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y. 1 r.OPE.T, OF .
IRTES SCIÉNTIA VtRITAS
MEMOIRES
ET DOCUMENTS
PUBLIÉS
PAR LA SOCIÉTÉ D'HISTOIRE
DE LA SUISSE ROMANDE
TOME XVI
ESSAI
SUR LA FÉODALITÉ
ISTRODCCTIOX
Al DIOIT rtODU Dl PAYS DE VAID
EDOVARD SECRETA N
■(Ka [ibIlmiw àe Jmi i TA ndraiir ir Li
LAUSANNE
OEOBOES BBIDEL BDITBTTB
Dq<à> i Pn», 9 nie dra Sainlf-Prnf .
1858
/
S7Z
PRÉFACE.
On se demandera, peut-être, à quel titre un écrit
dont le sujet est plus ou moins général prend place dans
les publications de la Société d'histoire de la Suisse
romande. Outre des travaux originaux de diverses na-
tures, la collection des publications de la Société ren-
ferme de nombreux documents, des chartes, des statuts,
en un mot, tout un ensemble de matériaux pour Tan-
cien droit de la Suisse romande. Â côté de ces maté-*
riaux on a cru utile de placer quelques généralisations,
lesquelles pourraient aider à tirer d'eux tout le parti
que Ton en peut tirer, et à les classer à leur place dans
la science.
Le droit féodal du Pays de Vaud est unfe partie assez
notable de cet ancien droit; or j'ai eu l'occasion d'exa-
miner quelques ouvrages manuscrits , encore tout à fait
ignorés du public, qui me paraissent traiter cette ma^
tière d'une manière suffisante. Le plus considérable a
été composé par l'auteur de la Formalité du Pays de
TI PRÉFACE.
Vaud , l'avocat Porta, bien connu de nos anciens pra-
ticiens; ce manuscrit, qui appartient à M. l'avocat
Pellis, de Lausanne, a été obligeamment mis par son
possesseur à ma disposition. Je me trouvais aussi avoir
en main des extraits d'un cours sur le droit féodal na-
tional, donné sur la fin du siècle dernier, à l'Acadé-
mie de Lausanne, par le professeur Vicat. Quelques
autres écrits sur le même sujet existent encore dans le
pays et pourront être aussi consultés. Mais on conçoit
que ces travaux , exécutés dans un temps où les études
historiques sur la féodalité étaient loin d'avoir fait les
progrès qu'elles ont fait dès lors, et dans un but essen-
tiellement pratique, laissaient à désirer au point de vue
historique, point de vue qui, aujourd'hui , est le seul
qui nous intéresse. Le droit féodal, tel qu'il était prati-
qué au dix-huitième siècle, n'était plus d'ailleurs, à beau-
coup près> le droit des temps véritablement féodaux.
Voulant, autant que possible, conserver aux traités de
droit spédalement relatifs à notre patrie, dont j'ai parlé,
leur physionomie propre, je fais précéder leur publica^
tion dans les Mémoires de la Société d'histoire de la
Suisse romande, d'une introduction historique, qui^ si
étendue qu'elle soit, puisqu'elle formera un volume à
elle seule, paraîtra probablement bien abrégée encore,
eu égard au sujet qu'elle embrasse.
La féodaUté étant un fait général européen, non un
fait particulier à telle ou telle contrée, l'histoire de son
développement est nécessairement une histoire générale,
et l'étude de ses institutions suppose la comparaison des
PREFACE. Vil
diverses législations dont le système féodal était la
base.
Je distingue quatre époques dans l'histoire de la féo-
dalité du moyen âge. L'époque barbare, qui va du cin-
quième à la fin du neuvième siècle et durant laquelle la
féodalité se forma ; la première époque féodale, qui va
du dixième à la fin du treizième siècle, durant laquelle
le système féodal est dans toute sa puissance, dans son
plein épanouissement; la seconde époque féodale, com-
mençant au quatorzième siècle et finissant au seisième,
pendant laquelle la féodalité commence à se transfor-
mer sans cesser pour cela d'être dominante ; enfin l'é-
poque modenie, du seizième au dix-neuvième siècle,
époque où le droit féodal survit en quelque sorte au sys-
tème politique et social qui l'avait enfanté. Sur les limites
de chacune de ces époques principales, se trouve une
période intermédiaire plus ou moins vague, qui sert de
transition ; la première d'entre elles, celle qui forme le
passage de l'époque barbare à la première époque féo-
dale, a reçu plus particulièrement de la part des histo-
riens français le nom de période intérimaire et ils en
ont fait quelquefois une époque à part, qui comprend la
fin de l'époque barbare avec tout au moins la première
moitié de la première époque féodale.
Quant aux divers systèmes féodaux que renfermerait
la législation de l'Europe au moyen âge, ils seraient,
sans doute, infiniment nombreux si l'on voulait prendre
chaque coutume à part et s'arrêter * ^ divergence ;
mais il est facile de saisir '
VIII PRÉFACE.
usages nationaux et locaux des groupes principaux, des
genres, qui se subdivisent à leur tour en espèces et en
variétés.
On peut classer, ce me semble, les systèmes féodaux
en trois grandes catégories, savoir :
1^ Les systèmes qui appartiennent à la féodalité pri-
mitive : j'entends par féodalité primitive celle qui prit
naissance dans Tempire franc, du mélange des institu-
tions romaines avec les institutions germaniques. La
féodalité primitive remonte historiquement au moment
de la conquête, bien que pendant quatre siècles le fief
n^ait pas encore atteint sa forme et sa constitution défi-
nitives. Cette première catégorie se divise en deux bran-
ches, la féodalité française et la féodalité impériale ou
germanique. Chacune de ces branches se subdivise éga-
lement en deux principaux rameaux ; pour la féodalité
française, le nord et le midi, les coutumes et le droit
écrit ; pour l'empire, le droit féodal allemand et le droit
féodal lombard.
2® Les systèmes féodaux de seconde formation. Je
range dans ce groupe ces systèmes qui sont comme des
rejetons de la féodalité primitive transportés sur un sol
étranger où ils se sont développés tout d'une pièce et
tout d'un coup, au lieu d'être, comme la féodalité pri-
mitive, le preduit du mélange des races et des institu-
tions et le fruit d'un long travail d'enfantement. Les
principaux systèmes de cette catégorie sont le système
féodal anglais, fondé par les Normands au onzième siè-^
de; celui du royaume de Sicile, fondé à peu près dans
PmBFACE. IX
le même temps par des conquérants de la même nation,
el cdui des asases de Jérusalem, établi en Orient après
la pronière crœsade et qui, plus qu'aucun autre, ras-
semble ai lui les traits de ce type abstrait de la féoda-
lité que reconstruit de nos jours l'esprit généralisateur
de la science moderne. Ressemblance aisée à expliquer,
puisque là où la législation des Croisés fut introduite,
aucun antécédent historique ne contrariait le dévelop-
pement logique des principes juridiques apportés d'Oc-
cident.
3® Les systèmes féodaux incomplets formeront la troi-
sième et dernière classe ; j'appelle de ce nom ces sys-
tèmes de légidation dans lesquels le principe féodal n'a
pas attant son entier développement, n'a pas dominé
entièronent, au moins pendant une certaine période,
la société au milieu de laquelle il avait trouvé accès ;
telles seraient entre autres les législations de rE^)agne
et celles des pays Scandinaves. Dans le premier de ces
pays, c'est l'élément romain, demeuré trop prépondé-
rant, qui a arrêté et limité le progrès de la féodalité;
dans les autres c'est, au contraire, l'élément germani-
que qui s'est conservé pur du mélange romain, et par
là a mieux évité la transformation que le principe féodal
aurait tendu à lui faire subir.
Notre féodalité romande appartient par toute son his-
toire à la féodaUté primitive, ainsi qu'il est aisé de s'ai
convaincre au premier coup d'œil ; elle tient même en
partie de chacune des espèces principales que nous
avons reconnues dans cette catégorie ; par l'histoire po-
r
X PREFACE.
litique elle appartient à Tempire germanique, par l'in^
fluence de la dynastie de Savoie elle s'associe à la Haute
Italie, enfin, par les affinités de voisinage et de langue
et par les origines burgondes elle se rapproche de la
France, à peu près également, des pays coutumiers et
des pays soumis au droit romain. Cette nature propre
de notre féodalité était un motif déterminant pour m'en-*
gager à comprendre dans l'aperçu historique que j'ai
essayé de tracer, toute la féodalité primitive, mais aussi
celle-là seulement. Je laisse donc de côté les systèmes
féodaux incomplets ou de seconde formation.
U entrait dans les convenances de la Sodété d'his-
toire de publier cette Introduction, en deux livraisons,
réparties sur deux années, mais qui seront néanmoins
réunies en un seul volume. Elle sera divisée en quatre
parties ou chapitres :
Le chapitre premier traite de l'époque barbare et de
l'origine de la féodalité.
Le chapitre deuxième traite de la hiérarchie féodale
en France et dans l'empire d'Allemagne.
Le chapitre troisième a pour sujet le contrat féodal,
les droits et les obligations qui en dérivent. On trouve
dans ce chapitre le droit féodal proprement dit, droit
de sa nature privé et conventionnel.
Le chapitre quatrième traite des justices et des droits
qui en découlent, des diverses sortes de juridictions
féodales, de l'organisation judiciaire et de la procédure.
J'ai fait mon possible pour mettre à profit les nom-
breux travaux modernes sur la matière qui fait l'objet
PREFACE. Xt
de ces études. Nommer ici les auteurs que j'ai consultés
serait une tache bien longue ; ils sont ordinairement
cités soit dans le texte même, soit dans les notes qui
l'accompagnent. Parmi les écrivains français que j'ai le
plus suivis, je dois cependant indiquer Ghampionniëre
(Propriété des eaux courantes) j dont les vues nouvelles
et originales sur la féodalité française semblent être en-
core à l'heure qu'il est trop peu connues et appréciées ;
parmi les écrivains allemands, à côté d'Eichorn, de
Waitz, A'Homeyer, de Walther, je placerai avec un
certain amour-propre national le docteur Bluntschli;
parmi les Italiens, après le grand Muratori^ fondateur
de la science de l'histoire du droit dans son pays, je
dois nommer avec reconnaissance MM. de Vesme, Balbo,
Sclopis, Albini et surtout mon ancien collaborateur et
ami Melegari, autrefois mon collègue dans la Faculté
de Droit de Lausanne, aujourd'hui professeur à Turin.
Les éléments de ce travail sont nécessairement em-
pruntés ; car il serait aussi oiseux que gigantesque, voire
même impraticable de vouloir refaire sur les sources
une foule de livres spéciaux, composés avec soin sur les
lieux mêmes. Je crois cependant que la conception gé-
nérale de cet essai est originale, et je me flatte qu'une
comparaison, même restreinte et résumée comme celle-
ci, des législations du moyen âge, peut avoir une certaine
utilité scientifique ; ainsi l'on voudra bien observer, par
exemple, qu'aucun des ouvrages si remarquables qui
ont été publiés dans ce siècle-ci, sur le droit germa-
nique et le droit italien, n'avait encore été traduit. J'ai
XII PRKFACR.
été obligé de m'embarquer, en quelque sorte sans pré-
cédentSy dans la tâche aventureuse de transporter dans
notre langue une technologie complètement à part ; que
cela serve d'excuse aux erreurs que j'aurai pu com^
mettre.
E. S.
ESSAI
SUR LA FÉODALITÉ
CHAPITRE PREMIER
DE L'ORIGINE ET DE LA FORMATION DU
SYSTÈME FÉODAL.
I.
De la féodalité en général*
Qu'est-ce que la féodalité? Cette question se présente na-
turellement au début d'un travail de ce genre, et il n*est pas
très facile d'y répondre avec précision. La féodalité peut être
envisagée comme une époque historique, comme un système
ou un corps d'institutions juridiques, comme un mode d'or-
ganisation sociale. Le mot féodalité réveille simultanément
dans l'esprit ces divers sens, qui rentrent jusqu'à un certain
point les uns dans les autres , se définissent instinctivement
les uns par les autres, niais qu'il faut pourtant distinguer, si
l'on veut être clair.
Si nous considérons la féodalité comme une époque histo-
M£M. ET DOCUM. XVI. 1
2 DE LA FÉODALITÉ EN GENERAL.
rique, nous dirons que c'est l'époque dans laquelle prévalait
le système social qui avait pour base le fief. Lorsqu'on veut
la déterminer par des dates, on la place ordinairement entre
le IX® et le XV® siècle, c'est-à-dire entre le démembrement
de l'empire franc et le commencement des temps modernes ;
c'est, en effet, pendant ce laps de temps que le système féodal
a dominé dans la société européenne. Il ne faut pas perdre de
vue, cependant, que les premiers développements, les premiè-
res phases de l'époque féodale embrassent toute l'époque dé-
signée par les historiens sous le nom d'époque barbare ; que
cette époque se prolonge, pour la plus grande partie de l'Eu-
rope, sous beaucoup de rapports, jusqu'à la Révolution fran-
çaise ; et que même, pour quelques contrées de l'Europe,
l'époque féodale n'est point encore entrée dans le domaine du
passé.
Envisagée comme système juridique , la féodalité prend
une signification équivalente à celle de droit féodal; mais ce
terme aussi peut être entendu dans des sens plus ou moins
étendus. Dans le sens le plus large, il comprendrait toutes les
institutions et toutes les doctrines juridiques de l'époque féo-
dale ; dans le sens le plus restreint, il comprendrait seule-
ment celles de ces institutions et de ces doctrines qui con-
cernent le fief, contrat d'une nature particulière d'après
lequel la possession et la jouissance d'une certaine terre est
assurée à quelqu'un, moyennant l'engagement que prend le
possesseur de rendre au propriétaire direct de la terre cer-
tains services compris en général dans le devoir de fidélité '.
* Cette définition du fief, qui nous sert à définir la féodalité sous le point
de vue juridique, est incomplète sans doute ; nous verrons plus loin comment
et pourquoi il est impossible d'en donner une définition parfaitement exacte,
c'est-à-dire qui épuise l'idée de son objel et ne puisse cependant s'appliquer
qu'à ce môme objet.
DÉFINITIONS.
On pourrait encore, entre l'acception stricte et l'acception
large des mots droit féodal, indiquer certains intermédiaires
qui se détermineraient plus ou moins arbitrairement.
Envisagée comme mode d'organisation sociale, l'expres-
sion de féodalité s'applique, dans le langage de la science mo-
derne, à tous les systèmes sociaux dans lesquels la propriété
affecte cette forme particulière qu'elle avait en Europe pen-
dant la féodalité du moyen âge, mais qu'elle a eue aussi dans
d'autres moments historiques ; en d'autres termes, à tout sys-
tème social qui fait reposer l'obligation de certains services
envers l'Etat et le droit correspondant sur la possession d'une
certaine terre.
Evidemment, cette acception nouvelle du terme de féodalité
est une acception dérivée. Dans certains moments, où la so-
ciété était organisée féodalement, le contrat féodal et le fief,
d'où l'on a tiré le mot féodalité, n'existaient en aucune ma-
nière; on applique à l'organisation sociale de ces moments
historiques le nom qui a servi à désigner l'époque la plus
connue et la plus rapprochée avec laquelle ces moments ont
une grande analogie.
Dès la plus haute antiquité, en effet, et dès lors, à diverses
époques et chez des peuples sans rapports directs les uns
avec les autres, on découvre des institutions qui ont la plus
grande ressemblance avec les institutions féodales, des états
sociaux à peu près pareils, quant au régime de la propriété,
à celui qui régissait l'Europe au moyen âge. L'existence de
ce fait considérable dans l'histoire de l'humanité s'expliquera
à mesure que nous nous rendrons compte des éléments qui
constituent cet état social auquel on donne le nom de féo-
dalité.
On a encore employé quelquefois le mot de féodalité pour
h DE LA FÉODALITÉ EN GÉNÉRAL.
désigner une certaine portion, un certain élément de la so-
ciété; on a opposé la féodalité à TEglise, aux communes, à la
royauté, éléments de la société qui étaient sans doute moins
exclusivement féodaux que la classe des possesseurs de fiefs,
mais qui faisaient néanmoins tous partie du même système.
Cette dernière acception ne doit pas nous arrêter, car elle est
secondaire et ne risque pas de se confondre avec les autres.
Le but de nos recherches sera les institutions juridiques de
l'époque féodale, ou plus précisément encore le droit féodal
dans l'Europe du moyen âge ; mais , avant tout , ne con-
viendrait-il pas de s'enquérir de la cause qui a produit, en
des temps et des lieux si divers , cet état social auquel on
donne le nom de féodal, lequel a produit lui-même les ins-
titutions propres à l'époque particulière qui va nous occuper ?
La constitution politique et sociale d'un peuple est déter-
minée par la liberté , lorsque dans ses institutions l'homme
cherche à réaliser cet idéal de la loi morale qu'il porte eu lui,
dans sa raison et dans sa conscience ; elle est déterminée par
la nécessité, en ce sens qu'elle dépend aussi des conditions
matérielles dans lesquelles chaque peuple est placée condi-
tions dont l'influence se fait nécessairement sentir, car l'homme
est un être matériel aussi bien que spirituel, soumis aux lois
physiques de la nature aussi bien qu'à celles de la morale et
de la religion.
Au nombre de ces conditions, qui modifient les institutions
sociales d'une manière nécessaire, sont en première ligne les
circonstances économiques, qui de leur nature s'imposent
plutôt qu'elles ne se choisissent. L'homme cherche son mieux,
seulement il peut se tromper ou être empêché de l'atteindre
par des intérêts particuliers dont l'action se trouve quelque-
fois plus puissante que celle de l'intérêt général.
8A RAISON ECONOMIQUE. 5
Lorsqu'en raison des circonstances économiques dans les-
quelles une société est placée, l'Etat est amené à concéder la
jouissance de la terre pour rémunérer les services publics,
Tordre de choses qui résulte d'un tel rapport est la constitu-
tion féodale dans le sens le plus large que ce terme puisse
recevoir.
Un tel état de choses se produit, soit lorsque la richesse so-
ciale ne s'est pas encore développée suffisamment, soit lors-
qu'une décadence di vitiale, survenue par l'effet de telles causes
que ce soient, ramène la richesse sociale à un état d'infério-
rité équivalent à un incomplet développement.
Pour faire saisir notre pensée , nous serons obligés d'a-
border un instant le terrain de l'économie politique et par là
même d'emprunter quelque peu son langage.
A l'origine des sociétés, la terre est, comme tous les autres
agents naturels , à la disposition de qui veut s'en servir.
L'agriculture est sur le même pied que les autres industries,
qui rendent un revenu proportionné au travail qu'on leur ap-
plique et au capital qu'on leur sacrifie ; de là la progression si
rapide de la richesse au début de la société. Mais, au fur et à
mesure que les foyers de consommation s'accroissent et qu'une
plus grande civilisation se développe, l'agriculture rencontre
dans la production des difficultés naturelles, qui font qu'au
lieu de tendre , comme les autres industries , à produire
toujours meilleur marché, elle tend au contraire à produire
toujours plus cher. L'agriculteur est obligé de cultiver des
terres de qualité inférieure ; or, les capitaux et le travail ne
se porteront pas sur ces terres inférieures si leurs profits or-
dinaires ne sont pas assurés. Les produits des terres infé-
rieures, le blé, par exemple, se vendra plus cher, attendu
qu'il s'agit ici d'objet de première nécessité. Lorsqu'il s'a-
6 DE LA FÉODALITÉ EN GENERAL.
git d'objets de cette catégorie, c'est le producteur et non le
consommateur qui fait le prix du marché, par la raison que,
si le producteur ne pouvait retirer de ses produits le prix qui
lui est nécessaire pour Tindemniser du capital qu'il a employé
pour produire et le faire vivre en outre, il ne cultiverait pas,
et la disette se produisant ramènerait forcément les prix au
taux qui lui permet de travailler. — Cela posé, du moment
que le blé des terres de seconde qualité se vend plus cher,
celui qui a cultivé les terres de première qualité, c'est-à-dire
celles qui se cultivent à meilleur marché, profite de la hausse
puisqu'il vend aussi cher que les autres producteurs , qui
gagnent moins que lui. La différence au profit des terres de
première qualité est ce que l'économie politique appelle la
rente des terres ou la rente simplement.
La propriété du sol n'est pas la cause de la rente, elle en
est l'effet ; elle ne fait que déterminer à qui la rente est attri-
buée. Dès que les terres de seconde qualité sont cultivées, il
faut que la propriété se fixe ; sans cela, il n'y aurait que dé-
sordre, chacun cherchant à cultiver les terres qui produisent
la rente de préférence à celles qui ne la produisent pas; force
est donc, du moment que la rente existe, d'attribuer la pro-
priété foncière à quelqu'un : ou à l'Etat, ou aux individus.
Si, au lieu de passer à la culture des terres de seconde qua-
lité, l'agriculteur préfère employer son capital à faire pro-
duire plus des terres de première qualité, la rente naît égale-
ment, car la terre ne produit pas en raison directe du capital
employé sur elle, en dehors de certaines limites. Mais ce pro-
cédé est déjà plus artificiel que celui qui consiste à cultiver
les terres de seconde qualité qui sont en friche.
La rente est un bénéfice propre à l'agriculture seulement,
vu que, dans l'agriculture, le prix des produits est, avons-
8A RAISON ÉCONOMIQUE. 7
nous dit, réglé par ceux d'entre eux qu'on obtient dans les
conditions les moins favorables, au rebours des autres indus-
tries, qui ne sont pas de première nécessité comme Tagricul-
ture, et dans lesquelles par conséquent le prix des produits
est déterminé par les produits obtenus dans les conditions les
plus favorables , le prix étant ici fait non parle producteui*,
mais par le consommateur.
Dans les époques primitives, l'appropriation du sol serait
un non-sens, car, au lieu de favoriser les progrès de l'écono-
mie nationale, elle leur serait contraire. On cultive les meil-
leures terres, et celui qui exploiterait des terres d'inférieure
qualité ferait une chose absurde, aussi longtemps qu'il y a
des terres de première qualité vacantes. Alors la vie est
vagabonde, chacun va chercher les bonnes terres où elles
sont, laissant de côté les moindres qu'il a sous la main, mais
qui demanderaient plus de peine pour un moindre profit.
Lorsque la population s'accroît trop sur un espace donné,
on se disperse; «les uns prennent l'Orient, les autres l'Occi-
dent. » Mais quand, avec le temps, un peuple, une tribu, vient
à être resserré dans un espace qu'il ne peut plus ni changer,
ni agrandir et là se multiplie encore au point d'être obligé de
cultiver les terres de seconde qualité, dans cette condition, la
rente naît ; la répartition des terres qui forment le territoire
du peuple entre les familles qui le composent devient en
conséquence nécessaire.
L'Etat ayant besoin de services pour remplir les fonctions
qui le constituent, on trouve juste d'imposer ces services à
ceux qui possèdent les meilleures terres, celles qui donnent
à leur possesseur un bénéfice net en surplus des frais ordi-
naires de rindustrie et du travail.
Ou, plus exactement encore, comme les services rendus à
8 DE LA FÉODALITÉ EN GÉNÉRAL.
TEtat sont des fonctions, les fonctions publiques deviennent
un privilège, onéreux sous certains rapports, mais utile sous
d'autres, auquel vient s'unir comme compensation le privi-
lège, uniquement avantageux, de jouir des meilleures terres.
Par là, la rente, en forçant d'abord Tappropriation du sol, et
secondement Tadjudicalion des terres rentives aux détenteurs
des fonctions publiques, devient la base d'une aristocratie que
nous pourrons appeler féodale, aux termes de la détinition
que nous avons donnée. C'est là la féodalité primitive, telle
qu'elle se produit à l'enfance des sociétés.
Voici donc, en résumé, l'histoire des débuts de ces sociétés :
Les peuples primitifs, occupant de très vastes espaces relati-
vement au nombre d'individus, Tappropriation du sol n'a pas
lieu d'abord, car on n'en a pas besoin. Dans cet état primor-
dial, il peut y avoir territoire déjà, mais il n'y a pas encore
de propriété foncière. C'est le peuple qui s'assied dans des li-
mites plus ou moins vagues, ou plus ou moins déterminées.
Il arrive un moment où l'on ne peut plus recourir à l'émi-
gration pour remédier au trop plein dépopulation, et où deux
peuples se disputent un territoire qu'ils convoitent également;
la guerre arrêtera quelque temps les progrès de la population,
mais bientôt celle-ci augmente encore en dépit de l'extermi-
nation de l'homme par l'homme qui a commencé, et le peuple
resserré entre d'autres peuples en vient à se répartir le terri-
toire national. L'Etat reconnaît alors aux diverses tribus qui
le composent un territoire spécial dont chacune tirera le meil-
leur parti qu'elle pourra. C'est ordinairement à cette phase
que naît l'agriculture, car il faut songer à tirer de la terre un
plus grand profit que celui qu'on en retire par la chasse et le
pâturage.
D'abord, chaque tribu cultive seulement ses meilleures
PHASES DE LA PROPRIÉTÉ. 9
terres, mais la tribu s'accroît encore, et comme nul ne choi-
sirait volontairement les terres inférieures, les chefs des tri-
bus doivent opérer une nouvelle répartition, de nouveaux
cantonnements ; alors la propriété devient familiale ; alors
aussi on commence à cultiver les terres de seconde qualité,
et de cette circonstance nait la rente; le bénéfice résultant
de la différence de fertilité qui existe entre les terrains est
bientôt remarqué, et les chefs s'adjugent les bons à charge de
rendre à TEtat les services fonctionnels qui lui sont néces-
saires, et dont les propriétaires de terres inférieures pour-
ront être dispensés. Or, avons-nous vu, cette propriété d'une
terre liée à un service public, c'est le fief, et l'état féodal est
le système qui fait reposer les services publics sur la posses-
sion de certaines terres. Cet état féodal, qui nait en même
temps que l'appropriation privée du sol, est pour ainsi dire
la première forme de l'impôt.
Ainsi, à la phase monarchique et patriarcale succède la
forme monarchique et féodale, dans laquelle la propriété des
terres cultivées est encore un privilège. Lors:]ue les terres
inférieures seront aussi réparties et qu'un beaucx)up plus
grand nombre arriveront à la propriété du sol, on sera par-
venu à la phase démocratique et individuelle. Il est aisé de
s'apercevoir qu'à chaque évolution de la propriété corres-
pond un progrès dans la liberté, et qu'en fait, l'inégalité des
terres est un des plus puissants leviers pour la civilisation.
Outre l'appropriation du sol et la rente qui en est le ré-
sultat immédiat, l'aristocratie a encore une autre cause dans
l'histoire de l'humanité, savoir la conquête, et l'esclavage
qui en est la triste conséquence ; mais la rente à elle seule
pourrait donner naissance à une aristocratie féodale sans le
secours de l'esclavage.
10 DE LA FÉODALITÉ EN GÉNÉRAL.
La féodalité primitive s'allie ordinairement avec l'escla-
vage ; dès les premiers jours, l'homme n'eut pas de plus re-
doutable ennemi que l'homme ; de très bonne heure, les forts
ont confisqué la liberté des faibles ; à peine l'homme a-t-il
pu accumuler son travail, à peine le travail a-t-il acquis par
là une valeur aux yeux des autres, que le faible, en proie
aux injustes convoitises, a été forcé par la violence à tra-
vailler au profit de son semblable, et, par un étrange per-
vertissement, le surplus du travail, moyen principal par le-
quel l'homme acquiert la liberté, est devenu la cause qui la
lui a fait perdre.
Or, le moment où la rente se produit est justement celui
où le travail de l'homme commence à devenir précieux pour
autrui. Nulle part vous ne voyez l'esclavage là où il n'est
pas productif. Plus les progrès économiques s'accomplissent,
plus la richesse augmente. Plus la liberté extérieure est
grande chez ceux qui la conservent, plus aussi les esclaves
sont recherchés. Plus l'esclavage se consolide , plus il de-
vient dur, absolu à l'égard de ceux qui le subissent.
Voilà comment, par une loi de l'économie sociale que l'his-
toire a vérifiée, la naissance d'une aristocratie féodale à la-
quelle la possession de la rente permet de vivre exempte de
travail manuel, et par conséquent permet de consacrer ses
loisirs au service et au gouvernement de l'Etat , coïncide
constamment avec le développement de l'esclavage , cette
violation odieuse des droits de l'humanité!
Cette coïncidence est d'autant plus naturelle, qu'ainsi qu'on
l'a dit tout à l'heure, pour s'assujettir aux travaux pénibles
qu'exige l'agriculture, et surtout la culture des terres infé-
rieures, l'homme dut y être contraint. De rudes combats,
des guerres cruelles eurent lieu entre les peuples primitifs
CAUSES DE L* ESCLAVAGE. 44
quand, poussés par l'accroissement de la population, ils se
rencontrèrent sur leurs limites naturelles. L'esclavage fut le
fruit de ces guerres, qui ont en partie précédé Tagriculture,
mais Fagriculture et les sueurs qu'elle exige de celui qui lui
demande sa subsistance ont poussé à l'esclavage en en fai-
sant apprécier l'utilité.
Chez les peuples anciens de l'Asie, la propriété du sol ap-
partient à l'Etat ; sous ce rapport, elle est encore arrêtée
dans la phase que j'ai appelée monarchique; mais une ten-
dance à entrer dans la phase aristocratique ou féodale se
manifeste de diverses manières, selon le caractère particulier
de chaque peuple.
Chez les Juifs, chaque tribu, et dans chaque tribu, chaque
famille a reçu une part du sol en usufruit; cette part ne
pouvait ni être aliénée, ni sortir de la famille qui l'a reçue
d'abord. L'individu peut se priver de la terre pour un temps,
seulement il a toujours le droit de la racheter, et* ce droit
passe à son plus proche parent , disposition qui rappelle le
retrait lignager du droit féodal. Dans tous les cas, lors du
jubilé qui avait lieu tous les cinquante ans, la terre aliénée
revenait à la famille de ses anciens possesseurs. La famille
possédait sa part à titre de fief, car à cette possession étaient
liées certaines charges de services envers l'Etat. Les maisons
appartenant à la tribu de Lévi, c'est-à-dire au sacerdoce, ne
pouvaient être aliénées, et ainsi participaient au sort de la
terre, tandis qu'en général, les maisons étaient aliénables.
Au moyen âge, on retrouvera la même distinction.
Dans l'Inde , où le régime de la caste domine à la fois
l'Etat et l'individu, la propriété n'existe pas plus que la li-
berté. Le travail est divisé hiérarchiquement entre les castes,
la terre et les choses sont réparties en vue du travail général.
iS DE LA FÉODALITÉ EN GÉNÉRAL.
Nous n'avons donc ni la propriété féodale , telle que nous
venons de la trouver, en ébauche du moins, chez le peuple
hébreu, ni à plus forte raison la propriété franche qui sup-
pose la liberté du possesseur.
En Egypte, où les castes existent aussi, la terre appar-
tient en toute propriété à TEtat, et Tagriculteur vit sur elle
comme fermier. Ce système dure encore aujourd'hui.
En Chine, les terres n'appartiennent pas non plus aux in-
dividus; elles sont divisées en cinq classes : la première est
le domaine de l'empereur ; la deuxième, le domaine natio-
nal; la troisième appartient aux dignitaires de l'Etat, jouis-
sant de l'exemption d'impôt ; la quatrième contient les terres
soumises à l'impôt ; la cinquième sert de solde aux soldats.
C'est le système bénéficier du moyen âge appliqué à tous les
degrés de la hiérarchie, mais dominé toujours par le prin-
cipe de la propriété réelle de l'Etat.
La Grèce a vu la propriété naître et se développer en pas-
sant par toutes les phases auxquelles elle est appelée. L'épo-
que pélagique nous laisse entrevoir dans son obscurité une
propriété du genre monarchique. Une partie des terres ap-
partient au temple autour duquel est groupée la nation,
l'autre appartient au roi. L'Etat et la religion se distinguent
déjà jusqu'à un certain point.
La propriété des tribus ou des héros vient bientôt s'établir
à côté de la propriété de la nation. L'époque hellénique voit
la propriété devenir réellement aristocratique et féodale. Le
pouvoir et les terres appartiennent aux chefs de famille des
tribus conquérantes; les vaincus, comme les Penestes de
Thessalie et les Ilotes de Sparte, sont des serfs de la glèbe de
la plus basse condition. Les Ioniens avaient agi un peu diffé-
remment que les Doriens. Dans l'Âttique, ils avaient occupé
LA FÉODALITÉ CHEZ LES ANCIENS. 43
les bonnes terres de la plaine et relégué les anciens habitants
dans les terres moins fertiles de la montagne et de la côte. A
la jouissance des bonnes terres correspond l'obligation de
défendre l'Etat ; la classe dominatrice a tiré de là le nom
d'hippobotes (ceux qui combattent sur des chariots). Au re-
bours de la féodalité germanique, les aristocraties de l'épo-
que hellénique résidaient dans les villes et tenaient de là les
campagnes dans leur sujétion. La phase féodale ne dura
guère en Grèce ; les constitutions de Lycurgue et de Solon
furent toutes deux une réaction contre l'oligarchie et une
transition vers la démocratie, mais par des chemins différents.
Nulle part plus qu'à Rome l'histoire de la propriété n'est
liée à celle des institutions politiques. Comme en Grèce, on
combattait à la fois pour la propriété et pour la liberté ; mais,
en Grèce, on recherche plutôt le pouvoir, et à Rome, la pro-
priété. La propriété tenait des deux principes de civilisa-
tion orientale et occidentale qui, à Rome, ont leur point de
contact ; la propriété de l'Etat, ager publicus, correspond à
la première ; la propriété des familles , ager privatuSj agri
limitati, correspond à la seconde. L*ager primtus était pri-
mitivement réparti entre les familles des curies romaines.
Vager publicus devait subvenir aux dépenses de l'Etat ;
on en accordait la jouissance aux patriciens, qui cédaient à
leur tour des portions de ces terres à leurs clients. La pkbs,
exclue de Vager publicus, tandis que la charge du cens et
celle du service militaire pesaient lourdement sur elle, n'a-
vait d'autre alternative que de devenir cliente des patriciens
pour participer aux terres publiques, sans cesse accrues par
la conquête, ou de s'emparer directement de ces terres, et
pour cela du pouvoir de les conférer. Tel est le fond des in-
surrections plébéiennes de l'époque de la république.
14 DE LA FÉODALITÉ EN GÉNÉRAL.
Des concessions opportunes, la fondation de colonies apai-
saient pour un certain temps des exigences qui, bientôt
après, surgissaient derechef; enfin, après de longues luttes,
la puissance tribunitienne fait obtenir aux: plébéiens le par-
tage du domaine public, et de ce moment date Tanéantisse-
ment de la puissance patricienne ; les grandes fortunes, les
optimates, remplacent l'aristocratie de race; la plèbe n'y ga-
gna pas grand'cbose, la chute des Gracques les empêcha de
relever la propriété moyenne, qui seule eût pu sauver l'Etat,
et la république devint la proie d'ambitieux, qui entraînèrent
les pauvres après eux par l'appât de fallacieuses largesses.
Ainsi, c'est sur le terrain de Vager puhlicus que le combat
pour la liberté s'est livré. La plèbe ne demandait pas la pro-
priété des patriciens, comme on l'a cru, elle voulait seule-
ment la liberté à l'égal des patriciens ; mais la propriété était
le bénéfice des patriciens, les fonctions civiles et militaires
qui leur incombent sont à la fois la charge attachée à cette
propriété et la souveraineté elle-même. Aussi les patriciens
veulent-ils bien consentir à céder les profits de leur posses-
sion, mais non le droit, auquel leur pouvoir de classe- est
attaché.
Lorsque la plèbe eut entièrement conquis le droit de pro-
priété, elle eut en même temps le pouvoir ; mais, à cet ins-
tant précis, la république avait cessé d'exister, la plèbe ne
pouvait gouverner qu'en la personne des empereurs.
Dans les rapports des anciens patriciens de Rome avec
leurs clients, on remarque certains traits qui rappellent notre
féodalité, par exemple, le devoir de protection et la juridic-
tion du chef de la gens. Un savant écrivain, M. Giraud, a
même inféré de certains textes que la gens avait son droit
spécial ; mais ce point ne parait pas prouvé.
FÉODALITÉ EN ASIE. IS
Les formes plus ou moins féodales que nous retrouvons
chez les peuples anciens s'associent à des institutions fort
diverses, mais partout, en y regardant bien, nous découvri-
rons l'élément normal de toute féodalité, une relation entre
la jouissance de certaines terres et l'obligation de rendre à
l'Etat certains services.
Chez les Tartares et dans le Japon, où les voyageurs di-
sent exister aussi une sorte de régime féodal, ce qu'ils ont
observé consiste dans l'obligation de défendre l'Etat ratta-
chée à la possession de la terre, en d'autres termes, des bé-
néfices militaires. Cet élément normal de la féodalité qui est
renfermé dans tous les systèmes féodaux , quelque divers
qu'ils soient d'ailleurs , se trouvera comme base dans notre
féodalité du moyen âge , mais en s'alliant avec d'autres élé-
ments qui le caractérisent d'une manière spéciale et sont
issus des institutions antérieures des peuples chez lesquels
la féodalité s*est établie.
46 ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
Sn.
Origine de la féodalité du moyen âge«
La question des origines de la féodalité du moyen &ge
a partagé les savants qui ont traité ce sujet; il est peu de
questions historiques qui aient été autant controversées ; le
principe économique qui est la cause logique de la féodalité
ne les a pas frappés ; c'est dans les antécédents historiques,
dans l'analyse des institutions juridiques antérieures qu'ils
ont cherché la solution du problème ; c'est la filiation im-
médiate du phénomène dont ils se sont préoccupés.
Deux écoles principales existent et luttent encore aujour-
d'hui avec une vivacité que le temps n'a point ralentie :
l'école romaniste , qui déduit les institutions féodales du
moyen âge des institutions romaines, et particulièrement de
celles du Bas Empire, et l'école germaniste, qui s'efforce de
les rattacher aux coutumes des nations germaniques qui, au
V® siècle, s'établirent sur les ruines de l'empire romain.
A côté de ces deux écoles, il s'en est formé nouvellement
une troisième, qui ne fait découler la féodalité ni de Rome,
ni de la Germanie, mais des institutions de la race celtique
ou gauloise.
Nous apprécierons mieux la portée des arguments allégués
en faveur de ces trois thèses, la part de vérité qui peut se
rencontrer chez elles, lorsque nous aurons exposé succinc-
ÉCOLE ROMANISTE. 17
tement les faits juridiques dans lesquels chacune, selon son
point de vue, place les origines de la féodalité.
L*Ecole romaniste ne remonte pas à ces institutions primi-
tives de Rome dont nous avons dit un mot tout à Theure,
aux. distinctions entre Vagerpablicus eiVager privatus, entre
patriciens et plébéiens ; elle ne fait même qu'indiquer pour
mémoire l'ancien rapport de patron à client. En effet, au
point de vue purement historique, il y a solution absolue de
continuité entre les institutions de la république romaine et
notre féodalité européenne. A Tavénement de l'empire, la
propriété était déjà devenue libre, complète, individuelle;
le droit privé attaché, non à la condition sociale, mais à la
qualité d*homme libre, s'était développé dans un système ju-
ridique si précis, si parfait dans son genre, que la science
moderne n'a guère su y ajouter. La propriété du droit impé-
rial romain est, au fond, la propriété de nos lois actuelles.
La propriété féodale qui s'interpose entre les deux en diffère
essentiell^nent.
Les nombreux écrivains qui font dériver les fiefs du moyen
âge du droit romain, tels que Schœpflin, Ducange, Vulteius,
Perreciot, se fondent surtout sur l'usage du Bas Empire de
donner, en guise de solde, aux vétérans et aux légionnaires
chargés de défendre les frontières de l'empire, des terres sur
lesquelles ils vivaient avec leur famille. Une loi d'Alexandre
Sévère rend ces terres, appelées terres emphythéotes et aussi
agri limitanei ou ripuarii, héréditaires et transmissibles à un
successeur mâle et apte au service.
Dans les derniers siècles de l'empire, les Barbares ayant
été admis dans l'armée romaine, plusieurs peuplades ger-
maines reçurent également, sur leur demande, des terres aux
frontières, sous la condition de défendre l'empire romain.
HÂM. ET DUCUM. XVI. 2
48 ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
Ces Barbares, établis dans Tempire et soumis à ses lois, fu-
rent appelés lœti (lètes), de leuten, mot germanique qui dé-
signe des gens au service d'autrui ^
Dans l'institution des agri limitanei concédés aux soldats
et aux lètes se rencontrent, en effet, les deux conditions
essentielles du fief, la jouissance d'une terre dont la propriété
appartient à un autre et l'obligation du service militaire cor-
respondant à cette jouissance. La différence consiste en ce
que le possesseur de la terre est engagé envers TEtat et non
envers une personne à laquelle appartient le domaine émi-
nent de la terre dont il jouit.
Malgré cette différence, on ne saurait méconnaître dans
ces sortes de concessions un germe de système féodal déposé
à l'avance dans les institutions de l'empire romain.
Dans les terres des lètes et des vétérans, on a trouvé l'an-
técédent des bénéfices militaires ou des fiefs ; dans le colonat,
on trouve l'antécédent et l'analogue des censives, ces fiefs
d'un ordre inférieur qui tinrent une place non moins con-
sidérable dans le régime féodal.
Les jurisconsultes classiques ne parlent pas des colons,
mais, depuis Constantin, on en trouve dans tout l'empire ;
* L'établissement de légions de soldats agriculteurs sur les frontières de
l'empire, de colonies militaires pareilles à celles que l'Autriche a encore au-
jourd'hui sur ses frontières delà Turquie, est dû à Alexandre Sévère, ce jeune
philosophe qui ramena un instant les beaux jours des Antonins, et sous le
règne duquel la civilisation jeta un dernier éclat. Cet établissement, sans
avoir toute l'efficacité sur laquelle on comptait, servit à conserver quelque
temps encore à Tempire les régions du Rhin et du Danube. — La première
concession de terres impériales aux lètes fût l'œuvre de Probus, qui colonisa
de cette manière quelques milliers de Francs sur les rives du Rhin, dont la
population s'était fort affaiblie par suite des hostilités incessantes qu'elle
avait à soutenir de la part des Barbares.
icOLB GBRMANI8TB. 49
leur condition tient le milieu entre l'esclavage et la liberté.
Les colons étaient des hommes d'origine libre, qui, en accep-
tant une terre d'un autre, s'engageaient à la cultiver contre
un cens ; le colon conserve le nom d'homme libre , il a le
connubiufn, possède son pécule par droit de propriété ; et ce-
pendant il devient partie intégrante du sol qu'il cultive et le
suit même dans les mains d'un nouvel acquéreur. Ainsi, il y
a bien déjà un serf de la glèbe dans le colon du Bas Empire,
comme il y a un seigneur caché sous l'ancienne dénomination
de patron. La ressemblance entre la possession colonaire et
la censive est, sous ce rapport, plus complète que celle qu'on
a signalée entre les terres emphithéotes et les bénéfices ; car
il y a ici le rapport d'homme à homme. D'un autre côté, le
colonat a moins le caractère féodal que les terres concédées
aux défenseurs de l'empire, car les obligations du colon sont
privées et ne touchent qu'indirectement au service public.
La propriété de la terre, même la propriété féodale, im-
plique un état sédentaire, la stabilité de la famille, et à plus
forte raison de la nation. Or, cette double stabilité n'existait
pas chez les Germains; leurs tribus, sans être proprement
nomades, changeaient fréquemment de demeures, et lors
même qUe le noyau de la nation restait dans les mêmes lieux,
les émigrations étaient toujours nombreuses. Loi*sque les his-
toriens en parlent pour la première fois, les Germains culti-
vaient quelques terres sans être encore un peuple proprement
agricole ; ils avaient pour la culture de leurs terres une cer-
taine rotation ; de sorte que, dans les limites de l'Etat, ils ne
se fixaient pas.
« Ils s'occupent peu d'agriculture, » dit César ; u leur prin-
cipale nourriture consiste dans le lait, le fromage, la chair de
leurs troupeaux ; les propriétés fixes et limitées à la manière
20 ORIQINE DE LA FÉODALITÉ.
romaine, sont absolument inconnues ; ce sont les magistrats
et les princes du peuple qui, chaque année, assignent, dans
Tendroit où ils veulent, une étendue variable de terrain aux
*
familles et à certaines associations qui ont tous les caractères
de la famille; Tannée suivante, ils les envoyent s'établir
ailleurs. »
Au temps de Tacite, rien n'est encore changé sensiblement
à cet état de choses. Point de propriété distincte ; chaque fa-
mille s'établit pour une saison là où elle trouve à son gré une
prairie, un bois, une fontaine ^
Nous trouvons donc le principe de la propriété foncière en-
core vague et indécis alors que Thistoire commence à pénétrer
dans les forêts de la Germanie; il flotte entre la commu-
nauté des terres, qui est le propre des sociétés primitives, où
la terre ouverte suffit à des besoins peu étendus, et la tendance
plus avancée qui commence à produire la propriété, premier
pas vers la civilisation.
Tacite décrit en ces termes le mode de culture et de pro-
priété : « Les champs sont occupés à tour par la commu-
nauté, et Ton se les répartit à raison de la dignité de chacun ;
Tabondance des terres facilite le partage. Du reste, ils ne se
donnent pas beaucoup de peine pour augmenter par le travail
la fertilité et l'étendue du sol cultivable : planter des vergers,
séparer les prairies, arroser les jardins, leur sont choses in-
connues ; on ne demande à la terre que des moissons. »
M. Guizot compare les mœurs des anciens Germains à celles
des tribus sauvages de l'Amérique du nord. Cette comparai-
son est juste ; seulement, les Germains ont vaincu la civilisa-
lion et se la sont appropriée, tandis que les Indiens, vaincus
par elle, ne se l'approprient point et périssent.
* Colunt discreti ac diverti, ut foQS, ut camput, ut nemus placuit.
ÉCOLE GERMANISTE. 21
Dans rinlervalle qui s* est écoulé entre Tépoque de César et
celle des invasions germaniques, une grande révolution s'é-
tait accomplie ; la propriété de la terre était devenue perma-
nente; telle est la forme dans laquelle nous la rencontrons
dans les lois barbares. Ces lois, rédigées depuis la conquête
de l'empire romain, renferment, en général, les coutumes ju-
ridiques qui régissaient les nations conquérantes avant qu'elles
eussent quitté leurs anciennes demeures. Dans les lois, non-
seulement la communauté du sol a disparu pour la partie
du territoire destinée à l'agriculture, mais, avec cette com-
munauté, la rotation des terres signalée par les écrivains
latins.
L'effort du législateur pour faire respecter la propriété y
est, du reste, remarquable; on semble encore plus préoccupé
de garantir les biens que les personnes ; ce qui prouve juste-
ment que le principe de l'appropriation était nouveau et qu'il
était difficile de le faire reconnaître par les populations.
Cependant, si la terre était devenue une propriété privée,
elle n'était pas encore individuelle ; la terre appartient à la
famille, non à l'individu ; tous les membres de la famille en
sont ce-propriétaires, et, dans l'héritage, les parents collaté-
raux entrent en concurrence avec les enfants. Il en est de
même pour les compositions, d'un autre côté, comme on le
voit par l'ancienne coutume salique de la Chrenecruda, les
parents étaient solidaires des dettes de leur parent, et de-
vaient, ou les acquitter, ou bien renoncer à la parenté. Du
même point de vue découlent encore les restrictions appor-
tées à la vente du fonds patrimonial, Te retrait lignager et
une foule d'autres usages qui ont passé ensuite dans le droit
féodal.
L'institution des tnarc/ie^, qui s'est conservée si longtemps
22 OBIGINE DE LA FÉODALITÉ.
en Allemagne ', el que les historiens de ce pays déclarent
aussi ancienne que la nation elle-même, prouve, d'ailleurs,
que le système de la communauté des terres n'avait pas été
aboli entièrement et qu'il subsista toujours dans une certaine
mesure.
Le territoire de la marche, qui est l'ancienne commune
germanique, était divisé en deux parts, comme le territoire
de l'anciinne Rome; l'une était divisce entre les familles de
la communauté, qui chacune avaient leur demeure sur le
fonds qui leur appartenait ; l'autre portion du territoire, com-
prenant surtout les forêts et les pâturages, était possédée en
commun.
Dans les pays conquis par les Germains, la marche n'a pu
s'établir et se maintenir avec la même ré|;ularité que dans les
pays germaniques; cependant elle n'y fut pas inconnue.
Quelques auteurs ont aussi voulu voir des traces de l'an-
cienne communauté dans quelques dispositions des lois bar-
bares, concernant l'hospitalité accordée aux étrangers, et la
permission accordée aux non-propriétaires de prendre du bois
à la forêt pour leur usage. Nous ne saurions partager leur
opinion à cet égard ; les dispositions qu'ils invoquent sont
* Le système économique des marches existe encore aujourd'hui dans les
petits cantons suisses, et nous n'en saurions méconnaître les traces dans di-
vers usages relatifs & la jouissance des biens communaux, qui se sont con-
serrés partout où ces biens subsistent encore. On croit que marche vient d'un
terme teutonique, mearc, confins, frontières. Les plus anciennes frontières
étaient la forêt, dans les arbres de laquelle on faisait les marques destinées \
servir de limites. De là, dans l'allemand du nord, mark signifie forêt, bien
commun. La marche, en tant que propriété commune, était composée de tout
terrain « où ne passent pas la charrue et la faux. » La plupart des grandes
foréti d'Allemagne, que les princes ont transformées en biens régaliens,
élaient des marches dans l'origine.
fhwMiiiilf q^ie fmiitût rabi->n^iwy
lems et es fmts eus ie KBps oà eiies fànrat pràts^
■iqwes CkQi pKsé. ciMMBei>ii v««u Ar
«grvnir à rap|»\^f)mtiofi 4r5 t<prrp$ cvltî^;»-
suks ilùtenKdiairp de b |iff\^pffiHê fe»>
Ap h ooaBMUUtntê ciMqplèle à i apprv^firà-
trwn^ dus ie ttpmt q«i htssir à b )oab-
■KMbcrs de b Murhe ks lents qit csa
pss dus ks hkstîtiitîoiis gennaiùques cou-
Il b pmpiMlc qvH bal cheichcf les antécédents hislo-
rifoesda sv&lèt fiodal : ao contraire, dès le débyU dès les
fnmitm BonKiils de b conquête, le système de propriélé
propre aa^ Tainqiienis est Taileii ^M-^ti). c*esl-è-dir« b
pldne propriété, b propriété Ubrr. eomplèle, francbe de
tonle diar;pe ; Topposé, par conséquent, de b propriété leo-
drie, dn fief (/«Wk. qu est b propriété engagée, inconplèle,
iNBÎse à des diargcs «posées par le bit de sa concession.
Ansî bien n'est-ce pas non plus dans les lob on les idées
des Gcmaôis sur b propriété que réoolegennanîsie voit l'ori-
gine de b féodalilé. — Dumoulin et Mootesqniea. les dieb
de cette éook parmi les écrîTÙns firançais, ainsi que presque
tous ks fiendistes allemands S placent le principe originel des
institutions féodales dans une înstitutioo particulière aux an-
ciens Germains, qui appartient à un tout autre domaine. Je
ineux parler du fasrârfi , que Tacite a déjà connu et décrit sous
fe nom de comiiai (cMMlolut).
Llnstitution du pastadj ' n a en soi rien de commun avec
* €n/6m^ Uken^ SUaiwt, MiUcitaiiea^ laldric i«i Ejtea, XcfteBft,elc.
ih ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
la possession du sol ; elle aurait plutôt du rapport avec le ser-
vage, en ce sens que le compagnon engage sa liberté, mais
seulement à bien plaire, et pour aussi longtemps que cela lui
convient. De plus, dans les idées des Germains, cet engage-
ment volontaire n'ôtait rien de la dignité d'homme libre K Les
compagnons germains sont des guerriers qui, avides d'aven-
tures et de combats, se réunissent autour d'un chef, qui les
entretient et qui entreprend avec eux, lorsqu'il n'y a pas de
guerre générale à faire, ces expéditions ou guerres privées
ifaida), dont la coutume des Germains de poursuivre la ven*
geance de leurs injures et de celles de leurs parents par les
armes avait fait pour ces peuples une nécessité.
Nous rapporterons le passage célèbre dans lequel Tacite
dépeint cette institution, qui prit après lui de si grands dé-
veloppements, qu'elle métamorphosa en partie la constitution
des peuples germaniques :
(( Ils s'attachent à d'autres personnes plus puissantes et
dont la valeur est déjà éprouvée, et ne trouvent pas de honte
à être leurs suivants {comités) *. Il y a même entre ces suivants
des différences de rang assignées par le chef (princeps). Le
comitat fait naUre une double émulation. C'est à qui des sui-
vants obtiendra le premier rang, à qui des chefs aura la plus
nombreuse suite. Etre toujours entouré d'un essaim de jeunes
* Cette dignité va avec le droit de porter les armes. Ehr-mann est syno-
nyme de herr-mann, ariman, (pierrier; or, le compagnon était encore plus
spécialement guerrier que les autres hommes libres.
* A Rome, on appelait comités des jeunes gens de famille qui suivaient un
gouverneur dans sa province et y remplissaient diverses fonctions adminis-
tratives et judiciaires, sous l'autorité du gouverneur. Le nom de comités
donné à ces magistrats délégués devint, dans la suite, celui des principaux
d'entre \esjudice9, qui percevaient Timpdt dans les provinces.
UCASIKM. T9
gens disliDgiics, voilà h dignité et b iom d'un chef; et et
n'est pas seokmeat dsns sa nation que s'étend b renommée
de b fDToe et da ooorage de son comitat ; elle pâment jus-
que ebez les Toisins, dont les ambassades le recherchent,
dont les présents l'honorait ; sa renommée suffit souvent pour
finir une guerre. Dans un combat, il est honteux au chef
d'être surpassé en bravoure par sa suite, honteux aux sui-
vants de ne pas égaler leur chef. Cest une chose infime pour
toute b vie d'avoir survécu à ce chef en quittant le combat ; '
le détendre, le proléger , mettre sur son compte les plus grands
exploits, vmli leur engagement le plus sacré ; les chefs com-
battent pour b victoire, les suivants pour leur chef. Si b na-
tion à laquelle ib ^>partiennent s'engourdit dans une longue
pai;L, la plupart des jeunes nobles s'en vont chez d'autres na^
tions impliquées dans une guerre ; car le repos leur est into-
léraUe ; on brille jdus dans le danger , ^ les chefe ne sauraient
garder une grande suite que par b violence et la guerre. En
effi^, les suivants demandent de b libéralité de leur chef,
tantôt un cbe%'al de bataille , tantôt b framée \ictorieuse
rougie du sang ennemi ; b guerre et b rapine fournissent à
samunificmce. *
Le rapport du chef du gasindi avec ses compagnons se per-
pétuera dans b trusUs de l'époque barbare et servira de type
au rapport des vassaux avec leur seigneur féodal. Nous ad-
mettons, du reste, que le droit du chef de famille sur sa famille
et ses serviteurs, le mundium germanique , s'identifie dans
une certaine mesure avec le droit du chef du gasindi, relati-
vouent à ses compagnons, et peut avoir exercé quelque in-
fluence sur certains points du rapport féodal.
Mais, en accordant tout cela, et il serait certainement im-
possible de s'y refuser, on ne devra pas perdre de vue non
26 ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
plus la différence fondamentale qui existe entre l'institution
du gasindi et Tinstitution du bénéfice militaire et du fief qui
en est issu directement ; cette dernière institution est basée
sur la possession d'une terre, et crée des rapports réels et
personnels tout à la fois, tandis que le gasindi ne crée que des
rapports purement personnels ; par conséquent , dans son
essence, il n'y a encore rien qui appartienne à la féodalité,
qui est fondamentalement un mode de possession immobi-
lière, un rapport juridique basé sur la propriété du sol.
L'école celtique ne compte encore qu'un petit nombre de
sectateurs. M. de Laferrière, dans son Histoire du droit fran-
çais, se proposant de combattre la tendance qui assigne au
droit français des origines exclusivement germaniques, s'ef-
força de mettre en relief l'élément romain et gaulois ; il fit à
ce sujet des recherches intéressantes sur les institutions cel-
tiques, encore fort peu connues. Plus récemment, M. de Cour-
son, dans des travaux qui ont fait sensation, a prétendu dé-
montrer l'existence de la féodalité chez les anciens Bretons,
longtemps avant la chute de l'empire d'Occident. Dans un es-
prit moins systématique, M. Louis Martin a utilisé les étu-
des faites par les deux premiers écrivains et les a poursui-
vies, cherchant aussi avec quelque prédilection, semble-t-il,
à mettre en saillie les cMés particuliers du caractère, des tra-
ditions et des institutions celtiques.
Voici les principaux renseignements qu'on a pu recueillir
sur la partie des institutions de la race celtique qui se rattache
plus ou moins à notre sujet :
Les Grecs et les Latins ne nous donnent guère de lumière
sur la constitution de la propriété foncière dans cette race,
mais les lois et les traditions postérieures des peuples gaéli-
ques et cimbriques, des Gallois, des Irlandais, des Ecossais
iOOLE CELTIQUE. Î7
et des Bretons continentaux y suppléent jusqu'à un certain
point.
La tribu seule était d'abord propriétaire du sol ; il y a des
vestiges apparents de cette communauté première dans les
anciennes lois irlandaises. Ainsi, toutes les fois qu'un membre
du clan mourait, on recommençait le partage des terres.
L'appropriation individuelle du sol commença, comme chez
les Germains, par la maison et la terre qui entoure la maison.
On cultiva d'abord par familles, puis par tètes; le chef du
clan répartit les lots entre les familles, le chef de fiimille les
répartit de nouveau entre les membres de la famille. Une
portion nouvelle est attribuée à une famille pour chaque ea-
fiint mâle arrivé à la majorité.
Les lois galloises conservent des traces d'une tentative faite
pour combiner la communauté avec l'agriculture par un rou-
lement annuel des champs entre les familles; mais ce régime
ne parait pas avoir duré longtemps.
Cependant, la race celtique n'arriva point à la propriété
individuelle absolue des Romains ; l'appropriation de la terre
cultivée n'est pas irrévocable, et si l'usage se répartit par tète,
le fonds reste à la famille, et le partage se renouvelle dans
certains cas. La forêt, la lande, la prairie, le marais, qui for-
ment la plus grande partie du territoire, sont d'ailleurs restés,
comme en Germanie, la propriété commune de la tribu.
L'hérédité naturelle de la famille n'a dégénéré, chez les
Celtes, ni en droit d'aînesse dans la famille, ni en hérédité
artificielle du commandement politique dans la tribu. Le chef
de la tribu ou du clan était élu temporairement ou à vie par
les chefs de famille ; il en était de même du chef suprême de
la nation, du roi, lorsqu'il y en a un ; ce qui n'est pas le cas
le plus fréquent.
28 ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
Chez les Ecossais, au moyen âge, les chefs de clans finirent
par se rendre héréditaires, probablement à l'imitation de la
royauté et par Tintluence de la féodalité ; chez les Gallois, ils
étaient restés électifs, tandis que le roi désignait son succes-
seur dans sa famille, comme les rois germaniques le firent
longtemps ; il était donc à moitié électif et à moitié hérédi-
taire. En Irlande, les chefs de tribus, les chefs de cantons et
les chefs de nations ^ étaient électifs ; mais on ne les prenait
que dans certaines familles, et on leur adjoignait un succes-
seur justement pour les empêcher de se rendre héréditaires.
Il y avait, chez les peuples celtiques, une noblesse militaire
distincte de la classe des simples hommes libres. Les tradi-
tions nationales sont d'accord, là-dessus, avec le témoignage
de César. En Gaule, le noble, le chevalier, combattait à che-
val au premier rang et avait derrière lui deux cavaliers su-
balternes, deux écuyers attachés à sa personne, sans doute
équipés à ses frais, qui le remplaçaient au besoin *.
Au-dessous des hommes libres sont des demi-libres {taeog),
qui correspondent aux lètes germains, puis de véritables es-
claves {caeth)f prisa la guerre, achetés, ou condamnés à la
servitude pour crime ; ces derniers paraissent avoir été peu
nombreux : l'esclavage s'est peu développé chez ces peuples,
* Le chef de clan se nomme, en gaëlique, klan kinnidk ; en cimrique, pen
kenedi. Le mot canton, en cimrique, cant ref, vient de cantt cent, et tref, vil-
lage ; son chef s'appelle tiern. Chaque canton renferme plusieurs clans, et
chaque clan plusieurs villages. Le chef de nation, le roi, s'appelait, chez les
Ecossais, brenyn ; c'est le brenn gaulois; en Irlande, il est appelé righ.
* Le noble, en cimrique, est appelé ukhel^our, haut homme ; otir ou g(fur,
0er, en gaélique, est le vir latin, variman, le baro ou bert germanique, le
guerrier. Le nom du chevalier est markhok, de mark, qui signifie cheval dans
la langue cimrique et dans la langue teutonique ; on rappelait aussi aour
tarkkok, ce qui veut dire décoré du collier d'or.
ioOLB CELTIQini. 19
ti réiément iniërieur essentiel est celui des taeog, qui, dans
la pire condition, sont tout au plus des serfs ' .
A côté de l'ordre patriarcal et naturel de la tribu et de la
fiunille, il y avait, chez les Celtes, comme chez les Germains,
un autre ordre de relation, volontaire, individuel, qui se corn-
knne avec le premier et le modifie : l'association, le groupe-
ment déjeunes guerriers autour d*un chef en renom. Polybe
en fiait mention sous le nom d'amitiés (irn^) ; César en parle
sous le nom de clients, et Ennius sous le nom d^amhacti, mot
latin d'origine celtique par lequel cet écrivain désigne des ser-
viteurs de condition libre. Les deux écuyers qui accompa-
gnaient le chevalier au combat étaient des ambacti ; mais un
chef renommé, au lieu de deux écuyers, avait parfois des cen-
taines de chevaliers réunis autour de lui, qui lui sont associés
pour la vie et la mort, et qui, s'ils n'ont pu le sauver dans la
bataille, meurent avec lui ou s'entre-tuent sur son tombeau * .
* Les taeog, en cimrique, ou tagadh, en gaélique, paraissent composés essen-
tiellement de tribus Taincues, auxquelles on aurait imposé Tobligation de
cultiver la terre, la corvée, mot qui serait d*origine celtique, torf-vfidi, charge
de corps ; à cette classe appartiennent aussi des étrangers reçus dans la tribu
à titre de colons. D'après un passage de César, les débiteurs insolvables au-
raient aussi été réduits à cette condition. Chose remarquable, à la neuvième
génération, les descendants du taeog étaient admis au rang de citoyens, les
flUes de la tribu pouvaient même accélérer cette émancipation en épousant
un taeog avec le consentement de leurs parents.
* Pausanias rapporte que, lors des invasions que les Gaulois firent en Grèce,
dans une bataille qui se livra auprès de Delphes, que les Gaulois avaient prise
d*assaut, le brenn gaulois et une troupe d'élite dévouée à sa personne, les
plus hauts en stature et les plus vaillants de tous, sauvèrent l'armée ; mais
une grave blessure, qui mit le brenn hors de combat, décida la retraite. Dans
les guerres que Sertorius soutint si longtemps, en Espagne, contre les Ro-
mains, ce chef avait aussi des dévoués qui combattaient autour de lui. Dans la
langue basque (euàké) le root wiàun signifie à la fois dévoué et chevalier.
30 ORIGINE DE LA FiODALITÂ.
Maintenant, dans les institutions de l'empire romain, des
Germains et des Celtes, que nous venons de passer en revue,
y avait-il réellement la féodalité du moyen âge? Evidemment
non. Dans chacune de ces législations, il y a certains élé-
ments plus ou moins importants que le système féodal a faits
siens, qu'il a appliqués, étendus, complétés et modifiés con-
formément à ses besoins ; mais , ni les unes , ni les autres
n'avaient déjà en elles-mêmes la féodalité, quoiqu'elles con-
tinssent des dispositions dont quelques-unes, celles que nous
avons mentionnées dans le Bas Empire, étaient de nature
féodale, et dont d'autres, telles que le gasindi germanique
ou le nawd breton, ont plus tard joué un rôle très considé-
rable dans la féodalité.
Aucune de ces législations dont nous avons tiré les
points que les écoles romaniste, germaniste et celtique in-
voquent, ne contenait la féodalité du moyen âge en système,
et par conséquent les prétentions absolues de chaque école
doivent être repoussées. Je vais plus loin, et j'estime que,
ni les unes, ni les autres de ces législations ne contiennent
la cause véritable, efficiente, le principe originel de la féo-
On commence i penser que les Ibères des Pyrénées tenaient d'assez près i la
race celtique ; du moins on a découvert dernièrement des analogies linguis-
tiques qui avaient échappé jusqu'ici. Enfin, les traditions irlandaises nous
apprennent que les guerriers attachés à un chef déposaient leurs trophées
et leurs armes en commun dans une maison voisine de l'habitation du chef.
La résidence de Gonnorn^Ad'Ulster était située entre la maison d'angoisse,
où l'on soignait les blessés, et le toit de la branche rouge, salle des armes et
des trophées. — Le nom gallois de ces gasindi celtiques est nau*d, M. Martin
a cru devoir distinguer le nawd, ou patronage, d'un autre genre d'association
volontaire de guerriers qui aurait existé entre chevaliers, et qui, dit-il, por-
tait, en langue gauloise, le nom de fraternités (brodeurde). Si cette distinc-
tion était établie, la brodeurde correspondrait non plus au gasindi, mais à la
gilde germanique ; mais ce point est encore bien obscur.
CRITIQCB DE CES SYSTÈMES. 31
dalité ; et que, pour expliquer notre société du moyen âge,
il faut non-seulement combiner entre elles, par un procédé
éclectique, les trois écoles rivales, mais, en outre, recourir
à un principe dont aucune de ces écoles n*a compris et montré
l'importance, à savoir le motif économique, lequel était lui-
même le résultat d'un ensemble de circonstances histori-
ques que nous allons examiner.
Dans les coutumes celtiques, pour commencer par celles-
là, on est frappé tout d'abord de nombreux points de res-
semblance avec les institutions germaniques. Le clan, c'est-
à-dire la grande famille, composée de familles apparentées
les unes aux autres et demeurant sur le même territoire, s'est
conservé che^ les Celtes plus fortement constitué que chez
les Germains; cela s'explique en grande partie par les mi-
grations nombreuses et récentes de la race germanique. La
constitution celtique se rapproche donc davantage de la con-
stitution patriarcale primitive ; les lois qui régissent l'inté-
rieur de la famille présentent quelques autres différences
peut-être, mais l'organisation de la propriété est la même,
à peu de chose près, dans les deux races, et cette organisa-
tion n'a rien de féodal. — La terre celtique, dès qu'elle com-
mence à être appropriée, est libre tout autant qu'un alleu
germanique; et le chef du clan n'a, pas plus que l'ancien
graf de la Germanie, un droit de propriété privée sur le ter-
ritoire du district sur lequel s'exerce son autorité.
L'école celtique est parvenue à établir assez solidement
l'existence d'une clientelle militaire pareille à celle qui exis-
tait aussi chez les Germains, mais cette clientelle ne crée
non plus que des rapports purement personnels. M. de Cour-
son avoue lui-même fort loyalement qu'il n'a trouvé, ni dans
les lois galloises d'Hoêl, ni dans les anciens monuments bre-
32 ORIGINE DE LA FÂODALIT&.
tons, ni dans les textes classiques relatifs à la race celtique,
des traces de bénéfices reposant sur le sol. (ùet aveu nous
prouve qu*il n'y a pas plus chez les Celtes que chez les
Germains, une véritable féodalité. — L'institution des taeog
celtiques, comme celle des lides germaniques, appartient à
l'histoire de l'esclavage ; or, l'esclavage et le servage ont
pris place dans la féodalité, mais n'en font pas proprement
partie; ils peuvent se rencontrer également dans toutes les
phases que parcourt la propriété ; dans le système de la pro-
priété du sol par l'Etat, et dans celui de la propriété libre.
On pourrait également concevoir la féodalité sans servage,
et c'est même de cette manière qu'elle a existé en Europe
dans les derniers temps, du moins dans quelques pays. La
féodalité et le servage sont des institutions qui s'accommodent
volontiers l'une avec l'autre, mais qui reposent sur des prin-
cipes différents.
Nous n'admettons pas davantage les prétentions exclusives
de l'école germaniste que celles de l'école celtique, mais on
avouera que , le point de départ de chaque système étant
l'institution du gasindi, qui existe chez les deux peuples, la
préférence entre les deux écoles devrait être accordée à la
première.
Pour expliquer la génération d'institutions qui se sont pro-
duites en Europe après la conquête de l'empire romain, il
est plus naturel de recourir aux institutions de la race vic-
torieuse qu'à celles d'une race doublement vaincue, qui, à
l'époque de la conquête germanique, avait perdu jusqu'à son
nom, puisque tous les anciens habitants de l'empire étaient
confondus sous la dénomination de Romains, même dans les
provinces où la race celte faisait le fonds de la population.
Dans les Gaules, lorsque le système féodal a commencé à
CRITIQUE DES SYSTÈMES. 33
se former, la race celte subissait depuis quatre siècles le joug
écrasant de la civilisation romaine et avait reçu de Rome ses
institutions politiques et judiciaires, sa langue officielle, en
partie sa religion.
On observera, en outre, que les institutions féodales, lors-
qu'elles commencèrent à se développer, régirent principale-
menl les rapports de la race conquérante, c'est-à-dire de la
race germanique. I^es souvenirs de la clientelle celtique au-
ront pu faciliter l'introduction du système féodal dans quel-
ques contrées, mais, assurément, l'influence du gasindi ger-
main, qui était encore dans toute sa force aux jours de la
conquête, aura été bien plus efticace, bien plus prépondé-
rante, bien plus générale, bien plus humanitaire, si je puis
m'exprimer ainsi.
Si Ton pouvait conserver le moindre doute à cet égard, il
suffirait, pour le faire disparaître, de se rappeler que, dans
la Grande-Bretagne, où l'élément celtique s'est encore mieux
maintenu que dans les Gaules , l'établissement du système
féodal ne date pas même des Anglo-Saxons ; ce n'est qu'a-
près la conquête normande qu'il s'y est établi.
La manière dont Tacite parle du gasindi montre que cette
institution tenait, à l'époque où il écrivit, une place con-
sidérable dans les mœurs des Germains. Pendant les trois
siècles qui précédèrent la conquête , elle acquit encore plus
de développement. Un grand nombre des expéditions suc-
cessives qui précédèrent la chute de l'empire furent de
simples faida entreprises par des coalitions de chefs, qui
réunissaient à cet effet leurs compagnons ; il est même
à présumer que plusieurs des invasions définitives furent
faites par des armées composées de la même manière,
irtM. ET DOOrKI. XVÎ. 3
34 ORIGINE DE LA FiODALITi.
qui laissaient derrière elles le gros de la nation. C'est ce qu'in-
dique la composition des armées conquérantes , qui étaient
souvent formées de peuples différents.
Nous avons déjà fait voir que l'institution du gasindi n'é-
tait pas proprement féodale ; mais c'est incontestablement de
cette institution que la féodalité du moyen âge a tiré son trait
original, ce caractère qui la distingue de tous les genres de
féodalités qui s'étaient produits auparavant ; je veux dire le
lien d'homme à homme, lien de fidélité ou de loyauté qui est
devenu la base de toute la hiérarchie politique et féodale du
moyen âge. Sous ce point de vue, la thèse de Montesquieu et de
l'école germaniste est juste ; toutefois , il ne faut pas l'exa-
gérer. Le principe de la fidélité militaire, puisé dans les rap-
ports des compagnons avec leur chef, est l'un des éléments
qui ont le plus fortement contribué à la formation de notre
système féodal ; mais son action s'est exercée concurrem-
ment avec celle d'autres éléments ; seul , il n'aurait point
constitué de féodalité , puisque l'idée même de la féodalité
lui était étrangère.
D'éléments proprement, positivement féodaux, nous n'en
reconnaissons, parmi les institutions auxquelles on a voulu
rattacher notre féodalité, que dans les institutions du Bas Em-
pire, les concessions de terres emphythéoliques et l'institution
du colonat. Celles-là sont bien i*éellement des institutions féo-
dales, car il y a là une propriété foncière soumise à des obli-
gations de services, et en partie de services publics ; elles
renferment donc ce que nous avons nommé l'élément normal
de la féodalité.
Faudrait-il cependant conclure du fait de ces deux insti-
tutions que la société impériale était déjà devenue une société
féodale? Non, assurément. Les terres emphythéotes et léti-
CRITIQUE DES 8TSTillB8. SB
qaes, et le oolonat romain, n'étaient encore que des accidents»
des exceptions, je dirais presque des anomalies, au sein de la
société romaine. Le principe générai qui domina l'organisa-
tion sociale de l'empire jusqu'à la fin était toujours celui de
la propriété indépendante et individuelle. Ce principe était
entamé, il subissait l'action d'influences contraires, mais il
était toujours la r^e. Se serait-il maintenu comme règle?
nul ne pourrait» je pense, ni l'affirmer, ni le nier; rien, je
ne sache, de si hasardeux que de prétendre deviner quelle
aurait été la marche de l'histoire, si tel événement qui a eu
lîea ne fàt pas survenu.
Ainsi, en réalité, à l'époque où les Barbares ont envahi l'em-
pire d'Occident, les deux sociétés qui étaient en présence, qui
se mélangèrent ou se confondirent plus ou moins par l'évé-
nement de la conquête, étaient Tune et l'autre dans le sys-
tème de la propriété indépendante. La règle, dans la société
romaine, était la propriété telle que nous la concevons au-
jourd'hui ; la règle, chez les Barbares, était la propriété fa-
miliale, l'alleu, que l'on a toujours envisagé, et avec raison,
oonmie l'opposé du fief. L'alleu, qui se rapprochait tellement,
en principe, de la propriété romaine, que les jurisconsultes
du moyen Age ne les distinguaient point ; car, par un rappro-
chement certainement peu historique, mais vrai, si l'on s'at-
tache au fond des choses, ils avaient coutume de dire : a Lex
ramona allodiarumparens; » la loi romaine est mère des alleux.
Et, en effet, dans la suite des âges, là où les traditions ro-
maines prévalurent, l'alleu barbare se conserva ; tandis que,
là où les traditions germaniques l'emportèrent, l'alleu dispa-
rut presque complètement, pour ne reparaître que lorsque,
sous l'empire de nouvelles conditions sociales, le droit romain
renaissant vint encore lui servir d'appui.
36 ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
Sous le régime impérial romain, la propriété était devenue
entièrement privée et individuelle. Le propriétaire a la dis-
position libre et absolue de sa chose, son droit existe envers
et contre tous; il est soumis à des restrictions de police, à
des servitudes commandées par Tintérét général ; il y a cer-
taines choses qui, en raison de leur nature et de leur desti-
nation, ne peuvent être Tobjet delà propriété privée; mais
ces restrictions et ces exceptions au droit de propriété privée
existent aussi dans nos codes modernes. Le système de Tim-
pôt, qui remplace le système féodal dans les sociétés écono-
miquement avancées, comme mode de pourvoir aux services
publics, est établi depuis longtemps à Rome ; il y a même été
excessivement perfectionné. Chez les Barbares, la terre est
propriété commune de la famille, mais elle est libre aussi de
toutes charges publiques ; car les Barbares n'en connaissent
d'autres que le service militaire pour la défense du pays,
qui est , chez eux , l'obligation fondamentale et primordiale
de tous les hommes libres.
Quelle est donc la cause cachée de cette révolution, peut-
être unique dans l'histoire, qui fait qu'au lieu de suivre le
mouvement ascendant qui lui est naturel, la propriété re-
monte vers sa source ? que , de la phase individuelle et dé-
mocratique, la propriété retourne à la phase féodale et aris-
tocratique dès longtemps dépassée ? Pour qui n'a pas observé
attentivement le lien intime qui unit les institutions sociales
aux divers états économiques par lesquels passe l'humanité,
un tel phénomène restera toujours la plus étrange, la plus
inexplicable énigme.
Lorsque Rome eut conquis le monde, dépouillé et soumis
au tribut les plus riches nations, le travail libre cessa presque
complètement , l'esclavage se développa outre mesure , et
ÉTAT SOCIAL DU BAS EMPIRE. 57
Ton vit en même temps se développer le luxe le plus insensé,
la consommation improductive la plus effrayante qui ait ja-
mais été faite à aucune époque.
Les trésors apportés en Italie par les conquérants et le sys-
tème d*exaction que Ton faisait peser en grand sur les pro-
vinces, ne pouvaient, dans de telles conditions économiques,
arrêter bien longtemps Tappauvrissement général.
Les peuples, si durement foulés, ne pouvaient plus suf-
fire aux exigences du fisc, la misère s'approchait à grands
pas, les campagnes de l'Italie se dépeuplaient , les hautes
classes ruinées se réfugiaient dans le célibat, et la civilisa-
tion romaine n'avait pas de remède pour un tel état de cho-
ses ; elle était inhabile à raviver les sources de la richesse,
car la véritable source de la richesse, le travail, était tombé
dans Tavilissement. L'émancipation même, au lieu de créer
de nouveaux travailleurs libres, ne faisait que des oisifs de
plus.
Ajoutez à celle cause essentielle de décadence économique,
la concentration delà richesse dans un petit nombre de mains,
la consommation improductive démesurée, la démoralisation
croissante de la société, les désordres, les proscriptions, les con-
fiscations, conséquences des guerres civiles, et vous n'aurez pas
de peine à comprendre pourquoi l'individualisation de la pro-
priété ne parvint pointa produire, dans la société romaine, le
résultat qu'elle produit logiquement et généralement : le déve-
loppement simultané de la richesse et de la liberté. Tout au
contraire, la société, entièrement dévoyée, marchait à pas de
géant vers sa ruine ; le monde ancien était perdu au point
de vue économique, aussi bien qu'au point de vue moral,
lorsque le christianisme survint pour le sauver.
Le christianisme , qui s'adresse à tous, mais avant tout
38 ORIGINE DE LA FEODALITE.
aux pauvres, aux esclaves, à ceux qui souffrent ; qui pro-
clame régalité de tous ]es hommes devant Dieu , leur père
commun ; qui montre dans le travail une épreuve à laquelle
l'humanité est condamnée et un acheminement à un ordre
de choses meilleur, un devoir universel et une expiation, le
christianisme releva le travail, qui cessa d'être un signe d'in-
fériorité ; il le réhabilita , et cette réhabilitation eut pour
effet d'arrêter le rapide décroissement de la richesse publi-
que. Tel n'était pas, sans doute, le but essentiel que le chris-
tianisme se proposait en recommandant le travail, mais au-
cun effort, aucune recommandation, aucune loi coërcitive
n'auraient concouru aussi efficacement à procurer ce résultat.
Néanmoins, la puissance des causes qui tendaient à aggra-
ver sans cesse la situation économique de l'empire était telle,
que, malgré la réhabilitation du travail, qui fut le fruit du
christianisme, l'équilibre entre la production et la consom-
mation ne se rétablit pas complètement, la ruine totale vers
laquelle on se précipitait fut arrêtée un moment, le poids
des fers qui pesaient sur l'esclave fut allégé. Le germe d'une
nouvelle civilisation fut jeté dans la société antique qui ten-
dait à se dissoudre , mais la dissolution même de cette so-
ciété décrépite ne devait pas être empêchée ; il fallait qu'elle
s'accomplit.
L'organisation de la propriété découle directement du sys-
tème économique qui régit la société. L'influence du chris-
tianisme, doctrine purement morale, sur une organisation
qui repose sur un ordre de faits purement matériels, sur un
ensemble de nécessités naturelles, ne pouvait être que mé-
diate et éloignée. Contre la nécessité des choses, les idées
luttent sans succès.
Ainsi donc, le christianisme, en réhabilitant le travail,
OPPRESSION FISCALE. 39
avait rendu un moment la vie à cette société qui se mourait,
mais il n*avait pu la rajeunir, la reconstituer en entier sur
de nouvelles bases ; c'est là ce qu*il aurait fallu.
Comme Tout observé les historiens les plus judicieux, le
fisc des empereurs romains a causé plus de maux que leur
tyrannie, et le blâme encouru par leur despotisme n'égale
pas celui qu'ont mérité leurs profusions. C'est par elles que
s'est écoulée la fortune de Rome, attirée par mille conduits
dans le trésor du prince; le capital, qui vivifie le travail,
l'agriculture et le commerce, passait aux grands, aux favo-
ris, aux employés, aux mimes, aux gladiateurs. Après avoir
absorbé la fortune publique, on détruisit les fortunes privées.
Le système militaire était aussi un énorme fardeau. Un des
premiers effets de la chute de la liberté avait été l'abolition
de ces milices citoyennes qui faisaient la force invincible de
la république; on leur avait substitué un corps distinct, une
armée permanente, uniquement attachée au prince, dont elle
recevait, outre une paye élevée, des privilèges nombreux.
Ayant toujours à redouter un concurrent dans la faveur des
soldats, qui disposent en réalité de l'empire, chaque empe-
reur s'efforce de surpasser ses prédécesseurs en largesses.
Pour subvenir à de si énormes besoins, on redoublait l'op-
pression fiscale, celle-ci pesait essentiellement sur la classe
movenne , sur l'industrie, sur la petite propriété, sur les
agriculteurs; c'est-à-dire sur tous les éléments qui produi-
sent la richesse; car les grands et les magistrats, la noblesse,
composée des familles sénatoriales, l'armée et le clergé, par
exemption, par privilège spécial, échappaient aux agents
impériaux ; en sorte que, pour satisfaire aux besoins toujours
croissants, on tarissait dans sa source même la vie écono-
mique de l'Etat.
40 ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
La fiscalité impériale et la grande propriété avaient marché
de front dans leur développement. Le fisc employait tous les
moyens, la prison, la confiscation, la torture même, contre
les personnes libres, pour arracher aux contribuables leur
dernière obole. Les grands propriétaires, de leur côté, enva-
hissaient et tyrannisaient tout, à l'abri de leurs privilèges.
Les latifundia, qui avaient déjà commencé à dépeupler
litalie au début de Tépoque impériale, envahissaient aussi
les provinces et y portaient la même désolation.
Un contemporain, fils de Tempereur gaulois Posthumns,
cité par Âmédée Thierry, dans son Histoire de la Gaule
sous r administration romnine, explique en ces termes la cause
de l'insurrection des Bagaudes : a Partout, dit-il, on chasse
le peuple; il n'y a plus d'héritage; ce qui suffisait à la nour-
riture d'une cité est le parc à bétail d'un seul maître. Les ri-
ches sont comme les rois , il leur faut pour frontières des
fleuves et des montagnes, (c 0 riche! » fait dire l'écrivain à un
pauvre exhérédé, « tues fort contre moi... ; quelle que soit
» ta confiance dans tes biens, écoute : Quand j'ai fait le sa-
» orifice de ma vie, nous sommes égaux. » Voilà bien le lan-
gage du désespoir qui poussait les populations écrasées à fuir
leurs terres et leurs demeures, à se réfugier dans les forêts
pour y vivre de brigandage, et à préférer les Barbares eux-
mêmes au joug d'une civilisation qui fondait la magnificence
de quelques-uns sur la misère du plus grand nombre.
D'un côté, on dissipait follement le capital, dont l'accumu-
lation constitue la richesse nationale ; de l'autre, on faisait
tout ce qu'il faut pour en empêcher la reproduction.
Par un raffinement bien digne de ce despotisme impitoya-
ble, le seul débris qui eût survécu de l'ancienne liberté mu-
nicipale était devenu le principal moyen par lequel s'exer-
MISÈRE DES DÉCURIONS. 41
çait ce système d'exploitation du travail et de la propriété.
La constitution de Caracalla de l'an "21 i avait accordé à
tous les sujets de l'empire le droit de cité romaine, afin d'a-
bolir implicitement les exemptions d'impdts dont jouissaient
les populations nombreuses qui avaient été incorporées à
l'empire à titre d'alliés. Par cette même constitution, les va-
riétés qui existaient dans l'organisation intérieure des cités
avaient cessé, et le régime timocratique de la curie s'était
établi généralement.
Les propriétaires de vingt-cinq arpents (jugera), formant
la classe des décurions, gouvernaient la cité. Outre ces attri-
butions municipales, c'étaient eux qui étaient chargés de ré-
partir les impôts dans le district du ressort de la cité qu'ils
administraient ; mais ils répondaient solidairement et sur
leurs propres biens, aux gouverneurs des provinces, du ren-
dement des impôts dans leur circonscription.
Sous un régime tel que celui du bas empire, une pa-
reille responsabilité était la chose la plus effrayante qui se
pût concevoir ; la misère universelle tendant à diminuer sans
cesse les revenus publics, c'était à la fortune privée des dé-
curions que s'en prenaient les officiers du fisc; car celui-ci,
ne voulant rien céder de ses exigences, se refusait toujours
ik reconnaître cet appauvrissement général , dont il était le
véritable auteur.
Les fonctions municipales, si honorées, si recherchées pen-
dant longtemps, devinrent donc la condition la plus intolé-
rable. Pour y enchaîner indissolublement la propriété, on
imagina de les rendre obligatoires et héréditaires. Alors, em-
prisonnés dans un office qui est pour eux une ruine, captifs
dans la cité qu'ils sont chargés d'administrer, soumis à tous
les caprices des gouverneurs des provinces, les malheureux
4l2 ORIGINB DE LA FÉODALITi.
curiales tentent vainement de se soustraire par l'abandon de
tous leurs biens à des charges si insupportables ; lorsqu'on
ne peut plus rien leur enlever, on s'en prend à leur personne.
La désolation parait avoir été la même dans toute l'étendue
de l'empire. En Campanie, la plus fertile province de toute
l'Italie, il fallut brûler les rôles de l'impôt, qui étaient deve-
nus inutiles, attendu qu'on ne cultivait plus. Dans les pro-
vinces du nord, les curiales se réfugiaient chez les Barbares,
ou auprès des Bngaudes, qui, dit Salvien, ont commencé à
être de quasi-barbares, parce qu'on ne leur a pas permis
d'être romains. En Egypte, dont la richesse naturelle était
proverbiale, les historiens rapportent qu'il était rare de ren-
contrer un contribuable qui ne portât sur son corps l'em-*
preinte des tortures exercées par les percepteurs !
En présence de cette misère immense, irrémédiable, on fut
obligé de revenir à des expédients qui appartiennent propre-
ment au svstème féodal.
A cette catégorie appartiennent, ainsi que nous l'avons déjà
indiqué , les concessions de terres emphythéotes accordées ,
avec exemption de l'impôt, aux légionnaires et aux lètes qui
gardaient les frontières les plus exposées de l'empire.
Les offices municipaux imposés aux possesseurs d'immeu-
bles étaient un procédé inverse pour arriver au même but,
c'est-à-dire pour rattacher la possession de la terre à l'obli-
gation d'acquitter les services publics.
Le colonat de l'époque impériale, qu'il ne faudrait pas con-
fondre avec celui de l'époque républicaine, est produit par les
mêmes causes et se range aussi parmi ces expédients.
On avait fondé les colonies de la république en distribuant
des terres à des citoyens pauvres ou à des soldats, qui deve-
naient par là des propriétaires libres, formant une commu-
PâTBONâGB et BONlflTBS. 43
nauté rattachée à la métropole par ce puissant système de
fédération dont Rome avait eu le secret. Le colonat impérial
est un véritable servage de la glèbe, institué par les grands
propriétaires à leur profit et au détriment de l'Etat.
Tous les historiens ont été frappés de Tinsistance et de la
sévérité avec laquelle les lois du Bas Empire interdisent aux
hommes libres de se réfugier dans les liens du colonat, mais
ils n*ont guère expliqué jusqu'ici comment il pouvait se faire
qu'un homme libre, et propriétaire lui-même, trouvât avan-
tage à aliéner à la fois sa propriété et sa liberté personnelle
pour devenir serf de la glèbe sur le champ que ses pères
avaient possédé. Pour Tintelligence de ce fait singulier, il faut
penser à la dureté , à l'avidité excessive du fisc , qui exi-
geait souvent du possesseur plus que la terre ne pouvait lui
rapporter, et, d'un autre côté, se rappeler les nombreuses
exemptions d'impôts que la loi romaine accordait aux classes
privilégiées. — La législation affranchissait de l'impôt tous
ceux qui exerçaient ou avaient exercé des charges de quelque
importance, toute la classe des illustrissimi et des spectabiles,
puis encore tous ceux qui, par services rendus et par faveur
même, obtenaient une exemption analogue et prenaient de là
le nom d'Aonorolt, quoique l'honneur fikl d'abord une qualité
attachée aux fonctions qui jouissaient du privilège de con-
férer la noblesse et l'exemption d'impôt. Dans cette société
matérialiste, c'était surtout par Taffranchissement des charges
et du tribut que le rang et la dignité se manifestaient et profi-
taient à ceux qui en étaient revêtus.
Or, l'immunité du privilégié , de Vkonaratus, qu'un petit
propriétaire prenait pour patron en lui cédant sa terre et en
devenant son colon, couvrait désormais sa terre convertie en
glèbe. Les petits propriétaires parvenaient par ce moyen à
hk ORIGINE DE LA FÉODALITÉ.
profiter de Timmunité ; car, en acquérant i'immeuble de son
nouveau colon, Timmune le lui restituait immédiatement à
titre de fermage perpétuel ou d'usufruit héréditaire, et, pour
prix de sa protection, il se réservait un tribut bien inférieur
à celui dont il privait TEtat : les deux parties gagnaient donc
au marché. On conçoit dès lors l'impulsion des particuliers
vers le colonat, et Ton conçoit également la rigueur que les
lois déploient pour la combattre, en frappant, soit le proprié-
taire libre qui accepte un patron, soit le privilégié qui accorde
un patronage. Mais toutes les menaces législatives furent im-
puissantes, et la dissolution suivit son cours ; car les magis-
trats institués pour faire exécuter ces lois répressives étaient
les premiers à les violer dans leur propre intérêt. L'usage du
patronat accepté volontairement s'est perpétué dans le moyen
âge, où nous le retrouverons sous le nom de recommanda-
tion. C'est aussi dans les derniers siècles de l'empire romain
que s'introduisit le système des métiers héréditaires, qui a
passé également dans l'organisation des communes urbaines
au moyen ftge, et que nous croyons être une importation
de rOrient. A cette époque déplorable, il fallait parquer cha-
que classe d'hommes dans l'occupation dans laquelle elle
naissait, parce que toutes, en proie à un affreux malaise,
cherchaient un adoucissement à leur sort dans la fuite ou le
changement.
Après la conquête, les Barbares trouvèrent dans les pro-
vinces de l'empire la même misère sous le poids de laquelle
l'empire s'était affaissé. Les énormes cx)nsommations impro-
ductives, les dévastations immenses, les guerres incessantes
de cette ère terrible, où le monde barbare, remué jusque dans
ses profondeurs les plus éloignées, se ruait tout entier sur
l'Occident épuisé, ne pouvaient manquer d'accroître encore la
CONCLUSION .
&S
pénurie du capital et Timpossibilité, pour les états naissants,
de subvenir à leurs besoins par le moyen de Timpôt. Voilà
comment, par une conséquence forcée des circonstances éco-
nomiques dans lesquelles TEurope s'est trouvée, a dû s'opérer
cette grande révolution sociale, dont les premiers débuts se
manifestent déjà du temps de Tempire romain , dont la marche
compliquée occupe tout le moyen âge, dcmt les résultats se
produisent encore de nos jours, et dont l'essence n'est autre
chose que la substitution, après un laps de dix siècles, du
système de la possession féodale au système de ia propriété
libre et de l'impôt.
46 FORMATION DU SYSTAmB FEODAL.
S ni-
De 1» ferwiAtleii du mfrnièmtk^ féodal et des
élémentM qui y ••neourcnt*
La féodalité du moyen Age, dont il existait quelques ger-
mes dans les institutions romaines, ainsi que dans les institu-
tions barbares, s'est développée par le contact, par le mé-
lange des sociétés barbare et romaine qui résultait de la con-
quête, et par l'effet de l'action irrésistible des circonstances
économiques.
Mais le système féodal ne se développa pas immédiatement;
loin de là, il a fallu cinq siècles de transition, commençant à
la conquête du V^ siècle et finissant à la fin du IX^, avec la
chute de la dynastie carlovingienne, pour constituer définiti-
vement, en Europe, ce que l'on a appelé le régime féodal.
L'époque barbare tout entière est une époque d'enfante-
ment. Pendant cette période, la société, comme la nature,
nous dit-on, avant l'apparition de l'homme et de l'ordre phy-
sique actuel, a passé par des phases successives de dévelop-
pement, dont le but était la féodalité, mais dans lesquelles ce
système n'apparait point encore, dans lesquelles il semble
même quelquefois que Ton cherche à éviter cette issue, tandis
que la force des choses y conduisait fatalement.
A. De l'établissement territorial.
Les termes de conquête et d'invasion font illusion, ils ne
s'appliquent pas exactement. La conquête se fit en quelque
àTABLIflSKMKfT TERRITOAUL. (7
aorte du dedans , car, à l'excq>tion des Huns , qui furent
en définitive repousses dans les steppes de TAsie, d'où ils
étaient venus , tous les peuples qui s'établirent en premier
lieu sur les terres de l'onpire y étaient arrivés conune auxi-
liaires.
L'étabUssement territorial, le partage des terres entre les
conquérants ne fut pas non plus tout à fait ce que le mot de
partage semble indiquer. On ne doit se représenter ni un âdt
qui s'accomplit du jour au lendemain et partout de la même
manière, ni une spoliation comparable à celle que commet un
ennemi qui envahit tout à coup un pays peuplé et cultivé
comme ceux de l'Europe actuelle. Les campagnes des pro-
vinces septentrionales, et même de l'Italie, étaient presque dé-
peuplées d'hommes libres ; ceux-ci s'étaient réfugiés dans les
viUes.
Pour Inen saisir le caractère de cet événement décisif pour
l'organisation future de la propriété, entrons dans quelques
détails. Parmi les états barbares qui se fondèrent sur les terres
de l'empire, on peut citer deux classes : ceux qui furent fondés
du consentement du gouvernement impérial et qui restèrent
pendant qudques moments sous sa suzeraineté, et ceux qui
furent fondés par la conquête proprement.
Dans la première classe se rangent les deux royaumes go-
thiques et celui des Bourguignons ; dans la seconde, essentiel-
lement, le royaume des Lombards. Le royaume franc tiendrait
des deux espèces. Nous résumerons rapidement ce que les
historiens nous ont appris sur la manière dont eut lieu
l'établissement territorial en Gaule et en Italie.
Italie. — Odoacre, qui mit fin à l'empire d'Occident, n'était
pas un conquérant étranger» c'était le chef d'une de ces ar-
48 FORMATION DU SYSTÈME FÉODAL.
mées barbares que les empereurs avaient prises à leur solde,
leurs propres sujets ne suffisant plus à la défense de l'Etat.
Les soldats d'Odoacre, natifs de diverses nations, parmi les-
quelles dominaient les Hérules et les Kugiens, demandaient
un tiers des terres de l'Italie. Oreste, père de Romulus Augus-
tule, refusa, et ce refus amena la catastrophe préparée de
longue main. La demande du tiers des terres, qui fut ensuite
octroyé à ses soldats par Odoacre, étiiit en analogie avec la loi
romaine, qui imposait aux propriétaires qui recevaient des
troupes en quartiers de leur abandonner le tiers de leur
maison.
La prise de possession de l'Italie par Théodoric, roi des Os-
trogoths, fut une conquêtd vis-à-vis d'Odoacre, mais elle fut
plutôt une restauration par rapport à l'empire, puisque Théo-
doric avait été appelé en Italie par l'empereur de Constantino-
ple, Zenon. Les rapports primitifs entre les Ostrogoths et les
Komains sont déterminés par ce fait, et les Romains ne sont
point, sous Théodoric, dans la position de vaincus. Les Goths
reprirent aux Hérules le tiers des terres que ceux-ci avaient
reçu. Seulement, comme les Goths étaient plus nombreux,
beaucoup de propriétaires romains, qui n'avaient pas été ap-
pelés à partager avec les Hérules, durent aussi céder le tiers
de leurs possessions aux nouveaux venus ; on rapporte que
le patrice Liberius, chargé par Théodoric de diriger l'exécu-
tion de cette mesure délicate, s'en acquitta de manière à la
rendre le moins oppressive possible pour les propriétaires ro-
mains.
Les lois des Lombards ne renferment rien sur le mode de
partage territorial. Paul Diacre ne dit rien non plus de ce que
fit Alboin à ce sujet ; mais il dit, en revanche, que son succes-
seur* Clephis, se montm cruel envers les Romains ; et il ajoute
PARTAGE DES TERRES EN ITALIE. 49
que , pendant le gouvernement des ducs , qui , durant dix
ans, succéda au règne de Glephis, beaucoup de nobles ro-
mains périrent victimes de Tavarice des vainqueurs. Venant
ensuite au partage , il s'exprime ainsi : a Reliqui vero per
kostes divm ut tertiam partem suarum frugum Longobardis
persolverent trihutarii-efficiuntur. »
Autaris étant devenu roi après cet interrègne, Paul Diacre
dit encore : « Papuli tamen aggravati per Longohardos hospites
partiuntur. » Il existe une controverse sur la manière d'en-
tendre ces deux passages. Savigny estime que d'abord chaque
Romain dut livrer un tiers de son revenu à un Lombard dont
il fut l'hôte, et qu'il faut lire hospites, au lieu d'hostes, dans le
premier passage ; sous Autaris, cet état de choses n'aurait fait
que continuer. Léo prétend que les Lombards pratiquèrent,
envers les Romaiins, une sorte de destruction systématique,
que les hommes libres restant furent réduits en servitude et
soumis à un cens équivalent au tiers du revenu brut. Troya
partage cette manière de voir et propose de lire, dans le second
passage : per Longobardos, hospites patiuntur. Au sujet du se-
cond passage, MM. de Yesmes et Fossati ( Ftcende délia fro-
prieta in Italia) mettent en avant une autre version, qui serait
celle du code ambrosien , et qui porte : pro Longobardis
koipicia partiuntur.
