  ou  droit  natio- 
nal, mais  seulement  au  hofrecht.  Comme  les  serfs,  les  minis- 
tériaux font  partie  de  la  fortune  du  maître,  qui  peut  les  alié- 
ner, soit  isolément ,  soit  en  masse  ;  ils  sont  transmissibles 
par  succession. 

Le  service  des  ministériaux ,  durant  l'époque  barbare , 
s'étendant  des  fonctions  inférieures  de  la  domesticité  aux 
offices  les  plus  élevés  de  l'Etat,  il  résulte  de  là  que  l'on  trouve 
des  ministériaux  qui  peuvent  être  assimilés,  à  peu  de  chose 
près,  à  des  serfs,  et  d'autres  qui  ne  sont  guère  au-dessous 
des  princes.  Dans  les  temps  féodaux,  l'expression  de  minis- 
tériaux a  déjà  pris  plus  de  précision;  ainsi,  d'un  côté,  même 
les  ministériaux  de  l'empire  {reichsministerialen)  ne  peuvent 
pas  être  rangés  dans  la  classe  des  princes,  ni  même  des  sei- 
gneurs {freieherrn)  ;  de  l'autre ,  parmi  les  non-libres  ;  les 
ministériaux  forment  une  classe  entièrement  à  part. 

2^  Â  l'exception  des  ministériaux  remplissant  les  hauts 
emplois  de  la  cour  du  maître  (hofamter),  Marschal  (maré- 
chal), Kammerer  (chambellan),  Trûchsess  (panetier)el  Mund- 


MINISTÉRIAUX.  261 

schenk  (écbanson),  lesquels  sont  assimilés  par  leur  office  aux 
hommes  libres,  les  ministériaux  ne  peuvent  posséder  des  serfs 
par  eux-mêmes,  ni  par  conséquent  les  affranchir  ;  ceux  qu'ils 
posséderaient  seraient  censés  appartenir  à  leur  maître  {hof- 
herr),  et  c'est  lui  seul  qui  peut  les  affranchir.  Le  lien  de  la 
ministérialité  s'étend  à  tous  les  descendants  des  deux  sexes. 

Z^  Si  des  ministériaux,  soumis  à  des  maîtres  différents, 
contractaient  mariage,  la  règle  primitive  était  que  les  enfants, 
comme  ceux  des  eigenen,  appartenaient  au  maître  de  la  mère; 
mais  on  dérogea  à  cette  règle  en  établissant,  tantôt  un  sys- 
tème d'échange,  tantôt  un  partage  des  enfants  entre  les  deux 
maîtres  ;  enfin,  il  fut  admis  que  la  mère,  en  se  mariant,  pas- 
sait au  maître  de  son  mari.  Lorsqu'un  ministériel  se  mariait 
avec  un  libre,  la  règle  aurait  été  que  le  libre  devenait  lui- 
même  ministériel  ;  au  lieu  de  cela,  ce  fut  souvent  le  minis- 
tériel qui  fut  affranchi  à  cette  occasion. 

4*^  Le  mariage  d'un  ministériel  avec  une  personne  libre 
n'est  pas  ebenburtig,  mais  il  n'est  pas  défendu,  comme  celui 
d'une  personne  libre  avec  un  simple  Aœngf.  Les  enfants  issus 
d'un  ministériel  et  d'un  libre  formaient  un  état  particulier, 
sous  le  nom  de  kàmmerlinge. 

b^  On  ne  peut  être  ministériel  que  d'un  semperfrei; 
l'homme  libre  qui  accepterait  la  ministérialité  d'une  personne 
de  rang  inférieur  à  un  prince  ou  à  un  seigneur,  par  exem- 
ple, d'un  vassal,  tomberait  par  là  même  dans  la  condition 
des  simples  hœrigen. 

6^  Les  ministériaux,  en  leur  qualité  d'hommes  liges  {ho- 
mines  lign)^  ne  peuvent  s'engager,  soit  comme  ministériaux, 
soit  comme  vassaux,  au  service  d'un  autre  seigneur. 

7^  Le  wergeld  des  ministériaux  n'est  pas  mentionné  dans 
les  livres  de  droit  ;  des  documents  postérieurs  le  fixent  à  10 
livres,  comme  celui  des  vogtleuten  et  des  freielandsassen. 


262  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS    l'eMPIRE. 

8*^  Comme  pour  les  serfs ,  le  lien  de  la  ministérialité  ces 
sait  par  raffranchissement,  el,  ce  qui  est  particulier  à  cette 
classe,  le  maître  fut  tenu  d'affranchir  le  ministériel  auquel  il 
ne  pouvait  donner  un  office  convenable  ;  par  Taffranchisse- 
ment,  les  ministériaux  entrèrent  d'abord  dans  la  classe  des 
freielandsassen ;  plus  tard,  les  ministériaux,  en  qualité  de 
ritterburtig,  devinrent  mittelfrei  par  le  fait  de  leur  affranchis- 
sement. 

Les  premiers  et  les  plus  considérés  entre  les  ministériaux, 
durant  Tépoqne  féodale,  sont  les  Reichsdienst lente,  qui  dépen- 
dent directement  de  l'empereur  ;  mais,  parmi  ceux-ci,  il  faut 
distinguer  encore  les  possesseurs  d'emplois  éminents ,  tels 
que  le  maréchal,  l'échanson,  etc.,  de  ceux  qui  vivent  sur  les 
domaines  de  la  couronne  ou  sur  les  biens  héréditaires  de 
l'empereur.  Ces  Reichsdienstleute  ne  pouvaient,  déjà  d'après 
une  prescription  de  Charlemagne,  être  cédés  à  un  autre,  cir- 
constance qui  aurait  diminué  leur  état  ;  cependant,  au  XIV^ 
siècle,  surtout  après  la  chute  des  Hohenslaufen,  on  voit  des 
exemples  de  cessions  de  ce  genre,  dont  les  unes  furent  ad- 
mises,  tandis  que  d'autres  furent  contestées. 

Les  ministériaux  des  ducs  et  des  hauts  prélats  cherchèrent 
à  se  faire  envisager  comme  égaux  des  Reichsdienstleute,  mais 
le  plus  souvent  sans  succès  ;  d'un  autre  cMé,  on  vit  des  Reichs- 
dienstleute devenir  vassaux  de  princes,  soit  laïques,  soit  ecclé- 
siastiques ;  souvent  aussi  des  nobles  abdiquèrent  leur  indé- 
pendance dans  un  but  intéressé,  et  se  firent  volontairement 
ministériaux  de  l'Eglise  :  dans  ce  cas,  ils  réservaient  leur  li- 
berté personnelle  ;  ce  qui  eut  pour  effet  de  rendre  toujours 
plus  indécise  la  condition  normale  des  ministériaux.  Ces  mi- 
nistériaux qui  ont  expressément  réservé  leur  liberté  étaient 
appelés  dienstmannen  mit  vorbehaltene  rechte,  en  latin  légales, 
ou  legitimi  ministri. 


DIVERSES   SORTES   DE   MllSISTÉRIAUX.  263 

La  généralité  des  ministériaux  se  divisa  en  ministériaux 
employés  et  ministériaux  militaires.  Chaque  ville,  ou  bour- 
gade avait  à  sa  tète  un  magistrat  nommé  amtmann  {villicus), 
maier  (major),  schulz,  schulthess  {scultetus)^  vogt  (bailli).  Ces 
emplois  étaient  rétribués  par  des  biens-fonds,  dont  l'employé 
avait  la  jouissance,  et  qui  devinrent  héréditaires.  Outre  ces 
officiers,  répartis  sur  le  territoire  de  chaque  seigneurie,  laï- 
que ou  ecclésiastique,  il  y  avait  les  employés  de  la  cour  {hof- 
dienerschaft). 

Pour  relever  son  autorité,  chaque  prince  voulait  avoir  pour 
c^es  emplois  des  ministériaux  de  naissance  libre  et  même  no- 
ble. L'empereur  était  servi  par  des  ducs  et  des  comtes  ;  les 
princes,  les  ecclésiastiques  surtout,  voulurent  l'imiter,  et 
donnèrent  de  beaux  domaines  pour  avoir  dans  leur  cour  des 
employés  de  familles  seigneuriales.  Ainsi,  par  exemple,  dans 
le  diocèse  d'Utrecht ,  le  duc  de  Brabant  était  panetier,  le 
comte  de  Hollande  échanson,  et  le  comte  de  Clèves  cham- 
bellan ;  le  margrave  de  Meissen  était  maréchal  de  l'arche- 
vêque de  Mayence,  et  le  duc  de  Souabe  lui-même  était  pa- 
netier de  l'abbé  de  Saint-Gall.  Ces  hauts  employés,  ainsi  que 
nous  l'avons  déjà  observé ,  quoique  ministériaux ,  conser- 
vaient leur  liberté,  et,  sous  le  nom  d'officiales,  formaient, 
avec  les  légales,  une  catégorie  distincte  parmi  les  ministé- 
riaux. 

Les  ministériaux  militaires  vivent  sur  les  terres  qui  leur 
sont  concédées,  et  ne  doivent  le  service  qu'en  temps  de  guerre, 
soit  nationale,  soit  privée,  ou  bien  doivent  un  service  même 
en  temps  de  paix  ;  ces  derniers  se  divisent  de  nouveau  en 
scharmannen  et  burgmannen.  Les  scharmannen  sont  la  garde 
du  seigneur  et  remplissent  l'office  de  gendarmes,  d'huissiers 
et  de  percepteurs  ;  leur  maître  les  habillait,  à  ce  qu'il  paraît, 


264  CONDITION    DES    PERSONNES   DANS    l'eMPIRE. 

de  drap  rouge,  d'où  l'on  a  fait  le  mot  scharlat,  écarlate.  Les 
burgmannen  formaient,  comme  leur  nom  l'indique,  la  garnison 
des  châteaux.  Lorsqu'un  seigneur  avait  plusieurs  châteaux, 
ceux  dans  lesquels  il  ne  résidait  pas  lui-même  étaient  confiés 
à  un  ministériel,  ou  à  un  vassal,  astreint  à  y  demeurer, 
qui  en  avait  le  commandement  nominal,  avec  juridiction  sur 
son  territoire  ;  on  le  nommait  burggraf.  Nombre  de  ces  bur- 
graves  devinrent  eux-mêmes  des  seigneurs  et  obtinrent  la 
landhoheit  sur  les  domaines  qui  leur  avaient  été  confiés  à  titre 
de  fief  ministériel. 

Une  autre  circonstance  contribua  encore  à  augmenter  et 
à  relever  tout  à  la  fois  la  classe  des  ministériaux  militaires  : 
dès  le  IX®  siècle,  beaucoup  d'hommes  libres,  trop  pauvres 
pour  rester  dans  la  classe  des  schœjfenbarfreien,  et  qui  au- 
raient appartenu  à  celle  des  freielandsassen,  devinrent  minis- 
tériaux des  seigneurs. 

Toutes  ces  diverses  espèces  de  ministériaux  étaient  obli- 
gées envers  le  seigneur  {dienstherr)  à  une  fidélité  particulière 
et  prêtaient  un  serment. 

L'ensemble  de  leurs  obligations  constitue  le  hofrecht  (jm 
curiœ).  L'étendue  des  obligations  qui  forment  le  hofrecht  est 
réglée,  soit  par  le  contrat  d'engagement,  soit  par  la  coutume, 
comme  pour  le  lehnrecht;  ces  obligations  varient  par  consé- 
quent à  l'infini. 

L'accomplissement  des  prestations  dues  par  les  ministé- 
riaux ordinaires  d'un  seigneur  avait  lieu  sous  la  surveillance 
des  hauts  ministériaux  de  ce  seigneur  [oherhofâmter),  qui 
sont,  avons-nous  dit,  le  maréchal,  l'échanson,  le  panetier 
et  le  chambellan.  Dans  les  domaines  de  l'Eglise,  il  y  avait 
un  grand  bailli  {ohervogt)^  qui  remplissait  la  fonction  de  chef 
des  ministériaux. 


DESTINÉES   ULTÉRIELRES   DES   MIMSTÉRIAUX.  265 

La  théorie  de  la  stricte  ministérialité  ne  s'applique  plus  à 
la  condition  de  cette  classe  de  personnes  dès  le  XIII*  siècle. 

La  dépendance  personnelle,  l'espèce  de  servitude  d'hom- 
mes qui  peuvent  se  prétendre  les  égaux  des  chevaliers  libres, 
et  même  des  seigneurs,  n'est  plus  désormais  qu*une  tradition 
sans  rapport  avec  la  réalité.  Des  documents  émanés  de  Ro- 
dolphe de  Habsbourg,  dans  lesquels  ce  prince  déclare  deux 
femmes  ministérielles  de  l'empire,  égales  de  deux  nobles 
seigneurs  qui  voulaient  les  épouser,  prouvent  jusqu'à  l'évi- 
dence que,  sous  le  règne  de  ce  prince,  la  condition  des  mi- 
nistériaux  d'empire  n'avait  plus  rien  qui  rappelât  la  servi- 
tude. Sans  cela,  comment  aurait-on  pu  mettre  des  familles 
ministérielles  sur  le  même  pied  que  des  familles  de  l'ordre 
des  seigneurs  ? 

Depuis  le  XIV*  siècle,  on  ne  voit  plus  trace  de  cette  idée 
que  la  qualité  de  ministériel  de  l'empire  empêche  une  per- 
sonne d'appartenir,  soit  à  l'ordre  des  chevaliers,  soit  même 
à  l'ordre  des  seigneurs,  si  sa  condition  réelle  et  sa  position 
politique  comportent  un  pareil  rang. 

Le  Schwabenspiegel  marque  le  moment  de  transition  dans 
lequel  le  souvenir  de  la  quasi-servitude  des  ministériaux  com- 
mence à  s'effacer,  mais  n'est  pas  encore  tout  à  fait  perdu.  Il 
statue,  en  effet,  qu'un  ministériel  ne  peut  avoir  de  serfs,  parce 
que  ceux  qu'il  aurait  sont  censés  appartenir  à  son  maître  ; 
mais  il  fait  tout  de  suite  après  exception  à  cette  règle  pour 
les  hauts  ministériaux  des  princes,  qui,  dit-il,  sont  d'origine 
libre.  Or,  le  fait  de  l'origine  libre  des  hauts  ministériaux  n'est 
vrai  en  soi  que,  peut-être,  pour  ceux  des  familles  princières 
remontant  jusqu'aux  temps  carlovingiens  et  ceux  des  princes 
ecclésiastiques.  Néanmoins ,  la  règle  du  Schwabenspiegel  est 
générale,  elle  admet  tous  les  hauts  ministériaux  au  droit  de 


266  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS   l'eMPIRE. 

posséder  des  serfs,  et  par  conséquent  leur  attribue  à  tous 
la  capacité  d*un  droit  de  propriété  complet,  qu*eùt  exclue  le 
jus  curiœ,  interprété  à  la  rigueur. 

A  partir  du  XTV*  siècle,  dans  les  domaines  de  l'Eglise,  on 
ne  voit  plus  de  distinction  entre  les  chevaliers  de  condition 
libre  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Dans  les  documents  émanant 
de  princes  laïques,  Tex pression  de  ministériel  parait  aussi 
à  peu  près  synonyme  de  celle  de  vassal  ;  de  sorte  que  ces 
deux  classes  ne  sont  plus  séparées  que  par  le  souvenir  d'une 
différence  d'état,  et  que  les  différences  qui  existent  encore 
sont  dans  les  rapports  réels  ;  mais,  à  cet  égard  aussi,  dans 
plusieurs  lieux,  le  droit  des  ministériaux  se  rapproche  de 
celui  des  vassaux. 

La  dénomination  de  diemtmannen  (hommes  de  service), 
qui  avait  remplacé  celle  de  dienstleute  (gens  de  service),  plus 
usitée  dans  les  temps  carlovingiens ,  fut  remplacée  ensuite 
par  celle 'de  dienstherrn  (seigneurs  de  service)  ;  cette  progres- 
sion dans  les  termes  est  significative.  Au  XV®  siècle,  la  dis- 
tinction entre  vassaux  et  ministériaux  disparait  même,  quant 
au  nom  ;  les  deux  classes  n'en  font  plus  qu'une,  qui  est  l'or- 
dre militaire  {ordo  militaris,  ritterschaft).  Les  traces  de  l'an- 
cienne ministérialité  se  reconnaissent  seulement  à  quelques 
divergences  entre  les  coutumes  féodales  de  certains  lieux  et 
le  droit  féodal  commun  ;  mais  tous  les  fiefs  militaires  sont 
devenus  de  véritables  fiefs ,  c'est-à-dire  des  possessions  qui 
impliquent  la  liberté  du  possesseur. 

Dans  la  première  partie  du  moyen  âge,  et  jusqu'au  XIII® 
siècle ,  la  noblesse  d'empire  seule  était  censée  noblesse,  et 
par  conséquent  elle  n'était  pas  encore  haute  noblesse ,  par 
opposition  à  une  moyenne  ou  petite  noblesse. 

Evidemment,  ce  qui  a  fait  naître  l'idée  de  la  noblesse,  en 


PLUSIEURS   SENS   DU   MOT   MILITES.  267 

Allemagne  comme  ailleurs,  c'est  l'idée  de  chevalerie,  dont 
le  premier  germe  se  trouve  dans  la  prééminence  el  les  privi- 
lèges dont  jouissait  la  profession  militaire,  et  spécialement 
l'arme  de  la  cavalerie. 

L'expression  milites  a  revêtu  plusieurs  sens.  Dans  le  sens 
le  plus  étendu,  elle  signifie  soldat;  dans  un  sens  déjà  un  peu 
plus  restreint,  elle  signifie  cavalier,  par  opposition  à  fantas- 
sin :  ainsi,  en  parlant  d'une  petite  armée,  les  chroniqueurs  du 
XIIP  siècle  disent  qu'elle  se  composait  de  u  mille  peditum  et 
centum  milites,  )) 

Comme  les  vassaux  libres  servaient  tous  dans  la  cavalerie, 
tandis  que  les  serfs  combattaient  pour  la  plupart  à  pied,  les 
mêmes  chroniqueurs,  par  exemple  Radevise,  l'historien  de 
la  vie  de  Frédéric  Barberousse,  opposent  milites  et  servientes. 

En  parlant  des  ministériaux  qui  servaient  à  cheval,  on  les 
appelait  (c  milites  servientes,  w  car  l'expression  de  miles  sup- 
posait ou  un  vassal,  ou  un  ministériel  libre  ;  les  autres  mi- 
nistériaux, quoique  servant  à  cheval,  se  distinguaient  des 
chevaliers  libres  en  ce  qu'ils  ne  portaient  pas  la  lance  et  le 
haubert  ;  cette  distinction  symbolique  s'est  effacée  avec  le 
temps. 

Le  quatrième  sens  du  mot  milites,  qui  est  le  plus  restreint, 
correspond  à  chevalier;  ce  mot  chevalier,  dans  l'acception 
usitée  au  moyen  âge,  unit  l'idée  d'une  distinction  personnelle 
et  militaire  et  celle  d'un  état  {status)  dans  le  sens  juridique 
du  mot. 

Ainsi,  en  Allemagne,  les  familles  dans  lesquelles  le  ser- 
vice militaire  le  plus  considéré,  le  service  à  cheval,  était  hé- 
réditaire, étaient  des  familles  de  chevaliers,  en  ce  sens  que, 
pour  être  fait  chevalier,  pour  recevoir  la  distinction  mili- 
taire et  sociale  que  comporte  ce  titre,  il  fallait  être  issu  d'une 


268  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS   l'eMPIRE. 

(le  ces  familles,  être  ritterburtig,  sauf  le  le  droit  de  l'empe- 
reur de  créer  des  chevaliers  en  dispensant  de  la  condition  de 
naissance,  ce  qui  était  alors  un  acte  d'ennoblissement  chan- 
geant rétat  de  la  personne,  et  donnant  par  droit  d'hérédité 
à  ses  descendants  la  qualité  que  l'ennobli  avait  reçue  d'une 
manière  exceptionnelle. 

Au  XIII"  siècle,  l'absence  de  ritterburtigkeit  ne  paraît  pas 
avoir  eu  les  effets  désavantageux  pour  la  condition  person- 
nelle qu'on  lui  attribua  dans  la  seconde  partie  de  l'époque 
féodale.  En  effet,  d'après  les  livres  de  droit,  la  preuve  de  la 
liberté  suffisait  pour  établir  la  capacité  à  recevoir  un  fief; 
mais,  à  cette  époque  déjà,  on  n'aurait  pas  souffert  qu'un  pos- 
sesseur de  fief  ou  de  bénéfice  ministériel  n'exerçât  pas  la 
profession  militaire.  Ainsi,  l'ordre  des  chevaliers (rifferscfca/ï, 
ordo  eqmstris)  existait  déjà,  mais  il  n'était  pas  un  ordre  fermé, 
une  caste,  ce  qu'il  tendit  à  devenir  plus  tard.  Cette  circons- 
tance sert  à  expliquer  le  doute  dans  lequel  paraissent  être  les 
livres  de  droit  sur  la  question  de  savoir  si  le  septième  degré 
du  heerschild  a  la  capacité  de  posséder  des  fiefs.  Il  semble  res- 
sortir de  ce  doute  même  que  les  hommes  libres  compris  dans 
ce  septième  degré  ont  eu  le  droit  de  porter  les  armes,  puis- 
qu'ils sont  dans  le  heerschild,  mais  que  la  profession  mili- 
taire, commençant  à  être  exigée ,  le  droit  de  posséder  des 
fiefs  commençait  à  être  contesté  à  ceux  qui  n'exerçaient  pas 
uniquement  cette  profession ,  bien  qu'ils  pussent  faire  la  preuve 
de  quatre  générations  de  liberté  et  fussent,  en  conséquence, 
de  la  classe  dans  laquelle  la  ritterschaft  devait  se  recruter, 
c'est-à-dire  ritterburtig. 


ÉTAT   DRS   PERSONNES   EN    ITALIE.  269 

B.  Italie. 

La  constitution  féodale  de  l'empire  germanique  avait  né- 
cessairement réagi  sur  tout  ce  qui  concerne  l*état  des  per- 
sonnes dans  ce  pays,  annexé  à  TAUemagne  précisément  à 
l'époque  où  se  formait  cette  constitution. 

Relativement  à  la  noblesse  féodale  italienne,  le  livre  des 
fiefs  fournit  des  renseignements  entre  lesquels  l'accord  n'est 
pas  très  facile  à  établir  * . 


*  Voici  les  textes  des  quatre  passages  du  livre  des  fiefs  relatifs  aux  ordres 
entre  lesquels  se  partageaient  les  seigneurs  italiens  : 

Titre  1"  (livre  I).  «  Feudum  autem  darepossunt  archiepiscopus,  episcopus, 
abbas,  abbatissa,  prœpositùs ,  si  antiquitùs  consuetudo  eorum  fuerit  feudum 
dare.  Dux,  marchio  et  cornes  similiter  feudum  dare  pos8unt,qui  propriè  regni 
vel  régis  capitanei  dicuntur.  Sunt  et  alii  qui  ab  istis  feuda  accipiunt,  qui  pro- 
priè régis  vel  regni  valvassores  dicuntur.  Sed  hodiè  capitanei  appellantur  qui 
et  ipsi  feuda  dare  possunt.  Ipsi  vero  qui  ab  eis  accipiunt  feudum  minores  val- 
vassores dicuntur.  » 

Titre  14  (liv.  I].  «  De  marchia,  vel  ducatu,  vel  comitatu,  vel  aliqua  regali 
dignitate,  si  quis  investitus  Aient  per  beneficium  ab  imperatore,  ille  tantum 
débet  habere  ;  hœres  enim  non  succedit  nisi  ab  imperatore  per  investituram 
acquisierit.  Si  capitanei  vel  valvassores  majores ,  vel  minores  investiti  fue- 
runt  de  bénéficie,  filii  vel  nepotes  ex  parte  filiorum  succedunt.  » 

Titre  7  (liv.  I).  «  Natura  feudi  hœc  est  ut  si  princeps  investiverit  capitaneos 
suos  de  aliquo  feudo,  non  potest  eos  devestire  sine  culpa  ;  id  est  marchiones 
et  comités  et  ipsos  qui  propriè  hodiè  appellantur  capitanei.  (  Cujas  met  ici 
impropriè.)  Si  vero  facta  fuerit  a  minoribus  vel  minimis  valvassoribus  aliud 
est.  » 

Titre  10  (liv.  II].  «  Qui  a  principe  de  ducatu  aliquo  investitus  est,  dux  so- 
lito  more  vocatur  ;  qui  vero  de  marchia,  marchio,  etc.;  qui  vero  a  principe 
vel  ab  aliqua  potestate  de  plèbe  aliqua  vel  plebis  parte  per  feudum  investitus 
est,  is  capitaneus  appellatur  ;  qui  propriè  valvassores  majores  olim  appella- 
bantur. 

>  Qui  vero  a  capilaneis  antiquitùs  beneficium  tenent,  valvassores  sunt;  qui 
autem  a  valvassoribus  feudum  quod  a  capitaneis  habebantur  similiter  accepe- 


270  CONDITION    DES  PERSONNES   DANS   l'eMPIRE. 

Selon  le  titre  14  du  livre  I®"",  il  y  aurait  quatre  classes  de 
seigneurs,  dont  la  première  se  compose  des  marquis,  des  ducs 
et  des  comtes,  qui  reçoivent  l'investiture  de  Tempereur.  La 
seconde  classe  est  celle  des  capitanei;  la  troisième  comprend 
les  vavassaux  majeurs,  et  la  quatrième  les  vavassaux  mi- 
neurs. 

Le  titre  l^^  du  même  livre  semble  fournir  les  éléments 
d'une  classification  un  peu  différente.  Il  place  les  archevê- 
ques, les  évêques,  les  abbés  et  les  prévôts,  qui  peuvent  don- 
ner des  fiefs,  sur  la  même  ligne  que  les  ducs,  les  comtes  et 
les  marquis,  qui,  dit-il,  sont  proprement  appelés  les  capi- 
taines du  royaume.  Puis  il  ajoute  :  Ceux  qui  reçoivent  des 
fiefs  de  ceux-ci  sont  appelés  les  vavassaux  du  royaume  ou 
du  roi  ;  mais  aujourd'hui  on  appelle  capitanei  ceux  qui  peu- 
vent eux-mêmes  donner  des  fiefs  ;  ceux  qui  reçoivent  d'eux 
sont  les  vavassaux  mineurs. 

Le  commentateur  Balde  observe  à  ce  sujet  que  les  conces- 
sions qui  seraient  faites  par  des  vavassaux  mineurs  ne  cons- 
titueraient pas  âe  véritables  fiefs. 

Le  titre  7  du  livre  I®*"  ne  cadre  complètement  ni  avec  le 
titre  i*',  ni  avec  le  titre  14,  quand  il  dit  que  l'investiture 
donnée  par  le  prince  aux  marquis,  aux  comtes  et  à  ceux  qui 
sont  aujourd'hui  appelés  capitaines,  ne  peut  plus  leur  être 
enlevée  sans  motif;  mais  il  en  est  autrement  si  l'investiture 
a  été  faite  par  les  vavassaux  mineurs,  ou  minimes.  Il  est  à 
supposer,  d'après  ce  passage,  que  ceux  qui  sont  de  son  temps 
appelés  capitaines  sont  les  vavassaux  majeurs  du  temps  où 

rint,  valvassini,  id  est  valvassores  minores  appellantur.  Valvassore  autem  sine 
fllio  mortuo,  feudum  quod  valvassori  minori  dederat  ad  capitaneum  reverte- 
batur.  Sed  hodiè  eodem  jure  utuntur  in  curia  mediolanensi  quo  et  valvas- 
sores. • 


QUATRE  CLASSES    DE  SEIGNEURS.  271 

les  comtes  et  les  marquis  étaient  les  capitaines  ;  mais  la  dis- 
tinction entre  les  vavassaux  mineurs  et  les  vavassaux  mini- 
mes {minimi)  est  nouvelle,  et  ne  se  retrouve  point  ailleurs. 

Un  quatrième  texte,  le  titre  iO  du  livre  II,  me  parait  con- 
tenir la  clef  de  ces  divergences  apparentes,  qui  n'en  sont  pas 
dans  la  réalité.  Il  explique  que  les  ducs,  les  marquis  et  les 
comtes  sont  investis  par  le  prince;  que  ceux  qui  sont  égale- 
ment investis  par  le  prince,  ou  par  toute  autre  autorité  (po- 
testas),  sont  les  capitanei  (lesquels  étaient  appelés  autrefois 
les  vavassaux  majeurs)  ;  que  ceux  qui  tiennent  des  capitaines 
sont  les  vavassaux  (proprement  dits),  et  que  ceux  qui  tien- 
nent des  vavassaux  proprement  dits  sont  les  valvassini;  les- 
quels valvassini,  d'après  l'ancien  usage,  n'étaient  pas  censés 
lenir  en  fief,  car  le  vavassal  qui  les  a  investis,  venant  à  mou- 
rir sans  enfant  mâle,  le  fief  qu'il  a  donné  à  un  valvassin  re- 
venait au  capitaine,  seigneur  du  concédant. 

La  plupart  des  auteurs,  s'en  tenant  exclusivement  au  ti- 
tre !**■  du  livre  I®',  n'ont  vu  dans  le  livre  des  fiefs  que  trois 
ordres;  mais,  en  conférant  tous  les  passages  de  ce  traité  les 
uns  avec  les  autres,  on  voit  bien  qu'il  y  en  avait  quatre,  sa- 
voir : 

4®  Les  archevêques,  évéques,  abbés  pourvus  d'immunités, 
ducs,  marquis  et  comtes. 

2<*  Les  capitaines  qui  peuvent  tenir  leur  bénéfice  directe- 
ment du  prince,  mais  qui  peuvent  aussi  le  tenir  des  seigneurs 
de  la  première  catégorie,  et  qui,  par  cette  raison,  étaient  ap- 
pelés autrefois  vavassaux  du  roi ,  c'est-à-dire  vassaux  des 
vassaux  du  roi. 

3°  Les  vavassaux  proprement  dits  qui  tiennent  en  fief  des 
capitaines,  dont  la  tenure  est  un  véritable  fief,  mais  qui  ne 
peuvent  pas  concéder  à  leur  tour  un  véritable  fief,  comme 
peuvent  le  faire  les  deux  ordres  supérieurs. 


272  CONDITION    DES   PERSONNES   DANS   l'eMPIRE. 

&^  Les  mlvamni,  qui  correspondent  aux  valvassores  mi- 
nimi  de  l'un  des  textes  rapportés. 

Il  est  à  remarquer  qu'aux  temps  féodaux ,  les  Italiens  em- 
ploient presque  indifféremment  les  titres  de  ducs,  de  comtes 
et  de  marquis,  de  manière  qu'on  les  voit  appliquer  souvent 
tous  trois  au  même  personnage,  par  exemple,  à  Boniface  de 
Toscane. 

Le  savant  Muratori  a  été  induit  en  erreur  par  l'expression 
cattanei,  forme  elliptique  de  capitanei,  et  qu'il  croit  venir  de 
castellani.  Les  capitaines  italiens  ne  correspondent  point  aux 
châtelains  français,  mais  aux  barons,  dont  ils  portent  même 
le  nom  à  Rome  et  dans  le  royaume  de  Sicile. 

Si  nous  rapprochons  maintenant  la  doctrine  du  heerschild 
de  celle  du  livre  des  fiefs,  nous  trouverons  que  le  premier 
ordre  italien  comprend  les  deux  premiers  heerschild  germa- 
niques après  le  roi,  les  princes  ecclésiastiques  et  les  princes 
séculiers. 

Le  second  ordre,  celui  des  capitanei ,  correspond  au  heer- 
schild des  seigneurs  [frei^herm),  que  Schilter  assimile  juste- 
ment aux  barons. 

Les  vavassaux  proprement  dits,  qui  sont  le  troisième  ordre 
en  Italie ,  répondent  assez  exactement  au  cinquième  heer- 
schild, qui  comprend,  en  Allemagne,  les  vassaux  des  sei- 
gneurs. 

Enfin,  le  quatrième  ordre,  celui  des  valvassini,  répond  éga- 
lement de  la  manière  la  plus  exacte  au  sixième  heerschild, 
qui  comprenait  les  vassaux  des  vassaux  et  les  ministériaux 
des  seigneurs. 

Les  rapports  si  précis  qui  existent  entre  le  système  du 
livre  des  fiefs,  tel  que  nous  l'avons  expliqué,  et  la  hiérar- 
chie allemande ,  sont  une  preuve  bien  forte  en  faveur  de 


GONGORDANCE   DU    HEERSCHILD.  273 

notre  interprétation,  et  montrent  clairement  quelle  puissante 
influence  la  féodalité  germanique  a  exercée  sur  la  féodalité 
italienne.  Les  difficultés  qu'on  a  éprouvées  pour  concilier  plus 
tard  les  données  du  livre  des  fiefs  les  unes  avec  les  autres 
montrent  que  cette  influence,  ayant  cessé  de  se  faire  sentir 
dès  le  XrV*  siècle ,  tomba  bientôt  en  oubli  ;  d'où  il  est  ré- 
sulté que  ce  qui  était  clair  au  moment  où  Ton  rédigeait  le 
livre  des  fiefs  est  devenu  vague  et  obscur  lorsque  les  faits 
eurent  cessé  de  correspondre  aux  idées  qui  avaient  servi  de 
base  à  la  théorie. 

Otlon  de  Freisingen,  dans  sa  Vie  de  Frédéric  I^',  distingue 
les  capitanei ,  les  valva^ores  et  la  fleh^  :  les  capitanei  sont 
de  deux  sortes,  les  princes,  ducs,  margraves  et  comtes,  qui 
ont  un  fief  militaire  supérieur  (fahnlehen),  ceux-ci  tiennent 
immédiatement  du  roi,  puis  les  vassaux  des  princes,  soit  laï- 
ques, soit  ecclésiastiques,  qui  ont  aussi  un  fief  militaire  tenu 
du  roi  et  correspondent  aux  seigneurs.  Les  vassaux  des  ca- 
pitanei sont  les  valvassores,  et  il  y  en  a  aussi  de  deux  sortes, 
les  valvassores  majores  et  [Q'&valvassini,  ou  valvassores  minimi, 
qui  tiennent  leur  fief  des  valvassores,  La  plèbe  comprend  les 
hommes  libres  qui  n'ont  pas  de  fief. 

Ainsi,  le  témoignage  du  chroniqueur  allemand  se  concilie 
parfaitement  avec  les  données  du  livre  des  fiefs,  dont  la  ré- 
daction est  à  peu  près  contemporaine. 

Il  faudrait  maintenant  savoir  quel  était  l'état  des  classes 
inférieures  des  campagnes  soumises  aux  seigneurs  féodaux  ; 
leurs  rapports  dans  l'Italie  franque  ne  doivent  pas  avoir  été 
très  différents  de  ce  qu'ils  étaient  dans  la  France  du  sud,  où 
l'élément  romain  et  les  institutions  franques  s'étaient  com- 
binés à  peu  près  de  la  même  manière. 

Comme  toujours,  les  renseignements  sur  l'état  des  classes 

UtU.  ET  DOCUM.  XVI.  18 


274  CONDITION   DES  PERSONNES   DANS   l'eMPIRB. 

inférieures  de  Tltalie,  durant  l'époque  féodale,  sont  encore 
bien  plus  incomplets  que  ceux  que  Ton  peut  recueillir  tou- 
chant les  classes  élevées. 

Il  sera  intéressant,  entre  autres,  de  rechercher  si  l'on 
trouve  en  Italie  cette  classe  des  ministériaux  dont  l'histoire 
est  un  des  traits  caractéristiques  de  la  féodalité  germanique. 

Muratori  observe  en  passant  que  les  rois  et  les  princes 
donnèrent  aussi  des  fiefs  pour  d'autres  services  que  celui  de 
la  milice,  ainsi  pour  des  honneurs  ou  pour  des  services  mi- 
nistériels *. 

Le  Traité  sur  les  fiefs  concédés  par  le  patriarche  d'Aquilée, 
publié  par  le  même  auteur,  est  encore  plus  positif  sur  la  ques- 
tion qui  nous  occupe.  Il  débute  en  ces  termes  :  «  Il  y  a  trois 
»  genres  de  fiefs  dans  le  Frioul  :  le  fief  proprement  dit,  le  fief 
»  d'habitation  et  le  fief  ministériel*.  »  Le  traité  explique  en- 
suite que  les  fiefs  ministériaux  sont  ceux  des  boulangers, 
tailleurs,  maçons,  et  autres  gens  de  métiers. 

Les  feuda  recta,  qui  sont  évidemment  les  rechteleh^n  ger- 
maniques, sont  aussi  appelés  libéra  dans  le  traité  des  fiefs 
d'Aquilée.  L'abbé  d'Udine,  dont  Muratori  rapporte  les  obser- 
vations, confond,  contrairement  au  texte  même,  ces  feuda 
libéra  avec  les  fiefs  ministériaux  ;  le  sens  de  cette  dernière 
institution  avait  été  perdu  de  vue. 


*  «  Itaque  re^m  et  principum  bona  non  pauca  sive  in  feudum  concede- 
bantur,  ut  inde  mililiœ,  aut  honoris,  aut  tmnisterii  atict^ju*  serviHum  vassi 
redderint.  >  (Dissert.  XI«,  Ob$ervaUon$  iur  un  partage  des  comtes  de  Mala- 
spina.) 

*  c  Triplex  in  Foro  Julii  feudum  esse  dignoscitur  ;  rectum  et  légale,  habi- 
tantiœ  et  ministeriale,  non  a  patriarchis  solum,  sed  ab  oppidanis  quoque  con- 
ferre  soUtum.  » 


MINISTÉRIAUX   d'iTALIE.  275 

Si  Ton  s'en  tenait  au  document  que  nous  venons  de  citer, 
on  pourrait  croire  que  les  ministériaux  dltalie,  bien  qu'ils 
aient  un  genre  de  fief,  ne  sont  que  des  ouvriers,  gens  de  pe- 
tite condition  ;  mais  une  anecdote  que  nous  a  conservée  Do- 
nizo  est  la  preuve  du  contraire.  Ce  chroniqueur  raconte  que 
lorsque  Henri  III  vint  en  Italie  pour  se  faire  couronner,  Al- 
bert, vicomte  de  Mantoue,  se  présenta  à  lui  et  lui  offrit  en 
don  cent  chevaux  et  beaucoup  d'autres  choses  précieuses  ; 
or,  ce  vicomte,  si  riche  et  si  libéral,  était  serf  du  marquis  Bo- 
niface  de  Toscane.  Aussi  l'empereur  s'écria-t-il,  en  recevant 
les  cadeaux  d'Albert  :  ((  Quel  est  l'homme  qui  possède  des 
))  serfs  pareils  à  ceux  de  Boniface  !  »  Dans  ce  trait,  on  voit 
la  ministérialité  dans  toute  la  splendeur  à  laquelle  elle  avait 
pu  parvenir  en  Allemagne,  sans  que  l'idée  de  servitude  qui 
l'accompagne  ait  cessé  d'être  en  évidence. 

Il  ne  faut  pas  confondre  les  ministériaux  d'Italie  avec  les 
hommes  de  masnade  (hommes  des  manses,  massariï),  dont  la 
dépendance  était  peut-être  moins  complète,  et  qui  pourtant 
étaient  au-dessous  d'eux  dans  la  hiérarchie  sociale  qu'avaient 
créée  les  mœurs  toutes  militaires  de  ce  temps.  Les  hommes  de 
masnade  sont  les  colons  des  polyptiques  français,  et  corres- 
pondent aussi  à  ces  demi-libres  dont  l'Allemagne  possédait 
de  si  nombreuses  espèces.  Les  masnadieri  étaient  des  pay- 
sans qui  servaient  dans  l'infanterie,  sous  la  conduite  de  leurs 
seigneurs,  et  c'est  de  là  qu'on  a  appelé  masnade  une  cohorte 
d'infanterie. 

Muratori  mentionne  des  documents  du  X®  siècle,  dans  les- 
quels les  hommes  de  masnade  sont  appelés  en  latin  manentes; 
dans  d'autres,  ils  sont  appelés  tributarii  et  opposés  aux  liberi 
et  alloderii,  c'est-à-dire  aux  cultivateurs  libres  et  possesseurs 
d'alleux.  Celte  dernière  classe  s'était  maintenue  en  Italie 
mieux  qu'en  Allemagne  et  dans  la  France  du  nord. 


276  CONDITION   DES   PERSONNES   DANS   l'eMPIRE. 

n  est  fortement  à  présumer  qu'en  Italie  comme  en  Alle- 
magne, la  condition  civile  des  personnes  n'est  qu'imparfaite- 
ment contenue  dans  le  droit  féodal.  Les  classes  féodales  dont 
nous  avons  parlé  furent  aussi  des  classes  de  la  population 
des  villes,  où  elles  eurent  une  grande  activité  politique,  de 
concert  avec  la  plebs,  qui  était  en  dehors  de  la  féodalité.  On 
pense  généralement  que  ce  dernier  élément  de  la  population 
urbaine  était  composé,  dans  l'origine,  de  la  population  ro- 
maine ,  tandis  que  l'aristocratie  féodale  était  composée  en 
majeure  partie  des  descendants  des  Lombards  et  des  Francs. 
Cette  circonstance  a  pu  n'être  pas  sans  influence  sur  le  parti 
que  prirent  les  villes,  d'un  côté,  et  la  noblesse  campagnarde, 
de  l'autre,  dans  les  longues  querelles  des  Guelfes  et  des  Gi- 
belins. 


TROISIÈME  SECTION. 


DES  MODIFICATIONS  SURVENUES  DANS  LA  HIÉRARCHIE  FÉODALE 

VERS  LA  FIN  DES  TEMPS  FÉODAUX. 


Le  droit  féodal  s'est  conservé  en  Europe  jusqu'à  la  Révo- 
lution française.  Dans  quelques  pays  même ,  il  a  continué 
jusqu'à  nos  jours  à  régir  divers  rapports  de  droit  privé  et 
conservé  une  certaine  place  dans  la  constitution  politique. 
Toutefois,  depuis  le  XVI®  siècle,  si  le  droit  féodal  existait  en- 
core, il  ne  dominait  plus  comme  auparavant  l'organisation 
sociale  tout  entière;  il  se  survivait  pour  ainsi  dire  à  lui-même. 
C'est  pourquoi  on  peut  parler  d'un  droit  féodal  postérieur  aux 
temps  féodaux .  Dans  ce  droit  féodal  moderne,  certains  rap- 
ports ont  changé  dans  leur  essence  ;  bien  des  choses  n'exis- 
tent plus  que  parce  qu'elles  existaient  auparavant ,  d'autres 
ont  disparu  tout  à  fait. 

Dans  cette  section  nous  traiterons,  moins  du  droit  féodal 
moderne  que  des  modifications  que  reçurent  les  institutions 
féodales  pendant  la  deuxième  époque  féodale,  c'est-à-dire  du 
commencement  du  XIV*  jusqu'au  XVI®  siècle. 

Nous  ne  distinguerons  plus  entre  la  hiérarchie  des  fiefs  et 
la  hiérarchie  des  personnes  dans  l'intérieur  d'un  même  fief; 
car,  au  point  où  nous  sommes,  la  hiérarchie  des  fiefs  s'é- 
croule à  mesure  que  l'Etat  se  consolide  et  il  ne  reste,  à  la  fin, 
plus  guère  de  réel  qu'une  hiérarchie  dans  la  condition  des 
personnes. 


278        DÉCLIN  DE  LA  FEODALITE  EN  FRANCE. 


I. 


Hécllii  de  la  féodalité  en  France* 


La  puissance  qui  a  transformé  la  féodalité  en  France,  et 
qui,  après  se  l'être  subordonnée,  Ta  dépouillée  successive- 
ment de  ses  prérogatives  les  plus  importantes,  est  la  royauté. 
Les  instruments  de  cette  transformation  ont  été  les  employés 
de  la  couronne.  Dans  la  longue  lutte  qui  s'est  livrée  entre  la 
féodalité  et  la  royauté,  celle-ci  avait  en  outre,  pour  princi- 
paux  auxiliaires,  les  parlements  et  les  communes. 

Les  employés  de  la  couronne  étaient  de  deux  ordres,  ceux 
qui  étaient  attachés  immédiatement  à  la  cour  ou  qui  diri- 
geaient l'administration  générale  du  royaume ,  et  les  em- 
ployés locaux  ;  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  de  la 
première  classe  ;  quant  aux  employés  locaux  dans  les  temps 
féodaux,  ce  sont  les  mêmes  que  l'on  trouve  également  dans 
les  fiefs  non-royaux,  savoir,  les  baillis  ou  sénéchaux,  et  les 
prévôts. 

Dans  chaque  grand  fief,  il  y  avait  une  partie  constituant 
le  domaine  réservé  du  seigneur,  et,  à  côté  de  ce  domaine,  les 
terres  des  vassaux  ;  ces  employés  administraient  d'une  ma- 
nière absolue  le  domaine;  vis-à-vis  des  vassaux,  en  revan- 
che, leur  pouvoir  était  limité. 

La  prépondérance  que  la  royauté  a  acquise  en  France  a 
été  cause  que  l'attention  s'est  portée  exclusivement  sur  les 
employés  royaux,  et  que  l'histoire  ne  s'est  guère  occupée  des 
employés  seigneuriaux.  Cependant,  tout  porte  à  croire  que 


EMPLOYÉS   ROYAUX,    LEUR   INFLUENCE.  279 

les  uns  comme  les  autres  engagèrent  de  bonne  heure  une 
lutte  au  nom  de  leur  maître,  aux  droits  duquel  ils  s'identi- 
fiaient, contre  les  droits  des  vassaux.  Ce  qui  le  prouve,  c'est 
que  la  lutte  de  la  couronne  contre  la  féodalité  a  toujours  été 
dirigée  contre  les  grands  vassaux,  et  que,  lorsque  la  monar- 
chie triompha  des  grands  vassaux,  les  petits  seigneurs  étaient 
déjà  singulièrement  soumis  et  amoindris  :  qui  les  aurait  réduits 
à  cet  état,  sinon  justement  les  employés  des  grands  vassaux  ? 

Tandis  que  les  employés  seigneuriaux  devinrent  fréquem- 
ment eux-mêmes  des  seigneurs  féodaux  exerçant  leur  emploi 
à  titre  de  fief,  la  vigilance  royale  ne  permit  point  aux  em- 
ployés de  la  troisième  dynastie  de  transformer  leur  office  en 
fief,  ainsi  que  l'avaient  généralement  fait  les  employés  des 
deux  premières  races.  Ainsi,  durant  l'époque  féodale,  le  fait 
qui  a  le  plus  puissamment  contribué  à  la  formation  de  la  féo- 
dalité, la  transformation  des  offices  publics  en  fiefs,  ne  se 
reproduisit  point  ;  la  couronne  maintint  le  principe  de  la  ré- 
vocabilité de  ses  fonctionnaires  et  les  tint  toujours  sous  sa 
dépendance;  les  progrès  que  le  pouvoir  royal  fit  cons- 
tamment pendant  l'époque  féodale,  à  l'inverse  de  ce  qui  avait 
eu  lieu  dans  l'époque  antérieure,  doivent  être  attribués  avant 
tout  à  cette  circonstance-là. 

On  a  prétendu  que  les  prévôts  étaient  une  création  royale 
et  qu'ils  furent  institués,  pour  la  première  fois,  dans  le  soi- 
disant  testament  de  Philippe-Auguste,  par  conséquent  à  la 
fin  du  XI®  siècle.  Cette  opinion  est  réfutée  d'avance  par  ce 
que  nous  venons  de  dire  ;  du  reste,  il  est  clair  que  le  pou- 
voir des  employés  royaux  varia  considérablement  selon  les 
époques. 

Les  prévôts  avaient  en  mains  l'administration  du  domaine. 
Lorsque  le  domaine  royal  se  fut  partout  accru  considérable- 


280        DÉCLIN  DE  LA  FÉODALITÉ  EN  FRANGE. 

ment,  ils  acquirent  par  là  même  plus  d'importance ,  et  pa- 
rurent au  milieu  des  populations  comme  de  véritables  em- 
ployés ;  ils  exerçaient  la  police  dans  leur  diopèse,  et  perce- 
vaient les  revenus  du  roi,  dont  ils  lui  rendaient  compte.  Au 
commencement,  ils  exerçaient  l'autorité  militaire  sur  la 
classe  intermédiaire  entre  les  non-libres  et  les  vassaux  di- 
rects, sur  les  hommes  de  poète.  C'était  sous  eux  encore  que 
marchait  le  contingent  des  villes  ;  cette  partie  des  fonctions 
prévôtales  est  celle  qui  a  cessé  le  plus  tôt.  Enfin,  les  prévôts 
exerçaient  au  nom  du  roi  la  justice  dans  les  domaines  royaux . 

Au-dessus  des  prévôts,  qui  portèrent  dans  le  nord  les  noms 
de  vicomtes,  châtelains  et  maires,  et  souvent  celui  de  viguiers 
dans  le  midi,  étaient  des  employés  administratifs  supérieurs, 
réunissant  dans  leur  ressort  plusieurs  prévôtés,  ou  vigueries; 
ces  employés  sont  les  baillis,  qui,  dans  le  midi,  s'appelaient 
sénéchaux.  Pris  dans  la  haute  noblesse ,  ces  officiers  exer- 
çaient la  haute  police,  surveillaient  l'administration  des  fi- 
nances, de  laquelle  ils  rendaient  compte,  trois  fois  par  an, 
à  la  cour  des  comptes,  à  Paris  ;  ils  avaient  le  commandement 
militaire  de  la  province,  représentaient  le  roi  dans  les  villes 
royales,  et  possédaient  une  haute  juridiction  servant  d'appel 
à  celle  des  prévôts. 

Ghampionnière  pense  que  les  baillis  représentaient  le  roi 
dans  ses  fiefs  et  en  sa  qualité  de  seigneur  féodal,  et  que  le 
prévôt  le  représentait  dans  les  justices  ;  cela  paraît  résulter 
de  la  mention  que  fait  pour  la  première  fois  des  baillis  le 
testament  de  Philippe- Auguste. 

Dans  l'origine ,  les  baillis  étaient  loin  d'avoir  toutes  les 
attributions  qu'on  leur  voit  déjà  à  la  fin  du  XIII®  siècle  ;  ils 
étaient  établis,  comme  les  prévôts,  dans  les  domaines  du  roi  ; 
ainsi,  les  seigneurs,  même  dans  l'Ile  de  France,  en  étaient 


SÉNÉCHAUX   ET   GRANDS   BAILLIS.  281 

dans  Ig  principe  indépendants.  Le  premier  pas  que  le  pou- 
voir des  baillis  fit  au  delà  de  ces  limites,  fut  fait  après  la 
guerre  des  Albigeois.  La  couronne  avait  acquis  de  grands 
biens  dans  le  Languedoc,  et  comme  le  roi,  vu  Téloignement, 
ne  pouvait  y  tenir  sa  cour  de  baronnie,  les  sénéchaux  fu- 
rent chargés  de  ce  soin  ;  c'est  par  là  qu'ils  se  distinguent  des 
premiers  baillis,  car  ils  sont  placés  au-dessus  de  seigneurs 
qui  ne  devaient  au  roi  que  la  fides,  et  non  Vhommage.  Leur 
office  s'étend  au  domaine  royal,  tant  féodal  que  justicier,  car 
ils  sont  au-dessus  des  prévôts,  et  ils  remplacent  le  roi, 
non-seulement  en  sa  quaUté  de  seigneur  féodal,  mais 
encore  en  sa  qualité  de  suzerain .  Les  acquisitions  de  la  cou- 
ronne s'étant  accrues  par  la  suite  dans  le  nord,  le  roi  chargea 
aussi  les  grands  baillis  du  nord  des  fonctions  qui  avaient  in- 
combé aux  sénéchaux  du  sud. 

Tant  que  le  bailli  ne  faisait  que  remplacer  le  seigneur 
féodal,  l'ancienne  constitution  féodale  restait  intacte  ;  mais, 
dès  qu'ils  remplacèrent  le  suzerain,  et  comme  tels  s'arrogè- 
rent une  autorité  sur  les  seigneurs,  leurs  empiétements  allè- 
rent toujours  en  augmentant,  et  ils  devinrent  le  principal 
instrument  des  modifications  qui  altérèrent  la  constitution 
féodale  si  rapidement  à  partir  du  XIV®  siècle. 

Plus  les  fonctions  des  baillis  étaient  importantes,  plus  la 
couronne  dut  prendre  de  précautions  pour  éviter  que  l'on 
n'en  fit  abus.  Saint  Louis  leur  imposa  un  serment  très  dé- 
taillé ;  parmi  les  conditions  qui  leur  sont  imposées,  nous  en 
trouvons  quelques-unes  qui  semblent  empruntées  à  l'institu- 
tion des  podestats,  qui  fleurissait  alors  en  Italie.  Ainsi,  le 
bailli  ne  pouvait  acquérir  de  terres  dans  son  bailliage ,  ni 
s'y  marier  ou  y  établir  ses  enfants  ;  ses  fonctions  étaient  li- 
mitées à  trois  ans,  et  il  devait  demeurer  cinquante  jours  dans 


282        DÉCLIN  DE  LA  FEODALITE  EN  FRANCE. 

Son  bailliage  après  Texpiration  de  ses  fonctions,  pourjépon- 
dre  aux  plaintes  que  sa  gestion  avait  pu  soulever. 

Philippe-le-Bel  alla  plus  loin  dans  ses  précautions  à  l'égard 
des  baillis,  car  l'ordonnance  de  4302  statue  que  nul  ne  peut 
être  sénéchal ,  bailli ,  ou  même  prévôt ,  dans  le  lieu  de  sa 
naissance  ;  mais  ces  diverses  dispositions  furent  loin  d'être 
observées  régulièrement.  L'usage  s'était  déjà  introduit ,  au 
XIII^  siècle,  de  mettre  en  vente  et  d'adjuger  au  plus  offrant 
les  prévôtés  et  les  bailliages  inférieurs  ;  cependant,  cette  vé- 
nalité des  offices  ne  s'étendit  point  aux  baillis  supérieurs,  le 
serment  de  saint  Louis  leur  interdit  même  de  prendre  au- 
cune part  dans  le  produit  de  l'adjudication  des  emplois  in- 
férieurs. La  vénalité  des  prévôtés  donna,  du  reste,  lieu  à  de 
nombreux  abus.  A  diverses  reprises,  pendant  le  XIV®  et  le 
XV"  siècle,  les  états  généraux  demandèrent  et  obtinrent 
qu'elles  ne  seraient  plus  affermées ,  mais  mises  en  garde  ; 
malgré  cela,  quand  la  couronne  avait  besoin  d'argent,  elle 
revenait  au  système  de  la  vénalité.  Plusieurs  villes  avaient 
obtenu  du  roi,  par  privilège  spécial,  le  droit  de  n'avoir  ja- 
mais que  des  prévôts  en  garde  ;  <(  les  villes,  dit  Pasquier, 
affectionnaient  les  prévôts  en  garde,  comme  ceux  qui,  pour 
leur  prud'hommie,  étaient  appelés  à  cette  charge  sans  bourse 
délier.  » 

Au  commencement  du  XVI*  siècle,  les  affaires  s'étaient  trop 
multipliées  pour  que  les  baillis  pussent  suffire  à  leurs  fonc- 
tions; on  créa  alors  les  lieutenants-généraux  civils  et  crimi- 
nels, pris  ordinairement  dans  la  classe  des  justiciers;  c'est 
aussi  à  cette  époque  que  paraissent  les  gouvernements  pro- 
vinciaux, dont  la  circonscription  est  en  général  plus  étendue 
encore  que  celle  des  bailliages,  mais  variait  assez.  Cette  di- 
vision en  gouvernements  se  rattachait,  dans  le  principe,  aux 


JURISTES,    DROIT   ROMAIN,    ORDONNANCES.  283 

précédents  rapports  des  seigneuries  ;  mais  elle  s'en  détacha 
tout  à  fait  dans  la  suite. 

Saint  Louis,  dans  ses  Etablissements,  dont  Tinflucnce  sur 
le  système  féodal  fut  très  grande  et  s'étendit  par  la  force  de 
l'exemple  au  delà  môme  des  limites  du  royaume,  avait  utilisé 
son  système  d'employés  pour  mettre  Tordre  et  l'harmonie  dans 
la  société  féodale,  aux  principes  de  laquelle  il  montrait  encore 
beaucoup  d'égards  ;  mais  Philippe-le-Bel  s'affranchit  déjà  de 
ces  ménagements.  L'influence  du  droit  romain,  qui  commen- 
çait à  se  faire  sentir  avec  force,  était  très  favorable  aux  idées 
absolutistes  et  les  rattachait  aux  souvenirs  des  empereurs  ro- 
mains. Sous  l'empire  de  ces  idées,  les  juristes  français  n'hé- 
sitèrent pas  plus  à  transporter  au  roi  les  droits  de  la  ma- 
jesté impériale  que  les  juristes  impériaux  n'avaient  hésité  à 
les  attribuer  à  l'empereur ,  qui ,  lui  du  moins,  se  donnait 
pour  le  successeur  des  Césars.  Philippe-le-Bel  commença 
donc  à  rendre  des  ordonnances  ayant  force  de  loi,  sans  s'in- 
quiéter de  l'assentiment  des  barons  ;  les  barons  français  ne 
surent  pas,  comme  ceux  d'Angleterre,  s'unir  pour  faire  de 
cet  assentiment  une  condition  de  l'exercice  du  pouvoir  légis- 
latif que  la  couronne  commençait  à  s'attribuer. 

Philippe-le-Bel  n'osa  cependant  point  s'attaquer  au  droit 
que  le  système  féodal  reconnaissait  aux  barons  de  n'accorder 
d'impôt  que  de  leur  libre  gré.  En  réunissant  une  assemblée 
générale  des  états  du  royaume,  dans  laquelle  siégeaient  les 
députés  des  villes,  et  dans  laquelle  le  tiers-état  votait  lui- 
même  des  subsides ,  on  porta  néanmoins  une  atteinte  très 
grave  au  pouvoir  de  l'aristocratie  ;  car  la  plupart  des  villes 
représentées  aux  états  étaient  encore  sous  puissance  seigneu- 
riale, et,  d'après  le  droit  féodal,  n'auraient  pu  s'imposer  qu'a- 
vec le  consentement  de  leurs  seigneurs  respectifs.  La  couronne 


284        DÉCLIN  DE  LA  FÉODALITÉ  EN  FRANGE. 

se  trouvait  par  là  acquérir  une  masse  considérable  de  sujets 
immédiats,  qu'elle  s'attachait  par  la  concession  de  nouveaux 
privilèges,  et  qui  lui  fournirent  un  puissant  appui  contre 
l'aristocratie  seigneuriale. 

Les  tentatives  absolutistes  de  Philippe-le-Bel  amenèrent 
une  forte  réaction  sous  le  règne  de  son  successeur  Louis  X, 
dit  le  Hutin.  L'aristocratie  se  concerta  et  arracha  au  prince 
de  nombreuses  chartes,  par  lesquelles  le  roi  promettait  d'ob- 
server à  l'avenir  les  règles  de  la  constitution  féodale  ;  les 
usurpations  des  baillis  sur  la  seigneurie  furent  corrigées,  et 
le  lien  féodal  direct  entre  seigneurs  et  vassaux  fut  rétabli 
dans  son  intégrité,  soit  quant  au  service  militaire,  soit  en 
matière  d'imposition,  soit  en  matière  de  justice;  en6n,  le  roi 
s'engagea  à  ne  plus  acquérir  de  fiefs  relevant  d'une  seigneu- 
rie, et  à  aliéner  ceux  qu'il  possédait  ou  bien  à  faire  rendre 
par  un  représentant  le  service  féodal  dû  en  raison  du  fief. 
Ces  concessions  rétablirent  le  système  féodal  en  France 
pour  un  certain  temps,  mais  la  puissance  royale  n'en  pour- 
suivait pas  moins  son  but,  avec  plus  de  prudence,  il  est  vrai, 
mais  aussi  avec  plus  de  sûreté. 

La  réaction  féodale,  qui  dura  pendant  les  trois  règnes  des 
fils  de  Pbilippe-le-Bel,  brisa  les  instruments  de  ce  despote  et 
rétablit  les  principaux  privilèges  de  la  noblesse,  mais  elle  ne 
put  restaurer  l'esprit  de  la  féodalité,  lui  rendre  la  vie  qui  s'en 
allait  d'elle.  Les  seigneurs  continuèrent  à  négliger  les  cours 
féodales  et  vinrent  demeurer  à  la  cour,  attirés  par  le  goût  du 
faste  et  des  plaisirs  ;  ils  laissèrent  derechef  les  légistes  exer- 
cer l'influence  de  fait  qui  les  avait  si  vivement  soulevés,  et  se 
contentèrent  de  garder  sur  eux  une  supériorité  de  rang  qui 
ne  servait  pas  à  les  défendre  contre  ces  patients  et  audacieux 
ennemis. 


LE   POUVOIR   DES   SEIGNEURS  RABAISSÉ.  28K 

Les  agitations  démocratiques  du  XI V^  siècle  obligèrent  la 
féodalité  et  la  royauté  à  se  réunir  contre  un  adversaire  com- 
mun, et  ce  grand  mouvement  populaire  passa  comme  un 
orage,  sans  laisser  dans  la  constitution  du  pays  aucune  trace 
durable. 

Les  guerres  avec  les  Anglais  entraînèrent  la  ruine  et  la 
disparition  d'un  grand  nombre  de  seigneuries,  et,  au  com- 
mencement du  XV®  siècle,  la  royauté  avait  repris  plus  qu'elle 
n'avait  dû  céder  sous  le  règne  de  Louis-le-Hutin.  Ces  con- 
quêtes étaient  désormais  durables,  car  elles  étaient  l'œuvre 
du  temps  et  d'une  jurisprudence  qui  marchait  systématique- 
ment à  ses  fins.  La  politique  machiavélique  de  Louis  XI  ac- 
complit l'œuvre  constante  de  la  royauté  capétienne.  Presque 
toutes  les  grandes  seigneuries  étaient  réunies  à  la  couronne, 
qui  réunissait  ainsi  dans  sa  main  tous  les  droits  ancienne- 
ment attribués  aux  suzerains,  et  une  puissance  irrésistible 
pour  réaliser  ces  droits  et  les  développer.  Celles  des  petites 
seigneuries  qui  n'avaient  pas  été  absorbées  déjà  dans  les 
grandes  seigneuries  n'étaient  plus  de  taille  à  songer  à  la  ré- 
sistance. Dès  ce  moment  donc,  au  jugement  de  tous  les  his- 
toriens, la  constitution  féodale  de  la  France  a  cessé  d'exister, 
et  la  hiérarchie  des  seigneurs  fait  place  à  une  classe  privilé- 
giée, mais  soumise,  assujettie,  qui  ne  conserve  que  le  souve- 
nir et  quelques  faibles  restes  de  ses  anciens  droits  de  souve- 
raineté. 

En  comparant  les  destinées  de  la  hiérarchie  féodale  fran- 
çaise avec  celles  de  la  hiérarchie  féodale  allemande,  on  aper- 
çoit un  contraste  bien  frappant. 

En  Allemagne,  la  féodalité,  établie  par  l'empire  pour  les 
besoins  du  service  impérial,  et  sur  la  base  des  anciennes  ins- 
titutions nationales,  se  présente  d'entrée  comme  un  système 


286        DÉCLIN  DE  LA  FEODALITE  EN  FRANCE. 

organisé ,  dans  lequel  les  droits ,  les  devoirs  et  le  rang  de 
chacun  sont  connus  et  déterminés.  Le  désordre  ne  résulte 
pas  là  de  l'absence  de  principes  régulateurs,  mais  de  leur 
inobservation  et  de  leur  mise  en  oubli  ;  l'unité  existe  dès  le 
début,  et  les  changements  successifs  qui  ont  fini  par  affaiblir 
singulièrement  cette  unité,  par  détraquer  cet  organisme,  ont 
été  en  général  le  résultat  de  l'insubordination  des  seigneurs 
subalternes,  de  leurs  révoltes,  de  leurs  coalilioiis,  de  leurs 
usurpations,  à  l'égard  du  pouvoir  central. 

Sous  ce  rapport,  les  vicissitudes  de  la  féodalité  allemande 
ont  de  l'analogie  avec  celles  du  système  politique  et  social 
de  la  période  barbare,  durant  laquelle  le  même  fait  se  repro- 
duisit constamment. 

En  France,  la  féodalité  date  d'un  moment  où  il  n'existe, 
en  réalité,  aucune  hiérarchie  positive,  aucun  système  juri- 
dique reconnu ,  aucune  organisation  centrale  et  régulière  ; 
elle  date  de  l'indépendance  de  fait  des  seigneuries,  et  de  ce 
que  l'on  a  appelé,  à  assez  juste  titre,  la  confusion,  ou  Vanar- 
chie  féodale.  En  France,  la  suzeraineté,  qui  plus  tard  a  créé 
la  subordination  des  petites  et  moyennes  seigneuries  aux 
grandes,  n'avait,  dans  le  principe,  d'autre  fondement  juridi- 
que que  l'idée  vague  des  nationalités  provinciales,  représen- 
tées traditionnellement  par  certaines  seigneuries  plutôt  que 
par  d'autres.  De  cette  idée,  la  force  a  tiré  le  système  de  la 
fides,  ou  de  la  suzeraineté,  et  le  pouvoir  des  grands  vassaux  ; 
de  la  même  idée,  unie  aux  traditions  de  monarchie  et  d'unité 
nationale,  la  force  encore  a  tiré  le  pouvoir  royal. 

Ainsi,  tandis  que  l'empire  féodal  allemand  s'est  déformé 
successivement  par  la  résistance  des  seigneurs  de  moyen 
ordre,  soit  contre  les  seigneurs  principaux,  les  anciens  ducs, 
soit  contre  l'empereur,  la  monarchie  et  la  hiérarchie  féo- 


LA  ROYAUTÉ   SURVIT   A   LA   FÉODALITÉ.  287 

dale  française  se  sont  formées  essentiellement  par  la  violence 
et  la  pression  exercée  sur  les  seigneurs  les  moins  puissants 
par  les  seigneurs  les  plus  puissants^  et  sur  ces  derniers  par 
le  roi. 

Sous  le  règne  de  saint  Louis,  la  féodalité  française  est  ar- 
rivée à  son  entier  épanouissement  ;  la  royauté  est  encore  féo- 
dale, mais  la  relation  de  suzeraineté  avec  toutes  les  seigneu- 
ries du  royaume  n'est  plus  l'objet  de  doutes,  ni  de  contesta- 
tions. Cette  suzeraineté  se  manifeste  dans  le  principe  :  <(  Toute 
»  justice  émanant  du  roi,  ou  comte,  toute  laie  juridiction  du 
))  royaume  est  tenue  du  roi  en  fief  ou  arrière-fief  »  (Beau- 
w  manoir),  et,  dans  cet  autre  principe,  moins  universellement 
reconnu  :  «  Le  roi  est  le  souverain  fieffeux  du  royaume,  » 
maxime  qui  avait  pour  conséquence  de  faire  considérer  le 
royaume  tout  entier  comme  un  vaste  fief.  Depuis  saint  Louis, 
la  féodalité  décline  :  lorsqu'un  système  social  a  obtenu  son 
maximum  de  puissance,  il  commence  à  s'arrêter,  puis  à  des- 
cendre; d'autres  intérêts  surgissent,  qui  d'abord,  sans  com- 
battre le  système  dominant,  s'en  séparent  ;  ils  l'atlaqueront 
lorsqu'il  aura  perdu  une  partie  de  ses  forces ,  car  alors  seu- 
lement celui-ci  songe  à  se  défendre.  D'abord  la  féodalité  était 
dans  les  besoins  avant  d'être  dans  les  faits  ;  c'est  l'époque 
barbare.  Elle  a  été  ensuite  dans  les  faits,  ayant  cessé  d'être 
dans  les  besoins  ;  c'est  l'époque  qui  commence  à  saint  Louis. 

Lorsque  la  royauté  commence  à  exercer  un  pouvoir  légis- 
latif sur  tout  le  royaume,  elle  cesse  par  là  même  d'être  royauté 
féodale  ;  elle  est  plus,  et  elle  est  autre  chose.  Cette  trans- 
formation a  été  surtout  l'œuvre  des  juristes,  qui  transpor- 
taient au  roi  de  France  les  idées  du  droit  impérial  romain. 

Du  temps  de  Beauraanoir,  on  se  bornait  à  déclarer  le  roi 
le  gardien  des  coutumes;  mais,  bientôt  après,  Bouleiller  l'ap- 


288  DÉCLIN    DE    LA    FÉODALITÉ   EN    FRANCE. 

pelle  le  maître  des  œutumes  :  a  Sachez,  dit-il,  que  le  roi  de 
»  France ,  qui  est  empereur  dans  son  royaume ,  peut  faire 
)}  ordonnances  qui  tiennent  et  vaillent  loi,  ordonner  et  cons- 
))  tituer,  remettre  et  quitter,  légitimer,  affranchir,  ennoblir, 
»  et  en  général  faire  tout  et  autant  qu'à  droit  impérial  ap- 
M  partient.  )> 

Les  états  généraux  représentant  tous  les  corps,  et  par  con- 
séquent tous  les  intérêts  du  royaume,  auraient  pu  devenir 
une  assemblée  exerçant,  conjointement  avec  le  roi,  le  pou- 
voir législatif,  mais,  malgré  quelques  tentatives  dans  ce  but, 
ils  n'y  parvinrent  point  et  demeurèrent  ce  que  la  royauté 
voulait  qu'ils  fussent,  un  corps  chargé  de  décréter  les  im- 
pôts que  le  gouvernement  lui  demande,  une  assemblée  de 
contribuables  ;  le  droit  de  rendre  des  ordonnances  faisant  loi 
dans  le  royaume  resta  au  roi,  comme  au  seul  survivant  réel 
de  l'ancienne  féodalité  et  de  tous  les  petits  souverains. 

Depuis  la  victoire  de  la  royauté,  la  noblesse  française  est 
devenue  une  corporation  politique,  une  classe,  par  opposi- 
tion à  la  grande  classe  des  roturiers.  Cette  classe  siège  comme 
deuxième  ordre  de  l'Etat  dans  les  assemblées  des  états  du 
royaume;  elle  a  le  privilège  d'occuper  exclusivement  cer- 
tains emplois  à  la  cour  et  à  l'armée;  elle  a  conservé,  en  ou- 
tre, de  grandes  possessions  territoriales,  et  exerce  des  droits 
très  divers,  tant  de  justice  que  de  fief,  sur  les  habitants  des 
campagnes,  autrefois  ses  hommes  de  poète  ou  ses  arrière- 
vassaux.  Du  reste,  le  service  militaire  que  les  vassaux  de- 
vaient au  seigneur  n'existe  plus,  la  plupart  des  châteaux-forts 
sont  tombés  entre  les  mains  du  roi,  et  les  droits  seigneu- 
riaux, déjà  bien  diminués,  sont  soumis  aux  règles  d'une  ju- 
ridiction créée  et  appliquée  en  dernier  ressort  par  les  employés 
royaux. 


PAIRS   DE  FRANCE.  289 

La  hiérarchie  seigneuriale,  qui,  dans  l'origine,  se  compo- 
sait de  seigneuries  en  principe  indépendantes,  mais  plus  ou 
moins  reliées  entre  elles  par  les  rapports  vagues  et  mobiles 
de  la  suzeraineté,  s'est  transformée  en  une  hiérarchie  de 
rang  plutôt  honorifique  que  politique ,  car  toutes  les  seigneu- 
ries sont  politiquement  soumises  au  pouvoir  royal. 

A  la  tête  de  cette  hiérarchie  de  la  noblesse  sont  les  pairs 
du  royaume.  L'origine  historique  des  pairs  de  France  est  in- 
certaine, l'imagination  s'est  emparée  de  ce  sujet  et  l'a  quel- 
que peu  obscurci.  Nous  savons  ce  que  c'était  que  la  pairie 
féodale  et  comment  elle  se  trouve  dans  tous  les  degrés  de 
l'association  dont  la  base  est  le  fief. 

La  pairie  française  aurait  donc  dû,  d'après  le  système  du 
droit  féodal ,  comprendre  tous  les  vassaux  immédiats  de  la 
couronne,  ceux  que  les  historiens  appellent  ordinairement 
les  grands  vassaux,  ou  les  barons  de  France  ;  mais  il  n'en 
est  pas  exactement  ainsi.  Sans  parler  de  ceux  qui  font  dé- 
river les  pairs  de  la  Table  ronde  de  Charlemagne,  ou  des  élec- 
teurs d'Allemagne,  ou  de  maintes  autres  hypothèses  encore 
moins  historiques  que  celles-là,  el  en  s'attachant  strictement 
aux  faits,  on  est  conduit  à  admettre  que,  durant  les  pre- 
miers siècles  féodaux,  les  pairs  de  France  sont  les  pairs  féo- 
daux ;  mais  alors  l'institution  d'une  pairie  française  n'existe 
pas  encore  ;  à  proprement  parler,  la  pairie  n'est  pas  une  dis- 
tinction particulière,  c'est  une  qualité  que  chacun  revêt  dans 
la  sphère  que  lui  assigne  sa  position  dans  le  système  féodal. 
La  pairie  française,  et  en  même  temps  le  chiffre  de  douze, 
qui  aurait  été  celui  des  pairs  du  royaume,  se  trouvent  men- 
tionnés pour  la  première  fois  par  Matthieu  Paris,  à  propos  du 
jugement  que  Philippe- Auguste  rendit  contre  Jean-sans-Terre, 
roi  d'Angleterre.  Probablement  le  roi  de  France,  ne  trouvant 

MÉM.  ET  DOCUX.  XVI.  19 


290       DÉCLIN  DE  LÀ  FÉODALITÉ  EN  FRANCE, 

pas  opportun  ou  possible  de  convoquer  tous  les  vassaux  im- 
médiats, se  borna  à  appeler  douze  des  principaux  seigneurs 
du  royaume,  le  nombre  douze  étant  le  minimum  requis  pour 
une  cour  seigneuriale.  Ce  précédent  servit  de  règle,  et  Ton 
trancha  ainsi  à  l'aide  d*une  fiction  une  difficulté  peut-être 
insoluble,  vu  les  circonstances  dans  lesquelles  la  monarchie 
se  trouvait.  11  faut  d'ailleurs  remarquer  que,  sur  les  douze 
pairs,  les  six  pairs  ecclésiastiques,  savoir,  l'archevêque  de 
Reims  et  les  évêques  de  Laon,  Langres,  Noyon,  Châlons  et 
Beauvais ,  n'étaient  pas  des  vassaux  immédiats  de  la  cou- 
ronne, mais  seulement  des  vassaux  du  duché  de  France,  et 
qu'en  revanche,  outre  les  six  pairs  laïques,  savoir,  les  ducs 
de  Bourgogne,  d'Aquitaine  et  de  Normandie,  et  les  comtes  de 
Champagne,  de  Toulouse  et  de  Flandre ,  il  y  avait  encore 
bien  d'autres  vassaux  immédiats  de  la  couronne,  par  exem- 
ple, les  comtes  de  Vermandois,  de  Perche,  d'Anjou,  elc. 

La  cour  des  pairs  se  confondit  dans  la  suite  avec  le  parle- 
ment. 

Le  nombre  des  pairs  ecclésiastiques  resta  le  même  ;  en  re- 
vanche, celui  des  pairs  laïques  augmenta  rapidement.  Au 
commencement  du  XIV®  siècle,  les  comtés  de  Toulouse  et  de 
Champagne  et  le  duché  de  Normandie  avaient  été  réunis  à 
la  couronne  ;  Philippe-le-Bel  remplaça  les  pairs  supprimés 
du  fait  de  cette  réunion  par  les  ducs  de  Bretagne  et  les  comtes 
d^Anjou  et  d'Artois.  Peu  après,  les  comtes  de  Poitou ,  d'E- 
vreux,  de  Màcon,  de  Nemours,  d'Alençon,  et  les  barons  de 
Bourbon,  furent  élevés  à  la  pairie  ;  puis  l'usage  s'établit  de 
donner  en  apanage  des  duchés-pairies  à  tous  les  princes  du 
sang.  Avant  la  Révolution ,  outre  les  princes  du  sang ,  on 
comptait  quarante  pairs  laïques.  Les  anciens  douze  pairs 
avaient  chacun  leurs  fonctions  déterminées  lors  du  couron- 
nement. 


NOBLESSES  DE  RACE,  DE  LETTRES  ET  DE  ROBE.   291 

Les  pairs  avaient  la  préséance  sur  tous  les  autres  nobles  ; 
ainsi,  un  baron,  pair  de  France,  passait  avant  un  duc  qui  ne 
l'aurait  pas  été.  Après  les  pairs  viennent  les  ducs,  puis  les 
marquis,  les  comtes,  les  princes,  les  barons,  les  vicomtes  et 
les  châtelains.  D'après  l'édit  de  1S79,  tout  duché,  ainsi  que 
toute  pairie,  devait  fournir  un  revenu  d'au  moins  8,000  li- 
vres ;  pour  la  pairie,  ce  chiffre  fut  élevé  dans  la  suite  jus- 
qu'à 30,000.  Un  marquisat  devait  compr'ëndre  au  moins  trois 
baronnies  et  trois  chàtellenies  ;  un  comté,  deux  baronnies  et 
trois  chàtellenies,  ou  une  baronnie  et  six:  chàtellenies.  Mais 
cet  édit  n'eut  pas  de  suite,  et  l'arbitraire  royal  fut  complet 
dans  cette  matière. 

Dès  le  XIY®  siècle,  la  noblesse  de  race  et  de  naissance , 
l'ancienne  noblesse  féodale,  commença  à  être  augmentée  par 
la  nouvelle  noblesse,  de  création  royale,  la  noblesse  par  let- 
tres. Dans  la  suite,  la  concession  des  lettres  de  noblesse  de- 
vint pour  le  fisc  une  abondante  source  de  revenus.  Certains 
emplois  publics  conféraient  aussi  la  noblesse,  et  les  docteurs 
en  droit  furent  élevés,  quant  à  leur  personne,  au  rang  de 
chevalier.  La  noblesse  attachée  aux  hauts  emplois  était  ap- 
pelée noblesse  de  robe;  elle  passait  aux  descendants.  Dans  les 
emplois  moins  considérables^  elle  ne  devenait  héréditaire 
qu'après  trois  générations. 

La  distinction  en  haute  noblesse  et  simple  noblesse  n'était 
ni  aussi  précise,  ni  aussi  importante  en  France  qu'en  Alle- 
magne ;  cependant  elle  existait.  Les  seigneurs,  jusqu'aux  châ- 
telains y  compris,  formaient  la  haute  noblesse  et  portaient  le 
titre  de  chevalier,  ou  sire;  les  autres  nobles  s'appelaient 
seulement  écuyers,  ou  gentilshommes. 

On  perdait  la  noblesse  par  jugement,  ou  par  une  occupa- 
tion roturière.  Sont  censées  occupations  roturières,  le  corn- 


292       DiCLIN  DB  LA  FÉODALITÉ  EN  FRANCS. 

merce,  sauf  le  commerce  maritime,  l'état  de  fermier,  les  états 
de  procureur,  notaire,  huissier,  greffier,  etc.,  mais  non  ceux 
de  médecin,  avocat  et  juge. 

L'émancipation  des  classes  serves  avait  eu  lieu  d'abord  par 
voie  d'afirancbissements  individuels  ;  elle  eut  ensuite  lieu  par 
masses ,  lors  de  l'émancipation  des  communes  ;  mais  cette 
émancipation  concerne  surtout  la  population  urbaine. 

Cependant,  le  mouvement  communal  du  XII®  et  du  XIII® 
siècle  fut  plus  utile  à  la  population  des  campagnes  qu'on  ne 
le  penserait  au  premier  abord.  Beaucoup  de  communes  ru- 
rales reçurent  des  chartes  d'affranchissement  de  leurs  sei- 
gneurs; d'autres  entrèrent  en  relation  de  combourgeoisie 
avec  des  villes,  et  participèrent  par  là  Aux  privilèges  des  ha- 
bitants de  celles-ci. 

La  faculté  de  se  faire  reconnaître  homme  du  roi,  accordée 
à  tout  sujet,  fut  un  acte  immense  d'empiétement  de  la  royauté 
à  l'égard  des  seigneurs,  mais  dont  on  ne  connaît  pas  encore 
bien,  semble-t-il,  les  conséquences  pratiques.  Au  reste,  la 
seule  faculté  d'acquérir  le  droit  de  bourgeoisie  dans  une  com- 
mune libre,  au  moyen  d'un  séjour  d'un  an,  dut  rendre  fort 
difficile  aux  seigneurs  le  maintien  rigoureux  de  leurs  droits  sur 
les  classes  serves.  A  la  fin  des  temps  féodaux,  le  servage 
avait  à  peu  près  disparu  de  l'ancienne  France  royale,  et  ne 
se  maintenait  guère  que  dans  les  provinces  qui  étaient  au- 
trefois de  l'empire,  comme,  par  ex^nple,  la  Franche-Comté. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  retracer  l'histoire  des  destinées 
du  tiers-état,  ou  de  la  bourgeoisie,  en  France,  depuis  la  chute 
de  la  féodalité  ;  le  rdle  des  villes  dans  les  mouvements  du 
XV®  siècle  et  dans  les  parlements  ;  les  privilèges  des  bour- 
geois ;  les  institutions  des  tribus  ;  l'histoire  de  l'asservisse- 
ment des  communes  libres  sous  le  niveau  général  imposé 


TIERS- ÉTAT.    LE  SERVAGE  DISPARAIT. 


295 


par  la  royauté  absolue  ;  le  réveil  vainqueur  du  tiers-état  à 
la  fin  du  siècle  passé  ;  toutes  ces  choses  appartiennent  à  This- 
toire  politique,  ou  à  Thistoire  des  communes,  plutôt  qu'à 
celle  de  la  féodalité. 

Dans  le  midi  de  la  France,  on  remarque,  comme  dans  les 
villes  d'Italie ,  une  bourgeoisie  patricienne ,  qui  était  tenue 
comme  noble,  aussi  bien  que  la  noblesse  féodale  ;  cette  par- 
ticularité ne  se  trouve  pas  dans  le  nord. 


294      DÉCLIN  DE  LÀ  FÉODALITÉ  EN  ALLEMAGNE. 


SU. 


néelin  de  1»  fféediilité  en  AUemagne* 


En  Allemagne,  la  concession  du  privilège  de  non  evocando 
faite  aux  étais  de  Tenapire  par  la  bulle  d'or  donnée  par  Char- 
les IV,  en  1354,  et  l'abandon  que  cet  empereur  fit  aux  étals 
des  principaux  droits  d'avouerie  impériale  qui  subsistaient 
encore,  marquent  le  moment  où  la  landhoheit  est  devenue 
une  landherrlichkeit  (souveraineté  territoriale  complète),  et 
où,  à  l'empire  féodal  du  moyen  âge  succède  une  vaste  confé- 
dération d'états  présidée  par  un  empereur.  La  bulle  d'or 
constitua  aussi  d'une  manière  définitive  le  mode  électoral , 
qui  dès  lors  a  été  suivi  pour  l'élection  de  l'empereur  aussi 
longtemps  que  l'empire  d'Allemagne  a  existé. 

Ce  n'est  pas  Charles  IV  qui  a  créé  le  privilège  des  sept  élec- 
teurs ;  le  privilège  de  quelques-uns  des  princes  de  l'empire 
de  choisir  l'empereur  date  de  la  fin  du  XIII®  siècle.  L'usage 
s'était  introduit  d'abord  de  faire  présenter  à  l'assemblée  des 
états  de  l'empire  un  candidat  par  une  commission  composée 
des  plus  considérables  d'entre  les  princes.  Otton  de  Freisin- 
gen  nous  apprend  que  cela  fut  mis  en  pratique  lors  de  l'élec- 
tion de  Frédéric  l^^  :  n  Cum  de  eligendo  principe  primates 
»  consultarent  tandem  ab  omnibus  Fredericus  in  regem  subli- 
»  matur.  »  Ensuite  le  choix  lui-même  resta  aux  membres 
de  cette  commission.  En  1273  déjà,  lors  de  l'élection  de  Ro- 
dolphe de  Habsbourg,  il  n'est  plus  question  des  états  :  a  Prin- 


PRIVILÈGE   DES   ÉLECTEURS.    ÉTATS.  295 

»  dpes  electores,  quibm  in  romani  electione  régis  jtAs  œmpetit 
»  dh  antiqtw,  vos  ad  imperii  regimen  erexerimt.  » 

La  bulle  d'or  ne  fit  donc  que  confirmer  et  traduire  en  loi 
de  l'empire  le  droit  exclusif  que  l'usage  avait  conféré  aux 
sept  électeurs.  Ces  électeurs  étaient  les  trois  archevêques  de 
Mayence,  Cologne  et  Trêves,  le  palatin  du  Rhin,  le  duc  de  Saxe, 
le  margrave  de  Brandebourg  et  le  roi  de  Bohême.  Les  électeurs 
laïques  revêtaient  en  même  temps  les  quatre  emplois  princi- 
paux de  la  cour  impériale  :  le  palatin  était  Truchsess,  le  duc  de 
Saxe,  grand  maréchal,  le  margrave  de  Brandebourg,  archi- 
chambellan,  et  le  roi  de  Bohême,  grand  échanson.  Lorsqu'au 
XVn*  siècle,  le  duc  de  Bavière  reçut  la  dignité  d'électeur, 
on  créa  pour  lui  un  cinquième  office  de  cour,  celui  d'archi- 
trésorier.  Au  commencement  du  XVIIP  siècle,  on  créa  un 
neuvième  électorat  pour  le  duché  de  Brunswick  ;  l'élection  se 
faisait  à  Francfort,  et  le  couronnement  avait  lieu  à  Aix-la- 
Chapelle.  Charles-Quint  est  le  dernier  empereur  qui  ait  porté 
le  titre  de  roi  des  Lombards  ;  mais  le  successeur  désigné  à 
l'empire  portait  autrefois  celui  de  roi  des  Romains. 

Les  états  de  l'empire,  dans  la  période  de  l'histoire  d'Alle- 
magne qui  commence  à  la  bulle  d'or,  formaient  une  hiérar- 
chie dont  la  composition  et  le  rang  sont  déterminés  plus  net- 
tement et  un  peu  autrement  que  dans  l'époque  antérieure. 
Au  premier  rang  sont  les  électeurs  ;  au  deuxième  rang,  les 
princes  ecclésiastiques  et  laïques.  Parmi  les  premiers,  on 
compte  un  archevêque,  dix-neuf  évêques,  quatre  abbés,  trois 
prieurs ,  les  grands  maîtres  de  l'ordre  teutonique  et  celui 
de  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  et,  depuis  la  Réfor- 
mation, deux  évêques  de  la  confession  évangélique;  outre  les 
cinq  électeurs,  on  comptait  encore  trente-cinq  princes  laï- 
ques. Au  troisième  rang,  il  y  a  vingt-trois  prélats  immédiats 


296  DÉCLIN   DE   LÀ   FÉODALITÉ   EN   ALLEMAGNE. 

et  onze  abbesses,  deux  commandeurs  de  l'ordre  teutonique, 
quatre  chapitres  de  femmes  appartenant  à  la  confession  évan- 
gélique,  et  cent-trois  comtes  (  tous  les  seigneurs  immédiats 
et  membres  des  états  ayant  pris  le  titre  de  comte)  ;  parmi 
ceux-ci,  il  y  en  a  quelques-uns  qui,  comme  les  comtes  de 
Stolberg,  par  exemple,  étaient  tombés  dans  la  dépendance 
et  le  vasselage  d'un  prince  et  avaient  néanmoins  conservé 
le  droit  de  siéger  aux  états  ;  c'est  là  une  exception  tout  à  fait 
contraire  au  système  général  de  la  constitution  ;  à  l'inverse, 
il  y  a  aussi  des  seigneuries  immédiates  qui  n'ont  pas  de  siège 
aux  états.  Enfin,  au  quatrième  rang,  viennent  les  députés  de 
cinquante  et  une  villes.  Le  nombre  total  des  territoires  ayant 
voix  dans  les  états  était  de  deux  cent  soixante-six. 

Le  lien  qui  unit  les  états  à  l'empereur  est  toujours  le  rap- 
port féodal  y  et  l'investiture,  accompagnée  de  formalités  di- 
versifiées selon  le  rang  de  l'investi,  est  toujours  accordée  par 
l'empereur.  Le  fief  pouvait,  en  conséquence,  être  retiré  pour 
cause  de  félonie  ;  mais,  par  le  fait,  ce  lien  féodal  n'était  pres- 
que plus  sensible. 

Pour  faciliter  l'administration  de  l'empire  et  lui  donner  un 
peu  plus  de  force,  on  divisa  l'Allemagne  en  six  cercles,  dans 
lesquels  n'étaient  compris  ni  les  domaines  de  la  maison  d'Au- 
triche et  la  Bourgogne,  ni  le  territoire  du  comte  palatin. 
Cette  organisation  fiit  établie  en  1500,  sous  le  règne  de  Maxi- 
milien  1°'.  Ces  cercles  sont  ceux  de  Franconie,  Bavière, 
Souabe,  Haut-Rhin,  Bas-Rhin,  Westphalie  et  Saxe.  En  iSi2, 
on  fit  deux  cercles  des  états  du  palatin,  celui  du  Rbin>Elec- 
toral  et  celui  de  la  Haute-Saxe  ;  un  cercle  des  pays  allemands 
de  la  maison  d'Autriche,  et  un  cercle  de  la  Bourgogne.  Le 
nombre  normal  des  cercles  a  dès  lors  été  de  dix.  Chaque 
cercle  avait  sa  direction  nommée  par  les  états  du  cercle  et 


U»  CERCLES.  QUATRE  ORDRES  DE  PERSONNES.    297 

chargée  d'exécuter  les  décisions  de  la  chambre  impériale  et 
de  maintenir  la  paix  publique  ;  les  états  de  chaque  cercle 
devaient  fournir  un  contingent  déterminé  en  hommes  et  en 
aident.  Les  contingents  d'hommes  formèrent  l'armée  impé- 
riale et  remplacèrent  le  service  des  vassaux  de  l'empire  et 
des  avoueries  impériales,  qui  avaient  disparu. 

Depuis  la  poudre  à  canon,  et  particulièrement  depuis  les 
guerres  des  Hussites,  le  système  militaire  avait  changé  ;  les 
chevaliers  et  la  milice  des  villes  avaient  été  remplacés  par 
des  troupes  soldées,  que  chaque  état  se  procurait  de  la  ma- 
nière qui  lui  convenait  le  mieux. 

La  classification  des  personnes,  sous  le  double  point  de  vue 
de  la  liberté  personnelle  et  du  service  militaire  impérial,  se 
maintint  jusqu'au  XV®  siècle  ;  mais,  à  côté  de  ces  deux  prin- 
cipes dirigeants  et  des  distinctions  dont  ils  étaient  la  base, 
s'était  formé  un  troisième  principe  de  distinction  entre  les 
personnes,  tiré  de  la  profession,  qui  se  combina  avec  les  au- 
tres et  finit  même  par  les  dominer.  De  là,  la  répartition  de  la 
nation  en  haute  noblesse,  petite  noblesse,  bourgeoisie  et  ordre 
des  paysans,  résultat  de  ce  nouvel  état  de  choses. 

La  haute  noblesse  se  compose  des  princes,  des  comtes  et 
des  seigneurs  immédiats,  ou  barons  dans  le  sens  primitif  ;  ce 
sont  les  setnperfreien  des  livres  de  droit  ;  quelques  familles 
se  donnèrent  même  cette  désignation  de  semperfreien  comme 
un  titre  attaché  à  leur  nom.  Félix  Malleolus,  cité  par  Wal- 
ther,  s'exprime  ainsi  au  sujet  de  cette  classe  :  «  Majores  qui 
»  vulgo  dicti  sunt  semperfreien,  propriè  barones  vel  valms- 
»  sores  majores  dicuntur  et  de  baronia  aut  dominio  baronis 
»  investiti  sunt  ab  antiquo.  »  La  plupart  de  ces  seigneurs  pri- 
rent le  titre  de  comte  depuis  le  XV*  siècle.  Lorsqu'on  com- 
mença à  donner  aux  mittelfreien  le  titre  de  nobiles,  on  ap- 


298  DÉCLIN    DE   LA    FÉODALITÉ   EN    ALLEMAGNE. 

pela  les  semperfreieriy  majores  nohiles,  illustres,  nohiles  sumtnœ 
sortis,  et  en  allemand  hochfreien. 

Le  fondement  historique  de  la  haute  noblesse  est  donc  la 
seigneurie  immédiate,  donnant  droit  de  siéger  aux  états  ;  mais 
l'empereur  ayant ,  par  grâce  spéciale ,  commencé  à  élever 
des  individus  à  un  état  qui  n'était  pas  le  leur,  la  dignité  de 
comte  et  de  freiherr  fut  accordée  à  des  familles  qui  n'étaient 
que  ritterburtig,  par  exemple,  à  des  ministériaux  ;  et  par  le 
lait  que  l'on  avait  été  gegràffl  und  gefreiet  par  l'empereur, 
on  était  placé  dans  la  haute  noblesse.  Cet  usage  donna  lieu 
cependant  à  des  réclamations  de  la  part  de  l'ancienne  no- 
blesse d'empire,  et  il  fut  établi  que  les  nouveaux  comtes  n'au- 
raient siège  aux  diètes  qu'autant  qu'ils  posséderaient  un  ter- 
ritoire immédiat  suffisant.  Ainsi,  la  possession  de  la  haute 
noblesse  ne  rend  pas  par  elle-même  le  sujet  d'un  hndherr 
seigneur  immédiat,  et  la  seigneurie  immédiate  ne  donne  pas 
nécessairement  siège  aux  états. 

Les  mittelfreien,  consistant  dans  les  familles  d'anciens  pro- 
priétaires libres ,  vassaux  ou  ministériaux,  nés  ritterburtig 
et  vivant  eux-mêmes  conformément  à  la  rittersart,  reçurent, 
depuis  le  XV*  siècle,  le  prédicat  de  nobilis,  et  on  les  appela 
minores,  ou  inferiores  nobiles.  Par  le  changement  du  système 
militaire  et  la  cessation  du  service  militaire  féodal,  les  rap- 
ports de  profession  {rittersart),  qui  faisaient  de  l'ordre  éques- 
tre un  état  particulier,  cessèrent  ;  mais  l'état  de  naissance 
subsista  et  continua  à  former  un  corps  privilégié.  Les  fiefs 
pouvant  être  acquis  par  toutes  les  classes  d'hommes  libres, 
la  possession  d'un  fief  ne  fut  plus  une  cause  d'admission  dans 
cet  état,  et  l'on  put  voir  un  roturier  posséder  un  fief  noble.  La 
naissance  fut  donc  le  seul  caractère  distinctif  de  la  basse  no- 
blesse, et  ici  la  roture  de  la  mère  ne  nuisait  pas,  un  père 


HAUTE,    MOYENNE   ET   BASSE   NOBLESSE.  299 

noble  suffisait  ;  car  on  appliquait  le  principe  du  droit  ro- 
main d'après  lequel  la  femme  acquiert  l'état  de  son  mari. 
La  basse  noblesse  pouvait  être  conférée  par  lettres  de  l'em- 
pereur ;  cet  usage  prévalut  surtout  depuis  le  règne  de  Char- 
les rV  ;  il  existait  en  France  bien  auparavant.  Il  eut  pour 
conséquence  de  faire  mettre  en  oubli  la  preuve  des  quatre 
générations  de  liberté  ;  la  noblesse  remontant  à  quatre  gé- 
nérations, ou  noblesse  de  chapitre,  ne  fut  exigée  que  dans 
quelques  cas  tout  à  fait  spéciaux,  l'ancienne  noblesse  trouva 
elle-même  commode  de  se  faire  reconnaître  par  diplôme  im- 
l)érial.  Du  reste,  l'ennoblissement  était  un  droit  qui,  en  Alle- 
magne, était  exclusivement  réservé  à  l'empereur  ;  conféré  par 
un  prince,  il  n'aurait  pas  été  reconnu.  Vu  l'importance  qu'ac- 
quéraient les  juristes,  soit  dans  les  tribunaux,  soit  dans  les 
conseils  des  princes,  le  grade  de  docteur  en  droit  fut  aussi 
considéré  comme  conférant  la  noblesse  personnelle  ;  les  doc- 
teurs avaient  même  rang  avant  les  nobles  qui  n'étaient  pas 
personnellement  chevaliers. 

Gomme  en  France,  la  noblesse  pouvait  se  perdre  par  l'exer- 
cice d'une  profession  roturière.  La  perte  de  la  noblesse  était 
aussi  prononcée  comme  peine,  mais  ce  droit  n'appartenait 
qu'à  l'empereur.  Voici  la  formule  d'un  tel  jugement  :  «  Un 
»  tel  est  dépouillé  de  tout  honneur,  noblesse,  origine,  di- 
»  gnité,  race,  nom,  écu,  haubert,  armoiries  et  joyaux  ;  il 
))  est  rejeté  de  la  société  et  de  la  communauté  de  la  noblesse 
»  et  placé  dans  la  troupe  des  animaux  dépourvus  de  raison 
»  et  des  hommes  sans  honneur,  dont  il  s'est  montré  le  sem- 
»  blable.  » 

Dans  la  basse  noblesse,  la  chevalerie  d'empire  {reichsrit- 
terschaft)  forme  une  classe  à  part  ;  elle  se  composait  des  pos- 
sesseurs de  fiefs  immédiats  de  Tempire  qui  ne  faisaient  point 


300  DÉCLIN    DE    LA    FÉODALITÉ    EN    ALLEMAGNE. 

partie  des  états,  qui  n'étaient  pas  reichsstànde .  Au  XIV*  siè- 
cle, lorsque  la  landlioheit  n'avait  pas  encore  acquis  tout  son 
développement,  une  grande  partie  de  la  chevalerie,  surtout 
en  Souabe,  en  Franconie  et  dans  les  contrées  du  Rhin,  forma 
des  associations  dont  le  but  était  de  rendre  leurs  membres 
indépendants  de  la  landhoheit,  et  de  conserver  leur  rapport 
direct  avec  l'empire.  Ces  associations  furent  favorisées  par 
l'empereur,  qui  leur  accorda  expressément,  pour  leurs  per- 
sonnes et  leurs  possessions,  les  droits  de  sujets  immédiats,  et 
en  outre  quelques-uns  des  privilèges  attachés  à  la  landhoheit, 
ainsi  qu'une  organisation  particulière.  Cette  classe  est  ap- 
pelée moyenne  noblesse  par  quelques  écrivains  ;  dans  ses  rangs 
se  trouvent  un  certain  nombre  d'anciens  seigneurs  qui  n'ont 
pas  conservé  les  droits  d'état  d'empire. 

Dans  les  villes  où  les  schœffenharfreien  s'étaient  maintenus 
et  avaient  donné  naissance  aux  familles  {rathsfàhigen  ge- 
schlechter),  beaucoup  de  membres  de  cette  classe  conservè- 
rent la  vie  chevalière  {rittersart) ,  elles  appartenaient  par  con- 
séquent à  la  classe  des  ritterhurtigen.  Ces  familles  conmien- 
cèrent  à  porter  le  nom  de  patriciennes  au  XIV®  siècle  ;  elles 
pouvaient  posséder  des  fiefs  aussi  bien  que  les  familles  no- 
bles de  la  campagne,  et  formèrent,  dans  beaucoup  de  villes, 
une  corporation  à  part. 

Les  chevaliers  cherchèrent  bien  à  contester  ces  droits  aux 
familles  patriciennes,  sous  prétexte  qu'elles  faisaient  partie 
de  corporations  roturières,  mais  ils  échouèrent  en  général,  et 
les  patriciens  obtinrent  même  des  garanties  formelles  de  leur 
condition  de  la  part  de  l'empereur.  Au  XV®  siècle,  les  che- 
valiers prétendirent  aussi  refuser  aux  patriciens  le  droit  de 
concourir  aux  tournois,  mais  cette  exclusion  ne  fut  généra- 
lement admise  que  pour  les  personnes  qui  avaient  dérogé  en 
exerçant  des  professions  industrielles  ou  en  se  mésalliant. 


PATRICIENS,   BOURGEOIS,    PAYSANS.  SOI 

L'organisation  des  villes,  qui  en  faisait  des  communautés 
se  gouvernant  elles-mêmes,  eut  pour  effet  tout  naturel  de 
faire  de  leurs  habitants  une  classe  particulière.  Jusqu'au  XIII® 
siècle,  on  rencontre  dans  la  population  les  divers  états  qui 
existent  dans  le  reste  de  la  nation  ;  mais,  peu  à  peu,  les  re- 
lations de  ministérialité  et  de  dépendance,  ou  de  servage, 
dans  lesquelles  se  trouvaient  une  grande  partie  des  habitants 
des  villes,  s'effacèrent,  se  perdirent  de  vue,  et  les  habitants 
des  villes  formèrent  une  masse  homogène,  l'ordre  de  la  bour- 
geoisie, dans  lequel  les  idées  de  liberté  démocratique  trou- 
vèrent un  milieu  particulièrement  favorable.  Les  tribus  {zunft) 
s'opposèrent  quelque  temps  à  l'admission  des  non-libres, 
mais,  à  la  longue,  elle  eut  lieu  nonobstant. 

L'amélioration  continue  de  la  condition  des  non-libres  et 
des  demi-libres  dans  les  campagnes,  concordant  avec  un 
mouvement  en  sens  inverse  dans  la  classe  des  paysans  libres, 
la  conséquence  en  fut  la  réunion  finale  des  cultivateurs  li- 
bres et  non-libres  en  un  ordre,  ou  état  des  paysans  {bauer- 
stand),  qui  se  plaça  à  côté  de  la  bourgeoisie  et  de  la  noblesse. 
Cela  arriva  aussi  au  XY®  siècle.  Gomme  on  ne  savait  plus 
bien  à  quoi  reconnaître  la  servitude  et  la  liberté,  les  juris- 
consultes, poussés  par  le  progrès  des  idées,  estimèrent  qu'il 
fallait  présumer  la  liberté  et  prouver  la  servitude.  Les  char- 
ges résultant  du  hofrecht,  bien  qu'issues  souvent  de  la  servi- 
tude, furent  converties  en  charges  réelles,  et  parfois  impo- 
sées ,  fort  à  tort,  aux  paysans  d'origine  libre  comme  aux 
autres. 

Cependant,  on  ne  doit  pas  admettre  qu'il  y  ait  eu  une 
même  condition  juridique  pour  toutes  les  classes  renfermées 
dans  l'ordre  des  paysans;  bien  au  contraire,  des  différences 
notables  subsistèrent  et  rappellent  les  anciens  rapports.  Ainsi, 


302  DÉCLIN   DE  LA  FÉODALITÉ  EN  ALLEMAGNE. 

il  y  avait  des  paysans  qui  avaient  la  pleine  propriété  de  leur 
domaine  et  n'étaient  soumis  à  aucune  avouerie  ;  c'étaient  les 
successeurs  des  anciens  freiebauem  et  des  schœffenbarfreien, 
qui  avaient  embrassé  l'état  de  paysans  ;  d'autres  tenaient 
leur  terre  en  fermage^  ou  en  emphythéose,  soit  à  titre  héré- 
ditaire, soit  à  temps  ;  d'autres  encore,  bien  que  libres  et  pro- 
priétaires, étaient  soumis  à  la  schutzherrschaft  d'un  seigneur 
auquel  ils  devaient  un  cens;  ceux-ci  rappellent  les  biergel- 
dm  et  les  vogtleuten  ;  d'autres  n'étaient  encore  que  demi-li- 
bres et  rappellent  les  lassi.  Mais  les  droits  de  ces  diverses 
classes  ne  se  conservant  guère  par  des  documents  écrits,  et 
donnant  fréquemment  lieu  à*  contestation,  ces  classes  Turent 
souvent  prises  les  unes  pour  les  autres  ;  les  rapports  juridi- 
ques des  unes  furent  appliqués  aux  autres,  et  il  finit  par  y 
avoir  entre  elles  une  très  grande  confusion. 


CHAPITRE  III 


DU  CONTRAT  FÉODAL 


»o» 


SECTION  PREMIÈRE. 


DE  LA  FORMATION  DU  RAPPORT  FÉODAL. 