Nous pensons qu'on peut prendre le premier passage de Paul
Diacre tel quel. A l'arrivée des Lombards, on impose aux pro-
priétaires'romains le tribut du tiers du produit brut à répartir
entre les vainqueurs, qui ne se seraient chargés pour lors d'au-
cun souci de culture et auraient continué à vivre comme une
armée fixée en pays ennemi. Quant à l'arrangement subsé-
quent introduit sous Autaris, nous admettrions de préférence
l'opinion de MM. de Yesmeset Fossati; d'autant plus que le
■ÉII. ET DOCini. XYI. 4
SO FORMATION DU SYSTÈME PiODAL.
texte de Thistorien des Lombards montre que cet arrange
ment fut un soulagement pour les anciens habitants et fut
suivi d'une ère de calme et de sécurité relative qui exclut l'idée
de nouvelles violences, comme l'aurait été la réduction de tous
les Romains libres en servitude. Dans cette manière de voir,
les populations romaines, surchargées par le tribut du tiers,
qui mettait à leur charge tous les frais de culture , en au-
raient été dispensées moyennant la cession de terres qu'elles
auraient dû foire en faveur des Lombards ; ainsi on serait, au
bout de quelque temps, revenu au système ordinaire du par-
tage des terres, selon une mesure quelconque, entre les an-
ciens possesseurs et les Barbares nouvellement arrivés *. —
Diverses raisons tendent d'ailleurs à démontrer que la réduc-
tion en servitude de la totalité de la population romaine n'a
nullement eu lieu. On voit, entre autres, que, déjà sous Au-
taris, il y avait, dans les états lombards, des villes populeuses
et florissantes ; or, ces villes n'étaient certainement pas habi-
tées uniquement par les Lombards ; de plus, les lois de Rotaris
distinguent les arimans lombards {exercitales) des autres hom-
mes libres ; or, tous les hommes libres lombards étaient des
exercitales.
Gaule. — Nous ne nous arrêterons pas à ces premiers éta-
blissements de tribus germaniques en Gaule, qui eurent lieu
lorsque l'empire romain avait encore une certaine force, el
qui diffèrent peu des concessions de terres létiques dont il a
déjà été question, et nous commencerons par celui des Bur-
* Hospida équivaut ici au mot germanique aWerghe ou herberge, qui» en
Italie, est resté le nom du manoir des maisons nobles. C*est ainsi qu'on voit
encore à Malte Tauberge de Castille, Tauberge de France, qui étaient les de-
meures particulières des chevaliers espagnols et français.
pàetage des burgondbs. St
gondes ou Bourguignons * . Le premier personnage historique
de ce peuple est le roi Gunther, qui joue un rôle dans la tradi-
tion des Niebelungen; sa participation à Télévation de l'empe-
reur Jovinus à Mayence, en 412, nous montre en lui un roi
barbare au service de Rome. On croit que ses fils périrent à la
bataille de Chàlons, où ils combattaient du côté de Rome contre
le roi des Huns.
L'occupation de la Savoie, de la Franche-Comté et de THel-
vétie romane par les Burgondes remonte, à ce que Ton croit,
au r^e de Gunther. M. de Gingins a démontré que cette oc*
cupation eut lieu sur l'appel des populations romaines et s'ef-
fectua ensuite d'une convention conclue avec les magistrats
des cités occupées *. Les Burgondes reçurent les deux tiers des
terres, mais le partage s'opéra par régions ou quartiers, et non
par cantonnements sur les terres des anciens habitants. Les
nouveaux venus, peuple pasteur plutôt qu'agriculteur, s'éta-
blirent dans les contrées montagneuses du Jura et des Alpes,
qui avaient été déjà souvent dévastées par les Allemands, et
laissèrent aux Romains les districts de la plaine, plus cultivés
et plus fertiles. Selon l'auteur cité, en échange des terres
qu'ils cédèrent aux Burgondes, les Romains auraient stipulé
l'abolition des impôts romains, qui, comme on sait, étaient de-
venus une charge insupportable pour les populations.
' Le nom de Burgondes vient, selon quelques-uns, de burg, château, lieu
fortifié ; cette étymologie est peu probable, car les Burgondes, pas plus que
les autres Germains, n'habitaient dans des lieux fermés. Je préfère l'étymo-
logie tirée de burg, caution, garantie ; Burgondes signifierait donc les guer»
riers qui se sont donné garantie mutuelle, les guerriers associés.
* M. de Gingins place cet établissement en 456, et invoque à ce sujet le
témoignage de Marins, évéque d*Avenches, d*après lequel il aurait eu lieu
dans l'année de la déposition d'Avitus; d'autres veulent qu'il ait eu lieu
ru 448.
B2 FORMATION DU STSTÈMB PiODAL.
Le partage mentionné dans les lois de Gondebaud ne se ra{h
porte pas à cette première partie de rétablissement, mais à la
seconde, qui eut lieu en 470, vingt ou trente ans plus tard,
lorsque Tusurpateur Antbémius céda aux Burgondes la partie
méridionale de leur royaume, comprenant le Lyonnais et le
Dauphiné. Dans cette partie de leurs établissements, les Bur-
gondes auraient été reçus , d'après l'ancien usage , comme
alliés {fœderati), de la même manière qu'ils avaient déjà oc-
cupé auparavant la Bavière rhénane. Gondebaud, le législa-
teur, était le petit-fils de Gunther ; il commença à régner en
473; sa capitale était Lyon. Son frère Gbilpéric, qui régnait à
Genève, fut le père de Glotilde, femme de Glovis ; il paraît
avoir été soumis à la suprématie de Gondebaud, son frère atné.
D'après les détails que donne la loi, le second partage fut fait
de telle sorte que la maison et la terre cultivée de chaque pro-
priétaire romain étaient partagées entre lui et son hôte bur-
gonde. Les forêts et les p&turages pouvaient être laissés en
commun.
Si l'un des co-propriétaires {consortes) cultive une terre en
friche, il doit en laisser cultiver une part équivalente à l'au-
tre ; si l'on partageait les terres non cultivées, le Burgonde,
plus pasteur qu'agriculteur, en avait les deux tiers ; mais, en
revanche, le Romain conservait les deux tiers des esclaves. Il
est probable que les principaux des Burgondes furent associés
aux plus riches d'entre les Romains. Les rois eurent, dès l'ori-
gine, des propriétés fort étendues ; c'étaient sans doute les
terres du fisc impérial, dont ils se mirent en possession.
Le Burgonde, nouvel arrivant, ne recevait, selon une addi-
tion à la loi attribuée à Godomar, que la moitié de la terre de
l'hôte romain qui lui est assigné, mais sans esclaves; un
affiranchi burgonde recevait seulement un tiers. Si un Bur-
PARTAGE DBS WISIG0TH8 ET DES FRANCS. 53
gonde ou un Romain n*a pas de bois dans son lot, il peut en
prendre pour son usage dans les forêts de ses voisins.
Les Wisigoths, amenés par Alaric en Italie, étaient déjà
venus s'établir dans la Gaule méridionale en 41:2, sous la con-
duite d'Ataulf . Ce prince avait eu d*abord pour dessein d'extir-
per le nom romain ; mais, s'étant convaincu qu'avec lesGotbs,
il ne parviendrait pas à constituer un état policé, il changea
de système et se rattacha aux traditions romaines et à la suze-
raineté de l'empereur d'Orient. Dans la seconde moitié du V*
siècle, Euric étendit la domination des Wisigoths sur l'Espagne
et cessa de reconnaître l'empire : a Euricas crebrem mutatio-
nem romanorum principum cemens, Galliam et Hispaniam suo
jure nisus est occupare, )> dit Jornandès.
Le code des Wisigoths renferme peu de choses sur le par-
tage, ce qui vient des remaniements qu'il subit à diverses re-
prises. Ce que le Romain garde et ce que le Wisigoth acquiert
se nomme également sors ; le Goth a les deux tiers de la terre
cultivée et le Romain le tiers ; il n'est pas question de la maison,
des jardins, des esclaves, non plus que des pâturages et des
forêts, qui peut-être restèrent en commun. — Euric rendit la
sécurité aux propriétaires romains, qu'on menaçait de nou-
veaux partages, en déclarant ceux qui avaient eu lieu irrévo-
cables ; les impôts furent maintenus sur les terres laissées aux
propriétaires romains.
Les Francs sont le peuple dominant dans le nord de la
Gaule dès le commencement du YI® siècle ; on n'a pas de no-
tices positives sur la manière dont se fit leur établissement. Us
s'étaient, au III® siècle, fixés dans certaines contrées de la Bel-
gique et du Gambrésis. Sous Clovis, ils s'étendirent considéra-
blement, appuyés qu'ils étaient par les évéques gaulois, qui
les préféraient aux autres Barbares, bien qu'ils fussent les
84 rORMATIOIf DU SYSTàllE FÉODAL.
plus farouches de tous, parce qu'ils étaient catholiques, tandis
que les autres étaient ariens.
L'opinion du plus grand nombre des auteurs modernes, tels
que Dubos, Laferrière, Pardessus, Guérard, Savigny et Waitz,
est que les biens de la couronne et les terres vacantes suffirent
pour fournir d'alleux les compagnons de Clovis. La loi salique
fait mention de propriétaires romains {romani possessores) dont
le wergeld tient le milieu entre celui des Romains convivœ re-
gis et celui des Romains tributarii ; il est la moitié de celui
d'un propriétaire franc.
B. Des bénéfices.
Chez les Germains» le peuple était organisé militairement,
et la qualité d'homme libre impliquait celle de guerrier ; ce
n'est donc pas pour servir de base à la défense de l'Etat que le
système bénéficier fut établi. Ce système ne fut point une con-
tinuation des concessions de terres empbythéotes aux soldats
employées dans les derniers temps de l'empire ; il fut, comme
l'ont remarqué Montesquieu et la majorité des écrivains mo-
dernes qui ont traité ce sujet, la continuation du gasindi.
Lorsque l'empire d'Occident cessa d'exister, les provinces
septentrionales et l'Italie même étaient fort dépeuplées, la po-
pulation libre s'était réfugiée dans les villes, et les campagnes
n'étaient plus guère habitées que par des esclaves et des colons
peu nombreux relativement à l'étendue des terres h cultiver.
Les grands propriétaires, résidant dans les villes, furent donc
à peu près les seuls sur lesquels portèrent les premiers par-
tages et qui furent dépouillés, ici du tiers, là de la moitié de
domaines immenses, mais qui étaient néanmoins pour eux de
très mince rapport.
NAissÀMCK DU liiiinci.
Les armées des Barbares étaieDt en grande partie formées
par les gasindi des divers chefs ; il ne faut donc pas s'imagi-
ner, ainsi que le remarque judicieusement M. Guizot, que
chaque soldat barbare soit devenu propriétaire par suite du
partage ; selon toute apparence» les simples compagnons res-
tèrent auprès de leur ancien chef, vivant, selon les anciennes
mœurs, à sa table et dans sa maison.
L'état de troubles et de violences qui caractérise l'époque
de la conquête se prolongea bien longtemps après, et les che&
n'auraient eu garde de se défaire de la troupe dévouée à la-
quelle ils devaient leurs richesses nouvelles, au moyen de la-
quelle ils pouvaient les conserver et les accroître ; habitués,
d'ailleurs, au mouvement animé et aux plaisirs de la vie en
commun, les compagnons se seraient faits difficilement . à
l'état d'isolement paisible et monotone qui constitue la vie
d'un simple paysan. Le désir de s'établir et d'assurer l'exis-
tence d'une famille engagea cependant peu à peu les compa-
gnons à recevoir de leurs chefs et patrons des terres au lieu
de l'entretien. Le besoin de donner des bras à la terre et de
diminuer les bouches inutiles portait les chefs à cette me-
sure ; les compagnons conservaient avec le chef les rela-
tions qui avaient existé lorsqu'ils faisaient partie de la mai-
son ; ils lui conservaient la même fidélité, et cette fidélité se
manifestait surtout par le service militaire.
Les rois, qui avaient les nombreuses terres fiscales à leur
disposition, les distribuèrent à leurs leudes, lesquels avaient
eux-mêmes des compagnons qu'ils pouvaient établir à leur
tour de la même façon qu'ils l'avaient été eux-mêmes.
Dans les lois barbares, les compagnons portent une foule
de noms, qui tous témoignent du rapport personnel qui les
lie à leur chef. Les plus usités sont ceux de fidèles et d'an-
86 FORMATIO!! MJ SYSTEMS FEODAL.
trustions, qui sont la traduction l'un de l'autre {treue, fiié-
lité). Le Liber consuettAdinum imperii Romani les appelle ho-
mines ligii; les Gapilulaires emploient les expressions ser-
vientes, famuli, ministeriales, qui prouvent la persistance
d'un rapport de domesticité. L'usage de récompenser les com-
pagnons par des repas les fait aussi appeler convivœ {convivœ
régis) ; le nom de leudes, qui, en langue germanique, indique
la dépendance, est le plus usité de tous. M. Guérard ne croit
pas que le terme de leude et celui de lide aient eu la même
étymologie ; cette opinion est en opposition avec celle des
écrivains allemands, dont l'autorité en ce point me semble
devoir l'emporter ; d'ailleurs, bien que la condition person-
nelle des leudes et celle des lides fût fort différente dans la
période barbare, il y avait toujours, dans l'une et l'autre, le
trait essentiel commun, celui de la dépendance personnelle.
M. Guérard pousse si loin le désir de distinguer, qu'il fait
des catégories distinctes des leudes et des antrustions, on ne
sait sur quel fondement. Plus tard seulement prévalut le mot
de vassal, dont la signification est analogue, soit qu'on la
fasse dériver de hassi, vassi, terme de basse latinité, qui au-
rait désigné l'infériorité ; soit qu'elle vienne de gtMsallus,
d'où l'on aurait fait gesel en allemand moderne. D'autres font
venir guasallus ou vctssus du mot celtique gwas, qui signifie
proprement jeune homme à la suite d'un chef. Cette étymo-
logie est directe et n'offre rien de forcé comme la première ;
le mot vassal est plutôt usité dans les langues romanes, en
France et en Italie ; en Allemagne, il n'a été employé que
postérieurement et dans les écrits rédigés en langue latine.
C'est sans doute de guasallus que l'Espagne a fait son alguazil
(les alguazils sont les suivants du juge). Le terme seigneur
{senior), qui, dans le langage féodal, correspond au terme
NATURE DU BJafÉFIGB. 87
vassal , est déjà usité dans les actes de l'époque barbare,
comme synonyme du princeps du passage de Tacite touchant
iesgasindi. Dans le bénéfice, comme dans le fief qui lui a
succédé, le senior est le propriétaire, appelé aussi potens et
possessor dans quelques textes contemporains. Le terme la-
tin dominus, maître, propriétaire, remplaça celui de senior,
vers le lY* siècle, dans les actes en latin ; dans la langue vul-
gaire, au contraire, le mot seigneur s'est conservé.
Au moment de la conquête, le bénéfice n'est encore que
Texception. Les terres distribuées aux Barbares lorsqu'ils
commencèrent à se fixer sur le sol de l'empire ne le furent
pas h la condition d'un service militaire, comme celles qui
avaient été données précédemment aux lœti fœderati par les
empereurs romains ; elles devinrent une propriété libre des
familles, un alleu ; la preuve, c'est que sors et allod ont pu
être envisagés comme une même chose.
Les premiers bénéfices paraissent avoir été donnés par les
rois barbares à leurs leudes sur les terres fiscales dont ils
firent leur propriété ; ils n'étaient pas donnés à la condition
du service militaire exigé des leudes, car le lien personnel
était préexistant, mais il était le par-contre, le prix de cette
obligation '. Cette circonstance concourt à expliquer pour-
* M. de Rodt {Bénéficiai wesen)y reprenant jusqu'à un certain point Topinion
de Mably, qui avait soutenu contre Montesquieu que le bénéfice militaire
n'existait pas du temps des Mérovingiens, a cherché à démontrer que ces pre-
miers bénéfices étaient toujours donnés en don pur et par conséquent n'étaient
pas des bénéfices dans le sens qu'on entend généralement. Cette manière de
voir a obtenu un assez grand succès ; plusieurs écrivains des plus récents, entre
autres, Waitz et Walter, paraissent l'adopter; mais le fait fût-il parfaitement
établi par les documents cités par de Rodt, la conclusion qu'on en tire dé-
passerait encore les prémisses. Qu'importe, en effet, que le bénéfice fût donné
en don pur, si de telles donations avalent lieu seulement en faveur des leudes
S8 FORMATION DU SYSTAmB FÉODAL.
quoi les bénéfices militaires se sont développés plus forte-
ment et plus tôt chez les Francs ; la partie des Gaules dont ils
s'emparèrent étant dès longtemps exposée aux invasions ger-
maines, contenait plus de terres abandonnées par les anciens
propriétaires et devenues par là possession du fisc. En réalité,
Fappropriation du tribut était bien plus facile, bien moins
compliquée que celle du sol appartenant aux anciens habi-
tants, et si le tribut eût suCB le partage n'aurait pas eu lieu.
Diverses causes contribuèrent à détruire la propriété in-
dépendante ou allodiale, pour la remplacer par la propriété
féodale ou bénéficiaire.
Les chefs barbares, une fois devenus propriétaires, eurent
bientôt appris le parti qu'ils pouvaient tirer de leurs terres
au profit de leur puissance, et dès lors ils s'appliquèrent,
avec leur avidité et leur violence habituelles, à les étendre»
moins encore pour les produits matériels qu'ils en pouvaient
retirer, qu'afin d'augmenter par ce moyen le nombre de leurs
compagnons.
L'étendue des nouveaux royaumes formés par les Ger-
mains et l'établissement des armées nationales sur des terres,
rendaient aussi les guerres plus onéreuses ; lorsque la nation
ne se souciait pas d'y prendre part, force était au roi de re-
courir à ses seuls clients. Les princes et les chefs luttaient
donc à l'envi pour augmenter le nombre de leurs compa-
gnons et pour s'attacher cette jeunesse barbare toujours
du donateur, de ceux qui, étant engagés envers lui par un lien de fidélité
personnelle, lui devaient déjà le service en cette qualité? m Ame dans cette
hypothèse, le bénéfice était toujours le par-contre de Tobligation, seulement
l'obligation existait antérieurement à la réception du prix, au lieu que le prix
soit livré au moment même où Tobligation est contractée; la différence est,
au fond, peo sensible.
' DESTRUCTION DES ALLEDX. 89
avide des hasards et des combats ; mais, pour cela, il fallait
avoir des terres à distribuer ; lors donc que les princes et les
chefs eurent distribué leurs domaines, comme on ne pouvait
plus recourir aux invasions pour s'en procurer de nouveaux,
on se mit sur le pied de forcer les propriétaires libres à en-
trer dans les liens du vasselage, soit en les dégoûtant de leur
position par mille vexations, soit en leur accordant des avan-
tages de nature à leur faire préférer une subordination pro-
fitable à une indépendance pleine de périls et d'insécurité.
Du VII" au X* siècle, les propriétaires d'alleux furent en
grande partie dépouillés ou réduits à la condition de vassaux.
La fréquente répétition des injonctions royales contre ces
spoliations, montre leur impuissance. Il faut voir, dans Ba-
luze, comment la nouvelle aristocratie s'y prenait et quelles
étaient les plaintes des petits propriétaires. « Us disent que,
toutes les fois qu'ils refusent de donner leur héritage à l'évé-
que, à l'abbé, au comte, au juge ou au centenier, ceux-ci
cherchent aussitôt une occasion de les perdre ; ils les font
aller à l'armée jusqu'à ce que , ruinés complètement , ils
soient amenés, de gré ou de force, à livrer leur alleu ; mais,
quant à ceux qui ont cédé à la volonté des puissants, ils res-
tent dans leurs foyers sans qu'on les inquiète jamais. »
On voit, par ce passage, que c'étaient surtout les employés
qui se servaient de leur position pour multiplier les bénéfices.
Les propriétaires libres qui étaient réduits, par la misère
des temps, à entrer au service d'un grand, faisaient usage de
ïà recommandation ; ce contrat, qui servait, sous l'empire,
à éviter les exactions du fisc en entrant dans la clientelle
d'un possesseur d'immunité, sert, dans la période barbare, à
opérer la conversion volontaire d'un alleu en bénéfice ou en
ceosive ; la censive est un bénéfice d'un ordre inférieur, dont
60 FORMATION DU STStiMB FEODAL.
.le détenteur n'est pas soumis uniquement au devoir mili-
taire, mais paie une redevance unie quelquefois à des pres-
tations corporelles ^ L'Eglise, de son côté, lorsqu'on lui re-
commandait une terre libre, la convertissait généralement en
précaire ; dans ce cas, le propriétaire cédait la terre, puis la
recevait en usufruit, accompagnée d'une autre, mais sous
charge d'une redevance.
Les causes qui au;^entèrent les bénéfices et diminuèrent
les alleux en proportion, n'agirent pas partout avec la même
intensité; dans les pays purement germaniques, l'ancien
système de propriété ne se transforma que peu à peu : les
fiefs du soleil , qui existaient encore en Allemagne à une
époque où le système féodal avait tout envahi, ne sont autre
chose que le type de propriété libre, sur lequel les Germains
avaient établi les alleux dans les pays conquis.
Les alleux se maintinrent aussi en partie dans le Midi, en
Italie, en Espagne et dans la Gaule d'Uutre-Loire, et là par
l'influence du droit romain.
On a répété, d'après le livre des fiefs, que les bénéfices
furent d'abord révocables à volonté, qu'on les donna ensuite
pour un temps déterminé, puis à vie; qu'enfin, ils devinrent
héréditaires. Il est peu vraisemblable , observe M. Guizot,
que les faits se soient assujettis à une marche aussi systé-
matique.
* Lorsque le bénéficier tint la terre en attribution directe et gratuite, ou
qu'elle lui fut retournée par la recommandation, les terres données en béné-
fice le fiirent in feodo ou in cemu ; plus tard, la charge détermine le nom de
la concession : les terres données m cenw ftirent dites oennves; celles qui fu-
rent assujetties au service militaire furent nommées fiefs. Le terme de béné-
fice militaire a servi d'intermédiaire. Feuda se trouve pour la première fois
dans les actes du IX« siècle. Dès lors, le terme de bénéfice fût supprimé et
remplacé par celui qui désignait la catégorie particulière de la possession.
nusis wj B&icincB. 61
n est plus vrai de dire qa'il y a ea, dès le commencemeDi,
une laite entre deux tendances naturelles, celle du bénéfi-
cier à garder le béné6ce, el celle du seigneur à le reprendre
quand cela lui convient. L'un ou l'autre mode de concession
aura prévalu , selon que les circonstances auront favorisé
les représentants de ces intérêts opposés.
La révocation arbitraire des bénéfices a lieu souvent sous
les Mérovingiens ; est-ce à dire qu'elle fut la règle générale?
L'amovibilité d'une concession de terre érigée en règle gé-
nérale se conçoit difficilement, car le cultivateur, engageant
son travail et un certain capital dans la terre, il faut bien
qu'il ait quelque garantie d'en retirer les fruits. Il est à sup-
poser qu'on ne pouvait retirer le bénéfice sans motifs vala-
bles, mais la force put souvent tenir lieu de motif.
Les bénéfices à terme fixe ont été introduits par suite de
l'application à ce contrat des règles du droit romain rela-
tives au precarium, concession gratuite d'usufruit pour un
terme assez court. Une ordonnance de Gharles-le-Chauve
fixe la durée du bénéfice in precario à cinq ans; au bout de
ce terme, le bénéficier doit faire renouveler son titre.
Les bénéfices à vie sont aussi anciens que les bénéfices à
terme. A dater des Garlovingiens, les diplômes contiennent
ordinairement la clause de viager ; on s'efforçait d'empê-
cher que ces bénéfices à vie ne fussent transformés en alleux,
nom qu'on donnait abusivement alors aux bénéfices hérédi-
taires ; mais les efforts de la loi furent vains.
La première phase de la formation du système féodal com-
prend toute la période durant laquelle les bénéfices furent
donnés, soit à titre révocable, soit pour un certain temps,
soit pour la vie du donataire. Dans cette période, la relation
des compagnons avec leur chef, de personnelle devient réelle.
62 FORMATION. DU STSTiMB FÉODAL.
La secoDde phase de cette formation est celle durant la-
quelle les vassaux obtinrent Thérédité des bénéfices.
L'esprit de stabilité et Tesprit de famille ont remplacé plus
ou moins l'esprit d'aventure et de compagnonage ; et, après
une série d'usurpations réciproques entre les bénéficiers et
les donataires, entre les comtes et les rois, après quatre siè-
cles d'oscillations, on est arrivé à une solution qui, en régu-
larisant l'état de la propriété, donne enfin une base fixe à
l'ordre social.
L'histoire du bénéfice appartient essentiellement à celle
des institutions des Francs. Voyons encore ce qu'étaient de-
venus les éléments féodaux chez les autre4s peuples qui s'éta-
blirent dans l'empire.
Dès l'époque de leur établissement, la loi des Bourgui-
gnons fait mention de terres fiscales qui furent données par le
roi, auquel elles avaient été attribuées, à des nobles {opti-
males). Ce sont là des bénéfices, et les nobles qui recevaient
ces terres étaient membres de la trustis du roi qui les leur
donnait ; mais, pour le moment, ces concessions restèrent
une exception, et les terres distribuées lors du partage le
furent, dans la règle, à titre d'alleu. Sous la domination des
Francs^ l'institution des bénéfices eut, chez les peuples qu'ils
s'assujettirent , le même sort que chez les Francs eux-
mêmes.
Une loi d'Euric, de la fin du Y® siècle, fait voir l'institu-
tion du bénéfice militaire dans ses premiers commencements.
Cette loi nous montre que, chez les Wisigoths, comme dans
les forêts de la Germanie , l'engagement du vassal n'était
que le choix d'un chef ; acte libre par lequel le guerrier ger-
main aliénait sa liberté, seulement d'une manière relative et
temporaire.
LE ■iwiHUE Bf DEHORS DBS FlUlfCS. 63
Noos transcrirons ici ce passage important à cause de son
antiquité.
« Si quelqu'un» dit la loi , a donné des armes ou autre
diose à celui qui est sous son patronage, qu'elles restent au
pouvoir du donataire, si le donataire aime mieux choisir un
autre patron ; qu'il soit libre de se recommander à qui il
voudra, car on ne saurait refuser ce droit à l'homme ingénu,
qui peut toujours disposer de sa personne ; mais alors il de-
vra rendre à son patron tout ce qu'il en aura regu.
» Que la même loi soit observée entre le fils du patron et
le fils du patroné, de telle sorte que, si le patroné, ou ses
fils après lui, veulent continuer leurs services au fils du pa-
tron, ils conservent ce qu'ils en auront reçu. Mais, s'ils se
décident eux-mêmes à quitter les fils ou les petits-fils de
leur patron, qu'ils restituent tout ce que le patron a donné
à leur auteur. »
Si les fragments de la loi des Wisigoths que nous possédons
attestent l'existence de bénéfices aussi anciens que ceux des
Francs, il parait cependant que leur rôle fut moins considé-
rable, moins prépondérant dans l'organisation de la société '.
Il résulte encore de ces fragments que, dès le principe, le
seigneur eut, après la mort du vassal, le droit de choisir un
époux à sa fille, si le vassal ne laissait pas de fils; ainsi,
dans ce cas, le mundium de la fille lui appartenait. C'est en
vertu du même titre que les premiers Mérovingiens déli-
* Dans un texte, le bénéficier est appelé buceeîlariusy d'où l'on a fait ba-
chelier ; ce mot vient de buceus, la bouche ; c'est l'équivalent du mot convive,
employé aussi pour désigner les compagnons. C'est à tort qu'on l'a traduit par
porteur de bouclier, écuyer. Ducange rend bucceUariuê par client, vema qui
paîroni panem ediL L'épithète de ntiln/t», dont se sert Grégoire de Tours, a
exactement le même sens.
64 rORMATION DU SYSTAmE FiODAL.
vraient des prœceptiones, par lesquelles ils autorisaient ceux
qu'ils voulaient favoriser à épouser les filles ou les veuves
riches de leurs leudes décédés.
La loi des Lombards constate l'existence d'une relation de
compagnonage analogue à celle qui existait en Espagne, et
tout aussi libre. Les Francs importèrent les bénéfices en Ita-
lie ; chez ce peuple, le bénéfice avait pris de bonne heure
beaucoup plus de consistance , et la règle y était que nul ne
peut quitter son seigneur sans son consentement ou sans
une juste cause. Cependant Pépin, roi d'Italie, n'admit pas
d'abord complètement le système des Francs, car il déclare,
dans une loi, que les hommes libres lombards sont maîtres
de se recommander à qui ils veulent, comme cela s'est pra-
tiqué du temps des rois lombards.
Cette loi est en opposition avec celle de Charlemagne, qui
fixe ainsi lés cas dans lesquels on peut quitter son seigneur :
« Que tout homme qui aura reçu de son seigneur la va-
leur d'un soliius S ne le quitte point, à moins que le sei-
gneur n'ait voulu le tuer ou le frapper violemment, ou dés-
honorer sa femme ou sa fille, ou lui ravir son héritage. Mais,
après U mort du seigneur, un homme peut se recommander
à qui il veut. »
On voit que la perpétuité du lien, qui était le vœu et la
tendance de la loi franque, n'existait pas en Espagne et en
Italie, et c'est pour cela que la France est, à juste titre, con-
sidérée comme le berceau de la féodalité.
Par la conquête franque, les Romains devinrent les égaux,
* Le $ou dont il est question ici n'est pas un paiement, mais une arrtie ;
c*ett Porigine du mot soldat, qui veut dire engagé : le sou est le symbole de
son engagement
DES HONNEURS. 65
noD-seulemeot des Lombards , mais aussi des Francs ; les
Francs n'opérèrent pas un partage de terres , comme leurs
prédécesseurs, ils ne prirent que ce qui leur fut donné en
bénéfice comme employés ou fidèles du roi ; encore beaucoup
de bénéfices furent-ils donnés à des Lombards, car la con-
quête avait été (aite à l'aide d'un parti lombard. Des Romains
ricbes purent aussi obtenir des bénéfices , car le droit de
porter les armes et l'obligation de l'hériban étaient communs
à toutes les nations de l'empire franc.
Lorsque Charlemagne mit ses premières garnisons fran-
ques dans les grandes villes de Lombardie, il leur donna des
bénéfices pour solde ; l'institution des comtes , centeniers ,
vicaires, etc., résultat de la division des grands duchés en
circonscriptions plus petites, introduisit aussi le système des
honneurs, tel qu^on le trouve chez les Francs, sur toute
l'étendue de l'Italie franque.
En Italie , le concédant était , d'après une locution em-
pruntée au droit romain , appelé senior, d'où viennent les
termes signor en italien, senhor en espagnol, et seigneur en
français ; par analogie, le bénéficier aurait dû s'appeler ju-
nior, mais ce terme ne fut usité que pour les sous-bénéfi-
ciers ; les bénéficiers directs furent appelés vassi, et les sous-
bénéficiers, appelés quelque temps juniores, furent plus gé-
néralement appelés vavassi, c'est-à-dire vassi vassorum ; en
raison de leurs obligations militaires, on les appelait aussi
milites, par opposition au peuple, fopulus, cives.
G. Des honneurs.
Dès le début de l'époque barbare, on trouve mentionnés
les bénéfices et les bonneivs ; mais les auteurs qui ont re-
Mte. ET DOCUV. XVI. 5
66 FORMATION DU SYSTÈME FÉODAL.
cherché dans Tépoque barbare les principes dont le dévebp-
pement a produit le système féodal, n'ont, en général, pas
distingué bien nettement ces deux institutions. On nous dit
ordinairement que les bénéfices sont des terres données à un
leude ou vassal contre l'obligation de la fidélité et du service
militaire, et que les honneurs sont les charges publiques,
dont les titulaires étaient les ducs, comtes, margraves, vi-
caires, centeniers, et l'on ajoute que ces charges étaient rétri-
buées au moyen de bénéfices. Ceci déjà n'est' pas entièrement
exact, ou du moins ne fut pas la règle générale.
Ensuite, on confond l'honneur et le bénéfice, les fonctions
publiques et la possession des terres à titre de bénéfice, l'in-
féodation des terres et celle des offices ; et l'on se borne à in-
diquer le moment où les bénéfices sont devenus héréditaires
cooune celui de la formation définitive de la féodalité.
L'histoire a suivi, en réalité, une marche moins simple. Si
les fonctionnaires des états barbares, et de l'empire franc en
particulier, ont eu des bénéfices, les particuliers, les non-fonc-
tionnaires en ont eu aussi. D'un autre côté, les fonctions pu-
bliques de l'époque barbare n'ont pas été généralement rétri-
buées avec des terres, ainsi que nous allons le faire voir tout
à l'heure. Du reste, de la nature même des institutions dont
il s'agit, on peut préjuger d'entrée que leur développement
n'a pas pu être en tous points identique.
Pour bien saisir la nature des honneurs de l'époque bar-
bare, il faut remonter aux institutions de l'empire romain.
Les procurateurs chargés de la perception des redevances dans
les provinces avaient un cortège nombreux d'officiers subal-
ternes, dont les principaux étaient appelés comités, probable-
ment parce que -c'étaient de jeunes nobles qui, de Rome, ac-
compagnaient le gouverneur dans la province confiée à ses
LES HONNEURS SOUS l'eBCPIRE. 67
soins ; les autres étaient nommés, selon leur rang, vicarii,
exactares, etc. Tous reçurent le nom générique de judices,
depuis que l'empereur Claude eut attribué aux procurateurs
des provinces les fonctions judiciaires, et réuni par là le pou-
voir judiciaire {judidaria potestas) au pouvoir administratif.
Dans le Bas Empire, le Utre comités fut donné aux gouver-
neurs eux-mêmes. Divers textes des codes théodosien et jus-
tinien distinguent, dans les produits de la terre, la part du fisc
{funetionei publicœ) et la part du propriétaire (reditus). Us
constatent, en outre, l'usage de mettre à la charge du colon
l'acquittement de la part fiscale et de faire percevoir par les
exacteurs impériaux tout à la fois le tribut et le revenu (redi-
tus), sauf à verser dans la caisse de l'Etat, ou aux mains des
propriétaires, ce qui revenait à chacun.
Les obligations du cultivateur envers le fisc ne se soldaient
d'ailleurs pas toutes en argent ; au contraire, une multitude
de charges consistaient en livrances exigibles en nature, en
services corporels, en travaux d'entretien et de construction
des routes, des digues, des ponts, des édifices publics, en
transports, en charrois, etc. Ces charges auraient dû être ap-
pliquées au service public ; mais les percepteurs les exigeaient
souvent à leur profit, et sans en rendre compte.
Les lois impériales sont remplies de dispositions destinées
à réprimer cet abus, mais leur fréquence même atteste leur
inutilité. Souvent les exacteurs étaient propriétaires dans la
contrée qu'ils exploitaient, ce qui rendait ces pratiques d'au*
tant plus faciles.
Une autre institution, non moins abusive, qui se rattache
à celle-ci, consiste dans les immunités, ou exemption géné-
rale de l'impôt, que l'on accordait aux anciens magistrats,
aux militaires, à la noblesse sénatoriale, et, en général, aux
68 FORMATION DU SYSTÈME FEODAL.
grandes influences. La faveur, Tintrigue, la faiblesse du pou-
voir, multiplièrent considérablement le nombre de ces privi-
lèges, et nous avons remarqué comment les petits proprié-
taires, traqués de toutes parts par le fisc, qui voulait repren-
dre sur eux ce qu'il abandonnait à d'autres, cherchaient à
mettre leurs domaines à l'abri des immunités accordées aux
classes supérieures.
Ce n'est pas tout ; de l'exemption de l'impôt, on en vint
à l'usage d'attribuer à des fonctionnaires, à titre de traite-
ment, ou même à de simples particuliers, à titre de faveur,
la jouissance viagère de telle ou telle portion du tribut perçu
par l'Etat, par exemple, le cens d'une localité, les corvées ou
les redevances en nature dues par un village, le péage d'un
pont. Les personnes auxquelles ces diverses faveurs furent
accordées étaient appelées honorati, et la faveur même fut
appelée honor. Il va sans dire que celui qui avait le privilège
de percevoir à son profit une portion du revenu public, avait
par là même, et à plus forte raison, le droit d'immunité. Le
titre i'hanoratus fut donné, dans le principe, aux personnes
exemptées de l'impôt, tandis que, dans la suite, on réserva le
nom d'hofwr plutôt à la délégation d'une part de l'impôt attri-
buée à un individu.
Dans ces divers usages, si ruineux pour l'Etat, si préjudi-
ciables au bien public, il ne faudrait pas voir seulement une
cause de la misère croissante qui afflige l'empire romain, ils
en sont aussi un effet : le gouvernement impérial donnait des
parts d'impôts à ses fonctionnaires parce qu'il n'avait pas
d'argent pour les payer, tout comme il donnait des terres aux
soldats par le même motif.
L'arrivée des Barbares ne devait pas changer un état de
choses qui résultait de mauvaises conditions économiques»
UES HOmECRS APRÈS LA CONQU&TB. 69
poîsqo'dle-inéiiie ne fiiisait qu'aggraver ces conditions. Trou-
vant le système de l'impôt romain établi dans le [>ays où ils
s'établissaient, il est évident qu'ils cherchèrent, non point
à le réformer, ce dont ils étaient incapables, mais à en tirer
le meilleur parti pour eux-mêmes.
Dans les provinces romaines, les Barbares trouvèrent deux
éléments de richesse bien distincts, la part fiscale, compre-
nant les terres du fisc et le tribut, et les biens des particu-
liers. Là où les biens de TEtat, qui étaient très considérables,
suffirent'pour rétablissement des nouveaux venus, comme,
par exemple, à ce que Ton croit, dans les contrées occupées
par les Francs saliens, les propriétés particulières furent res-
pectées; là où la part fiscale fut insuffisante, on dut recourir
au partage du sol entre les vainqueurs et les anciens proprié-
taires; ainsi, avant de s'en prendre aux particuliers, il était
tout à fait naturel d'utiliser autant que possible le revenu du
fisc, dont le propriétaire légal avait disparu. Le pouvoir pu-
blic, passant aux vainqueurs, entraînait légitimement avec
lui la disposition de tout ce qui leur avait appartenu.
' On n'ignore pas combien les premiers Barbares qui s'éta-
blirent dans l'empire imitaient servilement les institutions
d'une civilisation qui était encore au-dessus de leur portée.
Leurs chefs, dont un grand nombre avaient servi dans les ar-
mées romaines, connaissaient, d'ailleurs, sur quelles bases
reposait le système d'administration dont ils devinrent les hé-
ritiers, et quels bénéfices la perception des tributs pouvait
rapporter à ceux qui en étaient chargés. Ce fut donc princi-
palement dans la distribution des charges qui donnaient droit
à percevoir l'impôt sur les vaincus, que consista la part et
le privilège des chefs dans la conquête de l'empire romain.
On a objecté que les Barbares étaient trop grossiers, trop
70 FOlifiCATlON DU SYSTÈME FEODAL.
incultes pour s'approprier d'eux-mêmes un système aussi
compliqué que celui de l'impôt romain ; mais il ne dut pas
manquer de Romains qui, connaissant à fond la pratique du
fisc impérial, en apprirent le secret à leurs nouveaux maî-
tres, pour continuer à en tirer profit.
Ainsi, par la force même des choses, les honneurs, les
exemptions et les délégations d'impôts passèrent des institu-
tions romaines dans les institutions barbares et y prirent en-
core plus d'extension ; c'est-à-dire que, de privilèges excep-
tionnels, les honneurs devinrent le mode de traitement géné-
ralement adopté pour les emplois publics.
La persistance de l'impôt romain, alléguée par Dubos et
combattue par Montesquieu, a été démontrée de la manière
la plus complète par Lehûerou {Institutions mérovingiennes)
et par M. Pardessus ; la résistance à l'impôt de la part des
Francs, sur lesquels les Mérovingiens cherchaient aussi à
l'établir en innovant ainsi sur les anciennes firanchises bar-
bares, fut une des principales causes de la chute de cette
dynastie.
Sous le régime impérial, l'impôt était perçu par de nom-
breux fonctionnaires portant le nom générique dejudices,
dq)uis que les lois leur avaient aXirïbué \sl potestas judiciaria,
et dont les principaux étaient les comités. Sous le régime bar-
bare, les chefs barbares, dont les attributions remontaient
aux institutions germaniques, les grafen, prirent la place et
le nom des principaux d'entre les employés du régime anté-
rieur, les comités. Les vicaires, vicomtes et centeniers, qui
remplaçaient le comte dans tout ou partie de son district, fu-
rent aussi pris en majorité parmi les vainqueurs, et à leurs
anciennes fonctions on ajouta le droit de percevoir l'impôt.
Ordinairement ils- en percevaient les deux tiers pour le roi
ICSTIGE SYNONYME d'hONNBDII. 71
{pars regia) et en gardaient un tiers comme l'émolument
affecté à leur fonction {gradm). Sous ces officiers principaux,
qui furent établis dans chaque localité de quelque impor-
tance, étaient les exacteurs subalternes, choisis probable-
ment parmi les Romains.
Les Romains appelèrent proprement honor l'attribution to-
tale d'un produit fiscal déterminé, que cette attribution eût
pour cause la fonction ou tout autre motif, qu'elle fût tempo-
raire, viagère ou héréditaire ; mais c'étaient les judices qui
percevaient l'impôt concédé à titre d'honneur à des personnes
qui n'avaient pas le gradus.
Sous le régime barbare, les gradus et les honneurs se con-
fondirent plus ou moins. Non-seulement l'attribution des re-
venus publics à des particuliers se multiplia sous les Barbares,
mais elle prit un caractère de durée qui la rapprochait tou-
jours plus de la propriété. Les fonctionnaires qui en jouis-
saient tendirent aussi constamment à convertir leur percep-
tion émolumentée en une attribution absolue, en d'autres ter-
mes, à convertir le gradus en honneur proprement dit. A
chaque instant, dans les monuments de l'époque, on retrouve
des droits de ce genre sous des noms assez variés, fiscus,
munus, honor, etc. C'est alors que le mot dejustitia, qui,
dans son acception naturelle, signifie la juridiction ou le droit
de juger, prit un sens dérivé sans doute de celui qu'avait
reçu, sous le régime impérial, le moi judex, et qu'on désigna
sous ce nom l'ensemble des redevances que ies judices avaient
à percevoir à leur profit. Plus tard, dans les temps féodaux,
cette signification du mot justice a prévalu dans l'usage sur
celle d'honneur, qui avait le dessus dans l'époque barbare.
Voici pourquoi, dans l'époque féodale, l'idée de justice, prise
dans le sens de droits utiles et primitivement fiscaux, se
72 FORMATION DU SYSTÈME FEODAL.
détache plus que celle d'honneur de la notion de fonction :
Dans l'époque barbare, si l'honneur n'est pas nécessairemaat
lié à une fonction , il l'est cependant dans le plus grand
nombre des cas. Dans l'époque féodale, la justice, dans cer-
tains pays du moins, et surtout en France, ne réveillera
même plus l'idée de fonction, elle est complètement appro-
priée. — Durant l'époque barbare, les fonctions étant géné-
ralement rétribuées au moyen d'attributions d'une part d'im-
pôt, on donne indifféremment le nom d'honneur à la fonc-
tion publique et au moyen par lequel la fonction était rétri-
buée.
Des honneurs furent cependant aussi accordés quelquefois
à de simples particuliers, mais ce fut un cas exceptionnel ;
en revanche, ils furent fréquemment accordés aux églises et
aux monastères.
Sous le régime romain, l'honoré qui n'avait pas le gradus,
qui n'était pas judex, retirait son revenu des mains du judex
de la localité ; lorsque la puissance publique, s'affaiblissant
et s'effaçant de plus en plus, Yhonar et le gradus furent réunis
dans les mêmes mains, soit parce que la fonction impliquait
l'honneur, soit parce que le possesseur de l'honneur à un
titre quelconque s'attribuait les fonctions, la distinction entre
les modes de perception dut nécessairement cesser , et la
règle générale fut que l'honoré percevait, lui-même tout ce à
quoi il avait droit.
Bien qu'entièrement distincts, puisque l'honneur avait pour
objet le tribut et ses accessoires, tandis que le bénéfice con-
sistait dans la concession du sol, les honneurs et les béné-
fices ont pu se rencontrer et se sont effectivement rencontrés
firéquemment dans les mêmes mains. Une multitude de textes
supposent leur réunion, une multitude d'infractions sont pu-
75
et k perte éts hi— iiw H des brarfires^ te IrMnft
a« Vlir et a« IX* sîèdrs« akcs^ i|«r les Iwmkws
à iMihrr 4uis le iJMniiw privé, dks exemples
m Hirtét kmr/by : oa les appelle le*
mefkâmii iwurei, et cette etrraBsluiee a Aik contriboer sift-
gufièraMst à fûre cottsîdéfer pins tant ks honnews cmmm
des iefe. Cependant, les iefe dliooiieiir du droit léodal ont
toofous été bien dîstîiigiiés des fiefe de domaine ; ils porté»
reot au» le nom signiieatif 4e fefs et éifmilf et compre*
naicnt toiqoiirs la justice on quelqu'un des droits qui la coiMh
titoeot. La possession sîmuitanée d'un honneur et d'un bf*
néfiœ sur le même territoire, qui était ordinaire» tendit aussi
à tSêcer la distinction entre les produits de Fbonneur et les
produits du bénéfice, puisque la distinction nVxistait plus que
dans l'origine du droit exercé. Cette confusion matérielle de
deux dnrits diflérents se reproduisit avec plus de force encore
dans la suite, lorsque les honneurs furent doTnus des jus*
lices et les bénéfices des fiefs, et que justices et fiefs eurent
également pris le caractère définitif de possession pri>*ée.
La persistance, partielle du moins, de TimpAt romain et
la concession de cet impôt à titre d'honneur, ne doit rien
bire inférer contre notre manière de voir touchant Tessenco
de tout système féodal ; car les honneurs ou droits de justice,
lorsqu'ils furent devenus patrimoniaux, étaient aussi établis
sur la terre, bien qu'ils n'en supposassent pas la possession,
le domaine direct, comme les bénéfices. — En effet , ils n'é-
taient autre chose qu'un droit utile sur le territoire soumis à
l'exercice de ce droit. L'usage de rétribuer les fonctions pu-
bliques au moyen de la terre était devenu tellement général
après la conquête barbare, que ce fut aussi le mode usité
pour rétribuer les fonctions de l'Eglise ; les honneurs et les
74 rOEBCATION DU SYST&ME FÉODAL.
bénéfices ecclésiastiques furent aussi employés à cette desti-
nation. Du reste, on sent bien qu'un système social ne fait
pas place à un autre sans laisser après lui aucune trace ; au
contraire , les institutions du passé se combinent de mille
manières avec celles qui surgissent des nouveaux rapports.
Les honneurs, qui sont devenus dans la suite les justices
féodales, sont un élément de la féodalité du moyen âge, bien
distinct du bénéfice ou du fief, mais ils reposent aussi sur la
terre ; cependant ils ne reposent sur la terre que médiate-
ment, et non pas immédiatement, comme le bénéfice. Cette
iiace de la féodalité était restée, jusqu'à ces derniers temps,
profondément obscure. C'est Championnière qui, dans son
beau traité sur la propriété des eaux courantes, a eu, croyons-
Bous le mérite de la mettre pour la première fois au grand
jour, et, par là, il a rendu un inunense service à l'histoire
du droit féodal, et particulièrement à celle du droit féodal
tonçais ^ .
* Bien qu'il ait paru depuis un peu plus de dix ans, l'ouvrage de H. Cham-
pionnière {Traiié de la propriété des eaux courante$) ne paraît pas avoir été
encore apprécié comme il mérite de l'être et comme il le sera certainement
dans la suite. Y aurait-il eu peui-ètre à son égard quelque chose de ce qu'on
appelle, en France, la conspiration du silence, ou bien la spécialité de Tinti-
tulation de son ouvrage a-t-elle écarté les lecteurs les plus à môme d'en ju-
ger? Cependant, dans son dernier volume sur V Histoire du droit français,
M. Laferrière a rompu ce silence dont nous parlions tout à Theure ; il recon-
naît le talent avec lequel Championnière a défendu sa thèse sur la distinction
à faire entre les honneurs et les bénéfices, mais il croit devoir la combattre ;
selon lui, cette distinction n'existe pas durant l'époque barbare, et le terme
honor^ s'il a signifié quelquefois office, a été aussi employé dans le sens de
bénéfice. On pourrait répondre à M. Laferrière qu'en admettant le fait, reste
à savoir quel était l'emploi ordinaire et général du mot Aonor durant l'époque
barbare ; car l'emploi exceptionnel d'un terme ne signifie pas grand'chose ;
mail je vais plus loin : je prends les passages mêmes des Capitulaires que cite
LES HOimBURS GEBMÀNIsis. 7S
En présence de ces deux éléments fondamentaux du sys-
tème féodal, les bénéfices et les honneurs, on se demandera
maintenant auxquelles des origines romaine ou germanique
il fout les rattacher.
Sur ce point, j'avoue ne pouvoir partager entièrement
l'opinion de Championnière, qui rattache liniquement les bé-
nâBces aux institutions germaniques, et les honneurs ou les
droits de justice aux institutions romaines.
Le bénéfice militaire a, il est vrai, puisé l'un des principes
qui le constituent dans le ^asindi germanique ; c'est de là
qu'il a tiré le lien personnel, Thommage ou la fidélité; mais
on ne saurait méconnaître non plus l'analogie du bénéfice
avec les terres emphithéotes et létiques que l'empire romain
M. Laferrière, et je déclare que, pour ma part, je trouve qu'ils confirment
pleinement l'opinion de Championnière, contre laquelle on^veut les diriger.
Ainsi, dans le Capitulaire de 828, il est dit que le violateur de la paix doit
Atre conduit devant le roi ou les huissiers pour être puni selon l'importance
de son crime, et, ^joute-t-on : • Senior qui iecum talem duxerit quem aut
wuiringere nokUt atU non potuit ut nostram jussionem servartt.,,, aut non
eum corriffere mut docet neglexerit, honore suo privetur. » Qui ne voit dans
ee seiMor, qui doit punir le violateur de la paix publique, un homme revêtu
de fonctions publiques? Qu'est-ce donc qui autorise M. Laferrière à traduire
honore suo privetur par ces mots: • qu'il soit privé de $a part, » et non pas
littéralement qu'il soit privé de son honneur? Comment surtout ne voit-on
pas que ce passage a une interprétation naturelle dans celui de la loi des Lom-
bards, où il est dit du comte on de son suppléant qui extorque quelque chose
par violence à un ariman : Honore tuo vel mniiterio privetur. Ici l'équivoque
est certainement impossible. M. Laferrière ne me semble pas plus heureux
dans le choix d'un autre passage, tiré des Capitulaires d'Ànsegise, ainsi conçu :
• Que nos envoyés qui auront trouvé un évéque, un abbé ou tout autre, in-
vesti de quelque honneur (non de quelque terre, quoeumquo honore prœditum)^
lequel n'aura pas voulu rendre justice, ou s'y sera opposé, vivent à ses dépens
jusqu'à ce que justice ait été faite. » Evidemment ce passage parle d'un hon-
neur donné en immunité ecclésiastique, et, loin de contredire la thèse de
Championnière, il rappoie très fortement.
76 FORMATION DU SYSTèMB FEODAL.
assignait à ses soldats; dans cette institution, on retrouve
l'autre élément constitutif du bénéfice, la terre donnée en
jouissance, en par-contre d'un certain service. De ces deux
principes, il est difficile de déterminer leqoel est le plus es-
sentiel ; assurément, ils le sont tous les deux.
Quant aux honneurs , nous déclarerons d'entrée , avec
Ghampionnière, qu'ils sont bien réellement d'institution ro-
maine, qu'ils existaient déjà sous le régime impérial. Cepen-
dant, sans parler de la transformation complète qu'ils ont
subie sur la fin de l'époque barbare, lorsqu'ils devinrent hé-
réditaires et patrimoniaux , lorsqu'ils cessèrent dMmpliquer
l'idée d'une fonction publique, même dans l'époque barbare
et au début de celle-ci , peut-on se refuser à voir que les
honneurs subissent une transformation, qu'ils se germani-
sent, si je puis m'exprimer ainsi ?
Ghampionnière fait complètement erreur lorsqu'il assimile
les emplois publics, auxquels étaient attachés la plupart des
honneurs de l'époque barbare, avec ceux des comités et des
judices romains. Les fonctions publiques de l'époque barbare
sont d'institution purement germanique; elles n'ont reçu des
noms romains qu'en raison du besoin qu'on avait de traduire
les noms des offices dans un langage intelligible pour la race
vaincue ; mais la chose même, l'office, était germanique, et
le plus souvent il ne différait guère de ce qu'il avait été outr&<
Rhin.
De plus, les détenteurs de tous les offices principaux aux-
quels les honneurs étaient attachés étaient d'origine barbare;
tous les ducs, tous les comtes, tous les margraves, la plupart
des vicomtes et des centeniers, étaient Germains dans le prin-
cipe, et cela dura jusqu'à ce que le laps des siècles eût amené
peu à peu la fusion des races et des nationalités.
ou LÈS HONNEURS SE TROUVENT. 77
En troisième lieu, les honneurs, considérés en tant qu'at-
tribution de l'impôt public faite au nom de l'Etat et par lui,
tendirent, dès la conquête, à changer de nature ; on oublia
toujours davantage ce qu'ils représentaient et de qui ils pro-
cédaient, jusqu'à ce qu'enfin, comme les bénéfices, ils furent
devenus complètement des propriétés particulières.
En réalité donc, les honneurs et les bénéfices de l'époque
barbare, qui furent les deux bases sur lesquelles l'édifice
féodal repose, résultaient également de la combinaison des
institutions germaniques avec les institutions romaines, au
lieu d'être , comme le pense Ghampionnière , les uns , une
Cfltoe de la féodalité purement romaine, soit dans son prin-
cipe, soit dans son développement, et les autres, une foce
de la féodalité purement germanique.
L'élément des honneurs s'est développé dans les contrées
qui faisaient partie de l'empire : en France , ils sont très
fréquemment mentionnés , tant sous les Mérovingiens que
sous les Carlovingiens ; on les rencontre également en Italie;
ainsi, un diplôme de Lothaire concède la terre de Roncho et
tous les arimans qui y résident, et ajoute à cette concession
la clause suivante : « Omnemque districtionem , amnemque
fublicam fonctionem et quœrimoniam, quant anka publicuê^
noêterque missus faeere consueverat. »
En revanche, les honneurs n'existèrent pas en Allemagne,
par la raison toute simple que, là, l'impôt romain n'avait
pas existé. Le texte d'Eginhardt, qu'on a invoqué pour éta-
blir leur existence dans cette contrée, est évidemment mal
compris. Eginhardt raconte de Pepin-le-Bref qu'il obligea
les Saxons à lui fournir, lors de leur assemblée annuelle,
trois cents chevaux à titre d'honneur {honoris causa) ; cela
doit être entendu au pied de la lettre : pour lui faire hon-
78 FORMATION DU STSTAmB FEODAL.
neur. C'est ici le don annuel qu'on faisait au roi franc lors
du champ de mai {hostenditiœ) ; il ne saurait être question
d'une délégation de l'impôt, puisque l'impôt se livre au rot
lui-même.
D. Des immunités.
L'immunité romaine était une exemption de l'impôt, dont
jouissaient quelques classes privilégiées; l'honneur, qui a
quelquefois le même sens, consistait plus spécialement
dans une délégation d'une partie de l'impôt, faite par l'Etat
à des personnes privilégiées d'une façon plus particulière
encore.
L'usage des immunités se perpétua, comme celui des hon-
neurs, après la conquête barbare ; mais les immunités chan-
gèrent aussi de caractère, et dans leur nouvelle forme, elles
eurent un rôle important dans la constitution du système
féodal.
Considérée comme exemption de l'impôt seulement, l'im-
munité appartint de droit, dans le principe, à tous les hom-
mes libres de la race conquérante, en ce sens qu'ils n'étaient
pas soumis à l'impôt romain ; mais ce n'est pas dans ce sens-
là que l'on a envisagé l'immunité dans l'époque barbare et
qu'elle est devenue une institution particulière durant le
moyen Age.
L'histoire des immunités tient de près à celle des hon-
neurs.
Nous avons vu que les comtes barbares , et les officiers
qui gouvernaient sous eux , avaient réuni à leurs diverses
attributions judiciaires, administratives et militaires, la mis-
DES IMMUNITÉS. 79
sion de percevoir l'impôt , et qu'ils s'en approprièrent les
produits, dont ils n'avaient d'abord qu'une partie.
L'immunité barbare commença par être l'exemption des
droits utiles que le comte avait à retirer sur la terre de la
personne, morale ou physique, que le prince voulait fa-
voriser. L'immune recevait donc, en quelque sorte, l'hon-
neur de sa propre terre, mais les droits du comte, sous tous
les autres rapports, subsistaient ; dans la suite, l'exemption
s'étendit à tous les droits du comte.
L'immunité de l'époque barbare fut donc , comme déjà
l'immunité romaine , une concession que l'Etat faisait de
droits qui lui appartenaient en principe; c'était un certain
assemblage de droits publics qui étaient cédés à une per-
sonne privée, à un seigneur, à une église, par la volonté du
prince. Dans un temps où la notion générale du droit pu-
blic se confondait de plus en plus avec celle du droit privé,
cette transformation était plus facile que nous ne l'imagine-
rions aujourd'hui, et que cela n'eût été sans doute possible
dans une société plus régulière.
Le nombre de ces immunités devint de jour en jour plus
grand. Les fondations religieuses, fruit de la foi naïve des
nouveaux convertis, reçurent des exemptions plus ou moins
étendues; et ces immunités étaient de véritables honneurs,
car la part fiscale qui serait revenue à l'Etat et au comte
pour les terres sur lesquelles l'immunité portait, passait aux
possesseurs d'immunités et était affectée à l'entretien de la
fondation. C'est là l'origine des immunités ecclésiastiques.
Les seigneurs bénéficiers, que le prince voulait s'attacher
par de nouveaux bienfaits, reçurent aussi des immunités
semblables; ce sont les immunités laïques. Celles-ci se mul-
tiplièrent surtout durant l'époque proprement féodale.
80 FORMATION DU SYSTÈME FÉODAL.
La vente des propriétés censuelles aux possesseurs d'im-
munités fut aussi de plus en plus fréquente ; elle avait le
même effet que nous avons déjà signalé sous le régime ro-
main, à propos des contrats par lesquels un propriétaire
libre se constituait le colon d'un immune et s'assurait par là
l'avantage de l'immunité. Cet usage prit, dans l'époque bar-
bare, le nom de recommandation. Le but de ces recomman-
dations, dont Marculfe nous a transmis la formule, n'était,
du reste, pas uniquement d'obtenir l'exemption de l'impôt;
on s'y livrait encore davantage afin de s'assurer un protec-
teur puissant et armé, dans des temps où la violence tenait
lieu de droit à l'égard de celui qui n'était pas en mesure de
la repousser. De toutes les sortes de contrats qui nous sont
parvenues de l'époque barbare, celle qui a la recommanda-
tion pour objet est certainement celle qui fournit les spéci-
men les plus nombreux.
La juridiction étant la principale attribution du comte et
des officiers placés sous ses ordres, l'usage des immunités
donna naissance à une catégorie particulière de juridiction,
celle que l'immune exerçait sur ses terres, non en vertu de
la possession seulement, mais en vertu de la concession
d'immunité qu'il a obtenue du prince.
Cette juridiction se distingue donc à la fois de la juridic-
tion patrimoniale, qui appartient au propriétaire foncier et
qui est privée dans son essence et dans son objet, et de la
juridiction publique, qui, appartenant au comte, a été dé-
tachée de ses attributions. Lorsque les juridictions publi-
ques elles-mêmes devinrent possessions privées par suite de
la patrimonialité des honneurs, la justice des immunités put
être confondue avec les justices seigneuriales provenant des
honneurs ; mais on voit qu'en fait, elle avait une autre origine.
PHASES DES IMMUNITÉS. 81
Les immunités , et particulièrement les immunités ecclé-
siastiques ne furent pas dès le principe ce qu'elles sont de-
venues dans la suite. D'abord on s'était borné à conférer
aux évéques et aux abbés la juridiction sur les hommes dé-
pendants des terres de l'Eglise , tant serfs que ministériaux,
colons et censitaires. De ce genre sont les immunités du
temps des Mérovingiens.
Sous les Carlovingiens, on commença à conférer aux sei-
gneurs ecclésiastiques le privilège de la juridiction sur les
hommes libres habitant dans les terres de l'Eglise, et dans
les villes épisoopales ; ceci est la seconde phase de l'histoire
des immunités.
Cependant les terres de l'Eglise , provenant de donations
diverses » étaient ordinairement disséminées et entremêlées
*
de possessions libres dans lesquelles s'exerçait la justice du
comte; elles ne formaient pas un territoire compacte et de
cet enchevêtrement des juridictions naissaient des conflits
sans nombre. Par de nouveaux privilèges le prince octroya
aux seigneurs ecclésiastiques la juridiction sur les hommes
libres des terres enclavées dans celles de l'Eglise. Ce moment
forme donc une troisième phase. Les exemptions de cette
sorte sont toutes postérieures à Gharlemagne et restent une
exception sous les Garlovingiens.
Les exemptions accordées aux évéques et autres seigneurs
ecclésiastiques embrassèrent d'abord la juridiction civile seu-
lement, mais la juridiction criminelle restait réservée au
prince et à ses délégués. La réunion de toutes les juridictions
dans les mains de l'immune peut être considérée comme la
quatrième et dernière phase des immunités.
■ÈM. ET DOCUV. IVI.
8) DEVELOPPEMENT DU STSTÈME FÉODAL.
S IV.
Développeineiit du système fféodiil pendant
la période liarliare.
C'est dans Tempire franc que le système féodal s'est déve-
loppé ; c'est là qu'existaient, dans une mesure à peu près
égale, les éléments romains et germaniques, dont la fusion a
produit la féodalité.
Là où les éléments romains prédominèrent, comme en Ita-
lie et surtout en Espagne, elle ne prit pas aussi facilement
possession de la société. Dans les pays purement germani-
ques, son développement fut plus lent ; en Allemagne, l'in-
fluence des institutions franques s'était d'ailleurs fait puis-
samment sentir.
En général, on ne se représente pas bien exactement ce
que c'était qu'un roi barbare ; on juge une époque qui ne
ressemble à aucune autre avec les idées qu'on s'est faites
de la civilisation romaine, qui n'existait plus, ou des temps
modernes, qui sont encore bien loin. En voyant un roi gou-
verner des contrées où Rome avait réalisé la centralisation
la plus complète, on est porté à s'imaginer qu'il n'y a qu'un
chef de changé, un Barbare au lieu d'un Romain.
C'est seulement lorsqu'on pénètre dans les détails de l'or-
ganisation politique qu'on voit combien cette manière de se
représenter les choses est erronée.
La nature du pouvoir des rois mérovingiens était fort in-
déterminée. Pour les Francs, le roi est encore, comme en
LE GOUVERNEMENT BARBARE. 83
Germanie, le chef militaire {heerzog, dux) d'une confédéra-
tion de tribus éparses sur le territoire conquis ; son pouvoir
est un pouvoir personnel plus encore qu'un pouvoir public,
car l'idée de l'Etat n'existe pas. Le roi ne gouverne qu'au-
tant qu'il parvient à diriger les volontés capricieuses de ses
sauvages compatriotes par l'influence de sa valeur guerrière,
par ses richesses, ou par le crédit de ses compagnons.
Mais, à côté des Francs, il y a les vaincus, les cités, pour
lesquelles le roi barbare est une espèce de proconsul romain,
un patrice, un vir inluster, nom que les rois barbares se
donnaient eux-mêmes dans leurs édits.
La royauté trouva de bonne heure un puissant auxiliaire
dans l'Eglise, qui combattait Tarianisme avec le bras des
Francs, et qui avait toute influence sur les populations ro-
maines.
Par l'inspiration de l'Eglise, les rois mérovingiens s'effor-
cèrent de restaurer le souvenir, encore vivant dans l'imagi-
nation des peuples , de l'autorité impériale romaine , et se
présentèrent comme ses héritiers ; la royauté barbare ten-
dait donc à se transformer, mais un tel œuvre était au-dessus
de ses forces.
Les chefs de gasindi, qui, pour la plupart, faisaient eux-mê-
mes partie du gasindi où de la trustis du roi, et qui, à ce titre,
avaient reçu les principaux emplois dans les pays sur lesquels
la conquête germanique s'était répandue, formaient une aris-
tocratie de fait qui disposait des principales forces militaires
de l'Etat. Cette aristocratie nouvelle, cette association des
fidèles du roi, avait l'appui des populations barbares, impa-
tientes du joug que la royauté, alliée à l'Eglise, aurait voulu
leur imposer, et disposées d'instinct à repousser toute inno-
vation ayant pour but de changer les anciens rapports. Sou-
84 DÉVELOPPEMENT DU SYSTEME FÊODAL.
tenue par rélémeut démocratique, qu'elle menaçait cepen-
dant bien plus encore que ne pouvait le faire Tentreprise de
la royauté» l'aristocratie barbare lutta avec persistance et
finit par l'emporter.
De. la mort de Brunehilde date l'abaissement de la royauté
mérovingienne. Dès lors, la tentative qui avait pour but de
romaniser la société barbare peut être considérée comme man-
quée; le reste de l'histoire de la dynastie de Glovis n'est plus
un combat, mais une agonie ; l'association des fidèles du roi
prévaut décidément sur les principes contraires qui lui avaient
disputé un moment la direction de la société.
Alors commence la confusion des idées de droit public et
de droit privé qui caractérise le développement des institu-
tions sociales durant tout le cours du moyen âge. L'Etat est
considéré comme la propriété du roi ; le gouvernement s'or-
ganise comme l'administration d'un domaine; mais ce do-
jnaine ne reste pas entre les mains du roi, celui-ci est forcé
de le dissiper, de l'aliéner en faveur de ses leudes, qui, d'em-
ployés du roi qu'ils étaient , sont devenus ses maîtres, en
réalité.
Dans cette lutte des éléments démocratiques , aristocrati-
ques et monarchiques que présente l'époque mérovingienne
et qui se reproduisit aussi dans tous les autres royaumes bar-
bares, l'aristocratie et la royauté avaient seuls conscience de
leur but et de leurs intérêts.
L'élément démocratique fut un instrument aveugle dont
se servit l'aristocratie barbare ; plus tard, dans les temp& féo-
daux, nous verrons, en revanche, cet élément populaire em-
ployé contre l'aristocratie au profit de l'absolutisme royal.
L'histoire des siècles qui suivirent la conquête est celle de
ces deux grands {edts : l'affaiblissement successif de la classe
WCOdtS K L*À«ISTOCBATIB.
lihres ci le triomphe de raristomlie sur k
L'uîslecratie mobile des chefs de bande se change en une
aristocratie territoriale qui as^re à devenir héréditaire ; de
même que le commandement militaire des rois aspirait à se
■j^taingpiiftMir eo one royauté à la Csçon romaine. Les rois,
el ks cbefi qui lenr étaient subordonnés, ne purent s «ten-
dre sur le partage des profits de la conquête. Le lien du ser-
ment, qui liait les lendcs au roi, n'était pas assez fort pour
lésster au choc dlntérèts opposés. Chez les Wisigoths d'Es-
pagne, une lutte analogue, après avoir amené la mort vio-
lente de plusieurs rois, se termina par l'extermination des
grands euic-mémes, sous le régne de Léodegild, en S68. Chez
les Francs, la lutte prit un moment le caractère d'une guerre
de nationalités. Les leudes austrasiens ou ripuaires, moins atta-
chés, par leurs traditions, aux descendants de Clovis que les
Saliens deNeustrie, et qui étaient d'un pays où la royauté avait
affûre i une population germanique plus nombreuse, furent
les principaux adversaires de la monarchie mérovingienne.
Mais, en mettant en quelque sorte en tutelle la royauté
vaincue, l'association delà trustis royale, qui avait absorbé
l'Etat, n'eut garde de se dissoudre ; elle se donna pour centre
le maire du palais, qui, dans la royauté barbare, avait la
diarge de jugar les difficultés survenues entre les aotrus-
lions, comme intendant général des domaines de la couronne.
Le maire était le premier ministre né d'un état qui existait
sous la forme de propriété *.
* U. de Sismondi fait Tenir le nom de maire du palais de mord dam (juge
du meurtre). Le nom de nu^ domui paraît plus conforme, dans son
•eni latin, à l'emploi dont U s'agit ici, et je ne penie pas qu'il faille chercher
86 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FÉODAL.
Les leudes austrasiens et burgondes n'avaient pas livré
leur reine aux bourreaux du fils de Frédégonde pour opérer
un simple changement de règne ; la destruction de toutes les
institutions monarchiques créées par Brunehilde fut la pre-
mière condition de leur pacte avec le roi de Neustrie. Glo-
taire renonça au droit de choisir et de changer les maires
d'Austrasie et de Bourgogne; ceux-ci, de leur côté, promi-
rent aux leudes de ces royaumes qu'ils les laisseraient en
possession de leurs honneurs et de leurs bénéfices.
Les impôts exigés par Brunehilde, et qui étaient toujours
odieux au peuple, furent abolis, à l'exception des péages (te-
loneum), dans une assemblée générale des grands des trois
royaumes réunis, tenue à Paris en 614, une année après la
chute de Brunehilde.
Un autre décret de cette assemblée était principalement à
l'avantage de l'aristocratie : il fut établi que les juges et les
comtes seraient toujours pris parmi les propriétaires du pays
où s'exerçait la juridiction, « afin, » disait-on, a que, si les
» juges commettaient quelque exaction illicite, on pût les
» obliger à la réparer de leur propre bien. »
C'était le prétexte mis en avant aux yeux du peuple, miais
le véritable but de cette mesure était d'anéantir le droit de la
couronne à nommer ces officiers. Dès lors, ces dignités ap-
partinrent de fait aux principaux propriétaires, aux patentes,
dans les lieux où ceux-ci avaient leurs possessions.
On a dit que la première dynastie franque perdit la cou-
ronne parce que, après avoir aliéné la plupart de ses domai-
une étymologie autre que celle qui se présente tout naturellement. Ches les
Austrasiens, le maire avait conservé le nom germanique de heenog (duc) ;
l'év^e Marins dit qu'on appelait duc l'officier qui exerçait, ches les Francs,
la même autorité que le palriee ches les Burgondes.
CARACriRE INDIVIDUEL DE LA CONQUETE. 87
nés pour se faire des fidèles, seul moyen de maintenir sa
prépondérance à cette époque, elle négligea de tenir ces fi-
dèles dans sa main.
L'histoire démontre qu'elle ne négligea rien, qu'elle fit
même desefibrts persévérants et considérables pour atteindre
ce but; mais elle échoua devant la résistance de la race ger-
manique et la tendance irrésistible des faits.
Pour comprendre l'histoire de ces temps, il faut prendre
en considération la différence essentielle qui existait entre
la conquête romaine et la conquête germanique. L'une était
accomplie au profit d'un maître unique, le peuple romain, et
plus tard l'empereur ; l'autre était faite par des bandes ar-
mées, commandées par des chefs divers, et faiblement reliées
entre elles.
Ainsi, tandis que les résultats de la conquête romaine con-
vergeaient vers un seul et même objet, ceux de la conquête
barbare devaient, au contraire, se diviser comme les forces
mêmes qui les avaient produits.
Lorsque les rois mérovingiens s'attribuaient la puissance
impériale et s'efforçaient d'en raviver les traditions, ils se pla-
çaient donc en dehors des conditions auxquelles ils devaient
leur pouvoir ; ils combattaient contre le principe même de
leur autorité, afin de lui en substituer un autre. Les Barbares
agissaient comme individus, ou comme association d'indivi-
dus; les chefs de bandes envahissaient pour eux et les leurs;
Taccroissement, la grandeur de l'Etat, n'étaient pas leur vé-
ritable but. Agissant dans un tel esprit, il était conforme à
la nature des choses qu'ils réagissent contre toute tendance
propre à ôter à la conquête son caractère primitif. Là est le
secret de la chute des Mérovingiens.
En dehors du royaume franc, des tendances analogues s'é-
88 DÉVELOPPEMENT DU SYST&ME FÉODAL.
taient aussi manifestées ; elles triomphèrent seulement chez
les Goths dltalie et d'Espagne, peuples plus civilisés et plus
gouvernables peut-être, en raison des traditions orientales
auxquelles leur histoire se rattache dans Tobscurité des ori-
gines ; mais, en se romanisant, les Goths perdirent aussi la
vigueur propre aux races barbares. En Italie, ils succombe*
rent au bout de peu de temps sous la double étreinte des Grecs
et des Lombards ; en Espagne, ils ne purent supporter le
rude choc de la conquête arabe qu'en se réfugiant dans les
âpres sonmiitcs des Pyrénées. Le reste des contrées occupées
par la conquête germanique suivit les destinées du peuple
prépondérant, de la fière nation des Francs '.
Par un exemple unique dans Thistoire, quatre grands
hommes , qui se succèdent immédiatement dans la maison
des ducs d'Âustrasie, élevèrent au plus haut degré la puis-
sance des Garlovingiens et la gloire des Francs. D'immensesr
périls étaient venus assaillir les peuples chrétiens de l'Occi-
dent. Au Nord, de nouveaux flots de Barbares païens conti-
nuaient d'avancer sur l'Europe et livraient aux nouveaux
convertis de l'Eglise de terribles assauts ; au Midi , l'isla-
misme, après avoir envahi, avec une rapidité qui tient du
prodige, l'Asie et l'Afrique, avait occupé la Péninsule espa-
gnole et la Gaule méridionale.
C'est dans les grands dangers que se créent les fortes et
grandes institutions : l'unité de la chrétienté occidentale ei
catholique sortit de cette crise formidable, où l'Europe cou-
rait risque de perdre & la fois sa religion et sa civilisation.
* On dit que le mot frank signiAait, originairement, indomptable, fier
iferox) ; plus tard, par suite de la domination que le peuple franc exerça sur
les autres races, tant barbare que romaine, il Ait pris dans Tacception de
libre, indépendant (firancui Homo).
EMPIRE d'occident. 89
L'empire d'Occident, institué par l'Eglise romaine, main-
tenu par le génie et les victoires de Charlemagne, réunit en
un faisceau toutes les forces disponibles.
Tout en rétablissant l'unité impériale et en relevant l'idée
juridique de l'Etat, Charlemagne ne tenta point une restau-
ration des institutions romaines ; l'expérience lui avait montré
que ces institutions ne pouvaient nullement s'adapter aux
besoins et à la nature des éléments sociaux qu'il avait à
constituer. Pour organiser une société nouvelle, il sentit qu'il
fiillait utiliser les seuls principes qui eussent vie, qu'il fallait
fonder son édifice sur les idées et les intérêts actuels, et non
pas sur des souvenirs et sur des conceptions, fort remarqua-
bles sans doute, mais que les hommes de son temps ne pou-
vaient ni comprendre, ni réaliser.
Or, quel était le principe au moyen duquel son père et son
aïeul avaient fondé le grand pouvoir militaire qu'ils lui avaient
transmis, et auquel il s'agissait maintenant de faire prendre
racine en le transportant dans le domaine civil, en l'affer-
missant au milieu de la société la plus mobile, la plus trou-
blée, la plus inconsistante qui fût jamais? C'était l'associa-
tion des leudes et le lien de fidélité personnelle qui les unis-
sait à leur chef.
Telle était la base réelle de l'autorité du roi des Francs ;
Charlemagne n'essaya pas de la changer, mais s'efforça de la
consolider. Pour cela, il devait avant tout éviter l'écueil où
avait échoué la dynastie précédente. Il fallait conserver le
droit de disposer des bénéfices et des honneurs, afin de main-
tenir les leudes et les fonctionnaires publics dans le devoir
par le seul lien capable d'opérer ce résultat, celui de leur
propre intérêt ; il fallait, de plus, généraliser autant que pos-
sible le lien personnel qui unissait les leudes au souverain ,
90 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FÉODAL.
faire entrer en relation directe et immédiate avec le prince
chacun de ses sujets.
Alors seulement, cette force aveugle, ingouvernable et, jus-
qu'à ce moment, essentiellement désorganisa trice, qui, issue
du gasindi et de la conquête , n'avait encore su que briser,
tour à tour, les institutions démocratiques de la race germani-
que au sein de laquelle elle était née, les restes d'institutions
despotiques de la race vaincue à laquelle elle s'imposait, et
tous les essais d'organisation sociale qu'elle avait elle-même
produits; cette force, dirigée par une main intelligente, pou-
vait devenir le principe organique d'une nouvelle civilisa-
tion.— Un tel instrument était puissant, en effet, pour qui
aurait su l'utiliser. En lui étaient contenus et confondus tous
les éléments de l'ordre matériel : la propriété , le pouvoir
judiciaire et administratif, la force militaire! Avec son se-
cours, on pouvait tout ; sans lui , contre lui , on ne pou-
vait rien. Aussi bien, en réalité, tout ce qui s'était produit
depuis la conquête barbare avait-il été produit par lui ; mais
rien n'avait subsisté parce que personne n'était parvenu
à se rendre maître de cette force, à la dompter, à la disci-
pliner.
Gharlemagne en conçut le hardi dessein ; il employa tout
son génie à le réaliser, il y mit tous ses soins. Il y parvint
pour un certain temps. La tâche était immense. Son œuvre
gigantesque a péri après lui; aucun homme n'a pu con-
server ce qu'il avait créé, aucun homme n'a pu le recom-
mencer.
Pourtant, l'œuvre de Gharlemagne n'a pas été éphémère,
comme on est disposé à le croire au premier abord.
Ce que Gharlemagne avait exécuté en grand s'est conservé
dans les parties. Le cadre colossal a éclaté de toutes parts ;
EisCLTATS DE l'oEUVRE DE CHARLEMAGNB. 91
mais tous les états, toutes les nationalités modernes en sont
sorties, et elles ont vécu pendant des siècles de la vie que
Charlemagne leur avait infusée, de Tordre que Charlemagne
avait créé.
L'anarchie à laquelle Charlemagne avait voulu mettre fin
a recommencé, les ténèbres se sont accumulées de nouveau ;
mais, dans cette anarchie déplorable, vivait et persistait en-
core la civilisation, dans cette nuit profonde germaient des
pfincipes féconds et riches d'avenir.
L'idéal même que Charlemagne avait réalisé pour un ins-
tant n'a jamais été complètement perdu de vue ; l'unité for-
melle de l'Etat chrétien n'a pas été atteinte, mais l'unité spi-
rituelle en tenait lieu.
L'Eglise a continué à gouverner par la foi cette civilisation
que le glaive ne maintenait plus, mais qui avait traversé les
crises les plus dangereuses.
La féodalité, le moyen âge, les libertés modernes, datent
de Charlemagne ; sans lui, sans ce demi-siècle de gloire et
d'ordre relatif qu'il a donné à l'Occident, et dont on conserva
toujours le vivant souvenir, qui pourrait dire si l'Europe, et
le monde entier avec elle, ne seraient pas retombés dans cet
état sauvage où l'histoire cesse, où les civilisations s'éteignent ;
état dont les nations qui s'y sont une fois plongées ne peuvent
plus sortir, et qui, durant cinq ou six siècles après la chute
de l'empire romain, parut si souvent être à la veille de com-
mencer ?
Les conquêtes leur fournissant les moyens de donner des
bénéfices à leurs ieudes sans aliéner leur domaine, les pre-
miers Carlovingiens avaient pu conserver des possessions
considérables, qui étaient disséminées dans toutes les pro-
vinces de leur vaste empire. HuUmann en compte 165, dont
92 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FEODAL.
plusieurs sont devenues, dans la suite, des villes impor-
tantes ' .
Gharlemagne faisait surveiller exactement l'administration
de ses domaines , ainsi qu'en témoigne son Gapitulaire de
villis. 11 n'en souffrait aucune aliénation, et avait même la
précaution de ne les faire régir que par des intendants de
médiocre condition, comptant plus sur la fidélité de gens qui
dépendraient entièrement de lui.
En ce qui concerne les offices de l'empire, il n'avait con*
serve de fonctionnaires régissant plusieurs comtés en même
temps (ducs ou margraves) qu'exceptionnellement, sur les
frontières exposées à la guerre ; dans l'intérieur, il ne per-
mettait point cette réunion. Le nombre des comtés, sous son
règne, parait avoir été très considérable ; on en comptait plus
de 360, seulement dans les Gaules.
De même, Gharlemagne ne donnait jamais à un évéque
une abbaye ou une église du ressort du domaine royal.
Mais c'était surtout par ses mim que Gharlemagne exer-
çait la surveillance sur les employés de l'Etat et sur l'aristo-
cratie terrière. Quatre fois par an, un comte et un évéque,
choisis par lui, faisaient le tour de chaque province {missa-
ticum), tenaient les plaids, écoutaient les réclamations, ré-
paraient et réprimaient les injustices des magistrats locaux.
Par ce moyen, l'autorité impériale se faisait sans cesse sentir
sur chaque point du vaste empire. Ges précautions étaient
sages, mais il est douteux qu'elles fussent suffisantes.
Gharlemagne saisit nettement le nœud de la difficulté; il
* Par exemple, Aix-la-Chapelle, demeure habituelle de Gharlemagne ; Co-
blentz, Mayence, Francfort, Worms, Spire, Salzbourg, Schlestadt, Colmar,
Remiremont, Mets, Liège, Spt, Paderbom, Ratisbonne, Ulm, Zurich, etc.
fmtrt k L
Je liattf set b hiuJiiJiip leoAale qsi se cmistî-
Amie a^T€ Ums les bon-
m oo possesseurs d*al-
Du» ee bsL «ne fois pradmê caperevr, fl exîget
qae Ums leshcMMMS fibres hô fissent petsomieileiiicat en
de fidâîté sftalopK à cdid q«e le Ttsnl prêUit i son
; il Toabfl par là fûre eonsidérBr UmI svjel de Vcat-
pire OQBiiie tssmJ de remperenr, quels que fassent d*aillears
les rapports de propiiété et de dépendance personnelle dans
ksqnek il ae trenvAt phoé.
Celait le aenl Boven de concilier la iéodafité naissante
avec Fanité pofitiqne de IXtat ; c'était, avec one habileté di-
gne d'admiration , détovner cette fbree qu m ne pouvait
contrarier, et tout en conservant la féodalité, affirancliîr la
nj^anlé des entraves qu'elle loi aurait imposées.
Cette innovation msarquable prévalut un moment par
Tanlorité qu'exerçait son auteur ; on prêta partout le ser-
ment ^HnHidf ; mais ensuite die eut le sort de toutes les
autres institutions au moyen desquelles Chaiiemagne s'était
cibroé de maintenir la foroe et Tunité de la puismnœ impé-
riale. Les successeurs de ce prince les laissèrent toutes tom-
ber, ou furent impuissants à les maintenir. La lutte de la
fiodalité naissante et de la oouroooe, qui représente ici
l'Etat, su^endne un certain temps par Tasoendant d'un grand
bomme, recommença aussitôt après sa mort avec un redou-
blement de violence.
Les mêmes causes qui avaient renversé les Mérovingiens
surgirent de nouveau pour eofuiter une nouvelle révolu-
tion.
En même temps qu'il tenait l'aristocratie en bride, Char-
Icmagne s'efforçait de conserver et de ranimer les anciennes
94 DEVELOPPEMENT DU SYSTÈME FEODAL.
institutions démocratiques de la race germaine, et de faire,
autant que possible, participer le peuple au gouvernement
de l'Etat. Les plaids généraux et provinciaux fiureal tettw^
sous son règne, avec régularité; les plaids généraux, où se
réunissaient les Imide» royaux, les comtes et les évéques,
étaient comme une sorte de représentation de la nation en^
tière, et Ton y traitait et décidait toutes les affaires impor^
tantes du gouvernement.
L'œuvre politique de Gharlemagne peut être définie : la
constitution territoriale de la race conquérante, sa fusion
avec la race vaincue, et l'introduction régulière de l'Elise
dans le système politique.
Le peuple ne pouvait pas être appelé à jouer un rôle poli-
tique actif dans un empire aussi étendu et où le régime pro-
prement représentatif, la représentation par députés électifs,
n'existait pas encore. Cependant, si l'on regarde bien, on
verra que les germes de liberté, dont le développement a pro-
duit les libertés modernes, existaient déjà dans le gouverne-
ment de Gharlemagne et procèdent de lui.
L'organisation politique créée par Gharlemagne n'est cer-
tainement pas exempte de critiques ; la principale que Ton
doive lui faire, c'est qu'elle rendait nécessaire d'avoir tou-
jours à sa tète un homme tel que lui. G'est pour cela qu'elle
n'a pas duré. Toutefois, les circonstances de l'époque étant
données, il y a lieu de croire qu'elle était la seule possible.
En tout cas, grâce à l'habile emploi que ce prince fit de
son autorité, il parvint à dominer de son vivant la société,
bien autrement que ne l'avaient jamais fait les Mérovingiens,
et cela sans froisser comme eux les habitudes de ses sujets.
Il se montra le seul homme capable de retenir sous le joug
de la discipline toutes ces nations diverses et farouches qui
miODE INTÉmSIAIIIE.
98
Tempire firanc, le seul qui ait réuni, par la gran-
de ses idées et de ses entreprises, toutes ces forces prêtes
i le ié|Mrer. Da V* ao Xll* siècle' son règne apparaît comme
m point Inmiiieiix» comme une époque d*ordre, de gloire et
de pngiès; il inaugura la civilisation moderne; il fit un
paiflnnt elliMrt pour sortir l'Europe de la barbarie, des dé-
SRdres d de la nûséie des règnes subséquents. L'insuccès
mime de cet elliMrt prouve combien était colossale l'œuvre
quH snA entreprise.
AnMlAI après la mort de Oiarlemagne commence la pé-
liode inlérianire dorant laquelle le système féodal se déve-
ioppHil, les pemcs, les cléments qui existaient dan* b m-
ae fartifiant du dépérifsement d^ zain» pno -
fàr s'emparer de la SMété HftuU
de b fanBAlam de U KrAklité ^$ *M
, eefie wr b^'^^le I bMMr^ m«*
de L»B-^4Mrxi««r^ l^mfif^ fr«Ap^,
^»J#si fr!9Mi^9fstr 'tUr-i^ «a» «
96 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FÉODAL.
princes, toujours issus de la race de Gharlemagne, avaient
cependant entre eux , lorsqu'ils ne se faisaient pas la guerre,
des rapports qui rappellent Tunité de Tcmpire dont ils pos-
sédaient les lambeaux. L'empire franc fut même un moment
réuni de nouveau dans les mains de Gharles-le-Gros ; mais,
après la déposition et la mort de cet empereur, en 888, l'em-
pire fut divisé de nouveau, et cette fois définitivement. L'Ita-
lie, la France et l'Allemagne restèrent séparées dès lors ; sur
leurs limites se formèrent quelques états intermédiaires et
plus ou moins flottants entre les trois nationalités principales ;
tels furent la Lorraine, la Bourgogne transjurane, la Pro-
vence, l'Aquitaine.
Dès Louis-le-Débonnaire, la tendance des nationalités à se
constituer à part est sensible et contribue sans doute pour
beaucoup à la marche que suivent les événements. Les gran-
des nationalités n'avaient pas seules cette tendance ; chacune
d'elles avait dans son propre sein des éléments nombreux
de division. Ainsi , la féodalité et les nationalités conver-
geaient vers le même but.
Ces deux principes s'accordaient pour pousser au démem-
brement de cet héroïque empire, qui avait conquis la Ger-
manie à la société chrétienne et sauvé l'Europe de la con-
quête musulmane. Les éléments divers, qu'on avait plies à
l'unité factice de l'empire, reprenaient leurs impulsions ins-
tinctives. Ghaque grande région cherchait à constituer dans
son sein une nationalité nouvelle, et chaque seigneur aspi-
rait à s'ériger en petit souverain dans son comté ou dans ses
bénéfices. La royauté, afiTaiblie moralement par ses divisions,
était désormais incapable de s'arrêter sur la pente de son
irrémédiable décadence.
L'aristocratie ecclésiastique, si favorisée par Gharlemagne,
DiCADENCE DE l'eMPIRE FRANC. 97
qiD en avait fiedi un instrument de progrès et de civilisation,
mais qui avait su la tenir à la place qu'elle devait avoir, fut
la première à tenter de mettre en tutelle la royauté ; mais»
dans un temps pareil, c'était à la force matérielle que le pou-
viHr devait revenir en définitive. L'influence dont les évêques
abusèrent à l'^rd de Louis-le-Débonnaire ne tarda pas
à leur être arrachée par les seigneurs laïques , et l'Eglise
eut bientôt de la peine à se défendre elle-même contre les
usurpations croissantes des gens de guerre et de ses propres
avoués. Des trois grands pouvoirs de l'Etat, le roi, les évèques
et les leudes, ce fut le dernier, c'est-à-dire le moins éclairé,
le plus turbulent, le plus anarchique des trois, qui gagna peu
à peu la prépondérance. Quant à l'élément démocratique, il
disparaît de plus en plus.
Le besoin que les divers prétendants eurent de leurs vas-
saux pour se soutenir contre leurs adversaires, durant les
guerres civiles des successeurs de Charlemagne, les obligea
à faire sans cesse de nouvelles concessions de bénéfices, et
par là à appauvrir le domaine royal, comme aussi à accorder
de nouveaux droits à leurs anciens vassaux, afin de se les
tenir attachés.
Le serment exigé par Charlemagne de tous ses sujets, et
le service militaire de l'hériban, qu'il imposait d'une manière
rigoureuse à tous les hommes libres dans la mesure de leur
propriété, tombèrent en désuétude, faute d'un pouvoir ca-
pable de maintenir l'observation régulière de telles prescrip-
tions. Les relations de vassalité furent donc derechef la seule
ressource du prince, son seul moyen de maintenir et d'éten-
dre son autorité.
Déjà Charles-le-€hauve n'a plus aucune action directe sur
ses sujets et doit recourir pour tout au bon vouloir de ses
MtM. ET DOCUM. XTl. 7
98 DÉVELOPPEMENT DU SYSTiHE FÉODAL.
vassaux ; aussi est-il obligé de leur faire des concessions qui
achevèrent d'annihiler le pouvoir royal. Une seconde révo-
lution, due à la même cause qui avait renversé les Mérovin-
giens, brisa le pouvoir des successeurs de Gharlemagne.
Les bénéfices s'accrurent considérablement en nombre et
gagnèrent plus encore en fixité. Il n'était plus possible à la
couronne de reprendre ce qu'elle avait concédé une fois ;
l'esprit de stabilité, l'esprit de famille, prenant de plus en
plus la place de l'esprit de compagnonnage et d'aventure,
les bénéficiers s'établissaient dans leurs terres, et les relations
qui les y rattachaient devenaient chaque jour plus stables et
plus indépendantes ; l'hérédité des bénéfices, leur transmis-
sion au fils du bénéficier et à ses parents du sang, avait com-
mencé à exister en fait , déjà assez longtemps avant d'être
érigée en loi.
Les mêmes concessions que les rois étaient obligés de faire
à leurs vassaux, ceux-ci, de leur côté, étaient obligés de les
accorder à leurs propres leudes, afin de pouvoir fournir un
contingent respectable à l'armée du prince, et de se rendre
par là nécessaires.
Les bénéfices étaient ainsi devenus une espèce de monnaie
avec laquelle les rois et les grands payaient les services dont
ils avaient besoin.
Cette époque est, au dire des historiens, le moment où l'on
fit le plus fréquent usage de la recommandation. Nous avons
déjà mentionné cette pratique caractéristique, dans laquelle
s'unissent en quelque sorte l'idée du compagnonnage germa-
nique et celle du colonat romain.
Après la mort de Gharlemagne, la recommandation parait
être devenue, pour les hommes libres trop faibles pour pro-
téger eux-mêmes leur propriété, une véritable nécessité. Les
Là ■■9nnÂ5DAT105.
cflbrts de Giaïkmagiie n'aTÛent idevé que pour un momnit
les instilatîoDS démocntîqiies ; dans Tanardiie de Tépoque
mtérimaire, elles soooombèreDt tout à tût. Les assemblées
des hommes libres des comtés tombèrent en désuétude, les
associations de Tssselage et les immanités leur enlevant d*ail-
leurs la {dupart de leurs membres. Le gouvernement centrai
n'a¥Bit plus la force de réprimer les persécutions intéressées
des ocMntes et autres fonctionnaires publics ; le contr&le eiercé
sur eux cessant, leur pouvoir était devenu arbitraire, et ils
aocaUërent lesbommes libres pour les forcer à se recomman-
der i eux. Ce n'est plus alors pour obtenir des bénéfices ou
des exemptions d'impôt, que Ton se recommande, c'est pour
sauver sa propriété elle-même qu'on en aliène une partie.
Des communautés entières d'hommes libres passèrent dans
la seigneurie des puissants, qui souvent abusèrent de leur
position pour réduire ceux qu'ils étaient censés protéger à
im état inférieur à celui qu'ils avaient consenti.
Marculfe nous a conservé la forme de la recommandation
de la propriété dans cette période ; c'était celle de l'aliénation
solennelle : le propriétaire se dévétissait et transférait la sai-
sine au seigneur par le symbole d'une baguette ou d'une
toufie de gazon, puis il recevait immédiatement cette pro-
priété à titre de bénéfice. Pour assurer à Tavance à ses des-
œndants la succession du bien recommandé, on faisait ac-
cepta dans Tacte même le successeur immédiat.
La recommandation ne fut pas seulement un moyen de
constitua des bénéfices ; beaucoup de propriétaires furent
cMigés de consentir des aliénations plus considérables encore
et d'aller au-devant de la condition tributaire. Ils se présen-
taient alors devant leur puissant voisin, en tenant de la main
les cheveux du devant de la tête ; ils soumettaient, par ce
100 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FÉODAL.
symbole, leur personne aussi bien que leur propriété. L'usage
des recommandations contribua notablement à introduire la
règle de l'hérédité dans les tenures bénéficiaires et tributaires.
L'hérédité des honneurs, que les fonctionnaires arrachèrent
aux successeurs de Gharlemagne à peu près en même temps
que celle des bénéfices, fut un pas plus décisif encore vers la
déchéance de la royauté et la consolidation du pouvoir dans
les mains de Taristocratie.
L'hérédité des honneurs avait pour efiet l'aliénation de
l'autorité même de l'Etat et celle de ses ressources finan*
cières ; en se privant du droit de changer les fonctionnaires
de l'Etat et de leur retirer leurs appointements, la couronne
se dessaisissait en réalité de la faculté de leur imposer une
ligne de conduite; elle les rendait, en fait, indépendants.
Le simple bénéficier, puissant par la possession et par les
compagnons qu'elle lui permet d'entretenir, n'est rattaché à
l'autorité publique que par ses devoirs envers son seigneur,
et ce seigneur est le roi ou un leude du roi ; mais les fonc-
tionnaires, possesseurs des honneurs maintenant confondus
avec les fonctions elles-mêmes, sont les dépositaires de l'au-
torité publique, ses représentants dans les localités. L'héré-
dité des honneurs achevait donc bien réellement la ruine de
la royauté.
Cette dernière révolution fut consacrée par Gharles-le-
Chauve, dans le célèbre Capitulaire de Kiersi, de Tan 877.
L'article 9 de ce Capitulaire consacre bien l'hérédité des
honneurs, et non celle des bénéfices, comme on l'a dit quel-
quefois, ensuite de la confusion que nous avons observée chez
les auteurs, entre ces deux institutions, si distinctes en réa-
lité ; à l'égard des bénéfices, il ne fait que constater le fait
préexistant, et cela d'une manière assez vague.
HiRiDITi DBS BÉNinCBS ET DES HONNEURS. 101
« Si un comte, » dit cet article 9 du Capitulaire deKiersi,
« vient à mourir, dont le fils soit auprès de nous, notre fils
» et nos autres fidèles choisiront, parmi ceux qui étaient
» les plus proches ou les plus aimés du défunt, ceux qui,
» avec les officiers du dit comte et Tévêque, pourvoiront à
» Tadministration jusqu'à ce que le fait nous soit annoncé et
M que nous puissions remettre Thonneur à ce fils qui est avec
n nous.
» Si le comte a laissé un jeune enfant , que lui-même,
» avec les officiers du comte et Tévéque, continue à gouver-
)> ner jusqu'à ce que nous soyons avertis.
» S'il n'y a point de fils, que le nôtre, avec les fidèles, y
» pourvoient jusqu'à ce que nous ayons donné nos ordres.
» Mais que nul ne s'irrite contre nous si nous disposons de
» ce comté en faveur d'un autre que celui qui croyait y avoir
» le plus droit.
» On agira de même pour nos vassaux, et nous entendons
» que les évéques, abbés et comtes, et nos autres fidèles, en
» usent semblablement envers leurs hommes. »
Ce Capitulaire, qui peut être considéré comme l'acte d'ab-
dication de la royauté franque en faveur de la féodalité, fut
rendu par Charles-le-Chauve au moment où, après avoir
acheté la paix à deniers comptants des Normands, qu'il déses-
pérait de repousser par la force, ce prince se préparait à se
rendre en Italie, où le pape l'appelait. La grande lutte com-
mencée avec la conquête elle-même est terminée ; la royauté
sanctionne elle-même sa défaite ; l'hérédité des fonctions est
érigée en droit. L'ère féodale commence.
On doit remarquer toutefois, dans le texte que nous venons
de rapporter ; en premier lieu, que l'hérédité n'est accordée
qu'en ligne directe, et que le roi se réserve la disposition de
102 ûivELOPPEMENT DU SYSTÈME FEODAL.
rhonneur lorsque son titulaire n'a pas laissé d'enfant ; en se-
cond lieu, cette espèce d'excuse que le roi adresse à ceux
qu'il aura exclus et dont il aura blessé la prétention, a que
nul ne se fâche, » indice d'un découragement profond et
d'une faiblesse qui n'essaie plus de se dissimuler. On remar-
quera, en outre, que, dans ce texte, les comtes n'apparais-
sent point comme leudes du roi, ce qui prouve qu'ils n'étaient
pas tous dans le vasselage du roi. La disposition finale, simi-
liter de vassalibus nostris^ s'applique-t-elle seulement aux
comtes vassaux du roi ou à tous les vassaux du roi, et par
conséquent aux bénéfices et non pas seulement aux honneurs?