Les  anciens  jurisconsultes  ont  donné  du  contrat  féodal  di- 
verses définitions. 

Le  livre  des  fiefs  définit  le  fief  :  «  Quod  ex  benevolentia 
alieni  ita  datur  ut  proprietate  qnidem  rei  immobilis  bene/i- 
ciatœ  pênes  dantem  rémanente,  ususfructus  illim  rei  ita  ad 
accipientem  transeat,  ut  ad  eum  heredesque  suos,  si  de  his  no- 
minatim  dictum  fuit,  in  perpetuum  maneant.  » 

Gujas  le  définit  plus  brièvement  :  «  Jus  in  prœdio  aliéna;  » 
et  Dumoulin  :  a  Servitus  quœdam  aut  quasi  servitus.  » 

Scbilter  définit  le  contrat  féodal  :  «  Conventio  sodalis  qua 
dominus  rem  in  feudum  confert  vasallo  protectionem  desuper 
pramittens  et  vasallus  ob  eam  rem  domino  fidelitatem  prœstat.yy 

Struvius  s'exprime  en  ces  termes  :  u  Feudum  est  jus  do- 
mina utilis  in  re  immobili,  a  domino  directo  vasallo  et  ejus 

HÉM.   ET  DOCUM.  XVI.  10 


30i  DE  LA  FORMATION   DU  RAPPORT  FÉODAL. 

heredihm  masculis-concessum^  ut  fidelitas  et  servitia  militaria 
prœstarentur ,  » 

Nettelblatt  :  «  Jus  est  res  cujt^  dominium  in  utile  et  direc- 
tum  divisum  est  sub  conditione  tnutuœ  fidelitatis,  » 

Hervé  dit  :  «  Le  fief  est  une  convention  faite  à  la  charge 
d'une  reconnaissance  toujours  subsistante  qui  doit  se  mani- 
fester de  la  manière  convenue.  » 

Toutes  ces  dispositions,  et  mainte  autre  que  nous  pour- 
rions ajouter,  ont  le  double  défaut  d'être  à  la  fois  trop  larges 
et  trop  étroites.  Elles  peuvent  s'appliquer  à  autre  chose  que 
le  fief,  et  ne  s'adaptent  pas  à  plusieurs  des  modes  d'existence 
que  le  fait  juridique  dont  il  s'agit  a  revêtus.  Une  institution 
aussi  complexe  peut  se  décrire,  se  raconter  et  non  se  définir. 

Les  objets  qui  peuvent  être  inféodés  sont  :  a)  un  fonds  de 
terre  ;  h)  un  droit  public,  tel  que  ceux  de  comté,  d'avoue- 
rie,  et  de  juridiction;  c)  un  revenu  privé,  comme  celui  d'un 
moulin  banal,  d'un  péage,  d'une  dime. 

Ces  divers  objets  supposent  tous  la  possibilité  de  la  durée 
de  la  jouissance  du  vassal,  et  de  la  transmission  de  cette 
jouissance  à  ses  successeurs ,  ce  qui  est  une  des  conditions 
essentielles  du  contrat  féodal.  Par  ce  motif,  un  bien-meuble 
ne  saurait  devenir  l'objet  du  contrat  féodal. 

Voyons  maintenant  qui  peut  inféoder,  et  qui  peut  rece- 
voir en  fief. 

Sur  cette  matière,  le  droit  féodal  allemand  avait  établi  une 
doctrine  plus  systématique  qu'aucun  autre  et  entièrement  à 
part.  Nous  l'exposerons  en  premier  lieu,  d'après  les  rensei- 
gnements que  fournit  le  SachsenspiegeL 

La  capacité  féodale  était,  en  Allemagne,  en  rapport  direct 
avec  le  heerschild,  c'est-à-dire  avec  la  capacité  militaire  ; 
cela  est  une  conséquence  de  l'origine  de  la  féodalité  dans  ce 


CAPACITÉ   FÉODALE.  305 

pays,  puisqu'elle  avait  été  introduite  et  développée  essentiel- 
lement en  vue  du  service  impérial. 

Ainsi,  celui  qui  appartient  à  une  des  catégories  du  heer- 
Khild,  qui  a  un  hoticlier,  est  par  là  même  capable  de  devenir 
partie  dans  une  inféodation.  Le  bouclier  est  le  symbole  et  la 
marque  de  la  plénitude  du  droit  et  de  la  capacité  militaire  ; 
ceux  qui  ont  le  droit  de  le  porter  sont  susceptibles  de  deve- 
nir chevaliers  ;  ils  sont  ritterburtig,  suivant  le  terme  con- 
sacré. Celui  qui  n'a  pas  de  bouclier,  ou  plutôt  de  heerschild, 
n'est  pas  ritterburtig,  ce  qui,  dans  le  système  féodal  allemand, 
veut  dire  qu'il  n'est  pas  noble.  Cependant,  il  est  à  observer 
que  l'on  peut  avoir  un  heerschild  sans  être  soi-même  guer- 
rier ;  dans  ce  cas,  on  a  un  remplaçant.  Ainsi,  les  dignitaires 
ecclésiastiques,  même  une  abbesse,  ont  un  heerschild;  c'est 
ce  que  le  droit  germanique  appelle  gemachte  ritterschaft  (no- 
blesse créée).  Cette  étroite  dépendance  de  la  capacité  féodale 
et  du  heerschild  implique  le  but  essentiel  de  l'inféodation,  sa- 
voir, le  service  de  chevalier  dû  par  le  vassal  à  son  seigneur. 

Nous  avons  mentionné,  dans  le  chapitre  précédent,  quels 
étaient  les  divers  degrés  du  heerschild  et  leur  rapport  avec 
la  hiérarchie  féodale  allemande.  D'après  Eichorn,  chaque  de- 
gré du  heerschild  forme  une  classe ,  ou  catégorie  distincte , 
d'hommes  libres;  d'autres,  et  spécialement  Weiske,  estiment 
que  les  degrés  du  heerschild  se  fondent  uniquement  sur  le 
rapport  féodal  et  ne  comprennent  que  les  possesseurs  de  fiefs. 
Cette  dernière  opinion  soulève  cependant  une  objection  très 
sérieuse  ;  en  fait ,  le  service  de  chevalier  était  fourni  aussi 
par  des  propriétaires  de  terres  non  féodales,  de  terres  libres 
{alleux)y  eigen,  selon  l'expression  du  droit  allemand.  En  ou- 
tre, le  roi,  qui  forme  le  premier  degré,  et  qui  est  à  la  tète 
de  tout  le  heerschild ,  n'est  pas  seulement  le  premier  suze- 


306        DE  LA  FORMATION  DU  RAPPORT  FÉODAL. 

rain,  mais  aussi  le  dépositaire  du  pouvoir  impérial  ;  il  com- 
mande Farmée  de  l'empire,  non-seulement  d'après  le  droit 
féodal  {lehnrecht),  mais  aussi  d'après  le  droit  du  pays  (land- 
recht),  et  ces  deux,  systèmes  de  droit  ont  toujours  figuré  pa- 
rallèlement. Les  trois  degrés  suivants  du  heerschili  renfer- 
ment la  noblesse  ;  savoir  :  le  deuxième,  les  princes  ecclésias- 
tiques ;  le  troisième ,  les  princes  laïques  ;  le  quatrième ,  les 
seigneurs  (freie  herren),  vassaux  ou  non-vassaux  des  princes. 
Les  trois  derniers  degrés  renferment  l'ordre  des  hommes  li- 
bres :  le  cinquième  renferme  les  hommes  libres  vassaux  des 
seigneurs,  ou  propriétaires  indépendants;  le  sixième,  les 
hommes  libres  vassaux  d'hommes  du  cinquième  degré  ;  le 
septième  degré  comprend  les  hommes  libres  non-ritterburtig, 
c'est-à-dire  non-nobles,  et  qui,  ne  devant  pas  le  service  de 
chevalier,  font  cependant  partie  de  l'armée,  mais  avec  un 
droit  militaire  incomplet.  Ainsi,  d'après  le  Sachsensjriegel,  le 
troisième  et  le  sixième  degrés  seuls  contiennent  exclusive- 
ment des  hommes  engagés  dans  le  lien  féodal,  tandis  que, 
dans  les  quatrième  et  cinquième  degrés,  le  vasselage  n'est 
pas  une  règle  absolue  :  le  quatrième  degré  renferme  des  sei- 
gneurs propriétaires  d'alleux,  et  le  cinquième  degré  ren- 
ferme, à  côté  des  vassaux  des  seigneurs ,  la  classe  entière 
des  hommes  libres,  dont  la  propriété  supporte  le  service  à 
cheval;  cette  classe  que  les  juristes  appellent  les  schceffeti'- 
baren,  savoir,  ceux  qui,  par  naissance,  peuvent  être  éche- 
vins.  D'après  les  principes  admis  dans  le  Sachsenspiegely  celui 
qui  devient  vassal  de  son  égal  descend  d'un  degré  dans  la 
hiérarchie. 

Le  Schwabenspiegel  est  d'accord  avec  le  droit  des  Saxons 
sur  ces  divers  points,  à  quelques  nuances  près  ;  cependant, 
il  semble  considérer  aussi  le  septième  degré  du  heersehild 


CAPACITÉ   FÉODALE.  307 

comme  comportant  la  capacité  féodale ,  car  il  déclare  inca> 
pables  ceux  qui  sont  en  dehors  du  septième  degré.  Les  deux 
codes  sont  d'accord ,  en  ceci  que  la  capacité  féodale  cesse 
avec  le  heerschild.  A  cette  limitation  de  la  capacité  féodale 
se  rapporte  la  règle  du  Sachsenspiegel ,  «  le  bénéfice  ne  va 
pas  au  delà  de  la  sixième  main ,  d  règle  sur  la  généralité 
et  l'exactitude  de  laquelle  il  reste  d'ailleurs  quelque  doute. 

Des  principes  que  nous  venons  de  poser,  on  peut  déduire  que 
telles  classes  de  personnes  sont  incapables  de  donner  et  de  rece- 
voir un  fief  :  ce  sont  les  femmes,  les  clercs,  sauf  l'exception  déjà 
mentionnée  en  faveur  des  seigneurs  ecclésiastiques  ;  les  pay- 
sans vivant  du  travail  de  la  terre,  auxquels  le  port  de  l'épée 
et  de  la  lance  est  interdit  ;  les  marchands  (ceux-ci  pouvaient 
porter  l'épée  en  voyage  seulement,  suspendue  à  la  selle,  et 
pour  se  défendre  contre  les  brigands)  ;  enfin,  tous  ceux  qui 
ne  sont  pas  ritterhurtig,  c'est-à-dire  ceux  dont  le  père  et  le 
grand-père  n'ont  pas  vécu  en  chevaliers ,  et  ceux  qui  sont 
sans  droit  {recktlosé),  tels  que  les  bannis  et  les  enfants  na- 
turels. 

L'abaissement  dans  la  hiérarchie  du  heerschild  était  cause 
que  l'abaissé  ne  pouvait  plus  acquérir  où  même  conserver  la 
seigneurie  vis-à-vis  de  certaines  personnes. 

En  général ,  le  fils  conserve  le  rang ,  l'écu  de  son  père  ; 
mais  il  peut  descendre  de  ce  rang  lorsqu'il  est  issu  d'un  ma- 
riage inégal ,  d'une  mésalliance,  ou  en  devenant  vassal  de 
celui  qui  est  au  même  rang  que  lui  ;  cet  abaissement  sub- 
siste pendant  deux  générations,  lors  même  que  le  lien  féo- 
dal a  cessé.  Ainsi ,  le  petit-fils  seulement  de  celui  qui ,  le 
premier  de  sa  race,  a  mené  la  vie  de  guerrier,  peut  être  armé 
chevalier.  Cette  exigence  de  trois  générations  pour  établir  le 
rang  parcdt  reposer  sur  l'idée  d'une  sorte  de  prescription 


308       DE  LA  FORMATION  DU  RAPPORT  FÉODAL. 

immémoriale.  Il  est  assez  curieux  que  le  vasselage  auquel  on 
s'est  soumis,  en  expiation  d'un  meurtre  {feudum  pcBnœ),  ne 
nuise  pas  aux  enfants. 

L'élévation  dans  la  hiérarchie  du  heerschild  a  lieu  lorsqu'on 
passe  d'un  ordre  civil  dans  un  ordre  ou  état  plus  élevé,  par 
exemple,  lorsqu'un  simple  homme  libre  devient  chevalier,  ou 
lorsqu'un  seigneur  devient  prince  par  l'acquisition  d'un  fief 
de  drapeau  (fahnlehen) , 

La  doctrine  du  heerschild  répond  à  cette  question  :  qui 
peut  recevoir  un  fief?  Sur  la  question  :  qui  peut  inféoder? 
il  faut  seulemeilt  remarquer  que,  pour  inféoder,  il  faut  être 
maître  du  bien  qu'on  inféode  et  en  avoir  la  possession. 

L'inféodation  faite  ou  reçue  par  celui  qui  n'a  pas  de  heer- 
schild ne  crée  pas  un  vrai  rapport  féodal  ;  toutefois,  elle  n'est 
pas  entièrement  sans  effet.  En  général,  si  un  capable  inféode 
à  un  incapable,  la  convention  tient  vis-à-vis  de  lui,  mais  elle 
ne  lie  pas  son  successeur  ;  de  même,  si  un  incapable  inféode 
à  un  capable,  ce  dernier  n'est  pas  en  droit  de  demander  le 
renouvellement  du  fief  au  successeur  de  l'incapable.  Ainsi, 
dans  les  deux  cas,  le  contrat  ne  vaut  que  pour  la  personne 
des  contractants. 

Exceptionnellement,  des  incapables,  tels  que  femmes,  ou 
clercs,  peuvent  inféoder  tout  fief  qui  n'est  pas  tenu  au  ser- 
vice impérial,  par  exemple,  un  fief  de  château  (burglehn),  ou 
un  fief  ecclésiastique  (kirchlehn),  et  cette  inféodation  lie  les 
successeurs. 

Lors  bien  même  qu'ils  jouissent  d'un  fief,  les  incapables, 
par  manque  de  heerschild,  ne  peuvent  siéger  dans  une  cour 
féodale,  ni  y  prêter  un  témoignage,  ni  y  fausser  un  juge- 
ment. 

En  ce  qui  concerne  la  position  des  femmes ,  le  seigneur 


CAPACITÉ  FÉODALB.  309 

peut,  au  lieu  du  service  impérial,  exiger  d'elles  un  impôt  de 
guerre  ;  leur  incapacité  peut  aussi ,  dans  une  certaine  me- 
sure, être  suppléée  par  un  tuteur. 

En  France,  les  règles  sur  la  capacité  féodale  furent  moins 
sévères  et  moins  strictement  observées.  Une  ordonnance  de 
4275,  rendue  par  Philippe  III  (le  Hardi),  ordonne  au\  non- 
nobles  qui  avaient  acquis  des  ffefs  dans  la  mouvance  du  roi, 
ou  de  ses  vassaux  immédiats  ou  médiats,  de  les  rendre  ou  de 
payer  au  roi  trois  années  de  revenus.  Ainsi,  de  bonne  heure  les 
non-nobles  acquirent  des  fiefs ,  et ,  bien  qu'on  n'envisage&t 
pas  cela  comme  régulier,  on  se  contentait  de  les  imposer  ; 
cette  imposition,  devenue  la  règle,  fut  plus  tard  réduite  à  un 
an  de  revenus  ;  on  l'appelait  droit  de  franc- fief. 

Les  femmes  furent  aussi  admises,  en  France,  à  posséder 
des  fiefs,  du  moins  dans  beaucoup  de  coutumes,  bien  que 
cela  fat  contraire  à  la  règle  générale  connue  jsous  le  nom  de 
loi  salique  ;  les  fiefs  qui  ne  passaient  pas  aux  femmes  étaient 
appelés  /fe/s  masculins. 

Après  avoir  recherché  qui  peut  inféoder  et  recevoir  en 
fief,  voyons  comment  s'opère  l'engagement,  le  contrat  féodal. 

La  formation  du  rapport  féodal ,  l'inféodation ,  nécessite 
toujours  un  acte  solennel  qui  sert  à  former  le  lien  personnel  ; 
cette  formalité  est  l'hommage.  Le  vassal,  tête  nue,  mettait 
ses  deux  mains  entre  les  mains  de  son  seigneur,  assis  et  cou- 
vert; c'est  l'ancienne  forme  de  la  recommandation  {sese  ira- 
dere)  ;  le  vassal  recevait  du  seigneur  un  baiser  sur  la  bou- 
che (osculo  pacis),  puis  il  prétait  serment.  Dans  le  latin  du 
moyen  âge,  l'hommage  se  nomme  hominium  ;  en  vieil  alle- 
mand, manscape,  ou  hulde.  Dans  le  droit  lombard,  l'hom- 
mage se  nomme  vassalagium.  Le  mot  hammage  ne  se  trouve 
pas  dans  le  livre  des  fiefs,  mais  seulement  celui  de  fidélité. 


340  DE  LA  FORMATION  DU  RAPPORT  FÉODAL. 

qui ,  dans  le  droit  féodal  français ,  a  un  sens  diffërent.  La 
fidélité  exprime  les  devoirs  du  sujet ,  et  Thommage  les  en- 
gagements du  vassal  ;  ainsi,  la  fidélité  était  due  au  seigneur 
justicier,  et  Thommage  au  seigneur  féodal. 

Phillips,  dans  son  Histoire  du  droit  anglais,  distingue  aussi 
la  fidélité  de  Thommage ,  en  ce  sens  qu'hommage  exprime 
rengagement  pris  en  raison  d'un  bien  donné  en  fief.  Phillips 
croit  que  la  même  distinction  existait  dans  le  droit  féodal 
germanique.  D'après  lui,  manscape  serait  l'hommage,  et  hulie 
la  fidélité,  mais  cette  opinion  doit  être  rejetée  ;  la  distinction 
française  entre  fidélité  et  hommage  n'existe  point  en  Alle- 
magne, et,  s'il  y  a  une  différence  d'acception  entre  manscape 
et  hulde,  c'est  que  manscape  désigne  la  partie  mimique  de  la 
cérémonie,  et  hulde  le  serment  prêté  par  le  vassal. 

Le  droit  féodal  français  fait  aussi  une  distinction  entre 
l'hommage  simple  et  l'hommage  lige  :  l'hommage  simple  peut 
être  fait  à  plusieurs,  l'hommage  lige  ne  peut  être  fait  qu'& 
un  seul,  «  comme  étant  le  plus  étroit  lien  qui  serre  la  per- 
sonne dans  l'usage  des  fiefs  »,  disent  les  feudistes.  En  effet, 
l'hommage  lige  contient  la  promesse  de  servir  son  seigneur 
envers  et  contre  tous  ;  d'où  il  résulte  nécessairement  qu'il 
ne  peut  être  rendu  qu'à  un  seul.  Dans  le  cérémonial  de  l'hom- 
mage lige,  le  vassal  se  mettait  à  genoux  devant  le  seigneur, 
tandis  que,  d'ordinaire,  pour  l'hommage  simple,  le  vassal 
était  debout. 

L'hommage  est  dû  à  toute  mutation  du  seigneur  ou  du 
vassal,  quelle  que  soit  la  naissance  de  l'un  ou  de  l'autre  ;  en 
sorte  qu'en  France,  où  le  roturier  peut  avoir  des  fiefs  et  en 
donner,  son  vassal  noble  lui  devrait  l'hommage;  de  même, 
un  ecclésiastique,  quelle  que  soit  sa  dignité,  n'est  point  dis- 
pensé de  l'hommage  à  raison  des  fiefs  qu'il  possède,  soit 


HOMMAGE.    INVESTITURE.  344 

comme  propriétaire,  soit  comme  titulaire  de  bénéfice.  Le  vas- 
sal devait  rendre  hommage  en  personne  et  non  par  procu- 
reur. II  y  avait  exception  à  cette  règle,  en  France,  pour  le 
roi,  jusqu'à  Tordonnance  de  4302,  qui  permit  de  réunir  un 
fief  servant,  confisqué  pour  félonie,  confiscation,  aubaine, 
déshérence,  ou  autrement,  au  domaine  royal,  déchargé  de 
la  mouvance  du  seigneur  de  qui  il  relevait,  sauf  indemnité. 
Les  religieuses  sont  aussi  dispensées  de  faire  Thommage  en 
personne.  Le  mari  pouvait  le  faire  pour  les  fiefs  de  sa  femme  ; 
l'atné  noble  le  faisait  tant  pour  lui  que  pour  ses  putnés. 

L'hommage  est  suivi  de  la  délivrance  du  fief,  ou  investi- 
ture. Le  droit  féodal  germanique  employait  diverses  formes 
symboliques  dans  cette  occasion.  Les  fiefs  princiers,  ou  fiefs 
de  souveraineté  laïque,  étaient  symbolisés  par  le  drapeau,  et 
de  là  appelés  fahnlehen;  les  fiefs  princiers  ecclésiastiques 
l'étaient  avec  le  sceptre.  Les  fiefs  militaires  non-princiers 
s'investissaient  avec  le  gantelet  ;  c'était  ainsi  que  le  prince 
investissait  le  comte,  et  le  comte  l'avoué  (schultheiss).  Pour 
une  terre  donnée  en  fief,  on  se  servait  d'un  rameau  ;  pour 
un  fief  ecclésiastique  ordinaire,  d'une  clef.  Il  y  avait  aussi 
l'investiture  du  chapeau,  ou  capuchon,  que  le  seigneur  po- 
sait sur  la  tète  de  son  vassal.  Les  images  qui  nous  ont  été 
conservées  des  divers  actes  du  droit  féodal  germanique, 
dont  Kopp  a  publié  une  collection,  présentent  des  exemples 
de  ces  divers  symboles  et  de  quelques  autres  encore. 

D'après  la  règle,  on  investissait  du  fief  l'acquéreur  et  sa 
descendance,  et  cette  clause  se  supposait  du  fait  du  silence, 
tandis  que  le  contraire  devait  être  exprimé  ;  on  nommait, 
dans  le  droit  germanique,  en  raison  de  cela,  fief  paternel,  ou 
fief  ancien  (feudum  patemum  vel  antiquum),  celui  qui  reve- 
nait au  feudataire  d'un  prédécesseur  ayant  avec  son  succea- 


312  DE  LA  FORMATION  DU  «APPORT  FÉODAL. 

seur  un  auteur  commun  ayant  joui  du  fief,  tandis  qu'on  ap- 
pelait fief  nouveau  (  feudum  novum  )  celui  qui  arrive  à  un 
collatéral  du  premier  possesseur.  Il  fallait ,  pour  que  l'on 
héritât  d'un  fief  dans  cette  dernière  condition,  une  conven- 
tion particulière  dans  le  pacte  d'investiture  {feudum  novum 
jure  antiqui  concessum).  Une  convention  pouvait  aussi  rendre 
le  fief  révocable  à  volonté,  ou  bien  au  bout  d'un  temps  dé- 
terminé, ou  à  la  mort  du  feudataire.  Lorsque  plusieurs  per- 
sonnes étaient  investies  en  même  temps  du  même  fief,  il  y 
avait  coinvestiture.  D'après  le  droit  lombard ,  on  supposait 
des  parts  faites  aux  coinvestis.  Le  droit  allemand  voyait,  au 
contraire,  dans  la  coinvestiture,  une  véritable  indivision  ; 
cette  distinction  a  surtout  de  l'importance  dans  la  question  de 
la  succession  au  fief.  L'investiture  pouvait  enfin  être  pro- 
visoire et  éventuelle  lorsqu'elle  était  promise  pour  le  cas  où 
le  fief  deviendra  disponible  ;  c'est  ce  qu'on  appelait  une  ex- 
pectative. Ce  cas  était  fréquent. 

Nous  avons  vu  comment  le  fief  était  constitué  ;  il  nous  reste 
à  dire  un  mot  des  diverses  sortes  de  fiefs  qui  pouvaient  être 
établis  au  moyen  de  l'inféodation . 

Le  partage  de  la  propriété  complète  en  un  droit  sur  la  sub- 
stance et  un  droit  sur  l'usage  de  la  chose,  et  la  fidélité  réci- 
proque à  laquelle  s'engagent  les  deux  personnes  revêtues 
de  ces  droits,  constituent  l'essence  du  contrat  féodal.  A  ces 
caractères,  on  reconnaît  le  fief  de  ce  qui  n'est  pas  fief  ;  ce 
sont  les  conditions  essentielles  du  contrat ,  disent  les  feu- 
distes. 

Les  conditions,  qui,  selon  la  loi  féodale,  accompagnent  or- 
dinairement le  contrat,  mais  qui  pourraient  en  être  séparées 
sans  que  le  contrat  cessât  d'être  lui-même,  sont  appelées  les 
conditions  naturelles. 


CONDITIONS   DU   CONTRAT.  343 

Les  lois  féodales  étant  différentes  dans  les  divers  pays,  et 
même  de  province  à  province,  ces  conditions  naturelles  ont 
beaucoup  varié. 

Bornons-nous  ici  à  indiquer  les  conditions  naturelles  ad- 
mises d'après  le  droit  féodal  lombard ,  qui  était  considéré , 
jusqu'à  un  certain  point ,  comme  le  droit  commun,  faisant 
règle  à  défaut  de  loi  ou  de  coutume  spéciale  appartenant  au 
pays  même. 

Le  droit  lombard  envisage  comme  conditions  naturelles 
des  fiefs  : 

4®  Que  le  fief  soit  établi  sur  une  chose  immobilière,  ou 
susceptible  d'être  assimilée  à  un  immeuble. 

2^  Que  le  vassal  jure  le  serment  de  fidélité. 

3®  Qu'il  soit  obligé  envers  son  seigneur  au  service  mili- 
taire. 

k^  Qu'il  ne  puisse  aliéner  le  fief  sans  le  consentement  de 
son  seigneur. 

H^  Que  le  fief  passe  aux  descendants  mâles  du  premier 
possesseur. 

6^  Que  la  demande  du  renouvellement  de  l'investiture 
doive  être  faite  à  chaque  changement  de  la  personne  du  sei- 
gneur. 

7^  Que  le  seigneur  ait  la  juridiction  sur  ses  vassaux. 

S^  Que  le  fief  se  perde  par  suite  de  la  violation  des  obli- 
gations qu'il  impose. 

Nous  reviendrons  sur  la  plupart  de  ces  points  lorsque  nous 
traiterons  des  effets  du  contrat  féodal.  Nous  les  indiquons 
préliminairement  ici,  pour  faire  comprendre  ce  qu'on  enten- 
dait, dans  la  langue  féodale,  par  le  fief  proprement  dit,'  le 
fief  ordinaire,  ou  régulier  {feudum  rectum)  y  par  opposition 
aux  autres  espèces  de  fiefe,  aux  fieb  impropres. 


346  DE  LA  FORMATION  DU   RAPPORT  FEODAL. 

Cette  distinction  date  évidemment  d'une  époque  où  le  ser- 
vice militaire  n'était  plus  exigé  en  France,  le  pouvoir  cen- 
tral s'étant  réservé  à  lui  seul  le  droit  de  guerre  ;  les  fiefs 
d'bonneur  sont  donc  les  anciens  fiefs  militaires,  où  Tobliga- 
tion  principale  du  vassal,  ayant  cessé,  n'a  pas  été  remplacée 
par  d'autres.  D'après  certains  auteurs,  ces  fiefs  sont  aussi 
appelés  fiefs  nobles,  parce  que,  disent-ils,  la  nobilité  du  fief 
ne  se  règle  pas  par  la  condition  de  la  personne  qui  le  reçoit, 
mais  par  la  loi  de  la  concession.  Dans  ce  point  de  vue,  le 
fief  de  profit  serait  fief  roturier.  D'Ârgentré  {Coutume  de  Bre- 
tagne), Gaseneuve  {Traité  du  franc-alleu),  deLaurière  {Glos- 
saire du  droit  français),  assimilent  complètement  le  fief  d'hon- 
neur et  le  fief  noble ,  le  fief  de  profit  et  le  fief  roturier  ; 
cependant,  il  était  d'usage  plus  général,  en  France,  de  ré- 
server l'épitbète  de  fief  noble  aux  fiefs  auxquels  la  justice 
était  annexée. 

En  Allemagne,  et  dans  le  droit  lombard,  cette  distinction 
n'existe  pas,  car  un  fief  de  profit  ne  serait  pas  considéré 
comme  fief. 

Le  droit  français  nomme  fiefs  de  danger  ceux  qui  sont  su- 
jets à  la  commise,  lorsque  le  vassal  n'a  pas  satisfait  aux  de- 
voir»  du  fief  dans  un  temps  marqué,  ou  lorsqu'il  a  aliéné  le 
fief  sans  la  permission  du  seigneur,  ou  lorsqu'il  a  pris  pos- 
session du  fief  avant  d'avoir  prêté  bommage.  Il  est  à  présu- 
mer que  les  anciens  fiefs  étaient  tous  de  danger,  et  que  la 
distinction  est  née  de  l'adoucissement  des  coutumes,  qui  ont, 
par  exemple,  exigé  que  le  vassal  qui  n'avoue  pas  le  fief, 
lorsque  le  seigneur  a  cbangé,  soit  mis  en  demeure  avant  que 
l'on  prononce  la  commise ,  c'est-à-dire  la  reprise  du  fief  par 
le  seigneur.  Ainsi,  les  fiefs  lombards  étaient  toujours  fiefs  de 
danger. 


ESPÈCES   DE   FIEFS.  317 

Nous  mentionnerons  encore  ici  le  fief  rendable  {feudum 
reddibilé)y  qui  n'est  pas,  comme  quelques-uns  Tont  cru,  un 
fief  réversible  au  seigneur  par  le  décès  du  vassal  sans  posté- 
rité ;  c'est  un  fief  dans  la  concession  duquel  le  seigneur  s'est 
réservé  de  le  reprendre  temporairement,  en  cas  de  guerre 
ou  d'autre  nécessité;  c'est  le  même  qui,  selon  Rosenthal, 
s'appelait ,  en  Allemagne ,  ein  offenes  haus  (une  maison  ou- 
verte). 

La  qualité  de  rendable  n'est  pas  naturelle,  et  elle  doit  se 
trouver  dans  le  pacte  d'investiture.  On  appelait  aussi  ce  fief 
fief  de  retraite,  parce  que  le  vassal  est  obligé  de  recevoir  le 
seigneur  et  de  lui  donner  retraite  lorsqu'il  en  a  besoin.  Quel- 
quefois ,  le  seigneur  pouvait  garder  le  château  ou  la  forte- 
resse du  vassal  un  temps  indéfini  ;  ordinairement,  il  devait 
se  retirer  quarante  jours  après  la  guerre  terminée. 

c)  D'après  le  devoir  spécial  imposé  au  vassal ,  on  avait 
aussi  différentes  espèces  de  fiefs.  Ainsi,  le  fief  de  garde  {feu- 
dum  guardiœ),  qui  est  la  récompense  du  vassal  chargé  de  la 
garde  d'un  château.  Dans  le  droit  germanique ,  ce  fief  cons- 
tituait, sous  le  nom  de  burgkhn  {feudum  castreme),  une  es- 
pèce de  fief  bien  distincte.  Ce  genre  de  service  était,  en  Alle- 
magne ,  considéré  comme  moins  onéreux  que  le  service  de 
campagne,  et  des  femmes,  ainsi  que  des  ecclésiastiques,  pou- 
vaient recevoir  cette  sorte  de  fief,  parce  qu'un  tel  service 
n'était  pas  service  impérial.  Il  est  de  Tessence  des  burglehn 
que  le  vassal  habite  le  château  qui  lui  est  confié. 

Il  y  a  une  autre  espèce  de  fief  de  garde,  ou  feudum  custodiœ; 
c'est  celui  que  le  seigneur  donne  provisoirement  pendant  la 
minorité  du  vassal ,  lorsque  le  seigneur  ne  remplit  pas  lui- 
même  les  fonctions  de  tuteur.  En  France,  on  appelait  la  tutelle 
féodale  garde  noble.  Le  feudum  guastaldiœ  était  donné  en  ré- 


348  DE  LA   FORMATION   D13    RAPPORT  FKODAL. 

compense  pour  la  charge  d'intendant  d'un  domaine.  Le  feu- 
dumadvocatiœ  a  quelque  rapport  avecle  précédent,  car  l'avoué 
(vogt)  est  appelé  guastaldus  dans  les  lois  des  Lombards  ;  mais 
ce  terme  s'appliqua  plus  tard  essentiellement  à  l'officier  laï- 
que qui  gérait  un  bénéfice  ecclésiastique,  et  faisait  en  lieu 
et  place  du  seigneur  ecclésiastique  les  prestations  qui  ne  pou- 
vaient être  faites  par  des  clercs.  Le  feudwn  de  cavena  est  la 
récompense  donnée  à  un  maître  d'hôtel,  ou  majordome.  Le 
feudum  procurationis  obligeait  le  vassal  à  fournir  certains  re- 
pas au  seigneur  et  à  ses  gens.  Le  fief  de  plejure  oblige  le  vas- 
sal à  se  porter,  en  certains  cas,  caution  de  son  seigneur. 

d)  Enfin,  on  distingue  les  fiefs  d'après  la  nature  de  la  chose 
inféodée.  Nous  trouvons  spécialement  dans  le  droit  allemand 
les  espèces  suivantes  : 

1^  Le  fief  en  expectative  {lehn  mit  gedinge).  Cette  espèce  a 
lieu  lorsqu'un  même  bien  est  concédé  à  deux  personnes,  de 
manière  que  l'une  en  ait  la  jouissance,  et  que  l'autre  ait  la 
promesse  d'obtenir  cette  jouissance  daos  le  cas  où  le  posses- 
seur actuel  mourrait  sans  héritier. 

Remarquons  que  ceci  est  l'expectative  d'un  fief  déterminé, 
si  le  seigneur  a  seulement  promis  de  donner  en  fief  à  quel- 
qu'un le  fief  qui  deviendra  vacant  ;  cette  promesse  constitue 
une  expectative  indéterminée  {anwartung).  En  général,  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  les  héritiers  de  celui  qui  a  promis  l'ex- 
pectative ne  sont  pas  tenus  par  la  promesse  de  leur  auteur, 
le  promettant  seul  est  lié.  Mais,  dans  l'expectative  détermi- 
née ,  le  fief  devenu  vacant  passe  de  droit  à  celui  qui  en  a 
l'expectative,  tandis  que,  dans  l'expectative  à  première  va- 
cance, le  fief  revient  au  suzerain  ;  d'où  il  suit  qu'en  cas  de 
conflit,  l'expectative  déterminée  l'emporte  sur  l'indétermi- 
née, même  plus  ancienne  en  date. 


ESPÈCES   DE   FIEFS.  319 

i?  Le  fief  éF otage  (pfandlehn)  ;  c'est  celui  que  le  créancier 
reçoit  pour  sûreté  de  sa  créance  ;  le  créancier  devient  ici 
vassal  de  son  débiteur  pour  le  gage  qu'il  a  reçu  de  lui.  Il 
est  de  la  nature  de  ce  contrat  de  cesser  avec  le  paiement  de 
la  dette  ;  pour  le  reste,  il  suit  les  règles  ordinaires  du  con- 
trat féodal. 

3^  Le  fief  de  tutelle  est  celui  dont  jouit  le  tuteur  d'une 
femme  ou  d'un  enfant  mineur.  Le  droit  du  tuteur  repose  sur 
son  pouvoir  tutélaire,  non  sur  l'inféodation  ;  c'est  pourquoi 
le  tuteur  perdant  sa  tutelle  perd  le  fief,  lors  même  qu'il  est 
par  lui-même  capable  de  le  conserver.  Dans  l'inféodation,  le 
tuteur  et  le  pupille  reçoivent  le  bien  en  même  temps.  Ces 
trois  premiers  cas  se  rencontrent  dans  tout  système  féodal, 
mais  comme  condition  accidentelle  du  fief  plutôt  que  comme 
espèce  à  part. 

4°  Le  fief  temporaire  (zeitlehn)  est  contraire  à  la  règle  féo- 
dale; VAuctor  vêtus  des  Saxons  le  nomme  reprobabilis,  parce 
que,  dit-il,  le  fief  doit  être  concédé  au  moins  pour  la  vie  du- 
rant. Scbilter  prétend  que,  d'après  l'ancien  droit  féodal  lom- 
bard, les  fiefs  des  valvassini,  ou  minimi,  pouvaient  être  re- 
pris à  volonté  par  le  seigneur. 

Le  droit  allemand  mentionne  aussi  des  fiefs  à'habitation 
{baukhen)  qui  cessent  quand  le  vassal  cesse  de  résider  sur  le 
bien  imposé.  Un  fief,  dans  lequel  il  est  stipulé  que  le  bien  ne 
passera  pas  aux  héritiers  du  vassal,  n'est  pas  aussi  contraire 
au  droit  féodal  que  le  serait  un  fief  à  temps  ou  un  fief  resti- 
tuable à  volonté;  cependant,  ces  sortes  d'inféoda tiens  faites 
à  des  personnes  capables  de  recevoir  des  fiefs  sont  très  ra- 
res; elles  sont  plus  fréquentes  envers  des  incapables,  par 
exemple,  envers  des  femmes,  comme  pension  pour  leur  vie 
durant,  ainsi  comme  douaire  pour  la  veuve  du  vassal;  quel- 

MÉM.   ET  DOCUM.  XVI.  il 


•O! 


320  DE  LA  FORMATION  DU  RAPPORT  FÉODAL. 

quefois  aussi,  le  mari  hypothéquait  sur  son  fief  une  somme 
destinée  à  servir  de  douaire  à  la  femme  ;  il  fallait  pour  cela 
le  consentement  du  seigneur. 

5°  Le  fief  de  propriété  (lehn  an  eigen)  est  une  particularité 
assez  étrange  du  droit  féodal  germanique.  Qu'un  particulier 
donne  en  fief  sa  propriété,  c'est,  semble-t-il,  le  cas  ordinaire 
et  régulier.  En  Allemagne,  au  contraire,  c'était  l'exception^ 
la  plupart  des  fiefs  ayant  été  concédés  par  l'empire  ou  par 
des  communautés  religieuses;  en  sorte  que,  le  cas  où  un 
particulier  concède  sa  pleine  propriété  {eigen)  en  fief  est  réel- 
lement une  exception.  Ce  fief  est  régi  par  des  règles  plus 
favorables  au  concédant  ;  ainsi ,  il  peut  remplacer  le  bien 
donné  en  fief  par  un  autre  du  même  revenu  provenant  du 
bien  impérial  (à  supposer  qu'il  ait  un  droit  à  disposer  de  ce 
dernier)  :  de  plus,  l'inféodation  n'oblige  que  la  personne  du 
concédant  et  ne  s'étend  qu'à  la  personne  du  vassal. 

6°  Le  fief  princier.  Si  ce  fief  donne  la  qualité  de  prince 
ecclésiastique,  on  le  nomme  fUrstenlehn;  s'il  donne  celle  de 
prince  laïque,  on  le  nomme  fahnlehn.  Ces  fiefs  doivent  être 
conférés  immédiatement  par  le  roi  ;  l'investiture  se  donnait 
par  le  sceptre  ou  par  le  drapeau.  Â  un  tel  fief  était  inhérente 
la  juridiction  du  comte  ;  il  ne  pouvait  être  partagé;  et  lors- 
qu'il revenait  au  roi,  celui-ci  devait  l'inféoder  de  nouveau 
dans  l'an  et  jour. 


deuhëme  section. 


DES  DROITS  ET  DES  OBLIGATIONS  RÉSULTANT  DU  RAPPORT 

FÉODAL. 


SI- 


Des  droits  et  obligatloiis  personnelles* 


Le  vassal  doit  au  seigneur,  en  raison  du  contrat  féodal, 
la  fidélité  {treue).  En  France,  cette  fidélité  se  subdivisait  en 
foi  et  hommage  ;  elle  comprend  le  service  militaire  et  le  con- 
cours à  la  justice  féodale  (service  (Fhost  et  de  court). 

a)  La  fidélité  est  envisagée  comme  le  premier  et  le  plus 
essentiel  d*entre  les  devoirs  du  vassal. 

En  Allemagne,  le  vassal  jure  d*étre,  envers  son  seigneur, 
hold  und  treu,  termes  plus  ou  moins  synonymes,  que  Tiluc^or 
vêtus  du  Sachsenspiegel  traduit  par  amicus  et  fidelis. 

Du  devoir  de  fidélité  découlent  diverses  conséquences  : 
on  envisagera  comme  violation  de  la  fidélité  Tattentat  à  la 
personne  du  seigneur,  l'acte  de  prendre  les  armes  contre  lui, 
et  celui  de  maltraiter  les  vassaux  de  son  seigneur.  Le  vassal 
peut  se  refuser  à  plaider  dans  une  cause  pénale  contre  son 
seigneur;  en  revanche,  il  n'est  pas  défendu  à  la  personne 
qui  est  dans  le  rapport  féodal  avec  une  autre,  de  prendre  part 
à  un  jugement  dans  lequel  l'autre  est  partie,  ni  de  prêter 


322  DROITS  ET  OBLIGATIONS  PERSONNELLES. 

contre  elle  main-forte  au  roi  ou  au  juge  pour  empêcher  une 
injustice.  Le  dommage  causé  au  seigneur  par  les  gens  de  son 
vassal  sans  la  participation  de  celui-ci  n'est  pas  non  plus  en- 
visagé comme  rupture  du  devoir  de  fidélité  (félonie).  On  en- 
visage encore  comme  félonie  l'acte  de  déserter  le  service  de 
son  seigneur.   # 

En  Allemagne ,  la  doctrine  donnait  au  devoir  de  fidélité 
entre  personnes  féodales  une  extension  à  peu  près  analogue 
à  celle  de  la  fidélité  que  se  doivent  les  parents  de  sang. 

L'obligation  d'obtenir  le  consentement  du  seigneur  au  ma- 
riage des  filles  du  vassal,  qui  existait  en  France  et  dans  le 
nord  de  l'Europe,  ne  se  rencontre,  en  Allemagne,  qu'isolé- 
ment et  dans  des  cas  très  particuliers. 

()  Le  service  militaire.  L'obligation  d'y  obtempérer  cesse 
pour  le  vassal  auquel  son  seigneur  refuse  de  rendre  justice  ; 
elle  cesse  pour  la  vie,  si  le  seigneur  a  refusé  l'investiture. 

Le  service  militaire  féodal  comprend,  d'après  les  usages 
germaniques,  le  hervart  (service  de  campagne,  in  expeditio- 
nem  ire);  ce  genre  de  service  est,  en  Allemagne,  dû  unique- 
ment à  l'empire  ;  ainsi,  le  vassal  n'était  pas  obligé  de  suivre 
son  seigneur  dans  les  expéditions  privées  que  celui-ci  pou- 
vait entreprendre.  Cette  diflérence  notable  entre  le  droit  féo- 
dal germanique  et  le  droit  français  montre  bien  le  caractère 
et  l'origine  différente  des  deux  systèmes.  Le  service  impérial 
était  commandé  au  seigneur  six  semaines  à  l'avance,  sous 
forme  d'arrêt  {urtheil)  ;  le  seigneur  ne  pouvait  le  demander 
à  ses  vassaux  avant  d'avoir  été  lui-même  commandé. 

Le  vassal  n'était  tenu  régulièrement  qu'à  servir  en  Alle- 
magne, mais  il  servait  pendant  six  semaines  à  ses  frais  ;  le 
seigneur  le  dédonunageait  toutefois  pour  les  pertes  dont  il 
souffrait  à  son  service.  Six  semaines  avant  l'entrée  en  ser- 


8BRVICE   d'uOST   ET    DE  COUR.  323 

vice,  et  durant  le  service ,  le  vassal  ne  pouvait  être  assigné 
devant  une  cour  féodale. 

L'expédition  pour  accompagner  le  nouveau  roi  des  Alle- 
mands &  Rome  était  soumise  à  des  règles  spéciales  ;  elle  était 
due  par  quiconque  possédait  un  fief  impérial  ;  on  en  avisait 
un  an  à  Tavance.  Ce  service  cessait  au  jour  du  couronne- 
ment. 

On  pouvait  être  dispensé  du  service  effectif  par  le  paie- 
ment d'un  impôt  militaire  s*élevant  &  la  dime  du  revenu  du 
fief. 

Les  burglehen  et  les  fiefs  d'ecclésiastiques  étaient  exempts 
du  service  impérial. 

c)  Le  service  de  cour  (hofvart)  comprend  l'obligation  de 
paraître  à  la  cour  du  suzerain  pour  en  relever  l'éclat,  d'as- 
sister au  conseil  et  de  prendre  part  aux  jugements.  Nous  par- 
lerons plus  au  long  de  ce  dernier  objet  en  traitant  de  la  juri- 
diction. 

Dans  l'obligation  féodale  sont  comprises,  d'après  le  droit 
commun,  non-seulement  l'obligation  du  possesseur  actuel  du 
fief,  mais  aussi  un  devoir  de  fidélité  de  la  part  de  ceux  qui 
ont  à  cette  possession  un  droit  éventuel.  Ce  devoir  consiste 
seulement  à  ne  rien  faire  contre  la  fidélité,  de  la  part  des 
agnats,  en  leur  qualité  d'ayant-droit  &  la  succession  du  fief; 
mais  il  est  positif  pour  les  covassaux,  même  lorsque  ceux-ci 
n'ont  qu'une  investiture  éventuelle,  ce  qui  pouvait  arriver, 
selon  le  droit  allemand.  Dans  ce  cas,  le  devoir  des  divers 
obligés  peut  être  rempli  par  une  personne  qui  les  repré- 
sente collectivement  ;  c'est  le  provassallus,  en  allemand  khen- 
trâger,  qui  se  distingue  du  simple  fondé  de  pouvoirs  en  ce 
qu'il  peut  remplacer  le  vassal  dans  des  actes  pour  lesquels 
celui-ci,  dans  la  règle,  'devrait  agir  en  personne,  et  par  cette 


324  DROITS  ET  OBLIGATIONS  PERSONNELLES. 

raison  doit  être  une  personne  capable  de  posséder  un  fief, 
taudis  que  cette  condition  n'est  pas  exigée  du  fondé  de  pou- 
voir ordinaire.  Il  y  a  donc  nécessairement  un  provassal, 
lorsque  le  vassal  est  une  personne  morale,  une  communauté. 
La  félonie  du  provassal  peut  entraîner  la  reprise  du  fief. 

En  France,  le  service  militaire  est  dû  par  tout  vassal  à 
son  seigneur.  Le  service  militaire,  avons-nous  vu,  était  la 
condition  originaire  de  toute  concession  bénéficiaire;  lorsque 
les  bénéfices  se  divisèrent  en  fiefs  et  en  censives,  le  vassal 
noble,  ou  possesseur  de  fief,  fut  seul  appelé  à  concourir  aux 
expéditions  de  son  seigneur;  le  censitaire,  en  revanche, 
était  chargé  de  subvenir  aux  besoins  de  l'armée  féodale. 

Mais,  à  côté  du  service  militaire  féodal  subsistait  l'obliga- 
tion générale  pour  tout  homme  libre  de  marcher  à  la  défense 
du  pays. 

En  Allemagne ,  cette  obligation  a  donné  naissance  aux 
baillis  impériaux,  qui  percevaient  un  impôt  de  ceux  dont  la 
fortune  ne  suffisait  pas  pour  qu'ils  pussent  servir  en  per- 
sonne à  leurs  propres  frais. 

En  France,  ce  service  faisait  partie  des  obligations  justi- 
cières  dont  le  comte  poursuivait  l'exécution.  Ce  qui  prouve 
que  le  service  militaire  des  hommes  libres  n'était  pas  féodal, 
c'est  précisément  que  les  comtes  s'en  firent  un  moyen  de 
forcer  l'homme  libre  à  s'engager  envers  eux  dans  les  liens 
féodaux,  en  recommandant  leur  propriété.  «  Illum  semper  in 
hostem  faciant  ire  usquedum  pauper  foetus,  nolens,  volens, 
suum  proprium  tradat  aut  vendat,  »  dit  Baluze. 

Les  Capitulaires  avaient  cherché  à  concilier  le  service  jus- 
ticier et  le  service  féodal,  mais  l'intérêt  seigneurial  l'emporta, 
sur  ce  point  comme  sur  les  autres  ;  les  seigneurs,  réunissant 
le  fief  et  la  justice,  assujettirent  indifféremment  à  leur  service 


SERVICE   FÉODAL   ET  JUSTICIER.  325 

les  vassaux  et  les  sujets  justiciers.  Cependant,  il  paraîtrait, 
d'après  Tancienne  coutume  d'Anjou,  que  l'obligation  justi- 
cière,  l'ancien  bériban  {hannum  ad  hostem),  garda  le  nom 
à'ost,  et  que  l'obligation  féodale  prit  plus  particulièrement  le 
nom  de  chevauchée  (cavalcata).  a  II  y  a,  dit  cette  coutume, 
différence  entre  houst  et  chevamhée^  car  houst  est  pour  dé- 
fendre le  pays,  qui  est  pour  le  profit  commun,  et  chevau- 
cbée  est  pour  défendre  son  seigneur.  »  Le  droit  de  guet  est 
dérivé  du  service  justicier  ;  c'était  l'obligation  de  faire  des 
patrouilles  contre  les  voleurs.  Ce  droit  fut  plus  tard  converti 
en  rentes,  que  l'on  qualifia  de  féodales  dans  certaines  loca- 
lités; cette  qualité  fut  néanmoins  vivement  contestée  par  les 
nobles,  qui,  exempts  des  obligations  justicières,  n'auraient 
pas  été  exemptés  d'une  obligation  censée  appartenir  au  fief. 

En  France,  où  l'institution  du  fief  militaire  n'est  pas  aussi 
soigneusement  distinguée  qu'en  Allemagne,  les  vassaux  étaient 
tenus  à  des  obligations  personnelles  qui  sembleraient  étran- 
gères à  l'institution  féodale;  ces  obligations-là  ont  presque 
toujours  leur  origine  dans  la  justice  et  non  pas  dans  le  fief, 
et ,  dans  le  fief ,  elles  pesaient  sur  les  oensifs  et  les  cultiva- 
teurs non-libres,  ainsi  que  sur  les  vassaux  militaires. 

Quoique  la  plupart  des  droits,  de  corvée,  de  gite,  de  past, 
etc.,  fussent  des  droits  de  justice,  on  en  trouve  qui  appar- 
tiennent à  des  seigneurs  féodaux,  et  même  à  des  propriétai- 
res ordinaires  ;  mais  il  est  à  supposer  que  ces  obligations  ont 
été  stipulées  à  l'instar  des  redevances  justicières  ;  celles-là 
sont  réelles  et  non-personnelles.  Il  ne  faut,  du  reste,  pas  con- 
fondre la  charge  de  fournir  des  chevaux  de  transport  avec  la 
redevance  féodale  et  militaire  du  roussin  de  service,  dont  les 
coutumes  font  aussi  mention;  cette  dernière  appartient  au 
contrat  de  fief  et  aux  obligations  qui  tiennent  au  service  mi- 


326  DROITS  ET  OBLIGATIONS  PERSONNELLES. 

litaire.  C'est  à  tort  que  Ton  a  cru  les  corvées  exclusivement 
serviles ,  ou  issues  de  stipulations  d'affranchissement  ou  de 
fermage  ;  il  y  a  eu  sans  doute  des  corvées  de  ce  genre,  et  en 
grand  nombre,  et  ce  sont  celles-là  que  Ton  rencontre  dans 
les  fiefs,  ainsi  que  dans  les  censives,  à  la  nature  desquelles 
elles  se  rattachent  encore  plus. 

Les  nobles ,  étant  e&empts  de  toute  obligation  justicière, 
étaient  par  là  exempts  des  corvées  personnelles;  mais  de 
Lauriëre  observe  que  cette  exemption  ne  se  rapporte  pas  aux 
corvées  réelles;  si  elles  sont  réelles,  le  noble,  tenancier  du 
fonds  qui  les  doit,  donne  un  homme  qui  les  fait  pour  lui. 

Au  nombre  des  obligations  du  vassal  qui  tiennent  à  ses  de- 
voirs personnels,  je  pense  qu'il  faut  ranger  les  aides  féodales, 
ce  que  l'on  appelait  aussi,  en  France,  les  quatre  cm;  c'était 
une  subvention  en  argent  que  le  seigneur  avait  le  droit  de 
demander  à  ses  vassaux  :  l^  quand  son  fils  aine  était  regu 
chevalier;  2^  quand  il  mariait  sa  fille  ainée;  3^  quand  il 
allait  à  la  croisade  ;  4^  pour  payer  sa  rançon ,  s'il  était  fait 
prisonnier. 

En  Allemagne,  on  retrouve  l'une  des  aides  sous  le  nom  de 
maritagium,  ou  fràuleinstetier . 

Les  aides  étaient,  dans  le  principe,  dues  par  les  posses- 
seurs de  fiefs  seulement,  et  en  raison  de  leur  devoir  de  fidé- 
lité; mais,  en  France,  les  seigneurs  justiciers  cherchèrent  à 
les  étendre  à  leurs  sujets,  alors  les  aides  prennent  le  nom  de 
taille  des  qwitre  cas.  Nous  en  parlerons  en  traitant  des  rede- 
vances justicières. 

Les  obligations  personnelles  du  vassal  n'engageaient  point 
sa  liberté,  par  la  raison  qu'il  pouvait  toujours  les  faire  cesser 
en  renonçant  au  bénéfice;  c'est  cette  faculté  de  renoncer  au 
fief  qui  constitue  Thonune  libre.  Dans  l'époque  barbare,  elle 


AIDBS;    DROIT   DE    RENONCER    LE  FIEF.  327 

paraît  quelquefois  contestée,  parce  que  les  rapports  y  sont 
encore  dans  un  certain  vague ,  et  qu'on  ne  distingue  pKs 
nettement  les  leudes  libres  des  ministériaux.  Dans  le  droit 
féodal,  ce  droit  est  incontestable  ;  en  Allemagne,  il  consti- 
tuait la  principale  différence  entre  le  vassal  proprement  dit 
et  le  ministériel.  Ce  droit  à  lui  seul  démontre  que  la  société 
féodale  était  ori^nairement  de  droit  privé,  et  que  le  pouvoir 
du  seigneur  féodal  avait  pour  base  un  contrat  et  non  pas  un 
pouvoir  politique.  Beaumanoir,  qui  vivait  au  temps  où  la  féo- 
dalité fut  le  plus  fortement  constituée,  ne  limite  le  droit  de 
renonciation  du  vassal  que  par  la  bonne  foi,  qui  ne  permet 
pas  de  rompre  une  société  en  temps  inopportun,  pour  en 
éviter  les  charges  après  en  avoir  recueilli  les  bénéfices  :  a  Si 
aucuns  cuident  que  je  puisse  Icssier  le  fief  que  je  tiens  de 
mon  seigneur ,  et  la  foi  et  Toumage ,  toutes  le  fois  qui  me 
plait...  Mais  se  il  advenait  que  messires  m'eût  recours  pour 
un  grand  besoing,  et  je  en  tel  point  vouloi  lessier  mon  fief, 
je  ne  garderai  pas  bien  ma  foi  et  ma  loyauté  envers  mon  sei- 
gneur ;  car,  à  Toumage  fère,  promet  on  foi  et  loyauté,  et  puis- 
que en  est  promise,  elle  ne  serait  pas  loyauté  de  renoncer  el 
point  que  ses  sires  doit  l'un  aidier.  » 

Les  devoirs  de  fidélité  sont  réciproques  ;  le  seigneur  est 
donc  obligé  vis-à-vis  de  son  vassal,  bien  qu'il  ne  s'engage 
pas  par  serment;  u  il  ne  doit  nuire  à  son  vassal  ni  par  con- 
seil, ni  par  action,  »  disait  le  Sachsenspiegel ;  ou,  selon  les 
termes  d'un  document  allemand  de  12&&,  le  seigneur  devait 
être  propicius  et  benignus  à  l'égard  de  son  vassal. 

Vu  cette  réciprocité,  le  seigneur  viole  la  foi  féodale  envers 
son  vassal  dans  les  mêmes  cas  où  le  vassal  commet  une  fé- 
lonie. Seulement,  le  droit  féodal  a  plus  explicitement  déter- 
miné les  obligations  du  vassal  et  les  effets  de  leur  violation , 


328  DROITS  ET  OBLIGATIONS  PERSONNELLES. 

D'après  le  livre  des  fiefs,  la  violation  de  la  foi  par  le  seigneur 
a  pour  conséquence  de  lui  faire  peidre  ses  droits  seigneu- 
riaux  sur  le  fief  du  vassal  :  «  Domino  comittente  feloniam  ut  ita 
dkam,  per  quam  msallus  anUUeret  feudum  si  eam  comitteret, 
quid  obtinere  debeat  de  consuetudine  queritur  et  responditur, 
proprietatem  feudi  ad  vasallum  pertinere  sive  peccavit  in  va- 
sallum,  sive  in  alium.  »  (Liv.  Il,  tit.  26,  %  22.) 


DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES.       329 


SU. 

Des  droits  et  des  obllgatloiui  eoiieenumt 

les  elioeee* 


Dans  le  contrat  féodal ,  la  propriété  du  sol  reste  au  sei- 
gneur, sous  le  nom  de  domaine  direct  ou  dirigeant;  le  vassal 
a  un  droit  de  jouissance  sur  le  bien  inféodé,  un  droit  appro- 
chant de  l'usufruit,  que  Ton  a  nommé  domaine  utile.  Ainsi, 
le  système  du  fief  comprenait  la  propriété  tout  entière,  le  do- 
minium  plénum,  et  la  partageait  entre  les  membres  de  l'as- 
sociation féodale. 

Les  concessions  féodales  s'opéraient  le  plus  souvent  par  le 
démembrement  d'un  domaine^  dont  une  portion  limitée  était 
donnée  à  titre  de  bénéfice  aux  vassaux  et  aux  censitaires , 
tandis  que  le  seigneur  conservait  sur  l'autre  partie,  appelée 
le  domaine,  une  pleine  et  complète  propriété. 

Relativement  au  fonds  du  vassal,  le  fonds  resté  aux  mains 
du  seigneur  était  appelé  fonds  dominant,  et  celui  du  vassal 
s'appelait  fonds  servant  :  le  second  relevait  du  premier  ;  au 
premier  étaient  attachés  les  droits  appelés,  par  le  droit  fran- 
çais, la  directe,  sous  le  rapport  de  la  propriété,  et  la  num- 
vance,  sous  le  rapport  du  fief. 

Dans  le  droit  lombard,  tel  que  nous  le  présente  le  livre 
des  fiefs,  la  concession  d'un  fief  a  pour  eflet  de  rattacher  la 
possession  du  vassal  au  fonds  même  du  seigneur  qui  Ta  cons- 
tituée ;  elle  crée  un  droit  réel  ;  en  sorte  que  la  supériorité 
qui  existe  de  seigneur  à  vassal  existe  également  de  la  terre 


330         DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES. 

du  premier  à  celle  du  second.  Il  y  a,  dans  le  fief,  une  hié- 
rarchie personnelle  et  une  hiérarchie  territoriale  correspon- 
dant l'une  à  l'autre,  inséparables  l'une  de  l'autre. 

En  France ,  la  hiérarchie  féodale  est  seulement  person- 
nelle; il  n'y  a  pas,  entre  la  terre  du  seigneur  et  celle  du 
vassal,  un  lien  résultant  du  contrat  féodal.  Le  fief  servant 
ne  relève  du  fief  dominant  qu'à  cause  du  seigneur. 

Pendant  longtemps,  sans  doute,  les  seigneurs  avaient  con- 
servé la  propriété  de  leur  domaine  en  pleine  jouissance; 
mais,  par  la  suite  des  temps,  en  raison  des  partages  de  suc- 
cession et  pour  cause  d'appauvrissement,  les  seigneurs  fran- 
çais furent  conduits  à  inféoder  ou  aliéner  les  terres  qu'ils 
s'étaient  réservées,  et  le  rapport  féodal  n'en  fut  pas  pour 
cela  rompu.  On  disait,  dans  ce  cas  :  «  Le  seigneur  fait  de  son 
domaine  son  fief.  » 

Le  seigneur  qui  avait  inféodé  la  dernière  parcelle  de  son 
domaine  conservait  néanmoins  la  directe  et  la  mouvance  de 
tous  ses  fiefs.  Les  fiefs  appartenant  à  un  seigneur  sans  do- 
maine furent  appelés  fiefs  en  l'air,  ou  fiefs  incorporels. 

Dumoulin  et  Loiseau,  se  fondant  sur  le  livre  des  fiefs,  con- 
sidèrent l'existence  de  ces  fiefs  en  l'air  comme  tout  à  fait 
anormale  ;  mais  elle  n'en  est  pas  moins  généralement  admise 
dans  le  droit  féodal  français  ;  c'est  une  de  ces  variétés  qui 
s'établissent  dans  les  usages  féodaux  d'un  pays  à  un  autre, 
comme  nous  en  avons  déjà  vus,  et  comme  nous  en  verrons 
encore.  Nous  n'y  saurions,  du  reste,  rien  trouver  d'anormal. 

D'Argentré,  le  seul  d'entre  les  feudistes  français  du  XYI® 
siècle  qui  ait  lutté  avec  conséquence  et  savoir  contre  l'appli- 
cation des  sources  étrangères  au  droit  coutumier  et  national, 
observait  déjà  qu'en  matière  de  fiefs,  les  usages  varient  con- 
sidérablement ,  et  il  répondait  à  Dumoulin ,  qui  soutenait 


DIRECTE,  FIEFS  EN  l'aIE.  331 

qu'on  ne  pouvait  alléguer  l'existence  des  fiefs  en  l'air  que 
par  ignorance  du  livre  des  fiefs  :  «  Le  livre  des  fiefs  est  le 
»  droit  du  Milanais ,  et  lorsqu'il  s'agit  de  notre  droit ,  je  ne 
»  m'en  inquiète  pas  plus  que  de  ce  qui  peut  se  faire  dans  le 
»  sérail  du  Grand-Turc.  » 

Pourtant ,  il  faut  bien  le  dire ,  pour  ce  qui  concerne  la 
partie  du  droit  féodal  dont  nous  traitons  actuellement,  force 
est  bien  de  recourir  au  droit  lombard  et  même  aux  droits 
saxon  et  souabe  ;  car,  là  du  moins,  cette  matière  a  été  déve- 
loppée dans  des  écrits  qu'il  nous  est  possible  de  consulter, 
tandis  que  les  nombreux  écrivains  français  qui  l'ont  traitée 
ne  remontent  pas  à  l'époque  véritablement  féodale.  Or,  du 
moment  que  le  service  militaire  a  cessé  d'être  le  principe 
des  obligations  du  vassal,  le  rapport  féodal  a  changé  telle- 
ment de  nature,  qu'il  n'est  pas  possible  de  déterminer  les 
obligations  de  l'époque  antérieure  à  l'aide  de  celles  qui  ap- 
partiennent à  l'époque  subséquente,  beaucoup  plus  compli- 
quée d'ailleurs.  Au  reste,  lorsque,  comme  dans  la  question 
des  fiefs  en  l'air,  une  divergence  notable  pourra  être  recon- 
nue entre  le  droit  féodal  français  et  le  droit  impérial,  nous 
aurons  soin  de  l'indiquer. 

Le  domaine  direct  constitue  une  possession  {gewehré)  exer- 
cée au  profit  du  seigneur  par  le  vassal  ;  le  seigneur  peut  in- 
voquer cette  possession  en  vue  de  revendiquer  son  fief,  soit 
contre  un  tiers  quelconque,  soit  contre  le  vassal  lui-même  , 
par  exemple,  lorsque  le  fief  n'a  été  concédé  que  pour  un 
temps  déterminé,  lorsque  le  vassal  l'a  aliéné  sans  le  consen 
tement  du  seigneur,  ou  lorsqu'il  l'aurait  perdu  par  sa  foute. 

Dans  l'ancien  droit  féodal ,  les  droits  du  seigneur  étaient 
plutôt  personnels  que  réels,  puisque  la  concession  moyen- 
nant rétribution  constitue  un  contrat  distinct ,  la  censive, 
dont  il  sera  parlé  plus  tard. 


332  DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES. 

Le  seigneur  peut,  en  vertu  de  sa  directe,  promettre  le  fief 
à  un  autre,  pour  le  cas  où  il  lui  reviendrait  ;  mais  il  ne  peut 
TAter  au  vassal  qui  le  possède  sans  le  consentement  de  celui- 
ci.  Ce  consentement  se  présume  si  le  vassal  présent  à  la  nou- 
velle concession  n'y  a  pas  mis  opposition. 

En  principe,  le  seigneur  peut  aliéner  son  domaine  direct, 
qui  est  sa  propriété  ;  mais,  d'après  le  livre  des  fiefs,  ainsi  que 
d'après  le  droit  germanique,  cette  faculté  est  soumise  à  cer- 
taines restrictions,  fondées  sur  les  droits  du  vassal.  Ainsi,  le 
seigneur  ne  peut  aliéner  sa  directe  en  faveur  d'une  per- 
sonne qui  lui  est  inférieure  en  rang,  sans  le  consentement 
du  vassal  * . 

Le  seigneur  ne  pouvait  pas,  par  le  même  motif,  changer 
un  rechUlehn  en  un  hurglehn,  car  le  hurglehn  est  envisagé 
comme  inférieur  au  fief  régulier  ;  il  ne  donnait  pas  lieu  au 
service  de  chevalier  et  accès  au  heerschild. 

On  ne  pouvait  pas  non  plus  inféoder  le  fief  de  son  vassal 
tout  en  le  lui  conservant,  c'est-à-dire  placer  un  tiers  entre 
son  vassal  et  lui  ;  car,  par  là  encore  ,  on  aurait  rabaissé  le 
vassal. 

Ces  principes  protecteurs  de  la  position  du  vassal  furent 
abandonnés  lorsque  la  puissance  territoriale  {landhoheit)  eut 
atteint,  en  Allemagne,  son  entier  développement.  Rosenthal 
observe  qu'il  a  vu  souvent  des  territoires  et  des  comtés  cédés 


*  «  Ex  eadem  le^  descendit,  quod  dominus  sine  voluntas  vasalli  feudum 
alienare  non  potest.  Quod  Mediolanus  non  obtinet.  Ibi  enim  sine  curia  etiam 
beneficium  totum  recte  alienatur,  dum  tamen  aut  œquali  domino  aut  majori 
Yendatur.  Inferiori  vero  sine  vasalli  voluntate  non  licet  partem  alienare, 
etiam  majori,  retenta  parte  alia  feudi,  •  dit  le  livre  des  Hefs. 

Ces  dispositions,  tirées  de  la  loi  de  Conrad-le-Salique,  y  sont  reproduites  à 
diverses  reprises. 


POSSESSION  DU  VASSAL.  333 

en  entier,  et  les  vassaux  transférés,  par  le  même  fait,  sans 
aucune  contradiction. 

On  ne  voit  pas  que  des  règles  pareilles  existassent  dans 
l'ancien  droit  français  ;  toutefois,  il  faut  qu'elles  n'y  fussent 
pas  totalement  inconnues,  car,  lorsqu'on  1308,  Philippe-le- 
Bel  céda  le  duché  de  Bretagne  à  Edouard  H,  roi  d'Angleterre, 
le  duc  Arthur,  alors  mineur,  s'y  opposa  par  le  motif  qu'il 
n'avait  pu ,  sans  son  consentement,  être  cédé  à  un  seigneur 
inférieur  en  rang.  Le  jurisconsulte  Azzo,  un  des  célèbres  doc- 
teurs de  Bologne,  interrogé  sur  le  cas,  donna  raison  au  duc 
de  Bretagne.  On  sait  que  le  roi  d'Angleterre  était  vassal  du 
roi  de  France  pour  le  duché  de  Normandie  ;  le  duc  de  Bre- 
tagne serait  donc  devenu  arrière-vassal. 

En  France,  comme  en  Allemagne,  le  domaine  direct  était 
indivisible,  ainsi  que  ses  effets  ;  cela  est  de  l'essence  du  fief. 
D'après  le  droit  germanique,  si  le  seigneur  aliène  la  directe 
d'une  partie  du  fief,  le  vassal  suit  la  plus  forte  part,  si,  du 
reste,  il  n'a  pas  opposé  ou  n'avait  pas  de  motifs  à  opposer  & 
l'aliénation ,  car  il  ne  peut  être  obligé  à  servir  deux  sei- 
gneurs. 

Le  domaine  utile  donne  aussi  lieu  à  une  possession  en  fa- 
veur du  vassal  :  «  Dos  gud  und  die  getcere  des  gudes,  »  dit 
la  glosse  du  Sachsenspiegel  {proprietas  et  possemo  feudi)  ;  et 
les  tableaux  symboliques  donnent  le  même  symbole  pour  la 
propriété  et  pour  la  possession . 

Cette  possession  est  acquise  par  le  fait  de  l'investiture; 
d'où  il  résulte  que  le  premier  investi  a  la  préférence  sur  le 
second  investi ,  et  qu'il  peut  également  revendiquer  la  pos- 
session vis-à-vis  du  seigneur  et  le  sommer  de  lui  monstrer  le 
fief  (tret^en^  demanstrare) .  Cette  démonstration  est  nécessaire 
si  l'objet  du  fief  n'est  pas  un  immeuble  déterminé,  par  exem- 


334  DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES. 

pie,  s'il  comprend  des  droits  incorporels,  des  péages,  des  di- 
mes,  etc.  Si  le  seigneur  refuse  la  démonstration,  le  vassal 
peut  s*en  passer. 

Le  domaine  utile  du  vassal,  en  opposition  avec  le  domaine 
direct  du  seigneur ,  comprend  l'usage  de  tous  les  droits  du 
propriétaire,  pour  autant  que  la  chose  n*en  est  pas  détério- 
rée ;  un  tel  usage  dépasse  les  droits  compris  dans  le  simple 
usufruit.  Le  vassal  jouit  :  1^  De  tous  les  fruits  civils  et  na- 
turels, ordinaires  et  extraordinaires  ;  ces  fruits,  une  fois  sé- 
parés, deviennent  la  propriété  allodiale  du  vassal.  2^  Il  exerce 
tous  les  droits  qui  appartiennent  au  fief,  juridictions,  servi- 
tudes, etc.  3^  Il  peut  changer  Féconomie  du  fief,  en  ce  sens 
que  ce  changement  ne  constitue  pas  une  détérioration  ;  car 
une  détérioration  grave,  lorsqu'elle  est  précédée  d'une  me- 
nace de  reprendre  le  fief  de  la  part  du  seigneur,  peut  en- 
traîner la  perte  du  dit  fief;  et,  dans  tous  les  cas,  la  détério- 
ration motive  une  action  en  dédommagement,  soit  au  profit 
du  seigneur,  soit  au  profit  des  successeurs  au  fief,  contre  les 
biens  allodiaux  du  vassal  qui  en  est  l'auteur.  U^  Les  charges 
publiques  et  privées,  et  les  frais  de  réparation  ordinaires  et 
extraordinaires,  sont  à  la  charge  du  vassal. 

Le  vassal  a  droit  d'exiger  que  son  seigneur  n'amoindrisse 
pas  le  fief,  ou,  en  cas  de  nécessité,  lui  donne  un  dédomma- 
gement ,  qu'il  reconnaisse  en  tous  temps  sa  qualité  de  vas. 
sal,  et  qu'il  le  garantisse  contre  les  prétentions  des  tiers  : 
<i  Warandiam  conceisionis  plenam  et  integram  prœstantes,  » 
disent  les  documents.  En  vertu  de  cette  garantie,  le  seigneur 
doit,  dans  certains  cas,  défendre  lui-même  la  possession  de 
son  vassal  ;  cela  arrive ,  entre  autres ,  lorsque  l'adversaire 
fait  dériver  son  droit  d'une  concession  conférée  par  un  au- 
tre seigneur.  Le  seigneur  est,  en  revanche,  dispensé  de  la 


POSSESSION   DU  VASSAL.  335 

garantie,  s'il  a  été  forcé  de  livrer  le  fief  par  autorité  de  jus- 
tice, et  sans  promettre  de  se  présenter  en  lieu  et  place  de 
son  vassal  ;  si  le  vassal  a  négligé  de  prendre  possession  lors- 
qu'il le  pouvait,  etc.;  si  le  seigneur  refuse  son  secours,  le 
vassal  a  le  droit  de  s'adresser  au  suzerain  pour  le  faire  obli- 
ger à  le  fournir,  et,  en  cas  de  refus  obstiné,  il  devient  vassal 
direct  du  suzerain.  Si,  malgré  Tintervention  du  seigneur,  le 
vassal  est  évincé,  le  seigneur  doit  lui  donner  une  compensa- 
tion ;  par  exemple,  lorsqu'il  aurait  précédemment  investi  un 
autre,  ou  lorsque  son  investiture  a  succombé  devant  celle 
d'un  autre  seigneur,  dont  le  droit  a  prévalu. 

Si  la  possession  n'a  pas  été  précédée  d'investiture,  elle  est 
appelée  unrechle  gewere,  dans  le  droit  saxon,  et  une  telle  pos- 
session est  sans  valeur.  La  juste  possession  ne  peut  être  atta- 
quée sans  jugement  préalable,  et,  vis-à-vis  du  seigneur  qui 
intente  procès  à  son  vassal,  elle  sert  de  caution  à  ce  dernier. 
Si  le  vassal  en  possession  est  attaqué  par  le  suzerain,  celui- 
ci  doit  d'abord  prouver  en  justice  la  légitimité  de  son  droit 
vis-à-vis  du  seigneur  du  vassal. 

Le  domaine  utile,  la  jouissance  du  bien  inféodé  {die  nut, 
quelquefois  die  nieder  eigenthum),  constitue  le  droit  du  vassal. 
Le  vassal  peut  améliorer  un  bénéfice,  mais  il  ne  doit  pas  le 
détériorer,  comme  on  Ta  vu  plus  haut  :  u  Que  les  bénéfices 
soient  restaurés,  et  non  détruits  ou  désertés  (restaurata,  non 
destracta  aut  déserta)  y  »  disent  déjà  les  Capitulaires.  D'après 
cela,  un  vassal  pouvait  bâtir  sur  le  fief  sans  la  permission 
du  seigneur  ;  mais  ce  qu'il  a  construit  accroît  le  fief.  Le 
vassal  peut  aussi  acquérir  une  servitude  pour  le  fief,  mais  ne 
peut  lui  eu  imposer;  s'il  le  fait,  elle  n'oblige  que  lui  ou  son 
héritier,  mais  non  point  le  seigneur. 

Le  vassal  ne  peut  céder  son  fief  à  un  autre  sans  le  consen- 

MÉM.   ET  DOCUli.   XVI.  22 


336         DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES. 

tement  du  seigneur,  car  le  contrat  féodal  est  à  la  fois  réel 
et  personnel,  et  la  personne  du  vassal  n'est  pas  indifférente 
au  seigneur.  D  après  le  droit  lombard ,  la  transmission  de 
tout  ou  partie  du  fief  à  un  tiers  est  jugée  d'après  la  règle 
générale,  qui  défend  au  vassal  de  porter  dommage,  soit  au 
seigneur,  soit  aux  agnats.  Une  aliénation  qui  ferait  perdre 
au  seigneur  le  service  féodal  est  nulle,  et  entraine  la  perte 
du  fief  pour  le  vassal  ;  celle  d'une  portion  du  fief  seulement 
peut  être  révoquée  sur  la  demande  du  seigneur,  si  la  portion 
aliénée  est  inférieure  à  la  moitié  du  fief.  Une  constitution  de 
l'empereur  Lothaire  II  punit  toute  aliénation  de  la  peine  de 
la  commise,  parce  qu'elle  nuit  au  service  impérial  ;  cette  or- 
donnance sévère  fut  répétée  par  Frédéric  1®**.  Les  droits  saxon 
et  souabe  n'allaient  pas  aussi  loin  :  tout  acte  du  vassal  qui 
lui  fait  perdre  la  possession  est  sans  valeur  sans  le  consente- 
ment du  seigneur,  mais  n'entraîne  pourtant  pas  après  lui 
la  perte  du  fief. 

Le  vassal  peut  sous-inféoder  son  bénéfice  sans  le  consen- 
tement du  seigneur;  car,  dans  ce  cas,  il  ne  cesse  pas  d'être 
vassal,  et  ne  fait  que  donner  à  son  seigneur  un  sous- vassal 
de  plus,  ce  qui  est  pur  profit,  sans  chance  de  perte.  L'ar- 
rière-fief est  appelé,  en  droit  germanique,  affterlehen,  en  la- 
tin subfeudum. 

Toutefois,  le  droit  lombard  apporte  quelques  réserves  au 
droit  d'inféodation  du  vassal.  «  La  sous-inféodation  ne  doit 
pas  être  faite  avec  ruse  {callids),  »  dit  le  livre  des  fiefs  ;  cela 
veut  dire  qu'on  ne  peut  inféoder  pour  arriver  par  là  à  laisser 
le  fief.  On  ne  doit  pas  non  plus  sous-inféoder  à  une  personne 
trop  puissante  et  que  le  seigneur  ne  pourrait  pas  maintenir 
dans  le  devoir.  Enfin,  on  ne  peut  sous-inféoder  d'après  une 
loi  et  des  conditions  différentes  de  celles  selon  lesquelles  on  a 


SOUS-INFÉODATION,  JEU  DE  FIEF.  337 

reçu  soi-même  le  bien,  par  exemple,  donner  en  fief  féminin 
oe  qu'on  a  reçu  en  fief  m&le.  En  Allemagne,  on  ne  pouvait 
pas  sous-inféoder  un  hurglehn. 

L*arrière-vassal  doit  honneur  et  respect  au  seigneur  du 
vassal,  sous  peine  d'être  privé  de  son  arrière-fief;  il  a,  du 
reste,  tous  les  droits  qu'a  le  vassal  lui-même.  Si  le  fief  devait 
cesser  par  convention  à  une  certaine  époque,  les  arrière-fiefs 
créés  sur  lui  cessent  également  ;  ils  cessent  aussi,  si  le  vassal 
qui  en  est  seigneur  est  privé  de  son  fief  par  sa  faute,  ou  s'il 
décède  sans  laisser  d'héritiers. 

A  la  question  des  sous-inféodations  se  rattache  celle  des 
jeux  de  fiefs,  ou  démembrements. 

Nous  avons  dit  quel'inféodation,  étant  un  contrat  person- 
nel, le  feudataire  ne  pouvait  pas  disposer  de  son  fief  au  profit 
d'un  tiers.  En  France,  durant  la  première  époque  féodale,  ce 
principe  était  dans  toute  sa  force  ;  mais,  au  XIV®  siècle,  il 
avait  déjà  décliné  devant  les  progrès  de  la  possession  du  vas- 
sal. Le  seigneur  ne  pouvait  plus  refuser  son  consentement  à 
la  transmission  du  fief,  mais  il  avait  le  droit  de  ne  l'accorder 
que  dans  certaines  conditions.  Dès  lors ,  et  jusqu'aux  der- 
niers temps  du  régime  féodal,  le  domaine  direct  se  manifesta 
de  deux  manières  :  la  première  consiste  dans  les  lods  et  ventes 
qui  formaient  le  prix  d'un  consentement,  devenu  forcé  par 
l'usage,  à  la  transmission  du  fief;  ces  lods  consistaient  dans 
une  partie  du  prix  de  vente  qui  était  livrée  au  seigneur.  La 
seconde  consiste  dans  le  retrait  féodal,  c'est-à-dire  la  faculté 
de  reprendre  le  fief  aliéné  en  remboursant  le  prix.  Les  lods 
et  le  retrait  ont  subsisté  jusqu'à  la  Révolution.  Nous  revien- 
drons sur  ce  sujet;  mais,  pour  le  moment,  nous  voulons 
parler  seulement  du  droit  en  vigueur  durant  l'époque  féo- 
dale. 


338       DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES. 

Il  est  à  remarquer  que  la  sous-inféodation  n'est  permise 
que  dans  les  fiefs  de  service;  le  censitaire  ne  pouvait  pas 
sous-inféoder. 

Le  vassal  ne  peut  donner  en  hypothèque  son  fief  sans  le 
consentement  du  seigneur;  le  consentement  du  seigneur  de- 
vait être  exprès  et  formel;  de  même,  dans  une  hypothèque 
de  tous  biens  en  général,  on  n'entend  pas  qu*il  faille  com- 
prendre les  biens  tenus  en  fief. 

L'hypothèque,  une  fois  constituée  avec  le  consentement 
du  seigneur,  peut  être  transférée  à  un  tiers  sans  son  consen- 
tement. 

Si  elle  a  été  constituée  sans  le  consentement  du  dit  sei- 
gneur^ le  vassal  qui  l'a  constituée  est  tenu  de  la  dette  sur  ses 
biens  personnels,  et  le  seigneur  peut  l'obliger  à  libérer  le  fief 
dans  un  délai  donné;  mais  si,  connaissant  l'hypothèque,  il 
la  laisse  subsister  pendant  an  et  jour,  il  est  censé  avoir  donné 
son  consentement  tacite. 

Dans  le  droit  germanique,  pour  hypothéquer  le  fief,  il  fal- 
lait, outre  le  consentement  du  seigneur,  celui  des  agnats  du 
vassal,  qui  avaient  droit  de  succession  sur  le  bénéfice. 

Le  droit  germanique  admettait  exceptionnellement  que  le 
vassal,  possesseur  d'un  fief  impérial,  pouvait  en  aliéner  ou 
hypothéquer  une  partie  sans  le  consentement  de  l'empereur; 
mais,  en  cas  d'hypothèque,  l'exécution  sur  le  fief  n'avait  lieu 
qu'à  défaut  d'autres  biens. 

On  n'envisagerait  pas  comme  aliénation  interdite,  d'après 
le  droit  allemand,  la  cession  du  fief  donnée  à  une  personne 
comprise  dans  la  première  investiture  ;  de  même,  on  ne  pu- 
nissait pas  de  la  perte  du  fief  l'aliénation  commise  par  erreur, 
de  telle  sorte,  que  le  vassal  lui-même  pourrait  la  faire  révo- 
quer. Lorsque  le  fief  est  repris  ensuite  d'aliénation  sans  le 


HYPOTHÈQUE,   ALIÉNATION,   RETRAIT.  339 

ooBseotement  du  seigneur,  cette  reprise  est  au  détriment  du 
vassal  qui  a  aliéné  et  de  ses  descendants  ;  mais,  eu  égard  à 
des  successeurs  au  fief  non-descendants,  la  consolidation  du 
fief  serait  seulement  temporaire.  L'aliénation  temporaire  ne 
fait  consolider  que  ce  qui  a  été  réellement  aliéné.  Le  droit 
de  revendication  du  seigneur  n'est  soumis  à  aucune  prescrip- 
tion ;  mais  le  seigneur  peut  remettre  au  vassal  les  consé- 
quences de  sa  faute,  et,  dans  ce  cas,  son  pardon  les  efiace 
définitivement. 

Les  aliénations  interdites  prennent  donc  validité  par  le 
consentement  postérieur  du  seigneur,  et  deviennent  dès  lors 
irrévocables  en  ce  qui  le  concerne  ;  mais  les  successeurs  au 
fief  qui  ne  les  auraient  pas  consenties  peuvent  en  demander 
la  révocation,  lorsqu'ils  arrivent  à  la  succession  ;  celle  actio 
feudi  revocatoria  n'appartient  pas  toutefois  aux  descendants 
du  vassal  qui  a  aliéné.  Les  descendants  de  l'agnat  qui  a  con- 
senti à  l'aliénation  sont  aussi  exclus  de  ce  droit  de  révo- 
cation. 

A  côté  du  droit  de  révocation  qui  a  lieu  pour  les  aliéna- 
tions défendues,  pour  les  aliénations  non-défendues  existe  le 
droit  de  retrait,  qui  appartient  tant  au  seigneur  qu'aux  suc- 
cesseurs au  fief.  Les  descendants  de  l'aliénateur,  ou  de  celui 
qui  a  consenti  à  l'aliénation,  ne  sont  pas  exclus  du  droit  de 
retrait,  comme  ils  le  sont  du  droit  d'opposer  à  l'aliénation,  et 
la  péremption  de  ce  droit  ne  court  pas  pendant  la  minorité; 
seulement,  l'aliénateur  et  les  consentants  peuvent  renoncer 
d'avance,  pour  eux  et  leurs  descendants,  à  l'exercice  du 
droit  de  retrait,  et  ce  renoncement  les  lie.  En  cas  de  colli- 
sion, le  droit  de  retrait  du  seigneur  ne  vient  qu'après  celui 
des  successeurs  au  fief. 

Nous  avons  vu,  en  traitant  de  la  hiérarchie,  ce  que  le  droit 


340         DROITS  ET  OBLIGATIONS  CONCERNANT  LES  CHOSES. 

germanique  appelle  le  territoire  (territorium);  c'est  le  dis- 
Irict  sur  lequel  s'exerce  la  haute  juridiction  et  la  landhoheit. 
Lorsque  le  seigneur  féodal  avait  un  fief  dans  le  territoire 
d'autrui,  un  tel  fief  s'appelait  atmcârtigelehn.  Les  feudistes 
germanistes  en  citent  comme  exemple  les  fiefs  que  les  rois 
de  Bohême,  l'électeur  palatin,  et  le  marquis  de  Brandebourg, 
possédaient  en  Autriche.  Ici,  il  y  avait  lieu  de  distinguer  soi- 
gneusement entre  le  devoir  du  sujet  et  celui  du  vassal  * . 


'  Hdflich  a  écrit  une  dissertation  curieuse  sur  ce  sujet  ;  elle  a  pour  titre  : 
De  domino  direcio  in  aUeno  ierritorio. 


TROISIÈME  SECTION. 


DU  FIEF  DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LE  DROIT  DE  FAMILLE. 
(MARUGE,  TUTELLE,  SUCCESSION  FÉODALE.) 


SI- 


WLmvkmgei 


Lorsque  les  fiefs  furent  devenus  patrimoniaux,  il  arriva 
souvent  que,  malgré  la  préférence  qu'obtiennent  presque  par- 
tout les  mâles  dans  la  succession  féodale,  le  fief  parvenait  à 
des  femmes;  et  lorsque  la  femme  était  fille  ou  veuve,  il  im- 
portait beaucoup  au  seigneur  que  Tépoux  qu'elle  prendrait 
et  qui  aurait  à  faire  le  service  du  fief,  fût  un  vassal  fidèle  et 
non  un  ennemi.  Cet  intérêt  prévalut  sur  le  droit  de  famille 
et  conduisit  à  restreindre  la  liberté  civile  même  des  vassales 
en  âge  de  majorité  ;  ce  fut  le  seigneur  qui  maria  ses  vassales, 
comme  leur  tuteur,  si  elles  étaient  mineures  ;  comme  leur  sei- 
gneur, si  elles  avaient  atteint  leur  majorité. 

Dans  l'origine,  ainsi  que  le  remarque  avec  raison  M.  La- 
boulaye  {De  la  condition  civile  et  politique  des  femmes),  cette 
règle  fut  plutôt  favorable  aux  femmes,  en  ce  que  le  seigneur, 
libre  de  se  choisir  un  vassal,  n'avait  plus  d'intérêt  majeur  à 
s'opposer  à  l'hérédité  du  fief.  Mais,  quand  le  principe  de  la 
patrimonialité  des  fiefs  se  fut  consolide,  le  droit  des  seigneurs 


342  MARIAGE. 

concernant  le  mariage  de  leurs  vassales  apparut,  au  con- 
traire, comme  une  étrange  vexation  ;  la  vassale  ne  pouvait 
conserver  la  liberté  de  se  marier  à  son  gré  qu*en  abandon- 
nant son  fief. 

La  condition  de  la  femme  mariée,  dans  le  système  féodal, 
a  été  déterminée  principalement  par  les  institutions  germa- 
niques. D'Argentré ,  le  savant  commentateur  de  l'ancienne 
coutume  de  Bretagne,  prémunissait  déjà  contre  la  tendance 
des  praticiens  à  appliquer  les  idées  romaines  à  une  législation 
dont  l'esprit  est  très  différent. 

Chez  les  Germains,  comme  chez  les  premiers  Romains,  la 
femme  est  toujours  en  tutelle;  elle  passe  du  mundium  de  ses 
parents  sous  celui  de  son  époux,  et  le  pouvoir  du  mari  est 
à  peu  près  aussi  étendu  que  celui  du  père  de  famille.  Mais, 
déjà  dans  la  plupart  des  lois  barbares,  sous  Tinfluence  du 
christianisme,  la  rigueur  du  pouvoir  marital  s'est  considéra- 
blement adoucie ,  la  personnalité  et  la  fortune  de  la  femme 
sont  plus  protégées. 

Dans  le  droit  féodal ,  tant  que  dure  le  mariage ,  le  mari 
est ,  encore  en  vertu  du  mundium,  seul  administrateur  du 
bien  conjugal,  seul  propriétaire  vis-à-vis  des  tiers  ;  la  femme 
ne  peut  ni  aliéner,  ni  disposer  sans  le  consentement  de  son 
mari,  car  elle  est  en  tutelle;  mais  cette  tutelle  est  avant  tout 
dans  l'intérêt  du  protégé.  Le  Sachsenspiegel  exprime  nette- 
ment ce  caractère  protecteur  du  mundium  germanique.  Ainsi, 
le  mari  est  le  chef  de  l'association  conjugale ,  mais  il  n'en 
est  pas  le  maître  ;  il  peut  disposer  des  revenus  du  bien  de 
sa  femme  et  en  fait  les  fruits  siens,  mais  il  ne  peut  aliéner 
les  propres  de  sa  femme,  et  quand  elle  les  aliène,  le  mari  fi- 
gure dans  l'acte  seulement  par  son  autorisation ,  accompa- 
gnée souvent  de  celle  des  parents  de  sa  femme.  Il  y  a  même 


CONDITIOTi  DE  LA  FEMME.  343 

des  pays  dans  lesquels  la  femme,  considérée  comme  héritière 
de  son  époux,  doit  à  son  tour  consentir,  comme  les  héritiers 
de  sang,  à  la  vente  des  propres  de  celui-ci. 

En  somme,  le  principe  chrétien,  qui  considère  le  mariage 
comme  une  société  où  les  deux  époux  ont  des  droits  égaux, 
a  prévalu  complètement;  et  si  le  mari  est  administrateur,  il 
y  a  tendance  à  protéger  la  femme  contre  sa  mauvaise  admi- 
nistration. 

La  loi  féodale  anglaise  a  seule  conservé  la  dureté  du  sys- 
tème germanique  primitif.  Les  lois  du  continent  européen, 
les  lois  allemandes  et  françaises,  entre  autres,  ont  mieux 
compris  les  rapports  mutuels  des  époux,  et  leur  point  de  vue 
sur  la  nature  de  la  puissance  maritale  a  passé  jusqu'à  nous. 
En  ce  qui  concerne  le  fief  que  la  femme  possède,  celle-ci, 
passant  sous  la  mainboumie  (  le  mundium  )  du  mari ,  seul 
chargé  d'exercer  pour  elle  tous  ses  droits,  il  y  a  mutation 
de  vassal  ;  car  c'est  au  mari  à  desservir  le  fief.  Le  mari  étant 
seigneur  de  tous  les  biens  de  la  communauté ,  c'était  une 
conséquence  naturelle  qu'il  représentât  sa  femme  en  justice, 
et  qu'il  exerçât  les  actions  qui  lui  appartenaient  :  «  Nulle 
femme  n'a  réponse  en  cour  laïe,  »  disent  les  Etablissements. 
Il  faut  excepter  les  actions  relatives  à  des  injures  personnelles 
de  la  part  du  mari.  D'après  le  droit  canon,  en  revanche,  la 
femme  pouvait  agir  de  son  chef  devant  les  cours  ecclésiasti* 
ques,  malgré  l'avis  contraire  émis  par  Dumoulin. 

Dans  l'origine,  le  douaire  ne  pouvait  pas  être  établi  sur  le 
fief,  parce  que  le  tenancier  ne  pouvait  grever  la  jouissanoe 
de  son  successeur  ;  le  livre  des  fiefs  le  dit  positivement.  Néan- 
moins, plus  tard,  on  vint  à  le  permettre,  lorsque  le  défunt 
ne  laissait  pas  d'autres  biens  sur  lesquels  on  pût  l'asseoir. 

Le  SachseMpiegel  dit  aussi  qu'on  ne  peut  établir  le  douaire 


344  MARIAGE. 

que  sur  les  propres  ;  mais  la  glosse  nous  apprend  que,  de- 
puis Frédéric  II ,  la  position  des  veuves  a  été  améliorée.  Le 
Schwabe  nspiegel  permet  de  placer  le  douaire  sur  le  fief,  et  les 
t;outumes  françaises  également.  Beaumanoir  fait  remonter  à 
Philippe-Auguste  l'établissement  du  douaire  coutumier,  qui 
était  l'usufruit  de  la  moitié  ou  du  tiers  *  du  bien  du  mari,  à 
défaut  de  douaire  convenu.  Mais  si  Ton  examine  les  lois  bar- 
bares, on  voit  qu'elles  connaissaient  déjà  le  douaire  coutu- 
mier. Peut-être,  sous  Philippe- Auguste,  fut-il  seulement  per- 
mis de  l'imposer  aux  fiefs. 

La  femme  a  un  droit  réel  sur  l'immeuble  frappé  de  douaire, 
elle  est  saisie.  Elle  ne  peut  empêcher  néanmoins  le  mari  d'a- 
liéner les  biens  sur  lesquels  il  est  assis  ;  mais  une  telle  alié- 
nation est  révocable  du  jour  du  prédécès  du  mari. 

A  l'égard  du  seigneur,  la  jouissance  de  la  douairière  est 
des  plus  franches  ;  l'héritier  doit  la  garantie  de  l'hommage  et 
de  toutes  redevances ,  et ,  faveur  remarquable ,  il  ne  peut 
forfaire  le  fief  au  préjudice  de  la  veuve.  Ainsi,  l'héritier  prend 
les  charges  du  fief,  et  la  veuve  n'en  doit  avoir  que  les  bé- 
néfices. 

D'après  le  Sachsenspiegel,  on  exigeait  le  consentement  de 
rhéritier  lors  de  la  constitution  du  douaire.  Les  coutumes 
françaises,  pourvoyant  par  un  autre  mode  à  l'intérêt  de  la 
famille,  faisaient  du  douaire  la  propriété  des  enfants  issus  du 
mariage. 

Les  juridictions  canonique,  seigneuriale  et  royale,  se  dis- 
putèrent chacune  les  questions  de  douaire  :  l'Eglise,  parce 
que  le  douaire  est  une  condition  essentielle  du  mariage  ;  les 


*  D'après  la  Coutume  de  Paris,  c'est  la  moitié  ;  mais  le  droit  commun  n'ac- 
corde que  le  tiers. 


DOUAIRE,   PORMARIAGK.  3ftS 

seigneurs,  parce  que  cette  donation  repose  sur  leurs  fieft  ; 
le  roi,  parce  qu*il  se  posait  comme  le  tuteur  naturel  des 
veuves  et  des  orphelins.  Par  la  convention  de  Philippe-Au- 
guste avec  les  barons  de  France,  il  fut  permis  à  la  veuve  de 
s'adresser  à  celle  de  ces  juridictions  qu'il  lui  plairait  de 
choisir. 

Les  lois  barbares  ne  défendaient  pas  les  donations  entre 
époux  ;  leur  esprit  diffère  en  cela  de  celui  des  lois  romaines. 
Le  Sachsenspiegel  interdit  les  donations  de  la  femme  au  mari, 
par  le  motif  seulement  que  la  femme  mariée  est  mineure. 
Quant  aux  donations  pour  cause  de  mort,  elles  furent  géné- 
ralement permises  ;  le  don  mutuel  fut,  entre  autres,  entouré 
de  beaucoup  de  faveur. 

Les  coutumes  féodales  de  France  et  d'Allemagne  laissaient 
ordinairement  à  la  femme  remariée  le  douaire  et  les  gains 
nuptiaux  ;  mais ,  communément  aussi ,  on  stipula ,  dans  le 
contrat  de  mariage,  la  révocation  de  ces  avantages  en  cas  de 
secondes  noces. 

Depuis  le  XVI®  siècle  seulement ,  l'introduction  du  droit 
romain  vint  limiter,  en  cas  de  seconde  union,  les  avantages 
nuptiaux  que  la  femme  pouvait  faire  à  son  second  mari. 

Le  farmariage  est  une  coutume  qui  dérive  du  servage  et 
non  du  fief,  mais  dont  le  principe  remettait  au  seigneur  le 
droit  de  choisir  l'époux  de  la  fille  noble  venant  à  hériter  du 
fief.  Le  formariage  est  le  droit  qu'a  le  maître  d'empêcher 
ses  serfs  de  se  marier  sans  son  consentement,  prohibition 
qui  fut  limitée  plus  tard  au  mariage  contracté  avec  des  per- 
sonnes qui  n'étaient  pas  de  la  même  seigneurie  ou  de  la 
même  condition  ;  cette  conséquence  du  droit  de  propriété  de 
l'homme  sur  l'homme  fut  étendue  des  serfs  aux  vilains  origi- 
nairement libres,  par  suite  des  usurpations  de  la  puissance 


346  MARIAGE. 

jil8tîcîère.  Si,  en  Allemagne,  le  formariage  était  exercé  ri- 
goureusement à  l'égard  des  ministériaux,  c'est  que,  dans  la 
condition  de  cette  classe,  la  liberté  de  la  personne  est  en- 
gagée. 

Durant  l'époque  barbare ,  le  maître  de  la  femme  serve, 
pour  se  réserver  les  enfants,  cassait  de  son  chef  le  mariage 
contracté  avec  le  serf  d'un  autre.  L'Eglise  lutta  avec  succès 
contre  cet  usage,  contraire  à  la  sainteté  du  mariage. 

Soit  en  Allemagne,  soit  en  France,  il  s'introduisit,  pour 
concilier  le  vœu  de  l'Eglise  et  l'intérêt  des  maîtres,  la  cou- 
tume de  stipuler,  entre  les  seigneuries ,  des  mariages  par 
échange;  de  sorte  que,  de  cette  façon,  l'un  ne  pût  pas  s'en- 
richir aux  dépens  de  l'autre;  ces  conventions  sont  surtout 
fréquentes  entre  les  couvents,  du  X®  au  XII®  siècle.  Souvent 
aussi,  on  stipula  le  partage  des  enfants  entre  les  maîtres  des 
deux  époux.  Cette  dernière  coutume  avait  passé  de  la  loi  ro- 
maine dans  la  législation  des  Wisigoths.  Enfin,  au  XII^  siè- 
cle, le  formariage  fut  réduit  assez  généralement  à  une  simple 
redevance.  De  ces  redevances  payées  pour  se  marier  sont 
nées  ces  coutumes  bizarres  connues  sous  le  nom  de  droit  du 
seigneur,  coutumes  auxquelles  on  a  prêté  une  portée  immo- 
rale et  absurde  qu'elles  n'eurent  pas  dans  la  réalité,  tout  au 
moins  en  tant  que  règle  ;  car  l'abus  et  la  tyrannie  sont  pos- 
sibles en  cette  matière  comme  en  toute  autre. 


TOTBLLB  F&ODALE.  347 


SU. 


De  1»  tutelle  féodAle. 


La  tutelle  romaine  était  moins  une  précaution  législative 
ayant  pour  but  de  préserver  le  mineur  des  suites  de  son  in- 
expérience qu'une  institution  juridique  destinée  à  maintenir 
les  droits  de  la  fomille  et  les  intérêts  des  agnats.  La  tutelle 
germanique,  qui  n'est  qu'une  application  du  mundium,  est 
bien  différente  ;  la  puissance  du  mundwald  est  faite  pour  le 
protégé  et  non  pour  le  protecteur.  La  tutelle  féodale,  que  le 
langage  juridique  du  moyen  &ge  appelle  bail,  garde,  ou  main- 
boumie,  repose  sur  d'autres  principes,  savoir  :  1^  sur  le 
droit  qu'a  le  seigneur  de  ne  pas  perdre,  pendant  la  minorité, 
le  service  de  vassal  en  vue  duquel  le  fief  a  été  concédé  ;  2^  sur 
le  droit  qu'il  a  en  conséquence  à  foire  représenter  le  mi- 
neur par  une  personne  apte  à  rendre  ce  service,  et  qui  soit 
à  la  convenance  du  seigneur. 

En  conséquence  de  ce  double  droit,  la  garde  des  vassaux 
mineurs  était  attribuée  au  seigneur  ;  il  pouvait  l'exercer  lui- 
même  en  faisant  les  fruits  siens ,  à  charge  d'entretenir  le 
ou  les  mineurs,  ou  bien  la  remettre  à  l'un  de  ses  vassaux, 
qui  était  chargé  du  service  du  fief  moyennant  la  jouissance 
du  fief  que  le  seigneur  lui  concédait. 

On  a  expliqué  la  garde  seigneuriale  par  l'intérêt  même 


S48  TUTELLE   FÉODALE. 

des  mineurs.  C'est  ainsi  que  les  Etablissements  de  Norman- 
die exposent  les  motifs  de  la  garde  des  orphelins  '  : 

Le  seigneur  faisait  les  fruits  siens,  mais  à  la  charge  de 
payer  les  dettes  :  a  Qui  garde  prend,  quille  la  rend.  » 

L'ancien  droit  féodal  germanique  reconnaissait  aussi  au 
seigneur  le  droit  de  garde  sur  le  fief  du  vassal  mineur  jus- 
qu'à sa  puberté,  et  celui  de  faire  les  fruils  siens  ou  de  les 
laisser  à  un  pro vassal,  qui  faisait  le  service  militaire  à  la 
place  du  mineur. 

Le  droit  du  seigneur  à  faire  les  fruils  siens  est  appelé,  par 
le  Sachsenspiegel,  anevellef  angefâlle. 

On  donnait  un  tuteur  au  vassal  en  état  de  minorité  ou  de 
faiblesse  d'esprit,  comme  aussi  en  cas  d'absence  du  vassal  ; 
mais,  dans  ce  dernier  cas,  quelques-uns  pensent  que  la  cura- 
telle était  donnée  de  droit  au  plus  proche  parent,  successeur 
présomptif. 

Le  tuteur  n'était  pas  nécessairement  un  homme  capable 
de  posséder  un  fief;  mais,  s'il  ne  l'était  pas,  la  cour  féodale 


*  «  Qui  gardera  l'hoir  orphelin  qu'il  convient  être  en  l'autnii  garde  ?  La 
mère  ne  le  gardera  pas.  Pourquoi  ?  Pour  ce  que  si  elle  prenait  mari  et  elle 
en  avait  des  enfants ,  les  enfants,  pour  la  convoitise  de  l'héritage,  occiraient 
leur  aisné  frère,  ou  le  mari  même  occirait  son  filiastre  pour  donner  à  ses 
fils  l'héritage.  —  Qui  le  gardera  donc?  Le  garderont  les  cosins?  Nani.  Pour- 
quoi ?  Que  ils  ne  béent  par  avanture  à  sa  mort  et  convoitent  son  héritage, 
pourquoi  ils  occient  Tinnocent.  —  Pour  ôter  donc  cette  déloyauté,  et  pour  es- 
chiver  telle  cruauté,  fut-il  établi  que  les  orphelins  soient  en  la  garde  de  celui 
à  qui  son  père  était  lié  par  hommage.  Et  par  dessus  ce,  ils  doivent  être  en 
bonnes  maisons  et  enseignés  d'honnêtes  enseignements,  et  quand  ils  sont 
nourris  es  maisons  de  leurs  seigneurs,  ils  sont  tenus  de  les  servir  plus  léau- 
ment  et  de  les  aimer  plus  en  vérité.  Et  comment  peuvent  les  seigneurs  haïr 
ceux  qu'ils  ont  nourris?  Ils  les  aimeront,  ils  garderont  fidèlement  leurs  biens 
et  leurs  tenements.  >  Mais,  ajoute  le  glossateur,  «  avarice  est  oren  droit  si 
montée,  que  les  seigneurs  $c&tent  les  biens  »ux  orphelins.  * 


AGE  DE  MAJORITÉ,   SOUFFRANCE.  3(^9 

désignait  un  tuteur  pour  le  fief  qui  était  en  lehentrdger  (pro- 
vassal) et  devait  être  par  conséquent  capable  de  posséder  un 
fief  ;  Tadministration  restait  au  tuteur  personnel,  mais  le  de- 
voir féodal  était  rempli  par  le  provassal. 