On pourrait conserver quelques doutes sur ce point ; cepen-
dant, en général, on l'a entendu dans le dernier sens.
Le droit de disposer de ses honneurs entre-vifs est accordé
par l'article 10 du Gapitulaire, en ces termes :
(( Si quelqu'un de nos fidèles, après notre mort, touché de
» l'amour de Dieu, veut renoncer au siècle, et qu'il ait un fils
)) ou un parent capable d'être utile à l'Etat, qu'il dispose de
» ses honneurs comme il le jugera convenable. S'il veut vivre
n pareillement dans son aleu, que personne ne tente de l'en
» empêcher et n'exige de lui autre chose que le service mili-
» taire'pour la défense de la patrie. »
Les honneurs, étant devenus patrimoniaux comme les bé-
néfices, leurs possesseurs purent les sous-inféoder, ce qu'ils
ne pouvaient point faire auparavant, car les fonctionnaires
ne pouvaient remettre ce qui ne leur était confié qu'en dépôt
et personnellement.
La faculté de sous-inféoder les honneurs fut un nouveau
pas très important dans le système féodal, et une nouvelle
source de perturbation dans le système politique ; car le lien
de fidélité se forma immédiatement entre les possesseurs des
EXTENSION DES IMMUNITÉS. 103
honneim et caix auxquels ils les sous-inféodaicnt, en même
temps qu'il se relâchait de plus en plus entre les premiers
possesseurs d'honneurs et le prince.
L'extension du système des immunités, tant ecclésiastiques
que laïques, exerça aussi une influence qui doit être obser-
vée. Non-seulement elles se multiplièrent beaucoup, surtout
les immunités ecclésiastiques, mais elles changèrent de ca-
ractère. C'était d'abord une simple exemption de l'impôt, des
droits féodaux exercés par le comte sur le territoire immune ;
sous les Carlovingiens, l'immunité commence à devenir une
exemption complète des droits du comte, lesquels sont trans-
férés à l'immune dans leur intégrité : Timmune exerce la ju-
ridiction, le commandement politique et militaire ; il repré-
sente l'Etat dans son domaine. L'immunité eut par là pour
effet : en premier lieu, de briser tout à fait, de concert avec
les sous-inféodations, la constitution des comtés, qui tombait
déjà en désuétude par l'abandon des plaids et de l'hériban ; en
second lieu, elle eut pour effet de transporter aux proprié-
taires terriers, aux églises et aux simples bénéficiers laïques,
les droits politiques qui se rattachaient auparavant seulement
aux charges et aux honneurs. Sans les immunités, jamais le
bénéficier n'aurait pu être assimilé au possesseur d'honneurs,
car son droit eût été purement privé, soit en principe, soit en
fait ; l'immunité commence l'assimilation ; la cessation du
lien politique entre les possesseurs d'honneurs et le prince
rend cette assimilation plus sensible ; l'usurpation des droits
attachés à l'immunité, qui fut fréquente de la part des béné-
ficiers pendant la longue anarchie de l'époque intérimaire,
compléta l'œuvre que les concessions royales avaient com-
mencée sur le terrain de la légalité.
La juridiction sur les hommes libres, co1od<^ ^" 'ndépen-
104 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FÉODAL.
dants, était exercée, dans les immunités ecclésiastiques, par
un employé laïque, l'avoué {advocatus), qui conduisait aussi
& la guerre les contingents que TEglise devait fournir. Si
une église avait des terres dans plusieurs comtés, elle devait
aussi avoir au moins un avoué dans chacun des comtés où
étaient situées ses terres.
L^ immunités laïques furent accordées , soit à des sei-
gneurs, soit à des villes ou à des communes ; celles-ci auront,
un ou deux siècles plus tard, une grande part au développe-
ment de la liberté communale.
La plus ancienne immunité complète accordée à un béné-
ficier laïque, dont nous ayons conservé le document, date de
l'an 815 ; c'est une concession du domaine impérial contenue
dans les Registres de Bôbmer.
Une formule de Marculfe donne de l'immunité le spécimen
suivant :
c( Qu'aucun juge public, ni vous, ni vos inférieurs, ni au-
cune personne revêtue de la puissance justicière publique,
ne se permette de pénétrer, en aucun temps, dans les villages
de cette église, soit pour y assister au jugement des affaires,
soit pour exiger les freda^ à raison de condamnations, ou les
droits de séjour ou de transport, ou des cautions ; mais, au
contraire, que tout ce qui peut être dû par les hommes libres,
par les serfs ou par les étrangers qui demeurent, soit dans
les propriétés, soit dans l'enclave, sur le territoire de la dite
église, ou comme fisc, ou comme freda, et tout ce qui peut
nous appartenir, soit employé pour notre salut au luminaire
de l'église, qui le percevra à perpétuité par les mains de ses
propres agents. )>
Les chartes d'immunités postérieures concèdent encore plus
manifestement les droits de la justice seigneuriale, spéciale-
cmvsTmccno?! des chateavx. 105
ment la jaridiclion ; mais la charte cilce oi-dossus Ii^ ihuuy-
daient déjà impHcitemenl par la défense faite à tout jujîe pu-
blic d'entrer dans les terres de limmune.
Nous mentionnerons encore une circonstance d'un autre
ordre, qui contribua au développement de la féiulalitc. Li»s
ravages des Normands, qui pillaient et désolaient la France
sous le faible gouvernement des derniers Ciirlovinf^iens ,
avaient obligé les seigneurs à construire sur leurs terres d«\H
forts pour servir de refuge contre ces brusques et soudaines
invasions. Ces cbàteaux-forts, dans l'état de débilité où était
tombé le pouvoir central, permettaient à leur iiossesHcur <le
braver toute autorité impunément. La royauté le sentit bien,
car, par i'édit de Pistes, de 864, clic ordonnait la dcstruc-
tioD des chàteaui-forts qui avaient été construits wins son
assentiment. Mais elle n'avait pas le pouvoir de prêter main
brie i Texécution d'une telle ordonnance; les cbAU*^iux-
forts se construisirent après comme avant, et Tédit de Pistes
resta une tentative impuissante pour arrêter la marche d'une
rèvdiitioo désormais inévitable, et déjà ac/;omplie à peu de
dune prés.
Toot était donc préparé pour que le sy«*t/^me fé^idal p^jt
s'eaparer de la société ; la chute des CJarlovin^rienH, en l;iiv
mtà le champ libre aux éléments féodaux déjà t/iut c/^n^ti
tiB et déciiiément prépondérants, ne fit que mettre hh jour
ce fw( le» âêdes avaient préparé, transp^irter d;»n^ le 'U^
éa 4ro€t ce qui existait déjà dans les bit^.
i7.;fu m ci>mœent 1" hérédité d^ Lér^fi/:^ ^x fU-%
et r*x>tiîHcii de* immr.rii^é^ st''àirrr^r:ifirr^, U *it.-
Iwe ie .'M*v!nne. ':r.m2tM»nt .i*^ -iwrwVT,'» . */\r.*^*^>r.f
m
(À jMiiinr le 5n yiar:aat oas '.rJé^.n wris r^^t-^M.vi* le :;*
rî âe A TVimvut r!ie33a rii;»ia ns oorte ne U,'iian^ fjé
# ^ m M ^
106 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME fiODAL.
bonnaire, ayant fait une enquête pour rechercher les abus
qui s'étaient introduits, on en trouva un très grand nombre
dont les auteurs étaient si puissants, qu'à peine pouvait-on
trouver des témoins qui osassent les dénoncer. On constata
des faits de spoliation très nombreux commis par les comtes
et les officiers sédentaires. L'empereur ordonna de les faire
cesser et réprimer.
Nous possédons aussi les instructions de Louis-le-Débon-
naire à ses envoyés ; elles correspondent tout à fait , dans
leur contenu, au récit de l'historien. Mais que pouvait
l'autorité de l'Empereur contre des attaques élevées de
tous les points du territoire, sans cesse renouvelées, et ve-
nant de ceux-là même qui auraient dû les combattre ? Elle
devait succomber, et son affaiblissement est marqué par de-
grés dans les actes législatifs des derniers Carlo vingiens : ce qui
avait été interdit d'abord, fut plus tard toléré, enfin autorisé.
En voici un exemple significatif. Sous Gharlemagne, dans
le but d'empêcher les exactions que le comte commettait
sous prétexte de fournitures à faire aux missi dominici, la loi
lui interdisait de rien exiger par avance; le missus faisait
lui-même la perception et remettait au comte le tiers qui lui
revenait. Sous Charles-le-Chauve, cette règle est révoquée,
et l'arrivée d'un misms n'est plus, pour les officiers séden-
taires, qu'une occasion de pillage. Le Capitulaire de 865 sta-
tue que le comte percevra les droits de tractorie, et se borne
à recommander aux missi de veiller à ce qu'à cette occasion,
le comte n'exige pas plus qu'il n'est dû. L'abus est consa-
cré, évidemment ; car le mal n'a pas cessé, la loi le signale,
au contraire ; néanmoins, la sage précaution de Gharlemagne
est remplacée par une surveillance manifestement illusoire,
et dont le législateur n'ignore pas lui-même l'inefficacité.
cftè cakr^è : mus il ^iùl Im^ d^ètil
, l'asda» des iisiir|HiUrurs »lbi en
Lft ■wiiifhic ctftoTingîfiiiie avait êfê Mvisajefe eomiM
m héritage privé ; die se dénuembra d abonl entre les en*
fnts do prinee, pus, par lliérédilé des bénéfices et des iMh
neors, die se démembra encoce entre les sdgneurs; chaeun
d^eox tira i loi on lambeau de Fempire ; chaque cmite s at«
triboa la propriété du ressort qu'il administrait. La souve-
nûieté se brisa en mille fractions : c'est là la féodalité.
La féodalité du moyen âge a pour essence rincorporation
de la souveraineté au sol, avec tous ses attributs priiKMpaux«
de façim qu'die parait être elle-même un fruit de la terre»
un aecessdre de la propriété.
Le même motif économique qui obligeait TElat à payer sea
fMictionnaires avec des terres et des parts d^impAt à pertx>-
voir directement, fit assigner également à TËglise, pour son
entretien , des terres et des parts d'impAt, cVst-Àdire des
bén^ces et des honneurs. Ces deux éléments se roirouvcnt
dans les bénéfices ecclésiastiques, dont Thistoirc, distincte en
certains cas de celle de la féodalité proprement dite, s*y rat-
tache cependant par un grand nombre de points.
Je résumerai les résultats de cette discussion dans les con-
clusions suivantes :
4^ La féodalité du moyen âge a pour cause principale un
état de dépérissement économique ; cet état, qui avait com-
mencé à se faire sentir du temps de Tcmpire, produisit déjà
108 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME PÉODAL.
aloi*s des faits juridiques que Ton peut envisager comme le
commencement du mouvement rétrograde de la propriété.
L'appauvrissement ayant continué depuis la conquête bar-
bare, la tendance de la propriété à redevenir féodale, d'indi-
viduelle qu'elle était, a nécessairement augmenté.
2^ La hiérarchie féodale, qui, au moyen âge, s'établit tout
à la fois dans la sphère du droit public et du droit privé, est
sortie du rapport de fidélité emprunté aux mœurs germani-
ques. Les bénéfices militaires et les fiefs terriers, qui en sont
sortis directement, se rattachent aussi aux traditions germai-
nes, car ces concessions de terres sont le par-contre du de-
voir de service imposé au vassal.
3® Les honores de l'époque barbare et les justices de l'épo-
que féodale, ainsi que généralement tout ce qui, dans le ré-
gime féodal, tendait à parquer les classes inférieures dans
leur condition , l'hérédité inévitable des engagements et le
servage de la glèbe, se rattachent, en revanche, aux traditions
de l'empire romain.
4® Le système féodal, tel qu'il a existé en Europe pen-
dant le moyen âge , est donc le résultat de la fusion des
deux races latine et germaine et d'un état économique donné.
Sans l'un ou l'autre de ces éléments, ce système ne se serait
point développé avec la même vigueur ni de la même ma-
nière.
La confirmation de ces diverses propositions se rencontrera
à chaque pas, à mesure que nous poursuivrons l'histoire du dé-
veloppement des institutions féodales; nous verrons la preuve
de la nécessité de la coopération des deux races latine et ger-
maine résulter, entre autres, de la manière la plus irréfraga-
ble, du fait que le système féodal ne s'est développé origina-
ET oo?saxsi05s. 109
kncnt cl eamplétenint que chez les peuples modernes, pour
la imnilatîon desquels ces àeu\ raœs ont contribué.
La dissolution de la monarchie cariovingienne eut pour ré-
sultai de laisser, en France surtout, le pouvoir de l'Etat aux
▼asaux, comtes ou bénéficiers, qui l'avaient peu à peu usur-
pé. Cesl alors que Ton vit régner en Europe celte anarchie
féodale, durant laquelle le droit public se trouve confondu
avec le droit privé dans les mains des seigneurs. Chaque sei-
gneurie est à la fois, dans un sens, une propriété privée,
dans un autre sens, un Etat. Cette confusion des éléments du
droit public et du droit privé est proprement ce qui achève
la féodalité du moyen âge.
M. Matile, dans son Hist&ire ie$ ijMtilutions de la princi-
pamié de Semckilel, lait , comme nous , dater une seconde
phase, dans le développement de la féodalité, de l'introduction
de rhérédité des bénéfices ; mais il en indique une troisième,
i partir de l'hérédité des honneurs.
« Alors que tous les biens-fonds eurent été inféodés. » dit-
il, « il fallut de nouveau aviser aux movens de satisfaire au\
eiigences des vassaux ; ce fut alors que l'on imagina de ren-
dre les charees héréditaires. »
« La place n'est bientôt envisagée que comme un revenu
annuel, » ajoute cet écrivain, n et de là à la vénalité des
diarges, à donner en fief de simples revenus en nature, des
sommes fixes, des prestations en denrées, des dîmes, etc., il
n'y a qu'un pas. En un mol, tout ce qui pouvait être suscep-
tible d'aliénation, fut accordé à titre de vasselage. »
M. Matile a bien obser\'é, et nous tenons à constater cette
remarque d'un écrivain aussi judicieux, la difierence notable
qui existe entre les bénéfices et les honneurs ; mais nous
croyons que l'hérédité de ces deux éléments du fief s'est éta-
440 DÉVELOPPEMENT DU SYSTÈME FÉODAL.
blie à peu près en même temps. Nous avons d'ailleurs indi-
qué précédemment, en faisant Thistoire des honneurs, quelle
fut la véritable origine de ces inféodations, si variées et sou-
vent si bizarres, qui portaient sur toute autre chose que des
terres : elles sont dues au démembrement de l'impôt, et re-
montent, au fond, au système impérial romain.
CHAPITRE II
DE LA HIÉRARCHIE FÉODALE.
Je traiterai, dans une première section, des rapports hié-
rarchiques des fiefs entre eux, particulièrement de la hié-
rarchie des fiefs seigneuriaux, et, dans une seconde section,
de la condition des personnes sous le régime féodal, ou de la
hiérarchie des personnes dans l'intérieur du fief. — Dans une
troisième section, je jetterai un coup d'œil sur les modifica-
tions que subirent, soit la hiérarchie des fiefs, soit la condi-
tion des personnes, vers la fin des temps féodaux.
SECTION PREMIÈRE.
DE LA HIÉRARCHIE DES FIEFS.
Si nous voulions traiter un tel sujet d'une manière complète,
nous pourrions y faire rentrer tout le droit public du moyen
âge, même les rapports de l'Etat avec l'Eglise ; car la théorie
sociale du moyen âge reposait sur l'idée de la hiérarchie féo-
dale unie à la hiérarchie ecclésiastique. Nous tâcherons de
nous restreindre.
112 DE LA HIÉRARCHIE DES FIEFS.
La féodalité repose sur les deux idées de souveraineté et de
possession, et lorsque ces deux idées sont séparées, la féo-
dalité cesse. Le système féodal appartient donc tout à la fois
au droit public et au droit privé.
Dans le système germanique, tel qu'il existait à Tépoque
de la conquête barbare, la vie politique et juridique était
basée sur l'égalité de possession, qui est la loi de Talleu, et
sur Tégalité de droit qui en résulte. Par les bénéfices et les
honneurs, Tégalité de possession disparut, les possesseurs de
ces classes de biens privilégiées réussirent à mettre les hom-
mes libres dans leur dépendance, en rendant à la fois leur
possession indépendante du prince, et les alleux dépendants
d'eux : telle est l'origine de cette lutte entre le système de la
possession libre et celui de la possession non libre, qui &'est
perpétuée avec des péripéties si variées depuis la conquête
barbare jusqu'à nos jours.
Le système germanique avait créé, entre les possesseurs
libres et égaux, une communauté juridique, le gau, ou can-
ton, et la centenie. Lorsque l'inégalité s'introduisit, la com-
munauté subsista, mais cessa d'être libre ; elle fut subor-
donnée au maître du territoire.
La commune dépendante surgit d'abord à côté de la com-
mune libre, puis remplaça celle-ci. Cela arriva sous les der-
niers Carlovingiens, et c'est le vrai commencement de l'épo-
que féodale en Europe. Tous les services dus à l'Etat, milice,
justice, amendes, contributions, étant fournis par les com-
munautés, le chef des communautés les fournit au nom des
particuliers ; il n'est donc plus seulement un employé, c'est-
à-dire un intermédiaire entre l'Etat et les particuliers, il est
un membre essentiel de l'Etat ; et la force de l'Etat, reposant
tout entière sur les prestations qui lui sont dues, repose dès
FORMATION DES SEIGNEL'RIES. 413
lors tout ratière sur les chefe des communautés. Ainsi» la
liberté disparut avec la possession libre; l*unc et Taulre
étaient inséparables. La royauté , dernier obstacle A la fu-
âon absolue de la souveraineté et de la i>ossessi(m, sWIipsa
lraip<Nrairement. Ce moment, où la souveraineté s identiila
avec la propriété du sol, est celui où naquit le réf^imc féodal
proprement dit.
Alors, le territoire de l'empire carlovingicn se trouvait ré-
parti en biens libres et non-libres; les premiers sont, soil
d'anciens alleux, soit des possessions méinnfçées <ralleux et
de bénéfices, soit encore, et plus généralement surtout dans
le nord et dans le centre de la France, d'anciens lyénéfices et
honneurs qui, par la chute de la royauté, sont devenus in-
dépendants.
Dès le X^ siède, les droits de souveraineté, réunis h la pro-
priété de ces terres libres, forment les seijjneuries et font Umn
leurs possesseurs égaux au point de vue du droit, quel (fnf,
s(Mt le titre de la terre. Par souveraineté, il ne feiudr;»it t/»u
tefois pas entendre une idée développa H //rfnplH/;, ^/^ime
celle que nous nous en bi^^Ki^^ ^ny^^iffi hui. 1^ v;vrv^;iiri^^
consiste en ceci, que le Ki^rneiir n^it niitinti^-^, r»» ^<ir/^»f^ ^u
dessus de loi, ne drA^e ni ^^^t^^jp: mùiUir^ ri» imp/»?. f>»'^*ii>
la hîérardkîe des «icaenrù»^ ^nfr-* -^tl**^ ^^MMr k %pX'.^a
militaire en bveur de \'Yjm fwx l*» f^r.ii-^^ïii ^tay^, ^* i^^
eours de justice furent *iAtû'u^ yx\ ji\'ji^*r\f m**m^ i^^ *^?
gneurs. Le permit -ie '*etîi» ^*\*v•■*'\^ 4iitv,riinat»^\n e yr,*\nx^
nr kqaei «!et2»^ liiênr^îiip « »f-^t;\t.t 4iitv«mt;i^ '•»>iir»>^r4 n^t^
Il hîénrdiK ••nin* \psk «*îOT«ir>^ "nAm^ ^ ^v.qIh )<*<» *n
réalité, pendiant m ^i>r*;un ao^ v 'pmn^
Ced «t «r*<mt ^mi Ip a ? '-uni*;* <n v,rr»nf»p^/*>*n>^^f f^ h
dyaaatâe eapêtimn^
H 4 DE LA HIÉRARCHIE DES FIEFS.
En Italie, l'idée théorique de l'empereur d'Occident, roi
d'Italie, ne disparut jamais complètement. Dans les traités de
droit féodal faits sous l'influence impériale, on n'a pas cessé
de se rattacher à cette idée. Cependant, depuis les derniers
Garlovingiens jusqu'à la nouvelle ^conquête germanique d'O-
thon-le-6rand , une véritable indépendance des seigneurs
exista aussi en fait ; sous les empereurs d'Allemagne , cette
indépendance reçut bien moins d'atteintes qu'en France, sous
les Capétiens.
L'Allemagne, à cette même époque, reconnaissait l'auto-
rité de l'empereur, roi des Allemands, et avait conservé in-
tactes ses principales nationalités intérieures gouvernées par
les ducs ; le mouvement hiérarchique , sous le rapport du
droit public, a été inverse dans ce pays; tandis que la
France se centralisait, l'Allemagne s'est décentralisée.
FRA7CCB : I!<DiPENDANCE PRIVITITE. 44 S
SI-
la Mérardile étmm Mmià ei
C*esl en France que le bénéfice s*est formé, et que, dès le
commencement de l'époque féodale, l'union de la souverai-
neté avec la possession était la plus complète.
Les historiens en conviennent tous aujourd'hui, la royauté
capétienne n'était, à son début, qu'une seigneurie, ou, si l'on
veut, une principauté féodale, et le pouvoir des Capétiens se
bornait à l'espace resserré appelé Ile de France, ou duché
de France. La royauté française n'exista, pendant un certain
temps, que comme idée, souvenir d'une époque antérieure
qui s'était conservé et pouvait facilement se raviver. La
France même n'avait pas alors une nationalité distincte ; elle
était le pays de l'Europe dans lequel les nationalités diverses
se côtoyaient et se mélangeaient le plus.
D fallut environ trois siècles pour sortir de cette espèce
d'anarchie féodale, conséquence de la souveraineté descendue
aux mains des seigneurs ; et même au XIII® siècle, alors que
la royauté capétienne avait déjà beaucoup grandi, et que les
seigneurs avaient dû subir de nouveau sa suprématie sous le
nom féodal de suzeraineté, en droit, on reconnaissait les sei-
gneurs comme souverains : u Chacun baron est souverain
en sa baronnie, » dit fort nettement Beaumanoir. A cette
idée de la souveraineté des seigneurs se lie celle de la pairie,
c'est-à-dire de l'égalité {pares), égalité orgueilleuse qui éclate
446 HIÉRARCHIE DES PIEFS EN FRANCE.
dans certaines devises d'anciennes familles : a Roi ne puis,
duc ne daigne, Rohan je suis. » — a Je suis ni roi, ni prince,
ni comte, je suis le sire de Goucy. »
J'ai fait observer qu'en France, au commencement de l'épo-
que féodale, il y avait diverses nationalités co-existantes.
Déjà, dans le traité de Verdun, la France est mentionnée en
opposition avec l'Allemagne ; toutefois, on était loin alors de
la pensée d'une nation française, la nationalité existe seule-
ment négativement. La France n'est pas encore française,
mais elle n'est pas non plus allemande ; elle renferme une
foule de principautés qui répondent plus ou moins aux di-
verses nationalités contenues dans son sein.
Charlemdgne, en organisant l'empire d'Occident sur l'idée
du bénéfice et de la fidélité militaire, n'avait pas cherché à
effacer ces nationalités ; il voulait seulement les faire rentrer
dans un système général ; l'idée de son empire est celle d'un
germanisme général dominant toutes les diverses tribus ger-
maniques ou non-germaniques.
Lorsque l'organisme carlovingien cessa de fonctionner, les
seigneurs qui se trouvaient auparavant à la tête des princi-
paux fragments de nationalités, tels que les ducs de France,
d'Aquitaine, de Bretagne, de Bourgogne, de Normandie, les
comtes de Flandre, de Champagne, etc., conservèrent, en
raison de cela, un caractère de supériorité vis-à-vis des sei-
gneuries comprises dans les territoires sur lesquels ces natio-
nalités s'étendaient. C'est là le principal, dont l'idée découle
de celle de la nationalité. En France, au commencement de
l'époque féodale, le principat n'a guère plus de réalité intrin-
sèque que la royauté, et la royauté capétienne, à son début,
n'est guère plus qu'un principat, dont le chef, en vertu de
certaines traditions historiques, s'attribue le titre de roi. Le
LE PR1NCIPAT. 417
principal n'était point, dans l'origine, une suzeraineté féo-
dale, comme on pourrait le croire, et comme on Ta dit. Ses
prétentions, car nous ne pouvons pas même parler ici de ses
droits, consistaient en ce que, comme représentant de la na-
tionalité, le prince fût censé revêtu d'une plus haute dignité
que les autres seigneurs.
Du reste, le prince n'a aucun droit de service militaire,
d'impôt ou de juridiction, sur les seigneurs de la même na-
tionalité ; car, s'il en avait quelqu'un, les seigneurs seraient
ses hommes, ses vassaux, non des barons indépendants. Les
droits du prince se bornent donc à une distinction honorifi-
que traditionnelle et à un rapport spécial de supériorité vis-
ft-vis des barons indépendants qui n'est pas Thommage, et
dont, dans le temps où ce rapport existait,- on a cherché l'ex-
pression technique dans le mot fides. Dans la suite, la fides
a exprimé les devoirs du sujet envers le roi ou le prince ;
mais, alors, les seigneurs n'étaient rien moins que sujets.
Malgré la faiblesse de la dynastie carlovingienne après
Gharlmnagne, l'idée de la souveraineté royale résidait encore
en elle ; d'où il résultait : 1^ que la dignité, soit la part d'au-
torité publique (honor) des seigneurs , était encore censée
procéder d'elle, que, par conséquent, elle put être perdue
par suite de la violation des devoirs qu'elle imposait, et que
la royauté avait, sous ce point de vue, une haute juridiction
sur tous les seigneurs ; 2^ que chaque seigneur, ou peu s'en
fiiut, possédant d'anciens bénéfices royaux, étant vassal du
roi, en droit du moins, ne pouvait convertir ses bénéfices en
alleux et par là se rendre entièrement indépendant. De ce
reste de souveraineté royale, on put inférer que tous les sei-
gneurs, même les princes, devaient la fidélité au roi ; on en
inféra aussi un droit de la couronne de protéger les faibles et
118 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANGE.
les opprimés, droit qui, pour tout pouvoir intelligent, est une
source inépuisable d'autorité.
Il faut rappeler ces souvenirs pour comprendre la portée
de la tentative que fit Hugues Capet, duc de France, lors-
qu'il se fit proclamer roi. La royauté carlovingienne n*ayant
pas eu la force de se maintenir à la tète du système féodal
et de le plier à ses besoins, le roi légitime n'ayant pu deve-
nir un roi féodal dans le moment où la féodalité résumait
Tordre social et s'identifiait avec lui, il ne restait qu'à essayer
de faire d'un simple prince féodal un roi. C'est là ce que tenta
Hugues Capet en se portant héritier des droits carlovingiens.
Cette tentative n'avait pas encore réussi après deux siècles ;
au Xn® siècle encore, les Capétiens ne parvenaient pas même
à maintenir intacts leurs droits féodaux dans leur propre
principauté. Et pourtant, dans cette tentative, à la première
apparence désespérée, est le principe de ce que deviendra
la royauté française. Au milieu de la confusion générale des
temps féodaux, cette pensée, en quelque sorte abstraite, con-
tenait le germe des développements historiques suivants.
Du Xn® au Xin® siècle, elle commence à se réaliser, mais
confondue avec celle de la principauté féodale, qui seule a
une réalisation extérieure. Cependant, à y regarder de près,
des deux côtés de la royauté féodale, le côté abstrait et non
réalisé était le seul susceptible d'avenir, l'autre rencontrant
partout un droit égal au sien .
Il y avait, dans l'essence même de la féodalité, un principe
qui pouvait servir à créer une hiérarchie des seigneurs et à
constituer sur cette base un nouvel ordre social ; ce principe,
c'est la subordination, qui constitue la vassalité. Chaque feu-
dataire est l'inférieur de son seigneur dominant ; il lui doit
le service, la fidélité et l'honunage. C'est ce principe que
Là 8€lBBAI!rETi. 119
Cbarkmagne avait d^ réussi à utiliser momeotanément ,
mais dans des ciroonstaDoes qui facilitaient son entreprise,
puisque le bénéfice el les honneurs n'étaient point encore
héréditaires ; c'était encore le seul principe assez fort, assez
vivaœ» assez approprié aux rapports existants pour attein-
dre le but et tirer la société de Fanarchie.
Mais, il faut bien le comprendre, cette hiérarchie du vassal
au seigneur, du seigneur au suzerain, qui, de degré en de-
gré, remonte jusqu'au roi, premier suzerain, ou, comme di-
sent les feudistes, « grand fiefiTeux du royaume, » cette hié-
rarchie n'existait point encore au début de Tépoque féodale,
et il fallut des siècles pour la former.
La dynastie carlovingienne n'était plus là pour revendi-
qua une domination devenue déjà purement nominale ; les
princes de second ordre n'avaient aucun droit positif et réel ;
le pouvoir des justiciers était de sa nature indépendant dans
les limites de leur territoire ; l'autorité centrale était tombée
devant la puissance envahissante de ses propres officiers ; à
leur tour, ces officiers, immunisteset possesseurs d'honneurs,
furent spoliés par leurs propres agents. L'histoire des cités
est pleine des luttes des évèques et des monastères contre
leurs vidâmes et leurs avoués ; même les agents inférieurs,
les juges privés, et jusqu'aux simples maires des villages,
«isurpaient à leur profit les droits qui leur avaient été délé-
gués. Guérard a constaté les usurpations de ces officiers su-
balternes, leurs efforts pour se rendre héréditaires, et leur
succès général vers le XII® siècle.
Les officiers subalternes, les juges privés, devinrent des sei-
gneurs justiciers, comme les comtes et autres juges publics;
mais la plupart n'arrivèrent qu'à former des basses justices.
Ainsi, chose remarquable, et encore peu observée cepen-
120 HIÉRARCHIE DES HEFS EN FRANCE.
dant, dans cette époque singulière, le mouvement décentra-
lisateur, la tendance à un fractionnement toujours plus grand
du pouvoir social et des possessions qui s*y rattachent, avait
sa source dans les anciens dépositaires de Fautorité publique
et dans leurs agents, et le principe dont l'action, en se déve-
loppant, pouvait reconstituer une association et une hiérar-
chie, résidait dans les détenteurs de la propriété privée.
Primitivement, les fiefs étaient nombreux et indépendants,
aussi bien que les justices, mais le droit du justicier était
exclusif de tout autre ; le droit du feudataire, en revanche,
admet et suppose la possibilité d'une relation avec un sei-
gneur dominant, là même où cette relation n'existe pas en-
core. De plus, dans l'origine, les justices se subdivisèrent le
plus souvent par usurpation de l'inférieur, et par conséquent
les subdivisions cessèrent absolument de reconnaître l'auto-
rité dont elles s'étaient affranchies à la faveur des circons-
tances, de la violence ou de l'oubli. Les fiefs, au contraire,
se subdivisèrent, dans la règle, par de nouvelles inféodations,
et par conséquent conservèrent la relation de vassalité vis-à-
vis de l'ancien possesseur.
Lorsque le mal est très grand, lorsque la société va périr,
les esprits sont vivement incités à chercher le remède. Nous
avons entrevu que le remède le plus à la portée pour com-
battre l'anarchie féodale dans laquelle la France était tombée
au X^ siècle, par la chute de la royauté et les usurpations
incessantes des justiciers, se trouvait dans le rétablissement
d'une hiérarchie féodale ayant à sa tète une royauté égale-
ment féodale.
L'existence régulière et formelle d'une telle hiérarchie peut
être hardiment traitée de chimère. Si elle a existé, c'est en
théorie et dans les abstractions des feudistes royaux. Lorsque
LA ROTACTÉ FÉODALE. 121
b royauté a été assez forte pour dominer tous les seigneurs,
sdt féodaux, soit justiciers, elle avait déjà cessé d'être la
royauté féodale ; elle était la royauté de droit public, et, en
bit , la royauté absolue. La royauté n'était féodale qu'a-
lors qu'elle luttait encore pour se faire reconnaître sous quel-
que forme que ce soit ; la suzeraineté réelle des princes sur
les seigneurs de leurs principautés n'a pas existé non plus,
ainsi qu'on pourrait se le figurer lorsqu'on n'examinerait pas
les choses d'un peu près. Néanmoins, dans de certaines li-
mites, et d'une manière irrégulière, si l'on veut, une hiérar-
diie féodale ayant à sa tète le roi, et après lui les princes,
soit grands vassaux , s'est formée en France, et sa création,
combinée avec d'autres principes d'une nature plus ou moins
étrangère à la féodalité, a eu pour résultat la formation même
du royaume et sa constitution.
Trois idées concoururent à la naissance de la hiérarchie
féodale française : l'idée de suzeraineté résultant du contrat
f6odal ; le souvenir de l'ancienne royauté ; et l'élément des
nationalités secondaires que représente le principat. Voyons
quelle fut leur œuvre.
Entre ces seigneurs qui ne reconnaissent pas de supérieur
commun, la guerre privée est le seul juge en cas de dissen-
timent ; c'était là la cause des plus grands désordres. Pour
arriver à rétablir l'ordre dans la société, il fallait faire en
sorte que les seigneurs fussent placés, vis-à-vis du roi ou
des princes, dans une position analogue à celle du vassal vis-
à-vis de son seigneur.
D'un côté, les seigneurs revendiquaient une indépendance
absolue vis-à-vis des princes féodaux et vis-à-vis du roi de
France, qui n'est encore qu'un prince féodal se donnant le
titre de roi, sauf à conquérir avec le temps les attributions
122 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANGE.
que ce titre suppose ; de l'autre, les princes, pour remédier
à l'affreux désordre auquel la société était livrée et pour sou-
tenir leurs propres guerres, avaient un impérieux besoin de
se créer une force militaire respectable, force que les sei-
gneurs pouvaient seuls leur fournir. Que faire pour se l'as-
surer ? Recourir, comme on l'avait fait durant toute la pé-
riode barbare, à de nouvelles concessions, c'est-à-dire à de
nouvelles inféodations. Ensuite de ces concessions, les sei-
gneurs prenaient l'engagement féodal ordinaire, l'engage-
ment de suivre le seigneur à la guerre et de siéger en son
conseil. Â cet engagement répond l'hommage; l'hommage
correspond , dans la période barbare , au serment de fidé-
lité qui était prêté par les leudes. Dans l'époque postérieure
aux Carlovingiens, la fides étant envisagée comme la recon-
naissance de la dignité de prince, est entièrement séparée de
l'obligation de rendre certains services ; ces services ne sont
dus qu'en raison du fief : l'hommage est donc un serment à
part. Que l'ancienne fides renfermait, dans l'époque barbare,
l'obligation impliquée par l'hommage aux temps féodaux ,
c'est ce qu'indique déjà l'expression de fidèles, si usitée, pour
désigner les leudes ; c'est ce qu'indiquerait aussi un passage
de Yenantius Fortunatus, qui assimile les expressions fidèle
et lige : a Atque fidelis et sit, gens armata per arma jurât,
jure suo se quoque lege ligat, » Augustin Thierry tire parti de
ce passage dans ses récits mérovingiens.
Ainsi, l'époque féodale commence, en France, par un dou-
ble rapport, qui est exprimé par un double serment. La foi
est prêtée par le seigneur indépendant au prince, comme
simple reconnaissance de sa dignité ; l'hommage est le ser-
ment du bénéficier, et il est commun à toutes les classes entre
lesquelles il peut y avoir une relation basée sur le bénéfice.
DISTINCTION ENTRE FOI ET HOMlfAGE. 123
Maintenant, si un seigneur reçoit de son prince un bénéfice,
il ajoute rhommage à la foi. Cette distinction est fondamen-
tale, et la généralité des feudistes paraissent l'avoir mécon-
nue. Us parlent, à la vérité, de la foi et de Thommage comme
de choses distinctes, mais sans savoir en quoi elles sont dis-
tinctes ; c'est qu'ils n'ont pas compris que la fides ne repo-
sait pas immédiatement sur un rapport de possession. On a
TU la foi relier les fidèles dans l'époque barbare ; on a vu
celte même foi identifiée à l'hommage dans l'époque féodale
postérieure , et l'on n'a pas observé le sens spécial de ce
terme dans l'époque féodale proprement dite.
Si simple que soit la notion même de fief et d'hommage, il
surgit des cas divers qui peuvent la compliquer ; cela résulte
des rapports particuliers de ceux qui reçoivent, soit le fief,
soit l'hommage.
Le premier cas est celui où le fief est accordé à un homme
personnellement libre, qui n'a pas encore de terre ; celui-ci
s'oblige de la même manière que les anciens leudes. Pour
qu'il puisse servir convenablement, il faut que son fief soit
assez grand pour le libérer de tout travail personnel, et,
comme le métier des armes est le plus honorable, il prend
rang au-dessus des possesseurs d'alleux qui travaillent eux-
mêmes leur terre ; son fief est un fief de chevalier. C'est sur
les fie£s de cette catégorie que vivait la petite noblesse, les
milites dominorum qui sont les hommes des seigneurs ; leur
serment est l'hommage lige, qui se prétait à genoux et sans
armes, parce que c'était le fief même qu'il recevait qui don-
nait à l'homme le droit de porter les armes, puisqu'aucune
terre indépendante n'assurait auparavant sa liberté.
Le second cas qui se présente est celui où le fief est ac-
cordé à un seigneur par un autre seigneur ou par un prince.
424 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
C'est ici que la réunion de la foi et de l'hommage commence
à se montrer. Le vassal est chevalier par son propre fait, et
son hommage prend dès lors un autre caractère. Dans ce cas,
le serment se prête par le vassal, debout et l'épée au côté,
et constitue l'hommage simple {homagiumplanum).
Les seigneurs qui prêtent le simple hommage sont dans un
rapport double et en soi contradictoire. Par leur terre libre,
ils sont souverains ; par leur fief servant, ils sont subordon-
nés. Par leur terre libre, ils ont le droit de foire la guerre
même à celui à qui ils ont prêté l'hommage.
Pour lever cette contradiction, on recourut à un moyen
qui a jeté la confusion sur toutes les idées : on fit prêter ser-
ment par le seigneur qui recevait le bénéfice, non-seulement
pour ce bénéfice , mais pour le reste de son bien ; par ce
serment, le feudataire s'engageait à n'entreprendre au-
cune guerre contre son suzerain, et comme cette obligation
nouvelle n'était point un hommage, on lui appliqua l'expres-
sion de fidelitas, qui, dans l'origine de l'époque féodale, si-
gnifiait seulement la reconnaissance faite, par les seigneurs
indépendants, de la dignité du prince. C'est ainsi qu'à l'hom-
mage simple s'est rattachée une foi qui n'impliquait pas re-
connaissance de la dignité princière chez celui à qui on l'ac-
cordait.
Il y aura donc désormais deux sortes de fidélités, et la dis-
tinction entre elles n'est pas facile, surtout si le prince est
lui-même le suzerain du bénéfice de son sujet. La consé-
quence de ce double rapport a été que l'on en vint à taiir la
foi et l'hommage pour inséparables, tellement que la réunion
de ces deux expressions constitue un véritable pléonasme.
De même, lorsqu'un seigneur mettait sa terre libre sous
la protection d'un autre par la recommandation, l'idée de ft-
QKvrao^ Dc FOI ET d'hoxmagc. liS
Il à on rapport purement torriiT. so con-
jpaiîl anr ofle dlioaimage.
Mib lorsqoe loi et hommage furent ix^nfondus dans les es-
prits cl dans le langage juridique, il en résulta une i\misô-
qucnee bien aulieaienl grave. L'Iionunage. et surtout Ihom-
mage lige, comprend la fidélité et constitue un enga^Mnent
plus clcndo, en sorte que celui qui doit Thonima^e ne voit
|itt sa sîloatîon juridique altérée sensiblement par Tadjonc-
tion de la fidélité; mais, en revanche, celui qui ne doit que
la fidélité change de position lorsqu'à (*ette tidélité vient sa-
joDler rhommage. Or, c'est ce qui arriva lors(|ue. petit à
petit, loi et hommage s'étant identifiés, il n\v eut plus qu'un
seol serment, celui de foi et d'homma;:»', lequel était pnMé
par tout seigneur à son prince, qu'il en eût n\u un l)onéticc
ou non. Cette transformation successive des idées eut pour
effet que chaque seigneur finit par être envisagé comme
l'homme et le vassal du prince dont, en principe, il n'eût
peut-être été que le sujet.
Conune il foUait cependant expliquer remploi de ces deux
mots, fin eî hommage, on imagina dc dire que foi était tou-
jours la reconnaissance de la dignité de prince, et hommage
la reconnaissance des obligations que cette dignité entraîne.
Cette distinction est bien subtile, et Ton remarquera qu'elle
ne s'applique pas au suzerain non-princier, auquel le ser-
ment de foi et hommage se prétait également.
La formation d'une hiérarchie des seigneurs fondée sur
cette (ides, qui ne dépend que par un cAté du bénéfice, et
qui, de l'autre, n'en dépend pas, est peut-être ce qui a fait
donner au bénéfice le nom de fief, lequel rappelh^ la fiihs et
Q'apparalt dans la langue féodale qu'assez longtemps apnV
que le bénéfice était devenu b et même indépendant .
126 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
Pendant longtemps les deux mots coexistèrent et furent pris
indifféremment l'un pour l'autre. Ainsi, un document du Yer-
mandois, de 402S, parle d'une eau qui est tenue : a Loco be-
neficii sub nomine feudi; » et une charte d'un comte d'Ânno-
nay, de 1087, parle encore d'un beneficium quod tmlgodici-
tur feudum.
L'essentiel est de bien saisir comment tout le système de
la hiérarchie sociale repose, au fond, sur cette idée de fief;
comment la foi a absorbé l'hommage, et par là rendu vassaux
des princes même les seigneurs non-bénéficiers ; comment,
d'autre part, l'idée d'hommage s'est étendue à celle de foi,
de sorte que tout le territoire du seigneur qui a prêté foi et
hommage est censé dépendant du seigneur suzerain ; com-
ment, enfin, le lien personnel, désigné d'abord sous le nom
de vasselage, a pris un caractère réel, et comment toutes les
terres seigneuriales, sans égard au mode de leur acquisition,
ont été rangées au nombre des fiefs, par où s'explique aisé-
ment pourquoi toute cette époque d'enfantement des formes
publiques, à partir du point de départ de l'indépendance des
seigneurs, a pris le nom d*ipoque de la féodalité. L'essence
du fief, telle que nous l'avons maintenant sous les yeux, ne
pouvait être fournie, on le voit, par une simple définition ;
elle est le résultat d'un long développement historique pres-
que ignoré de ceux-là mêmes qui y prirent part ou qui en
recueillirent les fruits immédiats.
La première tentative d'organisation publique par la féo-
dalité n'aboutit nullement à la création d'un ordre de choses
régulier. La reconnaissance du droit basé sur la possession
dépendait toujours plus ou moins de l'arbitraire et de la force
individuelle. Les guerres privées durèrent et les inféodatîons
se croisèrent sans les empêcher : bien au contraire, le XII*
VARIÉTÉ DES INFÉ0DAT10NS. 427
siècle, dans lequel les inféodations eurent principalement lieu,
esl le temps de la plus grande confusion dans l'histoire juri-
dique de la France.
Pour en avoir une idée, représentons-nous le territoire
cou vert de quatre sortes de possessions principales qui s'entrc-
oroisaient : les seigneuries, les principautés, TEglise et ses
immunités, les villes libres et leur banlieue. Chacun des pou-
voirs basé sur ces possessions cherche à se fortifier en obte-
nant rhommage du plus grand nombre possible de chevaliers
et de seigneurs. De là, les inféodations les plus variées.
Tantôt un prince s'inféode à un autre ; alors le service,
consistant ordinairement à fournir un nombre fixe de cheva-
liers, est rendu d'ordinaire par représentants. Quelquefois,
un prince donne un fief au vassal d'un autre prince ; ici nait
un double rapport : le nouveau vassal s'engage avec la ré-
serve de ne pas attaquer son ancien seigneur (saloa fidelitate
foel ligeitate). Quelquefois encore, on promettait le service à
une certaine personne. Il y a même des cas où un prince de-
venait, par l'acceptation d'un bénéfice, vassal de son propre
sujet. Puis les inféodations avaient aussi pour objet les jus-
tices, si infiniment variées, et enfin les emplois. L'Eglise, de
son côté, inféoda ses dîmes et de nombreux offices dépendant
d'elle.
Les conséquences de cette multiplication et de cet enche-
vêtrement prodigieux des rapports féodaux furent : 1® Que
le baron, pouvant être vassal de son vassal, l'idée de la sei-
gneurie se rabaissai celle de la vassalité ; ainsi, la distance
se rapproche entre le seigneur autrefois souverain et le gen-
tilhomme ou chevalier non-souverain ; les barons , ou sei-
gneurs indépendants, et la petite noblesse , ne forment plus
qu'un seul ordre, la noblesse. 2® «ne dignité de
128 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
prince disparaît, soit parce que les seigneurs d'une princi*
pauté se lient entre eux, par les inféodations, à des services
bien plus importants que ceux qui seraient dus au prince ;
soit parce que le prince peut devenir vassal de son propre
sujet. La principauté, cessant de former un centre pour les
seigneurs immédiats, le besoin d'un autre organisme se fit
sentir ; naturellement, ce fut tout au profit de la royauté.
Ces complications presque inextricables dans les rapports
d'inféodation, cet afiaiblissement du pouvoir social propre-
ment dit au profit de l'individualité seigneuriale, cette dispa-
rition du droit public dans sa forme propre qu'on observe
dans l'époque féodale, ont conduit beaucoup d'esprits à ac-
cuser le système féodal d'avoir produit ces troubles, cette
anarchie, qu'il ne savait pas empêcher.
M. Mignet, dans son beau mémoire sur les Etablissemenis
de saint Louis, répond à cette accusation d'une manière assez
plausible. La féodalité, c'est-à-dire le lien du vassal au sei-
gneur, a, selon lui, moins favorisé que limité l'anarchie, et
si le mouvement social, qui poussait à l'isolement toutes les
parties de l'Etat , n'avait pas été suspendu et combattu , il
n'eût pas conduit à la féodalité, mais à la dissolution de la
société. La féodalité n'a pas annulé les effets des tendances
anarchiques, mais elle les a jusqu'à un certain point arrêtés ;
elle a admis le morcellement de la société, mais elle a pré-
venu sa dissolution. On l'accuse donc à tort d'avoir produit
ce qu'elle a trouvé ; ce qui était son accompagnement a passé
pour être son œuvre.
Cette réponse ne nous parait juste cependant qu'en partie.
U est vrai que le système féodal a lutté contre l'anarchie, et
que, dans les circonstances où se trouvait la civilisation, il
pouvait peut-être seul s'établir là où une organisation plus
E:nL&i»3ii. 1^
Noos STttt» ra c»:c!u»c: U L>èrir±Â^ Stiidik >'es: SlTqm
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OffîpiiiimDnit b «pnfmjtk ^x^^xr/^iw par Le c^-cïtrat du 5ê^
Bîont. Cest par b propriêii^ ei >ar li (r:;-{>fte qae <*cs<
éUbiî le «amkmt. s*>ît !e fief. L'^k^ «i^ p*r'^pnrtè sAttJobe si
eompiélniiefit à cette expre<e4-^ de setiiîieQr. que h Urvgue
fradale rapplique métne à iV-rirl -je •±<:<se> qui oe suppor-
tent aucune suprématie <e«^^Ie. ^D>i quand Ij ct>uturDe de
Puis dit : « Le mari e$l sei^rieur «ie^ ineuMes et o«>nquets. >
Le mot seisneur a été traduit «Jeivi.^.rf en btin par d/Mtniu,
qui signifie proprement maitre. pn'>priêtaire. et qui. vers^ le
XI' siècle, a remplacé tteni^jr dans les actes en lan^e latine:
mais iominmi s'appliquait à tout supérieur, aiusi aux ducs,
comtes et \icaires: et comme Atyu\nH.< se traduisait par sei-
gneur dans b langue usuelle, le m«>t seigneur s'appliqua dès
lors, non-seulement au seigneur féodal . mais aussi au sei-
gneur justicier.
Dans b hiérarchie du fief, on trouve en opposition au sei-
gneur les vam, fideUs, miliUi, rnrns$i, talc^tpjres, en français
les vassaux ou feudataires, les chevaliers, les vavassaux.
Les membres de l'association féodale étaient généralement
compris sous le nom d'hommes. Dans les polyptiques et les
aveux, l'expression homme, homo, désigne toujours celui qui
est engiigé dans les liens du vasselage ; ce mot avait une va-
■EH. ET bOillU. \TI. ^
130 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
leur tellement spéciale, qu'en Bretagne, on lui donnait un
féminin, et les femmes étaient appelées hommesses du sei-
gneur.
Le mot baron, en vieux français bers, signifiait, dans la
langue germanique, homme libre ; en France, il signifie un
possesseur de fief.
A côté de la hiérarchie du fief, il y avait la hiérarchie des
justices ; tant que celles-ci conservèrent leur caractère pri-
mitif, aucune confusion ne s*établit, ni dans les choses, ni
dans les noms ; mais lorsque les possesseurs d'honneurs in-
féodèrent les justices, la confusion commença.
Nous avons déjà exposé l'origine romaine des justices. Les
juges étaient particulièrement les comités et les centenarii;
leurs employés prenaient le titre A'advocaH,
Dans l'époque barbare, on distingue entre les judices pti-
blici et les judices privati : les premiers étaient les succes-
seurs des judices romains ; ce sont les comités, duces, patridi,
vicarii, centenarii, tribuni *.
Dans la même époque, la dénomination de comte parait,
entre autres, avoir été donnée à l'officier revêtu de la pléni-
tude de la puissance justicière. On lit dans la loi des Ripuai-
res : c( Si quis judicem fiscalem quem comitem vocant, inter-
fecerit, )> Dans la langue germanique, on donna au comte le
nom de graf, ou graphio, qui parait avoir la même significa-
tion. Les lois d'Edouard-le-Gonfesseur donnent du mot graf
une étymologie très caractéristique : « Grave quoque nomen
potestatis, latinorum lingua nihil expressius sonat quam prœ-
* Les comités, chez les Romains, étaient les officiers que le gouverneur de
la province amenait avec lui pour l'aider dans ses fonctions.
SEIGNEURS FÉODAUX ET JUSTICIERS. 431
fecturœ , apud Saxones gerefen , rapere , quod judex sdlicet
idem erat qui exactor ^ »
Les duces sont devenus les ducs, en allemand heerzog, chef
d'armée ; les cùmites, les comtes ; les vicarii, les viguiers, ou
vicomtes (t?tcô-comtlô«). L'autorité des comtes a formé, dans
répoque féodale, la haute justice, et celle des viguiers, la
basse justice, appelée quelquefois viguerie. En Italie, la mai-
son de justice est encore fréquemment appelée vicatia.
Lesjudices privati, dont de nombreux textes des temps
carlovingiens attestent l'existence, donnèrent comme les juges
publics, naissance à une hiérarchie seigneuriale ; ces justi-
ciers particuliers portent le nom d'advocati (avoués), vice do-
mini (vidâmes), prœpositi (prévôts), majores (maires), villici,
villicarii, employés qu'on a confondus plus tard avec les vi-
guiers. C'est à ces juges privés que s'adresse, entre autres, le
célèbre Capitulaire de Gharlemagne de villis. On peut étu-
dier, dans ce document , la fonction de cette espèce d'offi-
ciers, dans lesquels il est facile d'apercevoir une hiérarchie
différente de celle que constituent \es judices publid ,
Délégué par Vhonoratus ou par le roi, le juge privé devait
nécessairement être revêtu du pouvoir d'exiger l'impôt ; ce
pouvoir consistait dans le ban {bannum). Toute résistance au
ban pouvait être punie, et le droit de ban est le <lroit général
d'exécution pour toutes les obligations justicières.
L'immunité consistait dans l'interdiction à tout juge public
* Celle étymologie du mot grafnoun semble préférable à celle qui se tire
de grau (gris, vieux, ancien). On dira que le graf germanique n'était pas,
dans la constitution des peuples germains, un exacteur, mais un juge. Mais il
ne faut pas oublier gue les jugements se réduisaient à Timposition, à la partie
perdante, d'une amende dont le juge recevait sa part.
132 HI&IURCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
de s'introduire sur la terre immune pour percevoir les rede-
vances justicières ; c'est l'exemption des droits du comte.
Lorsque l'autorité centrale eut succombé devant l'ambition
de ses juges publics, les possesseurs d'honneurs et d'immu-
nités furent à leur tour spoliés par les juges privés, qui de-
vinrent, eux aussi, des seigneurs justiciers ; seulement, la
plupart ne furent revêtus que de basses justices. Gomme l'ad-
ministration de ceux-ci comprenait à la fois la gestion des biens
du propriétaire et la perception du tribut qui lui était dévolu,
cette réunion de pouvoirs différents fut doublement funeste au
propriétaire ; car, où l'employé fut assez puissant, il confon-
dit dans son usurpation le sol et la justice ; là où le proprié-
taire put résister, l'usurpation se borna au tribut ou aux re-
devances appartenant à l'administration du juge privé. Cette
dernière cause a contribué à placer dans les éléments de la
basse justice des droits qui sembleraient appartenir à la pro-
priété, par exemple, les servitudes personnelles, les cor-
vées, etc.; ces droits se rencontrent entre les mains du bas-
justicier, ensuite de sa qualité primitive d'intendant du pro-
priétaire.
Tant que les justices conservèrent leur caractère primitif,
aucune confusion ne s'établit entre elles et les fiefs ; mais lors-
que les comtes et autres possesseurs d'honneurs inféodèrent
leurs justices, la confusion naquit ; car les concessionnaires
et les concédants de ces droits avaient un double titre ; ainsi
lé comte était justicier relativement aux droits de justice
qu'il exerçait, il était suzerain relativement aux droits de
justice qu'il avait inféodés. De même, le vidame inféodé était
justicier par sa possession et vassal par son fief.
Les justices inféodées se distinguent des justices primitives
par certains signes caractéristiques. D'abord, les noms ne
JUSTICIERS PAR INFÉODATION. 133
sont plus les mêmes ; les besoins du fief ont créé de nouvelles
fonctions, que le simple exercice de Timpôt n'exigeait pas;
le lieutenant du comte s'est appelé vicomte ; l'ofGcier spécia-
lement chargé de la juridiction, bailli; celui qui exécute les
jugements, sergent; le chevalier gardien du château a été ap-
pelé châtelain. Autour des princes, les feudataires justiciers
ont été les sénéchaux, les maréchaux, les connétables, les pro-
cureurs fiscaux; tous ces officiers sont justiciers, en ce qu'ils
ont pour traitement des droits de justice inféodés ^ Les con-
ditions de concessions justicières à titre de fief ne sont pas
non plus les mêmes que celles des concessions justicières pri-
mitives. Le vicaire n'avait pas un pouvoir suppléant à celui
du comte, il en était indépendant ; il n'était tenu & son égard
à aucun service ; les produits de la justice lui appartenaient
en propre ; son droit était immédiat. Il en est autrement du
vicomte et de tous les justiciers inféodés ; ils doivent service
au comte, en raison de leur fief, et ils ne perçoivent les droits
que par délégation. Il sera dès lors facile de reconnaître les
justiciers primitifs des justiciers vassaux : la puissance des
premiers est libre et absolue, celle des seconds résulte d'un
contrat, et elle est subordonnée. Ainsi, il y a, par exemple,
deux classes de vicomtes bien distinctes : le vicomte seigneur
justicier primitif, qui est maitre de la vicomte, et celui qui
n'est qu'officier d'un autre seigneur.
Au moyen de l'inféodation du domaine et de l'inféodation
des justices, il existait sur une même terre une double hié-
* Observons, en passant, que les officiers du roi, sénéchaux, baillis, pré-
vôts, châtelains, etc., acquirent, par Taccroissement du pouvoir royal, une
autorité justicière bien plus étendue que celle qui résultait de leurs foncUons
spéciales de justiciers féodaux.
136 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
rarchie féodale : il y avait fief de la justice et fief du fonds.
L'inféodation de la justice, ne pouvant pas, au reste, avoir
exactement les mêmes règles que celle du domaine ; les obli-
gations respectives du seigneur et du vassal sont identiques,
mais la différence de nature de la chose donnée en fief im-
plique des différences dans le mode de jouissance et de trans-
mission ; notamment, la mouvance territoriale fut remplacée
par le ressort dans la justice.
La faculté d'inféoder simultanément et séparément la terre
et la justice, a produit encore une autre cause d'obscurité,
savoir, Timmense variété des conditions de chaque justice
seigneuriale.
Nous avons dû entrer dans quelques développements tou-
chant les principes sur lesquels s'est constituée la hiérarchie
féodale en France; car, dans cette matière, il y avait à éclair-
cir des questions essentielles et peu étudiées jusqu'ici. Pour-
suivons.
La féodalité avait couvert le territoire de la France d'une
masse très considérable de seigneuries d'espèces diverses, en-
clavées les unes dans les autres, et inféodées les unes aux au-
tres, tantôt en totalité, tantôt partiellement. De cette confu-
sion, la force des choses fit sortir une sorte de hiérarchie des
seigneuries. C'était ordinairement des grandes seigneuries
que les petites relevaient; cependant, il n'en était pas tou-
jours ainsi : le roi même était, pour certaines possessions,
vassal de ses propres sujets. La hiérarchie féodale française,
jusqu'au complet développement de la puissance royale, fut
un assemblage créé par le hasard plutôt qu'une organisation
systématique.
Le rang entre les diverses sortes de seigneuries est assez
difficile à déterminer, attendu qu'au commencement de la pé-
EANG ENTRE LES SEIGNEURIES. 435
riode féodale, toutes les seigneuries complètes formaient
comme un Etat distinct, et, sous ce rapport, se trouvent sur
le pied de Tégalité ; les principes d*après lesquels on a cher-
ché à établir leur rang dans la suite, ne sont rien moins que
fixes et certains.
Le seul passage peut-être des anciens livres de droit fran-
çais que l'on puisse citer sur ce sujet , est celui-ci , qu'on
trouve dans le Livre de justice et du plet :
fc Duc est la première dignité, et puis contes, et puis vi-
» contes, et puis barons, et puis chastelains, et puis vava-
» sor, et puis citaîen, et puis vilain. »
Les duchés étaient en petit nombre au commencement de
répoque féodale ; ils représentent alors l'idée du principal.
Les ducs {duces) sont, avec quelques comtes particulièrement
puissants, les chefs des nationalités. Le duché de France,
berceau de la royauté capétienne, était l'un des moins con-
sidérables. Dans la suite, leur nombre augmenta, mais leur
importance diminua en proportion ; les ducs ne furent plus
que des seigneurs féodaux du titre le plus élevé.
Les Margraves, qui, sous les Carlovingiens, paraissent
avoir été égaux aux ducs, semblent avoir disparu à peu près
complètement dans la première période féodale ' ; on ne trouve
plus qu'un petit nombre de marquisats dans le sud, mais qui
n'ont pa» d'importance.
Les marquisats français, tels qu'ils reparurent plus tard,
ne peuvent pas être rattachés, quant à leur origine, aux an-
* Markgraf, marchio, comte des marches ou des frontières. Cet ordre de
seigneurie est resté moins considérable en France qu'en Italie. C'est du mot
marche, passé dans la langue française, que vient l'ancien verbe marchir, qui
▼eut dire confiner, avoir pour limites. «Terre qui mareAue au grand chemin, •
dit Bouteiller.
136 HiéRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
ciens comtés des marches ; c'est une création nouvelle à la-
quelle on applique un ancien titre, et qui n'a de commun
avec l'ancienne institution que de tenir aussi, dans la hié-
rarchie, la place entre le duché et le comté ; encore a-t-on
beaucoup débattu la question de savoir si, en France, les
marquis sont au-dessus des comtes. On observait , contre
cette prétention, que des marquisats avaient été érigés en
comtés, ainsi celui de Juliers, et qu'aucun marquis de France
n'avait approché en puissance de certains comtes , tels que
ceux de Champagne, de Flandre, de Toulouse, etc. C'est
donc en raison de souvenirs des temps antérieurs à la féoda-
lité, ou de l'analogie avec les pays voisins , que l'idée de la
prééminence des marquis sur les comtes finit par prévaloir,
ainsi qu'on le reconnaît à leur couronne, puisque la couronne
des ducs est à fleurons, celle des comtes perlée, et celle des
marquis entremêlée de perles et de fleurons.
Presque partout les comtes carlovingiens avaient su ac-
quérir la souveraineté féodale , et leur office s'était trans-
formé en seigneurie ; il est hors de doute aussi que le nombre
des comtés s'augmenta considérablement, car, dans ces temps
de désordre, on prenait un titre assez aisément sitôt que l'on
était assez fort pour le conserver.
Si quelques comtes étaient égaux en puissance aux ducs
eux-mêmes, le plus grand nombre, en revanche, relevaient,
soit par les liens du principat, soit par ceux de l'hommage,
des ducs ou des comtes les plus puissants. Au moyen âge,
le mot de comte s'était corrompu en celui de quens ou quetuc,
dans lequel on a quelque peine à le reconnaître. Dans le sud,
on le traduisait souvent par c(msulj et vicomte fQV proconsul.
Le comté de Champagne, à cause d'un rapport passager
avec l'empire d'Allemagne , se nommait comté palatin ; la
ESPÈCES KT RANG. 437
Franche-Cointé, qui fit |>artic de l'empire jusqu'aux temps
modernes, était aussi un comté ipa\&{\n{Pfalzgraffschafî),
La principauté, en tant que titre de seigneurie, est envi-
sagée, en France, comme moindre que le comté, mais su-
périeure à la baronnieet à la vicomte. Loiseau la range dans
les grandes seigneuries, tandis qu'il place les baronnies et
les vicomtes parmi les médiocres seigneuries.
Le même auteur distingue trois sortes de vicomtes : celles
qui sont possessions immédiates et relèvent directement de
la couronne ; celles-là, dit-il, devraient être placées dans les
grandes seigneuries ; celles qui relèvent des comtes , dont
plusieurs ne possèdent pas même la haute justice ; et celles
dont le vicomte remplace le roi dans un comté relevant de la
couronne.
Les vicomtes qui parvinrent à se rendre indépendants des
comtes, et dont plusieurs étaient tout aussi puissants, se
trouvent surtout dans le sud , ainsi ceux de Turenne , de
Béam, d'Alby, deNarbonne, de Nîmes, de Polignac, etc.
Les vicomtes qui ne sont que moyens justiciers sont surtout
dans le nord, entre autres, en Flandre et en Picardie.
Le vidame est à l'évêque ce que le vicomte est au comte,
et il exerce les mêmes droits.
Des vicomtes nous passons aux barons. Ainsi que nous
l'avons déjà indiqué, ce mot a diverses acceptions. Dans le
sens général, il signifie homme libre : <( baron and feme, )>
l'homme et la femme, dit-on en vieux style anglais ; c'est
dans ce sens que les bourgeois de Bourges et d'Orléans étaient
appelés barons. Dans une acception déjà plus féodale, le ba-
ron est par excellence le seigneur féodal, ne reconnaissant
au-dessus de lui que le roi ; dans ce sens, les barons de
France, ou les hauts barons, sont l'équivalent de la haute
138 HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
noblesse, et ce terme comprend aussi les comtes et les ducs.
Enfin, le mot baron a le sens plus restreint d'une espèce
particulière de seigneurie, et c'est comme cela que nous le
prenons ici.
Le baron, dans le sens restreint, est probablement celui
qui tire son droit du fief seulement et non d'un honneur ou
d'une justice. Le plus grand nombre reconnaissent la suze-
raineté de seigneurs plus puissants. Ceux qui restèrent des
barons immédiats de la couronne prirent alors, pour se dis-
tinguer des barons vassaux de ducs, de comtes ou de mar-
quis, le titre de sire ; c'est ainsi qu'on disait : les sires de
Bourbon, deCoucy, deBeaujeu, de Montmorency. Balde dé-
finit le baron : a Quicumque habet merum mixtumque impe-
rium concessione principis ; » donc , non pas de son chef.
Loiseau estime qu'une baronnie immédiate est au-dessus d'un
vicomte; mais, ajoute-t-il, comme il n'y en a presque plus,
on met les barons après les vicomtes.
Les vicomtes , non-possesseurs de la haute justice , avec
les châtelains et les viguiers {vicarii), forment une classe in-
férieure dans la noblesse féodale. Comme on avait fait du
comte le quens, on fit aussi des vicomtes les véens; c'est
ainsi qu'il y avait, à Auxerre, une cour des véens, qu'on a
appelée plus tard cour des vents^ ce qui était tout à fait inin-
telligible. Ces vicomtes relevaient ()es comtes, au nom des-
quels ils exerçaient leur pouvoir, et auxquels ils restituai^t
une partie du revenu des amendes.
Les chastelains (casîellani) étaient, dans l'origine, des offi-
ciers du seigneur chargés de la garde d'un château. La châtel-
lenie répondrait donc à ce qu'en Allemagne on appelait burg-
grafschaft, et à ce que le livre des fiefs appelle feudum guas-
taldÙB, fief de garde. C'était plutôt un office qu'un fief; mais.
Ona». mmnr! m f!tiHi*âiims^ osqniRrsc i»
ann-A « nqoritsiifrsin jtnui.'^iiiD ofs ittnin>
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fâ étiiest ci»sîim« ciisiDf œ»i\ aii\ ^kvcates rt qui
ifflqifisBÛnt b pbw do «wte : teb s«>ot hrs \i£UM5 de
Toaloose. de Bôiers «C de Camj«<:«De.
An demifr gndin de b hîénniùe de$ $ekneune$ $onl
pheés les imrmsmmx oo aiTiêrtp^vas»u\ . aus^ appelés h»
mer. Le vaTKsal est on seigneur leodai, mais qui dépend
fan autre seigneur et ne possède, dans son fief. qu*une por-
tion inférieure de b souveraineté, les droits de police. Les
▼avassaux forment naturellement la plus nombD^u:»" cla^s^
de seigneuries ; leur position variait sui^-ant les conventions
particulières et les usages des localités.
Nous remarquerons, pour terminer sur ce sujet» quVn
France, bien que, sous les rois des deux premières races,
lesévéques et les abbés aient joué un fort grand nMo politi-
que, b féodalité y fut essentiellement laïque et le devint tou-
jours plus. Cela vient de ce que, durant I époque intérimaire.
l&O HIÉRARCHIE DES FIEFS EN FRANCE.
les seigneurs ecclésiastiques, n'étant plus protégés par le pou-
voir royal, ne purent résister par eux-mêmes aux seigneurs
laïques, leurs rivaux, non plus qu'aux usurpations de leurs
propres employés. Il en fut différemment dans l'empire ger-
manique, où les seigneurs ecclésiastiques et les seigneurs
laïques se faisaient contre-poids ; aussi les luttes entre le
pouvoir laïque et le pouvoir ecclésiastique acquirent-elles
dans l'empire bien plus de gravité.
•r<BU%
141
Sn
La féodalité ftaDt, ao moyn à^, à b fois b fonne gêne-
nie du droit public H cfUc du droit pri%~r. il est. en thèse
géaérale, impossible d'en traiter sans loocber au droit puMic
du pays dont on parie ; mais il y a plus, en Allemagne le
contrat féodal fut introduit essentiellement par Tinfluence du
pouvoir impérial, dans le but de consolider son organisation
etd^assurer les ressources qui lui manquaient.
Ainsi que nous venons de le voir, le royaume de France,
l'état capétien, est sorti du sein de la féodalité: en Allema-
gne, au contraire, l'Etat est avant la féodalité, et les deux
institutions se sont développées parallèlement et se présen-
tent à nous comme deux faces d'une même idée.
Dans l'empire, l'élément féodal , qui , en soi , appartient
plutôt au droit privé, s'est identifié avec la constitution poli-
tique ; il a donné naissance à une théorie politico-religieuse
embrassant, en fait. l'Allemagne et ses pertinences, et, en
idée, le monde chrétien tout entier. D'après cette théorie, où
l'idée de la féodalité s'est combinée avec celle de la hiérar-
chie catholique romaine, l'empereur est le chef temporel de
la chrétienté, dont le pape est le chef spirituel ; Fempire lui-
même est considéré comme le fief de Dieu.
Considéré de ce point de vue, tout pouvoir vient d'en haut
par une sorte d'inféodation purement idéale.
142 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS L*EMPIRE ROMAIN.
L'exercice des pouvoirs spirituel et temporel suppose, pour
chacun d'eux, une hiérarchie de subordonnés et des rapports
convenus. Ces fonctions subordonnées sont exercées en partie
à titre d'office, en partie à titre de propriété, toute espèce de
possession étant exercée plus ou moins dans la forme féo-
dale.
Ainsi, par la division qui a été faite de la puissance pu-
blique, par la séparation de la nation en diverses classes,
par la réunion des anciens liens de dépendance personnelle
avec ceux qui naissent de la possession ou de la délégation
des pouvoirs publics, il s'est formé dans la société une hié-
rarchie d'ordres plus ou moins héréditaires, qui ont chacun
leurs droits déterminés.
Nous traiterons ailleurs la question compliquée des rap-
ports du temporel et du spirituel. Nous nous attacherons ici
au côté temporel seulement , en traitant à cet effet séparé-
ment de l'Allemagne et de l'Italie, attendu que, dans ces deux
pays, bien qu'ils fussent réunis l'un à l'autre dans le saint
empire romain , l'histoire de la hiérarchie féodale est loin
d'être identique.
A. Allemagne.
Déjà, dans l'empire franc, le pays situé à l'est du Rhin et
au sud du Danube portait le nom de Germanie ; il échut à
Louis-le-Germanique, lors du partage de Verdun de 843, et
ce prince est également désigné par les historiens comme roi
des Francs orientaux et roi de Germanie ; les noms de Deu-
tsches reich et de Deutschland, dérivés de la langue commune
aux diverses tribus du royaume (la langue teu tonique), ne
commencèrent à être usités que vers le XI* siècle.
MONARCHIE ÉLECTIVE. 143
Après rextinction de la dynastie carloviDgienne, l'empire
parut être héréditaire de fait dans la maison de Saxe. Ce-
pendant, le droit d'élection se manifeste dans la précaution
que l'empereur régnant prenait de faire, de son vivant, re-
connaître par les états son successeur futur. Du moment de
son élection à celui de son couronnement par le pape, l'élu
portait le titre de rot des Romains ; depuis son couronnement,
il porte le titre d'empereur. Dans la suite, le changement
fréquent des familles impériales mit hors de doute le prin-
cipe d'électivité, qui fut considéré comme définitivement éta-
bli depuis la chute de la maison de Hohenstaufen. Ce prin-
cipe a été justement envisagé comme la principale cause de
la décentralisation progressive de Tempire d'Allemagne.
L'empereur était le gardien suprême du droit dans l'em-
pire ; c'est de lui que découle toute juridiction ; tous les droits
utiles de l'empire, désignés sous le nom de régales, sont à sa
disposition, et il en perçoit les revenus pour autant qu'il ne
les aurait pas aliénés.
Immédiatement après l'empereur venaient, anciennement,
les ducs (heerzogefi) ; leur nom, tiré de heer (armée), indique
déjà que leur principale fonction était militaire; c'étaient
eux qui étaient chargés de rassembler dans leur duché et de
commander à la guerre la milice nationale (heerbann) ^
Les quatre grands duchés allemands existaient déjà sous
le régime carlovingien et représentaient les principales na-
tionalités, savoir : les Francs orientaux, les Saxons, lesSoua-
bes ou Allemands, et les Bavarois. A ces quatre anciens du-
chés, il faut joindre le duché de Lorraine, à l'ouest du Rhin,
* De là, dans le système féodal allemand, la dignité ducale était appelée
fahnlehen, flef de drapeau, fief de commandement.
ihk HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE ROMAIN.
et le duché de Garinthie, à Test, sur la rive droite du Da-
nube.
Après le règne de Gharlemagne, les ducs s'étaient emparés
d'une partie notable des fonctions que remplissaient, sous ce
prince, les missi doniinici; ils firent rentrer par là dans leur
office diverses fonctions politiques et judiciaires. Cependant,
dans la règle, le duc, comme tel, n'avait pas de juridiction,
et le comte, en tant que juge, ne relevait pas de lui. Mais
le duc exerçait ordinairement lui-même les droits de comte
dans un ou plusieurs comtés. En vertu du droit qu'ils s'étaient
attribués de veiller à la sûreté publique dans leur duché, les
ducs convoquaient à leur cour {hoftag) les évéques, les comtes
et les seigneurs de leurs duchés.
Avec un si grand pouvoir, il était naturel que les ducs
cherchassent à rendre leurs fonctions héréditaires, selon la
tendance générale du temps ; mais, précisément en raison de
ce pouvoir, qui faisait presque des ducs les véritables arbi-
tres des destinées de l'empire, l'empereur lutta fortement
contre cette tendance. Henri 111, voyant combien le pouvoir
des ducs était menaçant pour la royauté, avait déjà formé le
projet d'abolir cette dignité ; mais son successeur, Henri IV,
abandonna ce plan ou n'eut pas le pouvoir d'y suivre effica-
cement. Sous son règne turbulent, la tendance des duc4S à se
rendre héréditaires parut pour un moment s'être transformée
en droit. Dans la crainte d'augmenter encore le pouvoir des
ducs, on fit la règle que personne ne pouvait avoir deux du-
chés à la fois. Depuis Henri IV, cette sage précaution cessa
aussi d'être observée. Le pouvoir des ducs aurait probable-
ment de bonne heure entraîné le démembrement de l'empire,
si Frédéric I®"^, profitant de la révolte de Henri-le-Lion, qui,
par la réunion des duchés de Saxe et de Bavière et de beau-
DCCS, C^FICES IMPÉ1I1ACX. i4S
coop d*autres seigneuries, offusquait tous les autres princes,
ne fût parvenu à le faire condamner et n'eût saisi cette oc-
casion pour réaliser les plans de Henri III.
Gonune garantie vis-à-vis de l'empereur lui-même, il avait
été, en revanche, statué que Tempereur ne pourrait pas
garder à lui un duché dont il aurait été en possession avant
son élection , et qu'il ne pouvait laisser un duché vacant
pendant plus d'une année.
Les comtes palatins {pfalzgrafen) , qui exerçaient au X*
siècle une autorité rivale de celle des dues, tirent aussi leur
origine des institutions carlovingiennes. Le comte palatin
carlovingien, qui rendait la justice à la cour du roi, transmit
son nom aux missi (sendgrafen), qui allaient rendre la jus-
tice à sa place dans les provinces, fonction à laquelle se rat-
tachait l'administration des biens royaux dans la province
où le comte palatin fonctionnait. Walther pense que les
comtes palatins furent institués dans le but de surveiller et
d'affaiblir les ducs. A cet effet, leur office était confié à un
seigneur puissant de la contrée , qui recevait en outre des
droits de comte. Là où les comtes palatins avaient un duc à
côté d'eux, cet office se transforma en principauté ordinaire;
ainsi, en Saxe , le palatinat fut un titre des landgraves de
Thuringe, et plus tard des margraves de Meissen ; en Souabe,
cette dignité était héréditaire chez les comtes de Tubingen ;
en Bavière, elle appartint longtemps à la maison de Wiltels-
bach. Le comte palatin du Rhin ayant remplacé le duc de
Franconie dès le XI* siècle, devint le chef d'une principauté
considérable, et, en outre, il conserva des fonctions impé-
riales très importantes ; c'était lui qui présidait la curie des
princes en l'absence de l'empereur ; il était vicaire impérial
en cas de vacance du trône. Depuis la bulle d'or de Charles lY,
M&M. ET DOCUM. XVI. 10
146 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
il fut aussi l'un des sept électeurs. Eichorn , et Walther
d*après lui, vont jusqu'à prétendre que le comte palatin avait
justice sur l'empereur ; ceci doit s'entendre en ce sens que,
dans les cas où l'empereur était intéressé dans une cause, il
s'abstenait et était remplacé par le palatin du Rhin. Quant à
un jugement rendu par le comte palatin contre la personne
d'un empereur, ce serait une anomalie trop étrange pour
qu'on dût l'admettre sans preuves, et l'histoire n'en fournit
aucune.
II y avait, en Allemagne, diverses sortes de comtes {gra-
fen). D'après l'ancienne constitution germanique transportée
dans l'empire franc, le comte était un fonctionnaire public
exerçant la justice et possédant aussi le commandement mi-
litaire dans un cercle déterminé appelé gau (canton). L'of-
fice de comte était devenu héréditaire à la fin de l'époque
carlovingienne ; alors déjà l'office public commençait à se
transformer en rapport féodal. La transformation ne devint
cependant complète que par la dissolution de l'ancienne cons-
titution des gau.
Vers le XI® siècle, la plupart des comtes étaient bien loin
d'avoir pour territoire un gau et de former une gaugrafschaft
{cometien, cmiitat). Les exemptions, les avoueries impériales,
et surtout les immunités ecclésiastiques, avaient morcelé tous
ou presque tous les anciens gau.
Parmi les comtes féodaux, ceux qui conservèrent le plus
du caractère et du pouvoir des gaugrafen sont les markgra-
fen et les landgrafen.
Les margraves {inarchenses) étaient les comtes des districts-
frontières ; leur position les appelait à prendre souvent le
commandement militaire, indépendamment du roi et même
des ducs, et leur permit d'étendre plus aisément par des con-
orams. DissoLcnoN des Oàc. It7
qBétes, les limites it lear aulorité. C'est pcHirquoi ils ^rri-
vèfeot presque tous à U dignité princiers. Les plus oonsidê-
Fables furent, en Allemagne . le margrave d'Autriche , pri-
mitivement o$t-wMrk, et celui de Brandebourg, primitivement
uord-mark. Dans la suite . Tun et l'autre surpass^Nr^nt en
puissance même les ducs.
Les landgraves sont ceux des anciens comtes de Tintêrieur
qui, comme les margraves, parvinrent à la dignité princiére ;
leur nom indique un comte qui a un territoire i/iiN^fK ou. en
d'autres termes, qui jouit de la landhoheit: leur titre latin
{cornes procincialiê) indique qu'ils ont conservé les dn^ts de
comte sur une gaugrafschaft , ou du moins sur les n^tes
d'une pareille circonscription. Lorsqu'ils cessèrent d'être sous
la dépendance des ducs , les landgraviats , tout comme les
margraviats, comptèrent au nombre des fahnlehen.
Comme les ducs, il y avait des comtes qui réunissaient
entre leurs mains plusieurs droits de comtés {grafschafis) ;
ainsi, sous Othon lU, le comte de Basse-Lorraine en réunit
jusqu'à quinze. Un semblable fait montre assez à quel point
la constitution des gau disparaissait rapidement.
La plupart des comtes, au lieu de suivre cette marche as-
cendante, restèrent dans les catégories inférieures ; c'étaient
de simples seigneurs féodaux, auxquels l'empereur, ou quel-
que haut employé de l'empire exerçant ses droits dans une
province, avait accordé en fief les droits du comte ; ou bien
d'anciens vicomtes ou centeniers devenus indépendants par
le morcellement du gau dont leur diocèse faisait partie au-
paravant. Ces comtes étaient, pour la plupart, dans les rela-
tions de vasselage vis-à-vis des ducs, des évêques ou des
comtes de premier rang. Il y avait, mais en petit nombre,
des comtes allodiaux ; tels étaient les comtes de Solms, de
148 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l' EMPIRE.
Zollern et deTecklemburg. Dans la suite, beaucoup de simples
seigneurs immédiats prirent le titre de comte pour se distin-
guer de la basse noblesse ; mais, durant le moyen âge, cela
n'avait pas encore lieu.
Parmi les comtes du second ordre se rangent aussi les
burgraves {burggrafen) , qui avaient été établi^ pour gouver-
ner, avec les droits de comte, les villes et châteaux fortifiés
que Ton construisit principalement aux XI* et XII* siècles,
afin de protéger le territoire de l'empire. Sous le rapport mi-
litaire, ils étaient soumis aux margraves ou aux ducs. Ces
burgraves correspondaient plus ou moins aux châtelains fran-
çais, mais ils sont de plus qu'eux officiers publics. Un petit
nombre d'entre eux, comme ceux de Meissen, d'AItenburg
et de Nuremberg, restèrent sous la dépendance immédiate de
l'empire. La plupart devinrent vassaux de seigneurs de pre-
mier rang.
Les gografen de la Saxe sont d'anciens centeniers et non
point des gaugrafen, comme on l'a pensé d'abord ; cela res-
sort clairement du Sachsenspiegel, qui oppose leur juridiction
à celle du comte ; ces gografen étaient des employés investis
d'une juridiction inférieure et auxquels les justices, d'abord
seulement déléguées, ont été ensuite inféodées.
Ces diverses espèces de comtés du second rang, qu'on peut
aussi appeler les nouveaux comtés par opposition aux comtés
issus des anciens comitats, ne sont qu'un aggrégat de sei-
gneuries particulières reliées entre elles par le fait seul qu'elles
ont un même possesseur. Souvent même , des seigneurs qui
exerçaient sur leurs terres les droits de comte, n'en portè-
rent pendant longtemps point le titre ; on les appelait seule-
ment nobiles, ou bien liberi domini.
La simple seigneurie ifreie herrschaft) est formée par les
SEIGNEURIES FÉODALES. 449
possessions d'un seigneur laïque, soit allodiales, soit féodales,
sur lesquelles, en vertu de concessions royales, le seigneur
exerce lui-même la juridiction, ainsi que certaines régales;
le centre d'une telle seigneurie était le château dans lequel
habitait le seigneur et duquel, depuis le XI^ siècle, les nobles
commencèrent à tirer leur nom. Le principe de la seigneurie
se trouve déjà dans les exemptions laïques accordées sous le
régime franc ; elles se multiplièrent considérablement, et les
seigneurs firent des efforts constants pour arrondir leurs
possessions par des échanges et des acquisitions.
 côté des hauts dignitaires de Tordre laïque de l'empire,
il faut placer les dignitaires de l'Eglise , les archevêques ,
évêques et abbés.
Les grandes donations faites à l'Eglise et les immunités
non moins considérables qu'elle reçut des empereurs, avaient
été une des principales causes de la chute de l'ancienne
constitution {gauverfassung) et avaient assuré aux dignitaires
de l'Eglise une position séculière indépendante des comtes
et même des ducs.
Les empereurs de la maison de Saxe, entre autres, favo-
risèrent systématiquement les princes ecclésiastiques, cher-
chant en eux un contre-poids au pouvoir des princes laïques ;
car, bien que l'hérédité ne fût pas encore devenue la règle
pour les hauts emplois séculiers, cependant des considéra-
tions, auxquelles il était difficile de résister, faisaient ordi-
nairement transmettre ceux-ci à l'un des enfants du titu-
laire, tandis que, pour les hautes dignités ecclésiastiques,
l'empereur conservait son libre choix. Aussi est-ce surtout
à l'aide des princes ecclésiastiques que les empereurs gou-
vernèrent longtemps. Les trois archevêques de Mayence, de
Cologne et de Trêves étaient, le premier, archi-chancelier du
180 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
royaume d'Allemagne; le deuxième, archi-chancelier du
royaume d'Italie; le troisième, archi-chancelier du royaume
de Provence. L'archi-chancelier d'Allemagne était le pre-
mier personnage de l'empire après l'empereur ; l'importance
de ses fonctions le plaçait même au-dessus du comte palatin.
Plus tard, ces trois archevêques devinrent les trois électeurs
ecclésiastiques.
Quelquefois, les immunités accordées à un évéque ou à un
archevêque s'étendirent à tout un gau. Dans ce cas, l'évêque
remplaçait en quelque sorte le comte. D'autres fois, les terres
de l'évêque et celles qui restaient dans la justice du comte
se trouvaient pêle-mêle. Au XI* siècle, les évêques avaient
obtenu généralement les droits du comte sur les terres de
l'Eglise; celles-ci devinrent ainsi de véritables territoires
ecclésiastiques, dans lesquels l'évêque n'avait pour supérieur
que l'empereur. Au lieu du drapeau [fahn), les princes ecclé-
siastiques portaient pour symbole de leur dignité le sceptre.
Avec les immunités laïques et ecclésiastiques, la princi-
pale cause de la dislocation des anciens gau fut la création
des avoueries impériales (reichvogteien). Le développement
systématique de cette institution appartient, comme celui des
immunités, à la maison de Saxe ; son but fut de conserver
autant que possible au pouvoir central des ressources qui ne
dépendissent que de lui. Les princes de cette maison voyant
ce qu'était devenue la royauté chez les Carlovingiens , ce
qu'elle était en France de leur temps , comprirent fort bien
que le pouvoir impérial dont ils étaient dépositaires était
menacé du même sort par l'envahissement continu de la féo-
dalité ; pour l'éviter, ils voulurent réserver à l'empereur un
domaine qui fût hors de l'atteinte des usurpations des em-
ployés locaux, représentants ordinaires de l'empire.
IMUmiTÉS, ATOUERIES. 151
Les empereurs exemptèrent donc de la juridiction et de
raatorité du comte les terres du fisc impérial qui étaient ré-
pandues sur divers points de Tempire. et souvent fort éten-
dues, et les soumirent à un employé spécial, révocable à vo-
lonté, qui fut appelé avoué, ou bailli impérial {reichvofft), en
latin adrocaUiê. Ici donc, le sol même de Tavouerie apparte-
nait au fisc, et les villes, qui se formèrent presque partout
sur le sol de ces anciennes villa impériales, furent les villes
royales dans le sens le plus étroit.
Telle est Toriginede institution des avoueries impériales;
mais on ne se borna pas là. Presque toutes les villes de quel-
que importance au temps des Otbons. et même des districts
entiers comprenant aussi des propriétés libres, revurenl éga-
lement des avoués impériaux. Lors4|uuni* avouerie compre-
nait un district tout entier, l'avoué portait le titre de land-
togt, ou advocahiê imperialis. De semblables avoueries se
rencontrent, entre aulres. sur le Rhin, en Souab^. en Al-
sace, en Franconie et dans la Thurin^ze méridionale. Les
landvogten avaient souvent dans leur ress^irt plusieurs vilb's
ayant chacune leur reirArojf : ainsi, le landroyt de Ha^ue-
nau, en Alsace, avait dix villes im|)ériales sous son gouver-
nement; le landrogt du Wetterau en avait quatre, savoir,
Francfort, Friedlier?, Geinhausen et Welzlar. Souvent aussi
une commune libre trouva son avantage à se donner immé-
diatement à l'empire et à en recevoir un bailli imp^-rial. Ce
fut le cas de beaucoup de villes et même, exceptionnelle-
ment, de quelques communes de campagne ; ainsi . un di-
plôme de Frédéric I*"' met srius la proterrlion immédiate de
l'empire la commune de Bemheim , qui juv]u'alor<^ avait été
libre. Le motif de ces s^irtr-s d'arranu'ernents est indiqué dans
la charte même : "■ El de retero vib hn/f^riali)f cfî'Undinh lui-
> cione abomni tyrranide œcuri perman^ant. *
182 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'EMPIRE.
L'empereur trouvait son compte à créer des bailliages im-
périaux, non-seulement parce que le reichvogt demeurait un
employé, tandis que le comte faisait de son pouvoir une pro-
priété, mais encore parce que, dans les districts dont le gou-
vernement était devenu héréditaire, le comte percevait pour
lui la plus grande part des revenus, tandis que les avoués
en devaient rendre compte.
Au point de vue militaire, l'empereur avait en outre, dans
les contingents des villes impériales, une force assez impo-
sante à sa disposition. Ce fut donc grâce aux avoueries im-
périales que la royauté conserva, en Allemagne, des ressour-
ces propres et une certaine indépendance. Dans la suite ,
cependant, la reichvogtei elle-même fut concédée à titre héré-
ditaire, pour disparaître enfin, par la prépondérance toujours
croissante du système territorial.
Nous avons parcouru jusqu'ici les échelons supérieurs de
la hiérarchie ; là, dans la combinaison de l'élément de droit
public et de l'élément de droit privé, c'est le premier qui
l'emporte ; dans les degrés de cette hiérarchie auxquels nous
arrivons, c'est l'inverse qui aura lieu. Avec les hauts fonc-
tionnaires de l'empire, qui tous tendent plus ou moins à de-
venir, s'ils ne le sont déjà, des seigneurs féodaux dans toute
la force du terme, nous étions presque constamment sur le
terrain de la constitution politique ; maintenant, les rapports
personnels viendront en première ligne.
Dans les derniers temps du régime carlovingien, en Alle-
magne comme en France, mais à un moindre degré, l'op-
pression que les grands faisaient peser sur les hommes libres
en avait obligé un grand nombre à entrer dans un rapport
de dépendance vis-à-vis de quelque seigneur laïque capable
de les protéger, ou, plus souvent encore, vis-à-vis de l'Eglise.
E^ LE «KSTiCC SnfTAOS.
L'aifeilriire dont les conte usaient à léord des
fibres avaîl été aosâ uoe àes f€iBcsptJ*r< rus'it&s qui aTiJeol
fût tmosCéra-au nrèfoes les ârc^ts du ^rtnie-.
Un changement qui s'cipéra, vers ]e X* âèrie. dans ïcr-
ganisatk» du scnice militaire nalkiial. pc4ta un coup sen-
sible à la position d'une partie &^4al4e des hommes libres et
détennina rintroductico du système fêictdal en Allemagne.
Les grands raiages que les H«:4kgrLiis exerçaient dans ce pays
avaient fait sentir à l'empereur Henri, dit l'I^isrieur, la né-
cessité d'emplover contre eux une caTakrîe nombreuse, ar-
mée de toutes pièces et bien exercée. Afin de se la [HX^curer.
il fut établi que la noUesée se chargerait de faire, avec ses
vassaux, le ser\ice de la cavalerie, qui était trop coûteux
pour les simples honunes libres.
En récompense , la noblesse reçut en bénéfices , sur les
terres de l'empire, des dîmes, des justices et des revenus de
diverses sortes, et en donna à son tour, afin de multiplier le
nombre de ses hommes d'armes. Les chapitres et les cou-
vents, qui devaient aussi leur contingent d'hommes d'armes,
furent dans lobligation d aliéner maintes propriétés en mains
laïques, afin de se les procurer. Les hommes libres qui étaient
assez riches pour servir à cheval, furent aussi entraînés dans
cette organisation. C'est à cette époque qu'en Allemagne les
bénéfices ont commencé à être appelés fiefs.
Mais ceux qui furent dispensé!» d'aller en campagne ensuite
du changement de système militaire, ne reçui-ent pas cet allé-
gement sans de graves compensations. Déjà, sous Tanciennc
organisation , celui qui ne pouvait pas servir en personne
lorsque Thériban était convoqué, devait payer une contribu-
tion, et les hommes libres trop pauvres pour servir, se réu-
nissaient pour défrayer ceux d'entre eux qui servaient. Ceci
1S& HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
fui généralisé, et ceux qui étaient dispensés du service per-
sonnel durent payer une capitation au fonctionnaire impérial,
comte, duc ou avoué, sous les ordres duquel ils auraient servi.
Cette contribution fut appelée schutzpflicht, parce qu'elle
était due pour la protection de Tempire, et le fonctionnaire
chargé de la percevoir sur les hommes libres de son district
exerçait par là sur eux une sorte d'autorité appelée schutz-
herrlichkeit ; cette autorité fut aussi appelée vogtei (avouerie).
Il faut se garder de confondre cette espèce de vogtei avec la
reichvogtei dont il a été question tout à l'heure.
On conçoit aisément que cette nouvelle organisation fut
très avantageuse à la noblesse. Le nombre de ses vassaux
augmenta, puisqu'elle avait plus de moyens de les attirer à
elle. Beaucoup d'hommes libres pauvres entrèrent à son ser-
vice pour y trouver leur entretien ; les plus riches y entrè-
rent aussi pour conserver leur honneur militaire, s'ils ne
trouvaient pas moyen de l'assurer en entrant dans les corpo-
rations urbaines qui se fondent dans le même temps.
Le privilège accordé par l'opinion au service militaire était
si grand, qu'un homme libre, faisant le service dans la ca-
valerie, fut bientôt considéré davantage que l'homme libre
qui, ne le faisant pas, était devenu schutzpflichtig .
La force militaire se trouva dès lors en très grande partie
dans les mains de la noblesse, qui devint indépendante, d'un
côté, du peuple, et de l'autre, du roi ; car le serment de fidé-
lité féodale allait bien avant les devoirs de sujet. L'homme
d'armes, habitué à suivre son chef et qui tenait de lui ses
moyens d'existence, le suivait en toutes circonstances autant
par point d'honneur que par nécessité.
De l'ensemble de ces faits, des anciens rapports de dépen-
dance d'un homme envers un autre, qui existaient déjà dans
ISS
les ttmps^ cuk^ÎBÔnis. àt li iKvrelk or&imssttîoci militaire
cfééc ««s les fBi|iemn^ saxons, de la pf>f4fm>c>r «<xvriée
à b proiessMW miiitjjrr. de rftfYTc«»$efDrat d'influmor de la
noblesse qui en fat la tXfOStqwDCf, des enapniients per-
sooiieb qoe cootncimBl lî^^^is d'dle beaucoup d'hommes
libres, enfin de b diminntkn que sobinm! b liberté et I èiat
personnel d'an {dos grand nombre, est s^^rti le sx^ème
feodil gennaniqae. diflërent. à plaâeui^ êsaids, soit du s\^
tème féodal français, soit même du système lombard.
En Allemagne, il y a deux espèces bien distinctes de nip
ports ieodaux.
Le rapport proprement féodal, constituant ce qu en Alle-
magne on appebit rerAfeMeN.. Tut établi . dans Torigine . en
vue du service impérial et reposait, en génémK sur la ci>n-
oes^on d'un bien ou d'un droit utile provenant de l'empire.
Ce qui le prouve, c'est qu'encore dans le SachstnspifgeL le
fief proprement dit établi sur une propriété privée est une
exception ; il porte un nom spécial, leken an eigen, tenue qui
se traduirait par fief sur une propriété privée, ou fief de droit
privé. Ce leken an eigen était soumis à des règles tout à fait
particulières, puisque, entre autres, celui qui Tavait concédé
pouvait le reprendre à la mort du vassal, tandis que. le fief
ordinaire, c'esl-à-dire le fief impérial, passait aux descendants
dès Torigine, ou du moins déjà avant la loi de 1037 de Con
rad II, dit le Salique , qui consacra le principe de Thérédité
des fiefs en Italie. C'est au rechtelehen que s'applique, on
Allemagne, le mot feudum (fief) et le terme de vassal, lehen
mann, qui y correspond.
L'institution du fief proprement dit est donc, en Allenm
magne, postérieure à celte même institution dans les pays
qui ont appartenu à l'ancien empire romain, et elle y a un
caractère officiel qu'elle n'a point ailleurs.
4K6 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l' EMPIRE.
Si, SOUS le rapport du fief proprement dit, la féodalité alle-
mande s'est développée après la féodalité française, en ce qui
concerne une autre espèce de féodalité qui existait en Alle-
magne, elle aurait plutôt précédé celle-là.
On se rappelle Tancienne institution du gasindi, apportée
par les Germains dans l'Europe romaine à Fépoque des gran-
des migrations, et dont la féodalité est sortie avec le concours
de circonstances économiques et d'institutions romaines pré-
existantes ; le gasindi créait un rapport de dépendance per-
sonnelle qu'acceptaient volontairement des hommes libres,
mais qui engageait cependant la liberté dans une certaine
mesure. Ceux qui s'étaient engagés de cette manière, ou qui
étaient nés engagés au service d'un seigneur, étaient appelés,
en allemand, dienstleuten, gens de service, ce qui se traduit,
en latin, par ministeriales.
Durant l'époque franque, ces dienstleuten , ou ministériaux,
reçurent aussi des terres pour prix des services auxquels ils
étaient tenus ; parmi eux étaient pris les divers officiers et
serviteurs de la maison du seigneur.
Pendant cette époque, le rapport de ministérialité a existé
aussi dans les pays romands, et, comme tous les rapports ju-
ridiques dans ces temps-là, il ne présente pas un aspect et des
traits distinctifs bien précis ; c'est un rapport assez vague, se
confondant, soit avec celui des leudes, fidèles, ou antrustions,
soit avec celui des serfs, et s'appliquant à des degrés d'exis-
tence sociale en fait excessivement divers. Mais, dans les
pays romands, la distinction entre ces classes s'est faite déjà
pendant la période intérimaire, en sorte que les leudes qui
ont conservé la profession militaire et un bénéfice, furent
tous censés libres, même nobles, et formèrent la classe des
vassaux; tandis que ceux qui, leudes ou ministériaux, n'a-
BÊNÉnCES M1NIST&RIAUX 157
vaient pas ea le même bonheur, ont été rangés dans la classe
des serfs ou demi-serfs.
En Allemagne, au contraire, le rapport dos ministériaux
s'est maintenu à peu près tel qu*il existait durant la période
barbare, et il constitue une sorte de féodalité, qui, pendant
plusieurs siècles, se distingue entièrement de celle qui avait
pour fondement le fief proprement dit.
Cependant comme, en Allemagne, Tancienne constitution
germanique s'était mieux conservée, les privilèges des hom-
mes libres étaient restés l'objet de plus de considération ; de
sorte qu'au début de l'époque féodale, au X* siècle, les minis-
tériaux sont peut-être plus séparés de la classe des hommes
libres qu'ils ne le sont dans les siècles antérieurs en pays
romand. Mais, avec le développement de la féodalité , cet
état de choses ne tarda pas à changer pour une partie d'entre
eux.
Au commencement donc, les ministériaux d'Allemagne
nous apparaissent confondus avec les autres catégories de
personnes engagées dans la servitude. Mais le besoin de sol-
dats, et particulièrement de cavaliers, engagea les seigneurs
à remplir les cadres de leur contingent en partie de non-
libres. Ces ministériaux étaient aussi attachés au service de
la maison, plus considéré, selon les idées germaniques, que
la culture de la terre possédée par un autre.
Parmi les non-libres, l'usage s'établit donc de désigner
sous le nom de dienstleuten, ou ministériaux, ceux qui sui-
vaient leur maître à la guerre et le servaient dans la maison
par opposition aux simples hôrigen dépendants, ou grûnd-
holden, cultivateurs non-libres. Parmi les ministériaux étaient
choisis les officiers charges de gérer les domaines et de diri-
ger les diverses branches de l'administration seigneuriale.
158 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l' EMPIRE.
Dans les seigneuries d'une certaine importance, ces offices
élevaient ceux qui en étaient revêtus non-seulement au-des-
sus des simples {hôrigen) et des autres ministériaux, mais
encore au-dessus de la masse des hommes libres de la classe
des schutzpflichtigen. Dans les possessions ecclésiastiques sur-
tout , les ministériaux formaient presque exclusivement le
contingent militaire et remplissaient, à défaut de vassaux
proprement dits, les fonctions d'administration subalterne.
De cette manière, Tex pression de ministériaux se trouva de
nouveau comprendre des individus de rang et de condition
tout à fait différents.
 mesure que la profession militaire fut davantage un titre
de considération, et que la puissance des grands prévalut
sur les droits des anciens hommes libres, les avantages de
la ministérialité augmentèrent. Cela vint bientôt au point
que les hommes libres, qui d'abord eussent cru déroger en
acceptant un fief proprement dit, ne furent pas arrêtés par
le sacrifice de leur liberté personnelle et entrèrent volontai-
rement dans les liens de la ministérialité, liens qui n'ex-
cluaient pas même le titre de chevalier et une position po-
litique plus élevée encore, jusqu'à ce que, mais bien plus
tard, entre la ministérialité et la vassalité, il n'y eut plus
guère de différence que le nom.
Le bien dont un ministériel jouissait pour prix de ses ser-
vices était appelé, en latin, bmeficium, mais il ne prit jamais
le nom de fief {feudum), lehen en allemand ; on le nommait
dienstgut. Le droit qui régissait le contrat féodal proprement
dit se nomme, en allemand, lehnrecht; celui qui régit les
rapports des ministériaux se nomme hofrecht, en latin jus
curiœ.
Selon Eichorn, les bénéfices ministériaux étaient déjà hé-
ALTÉRATION DE LA CONSTITUTION. 159
réditaires du temps de Conrad-le-Salique ; d'autres pensent
qu'ils ne le devinrent que plus tard. Mais, à la différence de
ce qui était établi en Allemagne pour le fief, le bénéfice
ministériel ne pouvait être partagé, peut-être parce que
le service auquel il obligeait, n'étant pas exclusivement
militaire, n'était pas aussi aisément susceptible d'être divisé
entre plusieurs personnes.
Dans la règle, un bénéfice ministériel passait au fils aine ;
à défaut de fils, il pouvait passer aux filles et à leurs descen-
dants, mais sans sortir de la ligne des descendants du titu-
laire.
Comme les fiefs étaient, dans le principe, fiefs d'empire, le
lehnrecht est un droit commun à toute l'Allemagne et même
à tout l'empire, tandis que le dienstrechl, ou hofrecht^ est
un droit particulier, qui varie selon les usages locaux ; à
défaut de convention, on appliquait à ce dernier non le droit
impérial formé par la jurisprudence de la cour des fiefs,
mais le droit de chaque province ou territoire {landrecht).
Quant au schutzrecht et à la schutzherrschaft, celle insti-
tution , contemporaine et hisloriquement corrélative de la
lehnh^rrschaft , ne constitue cependant point un engage-
ment de nature féodale ; c'est un rapport dont le principe se
trouve en entier dans le droit public impérial ; toutefois ,
comme les honneurs et les justices, dont nous avons traité à
propos de la féodalité française , la schutzherrschaft créa
aussi des rapports de dépendance personnelle entre ceux qui
y étaient soumis et les seigneurs qui l'exerçaient, et con-
tribua par là considérablement à l'extension du régime féodal
en Allemagne.
Par le développement de la hiérarchie féodale, le royaume
d'Allemagne est devenu un état féodal, dont le centre est
460 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
l'empereur. Tous les hauts fonctionnaires de l'empire sont
devenus des vassaux immédiats de l'empereur, unis à lui
par le double lien de la fidélité féodale et de l'office dont ils
sont revêtus. La confusion de l'office et du bénéfice, et l'hé-
rédité de la plus grande partie des offices qui s'est intro-
duite, ont placé l'office {amt, hanor) toujours plus sur l'ar-
rière-plan, de sorte qu'il parait devenir lui-même l'objet, la
substance du bénéfice ou du fief ; l'honneur et le bénéfice
sont réunis. Le lien féodal est donc, en réalité, le lien poli-
tique qui maintient l'ordre dans l'empire : d'une part, l'effort
des divers fonctionnaires pour se créer une position indépen-
dante ; de l'autre, le besoin de conserver, entre eux et le
chef de l'Etat, un rapport de subordination basé sur la fidé-
lité et le respect, ont amené ce résultat.
Pour assurer la conservation de ces rapports, il avait été
pris certaines mesures de précaution : les territoires et les
droits appartenant aux duchés ou comtés qui sont devenus
fiefs d'empire, ne peuvent être ni partagés, ni aliénés ; les
biens et les droits régaliens possédés par les hauts digni-
taires de l'Eglise sont soumis à la même règle et ne peu-
vent être inféodés sans le consentement de l'empereur.
Lorsque les duchés et les comtés étaient encore des em-
plois, ils étaient par là même indivisibles, et lorsque le titu-
laire laissait plusieurs fils, le roi remettait l'emploi à l'un
d'eux. Le Schwabenspiegel maintient encore ce principe d'or-
dre public ; mais, à mesure que l'idée de l'emploi fit place à
celle de possession privée, l'usage s'introduisit de diviser les
territoires ; seulement, pendant assez longtemps encore, le
fils aine porta seul le titre de prince, et les autres prenaient
celui de nobles seigneurs {edler herren). Lorsque cet usage
se perd , Tidée originelle de l'emploi peut être considérée
SYSTÈME TERRITORIAL. 164
comme entièrement effacée. Alors, pour tous les fiefs d'em-
pire, la coutume générale est d'appeler à la succession tous
les fils, et les filles seulement exceptionnellement ensuite
d'un décret spécial.
Le point de vue religieux fit considérer comme admissible
vis-à-vis de TEglise un lien féodal qui aurait entraîné une
diminution d'état ou de dignité vis-à-vis d'un laïque. Non-
seulement les seigneurs et les comtes, mais même les
ducs et les landgraves, pouvaient, sans déroger, accepter un
fief d'un évéque ou d'une abbaye. Ainsi, les quatre grands
officiers héréditaires de l'empire remplissaient les fonctions
correspondantes dans le chapitre de l'évéque de Bamberg, et
Tabbaye princière de Fulda comptait parmi ses vassaux l'ar-
cbiduc d'Autriche, les ducs de Bavière et de Saxe, les land-
graves de Thuringe et de Hesse, une foule de comtes et deux
villes impériales, Francfort et Mulhouse; enfin, Tempereur
lui-même ne dédaignait pas de tenir sa seigneurie de Wim-
pfen à titre de fief de l'évéché de Worms.
En revanche, il était interdit aux abbayes et aux évêchés
d'accepter un fief de personne d'autre que de l'empereur.
L'idée féodale avait, du reste, tellement pénétré partout, que
les seigneuries allodiales elles-mêmes furent appelées fiefs du
soleil {sanmnlehen), afin de les faire rentrer d'une manière
quelconque dans le système général.
Comme l'arbre en pleine croissance voit déjà pousser à son
pied celui qui le remplacera, de même le système que nous
venons d'esquisser contenait, dès l'origine, le principe qui,
en se développant, devait le modifier et finir par le transfor-
mer. Ce principe, les écrivains allemands le désignaient sous
le nom de landhoheit. Il est fort souvent impossible de rendre
exactement en français le sens spécial d'un terme juridique
HÊM. ET DOCUM. XVI. 11
162 HIÉRARCHIE DES FIEP8 DANS l'EMPIRE.
de la langue allemande ; car, riche et flexible, cette langue
fourmille d'expressions par lesquelles on rend jusqu'à la
nuance même de rapports qui n'ont pas eu d'analogue com-
plet dans les autres pays. C'est le cas delà landhoheit; elle
est plus que la seigneurie et moins que la souveraineté, et
n'est pas même, entre la seigneurie et la souveraineté, l'ex-
pression d'une condition de droit fixe et arrêtée; c'est pro-
prement la seigneurie en voie de devenir souveraineté.
Le point de départ de la landhoheit n'est pas le bénéfice
ou le fief, mais l'office {amt) dans sa combinaison avec le
fief. Ainsi, dès l'origine, la landhoheit n'est pas la simple
seigneurie féodale, il y a en elle quelque chose de plus, sa-
voir un office impérial, et quelque chose de moins, savoir
la dépendance qui résulte de cet office et le rapport de vas-
salité qu'il implique vis-à-vis de l'empereur, par cela même
que les offices se transforment en fief.
La simple seigneurie, la monade féodale, telle qu'elle s'est
rencontrée en France au début de l'époque féodale, n'existe
pas à proprement parler en Allemagne, car, en Allemagne,
dans l'origine, le rechtelehen provient de l'empire, et la pro-
priété allodiale elle-même ne devient seigneurie qu'ensuite
d'une concession de juridiction émanée de l'empereur.
Le premier pas dans la formation de la landhoheit fut l'abo-
lition de l'ancienne division par cantons {gauverfassung) et le
changement qui y correspondit dans la manière de fournir
le service impérial.
L'hérédité des bénéfices avait eu pour eflet de faire consi-
dérer les alleux et les bénéfices du même possesseur comme
un tout ; lorsque les emplois devinrent héréditaires, sinon en
droit, du moins en fait, l'idée d'une possession privée se re-
porta aussi sur l'emploi ; les droits que l'emploi impliquait
DivKLOPPEMENT DE LÀ TERRITORIALITÉ. 163
parurent, en conséquence, appartenir en propriété à celui
qui les exerçait et peser directement sur la circonscription
territoriale, sur la terre même dans laquelle ils s'exer-
çaient.
La réunion de droits de grafschaft, de droits de schutz-
herrschaft et de diverses autres régales à des propriétés bé-
néficiâtes ou allodiales, et la concession ou Tusurpation de
l'hérédité à l'égard de ces divers droits, opéra donc un chan-
gement complet dans les anciens rapports ; et d'une telle
réunion est sortie la seigneurie {herrschaft).
Lorsqu'à la réunion de ces divers droits avec la propriété
foncière se joignirent les droits de duché , la seigneurie qui
possédait tous ces droits fut non-seulement seigneurie, mais
territoire {territorium, dominium). Dans le langage du droit
public allemand, un tel territoire se nomme land. Le sei-
gneur qui possède ce territoire, quel que soit le titre de ses
fonctions, duc, margrave, landgrave, archevêque, évêque ou
autre, est appelé landh^r (prince), furst^ ; comme on voit
le terme de prince a dans le système du droit public germa-
nique un sens tout particulier.
La landh^rrschaft est donc la landhoheit complète qui unit
les droits ducaux aux droits de comte ; c'est elle qui cons-
titue la principauté, en allemand furstenthum, laquelle , au
moyen âge, est encore un office, le premier, le plus élevé
des offices impériaux.
La simple landhoheit, ou landhoheit incomplète, n'est de-
venue véritablement landherrschaft , c'est-à-dire seigneurie
exercée sur un territoire (land) qu'ensuite de nouvelles trans-
formations survenues vers la fin du moyen âge. Lorsque, le
* Die vonten, die fursten, les premien.
46& HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l' EMPIRE.
pouvoir impérial ayant déchu très sensiblement, les juristes
rattachèrent les nouveaux rapports aux anciennes idées;
alors, les seigneurs immédiats, exerçant en fait tous les droits
du gouvernement dans leur seigneurie, aussi bien que les
princes, on ne vit pas de raison pour leur refuser le titre de
landherr.
Au moyen âge, la landhoheit incomplète, c'est-à-dire sans
les droits ducaux , n*est encore que herrschaft et non pas
landherr schaft.
La pensée que le territoire (land) rend sujet celui qui l'ha-
bite , n'existe cependant point encore dans cette première
phase de la landhoheit; les personnes ne dépendent encore
du landherr qu'en raison des divers droits qui sont réunis
dans ses mains ; c'est ce qu'exprime très bien l'un des fon-
dateurs de la science du droit germanique, Moser {Histoire
d'Osnabruck) : a Le pays, dit-il, ne rend encore personne
» sujet de l'évéque, du duc ou du comte, mais seulement
» sujet de l'empire» Le libre vassal reconnaîtra l'évéque pour
» son juge, à cause de son fief et du devoir féodal, mais non
» pas à cause de sa personne et de ses autres biens ; le mi-
» nistériel lui doit obéissance par ce double motif. Quant
» aux gens de moindre condition qui sont sous sa protection
» {schutz) ou dans sa propriété {eingenthum), ils sont liés à
D lui par les liens spéciaux de la schutzgerechtigkeit et de la
» hôrigkeit. Dans tout cela, on ne voit point encore l'action
» du territoire , excepté en ce qu'il est proprement le prin-
» cipe en raison duquel celui-là même qui n'est pas sur la
» terre appartenant au schutzherr lui est soumis comme mund-
» mann. » Cette expression de mundmann, tirée de l'ancien
mundium^ correspond ici h cdXt àt schutzpf^ichtig ,
Dans les diplômes du XI*, du XII* et du XIII* siècle, on
LE TERRITOIRE DEVIENT PRINXIPACTi. 168
trouve bien les expressions de domini terrœ et de principes
terrœ, qui se traduisent exactement par landherrefk; mais,
suivant Eichom, dont Topinion fait autorité en telle matière,
l'expression landhoheit, employée pour désigner Tautorité
qu'exerce le landherr, serait beaucoup plus moderne.
« Dans la transition de l'ancien système au nouveau, u
dit ce savant, a personne, ni l'empereur, ni les princes, ni
le peuple, ne connaissait exactement le fondement juridique
des rapports de fait dans lesquels chacun était placé, et l'idée
qui prévalut fut naturellement celle qui avait pénétré par-
tout, en Europe, dans le temps dont il s'agit, celle selon la-
quelle les divers membres de l'Etat étaient rattachés & l'em-
pire par un lien féodal. »
La principauté, qui était au fond un emploi, étant devenue
un fief, les comtés qui relevaient de la principauté, dans le
principe seulement sous le rapport militaire, furent consi-
dérés comme des dépendances de celle-ci, et il fut admis que
le prince pouvait les inféoder à son tour. C'est là un second
pas que fait la landhoheit et un échec considérable que subit
le pouvoir central.
C'est à ce moment, c'est-à-dire dans le courant du XII®
siècle, que l'on commence à rencontrer, en Allemagne, des
avoueries, ou bailliages {vogtei), dépendant, non plus de l'em-
pereur, mais d'un prince. Les villes impériales cherchèrent
à se prémunir contre un changement si dangereux pour elles
en faisant insérer par l'empereur, dans leurs privilèges, la
promesse de ne pas aliéner leur avouerie. Mais, là où les
princes étaient en même temps baillis impériaux, cette me-
sure ne put réussir que fort incomplètement, et la transfor-
mation des avoueries impériales en avoueries territoriales ne
put pas toujours être empêchée.
466 HIÉBARCHIE DES FIEFS DANS L*EMP1RE.
Les évéques aussi cherchèrent à mettre dans leur dépen-
dance les avoués impériaux des villes de leur diocèse ; mais,
pour l'ordinaire, ils n'y purent parvenir.
Le Sachsenspiegel, qui voit dans Tavouerie essentiellement
l'idée d'une lieutenance, appelle du nom de schultheiss (avoué,
avoyer) les comtes qui dépendent d'un prince ; dans le même
sens, il appelle le burgrave le schultheiss du margrave, et le
comte palatin le schultheiss de l'empereur. Observons ici que
ces comtes et ces avoués dépendants d'un prince (qui seraient
plutôt des vicomtes dans le sens français) tenaient bien leur
justice du prince ; mais le ban, en vertu duquel ils exécu-
taient leur jugement, devait être obtenu immédiatement de
l'empereur ; nul n'aurait pu, sans encourir des peines sévè-
res, rendre la justice sans avoir obtenu en personne le ban
impérial : cette distinction a un certain intérêt, en ce qu'elle
prouve que la décentralisation féodale n'a pas encore tout
envahi ; pourtant, ses progrès sont rapides.
Le droit de principauté, dans cette nouvelle phase, corres-
pond-il exactement avec le droit de duché {fahnlehn) ? Cette
question est encore obscure ; il paraîtrait qu'il n'y a pas
complète identité ; il n'y a pas de principauté sans fahnlehn,
mais le fahnlehn n'implique pas toujours la principauté com>
plète.
En résumé, la landhoheit complète n est point encore la
souveraineté relative à laquelle les princes d'empire arrivè-
rent après le XV® siècle, mais elle est déjà bien plus que la
simple seigneurie.
C'est une notion complexe comprenant :
1^ L'idée d'un fief hnmédiat de l'empire.
2^ Les droits de comte et la juridiction qui en dépend.
S® Les droits du duc et le ban militaire.
NOUVEAU! PROGRÈS DE LA DÉCENTRALISATION. 167
4^ Les divers droits connus sous le nom de droits réga-
liens, monnaie, péages, etc.
5** La schutzherrlichkeit , c'est-à-dire le droit de repré-
senter les sujets de l'empire , sis sur son territoire pour le
service militaire, et de percevoir leurs contributions.
6® Le droit d'avoir des seigneurs pour vassaux .
L'abolition des anciens duchés exécutée par Frédéric !•'
arrêta, à la vérité, pour un moment le mouvement de décen-
tralisation, mais lorsque cette mesure fut prise, la constitution
féodale de l'Allemagne était déjà trop avancée pour que la
royauté pût en retirer les avantages qu'elle s'en promettait
et qu'elle en aurait retirés un siècle plus tôt. Avec l'aide des
villes impériales et des princes et seigneurs de second rang,
l'autorité impériale se maintint, il est vrai, pendant un assez
long temps, mais, en définitive, ce furent les princes de se-
cond rang eux-mêmes qui profitèrent le plus du démembre-
ment des duchés.
Durant la dernière partie du moyen âge, l'unité de l'em-
pire subsistait encore ; elle se manifestait dans le droit que
l'empereur avait, comme juge suprême dans l'empire, de
rendre la justice partout. La justice impériale était alors la
règle, et la justice du landherr, qui était censée en émaner,
ne la limitait pas, mais la suppléait , de telle sorte que les
sujets du landherr pouvaient néanmoins s'adresser de préfé-
rence à la justice de l'empereur. Les privilèges que Frédéric II
accorda, en 1220, aux princes ecclésiastiques, et douze ans
plus tard, aux princes laïques, restreignirent déjà ce droit
de juridiction concurrente qu'avait conservé l'empereur, en
ce sens qu'elle n'avait lieu que là où la cour était présente.
Ces privilèges, confirmés en 1274 par Rodolphe de Habs-
bourg, avaient donc reconnu et maintenu à la landhoheit les
168 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS L* EMPIRE.
droits qu'elle avait acquis et lui en avait concédé de nou-
veaux. Un siècle après, ce droit de concurrence, dernier
reste de l'ancienne unité, fut encore abandonné aux princes
d'empire. La bulle d'or, rendue en 1356 par Charles IV,
en remaniant la constitution de l'empire, accorda aux princes
le privilège de non evocando. Par cette concession, la land-
hoheit est devenue une véritable souveraineté, car les princes
purent dès lors tenir sous leur juridiction des personnes qui
n'étaient auparavant ni leurs vassaux, ni leurs sujets : on
sait que la juridiction est toujours, au moyen âge, le signe
le plus sûr de la souveraineté. Dès lors, la juridiction impé-
riale ne fut guère que cette juridiction qui est nécessaire dans
toute confédération pour régler les différends qui surgissent
d'état à état ou entre un état et le centre.
En revanche, la landhoheit, que le traité de Westphalie
désigne sous le nom de jus territoriale ou jus superiorita-
tis, a maintenant acquis son entier développement. Ainsi,
TAllemagne, de royaume proprement dit, est devenue un
royaume féodal, et devint, à la fin du moyen âge, d'état féo-
dal, une confédération d'états présidée par un empereur, au
rebours de la France, qui, au début de la période féodale,
n'était qu'un assemblage de seigneuries et de principautés
sans lien juridique, et qui est parvenue, à la fin de cette même
période, à une unité complète, à une centralisation peut-être
exagérée.
Finalement, la dignité impériale n'eût plus été qu'un vain
titre, si les possessions dans lesquelles l'empereur exerçait
lui-même la landhoheit ne lui eussent pas conservé un cer-
tain ascendant.
En ce qui concerne la hiérarchie féodale, le résultat des
changements subis par la constitution de l'empire a été la
LES ETATS DE L*EMPlliE. 169
répartition des seigneurs laïques et ecclésiastiques en deux
classes : ceux qui possèdent des droits ducaux avec ou sans
le titre^ et qui sont par là rattachés immédiatement à Tem-
pire, et ceux qui ne possèdent pas ces droits. Depuis le XUl^
siècle, la première catégorie forme la classe des princes, et
l'autre celle des seigneurs; Tune et Tautre participent au gou-
vernement et constituent les états d'empire {reichsstdnde) . Les
villes impériales ne comptaient pas, dans le principe, parmi
les états ; elles commencèrent à être appelées aux diètes vers
le milieu du XIII® siècle ; dès le XIY®, elles furent rangées
au nombre des états.
Au Xni® siècle, on compte comme principautés :
1^ Les duchés qui subsistent depuis la dissolution des an-
ciens grands duchés, savoir, le duché de Saxe, dont une
partie a passé à l'archevêché de Cologne, et ceux de Bavière,
de Garinthie et de Haute-Lorraine.
2** Les archevêchés, évêchés et abbayes princières.
3^ Les duchés nouveaux, tels que Brunswick-Lunebourg,
Steiermark, Zâhringen, Brabant, Limbourg, Autriche et Po-
méranie.
4^ Ce qui reste des comtés palatins.
S^ Les margraviats, tels que Brandebourg, y compris même
ceux qui, comme Mcisscn, ont conservé quelques traces de
subordination à un ancien duché.
6^ Les landgraviats qui ont obtenu la dignité princière ; il
y en a qui ne la possédaient pas.
7^ Les comtés immédiats, dont les comtes, s'étanl main-
tenus indépendants des nouveaux duchés et des autres prin-
cipautés, soutenaient avoir été investis des droits de graf-
schaft par l'empereur lui-même.
Dans la suite, la dignité princière devint l'objet d'une con-
170 HIÉRACRHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
cession spéciale à laquelle étaient attachés certains privilè-
ges; alors, les comtes immédiats ne furent plus rangés parmi
les princes, à moins d'avoir reçu expressément cette dignité.
La doctrine des heerschild {boucliers) y telle qu'elle est ex-
posée dans les livres de droit du XIU® siècle, n'est que l'ap-
plication à l'organisation de l'armée impériale des principes
suivant lesquels la hiérarchie féodale de l'Allemagne s'est
constituée; cela est fort naturel, puisque cette hiérarchie
s'était formée en quelque sorte en vue de satisfaire aux be-
soins du service impérial.
Les heerschild sont au nombre de sept, et déterminent le
rang des personnes composant l'armée impériale.
Le premier heerschild est celui du roi.
Le second appartient aux princes ecclésiastiques qui tien-
nent leur fief du roi seul.
Le troisième appartient aux princes laïques qui tiennent
aussi leur fief du roi, mais peuvent aussi tenir des fiefs des
princes ecclésiastiques, ce qui ne nuit pas à leur rang comme
membres des états, mais toutefois les fait descendre d'un de-
gré dans l'ordre militaire.
Le quatrième est celui des comtes et des seigneurs {freien
herren) qui tiennent leurs fiefs des princes, soit ecclésiasti-
ques, soit laïques.
Le cinquième comprend les schôffenfreien, c'est-à-dire les
hommes libres qui ne sont pas seigneurs, et les vassaux des
seigneurs {lehenmànner) . Les membres de la cinquième classe
du heerschild sont aussi désignés sous le nom de mittelfreien,
par opposition aux seigneurs qui sont les hochfreien. Schilter
traduit le mot mittelfreie par haro. Ici, le mot baro est pris
dans le sens de l'ancien droit germanique, où il signifie
homme libre, et non dans le sens féodal ; car, dans ce der-
nier sens» les barons seraient les seigneurs.
DOCTRINE DU HEERSCHILD. 471
Le sixième heerschild est celui des ministériaux {dienstmân-
ner ou dienstleute) . On range aussi dans cette classe les vas-
saux des vassaux des seigneurs. Le lien de la ministériaiité,
engageant la liberté, place les ministériaux au-dessous des
vassaux qui sont libres (liberi milites).
Le septième heerschild comprend ceux qui doivent un ser-
vice sans posséder ni fief (leAn), ni bien ministériel [hofgut),
par exemple,, les bourgeois des villes ; Texistence de ce heer-
schild est incertaine, d*après les livres de droit ; son institu-
tion parait postérieure à celle des six premiers.
Le heerschild exprime, comme on voit, la condition d'une
personne qui tient de sa naissance et de sa place dans la hié-
rarchie féodale le droit de porter les armes ; ainsi, la posses-
sion du heerschild équivaut à la capacité de posséder un fief
{Uhnfahigkeit),
Le heerschild que Ton tient de la naissance peut cependant
être changé ; ainsi, le seigneur qui reçoit un fahnlehn monte
d'un degré dans le heerschild, et, au rebours, celui qui ac-
cepte un fief d'une personne de sa classe, descend d'un degré.
Les femmes n'ont pas de heerschild.
Le heerschild, du reste, n'exprime pas exactement la con-
dition civile de la personne ; il est une application plus ou
moins abstraite des principes qui régissent l'Etat {stand,
status) au service militaire et féodal.
Bien que l'état civil se rattache à l'état féodal, il n'est pas
identiquement le même. Nous examinerons ceci de plus près
dans la section suivante.
B. Italie.
En Italie, la hiérarchie féodale se rattache à celle de la
France par son origine, puisque ce fut la conquête franque
472 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS L*EMP!RE.
qui constitua en Italie le régime féodal. Dans son développe-
ment ultérieur, elle se rattache, au contraire, à la hiérarchie
du saint empire germanique.
Nous retrouverons les traces de ces deux influences.
Il faut observer que nous n'entendons traiter, dans ce mo-
ment, que de la hiérarchie féodale dans Iltalie supérieure;
le développement de la féodalité en Sicile et à Naples appar-
tient à un autre système juridique.
Tandis qu'en France et en Allemagne, la féodalité fut,
pendant une longue période historique, l'élément social pré-
pondérant, en Italie, cet élément a toujours été limité et ba-
lancé par d'autres.
L'Italie, pays latin, où les traditions antiques se conser-
vèrent toujours et prévalurent bientôt sur les idées germani-
ques apportées par l'invasion barbare, ne fut qu'à demi féo-
dale.
 côté de la féodalité s'éleva et grandit rapidement, en
premier lieu, l'influence des villes; en second lieu, celle de
l'Eglise. Cette double influence non-seulement limita, mais
modifia intérieurement la féodalité ; elle se fît sentir avec une
force prépondérante peu de temps après l'établissement du
régime féodal. Déjà, sous le règne des Francs, elle se ma-
nifeste, et la lutte entre l'Eglise et la féodalité, entre les villes
et les campagnes, remplit toute l'histoire de l'Italie pendant
son aggrégation à l'empire.
Les changements apportés par Charlemagne à la constitu-
tion des Lombards sont le point de départ de l'établissement
féodal en Italie. La constitution lombarde était celle d'un
peuple modifié par les migrations et les guerres lointaines.
Sous ce rapport, la réforme franque ramena plutôt aux an-
ciennes formes germaines qu'elle n'en éloigna.
GOMMENT LA FÉODALITÉ NAIT EN ITALIE. 175
Les comtes remplacèrent les ducs lombards ; le territoire
de ceux-ci fut divisé entre plusieurs comtes francs. Les cen-
teniers francs remplacèrent les «cu/da^t lombards (scftuitAei>j),
et, comme eux, rendirent la justice dans les causes d'une
importance secondaire. Les domaines royaux ayant été pres-
que tous donnés en fiefs à des seigneurs francs, les gastaldi,
sorte de baillis qui régissaient ces domaines au nom des rois
lombards, disparurent presque entièrement. L'emploi des gas-
taldi qui subsistèrent se confondit avec celui du vicomte :
le nom de gastaldi disparait, dès le IX^ siècle, dans Tltalie
franque. L'office du comte palatin, qui, chez les Francs, ju-
geait à la place du roi les personnes immédiatement soumises
à la juridiction de celui-ci, fut aussi transporté en Italie. Le
comte palatin d'Italie avait sa résidence à Pavie, l'ancienne
capitale des rois lombards ; les appels étaient portés devant
lui sur les jugements des comtes.
Les études dont l'organisation de la propriété chez les Lom-
bards a été le sujet, ont démontré qu'il n'y avait pas chez
eux le système féodal, mais qu'il y avait cependant des rap-
ports de l'homme avec la terre assez analogues, et sur les-
quels le système féodal pouvait s'enter facilement.
Ce furent les Francs qui importèrent en Italie les bénéfices
et les honneurs, et cela justement au moment où ceux-ci ten-
daient à se transformer en devenant héréditaires.
La conquête des Francs réagit sur le système de la pro-
priété foncière d'une manière tout opposée aux conquêtes pré-
cédentes. Les Francs, ayant des terres dans leur pays, ne se
transplantèrent pas en masses nombreuses en Italie ; ils se
contentèrent d'y laisser des chefs et des garnisons et ne pri-
rent de terre que ce qui leur fut donné comme bénéficiers
ou employés du roi ; encore beaucoup de Lombards, et même
174 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
d'Italiens, obtinrent-ils des emplois et des bénéfices: l'égalité
entre les diverses races résulta de cette circonstance, sous le
rapport du droit à la propriété du sol.
Dans l'histoire du droit italien, un fait fort remarquable,
qui correspond à la réunion de l'Italie à l'empire d'Allema-
gne, est le grand développement que reçurent les immunités.
Les immunités, ou exemptions des droits du comte, accordées,
soit à des évéques et abbés, soit même à des seigneurs laï-
ques, avaient commencé déjà sous les Francs ; mais Othon-
le-Grand et ses successeurs multiplièrent systématiquement
les immunités ecclésiastiques, et cela par un motif de haute
politique ; le roi des Allemands, pour gouverner plus aisé-
ment un pays qui n'était pas sous sa main, et où Ton avait
perdu l'habitude d'obéir à un pouvoir régulier, voulut créer
un contre-poids à la puissance des grands seigneurs laïques,
qu'une longue anarchie avait rendus presque indépendants.
Par ces immunités, le roi se rendait les évéques favorables
et profitait de l'influence que ceux-ci exerçaient. Des corpora
sancta, ou territoires ecclésiastiques pourvus d'immunités,
furent érigés dans presque toutes les villes épiscopales, et de-
vinrent le germe des libertés municipales en Italie, ainsi
qu'en Allemagne.
Dans les diplômes du X* et du XI* siècle, cités par Lupo,
on peut voir la gradation que suivit le pouvoir accordé aux
évéques. C'est d'abord le droit de rétablir à leurs frais les
fortifications des villes, dont beaucoup avaient été détruites
dans les guerres civiles et dans les invasions des Hongrois ;
puis vient la juridiction dans l'intérieur des murs, puis celle
de la banlieue ; enfin, mais rarement, la juridiction du comté
tout entier. Dans quelques villes des plus considérables,
comme Milan et Vérone, il resta un comte en rapport avec
LES IMMITVITÉS EN ITÀUB. I7S
révéque et avec la communauté libre de la cité. Il y avait
aussi des vicomtes dans plusieurs villes ou districts soumis à
des princes ecclésiastiques.
Par l'effet des immunités, les comtes cariovingiens furent
de plus en plus abaissés et diminués, et les empereurs alle-
mands réussirent à les empêcher de rendre leur gouverne-
ment héréditaire dans les villes de leurs territoires, ainsi qu'ils
l'avaient fait dans d'autres parties de l'ancien empire franc.
Auparavant , les nobles italiens avaient l'habitude de se
liguer contre le roi en lui opposant un compétiteur, qu'ils
abandonnaient aussitôt qu'ils pouvaient redouter de trouver
en lui un autre maître ; ils furent forcés d'entrer à leur tour
dans le système nouveau. A l'exemple des évèques, ils cher-
chèrent à obtenir, par des exemptions, des droits sur les com-
munes libres voisines de leurs châteaux ; mais, pour cela,
ils avaient besoin de la faveur et de la protection royale, et
il leur fallut la rechercher.
L'abaissement des grands feudataires n'eut cependant pas
lieu partout également. Tandis que la majeure partie des
comtes de l'Italie supérieure étaient réduits à la condition de
comtes ruraux d'un territoire assez circonscrit, dans les Alpes
et les Apennins se maintinrent quelques puissants seigneurs
séculiers ; tels étaient les marquis d'Yvrée , de Saluées , de
Montferrat, et surtout les puissants marquis de Toscane, qui,
à la Toscane actuelle réunissaient les riches territoires de
Modène , Reggio , Mantoue , et toute la contrée qui a porté
dans la suite le nom de patrimoine de Saint-Pierre.
Une fois établis dans leurs terres, plus éloignés de la main
du pouvoir central, au milieu de populations moins capables
de résistance, les comtes ruraux avaient d'ailleurs rapide-
ment transformé leurs offices en possessions privées et héré-
476 HIÉRARCHIE DES PIEPS DANS l'eMPIRE.
ditaires, confondant dans leurs seigneuries les territoires
qu'ils possédaient en fief ou en alleu et ceux sur lesquels ils
n'avaient d'abord que des droits de justice. Généralement
toutefois , cette transformation n'altéra pas sensiblement la
liberté des possesseurs de terres, les alleux plébéiens se con-
servèrent ; sous ce rapport, la féodalité d'Italie se rapproche
de celle de la France du sud.
Les droits étendus qu'accorda la maison de Saxe aux évê-
ques italiens auraient livré à ceux-ci le gouvernement de l'Ita-
lie, s'ils n'avaient rencontré dans leurs propres vassaux et
dans la classe, moyenne des villes une opposition à laquelle
les empereurs saliens donnèrent, jusqu'à un certain point,
raison. Les vassaux réclamaient contre le droit que les évo-
ques s'arrogeaient de reprendre le fief, et voulaient en obte-
nir l'hérédité pour leurs descendants. Conrad-le-Salique con-
sacra ce droit par une loi, et condamna Héribert, archevêque
de Milan, le chef du parti des évéques, parti auquel s'était
rangée la haute noblesse, les capitani, des familles desquels
les évoques sortaient ordinairement.
Ainsi, chose digne de remarque, l'hérédité des fiefs, qui,
sous les derniers Carlovingiens, a été arrachée par les grands
seigneurs à l'impuissance royale, est maintenant consacrée,
en Italie, par la politique des rois eux-mêmes, au préjudice
des grands seigneurs, des évêques, des capitani, et au profit
de leurs vassaux. Henri III suivit avec persistance la voie
dans laquelle son père était entré.
Dans la période salienne, les vassaux et vavassaux sont
alliés à la population libre des villes contre les capitani et les
évéques. Les évêques nommés par les villes souffrirent da-
vantage dans cette lutte ; ils furent forcés de céder peu à peu
à la ville tous les droits que leur avait concédés l'empereur,
LIGUES DES TATASSAVX.
177
beureax de conserver les insignes de leur autorité et de pa-
raître accorder ce qu'ils ne pouvaient retenir. Les capitani,
qui avaient maison forte à la ville et des châteaux avec des
possessions étendues à la campagne, perdirent moins relati-
vement ; ils se mirent à la tête des factions des villes et se
relevèrent collectivement, comme classe de la population des
villes, par l'abaissement même de la puissance des évétiues '.
* L'une des principale» causes «Je l'abaissement des grandes familles féo-
dales de l'Italie, c*est-à-«lire de celles qui étaient issues des anciens comtes
de l'époque carloTingieone et de l'époque intérimaire, était le système adopté
pour la succession des fîefs. Lorsque le comté était envisagé comme un em-
ploi, Tofiice de comte était exercé par un seul : mai<, depuis le \1* siècle,
le principe de l'hérédité des fief^ s'étant appliqué aussi aux romtés, les droits
du comte furent exercés en commun par les fils du comte défunt, puis, plus
tard, on en vint à diviser le comté entre les diverses bran<*hes d'ayant-ilroit,
car le droit d'ainesse n'était pas admis dans la sucression des fiefs, mais seu-
lement la préférence en faveur des enfants du sexe masculin. Ainsi, les ter-
ritoires ruraux laissés aux anciens cumtes. apr<^s l'établissement du réprime des
immunités, se divisèrent et se subdivisèrent jusqu'au point de disparaître
complètement, linéiques exemples de la destinée de ces grands feudataires
ne seront pas sans intérêt. L'ancien comté de Bergame donna naissance aux
trois souches des comtes d'Offf*neng<i . de Tamisano et de Martinengo. Les
comtes de Vérone durent se retirer à Saint-Boniface, l'un de leurs châteaux,
dont ils prirent le titre, illustré au XlVe siècle par Richard, chef du parti
guelfe et principal adversaire du fameux Ezzelin de Romano. Les comtes
de Padoue et Vicence, réduits à la condition de comtes ruraux déjà au XIl*
siècle, sont confinés dans quelques châteaux des collines euganéennes ; leurs
rameaux prennent les titres de comtes d'Abano, de Maltravers, de Monte-
bello, etc. Ces familles périrent, pour la plupart, sous la tyrannie d'Ezzelin.
Le comte de Pavie, autrefois comte palatin, et le premier des seigneurs de la
Lombardie, où il représentait la personne impériale, devint comte de Lomello
et tribuUire de la cité à laquelle il commandait autrefois. Plus heureux ou
plus habiles que les autres, les comtes de T révise surent renoncer à temps au
droit de commander à leurs concitoyens pour rechercher et recevoir de leur
confiance une autorité plus assurée. Sous le nom de Collalto, ils conservèrent
de très beaux domaines, échappèrent presque seuls entre les nobles de la
UiM. ET DOCl'M. IVI. ^'
178 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
La royauté avait surtout profité de ces combals intérieurs,
car elle avait abaissé à la fois les grands laïques et les évo-
ques dont elle s*était d'abord servie ; mais le moment est
proche où le fruit de sa politique lui sera arraché. L'Eglise
romaine donna le signal d'un mouvement dont Henri IV,
par Tinconsistance de son caractère et les fautes de sa con-
duite, favorisa les succès d'une manière inespérée, et que
Frédéric I'*" et ses successeurs réprimèrent pendant un cer-
tain temps sans parvenir lï l'arrêter.
L'époque de la maison de Saxe peut être considérée comme
le berceau de l'indépendance des villes italiennes. A l'abri du
pouvoir des évoques, elles se constituent; sous les Saliéns,
elles profitent des forces acquises dans la période précé-
dente, s'unissent à la petite noblesse des campagnes, et tandis
que cette petite noblesse acquiert l'hérédité de ses fiefs par
la protection royale, les villes font de rapides progrès vers
l'indépendance.
A l'avènement de la maison de Hohenstaufen, les villes se
sentent en mesure de maintenir cette indépendance contre
l'empereur lui-même ; car Grégoire VII a appris à l'Italie que
l'on peut résister à l'empereur et lui faire la loi. La ligue
lombarde fut le premier fruit de cet enseignement. En vain,
dans la diète de Roncaglia , Frédéric I®*", appuyé par les ju-
ristes de Bologne et fort de ses victoires sur les Milanais ré-
voltés, a fait régler minutieusement les droits réciproques de
l'empereur et de ses sujets italiens, les villes d'Italie, soute-
Lombardic orientale aux proscriptions d'Ezzclin, et surent longtemps encore
se ménager Tamitié des Vénitiens, leurs plus redoutables voisins. Ceux dont
nens venons de parler avaient encore pu se conserver un certain lustre, mais
le plus grand nombre des comtes urbains tombèrent dans une complète obs-
curité et dans un oubli absolu.
LIGUE LOMBARDE. 179
nues par le pape, refusent de reconnaître les décrets de la
diète ; elles s'insurgent de nouveau.
Après vingt ans d'une guerre terrible, pleine de péripé-
ties, les deux partis conclurent une transaction. La paix de
Constance est l'ère de l'indépendance des cités de l'Italie,
mais aussi du morcdlement auquel ce pays sera désormais
voué. Cette paix maintenait en apparence les droits de l'em-
pereur, mais donnait aux villes la faculté de conquérir in-
sensiblement, dans la suite, tous les droits qui leur man-
quaient encore.
Sous des princes tels que Henri VI et Frédéric II, les prin-
cipes d'indépendance posés par la paix do Constance restèrent
dans Tombre ; mais, après la chute des Hohenstaufen et la
victoire définitive du parti guelfe, l'autorité de l'empereur
sur l'Italie ne fut plus qu'un vain mot.
Ce n'est pas ici le lieu de faire l'histoire de la constitution
des républiques italiennes ; mais, comme on le voit, l'histoire
de la féodalité italienne se relie tellement à celle des cités,
qu'elle en est pour ainsi dire inséparable. La raison en est
que, dans le reste de l'Europe, au moyen âge, la prépondé-
rance appartint constamment à l'élément féodal ; l'élément
municipal naquit plus tard et longtemps joua un rôle acces-
soire. En Italie, l'élément municipal surgit plus tôt et son
influence devint de bonne heure prépondérante; la féoda-
lité est, en Italie, l'élément subordonné. La mission de la
noblesse féodale dans ce pays n'est pas de gouverner les
villes, mais tantôt de leur résister h la tête de l'élément des
campagnes, tantôt de prendre part, comme classe urbaine,
ù leur vie, à leurs discordes, à leur gouvernement.
Dans le même temps où les villes considérables se libé-
raient du joug de leurs comtes et de leurs évoques, les bour-
180 HIÉRARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
gades et les petites localités avaient aussi cherché à se don-
ner des institutions libres ; toutefois, le plus grand nombre
étaient restées sujettes d'un seigneur laïque ou ecclésiasti-
que. Le sort de ces localités se rattache donc immédiatement
à celui de la noblesse des campagnes ; car celles-là mêmes
qui étaient sujettes d'un seigneur ecclésiastique étaient gou-
vernées par un vicomte relevant de ce seigneur. Quant aux
localités qui parvinrent à se régir républicainement, elles de-
vinrent bientôt la proie de voisins plus considérables, et du-
rent acheter la protection d'une ville puissante par l'abandon
de quelques droits et le paiement d'un tribut. Cette circons-
tance contribua beaucoup à accroître le territoire des an-
ciens corpora sancta. Le territoire d'une ville de quelque im-
portance n'était plus, au XII® siècle, une banlieue d'une ou
deux lieues de rayon autour de la ville ; c'était une contrée
aussi étendue qu'un ancien comté, quelquefois encore plus.
Nous avons vu que la petite noblesse s'ét^'îit unie, au com-
mencement du XI® siècle, avec les villes contre les évêques
et les nobles de premier ordre ; mais les villes devinrent
bientôt pour elle un ennemi plus dangereux que les premiers.
La loi de succession des fiefs admettait le partage entre les
enfants, et par conséquent les fiefs tendaient à se diviser.
Une partie des nobles des campagnes se firent recevoir dans
la bourgeoisie des villes et vinrent y demeurer au moins pen-
dant un certain temps, préférant exercer dans la ville l'in-
fluence que leur promettait leur naissance et leur fortune à
persister dans une lutte trop inégale ; beaucoup n'eurent pas
même la liberté du choix.
Quant aux seigneurs puissants, leur entrée dans la bour-
geoisie d'une cité continuait à être une sorte d'alliance, à la-
quelle ils pouvaient renoncer à chaque moment pour soutenir
NOBLESSE DBS CAMPAGNES. 484
contre leurs combourgeois une guerre dans laquelle ils trou-
vaient ordinairement du secours dans une ville voisine enne-
mie de celle qu'ils avaient abandonnée.
Les comtes francs, qui avaient remplacé les ducs lombards,
disparurent pour la plupart pendant la domination des em-
pereurs allemands. Le principal de ces comtés, celui de Tos-
cane, se divisa à la mort de la comtesse Mathilde, qui avait
légué son héritage à TEglise romaine, legs qui donna lieu à
de si longs débats (448S).
La plupart des comtes italiens de la période allemande ti-
rent leurs droits des exemptions.
Parmi les grands feudataires qui réunirent plusieurs comtés
sous leur domination, ceux d'Yvrée, si puissants au X® siè-
cle, finirent avec Ardoin, le rival d'Henri II. Les margraves
d'Esté, à l'extrémité opposée de la plaine du Pô, paraissent
avoir été une branche collatérale des grands marquis de Tos-
cane, dont la descendance s'était éteinte avec Mathilde ; ils
grandirent par l'alliance pontificale, furent podestats de Pa-
doue, et, de concert avec Richard de Saint-Boniface, chas-
sèrent de Ferrare le chef des Gibelins, Salinguerra. Cette
dernière ville fut dès lors la capitale de leurs étals.
A l'époque de la ligue lombarde, on trouve encore, parmi
les seigneurs d'une certaine importance de la Haute-Italie,
les comtes de Blandrate et de Seprio, voisins de Milan et
alliés de l'empereur contre la grande cité guelfe. Dans
les monts liguriens sont les marquis Malaspina et Pallavi-
cini, aussi Gibelins, assez forts pour se maintenir indépen-
dants et même se rendre parfois redoutables aux riches cités
qui occupent la plaine.
La puissance des petits feudataires {valvassores et valvas-
sini) , répandus en grand nombre dans tout le pays, aurait pu
182 HIERARCHIE DES FIEFS DANS l'eMPIRE.
devenir considérable et plus dangereuse même pour les villes
que celle des seigneurs plus importants, s'ils s'étaient unis
contre elles ; mais le plus souvent, au contraire, ils s'alliè-
rent avec les citadins contre les principaux seigneurs. C'est ce
qui était arrivé, par exemple, dans la guerre de la Motta,
Lorsque, ensuite, ils virent dans les villes des maîtres plus
absolus et plus puissants encore que ceux dont ils s'étaient
débarrassés avec leur aide, il était trop tard pour revenir sur
des faits accomplis.
L'hypothèse favorite de Pagnoncelli, qui prétend que les
petits seigneurs étaient d'entrée habitants et citoyens des
villes, nous parait peu probable et n'est nullement néces-
saire pour expliquer une pareille issue.
Lorsque, après la chute des Hohenstaufen , l'Italie fut ren-
due à elle-même, plusieurs cités tombèrent, par l'excès de
leur liberté, sous la domination de quelqu'une des familles
nobles qu'elles avaient reçues dans leur sein. Mais les nou-
veaux ducs ou marquis issus de ces usurpations ne sont pas
proprement des princes féodaux.
Comme on voit, le développement de l'élément féodal et
celui de l'élément municipal ne sont pas si distincts qu'ils ne
se touchent par une foule de points. Ce double développe-
ment fut en partie la cause de cette vie extraordinaire, de
cette étonnante variété que présente l'Italie du moyen âge ;
le moment où les deux éléments commencent à se distin-
guer est celui où les évêques reçoivent les droits du comte
ensuite des immunités.
Depuis la chute des Hohenstaufen et l'indépendance des
cités italiennes, la féodalité tendit à disparaître rapidement
en Italie, même dans les rapports de droit privé, par suite de
la double influence de la domination des villes et de la res-
SYSTÈME DU LIVRE DES FIEFS. 483
tauration du droit romain ; elle se conserva seulement dans
le Piémont et dans l'Italie du sud.
De l'ancienne noblesse féodale, réfugiée dans les monta*
gnes, et dont les châteaux ruinés se voient encore dans les
escarpements des Alpes et de TApennin, sortirent les con-
dottierij du XIV® et du XV® siècle, qui rendirent si souvent
avec usure aux cités enrichies, mais devenues moins belli-
queuses, les maux que leurs ancêtres avaient soufferts.
Il est difficile d'être bien précis sur les détails juridiques
touchant l'organisation des fiefs en Italie. Les empereurs de
la maison de Saxe, qui l'avaient introduite en Allemagne
pour subvenir aux nécessités du service militaire impérial,
l'avaient trouvée déjà formée en Italie, ou du moins bien plus
avancée dans sa formation qu'elle ne l'était en Allemagne,
où les offices ne s'étaient pas encore transformés en seigneu-
ries. Ils avaient trouvé l'Italie dans un état social assez rap-
proché de celui de la Gaule méridionale. La fusion des races
s'était accomplie également dans ces deux contrées sur le pied
de l'égalité ; les villes nombreuses et plus peuplées qu'en Atte^
magne avaient conservé, sinon les institutions, du moins
le souvenir, la tradition des libertés municipales de l'époque
roiïlaine. La hiérarchie des emplois de l'empire germanique
vint se superposer sur une hiérarchie de fiefs séculiers, en-
core fort confuse à la vérité, née spontanément durant l'épo-
que intérimaire, et sur la hiérarchie féodale ecclésiastique
créée par les empereurs; il était dans la nature des choses
que la constitution du pays dominant réagit sur celle du
pays dominé et tendît à se fondre avec celle-ci, surtout dans
les parties qui tiennent de plus près à la forme du gouverne-
ment.
Le livre des fiefs contient, sur le sujet qui nous occupe,
184 HliRARCHlE DES FIEFS DANS L'eMPIRE.
divers passages qui tous témoignent de l'existence de plu-
sieurs ordres de fiefs ou de seigneuries superposées les unes aux
autres, et remontant, soit immédiatement, soitmédiatement,
à Tempire, qui est considéré comme le fief dominant tous les
autres, le fief suprême, le fief de Dieu conféré à l'empereur,
quant au temporel, comme l'Eglise est le fief de Dieu, quant
au spirituel.
Selon quelques interprétations, il y aurait eu, d'après le
livre des fiefs, trois ordres de fiefs ; selon l'interprétation qui
nous parait la vraie, il y en aurait quatre. Le premier se
compose des fiefs des évéques, des ducs, des marquis et des
comtes supérieurs, qui relèvent immédiatement de l'empe-
reur ; le second comprend les capitani, qui relèvent des sei-
gneurs de la première catégorie, lesquels, dans l'empire, sont
aussi appelés les princes ; la troisième classe est celle des
vavassaux majeurs {valvassores majores), qui relèvent des
capitani ; la quatrième est celle des vavassaux mineurs, ou
valmssini, qui tiennent des vavassaux majeurs. Tels auraient
été les linéaments principaux de la hiérarchie des fiefs en
Italie, du XI« au XIV« siècle.
Nous aurons à revenir sur cette classification en traitant
de l'état des personnes; nous examinerons alors avec plus
de détails les éléments de la controverse à laquelle elle
donne lieu. Nous verrons aussi que les classes de per-
sonnes féodales constituent en même temps des classes spé-
ciales dans la population des villes italiennes et sortent par
ce côté du système féodal.
DEUXIÈME SECTION.
DE LA CONDITION DES PERSONNES SOUS LE RÉGIME FÉODAL,
OU DE LA HIÉRARCHIE DANS LE FIEF.
La principale difficulté du sujet que nous abordons main-
tenant tient, en premier lieu, à ce que le régime du moyen
âge, tout en reposant sur des principes généraux qu'on re-
trouve toujours, déployait une variété infinie de nuances et
de formes, de sorte que les faits, prodigieusement divers, se
rangent mal aisément sous des catégories nécessairement
fixes dans leurs généralités.
Cette difficulté provient encore du vague des expressions
techniques par lesquelles chaque idiome désignait les classes
de personnes, soit dans les livres de droit, soit dans les actes
et les documents.
Les diverses classes de la société féodale s'étaient déjà for-
mées avant la création de la hiérarchie des fiefs , durant
l'époque barbare et l'époque intérimaire ; il est donc néces-
saire de revenir ici un peu en arrière et de résumer les traits
généraux concernant l'état des personnes avant l'établisse-
ment du système féodal. La meilleure explication qu'on puisse
donner d'une institution est ordinairement l'histoire de son
origine * .
La société germaine, dont les nombreuses tribus occupè-
• J'ai traité le sujet de Vétat des personnes pendant l'époque barbare, avec un
peu plus de développements, dans un article inséré dans Ia Revue sutsse (1847).
186 CONDITION DES PERSONNES SOUS LE REGIME FÉODAL.
renl Tempire d'Occidenl, peut être définie une association de
chefs de famille. Dans cette société, la classe la plus nom-
breuse, qui forme le corps de la nation et la force des ar-
mées nationales, est la classe des simples hommes libres. Au-
dessus d'elle se trouvait cependant, dès les temps les plus
anciens, une noblesse d'origine probablement sacerdotale ,
mais dont le caractère devint de plus en plus militaire, par
suite des guerres privées, des migrations et de l'institution
du gmndi.
Selon Gaupp, la noblesse germanique serait sortie uni-
quement du gasindi ; je ne partage pas cette opinion. La
noblesse militaire avait remplacé l'ancienne noblesse sa-
cerdotale à l'époque de l'empire d'Occident. Gaupp observe
judicieusement que le germe de la noblesse barbare ne se
trouve pas dans les principes de Tacite, qui sont des chefs po-
litiques, tantôt élus, tantôt héréditaires, mais dans les com-
pagnons, ou membres du gasindi {comités). De là, selon lui,
l'expression de comte, les compagnons du roi ayant été pla-
cés à la tôte des villes et des districts conquis.
Quant à l'étymologie du mot germanique traduit par cornes,
graf, nous avons dit plus haut qu'il vient du mot grei-
fen, saisir, et indique les fonctions d'exécuteur des condam-
nations (compositions et amendes) que remplissiiit ce magis-
trat. L'étymologie du terme équivalent en allemand, donnée
par Gaupp, qui fait découler graf du mot grec y/oa^rOç (écri-
vain), ne me parait pas plus admissible que celle qu'on fait
venir de grau, dont il a déjà été question.
La distinction entre les libres et les non-libres existait
chez les Germains dès les temps les plus anciens; comme
les non-libres n'allaient pas à la guerre, leur nombre paraît
s'être beaucoup multiplié; du reste, la simplicité des mœurs
ÉTAT ANTÉRIEUR A LA CONQUÊTE. 187
était cause qu'en fait , les esclaves germains vivaient beau-
coup moins séparés de leurs maîtres que les esclaves ro-
mains :
« Dominum ac servos nullis edumtionis deliciis dignoscat, »
dit Tacite, en parlant des enfants, a inler endem pecora, in
» eodmi liumo degunt donec œtas separet ingeiuws^ virtus agnos-
» cat, » En droit, la séparation n'en était pas moins fort tran-
chée; l'esclave n'avait pas l'honneur mililaire, ou le droit
de porter les armes, qui est le caractère dislinctif de Thomme
libre {ariinan, germann, de heermann). Entre libres et non-
libres, le mariage n'était pas permis.
La conversion des Germains au christianisme fut un grand
progrès pour la classe non- libre, puisque, dans la commu-
nauté religieuse, il n'y avait plus de différence de rang ; il
est remarquable que les noms de baptême des libres et des
esclaves ne diffèrent point.
Au-dessous des simples hommes libres et au-dessus des
esclaves {leibeigenen) , il y avait, dans les diverses nations
germaines, des hommes placés dans une position intermé-
diaire, les lites, ou lètes^ qui sont appelés simplement dépen-
dants {hôrigm), et fontjusqu'à un certain point partie du corps
politique, tandis que les esclaves ne relèvent que de leur
maître.
Sur ce sujet, Gaupp émet une opinion différente; il pense
que les lètes étaient uniquement les Barbares établis comme
colons dans les terres de Tempirc avant la conquête, et qui,
trouvés là par les conquérants de leur race, restèrent dans
une position intermédiaire entre les vainqueurs et les Ro-
mains vaincus. L'existence des lètes chez les peuples restés
sur le territoire germani(|ue est prouvée ; la supposition sus-
mentionnée tombe devant ce fait.
188 CONDITION DES PERSONNES SOUS LE REGIME FÉODAL.
Lors de la conquête, les populations romaines paraissent
s'être réparties dans les quatre grandes classes qui forment
la nation germanique ; il est plus exact encore de dire que
ces classes : noblesse, hommes libres, individus dans un état
intermédiaire entre la liberté et Tesclavage et esclaves, exis-
taient dans le système romain et se maintinrent après lui,
chacune de ces classes formant, dans le système barbare, une
subdivision de la classe germaine à laquelle elle correspon-
dait.
Ainsi, les lois barbares distinguent les nobles de race ger-
maine et ceux de naissance romaine, et de même pour les
autres catégories ; généralement elles placent la catégorie ro-
maine dans une position inférieure à la même catégorie appar-
tenant à la race germaine , mais supérieure à la catégorie
germaine qui vient immédiatement au-dessous ; ces nuances
sont très nettement établies par le wergeld, ou prix de la
composition exigible pour chaque individu, en cas de meurtre
ou de blessure.
Toutefois, la conquête amena de grands déclassements
dans la condition des personnes de la race vaincue : beau-
coup d'hommes libres et même de nobles romains, dépouillés
de leurs biens ou faits prisonniers dans les combats, tombè-
rent en servitude ou demi-servitude; des colons emphylhéotes
romains devinrent esclaves. Ce sont là des accidents plus
ou moins fréquente , selon les lieux et la nature de la con-
quête, non une règle générale.
Quant aux esclaves romains, leur sort parait gagner ; car
l{t servitude des Barbares était moins dure que celle du peuple
chrétien et civilisé qu'ils avaient subjugué ; puis , bientêt ,
diverses circonstances morales et économiques contribuèrent
à améliorer encore leur malheureuse condition.
ÉPOQUE RARBARE. 189
Ce qu'il faut entendre par liberté , dans les idées germa-
niques qui prévalaient à Tépoque de la conquête , n'est ni
régalité abstraite des républiques anciennes , ni un état ab-
solument fixe, arrêté à tout jamais, comme celui des castes
de rOrient; c'est une condition variable et mobile, qui se
distingue essentiellement par le caractère suivant : la per-
sonne libre, quels que soient d'ailleurs ses droits et son rang
dans la société, ne doit ni service personnel, ni prestations
réelles à une autre personne ; elle est indépendante par rap-
port à ses concitoyens.
Mais, déjà en Germanie, et avant la conquête, cette idée
de la liberté avait subi des modifications qui tendaient à l'al-
térer entièrement.
Par l'institution du gasindi, des hommes libres engageaient
leur personne au service d'un chef, pour lequel ils combat-
taient, et auquel ils rendaient aussi, sans croire déroger pour
cela, les services domestiques qui, à Rome, étaient imposés
seulement aux esclaves.
Ainsi, les hommes libres entraient dans des liens de dé-
pendance. Cette institution du gasindi se perpétua et se dé-
veloppa après la conquête , à tel point , qu'on y a vu le
germe du système féodal.
En entrant dans la dépendance des rois et des chefs bar-
bares, les hommes libres entraient dans l'aristocratie et rece-
vaient, en par-contre de leurs engagements , des fonctions
civiles et militaires, des terres, des richesses ; ils s'élevaient,
en fait , au-dessus des simples hommes libres ; mais , d'un
autre côté, ceux qui acceptaient ces liens de dépendance per-
daient ce caractère d'indépendance personnelle qui consti-
tuait essentiellement l'homme libre, et s'assimilaient aux
classes dépendantes ; de telle sorte que, durant la période
490 CONDITION DES PERSONNES SOUS LE REGIME FEODAL.
barbare, le môme mot, leudej qui n'esl autre que lèle, dési-
gne tantôt un noble, tantôt un serf.
Dans l'empire franc, si la condition des personnes ne dé-
pendait plus complètement de la naissance, cependant la
partie dominante et essentielle de la nation se composait tou-
jours des hommes de naissance libre, et ceux-ci forment en-
core deux classes principales, les nobles et les simples libres,
qui, chez les Francs, sont appelés, dans le latin du temps,
tantôt liberi, ou ingenui (mot qui indique particulièrement
une naissance libre), tantôt franci (l'identité de frand et de
liberi est prouvée par divers passages des lois ripuaire et sa-
lique). Dans des édits carlovingiens du IX® siècle, les libres
sont aussi appelés barigildi, de baro (homme libre). Dans les
lois lombardes, les hommes libres tirent leur nom du devoir
de porter les armes et de l'honneur militaire qui correspond
h celte obligation; on les nomme arimanni (hommes de
guerre) ; arimanni se traduit souvent, en latin, par excrci-
tales.
Les droits et les privilèges de c^tte classe sont le wcrgeld de
l'homme libre, le droit de porter les armes, le droit de prendre
part aux assemblées nationales, politiques et judiciaires, le
droit de prêter serment en justice et d'y témoigner contre un
homme libre. Les libres qui s'étaient placés sous la protec-
tion de l'Eglise ou du roi, en recevant une censive, un pré-
caire ou un bénéfice, ne cessèrent pas, durant la période
franque, d'appartenir à la classe des hommes libres, pourvu
qu'ils ne se fussent pas mis dans la dépendance personnelle d'un
autre ; ce principe paraît avoir été appliqué aussi à ceux qui se
plaçaient sous la protection d'un seigneur, car la loi saxonne
parle d'un « liber homo quisub tutela nobilis cujusdajn erat. »
(ielte classe ne doit donc pas être confondue, comme on pour-
SYSTÈME DRS DROITS PERSONNELS. 191
rait être tenté de le faire, avec celle des pscalins, ou serfs du
fisc. Ainsi, déjà sous la période franque, le rapport de pro-
tection {nuindiburdium) se distingue nettement du rapport
de dépendance et crée, entre les hommes entiéremeîil libres
et les demi-libres, une catégorie intermédiaire à laquelle on
n'a pas toujours fait assez attention.
Le caractère spécial de la noblesse avait changé, chez les
Francs, depuis la conquête. On ne trouve plus chez eux ces
familles nobles d'origine, qui se distinguaient par une longue
chevelure flottante ; cette marque extérieure de distinction
appartient uniquement à la fiimille royale. La noblesse est
maintenant une distinction personnelle qui émane du roi ;
les nobiles^ proceres ou optimales des Francs sont les antrus-
tions du roi, auxquels celui-ci distribue les principaux em-
plois de la cour et du royaume. Dans les ineliorissimi, ou
priwi, de la loi des Allemands , et dans les cinq familles à
double wergeld des Bavarois, on trouve pourtant encore quel-
ques traces d'une noblesse de naissance.
Après ridée de la liberté personnalle, qui trouvait dans
les mœurs germaines elles-mêmes une cause de transfor-
mation, le second trait caractéristique de la condition des
personnes dans Tépoque barbare est le système des droits
personnels, en vertu duquel chacun est jugé, non par la loi
du pays qu'il habite, mais par celle de la race à laquelle il
appartient.
Ce système, si opposé aux notions ordinaires, résultuit de
la force des choses pour des peuples à l'état de migration
continuelle. Il dura longtemps, en raison de la dissemblance
si complète qui existait entre le droit des vainqueurs et celui
des vaincus.
Pourtant, de bonne heure, un travail de transformation de
192 CONDITION DES PERSONNES.
ce système des lois personnelles en un système de lois terri-
toriales commença à s'opérer.
L*édit de Théodoric est, pour les Ostrogoths, un code de
droit territorial, valable, pour les deux races, dans les points
qu'il traite, mais laissant subsister le système du droit per-
sonnel pour tous les objets dont il ne traite pas. Le code visi-
goth d'Euric était aussi donné pour tous les sujets du terri-
toire ; tandis que Tédit de Théodoric est tiré du droit romain,'
le code visigoth contient de nombreuses dispositions emprun-
tées au droit germanique.
Les autres peuples germaniques, Francs, Burgondes, Lom-
bards, etc., pratiquèrent tous, dans l'origine, le système des
droits personnels.
Quand M. de Savigny dit que, dans les pays romands, le
droit territorial est sorti du droit féodal, il exprime une idée
vraie dans sa portée générale, mais qui n'est pas absolument
exacte dans les détails. La partie du peuple qui n'entra pas
tout d'abord dans les liens naissants de la féodalité, eut aussi
un droit territorial au* bout d'un certain laps de temps *. Le
mélange des deux races sur le même sol devait, à la longue,
amener ce résultat ; car, à la fin, il devenait difficile, au mi-
lieu des nombreuses races coexistant sur le même sol, de
< Comment juger, lorsque Tune des parties est romaine, Tautre barbare ?
D'abord, on décida que la règle serait la loi personnelle du défendeur, mais
cela ne suffisait pas toujours ; ainsi, le Romain n'avait pas de wergeld, on
vint à lui en accorder un ; c'était le seul moyen de protéger sa personne contre
les violences d'un Barbare. La différence des formes dut aussi amener des cas
difficiles ; par exemple, quand une même plainte concernait des accusés de
différentes races : dans certains cas, la loi germaine fut appliquée aux Ro-
mains ; dans d'autres, la loi romaine fut appliquée aux Barbares. On en voit
un exemple, chez les Bourguignons, pour le règlement des limites entre di-
verses propriétés.
WERGELD, RAClIIMBOt'RGS. 493
déterminer l'origine véritable de chacun, et par conséquent
la loi de laquelle il relève.
On a vu pendant que le régime des droits personnels
était en pleine vigueur, les distinctions que les lois barbares
faisaient entre les conquérants, sous le rapport de la condi-
tion des personnes transportées aux populations romai-
nes ; de là des sous-classes nombreuses. Ainsi , chez les
Francs, le wergeld d'un Franc libre étant de 200 sous, celui
d'un Bourguignon, d'un Allemand ou d'un Bavarois, est de
160 ; celui d'un Romain libre est seulement de 100, la moitié
de celui d'un Franc; le Romain contiva régis a aussi un wer-
geld égal à la moitié de celui d'un antrustion franc ; le Ro-
main tributaire , assimilé au lète franc, a pour wergeld 45
sous, etc.
Les Romains, pouvant entrer dans les liens du gasindi,
faire le service militaire et revêtir des emplois dans l'Etat
et dans l'Eglise , à l'égal des Germains , les différences de
condition qui avaient existé d'abord entre eux et les Ger-
mains disparurent. Dans les lois de Charlemagne , il n'est
plus question des Romains comme classe à part.
En revanche, vers l'époque carlovingienne, on voit appa-
raître une nouvelle distinction parmi les hommes libres qui
ne tient ni à la naissance, ni à Toffice, ni aux rapports de
fidélité vis-à-vis du prince, mais bien à la propriété. On voit,
par le Capilulaire de Worms, de 829, et la constitution d'O-
lonne , de 825 , qu'au IX® siècle , les hommes libres qui
n'ont pas une terre à eux ne peuvent témoigner contre un
homme libre, bien que, en leur qualité d'hommes libres, ils
puissent toujours lui servir de conjurateurs ; le droit de té-
moigner se liant à celui de juger, on en conclut qu'à cette
époque, les propriétaires libres pouvaient seuls siéger dans
MÉM. ET DUCIIM. XVI. 13
194 CONDITION DES PERSONNES.
les tribunaux populaires. Ces propriétaires libres, qui conser-
vent seuls en plein les droits des anciens hommes libres ,
sont ceux que les lois franqûes nomment les rachimbourgs ^ ,
* Ce mot vient de rek, ou reich (riche, grand, bon) ; il a donc exactement
le même sens que son synonyme latin boni viri. C'est parmi eux que l'on choi-
sissait les échevins. On le retrouve dans l'espagnol ricas ombres.
FRANCE : L*HOMME LIK A LA TERRE. 19S
SI-
Condition des personneii en Franee.
Dans l'époque barbare, ainsi qu'on vient de le voir, tout
était personnel ; avec la féodalité, tout devient territorial : la
condition de la personne se lixe dans la terre et en dépend ;
la hiérarchie du vasselage n'a plus lieu qu'en raison des fiefs,
cl l'on peut presque dire que ce n'est pas le seigneur qui
donne de Timporlance au manoir, mais le manoir qui donne
de l'importance au seigneur.
La dépendance dans laquelle les terres étaient des hom-
mes, dans l'époque barbare, mettait beaucoup de mouvement
dans les choses; la dépendance dans laquelle les hommes fu-
rent des terres, dans l'époque féodale, produisit nécessaire-
ment l'effet contraire, le mouvement des choses cessa et celui
des personnes également : le seigneur, le vassal, Taffranchi,
le serf, ne peuvent plus aussi facilement s'élever ou descen-
dre ; la stabilité s'établit dans les conditions; les maîtres ne
quittent plus leur château, ni les serfs leur glèbe.
Ainsi, le fief, qui n'était dans l'origine qu'un effet des
relations personnelles, en devint la cause : les terres s'appro-
prièrent le vasselage ; elles réglèrent l'ordre des seigneu-
ries ; leur possession seule fit acquérir les droits et imposa
les devoirs féodaux ; en les perdant, on était privé des uns
et délié des autres; en un mot, ce fut la classification des
terres qui détermina la hiérarchie des rangs, et comme les
fiefs étaient devenus héréditaires, et, à leur exemple, les te-
496 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
nures inférieures , les cadres de la féodalité devinrent fermes
et indestructibles ; ils ne dépendirent plus de volontés chan-
geantes, ni d'associations passagères; tout s'immobilisa, la
terre et l'homme.
Afin de saisir la transition entre l'état des personnes, dans
l'époque barbare, et l'état des personnes sous le régime féo-
dal, il faut nous arrêter un instant à cette époque transitoire,
qui va du IX® au Xl*^ siècle et comprend les règnes des der-
niers Carlovingiens et ceux des premiers Capétiens. Cette
période est des plus obscures; ses institutions, très vacillan-
tes, n'ont point été décrites dans des lois ou dans des traités
généraux ; on est obligé d'en chercher la trace dans les for-
mules et dans les chartes, qui ne donnent jamais qu'un fait
individuel ; de sorte qu'il est très difficile d'y découvrir ce
qui était la règle et ce qui était l'exception. Cependant, les
beaux travaux de Guérard, sur les polyptiques, ont jeté quel-
que jour sur cette période, et en particulier sur la question
de l'état des personnes.
La classe des hommes libres de naissance {ingenui) était
déjà bien moins nombreuse que dans les siècles qui suivent
immédiatement la chute de l'empire romain ; car, pour con-
server une pleine liberté , il fallait unir à la naissance de
parents libres une propriété indépendante, ou tout au moins
un bénéfice, et même la juridiction. Les possesseurs des
droits de justice, ayant fait de leurs droits une propriété pri-
vée, s'en servaient pour diminuer et contester la liberté des
petits propriétaires, incapables de leur résister. Ce n'était
donc, à peu d'exceptions près, que l'aristocratie qui était en
mesure de conserver sa liberté; aussi, dans les documents du
IX* au XI® siècle, les termes de nohilis et d'ingenuus parais-
sent-ils équivalents. Il était, du reste, loisible de s'engager
MPC ivrnti^AïK. 197
dans les Ikns da i^jssriaise »n> périra la hbertê. ni U no<
blesse.
Les hommes libres qui ne pn-s^ôlaient ni juridiclion . ni
immunités, se confciodirent ass^z sénénilement. fvir l'abus
des droits de justice, avec la cla5êie de oeu\ qui ne invii^è-
daient ni juridiction, ni terres : ils tombèrent dans la i^asso
des censitaires, ou tributaires, et leur liberté devenant tou*
jours plus douteuse, ils ne tardèrent pas à se tnniver dans
une condition intermédiaire entre la liberté ot la servitude :
tellement, quïl n'est pas rare de trouver des hommes libit^
donnés et vendus, comme auraient pu Tétre des colons ou
des serfs.
On découvre, par lëtude des polyptiqnes, que, dans ré|H>-
que intermédiaire, la condition do la terre était encore indé-
pendante de la personne qui l'occupait, et nviproi)uement :
de sorte que les terres franches jwuvaient être habitées |Kir
des hommes de condition ser\ile, et que des hommes librt^s
pouvaient occuper et posséder des terres gn^vét^s do sorviivs
et considérées comme serviles : l'état civil commoniH^à st^ rat
tacher à la terre , mais n'en dépend pas , comme dans les
temps féodaux.
Si Ton entend par liberté Télat des personnes qui n'étaient
pas soumises à des services de nature sorvilo ot à une dé|H^n-
dance personnelle, il est certain que le nonihn* dos hommes
libres diminua sensiblement, en France, durant la ihViikIo
intérimaire ; si l'on entend par libres tous ceux qui n'étaient
pas serfs, la classe des hommes libres se serait, au oontrnin\
augmentée considérablement ; le gros do la population panUt
en effet se composer, à celle époque, des colons et des létos:
ces classes, toutes les deux placées entre losclavago ot la li
berté, dérivent, la première, dos institutions romaines; la
198 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
seconde, des institutions germaniques ; mais, dès le IX" siè-
cle, elles se confondent ; dans les polyptiques, il serait diffi-
cile de les discerner par les charges qu'elles ont à supporter.
Au X* siècle déjà, les noms mêmes de ces classes tendent à
disparaître ; à leur place, on trouve l'homme de poète, le col-
libert, le villain et le serf. De même que les diverses races
tendent à se confondre dans la coutume féodale, qui ne fait
plus acception de la nationalité, de même, toutes les classes
de personnes non-libres tendent à s'uniformiser dans le ser-
vage féodal. Toutefois, cette uniformisation ne fut jamais
complète, et le souvenir de l'ancien état se conserva à tra-
vers les temps féodaux.
Guérard distingue ingénieusement l'esclavage si dur des
Romains de la condition analogue, mais plus mitigée, de l'épo-
que barbare et de celle des serfs du moyen âge, par les trois
termes d*e8clavage, servitude et servage. L'époque intérimaire
est aux limites de la servitude et du servage. — L'esclavage
romain commença à s'adoucir sous les empereurs chrétiens,
puis ensuite sous l'influence germanique. La servitude de
l'époque barbare a encore tous les caractères de l'esclavage,
sauf un peu moins de dureté ; en principe, le serf est tou-
jours une chose, mais les conséquences de ce principe odieux
sont moins sévèrement déduites. L'Eglise, sous lesCarlovin-
giens, possédait, conjointement avec l'Etat, le plus grand
nombre des serfs; elle cherchait à les attirer sur les terres
qu'elle mettait en friche à l'aide de conditions plus douces ;
en sorte que les serfs de l'Eglise et de l'Etat, ceux qu'on a
appelés fiscalins, jouirent de bonne heure d'avantages im-
portants qui les mirent au-dessus des serfs ordinaires. Les
fiscalins et les hommes d'église formaient , selon Guérard,
dans l'époque intermédiaire, la majeure partie de la population .
PAfiiàGE DE LA SERVITUDE AU SERVAGE. 499
Une deuxième cause contribua à faire cesser Tesclavage et
à transformer la servitude. Lorsque la féodalité commença à
s'établir, les guerres, source principale de Tesclavage, ces-
sèrent d'être nationales ; les seigneurs se battaient beaucoup,
mais à leur porte ; on fut engagé, par cette circonstance, à
échanger les prisonniers et à les racheter, car il eût été fort
difficile de les garder utilement. Au moyen âge, on trouve
encore des esclaves proprement dits, mais ce sont des infi-
dèles, ou des étrangers devenus captifs par suite d'accidents.
Une troisième cause de radoucissement de la servitude et
de sa transformation en servage se trouve dans les mariages
entre gens de conditions différentes. Le principe était que les
enfants suivaient la condition de la mère ; or, dans la grande
majorité des mariages inégaux, on observe que c'était la
femme dont la condition était la meilleure ; les serfs épou-
saient des colones et des lites en bien plus grand nombre
qu'il n'y avait de colons et de lites qui épousassent des serves ;
ainsi, les conditions personnelles tendaient à s'élever de gé-
nérations en générations, et toutes les classes montaient con-
tinuellement vers la liberté par une progression lente, mais
certaine, qui devait finir par épuiser les classes servîtes, que
la guerre ne recrutait plus.
En entrant dans le système féodal, en devenant servage,
la servitude perdit le caractère de propriété personnelle ; le
serf devint serf de la glèbe, de la terre qu'il cultivait, et non
de la personne de son maître. L'usage de vendre les serfs
sans la terre cessa graduellement et fut réprouvé par les lois
de l'Eglise ; le serf, enfin, devint une sorte de vassal du der-
nier degré ; il fut au bas de l'échelle féodale, mais, aupara-
vant, il ne comptait pas même dans les rangs de la société.
Avec l'établissement de la féodalité, les classes diverses
200 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
que Ton rencontre dans Tépoque barbare se ramènent toutes,
plus ou moins, à deux grandes classes, les feudataires et les
serfs. La hiérarchie des premiers se règle d'après la qualité
des hommages, le degré de Tinféodalion et retendue du fief;
la condition des seconds dépend de leur contrat ou de la cou-
tume locale. L'affranchissement et les bourgeoisies créèrent
plus tard une troisième classe, qui se plaça entre la noblesse
et les serfs.
Le territoire de la France se trouvait donc partagé en biens
libres et non-libres. Les premiers sont, soit d'anciens alleux,
soit des bénéfices royaux ou des honneurs , soit des terri-
toires mélangés d'alleux et de bénéfices, lesquels, par la chute
de la royauté, sont devenus comme des alleux. Parmi ces
territoires sont les anciens comtés, qui gardent ce nom ; les
autres s'appellent baronnies, de baro (homme libre), ou bien
portent encore d'autres désignations, vicomtes, vicaries, etc.,
que nous avons expliquées en traitant de la hiérarchie des
fiefs. Sur tous ces territoires, les droits de propriété, réunis
au droit de souveraineté, font leurs possesseurs égaux, quel
que soit le titre de la terre. Ces possesseurs sont la haute no-
blesse, ou les barons. Les seigneurs dont le titre est inférieur
et la souveraineté restreinte forment la petite noblesse ; cette
noblesse, surtout dans le sud, renferme beaucoup d'éléments
romains, car, dans les pays occupés par les Burgondes et les
Visigoths, les nationalités s'étaient mélangées, dès le prin-
cipe, sur un pied d'égalité. C'est seulement dans le nord que
la noblesse française se compose en grande majorité d'élé-
ments germaniques, et même, dans cette partie de la France,
il y avait eu fréquemment des Romains parmi les antrustions
du roi.
Observons au surplus que, pendant la période intérimaire.
ÉPOQrE FÉODALE, NOBLESSE. 201
beaucoup d*bomroes de condition inférieure et même servile
avaient pu s élever jusqu'à rarislocratie et se mettre en pos-
session de fiefs.
On doit donc considérer la noblesse féodale française^ comme
une création contemporaine de la formation détinîlive de la
féodalité ; c'est à tort que des écrivains, comme Montesquieu,
veulent la rattacher exclusivement à la noblesse germanique
de la période barbare.
Observons aussi que Taristocratie féodale gagna en force
intérieure à mesure que tombèrent en oubli les distinctions
de nationalités.
Du XI*^ au XIU® siècle, une nouvelle circonstance contri-
bua à déterminer la position de la noblesse française. Comme,
dans un temps de troubles où le pouvoir public n'existait
plus, pour ainsi dire, tant il était fractionné, la cbose la plus
importante était la guerre ; il était dans la nature des cboses
que le seigneur, en doimant des possessions, exigeât avant
tout de ses vassaux le service militaire, et comme le danger
de guerre était permanent, il fallait que ce service put être
requis en tout temps : les fiefs étant héréditaires, il se forma
ainsi une classe héréditaire de guerriers, dont les membres
formaient les cadres de l'armée féodale, tandis que le service
de soldat était fourni, soit par les vassaux du dernier rang,
soit par ceux qui, n'ayant aucune tenure féodale, continuè-
rent à devoir le service comme obligation justicière.
Or, dans un temps aussi agité, il était aisé aux guerriers
de s'arroger la suprématie sur les populations non-guerriè-
res, et par là exposées à toutes les violences. Il s'ensuivit
que l'idée de noblesse s'attacha à ces deux qualités de pos-
sesseur de fief et de chef militaire, qui, dans l'organisation
féodale, étaient inséparables, tandis que le nom générique de
202 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
roturier * s'appliqua à tous les individus , libres ou non-li-
bres, que répée n'ennoblissait pas. Tous les seigneurs jus-
liciers, tous les seigneurs féodaux, tous les hommes de dis-
tinction, sont des hommes de guerre. Dans des temps où la
force faisait le droit, il est évident que l'homme armé était
réellement supérieur à ceux qui ne l'étaient pas. Quiconque
eut une autorité militaire dut se croire et se crut d'une autre
espèce que ceux qui subissaient ses ordres et sa puissance.
Un siècle de désordres et de batailles intestines fut plus que
suffisant pour diviser la nation en deux classes, les militaires
de profession et ceux qui ne l'étaient pas.
L'idée de la noblesse s'attachait donc à la personne ; mais
elle était aussi en relation intime avec la terre, puisque le
noble devait sa condition à la possession d'un Gef donnant le
droit et imposant l'obligation du service militaire. Les fiefs,
passant de main en main, et ennoblissant leur possesseur,
furent, en raison de cela, appelés les fiefs nobles.
Touchant la petite noblesse, surtout, il y a lieu de penser
que la nécessité pour les seigneurs de maintenir sous leurs
ordres une force militaire suffisante, fit entrer dans la con-
dition de possesseurs de fief, et par là de noble, beaucoup de
personnes de condition dépendante ou servile. Au XII* siècle,
le serf pouvait recevoir un fief. Plus tard, à mesure que le sys-
tème féodal se consolidait et que les privilèges de la noblesse
s'affermissaient , il devint moins facile de s'élever à cette
condition ; on regarda davantage à la naissance, et les nobles,
tant seigneurs que vassaux, furent appelés gentilshommes*.
Cependant, au XIII® siècle encore, un roturier pouvait de-
* De ruptuarii (laboureurs).
* GentiUi homo (homme de race).
Tfnîr imbk pv l'acqiibîti«>n d'un fief : le oaraotèiv do no-
blesse atUdié a b future *\t la ptv>sie<>ii*n romiH^rtail sur
celui qui s'jtUcfaail à la naîssince et à la personne : et ivnuno
racquisitiûD d'un fief par un nMurier le dêlî\rait. pour .ùnsi
dire, des liens de la roture, on nommait le nou\oau posses-
seur frsmr homme., et son fief fraie*: /iV/*. l.e frano honune ao
quérait les pri^ilêses réels de la noblesse, la foi. oK*. : ^ //
e$i éewiené CTjimw^ gfmtilkijmm^, dit Beaumanoir. '^ Toutefois.
il n'était considéré eomme gentilhomme et n'ai\|uêrait oelte
qualité qu'à la troisième génération.
Montesquieu, préoeeupé du désir de in^nlre la raiv des
maisons nobles dans la nuit des temps, fiùt tous s<'s otTorts
pour démontrer que la possession d'un tief ne donnait pas la
noblesse, mais en vain ; les ai-tes qu'on inYiH|ue en fa\our do
cette opinion sont tous du XIIK et du XIV*' siîvlo. et mon
Irent, au contraire, la rovaulé. d'aooord avoo les noMos
de race, cherchant, par des disjK>siliims innovatriivs, à faire
cesser Tennoblissement par Faequisition d'un tiof.
L'acquisition d'un fief par un roturier dépendait toujours
de la volonté du suzerain ; la noblesse était donc, dés Tori
gine, une classe dont Tenlrée n'était pas aooossiblo ù tout le
monde, et la condition de noble se transmettait héréditain^
ment. D'après la plupart des coutumes fran\:aisi*s. il suflisiiit
que le père fût noble et la mère de naissiinoe libiv. Pans un
certain nombre, principalement en Champagne, la nièro noble
ennoblissait ses enfants. L'origine de telle osihVo do noblesse
utérine est une énigme assez diflioile à résoudre : pndmblo
ment il faut en chercher le principe dans Tanaiogio avoo
ridée qui prévalait pour les classes dépondanlos, dans les-
quelles la condition dépendait plutiM du oi\lé maternel.
Une anomalie plus importante encore a été relovée par
204 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
Perreciot, qui, dans son savant ouvrage sur Y état des per-
sonnes et des propriétés en France, en a fait la base principale
d'un système entièrement original. Perreciot démontre, par
des documents nombreux et irrécusables, qu'à des époques
très différentes, des possesseurs de fiefs, des nobles par consé-
quent, ont été qualifiés de serfs {servi) et soumis à la main-
morte, au droit de poursuite, à des corvées, etc., comme des
serfs. De ce fait, il tire la conclusion qu'au moyen âge, la
nuance qui séparait le gentilhomme du main-mortable était
imperceptible ; que les deux conditions étaient souvent con-
fondues, et que c'est mal à propos que, plus tard, on envi-
sagea comme avilissantes des conditions qui ne Tétaient point
en réalité. Perreciot infère de là une confirmation de ses vues
sur Torigine de la féodalité, qu'il croyait trouver dans le dé-
veloppement et l'extension que reçut , après la conquête ,
l'institution romaine des lètes.
Ainsi, selon Perreciot, les main-morlables, nobles ou vas-
saux, et les main-mortablcs roturiers ou serfs, ne sont, les
uns comme les autres , que des descendants des lètes ; les
fiefs sont des mains- mortes nobles, et les mains- mortes or-
dinaires sont des fiefs roturiers.
Que la condition des lètes romains ne fût pas sans analogie
avec celle des leudes barbares, ainsi que l'indique la simili-
tude des termes, c'est ce que nous accordons volontiers;
c'est à tort, selon moi, que Guérard a nié cette analogie,
ainsi que l'étymologie commune des noms; mais je ne sau-
rais aller jusqu'à admettre les conclusions de Perreciot.
Nous avons expliqué, au chapitre qui traite de l'origine de
la féodalité, en quoi l'existence des lètes, dans les provinces
de l'empire, a pu contribuer, conjointement avec beaucoup
d'autres causes, à l'établissement des rapports généraux dont
est issue la féodalité ; je ne reviendrai pas là-dessus.
NOBLES MAIN-MORTABLES. iOU
La prétendue confusion des mains-mortes avec les fiefs et
des vassaux nobles avec les serfs main-mortables, dans Tan-
cien droit français , est une tlièse inadmissible ; aussi bien
n*at-elle, que nous sachions, pas fait beaucoup de partisans,
quoique les recherches de Perrcciot soient, en général, con-
nues et appréciées des auteurs plus récents : mais (ts au-
teurs, tout en rejetant la thèse avec raison, n*ont jias fait
mention des documents nombreux et précis rapportés par son
inventeur, documents dont on ne peut cependant pas fain»
abstraction. L'explication de ces textes ne pouvait, en effet,
pas être fournie par le droit français, et c'est ici une preuve
frappante de la nécessité qu'il y a à étudier la féodalité au
point de vue comparé.
Si Ton observe à quelles contrées a|)partiennent les docu-
ments cités par Perrcciot, on voit qu'ils viennent tous de
pays qui appartinrent plus ou moins longtemps h l'empire
d'Allemagne, et qui n'ont été rattachés jï la France qu'assez
récemment ; la Flandre, l'Alsace, la Franche-Comté, le Bu-
gey, le Dauphiné *. Il est évident dès lors que ces documents
* Perrcciot cite, entre autres, le récit de l'assassinat de Charlcs-le-Bon,
comte de Flandre, par deux frères, l'un prévôt, l'autre vicomto de Bru^çes,
lesquels, dans un dénombrement, s'étaient trouvés compris au nombre de ses
serfs. Les deux Brugeois, qui étaient nobles et chevaliers, m» pouvant se ré-
soudre à accepter une qualité qu'ils envisageaient comme une injure, ni ré-
sister juridiquement à la prétention élevée par le comte, lui donnèrent la
mort dans une église. — Il cite également une charte de 11 3i, de Godcfroy-
le-Barbu, duc de Brabant, signée par des hommes libres et des rrrlésiasti-
ques, puis ensuite par des nobles non-libres. Il est à remarquer quo, dans
racle cité, les nobles, qui signent les derniers, se nomment eux-mêmes mi-
nistériaux.
M. Grégoire, élève de l'Ecole des chartes, qui, pendant un séjour dans le
canton de Vaud, a donné un cours de paléographie à Lausanne, et dont l'au-
teur a eu l'avantage de faire la connaissance p' ^''^ à cette occasion,
206 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
ont trait à la féodalité germanique, et non à la féodalité fran-
çaise. Dans toute cette zone, qui était située entre la France
et TAllemagne, et qui flotta longtemps entre les deux pays,
le système féodal germanique s*allie et se mélange avec le
système féodal français. Par celte observation , Tanomalic
s'explique, ou plutôt disparait. Les nobles main^mortables,
les nobles-serfs de Perreciot, appartiennent à la classe ger-
manique des ministérianœ.
Nous savons, en effet, que, pendant la première moitié de
répoque féodale, les ministériaux allemands réunissaient jus-
tement ce double caractère de noblesse et de servitude qui est
tout à fait étranger à la noblesse féodale des autres pays de
l'Europe, et particulièrement à celle de la France proprement
dite ; voilà pourquoi les savants français ont passé sous si-
lence, comme inexplicable, sinon absurde, ce qui, en revan-
che, eût paru tout ordinaire et normal aux savants allemands.
Les droits de la noblesse étaient aussi variés que les de-
grés dont se formait sa hiérarchie ; cette inégalité fut ce-
pendant diminuée par Tesprit de la chevalerie. L'origine de
cette institution est antérieure aux Croisades , temps dans
lequel on la place ordinairement ; elle remonte déjà à ces
deux grandes invasions de Barbares non-chrétiens. Tune par-
lant du Nord, l'autre du Midi, que les premiers Carlovingiens
eurent la gloire de repousser.
était firappé de trouver dans nos archives divers titres qui traitaient de main-
mortables prêtant l'hommage lige ; il ne pouvait s'expliquer comment l'hom-
mage, serment du vassal, pouvait se relier à la main-morte, signe de servitude.
Cette circonstance s'explique aussi, puisque la Suisse romande appartenait
justement à ces contrées, françaises de langue, mais pertinences de l'empire,
dans lesquelles la féodalité s'est constituée par le mélange du droit des deux
grandes nationalités entre lesquelles ces contrées se trouvaient.
ÉTABLISSEMENT DE LA CHEVALERIE. 207
On a beaucoup discuté sur rorigine de la chevalerie et
l'époque de son établissement. On comprend sous ce nom
deux institutions distinctes : la chevalerie religieuse, établie
par l'Eglise, et composée de moines guerriers voués essen-
tiellement à la défense de la foi, et la chevalerie libre, mon-
daine, résultat naturel de la civilisation féodale, instituée,
comme la précédente, dans un but religieux, mais non par
le clergé, auquel elle devint même parfois plus ou moins
hostile dans ses tendances et ses idées.
Fauriel, dans son intéressant ouvrage sur l'histoire de la
poésie provençale, attribue ces deux institutions aux Arabes.
L'école celtique, qui rapporte aux anciens Celles la féodalité
elle-même, revendique aussi pour ces peuples l'invention de
la chevalerie.
Martin {Histoire de France) entre, sur ce sujet, dans des
développements étendus et intéressants. On ne saurait, d'au-
tre part, contester l'existence de certains rapports entre les
institutions militaires des anciens Germains et celles de la
chevalerie libre du moyen-àgc.
Nous trouvons donc en présence, sur cette question de
l'origine de la chevalerie, les trois mêmes écoles qui sont en
lutte sur la question des origines de la féodalité. On peut,
sinon avec certitude, du moins avec vraisemblance, faire en-
core ici une part à chacune d'elles.
. Les Germains, et les Gaulois également, considéraient la
réception du jeune homme dans les rangs des guerriers comme
l'acte le plus solennel de la vie ; c'était au milieu de l'assem-
blée nationale qu'il recevait les armes qui lui faisaient ac-
quérir la qualité de citoyen effectif.
Si l'usage dont il s'agit tomba en désuétude chez les po-
pulations gallo-romaines, il se conserva chez les Germains.
208 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
Il existait lors de la conquête , comme au temps de Tacite,
qui Ta décrit avec beaucoup de soin. Divers exemples attes-
tent la persistance de cet usage sous les deux dynasties fran-
ques; toutefois, il se perdit pour les guerriers de condition
inférieure, et ne se conserva que pour les classes supérieu-
res; la féodalité s'en empara et lui donna ce nom significatif
de chevalerie, qui indique que le service fait à cheval est le
signe distinctif du noble. L'admission à la chevalerie du fils
d'un baron était célébrée avec une certaine solennité , et
c'était un des quatre cas de l'aide féodale, une des circons-
tances exceptionnelles dans lesquelles les vassaux nobles de-
vaient à leur seigneur autre chose que le service d'host et de
cour.
L'admission au nombre des guerriers n'était point, déjà
chez les Germains, une simple formalité ; on exigeait du ré-
cipiendaire des preuves de valeur, données à la chasse ou
ailleurs , une sorte de noviciat. La même coutume reparut
sous d'autres formes au moyen âge. Le jeune noble, avant
d'être reçu chevalier, avait à subir plusieurs années d'ap-
prentissage, d'abord comme page, ensuite comme écuyer.
Les- fils des petits tenanciers venaient faire cet apprentissage
à la cour de leur suzerain , et ces relations, tout en assurant
le seigneur de la fidélité de ses vassaux, développèrent des
rapports de sociabilité qui contribuèrent beaucoup à sortir
les classes féodales de la barbarie. Ces jeunes nobles rem-
plissaient, dans la maison du seigneur, toutes sortes d'offices
domestiques, auxquels la féodalité, à l'instar des traditions
germaniques et celtiques, n'attachait aucune idée de servi-
lité. Le plus souvent, c'était le suzerain qui armait chevaliers
les fils de ses vassaux; par là s'établissait un nouveau
lien entre ceux-ci et leur parrain en chevalerie. A leur tour,
les barons envoyèrent leni^ fils £iir^ S^^r iprn^rtssa^ à U
cour des princes $«>uver.iin5 . -te* n»i5 rt «i? i"rcîf«?fv-ur : le
résalUit était le même, sur on*? pîus jr^o^k trvhrî>.
La religion, qui prési«iait à ti>us 1^ ic-res im>T-.^nt< -ir U
vie civile, intervint aussi pi>ur cr-nsiiorer U ivi:-^p:i>n «Ju
che\'alier ; elle en fit une esf^^e de Mcrrmrrrù >^t imf<fsi au
récipiendaire des engademenîs Eni>riu\ pr*[rr> à •{•.-vrlnpper
en lui lâchante envers se? ê^au\ rt ?<r> irif-^rieur*. radou-
cir l'orgueil et la dureté fêijdale. On ne saurait ai^signer une
date précise à cette innovation împ*jrtante. mù> il y a évi-
demment coïncidence entre rin>tituti>>n du sermrnt de ehe-
Valérie, la trêve de Dieu, et les^ Croiside>. Le i^-lersré bénit
les armes quïl ne pouvait ôter des main> «le la noblesse, et
s'efforça de tourner son insatiable s<>if de combats contre les
ennemis de la chrétienté. C'est donc dans le courant du XI*
siècle que l'on peut, avec assez de raison, placer la fusion
des deu\ éléments religieux et militaire qui a pn.Kiuit l'ins-
titution régulière de la chevalerie.
Le cérémonial usité pour la réception d'un chevalier était
grave et austère. Le jeune écuyer prenait un bain en signe
de purification ; puis, on le revêtait d'une tunique blanche,
d'une robe vermeille et d'une cotte noire, couleurs svmboli-
qucs qui indiquaient rengagement de mener une vie chaste,
de verser son sang pour la foi, et d'avoir toujours présente
la pensée de la mort; il jeûnait jusqu'au soir, passait la
nuit en prières dans une église, se confessait et recevait la
communion. La messe finie, il s'agenouillait devant le par-
rain qui devait lui conférer l'ordre et lui rappelait brièvement
les devoirs du chevalier. Le serment prêté, on revêtait le ré-
cipiendaire d'une armure complète; on lui ceignait ré|KH>;
on le chaussait des éperons d'or, et son parrain le frappait
MÉM. ET DOCL'V. XVI. 14
210 CONDITION DES PERSONNES EN FRANGE.
du plat de son épée sur le cou, en lui disant : a Au nom de
Dieu, je te fais chevalier. »
La chevalerie avait ses lois de la guerre, qui en adoucis-
saient la rigueur, et ses règles pour les exercices de la paix.
Ce fut, dit-on, Geoffroi de Preuilly, seigneur tourangeau, qui
formula les règles des tournois, au milieu du XI® siècle ; ces
règles passèrent de la France dans tous les pays de l'Europe.
Selon Fauriel , ce serait chez les Arabes d'Espagne que
Ton trouverait les plus anciens vestiges des deu{ chevaleries,
la chevalerie religieuse et la chevalerie libre. Les ordres du
Temple et de l'Hôpital de Jérusalem furent institués, le pre-
mier en 1145, le second quelques années plus tard. Or, à
cette époque, il y aurait eu , depuis plus d'un siècle déjà,
chez les Arabes d'Espagne, des corps de milice religieuse or-
ganisés d'une manière toute semblable.
Antonio Conde, dans son Histoire de la domination arabe
en Espagne, raconte qu'Hecham-ben-Mohamed , de Tolède ,
homme brave, savant et austère, dépensait avec les braves
des frontières toute sa solde et passa sa vie sur la frontière
de Gastille. Puis, il ajoute en note que ces gardes-frontières,
appelés rahiteSj s'obligeaient par vœu à défendre le pays con-
tre les attaques des chrétiens ; que c'étaient des chevaliers
d'élite , d'une grande constance dans les fatigues , qu'il ne
leur était pas permis de fuir. Conde croit que les ordres mi-
litaires religieux des chrétiens se formèrent sur l'exemple
des rabites. Cette conjecture de l'écrivain espagnol a en sa
faveur l'antériorité incontestable de l'institution musulmane,
et le fait que les ordres chrétiens furent institués précisément
pour combattre ces ordres religieux musulmans, avec lesquels
les chrétiens se trouvaient chaque jour aux prises , soit en
Espagne, soit dans les Croisades.
CHEVALERIE MUSULMANE. 311
Quant à la chevalerie libre, il est certain qu'il y avait, chez
les Arabes, des guerriers d'élite, désignés aussi en arabe sous
le nom de chevaliers, et qui visaient à se distinguer par des
actions d'éclat, par une intrépidité à toute épreuve, par de
brillantes témérités ; leurs aventures sont le sujet des chants
des poètes orientaux. On trouve de ces poèmes chevaleres-
ques dans rinde antique ; on connaît le poème persan de
répoque du moyen âge, dont le héros est le célèbre Ruslem.