D'après  ce  livre  de  droit,  Tenfance  allait  jusqu'à  treize  ans 
et  six  semaines,  eiVanevelle  ne  dure  que  jusqu^à  ce  terme; 
mais  depuis,  et  jusqu'à  vingt-quatre  ans,  le  jeune  homme  est 
encore  mineur  et  il  a  un  tuteur  ;  VAuctor  vêtus  dit  seule- 
ment qu'il  peut  en  avoir  un.  Depuis  treize  ans  et  six  semai- 
nes, l'enfant  est  zu  seinen  jahren  ;  son  tuteur  lui  doit  compte 
annuel. 

La  minorité  n'empêche  pas  de  recevoir  le  fief.  D'après  le 
droit  germanique,  qui  permettait  à  plusieurs  frères  de  choisir 
celui  d'entre  eux  qui  serait  investi,  l'investiture  faite  à  l'ainé 
était  accompagnée  d'une  promesse  donnée  avec  garantie  que 
les  mineurs  n'attaqueraient  pas  le  seigneur  à  ce  sujet.  Ce  que 
l'enfant  a  fait  ou  négligé  de  faire  pendant  sa  minorité  ne  doit 
pas  lui  nuire  ;  ainsi ,  s'il  n'a  pas  obtenu  Tinvestiture ,  il  a 
encore  un  an  dès  sa  majorité  pour  la  revendiquer.  Dans  le 
droit  féodal  français,  le  tuteur  ne  pouvant  prêter  Thommage 
pour  son  pupille,  le  seigneur  devait  lui  ac^îorder  ce  qu'on 
appelait  souffrance  féodale,  c'est-à-dire  lui  laisser  le  fief  en 
attendant  que  l'hommage  pût  être  prêté. 

Le  droit  germanique  admit  cependant  la  tutelle  testamen- 
taire, qui  pouvait  être  laissée,  non-seulement  à  un  autre  vas- 
sal, mais  aussi  à  un  étranger  au  fief,  et  qui  Tétait  de  préfé- 
rence, d'après  le  droit  saxon,  en  faveur  du  tuteur  naturel, 
à  savoir  le  plus  proche  agnat  [der  nàchsten  schwertmagen). 
Cette  tutelle  de  l'agnat  le  plus  proche  était  aussi  établie  dans 
les  mains  princières  au  moyen  de  pactes  de  famille. 

En  France,  lorsque  le  mineur  avait  un  fief  du  roi,  le  roi 


3B0  TUTELLE   FÉODALE. 

prit  la  garde  de  tous  les  autres  fiefs.  La  garde  seigneuriale 
ne  se  maintint  du  reste  pendant  longtemps  qu'en  Normandie 
et  en  Bretagne.  Dans  quelques  provinces,  la  tutelle  fut  con- 
férée aux  parents  ;  mais  si  le  tuteur  pouvait  hériter  du  fief, 
il  n'avait  que  la  tutelle  de  la  personne  du  mineur  ;  Tascen- 
dant  pouvait  réunir  la  tutelle  et  la  garde,  parce  que  le  fief 
ne  pouvait  lui  revenir.  Entre  collatéraux,  la  tutelle  de  la 
personne  était  donnée  au  parent  le  plus  éloigné,  et  celle  du 
fief  au  plus  proche.  Le  tuteur,  ou  baillistre,  donnait  caution 
de  ne  pas  marier  le  mineur  sans  le  consentement  de  ses  pa- 
rents, de  lui  donner  une  éducation  convenable,  de  tenir  le 
fief  en  bon  état  et  d'en  faire  le  service. 


SUCCESSION  FÉODALE.  354 


S  ni. 


De  lu  sueecmiloii  féodale* 


Entre  la  tendance  constante  des  vassaux  à  perpétuer  dans 
leur  famille  une  concession  originairement  temporaire  ou  via- 
gère et  le  droit  du  seigneur  à  reprendre  ce  qu'il  avait  con- 
cédé selon  ses  convenances ,  il  s'était  établi  une  suite  de 
luttes  et  de  transactions  dont  Tissue  fut  l'hérédité  des  fiefs, 
et  par  conséquent  la  victoire  du  possesseur  sur  le  proprié- 
taire, du  domaine  utile  sur  le  domaine  direct,  la  transforma- 
tion du  fief  en  patrimoine. 

«Dans  l'ancien  temps,  dit  le  livre  des  fiefs  S  les  fiefs  étaient 
tellement  au  pouvoir  du  seigneur  dominant,  qu'il  pouvait  ré- 
voquer à  son  gré  la  donation  qu'il  avait  faite.  On  en  vint  en- 
suite à  concéder  le  fief  pour  un  an  ;  puis  on  établit  qu'il  res- 
terait au  vassal  sa  vie  durant,  mais  sans  passer  aux  enfants 
par  droit  de  succession.  Enfin,  on  en  vint  &  transmettre  le 
fief  à  celui  que  le  seigneur  agréerait.  Aujourd'hui,  le  fief  ap- 
partient à  tous  les  fils  également.  » 


*  «  Antiquissimo  enim  tempore  sic  erat  in  dominorum  potestate  connexum, 
ut  quando  yellent,  poweni  auferre  rem  in  feudum  a  se  dalam  ;  postea  vero 
eo  ventum  est,  ut  per  annum  tantum  ûrmitatem  l)aberent;  deinde  statutum 
est,  ut  usque  ad  vitam  fldelis  produceretur,  sed  cum  hoc  jure  successionis  ad 
fllios  non  pertineret.  Sic  progressum  est  ut  ad  fllios  deveniret,  in  quem  sci- 
licet  dominus  hoc  vellet  beneAcium  confirmare  :  quod  hodie  ita  stabilitum 
est,  ut  ad  omnes  œqualiter  veniat.  » 

UtM,  ET  DOCDM.  XYl.  tS 


352  SUCCESSION   riODALE. 

Les  faits  sont  certainement  loin  de  s*étre  développés  dans 
un  ordre  aussi  systématique  ;  mais  on  a  vu  que  l'hérédité 
des  fiefs  était  le  but  auquel  concouraient  en  eCTet  tous  les 
efforts  durant  Tépoque  barbare ,  et  que  ce  but  une  fois  at- 
teint, l'hérédité  des  bénéfices  et  des  honneurs  une  fois  re- 
connue comme  loi,  Tépoque  féodale,  c'est-à-dire  un  système 
nouveau  de  possession  et  d'organisation  sociale  se  trouva 
inauguré. 

Néanmoins,  un  grand  principe  domine  toujours  toutes  les 
concessions  féodales,  c'est  la  nécessité  du  service  militaire 
stipulée  au  profit  du  seigneur;  car,  pour  ces  petits  suzerains, 
toujours  en  guerre  avec  leurs  voisins,  et  sans  armées  perma- 
nentes, ni  argent  pour  les  solder,  la  première  condition 
d'existence  était  d'avoir  toujours  des  vassaux  prêts  à  les 
soutenir;  aussi,  toutes  les  institutions  civiles  qui  se  ratta- 
chent au  fief,  la  garde,  le  mariage,  les  successions,  furent- 
elles,  dans  l'origine,  organisées  en  vue  du  service  militaire. 
L'esprit  militaire  est  ce  qui  donne  un  cachet  particulier  à 
la  législation  féodale  et  la  distingue  des  législations  barbares 
dont  elle  est  issue. 

Quand  le  triomphe  de  la  royauté  fit  cesser  l'indépendance 
des  seigneurs  féodaux  et  mit  un  terme  à  leurs  guerres  con- 
tinuelles, quand  la  société  fut  mieux  assise  et  le  service 
militaire  moins  nécessaire,  cet  esprit  militaire,  qui  appartient 
à  la  première  époque  féodale,  fut  remplacé  par  l'esprit  aris- 
tocratique et  nobiliaire,  lequel  retarda  encore  pour  un  temps 
assez  long  la  victoire  des  sentiments  naturels. 

En  exposant  la  matière  des  successions  féodales  dans  son 
développement  historique ,  nous  verrons  tout  spécialement 
l'influence  de  ces  deux  principes  particuliers  au  droit  féodal, 
l'esprit  militaire  d'abord,  Tesprit  aristocratique  plus  tard,  et, 


PRINCIPES  DIRIGEANTS.  3B3 

dans  ces  deux  principes,  nous  trouverons  la  clef  et  l'expli- 
cation naturelle  de  maintes  dispositions  qui  pourraient  pa- 
raître anormales,  si  on  ne  les  envisageait  qu'au  point  de  vue 
du  droit  de  famille  et  du  droit  naturel. 

Le  droit  du  vassal  ne  reposant  pas  sur  ce  qu'il  a  le  fief, 
mais  sur  la  concession  qu'il  en  a  obtenue,  la  succession  féo- 
dale n'a  pas  sa  source  dans  le  droit  du  vassal,  mais  dans  l'in- 
vestiture. 

Le  passage  du  fief  aux  enfants  du  vassal  doit  donc  être 
envisagé,  en  réalité,  comme  une  nouvelle  investiture  de  la 
part  du  seigneur  ;  c'est  une  confirmation  du  bénéfice  promise 
par  avance,  et  chaque  successeur  est  comme  le  représentant 
d'une  concession  qui  existe  encore  virtuellement  en  sa  fa- 
veur, et  remonte  dès  lors,  quant  à  la  source  de  son  droit, 
non  au  dernier  possesseur,  mais  au  premier  concessionnaire. 

De  là,  la  différence  qui  existe  en  principe  entre  la  succes- 
sion féodale  et  la  succession  ordinaire. 

Cette  difiérence  ne  se  manifeste  pas  dans  la  succession  des 
descendants,  qui  est  commune  aux  deux;  mais,  en  revan- 
che, les  exigences  du  service  militaire  motivent  l'exclusion 
des  femmes  de  la  succession  féodale,  et  cette  exclusion  se 
rencontre  en  effet  dans  les  plus  anciens  documents  concer- 
nant l'hérédité  des  fiefs. 

De  ce  nombre  est  la  constitution  de  Gonrad-le-Salique,  de 
4027  '.  Cet  édit  concède  le  fief  au  fils,  au  petit-fils,  en  ligne 
masculine,  et,  à  défaut,  au  frère  de  père. 

'  ■  Prœcepimus  etiam,  ut  cum  aliquis  miles,  sive  de  majoribus,  sive  de  mi- 
noribus,  de  hoc  seculo  migraverit  filius  ejus  beneflcium  habeat.  Si  vero  filium 
non  habuerit  et  abiaticum  (nepotem)  ex  masculo  fllio  reliquerit,  pari  modo 
beneflcium  habeat.  Si  forte  abiaticum  ex  fllio  non  reliquerit  et  fratrem  legi- 
timum  ex  parte  patns  habuerit,  beneflcium  quod  patrie»  nui  fuit,  habeat.  • 


3B4  SUCCESSION    FÉODALE. 

L'exclusion  des  filles  n'étant  pas  la  suite  d'une  incapacité 
légale,  comme  dans  les  lois  barbares,  mais  le  simple  effet  de 
la  concession,  là  où  la  concession  admet  la  fille,  elle  succède 
au  fief  sans  obstacle  S  ainsi  que  les  descendants. 

Le  fief  passant  aux  descendants  en  ligne  féminine  était 
appelé  fief  féminin.  Quelques  anciens  jurisconsultes  pensè- 
rent que  le  fief  féminin  ne  devait  passer  qu'aux  femmes, 
comme  le  fief  masculin  ne  passait  qu'aux  mâles  ;  mais  cette 
interprétation  a  été  écartée  à  juste  titre  '.  Il  y  a  plus,  même 
dans  le  fief  féminin,  la  fille  n'hérite  pas,  comme  ses  frères, 
mais  seulement  à  défaut  de  ses  frères. 

La  distinction  entre  la  succession  naturelle  et  la  succession 
féodale,  qui  est  basée  sur  la  continuation  supposée  de  la  con- 
cession, explique  l'exclusion  des  ascendants  dans  la  succes- 
sion féodale,  le  fief  ne  pouvant  revenir  à  quelqu'un  à  qui  il 
n'a  pas  été  concédé,  mais  uniquement  au  seigneur  '. 

Un  ascendant  peut  cependant  reprendre  le  fief,  si,  l'ayant 
cédé  à  son  descendant,  il  s'est  réservé  expressément  de  le 
reprendre  au  cas  où  celui  à  qui  il  le  cède  viendrait  à  mourir 
avant  lui.  Encore  dans  cette  convention,  il  est  nécessaire  de 
faire  intervenir  le  consentement  du  seigneur  ^. 


*  Le  livre  des  flefs  dit  :  «  Ad  filiam  vero,  vel  ex  filia  nepotes,  seu  pronepo- 
tes,  successio  feudi  non  pertinet.  Proies  enim  feminini  sexus,  vel  ex  femineo 
sexu  descendens  ad  hujus  modi  successionem  aspirare  non  potest,  nisi  ejus 
conditionis  si  feudum,  vel  ex  pacto  acquisitum.  • 

*  «  Filia  non  succedit  in  feudo,  nisi  investi tura  f\ierit  facta  in  pâtre,  ut  filii 
et  filia  succédant,  tune  enim  succedit  Alia,  filiis  non  extantibus,  »  dit  le  livre 
des  fiefs. 

*  «  Successio  feudi  talis  est  natura  quod  ascendentes  non  succedunt,  verbi 
gratia  pater  filii.  >  (Livre  des  fiefs.) 

*  •  Nisi  nominatim  cum  dom  ino  pactus  fuerit,  ut  si  filius  decesserit  tnte 
patrem  quod  feudum  ad  patrem  revertatur.  »  (Livre  des  fiefs.) 


FEMMES,  ASCENDANTS  EXCLUS.  3SS 

Le  fief  ne  pouvant  parvenir  qu'aux  descendants  du  pre- 
mier acquéreur,  on  exclut  de  la  succession ,  non-seulement 
les  ascendants,  mais  aussi  de  tels  descendants  dont  Texis- 
tence  dépend  de  la  volonté  seule  du  possesseur,  ainsi  les  en- 
fants adoptirs  ou  légitimés  ;  toutefois,  on  a  admis  générale- 
ment les  enfants  légitimés  par  le  mariage  subséquent.  Les 
insensés,  les  invalides,  les  clercs,  ne  succèdent  pas  au  fief, 
en  raison  de  leur  incapacité  personnelle  à  rendre  le  service 
féodal  ;  mais  on  leur  a  accordé,  par  raison  d'équité,  un  droit 
à  des  aliments. 

La  succession  en  ligne  collatérale  a  cela  de  commun  avec 
la  succession  des  ascendants,  que  Ton  ne  compte  pas  la  pa- 
renté en  partant  du  dernier  possesseur,  mais  en  partant  du 
premier  acquéreur;  ainsi,  les  collatéraux  du  dernier  posses- 
seur, qui  ne  seraient  pas  en  même  temps  descendants  du 
premier  acquéreur,  ne  peuvent  recueillir  le  fief. 

La  succession  des  collatéraux  n'avait  été  admise  premiè- 
rement, selon  le  livre  des  fiefs,  qu'en  faveur  des  frères  de 
père  ;  depuis  la  constitution  de  C!onrad-le-Salique,  elle  fut 
étendue  aux  agnats,  jusqu'à  l'infini ,  pour  les  fiefs  anciens  ; 
pour  les  fiefs  nouveaux ,  la  succession  des  agnats  n'avait 
lieu  qu'en  vertu  de  convention,  ou  s'il  a  été  acquis  par  des 
frères  de  leurs  deniers  communs,  ou  par  des  frères  indivis, 
ou  encore  s'il  est  dit  que  le  fief  nouveau  est  concédé  selon 
la  loi  des  fiefs  anciens. 

En  premier  lieu  succèdent  les  frères  germains  ou  consan- 
guins ;  dans  les  fiefs  paternels,  ceux-ci  excluent  les  utérins, 
qui ,  en  revanche ,  excluent  les  consanguins  dans  les  fiefs 
maternels  ' . 

*  •  Jure  quidem  civili  fraires  consanguinis  demum  post  gennanos  eorum- 
que  filios  admittaniur,  quœ  differentia  jure  feudali  locum  non  invenit.»  (Livre 
des  fiefs.) 


356  SUCCESSION  PfoDAtl. 

Les  fils  des  frères  morts  concourent,  avec  les  frères  vi- 
vants, par  droit  de  représentation  *, 

A  défaut  de  frères,  les  neveux  excluent  les  oncles  de  père, 
d'après  la  règle  que  l'investiture  descend,  mais  ne  remonte  pas. 

A  défaut  de  frères  et  de  neveux,  les  agnats  du  sexe  mas- 
culin succèdent  à  l'infini,  à  la  condition  d'être  descendants 
du  premier  acquéreur  du  fief;  mais  ici  se  présente  une  ques- 
tion qui  a  beaucoup  embarrassé  les  feudistes,  c'est  celle  de 
savoir  comment  il  faut  compter  le  d^ré  de  parenté. 

Selon  les  uns,  on  ne  doit  pas  du  tout  tenir  compte  du  der- 
nier possesseur,  et  rechercher  qui  aurait  eu  le  fief,  s'il  n'a- 
vait pas  existé  ;  c'est  ce  qu'on  appelle  le  système  de  la  fue- 
cession  purement  linéale.  Selon  les  autres,  l'héritier  du  fief 
est  celui  qui  aurait  eu  le  fief,  si  le  dernier  possesseur  n'eût  pas 
existé,  et  qui  est  en  même  temps  le  plus  proche  entre  ceux, 
s'il  y  en  a  plusieurs,  qui  auraient  eu  le  fief  à  la  place  ;  c'est  ce 
qu'on  a  appelé  le  système  de  la  stACcemon  linéale  et  graduelle. 

Gomme  on  voit,  l'un  et  l'autre  système  diffèrent  du  sys- 
tème de  la  succession  civile  romaine,  dans  lequel  l'héritier 
est  le  parent  le  plus  rapproché  du  défunt  ;  celui-ci  est  le  sys- 
tème de  la  succession  purement  graduelle  *. 

*  «  Vocantur  primo  fratres  cum  fratrum  prœmortuonim  Aliis,  deinde  agnati 
ulteriores.  •  (Livre  des  flefs.) 


• 


A  l^r  acquéreur  du  Aef. 

I 

B 


I 

Dernier  possesMur  C                  D  E 

I  I 

I  F 


G 
D'après  le  système  de  la  succession  purement  linéale ,  /  et  (7  succèdent 
conjointement  à  C;  car  ils  auraient  eu  le  fief  à  son  défaut.  D'après  le  système 
de  la  succession  linéale  et  graduelle,  /  succède  seul,  parce  qu'il  est  d'un  de- 
gré plus  près  de  C. 


COMPUTATION  EN  LIGNE  COLLATÉRALE.  387 

Le  texte  du  livre  des  fiefs  (II,  50)  parait  en  faveur  de  la 
succession  purement  linéale  :  «  Si  ille,  qui  feudum  habet  de- 

• 

cessent,  nulle  filio  relicto,  an  ad  omnes  vel  ad  quos  perveniat, 
qtiœritur.  Respondeo,  ad  solos,  vel  ad  amnes,  qui  ex  ea  linea 
sunt,  ex  qua  iste  fuit.  Et  hoc  est,  quod  dicitur  ad  proximiores 
esse  dicuntur  respectu  aliarnm  linearum,  sed  omnibus  ex  hac 
linea  defkientibus  omnes  aliœ  lineœ  œqualiter  vocantur.  » 

Cependant,  c'est  le  système  linéal  et  graduel  qui  a  pré- 
valu généralement  ;  probablement  parce  qu'il  s'éloigne  moins 
de  celui  de  la  succession  ordinaire. 

Les  lignes  se  comptent  comme  suit  :  la  première  sort  du 
père,  la  seconde  de  l'aïeul,  la  troisième  du  trisaïeul,  etc.  * 

La  parenté  avec  le  dernier  possesseur  est,  du  reste,  si  peu 
un  motif  d'être  appelé  à  la  succession  du  fief,  que,  ainsi  que 
nous  l'avons  indiqué  plus  haut,  deux  frères  ne  se  succèdent 
pas  pour  un  fief,  si  leur  père  n'avait  pas  eu  le  fief  auparavant  *. 

*  A  l**"  acquéreur  du  Aef. 


1 

B 

C 

D 

^«^o^^.. 

1 

1 

Dernier  possesseur  E         F 

G* 

D' 

1 

1 

G 

C" 

i 

1 

H 

1 
1 

C" 

I 

E,  dernier  possesseur,  étant  mort,  /  lui  succède,  quoique  plus  éloigné  en 
degré  que  C  ;  car  il  est  de  la  première  ligne  ;  mais  si  /  et  le  reste  de  la  ligne 
n'existent  plus,  D*  succédera  de  préférence  k  C*^  et  à  C,  parce  qu'il  est,  à 
lignes  égales,  dans  un  degré  plus  rapproché. 

'  «  Si  duo  fratres  simul  investiti  Aierint  de  beneficio  novo,  et  non  de  pa- 
temo,  si  unus  eorum  sine  descendentibus  masculini*  sexus  mortuus  fuerit, 
dominus  fucceditj  non  frater  nisi  factum  Aierit  in  investitura  quod  frater, 
firatri  succédât.  Et  quod  diximus  de  fratribus  ut  unus  alii  succédât  per  pac- 
tum,  idem  dicendum  est  de  flliabus  si  hoc  pactum  conciliât.»  (Livre  des fle&.) 


3S8  SUCCESSION   FÉODALE. 

Que  la  femme  et  le  mari  ne  se  succèdent  pas  dans  le  fief, 
il  n'y  a  rien  là  de  surprenant  ;  car,  là  où  la  parenté  de  sang 
est  elle-même  repoussée,  on  ne  saurait  prendre  égard  à  l'af- 
finité*. 

La  succession  féodale  n'étant  pas  un  héritage  proprement, 
mais  une  investiture  continuée,  il  en  résulte  que  le  succes- 
seur au  fief  n*est  pas  en  même  temps  le  successeur  aux  dettes. 
Cette  règle  n'est  pas  applicable  aux  descendants  qui  ne  peu- 
vent prendre  le  fief  et  laisser  les  alleux  avec  les  dettes  ;  elle 
s'applique  seulement  aux  agnats*.  Cependant,  si  les  agnats 
y  consentent,  le  fils  peut  répudier  la  succession,  et  recevoir 
comme  de  nouveau  le  bénéfice  de  la  main  du  seigneur;  dans 
ce  cas,  il  est  déchargé  des  dettes  de  la  succession  paternelle. 

La  succession  féodale  germanique  difTère  assez  essentielle- 
ment de  la  succession  lombarde,  qui,  en  cette  matière,  a  été 
envisagée  comme  le  droit  commun.  En  Allemagne,  on  s'en 
tenait  de  plus  près  encore  aux  termes  des  anciennes  conces- 
sions; on  n'admettait  que  la  succession  des  descendants,  et, 
en  principe,  on  repoussait  celle  des  collatéraux  tout  comme 
celle  des  ascendants.  Le  Sachsenspiegel  et  le  Schwabenspiegel 
concordent  sur  ce  point. 

L'empereur  Henri  II  fit  une  loi  pour  introduire  la  succes- 


*  «  Si  fœmina  habens  beneficium  moriatur,  nullo  modo  succedit  in  benefi- 
cium  maritus,  nisi  specialiter  investitus  tuerii.  •  (Livre  des  flefs.) 

*  «  Si  contigerit  vasallum  sine  omni  proie  decedere  agnatus,  ad  quem  uni- 
versa  hereditas  pertinet,  repudiata  hereditate,  feudum  si  paternum  fumt,  re- 
tinere  poterit...  Ubi  vero  filium  reliquit,  ipse  non  potest  hereditatem  sine  be- 
neficio  repudiare,  sed  aiit  utnimque  retineat  aut  utninique  repudiet,  quo  re- 
pudiato,  ad  agnatos,  si  paternum  sit  pertinebit...  agnatis  tamen  consentien- 
tibus,  poterit  dominus  eum  si  volueril,  quasi  de  novo  benefîcio  investire,  quo 
facto,  licebit  ei,  repudiata  hereditate ,  feudum  tenere ,  nullo  onore  ei  hère- 
ditario  imminente.  »  (Livre  des  flefs.) 


VARIÉTÉS  EN  ALLEMAGNE.  3S9 

Mon  lombarde  des  agnats  en  ligne  collatérale  en  Allemagne  ; 
mais  les  princes  saxons  refusèrent  de  laisser  changer  leur 
coutume,  et  Henri  n'insista  pas  ;  de  sorte  que  la  succession 
des  agnats  s'est  introduite  dans  le  sud,  tandis  que  le  nord, 
qui  suivait  la  loi  saxonne,  continuait  à  la  repousser. 

Pour  concilier  l'intérêt  des  frères  avec  le  droit  du  sei- 
gneur, on  recourait,  en  Allemagne,  à  une  investiture  simul- 
tanée {conjuncta  manu;  gesammte  hand).  Cette  sorte  particu- 
lière d'investiture  reposait  sur  l'ancien  usage  germanique  de 
l'indivision  du  bien  familial. 

Lorsqu'un  fief  avait  été  inféodé  conjuncta  manu  à  la  mort 
d'un  des  frères,  ses  fils  prenaient  sa  place,  et  s'il  n'en  avait 
pas,  l'indivision  continuait  entre  les  frères  restants.  Tous  les 
coinvestis  étaient  également  censés  en  possession  du  fief; 
mais  ils  devaient  désigner  l'un  d'entre  eux  pour  rendre  au 
seigneur  le  service  du  fief.  Si  le  fief  cessait  d'être  indivis,  la 
part  du  vassal  décédé  sans  enfants  revenait  au  seigneur.  En 
revanche,  tant  qu'il  était  indivis,  aucun  des  possesseurs  ne 
pouvait  disposer  à  son  égard  sans  le  consentement  des  autres. 

Ces  principes  du  droit  germanique  s'appliquaient  aussi  aux 
fiefs  auxquels  était  attaché  un  office  impérial  ;  l'hérédité  des 
duchés  et  des  comtés  n'avait  pas  efiacé  en  eux  l'idée  primi- 
tive de  l'office,  lequel  était  de  sa  nature  indivisible  ;  de  sorte 
que,  dans  ces  fiefs,  s'il  y  avait  plusieurs  enfants,  l'office  pas- 
sait à  un  seul  d'entre  eux,  désigné  tantôt  par  le  père,  tantôt 
par  l'empereur  ;  le  plus  souvent,  c'était  l'alnéw  Seulement, 
si  le  père  possédait  plusieurs  offices  et  fiefs  impériaux,  il 
pouvait  les  répartir  entre  ses  fils,  et  alors  l'ainé  conservait 
ordinairement  l'office  principal. 

Mais  nous  avons  vu  que  peu  à  peu  l'idée  de  l'office  s'ef- 
faça derrière  celle  de  la  possession  à  titre  privé,  et  que  les 


360  SUCCESSION   FÉODALE. 

territoires  tendireut  à  devenir  des  propriétés  de  famille  ;  alors 
aussi  on  chercha  à  donner  une  part  de  cette  propriété  à  cha- 
cun des  Sis,  et  l'on  chercha  différents  moyens,  soit  de  les 
faire  jouir  en  commun ,  soit  même  d'opérer  des  partages. 
Les  comtés  étant  devenus  les  premiers  des  propriétés  pri- 
vées, l'ainé  conserva  le  manoir  de  la  famille,  et  les  autres 
fils  eurent  les  autres  châteaux.  Depuis  la  seconde  moitié  du 
XIII^  siècle ,  il  en  advint  de  même  pour  les  principautés  ; 
seulement,  l'ainé  a  seul  conservé  le  titre.  Pour  concilier  les 
considérations  de  famille  avec  la  constitution  de  l'empire, 
qui  statuait  l'indivisibilité,  on  recourut  à  l'investiture  par 
ronjuncta  fnanus.  Le  premier  exemple  que  l'histoire  d'Alle- 
magne présente  d'un  tel  fait,  arriva  en  12ol,  dans  la  maison 
de  Brandenbourg.  Puis,  pour  faciliter  cette  possession  en 
commun,  on  la  localisa  par  une  répartition  de  l'usage,  tout  en 
conservant  l'indivision,  quant  à  la  propriété  ;  c'est  ce  qu'on 
appela  mutschirung,  ou  oertemng  (cantonnement).  Enfin,  on 
en  vint  à  un  partage  effectif  {dateylung,  thattheylung).  Dès 
ce  moment,  l'ancien  droit  n'existait  plus;  c'est  ce  qui  a 
donné  naissance  à  la  gesammte  hand  du  nouveau  droit.  De 
tels  partages,  en  se  continuant  un  peu,  auraient  eu  inévitable- 
ment pour  effet  l'appauvrissement  des  familles  régnantes  et 
la  division  à  l'infini  des  territoires.  Pour  éviter  ces  funestes 
conséquences,  déjà  au  XIV®  siècle  on  commença  à  introduire 
le  droit  de  primogéniture ,  au  moyen  de  pactes  de  famille. 
La  bulle  d'oi:  fit  de  ce  droit  et  de  l'indivisibilité  du  territoire 
une  loi  de  l'empire  pour  les  électorals  laïques  ;  tous  les  au- 
tres princes  suivirent  cet  exemple  dans  l'intérêt  de  la  con- 
servation de  leur  maison. 

Touchant  la  succession  des  femmes,  la  coutume  d'Allema- 
gne n'avait  pas  la  rigueur  de  la  loi  lombarde  ;  les  femmes, 


VARIÉTÉS  EN  FRANCE.  361 

exclues  par  les  mâles  au  même  degré,  étaient  admises  lors- 
qu'elles étaient  en  concours  avec  des  mâles  d'un  degré  plus 
éloigné.  Senckenberg  affirme  qu'il  n'y  avait  pas ,  en  Alle- 
magne, de  seigneurie  où  les  femmes  n'eussent  pas  été  ap- 
pelées à  succéder.  On  connaît  le  fameux  distique  composé 
sur  la  maison  d'Autriche,  à  l'occasion  des  deux  mariages  de 
Maximilien  avec  Marie  de  Bourgogne  et  Jeanne  de  Gastille  : 

«  Bella  gérant  alii,  tu  felix  Austria,  nube  ; 
•  Namque  Mare  aliis,  dat  tibi  régna  Venus.  • 

En  France ,  l'hérédité  des  fiefs  avait  été  le  centre  autour 
duquel  tournaient  toutes  les  évolutions  de  l'époque  féodale  ; 
l'indivisibilité  des  baronnies  y  fut  admise  en  règle  générale. 
Dans  les  fiefs  secondaires,  on  chercha  à  obtenir  un  résultat 
analogue,  au  moyen  du  droit  d'aînesse  ;  car  il  fallait  veiller 
à  ce  que  chaque  fief  pût  nourrir  l'homme  qui  en  ren- 
dait le  service  :  «  Ne  me  semble  mie  que  fiez  puisse  estre 
partiz  ne  doit,  dont  chacun  partie  n'est  sofisans  à  servir,  » 
dit  Desfontaines.  Lorsque  la  raison  du  service  militaire  n'exista 
plus,  pour  ne  pas  partager  le  fief,  le  principe  aristocratique 
conduisit  au  même  résultat.  Ainsi  naquit  le  droit  d'aînesse, 
non  moins  généralement  répandu  en  France  que  dans  l'em- 
pire. 

Les  puisnés  étaient  pourvus  au  moyen  du  parage;  l'ainé 
gardait  à  lui  la  principale  partie  du  fief  et  laissait  les  autres 
en  fief  â  ses  frères  ;  ce  qui  ne  constituait  pas  une  division 
du  fief,  car  l'alné  restait  le  seul  vassal.  Le  parage  correspond, 
dans  le  droit  féodal  français,  à  la  conjuncta  fnanus  du  droit 
germanique.  En  4209,  Philippe-Auguste  rendit  une  ordon- 
nance dans  le  but  d'établir  que  les  divers  héritiers  du  fief 
relèveraient,  non  de  leur  aîné,  mais  du  suzerain  ;  mais  cette 
ordonnance,  évidemment  contraire  au  maintien  de  la  féoda- 


362  SUCCESSION   FÉODALE. 

IHé,  tomba  promptement  en  désuétude,  même  dans  les  do- 
maines de  la  couronne,  pour  lesquels  elle  avait  été  rendue. 

Les  coutumes  varient  considérablement,  quant  au  privi- 
lège accordé  à  Tainé.  D'après  Beaumanoir  et  les  Etablisse- 
ments, il  avait  le  manoir  principal,  avec  une  certaine  étendue 
de  domaine  sis  à  l'entour;  c'est  ce  que  les  coutumes  appel- 
lent le  vol  du  chapon,  ou  préciput.  En  succession  collatérale, 
il  n'y  avait  de  droit  d'ainesse  que  quand  le  fief  était  indivi- 
sible ;  en  ligne  directe,  mais  entre  filles,  la  règle  générale 
était  le  partage  égal  ;  c'est  celle  du  grand  coutumier,  qu'a 
suivi  la  coutume  de  Paris.  Les  coutumes  de  Touraine,  Maine 
et  Anjou,  accordaient,  en  revanche,  un  privilège  à  l'ainée. 

Dans  les  tenures  roturières,  il  n'y  avait  pas  de  primogé- 
niture  :  a  En  villenage  ains  emporte  autant  li  maisnés  comme 
li  aisnés,  ^  dit  Beaumanoir. 

En  France,  les  femmes  n'étaient  pas  exclues  en  principe 
de  la  succession  aux  fiefs,  comme  en  Allemagne;  ce  qui 
prouve  combien  est  erronée  l'opinion  qui  veut  invoquer  la 
loi  salique  au  sujet  de  l'hérédité  des  fiefs  '  ;  seulement,  elles 
étaient  exclues  par  un  mâle  au  même  degré  ;  mais  elles  ex- 


'  Laboulaye  estime,  en  se  fondant  sur  l'opinion  de  Dutillet,  que  les  femmes 
sont  exclues  du  royaume  de  France,  non  par  l'autorité  de  la  loi  salique^  mais 
en  vertu  de  la  coutume  et  delà  loi  particulière  de  la  maison  de  France  ;  que 
c'est  par  ce  dernier  argument  que  Philippe  de  Valois  repoussait  les  préten- 
tions d'Edouard  III,  et  que  la  loi  salique  n'a  été  invoquée  dans  ce  sens  que 
beaucoup  plus  tard.  Il  remarque  que,  dans  la  curieuse  défense  de  la  coutume 
française  contenue  dans  le  Songe  du  Verger^  l'auteur  ne  mentionne  pas  la  loi 
salique,  laquelle,  en  revanche,  était  devenue  l'argument  principal  qu'on  met- 
tait en  avant  au  XVI«  siècle.  Sur  une  cinquantaine  de  grands  fiefs,  dont  la 
réunion  a  formé  la  monarchie  française,  on  n'en  connaît  que  deux  qui  suivis- 
sent à  cet  égard  la  loi  de  la  couronne  ;  ce  sont  les  duchés  d'Orléans  et  d'An- 
jou ;  tous  les  autres  étaient  flefii  féminins. 


DU  TESTAMENT.  363 

duaient  le  mâle  d'un  degré  plus  éloigné.  L'hérédité  des  fem- 
mes s'appliqua  même  au  domaine  des  grands  vassaux,  et  les 
rois  l'utilisèrent  habilement  au  profit  des  biens  de  la  cou- 
ronne. 

L'ancien  droit  appelait  la  succession  en  ligne  directe  des- 
cendemeni,  et  la  succession  collatérale  eschoite  ;  c'est,  en  ce 
qui  concerne  cette  dernière  succession ,  que  l'on  remarque 
particulièrement  la  différence  entre  les  pays  de  droit  écrit  et 
les  pays  de  coutume.  Dans  les  premiers ,  on  conserva  en 
général  tous  les  principes  dirigeants  de  la  législation  romaine  ; 
mais  ils  durent  nécessairement  être  modifiés,  en  ce  qui  con- 
cerne les  fiefs,  par  la  nature  particulière  de  l'objet  de  la  suc- 
cession. Dans  les  coutumes,  en  revanche,  les  principes  ger- 
maniques prévalurent  dans  la  succession  même  des  biens 
non-féodaux  ;  de  sorte  que,  pour  les  alleux,  par  exemple, 
elles  renferment,  quant  aux  successions,  des  règles  qui  rap- 
pellent tout  à  fait  le  droit  féodal. 

Le  testament  est  une  institution  contraire  à  l'esprit  de  la 
loi  féodale,  puisque  le  fief  était  une  concession  dont  le  vassal 
ne  devait  pas  pouvoir  disposer  sans  le  consentement  du  sei- 
gneur. Au  jour  de  sa  mort ,  le  droit  du  concessionnaire  est 
épuisé;  l'héritier  est  appelé,  non  par  la  loi,  que  la  volonté 
d'un  testateur  peut  remplacer,  mais  par  le  contrat  lui-même. 

Dans  le  droit  germanique,  le  testament  était  admis,  en  ce 
sens  que  le  père  pouvait  désigner  celui  de  ses  fils  qui  au- 
rait le  fief,  en  fixant  les  portions  des  autres.  Pour  les  fiefe 
anciens,  le  père  n'avait  pas  même  le  droit  d'exhérédation, 
mais  oui  bien  pour  un  fief  nouveau,  ou  un  fief  héréditaire, 
c'est-à-dire  dont  la  succession  est  réglée  par  la  loi  des  alleux. 

En  France,  l'usage  général  était  de  permettre  au  testa- 
teur de  disposer  librement  des  meubles,  des  conquets,  assi- 


364  SUCCESSION    FÉODALE. 

miles  aux  meubles,  et  d'une  part  des  propres,  un  cinquième, 
un  quart,  ou  un  tiers. 

u  Chacun  gentilhomme,  ou  homme  de  poeste,  qui  n'est  pas 
serf,  peut,  par  notre  coutume ,  laisser  en  un  testament  ses 
meubles,  ses  conquets,  et  le  quine  de  son  héritage,  là  où  il 
lui  plaît,  excepté  qu'à  ses  enfants  il  ne  peut  laisser  à  l'un 
plus  qu'à  l'autre,  »  dit  Beaumanoir.  La  portion  disponible 
était  toujours  chargée  des  dettes. 

La  règle  a  le  mort  saisit  le  vif  »  n'a  point  d'application 
par  rapport  aux  fiefs  ;  car  l'héritier  du  fief  n'entre  en  pos- 
session qu'après  avoir  prêté  l'hommage.  En  France,  l'héri- 
tier devait  le  demander  dans  les  quarante  jours. 


QUATRIÈME  SECTION. 


DE  L*EXTINCTION  DU  RAPPORT  FÉODAL. 


Le  fief  peut  s'éteindre,  ou  parce  que  le  domaine  utile  du 
vassal  revient  au  seigneur  (on  nomme  ce  cas  la  rAmsolidaiion), 
ou  parce  que  le  vassal  unit  à  son  domaine  utile  la  directe 
qu'avait  le  seigneur,  et  se  trouve  ainsi  posséder  le  bien  du 
fief  en  pleine  propriété  (ceci  est  V appropriation).  Cette  réu* 
nion  des  deux  parts  de  la  propriété  peut  avoir  lieu  sans  faute, 
ou  ensuite  d'une  faute  de  la  part  d'un  des  membres  du  rap- 
port féodal. 

Le  rapport  féodal  cesse  sans  faute  d'aucune  part  : 

4®  Par  la  réunion  ;  par  exemple,  lorsque  le  vassal,  ve- 
nant à  mourir  sans  héritiers  et  sans  successeur  désigné  par 
expectative,  le  fief  revient  au  seigneur  ;  ou  bien  lorsque  le 
seigneur  acquiert  le  domaine  utile  de  son  fief  par  vente, 
échange,  décret,  etc.;  ou  encore,  lorsque  le  vassal  acquiert 
la  directe  d'un  fief  dont  il  a  le  domaine  utile. 

La  réunion  est  le  retour  de  la  partie  au  tout  ;  c'est  unir 
une  seconde  fois  ce  qui  avait  été  détaché,  soit  d'un  fief,  soit 
d'un  arrière-fief.  Si  la  réunion  a  lieu  entre  une  censive,  ou 
tenure  roturière,  et  un  fief  dominant,  son  effet  est  de  rendre 
à  la  terre  roturière  la  qualité  féodale  qu'elle  avait  perdue. 
La  réunion  qui  a  lieu  par  mariage,  lorsque  l'un  des  époux 
apporte  le  domaine  utile,  et  l'autre  la  directe,  n'est  pas  une 


366  DE  l'extinction  du  rapport  féodal. 

véritable  réunion,  puisque,  si  les  époux  n'ont  pas  d'enfants, 
les  deux  domaines  se  sépareront  de  nouveau  à  la  dissolution 
du  mariage. 

2®  Par  la  renonciation  du  vassal,  laquelle  comprend  deux 
cas  :  le  premier  où  le  vassal  laisse  volontairement  le  fief, 
purement  et  simplement,  sans  demander  au  seigneur  de  l'in- 
féoder à  un  autre  ;  dans  ce  cas,  la  cessation  du  rapport  réel 
précède  et  entraîne  la  cessation  du  rapport  personnel. 

Le  second  cas  de  renonciation  est  la  dénonciation  que  le 
vassal  fait  de  la  rupture  du  lien  féodal  {dos  aufsagen,  dit  le 
droit  germanique) .  Ici,  le  vassal  renonce  à  la  fidélité  due  au 
seigneur  ;  cette  dénonciation  a  lieu  de  bouciie,  et  si  le  sei- 
gneur ne  permet  pas  à  son  vassal  de  se  présenter  devant  lui, 
elle  a  lieu  dans  la  maison  la  plus  proche  de  la  demeure  du 
seigneur,  ou  bien,  en  Allemagne,  dans  une  assemblée  de  jus- 
tice. Cette  dénonciation  était  le  prélude  nécessaire  et  ordi- 
naire d'hostilités  entre  le  vassal  et  le  seigneur  ;  car  le  vassal 
eût  été  félon ,  s'il  fût  entré  en  hostilité  avec  son  seigneur 
avant  d'avoir  renoncé  à  sa  foi.  Une  constitution  impériale 
de  123S  exige  que  la  dénonciation  ait  lieu  de  jour,  et  que  les 
hostilités  ne  commencent  qu'au  quatrième  jour  dès  sa  date. 
Ici ,  c'est  la  rupture  du  rapport  personnel  qui  entraine  la 
rupture  du  rapport  réel. 

En  dénonçant  sa  foi,  le  vassal  doit  délaisser  le  bien,  sous 
peine  de  félonie  ;  la  bulle  d'or  condamne  expressément  le 
feudataire  qui  renonce  frauduleusement,  c'est-à-dire  qui, 
après  avoir  dénoncé  volontairement ,  occupe  néanmoins  le 
bénéfice,  ainsi  que  celui  qui  renonce  intempestivement  ou 
malicieusement.  Cependant,  d'après  le  droit  germanique,  le 
vassal  n'est  pas  tenu  de  délaisser  en  renonçant ,  lorsqu'il 
porte  plainte  au  latidrickter  pour  délit  commis  par  le  sei- 


RENONCIATION,  FELONIE.  367 

gneur»  ou  lorsqu'il  se  défend  contre  une  attaque  du  sei- 
gneur. 

3®  Il  y  a  renonciation  tacite ,  lorsque  le  vassal  laisse  in- 
féoder un  autre  en  sa  présence  sans  opposition,  et  lorsqu'il 
perd  totalement  son  heerschild;  par  ex.emple,  en  entrant  dans 
un  couvent.  En  revanche,  le  défaut  corporel  survenu,  qui 
aurait  empêché  de  recevoir  le  fief,  n'empêche  point  de  le 
garder.  Le  Sachsenspiegel  contient  à  ce  sujet  une  disposition 
formelle. 

Le  rapport  féodal  s'éteint  par  la  faute  du  vassal,  et  le  vas- 
sal ,  en  conséquence,  perd  son  fief  pour  cause  de  violation 
grave  du  devoir  féodal  ;  les  violations  légères  sont  réprimées 
ordinairement  par  une  simple  amende. 

Les  violations  graves,  et  qui  entraînent  la  perte  du  ûeS, 
sont  appelées  félonie,  perfidie,  c'est-à-dire  transgression  de 
la  foi  promise,  ou  déloyauté;  ces  termes  sont  synonymes  en 
droit  féodal. 

On  considère  comme  félonie  : 

4®  La  violation  du  devoir  de  ne  pas  nuire  à  son  seigneur, 
ainsi  l'acte  d'attaquer  son  seigneur,  de  le  blesser,  de  lever 
la  main  contre  lui,  de  lui  tendre  des  embûches,  de  l'assiéger 
ou  de  tenter  quelque  chose  de  pareil,  de  contracter  alliance 
avec  l'ennemi  du  seigneur,  de  séduire  la  femme,  la  fille,  la 
sœur,  ou  la  nièce  du  seigneur. 

2®  La  violation  des  devoirs  du  service  féodal,  comme  ne 
pas  paraître  lorsque  le  seigneur  convoque  le  ban  de  ses  vas- 
saux ;  si  plusieurs  vassaux  doivent  fournir  un  homme ,  le 
refus  par  eux  de  choisir  celui  qui  doit  les  représenter  ;  l'acte 
d'abandonner  son  seigneur  dans  le  combat,  et  partout  ail- 
leurs où  il  est  en  péril  de  vie  ;  de  ne  pas  l'avertir  d'un  péril 
imminent  ;  de  ne  pas  le  libérer  de  captivité  lorsqu'on  l'a  pu,  etc. 

MÉH.  ET  DOCUM.  XVI.  34 


368  DE  L  EXTINCTION  DU  RAPPORT  FEODAL. 

3®  Le  refus  obstiné  de  paraître,  lorsqu'on  est  cité  devant 
la  cour  du  seigneur  ou  d'exécuter  le  jugement. 

4®  La  négligence  pendant  un  temps,  qui  est  fixé  différem- 
ment suivant  les  coutumes,  à  demander  le  renouvellement 
du  fief.  D'après  le  droit  impérial,  il  fallait  an  et  jour. 

5®  Les  actes  par  lesquels  le  vassal  porte  atteinte  aux  droits 
du  seigneur  sur  le  fief,  ainsi  le  désaveu  et  le  faux  aveu  d'un 
autre  seigneur,  ou  l'aliénation  du  fief  sans  le  consentement 
du  seigneur. 

Sur  ces  deux  cas,  la  jurisprudence  féodale  française  a  in- 
troduit certaines  règles  qu'il  &ut  rappeler.  Les  coutumes 
françaises  exigeaient  généralement  que  le  désaveu  eût  lieu 
en  jugement.  Le  désaveu  extraordinaire  n'était  envisagé 
comme  tel  que  quand  on  y  persiste  en  jugement;  car,  jus- 
qu'à ce  moment,  on  peut  encore  se  rétracter.  Elles  veulent 
encore  que  le  désaveu  soit  fait  sciemment  et  frauduleuse- 
ment, c'est-à-dire  contre  les  preuves  qu'on  a  ou  qu'on  peut 
avoir,  que  le  seigneur  est  mal  désavoué.  Dumoulin  dit,  à  ce 
sujet  :  ((  Tum  enim  convictio  de  mendacio  non  est  parcendam, 
quia  mendicus  similis  est  furi;  »  et  il  ajoute  :  «  Non  imme- 
rito  amissione  feudi  mulctetur  ingratitude  commissa  in  patro- 
nem,  cui  vassalus  sacramento  adstrictus  ad  fidelitatem,  » 

Le  désaveu  n'emporte  que  la  perte  de  la  portion  du  fief 
sur  laquelle  il  a  porté  spécialement. 

Sur  le  faux  aveu,  les  coutumes  françaises  varient.  En  gé- 
néral le  faux  aveu  n'est  désaveu  et  n'entraîne  la  perte  du 
fief  que  quand  le  vassal,  actionné  par  son  vrai  seigneur, 
ajoute  le  désaveu  au  faux  aveu,  c'est-à-dire  persiste  à  sou- 
tenir seul  qu'il  a  dû  reconnaître  un  autre  seigneur  ;  car  le 
vassal  qui,  actionné  par  un  autre  seigneur  que  celui  qu'il  a 
reconnu,  met  celui  qu'il  a  reconnu  en  cause  et  offre  de  re- 
connaître qui  de  droit,  n'est  pas  exposé  à  perdre  son  fief. 


DÉSAVEU  ET  FAUX  AVEU.  369 

Cependant,  certaines  coutumes,  comme  celles  de  Chàlons, 
Reims,  Laon,  Saint-Quentin,  portaient  expressément  que  le 
vassal  doit  avouer  ou  désavouer  ;  à  leur  égard,  la  jurispru< 
dence  admit  que  Ton  pouvait  avouer  le  roi  sans  danger, 
parce  que  le  roi,  étant  la  source  de  tous  les  fiefs,  son  aveu 
ne  peut  faire  injure  au  seigneur.  Cette  doctrine  est  évidem- 
ment une  dérogation  au  système  féodal  rigoureux.  La  juris- 
prudence est  allée  bien  plus  loin  encore,  et  moins  dans  un 
but  d'équité  que  dans  l'intention  de  favoriser  le  fisc  ;  elle  a 
établi  pour  règle,  comme  on  le  voit  dans  Dumoulin,  que 
l'aveu  qu'on  fait  d'un  seigneur  au  préjudice  du  sien  n'eu- 
traîne  la  perte  du  fief  que  relativement  aux  vassaux  dont  le 
fief  relève  immédiatement  de  la  couronne. 

D'après  certaines  coutumes ,  le  vassal  devait  avouer  ou 
désavouer  avant  la  communication  des  titres  du  seigneur  ; 
d'autres  exigent  cette  communication  préalable,  afin  que  le 
vassal  ne  soit  pas  exposé  à  iaire  erreur.  Dans  les  coutumes 
qui  admettent  le  franc-alleu  sans  titres,  le  seigneur  doit  ins- 
truire la  cause  avant  que  le  possesseur  soit  tenu  d'avouer  ou 
de  désavouer,  ce  qui  n'a  pas  lieu  pour  la  justice,  relative- 
ment à  laquelle  il  n'y  a  rien  d'allodial. 

Le  désaveu  pouvant  entraîner  la  perte  du  fief,  pour  désa- 
vouer, il  fallait  avoir  la  capacité  d'aliéner,  ainsi  celui  qui 
ne  possède  pas  pro  suo  :  l'usufruitier,  le  mineur,  l'interdit, 
les  communautés,  les  bénéficiers  ecclésiastiques,  ne  pouvaient 
pas  valablement  désavouer.  Le  grevé  de  substitution  le  peut; 
mais,  s'il  perd  le  fief,  ce  ne  sera  que  pour  sa  vie  durant; 
après  son  décès,  le  bien  retourne  au  substitué. 

D'après  quelques  coutumes  de  France,  le  seigneur  pouvait 
reprendre  tout  son  fief,  lorsque  le  vassal  en  avait  aliéné  plus 
du  tiers,  même  en  retenant  devoir,  ou  moins  d'un  tiers,  sans 


370  DE  l'extinction  du  rapport  féodal. 

retenir  devoir  ;  le  cas  qui  donne  lieu  à  cette  reprise  est  ap- 
pelé le  dépié.  La  peine  du  dépié  introduite  dans  ces  coutu- 
mes, par  exemple,  celles  du  Maine,  d'Anjou,  de  Touraine,  de 
Lodunois,  qui  est  de  faire  rentrer  dans  la  directe  du  seigneur 
ce  que  le  vassal  en  a  successivement  fait  sortir,  n*a  pas  lieu 
en  cas  de  partage  de  succession.  Le  dépié  opérait  in  instanti 
la  dévolution  de  tous  les  arrière-fiefs  en  faveur  du  seigneur, 
les  arrière-vassaux  devenant  les  vassaux  immédiats,  et  tous 
les  droits  féodaux  étant  rétablis  dans  l'état  où  ils  étaient 
lors  de  la  concession  du  fief. 

Le  droit  féodal  français  nomme  commise  la  peine  de  la  perte 
du  fief  que  le  vassal  a  encourue  par  sa  faute.  Il  admet  que 
Ton  peut  poursuivre  la  commise,  même  après  le  décès  du 
vassal  coupable  du  fait  pour  lequel  elle  est  poursuivie  ;  tou- 
tefois, comme  la  commise  n'est  pas  encourue  de  plein  droit, 
mais  seulement  en  vertu  d'un  jugement,  le  seigneur  ne  pour- 
rait demander  la  commise  contre  les  héritiers  du  vassal  qu'il 
a  laissé  en  possession  sans  l'actionner,  ou  vis-à-vis  duquel  il 
a  agi  de  manière  à  montrer  qu'il  lui  remettait  la  faute  com- 
mise à  cet  égard. 

La  réunion  du  domaine  du  vassal  qui  a  encouru  la  com- 
mise a  lieu  en  l'état  où  il  se  trouve  ;  ainsi,  par  exemple,  elle 
ne  saurait  révoquer  un  démembrement  du  fief  fait  avant  la 
félonie,  ou  préjudicier  au  douaire  accordé  à  la  femme  ;  en 
un  mot,  la  révocation  du  bénéfice  a  lieu  ex  nunc  et  non  ex 
iunc,  et  ne  nuit  pas  au  droit  des  tiers.  Cette  règle  a  surtout 
pris  de  l'importance  dans  le  droit  féodal  nouveau,  où  le  vas- 
sal avait  acquis  le  droit  d'aliéner  et  d'hypothéquer  le  fief, 
droit  qu'il  n'avait  pas  dans  les  temps  proprement  féodaux. 

Le  seigneur  à  qui  le  fief  est  adjugé  par  commise  gagne, 
en  revanche,  toutes  les  augmentations  et  améliorations  faites 


DÉPIÉ,  COMMISE,  CONFISCATION.  371 

par  le  vassal,  ainsi  que  les  arrière-fiefs  réunis  au  fief  et  re- 
portés, comme  tels,  dans  le  dénombrement  avant  la  faute  : 
«  Ante  noxiam  quia  amplius  non  sunt  sub  feudo  sed  partes 
intégrales  feudi  cadentes  in  commissum,  »  dit  Dumoulin  ;  mais 
ceux  qui  ne  sont  pas  réunis  au  fief  commis  ne  sont  pas 
enveloppés  dans  la  commise,  non  plus  que  ceux  qui  ont  été 
réunis  depuis  la  faute. 

La  plupart  des  feudistes  confondent  la  confiscation  dévolue 
au  justicier  avec  la  commise  ;  c'est  une  erreur  contre  la- 
quelle il  importe  de  se  prémunir.  La  commise  est  la  résolu- 
tion du  contrat  de  fief,  par  suite  d'inexécution  des  condi- 
tions. Le  vassal,  manquant  à  ses  obligations  féodales,  le  sei- 
gneur reprend  le  domaine  utile  qu'il  n'avait  aliéné  que  moyen- 
nant des  obligations  corrélatives  dont  la  violation  entraine 
la  nullité  du  contrat  ;  c'est  l'effet  résolutoire  naturel  à  l'in- 
accomplissement  des  conventions. 

Dans  la  confiscation,  il  n'en  est  point  ainsi;  l'appropria- 
tion du  justicier  est  nouvelle;  il  n'avait  aucun  droit  de  pro- 
priété sur  les  biens  confisqués;  il  n'y  a,  entre  le  justiciable 
et  lui,  aucune  convention  violée  ;  son  titre  ne  remonte  pas 
au  delà  de  la  condamnation. 

Cependant,  Henrion  de  Pansey,  par  exemple,  dit,  dans 
ses  notes  sur  Dumoulin,  qu'il  existe  deux  espèces  de  com- 
mises :  l'une,  pour  délits  publics,  l'autre,  pour  délits  envers 
le  seigneur.  Suivant  cet  auteur,  jusqu'au  XIV*  siècle,  quel- 
que cause  qu'eût  la  commise,  on  ne  distinguait  point,  et  la 
commise  profitait  au  seigneur  dominant.  Depuis  lors,  la  com- 
mise pour  délit  public  aurait  profité  au  seigneur  justicier  ; 
celle  qui  avait  pour  cause  la  félonie  ou  le  désaveu  s'opéra^ 
comme  auparavant,  au  profit  du  seigneur  féodal,  sans  qu'on 
aperçoive  l'époque  précise  de  ce  changement.  Pour  appuyer 


372  DE  l'extinction  du  rapport  féodal. 

cette  thèse,  Henrion  de  Pansey  part  de  la  supposition  qu'ori- 
ginairement,  le  fief  et  la  justice  sont  une  même  institution. 
Dans  ce  système ,  en  effet ,  le  seigneur  dominant  repré- 
sentant le  prince,  a  droit  à  toutes  les  confiscations,  quelle 
que  soit  la  cause  qui  les  motive.  Mais  la  supposition  qui  sert 
de  principe  est  fausse,  et  la  règle  qu'on  en  déduit  est  con- 
traire à  toutes  les  coutumes.  Henrion  de  Pansey  rejette  ces 
coutumes,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  en  harmonie  avec  son 
système  ;  mais  c'est  son  système  qui  n'est  pas  d'accord  avec 
la  vérité.  Henrion  de  Pansey  invoque  en  sa  faveur  la  légis- 
lation anglaise  et  les  assises  de  Jérusalem  ;  mais,  soit  dans 
la  législation  anglaise,  soit  dans  les  assises  de  Jérusalem, 
l'institution  des  justices  féodales  n'a  pas  été,  comme  en 
France,  un  élément  donné  d'avance  pour  la  constitution  du 
système  féodal.  Ces  législations  ont  pu  réunir  l'autorité  pu- 
blique et  le  droit  de  propriété,  et  faire  abstraction  de  la  rè- 
gle :  (c  Fief  et  justice  n'ont  rien  de  commun,  »  qui  n'eût  été 
pour  elles  qu'un* embarras.  Dans  ces  législations,  le  seigneur 
dominant  fut  donc  le  véritable  souverain  ;  la  commise  fut 
une  confiscation,  parce  que  la  félonie  était  elle-même  un 
délit  public. 

Les  jurisconsultes  allemands,  qui  placent  au  nombre  des 
causes  de  perte  du  fief  par  le  vassal  les  délits  commis  envers 
d'autres  que  le  seigneur,  paraissent  aussi  n'avoir  pas  suffi- 
samment distingué  la  commise  et  la  confiscation.  Cependant, 
Struvius  observe  que,  pour  les  fiefs  anciens,  lorsque  la  faute 
ou  le  délit  n'a  pas  été  commis  envers  le  seigneur,  par  con- 
séquent ne  constitue  pas  une  félonie,  le  fief  passe  aux  agnats, 
sauf  le  cas  de  rupture  de  la  paix  publique  ;  et,  dans  ce  cas, 
où  la  confiscation  du  fief  est  ordonnée  par  les  constitutions 
impériales,  le  fief  revient  cependant  aux  agnats  après  la  mort 


LA  COMMISE  EN  ALLEMAGNE.  373 

du  coupable  auquel  il  a  été  confisqué,  et  de  ses  descen- 
dants. 

La  Caroline  (art.  20)  porte  que  le  délit  du  vassal  ne  peut 
causer  préjudice  aux  agnats,  ni  a  toute  autre  personne  qui 
a  un  droit  de  succession  sur  le  fief.  D'après  le  livre  des  fiefs, 
dans  les  cas  où  la  perte  du  fief  est  encourue  par  les  prélats 
et  ceux  qui  sont  à  la  tête  d'une  communauté,  le  fief  est  res- 
titué à  l'Eglise,  ou  à  la  communauté,  après  la  mort  du  délin- 
quant. 

De  même  que  la  violation  de  son  devoir  de  vassal  envers 
le  seigneur  entraîne  pour  lui  la  perte  du  fief,  la  violation 
des  devoirs  du  seigneur  envers  le  vassal  peut  aussi  entraîner 
pour  lui  la  perte  du  domaine  direct.  Un  capitulaire  de  l'an 
816  indiquait  déjà,  comme  motif  justifiant  le  vassal  de  quit- 
ter son  seigneur,  les  cas  où  le  seigneur  a  voulu  obliger  le 
vassal  A  un  service  indu,  où  il  a  attaqué  la  vie  de  ce  vassal, 
où  il  a  commis  adultère  avec  sa  femme,  où  il  a  refusé  de  lui 
accorder  protection.  A  ces  cas,  il  faut  ajouter  celui  où  le 
seigneur  retient  le  bien  du  vassal,  ou  refuse  de  lui  donner 
la  garantie  due,  ou  de  lui  faire  droit,  ou  de  le  représenter 
en  justice ,  lorsqu'il  en  a  reçu  l'ordre  du  suzerain  ;  enfin, 
selon  le  droit  germanique,  celui  où  le  seigneur  rabaisse  son 
heersckild,  ou  rabaisse  le  bien  féodal. 

Par  exemple,  le  seigneur  rabaisse  son  heerschild  seulement 
lorsqu'il  reçoit  lui-même  en  fief  de  son  égal  un  autre  bien 
que  celui  dont  il  s'agit  ;  il  rabaisse  le  bien  lorsqu'il  consent 
à  le  recevoir  d'un  suzerain  inférieur  en  rang  à  celui  de  qui 
il  le  tenait  d'abord,  ou  lorsqu'il  reçoit  du  même  suzerain, 
comme  burglekn,  le  bien  qu'il  tenait  d'abord  comme  recht- 
lehn. 

Il  peut  arriver  aussi  que,  dans  un  changement  de  seigneur. 


37ft  DE  l'extinction  du  rapport  féodal. 

le  nouveau  seigneur  ne  soit  pas  du  même  rang  que  l'an- 
cien. 

Lorsque  le  seigneur  a  perdu  le  domaine  direct,  quelle  en 
est  la  conséquence?  Dans  la  règle,  le  domaine  direct  ne  re- 
joint pas  le  domaine  utile  dans  les  mains  du  vassal,  mais, 
au  contraire,  il  passe  aux  mains  du  suzerain  ;  c'est  pour- 
quoi, d'après  le  droit  germanique,  la  perte  du  domaine  di- 
rect ne  pouvait  être  encourue  pour  un  fief  impérial ,  car 
l'empereur  n'a  personne  au-dessus  de  lui.  Le  domaine  direct 
passait  au  vassal,  d'après  le  même  droit,  lorsque  le  fief  était 
primitivement  la  pleine  propriété  du  seigneur  qui  l'a  con- 
cédé {lehn  an  eigen). 


CINQUIÈME  SECTION. 


DE  QUELQUES  POSSESSIONS  DISTINCTES  DU  FIEF  QUI  SE 
RATTACHENT  AU  SYSTÈME  FÉODAL. 


SI- 


Des  terres  tributaire** 


Selon  les  mœurs  germaniques,  cultiver  la  terre  pour  un 
autre  entachait  la  liberté  ;  cette  idée  avait  passé  dans  la  féo- 
dalité, et,  au  moyen  &ge,  les  terres  qui  payaient  un  cens, 
soit  en  nature,  soit  en  argent,  les  terres  tributaires,  furent 
appelées  les  tenures  roturières,  par  opposition  à  la  tenure 
noble,  que  constitue  le  fief.  Ces  tenures  roturières,  dont  il  y 
avait  une  grande  variété,  puisque  les  conditions  du  contrat 
dépendaient  de  la  volonté  des  parties,  rentrent,  en  France, 
dans  le  droit  féodal,  tandis  qu'en  Allemagne,  elles  rentrent, 
pour  la  plupart,  dans  le  kofrecht. 

En  traitant  de  la  hiérarchie  féodale»  nous  avons  eu  l'oc- 
casion d'examiner  la  condition  des  classes  de  personnes  qui 
vivaient  sur  ces  tenures  diverses  ;  maintenant,  nous  avons  à 
les  considérer  en  elles-mêmes. 

L'origine  de  la  plupart  des  possessions  dont  il  s'agit  ici, 
remonte  au  droit  impérial  romain.  Dans  ces  temps  de  disso- 
lution et  de  désordres,  qui  précédèrent  et  suivirent  la  con- 


376  TERRES  TRIRUTAIRES. 

quête  barbare,  le  nombre  des  terres  tributaires  alla  en  crois- 
sant ;  car  nous  avons  vu  que  beaucoup  de  propriétaires  indé- 
pendants, mais  faibles,  furent  obligés  d'acheter,  au  prix  d'un 
cens  qui  diminuait  même  leur  liberté  personnelle,  la  protec- 
tion des  forts.  Quand  les  Barbares  prirent  des  terres  dans  les 
contrées  où  ils  s'établissaient,  c'était  d'abord  pour  vivre  sur 
elles,  et  non  pour  les  cultiver. 

La  dépossession  absolue  et  la  complète  servitude  ne  furent 
point,  dans  l'origine,  la  condition  générale  des  cultivateurs. 
Fournir  aux  besoins  de  leurs  nouveaux  maîtres,  en  conser- 
vant tacitement  et  précairement  quelque  part  dans  la  pro- 
priété de  la  terre  qu'ils  faisaient  valoir,  tel  fut  le  plus  sou- 
vent leur  sort.  Les  Lombards,  par  exemple,  prirent  d'abord 
le  tiers  du  revenu  des  terres ,  c'est-à-dire  qu'ils  les  firent 
toutes  passer  dans  la  condition  tributaire.  Ce  fait  a  dû  se  re- 
produire, à  peu  de  différences  près,  partout  où  s'établit  un 
chef  barbare  avec  ses  compagnons.  Puis,  chaque  chef  con- 
tinua à  s'arroger,  sur  les  propriétés  voisines  de  son  établis- 
sement, des  droits  qui  se  résolvaient  communément  en  rede- 
vances de  diverses  natures. 

Les  mêmes  causes  qui  tendirent  à  multiplier  les  bénéfices 
aux  dépens  de  la  propriété  libre,  agirent  avec  bien  plus  de 
force  dans  le  sens  de  l'augmentation  des  terres  tributaires, 
et  les  grands  propriétaires,  avides  et  sans  frein,  trouvaient 
plus  d'avantage  à  réduire  leurs  voisins  à  cette  condition  qu'à 
les  dépouiller  tout  à  fait. 

On  voit  des  traces  fréquentes  de  cette  conduite  dans  les 
lettres  que  Charlemagne  écrivait  aux  comtes  de  la  Gaule  mé- 
ridionale ,  au  sujet  des  réfugiés  espagnols  chassés  par  les 
Maures  :  a  Gardez-vous  d'imposer  un  cens  à  ceux  qui,  venus 
d'Espagne,  se  sont  rangés  sous  notre  foi,  et  ont  occupé  avec 


LEUR  ORIGINE.  377 

notre  permission  des  terres  non  encore  cultivées.  »  Les  mê- 
mes injonctions  se  répètent  sans  cesse  sous  Louis-Ie-Débon- 
naire,  mais  avec  peu  de  fruit.  Beaucoup  de  grands  proprié- 
taires, indépendamment  des  concessions  qu'ils  faisaient,  à 
titre  de  bénéfices,  aux  hommes  qu'ils  voulaient  s'attacher, 
distribuaient  aussi  une  partie  de  leurs  terres  à  des  colons, 
tantôt  libres,  tantôt  serfs.  Une  foule  de  témoignages  attes- 
tent qu'à  la  fin  de  l'époque  barbare,  la  grande  majorité  des 
cultivateurs  exploitaient  des  terres  tributaires.  Une  circons- 
tance plus  générale  ne  permet  pas  d'en  douter,  c'est  la  con- 
centration progressive  de  la  propriété  foncière  dans  les  mains 
des  seigneurs  et  de  l'Eglise,  dont  la  protection  était  surtout 
recherchée,  à  cause  de  la  douceur  de  sa  domination  et  de  la 
plus  grande  sécurité  qu'elle  donnait  à  ses  vassaux  de  toutes 
conditions. 

Ce  n'est  pas  un  des  moindres  mérites  des  travaux  de 
M.  Guérard  d'avoir  montré ,  entre  autres,  par  les  polypti- 
ques,  qu'à  peu  près  dans  le  même  temps  où  les  bénéfices  et 
les  honneurs  devenaient  héréditaires,  les  terres  tributaires 
le  devenaient  aussi  ;  par  l'eSet  d'un  même  mouvement  so- 
cial, les  tenures  supérieures  et  inférieures  s'aSermissaient 
également  dans  les  mains  de  leurs  possesseurs,  et  il  fut  bien- 
tôt aussi  difficile  d'expulser  un  colon  ou  un  serf  de  sa  manse 
qu'un  vassal  de  son  fief. 

Nous  indiquerons  maintenant  les  principales  espèces  de 
tenures  roturières  qui  étaient  en  usage. 

4®  Le  précaire  {precariay  precaturia).  Il  doit  son  origine 
au  precarium  romain  '  ;  mais  il  en  diffère,  en  ce  qu'il  était 


*  Ulpien  donne  l'étymologie  de  precarium  :  «  Precarium  est,  quod  precibus 
petenti  utendum  conceditur,  tamdiu,  quamdiu,  is  qui  concedit,  patitur.  • 


378  TERRES  TRIBUTAIRES. 

constilué  pour  un  temps  donné  et  moyennant  un  cens,  tan- 
dis que  le  precarium  romain  cessait  à  la  volonté  du  dona- 
teur, et  était  gratuit. 

Ce  contrat  fut  surtout  usité  pour  les  biens  de  l'Eglise,  et 
fut  un  des  principaux  moyens  à  l'aide  desquels  elle  étendit  et 
multiplia  ses  possessions  immobilières  ^ . 

Lorsque  quelqu'un  lui  recommandait  sa  propriété,  c'est- 
à-dire  la  lui  concédait  pour  la  reprendre  en  usufruit,  l'Eglise 
accordait  ordinairement  la  jouissance  d'une  certaine  quantité 
de  terres  en  sus  de  celles  qu'elle  avait  reçues. 

Lorsque  l'Eglise  donnait  des  terres  en  précaire,  sans  en 
recevoir  en  même  temps,  la  concession  était  faite  communé- 
ment pour  le  terme  de  cinq  ans. 


*  M.  Laboulaye,  dans  son  ouvrage  sur  le  droit  de  propriété^  rapporte  une 
formule  de  Goldast,  qui  montre  naïvement  de  quelle  façon  l'Eglise  s'enrichis- 
sait par  le  précaire  :  «  Chacun  doit  faire  ce  dont  l'avertit  la  loi  de  l'Evan- 
gile, disant  :  «  Donnez,  et  l'on  vous  donnera.  >  Au  nom  de  Dieu,  nous.  Lui- 
tulf,  Merolf,  Zaozzo,  et  Piscolf,  fils  de  Marulf,  nous  avons  reconnu  devant  le 
comte  Cozpert,  et  l'assemblée  du  canton,  que  notre  père  Marulf  a  donné  toute 
sa  propriété  et  sa  fortune  au  monastère  de  Saint-Gall,  construit  dans  le  can- 
ton d'Arbon,  où  repose  le  corps  du  saint,  et  que  nous-mêmes,  après  nous  être 
dévêtus  de  tout  le  bien  paternel,  nous  en  avons  investi  Wuolframise,  moine, 
envoyé  de  l'abbé,  par  trois  jours  et  trois  nuits,  et  que  nous  sommes  rentrés 
ensuite  dans  le  bien  par  le  bienfait  des  moines  ;  et  ensuite,  d'après  la  con- 
vention faite,  nous,  fils  de  Marulf,  avec  l'assentiment  du  comte,  avons  trans- 
porté notre  avoir  et  l'hérédité  paternelle  au  monastère.  Ce  transport  a  été 
ùâi  à  la  charge  de  rendre  au  monastère  les  services  que  nous  avons  rendus 
au  roi  et  au  comte,  et  de  tenir  cette  terre  en  bénéfice  des  moines,  par  charte 
de  précaire.  Et  si  nos  enfants  et  descendants  veulent  faire  ainsi  que  nous, 
qu'ils  s'acquittent  du  bénéfice  de  la  terre,  et  qu'ils  la  tiennent  en  bénéfice 
des  moines,  sinon  qu'ils  la  rendent.  Et  voici,  nous  avons  transféré  tout  ce  que 
nous  avons ,  et  notre  part  dans  la  marche  de  Nibelgau.  Pour  cens ,  nous  don- 
nerons ce  que  nous  pourrons  prendre  de  bêtes  sauvages,  et  rendrons  au  mo- 
nastère les  services  que  les  autres  habitants  du  canton  rendent  au  comte.  » 


PRÉCAIRE.  379 

Les  détenleurs  du  précaire  payaient  au  donateur,  à  titre 
d'indemnité  et  en  signe  de  dépendance,  une  redevance  an- 
nuelle {census).  Dans  certains  cas,  le  défaut  de  paiement  du 
cens  pouvait  faire  révoquer  la  donation  ;  souvent,  il  était 
stipulé,  au  contraire,  que  cette  reprise  ne  pourrait  avoir  lieu. 

L'Eglise  avait  le  soin,  assez  rare  alors,  de  faire  ses  con- 
trats par  écrit,  afin  de  prévenir  toute  usurpation  ;  l'acte  fait 
au  nom  du  cédant  se  nommait  prœstaria,  et  celui  qui  éma- 
nait du  preneur  se  nommait  precaria;  ils  avaient  ordinaire- 
ment la  forme  d'une  lettre. 

Charlemagne  interdit  de  posséder  des  biens  provenant  de 
l'Eglise  sans  titres,  et  autrement  qu'en  précaire,  et,  en  re- 
vanche, il  statua,  au  profit  des  héritiers  de  ceux  qui  avaient 
recommandé  leurs  terres  à  l'EgUse,  que  celle-ci  leur  conti- 
nuerait le  précaire,  encore  que  cela  n'ait  pas  été  stipulé  dans 
la  donation. 

Gharles-le-Chauve  ordonna  que,  lorsqu'un  précaire  serait 
constitué  en  faveur  d'une  église,  celle-ci  donnerait  au  pre- 
neur la  jouissance  du  double  de  ce  qu'elle  recevait  en  pro- 
priété ,  et  que ,  dans  le  cas  où  le  preneur  ferait  abandon 
immédiat  des  biens  compris  dans  la  donation ,  elle  lui  en 
donnerait  le  triple.  Il  fut  enfin  interdit  à  chacun  de  forcer 
quelqu'un  à  donner  son  bien  en  précaire,  et  le  roi  lui-mémp 
s'interdit  de  donner  en  précaire  des  biens  d'Eglise  sans  le 
consentement  de  celle-ci.  Ces  dispositions  montrent  que  ce 
qu'elles  défendaient  était  un  abus  existant,  contre  lequel  il 
était  devenu  nécessaire  de  rendre  des  lois. 

Les  chartes  de  précaires  sont  fréquentes,  en  France,  jus- 
qu'au XI*'  siècle  ;  il  est  question  d'actes  du  même  genre  dans 
les  lois  des  Allemands  et  des  Bavarois. 
C'était  une  sorte  de  placement  à  fonds  perdu,  dans  lequel 


382  TERRES  TRIBUTAIRES. 

le  bénéfice,  par  rapport  au  seigneur  dominant  ;  elle  n'est  ro- 
turière, ou  vilaine,  que  par  rapport  au  censitaire. 

Nous  avons  vu  que,  dans  les  fiefs,  les  sous-inféodations 
étaient  libres,  et  le  vassal  pouvait  même  créer  une  censive 
sur  son  fief  ;  il  n'en  était  pas  de  même  dans  les  censives.  Le 
censitaire  n'avait  pas  la  faculté  de  créer  une  sous-censive  ; 
la  jurisprudence  des  Olim  et  la  plupart  des  coutumes  sont 
d'accord  sur  ce  point,  que  «  cens  sur  cens  n'a  pas  de  lien.  » 
Gela  devait  être,  puisque  le  cens  suppose  une  certaine  sei- 
gneurie chez  celui  qui  le  reçoit.  C'est  ce  qu'exprime  l'an- 
cienne coutume  par  ces  mots  :  <(  L'on  ne  peut  mettre  censive 
sur  censive;  car  le  premier  l'emporte.  »  En  général,  et  même 
lorsque  le  système  féodal  fiit  transformé  par  la  cessation  du 
service  militaire,  et  que,  comme  la  censive,  le  fief  ne  donna 
plus  au  seigneur  que  des  droits  réels ,  le  droit  du  censitaire 
fut  toujours  plus  faible  que  celui  du  vassal. 

Souvent,  le  vassal  fut  l'égal  du  seigneur,  et  parfois  plus 
puissant  que  lui;  mais  le  censitaire  fut  toujours  dans  une 
position  inférieure.  Lorsque  le  régime  féodal  n'exista  plus 
qu'à  l'état  de  souvenir,  et  que  les  roturiers  purent  aussi  pos- 
séder des  fiefs ,  le  vassal  et  le  censitaire  purent  bien  être 
égaux  en  rang.  Quelquefois,  le  censitaire  fut  supérieur  au 
propriétaire  de  la  directe;  mais  les  principes  étaient  posés, 
et  le  contrat  de  censier  resta  ce  qu'il  avait  été  pendant  des 
siècles,  le  caractère  respectif  des  possessions  conserva  la  trace 
de  son  origine. 

Le  domaine  utile  fut  donc  toujours  la  portion  la  plus  faible 
de  la  propriété.  Dans  les  censives ,  non-seulement  le  vassal 
fiit,  comme  le  censitaire,  assujetti,  pour  disposer  de  sa  te- 
nure,  aux  droits  de  lods  et  ventes,  mais  encore  il  n'eut  ni 
le  droit  d'en  changer  la  culture,  ni  celui  d'en  jouir  pleine- 


TENURES  DES  COLONS,  DES  LIDE8  ET  DES  SERFS.         383 

ment  ;  en  un  mot,  la  directe  se  conserva  plus  puissante  et 
plus  efficace,  s'altéra  moins  profondément  dans  la  censive 
que  dans  le  fief. 

Les  tenures  des  colons  ne  diffèrent  guère  des  censives. 
Les  colons  étaient  des  hommes  libres,  mais  d'une  liberté  in- 
complète, qui  avaient  droit  à  la  possession  de  leur  tenure, 
sous  obligation  d*en  remplir  les  charges,  et  qui  la  transmet- 
taient ordinairement  à  leurs  enfants.  Les  censitaires  sont  des 
hommes  Ubres,  dont  la  liberté  est  aussi  diminuée  par  le  fait 
de  leur  condition  censitaire.  Cependant  Guérard  a  cherché  à 
distinguer  le  censitaire  du  colon ,  qui  aurait  été  moins  libre 
que  lui  ;  du  reste,  les  tenures  colonaires  disparaissent,  selon 
lui,  dès  le  X®  siècle,  c'est-à-dire  vers  la  fin  de  l'époque  in- 
térimaire. Les  tenures  des  lides,  ou  lites,  qui  sont  les  demi- 
serfs  de  race  germanique  de  l'époque  barbare ,  ainsi  que 
celles  des  serfs ,  ont  un  caractère  plus  précaire,  par  cela 
même  que  les  personnes  qui  les  possèdent  sont  plus  forte- 
ment engagées  dans  les  Uens  de  la  servitude  ;  les  serfs,  en 
effet,  ne  se  possédant  pas  eux-mêmes,  ne  peuvent  pas  pos- 
séder de  la  même  manière  que  l'homme  libre. 

Guérard  parait  penser  que ,  dans  l'époque  féodale ,  les 
conditions  des  serfs,  des  lides,  et  des  colons ,  se  confondi- 
rent, ainsi  que  leurs  tenures,  et  formèrent  la  grande  classe 
des  vilains,  qui  possèdent  par  tenure  roturière;  la  condition 
des  serfs  s'améliorant  dans  le  même  temps  que  celle  des  cul- 
tivateurs libres ,  mais  roturiers,  s'empirait.  Sans  nier  un 
mouvement  vague  dans  le  sens  indiqué,  et  tout  en  recon- 
naissant même  qu'en  fait,  l'usurpation  des  seigneurs,  et  par- 
ticulièrement, en  France,  celle  des  justiciers,  a  rendu  sou- 
vent le  sort  des  vilains  pire  que  celui  des  serfs,  nous  devons 
observer  cependant  que,  durant  toute  l'époque  féodale,  la 

MÉH.  KT  DOCUM.  XYI.  S5 


384  TERRES   TRIBUTAIRES. 

condition  juridique  des  serfs  et  des  vilains  fut  nettement  dis- 
tinguée. Beaumanoir,  Desfontaines,  et  plus  tard  les  coutu- 
mes, en  fournissent  la  preuve  à  chaque  instant. 

Le  Miroir  de  justice,  coutumier  normand  du  XIIP  siècle, 
publié  par  Houard ,  dans  ses  Coutumes  anglo-normandes , 
nous  montre  même  que  Tune  des  différences  essentielles  que 
Ton  faisait  entre  les  vilains  et  les  serfs,  était  tirée  du  carac- 
tère de  leur  possession. 

«  Naïf,  dit  le  Miroir  de  justice,  n'est  autre  chose  que  serf, 
et  tout  soit  que  toutes  créatures  dussent  être  franches,  selon 
la  loy  de  nature;  par  constitution,  néquident  et  de  fait  des 
hommes,  sont  gens  et  autres  créatures  asservies,  si  comme 
est  de  bêtes  en  parcs,  poissons  en  réservoirs,  et  oiseaux  en 
cage...  De  Sem  et  de  Cham  sont  issus  les  gentils  chrétiens, 
et  de  ceux  de  Cham,  les  serfes,  que  les  serfes  peuvent  don- 
ner et  vendre ,  comme  leur  autre  challel  (meuble) ,  mais 
crient  deviser  en  tenetnent,  pour  ce  que  adonc  sont  annexées 
à  franc  tenement,  et  de  ceux  sont  plus  que  les  autres. 

»  Nota,  que  vilains  ne  sont  mie  serfes;  car  serfes  sont  dits  de 
garder,  si  comme  est  dit.  Ceux-ci  ne  peuvent  rien  purchasser 
(acquérir),  fors  que  à  Tœps  de  leur  seigneur  ;  ceux-ci  ne  sa- 
vent de  vêpres  de  quoi  ils  serviront  le  malin,  ni  nulle  certai- 
neté  de  service;  ceux-ci  peuvent  les  seigneurs  firger  (fus- 
tiger), emprisonner,  battre  et  châtier  à  volonté,  sauve  à  eux 
la  vie  ou  les  membres  entiers  ;  ceux-ci  ne  peuvent  suivre, 
ni  dédire  leur  seigneur,  tant  comme  ils  trouvent  de  quoi 
vivre,  ni  à  seul  les  loin  les  recevoir  sans  le  gré  de  leur  sei- 
gneur; ceux-ci  ne  peuvent  avoir  nulle  manière  d'action 
contre  leur  seigneur ,  fors  qu'en  félonie  ;  et  si  ces  serfes 
tiennent  fiefes  de  leur  seigneur,  est  à  entendre  qu'ils  le  tien- 
nent de  jour  en  jour,  à  la  volonté  des  seigneurs,  ni  par  nulle 
certaineté  de  services. 


DES  MANSES.  385 

»  Vilains  sont  cultivateurs  de  fiefs  (on  a  vu  que  la  cen- 
sive  est  fief,  par  rapport  au  seigneur  direct),  demeurant  en 
village  ;  car,  de  ville  est  dit  vilain  ;  de  bourg,  bourgeois  ;  et 
de  cité,  citoyen.  Et  de  vilain  est  fait  mention  en  la  charte  des 
franchises,  où  est  dit  que  vilain  ne  soit  mie  si  grièvement 
que  sa  gaignure  ne  soit  à  lui  sauve;  car  de  serf  es  ne  fait  elle 
mention,  puisqu'ils  n*ont  proprement  rien  à  perdre.  Et  nota, 
que  ceux  qui  sont  francs  et  quittes  deviennent  asservis  par 
contrats  faits  entre  le  seigneur  et  le  tenancier,  et  sont  fiefs 
plusieurs  manières  de  contrats,  si  comme  de  don,  de  rente, 
d'échange,  de  ferme,  etc.  » 

Les  jurisconsultes  de  Tépoque  féodale  considérèrent  comme 
affranchis  ceux  auxquels  le  seigneur  avait  donné  une  tenure, 
pour  eux  et  leurs  hoirs,  jugeant  qu'en  voulant  qu'ils  eussent 
des  hoirs  propres,  autres  que  lui,  il  avait  reconnu  en  eux 
le  caractère  essentiel  de  la  liberté. 

Nous  pensons  donc  que  les  tenures  serviles  ne  sont  pas 
des  tenures  dans  le  véritable  sens  de  ce  terme,  des  posses- 
sions garanties  par  la  loi,  et  ne  peuvent  être  confondues  ou 
assimilées  avec  les  tenures  roturières. 

La  distribution  du  sol  en  manses  est-elle  un  des  caractères 
juridiques  de  la  possession  durant  l'époque  barbare ,  ainsi 
qu'on  l'admet  aujourd'hui  assez  généralement,  depuis  les  pu- 
blications des  polyptiques  faites  par  M.  Guérard? 

Pour  ma  part,  je  vois  dans  l'organisation  des  manses  un 
fait  d'économie  domestique  intéressant ,  et  qui  jette  du  jour 
sur  la  vie  des  classes  agricoles ,  mais  non  un  fait  juridi- 
que. L'organisation  des  manses  est  une  répartition  que  l'E- 
glise faisait  de  ses  terres  aux  cultivateurs  libres,  ou  non, 
qui  vivaient  sur  elles  ;  c'est  la  forme  extérieure  que  revêt 
la  tenure  à  titre  tributaire,  par  l'effet  d'un  arrangement  in- 


386  TERRES  ^  TRIBUTAIRES . 

térieur,  généralement  usité  pendant  un  certain  temps.  Cette 
forme,  ainsi  que  le  remarque  Guérard  tout  le  premier,  peut 
se  concilier  avec  des  tenures  de  toutes  sortes.  11  parait  qu'elle 
fut  usitée  aussi  dans  les  domaines  royaux,  sous  lesCarlovin- 
giens,  conmie  on  le  voit  par  le  Gapitulaire  de  villis;  peut- 
être  fiit-elle  employée  aussi  par  les  grands  propriétaires  laï- 
ques. Vers  répoque  féodale,  elle  tend  à  disparaître.  La  manse 
a  toutefois  laissé  sa  trace  dans  le  régime  féodal,  en  ce  qui 
concerne  les  tenures  roturières  ;  c'est  d'elle  que  sont  sorties 
les  conununautés  rustiques ,  appelées  encore  meix  par  les 
coutumes  de  Bourgogne,  dont  nous  nous  occuperons  tout  à 
l'heure,  à  l'occasion  de  la  main-morte. 

Nous  ne  saurions  entrer  dans  le  détail  minutieux  des  di- 
verses charges  que  les  coutumes  féodales  ont  fait  peser  sur 
les  terres  tributaires  ;  ces  charges  dépendaient  des  contrats 
de  concessions  et  pouvaient  varier  au  gré  des  contractants. 
Nous  nous  bornerons  à  indiquer  les  principales  d'entre  elles. 

La  première,  celle  qui  caractérise  le  contrat  et  lui  donne 
un  nom,  est  le  cens.  Ce  cens  est  ordinairement  annuel  et  se 
paie,  soit  en  argent,  soit  en  nature  ;  c'est  une  charge  pesant 
directement  sur  le  fonds,  indivisible  et  imprescriptible.  D'a- 
près la  plupart  des  coutumes,  le  retard  à  l'acquitter  entraî- 
nait une  amende,  mais  non  la  perte  de  la  jouissance  du  fonds. 
Le  cens  était  rendable  et  portable.  Le  seigneur,  outre  l'a- 
mende, avait  un  droit  de  gage  sur  les  fruits  de  l'immeuble, 
en  cas  de  négligence  à  payer  le  cens. 

Outre  le  cens  résultant  d'un  contrat  de  censive,  ou  bail  à 
cens,  il  y  en  avait  d'autres,  qui  se  rattachent  à  la  seigneurie 
justicière,  et  par  la  confusion  des  idées,  que  nous  avons  si 
souvent  eu  l'occasion  de  signaler,  on  a  justement  interverti 
les  rôles  et  donné  pour  le  cens  contractuel  celui  qui  ne  l'était 


pas,  savoir,  le  menu  cens  :  u  Le  menu  cens  est  le  chef  cens,» 
dit  Rageau,  et  celle  opinion  a  été  a(lo|itée  par  Schaffner. 

Mais  comment  supposer  que  le  menu  cens,  souvent  si  mi- 
nime, qu'il  ne  pouvait  être  considéré  comme  un  revenu,  fût 
le  cens  coniractuel,  lorsqu'un  sait  que,  même  après  la  ces- 
sation des  services  militaires ,  les  fiefs  étaient  grevés  de 
charges  si  pesantes,  qu'on  les  estimait  souvent  moins  que 
les  censives  à  gros  cens  ?  On  a  dit  que  le  cens  était  devenu 
ai  minime,  en  raison  de  la  dépréciation  des  monnaies;  mais 
cette  explication  tombe,  puisque  le  menu  cens  se  payait  sou- 
vent en  denrées. 

Le  cens  contractuel  est  donc,  selon  nous,  le  gros  cens,  -et 
le  menu  cens  est  un  droit  de  justice.  C'est  pour  cela  que  le 
gros  cens  était  portable,  comme  tous  les  devoirs  féodaux, 
tandis  que  le  menu  cens  était  quérable.  comme  tous  les  de- 
voirs de  justice  ;  c'est  aussi  pour  cela  que  le  gros  cens  de- 
vait toujours  se  fonder  sur  un  titre  ou  un  aveu,  tandis  que 
le  menu  cens,  appelé  même  quelquefois  cens  coutumier, 
était  c-onsidéré  comme  une  charge  naturelle  du  sol. 

Remarquons  encore  que  le  menu  cens  était  établi  à  raison 
de  chaque  objet  possédé,  pro  modo  jugerum,  comme  l'impAt 
romain,  tandis  que  le  gros  cens  s'attachait  presijue  toujours 
à  la  concession  générale  d'un  domaine,  et  que  la  perte  ou  le 
défaut  de  récolte  était  un  motif  de  diminuer  le  gros  cens, 
tandis  que  le  menu  cens,  comme  l'impôt,  était  invariable. 

Lorsque  le  cens  contractuel  consiste  en  une  partie  ali- 
quote  des  fruits,  la  moitié,  le  tiers,  le  quart,  il  se  nomme 
champart,  lerrage,  arroge  ou  agrier,  carpot,  complant,  etc. 
Ces  droits  sont  envisagés  comme  seigneuriaux,  lorsqu'ils  ont 
été  imposés  dans  la  première  concession  ;  dans  le  cas  con- 
traire, ce  ne  sont  que  de  simples  rentes  foncières. 


388  TERRES  TRIBUTAIRES. 

Outre  le  cens,  le  possesseur  du  domaine  utile  d'une  terre 
tributaire  avait  à  payer  au  seigneur  un  droit  chaque  fois  que 
ce  domaine  utile  changeait  de  mains  :  a  Gensive  porte  tout, 
rettenue  et  amende,  »  dit  Tancienne  coutume  de  Bourgogne. 
Louz,  ou  lods  (laudimium) ,  sont  sensés  payés  au  seigneur 
pour  obtenir  de  lui  la  permission  de  transmettre  la  conces- 
sion :  les  lods  se  payaient,  dans  la  règle,  en  cas  de  vente  ou 
d^échange  avec  soulte  d'argent,  non  en  cas  de  donation,  hé- 
ritage, constitution  de  dot,  ou  échange  sans  soulte;  la  re- 
tenue, ou  relief,  se  payait  au  changement  de  mains,  par  suc- 
cession, donation,  etc.,  c'est-à-dire  pour  les  transmissions 
qui  ne  constituent  pas  une  vente  et  ne  donnent  pas  nais- 
sance aux  lods;  elle  est  d'un  produit  inférieur  à  ceux-ci. 

Les  feudistes  expliquent  l'introduction  de  ces  sortes  de 
droits  de  mutation  dans  les  tenures  à  titre  tributaire  par  une 
imitation  de  ce  qui  aurait  eu  lieu  dans  le  fief  ;  mais  cette 
explication  supposerait  que  de  tels  droits  ont  existé  pour  les 
fiefs  avant  d'exister  pour  les  censives;  or,  c'est  ce  qui  n'a 
point  eu  lieu  :  les  lods  et  le  relief  apparaissent  dans  les  fiefs 
dans  le  temps  où  le  service  militaire  féodal  cessait,  ils  l'ont 
remplacé.  Ces  droits  ne  sont  pas  plus  de  l'essence  du  fief 
qu'ils  ne  sont  de  l'essence  de  la  censive  ;  ce  sont  des  droits 
de  justice  que  l'on  a  introduits  dans  les  concessions  féodales 
par  imitation,  comme  bien  d'autres  perceptions,  comme  les 
corvées,  les  banalités,  etc. 

Nous  pencherions  même  à  penser  que  les  lods  et  le  relief 
ont  été  introduits  dans  les  tenures  tributaires,  et  par  con- 
séquent vilaines,  avant  de  l'être  dans  les  tenures  nobles,  et 
cela  pour  deux  motifs. 

Premièrement,  parce  que  les  droits  qui  sont  des  droits 
utiles,  payables  en  argent,  sont  plus  conformes  à  la  nature 


MAlIf -MORTE.  389 

de  cette  espèce  de  tenure,  tandis  qu'ils  répugnent  à  la  nature 
du  fief  militaire,  tel  qu'il  était  compris  dans  les  temps  pro- 
prement féodaux. 

Secondement,  parce  que ,  dans  les  tenures  vilaines ,  ces 
droits  nous  apparaissent  comme  un  adoucissement  dans  la 
condition  des  tenanciers,  dont  la  condition  de  servage  se  res- 
sent. En  efiet,  les  serfs  étaient,  dans  le  principe,  et  furent 
assez  longtemps,  pendant  Tépoque  féodale,  soumis  à  un  droit 
bien  plus  rigoureux,  savoir,  à  la  main-morte. 

On  disait  des  mains-mortables  qu'ils  sont  appelés  ainsi 
parce  que,  n'ayant  pas  la  faculté  de  tester,  ils  sont  censés 
morts,  et  qu'ils  vivent  libres  et  meurent  serfs. 

Par  le  droit  de  main-morte ,  à  la  mort  du  tenancier  qui 
dessert  la  terre,  celle-ci  faisait  retour  au  seigneur  ' . 

La  coutume  de  Troyes ,  dans  le  passage  suivant,  nous 
montrç  à  la  fois  et  le  droit  rigoureux  du  seigneur,  et  l'ex- 
ception favorable  que  la  jurisprudence  introduisit  avec  le 
temps  :  a  Les  autres,  dit-elle  (art.  4®'^),  sont,  à  cause  de  leur 
personne,  de  condition  servile,  main-mortables,  envers  leur 
seigneur,  en  tous  biens,  meubles  et  héritages,  quelque  part 
qu'ils  soient  assis,  quand  ils  trépassent  sans  délaisser  enfant 
né  de  mariage,  étant  de  leur  condition  et  en  celle,  »  En  celle 
veut  dire  en  leur  maison,  en  leur  demeure,  sur  la  tenure 
dont,  à  défaut  d'enfant,  le  seigneur  aurait  hérité. 

'  C'est  par  analogie  ave€  ce  droit  qu'on  a  aussi  appelé  main'-morUt  ou 
amortissement,  le  droit  prélevé  sur  les  possessions  des  communautés,  églises, 
villes,  collèges,  hôpitaux,  en  compensation  des  impéts  dus  par  les  autres  pos- 
sessions, lorsque  le  possesseur  meurt.  En  raison  de  cet  impôt,  les  biens  de 
ces  communautés  étaient  appelés  biens  de  main-morte.  Souvent ,  pour  fixer 
l'époque  du  paiement  de  l'impôt,  la  communauté  était  obligée  d'indiquer  un 
homme  à  son  choix,  au  décès  duquel  elle  payait;  cet  honune  s'appelait 
Chomme  vivant  et  mourant. 


390  TERRES  TRIBUTAIRES. 

Ce  droit  de  main-morte,  et  la  faculté  d'y  échapper  qui 
était  laissée  à  l'enfant  resté  au  foyer  de  ses  parents,  donnè- 
rent naissance  à  l'usage  des  communautés.  Ces  communau- 
tés d'une  famille,  dont  les  enfants  restent  indivis  sur  la  te- 
nure  héréditaire,  ne  sont  autre  chose  que  les  meix,  ou 
manses,  de  la  coutume  de  Bourgogne,  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut.  L'idée  de  ces  indivisions  rappelle  la  législation 
germanique,  où  la  propriété  de  la  famille  était  envisagée 
comme  bien  commun,  géré  au  profit  de  tous  par  le  chef  de 
famille,  le  mundwald.  Ceux  qui  sortaient  de  la  communauté, 
par  exemple,  les  filles  en  se  mariant,  perdaient  leurs  droits 
à  l'héritage;  de  même,  dans  les  manoirs  rustiques  de  la 
France  féodale,  l'enfant,  à  quelque  sexe  qu'il  appartienne, 
qui  quitte  la  communauté,  qui  ne  mange  plus  au  même  chan- 
teau  (quartier  de  pain),  perd  son  droit  à  la  succession  de  la 
terre  qui  nourrissait  la  communauté,  et  s'il  n'y  a  pas  d'en- 
fant resté  en  communauté,  elle  retourne  au  seigneur  ;  de  là, 
cet  adage  :  «  Le  chanteau  part  le  vilain.  » 

Comme  les  seigneurs  avaient  intérêt  à  multiplier  les  disso- 
lutions de  communautés,  ils  cherchèrent  à  établir  une  règle 
plus  rigoureuse,  savoir,  a  qu'un  parti,  tout  est  parti  ;  »  que 
la  retraite  d'un  seul  membre  dissout  la  communauté.  Le  sei- 
gneur héritait  à  la  fois  des  meubles  et  de  l'héritage,  c'est- 
à-dire  de  la  terre  ;  mais,  s'il  renonçait  aux  meubles,  il  n'était 
pas  tenu  des  dettes  de  la  succession. 

Cependant,  le  mouvement  de  la  civilisation  et  la  force  même 
des  choses  allaient  à  rencontre  de  toutes  ces  duretés  du  droit 
seigneurial  ;  le  moment  venait  où  le  seigneur  avait  besoin 
de  ses  tenanciers,  ou  cessait  d'être  le  plus  fort,  ou,  pour  tout 
autre  motif,  trouvait  son  intérêt  à  leur  faire  des  concessions. 
La  main-morte,  droit  absolu  sur  l'héritage  du  vassal,  se 


FRANCE  DU  SUD.  394 

transforma  en  un  droit  utile  beaucoup  plus  modéré,  par  exem- 
ple, celui  de  prendre  le  meilleur  meuble  ou  la  meilleure  tète 
de  bétail  dans  la  succession  du  défunt,  le  droit  de  meilleur 
cattel  (meuble),  en  Allemagne  heste  haupt  (la  meilleure  tête). 
Ce  droit  se  rencontre  déjà  dans  les  temps  carlovingiens,  où 
la  main-morte  régnait  généralement  ;  il  la  remplaçait  peut- 
être,  lorsque  le  seigneur  n'en  voulait  pas  user. 

Salvaing  rapporte  qu'autrefois  la  main-morte  s'exerçait, 
en  Daupbiné ,  même  sur  les  nobles  qui  s'étaient  reconnus 
vassaux  liges.  J'ai  expliqué  ailleurs  la  cause  de  ce  fait,  que 
Ton  a  considéré  comme  une  anomalie  ;  c'est  que  les  nobles 
dont  il  s'agit  étaient  des  ministériaux.  Humbert  II,  dernier 
dauphin,  abolit  la  main-morte  dans  tous  ses  domaines  ;  néan- 
moins, elle  persista  encore  jusqu'au  règne  de  Henri  II. 

Ces  redevances,  qui,  plus  tard,  furent  envisagées  comme 
un  reste  odieux  de  la  féodalité,  furent,  au  XII®  siècle,  le  prix 
fort  équitable  dont  une  foule  de  serfs  ou  de  demi-serfs  payè- 
rent la  faculté  de  transmettre  un  héritage  à  leurs  enfants. 

Nous  avons  déjà  parlé  des  corvées,  en  traitant  des  obliga- 
tions du  vassal  ;  il  va  sans  dire  qu'elles  se  retrouvent  bien 
plus  encore  dans  les  tenures  à  titre  tributaire  que  dans  les 
tenures  à  titre  de  bénéfice  féodal. 

Lorsque  la  censive  n'emportait  pas  le  pouvoir  seigneurial, 
on  la  nommait  rente  foncière  ;  la  rente  foncière  n'est  qu'un 
droit  réel,  qui  n'est  pas  considéré  avoir  rien  de  féodal  ;  par 
ce  motif,  elle  ne  doit  pas  les  lods,  tandis  que  la  censive  les 
doit. 

Nous  avons  observé  déjà  que  l'emphytéose  était  la  cen- 
sive de  la  France  du  droit  écrit.  C'est  à  tort  que  quelques- 
uns  assimilent  plutôt  l'emphytéose  à  la  rente  foncière  des 
pays  coutumiers,  et  qu'ils  ont  dit  que  l'emphytéose  n'en- 


392  TERRES   TRIBUTAIRES. 

gendrait  pas  le  lien  féodal.  Lorsque  nous  examinons  l'emphy- 
téose  dans  les  coutumes  du  sud ,  par  exemple  dans  celles 
de  la  Provence,  du  Languedoc,  du  Dauphiné  même,  nous 
voyons,  au  contraire  ,  que  ce  contrat  est  considéré  comme 
constituant  un  rapport  féodal.  Ainsi,  il  donnait  lieu  aux  droits 
de  lods  et  ventes,  au  rachat,  ainsi  qu'au  droit  de  prélation, 
ou  de  retrait. 

En  Dauphiné,  où  la  censive  coexiste  avec  Temphytéose, 
Salvaing  discute  avec  beaucoup  de  développements  la  ques- 
tion de  savoir  si  Temphytéose  donne  lieu  au  droit  de  préla- 
tion, et  il  conclut  qu'il  a  existé  de  plein  droit  ;  mais  que,  de 
son  temps,  savoir  au  XVI®  siècle,  il  n'existe  que  s'il  est  ex- 
primé dans  le  titre. 

En  Provence  et  en  Languedoc ,  l'emphytéose  remplace 
tout  à  fait  la  censive,  et  donne  lieu  à  une  seigneurie,  mais  à 
une  seigneurie  d'un  genre  particulier,  appelée  la  directe;  les 
lods  y  sont  dus  pour  toute  vente  du  fonds  emphytéotique,  et 
le  droit  de  prélation  également.  L'auteur  anonyme  d'un  traité 
de  jurisprudence  féodale  pour  ces  deux  provinces  rapporte 
même,  chose  digne  de  remarque,  que  le  droit  de  prélation  a 
été  établi  pour  l'emphytéose  avant  de  l'être  pour  les  fiefs  ; 
et,  contrairement  à  l'usage  du  Dauphiné,  il  admet  que,  dans 
les  inféodations ,  ainsi  que  dans  les  baux  emphytéotiques, 
la  réserve  du  retrait  est  toujours  sous-entendue. 

A  la  différence  des  pays  coutumiers,  l'emphytéote  pou- 
vait donner  à  bail  un  fonds  ;  mais,  dans  ce  cas,  le  nouveau 
bail  ne  porte  plus  le  nom  d'emphytéose,  il  se  nomme  sotis- 
locatterie  perpétuelle.  L'emphytéote  qui  sous-loue  n'a  toute- 
fois pas  une  seconde  directe  ;  il  n'y  en  a  qu'une,  et  le  seigneur 
direct  a  le  choix  de  la  faire  reconnaître,  ou  par  le  locateur  ou 
par  le  locataire.  U  faut  observer  que  la  seigneurie  est  directe 


ALLEMAGNE.  393 

OU  emphytéotique  dans  ces  provinces  ;  mais  on  n'en  doit  pas 
conclure  que  Temphytéose  n'est  pas  envisagé  comme  féodal, 
puisqu'on  Provence,  la  seigneurie  d'un  fief  eUe-méme  n'est 
pas  possession  noble,  si  à  ce  fief  n'est  pas  rattachée  une  justice 
ou  une  part  de  justice.  Il  faut  simplement  conclure  de  ces 
divergences  que ,  dans  le  sud ,  la  féodalité  ne  pénétra  pas 
aussi  complètement  que  dans  le  reste  du  royaume,  ce  qui  a  sa 
raison  d'être  toute  naturelle  dans  la  puissance  du  droit  ro- 
main dans  ces  contrées;  la  loi  des  Wisigoths,  qui  s'en  était  si 
fortement  imprégnée,  fut  le  fonds  sur  lequel  la  féodalité  vint 
s'enter,  principalement  après  les  guerres  des  Albigeois  ;  et, 
en  réalité,  la  France  du  midi  est  moins  féodale  que  l'Italie 
lombarde,  et  ne  l'aurait  presque  pas  été,  tout  comme  l'Es- 
pagne, si  le  nord  de  la  France  ne  lui  eût  fait  subir  sa  pres- 
sion au  temps  même  où  la  féodalité  était  la  plus  forte  et  la 
plus  vivace. 