Chez les Arabes d'Espagne, l'un des plus fameux de ces hé-
ros chevaleresques était Boukaros, dont on raconte que, lors-
qu'un chrétien voyait son cheval effarouché ne pas vouloir
boire à une fontaine, il lui disait : a Qn'as-tu ? as-tu vu Bou-
karos dans l'eau ? »
Le grand Almanzor, ministre d'Hecham , le dernier des
Ommiades, qui régnait à la fin du X* siècle, est resté le type
de l'idéal chevaleresque ; il avait, dit-on, gagné quarante ba-
tailles pour l'islamisme et n'avait jamais insulté un vaincu.
L'existence des chevaliers libres chez les Orientaux ne sau-
rait être contestée ; mais, entre eux et les chevaliers chré-
tiens , n'y a-t-il pas plutôt coïncidence , et l'analogie d'un
usage^ l'influence même, que j'accorde volontiers, suffisent-
elles pour trancher la question d'origine? Je ne le pense pas.
L'origine, je la vois plutôt dansSigurd que dans Rustem.
Les institutions des races dont la chevalerie chrétienne est
sortie renferment aussi des analogies frappantes , positives ,
et il parait plus naturel de placer le principe générateur d'une
institution dans le peuple même où elle se produit que dans
celui contre lequel il soutient une lutte qui exclut tout mé-
lange.
A côté de l'institution militaire, il y a les mœurs, les idées,
les sentiments que cette institution a pu développer. Sous ce
212 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
rapport, la thèse qui nous occupe est susceptible de prendre
beaucoup plus d'extension. Tout ce qui concerne le rôle de
la femme dans la société , particulièrement dans les classes
supérieures, ainsi que le développement littéraire et poéti-
que du moyen âge, prendrait aisément une place considérable
dans une histoire complète de la chevalerie.
Le christianisme a beaucoup fait pour la femme ; mais,
dans la position que celle-ci a acquise dans la civilisation
européenne , il faut aussi faire la part du génie particulier
des races qui peuplent TOccident.
Chez les peuples germains, Tidéal de la femme a quelque
chose de sauvage ; la femme de la poésie germanique est une
espèce d'homme. Dans la race celtique, la femme est plus
ce que la femme doit être , et le christianisme, en s'empa-
rant de cette race. Ta amenée à une conception des rapports
des sexes, de Tamour de l'homme et de la femme, bien su-
périeure au matérialisme romain, à l'ascétisme oriental et à
la barbarie germanique. L'homme et la femme sont récipro-
quement un but idéal l'un pour l'autre, et l'amour devient
un principe de force, un mobile d'héroïsme.
Cette conception, ces rapports, constituent un élément es-
sentiel de la chevalerie. Gallaum, dont on a fait galant, en
celtique veut dire brave; selon la morale chevaleresque,
tout brave devait être amoureux.
Mais c'est dans le midi de la France que la société cheva-
leresque se développe sous les plus brillants aspects, et que
fleurissent notamment les notions de courtoisie et de galan-
terie ; les circonstances favorisent ce développement dans ces
contrées où les traces de l'antiquité sont plus fortes et celles
de la barbarie plus faibles.
La société s'est reformée dans les villes sous l'inspiration
RÊTOLUTION DANS LES MOEIRS. 213
cadiée de la civilisation antique , mais dans des conditions
nouvelles ; le mélange social des sexes était inconnu de l'an-
tiquité, tandis qu'il est la base de la sociabilité nKHlcrne.
Dans le midi, à cet élément nouveau s'associcnl plus vive
ment les plaisirs de l'esprit. Dès le X^ siècle, les troubadours
improvisent devant de nobles assemblées, et les dûmes dé-
cernent des prix au mieux disant. Le midi est moins féiMlal,
moins ecclésiastique , moins scolastique que le nr»rd de la
France.
Ici, comme en Allemagne et en Angleterre, l'institution
chevaleresque ne s'étend pas au delà de la caste nobiliaire ;
dans le midi de la France, ainsi qu'en Italie et en Espagne,
elle n'est pas fermée aux patriciens des villes, ni même d'une
manière absolue à la bourgeoisie ; les sentiments clievaleres
ques affectent plus ou moins la masse entière du peuple. Les
troubadours ne parlent guère d'un honorable bourgeois en
d'autres termes qu'ils feraient du gentilhomme le plus ac-
compli ; les rapports des villes et des châteaux sont là tout
autres que dans le nord, où la bourgeoisie ne participa que
plus tard, et moins directement, à la civilisation issue de la
chevalerie.
Dans le midi, le développement de la chevalerie pousse à
l'égalité entre nobles et bourgeois; dans le nord, à l'égalité
seulement entre nobles ; ce qui tient à ce que les municipa-
lités du midi, plus arislocraliciues que celles du nord, ont
beaucoup plus de points de contact avec la noblesse. La Table
ronde est le signe de cette égalité ; car, comme dit le roman
du Brut : « Nul ne peut se vanter d'y seoir plus haut que
son pair. »
Au reste, malgré ces nuances, et malgré la supériorité so-
ciale du midi, les principes, les sentiments, les formes, le
214 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
langage de la chevalerie sont, au fond, les mêmes dans tout
rOccident. C'est une révolution générale et simultanée qui
introduit dans les usages et les idées du moyen âge un élé-
ment nouveau, presque aussitôt dominateur, à côté de l'élé-
ment guerrier et de l'élément religieux. Le mot courtoisie ca-
ractérise cette civilisation, d'un tout autre ordre que celle
qui a pris le nom d'urbanité. Le vieux mot parage compre-
nait, avec la courtoisie, les vertus morales dont la courtoisie
paraît plutôt l'apparence extérieure, le signe et l'effet ; pa-
rage est l'opposé d'orgueil, qui, en langue A' oc, implique
égoïsme, dureté^ cœur et main fermée, âme sans amour.
La chevalerie ne se contente pas d'une morale enseignée
par la poésie et propagée par l'opinion , elle crée une insti-
tution qui concentre la force de l'opinion et donne une sanc-
tion à cette morale fort différente de l'enseignement ecclé-
siastique et des maximes féodales, ce sont les cours d'amour.
Il n'est pas besoin d'ajouter que la réalité est loin de l'idéal.
Toujours est-il que les idées morales de la chevalerie dif-
fèrent de tout ce qui a existé avant elles, et sont une phase
du développement de l'âme humaine. L'amour de la femme
est ridéal du moyen âge, comme l'amour de la patrie est
l'idéal de l'antiquité. C'est ici qu'aboutit la marche des idées
relativement au rang de la femme dans l'humanité : la bar-
barie en fait une esclave, la philosophie antique, l'être infé-
rieur, la représentation de la matière , de la passivité ; le
christianisme tend, par l'esprit, à réhabiliter la femme, mais,
par la lettre, héritée du judaïsme, continue à la déprimer ;
les conciles discutent si elle a une âme, et la nomment im-
poliment un vase d'infirmités. Enfin la chevalerie, poussant
à bout la logique du sentiment, abaissant la raison devant
l'amour, passe par-dessus l'égalité normale des sexes, élève
ftÔLK DK Là raOlK. 915
Ift fniBe an-dessus de rhomoie et met cehiî^n à s<^ pieds.
L'exagérmtîon de la dieTaleffie . c*e$l de porter la dame à
aoe haateor où il est presque impossible de la soutenir. On
lui demande d*étre inslanlanémenl dès cette vie tout ce qu'une
créature peut être ; c'est une excitation morale très puissante
pour la femme, maïs oda dépasse ks forces de la nature et
introduit nécessairement beaucoup d'illusion et de conven-
tion dans des rapports qui doivent être vrais par-dessus tout.
Nous avons vu que Tinfluence arabe ax'ait été invoquée
comme cause déterminative de la formation de la chevalerie ;
rinfluence des mœurs arabes Ta été également comme cause
de ce changement dans les mœurs, de ces idées si nouvelles
sur la femme, Tamour et la galanterie chevaleresque. Cette
révolution morale pourrait pourtant aussi provenir des idées
propres à la race celtique.
On a dit que les mœurs des chevaliers andalousiens avaient
des ressemblances frappantes avec celles des chevaliers et
des hautes classes du midi de la France ; que lamour avait
chez eux la même importance ; qu'il y était aussi i*éputé le
principal mobile de Thonneur et de la vertu ; qull y domi-
nait de même presque exclusivement la poésie. Pour appré-
cier la vérité de ces assertions, il faudrait une connaissiince
de la littérature arabe approfondie ; ce que j'en puis savoir
me permet de croire qu'il y a quelque chose de vrai dans
ces assertions ; mais, dans quelle mesure doit-on les accep-
ter ? Faut-il admettre que de telles mœurs et de telles idées
vinrent d'Orient, ou seraient-elles nées chez les Arabes d'Es-
pagne? Peut-être au contact de l'Europe, où la femme sem-
ble avoir eu de tout temps une position plus élevée qu'en
Orient? La divinisation de la femme s'accorde-t-elle, se con-
cilie-t-elle vraiment avec la polygamie orientale et musul-
216 CONDITION DES PERSONNES EN FRANGE.
mane? Voilà tout autant de questions sur lesquelles j'hésite
à me prononcer. Il est curieux d'apprendre que ce mot ga-
lanterie, que l'école celtique fait venir de galawn (brave), se
traduisait en provençal par galaubia, qui, selon Fauriel, a
sa racine dans l'arabe , et que les Provençaux entendaient
par galaubia, non pas proprement la galanterie dans le sens
français , mais cette disposition de l'homme à une espèce
d'exaltation qui lui fait rechercher la gloire, la renommée,
et particulièrement celle qu'on acquiert par les armes ; de
même, on nommait, dans la langue d'oc^ galaubey et garlambey
les exercices dans lesquels on faisait preuve des qualités et
des vertus de la chevalerie, particulièrement les tournois.
On conçoit du reste, en pareille matière, une double in-
fluence provenant de races diverses, et se développant d'au-
tant plus, par le contact de côtés analogues, dans des civili-
sations d'ailleurs si différentes. L'éclectisme, en telle matière,
n'a rien que de naturel.
Les sentiments que chantait la poésie primitive, née dans
les solitudes brûlantes de l'Arabie, sont de tous les temps et
de tous les lieux ; mais, en Espagne, dans un état de société
plus avancé, l'esprit chevaleresque dut se développer d'une
manière plus marquée et prendre des formes plus raffinées ;
le côté brillant, pittoresque de ces mœurs frappa les popula-
tions du midi, lorsque, le premier effroi passé, elles commen-
cèrent à voir dans ces Sarrasins , d'abord si exécrés , des
hommes en réalité plus civilisés qu'elles ne l'étaient elles-
mêmes, plus habiles en toutes choses. Sous ce rapport, l'in-
fluence des Arabes sur la civilisation du midi a pu être consi-
dérable, sans être pour cela prépondérante ou exclusive.
La chevalerie prit aux nations du sud de l'Europe le culte
de la femme : aux Maures, leur penchant au merveilleux ;
BUT ET ESPRIT DE LA CHEVALERIE. 217
aux Germains, leurs sentiments de fidélité, et se développa
surtout durant les Croisades, dont elle tira son caractère re-
ligieux. Elle forma peu à peu une classe fermée à tous ceux
qui n'avaient pas reçu la consécration des armes, et tendit ù
réaliser une idée du devoir supérieure à la vulgarité sauvage
des mœurs du temps. Mourir au service de la foi chrétienne,
s'opposera l'injustice, défendre la veuve et l'orphelin, avoir
toujours devant les yeux les préceptes de l'honneur, tel était
l'idéal des devoirs de la chevalerie ; et la chevalerie française
surpassa les autres, sinon par toutes les hautes vertus qui
lui étaient recommandées, du moins par la courtoisie et l'élé-
gante galanterie.
Les ordres religieux de chevalerie, sorte d'intermédiaire
entre l'Eglise et la noblesse, furent l'élément démocratique
dans la chevalerie féodale ; c'était le refuge des puînés, aux-
quels la loi des fiefs n'eût pas laissé une situation économi-
que en rapport avec le rang de chevalier.
L'esprit élevé de la chevalerie s'étendit à toutes les classes
de la noblesse ; les grands seigneurs, le roi lui-même, s'ho-
noraient du titre de chevalier et s'astreignaient à l'appren-
tissage assez rigoureux de cette noble profession, aussi bien
que le fils d'un simple vassal. Le fils de chevalier pouvait
seul devenir chevalier à son tour, à moins d'exception hau-
tement motivée, et n'obtenait ordinairement cette dignité
qu'après avoir atteint l'âge de vingt et un ans, et passé par
diverses épreuves. L'égalité se montre en ceci que chaque
chevalier pouvait faire un chevalier, et que nul ne l'était par
droit de naissance.
Une peine déshonorante attendait celui qui tenait une con-
duite contraire aux lois de la chevalerie ; il était dégradé.
Dans la fleur de l'époque féodale, en France, le droit de créer
218 CONDITION DES PERSONNES EN FRANGE.
chevalier un roturier fut réservé au roi seul, ainsi que l'at-
teste un arrêt du parlement rendu contre le comte de Flan-
dre, et rapporté dans les Olim.
Comme il fallait descendre de chevaliers pour pouvoir de-
venir chevalier soi-même, et qu'au moyen âge l'idée de no-
blesse impliquait avant tout la faculté de devenir chevalier,
on voit que la noblesse tendit à devenir une classe fermée,
une sorte de caste, justement sous l'influence de cette ins-
titution de la chevalerie , qui , d'un autre côté , aplanissant
les d^rés de la hiérarchie féodale, aurait tendu à créer
l'égalité dans l'intérieur même des classes privilégiées.
L'accroissement continu du pouvoir royal du XII® au XV*^
siècle, en amenant l'abaissement des grands vassaux et en
faisant du droit de conférer la noblesse un privilège royal,
contribua aussi puissamment à ce résultat. La noblesse se
sépara toujours plus des races roturières , devint toujours
plus une qualité personnelle héréditaire au lieu de dépendre
purement de la possession d'un fief, à mesure qu'elle perdait
les droits de souveraineté privée et cette indépendance anar-
chique dont elle jouissait au commencement. La noblesse de
France était d'abord la collection des seigneurs entre lesquels
se divisait le territoire ; à la fin, elle ne fut plus qu'une classe
privilégiée de sujets, et l'un des trois corps de l'Etat.
Les privilèges civils de la noblesse, tels que garde-noble,
droit d'aînesse, exemption des tailles, aides et corvées, et,
en général, de toutes les charges justicières, possession des
biens féodaux, foi particulière, etc., seront examinés en leur
lieu. A ces privilèges réels, on doit ajouter quelques privi-
lèges d'un caractère plutôt honorifique , mais auxquels on
n'attacha pas moins d'importance ; ainsi les titres, le droit
de porter des armoiries, celui de combattre dans les tournois,
et plus tard celui de paraître à la cour.
DES CLASSES ROTURIÈRES. H9
La noblesse se perdait par dégradation, pour crimes, comme
lèse-majesté et trahison ; dans ce cas, les enfants déjà nés
conservaient leur condition. Elle se perdait aussi par déro-
gation, lorsqu'un noble embrassait une profession roturière,
un métier, un commerce, sauf le commerce maritime, un
emploi inférieur, tels que ceux de sergent, procureur, huis-
sier, greffier. Pour reprendre la noblesse, la famille qui avait
dérogé devait obtenir des lettres du roi. Cependant c'était un
privilège de la noblesse bretonne, qu'un conunerçant y pou-
vait laisser sa noblesse dormir, telle était l'expression con-
sacrée, et la reprendre ensuite. De même, le mariage d'une
femme noble avec un roturier suspendait la noblesse, mais
ne la faisait pas perdre.
L'établissement de la féodalité eut pour effet de substituer
aux classifications fort diverses qui, dans l'époque barbare,
provenaient des nationalités, du degré de liberté et des engage-
ment personnels et bénéficiaires, deux grandes classes, dont
l'une comprend la noblesse féodale dans tous ses degrés, et
l'autre tous ceux qui ne sont pas nobles. La bourgeoisie na-
quit plus tard et prit la position intermédiaire. Ce n'est pas à
dire que les anciennes distinctions entre les hommes qui
n'étaient pas nobles disparurent; au contraire, sauf celles
qui résultaient des nationalités, elles se maintinrent, mais
en perdant le caractère de classes pour prendre celui de
nuances et de variétés.
Les hommes libres autrefois, mais qui ne parvenaient pas
à la noblesse, tombaient dans un état de dépendance relative,
perdaient une partie de leur liberté, tandis que les classes
plongées dans la servitude personnelle voyaient leur condi-
tion s'améliorer. Les conditions diverses renfermées dans la
roture se rapprochaient donc insensiblement. C'est de ce
220 CONDITION DES PERSONNES EN FRANGE.
travail que nous allons indiquer maintenant les principaux
effets.
La servitude de l'époque barbare appartient à un ordre
d'institutions qui n'est ni le fief^ ni la justice. Cette condi-
tion, dans laquelle l'homme est réduit à l'état de chose, exis-
tait dans la société romaine et se retrouvait chez les nations
barbares, moins odieuse et plus humaine toutefois que chez
le peuple civilisé.
En se transformant en servage sous l'empire des institu-
tions féodales, la servitude change de nature, le droit du sei-
gneur sur le serf du moyen âge n'est plus un droit purement
personnel. Le serf appartient à la terre qu'il cultive, comme
le colon et le lète, de la condition desquels il ne se distingue
plus que par des caractères accidentels, par des clauses plus
sévères de son engagement; il dépend de la terre comme
tout le monde dans le système féodal, comme le seigneur lui-
même sous certains rapports. Les causes qui tendirent à
transformer la servitude en servage sont en partie les mêmes
qui avaient agi pour amener l'esclavage antique à la servi-
tude de l'époque barbare.
Ainsi, l'Eglise, dont l'influence morale était si grande dans
la première moitié du moyen âge, continuait à lutter contre
l'institution de l'esclavage, qu'elle envisageait avec raison
conune contraire à l'esprit du christianisme. Elle avait ôté le
droit de vie et de mort aux maîtres ; elle avait accordé aux
serfs la faculté du mariage, même contre le gré de leur sei-
gneur ; elle cherchait de toutes manières à favoriser les
affranchissements dans ses vastes domaines ; elle donnait
l'exemple d'un traitement plus doux à l'égard des nombreux
cultivateurs qui dépendaient de son autorité, et cet exemple
dut naturellement trouver des imitateurs. A cette cause d'à-
ÂMBU0RATI05 DANS l'ÉTAT DES SERFS. ItSI
dans b ooodition des serfs, déjà souvent signalée,
il but en ajouter d'autres, moins connues peut-être. La féo-
dalité, qui faisait du contrat d'usage et du précaire une pro-
priété réelle, transforme aussi en droit la précaire possession
du serf; elle transforme le droit personnel du maître en un
droit réel ; les usurpations si nombreuses que les seigneurs
pratiquèrent à l'égard des possesseurs libres pendant Tanar-
cbie de l'époque intérimaire empêchèrent de remonter à l'ori-
gine des diverses dépendances, et il devint bienidt aussi dif-
ficile d'expulser un serf de sa manse qu'un vassal de son bé-
néfice. C'est par la combinaison de ces causes diverses que
s'opéra la transformation de la servitude en ser\'age, et la
confusion de toutes les sortes de dépendances roturières.
Cette transformation amena avec elle remploi d^autres dési-
gnations : les noms d'esclavage et de servitude disparaissent,
ceux de lètes et de colons ne sont même presque plus em-
ployés ; le mot serf prend une autre acception ; générale-
ment, on nomme ceux qui sont dans une dépendance quel-
conque hommes, mais en ajoutant à ce terme une qualifica-
tion qui le précise ; par exemple, homme de corps (homo de
corporé), ou homme de chief {homo capitalis), parce qu'il est
soumis à la capitation ; ou encore main-mortable , désigna-
tion tirée de la plus lourde des charges auxquelles cette classe
d'individus fussent tenus.
La condition des serfs, en France, durant l'époque féo-
dale, a du reste prodigieusement varié. La coutume de Troyes
confesse, pour ainsi dire, l'impuissance de la loi dans ce pas-
sage : ce Et pour la diversité des droits des dites servitudes
» que les seigneurs prétendent sur les dits hommes, n'y a
» coutume générale ; mais est réservé aux seigneurs jouir
» et user de tels droits qui leur peuvent compéter et appar-
222 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
» tenir, et à leurs sujets leurs défenses, au contraire. » Pi-
tbou commente cette disposition en expliquant qu'entre le
maître et le main-mortable, le législateur n'intervient que
pour le droit de l'humanité, mais ne peut déroger à l'exer-
cice usité des droits du maître.
Le vassal et le censitaire n'avaient sur leurs serfs qu'un
droit de domaine utile ; c'est pourquoi il ne pouvait les af-
franchir sans le consentement du suzerain. Le serf, comme
le bétail , comme les meubles , comme la terre elle-même,
faisait partie du fief : u Le droit que j'ai sur mon serf est du
» droit de mon fief, » dit Beaumanoir. Le même auteur ajouta :
a Si j'ai mes serfs, lesquels je tiens de mon seigneur, et les
» franchis sans l'autorité de mon seigneur, je les perds et
» suis encore tenu à amende faire à mon seigneur de ce que
» je li avais son fief apetitié. »
Lorsque le roi fut parvenu à se faire considérer comme le
haut suzerain de tout le royaume {souverain fieffeux), les af-
franchissements de serfs durent remonter jusqu'à lui, et peu à
peu ses employés, écartant les intermédiaires, lui firent ac-
quérir le droit général d'émancipation, ainsi que les béné-
fices qui pouvaient y être attachés.
Mais, pour posséder un serf, il n'était pas nécessaire d'être
engagé dans les liens du fief. Des serfs pouvaient être la pro-
priété d'hommes qui n'étaient ni vassaux, ni censitaires ; les
serfs mêmes pouvaient être propriétaires de serfs dans la me-
sure de leur capacité à posséder les choses mobilières. Cela
vient de ce que, dans l'origine, le servage ne se rattachait ni
au système du fief, ni à celui de la justice, mais à l'esclavage ;
sous ce rapport, il était simplement un droit de propriété. Le
seigneur justicier possédait aussi ses serfs comme proprié-
taire, et non comme justicier. Cependant, certaines disposi-
HOMMES DE POETE. 223
lions locales attribuent au justicier un droit sur les main-
mortables qui paraîtrait tenir au fief plutôt qu'à la justice.
L'origine de ces droits se rapporte à l'administration des jus-
tices privées.
Les hommes libres de la période barbare qui n'avaient pu
parvenir à faire partie de la classe des seigneurs , et qui
étaient trop pauvres pour subvenir aux frais du service mi-
litaire exigé du vassal, tombèrent pour la majeure partie,
pendant l'époque intérimaire, dans la classe des personnes
dépendantes, dont la liberté n'était cependant pas annihilée.
Jusqu'aux temps féodaux, cette classe, dont la dépendance
résulte d'un contrat, recommandation, contrat de censive,
etc., avait conservé des droits ; elle était obligée en raison
de la terre, mais n'était pas attachée à la terre. Le mélange
de cette classe avec celle des serfs proprement dits s'opéra
principalement par le moyen de l'impôt, tellement qu'on peut
dire avec un auteur allemand, Stein, dont les vues origi-
nales sur le moyen âge français ne sont pas assez connues en
France, que le développement de l'impôt est identique avec
celui de la servitude, comme le développement du service
militaire est identique avec celui de la liberté.
L'impôt, chez les peuples germaniques, était encore moins
un revenu que le signe de la servitude, soit de la terre qui
en était frappée, soit de la personne elle-même. La remise des
impôts royaux aux comtes, ou concession des honneurs,
avait donc été le premier pas dans l'asservissement des classes
libres soumises à l'impôt. Le e^mte percevait l'impôt sur les
terres du roi, mais, sur ses propres terres, il avait aussi des
hommes libres et non-libres. Celui qui payait l'impôt au
comte et non au roi , dépendait du comte. La distinction
entre les impôts à payer au roi et ceux qu'on devait au comte
224 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
était donc faite par celui-là même qui avait intérêt à ne pas
la maintenir, afin de retenir les impôts dus au roi. Déjà Char-
lemagne avait dû charger spécialement les missi de veiller à
cet abus.
On sait comment, après lui, les comtes et leurs officiers
usurpèrent et absorbèrent tous les droits royaux. Gela arriva
encore plus facilement à la suite des invasions des Sarrasins
et des Normands, qui forcèrent beaucoup d'hommes libres à
quitter leurs demeures ravagées pour se réfugier dans Tin-
térieur.
LePrœceptum proHispanis^ parle d'un don que les réfugiés
faisaient au comte, et qu'il faut se garder de tenir pour tri-
but ; cela indique justement l'abus qui avait lieu. La gran-
deur du tribut est ici le moins important, c'est la conséquence
qu'il faut voir. L'homme libre devient dépendant de celui à
qui il paie. Les imposés et les immunes forment deux classes
distinctes, et les premiers, abandonnés de leurs anciens com-
pagnons de liberté, sont livrés aux seigneurs ; alors, la dis-
tinction entre eux et les serfs commence à disparaître. Ce
moment sera une éternelle tache pour le système féodal ; un
régime d'extorsion et d'oppression en fut la conséquence et
se développa avec une terrible rapidité par l'absence de pou-
voir public et la supériorité physique des seigneurs, habitués
à la guerre et protégés par leurs châteaux. Le nombre des
impôts qu'on inventa est infini ; nous en donnerons une idée
en traitant des charges féodales et justicières.
Les misères de cette époque sont recouvertes de ténèbres,
* Capitulaire de Louis-le-Débonnaire qui peut être considéré comme la
première constitution de la Marche ^Espagne ou du comté de Barcelone ;
beaucoup de chrétiens espagnols , Aiyant la domination arabe , s'étaient ré-
fugiés dans cette province et dans les contrées adjacentes.
VILAINS, HOMMES DE POETE. 22S
l'histoire n'a pas pris la peine de les raconter ; mais elles du-
rent être d'autant plus sensibles que Ton avait gardé le sou-
venir impérissable de l'ancienne liberté. La jacqmrie du XI*
siècle, cette guerre servile du moyen âge fut la protestation
des opprimés, qui, déjà alors, avaient le sentiment vague que
leur protection se trouverait dans la force de la royauté.
Aussi la royauté se fortifia-t-elle en Europe précisément en
raison de l'oppression des paysans par les seigneurs.
L'impôt, dans la période féodale, crée une distinction ab-
solue entre les libres et les non-libres, et ces derniers, tant
vilains que serfs, sont à peu près dans la même condition ;
condition meilleure pour les serfs esclaves d'origine, condi-
tion pire pour les vilains autrefois libres.
Beaumanoir dit des serfs qu'ils ne sont pas tous de la même
condition ; mais Desfontaines, son contemporain, nous mon-
tre qu'il n'y a pas grande différence entre eux; car, dit-il,
« entre le seigneur et son vilain, il n'y a de juge que Dieu. »
Ces deux expressions de serf et de vilain ont souvent été
prises l'une pour l'autre ; dans les temps féodaux , nous
croyons qu'elles indiquent deux catégories de personnes dis-
tinctes, non-seulement dans le principe, mais en ce sens que
les vilains, dans l'acception générale, sont les roturiers non-
serfs, et plus particulièrement les paysans sujets des sei-
gneurs justiciers.
Si l'on se rappelle que l'impôt foncier retombait, sous la
domination romaine, sur le cultivateur, on comprendra pour-
quoi le mot villanus a servi à désigner le sujet, l'homme du
justicier. Sous les Mérovingiens, le territoire d'une cité gau-
loise forma le /jagfMS ^ ou district du comte, et la centenie,
composée d'un certain nombre de villa, était soumise au vi-
caire, aussi appelé villicarius.
MÉM. ET DOCUM. \V1. 15
226 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
L'unité, dans cette division, était la manse {mansus)^ on
la maison ; plusieurs maisons formaient un village {villa).
Les habitants des villages furent nommés villani, et plus tard
vilains. Il n'y a donc pas lieu à distinguer, comme le font
quelques auteurs, entre le vilain et Yhomme de poëie (homo
pokstalis).
Dans le système auquel se rattache l'origine du fief et de
la justice, le droit du justicier n'était qu'un pouvoir, éma-
nation, délégation du pouvoir public, tandis que celui du
seigneur féodal était un droit de propriété, un droit privé.
Tout comte, ou vicaire, était revêtu de l^judiciaria poteslas;
de là, le moi potestas fut appliqué au territoire même attribué
au judex, Potestas, opposé à proprietas, désigne encore la
jouissance des droits de justice, par opposition à celle qui
appartient au propriétaire du fief. Ainsi, Charles-le-Chauve
ordonne que le faux monnayeur soit poursuivi où qu'il se
réfugie : a Si autein potestatem aut proprietatem alicujus po-
tentis confugerit, » Potestas est ici synonyme d'honneur.
Les hommes habitant la potestas furent donc les hommes
de poëte, comme ils étaient les vilains, comme ils furent les
manants {manentes), toutes expressions relatives à leur rap-
port avec le justicier ; ils furent aussi appelés censitaires, en
raison du cens qu'ils devaient au même justicier.
La célèbre maxime de Desfontaines, citée plus haut : « Il n'y
» a entre toi et ton vilain d'autre juge fors Dieu, » s'applique
donc aux sujets du justicier. Sous le régime carlovingien,
le justiciable devait se soumettre à la décision du judex, sauf
recours à la décision royale. Après la chute du pouvoir royal,
l'appel ne fut plus possible ; la royauté de la troisième race
n'hérita pas des droits de la précédente ; le baron était de-
venu souverain dans sa baronnie. La maxime de Desfontaines
fut donc l'expression de la vérité.
Dams h fciùjiihk fesdile pTOfwmffit Aie. il B^eii ir4t piK^
clé aiifeâ : Uwl lassal lêsê duks ses dral5 (or s^« se^mewr
poofaîl en appeler ao ssxenin di^ cehù-cî. Cik4 là Tappd
pour éffêmU et irmt, qui n'est picùl ai stnipte n^XHirs p^Hur
déni de justice. Beaumanoir rîndîqiie dairemenl kv^u^îl dit :
« La première manière de gens qui peuvent appeler. $î s^meiI
« cilsqui tiennent en 6ef et enhomma^. si son iseî^neurne
» lor vœlent fere droit, on il leur délaient trop leur droit. >
Ce pooToir du soxerain. intenrenant entre le seigneur et son
vassal, appartenait à tous les degrés de potssession ^>dale:
celui qui possédait à charge de censive. qu^il fût habitant des
n'/fap, ou non. y avait également droit. Cest ce qu>\plique
Beaumanoir : « La seconde manière de gens as qui\ os mes-
« tier, qu'ils somment leur seigneur che sont cils qui tien-
« nent d'eux héritages vilains. » Les vilains di>nt parle ici
Beaumanoir, ne sont pas les vilains ordinaires, les vilains du
justicier, ou honunes de poète ; ce sont des hommes de fief,
des arrière-vassaux.
Le vilain, hommede poète, le vilain, coukant et leniHl, dont
parie Desfontaines, n'était ni le serf, ni le main-mortable du
justicier; il était son sujet ; et s*il fut exploité autant et plus
encore que le serf, c'était abusivement. La distinction du
vilain et du serf est, du reste, indiquée par le mémo Dos-
fontaines, dans ce passage de son Conseil : ci Et sache bien
» que, selon Dieu, tu n'as mie pleine poésie sur ton vilain.
» Donc, si tu prends du sien, fors ses droites redovancos ki
» te doit, tu les prends contre Dieu et conune robiéros (comme
» voleur), et ce kon dit, toutes les coses qui vilain a sont à
» son seigneur, c'est voire à garder ; car, s'ils étaient ù son
» seigneur propre, il n'avérait nulle différence quant à cou
» entre serf et vilain. »
228 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
Etrange société, où riiomme , originairement libre, put
être exploité plus durement et livré à l'arbitraire de son sem-
blable plus complètement que Thomme engagé par conven-
tion, et même que le serf!
Toutefois, bien qu'asservis et opprimés par la tyrannie des
justiciers , les vilains , hommes de poêle , sont encore , au
XII® siècle, considérés comme étant en droit au-dessus des serfs
proprement dits; c'est c« qu'exprime Beaumanoir, lorsqu'il
dit : (( On doit savoir que trois états sont entre les gens du
» siècle : si uns de gentillesse, si autros de cix, qui sont francs
» naturellement, mais non pas gentilshommes; les hommes
» de poeste ; li tiers état, si est de sers. »
Serfs, arrière-vassaux de condition roturière et hommes
de poët'e, telles sont donc les trois catégories que Ton ren-
contre dans les campagnes à l'époque où la féodalité fran-
çaise est à son apogée, à l'époque où s'écrit le droit féodal ;
les unes et les autres eurent à peu près également à souffrir
de la supériorité que l'usage exclusif des armes donnait à la
noblesse. Egalement inférieures et soumises, nous les voyons
de plus en plus confondues dans leur assujettissement. Les
légistes, qui auraient eu vocation , semble-t-il , à s'efforcer
de conserver les droits de ces classes opprimées, se firent
souvent, au contraire, les défenseurs des idées d'inégalité.
Balde enseigne que les liobles peuvent impunément blesser
et frapper les hommes qui leur sont soumis : u Tenet nohiles
» posse homines suos mediocribus plagis afficere ; w et ce n'est
qu'au XVI* siècle qu'un jurisconsulte breton, d'Argentré, a
le courage de repousser c^tte insultante maxime. <i Qui, dit-
» il, ne se fonde sur aucun droit, respire la tyrannie, et n'est
» propre qu'à exalter l'orgueil d'hommes par eux-mêmes déjà
» bien assez insolents : « Ut ad intendendam ferociam homi-
» num per se plus salis insolentium. »
PAYSANS ALLODIAUX DU SUD. 229
Dans le midi, où la population de race romaine était restée
nombreuse dans les campagnes, elle sut mieux conserver sa
liberté, et la puissance des comtes et des justiciers fut moins
envahissante. Aussi trouve-l-on encore en plein moyen âge,
dans le Languedoc et dans la Guyenne, des paysans libres et
propriétaires d alleux ; ils étaient soumis à la juridiction du
comte et lui payaient Timpôt, in recognitioneni dominii, mais
ils avaient conservé les privilèges de la liberté ; ce sont les
prohi honiims (prud'hommes), ou franci homines (francs hom-
mes). Ils servaient à la guerre, mais à pied, et pour des ser-
vices déterminés; ils remplissaient les fonctions d'échevins,
et avaient leurs propres tribunaux sous la présidence et la
surveillance du comte et de ses officiers * . Ces francs hommes
sont aussi des hommes de poète, mais ils sont Texception et
non la règle parmi ceux-ci. Des francs hommes, possesseurs
d'alleux, se retrouvent aussi en Franche-Comté *; c'étaient
les descendants de ces Burgondes, qui s'étaient établis dans
certains quartiers, le long du Jura, et y avaient formé des
communautés de paysans libres que la féodalité n'avait point
envahies.
Le mouvement vers la liberté , qui se manifeste du XII®
au XIV® siècle, et qui eut pour effet l'affranchissement des
communes, ne fut pas seulement favorable aux populations
des villes, il le fut aussi à celles des campagnes.
La royauté, qui s'appuyait sur le peuple pour reconquérir
les droits de l'Etat accaparés par la noblesse féodale, favorisa
les affranchissements. En maintes localités, le seigneur, aux
* Raynouard a trouvé d'anciens plaids tenus en Languedoc, cum consilio
etprtEsenUa omnium NOBiLiuif et ignobilium.
* Voyez le Mémoire de M. de Gingins sur le partage des terres dans le
royaume de Bourgogne.
230 CONDITION DES PERSONNES EN FRANCE.
prises avec ses paysans, fut obligé de céder une partie de ses
prétentions et de ses droits pour conserver les autres, et le
traité de paix, qui portait le nom de charte d'affranchisse-
ment, constitua des communes de campagne, moins fortes et
moins privilégiées sans doute que les communes urbaines,
mais qui suffisaient pour empêcher le retour de l'antique op-
pression.
Ainsi, le servage disparut peu à peu dans beaucoup de lo-
calités et même dans des provinces entières ; il se transforma
en main-morte, et la main-morte elle-même s'adoucit jus-
qu'à n'être plus qu'une simple redevance. Depuis Louis-le-
Gros, les charges personnelles sont devenues, pour la plu-
part, réelles. Saint Louis abolit le servage dans son domaine,
et, comme suzerain, intervint énergiquement, dans la légis-
lation , pour obliger les seigneurs à traiter leurs hommes ,
serfs ou vilains, avec humanité. Enfin Louis X, jouant sur
le mol royaume de Fran€e, veut, dans son ordonnance de
1315 , que toutes les servitudes soient ramenées à fran-
chise : (( Nous, considérant que nostre royaume est dit et
» nommé le royaume des Francs, et voulant que la chose en
w vérité soit accordant au nom, ordenonsque généraument,
» par tout notre royaume, de tant comme il peut appartenir
» à nous , telles servitudes soient ramenées à franchises à
» bonnes et convenables conditions. » Mais le pouvoir de ce
prince ne s'étendait pas jusqu'à procurer la réalisation d'un
semblable vœu, et le servage dura longtemps encore dans le
royaume des Francs, Cependant Delille, dans son bel ouvrage
sur l'agriculture en Normandie, estime que, déjà au temps
de saint Louis, il n*y avait plus de serfs dans cette province.
SI
! n
A. Ailfmkùdbi.
rapport <k4éfCDduioe pcT5<*Dçiie qui tx-cstitu iî le pisàndi.
Ccllt ivbtko a^ait créé k^ kwies, cfct'Z ksquek le râpjv^rt
féodal es» «oocct « sam^. En FraïKi?. les ki>de< et le< an-
trustions sic«Dt entrés dans k-s neiatk*ii< de seùmeiihe et de
vassAgei le rapfvort («hmitivtinent («r^i^noel e$4 devenu
réel tout en c«QserraDt le î-aradêre militaire; en un mot. le
fief est sorti de l'hérédité des léoéfices.
En Allemagne . la o(*ndition des leudes n*a pas subi oes
transfonnaticins successives ; elle est restée un rapport de
domesticité appelé ministérialité. Si le serviteur recevait fré-
quemment une terre pour son entretien, le nipp^irt juriilique
entre lui et son maître n'a pas cessé pour cela dVtrv person
nel. Au commencement de l'époque féodale alleiuande « le
rapport de ministérialité, existant de toute antiquité, suhsis
tait donc à côté du droit féodal im|K»rté |^r les empereurs.
Les roinisiériaus sont les vassaux du droit priNé : leur rela
tion avec le seigneur est la relation normale dMndividu à in-
dividu, tandis que le fief allemand a, dans Torigine* le ca-
ractère d'institution de droit public.
A côté de ces deux genres de relation féodale, nous avons
232 CONDITION DES PERSONNES DANS L^EMPIRE.
VU qu'il s'était formé encore, en Allemagne, vers le XI® siè-
cle, une troisième sorte de relation de dépendance, qui prend
aussi une apparence, une physionomie féodale, quoiqu'elle
ne soit nullement basée sur le fief; c'est celle qui naît du
schutzrecht (droit de protection), qui fut aussi appelée vogtei.
La relation issue du schutzrecht est une relation de dépen-
dance imposée à des hommes originairement libres par le
pouvoir public ; elle n a pas sa source dans un contrat, comme
celle des ministériaux et des vassaux ; c'est une application
du landrechi (droit du pays) , à telles enseignes que le vogt
remplace le comte, comme /andricA 1er, \is-h-\isAesvogtleuten,
et que les comtes exercent le schutzrecht dans les territoires
sur lesquels ils ont conservé leurs anciennes attributions de
magistrats jugeant des hommes libres.
Ces rapports, le lehnrecht, droit féodal proprement dit, le
hofrecht, ou droit des ministériaux ou des serfs, et ]e schutz-
recht, droit exercé sur les sujets libres de condition inférieure
qui ne font pas en personne le service impérial, produisirent
chacun un état correspondant {stand, status), c'est-à-dire une
catégorie de personnes placées dans une condition juridique
spéciale, et ces catégories durent trouver place à côté de
celles qui existaient déjà; car, en Allemagne, durant l'épo-
que féodale, les diverses conditions ou états de l'époque an-
térieure se conservèrent jusqu'à un certain point, bien que
modifiéesrpar les idées féodales, qui tendaient à régir toujours
plus absolument les esprits et la société.
On se souvient, d'ailleurs, que le fief proprement dit ne
fut introduit en Allemagne qu'après la cessation de la domi-
nation carlovingienne, en vue du service impérial.
L'époque intermédiaire, pour l'Allemagne, se confond dès
lors avec la première période féodale. Du IX® au XII® siècle,
DIVERSES SORTES DE DÉPENDANCE. 233
rÂllemagne est à la fois dans Tépoque féodale, puisque le
fief fut complctemcnl organisé à la base de son système po-
litique, et dans la période intérimaire, en ce sens que la con-
dition des personnes, la propriété, la famille, la justice, re-
posent encore, en grande partie, sur des bases antérieures à
la constitution des fiefs.
En somme, durant la première moitié de l'époque féodale,
l'état des personnes est déterminé, en partie par les principes
anciens, en partie par les principes nouveaux, qui résultent,
d'une part, des rapports de propriété, ou de droit privé ; de
l'autre, du développement que commence à prendre dans le
droit public l'idée de la landhoheit.
Cette combinaison des principes nouveaux , qui modifiè-
rent plus ou moins toutes les institutions sociales de l'Alle-
magne avec l'ancien système germanique, donna naissance,
pendant un certain temps, à une quantité de distinctions fu-
gitives, parfois fort obscures, qui peu à peu s'arrêtèrent et
se coordonnèrent entre elles.
Dans un synode de Mayence, de l'an 1085, on distingue
les principes terrcBj c'est-à-dire les ducs et les comtes ; les
mbileSj ou freien herren ; les liberi, dans lesquels il faut com-
prendre les libres propriétaires et les chevaliers libres [klim-
mànner); les liton^s, ou halb-freien; les ministeriales, qui
appartiennent encore à la classe des non-libres, mais s'en
distinguent par des fonctions d'un genre plus relevé, et les
servi, ou hœrigen.
Un siècle plus tard, sous Frédéric I*', les actes des diètes
sont signés dans cet ordre : duceSj marchiones, comitesj do-
mini, et autres liberi et ministeriales regni. La présence des
ministériaux du royaume dans les diètes de l'empire montre
combien cette classe a déjà commencé à s'élever. Dans d'au-
234 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
1res listes, un peu postérieures, une, entre autres, du règne
de Henri VI, on distingue les principes, les nobiles {on freim
herren ) et les tninisteriales. Dans le même temps surgit la
distinction entre militeSj ou militares viri, et rustici {bauern) ;
on commence aussi à faire une classe à part des homines ad-
vocatitii {pflegahften ou schutzpflichtigen), catégorie d'hommes
libres, qui, ayant perdu une partie des droits des anciens
hommes libres , sont opposés à ceux qui ont conservé ces
droits intacts.
Lorsque les livres de droit de la féodalité allemande furent
rédigés, au XIIP siècle, l'organisation ancienne faisait place
à Torganisation féodale ; toutefois, dans ces livres, les idées
anciennes sont encore rappelées comme répondant à des faits
actuellement existants. Les livres de droit nous donnent donc
la description de Tétat des personnes en Allemagne, au mo-
ment où cette matière était le plus compliquée, puisque les
anciennes classes et les nouvelles existaient simultanément.
En suivant les indications de ces livres, et en recherchant
pour chacune des catégories dont ils parlent, premièrement
le rapport entre la catégorie qu'ils mentionnent et Tanciennc
organisation , en second lieu , ce que cette catégorie est de-
venue par la suite, nous aurons donc une idée assez exacte
de rétat des personnes pendant toute la durée des temps féo-
daux.
Soit le Sachsenspiegel y soit le Schwabenspiegel , contien-
nent un tableau du rang des personnes composant l'armée
impériale, le heerschild, qui peut être considéré comme le
résumé de la hiérarchie féodale, considérée au point de vue
du droit public. Dans ce tableau, déjà mentionné, les six pre-
miers ordres comptaient : le roi, les princes ecclésiastiques
et laïques, les seigneurs, les vassaux et les ministériaux.
l'état civil et L*éTAT FEODAL. 235
Le septième rang, sur lequel on a beaucoup discuté, pa-
raît appartenir à quiconque est libre et enfant légitime^ c'est-
à-dire à tous les hommes libres qui ne sont pas riiterburtig
(né dans la classe des chevaliers). 11 s'est élevé, disent les
deux codes, un doute sur la question de savoir si les hommes
du septième rang ont réellement un heerschild. Cependant,
il y a lieu de croire qu'ils en avaient un ; car, primitive-
ment, les princes, tant laïques qu'ecclésiastiques, formaient
le deuxième rang, et le troisième rang est né seulement du
fait que des princes laïques acceptèrent des fiefs de princes
ecclésiastiques. Le septième rang était donc le sixième pri-
mitivement.
Comme on voit, le heerschild ne comprend pas la partie la
plus nombreuse de la nation, tous ceux qui ne sont ni en-
tièrement libres, ni chevaliers.
On se tromperait grossièrement si l'on cherchait dans le
heerschild l'état civil des personnes. L'état des personnes
{statuSj stand) est déterminé par d'autres principes, qui don-
nent naissance à d'autres classifications ; c'est ce dont les
codes féodaux du XIII® siècle font eux-mêmes foi.
L'état civil était régi par les anciennes idées de liberté
personnelle, modifiées par la constitution et les rapports avec
l'empire, par l'institution des fiefs, par les rapports de minis-
térialité {dienstrecht), et enfin par la profession. La profes-
sion militaire était envisagée comme ennoblissante, tandis
que la culture de la terre au profit d'un autre était avilis-
sante et nuisible à la liberté ; la naissance, la i»ropriété, la
profession et la condition politique se combinent donc en-
semble pour régler et déterminer un état civil distinct de
l'état militaire et féodal, qu'exprime le heerschild,
La jurisprudence de l'époque appelle gefwssen ceux qui
236 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
sont du même rang ou du même état au point de vue du droit
civil ; c'est le terme dont se sert le Schwabenspiegel ; les ju-
ristes français du moyen âge Tauraicnl traduit par patr«. Les
gefwssen sont aussi appelés ebenburtig, qui veut dire d'égale
naissance; car l'état dépend avant tout de la naissance. Il y
a autant de degrés i'ebenburtigkeit qu'il y a de degrés dans
la liberté. Ceux qui sont d'un degré inférieur ne peuvent ni
juger, ni rendre témoignage contre ceux qui sont d'un degré
supérieur ; celui qui est d'un degré supérieur peut leur re-
fuser le combat ; le mariage entre états inégaux, au point de
vue de Vebenburiigkeit, constitue la mésalliance.
La première classe, au point de vue qui est celui de l'état
civil proprement dit, était, dans l'origine, celle des hommes
entièrement libres; combinée avec la hiérarchie féodale, elle
comprend quatre catégories distinctes : les princes, les no-
bles {nobiles, ou edele lute), appelés aussi quelquefois barons,
les chevaliers libres, ou vassaux dans le sens strict, et les
hommes qui , sans être entrés dans la hiérarchie féodale ,
n'ont rien perdu de leur liberté et sont restés soumis immé-
diatement à l'empire. La première classe, ou état, compren-
drait donc les deuxième, troisième, quatrième et cinquième
rangs du heerschild.
Il est à remarquer que les textes mêmes des livres de droit
expriment nettement l'idée qui fait des états une doctrine de
droit civil ; ils ne désignent pas cette première classe de per-
sonnes par sa condition de droit public, ou, ce qui revient au
même, par la nature de sa possession féodale, mais par son
degré de liberté ; ils appellent ses membres hohenfreien (li-
bres de premier rang), ou encore seiaperfreien ; cette dernière
expression, qui a prévalu dans l'usage, demande à être ex-
pliquée. Eichorn pense que le mot semperfreien employé par
PREMIÈRE GRANDE CLASSE d'HOMMES LIBRES. 237
le Schwabenspiegel, et d'après lui par les jurisconsultes féo-
daux qui Font commenté, vient d'une mauvaise traduction
d'une loi impériale de i Si S, qui parlait des senlbarfreien ; ce
dernier terme équivaudrait à hamines synodales, et désignait
proprement ceux qui sont susceptibles de siéger dans \çs jus-
tices synodales (tribunaux de mœurs présidés par l'évéque).
Cette désignation reposerait sur une erreur, les senlbarfreien
n'étant pas une classe, puisque, dans les tribunaux ecclésias-
tiques , chacun était jugé par ses pairs ; il y avait donc des
juges pris dans diverses classes de personnes, selon les causes.
Unger, dans son ouvrage sur l'ancienne constitution d'Al-
lemagne, soutient, au contraire, que ce n'est point par er-
reur que le Schwabenspiegel a donné le nom de senlbarfreien,
ou seniperfreien, aux seigneurs. Cet auteur assimile cette ex-
pression à celle de schœffenbarfreien qu'emploie le Sachsen-
spiegel *.
Les difficultés et les contradictions entre les livres de droit
eux-mêmes sur ce sujet ont embarrassé les personnes qui ont
le plus approfondi la matière. Il nous semble pourtant qu'elles
s'éclaircissent un peu quand on songe que ces livres furent
rédigés à une époque où le système féodal prévalait, et que
les classifications qu'ils renferment et les termes qu'ils em-
ploient remontent néanmoins à une époque antérieure ; de
sorte que leurs auteurs, en cherchant à expliquer avec les
idées de leur époque des faits dont l'origine remonte à un
* On doit cependant observer que le Sachsenspiegel n'applique l'expression de
schôffenbarfreien qu'à la quatrième catégorie, renfermée dans la classe des
entièrement libres, catégorie que le livre cité place dans le cinquième heer^
schild, avec les vassaux des seigneurs, tandis qu'il applique l'expression de
semperfreien seulement aux princes et aux seigneurs, c'est-à-dire aux per-
sonnes comprises dans les deuxième, troisième et quatrième classes du heer-
ichild.
238 CONDITION DES PERSONNES DANS L^EMPIRE.
temps où les rapports étaient différents, ont été exposés à
confondre les temps et les points de vue.
Ainsi, les livres de droit s'efforcent évidemment de ratta-
cher la théorie des états à la hiérarchie féodale ou impériale
et au système du heerschild; mais, dans Taccomplissement
de la tâche, ils varient sur des détails au milieu desquels il
n'est pas impossible de se reconnaître lorsqu'on a une fois
trouvé le fil directeur. On se rend compte alors des trans-
formations successives qu'ont subies les deux théories, si étroi-
tement liées dans les faits, de la condition des personnes au
point de vue civil et au point de vue féodal. Ainsi, les semper-
freien du Schwahenspiegel sont bien les setitbarfreien, ou ho-
mines synodales, comme le pense Eichorn, et les hamines sy-
nodales ne sont autres que les schœffenbarfreien du Sachsen-
spiegel, les hommes libres et les propriétaires fonciers qui,
depuis les temps carlovingiens, siégeaient trois fois Tan aux
justices du comte (grafengerichle), et qui assistaient égale-
ment aux tribunaux ecclésiastiques {sendgerichie) ; mais, une
dénomination qui pouvait s'appliquer aux quatre catégories
d'hommes complètement libres, celle de schœffenhar freien, est
appliquée par l'un des livres de droit, par le Sachsenspiegel,
exclusivement à celle de ces catégories qui est restée en de-
hors de la hiérarchie féodale , tandis que le Schwahenspiegel
rapporte une expression, au fond synonyme, celle de sentbar-
freien, aux deux premières des catégories appartenant à la
hiérarchie féodale, celles des princes et des seigneurs.
Ce n'est pas tout; à l'époque des livres de droit, une dis-
tinction peu précise, mais réelle, existe déjà, au point de vue
de la condition civile, entre les deux catégories des princes
et des seigneurs, que le Schwahenspiegel appelle seniper freien,
et les deux catégories des anciens hommes libres , que le
DES CATÉGORIES DE LA PREMIÈRE CLASSE. 239
Sachsenspiegel nomme schœffenbarfreien. C'est pourquoi le
Sachsenspiegel range les schœffenbarfreien et les vassaux dans le
même degré du heerschild, malgré que leur condition réelle
fût très différente ; c'est aussi pour cette raison que l'on a
désigné, dans le Sachsenspiegel, sous le nom de semperfreien
les deux premières catégories, lesquelles ont aussi été appe-
lées hochfreienj par opposition aux deux dernières catégories
d'hommes entièrement libres, que le Schwabempiegel désigne
déjà sous le nom de mittelfreien.
Mais, au temps des livres de droit, les quatre catégories
d'hommes entièrement libres sont déjà, môme au point de
vue civil, subdivisées en deux classes, les hochfreien, ou sem-
perfreien, et les mittelfreien.
Les princes ont un rang féodal supérieur à celui des sei-
gneurs ; sous le point de vue du droit civil, ils sont cepen-
dant leurs égaux {ebenbnrtig), et le mariage entre une caté-
gorie et l'autre n'est pas une mésalliance ; le privilège d'être
jugés immédiatement par l'empereur, siégeant en cour impé-
riale, appartient aussi également aux princes et aux seigneurs.
Aussi longtemps que l'idée dominante touchant la condi-
tion des personnes fut celle de la liberté personnelle, les schœf-
fenbarfreien furent envisagés comme les égaux des seigneurs,
et le mariage entre ces classes n'était pas une mésalliance.
Il en était encore ainsi lorsque le Sachsenspiegel fut rédigé ;
mais le Schwabenspiegel déjà envisage le mariage comme iné-
gal entre hochfreien et mittelfreien. Cette circonstance prouve
que les livres de droit ont été rédigés précisément au moment
de la transition, à l'époque où Ton commença à ranger les
anciens hommes libres dans un état {stand) inférieur à celui
des seigneurs féodaux. Dès lors , dans le mariage entre un
seigneur et une femme de la classe des mittelfreien, la femme
240 CONDITION DES PERSONNES DANS L^EMPIRB.
n'acquérait pas le rang de son mari, et les enfants eux-mê-
mes le perdaient, d'après la règle du droit germanique que,
dans les mésalliances, les enfants suivent la plus mauvaise
main. Pierre d'Andlau, jurisconsulte du XV® siècle, dit, dans
son traité de imperio romano : a Est autem Alemanis invete-
» ratiis USU8 et longi rétro observata consuettido, ut haro, copu-
» lando sibi militaris et inferioris generis conjugem, prolem
w $uam inde creatam degeneret et debaroniset, filiiqm de cetero
» barones minima vocitentur, » En revanche, entre les princes
et les seigneurs, le mariage resta toujours ebenburtig.
Eichorn et Homeyer estiment que les princes et les sei-
gneurs étaient seuls aptes à obtenir les droits de comte, et à
plus forte raison les droits de principauté [fahnlehen). Cette
opinion se fonde sur un passage du Sachsenspiegel, portant
que le fief, avec juridiction comprenant le droit de vie et de
mort, ne peut descendre à la quatrième main depuis le roi,
c'est-à-dire au cinquième rang du heerschild. Walther est
d'avis contraire, et se fonde sur le fait qu'un ministériel de
l'empire, préliminairement affranchi, fut investi d'un duché
en H 95. Il en conclut que le rang de prince pouvait être
conféré, sans égard à la naissance, par la volonté de l'empe-
reur. A quelque avis que Ton se range, il me paraît que la
capacité d'obtenir la landhoheit complète , ou incomplète ,
c'est-à-dire les droits de prince, ou de comte seulement, est
un droit qui ne concerne pas l'état civil proprement dit, et
que , d'un autre cAté, si l'empereur conférait des droits à
quelqu'un qui n'était pas né dans la classe des semperfreien,
c'est-à-dire des princes o\i des seigneurs, celui qui en était
investi était élevé par le fait même au rang du heerschild cor-
respondant à la dignité dont il était revêtu.
Eu égard au wergeld, le Sachsenspiegel mettait aussi les
MODIFICATION POSTERlIilURE, NOBLESSE. 241
princes et les seigneurs sur le même pied que les simples
schœffenbarfreien ; pour les uns et les autres, le wergeld est
de 360 schellings ; ce qui prouve bien que, sous le rapport
deTétat, ils étaient sur le même pied. Au XllI* siècle, Tins-
titution du wergeld avait perdu presque toute son importance
par suite de Tintroduction des peines corporelles , mais elle
subsistait encore pour quelques cas, par exemple, ceux d'ho-
micide par imprudence, ou causé par un animal.
Nous avons vu que, vers l'époque de la rédaction des li-
vres de droit, la classe des hommes entièrement libres a com-
mencé à former deux états distincts, que le Schwabenspiegel
appelle semperfreien et mittelfreien *. Dès lors, on peut con-
sidérer les semperfreien comme formant , en Allemagne , la
classe de la noblesse, et c'est même par ce nom que l'on dé-
signait les seigneurs dans les documents contemporains. Lors-
que l'exercice héréditaire de la profession militaire donna un
droit à cette qualification, lorsque les chevaliers, tant vas-
saux que ministériaux, furent aussi rangés parmi les nobles,
la classe des semperfreien forma la noblesse d'empire {reichs-
adel), ou haute noblesse, par opposition à la noblesse terri-
toriale {landsadd), ou petite noblesse, qui siégeait seulement
dans les états provinciaux .
Le second état, d'après les livres de droit , comprend les
schœffenbarfreien et les vassaux proprement dits, ou vassaux
libres {lehenmànner)y et ces deux catégories forment égale-
ment, d'après le Sachsenspiegel, le cinquième rang du heer-
* Une constitution de Frédéric II, de 1235, comprend encore les quatre ca-
tégories d'hommes libres , princes , seigneurs , vassaux et schœffenbarfreien,
sous la dénomination de Uberi, et les oppose aux classes inférieures et aux
ministériaux : « Ministeriales vero in causis ministeriatium , set non in cousis
• Uberorum admittantur. »
MÉM. ET DOCUM. XVI. 16
242 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
schild, La juxta-position de ces deux catégories dans le heer-
schild s'explique bien , puisque , dans l'armée , les hommes
libres obéissent aux comtes et aux ducs en leur qualité de
sujets de l'empire, de même que les vassaux obéissent, en
leur qualité de vassaux, aux mêmes comtes; leur assimila-
tion, en tant qu'état, s'explique également parce que, dans
le système du droit impérial, la condition de vassal propre-
ment dit ne diminue pas la liberté et suppose cette liberté.
Ainsi, les lehenmànner sont des schœffènbarfreien qui ont
reçu un fief, sans déroger pour cela, et les schœffènbarfreien
sont les hommes complètement libres {volkommmfreien) , et
en outre propriétaires fonciers, qui, dès les temps carlovin-
giens, remplissaient les fonctions d'échevins, et que, dans la
préface du Landrecht, le Sachsenspiegel nomme les reichs-
schœffen. Les seigneurs sortis de leurs rangs ne s'en distin-
guaient d'abord que par des propriétés foncières plus éten-
dues, auxquelles furent réunies des immunités et des régales;
les princes et les comtes s'en distinguaient par leurs emplois.
Les privilèges de ce second état, depuis qu'on a envisagé
les princes et les seigneurs comme jouissant d'un plus haut
degré de liberté, sont d'être jugés dans les landgerichten, qui
ne jugent que sous le ban royal, et de servir à la guerre sous
les ordres immédiats des princes et des comtes. Pour appar-
tenir à cette classe, il fallait pouvoir prouver quatre ancêtres
de naissance libre , le descendant d'un affranchi devenant
complètement libre après trois générations.
Lorsque le service de l'hériban cessa d'être régulièrement
exigé, une partie des hommes de cette catégorie se voua aux
travaux de l'agriculture ; mais, en faisant la preuve des quatre
ancêtres libres et de la landgericht dont ils faisaient partie,
ils purent maintenir leur état. Encore au XY® siècle, dans
les I iMiU'^iii r> . <9ff m Simifrfaji: ie< KcwntkcKS ^*«t ks
K- pnêlufiffi: «tv«w^ ks mf^ aux jmtrfs . «fia ëe
Dus ks<aflfai£Ks. &s ««tnirf. âfs k XID* <wri^, bi
UmikAhi *e ércïivfftt a lœâsu&mnt. foi} fut presque in-
pofisiUe «u Wfmrr tàx^ itmevrès h»dq^n»djints de f^r
qui sont dirvalins de nabsaooe^ ntl^hmrtifi . H W Si-iv^ Vu-
ffieftl iiM&qiK soas Ir dc4d d^ mitutfrriem stetiltHnent le$ ril-
terimrîiffn. D fjul ohsfrver à ce sujet, en poMnèer lieu, qu*ê-
videnuDenl, par ces riiUrbmrtiffm, il ne Caut entendre que les
miUie$ Uhni, c'est-à-dire les \'a^sau\ . et non les ministtf-
riaux, qui ne sont pas des hommes libres, bien qu'ils puis-
sent être chevaliers; en second lieu, qull n*y a |^s lieu i)e
distinguer entre les vassaux des seigneurs et les >*assau\ des
vassaux des seigneurs (ci>mme on le fait dans le hffcmchihi,
qui place ces derniers dans le sixième rang, avec k^ minis>
tériaux). II suffit que Ton soit libre chevalier de naissance
pour appartenir à la classe dont nous nous (HvuiH^ns.
D'après le Schyrabenspiegel, les schœffenlMrfmen qui n\>nl
pas la qualité de ritterbHrtig n*ap(>artionnont dôjt^ plus à la
classe des mittelfreien. Comme on le voit. lidtV do la pi\>
fession se combine ici avei* celle de la liluMiè.
Le vassal {lehnmann, lihef' viiles , homo) a. i^ la vèrilè,
prêté serment de fidélité à un autre , mais comme cet engi*
244 CONDITION DES PERSONNES DANS L*EMPIRE.
gement consiste seulement dans l'obligation de rendre le ser-
vice militaire et le service de la cour féodale ; comme, en
outre, le vassal a toujours le droit de restituer le fief, et de
reprendre par là sa pleine liberté, son engagement, considéré
comme purement volontaire, n'est pas censé diminuer sa li-
berté et ne le fait pas descendre dans son état civil {geburt-
stand), mais seulement dans le heerschild.
L'idée de la ritlerburtigkeit (état de chevalier) n'implique
pas seulement la profession militaire de la personne qui a
cette qualité , mais l'exercice de cette profession au moins
par deux ancêtres. A la profession militaire, considérée comme
élat civil, se rattachent les droits de liberté qui, dans l'an-
cien droit, se liaient au droit de porter les armes et étaient
un des privilèges des hommes libres ; ainsi le droit de pro-
voquer un chevalier en combat judiciaire, le droit de guerre
privée, etc. La ritterburUgkeit était nécessaire : pour obtenir
la dignité de chevalier ; pour recevoir un fief d'après le droit
féodal ; pour prendre part aux tournois, dont l'usage se ré-
pandit en Allemagne au XII® siècle; pour entrer dans les or-
dres de chevalerie ; pour siéger dans les hautes cours, sauf
l'exception qu'on faisait en faveur des docteurs; même pour
siéger dans beaucoup de chapitres. Cette dernière condition,
tout à fait contraire à l'esprit de l'Eglise, fut prohil)ée par les
papes, mais sans résultat. Le chevalier réunissait, à la guerre,
ses parents et ses vassaux en une troupe qui était sous ses
ordres immédiats. Depuis les Croisades s'introduisit l'usage
de marquer par un casque et un écu les armoiries des fa-
milles appartenant à la classe des chevaliers, ou, plus exac-
tement, à la classe de ceux qui sont susceptibles de le deve-
nir par le fait de leur naissance, car c'est là le véritable sens
du mot ritterbitrtig .
é)CHEVINAGE; ÉTAT DE CHEVALIER. 245
Nous avons vu que le développemeol de la ritt^burligkeH
eut pour eflet de séparer, déjà dès le Xlll^ siècle, la classe
des schœfenbarfreien en deux, celle qui se voua à la vie de
chevalier (rittersart) et celle qui ne s'y voua pas ; les mem-
bres de celle-ci, sans perdre pour cela leurs droits d'échevi-
nage , entrèrent pour le reste dans la catégorie des libres
landsassen, ou landleuten, et comme le ritterburtig sestir
mait d'un rang plus élevé que le schœfenbar non-nl(er-
burtig, la coutume s'introduisit de séparer les échevins rîtter-
burtigeti des autres, dans les landgerichten.
Après la classe des complètement libres, que nous avons
vue se subdiviser elle-même en deux au temps des livres de
droit, et dont une partie encore a cessé peu après de faire
partie même de la seconde catégorie, celle des mitlelfreien,
nous rangeons les diverses catégories d'hommes libres qui
n'appartiennent pas à la classe des complètement libres, et
qui cependant possèdent un degré de liberté qui les place au-
dessus des halbfreien ; dans ces diverses catégories, la liberté
l'emporte sur la dépendance. Le nom générique de cette classe
pourrait être celui de freielandsassen , landleuUn, ou land-
bewohner, La particule land attachée à ces désignations in-
dique que les hommes dont il s'agit ne ressortent pas im-
médiatement de l'empire (reicft), mais de la landhoheil, qu'ils
sont sujets du territoire sur lequel ils ont leur établissement;
cependant, le mot freielandsassen s'applique aussi à l'une
des espèces de cette seconde classe d'hommes libres.
Les diverses catégories appartenant à la seconde classe des
hommes libres sont :
1® Les paysans libres {freiebauern), que les lois impériales
distinguent des advocatitii^ et qui paraissent provenir de ces
anciens hommes libres, qui, à cause d'une trop petite pro-
246 CONDITION DES PERSONNES DANS L^EMPIRE.
priélé , n'avaient pu conserver Téchevinage , et par consé-
quent le rang de schœffenbarfrei. Dans la même catégorie se
rangent encore les hommes libres qui ne possèdent pas la
terre qu'ils cultivent comme propriété (eigenthum), mais
conmie censive (zinzgut) ; ces derniers, appelés aussi meier
(fermiers) , sont sous la juridiction du propriétaire foncier
seulement pour ce qui concerne leur contrat, mais, sous les
autres rapports, ils sont dans la juridiction du comte.
Les paysans libres paraissent avoir été considérés comme
étant d'un rang supérieur aux advocatitii, ou vogtleuten ; car,
une sentence de Rodolphe de Habsbourg, de l'an 1281, statue
que, dans le cas d'un mariage entre personnes de la classe
des rustici liheri et de celle des advocatilii, les enfants doi-
vent suivre la condition des advocatilii, qui est la plus mau-
vaise : (( Quod parlas conditionem semper sequi debent vilio-
M rem. »
C'est à cette catégorie que se rattachèrent les schwffenbar-
freien qui perdirent leur rang d'hommes complètement libres
pour s'être voués à l'agriculture, au lieu de suivre la profes-
sion militaire, lorsque prédomina l'idée de Idiritterburligheit;
toutefois, conservant leurs droits d'échevins, ils restaient un
peu au-dessus.
2*^ Après les schœffenbarfreien, le Sachsenspiegel mentionne
les biergelden, qui sont dans la juridiction du schaltheiss,
c'est-à-dire de l'officier qui remplace le comte ; cet office rap-
pelle le centenier de l'époque franque, comme aussi le vi-
comte. Les biergeld^n sont évidemment les mêmes que les bar-
gilden, barigildi, qui, dans les temps carlovingiens, étaient
des hommes entièrement libres, et dont le nom est un com-
posé de baro (homme libre). Le Sachsenspiegel mentionne aussi
les bargildcn dans divers passages. Ces biergelden, ou bar-
ESPÈCES DIVERSES DE LA DEUXIÈME CLASSE. 247
gilden, étaient donc des hommes originairement complète-
ment libres ; ils maintinrent leur liberté et leurs droits à
ressortir de la justice du comte jusqu'au XII* siècle, car un
diplôme de Frédéric I«', de 1 168, en laveur de Févéque, duc
de Wurtzbourg, excepte de la complète juridiction qui lui est
confirmée justement les bargildm : « Hoc excepta quod co-
» mites de liberis hominibm qui vulgi hargildi vocuntur in
» comitiis habitantibus, statutam justitiam recipere debent, »
Dès lors, par le développement simultané de la landhoheit et
de la vogtei, cette classe perdit sa complète liberté et descen-
dit dans la seconde classe des hommes libres. Elichorn, qui,
tout en reconnaissant que les biergelden sont des hommes li-
bres, les fait provenir des lazzen, ou liten saxons, et Grimm,
qui donne pour élymologie de leur nom le mot bier (bière),
supposant qu'ils payaient leur cens avec cette liqueur, nous
paraissent être dans l'erreur.
Z^ Les freielandsassen forment-ils une catégorie à part, ou
bien serait-ce peut-être aux deux premières catégories d'hom-
mes libres de la seconde classe que s'appliquerait l'expres-
sion de landsassen^ lorsqu'elle est prise dans un sens spécial?
Ce point est des plus obscurs.
Le Sachsenspiegel distingue les hommes libres qui ne sont
pas vassaux en schœffenbarfreien, freielandsasseneipfleghaf-
ten; il semble donc faire des freielandsassen une classe dis-
tincte àes pfleghaften, bien qu'assez rapprochée, puisqu'elle
a le même wergeld. L'expression de hintersassen, par laquelle
on désigne aussi les pfleghaften, semble indiquer l'idée d'une
condition inférieure à celle des landsassen.
Quelques savants pensent que les freielandsassen, dans le
sens restreint , sont les milites gregarii, qui entraient dans
le septième heerschild ; d'autres doutent qu'ils eussent le droit
de port d'armes.
248 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
Selon Gaupp, les pfleghaften étaient ceux qui, ne possédant
pas trois manses de terre, ne pouvaient faire le service im-
périal en personne, tandis que les landsassen seraient ceux qui
n'avaient aucune propriété; cette opinion, qui mettrait les
landsassen au-dessous des pfleghaften, est généralement re-
poussée. Walther, cependant, s'y rattache, et ajoute que les
landsassen n'avaient aucun domicile fixe et vaguaient dans
le pays à la manière des hôtes.
Sans vouloir me prononcer positivement sur une ques-
tion que les documents connus ne résolvent point, je penche
pour assimiler les freielandsassen aux freiebauern et aux bar-
gilden.
he Schwabenspiegel semble confirmer cette opinion, car il ne
mentionne pas les freielandsassen comme une catégorie par-
ticulière, de même qu'il passe entièrement sous silence les
schœffenbarfreien. Ces différences s'expliquent, d'ailleurs, si
l'on réfléchit qu'en Allemagne, la féodalité s'est développée
plus rapidement dans le sud que dans le nord, le sud du
pays ayant été plus tôt et plus complètement soumis à l'in-
fluence franque.
Les classes non-féodales, telles que les schœff^enbaren et les
landsassen, ont donc pu disparaître de meilleure heure dans
les pays que régissait le Schwabenspiegel. Dans la seconde
période de l'époque féodale, c'est-à-dire à partir du XUl^ siè-
cle, il est de fait que les freielandsassen tendent à disparaître
partout. Un certain nombre entre dans la classe des minis-
tériaux , d'autres dans les bourgeoisies ; fréquemment , ils
tombent dans les classes inférieures , n'ayant pas les moyens
de conserver leur liberté et leur possession.
4*^ La quatrième catégorie de cette classe, et probablement
la plus nombreuse de beaucoup, est celle des advocatitii. Ces
ESPÈCES DITERSES DE LA DEUXIÈME CLASSE. U9
anciens hommes libres, soumis au schutzrecht depuis le chan-
gement apporté au service militaire impérial au temps des
empereurs saxons, portent, en allemand, des noms très di-
vers: vogtleuteny schutzpflichtigeiiy pfleghaften^ zinzpflichti'
gefky mundlingeti y hintersassen; mais ces noms divers indi-
quent tous une seule et même chose, Tassujettissement au
$chtUzrecht. Si Ton s'en tenait strictement à la sentence de
partu, de Rodolphe de Habsbourg, que nous avons mention-
née plus haut, on ferait même de ces vogtleuten un état h
part, qui se placerait entre celui des freielandsassen et celui
des halbfreiefi ; nous n'irons pas jusque là, d'autant plus que,
souvent, dans les documents des temps féodaux, les freie-
landsassen et les vogtleuten sont réunis et même confondus.
Qu'ils soient sous une vogtei ecclésiastique ou laïque, la con-
dition de ces vogtkuten est généralement la même partout.
Ils devaient un cens au schutzherr, quelquefois même cer-
tains services ; mais ils pouvaient aliéner leur terre et la
transmettre par héritage. Dans l'origine, les vogtleuten étaient
entièrement distincts des halbfreien, ou lites; mais, à mesure
que le système féodal se consolida et que la landhoheit se
fortifia, les droits que les seigneurs et les princes avaient
exercés en vertu du schutzrecht tendirent à se confondre aveo
ceux qu'ils exerçaient en vertu du hofrecht. Alors, les vogt
leiiten formèrent une corporation à part parmi les hommes
soumis au hofrecht. En Westphalie, on appelle ces corpora-
tions echte. Une sentence {weissthum) de Bûcken indique trois
de ces corporations, ou echte, comme soumises à la justice
(lu couvent ; les vogtleuten en sont une.
Lorsqu'on en fut venu là , les vogtleuten auraient pu être
assimilés aux halbfreien ; ils se trouvèrent même dans une
condition inférieure à celle des ministériaux ; mais, dans leur
250 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
condition normale , ils n'en furent pas moins des hommes
libres. Si l'on voulait chercher dans la féodalité française
une analogie avec la classe des vogtleuteth on la trouverait
dans la classe très nombreuse des hommes de poëte, ou vi-
lains soumis à la puissance justicière ; ceux-là aussi étaient
des hommes libres , tombés dans la juridiction seigneuriale
pour n'avoir pu entrer dans les classes privilégiées créées par
le système féodal.
Les usurpations de la noblesse militaire sur les cultiva-
teurs libres eurent pour prétexte, en France, les droits des
justiciers, comme en Allemagne, le droit d'avouerie ; mais la
cause qui a corrompu la liberté originaire des cultivateurs,
en France, remonte plus haut, et son effet, semble avoir été.
plus complet.
5*^ A la classe des voglleuten, Walther pense que l'on doit
assimiler les hommes libres, qui, antérieurement à l'époque
féodale, s'étaient mis sous la protection particulière de l'E-
glise, classe qui, aux temps féodaux, s'accrut de nombreux
affranchis. Les hommes de cette classe sont désignés sous le
nom de wachszinsigen {cerocensuales), parce qu'ils devaient
fournir une certaine quantité de cire pour le service de l'é-
glise à laquelle ils étaient liés ; ils n'étaient guère soumis qu'à
un tribut honorifique, et d'ailleurs étaient libres dans le choix
de leur femme et dans la disposition de leur fortune. Ils pa-
raissent donc avoir une condition plus rapprochée de celle des
vogtleuten que de celle des lites, ou halbfreien, parmi lesquels
d'autres les ont rangés.
Comme on le voit , la seconde classe des hommes libres
comprend des catégories fort diverses. En y regardant de bien
près, on en trouverait peut-être encore quelques-unes que
nous n'avons pas mentionnées ; à ce sujet, nous devons pré-
PORTÉE RÉELLE DES CLASSIFICATIONS. 2S1
munir le lecteur contre des erreurs dans lesquelles pour-
raient entraîner nos classifications. En réalité, dans cette ma-
tière, les classifications sont toutes plus ou moins arbitrai-
res ; il faut en faire pour grouper les nuances infinies qu'on
rencontre dans les documents, et qui existèrent en fait dans
un aussi vaste pays, pendant un laps de cinq ou six siècles ;
autrement, Tesprit se perdrait dans une si grande variété.
Mais il faut se garder de prendre les classes que nous indi-
quons, à l'aide de l'analogie, pour des états bien arrêtés, et de
croire, par exemple, qu'entre les diverses catégories d'une
même classe il y avait nécessairement, ou du moins dans la
règle, ebenburtigkeit, et qu'en revanche, d'une classe à une
autre, il n'a jamais pu y avoir ebenburtigkeit. Cette obser-
vation, que nous faisons ici une fois pour toutes, prend de
l'importance à mesure que l'on descend dans l'échelle civile;
mais , déjà en ce qui concerne les deux premières classes
d'hommes libres, elle se justifiera.
Il a été établi plus haut que la première classe d'hommes
libres formait, déjà depuis le XIII* siècle, deux étiits distincts,
et que le second de ces états s'est lui-même subdivisé, en ce
sens qu'une partie des schœffènbar sont descendus dans la
deuxième classe , et par conséquent ont formé un troisième
état.
De même, en ce qui concerne la deuxième classe, il doit
être observé que, tant que l'idée de liberté fut le principe di-
rigeant, il y avait ebenburtigkeit , soit entre les paysans li-
bres et les ritterburtigen, soit entre les paysans libres et les
schœffenbarfreien, et que, plus tard seulement, lorsque le^wi^
telfreien se séparèrent des schœffenbaren, qui avaient cessé de
vivre selon la rittersart, les paysans libres devinrent un
état inférieur au deuxième état, du moins sous le rapport du
landrecht.
2S2 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
Ainsi, une partie de la deuxième classe aurait appartenu,
en fait, pendant la première époque féodale, à la première, et,
en revanche, cette seconde classe forme en réalité deux états,
puisque, entre les paysans libres et les lanàsa^m non-sou-
mis à la vogtei, et les hintersassen ou vogHeuten, on a re-
connu qu'il n'y avait pas ebenburtigkeU. Et pourtant, sous
un autre rapport, celui du wergeld, qui indique plus parti-
culièrement les anciennes conditions d'état , les deux pre-
mières classes d'hommes libres sont bien constituées comme
nous l'avons indiqué ; les princes, les seigneurs et les schœf-
fenbaren ont le même wergeld de 360 schellings, soit 18 li-
vres; les biergelden, les freiélandsassm et les vogtleuten ont
aussi le même wergeld, montant à 10 livres ; enfin, le wer-
geld de la deuxième classe est supérieur à celui des lues,
ou halbfreien.
On s'est demandé si l'on devait considérer les bourgeois
{burger) de l'époque féodale comme appartenant à cette se-
conde classe d'hommes libres que l'on désigne quelquefois
sous le ilom générique de freielandsassen ; nous pensons qu'il
n'y a pas lieu de le faire. Jusqu'au XIll® siècle au moins,
les bourgeois ne forment point encore une classe ou état
particulier. Le bourgeois qui n'exerce aucune profession mer-
cantile est mittelfrei et ritterburtig, et le bourgeois qui exerce
une profession mercantile est déjà dans une condition meil-
leure que celle des freielandsassen, en ce sens que la cor-
poration à laquelle il appartient lui assure des privilèges que
les landsassen n'ont pas. Seulement, dans la seconde époque
féodale, la noblesse étant envisagée comme une conséquence
du service féodal, et l'idée ancienne de la pleine liberté {vol-
kommenfreiheit) s'étant perdue de plus en plus, un ordre par-
ticulier, l'ordre de la bourgeoisie, tenant le milieu entre
TROISIÈME CLASSE, DEMI-LIBRES. 2S5
celui des chevaliers et celui des paysans, vint à prendre
naissance * .
La troisième grande classe, au point de vue de l'état civil,
est celle des halbfreien (demi-libres). Cette classe, qui existait
déjà chez les nations germaniques avant la conquête, avait
formé, pendant la période barbare, sous les noms de lites, ou
lètes chez les Francs, de lazzi chez lés Saxons, A'aldions chez
les Lombards et les Bavarois, une partie considérable de la
nation ; elle différait des serfs et des esclaves proprement dits,
en ce que Tautorité que leur maître exerçait sur elle était
envisagée comme un mundium, c'est-à-dire comme une sorte
de tutelle et d'autorité protectrice plutôt que comme un droit
de propriété ; elle en différait encore en ce que ses membres
étaient censés faire partie de la nation et de la famille , et
participaient aux droits et aux obligations qui découlent de
cette double qualité. Ils pouvaient aller à la guerre, devenir
antrustions, et partageaient, dans diverses proportions, avec
leur protecteur (mundwald), les wergeld auxquels étaient
condamnés ceux qui les avaient lésés. Chez les anciens Saxons,
il parait même qu'ils envoyèrent des députés aux assemblées
générales de la nation. Pourtant ils n'étaient pas libres de
leur personne, car ils devaient un litemanium, c'est-à-dire
une capitation, et ne pouvaient se marier sans le consente-
ment de leur maître. L'Eglise n'admit pas que le défaut de
ce consentement fût une cause de nullité. Comme les femmes
et les enfants, ils ne se présentaient pas seuls en justice;
c'était leur mundwald qui les représentait. Enfin, leur wer-
geld était ordinairement la moitié de celui d'un simple homme
libre ; ils pouvaient posséder en propre, soit des meubles,
soit des terres, soit même des lites et des serfs.
* Je traiterai à part des rapports qui existaient, au moyen âge, entre la
constitution des villes et la réodalité.
2S4 CONDITION DES PERSONNES DANS L*EMP1RE.
Dans les temps féodaux, ces rapports se sont généralement
continués ; cependant, à mesure que la position des serfs s'est
améliorée, et que la dépendance personnelle s'est transformée
en une dépendance résultant de la terre, la classe des lites
s'est rapprochée de celle des anciens serfs, que le droit ger-
manique désignait sous le nom de hœrigen (dépendants). Le
hofrechtj c'est-à-dire le droit du maître de la terre sur les
hommes dépendants de lui qui cultivent cette terre, s'est
étendu sur les lites, ou hnlbfreien, comme sur les hœrigen;
les rapports naissants de ce droit se sont consolidés par la
coutume. Les anciens serfs ont obtenu , aussi bien que les
anciens lites, des droits héréditaires sur la terre qu'ils cul-
tivaient, et les prestations dues par eux à leur maître ont été
déterminées par des contrats ; de telle sorte que, sous le ré-
gime féodal, il peut avoir été souvent très difficile de discer-
ner parmi les hofhœrigen ceux qui se rattachent à la classe
des lites, ou halbfreien, et ceux qui appartiennent à la classe
des serfs. Mais si la distinction est difficile à appliquer, elle
n'en est pas moins très réelle.
Au temps des livres de droit, un lite, ou halbfrei, ne pou-
vait contracter un mariage ebenburtig ni avec les vogtleuten,
qui sont au-dessus de lui, ni avec les eigenenleuten, ou tage-
werken, qui sont des serfs. Le wcrgeld d'un halbfrei est de
9 livres, juste la moitié de celui d'un complètement libre,
tandis que celui d'un serf est une mesure de grain.
La quatrième et dernière classe est celle des non-libres, ou
des serfs ; on les appelait, en ancien allemand, knecht, schalk,
tkeo, et , en allemand moderne, eigenen , qui veut dire pos-
sédés^ objet de propriété ; la catégorie la plus absolument dé-
pendante, dans cette classe, était désignée par le mot composé
leibeigenen (ceux dont le corps est possédé). Ce pléonasme
QUATRIÈME CLASSE, LES SERFS. 25B
n'indique pas une condition juridiquement différente ; il sert
moins à séparer les leibeigenen des eigenen ordinaires qu'à
indiquer la différence qui s'introduisit dans la suite entre les
eigenen, désignés comme leibeigenen, et les simples hcerigen,
dans lesquels on compta aussi les halbfreien lorsque la ser-
vitude personnelle eût été remplacée par le servage de la
glèbe. Dans la rigueur de l'ancien droit, les eigenen étaient
tous la chose de leur maître.
Le genre d'occupation imposé aux serfs créa, dès les temps
les plus anciens, une certaine différence entre eux. Ceux qui
étaient occupés aux travaux de la terre (servi rustici) étaient
dans une condition inférieure à ceux qui remplissaient des
fonctions domestiques dans l'intérieur de la maison du maî-
tre ; ceux-ci se nommaient servi ministeriales, ou seulement
ministeriales ; ils accompagnaient quelquefois leur maître à
la guerre. Le wergeld des ministériaux était ordinairement
double de celui des rusticani.
L'influence de l'Eglise se déploya constamment afin d'adou-
cir la condition des serfis : elle créa en leur faveur le droit
d'asile ; elle punit de l'excommunication la mort ou la mu-
tilation infligée à un serf sans la participation du juge ; elle
interdit de séparer deux serfs une fois mariés avec le consen-
tement de leurs maîtres ; elle prohiba comme inhumain l'acte
du maître qui ôte à un esclave le pécule qu'il a acquis par
son travail, en vue de se procurer un jour son affranchisse-
ment.
Dans l'époque féodale, la servitude subsistait encore, mais
elle s'était adoucie et tendait à se transformer. Indépendam-
ment des causes de ce fait qui viennent d'être indiquées, la
féodalité elle-même contribua à cet adoucissement de plu-
sieurs manières :
256 CONDITION DES PERSONNES DANS L*EMP1RE.
1^ En faisant considérer le servage comme un lien de dé-
pendance vis-à-vis de la terre seigneuriale, et non pas seu-
lement vis-à-vis du maître ; par là, le serf cessait d*étre hors
de la société des hommes libres pour devenir un membre infé-
rieur de cette société.
2^ En ôtant la faculté d'avoir des serfs à ceux qui n'avaient
pas les moyens de les entretenir et de les protéger convena-
blement, les serfs appartinrent désormais principalement aux
seigneurs ou aux églises, et, du temps du Schwabenspiegel,
il était passé en règle de droit que, pour posséder des serfs,
il fallait être au moins mittelfrei.
3^ Le sort de la classe entière des hœrigen s'améliora par
suite de l'amélioration de condition qu'obtinrent certaines
catégories appartenant à cette classe ; c'est ainsi que la po-
sition relativement favorable des serfs de l'Eglise {gottesleu-
ten, gotteshausleuten), qui, sous certains rapports, formaient
une nuance intermédiaire entre les classes inférieures d'hom-
mes libres et les hœrigen ordinaires , profita au servage en
général. Les serfs de la couronne, fiscalini (nom que les
serfs de l'Eglise reçurent aussi quelquefois), étaient dans
une condition analogue à celle des serfs de l'Eglise. L'in-
fluence de ces exemples, donnés de haut, dut à la longue se
faire sentir.
L'amélioration bien plus considérable que reçut la condi-
tion des ministériaux eut un effet plus décisif encore, car les
ministériaux se trouvaient placés sous la juridiction des mê-
mes maîtres que les autres serfs ; en effet l'amélioration de
leur condition n'agit point seulement par Texemple, comme
celle des fUcalins, ils avaient acquis des droits positifs vis-à-
vis de leurs maîtres et une position capable de les faire res-
pecter ; le hofrecht se fonda dès lors sur des règles fixes qui
AMELIORATION DANS l'ÉTAT DES SERFS. 2B7
tempérèrent Tarbitraire des propriétaires , non-seulement à
l'égard des principaux habitants de leurs terres, les ministé-
riaux, mais aussi vis-à-vis de tous les autres.
k° Remarquons enfin qu'à mesure que les hommes libres
pauvres et isolés descendaient dans la hiérarchie sociale, ils
tendaient à se confondre avec les lites , ou halbfreien , et
même avec les non-libres ; de sorte que ceux-ci se relevè-
rent par le fait même de ce rapprochement. Dans les temps
d'oppression au milieu desquels la féodalité s'est établie par-
tout , beaucoup de paysans originairement libres se virent
injustement réduits en servitude ; mais ne croyons pas qu'ils
eussent oublié leur ancienne liberté, loin de là, chaque fois
que l'occasion s'y prêta, ils cherchèrent à la reconquérir. La
présence de ces anciens hommes libres au milieu des classes
serves est incontestablement, parmi les causes de l'adoucis-
sement de la condition de ces dernières, la plus active et la
plus importante ; elle finit par amener la cessation du ser-
vage. Dans un temps où le droit reposait sur la coutume et
ne se conservait guère que par la tradition, on peut sup-
poser que beaucoup d'anciens serfs s'élevèrent à la liberté
même sans affranchissement, parce que, à un moment donné,
leurs maîtres avaient perdu la faculté de prouver les anciens
rapports.
Il y a plus, le sort des dernières classes d'hommes libres
allant en empirant à mesure que celui des hœrigen allait en
s'adoucissant , une confusion sétablit non-seulement entre
les individus, dont on ne savait pas toujours à quelle classe
ils appartenaient, mais encore entre les classes elles-mêmes,
et cette confusion fut tout naturellement au profit des non-
libres. Un des principaux motifs de confusion fut, selon Ei-
chorn, celle qui se fit entre les droits exercés par les sei-
MÉM. ET DOCUV. XVf. 17
258 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
gneursen vertu de la landhoheit, et les droits qu'ils exerçaient
en vertu de la propriété foncière {grundherrlichkeit).
Les droits d'avouerie imposés aux freielandsassen s'éten-
dirent aux hœrigen, à cause de leur dépendance vis-à-vis du
grundherr ; de telle façon que , lorsque le latidherr était en
même temps grundherr, les juristes eux-mêmes ne surent
plus qui était landsassen ou hœrigen, ni quels étaient en prin-
cipe les droits attachés à chaque espèce d!avouerie, d'autant
plus que ces droits étaient expliqués différemment d'une con-
trée à l'autre.
Zazius témoigne en ces termes de l'incertitude qui régnait
en Allemagne dans la condition des dernières classes, à la fin
du moyen âge : « In nostra Germania, servi anonymi, homi-
» nés proprii dicH, nec adscriptitUy nec coloni, nec statu liberi,
)) nec liberti sunt, de omnium tamen natura aliquid partici-
» pant. )) Il est clair qu'en voulant ramener le servage féo-
dal aux notions du droit romain, on ne pouvait qu'augmenter
encore l'obscurité.
Revenons à la condition propre des non-libres dans les
temps féodaux et avant qu'elle f£it devenue si incertaine par
le mélange avec les classes libres ; cette classe, outre les dé-
nominations de eigenen et hœrigen, reçoit encore, dans les
documents contemporains, le nom de eigenbehœrigen, expres-
sion qui, ainsi que celle de leibeigenen, indique le besoin d'un
mot qui distingue, parmi les hœrigen, ceux qui sont propre-
ment ser& de ceux qui se rattachent plutôt à la classe des
halbfreien. On trouve aussi les non-libres désignés par les
noms de tagwerken, sonderleute; l'expression plus scientifique
de herrschaftliche Unterthane nous parait postérieure aux temps
proprement féodaux. D'après leurs occupations, on appelle
les non-libres maïutonant, hubarii {hùfner), ou encore curtont^
àttmrtis, qui se tndidl <« aDcoaikd par kiAeri et SKmt oni\
qui dcoKiirat 5vr b t«rrr qvlls sont durars àt cultÎTier :
OD leur opposr ks mAkmp, fimImfitifeiemU. kiimmffrr. qui.
n'ayant pas de mansf . on bMe, à cuhiver. traTaillent à la
journée, ici et 'là. oo exenrent qoekpie petite indosthe.
Le mariage des noD-lifares arec les libres et les demi-libres
constitDe one mésallianee. géoeraiement même il est intefdil :
la libre qui épouse un non-libre devient propriété du maître
de celui qui Ta épousée. D'après le SHwabtmspiffeL qui rap-
pelle en cela la loi des Francs ripuaires. la femme libre qui
épousait son propre serf était punie de mort. En somme, mal-
gré les adoucissements dont nous avons parlé, la condition
des non-libres pendant les siècles féodaux fut encore fort dure :
c'était sur leur travail que vivaient les maîtres, toujours oc-
cupés de la guerre, et l'Etat , ne prenant nul soin d eux, leur
maître, qui était trop souvent leur oppresseur, était en même
temps le seul juge auquel il pussent recourir. Or, là où il n'y
a pas possibilité de recours auprès d'un supérieur commun,
l'oppression est toujours probable.
Dans la classe des non-libres, il est une catégorie qui a
eu un rôle important et particulier, et sur laquelle nous de-
vons revenir. Nous avons vu que, durant la période barbare,
et même pendant une partie de l'époque féodale, les ministé-
riaux, ou dienstleute, appartenaient h la classe des eigeiim.
La différence primitive était seulement dans la nature de leurs
services ; mais, en vertu de la position avantageuse que les
ministériaux des grands avaient dans TEtat , de nombreux
individus de cette classe parvinrent de la servitude complète
à un rang bien plus élevé que les liles, ou demi-libres, et
même que la plupart des hommes libres.
L'histoire des ministériaux est un des phénomènes les plus
260 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
intéressants et les plus curieux que présente le droit germa-
nique ; elle a donné lieu à de nombreuses controverses ; il
en eût été difficilement autrement, puisque cette classe de per-
sonnes renferme des espèces si différentes les unes des autres,
et a, plus qu'aucune autre, subi du cours des temps d'es-
sentielles modifications.
Quelque éclat qu'ait jeté à certains moments la classe des
ministériaux, du commencement jusqu'à la fin de son his-
toire, on trouve les signes apparents de l'état de servitude
complète par lequel elle a débuté. Voici les principales règles
juridiques concernant leur état durant l'époque féodale :
1° Les ministériaux ont cela de commun avec tous les ei-
genen qu'ils ne participent pas au landrecht, ou droit natio-
nal, mais seulement au hofrecht. Comme les serfs, les minis-
tériaux font partie de la fortune du maître, qui peut les alié-
ner, soit isolément , soit en masse ; ils sont transmissibles
par succession.
Le service des ministériaux , durant l'époque barbare ,
s'étendant des fonctions inférieures de la domesticité aux
offices les plus élevés de l'Etat, il résulte de là que l'on trouve
des ministériaux qui peuvent être assimilés, à peu de chose
près, à des serfs, et d'autres qui ne sont guère au-dessous
des princes. Dans les temps féodaux, l'expression de minis-
tériaux a déjà pris plus de précision; ainsi, d'un côté, même
les ministériaux de l'empire {reichsministerialen) ne peuvent
pas être rangés dans la classe des princes, ni même des sei-
gneurs {freieherrn) ; de l'autre , parmi les non-libres ; les
ministériaux forment une classe entièrement à part.
2^ Â l'exception des ministériaux remplissant les hauts
emplois de la cour du maître (hofamter), Marschal (maré-
chal), Kammerer (chambellan), Trûchsess (panetier)el Mund-
MINISTÉRIAUX. 261
schenk (écbanson), lesquels sont assimilés par leur office aux
hommes libres, les ministériaux ne peuvent posséder des serfs
par eux-mêmes, ni par conséquent les affranchir ; ceux qu'ils
posséderaient seraient censés appartenir à leur maître {hof-
herr), et c'est lui seul qui peut les affranchir. Le lien de la
ministérialité s'étend à tous les descendants des deux sexes.
Z^ Si des ministériaux, soumis à des maîtres différents,
contractaient mariage, la règle primitive était que les enfants,
comme ceux des eigenen, appartenaient au maître de la mère;
mais on dérogea à cette règle en établissant, tantôt un sys-
tème d'échange, tantôt un partage des enfants entre les deux
maîtres ; enfin, il fut admis que la mère, en se mariant, pas-
sait au maître de son mari. Lorsqu'un ministériel se mariait
avec un libre, la règle aurait été que le libre devenait lui-
même ministériel ; au lieu de cela, ce fut souvent le minis-
tériel qui fut affranchi à cette occasion.
4*^ Le mariage d'un ministériel avec une personne libre
n'est pas ebenburtig, mais il n'est pas défendu, comme celui
d'une personne libre avec un simple Aœngf. Les enfants issus
d'un ministériel et d'un libre formaient un état particulier,
sous le nom de kàmmerlinge.
b^ On ne peut être ministériel que d'un semperfrei;
l'homme libre qui accepterait la ministérialité d'une personne
de rang inférieur à un prince ou à un seigneur, par exem-
ple, d'un vassal, tomberait par là même dans la condition
des simples hœrigen.
6^ Les ministériaux, en leur qualité d'hommes liges {ho-
mines lign)^ ne peuvent s'engager, soit comme ministériaux,
soit comme vassaux, au service d'un autre seigneur.
7^ Le wergeld des ministériaux n'est pas mentionné dans
les livres de droit ; des documents postérieurs le fixent à 10
livres, comme celui des vogtleuten et des freielandsassen.
262 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
8*^ Comme pour les serfs , le lien de la ministérialité ces
sait par raffranchissement, el, ce qui est particulier à cette
classe, le maître fut tenu d'affranchir le ministériel auquel il
ne pouvait donner un office convenable ; par Taffranchisse-
ment, les ministériaux entrèrent d'abord dans la classe des
freielandsassen ; plus tard, les ministériaux, en qualité de
ritterburtig, devinrent mittelfrei par le fait de leur affranchis-
sement.
Les premiers et les plus considérés entre les ministériaux,
durant Tépoqne féodale, sont les Reichsdienst lente, qui dépen-
dent directement de l'empereur ; mais, parmi ceux-ci, il faut
distinguer encore les possesseurs d'emplois éminents , tels
que le maréchal, l'échanson, etc., de ceux qui vivent sur les
domaines de la couronne ou sur les biens héréditaires de
l'empereur. Ces Reichsdienstleute ne pouvaient, déjà d'après
une prescription de Charlemagne, être cédés à un autre, cir-
constance qui aurait diminué leur état ; cependant, au XIV^
siècle, surtout après la chute des Hohenslaufen, on voit des
exemples de cessions de ce genre, dont les unes furent ad-
mises, tandis que d'autres furent contestées.
Les ministériaux des ducs et des hauts prélats cherchèrent
à se faire envisager comme égaux des Reichsdienstleute, mais
le plus souvent sans succès ; d'un autre cMé, on vit des Reichs-
dienstleute devenir vassaux de princes, soit laïques, soit ecclé-
siastiques ; souvent aussi des nobles abdiquèrent leur indé-
pendance dans un but intéressé, et se firent volontairement
ministériaux de l'Eglise : dans ce cas, ils réservaient leur li-
berté personnelle ; ce qui eut pour effet de rendre toujours
plus indécise la condition normale des ministériaux. Ces mi-
nistériaux qui ont expressément réservé leur liberté étaient
appelés dienstmannen mit vorbehaltene rechte, en latin légales,
ou legitimi ministri.
DIVERSES SORTES DE MllSISTÉRIAUX. 263
La généralité des ministériaux se divisa en ministériaux
employés et ministériaux militaires. Chaque ville, ou bour-
gade avait à sa tète un magistrat nommé amtmann {villicus),
maier (major), schulz, schulthess {scultetus)^ vogt (bailli). Ces
emplois étaient rétribués par des biens-fonds, dont l'employé
avait la jouissance, et qui devinrent héréditaires. Outre ces
officiers, répartis sur le territoire de chaque seigneurie, laï-
que ou ecclésiastique, il y avait les employés de la cour {hof-
dienerschaft).