En  Allemagne ,  l'histoire  des  terres  tributaires  est  aussi 
celle  de  la  classe  des  paysans.  Les  biens  des  paysans  {bauern- 
gûtem)  se  distinguent  en  deux  grandes  catégories  :  ceux  des 
anciens  hommes  libres  {schœffenbarfreien,  biergelden,  pfieg- 
haften,  wachszinsigen),  dont  la  possession  même  est  d'ori- 
gine libre,  et  par  conséquent  soumise  en  principe  au  droit 
national  (landrecht),  et  ceux  des  demi-libres  (ministériaux , 
lassen,  hierigen),  dont  la  terre,  primitivement  concédée,  doit 
ressortir  au  hofrecht. 

Dans  ces  deux  catégories  sont  renfermés  tous  les  biens- 
fonds  qui  ne  sont  pas  des  fonds  nobles  {rittergûtter),  ou  autres 
biens  privilégiés ,  tels  que  ceux  d'Eglise  et  des  terres  sises 
sur  le  territoire  des  villes. 

Les  rapports  spéciaux  basés  sur  l'avouerie  {vogtei)  du  land- 
herr,  ou  d'autres  personnes,  qui  s'étaient  étendus,  depuis  la 


394  TERRES  TRIBUTAIRES. 

naissance  de  la  landhoheit  (souveraineté  territoriale),  sur 
tous  les  biens  non-privilégiés,  imposèrent  à  ces  biens  des 
charges  réelles,  et  cela  quand  bien  même  ils  étaient  possédés 
en  pleine  propriété.  Vu  la  nature  de  Tavouerie,  la  justifica- 
tion  de  ces  charges  se  liait  souvent  au  fait  de  la  juridiction. 

Mais  les  tenures  de  paysans,  les  plus  nombreuses  de  beau- 
coup, avaient  pour  base  une  possession  incomplète  et  sou- 
mise à  un  vrai  droit  de  propriété  {grund,  ou  gutsherrschaft). 

Quelquefois,  les  deux  principes  d'assujettissement  ont  pu 
être  en  fait  confondus ,  mais,  en  droit,  ils  étaient  entière- 
ment distincts.  Comme  on  le  comprend,  cette  confusion  ne 
put  qu'être  fort  nuisible  aux  droits  des  paysans  proprié- 
taires. 

Autrefois,  le  territoire  d'une  marche  était  divisé  en  un  cer- 
tain nombre  de  domaines  (hœfe,  mansi),  qui  avaient  tous  un 
droit  égal  à  la  jouissance  de  la  portion  des  biens  de  la  marche 
restés  en  communauté.  Les  établissements  agricoles  qui  ne 
jouissaient  pas  de  ces  droits  à  la  part  commune,  se  nom- 
ment kathe  {cot,  cottage,  casa,  casati). 

Lorsqu'une  fco/*  primitive  a  été  subdivisée  par  vente  ou  hé- 
ritage, elle  donne  naissance  à  une  classe  de  propriétaires 
appelés  demi-paysans  {halbbauern,  halbmeiern,  halbhûbner) 
dans  le  nord  de  l'Allemagne  ;  dans  d'autres  contrées ,  par 
exemple,  en  Bavière,  on  nomme  les  demi-paysans  sœldner, 
hintersiedler ,  neubauem;  ceux  qui  n'ont  dans  la  contrée 
qu'une  habitation  sans  train  d'agriculture  sont  appelés  hâus- 
linge,  gàrtner  (jardiniers),  budner;  l'expression  sœldner, 
d'après  Eichorn,  s'appliquerait  aussi  à  cette  dernière  classe. 

Les  services  {dienste,  frohnden,  corvées)  comprennent  tous 
les  services  personnels  imposés  au  propriétaire  d'un  bien  de 
paysan  en  faveur  d'un  tiers,  comme  charge  réelle.  Ces  ser- 


ALLEMAGNE.  39S 

vices  peuvent  être  dus,  soit  au  seigneur  du  territoire  {land- 
herr)y  et  se  nomment  alors  landfolge,  soit  au  seigneur  de  la 
terre  (grundherr),  soit  à  la  commune.  Cependant,  les  services 
communaux  ne  pesaient  pas  exclusivement  sur  les  biens  de 
paysans  ;  des  biens  libres  (freigûter),  et  même  des  biens  no- 
bles {rinergûter)y  y  étaient  aussi  soumis,  pour  autant  du 
moins  que  ces  biens  retiraient  des  avantages  de  la  commune. 
Ces  services  se  perdaient  par  non-usage  ;  la  transformation, 
très  commune,  d'un  service  en  nature  contre  une  rente  ou 
une  somme  d'argent ,  ne  pouvait  avoir  lieu  qu'au  moyen 
d'un  contrat  ;  l'aliénation  d'un  service  à  un  autre  est  per- 
mise au  possesseur,  pourvu  qu'elle  ne  change,  ni  n'aggrave 
la  nature  du  service.  Dans  la  règle,  les  services,  même  in- 
déterminés, ne  pouvaient  supposer  une  habileté  particulière 
chez  celui  dont  on  les  exige,  et  ils  ne  pouvaient  être  exigés 
qu'aux  jours  ouvriers,  du  lever  au  coucher  du  soleil.  On  ap- 
pelle censés  (zinzen)  toutes  les  impositions  qui  pèsent  comme 
charges  réelles  sur  un  bien  de  paysan  ;  elles  sont  payées 
au  grundherr,  si  le  possesseur  n'a  pas  la  pleine  propriété  ; 
elles  sont  en  argent  ou  en  nature,  rachetables  ou  non-rache- 
tables.  La  plus  répandue,  en  Allemagne,  était  la  dime,  qui 
parait  provenir  de  la  dime  ecclésiastique  ;  mais  beaucoup  de 
dîmes  n'avaient  pas  cependant  une  telle  origine. 

D'après  le  droit  commun ,  les  charges  réelles  en  faveur 
du  fonds  d'un  tiers  ont  pour  cause  le  droit  féodal,  ou  l'em- 
phytéose;  mais  au  droit  féodal  se  rattachent  exceptionnel- 
lement nombre  de  charges  qui  n'appartiennent  pas  au  ser- 
vice de  chevaliers.  Ces  inféodations  inférieures,  portant  sur 
des  biens  de  paysans ,  présentent  du  reste ,  en  Allemagne 
comme  ailleurs,  d'infinies  variétés. 


396  FRANC- ALLEU. 


Sn. 


Du  firane-aDeii* 


Dans  son  sens  primitif,  l'alleu  (alod)  est  le  terme  germa- 
nique qui  désigne  la  propriété  pleine  et  entière,  la  propriété 
dans  laquelle  se  trouvent  réunis  le  domaine  utile  et  le  do- 
maine direct  ;  dans  ce  sens,  l'alleu  est  l'opposé  des  fiefs  et 
des  censives,  tout  comme,  dans  un  sens  plus  spécial,  la  cen- 
sive  est  opposée  au  fief  •. 

Nous  avons  vu ,  en  traitant  de  la  formation  du  système 
féodal,  que  déjà  les  anciens  Germains  avaient  des  propriétés 
particulières,  celle  du  terrain  cultivé  qui  entourait  la  de- 
meure de  chaque  famille  ;  ces  terres  cultivées  formaient  la 


*  Alod  vient  de  oil-dd,  deux  mots  dont  la  réunion  signifie  justement  pleine 
propriété.  Cette  étymologie,  proposée  déjà  par  Canciani  et  adoptée  par  Grimm, 
est  bien  préférable,  selon  moi,  à  celle  que  l'on  fait  venir  de  an-hth  (par  le 
sort,  loos),  et  qui  désignerait  les  parts  de  terre  que  les  Barbares  auraient  ti- 
rées au  sort  entre  eux ,  lors  de  l'établissement  territorial.  En  effet,  l'expres- 
sion alleu  se  trouve  surtout  employée  chez  les  Francs ,  qui  ne  se  partagèrent 
point  les  terres  par  le  sort,  et  on  la  retrouve  également  de  très  bonne  heure 
chez  des  peuples  d'Allemagne  qui  n'avaient  pris  aucune  part  à  la  conquête. 
On  ne  comprendrait  pas  d'ailleurs  pourquoi  alleu,  signifiant  sort,  serait 
devenu  l'opposé  de  bénéfice,  tandis  que,  signifiant  pleine  propriété,  l'op- 
position est  manifeste.  L'ancien  Coutumier  de  Normandie  parait  avoir  en  vue 
l'étymologie  du  mot  alleu  à  laquelle  je  me  rattache ,  dans  la  définition  sui- 
vante :  «  Alodium  est  vox  gotho-saxonica  significans  oninimodam  proprie- 
tatem.  > 


ORIGINE  DES  ALLEUX.  397 

partie  appropriée  du  territoire  de  la  marche  ;  l'autre  partie» 
consistant  en  forêts  et  en  pâturages,  était  l'objet  d'une  jouis- 
sance commune  de  la  part  des  membres  de  la  communauté. 

Les  terres  particulières  des  Germains  étaient  la  propriété 
commune  de  la  famille,  administrée  par  le  chef  de  celle-ci, 
mais  dont  il  ne  pouvait  disposer  sans  le  consentement  de  ses 
agnats  ;  Talleu  était  donc,  par  rapport  à  la  famille,  la  terra 
aviatica,  Yhereditas  paterna  {stammgut),  quelquefois  même 
alode parentum,  et,  sous  ce  rapport,  il  est  opposé  aux  acquêts 
ou  conquéts,  dont  le  possesseur  pouvait  disposer  librement. 
C'est  là  le  germe  de  la  distinction  coutumière  entre  les  pro- 
prets et  les  acquêts  qui  a  traversé  tout  le  moyen  âge.  C'est 
par  ce  motif  aussi  que,  dans  la  législation  féodale,  on  trouve 
presque  toujours  la  propriété  immobilière  appelée  héritage, 
hiretage,  en  Allemagne  6f6e;  de  sorte  qu'héritage,  dans  Beau- 
manoir,  par  exemple,  est  l'opposé  de  meubks.  Lorsque  les 
fiefs  et  les  censives  furent  devenus  héréditaires,  et  par  con- 
séquent hiretages  (  a  tam  de  alode  quam  de  comparato,  »  di- 
sent les  chartes  et  les  formules),  cette  double  acception  du 
mot  alleu,  d'où  il  résulte  que,  dans  un  sens,  l'alleu  est  op- 
posé aux  bénéfices  et  aux  censives,  tandis  que,  dans  un  autre 
sens,  il  les  comprend,  ne  tarda  pas  à  donner  lieu  à  de  fort 
grandes  confusions. 

On  a  vu  que,  lors  de  la  conquête,  les  terres  romaines  res- 
tèrent, en  général,  assujetties  à  l'impôt  romain,  mais  qu'il 
n'en  fut  pas  de  même  à  l'égard  des  terres  que  se  répartirent 
les  vainqueurs. 

Nous  avons  rappelé  ce  fait,  que  la  tentative  que  les  Méro- 
vingiens firent  de  soumettre  les  Francs  à  l'impôt,  dans  un 
moment  où  les  distinctions  de  races  tendaient  déjà  à  s'effa- 
cer, fut  une  des  principales  causes  de  la  chute  de  leur  dy- 


398  FRANC- ALLEU. 

nastie.  Les  alleux  des  Barbares  furent  donc,  dans  le  prin- 
cipe, exempts  du  cens,  on  n'en  saurait  douter. 

Les  alleux  dont  nous  venons  de  parler  sont  l'alleu  germa- 
nique, qui,  à  nos  yeux,  est  l'alleu  primitif. 

La  propriété  romaine  avait,  par  sa  constitution  propre, 
tous  les  caractères  de  la  pleine  propriété,  de  V alleu,  sauf 
l'exemption  du  cens  ;  mais  cela  suffit  pour  qu'on  ne  puisse 
pas  la  considérer  comme  alleu.  L'idée  du  comte  de  Montlo- 
sier  {de  la  Monarchie  française)  y  qui  prétend  que  l'alleu  fut, 
dans  le  principe,  la  propriété  des  Gaulois,  tandis  que  le  bé- 
néfice aurait  été  la  propriété  germanique,  ne  mérite  guère 
qu'on  entreprenne  de  la  réfuter. 

Peu  après  l'établissement  territorial,  il  se  forma  cependant 
des  alleux  romains,  et,  dans  les  documents  de  l'époque  bar- 
bare, on  trouve  cette  sorte  de  possession  indiquée  et  opposée 
aux  alleux  germaniques. 

Cette  espèce  d'alleu  se  rencontre  dans  les  provinces  des 
Gaules  qui  furent  occupées  par  les  Burgondes  et  par  les  Wi- 
sigotbs.  On  a  dit  ailleurs  que  ces  peuples  s'étaient  introduits 
sur  les  terres  de  l'empire  plutôt  en  alliés  qu'en  conquérants, 
par  suite  d'un  traité  plutôt  que  par  une  invasion  violente,  et 
qu'ils  s'étaient  d'abord  établis,  dans  les  provinces  occupées 
par  eux ,  de  la  manière  usitée  pour  les  armées  romaines 
qu'on  y  plaça  en  quartiers.  Les  possesseurs  de  terres  durent 
leur  livrer  Vannona,  qui  était  une  contribution  en  nature, 
et  leur  fournir  le  logement  {hospitatura) . 

Cette  condition  primitive  de  l'établissement  fit  place  à  un 
partage,  dans  lequel  le  Barbare  prit  une  part  des  terres,  et 
laissa  l'autre  à  l'ancien  possesseur. 

La  part  du  Barbare  était  libre  de  l'impôt,  parce  qu'elle  lui 
appartenait  ;  celle  du  Romain  le  fut-elle  aussi?  Quelques-uns 


ALLEUX  ROMAINS   ET  GERMANIQUES.  399 

le  pensent,  et  disent  que  cet  afTrancliisseinent  était  le  but  du 
parloge  ;  mais  le  but  du  partage  était  l'atTranchissement  des 
charges  de  l'hospilature,  et  non  l'affranchissement  de  l'impôl 
ordinaire.  Il  faut  aussi  observer  qu'une  partie  des  provinces 
des  Gaules  où  le  partage  eut  Heu,  ainsi  la  Provence,  le  Lan- 
guedoc, le  Dauphiné,  le  Lyonnais,  et  quelques  contrées  ad- 
jacentes, étaient  du  nombre  de  celles  qui,  sous  la  domina- 
tion romaine,  jouissaient  du  jwi  italkum;  or,  le  principal 
privilège  de  ces  provinces  était  d'être  exemptes  du  cens. 
Ainsi,  les  alleux  bourguignons  et  la  partie  orientale  des  al- 
leux wisigoUis  durent  être  exempts  du  cens,  par  cela  seul 
que,  déjà  avant  la  conquête,  les  terres  qui  les  composaient 
n'y  étaient  pas  soumises. 

Ces  diverses  circonstances  nous  expliquent  pourquoi,  dans 
le  territoire  des  anciens  royaumes  burgonde  et  wisigoth , 
les  alleux  out  toujours  été  beaucoup  plus  nombreux  que  dans 
le  nord,  l'ouest  et  le  centre,  occupés  par  les  Francs,  et  pour- 
quoi c'est  aussi  dans  ces  contrées  surtout  que  l'on  rencon- 
trera plus  tard  les  alleux  dits  roturiers,  qui,  bien  que  libres 
des  liens  féodaux,  ne  l'étaient  pas  de  la  justice  justiciëre. 

En  effet,  par  le  partage,  la  terre  laissée  au  Romain  n'é- 
tait affranchie  que  des  droits  dérivant  de  l'hospitalité,  savoir, 
Vannona,  ou  le  tribut  foncier  ;  et  même,  dans  les  pays  de 
droit  italique,  l'exemption,  fort  variée  d'ailleurs,  ne  compre- 
nait pas  non  plus  toute  espèce  d'impôt.  Les  alleux  romains 
ne  pouvaient  du  reste  échapper  en  aucun  cas  au  pouvoir 
justicier,  sous  le  rapport  du  service  militaire  et  de  la  justice 
elle-même. 

Ainai,  sans  adopter  le  moins  du  monde  l'opinion  de  M.  de 
Montlosier,  on  conçoit  pourquoi,  dans  les  pays  qui,  plus  tard, 
furent  appelés  les  pays  de  droit  écrit,  les  alleux  furent,  dès 


400  FRANC-ALLEU. 

rentrée,  beaucoup  plus  nombreux  ;  de  sorte  qu'ils  ont  formé 
la  règle,  tandis  que,  dans  les  pays  coutumiers,  le  fief  était 
la  règle  et  Talleu  rexceplion. 

En  Italie ,  il  était  généralement  admis ,  comme  dans  la 
France  méridionale,  que  Talleu  était  de  droit  commun  ;  en 
conséquence,  toute  possession  foncière  qu'on  ne  démontrait 
pas  affectée  de  fief  ou  d'emphytéose,  était  présumée  alleu. 

Nous  avons  indiqué,  en  traitant  des  origines  du  système 
féodal,  les  causes  diverses  qui,  durant  la  période  barbare, 
déterminèrent  la  transformation  d'un  grand  nombre  d'alleux 
en  bénéfices  ou  en  censives.  Nous  avons  vu,  entre  autres, 
comment,  du  VII®  au  X®  siècle,  les  propriétaires  d'alleux,  en 
butte  à  la  violence,  aux  usurpations,  et  aux  mille  moyens 
d'oppression  qui  étaient  dans  les  mains  de  la  puissance  jus- 
ticière,  n'eurent  d'autre  ressource  que  de  chercher  dans  l'as- 
sociation féodale  un  appui  que  la  société  générale  ne  leur 
fournissait  plus,  et  n'évitèrent  d'être  dépouillés  de  tous  leurs 
droits  qu'en  en  sacrifiant  une  partie,  soit  au  profit  du  sei- 
gneur qui  les  opprimait ,  soit  au  profit  de  quelque  autre 
homme  puissant,  qui,  à  cette  condition,  se  chargeait  de  les 
protéger. 

Ces  causes  n'agirent  pourtant  pas  partout  avec  la  même 
intensité.  Dans  les  pays  purement  germaniques,  où  la  con- 
quête n'avait  pas  bouleversé  toute  la  société,  la  constitution 
ancienne  de  la  propriété  ne  se  transforma  que  petit  à  petit, 
et  même,  dans  les  temps  féodaux,  elle  subsiste  encore  à  côté 
de  la  constitution  féodale. 

En  Italie  et  dans  la  France  méridionale,  où,  dès  le  prin- 
cipe, les  alleux  étaient  plus  nombreux,  puisqu'ils  compre- 
naient les  alleux  germaniques  et  les  alleux  romains,  l'esprit 
de  la  loi  romaine,  qui,  dans  ces  pays,  forme  l'élément  domi- 


FAUSSE  APPLICATION  DU  MOT  ALLEU.         401 

nant  de  la  législation,  était  trop  conforme  au  système  de 
Talleu  et  trop  étranger  à  celui  du  fief,  pour  ne  pas  agir  for- 
tement dans  le  sens  de  la  conservation  du  premier  de  ces 
modes  de  possession.  Ici,  la  loi  romaine  protégea  la  propriété 
germanique  contre  les  tendances  générales  de  la  société  bar- 
bare, et,  on  peut  le  dire ,  contre  l'esprit  germanique  lui- 
même.  C'est  dans  ce  sens  qu'on  doit  répéter  avec  Hauteserre 
cet  adage  célèbre  :  <(  Lex  romana  allodiorum  parens.  » 

Dans  le  nord  de  la  France,  au  contraire,  dans  les  pays  si- 
tués à  droite  de  la  Loire,  où  le  flot  germanique  se  succéda 
continuellement,  les  alleux  disparurent  presque  complète- 
ment. Mais,  dans  le  temps  même  où  les  alleux  primitifs  dis- 
paraissaient, les  bénéfices  et  les  honneurs  des  hommes  puis- 
sanls  composant  l'aristocratie  carlovingienne  acquéraient 
l'hérédité  ;  et  voilà  comment  il  a  pu  arriver  qu'au  moment 
où  une  plainte  générale  s'élève  sur  la  destruction  des  alleux, 
les  Gapitulaires  s'élèvent,  au  contraire,  avec  tant  de  vivacité 
contre  ceux  qui  s'efforcent  de  transformer  en  alleux  leurs 
bénéfices. 

Ces  deux  faits,  contradictoires  en  apparence,  concordent 
en  réalité;  d'un  côté,  l'aristocratie  écrase  la  petite  et  la 
moyenne  propriété;  de  l'autre,  elle  cherche  à  se  rendre  in- 
dépendante de  la  couronne. 

M.  Guizot,  qui  a  remarqué  que  l'on  ne  parla  jamais  tant 
d'alleux  qu'après  la  mort  de  Charlemagne,  c'est-à-dire  juste 
au  moment  où  ils  vont  disparaître  conune  propriété  privée 
dans  une  partie  notable  de  l'empire  franc,  observe  aussi, 
avec  sa  perspicacité  habituelle,  que  le  mot  alleu  se  trouva 
alors  appliqué  fréquemment  à  des  possessions  qui  étaient 
de  véritables  bénéfices.  Cette  observation  avait  déjà  été 
faite  par  Bacquet  {Traité  de$  franco- fief  s),  qui  dit  qu'on  con- 


402  FRANC-ALLEU. 

fondait,  dans  le  X®  siècle,  les  fiefs  avec  les  véritables  alleux  ; 
qu'on  employait,  dans  les  chartes,  le  terme  d'alleu  pour  si- 
gnifier toutes  sortes  de  possessions,  et  que  Ton  appelait  sou- 
vent alleuK  les  terres  tenues  en  fief.  Il  y  a  plus,  Charles-le- 
Ghauve,  dans  un  diplôme  recueilli  par  Baluze,  appelle  lui- 
même  alleux  des  terres  qu'il  donne  en  bénéfice. 

Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre  ;  il  y  a  une  révolution  cachée 
dans  le  double  emploi  que  Ton  a  fait  de  ce  mot  alleu  durant 
la  période  carlovingienne.  Lorsque  Gbarlemagne  défend  aux 
grands  de  son  empire  de  convertir  les  bénéfices  en  alleux, 
le  bénéfice  n'est  pas  encore  héréditaire ,  mais  tend  à  le  de- 
venir, et  Talleu  primitif,  qui  exclut  Tidée  du  bénéfice,  a 
encore  son  véritable  sens. 

C'est  donc  un  tort  évident  que  Ton  fait  au  concédant,  lors- 
qu'on transforme  un  bénéfice  en  alleu  ;  mais,  lorsque  Char- 
les-le-Chauve  donne  le  nom  d'alleu  à  un  bénéfice,  le  béné- 
fice est  déjà  devenu  héréditaire,  la  révolution  est  accomplie, 
et  alors  alleu  n'est  plus  l'opposé  de  bénéfice;  au  contraire, 
il  comprend  le  bénéfice,  parce  qu'il  signifie  tout  simplement 
héritage,  terre  de  famille. 

A  la  question  de  l'alleu  se  rattache  la  controverse  animée 
qui  s'est  élevée  au  sujet  de  la  terre  saliqm. 

La  loi  corrigée  des  Francs  saliens,  au  titre  de  l'alleu, 
contient  cette  disposition,  fameuse  dans  l'histoire  du  droit 
féodal  :  u  De  terra  vero  saliga  nulla  portio  hereditatis  mu- 
lieri  veniat,  sed  ad  virilem  sexum  tota  terrœ  hereditas  perve- 
niât.  »  Quelques  auteurs,  tels  que  Dubos,  Boulainvilliers,  etc. , 
prenant  pour  point  de  départ  uniquement  la  fausse  applica- 
tion qui  a  été  faite  de  ce  passage  à  la  succession  des  fiefs , 
pensent  que  les  terres  saliqucs  ne  sont  pas  autre  chose  que 
les  bénéfices  militaires  donnés  par  Clovis  aux  Francs  saliens. 


DE  LA  TERRE  SAUQUE.  403 

Mais  il  est  évident,  par  la  place  même  qu'occupe  ce  pas- 
sage, qu'il  n'a  pas  trait  aux  bénéfices,  qui,  s'ils  existaient 
aux  premiers  temps  de  la  conquête ,  n'étaient ,  en  tout  cas, 
pas  objet  de  succession  dans  la  famille  du  détenteur. 

Guizot,  suivant  en  cela  l'opinion  de  Ducange,  rejette  l'er- 
reur consistant  à  faire  de  la  terre  salique  un  bénéfice ,  mais, 
prévenu  par  la  conformité  des  mots,  continue  à  rapporter 
Texpression  terre  salique  à  la  nation  des  Saliens  ;  de  sorte 
qu'il  considère  cette  terre  comme  l'alleu  primitif  échu  aux 
Saliens.  Perreciot,  partant  du  même  point  de  vue,  ajoute 
que  la  terre  salique  est  spécialement  l'alleu  du  Franc,  tandis 
que  celui  des  autres  races  retient  le  nom  générique  d'alleu. 
Eckard ,  le  premier,  a  proposé  une  étymologie  différente. 
D'après  lui,  la  terre  salique  n'est  point,  malgré  la  ressem- 
blance des  mots,  la  terre  dti  Salien;  loin  de  là,  le  mot  salique 
viendrait  de  sala,  mot  germanique  qui  signifie  maison;  la 
sala  est  la  maison  du  maître,  la  terre  salique  est  donc  la 
terre  qui  entoure  la  maison  du  maître.  Cette  étymologie,  qui 
a  été  suivie  déjà  par  Montesquieu,  a  pour  elle  l'opinion  una- 
nime des  savants  allemands  les  plus  aptes  à  décider  une 
question  pareille,  Grimm,  Eichorn,  Mittermeyer  ;  elle  a  été 
mise  hors  de  contestation,  à  ce  qu'il  nous  paraît,  par  la  so- 
lide discussion  à  laquelle  s'est  livré  à  ce  sujet  M.  Guérard. 
Cet  auteur  a  montré,  entre  autres,  que,  dans  le  Breviarium 
de  Charlemagne,  une  maison  royale  est  appelée  sala  regalis, 
et  que,  dans  la  loi  des  Allemands ,  sala  désigne  le  logement 
particulier  du  maître  *  ;  puis,  que  les  termes  de  terre  salique 
ne  sont  point  appliqués  exclusivement  aux  Francs  saliens. 


'  De  sala  la  langue  française  a  fait  salle,  salon,  La  salle  était  d'abord  la 
pièce  principale  de  l'habitation  du  seigneur. 


404  FRANr-AKLFX. 

Au  contraire,  la  mention  de  cette  terre  est  beaucoup  plus 
fréquente  chez  les  autres  peuples,  par  exemple,  chez  les  Ri- 
puaires  et  chez  les  Allemands.  Enfin,  dans  la  loi  des  Bipuai- 
res,  comme  dans  celle  des  Saliens,  la  terre  de  la  famille  est 
réservée  aux  hommes,  à  Texclusion  des  femmes;  mais, 
dans  cette  loi,  elle  est  appelée  hereditas  aviatica,  et  non  terra 
salica. 

L'opinion  d'Eckard  a  donc  triomphé  ;  seulement,  il  reste  à 
savoir  si  la  terre  salique  comprend  tout  Talleu  familial,  ainsi 
que  le  pense  Pardessus,  ou  seulement  la  partie  de  cet  alleu 
qui  n'a  pas  été  transférée  à  des  tenanciers  colonaires  ou  ser- 
vîtes, le  mansus  dominicatus  ou  la  curtis  dominicata,  comme 
le  veut  Guérard.  Sur  ce  point,  d'après  l'analogie  des  autres 
lois  germaniques,  je  penche  à  croire  que  la  loi  salique  entend 
par  terre  salique  tout  l'alleu  paternel,  ou,  en  d'autres  ter- 
mes, Yhereditas  aviatica  de  la  loi  ripuaire.  Cette  opinion  est 
d'autant  plus  probable  que,  chez  les  Francs,  en  ce  qui 
concerne  les  successions ,  l'ancien  droit  germanique  s'était 
conservé  plus  pur  que  chez  la  plupart  des  autres  peuples 
conquérants  ;  elle  s'appuie  d'ailleurs  sur  un  document  du 
commencement  du  XII®  siècle,  rapporté  par  Eckard,  où  des 
dîmes  perçues,  dans  le  Palatinat,  sur  des  manses  (hubœ)  dé- 
pendantes d'une  seigneurie ,  sont  nommées  dmmationes  sa- 
licœ;  ce  qui  montre  qu'elles  faisaient  partie  intégrante  de  la 
terre  salique. 

Mais  il  faut  observer  que  si  les  filles  étaient  exclues  de 
l'alleu  paternel  par  leurs  frères,  d'après  les  lois  barbares, 
elles  n'étaient  pas  toutefois  exclues  définitivement  ;  car,  à 
défaut  de  frères,  elles  héritaient.  C'est  peut-être  aussi  dans 
ce  sens  qu'il  aurait  fallu  interpréter  l'exclusion  prononcée 
par  la  loi  salique  ;  mais  il  était  écrit  que  cette  disposition , 


EimFlRS  3l'B   1,A   LOI  SALIQI'E.  WB 

qui.  en  elle-inème,  n'uvait  rien  de  parliculier,  doniierail  lieu 
k  toutes  sortes  d'erreurs  '. 

Au  commencemeiit  de  l'époque  féodale,  les  bénéfices  étaient 
devenus  des  alleux,  en  ce  sens  qu'ils  étaient  devenus  héré- 
ditaires, comme  l'alleu,  qu'ils  suivaient  la  loi  de  l'alleu,  et 
qu'ils  faisaient  partie  du  patrimoine;  mais  ils  n'étaient  pas 
pour  cela  de  véritables  alleux,  en  ce  sens  qu'ils  n'étaient  pas 
propriété  indépendante. 

Guérard,  en  supposant  une  terre  donnée  h  litre  d'alleu, 
et  qui  pouvait  cependant  toml>er  en  commise  pour  violation 
de  la  fidélité  due  à  celui  de  qui  on  la  lient,  admet,  selon 
nous,  une  contradiction  juridique,  et  prolonge  à  plaisir  la 
confusion  dans  laquelle  l'ignorance  et  des  troubles  continuels 
avaient  jeté  toutes  les  notions,  durant  l'époque  intérimaire. 

Mais,  dans  ce  temps-lA.  et  dans  les  cas  particuliers,  la  con- 
fusion des  idées  produisit  beaucoup  d'interversions  dans  les 
droits  des  individus.  Si  nombre  de  grands  bénéfices,  et  sur- 
tout d'honneurs,  ti;e  transformèrent  en  seigneuries  allodiales 


'  La  loi  ripiiHire,  an  litre  des  alUv-c,  [wrle  :  n  Cum  firilis  nrus  rxUtrril, 
fcmina  in  heradilaLeni  aiialicam  non  succédât.  •  La  loi  des  Allrmaiiili  paii« 
d*une  •  muHer  quic  hereiliUlem  palemam  hibet.  •  La  loi  gombelle.  au  litre 
de  brrtdilalum  jurcfsnonr,  s'exprime  ainsi  :  •  Ptcsctib  lampii  [ex  ad  miis- 
l'ulo,  Unliim  uiihIo  pertinebil  :  •mais,  dans  d'autres  piiiages,  la  loi  des 
Bourguif^oDB  s'exprime  d'une  nianièra  plus  complAte,  et  dans  le  sens  des 
prfcédentei  :  •  lnl«r  Burgundiunes  i<l  valumtts  uusiodiri,  ut  si  quis  filiuni 
nun  reliquiirit  in  loco  lilil,  filia  in  patrîs,  matrisquu  heredilatcm  luccedat.  • 
H.  Hiiely,  dans  ion  HUloin  de  Gruyère ,  »  prouvé  par  des  Aiits  iju'ù  défliut 
de  nii,  les  lilles  venaient  ik  la  succossion  dans  ce  comté,  qui  avait  lait  partie 
du  royaume  de  Bourgogne,  Les  Tormulea  de  Marcnlfe  monlrenl  que,  dans  la 
période  Intérimaire,  le  droit  Était  encore  le  oif  me  :  *  Inler  ooi  eonsueludo 
tenelLir  ul  de  terra  jiaterna  sorures  cum  fratribus  portionem  non  habent.  • 
Seule  entre  les  tois  barbares,  la  loi  des  Wjiigoths  admettait  les  lilles  i  par- 
tager avec  leurs  frires  le  [lalrinioine  de  leurs  parents. 


406  FRANC- ALLEU. 

par  la  chute  du  pouvoir  royal  de  qui  ces  bénéfices  et  ces  hon- 
neurs dépendaient;  si  un  nombre  infiniment  plus  grand  de 
petits  et  de  moyens  alleux  furent  convertis  en  bénéfices,  en 
précaires  ou  en  censives ,  par  Tavidité  et  l'usurpation  des 
puissants  et  des  forts  :  en  ce  qui  concerne  les  principes  mêmes, 
il  ne  sera  pas  difficile  de  démontrer  que  la  confusion  des 
mots  n'avait  pas  empêché  de  conserver  la  conscience  de  la 
différence  des  choses.  Ainsi ,  on  persista  à  distinguer  du 
mieux  que  Ton  put,  dans  les  documents,  les  terres  affran- 
chies du  service  et  du  cens,  c'est-à-dire  les  véritables  alleux, 
de  celles  qui  n'étaient  pas  possédées  dans  de  telles  conditions. 
Et,  malgré  que  les  usurpations  justicières  fussent  bien  plus 
faciles  encore  à  l'égard  des  alleux  que  les  usurpations  féo- 
dales, qui  supposent  le  fait  d'un  contrat  conclu  à  un  moment 
donné,  néanmoins,  dans  les  premiers  siècles  de  l'époque  féo- 
dale, la  franchise  à  l'égard  des  redevances  justicières  se 
trouve  aussi  indiquée  dans  les  actes,  comme  caractère  essen- 
tiel de  ces  véritables  alleux  * . 


*  Une  formule  de  Marculfe  contient  le  protocole  d'une  concession  vérita- 
blement allodiale  faite  à  un  particulier  ;  ce  n'est  pas  un  simple  don  in  pro- 
prttim  (en  propres),  qui  pourrait  aussi  bien  s'appliquer  à  un  bénéfice  ;  la 
voici  :  «  Que  Votre  Grandeur  sache  que  nous  avons  donné  à  un  tel,  homme 
illustre,  telle  villa,  située  dans  tel  pagus,  avec  ses  débornements,  et  en  inté^ 
gritéf  comme  elle  a  été  possédée  par  notre  fisc  (in  integritate  sicut  a  flsco  nos- 
tro  fuit  possessa),  de  telle  manière  que  la  dite  villa  appartienne  au  dit  en 
toute  intégrité  et  perpétuellement^  avec  les  terres,  maisons,  cours  d'eau,  dé- 
pendances, et  toutes  espèces  d'hommes  assujettis  au  pouvoir  de  notre  fisc,  y 
demeurant,  avec  immunité  pleine  et  entière j  et  exempte  de  toute  visite  de  jus- 
ticier pour  y  percevoir  quelque  amende  que  ce  soit  (in  intégra  emunitate,  abs- 
que  uUius  introitu  judicum,  de  quaslibet  causas  freda  exigendum).» — Un  di- 
plôme du  Xe  siècle  divise  la  propriété  en  quatre  espèces  :  «  Aut  sint  de  flsco 
regali,  aut  de  potestate  episcopali,  vel  de  potestate  comitali,  sive  de  fran- 
chisia.  •  La  quatrième  espèce ,  la  terre  possédée  in  franchisia^  est,  comme 


FRANC-FIEF.  407 

La  préoccupation  des-  idées  féodales  était  telle  pendant  un 
certain  moment,  que,  pour  distinguer  Talleu  du  fief,  on  lui 
donna  le  nom  de  franc-fief,  comme  si  toute  possession  im- 
mobilière avait  dû  nécessairement  être  un  fief.  Plus  tard,  on 
a  réservé  l'expression  de  franc-fief  pour  les  fiefs  qui  étaient 
tenus  par  hommage  simple,  et  non  par  hommage  lige  ^ 

Cependant,  la  désignation  qui  prévalut,  et  qui  s'est  con- 
servée dès  lors,  fut  celle  de  francalleu,  qui  réunissait  l'idée 
de  franchise,  sur  laquelle  il  fallait  insister  depuis  qu'alleu 
tout  seul  avait  été  appliqué  aux  propres  de  tous  genres,  et 
l'ancienne  notion  d'alleu,  qu'on  voulait  retenir. 

Le  franc-alleu,  dans  le  système  féodal,  est  donc  absolu- 
ment la  même  possession  que  l'alleu  de  l'époque  barbare  et 
la  franchisia  de  l'époque  intermédiaire. 

Toutefois,  sous  le  régime  seigneurial,  les  envahissements 
des  justiciers  sur  les  droits  des  possesseurs  d'alleu  continuè- 
rent à  avoir  lieu,  et  cela  d'autant  plus  aisément  que  là  où  le 
possesseur  d'alleu  n'était  pas  lui-même  seigneur  justicier, 
c'est-à-dire  à  l'exception  des  seigneuries  allodiales,  les  alleux 


celle  concédée  in  integriiate^  Topposé  du  bénélice,  le  véritable  alleu.  —  Dan» 
l'ancien  cartulaire  de  Tabbaye  de  Vendôme,  qui  est  de  la  même  époque,  on 
lit  encore  :  «  Habebat  vineœ  agripennum  alloâiatiier  immunerriy  hoc  est  ab 
omni  census  et  vineariœ  redfnbitione  Ubervm,  »  Cette  définition  de  l'alleu  est 
reproduite  d'une  manière  plus  complète  dans  une  charte  de  1077  :  «  Quod 
videlicet  allodium  pater  ejus  et  predecessores  ipsius,  absque  ulla  dominationet 
vel  servitiOf  longo  tempore,  jure  hereditario  possiderunt.»  Une  autre  charte  de 
1078  dit  encore  :  •  Est  autem  naturaliter  allodium,  ab  antiquo  nuUam  omrUno 
cuiquam  reddens  consuettidinetn,  eodemque  a  progenitoribus  jure  hereditario 
contingens.  >  Abique  servitio  est  l'exemption  du  service  féodal  ;  Uber  ab  omni 
census,  l'exclusion  de  la  tenure  en  censive  ;  nullam  omnino  cuiquam  reddens 
consuetudinem,  l'exclusion  des  redevances  justicières. 

*  Plus  tard  encore,  le  franc-fief  tk  été  le  nom  de  la  redevance  qu'un  roturier 
payait  au  roi  en  acquérant  un  flef. 


408  FRANC-ALLEU. 

étaient  soumis  à  la  juridiction  justicière  ;  à  Tabri  de  la  juri- 
diction, les  redevances  justicières  avaient  moyen  de  s'intro- 
duire. Les  anciens  jurisconsultes  français  et  la  plupart  des 
coutumes  maintiennent  ces  trois  règles  : 

l^  L'alleu  exclut  tout  service,  soit  féodal,  soit  tributaire. 

2®  L'alleu  exclut  la  soumission  aux  redevances  justicières. 

3®  L'alleu  est  soumis  à  la  juridiction  publique,  tant  royale 
que  seigneuriale  *. 

Mais  ces  coutumes  distinguent  deux  espèces  de  franc-alleu, 


*  Beaumanoir  disait  :  •  AUeu,  ce  qu'on  tient  sans  rendre  à  nului  nulle  re- 
devance. >  Et  Bouteiller  :  «  Tenir  en  franc-alleu,  c'est  tenir  de  Dieu  seule- 
ment, et  ne  devoir  cens,  rente,  ou  relief,  ni  autre  redevance  que  ce  soit,  à 
vie  et  à  mort.  * 

La  Coutume  d'Orléans  dit  :  «  Franc-allcu  est  héritage  tellement  franc,  qu'il 
ne  doit  fonds  de  terre,  et  n'est  tenu  d'aucun  seigneur  foncier,  et  ne  doit  sai- 
sine, ne  dessaisine,  ne  autre  servitude  que  ce  soit.  » 

La  Coutume  de  Normandie  :  <  Les  terres  de  franc-alleu  sont  celles  qui  ne 
reconnaissent  de  supérieur  en  féodalité,  et  ne  sont  sujettes  à  faire  ou  à  paye^ 
aucuns  droits  seigneuriaux.  » 

La  Coutume  de  Meaux  :  «  Franc-alleu  est  de  telle  nature,  qu'il  ne  doit  ser- 
vice, censive,  relief,  hommage,  ne  quelque  redevance  que  ce  soit.  » 

La  Jurisprudence  féodale  à  l'usage  de  Provence  et  de  Languedoc  défînit 
l'alleu  :  ■  une  terre  possédée  en  toute  propriété  directe  et  utile,  à  raison  de 
laquelle  on  ne  doit  service,  ni  rente.  »  L'exemption  des  francs-alleux  ne  s'é- 
tend pas  jusqu'à  celle  de  la  justice  royale  et  seigneuriale. 

Loisel  (  Institutes  coutumières  )  :  «  Tenir  en  franc-alleu  est  tenir  de  Dieu 
seulement,  fors  quant  à  la  justice.  * 

Salvaing  (De  f usage  des  fiefs  en  Dauphiné)  :  «  Le  franc-alleu,  pour  être 
exempt  de  toute  charge  de  féodalité  et  de  censier,  ne  laisse  pas  d'être  sujet 
à  la  justice  du  seigneur.  » 

Dumoulin  s'exprime  dans  le  même  sens  :  •  Nec  ideo  minus  est  quid  alau- 
dium,  quod  sub  jurisdictione  alterius  situm  sit  ;  quia  etiam  mera  proprietas 
prout  est  alaudium,  nihil  habet  commune  cum  jurisdictione.  » 

Comme  on  le  voit,  sur  le  point  des  redevances  justicières,  les  feudistes  de» 
WI*  et  XVII*  siècles,  sont  déjà  beaucoup  moins  explicites  que  les  juriscon- 
sultes des  XIiI«  et  X1V«  siècles  et  les  coutumes  ne  l'étaient. 


l'alleu   SOnLE  OPPOSÉ  AT   ROTURIER.  'lOft 

le  noble  et  le  rolurier,  et,  dans  chaque  esptee,  les  règles 
précitées  se  modifient  plus  ou  moins  dans  leur  application. 

L'alleu  noble  est,  dans  les  pays  de  couliimes,  celui  dont 
le  propriétaire  est  seigneur  justicier,  féodal,  ou  censuel,  des 
terres  ijui  le  composent.  L'alleu  roturier  est  celui  qui  ne 
comprend  ni  justice,  ni  fief.  Mais,  dans  les  pays  de  di'oit 
écrit ,  on  appelle  alteu  noble  tout  héritage  possédé  en  pro- 
priété directe  et  utile,  qui  est  exempt  de  la  contribution  aux 
■ailles,  c'est-à-dire  des  redevances  justiciêres;  l'alleu  rotu- 
rier est  celui  qui  paie  la  taille. 

Comme  dans  les  pays  coutumiers  les  tailles  sont  |terson- 
nelles,  disent  les  jurisconsultes  des  pays  de  droit  écrit ,  il  a 
fallu  dislinfîuer  le  franc-alleu  noble  et  le  rolurier  à  l'aide  de 
la  possession  d'une  seigneurie.  Cette  explication  n'est  pas  la 
vraie,  selon  nous;  mais  elle  se  conçoit,  en  raison  de  l'oubli 
dans  lequel  était  tombée  l'histoire  des  usurpations  justiciêres. 
I^e  franc-alleu,  en  principe,  n'était  ni  noble,  ni  roturier,  car 
il  existait  avant  la  noblesse  et  la  roture;  il  était  la  propriété 
libre  de  l'bomme  libre.  Lorsque  la  noblesse  a  été  attachée  à 
la  seigneurie,  il  a  été  conforme  à  la  nature  des  choses  d'ap- 
peler noble  l'alleu  qui  renfermait  des  seigneuries;  car  il  était 
certes  aussi  noble  que  le  fief,  dominant  d'un  côté,  mais  do- 
miné, de  l'autre,  par  un  fief  supérieur.  Quant  au  franc-alleu 
noble  des  pays  de  droit  écrit,  il  est  tout  simplement  l'alleu 
primitif,  qui  s'est  maintenu  dans  son  intégrité,  tandis  que 
l'alleu  roturier,  c'est  l'alleu  qui  n'a  pas  résisté  complètement 
iiux  envahissements  de  la  puissance  justieière. 

'  Tells  est  la  déllnllion  de  Dumoulîti  :  •  Alliiuiliuni  Tiuhile  e!t  eu'i  eoliierel 
jiirisdivtio.  \el  a  quo  dépendent  Teuda  vel  cenHwlii  predin.  Allaudiutii  piga- 
nicum  eil  nudum  predium  allaudinlc,  cuique,  neque  juritUigtio  inesl,  nequc 


410  FRANC-ALLEl?. 

Des  renseignements  intéressants  sur  les  destinées  diverses 
de  Talleu,  dans  sa  lutte  avec  la  féodalité,  se  trouvent  dans  le 
manuscrit  de  Wolfenbuttel,  Ce  manuscrit,  qui  se  compose 
d'aveux,  ou  déclarations,  donnés,  en  1273,  à  Edouard  I®*", 
roi  d'Angleterre ,  par  les  habitants  du  duché  de  Guyenne , 
nous  montre  diverses  classes  de  propriétaires  d'alleux. 

Il  en  est  qui  déclarent  qu'ils  ne  tiennent  rien  du  roi,  qu'ils 
ne  lui  doivent  rien,  ni  l'hommage,  ni  la  justice.  D'autres  se 
reconnaissent  débiteurs  d'une  rente,  d'une  redevance,  d'un 
service  militaire  ;  d'autres  reconnaissent  devoir,  non  l'hom- 
mage, mais  le  serment  de  paix  ou  d'alliance  *.  Il  en  est  en- 
fin qui  déclarent  ne  savoir  si  leur  terre  est  alleu  ou  fief*. 

<(  Quant  aux  redevances,  w  disent  les  éditeurs  de  ce  remar- 
quable document,  MM.  Delpit,  «  il  paraît  résulter  de  l'en- 
quête de  1236,  qu'elles  ne  remontent  qu'à  une  époque  peu 
éloignée.  Habitants  des  campagnes,  isolés  et  sans  défense  au 
milieu  de  la  féodalité,  constamment  pillés  et  harcelés  par  des 
ennemis  auxquels  ils  ne  pouvaient  résister,  les  hommes  li- 
bres de  l'entre  deux  mers  furent  obligés  de  s'adresser  à  un 
protecteur  puissant ,  qui ,  selon  les  circonstances ,  leur  fil 
payer  plus  ou  moins  cher,  w 

La  trace  du  changement  opéré  de  cette  façon  dans  la  liberté 
des  hommes  francs  apparaît  d'une  manière  frappante  dans 
les  termes  dont  ils  se  servent  dans  leurs  déclarations  '. 

La  franchise  des  habitants  de  la  Guyenne  à  l'égard  de  tout 
seigneur  Justicier,  constatée  par  le  manuscrit  de  Wolfen- 

*  «  Debent  jurare  pacem  castellano  annuatim.  » 

*  «  De  Podensac,  domicellus,  dicet  se  dubitare  utruni  teneret  in  allodiuni 
vel  haberet  in  feudum  a  duce  prœdicto.  » 

*  «  Volunt  quod  dominus  rex  custodiat  eos,  pro  illis  sex  depariis.  —  Et  rex 
débet  eos  defendere  ab  omni  injuria.  » 


LES  PETITS  ALLEUX  DE  GUYENNE.  414 

buttel,  est  d'ailleurs  conforme  au  rapport  d'un  très  ancien 
commentateur  de  la  Coutume  de  Bordeaux  S  Arnold  Ferron, 
qu'a  cité  Caseneuve,  dans  son  Traité  du  franc-alleu. 

Vis-à-vis  des  alleutiers  de  Guyenne,  la  justice,  telle  qu'elle 
ressort  des  documents  indiqués ,  n'est  pas  cette  puissance 
indépendante  et  s'imposant  elle-même  que  nous  connais- 
sons; ici,  celle  du  duc  elle-même  est  conventionnelle,  comme 
ailleurs  l'obligation  féodale  ;  c'est  une  protection  achetée  à 
un  certain  prix,  et  contre  laquelle  on  prend  des  garanties'. 

Une  preuve  que  la  justice  du  roi  et  de  ses  officiers  n'était 
pas  encore  envisagée  comme  une  conséquence  d'un  pouvoir 
supérieur,  c'est  que  tout  prévôt  royal,  à  son  entrée  en  fonc- 
tions, devait  promettre ,  par  serment  prêté,  non  au  prince, 
mais  aux  alleutiers  eux-mêmes,  qu'il  exécuterait  fidèlement 
les  conditions  du  contrat  '. 

Il  y  a  plus,  les  alleux  qui  ne  reconnaissent  pas  d'obliga- 
tions conventionnelles ,  telles  que  les  rentes  et  redevances, 
n'étaient  pas  soumis  à  la  justice  du  roi  ou  de  ses  officiers. 
Ici,  l'alleu  a  conservé  toute  sa  franchise  primitive.  On  trouve, 
dans  le  nombre,  des  alleux  tellement  libres,  que  leurs  pos- 
sesseurs ne  se  croient  pas  tenus  de  les  faire  connaître  au  roi, 
et  refusent  formellement  de  répondre  aux  questions  qui  leur 
sont  faites.  D'autres  déclarent  qu'ils  ne  doivent  fien  au  roi, 
ni  à  personne  qui  vive  ;  un  d'eux  réclame  contre  le  droit  de 


'  «  Âqiiitani  id  habent  privilegiuni,  ut  res,  fundos  atque  prœdia  in  juris- 
dictiune  régis,  el  dominio  alioruni,  optimo  jure,  optimaque  conditione  et  li- 
bère pussidere  possint,  neque  cessi  vecUgali,  aut  reditui,  vel  obsequio  oh- 
noxio.  M 

*  «  Rex  débet  et  garantiam    asporlare.  »  (Ms.  de  W.) 

'  «  Prtepositus  poteAt  et  débet  exigere  omnem  justitiam  magnam  et  par- 
vain...  débet  ipsis  jurare  primo  quod  eos  custodiat.  •  (Ms.  de  W.) 


412  FRANC- ALLEU. 

Juridiction,  et  dit  :  u  Quand  je  comparais  devant  le  roi,  c'est 
par  violence,  comme  lorsque  je  lui  ai  prêté  serment  de  fi- 
délité. ))  On  voit  que,  sans  être  lui-même  seigneurie,  l'alleu 
peut  être,  et  fut  réellement,  pendant  un  assez  long  laps  de 
temps,  indépendant  même  de  la  justice.  Mais  des  conditions 
de  telle  nature  ne  pouvaient  subsister  qu'à  Taide  d'une  puis- 
sance capable  de  les  faire  respecter.  On  a  vu  que  les  alleux 
roturiers  furent  soumis  aux  redevances  justicières,  par  exem- 
ple, à  la  taille,  dans  le  sud,  et  quant  à  la  juridiction,  elle 
s'étendit  même  sur  les  alleux  nobles,  dont  la  justice,  s'ils  en 
avaient  une,  fut  censée  relever  du  roi,  à  défaut  d'autre  suze- 
rain, et  n'était  pas  exercée  d'ailleurs  par  son  possesseur  en 
raison  de  son  alleu,  mais  en  raison  des  fiefs,  censives,  ou 
droits  de  justices,  qui  peuvent  appartenir  à  cet  alleu  ;  car, 
suivant  l'expression  de  Pocquet  de  la  Livonière,  «  la  justice 
n'est  pas  allodiale.  )) 

Bacquet  a  prétendu  qu'il  n'y  avait  anciennement  qu'une 
espèce  d'alleu ,  qui  était  le  noble,  et  que  ce  fut  lors  de  la 
réformation  de  la  coutume  de  Paris  (1510)  qu'on  introduisit 
la  distinction  de  l'alleu  noble  et  roturier,  pour  la  forme  des 
partages  seulement.  Le  but  de  cette  assertion,  dans  la  bouche 
du  plus  ardent  défenseur  du  domaine  royal,  est  facile  à  re- 
connaître et  rend  l'allégation  suspecte.  Bacquet  voulait  sou- 
mettre les  alleux  roturiers ,  comme  les  alleux  nobles ,  au 
droit  de  franc-fief.  Celte  opinion  fut  généralement  repoussée, 
et  elle  est  combattue,  entre  autres,  par  Brodeau. 

Or,  c'était  dans  l'intérêt  de  la  thèse  du  fisc  de  faire  re- 
monter le  droit  de  franc-fief,  qui  lui  est  payé  par  le  roturier 
acquéreur  d'un  fief,  à  une  époque  où  tous  les  alleux  auraient 
eu  à  payer  ce  droit.  L'alleu  roturier  étant  devenu  le  mode 
de  possession  habituel  du  tiers  état,  la  question  ne  laissait 
pas  que  d'avoir  pour  le  fisc  un  fort  grand  intérêt. 


ALLEUX  DE  CONCESSION.  443 

Mais  si  le  droit  de  franc-fief  a  pu  être  exigé  des  alleux  no- 
bles, c'est  seulement  par  le  motif  qu'ils  comprenaient  des 
seigneuries  ou  des  fiefs;  or,  il  est,  historiquement,  suffisam- 
ment établi,  non-seulement  que  tous  les  alleux  n'en  compre- 
naient pas,  mais,  dans  la  règle,  les  alleux  primitifs  n'en  com- 
prenaient pas.  Il  serait  donc  plutôt  vrai  de  dire  que  l'alleu 
primitif  était  roturier  dans  le  point  de  vue  où  se  place  le 
droit  coutumier,  tandis  qu'il  était  noble ,  au  contraire ,  au 
point  de  vue  du  droit  écrit. 

Les  alleux  nobles  se  partageaient;  ce  qui  revient  à  dire 
qu'on  y  succédait  suivant  la  loi  des  fiefs.  Les  alleux  rotu- 
riers, au  contraire,  sont  soumis  à  la  loi  de  succession  rotu- 
rière, ainsi  au  partage  égal  entre  frères  et  sœurs. 

Les  jurisconsultes  distinguaient  encore  les  alleux  en  alleux 
naturel  et  de  concession.  Là  où  l'alleu  est  naturel,  le  sei- 
gneur doit  prouver  son  droit  ;  mais  lorsqu'il  s'agit  d'un  alleu 
de  concession ,  c'est  au  possesseur  de  l'alleu  à  montrer  le 
litre  de  son  exemption,  ou  le  remplacer  par  des  actes  énon- 
ciatifs  de  Tallodialité,  accompagnés  d'une  possession  ancienne 
et  immémoriale. 

La  maxime  <(  nulle  terre  sans  seigneur  »  a  cette  portée  de 
faire  envisager  tout  alleu  comme  alleu  de  concession,  dans 
le  lieu  où  elle  est  admise.  Cette  maxime  était  rejetée  dans 
tous  les  pays  de  droit  écrit,  où  l'alleu  est,  au  contraire,  en- 
visagé comme  naturel,  et  dans  les  pays  dont  les  coutumes 
furent  par  ce  motif  nommées  coutumes  allodiales,  ainsi  la 
Bourgogne,  la  Franche-Comté,  la  Bresse,  le  Bugey,  le  pays 
de  Gex ,  tous  pays  où  les  alleux  roturiers  se  trouvaient  en 
nombre ,  une  partie  de  la  Champagne ,  Troy es ,  Chaùmont , 
Vitry,  Auxerre,  le  Nivernais,  etc.  Dans  le  nord-ouest  et  le 
centre  de  la  France,  la  maxime  «  nulle  terre  sans  seigneur  » 


414  FRANC-ALLElî . 

régna  très  généralement.  Déjà  du  temps  de  Beaumanoir, 
l'alleu  n'existait  pas  dans  le  Beauvoisis,  et,  dans  l'Anjou,  on 
pourrait  bien  en  dire  autant,  puisque  Pocquet  de  la  Livo- 
nière  nous  apprend  que  les  possessions  de  ce  titre  étaient 
soumises  aux  droits  de  lods  et  ventes. 

Au  fur  et  à  mesure  que  l'on  avance,  la  maxime  «  nulle 
terre  sans  seigneur  w  tend  à  prendre  un  sens  plus  absolu  ; 
l'histoire  de  la  marche  qu'elle  a  parcourue ,  n'est  pas  sans 
intérêt.  Nous  la  résumerons  en  renvoyant,  pour  plus  de  dé- 
tails, à  Championnière,  qui  l'a  retracée  admirablement. 

D'abord,  cette  maxime  se  produit  sur  le  terrain  de  l'en- 
clave. Lorsque  le  temps  eut  détruit  les  titres  primitifs  et  que 
des  conventions  de  toutes  sortes  eurent  démembré  le  domaine 
du  seigneur  dominant ,  des  prétentions  opposées  s'élevèrent 
concernant  les  terres  enclavées  dans  d'autres,  ou  reconnues 
pour  en  avoir  été  détachées.  Le  possesseur  de  l'enclave  sou- 
tenait sa  liberté ,  sa  franchise  ;  le  seigneur,  au  contraire, 
prétendait  qu'une  telle  terre  était  censuelle ,  ou  féodale  , 
ayant  été  distraite  de  ses  possessions  comme  toutes  celles  qui 
l'entouraient.  Fort  souvent,  des  détenteurs  de  terres  réelle- 
ment engagées  dans  les  liens  de  la  féodalité  avaient  réussi  h 
se  dégager  par  l'effet  d'une  longue  possession,  et  peu  de  sei- 
gneurs eussent  pu  produire  des  contrats  pour  toutes  leurs 
tenures;  la  contestation  était  donc  non  moins  importante 
que  difficile  ;  la  lutte  fut  longue,  et  les  solutions  diverses.  Là 
où  les  alleux  étaient  l'exception,  le  principe  de  l'assujettis- 
sement présumé  de  l'enclave  prévalut. 

Dumoulin,  dans  son  commentaire  de  la  coutume  de  Paris, 
admet  l'assujettissement  présumé  de  l'enclave  *,  et,  toute- 

*  «  Habens  territorium  limitatum  in  certo  jure  sibi  compétente,  est  fun- 


DE  l'enclave.  41  K 

fois,  il  repousse  la  maxime  a  nulle  terre  sans  seigneur  )» 
dans  Textension  qu'elle  a  prise  dès  lors,  estimant  au  con- 
traire que  la  maxime  qui  flût  présumer  tout  héritage  libre, 
doit  être  observée  dans  tout  le  royaume  * .  Il  va  même  jus- 
qu'à dire  que  la  maxime  «  nulle  terre  sans  seigneur  »  est 
fausse,  entendue  du  seigneur  direct,  et  n'est  juste  qu'eu 
égard  à  la  domination  et  à  la  juridiction  du  roi  ou  du  sei- 
gneur qui  la  tient  de  lui,  parce  que  la  justice  n'est  pas  allo- 
diale*. 

Touchant  l'enclave,  le  principe  opposé  à  celui  de  Dumou- 
lin était  admis  dans  les  pays  où  Talleu  est  censé  naturel  ', 
et  l'on  tint  pour  règle  la  franchise  de  la  terre,  même  encla- 
vée, dont  l'affectation  féodale  ne  se  démontre  pas. 

Jusqu'ici,  la  présomption  de  féodalité  ne  s'applique  qu'aux 
terres  enclavées  dans  un  domaine  limité  ;  celles  qui  n'étaient 
que  voisines  ou  contiguës  d'un  territoire  féodal  ne  sont  pas 
présumées  en  faire  partie.  On  suppose  seulement  que  celui 
dont  la  possession  est  déterminée  par  des  tenants  et  aboutis- 


datus  jure  communi ,  in  eodem  jure,  in  qualibet  parte  sui  territorii,  habet 
intentionem  fùndatam  quod  quilibet  possessor  ftindi  in  eodem  territorio  te- 
neantur  a^oscere  eum  in  feudum  vel  in  censum.  > 

*  *  Omnis  tenere  potest  francum  allaudium  in  hoc  regno  sine  speciali  ti- 
tulo,  quia  in  dubio  res  prœsumitur  allaudialis.  > 

*  «  Aliam  est  illud  doctum  vulgare  non  posse  quem  in  hoc  regno  tenere 
terram  si  nec  domino...  Si  intelligatur  sine  domino  âiredo^  qui  necesse  sit  in 
dominium  directum  soli  recognoscere  ;  sed  intelligendo  sine  domino  id  est, 
quia  subsit  dominationi  et  jurisdictioni  régis,  vel  subaltemi  domini  sub  eo , 
est  verissimum.  • 

'  Salvaing,  écrivant  pour  le  Dauphiné,  s'exprime  en  ces  termes  :  <  Ceux 
qui  prétendent  la  directe  universelle,  doivent  être  fondés  en  titre,  ne  iuffi' 
sont  poM  quHl  y  ait  de$  reeonnoissances  de  la  plus  grande  partie  d^un  territoire 
uniforme,  continu,  Umité,  et  en  droit  ^enclave.» 

MÉM.  ET  DOCUM.  XVI.  27 


416  FRANC- ALLEU. 

sants  fixes,  est  propriétaire  au  même  droit  de  toute  la  terre 
comprise  dans  les  limites  de  la  seigneurie. 

Mais  on  développa  le  principe  posé  en  rappliquant  aux 
droits  de  justice  ;  voici  de  quelle  façon.  La  limitation  précise 
du  domaine  était  une  condition  essentielle  du  fief,  mais  non 
de  la  justice,  dont  le  territoire,  au  contraire,  n'est  marqué 
que  par  des  indications  vagues,  tel  pagus,  telle  villa;  de  sorte 
que  tout  seigneur  bien  limité  fut  présumé  féodal,  si  ce  sei- 
gneur était  en  même  temps  justicier.  On  en  conclut  que , 
possédant  à  la  fois  la  justice  et  le  fief,  il  avait  droit  aux  pré- 
rogatives propres  à  chacune  de  ces  qualités  ' . 

Cette  observation  explique  les  dispositions  des  coutumes 
qui  semblent  attribuer  au  justicier  la  directe  du  territoire 
soumis  à  sa  justice  ;  cela  n'a  lieu  que  pour  le  territoire  li- 
mité. Ce  n'est  pas  à  la  justice  que  la  directe  est  affectée  ;  on 
suppose  seulement  un  droit  de  fief  au  justicier,  par  suite  de 
la  limitation  du  territoire. 

L'ambition  des  seigneurs,  non  plus  que  celle  du  fisc  royal, 
n'étaient  pas  encore  satisfaites. 

On  a  vu  que  la  règle  «  nulle  terre  sans  seigneur  »  était 
reconnue  vraie  partout ,  même  par  ses  contradicteurs ,  en 
supposant  qu'il  s'agisse  d'un  seigneur  justicier.  Les  droits 
de  justice  étaient  donc  exigibles  partout,  à  moins  d'immu- 
nités particulières.  Or,  il  est  de  règle  générale,  dans  le  sys- 
tème féodal,  que  l'affranchissement  de  la  personne  exempte 
ses  possessions,  mais  que  celui  de  la  possession  n'affranchit 


*  C'est  ce  qu'exprime,  par  exemple,  la  Coutume  d'Angoulême  :  «  Tout  lei- 
fneur  ch&telain  ou  autre,  ayant  haute  justice,  ou  moyenne,  ou  basse  et  fon- 
cière, avec  territoire  limité ,  est  fondé  par  la  coutume  de  soi  dire  et  porter 
seigneur  direct  de  tous  les  domaines  et  héritages,  étant  en  icelm^  qui  ne  mon- 
trent dûment  du  contraire.  » 


NULLE  TERRE  SANS  SEIGNEUR.  417 

pas  la  personne.  Ainsi,  le  noble,  immune  à  raison  de  sa  per- 
sonne, a  affranchi  de  toutes  redevances  justicières  les  terres 
qu'il  possédait,  quelle  que  fût  leur  nature,  et  son  exemption 
s'étend  à  tous  fieCs,  arrière-fiefs,  ou  censives,  qu'il  a  consti- 
tués. En  revanche,  l'alleu,  qui  est  l'immunité  du  sol,  a  af- 
franchi la  terre  du  cens  justicier  ;  mais  cette  immunité  ne 
s'est  pas  étendue  à  la  personne.  C'est  pourquoi  les  polypti- 
ques  de  l'époque  intermédiaire  parlent  souvent  d'alleu,  dont 
les  possesseurs  sont  astreints  à  des  redevances  personnelles, 
ou  même  sont  rangés  dans  la  catégorie  des  colons,  circons- 
tance que  Guérard  a  déjà  remarquée.  Sous  le  régime  féodal, 
le  roturier,  l'homme  de  poète,  purent  également  posséder 
des  alleux ,  et  n'en  rester  pas  moins,  pour  leur  personne, 
soumis  aux  exactions  des  seigneurs  justiciers. 

Dans  les  rapports  avec  la  justice ,  la  règle  «  nulle  terre 
sans  seigneur  »  a  eu  pour  objet  de  formuler  deux  principes 
bien  différents. 

L'un  est  la  nécessité  pour  toute  possession  de  reconnaître 
une  juridiction  à  laquelle  elle  est  subordonnée;  ceci  est  un 
principe  d'ordre  public.  L'autre,  c'est  le  droit  pour  tout  sei- 
gneur justicier  d'exiger  un  cens  de  son  sujet ,  de  son  justi- 
ciable, à  raison  de  ses  possessions  ;  ceci  est  une  règle  fiscale 
qui  est  un  héritage,  comme  nous  le  montrerons  plus  loin  en 
traitant  des  justices,  du  système  de  l'impôt  romain,  et  qui  a 
traversé  tout  le  moyen  âge  en  se  transformant  de  diverses 
foçons. 

La  première  de  ces  règles  était  une  conséquence  inévitable 
de  la  reconstitution  du  pouvoir  social  ;  la  seconde  était  his- 
toriquement fausse,  en  ce  qui  concerne  l'alleu,  et  cependant, 
déjà  avant  le  XVI®  siècle ,  elle  fiit  généralement  reçue ,  en 
ce  qui  concerne  les  alleux  roturiers. 


418  FRANC- ALLEU. 

Au  XYI®  siècle,  od  alla  bien  plus  loin  encore.  A  cette  épo- 
que ,  les  seigneurs  justiciers  travaillaient  à  convertir  leur 
droit  de  justice  en  droit  de  fief  ;  leurs  efforts  avaient  pour 
but  d'abord  d'étendre  partout  la  règle  qui  soumettait  Talieu 
à  la  production  d'un  titre ,  ensuite  d'attacher  au  paiement 
d'un  cens  quelconque  la  présomption  de  la  directe. 

Le  droit  d'appliquer  un  cens  à  toute  terre  non  féodale  fut 
reconnu  par  les  coutumes  des  localités  où  l'alleu  n'existait 
qu'à  l'état  d'exception. 

C'est  le  sens  qu'on  attacha  à  la  règle  »  nulle  terre  sans 
seigneur  »  dans  ces  coutumes,  lors  de  leur  première  rédac- 
tion. Lors  de  la  seconde  rédaction,  on  lui  donnait  déjà  une 
autre  signification.  Les  seigneurs  demandaient  que,  par  me- 
sure générale,  toutes  les  terres  non  justifiées  allodiales  fus- 
sent déclarées  appartenir  à  la  directe  du  seigneur  censier. 
Cette  demande  fut  rejetée  ;  le  véritable  sens  de  la  règle  étail 
encore  trop  présent  à  tous  les  esprits  pour  qu'on  pût  ac- 
cueillir une  aussi  grave  innovation.  Bien  plus,  plusieurs  cou- 
tumes ,  notamment  celle  de  Bretagne ,  qui  avaient  d'abord 
accueilli  la  maxime  k  nulle  terre  sans  seigneur,  »  la  rayè- 
rent dans  la  crainte  d'une  fausse  interprétation. 

Mais,  lors  de  la  rédaction  définitive  des  coutumes,  qui  eut 
lieu  seulement  au  XVIP  siècle ,  la  nouvelle  interprétation 
avait  fait  des  progrès  ;  la  doctrine  qui  rattachait  tous  les 
cens  au  contrat  de  bail  à  cens  avait  obscurci  l'histoire  et  les 
origines  du  cens  justicier  ;  une  fois  dans  ce  point  de  vue,  il 
n'était  plus  possible  de  soutenir  que  le  cens  ne  supposait  pas 
la  directe.  La  règle  a  nulle  terre  sans  seigneur  »  prévalut 
dans  sa  nouvelle  acception ,  et  toutes  les  terres  censuelles 
perdirent  leur  liberté. 

L'effet  de  cette  règle  nouvelle  fut  immense ,  on  le  com- 


CONFUSION  DU  FIEF  AVEC  LA  JUSTICE.  419 

prend  bien,  dans  l'intérêt  des  justiciers  ;  ils  devinrent  sei- 
gneurs féodaux,  de  toutes  les  terres  sur  lesquelles  auparavant 
ils  n'avaient  que  des  droits  de  district  ;  ils  acquirent  le  do- 
^maine  direct ,  c'est-à-dire  la  propriété  du  sol,  là  où  ils  ne 
l'avaient  pas  ;  leurs  droits  utiles  en  reçurent  un  caractère  de 
féodalité  qui  les  rendait  beaucoup  moins  contestables,  qui 
les  mettait  surtout  à  l'abri  des  prétentions  de  la  couronne, 
laquelle,  en  prenant  de  plus  en  plus  la  juridiction  aux  sei- 
gneurs, tàcbait  de  leur  enlever  aussi  les  profits  de  justice 
autant  que  faire  se  pouvait. 

Les  seigneurs  féodaux  perdirent  en  proportion  de  ce  que 
gagnèrent  les  justiciers.  Dans  leur  lutte  avec  ceux-ci,  ces 
derniers  excipaient  désormais  d'un  droit  égal  au  leur  ;  ils 
combattirent  les  seigneurs  féodaux ,  non  plus  en  tant  que 
justiciers,  mais  en  tant  que  féodaux,  et  comme  on  les  voyait 
propriétaires  d'une  portion  de  leur  territoire  justicier,  on  en 
conclut  qu'ils  l'avaient  été  originairement  du  tout.  Loiseau 
émet  cette  opinion ,  Henrion  de  Pansey  l'émet  également. 
Par  là,  on  tendit  de  plus  en  plus  à  confondre  le  fief  avec  la 
justice.  Ce  fut  une  profonde  perturbation  dans  la  biérarcbie 
féodale  ;  car  tel  possesseur  de  fief  situé  dans  une  justice  autre 
que  celle  de  son  seigneur  dominant,  se  trouva  exposé  à  deux 
prétentions  de  directe  que  les  circonstances  pouvaient  ren- 
dre incertaines. 

Les  seigneurs  de  fief  perdirent  encore,  sous  ce  rapport, 
que  la  supposition  d'une  directe  sur  des  terres  qui  avaient 
été  de  tout  temps  la  propriété  de  leurs  possesseurs,  qualifiés 
de  propriétaires  par  les  coutumes,  amoindrit  nécessairement 
l'énergie  et  la  puissance  qu'on  attribuait  à  ce  droit.  La  ten- 
dance de  tous  les  détenteurs  du  domaine  utile  à  convertir 
leur  droit  sur  la  chose  d'autrui  en  propriété  principale  et 


420  FRANC- ALLEU. 

seulement  affectée  d'une  sorte  de  servitude,  fit  un  pas  des 
plus  importants. 

Mais,  dans  le  procès  du  franc-alleu  et  de  la  maxime  «  nulle 
terre  sans  seigneur,  »  le  plus  grand  profit  revint  à  la  cou-« 
ronne.  Ce  fut  en  sa  faveur  qu'on  proclama  la  directe  uni- 
verselle; ce  fut  pour  elle  qu'on  proclama  le  roi  sotêvemÎM 
fieffeux  du  royaume. 

Cette  nouvelle  règle,  historiquement  non  moins  fausse  que 
la  règle  «  nulle  terre  sans  seigneur,  »  lorsqu'on  la  prend 
dans  son  sens  absolu ,  n'en  a  pas  moins  porté  de  notables 
fruits.  Longtemps  elle  fut  contestée  formellement.  Pour  par- 
venir à  l'introduire ,  les  juristes  domaniaux  commencèrent 
aussi  par  l'amoindrir  en  la  formulant  dans  des  termes  res- 
trictifs qui  paraissaient  la  rendre  sans  danger.  Ils  dirent  que 
le  roi  était  propriétaire  des  terres  de  son  royaume,  non  spe- 
cialiter,  sed  in  universo  ' .  L'assertion  passa  ;  ils  ajoutèrent 
que  le  roi  n'était  pas  propriétaire  dans  son  intérêt  particu- 
lier, mais  pour  le  bien  commun,  et  l'on  n'y  vît  pas  d'objec- 
tion sérieuse  ■ . 

A  l'aide  de  telles  concessions,  on  fit  admettre  que  la  cou- 
ronne comprend  dans  sa  directe  toutes  les  possessions  féo- 
dales du  royaume,  supposition  évidemment  chimérique,  puis- 
qu'elle implique  qu'à  une  époque  donnée,  la  couronne  aurait 
été  propriétaire  réel  de  toutes  les  terres  inféodées. 

Malgré  cela ,  cette  maxime,  introduite  dans  les  coutumes 


*  Johannus  Sainson,  sur  la  Coutume  de  Tours  :  «  Licet  rexchristianissimus 
non  sit  fundatus  de  jure  communi  in  dominio  rerum  in  regno  suc  sitanim 
e$i  tamtn  fundatus  in  universo.  * 

*  Dumoulin  lui-même ,  quoique  peu  fiscal ,  écrivait  :  «  Quando  commune 
hùnum  et  reipubUcœ  nécessitas  exposcit,  tune  ad  hanc  duntaxat  flnem,  omnia 
sunt  régis.  • 


DIRECTE  UNIVERSELLE.  421 

par  les  agents  royaux,  enrichit  le  fisc  des  droits  d'amortis- 
sement et  de  franc-fief,  ainsi  que  de  celui  que  le  roi  prélevait 
sur  les  affranchissements  de  serfs ,  sous  prétexte  que  son 
droit  de  seigneur  suzerain  était  appetUié.  Et  c'est  peut-être 
à  l'existence  des  droits  d'amortissement  et  de  franc-fief  que 
la  règle  <(  nulle  terre  sans  seigneur  »  dut  son  succès  ;  car  il 
était  de  l'intérêt  du  domaine  que  toutes  les  terres  fussent 
considérées  comme  féodales,  puisque  ces  droits  étaient  per- 
çus seulement  à  raison  du  fief.  Nous  avons  vu  que  la  pré- 
tention de  les  étendre  aux  alleux  avait  été  élevée  inutile- 
ment ;  sans  l'appui  des  légistes  royaux ,  les  prétentions  des 
justiciers  n'auraient  pas  eu  plus  de  succès.  Les  propriétaires 
d'alleux  trouvèrent  dans  la  couronne  un  adversaire  plus  re- 
doutable que  tous  ceux  qu'ils  avaient  rencontrés  jusqu'alors. 
Sous  Louis  Xni ,  uqe  ordonnance  en  vint  à  déclarer  «  que 
tous  héritages  ne  relevant  d'autres  seigneurs,  sont  censés  rele- 
ver  de  nous,  tant  en  pays  coutumiers  qu'en  pays  de  droit 
écrit,  et  sont,  en  conséquence  sujets  aux  lods,  ventes,  quints 
et  autres  droits  ordinaires,  sinon  que  les  possesseurs  des  hé- 
ritages fassent  apparoir  de  bons  titres  qui  les  en  déchargent.» 
Dès  lors,  les  justiciers  qui  n'étaient  pas  encore  saisis  du  cens 
se  trouvèrent  hors  de  cause,  et  le  roi  fut  seul  intéressé  dans 
le  litige.  Cette  guerre,  évidemment  abusive,  faite  par  le  fisc 
aux  alleux,  fait  comprendre  comment  un  si  grand  nombre 
de  terres  de  peu  d'importance  se  sont  trouvées  relever  du  roi, 
sans  qu'il  soit  possible  d'entrevoir  comment  la  concession 
avait  pu  en  être  faite.  Ainsi,  dans  la  Guyenne,  dont  l'allo- 
dialité  générale  est  démontrée,  on  enjoignit  aux  possesseurs 
d'alleux  de  produire  leur  titre  justificatif,  à  défaut  de  quoi 
ils  seraient  imposés  sur  le  pied  des  terres  voisines.  En  Pro- 
vence ,  la  même  chose  eut  lieu ,  et  le  Recueil  de  jurispru- 


422  FRANC-ALLEU. 

denceà  l'usage  de  celte  province,  en  rapportant  deux  arrêts 
du  conseil  d'Etat,  où  la  directe  universelle  est  déclarée  ap- 
partenir au  roi  dans  cette  province,  les  blâme  implicite- 
ment. 

Les  agents  domaniaux  contestèrent  de  plus  en  plus  l'exis- 
tence des  alleux.  Le  Dictionnaire  des  domaines,  cité  par 
Championnière ,  définit  cette  propriété  <(  une  espèce  de  te- 
nure,  dont  l'origine  est  inconnue,  et  qui,  vraisemblablement, 
n'existe  pas  en  France.  »  Un  siècle  encore,  la  féodalité  était 
abolie ,  et  rallodialité  devenait  la  condition  normale  pour 
toute  espèce  de  possession. 

En  Allemagne,  l'alleu  était  resté  la  forme  normale  de  la 
propriété,  laquelle  est  réglée  par  le  droit  national  {landrecht). 
Le  lehnrecht  et  le  hofrecht,  qui  régissent,  l'un  les  fiefs,  l'autre 
les  terres  des  classes  non-libres,  sont  plutôt  l'exception,  au 
point  de  vue  du  droit  civil  tout  au  moins  ;  en  ce  qui  con- 
cerne le  droit  public,  c'est  la  forme  féodale  qui  a  prévalu. 
Le  nom  d'alleu  est  du  reste  plutôt  usité  pour  indiquer  Top- 
position  entre  la  propriété  complète  et  le  fief,  et  par  une 
sorte  d'importation,  le  terme  ordinaire  est  propriété  {eigen, 
eigenthum),  ou  encore  ;)ro;)niim,  hereditas,  erbe,  au  point  de 
vue  de  la  famille  et  de  la  succession  :  «  Allodium  dicitur  he- 
reditas, qtAam  vendere,  vel  donare  possum,  est  mea  propria,  » 
dit  un  glossateur  cité  par  Goldast.  Bien  entendu  que  cette 
hérédité  ne  peut  être  aliénée  que  conformément  aux  règles 
et  aux  restrictions  que  le  droit  germanique  établit.  Struvius 
rapporte  que,  dans  quelques  provinces  du  nord,  entre  autres 
en  Frise,  presque  toutes  les  terres  étaient  des  alleux,  et  que 
les  fiefs  y  étaient  à  peu  près  inconnus  ;  les  sonnenlehen,  dont 
il  est  question ,  en  Allemagne ,  au  moment  où  le  système 
féodal  s'y  établissait ,  ne  sont  pas  de  simples  alleux ,  mais 


ALLEUX  EN  ALLEMAGNE. 


423 


bien  des  seigneuries  allodiales.  Cette  expression  fief  du  so- 
leil correspond  assez  à  la  formule  :  «  Ne  tenir  que  de  Dieu 
et  de  son  épée.  »  Quelques-uns  pensent  qu'elle  provient  du 
paganisme. 


424  BIENS   VACANTS. 


III. 


Des  Mens  ww^mntm» 


La  propriété  des  vacants  a  été  constamment  disputée  du- 
rant le  régime  féodal.  Cela  tient,  d'un  côté,  à  ce  qu'il  exis- 
tait diverses  espèces  de  terres  incultes  ou  vacantes,  naturel- 
lement réglées  par  des  principes  différents,  et  que  Ton  a  tou- 
jours cherché  à  ramener  le  droit  des  unes  à  celui  de  Tune 
d'entre  elles;  de  l'autre,  à  ce  qu'il  n'est  pas  de  matière  sur 
laquelle  le  système  admis  par  chaque  jurisconsulte  sur  la 
nature  des  institutions  féodales  ait  exercé  plus  d'influence. 

Les  espèces  principales  de  terres  incultes  sont  : 

l^  Les  terres  fiscales.  L'existence  de  terres  fiscales  in- 
cultes, sous  la  domination  romaine  et  durant  la  période  bar- 
bare, est  constatée  surabondanunent.  Dans  les  temps  féo- 
daux, ces  terres  restèrent  souvent  incultes,  tout  en  cessant 
d'être  propriété  du  fisc,  puisque  le  fisc  public  n'existait  plus*. 

2^  Les  terres  abandonnées.  La  dépopulation  est  un  fait  qui 


'  •  Sous  le  régime  des  Garloviiigiens  et  sous  les  empereurs  teuloniques,  dit 
M.  de  Gingins,  les  quartiers  inhabités  {terrœ  eremœ,  wildniss),  tels  que  les 
grandes  friches,  les  hautes  forêts  et  les  pâturages,  appartenaient,  soit  à  la 
couronne,  soit  au  domaine  particulier  du  roi,  et  les  Capitulaires  de  Charle- 
magne  en  encouragèrent  la  culture  en  en  assignant  des  portions  à  tous  les 
colons  qui  s^ofTriraient  pour  en  entreprendre  le  défrichement  >  {Essai  sur 
Véial  des  personnes  et  des  terres  dans  le  pays  ttUri.) 


ESPÈCES  DnERSES.  43K 

s'esl  souvent  renouvelé  dans  le  cours  de  l'histoire  ;  une  mul- 
titude de  causes,  les  guerres,  les  exactions,  forçaient  les  la- 
boureurs à  déserter  leurs  cultures.  Si  le  cultivateur  n'avait 
qu'un  droit  subalterne,  sa  fuite  le  faisant  évanouir,  il  se  réu- 
nissait à  celui  du  propriétaire;  si  la  t^rre  abandonnée  ap- 
partenait à  celui  qui  l'abandonnait,  elle  devenait  un  vacant. 

3°  Des  terres  incultes  faisaient  aussi  partie  de  la  propriété 
privée,  soit  par  défaut  de  bras  pour  les  cultiver,  soit  parce 
que  les  grands  propriétaires  consacraient  une  partie  de  leur 
fonds  à  la  cbassc,  k  la  pâture  et  A  la  culture  des  bois.  Les 
actes  désignent  ces  espèces  de  terres  sous  les  noms  de  msta, 
incutta,  inriœ,  sykif,  pascuœ.  Souvent  ces  terres  privées, 
laissées  vacantes,  furent  occupées  par  des  voisins,  et  plus 
tard  envisagées  comme  biens  communaux. 

iC  Une  autre  catégorie  de  terres  incultes  se  compose  de 
biens  véritablement  communauit.  Dans  les  pays  germani- 
ques, où  la  marcbe  existait  autrefois,  ces  biens  remontent  il 
l'origine  même  de  la  propriété.  Dans  les  pays  de  conquête, 
des  forêts  et  des  pâturages  furent  aussi  quekjuefois  laissés 
en  jouissance  commune  dans  les  partages  entre  Barbares  et 
Romains.  Là  même  où,  la  terre  étant  déjà  entièrement  ré- 
partie, on  n'avait  pu  créer  des  terrains  communaux,  il  s'é- 
tablit assez  généralement  le  système  de  la  vaine  pftture. 
Toute  terre  ouverte  était  li\rée  au  pâturage  commun;  le 
propriétaire  qui  voulait  interdire  ses  propriétés,  devait  les 
fermer.  Telle  était  la  règle  dans  la  plupart  des  coutumes, 
Loisel  la  formule  dans  cette  sentence  :  «  Qui  ferme,  ou  bou- 
che, empêche,  garde  et  défend  ;  pour  néant  plante  qui  ne 
clôt.  «  On  rencontre  déjà  une  règle  pareille  dans  la  loi  des 
Wisigoths,  et  cette  loi,  suivie  en  cela  par  certaines  coutu- 
mes, ajoute  que  celui  qui  se  clôt  ne  peut  pas  faire  paître  son 


426  BIENS   VACANTS. 

bétail  sur  les  possessions  de  ceux  qui  n'ont  pas  clos.  D'au- 
tres coutumes,  comme  celle  du  Boulonnais,  ne  permettaient 
d'enclore  qu'une  partie  aliquote  de  son  terrain  ;  mais  cette 
restriction  à  la  propriété  parait  être  de  droit  nouveau,  car, 
pendant  un  temps,  on  considéra  l'exercice  de  la  vaine  pâ- 
ture comme  chose  digne  de  grande  faveur,  et  Basnage,  au 
XVII*  siècle ,  la  défend ,  en  alléguant  que  ^intérêt  public  a 
prévalu  sur  le  droit  des  particuliers. 

8°  Une  dernière  classe  de  terres  incultes  sont  ces  espaces 
immenses,  que  la  passion  des  seigneurs  pour  la  chasse  avait 
enlevés  à  l'agriculture  dès  les  temps  qui  suivirent  la  con- 
quête, et  frappés  du  ban  seigneurial.  Ces  terres,  arrachées 
aux  populations  en  vertu  du  droit  de  garenne,  couvraient 
souvent  des  régions  entières  ;  les  habitants,  expulsés  de  leurs 
possessions,  cherchaient  quelquefois  à  en  utiliser  une  par- 
tie, autant  que  l'exercice  du  droit  de  chasse  le  permettait. 
Souvent  aussi ,  ils  tentèrent  de  reprendre  par  la  force  un 
fonds  que  la  violence  leur  avait  enlevé  ;  mais  ils  durent  cé- 
der ;  des  forêts  giboyeuses  s'élevèrent ,  et ,  après  quelques 
siècles  de  possession  contestée,  les  justiciers  s'en  déclarèrent 
propriétaires  exclusifs.  D'après  quelques  coutumes,  notam- 
ment celle  d'Anjou,  il  était  de  règle  que  le  justicier  doit  avoir 
une  forêt,  a  comme  si,  dit  Championnière,  la  marque  essen- 
tielle de  la  justice  devait  être  l'effet  le  plus  terrible  de  la 
conquête  et  de  la  désolation.  » 

La  jouissance  des  terres  incultes  provenant  du  fisc  fut 
louée,  contre  un  certain  cens,  aux  habitants  riverains,  qui  y 
envoyaient  leur  bétail  ;  ce  cens  fut  plus  tard  payé  au  sei- 
gneur justicier.  Quant  aux  terres  désertes  possédées  par  des 
particuliers,  les  propriétaires  en  jouissaient  seuls  originaire- 
ment ;  mais  si  le  propriétaire  ou  ses  terres  n'étaient  pas  im- 


DROITS  SUR  LEUR  JOUISSANCE.  427 

munes,  on  en  payait  un  cens  proportionné  à  leur  valeur,  qui 
fit  aussi  partie  des  droits  utiles  de  la  justice  seigneuriale. 

Les  terres  communes  des  villes  et  des  villages  furent  éga- 
lement soumises  à  ce  tribut. 

Enfin,  Texercice  de  la  vaine  pâture  fut,  dans  quelques  lo- 
calités ,  assujetti  à  des  redevances  modiques ,  destinées  à 
l'entretien  des  gardiens  des  troupeaux  et  des  terres  en  dé- 
fense ;  c'est  le  droit  de  blairie,  dont  s'empara  aussi  le  sei- 
gneur justicier. 

Ainsi,  la  plupart  des  terres  désertes  produisaient  des  cens 
au  justicier,  mais  à  des  titres  très  différents  ;  tantôt  comme 
prix  d'un  bail,  tantôt  comme  impôt,  tantôt  comme  contribu- 
tion perçue  dans  un  intérêt  de  police  privée.  Cependant,  cer- 
tains usages  étaient  gratuits  ;  par  exemple,  les  jouissances 
des  anciens  propriétaires  dépossédés  par  l'usage  du  droit  de 
garenne,  et  celui  des  communs  dans  les  pays  d'alleux. 

Assez  longtemps,  la  propriété  des  terres  incultes  ne  fut 
pas  un  objet  envié;  les  terres  communes  et  la  vaine  pâture 
sufiGsaient  à  l'entretien  de  bestiaux  en  petit  nombre,  et  cdui 
qui  voulait  défricher  ne  manquait  pas  d'espace  où  s'établir. 
D'ailleurs,  l'agriculture  était  presque  entièrement  concentrée 
dans  des  mains  serviles  ou  de  condition  inférieure.  Aussi,  les 
premières  contestations  au  sujet  des  terres  incultes  portent- 
elles  sur  le  cens  qu'on  en  retirait,  et  non  sur  la  propriété. 

Au  XYI®  siècle ,  à  l'époque  où  les  coutumes  commencè- 
rent à  être  rédigées,  les  jurisconsultes  distinguent  les  terres 
vacantes  par  défaut  de  prise  de  possession  des  terres  aban- 
données après  culture,  et  des  terres  vagues  des  communaux 
proprement  dits  ;  mais,  dans  la  pratique,  tout  était  confondu. 
On  envoyait  le  bétail  sur  toute  possession  non  close  ,  sans 
s'inquiéter  du  motif  de  la  jouissance  qu'on  s'attribuait.  Les 


4i8  HC^S   TACA3fT». 

scîgDears ,  de  leur  côté ,  prétcraîenl  des  droils  à  raisoo  de 
ces  jouissances  souvent  sans  en  connaître  Torigine. 

Quand  la  question  de  la  propriété  des  vacants  prit  de  Tin- 
térét  par  raccroissement  de  la  population  et  les  progrès  de 
Tagriculture .  les  seigneurs  s'eflbroèrent  de  rattacher  leurs 
prétentions  à  la  propriété  au  titre  le  plus  favorable,  savoir, 
la  concession  à  charge  de  redevance  ;  à  leur  point  de  vue, 
la  possession  même  des  habitants  est  une  preuve  que  leurs 
droits  ne  sont  que  précaires,  car  elle  a  lieu  contre  paiement 
d'un  cens.  Dans  ces  procès,  les  villageois  avaient  pour  juges 
leurs  adversaires,  et  les  jurisconsultes  vinrent  encore  en  aide 
au  seigneur;  chaque  cause  gagnée  par  un  seigneur  fut  un 
progrès  pour  tous;  les  ouvrages  des  feudistes en  font  foi. 

Lors  de  la  première  rédaction  des  coutumes,  les  droits  des 
communautés  étaient  encore  généralement  reconnus ,  et  les 
coutumes  constatèrent  Texistence  de  propriétés  communales. 
Mais  déjà  les  seigneurs  se  faisaient  reconnaître  la  faculté  de 
disposer  des  vacants,  c'est-à-dire  des  terres  sans  maître; 
alors,  leurs  efforts  tendirent  à  faire  confondre  les  terres  com- 
munes avec  les  terres  vagues  ou  vacantes,  et  ils  y  parvin- 
rent plus  ou  moins  lors  de  la  révision  des  coutumes.  La  règle 
u  nulle  terre  sans  seigneur,  »  dont  nous  avons  déjà  parlé  à 
propos  des  alleux,  étendit  son  application  à  toutes  les  terres 
incultes,  ou  appropriations  particulières;  puis,  on  retrancha 
des  coutumes  les  dispositions  qui  distinguaient  les  terres 
communales  ou  privées ,  quoique  incultes ,  des  terres  va- 
cantes * . 


'  La  Coutume  du  Bourbonnais,  dans  l'ancienne  rédaction,  constate  l'exis- 
tence de  vacants  qui  sont  la  propriété  de  communautés  ou  de  particuliers,  et 
sur  lesquels  le  justicier  n'a  droit  qu'à  défaut  d'autres,  par  une  présomption 
qui  cède  à  la  preuve  contraire,  entre  autres,  à  toute  possession  immémoriale  ; 


PROCàS  SUR  LEUR  PROPRIÉTÉ.  429 

Dans  les  pays  de  droit  écrit,  où  la  règle  u  nulle  terre  sans 
seigneur  »  n'a  pas  prévalu,  les  anciens  principes  sur  les  va- 
cants furent  au  contraire  maintenus  * . 

Ce  fut  maintenant  aux  seigneurs  justiciers  et  féodaux  à 
se  disputer ,  dans  les  pays  coutumiers ,  les  dépouilles  des 
communautés.  Ainsi,  contestation  pour  savoir  à  qui  appar- 
tiendra le  vacant  compris  dans  l'enclave  d'un  fief  et  dans  le 
territoire  justicier  d'un  autre  que  le  possesseur  du  fief.  Ce 
procès  n'a  jamais  reçu  de  solution  définitive.  Dumoulin  sou- 
tient la  cause  du  féodal  et  le  principe  de  l'enclave  ;  sa  doc- 
trine fut  admise  par  d'Argentré,  Dunot,  Hevin  et  Henrion  de 
Pansey.  Les  justiciers  avaient  pour  eux  Loyseau,  Chopin  et 
les  feudistes  domaniaux  ;  ils  s'appuyaient  sur  le  droit  de  blai- 
rie  et  les  divers  autres  cens  qu'ils  avaient  toujours  perçus 
pour  réclamer  la  propriété  des  vacants;  la  confusion  des 
droits  de  justice  et  des  droits  de  fiefs  les  aida  fortement. 
Déjà  au  XIII®  siècle,  ils  avaient  réussi  à  se  faire  reconnaître 
propriétaires  des  chemins  et  voies  publiques  dans  beaucoup 
de  contrées. 

L'analogie  décida  peut-être  les  rédacteurs  des  coutumes  ; 
car,  là  où  le  justicier  avait  les  chemins,  on  lui  accorda  la 
propriété  des  vacants,  et  là  où  il  avait  succombé  sur  la  ques- 
tion des  chemins ,  il  succomba  pour  les  vacants  '. 


mais  la  Coutume  révisée  (art.  881)  porte  :  «  Terres,  liermes  et  vacants,  sont 
au  seigneur  justicier.  * 

*  Paul  de  Castro  décide  que  les  terres  incultes  sont  présumées  appartenir 
aux  habitants  :  «  Terne  herbidœ  et  inculte  quœ  a  nemine  reperiuntur  occu- 
pât», prœiumuntur  eue  univerntatU  in  ciyus  territorio  sitœ  sunt.  »  Plusieurs 
arrêts  du  parlement  de  Dijon,  rendus  au  WII*  siècle,  donnent  aussi  aux  com- 
munes la  propriété  des  vacants. 

*  Ainsi,  les  coutumes  de  Bretaf^ne,  d'Anjou,  du  Maine,  de  Normandie,  ac- 
cordèrent au  féodal  les  chemins  et  les  vacants. 


430  BIENS  VACANTS. 

En  général,  les  justiciers  eurent  le  dessus  ;  ils  étaient  puis- 
samment aidés  par  la  circonstance  que,  presque  partout,  le 
roi  était  intéressé  à  la  question  en  qualité  de  premier  justi- 
cier, et  que  ce  fut  entre  le  roi  et  les  seigneurs  féodaux  que 
la  plupart  des  procès  relatifs  aux  vacants  furent  jugés. 

A  la  théorie  des  biens  vacants  se  rattache  celle  de  V épave, 
c'est-à-dire  des  choses  mobilières  perdues  ou  abandonnées. 
L'épave  fut,  en  général,  attribuée  au  seigneur  haut  justicier  ; 
le  roi  se  réserva  la  fortune  d'or  ;  la  fortune,  ou  le  trésor  en 
argent,  restait  au  justicier.  Cette  décision  se  trouve  dans  les 
Etablissements,  et  Bouteiller  la  rappelle. 

Ce  fut  également  par  suite  de  la  décision  adoptée  par  la 
majorité  des  coutumes  sur  les  biens  vacants  que  les  justi- 
ciers furent  saisis  des  successions  en  déshérence  par  la  cou- 
tume de  Paris  et  quelques  autres.  Ce  résultat  produisit  une 
certaine  perturbation  dans  le  système  féodal  ;  car,  régulière- 
ment, Textinction  de  la  famille  du  vassal  faisait  revenir  le 
fief  au  seigneur  ;  aussi  ne  le  voit-on  se  produire  qu'au  XVI^ 
siècle,  époque  où  le  système  du  fief  commençait  à  tomber 
en  oubli.  Mais,  ici,  les  justiciers  eurent  affaire  à  un  adver- 
saire plus  fort  et  plus  habile  qu'eux,  le  fisc  ;  les  gens  du  roi 
contestèrent  aux  seigneurs  justiciers  le  bénéfice  des  déshé- 
rences, et  portèrent  la  décision  devant  les  bureaux  des  fi- 
nances. 

Le  fisc  réussit  encore  plus  complètement  à  dépouiller  les 
seigneurs  justiciers  du  droit  de  succéder  aux  bâtards  et  aux 
aubainSj  ou  étrangers.  Déjà  sous  le  règne  de  Philippe-le-Bel, 
les  seigneurs  faisaient  des  plaintes  à  cet  égard,  et  ils  firent 
bonne  résistance  jusqu'au  XVI®  siècle ,  époque  des  grands 
progrès  du  pouvoir  royal  •. 

*  Bacquet  est  fort  curieux  sur  ce  point  ;  il  prétend  avoir  trouvé ,  dans  les 


iPAVE,   DÉSHÉRENCE,  AUBAINE.  434 

En  Allemagne  des  terres  incultes,  renfermées  dans  un 
territoire  limité,  appartiennent,  selon  les  circonstances  à  la 
commune  ou  à  l'Etat.  Quant  aux  choses  mobilières,  sans 
maître ,  qui  ne  rentrent  pas  dans  la  catégorie  des  régales, 
telles  que  le  trésor;  on  suit  les  règles  du  droit  romain. 

registres  de  la  chambre  des  comptes,  une  formule  d'instruction  touchant  Tu- 
sage,  tant  du  droit  d*aubaine  que  du  droit  de  bâtardise,  et  insère,  dans  son 
Traité  du  domaine^  l'extrait  de  ces  registres,  «  jusqu'à  présent  incagneus.  • 

Dumoulin,  qui  soutient  le  droit  des  justiciers,  se  moque  vertement  «  d'au- 
cuns fiscaux  qui  cherchent  toutes  nouvelles  inventions,  •  et  d'entrée  se  sont 
efforcés  d'dter  aux  seigneurs  les  aubaines  et  de  limiter  la  succession  des  bâ- 
tards à  de  certains  cas. 

Loyseau  dit  aussi  :  «  Les  fiscaux,  non  contents  d'avoir  attribué  au  roi  la 
succession  des  étrangers,  lui  ont  aussi  fait  prendre  la  succession  des  bâtards, 
sot»  prétexte  de  vieilles  pancartes  trouvées  à  la  chambre  des  comptes,»  Mais  il 
igoute  :  «  Pour  le  regard  de  l'aubénage,  il  y  a  grande  raison  de  l'attribuer  au 
roi  seul,  car  les  parents  de  l'étranger  sont  empêchés  de  lui  succéder,  non  par 
le  droit  de  nature,  ains  par  loi  particulière  du  royaume ,  loi  qui  regarde  la 
police  générale  de  l'Etat,  et,  partant,  appartient  au  roi  seul.  » 


MÈM.  ET  DOCUM.  XVI.  28 


SIXIÈME  SECTION. 


DES  OBLIGATIONS  FÉODALES  DANS  LES  TEMPS  POSTÉRIEURS 

A  LA  FÉODALITÉ. 


Le  système  des  droits  et  des  obligations  résultant  du  con- 
trat  féodal,  ce  qui  est  plus  particulièrement  droit  privé 
dans  le  droit  féodal  survécut  en  partie  à  la  féodalité  elle- 
même,  non  toutefois  sans  avoir  subi  d'assez  notables  chan- 
gements. 

En  France,  depuis  que  le  régime  de  la  monarchie  absolue 
eut  remplacé  le  gouvernement  féodal,  Tobligation  du  service 
militaire,  qui  a  été  la  base  du  rapport  féodal  primitif,  n'existe 
plus  ;  au  prince  seul  appartient  le  droit  de  déclarer  la  guerre 
et  de  convoquer  les  milices  nationales.  L'hommage  n'est  donc 
plus  que  la  reconnaissance  solennelle  que  le  vassal  fait  de 
son  seigneur  ;  de  là,  plusieurs  conséquences  essentielles. 

Ainsi,  contrairement  à  l'ancien  droit,  un  vassal  peut  dé- 
sormais rendre  l'hommage  lige  à  plusieurs  seigneurs,  et  il 
n'existe  plus  guère  de  différence  entre  l'hommage  lige  et 
l'hommage  simple,  si  ce  n'est  dans  la  forme  ;  cependant  le 
vassal  par  simple  hommage  avait,  de  plus  que  le  vassal  lige, 
la  faculté  de  se  faire  substituer  dans  Taccomplissement  de 
ses  devoirs  féodaux. 

Ainsi  encore,  une  femme,  primitivement  incapable  de  tenir 
un  fief,  selon  la  généralité  des  coutumes  put  cependant  en 
recueillir  par  succession,  sauf  lorsqu'il  s'agissait  de  la  cou- 


CAPACITÉ,  SAISIE  FÉODALE,  COMMISE.  433 

ronne,  des  apanages  des  enfants  de  France,  des  duchés,  com- 
tés et  marquisats.  A  égalité  de  degrés,  certaines  coutumes 
préféraient  les  mâles  en  ligne  collatérale. 

La  foi  étant  un  acte  essentiellement  personnel,  est  encore 
renouvelée  à  chaque  mutation,  soit  de  seigneur,  soit  de  vas- 
sal ;  et,  en  commémoration  du  droit  de  parage,  l'ainé  peut 
porter  l'hommage  au  seigneur  au  nom  de  ses  frères  puînés. 
Une  exception  au  principe  de  la^prestation  personnelle  de 
l'hommage  est  encore  établie  en  faveur  de  l'usufruitier  du 
fief  et  des  créanciers  du  vassal,  qui  ont  le  droit  de  rendre 
l'hommage  dans  le  cas  où,  par  fraude,  le  nu-propriétaire,  ou 
le  débiteur,  néglige  de  remplir  cette  obligation. 

Sous  l'ancien  droit ,  lorsque  l'hommage  n'avait  pas  été 
rendu  en  temps  opportun,  le  seigneur  reprenait  le  fief  sans 
autre  formalité.  Depuis  le  XVI®  siècle,  les  formes  judiciaires 
prirent  la  place  de  l'autorité  privée;  l'intervention  du  juge 
et  le  ministère  d'un  huissier  sont  exigés  même  là  où  les  cou- 
tumes reconnaissent  au  seigneur  le  droit  d'agir  seul. 

La  saisie  avait  encore  lieu  pour  omission  du  dénombre- 
ment ou  défaut  de  paiement  des  droits  de  quint  et  de  rachat. 

Le  vassal  privé  de  son  fief  pendant  la  saisie  peut  être  dé- 
logé par  le  seigneur  ;  la  coutume  recommande  toutefois  à 
celui-ci  d'user  de  ménagement. 

La  peine  de  commise,  encourue  pour  félonie  ou  désaveu , 
existe  toujours;  mais  on  applique  à  ce  droit  la  maxime  odiosà 
restringenda. 

La  jurisprudence,  adoucissant  encore  la  doctrine  de  Du- 
moulin, rejette  la  commise,  en  cas  de  désaveu  extra-judi- 
ciaire. 

D'Argentré  admettait  la  résolution  de  tous  les  droits  réels, 
en  cas  de  commise;  mais  l'avis  de  Dumoulin  l'emporta. 


434  TEMPS  POSTÉRIEURS  A  LA  FÉODALITi. 

selon  lequel  les  créanciers  ne  peuvent  perdre  leurs  droits  par 
la  faute  de  leurs  débiteurs. 

De  plus,  la  commise  pour  félonie  fut  prescrite  par  un  an 
et  non  plus  par  trente.  Cette  importante  restriction  aux  droits 
des  seigneurs  est  postérieure  à  Dumoulin ,  qui ,  malgré  ses 
tendances  romanistes,  n'avait  point  osé  la  proposer. 

Gomme  les  seigneurs  abusaient  quelquefois  de  leur  auto- 
rité pour  exiger,  dans  le  dénombrement,  la  reconnaissance 
de  devoirs  plus  onéreux  que  ceux  qui  étaient  imposés  par  le 
titre  primitif,  il  fut  reçu  que  ce  qui  était  contraire  au  titre 
d'inféodation  ne  sortirait  aucun  effet. 

Les  droits  utiles,  ou  profits  du  fief,  étaient  les  droits  de 
quint,  de  rachat  et  de  retrait,  dont  nous  avons  déjà  parlé. 