Pour relever son autorité, chaque prince voulait avoir pour
c^es emplois des ministériaux de naissance libre et même no-
ble. L'empereur était servi par des ducs et des comtes ; les
princes, les ecclésiastiques surtout, voulurent l'imiter, et
donnèrent de beaux domaines pour avoir dans leur cour des
employés de familles seigneuriales. Ainsi, par exemple, dans
le diocèse d'Utrecht , le duc de Brabant était panetier, le
comte de Hollande échanson, et le comte de Clèves cham-
bellan ; le margrave de Meissen était maréchal de l'arche-
vêque de Mayence, et le duc de Souabe lui-même était pa-
netier de l'abbé de Saint-Gall. Ces hauts employés, ainsi que
nous l'avons déjà observé , quoique ministériaux , conser-
vaient leur liberté, et, sous le nom d'officiales, formaient,
avec les légales, une catégorie distincte parmi les ministé-
riaux.
Les ministériaux militaires vivent sur les terres qui leur
sont concédées, et ne doivent le service qu'en temps de guerre,
soit nationale, soit privée, ou bien doivent un service même
en temps de paix ; ces derniers se divisent de nouveau en
scharmannen et burgmannen. Les scharmannen sont la garde
du seigneur et remplissent l'office de gendarmes, d'huissiers
et de percepteurs ; leur maître les habillait, à ce qu'il paraît,
264 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
de drap rouge, d'où l'on a fait le mot scharlat, écarlate. Les
burgmannen formaient, comme leur nom l'indique, la garnison
des châteaux. Lorsqu'un seigneur avait plusieurs châteaux,
ceux dans lesquels il ne résidait pas lui-même étaient confiés
à un ministériel, ou à un vassal, astreint à y demeurer,
qui en avait le commandement nominal, avec juridiction sur
son territoire ; on le nommait burggraf. Nombre de ces bur-
graves devinrent eux-mêmes des seigneurs et obtinrent la
landhoheit sur les domaines qui leur avaient été confiés à titre
de fief ministériel.
Une autre circonstance contribua encore à augmenter et
à relever tout à la fois la classe des ministériaux militaires :
dès le IX® siècle, beaucoup d'hommes libres, trop pauvres
pour rester dans la classe des schœjfenbarfreien, et qui au-
raient appartenu à celle des freielandsassen, devinrent minis-
tériaux des seigneurs.
Toutes ces diverses espèces de ministériaux étaient obli-
gées envers le seigneur {dienstherr) à une fidélité particulière
et prêtaient un serment.
L'ensemble de leurs obligations constitue le hofrecht (jm
curiœ). L'étendue des obligations qui forment le hofrecht est
réglée, soit par le contrat d'engagement, soit par la coutume,
comme pour le lehnrecht; ces obligations varient par consé-
quent à l'infini.
L'accomplissement des prestations dues par les ministé-
riaux ordinaires d'un seigneur avait lieu sous la surveillance
des hauts ministériaux de ce seigneur [oherhofâmter), qui
sont, avons-nous dit, le maréchal, l'échanson, le panetier
et le chambellan. Dans les domaines de l'Eglise, il y avait
un grand bailli {ohervogt)^ qui remplissait la fonction de chef
des ministériaux.
DESTINÉES ULTÉRIELRES DES MIMSTÉRIAUX. 265
La théorie de la stricte ministérialité ne s'applique plus à
la condition de cette classe de personnes dès le XIII* siècle.
La dépendance personnelle, l'espèce de servitude d'hom-
mes qui peuvent se prétendre les égaux des chevaliers libres,
et même des seigneurs, n'est plus désormais qu*une tradition
sans rapport avec la réalité. Des documents émanés de Ro-
dolphe de Habsbourg, dans lesquels ce prince déclare deux
femmes ministérielles de l'empire, égales de deux nobles
seigneurs qui voulaient les épouser, prouvent jusqu'à l'évi-
dence que, sous le règne de ce prince, la condition des mi-
nistériaux d'empire n'avait plus rien qui rappelât la servi-
tude. Sans cela, comment aurait-on pu mettre des familles
ministérielles sur le même pied que des familles de l'ordre
des seigneurs ?
Depuis le XIV* siècle, on ne voit plus trace de cette idée
que la qualité de ministériel de l'empire empêche une per-
sonne d'appartenir, soit à l'ordre des chevaliers, soit même
à l'ordre des seigneurs, si sa condition réelle et sa position
politique comportent un pareil rang.
Le Schwabenspiegel marque le moment de transition dans
lequel le souvenir de la quasi-servitude des ministériaux com-
mence à s'effacer, mais n'est pas encore tout à fait perdu. Il
statue, en effet, qu'un ministériel ne peut avoir de serfs, parce
que ceux qu'il aurait sont censés appartenir à son maître ;
mais il fait tout de suite après exception à cette règle pour
les hauts ministériaux des princes, qui, dit-il, sont d'origine
libre. Or, le fait de l'origine libre des hauts ministériaux n'est
vrai en soi que, peut-être, pour ceux des familles princières
remontant jusqu'aux temps carlovingiens et ceux des princes
ecclésiastiques. Néanmoins , la règle du Schwabenspiegel est
générale, elle admet tous les hauts ministériaux au droit de
266 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
posséder des serfs, et par conséquent leur attribue à tous
la capacité d*un droit de propriété complet, qu*eùt exclue le
jus curiœ, interprété à la rigueur.
A partir du XTV* siècle, dans les domaines de l'Eglise, on
ne voit plus de distinction entre les chevaliers de condition
libre et ceux qui ne le sont pas. Dans les documents émanant
de princes laïques, Tex pression de ministériel parait aussi
à peu près synonyme de celle de vassal ; de sorte que ces
deux classes ne sont plus séparées que par le souvenir d'une
différence d'état, et que les différences qui existent encore
sont dans les rapports réels ; mais, à cet égard aussi, dans
plusieurs lieux, le droit des ministériaux se rapproche de
celui des vassaux.
La dénomination de diemtmannen (hommes de service),
qui avait remplacé celle de dienstleute (gens de service), plus
usitée dans les temps carlovingiens , fut remplacée ensuite
par celle 'de dienstherrn (seigneurs de service) ; cette progres-
sion dans les termes est significative. Au XV® siècle, la dis-
tinction entre vassaux et ministériaux disparait même, quant
au nom ; les deux classes n'en font plus qu'une, qui est l'or-
dre militaire {ordo militaris, ritterschaft). Les traces de l'an-
cienne ministérialité se reconnaissent seulement à quelques
divergences entre les coutumes féodales de certains lieux et
le droit féodal commun ; mais tous les fiefs militaires sont
devenus de véritables fiefs , c'est-à-dire des possessions qui
impliquent la liberté du possesseur.
Dans la première partie du moyen âge, et jusqu'au XIII®
siècle , la noblesse d'empire seule était censée noblesse, et
par conséquent elle n'était pas encore haute noblesse , par
opposition à une moyenne ou petite noblesse.
Evidemment, ce qui a fait naître l'idée de la noblesse, en
PLUSIEURS SENS DU MOT MILITES. 267
Allemagne comme ailleurs, c'est l'idée de chevalerie, dont
le premier germe se trouve dans la prééminence el les privi-
lèges dont jouissait la profession militaire, et spécialement
l'arme de la cavalerie.
L'expression milites a revêtu plusieurs sens. Dans le sens
le plus étendu, elle signifie soldat; dans un sens déjà un peu
plus restreint, elle signifie cavalier, par opposition à fantas-
sin : ainsi, en parlant d'une petite armée, les chroniqueurs du
XIIP siècle disent qu'elle se composait de u mille peditum et
centum milites, ))
Comme les vassaux libres servaient tous dans la cavalerie,
tandis que les serfs combattaient pour la plupart à pied, les
mêmes chroniqueurs, par exemple Radevise, l'historien de
la vie de Frédéric Barberousse, opposent milites et servientes.
En parlant des ministériaux qui servaient à cheval, on les
appelait (c milites servientes, w car l'expression de miles sup-
posait ou un vassal, ou un ministériel libre ; les autres mi-
nistériaux, quoique servant à cheval, se distinguaient des
chevaliers libres en ce qu'ils ne portaient pas la lance et le
haubert ; cette distinction symbolique s'est effacée avec le
temps.
Le quatrième sens du mot milites, qui est le plus restreint,
correspond à chevalier; ce mot chevalier, dans l'acception
usitée au moyen âge, unit l'idée d'une distinction personnelle
et militaire et celle d'un état {status) dans le sens juridique
du mot.
Ainsi, en Allemagne, les familles dans lesquelles le ser-
vice militaire le plus considéré, le service à cheval, était hé-
réditaire, étaient des familles de chevaliers, en ce sens que,
pour être fait chevalier, pour recevoir la distinction mili-
taire et sociale que comporte ce titre, il fallait être issu d'une
268 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
(le ces familles, être ritterburtig, sauf le le droit de l'empe-
reur de créer des chevaliers en dispensant de la condition de
naissance, ce qui était alors un acte d'ennoblissement chan-
geant rétat de la personne, et donnant par droit d'hérédité
à ses descendants la qualité que l'ennobli avait reçue d'une
manière exceptionnelle.
Au XIII" siècle, l'absence de ritterburtigkeit ne paraît pas
avoir eu les effets désavantageux pour la condition person-
nelle qu'on lui attribua dans la seconde partie de l'époque
féodale. En effet, d'après les livres de droit, la preuve de la
liberté suffisait pour établir la capacité à recevoir un fief;
mais, à cette époque déjà, on n'aurait pas souffert qu'un pos-
sesseur de fief ou de bénéfice ministériel n'exerçât pas la
profession militaire. Ainsi, l'ordre des chevaliers (rifferscfca/ï,
ordo eqmstris) existait déjà, mais il n'était pas un ordre fermé,
une caste, ce qu'il tendit à devenir plus tard. Cette circons-
tance sert à expliquer le doute dans lequel paraissent être les
livres de droit sur la question de savoir si le septième degré
du heerschild a la capacité de posséder des fiefs. Il semble res-
sortir de ce doute même que les hommes libres compris dans
ce septième degré ont eu le droit de porter les armes, puis-
qu'ils sont dans le heerschild, mais que la profession mili-
taire, commençant à être exigée , le droit de posséder des
fiefs commençait à être contesté à ceux qui n'exerçaient pas
uniquement cette profession , bien qu'ils pussent faire la preuve
de quatre générations de liberté et fussent, en conséquence,
de la classe dans laquelle la ritterschaft devait se recruter,
c'est-à-dire ritterburtig.
ÉTAT DRS PERSONNES EN ITALIE. 269
B. Italie.
La constitution féodale de l'empire germanique avait né-
cessairement réagi sur tout ce qui concerne l*état des per-
sonnes dans ce pays, annexé à TAUemagne précisément à
l'époque où se formait cette constitution.
Relativement à la noblesse féodale italienne, le livre des
fiefs fournit des renseignements entre lesquels l'accord n'est
pas très facile à établir * .
* Voici les textes des quatre passages du livre des fiefs relatifs aux ordres
entre lesquels se partageaient les seigneurs italiens :
Titre 1" (livre I). « Feudum autem darepossunt archiepiscopus, episcopus,
abbas, abbatissa, prœpositùs , si antiquitùs consuetudo eorum fuerit feudum
dare. Dux, marchio et cornes similiter feudum dare pos8unt,qui propriè regni
vel régis capitanei dicuntur. Sunt et alii qui ab istis feuda accipiunt, qui pro-
priè régis vel regni valvassores dicuntur. Sed hodiè capitanei appellantur qui
et ipsi feuda dare possunt. Ipsi vero qui ab eis accipiunt feudum minores val-
vassores dicuntur. »
Titre 14 (liv. I]. « De marchia, vel ducatu, vel comitatu, vel aliqua regali
dignitate, si quis investitus Aient per beneficium ab imperatore, ille tantum
débet habere ; hœres enim non succedit nisi ab imperatore per investituram
acquisierit. Si capitanei vel valvassores majores , vel minores investiti fue-
runt de bénéficie, filii vel nepotes ex parte filiorum succedunt. »
Titre 7 (liv. I). « Natura feudi hœc est ut si princeps investiverit capitaneos
suos de aliquo feudo, non potest eos devestire sine culpa ; id est marchiones
et comités et ipsos qui propriè hodiè appellantur capitanei. ( Cujas met ici
impropriè.) Si vero facta fuerit a minoribus vel minimis valvassoribus aliud
est. »
Titre 10 (liv. II]. « Qui a principe de ducatu aliquo investitus est, dux so-
lito more vocatur ; qui vero de marchia, marchio, etc.; qui vero a principe
vel ab aliqua potestate de plèbe aliqua vel plebis parte per feudum investitus
est, is capitaneus appellatur ; qui propriè valvassores majores olim appella-
bantur.
> Qui vero a capilaneis antiquitùs beneficium tenent, valvassores sunt; qui
autem a valvassoribus feudum quod a capitaneis habebantur similiter accepe-
270 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
Selon le titre 14 du livre I®"", il y aurait quatre classes de
seigneurs, dont la première se compose des marquis, des ducs
et des comtes, qui reçoivent l'investiture de Tempereur. La
seconde classe est celle des capitanei; la troisième comprend
les vavassaux majeurs, et la quatrième les vavassaux mi-
neurs.
Le titre l^^ du même livre semble fournir les éléments
d'une classification un peu différente. Il place les archevê-
ques, les évêques, les abbés et les prévôts, qui peuvent don-
ner des fiefs, sur la même ligne que les ducs, les comtes et
les marquis, qui, dit-il, sont proprement appelés les capi-
taines du royaume. Puis il ajoute : Ceux qui reçoivent des
fiefs de ceux-ci sont appelés les vavassaux du royaume ou
du roi ; mais aujourd'hui on appelle capitanei ceux qui peu-
vent eux-mêmes donner des fiefs ; ceux qui reçoivent d'eux
sont les vavassaux mineurs.
Le commentateur Balde observe à ce sujet que les conces-
sions qui seraient faites par des vavassaux mineurs ne cons-
titueraient pas âe véritables fiefs.
Le titre 7 du livre I®*" ne cadre complètement ni avec le
titre i*', ni avec le titre 14, quand il dit que l'investiture
donnée par le prince aux marquis, aux comtes et à ceux qui
sont aujourd'hui appelés capitaines, ne peut plus leur être
enlevée sans motif; mais il en est autrement si l'investiture
a été faite par les vavassaux mineurs, ou minimes. Il est à
supposer, d'après ce passage, que ceux qui sont de son temps
appelés capitaines sont les vavassaux majeurs du temps où
rint, valvassini, id est valvassores minores appellantur. Valvassore autem sine
fllio mortuo, feudum quod valvassori minori dederat ad capitaneum reverte-
batur. Sed hodiè eodem jure utuntur in curia mediolanensi quo et valvas-
sores. •
QUATRE CLASSES DE SEIGNEURS. 271
les comtes et les marquis étaient les capitaines ; mais la dis-
tinction entre les vavassaux mineurs et les vavassaux mini-
mes {minimi) est nouvelle, et ne se retrouve point ailleurs.
Un quatrième texte, le titre iO du livre II, me parait con-
tenir la clef de ces divergences apparentes, qui n'en sont pas
dans la réalité. Il explique que les ducs, les marquis et les
comtes sont investis par le prince; que ceux qui sont égale-
ment investis par le prince, ou par toute autre autorité (po-
testas), sont les capitanei (lesquels étaient appelés autrefois
les vavassaux majeurs) ; que ceux qui tiennent des capitaines
sont les vavassaux (proprement dits), et que ceux qui tien-
nent des vavassaux proprement dits sont les valvassini; les-
quels valvassini, d'après l'ancien usage, n'étaient pas censés
lenir en fief, car le vavassal qui les a investis, venant à mou-
rir sans enfant mâle, le fief qu'il a donné à un valvassin re-
venait au capitaine, seigneur du concédant.
La plupart des auteurs, s'en tenant exclusivement au ti-
tre !**■ du livre I®', n'ont vu dans le livre des fiefs que trois
ordres; mais, en conférant tous les passages de ce traité les
uns avec les autres, on voit bien qu'il y en avait quatre, sa-
voir :
4® Les archevêques, évéques, abbés pourvus d'immunités,
ducs, marquis et comtes.
2<* Les capitaines qui peuvent tenir leur bénéfice directe-
ment du prince, mais qui peuvent aussi le tenir des seigneurs
de la première catégorie, et qui, par cette raison, étaient ap-
pelés autrefois vavassaux du roi , c'est-à-dire vassaux des
vassaux du roi.
3° Les vavassaux proprement dits qui tiennent en fief des
capitaines, dont la tenure est un véritable fief, mais qui ne
peuvent pas concéder à leur tour un véritable fief, comme
peuvent le faire les deux ordres supérieurs.
272 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
&^ Les mlvamni, qui correspondent aux valvassores mi-
nimi de l'un des textes rapportés.
Il est à remarquer qu'aux temps féodaux , les Italiens em-
ploient presque indifféremment les titres de ducs, de comtes
et de marquis, de manière qu'on les voit appliquer souvent
tous trois au même personnage, par exemple, à Boniface de
Toscane.
Le savant Muratori a été induit en erreur par l'expression
cattanei, forme elliptique de capitanei, et qu'il croit venir de
castellani. Les capitaines italiens ne correspondent point aux
châtelains français, mais aux barons, dont ils portent même
le nom à Rome et dans le royaume de Sicile.
Si nous rapprochons maintenant la doctrine du heerschild
de celle du livre des fiefs, nous trouverons que le premier
ordre italien comprend les deux premiers heerschild germa-
niques après le roi, les princes ecclésiastiques et les princes
séculiers.
Le second ordre, celui des capitanei , correspond au heer-
schild des seigneurs [frei^herm), que Schilter assimile juste-
ment aux barons.
Les vavassaux proprement dits, qui sont le troisième ordre
en Italie , répondent assez exactement au cinquième heer-
schild, qui comprend, en Allemagne, les vassaux des sei-
gneurs.
Enfin, le quatrième ordre, celui des valvassini, répond éga-
lement de la manière la plus exacte au sixième heerschild,
qui comprenait les vassaux des vassaux et les ministériaux
des seigneurs.
Les rapports si précis qui existent entre le système du
livre des fiefs, tel que nous l'avons expliqué, et la hiérar-
chie allemande , sont une preuve bien forte en faveur de
GONGORDANCE DU HEERSCHILD. 273
notre interprétation, et montrent clairement quelle puissante
influence la féodalité germanique a exercée sur la féodalité
italienne. Les difficultés qu'on a éprouvées pour concilier plus
tard les données du livre des fiefs les unes avec les autres
montrent que cette influence, ayant cessé de se faire sentir
dès le XrV* siècle , tomba bientôt en oubli ; d'où il est ré-
sulté que ce qui était clair au moment où Ton rédigeait le
livre des fiefs est devenu vague et obscur lorsque les faits
eurent cessé de correspondre aux idées qui avaient servi de
base à la théorie.
Otlon de Freisingen, dans sa Vie de Frédéric I^', distingue
les capitanei , les valva^ores et la fleh^ : les capitanei sont
de deux sortes, les princes, ducs, margraves et comtes, qui
ont un fief militaire supérieur (fahnlehen), ceux-ci tiennent
immédiatement du roi, puis les vassaux des princes, soit laï-
ques, soit ecclésiastiques, qui ont aussi un fief militaire tenu
du roi et correspondent aux seigneurs. Les vassaux des ca-
pitanei sont les valvassores, et il y en a aussi de deux sortes,
les valvassores majores et [Q'&valvassini, ou valvassores minimi,
qui tiennent leur fief des valvassores, La plèbe comprend les
hommes libres qui n'ont pas de fief.
Ainsi, le témoignage du chroniqueur allemand se concilie
parfaitement avec les données du livre des fiefs, dont la ré-
daction est à peu près contemporaine.
Il faudrait maintenant savoir quel était l'état des classes
inférieures des campagnes soumises aux seigneurs féodaux ;
leurs rapports dans l'Italie franque ne doivent pas avoir été
très différents de ce qu'ils étaient dans la France du sud, où
l'élément romain et les institutions franques s'étaient com-
binés à peu près de la même manière.
Comme toujours, les renseignements sur l'état des classes
UtU. ET DOCUM. XVI. 18
274 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRB.
inférieures de Tltalie, durant l'époque féodale, sont encore
bien plus incomplets que ceux que Ton peut recueillir tou-
chant les classes élevées.
Il sera intéressant, entre autres, de rechercher si l'on
trouve en Italie cette classe des ministériaux dont l'histoire
est un des traits caractéristiques de la féodalité germanique.
Muratori observe en passant que les rois et les princes
donnèrent aussi des fiefs pour d'autres services que celui de
la milice, ainsi pour des honneurs ou pour des services mi-
nistériels *.
Le Traité sur les fiefs concédés par le patriarche d'Aquilée,
publié par le même auteur, est encore plus positif sur la ques-
tion qui nous occupe. Il débute en ces termes : « Il y a trois
» genres de fiefs dans le Frioul : le fief proprement dit, le fief
» d'habitation et le fief ministériel*. » Le traité explique en-
suite que les fiefs ministériaux sont ceux des boulangers,
tailleurs, maçons, et autres gens de métiers.
Les feuda recta, qui sont évidemment les rechteleh^n ger-
maniques, sont aussi appelés libéra dans le traité des fiefs
d'Aquilée. L'abbé d'Udine, dont Muratori rapporte les obser-
vations, confond, contrairement au texte même, ces feuda
libéra avec les fiefs ministériaux ; le sens de cette dernière
institution avait été perdu de vue.
* « Itaque re^m et principum bona non pauca sive in feudum concede-
bantur, ut inde mililiœ, aut honoris, aut tmnisterii atict^ju* serviHum vassi
redderint. > (Dissert. XI«, Ob$ervaUon$ iur un partage des comtes de Mala-
spina.)
* c Triplex in Foro Julii feudum esse dignoscitur ; rectum et légale, habi-
tantiœ et ministeriale, non a patriarchis solum, sed ab oppidanis quoque con-
ferre soUtum. »
MINISTÉRIAUX d'iTALIE. 275
Si Ton s'en tenait au document que nous venons de citer,
on pourrait croire que les ministériaux dltalie, bien qu'ils
aient un genre de fief, ne sont que des ouvriers, gens de pe-
tite condition ; mais une anecdote que nous a conservée Do-
nizo est la preuve du contraire. Ce chroniqueur raconte que
lorsque Henri III vint en Italie pour se faire couronner, Al-
bert, vicomte de Mantoue, se présenta à lui et lui offrit en
don cent chevaux et beaucoup d'autres choses précieuses ;
or, ce vicomte, si riche et si libéral, était serf du marquis Bo-
niface de Toscane. Aussi l'empereur s'écria-t-il, en recevant
les cadeaux d'Albert : (( Quel est l'homme qui possède des
)) serfs pareils à ceux de Boniface ! » Dans ce trait, on voit
la ministérialité dans toute la splendeur à laquelle elle avait
pu parvenir en Allemagne, sans que l'idée de servitude qui
l'accompagne ait cessé d'être en évidence.
Il ne faut pas confondre les ministériaux d'Italie avec les
hommes de masnade (hommes des manses, massariï), dont la
dépendance était peut-être moins complète, et qui pourtant
étaient au-dessous d'eux dans la hiérarchie sociale qu'avaient
créée les mœurs toutes militaires de ce temps. Les hommes de
masnade sont les colons des polyptiques français, et corres-
pondent aussi à ces demi-libres dont l'Allemagne possédait
de si nombreuses espèces. Les masnadieri étaient des pay-
sans qui servaient dans l'infanterie, sous la conduite de leurs
seigneurs, et c'est de là qu'on a appelé masnade une cohorte
d'infanterie.
Muratori mentionne des documents du X® siècle, dans les-
quels les hommes de masnade sont appelés en latin manentes;
dans d'autres, ils sont appelés tributarii et opposés aux liberi
et alloderii, c'est-à-dire aux cultivateurs libres et possesseurs
d'alleux. Celte dernière classe s'était maintenue en Italie
mieux qu'en Allemagne et dans la France du nord.
276 CONDITION DES PERSONNES DANS l'eMPIRE.
n est fortement à présumer qu'en Italie comme en Alle-
magne, la condition civile des personnes n'est qu'imparfaite-
ment contenue dans le droit féodal. Les classes féodales dont
nous avons parlé furent aussi des classes de la population
des villes, où elles eurent une grande activité politique, de
concert avec la plebs, qui était en dehors de la féodalité. On
pense généralement que ce dernier élément de la population
urbaine était composé, dans l'origine, de la population ro-
maine , tandis que l'aristocratie féodale était composée en
majeure partie des descendants des Lombards et des Francs.
Cette circonstance a pu n'être pas sans influence sur le parti
que prirent les villes, d'un côté, et la noblesse campagnarde,
de l'autre, dans les longues querelles des Guelfes et des Gi-
belins.
TROISIÈME SECTION.
DES MODIFICATIONS SURVENUES DANS LA HIÉRARCHIE FÉODALE
VERS LA FIN DES TEMPS FÉODAUX.
Le droit féodal s'est conservé en Europe jusqu'à la Révo-
lution française. Dans quelques pays même , il a continué
jusqu'à nos jours à régir divers rapports de droit privé et
conservé une certaine place dans la constitution politique.
Toutefois, depuis le XVI® siècle, si le droit féodal existait en-
core, il ne dominait plus comme auparavant l'organisation
sociale tout entière; il se survivait pour ainsi dire à lui-même.
C'est pourquoi on peut parler d'un droit féodal postérieur aux
temps féodaux . Dans ce droit féodal moderne, certains rap-
ports ont changé dans leur essence ; bien des choses n'exis-
tent plus que parce qu'elles existaient auparavant , d'autres
ont disparu tout à fait.
Dans cette section nous traiterons, moins du droit féodal
moderne que des modifications que reçurent les institutions
féodales pendant la deuxième époque féodale, c'est-à-dire du
commencement du XIV* jusqu'au XVI® siècle.
Nous ne distinguerons plus entre la hiérarchie des fiefs et
la hiérarchie des personnes dans l'intérieur d'un même fief;
car, au point où nous sommes, la hiérarchie des fiefs s'é-
croule à mesure que l'Etat se consolide et il ne reste, à la fin,
plus guère de réel qu'une hiérarchie dans la condition des
personnes.
278 DÉCLIN DE LA FEODALITE EN FRANCE.
I.
Hécllii de la féodalité en France*
La puissance qui a transformé la féodalité en France, et
qui, après se l'être subordonnée, Ta dépouillée successive-
ment de ses prérogatives les plus importantes, est la royauté.
Les instruments de cette transformation ont été les employés
de la couronne. Dans la longue lutte qui s'est livrée entre la
féodalité et la royauté, celle-ci avait en outre, pour princi-
paux auxiliaires, les parlements et les communes.
Les employés de la couronne étaient de deux ordres, ceux
qui étaient attachés immédiatement à la cour ou qui diri-
geaient l'administration générale du royaume , et les em-
ployés locaux ; nous n'avons pas à nous occuper ici de la
première classe ; quant aux employés locaux dans les temps
féodaux, ce sont les mêmes que l'on trouve également dans
les fiefs non-royaux, savoir, les baillis ou sénéchaux, et les
prévôts.
Dans chaque grand fief, il y avait une partie constituant
le domaine réservé du seigneur, et, à côté de ce domaine, les
terres des vassaux ; ces employés administraient d'une ma-
nière absolue le domaine; vis-à-vis des vassaux, en revan-
che, leur pouvoir était limité.
La prépondérance que la royauté a acquise en France a
été cause que l'attention s'est portée exclusivement sur les
employés royaux, et que l'histoire ne s'est guère occupée des
employés seigneuriaux. Cependant, tout porte à croire que
EMPLOYÉS ROYAUX, LEUR INFLUENCE. 279
les uns comme les autres engagèrent de bonne heure une
lutte au nom de leur maître, aux droits duquel ils s'identi-
fiaient, contre les droits des vassaux. Ce qui le prouve, c'est
que la lutte de la couronne contre la féodalité a toujours été
dirigée contre les grands vassaux, et que, lorsque la monar-
chie triompha des grands vassaux, les petits seigneurs étaient
déjà singulièrement soumis et amoindris : qui les aurait réduits
à cet état, sinon justement les employés des grands vassaux ?
Tandis que les employés seigneuriaux devinrent fréquem-
ment eux-mêmes des seigneurs féodaux exerçant leur emploi
à titre de fief, la vigilance royale ne permit point aux em-
ployés de la troisième dynastie de transformer leur office en
fief, ainsi que l'avaient généralement fait les employés des
deux premières races. Ainsi, durant l'époque féodale, le fait
qui a le plus puissamment contribué à la formation de la féo-
dalité, la transformation des offices publics en fiefs, ne se
reproduisit point ; la couronne maintint le principe de la ré-
vocabilité de ses fonctionnaires et les tint toujours sous sa
dépendance; les progrès que le pouvoir royal fit cons-
tamment pendant l'époque féodale, à l'inverse de ce qui avait
eu lieu dans l'époque antérieure, doivent être attribués avant
tout à cette circonstance-là.
On a prétendu que les prévôts étaient une création royale
et qu'ils furent institués, pour la première fois, dans le soi-
disant testament de Philippe-Auguste, par conséquent à la
fin du XI® siècle. Cette opinion est réfutée d'avance par ce
que nous venons de dire ; du reste, il est clair que le pou-
voir des employés royaux varia considérablement selon les
époques.
Les prévôts avaient en mains l'administration du domaine.
Lorsque le domaine royal se fut partout accru considérable-
280 DÉCLIN DE LA FÉODALITÉ EN FRANGE.
ment, ils acquirent par là même plus d'importance , et pa-
rurent au milieu des populations comme de véritables em-
ployés ; ils exerçaient la police dans leur diopèse, et perce-
vaient les revenus du roi, dont ils lui rendaient compte. Au
commencement, ils exerçaient l'autorité militaire sur la
classe intermédiaire entre les non-libres et les vassaux di-
rects, sur les hommes de poète. C'était sous eux encore que
marchait le contingent des villes ; cette partie des fonctions
prévôtales est celle qui a cessé le plus tôt. Enfin, les prévôts
exerçaient au nom du roi la justice dans les domaines royaux .
Au-dessus des prévôts, qui portèrent dans le nord les noms
de vicomtes, châtelains et maires, et souvent celui de viguiers
dans le midi, étaient des employés administratifs supérieurs,
réunissant dans leur ressort plusieurs prévôtés, ou vigueries;
ces employés sont les baillis, qui, dans le midi, s'appelaient
sénéchaux. Pris dans la haute noblesse , ces officiers exer-
çaient la haute police, surveillaient l'administration des fi-
nances, de laquelle ils rendaient compte, trois fois par an,
à la cour des comptes, à Paris ; ils avaient le commandement
militaire de la province, représentaient le roi dans les villes
royales, et possédaient une haute juridiction servant d'appel
à celle des prévôts.
Ghampionnière pense que les baillis représentaient le roi
dans ses fiefs et en sa qualité de seigneur féodal, et que le
prévôt le représentait dans les justices ; cela paraît résulter
de la mention que fait pour la première fois des baillis le
testament de Philippe- Auguste.
Dans l'origine , les baillis étaient loin d'avoir toutes les
attributions qu'on leur voit déjà à la fin du XIII® siècle ; ils
étaient établis, comme les prévôts, dans les domaines du roi ;
ainsi, les seigneurs, même dans l'Ile de France, en étaient
SÉNÉCHAUX ET GRANDS BAILLIS. 281
dans Ig principe indépendants. Le premier pas que le pou-
voir des baillis fit au delà de ces limites, fut fait après la
guerre des Albigeois. La couronne avait acquis de grands
biens dans le Languedoc, et comme le roi, vu Téloignement,
ne pouvait y tenir sa cour de baronnie, les sénéchaux fu-
rent chargés de ce soin ; c'est par là qu'ils se distinguent des
premiers baillis, car ils sont placés au-dessus de seigneurs
qui ne devaient au roi que la fides, et non Vhommage. Leur
office s'étend au domaine royal, tant féodal que justicier, car
ils sont au-dessus des prévôts, et ils remplacent le roi,
non-seulement en sa quaUté de seigneur féodal, mais
encore en sa qualité de suzerain . Les acquisitions de la cou-
ronne s'étant accrues par la suite dans le nord, le roi chargea
aussi les grands baillis du nord des fonctions qui avaient in-
combé aux sénéchaux du sud.
Tant que le bailli ne faisait que remplacer le seigneur
féodal, l'ancienne constitution féodale restait intacte ; mais,
dès qu'ils remplacèrent le suzerain, et comme tels s'arrogè-
rent une autorité sur les seigneurs, leurs empiétements allè-
rent toujours en augmentant, et ils devinrent le principal
instrument des modifications qui altérèrent la constitution
féodale si rapidement à partir du XIV® siècle.
Plus les fonctions des baillis étaient importantes, plus la
couronne dut prendre de précautions pour éviter que l'on
n'en fit abus. Saint Louis leur imposa un serment très dé-
taillé ; parmi les conditions qui leur sont imposées, nous en
trouvons quelques-unes qui semblent empruntées à l'institu-
tion des podestats, qui fleurissait alors en Italie. Ainsi, le
bailli ne pouvait acquérir de terres dans son bailliage , ni
s'y marier ou y établir ses enfants ; ses fonctions étaient li-
mitées à trois ans, et il devait demeurer cinquante jours dans
282 DÉCLIN DE LA FEODALITE EN FRANCE.
Son bailliage après Texpiration de ses fonctions, pourjépon-
dre aux plaintes que sa gestion avait pu soulever.
Philippe-le-Bel alla plus loin dans ses précautions à l'égard
des baillis, car l'ordonnance de 4302 statue que nul ne peut
être sénéchal , bailli , ou même prévôt , dans le lieu de sa
naissance ; mais ces diverses dispositions furent loin d'être
observées régulièrement. L'usage s'était déjà introduit , au
XIII^ siècle, de mettre en vente et d'adjuger au plus offrant
les prévôtés et les bailliages inférieurs ; cependant, cette vé-
nalité des offices ne s'étendit point aux baillis supérieurs, le
serment de saint Louis leur interdit même de prendre au-
cune part dans le produit de l'adjudication des emplois in-
férieurs. La vénalité des prévôtés donna, du reste, lieu à de
nombreux abus. A diverses reprises, pendant le XIV® et le
XV" siècle, les états généraux demandèrent et obtinrent
qu'elles ne seraient plus affermées , mais mises en garde ;
malgré cela, quand la couronne avait besoin d'argent, elle
revenait au système de la vénalité. Plusieurs villes avaient
obtenu du roi, par privilège spécial, le droit de n'avoir ja-
mais que des prévôts en garde ; <( les villes, dit Pasquier,
affectionnaient les prévôts en garde, comme ceux qui, pour
leur prud'hommie, étaient appelés à cette charge sans bourse
délier. »
Au commencement du XVI* siècle, les affaires s'étaient trop
multipliées pour que les baillis pussent suffire à leurs fonc-
tions; on créa alors les lieutenants-généraux civils et crimi-
nels, pris ordinairement dans la classe des justiciers; c'est
aussi à cette époque que paraissent les gouvernements pro-
vinciaux, dont la circonscription est en général plus étendue
encore que celle des bailliages, mais variait assez. Cette di-
vision en gouvernements se rattachait, dans le principe, aux
JURISTES, DROIT ROMAIN, ORDONNANCES. 283
précédents rapports des seigneuries ; mais elle s'en détacha
tout à fait dans la suite.
Saint Louis, dans ses Etablissements, dont Tinflucnce sur
le système féodal fut très grande et s'étendit par la force de
l'exemple au delà môme des limites du royaume, avait utilisé
son système d'employés pour mettre Tordre et l'harmonie dans
la société féodale, aux principes de laquelle il montrait encore
beaucoup d'égards ; mais Philippe-le-Bel s'affranchit déjà de
ces ménagements. L'influence du droit romain, qui commen-
çait à se faire sentir avec force, était très favorable aux idées
absolutistes et les rattachait aux souvenirs des empereurs ro-
mains. Sous l'empire de ces idées, les juristes français n'hé-
sitèrent pas plus à transporter au roi les droits de la ma-
jesté impériale que les juristes impériaux n'avaient hésité à
les attribuer à l'empereur , qui , lui du moins, se donnait
pour le successeur des Césars. Philippe-le-Bel commença
donc à rendre des ordonnances ayant force de loi, sans s'in-
quiéter de l'assentiment des barons ; les barons français ne
surent pas, comme ceux d'Angleterre, s'unir pour faire de
cet assentiment une condition de l'exercice du pouvoir légis-
latif que la couronne commençait à s'attribuer.
Philippe-le-Bel n'osa cependant point s'attaquer au droit
que le système féodal reconnaissait aux barons de n'accorder
d'impôt que de leur libre gré. En réunissant une assemblée
générale des états du royaume, dans laquelle siégeaient les
députés des villes, et dans laquelle le tiers-état votait lui-
même des subsides , on porta néanmoins une atteinte très
grave au pouvoir de l'aristocratie ; car la plupart des villes
représentées aux états étaient encore sous puissance seigneu-
riale, et, d'après le droit féodal, n'auraient pu s'imposer qu'a-
vec le consentement de leurs seigneurs respectifs. La couronne
284 DÉCLIN DE LA FÉODALITÉ EN FRANGE.
se trouvait par là acquérir une masse considérable de sujets
immédiats, qu'elle s'attachait par la concession de nouveaux
privilèges, et qui lui fournirent un puissant appui contre
l'aristocratie seigneuriale.
Les tentatives absolutistes de Philippe-le-Bel amenèrent
une forte réaction sous le règne de son successeur Louis X,
dit le Hutin. L'aristocratie se concerta et arracha au prince
de nombreuses chartes, par lesquelles le roi promettait d'ob-
server à l'avenir les règles de la constitution féodale ; les
usurpations des baillis sur la seigneurie furent corrigées, et
le lien féodal direct entre seigneurs et vassaux fut rétabli
dans son intégrité, soit quant au service militaire, soit en
matière d'imposition, soit en matière de justice; en6n, le roi
s'engagea à ne plus acquérir de fiefs relevant d'une seigneu-
rie, et à aliéner ceux qu'il possédait ou bien à faire rendre
par un représentant le service féodal dû en raison du fief.
Ces concessions rétablirent le système féodal en France
pour un certain temps, mais la puissance royale n'en pour-
suivait pas moins son but, avec plus de prudence, il est vrai,
mais aussi avec plus de sûreté.
La réaction féodale, qui dura pendant les trois règnes des
fils de Pbilippe-le-Bel, brisa les instruments de ce despote et
rétablit les principaux privilèges de la noblesse, mais elle ne
put restaurer l'esprit de la féodalité, lui rendre la vie qui s'en
allait d'elle. Les seigneurs continuèrent à négliger les cours
féodales et vinrent demeurer à la cour, attirés par le goût du
faste et des plaisirs ; ils laissèrent derechef les légistes exer-
cer l'influence de fait qui les avait si vivement soulevés, et se
contentèrent de garder sur eux une supériorité de rang qui
ne servait pas à les défendre contre ces patients et audacieux
ennemis.
LE POUVOIR DES SEIGNEURS RABAISSÉ. 28K
Les agitations démocratiques du XI V^ siècle obligèrent la
féodalité et la royauté à se réunir contre un adversaire com-
mun, et ce grand mouvement populaire passa comme un
orage, sans laisser dans la constitution du pays aucune trace
durable.
Les guerres avec les Anglais entraînèrent la ruine et la
disparition d'un grand nombre de seigneuries, et, au com-
mencement du XV® siècle, la royauté avait repris plus qu'elle
n'avait dû céder sous le règne de Louis-le-Hutin. Ces con-
quêtes étaient désormais durables, car elles étaient l'œuvre
du temps et d'une jurisprudence qui marchait systématique-
ment à ses fins. La politique machiavélique de Louis XI ac-
complit l'œuvre constante de la royauté capétienne. Presque
toutes les grandes seigneuries étaient réunies à la couronne,
qui réunissait ainsi dans sa main tous les droits ancienne-
ment attribués aux suzerains, et une puissance irrésistible
pour réaliser ces droits et les développer. Celles des petites
seigneuries qui n'avaient pas été absorbées déjà dans les
grandes seigneuries n'étaient plus de taille à songer à la ré-
sistance. Dès ce moment donc, au jugement de tous les his-
toriens, la constitution féodale de la France a cessé d'exister,
et la hiérarchie des seigneurs fait place à une classe privilé-
giée, mais soumise, assujettie, qui ne conserve que le souve-
nir et quelques faibles restes de ses anciens droits de souve-
raineté.
En comparant les destinées de la hiérarchie féodale fran-
çaise avec celles de la hiérarchie féodale allemande, on aper-
çoit un contraste bien frappant.
En Allemagne, la féodalité, établie par l'empire pour les
besoins du service impérial, et sur la base des anciennes ins-
titutions nationales, se présente d'entrée comme un système
286 DÉCLIN DE LA FEODALITE EN FRANCE.
organisé , dans lequel les droits , les devoirs et le rang de
chacun sont connus et déterminés. Le désordre ne résulte
pas là de l'absence de principes régulateurs, mais de leur
inobservation et de leur mise en oubli ; l'unité existe dès le
début, et les changements successifs qui ont fini par affaiblir
singulièrement cette unité, par détraquer cet organisme, ont
été en général le résultat de l'insubordination des seigneurs
subalternes, de leurs révoltes, de leurs coalilioiis, de leurs
usurpations, à l'égard du pouvoir central.
Sous ce rapport, les vicissitudes de la féodalité allemande
ont de l'analogie avec celles du système politique et social
de la période barbare, durant laquelle le même fait se repro-
duisit constamment.
En France, la féodalité date d'un moment où il n'existe,
en réalité, aucune hiérarchie positive, aucun système juri-
dique reconnu , aucune organisation centrale et régulière ;
elle date de l'indépendance de fait des seigneuries, et de ce
que l'on a appelé, à assez juste titre, la confusion, ou Vanar-
chie féodale. En France, la suzeraineté, qui plus tard a créé
la subordination des petites et moyennes seigneuries aux
grandes, n'avait, dans le principe, d'autre fondement juridi-
que que l'idée vague des nationalités provinciales, représen-
tées traditionnellement par certaines seigneuries plutôt que
par d'autres. De cette idée, la force a tiré le système de la
fides, ou de la suzeraineté, et le pouvoir des grands vassaux ;
de la même idée, unie aux traditions de monarchie et d'unité
nationale, la force encore a tiré le pouvoir royal.
Ainsi, tandis que l'empire féodal allemand s'est déformé
successivement par la résistance des seigneurs de moyen
ordre, soit contre les seigneurs principaux, les anciens ducs,
soit contre l'empereur, la monarchie et la hiérarchie féo-
LA ROYAUTÉ SURVIT A LA FÉODALITÉ. 287
dale française se sont formées essentiellement par la violence
et la pression exercée sur les seigneurs les moins puissants
par les seigneurs les plus puissants^ et sur ces derniers par
le roi.
Sous le règne de saint Louis, la féodalité française est ar-
rivée à son entier épanouissement ; la royauté est encore féo-
dale, mais la relation de suzeraineté avec toutes les seigneu-
ries du royaume n'est plus l'objet de doutes, ni de contesta-
tions. Cette suzeraineté se manifeste dans le principe : <( Toute
» justice émanant du roi, ou comte, toute laie juridiction du
)) royaume est tenue du roi en fief ou arrière-fief » (Beau-
w manoir), et, dans cet autre principe, moins universellement
reconnu : « Le roi est le souverain fieffeux du royaume, »
maxime qui avait pour conséquence de faire considérer le
royaume tout entier comme un vaste fief. Depuis saint Louis,
la féodalité décline : lorsqu'un système social a obtenu son
maximum de puissance, il commence à s'arrêter, puis à des-
cendre; d'autres intérêts surgissent, qui d'abord, sans com-
battre le système dominant, s'en séparent ; ils l'atlaqueront
lorsqu'il aura perdu une partie de ses forces , car alors seu-
lement celui-ci songe à se défendre. D'abord la féodalité était
dans les besoins avant d'être dans les faits ; c'est l'époque
barbare. Elle a été ensuite dans les faits, ayant cessé d'être
dans les besoins ; c'est l'époque qui commence à saint Louis.
Lorsque la royauté commence à exercer un pouvoir légis-
latif sur tout le royaume, elle cesse par là même d'être royauté
féodale ; elle est plus, et elle est autre chose. Cette trans-
formation a été surtout l'œuvre des juristes, qui transpor-
taient au roi de France les idées du droit impérial romain.
Du temps de Beauraanoir, on se bornait à déclarer le roi
le gardien des coutumes; mais, bientôt après, Bouleiller l'ap-
288 DÉCLIN DE LA FÉODALITÉ EN FRANCE.
pelle le maître des œutumes : a Sachez, dit-il, que le roi de
» France , qui est empereur dans son royaume , peut faire
)} ordonnances qui tiennent et vaillent loi, ordonner et cons-
)) tituer, remettre et quitter, légitimer, affranchir, ennoblir,
» et en général faire tout et autant qu'à droit impérial ap-
M partient. )>
Les états généraux représentant tous les corps, et par con-
séquent tous les intérêts du royaume, auraient pu devenir
une assemblée exerçant, conjointement avec le roi, le pou-
voir législatif, mais, malgré quelques tentatives dans ce but,
ils n'y parvinrent point et demeurèrent ce que la royauté
voulait qu'ils fussent, un corps chargé de décréter les im-
pôts que le gouvernement lui demande, une assemblée de
contribuables ; le droit de rendre des ordonnances faisant loi
dans le royaume resta au roi, comme au seul survivant réel
de l'ancienne féodalité et de tous les petits souverains.
Depuis la victoire de la royauté, la noblesse française est
devenue une corporation politique, une classe, par opposi-
tion à la grande classe des roturiers. Cette classe siège comme
deuxième ordre de l'Etat dans les assemblées des états du
royaume; elle a le privilège d'occuper exclusivement cer-
tains emplois à la cour et à l'armée; elle a conservé, en ou-
tre, de grandes possessions territoriales, et exerce des droits
très divers, tant de justice que de fief, sur les habitants des
campagnes, autrefois ses hommes de poète ou ses arrière-
vassaux. Du reste, le service militaire que les vassaux de-
vaient au seigneur n'existe plus, la plupart des châteaux-forts
sont tombés entre les mains du roi, et les droits seigneu-
riaux, déjà bien diminués, sont soumis aux règles d'une ju-
ridiction créée et appliquée en dernier ressort par les employés
royaux.
PAIRS DE FRANCE. 289
La hiérarchie seigneuriale, qui, dans l'origine, se compo-
sait de seigneuries en principe indépendantes, mais plus ou
moins reliées entre elles par les rapports vagues et mobiles
de la suzeraineté, s'est transformée en une hiérarchie de
rang plutôt honorifique que politique , car toutes les seigneu-
ries sont politiquement soumises au pouvoir royal.
A la tête de cette hiérarchie de la noblesse sont les pairs
du royaume. L'origine historique des pairs de France est in-
certaine, l'imagination s'est emparée de ce sujet et l'a quel-
que peu obscurci. Nous savons ce que c'était que la pairie
féodale et comment elle se trouve dans tous les degrés de
l'association dont la base est le fief.
La pairie française aurait donc dû, d'après le système du
droit féodal , comprendre tous les vassaux immédiats de la
couronne, ceux que les historiens appellent ordinairement
les grands vassaux, ou les barons de France ; mais il n'en
est pas exactement ainsi. Sans parler de ceux qui font dé-
river les pairs de la Table ronde de Charlemagne, ou des élec-
teurs d'Allemagne, ou de maintes autres hypothèses encore
moins historiques que celles-là, el en s'attachant strictement
aux faits, on est conduit à admettre que, durant les pre-
miers siècles féodaux, les pairs de France sont les pairs féo-
daux ; mais alors l'institution d'une pairie française n'existe
pas encore ; à proprement parler, la pairie n'est pas une dis-
tinction particulière, c'est une qualité que chacun revêt dans
la sphère que lui assigne sa position dans le système féodal.
La pairie française, et en même temps le chiffre de douze,
qui aurait été celui des pairs du royaume, se trouvent men-
tionnés pour la première fois par Matthieu Paris, à propos du
jugement que Philippe- Auguste rendit contre Jean-sans-Terre,
roi d'Angleterre. Probablement le roi de France, ne trouvant
MÉM. ET DOCUX. XVI. 19
290 DÉCLIN DE LÀ FÉODALITÉ EN FRANCE,
pas opportun ou possible de convoquer tous les vassaux im-
médiats, se borna à appeler douze des principaux seigneurs
du royaume, le nombre douze étant le minimum requis pour
une cour seigneuriale. Ce précédent servit de règle, et Ton
trancha ainsi à l'aide d*une fiction une difficulté peut-être
insoluble, vu les circonstances dans lesquelles la monarchie
se trouvait. 11 faut d'ailleurs remarquer que, sur les douze
pairs, les six pairs ecclésiastiques, savoir, l'archevêque de
Reims et les évêques de Laon, Langres, Noyon, Châlons et
Beauvais , n'étaient pas des vassaux immédiats de la cou-
ronne, mais seulement des vassaux du duché de France, et
qu'en revanche, outre les six pairs laïques, savoir, les ducs
de Bourgogne, d'Aquitaine et de Normandie, et les comtes de
Champagne, de Toulouse et de Flandre , il y avait encore
bien d'autres vassaux immédiats de la couronne, par exem-
ple, les comtes de Vermandois, de Perche, d'Anjou, elc.
La cour des pairs se confondit dans la suite avec le parle-
ment.
Le nombre des pairs ecclésiastiques resta le même ; en re-
vanche, celui des pairs laïques augmenta rapidement. Au
commencement du XIV® siècle, les comtés de Toulouse et de
Champagne et le duché de Normandie avaient été réunis à
la couronne ; Philippe-le-Bel remplaça les pairs supprimés
du fait de cette réunion par les ducs de Bretagne et les comtes
d^Anjou et d'Artois. Peu après, les comtes de Poitou , d'E-
vreux, de Màcon, de Nemours, d'Alençon, et les barons de
Bourbon, furent élevés à la pairie ; puis l'usage s'établit de
donner en apanage des duchés-pairies à tous les princes du
sang. Avant la Révolution , outre les princes du sang , on
comptait quarante pairs laïques. Les anciens douze pairs
avaient chacun leurs fonctions déterminées lors du couron-
nement.
NOBLESSES DE RACE, DE LETTRES ET DE ROBE. 291
Les pairs avaient la préséance sur tous les autres nobles ;
ainsi, un baron, pair de France, passait avant un duc qui ne
l'aurait pas été. Après les pairs viennent les ducs, puis les
marquis, les comtes, les princes, les barons, les vicomtes et
les châtelains. D'après l'édit de 1S79, tout duché, ainsi que
toute pairie, devait fournir un revenu d'au moins 8,000 li-
vres ; pour la pairie, ce chiffre fut élevé dans la suite jus-
qu'à 30,000. Un marquisat devait compr'ëndre au moins trois
baronnies et trois chàtellenies ; un comté, deux baronnies et
trois chàtellenies, ou une baronnie et six: chàtellenies. Mais
cet édit n'eut pas de suite, et l'arbitraire royal fut complet
dans cette matière.
Dès le XIY® siècle, la noblesse de race et de naissance ,
l'ancienne noblesse féodale, commença à être augmentée par
la nouvelle noblesse, de création royale, la noblesse par let-
tres. Dans la suite, la concession des lettres de noblesse de-
vint pour le fisc une abondante source de revenus. Certains
emplois publics conféraient aussi la noblesse, et les docteurs
en droit furent élevés, quant à leur personne, au rang de
chevalier. La noblesse attachée aux hauts emplois était ap-
pelée noblesse de robe; elle passait aux descendants. Dans les
emplois moins considérables^ elle ne devenait héréditaire
qu'après trois générations.
La distinction en haute noblesse et simple noblesse n'était
ni aussi précise, ni aussi importante en France qu'en Alle-
magne ; cependant elle existait. Les seigneurs, jusqu'aux châ-
telains y compris, formaient la haute noblesse et portaient le
titre de chevalier, ou sire; les autres nobles s'appelaient
seulement écuyers, ou gentilshommes.
On perdait la noblesse par jugement, ou par une occupa-
tion roturière. Sont censées occupations roturières, le corn-
292 DiCLIN DB LA FÉODALITÉ EN FRANCS.
merce, sauf le commerce maritime, l'état de fermier, les états
de procureur, notaire, huissier, greffier, etc., mais non ceux
de médecin, avocat et juge.
L'émancipation des classes serves avait eu lieu d'abord par
voie d'afirancbissements individuels ; elle eut ensuite lieu par
masses , lors de l'émancipation des communes ; mais cette
émancipation concerne surtout la population urbaine.
Cependant, le mouvement communal du XII® et du XIII®
siècle fut plus utile à la population des campagnes qu'on ne
le penserait au premier abord. Beaucoup de communes ru-
rales reçurent des chartes d'affranchissement de leurs sei-
gneurs; d'autres entrèrent en relation de combourgeoisie
avec des villes, et participèrent par là Aux privilèges des ha-
bitants de celles-ci.
La faculté de se faire reconnaître homme du roi, accordée
à tout sujet, fut un acte immense d'empiétement de la royauté
à l'égard des seigneurs, mais dont on ne connaît pas encore
bien, semble-t-il, les conséquences pratiques. Au reste, la
seule faculté d'acquérir le droit de bourgeoisie dans une com-
mune libre, au moyen d'un séjour d'un an, dut rendre fort
difficile aux seigneurs le maintien rigoureux de leurs droits sur
les classes serves. A la fin des temps féodaux, le servage
avait à peu près disparu de l'ancienne France royale, et ne
se maintenait guère que dans les provinces qui étaient au-
trefois de l'empire, comme, par ex^nple, la Franche-Comté.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer l'histoire des destinées
du tiers-état, ou de la bourgeoisie, en France, depuis la chute
de la féodalité ; le rdle des villes dans les mouvements du
XV® siècle et dans les parlements ; les privilèges des bour-
geois ; les institutions des tribus ; l'histoire de l'asservisse-
ment des communes libres sous le niveau général imposé
TIERS- ÉTAT. LE SERVAGE DISPARAIT.
295
par la royauté absolue ; le réveil vainqueur du tiers-état à
la fin du siècle passé ; toutes ces choses appartiennent à This-
toire politique, ou à Thistoire des communes, plutôt qu'à
celle de la féodalité.
Dans le midi de la France, on remarque, comme dans les
villes d'Italie , une bourgeoisie patricienne , qui était tenue
comme noble, aussi bien que la noblesse féodale ; cette par-
ticularité ne se trouve pas dans le nord.
294 DÉCLIN DE LÀ FÉODALITÉ EN ALLEMAGNE.
SU.
néelin de 1» fféediilité en AUemagne*
En Allemagne, la concession du privilège de non evocando
faite aux étais de Tenapire par la bulle d'or donnée par Char-
les IV, en 1354, et l'abandon que cet empereur fit aux étals
des principaux droits d'avouerie impériale qui subsistaient
encore, marquent le moment où la landhoheit est devenue
une landherrlichkeit (souveraineté territoriale complète), et
où, à l'empire féodal du moyen âge succède une vaste confé-
dération d'états présidée par un empereur. La bulle d'or
constitua aussi d'une manière définitive le mode électoral ,
qui dès lors a été suivi pour l'élection de l'empereur aussi
longtemps que l'empire d'Allemagne a existé.
Ce n'est pas Charles IV qui a créé le privilège des sept élec-
teurs ; le privilège de quelques-uns des princes de l'empire
de choisir l'empereur date de la fin du XIII® siècle. L'usage
s'était introduit d'abord de faire présenter à l'assemblée des
états de l'empire un candidat par une commission composée
des plus considérables d'entre les princes. Otton de Freisin-
gen nous apprend que cela fut mis en pratique lors de l'élec-
tion de Frédéric l^^ : n Cum de eligendo principe primates
» consultarent tandem ab omnibus Fredericus in regem subli-
» matur. » Ensuite le choix lui-même resta aux membres
de cette commission. En 1273 déjà, lors de l'élection de Ro-
dolphe de Habsbourg, il n'est plus question des états : a Prin-
PRIVILÈGE DES ÉLECTEURS. ÉTATS. 295
» dpes electores, quibm in romani electione régis jtAs œmpetit
» dh antiqtw, vos ad imperii regimen erexerimt. »
La bulle d'or ne fit donc que confirmer et traduire en loi
de l'empire le droit exclusif que l'usage avait conféré aux
sept électeurs. Ces électeurs étaient les trois archevêques de
Mayence, Cologne et Trêves, le palatin du Rhin, le duc de Saxe,
le margrave de Brandebourg et le roi de Bohême. Les électeurs
laïques revêtaient en même temps les quatre emplois princi-
paux de la cour impériale : le palatin était Truchsess, le duc de
Saxe, grand maréchal, le margrave de Brandebourg, archi-
chambellan, et le roi de Bohême, grand échanson. Lorsqu'au
XVn* siècle, le duc de Bavière reçut la dignité d'électeur,
on créa pour lui un cinquième office de cour, celui d'archi-
trésorier. Au commencement du XVIIP siècle, on créa un
neuvième électorat pour le duché de Brunswick ; l'élection se
faisait à Francfort, et le couronnement avait lieu à Aix-la-
Chapelle. Charles-Quint est le dernier empereur qui ait porté
le titre de roi des Lombards ; mais le successeur désigné à
l'empire portait autrefois celui de roi des Romains.
Les états de l'empire, dans la période de l'histoire d'Alle-
magne qui commence à la bulle d'or, formaient une hiérar-
chie dont la composition et le rang sont déterminés plus net-
tement et un peu autrement que dans l'époque antérieure.
Au premier rang sont les électeurs ; au deuxième rang, les
princes ecclésiastiques et laïques. Parmi les premiers, on
compte un archevêque, dix-neuf évêques, quatre abbés, trois
prieurs , les grands maîtres de l'ordre teutonique et celui
de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et, depuis la Réfor-
mation, deux évêques de la confession évangélique; outre les
cinq électeurs, on comptait encore trente-cinq princes laï-
ques. Au troisième rang, il y a vingt-trois prélats immédiats
296 DÉCLIN DE LÀ FÉODALITÉ EN ALLEMAGNE.
et onze abbesses, deux commandeurs de l'ordre teutonique,
quatre chapitres de femmes appartenant à la confession évan-
gélique, et cent-trois comtes ( tous les seigneurs immédiats
et membres des états ayant pris le titre de comte) ; parmi
ceux-ci, il y en a quelques-uns qui, comme les comtes de
Stolberg, par exemple, étaient tombés dans la dépendance
et le vasselage d'un prince et avaient néanmoins conservé
le droit de siéger aux états ; c'est là une exception tout à fait
contraire au système général de la constitution ; à l'inverse,
il y a aussi des seigneuries immédiates qui n'ont pas de siège
aux états. Enfin, au quatrième rang, viennent les députés de
cinquante et une villes. Le nombre total des territoires ayant
voix dans les états était de deux cent soixante-six.
Le lien qui unit les états à l'empereur est toujours le rap-
port féodal y et l'investiture, accompagnée de formalités di-
versifiées selon le rang de l'investi, est toujours accordée par
l'empereur. Le fief pouvait, en conséquence, être retiré pour
cause de félonie ; mais, par le fait, ce lien féodal n'était pres-
que plus sensible.
Pour faciliter l'administration de l'empire et lui donner un
peu plus de force, on divisa l'Allemagne en six cercles, dans
lesquels n'étaient compris ni les domaines de la maison d'Au-
triche et la Bourgogne, ni le territoire du comte palatin.
Cette organisation fiit établie en 1500, sous le règne de Maxi-
milien 1°'. Ces cercles sont ceux de Franconie, Bavière,
Souabe, Haut-Rhin, Bas-Rhin, Westphalie et Saxe. En iSi2,
on fit deux cercles des états du palatin, celui du Rbin>Elec-
toral et celui de la Haute-Saxe ; un cercle des pays allemands
de la maison d'Autriche, et un cercle de la Bourgogne. Le
nombre normal des cercles a dès lors été de dix. Chaque
cercle avait sa direction nommée par les états du cercle et
U» CERCLES. QUATRE ORDRES DE PERSONNES. 297
chargée d'exécuter les décisions de la chambre impériale et
de maintenir la paix publique ; les états de chaque cercle
devaient fournir un contingent déterminé en hommes et en
aident. Les contingents d'hommes formèrent l'armée impé-
riale et remplacèrent le service des vassaux de l'empire et
des avoueries impériales, qui avaient disparu.
Depuis la poudre à canon, et particulièrement depuis les
guerres des Hussites, le système militaire avait changé ; les
chevaliers et la milice des villes avaient été remplacés par
des troupes soldées, que chaque état se procurait de la ma-
nière qui lui convenait le mieux.
La classification des personnes, sous le double point de vue
de la liberté personnelle et du service militaire impérial, se
maintint jusqu'au XV® siècle ; mais, à côté de ces deux prin-
cipes dirigeants et des distinctions dont ils étaient la base,
s'était formé un troisième principe de distinction entre les
personnes, tiré de la profession, qui se combina avec les au-
tres et finit même par les dominer. De là, la répartition de la
nation en haute noblesse, petite noblesse, bourgeoisie et ordre
des paysans, résultat de ce nouvel état de choses.
La haute noblesse se compose des princes, des comtes et
des seigneurs immédiats, ou barons dans le sens primitif ; ce
sont les setnperfreien des livres de droit ; quelques familles
se donnèrent même cette désignation de semperfreien comme
un titre attaché à leur nom. Félix Malleolus, cité par Wal-
ther, s'exprime ainsi au sujet de cette classe : « Majores qui
» vulgo dicti sunt semperfreien, propriè barones vel valms-
» sores majores dicuntur et de baronia aut dominio baronis
» investiti sunt ab antiquo. » La plupart de ces seigneurs pri-
rent le titre de comte depuis le XV* siècle. Lorsqu'on com-
mença à donner aux mittelfreien le titre de nobiles, on ap-
298 DÉCLIN DE LA FÉODALITÉ EN ALLEMAGNE.
pela les semperfreieriy majores nohiles, illustres, nohiles sumtnœ
sortis, et en allemand hochfreien.
Le fondement historique de la haute noblesse est donc la
seigneurie immédiate, donnant droit de siéger aux états ; mais
l'empereur ayant , par grâce spéciale , commencé à élever
des individus à un état qui n'était pas le leur, la dignité de
comte et de freiherr fut accordée à des familles qui n'étaient
que ritterburtig, par exemple, à des ministériaux ; et par le
lait que l'on avait été gegràffl und gefreiet par l'empereur,
on était placé dans la haute noblesse. Cet usage donna lieu
cependant à des réclamations de la part de l'ancienne no-
blesse d'empire, et il fut établi que les nouveaux comtes n'au-
raient siège aux diètes qu'autant qu'ils posséderaient un ter-
ritoire immédiat suffisant. Ainsi, la possession de la haute
noblesse ne rend pas par elle-même le sujet d'un hndherr
seigneur immédiat, et la seigneurie immédiate ne donne pas
nécessairement siège aux états.
Les mittelfreien, consistant dans les familles d'anciens pro-
priétaires libres , vassaux ou ministériaux, nés ritterburtig
et vivant eux-mêmes conformément à la rittersart, reçurent,
depuis le XV* siècle, le prédicat de nobilis, et on les appela
minores, ou inferiores nobiles. Par le changement du système
militaire et la cessation du service militaire féodal, les rap-
ports de profession {rittersart), qui faisaient de l'ordre éques-
tre un état particulier, cessèrent ; mais l'état de naissance
subsista et continua à former un corps privilégié. Les fiefs
pouvant être acquis par toutes les classes d'hommes libres,
la possession d'un fief ne fut plus une cause d'admission dans
cet état, et l'on put voir un roturier posséder un fief noble. La
naissance fut donc le seul caractère distinctif de la basse no-
blesse, et ici la roture de la mère ne nuisait pas, un père
HAUTE, MOYENNE ET BASSE NOBLESSE. 299
noble suffisait ; car on appliquait le principe du droit ro-
main d'après lequel la femme acquiert l'état de son mari.
La basse noblesse pouvait être conférée par lettres de l'em-
pereur ; cet usage prévalut surtout depuis le règne de Char-
les rV ; il existait en France bien auparavant. Il eut pour
conséquence de faire mettre en oubli la preuve des quatre
générations de liberté ; la noblesse remontant à quatre gé-
nérations, ou noblesse de chapitre, ne fut exigée que dans
quelques cas tout à fait spéciaux, l'ancienne noblesse trouva
elle-même commode de se faire reconnaître par diplôme im-
l)érial. Du reste, l'ennoblissement était un droit qui, en Alle-
magne, était exclusivement réservé à l'empereur ; conféré par
un prince, il n'aurait pas été reconnu. Vu l'importance qu'ac-
quéraient les juristes, soit dans les tribunaux, soit dans les
conseils des princes, le grade de docteur en droit fut aussi
considéré comme conférant la noblesse personnelle ; les doc-
teurs avaient même rang avant les nobles qui n'étaient pas
personnellement chevaliers.
Gomme en France, la noblesse pouvait se perdre par l'exer-
cice d'une profession roturière. La perte de la noblesse était
aussi prononcée comme peine, mais ce droit n'appartenait
qu'à l'empereur. Voici la formule d'un tel jugement : « Un
» tel est dépouillé de tout honneur, noblesse, origine, di-
» gnité, race, nom, écu, haubert, armoiries et joyaux ; il
)) est rejeté de la société et de la communauté de la noblesse
» et placé dans la troupe des animaux dépourvus de raison
» et des hommes sans honneur, dont il s'est montré le sem-
» blable. »
Dans la basse noblesse, la chevalerie d'empire {reichsrit-
terschaft) forme une classe à part ; elle se composait des pos-
sesseurs de fiefs immédiats de Tempire qui ne faisaient point
300 DÉCLIN DE LA FÉODALITÉ EN ALLEMAGNE.
partie des états, qui n'étaient pas reichsstànde . Au XIV* siè-
cle, lorsque la landlioheit n'avait pas encore acquis tout son
développement, une grande partie de la chevalerie, surtout
en Souabe, en Franconie et dans les contrées du Rhin, forma
des associations dont le but était de rendre leurs membres
indépendants de la landhoheit, et de conserver leur rapport
direct avec l'empire. Ces associations furent favorisées par
l'empereur, qui leur accorda expressément, pour leurs per-
sonnes et leurs possessions, les droits de sujets immédiats, et
en outre quelques-uns des privilèges attachés à la landhoheit,
ainsi qu'une organisation particulière. Cette classe est ap-
pelée moyenne noblesse par quelques écrivains ; dans ses rangs
se trouvent un certain nombre d'anciens seigneurs qui n'ont
pas conservé les droits d'état d'empire.
Dans les villes où les schœffenharfreien s'étaient maintenus
et avaient donné naissance aux familles {rathsfàhigen ge-
schlechter), beaucoup de membres de cette classe conservè-
rent la vie chevalière {rittersart) , elles appartenaient par con-
séquent à la classe des ritterhurtigen. Ces familles conmien-
cèrent à porter le nom de patriciennes au XIV® siècle ; elles
pouvaient posséder des fiefs aussi bien que les familles no-
bles de la campagne, et formèrent, dans beaucoup de villes,
une corporation à part.
Les chevaliers cherchèrent bien à contester ces droits aux
familles patriciennes, sous prétexte qu'elles faisaient partie
de corporations roturières, mais ils échouèrent en général, et
les patriciens obtinrent même des garanties formelles de leur
condition de la part de l'empereur. Au XV® siècle, les che-
valiers prétendirent aussi refuser aux patriciens le droit de
concourir aux tournois, mais cette exclusion ne fut généra-
lement admise que pour les personnes qui avaient dérogé en
exerçant des professions industrielles ou en se mésalliant.
PATRICIENS, BOURGEOIS, PAYSANS. SOI
L'organisation des villes, qui en faisait des communautés
se gouvernant elles-mêmes, eut pour effet tout naturel de
faire de leurs habitants une classe particulière. Jusqu'au XIII®
siècle, on rencontre dans la population les divers états qui
existent dans le reste de la nation ; mais, peu à peu, les re-
lations de ministérialité et de dépendance, ou de servage,
dans lesquelles se trouvaient une grande partie des habitants
des villes, s'effacèrent, se perdirent de vue, et les habitants
des villes formèrent une masse homogène, l'ordre de la bour-
geoisie, dans lequel les idées de liberté démocratique trou-
vèrent un milieu particulièrement favorable. Les tribus {zunft)
s'opposèrent quelque temps à l'admission des non-libres,
mais, à la longue, elle eut lieu nonobstant.
L'amélioration continue de la condition des non-libres et
des demi-libres dans les campagnes, concordant avec un
mouvement en sens inverse dans la classe des paysans libres,
la conséquence en fut la réunion finale des cultivateurs li-
bres et non-libres en un ordre, ou état des paysans {bauer-
stand), qui se plaça à côté de la bourgeoisie et de la noblesse.
Cela arriva aussi au XY® siècle. Gomme on ne savait plus
bien à quoi reconnaître la servitude et la liberté, les juris-
consultes, poussés par le progrès des idées, estimèrent qu'il
fallait présumer la liberté et prouver la servitude. Les char-
ges résultant du hofrecht, bien qu'issues souvent de la servi-
tude, furent converties en charges réelles, et parfois impo-
sées , fort à tort, aux paysans d'origine libre comme aux
autres.
Cependant, on ne doit pas admettre qu'il y ait eu une
même condition juridique pour toutes les classes renfermées
dans l'ordre des paysans; bien au contraire, des différences
notables subsistèrent et rappellent les anciens rapports. Ainsi,
302 DÉCLIN DE LA FÉODALITÉ EN ALLEMAGNE.
il y avait des paysans qui avaient la pleine propriété de leur
domaine et n'étaient soumis à aucune avouerie ; c'étaient les
successeurs des anciens freiebauem et des schœffenbarfreien,
qui avaient embrassé l'état de paysans ; d'autres tenaient
leur terre en fermage^ ou en emphythéose, soit à titre héré-
ditaire, soit à temps ; d'autres encore, bien que libres et pro-
priétaires, étaient soumis à la schutzherrschaft d'un seigneur
auquel ils devaient un cens; ceux-ci rappellent les biergel-
dm et les vogtleuten ; d'autres n'étaient encore que demi-li-
bres et rappellent les lassi. Mais les droits de ces diverses
classes ne se conservant guère par des documents écrits, et
donnant fréquemment lieu à* contestation, ces classes Turent
souvent prises les unes pour les autres ; les rapports juridi-
ques des unes furent appliqués aux autres, et il finit par y
avoir entre elles une très grande confusion.
CHAPITRE III
DU CONTRAT FÉODAL
»o»
SECTION PREMIÈRE.
DE LA FORMATION DU RAPPORT FÉODAL.
Les anciens jurisconsultes ont donné du contrat féodal di-
verses définitions.
Le livre des fiefs définit le fief : « Quod ex benevolentia
alieni ita datur ut proprietate qnidem rei immobilis bene/i-
ciatœ pênes dantem rémanente, ususfructus illim rei ita ad
accipientem transeat, ut ad eum heredesque suos, si de his no-
minatim dictum fuit, in perpetuum maneant. »
Gujas le définit plus brièvement : « Jus in prœdio aliéna; »
et Dumoulin : a Servitus quœdam aut quasi servitus. »
Scbilter définit le contrat féodal : « Conventio sodalis qua
dominus rem in feudum confert vasallo protectionem desuper
pramittens et vasallus ob eam rem domino fidelitatem prœstat.yy
Struvius s'exprime en ces termes : u Feudum est jus do-
mina utilis in re immobili, a domino directo vasallo et ejus
HÉM. ET DOCUM. XVI. 10
30i DE LA FORMATION DU RAPPORT FÉODAL.
heredihm masculis-concessum^ ut fidelitas et servitia militaria
prœstarentur , »
Nettelblatt : « Jus est res cujt^ dominium in utile et direc-
tum divisum est sub conditione tnutuœ fidelitatis, »
Hervé dit : « Le fief est une convention faite à la charge
d'une reconnaissance toujours subsistante qui doit se mani-
fester de la manière convenue. »
Toutes ces dispositions, et mainte autre que nous pour-
rions ajouter, ont le double défaut d'être à la fois trop larges
et trop étroites. Elles peuvent s'appliquer à autre chose que
le fief, et ne s'adaptent pas à plusieurs des modes d'existence
que le fait juridique dont il s'agit a revêtus. Une institution
aussi complexe peut se décrire, se raconter et non se définir.
Les objets qui peuvent être inféodés sont : a) un fonds de
terre ; h) un droit public, tel que ceux de comté, d'avoue-
rie, et de juridiction; c) un revenu privé, comme celui d'un
moulin banal, d'un péage, d'une dime.
Ces divers objets supposent tous la possibilité de la durée
de la jouissance du vassal, et de la transmission de cette
jouissance à ses successeurs , ce qui est une des conditions
essentielles du contrat féodal. Par ce motif, un bien-meuble
ne saurait devenir l'objet du contrat féodal.
Voyons maintenant qui peut inféoder, et qui peut rece-
voir en fief.
Sur cette matière, le droit féodal allemand avait établi une
doctrine plus systématique qu'aucun autre et entièrement à
part. Nous l'exposerons en premier lieu, d'après les rensei-
gnements que fournit le SachsenspiegeL
La capacité féodale était, en Allemagne, en rapport direct
avec le heerschild, c'est-à-dire avec la capacité militaire ;
cela est une conséquence de l'origine de la féodalité dans ce
CAPACITÉ FÉODALE. 305
pays, puisqu'elle avait été introduite et développée essentiel-
lement en vue du service impérial.
Ainsi, celui qui appartient à une des catégories du heer-
Khild, qui a un hoticlier, est par là même capable de devenir
partie dans une inféodation. Le bouclier est le symbole et la
marque de la plénitude du droit et de la capacité militaire ;
ceux qui ont le droit de le porter sont susceptibles de deve-
nir chevaliers ; ils sont ritterburtig, suivant le terme con-
sacré. Celui qui n'a pas de bouclier, ou plutôt de heerschild,
n'est pas ritterburtig, ce qui, dans le système féodal allemand,
veut dire qu'il n'est pas noble. Cependant, il est à observer
que l'on peut avoir un heerschild sans être soi-même guer-
rier ; dans ce cas, on a un remplaçant. Ainsi, les dignitaires
ecclésiastiques, même une abbesse, ont un heerschild; c'est
ce que le droit germanique appelle gemachte ritterschaft (no-
blesse créée). Cette étroite dépendance de la capacité féodale
et du heerschild implique le but essentiel de l'inféodation, sa-
voir, le service de chevalier dû par le vassal à son seigneur.
Nous avons mentionné, dans le chapitre précédent, quels
étaient les divers degrés du heerschild et leur rapport avec
la hiérarchie féodale allemande. D'après Eichorn, chaque de-
gré du heerschild forme une classe , ou catégorie distincte ,
d'hommes libres; d'autres, et spécialement Weiske, estiment
que les degrés du heerschild se fondent uniquement sur le
rapport féodal et ne comprennent que les possesseurs de fiefs.
Cette dernière opinion soulève cependant une objection très
sérieuse ; en fait , le service de chevalier était fourni aussi
par des propriétaires de terres non féodales, de terres libres
{alleux)y eigen, selon l'expression du droit allemand. En ou-
tre, le roi, qui forme le premier degré, et qui est à la tète
de tout le heerschild , n'est pas seulement le premier suze-
306 DE LA FORMATION DU RAPPORT FÉODAL.
rain, mais aussi le dépositaire du pouvoir impérial ; il com-
mande Farmée de l'empire, non-seulement d'après le droit
féodal {lehnrecht), mais aussi d'après le droit du pays (land-
recht), et ces deux, systèmes de droit ont toujours figuré pa-
rallèlement. Les trois degrés suivants du heerschili renfer-
ment la noblesse ; savoir : le deuxième, les princes ecclésias-
tiques ; le troisième , les princes laïques ; le quatrième , les
seigneurs (freie herren), vassaux ou non-vassaux des princes.
Les trois derniers degrés renferment l'ordre des hommes li-
bres : le cinquième renferme les hommes libres vassaux des
seigneurs, ou propriétaires indépendants; le sixième, les
hommes libres vassaux d'hommes du cinquième degré ; le
septième degré comprend les hommes libres non-ritterburtig,
c'est-à-dire non-nobles, et qui, ne devant pas le service de
chevalier, font cependant partie de l'armée, mais avec un
droit militaire incomplet. Ainsi, d'après le Sachsensjriegel, le
troisième et le sixième degrés seuls contiennent exclusive-
ment des hommes engagés dans le lien féodal, tandis que,
dans les quatrième et cinquième degrés, le vasselage n'est
pas une règle absolue : le quatrième degré renferme des sei-
gneurs propriétaires d'alleux, et le cinquième degré ren-
ferme, à côté des vassaux des seigneurs , la classe entière
des hommes libres, dont la propriété supporte le service à
cheval; cette classe que les juristes appellent les schceffeti'-
baren, savoir, ceux qui, par naissance, peuvent être éche-
vins. D'après les principes admis dans le Sachsenspiegely celui
qui devient vassal de son égal descend d'un degré dans la
hiérarchie.
Le Schwabenspiegel est d'accord avec le droit des Saxons
sur ces divers points, à quelques nuances près ; cependant,
il semble considérer aussi le septième degré du heersehild
CAPACITÉ FÉODALE. 307
comme comportant la capacité féodale , car il déclare inca>
pables ceux qui sont en dehors du septième degré. Les deux
codes sont d'accord , en ceci que la capacité féodale cesse
avec le heerschild. A cette limitation de la capacité féodale
se rapporte la règle du Sachsenspiegel , « le bénéfice ne va
pas au delà de la sixième main , d règle sur la généralité
et l'exactitude de laquelle il reste d'ailleurs quelque doute.
Des principes que nous venons de poser, on peut déduire que
telles classes de personnes sont incapables de donner et de rece-
voir un fief : ce sont les femmes, les clercs, sauf l'exception déjà
mentionnée en faveur des seigneurs ecclésiastiques ; les pay-
sans vivant du travail de la terre, auxquels le port de l'épée
et de la lance est interdit ; les marchands (ceux-ci pouvaient
porter l'épée en voyage seulement, suspendue à la selle, et
pour se défendre contre les brigands) ; enfin, tous ceux qui
ne sont pas ritterhurtig, c'est-à-dire ceux dont le père et le
grand-père n'ont pas vécu en chevaliers , et ceux qui sont
sans droit {recktlosé), tels que les bannis et les enfants na-
turels.
L'abaissement dans la hiérarchie du heerschild était cause
que l'abaissé ne pouvait plus acquérir où même conserver la
seigneurie vis-à-vis de certaines personnes.
En général , le fils conserve le rang , l'écu de son père ;
mais il peut descendre de ce rang lorsqu'il est issu d'un ma-
riage inégal , d'une mésalliance, ou en devenant vassal de
celui qui est au même rang que lui ; cet abaissement sub-
siste pendant deux générations, lors même que le lien féo-
dal a cessé. Ainsi , le petit-fils seulement de celui qui , le
premier de sa race, a mené la vie de guerrier, peut être armé
chevalier. Cette exigence de trois générations pour établir le
rang parcdt reposer sur l'idée d'une sorte de prescription
308 DE LA FORMATION DU RAPPORT FÉODAL.
immémoriale. Il est assez curieux que le vasselage auquel on
s'est soumis, en expiation d'un meurtre {feudum pcBnœ), ne
nuise pas aux enfants.
L'élévation dans la hiérarchie du heerschild a lieu lorsqu'on
passe d'un ordre civil dans un ordre ou état plus élevé, par
exemple, lorsqu'un simple homme libre devient chevalier, ou
lorsqu'un seigneur devient prince par l'acquisition d'un fief
de drapeau (fahnlehen) ,
La doctrine du heerschild répond à cette question : qui
peut recevoir un fief? Sur la question : qui peut inféoder?
il faut seulemeilt remarquer que, pour inféoder, il faut être
maître du bien qu'on inféode et en avoir la possession.
L'inféodation faite ou reçue par celui qui n'a pas de heer-
schild ne crée pas un vrai rapport féodal ; toutefois, elle n'est
pas entièrement sans effet. En général, si un capable inféode
à un incapable, la convention tient vis-à-vis de lui, mais elle
ne lie pas son successeur ; de même, si un incapable inféode
à un capable, ce dernier n'est pas en droit de demander le
renouvellement du fief au successeur de l'incapable. Ainsi,
dans les deux cas, le contrat ne vaut que pour la personne
des contractants.
Exceptionnellement, des incapables, tels que femmes, ou
clercs, peuvent inféoder tout fief qui n'est pas tenu au ser-
vice impérial, par exemple, un fief de château (burglehn), ou
un fief ecclésiastique (kirchlehn), et cette inféodation lie les
successeurs.
Lors bien même qu'ils jouissent d'un fief, les incapables,
par manque de heerschild, ne peuvent siéger dans une cour
féodale, ni y prêter un témoignage, ni y fausser un juge-
ment.
En ce qui concerne la position des femmes , le seigneur
CAPACITÉ FÉODALB. 309
peut, au lieu du service impérial, exiger d'elles un impôt de
guerre ; leur incapacité peut aussi , dans une certaine me-
sure, être suppléée par un tuteur.
En France, les règles sur la capacité féodale furent moins
sévères et moins strictement observées. Une ordonnance de
4275, rendue par Philippe III (le Hardi), ordonne au\ non-
nobles qui avaient acquis des ffefs dans la mouvance du roi,
ou de ses vassaux immédiats ou médiats, de les rendre ou de
payer au roi trois années de revenus. Ainsi, de bonne heure les
non-nobles acquirent des fiefs , et , bien qu'on n'envisage&t
pas cela comme régulier, on se contentait de les imposer ;
cette imposition, devenue la règle, fut plus tard réduite à un
an de revenus ; on l'appelait droit de franc- fief.
Les femmes furent aussi admises, en France, à posséder
des fiefs, du moins dans beaucoup de coutumes, bien que
cela fat contraire à la règle générale connue jsous le nom de
loi salique ; les fiefs qui ne passaient pas aux femmes étaient
appelés /fe/s masculins.
Après avoir recherché qui peut inféoder et recevoir en
fief, voyons comment s'opère l'engagement, le contrat féodal.
La formation du rapport féodal , l'inféodation , nécessite
toujours un acte solennel qui sert à former le lien personnel ;
cette formalité est l'hommage. Le vassal, tête nue, mettait
ses deux mains entre les mains de son seigneur, assis et cou-
vert; c'est l'ancienne forme de la recommandation {sese ira-
dere) ; le vassal recevait du seigneur un baiser sur la bou-
che (osculo pacis), puis il prétait serment. Dans le latin du
moyen âge, l'hommage se nomme hominium ; en vieil alle-
mand, manscape, ou hulde. Dans le droit lombard, l'hom-
mage se nomme vassalagium. Le mot hammage ne se trouve
pas dans le livre des fiefs, mais seulement celui de fidélité.
340 DE LA FORMATION DU RAPPORT FÉODAL.
qui , dans le droit féodal français , a un sens diffërent. La
fidélité exprime les devoirs du sujet , et Thommage les en-
gagements du vassal ; ainsi, la fidélité était due au seigneur
justicier, et Thommage au seigneur féodal.
Phillips, dans son Histoire du droit anglais, distingue aussi
la fidélité de Thommage , en ce sens qu'hommage exprime
rengagement pris en raison d'un bien donné en fief. Phillips
croit que la même distinction existait dans le droit féodal
germanique. D'après lui, manscape serait l'hommage, et hulie
la fidélité, mais cette opinion doit être rejetée ; la distinction
française entre fidélité et hommage n'existe point en Alle-
magne, et, s'il y a une différence d'acception entre manscape
et hulde, c'est que manscape désigne la partie mimique de la
cérémonie, et hulde le serment prêté par le vassal.
Le droit féodal français fait aussi une distinction entre
l'hommage simple et l'hommage lige : l'hommage simple peut
être fait à plusieurs, l'hommage lige ne peut être fait qu'&
un seul, « comme étant le plus étroit lien qui serre la per-
sonne dans l'usage des fiefs », disent les feudistes. En effet,
l'hommage lige contient la promesse de servir son seigneur
envers et contre tous ; d'où il résulte nécessairement qu'il
ne peut être rendu qu'à un seul. Dans le cérémonial de l'hom-
mage lige, le vassal se mettait à genoux devant le seigneur,
tandis que, d'ordinaire, pour l'hommage simple, le vassal
était debout.
L'hommage est dû à toute mutation du seigneur ou du
vassal, quelle que soit la naissance de l'un ou de l'autre ; en
sorte qu'en France, où le roturier peut avoir des fiefs et en
donner, son vassal noble lui devrait l'hommage; de même,
un ecclésiastique, quelle que soit sa dignité, n'est point dis-
pensé de l'hommage à raison des fiefs qu'il possède, soit
HOMMAGE. INVESTITURE. 344
comme propriétaire, soit comme titulaire de bénéfice. Le vas-
sal devait rendre hommage en personne et non par procu-
reur. II y avait exception à cette règle, en France, pour le
roi, jusqu'à Tordonnance de 4302, qui permit de réunir un
fief servant, confisqué pour félonie, confiscation, aubaine,
déshérence, ou autrement, au domaine royal, déchargé de
la mouvance du seigneur de qui il relevait, sauf indemnité.
Les religieuses sont aussi dispensées de faire Thommage en
personne. Le mari pouvait le faire pour les fiefs de sa femme ;
l'atné noble le faisait tant pour lui que pour ses putnés.
L'hommage est suivi de la délivrance du fief, ou investi-
ture. Le droit féodal germanique employait diverses formes
symboliques dans cette occasion. Les fiefs princiers, ou fiefs
de souveraineté laïque, étaient symbolisés par le drapeau, et
de là appelés fahnlehen; les fiefs princiers ecclésiastiques
l'étaient avec le sceptre. Les fiefs militaires non-princiers
s'investissaient avec le gantelet ; c'était ainsi que le prince
investissait le comte, et le comte l'avoué (schultheiss). Pour
une terre donnée en fief, on se servait d'un rameau ; pour
un fief ecclésiastique ordinaire, d'une clef. Il y avait aussi
l'investiture du chapeau, ou capuchon, que le seigneur po-
sait sur la tète de son vassal. Les images qui nous ont été
conservées des divers actes du droit féodal germanique,
dont Kopp a publié une collection, présentent des exemples
de ces divers symboles et de quelques autres encore.
D'après la règle, on investissait du fief l'acquéreur et sa
descendance, et cette clause se supposait du fait du silence,
tandis que le contraire devait être exprimé ; on nommait,
dans le droit germanique, en raison de cela, fief paternel, ou
fief ancien (feudum patemum vel antiquum), celui qui reve-
nait au feudataire d'un prédécesseur ayant avec son succea-
312 DE LA FORMATION DU «APPORT FÉODAL.
seur un auteur commun ayant joui du fief, tandis qu'on ap-
pelait fief nouveau ( feudum novum ) celui qui arrive à un
collatéral du premier possesseur. Il fallait , pour que l'on
héritât d'un fief dans cette dernière condition, une conven-
tion particulière dans le pacte d'investiture {feudum novum
jure antiqui concessum). Une convention pouvait aussi rendre
le fief révocable à volonté, ou bien au bout d'un temps dé-
terminé, ou à la mort du feudataire. Lorsque plusieurs per-
sonnes étaient investies en même temps du même fief, il y
avait coinvestiture. D'après le droit lombard , on supposait
des parts faites aux coinvestis. Le droit allemand voyait, au
contraire, dans la coinvestiture, une véritable indivision ;
cette distinction a surtout de l'importance dans la question de
la succession au fief. L'investiture pouvait enfin être pro-
visoire et éventuelle lorsqu'elle était promise pour le cas où
le fief deviendra disponible ; c'est ce qu'on appelait une ex-
pectative. Ce cas était fréquent.
Nous avons vu comment le fief était constitué ; il nous reste
à dire un mot des diverses sortes de fiefs qui pouvaient être
établis au moyen de l'inféodation .
Le partage de la propriété complète en un droit sur la sub-
stance et un droit sur l'usage de la chose, et la fidélité réci-
proque à laquelle s'engagent les deux personnes revêtues
de ces droits, constituent l'essence du contrat féodal. A ces
caractères, on reconnaît le fief de ce qui n'est pas fief ; ce
sont les conditions essentielles du contrat , disent les feu-
distes.
Les conditions, qui, selon la loi féodale, accompagnent or-
dinairement le contrat, mais qui pourraient en être séparées
sans que le contrat cessât d'être lui-même, sont appelées les
conditions naturelles.
CONDITIONS DU CONTRAT. 343
Les lois féodales étant différentes dans les divers pays, et
même de province à province, ces conditions naturelles ont
beaucoup varié.
Bornons-nous ici à indiquer les conditions naturelles ad-
mises d'après le droit féodal lombard , qui était considéré ,
jusqu'à un certain point , comme le droit commun, faisant
règle à défaut de loi ou de coutume spéciale appartenant au
pays même.
Le droit lombard envisage comme conditions naturelles
des fiefs :
4® Que le fief soit établi sur une chose immobilière, ou
susceptible d'être assimilée à un immeuble.
2^ Que le vassal jure le serment de fidélité.
3® Qu'il soit obligé envers son seigneur au service mili-
taire.
k^ Qu'il ne puisse aliéner le fief sans le consentement de
son seigneur.
H^ Que le fief passe aux descendants mâles du premier
possesseur.
6^ Que la demande du renouvellement de l'investiture
doive être faite à chaque changement de la personne du sei-
gneur.
7^ Que le seigneur ait la juridiction sur ses vassaux.
S^ Que le fief se perde par suite de la violation des obli-
gations qu'il impose.
Nous reviendrons sur la plupart de ces points lorsque nous
traiterons des effets du contrat féodal. Nous les indiquons
préliminairement ici, pour faire comprendre ce qu'on enten-
dait, dans la langue féodale, par le fief proprement dit,' le
fief ordinaire, ou régulier {feudum rectum) y par opposition
aux autres espèces de fiefe, aux fieb impropres.
346 DE LA FORMATION DU RAPPORT FEODAL.
Cette distinction date évidemment d'une époque où le ser-
vice militaire n'était plus exigé en France, le pouvoir cen-
tral s'étant réservé à lui seul le droit de guerre ; les fiefs
d'bonneur sont donc les anciens fiefs militaires, où Tobliga-
tion principale du vassal, ayant cessé, n'a pas été remplacée
par d'autres. D'après certains auteurs, ces fiefs sont aussi
appelés fiefs nobles, parce que, disent-ils, la nobilité du fief
ne se règle pas par la condition de la personne qui le reçoit,
mais par la loi de la concession. Dans ce point de vue, le
fief de profit serait fief roturier. D'Ârgentré {Coutume de Bre-
tagne), Gaseneuve {Traité du franc-alleu), deLaurière {Glos-
saire du droit français), assimilent complètement le fief d'hon-
neur et le fief noble , le fief de profit et le fief roturier ;
cependant, il était d'usage plus général, en France, de ré-
server l'épitbète de fief noble aux fiefs auxquels la justice
était annexée.
En Allemagne, et dans le droit lombard, cette distinction
n'existe pas, car un fief de profit ne serait pas considéré
comme fief.
Le droit français nomme fiefs de danger ceux qui sont su-
jets à la commise, lorsque le vassal n'a pas satisfait aux de-
voir» du fief dans un temps marqué, ou lorsqu'il a aliéné le
fief sans la permission du seigneur, ou lorsqu'il a pris pos-
session du fief avant d'avoir prêté bommage. Il est à présu-
mer que les anciens fiefs étaient tous de danger, et que la
distinction est née de l'adoucissement des coutumes, qui ont,
par exemple, exigé que le vassal qui n'avoue pas le fief,
lorsque le seigneur a cbangé, soit mis en demeure avant que
l'on prononce la commise , c'est-à-dire la reprise du fief par
le seigneur. Ainsi, les fiefs lombards étaient toujours fiefs de
danger.
ESPÈCES DE FIEFS. 317
Nous mentionnerons encore ici le fief rendable {feudum
reddibilé)y qui n'est pas, comme quelques-uns Tont cru, un
fief réversible au seigneur par le décès du vassal sans posté-
rité ; c'est un fief dans la concession duquel le seigneur s'est
réservé de le reprendre temporairement, en cas de guerre
ou d'autre nécessité; c'est le même qui, selon Rosenthal,
s'appelait , en Allemagne , ein offenes haus (une maison ou-
verte).
La qualité de rendable n'est pas naturelle, et elle doit se
trouver dans le pacte d'investiture. On appelait aussi ce fief
fief de retraite, parce que le vassal est obligé de recevoir le
seigneur et de lui donner retraite lorsqu'il en a besoin. Quel-
quefois , le seigneur pouvait garder le château ou la forte-
resse du vassal un temps indéfini ; ordinairement, il devait
se retirer quarante jours après la guerre terminée.
c) D'après le devoir spécial imposé au vassal , on avait
aussi différentes espèces de fiefs. Ainsi, le fief de garde {feu-
dum guardiœ), qui est la récompense du vassal chargé de la
garde d'un château. Dans le droit germanique , ce fief cons-
tituait, sous le nom de burgkhn {feudum castreme), une es-
pèce de fief bien distincte. Ce genre de service était, en Alle-
magne , considéré comme moins onéreux que le service de
campagne, et des femmes, ainsi que des ecclésiastiques, pou-
vaient recevoir cette sorte de fief, parce qu'un tel service
n'était pas service impérial. Il est de Tessence des burglehn
que le vassal habite le château qui lui est confié.
Il y a une autre espèce de fief de garde, ou feudum custodiœ;
c'est celui que le seigneur donne provisoirement pendant la
minorité du vassal , lorsque le seigneur ne remplit pas lui-
même les fonctions de tuteur. En France, on appelait la tutelle
féodale garde noble. Le feudum guastaldiœ était donné en ré-
348 DE LA FORMATION D13 RAPPORT FKODAL.
compense pour la charge d'intendant d'un domaine. Le feu-
dumadvocatiœ a quelque rapport avecle précédent, car l'avoué
(vogt) est appelé guastaldus dans les lois des Lombards ; mais
ce terme s'appliqua plus tard essentiellement à l'officier laï-
que qui gérait un bénéfice ecclésiastique, et faisait en lieu
et place du seigneur ecclésiastique les prestations qui ne pou-
vaient être faites par des clercs. Le feudwn de cavena est la
récompense donnée à un maître d'hôtel, ou majordome. Le
feudum procurationis obligeait le vassal à fournir certains re-
pas au seigneur et à ses gens. Le fief de plejure oblige le vas-
sal à se porter, en certains cas, caution de son seigneur.
d) Enfin, on distingue les fiefs d'après la nature de la chose
inféodée. Nous trouvons spécialement dans le droit allemand
les espèces suivantes :
1^ Le fief en expectative {lehn mit gedinge). Cette espèce a
lieu lorsqu'un même bien est concédé à deux personnes, de
manière que l'une en ait la jouissance, et que l'autre ait la
promesse d'obtenir cette jouissance daos le cas où le posses-
seur actuel mourrait sans héritier.
Remarquons que ceci est l'expectative d'un fief déterminé,
si le seigneur a seulement promis de donner en fief à quel-
qu'un le fief qui deviendra vacant ; cette promesse constitue
une expectative indéterminée {anwartung). En général, dans
l'un et l'autre cas, les héritiers de celui qui a promis l'ex-
pectative ne sont pas tenus par la promesse de leur auteur,
le promettant seul est lié. Mais, dans l'expectative détermi-
née , le fief devenu vacant passe de droit à celui qui en a
l'expectative, tandis que, dans l'expectative à première va-
cance, le fief revient au suzerain ; d'où il suit qu'en cas de
conflit, l'expectative déterminée l'emporte sur l'indétermi-
née, même plus ancienne en date.
ESPÈCES DE FIEFS. 319
i? Le fief éF otage (pfandlehn) ; c'est celui que le créancier
reçoit pour sûreté de sa créance ; le créancier devient ici
vassal de son débiteur pour le gage qu'il a reçu de lui. Il
est de la nature de ce contrat de cesser avec le paiement de
la dette ; pour le reste, il suit les règles ordinaires du con-
trat féodal.
3^ Le fief de tutelle est celui dont jouit le tuteur d'une
femme ou d'un enfant mineur. Le droit du tuteur repose sur
son pouvoir tutélaire, non sur l'inféodation ; c'est pourquoi
le tuteur perdant sa tutelle perd le fief, lors même qu'il est
par lui-même capable de le conserver. Dans l'inféodation, le
tuteur et le pupille reçoivent le bien en même temps. Ces
trois premiers cas se rencontrent dans tout système féodal,
mais comme condition accidentelle du fief plutôt que comme
espèce à part.
4° Le fief temporaire (zeitlehn) est contraire à la règle féo-
dale; VAuctor vêtus des Saxons le nomme reprobabilis, parce
que, dit-il, le fief doit être concédé au moins pour la vie du-
rant. Scbilter prétend que, d'après l'ancien droit féodal lom-
bard, les fiefs des valvassini, ou minimi, pouvaient être re-
pris à volonté par le seigneur.
Le droit allemand mentionne aussi des fiefs à'habitation
{baukhen) qui cessent quand le vassal cesse de résider sur le
bien imposé. Un fief, dans lequel il est stipulé que le bien ne
passera pas aux héritiers du vassal, n'est pas aussi contraire
au droit féodal que le serait un fief à temps ou un fief resti-
tuable à volonté; cependant, ces sortes d'inféoda tiens faites
à des personnes capables de recevoir des fiefs sont très ra-
res; elles sont plus fréquentes envers des incapables, par
exemple, envers des femmes, comme pension pour leur vie
durant, ainsi comme douaire pour la veuve du vassal; quel-
MÉM. ET DOCUM. XVI. il
•O!
320 DE LA FORMATION DU RAPPORT FÉODAL.
quefois aussi, le mari hypothéquait sur son fief une somme
destinée à servir de douaire à la femme ; il fallait pour cela
le consentement du seigneur.
5° Le fief de propriété (lehn an eigen) est une particularité
assez étrange du droit féodal germanique. Qu'un particulier
donne en fief sa propriété, c'est, semble-t-il, le cas ordinaire
et régulier. En Allemagne, au contraire, c'était l'exception^
la plupart des fiefs ayant été concédés par l'empire ou par
des communautés religieuses; en sorte que, le cas où un
particulier concède sa pleine propriété {eigen) en fief est réel-
lement une exception. Ce fief est régi par des règles plus
favorables au concédant ; ainsi , il peut remplacer le bien
donné en fief par un autre du même revenu provenant du
bien impérial (à supposer qu'il ait un droit à disposer de ce
dernier) : de plus, l'inféodation n'oblige que la personne du
concédant et ne s'étend qu'à la personne du vassal.
6° Le fief princier. Si ce fief donne la qualité de prince
ecclésiastique, on le nomme fUrstenlehn; s'il donne celle de
prince laïque, on le nomme fahnlehn. Ces fiefs doivent être
conférés immédiatement par le roi ; l'investiture se donnait
par le sceptre ou par le drapeau. Â un tel fief était inhérente
la juridiction du comte ; il ne pouvait être partagé; et lors-
qu'il revenait au roi, celui-ci devait l'inféoder de nouveau
dans l'an et jour.
deuhëme section.
DES DROITS ET DES OBLIGATIONS RÉSULTANT DU RAPPORT
FÉODAL.
SI-
Des droits et obligatloiis personnelles*
Le vassal doit au seigneur, en raison du contrat féodal,
la fidélité {treue). En France, cette fidélité se subdivisait en
foi et hommage ; elle comprend le service militaire et le con-
cours à la justice féodale (service (Fhost et de court).
a) La fidélité est envisagée comme le premier et le plus
essentiel d*entre les devoirs du vassal.
En Allemagne, le vassal jure d*étre, envers son seigneur,
hold und treu, termes plus ou moins synonymes, que Tiluc^or
vêtus du Sachsenspiegel traduit par amicus et fidelis.
Du devoir de fidélité découlent diverses conséquences :
on envisagera comme violation de la fidélité Tattentat à la
personne du seigneur, l'acte de prendre les armes contre lui,
et celui de maltraiter les vassaux de son seigneur. Le vassal
peut se refuser à plaider dans une cause pénale contre son
seigneur; en revanche, il n'est pas défendu à la personne
qui est dans le rapport féodal avec une autre, de prendre part
à un jugement dans lequel l'autre est partie, ni de prêter
322 DROITS ET OBLIGATIONS PERSONNELLES.
contre elle main-forte au roi ou au juge pour empêcher une
injustice. Le dommage causé au seigneur par les gens de son
vassal sans la participation de celui-ci n'est pas non plus en-
visagé comme rupture du devoir de fidélité (félonie). On en-
visage encore comme félonie l'acte de déserter le service de
son seigneur. #
En Allemagne , la doctrine donnait au devoir de fidélité
entre personnes féodales une extension à peu près analogue
à celle de la fidélité que se doivent les parents de sang.
L'obligation d'obtenir le consentement du seigneur au ma-
riage des filles du vassal, qui existait en France et dans le
nord de l'Europe, ne se rencontre, en Allemagne, qu'isolé-
ment et dans des cas très particuliers.
() Le service militaire. L'obligation d'y obtempérer cesse
pour le vassal auquel son seigneur refuse de rendre justice ;
elle cesse pour la vie, si le seigneur a refusé l'investiture.
Le service militaire féodal comprend, d'après les usages
germaniques, le hervart (service de campagne, in expeditio-
nem ire); ce genre de service est, en Allemagne, dû unique-
ment à l'empire ; ainsi, le vassal n'était pas obligé de suivre
son seigneur dans les expéditions privées que celui-ci pou-
vait entreprendre. Cette diflérence notable entre le droit féo-
dal germanique et le droit français montre bien le caractère
et l'origine différente des deux systèmes. Le service impérial
était commandé au seigneur six semaines à l'avance, sous
forme d'arrêt {urtheil) ; le seigneur ne pouvait le demander
à ses vassaux avant d'avoir été lui-même commandé.
Le vassal n'était tenu régulièrement qu'à servir en Alle-
magne, mais il servait pendant six semaines à ses frais ; le
seigneur le dédonunageait toutefois pour les pertes dont il
souffrait à son service. Six semaines avant l'entrée en ser-
8BRVICE d'uOST ET DE COUR. 323
vice, et durant le service , le vassal ne pouvait être assigné
devant une cour féodale.
L'expédition pour accompagner le nouveau roi des Alle-
mands & Rome était soumise à des règles spéciales ; elle était
due par quiconque possédait un fief impérial ; on en avisait
un an à Tavance. Ce service cessait au jour du couronne-
ment.
On pouvait être dispensé du service effectif par le paie-
ment d'un impôt militaire s*élevant & la dime du revenu du
fief.
Les burglehen et les fiefs d'ecclésiastiques étaient exempts
du service impérial.
c) Le service de cour (hofvart) comprend l'obligation de
paraître à la cour du suzerain pour en relever l'éclat, d'as-
sister au conseil et de prendre part aux jugements. Nous par-
lerons plus au long de ce dernier objet en traitant de la juri-
diction.
Dans l'obligation féodale sont comprises, d'après le droit
commun, non-seulement l'obligation du possesseur actuel du
fief, mais aussi un devoir de fidélité de la part de ceux qui
ont à cette possession un droit éventuel. Ce devoir consiste
seulement à ne rien faire contre la fidélité, de la part des
agnats, en leur qualité d'ayant-droit & la succession du fief;
mais il est positif pour les covassaux, même lorsque ceux-ci
n'ont qu'une investiture éventuelle, ce qui pouvait arriver,
selon le droit allemand. Dans ce cas, le devoir des divers
obligés peut être rempli par une personne qui les repré-
sente collectivement ; c'est le provassallus, en allemand khen-
trâger, qui se distingue du simple fondé de pouvoirs en ce
qu'il peut remplacer le vassal dans des actes pour lesquels
celui-ci, dans la règle, 'devrait agir en personne, et par cette
324 DROITS ET OBLIGATIONS PERSONNELLES.
raison doit être une personne capable de posséder un fief,
taudis que cette condition n'est pas exigée du fondé de pou-
voir ordinaire. Il y a donc nécessairement un provassal,
lorsque le vassal est une personne morale, une communauté.
La félonie du provassal peut entraîner la reprise du fief.
En France, le service militaire est dû par tout vassal à
son seigneur. Le service militaire, avons-nous vu, était la
condition originaire de toute concession bénéficiaire; lorsque
les bénéfices se divisèrent en fiefs et en censives, le vassal
noble, ou possesseur de fief, fut seul appelé à concourir aux
expéditions de son seigneur; le censitaire, en revanche,
était chargé de subvenir aux besoins de l'armée féodale.
Mais, à côté du service militaire féodal subsistait l'obliga-
tion générale pour tout homme libre de marcher à la défense
du pays.
En Allemagne , cette obligation a donné naissance aux
baillis impériaux, qui percevaient un impôt de ceux dont la
fortune ne suffisait pas pour qu'ils pussent servir en per-
sonne à leurs propres frais.
En France, ce service faisait partie des obligations justi-
cières dont le comte poursuivait l'exécution. Ce qui prouve
que le service militaire des hommes libres n'était pas féodal,
c'est précisément que les comtes s'en firent un moyen de
forcer l'homme libre à s'engager envers eux dans les liens
féodaux, en recommandant leur propriété. « Illum semper in
hostem faciant ire usquedum pauper foetus, nolens, volens,
suum proprium tradat aut vendat, » dit Baluze.
Les Capitulaires avaient cherché à concilier le service jus-
ticier et le service féodal, mais l'intérêt seigneurial l'emporta,
sur ce point comme sur les autres ; les seigneurs, réunissant
le fief et la justice, assujettirent indifféremment à leur service
SERVICE FÉODAL ET JUSTICIER. 325
les vassaux et les sujets justiciers. Cependant, il paraîtrait,
d'après Tancienne coutume d'Anjou, que l'obligation justi-
cière, l'ancien bériban {hannum ad hostem), garda le nom
à'ost, et que l'obligation féodale prit plus particulièrement le
nom de chevauchée (cavalcata). a II y a, dit cette coutume,
différence entre houst et chevamhée^ car houst est pour dé-
fendre le pays, qui est pour le profit commun, et chevau-
cbée est pour défendre son seigneur. » Le droit de guet est
dérivé du service justicier ; c'était l'obligation de faire des
patrouilles contre les voleurs. Ce droit fut plus tard converti
en rentes, que l'on qualifia de féodales dans certaines loca-
lités; cette qualité fut néanmoins vivement contestée par les
nobles, qui, exempts des obligations justicières, n'auraient
pas été exemptés d'une obligation censée appartenir au fief.
En France, où l'institution du fief militaire n'est pas aussi
soigneusement distinguée qu'en Allemagne, les vassaux étaient
tenus à des obligations personnelles qui sembleraient étran-
gères à l'institution féodale; ces obligations-là ont presque
toujours leur origine dans la justice et non pas dans le fief,
et , dans le fief , elles pesaient sur les oensifs et les cultiva-
teurs non-libres, ainsi que sur les vassaux militaires.
Quoique la plupart des droits, de corvée, de gite, de past,
etc., fussent des droits de justice, on en trouve qui appar-
tiennent à des seigneurs féodaux, et même à des propriétai-
res ordinaires ; mais il est à supposer que ces obligations ont
été stipulées à l'instar des redevances justicières ; celles-là
sont réelles et non-personnelles. Il ne faut, du reste, pas con-
fondre la charge de fournir des chevaux de transport avec la
redevance féodale et militaire du roussin de service, dont les
coutumes font aussi mention; cette dernière appartient au
contrat de fief et aux obligations qui tiennent au service mi-
326 DROITS ET OBLIGATIONS PERSONNELLES.
litaire. C'est à tort que Ton a cru les corvées exclusivement
serviles , ou issues de stipulations d'affranchissement ou de
fermage ; il y a eu sans doute des corvées de ce genre, et en
grand nombre, et ce sont celles-là que Ton rencontre dans
les fiefs, ainsi que dans les censives, à la nature desquelles
elles se rattachent encore plus.
Les nobles , étant e&empts de toute obligation justicière,
étaient par là exempts des corvées personnelles; mais de
Lauriëre observe que cette exemption ne se rapporte pas aux
corvées réelles; si elles sont réelles, le noble, tenancier du
fonds qui les doit, donne un homme qui les fait pour lui.
Au nombre des obligations du vassal qui tiennent à ses de-
voirs personnels, je pense qu'il faut ranger les aides féodales,
ce que l'on appelait aussi, en France, les quatre cm; c'était
une subvention en argent que le seigneur avait le droit de
demander à ses vassaux : l^ quand son fils aine était regu
chevalier; 2^ quand il mariait sa fille ainée; 3^ quand il
allait à la croisade ; 4^ pour payer sa rançon , s'il était fait
prisonnier.
En Allemagne, on retrouve l'une des aides sous le nom de
maritagium, ou fràuleinstetier .
Les aides étaient, dans le principe, dues par les posses-
seurs de fiefs seulement, et en raison de leur devoir de fidé-
lité; mais, en France, les seigneurs justiciers cherchèrent à
les étendre à leurs sujets, alors les aides prennent le nom de
taille des qwitre cas. Nous en parlerons en traitant des rede-
vances justicières.
Les obligations personnelles du vassal n'engageaient point
sa liberté, par la raison qu'il pouvait toujours les faire cesser
en renonçant au bénéfice; c'est cette faculté de renoncer au
fief qui constitue Thonune libre. Dans l'époque barbare, elle
AIDBS; DROIT DE RENONCER LE FIEF. 327
paraît quelquefois contestée, parce que les rapports y sont
encore dans un certain vague , et qu'on ne distingue pKs
nettement les leudes libres des ministériaux. Dans le droit
féodal, ce droit est incontestable ; en Allemagne, il consti-
tuait la principale différence entre le vassal proprement dit
et le ministériel. Ce droit à lui seul démontre que la société
féodale était ori^nairement de droit privé, et que le pouvoir
du seigneur féodal avait pour base un contrat et non pas un
pouvoir politique. Beaumanoir, qui vivait au temps où la féo-
dalité fut le plus fortement constituée, ne limite le droit de
renonciation du vassal que par la bonne foi, qui ne permet
pas de rompre une société en temps inopportun, pour en
éviter les charges après en avoir recueilli les bénéfices : a Si
aucuns cuident que je puisse Icssier le fief que je tiens de
mon seigneur , et la foi et Toumage , toutes le fois qui me
plait... Mais se il advenait que messires m'eût recours pour
un grand besoing, et je en tel point vouloi lessier mon fief,
je ne garderai pas bien ma foi et ma loyauté envers mon sei-
gneur ; car, à Toumage fère, promet on foi et loyauté, et puis-
que en est promise, elle ne serait pas loyauté de renoncer el
point que ses sires doit l'un aidier. »
Les devoirs de fidélité sont réciproques ; le seigneur est
donc obligé vis-à-vis de son vassal, bien qu'il ne s'engage
pas par serment; u il ne doit nuire à son vassal ni par con-
seil, ni par action, » disait le Sachsenspiegel ; ou, selon les
termes d'un document allemand de 12&&, le seigneur devait
être propicius et benignus à l'égard de son vassal.
Vu cette réciprocité, le seigneur viole la foi féodale envers
son vassal dans les mêmes cas où le vassal commet une fé-
lonie. Seulement, le droit féodal a plus explicitement déter-
miné les obligations du vassal et les effets de leur violation ,
328 DROITS ET OBLIGATIONS PERSONNELLES.
D'après le livre des fiefs, la violation de la foi par le seigneur
a pour conséquence de lui faire peidre ses droits seigneu-
riaux sur le fief du vassal : « Domino comittente feloniam ut ita
dkam, per quam msallus anUUeret feudum si eam comitteret,
quid obtinere debeat de consuetudine queritur et responditur,
proprietatem feudi ad vasallum pertinere sive peccavit in va-
sallum, sive in alium. » (Liv. Il, tit. 26, % 22.)
DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES. 329
SU.
Des droits et des obllgatloiui eoiieenumt
les elioeee*
Dans le contrat féodal , la propriété du sol reste au sei-
gneur, sous le nom de domaine direct ou dirigeant; le vassal
a un droit de jouissance sur le bien inféodé, un droit appro-
chant de l'usufruit, que Ton a nommé domaine utile. Ainsi,
le système du fief comprenait la propriété tout entière, le do-
minium plénum, et la partageait entre les membres de l'as-
sociation féodale.
Les concessions féodales s'opéraient le plus souvent par le
démembrement d'un domaine^ dont une portion limitée était
donnée à titre de bénéfice aux vassaux et aux censitaires ,
tandis que le seigneur conservait sur l'autre partie, appelée
le domaine, une pleine et complète propriété.
Relativement au fonds du vassal, le fonds resté aux mains
du seigneur était appelé fonds dominant, et celui du vassal
s'appelait fonds servant : le second relevait du premier ; au
premier étaient attachés les droits appelés, par le droit fran-
çais, la directe, sous le rapport de la propriété, et la num-
vance, sous le rapport du fief.
Dans le droit lombard, tel que nous le présente le livre
des fiefs, la concession d'un fief a pour eflet de rattacher la
possession du vassal au fonds même du seigneur qui Ta cons-
tituée ; elle crée un droit réel ; en sorte que la supériorité
qui existe de seigneur à vassal existe également de la terre
330 DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES.
du premier à celle du second. Il y a, dans le fief, une hié-
rarchie personnelle et une hiérarchie territoriale correspon-
dant l'une à l'autre, inséparables l'une de l'autre.
En France , la hiérarchie féodale est seulement person-
nelle; il n'y a pas, entre la terre du seigneur et celle du
vassal, un lien résultant du contrat féodal. Le fief servant
ne relève du fief dominant qu'à cause du seigneur.
Pendant longtemps, sans doute, les seigneurs avaient con-
servé la propriété de leur domaine en pleine jouissance;
mais, par la suite des temps, en raison des partages de suc-
cession et pour cause d'appauvrissement, les seigneurs fran-
çais furent conduits à inféoder ou aliéner les terres qu'ils
s'étaient réservées, et le rapport féodal n'en fut pas pour
cela rompu. On disait, dans ce cas : « Le seigneur fait de son
domaine son fief. »
Le seigneur qui avait inféodé la dernière parcelle de son
domaine conservait néanmoins la directe et la mouvance de
tous ses fiefs. Les fiefs appartenant à un seigneur sans do-
maine furent appelés fiefs en l'air, ou fiefs incorporels.
Dumoulin et Loiseau, se fondant sur le livre des fiefs, con-
sidèrent l'existence de ces fiefs en l'air comme tout à fait
anormale ; mais elle n'en est pas moins généralement admise
dans le droit féodal français ; c'est une de ces variétés qui
s'établissent dans les usages féodaux d'un pays à un autre,
comme nous en avons déjà vus, et comme nous en verrons
encore. Nous n'y saurions, du reste, rien trouver d'anormal.
D'Argentré, le seul d'entre les feudistes français du XYI®
siècle qui ait lutté avec conséquence et savoir contre l'appli-
cation des sources étrangères au droit coutumier et national,
observait déjà qu'en matière de fiefs, les usages varient con-
sidérablement , et il répondait à Dumoulin , qui soutenait
DIRECTE, FIEFS EN l'aIE. 331
qu'on ne pouvait alléguer l'existence des fiefs en l'air que
par ignorance du livre des fiefs : « Le livre des fiefs est le
» droit du Milanais , et lorsqu'il s'agit de notre droit , je ne
» m'en inquiète pas plus que de ce qui peut se faire dans le
» sérail du Grand-Turc. »
Pourtant , il faut bien le dire , pour ce qui concerne la
partie du droit féodal dont nous traitons actuellement, force
est bien de recourir au droit lombard et même aux droits
saxon et souabe ; car, là du moins, cette matière a été déve-
loppée dans des écrits qu'il nous est possible de consulter,
tandis que les nombreux écrivains français qui l'ont traitée
ne remontent pas à l'époque véritablement féodale. Or, du
moment que le service militaire a cessé d'être le principe
des obligations du vassal, le rapport féodal a changé telle-
ment de nature, qu'il n'est pas possible de déterminer les
obligations de l'époque antérieure à l'aide de celles qui ap-
partiennent à l'époque subséquente, beaucoup plus compli-
quée d'ailleurs. Au reste, lorsque, comme dans la question
des fiefs en l'air, une divergence notable pourra être recon-
nue entre le droit féodal français et le droit impérial, nous
aurons soin de l'indiquer.
Le domaine direct constitue une possession {gewehré) exer-
cée au profit du seigneur par le vassal ; le seigneur peut in-
voquer cette possession en vue de revendiquer son fief, soit
contre un tiers quelconque, soit contre le vassal lui-même ,
par exemple, lorsque le fief n'a été concédé que pour un
temps déterminé, lorsque le vassal l'a aliéné sans le consen
tement du seigneur, ou lorsqu'il l'aurait perdu par sa foute.
Dans l'ancien droit féodal , les droits du seigneur étaient
plutôt personnels que réels, puisque la concession moyen-
nant rétribution constitue un contrat distinct , la censive,
dont il sera parlé plus tard.
332 DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES.
Le seigneur peut, en vertu de sa directe, promettre le fief
à un autre, pour le cas où il lui reviendrait ; mais il ne peut
TAter au vassal qui le possède sans le consentement de celui-
ci. Ce consentement se présume si le vassal présent à la nou-
velle concession n'y a pas mis opposition.
En principe, le seigneur peut aliéner son domaine direct,
qui est sa propriété ; mais, d'après le livre des fiefs, ainsi que
d'après le droit germanique, cette faculté est soumise à cer-
taines restrictions, fondées sur les droits du vassal. Ainsi, le
seigneur ne peut aliéner sa directe en faveur d'une per-
sonne qui lui est inférieure en rang, sans le consentement
du vassal * .
Le seigneur ne pouvait pas, par le même motif, changer
un rechUlehn en un hurglehn, car le hurglehn est envisagé
comme inférieur au fief régulier ; il ne donnait pas lieu au
service de chevalier et accès au heerschild.
On ne pouvait pas non plus inféoder le fief de son vassal
tout en le lui conservant, c'est-à-dire placer un tiers entre
son vassal et lui ; car, par là encore , on aurait rabaissé le
vassal.
Ces principes protecteurs de la position du vassal furent
abandonnés lorsque la puissance territoriale {landhoheit) eut
atteint, en Allemagne, son entier développement. Rosenthal
observe qu'il a vu souvent des territoires et des comtés cédés
* « Ex eadem le^ descendit, quod dominus sine voluntas vasalli feudum
alienare non potest. Quod Mediolanus non obtinet. Ibi enim sine curia etiam
beneficium totum recte alienatur, dum tamen aut œquali domino aut majori
Yendatur. Inferiori vero sine vasalli voluntate non licet partem alienare,
etiam majori, retenta parte alia feudi, • dit le livre des Hefs.
Ces dispositions, tirées de la loi de Conrad-le-Salique, y sont reproduites à
diverses reprises.
POSSESSION DU VASSAL. 333
en entier, et les vassaux transférés, par le même fait, sans
aucune contradiction.
On ne voit pas que des règles pareilles existassent dans
l'ancien droit français ; toutefois, il faut qu'elles n'y fussent
pas totalement inconnues, car, lorsqu'on 1308, Philippe-le-
Bel céda le duché de Bretagne à Edouard H, roi d'Angleterre,
le duc Arthur, alors mineur, s'y opposa par le motif qu'il
n'avait pu , sans son consentement, être cédé à un seigneur
inférieur en rang. Le jurisconsulte Azzo, un des célèbres doc-
teurs de Bologne, interrogé sur le cas, donna raison au duc
de Bretagne. On sait que le roi d'Angleterre était vassal du
roi de France pour le duché de Normandie ; le duc de Bre-
tagne serait donc devenu arrière-vassal.
En France, comme en Allemagne, le domaine direct était
indivisible, ainsi que ses effets ; cela est de l'essence du fief.
D'après le droit germanique, si le seigneur aliène la directe
d'une partie du fief, le vassal suit la plus forte part, si, du
reste, il n'a pas opposé ou n'avait pas de motifs à opposer &
l'aliénation , car il ne peut être obligé à servir deux sei-
gneurs.
Le domaine utile donne aussi lieu à une possession en fa-
veur du vassal : « Dos gud und die getcere des gudes, » dit
la glosse du Sachsenspiegel {proprietas et possemo feudi) ; et
les tableaux symboliques donnent le même symbole pour la
propriété et pour la possession .
Cette possession est acquise par le fait de l'investiture;
d'où il résulte que le premier investi a la préférence sur le
second investi , et qu'il peut également revendiquer la pos-
session vis-à-vis du seigneur et le sommer de lui monstrer le
fief (tret^en^ demanstrare) . Cette démonstration est nécessaire
si l'objet du fief n'est pas un immeuble déterminé, par exem-
334 DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES.
pie, s'il comprend des droits incorporels, des péages, des di-
mes, etc. Si le seigneur refuse la démonstration, le vassal
peut s*en passer.
Le domaine utile du vassal, en opposition avec le domaine
direct du seigneur , comprend l'usage de tous les droits du
propriétaire, pour autant que la chose n*en est pas détério-
rée ; un tel usage dépasse les droits compris dans le simple
usufruit. Le vassal jouit : 1^ De tous les fruits civils et na-
turels, ordinaires et extraordinaires ; ces fruits, une fois sé-
parés, deviennent la propriété allodiale du vassal. 2^ Il exerce
tous les droits qui appartiennent au fief, juridictions, servi-
tudes, etc. 3^ Il peut changer Féconomie du fief, en ce sens
que ce changement ne constitue pas une détérioration ; car
une détérioration grave, lorsqu'elle est précédée d'une me-
nace de reprendre le fief de la part du seigneur, peut en-
traîner la perte du dit fief; et, dans tous les cas, la détério-
ration motive une action en dédommagement, soit au profit
du seigneur, soit au profit des successeurs au fief, contre les
biens allodiaux du vassal qui en est l'auteur. U^ Les charges
publiques et privées, et les frais de réparation ordinaires et
extraordinaires, sont à la charge du vassal.
Le vassal a droit d'exiger que son seigneur n'amoindrisse
pas le fief, ou, en cas de nécessité, lui donne un dédomma-
gement , qu'il reconnaisse en tous temps sa qualité de vas.
sal, et qu'il le garantisse contre les prétentions des tiers :
<i Warandiam conceisionis plenam et integram prœstantes, »
disent les documents. En vertu de cette garantie, le seigneur
doit, dans certains cas, défendre lui-même la possession de
son vassal ; cela arrive , entre autres , lorsque l'adversaire
fait dériver son droit d'une concession conférée par un au-
tre seigneur. Le seigneur est, en revanche, dispensé de la
POSSESSION DU VASSAL. 335
garantie, s'il a été forcé de livrer le fief par autorité de jus-
tice, et sans promettre de se présenter en lieu et place de
son vassal ; si le vassal a négligé de prendre possession lors-
qu'il le pouvait, etc.; si le seigneur refuse son secours, le
vassal a le droit de s'adresser au suzerain pour le faire obli-
ger à le fournir, et, en cas de refus obstiné, il devient vassal
direct du suzerain. Si, malgré Tintervention du seigneur, le
vassal est évincé, le seigneur doit lui donner une compensa-
tion ; par exemple, lorsqu'il aurait précédemment investi un
autre, ou lorsque son investiture a succombé devant celle
d'un autre seigneur, dont le droit a prévalu.
Si la possession n'a pas été précédée d'investiture, elle est
appelée unrechle gewere, dans le droit saxon, et une telle pos-
session est sans valeur. La juste possession ne peut être atta-
quée sans jugement préalable, et, vis-à-vis du seigneur qui
intente procès à son vassal, elle sert de caution à ce dernier.
Si le vassal en possession est attaqué par le suzerain, celui-
ci doit d'abord prouver en justice la légitimité de son droit
vis-à-vis du seigneur du vassal.
Le domaine utile, la jouissance du bien inféodé {die nut,
quelquefois die nieder eigenthum), constitue le droit du vassal.
Le vassal peut améliorer un bénéfice, mais il ne doit pas le
détériorer, comme on Ta vu plus haut : u Que les bénéfices
soient restaurés, et non détruits ou désertés (restaurata, non
destracta aut déserta) y » disent déjà les Capitulaires. D'après
cela, un vassal pouvait bâtir sur le fief sans la permission
du seigneur ; mais ce qu'il a construit accroît le fief. Le
vassal peut aussi acquérir une servitude pour le fief, mais ne
peut lui eu imposer; s'il le fait, elle n'oblige que lui ou son
héritier, mais non point le seigneur.
Le vassal ne peut céder son fief à un autre sans le consen-
MÉM. ET DOCUli. XVI. 22
336 DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES.
tement du seigneur, car le contrat féodal est à la fois réel
et personnel, et la personne du vassal n'est pas indifférente
au seigneur. D après le droit lombard , la transmission de
tout ou partie du fief à un tiers est jugée d'après la règle
générale, qui défend au vassal de porter dommage, soit au
seigneur, soit aux agnats. Une aliénation qui ferait perdre
au seigneur le service féodal est nulle, et entraine la perte
du fief pour le vassal ; celle d'une portion du fief seulement
peut être révoquée sur la demande du seigneur, si la portion
aliénée est inférieure à la moitié du fief. Une constitution de
l'empereur Lothaire II punit toute aliénation de la peine de
la commise, parce qu'elle nuit au service impérial ; cette or-
donnance sévère fut répétée par Frédéric 1®**. Les droits saxon
et souabe n'allaient pas aussi loin : tout acte du vassal qui
lui fait perdre la possession est sans valeur sans le consente-
ment du seigneur, mais n'entraîne pourtant pas après lui
la perte du fief.
Le vassal peut sous-inféoder son bénéfice sans le consen-
tement du seigneur; car, dans ce cas, il ne cesse pas d'être
vassal, et ne fait que donner à son seigneur un sous- vassal
de plus, ce qui est pur profit, sans chance de perte. L'ar-
rière-fief est appelé, en droit germanique, affterlehen, en la-
tin subfeudum.
Toutefois, le droit lombard apporte quelques réserves au
droit d'inféodation du vassal. « La sous-inféodation ne doit
pas être faite avec ruse {callids), » dit le livre des fiefs ; cela
veut dire qu'on ne peut inféoder pour arriver par là à laisser
le fief. On ne doit pas non plus sous-inféoder à une personne
trop puissante et que le seigneur ne pourrait pas maintenir
dans le devoir. Enfin, on ne peut sous-inféoder d'après une
loi et des conditions différentes de celles selon lesquelles on a
SOUS-INFÉODATION, JEU DE FIEF. 337
reçu soi-même le bien, par exemple, donner en fief féminin
oe qu'on a reçu en fief m&le. En Allemagne, on ne pouvait
pas sous-inféoder un hurglehn.
L*arrière-vassal doit honneur et respect au seigneur du
vassal, sous peine d'être privé de son arrière-fief; il a, du
reste, tous les droits qu'a le vassal lui-même. Si le fief devait
cesser par convention à une certaine époque, les arrière-fiefs
créés sur lui cessent également ; ils cessent aussi, si le vassal
qui en est seigneur est privé de son fief par sa faute, ou s'il
décède sans laisser d'héritiers.
A la question des sous-inféodations se rattache celle des
jeux de fiefs, ou démembrements.
Nous avons dit quel'inféodation, étant un contrat person-
nel, le feudataire ne pouvait pas disposer de son fief au profit
d'un tiers. En France, durant la première époque féodale, ce
principe était dans toute sa force ; mais, au XIV® siècle, il
avait déjà décliné devant les progrès de la possession du vas-
sal. Le seigneur ne pouvait plus refuser son consentement à
la transmission du fief, mais il avait le droit de ne l'accorder
que dans certaines conditions. Dès lors , et jusqu'aux der-
niers temps du régime féodal, le domaine direct se manifesta
de deux manières : la première consiste dans les lods et ventes
qui formaient le prix d'un consentement, devenu forcé par
l'usage, à la transmission du fief; ces lods consistaient dans
une partie du prix de vente qui était livrée au seigneur. La
seconde consiste dans le retrait féodal, c'est-à-dire la faculté
de reprendre le fief aliéné en remboursant le prix. Les lods
et le retrait ont subsisté jusqu'à la Révolution. Nous revien-
drons sur ce sujet; mais, pour le moment, nous voulons
parler seulement du droit en vigueur durant l'époque féo-
dale.
338 DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES.
Il est à remarquer que la sous-inféodation n'est permise
que dans les fiefs de service; le censitaire ne pouvait pas
sous-inféoder.
Le vassal ne peut donner en hypothèque son fief sans le
consentement du seigneur; le consentement du seigneur de-
vait être exprès et formel; de même, dans une hypothèque
de tous biens en général, on n'entend pas qu*il faille com-
prendre les biens tenus en fief.
L'hypothèque, une fois constituée avec le consentement
du seigneur, peut être transférée à un tiers sans son consen-
tement.
Si elle a été constituée sans le consentement du dit sei-
gneur^ le vassal qui l'a constituée est tenu de la dette sur ses
biens personnels, et le seigneur peut l'obliger à libérer le fief
dans un délai donné; mais si, connaissant l'hypothèque, il
la laisse subsister pendant an et jour, il est censé avoir donné
son consentement tacite.
Dans le droit germanique, pour hypothéquer le fief, il fal-
lait, outre le consentement du seigneur, celui des agnats du
vassal, qui avaient droit de succession sur le bénéfice.
Le droit germanique admettait exceptionnellement que le
vassal, possesseur d'un fief impérial, pouvait en aliéner ou
hypothéquer une partie sans le consentement de l'empereur;
mais, en cas d'hypothèque, l'exécution sur le fief n'avait lieu
qu'à défaut d'autres biens.
On n'envisagerait pas comme aliénation interdite, d'après
le droit allemand, la cession du fief donnée à une personne
comprise dans la première investiture ; de même, on ne pu-
nissait pas de la perte du fief l'aliénation commise par erreur,
de telle sorte, que le vassal lui-même pourrait la faire révo-
quer. Lorsque le fief est repris ensuite d'aliénation sans le
HYPOTHÈQUE, ALIÉNATION, RETRAIT. 339
ooBseotement du seigneur, cette reprise est au détriment du
vassal qui a aliéné et de ses descendants ; mais, eu égard à
des successeurs au fief non-descendants, la consolidation du
fief serait seulement temporaire. L'aliénation temporaire ne
fait consolider que ce qui a été réellement aliéné. Le droit
de revendication du seigneur n'est soumis à aucune prescrip-
tion ; mais le seigneur peut remettre au vassal les consé-
quences de sa faute, et, dans ce cas, son pardon les efiace
définitivement.
Les aliénations interdites prennent donc validité par le
consentement postérieur du seigneur, et deviennent dès lors
irrévocables en ce qui le concerne ; mais les successeurs au
fief qui ne les auraient pas consenties peuvent en demander
la révocation, lorsqu'ils arrivent à la succession ; celle actio
feudi revocatoria n'appartient pas toutefois aux descendants
du vassal qui a aliéné. Les descendants de l'agnat qui a con-
senti à l'aliénation sont aussi exclus de ce droit de révo-
cation.
A côté du droit de révocation qui a lieu pour les aliéna-
tions défendues, pour les aliénations non-défendues existe le
droit de retrait, qui appartient tant au seigneur qu'aux suc-
cesseurs au fief. Les descendants de l'aliénateur, ou de celui
qui a consenti à l'aliénation, ne sont pas exclus du droit de
retrait, comme ils le sont du droit d'opposer à l'aliénation, et
la péremption de ce droit ne court pas pendant la minorité;
seulement, l'aliénateur et les consentants peuvent renoncer
d'avance, pour eux et leurs descendants, à l'exercice du
droit de retrait, et ce renoncement les lie. En cas de colli-
sion, le droit de retrait du seigneur ne vient qu'après celui
des successeurs au fief.
Nous avons vu, en traitant de la hiérarchie, ce que le droit
340 DROITS ET OBLIGATIONS CONCERNANT LES CHOSES.
germanique appelle le territoire (territorium); c'est le dis-
Irict sur lequel s'exerce la haute juridiction et la landhoheit.
Lorsque le seigneur féodal avait un fief dans le territoire
d'autrui, un tel fief s'appelait atmcârtigelehn. Les feudistes
germanistes en citent comme exemple les fiefs que les rois
de Bohême, l'électeur palatin, et le marquis de Brandebourg,
possédaient en Autriche. Ici, il y avait lieu de distinguer soi-
gneusement entre le devoir du sujet et celui du vassal * .
' Hdflich a écrit une dissertation curieuse sur ce sujet ; elle a pour titre :
De domino direcio in aUeno ierritorio.
TROISIÈME SECTION.
DU FIEF DANS SES RAPPORTS AVEC LE DROIT DE FAMILLE.
(MARUGE, TUTELLE, SUCCESSION FÉODALE.)
SI-
WLmvkmgei
Lorsque les fiefs furent devenus patrimoniaux, il arriva
souvent que, malgré la préférence qu'obtiennent presque par-
tout les mâles dans la succession féodale, le fief parvenait à
des femmes; et lorsque la femme était fille ou veuve, il im-
portait beaucoup au seigneur que Tépoux qu'elle prendrait
et qui aurait à faire le service du fief, fût un vassal fidèle et
non un ennemi. Cet intérêt prévalut sur le droit de famille
et conduisit à restreindre la liberté civile même des vassales
en âge de majorité ; ce fut le seigneur qui maria ses vassales,
comme leur tuteur, si elles étaient mineures ; comme leur sei-
gneur, si elles avaient atteint leur majorité.
Dans l'origine, ainsi que le remarque avec raison M. La-
boulaye {De la condition civile et politique des femmes), cette
règle fut plutôt favorable aux femmes, en ce que le seigneur,
libre de se choisir un vassal, n'avait plus d'intérêt majeur à
s'opposer à l'hérédité du fief. Mais, quand le principe de la
patrimonialité des fiefs se fut consolide, le droit des seigneurs
342 MARIAGE.
concernant le mariage de leurs vassales apparut, au con-
traire, comme une étrange vexation ; la vassale ne pouvait
conserver la liberté de se marier à son gré qu*en abandon-
nant son fief.
La condition de la femme mariée, dans le système féodal,
a été déterminée principalement par les institutions germa-
niques. D'Argentré , le savant commentateur de l'ancienne
coutume de Bretagne, prémunissait déjà contre la tendance
des praticiens à appliquer les idées romaines à une législation
dont l'esprit est très différent.
Chez les Germains, comme chez les premiers Romains, la
femme est toujours en tutelle; elle passe du mundium de ses
parents sous celui de son époux, et le pouvoir du mari est
à peu près aussi étendu que celui du père de famille. Mais,
déjà dans la plupart des lois barbares, sous Tinfluence du
christianisme, la rigueur du pouvoir marital s'est considéra-
blement adoucie , la personnalité et la fortune de la femme
sont plus protégées.
Dans le droit féodal , tant que dure le mariage , le mari
est , encore en vertu du mundium, seul administrateur du
bien conjugal, seul propriétaire vis-à-vis des tiers ; la femme
ne peut ni aliéner, ni disposer sans le consentement de son
mari, car elle est en tutelle; mais cette tutelle est avant tout
dans l'intérêt du protégé. Le Sachsenspiegel exprime nette-
ment ce caractère protecteur du mundium germanique. Ainsi,
le mari est le chef de l'association conjugale , mais il n'en
est pas le maître ; il peut disposer des revenus du bien de
sa femme et en fait les fruits siens, mais il ne peut aliéner
les propres de sa femme, et quand elle les aliène, le mari fi-
gure dans l'acte seulement par son autorisation , accompa-
gnée souvent de celle des parents de sa femme. Il y a même
CONDITIOTi DE LA FEMME. 343
des pays dans lesquels la femme, considérée comme héritière
de son époux, doit à son tour consentir, comme les héritiers
de sang, à la vente des propres de celui-ci.
En somme, le principe chrétien, qui considère le mariage
comme une société où les deux époux ont des droits égaux,
a prévalu complètement; et si le mari est administrateur, il
y a tendance à protéger la femme contre sa mauvaise admi-
nistration.
La loi féodale anglaise a seule conservé la dureté du sys-
tème germanique primitif. Les lois du continent européen,
les lois allemandes et françaises, entre autres, ont mieux
compris les rapports mutuels des époux, et leur point de vue
sur la nature de la puissance maritale a passé jusqu'à nous.
En ce qui concerne le fief que la femme possède, celle-ci,
passant sous la mainboumie ( le mundium ) du mari , seul
chargé d'exercer pour elle tous ses droits, il y a mutation
de vassal ; car c'est au mari à desservir le fief. Le mari étant
seigneur de tous les biens de la communauté , c'était une
conséquence naturelle qu'il représentât sa femme en justice,
et qu'il exerçât les actions qui lui appartenaient : « Nulle
femme n'a réponse en cour laïe, » disent les Etablissements.
Il faut excepter les actions relatives à des injures personnelles
de la part du mari. D'après le droit canon, en revanche, la
femme pouvait agir de son chef devant les cours ecclésiasti*
ques, malgré l'avis contraire émis par Dumoulin.
Dans l'origine, le douaire ne pouvait pas être établi sur le
fief, parce que le tenancier ne pouvait grever la jouissanoe
de son successeur ; le livre des fiefs le dit positivement. Néan-
moins, plus tard, on vint à le permettre, lorsque le défunt
ne laissait pas d'autres biens sur lesquels on pût l'asseoir.
Le SachseMpiegel dit aussi qu'on ne peut établir le douaire
344 MARIAGE.
que sur les propres ; mais la glosse nous apprend que, de-
puis Frédéric II , la position des veuves a été améliorée. Le
Schwabe nspiegel permet de placer le douaire sur le fief, et les
t;outumes françaises également. Beaumanoir fait remonter à
Philippe-Auguste l'établissement du douaire coutumier, qui
était l'usufruit de la moitié ou du tiers * du bien du mari, à
défaut de douaire convenu. Mais si Ton examine les lois bar-
bares, on voit qu'elles connaissaient déjà le douaire coutu-
mier. Peut-être, sous Philippe- Auguste, fut-il seulement per-
mis de l'imposer aux fiefs.
La femme a un droit réel sur l'immeuble frappé de douaire,
elle est saisie. Elle ne peut empêcher néanmoins le mari d'a-
liéner les biens sur lesquels il est assis ; mais une telle alié-
nation est révocable du jour du prédécès du mari.
A l'égard du seigneur, la jouissance de la douairière est
des plus franches ; l'héritier doit la garantie de l'hommage et
de toutes redevances , et , faveur remarquable , il ne peut
forfaire le fief au préjudice de la veuve. Ainsi, l'héritier prend
les charges du fief, et la veuve n'en doit avoir que les bé-
néfices.
D'après le Sachsenspiegel, on exigeait le consentement de
rhéritier lors de la constitution du douaire. Les coutumes
françaises, pourvoyant par un autre mode à l'intérêt de la
famille, faisaient du douaire la propriété des enfants issus du
mariage.
Les juridictions canonique, seigneuriale et royale, se dis-
putèrent chacune les questions de douaire : l'Eglise, parce
que le douaire est une condition essentielle du mariage ; les
* D'après la Coutume de Paris, c'est la moitié ; mais le droit commun n'ac-
corde que le tiers.
DOUAIRE, PORMARIAGK. 3ftS
seigneurs, parce que cette donation repose sur leurs fieft ;
le roi, parce qu*il se posait comme le tuteur naturel des
veuves et des orphelins. Par la convention de Philippe-Au-
guste avec les barons de France, il fut permis à la veuve de
s'adresser à celle de ces juridictions qu'il lui plairait de
choisir.
Les lois barbares ne défendaient pas les donations entre
époux ; leur esprit diffère en cela de celui des lois romaines.
Le Sachsenspiegel interdit les donations de la femme au mari,
par le motif seulement que la femme mariée est mineure.
Quant aux donations pour cause de mort, elles furent géné-
ralement permises ; le don mutuel fut, entre autres, entouré
de beaucoup de faveur.
Les coutumes féodales de France et d'Allemagne laissaient
ordinairement à la femme remariée le douaire et les gains
nuptiaux ; mais , communément aussi , on stipula , dans le
contrat de mariage, la révocation de ces avantages en cas de
secondes noces.
Depuis le XVI® siècle seulement , l'introduction du droit
romain vint limiter, en cas de seconde union, les avantages
nuptiaux que la femme pouvait faire à son second mari.
Le farmariage est une coutume qui dérive du servage et
non du fief, mais dont le principe remettait au seigneur le
droit de choisir l'époux de la fille noble venant à hériter du
fief. Le formariage est le droit qu'a le maître d'empêcher
ses serfs de se marier sans son consentement, prohibition
qui fut limitée plus tard au mariage contracté avec des per-
sonnes qui n'étaient pas de la même seigneurie ou de la
même condition ; cette conséquence du droit de propriété de
l'homme sur l'homme fut étendue des serfs aux vilains origi-
nairement libres, par suite des usurpations de la puissance
346 MARIAGE.
jil8tîcîère. Si, en Allemagne, le formariage était exercé ri-
goureusement à l'égard des ministériaux, c'est que, dans la
condition de cette classe, la liberté de la personne est en-
gagée.
Durant l'époque barbare , le maître de la femme serve,
pour se réserver les enfants, cassait de son chef le mariage
contracté avec le serf d'un autre. L'Eglise lutta avec succès
contre cet usage, contraire à la sainteté du mariage.
Soit en Allemagne, soit en France, il s'introduisit, pour
concilier le vœu de l'Eglise et l'intérêt des maîtres, la cou-
tume de stipuler, entre les seigneuries , des mariages par
échange; de sorte que, de cette façon, l'un ne pût pas s'en-
richir aux dépens de l'autre; ces conventions sont surtout
fréquentes entre les couvents, du X® au XII® siècle. Souvent
aussi, on stipula le partage des enfants entre les maîtres des
deux époux. Cette dernière coutume avait passé de la loi ro-
maine dans la législation des Wisigoths. Enfin, au XII^ siè-
cle, le formariage fut réduit assez généralement à une simple
redevance. De ces redevances payées pour se marier sont
nées ces coutumes bizarres connues sous le nom de droit du
seigneur, coutumes auxquelles on a prêté une portée immo-
rale et absurde qu'elles n'eurent pas dans la réalité, tout au
moins en tant que règle ; car l'abus et la tyrannie sont pos-
sibles en cette matière comme en toute autre.
TOTBLLB F&ODALE. 347
SU.
De 1» tutelle féodAle.
La tutelle romaine était moins une précaution législative
ayant pour but de préserver le mineur des suites de son in-
expérience qu'une institution juridique destinée à maintenir
les droits de la fomille et les intérêts des agnats. La tutelle
germanique, qui n'est qu'une application du mundium, est
bien différente ; la puissance du mundwald est faite pour le
protégé et non pour le protecteur. La tutelle féodale, que le
langage juridique du moyen &ge appelle bail, garde, ou main-
boumie, repose sur d'autres principes, savoir : 1^ sur le
droit qu'a le seigneur de ne pas perdre, pendant la minorité,
le service de vassal en vue duquel le fief a été concédé ; 2^ sur
le droit qu'il a en conséquence à foire représenter le mi-
neur par une personne apte à rendre ce service, et qui soit
à la convenance du seigneur.
En conséquence de ce double droit, la garde des vassaux
mineurs était attribuée au seigneur ; il pouvait l'exercer lui-
même en faisant les fruits siens , à charge d'entretenir le
ou les mineurs, ou bien la remettre à l'un de ses vassaux,
qui était chargé du service du fief moyennant la jouissance
du fief que le seigneur lui concédait.
On a expliqué la garde seigneuriale par l'intérêt même
S48 TUTELLE FÉODALE.
des mineurs. C'est ainsi que les Etablissements de Norman-
die exposent les motifs de la garde des orphelins ' :
Le seigneur faisait les fruits siens, mais à la charge de
payer les dettes : a Qui garde prend, quille la rend. »
L'ancien droit féodal germanique reconnaissait aussi au
seigneur le droit de garde sur le fief du vassal mineur jus-
qu'à sa puberté, et celui de faire les fruils siens ou de les
laisser à un pro vassal, qui faisait le service militaire à la
place du mineur.
Le droit du seigneur à faire les fruils siens est appelé, par
le Sachsenspiegel, anevellef angefâlle.
On donnait un tuteur au vassal en état de minorité ou de
faiblesse d'esprit, comme aussi en cas d'absence du vassal ;
mais, dans ce dernier cas, quelques-uns pensent que la cura-
telle était donnée de droit au plus proche parent, successeur
présomptif.
Le tuteur n'était pas nécessairement un homme capable
de posséder un fief; mais, s'il ne l'était pas, la cour féodale
* « Qui gardera l'hoir orphelin qu'il convient être en l'autnii garde ? La
mère ne le gardera pas. Pourquoi ? Pour ce que si elle prenait mari et elle
en avait des enfants , les enfants, pour la convoitise de l'héritage, occiraient
leur aisné frère, ou le mari même occirait son filiastre pour donner à ses
fils l'héritage. — Qui le gardera donc? Le garderont les cosins? Nani. Pour-
quoi ? Que ils ne béent par avanture à sa mort et convoitent son héritage,
pourquoi ils occient Tinnocent. — Pour ôter donc cette déloyauté, et pour es-
chiver telle cruauté, fut-il établi que les orphelins soient en la garde de celui
à qui son père était lié par hommage. Et par dessus ce, ils doivent être en
bonnes maisons et enseignés d'honnêtes enseignements, et quand ils sont
nourris es maisons de leurs seigneurs, ils sont tenus de les servir plus léau-
ment et de les aimer plus en vérité. Et comment peuvent les seigneurs haïr
ceux qu'ils ont nourris? Ils les aimeront, ils garderont fidèlement leurs biens
et leurs tenements. > Mais, ajoute le glossateur, « avarice est oren droit si
montée, que les seigneurs $c&tent les biens »ux orphelins. *
AGE DE MAJORITÉ, SOUFFRANCE. 3(^9
désignait un tuteur pour le fief qui était en lehentrdger (pro-
vassal) et devait être par conséquent capable de posséder un
fief ; Tadministration restait au tuteur personnel, mais le de-
voir féodal était rempli par le provassal.
D'après ce livre de droit, Tenfance allait jusqu'à treize ans
et six semaines, eiVanevelle ne dure que jusqu^à ce terme;
mais depuis, et jusqu'à vingt-quatre ans, le jeune homme est
encore mineur et il a un tuteur ; VAuctor vêtus dit seule-
ment qu'il peut en avoir un. Depuis treize ans et six semai-
nes, l'enfant est zu seinen jahren ; son tuteur lui doit compte
annuel.
La minorité n'empêche pas de recevoir le fief. D'après le
droit germanique, qui permettait à plusieurs frères de choisir
celui d'entre eux qui serait investi, l'investiture faite à l'ainé
était accompagnée d'une promesse donnée avec garantie que
les mineurs n'attaqueraient pas le seigneur à ce sujet. Ce que
l'enfant a fait ou négligé de faire pendant sa minorité ne doit
pas lui nuire ; ainsi , s'il n'a pas obtenu Tinvestiture , il a
encore un an dès sa majorité pour la revendiquer. Dans le
droit féodal français, le tuteur ne pouvant prêter Thommage
pour son pupille, le seigneur devait lui ac^îorder ce qu'on
appelait souffrance féodale, c'est-à-dire lui laisser le fief en
attendant que l'hommage pût être prêté.
Le droit germanique admit cependant la tutelle testamen-
taire, qui pouvait être laissée, non-seulement à un autre vas-
sal, mais aussi à un étranger au fief, et qui Tétait de préfé-
rence, d'après le droit saxon, en faveur du tuteur naturel,
à savoir le plus proche agnat [der nàchsten schwertmagen).
Cette tutelle de l'agnat le plus proche était aussi établie dans
les mains princières au moyen de pactes de famille.
En France, lorsque le mineur avait un fief du roi, le roi
3B0 TUTELLE FÉODALE.
prit la garde de tous les autres fiefs. La garde seigneuriale
ne se maintint du reste pendant longtemps qu'en Normandie
et en Bretagne. Dans quelques provinces, la tutelle fut con-
férée aux parents ; mais si le tuteur pouvait hériter du fief,
il n'avait que la tutelle de la personne du mineur ; Tascen-
dant pouvait réunir la tutelle et la garde, parce que le fief
ne pouvait lui revenir. Entre collatéraux, la tutelle de la
personne était donnée au parent le plus éloigné, et celle du
fief au plus proche. Le tuteur, ou baillistre, donnait caution
de ne pas marier le mineur sans le consentement de ses pa-
rents, de lui donner une éducation convenable, de tenir le
fief en bon état et d'en faire le service.
SUCCESSION FÉODALE. 354
S ni.
De lu sueecmiloii féodale*
Entre la tendance constante des vassaux à perpétuer dans
leur famille une concession originairement temporaire ou via-
gère et le droit du seigneur à reprendre ce qu'il avait con-
cédé selon ses convenances , il s'était établi une suite de
luttes et de transactions dont Tissue fut l'hérédité des fiefs,
et par conséquent la victoire du possesseur sur le proprié-
taire, du domaine utile sur le domaine direct, la transforma-
tion du fief en patrimoine.
«Dans l'ancien temps, dit le livre des fiefs S les fiefs étaient
tellement au pouvoir du seigneur dominant, qu'il pouvait ré-
voquer à son gré la donation qu'il avait faite. On en vint en-
suite à concéder le fief pour un an ; puis on établit qu'il res-
terait au vassal sa vie durant, mais sans passer aux enfants
par droit de succession. Enfin, on en vint & transmettre le
fief à celui que le seigneur agréerait. Aujourd'hui, le fief ap-
partient à tous les fils également. »
* « Antiquissimo enim tempore sic erat in dominorum potestate connexum,
ut quando yellent, poweni auferre rem in feudum a se dalam ; postea vero
eo ventum est, ut per annum tantum ûrmitatem l)aberent; deinde statutum
est, ut usque ad vitam fldelis produceretur, sed cum hoc jure successionis ad
fllios non pertineret. Sic progressum est ut ad fllios deveniret, in quem sci-
licet dominus hoc vellet beneAcium confirmare : quod hodie ita stabilitum
est, ut ad omnes œqualiter veniat. »
UtM, ET DOCDM. XYl. tS
352 SUCCESSION riODALE.
Les faits sont certainement loin de s*étre développés dans
un ordre aussi systématique ; mais on a vu que l'hérédité
des fiefs était le but auquel concouraient en eCTet tous les
efforts durant Tépoque barbare , et que ce but une fois at-
teint, l'hérédité des bénéfices et des honneurs une fois re-
connue comme loi, Tépoque féodale, c'est-à-dire un système
nouveau de possession et d'organisation sociale se trouva
inauguré.
Néanmoins, un grand principe domine toujours toutes les
concessions féodales, c'est la nécessité du service militaire
stipulée au profit du seigneur; car, pour ces petits suzerains,
toujours en guerre avec leurs voisins, et sans armées perma-
nentes, ni argent pour les solder, la première condition
d'existence était d'avoir toujours des vassaux prêts à les
soutenir; aussi, toutes les institutions civiles qui se ratta-
chent au fief, la garde, le mariage, les successions, furent-
elles, dans l'origine, organisées en vue du service militaire.
L'esprit militaire est ce qui donne un cachet particulier à
la législation féodale et la distingue des législations barbares
dont elle est issue.
Quand le triomphe de la royauté fit cesser l'indépendance
des seigneurs féodaux et mit un terme à leurs guerres con-
tinuelles, quand la société fut mieux assise et le service
militaire moins nécessaire, cet esprit militaire, qui appartient
à la première époque féodale, fut remplacé par l'esprit aris-
tocratique et nobiliaire, lequel retarda encore pour un temps
assez long la victoire des sentiments naturels.
En exposant la matière des successions féodales dans son
développement historique , nous verrons tout spécialement
l'influence de ces deux principes particuliers au droit féodal,
l'esprit militaire d'abord, Tesprit aristocratique plus tard, et,
PRINCIPES DIRIGEANTS. 3B3
dans ces deux principes, nous trouverons la clef et l'expli-
cation naturelle de maintes dispositions qui pourraient pa-
raître anormales, si on ne les envisageait qu'au point de vue
du droit de famille et du droit naturel.
Le droit du vassal ne reposant pas sur ce qu'il a le fief,
mais sur la concession qu'il en a obtenue, la succession féo-
dale n'a pas sa source dans le droit du vassal, mais dans l'in-
vestiture.
Le passage du fief aux enfants du vassal doit donc être
envisagé, en réalité, comme une nouvelle investiture de la
part du seigneur ; c'est une confirmation du bénéfice promise
par avance, et chaque successeur est comme le représentant
d'une concession qui existe encore virtuellement en sa fa-
veur, et remonte dès lors, quant à la source de son droit,
non au dernier possesseur, mais au premier concessionnaire.
De là, la différence qui existe en principe entre la succes-
sion féodale et la succession ordinaire.
Cette difiérence ne se manifeste pas dans la succession des
descendants, qui est commune aux deux; mais, en revan-
che, les exigences du service militaire motivent l'exclusion
des femmes de la succession féodale, et cette exclusion se
rencontre en effet dans les plus anciens documents concer-
nant l'hérédité des fiefs.
De ce nombre est la constitution de Gonrad-le-Salique, de
4027 '. Cet édit concède le fief au fils, au petit-fils, en ligne
masculine, et, à défaut, au frère de père.
' ■ Prœcepimus etiam, ut cum aliquis miles, sive de majoribus, sive de mi-
noribus, de hoc seculo migraverit filius ejus beneflcium habeat. Si vero filium
non habuerit et abiaticum (nepotem) ex masculo fllio reliquerit, pari modo
beneflcium habeat. Si forte abiaticum ex fllio non reliquerit et fratrem legi-
timum ex parte patns habuerit, beneflcium quod patrie» nui fuit, habeat. •
3B4 SUCCESSION FÉODALE.
L'exclusion des filles n'étant pas la suite d'une incapacité
légale, comme dans les lois barbares, mais le simple effet de
la concession, là où la concession admet la fille, elle succède
au fief sans obstacle S ainsi que les descendants.
Le fief passant aux descendants en ligne féminine était
appelé fief féminin. Quelques anciens jurisconsultes pensè-
rent que le fief féminin ne devait passer qu'aux femmes,
comme le fief masculin ne passait qu'aux mâles ; mais cette
interprétation a été écartée à juste titre '. Il y a plus, même
dans le fief féminin, la fille n'hérite pas, comme ses frères,
mais seulement à défaut de ses frères.
La distinction entre la succession naturelle et la succession
féodale, qui est basée sur la continuation supposée de la con-
cession, explique l'exclusion des ascendants dans la succes-
sion féodale, le fief ne pouvant revenir à quelqu'un à qui il
n'a pas été concédé, mais uniquement au seigneur '.
Un ascendant peut cependant reprendre le fief, si, l'ayant
cédé à son descendant, il s'est réservé expressément de le
reprendre au cas où celui à qui il le cède viendrait à mourir
avant lui. Encore dans cette convention, il est nécessaire de
faire intervenir le consentement du seigneur ^.
* Le livre des flefs dit : « Ad filiam vero, vel ex filia nepotes, seu pronepo-
tes, successio feudi non pertinet. Proies enim feminini sexus, vel ex femineo
sexu descendens ad hujus modi successionem aspirare non potest, nisi ejus
conditionis si feudum, vel ex pacto acquisitum. •
* « Filia non succedit in feudo, nisi investi tura f\ierit facta in pâtre, ut filii
et filia succédant, tune enim succedit Alia, filiis non extantibus, » dit le livre
des fiefs.
* « Successio feudi talis est natura quod ascendentes non succedunt, verbi
gratia pater filii. > (Livre des fiefs.)
* • Nisi nominatim cum dom ino pactus fuerit, ut si filius decesserit tnte
patrem quod feudum ad patrem revertatur. » (Livre des fiefs.)
FEMMES, ASCENDANTS EXCLUS. 3SS
Le fief ne pouvant parvenir qu'aux descendants du pre-
mier acquéreur, on exclut de la succession , non-seulement
les ascendants, mais aussi de tels descendants dont Texis-
tence dépend de la volonté seule du possesseur, ainsi les en-
fants adoptirs ou légitimés ; toutefois, on a admis générale-
ment les enfants légitimés par le mariage subséquent. Les
insensés, les invalides, les clercs, ne succèdent pas au fief,
en raison de leur incapacité personnelle à rendre le service
féodal ; mais on leur a accordé, par raison d'équité, un droit
à des aliments.
La succession en ligne collatérale a cela de commun avec
la succession des ascendants, que Ton ne compte pas la pa-
renté en partant du dernier possesseur, mais en partant du
premier acquéreur; ainsi, les collatéraux du dernier posses-
seur, qui ne seraient pas en même temps descendants du
premier acquéreur, ne peuvent recueillir le fief.
La succession des collatéraux n'avait été admise premiè-
rement, selon le livre des fiefs, qu'en faveur des frères de
père ; depuis la constitution de C!onrad-le-Salique, elle fut
étendue aux agnats, jusqu'à l'infini , pour les fiefs anciens ;
pour les fiefs nouveaux , la succession des agnats n'avait
lieu qu'en vertu de convention, ou s'il a été acquis par des
frères de leurs deniers communs, ou par des frères indivis,
ou encore s'il est dit que le fief nouveau est concédé selon
la loi des fiefs anciens.
En premier lieu succèdent les frères germains ou consan-
guins ; dans les fiefs paternels, ceux-ci excluent les utérins,
qui , en revanche , excluent les consanguins dans les fiefs
maternels ' .
* • Jure quidem civili fraires consanguinis demum post gennanos eorum-
que filios admittaniur, quœ differentia jure feudali locum non invenit.» (Livre
des fiefs.)
356 SUCCESSION PfoDAtl.
Les fils des frères morts concourent, avec les frères vi-
vants, par droit de représentation *,
A défaut de frères, les neveux excluent les oncles de père,
d'après la règle que l'investiture descend, mais ne remonte pas.
A défaut de frères et de neveux, les agnats du sexe mas-
culin succèdent à l'infini, à la condition d'être descendants
du premier acquéreur du fief; mais ici se présente une ques-
tion qui a beaucoup embarrassé les feudistes, c'est celle de
savoir comment il faut compter le d^ré de parenté.
Selon les uns, on ne doit pas du tout tenir compte du der-
nier possesseur, et rechercher qui aurait eu le fief, s'il n'a-
vait pas existé ; c'est ce qu'on appelle le système de la fue-
cession purement linéale. Selon les autres, l'héritier du fief
est celui qui aurait eu le fief, si le dernier possesseur n'eût pas
existé, et qui est en même temps le plus proche entre ceux,
s'il y en a plusieurs, qui auraient eu le fief à la place ; c'est ce
qu'on a appelé le système de la stACcemon linéale et graduelle.
Gomme on voit, l'un et l'autre système diffèrent du sys-
tème de la succession civile romaine, dans lequel l'héritier
est le parent le plus rapproché du défunt ; celui-ci est le sys-
tème de la succession purement graduelle *.
* « Vocantur primo fratres cum fratrum prœmortuonim Aliis, deinde agnati
ulteriores. • (Livre des flefs.)
•
A l^r acquéreur du Aef.
I
B
I
Dernier possesMur C D E
I I
I F
G
D'après le système de la succession purement linéale , / et (7 succèdent
conjointement à C; car ils auraient eu le fief à son défaut. D'après le système
de la succession linéale et graduelle, / succède seul, parce qu'il est d'un de-
gré plus près de C.
COMPUTATION EN LIGNE COLLATÉRALE. 387
Le texte du livre des fiefs (II, 50) parait en faveur de la
succession purement linéale : « Si ille, qui feudum habet de-
•
cessent, nulle filio relicto, an ad omnes vel ad quos perveniat,
qtiœritur. Respondeo, ad solos, vel ad amnes, qui ex ea linea
sunt, ex qua iste fuit. Et hoc est, quod dicitur ad proximiores
esse dicuntur respectu aliarnm linearum, sed omnibus ex hac
linea defkientibus omnes aliœ lineœ œqualiter vocantur. »
Cependant, c'est le système linéal et graduel qui a pré-
valu généralement ; probablement parce qu'il s'éloigne moins
de celui de la succession ordinaire.
Les lignes se comptent comme suit : la première sort du
père, la seconde de l'aïeul, la troisième du trisaïeul, etc. *
La parenté avec le dernier possesseur est, du reste, si peu
un motif d'être appelé à la succession du fief, que, ainsi que
nous l'avons indiqué plus haut, deux frères ne se succèdent
pas pour un fief, si leur père n'avait pas eu le fief auparavant *.
* A l**" acquéreur du Aef.
1
B
C
D
^«^o^^..
1
1
Dernier possesseur E F
G*
D'
1
1
G
C"
i
1
H
1
1
C"
I
E, dernier possesseur, étant mort, / lui succède, quoique plus éloigné en
degré que C ; car il est de la première ligne ; mais si / et le reste de la ligne
n'existent plus, D* succédera de préférence k C*^ et à C, parce qu'il est, à
lignes égales, dans un degré plus rapproché.
' « Si duo fratres simul investiti Aierint de beneficio novo, et non de pa-
temo, si unus eorum sine descendentibus masculini* sexus mortuus fuerit,
dominus fucceditj non frater nisi factum Aierit in investitura quod frater,
firatri succédât. Et quod diximus de fratribus ut unus alii succédât per pac-
tum, idem dicendum est de flliabus si hoc pactum conciliât.» (Livre des fle&.)
3S8 SUCCESSION FÉODALE.
Que la femme et le mari ne se succèdent pas dans le fief,
il n'y a rien là de surprenant ; car, là où la parenté de sang
est elle-même repoussée, on ne saurait prendre égard à l'af-
finité*.
La succession féodale n'étant pas un héritage proprement,
mais une investiture continuée, il en résulte que le succes-
seur au fief n*est pas en même temps le successeur aux dettes.
Cette règle n'est pas applicable aux descendants qui ne peu-
vent prendre le fief et laisser les alleux avec les dettes ; elle
s'applique seulement aux agnats*. Cependant, si les agnats
y consentent, le fils peut répudier la succession, et recevoir
comme de nouveau le bénéfice de la main du seigneur; dans
ce cas, il est déchargé des dettes de la succession paternelle.
La succession féodale germanique difTère assez essentielle-
ment de la succession lombarde, qui, en cette matière, a été
envisagée comme le droit commun. En Allemagne, on s'en
tenait de plus près encore aux termes des anciennes conces-
sions; on n'admettait que la succession des descendants, et,
en principe, on repoussait celle des collatéraux tout comme
celle des ascendants. Le Sachsenspiegel et le Schwabenspiegel
concordent sur ce point.
L'empereur Henri II fit une loi pour introduire la succes-
* « Si fœmina habens beneficium moriatur, nullo modo succedit in benefi-
cium maritus, nisi specialiter investitus tuerii. • (Livre des flefs.)
* « Si contigerit vasallum sine omni proie decedere agnatus, ad quem uni-
versa hereditas pertinet, repudiata hereditate, feudum si paternum fumt, re-
tinere poterit... Ubi vero filium reliquit, ipse non potest hereditatem sine be-
neficio repudiare, sed aiit utnimque retineat aut utninique repudiet, quo re-
pudiato, ad agnatos, si paternum sit pertinebit... agnatis tamen consentien-
tibus, poterit dominus eum si volueril, quasi de novo benefîcio investire, quo
facto, licebit ei, repudiata hereditate , feudum tenere , nullo onore ei hère-
ditario imminente. » (Livre des flefs.)
VARIÉTÉS EN ALLEMAGNE. 3S9
Mon lombarde des agnats en ligne collatérale en Allemagne ;
mais les princes saxons refusèrent de laisser changer leur
coutume, et Henri n'insista pas ; de sorte que la succession
des agnats s'est introduite dans le sud, tandis que le nord,
qui suivait la loi saxonne, continuait à la repousser.
Pour concilier l'intérêt des frères avec le droit du sei-
gneur, on recourait, en Allemagne, à une investiture simul-
tanée {conjuncta manu; gesammte hand). Cette sorte particu-
lière d'investiture reposait sur l'ancien usage germanique de
l'indivision du bien familial.
Lorsqu'un fief avait été inféodé conjuncta manu à la mort
d'un des frères, ses fils prenaient sa place, et s'il n'en avait
pas, l'indivision continuait entre les frères restants. Tous les
coinvestis étaient également censés en possession du fief;
mais ils devaient désigner l'un d'entre eux pour rendre au
seigneur le service du fief. Si le fief cessait d'être indivis, la
part du vassal décédé sans enfants revenait au seigneur. En
revanche, tant qu'il était indivis, aucun des possesseurs ne
pouvait disposer à son égard sans le consentement des autres.
Ces principes du droit germanique s'appliquaient aussi aux
fiefs auxquels était attaché un office impérial ; l'hérédité des
duchés et des comtés n'avait pas efiacé en eux l'idée primi-
tive de l'office, lequel était de sa nature indivisible ; de sorte
que, dans ces fiefs, s'il y avait plusieurs enfants, l'office pas-
sait à un seul d'entre eux, désigné tantôt par le père, tantôt
par l'empereur ; le plus souvent, c'était l'alnéw Seulement,
si le père possédait plusieurs offices et fiefs impériaux, il
pouvait les répartir entre ses fils, et alors l'ainé conservait
ordinairement l'office principal.
Mais nous avons vu que peu à peu l'idée de l'office s'ef-
faça derrière celle de la possession à titre privé, et que les
360 SUCCESSION FÉODALE.
territoires tendireut à devenir des propriétés de famille ; alors
aussi on chercha à donner une part de cette propriété à cha-
cun des Sis, et l'on chercha différents moyens, soit de les
faire jouir en commun , soit même d'opérer des partages.
Les comtés étant devenus les premiers des propriétés pri-
vées, l'ainé conserva le manoir de la famille, et les autres
fils eurent les autres châteaux. Depuis la seconde moitié du
XIII^ siècle , il en advint de même pour les principautés ;
seulement, l'ainé a seul conservé le titre. Pour concilier les
considérations de famille avec la constitution de l'empire,
qui statuait l'indivisibilité, on recourut à l'investiture par
ronjuncta fnanus. Le premier exemple que l'histoire d'Alle-
magne présente d'un tel fait, arriva en 12ol, dans la maison
de Brandenbourg. Puis, pour faciliter cette possession en
commun, on la localisa par une répartition de l'usage, tout en
conservant l'indivision, quant à la propriété ; c'est ce qu'on
appela mutschirung, ou oertemng (cantonnement). Enfin, on
en vint à un partage effectif {dateylung, thattheylung). Dès
ce moment, l'ancien droit n'existait plus; c'est ce qui a
donné naissance à la gesammte hand du nouveau droit. De
tels partages, en se continuant un peu, auraient eu inévitable-
ment pour effet l'appauvrissement des familles régnantes et
la division à l'infini des territoires. Pour éviter ces funestes
conséquences, déjà au XIV® siècle on commença à introduire
le droit de primogéniture , au moyen de pactes de famille.
La bulle d'oi: fit de ce droit et de l'indivisibilité du territoire
une loi de l'empire pour les électorals laïques ; tous les au-
tres princes suivirent cet exemple dans l'intérêt de la con-
servation de leur maison.
Touchant la succession des femmes, la coutume d'Allema-
gne n'avait pas la rigueur de la loi lombarde ; les femmes,
VARIÉTÉS EN FRANCE. 361
exclues par les mâles au même degré, étaient admises lors-
qu'elles étaient en concours avec des mâles d'un degré plus
éloigné. Senckenberg affirme qu'il n'y avait pas , en Alle-
magne, de seigneurie où les femmes n'eussent pas été ap-
pelées à succéder. On connaît le fameux distique composé
sur la maison d'Autriche, à l'occasion des deux mariages de
Maximilien avec Marie de Bourgogne et Jeanne de Gastille :
« Bella gérant alii, tu felix Austria, nube ;
• Namque Mare aliis, dat tibi régna Venus. •
En France , l'hérédité des fiefs avait été le centre autour
duquel tournaient toutes les évolutions de l'époque féodale ;
l'indivisibilité des baronnies y fut admise en règle générale.
Dans les fiefs secondaires, on chercha à obtenir un résultat
analogue, au moyen du droit d'aînesse ; car il fallait veiller
à ce que chaque fief pût nourrir l'homme qui en ren-
dait le service : « Ne me semble mie que fiez puisse estre
partiz ne doit, dont chacun partie n'est sofisans à servir, »
dit Desfontaines. Lorsque la raison du service militaire n'exista
plus, pour ne pas partager le fief, le principe aristocratique
conduisit au même résultat. Ainsi naquit le droit d'aînesse,
non moins généralement répandu en France que dans l'em-
pire.
Les puisnés étaient pourvus au moyen du parage; l'ainé
gardait à lui la principale partie du fief et laissait les autres
en fief â ses frères ; ce qui ne constituait pas une division
du fief, car l'alné restait le seul vassal. Le parage correspond,
dans le droit féodal français, à la conjuncta fnanus du droit
germanique. En 4209, Philippe-Auguste rendit une ordon-
nance dans le but d'établir que les divers héritiers du fief
relèveraient, non de leur aîné, mais du suzerain ; mais cette
ordonnance, évidemment contraire au maintien de la féoda-
362 SUCCESSION FÉODALE.
IHé, tomba promptement en désuétude, même dans les do-
maines de la couronne, pour lesquels elle avait été rendue.
Les coutumes varient considérablement, quant au privi-
lège accordé à Tainé. D'après Beaumanoir et les Etablisse-
ments, il avait le manoir principal, avec une certaine étendue
de domaine sis à l'entour; c'est ce que les coutumes appel-
lent le vol du chapon, ou préciput. En succession collatérale,
il n'y avait de droit d'ainesse que quand le fief était indivi-
sible ; en ligne directe, mais entre filles, la règle générale
était le partage égal ; c'est celle du grand coutumier, qu'a
suivi la coutume de Paris. Les coutumes de Touraine, Maine
et Anjou, accordaient, en revanche, un privilège à l'ainée.
Dans les tenures roturières, il n'y avait pas de primogé-
niture : a En villenage ains emporte autant li maisnés comme
li aisnés, ^ dit Beaumanoir.
En France, les femmes n'étaient pas exclues en principe
de la succession aux fiefs, comme en Allemagne; ce qui
prouve combien est erronée l'opinion qui veut invoquer la
loi salique au sujet de l'hérédité des fiefs ' ; seulement, elles
étaient exclues par un mâle au même degré ; mais elles ex-
' Laboulaye estime, en se fondant sur l'opinion de Dutillet, que les femmes
sont exclues du royaume de France, non par l'autorité de la loi salique^ mais
en vertu de la coutume et delà loi particulière de la maison de France ; que
c'est par ce dernier argument que Philippe de Valois repoussait les préten-
tions d'Edouard III, et que la loi salique n'a été invoquée dans ce sens que
beaucoup plus tard. Il remarque que, dans la curieuse défense de la coutume
française contenue dans le Songe du Verger^ l'auteur ne mentionne pas la loi
salique, laquelle, en revanche, était devenue l'argument principal qu'on met-
tait en avant au XVI« siècle. Sur une cinquantaine de grands fiefs, dont la
réunion a formé la monarchie française, on n'en connaît que deux qui suivis-
sent à cet égard la loi de la couronne ; ce sont les duchés d'Orléans et d'An-
jou ; tous les autres étaient flefii féminins.
DU TESTAMENT. 363
duaient le mâle d'un degré plus éloigné. L'hérédité des fem-
mes s'appliqua même au domaine des grands vassaux, et les
rois l'utilisèrent habilement au profit des biens de la cou-
ronne.
L'ancien droit appelait la succession en ligne directe des-
cendemeni, et la succession collatérale eschoite ; c'est, en ce
qui concerne cette dernière succession , que l'on remarque
particulièrement la différence entre les pays de droit écrit et
les pays de coutume. Dans les premiers , on conserva en
général tous les principes dirigeants de la législation romaine ;
mais ils durent nécessairement être modifiés, en ce qui con-
cerne les fiefs, par la nature particulière de l'objet de la suc-
cession. Dans les coutumes, en revanche, les principes ger-
maniques prévalurent dans la succession même des biens
non-féodaux ; de sorte que, pour les alleux, par exemple,
elles renferment, quant aux successions, des règles qui rap-
pellent tout à fait le droit féodal.
Le testament est une institution contraire à l'esprit de la
loi féodale, puisque le fief était une concession dont le vassal
ne devait pas pouvoir disposer sans le consentement du sei-
gneur. Au jour de sa mort , le droit du concessionnaire est
épuisé; l'héritier est appelé, non par la loi, que la volonté
d'un testateur peut remplacer, mais par le contrat lui-même.
Dans le droit germanique, le testament était admis, en ce
sens que le père pouvait désigner celui de ses fils qui au-
rait le fief, en fixant les portions des autres. Pour les fiefe
anciens, le père n'avait pas même le droit d'exhérédation,
mais oui bien pour un fief nouveau, ou un fief héréditaire,
c'est-à-dire dont la succession est réglée par la loi des alleux.
En France, l'usage général était de permettre au testa-
teur de disposer librement des meubles, des conquets, assi-
364 SUCCESSION FÉODALE.
miles aux meubles, et d'une part des propres, un cinquième,
un quart, ou un tiers.
u Chacun gentilhomme, ou homme de poeste, qui n'est pas
serf, peut, par notre coutume , laisser en un testament ses
meubles, ses conquets, et le quine de son héritage, là où il
lui plaît, excepté qu'à ses enfants il ne peut laisser à l'un
plus qu'à l'autre, » dit Beaumanoir. La portion disponible
était toujours chargée des dettes.
La règle a le mort saisit le vif » n'a point d'application
par rapport aux fiefs ; car l'héritier du fief n'entre en pos-
session qu'après avoir prêté l'hommage. En France, l'héri-
tier devait le demander dans les quarante jours.
QUATRIÈME SECTION.
DE L*EXTINCTION DU RAPPORT FÉODAL.
Le fief peut s'éteindre, ou parce que le domaine utile du
vassal revient au seigneur (on nomme ce cas la rAmsolidaiion),
ou parce que le vassal unit à son domaine utile la directe
qu'avait le seigneur, et se trouve ainsi posséder le bien du
fief en pleine propriété (ceci est V appropriation). Cette réu*
nion des deux parts de la propriété peut avoir lieu sans faute,
ou ensuite d'une faute de la part d'un des membres du rap-
port féodal.
Le rapport féodal cesse sans faute d'aucune part :
4® Par la réunion ; par exemple, lorsque le vassal, ve-
nant à mourir sans héritiers et sans successeur désigné par
expectative, le fief revient au seigneur ; ou bien lorsque le
seigneur acquiert le domaine utile de son fief par vente,
échange, décret, etc.; ou encore, lorsque le vassal acquiert
la directe d'un fief dont il a le domaine utile.
La réunion est le retour de la partie au tout ; c'est unir
une seconde fois ce qui avait été détaché, soit d'un fief, soit
d'un arrière-fief. Si la réunion a lieu entre une censive, ou
tenure roturière, et un fief dominant, son effet est de rendre
à la terre roturière la qualité féodale qu'elle avait perdue.
La réunion qui a lieu par mariage, lorsque l'un des époux
apporte le domaine utile, et l'autre la directe, n'est pas une
366 DE l'extinction du rapport féodal.
véritable réunion, puisque, si les époux n'ont pas d'enfants,
les deux domaines se sépareront de nouveau à la dissolution
du mariage.
2® Par la renonciation du vassal, laquelle comprend deux
cas : le premier où le vassal laisse volontairement le fief,
purement et simplement, sans demander au seigneur de l'in-
féoder à un autre ; dans ce cas, la cessation du rapport réel
précède et entraîne la cessation du rapport personnel.
Le second cas de renonciation est la dénonciation que le
vassal fait de la rupture du lien féodal {dos aufsagen, dit le
droit germanique) . Ici, le vassal renonce à la fidélité due au
seigneur ; cette dénonciation a lieu de bouciie, et si le sei-
gneur ne permet pas à son vassal de se présenter devant lui,
elle a lieu dans la maison la plus proche de la demeure du
seigneur, ou bien, en Allemagne, dans une assemblée de jus-
tice. Cette dénonciation était le prélude nécessaire et ordi-
naire d'hostilités entre le vassal et le seigneur ; car le vassal
eût été félon , s'il fût entré en hostilité avec son seigneur
avant d'avoir renoncé à sa foi. Une constitution impériale
de 123S exige que la dénonciation ait lieu de jour, et que les
hostilités ne commencent qu'au quatrième jour dès sa date.
Ici , c'est la rupture du rapport personnel qui entraine la
rupture du rapport réel.
En dénonçant sa foi, le vassal doit délaisser le bien, sous
peine de félonie ; la bulle d'or condamne expressément le
feudataire qui renonce frauduleusement, c'est-à-dire qui,
après avoir dénoncé volontairement , occupe néanmoins le
bénéfice, ainsi que celui qui renonce intempestivement ou
malicieusement. Cependant, d'après le droit germanique, le
vassal n'est pas tenu de délaisser en renonçant , lorsqu'il
porte plainte au latidrickter pour délit commis par le sei-
RENONCIATION, FELONIE. 367
gneur» ou lorsqu'il se défend contre une attaque du sei-
gneur.
3® Il y a renonciation tacite , lorsque le vassal laisse in-
féoder un autre en sa présence sans opposition, et lorsqu'il
perd totalement son heerschild; par ex.emple, en entrant dans
un couvent. En revanche, le défaut corporel survenu, qui
aurait empêché de recevoir le fief, n'empêche point de le
garder. Le Sachsenspiegel contient à ce sujet une disposition
formelle.
Le rapport féodal s'éteint par la faute du vassal, et le vas-
sal , en conséquence, perd son fief pour cause de violation
grave du devoir féodal ; les violations légères sont réprimées
ordinairement par une simple amende.
Les violations graves, et qui entraînent la perte du ûeS,
sont appelées félonie, perfidie, c'est-à-dire transgression de
la foi promise, ou déloyauté; ces termes sont synonymes en
droit féodal.
On considère comme félonie :
4® La violation du devoir de ne pas nuire à son seigneur,
ainsi l'acte d'attaquer son seigneur, de le blesser, de lever
la main contre lui, de lui tendre des embûches, de l'assiéger
ou de tenter quelque chose de pareil, de contracter alliance
avec l'ennemi du seigneur, de séduire la femme, la fille, la
sœur, ou la nièce du seigneur.
2® La violation des devoirs du service féodal, comme ne
pas paraître lorsque le seigneur convoque le ban de ses vas-
saux ; si plusieurs vassaux doivent fournir un homme , le
refus par eux de choisir celui qui doit les représenter ; l'acte
d'abandonner son seigneur dans le combat, et partout ail-
leurs où il est en péril de vie ; de ne pas l'avertir d'un péril
imminent ; de ne pas le libérer de captivité lorsqu'on l'a pu, etc.
MÉH. ET DOCUM. XVI. 34
368 DE L EXTINCTION DU RAPPORT FEODAL.
3® Le refus obstiné de paraître, lorsqu'on est cité devant
la cour du seigneur ou d'exécuter le jugement.
4® La négligence pendant un temps, qui est fixé différem-
ment suivant les coutumes, à demander le renouvellement
du fief. D'après le droit impérial, il fallait an et jour.
5® Les actes par lesquels le vassal porte atteinte aux droits
du seigneur sur le fief, ainsi le désaveu et le faux aveu d'un
autre seigneur, ou l'aliénation du fief sans le consentement
du seigneur.
Sur ces deux cas, la jurisprudence féodale française a in-
troduit certaines règles qu'il &ut rappeler. Les coutumes
françaises exigeaient généralement que le désaveu eût lieu
en jugement. Le désaveu extraordinaire n'était envisagé
comme tel que quand on y persiste en jugement; car, jus-
qu'à ce moment, on peut encore se rétracter. Elles veulent
encore que le désaveu soit fait sciemment et frauduleuse-
ment, c'est-à-dire contre les preuves qu'on a ou qu'on peut
avoir, que le seigneur est mal désavoué. Dumoulin dit, à ce
sujet : (( Tum enim convictio de mendacio non est parcendam,
quia mendicus similis est furi; » et il ajoute : « Non imme-
rito amissione feudi mulctetur ingratitude commissa in patro-
nem, cui vassalus sacramento adstrictus ad fidelitatem, »
Le désaveu n'emporte que la perte de la portion du fief
sur laquelle il a porté spécialement.
Sur le faux aveu, les coutumes françaises varient. En gé-
néral le faux aveu n'est désaveu et n'entraîne la perte du
fief que quand le vassal, actionné par son vrai seigneur,
ajoute le désaveu au faux aveu, c'est-à-dire persiste à sou-
tenir seul qu'il a dû reconnaître un autre seigneur ; car le
vassal qui, actionné par un autre seigneur que celui qu'il a
reconnu, met celui qu'il a reconnu en cause et offre de re-
connaître qui de droit, n'est pas exposé à perdre son fief.
DÉSAVEU ET FAUX AVEU. 369
Cependant, certaines coutumes, comme celles de Chàlons,
Reims, Laon, Saint-Quentin, portaient expressément que le
vassal doit avouer ou désavouer ; à leur égard, la jurispru<
dence admit que Ton pouvait avouer le roi sans danger,
parce que le roi, étant la source de tous les fiefs, son aveu
ne peut faire injure au seigneur. Cette doctrine est évidem-
ment une dérogation au système féodal rigoureux. La juris-
prudence est allée bien plus loin encore, et moins dans un
but d'équité que dans l'intention de favoriser le fisc ; elle a
établi pour règle, comme on le voit dans Dumoulin, que
l'aveu qu'on fait d'un seigneur au préjudice du sien n'eu-
traîne la perte du fief que relativement aux vassaux dont le
fief relève immédiatement de la couronne.
D'après certaines coutumes , le vassal devait avouer ou
désavouer avant la communication des titres du seigneur ;
d'autres exigent cette communication préalable, afin que le
vassal ne soit pas exposé à iaire erreur. Dans les coutumes
qui admettent le franc-alleu sans titres, le seigneur doit ins-
truire la cause avant que le possesseur soit tenu d'avouer ou
de désavouer, ce qui n'a pas lieu pour la justice, relative-
ment à laquelle il n'y a rien d'allodial.
Le désaveu pouvant entraîner la perte du fief, pour désa-
vouer, il fallait avoir la capacité d'aliéner, ainsi celui qui
ne possède pas pro suo : l'usufruitier, le mineur, l'interdit,
les communautés, les bénéficiers ecclésiastiques, ne pouvaient
pas valablement désavouer. Le grevé de substitution le peut;
mais, s'il perd le fief, ce ne sera que pour sa vie durant;
après son décès, le bien retourne au substitué.
D'après quelques coutumes de France, le seigneur pouvait
reprendre tout son fief, lorsque le vassal en avait aliéné plus
du tiers, même en retenant devoir, ou moins d'un tiers, sans
370 DE l'extinction du rapport féodal.
retenir devoir ; le cas qui donne lieu à cette reprise est ap-
pelé le dépié. La peine du dépié introduite dans ces coutu-
mes, par exemple, celles du Maine, d'Anjou, de Touraine, de
Lodunois, qui est de faire rentrer dans la directe du seigneur
ce que le vassal en a successivement fait sortir, n*a pas lieu
en cas de partage de succession. Le dépié opérait in instanti
la dévolution de tous les arrière-fiefs en faveur du seigneur,
les arrière-vassaux devenant les vassaux immédiats, et tous
les droits féodaux étant rétablis dans l'état où ils étaient
lors de la concession du fief.
Le droit féodal français nomme commise la peine de la perte
du fief que le vassal a encourue par sa faute. Il admet que
Ton peut poursuivre la commise, même après le décès du
vassal coupable du fait pour lequel elle est poursuivie ; tou-
tefois, comme la commise n'est pas encourue de plein droit,
mais seulement en vertu d'un jugement, le seigneur ne pour-
rait demander la commise contre les héritiers du vassal qu'il
a laissé en possession sans l'actionner, ou vis-à-vis duquel il
a agi de manière à montrer qu'il lui remettait la faute com-
mise à cet égard.
La réunion du domaine du vassal qui a encouru la com-
mise a lieu en l'état où il se trouve ; ainsi, par exemple, elle
ne saurait révoquer un démembrement du fief fait avant la
félonie, ou préjudicier au douaire accordé à la femme ; en
un mot, la révocation du bénéfice a lieu ex nunc et non ex
iunc, et ne nuit pas au droit des tiers. Cette règle a surtout
pris de l'importance dans le droit féodal nouveau, où le vas-
sal avait acquis le droit d'aliéner et d'hypothéquer le fief,
droit qu'il n'avait pas dans les temps proprement féodaux.
Le seigneur à qui le fief est adjugé par commise gagne,
en revanche, toutes les augmentations et améliorations faites
DÉPIÉ, COMMISE, CONFISCATION. 371
par le vassal, ainsi que les arrière-fiefs réunis au fief et re-
portés, comme tels, dans le dénombrement avant la faute :
« Ante noxiam quia amplius non sunt sub feudo sed partes
intégrales feudi cadentes in commissum, » dit Dumoulin ; mais
ceux qui ne sont pas réunis au fief commis ne sont pas
enveloppés dans la commise, non plus que ceux qui ont été
réunis depuis la faute.
La plupart des feudistes confondent la confiscation dévolue
au justicier avec la commise ; c'est une erreur contre la-
quelle il importe de se prémunir. La commise est la résolu-
tion du contrat de fief, par suite d'inexécution des condi-
tions. Le vassal, manquant à ses obligations féodales, le sei-
gneur reprend le domaine utile qu'il n'avait aliéné que moyen-
nant des obligations corrélatives dont la violation entraine
la nullité du contrat ; c'est l'effet résolutoire naturel à l'in-
accomplissement des conventions.
Dans la confiscation, il n'en est point ainsi; l'appropria-
tion du justicier est nouvelle; il n'avait aucun droit de pro-
priété sur les biens confisqués; il n'y a, entre le justiciable
et lui, aucune convention violée ; son titre ne remonte pas
au delà de la condamnation.
Cependant, Henrion de Pansey, par exemple, dit, dans
ses notes sur Dumoulin, qu'il existe deux espèces de com-
mises : l'une, pour délits publics, l'autre, pour délits envers
le seigneur. Suivant cet auteur, jusqu'au XIV* siècle, quel-
que cause qu'eût la commise, on ne distinguait point, et la
commise profitait au seigneur dominant. Depuis lors, la com-
mise pour délit public aurait profité au seigneur justicier ;
celle qui avait pour cause la félonie ou le désaveu s'opéra^
comme auparavant, au profit du seigneur féodal, sans qu'on
aperçoive l'époque précise de ce changement. Pour appuyer
372 DE l'extinction du rapport féodal.
cette thèse, Henrion de Pansey part de la supposition qu'ori-
ginairement, le fief et la justice sont une même institution.
Dans ce système , en effet , le seigneur dominant repré-
sentant le prince, a droit à toutes les confiscations, quelle
que soit la cause qui les motive. Mais la supposition qui sert
de principe est fausse, et la règle qu'on en déduit est con-
traire à toutes les coutumes. Henrion de Pansey rejette ces
coutumes, parce qu'elles ne sont pas en harmonie avec son
système ; mais c'est son système qui n'est pas d'accord avec
la vérité. Henrion de Pansey invoque en sa faveur la légis-
lation anglaise et les assises de Jérusalem ; mais, soit dans
la législation anglaise, soit dans les assises de Jérusalem,
l'institution des justices féodales n'a pas été, comme en
France, un élément donné d'avance pour la constitution du
système féodal. Ces législations ont pu réunir l'autorité pu-
blique et le droit de propriété, et faire abstraction de la rè-
gle : (c Fief et justice n'ont rien de commun, » qui n'eût été
pour elles qu'un* embarras. Dans ces législations, le seigneur
dominant fut donc le véritable souverain ; la commise fut
une confiscation, parce que la félonie était elle-même un
délit public.
Les jurisconsultes allemands, qui placent au nombre des
causes de perte du fief par le vassal les délits commis envers
d'autres que le seigneur, paraissent aussi n'avoir pas suffi-
samment distingué la commise et la confiscation. Cependant,
Struvius observe que, pour les fiefs anciens, lorsque la faute
ou le délit n'a pas été commis envers le seigneur, par con-
séquent ne constitue pas une félonie, le fief passe aux agnats,
sauf le cas de rupture de la paix publique ; et, dans ce cas,
où la confiscation du fief est ordonnée par les constitutions
impériales, le fief revient cependant aux agnats après la mort
LA COMMISE EN ALLEMAGNE. 373
du coupable auquel il a été confisqué, et de ses descen-
dants.
La Caroline (art. 20) porte que le délit du vassal ne peut
causer préjudice aux agnats, ni a toute autre personne qui
a un droit de succession sur le fief. D'après le livre des fiefs,
dans les cas où la perte du fief est encourue par les prélats
et ceux qui sont à la tête d'une communauté, le fief est res-
titué à l'Eglise, ou à la communauté, après la mort du délin-
quant.
De même que la violation de son devoir de vassal envers
le seigneur entraîne pour lui la perte du fief, la violation
des devoirs du seigneur envers le vassal peut aussi entraîner
pour lui la perte du domaine direct. Un capitulaire de l'an
816 indiquait déjà, comme motif justifiant le vassal de quit-
ter son seigneur, les cas où le seigneur a voulu obliger le
vassal A un service indu, où il a attaqué la vie de ce vassal,
où il a commis adultère avec sa femme, où il a refusé de lui
accorder protection. A ces cas, il faut ajouter celui où le
seigneur retient le bien du vassal, ou refuse de lui donner
la garantie due, ou de lui faire droit, ou de le représenter
en justice , lorsqu'il en a reçu l'ordre du suzerain ; enfin,
selon le droit germanique, celui où le seigneur rabaisse son
heersckild, ou rabaisse le bien féodal.
Par exemple, le seigneur rabaisse son heerschild seulement
lorsqu'il reçoit lui-même en fief de son égal un autre bien
que celui dont il s'agit ; il rabaisse le bien lorsqu'il consent
à le recevoir d'un suzerain inférieur en rang à celui de qui
il le tenait d'abord, ou lorsqu'il reçoit du même suzerain,
comme burglekn, le bien qu'il tenait d'abord comme recht-
lehn.
Il peut arriver aussi que, dans un changement de seigneur.
37ft DE l'extinction du rapport féodal.
le nouveau seigneur ne soit pas du même rang que l'an-
cien.
Lorsque le seigneur a perdu le domaine direct, quelle en
est la conséquence? Dans la règle, le domaine direct ne re-
joint pas le domaine utile dans les mains du vassal, mais,
au contraire, il passe aux mains du suzerain ; c'est pour-
quoi, d'après le droit germanique, la perte du domaine di-
rect ne pouvait être encourue pour un fief impérial , car
l'empereur n'a personne au-dessus de lui. Le domaine direct
passait au vassal, d'après le même droit, lorsque le fief était
primitivement la pleine propriété du seigneur qui l'a con-
cédé {lehn an eigen).
CINQUIÈME SECTION.
DE QUELQUES POSSESSIONS DISTINCTES DU FIEF QUI SE
RATTACHENT AU SYSTÈME FÉODAL.
SI-
Des terres tributaire**
Selon les mœurs germaniques, cultiver la terre pour un
autre entachait la liberté ; cette idée avait passé dans la féo-
dalité, et, au moyen &ge, les terres qui payaient un cens,
soit en nature, soit en argent, les terres tributaires, furent
appelées les tenures roturières, par opposition à la tenure
noble, que constitue le fief. Ces tenures roturières, dont il y
avait une grande variété, puisque les conditions du contrat
dépendaient de la volonté des parties, rentrent, en France,
dans le droit féodal, tandis qu'en Allemagne, elles rentrent,
pour la plupart, dans le kofrecht.
En traitant de la hiérarchie féodale» nous avons eu l'oc-
casion d'examiner la condition des classes de personnes qui
vivaient sur ces tenures diverses ; maintenant, nous avons à
les considérer en elles-mêmes.
L'origine de la plupart des possessions dont il s'agit ici,
remonte au droit impérial romain. Dans ces temps de disso-
lution et de désordres, qui précédèrent et suivirent la con-
376 TERRES TRIRUTAIRES.
quête barbare, le nombre des terres tributaires alla en crois-
sant ; car nous avons vu que beaucoup de propriétaires indé-
pendants, mais faibles, furent obligés d'acheter, au prix d'un
cens qui diminuait même leur liberté personnelle, la protec-
tion des forts. Quand les Barbares prirent des terres dans les
contrées où ils s'établissaient, c'était d'abord pour vivre sur
elles, et non pour les cultiver.
La dépossession absolue et la complète servitude ne furent
point, dans l'origine, la condition générale des cultivateurs.
Fournir aux besoins de leurs nouveaux maîtres, en conser-
vant tacitement et précairement quelque part dans la pro-
priété de la terre qu'ils faisaient valoir, tel fut le plus sou-
vent leur sort. Les Lombards, par exemple, prirent d'abord
le tiers du revenu des terres , c'est-à-dire qu'ils les firent
toutes passer dans la condition tributaire. Ce fait a dû se re-
produire, à peu de différences près, partout où s'établit un
chef barbare avec ses compagnons. Puis, chaque chef con-
tinua à s'arroger, sur les propriétés voisines de son établis-
sement, des droits qui se résolvaient communément en rede-
vances de diverses natures.
Les mêmes causes qui tendirent à multiplier les bénéfices
aux dépens de la propriété libre, agirent avec bien plus de
force dans le sens de l'augmentation des terres tributaires,
et les grands propriétaires, avides et sans frein, trouvaient
plus d'avantage à réduire leurs voisins à cette condition qu'à
les dépouiller tout à fait.
On voit des traces fréquentes de cette conduite dans les
lettres que Charlemagne écrivait aux comtes de la Gaule mé-
ridionale , au sujet des réfugiés espagnols chassés par les
Maures : a Gardez-vous d'imposer un cens à ceux qui, venus
d'Espagne, se sont rangés sous notre foi, et ont occupé avec
LEUR ORIGINE. 377
notre permission des terres non encore cultivées. » Les mê-
mes injonctions se répètent sans cesse sous Louis-Ie-Débon-
naire, mais avec peu de fruit. Beaucoup de grands proprié-
taires, indépendamment des concessions qu'ils faisaient, à
titre de bénéfices, aux hommes qu'ils voulaient s'attacher,
distribuaient aussi une partie de leurs terres à des colons,
tantôt libres, tantôt serfs. Une foule de témoignages attes-
tent qu'à la fin de l'époque barbare, la grande majorité des
cultivateurs exploitaient des terres tributaires. Une circons-
tance plus générale ne permet pas d'en douter, c'est la con-
centration progressive de la propriété foncière dans les mains
des seigneurs et de l'Eglise, dont la protection était surtout
recherchée, à cause de la douceur de sa domination et de la
plus grande sécurité qu'elle donnait à ses vassaux de toutes
conditions.
Ce n'est pas un des moindres mérites des travaux de
M. Guérard d'avoir montré , entre autres, par les polypti-
ques, qu'à peu près dans le même temps où les bénéfices et
les honneurs devenaient héréditaires, les terres tributaires
le devenaient aussi ; par l'eSet d'un même mouvement so-
cial, les tenures supérieures et inférieures s'aSermissaient
également dans les mains de leurs possesseurs, et il fut bien-
tôt aussi difficile d'expulser un colon ou un serf de sa manse
qu'un vassal de son fief.
Nous indiquerons maintenant les principales espèces de
tenures roturières qui étaient en usage.
4® Le précaire {precariay precaturia). Il doit son origine
au precarium romain ' ; mais il en diffère, en ce qu'il était
* Ulpien donne l'étymologie de precarium : « Precarium est, quod precibus
petenti utendum conceditur, tamdiu, quamdiu, is qui concedit, patitur. •
378 TERRES TRIBUTAIRES.
constilué pour un temps donné et moyennant un cens, tan-
dis que le precarium romain cessait à la volonté du dona-
teur, et était gratuit.
Ce contrat fut surtout usité pour les biens de l'Eglise, et
fut un des principaux moyens à l'aide desquels elle étendit et
multiplia ses possessions immobilières ^ .
Lorsque quelqu'un lui recommandait sa propriété, c'est-
à-dire la lui concédait pour la reprendre en usufruit, l'Eglise
accordait ordinairement la jouissance d'une certaine quantité
de terres en sus de celles qu'elle avait reçues.