La  jurisprudence  en  restreignit  l'application,  en  ce  sens 
qu'aucun  profit  n'était  dû  quand  la  vente  était  résolue,  et 
que  tout  acte  mettant  fin  à  l'indivision  est  un  simple  par- 
tage déclaratif  du  droit  de  propriété,  et  non  une  mutation. 
Diverses  personnes  privilégiées  furent  encore  exemptées  de 
payer  les  profits ,  soit  comme  acquéreurs,  soit  comme  ven- 
deurs, et  là  où  elles  intervenaient  au  contrat,  le  profit  n'é- 
tait pas  même  payé  par  l'autre  contractant,  si  c'était  à  lui 
de  le  payer  d'après  l'usage. 

Enfin,  les  droits  de  mutation  furent  supprimés  à  peu  près 
dans  toutes  les  coutumes  pour  les  successions  en  ligne  di- 
recte. 

Le  droit  de  rachat,  qui  consistait  dans  une  année  de  re- 
venu dont  profitait  le  seigneur  à  chaque  changement  de  vas- 
sal, était  estimé  par  deux  experts  qui,  avant  le  XVI®  siècle, 
devaient  être  nobles,  parce  qu'un  roturier  ne  pouvait  témoi- 
gner en  matière  de  fief.  Depuis  lors,  on  n'observa  plus  cette 
règle. 


DROITS  UTILES.  438 

Dans  l'ancienne  jurisprudence,  le  retrait  féodal  reposait 
sur  le  droit  qu'avait  le  seigneur  de  réunir  à  ses  domaines  le 
fief  relevant  de  lui,  en  cas  d'aliénation,  et  pouvait  être  con- 
sidéré en  cela  comme  un  fruit  du  fief  rentrant  dans  le  ra- 
chat; en  conséquence,  il  n'était  pas  cessible.  La  nouvelle 
jurisprudence  du  parlement  de  Paris  ne  vit  plus  dans  le  re- 
trait féodal  que  la  faculté  de  profiter  d'un  bon  marché  ;  dès 
lors,  réduit  à  un  droit  purement  pécuniaire,  il  fut  cessible; 
cependant,  il  ne  pouvait  être  exercé  par  les  gens  de  main- 
morte, même  par  l'intermédiaire  d'un  tiers. 

Le  contrat  de  bail  à  cens,  qui  réservait  au  cédant  la  sei- 
gneurie directe  et  une  redevance  annuelle,  différait  du  con- 
trat de  rente  foncière  en  plusieurs  points.  Dans  la  renterfon- 
cière,  point  de  réserve  de  seigneurie  ;  le  cens  était  impres- 
criptible, tandis  que  la  rente  était  sujette  à  prescription.  On 
tenait  encore  que  cens  sur  cens  ne  vaut,  c'est-à-dire  que 
celui  qui  détenait  à  cens  ne  pouvait  pas  faire  de  concession 
semblable  à  celle  qu'il  avait  reçue;  il  en  était  encore  autre- 
ment de  la  rente  foncière.  Enfin,  le  cens  étant  récognitif  de 
la  seigneurie,  ne  se  compensait  pas  ;  ce  principe  est  aussi 
étranger  à  la  rente  foncière. 

Outre  ces  modifications  intérieures,  le  droit  féodal  en  subit 
d'autres,  qui  provinrent  de  l'extension  du  droit  civil,  ou 
coutumier ,  et  des  principes  du  droit  romain  par  lesquels 
cette  branche  du  droit  est  surtout  informée.  La  distinction 
entre  le  droit  féodal  et  le  droit  civil  subsiste  ;  mais  le  pre- 
mier, qui  était  la  branche  principale  et  prédominante  au 
Xin*  siècle,  devient  la  branche  secondaire.  Du  reste,  l'un 
et  l'autre  droits  sont  de  plus  en  plus  soumis  à  l'action  puis- 
sante des  légistes,  dont  les  idées  se  propagent,  dans  la  pra- 
tique, par  des  arrêts  et  des  traités  juridiques ,  dans  la  légis- 


436  TEMPS  POSTÉRIEURS  A  LA  FÉODALITÉ. 

lation,  par  les  ordonnances  royales  dont  ils  sont  les  rédac- 
teurs. L'esprit  philosophique  prend  un  ascendant  incontes- 
table dans  toutes  les  branches  des  connaissances  humaines  ; 
c'est  à  lui  qu'il  est  réservé  de  détruire  Tédifice  juridique 
élevé  par  la  tradition,  dans  un  temps  où  les  rapports  sociaux 
reposaient  sur  de  tout  autres  bases. 


CHAPITRE  IV 


DES  JUSTICES  DANS  LE  SYSTÈME  FÉODAL. 


On  traite  ordinairement  la  justice  féodale  comme  une  sim- 
ple dépendance  du  fief.  Le  fief  est  un  territoire  dont  le  sei- 
gneur exerce  une  sorte  de  souveraineté  sur  ses  vassaux  ;  la 
justice  est  une  des  branches  principales  de  cette  souverai- 
neté. Ce  point  de  vue  a  le  mérite  d'une  parfaite  netteté  théo- 
rique, mais  il  est  loin  de  présenter  la  vérité  historique  d'une 
manière  complète. 

L'élément  des  justices  a  joué,  dans  la  création  du  système 
féodal ,  un  rôle  tout  aussi  important  que  l'élément  du  fief 
dont  ce  système  tire  son  nom  ;  il  n'en  est  pas  seulement  une 
conséquence. 

Avant  d'avoir  fait  cette  observation ,  selon  moi  capitale , 
dans  les  institutions  féodales ,  je  [sentais  obscurément,  mais 
vivement,  la  difficulté  de  rendre  compte,  à  l'aide  des  prin- 
cipes reçus,  d'un  grand  nombre  de  données  que  les  sources 
contemporaines  contiennent  sans  chercher  à  en  donner  l'ex- 
plication. 


438       DES  JUSTICES  DANS  LE  SYSTÈME  FÉODAL. 

Le  traité  de  Championniëre  sur  la  propriété  des  eaux  cou- 
rantes, qui  m'était  tombé  sous  la  main  par  hasard,  fut  pour 
moi  le  trait  de  lumière  ;  grâces  à  cet  écrivain  savant  et  in- 
génieux ,  je  parvins  à  découvrir,  dans  les  anciens  feudistes 
français,  ce  qu'ils  ne  disent  pas,  parce  que,  de  leur  temps, 
cela  allait  sans  dire,  et  ce  que  les  modernes  n'ont  pas  vu, 
parce  qu'ils  n'en  avaient  pas  l'idée. 

Après  avoir  tâché  de  comprendre  la  féodalité  française 
dans  ses  documents  positifs,  j'essayai  de  comparer  les  résul- 
tats obtenus  avec  les  dispositions  analogues  du  droit  germa- 
nique ;  attendant  de  cette  sorte  de  contre-épreuve  la  confir- 
mation ou  la  correction  des  nouveaux  aperçus. 

La  partie  de  ce  travail  dont  nous  avons  actuellement  à 
nous  occuper,  est  une  des  plus  ardues  assurément. 

Loyseau,  l'un  des  jurisconsultes  les  plus  versés  dans  la 
matière ,  dit  énergiquement  que,  de  son  temps,  a  la  confu- 
sion des  justices,  en  France,  n'est  guère  moindre  que  celle 
des  langues  lors  de  la  tour  de  Babel  ;  »  mais,  dans  la  science, 
les  difficultés  les  plus  grandes  sont  surtout  celles  qu'il  est 
utile  de  surmonter.  Nous  élaguerons  d'ailleurs  les  détails  pour 
nous  en  tenir  aux  généralités  autant  que  le  comporte  le 
sujet. 

Constatons  d'abord  une  chose  peu  observée,  et  qui  pourra 
surprendre.  Dans  le  système  féodal  réel  et  historique,  \eL  jus- 
tice et  la  juridiction  ne  sont  pas  la  même  chose  :  la  justice 
est  un  ensemble  de  droits  essentiellement  utiles,  qu'un  indi- 
vidu possède  sur  un  certain  district,  ou  territoire,  droits  dont 
le  pouvoir  de  juger  fait  partie,  parce  que  ce  pouvoir  est,  lui 
aussi,  une  source  de  profits  pour  celui  qui  l'exerce  ;  ainsi, 
le  pouvoir  de  juger,  ce  que  l'ancien  droit  appelle  la  juridic- 
tien,  cette  fonction  éminente  de  la  souveraineté,  fait  partie 


DIVISION  DU  SUJET.  hZ9 

des  droits  de  justice  féodaux,  mais  ne  les  constitue  point  ex- 
clusivement ;  on  pourrait  même  dire  que  la  juridiction  rentre 
dans  la  justice  en  quelque  sorte  accidentellement  ;  au  point 
de  vue  féodal,  elle  est  un  accessoire  dans  la  justice  plutôt 
que  le  principal.  Mais  ne  nous  y  trompons  pas,  cet  acces- 
soire, par  sa  nature  propre,  par  l'importance  qu'il  revêt  dans 
une  société  quelconque,  a  dû  bientêt  redevenir  le  principal  ; 
de  sorte  que  l'idée  particulière  que  les  circonstances  d'une 
époque  de  troubles  et  de  dissolution  avait  attachée  à  la  no- 
tion de  justice  est  rentrée  dans  l'ombre ,  et  que  la  mission 
sociale  de  rendre  la  justice  parmi  les  hommes  a  insensible- 
ment repris  la  place  qui  lui  appartenait. 

Dans  ce  chapitre,  en  traitant  des  justices,  nous  traiterons, 
dans  une  première  section,  des  droits  dejustice,  des  juridic- 
tions, des  compétences  diverses,  des  conflits  qui  en  résul- 
tent, de  l'oi^anisation  des  tribunaux.  Pour  exposer  le  dé- 
veloppement historique  de  ce  sujet,  il  est  nécessaire  de  re- 
monter à  l'époque  barbare  et  de  revenir  sur  cette  question 
des  honneurs,  dont  nous  nous  sommes  déjà  entretenus  à  l'oc- 
casion des  origines  de  la  féodalité.  Dans  la  deuxième  section 
on  exposera  les  formalités  du  procès  féodal.  La  troisième  sec- 
tion traitera  des  droits  utiles  qui  ont  pour  origine  la  justice. 


SECTION  PREMIÈRE. 


DROITS  DE  JUSTICE  ET  ORGANISATION  JUDIOAIRE. 


SI- 


Le  principe  historique  de  ce  que  nous  appelons  réiément 
des  justices,  dans  le  système  féodal,  remonte  au  delà  même 
de  la  conquête  barbare,  aux  derniers  siècles  de  l'empire  ro- 
main. Là  se  trouve,  sous  le  nom  même  qu'il  a  conservé  du- 
rant toute  la  période  barbare,  cet  élément  qui,  conjointement 
au  fief  et  tout  autant  que  lui,  a  servi  à  la  constitution  de  la 
féodalité. 

Des  bénéfices  sont  sortis  les  fiefs,  des  honneurs  sont  sor- 
ties les  justices. 

Les  employés  publics  chargés  par  le  fisc  romain  de  la  per- 
ception des  redevances  foncières  se  nommaient,  selon  leur 
rang,  comités,  vicarii,  exactores,  etc.,  et  comme  ils  avaient 
aussi  une  part  à  l'administration  de  la  justice,  ils  étaient  col- 
lectivement désignés  sous  le  nom  dejudices. 

A  cette  organisation  fiscale  se  lie  l'usage  des  exemptions, 
ou  immunités  d'impôt,  qui  étaient  accordées  à  certaines  classes 
privilégiées,  et  celui  d'attribuer  à  des  fonctionnaires,  ou 
même  à  des  particuliers,  la  jouissance  d'une  portion  du  tri- 


ORIGINE  DES  DROITS  DE  JUSTICE.  441 

but.  Les  personnes  auxquelles  ces  faveurs  étaient  accordées 
s'appelaient  honorati, 

La  conquête  ne  changea  pas  cet  état  de  choses.  Les  Bar- 
bares commencèrent  par  s'emparer  des  biens  de  l'Etat,  com- 
prenant le  tribut,  et  les  terres  du  fisc;  seulement  là  où  elles 
ne  suffirent  pas,  le  partage  du  sol  avait  lieu. 

Jetons  maintenant  un  coup  d'œil  sur  l'organisation  judi- 
ciaire de  l'époque  barbare,  et  sur  les  rapports  de  la  juridic- 
tion  avec  cette  institution  des  honneurs. 

Chez  les  peuples  de  race  germanique,  le  pouvoir  judiciaire 
et  le  pouvoir  administratif  n'étaient  pas  séparés.  Le  terri- 
toire national  était  divisé  en  districts,  ou  cantons  (giati),  à  la 
iéte  de  chacun  desquels  est  un  magistrat  appelé  graf,  gra- 
phie, titre  qui  fut  traduit  en  latin  par  cornes  (comte)  ;  ce  ma- 
gistrat préside  l'assemblée  des  hommes  libres  (mahl,  en  latin 
placitunij  mallum).  Le  pouvoir  judiciaire  est  exercé  propre- 
ment par  cette  assemblée  ;  elle  prononce  le  jugement  ;  le 
comte  préside  à  l'instruction  du  procès  et  à  la  délibération, 
fait  exécuter  la  sentence,  et  perçoit  une  part  dans  la  compo- 
sition imposée  à  la  partie  perdante. 

Le  gau  est  subdivisé  en  districts  plus  petits,  à  la  tête  de 
chacun  desquels  se  trouve  le  centenier,  que  la  loi  salique  ap- 
pelle tunginus.  Dans  les  établissements  des  Barbares  sur  le 
territoire  romain,  où  la  constitution  territoriale  germanique 
ne  s'est  pas  toujours  reproduite  d'une  manière  parfaitement 
exacte,  au  lieu  du  cenlenier,  on  trouve  des  délégués  du  comte 
sous  les  noms  de  vicomtes,  ou  t?fcartt|(viguiers)  ;  ces  magis- 
trats de  second  rang  remplissent,  dans  leur  sphère,  les  fonc- 
tions que  le  comte  exerce  dans  le  comté.  Les  comtes,  aux- 
quels il  faut  associer  les  ducs,  les  margraves ,  ensuite  les 
centeniers,  vicomtes  et  viguiers,  avaient  pour  profit  de  leur 


442  ÉPOQUE   BARBARE. 

charge  les  honneurs  ;  ce  qui  a  donné  lieu  à  appliquer  le  mot 
honneur  à  la  fonction  même,  et  quelquefois  à  la  localité,  à  la 
circonscription  dans  laquelle  la  fonction  est  exercée.  Il  faut 
noter  en  passant  que  le  nom  de  comte  donné  au  graf  n'est 
pas  sans  avoir  sa  signification.  Le  cornes  romain  était  le  prin- 
cipal d'entre  les  judices  qui  percevaient  le  tribut  dans  les 
provinces.  Le  ^ra/* germanique,  qu'on  lui  a  assimilé,  avait, 
d'après  le  droit  barbare,  la  fonction  de  retirer  les  composi- 
tions, dans  lesquelles  il  avait  sa  part  ;  on  suppose  que  son 
nom  contient  une  allusion  à  cette  partie  de  ses  attributions 
et  vient  de  greifen  (prendre,  saisir).  Cette  étymologie  n'est 
pas  la  plus  généralement  admise  ;  cependant ,  elle  semble 
préférable  à  celles  qu'on  tire  de  greis  (vieillard)  et  de  gefdhrte 
(compagnon),  lesquelles  ne  concordent  point  pour  la  dési- 
nence. En  anglo-saxon,  graf  devient  gerefa,  que  les  lois 
d'Edouard-Ie-Confesseur  font  dériver  de  gerefen  (rapere); 
cette  étymologie  a  donc  Tassez  rare  mérite  d'avoir  en  sa  fa- 
veur une  autorité  contemporaine  ;  fùt-elle  rejetée,  il  subsis- 
terait ceci,  que  les  fonctions  de  perception  ont  paru  aux  con- 
temporains caractéristiques  de  l'office  du  magistrat  que  les 
races  germaniques  ont  envisagé  comme  l'analogue  des  co- 
mités romains,  et  auquel  elles  ont  donné  le  même  nom.  Au 
fond,  c'est  l'essentiel. 

Devant  le  tribunal  du  comte  étaient  portées  toutes  les 
causes  ayant  pour  objet  une  rupture  de  la  paix  publique,  les 
causes  concernant  la  vie  et  la  liberté,  et  les  questions  immo- 
bilières. Les  causes  civiles  de  moindre  importance  et  les  pe- 
tits délits  appartenaient  à  la  justice  du  centenier. 

Le  roi  barbare  ne  parait  pas  avoir  eu,  dans  l'origine,  une 
compétence  particulière  *,  ni  une  juridiction  d'appel  ;  il  pré- 

*  Meyer,  le  savant  auteur  de  Y  Esprit  des  institutions  judiciaires^  pense  que 


JUSTICE  NATIONALE.  HZ 

sidait  rassemblée  générale  de  la  nation  {placitum  major),  et 
Ton  portait  devant  lui  les  causes  les  plus  importantes,  celles 
qui  concernaient  l'Etat,  ou  ses  propres  fidèles,  peut-être 
aussi  celles  qui  divisaient  des  parties  habitant  dans  différents 
comtés.  En  outre,  c'était  le  roi  qui  prononçait  le  ban  contre 
celui  qui  ne  voulait  pas  se  soumettre  au  jugement  du  comte. 
Quant  à  l'appel  proprement  dit,  il  ne  s'accorde  pas  avec  l'idée 
d'une  justice  populaire,  et  l'on  ne  voit  pas  qu'il  y  eût  appel 
non  plus  de  la  justice  du  centenier  à  la  justice  du  comte. 
Lorsqu'il  y  avait  recours  à  un  fonctionnaire  supérieur,  c'é- 
tait à  titre  de  plainte  contre  un  juge  local  qui  aurait  failli 
dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  à  peu  près  comme  dans  le 
cas  qu'on  a  appelé  plus  tard  la  défauts  de  droit. 

Le  plaid  du  roi,  le  plaid  du  comte,  et  celui  du  centenier, 
constituent  la  justice  nationale,  la  juridiction  publique  ;  elle 
était  établie  essentiellement  en  vue  de  la  nation  conquérante, 
mais  elle  put  s'étendre  aussi ,  avec  certaines  modifications, 
aux  hommes  libres  de  la  race  vaincue. 

A  côté  de  cette  juridiction,  il  y  avait  encore  la  juridiction 
patrimoniale  et  celle  des  immunités. 

Les  justices  patrimoniales  ne  sont,  dans  le  principe,  que 
la  suite  de  cette  juridiction  domestique  que  le  chef  de  fa- 
mille germain  exerçait  sur  sa  famille  et  sur  ses  esclaves. 
Lorsque  le  bénéfice  militaire  vint  créer  dans  le  sein  de  la 
nation  une  sorte  de  confédération  particulière,  le  senior,  chef 


les  questions  concernant  TEtat  {de  capiU),  et  par  conséquent  la  plupart  des 
accusations  pour  crime  grave,  étaient  jugées  par  les  placita' majora;  mais  le 
seul  exemple  qu*il  cite,  la  demande  d'exempter  les  ecclésiastiques  du  service 
militaire  renvoyée  au  plaid  général  par  Charlemagne,  est  une  question  ad- 
ministrative plutôt  que  judiciaire.  En  revanche,  on  voit  souvent  même  des 
condamnations  à  mort  rendues  dans  le  plaid  du  comte. 


UUU  ÉPOQUE    BARBARE. 

de  cette  association,  accrut  sa  juridiction  domestique  de  cet 
élément  nouveau,  qui  n'est,  au  fond,  que  la  transformation 
de  l'ancien  gasindi;  il  fut  le  juge  naturel  des  différends  qui 
surgissaient  dans  le  sein  de  l'association  et  au  sujet  de  l'as- 
sociation. Mais  comme  les  leudes,  ou  vassaux,  qui  se  grou- 
paient autour  du  chef  dont  ils  tenaient  leurs  bénéfices,  étaient 
des  hommes  libres,  la  juridiction  du  seigneur  sur  ses  béné- 
fices revêtit  une  forme  différente  de  la  simple  juridiction  du 
père  de  famille;  les  leudes  eux-mêmes  formèrent  le  tribunal 
qui  rendait  la  justice  dans  l'association  ;  le  seigneur  présida 
ce  tribunal  et  en  fut  l'organe  d'exécution,  comme  le  comte 
l'était  dans  l'assemblée  des  hommes  libres  du  comté.  Les  jus- 
tices patrimoniales  sont  donc  le  germe  des  justices  seigneu- 
riales développé  chez  celles-ci  par  l'institution  du  bénéfice. 

Des  écrivains  de  mérite  ont  confondu  la  justice  des  immu- 
nités avec  la  justice  patrimoniale.  A  mon  sens,  c'est  une  er- 
reur. La  justice  patrimoniale  est  une  juridiction  entièrement 
privée;  même  lorsqu'elle  est  devenue* seigneuriale,  elle  re- 
pose sur  la  triple  base  du  droit  de  famille,  du  droit  de  pro- 
priété et  du  droit  d'association.  L'immunité  de  l'époque  bar- 
bare est  une  concession  que  l'Etat  fait  de  droits  qui  lui  ap- 
partiennent en  principe.  L'Etat  tendant  à  se  dissoudre  dans 
les  individus  et  dans  les  associations  individuelles,  cette  con- 
cession fut  fréquente,  souvent  aussi  elle  ftit  suppléée  par 
l'usurpation. 

Cette  remarque ,  bien  saisie ,  jettera  un  certain  jour  sur 
la  question  de  la  compétence  des  justices  patrimoniales  et 
des  justices  immunes  durant  la  période  barbare. 

Nous  avons  vu  que  l'immunité  commença  par  être  l'exemp- 
tion des  droits  utiles  que  le  comte  aurait  eu  à  retirer  sur  les 
terres  de  la  personne  qui  en  était  favorisée,  mais  que  la  ju- 


JUSTICE  patrimoniale;  immunités.  44S 

ridiction  publique  du  comte  subsistait  néanmoins  pour  les 
causes  qui  n'étaient  pas  du  ressort  de  la  juridiction  patrimo- 
niale et  seigneuriale.  Plus  tard,  Texemption  des  droits  du 
comte  s'étendit  aussi  à  la  juridiction. 

Dès  ce  moment,  Fimmune  concessionnaire  des  droits  du 
comte  possède  deux  juridictions,  Tune  dérivant  de  la  confé- 
dération qu'il  a  établie  sur  son  immunité,  l'autre  de  conces- 
sion royale. 

A  quelle  époque  les  immunités  emportant  le  droit  de  ju- 
ridiction qui  appartenait  au  comte  ont-elles  commencé  à  se 
rencontrer?  Cette  question,  objet  de  vives  controverses,  n'a 
pas  encore  été  résolue  avec  certitude.  Montesquieu,  qui  sou- 
tenait que  la  justice  est  de  la  nature  du  fief  et  qu'elle  en  fai- 
sait originairement  partie,  croit  aussi  que,  dès  le  principe, 
les  possesseurs  d'immunités  ont  eu  la  juridiction  complète 
sur  tous  ceux  qui  habitaient  le  territoire  immune.  Il  cite  à 
l'appui  de  sa  thèse  un  diplôme  de  Dagobert,  de  650,  dans 
lequel  ce  prince  fait  au  monastère  de  Saint-Denis  une  dona- 
tion cum  omnibus  justitiis  et  dominicis  terris  ;  mais  rien  n'in- 
dique que,  dans  ce  texte,  justitia  signifie  le  droit  de  juger. 
Nous  croyons  plutôt  qu'il  faut  l'entendre  dans  l'autre  sens, 
qu'on  lui  donnait  souvent  à  cette  époque ,  celui  de  droits 
utiles  dérivés  de  l'impôt. 

Le  capitulaire  de  806  et  celui  de  864,  ainsi  que  diverses 
formules  d'immunités  ecclésiastiques  rapportées  dans  Mar- 
culfe ,  impliquent  en  revanche  l'idée  d'une  juridiction  atta- 
chée aux  immunités,  mais  sans  en  indiquer  la  nature.  Le- 
huêrou  croit  que  les  inmiunités  carlovingiennes  ne  compre- 
naient pas  la  juridiction  criminelle.  M.  Hélie  fait  à  cette  idée 
une  objection  assez  plausible  lorsqu'il  dit  qu'au  temps  dont 
il  s'agit,  la  distinction  entre  la  compétence  civile  et  la  com- 


446  ÉPOQUE    BARBARE. 

pétence  criminelle  n'était  pas  connue.  Gela  est  vrai  à  cer- 
tains égards  ;  mais  on  connaissait,  en  revanche,  la  distinc- 
tion entre  la  juridiction  du  comte  et  celle  du  centenier  ;  or, 
rien  n*empéche  de  supposer  que  les  concessions  d'immunités 
ont  pu  d'abord  accorder  seulement  la  juridiction  du  cente- 
nier, et  cette  supposition  nous  parait  être  la  vérité.  En  effet, 
le  précepte  de  815,  en  faveur  des  Espagnols,  nous  semble 
indiquer  clairement  qu'il  en  était  bien  ainsi  :  «  Pour  les 
causes  majeures,  y  est-il  dit,  comme  meurtres,  rapts,  in- 
cendies, blessures  graves,  vols,  brigandages,  invasion  de  la 
propriété  d'autrui,  les  réfugiés  sont  soumis  à  la  justice  du 
comte;  »  mais  ces  réfugiés  reconnaissaient  entre  eux  des  sei- 
gneurs qui  s'étaient  constitués  vassaux  du  roi  et  en  avaient 
reçu  de  véritables  immunités  :  <(  Prœceptum  auctoritatis  qua- 
liter  in  regno  nostro  cum  suis  comitibus  et  nostrum  servitium 
peragere  deberent.  »  Ces  lettres  d'immunité  déterminaient 
non-seulement  les  rapports  des  seigneurs  avec  les  comtes 
royaux,  mais  encore  leur  autorité  sur  leurs  propres  vassaux; 
c'est  même  l'abus  que  ces  seigneurs  espagnols  faisaient  de 
leur  autorité  que  le  précepte  royal  a  pour  but  de  réprimer. 
Or,  après  avoir  indiqué  ce  qui  reste  à  la  juridiction  du  comte, 
le  décret  ajoute  :  «  Ceteras  vero  minores  causas  more  suo  sicut 
hactenus  fuisse  noscuntur^  inter  se  mutuo  definire  non  prohi- 
beantur,  »  Ce  droit  de  juger  les  causes  minimes  est  évidem- 
ment un  droit  de  juridiction  enlevé  à  la  juridiction  publique 
ordinaire  :  a  Nous  ne  les  empêchons  pas  de  les  juger  à  leur 
manière  et  entre  eux.  »  Enfin,  le  décret  reconnaît  à  ces  sei- 
gneurs espagnols  la  juridiction  qui  a  pour  objet  le  service  du 
fief  :  «  Utatur  eorum  servitio  absqus  alicujus  contradictione 
vel  impedimento  et  liceat  illi  eos  distringere  ad  justitias  facien- 
dos,  quales  ipsi  inter  se  definire  possunt,  »  Il  est  à  remarquer 


PRÉCEPTE  DES  ESPAGNOLS.  kk7 

que,  dans  tout  le  précepte,  il  n'est  parlé  ni  des  vicaires,  ni 
des  centeniers ,  évidemment  parce  que  les  seigneurs  espa- 
gnols les  remplacent. 

Le  précepte  mentionne  donc  trois  sortes  de  juridictions  : 
celle  du  comte,  qui  est  réservée  avec  assez  de  soin  pour  faire 
penser  qu'on  tendait  déjà  à  Tenvahir  ;  celle  du  centenier, 
minores  causas,  et  celle  qui  a  pour  objet  le  service  du  béné- 
fice ;  ces  deux  dernières  exercées  par  le  seigneur  espagnol, 
quoique  bien  différentes  par  leur  nature,  leur  origine  et  leur 
objet. 

Un  des  plus  anciens  diplômes  connus  et  cités  en  France, 
qui  renferme  clairement  la  concession  à  Timmuniste  de  tous 
les  droits  et  de  toute  la  puissance  du  comte,  est  du  commen- 
cement du  X^  siècle,  par  conséquent  il  appartiendrait  déjà 
au  commencement  de  la  période  féodale  ;  c'est  un  diplôme 
du  roi  Raoul  en  faveur  de  Tévêquc  du  Puy,  de  Tan  924  ;  le 
caractère  de  l'immunité ,  telle  qu'elle  est  devenue  alors ,  y' 
est  nettement  tracé  :  u  Cujm  petitioni  benignum  prœbentes 
assensum,  regnum  morem  servantes,  hoc  prœceptum  immuni- 
tatis  fieri  jussimus,  concedentes,  et  omnibus  successoribus 
omne  burgum  if  si  ecclesiœ  adjacentem  et  universa  quœ  ibidem 
ad  dominium  et  potestatem  comitis  hactenus  pertinuisse  visa 
sunt  :  forum  scilicet,  telonium,  monetam  et  omnem  districlum 
cum  terra  et  mansionibus  ipsius  burgi,  »  Ainsi,  l'immunité  a 
pour  effet  de  transporter  au  concessionnaire  tous  les  droits 
et  toute  la  puissance  du  comte,  et  ces  droits  sont  détaillés  ; 
ce  sont  tous  ceux  qui  étaient  compris  dans  l'expression  jm- 
titia;  mais  alors,  la  féodalité  est  déjà  un  fait  accompli.  C'est 
aussi  à  la  même  époque  que,  sous  les  empereurs  de  la  mai- 
son de  Saxe,  on  vit  se  développer  si  rapidement  le  système 
des  immunités  en  Italie  et  en  Allemagne. 

UkU.  KT  bOCUM.   XVI.  99 


kkS  ÉPOQUE    BARBARE. 

L'immunité  est  le  terrain  sur  lequel  commença  à  se  créer 
la  classe  des  juges  privés  {judices  privati),  laquelle  existait 
déjà  sous  la  seconde  race  ;  mais,  en  général,  ces  juges,  sauf 
les  avoués  des  églises,  ne  sont  jamais  parvenus,  même  dans 
répoque  féodale,  qu'à  une  compétence  d*un  ordre  inférieur. 

En  attendant,  voici  quelle  fut  leur  origine.  Ordinairement 
le  possesseur  d'une  immunité  n'exerçait  pas  par  lui-même  la 
juridiction  qui  lui  avait  été  concédée;  déjà,  d'après  les  prin- 
cipes de  la  législation  romaine,  Yhonoratus  ne  pouvait  exiger 
directement  des  contribuables  la  part  de  l'impôt  qui  lui  était 
désignée  ;  il  la  recevait  du  percepteur  public.  Johannis  de 
Janua  définit  le  judex  romain  appelé  censualis  :  u  Offidalis 
qui  censum  exigit  provincialem  et  qui  dat  illum.  » 

Un  capitulaire  de  Clotaire  11,  de  615,  nous  montre  que 
cette  règle  de  la  législation  romaine  avait  passé  dans  la  lé- 
gislation barbare.  Ce  capitulaire,  parlant  des  conditions  à 
'exiger  d'un  jtAdex,  soit  public,  soit  privé,  statue  que  le  juge 
public  doit  être  pris  dans  la  localité  où  il  exerce,  afin  qu'on 
puisse  le  forcer  à  restituer  sur  ses  propres  biens  ce  qu'il  aura 
perçu  injustement;  puis,  venant  aux  juges  privés,  il  repro- 
duit la  même  règle,  manifestement  dans  le  même  but  ^  Mais 
les  honorati,  qui,  dans  le  principe,  recevaient  leurs  droits 


*  Art.  19  :  «  Episcopi  vero  vel  potentes  qui  in  aliis  possident  regionibus, 
judices,  vel  missos  discussores  de  aliis  provinciis  non  instituant,  nisi  de  loco 
qui  jusiitiam  percipianl  et  aUis  reddant.  »  Les  partisans  du  système  de  Mon- 
tesquieu sur  les  justices  seigneuriales  ont  cherché  dans  ce  texte  la  preuve 
d'une  juridiction  exercée  par  les  évèques  et  les  grands  propriétaires  immu- 
nés;  le  moi  perdpiant  montre  que  justifia  n*esl  pas  ici  la  juridiction,  mais  la 
justice  utile,  c'est-à-dire  le  tribut.  L'article  suivant  le  prouve  encore  mieux  : 
«  Agentes  igitur  episcoporum  aut  potentum  per  potestatem  nuUius  rei  col- 
leela  solutia  nec  auferant.  »  Les  collecta  solutia  sont  des  exactions  illégitimes 
((u'il  est  défendu  aux  agents  de  l'immune  d'exiger. 


JUGES  PRIVES.  hk9 

des  mains  du  juge  public,  lorsque  Thonneur  était  assez  con- 
sidérable pour  occuper  un  ou  plusieurs  juges ,  s'efforcèrent 
d'obtenir  la  nomination  à  ces  emplois,  afin  de  les  tenir  sous 
leur  dépendance  ;  de  là  les  juges  privés. 

On  avait  trouvé  déjà  un  exemple  d'honneur  concédé  avec 
droit  de  choisir  le  judex  dans  un  trait  de  la  vie  de  saint  Eloi, 
cité  par  l'abbé  Dubos,  où  Dagobert  donne  à  l'église  de  Saint- 
Martin  un  honneur  sur  la  demande  de  saint  Eloi',  et,  dit 
l'hésiagoge ,  depuis  ce  temps ,  l'évéque  a  nommé  le  comte. 
Mais,  il  faut  dire  que  souvent  les  églises  faisaient  remonter 
plus  loin  que  de  raison  l'origine  des  droits  qu'elles  revendi- 
quaient. 

Pour  obliger  les  contribuables  à  acquitter  leurs  redevan- 
ces ,  il  fallait  que  le  juge  privé  reçût  du  roi  le  pouvoir  de 
contraindre,  le  bannus,  ou  bannum.  Naturellement,  les  posses- 
seurs d'immunités  cherchèrent  à  réunir  au  droit  de  choisir 
leurs  juges  celui  de  leur  conférer  le  bannus.  A  mesure  qu'on 
approche  des  temps  proprement  féodaux,  ce  droit  de  ban  est 
plus  fréquemment  rappelé  dans  les  concessions.  Les  juges 
privés  portent  des  noms  spéciaux  qui  ne  se  confondent  pas 
avec  ceux  des  juges  publics,  et  dans  lesquels  on  aperçoit 
déjà  une  hiérarchie  différente  ;  ce  sont  les  vice-domni  (vidâ- 
mes), les  prœpositi  (prévôts),  les  majores  (maires),  les  villid 
et  villicarii  ;  dans  les  immunités  ecclésiastiques,  ce  sont  les 
aivocali  (avoués).  Ces  noms  mêmes  nous  indiquent  que,  dans 
le  principe ,  leur  juridiction  était  subordonnée  à  la  juridic- 
tion du  comte  et  de  ses  lieutenants ,  le  vicarius  et  le  vice- 
cornes. 

*  «  Pro  reverenlia  St.  Martini,  Eligio  rogante,  Dagobertus  rex  illi  ecclesia 
censum  omnem  qui  flsco  solvebatur  ex  toto  condonavit.  Âtque  ab  eo  tempore 
omne  jus  flscalis  census  ecclesis  tibi  vindicavit  et  luque  in  prœsens  in  ea» 
dem  urbe  per  pontifias  UHeras  cornes  instituit.  > 


&S0  EPOQUE    BARBARE. 

L'époque  barbare  est  un  temps  où  aucune  institution  so- 
ciale ne  parvenait  à  s'asseoir  solidement,  où  le  pouvoir  pu- 
blic tendait  sans  cesse  à  se  particulariser.  Charlemagne  dé- 
ploya toute  son  énergie  et  tout  son  génie  pour  lutter  contre 
cette  tendance.  Deux  institutions  touchant  à  l'organisation 
judiciaire,  dont  il  fut  Fauteur,  témoignent  à  la  fois  de  ses 
efforts  et  de  la  désorganisation  même  contre  laquelle  il  avait 
à  lutter  ;  ce  sont  celles  des  mt^^t  dominici  et  des  échevins 
{scabini). 

Dans  le  but  de  maintenir  les  fonctionnaires  locaux  dans  le 
devoir,  de  réprimer  leurs  oppressions  et  d'assurer  le  cours 
de  la  justice,  Charlemagne  envoyait  dans  chaque  province 
deux  délégués,  un  comte  et  un  évêque,  qui  parcouraient,  à 
diverses  époques  de  l'année  ,  l'arrondissement  confié  à  leur 
surveillance  {missaticum),  recueillaient  les  plaintes  qu'on 
leur  adressait  contre  les  hommes  puissants  et  y  faisaient 
droit ,  constataient  la  négligence  des  juges  locaux  ,  pour- 
voyaient aux  justices  dont  l'exercice  était  suspendu  ;  en  un 
mot,  corrigeaient  tous  les  abus  qu'ils  apercevaient  dans  leur 
inspection,  et  s'ils  éprouvaient  quelque  résistance,  la  signa- 
laient au  prince.  Lorsqu'ils  étaient  présents,  c'étaient  eux- 
mêmes  qui  présidaient  les  plaids  ;  en  leur  absence,  les  juges 
ordinaires  rentraient  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions. 

On  voit ,  par  les  Capitulaires ,  que  les  fonctions  des  missi 
avaient  aussi  leur  côté  fiscal  ;  ils  devaient  surveiller  la  régu- 
larité de  la  perception  de  l'impôt  et  recevoir  des  comtes  la 
part  revenant  au  roi. 

La  seconde  modification  dans  l'organisation  judiciaire  due 
à  Charlemagne  est  l'institution  des  échevins.  Soit  en  raison 
d'un  changement  dans  les  mœurs,  qui  faisait  que  les  hom- 
mes libres  préféraient  rester  chez  eux  et  travailler  leurs 


MISSI  ET  SCABINI.  4K1 

terres  que  de  passer  leur  vie  dans  les  assemblées,  soit  parce 
que  les  contestations  avaient  augmenté  par  la  plus  grande 
complication  des  intérêts  ,  soit  enfin  que  les  comtes  et 
leurs  subordonnés  se  fissent  déjà  de  la  fréquente  convoca- 
tion aux'  plaids  un  moyen  de  molester  les  hommes  libres , 
l'obligation  d'assister  aux  plaids  était  devenue  une  lourde 
charge  ;  afin  de  l'adoucir,  Charlemagne  réduisit  à  trois  le 
nombre  des  plaids  obligatoires,  placita  légitima  (ungebotene 
gericht)  ;  les  autres,  placita  indicta  {gebotene  gericht),  étaient 
convoqués  par  le  juge  ;  sept  hommes  désignés  par  l'assem- 
blée du  district,  sous  le  nom  d'échevins  {scabini,  schœffen), 
étaient  seuls  tenus  d'y  assister,  et  suffisaient  pour  rendre  le 
jugement.  Toutefois,  les  hommes  libres  n'étaient  point  privés 
par  là  du  droit  d'assister  au  jugement  ;  ceux  qui  voulaient  y 
venir  y  "prenaient  part,  et  l'on  trouve  même  des  sentences 
rendues  après  Charlemagne  qui  ne  sont  signées  que  par  des 
hommes  libres  {boni  homines,  rachimburgi),  et  dans  presque 
toutes,  après  la  signature  des  échevins  vient  celle  d'un  cer- 
tain nombre  de  boni  homines.  On  a  confondu  longtemps  ces 
boni  homines  avec  les  échevins.  M.  de  Savigny  a  démontré 
le  premier  la  diflTérence  qui  les  sépare  '  :  les  boni  homines 


*  n  paraît  que,  déjà  avant  l'institution  des  échevins,  Tusage  s'était  établi 
de  faire  siéger  auprès  du  juge  sept  propriétaires  des  plus  considérés,  tandis 
que  les  autres  se  tenaient  debout  ;  car  on  lit  dans  la  loi  salique  :  «  Tune  grafio 
congregat  septem  rachimburgios  idoneos,  »  et  une  formule  de  Marculfe  dis- 
tingue les  rachimburgi  qui  residebani  et  les  rachimburgi  qui  adstabant.  U  pa- 
rait, de  plus,  que  la  qualité  de  propriétaire  foncier  était  devenue  essentielle, 
ce  qui  primitivement  n'était  pas;  ainsi,  les  rcuihimburgi  sont  les  anciens  ori- 
manni  propriétaires  dans  le  district.  Cette  qualité  de  propriétaire  est  indi- 
quée par  le  mot  rachimburgi ,  qui  est  composé  de  rdch  et  synonyme  de  jkm- 
sidenies ,  ou  boni  homines.  En  Espagne ,  on  en  a  fait  les  ricos  ombres.  A 
Schwy tz,  il  existe  encore ,  pour  les  petites  affaires,  causes  de  police,  etc.,  un 


&S2  ÉPOQtE  barbare:. 

étaient  les  hommes  libres  propriétaires  fonciers  dans  le  dis- 
trict, qui  avaient  le  droit  de  siéger  aux  plaids  sans  en  avoir 
la  fonction  spéciale  comme  les  échevins.    . 

Les  réformes  judiciaires  de  Charlemagne ,  et  plus  encore 
son  gouvernement  vigilant  et  ferme,  eurent  d'abord  d'heu- 
reux effets;  elles  rendirent  aux  plaids  des  hommes  libres 
l'autorité  qui  leur  était  nécessaire  et  qu'avait  affaiblie  l'inertie 
d'employés  moins  préoccupés  de  leurs  devoirs  que  des  inté- 
rêts de  leur  agrandissement ,  et  l'insouciance  de  ceux  qui 
devaient  y  siéger  comme  juges  ;  elles  imprimèrent  à  leur  ac- 
tion plus  de  régularité.  Pendant  la  durée  du  règne  de  Char- 
lemagne, ce  résultat  se  fit  sentir.  Mais  le  grand  mal  n'était 
pas  dans  les  vices  de  l'organisation,  il  était  dans  les  mœurs, 
dans  le  développement  des  tendances  individualistes  qui  se 
produisaient  partout ,  et  que  Charlemagne  avait  vainement 
cherché  à  utiliser  et  à  diriger  au  profit  de  la  chose  publique. 

Nous  avons  vu  ailleurs  comment  les  associations  particu- 
lières basées  sur  le  bénéfice  s'étaient  formées  sur  chaque 
point  du  territoire,  et,  se  séparant  de  plus  en  plus  de  la  so- 
ciété générale  qui  leur  avait  donné  naissance,  finissaient  par 
devenir  des  états  dans  l'Etat  et  par  paralyser  entièrement 
l'action  publique. 

Depuis  Louis-le-Débonnaire ,  les  bénéfices  commencèrent 
à  devenir  héréditaires,  et  il  en  fut  de  même  des  fonctions 
publiques,  ou  des  honneurs;  car  le  nom  d'honneur  s'appli- 
que aussi  à  la  fonction.  Une  fois  ce  point  obtenu,  la  ruine  de 


tribunal  composé  des  sept  premiers  citoyens  qui  passent  par  la  rue.  Si  l'on 
admettait  pour  le  mot  scabini  Tétymologie  tirée  de  scaninum  (banc),  cela 
serait  en  rapport  avec  la  place  qui  leur  était  assignée  dans  les  plaids  ;  mais 
je  préfère  celle  de  schàpfen  (créer,  puiser,  haurire  sententiam)  ;  alors  schôpfen 
serait  le  mot  primitif. 


LES  JUSTICES  PUBLIQUES  APPROPRIÉES.  4R3 

la  royauté  carlovingienne  était  accomplie  ;  car  elle  se  trouva 
dépouillée  à  la  fois  des  deux  grands  moyens  d'influence  que 
le  pouvoir  possède ,  la  disposition  des  charges  publiques  et 
le  revenu  de  l'impôt.  Un  édit  de  Charles-le-Chauve,  de  877, 
arraché  à  sa  faiblesse  par  la  puissance  des  grands  et  les  dévas- 
tations des  Normands,  consacre  formellement  le  principe  de 
l'hérédité  des  honneurs  et  celui  de  leur  transmissibililé  par 
disposition  entre-vif.  Dès  ce  moment,  les  honneurs,  comme 
les  bénéfices ,  sont  devenus  patrimoniaux  ;  ils  sont  entrés 
dans  le  domaine  du  droit  privé,  et  avec  eux  la  juridiction. 

Faut-il  en  conclure,  avec  la  plupart  des  écrivains  moder- 
nes., que  la  justice  publique  exercée  durant  l'époque  barbare 
par  les  comtes,  les  vicaires,  les  centeniers,  a  disparu  dans 
la  longue  anarchie  du  IX*  et  du  X*  siècle?  qu'elle  s'est 
éteinte  avec  la  dynastie  carlovingienne ,  et  doit  être  entiè- 
rement assimilée  à  la  justice  des  fiefs  ?  Nous  ne  le  pensons 
point.  Au  X*  siècle,  la  justice  justicière  cessa  de  se  rattacher 
au  pouvoir  royal  ;  mais  elle  n'en  devint  que  plus  absolue  et 
plus  illimitée,  affranchie  qu'elle  était  du  contrôle  d'une  au- 
torité supérieure.  Aussi  est-ce  justement  à  cette  époque,  au 
moment  où  les  justiciers  se  dégagent  de  la  puissance  des 
missij  que  les  populations  jetèrent  ces  cris  de  détresse  qui 
vibrent  encore  dans  l'écho  des  souvenirs  et  sont  parvenus 
jusqu'à  nous  d'âge  en  âge  ;  ceux  qui  subissaient  cette  ty- 
rannie insupportable  n'étaient  ni  les  vassaux,  ni  les  serfs, 
c'étaient  les  anciens  hommes  libres ,  devenus  les  sujets  des 
possesseurs  d'honneurs  et  d'immunités. 

La  dernière  révolution  que  nous  venons  de  décrire  est 
celle  qui,  en  France  du  moins,  ouvrit  la  porte  au  régime 
proprement  féodal.  L'hérédité  des  bénéfices  avait  créé  le  fief 
et  le  système  féodal  privé  ;  la  patrimonialité  des  justices  pu- 
bliques créa  l'état  social  appelé  féodalité. 


kHU  ÉPO9IIE   BARBARE. 

En  Allemagne,  durant  la  période  barbare,  nous  trouvons 
l'organisation  des  justices  populaires  en  comtés  et  subdivi- 
sions de  comtés,  centenies  (huntari),  ou  communes  (marche*), 
mais  naturellement  sans  le  mélange  de  l'élément  des  justices 
d'origine  romaine  {honores,  justitiœ);  le  bénéfice  même  ne 
parait  avoir  pénétré,  en  Allemagne,  d'une  manière  vraiment 
notable  que  vers  l'époque  proprement  féodale,  lorsqu'il  com- 
mence déjà  à  se  transformer  en  fief. 

Dans  l'Italie  lombarde,  en  revanche,  la  conquête  franque 
avait  introduit ,  dès  le  temps  de  Charlemagne,  les  bénéfices 
elles  honneurs;  en  sorte  que,  sous  le  rapport  de  l'organisa- 
tion judiciaire,  l'Italie  supérieure  devait,  à  la  fin  de  la  pé- 
riode barbare,  ressembler  beaucoup  à  la  Gaule  du  midi, 
contrée  où  l'élément  romain  était  resté  niéme  un  peu  plus 
prépondérant  que  dans  les  contrées  de  l'Italie  occupées  dès 
le  principe  par  les  Lombards. 


JlSTiCE  FÉODALE.  455 


SU. 


Première  époque  féodale. 


Depuis  le  X®  siècle,  Texpression  d'honneur  est  remplacée 
par  celle  de  justice,  et  la  juridiction  attachée  aux  fonctions 
est  devenue  patrimoniale,  héréditaire  et  transmissible,  comme 
le  bénéfice ,  qui ,  lui  aussi ,  change  de  nom  et  commence  à 
s'appeler  fief.  Les  propriétaires  des  justices,  auxquelles  est 
attachée  désormais  une  juridiction  complète,  ou  limitée,  sont 
censés  les  posséder  au  même  titre  qu'ils  possèdent  des  fiefs  ; 
ils  peuvent  les  aliéner  et  les  inféoder  de  la  même  manière 
qu'ils  aliéneraient  ou  inféoderaient  des  terres. 

n  y  a  donc  des  seigneurs  possesseurs  de  justices  et  des 
seigneurs  possesseurs  de  terres,  des  seigneuries  justicières  et 
des  seigneuries  féodales  ;  mais  ces  deux  ordres  de  seigneuries 
reposent  sur  un  principe  différent  et  sont  de  nature  diffé- 
rente. C'est  là  le  véritable  sens  de  cet  adage,  souvent  répété 
par  les  anciens  feudistes  :  «  Fief  et  justice  n'ont  rien  de  corn- 
mun ,  »  maxime  dont  ces  feudistes  eux-mêmes  ne  saisirent 
pas  la  portée,  parce  que,  s'ils  en  observaient  sous  leurs  yeux 
les  effets ,  ils  n'en  connaissaient  cependant  pas  exactement 
l'histoire  ;  maxime  sur  laquelle  on  a  ensuite  tant  discuté  sans 
arriver  à  un  résultat  par  la  même  raison ,  et  dont ,  de  nos 
jours,  on  fait  abstraction,  ce  qui  est  plus  commode. 

Loyseau,  dans  son  Traité  des  seigneuries,  et  après  lui  tous 
les  feudistes  domaniaux  du  XVII®  siècle,  ne  voient  dans  les 


^456  PREM1KRE    ÉPOQUE    FEODALE. 

justices  seigneuriales  qu'une  usurpation  effectuée  du  IX®  au 
XI®  siècle  aux  dépens  de  la  couronne  *.  Chanlereau,  Lefeb- 


'  Loyseau  part  de  l'hypothèse  que  les  Français  (les  Francs),  quand  ils  con- 
qui  rent  les  Gaules,  se  firent  seigneurs  des  personnes  et  de  leurs  biens  :  <  J'en- 
tends, dit-il,  seigneurs  parfaits,  tant  en  la  seigneurie  publique  qu'en  la  pro- 
priété ou  seigneurie  privée ,  qu'ils  firent  les  naturels  du  pays  serfs  dans  le 
sens  de  ceux  que  les  Romains  appelaient  censiti^  seu  glebœ  adscripti  ;  »  puis  il 
ajoute  :  «  Hors  celles  (les  choses]  qu'ils  retinrent  au  domaine  du  prince,  iU 
distribuèrent  toutes  les  autres,  par  climats  et  territoires,  aux  principaux  chefs 

m 

et  capitaines  de  leur  nation,  donnant  à  tel  une  province  à  titre  de  duché,  à 
tel  autre  un  pays  de  frontière  à  titre  de  marquisat,  à  un  autre  une  viUe,  avec 
son  territoire  adjacent,  à  titre  de  comté.  Mais  ces  terres  ne  leur  étaient  pas 
baillées  optimo  jure  pour  en  jouir  en  parfaite  seigneurie  ;  voulant  établir  une 
monarchie  assurée,  ils  en  retinrent  par  devers  l'Etat,  non-seulement  la  sei- 
gneurie publique ,  mais  aussi  se  réservèrent  un  droit  sur  la  seigneurie  pri- 
vée, qui  n'avait  point  été  connu  par  les  Romains,  droit  que  nous  avons  appelé 
êeigneurie  directe.  •  Passant  à  la  question  de  la  patrimonialité  des  justices, 
Loyseau  continue  ainsi  :  «  Toutefois,  il  faut  noter  que  toute  la  seigneurie 
qu'avaient  ces  capitaines  sur  les  terres  et  sur  les  personnes  n'était  qu'une  sei- 
gneurie privée,  demeurant  jusqu'alors  la  seigneurie  publique  devant  le  prince 
souverain,  selon  sa  vraie  nature.  Il  est  vrai  qu'ils  avaient  le  commandement 
en  qualité  d'officiers  ;  mais,  par  l'affinité  qu'il  y  a  entre  la  puissance  des  offi- 
ciers et  celle  des  seigneurs ,  il  a  été  facile  à  ces  anciens  ducs  et  comtes  de 
changer  leurs  offices  en  seigneuries.  Ainsi ,  outre  la  seigneurie  privée  accor- 
dée à  ces  seigneurs,  tant  des  terres  de  leur  détroit  que  des  personnes  des 
Gaulois,  ils  ont  encore  usurpé  une  espèce  de  seigneurie  publique.  > 

A  cette  cause  d'appropriation  des  justices  publiques,  Loyseau  en  ajoute 
beaucoup  d'autres ,  entre  autres ,  l'abus  des  termes  des  concessions  de  fief 
d'après  la  maxime  «  concesso  Castro  censitus  concessa  juridiction  >  et  des  ter- 
mes «  cum  hominibus.  »  En  somme,  Loyseau  ne  reconnaissait  aucune  justice 
seigneuriale  comme  légitime. 

Montesquieu  raille  tout  cela  fort  agréablement  :  «  Je  prie  de  voir  dans  Loy- 
seau quelle  est  la  manière  dont  il  suppose  que  les  seigneurs  procédèrent  pour 
former  et  usurper  leurs  justices  ;  il  faudrait  qu'ils  eussent  été  les  gens  du 
monde  les  plus  raffinés,  et  qu'ils  eussent  volé,  non  pas  comme  les  guerriers 
pillent,  mais  comme  des  juges  de  village  et  des  procureurs  se  volent  entre 
eux.  >  On  pourrait  répondre  que  les  moyens  de  procureur  ont  été  à  l'usage 
de  tous  les  temps,  et,  au  fond,  le  système  de  Loyseau  est  encore  plus  près  de 
U  vérité  historique  que  ne  l'est  celui  de  Montesquieu. 


PIEF  ET  JUSTICE  n'oNT  BIEN  DE  COMMUN.  437 

vre,  Dubos,  dans  son  Etablissement  critique  de  la  monarchie, 
et  Houard,  ont  suivi  cette  opinion,  toute  favorable  aux  pré- 
tentions déjà  victorieuses  de  la  royauté. 

Montesquieu,  dont  le  dessein  n'était  ni  de  combattre  ces 
prétentions,  ni  de  les  favoriser,  mais  qui  se  proposait  de 
montrer  dans  l'aristocratie  le  plus  ferme  et  le  plus  i^nstant 
appui  de  la  monarchie,  combattit  Loyseau,  et  fit  de  la  justice 
un  élément  du  fief  :  a  La  justice ,  dit-il ,  fut,  dans  les  fiefs 
anciens  et  dans  les  fiefs  nouveaux ,  un  droit  inhérent  au  fief 
même ,  une  de  ses  principales  prérogatives  ;  en  sorte  que 
celui  qui  avait  la  justice  avait  le  fief.  »  Tous  les  modernes, 
jusqu'à  Championnière,  ont  suivi,  pour  la  plupart  sans  autre 
examen ,  l'opinion  que  Montesquieu  a  revêtue  de  son  auto- 
rité. 

Montesquieu  cependant  connaissait  trop  bien  l'ancien  droit 
français  pour  ignorer  la  maxime  «  fief  et  justice  n'ont  rien 
de  commun  ;  »  pour  l'expliquer,  il  suppose  que  beaucoup  de 
seigneurs,  qui  n'avaient  pas  assez  de  vassaux  à  eux  pour 
tenir  une  cour,  laissèrent  jiorter  les  affaires  de  leur  ressort 
à  la  cour  de  leur  suzerain,  et  par  là  perdirent  leur  droit  de 
justice,  a  parce  qu'ils  n'eurent,  dit-il,  ni  le  pouvoir,  ni  la 
volonté  de  le  réclamer.  » 

Cette  explication  pourrait  sans  doute  justifier  l'existence 
incontestable  et  parfaitement  certaine  de  fiefs  sans  justice, 
mais  elle  n'explique  pas  celle,  tout  aussi  bien  constatée,  de 
justices  sans  fief. 

Si  celui  qui  n'avait  qu'un  petit  nombre  de  vassaux  n'a  pu 
conserver  sa  justice,  comment  aurait  pu  la  conserver  celui 
qui  n'en  possédait  point  du  tout  ! 

Hélie,  dans  son  intéressant  Traité  sur  l'histoire  de  la  pro- 
cédure criminelle,  tout  en  foisant,  comme  Montesquieu,  de  la 


458  PREMIÈRE   EPOQUE   FEODALE. 

justice  une  dépendance  de  la  propriété  foncière ,  donne  du 
fait  de  la  séparation  des  justices  et  des  fiefs,  qu'il  a  du  moins 
le  mérite  d'avoir  remarqué,  une  autre  explication  :  «  Les 
temps,  dit-il,  amenèrent  peu  à  peu  cette  séparation;  les  dé- 
sordres incessants,  les  guerres  privées,  et  les  expéditions  des 
Croisades,  portèrent  les  propriétaires  à  aliéner  successive- 
ment quelques-uns  de  leurs  domaines;  mais,  en  aliénant  le 
fief,  ils  gardèrent  le  droit  de  justice,  »  Hélie  imagine  justement 
l'hypothèse  inverse  de  celle  de  Montesquieu  ;  l'un  fait  aliéner 
le  fief  et  retenir  la  justice,  l'autre  fait  aliéner  la  justice  et 
retenir  le  fief.  Les  deux  choses  ont  pu  se  rencontrer  comme 
accident,  mais  ni  l'une,  ni  l'autre,  n'expliquent  ce  qu'il  faut 
expliquer,  savoir  le  fait  général  d'une  différence  essentielle 
et  fondamentale  entre  la  justice  et  le  fief,  fait  qui  ressort  de 
cette  règle  générale  et  universellement  reconnue  :  «  Fief  et 
justice  n'ont  rien  de  commun.  »  Observons  d'ailleurs  que  ces 
explications  supposent,  l'une  et  l'autre,  une  différence  déjà 
existante  et  admise  dans  la  pratique  entre  la  justice  et  le  fief. 
En  étudiant  les  anciens  feudistes  et  les  documents  de  l'épo- 
que féodale,  on  se  convaincra  qu'ils  ne  supposent  en  aucune 
façon  l'idée  d'un  démembrement,  d'une  disjonction  de  la  jus^ 
tice  et  du  fief;  il  est  impossible  d'apercevoir  dans  l'histoire 
de  la  féodalité  l'indice  du  moment  où  cette  disjonction  com- 
mencerait à  s'opérer  ' . 


*  Les  Etablissements  de  saint  Louis,  qui  appartiennent  encore  à  l'époque 
où  la  féodalité  était  dans  toute  sa  force  et  le  système  féodal  dans  toute  sa  pu- 
reté, mentionnent  déjà  la  séparation  de  la  justice  et  du  fief  comme  une  chose 
établie,  et  dont  l'origine  n'est  nullement  récente.  Ils  parlent  du  «  bers  qui  a 
voyère  (viguerie)  en  sa  terre  ;  >  ce  qui  suppose  que  le  fief  n'implique  pas  né- 
cessairement la  justice.  Ailleurs,  parlant  du  baron  qui  aurait  inféodé  une 
terre  à  une  autre,  ils  disent  :  •  Li  bers  à  qui  serait  li  fié  ne  aurait  ne  petite 


CONTROVERSE  SUR  CETTE  MAXIME.  &S9 

En  fait,  une  multitude  de  justices  existaient  sans  fief  dans 
tout  le  territoire  de  la  France,  à  l'époque  où  les  coutumes 
furent  écrites,  et  un  plus  grand  nombre  encore  de  fiefs  exis- 
taient sans  justices.  Or,  bien  loin  que  nous  trouvions  la  cause 

justice,  ne  grant,  ains  serait  la  justice  au  baron  en  qui  chastelerie  li  fief  se- 
rait. » 

Dans  une  ordonnance  de  Philippe-ie-Bel,  de  1311,  un  bailli  ayant  demandé 
si,  dans  une  concession  royale ,  on  devait  supposer  la  justice  des  terres  con- 
cédées, il  est  répondu  que  non ,  à  moins  de  disposition  expresse  :  «  Nos  tibi 
super  liœc  respondimus  :  quod  in  generali  concessione  quacumque ,  non  in- 
telligimus,  nec  intelligi  \o\umyis ,  justitiam  aUamy  foragia  feuda  nobilium, 
aut  jura  patronatus  venire.  » 

A  côté  des  dispositions  législatives,  plaçons  les  commentaires. 

Balde  disait  déjà  que  la  juridiction  n'est  pas  seulement  séparable  du  fief, 
mais  distincte  :  «  Ut  jurisdictio  non  sil  separabilis  sed  separata,  •  et  Dumou- 
lin, qui  le  cite,  pose  ce  principe  comme  axiomatique  :  «  Potest  esse  territo> 
rium  sine  jurisdictione  et  jurisdictio  sine  territorio.  • 

Baquet ,  dans  son  Traité  des  justices ,  expose  le  même  principe  :  «  Le  sei- 
gneur féodal,  dit-il,  ne  peut  s'attribuer  droit  de  justice  en  son  fief;  car  tel  a 
droit  de  justice  en  un  lieu  qui  n'a  aucune  féodalité,  ne  censive,  au  dit  lieu  ; 
au  contraire,  tel  a  droit  de  féodalité  et  de  censive  qui  n'a  aucune  justice.  • 

Luysel,  dans  les  Instilutes  coutumiéres ,  écrit  que  fief  et  justice  n'ont  rien 
de  commun  ensemble  ;  et  une  foule  de  coutumes  provinciales  de  France, 
celles  de  Berry,  de  Blois,  d'Auvergne,  de  Bourbonnais,  de  Touraine,  de  la 
Marche,  reproduisirent  textuellement  celte  règle. 

D'Argentré  la  rappelle  dans  son  Commentaire  de  la  CotUume  de  Bretagne,  quoi- 
que dans  celte  province,  dit-il,  il  fût  rare  que  le  seigneur  féodal  ne  fût  pas  en 
même  temps  justicier.  Ce  commentateur  y  ajoute  une  explication  bien  nette  : 
■  Jurisdictio  et  si  cum  domanio  conjuncta  sit,  tamen  per  se  subsislit  et  sepa- 
rabilis ut  inteHectu ,  atque  eiiam  actu.  »  La  juridiction  et  le  domaine  même 
réunis  sont  séparables,  non-seulement  en  idée,  mais  en  fait. 

Perrière,  en  résumant  les  commentateurs  de  la  Coutume  de  Paris,  tient  le 
même  langage  :  «  Il  ne  faut  pas  confondre  le  fief  avec  la  justice,  quoique 
souvent  le  seigneur  féodal  soit  aussi  seigneur  justicier  ;  ce  sont  choses  si  sé- 
parées, qu'elles  n'ont  rapport  ensemble,  soit  pour  l'établissement,  soit  pour 
les  droits,  soit  pour  la  jouissance  ;  le  droit  du  fief  est  purement  réel  ;  il  ne 
regarde  les  personnes  qu'autant  qu'elles  ont  joui,  ou  qu'elles  jouissent  de  la 
terre  en  fief.  » 


462  PREMIÈRE  ÉPOQUE  FEODALE. 

nal  :  en  théorie  du  moins,  faibles  ou  forts,  tous  sont  justi- 
ciables du  juge  établi  par  TEtat,  comme  tous  s'adressent  à 
lui  ;  le  droit  de  juger  est  objectif,  la  justice  sociale  est  inévi- 
table pour  tous. 

Ces  deux  systèmes  se  modifièrent  en  se  combinant  l'un 
avec  l'autre  ;  mais,  au  fond,  ils  restèrent  en  présence,  per- 
sistant chacun  dans  sa  nature  originaire. 

La  justice,  selon  les  idées  romaines,  entra  plus  ou  moins 
dans  les  attributions  des  magistrats  d'institution  germani- 
que ,  des  comtes  et  des  centeniers ,  qui ,  dans  le  principe , 
exerçaient  leur  juridiction  selon  les  principes  de  la  justice 
germanique. 

La  juridiction  du  comte  reçut  des  idées  romaines  un  ca- 
ractère plus  prononcé  de  droit  commun,  légal  et  nécessaire. 
Elle  conserva  des  principes  germaniques  :  la  nécessité  d'une 
accusation  pour  motiver  son  intervention,  sauf  dans  certains 
cas,  où  l'Etal  était  particulièrement  intéressé  ;  le  caractère 
des  pénalités,  qui,  pendant  assez  longtemps  du  moins,  se 
résuma  à  des  compositions  à  l'égard  des  hommes  libres,  et 
le  jugement  populaire,  auquel  l'officier  public  se  borne  à  pré- 
sider, et  qu'il  est  ensuite  charge  d'exécuter. 

Mais  si  le  principe  objectif,  ou  social,  pénétra  peu  à  peu 
dans  la  justice  du  comte,  qui  est  la  justice  nationale  et  pu- 
blique de  l'époque  barbare,  le  caractère  de  droit  conven- 
tionnel et  subjectif  se  maintint,  en  revanche,  dans  les  asso- 
ciations particulières,  et  se  développa  dans  la  sphère  de  la 
justice  à  mesure  que  les  confédérations  particulières  se  mul- 
tipliaient et  augmentaient  leur  influence.  Ici,  le  justiciable 
n'a  droit  à  la  justice  et  n'y  est  soumis  qu'en  sa  qualité  de 
membre  de  l'association  ,  tandis  que  la  juridiction  du  comte 
s'exerçait  en  raison  du  domicile,  sans  se  rattacher  à  aucuu 
contrat. 


QUEL  SYSTÈME  A  PREVALU?  463 

L*associatioD  qui  prit  le  dessus  dans  Tépoque  barbare  est 
celle  qui,  issue  du  gasindi,  se  fonda  sur  le  bénéfice  militaire 
et  engendra  la  féodalité.  Les  immunités  servirent  de  base 
à  des  institutions  analogues,  mais  dans  lesquelles  une  cer- 
taine part  du  pouvoir  social  se  trouvait  absorbée.  L'Eglise, 
de  son  côté,  formait  une  grande  association,  organisée  sur 
tous  les  points  du  territoire  ;  plus  tard,  les  communes  se 
constituèrent  aussi  en  associations  particulières.  Toutes  ces 
associations  eurent  leur  justice  propre.  La  même  cause  agit 
partout;  il  fallait  suppléer  au  défaut  d'institutions  publiques 
capables  de. protéger  l'individu. 

L'influence  que  l'élément  romain  a  exercée  sur  la  justice 
publique  de  l'époque  barbare  est  incontestable;  cependant, 
il  ne  faut  rien  exagérer,  et  l'on  doit  reconnaître  qu'au  fond, 
même  dans  les  contrées  autrefois  soumises  à  la  domination 
romaine,  la  justice  s'était  conservée  essentiellement  germa- 
nique. Cette  remarque  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue  lors- 
qu'on lit  les  auteurs  français,  surtout  les  jurisconsultes  qui, 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  se  sont  peu  occupés  des  institu- 
tions germaniques,  et  ne  leur  font  pas,  dans  l'histoire  du 
droit  de  leur  pays,  la  part  qui  leur  revient.  Championnière 
lui-même,  dont  les  découvertes  ont  jeté  tant  de  jour  sur  la 
question  si  obscure  et  si  compliquée  des  justices  féodales, 
semble  ne  voir  dans  la  juridiction  du  comte  qu'une  trans- 
formation des  institutions  judiciaires  romaines,  et  ne  recon- 
naît l'élément  germanique  que  dans  les  associations  particu- 
lières exerçant  la  justice  dans  leur  propre  sein  ou  pour  la 
protection  de  leurs  membres,  dont  la  juridiction,  en  quelque 
sorte  privée,  existait  en  opposition  avec  la  justice  du  comte. 
Ce  qu'il  y  a  d'exclusif  dans  ce  point  de  vue  ressortira  avec 
évidence  lorsque  nous  arriverons  à  l'étude  du  système  des 

MÉM.   ET  DOCUM.  XVI.  30 


464  PREMIÈRE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

juridictions  féodales  de  rAlIemagne.  En  effet,  la  conséquence 
de  ce  point  de  vue  serait  que  la  juridiction  publique  n'aurait 
pas  existé  en  Allemagne,  ou  qu'elle  y  aurait  été  une  imper* 
tation  étrangère  ;  or,  ce  fut  justement  le  contraire,  puisque 
la  juridiction  publique  s'est  conservée  bien  plus  intacte  et 
plus  nationale  en  Allemagne  que  dans  les  pays  qui  ont  ap- 
partenu à  l'empire  romain. 

La  juridiction  du  comte  représente  la  juridiction  de  l'Etat 
aussi  longtemps  que  subsiste  le  pouvoir  social  ;  mais,  lors- 
qu'à la  fin  de  l'époque  barbare,  ce  pouvoir  succombe,  lors- 
que les  fonctions  judiciaires  usurpées  par  leurs  détenteurs 
deviennent  elles-mêmes  des  possessions  privées,  les  associa- 
tions particulières  cessent  d'être  rattachées  les  unes  aux  au- 
tres par  le  lien  commun  de  l'autorité  supérieure  résidant 
dans  l'Etat.  Alors,  la  juridiction  des  anciens  employés  pu- 
blics, devenus  seigneurs  justiciers,  ne  s'exerça  plus  que  par 
districts,  dans  la  circonscription  où  domine  chaque  seigneur  ; 
mais,  entre  les  habitants  de  deux  districts  justiciers  diffé- 
rents, il  n'y  eut  plus  de  juge  commun  auquel  on  put  recou- 
rir ;  il  n'y  eut  pas  davantage  de  recours,  faute  de  supérieur 
commun,  entre  les  diverses  associations  particulières,  béné- 
fices, immunités,  etc.,  répandues  sur  le  territoire.  Alors,  la 
force,  la  guerre,  seules  purent  vider  les  différends  *. 

*  Lorsqu'il  existait  encore  un  pouvoir  public,  les  justices  particulières 
étaient  en  présence  de  la  justice  du  comte,  à  laquelle  appartenaient  et  pou- 
vaient recourir  tous  les  hommes  qui  n'étaient  pas  engagés  dans  une  associa- 
tion privée.  Lorsqu'il  y  avait  procès,  le  plaignant  devait  agir  suivant  la  con- 
dition du  défendeur  ;  s'il  était  sujet  du  comte ,  il  s'adressait  directement  à 
celui-ci  ;  s'il  était  clerc ,  il  s'adressait  à  la  justice  ecclésiastique  ;  s'il  était 
vassal,  il  s'adressait  à  son  seigneur;  si  justice  lui  était  refusée,  il  pouvait  re- 
venir au  comte.  Un  diplôme  de  795,  cité  par  Hélie ,  indique  cette  marche  à 
propos  des  avoués  ecclésiastiques,  contre  lesquels  on  peut  porter  plainte  au 


JUSTICE  DES  ASSOCIATIONS.  &6B 

On  comprend  combien  cet  état  de  choses  déplorable  dut 
favoriser  les  progrès  des  associations  particulières  ;  car  celui 
qui  en  faisait  partie  avait  derrière  lui  la  force  de  Tassocia- 
tion,  qui  lui  devait  sa  protection  ;  le  seigneur  féodal  la  de- 
vait à  son  vassal ,  Tévèque  et  l'abbé  à  ses  clercs  et  à  ses 
hommes,  la  commune  la  dut  aussi  à  ses  bourgeois  ;  le  justi- 
cier seul  ne  devait  rien  à  ses  sujets,  à  ses  a  hommes  de 
poète  S  »  comme  on  disait  au  moyen  âge.  D'où  il  résulta 
que  ceux-ci  furent  obligés  d'acheter,  par  la  recommandation 
ou  des  engagements  analogues,  au  prix  d'une  partie  de  leurs 
biens,  et  même  de  leur  liberté,  cette  protection  que  l'homme 
libre  et  isolé  ne  trouvait  plus  nulle  part.  Voilà  pourquoi , 
dans  les  temps  féodaux,  le  droit  de  guerre  privée  n'apparte- 
nait pas  aux  vilains ,  c'est-à-dire  aux  sujets  des  justiciers. 
«  Guerre,  par  notre  coutume,  ne  peut  quier  entre  gens  de 
poète,  ne  entre  borgeois,  »  dit  Beaumanoir. 

En  France,  pendant  la  période  intérimaire  qui  s'est  écoulée 
entre  l'époque  barbare,  ou  franque,  et  le  moment  où  le  sys- 
tème féodal  a  atteint  une  forme  organique  saisissable  et  tant 
soit  peu  fixe,  les  juridictions  publiques  s'étaient  confondues 
avec  celles  des  associatio|)s  particulières. 

Ces  associations  particulières  sont  les  seigneuries,  tant  jus- 
ticières  que  féodales,  les  communes  et  l'Eglise. 

Je  parlerai  de  la  juridiction  ecclésiastique,  de  ses  rapports 
et  de  ses  nombreux  conflits  avec  la  juridiction  seigneuriale. 


comte,  81  l'évéque  n*a  pas  fait  justice.  Durant  Tépoque  féodale,  on  chercha  à 
rétablir  cette  forme;  mais  cela  ne  put  être  fait  avec  succès  que  lorsque  le 
pouvoir  public  se  fut  reconstitué  et  qu'on  recojnmença  à  rendre  la  justice  en 
son  nom. 

*  Nous  avons  vu  que  les  hommes  de  poëte  sont  les  hommes  soumis  à  la  po- 
testas  judiciaria. 


466  PREMIÈRE    ÉPOQUE    FÉODALE. 

lorsque  je  traiterai  de  TEglise  et  de  ses  rapports  avec  la  féo- 
dalité ;  je  dirai  aussi  un  mot  de  la  juridiction  qui  s'eKerçait 
dans  les  communes,  en  traitant  du  rôle  des  villes  et  des  coin- 
munes  dans  la  féodalité. 

Du  XII®  au  XIII®  siècle,  lorsqu'une  hiérarchie  se  fut  for- 
mée entre  les  seigneuries,  et  avant  que  la  juridiction  royale 
eût  décidément  pris  le  dessus,  les  justices  seigneuriales  pré- 
sentent une  organisation  assez  pareille,  que  nous  allons  es- 
sayer d'esquisser. 

Prenons  pour  point  de  départ  la  seigneurie  complète ,  la 
baronnie,  qui  est  comme  la  monade  sociale,  dans  laquelle 
tous  les  éléments  de  l'Etat  se  trouvent  réunis. 

Dans  une  baronnie  quelconque,  il  y  a  d'abord  des  vas- 
saux possesseurs  de  fiefs  militaires  ;  ce  sont  les  pairs  {con- 
vassali),  qui ,  sous  la  présidence  du  baron,  forment  la  cour 
féodale,  ou  la  cour  du  baron.  Cette  institution  des  pairs  féo- 
daux, qui  se  jugent  entre  eux  ,  sous  la  présidence  de  leur 
chef,  a  une  ressemblance  trop  frappante  avec  l'organisation 
des  justices  populaires  germaniques  pour  ne  pas  en  prove- 
nir. Du  reste,  elle  remonte  à  l'époque  barbare  où  les  leudes 
formaient  aussi  le  conseil  et  la  cour  des  princes  et  des  chefs; 
partout  où  le  système  féodal  s'est  étendu,  on  retrouvera  la 
justice  des  pairs. 

La  baronnie  unissant  ordinairement  la  seigneurie  féodale 
et  la  puissance  juslicière ,  on  aura,  entre  la  classe  des  vas- 
saux (qui  promptement  se  sépara  des  autres  et  devint  la  no- 
blesse, les  gentilshommes)  et  les  serfs,  une  classe  intermé- 
diaire d'hommes  de  poète,  ou  vilains  ;  cette  classe  a  ses  tri- 
bunaux à  part,  dans  lesquels  la  justice  est  rendue  par  les 
officiers  des  seigneurs,  les  baillis  et  les  prévôts.  Dans  quel- 
ques contrées ,  où  les  hommes  libres  étaient  restes  nombreux 


LES  JUSTICES  DANS  LA  BAR0NN1E.  467 

et  unis,  ils  avaient  conservé  le  droit  de  se  juger  eux-n)êmes; 
alors  l'officier  du  baron  ne  faisait  que  présider  les  boni  fto- 
mines,  qui  rendent  le  jugement,  mais  ceci  n'est  que  l'excep- 
tion ;  généralement,  les  hommes  de  poëte  furent  mis  par  les 
seigneurs  justiciers  dans  une  dépendance  qui  exclut  le  droit 
de  se  juger  soi-même.  Dans  les  contrées  où  les  hommes  de 
poëte  ont  été  assez  forts  pour  maintenir  leur  indépendance 
vis-à-vis  des  seigneurs  justiciers,  leur  tribunal  se  nomme  la 
cour  des  hommes,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  cour  de 
Vhomme,  dont  nous  allons  parler. 

Le  vassal  siégeant  à  la  cour  du  baron  peut  avoir  sur  sa 
terre  des  arrière- vassaux ,  des  censitaires  et  des  colons  li- 
bres, qui  sont  à  leur  tour  sous  sa  juridiction  ;  sa  cour,  mo- 
delée sur  celle  du  baron,  se  nomme  la  cour  de  l'homme. 
Homme ,  en  langage  féodal,  signifie  vassal  ;  cette  acception 
était  si  reçue ,  que  Ton  trouve  quelquefois  dans  les  docu- 
ments hommesse. 

Enfin,  nous  trouvons  les  serfs,  pour  lesquels  il  y  a  aussi 
une  juridiction  spéciale  ;  elle  était  exercée  en  général  par  les 
mêmes  employés,  baillis  et  prévôts,  qui  exerçaient  la  justice 
justicière  sur  les  hommes  de  poëte,  pour  les  cas  qui  ne  res- 
sortissaient  pas  du  maître  lui-même  ;  car,  pour  ce  qui  con- 
cerne les  devoirs  envers  son  maître  et  les  rapports  avec  les 
autres  serfs,  le  serf  est  soumis  à  son  maître  seul  ;  en  revan- 
che, il  est  soumis  à  la  justice  justicière  pour  les  délits  et  dom- 
mages commis  envers  des  personnes  étrangères  à  la  maison. 

Après  avoir  vu  les  diverses  juridictions  qui  se  rencontrent 
dans  la  baronnie ,  considérons  un  de  ces  agrégats  de  sei- 
gneuries reliées  entre  elles,  non  par  l'hommage,  mais  seu- 
lement par  la  foi,  qui  formaient  la  principauté,  La  princi- 
pauté n'est  pas  une  véritable  suzeraineté,  comme  on  l'a  cru; 


468  PREMIÈRE    ÉPOQUE   FEODALE. 

car,  dans  ce  sens,  elle  aurait  été  la  seigneurie  proprement 
dite,  et  les  seigneuries  qui  la  composaient  n'auraient  pas  été 
des  baronnies  ;  mais,  ensuite  du  mouvement  vers  la  centra- 
lisation, qui  succéda  au  mouvement  décentralisateur  dans 
l'histoire  de  la  féodalité,  la  principauté  tendit  réellement  à 
devenir  suzeraineté,  et  y  serait  parvenue,  si  elle  n'eût  ren- 
contré sur  son  chemin  une  autorité  plus  forte  qu'elle,  un 
pouvoir  encore  plus  centralisateur,  la  royauté. 

La  principauté  a  aussi  sa  cour  des  pairs,  présidée  par  le 
prince,  et  composée  des  barons  ;  c'est  la  cour  de  baronnie. 
De  cette  cour  n'auraient  dû  relever  proprement  que  les  sei- 
gneurs qui  n'avaient  pas  prêté  hommage  au  prince.  La  cour 
de  baronnie  pouvait  avoir  à  juger  un  baron  dans  les  trois 
cas  suivants  :  1**  Si  le  baron  a  violé  la  foi  due  au  prince. 
2®  En  cas  de  contestation  entre  seigneurs,  que  l'on  convient 
de  trancher  par  l'arbitrage  de  cette  cour;  car,  ici,  il  n'y  a 
pas  obligation.  3^  Lorsqu'on  se  plaint  d'un  déni  de  justice 
fait  à  la  cour  du  baron. 

La  cour  du  roi  de  France  {curtis  regia),  sous  la  dynastie 
capétienne,  n'était,  dans  l'origine,  que  la  cour  de  baronnie 
du  duché  de  France  ;  elle  devint  cour  des  pairs  pour  tout  le 
royaume  par  l'assujettissement  des  principautés  à  la  cou- 
ronne; alors,  les  princes,  ou  grands  vassaux,  entrèrent  dans 
cette  cour  et  y  siégèrent  à  côté  des  barons  du  duché  de 
France  ;  ce  qui  ne  laissa  point  que  d'être  pour  les  premiers 
une  sorte  d'abaissement.  Comment  cette  cour  du  roi  finit  par 
dominer  et  absorber  toutes  les  juridictions  du  royaume,  c'est 
un  sujet  qui  appartient  à  la'deuxième  époque  de  la  féodalité 
française,  et  que  nous  verrons  en  son  lieu. 

Gomme,  dans  la  principauté,  le  prince  avait,  outre  la  cour 
de  baronnie,  sa  propre  cour  du  baron,  laquelle  était  garnie 


COUR  DE  BAR0NN1E  ET  COUR  DU  ROI.  469 

non  de  barons,  mais  de  vassaux,  la  confusion  que  je  signa- 
lais tout  à  l'heure,  entre  la  cour  des  pairs  de  France  et  la 
cour  de  baronnie  du  duché  de  France,  put  se  faire  quelque- 
fois, d'autant  plus  qu'en  définitive ,  la  distinction  entre  les 
devoirs  du  baron  et  ceux  du  vassal  n'était  pas  très  claire. 
Cela  fut  le  motif  pour  lequel,  au  XII®  siècle,  on  ajouta  au 
serment  de  fidélité  l'obligation  pour  le  prince  de  faire  juger 
le  seigneur  par  ses  pairs,  c'est-à-dire  en  cour  de  baronnie, 
et  non  pas  en  la  cour  du  prince-baron. 

Des  diverses  cours  que  nous  venons  d'énumérer,  la  cour 
du  baron  et  celle  du  vassal  exercent  ce  que  nous  appellerons 
la  juridiction  féodale,  dans  le  sens  strict. 

La  cour  des  hommes,  ainsi  que  celle  des  baillis  et  prévôts 
seigneuriaux,  exerce  la  justice  justicière. 

La  juridiction  du  maître  sur  les  ser'"s  constitue  spéciale- 
ment la  juridiction  familière,  ou  domestique. 

La  cour  de  baronnie  et  la  curtis  regia  dont  est  sorti  le 
parlement,  sont  des  cours  supérieures  d'essence  féodale,  mais 
dans  lesquelles ,  par  le  moyen  de  la  clame  en  défaute  de 
droit,  et  plus  tard  à  l'aide  des  appels,  la  juridiction  justicière 
vint  se  réunir  à  la  juridiction  purement  féodale. 

Observons  encore  ici  que,  dans  les  seigneuries  et  princi- 
pautés eedésiastiques,  les  cours,  soit  féodales,  soit  justiciè- 
res,  tenues  sous  la  présidence  des  prélats  ou  de  leurs  em- 
ployés, sont  des  justices  seigneuriales  tout  comme  d'autres, 
c'est-à-dire  qu'elles  font  partie  de  la  juridiction  laïque,  non 
de  la  juridiction  ecclésiastique. 

Quelle  était  la  compétence  de  ces  diverses  juridictions,  et 
d'après  quels  principes  dirigeants  sedétermine-t-elle? 

La  juridiction  féodale  proprement  dite  *  est  en  corrélation 

*  «  Par  l'ancienne  coutume,  dit  Basnage,  sur  la  Coutume  de  Normandie,  il 


470  PREMIÈRE    ÉPOQUE   FÉODALE. 

intime  avec  la  propriété  foncière,  puisque  le  seigneur  féodal 
a  le  domaine  direct  sur  la  terre  du  fief  ;  toutefois ,  la  pro- 
priété de  la  terre  n'implique  point  par  elle-même  la  juridic- 
tion féodale.  Ainsi,  le  propriétaire  d'alleu  qui,  au  domaine 
direct  unit  le  domaine  utile,  n'a  aucune  justice  sur  sa  terre 
tant  qu'il  ne  la  constitue  pas  en  seigneurie,  c'est-à-dire  tant 
qu'il  ne  la  concède  pas  en  fief  ou  en  censive.  Il  y  a  plus,  le 
seigneur  lui-même  n'a  pas  dans  son  propre  fief  la  justice  féo- 
dale sur  la  portion  dont  il  s'est  réservé  le  domaine  utile  , 
attendu  qu'une  concession  étrangère  au  lien  féodal  ne  pro- 
cure point  la  justice  '.  La  juridiction  féodale  embrasse  toutes 
les  contestations  auxquelles  peut  donner  lieu  le  service  du 
fief  et  les  obligations  réciproques  qui  naissent  du  contrat  féo- 
dal ;  en  un  mot,  elle  est  la  justice  propre  à  l'association  qui 
existe  entre  le  seigneur  et  les  hommes  du  fief  •. 

C'est  à  la  juridiction  justicière,  et  non  point  à  la  juridic- 
tion féodale  dans  le  sens  strict,  que  s'applique  la  division, 
si  souvent  citée  et  pourtant  imparfaitement,  en  hautes^  basses 
et  moyennes  justices. 


y  avait  deux  sortes  de  juridictions,  l'une  baillie,  l'autre  fieffale.  Elle  appelait 
fieffale  celle  qu'on  avait  à  raison  de  son  fief;  c'était  la  justice  aux  barons.  > 

*  «  Nec  enim  dominus  potest  juridictionem  exercera  super  domanio  suc,  » 
dit  d'Àrgentré. 

*  La  maxime  «  fief  et  justice  n'ont  rien  de  commun,  »  vraie  dans  ses  ap- 
plications à  la  justice  justicière,  ne  doit  point  s'entendre  de  la  justice  féo- 
dale, qui  était  de  l'essence  même  du  fief.  Lors  même  qu'ils  possédaient  les 
deux  espèces  de  justices,  les  seigneurs  féodaux  ne  les  confondirent  point.  La 
justicière  était  pour  eux,  avant  tout,  une  source  de  profits,  et  ils  l'abandon- 
nèrent  quelquefois  dans  leurs  luttes  de  compétence  avec  l'Eglise,  la  royauté 
et  les  communes;  la  féodale  était  pour  eux  tout  à  la  fois  un  droit  et  une  de 
leurs  principales  obligations;  aussi  ne  firent-ils  jamais  de  concession  à  son 
sujet. 


HAUTE,    BASSE  ET  MOYENNE  JUSTICE.  kH 

La  haute  justice  implique  le  droit  de  vie  et  de  mort  (jus 
sanguis),  ce  qu'on  a  plus  tard  appelé  le  grand  criminel;  c'est 
elle  qui,  d'après  Beaumanoir,  réprime  les  délits  de  «  murdre, 
traisons,  omicides,  efforccments  de  femmes,  essilleurs  de  biens 
(incendiaires),  »  et,  en  général,  «  celle  qui  s'applique  à  tous 
cas  de  crime  dont  on  pot  et  doit  perdre  vie.  w 

Dans  les  temps  féodaux ,  cette  définition  concordait  avec 
une  autre ,  que  donne  aussi  le  même  auteur ,  savoir  celle 
qui  comprend  dans  la  haute  justice  les  causes  u  qui  quient 
cheoir  en  gage  de  bataille.  » 

En  effet,  dès  qu'il  y  a  combat  judiciaire,  il  y  a  «  péril  de 
vie  ou  de  membre,  »  comme  disent  les  Etablissements. 

La  haute  justice  était ,  dans  la  première  époque  féodale , 
opposée  seulement  à  la  basse  justice,  qui  comprend  les  cas 
non  réservés  à  la  haute  justice.  Il  n'est  pas  possible  de 
méconnaître,  dans  cette  double  juridiction,  la  distinction  que 
l'époque  barbare  faisait  déjà  entre  la  justice  du  comte  et  la 
justice  du  centenier. 

Depuis  le  XIV®  siècle  seulement,  on  commence  à  faire 
mention  de  la  moyenne  justice.  Dès  lors,  la  compétence  de  la 
basse  justice  se  réduisit  aux  causes  les  moins  graves,  celles 
que  nous  appellerions  aujourd'hui  affaires  de  police.  Les  li- 
mites positives  de  ces  diverses  compétences  ont  varié  selon 
les  temps  et  les  lieux  ;  cependant,  une  règle  coutumière  assez 
répandue  fixa  celle  de  la  basse  justice  par  un  maximum 
d'amende  de  60  sous. 

La  haute  justice  étant  le  signe  le  plus  patent  de  la  complète 
seigneurie,  de  la  souveraineté  seigneuriale,  on  conçoit  com- 
bien on  devait  tenir  à  ce  privilège,  et  combien  il  importait  à 
son  possesseur  de  ne  pas  le  laisser  amoindrir  par  les  empié- 
tements des  bas  justiciers  de  son  ressort,  fait  qui  s'était  pré- 


472  PREMIÈRE   ÉPOQUE   FEODALE. 

sente  fréquemment  ;  car,  durant  la  période  intérimaire,  un 
grand  nombre  de  bas  justiciers  s'étaient  créé  des  seigneu- 
ries aux  dépends  des  droits  des  comtes,  à  l'instar  de  ce  que 
ceux-ci  faisaient  à  l'égard  du  roi  *. 

Aussi,  lorsqu'on  chercha  à  régulariser  les  rapports  féo- 
daux, tout  empiétement  de  la  basse  ou  moyenne  justice  fut-il 
sévèrement- puni.  La  peine  consistait  en  une  amende  de  50 
livres ,  avec  perte  du  fief,  si  l'on  vient  h  procès.  La  ques- 
tion de  compétence  pour  une  justice  impliquait  ordinaire- 
ment la  question  de  suzeraineté. 

A  côté  des  seigneurs  indépendants ,  parce  qu'ils  avaient 
acquis  ou  usurpé  la  haute  justice  et  su  repousser  toute  pré- 
tention, soit  de  juridiction,  soit  de  suzeraineté  à  leur  égard, 
il  y  en  avait  un  bien  plus  grand  nombre  qui  ne  la  possé- 
daient point  ;  ceux-ci  avaient  néanmoins  la  juridiction  féo- 
dale dans  leur  fief.  Souvent  aussi ,  à  la  possession  du  fief 
s'unissait  la  basse  justice,  mais  c'était  en  vertu  d'un  droit 
acquis  à  part  ou  d'une  concession,  et  non  selon  la  loi  du'fief. 
Ainsi,  déjà  dans  Tépoque  précédente,  nous  avons  vu  les  sei- 
gneurs espagnols  réfugiés  unir  sur  leurs  terres  la  justice  du 
seigneur  bénéficier  à  la  justice  du  centenier.  Dans  certaines 
contrées,  dit  Jacquet  {Traité  des  justices  seigneuriales),  l'usage 
d'attacher  à  la  concession  d'un  domaine  en  fief  une  portion 


*  Les  Capitulairps  exigeaient  que  les  justiciers  fussent  choisis  parmi  les 
propriétaires  du  lieu  où  ils  exerçaient  leurs  fonctions.  Cette  mesure  avait 
pour  but  d'assurer  la  restitution  des  perceptions  abusives;  mais  elle  eut  ce 
f&cheux  résultat  de  permettre  l'application  des  ser>'iccs  dus  à  titre  de  tribut 
à  l'exploitation  des  biens  de  l'employé  ;  les  rois  et  les  seigneurs  de  Tépoque 
féodale  imposèrent  à  leurs  justiciers  des  conditions  contraires,  et  exif^rent 
qu'ils  ne  fussent  point  propriétaires  dans  le  territoire  sur  lequel  ils  étaient 
établis.  On  aurait  tort  cependant  de  placer  toutes  les  usurpations  de  justice 
avant  l'époque  féodale. 


JUSTICE  FONCIÈRE,  JUSTICE  GENSUELLE.  473 

de  la  basse  justice  était  si  général,  que  les  coutumes  y  con- 
sacrèrent le  principe  que  le  seigneur  féodal  a  de  plein  droit 
basse  justice  dans  son  territoire  ;  cette  règle  ne  peut  toute> 
fois  être  envisagée  que  comme  une  exception,  la  règle  géné- 
rale-fut  toujours  :  <(  Fief  et  justice  n'ont  rien  de  commun.  » 

La  justice  foncière,  que  plusieurs  auteurs  confondent  avec 
la  basse  justice,  est,  au  contraire,  une  partie  de  la  justice 
féodale  dans  le  sens  strict  ;  elle  résulte  du  droit  qu'avait  le 
seigneur  féodal  de  contraindre  effectivement  et  directement 
son  vassal  à  l'exécution  de  ses  obligations,  comme  aussi  de 
pourvoir  à  l'exécution  des  jugements  rendus  par  la  cour  de 
son  fief.  En  conséquence,  le  seigneur  pouvait  saisir  la  terre 
concédée  par  lui  entre  les  mains  de  son  vassal,  et  la  lui  re- 
tirer pour  défaut  d'accomplissement  de  ses  engagements  ; 
cette  faculté  fut  appelée  justice  foncière.  Ce  droit  du  seigneur 
féodal  n'appartenait  pas  également  au  seigneur  suzerain  vis- 
à-vis  du  féodal,  parce  que  le  suzerain  ne  fonde  son  pouvoir 
que  sur  la  fides,  et  parce  que  la  suzeraineté  n'est  pas  néces- 
sairement la  mouvance  :  «  Li  bers  ne  peut  mettre  ban  en 
la  terre  au  vavasseur,  »  disent  les  Etablissements. 

La  justice  censuelle  était,  dans  la  justice  justicière,  ce  que 
la  foncière  était  dans  la  jmtice  féodale  ;  elle  consiste  dans  le 
droit  qu'a  le  justicier  de  saisir  pour  le  recouvrement  de  son 
cens  justicier.  Elle  se  confondit  avec  la  justice  foncière,  lors- 
qu'on en  fut  venu  à  confondre  le  cens  féodal  et  le  cens  jus- 
ticier, ce  qui  arriva  vers  la  fin  de  la  seconde  époque  féodale. 

Les  jurisconsultes  du  XIII®  siècle  distinguaient  les  justi- 
ciables par  la  loi  vilaine,  des  personnes  qui  devaient  être  ju- 
gées par  la  loi  des  gentilshommes;  le  sens  et  la  portée  de  cette 
distinction  ne  sauraient  nous  arrêter  maintenant.  Les  justi- 
ciables de  la  loi  vilaine  sont  ceux  qui  sont  soumis  à  la  juri- 


47&  PREMIÈRE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

diction  du  justicier  '  ;  les  gentilshommes  sont  ceux  qui  sont 
jugés  par  la  loi  des  fiers. 

Au  X®  siècle,  on  distinguait  simplement  le  feudataire  de 
celui  qui  ne  Tétait  pas  ;  mais,  au  XIII®  siècle,  la  classe  des 
feudataires  a  acquis  une  supériorité  qui  Ta  séparée  des  au- 
tres classes ,  et  qui  est  devenue  inhérente  à  la  personne, 
c'est-à-dire  qu'elle  tend  à  découler  de  la  naissance,  et  cette 
circonstance  a  déjà  influé  sur  le  caractère  des  possessions. 
C'est  pourquoi  la  censive,  possession  de  nature  analogue  à 
celle  du  fief,  mais  soumise  à  des  conditions  envisagées  comme 
inférieures,  a  bien  pour  effet  de  créer  un  engagement  féodal, 
mais  ne  donne  pas  à  celui  qui  en  jouit  la  condition  person- 
nelle qui  appartient  au  vassal  ;  le  vassal  est  devenu  noble, 
gentilhomme,  le  censitaire  demeure  roturier,  et ,  sous  de 
nombreux  rapports,  il  est  assimilé  à  l'homme  de  poète. 

De  là,  les  conséquences  suivantes,  en  matière  de  juridic- 
tion. Le  censitaire,  comme  membre  de  l'association  féodale, 
a  droit  d'appel  pour  défaute  de  droit  ;  en  cela,  il  diffère  du 
sujet  justicier,  celui  dont  Desfontaines  dit  :  u  Entre  seigneur 
et  son  vilain,  il  n'y  a  de  juge  fors  Dieu.  » 

Le  censitaire,  quoique  vilain,  n'est  pas  dans  ce  cas  ;  l'au- 
torité de  Beaumanoir  est  précise  sur  ce  point  :  «  La  seconde 
manière  de  gens  as  qui  il  est  mestier,  qu'ils  somment  leur 
seigneur  ce  sont  cil  qui  tiennent  d'eux  héritages  vilains,  de 
qui  la  connaissance  appartient  au  seigneur.  Li  seigneur  se  peut 


•  La  loi  vilaine  est  celle  de  la  justice  juslicièro,  cela  ressort  du  terme 
mAme;  cela  résulte  aussi  du  passage  suivant  de  Desfontaines  :  «  Et  se  fr^n- 
iilhomme  de  lignage  est  coukant  et  levant  en  ton  villenage  avec  les  autres 
vilains,  encore  doit-il  avoir  avantage  pour  sa. franchise  naturelle,  ackedant  il 
soufTera  la  loi  où  il  est  accompagné."  La  justice  que  détermine  le  lieu  où  Ton 
est  couchant  et  levant  est  la  justice  justicière. 


PRINCIPE  DES  APPELS.  47K 

mettre  en  défaute  envers  cil  qui  tiennent  d'eux  en  vilenage.  » 
Mais  le  censitaire,  n'ayant  pas  un  fief,  n'a  pas  le  privilège 
d'être  jugé  par  ses  pairs  ;  car  il  n'y  a  proprement  de  pairs 
que  dans  le  fief  militaire,  où  le  caractère  d'association  n'a 
pas  cessé  de  se  manifester.  C'est  encore  ce  qu'explique  Beau- 
manoir,  lorsqu'il  dit  :  u  Telle  manière  de  gens  (les  censi- 
taires) point  plus  brièvement  sommer  son  seigneur  de  dé- 
faute  de  droit  que  ne  font  li  hommes  de  fief;  car  ils  ne  sont 
tenus  de  sommer  par  pers,  qu'ils  n'en  ont  nul,  » 

Beaumanoir  prévoit  aussi  le  cas  où  un  vilain  est  posses- 
seur d'un  fief  :  ((  Nul  ne  doit  douter,  dit-il,  qu'il  doit  être 
démené  par  ses  pers,  ainsi  comme  se  il  était  gentilhonune, 
chauf  que  se  il  appelait,  il  ne  combattrait  pas  comme  gentil- 
homme, mais  comme  homme  de  poote.  » 

L'idée  de  1  appel  était  en  principe  étrangère  à  la  justice 
féodale,  aussi  bien  qu'à  la  justice  justicière  ;  ainsi,  en  appe- 
lant du  jugement  de  son  seigneur,  l'appelant  se  posait  comme 
vassal  du  seigneur  auquel  il  appelait,  et  comme  pair  de  celui 
qui  l'a  jugé.  Dès  lors,  si  cet  appel  est  mal  fondé,  il  constitue 
un  acte  de  déloyauté  féodale  puni  par  la  perte  du  fief.  Si, 
au  contraire,  l'appel  était  fondé,  cela  prouve  qu'il  y  a  eu  em- 
piétement, de  la  part  du  seigneur  qui  a  jugé,  sur  les  droits 
de  son  suzerain ,  et  cet  empiétement  motive  la  peine  qui 
frappe  le  seigneur.  La  crainte  des  conséquences  fâcheuses 
qui  résultaient  pour  le  juge  féodal  d'un  appel  admis  à  son 
égard,  engagea  les  seigneurs  des  jugements  desquels  on  ap- 
pelait à  envoyer,  dans  les  cas  douteux ,  un  jurisconsulte 
choisi  parmi  leurs  assesseurs  à  la  cour  du  suzerain,  afin  de 
combattre  l'appel.  Ce  fut  la  transition  entre  Tancien  appel, 
qui  n'est  qu'une  déclaration  d'incompétence,  et  l'appel  véri- 
table, qui  repose  sur  l'idée  que  le  tribunal  supérieur  a  une 


475  PREMIÈRE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

connaissance  supérieure  du  droit,  en  vertu  de  laquelle  on 
lui  accorde  le  pouvoir  de  réformer  le  premier  jugement. 

On  admit  aussi  que  le  haut  justicier  avait,  sur  les  basses 
justices  de  son  ressort,  une  sorte  de  surveillance  et  pouvait 
contrôler  lui-même  la  tenue  de  cette  justice  en  y  envoyant 
un  de  ses  officiers,  a  pour  veoir  quel  droit  il  fera,  »  comme 
dit  Desfontaines.  Chaque  partie  pouvait  de  son  côté  requérir 
auprès  du  haut  justicier  cette  inspection  ;  pour  cette  cause, 
on  statua  que  les  basses  justices  ne  devaient  pas  être  te- 
nues pendant  que  la  justice  du  baron  est  réunie.  Le  haut 
justicier  pouvait,  en  vertu  de  son  droit  de  surveillance,  exi- 
ger du  bas  justicier  qu'il  agisse  là  où  c'est  son  devoir  de  le 
faire  (c'est  proprement  le  cas  du  déni  de  justice),  et  qu'il  ne 
tienne  pas  arbitrairement  un  homme  en  prison  :  «  Il  faut 
justice  devers  quarante  jours,  »  dit  Beaumanoir. 

La  défaute  de  droit,  qui  pouvait  donner  lieu  à  l'appel  au 
suzerain  féodal,  n'était  pas  seulement  le  refus  de  juger,  comme 
on  le  croit,  mais  tout  abus  commis  dans  l'exercice  du  pou- 
voir de  juger.  L'appel  de  défaule  de  droit  a  dû  naturellement 
commencer  à  se  développer  dans  la  juridiction  féodale,  parce 
que  la  hiérarchie  basée  sur  le  fief  s'est  établie  la  première. 
Dans  le  principe,  le  rapport  entre  le  haut  et  le  bas  justicier 
n'était  pas  une  sujétion  féodale  ;  le  vicaire  de  Tépoque  barbare, 
le  bas  justicier  féodal,  étaient  souverains  à  l'égard  de  leurs 
sujets.  La  hiérarchie  entre  los  seigneuries  justicières  s'éta- 
blit donc  postérieurement  à  la  hiérarchie  des  fiefs  propre- 
ment dits,  et  elle  s'établit  principalement  par  le  moyen  des 
appels  ;  ce  fut  comme  une  nouvelle  sorte  de  suzeraineté  qui 
se  créa  au  profit  des  hauts  justiciers. 

En  Allemagne,  la  juridiction  publique  de  l'époque  féodale 
dérive  directement  des  anciennes  justices  germaniques  ;  elle 


DE  LA  JURIDICTION  EN  ALLEMAGNE.  477 

n'a  pas  été  altérée  par  des  éléments  romains,  comme  dans 
les  pays  conquis  sur  l'empire  d'occident;  tout  ce  bagage 
d'institutions  fiscales  qui  s'attachait  à  la  justice  du  comte 
franc  et  de  ses  officiers  lui  est  demeuré  étranger.  Le  comte 
et  les  juges  qui  lui  sont  subordonnés  perçurent  bien  aussi 
certains  droits  utiles,  mais  ces  droits  sont  d'origine  germa- 
nique ;  c'est  la  part  dans  les  amendes  et  les  compositions  que 
recevaient,  dès  les  plus  anciens  temps,  les  graphions  germa- 
niques. Ce  furent  ensuite  les  droits  dérivés  du  schutzrecht, 
le  cens  imposé .  en  faveur  des  possesseurs  du  droit  de  vogtei, 
(avouerie)  aux  hommes  libres  que  la  modicité  de  leur  revenu 
fit  dispenser,  vers  le  XI®  siècle,  de  faire  en  personne  le  ser- 
vice  militaire  impérial. 

Les  juridictions  publiques  furent  aussi,  en  Allemagne, 
l'objet  d'inféodations  ;  mais  il  résulta  de  la  manière  dont  la 
féodalité  y  fut  introduite,  que  le  lien  entre  elle  et  le  pouvoir 
impérial,  d'où  toute  juridiction  est  censée  provenir,  ne  fut 
jamais  entièrement  brisé  ;  la  justice  n'y  devint  pas  une  chose 
complètement  appropriée,  un  droit  privé,  comme  en  France. 
La  justice  nationale  ne  cessa  de  se  rattacher  à  l'empereur, 
dans  ses  diverses  sphères,  que  lorsque  le  pouvoir  public 
passa  lui-même  presque  totalement  aux  princes  de  l'empire. 
Or,  cela  n'arriva  que  tout  à  la  fin  de  la  deuxième  époque 
féodale,  lorsque  la  bulle  d'or  de  Charles  IV  accorda  aux  prin- 
ces le  privilège  de  non  evocando.  Jusque  là,  même  la  juridic- 
tion attribuée  aux  grands  vassaux  en  raison  des  progrès  de 
la  landhoheit,  n'était  qu'une  juridiction  concurrente  avec  la 
juridiction  impériale ,  à  laquelle  on  pouvait  toujours  s'a- 
dresser. 

Les  sphères  de  la  juridiction  publique  et  de  la  juridiction 
découlant  immédiatement  du  contrat  féodal  sont  peut-être 


478  PREMIÈRE    ÉPOQUE    FEODALE. 

mieux  déterminées  en  Allemagne  qu'en  France  ;  mais,  au 
fond,  elles  sont  les  mêmes,  ce  qui  est  certainement  une  très 
forte  confirmation  des  théories  auxquelles  nous  nous  sommes 
rattachés.  En  effet,  si  la  juridiction  féodale  dans  le  sens 
strict  est  celle  qui  résulte  naturellement  du  fait  de  Tassocia- 
tion  féodale,  elle  ne  saurait  beaucoup  varier  là  où  le  fait  sur 
lequel  elle  se  fonde  reste  le  même  ;  et  dès  lors  la  juridiction 
générale  à  laquelle  la  juridiction  féodale  ôte  ce  qu'elle  s'at- 
tribue, s'étendra  aussi  à  peu  près  aux  mêmes  objets.  L'iden* 
tité  des  compétences  respectives  de  la  juridiction  publique 
et  de  ta  juridiction  féodale  est  donc  un  résultat  auquel  on 
pouvait  s'attendre  a  priori,  car  il  découle  de  la  nature  de  la 
chose.  Or,  quelle  meilleure  démonstration  peut-on  désirer 
de  la  vérité  d'une  théorie  que  de  la  rencontrer  en  harmonie 
avec  la  pratique  dans  des  pays  d'usages  et  d'institutions  très 
divers,  et  sur  un  ensemble  de  points  nombreux  et  variés? 

La  juridiction  proprement  féodale,  qui  appartient  à  tout 
seigneur  féodal,  comprend,  en  Allemagne  comme  en  France, 
toute  contestation  entre  le  seigneur  et  son  vassal,  concer- 
nant l'usage  ou  le  service  du  fief,  et  toute  contestation  entre 
les  vassaux  d'un  même  seigneur. 

Mais,  en  Allemagne,  où  la  justice  publique  n'a  jamais  été 
appropriée,  mais  seulement  inféodée,  pour  être  exercée  au 
nom  de  l'empereur,  elle  n  a  jamais  pu  se  confondre  avec  la 
justice  féodale  dans  le  sens  strict,  même  lorsque  les  deux 
justices  se  trouvaient  de  fait  réunies  dans  les  mêmes  mains. 

Il  résulte  de  cette  circonstance  que  les  sphères  de  ces  deux 
justices  sont  restées  plus  distinctes,  que  les  limites  de  leurs 
compétences  sont  plus  précises  et  plus  fixes.  Ainsi,  il  est  de 
droit  commun,  en  Allemagne,  que  le  seigneur  peut  aller,  vis- 
à-vis  de  son  vassal,  jusqu'à  le  priver  de  son  fief,  mais  qu'il 


COMPÉTENCES.  1(79 

n'a  sur  lui  aucune  juridiction  pénale.  Le  seigneur  qui  accuse 
son  vassal  d'un  crime  doit  le  citer  devant  le  représentant  de 
la  justice  publique,  de  la  justice  du  pays,  le  landrichter.  U 
en  est  de  même  si  le  vassal  est  accusé  de  n'avoir  pas  ré- 
pondu à  un  appel  militaire  fait  au  nom  du  pays  {in  landes- 
noth),  ou  en  cas  de  dommage  causé  par  le  vassal  avant  la  for- 
mation du  contrat  féodal. 

Si  le  vassal  élève  une  plainte  contre  le  seigneur  dans  le 
dernier  cas  cité,  ou  pour  cause  de  délit,  il  peut  aussi  s'a- 
dresser au  landrichter,  mais  seulement  après  avoir  cité  le 
seigneur  devant  la  justice  des  vassaux.  Cette  citation  devant 
la  justice  des  vassaux  est ,  d'après  Homeyer,  une  sorte  de 
citation  en  conciliation. 

Toute  contestation  sur  un  fief,  qui  s'élèverait  entre  d'au- 
tres que  le  seigneur  ou  les  vassaux,  par  exemple,  entre  di- 
vers seigneurs,  ou  entre  le  seigneur  et  un  créancier  auquel 
il  aurait  remis  le  fief  en  gage,  est  portée  devant  la  justice  du 
pays. 

En  résumé,  la  compétence  des  cours  féodales  s'étend  : 

4^  Aux  plaintes  du  seigneur  contre  le  vassal  qui  entraî- 
nent seulement  une  amende  ou  la  perte  du  fief. 

^^  Aux  plaintes  du  vassal  contre  le  seigneur,  lorsqu'elles 
ont  pour  base  le  contrat  féodal. 

Z^  Aux  plaintes  du  vassal  contre  son  covassal. 

En  outre,  si  un  étranger  au  fief  a  à  se  plaindre  d'un  vas- 
sal, il  doit  premièrement  s'adresser  au  seigneur  de  ce  vassal, 
qui  est  son  juge  naturel  ;  si  le  seigneur  refuse  de  faire  droit 
à  la  plainte,  il  est  censé  embrasser  la  cause  de  son  vassal, 
et,  dans  ce  cas,  il  doit  l'assister  devant  la  justice  du  pays. 

Cette  dernière  règle,  dont  nous  avons  vu  certains  indices 
en  France,  mais  qui  n'avait  pu  y  être  généralisée  et  appli- 

UÈM,  ET  DOCUM.  XYI.  81 


&80  PREMIÈRE   ÉPOQUE   FÉODALE. 

quée  en  raison  de  la  dissémination  de  la  juridiction  publique 
entre  les  mains  des  seigneurs  justiciers,  nous  montre  com- 
ment, en  Allemagne,  on  avait  cherché  à  coordonner  entre 
eUes  les  diverses  juridictions,  de  manière  à  former  un  sys- 
tème d'ensemble  dans  lequel  tous  les  cas  particuliers  pou- 
vaient trouver  leur  place. 

Une  question  plus  complexe  est  celle  de  la  concurrence 
entre  la  justice  du  landrichter  et  la  justice  du  suzerain. 

U  y  avait  des  fiefs  qui  relevaient  immédiatement  de  Tem- 
pire,  et  d'autres  qui  relevaient  d'un  seigneur  suzerain  ;  par 
exemple,  d'un  duc,  d'un  margrave,  d'un  landgrave,  ou  d'un 
prince  ecclésiastique. 

Le  suzerain  parait  avoir  été  appelé  à  décider  lorsque  le 
jugement  du  seigneur  a  été  faussé,  ou,  comme  on  dit  en  alle- 
mand, injurié,  méprisé  {gescholten),  et  en  cas  dé  déni  de  jus- 
tice. Dans  ce  dernier  cas,  il  faut  distinguer  :  ou  bien  le  sei- 
gneur refuse  la  justice  dans  une  cause  où  il  est  partie ,  ou 
bien  il  refuse  simplement  de  juger.  Si  le  seigneur  est  partie 
au  procès,  la  cause  est  portée  au  landrichter,  ou  au  suze- 
rain, selon  que  la  question  au  fond  relève  de  la  justice  or- 
dinaire, ou  rentre  dans  le  droit  féodal.  Dans  la  seconde  alter- 
native, la  cause  est  toujours  portée  au  suzerain;  mais  elle 
peut  soulever  devant  celui-ci  un  nouveau  procès  entre  le 
plaignant  et  le  seigneur  qui  a  refusé  de  juger,  procès  qui 
peut  entraîner ,  pour  cause  de  violation  du  devoir  féodal , 
l'attribution  du  fief  de  ce  dernier  au  seigneur  suzerain. 

Il  y  avait  encore ,  en  Allemagne ,  certains  fiefs ,  dont  le 
propriétaire  était  envisagé  comme  seigneur  et  avait  des  vas- 
saux, sans  toutefois  relever  de  personne  ;  c'est  l'espèce  de 
fiefs  que  le  droit  germanique  appelle  lehn  an  eigen;  elle  cor- 
respond, à  ce  que  je  pense,  à  ces  possessif  ^  trouve 


COMPÉTENCES.  &81 

un  certain  nombre  dans  la  France  du  sud,  au  commencement 
de  l'époque  féodale,  sous  le  nom  d'alleux  seigneuriaux  ^ 

Lorsque  le  bien  seigneurial  est  la  pleine  propriété  du  sei- 
gneur (eigen) ,  Tempereur  en  est  envisagé  comme  le  suzerain 
sous  le  rapport  de  la  juridiction  féodale,  de  même  que  si  le 
fief  relevait  immédiatement  de  lui  ;  car  il  est  jugé  né  pour  la 
pleine  propriété  comme  pour  le  fief  ;  il  est  la  source  com- 
mune du  landrecht  et  du  lehnrecht.  D'après  le  Schwaben- 
spiegel,  en  l'absence  du  roi,  c'est  le  landrichter  qui  le  rem- 
place, lorsqu'il  s'agit  d'un  lehn  an  eigen. 

Cette  théorie  de  la  juridiction  féodale  dans  le  sens  strict 
était  déjà  formée  en  1037,  lorsque  Conrad-le-Salique  donna 
sa  constitution  sur  les  fiefs  ;  elle  se  trouve  confirmée  et  dé- 
veloppée dans  les  décrets  de  la  diète  de  Roncaglia,  de  i458. 

A  côté  de  la  juridiction  féodale  proprement  dite ,  il  faut 
placer  celle  qui  concerne  les  ministériaux  et  les  classes  non 
libres,  et  qui  applique  ce  qu'on  appelle,  en  droit  germani- 
que, le  hofrecht  (jus  curiœ).  La  compétence  de  celle-ci  était 
plus  étendue  ;  car  le  seigneur  avait  le  droit  de  juger  et  de 
punir  son  ministériel  dans  sa  personne  et  dans  ses  biens.  La 
cour  était,  du  reste,  composée  des  ministériaux  du  seigneur, 
c'est-à-dire  des  pairs,  de  même  que  la  cour  féodale  {lehnge- 
richt)  était  composée  des  vassaux.  Cette  cour  jugeait  égale- 
ment en  cas  de  plainte  d'un  ministériel  contre  son  seigneur; 
mais,  dans  ce  cas,  le  seigneur  ne  la  présidait  pas  lui-même, 
il  mettait  un  juge  à  sa  place  ;  ordinairement,  c'était  le  maré- 
chal qui  remplissait  cette  fonction.  Pour  les  paysans,  il  y 


*  La  condition  du  vassal,  dans  le  lehn  an  eigen,  n*est  pas  la  même  que 
dans  les  rechteleheHy  qui,  dans  le  principe,  avaient  été  pris  sur  le  domaine 
impérial. 


482  PREMIÈRE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

avait,  dans  chaque  localité,  des  justices  subordonnées  à  la 
hofgericht,  que  l'on  appelait  de  divers  noms,  selon  la  qualité 
des  justiciables  ;  telles  étaient  les  hofsprache,  les  zinzgeriehu 
et  les  eigengerichte. 

La  juridiction  des  hofgerichte  correspond  à  la  partie  de  la 
juridiction  seigneuriale  française  qui  avait  pour  objet  la  jus- 
tice à  rendre  aux  censitaires  féodaux  et  aux  serfs  ;  car,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu  précédemment,  les  tenures  inférieures 
au  fief  proprement  dit  {rechtelehn)  n'étaient  pas,  en  AUana- 
gne,  envisagées  comme  rentrant  dans  le  droit  féodal  (lehn- 
recht). 

La  juridiction  publique,  en  Allemagne  comme  en  France, 
se  divisait  en  haute  et  basse  juridiction.  Quelques  auteurs 
identifient  la  basse  juridiction  avec  les  deux  juridictions  sei- 
gneuriales du  lehnrecht  et  du  hofrecht;  mais  cette  opinion  a 
été  réfutée  victorieusetnent ,  entre  autres,  par  Blûntschli, 
dans  son  Histoire  juridique  de  la  ville  de  Zurich.  J'estime, 
comme  lui ,  que  la  haute  et  la  basse  juridiction ,  appelées 
advocatia  major  et  advocatia  inferior  dans  certains  documents 
contemporains ,  est  une  distinction  puisée  dans  l'ancienne 
constitution  germanique,  et  correspond  à  celle  que  l'on  fai- 
sait entre  la  juridiction  du  comte  (gauding)  et  la  juridiction 
du  centenier  {centding).  Nous  avons  déjà  indiqué  cette  idée, 
à  propos  des  justices  justicières  françaises,  et,  encore  ici,  la 
comparaison  avec  les  justices  publiques  allemandes  ne  £ait 
que  la  corroborer. 

Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  qu'avec  le  temps  ces  rap- 
ports ne  se  soient  pas  modifiés.  La  constitution  judiciaire  de 
l'Allemagne  fut  profondément  bouleversée  durant  l'époque 
féodale  ;  les  emplois  judiciaires  devinrent  héréditaires,  comme 
l'étaient  devenus  les  honneurs  sous  les  derniers  Carlovin- 


AVOUBRIB  SUPÉRIEURE  ET  INFÉRIEURE.  483 

giens  ;  les  anciens  gau,  dans  lesquels  le  comte  exerçait  sa  juri- 
diction, se  fractionnèrent  par  l'effet  des  immunités,  et  la  haute 
juridiction,  exercée  d'abord  sur  tout  le  gau,  se  fractionna 
en  même  temps  ;  des  fractions  de  juridiction  furent  quelque- 
fois données  en  fief  à  des  familles  seigneuriales  ;  souvent 
aussi,  les  possesseurs  héréditaires  de  la  basse  juridiction  en- 
trèrent dans  la  dépendance  féodale  des  seigneuries  qui  avaient 
la  haute  juridiction  ;  enfin ,  soit  la  haute,  soit  principalement 
la  basse  juridiction,  purent  être  plus  ou  moins  entamées  par 
les  justices  seigneuriales  issues  du  développement  du  système 
féodal.  Mais ,  malgré  toutes  ces  causes  de  modifications,  le 
principe  sur  lequel  repose  la  distinction  entre  la  haute  et  la 
basse  juridiction,  ainsi  que  le  caractère  public  de  toutes  deux, 
peuvent  encore  être  clairement  discernés. 

Le  droit  qui  caractérise  spécialement  la  haute  juridiction 
est  toujours  celui  d'infliger  la  peine  de  mort  (blutbann).  Ce 
droit  est  censé  dériver  directement  de  l'empereur  ;  il  est 
exercé,  soit  par  le  landherr,  soit  par  un  grand  bailli  {hoch- 
vogtj  par  opposition  aux  simples  wgten,  qui  exercent  la  basse 
juridiction),  qui  représente  le  prince,  soit  encore  par  le  reichs- 
vogt,  ou  bailli  impérial,  dans  les  villes  et  les  avoueries  impé- 
riales. 

Le  Sachsenspiegel,  dans  un  passage  qui  a  donné  lieu  à  de 
nombreux  commentaires ,  énumère  quatre  sortes  de  justices 
pour  les  hommes  libres  :  celle  du  comte,  celle  du  schultheiss, 
celle  des  gografen  et  celle  du  vogt.  Dans  les  deux  premières, 
on  retrouve  bien  la  juridiction  du  comte  carlovingien,  dont 
le  schultheiss  est  le  vicaire;  la  justice  du  vogt  parait  être  celle 
qu'avait  autrefois  le  comte  dans  les  districts  distraits  à  sa 
juridiction  par  une  immunité.  Reste  à  savoir  ce  que  c'est 
que  la  justice  des  gografen. 


,&9&  PREMIÈRE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

Moser,  dans  son  Histoire  d^Omabruck,  tient  le  gograf]pour 
identique  au  gaugraf.  Eichorn  a  combattu  cette  opinion  ;  se- 
lon lui,  les  gografen  étaient  des  fonctionnaires  qui  rendaient 
la  justice  inférieure  dans  les  subdivisions  du  territoire  du 
comté,  fonctionnaires  auxquels  ces  justices  auraient  ensuite 
été  inféodées  ;  selon  lui ,  les  gografen  n'avaient  donc  pas  le 
blutbann. 

Touchant  le  blutbann,  il  faut  observer  que,  soit  le  land- 
herr,  soit  son  grand  bailli,  ne  pouvaient  exercer  la  juridic- 
tion qui  rapplique  sans  en  avoir  reçu  personnellement  la 
commission  (bannum)  de  l'empereur  lui-même,  et  cela  lors 
même  que  la  juridiction  à  exercer  est  déjà  inféodée  et  cons- 
titue un  droit  héréditaire  dans  la  famille  du  prince.  Ced 
prouve  que  la  haute  justice  ne  cessa  jamais  d'être  envisagée 
comme  appartenant  en  principe  à  l'empereur,  ne  fut  jamais 
entièrement  appropriée,  puisque  celui  qui  la  rendait  devait 
en  avoir  reçu  personnellement  la  délégation. 

Par  la  dissolution  de  l'ancienne  constitution  germanique 
(gauverfassung)  et  le  démembrement  des  comtés,  l'organisa- 
tion judiciaire  avait  perdu  sa  forme  régulière;  mais  il  restait 
les  débris  de  cette  organisation  dans  les  landgerichten  et  les 
centgerichten.  Ces  justices  conservaient  Tusage  de  se  tenir 
dans  les  anciens  lieux  de  réunions,  et  étaient  encore  compo- 
sées d'échevins  pris  dans  la  classe  des  hommes  libres ,  ap- 
pelés par  ce  motif  même  schœffenbarfreien.  Toutefois,  en  cer- 
taines localités ,  ces  échevins  n'étaient  plus  choisis ,  leurs 
fonctions  étaient  aussi  devenues  héréditaires.  Ces  justices 
impériales  finirent  par  être  absorbées  par  la  justice  du  krnd- 
herr,  auquel  les  causes'purent  être  portées  directement.  Ceci 
nous  amène  jusqu'aux  limites  de  la  seconde  époque  féodale, 
où  la  justice  des  princes  d'empire  remplace  généralement 
celle  de  l'empereur. 


JURIDICTION  IMPÉRIALE.  48S 

Dans  les  avoueries  impériales ,  où  à  côté  des  villes  impé- 
riales, qui  avaient  leur  reichsvogt  spécial ,  s'étaient  conser- 
vés des  restes  importants  d'un  ancien  comté,  il  y  avait  un 
landrichter  impérial ,  qui  était  nommé  par  le  landvogt  au 
nom  de  l'empereur.  Les  princes  absorbèrent  aussi  finalement 
cette  espèce  de  juridiction,  dont  il  existait  encore  quelques- 
unes  en  Souabe  au  XIV®  siècle,  et  auxquelles  primitivement 
pouvaient  s'adresser  même  les  sujets  de  ceux-ci. 

La  juridiction  supérieure  des  mt^  carlovingiens  avait 
passé ,  en  Allemagne ,  aux  comtes  palatins  {pfahgrafen)  ; 
cette  juridiction  parvint  aussi  aux  princes  d'empire  vers  la 
fin  de  la  première  époque  féodale.  Dans  les  avoueries  impé- 
riales, elle  fut  remplacée  par  la  suprématie  que  la  justice  de 
certaines  villes  impériales  avait  sur  celles  d'autres  locali- 
tés ;  telles  furent,  par  exemple,  les  hautes  cours  de  Franc- 
fort et  de  Bothwill.  La  plus  haute  cour  de  l'empire  était  celle 
de  l'empereur;  elle  se  tenait  tour  à  tour  sur  les  divers  points 
de  l'empire.  A  cette  cour  étaient  adressées  les  plaintes  contre 
les  princes,  soit  laïques,  soit  ecclésiastiques,  et  les  difficultés 
portant  sur  les  droits  de  comté  et  autres  régales.  Le  comte 
palatin  du  Rhin  la  présidait  à  défaut  de  l'empereur.  Frédé- 
ric II  le  remplaça  dans  cet  office  par  un  hofrichter  impérial. 
Dans  les  causes  tout  à  fait  importantes,  comme  lorsqu'il  fal- 
lait juger  un  prince  dans  un  procès  intéressant  sa  vie,  son 
honneur,  son  fief  ou  sa  fortune,  l'empereur  siégeait  en  per- 
sonne et  avait  les  princes  d'empire  pour  assesseurs.  Dans  les 
causes  où  l'empereur  lui-même  était  intéressé ,  il  se  &isait 
remplacer  par  le  palatin. 

La  cour  impériale  déploya  toujours  une  grande  activité,  et, 
parmi  toutes  les  fonctions  de  l'empereur,  les  fonctions  judi- 
ciaires étaient  peut-être  les  plus  importantes.  La  cour  impé- 


486  PREMI&RE    ÉPOQUE   FÉODALE. 

riale  était  cour  d'appel  pour  toutes  les  cours  féodales,  &ï 
vertu  du  droit  de  haute  suzeraineté  attribué  à  l'empereur. 

En  Italie,  les  honneurs  avaient  été  introduits  à  l'époque 
de  la  conquête  firanque,  et,  dès  lors,  ils  purent  être  inféodés 
et  sous-inféodés  tout  comme  en  France.  La  féodalité  italienne 
a  donc,  elle  aussi,  une  double  base,  le  bénéfice,  reposant  sur 
la  terre,  qui  engendre  le  fief  proprement  dit,  le  fief  privé,  et 
l'honneur,  consistant  dans  une  fonction  publique  à  laquelle 
est  attachée  l'attribution  de  certains  revenus,  quelquefois  de 
terres,  plus  souvent  de  portions  de  l'impôt  romain,  transfor- 
mées ainsi  en  redevances  féodales.  Le  point  de  départ  est 
donc  à  peu  près  le  même  pour  la  féodalité  italienne  et  pour 
la  féodalité  française;  mais  l'Italie  ne  tarda  pas  à  entrer  dans 
la  sphère  d'attraction  de  l'Allemagne,  à  laquelle,  en  revan- 
che, le  système  de  l'impôt  romain  était  resté  inconnu,  et  où 
la  justice  s'était  conservée  nationale.  Il  faudrait  maintenant 
savoir  si  les  honneurs  italiens,  auxquels  furent  assurément 
unies  des  portions  de  juridictions  durant  l'époque  franque, 
subirent  la  transformation  en  justices  féodales  qu'ils  ont  subie 
en  France  durant  l'époque  intérimaire;  si,  par  conséquent, 
en  Italie  comme  en  France,  la  justice  est  devenue  un  simple 
accessoire  du  fief;  en  d'autres  termes,  si  la  justice,  la  juri- 
diction, est  entrée  dans  la  sphère  du  droit  privé,  fait  qui  ca- 
ractérise essentiellement  la  féodalité  française  en  opposition 
avec  la  féodalité  germanique. 

Cette  question  n'est  assurément  pas  d'une  solution  facile, 
attendu  que,  pour  la  résoudre,  il  est  nécessaire  de  recourir 
à  des  monuments  historiques  antérieurs  au  XIY^  siècle  ;  car, 
depuis  cette  époque,  la  puissance  des  cités  ayant  prévalu  sur 
l'autorité  impériale,  celles-ci  s'emparèrent  de  tous  les  droits 
régaliens  qui  se  trouvaient  à  leur  portée,  étendirent  leur  ju* 


DE  LA  JURIDICTION  EN  ITALIE.  487 

ridiction  sur  les  bourgades  et  les  campagnes  environnantes , 
y  soumirent  même  par  la  supériorité  de  leurs  armes  la  plus 
grande  partie  de  l'ancienne  noblesse  féodale,  classe  qui  d'ail- 
leurs n'avait  jamais  vécu  autant  en  dehors  de  la  vie  des  villes 
que  dans  les  autres  pays  de  l'Europe  où  régna  la  féodalité. 

La  juridiction  des  cités  provenant  de  l'usurpation  qu'elles 
firent  des  droits  de  l'empereur,  était  de  son  essence  une  jus- 
tice publique ,  lors  bien  même  qu'à  son  exercice  se  seraient 
trouvés  réunis  des  avantages,  des  revenus,  qui  l'affecteraient 
plus  ou  moins  de  la  nature  de  possession. 

Pour  la  période  véritablement  féodale  de  l'histoire  du  droit 
italien,  savoir  celle  des  trois  premières  dynasties  alleman- 
des, les  présomptions  me  paraissent  être  que  la  métamor- 
phose des  honneurs-fonctions  en  justices  proprement  pri- 
vées n'a  pas  eu  lieu. 

Dans  le  courant  du  X®  siècle,  les  droits  de  souveraineté 
furent  démembrés  et  usurpés  par  les  grands  feudataires,  en 
Italie  comme  en  France  ;  les  propriétaires  libres ,  les  pos- 
sesseurs d'alleux,  y  furent  soumis  aux  mêmes  vexations,  et 
les  honneurs,  les  juridictions,  furent  à  ce  moment  la  proie 
des  comtes  et  des  marquis,  on  n'en  saurait  douter. 

Mais  l'histoire  nous  apprend  aussi  que  l'action  des  empe- 
reurs allemands,  et  particulièrement  des  princes  de  la  mai- 
son de  Saxe,  eut  pour  résultat  de  rétablir  l'autorité  royale, 
de  réagir  contre  la  décentralisation,  contre  le  démembrement 
absolu  de  la  souveraineté  auquel  tendait  l'Italie  durant  sa 
période  intérimaire,  qui,  pour  ce  pays,  se  borne  au  IX®  siècle. 

Or,  pour  rétablir  l'autorité  du  prince,  lequel  est  censé  re- 
présenter la  nation,  pour  restaurer  par  conséquent  l'idée  de 
l'Etat,  que  durent  faire,  que  firent  tout  d'abord  les  empe- 
reurs? Us  retirèrent  à  eux,  en  principe  et  d'une  manière  gé- 


&88  PREMIÈRE    ÉPOQUE   FÉODALE. 

nérale,  le  droit  de  juridictioD ,  entreprise  dans  laquelle  ils 
avaient  pour  eux,  d'un  côté,  les  institutions  communes  à  la 
nation  conquérante,  à  la  nation  allemande,  de  l'autre ,  les 
traditions  encore  vivantes ,  en  Italie  plus  que  partout  ail- 
leurs,  de  l'empire  romain. 

Ainsi,  en  premier  lieu,  par  le  politique  emploi  qu'ils  fi- 
rent du  système  des  immunités  ecclésiastiques,  les  empereurs 
allemands  empêchèrent  la  formation  des  grandes  seigneuries 
laïques  dans  la  majeure  partie  de  l'Italie.  En  second  lieu, 
soit  vis-à-vis  des  évéques ,  qui  reçurent  la  délégation  des 
droits  de  juridiction  sur  les  villes,  soit  vis-à-vis  des  seigneurs 
laïques,  qui  n'avaient  pas  assez  de  force  pour  résister  isolé- 
ment, les  empereurs  firent  prévaloir  les  principes  concer- 
nant la  justice  qui  faisaient  règle  en  Allemagne  sur  les  prin- 
cipes opposés  qui  auraient  pu  être  déduits  du  fait  des  inféo- 
dations  d'honneurs. 

Ainsi ,  en  matière  de  juridiction,  il  fut  de  règle,  en  Italie 
comme  en  Allemagne  : 

1°  Que  toute  juridiction  pénale,  soit  haute  juridiction,  est 
exercée  au  nom  de  l'empereur,  en  vertu  d'un  ban  donné  di- 
rectement par  lui. 

2^  Que  l'on  peut  toujours  recourir  par  appel  au  tribunal 
de  l'empereur  et  de  ses  représentants,  dans  les  causes  qui 
concernent  les  hommes  libres. 

3®  Que  toute  autre  juridiction  cesse  là  où  l'empereur  est 
présent. 

Il  résulte  de  là  que,  dans  les  fiefs  majeurs  tels  que  ceux 
des  évêques,  archevêques,  comtes,  ducs  et  marquis,  le  feu- 
dataire  réunit  la  haute  et  la  basse  juridiction,  parce  qu'il  est 
censé  représenter  l'empereur  dans  l'étendue  de  son  fief,  et  en 
outre  que,  pour  les  causes  d'un  certain  degré  d'importance, 


JURIDICTION  EN  ITALIE.  489 

il  peut  toujours  y  avoir  appel  à  l'empereur  lui-même.  En 
l'absence  de  celui-ci,  ces  appels  étaient  portés  au  comte  pa- 
latin, qui,  d'ordinaire,  résidait  à  Pavie,  ou  bien  à  des  en- 
voyés extraordinaires,  à  des  espèces  de  vicaires  impériaux, 
que  l'empereur  chargeait  souvent  d'aller  rendre  dans  tels  ou 
tels  lieux  la  justice  en  son  nom. 

Muratori  nous  donne  des  renseignements  fort  précis  sur 
ces  envoyés  ;  il  montre  qu'à  diverses  époques,  fort  distantes 
les  unes  des  autres,  on  voit  des  plaids  tenus  par  de  vérita- 
bles mhsi  dominid,  lesquels  étaient  assistés  de  juges  revêtus 
aussi  d'un  caractère  impérial  (judices  sanctipalatii).  Le  comte 
et  l'évêque  de  la  localité  assistaient  d'ordinaire  à  ces  plaids, 
mais  leur  rôle  était  subordonné  à  celui  des  délégués  directs 
de  l'empereur. 

Selon  M.  Âlbini  {Histoire  de  la  législation  en  Italie),  au- 
dessous  de  la  juridiction  suprême  de  l'empereur,  il  y  avait 
deux  espèces  de  juridictions,  qui  se  distinguent  par  la  na- 
ture des  causes  :  la  cour  des  pairs,  ou  curie  féodale,  et  la 
justice  du  juge  ordinaire  du  lieu,  laquelle  comprenait  la  ju- 
ridiction criminelle.  Cette  indication,  si  brève  qu'elle  soit, 
est  précieuse  ;  on  en  peut  conclure  que  le  système  germani- 
que, quant  à  la  distinction  entre  la  compétence  féodale  et  la 
compétence  ordinaire  {lehnrecht  et  landrecht),  était  reçue  en 
Italie,  par  conséquent  que  la  justice  féodale  y  était,  comme 
en  Allemagne,  restreinte  à  un  objet  spécial,  les  causes  qui 
tirent  leur  origine  du  contrat  féodal,  tandis  que  la  justice 
ordinaire,  y  compris  la  justice  criminelle  même  sur  les  vas- 
saux, était  restée  dans  le  domaine  du  souverain. 


490  SECONDE  ÊPOOVE  FÉODALE. 


S  in. 


See^nde  époque  téodmâe* 


Le  moyen  âge  a  été  une  époque  de  luttes  continuelles  des 
classes,  des  institutions,  des  idées  ;  mais  nulle  part  le  com- 
bat n'a  été  aussi  vif  que  sur  le  terrain  des  juridictions.  Cela 
se  comprend ,  puisque  la  souveraineté  et  la  propriété,  ces 
deux  éternels  objets  de  l'ambition  des  hommes  se  ramènent 
généralement  à  la  juridiction. 

Les  institutions  politiques  ont  toujours  été  liées  intime- 
ment aux  institutions  judiciaires,  mais  les  magistrats  politi- 
ques du  moyen  âge  sont  tous  juges  dans  un  certain  ressort, 
et  juges  avant  tout.  À  ce  trait  particulier,  dérivé  des  institu- 
tions germaniques,  il  faut  ajouter  les  rapports  étroits  que  le 
système  féodal  crée  entre  la  propriété  foncière  et  le  droit  de 
juger,  l'extension  si  considérable  que  ce  système  donne  k 
la  justice  patrimoniale  et  hérile,  puis  la  forme  de  droit  privé 
dont  il  affecte  les  juridictions  seigneuriales  de  quelque  na- 
ture qu'elles  soient,  tant  celles  qui  naissent  de  l'association 
féodale  elle-même  que  celles  qui,  étant  primitivement  d'ins- 
titution publique,  ont  été  appropriées  et  usurpées  par  leurs 
détenteurs. 

Aussi,  la  plupart  des  grandes  luttes  du  moyen  âge,  celles 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  celles  de  la  no'  '  la  royauté, 

celles  des  communes  avec  chacun  «  éléments 


FRANCE;   LUTTE  POUR  LES  JURIDICTIONS.  491 

sociaux,  se  sont  livrées  le  plus  souvent  sur  le  terrain  des 
compétences  et  des  juridictions. 

En  France,  particulièrement,  le  droit  de  juger,  cet  apa- 
nage essentiel  de  la  souveraineté,  dont  les  grands  vassaux 
avaient  dépouillé  les  Garlovingiens,  dut  être,  pour  les  rois  de 
la  troisième  race,  la  première  chose  qu'ils  cherchassent  à  re- 
conquérir. 

En  engageant  de  bonne  heure  la  lutte  dans  ce  sens,  la 
royauté  française  montrait  une  véritable  intelligence  des  be- 
soins de  la  société,  et  s'assurait  Tappui  des  masses  oppri- 
mées et  tourmentées  par  le  despotisme  et  l'anarchie,  ces 
deux  plaies  des  temps  féodaux . 

Le  combat  judiciaire  était  devenu  le  principal  et  presque 
seul  moyen  de  décider  les  procès  dans  les  cours  féodales  ;  les 
inconvénients ,  l'injustice  d'un  tel  mode  de  preuve  étaient 
trop  manifestes  pour  ne  pas  se  faire  promptement  sentir. 
Une  telle  procédure,  concevable  jusqu'à  un  certain  point 
dans  des  cas  très  douteux,  où  tout  autre  moyen  de  preuve 
manquait,  était  absurde  là  où  le  droit  pouvait  être  connu 
d'une  autre  manière  ;  c'était  un  privilège  accordé  à  la  force, 
à  la  violence,  et  à  cette  noblesse  altière  habituée  à  ne  respec- 
ter que  le  droit  de  l'épée,  et  dont  une  éducation  entièrement 
militaire  assurait  la  supériorité  sur  les  autres  classes  de  la  po- 
pulation. C'est  ce  qui  avait  procuré  aux  justices  ecclésiasti- 
ques, qui  excluaient  le  combat  comme  moyen  de  preuve,  leur 
popularité.  De  plus,  la  juridiction  féodale,  éparpillée  dans  les 
mains  des  seigneurs,  pouvait  à  peine  suffire  au  point  de  vue 
de  la  compétence ,  souvent  contestée  ,  et  difficile  à  recon- 
naître dans  les  cas  particuliers  ;  elle  était  complètement  in- 
suffisante au  point  de  vue  de  la  sanction.  Dans  une  société 
bien  organisée,  lorsqu'un  jugement  a  été  rendu,  le  pouvoir 


492  SECONDE    ÉPOQUE   FÉODALE. 

social  se  charge  de  Texécuter,  et  la  disproportion  de  force 
entre  Fiadividu  contre  qui  il  faut  exécuter  le  jugement  et  le 
pouvoir  social  qui  Texécute  est  trop  grande  pour  que  celui- 
là  puisse  seulement  songer  à  résister. 

Dans  la  société  féodale,  il  n'en  était  pas  de  même  ;  les  jus- 
ticiables étaient  souvent  aussi  puissants  que  les  juges,  et  les 
jugements  demeuraient  inexécutés  faute  de  moyens  de  coer- 
cition. Par  cette  raison  ,  en  réalité ,  la  justice  existait  bien 
contre  les  faibles,  mais  rarement  en  leur  faveur. 

Enfin,  les  juridictions  justicière,  féodale,  ecclésiastique, 
communale,  n'atteignaient  chacune  que  leurs  justiciables  im- 
médiats. 

Les  seigneurs  n'étaient  justiciables  de  personne,  et  lors- 
qu'une contestation  s'élevait  entre  les  ressortissants  de  deux 
justices  différentes,  la  cause  pouvait  aussi  ne  pas  trouver  de 
juge,  l'étranger  à  la  justice  trouvant  difficilement  accès  au- 
près d'un  juge  disposé  à  favoriser  plutôt  ses  ressortissants. 

Dans  ces  divers  cas,  soit  lorsqu'une  partie  résistait  à  un 
jugement ,  soit  lorsque  le  jugement  même  ne  pouvait  pas 
être  rendu,  la  seule  ressource  pour  obtenir  son  droit  était  la 
guerre  ;  les  guerres  privées  étaient  ainsi  l'état  de  choses 
normal  et  habituel. 

L'insécurité  générale  qui  résultait  d'une  telle  constitution 
de  la  justice  ne  profitait  qu'aux  seigneurs  féodaux  assez  forts 
pour  se  défendre  eux-mêmes ,  mais  pesait  lourdement  sur 
tout  le  reste  de  la  société.  Il  y  avait  un  besoin  général  d'or- 
dre, mais  on  ne  savait  comment  le  rétablir,  comment  ame- 
ner à  s'entendre  et  à  vivre  en  paix  tant  d'intérêts  contraires 
et  de  pouvoirs  armés. 

Le  rôle  de  la  royauté  était  tout  tracé  ;  elle  se  constitua  le 
jtige  de  ceux  qui  n'eu  avaient  pas,  l'exécuteur  des  décisions 


POLITIQUE  DE  LA  ROYAUTÉ.  493 

rendues  contre  les  puissants.  C'était  à  son  détriment  que  la 
juridiction  féodale  s*était  établie,  son  intérêt  la  portait  à 
l'attaquer  ;  sa  position ,  la  supériorité  de  forces  qu'elle 
avait  vis-à-vis  des  seigneurs  pris  individuellement ,  le  lui 
permit. 

La  réorganisation  des  justices  publiques  en  opposition  avec 
les  justices  seigneuriales,  une  procédure  constituée  sur  le 
modèle  de  la  procédure  romaine  et  canonique,  et  basée  sur 
le  témoignage  en  opposition  avec  la  procédure  des  armes, 
tels  furent  les  principaux  moyens  par  lesquels  la  royauté 
parvint  à  créer  une  autorité  centrale  dans  le  sein  de  la  féo- 
dalité, et  amena  peu  à  peu  la  déchéance  de  celle-ci. 

Depuis  le  temps  où  la  compétence  de  la  juridiction  féo- 
dale embrassait  presque  tous  les  rapports  de  la  vie  sociale 
du  moyen  âge,  où,  à  rexceplion  des  villes  libres  et  des  offi- 
cialités,  tout  était  soumis  aux  règles  du  droit  féodal,  jusqu'au 
moment  où  la  maxime  u  toute  justice  émane  du  roi  »  se 
trouve  réalisée  dans  toute  son  étendue,  et  où  les  faibles  dé- 
bris de  la  juridiction  féodale  ne  sont  plus  envisagés  que 
comme  des  concessions  que  la  couronne  consent  à  faire  à  la 
noblesse,  quatre  siècles  se  sont  écoulés  ;  mais  aussi  le  chemin 
était  très  long  à  parcourir. 

Pour  remonter  aux  débuts  des  entreprises  par  lesquelles 
la  royauté  a  créé  sa  juridiction,  il  faut  remonter  à  une  épo- 
que dans  laquelle  la  féodalité  était  dans  la  plénitude  de  sa 
force  et  de  son  pouvoir,  au  règne  de  Louis-le-Gros.  Ce 
prince,  duc  de  France  et  comte  de  Paris,  n'était,  en  réalité, 
qu'un  seigneur  possédant  des  fiefs  et  des  justices,  comme 
tout  autre  seigneur  ;  il  n'était  pas  même  le  plus  puissant  sei- 
gneur de  son  royaume  ;  cependant  il  était  roi,  il  était  l'hé- 
ritier de  la  couronne  de  Charlemagne. 


&94  SECONDE   ÉPOQUE   FÉODALE. 

La  royauté  n'était  encore  qu'un  nom  ;  mais  dans  ce  nom 
était  renfermé  tout  un  avenir  de  grandeur  et  de  puissance. 

Louis-le-Gros  donna  le  signal  des  entreprises  de  la  royauté 
contre  la  féodalité.  La  première  attaque  fut  dirigée  contre 
les  barons  du  duché  de  France.  Louis-le-Gros  résolut  de  les 
soumettre  à  sa  juridiction  ;  en  sa  double  qualité  de  roi  et  de 
suzerain,  il  se  constitua,  dans  le  duché  de  France,  le  juge  et  le 
réparateur  des  injures  pour  lesquelles,  dans  le  système  féodal, 
tel  qu'il  existait  de  son  temps,  il  n'y  avait  point  encore  de 
tribunal.  Il  s'efforçait  de  pourvoir  à  la  sûreté  des  églises,  des 
laboureurs  et  des  pauvres;  à  la  tête  d'une  petite  armée,  il 
assiégeait  les  châteaux  des  seigneurs  signalés  pour  leurs  op- 
pressions. 

Un  récit  de  l'abbé  Suger,  rapporté  par  M.  Guizot,  montre 
de  quelle  manière  Louis-le-Gros  introduisait  l'usage  de  la  ju- 
ridiction royale.  «  Vers  H 01,  Louis,  n'étant  encore  qu'hé- 
ritier présomptif  de  la  couronne,  apprit  que  le  sire  de  Mont- 
morency et  l'abbé  de  Saint-Louis  étaient  en  guerre  l'un  contre 
l'autre,  à  propos  de  certains  droits  de  justice.  Sur  cette  nou- 
velle, Louis  fit  sommer  le  sire  de  Montmorency  de  paraître 
devant  le  roi  son  père,  et  de  s'en  remettre  à  son  jugement.  » 
Ces  expressions  de  Suger  indiquent  que,  pour  que  la  juri- 
diction du  roi  entre  les  deux  seigneurs  tût  légitime,  il  foUait 
que  les  parties  consentissent  à  s'en  remettre  au  jugement  du 
roi  ;  c'était  moins  une  juridiction  régulière  que  l'on  appli- 
quait qu'un  arbitrage  que  Louis  cherchait  à  imposer. 

Philippe-Auguste  entreprit  de  faire,  à  l'égard  des  grands 
vassaux  de  la  couronne ,  ce  que  Louis-le-Gros  avait  fait  A 
l'égard  des  barons  du  duché  de  France.  Il  fit  juger  par  sa 
cour  les  comtes  de  Flandre  et  de  Champagne,  et  jusqu'au  roi 
d'Angleterre,  en  sa  qualité  de  duc  de  Normandie  ;  bien  plus. 


RÉFORMES  DE  SAINT  LOUIS.  498 

confondant  dans  sa  curie  {curia  régis)  les  vassaux  de  la  cou- 
ronne el  ceux  du  duché  de  France,  il  obligea  les  premiers, 
non-seulement  à  reconnaître  pour  leur  souverain  celui  qu'ils 
avaient  traité  en  égal,  mais  encore  à  souffrir  pour  égaux  ceux 
qui,  selon  la  hiérarchie  féodale,  étaient  leurs  inférieurs. 

Saint  Louis  exerça  une  influence  plus  étendue  encore  ;  les 
prétentions  de  ses  prédécesseurs ,  les  droits  qu'ils  avaient 
conquis  par  la  force  et  qu'ils  avaient  exercés  d'une  manière 
intermittente  et  irrégulière,  étaient  acquis,  assures  et  placés 
hors  de  contestation  sous  son  règne  ;  saint  Louis  les  exerça 
avec  un  soin  et  une  équité  qui  donnèrent  à  la  justice  royale 
un  nouveau  relief.  Mais  il  fit  plus  ;  par  ses  Etablissements, 
par  la  législation  qu'il  introduisit  dans  ses  domaines,  il  mé- 
rita le  titre  de  réformateur  et  de  législateur  de  la  féodalité 
française  ;  sans  briser  avec  elle,  en  respectant  ses  bases,  il 
fit  ce  qui  était  possible  pour  améliorer  les  institutions  inté- 
rieures, pour  ramener  l'ordre  et  la  paix  dans  la  société. 

La  principale  réforme  de  saint  Louis,  parmi  le  grand  nom- 
bre de  celles  qui  lui  sont  dues,  celle  qui  est  le  point  de  dé- 
part de  toutes  celles  qui  ont  suivi,  a  été  l'abolition  du  com- 
bat judiciaire  ;  par  là,  la  justice  était  rendue  à  sa  mission. 
L'abolition  du  combat,  une  fois  effectuée  dans  le  domaine 
royal,  s'étendit  peu  à  peu  aux  possessions  des  grands  vas- 
saux ;  elle  rendit  nécessaires  de  nouvelles  formes  et  procura 
la  possibilité  des  appels,  qui  étaient  inconciliables  avec  le  ju- 
gement de  Dieu.  L'usage  des  appels  fut  à  son  tour  une  des 
principales  causes  de  la  formation  d'une  hiérarchie  féodale 
régulière  ;  car  la  constitution  des  rapports  de  suzeraineté, 
soit  entre  les  seigneurs  et  les  grands  vassaux,  soit  entre  ces 
derniers  et  le  roi,  dérive  bien  plutôt  encore  des  appels  que 
des  inféodations  et  des  sous-inféodations. 

MÉM.  ET  DOCCII.  XVI.  81 


49ë  SECONDE    ÉPOQUE    FEODALE. 

Nous  serions  assez  porté  à  croire  que  les  réformes  de 
saint  Louis  se  propagèrent  dans  tout  le  royaume  de  France, 
précisément  parce  qu'elles  n'étaient  rendues  obligatoires  que 
pour  les  domaines  de  la  couronne.  Si  ce  prince  avait  voulu 
les  imposer  aux  grands  vassaux,  comme  le  fit  son  succes- 
seur, il  aurait  excité  leur  opposition,  et  peut-être  eût-il 
échoué  devant  elle;  mais,  en  restant  dans  les  limites  de  son 
pouvoir  seigneurial^  il  donna  Tidée  d'imiter  son  exemple 
aux  autres  suzerains ,  qui  trouvaient  à  le  suivre  le  double 
avantage  d'aller  au-devant  des  vœux  de  leurs  sujets  popu- 
laires, et  d'affermir  leur  autorité  sur  les  seigneurs  placés 
dans  leur  ressort.  Depuis  saint  Louis,  les  juristes  formés  à 
récoie  du  droit  romain  poussèrent  la  royauté  dans  des  voies 
encore  plus  hardies  et  plus  incisives. 

L'ordonnance  de  Philippe-le-Bel,  de  1303,  est  la  première 
qui  abolisse  le  combat  judiciaire  dans  tout  le  royaume;  mais 
c'était  encore  trop  tôt,  et  l'on  reconnut  bientôt  que  cette  loi 
se  heurterait  contre  une  opposition  insurmontable.  Déjà, 
trois  ans  après,  elle  fut  rapportée  presque  entièrement.  La 
réaction  féodale  alla  en  augmentant  sous  le  règne  de  Louis- 
le-Hutin,  comme  nous  l'avons  déjà  vu,  dans  la  question  du 
pouvoir  législatif  royal.  Au  sortir  des  crises  nombreuses  que 
la  France  subit  pendant  l'époque  de  ses  grandes  guerres  avec 
l'Angleterre,  la  royauté  apparut  plus  forte,  et  le  pouvoir  de 
laristocratie  avait  sensiblement  diminué  ;  la  nécessité  de  se 
réunir  autour  du  pouvoir  central  pour  combattre  l'ennemi 
commun,  la  ruine  de  beaucoup  de  familles  nobles  pendant  la 
durée  de  la  crise,  et  surtout  le  changement  dans  le  système 
militaire  et  la  création  des  armées  permanentes,  avaient  pro- 
duit ce  résultat. 

Charles  Yll  travailla  dans  l'esprit  de  saint  Louis  ;  il  con- 


VICTOIRE  DE  LA  ROYAUTÉ.  497 

solida  les  Etablissements,  dont  Tautorité  avait  été  ébranlée 
durant  les  temps  de  troubles  que  Ton  avait  traversés.  11  ré- 
digea des  coutumes  ;  or  les  coutumes  écrites ,  tout  en  cons- 
tatant Tusage,  le  réglaient  et  pouvaient  au  besoin  le  modi- 
fier. Dans  son  ordonnance  de  Montils-les-Tours ,  il  traita 
complètement  la  matière  de  la  procédure.  Il  étendit  la  justice 
royale  aux  nouvelles  provinces  acquises  à  la  couronne,  en 
leur  donnant  des  parlements  ;  car  le  parlement  de  Paris  ne 
pouvait  plus  suffire. 

En  soumettant  les  jugements  des  officialités  à  un  appel  au 
parlement,  il  plaça  la  justice  ecclésiastique  sous  sa  dépen- 
dance, comme  l'était  déjà  la  justice  féodale. 

Louis  XI  acheva  cette  révolution,  en  détruisant  ceux  qui 
pouvaient  lui  faire  obstacle.  À  dater  de  son  règne,  on  s'ac- 
corde à  reconnaître  que  la  puissance  féodale  est  détruite  ;  il 
le  fallait,  pour  qu'il  n'y  eût  en  France  qu'une  loi,  un  Etat, 
un  peuple.  L'unité  de  l'Etat  n'était  pas  possible  avec  la  sou- 
veraineté des  fiefs,  et,  une  fois  en  train  de  battre  en  brèche 
cette  souveraineté,  on  ne  s'était  plus  arrêté.  La  royauté  s'é- 
tait débarrassée  successivement  de  toutes  les  forces  qui  pou- 
vaient la  contrarier  dans  son  développement,  et  s'était  trou- 
vée assez  heureusement  placée  pour  avoir  toujours,  contre 
la  force  qu'elle  combattait ,  l'appui  des  autres.  Contre  les 
seigneurs  et  leurs  justices ,  elle  avait  eu  les  communes  et 
l'Eglise;  contre  la  démagogie  des  communes  et  les  préten- 
tions ecclésiastiques,  la  noblesse.  Patron  immédiat  des  com- 
munes, protecteur  de  l'Eglise,  suzerain  de  toutes  les  seigneu- 
ries du  royaume,  le  roi  pouvait  toujours  se  présenter  à 
chacune  de  ces  forces  rivales  comme  un  allié  naturel. 

Une  ordonnance  rendue  par  les  états  de  Tours,  sous  Charles 
YIII,  en  1&85,  contient  déjà  la  célèbre  maxime  :  a  Toute 


498  SECONDE   ÉPOQUE   FÉODALE. 

justice  émane  du  roi.  »  Ainsi,  le  combat  de  la  justice  royale 
avec  la  justice  seigneuriale  peut  être  envisagé  comme  ter- 
miné ;  la  féodalité,  qui  s'est  maintenue  pendant  le  XlUfi  siè- 
cle, qui  n'a  été  qu'entamée  pendant  le  XIV*,  est  définitive- 
ment vaincue  à  la  fin  du  XV**. 

Après  avoir  indiqué  à  grands  traits  la  succession  histo- 
rique des  conquêtes  de  la  juridiction  royale,  voyons  plos  en 
détail  par  quels  agents  et  par  quels  moyens,  souvoit  asseï 
subtils,  ces  conquêtes  ont  été  opérées. 

Le  testament  que  fit  Philippe  Auguste ,  en  partant  pour 
la  Croisade,  est  le  plus  ancien  document  législatif  relatif  aux 
prévôts,  aux  baillis  et  à  leur  compétence  ;  en  voici  les  dis- 
positions principales  : 

Art.  l*'^.  ((  In  primis  prœcepimm,  tU  baillim  nostri,  per  «tu- 
gulosprœpositos,  inpolesiaiibtis  nostris,  ponant  quatuor  homines 
prudentes,  légitimas  et  boni  testiinonii,  sine  quorum,  eel  dwh 
rum  ex  eis  ad  minus,  consilio  negotia  villœ  non  tractentur.  » 

Art.  2.  ii  Et  in  terris  nostris,  quœpropriis  nomimbus  dis- 
tinctes sunt,  baillivos  nostros  posuimus,  qui  m  baillims  suis, 
singulis  mensibus,  ponent  unutn  diem,  qui  dicitur  assisiœ,  in 
quo  omnes  illi  qui  clamorem  facient,  récipient  jus  suum  per 
eos  et  justitiam  sine  dilatione  et  nostra  jura,  et  noslram  jusii- 
tiam  et  forefacta  quœ  proprie  nostra  sunt,  ibi  scribentur,  » 

Art.  4.  ((  Baillivi  nostri  qui  assisi€ts  tenebant,  si  aliqms  de 
baillivis  nostris  deliquerit,  hoc  constabit  archiepiscopo  et  re- 
ginœ,  similiter  de  prœpositis  nostris  significent  nobis  baillivi 
nostri.  » 

Art.  6.  ((  Prœpositis  nostris,  et  baillivis  prMbemus,  neali- 
quem  capiant,  nequeaverum  suum  (son  avoir),  quamdiu  bonas 
fidejussores  dare  voltAerit,  de  ju^titia  prosequenda  in  justitia 
nostra,  nisi  pro  homicidio,  vel  murtro,  vel  raptu,  i^l  prodi- 
tione.  )> 


TESTAMENT  DE  PHILIPPE  AUGUSTE.  499 

Il  nous  parait  résulter  de  ces  dispositions  : 

l^  Que  ces  deux  offices  existaient  déjà,  en  1190,  sur  les 
terres  du  roi,  et  que  Philippe-Auguste  n'a  pas  institué  ces 
officiers ,  conome  on  Ta  dit,  mais  qu'au-dessus  des  prévôts 
et  baillis  existant  déjà,  il  a  établi  (posuimus)  les  grands  baillis, 
qui  tiennent  les  assises. 

2^  Que  Philippe-Auguste  mentionne  deux  sortes  de  pos- 
sessions distinctes  {potestates  et  terrœ  nostrœ).  Dans  hspo- 
testâtes  sont  les  prévôts  (prœpositi),  dans  les  terres  qui  ont 
un  nom  distinct  (propriis  nominibtis  distinctœ)  sont  les  baillis 
qui  tiennent  des  assises. 

En  examinant  le  texte  attentivement,  tout  porte  à  croire 
que  les  potestates  ne  sont  pas  des  terres  moins  considérables 
que  les  autres,  comme  on  l'a  cru  généralement ,  mais  de& 
justices ,  tandis  que  l'expression  nos  terres  s'applique  aux 
fiefs.  Ainsi,  dans  l'article  I®',  il  s'agit  delà  justice  justicière 
qui  appartient  aux  prévôts;  son  territoire  est  la  potestas,  ses 
assesseurs  sont  les  honiines  prudentes  (les  bons  hommes  du 
justicier)  ;  les  affaires  dont  il  traite  sont  celles  de  la  villa, 
et  les  justiciables  du  prévôt  sont  les  hommes  de  poète,  autre- 
ment dits  les  vilains. 

L'article  2  traite  de  la  juridiction  des  baillis,  qui,  institués 
sur  les  terres  ayant  nom  distinct ,  c'est-à-dire  sur  les  fiefs 
de  la  couronne,  y  exercent  à  la  fois  la  justice  justicière  et 
la  justice  féodale  ;  ils  rendent  la  justice  à  tous,  et  constatent 
les  droits  royaux ,  les  redevances  qui  sont  dues  au  roi,  les 
amendes  qui  lui  appartiennent. 

3^  Il  résulte  de  l'article  &  que  les  baillis  qui  tiennent  des 
assises  sont  au-dessus  des  prévôts ,  les  surveillent  et  peu- 
vent les  destituer  quand  ils  se  sont  rendus  coupables  d'un 
crime. 


SOO  SECONDE   ÉPOQUE    FÉODALE. 

Le  roi,  comme  tout  autre  seigneur,  avait  des  possessions 
de  deux  espèces ,  des  justices  et  des  fiefs  ;  en  conséquence, 
il  possédait  des  juridictions  justicières  et  féodales,  suivant  la 
nature  de  ses  droits  sur  chaque  bien  déterminé.  Mais  la  do- 
mination royale  avait,  en  outre,  un  caractère  différent,  soit 
du  fief,  soit  de  la  justice  justicière  ;  ce  caractère,  de  sa  na- 
ture vague,  et  qui  s'applique  à  tout  le  territoire,  serait,  si 
Ton  veut,  l'idée  de  la  généralité  ;  c'est  par  cette  idée  que  la 
justice  royale  s'est  constituée.  Les  juristes  ont  supposé  que 
le  roi  était  généraument  le  souverain  justicier  du  royaume, 
comme  aussi  le  propriétaire  éminent  de  toutes  les  terres,  le 
gardien  de  toutes  les  églises.  Cette  domination  générale,  tout 
en  paraissant  respecter  les  droits  particuliers ,  planait  sur 
l'ensemble  des  institutions  et  était  toujours  prête  à  en  rem- 
plir toutes  les  lacunes  ;  or,  ces  lacunes  étaient  nombreuses 
dans  un  ordre  de  choses  composé  d'éléments  juxtaposés,  in- 
cohérents, issu  du  désordre  et  de  l'anarchie.  Les  baillis  fu- 
rent les  instruments  spéciaux  de  cette  tendance,  de  laquelle 
la  justice  royale  est  enfin  sortie,  et  dont  le  germe  presque 
imperceptible  est  déjà  dans  le  testament  de  Philippe- Auguste 
que  nous  venons  d'analyser,  mais  se  développa  rapidement. 
Outre  la  juridiction  justicière  et  féodale  dans  les  terres  du 
roi ,  la  justice  des  baillis  tend  à  comprendre  dans  sa  com- 
pétence tous  les  sujets  du  royaume,  quelle  que  soit  leur  po- 
sition; cela  ressort  déjà  de  ces  mots  :  u  In  quo  omnes  illi 
qui  clamorem  facient  récipient  jus  mum  per  eos,  »  C'est  plus 
clairement  expliqué  dans  une  ordonnance  de  I2S4  :  u  Jura- 
bunt  ergo  quod  qtiandiu  commissam  sibi  tenebiint  baillivam, 

TAM  MAJORIBUS  QUAM  MEDI0CR1BUS,  TAM   MINORIBUS  QUAM  ADVE- 

Nis ,  TAM  iNDiGENis  QUAM  suBDiTis  ,  sine  personarum  et  natio- 
ntim  acceptione,  jus  reddent,  u 


JUSTICE  DES  BAILLIS  ET  PRÉVÔTS.  804 

Ainsi ,  la  justice  des  baillis  devint  une  juridiction  nou- 
velle, distincte  de  celles  qui  l'avaient  précédée,  applicable 
à  tous,  sans  acception  de  rang,  de  puissance  et  de  qualité  ; 
les  hommes  qui,  par  leur  position,  échappaient  à  toutes  les 
autres  juridictions,  les  gentilshommes  dont  les  procès  n'é- 
taient  pas  dans  la  compétence  des  justiciers  seigneuriaux, 
tombèrent  sous  la  juridiction  des  baillis. 

C'est  contre  cette  justice  nouvelle  des  baillis  que  s'élevè- 
rent toutes  les  résistances  de  la  noblesse  ayant  pour  objet 
le  maintien  des  guerres  privées  ;  c'était  pour  forcer  les  gen- 
tilshommes à  recourir  à  ses  tribunaux  que  la  royauté  mul- 
tipliait ses  attaques  contre  cet  usage ,  si  étrange  et  si  per- 
sistant, parce  que,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  il  entrait  dans 
l'ensemble  des  institutions  du  moyen  âge  comme  le  supplé- 
ment naturel  du  défaut  de  justice. 

Au  XIV®  siècle ,  la  justice  royale  avait  fait  peu  de  pro- 
grès sous  le  rapport  de  sa  juridiction  nouvelle,  dont  la  légi- 
timité était  encore  vivement  contestée  ;  au  XV®,  elle  en  avait 
déjà  fait  davantage  ;  à  la  fin  de  ce  siècle,  la  compétence  des 
prévAts  comprend  tous  les  crimes  et  délits  commis  dans  leur 
ressort ,  sous  réserve  d'appel,  et,  à  l'exception  :  K^  des  dé- 
lits de  lèse-majesté  ,  fausse  monnaie ,  assemblées  illicites  , 
émotions  populaires,  ports  d'armes  (c'est  le  nom  sous  lequel 
on  désigne  la  guerre  privée),  infraction  de  sauvegarde,  etc., 
qui,  comme  cas  royaux,  entrent  immédiatement  dans  le  res- 
sort du  bailli  ;  2**  des  accusations  portées  contre  les  nobles 
vivant  noblement  et  autres  personnes  privilégiées. 

La  compétence  des  baillis  s'étendait  à  tous  les  délits  qui 
ne  ressortaient  pas  des  cours  seigneuriales,  des  officialités, 
ou  des  prévôts  royaux,  et  celte  compétence  s'accroissait  sans 
cesse  au  moyen  de  perpétuelles  usurpations  sur  les  justices 


K02  SECONDE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

ordinaires.  Les  registres  des  Olim  sont  remplis  des  conflits 
des  baillis  avec  lesjustices  seigneuriales  et  d'arrêts  ordinaire- 
ment favorables  aux  baillis.  Au  reste,  la  tendance  à  envahir 
sur  les  juridictions  seigneuriales  n'était  pas  particulière  à  la 
royauté  ;  depuis  longtemps  déjà ,  ces  justices  avaient  à  se 
défendre  contre  les  empiétements  non  moins  hardis  de  la  ju- 
ridiction ecclésiastique,  et  si  les  seigneurs  français  contestè- 
rent faiblement  l'adage  fameux,  et  historiquement  faux,  qui 
établit  que  toutes  les  justices  viennent  du  roi,  cela  s'explique 
peut-être  par  l'idée  que  la  supposition  d'une  inféodation  de 
leur  justice  donnait  aux  seigneurs  justiciers  un  certain  appui 
contre  les  envahissements  des  ofGcialités ,  auxquels  ils  n'é- 
taient pas  toujours  capables  de  résister  isolément. 

Au-dessus  des  baillis  et  des  prévêts,  employés  locaux, 
était  le  parlement,  qui  réunissait  les  diverses  juridictions  et 
formait  le  centre  de  toutes  les  justices  du  royaume. 

On  a  considéré  le  parlement  comme  une  continuation  de 
la  curia  régis,  c'est-à-dire  la  cour  féodale  du  roi  ;  mais  il  est 
plutêt  issu  de  la  combinaison  de  cette  curie  avec  un  élément 
nouveau  et  anti-féodal,  savoir  la  chambre  royale,  à  laquelle 
les  baillis'rendaient  compte  de  leur  administration. 

Pendant  une  partie  du  XIII^  siècle,  on  ne  savait,  en  cas 
de  conflit  de  compétence  entre  un  bailli  et  un  seigneur,  ou 
de  plainte  pour  déni  de  justice,  etc.,  si  Ton  devait  porter  la 
cause  à  la  curie  qui  n'avait  pas  pouvoir  sur  le  bailli ,  ou  à 
U  chambre  qui  ne  pouvait  juger  le  seigneur.  On  en  vint, 
sous  saint  Louis,  à  réunir  les  deux  corps  pour  ces  cas  ;  c'est 
à  la  véritable  origine  du  parlement,  dont  la  cour  de  baron- 
nie  du  roi  est  l'élément  féodal,  tandis  que,  dans  la  cham- 
bre, autorité  essentiellement  administrative,  le  droit  royal 
prédomine  ;  cela  explique  pourquoi,  ainsi  que  l'a  remarqué 


LE  PARLEMENT.  SOS 

Klimrath,  durant  la  seconde  moitié  du  XIII''  siècle,  les  séan- 
ces du  parlement  ne  sont  nullement  régulières.  Plus  les 
baillis  prirent  le  dessus,  plus,  naturellement,  la  compétence 
du  parlement  s'accrut. 

L'ordonnance  de  4302  chercha  à*  remédier  au  défaut  de 
séances  régulières.  Depuis  4348,  le  parlement  eut  la  juridic- 
tion supérieure  pour  tout  le  royaume,  et  les  fonctions  pure- 
ment administratives  restèrent  à  une  chambre  appelée  la 
chambre  des  comptes.  Dès  lors,  le  parlement  poursuit  dans 
l'ensemble  du  royaume  l'œuvre  que  les  baillis  accomplissent 
dans  les  provinces  ;  il  devient  la  cour  suzeraine  de  tous  les 
fiefs  du  royaume,  en  vertu  de  la  fiction  d'après  laquelle  la 
suzeraineté  de  tous  les  fiefs  et  de  toutes  les  justices  féodales 
appartient  au  roi.  Toutes  les  questions  sont  dès  lors  dans  sa 
compétence,  soit  directement  quand  il  s'agit  des  différends 
entre  les  seigneurs  immédiats,  soit  par  voie  de  ressort  lors- 
que la  cause  concerne  des  arrière- vassaux.  Nous  avons  vu 
déjà  les  rapports  de  cette  institution  avec  celle  de  la  pairie. 

Lorsque  l'autorité  royale  se  fut  étendue  sur  tout  le  terri- 
toire de  la  France,  le  parlement  de  Paris  fut  reconnu  pour 
la  cour  suprême  partout,  sauf  dans  le  ressort  de  l'échiquier 
de  Normandie,  des  grands  jours  de  Champagne,  des  curies 
d'Aquitaine^  de  la  cour  des  sénéchaux  du  Languedoc,  et  des 
terres  dépendantes  du  roi  d'Angleterre,  du  duc  de  Bretagne, 
du  comte  de  Flandre  et  du  Dauphiné.  D'abord,  la  compé- 
tence de  ces  cours  fut  à  peu  près  la  même  que  celle  de  la 
curie  du  roi  ;  mais  les  rois,  prenant  toujours  plus  le  dessus 
sur  les  grands  feudataires,  cherchèrent  à  faire  prévaloir  leur 
propre  parlement.  Cela  était  sans  difficulté,  quant  à  la  cour 
des  sénéchaux  ,  eux-mêmes  fonctionnaires.  En  Champagne, 
on  admit  la  requête,  au  parlement  dans  la  forme  d'une  sup* 


S04  '  SECONDE   ÉPOQUE   FEODALE. 

plique  adressée  au  roi.  La  lutte  entre  le  parlement  de  Paris 
et  l'échiquier  de  Normandie  se  prolongea  durant  tout  le  XIV* 
siècle  ;  à  la  fin,  l'échiquier  resta  indépendant.  Une  lutte  pa- 
reille avec  le  parlement  de  Bretagne  eut  la  même  issue.  Le 
fond  de  ces  luttes  des  parlements  provinciaux  était  toujours 
la  résistance  du  droit  féodal  contre  la  nouveauté  du  droit 
royal  ;  mais  lorsqu'au  XV*  siècle,  la  royauté  eut  triomphé, 
le  rapport  se  trouva  changé,  toutes  les  cours  étaient  égale- 
ment soumises  au  roi  ;  alors  le  pouvoir  royal  n'eut  plus  dln- 
térét  à  soumettre  les  parlements  des  provinces  à  celui  de 
Paris,  (Jès  lors,  au  contraire,  soit  pour  accélérer  rexpédition 
des  affaires,  soit  pour  ne  pas  donner  au  parlement  de  Paris 
une  influence  excessive,  on  fit  de  toutes  les  anciennes  cours 
féodales  supérieures  des  parlements  royaux  d'après  le  modèle 
de  celui  de  Paris. 

L'abolition  des  guerres  privées  avait  frappé  au  cœur  Fîn»- 
titution  du  fief,  comme  rapport  militaire  et  personnel,  et  fait 
disparaître  la  cause  même  des  contestations  relatives  aux 
obligations  proprement  féodales.  Dès  le  XV®  siècle,  les  traités 
des  fiefs,  en  France,  ne  parlent  plus  que  de  lods,  de  ventes,  de 
reliefs,  de  censives,  d'aveux  et  de  dénombrements,  en  un 
mot,  des  droits  utiles  ;  les  coutumes  rédigées  à  cette  époque 
ne  3'occupent  des  droits  des  seigneurs  qu'au  point  de  vue  du 
produit;  la  juridiction  proprement  féodale  se  réduit  donc,  par 
la  force  des  choses,  par  la  transformation  même  du  rapport 
féodal,  à  ce  que  nous  avons  défini,  en  traitant  de  la  compé- 
tence féodale,  sous  le  nom  de  justice  foncière.  Pour  la  justice 
justicière  des  seigneurs,  il  en  fut  autrement,  les  causes  qui 
entraient  dans  sa  compétence  se  reproduisaient  constamment; 
l'établissement  des  communes  lui  enlevait  quelques  justicia- 
bles ,  mais  les  communes  indépendantes  n'occupaient  que  la 


INSTlTtTION  DES  APPELS.  508 

partie  la  moins  considérable  du  territoire.  Dans  les  campa- 
gnes, le  seigneur  resta  justicier  vis-à-vis  des  vilains,  l'affran- 
chissement des  mains  mortes'ne  les  enlevait  nullement  à  son 
tribunal.  En  outre,  les  baillis  et  les  prévâts  n'avaient  aucun 
droit  à  s'immiscer  dans  l'exercice  de  la  justice  justicière, 
dont  le  territoire  leur  était  fermé  en  vertu  du  principe  que 
chaque  justicier  est  souverain  dans  sa  justice. 

Les  employés  royaux  opposèrent  à  ce  principe  celui  que 
toutes  les  justices  sont  tenues  en  fief  du  roi.  Cette  règle  ne 
brisait  pas  avec  les  idées  féodales ,  elle  n'altérait  la  réalité 
qu'en  faisant  de  la  condition  de  certaines  justices  celle  de 
toutes  les  justices  seigneuriales.  Sur  ce  principe  on  établit  le 
système  des  appels ,  au  moyen  duquel  on  constitua  ce  que 
l'on  nomma  le  ressort. 

L'appel  pour  défaute  de  droit,  qui  était  de  règle  dans  la 
justice  féodale,  n'existait  pas  originairement  dans  la  justice 
justicière.  Dans  le  droit  féodal  ancien,  le  vassal  auquel  son 
seigneur  avait  refusé  justice  pouvait  toujours  s'adresser  au 
suzerain  de  son  seigneur,  s'il  y  en  avait  un.  C'est  ce  qu'ex- 
prime Beaumanoir  fort  clairement  dans  le  passage  suivant  : 
((  La  première  manière  de  gens  qui  peuvent  appeler  sont  cils 
qui  tiennent  en  flef  et  en  hommage  d'autrui  et  lor  seigneur 
ne  leur  voelent  fere  droit ,  ou  il  lor  délaient  trop  lor  droit  ; 
ichele  gent,  de  lor  seigneur  tiennent  le  lor  saisi,  ou  prennent, 
ou  liènent,  ou  empècent  à  lever,  doivent  requerre  lor  sei- 
gneur qu'il  lor  rende  ou  ressaisisse.  » 

Ainsi,  la  défaute  de  droit  n'était  pas  toujours  ce  que  nous 
nommons  déni  de  justice,  et  Beaumanoir  parle  surtout  ici  du 
cas  où  le  seigneur  a  saisi  le  fief  de  son  vassal  ;  dans  ces  cas, 
il  y  a  appel  au  supérieur  commun. 

Entre  le  seigneur  justicier  et  ses  vilains,  il  n'y  a  pas  de 


506  SECONDE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

défaute  de  droit  ;  c'est  ce  qui  résulte,  on  ne  peut  plus  nette- 
ment, d'un  passage  célèbre  de  Desfontaines  :  «  Par  notre 
usage,  dit  ce  jurisconsulte,  n'a-t'il  entre  toi  et  ton  vilain 
d'autre  juge  fors  Dieu  ;  tant  comme  il  est  tes  coukans  et  les 
levans,  s'il  n'a  d'autre  loi  vers  toi,  fors  la  commune.  » 

Dans  ce  passage.  Desfontaines  parle  des  hommes  de  poêle, 
sujets  du  justicier  devenu  indépendant  par  la  chute  de  la 
royauté  carlovingienne. 

Le  privilège  de  l'appel  de  défaute  de  droit  appartenait  au 
vassal,  en  raison  des  idées  féodales  et  non  en  raison  de  sa 
condition,  plus  relevée  que  celle  des  vilains;  car  l'bonmie  qui 
dépendait  d'un  seigneur  féodal  pour  une  censive,  c'est-à-dire 
un  héritage  vilain ,  n'est  pas  de  condition  supérieure  à 
l'homme  de  poète,  et  cependant  il  peut  appeler  pour  cause 
de  défaute  de  droit  ;  c'est  encore  ce  qu'explique  Beauma- 
noir  :  a  La  seconde  manière  de  gens  à  qui  il  est  meslier 
quMIs  somment  lor  segneur,  che  sunt  cil  qui  iiènent  dTeux 
hiretages  vilains,  desqu'ils  la  connoissance  appartient  au  se- 
gneur. Le  segneur  se  peut  mettre  en  défaute  envers  cIk  qui 
tiennent  d'aus  en  vilenage  ;  car  aussi  bien  sunt  il  tenu  de 
fere  droit  as  uns  comme  as  autres.  » 

Déjà  au  temps  de  Beaumanoir,  on  voit  percer  l'idée  de 
l'appel  pour  défaute  de  droit  dans  la  justice  justicière,  et  cela 
en  opposition  au  principe  encore  reconnu  qu'entre  le  justi- 
cier et  ses  couchants  et  levants,  il  n'y  a  d'autre  juge  fors 
Dieu. 

Voici  comment  le  bailli  du  Beauvoisis  indique  cette  idée  : 

((  Toute  coze  qui  est  tenue  comme  justice  laie  doit  avoir 
ressort  de  segneur  roi,  et  telle  manière  de  ressort  ont  cil  qui 
tiennent  en  baronnie,  en  tant  comme  les  baronnies  s'entend. 
Et  s'ils  n'en  font  ce  qui  doivent  et  qui  appartien  au  ressort. 


APPELS.   •  507 

quand  il  en  sont  sommé  soufSsamment,  on  en  pot  aler  an 
roi  et  en  a  li  roi  la  connoissance  ;  car  toute  UHe  juridic- 
tion du  roïaume  est  tenue  du  roi  en  fief  ou  arrière' fie f^  et  par 
ce  pot  on  venir  en  se  cort  par  voie  de  défaute  de  droit.  » 

Ce  principe  fut  promptement  mis  en  pratique. 

Dans  l'ordonnance  de  1302,  Pbilippe-le-Bel,  tout  en  com- 
mençant par  défendre  à  ses  baillis  d'attirer  devant  eux  les 
justiciables  des  seigneurs,  réserve  formellement  pour  les 
juges  royaux  le  droit  de  ressort  :  «  Prohibemus  ne  suMiti 
seu  justitiabiles  prœlatorum  aut  baronutn,  aut  aliorum  sub- 
jectorum  nostrorum  trahantur  in  causant  coram  nostris  offi- 
cialibus,  nisi  in  casu  ressorti.  » 

L'appel  ou  ressort  fut ,  selon  Chauveau,  l'instrument  le 
plus  puissant  de  l'extension  de  la  juridiction  royale.  Le  prin- 
cipe des  évocations  du  fond  appliqué  à  l'appel  des  juge- 
ments préparatoires  contribua  surtout  à  dépouiller  les  justi- 
ciers de  leur  compétence  régulière;  la  substitution  de  la  pro- 
cédure par  enquête  écrite  à  la  procédure  par  bataille  rendit 
l'appel  possible  dans  toute  espèce  de  cause. 

Les  Etablissements  de  saint  Louis  avaient  organisé  l'appel 
dans  ses  domaines  ;  premièrement,  en  décidant  que  le  juge- 
ment sur  les  résultats  de  l'enquête  pourrait  être  porté  de- 
vant les  juges  royaux  : 

«  Si  aucun  veut  fausser  jugement  au  pays  où  il  api)ar- 
tient,  il  n'y  aura  point  de  bataille,  mes  les  claims  et  les  res- 
pons  et  les  austres  destraints  du  plet  seront  apportés  en  notre 
cour,  et,  selon  les  erremens  du  plet,  Ton  fera  dépérier  le 
jugement  ou  tenir,  et  oel  qui  sera  trouva  en  son  tort  s'amen- 
dera selon  la  coutume  de  la  terre.  » 

Secondemoit ,  à  côté  des  appels  de  défaute  de  droit ,  les 
Etablissements  instituent  une  nouvelle  voie  de  recours. 


SOS  SECONDE  RPOQUE  FÉODALE. 

V amendement  du  jugement.  Cette  nouvelle  institution  était  un 
progrès  considérable  dans  la  voie  de  Tappel,  en  ce  que  celui 
qui  appelait  pour  faux  jugement  rejetait  entièrement  le  ju- 
gement ,  ce  qui  impliquait  une  offense  au  seigneur  qui  Ta 
rendu  :  a  Appel,  disent  les  Etablissements ,  contient  félonie 
et  iniquité,  »  C'est  pour  Ater  au  recours  ce  caractère  d'un 
outrage  que  saint  Louis  crée  le  recours  pour  amendement, 
qui  n'est  pas  envisagé  comme  un  appel  :  a  Je  demande  aman- 
dément  de  jugement  en  soupliant,  car  souplications  doit  être 
faite  en  cour  le  roy  et  non  pas  appel.  » 

Le  registre  des  Olim  contient,  dès  le  XIII*  siècle,  de  nom- 
breux arrêts  rendus  sur  l'appel  des  parties  ;  il  est  à  observer 
que,  malgré  le  changement  de  forme  résultant  de  la  demande 
en  amendement,  l'ancienne  formule  d'appel  tanquam pra- 
vum  et  falsum  continue  à  être  employée.  L'usage  des  appels 
à  la  cour  du  roi  ne  s'introduisit  que  plus  tard  dans  les  pro- 
vinces. 

Chauveau  cite  un  arrêt  de  4259,  dans  lequel  il  est  jugé 
que  les  habitants  de  Soissons,  qui  ont  appelé  au  roi  d'un  ju- 
gement qui  adjuge  à  Fabbéde  Saint- Médard  un  droit  de  haute 
justice,  sont  déboulés,  parce  que  l'abbé  a  établi  que  le  droit 
d'appel  à  la  cour  du  roi  n'est  pas  usité  à  Soissons.  C'est 
pourtant  presque  à  la  même  époque  que  Beaumanoir  posait 
déjà  comme  règle  générale  le  droit  d'appel. 

Durant  le  XIV*  siècle,  l'appel  fut  reçu  dans  toutes  les  ju- 
ridictions ;  il  avait  pour  lui  la  jurisprudence  autant  que  la 
loi,  la  pratique  des  justices  ecclésiastiques,  les  nouvelles 
idées  sur  la  hiérarchie  féodale,  et  plus  encore  que  tout  cela, 
le  mouvement  général  des  esprits. 

L'appel  était  toujours  dirigé  contre  le  juge  et  non  contre 
la  partie.  Si  le  jugement  était  cassé,  on  était  dispensé  de  lui 


CAS  BOYAUX.  509 

en  payer  les  frais,  et  le  juge  payait  lui-même  le  jugement 
de  la  cour  d'appel  ;  voilà  pourquoi  le  juge  inférieur  se  pré- 
sentait ou  envoyait  un  délégué  au  plaid  du  juge  supérieur  ; 
les  baillis,  par  la  même  raison,  étaient  appelés  à  venir  dé- 
fendre ceux  de  leurs  jugements  dont  on  formait  recours  au 
parlement. 

Non  contente  de  se  subordonner  la  justice  des  seigneurs  au 
moyen  du  ressort,  la  royauté  chercha  à  s'emparer  directe- 
ment des  parties  les  plus  considérables  de  leur  compétence 
au  moyen  des  cas  royaux;  l'ancienne  jurisprudence  donnait 
ce  nom  aux  causes  qui,  par  leur  nature  propre,  sont  cen- 
sées revenir  à  la  justice  du  roi.  La  théorie  des  cas  royaux 
s'est  développée  surtout  durant  le  XIV®  siècle  ;  on  envisa- 
geait comme  tels  : 

1^  Tous  les  délits  qui  intéressent  directement  l'autorité 
royale,  ainsi  les  crimes  de  lèse-majesté,  fausse  monnaie ,  as- 
semblées illicites,  émotions  populaires,  injures  aux  officiers  du 
roi,  ports  d^armes,  etc. 

Le  délit  de  port  d'armes  avait  été  créé  par  la  législation 
royale  pour  empêcher  le  recours  à  la  force ,  qui ,  comme 
nous  l'avons  vu ,  était  admis  dans  certaines  limites  par  le 
droit  féodal  strict.  Lorsque  cette  défense  de  recourir  à  la 
force  était  violée,  les  baillis  s'attribuaient  le  cas;  car,  dit 
Beaumanoir,  <(  le  roi  est  tenu  à  garder  et  à  fère  garder  les 
coutumes  de  son  royaume.  »  On  conçoit  que,  sous  ce  cou- 
vert, les  baillis  eurent  souvent  à  s'ingérer  dans  les  justices 
des  seigneurs.  Les  baillis  s'introduisirent  aussi  sur  le  terri- 
toire justicier  par  les  grands  chemins  ;  on  en  attribua  d'a- 
bord la  propriété  au  roi,  puis,  comme  conséquence,  on  lui 
attribua  le  jugement  des  délits  qui  s'y  commirent. 

20  11  y  a  aussi  des  cas  royaux  de  nature  civile,  ainsi  par 


510  SECONDE   ÉPOQUE   FÉODALE. 

Ce  motif  que  le  roi,  conformément  aux  anciennes  idées  ger- 
maniques avait  sous  sa  protection  spéciale  {mundium)  les 
veuves  et  les  orphelins,,  les  baillis  cherchèrent  à  s'attribuer 
le  jugement  des  procès  relatifis  aux  testaments,  aux  douaires 
et  aux  donations  pour  cause  de  mariage  ;  ils  revendiquèrent 
également  les  contestations  portant  sur  un  contrat  qui  avait 
été  revêtu  du  sceau  royal. 

3®  Une  autre  classe  de  cas  royaux  est  celle  où  Tinterveo- 
tion  de  la  justice  royale  repose  sur  la  qualité  des  personnes 
en  cause.  Certaines  personnes  se  faisaient  donner  un  sauf- 
conduit,  ou  sauvegarde j  moyennant  quoi  elles  devenaient 
justiciables  seulement  des  employés  du  roi.  Cette  institution 
de  la  sauvegarde  est  en  corrélation  avec  une  autre  règle 
plus  générale,  celle  de  Taveu  ;  celui  qui,  placé  sur  le  terri- 
toire d'un  baron,  s'avoue  du  roi,  a  pour  juge  le  bailli,  à 
moins  que  le  baron  ne  prouve  qu'il  dépend  de  lui  :  «  Qui  au 
roi  s'avoue,  a  à  marchir  au  roi,  »  disent  les  Etablissements 
de  saint  Louis.  Ce  privilège  accordé  aux  individus  de  s'a- 
dresser au  roi  et  de  se  soustraire  par  là  à  la  justice  justi- 
cière,  assez  étrange  au  premier  abord,  est  peut-être  seule- 
ment un  développement  de  l'institution  des  communes.  La 
faculté  de  se  placer  sous  la  protection  immédiate  du  roi,  ac- 
cordée d'abord  à  certaines  villes ,  aurait  été  étendue,  en  ce 
sens  que ,  pour  jouir  des  privilèges  de  la  commune  royale, 
il  n'était  pas  nécessaire  d'y  transporter  son  domicile,  et  qu'il 
sufiQsait  de  s'y  faire  agréger. 

Cette  innovation  donna  lieu  sans  doute  à  de  vives  récla- 
mations de  la  part  des  justiciers,  au  pouvoir  desquels  elle 
aurait  porté  un  coup  fatal,  et  ce  fut  à  ces  réclamations  que 
Philippe-le-Bel  dut  faire  droit,  en  ordonnant  que  celui  qui 
veut  se  faire  agréger  à  une  commune  doit  y  acheter  une 


DE   I.A   PRÉVENTION.  olJ 

maison  et  Thabiler  de  la  Toussaint  à  la  Saint- Jean.  Le  renou- 
vellement fréquent  de  cette  ordonnance  prouve  qu'elle  n'é- 
tait point  exécutée,  et  que  le  système  des  bourgeoisies  per- 
sonnelles continuait  à  faire  des  progrès. 

L*aveu  que  Ton  faisait  pour  la  personne  entraînait  la  com- 
pétence pour  ce  qui  concerne  la  fortune  mobilière  de  celui 
qui  s'est  avoué. 

Le  privilège  d'être  jugé  immédiatement  par  les  juges 
royaux  était  accordé,  au  W^  siècle,  aux  nobles  vivant  no- 
blement, dans  les  causes  pénales  dans  lesquelles  ils  sont  dé- 
fendeurs, et  aux  clercs  dans  les  cas  où  Ténormité  du  crime 
enlevait  le  privilège  clérical. 

A  côté  de  la  théorie  des  cas  royaux  se  place  le  principe  de 
la  prévention  y  nouveau  moyen  par  lequel  les  baillis  accrurent 
leur  action  judiciaire  au  détriment  de  la  justice  justicière. 
La  prévention  dit^re  de  la  concurrence,  qui  suppose  un  même 
droit  de  juridiction  chez  plusieurs  juges  et  attribue  la  cause 
au  premier  nanti.  Par  la  prévention,  les  baillis  royaux  s'at- 
tribuaient le  droit  de  conserver  la  connaissance  d'une  cause 
appartenant  à  une  autre  juridiction,  mais  au  sujet  de  laquelle 
ils  ont  fait  les  premiers  actes  de  l'information  :  ceci  ne  s'ap- 
plique naturellement  qu'aux  délits.  Ce  principe  de  la  pré- 
vention est  emprunté  au  droit  canonique ,  comme  beaucoup 
d'autres  des  soi-disant  règles  de  droit  par  lesquelles  la  jus- 
tice royale  empiétait  constamment  sur  les  autres  justices.  On 
justifiait  le  principe  de  la  prévention  par  la  prétendue  négli- 
gence des  justiciers  seigneuriaux  ;  mais,  ainsi  que  l'observe 
Ghauveau,  au  moins  aurait-il  fallu  constater  cette  négligence 
en  fixant  un  délai,  passé  lequel  seulement  le  juge  royal  eût 
pu  agir.  Or,  on  ne  voit  pas  qu'on  y  ait  songé  avant  les  or- 
donnances du  XYI^  siècle,  qui  fixent  le  délai  d'un  mois  dès 

MÉM.   RT  DOCim.   XVI.  33 


512  SECONDE    ÉPOQI'E    FEODALE. 

la  commission  du  délit  ;  mais  alors  déjà  la  justice  justicière 
n'était  plus  que  Tombre  de  ce  qu'elle  avait  été  dans  les 
temps  féodaux. 

En  matière  civile,  il  pouvait  aussi  y  avoir  un  cas  de  pré- 
vention ;  c'est  lorsque  le  défendeur,  ci  lé  devant  le  juge  royal, 
a  répondu  de  manière  à  laisser  entamer  la  cause. 

Toute  demande  en  revendication,  ou  renvoi  d'une  cause 
portée  devant  le  juge  royal,  doit  être  formée  avant  la  con- 
testation :  a  sed  non  post,  »  dit  Dumoulin,  sur  la  coutume 
du  Maine. 

Il  est  encore  un  principe  de  procédure,  qui,  comme  la  pré- 
vention, fut  introduit  par  les  juges  royaux  dans  l'intérêt  de 
leur  pouvoir,  mais  qui  était  pourtant  plus  fondé  en  raison  ; 
c'est  celui  qui  statue  que  le  délit  est  jugé  au  lieu  où  il  a  été 
commis.  Au  XIII®  siècle,  le  juge  du  domicile  de  l'accusé  était 
compétent  pour  le  juger,  sauf  le  cas  de  flagrant  délit.  Beau- 
manoir  pose  la  règle  et  l'exception  :  «  Le  sire  dosoz  qui  au- 
cuns est  couquans  et  levans  à  la  justice  de  lor  cors  ;  »  et 
«  Nus  ner'a  se  cort  d'homme  qui  est  pris  en  présent  meflet, 
anchois  appartient  li  connissance  au  segneur  en  qui  tère  li 
prise  est  fête  ;  mais  si  le  malfeteur  s'en  part  sans  estre  ar- 
resté,  li  connissance  en  appartien  au  segneur  desoz^  qui  est 
couquans  et  levans.  »  Mais  cette  règle  ne  fut  pas  longtemps 
observée,  et  Louis-le-Hutin  céda  aux  réclamations  soulevées 
par  la  pratique  contraire,  lorsqu'il  déclara  aux  seigneurs  du 
Languedoc  et  aux  nobles  d'Amiens  que  les  sujets  des  justi- 
ciers seront  toujours  jugés  dans  la  justice  à  laquelle  ils  ap- 
partiennent. Les  juges  royaux  continuèrent  néanmoins  à 
s'emparer  des  individus  qui  avaient  commis  des  délits  dans 
leur  ressort,  et  à  les  juger  nonobstant  les  plaintes  des  sei- 
gneurs ;  ils  s'appuyaient  sur  une  ordonnance  révoquée  de 


AUTRES   EMPIÉTEMENTS.  51.* 

Philippe-le-Bel  et  sur  les  avantages  que  celle  marche  avait 
pour  l'instruction  du  procès  et  radministralion  de  la  preuve. 
Ce  fut  la  règle  du  lieu  du  délit  qui  finit  par  remporter,  et 
les  ordonnances  royales  du  XV*  et  du  XVI*  siècle  la  con- 
sacrèrent définitivement. 

Attaquées  sur  tous  les  points  et  de  toutes  les  manières 
que  nous  venons  d'énumérer,  on  conçoit  que  les  justices  sei- 
gneuriales perdirent  chaque  jour  du  terrain  ;  car  on  peut 
voir,  par  la  lecture  des  ordonnances  rendues  sur  les  plaintes 
des  seigneurs,  que,  chaque  fois  qu'il  y  est  fait  droit,  ceux- 
ci,  sous  l'apparence  d'une  reconnaissance  de  leurs  préroga- 
tives, s'en  voient  enlever  quelque  portion  ;  une  partie  des 
envahissements  exécutés  par  les  employés  royaux  est  rejetée 
et  l'autre  maintenue.  Les  parlements  aussi  vinrent  au  se- 
cours des  justiciers  dans  plus  d'une  occasion  ;  mais  le  fait 
même  que  les  seigneurs  étaient  forcés  d'avoir  recours  à  eux 
constatait  la  suprématie  de  la  justice  royale  et  la  dépendance 
des  justices  seigneuriales.  Loyseau  nous  apprend  que,  «  si 
les  parlements  n'eussent  quelquefois  pris  la  protection  des 
seigneurs,  il  y  a  longtemjîs  que  ceux-ci  eussent  été  frustrés 
de  leur  justice.  »  Cet  auteur,  qui  envisage  systématiquement 
les  justices  seigneuriales  comme  usurpées ,  semble  même 
éprouver  quelque  pitié  pour  le  sort  qui  leur  est  fait,  pitié 
qui  lui  a  inspiré  ce  passage,  bien  curieux  dans  sa  bouche  : 
a  Or,  comme  entre  tous  les  animaux,  les  grands  mangent 
les  petits,  aussi  non-seulement  entre  les  hommes,  mais  en- 
core entre  ceux  de  justice,  cette  même  injustice  s'exerce  en 
tous  temps  ;  car  les  officiers  royaux  étant  supérieurs  des 
subalternes  (les  prévAts  et  baillis  seigneuriaux),  et  d'ailleurs 
se  fortifiant  de  l'autorité  et  intérêt  du  roi,  intentent  journel- 
lement tant  de  sortes  d'entreprises  sur  les  justices  seigneu- 
riales, etc.  w 


Sl'l  SECONDE  ÉPOQUE  FÉODALE. 

Les  changements  qui  eurent  lieu  dans  le  personnel  des 
juges  et  des  tribunaux  eurent  aussi  pour  effet  d'augmenter 
la  prépondérance  de  la  juridiction  royale  aux  dépens  de  la 
juridiction  seigneuriale.  Dans  la  justice  proprement  féodale, 
la  pairie  avait  perdu  beaucoup  de  son  importance  depuis  que 
le  fief  avait  cessé  d'être  une  alliance  armée  et  n'était  qu'une 
espèce  particulière  de  possession.  Dans  les  assises  du  bailli, 
auquel,  comme  nous  venons  de  le  voir,  revinrent  à  la  fin  tous 
les  cas  importants  du  res^rt  delà  justice  justicière,  le  juge- 
ment avait  d'abord  été  rendu  par  les  assesseurs,  les  anciens 
échevins,  ou  boni  homines,  selon  le  principe  germanique  et 
féodal  ;  mais  cela  ne  dura  pas.  Déjà  du  temps  de  Beauma- 
noir,  les  assesseurs  ne  sont  que  les  conseillers  du  bailli,  et 
le  bailli  rend  lui-même  le  jugement  ;  en  outre,  dans  ces  as- 
sises, les  assesseurs  furent  appelés  par  le  choix  du  bailli. 
Beaumanoir  le  dit  expressément  :  «  Le  bailli  doit  appeler  à 
son  conseil  les  plus  sages,  et  fère  le  jugement  par  leur  con- 
seil. »  Les  baillis  eux-mêmes  étaient,  dans  l'origine,  des  che- 
valiers ;  mais  l'espèce  de  ces  chevaliers  jurisconsultes,  que 
l'on  rencontre  au  XII®  et  encore  au  XIII®  siècle,  tels  que  les 
Beaumanoir  et  les  d'Ibelin  du  royaume  de  Jérusalem,  à  l'é- 
poque où  le  droit  féodal  est  dans  tout  son  éclat,  ne  se  pro- 
pagea pas.  L'étude  du  droit  romain  et  du  droit  canon,  en 
compliquant  le  droit  féodal,  amena,  même  dans  les  plus  hauts 
emplois  judiciaires ,  la  classe  des  jurisconsultes  de  profes- 
sion, qui,  sous  le  nom  de  lieutenants  civils  et  criminels, 
remplacèrent  les  baillis  dans  leurs  fonctions  judiciaires  ;  dans 
les  parlements  également,  les  légistes  remplacèrent  de  fait  les 
barons,  et  les  grands  seigneurs,  qui,  peu  soucieux  de  consa- 
crer leur  temps  à  l'étude  de  longues  procédures  écrites,  con- 
servèrent le  droit  de  siéger,  mais  n'en  usaient  que  dans  les 


LES  LÉGISTES  REMPLACENT  LES  SEIGNEURS.  515 

grandes  occasions,  et  laissaient  aux  officiers  royaux  la  charge 
de  l'expédition  des  affaires. 

Les  seigneurs  justiciers  avaient,  eux  aussi,  remis  le  soin 
de  rendre  la  justice  en  leur  nom  à  des  employés,  bien  moins 
capables  qu'ils  ne  Teussent  été  eux-mêmes  de  résister  aux. 
empiétements  des  baillis.  Au  XIV®  siècle,  cet  usage  devint 
une  règle  :  «  Chacun  selon  son  tenement  a  juridiction,  dit 
Bouteiller  ;  mais  il  convient  qu'ils  facent  juger  par  autres  que 
par  eux.  »  Au  XV®  siècle,  les  parlements  firent  de  cette  règle 
de  convenance  une  injonction  formelle  ;  au  XVI®,  on  fit  un 
pas  de  plus,  et  Ton  ordonna  que  les  officiers  de  justice  se- 
raient examinés  avant  d'être  reçus  par  le  lieutenant  du  bailli. 

Déjà  longtemps  auparavant ,  au  XIII®  siècle,  Philippe  II 
avait  interdit  aux  seigneurs,  et  même  à  l'Eglise,  pour  ses 
domaines  et  justices,  de  choisir  les  officiers  de  justice  parmi 
les  clercs,  afin  qu'ils  pussent  être  poursuivis,  en  raison  de 
leurs  fonctions,  devant  les  tribunaux  laïques. 

La  nécessité  pour  les  seigneurs  de  recourir  à  l'autorité 
royale  pour  la  nomination  de  leurs  officiers  de  justice  efih- 
çait  évidemment  ce  que  l'exercice  de  la  juridiction  conser- 
vait du  caractère  de  pouvoir  public  ;  c'était  là  aussi  ce  qu'on 
voulait,  et  ce  qu'exprime  Loyseau  en  ces  termes  :  «  Fina- 
lement, quant  à  la  réception  des  officiers  des  seigneurs,  si 
elle  est  nécessaire  aux  officiers  du  roi,  qui  ont  leur  pouvoir 
de  celui  de  qui  tout  pouvoir  provient ,  à  plus  forte  raison 
l'est-elle  en  ceux  qui  sont  pourvus  par  gens  qui,  n'ayant 
l'exercice  d'aucune  puissance  publique ,  ne  le  peuvent  par 
conséquent  bailler  et  attribuer  à  leurs  officiers.  » 

En  somme,  ensuite  des  changements  opérés  du  XIII'  au 
XVI®  siècle  dans  l'administration  de  la  justice  seigneuriale, 
il  est  manifeste  que  la  patrimonialité  des  justices,  en  ce  qui 


51 G  SECONDE    ÉPOQUE   FEODALE. 

concerne  le  droit  de  juger,  n'est  plus  qu'un  vain  mol  ;  le 
seigneur  ne  possède  pas  réellement  ce  droit,  mais  seulement 
un  profit  qui  s'y  rattache  ;  la  possession  même  de  ce  profit 
reçut  d'ailleurs  de  graves  restrictions,  soit  par  la  défense  des 
inféodations  des  justices  subalternes ,  soit  par  le  caractère 
précaire  que  prit  la  jouissance  même  des  hautes  justices. 

Au  nombre  des  principales  modifications  qui  s'introduisi- 
rent dans  le  système  des  juridictions,  en  Allemagne,  durant 
la  seconde  période  féodale,  se  trouve  la  célèbre  institution 
des  vehmgerichte,  aussi  appelées  jmtices  de  Wesêphalie,  qui 
jouèrent  un  rôle  si  mystérieux  et  si  étrange  du  XIII*  au  XIV« 
siècle.  Selon  Eichorn ,  il  y  a  deux  sortes  de  justices  :  la 
freigrafschaft  {comicia  libéra),  qui  possède  le  blutbann  et  qui 
est  la  juridiction  pour  les  hommes  libres  ;  elle  est  exercée 
par  le  graf  et  le  vicegraf;  puis  la  gografschaft,  exercée  par 
les  gografen,  qui  n'ont  pas  le  blutbann,  et  tiennent  leur  mis- 
sion, non  de  l'empereur,  mais  du  latidherr. 

Selon  toute  apparence,  les  gografm  cherchèrent  à  s'attri- 
buer la  juridiction  sur  les  hommes  libres,  lesquels,  de  leur 
côté,  contestèrent  cette  juridiction,  estimant  relever  immé- 
diatement de  la  justice  de  l'empereur. 

Les  vehmgerichte,  bien  qu'elles  se  soient  étendues  par  affi- 
liation secrète  dans  tout  l'empire,  avaient  proprement  leur 
origine  et  n'exislaient  régulièrement  et  légalement  qu'en 
Westphalie  ;  leur  nom  vehmgerichte  indique  une  justice  cri- 
minelle. Grimra,  dont  l'étymologie  a  été  adoptée  par  Wigand, 
auteur  d'une  histoire  fort  savante  des  justices  de  Westpha- 
lie ,  estime  que  feme ,  tcehm ,  wehma ,  signifient  peine.  Les 
vehmgerichte  auraient  donc  été  purement  et  simplement  les 
freigerichte  de  Westphalie;  la  tradition  fait  remonter  lei|r 
institution  à  Charlemagne,  qui  les  aurait  établies  contre  les 


ALLEMAGNE  :   TRIBUNAUX  SECRETS.  517 

Saxons,  qui  retournaient  au  paganisme.  Selon  une  autre 
donnée,  elles  auraient  été  établies,  vers  4225,  par  Engel- 
bert,  archevêque  de  Cologne,  prince  connu  par  sa  sévérité 
contre  les  malfaiteurs. 

Unissant  ces  deux  données,  on  a  supposé  qu'Engelbert, 
afin  de  réprimer  les  nombreux  excès  qui  avaient  lieu,  et  que 
la  justice  ordinaire  ne  réprimait  pas  suffisamment ,  réorga- 
nisa les  freigerichte  de  Westphalie,  et  introduisit  auprès 
d'elles  la  procédure  secrète,  instituée  quatre  siècles  aupara- 
vant par  Cbarlemagne  contre  les  Saxons  relaps,  et  dont  le 
souvenir  formidable  s'était  conservé  ;  l'obligation  de  dénon- 
cer les  crimes  qui  venaient  à  leur  connaissance  était  aussi 
imposée  aux  membres  de  ces  justices  {freischœffen),  lesquelles» 
comme  justices  des  hommes  libres,  étaient  en  lutte  avec  les 
princes  et  les  seigneurs ,  et  se  rattachaient  au  contraire  à 
l'autorité  de  l'empereur.  Les  vehmgerichte ,  en  Westphalie, 
ne  procédaient,  du  reste,  selon  le  mode  secret,  qu'après  que 
l'accusé  avait  été  cité  et  mis  en  demeure  de  se  justifier  de- 
vant la  justice  publique  ordinaire.  Si,  ailleurs,  on  crut  pouvoir 
juger  des  accusés  sans  cette  formalité  préalable,  et  même 
sans  les  avoir  entendus,  cela  tient  à  la  part  d'abus  insépa- 
rable d'une  pareille  institution  :  on  sait  que  les  francs  juges 
exécutaient  eux-mêmes  leurs  sentences,  et  que,  sauf  en  West- 
phalie, leur  justice,  loin  d'être  reconnue,  était  envisagée 
comme  un  insigne  désordre,  à  peine  excusé  par  la  fréquence 
des  crimes,  l'impunité  des  grands,  la  rudesse  et  l'anarchie 
qui  régnaient  dans  la  société  allemande  à  l'époque  où  cette 
institution  se  forma.  Au  reste,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il 
s'agit  ici  d'une  institution  secrète ,  sur  laquelle  il  est  peu 
probable  que  Ton  parvienne  jamais  à  lever  complètement  le 
voile. 


Ki8  SECONDE    EPUgiE    FEODALE. 

Pour  en  revenir  à  la  question  de  la  juridiction,  en  somme, 
Eichorn  croit  que  les  vehmgerichte  se  sont  développées  en 
raison  de  la  répugnance  des  hommes  libres  à  se  laisser  juger 
par  la  justice  des  gografen  et  des  baillis  territoriaux,  justice 
qu'ils  considéraient  comme  faite  seulement  pour  les  pfleg- 
haften  et  vogtlettte ,  ou  pour  les  landsassen ,  dépourvus  de 
propriété  foncière. 

A  cette  époque,  outre  ces  juridictions  ordinaires,  on  ren- 
contre encore ,  en  Allemagne ,  des  justices  extraordinaires 
appelées  friedensgerichte  ;  elles  devaient  leur  naissance  à  une 
landfriede ,  c'est-à-dire  à  un  traité  conclu  entre  quelques 
seigneurs,  prélats,  chevaliers,  et  quelques  villes,  traité  dont 
la  durée  était  ordinairement  déterminée.  Les  friedensgerichte 
jugeaient  les  différends  survenus  pendant  la  paix  convenue 
entre  ces  sortes  de  confédérés  ;  ce  sont,  pour  ainsi  dire,  des 
tribunaux  internationaux  pour  les  confédérations  que  tolérait 
la  largeur  et  la  faiblesse  du  lien  social  dans  TAllemagne  du 
moyen  âge  ;  ils  ont  un  grand  rapport  avec  les  austràge  (ar- 
bitrages), mais  ont,  de  plus  que  les  austràge,  le  caractère  de 
tribunal  permanent,  jugeant  toutes  les  difficultés  qui  se  pré- 
senteront, et  non  pas  telle  difficulté  déterminée. 


DEUXIÈME  SECTION 


DU  PROCÈS  FÉODAL. 


SI 


Des  formes  de  1»  procédure  durant  l'époque 

barbare* 


Durant  Tépoque  barbare,  il  n'y  avait  pas  de  différence 
sensible  entre  les  formes  du  procès  civil  et  celles  du  procès 
criminel.  L'une  comme  Taulre  étaient  une  affaire  privée, 
une  contestation  entre  un  plaignant  qui  se  dit  lésé  et  un  dé- 
fendeur qui  oppose  à  la  plainte.  De  plus,  les  peines  se  rédui- 
saient ordinairement  à  des  amendes,  dont  une  partie  servait 
à  indemniser  le  lésé,  et  l'autre  était  perçue  par  le  roi  et  le 
comte. 

La  seule  trace  de  procédure  inquisitoire  que  l'on  puisse 
citer,  jusqu'à  la  fin  du  X®  siècle,  devant  les  tribunaux  lai- 
(jues  séculiers,  consiste  dans  l'obligation  de  dénoncer  les  dé- 
lits qui  était  la  conséquence  de  l'institution  de  la  garantie 
mutuelle  ;  mais,  dans  ce  cas  même,  le  dénonciateur  devenait 
partie  à  défaut  du  lésé,  et  le  procès  restait  en  lutte  entre 
deux  individus,  ce  qui  est  le  caractère  distinctif  de  la  pro- 
cédure accusa  toire. 

(l'était  le  magistrat  présidant  les  plaids  qui  convoquait  les 


520  ÉPOQUE  BAIIBAHE. 

liommes  libres,  et  plus  tard  les  échevins  ;  mais  c'était  le  plai- 
gnant qui  citait  sa  partie  en  justice  pour  le  jour  indiqué  par 
le  magistrat.  L'acte  de  cette  citation,  qui  devait  avoir  lieu 
en  présence  de  témoins,  se  nomme  mallare,  quelquefois  aussi 
manire,  qui  vient  de  monere.  Si  le  cité  fait  défaut,  il  est  cité 
de  nouveau  jusqu'à  trois  fois ,  avec  une  augmentation  d'a- 
mende pour  chaque  défaut,  à  moins  qu'il  ne  fournisse  une 
excuse  valable.  Avant  d'obtenir  défaut,  le  plaignant  doit  at- 
tendre le  coucher  du  soleil.  Les  citations  étaient  faites  par 
un  huissier  '.  Celui  qui  n'a  pas  paru  après  trois  délais  fixés, 
ni  fourni  d'excuse  valable,  devient  contumace,  ce  que  la  loi 
salique  appelle  jactivus,  c'est-à-dire  que  l'on  peut  obtenir 
contre  lui  un  jugement  exécutoire,  et,  en  outre,  il  est  pas- 
sible d'une  peine  pour  sa  désobéissance.  11  n'aurait  pas  été 
permis  d'amener  de  force  un  homme  libre  devant  le  tribu- 
nal, sauf  le  cas  de  flagrant  délit,  si  le  crime  entraine  la  peine 
de  mort. 

La  procédure  s'instruisait  publiquement  et  oralement  ;  cela 
résulte  de  la  nature  des  choses,  puisque  le  tribunal  était, 
dans  l'origine,  l'assemblée  des  hommes  Ubres.  Les  moyens 
de  preuve  étaient  les  documents,  les  témoins,  le  serment  de 
la  partie,  appuyé  par  un  certain  nombre  de  conjurateurs,  et 
les  ordales,  ou  jugements  de  Dieu.  On  a  dit  que  les  deux 
derniers  moyens  étaient  réservés  pour  les  affaires  crimi- 
nelles ;  mais  c'est  une  erreur,  puisque,  dans  la  période  ac- 
tuelle, le  procès  criminel  n'était  pas  nettement  distingué  du 
procès  civil. 


<  L'huissier  (prœco)  est  appelé  en  langue  germanique  scrjo,  de  sagen  (dire, 
annoncer)  ;  dans  la  loi  bourguignonne,  wiUiskalk^  de  vitte  (amende),  et  seaik 
(garçon,  esclave)  ;  en  allemand,  on  le  nomme  frohnbote. 


INSTRUCTION   DU   PKOCLS.  hH 

Rien  ne  prouve  que  les  parties  ne  pussent  pas  faire  en- 
tendre de  témoins  dans  un  procès  pour  crime  ;  seulement, 
le  témoignage  a  moins  d'importance  qu'il  n'en  a  dans  d'au- 
tres formes,  par  le  fait  que  l'accusé  a,  dans  le  serment  pur- 
gatoire, une  défense  toujours  à  sa  portée.  La  preuve  par  titre 
devait  être  rare  aussi  dans  l'époque  qui  nous  occupe ,  car 
les  Germains  ne  faisaient  pas  usage  de  l'écriture. 

L'examen  des  lois  barbares  nous  montre  que,  pour  les 
Germains,  le  titre  n'était  qu'un  accessoire  de  la  preuve  par 
témoins;  il  devait  être  lui-même  confectionné  devant  té- 
moins', quelquefois  même  devant  l'assemblée  de  la  com- 
mune ou  du  canton. 

Lorsque  le  témoignage  nécessaire  pour  faire  preuve  était 
fourni,  la  question  était  jugée;  c'est  ce  qui  fait  que  l'on  a 
quelquefois  confondu  les  témoins  avec  les  juges  eux-mêmes, 
et  mêlé  les  conditions  exigées  des  uns  et  des  autres. 


*  La  loi  des  Ripuaires  (Tit.  LIX,  chap.  1)  contient  sur  ce  sujet  un  passage 
curieux.  L'écrit  qu'elle  appelle  teitamentuniy  bien  qu'il  s'agisse  d'une  vente, 
doit  être  signé  par  sept  ou  douze  témoins.  Si  une  des  parties  conteste  cet 
acte,  on  entend  les  témoins,  ou  le  notaire  {cancelktrius)^*  qui  prête  serment, 
appuyé  d'un  nombre  de  conjurateurs  équivalent  à  celui  des  témoins  exigés  ; 
celui  qui  a  attaqué  l'acte  paie  dans  ce  cas  au  double,  et  une  amende  à  chaque 
témoin.  Si  l'acte  est  déclaré  nul ,  au  contraire,  le  gagnant  reçoit,  outre  le 
gain  du  procès,  50  sous,  et  le  notaire  paie  50  sous,  plus  15  sous  par  témoin. 
Si  le  notaire  est  mort ,  le  possesseur  du  titre  peut  le  rendre  valable  en  pro- 
duisant trois  chartes  du  même  notaire,  et  en  affirmant  la  validité  de  la  sienne 
sur  l'autel. 

La  loi  des  Bavarois  (Tit.  XVI,  chap.  5)  fait  déposer  un  témoin  en  ces  ter- 
mes :  •  Que  Dieu  aide  celui  de  qui  je  tiens  la  main  (c'est  celui  qui  l'a  appelé 
en  témoignage)  ;  j'ai  été  tiré  par  Toreille  comme  témoin  parmi  vous,  et  je 
dirai  la  vérité  sur  cette  cause.  »  Alors  il  jure,  et  peut  être  appelé  à  soutenir 
la  vérité  de  la  déposition  en  combat  singulier. 

Le  mot  allemand  qui  signifie  témoin,  %eugen,  vient  de  cet  usage  de  tirer 
l'oreille  au  témoin,  manière  symbolique  de  lui  rappeler  qu'il  doit  se  souvenir 
lie  ce  qu'il  a  entendu  :  «  Bàm  ohre  %h  %iehen.  » 


52â  ÉPOQUE  BARBARE. 

L'usage  du  serment  reposait  sur  la  confiance  qu'on  avait 
dans  la  véracité  de  Tbomme  libre  et  dans  la  crainte  reli- 
gieuse qu'inspirait  le  faux  serment.  Il  est  à  présumer  que, 
dans  la  plus  haute  antiquité,  les  parties  prêtaient  serment 
seules  ;  assez  tard,  c'était  encore  un  privilège  des  hommes 
de  condition  entièrement  libres,  chez  les  Westpbaliens. 

Toutefois,  il  est  certain  que  l'usage  de  faire  appuyer  le  ser- 
ment de  la  partie  par  des  conjurateurs  est  déjà  antérieur  au 
christianisme. 

Ces  conjurateurs  {sacratnentales ,  eides-helfer)  pourraient 
souvent  aussi  être  confondus  avec  les  témoins,  d'après  le 
langage  obscur  des  lois  barbares.  Eichorn  croit  que,  dans 
Torigine ,  ils  étaient  des  témoins  à  décharge.  C'est  une  hy- 
pothèse; mais,  en  fait,  les  conjurateurs  ne  déposaient  pas 
sur  la  cause  même,  ils  attestaient  par  leur  serment  la  véra- 
cité de  celui  qu'ils  voulaient  soutenir  ;  c'était  une  manière 
de  fortifier  le  serment  exigé  par  la  loi,  et  rien  de  plus.  Aussi, 
le  conjurateur  ne  pouvait-il  jamais  être  poursuivi  comme 
parjure,  tandis  qu'un  témoin  pouvait  l'être. 

Le  conjurateur  est  donc  censé  connaître  la  partie  qu'il 
soutient  en  juslice,  mais  non  le  fait  sur  lequel  cette  partie 
est  appelée  à  déclarer  la  vérité.  Tous  les  détails  de  l'institu- 
tion s'expliquent  par  cette  distinction. 

Pourquoi  les  conjurateurs  devaient-ils  être  hommes  libres 
et  adultes  ?  pourquoi  étaient-ils  pris  parmi  les  parents,  les 
voisins,  les  combourgeois  du  plaidant  ?  Parce  qu'ils  devaient 
le  connaître  personnellement.  Pourquoi  devenaient-ils  d'au- 
tant plus  nombreux  que  l'accusation  était  plus  grave,  et 
d'autant  moins  nombreux  que  l'accusé  est  d'un  rang  plus 
élevé  ?  Parce  que,  dans  le  premier  cas,  l'assertion  du  dépo- 
sant a  besoin  d'être  plus  fortement  appuyée,  et  que,  dans  le 


SERMENT  ET  CONJURATEl'RS.  Ki5 

second  cas,  la  qualité  du  déposant  inspire  plus  de  con- 
fiance. 

Le  cas  le  plus  fréquent  était  celui  du  serment  de  l'accusé, 
ou  serment  purgatoire.  Cependant,  le  plaignant  pouvait  aussi 
être  appelé  à  prêter  serment  avec  des  conjurateurs. 

Quelquefois ,  Taccusateur  prêtait  le  serment  le  premier  ; 
c'est  Vantejuramentum.  Alors,  le  serment  purgatoire  devait 
être  prêté  par  un  plus  grand  nombre  de  conjurateurs  ;  c'est 
une  sorte  de  défi. 

Le  nombre  des  conjurateurs  variait  beaucoup ,  selon  les 
lois,  les  causes  et  les  personnes;  il  alla  de  six  à  soixante- 
douze,  et  même,  mais  exceptionnellement,  à  cent.  Charle- 
magne  le  réduisit  à  douze. 

D'après  la  loi  salique,  il  semblerait  que  l'accusé  devait  re- 
courir à  l'épreuve  de  l'eau  bouillante  aussitôt  que  l'accusa- 
teur avait  juré  avec  le  nombre  de  conjurateurs  exigé ,  ou 
bien  racheter  sa  main  par  une  amende  évaluée  au  cinquième 
de  l'amende  qu'entraîne  le  délit,  et  qu'on  n'admettait  par 
conséquent  pas  le  serment  à  décharge.  Cette  disposition, 
qui  eût  été  dans  tous  les  cas  une  exception  au  système  gé- 
néral des  lois  barbares,  eût  été  injuste,  car  elle  aurait  mis 
tout  l'avantage  du  côté  de  l'accusateur. 

Feuerbach,  dans  son  commentaire  de  la  loi  salique,  estime 
que  le  serment  à  décharge  était  la  règle,  et  que  l'ordale  n'a- 
vait lieu  que  lorsque  l'accusateur  avait,  non  pas  juré,  mais 
prouvé,  attendu  que  la  loi  exige  l'ordale  :  «  Si  certa  probatio 
non  fuerit.  »  Nous  croyons  cette  opinion  préférable  à  celle 
de  Rogge,  qui  identifie  la  probatio  certa  avec  Vantejuramen' 
tum.  On  peut  alléguer  en  faveur  de  l'interprétation  de  Feuer- 
bach le  pacte  de  Childebert,  qui  porte  que,  si  un  voleur  pns 
sur  le  fait  a  été  lié  comme  voleur,  et  qu'il  nie,  celui  qui  l'a 


S24  ÉPOQUE  BARBARE. 

lié  jurera,  avec  douze  conjurateurs  si  c'est  un  homme  libre, 
et  avec  six  conjurateurs  si  c'est  un  lite  ;  pour  un  serf,  le 
pacte  de  Cbildebert  admet  l'ordale  immédiatement.  En  tout 
cas,  la  loi  salique  est  obscure  sur  ce  point. 

On  doit  regarder  comme  provenant  de  source  non  germa- 
nique les  diverses  limites  que  l'on  chercha  à  mettre  à  l'ins- 
titution des  conjurateurs.  Par  exemple,  l'usage  selon  lequel 
la  partie  adverse  de  celle  qui  prête  serment  choisit  dans  la 
famille  de  celui-ci  un  certain  nombre  de  personnes  entre  les- 
quelles doivent  être  pris  les  conjurateurs ,  c'est  ce  que  l'on 
appelait  les  conjurateurs  elecH  vel  nominati.  Lorsque  les  deux 
parties  intervenaient  dans  le  choix  des  conjurateurs,  on  les 
appelait  medii  electi.  Ceux  qu'amène  celui  qui  jure  sans  in- 
tervention de  la  partie  adverse ,  ce  qui  est  le  cas  ordinaire, 
se  nomment  appelati. 

L'institution  des  conjurateurs  se  lie  à  la  faida,  ou  ven- 
geance du  sang,  et  à  la  garantie  mutuelle,  et  s'explique  par 
là.  Elle  se  lie  à  la  faida;  car  ce  sont  les  parents,  les  amis, 
les  combourgeois  de  la  partie,  qui  viennent  la  soutenir  en  jus- 
tice ,  comme  ils  l'auraient  fait  au  besoin  dans  une  guerre 
privée.  Elle  se  lie  à  la  garantie  mutuelle,  en  cç  sens  que  la 
communauté  dont  l'accusé  fait  partie  doit,  ou  surmonter  l'ac- 
cusation, ou  livrer  le  coupable,  ou  contribuer  à  la  répara- 
tion du  dommage  causé.  Chacun  avait  intérêt  à  se  maintenir 
en  bonne  réputation  dans  sa  communauté,  afin  d'être  assisté 
par  elle,  cas  échéant  ;  et  le  fait  que  l'accusé  trouvait  des 
conjurateurs  parmi  ses  combourgeois  prouvait  d'autant  plus 
en  sa  faveur  que  ceux-ci  se  chargeaient  eux-mêmes  d'une 
responsabilité,  en  cas  d'insuccès,  en  prenant  son  parti. 

Les  serfs  et  les  étrangers  n'avaient  pas  de  part  à  la  ga- 
rantie mutuelle  et  ne  pouvaient  être  pris  pour  conjurateurs; 


ORDALES.  K2S 

si,  comme  membres  de  la  famille  de  la  partie  intervenante, 
les  femmes  et  les  enfants  furent  admis,  c'est  exceptionnelle- 
ment. 

Les  hommes  juraient  d'abord,  en  mettant  la  main  sur  leurs 
armes,  puis  aussi  sur  la  croix,  ou  sur  des  reliques  ;  les  fem- 
mes mettaient  la  main  sur  la  poitrine  (c'est  ce  que  la  loi 
des  Allemands  nomme  jurare  per  pectus  suum)  ;  quelquefois 
aussi,  elles  prenaient  la  tresse  de  leurs  cheveux  {nastahit)  '. 

Les  ordales,  ou  jugements  de  Dieu,  datent  de  la  plus  haute 
antiquité  ;  les  anciens  Indiens,  dont  on  connaît  les  rapports 
avec  la  race  germanique,  avaient  tous  les  genres  d'épreuves 
en  usage  au  moyen  âge.  Les  Hébreux  avaient  leur  épreuve  des 
eaux  amères  pour  la  femme  soupçonnée  d'adultère  ;  lesCeltes  et 
les  anciens  Slaves  avaient  aussi  des  usages  analogues.  L'Eglise 
condamna  sévèrement  ces  pratiques  superstitieuses;  mais 
elle  les  avait  d'abord  adoptées  en  leur  donnant  un  caractère 
chrétien  et  en  les  employant  pour  son  propre  compte.  Au 
IX®  siècle,  dans  le  temps  même  où  Agobard,  archevêque  de 
Lyon,  adressait  à  Louis-le-Débonnaire  un  livre  fort  bien  rai- 
sonné contre  les  prétendus  jugements  de  Dieu,  Hincmar,  le 
chef  du  clergé  franc,  se  prononçait  en  leur  faveur;  un  siècle 
plus  tard  encore,  Grégoire  VII,  à  Ganossa,  jura,  en  avalant 
une  hostie,  qu'il  était  innocent  des  accusations  que  ses  en- 
nemis avaient  élevées  contre  lui.  Ce  n'est  donc  guère  que 


*  Les  anciens  Germains  juraient  par  Odin  et  Thor.  Dans  TEdda,  la  déesse 
Frigga  fait  jurer  tous  les  êtres  de  la  création,  excepté  une  petite  plante  qui 
lui  parait  encore  trop  jeune.  Le  serment  par  la  barbe  est  une  coutume  orien- 
tale dont  les  lois  barbares  ne  parlent  pas.  Le  roman  du  Renard  fait  jurer 
Charlemagne  :  «  Par  la  moye  barbe  qui  n*est  mie  meslée,  par  celte  moye 
barbe  qui  me  pend  au  menton,  par  cette  moye  barbe  dont  blancs  sont  les  flo- 
cons. »  Ce  n'est  pas  là  un  usage  germanique. 


V}i6  ÉPOQUE  BARBARE. 

depuis  le  XII®  siècle  que  TEglise  a  condamné  les  ordales 
d'une  manière  absolue  et  qu'on  a  commencé  à  les  interdire 
dans  la  législation. 

Que  les  païens,  qui  ajoutaient  foi  aux  oracles,  aient  vu, 
comme  le  dit  Rogge,  dans  Tordale  un  présage  donné  par  la 
divinité  sur  Tissue  de  la  guerre  entre  deux  familles^  que  le 
crime  commis  allait  faire  éclater,  c'est  moins  surprenant  que 
de  voir  le  clergé  chrétien,  alors  à  la  tète  de  la  civilisation, 
tolérer  pendant  assez  longtemps  une  coutume  aussi  absurde 
et  aussi  dangereuse. 

11  est  évident,  du  reste,  que  la  portée  de  ces  épreuves  dé- 
pendait tout  à  fait  de  leur  nature  et  de  la  manière  dont  on 
les  subissait.  Il  est  fort  probable  que  les  épreuves  les  plus 
dangereuses  et  les  plus  difficiles  n'étaient  subies  que  par  les 
personnes  qui,  abandonnées  dans  la  société,  n'avaient  pu 
trouver  de  conjurateurs  pour  attester  leur  innocence  ;  c'é- 
taient des  serfs,  des  étrangers,  des  femmes  dépourvues  de 
champion.  Si  le  malheureux  accusé  succombait  à  tort,  on 
s'en  inquiétait  peu,  par  la  même  raison  qui  avait  fait  que, 
dans  son  procès  même,  il  avait  été  délaissé.  Quant  aux  clercs, 
qui  avaient  souvent  recours  aux  ordales,  on  ne  voit  pas  que 
les  épreuves  auxquelles  ils  se  soumettaient  fussent  bien  ef- 
frayantes. La  facilité  laissée  au  juge  de  choisir  le  genre  d'é- 
preuve et  le  délaissement  de  la  plupart  des  victimes  de  ces 
épreuves,  telle  est  sans  doute  la  cause  qui  concourut  à  con- 
server un  tel  moyen  de  preuve  pendant  plusieurs  siècles,  au 
mépris  du  bon  sens,  à  la  honte  de  l'humanité. 

Les  épreuves  les  plus  répandues  étaient  celles  du  fer  rougi, 
du  feu ,  de  l'eau  bouillante ,  on  regardait  si  elles  avaient 
laissé  des  traces  ;  celle  de  l'immersion  dans  l'eau  froide  ;  celle 
qui  consistait  à  étendre  les  mains  en  croix,  était  appliquée  aux 


LE  COMRAT  JUDICIAIRE.  !$27 

deux  parties  ;  celui  des  plaideurs  qui  laissait  tomber  les  bras 
le  premier  avait  perdu.  Il  y  avait  aussi  Tordale  du  sort,  qui 
se  pratiquait  sous  diverses  formes. 

Le  combat  judiciaire  était  aussi  envisagé  comme  un  juge- 
ment de  Dieu  :  dans  les  temps  féodaux,  il  devint  le  plus  fré- 
quent et  le  plus  célèbre  de  tous.  Chez  les  Germains,  le  combat 
judiciaire  n'était  autre  chose  que  la  faida  régularisée  et  simpli- 
fiée. Tacite  rapporte  un  trait  qui  prouve  d'ailleurs  qu'à  l'issue 
d'un  combat  les  anciens  Germains  attachaient  déjà  l'idée  d'un 
présage  donné  par  la  divinité  :  «  Us  tâchaient,  dit-il,  de  se 
rendre  maîtres  d'un  homme  de  la  nation  ennemie,  et,  après 
l'avoir  armé  à  la  manière  de  son  pays,  ils  le  mettaient  aux 
prises  avec  un  de  leurs  guerriers.  L'issue  du  combat  était 
considérée  comme  un  pronostic  de  celle  de  la  guerre  qu'ils 
allaient  entreprendre.  » 

Grégoire  de  Tours  raconte  l'histoire  d'un  combat  entre 
deux  champions ,  l'un  vandale ,  l'autre  allemand  ,  qui  res- 
semble fort  à  celui  des  Horaces  et  des  Curiaces.  Durant  la 
période  barbare,  le  combat  n'était  usité  comme  moyen  de  ju- 
gement que  par  les  nations  germaniques;  les  populations  ro- 
maines le  repoussaient  comme  une  coutume  étrange  et  cruelle, 
et  l'Eglise  le  condamnait  entièrement.  Le  roi  lombard  Luit- 
prand  dit,  dans  une  de  ses  lois  :  «i  Si,  par  respect  pour  les  cou- 
tumes de  notre  nation  lombarde,  nous  ne  pouvons  défendre 
le  jugement  de  Dieu,  nous  n'en  sommes  pas  moins  en  doute 
à  son  sujet,  ayant  appris  que  beaucoup  de  personnes  avaient 
injustement  perdu  leur  cause  dans  des  combats  impies.  » 

La  loi  salique  ne  parle  pas  du  combat.  Montesquieu  en  a 
conclu  que  les  Francs  ne  l'admettaient  pas,  et  s'appuie  sur  le 
témoignage  d'Agobard,  qui,  dans  sa  lettre  à  Louis-le-Débon- 
naire,   désire  que  les  Bourguignons  adoptent  l'usage  des 

MÉM.    ET  DOCITM.   XM.  31 


5:28  ÉFogtE  barbare. 

Francs.  Cependant,  la  loi  ripuaire  dit  que  le  combat  a  lien 
devant  le  roi,  avec  le  bouclier  et  le  bâton. 

On  recourait  surtout  au  combat,  lorsque  l'une  des  parties, 
refusant  de  déférer  le  serment  à  l'autre ,  déclarait  par  là  , 
pour  ainsi  dire,  qu'elle  supposait  son  adversaire  capable  de 
se  parjurer. 

Sous  les  Garlovingiens,  l'emploi  du  serment  alla  en  aug- 
mentant, bien  que  Charlemagne,  et  surtout  Louis-le-Débon- 
naire,  s'y  fussent  toujours  montrés  contraires. 

Le  jugement  était  la  réponse  rendue  par  les  hommes  li- 
bres siégeant  au  plaid,  et  plus  tard  par  les  écbevins,  i  la 
question  posée  par  le  magistrat.  Le  magistrat  ne  votait  pas 
lui-même.  Le  jugement  était  rendu  à  la  majorité;  mais,  le 
plus  souvent,  la  cause  avait  été  préjugée  déjà  dans  le  cou- 
rant du  procès  par  les  décisions  relatives  à  la  preuve. 

Une  question  préliminaire  importante  dans  le  système  des 
lois  personnelles  était  celle  de  savoir  d'après  quelle  loi  on 
jugerait,  si  les  parties  suivaient  des  lois  différentes,  et  ne 
s'accordaient  pas.  Selon  Meyer,  c'était  au  magistrat  seul  à 
décider  sur  ce  point.  Aucune  formule,  en  effet,  ne  montre 
le  président  soumettant  cette  question  au  tribunal. 

Le  jugement  était  rendu  au  nom  du  comte,  ou  du  cente- 
nier,  qui  le  signait  le  premier  ;  les  juges  qui  avaient  fait 
majorité  signaient  après  lui  :  «  Suscribentes  corroboraverum.r» 
C'était  aussi  au  magistrat  à  le  faire  exécuter,  et  la  plus 
grande  partie  de  l'amende  prononcée  contre  la  partie  per- 
dante était  à  son  profit. 

Pour  exécuter  un  jugement,  le  magistrat  ne  pouvait  tou- 
tefois dépasser  les  limites  de  son  territoire;  dans  le  cas  où 
cela  était  nécessaire,  il  fallait  s'adresser  au  roi.  Cependant, 
dans  certains  cas,  Charlemagne  ordonne  4  de  cor- 

respondre entre  eux  directement. 


EXÉCUTION  DES  JUGEMENTS  :  APPELS.  529 

Tant  que  le  jugement  émana  d'une  fraction  du  peuple,  il 
ne  pouvait  y  avoir  d'appel,  car  aucune  fraction  du  peuple 
n'était  au-dessus  de  l'autre;  aussi,  tant  que  le  jugement  po- 
pulaire existe  encore,  les  lois  n'en  parlent-elles  pas,  mais 
seulement  des  dénis  de  justice,  c'est-à-dire  du  cas  où  le  ma- 
gistrat, chargé  de  faire  rendre  la  justice,  refuse  de  faire  son 
devoir. 

La  question  de  l'existence  et  de  l'organisation  des  appels 
depuis  l'établissement  des  échevins  est  des  plus  difficiles. 

Charlemagne ,  dans  la  loi  lombarde ,  établit  une  peine 
contre  celui  qui,  après  avoir  été  débouté  de  sa  demande,  la 
reproduit  en  justice  ;  et  ailleurs,  dans  un  capitulaire,  il  or- 
donne de  poursuivre  ceux  qui  lui  apportent  des  plaintes  in- 
opportunes ;  mais  ces  interdictions  mêmes  ne  montreraient- 
elles  pas  que  la  tendance  à  appeler  au  prince  des  décisions 
de  tribunaux  locaux  s'établit? 

Louis-le-Débonnaire,  dans  un  capitulaire  de  829,  défend 
à  son  tour  qu'on  lui  apporte  aucune  cause,  sauf  celles  pour 
lesquelles  les  missi  et  les  comtes  n'ont  pas  voulu  faire  justice. 

Nous  serions  donc  disposé  à  admettre ,  malgré  l'autorité 
d'Eicborn  et  de  Montesquieu ,  que  les  appels  ne  remontent 
qu'au  moment  où  les  justices,  de  nationales  sont  devenues 
seigneuriales;  l'autorité  publique  imagina  ce  moyen  pour 
réagir  contre  la  féodalité  :  c'est  dire  que  nous  envisageons  les 
appels  comme  étant  d'une  date  tout  à  fait  postérieure  à  l'é- 
poque barbare. 


550  PROCÉDURE   FÉODALE  EN    FRANCE. 


II 


De  1»  proeédwre  féodale  en  FrAMce« 


Si,  dans  le  principe,  la  hiérarchie  féodale  française  avait 
été  bien  constituée,  il  n'y  aurait  pas  eu  de  place  pour  le 
droit  de  guerre  ;  mais,  au  commencement,  les  barons  étaient 
indépendants  les  uns  des  autres  ;  de  plus ,  là  même  où  un 
lien  de  suzeraineté  existait,  il  n'était  pas  assez  fort  pour 
bannir  complètement  le  recours  à  la  force.  La  guerre  privée 
devint  donc,  dans  les  premiers  siècles  de  la  féodalité,  le  droit 
et  le  privilège  des  seigneurs,  comme  autrefois  la  vengeance 
était  le  droit  et  le  devoir  des  familles. 

Il  ne  faut  donc  pas  se  représenter  les  guerres  privées  du 
moyen  âge  comme  quelque  chose  d'anormal,  d*irrégulier  ; 
elles  étaient  réellement  un  des  éléments  de  l'ordre  social,  tel 
qu'il  était  organisé  alors.  La  baronnie  étant  souveraine,  et 
le  devoir  de  se  soumettre  à  une  juridiction  impliquant  une 
sorte  de  dépendance,  même  au  point  de  vue  du  droit  privé, 
la  guerre  ou  l'arbitrage  était,  entre  seigneurs,  le  seul  moyen 
de  résoudre  les  difficultés. 

Quiconque  n'est  ni  serf,  ni  vilain,  peut  faire  la  guerre,  à 
moins  qu'il  n'ait  pour  adversaire  son  seigneur.  Ce  droit  de 
guerre  privée  est  exposé  par  Beaumanoir  dans  tous  ses  dé- 
tails; il  avait  atteint,  à  l'époque  où  ce  jurisconsulte  écrivait, 
sa  forme  la  plus  déterminée.  On  peut  faire  la  guerre  pour 
tous  les  cas  où  il  y  a  litige,  et  la  vengear"        sang  n*est 


DU   DROIT  DE  GUERRE  PRIVEE.  1)31 

plus  qu'une  guerre  fondée  sur  un  motif  spécial.  Du  moment 
qu*il  y  a  meffet,  il  n'y  a  pas  même  besoin  d'une  déclaration 
de  guerre  ;  mais,  là  où  il  n'y  a  pas  meffet,  il  faut  une  décla- 
ration «  par  paroles  clères  et  apertes,  afin  que  l'ennemi  se 
gart.  »  En  ce  cas,  une  surprise  sans  déclaration  préalable 
est  trahison.  Une  fois  la  guerre  déclarée,  toutes  les  violences 
qu'elle  comporte  sont  permises  ;  seulement,  on  ne  peut  pren- 
dre ou  incendier  le  fief  de  quelqu'un  contre  qui  on  n'est  pas 
en  guerre. 

On  conçoit  dès  lors  que  les  inféodations  influèrent  sur 
l'état  de  guerre  et  le  limitèrent  en  fait,  parce  qu'on  se  gar- 
dait d'attirer  sur  soi  le  courroux  du  puissant  suzerain  de 
celui  que  l'on  combattait;  plus  d'un  seigneur  faible ,  d'un 
autre  côté,  dut  inféoder  sa  terre,  afin  d'éviter  des  attaques 
auxquelles  il  n'aurait  pas  pu  résister. 

La  guerre  n'est  pas  d'individu  à  individu,  mais  de  seigneu- 
rie à  seigneurie  et  de  famille  à  famille  ;  car  l'ancien  principe 
germanique,  qui  obligeait  le  parent  à  soutenir  la  guerre  pri- 
vée de  son  parent,  s'était  maintenu.  D'après  Beaumanoir, 
cette  obligation  s'étend  jusqu'au  septième  degré.  Ceux  qui 
sont  parents  des  deux  parties  doivent  s'abstenir. 

Celui  qui  dirige  la  guerre  se  nomme  quief,  ou  quiwetain, 
(chef).  Les  vassaux  devaient  suivre  leur  seigneur  ;  mais  on 
adoucit  leur  position,  en  statuant  qu'on  ne  pouvait  les  atta- 
quer que  pendant  qu'ils  étaient  en  campagne. 

Il  y  avait  trois  manières  de  clore  une  guerre  privée  :  la 
paix,  la  trêve,  et  Vasseurement.  La  paix  comprend  toute  la 
Camille,  sauf  ceux  qui  s'en  excluent  formellement  ;  l'asseu- 
rement  est  une  espèce  de  trêve  imposée  par  autorité  de  jus- 
tice. On  distingue  Vasseurement  personnel  et  l'asseurement 
réel  :  le  premier  est  demandé,  en  cas  de  meurtre,  au  plus 


532  PROCÉDURE  FÉODALE  EN  FRANCE. 

proche  parent  du  mort  ;  à  cet  effet,  le  suzerain  le  cite  deranC 
ses  pairs;  s'il  ne  comparait  après  trois  citations,  il  est  banni, 
et  Tasseurement  est  demandé  au  plus  proche  parent  après 
lui.  C'est  la  première  transition  à  l'idée  d'une  justice  r^u- 
lière  et  obligatoire,  le  premier  effort  pour  substituer  entre 
seigneurs  la  justice  à  la  guerre. 

Celui  qui  a  commis  le  meffet ,  en  demandant  Fasseure- 
ment,  se  soumet  par  ce  fait  à  la  justice  de  la  cour  du  suze> 
rain  ;  l'assurant,  de  son  côté,  prête  serment  de  renoncer  à  la 
guerre.  Depuis  saint  Louis,  la  justice  put  demander  Tasseu- 
rement  d'office  ;  c'était  un  pas  de  plus.  L'asseurement  donné 
par  le  chef  de  guerre  est  donné  pour  tout  le  lignage. 

L'asseurement  réel  n'est  autre  chose  que  l'ancienne  recom- 
mandation ajustée  aux  rapports  féodaux  ;  le  seigneur  faible 
se  met  sous  la  protection  d'un  plus  fort  et  devient  par  là  son 
vassal. 

Le  jugement  par  arbitrage  était  aussi  un  moyen  d'évité, 
soit  la  guerre,  soit  le  procès  régulier  ;  on  y  recourait  sou- 
vent, lorsqu'il  n'y  avait  pas  de  vengeance  du  sang  à  exercer. 
Dès  le  XIII*  siècle,  les  formes  de  l'arbitrage  furent  emprun- 
tées au  droit  romain,  comme  on  le  voit  par  Desfontaines  et 
Beaumanoir. 

Sans  entrer  dans  de  nombreux  détails  concernant  le  pro- 
cès instruit  devant  les  cours  féodales,  ce  qui  nous  entraî- 
nerait au  delà  des  limites  de  cette  exposition,  il  sera  bon 
d'en  donner  ici  une  idée. 

La  citation  en  justice  se  nomme  semonce,  ou  ajoumenieni; 
elle  est  donnée  par  le  seigneur  appelé  à  juger  à  la  requête  dv 
demandeur,  et  doit  être  signifiée  au  défendeur  par  deux  de 
ses  pairs  capables  d'en  prouver  la  signification.  Le  défen- 
deur a  droit  de  contremander  la  citation  jusqu'à  trois  fois,  ea 


AJOURNEMENT,   ESS01NES.  K55 

ajournant  à  la  quinzaine,  avant  le  procès  commencé.  Outre 
ces  cantremans,  le  cité  a  les  essoines,  ou  excuses  légitimes  ; 
en  cas  d'cssoine,  le  demandeur  réajoume.  Le  plaideur  non 
libre  a  les  essoines,  mais  non  les  contremans. 

Il  résulte  de  la  nature  de  la  preuve  usitée  dans  le  procès 
féodal,  que  la  légitimation  des  parties  et  la  fixation  de  l'objet 
du  procès  étaient  des  points  fort  essentiels  ;  car  le  combat, 
ne  pouvant  être  recommencé ,  il  fallait  d*abord  établir  ces 
points  ;  c'était  l'affaire  des  parties. 

De  plus ,  nous  avons  vu  que  la  compétence  du  juge  dé- 
pend de  la  relation  féodale  des  parties;  lorsque  celle-ci  est 
douteuse,  la  compétence  l'est  aussi.  Lorsqu'on  débattait  la 
possession  d'un  fief,  celui  qui  prétendait  l'avoir  se  mettait 
en  possession  ;  c'est  ce  qu'on  appelait  prendre  le  fief  en  sa 
main.  Alors,  le  possesseur  du  fief  se  présente  en  justice,  et 
déclare  s'il  reconnaît  le  saisissant  pour  son  seigneur;  c'est 
le  l'aveu  et  désaveu.  Le  procès  a  lieu  entre  le  prétendant  et 
le  désavouant,  qui,  s'il  perd,  perd  son  fief;  on  suit  les  mê- 
mes règles  pour  la  recherche  d'un  serf. 

La  preuve,  dans  le  procès  féodal  français,  est  un  héritage 
germanique  ;  on  ne  recherchait  pas  la  certitude  objective, 
mais  chaque  partie  devait  prouver  ce  qu'elle  avançait.  La 
preuve  était  un  combat  entre  les  parties,  qui  a  succédé  à 
l'ordale,  comme  celui-ci  a  succédé  aux  conjurateurs. 

La  preuve  est  le  pivot  de  la  procédure;  c'est  le  combat 
qui  caractérise  le  procès  féodal. 

Le  déiendeur  niant  le  fait  allégué  par  le  demandeur,  le 
plaignant  offre  le  combat;  c'est  Yapel.  Si  le  défendeur  n'ac- 
cepte pas,  la  chose  est  censée  prouvée.  Il  pouvait  aussi  y 
avoir  duel  contre  les  témoins,  et  même  contre  le  juge  ;  ce 
dernier  cas  constitue  ce  qu'on  appelle  fausser  k  jugement. 


554  PROC&DURE  FÉODALE  EN  FRANCE. 

Dans  la  règle,  on  se  battait  en  personne  ;  mais,  dans  cer- 
tains cas,  on  pouvait  avoir  un  champion.  Celui  qui  ne  parait 
pas  au  jour  fixé  pour  le  combat  est  censé  vaincu  ;  les  con- 
séquences de  la  défaite  dérivant  de  la  nature  de  la  preuve, 
il  est  censé  avoir  menti  ;  le  serment  porte  que  l'adversaire 
«  ment  par  sa  gorge.  )»  La  peine  était  d'abord  une  amende 
au  seigneur  ;  on  ajouta  ensuite  la  peine  du  parjure,  qui  était 
beaucoup  plus  grave.  Tout  ce  qui  concernait  la  forme  du 
combat  était  réglé  avec  soin. 

Les  gentilshommes  combattent  à  cheval,  armés  de  toutes 
pièces;  l'homme  de  poète  à  pied,  avec  écu  et  bâton.  Cdui 
qui  appelle  au  combat  un  homme  d'autre  condition  doit  em- 
ployer les  armes  de  l'appelé. 

Le  seigneur  examine  l'armure  :  celui  qui  a  plus  qu'il  ne 
fout  est  mis  en  chemise  ;  celui  qui  a  moins  reste  ainsi  qu'il 
est;  c'est  la  présentation.  Ensuite  vient  le  serment.  Le  plai- 
gnant dit  :  ((  Un  tel  que  j'ai  appelé  fit  le  fet;  »  sur  quoi  le 
défendeur  accuse  le  demandeur  de  parjure.  Les  parties  ju- 
rent encore  de  n'avoir  que  des  armes  loyales  et  sans  sorti- 
lèges. Ensuite,  on  ordonne  aux  parents  de  s'en  aller  et  aux 
assistants  de  ne  rien  dire  ;  tout  acte  de  secours  à  un  com- 
battant peut  être  sévèrement  puni.  On  pouvait  engager  les 
parties  à  s'accorder  jusqu'à  la  fin  du  combat.  Dans  le  procès 
civil,  le  vaincu  perd  son  procès,  ses  armes,  et  paie  60  livres 
d'amende  au  seigneur,  s'il  est  noble;  60  sous,  s'il  est  homme 
de  poète.  S'il  s'agit  d'un  crime  digne  de  mort,  le  vaincu  perd 
la  vie,  et  son  bien  échoit  à  son  seigneur.  Celui  qui  a  faussé 
un  jugement  paie  10  livres  à  chaque  juge,  et  20  au  seigneur. 

En  Normandie,  on  avait  la  preuve  par  reconnaissance 
dans  les  contestations  immobilières  ;  douze  hommes  du  voi- 
sinage déclarent  qui  a  droit.  Cette  institution  a  du  rapport 


LE  COMBAT  MOYEN  DE  PREUVE  ;  LE  JUGEMENT.     535 

avec  le  jury.  Sur  ce  qui  s'est  passé  en  justice,  il  n'y  a  ja- 
mais combat;  on  s'en  rapporte  aux  juges  présents. 

Le  jugement,  dans  le  procès  féodal,  est  moins  un  jugement 
proprement  dit  qu'une  déclaration  du  droit  des  parties,  tel 
qu'il  résulte  de  la  preuve  opérée  ;  il  n'y  avait  lieu  à  juger 
que  lorsqu'il  se  présentait  un  point  de  droit. 

Le  jugement,  comme  dans  les  anciens  tribunaux  de  la  pé- 
riode barbare,  n'est  pas  rendu  par  le  seigneur,  mais  par  les 
juges;  contre  ceux-ci,  il  y  a  divers  motifs  de  récusation  : 
parentDge  avec  une  partie ,  motif  de  guerre,  ou  incapacité 
du  juge  d'accepter  un  gage  de  bataille.  Le  jugement  est  rendu 
en  public ,  et  c'est  alors  que  la  partie  condamnée  doit  le 
fausser,  si  elle  veut  le  faire. 

Il  y  a  deux  manières  de  fausser  le  jugement  ;  on  fausse  le 
juge  ou  l'arrêt.  Dans  le  premier  cas,  la  partie  s'adresse  au 
premier  juge  qui  a  jugé  contre  elle,  en  disant  :  c(  Je  vous 
fausse  de  cet  jugement  ;  il  n'est  ni  bon,  ni  loyau,  »  et  elle 
donne  un  gage  de  bataille.  Alors,  il  y  a  combat  entre  la 
partie  et  le  juge  appelé.  Si  la  partie  gagne,  le  juge  paie  50 
livres  au  seigneur,  et  perd  le  droit  déjuger  à  l'avenir;  si  elle 
est  vaincue,  elle  paie  l'amende,  et  perd  son  procès.  Si  la 
partie  a  laissé  parler  plusieurs  juges,  elle  doit  les  combattre 
tous. 

On  fausse  le  jugement  alors  que  tous  les  juges  ont  pro- 
noncé ,  et  la  sentence  est  publiée  par  le  seigneur  ;  dans  ce 
cas  l'acte  est  dirigé  contre  la  puissance  féodale  du  seigneur 
accusé  de  ne  pas  avoir  rempli  son  devoir  féodal. 

Le  plaignant  s'adresse  donc  au  suzerain ,  auquel  il  dit  : 
a  Sire,  c'il  m*a  fait  faux  jugement,  je  ne  veux  plus  tenir  de 
lui.  ))  Le  seigneur  dit  :  «  Je  m'en  défens  ;  »  et  il  y  a  combat. 
Si  le  seigneur  triomphe,  le  vassal  perd  son  fief  et  l'amende; 


536  PROCÉDURE  FÉODALE  EN  FRANCE. 

s'il  est  vaincu,  le  fief  passe  au  suzerain.  Les  Etablissements 
nous  apprennent  que  l'homme  coutumier  ne  pouvait  pas 
froisser  le  jugement,  ce  qui  est  dans  la  nature  des  choses, 
et  c'est  par  le  fait  le  seul  cas  d'appel  dans  le  procès  féodal  ; 
il  s'appelle  demande  d^amendement  du  jugement.  Meyer  {Ins- 
titutions judiciaires)  croit  que  la  coutume  de  fausser  le  juge- 
ment s'est  introduite  postérieurement  à  celle  de  fausser  les 
juges,  et  fut  la  transition  aux  appels  proprement  dits. 

Comme  divers  motifs  pouvaient  empêcher  le  seigneur  de 
rendre  justice  à  son  vassal ,  et  qu'en  particulier  il  pouvait 
redouter  les  conséquences  du  jugement  faussé,  on  dut  établir 
contre  le  seigneur  la  clame  de  défaute  de  droit.  Par  le  refus 
positif  de  rendre  justice  (déni  de  justice),  le  lien  féodal  est 
rompu.  Les  plaintes  de  défaute  de  droit  amenèrent  l'évoca- 
tion des  causes  devant  le  suzerain,  laquelle  était  contraire  au 
pur  système  féodal,  et  contribuèrent  à  l'introduction  des  ap- 
pels. L'usage  de  fausser  les  juges  put  aussi  multiplier  les  cas 
où  le  seigneur  direct  ne  pouvait  juger  faute  de  pairs. 

La  procédure  pénale  étant  aussi  une  affaire  privée,  ses 
formes  sont  en  général  les  mêmes  que  celles  de  la  procédure 
civile  ;  seulement,  la  contumace  ne  suffit  plus,  et  il  fallut 
quelques  règles  spéciales  pour  obliger  l'accusé  à  se  présenter. 
Quant  à  la  preuve,  lorsqu'elle  commença  à  se  transformer, 
le  procès  féodal  n'était  plus  intact;  du  temps  de  Beaumanoir 
et  de  Desfontaines ,  l'accusé  d'un  crime  capital  ne  pouvait 
déjà  plus  fausser  ses  juges  :  cette  disposition  resscHt  de  la 
nature  des  choses. 


COMPOSITION   DE  LA  COUR.  537 


m. 


De  lu  procédure  féodule  en  Allemagne* 


Comme  dans  toutes  les  justices  allemandes,  au  moyen 
âge,  on  avait  séparé,  dans  la  justice  féodale,  l'autorité  qui 
préside  au  jugement  et  Texécute,  et  l'intelligence  qui  juge  ; 
l'autorité  appartient  au  seigneur,  le  jugement  est  remis  aux 
vassaux,  qui  sont  les  pairs  dans  le  sens  féodal.  Une  sentence 
impériale  de  129S  émet  cette  idée,  fondamentale  en  matière 
de  juridiction  ;  cependant,  comme  il  est  de  l'essence  du  droit 
féodal  germanique  que  le  juge  appartienne  au  heerschild,  si 
le  seigneur  a  pris  pour  vassal  un  homme  hors  du  heerschild, 
il  ne  peut  le  faire  venir  en  cour  de  justice.  Du  reste,  il  n'est 
pas  nécessaire  que  le  juge  occupe  un  rang  égal  à  celui  des 
parties  ;  il  peut  être  d'un  rang  inférieur. 

Il  résulte  aussi  de  la  différence  que  le  droit  germanique 
faisait  entre  le  lehnrecht  et  le  hofrecht,  qu'un  ministériel  ne 
peut  siéger  dans  la  cour  féodale.  La  sentence  de  1222,  pour 
le  duc  de  Lorraine,  qui  dit  :  «  Quod  in  jure  feudali  omnis 
ministerialis  feodatarius  atque  judicare  possit  super  feodis  no- 
bilium  et  ministerialium  excepHs  tamen  feodis  principum,  » 
est  une  déviation  de  l'institution  primitive,  indiquant  l'ap- 
proche de  l'époque  où  les  ministériaux  seront  assimilés 
aux  vassaux,  sauf  le  mot;  à  supposer  (ce  qui  nous  parait 
devoir  l'être)  que,  dans  le  texte  cité,  nobilis  équivale  à  miles 
liber.  Le  seigneur  doit ,  dans  la  règle,  avoir  au  moins  six 


S38        PROCÉDURE  FÉODALE  EN  ALLEMAGNE. 

vassaux  pour  composer  sa  cour,  outre  un  sergeant;  s'il  lui 
en  manque,  il  peut  en  demander  à  son  suzerain.  Les  par- 
ties pouvaient  choisir  un  avocat  seulement  parmi  les  juges; 
la  sentence  susmentionnée,  de  1222,  ledit  expressément. 
La  justice  féodale  n'avait  pas  de  lieu, fixe;  mais  elle  devait 
siéger  dans  le  fief,  et  en  plein  air  ;  le  roi  seul  pouvait  juger 
dans  les  villes  et  les  châteaux  ;  c'est  de  là  que  la  cour  im- 
périale a  pris  quelquefois  le  nom  de  kammer-gerichte,  qui, 
plus  tard,  passa  aussi  aux  cours  de  justice  des  princes.  Comme 
dans  les  justices  ordinaires,  le  tribunal  devait  être  au  com- 
plet avant  midi,  et  ne  siégeait  pas  après  le  coucher  du  soleil. 

L'instruction  avait  lieu  oralement.  Celui  qui  violait  les 
formes  prescrites  encourait  une  pénalité  appelée  la  vare, 
ainsi,  par  exemple,  celui  qui  se  présentait  armé  ;  l'ancien 
droit  exigeait  même  que  l'on  déposât  toute  espèce  d'orne- 
ment de  métal ,  tout  anneau ,  etc.  Une  ancienne  glose  ex- 
plique l'obligation  d'ôter  les  anneaux  par  la  crainte  des  en- 
chantements. La  marche  du  procès  était,  du  reste,  déter- 
minée par  les  parties  ;  les  livres  de  droit,  et  en  particulier  le 
Richtsteg,  en  donnent  une  idée  assez  exacte. 

La  citation  était  faite  par  le  demandeur,  par  l'intermé- 
diaire du  sergent,  ou  héraut  {bote),  et  en  présence  de  deux 
témoins  ;  le  terme  était  de  quatorze  nuits  pour  les  princes, 
le  roi  donnait  un  terme  de  six  semaines. 

Le  jour  de  la  séance,  le  juge  prend  place  sur  le  si^e  le 
plus  élevé,  et  les  assesseurs  (urtheilsfinder)  sur  les  bancs. 
Le  demandeur  se  choisit  un  avocat,  et  fait  citer  trois  fois  le 
défendeur;  si  celui-ci  ne  parait  pas,  à  midi,  il  est  condamné 
à  l'amende,  et  l'on  fixe  un  second,  puis  au  besoin  un  troi- 
sième jour  ;  si,  au  jour  nouveau,  le  demandeur  ne  parait  pas, 
la  cause  est  à  recommencer.  Si  le  défendeur  ne  parait  pas. 


DE   l,A   CITATION.  S39 

la  cour  peut  lui  enlever  son  fief;  elle  peut  aussi  accorder 
un  qualriëme  jour.  La  privation  du  iîef  peut  avoir  lieu  lors 
même  que  le  demandeur  n'y  conclut  pas  ;  c'est  la  peine  de 
la  d^'sobéissance  ;  elle  peut  même  ôlre  appliquée  au  témoin 
qui  ne  comjMiraU  pas.  Cependant,  la  privation  du  fief  n'est 
pas  absolue  ;  le  vassal  désobéissant  u  même  une  année  pour 
liliérer  son  fief  en  se  soumettant. 

D'ailleurs,  les  conséquences  de  la  non-comparution  ces- 
sent d'avoir  lieu,  si  le  plaideur  s'est  absenté  pour  motifs  lé- 
galement valables,  tels  que  captivité,  maladie,  service  impé- 
rial, etc.  La  partie  qui,  ayant  comparu  une  première  fois, 
ne  comparaît  pas  ensuite,  perd  son  procès.  Si  le  défendeur 
se  présente  à  l'audience,  on  lui  demande  s'il  reconnaît  lo 
juge  pour  son  seigneur  et  consent  à  être  jugé. 

Le  défendeur  peut  refuser  s'il  ne  reconnaît  pas  le  juge 
pour  son  seigneur;  il  le  peut  aussi:  si  lacitationaeulieu  dans 
les  six  semaines  avant  ou  après  un  service  impérial ,  si  le  de- 
mandeur est  un  banni  qui  n'a  pas  le  droit  de  plaider  ,  si  la 
cause  ressort  du  landrklUer,  et  non  du  khnrkhter,  si  le  de- 
mandeur porte  une  nouvelle  plainte  ou  une  contre-plainte 
avant  que  la  première  affaire  ait  été  terminée,  etc.,  etc. 

Si  le  défendeur  accepte  le  jugement,  il  peut  demander  un 
avocat,  et  s'entretenir  avec  lui  en  particulier  avant  de  ré- 
pondre sur  la  plainte  du  demandeur.  Si  les  parties  sont  d'ac- 
cord sur  le  fait,  on  passe  au  jugement  ;  en  cas  contraire, 
il  faut  procéder  à  la  preuve,  et,  pour  cela,  on  R\e  un  nou- 
veau jour. 

Dans  le  procès  féodal,  les  livres  de  droit  ne  nicnlionnent 
déjà  plus  la  preuve  par  conjurateurs,  mais  le  serment  des 
parties,  le  témoignage,  puis  le  jugement  de  Dieu  seulement 
CMcplionnollement  cl  ft  défaut  de  tout  iiuti-e  moyen  de  déoi- 


S40        PROCÉDURE  FÉODALE  EN  ALLEMAGNE. 

La  preuve  est  simple,  en  ce  sens  qu'on  ne  peut  pas  em- 
ployer cumulativement  plusieurs  moyens  de  preuve,  et  qu'elle 
n*est  pas  admise  de  la  part  des  deux  parties  concurremment. 
Ainsi,  même  lorsque  l'on  interroge  les  témoins,  le  deman- 
deur à  la  preuve  leur  demande  s'ils  savent  que  le  fait  qa'il 
veut  prouver  est  vrai,  et  les  témoins  répondent  qu'ils  le  sa- 
vent, ou  qu'ils  ne  le  savent  pas  ;  c'est  ce  qui  explique  com- 
ment les  livres  de  droit  admettent,  par  exemple,  que,  si,  sur 
sept  témoins  indiqués,  deux  jurent  dans  le  sens  du  deman- 
deur à  la  preuve,  la  preuve  est  opérée  {vulkomen). 

Il  résulte  de  cette  manière  d'entendre  la  preuve,  que  l'avan- 
tage était  pour  celui  qui  la  faisait  et  le  désavantage  pour 
celui  qui  la  laissait  faire,  et  que  la  plus  importante  question 
à  décider  dans  un  procès  était  celle  de  savoir  à  qui  compé- 
tait  la  preuve,  ou,  comme  disent  les  Sources,  ci  quelle  partie 
est  le  plus  près  de  la  preuve  »  {wer  nàher  sey  heweisen  zu  dur- 
fen).  Ce  principe  de  l'ancienne  procédure  allemande,  si  dif- 
férent de  celui  qui  domine  dans  la  procédure  romaine  et  dans 
la  nôtre ,  se  rattache  étroitement  à  la  nature  du  moyen  de 
preuve  employé  dans  les  cas  de  délit  ou  de  crime,  serment 
purgatoire  de  l'accusé  [unscult,  unschuldig),  serment  avec 
conjurateurs ,  ou  jugement  de  Dieu,  puisque  ces  moyens 
étaient  à  la  portée  de  quiconque  avait  pour  lui ,  soit  une 
bonne  conscience,  soit  la  confiance  de  ses  concitoyens. 

Dans  le  procès  civil,  et  par  conséquent  dans  le  procès  féo- 
dal, les  témoins  n'interviennent  que  dans  des  cas  détermi- 
nés, savoir,  sur  les  faits  censés  accomplis  en  présence  des 
vassaux  et  les  faits  de  notoriété  publique.  Dans  la  règle,  les 
témoins  doivent  être  vassaux  du  seigneur,  majeurs,  et  en 
possession  du  heerschild. 

Le  seigneur  peut  prouver  par  témoins,  par  exemple,  pour 


RÈGLES  SUR  LA  PREUTE.  S41 

établir  ce  qui  s'est  passé  dans  sa  justice,  rinvitation  de  se 
rendre  au  service  impérial,  l'absence  du  vassal  cité  en  jus- 
tice ou  invité  à  se  rendre  à  la  cour  comme  assesseur  ;  le 
vassal  peut,  de  son  côté,  prouver  contre  le  seigneur  Tinféo- 
dation,  la  possession,  la  reprise  du  fief,  le  fait  qu'il  a  renoncé 
au  service  du  seigneur,  etc. 

Exceptionnellement,  des  non-vassaux  peuvent  être  appelés 
à  témoigner  devant  la  cour  féodale ,  lorsqu'il  s'agit  de  faits 
qui  ressortissent  du  landrechî,  mais  sur  lesquels  porte  une 
question  féodale;  ainsi,  que  le  seigneur  a  donné  en  gage  le 
fief  du  vassal  devant  une  justice  publique,  ou  que  quelqu'un 
a  été  mis  au  ban  ou  en  état  d'arrestation,  ou  lorsqu'il  s'agit 
d'un  délit  public  qui  constitue  en  même  temps  un  acte  de 
félonie,  ou  lorsque  la  question  roule  sur  l'état  personnel 
d'une  partie,  par  exemple,  lorsque  le  vassal  refuse  de  recon- 
naître le  nouveau  seigneur,  par  le  motif  qu'il  est  d'un  rang 
inférieur  à  l'ancien. 

La  désignation  des  témoins  avait  elle-même  lieu  selon 
des  formes  particulières;  ainsi,  quand  le  vassal  veut  prou- 
ver contre  le  seigneur,  le  seigneur  choisit  sept  de  ses  vas- 
saux, et  celui  qui  veut  faire  la  preuve  ajoute  à  ceux-là  ceux 
qu'il  veut;  si  deux,  sur  l'ensemble,  affirment  le  fait,  la 
preuve  est  accomplie.  Les  témoins  désignés  par  le  seigneur 
contre  son  vassal  sont  censés  déposer  contre  lui,  s'ils  ne 
viennent  pas  déposer  volontairement  et  que  le  seigneur  ne 
leur  applique  pas  la  peine  statuée  contre  le  témoin  désobéis- 
sant. 

En  général,  le  défendeur  qui  nie  le  fait  sur  lequel  repose 
la  plainte,  peut  se  libérer  par  un  serment.  Toutefois,  la 
preuve  par  témoins  appartient  au  demandeur,  lorsqu'il  s'agit 
d'un  fait  qui  s'est  passé  en  justice,  ou  ensuite  d'un  jugement 


M'i  PROCÉDURE  FÉODALE  EN  ALLEMAGNE. 

et  en  présence  de  témoins,  comme  les  citations;  ainsi,  par 
exemple,  le  vassal  ne  peut  se  purger  par  serment  d'une 
amende  de  justice ,  lorsque  le  seigneur  dépose  contre  lui  ; 
mais  il  peut  prouver  par  témoins  la  possession  du  fief  que 
le  seigneur  lui  conteste  ;  il  est  aussi  admis  à  prouver  par 
témoins  la  perte  de  rang  de  son  seigneur,  de  préférence  au 
seigneur  qui  voudrait  prêter  serment.  Observons  que  ce  der- 
nier cas  est  en  dehors  du  pHncipe  d'après  lequel  on  prouve 
seulement  ce  qui  s'est  passé  devant  les  vassaux. 

Si  les  deux  parties  s'oflrent  à  prouver  par  témoins  leurs 
allégations,  on  procède  comme  suit  : 

a)  Le  vassal  qui  prétend  avoir  reçu  en  fief  est  préféré,  pour 
la  preuve,  au  seigneur  qui  le  nie  ;  de  même,  lorsquHl  allègue 
la  possession  ;  de  même,  si  le  vassal  allègue  tenir  en  fief, 
tandis  que  le  seigneur  prétendrait  avoir  donné  à  cens  (zinzgut) . 

b)  Celui  qui  allègue  Tindépendance  du  fonds  est  préféra- 
ble, pour  la  preuve,  à  celui  qui  prétend  à  la  seigneurie  ;  en 
conséquence,  non-seulement  le  vassal  est  admis  à  la  preuve 
contre  le  serment  offert  par  le  seigneur,  lorsqu'il  allègue  la 
perte  du  rang  de  celui-ci,  mais  encore  il  est  préférable  au 
seigneur  pour  la  preuve  par  témoins. 

c)  Si  le  seigneur  accuse  le  vassal  d'une  faute  entraînant  la 
perte  du  fief,  le  vassal  est  encore  préféré. 

d)  Si  deux  vassaux  contestent  entre  eux  sur  la  saisine 
(gewere),  celui  qui  invoque  la  plus  ancienne  inféodation  est 
plus  près  de  la  preuve.  Si  les  deux  parties  prétendent  avoir 
une  saisine  égale,  le  préféré  est  celui  qui  avait  la  possession 
d'an  et  jour  ;  si  tous  deux  ont  été  investis  dans  l'année,  on 
préfère  celui  qui  a  le  premier  fait  la  visite  du  fief  {anweisung). 

e)  Celui  qui  allègue  la  propriété  {eigen)  est  préférable  à 
celui  qui  allègue  seulement  le  fief. 


FOUMES    DU    iltiEMENT.  0^5 

f)  Toutes  choses  égales,  quant  à  la  cause,  la  partie  qui  est 
de  naissance  noble  {ritterhurtig)  prouve  préférablement  à 
celle  qui  ne  Test  pas. 

La  théorie  que  nous  venons  d'esquisser  ne  pouvait  cepen- 
dant prévoir  tous  les  cas.  Alors,  comment  concilier  le  prin- 
cipe de  la  preuve  faite  par  une  seule  partie  et  Tégalité  des 
parties  dans  le  droit  à  opérer  la  preuve? 

La  procédure  germanique  recourt  au  témoignage  des  voi- 
sins interrogés  par  deux  assesseurs,  que  le  juge  féodal  en- 
voie sur  les  lieux  ;  la  majorité  des  voisins  interrogés  en- 
t raine  la  décision. 

Si  les  voisins  ne  savent  rien,  ou  sont  également  partagés, 
chaque  partie  est  appelée  à  prêter  serment  ;  si  toutes  deux 
le  prêtent,  et  qu'il  y  ait  ainsi  serment  contre  serment,  la 
chose  contestée  est  partagée,  à  moins  que  Tune  des  parties 
ne  préfère  recourir  au  jugement  de  Dieu. 

Les  preuves  opérées,  on  passe  au  jugement  ;  les  asses- 
seurs peuvent,  avant  de  dire  leur  avis,  conférer  en  particu- 
lier entre  eux.  Le  premier  assesseur  doit  émettre  ensuite  son 
avis,  à  moins  qu'il  ne  prête  serment  de  ne  pouvoir  le  faire, 
puis  les  autres,  chacun  à  son  tour  ;  s'ils  ne  se  prononcent 
pas  non  plus,  la  cause  est  remise  à  quinzaine.  Si  les  juges 
se  prononcent,  la  majorité  décide.  Un  privilège  de  Charles  IV 
donnait  cependant  à  l'archevêque  de  Trêves  le  droit  de  porter 
la  cause  à  la  cour  du  roi,  si  les  juges  ne  sont  pas  d'accord, 
même  lorsqu'il  s'est  formé  une  majorité.  Dans  les  cours  où 
les  vassaux  étaient  nombreux  on  ne  les  interrogeait  pas 
tous  individuellement,  mais  seulement  ceux  qui  étaient  dans 
les  bancs,  savoir,  les  employés  du  seigneur,  elles  vassaux  les 
plus  importants  ou  les  plus  âgés  ;  la  majorité  de  ceux-ci  déci- 
dait, à  moins  que  le  reste  des  vassaux  assistants  ne  réclamftt. 

M^.M.   ET   DOCirM.   XVI.  35 


544        PROCÉDUBE  FÉODALE  EN  ALLEMAGNE. 

Si  le  jugement  ainsi  rendu  est  approuvé,  tout  est  terminé  ; 
mais  il  pouvait  être  faussé  (  gescholten  ) ,  çoit  par  la  partie 
condamnée,  soit  par  un  autre  vassal  capable  de  fournir  cau- 
tion pour  l'amende  due  au  seigneur,  si  le  jugement  est  faussé 
mal  à  propos,  et  membre  du  heerschild. 

Lorsque  le  jugement  a  été  faussé ,  le  seigneur  l'expédie 
par  deux  sergents  au  juge  supérieur,  c'est-à-dire  au  suze- 
rain, qui  renvoie  sa  décision  définitive  par  les  mêmes  ser- 
gents, dans  le  délai  de  six  semaines.  Les  parties  sont  alors 
convoquées  devant  la  cour  féodale ,  afin  d'en  recevoir  con- 
naissance. Les  frais  du  message ,  qui  pouvaient  être  assez 
considérables,  surtout  si  le  suzerain  appelé  à  juger  était  l'em- 
pereur lui-même,  sont  à  la  charge  du  perdant;  ces  frais,  par 
exemple,  Tentretieu  des  messagers,  sont,  dans  les  livres  de 
droit,  l'objet  de  règlements  assez  minutieux. 

Bien  que  la  procédure  devant  les  justices  publiques  soit, 
sur  la  plupart  des  points ,  semblable  à  celle  qui  était  suivie 
devant  les  cours  féodales,  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  d'en 
dire  aussi  quelques  mots. 

Il  résulte  du  développement  qu'avait  pris  l'institution  des 
états,  ou  des  ordres  de  personnes  {stândé),  que  la  composi- 
tion du  tribunal  devait  nécessairement  varier,  selon  la  qua- 
lité des  parties  ;  car,  dans  la  règle,  nul  ne  pouvait  juger  son 
supérieur.  Ainsi,  la  question  de  savoir  qui  était  apte  à  être, 
soit  juge,  soit  échevin  {wer  schœppenbar  sey),  dépend,  dans 
une  certaine  mesure,  de  la  qualité  des  parties.  Cependant, 
ce  principe ,  bien  que  généralement  reconnu ,  ne  recevait 
pas  et  ne  pouvait  pas  recevoir  une  stricte  application,  sur- 
tout en  ce  qui  concerne  les  échevins  ;  ainsL^ljttcepiion  des 
princes,  qui  avaient  pour  for  spécial  laj^^^^^jppipereur, 
les  autres  hommes  libres ,  quel  que  étav 


IISTICES    Pt:tll,lQI'Ea. 


34S 


jusliciablps  tie  la  liault  juridiction,  qui  était,  dans  l'origine, 
l'ancienne  justice  du  comte. 

Les  schceppmbarfreie,  c'est-à-dire  les  personnes  suscepti- 
bles de  participer  comme  assesseurs  à  la  haute  juridiction, 
sont  donc,  dans  le  sens  étroit,  les  personnes  de  naissance 
noble  {ritterburtig}  qui  ne  sont  engagées  dans  aucun  lien 
qui  diminue  leur  liberté  personnelle,  comme,  pur  exemple,  la 
ministérialité;  tel  est  du  moins  le  sens  dans  lequel  ce  terme  de 
Kckœppenbarfrei  était  pris  à  l'époque  des  livres  de  droit,  bien 
qu'il  ne  soit  pas  douteux  que  ce  sens  a  varié  avec  le  temps 
et  les  lieux,  et  qu'ainsi,  dons  les  villes,  il  n  reçu  des  accep- 
tions fort  différentes. 

Blûnlscbli,  dans  son  Histoire  juridique  de  Znricfi,  rap- 
porte une  ordonnance  du  X'V"  siècle,  sur  la  manière  de  tenir 
un  jugement  criminel  {blutgericht)daR&  le  Freiamt,  qui  donne 
bien  l'idée  de  la  procédure  devant  la  baute  juridiction. 

Si  quelqu'un  en  accuse  un  autre  d'homicide,  ou  de  quel- 
que nuire  crime  entraînant  la  peine  de  mort,  le  haut  bailli 
{obervogt),  qui  représente  le  eomte,  convoque  tous  les  baillis 
inférieurs  {unlervôgte)  et  les  hommes  libres,  dans  toutes  les 
paroisses ,  selon  que  le  jugement  (landtag)  doit  avoir  lieu 
dans  l'une  ou  l'autre  des  deux  localités  désignées  à  cet  effet 
pour  le  bailliage  ;  il  doit  y  avoir,  au  jour  fixé,  un  homme 
libre  par  foyer  des  circonscriplions  les  plus  voisines  du  lieu 
de  la  convocation,  et  douze  hommes  au  moins  des  circons- 
criptions les  plus  éloignées.  On  voit  par  là  que  le  landtag. 
comme  l'ancienne  gangerichl,  est  encore  une  assemblée  du 
peuple  ;  elle  se  tenait  aussi  en  plein  air. 

Le  landffraf,  c'est  ainsi  qu'il  est  toujours  nommé,  dirige 
les  opérations;  il  vérifie  l'exactitude  des  convocaUons,  an- 
nonce l'ouverture  du  hiifltiuj.  et  demande  nu  plaignant  s'il 


546        PROCÉDURE  FÉODALE  EN  ALLEMAGNE. 

veut  avoir  un  avocat,  lequel  reçoit  caution  du  plaignant  pour 
les  conséquences  de  son  intervention.  Si  le  fait  du  délit  est 
contesté,  c'est  au  plaignant  à  en  fournir  les  preuves.  Toute- 
fois ,  le  haut  bailli  avait,  parait-il ,  la  mission  de  faire  les 
opérations  préliminaires  pour  réunir  les  premières  traces  du 
crime  ;  il  pouvait  aussi  porter  une  plainte  de  son  chef,  mais 
ceci  est  probablement  une  innovation  à  l'ancien  ordre  de 
choses.  La  preuve  est  faite  oralement,  par  témoins  ou  de 
toute  autre  manière. 

La  plainte  justifiée ,  on  demande  à  l'accusé,  den  armen 
memchen,  dit  notre  document,  s'il  avoue  le  fait,  et  s'il  de- 
mande un  avocat.  L'avocat  de  l'accusé  entendu,  on  passe 
au  jugement,  en  interrogeant  d'abord  les  landrkhter,  ou 
baillis  inférieurs,  puis  les  hommes  les  plus  âgés  et  les  plus 
considérés  qui  siègent  en  dedans  de  l'enceinte  avec  les  juges 
et  les  avocats  ;  ceux-ci  sont  aussi  interrogés ,  mais  l'usage 
est  qu'ils  s'abstiennent  de  répondre.  Les  assesseurs  peuvent 
délibérer  entre  eux  en  particulier  avant  de  prononcer  leur 
jugement,  et,  à  cet  effet,  ils  sortent  de  l'enceinte,  tandis 
que  le  landgraf  reste  assis  sur  son  siège. 

Après  le  retour  des  landrichter  et  des  assesseurs  qui  sié- 
geaient en  dedans  de  l'enceinte ,  l'avocat  du  plaignant  est 
de  nouveau  interrogé  et  propose  une  peine  ;  les  autres  land- 
richter peuvent  ouvrir  un  autre  avis,  et  chacun,  en  dehors 
de  l'enceinte,  peut  aussi  demander  à  exprimer  son  opinion. 
Le  landgraf  recueille  alors  les  suffrages  et  voit  de  quel  côté 
est  la  majorité. 

Ajoutons  ici  que,  pour  l'administration  de  la  preuve  en 
matière  criminelle,  les  usages  varièrent  beaucoup  ;  souvent 
on  exigea  un  nombre  de  témoins  assez  considérable,  et  qui 
rappelle  celui  des  conj orateurs.  Dans  le-  graves,  on 


il'STICB    DE    l'avoué.  S47 

rt'cauruit  aussi  au  combat,  ou  aux  épreuves  ;  mais  l'Eglise, 
qui  combattait  ces  usages  avec  fermeté,  parvînt  de  bonne 
heure  à  en  restreindre  assez  l'application.  Le  combat  judi- 
ciaire ne  fut  jamais  le  moyen  de  preuve  ordinaire  et  uni- 
versel en  Allemagne,  comme  il  le  fut  en  France. 

La  basse  juridiction  publique  était  exercée  par  les  hnd- 
tichter,  ou  itntervOgtc ;  on  l'appelait  aussi  cogteigemkte.  Sou- 
vent, la  circonscription  d'une  vogteigerichte  était  la  même 
que  celle  d'une  justice  seigneuriale  {grundgerichte ,  hofge- 
richte,  ou  lehngerichte),  ce  qui  explique  qu'on  ait  pu  les  con- 
fondre; mais  souvent  aussi  la  mgteigerichte  avait  une  cir- 
conscription plus  étendue.  Les  attributions  sont  d'ailleurs 
bien  distinctes  :  lorsque  le  seigneur  {hhuiterr,  grundherr) 
avait  la  juridiction  civile,  le  vogt  avait  ù  côté  de  lui  une  po- 
sition subsidiaire,  c'est-à-dire  que  le  seigneur  s'adressait  à 
lui  au  besoin  pour  contraindre  à  l'exécution  de  ses  juge- 
ments; le  vogt  avait  en  outre  une  juridiction  pénale  pour  les 
cas  de  vols  et  autres  délits  ne  relevant  pas  du  bhitgericht, 
juridiction  qui  n'a  jamais  appartenu  au  seigneur.  C'est  donc 
une  erreur  capitale  de  se  représenter  le  vogl  comme  un  re- 
présentant du  seigneur  terrier,  et  une  sorte  d'intendant; 
ce  rôle  est  celui  du  meyer  (maire,  major),  tandis  que  le  vogt 
est  un  officier  public  (amtmann).  11  est  vrai  que  l'expressiou 
vogt  a  aussi  été  appliquée  à  des  intendants,  et  cette  circons- 
lanc«  a  contribué  à  la  confusion;  mais  ces  vogt,  intendants 
des  seigneurs,  ne  sont  pas  les  mêmes  que  ceux  auxquels  est 
attribuée  la  basse  juridiction  publique,  la  vogtàgerichtbar- 
H  keil.  11  est  vrai  aussi  que  le  seigneur  lerrier  a  pu  acquérir 
^H  et  a  acquis  souvent  le  droit  de  basse  justice,  la  vagteige- 
^B  richte,  mais  encore,  dans  ce  cas,  il  ne  la  possède  pas  en  sa 
^H       quiililé  de  propriélaire,   La  distinction  entre  \o  justice  sei- 


548        PROCÉDURE  FÉODALE  EN  ALLEMAGNE. 

gneuriale  et  la  justice  justicière,  que  nous  avons  démontrée 
et  sur  laquelle  nous  avons  dû  insister,  en  parlant  de  la  juri- 
diction féodale  en  France,  se  retrouve  donc,  et  avec  plus  de 
netteté  encore,  en  Allemagne,  mais  seulement  pour  la  basse 
justice  ;  car,  pour  la  haute  justice,  en  Allemagne,  elle  n'a 
jamais  été  Tattribut  de  la  propriété  seigneuriale.  Il  n'y  a 
donc  pas  lieu  de  distinguer  ce  qui  n'a  pas  même  de  rapport. 
Dans  l'état  de  fractionnement  où  étaient  le  territoire  et  la 
justice  au  moyen  âge,  il  n'était  pas  aisé  de  forcer  quelqu'un 
à  se  présenter  en  justice,  surtout  lorsque  la  personne  devait 
répondre  delà  condamnation.  Pour  atteindre  ce  but,  on  em- 
ployait le  ban  (acht);  ainsi,  celui  qui  ne  se  présentait  pas 
devant  une  basse  justice  tombait  dans  le  ban  inférieur,  dont 
il  pouvait  se  racheter  sans  beaucoup  de  peine,  à  charge  de  se 
présenter;  mais  s'il  négligeait  de  le  faire  au  bout  d'un  délai 
de  six  semaines,  il  tombait  dans  le  ban  de  la  haute  justice 
du  district  auquel  appartenait  la  basse  justice  devant  laquelle 
il  n'avait  pas  comparu.  On  pouvait  encore,  pendant  une  an- 
née, se  purger  du  ban  de  la  haute  justice  ;  mais,  au  bout  de 
ce  temps ,  on  tombait  dans  le  ban  impérial.  Alors,  les  fiefs 
et  les  alleux  du  banni  étaient  dévolus  à  l'empire,  à  défaut  de 
plus  proche  héritier;  le  banni  ne  pouvait  plus  poursuivre  en 
justice,  ni  rendre  témoignage.  Le  roi  seul  pouvait  relever 
d'un  tel  ban,  et  encore,  dans  la  règle,  les  biens  du  banni  ne 
lui  étaient-ils  pas  restitués.  On  ne  pouvait  héberger  un  banni 
qu'une  seule  nuit,  le  sachant  mis  au  ban,  sous  peine  d'y 
tomber  soi-même. 


TROISIÈME  SECTION. 


DES  DROITS  UTILES  QUI  DÉCOULENT  DE  LA  JUSTICE. 


Champion nière,  qui  a  eu  Timmense  mérite  d*observer  et 
de  démontrer  la  dualité  que  forme,  dans  le  système  féodal, 
Tinstitution  des  justices  opposée  à  celle  des  fiefs,  et  qui,  le 
premier  parmi  les  historiens  et  les  jurisconsultes  modernes, 
a  compris  la  véritable  portée  de  la  maxime  <t  fief  et  justice 
n'ont  rien  de  commun,  »  va,  à  ce  qu'il  me  semble,  un  peu 
trop  loin  dans  son  système,  lorsqu'il  affirme  à  diverses  re- 
prises que  le  droit- de  juger  n'appartenait  pas  même  à  l'es- 
sence des  justices  seigneuriales;  que  si  l'on  veut  interroger 
la  justice  seigneuriale  dans  sa  nature  primitive,  ce  n'est  pas 
comme  juridiction  qu'il  faut  l'envisager  ;  car,  lorsqu'elle  ap- 
paraît revêtue  de  la  juridiction,  elle  est  déjà  en  décadence; 
que  régulièrement  le  justicier  n'a  jamais  rendu  la  justice,  et 
qu'en  conséquence ,  les  droits  utiles  dont  il  jouissait  n'é- 
taient nullement  corrélatifs  à  la  charge  de  juger. 

L'erreur  dans  laquelle  tombe  cet  écrivain  de  mérite  pro- 
vient manifestement  de  ce  qu'il  a  considéré,  dans  la  justice 
seigneuriale,  essentiellement  les  éléments  romains.  Ces  élé- 
ments sont,  en  effet,  tout  à  fait  fiscaux  ;  car,  si  les  agnats 
du  fisc  romain  remplissaient  aussi  des  fonctions  judiciaires, 
c'était  à  l'occasion  de  l'impôt  ;  ils  n'étaient,  pour  employer 
iin  terme  tout  à  fait  moderne,  que  des  juges  du  contentieux 


550  DROITS  UTILES  DECOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

(le  l'administratioD.  Mais,  dans  la  période  barbare,  de  laquelle 
les  justices  seigneuriales  sont  sorties,  les  comtes,  vicaires  et 
autres  officiers  revêtus  de  charges  et  d'honneurs,  étaient  au 
contraire  des  juges  dans  toute  l'étendue  du  terme  ;  ils  prési- 
daient les  tribunaux  de  la  nation  et  prononçaient  en  cette 
qualité  sur  toutes  espèces  de  contestations  judiciaires,  ci- 
viles et  pénales.  La  juridiction  était  donc  bien  de  Tessence 
de  leurs  fonctions  ;  elle  était  même  leur  fonction  princi- 
pale ,  et  loin  que  Tinstitution  des  justices  seigneuriales  fût 
déjà  vieillie  lorsque  la  juridiction  en  devint  un  élément,  elle 
naissait  en  possession  de  cet  élément,  et  est  entrée  en  déca- 
dence alors  seulement  qu'elle  en  a  été  dépossédée  par  la  res- 
tauration des  justices  royales.  Ajoutons  encore  que,  si  tous 
les  droits  utiles  de  la  justice  seigneuriale  ne  découlaient  pas 
du  droit  de  juger,  n'étaient  pas  le  salaire  de  cette  fonc- 
tion, un  bon  nombre  de  ces  droits,  et  parmi  les  plus  impor- 
tants, étaient  aussi  en  corrélation  avec  l'exercice  de  la  juri- 
diction. 

Gela  dit,  suivons  Championnière  dans  la  comparaison  fort 
instructive  qu'il  établit  entre  les  droits  utiles  de  fief  et  les 
droits  utiles  de  justice,  sous  le  rapport  de  leurs  règles  géné- 
rales ;  après  cela,  nous  examinerons  en  particulier  les  prin- 
cipaux droits  utiles  qui  découlaient  de  la  justice. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  être  frappé  par  la  coexistence 
sur  un  même  territoire  de  ces  deux  ordres  de  droits,  les  uns 
portant  des  noms  différents,  d'autres,  sous  la  même  désigna- 
tion, ne  cessant  pas  d'être  distincts. 

D'une  part,  la  foi,  l'hommage,  le  retrait,  le  bail,  la  com- 
mise ;  de  l'autre,  les  confiscations,  les  péages,  les  banalités, 
le  droit  d'aubaine  ;  puis,  sous  le  même  nom,  deux  sortes  de 
droits  de  pêche,  de  droits  de  chasse,  de  droits  de  moulins,  de 


i 


OAIIACTÈIIK   SI-ÉCIAL    DE  CES    DROITS.  SSl 

(Iruils  de  mutations,  de  droits  de  relief  et  de  services  mili- 
taires; enfin,  au-dessus  de  celte  multitude  de  redevances  et 
il'obligations,  si  diverses  et  si  confuses  en  apparence,  deux 
systèmes  profondément  séparés  entre  eux,  qui  se  les  parta- 
j^ent  toutes,  et  qui  marquent  chacun  ce  qui  leur  appartient 
d'un  signe  qu'il  est  facile  de  reconnaître. 

Les  obligations  proprement  féodales,  issues  d'un  contrat, 
conservent  toujours  leur  caractère  conventionnel  ;  leur  in- 
terprétation et  le  système  de  leur  jurisprudence  sont  régis 
par  les  principes  des  contrats;  les  devoirs  du  vassal  envers 
le  seigneur,  ceux  du  seigneur  envers  le  vassal,  leurs  droits 
respectifs  sur  le  fief,  les  difficultés  qui  peuvent  naître  entre 
eux,  tout  cela  est  rattaché  à  la  stipulation  primitive  et  dé- 
terminé par  les  règles  des  conventions.  Le  véritable  texte 
de  la  loi  féodale,  c'est  l'acte  constitutif  du  fief;  son  esprit, 
c'est  la  volonté  des  contractants.  Si  le  texte  primitif  s'est 
égaré,  on  y  supplée  par  les  reconnaissances,  qui  le  rem- 
placent ;  ft  leur  défaut,  par  l'exécution  qu'il  a  reçue  ;  s'il  est 
obscur,  ou  incomplet,  on  l'interprète  par  ce  qui  est  d'usage 
dans  les  conventions  analogues. 

Autjint  le  système  des  obligations  issues  du  fief  est  logi- 
que et  régulier,  malgré  des  diversités  inévitables,  autant  les 
usages  relatifs  aux  droits  de  justice  sont  bizarres,  divergents, 
incohérents,  dénués  de  principes  communs  et  généraux; 
tandis  qu'une  multitude  d'actes  constatent  la  convention  féo- 
dale et  nous  font,  pour  ainsi  dire,  assister  à  tous  les  instants 
de  sa  formation,  jamais  on  ne  voit  les  droits  de  justice  pren- 
dre naissance,  s'élabUr,  se  créer  pour  la  première  fois,  en 
ertu  d'un  litre  légitime.  Tous  les  actes  qui  concernent  les 
justices  sont  des  concessions,  des  moditications,  des  démem- 
nls,  mais  jamais  une  charte  ne  nous  montre  une  jus- 


552  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

lice  nouvelle  s'établissant,  et,  en  réalité,  il  ne  s'en  établit 
pas.  Depuis  la  domination  romaine,  à  quelque  époque  que 
Ton  remonte,  un  droit  de  justice  n'est  reconnu  pour  Intime 
qu'autant  qu'il  est  fondé  sur  la  coutume  et  sur  une  posses- 
sion dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit  des  temps. 

De  là ,  la  nécessité  évidente  de  reporter  le  service  des 
droits  de  justice  aux  règles  de  la  législation  romaine;  dans 
des  texes  contemporains  à  l'établissement  de  la  domination 
barbare,  les  impôts  reçoivent  déjà  le  nom  de  coutume.  Eln 
Italie,  Cassiodore  les  caractérise  ainsi  :  a  Telonia  et  trihuîa 
appellantur  consmtudines.  » 

En  France,  les  Gapitulaires  de  la  première  race  représen- 
tent toujours  les  redevances  à  percevoir  par  les  comtes 
comme  immuables,  et  ne  pouvant  être  augmentées  sans  abus 
de  pouvoir  de  la  part  du  roi  lui-même.  On  voit,  dans  Gré- 
goire de  Tours,  que,  lorsque  le  peuple  de  Tours  prêta  ser- 
ment à  Charibert,  celui-ci,  de  son  côté,  s'engagea  à  ne  pas 
élever  l'impôt. 

Sous  la  seconde  race,  l'indication  de  la  coutume  conune 
base  des  redevances  justicières  se  rencontre  à  chaque  ins- 
tant ;  les  efforts  du  législateur  tendent  constamment  à  rete- 
nir l'impôt  perçu  par  les  comtes,  dans  les  bornes  de  l'usage. 
En  présence  d'exactions  sans  cesse  croissantes,  exagérées, 
multipliées ,  les  populations  opprimées  n'osaient  aspirer  à 
autre  chose  qu'à  l'interdiction  d'exigences  nouvelles. 

Lorsque,  sous  la  troisième  race,  l'appui  de  la  royauté  et 
l'affaiblissement  de  la  noblesse  ensuite  des  Croisades  permi- 
rent aux  populations  de  compter  avec  leurs  maîtres,  elles  ne 
demandèrent  non  plus  que  la  détermination  précise  de  leurs 
obligations  justicières.  On  constata  les  droits  dont  l'origine 
échappait  à  la  mémoire  des  redevables ,  et  ''      tint  ceux- 


^k 


(M)UTUMES.  S53 

là  sculemeal  pour  légitimes.  C'est  lii  l'urigini'  des  coutumes, 
nom  qui  exprime  purfaitement  la  chose.  Les  coutumes  sont 
l'acte  constatant  les  redevances  dues  au  justicier  ;  l'homme 
coulumier,  c'est  l'homme  de  poêle  {potestatis),  le  vilain,  le 
roturier,  toutes  expressions  qui  désignent,  non  le  vassal, 
mais  le  sujet  du  justicier.  La  redevance  féodale  n'est  pas  la 
coutume,  c'est  l'obligution  contractuelle;  l'exercice  peut 
servir  à  la  constater,  mais  comme  l'exécution  sert  d'inter- 
prétation à  la  convention,  ou  comme  dans  les  contrais  on 
supplée  ce  qui  est  d'usage.  De  même  aussi,  les  droits  de  jus- 
tice peuvent  s'appuyer  sur  un  titre  ;  mais  comme  la  pres- 
cription s'appuie  de  la  reconnoissance  destinée  ù  lui  servir 
de  preuve  ou  à  la  remplacer. 

Les  redevances  justicières  étaient  hien  plus  nombreuses, 
bien  plus  variées  dans  leur  forme  et  dans  leur  objet  que  les 
redevances  féodales;  la  plupart  des  droits  qualifiés  féodaux 
dans  les  glossaires  et  dans  les  traités  des  droits  seigneuriaux, 
appartenaient  à  la  justice.  C'est  que  ces  droits,  participant 
de  l'universalité  de  l'impôt  romain,  comme  lui  affectaient 
toutes  choses ,  toute  possession ,  toute  manière  d'être  ou 
d'agir  de  l'homme,  de  la  famille  et  de  la  fortune.  C'est  du 
justicier  qu'il  est  vrai  de  dire  :  "  Le  seigneur  enferme  ses 
manants  comme  sous  voûtes  et  gonds,  du  ciel  à  ta  terre,  tout 
est  à  lui ,  forest  chenues ,  oiseau  dans  l'air,  poisson  dans 
l'eau,  bêle  au  buisson,  l'onde  qui  coule,  la  cloche  dont  le  son 
au  loin  roule.  » 

Il  est  assez  singulier  qu'aucun  feudiate  n'ait  songé  à  don- 
ner la  nomenclature  classifiée  des  droits  de  justice  et  des 
droits  de  fief.  Bien  plus,  dans  le  tangage  du  droit  ancien,  on 
ne  trouve  aucune  exactitude  en  ce  qui  concerne  la  sépara- 
pourtanl  liiujnurs  reconnue,  des  deux  cléments  de  la 


55ft  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

puissance  seigneuriale  ;  il  semble  qu'on  ait  pris  à  tàcbe  de 
les  confondre,  et  lorsqu'il  s'agit  de  déterminer  la  nature  jus- 
ticière  ou  féodale  d'un  droit  ou  d'une  redevance ,  le  désac- 
cord surgit  presque  toujours,  soit  entre  les  auteurs,  soit  entre 
les  coutumes. 

Voici  les  causes  de  cette  confusion. 

D'abord,  dès  l'origine,  les  droits  de  fief  eurent  beaucoup 
de  ressemblance  avec  les  droits  de  justice  ;  c'était  une  même 
redevance  à  partager  entre  le  seigneur  et  le  justicier,  une 
portion  des  mêmes  fruits  formait  le  revenu  du  premier  et  le 
cens  du  second  ;  dans  un  grand  nombre  de  concessions  bé- 
néficiaires, le  concédant  stipulait  à  son  profit  les  mêmes  re- 
devances dont  jouissait  le  comte. 

De  son  côté,  le  justicier  s'efforça  constanunent  d'élargir 
la  part  fiscale  et  de  l'assimiler  à  la  part  du  possesseur. 

Puis  les  droits  de  justice  furent  nécessairement  altérés  ^i 
passant  de  la  jouissance  publique  dans  la  possession  privée , 
l'impôt,  changeant  de  destination,  devait  être  modifié  dans 
sa  nature. 

Les  polyptiques  des  églises  immunes  confirment  cette  ob- 
servation ;  on  y  trouve,  en  effet,  tous  les  impôts  romains 
convertis  en  redevances  privées,  par  exemple,  les  obliga- 
tions de  faire  des  charrois,  de  fournir  des  chevaux ,  de  re- 
cevoir les  officiers  publics,  de  fabriquer  des  armes,  des  vête- 
ments, des  instruments  de  labourage,  et  le  service  militaire; 
mais  ces  redevances  sont  appliquées  aux  besoins  du  monas- 
tère, et  le  service  militaire  est  converti  en  une  redevance 
en  argent.  Les  noms  mêmes  des  divers  impôts  romains  sont 
conservés,  angaria,  paraveredum,  ad  hostem;  le  census  per- 
siste partout  sans  changer  de  nom,  d'étendue  ni  d'objet. 

Les  droits  de  justice  subirent  une  altération  plus  profonde 


mVMENT    11:8    DËVmnENT    FEOUAIS. 


sriB 


encore  pendant  l'époque  de  l'affranchissement  des  commu- 
nes. Le  vrai  caractère  des  acies  d'affranchissement  des  XI", 
XJl"  et  XHI*  siècles  est  loin  d'élre  toujours  un  affranchisse- 
ment de  serfs  ;  les  communes  ne  sont  pas,  comme  nn  l'a  dit, 
esclaves,  au  contraire,  te  plus  souvent,  les  hommes  de  la 
commune  stipulent  comme  libres  et  francs  ;  l'objet  du  con- 
trai est  de  déterminer  les  droits  du  justicier  et  de  faire  cesser 
les  déprédations  sans  règles,  les  tailles  à  merci,  centre  les- 
quelles ces  associations  se  sont  formées.  Il  y  a  transaction 
entre  le  seigneur  et  ses  sujets  révoltés;  ceux-ci  consentent 
à  reconnaître  des  obligations  dont  ni  eux,  ni  leurs  pères  n'ont 
vu  le  commencement  ;  le  seigneur  justicier  renonce  A  de- 
mander autre  chose,  et  s'interdit  ie  droit  de  pénétrer  sur  le 
territoire  de  la  commune  pour  y  exercer  à  main  armée  les 
droits  qu'il  s'attribue. 

Les  seigneurs  justiciers  ayant  obtenu  une  reconnaissance 
formelle  de  leurs  droits  de  la  part  des  justiciables,  s'efforcè- 
rent de  les  faire  envisager  comme  des  redevances  féodales, 
ce  qui  leur  donnait  un  caractère  plus  favorable,  une  cause 
plus  légitime,  et  leur  permettait  d'échapper  plus  aisément 
aux  envahissements  des  agents  royaux,  qui  s'attaquaient  aux 
droits  d'origine  justicière  comme  à  une  chose  qui  leur  devait 
appartenir,  et  respectaient  les  droits  du  fief  en  tant  que  pro- 
priété privée. 

Telle  est  manifestement  la  véritable  et  principale  cause  de 
la  confusion  qui  nous  a  frappé  entre  les  droits  féodaux  et  les 
droits  justiciers,  et  qui  a  tant  contribué  à  les  identifier. 
C'est  surtout  au  XIV'  siècle  que  celle  interversion  des  droits 
seigneuriaux  s'opéra  ;  depuis  saint  Louis,  dans  tous  les  actes 
privés  et  publics,  sans  cesse  les  seigneurs  justiciers  s'effor- 
cent de  répudier  l'origine  de  leur  pouvoir  et  de  rattacher  i 


5S8  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

mage  de  bétes ,  déchéance  de  complainte,  bornes  levées  ou 
posées  sans  la  participation  du  juge,  dénégation  du  seing, 
téméraire  opposition,  etc.,  etc.  Chaque  localité  avait,  à  cet 
égard,  ses  règles  particulières;  mais  partout  les  amendes 
étaient  un  des  revenus  notables  du  seigneur  justicier.  Les 
coutumes  avaient  voulu  fixer  le  taux  des  amendes  précisé- 
ment pour  éviter  les  exactions  que  les  justiciers  se  permet- 
taient lorsque  l'amende  était  indéterminée;  aussi,  dit  Loisel, 
(1  les  amendes  coutumières  ne  sont  à  l'arbitrage  du  juge,  les 
autres  si.  » 

Ordinairement,  d'une  amende  fixe  les  femmes  ne  payaient 
que  moitié,  tandis  que  pour  une  injure  faite  à  une  femme 
la  peine  était  doublée.  Les  amendes  à  payer  par  les  nobles 
étaient  plus  fortes  que  celles  des  vilains,  et  l'on  disait  com- 
munément que  les  nobles  paient  60  livres  où  les  non  nobles 
paient  60  sols  ;  en  revanche,  les  peines  corporelles  étaient 
plus  fréquemment  appliquées  aux  vilains.  Dans  la  langue  du 
moyen  âge,  le  mot  bannum  avait  aussi  pris  la  signification 
d'amende. 

La  confiscation ,  dont  il  avait  été  fait  un  si  grand  abus 
sous  les  empereurs  romains,  avait  été  abolie  sous  Justinien, 
sauf  pour  le  cas  de  lèse-majesté  ;  cette  règle  parait  s'être 
conservée  plus  ou  moins  dans  les  pays  de  droit  écrit.  Dans 
les  pays  coutumiers ,  la  confiscation  était  admise  dans  un 
plus  grand  nombre  de  cas,  tellement  que  Loysel  avait  pu 
formuler,  dans  ses  Institutes  coutumières,  la  règle  a  qui  con- 
fisque le  corps,  confisque  les  biens,  »  régie  qui  n'était  pas 
connue  dans  les  provinces  du  midi.  D'après  la  règle  féodale, 
il  est  manifeste  que  le  produit  de  la  confiscation  appartenait 
exclusivement  aux  seigneurs  haut  justiciers,  qui  seuls  avaient 
le  droit  de  vie  et  de  mort  dont  l'application  avait  la  confis- 
cation pour  conséquence. 


L         rèl 


GONPISCATION,  AMP.NDES. 

Il  faut  pourtant  observer  que  ta  r^gte  n  qui  confisque  le 
corps  confisque  les  biens  »  nëlail  pas  entièrement  observée, 
et  que  ce  n'était  pas  toujours  au  justicier  dont  émanait  la 
condamna  lion  qu'en  revenaient  les  profits.  Chaque  justicier 
saisissait  les  biens  du  condamné  situés  dans  son  territoire. 
La  coutume  deVitry,  art.  47,  pose  ces  principes  d'ui 
nière  très  précise  ;  elle  attribue  au  justicier  qui  a  jugé  tous 
les  meubles,  où  qu'ils  soient  assis,  et  les  immeubles  assis  en 
sa  haute  justice,  et  le  pardesxus  des  immeubles  appartient  aux 
seigneurs  en  la  justice  desquels  ils  sont  assis,  chacun  en  son 
regard. 

De  même,  dans  les  rapports  entre  les  justices  laïques  et  les 
justices  ecclésiastiques.  Dans  les  condamnations  pour  crimes 
ecclésiastiques,  pour  hérésie,  par  exemple,  les  biens  du  con- 
damné revenaient,  non  à  l'Eglise,  mais  au  seigneur  dans  la 
justice  duquel  ils  étaient  situés,  et  réciproquement;  lors- 
qu'une église  livrait  un  coupable  de  ses  ressortissants  au 
bras  séculier  pour  un  des  délits  qui,  comme  le  meurtre,  le 
rapt ,  le  vol ,  l'incendie  ,  appartenaient  aux  cas  royaux,  le 
justicier  du  roi  condamnait,  et  l'Eglise  confisquait  les  biens 
du  condamné. 

Faut-il  conclure  de  ces  exceptions  &  la  règle  «  qui  ctm- 
fîsque  le  corps  confisque  les  biens  u  que  la  confiscation  n'é- 
tait pas,  au  fond,  corrélative  à  l'exercice  du  droit  de  juger  ? 
Nullement.  Mais,  dans  un  cas  où  plusieurs  seigneurs  étaient 
intéressés,  chacun  a  pris  ce  qui  était  à  sa  portée,  appliquant 
en  quelque  sorte  le  principe  du  droit  d'aubaine  au  cas  de  la 
confiscation;  puis,  d'une  transaction  imaginée  pour  éviter 
de  fréquentes  occasions  de  conflit,  on  a  fait  une  règle. 

Le$  coutumes  avaient  pris  quelques  mesures  dans  l'inté- 
rêt de  la  famille  du  condamné.  Loiscl  dit  :  «  Pour  Ir  méfait 


!Î60  DROITS  LTHJSS  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

de  rhomme  ne  perdent  la  femme,  ni  les  enfants,  leurs  douai* 
res  et  autres  biens,  »  et  a  femme  mariée  condamnée  ne  coq- 
fisque  que  ses  propres,  et  non  la  part  qu'elle  aurait  aux  meu- 
bles et  aux  acquêts.  » 

En  pays  de  droit  écrit,  lorsque  les  biens  du  père  étaieot 
confisqués ,  le  pécule  du  fils  lui  était  laissé ,  et  lorsque  les 
biens  du  fils  étaient  confisqués,  le  pécule  restait  au  père  ;.  de 
plus,  le  tiers  des  biens  du  condamné  était  prélevé  pour  la 
femme  et  les  enfants,  sans  distraction  des  frais  de  procédure. 

J'ai  examiné  ailleurs  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  com- 
mise, véritable  droit  de  fief,  et  la  confiscation. 

2®  Les  droits  qui  pèsent  directement  sur  la  personne , 
comprenant  : 

a)  Les  obligations  de  services  personnels,  soil  pour  la  cul- 
ture des  terres  et  l'entretien  des  chemins,  soit  pour  le  trans- 
port des  personnes  et  des  marchandises;  elles  sont  fort 
nombreuses  et  fort  variées.  Les  principales  espèces  sont 
comprises  sous  le  nom  de  corvées ,  mot  qui ,  dans  son  sens 
général,  embrasse  les  diverses  sortes  de  services  personnels» 
mais  qui ,  dans  son  sens  spécial  {curvadœ,  rigœ),  s'applique 
plus  particulièrement  aux  journées  de  labour  faites  avec  la 
charrue.  Les  journées  de  travail  faites  par  les  personnes 
seulement  sont  appelées,  tantât  dies,  tantôt  manoperœ,  dans 
les  polyp tiques.  Les  charrois  s'appelaient  angariœ,  ou  para- 
veredi,  noms  qui  sont  tirés  de  la  législation  romaine. 

L'origine  de  ces  divers  services  remonte  elle-même  à  l'ad- 
ministration romaine,  qui  imposait  aux  contribuables  l'exé- 
cution de  divers  travaux  exigés  par  le  service  public  ;  les 
digues,  les  ponts,  l'entretien  des  routap||l|^MBtniction  des 
édifices  publics  se  faisaient  ordinair  r  ^^Ihrvées.  La  loi 
romaine  appelait  angariœ  l'obligal  er  à 


SERVICES  rGnsoMVELS,  cnnvÉES.  Sfil 

cl  paraperedi  (palefrois)  celle  de  fournir  des  chevnux  el  des 
mules  pour  les  transports  du  cursus  publicm  (sorte  de  poste 
aux  chevaux  impériale),  auxquels  les  moyens  ordinaires  du 
lise  ne  pouvaient  pas  suffire;  ces  mêmes  noms  se  retrou- 
vent dans  les  lois  barbares  et  dans  les  polypliques. 

Dans  le  système  féodal ,  les  corvées,  ou  services  person- 
nels ,  se  divisent ,  sous  le  rapport  du  droit  en  verlu  du- 
quel on  les  exige,  en  trois  classes,  qu'il  est  facile  de  dis- 
tinguer en  principe,  mais  souvent  difficile  de  distinguer 
en  fait  et  dans  les  cas  particuliers,  parce  que  les  auteurs  et 
les  documents  ont  rarement  pris  soin  de  le  faire  ;  ces  trois 
classes  sont  :  i"  les  services  dus  par  les  serfs  à  leurs  maî- 
tres ,  lesquels  ne  sont  pas  toujours  des  seigneurs,  car  des 
colons  et  des  lides  pouvaient  avoir  des  serfs;  2"  les  corvées 
réelles,  qui  pèsent  sur  le  fonds,  sur  la  tenure,  et  qui  font 
partie  des  obligations  des  possesseurs  de  tenures  censitaires 
ou  tributaires  ;  3"  les  corvées  personnelles  ,  pesant  sur  les 
hommes  hbres,  mais  de  condition  roturière,  car  les  nobles 
et  les  ecclésiastiques  en  étaient  toujours  exemptés;  cette  der- 
nière classe  est  encore  un  héritage  du  fisc  recueilli  par  les 
justiciers. 

L'existence  des  corvées  pesant  sur  les  hommes  libres,  non 
à  raison  de  leur  tenure  et  comme  obligation  contractuelle, 
mais  comme  obligation  justicier^,  peut  être  démontrée,  pour 
ainsi  dire,  dans  chaque  époque  de  la  féodalité.  La  loi  des  Wi- 
sigoths  ordonne  aux  offîciers  publics  de  ne  pas  aggraver  les 
redevances  ou  les  services  dus  par  les  populations,  dans  leur 
propre  intérêt,  abus  dont  se  rendaient  déjà  coupables  très 
souvent  les  agents  du  fisc  romain  '.  Un  document  du  X"  siè- 


Kullii  indietionibut,  exactionibu»,  operibue,  val  angariU.  c 
rpl  villlriis,  pri>  mif  ntiMUMUtt  popv lui  ag^crivart^  prip?iiin.-i 


S6i  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

de,  cité  par  Guérard,  se  plaint  de  ce  que  les  pauvres  gens 
(nUnores  homines)  étaient  obligés  d'emprunter  de  l'argeBl 
pour  satisfaire  au  service  des  angariœ ,  et  d'engager  pour 
cela,  à  des  usuriers,  leur  liberté  et  celle  de  leur  femme  et 
de  leurs  enfonts  :  «  Sin  autem ,  aut  ipse,  aut  uxar  eju$,  aui 
infans  qus,  ri  forte  ab  eis  non  reddiîur  preîium,  manemU  in 
servitio  feneratori.  »  Il  est  clair  que  si  ces  minores  komines 
eussent  été  des  serfe,  ils  n'auraient  pas  pu  engager  leur  li- 
berté, et  même,  s'ils  eussent  été  des  demi-serfs,  ils  n'eus- 
sent pu  s'engager  ainsi  que  vis-à-vis  de  leur  seigneur.  Le 
service  des  angariœ  était  particulièrement  onéreux ,  parce 
qu'on  exigeait  quelquefois  des  courses  très  prolongées  *. 

Enfin,  plus  tard,  les  feudistes  distinguèrent,  comme  nous 
l'avons  dit,  les  corvées  en  personnelles  et  réelles,  et  l'auteur 
des  Notes  sur  Boutaric  dît  que  les  corvées  personnelles  sont 
celles  qui  sont  dues  pour  raison  de  l'habitation.  Loisel  en  dit 
autant  des  tailles,  qu'il  mélange  avec  les  corvées  *. 

Les  obligations  imposées  en  raison  du  domicile  sont  régu- 
lièrement les  obligations  justicières. 

Il  était  dans  la  nature  des  choses  que  la  nature  de  tels  ser- 
vices variât  excessivement,  et  il  ne  peut  guère  y  avoir  eu  de 
règles  quelconques  touchant  ceux  qui  tiraient  leur  origine 
des  conventions.  Il  nous  parait  évident  que  les  corvées  dont 


*  La  loi  des  Bavarois  défend  d'exiger  Vangaria  pour  plus  de  50  lieues. 

*  «  Tailles  sont  personnelles  et  s'imposent  au  lieu  du  domicile .  le  fort  por- 
tant le  faible.  » 

La  coutume  du  Bourbonnais  assimile  aussi  la  taille  et  la  corrée,  et  distin- 
gue :  lo  la  taille ,  ou  corvée  personnelle  et  serve  ;  celui  par  qui  elle  est  due 
est  censé  serf,  s'il  ne  prouve  son  affranchissement  ;  2o  la  taille,  ou  corvée 
réelle,  due  pour  raison  des  terres  et  héritages;  S**  la  cordée  justicière,  due 
par  tout  homme  de  jiistice  faisant  feu. 


TAILLES.  S63 

il  l'sl  question  diins  le  poijptique  d'Irminoii  et  dans  quel- 
ques autres,  qui  piTUaieut  jusqu'à  trois  ou  quatre  jours  par 
semaine,  étaient  du  genre  des  corvées  serviles.  Guérard  fait 
observer  que,  de  siècle  en  siècle,  le  nombre  des  corvées  alla 
en  diminuant.  Sur  la  (in  du  moyen  âge,  lorsque  le  titre  ne 
tixait  pas  ce  nombre,  ou  lorsque  les  corvéables  l'étaient  soi- 
disant  à  merci,  le  seigneur  n'en  pouvait  exiger  que  douze 
par  an,  et  trois  par  mois.  Les  feudistes  ',  en  rapportant  celte 
règle,  semblent  l'appliquer  également  aux  corvées  conven- 
lionnelles  et  aux  corvées  justiciércs  ;  ce  qui  vient  de  ce  que 
ces  espèces  étaient  souvent  confondues  à  l'époque  oii  ils  écri- 
vaient. Lorsque  la  cbarge  est  indéGnic,  comme  de  labourer 
les  cbamps  du  seigneur,  faucher  ses  prés,  charrier  son  bois 
de  chauliTage,  le  juge  en  pouvait  fixer  une  quantité  modérée, 
suivant  les  besoins  du  seJgneur  et  les  facultés  des  redevables. 

Il  était  universellement  admis  que  les  corvées  ne  s'arréra- 
gent pas,  qu'il  faut  les  demander  dans  le  temps  où  elles  sont 
dues  ;  seulement,  si  elles  ont  été  abonnées  pour  un  certain 
prix,  les  arrérages  en  sont  dus.  Le  seigneur  ne  peut  d'ail- 
leurs convertir  en  argent  les  corvées  qui  lui  sont  superflues  ; 
il  ne  peut  non  plus  les  céder  à  des  tiers'. 

/')  Les  lailks  ',  que  l'on  assimile  quelquefois  aux  corvées, 


■  Par  exemple,  Pwquel  de  la  Livunnière,  Lacomlje  [Juriipruiltnce  eix-ile), 
et  Tauleur  des  Kola  sur  Bûulnrk, 

*  C'est  ce  qu'piprime  Laisel  dam  celle  maxime  :  •  Corvées,  laillea,  |;uels, 
pirdes  et  quesira,  n'ont  point  de  luite,  ne  tombent  en  arrérat^es,  et  ne  peu- 
vent être  vendus,  ni  lrin>poTlé>  i  autrui.  En  assiette  de  terre ,  corvée  ou 
peine  de  rilsin  n'est  pour  rien  comptée.  • 

■  Taille  (lallia).  Selon  quelques-uns,  ce  mot  vient  de  tatia;  e'ett  ce  qui  «t 
enifi  en  sus  des  autre!  choses  (  Optra,  eotlalionfi  frugum,  onire.  runeart, 
fnruenrc,  vel  entera,  his  similia).  •  Populo  per  ensdem  vel  alias  macbina- 
liuncs  exigcre  cutisueveiv,  •  dit  la  toi  des  Lotnlnrd».  Selon  celle  otjmologie, 


K64  DROITS  UTILES  DECOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

en  diffèrent  essentiellement,  en  ce  qu'elles  ne  consistent  pas 
en  travail  fourni  par  le  contribuable ,  mais  en  redevances 
payables,  soit  en  nature,  soit  en  argent. 

Comme  les  corvées ,  le  droit  de  taille  peut  être  réel  et 
personnel,  féodal  ou  censif  ;  il  est  personnel  quand  il  est  dû 
indépendamment  du  fonds.  Ducange,  qui  rapporte  la  distinc- 
tion ci-dessus ,  ajoute  que  les  tailles  personnelles  se  distin- 
guent de  nouveau  en  serviles  et  franches.  Les  tailles  per- 
sonnelles dues  par  les  hommes  libres  sont  les  tailles  coutu- 
mières,  ou  justicières,  dont  nous  traitons  en  ce  moment. 

Il  faut  se  garder  de  confondre,  ainsi  qu'on  le  fait  souvent, 
la  taille  avec  les  aides,  qui  sont  une  obligation  primitive- 
ment féodale,  ainsi  que  le  montrent  les  cas  dans  lesquels  ils 
étaient  exigés  * .  La  taille,  par  son  caractère  indéterminé,  fut 
un  des  principaux  moyens  d'oppression,  une  des  causes  qui 
poussèrent  le  plus  souvent  les  hommes  de  poète  à  la  révolte. 

Hevin  et  d'Ârgentré  n'hésitent  pas  à  donner  l'abus  et 
l'exaction  pour  origine  aux  tailles  coutumières.  Frôissard 
dit  que,  de  son  temps,  a  les  seigneurs  trouvent  plus  grande 
chevance  que  leurs  prédécesseurs  ne  faisaient,  car  ils  tail- 


les deux  /  seraient  le  résultat  d'une  faute  d'orthographe.  Ducange  fait  venir 
ce  mot  de  taleiSy  morceaux  de  bois  correspondants,  sur  lesquels  on  fait  des 
encoches  qui  servent  à  compter  les  mesures  livrées.  Je  crois  plutôt  que  le 
substantif  talUa  vient  du  verbe  latin  du  moyen  âge  taiUare,  d'où  l'italien  a 
fait  togliere  (dter,  prendre).  «  Excussiones  quas  taUiat  vocant,  >  dit  une  charte 
du  XI«  siècle,  et  le  droit  féodal  anglais  appelle  la  taille  talkagium, 

*  La  cause  de  cette  confusion  est  que  les  justiciers  avaient  imaginé  d'im- 
poser à  leurs  sujets  la  taille  dans  les  quatre  cas  des  aides  seigneuriaux  ;  c*é> 
tait  la  taille  extraordinaire.  Salvaing  observe  que  la  taille  des  quatre  cas  due 
à  un  haut  justicier  est  purement  personnelle,  ne  peut  être  exigée  que  de 
ceux  qui  ont  leur  domicile  dans  son  territoire  justicier,  et  que  les  nobles  en 
sont  exempts  ;  par  tous  ces  caractères,  elle  se  distingue  des  aides  féodales. 


DBOIT  DE  CiTE  ET  DE  PAST. 


lent  leur  peuple  à  volonté,  et  du  temps  passé  ils  n'osaient, 
fors  leurs  rentes  et  revenus,  h 

Dumoulin  et  de  Laurière  assignent  à  ta  taille  une  origine* 
moderne.  Le  premier  raconte,  comme  témoin  oculaire,  que, 
sous  François  1",  la  main-morte  a  servi  de  refuge  et  d'asile 
contre  la  tyrannie;  que  ces  exactions,  qu'on  nomme  tailles, 
inventées  plusieurs  siècles  après  Charlemagnc  et  consenties 
d'abord  comme  temporaires,  furent  augmentées  avec  excès, 
tellement  qu'une  multitude  nombreuse,  chassée  de  Norman- 
die et  de  Picardie  par  les  extorsions  des  justiciers  et  agents 
(iscîiux,  se  retira  dans  les  forêts  de  la  Franche-Comté  pour 
les  mettre  en  culture,  et  s'y  soumit  volontairement  h  la  con- 
dition de  la  main-morte.  C'est  le  renouvellement  de  l'histoire 
des  fiagaudes  ' . 

Lorsque  les  coutumes  cherchèrent  à  fixer  la  quotité  des 
tailles,  on  dit  qu'on  pouvait  les  demander  trois  fois  l'an  ; 
puis  aussi  qu'elles  monteraient  au  double  du  cens;  mais 
l'essence  de  la  taille  est  d'être  une  exaction  arbitraire,  extra- 
ordinaire et  indéterminée. 

c)  Le  droit  de  g(le  et  de  pasl;  dans  le  midi,  droit  d'alber- 
gue,  ou  à'héberge;  dans  la  Suisse  romande,  marmide  (de  ma- 
nerf,  commamre)  a  sa  source  dans  le  droit  que  les  officiers 
militaires  et  administratifs  romains  avaient  de  se  faire  livrer, 
par  les  habitants  du  pays  où  ils  passaient,  les  fournitures 
nécessaires  pour  eux  et  pour  leur  suite.  Les  princes  bar- 
bares donnaient  de  pareilles  lettres  de  logement  à  leurs  missi, 

•  t  Dam  CM  temps  de  misère,  o<i  la  coulume  Hait  la  loi  suprême,  dît  Cham- 
pionnière,  malheur  à  ceux  sur  qui  deux  toit  un  m#me  abus  l'oxerçait  ;  la 
violence  réitérée  prenait  â  rinstant  le  caractère  de  droit,  l'acte  le  plui  odieux 
paraissait  lé^time,  s'il  éUil  renouvelé  dans  l'espace  que  peut  comprendre  la 
mémoire  des  vivant!-,  - 


K66  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

qu'ils  appelaient  traclariœ,  et  lorsque,  sous  les  derniers  Car- 
lovingiens ,  les  missi  cessèrent  de  remplir  leur  mission  de 
redresseurs  d'abus,  pour  autoriser  eux-mêmes  les  abus  par 
leur  ex^nple,  les  tractariœ  devinrent  une  cause  de  ruine 
pour  les  populations  ;  on  gaspillait  les  livrances  exigées,  ou 
ïÂen  on  se  faisait  payer  en  argent  comptant  ce  qu'on  voulait 
bien  ne  pas  exiger,  tout  comme  on  prenait  et  emmenait  les 
bétes  de  somme  que  les  habitants  devaient  fournir  tempo- 
rairement pour  le  service  des  convois. 

Le  droit  de  past  et  de  gite  était  essentiellement  une  obli* 
gation  justicière  ;  cependant,  il  arriva  quelquefois  qu'un  sei- 
gneur, en  faisant  une  concession,  se  réserva  un  droit  pareil 
pour  le  cas  où  il  viendrait  dans  les  localités  voisines  de  sa 
concession. 

Sur  la  fin  du  régime  féodal,  alors  que  les  seigneurs  cher- 
cbaient  à  faire  argent  des  anciens  droits  qu'ils  pouvaient 
posséder ,  ils  voulurent  aussi  convertir  les  droits  de  gite 
qu'ils  avaient  par  titre  ou  par  coutume  en  redevance  fixe  ; 
mais  il  fut  décidé  que  cela  ne  pourrait  avoir  lieu  que  sous 
la  forme  d'abonnement,  et  par  conséquent  du  gré  du  débi- 
teur lui-même.  A  défaut  de  stipulation  expresse,  il  fut  aussi 
réglé  que  le  droit  de  gite  ne  serait  exigible  qu'une  fois  l'an. 

d)  Le  droit  de  garde  ou  de  guet  {warta),  de  u>acht  (vdlle), 
est  aussi,  par  sa  nature,  au  nombre  des  droits  de  justice,  et 
nombre  de  coutumes,  en  mentionnant  ce  droit,  le  qualifient 
de  cette  manière.  Loysel  range  cette  obligation  parmi  les 
corvées,  et  ce  qui  constate  encore  son  caractère  justicier, 
c'est  que  les  nobles  en  sont  exempts.  Les  guerres  privées 
pendant  longtemps ,  plus  tard  la  nécessité  de  repousser  les 
malfaiteurs,  rôdeurs  et  maraudeurs,  rendirent  nécessaire 
l'obligation  de  faire  des  patrouilles  dans  la  campagne  et  au- 


CIKT,    IIOST.  507 

tour  des  ctiâleaux  ;  ces  patrouilles  sont  déjà  mentionnées, 
dans  le  précepte  des  Espagnols,  sous  le  nom  à'exploratione» 
cl  excubiœ. 

Ce  droit,  dans  les  grands  domaines,  pouvait  aussi  ^tre  im- 
|iosé  aux  tenanciers  ;  nous  le  voyons  sous  ctïtte  forme  dans 
le  polyplique  d'irminon ,  et  déjà  alors  il  est,  comme  plus 
lard  sous  les  coutumes,  exigé  un  garde  par  feu. 

e)  Avant  le  service  militaire  féodal,  il  y  avait,  dans  la  pé- 
riode barbare,  le  service  public  {heriban),  qui,  imposé  à  tout 
homme  libre  pour  la  défense  du  pays  et  le  soin  de  veiller  à 
l'excculion  de  cette  obligation,  renlrait  dans  les  fonctions 
des  comtes  ;  ceux-ci  en  profitèrent  souvent  pour  forcer  les 
bommes  libres  à  s'engager  à  eux  par  les  liens  féodaux  : 
Il  Jllum  semper  in  ho^tem  fai:iant  ire  usqaedum  pauper  foetus, 
nolens  voletis  suum  proprtam  traitât  aut  t^endat,  »  dit  une  for- 
mule rapportée  par  Baluze  et  que  nous  avons  déjà  eu  l'oo- 
cusion  de  citer. 

Dans  l'époque  féodale,  l'obligation  d'un  service  militaire 
fut  aussi  imposée  à  leurs  sujets  par  les  seigneurs  justiciers; 
ceux-ci,  réunissant  d'ordinaire  le  fief  et  la  justice,  la  confu- 
sion a  pu  ici  s'établir  plus  facilement  encore  que  pour  toute 
autre  obligation.  Cependant,  on  trouve  encore  des  traces 
d'une  distinction  entre  les  deux  obligations  ;  ainsi,  l'ancienne 
coutume  d'Anjou  donne  le  nom  li'host  au  service  fait  pour 
défendre  le  pays,  »  pour  le  proufict  commun,  »  et  celui  de 
chevaucfUe  au  service  fait  h  pour  défendre  son  seigneur.  » 

Dans  les  établissemenls  ecclésiastiques,  auxquels  des  im- 
munités avaient  transféré  les  droits  des  justiciers,  l'usage 
s'établit  de  convertir  le  bantium  m  kostem  en  une  redevance 
qui  lira  de  son  origine  le  nom  à'hostilitiam  ;  elle  s'acquittait 
d'abord  en  chariots  et  en  bœufs  pour  le  service  de  l'armée, 


568  DROITS  UTILES  DÉCOCLAIHT  DE  LA  JUSTICE. 

puis  ensuite  en  argent;  du  temps  d'Inninon,  lorsqu*on  Tac- 
quittait  en  moutons  pour  l'armée,  elle  s'appelait  eamaUcmm, 

3®  Les  droits  perçus  sur  l'usage  des  choses  publiques  ou 
non  appropriées. 

De  ce  nombre  sont  : 

a)  Les  péages  {pedagiuim),  tontine  {iheloneum)j  pontanages 
(pontaticum) ,  droits  de  port  {portaticum),  travers,  ou  droit 
de  transit,  rotage  (rotagium),  sont  diverses  variétés  de  droits 
qui  se  prélevaient  dans  certains  lieux  déterminés,  sur  les 
bords  des  routes  et  des  rivières.  Ces  droits  furent  aussi  un 
héritage  du  fisc  romain  ;  ils  tombèrent  dans  l'appropriation 
privée  des  honores.  Quelquefois ,  la  généralité  des  péages 
d*une  localité  fut  attribuée  au  vicaire,  qui  fut  en  revanche 
chargé  de  la  surveillance  et  de  l'entretien  des  chemins  ;  en 
d'autres  lieux,  ce  soin  fut  remis  à  un  employé  spécial 
nommé  viarius  (voyer).  La  similitude  des  noms  les  a  foit 
souvent  confondre  ;  cependant ,  la  voière  {viaria)  et  la  rt- 
guerie  {vicaria,  basse  justice)  ne  sont  pas  la  même  chose. 

L'abus  que  les  justiciers  firent  de  leurs  droits  de  péage 
offrit  au  pouvoir  royal  un  moyen  facile  de  s'en  emparer.  Au 
temps  de  Beaumanoir,  les  chemins  étaient  aux  seigneurs 
justiciers  *  ;  mais,  au  temps  des  coutumes,  il  était  déjà  ad- 
mis que  «  les  grands  chemins  appartiennent  au  roi  ;  »  et  Loy- 
seau  s'opposa  vainement  à  cette  prétention  des  officiers  du 
fisc. 

Les  parlements  aidèrent  puissamment  à  dépouiller  les  sei- 


*  «  De  droit  commun,  tuste  les  questions  sont  et  appartiennent  en  toute 
cozez  au  seigneur  de  la  terre  qui  tient  en  baronnie  les  dits  quemins  parmi 
lor  domaine,  ou  parmi  ce  domaine  de  leur  sougès ,  et  est  toute  le  justice  et 
le  seigneurie  des  quemins  lor.  • 


PÉAGES,   FOIRi:,    l>ACAGE.  KC9 

gncurs  des  droits  de  péage  et  de  police  des  chemins,  que 
comprend  originairemenl  la  justice,  en  leur  imposant  l'obli- 
gation de  réporer  les  voies  sur  lesquelles  leur  droit  s'exer- 
çait et  en  les  rendant  responsables  civilement  des  délits  qui 
s'y  commettaient. 

Dès  le  XIV'  siècle,  le  droit  d'établir  de  nouveaux  péages 
fut  exclusivement  réservé  au  roi,  à  litre  de  droit  régalien; 
on  exigea  des  seigneurs  justiciers  qu'ils  pussent  montrer,  ou 
une  concession  royale,  ou  du  moins  une  possession  immé- 
moriale. 

D'après  le  droit  commun,  les  droits  de  péage  ne  se  perce- 
vaient que  sur  les  marchandises;  ainsi,  les  particuliers  pou- 
vaient transporter  librement  leurs  produits  et  les  choses  des- 
tinées t  leur  consommation;  de  plus,  les  nobles,  les  eeclé- 
siastiques,  les  gens  du  roi ,  les  docteurs,  et  les  écoliers  de 
l'Université,  étaient  exempts  de  payer  les  péages.  La  taxe 
devait  être  arfichée,  et  la  sarexaction,  comme  on  disait,  était 
punie,  pour  le  possesseur  du  péage,  de  la  perle  de  son  droit; 
pour  ses  employés,  de  peines  plus  on  moins  sévères, 

b)  Les  droits  de  foire  et  de  marché.  Leur  histoire  est  la 
même  que  celle  des  droits  de  péage.  Ces  droits  consistaient, 
nu  XI"  siècle  ',  dans  une  dîme  du  prix  des  marchandises 
vendues  ;  ils  passèrent  du  fisc  aux  seigneurs  justiciers,  et  dea 
seigneurs  au  fisc. 

e)  Les  droits  d'herbage,  de  pasnagc,  de  pacage,  de  blairie, 
Hc,  se  percevaient  en  par-contre  de  la  jouissance  des  ter- 
rains vagues,  des  pâturages  et  des  forêts.  Le  pasnage  se  per- 
cevait pour  pouvoir  mener  paître  les  porcs  dans  la  forât.  La 
blairie  est  proprement  le  droit  perçu  pour  mener  paître  son 

'  Selon  (Juérard.  {l'iolfijornéiifs  riit  palijplujuc  île  Sainl-Ptre ,) 


570  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

bétail  dans  les  champs,  de  bladum,  qui  signifie  blé  dans  le 
latin  du  moyen  âge'. 

Nous  avons  parlé  ailleurs,  à  Toccasion  des  biens  vacants, 
des  épaves ,  du  trésor  trouvé ,  de  Taubenage  et  des  droits 
sur  la  succession  des  bâtards,  qui  pourraient  aussi  trou- 
ver leur  place  ici  ;  il  n'y  aura  donc  pas  lieu  d'y  revenir  en 
ce  moment. 

4^  Les  droits  qui  frappent  les  biens  des  justiciables  sont  : 

a)  Le  cens.  La  persistance  du  census  romain  durant  Tépo- 
que  barbare,  et  particulièrement  sous  l'empire  franc,  a  été 
déjà  démontrée  précédemment;  mais  comme,  de  bonne  heure, 
l'expression  census  ne  s'est  pas  appliquée  seulement  à  l'impftt 
foncier,  mais  à  toutes  espèces  de  rentes  et  de  redevances 
payées ,  soit  à  l'Etat  par  les  colons  et  emphytéotiques  des 
terres  fiscales ,  soit  aux  particuliers  ;  comme ,  en  outre,  il 
semble  que  le  principal  travail  de  la  législation  barbare  ait 
été  l'appropriation  privée  des  possessions  du  fisc ,  tant  les 
constitutions  d'honneurs  et  d'immunités  tiennent  une  large 
place  dans  les  recueils  de  chartes  et  de  diplômes  de  cette 
époque,  il  se  manifeste  tout  naturellement  une  grande  diver- 
gence d'opinions  concernant  la  destinée  ultérieure  du  cens 
public  romain. 

«  L'idée  différente  que  Boulainvilliers,  Dubos  et  Montes- 
quieu attachent  au  mot  census  fait,  dit  Guérard,  presque  toute 
la  différence  de  leurs  systèmes.  Boulainvilliers  l'entend  d'un 
impôt  public  payé  par  les  serfs ,  et  comme  il  soutient  que 
les  Gaulois  et  les  Romains  y  étaient  soumis,  il  les  plonge  tous 
dans  la  servitude.  Dubos  l'entend  d'une  contribution  publi- 
que acquittée  par  des  hommes  libres,  et  comme,  suivant  lui, 

'  Vherbage  s'appelait  oneUge  dans  la  haute  Gruyère. 


DR0I1S  hèbls;  les  cens. 


B7I 


I 
I 


elle  élait  levée  sur  les  Francs,  les  Romains  et  les  Gaulois, 
il  les  fait  tous  libres.  Montesquieu,  tout  en  voulant  prendre 
le  milieu  entre  ces  deux  opinions,  en  adopte  une  entièrement 
divergente;  il  dit  que  le  census  élait  une  redevance  privée, 
un  tribut  levé  sur  les  serfs  par  leui-s  maîtres,  et  non  une 
imposition  publique  établie  au  profit  du  gouvernement ,  et 
de  là  il  tire  la  conséquence  que  tout  ce  qui  payait  le  cens 
était  serf,  si  bien  que  c'était  une  même  chose  d'élre  serf  et 
de  payer  le  cens,  d'être  libre  el  de  ne  le  payer  pas.  » 

Guérard  observe  avec  grande  raison  que  le  mot  census, 
BU  lieu  de  n'avoir  que  l'une  des  deux  significations  res- 
treintes que  Dubos  et  Montesquieu  lui  ont  assignées,  réunit 
l'une  et  l'autre,  et  qu'il  signifie,  en  général,  une  redevance 
quelconque,  publique  ou  privée,  à  litie  gratuit  ou  à  titre 
onéreux,  acquittée  en  argent  ou  autrement  par  un  homme 
libre  ou  par  un  serf;  il  démontre,  en  outre,  jusqu'à  l'évi- 
dence, que  le  cetuus  publicus  était  payé  au  prince  comme  un 
véritable  impôt  sous  les  Mérovingiens  '. 

En  revanche,  le  savant  écrivain  que  nous  venons  de  citer 
ne  paraît  pas  pouvoir  être  suivi ,  lorsqu'il  admet  que  le 
cetuus,  qui  existait  sous  la  première  race,  a  disparu  sous  la 
seconde,  el  que  le  census  des  actes  carlovingiens  n'est  plus 
qu'une  redevance  privée  étrangère  à  la  nature  de  l'impAt  ; 
je  ne  voudrais  d'autre  preuve  du  oflntraîre  que  les  actes  qu'il 
rappelle  lui-même  : 


■  Dans  l'éilit  ilc  Clolsirc  II .  de  61S,  on  vnil  que  le  peuple  {populus)  rérla- 
lit  contre  l'impoiilian  d'un  nouveau  cens.  C'était  encore  un  impdl  que  le 
nt  dont  Dnfobert  Ht  sbundon  i  VégYne  de  Tniin,  sur  la  demande  de  lainl 
ni  ;  t  Eligio  ro)[ante  omnem  cenium.  qui  rtifubliai  tolvfbatur,  ad  ïnle- 
um  Dagoberlua  rex  eiilem  eccleiïœ  induliil,  ntque  per  rhartam  conllmia- 
l.  '  {Vie  lit  »aint  Eioi.)  L'impdt  levé  sur  lea  Romains ,  sou»  In  domination 
■s  BoiirBuignons,  B?t  aussi  appelé,  par  le  Papien,  wnitu». 


572  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

a  Census  regalis  ufidècumque  légitime  exiebat ,  columus, 
uî  indè  Mlvatur,  sive  de  propria  persona  hominis  site  de 
REBUS.  »  (Capit.  de  805.)  a  Statuendum  est  ut  untuquisque 
qui  CENSUM  REGiuM  solvcre  débet,  in  eodem  loco  Ulum  persol- 
mtj  ubi  pater  et  avus  ejus  solvere  consueverunt.  »  (Capit.  de 
819.)  tt  Quidam  comités  nostri  nos  consuluerunt  de  illis  Fran- 
cis HOMINIBUS  qui  CENSUM  REGIUM  DE  SUD  CAPITE  DEBCBANT.  » 

(Edil  de  Pistes  de  864.) 

Dans  ces  divers  passages,  on  voit  le  cens  royal  se  perce- 
voir par  tête  sur  les  hommes  libres ,  même  sur  les  Francs, 
ce  qui  n'avait  pas  eu  lieu  d'abord  ;  mais,  au  IX®  siècle,  les 
privilèges  de  race  avaient  presque  tous  disparu.  Comment  ne 
pas  reconnaître  là  le  census  romain ,  qui  se  percevait  aussi 
par  tête  et  en  raison  des  biens,  par  caput  et  jugum,  et  s'ap- 
pelait capitatio  ? 

Rappelons  encore  ici  ce  diplôme  de  Louis-le-Débonnaire, 
de  828,  qui  fait  mention  d'un  cens  payé  d'abord  au  fisc,  et 
ensuite  au  couvent  de  Saint-Gall  :  a  Ut  idem  liberi  homines 
et  posteriUis  eorum,  censum  quod  ad  fiscum  persolvi  solebant, 
parti  prœdicti  monasterii  exhibèrent  atque  persolverent.  )>  Yoilà 
un  cas  où  nous  saisissons,  pour  ainsi  dire  sur  le  fait,  le  pas- 
sage du  cens  public  du  domaine  de  TEtat  au  domaine  privé. 

D'ailleurs ,  si  de  nombreuses  portions  du  census  publicus 
ont  cessé  d'être  versées  dans  le  trésor  royal  et  sont  tombées 
dans  le  domaine  individuel,  ont-elles  pour  cela  changé  de 
nature,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  eu  de  contrat?  sont-elles  deve- 
nues des  redevances  conventionnelles,  des  fermages,  bien 
qu'il  n'y  ait  pas  eu  de  terres  concédées?  ou  bien,  ceux  qui 
les  paient  sont-ils  par  ce  seul  fait  devenus  des  serfs,  d'hommes 
libres  qu'ils  étaient?  On  ne  saurait  le  soutenir. 

Lors  de  la  chute  des  Carlovingiens,  au  début  de  l'époque 


LE  CBNB  EST  JUSTICIER,  SBRVILE  OU   FEODAL.  S75 


féodale,  le  pouvoir  central  avait  cessé  d'exister;  il  D"y  eut 
plus  de  fisc,  partaut,  plus  d'impAl  public.  Le  travail  d'appro- 
priation du  census  pablicits  est  achevé;  mais  entre  quelles 
mains  a-t-il  passé?  Nous  ne  devons  pas  être  embarrassés 
pour  le  deviner.  Comme  tous  les  autres  impâls  romains,  il 
a  passé  aux  mains  des  possesseurs  d'bonneurs  ;  il  a  passé 
aux  justiciers,  ou  bien,  par  les  immunités  ecdésiastiques, 
il  est  devenu  la  propriété  de  l'Eglise,  qui ,  elle  aussi,  était 
au  moyen  âge  propriétaire  de  justices. 

Comme  les  seigneurs  justiciers  possédaient  aussi  des  liefs, 
des  serfs,  et  de  nombreuses  terres  tributaires,  lorsque  cette 
appropriation  a  eu  lieu,  le  cens  justicier,  le  cens  servile,  et 
le  cens  conventionnel,  ont  pu  très  souvent  se  confondre, 
s'amalgamer.  Ainsi,  dans  l'époque  intérimaire,  le  chevage 
{capaticum} ,  qui  est  évidemment  l'ancienne  capitation  ou 
censas  publicus ,  s'assimile  avec  le  lidimoniiim ,  qui  est  une 
capitatioD  servile  due  au  maître,  non  à  titre  de  droit  de  jus- 
tice, mais  à  titre  de  propriété. 

Plus  on  avance  dans  la  féodalité,  plus  on  s'éloigne  du  point 
de  départ,  et  plus  celle  confusion  devait  augmenter.  Aussi, 
comme  nous  l'avons  déjà  vu,  presque  tous  les  feudistes  ont- 
ils  fini  par  confondre,  dans  les  censives,  le  cens  justicier  et 
le  cens  conventionnel,  le  menu  cens  et  le  gros  cens.  Cela  fut 
surtout  facile  ,  je  dirai  même  impossible  à  éviter,  lorsque, 
par  suite  de  l'introduction  de  la  maxime  u  nulle  terre  sans 
seigneur,  »  on  eut  imaginé  et  fait  admettre  en  théorie  que 
tout  cens  suppose  la  directe;  en  effet,  dès  ce  moment,  le 
cens  justicier  avait  changé  de  nature;  Il  était  devenu  cens 
foncier  par  supposition  ;  son  origine  primitive  était  entière- 
ment celée  et  obscurcie. 

Cependant ,  quelques  déguisements  divers  que  le  rensiis. 


S74  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  ÎA  JUSTICE.   ' 

devenu  la  possession  des  justiciers,  ait  revêtus  durant  l'épo- 
que féodale,  il  est  certains  indices,  certains  signes,  auxquels 
on  parvient  à  le  reconnaître. 

On  le  reconnaît,  par  exemple,  lorsqu'il  se  trouve  cité  au 
milieu  d'autres  droits  de  justice,  tels  que  les  droits  de  pale- 
froi, les  tailles,  les  droits  de  marché  ^ 

On  le  reconnaît  encore  dans  cette  charte  de  1279,  citée 
par  Galland,  qui  foit  mention  d'un  cens  tenu  en  vilenage  *. 
En  effet,  le  vilenage  n'était  ni  une  tenure  féodale,  ni  une  te- 
nure  tributaire  conventionnelle  ;  c'était  la  possession  libre , 
mais  roturière  et  soumise  au  cens  justicier  ;  c'était  Tallea, 
sauf  le  privilège  de  l'exemption  du  cens  qui  le  caractérisait 
en  principe.  Il  est  à  présumer  que,  dans  les  pays  de  coutume, 
ces  tenures  libres  mais  assujetties  par  la  puissance  justi- 
cière  furent,  au  fond,  les  plus  nombreuses,  et  que  la  con- 
fusion ,  souvent  intentionnelle ,  que  l'on  fit  de  la  cause  des 
redevances  dues  par  les  vilenages  fut  un  des  principaux 
moyens  d'usurpation  employés  par  la  noblesse  à  l'égard  des 
cultivateurs. 

L'ancien  census,  devenu  cens  justicier,  se  manifeste  en- 
core, on  ne  peut  plus  clairement,  dans  les  chartes  du  XIII^ 
siècle,  citées  par  Ducangc  à  l'article  censm,  où  le  cens  d'une 
terre  est  appelé  capitale  ;  ce  qui  prouve  que  la  capitation  du 
moyen  âge  n'était  pas  toujours  une  imposition  personnelle 


*■  Ainsi,  dans  ce  passage  d'un  capitulaire  de  815,  cité  par  Guérard,  où 
Charles-le-Ghauve  enjoint  à  ses  mim  de  faire  une  enquête  sur  tous  les  een$ 
et  tous  les  paravereài  que  les  hommes  libres  doivent  au  pouvoir  royal,  et 
d'obliger  ceux  qui  le  négligent  à  acquitter  ces  redevances  :  «  Ut  missi  nostri 
de  omnibus  censibus  vel  paraveredis  quod  franci  homines  ad  regium  potesfta- 
tem  exsolvere  debent.  » 

*  «  Tenemus  in  vilenagium  id  est  ad  eensumy  quidquid  habemus.  > 


r 

■      et  scrvil< 


QU  BST-CE  OlIR  1.E  CHEF  SEKB  ï 


578 


I 
I 


et  scrvile  '.  Cette  eipressîoD  de  cemus  capitalis  a  passé  dans 
les  coutumes  sous  le  nom  de  chef  cem*.  et  il  est  à  remar- 
quer que  c'est  toujours  le  menu  cens  qui  était  appelé  chef 
cens*.  Or,  j'ai  montré,  en  traitant  des  censives,  qu'il  est 
naturel  de  penser  que  le  gros  cens,  ordinairement  représen- 
tatif de  la  valeur  dos  baux,  était  le  cens  conventionnel  payé 
contre  la  jouissance  d'une  terre,  et  que  te  menu  cens,  ordi- 
nairement très  minime,  en  réalité,  était  l'ancien  impôt  trans- 
formé en  redevance  justicière. 

Le  gros  cens  et  le  menu  cens  étaient  souvent  réunis  dans  la 
même  main;  pourquoi  ne  s'y  sont-ils  pas  confondu»,  si  ce 
n'est  parce  que  leur  origine  était  distincte? 

A  la  vérité,  les  feudistcs  nous  donnent  du  menu  cens  une 
autre  explication,  et  prétendent  que  c'était  le  cens  convenu 
primitivement  ;  mais  comment  supposer  raisonnablement  que 
le  cens  convenu  en  premier  lieu  par  le  concessionnaire  était 
infiniment  plus  faible  que  l'adjonction  qu'il  a  reçue  depuis  ? 
L'explication  des  feudistes  doit  donc  être  attribuée  au  bou- 
leversement inévitable  apporté  par  l'idée  que  tout  cens  sup- 
pose une  propriété  antérieure,  et  implique  le  domaine  direct. 
Enfin,  rcs.istence  et  le  maintien  du  cens  justicier  peuvent 
seuls  expliquer  comment  des  droits  de  terrage  et  bordelage, 
c'est-à-dire  des  redevances  réelles  en  nature,  ont,  dans  cer- 
tjiines  localités,  fait  partie  des  droits  de  justice,  ce  dont  les 
Olim  présentent,  entre  autres,  de  fréquents  exemples. 


•  Super  co  quoil  poïseesiones  quas  tenebant...  nnmine  rtn-^m  capitale, 
censium  adcrcscenlem ,  etc.  >  (Chirte  de  ISÏl.)  •  Quoe  terra 
<|iiandim  fuit  ul  ilic«lur  onerata  in  15  denariîs  et  dicitur  capilali*  OflUM.  ■ 
(CbartedeliBl.) 

*  Voyez  Ih  Coutumm  de  Paris,  de  Helun,  de  Hantes,  etc. 

*  -  Le  menu  cem  e«t  le  chef  cens,  •  ilil  Rainieau. 


57G  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

Championnière  va  bien  plus  loin  encore  ;  il  prétend  non- 
seulement  qu'il  y  avait  un  cens  justicier,  mais  que  le  sei- 
gneur cermer  est  un  seigneur  justicier,  et  non  pas  un  sei- 
gneur foncier.  Mais  cela,  je  ne  puis  Taccorder,  et  l'existence 
fort  problématique  d'un  conmalis  romain  ,  qui  n'aurait  été 
autre  chose  qu'un  judex,  c'est-à-dire  un  percepteur,  fondée 
sur  une  unique  définition  de  Ducange,  ne  me  parait  point 
autoriser  à  renverser  d'un  seul  coup  toutes  les  idées  reçues 
et  basées  sur  d'innombrables  faits ,  selon  lesquelles  le  pro- 
priétaire d'une  terre  donnée  à  censive,  ou  emphytéose,  est 
envisagé  comme  possédant  une  véritable  seigneurie  foncière 
et  féodale  analogue  à  celle  du  seigneur  féodal.  Cette  hypothèse 
est  du  reste  inutile,  puisque  la  confusion  des  diverses  es> 
pèces  de  cens  s'explique  sans  elle  tout  aussi  naturellement. 

Ajoutons  que  les  feudistes,  tout  en  plaçant,  à  tort  selon 
nous,  le  menu  cens,  ou  chef  cens,  parmi  les  droits  fonciers, 
et  non  parmi  les  droits  de  justice,  ont  cependant  connu  et 
placé  dans  les  droits  de  justice  un  véritable  cens  ;  je  veux 
parler  du  droit  de  fouage  ou  focage  {focus),  aussi  appelé  queste. 
Ce  droit,  que,  jusqu'aux  derniers  moments  de  la  féodalité, 
les  seigneurs  justiciers  levaient,  soit  en  argent,  soit  en  na- 
ture, sur  chaque  chef  de  famille,  correspond  fort  exactement 
au  capaticumy  ou  droit  de  chevage,  des  temps  carlovingiens, 
lequel,  d'après  le  polyptique  d'Irminon,  se  levait,  déjà  à  cette 
époque,  par  feu,  et  en  raison  de  la  quotité  des  terres  pos^- 
dées.  Dans  les  temps  féodaux,  le  fouage  s'est  maintenu  comme 
redevance  d'un  caractère  semi-personnel ,  semi-réel ,  mais 
toujours  justicière,  puisqu'elle  était  perçue  seulement  en 
raison  du  domicile,  tandis  que  le  chef  cens,  qui,  dans  le  prin- 
cipe, était  la  même  chose,  à  cause  de  la  similitude  des  mots, 
a  été  placé  parmi  les  droits  qui  se  rattachent  à  la  possession 


IJÏDR.    VENTER,   RRI.IRF.  Îi77 

(Tii^ilaire.  Une  telle  distincUon  n'a  d'ailleurs  rien  qui  doive 
surprendre  :  les  anciens  seigneurs  justiciers  étant  presque 
tous  propriétaires  de  censives ,  la  cause  de  leurs  droits  diffé- 
renls  sur  les  censives  qui  leur  appartenaient  et  sur  celles  qu'ils 
avaient  usurpées  était  oubliée;  mais,  là  où  les  terres  rotu- 
rières sont  restées  libres,  et  toutefois  soumises  au  cens,  alors 
le  cens  a  perdu  son  nom,  et  il  est  devenu  le  fomge. 

b)  Les  lods,  rentes  et  reliefs.  Ces  droits,  qui  sont  de  véri- 
tiibles  droits  de  mutation,  ont  toujours  été  envisagés  comme 
essentiellement  féodaux.  Contrairement  à  l'opinion  reçue, 
Championnière  a  soutenu  qu'ils  étaient  primitivement  justi- 
ciers, et  qu'ils  ont  passé  aux  fiefs  depuis  la  justice.  Voici  sur 
quoi  on  peut  fonder  cette  opinion. 

La  perception  d'un  droit  sur  les  ventes  (  centesima  reriim, 
tmaliam)  fut  étendue,  par  Caracalla,  <le  rilalicHU^  provin- 
ces, et,  d'après  Tacite,  le  taux  de  la  perception  s'est  promp- 
temcnt  accru  jusqu'au  cinquième  {veftigal  quoqve  quintfp  ra- 
nalitim). 

Rien  ne  fait  supposer  l'abolition  de  cet  impôt  ;  il  est  donc 
probable  qu'il  a  passé  dans  les  justices  du  moyen  âge.  En 
effet,  il  figure  sous  le  nom  de  vmda,  vendilio,  laudwiia,  dans 
les  chartes  des  X',  Xl^,  XU*  et  Xlll*  siècles,  et  souvent  ce 
droit  y  apparaît  confondu  avec  les  tailles,  les  amendes,  et 
surtout  les  droits  de  marché,  toutes  obligations  essentielle- 
ment justicièrpsV 


it  dans  une  cliarte  ilc  iveo,  cloiirii-u  par  i^.imbprl,  évAque  do  Puilou, 

le  :  •  Venta*  eliam  quai  ttloneum  dicunt,  ife  diiiersû  quibuaUbtl 

•  Ici.  le  droit  de  vente  se  percnll  sur  tmilos  C9pi''cei  do  chuset, 

ciQ  iœniobilièreB.  Et  dans  une  danulian  de  lo&ï  :  •  Tnrrum  ont'! 

ipsam  ecclesiam  posilam  ad  biirgum  fnrjendum.  in  quo  nec  penrfnm,  nec  pt- 


S78  .  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

Il  faut  aussi  remarquer  la  coïncidence  du  taux  indiqué 
par  Tacite  et  celui  du  taux  coutumier,  le  quinte  et  cette  ana- 
logie que,  d*aprës  le  droit  féodal,  comme  d'après  le  droit  ro- 
main, l'impôt  est  mis  à  la  charge  du  vendeur. 

Enfin ,  les  lods  et  ventes  sont  souvent  appelés  hcnneurs, 
ce  qui  en  indique  assez  bien  l'origine  et  la  nature  primitive. 

Les  droits  de  succession  perçus  sous  les  noms  de  relief  et 
de  rachat  dérivent  également  de  l'impôt  romain,  qui,  comme 
les  coutumes,  percevait  un  droit  fixé  au  vingtième  * . 

Nous  sommes  donc  porté  à  penser  que  les  droits  de  mu- 
tation connus  sous  les  noms  de  lods,  ventes  et  radiats,  ou 
relief,  étaient  primitivement  des  droits  de  justice  qui  ont  été 
introduits  par  imitation ,  d'abord  dans  les  censives ,  ainsi 
que  nous  l'avons  observé  précédemment,  et,  plus  tard  en- 
core, dans  les  fiefs,  chose  qui  a  eu  lieu  pour  une  foule  de  re- 
devances et  a  considérablement  contribué  à  obscurcir  l'his- 
toire de  l'une  et  l'autre  institutions. 


Bellai  :  «  Cornes  habet  Bellaici  vendas  et  pedagium,  et  qui  ritenuerit  degagis 
débet  4  sol.  sed  miles  non  débet  pedagium ,  neque  vendas;  •  l'exemption  da 
noble  indique  bien  une  imposition  justicière.  Ici,  c*est  le  comte  qui  perçoit 
les  ventes  ;  dans  une  ordonnance  du  Louvre,  de  1079,  c*est  le  vicaire  ou  le 
bailli  :  *  Si  quis  emerit  vel  permutaverit  domum  vel  possessiones,  vicarius 
vel  bajulus  loci  teneatur  laudare.  >  Ainsi,  ce  sont  toujours  les  justiciers  qui 
perçoivent  le  droit.  On  lit ,  dans  les  Coutumes  de  Lorris,  que  chaque  vilain 
peut  vendre  son  bien,  et  s'en  aller  en  payant  les  ventes;  or,  les  vilains  paient 
les  droits  de  justice  et  ne  sont  pas  hommes  de  Hef. 

*  Une  charte  de  1245  porte  :  «  Omnia  jura  quœ  habere  débet  ecclesia  in 
introitibus,  exitibus,  venditionibus,  emptionibus  et  rtlevagiis.  »  Une  ordon- 
nance de  1209  assimile  textuellement  le  rachat  à  la  justice  :  «  Et  reddere  ra- 
chatum  et  omnem  justitiam.  »  De  même,  un  arrêt  des  O&'m,  de  1257,  porte 
que,  dans  un  procès  entre  Tabbé  et  la  commune  de  Saint-Salvien,  le  couvent 
réclamait  les  droits  de  justice  haute  et  basse  dans  deux  localités,  où  le  maire 
et  les  jurés  de  la  commune,  de  leur  cdté,  s'efforçaient  de  «  justicier  les  hom- 
mes habitant  ces  villages^  en  prélevant  les  reliefsj  les  corvées,  les  terrages, 
les  faucillages,  les  amendes,  les  écholtes,  et  plusieurs  autres  redevances.  > 


\ 


HA^^ALlTÉs.  579 

5''  La  dernière  classe  de  droits  utiles  appartenant  aux  jus- 
tÎL'es,  dont  nous  ayons  à  nous  occuper,  eut  pour  objet  d'în- 
lerdirc  aux  sujets  du  seigneur  jusUcier  L'erhiins  actes  qui 
font  partie  de  la  libre  jouissance  de  la  propriété  ;  ce  sont  les 
bannalilés. 

Les  bannalités  sont  peut-être  l'abus  le  plus  grave  et  le 
plus  géaéral  que  Ton  puisse  reprocher  au  régime  féodal; 
elles  constituent  une  violation  permanente ,  systématique 
du  droit  de  propriété,  «  Défense  au  vilain  de  chasser  sur  ses 
>i  terres,  de  pécher  dans  ses  eaui ,  de  moudre  à  son  mou- 
»  lin,  de  cuire  à  son  four,  de  fouler  ses  draps  à  son  usine, 
■»  défaire  son  viu  à  son  pressoir,  d'avoir  taureau  ou  élalon 
«  pour  ses  troupeaux,  pigeons  en  son  colombier,  lapins  en 
M  son  clapier,  droit  exclusif  du  seigneur  h  toutes  ces  jouîs- 
»  sanceset  à  ces  divers  profits;  »  telles  sont  les  bannalités. 

L'histoire  de  l'antiquité  n'offre  pas  d'exemple  d'une  op- 
pression de  ce  genre.  Elle  avait  ses  esclaves,  durement  trai- 
tés; mais  l'oppression  dont  il  s'agit  s'applique  essentielle- 
ment &  l'homme  libre,  au  propriélaire,  et  n'a  d'autre  raison 
que  l'abus  du  pouvoir  dans  l'inlérêt  particulier  de  celui  qui 
commet  cet  abus. 

Le  nom  de  bannaiité  vient  du  droit  de  bannam,  en  vertu 
duquel  le  roi  et  les  oRîciers  publics  de  l'époque  barbare 
promulguaient  uiï  règlement,  en  imposant  une  peine,  ordi- 
nairement une  amende,  à  ceux  qui  l'enfreindraient  ;  ce  droit 
de  ban  ,  ou  droit  de  commandement,  était  le  propre  de  la 
justice  territoriale,  tellement  que  bunnuvt,  d'après  Ducange, 
est  synonyme  de  dùdrictus,  de  jmiitia,  dejurisilktio.  Comme 
la  justice,  le  droit  de  ban  était  devenu  patrimonial,  ainsi 
que  celui  de  conférer  ce  ban  à  autrui  ;  le  jugement  des  in- 
B       îraclions  du  ban  ap]iarleniiil  ii  celui  «lui  l'avait  publié.  Ce  fut 


\ 


580  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

à  l'aide  du  ban  que  les  seigneurs  justiciers  introduisirent 
et  maintinrent  toutes  leurs  exactions  {pravœ  consueiudines , 
exactiones  novœ)  ;  toutefois,  dans  les  droits  de  justice,  le  nom 
de  bannalité  a  été  réservé  et  particulièrement  consacré  à  ces 
prohibitions  générales,  qui  exigeaient  nécessairement  une 
proclamation,  une  publication ,  parce  qu'elles  ne  pouvaient 
pas  s'exiger  individuellement ,  et  supposaient  une  défense 
connue  préalablement. 

Le  droit  de  fixer  l'époque  des  vendanges  et  de  la  mois- 
son n'est  qu'un  droit  de  police,  qui  remonte  à  l'administra- 
tion romaine,  et  dont  la  persistance  parmi  les  droits  du  sei- 
gneur justicier  ne  {ait  que  confirmer  l'origine  que  nous  attri- 
buons à  son  autorité  ;  ce  droit  fut  probablement  le  prétexte 
du  droit  de  banvin,  qui  est  une  véritable  bannalité  portant 
défense  aux  sujets  du  justicier  de  vendre  leur  vin  tant  que 
le  seigneur  n'a  pas  vendu  le  sien,  ou  l'ordre  de  ne  vendre 
qu'à  certaines  époques  déterminées. 

L'une  des  bannalités  les  plus  répandues  était  celle  des 
fours  et  des  moulins;  on  croit  qu'elle  ne  remonte  qu'au  XI^ 
siècle  ;  du  moins  Fulbert ,  évéque  de  Chartres,  qui  vivait  à 
cette  époque ,  s'en  plaint  à  Richard ,  duc  de  Normandie, 
comme  d'une  oppression  nouvelle.  Balde,  dans  son  commen- 
taire sur  les  Instiluies ,  la  présente  également  comme  peu 
ancienne  * . 

*  «  Inaudita  barbarie  prohibemus  aliquid  sibi  molere  vel  conquere  in  fe- 
lici  rustico.  »  Il  est  curieux  que  ce  genre  de  bannalité,  né  à  l'époque  de  U 
domination  exclusive  de  la  féodalité,  flnis^  aussi  au  moment  où  cette  domi- 
nation a  été  ébranlée.  Sous  les  coutumes,  le  moulin  à  vent  n'était  pas  banal, 
et  cela  vient  uniquement  de  ce  que  son  mécanisme  était  inconnu  en  Europe 
avant  les  Croisades;  dans  d'anciens  titres,  il  est  nommé  moulin  turquois.  Or, 
aux  X1V<^  et  XV«  siècles,  le  pouvoir  justicier  ne  créait  plus,  il  était  réduit  à 
tâcher  de  se  conserver. 


GARENNES.  ^81 

Tous  les  nionutueiits  anciens  présentent  le  ban  de  moulin 
el  de  four  comme  droit  de  justiee  '.  Cependant,  vers  la  fin 
du  XVI'  sitele ,  la  puissance  juslicière  avait  subi  de  telles 
iillérations,  que  le  caractère  des  bannalités,  si  évident  qu'il 
soit,  fut  aussi  perdu  de  vue,  et  dès  lors  on  se  borna  à  cher- 
cher il  les  restreindre,  en  exigeant  du  possesseur  d'un  four, 
ou  moulin  banal,  un  titre  valable,  aveu  ou  dénombrement, 
disposition  qui  annihilait  cette  bannalité  comme  droit  de  jus- 
lice  ". 

Les  droits  seigneuriaux  sur  la  chasse  et  la  pèche  ont  leur 
source  dans  l'ancienne  institution  des  garennes  *.  La  chasse 


'  Les  Elablissp monts  disent  :  •  Se  aucun  hon«  ,-tvall  moulin  i|ui  eût  voyorc 
en  *a  (erre ,  et  qu'il  ail  hnmmei  estagiem,  ili  doivent  mnuilre  i  un  moulin 
lui)  cil  qui  sunl  dedans  aa  banlieu.  >  Les  OUm  conlienaenl  des  arix^ts  dana  le 
mùiue  sens,  cl  les  jurisconsultee  anlérieuTB  au  XVII°  siècle  n'hésilent  pas  sur 

*  La  Coutume  de  Paris  dil  que  ce  droil  n'est  ni  Kodal,  ni  sei^euriat,  que 
c'est  un  droit  extraordinaire  el  iMjnIre  le  droit  commun-,  d'où  il  suit  qu'on  ne 
peut  l'acquérir  par  prescription,  el  qu'on  peul  te  perdre  par  non  jouissance. 

'  Les  garennes  n'Étaient  point,  au  moyen  ige,  ce  qui  porte  ce  nom  aujour- 
d'hui ,  des  lieux  où  l'on  élève  des  lapins  :  garenna,  ou  wartnna,  vient  de 
viahrtn  (garder,  difendre),  d'où  l'anglais  a  rail  warrant,  et  le  français  garant, 
garantie,  ganU,  etc.  Etymologiquemenl,  le  mot  garenne  a  te  même  sens  que 
celui  de  [orfils  (/brûla),  qui  vient  du  verlw  fortalare,  mot  de  baue  lati- 
nité équivalent  de  prohibtre,  bannîre.  Foratart  vient  lui-même  de  pi- 
rum,  for,  fueroi ,  qui  est  pris  dans  le  sens  de  banaum.  Une  cliarte  de  1351, 
citée  par  Ducange,  pour  dire  que  le  comte  ne  peut  Taire  dommage  i  des  ci- 
toyens d'Arles,  ceux-ci  nusenl-ilsl)annis,  dit  :  ■  Etiamsi  forestati  ruerinl, 
*ive  bannili.  >  Dans  le  même  «ens,  fortttare  a  lipiiflé  lylvam  inforraion 
eonverlerr,  c'est-à-dire  mettre  une  forêt  en  défense,  ou  en  garenne,  c'eat-à- 
ilire  y  interdire  la  cliasse.  On  appelait  égalemenl/'orula  les  étangs,  ou  viviers 
à  poisson,  et  même  des  rivières  :  ■  Concessimui  nostram  piscationem  In  fo- 
rrala  noulra  super  fluvium  Muselle,  •  dit  une  charte  du  roi  Zwenlbold.  Il  y 
avait  aussi  des  garennes  de  pêche  :  ■  In  libéra  loartnna  non  modo  lerm  seil 
disent  les  Tables  de  Snint-Bertin. 


582  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

et  la  pèche  étaient  le  goût  dominant  des  races  germaniques, 
et  les  Francs  s'y  livraient  avec  passion  ;  d'immenses  régions 
furent  réservées  par  eux  à  la  chasse  du  roi,  de  ses  amis  {con- 
vivœ)  et  de  ses  officiers  ;  peuplées  d'animaux  sauvages,  qu'il 
était  sévèrement  interdit  de  détruire ,  la  culture  dut  bientôt 
en  être  abandonnée,  les  forêts  y  prirent  la  place  des  champs 
et  des  prairies,  et  le  gibier  celle  des  honmies.  Or,  ce  que  le 
roi  faisait  dans  ses  domaines ,  les  comtes  le  firent  dans  les 
terres  confiées  à  leur  gouvernement.  Les  garennes  étaient 
les  forestella,  diminutif  de  foresta;  le  mot  foresta  parait  ré- 
servé pour  les  grandes  défenses  du  roi  ^ 

Plus  tard ,  les  coutumes  désignèrent  indifféremment  du 
nom  de  garenne,  ou  de  défens,  les  lieux  où  le  seigneur  s'était 
réservé  le  droit  de  chasse ,  et  ceux  où  il  s'était  réservé  le 
droit  de  pèche  ;  le  mot  bannum  (ban)  avait  aussi  le  même 
sens*. 

Mais  c'était  sur  les  terres  de  leurs  sujets,  et  mm  dans  leurs 
propres  domaines,  que  les  seigneurs  avaient  leurs  garennes, 
et  l'histoire  rapporte  que  des  populations  nombreuses  furent 
chassées  de  leurs  possessions  par  suite  de  leur  établissement. 
Suivant  Hevin,  Guillaume-Ie -Conquérant  ruina  vingt-six  pa- 
roisses de  Normandie  pour  y  faire  une  forêt  de  trente  lieues  '. 
On  lit,  dans  Y  Histoire  de  la  ville  de  Nantes,  que  la  forêt  qui 


*  On  lit  dans  une  charte  de  1209  :  «  Forestella  illa  quœ  garenna  vocatur  ;  » 
et  une  loi  d'Edouard  III ,  citée  par  Ducange ,  demande  si  les  chevreuils  sont 
bêtes  de  forest  ou  de  garenne,  et  décide  qu'ils  ne  sont  que  bétes  de  garenne. 

*  On  lit  dans  un  édit  de  Charlemagne  :  «  Si  quisquam  hoc  idem  nemus 
nostro  banno  munitum  studia  venandi  introivit.  » 

'  En  Angleterre ,  où  la  chasse  était  libre  sous  les  Anglo-Saxons ,  les  Nor- 
mands, pour  établir  des  foresta ,  brûlèrent  aussi  des  villages  entiers,  et  cau- 
sèrent des  ravages  qui  passent  l'imagination. 


UfiVnPATIONS  AU  MOYEN  DES  GARENNES.  985 

avoisine  cette  ville  fut  établie  sur  les  ruines  de  plusieurs  vil- 
lages,  pour  que  le  duc  de  Retz  pût  aller  en  chassant  d'un  de 
ses  châteaux  à  l'autre.  Sans  entraîner  toujours  l'abandon  de 
toute  culture,  les  garennes  leur  nuisaient  et  restreignaient 
les  droits  des  propriétaires.  Les  Olim  relatent  une  foule  d'ar- 
rêts HUr  les  garennes,  où  l'oQ  voit  qu'il  s'agissait  toujours 
de  garennes  établies  sur  les  terres  d'autrui,  et  comprenant 
des  fiefs,  des  censives,  des  communes,  des  villages,  etc.  Dana 
la  plupart  des  procès,  l'établissement  des  garennes  est  attri- 
bué à  la  force  et  à  la  violence.  S'il  en  était  encore  ainsi  au 
Xlll"  siècle,  k  combien  plus  forte  raison  en  fut-il  de  même 
après  la  conquête ,  et  durant  l'anarcliie  de  Tépoque  intéri- 
maire. 

Avant  d'acquérir  le  earaclère  du  droit  aux  jeux  des  popu- 
lations, les  forests  et  garennes  existèrent  longtemps  à  l'état 
de  fait,  contre  lequel  les  propriétaires  du  sol  protestaient  par 
tous  les  moyens  que  le  faible  peut  employer  ;  c'est  à  leur 
établissement  que  se  rattachent  nombre  de  ces  révoltes  que, 
du  IX"  au  Xi''  siècle,  les  seigneurs  réprimèrent  toujours  avec 
une  odieuse  cruauté.  Lorsque  les  mœurs  s'adoucirent  un  peu, 
la  rigueur  des  défenses  put  se  modifier,  et  la  possession  des 
garennes,  devenue  un  peu  moins  intolérable,  put  se  convertir 
en  un  droit  dont  on  eut  toujours  à  souffrir,  mais  auquel  on 
finit  par  s'habituer. 

Les  Etablissements  consacrent  le  droit  de  garenne  '  ;  ce- 
pendant, la  reconnaissance  du  droit  est  soumise  à  la  condi- 
tion d'une  possession  immémoriale  ;  c'est  sur  ce  point  que 
portent  d'ordinaire  les  contestations.  Déjà  les  lois  lombardes 


k: 


i  r?t  6D  sols  d'amcnilc  se  il  brise  h  scsitiP  son  i 
garennes,  on  il  piclie  en  ks  i^Uri)^  uu  doITuis.  • 


S84  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

et  les  Gapitulaires  avaient  interdit  la  création  de  foresis  nou- 
velles {forestas  noviter  instituere)  ;  il  est  hors  de  doute  que 
ces  dispositions  avaient  été  peu  observées,  mais  elles  aidè- 
rent à  établir  plus  tard  une  jurisprudence  favorable  aux  po- 
pulations. Les  Etablissements  interdirent  de  a  déf^dre  pes- 
cherie  d'eau  courante,  »  et  Louis-le-Hutin ,  ainsi  que  Phi- 
lippe-le-Long,  insistèrent  tous  deux  pour  la  destruction  des 
garennes  nouvelles.  Plus  tard  encore,  au  XV*  et  au  XVI* 
siècle,  on  voit  les  bannalités,  et  surtout  les  garennes,  devenir 
en  quelque  sorte  l'objet  d'une  réprobation  universelle  et 
assurément  bien  méritée  ;  là  même  où  il  s'en  conserva,  elles 
furent  considérées  comme  un  de  ces  droits  baineux  pour  les- 
quels était  faite  la  maxime  «  odiosa  sunt  restringenda,  »  Les 
seigneurs  les  plus  sages  prirent  les  devants,  et,  comme  leurs 
prédécesseurs  avaient  vendu  la  liberté  civile  aux  communes, 
eux  vendirent  à  leurs  sujets  leurs  droits  de  bannalité  ;  les 
cartulaires  de  cette  époque  sont  remplis  de  chartes  de  sup- 
pression de  deffens  moyennant  redevance.  Dès  lors,  l'origine 
et  même  la  véritable  nature  des  garennes  tombèrent  dans  un 
profond  oubli  ;  les  seigneurs,  pour  conserver  leurs  chasses, 
furent  obligés  de  créer  sur  leurs  propriétés  privées  des  parcs 
désignés  sous  le  nom  de  vivaria ,  et  des  lepararia  ou  conni- 
nières  et  clapiers,  qui  prirent  aussi  le  nom  de  garennes; 
c'est  ce  dernier  sens  que  la  langue  nous  a  seul  conservé. 

Les  seigneurs  ont  aussi  possédé  divers  droits  de  pèche , 
qui  ne  provenaient  pas  des  garennes,  mais  de  conventions  et 
de  concessions  qu'ils  avaient  faites;  ceux-là  ne  rentrent  pas 
dans  les  bannalités. 

Quant  aux  droits  de  forest  et  de  garennes,  ils  étaient  bien 
des  bannalités,  et  en  ont  tous  les  caractères.  Ils  sont  établis 
par  l'autorité  du  bannum;  ils  appartenaient  aux  seigneurs 


DES  R£a\LES  DANS  LEMPIRE.  585 

justiciers.  Dans  les  procès,  le  possesseur  de  la  garenne  se 
fonde  toujours  sur  un  droit  de  justice,  et  les  plaignants  lui 
opposent  souvent  qu'il  n'a  pas  de  justice  sur  leur  territoire. 
Enfin ,  les  forests  et  garennes  ne  consistaient  que  dans  une 
défense  de  chasser  ou  pécher  ;  mais  le  seigneur  ne  s'appro- 
priait pas  pour  cela  le  territoire  ou  la  rivière  frappée  de  l'in- 
terdiction. 

Il  y  a,  entre  les  droits  utiles  résultant  des  justices  dans 
le  moyen  âge  français  et  les  régales  de  l'empire  germanique, 
une  certaine  analogie  qui  nous  autorise  à  placer  ici  ce  sujet. 

Les  régales ,  comme  le  mot  l'indique ,  sont  des  droits  qui 
découlent  du  droit  du  souverain,  et  leur  théorie  se  rattache 
AUX  doctrines  du  droit  impérial  romain  sur  l'autorité  du 
souverain  ;  les  régales  ne  sont  donc  pas  de  simples  droits  de 
justice,  au  point  de  vue  du  principe  dont  elles  découlent, 
mais  elles  ont,  en  général,  le  même  objet. 

D'après  la  constitution  germanique,  il  y  a  plusieurs  sortes 
de  choses  sur  lesquelles  même  des  personnes  privées  peu- 
vent acquérir  un  droit  de  propriété ,  mais  un  droit  dont 
l'exercice  est  limité  par  les  attributions  de  l'Etat.  Le  rapport 
qui  s'est  formé  par  là  dérive  moins,  au  point  de  vue  histo- 
rique ,  du  domaine  éminent  de  l'Etat ,  ou  d'une  prétendue 
propriété  originelle  de  sa  part,  que  de  l'agrégation  succes- 
sive de  droits  attachés  à  la  puissance  royale ,  de  droits  féo- 
daux et  de  droits  d'avouerie,  qui  forme,  en  Allemagne,  la 
souveraineté  territoriale,  la  landhoheit. 

En  revanche,  une  conséquence  directe  du  principe  de  l'Etat 
^st  le  droit  de  législation  au  moyen  duquel  l'Etat  est  auto- 
risé à  régler  l'exercice  des  droits,  même  privés,  dans  l'inté- 
rêt du  bien  commun.  Les  droits  de  propriété  privée  attribués 
à  l'Etat ,  sur  quelque  objet  qu'ils  portent ,  doivent  reposer 
sur  un  titre  ;  mais  ce  titre  peut  être  la  coutume. 


586     '  DROITS  UTILES  DÉCOULANT  DE  LA  JUSTICE. 

Dans  ce  sens ,  une  chose  que  le  droit  romain  envisageait 
comme  res  publica  a  pu  continuer  à  l'être,  lorsqu'une  telle 
règle  n'était  pas  contraire  à  la  constitution  germanique  elle- 
même. 

Toutefois ,  les  objets  qui  étaient  comptés  au  nombre  des 
régales,  dans  le  droit  féodal  lombard,  n'appartinrent  point  par 
cela  même  à  la  propriété ,  au  domaine  de  l'Etat,  en  Alle- 
magne. 

L'analogie  du  droit  lombard  peut  être  un  argument  lors- 
qu'il s'agit  de  savoir  si  tel  objet  est  régalien,  mais  ne  tranche 
pas  la  question  d'une  manière  absolue. 

D'après  les  anciennes  sources  du  droit  germanique,  on 
trouve  trois  sortes  de  forêts.  Les  unes  étaient  conmiunes, 
servaient  à  l'affouage  des  paysans  voisins  ;  telles  étaient  les 
forêts  des  marches.  D'autres  étaient  forêts  du  roi,  et  étalait 
principalement  employées  pour  la  chasse  ;  elles  étaient  aussi 
employées  par  les  particuliers  pour  l'élève  des  porcs,  contre 
la  dime  des  produits. 

Dans  les  forêts  de  l'Eglise,  les  gens  de  celle-ci  avaient  des 
jouissances  assez  étendues  ;  il  s'y  trouvait  même  des  marches 
organisées  ;  mais  le  pouvoir  des  grands  allant  toujours  en 
croissant,  beaucoup  de  forêts  communes  furent  rendues  forêts 
royales  ou  princières,  et  soustraites,  sous  des  peines  sévères, 
à  l'usage  commun  pratiqué  autrefois. 

Le  droit  de  chasse  était  originairement  une  dépendance  de 
la  propriété  ;  dans  les  forêts  communes,  il  était  exercé  par 
les  possesseurs.  Par  la  métamorphose  des  forêts  communes 
en  forêts  interdites,  où  le  droit  de  chasse  était  concédé  à  des 
seigneurs  et  à  des  princes,  le  droit  de  chasse  est  devenu  en 
partie  un  droit  du  seigneur  territorial.  Toutefois,  les  nobles 
et  l'Eglise  le  conservèrent  en  rf  la  propriété  privi- 


FORÊTS,   CHASSE,   RIVIÈRES,   MINES,    ETC.  587 

légiée  qui  leur  appartenait  ;  les  princes  cherchèrent  seule, 
ment  à  limiter  ce  droit  chez  ceux-ci,  en  ce  qui  concernait  le 
grand  gibier.  A  la  fin  du  moyen  âge  seulement,  la  chasse  est 
devenue,  en  Allemagne,  une  régale  appartenant  en  droit  au 
souverain. 

L'usage  des  petites  rivières  pour  la  pêche,  l'établissement 
d'usines  et  de  moulins,  etc.,  était,  comme  la  chasse,  envi- 
sagé comme  un  accessoire  de  la  propriété  du  sol  ;  les  grandes 
rivières  étaient  propriété  commune.  Souvent  cependant  le 
droit  de  pèche  fut,  comme  celui  de  chasse,  soustrait,  pour 
toute  une  contrée,  tout  un  district,  à  l'usage  commun,  et 
réservé,  sous  peine  du  ban  du  roi,  à  tel  ou  tel  seigneur,  laï- 
que ou  ecclésiastique,  jusqu'à  ce  qu'enfin  les  droits  de  pèche 
et  autres  droits  utiles  sur  les  rivières  navigables  furent  trans- 
formés en  régale. 

Les  métaux  appartiennent  originellement  au  sol  ;  il  en 
était  ainsi  dans  les  domaines  impériaux.  Lorsque,  au  X®  siè- 
cle, on  découvrit  la  première  mine  d'argent  en  Allemagne, 
le  droit  de  propriété  des  métaux  situés  dans  les  entrailles  de 
la  terre  fut  revendiqué  par  l'empereur  comme  droit  impérial, 
et  quelquefois  donné  en  fief,  dans  une  certaine  étendue,  à 
des  princes  laïques  et  à  l'Eglise.  C'est  ainsi  qu'est  née  cette 
régale,  qui  a  passé  de  l'empire  aux  princes  territoriaux,  et 
s'est  aussi  étendue  au  sel.  Sur  les  rives  de  la  mer,  le  sel  était 
d'abord  un  bien  commun,  on  en  a  fait  une  régale. 


r>88  OBSERVATION    FINALE. 

Le  but  de  cet  écrit  étant  de  servir  d'introduction  à  la  pu* 
blication  des  monuments  du  droit  féodal  relatifs  au  Pays  de 
Vaud,  il  n'y  avait  pas  de  raison  d'y  introduire  l'histoire  de 
systèmes  féodaux  qui  demeurèrent  toujours  étrangers  aux 
institutions  juridiques  de  notre  patrie. 

Si  Ton  se  proposait,  en  revanche,  de  répondre  entière- 
ment au  titre  de  l'ouvrage  par  un  traité  embrassant  This- 
toire  comparée  et  générale  du  droit  féodal  en  Europe ,  il  se- 
rait nécessaire  de  s'occuper  aussi  des  systèmes  féodaux  de 
seconde  formation,  et  des  systèmes  féodaux  incomplets ,  en 
d'autres  termes ,  de  la  féodalité  en  Angleterre ,  en  Sicile ,  à 
Jérusalem,  et  de  ces  modes  imparfaits  de  la  féodalité  que  l'on 
rencontre  aux  deux  bouts  opposés  de  l'Europe ,  en  Espagne 
et  dans  le  Nord  Scandinave. 

Ce  travail ,  pour  lequel  des  matériaux  ont  été  recueillis, 
pourra  voir  le  jour  plus  tard ,  s'il  nous  est  donné  de  l'ache- 
ver, ainsi  que  deux  chapitres  destinés  à  compléter  le  tableau 
des  institutions  féodales,  en  mettant  en  regard  les  institutions 
qui  se  développèrent  parallèlement  avec  elles  :  ces  chapitres 
traiteraient ,  l'un  des  conununes ,  l'autre  de  l'Eglise ,  dans- 
leurs  rapports  avec  le  système  féodal. 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Vâgw. 

Préface,  pages  V  à  XII. 

CHAPITRE  I. 

De  l'origine  et  de  la  formation  dn  système  féodal^ 

pages  1  à  110. 

%  l.  —  Delà  féodalité  en  général i 

Définitions.  Raison  économique  de  la  féodalité.  Les  trois  phases  de 
la  propriété.  Causes  de  l'esclavage,  rapports  entre  cette  institu- 
tion et  rinstitution  féodale.  La  féodalité  chez  les  peuples  de  l'an- 
tiquité et  chez  certains  peuples  d'Asie. 

SU. —  Origine  de  la  féodalité  du  moyen  âge 16 

Trois  écoles  ou  systèmes  pour  expliquer  cette  origine.  Ecole  roma- 
niste. Ecole  germaniste.  Ecole  celtique.  Critique  de  ces  divers 
systèmes.  Causes  économiques  :  état  social  du  bas  empire  ;  op- 
pression du  fisc  impérial  ;  misère  affreuse  des  décurions  et  de  la 
société  en  général.  Des  germes  d'institutions  féodales  prennent 
naissance  dans  cet  état  de  choses.  De  l'institution  du  patronage 
et  défenses  à  ce  sujet.  Du  colonat  et  des  exemptions  de  l'impdt 
accordées  aux  privilégiés,  ou  des  honneurs.  L'arrivée  des  Barbares 
augmente  la  misère.  Conclusion. 

§  III.  —  De  la  formation  du  système  féodal  et  des  éléments  qui  concou- 
rent à  cette  formation sa 

Epoque  de  la  conquête  ;  les  germes  féodaux  qui  existent  déjà  se 
développent  dans  un  sens  particulier  par  le  contact  des  sociétés 
romaine  et  germaine. 

A.  De  rétablissement  territorial ifi 

Deux  classes  d'états  barbares;  ceux  qui  se  sont  fondés  par  la  con- 


;>90  TABLE   DES   MATIÈRES. 

quête  et  ceux  qui  se  sont  fondés  par  le  consentement  du  gouver- 
nement impérial.  Partaf^  des  terres  en  Italie;  partages  des  Bur- 
gondes  en  Gaule ,  des  Visigoths  en  Gaule  et  en  Espagne.  Carac- 
tère de  roccupttion  fnmque. 

B.  I>ef  bénéfieeê 5* 

De  la  naissance  du  bénéfice  et  de  sa  nature;  le  bénéfice  issu  du 

gasindi  ;  opinion  de  M.  de  Rodt.  Destruction  des  alleux  ;  emploi 
de  la  recommandation  à  cet  effet.  Le  bénéfice  chez  les  Francs, 
les  diverses  phases  par  lesquelles  il  a  passé  avant  de  se  transfor- 
mer en  fief  proprement  dit;  le  bénéfice  dans  la  loi  bourgui- 
gnonne ;  chez  les  Visigoths  ;  chez  les  Lombards  ;  en  Italie,  sons 
les  Francs. 

C.  Des  honneurs 65 

Qu'il  ne  faut  pas  confondre  l'honneur  et  le  bénéfice.  Les  honneurs 

existaient  déjà  sous  l'empire  romain  ;  ce  qu'ils  deviennent  après 
la  conquête.  Question  de  la  persistance  de  l'impôt  romain  ;  pour- 
quoi justice  devient  synouj^me  d'honneur.  Vers  la  fin  de  l'époque 
barbare,  les  honneurs  tombent  dans  le  domaine  privé.  Causes  de 
la  confusion  qui  s'opère  entre  les  bénéfices  et  les  honneurs.  Sys- 
tème de  Championnière.  Critique  de  Laferrière  repoussée.  Les 
honneurs  germanisés.  Les  honneurs  se  trouvent  en  France  et  en 
Italie,  mais  non  en  Allemagne. 

D.  Des  immunUés 78 

L'immunité  romaine  passe  chez  les  Barbares  ;  immunités  laïques  et 

ecclésiastiques.  Quatre  phases  successives  dans  les  immunités. 

§  IV.  —  Développement  du  système  féodal  pendant  la  période  barbare  8i 

Le  système  féodal  se  développe  surtout  dans  l'empire  franc.  Kature 
du  gouvernement  barbare.  Succès  de  l'aristocratie  sur  la  royauté. 
Caractère  individuel  de  la  conquête.  Fondation  de  l'empire  d'Oc- 
cident par  Charlemagne  ;  résultats  de  l'œuvre  de  Charlemagne. 
Généralisation  du  serment  féodal  ;  portée  de  cette  innovation. 
Nouvelle  révolution  et  nouvelle  victoire  de  l'aristocratie.  Période 
intérimaire.  Décadence  de  l'empire  carlovingien.  Fréquent  usage 
de  la  recommandation.  Introduction  de  l'hérédité  des  bénéfices 
et  des  honneurs.  Capitulaire  de  Ricrsi.  Extension  des  immunités, 
qui  a  pour  effet  l'assimilation  des  bénéfices  et  des  honneurs. 
Construction  des  châteaux.  Défenses  éludées.  Edit  de  Pistes.  Cor- 
ruption de  l'institution  des  missi.  Le  système  féodal  est  définitif 


\ 


TABLE    DES    MATIÈHES.  591 


vement  constitué.  La  souveraineté  est  fixée  dans  le  soL  L-ne  opi- 
nion de  M.  Matile.  Résumé. 


CHAPITRE  II. 

De  Uk  hiérarchie  féodale»  pa^es  111  à  802. 

SECTION  lr«.  De  la  hiérarchie  des  fiefs,  pages  111  à  184. 

La  féodalité  repose  sur  Tunion  de  la  souveraineté  et  de  la  posses- 
sion. La  commune  dépendante  absorbe  la  commune  libre.  For- 
mation des  seigneuries. 

S  1.  —  De  la  hiérarchie  des  fiefs  en  France 115 

Eclipse  de  la  royauté  ;  indépendance  des  seigneuries  ;  des  nationa- 
lités comprises  dans  la  France.  Tentative  capétienne.  Le  princi- 
pal correspond  à  l'élément  des  nationalités.  Idée  de  la  suzerai- 
neté. La  hiérarchie  féodale  en  tant  que  système  régulier  est  une 
abstraction.  Cette  abstraction  tend  à  se  réaliser  par  l'action  con- 
currente de  ridée  de  suzeraineté,  de  la  royauté  et  du  principal. 
Qu'est-ce  que  la  foi  ?  Distinction  entre  foi  et  hommage  ;  hom- 
mage lige  et  hommage  simple.  Confusion  qui  s'opère  entre 
foi  et  hommage.  Effet  de  cette  confusion.  Variété  des  inféoda- 
tions.  Multiplication  et  enchevêtrement  prodigieux  des  rapports 
féodaux.  Le  système  féodal  est-il  responsable  de  l'anarchie  qui 
se  produit  à  cette  époque  ?  Opinion  de  Mignet.  Détails  de  la  hié- 
rarchie ;  du  seigneur  et  du  vassal  ;  hiérarchie  des  justices  à  côté 
de  la  hiérarchie  du  fief  ;  juges  publics  et  juges  privés.  Des  comtes. 
Etymologie  de  ce  mot  et  de  son  correspondant  germanique  graf. 
Justiciers  inférieurs.  Inféodation  des  justices.  Du  rang  entre  les 
seigneuries.  Ducs  ;  marquis  ;  comtes  ;  principautés  ;  vicomtes  de 
trois  sortes;  vidâmes;  barons;  sires;  viguiers  ;  chfttelain  s  ;  va- 
vassaux. 

%  il.  —  De  la  hiérarchie  des  fiefs  dans  VKmpire  germanique  ....    141 
Théorie  de  l'état  chrétien  ou  de  l'Empire  ;  on  ne  l'aborde  pas. 

A.  AUenuigne 142 

Quand  et  comment  l'Allemagne  a  formé  un  royaume  à  part.  Roi  des 
Allemands;  roi  des  Romains;  empereur.  Ducs;  les  six  grands 
duchés.  Plusieurs  sortes  de  comtes.  Comtes  palatins  ;  gaugrafen, 

utM.  F.T  imcru.  XVI.  38 


59i  TABLE    DES    MATIERES. 

ou  anciens  comtes  ;  margraves;  landgraves;  burgraves;  les  ^- 
grafen  ne  sont  pas  des  gaugrafen.  Des  seigneuries  simples.  Des 
seigneuries  ecclésiastiques;  leur  rôle  est  très  considérable  en 
Allemagne.  Archevêques.  Evoques.  Abbés.  Immunités.  Avouerie» 
impériales.  Changement  dans  le  système  militaire  qui  devient  la 
cause  de  l'introduction  du  système  féodal  et  élève  la  noblesse 
aux  dépens  de  la  majorité  des  hommes  libres.  Distinction  entre 
le  flef  régulier  et  le  fief  ministériel.  Quand  les  fiefs  deviennent 
héréditaires  en  Allemagne.  Loi  de  Conrad-le-Salique  ;  influence 
de  la  schuUherrschaft,  Histoire  de  la  landhokeU  et  de  son  déve- 
loppement. Progrès  de  la  décentralisation.  Des  états  de  Tempire; 
leur  nomenclature.  Doctrine  du  keenehiU. 

B.  Itatie 171 

Comment  la  féodalité  est  née  en  Italie.  Histoire  des  immunités 
dans  ce  pays  ;  politique  des  empereurs  saxons.  La  ino/to  ;  guerre 
des  vavassaux  ;  loi  de  succession  aux  fiefs.  La  principale  cause  de 
rabaissement  des  grandes  familles  féodales  se  trouve  dans  cette 
loi  de  succession.  Ligue  lombarde  ;  formation  des  républiques  ita- 
liennes. Destinées  de  la  noblesse  campagnarde;  système  de  hié- 
rarchie indiqué  dans  le  livre  des  fiefe. 

II«  SECTION.  —  De  la  coNDixioif  des  personnes  sous  l£  régime  féodal, 

ou  DE  LA  HIÉRARCHIE  DANS  LE  FIEF,  pages  185  à  276. 

Coup  d'œil  en  arrière  ;  de  Tétat  des  personnes  chez  les  Germain» 
avant  la  conquête  de  Tempire  romain.  De  l'état  des  personnes 
durant  la  période  barbare.  Système  des  droits  personnels  ;  ques- 
tions qui  naissent  de  son  application  ;  classification  des  wergeld. 
Rachimbourgs, 

§  I.  —  Condition  des  personnes  en  France 195 

Dans  l'époque  féodale ,  à  l'inverse  de  ce  qui  arrive  dans  l'époque 
barbare ,  la  hiérarchie  des  terres  détermine  celle  des  personnes. 
Période  intérimaire  ;  travaux  de  Guérard  sur  les  polyptiques.  Es- 
clavage, servitude  et  servage.  Passage  de  la  servitude  au  servage. 
Origine  du  tiers  état.  Epoque  féodale.  Noblesse;  qui  peut  devenir 
noble  ?  Nobles  main-mortables  ;  opinion  de  Perreciot,  explication 
des  faits  allégués  par  cet  auteur.  Etablissement  de  la  chevalerie. 
Ecoles  germanique  et  celtique  et  système  de  Fauriel  sur  l'origine 
arabe  de  la  chevalerie.  Réception  du  chevalier  ;  institution  des 
tournois  ;  rapport  entre  la  chevalerie  et  le  rôle  de  la  femme  dans 


TABLK    DES    MATIKRRS.  rJ9."> 

la  société;  idées  des  chrétiens,  des  Germains,  de»  Celtes  et  des 
Maures  d'Espagne  sur  la  femme.  Révolution  dans  les  moBurs; 
radoucissement  des  mœurs  et  le  développement  de  la  sociabilité 
ont  pris  naissance  dans  la  France  méridionale.  Eclectisme  dans 
cette  question.  But  et  esprit  de  la  chevalerie.  La  noblesse  héré- 
ditaire, ses  privilèges  réels  ou  honorifiques  ;  comment  elle  se 
perd.  Des  classes  roturières.  Adoucissement  du  servage.  Hommes 
de  poëte.  Vilains.  Hommes  de  fief.  Paysans  allodiaux  :  Taffran- 
chissement  des  communes  favorable  aux  campagnes.  Le  servage 
tend  à  disparaître. 

S  II-  —  De  la  condition  des  personnes  dans  l*Etnjnre  germanique      .     .    231 

A.  Allemagne i31 

Diverses  sortes  de  dépendance.  L'état  civil  proprement  dit  et  l'état 

civil  féodal.  Première  grande  classe  d'hommes  libres;  plusieurs 
catégories  dans  cette  première  classe.  Modifications  postérieures. 
Noblesse.  Deuxième  grande  classe  d'hommes  libres;  échevinage  ; 
chevalerie;  diverses  espèces  de  la  deuxième  classe.  Portée  réelle 
de  ces  classifications.  Troisième  grande  classe,  les  demi-libres. 
Quatrième  grande  classe,  les  serfs  ;  amélioration  dans  la  condi- 
tion de  cette  classe.  Diverses  sortes  de  serfs  ;  considérations  sur 
l'état  des  ministériaux  ;  variétés  dans  cette  espèce.  De  la  condi- 
tion des  ministériaux  depuis  qu'ils  cessent  d'être  serfs.  Plusieurs 
sens  du  mot  milites. 

B.  Italie 269 

Quatre  classes  de  seigneuries  :  l»  Princes  laïques  et  ecclésiastiques, 

archevêques,  évèques,  abbés,  ducs,  marquis,  comtes  ;  2"  capitanei; 
B^  vavassaux  majeurs  ;  4*  valvassins^  ou  vavassaux  mineurs.  Ex- 
plication de  passages  contradictoires  du  livre  des  fiefs  ;  concor- 
dance de  ce  livre  avec  la  doctrine  du  heerschild.  Y  a-t-il  eu  des 
ministériaux  en  Italie  ?  Des  hommes  de  masnade  ;  de  la  plebs. 

III«  SECTION.  — Modifications  survenues  dans  la  hiérarchie  féodale 

VERS  la  fin  des  TEMPS  FÉODAUX,  pages  277  à  302. 

La  deuxième  époque  féodale  va  du  XIV«  au  XVI«  siècle.  Depuis  le 
XVI«  siècle  à  la  révolution  le  droit  féodal  privé  survit  au  système 
politique  qui  l'avait  engendré.  On  traite  ici  surtout  de  la  deu- 
xième époque  féodale. 

^  \.—Déctin  delà  féodaHU  en  France 278 

Influence  des  employés  royaux,  prévôts,  sénéchaux,  baillis;  action 


594  TABLE    DES    MATIÈRES. 

exercée  parla  classe  des  juristes  ;  les  juristes  proprement  dits  suc- 
cèdent aux  chevaliers  jurisconsultes.  Droit  romain.  Etablissements 
de  saint  Louis.  Phiiippe-le-Bel  ;  réaction  féoHale  à  partir  de  la  fin 
d&ce  règne;  cette  réaction  ne  rend  pas  la  vie  à  la  féodalité. 
Agitations  démocratiques  du  XIV*  siècle;  guerre  des  Anglais. 
Louis  XI.  Comparaison  entre  les  destinées  politiques  de  la  France 
et  de  TAllemagne.  Triomphe  de  la  royauté  française  sur  la  féo- 
dalité. Des  pairs  de  France;  origine  de  cette  institution.  Noblesse 
de  race,  noblesse  de  lettres  et  noblesse  de  robe.  Progrès  du  tiers 
état  correspondant  à  l'abaissement  même  des  communes  ;  bour- 
geoisies patriciennes  dans  le  midi .  Les  bourgeoisies  font  dispa- 
raître le  servage  même  dans  les  campagnes. 

II.  —  Déclin  de  la  féodaUté  en  Allemagne 29i 

La  landhoheit  devient  souveraineté  complète.  Concession  du  privi- 
lège de  non  evocando  aux  états  de  Tempire  par  Charles  lY  ;  his- 
toire du  privilège  des  électeurs  et  des  rapports  de  ceux-ci  avec 
l'assemblée  des  états.  Modifications  survenues  dans  les  états.  Ins- 
titution des  cercles  destinée  à  resserrer  un  peu  les  liens  de  l'empire 
passé  à  l'état  de  confédération.  Condition  des  personnes;  les  an- 
ciennes distinctions  tendent  à  se  résumer  en  quatre  ordres  bien 
séparés,  savoir  :  la  haute  noblesse  ;  la  basse  noblesse,  ou  l'ordre  des 
chevaliers ,  auquel  se  rattache  la  classe  patricienne  dés  villes  ; 
l'ordre  des  bourgeois,  qui  a  beaucoup  grandi  depuis  la  chute  des 
Hohenstaufen ,  et  enfin  l'ordre  des  paysans.  L'amélioration  de  la 
condition  des  serfs  et  des  demi-libres  coïncide  avec  un  mouve- 
ment en  sens  inverse  chez  les  paysans  libres  qui  tend  à  les  con- 
fondre les  uns  avec  les  autres.  Depuis  le  XY^  siècle  la  liberté  se 
présume ,  tandis  que  le  ser\'age  se  prouve.  Des  différences  entre 
les  variétés  du  même  ordre  subsistent  cependant. 


CHAPITRE  III. 

Du  contrat  féodal,  pages  303  à  436. 

SECTION  Ire.  —  De  la  formation  du  rapport  féodal,  pages  303  à  320. 

Définitions  du  fief.  De  la  capacité  à  recevoir  et  à  donner  en  fief; 
du  droit  de  franc-fief;  fiefs  masculins  et  féminins.  De  l'inféoda- 
tion.  Hommage  simple  et  lige.  Investiture  ou  délivrance  du  fief. 


TABLE    DES    MATIÈRES.  59K 

Condilions  du  contrat  féodal  ;  conditions  essentielles,  naturelles 
et  accidentelles.  Des  diverses  sortes  de  fiefs;  flef  ancien  et  flef 
nouveau  ;  fiefs  d'honneur  et  de  profit.  Fief  noble  et  roturier  ;  fief 
de  danger  ;  fief  de  retraite  ;  fief  de  garde  ;  expectative  ;  flef 
d'otage  ;  fief  de  tutelle  ;  fief  temporaire  ;  fief  d'habitation  ;  lehn 
an  eigen,  ou  fief  sur  propriété  ;  furatenlehn  et  fahnlehn^  ou  fiefs 
princiers. 

Ile  SECTION.  —  Des  droits  et  des  obligations  résultant  du  rapport 
FÉODAL,  pages  321  à  340. 

§  I .  —  Des  droiti  et  des  obligations  personnelles 321 

Devoir  de  fidélité.  Service  d'host  et  de  cour.  Le  provassal,  ou  lehen- 
tràger.  Distinction  entre  le  service  militaire  féodal  et  le  ser- 
vice militaire  justicier.  Aides  féodales  dites  les  quatre  cas.  Droit 
de  renoncer  au  fief  ;  quand  il  ne  peut  être  exercé. 

§11.  —  Des  droits  et  des  obligations  concernant  les  choses 329 

Domaine  direct  et  mouvance;  fiefs  en  l'air;  existent-ils  en  France? 
Droits  qui  résultent  de  la  directe  du  seigneur.  Domaine  utile  ;  il 
donne  lieu  à  une  possession  en  faveur  du  vassal  ;  quand  naît  cette 
possession  ?  qu'embrasse-t-elle  ?  Le  vassal  peut-il  céder  le  fief? 
Sous-inféodation  ;  jeux  de  fiefs;  démembrement  ;  lods  et  ventes  ; 
retrait  féodal  ;  hypothèque  et  aliénation  interdites  ;  action  révo^ 
catoire  appartient  au  seigneur  et  aux  successeurs  légitimes,  il tM- 
wàrtigelehn,  ou  fief  dans  le  territoire  d'autrui. 

II le  SECTION.  —  Du  FIEF  DANS  SES  RAPPORTS  AVEC  LE  DROIT  DE  FAMILLE, 
pages  341  à  364. 

§  1.  —  Mariage 841 

Droit  du  seigneur  de  marier  sa  vassale.  Mundium  sur  la  femme 
germaine;  il  devient  la  mainboumie  féodale.  Du  douaire.  Du 
formariage.  Adoucissements  apportés  à  cette  coutume-;  influence 
de  TEglise  ;  du  prétendu  droit  du  seigneur, 

§  II.  —  TuteUe 847 

Différence  entre  la  tutelle  romaine  et  le  mundium  germanique  ; 
principes  nouveaux  qui  régissent  la  tutelle  féodale.  La  garde  des 
mineurs  appartient  au  seigneur.  Le  seigneur  fait  les  fruits  siens 
pendant  la  tutelle  ;  angefUUe.  Age  de  majorité.  Souffrance  féo- 
dale. Modifications  apportées  aux  principes  de  la  tutelle  féodale 
en  France  et  en  Allemagne. 


590  TAULE    DES    MATIÈRES. 

8  UI.  —  Succession  féodale 351 

Exposé  historique  touchant  l'hérédité  des  fiefe;  principes  dirigeants 
en  matière  de  succession  féodale.  Constitution  de  Conrad -le-Sa- 
lique.  Exclusion  des  filles  et  des  ascendants.  Succession  collaté- 
rale ;  modes  de  computation  ;  succession  linéale  ;  succession  gra- 
duelle ;  succession  linéale  et  graduelle.  Différences  entre  la  suc- 
cession féodale  germanique  et  la  succession  féodale  du  livre  des 
fiefs.  Les  collatéraux  exclus,  sauf  le  cas  d'investiture  simultanée; 
principes  relatifs  à  la  succession  des  fiefs  auxquels  est  attaché  un 
office  impérial.  La  coutume  d'Allemagne  moins  sévère  pour  les 
femmes.  Spécialités  de  la  succession  féodale  en  France.  Droit 
d'aînesse  et  parage  ;  vol  du  chapon,  ou  préciput.  Question  de  la 
loi  salique.  Différences  entre  les  pays  de  coutume  et  les  pays  de 
droit  écrit.  Succession  testamentaire  ;  dans  quel  cas  et  dans  quelle 
mesure  elle  peut  avoir  lieu. 

IVe  SECTION.  —  De  l'eitinction  du  rapport  féodal,  pages  865  à  374. 

Consolidation.  Appropriation.  Réunion.  Renonciation.  Félonie.  Dé- 
saveu et  faux  aveu.  Dépié.  Commise  et  confiscation  ;  différence 
entre  elles  ;  de  la  commise  en  Allemagne.  De  la  perte  du  domaine 
direct  ;  des  cas  où  elle  a  lieu  et  de  ses  conséquences. 

V«  SECTION.  —  De  quelques  possessions  distinctes  du  fief  qui  se  rat- 
tachent AU  système  FÉODAL,  pages  375  à  431. 

§  1.  —  Terres  tributaires 375 

Les  tenures  roturières  rentrent,  en  France,  dans  le  droit  féodal,  et,  en 
Allemagne,  dans  le  hofrecM.  Causes  qui  tendirent  à  multiplier  les 
terres  tributaires  durant  l'époque  barbare  ;  moment  où  les  con- 
cessions à  titre  de  tribut  devinrent  héréditaires.  Principales  es- 
pèces :  le  précaire;  l'emphytéose;  la  censive.  Tenures  des  co- 
lons, des  lides  et  des  serfs.  Que  les  vilains  ne  sont  pas  serfs  ;  que 
la  pos.session  du  serf  n'est  pas  proprement  une  tenure  roturière. 
Système  des  manses.  Des  charges  qui  pesaient  sur  les  terres  tri- 
butaires. Du  cens  contractuel  et  du  cens  justicier;  du  menu  cens 
et  du  gros  r^ns.  Du  champart  ou  terrage.  Les  lods  et  le  relief 
des  terres  tributaires  sont-ils  plus  récents  que  ceux  des  fiefs?  De 
la  main-morte  ;  adoucissements  à  cette  coutume,  qui  se  rattache 
proprement  au  servage.  Indivision  ;  moyen  d'y  échapper  ;  les 
meix  ;  le  meilleur  cattcl  (hesteliaupt).  Main-morte  exercée  sur  les 
nobles  duns  le  Dauphiiié.  Des  corvées  sur  les  tenures  tributaires. 


TABLE    DES    MATIÈUES.  597 

La  rente  foncière.  L'emphytéose  est  la  censive  du  droit  écrit.  La 
directe,  seigneurie  sur  terre  emphytéotique  en  Provence  et  en 
Languedoc;  Li  sous-locaterie  perpétuelle.  La  France  du  midi 
est  moins  féodale  que  celle  du  nord  et  môme  que  l'Italie  lom- 
barde. Des  biens  des  paysans  en  Allemagne.  Ceux  des  libres  et 
des  demi-libres.  Terres  dont  les  charges  résultent  de  l'avouerie 
ou  du  schulirecht,  Tenures  de  paysans  qui  ne  sont  qu'une  posses- 
.sion  incomplète  sur  la  propriété  d'autrui  {grundherrschaft).  Gon* 
fusion  entre  les  principes  relatifs  à  ces  deux  tenures.  Hof^  ou 
manse  ;  elle  a  droit  aux  biens  communs  de  la  marche.  Kathe^ 
cottage,  n'y  a  pas  droit.  La  Aofsubdivisée  produit  leshalbbauem. 
Les  corvées  ou  frœhnderij  sont  dues,  soit  au  seigneur  du  territoire, 
toit  au  maître  de  la  terre,  soit  à  la  commune.  Des  censés  en  Al- 
lemagne. Les  inféodations  inférieures  ont  varié  dans  ce  pays. 

J  IL  —  Du  franc-alleu .    396 

Origine  des  alleux.  Alleux  romains  et  germaniques.  Les  alleux  ro- 
mains soumis  au  pouvoir  du  justicier  deviennent  les  alleux  rotu- 
riers. Alleux  en  Italie  et  dans  la  France  méridionale.  Pourquoi 
on  a  dit  que  la  loi  romaine  était  la  mère  des  alleux.  Les  alleux 
disparaissent  au  nord  de  la  Loire  à  la  fln  de  Tépoque  barbare  ; 
fausse  application  du  mot  alleu  que  Ton  At  à  ce  moment-là ,  le 
bénéfice,  devenu  héréditaire,  ayant  reçu  le  nom  d'alleu.  Qu'est- 
ce  que  la  terre  salique  ?  Erreurs  où  l'on  est  tombé  à  ce  sujet.  Du 
franc-fief  ;  diverses  acceptions  de  ce  terme.  Conditions  essen- 
tielles de  Talleu  dans  le  droit  féodal.  L'alleu  noble  et  l'alleu  rotu- 
rier. Les  petits  alleux  de  Guyenne  et  le  manuscrit  de  Wolfen- 
buttel.  Les  alleux  naturels  et  les  alleux  de  concession.  Jurispru- 
dence de  l'enclave.  La  maxime  «  nulle  terre  sans  seigneur;  *  son 
histoire  et  ses  conséquences  ;  confusion  du  flef  avec  la  justice. 
Directe  universelle.  Alleux  en  Allemagne  et  Sonnenleheny  ou  flefs 
du  soleil. 

S  III. —  Des  biens  vacants 424 

Diverses  espèces  de  biens  vacants  :  terres  fiscales  ;  terres  abandon- 
nées ;  terres  incultes  et  vacantes  ;  terres  incultes  communales  ; 
garennes.  Droits  établis  sur  la  jouissance  des  terres  incultes  non 
appropriées.  Blairie.  Contestations  sur  la  propriété  des  biens  va- 
cants. L'application  de  la  règle  «  nulle  terre  sans  seigneur  »  n'a 
pas  lieu  dans  les  pays  de  droit  écrit.  Les  seigneurs  justiciers  et 
les  seigneurs  féodaux  se  disputent  les  dépouilles  des  communau- 


598  TAULE    DES    MATIÈUES 

tûs.  Triomphe  des  justiciers  lors  de  la  rédaction  des  coutumes. 
De  répave  ;  même  contestation  entre  les  justiciers  et  les  féo- 
daux ;  le  Use  les  dépouille  tous.  Droit  d'aubaine  et  déshérence. 
Théorie  des  biens  vacants  en  Allema(|;ne. 

Vie  SECTION.  —Des  obligatigiis  féodales  dans  les  temps  postébieurs 
A  LA  FÉODALITÉ,  pages  432  à  436. 

Modifications  subies  par  le  droit  féodal  fonçais  depuis  la  cessation 
de  Tobligation  du  service  militaire.  La  différence  entre  l'hom- 
mage simple  et  l'hommage  lige  disparaît.  La  femme  admise  à 
recueillir  le  fief  par  succession.  La  saisie  féodale  remplace  la  re- 
prise du  fief  ipso  facto.  Adoucissements  dans  la  doctrine  de^la 
commise.  Droits  utiles  ou  profits  du  fief;  quint,  retrait  et  rachat; 
bail  à  cens.  Le  droit  féodal  se  subordonne  au  droit  civil. 


CHAPITRE  IV. 

Des  Justices  dans  le  système  féodal  »  pages  437  à  587. 


Considérations  générales  ;  système  de  Championnière  comparé  au 
droit  féodal  allemand.  Distinction  entre  la  juridiction  et  la  jus- 
tice. Division  du  chapitre. 

SECTION  Ire.  —  Droits  de  justice  et  organisation  judiciaire  ,  pages 
440  à  518. 

§  \.— Epoque  barbare 440 

Origine  des  droits  de  justice.  Honneurs  romains.  Constitution  judi- 
ciaire des  peuples  germaniques.  Juridiction  publique.  Gantons, 
ou  gau  ;  comte,  centenier,  plaids.  Justice  du  roi.  Justice  patrimo- 
niale. Justice  des  immunités.  Opinion  de  Montesquieu  sur  la  date 
du  droit  de  juridiction  dans  les  immunités;  opinion  de  Lehuërou. 
Discussion  au  sujet  du  précepte  des  Espagnols.  Juges  privés.  Le 
ban.  Réformes  de  Charlemagne  ;  misst  et  scabini  ;  rachémbourçs 
ou  boni  homines.  Désorganisation  des  justices  publiques  sous  les 
derniers  Carlovingiens.  Les  justices  publiques  appropriées  ;  la  jus- 
tice justicière  a-t-elle  disparu  durant  l'époque  intérimaire  ?  réfu- 
tation de  cette  hypothèse.  Les  honneurs  principe  des  justices  de 
l'époque  féodale  ;  où  se  trouvent-ils  ? 


TABLE    DES    MATIÈRES.  599 

§  II.  —  Première  époque  féodale 455 

Véritable  sens  de  la  maxime  «  Aef  et  justice  n*ont  rien  de  commun.  » 
Opinions  contraires  de  Loyseau  et  de  Montesquieu  ;  hypothèse 
d'Hélie.  Justices  inféodées.  Système  germanique  sur  la  juridic- 
tion :  la  justice  est  un  droit  subjectif;  ce  droit  est  exercé  ou  par 
l'individu  lésé ,  ou  par  sa  famille,  ou  par  l'association  à  laquelle 
il  appartient.  Système  romain  :  la  justice  est  un  droit  objectif 
qui  appartient  à  l'Etat  ;  il  est  exercé  par  le  magistrat.  Combinai- 
son des  deux  systèmes.  Quel  système  a  prévalu  dans  la  combi- 
naison? Une  opinion  de  Championnière  réfutée.  La  juridiction  du 
comte  représente  la  juridiction  de  l'Etat.  Le  pouvoir  social  ayant 
succombé,  la  juridiction  des  magistrats  devint  celle  des  seigneurs 
justiciers.  Justice  des  associations  ;  elle  comprend  la  justice  sei- 
gneuriale ,  la  justice  ecclésiastique  et  la  justice  des  communes. 
Esquisse  de  l'organisation  de  la  justice  féodale  en  France  :  la  cour 
du  baron,  ou  cour  féodale  proprement  dite  ;  les  vassaux  sont  les 
pairs;  la  cour  des  hommes,  justice  justicière  exercée  sur  les  non 
vassaux  ;  la  cour  de  l'homme  ou  du  vassal  s'exerçant  sur  les  ar- 
rière-vassaux ;  la  justice  hérile,  soit  la  juridiction  sur  les  serfs  ; 
cas  où  les  serfs  sont  soumis  ù  la  justice  justicière  ;  la  cour  de  ba- 
ronnie,  ou  justice  de  la  principauté;  la  cour  du  roi;  elle  est  dans 
le  principe  une  cour  de  baronnie  et  flnit  par  absorber  toutes  les 
autres  juridictions.  La  juridiction  seigneuriale  des  seigneurs 
ecclésiastiques  est  une  justice  laïque.  Question  des  compétences  : 
haute,  basse  et  moyenne  juridiction.  Justice  foncière,  justice  cen- 
suelle.  Principe  des  appels.  Qui  peut  appeler,  selon  Beaumanoir? 
Déni  de  justice  et  défaute  de  droit. 
De  la  juridiction  en  Allemagne,  page  477.  La  justice  publique, 
ou  landrecht,  opposée  à  la  justice  féodale,  ou  lehnrecht.  Com- 
pétence de  la  justice  féodale  en  Allemagne.  Cas  de  conflit 
entre  la  justice  féodale  et  la  justice  du  landrichter.  Qui  est 
^  suzerain  féodal  dans  le  lehn  an  eigen?  De  la  juridiction  re- 
lative aux  non  libres  ;  hofreeht.  Le  lehnrecht  et  le  hofrecht 
constituent-ils  la  basse  juridiction?  Réfutation  de  cette  idée. 
La  haute  et  la  basse  juridiction ,  advocatia  major  et  advocatia 
inferior,  font  également  partie  de  la  justice  publique.  Origine 
de  cette  distinction.  Le  droit  qui  caractérise  la  haute  juridic- 
tion est  le  blutbann  ;  il  est  toujours  censé  provenir  de  l'empe- 
reur quel  que  soit  celui  qui  l'exerce.  Discussion  d'un  passage 
(lu  Sachsenspiegel  sur  les  juridictions.  Conséquences  de  la  disso- 


000  TABLE    DES   MATIÈRES. 

lution  de  la  constitution  judiciaire  ancienne  ;  gauverfassung.  Ju- 
ridiction impériale  ;  le  comte  palatin  ;  le  HofrichUr.  Causes  où 
Tempereur  siège  en  personne. 
De  la  juridiction  en  Italie,  page  487.  L'Italie  barbare  a  con- 
servé l'impôt  romain,  mais  est  entrée  dès  lors  dans  la  sphère 
d'attraction  de'  l'Allemagne.  Question  de  savoir  si  les  honneurs 
s'y  transformèrent  en  justices.  La  justice  publique,  retenue  par 
les  empereurs,  a  passé  aux  villes  et  aux  princes  italiens  depuis  la 
chute  des  Hohenstaufen  ;  sa  compétence  est  à  peu  près  la  même 
qu'en  Allemagne.  Droits  de  la  juridiction  impériale.  Comte  pala- 
tin de  Pavie  ;  mim  et  juges  palatins.  La  justice  proprement  féo- 
dale est  restreinte  aux  causes  qui  tirent  leur  origine  du  contrat 
féodal. 

%\\l.  — Seconde  époque  féodale 490 

Pourquoi  la  lutte  a  été  si  vive  sur  le  terrain  de  la  juridiction. 
France,  page  491.  La  royauté  cherche  à  reconquérir  le  droit  de  ju- 
ger que  la  noblesse  lui  a  enlevé  durant  la  période  intérimaire. 
Elle  débute  par  attaquer  la  coutume  du  combat  judiciaire  ;  elle 
veut  offrir  un  juge  aux  causes  qui  n'en  ont  pas.  Quatre  siècles  de 
lutte.  Début  avec  Louis-le-Gros.  Philippe-Auguste  fait  pour  les 
grands  vassaux  ce  que  Louis-le-Gros  a  fait  pour  les  barons  du 
duché  de  France.  Réformes  considérables  de  saint  Louis.  Les  Eta- 
blissements sont  une  loi  seulement  pour  le  domaine,  mais  ils 
furent  imités  au  dehors.  Saint  Louis  réforme  la  féodalité  sans 
briser  avec  elle.  Philippe-le-Bel  veut  procéder  par  ordonnances 
obligatoires  pour  le  royaume  ;  il  abolit  le  combat  judiciaire  et 
s'efforce  d'absorber  la  juridiction  seigneuriale  dans  la  sienne. 
Ecole  des  juristes  s'appuyant  sur  le  droit  romain.  Réaction  sous 
Louis-le-Hutin.  Charles  VIII  rétablit  l'autorité  royale  ébranlée 
durant  les  longs  troubles  de  l'époque  des  guerres  anglaises.  Ré- 
daction des  coutumes.  Ordonnance  de  Montil-les-Tours.  Institu- 
tion des  parlements  provinciaux.  Les  offlcialités  soumises  au  par- 
lement. Louis  XI  achève  l'œuvre  ;  de  son  règne  date  la  victoire 
définitive  de  la  royauté  sur  l'autorité  des  seigneurs  et  des  grands 
vassaux.  Moyens  employés  par  la  royauté;  institution  des  baillis 
et  des  prévôts  ;  testament  de  Philippe-Auguste  ;  compétence  de 
ces  employés.  Compétence  du  parlement  royal.  Institution  des 
appels.  Cas  royaux.  Prévention.  Autres  empiétements.  Les  légistes 
remplacent  les  seigneurs. 
Allemagne,  page  517.  Origine  et  histoire  des  soi-disant  justices  de 


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