Lorsque l'Eglise donnait des terres en précaire, sans en
recevoir en même temps, la concession était faite communé-
ment pour le terme de cinq ans.
* M. Laboulaye, dans son ouvrage sur le droit de propriété^ rapporte une
formule de Goldast, qui montre naïvement de quelle façon l'Eglise s'enrichis-
sait par le précaire : « Chacun doit faire ce dont l'avertit la loi de l'Evan-
gile, disant : « Donnez, et l'on vous donnera. > Au nom de Dieu, nous. Lui-
tulf, Merolf, Zaozzo, et Piscolf, fils de Marulf, nous avons reconnu devant le
comte Cozpert, et l'assemblée du canton, que notre père Marulf a donné toute
sa propriété et sa fortune au monastère de Saint-Gall, construit dans le can-
ton d'Arbon, où repose le corps du saint, et que nous-mêmes, après nous être
dévêtus de tout le bien paternel, nous en avons investi Wuolframise, moine,
envoyé de l'abbé, par trois jours et trois nuits, et que nous sommes rentrés
ensuite dans le bien par le bienfait des moines ; et ensuite, d'après la con-
vention faite, nous, fils de Marulf, avec l'assentiment du comte, avons trans-
porté notre avoir et l'hérédité paternelle au monastère. Ce transport a été
ùâi à la charge de rendre au monastère les services que nous avons rendus
au roi et au comte, et de tenir cette terre en bénéfice des moines, par charte
de précaire. Et si nos enfants et descendants veulent faire ainsi que nous,
qu'ils s'acquittent du bénéfice de la terre, et qu'ils la tiennent en bénéfice
des moines, sinon qu'ils la rendent. Et voici, nous avons transféré tout ce que
nous avons , et notre part dans la marche de Nibelgau. Pour cens , nous don-
nerons ce que nous pourrons prendre de bêtes sauvages, et rendrons au mo-
nastère les services que les autres habitants du canton rendent au comte. »
PRÉCAIRE. 379
Les détenleurs du précaire payaient au donateur, à titre
d'indemnité et en signe de dépendance, une redevance an-
nuelle {census). Dans certains cas, le défaut de paiement du
cens pouvait faire révoquer la donation ; souvent, il était
stipulé, au contraire, que cette reprise ne pourrait avoir lieu.
L'Eglise avait le soin, assez rare alors, de faire ses con-
trats par écrit, afin de prévenir toute usurpation ; l'acte fait
au nom du cédant se nommait prœstaria, et celui qui éma-
nait du preneur se nommait precaria; ils avaient ordinaire-
ment la forme d'une lettre.
Charlemagne interdit de posséder des biens provenant de
l'Eglise sans titres, et autrement qu'en précaire, et, en re-
vanche, il statua, au profit des héritiers de ceux qui avaient
recommandé leurs terres à l'EgUse, que celle-ci leur conti-
nuerait le précaire, encore que cela n'ait pas été stipulé dans
la donation.
Gharles-le-Chauve ordonna que, lorsqu'un précaire serait
constitué en faveur d'une église, celle-ci donnerait au pre-
neur la jouissance du double de ce qu'elle recevait en pro-
priété , et que , dans le cas où le preneur ferait abandon
immédiat des biens compris dans la donation , elle lui en
donnerait le triple. Il fut enfin interdit à chacun de forcer
quelqu'un à donner son bien en précaire, et le roi lui-mémp
s'interdit de donner en précaire des biens d'Eglise sans le
consentement de celle-ci. Ces dispositions montrent que ce
qu'elles défendaient était un abus existant, contre lequel il
était devenu nécessaire de rendre des lois.
Les chartes de précaires sont fréquentes, en France, jus-
qu'au XI*' siècle ; il est question d'actes du même genre dans
les lois des Allemands et des Bavarois.
C'était une sorte de placement à fonds perdu, dans lequel
382 TERRES TRIBUTAIRES.
le bénéfice, par rapport au seigneur dominant ; elle n'est ro-
turière, ou vilaine, que par rapport au censitaire.
Nous avons vu que, dans les fiefs, les sous-inféodations
étaient libres, et le vassal pouvait même créer une censive
sur son fief ; il n'en était pas de même dans les censives. Le
censitaire n'avait pas la faculté de créer une sous-censive ;
la jurisprudence des Olim et la plupart des coutumes sont
d'accord sur ce point, que « cens sur cens n'a pas de lien. »
Gela devait être, puisque le cens suppose une certaine sei-
gneurie chez celui qui le reçoit. C'est ce qu'exprime l'an-
cienne coutume par ces mots : <( L'on ne peut mettre censive
sur censive; car le premier l'emporte. » En général, et même
lorsque le système féodal fiit transformé par la cessation du
service militaire, et que, comme la censive, le fief ne donna
plus au seigneur que des droits réels , le droit du censitaire
fut toujours plus faible que celui du vassal.
Souvent, le vassal fut l'égal du seigneur, et parfois plus
puissant que lui; mais le censitaire fut toujours dans une
position inférieure. Lorsque le régime féodal n'exista plus
qu'à l'état de souvenir, et que les roturiers purent aussi pos-
séder des fiefs , le vassal et le censitaire purent bien être
égaux en rang. Quelquefois, le censitaire fut supérieur au
propriétaire de la directe; mais les principes étaient posés,
et le contrat de censier resta ce qu'il avait été pendant des
siècles, le caractère respectif des possessions conserva la trace
de son origine.
Le domaine utile fut donc toujours la portion la plus faible
de la propriété. Dans les censives , non-seulement le vassal
fiit, comme le censitaire, assujetti, pour disposer de sa te-
nure, aux droits de lods et ventes, mais encore il n'eut ni
le droit d'en changer la culture, ni celui d'en jouir pleine-
TENURES DES COLONS, DES LIDE8 ET DES SERFS. 383
ment ; en un mot, la directe se conserva plus puissante et
plus efficace, s'altéra moins profondément dans la censive
que dans le fief.
Les tenures des colons ne diffèrent guère des censives.
Les colons étaient des hommes libres, mais d'une liberté in-
complète, qui avaient droit à la possession de leur tenure,
sous obligation d*en remplir les charges, et qui la transmet-
taient ordinairement à leurs enfants. Les censitaires sont des
hommes Ubres, dont la liberté est aussi diminuée par le fait
de leur condition censitaire. Cependant Guérard a cherché à
distinguer le censitaire du colon , qui aurait été moins libre
que lui ; du reste, les tenures colonaires disparaissent, selon
lui, dès le X® siècle, c'est-à-dire vers la fin de l'époque in-
térimaire. Les tenures des lides, ou lites, qui sont les demi-
serfs de race germanique de l'époque barbare , ainsi que
celles des serfs , ont un caractère plus précaire, par cela
même que les personnes qui les possèdent sont plus forte-
ment engagées dans les Uens de la servitude ; les serfs, en
effet, ne se possédant pas eux-mêmes, ne peuvent pas pos-
séder de la même manière que l'homme libre.
Guérard parait penser que , dans l'époque féodale , les
conditions des serfs, des lides, et des colons , se confondi-
rent, ainsi que leurs tenures, et formèrent la grande classe
des vilains, qui possèdent par tenure roturière; la condition
des serfs s'améliorant dans le même temps que celle des cul-
tivateurs libres , mais roturiers, s'empirait. Sans nier un
mouvement vague dans le sens indiqué, et tout en recon-
naissant même qu'en fait, l'usurpation des seigneurs, et par-
ticulièrement, en France, celle des justiciers, a rendu sou-
vent le sort des vilains pire que celui des serfs, nous devons
observer cependant que, durant toute l'époque féodale, la
MÉH. KT DOCUM. XYI. S5
384 TERRES TRIBUTAIRES.
condition juridique des serfs et des vilains fut nettement dis-
tinguée. Beaumanoir, Desfontaines, et plus tard les coutu-
mes, en fournissent la preuve à chaque instant.
Le Miroir de justice, coutumier normand du XIIP siècle,
publié par Houard , dans ses Coutumes anglo-normandes ,
nous montre même que Tune des différences essentielles que
Ton faisait entre les vilains et les serfs, était tirée du carac-
tère de leur possession.
« Naïf, dit le Miroir de justice, n'est autre chose que serf,
et tout soit que toutes créatures dussent être franches, selon
la loy de nature; par constitution, néquident et de fait des
hommes, sont gens et autres créatures asservies, si comme
est de bêtes en parcs, poissons en réservoirs, et oiseaux en
cage... De Sem et de Cham sont issus les gentils chrétiens,
et de ceux de Cham, les serfes, que les serfes peuvent don-
ner et vendre , comme leur autre challel (meuble) , mais
crient deviser en tenetnent, pour ce que adonc sont annexées
à franc tenement, et de ceux sont plus que les autres.
» Nota, que vilains ne sont mie serfes; car serfes sont dits de
garder, si comme est dit. Ceux-ci ne peuvent rien purchasser
(acquérir), fors que à Tœps de leur seigneur ; ceux-ci ne sa-
vent de vêpres de quoi ils serviront le malin, ni nulle certai-
neté de service; ceux-ci peuvent les seigneurs firger (fus-
tiger), emprisonner, battre et châtier à volonté, sauve à eux
la vie ou les membres entiers ; ceux-ci ne peuvent suivre,
ni dédire leur seigneur, tant comme ils trouvent de quoi
vivre, ni à seul les loin les recevoir sans le gré de leur sei-
gneur; ceux-ci ne peuvent avoir nulle manière d'action
contre leur seigneur , fors qu'en félonie ; et si ces serfes
tiennent fiefes de leur seigneur, est à entendre qu'ils le tien-
nent de jour en jour, à la volonté des seigneurs, ni par nulle
certaineté de services.
DES MANSES. 385
» Vilains sont cultivateurs de fiefs (on a vu que la cen-
sive est fief, par rapport au seigneur direct), demeurant en
village ; car, de ville est dit vilain ; de bourg, bourgeois ; et
de cité, citoyen. Et de vilain est fait mention en la charte des
franchises, où est dit que vilain ne soit mie si grièvement
que sa gaignure ne soit à lui sauve; car de serf es ne fait elle
mention, puisqu'ils n*ont proprement rien à perdre. Et nota,
que ceux qui sont francs et quittes deviennent asservis par
contrats faits entre le seigneur et le tenancier, et sont fiefs
plusieurs manières de contrats, si comme de don, de rente,
d'échange, de ferme, etc. »
Les jurisconsultes de Tépoque féodale considérèrent comme
affranchis ceux auxquels le seigneur avait donné une tenure,
pour eux et leurs hoirs, jugeant qu'en voulant qu'ils eussent
des hoirs propres, autres que lui, il avait reconnu en eux
le caractère essentiel de la liberté.
Nous pensons donc que les tenures serviles ne sont pas
des tenures dans le véritable sens de ce terme, des posses-
sions garanties par la loi, et ne peuvent être confondues ou
assimilées avec les tenures roturières.
La distribution du sol en manses est-elle un des caractères
juridiques de la possession durant l'époque barbare , ainsi
qu'on l'admet aujourd'hui assez généralement, depuis les pu-
blications des polyptiques faites par M. Guérard?
Pour ma part, je vois dans l'organisation des manses un
fait d'économie domestique intéressant , et qui jette du jour
sur la vie des classes agricoles , mais non un fait juridi-
que. L'organisation des manses est une répartition que l'E-
glise faisait de ses terres aux cultivateurs libres, ou non,
qui vivaient sur elles ; c'est la forme extérieure que revêt
la tenure à titre tributaire, par l'effet d'un arrangement in-
386 TERRES ^ TRIBUTAIRES .
térieur, généralement usité pendant un certain temps. Cette
forme, ainsi que le remarque Guérard tout le premier, peut
se concilier avec des tenures de toutes sortes. 11 parait qu'elle
fut usitée aussi dans les domaines royaux, sous lesCarlovin-
giens, conmie on le voit par le Gapitulaire de villis; peut-
être fiit-elle employée aussi par les grands propriétaires laï-
ques. Vers répoque féodale, elle tend à disparaître. La manse
a toutefois laissé sa trace dans le régime féodal, en ce qui
concerne les tenures roturières ; c'est d'elle que sont sorties
les conununautés rustiques , appelées encore meix par les
coutumes de Bourgogne, dont nous nous occuperons tout à
l'heure, à l'occasion de la main-morte.
Nous ne saurions entrer dans le détail minutieux des di-
verses charges que les coutumes féodales ont fait peser sur
les terres tributaires ; ces charges dépendaient des contrats
de concessions et pouvaient varier au gré des contractants.
Nous nous bornerons à indiquer les principales d'entre elles.
La première, celle qui caractérise le contrat et lui donne
un nom, est le cens. Ce cens est ordinairement annuel et se
paie, soit en argent, soit en nature ; c'est une charge pesant
directement sur le fonds, indivisible et imprescriptible. D'a-
près la plupart des coutumes, le retard à l'acquitter entraî-
nait une amende, mais non la perte de la jouissance du fonds.
Le cens était rendable et portable. Le seigneur, outre l'a-
mende, avait un droit de gage sur les fruits de l'immeuble,
en cas de négligence à payer le cens.
Outre le cens résultant d'un contrat de censive, ou bail à
cens, il y en avait d'autres, qui se rattachent à la seigneurie
justicière, et par la confusion des idées, que nous avons si
souvent eu l'occasion de signaler, on a justement interverti
les rôles et donné pour le cens contractuel celui qui ne l'était
pas, savoir, le menu cens : u Le menu cens est le chef cens,»
dit Rageau, et celle opinion a été a(lo|itée par Schaffner.
Mais comment supposer que le menu cens, souvent si mi-
nime, qu'il ne pouvait être considéré comme un revenu, fût
le cens coniractuel, lorsqu'un sait que, même après la ces-
sation des services militaires , les fiefs étaient grevés de
charges si pesantes, qu'on les estimait souvent moins que
les censives à gros cens ? On a dit que le cens était devenu
ai minime, en raison de la dépréciation des monnaies; mais
cette explication tombe, puisque le menu cens se payait sou-
vent en denrées.
Le cens contractuel est donc, selon nous, le gros cens, -et
le menu cens est un droit de justice. C'est pour cela que le
gros cens était portable, comme tous les devoirs féodaux,
tandis que le menu cens était quérable. comme tous les de-
voirs de justice ; c'est aussi pour cela que le gros cens de-
vait toujours se fonder sur un titre ou un aveu, tandis que
le menu cens, appelé même quelquefois cens coutumier,
était c-onsidéré comme une charge naturelle du sol.
Remarquons encore que le menu cens était établi à raison
de chaque objet possédé, pro modo jugerum, comme l'impAt
romain, tandis que le gros cens s'attachait presijue toujours
à la concession générale d'un domaine, et que la perte ou le
défaut de récolte était un motif de diminuer le gros cens,
tandis que le menu cens, comme l'impôt, était invariable.
Lorsque le cens contractuel consiste en une partie ali-
quote des fruits, la moitié, le tiers, le quart, il se nomme
champart, lerrage, arroge ou agrier, carpot, complant, etc.
Ces droits sont envisagés comme seigneuriaux, lorsqu'ils ont
été imposés dans la première concession ; dans le cas con-
traire, ce ne sont que de simples rentes foncières.
388 TERRES TRIBUTAIRES.
Outre le cens, le possesseur du domaine utile d'une terre
tributaire avait à payer au seigneur un droit chaque fois que
ce domaine utile changeait de mains : a Gensive porte tout,
rettenue et amende, » dit Tancienne coutume de Bourgogne.
Louz, ou lods (laudimium) , sont sensés payés au seigneur
pour obtenir de lui la permission de transmettre la conces-
sion : les lods se payaient, dans la règle, en cas de vente ou
d^échange avec soulte d'argent, non en cas de donation, hé-
ritage, constitution de dot, ou échange sans soulte; la re-
tenue, ou relief, se payait au changement de mains, par suc-
cession, donation, etc., c'est-à-dire pour les transmissions
qui ne constituent pas une vente et ne donnent pas nais-
sance aux lods; elle est d'un produit inférieur à ceux-ci.
Les feudistes expliquent l'introduction de ces sortes de
droits de mutation dans les tenures à titre tributaire par une
imitation de ce qui aurait eu lieu dans le fief ; mais cette
explication supposerait que de tels droits ont existé pour les
fiefs avant d'exister pour les censives; or, c'est ce qui n'a
point eu lieu : les lods et le relief apparaissent dans les fiefs
dans le temps où le service militaire féodal cessait, ils l'ont
remplacé. Ces droits ne sont pas plus de l'essence du fief
qu'ils ne sont de l'essence de la censive ; ce sont des droits
de justice que l'on a introduits dans les concessions féodales
par imitation, comme bien d'autres perceptions, comme les
corvées, les banalités, etc.
Nous pencherions même à penser que les lods et le relief
ont été introduits dans les tenures tributaires, et par con-
séquent vilaines, avant de l'être dans les tenures nobles, et
cela pour deux motifs.
Premièrement, parce que les droits qui sont des droits
utiles, payables en argent, sont plus conformes à la nature
MAlIf -MORTE. 389
de cette espèce de tenure, tandis qu'ils répugnent à la nature
du fief militaire, tel qu'il était compris dans les temps pro-
prement féodaux.
Secondement, parce que , dans les tenures vilaines , ces
droits nous apparaissent comme un adoucissement dans la
condition des tenanciers, dont la condition de servage se res-
sent. En efiet, les serfs étaient, dans le principe, et furent
assez longtemps, pendant Tépoque féodale, soumis à un droit
bien plus rigoureux, savoir, à la main-morte.
On disait des mains-mortables qu'ils sont appelés ainsi
parce que, n'ayant pas la faculté de tester, ils sont censés
morts, et qu'ils vivent libres et meurent serfs.
Par le droit de main-morte , à la mort du tenancier qui
dessert la terre, celle-ci faisait retour au seigneur ' .
La coutume de Troyes , dans le passage suivant, nous
montrç à la fois et le droit rigoureux du seigneur, et l'ex-
ception favorable que la jurisprudence introduisit avec le
temps : a Les autres, dit-elle (art. 4®'^), sont, à cause de leur
personne, de condition servile, main-mortables, envers leur
seigneur, en tous biens, meubles et héritages, quelque part
qu'ils soient assis, quand ils trépassent sans délaisser enfant
né de mariage, étant de leur condition et en celle, » En celle
veut dire en leur maison, en leur demeure, sur la tenure
dont, à défaut d'enfant, le seigneur aurait hérité.
' C'est par analogie ave€ ce droit qu'on a aussi appelé main'-morUt ou
amortissement, le droit prélevé sur les possessions des communautés, églises,
villes, collèges, hôpitaux, en compensation des impéts dus par les autres pos-
sessions, lorsque le possesseur meurt. En raison de cet impôt, les biens de
ces communautés étaient appelés biens de main-morte. Souvent , pour fixer
l'époque du paiement de l'impôt, la communauté était obligée d'indiquer un
homme à son choix, au décès duquel elle payait; cet honune s'appelait
Chomme vivant et mourant.
390 TERRES TRIBUTAIRES.
Ce droit de main-morte, et la faculté d'y échapper qui
était laissée à l'enfant resté au foyer de ses parents, donnè-
rent naissance à l'usage des communautés. Ces communau-
tés d'une famille, dont les enfants restent indivis sur la te-
nure héréditaire, ne sont autre chose que les meix, ou
manses, de la coutume de Bourgogne, dont nous avons parlé
plus haut. L'idée de ces indivisions rappelle la législation
germanique, où la propriété de la famille était envisagée
comme bien commun, géré au profit de tous par le chef de
famille, le mundwald. Ceux qui sortaient de la communauté,
par exemple, les filles en se mariant, perdaient leurs droits
à l'héritage; de même, dans les manoirs rustiques de la
France féodale, l'enfant, à quelque sexe qu'il appartienne,
qui quitte la communauté, qui ne mange plus au même chan-
teau (quartier de pain), perd son droit à la succession de la
terre qui nourrissait la communauté, et s'il n'y a pas d'en-
fant resté en communauté, elle retourne au seigneur ; de là,
cet adage : « Le chanteau part le vilain. »
Comme les seigneurs avaient intérêt à multiplier les disso-
lutions de communautés, ils cherchèrent à établir une règle
plus rigoureuse, savoir, a qu'un parti, tout est parti ; » que
la retraite d'un seul membre dissout la communauté. Le sei-
gneur héritait à la fois des meubles et de l'héritage, c'est-
à-dire de la terre ; mais, s'il renonçait aux meubles, il n'était
pas tenu des dettes de la succession.
Cependant, le mouvement de la civilisation et la force même
des choses allaient à rencontre de toutes ces duretés du droit
seigneurial ; le moment venait où le seigneur avait besoin
de ses tenanciers, ou cessait d'être le plus fort, ou, pour tout
autre motif, trouvait son intérêt à leur faire des concessions.
La main-morte, droit absolu sur l'héritage du vassal, se
FRANCE DU SUD. 394
transforma en un droit utile beaucoup plus modéré, par exem-
ple, celui de prendre le meilleur meuble ou la meilleure tète
de bétail dans la succession du défunt, le droit de meilleur
cattel (meuble), en Allemagne heste haupt (la meilleure tête).
Ce droit se rencontre déjà dans les temps carlovingiens, où
la main-morte régnait généralement ; il la remplaçait peut-
être, lorsque le seigneur n'en voulait pas user.
Salvaing rapporte qu'autrefois la main-morte s'exerçait,
en Daupbiné , même sur les nobles qui s'étaient reconnus
vassaux liges. J'ai expliqué ailleurs la cause de ce fait, que
Ton a considéré comme une anomalie ; c'est que les nobles
dont il s'agit étaient des ministériaux. Humbert II, dernier
dauphin, abolit la main-morte dans tous ses domaines ; néan-
moins, elle persista encore jusqu'au règne de Henri II.
Ces redevances, qui, plus tard, furent envisagées comme
un reste odieux de la féodalité, furent, au XII® siècle, le prix
fort équitable dont une foule de serfs ou de demi-serfs payè-
rent la faculté de transmettre un héritage à leurs enfants.
Nous avons déjà parlé des corvées, en traitant des obliga-
tions du vassal ; il va sans dire qu'elles se retrouvent bien
plus encore dans les tenures à titre tributaire que dans les
tenures à titre de bénéfice féodal.
Lorsque la censive n'emportait pas le pouvoir seigneurial,
on la nommait rente foncière ; la rente foncière n'est qu'un
droit réel, qui n'est pas considéré avoir rien de féodal ; par
ce motif, elle ne doit pas les lods, tandis que la censive les
doit.
Nous avons observé déjà que l'emphytéose était la cen-
sive de la France du droit écrit. C'est à tort que quelques-
uns assimilent plutôt l'emphytéose à la rente foncière des
pays coutumiers, et qu'ils ont dit que l'emphytéose n'en-
392 TERRES TRIBUTAIRES.
gendrait pas le lien féodal. Lorsque nous examinons l'emphy-
téose dans les coutumes du sud , par exemple dans celles
de la Provence, du Languedoc, du Dauphiné même, nous
voyons, au contraire , que ce contrat est considéré comme
constituant un rapport féodal. Ainsi, il donnait lieu aux droits
de lods et ventes, au rachat, ainsi qu'au droit de prélation,
ou de retrait.
En Dauphiné, où la censive coexiste avec Temphytéose,
Salvaing discute avec beaucoup de développements la ques-
tion de savoir si Temphytéose donne lieu au droit de préla-
tion, et il conclut qu'il a existé de plein droit ; mais que, de
son temps, savoir au XVI® siècle, il n'existe que s'il est ex-
primé dans le titre.
En Provence et en Languedoc , l'emphytéose remplace
tout à fait la censive, et donne lieu à une seigneurie, mais à
une seigneurie d'un genre particulier, appelée la directe; les
lods y sont dus pour toute vente du fonds emphytéotique, et
le droit de prélation également. L'auteur anonyme d'un traité
de jurisprudence féodale pour ces deux provinces rapporte
même, chose digne de remarque, que le droit de prélation a
été établi pour l'emphytéose avant de l'être pour les fiefs ;
et, contrairement à l'usage du Dauphiné, il admet que, dans
les inféodations , ainsi que dans les baux emphytéotiques,
la réserve du retrait est toujours sous-entendue.
A la différence des pays coutumiers, l'emphytéote pou-
vait donner à bail un fonds ; mais, dans ce cas, le nouveau
bail ne porte plus le nom d'emphytéose, il se nomme sotis-
locatterie perpétuelle. L'emphytéote qui sous-loue n'a toute-
fois pas une seconde directe ; il n'y en a qu'une, et le seigneur
direct a le choix de la faire reconnaître, ou par le locateur ou
par le locataire. U faut observer que la seigneurie est directe
ALLEMAGNE. 393
OU emphytéotique dans ces provinces ; mais on n'en doit pas
conclure que Temphytéose n'est pas envisagé comme féodal,
puisqu'on Provence, la seigneurie d'un fief eUe-méme n'est
pas possession noble, si à ce fief n'est pas rattachée une justice
ou une part de justice. Il faut simplement conclure de ces
divergences que , dans le sud , la féodalité ne pénétra pas
aussi complètement que dans le reste du royaume, ce qui a sa
raison d'être toute naturelle dans la puissance du droit ro-
main dans ces contrées; la loi des Wisigoths, qui s'en était si
fortement imprégnée, fut le fonds sur lequel la féodalité vint
s'enter, principalement après les guerres des Albigeois ; et,
en réalité, la France du midi est moins féodale que l'Italie
lombarde, et ne l'aurait presque pas été, tout comme l'Es-
pagne, si le nord de la France ne lui eût fait subir sa pres-
sion au temps même où la féodalité était la plus forte et la
plus vivace.
En Allemagne , l'histoire des terres tributaires est aussi
celle de la classe des paysans. Les biens des paysans {bauern-
gûtem) se distinguent en deux grandes catégories : ceux des
anciens hommes libres {schœffenbarfreien, biergelden, pfieg-
haften, wachszinsigen), dont la possession même est d'ori-
gine libre, et par conséquent soumise en principe au droit
national (landrecht), et ceux des demi-libres (ministériaux ,
lassen, hierigen), dont la terre, primitivement concédée, doit
ressortir au hofrecht.
Dans ces deux catégories sont renfermés tous les biens-
fonds qui ne sont pas des fonds nobles {rittergûtter), ou autres
biens privilégiés , tels que ceux d'Eglise et des terres sises
sur le territoire des villes.
Les rapports spéciaux basés sur l'avouerie {vogtei) du land-
herr, ou d'autres personnes, qui s'étaient étendus, depuis la
394 TERRES TRIBUTAIRES.
naissance de la landhoheit (souveraineté territoriale), sur
tous les biens non-privilégiés, imposèrent à ces biens des
charges réelles, et cela quand bien même ils étaient possédés
en pleine propriété. Vu la nature de Tavouerie, la justifica-
tion de ces charges se liait souvent au fait de la juridiction.
Mais les tenures de paysans, les plus nombreuses de beau-
coup, avaient pour base une possession incomplète et sou-
mise à un vrai droit de propriété {grund, ou gutsherrschaft).
Quelquefois, les deux principes d'assujettissement ont pu
être en fait confondus , mais, en droit, ils étaient entière-
ment distincts. Comme on le comprend, cette confusion ne
put qu'être fort nuisible aux droits des paysans proprié-
taires.
Autrefois, le territoire d'une marche était divisé en un cer-
tain nombre de domaines (hœfe, mansi), qui avaient tous un
droit égal à la jouissance de la portion des biens de la marche
restés en communauté. Les établissements agricoles qui ne
jouissaient pas de ces droits à la part commune, se nom-
ment kathe {cot, cottage, casa, casati).
Lorsqu'une fco/* primitive a été subdivisée par vente ou hé-
ritage, elle donne naissance à une classe de propriétaires
appelés demi-paysans {halbbauern, halbmeiern, halbhûbner)
dans le nord de l'Allemagne ; dans d'autres contrées , par
exemple, en Bavière, on nomme les demi-paysans sœldner,
hintersiedler , neubauem; ceux qui n'ont dans la contrée
qu'une habitation sans train d'agriculture sont appelés hâus-
linge, gàrtner (jardiniers), budner; l'expression sœldner,
d'après Eichorn, s'appliquerait aussi à cette dernière classe.
Les services {dienste, frohnden, corvées) comprennent tous
les services personnels imposés au propriétaire d'un bien de
paysan en faveur d'un tiers, comme charge réelle. Ces ser-
ALLEMAGNE. 39S
vices peuvent être dus, soit au seigneur du territoire {land-
herr)y et se nomment alors landfolge, soit au seigneur de la
terre (grundherr), soit à la commune. Cependant, les services
communaux ne pesaient pas exclusivement sur les biens de
paysans ; des biens libres (freigûter), et même des biens no-
bles {rinergûter)y y étaient aussi soumis, pour autant du
moins que ces biens retiraient des avantages de la commune.
Ces services se perdaient par non-usage ; la transformation,
très commune, d'un service en nature contre une rente ou
une somme d'argent , ne pouvait avoir lieu qu'au moyen
d'un contrat ; l'aliénation d'un service à un autre est per-
mise au possesseur, pourvu qu'elle ne change, ni n'aggrave
la nature du service. Dans la règle, les services, même in-
déterminés, ne pouvaient supposer une habileté particulière
chez celui dont on les exige, et ils ne pouvaient être exigés
qu'aux jours ouvriers, du lever au coucher du soleil. On ap-
pelle censés (zinzen) toutes les impositions qui pèsent comme
charges réelles sur un bien de paysan ; elles sont payées
au grundherr, si le possesseur n'a pas la pleine propriété ;
elles sont en argent ou en nature, rachetables ou non-rache-
tables. La plus répandue, en Allemagne, était la dime, qui
parait provenir de la dime ecclésiastique ; mais beaucoup de
dîmes n'avaient pas cependant une telle origine.
D'après le droit commun , les charges réelles en faveur
du fonds d'un tiers ont pour cause le droit féodal, ou l'em-
phytéose; mais au droit féodal se rattachent exceptionnel-
lement nombre de charges qui n'appartiennent pas au ser-
vice de chevaliers. Ces inféodations inférieures, portant sur
des biens de paysans , présentent du reste , en Allemagne
comme ailleurs, d'infinies variétés.
396 FRANC- ALLEU.
Sn.
Du firane-aDeii*
Dans son sens primitif, l'alleu (alod) est le terme germa-
nique qui désigne la propriété pleine et entière, la propriété
dans laquelle se trouvent réunis le domaine utile et le do-
maine direct ; dans ce sens, l'alleu est l'opposé des fiefs et
des censives, tout comme, dans un sens plus spécial, la cen-
sive est opposée au fief •.
Nous avons vu , en traitant de la formation du système
féodal, que déjà les anciens Germains avaient des propriétés
particulières, celle du terrain cultivé qui entourait la de-
meure de chaque famille ; ces terres cultivées formaient la
* Alod vient de oil-dd, deux mots dont la réunion signifie justement pleine
propriété. Cette étymologie, proposée déjà par Canciani et adoptée par Grimm,
est bien préférable, selon moi, à celle que l'on fait venir de an-hth (par le
sort, loos), et qui désignerait les parts de terre que les Barbares auraient ti-
rées au sort entre eux , lors de l'établissement territorial. En effet, l'expres-
sion alleu se trouve surtout employée chez les Francs , qui ne se partagèrent
point les terres par le sort, et on la retrouve également de très bonne heure
chez des peuples d'Allemagne qui n'avaient pris aucune part à la conquête.
On ne comprendrait pas d'ailleurs pourquoi alleu, signifiant sort, serait
devenu l'opposé de bénéfice, tandis que, signifiant pleine propriété, l'op-
position est manifeste. L'ancien Coutumier de Normandie parait avoir en vue
l'étymologie du mot alleu à laquelle je me rattache , dans la définition sui-
vante : « Alodium est vox gotho-saxonica significans oninimodam proprie-
tatem. >
ORIGINE DES ALLEUX. 397
partie appropriée du territoire de la marche ; l'autre partie»
consistant en forêts et en pâturages, était l'objet d'une jouis-
sance commune de la part des membres de la communauté.
Les terres particulières des Germains étaient la propriété
commune de la famille, administrée par le chef de celle-ci,
mais dont il ne pouvait disposer sans le consentement de ses
agnats ; Talleu était donc, par rapport à la famille, la terra
aviatica, Yhereditas paterna {stammgut), quelquefois même
alode parentum, et, sous ce rapport, il est opposé aux acquêts
ou conquéts, dont le possesseur pouvait disposer librement.
C'est là le germe de la distinction coutumière entre les pro-
prets et les acquêts qui a traversé tout le moyen âge. C'est
par ce motif aussi que, dans la législation féodale, on trouve
presque toujours la propriété immobilière appelée héritage,
hiretage, en Allemagne 6f6e; de sorte qu'héritage, dans Beau-
manoir, par exemple, est l'opposé de meubks. Lorsque les
fiefs et les censives furent devenus héréditaires, et par con-
séquent hiretages ( a tam de alode quam de comparato, » di-
sent les chartes et les formules), cette double acception du
mot alleu, d'où il résulte que, dans un sens, l'alleu est op-
posé aux bénéfices et aux censives, tandis que, dans un autre
sens, il les comprend, ne tarda pas à donner lieu à de fort
grandes confusions.
On a vu que, lors de la conquête, les terres romaines res-
tèrent, en général, assujetties à l'impôt romain, mais qu'il
n'en fut pas de même à l'égard des terres que se répartirent
les vainqueurs.
Nous avons rappelé ce fait, que la tentative que les Méro-
vingiens firent de soumettre les Francs à l'impôt, dans un
moment où les distinctions de races tendaient déjà à s'effa-
cer, fut une des principales causes de la chute de leur dy-
398 FRANC- ALLEU.
nastie. Les alleux des Barbares furent donc, dans le prin-
cipe, exempts du cens, on n'en saurait douter.
Les alleux dont nous venons de parler sont l'alleu germa-
nique, qui, à nos yeux, est l'alleu primitif.
La propriété romaine avait, par sa constitution propre,
tous les caractères de la pleine propriété, de V alleu, sauf
l'exemption du cens ; mais cela suffit pour qu'on ne puisse
pas la considérer comme alleu. L'idée du comte de Montlo-
sier {de la Monarchie française) y qui prétend que l'alleu fut,
dans le principe, la propriété des Gaulois, tandis que le bé-
néfice aurait été la propriété germanique, ne mérite guère
qu'on entreprenne de la réfuter.
Peu après l'établissement territorial, il se forma cependant
des alleux romains, et, dans les documents de l'époque bar-
bare, on trouve cette sorte de possession indiquée et opposée
aux alleux germaniques.
Cette espèce d'alleu se rencontre dans les provinces des
Gaules qui furent occupées par les Burgondes et par les Wi-
sigotbs. On a dit ailleurs que ces peuples s'étaient introduits
sur les terres de l'empire plutôt en alliés qu'en conquérants,
par suite d'un traité plutôt que par une invasion violente, et
qu'ils s'étaient d'abord établis, dans les provinces occupées
par eux , de la manière usitée pour les armées romaines
qu'on y plaça en quartiers. Les possesseurs de terres durent
leur livrer Vannona, qui était une contribution en nature,
et leur fournir le logement {hospitatura) .
Cette condition primitive de l'établissement fit place à un
partage, dans lequel le Barbare prit une part des terres, et
laissa l'autre à l'ancien possesseur.
La part du Barbare était libre de l'impôt, parce qu'elle lui
appartenait ; celle du Romain le fut-elle aussi? Quelques-uns
ALLEUX ROMAINS ET GERMANIQUES. 399
le pensent, et disent que cet afTrancliisseinent était le but du
parloge ; mais le but du partage était l'atTranchissement des
charges de l'hospilature, et non l'affranchissement de l'impôl
ordinaire. Il faut aussi observer qu'une partie des provinces
des Gaules où le partage eut Heu, ainsi la Provence, le Lan-
guedoc, le Dauphiné, le Lyonnais, et quelques contrées ad-
jacentes, étaient du nombre de celles qui, sous la domina-
tion romaine, jouissaient du jwi italkum; or, le principal
privilège de ces provinces était d'être exemptes du cens.
Ainsi, les alleux bourguignons et la partie orientale des al-
leux wisigoUis durent être exempts du cens, par cela seul
que, déjà avant la conquête, les terres qui les composaient
n'y étaient pas soumises.
Ces diverses circonstances nous expliquent pourquoi, dans
le territoire des anciens royaumes burgonde et wisigoth ,
les alleux out toujours été beaucoup plus nombreux que dans
le nord, l'ouest et le centre, occupés par les Francs, et pour-
quoi c'est aussi dans ces contrées surtout que l'on rencon-
trera plus tard les alleux dits roturiers, qui, bien que libres
des liens féodaux, ne l'étaient pas de la justice justiciëre.
En effet, par le partage, la terre laissée au Romain n'é-
tait affranchie que des droits dérivant de l'hospitalité, savoir,
Vannona, ou le tribut foncier ; et même, dans les pays de
droit italique, l'exemption, fort variée d'ailleurs, ne compre-
nait pas non plus toute espèce d'impôt. Les alleux romains
ne pouvaient du reste échapper en aucun cas au pouvoir
justicier, sous le rapport du service militaire et de la justice
elle-même.
Ainai, sans adopter le moins du monde l'opinion de M. de
Montlosier, on conçoit pourquoi, dans les pays qui, plus tard,
furent appelés les pays de droit écrit, les alleux furent, dès
400 FRANC-ALLEU.
rentrée, beaucoup plus nombreux ; de sorte qu'ils ont formé
la règle, tandis que, dans les pays coutumiers, le fief était
la règle et Talleu rexceplion.
En Italie , il était généralement admis , comme dans la
France méridionale, que Talleu était de droit commun ; en
conséquence, toute possession foncière qu'on ne démontrait
pas affectée de fief ou d'emphytéose, était présumée alleu.
Nous avons indiqué, en traitant des origines du système
féodal, les causes diverses qui, durant la période barbare,
déterminèrent la transformation d'un grand nombre d'alleux
en bénéfices ou en censives. Nous avons vu, entre autres,
comment, du VII® au X® siècle, les propriétaires d'alleux, en
butte à la violence, aux usurpations, et aux mille moyens
d'oppression qui étaient dans les mains de la puissance jus-
ticière, n'eurent d'autre ressource que de chercher dans l'as-
sociation féodale un appui que la société générale ne leur
fournissait plus, et n'évitèrent d'être dépouillés de tous leurs
droits qu'en en sacrifiant une partie, soit au profit du sei-
gneur qui les opprimait , soit au profit de quelque autre
homme puissant, qui, à cette condition, se chargeait de les
protéger.
Ces causes n'agirent pourtant pas partout avec la même
intensité. Dans les pays purement germaniques, où la con-
quête n'avait pas bouleversé toute la société, la constitution
ancienne de la propriété ne se transforma que petit à petit,
et même, dans les temps féodaux, elle subsiste encore à côté
de la constitution féodale.
En Italie et dans la France méridionale, où, dès le prin-
cipe, les alleux étaient plus nombreux, puisqu'ils compre-
naient les alleux germaniques et les alleux romains, l'esprit
de la loi romaine, qui, dans ces pays, forme l'élément domi-
FAUSSE APPLICATION DU MOT ALLEU. 401
nant de la législation, était trop conforme au système de
Talleu et trop étranger à celui du fief, pour ne pas agir for-
tement dans le sens de la conservation du premier de ces
modes de possession. Ici, la loi romaine protégea la propriété
germanique contre les tendances générales de la société bar-
bare, et, on peut le dire , contre l'esprit germanique lui-
même. C'est dans ce sens qu'on doit répéter avec Hauteserre
cet adage célèbre : <( Lex romana allodiorum parens. »
Dans le nord de la France, au contraire, dans les pays si-
tués à droite de la Loire, où le flot germanique se succéda
continuellement, les alleux disparurent presque complète-
ment. Mais, dans le temps même où les alleux primitifs dis-
paraissaient, les bénéfices et les honneurs des hommes puis-
sanls composant l'aristocratie carlovingienne acquéraient
l'hérédité ; et voilà comment il a pu arriver qu'au moment
où une plainte générale s'élève sur la destruction des alleux,
les Gapitulaires s'élèvent, au contraire, avec tant de vivacité
contre ceux qui s'efforcent de transformer en alleux leurs
bénéfices.
Ces deux faits, contradictoires en apparence, concordent
en réalité; d'un côté, l'aristocratie écrase la petite et la
moyenne propriété; de l'autre, elle cherche à se rendre in-
dépendante de la couronne.
M. Guizot, qui a remarqué que l'on ne parla jamais tant
d'alleux qu'après la mort de Charlemagne, c'est-à-dire juste
au moment où ils vont disparaître conune propriété privée
dans une partie notable de l'empire franc, observe aussi,
avec sa perspicacité habituelle, que le mot alleu se trouva
alors appliqué fréquemment à des possessions qui étaient
de véritables bénéfices. Cette observation avait déjà été
faite par Bacquet {Traité de$ franco- fief s), qui dit qu'on con-
402 FRANC-ALLEU.
fondait, dans le X® siècle, les fiefs avec les véritables alleux ;
qu'on employait, dans les chartes, le terme d'alleu pour si-
gnifier toutes sortes de possessions, et que Ton appelait sou-
vent alleuK les terres tenues en fief. Il y a plus, Charles-le-
Ghauve, dans un diplôme recueilli par Baluze, appelle lui-
même alleux des terres qu'il donne en bénéfice.
Il ne faut pas s'y méprendre ; il y a une révolution cachée
dans le double emploi que Ton a fait de ce mot alleu durant
la période carlovingienne. Lorsque Gbarlemagne défend aux
grands de son empire de convertir les bénéfices en alleux,
le bénéfice n'est pas encore héréditaire , mais tend à le de-
venir, et Talleu primitif, qui exclut Tidée du bénéfice, a
encore son véritable sens.
C'est donc un tort évident que Ton fait au concédant, lors-
qu'on transforme un bénéfice en alleu ; mais, lorsque Char-
les-le-Chauve donne le nom d'alleu à un bénéfice, le béné-
fice est déjà devenu héréditaire, la révolution est accomplie,
et alors alleu n'est plus l'opposé de bénéfice; au contraire,
il comprend le bénéfice, parce qu'il signifie tout simplement
héritage, terre de famille.
A la question de l'alleu se rattache la controverse animée
qui s'est élevée au sujet de la terre saliqm.
La loi corrigée des Francs saliens, au titre de l'alleu,
contient cette disposition, fameuse dans l'histoire du droit
féodal : u De terra vero saliga nulla portio hereditatis mu-
lieri veniat, sed ad virilem sexum tota terrœ hereditas perve-
niât. » Quelques auteurs, tels que Dubos, Boulainvilliers, etc. ,
prenant pour point de départ uniquement la fausse applica-
tion qui a été faite de ce passage à la succession des fiefs ,
pensent que les terres saliqucs ne sont pas autre chose que
les bénéfices militaires donnés par Clovis aux Francs saliens.
DE LA TERRE SAUQUE. 403
Mais il est évident, par la place même qu'occupe ce pas-
sage, qu'il n'a pas trait aux bénéfices, qui, s'ils existaient
aux premiers temps de la conquête , n'étaient , en tout cas,
pas objet de succession dans la famille du détenteur.
Guizot, suivant en cela l'opinion de Ducange, rejette l'er-
reur consistant à faire de la terre salique un bénéfice , mais,
prévenu par la conformité des mots, continue à rapporter
Texpression terre salique à la nation des Saliens ; de sorte
qu'il considère cette terre comme l'alleu primitif échu aux
Saliens. Perreciot, partant du même point de vue, ajoute
que la terre salique est spécialement l'alleu du Franc, tandis
que celui des autres races retient le nom générique d'alleu.
Eckard , le premier, a proposé une étymologie différente.
D'après lui, la terre salique n'est point, malgré la ressem-
blance des mots, la terre dti Salien; loin de là, le mot salique
viendrait de sala, mot germanique qui signifie maison; la
sala est la maison du maître, la terre salique est donc la
terre qui entoure la maison du maître. Cette étymologie, qui
a été suivie déjà par Montesquieu, a pour elle l'opinion una-
nime des savants allemands les plus aptes à décider une
question pareille, Grimm, Eichorn, Mittermeyer ; elle a été
mise hors de contestation, à ce qu'il nous paraît, par la so-
lide discussion à laquelle s'est livré à ce sujet M. Guérard.
Cet auteur a montré, entre autres, que, dans le Breviarium
de Charlemagne, une maison royale est appelée sala regalis,
et que, dans la loi des Allemands , sala désigne le logement
particulier du maître * ; puis, que les termes de terre salique
ne sont point appliqués exclusivement aux Francs saliens.
' De sala la langue française a fait salle, salon, La salle était d'abord la
pièce principale de l'habitation du seigneur.
404 FRANr-AKLFX.
Au contraire, la mention de cette terre est beaucoup plus
fréquente chez les autres peuples, par exemple, chez les Ri-
puaires et chez les Allemands. Enfin, dans la loi des Bipuai-
res, comme dans celle des Saliens, la terre de la famille est
réservée aux hommes, à Texclusion des femmes; mais,
dans cette loi, elle est appelée hereditas aviatica, et non terra
salica.
L'opinion d'Eckard a donc triomphé ; seulement, il reste à
savoir si la terre salique comprend tout Talleu familial, ainsi
que le pense Pardessus, ou seulement la partie de cet alleu
qui n'a pas été transférée à des tenanciers colonaires ou ser-
vîtes, le mansus dominicatus ou la curtis dominicata, comme
le veut Guérard. Sur ce point, d'après l'analogie des autres
lois germaniques, je penche à croire que la loi salique entend
par terre salique tout l'alleu paternel, ou, en d'autres ter-
mes, Yhereditas aviatica de la loi ripuaire. Cette opinion est
d'autant plus probable que, chez les Francs, en ce qui
concerne les successions , l'ancien droit germanique s'était
conservé plus pur que chez la plupart des autres peuples
conquérants ; elle s'appuie d'ailleurs sur un document du
commencement du XII® siècle, rapporté par Eckard, où des
dîmes perçues, dans le Palatinat, sur des manses (hubœ) dé-
pendantes d'une seigneurie , sont nommées dmmationes sa-
licœ; ce qui montre qu'elles faisaient partie intégrante de la
terre salique.
Mais il faut observer que si les filles étaient exclues de
l'alleu paternel par leurs frères, d'après les lois barbares,
elles n'étaient pas toutefois exclues définitivement ; car, à
défaut de frères, elles héritaient. C'est peut-être aussi dans
ce sens qu'il aurait fallu interpréter l'exclusion prononcée
par la loi salique ; mais il était écrit que cette disposition ,
EimFlRS 3l'B 1,A LOI SALIQI'E. WB
qui. en elle-inème, n'uvait rien de parliculier, doniierail lieu
k toutes sortes d'erreurs '.
Au commencemeiit de l'époque féodale, les bénéfices étaient
devenus des alleux, en ce sens qu'ils étaient devenus héré-
ditaires, comme l'alleu, qu'ils suivaient la loi de l'alleu, et
qu'ils faisaient partie du patrimoine; mais ils n'étaient pas
pour cela de véritables alleux, en ce sens qu'ils n'étaient pas
propriété indépendante.
Guérard, en supposant une terre donnée h litre d'alleu,
et qui pouvait cependant toml>er en commise pour violation
de la fidélité due à celui de qui on la lient, admet, selon
nous, une contradiction juridique, et prolonge à plaisir la
confusion dans laquelle l'ignorance et des troubles continuels
avaient jeté toutes les notions, durant l'époque intérimaire.
Mais, dans ce temps-lA. et dans les cas particuliers, la con-
fusion des idées produisit beaucoup d'interversions dans les
droits des individus. Si nombre de grands bénéfices, et sur-
tout d'honneurs, ti;e transformèrent en seigneuries allodiales
' La loi ripiiHire, an litre des alUv-c, [wrle : n Cum firilis nrus rxUtrril,
fcmina in heradilaLeni aiialicam non succédât. • La loi des Allrmaiiili paii«
d*une • muHer quic hereiliUlem palemam hibet. • La loi gombelle. au litre
de brrtdilalum jurcfsnonr, s'exprime ainsi : • Ptcsctib lampii [ex ad miis-
l'ulo, Unliim uiihIo pertinebil : •mais, dans d'autres piiiages, la loi des
Bourguif^oDB s'exprime d'une nianièra plus complAte, et dans le sens des
prfcédentei : • lnl«r Burgundiunes i<l valumtts uusiodiri, ut si quis filiuni
nun reliquiirit in loco lilil, filia in patrîs, matrisquu heredilatcm luccedat. •
H. Hiiely, dans ion HUloin de Gruyère , » prouvé par des Aiits iju'ù défliut
de nii, les lilles venaient ik la succossion dans ce comté, qui avait lait partie
du royaume de Bourgogne, Les Tormulea de Marcnlfe monlrenl que, dans la
période Intérimaire, le droit Était encore le oif me : * Inler ooi eonsueludo
tenelLir ul de terra jiaterna sorures cum fratribus portionem non habent. •
Seule entre les tois barbares, la loi des Wjiigoths admettait les lilles i par-
tager avec leurs frires le [lalrinioine de leurs parents.
406 FRANC- ALLEU.
par la chute du pouvoir royal de qui ces bénéfices et ces hon-
neurs dépendaient; si un nombre infiniment plus grand de
petits et de moyens alleux furent convertis en bénéfices, en
précaires ou en censives , par Tavidité et l'usurpation des
puissants et des forts : en ce qui concerne les principes mêmes,
il ne sera pas difficile de démontrer que la confusion des
mots n'avait pas empêché de conserver la conscience de la
différence des choses. Ainsi , on persista à distinguer du
mieux que Ton put, dans les documents, les terres affran-
chies du service et du cens, c'est-à-dire les véritables alleux,
de celles qui n'étaient pas possédées dans de telles conditions.
Et, malgré que les usurpations justicières fussent bien plus
faciles encore à l'égard des alleux que les usurpations féo-
dales, qui supposent le fait d'un contrat conclu à un moment
donné, néanmoins, dans les premiers siècles de l'époque féo-
dale, la franchise à l'égard des redevances justicières se
trouve aussi indiquée dans les actes, comme caractère essen-
tiel de ces véritables alleux * .
* Une formule de Marculfe contient le protocole d'une concession vérita-
blement allodiale faite à un particulier ; ce n'est pas un simple don in pro-
prttim (en propres), qui pourrait aussi bien s'appliquer à un bénéfice ; la
voici : « Que Votre Grandeur sache que nous avons donné à un tel, homme
illustre, telle villa, située dans tel pagus, avec ses débornements, et en inté^
gritéf comme elle a été possédée par notre fisc (in integritate sicut a flsco nos-
tro fuit possessa), de telle manière que la dite villa appartienne au dit en
toute intégrité et perpétuellement^ avec les terres, maisons, cours d'eau, dé-
pendances, et toutes espèces d'hommes assujettis au pouvoir de notre fisc, y
demeurant, avec immunité pleine et entière j et exempte de toute visite de jus-
ticier pour y percevoir quelque amende que ce soit (in intégra emunitate, abs-
que uUius introitu judicum, de quaslibet causas freda exigendum).» — Un di-
plôme du Xe siècle divise la propriété en quatre espèces : « Aut sint de flsco
regali, aut de potestate episcopali, vel de potestate comitali, sive de fran-
chisia. • La quatrième espèce , la terre possédée in franchisia^ est, comme
FRANC-FIEF. 407
La préoccupation des- idées féodales était telle pendant un
certain moment, que, pour distinguer Talleu du fief, on lui
donna le nom de franc-fief, comme si toute possession im-
mobilière avait dû nécessairement être un fief. Plus tard, on
a réservé l'expression de franc-fief pour les fiefs qui étaient
tenus par hommage simple, et non par hommage lige ^
Cependant, la désignation qui prévalut, et qui s'est con-
servée dès lors, fut celle de francalleu, qui réunissait l'idée
de franchise, sur laquelle il fallait insister depuis qu'alleu
tout seul avait été appliqué aux propres de tous genres, et
l'ancienne notion d'alleu, qu'on voulait retenir.
Le franc-alleu, dans le système féodal, est donc absolu-
ment la même possession que l'alleu de l'époque barbare et
la franchisia de l'époque intermédiaire.
Toutefois, sous le régime seigneurial, les envahissements
des justiciers sur les droits des possesseurs d'alleu continuè-
rent à avoir lieu, et cela d'autant plus aisément que là où le
possesseur d'alleu n'était pas lui-même seigneur justicier,
c'est-à-dire à l'exception des seigneuries allodiales, les alleux
celle concédée in integriiate^ Topposé du bénélice, le véritable alleu. — Dan»
l'ancien cartulaire de Tabbaye de Vendôme, qui est de la même époque, on
lit encore : « Habebat vineœ agripennum alloâiatiier immunerriy hoc est ab
omni census et vineariœ redfnbitione Ubervm, » Cette définition de l'alleu est
reproduite d'une manière plus complète dans une charte de 1077 : « Quod
videlicet allodium pater ejus et predecessores ipsius, absque ulla dominationet
vel servitiOf longo tempore, jure hereditario possiderunt.» Une autre charte de
1078 dit encore : • Est autem naturaliter allodium, ab antiquo nuUam omrUno
cuiquam reddens consuettidinetn, eodemque a progenitoribus jure hereditario
contingens. > Abique servitio est l'exemption du service féodal ; Uber ab omni
census, l'exclusion de la tenure en censive ; nullam omnino cuiquam reddens
consuetudinem, l'exclusion des redevances justicières.
* Plus tard encore, le franc-fief tk été le nom de la redevance qu'un roturier
payait au roi en acquérant un flef.
408 FRANC-ALLEU.
étaient soumis à la juridiction justicière ; à Tabri de la juri-
diction, les redevances justicières avaient moyen de s'intro-
duire. Les anciens jurisconsultes français et la plupart des
coutumes maintiennent ces trois règles :
l^ L'alleu exclut tout service, soit féodal, soit tributaire.
2® L'alleu exclut la soumission aux redevances justicières.
3® L'alleu est soumis à la juridiction publique, tant royale
que seigneuriale *.
Mais ces coutumes distinguent deux espèces de franc-alleu,
* Beaumanoir disait : • AUeu, ce qu'on tient sans rendre à nului nulle re-
devance. > Et Bouteiller : « Tenir en franc-alleu, c'est tenir de Dieu seule-
ment, et ne devoir cens, rente, ou relief, ni autre redevance que ce soit, à
vie et à mort. *
La Coutume d'Orléans dit : « Franc-allcu est héritage tellement franc, qu'il
ne doit fonds de terre, et n'est tenu d'aucun seigneur foncier, et ne doit sai-
sine, ne dessaisine, ne autre servitude que ce soit. »
La Coutume de Normandie : < Les terres de franc-alleu sont celles qui ne
reconnaissent de supérieur en féodalité, et ne sont sujettes à faire ou à paye^
aucuns droits seigneuriaux. »
La Coutume de Meaux : « Franc-alleu est de telle nature, qu'il ne doit ser-
vice, censive, relief, hommage, ne quelque redevance que ce soit. »
La Jurisprudence féodale à l'usage de Provence et de Languedoc défînit
l'alleu : ■ une terre possédée en toute propriété directe et utile, à raison de
laquelle on ne doit service, ni rente. » L'exemption des francs-alleux ne s'é-
tend pas jusqu'à celle de la justice royale et seigneuriale.
Loisel ( Institutes coutumières ) : « Tenir en franc-alleu est tenir de Dieu
seulement, fors quant à la justice. *
Salvaing (De f usage des fiefs en Dauphiné) : « Le franc-alleu, pour être
exempt de toute charge de féodalité et de censier, ne laisse pas d'être sujet
à la justice du seigneur. »
Dumoulin s'exprime dans le même sens : • Nec ideo minus est quid alau-
dium, quod sub jurisdictione alterius situm sit ; quia etiam mera proprietas
prout est alaudium, nihil habet commune cum jurisdictione. »
Comme on le voit, sur le point des redevances justicières, les feudistes de»
WI* et XVII* siècles, sont déjà beaucoup moins explicites que les juriscon-
sultes des XIiI« et X1V« siècles et les coutumes ne l'étaient.
l'alleu SOnLE OPPOSÉ AT ROTURIER. 'lOft
le noble et le rolurier, et, dans chaque esptee, les règles
précitées se modifient plus ou moins dans leur application.
L'alleu noble est, dans les pays de couliimes, celui dont
le propriétaire est seigneur justicier, féodal, ou censuel, des
terres ijui le composent. L'alleu roturier est celui qui ne
comprend ni justice, ni fief. Mais, dans les pays de di'oit
écrit , on appelle alteu noble tout héritage possédé en pro-
priété directe et utile, qui est exempt de la contribution aux
■ailles, c'est-à-dire des redevances justiciêres; l'alleu rotu-
rier est celui qui paie la taille.
Comme dans les pays coutumiers les tailles sont |terson-
nelles, disent les jurisconsultes des pays de droit écrit , il a
fallu dislinfîuer le franc-alleu noble et le rolurier à l'aide de
la possession d'une seigneurie. Cette explication n'est pas la
vraie, selon nous; mais elle se conçoit, en raison de l'oubli
dans lequel était tombée l'histoire des usurpations justiciêres.
I^e franc-alleu, en principe, n'était ni noble, ni roturier, car
il existait avant la noblesse et la roture; il était la propriété
libre de l'bomme libre. Lorsque la noblesse a été attachée à
la seigneurie, il a été conforme à la nature des choses d'ap-
peler noble l'alleu qui renfermait des seigneuries; car il était
certes aussi noble que le fief, dominant d'un côté, mais do-
miné, de l'autre, par un fief supérieur. Quant au franc-alleu
noble des pays de droit écrit, il est tout simplement l'alleu
primitif, qui s'est maintenu dans son intégrité, tandis que
l'alleu roturier, c'est l'alleu qui n'a pas résisté complètement
iiux envahissements de la puissance justieière.
' Tells est la déllnllion de Dumoulîti : • Alliiuiliuni Tiuhile e!t eu'i eoliierel
jiirisdivtio. \el a quo dépendent Teuda vel cenHwlii predin. Allaudiutii piga-
nicum eil nudum predium allaudinlc, cuique, neque juritUigtio inesl, nequc
410 FRANC-ALLEl?.
Des renseignements intéressants sur les destinées diverses
de Talleu, dans sa lutte avec la féodalité, se trouvent dans le
manuscrit de Wolfenbuttel, Ce manuscrit, qui se compose
d'aveux, ou déclarations, donnés, en 1273, à Edouard I®*",
roi d'Angleterre , par les habitants du duché de Guyenne ,
nous montre diverses classes de propriétaires d'alleux.
Il en est qui déclarent qu'ils ne tiennent rien du roi, qu'ils
ne lui doivent rien, ni l'hommage, ni la justice. D'autres se
reconnaissent débiteurs d'une rente, d'une redevance, d'un
service militaire ; d'autres reconnaissent devoir, non l'hom-
mage, mais le serment de paix ou d'alliance *. Il en est en-
fin qui déclarent ne savoir si leur terre est alleu ou fief*.
<( Quant aux redevances, w disent les éditeurs de ce remar-
quable document, MM. Delpit, « il paraît résulter de l'en-
quête de 1236, qu'elles ne remontent qu'à une époque peu
éloignée. Habitants des campagnes, isolés et sans défense au
milieu de la féodalité, constamment pillés et harcelés par des
ennemis auxquels ils ne pouvaient résister, les hommes li-
bres de l'entre deux mers furent obligés de s'adresser à un
protecteur puissant , qui , selon les circonstances , leur fil
payer plus ou moins cher, w
La trace du changement opéré de cette façon dans la liberté
des hommes francs apparaît d'une manière frappante dans
les termes dont ils se servent dans leurs déclarations '.
La franchise des habitants de la Guyenne à l'égard de tout
seigneur Justicier, constatée par le manuscrit de Wolfen-
* « Debent jurare pacem castellano annuatim. »
* « De Podensac, domicellus, dicet se dubitare utruni teneret in allodiuni
vel haberet in feudum a duce prœdicto. »
* « Volunt quod dominus rex custodiat eos, pro illis sex depariis. — Et rex
débet eos defendere ab omni injuria. »
LES PETITS ALLEUX DE GUYENNE. 414
buttel, est d'ailleurs conforme au rapport d'un très ancien
commentateur de la Coutume de Bordeaux S Arnold Ferron,
qu'a cité Caseneuve, dans son Traité du franc-alleu.
Vis-à-vis des alleutiers de Guyenne, la justice, telle qu'elle
ressort des documents indiqués , n'est pas cette puissance
indépendante et s'imposant elle-même que nous connais-
sons; ici, celle du duc elle-même est conventionnelle, comme
ailleurs l'obligation féodale ; c'est une protection achetée à
un certain prix, et contre laquelle on prend des garanties'.
Une preuve que la justice du roi et de ses officiers n'était
pas encore envisagée comme une conséquence d'un pouvoir
supérieur, c'est que tout prévôt royal, à son entrée en fonc-
tions, devait promettre , par serment prêté, non au prince,
mais aux alleutiers eux-mêmes, qu'il exécuterait fidèlement
les conditions du contrat '.
Il y a plus, les alleux qui ne reconnaissent pas d'obliga-
tions conventionnelles , telles que les rentes et redevances,
n'étaient pas soumis à la justice du roi ou de ses officiers.
Ici, l'alleu a conservé toute sa franchise primitive. On trouve,
dans le nombre, des alleux tellement libres, que leurs pos-
sesseurs ne se croient pas tenus de les faire connaître au roi,
et refusent formellement de répondre aux questions qui leur
sont faites. D'autres déclarent qu'ils ne doivent fien au roi,
ni à personne qui vive ; un d'eux réclame contre le droit de
' « Âqiiitani id habent privilegiuni, ut res, fundos atque prœdia in juris-
dictiune régis, el dominio alioruni, optimo jure, optimaque conditione et li-
bère pussidere possint, neque cessi vecUgali, aut reditui, vel obsequio oh-
noxio. M
* « Rex débet et garantiam asporlare. » (Ms. de W.)
' « Prtepositus poteAt et débet exigere omnem justitiam magnam et par-
vain... débet ipsis jurare primo quod eos custodiat. • (Ms. de W.)
412 FRANC- ALLEU.
Juridiction, et dit : u Quand je comparais devant le roi, c'est
par violence, comme lorsque je lui ai prêté serment de fi-
délité. )) On voit que, sans être lui-même seigneurie, l'alleu
peut être, et fut réellement, pendant un assez long laps de
temps, indépendant même de la justice. Mais des conditions
de telle nature ne pouvaient subsister qu'à Taide d'une puis-
sance capable de les faire respecter. On a vu que les alleux
roturiers furent soumis aux redevances justicières, par exem-
ple, à la taille, dans le sud, et quant à la juridiction, elle
s'étendit même sur les alleux nobles, dont la justice, s'ils en
avaient une, fut censée relever du roi, à défaut d'autre suze-
rain, et n'était pas exercée d'ailleurs par son possesseur en
raison de son alleu, mais en raison des fiefs, censives, ou
droits de justices, qui peuvent appartenir à cet alleu ; car,
suivant l'expression de Pocquet de la Livonière, « la justice
n'est pas allodiale. ))
Bacquet a prétendu qu'il n'y avait anciennement qu'une
espèce d'alleu , qui était le noble, et que ce fut lors de la
réformation de la coutume de Paris (1510) qu'on introduisit
la distinction de l'alleu noble et roturier, pour la forme des
partages seulement. Le but de cette assertion, dans la bouche
du plus ardent défenseur du domaine royal, est facile à re-
connaître et rend l'allégation suspecte. Bacquet voulait sou-
mettre les alleux roturiers , comme les alleux nobles , au
droit de franc-fief. Celte opinion fut généralement repoussée,
et elle est combattue, entre autres, par Brodeau.
Or, c'était dans l'intérêt de la thèse du fisc de faire re-
monter le droit de franc-fief, qui lui est payé par le roturier
acquéreur d'un fief, à une époque où tous les alleux auraient
eu à payer ce droit. L'alleu roturier étant devenu le mode
de possession habituel du tiers état, la question ne laissait
pas que d'avoir pour le fisc un fort grand intérêt.
ALLEUX DE CONCESSION. 443
Mais si le droit de franc-fief a pu être exigé des alleux no-
bles, c'est seulement par le motif qu'ils comprenaient des
seigneuries ou des fiefs; or, il est, historiquement, suffisam-
ment établi, non-seulement que tous les alleux n'en compre-
naient pas, mais, dans la règle, les alleux primitifs n'en com-
prenaient pas. Il serait donc plutôt vrai de dire que l'alleu
primitif était roturier dans le point de vue où se place le
droit coutumier, tandis qu'il était noble , au contraire , au
point de vue du droit écrit.
Les alleux nobles se partageaient; ce qui revient à dire
qu'on y succédait suivant la loi des fiefs. Les alleux rotu-
riers, au contraire, sont soumis à la loi de succession rotu-
rière, ainsi au partage égal entre frères et sœurs.
Les jurisconsultes distinguaient encore les alleux en alleux
naturel et de concession. Là où l'alleu est naturel, le sei-
gneur doit prouver son droit ; mais lorsqu'il s'agit d'un alleu
de concession , c'est au possesseur de l'alleu à montrer le
litre de son exemption, ou le remplacer par des actes énon-
ciatifs de Tallodialité, accompagnés d'une possession ancienne
et immémoriale.
La maxime <( nulle terre sans seigneur » a cette portée de
faire envisager tout alleu comme alleu de concession, dans
le lieu où elle est admise. Cette maxime était rejetée dans
tous les pays de droit écrit, où l'alleu est, au contraire, en-
visagé comme naturel, et dans les pays dont les coutumes
furent par ce motif nommées coutumes allodiales, ainsi la
Bourgogne, la Franche-Comté, la Bresse, le Bugey, le pays
de Gex , tous pays où les alleux roturiers se trouvaient en
nombre , une partie de la Champagne , Troy es , Chaùmont ,
Vitry, Auxerre, le Nivernais, etc. Dans le nord-ouest et le
centre de la France, la maxime « nulle terre sans seigneur »
414 FRANC-ALLElî .
régna très généralement. Déjà du temps de Beaumanoir,
l'alleu n'existait pas dans le Beauvoisis, et, dans l'Anjou, on
pourrait bien en dire autant, puisque Pocquet de la Livo-
nière nous apprend que les possessions de ce titre étaient
soumises aux droits de lods et ventes.
Au fur et à mesure que l'on avance, la maxime « nulle
terre sans seigneur w tend à prendre un sens plus absolu ;
l'histoire de la marche qu'elle a parcourue , n'est pas sans
intérêt. Nous la résumerons en renvoyant, pour plus de dé-
tails, à Championnière, qui l'a retracée admirablement.
D'abord, cette maxime se produit sur le terrain de l'en-
clave. Lorsque le temps eut détruit les titres primitifs et que
des conventions de toutes sortes eurent démembré le domaine
du seigneur dominant , des prétentions opposées s'élevèrent
concernant les terres enclavées dans d'autres, ou reconnues
pour en avoir été détachées. Le possesseur de l'enclave sou-
tenait sa liberté , sa franchise ; le seigneur, au contraire,
prétendait qu'une telle terre était censuelle , ou féodale ,
ayant été distraite de ses possessions comme toutes celles qui
l'entouraient. Fort souvent, des détenteurs de terres réelle-
ment engagées dans les liens de la féodalité avaient réussi h
se dégager par l'effet d'une longue possession, et peu de sei-
gneurs eussent pu produire des contrats pour toutes leurs
tenures; la contestation était donc non moins importante
que difficile ; la lutte fut longue, et les solutions diverses. Là
où les alleux étaient l'exception, le principe de l'assujettis-
sement présumé de l'enclave prévalut.
Dumoulin, dans son commentaire de la coutume de Paris,
admet l'assujettissement présumé de l'enclave *, et, toute-
* « Habens territorium limitatum in certo jure sibi compétente, est fun-
DE l'enclave. 41 K
fois, il repousse la maxime a nulle terre sans seigneur )»
dans Textension qu'elle a prise dès lors, estimant au con-
traire que la maxime qui flût présumer tout héritage libre,
doit être observée dans tout le royaume * . Il va même jus-
qu'à dire que la maxime « nulle terre sans seigneur » est
fausse, entendue du seigneur direct, et n'est juste qu'eu
égard à la domination et à la juridiction du roi ou du sei-
gneur qui la tient de lui, parce que la justice n'est pas allo-
diale*.
Touchant l'enclave, le principe opposé à celui de Dumou-
lin était admis dans les pays où Talleu est censé naturel ',
et l'on tint pour règle la franchise de la terre, même encla-
vée, dont l'affectation féodale ne se démontre pas.
Jusqu'ici, la présomption de féodalité ne s'applique qu'aux
terres enclavées dans un domaine limité ; celles qui n'étaient
que voisines ou contiguës d'un territoire féodal ne sont pas
présumées en faire partie. On suppose seulement que celui
dont la possession est déterminée par des tenants et aboutis-
datus jure communi , in eodem jure, in qualibet parte sui territorii, habet
intentionem fùndatam quod quilibet possessor ftindi in eodem territorio te-
neantur a^oscere eum in feudum vel in censum. >
* * Omnis tenere potest francum allaudium in hoc regno sine speciali ti-
tulo, quia in dubio res prœsumitur allaudialis. >
* « Aliam est illud doctum vulgare non posse quem in hoc regno tenere
terram si nec domino... Si intelligatur sine domino âiredo^ qui necesse sit in
dominium directum soli recognoscere ; sed intelligendo sine domino id est,
quia subsit dominationi et jurisdictioni régis, vel subaltemi domini sub eo ,
est verissimum. •
' Salvaing, écrivant pour le Dauphiné, s'exprime en ces termes : < Ceux
qui prétendent la directe universelle, doivent être fondés en titre, ne iuffi'
sont poM quHl y ait de$ reeonnoissances de la plus grande partie d^un territoire
uniforme, continu, Umité, et en droit ^enclave.»
MÉM. ET DOCUM. XVI. 27
416 FRANC- ALLEU.
sants fixes, est propriétaire au même droit de toute la terre
comprise dans les limites de la seigneurie.
Mais on développa le principe posé en rappliquant aux
droits de justice ; voici de quelle façon. La limitation précise
du domaine était une condition essentielle du fief, mais non
de la justice, dont le territoire, au contraire, n'est marqué
que par des indications vagues, tel pagus, telle villa; de sorte
que tout seigneur bien limité fut présumé féodal, si ce sei-
gneur était en même temps justicier. On en conclut que ,
possédant à la fois la justice et le fief, il avait droit aux pré-
rogatives propres à chacune de ces qualités ' .
Cette observation explique les dispositions des coutumes
qui semblent attribuer au justicier la directe du territoire
soumis à sa justice ; cela n'a lieu que pour le territoire li-
mité. Ce n'est pas à la justice que la directe est affectée ; on
suppose seulement un droit de fief au justicier, par suite de
la limitation du territoire.
L'ambition des seigneurs, non plus que celle du fisc royal,
n'étaient pas encore satisfaites.
On a vu que la règle « nulle terre sans seigneur » était
reconnue vraie partout , même par ses contradicteurs , en
supposant qu'il s'agisse d'un seigneur justicier. Les droits
de justice étaient donc exigibles partout, à moins d'immu-
nités particulières. Or, il est de règle générale, dans le sys-
tème féodal, que l'affranchissement de la personne exempte
ses possessions, mais que celui de la possession n'affranchit
* C'est ce qu'exprime, par exemple, la Coutume d'Angoulême : « Tout lei-
fneur ch&telain ou autre, ayant haute justice, ou moyenne, ou basse et fon-
cière, avec territoire limité , est fondé par la coutume de soi dire et porter
seigneur direct de tous les domaines et héritages, étant en icelm^ qui ne mon-
trent dûment du contraire. »
NULLE TERRE SANS SEIGNEUR. 417
pas la personne. Ainsi, le noble, immune à raison de sa per-
sonne, a affranchi de toutes redevances justicières les terres
qu'il possédait, quelle que fût leur nature, et son exemption
s'étend à tous fieCs, arrière-fiefs, ou censives, qu'il a consti-
tués. En revanche, l'alleu, qui est l'immunité du sol, a af-
franchi la terre du cens justicier ; mais cette immunité ne
s'est pas étendue à la personne. C'est pourquoi les polypti-
ques de l'époque intermédiaire parlent souvent d'alleu, dont
les possesseurs sont astreints à des redevances personnelles,
ou même sont rangés dans la catégorie des colons, circons-
tance que Guérard a déjà remarquée. Sous le régime féodal,
le roturier, l'homme de poète, purent également posséder
des alleux , et n'en rester pas moins, pour leur personne,
soumis aux exactions des seigneurs justiciers.
Dans les rapports avec la justice , la règle « nulle terre
sans seigneur » a eu pour objet de formuler deux principes
bien différents.
L'un est la nécessité pour toute possession de reconnaître
une juridiction à laquelle elle est subordonnée; ceci est un
principe d'ordre public. L'autre, c'est le droit pour tout sei-
gneur justicier d'exiger un cens de son sujet , de son justi-
ciable, à raison de ses possessions ; ceci est une règle fiscale
qui est un héritage, comme nous le montrerons plus loin en
traitant des justices, du système de l'impôt romain, et qui a
traversé tout le moyen âge en se transformant de diverses
foçons.
La première de ces règles était une conséquence inévitable
de la reconstitution du pouvoir social ; la seconde était his-
toriquement fausse, en ce qui concerne l'alleu, et cependant,
déjà avant le XVI® siècle , elle fiit généralement reçue , en
ce qui concerne les alleux roturiers.
418 FRANC- ALLEU.
Au XYI® siècle, od alla bien plus loin encore. A cette épo-
que , les seigneurs justiciers travaillaient à convertir leur
droit de justice en droit de fief ; leurs efforts avaient pour
but d'abord d'étendre partout la règle qui soumettait Talieu
à la production d'un titre , ensuite d'attacher au paiement
d'un cens quelconque la présomption de la directe.
Le droit d'appliquer un cens à toute terre non féodale fut
reconnu par les coutumes des localités où l'alleu n'existait
qu'à l'état d'exception.
C'est le sens qu'on attacha à la règle » nulle terre sans
seigneur » dans ces coutumes, lors de leur première rédac-
tion. Lors de la seconde rédaction, on lui donnait déjà une
autre signification. Les seigneurs demandaient que, par me-
sure générale, toutes les terres non justifiées allodiales fus-
sent déclarées appartenir à la directe du seigneur censier.
Cette demande fut rejetée ; le véritable sens de la règle étail
encore trop présent à tous les esprits pour qu'on pût ac-
cueillir une aussi grave innovation. Bien plus, plusieurs cou-
tumes , notamment celle de Bretagne , qui avaient d'abord
accueilli la maxime k nulle terre sans seigneur, » la rayè-
rent dans la crainte d'une fausse interprétation.
Mais, lors de la rédaction définitive des coutumes, qui eut
lieu seulement au XVIP siècle , la nouvelle interprétation
avait fait des progrès ; la doctrine qui rattachait tous les
cens au contrat de bail à cens avait obscurci l'histoire et les
origines du cens justicier ; une fois dans ce point de vue, il
n'était plus possible de soutenir que le cens ne supposait pas
la directe. La règle a nulle terre sans seigneur » prévalut
dans sa nouvelle acception , et toutes les terres censuelles
perdirent leur liberté.
L'effet de cette règle nouvelle fut immense , on le com-
CONFUSION DU FIEF AVEC LA JUSTICE. 419
prend bien, dans l'intérêt des justiciers ; ils devinrent sei-
gneurs féodaux, de toutes les terres sur lesquelles auparavant
ils n'avaient que des droits de district ; ils acquirent le do-
^maine direct , c'est-à-dire la propriété du sol, là où ils ne
l'avaient pas ; leurs droits utiles en reçurent un caractère de
féodalité qui les rendait beaucoup moins contestables, qui
les mettait surtout à l'abri des prétentions de la couronne,
laquelle, en prenant de plus en plus la juridiction aux sei-
gneurs, tàcbait de leur enlever aussi les profits de justice
autant que faire se pouvait.
Les seigneurs féodaux perdirent en proportion de ce que
gagnèrent les justiciers. Dans leur lutte avec ceux-ci, ces
derniers excipaient désormais d'un droit égal au leur ; ils
combattirent les seigneurs féodaux , non plus en tant que
justiciers, mais en tant que féodaux, et comme on les voyait
propriétaires d'une portion de leur territoire justicier, on en
conclut qu'ils l'avaient été originairement du tout. Loiseau
émet cette opinion , Henrion de Pansey l'émet également.
Par là, on tendit de plus en plus à confondre le fief avec la
justice. Ce fut une profonde perturbation dans la biérarcbie
féodale ; car tel possesseur de fief situé dans une justice autre
que celle de son seigneur dominant, se trouva exposé à deux
prétentions de directe que les circonstances pouvaient ren-
dre incertaines.
Les seigneurs de fief perdirent encore, sous ce rapport,
que la supposition d'une directe sur des terres qui avaient
été de tout temps la propriété de leurs possesseurs, qualifiés
de propriétaires par les coutumes, amoindrit nécessairement
l'énergie et la puissance qu'on attribuait à ce droit. La ten-
dance de tous les détenteurs du domaine utile à convertir
leur droit sur la chose d'autrui en propriété principale et
420 FRANC- ALLEU.
seulement affectée d'une sorte de servitude, fit un pas des
plus importants.
Mais, dans le procès du franc-alleu et de la maxime « nulle
terre sans seigneur, » le plus grand profit revint à la cou-«
ronne. Ce fut en sa faveur qu'on proclama la directe uni-
verselle; ce fut pour elle qu'on proclama le roi sotêvemÎM
fieffeux du royaume.
Cette nouvelle règle, historiquement non moins fausse que
la règle « nulle terre sans seigneur, » lorsqu'on la prend
dans son sens absolu , n'en a pas moins porté de notables
fruits. Longtemps elle fut contestée formellement. Pour par-
venir à l'introduire , les juristes domaniaux commencèrent
aussi par l'amoindrir en la formulant dans des termes res-
trictifs qui paraissaient la rendre sans danger. Ils dirent que
le roi était propriétaire des terres de son royaume, non spe-
cialiter, sed in universo ' . L'assertion passa ; ils ajoutèrent
que le roi n'était pas propriétaire dans son intérêt particu-
lier, mais pour le bien commun, et l'on n'y vît pas d'objec-
tion sérieuse ■ .
A l'aide de telles concessions, on fit admettre que la cou-
ronne comprend dans sa directe toutes les possessions féo-
dales du royaume, supposition évidemment chimérique, puis-
qu'elle implique qu'à une époque donnée, la couronne aurait
été propriétaire réel de toutes les terres inféodées.
Malgré cela , cette maxime, introduite dans les coutumes
* Johannus Sainson, sur la Coutume de Tours : « Licet rexchristianissimus
non sit fundatus de jure communi in dominio rerum in regno suc sitanim
e$i tamtn fundatus in universo. *
* Dumoulin lui-même , quoique peu fiscal , écrivait : « Quando commune
hùnum et reipubUcœ nécessitas exposcit, tune ad hanc duntaxat flnem, omnia
sunt régis. •
DIRECTE UNIVERSELLE. 421
par les agents royaux, enrichit le fisc des droits d'amortis-
sement et de franc-fief, ainsi que de celui que le roi prélevait
sur les affranchissements de serfs , sous prétexte que son
droit de seigneur suzerain était appetUié. Et c'est peut-être
à l'existence des droits d'amortissement et de franc-fief que
la règle <( nulle terre sans seigneur » dut son succès ; car il
était de l'intérêt du domaine que toutes les terres fussent
considérées comme féodales, puisque ces droits étaient per-
çus seulement à raison du fief. Nous avons vu que la pré-
tention de les étendre aux alleux avait été élevée inutile-
ment ; sans l'appui des légistes royaux , les prétentions des
justiciers n'auraient pas eu plus de succès. Les propriétaires
d'alleux trouvèrent dans la couronne un adversaire plus re-
doutable que tous ceux qu'ils avaient rencontrés jusqu'alors.
Sous Louis Xni , uqe ordonnance en vint à déclarer « que
tous héritages ne relevant d'autres seigneurs, sont censés rele-
ver de nous, tant en pays coutumiers qu'en pays de droit
écrit, et sont, en conséquence sujets aux lods, ventes, quints
et autres droits ordinaires, sinon que les possesseurs des hé-
ritages fassent apparoir de bons titres qui les en déchargent.»
Dès lors, les justiciers qui n'étaient pas encore saisis du cens
se trouvèrent hors de cause, et le roi fut seul intéressé dans
le litige. Cette guerre, évidemment abusive, faite par le fisc
aux alleux, fait comprendre comment un si grand nombre
de terres de peu d'importance se sont trouvées relever du roi,
sans qu'il soit possible d'entrevoir comment la concession
avait pu en être faite. Ainsi, dans la Guyenne, dont l'allo-
dialité générale est démontrée, on enjoignit aux possesseurs
d'alleux de produire leur titre justificatif, à défaut de quoi
ils seraient imposés sur le pied des terres voisines. En Pro-
vence , la même chose eut lieu , et le Recueil de jurispru-
422 FRANC-ALLEU.
denceà l'usage de celte province, en rapportant deux arrêts
du conseil d'Etat, où la directe universelle est déclarée ap-
partenir au roi dans cette province, les blâme implicite-
ment.
Les agents domaniaux contestèrent de plus en plus l'exis-
tence des alleux. Le Dictionnaire des domaines, cité par
Championnière , définit cette propriété <( une espèce de te-
nure, dont l'origine est inconnue, et qui, vraisemblablement,
n'existe pas en France. » Un siècle encore, la féodalité était
abolie , et rallodialité devenait la condition normale pour
toute espèce de possession.
En Allemagne, l'alleu était resté la forme normale de la
propriété, laquelle est réglée par le droit national {landrecht).
Le lehnrecht et le hofrecht, qui régissent, l'un les fiefs, l'autre
les terres des classes non-libres, sont plutôt l'exception, au
point de vue du droit civil tout au moins ; en ce qui con-
cerne le droit public, c'est la forme féodale qui a prévalu.
Le nom d'alleu est du reste plutôt usité pour indiquer Top-
position entre la propriété complète et le fief, et par une
sorte d'importation, le terme ordinaire est propriété {eigen,
eigenthum), ou encore ;)ro;)niim, hereditas, erbe, au point de
vue de la famille et de la succession : « Allodium dicitur he-
reditas, qtAam vendere, vel donare possum, est mea propria, »
dit un glossateur cité par Goldast. Bien entendu que cette
hérédité ne peut être aliénée que conformément aux règles
et aux restrictions que le droit germanique établit. Struvius
rapporte que, dans quelques provinces du nord, entre autres
en Frise, presque toutes les terres étaient des alleux, et que
les fiefs y étaient à peu près inconnus ; les sonnenlehen, dont
il est question , en Allemagne , au moment où le système
féodal s'y établissait , ne sont pas de simples alleux , mais
ALLEUX EN ALLEMAGNE.
423
bien des seigneuries allodiales. Cette expression fief du so-
leil correspond assez à la formule : « Ne tenir que de Dieu
et de son épée. » Quelques-uns pensent qu'elle provient du
paganisme.
424 BIENS VACANTS.
III.
Des Mens ww^mntm»
La propriété des vacants a été constamment disputée du-
rant le régime féodal. Cela tient, d'un côté, à ce qu'il exis-
tait diverses espèces de terres incultes ou vacantes, naturel-
lement réglées par des principes différents, et que Ton a tou-
jours cherché à ramener le droit des unes à celui de Tune
d'entre elles; de l'autre, à ce qu'il n'est pas de matière sur
laquelle le système admis par chaque jurisconsulte sur la
nature des institutions féodales ait exercé plus d'influence.
Les espèces principales de terres incultes sont :
l^ Les terres fiscales. L'existence de terres fiscales in-
cultes, sous la domination romaine et durant la période bar-
bare, est constatée surabondanunent. Dans les temps féo-
daux, ces terres restèrent souvent incultes, tout en cessant
d'être propriété du fisc, puisque le fisc public n'existait plus*.
2^ Les terres abandonnées. La dépopulation est un fait qui
' • Sous le régime des Garloviiigiens et sous les empereurs teuloniques, dit
M. de Gingins, les quartiers inhabités {terrœ eremœ, wildniss), tels que les
grandes friches, les hautes forêts et les pâturages, appartenaient, soit à la
couronne, soit au domaine particulier du roi, et les Capitulaires de Charle-
magne en encouragèrent la culture en en assignant des portions à tous les
colons qui s^ofTriraient pour en entreprendre le défrichement > {Essai sur
Véial des personnes et des terres dans le pays ttUri.)
ESPÈCES DnERSES. 43K
s'esl souvent renouvelé dans le cours de l'histoire ; une mul-
titude de causes, les guerres, les exactions, forçaient les la-
boureurs à déserter leurs cultures. Si le cultivateur n'avait
qu'un droit subalterne, sa fuite le faisant évanouir, il se réu-
nissait à celui du propriétaire; si la t^rre abandonnée ap-
partenait à celui qui l'abandonnait, elle devenait un vacant.
3° Des terres incultes faisaient aussi partie de la propriété
privée, soit par défaut de bras pour les cultiver, soit parce
que les grands propriétaires consacraient une partie de leur
fonds à la cbassc, k la pâture et A la culture des bois. Les
actes désignent ces espèces de terres sous les noms de msta,
incutta, inriœ, sykif, pascuœ. Souvent ces terres privées,
laissées vacantes, furent occupées par des voisins, et plus
tard envisagées comme biens communaux.
iC Une autre catégorie de terres incultes se compose de
biens véritablement communauit. Dans les pays germani-
ques, où la marcbe existait autrefois, ces biens remontent il
l'origine même de la propriété. Dans les pays de conquête,
des forêts et des pâturages furent aussi quekjuefois laissés
en jouissance commune dans les partages entre Barbares et
Romains. Là même où, la terre étant déjà entièrement ré-
partie, on n'avait pu créer des terrains communaux, il s'é-
tablit assez généralement le système de la vaine pftture.
Toute terre ouverte était li\rée au pâturage commun; le
propriétaire qui voulait interdire ses propriétés, devait les
fermer. Telle était la règle dans la plupart des coutumes,
Loisel la formule dans cette sentence : « Qui ferme, ou bou-
che, empêche, garde et défend ; pour néant plante qui ne
clôt. « On rencontre déjà une règle pareille dans la loi des
Wisigoths, et cette loi, suivie en cela par certaines coutu-
mes, ajoute que celui qui se clôt ne peut pas faire paître son
426 BIENS VACANTS.
bétail sur les possessions de ceux qui n'ont pas clos. D'au-
tres coutumes, comme celle du Boulonnais, ne permettaient
d'enclore qu'une partie aliquote de son terrain ; mais cette
restriction à la propriété parait être de droit nouveau, car,
pendant un temps, on considéra l'exercice de la vaine pâ-
ture comme chose digne de grande faveur, et Basnage, au
XVII* siècle , la défend , en alléguant que ^intérêt public a
prévalu sur le droit des particuliers.
8° Une dernière classe de terres incultes sont ces espaces
immenses, que la passion des seigneurs pour la chasse avait
enlevés à l'agriculture dès les temps qui suivirent la con-
quête, et frappés du ban seigneurial. Ces terres, arrachées
aux populations en vertu du droit de garenne, couvraient
souvent des régions entières ; les habitants, expulsés de leurs
possessions, cherchaient quelquefois à en utiliser une par-
tie, autant que l'exercice du droit de chasse le permettait.
Souvent aussi , ils tentèrent de reprendre par la force un
fonds que la violence leur avait enlevé ; mais ils durent cé-
der ; des forêts giboyeuses s'élevèrent , et , après quelques
siècles de possession contestée, les justiciers s'en déclarèrent
propriétaires exclusifs. D'après quelques coutumes, notam-
ment celle d'Anjou, il était de règle que le justicier doit avoir
une forêt, a comme si, dit Championnière, la marque essen-
tielle de la justice devait être l'effet le plus terrible de la
conquête et de la désolation. »
La jouissance des terres incultes provenant du fisc fut
louée, contre un certain cens, aux habitants riverains, qui y
envoyaient leur bétail ; ce cens fut plus tard payé au sei-
gneur justicier. Quant aux terres désertes possédées par des
particuliers, les propriétaires en jouissaient seuls originaire-
ment ; mais si le propriétaire ou ses terres n'étaient pas im-
DROITS SUR LEUR JOUISSANCE. 427
munes, on en payait un cens proportionné à leur valeur, qui
fit aussi partie des droits utiles de la justice seigneuriale.
Les terres communes des villes et des villages furent éga-
lement soumises à ce tribut.
Enfin, Texercice de la vaine pâture fut, dans quelques lo-
calités , assujetti à des redevances modiques , destinées à
l'entretien des gardiens des troupeaux et des terres en dé-
fense ; c'est le droit de blairie, dont s'empara aussi le sei-
gneur justicier.
Ainsi, la plupart des terres désertes produisaient des cens
au justicier, mais à des titres très différents ; tantôt comme
prix d'un bail, tantôt comme impôt, tantôt comme contribu-
tion perçue dans un intérêt de police privée. Cependant, cer-
tains usages étaient gratuits ; par exemple, les jouissances
des anciens propriétaires dépossédés par l'usage du droit de
garenne, et celui des communs dans les pays d'alleux.
Assez longtemps, la propriété des terres incultes ne fut
pas un objet envié; les terres communes et la vaine pâture
sufiGsaient à l'entretien de bestiaux en petit nombre, et cdui
qui voulait défricher ne manquait pas d'espace où s'établir.
D'ailleurs, l'agriculture était presque entièrement concentrée
dans des mains serviles ou de condition inférieure. Aussi, les
premières contestations au sujet des terres incultes portent-
elles sur le cens qu'on en retirait, et non sur la propriété.
Au XYI® siècle , à l'époque où les coutumes commencè-
rent à être rédigées, les jurisconsultes distinguent les terres
vacantes par défaut de prise de possession des terres aban-
données après culture, et des terres vagues des communaux
proprement dits ; mais, dans la pratique, tout était confondu.
On envoyait le bétail sur toute possession non close , sans
s'inquiéter du motif de la jouissance qu'on s'attribuait. Les
4i8 HC^S TACA3fT».
scîgDears , de leur côté , prétcraîenl des droils à raisoo de
ces jouissances souvent sans en connaître Torigine.
Quand la question de la propriété des vacants prit de Tin-
térét par raccroissement de la population et les progrès de
Tagriculture . les seigneurs s'eflbroèrent de rattacher leurs
prétentions à la propriété au titre le plus favorable, savoir,
la concession à charge de redevance ; à leur point de vue,
la possession même des habitants est une preuve que leurs
droits ne sont que précaires, car elle a lieu contre paiement
d'un cens. Dans ces procès, les villageois avaient pour juges
leurs adversaires, et les jurisconsultes vinrent encore en aide
au seigneur; chaque cause gagnée par un seigneur fut un
progrès pour tous; les ouvrages des feudistes en font foi.
Lors de la première rédaction des coutumes, les droits des
communautés étaient encore généralement reconnus , et les
coutumes constatèrent Texistence de propriétés communales.
Mais déjà les seigneurs se faisaient reconnaître la faculté de
disposer des vacants, c'est-à-dire des terres sans maître;
alors, leurs efforts tendirent à faire confondre les terres com-
munes avec les terres vagues ou vacantes, et ils y parvin-
rent plus ou moins lors de la révision des coutumes. La règle
u nulle terre sans seigneur, » dont nous avons déjà parlé à
propos des alleux, étendit son application à toutes les terres
incultes, ou appropriations particulières; puis, on retrancha
des coutumes les dispositions qui distinguaient les terres
communales ou privées , quoique incultes , des terres va-
cantes * .
' La Coutume du Bourbonnais, dans l'ancienne rédaction, constate l'exis-
tence de vacants qui sont la propriété de communautés ou de particuliers, et
sur lesquels le justicier n'a droit qu'à défaut d'autres, par une présomption
qui cède à la preuve contraire, entre autres, à toute possession immémoriale ;
PROCàS SUR LEUR PROPRIÉTÉ. 429
Dans les pays de droit écrit, où la règle u nulle terre sans
seigneur » n'a pas prévalu, les anciens principes sur les va-
cants furent au contraire maintenus * .
Ce fut maintenant aux seigneurs justiciers et féodaux à
se disputer , dans les pays coutumiers , les dépouilles des
communautés. Ainsi, contestation pour savoir à qui appar-
tiendra le vacant compris dans l'enclave d'un fief et dans le
territoire justicier d'un autre que le possesseur du fief. Ce
procès n'a jamais reçu de solution définitive. Dumoulin sou-
tient la cause du féodal et le principe de l'enclave ; sa doc-
trine fut admise par d'Argentré, Dunot, Hevin et Henrion de
Pansey. Les justiciers avaient pour eux Loyseau, Chopin et
les feudistes domaniaux ; ils s'appuyaient sur le droit de blai-
rie et les divers autres cens qu'ils avaient toujours perçus
pour réclamer la propriété des vacants; la confusion des
droits de justice et des droits de fiefs les aida fortement.
Déjà au XIII® siècle, ils avaient réussi à se faire reconnaître
propriétaires des chemins et voies publiques dans beaucoup
de contrées.
L'analogie décida peut-être les rédacteurs des coutumes ;
car, là où le justicier avait les chemins, on lui accorda la
propriété des vacants, et là où il avait succombé sur la ques-
tion des chemins , il succomba pour les vacants '.
mais la Coutume révisée (art. 881) porte : « Terres, liermes et vacants, sont
au seigneur justicier. *
* Paul de Castro décide que les terres incultes sont présumées appartenir
aux habitants : « Terne herbidœ et inculte quœ a nemine reperiuntur occu-
pât», prœiumuntur eue univerntatU in ciyus territorio sitœ sunt. » Plusieurs
arrêts du parlement de Dijon, rendus au WII* siècle, donnent aussi aux com-
munes la propriété des vacants.
* Ainsi, les coutumes de Bretaf^ne, d'Anjou, du Maine, de Normandie, ac-
cordèrent au féodal les chemins et les vacants.
430 BIENS VACANTS.
En général, les justiciers eurent le dessus ; ils étaient puis-
samment aidés par la circonstance que, presque partout, le
roi était intéressé à la question en qualité de premier justi-
cier, et que ce fut entre le roi et les seigneurs féodaux que
la plupart des procès relatifs aux vacants furent jugés.
A la théorie des biens vacants se rattache celle de V épave,
c'est-à-dire des choses mobilières perdues ou abandonnées.
L'épave fut, en général, attribuée au seigneur haut justicier ;
le roi se réserva la fortune d'or ; la fortune, ou le trésor en
argent, restait au justicier. Cette décision se trouve dans les
Etablissements, et Bouteiller la rappelle.
Ce fut également par suite de la décision adoptée par la
majorité des coutumes sur les biens vacants que les justi-
ciers furent saisis des successions en déshérence par la cou-
tume de Paris et quelques autres. Ce résultat produisit une
certaine perturbation dans le système féodal ; car, régulière-
ment, Textinction de la famille du vassal faisait revenir le
fief au seigneur ; aussi ne le voit-on se produire qu'au XVI^
siècle, époque où le système du fief commençait à tomber
en oubli. Mais, ici, les justiciers eurent affaire à un adver-
saire plus fort et plus habile qu'eux, le fisc ; les gens du roi
contestèrent aux seigneurs justiciers le bénéfice des déshé-
rences, et portèrent la décision devant les bureaux des fi-
nances.
Le fisc réussit encore plus complètement à dépouiller les
seigneurs justiciers du droit de succéder aux bâtards et aux
aubainSj ou étrangers. Déjà sous le règne de Philippe-le-Bel,
les seigneurs faisaient des plaintes à cet égard, et ils firent
bonne résistance jusqu'au XVI® siècle , époque des grands
progrès du pouvoir royal •.
* Bacquet est fort curieux sur ce point ; il prétend avoir trouvé , dans les
iPAVE, DÉSHÉRENCE, AUBAINE. 434
En Allemagne des terres incultes, renfermées dans un
territoire limité, appartiennent, selon les circonstances à la
commune ou à l'Etat. Quant aux choses mobilières, sans
maître , qui ne rentrent pas dans la catégorie des régales,
telles que le trésor; on suit les règles du droit romain.
registres de la chambre des comptes, une formule d'instruction touchant Tu-
sage, tant du droit d*aubaine que du droit de bâtardise, et insère, dans son
Traité du domaine^ l'extrait de ces registres, « jusqu'à présent incagneus. •
Dumoulin, qui soutient le droit des justiciers, se moque vertement « d'au-
cuns fiscaux qui cherchent toutes nouvelles inventions, • et d'entrée se sont
efforcés d'dter aux seigneurs les aubaines et de limiter la succession des bâ-
tards à de certains cas.
Loyseau dit aussi : « Les fiscaux, non contents d'avoir attribué au roi la
succession des étrangers, lui ont aussi fait prendre la succession des bâtards,
sot» prétexte de vieilles pancartes trouvées à la chambre des comptes,» Mais il
igoute : « Pour le regard de l'aubénage, il y a grande raison de l'attribuer au
roi seul, car les parents de l'étranger sont empêchés de lui succéder, non par
le droit de nature, ains par loi particulière du royaume , loi qui regarde la
police générale de l'Etat, et, partant, appartient au roi seul. »
MÈM. ET DOCUM. XVI. 28
SIXIÈME SECTION.
DES OBLIGATIONS FÉODALES DANS LES TEMPS POSTÉRIEURS
A LA FÉODALITÉ.
Le système des droits et des obligations résultant du con-
trat féodal, ce qui est plus particulièrement droit privé
dans le droit féodal survécut en partie à la féodalité elle-
même, non toutefois sans avoir subi d'assez notables chan-
gements.
En France, depuis que le régime de la monarchie absolue
eut remplacé le gouvernement féodal, Tobligation du service
militaire, qui a été la base du rapport féodal primitif, n'existe
plus ; au prince seul appartient le droit de déclarer la guerre
et de convoquer les milices nationales. L'hommage n'est donc
plus que la reconnaissance solennelle que le vassal fait de
son seigneur ; de là, plusieurs conséquences essentielles.
Ainsi, contrairement à l'ancien droit, un vassal peut dé-
sormais rendre l'hommage lige à plusieurs seigneurs, et il
n'existe plus guère de différence entre l'hommage lige et
l'hommage simple, si ce n'est dans la forme ; cependant le
vassal par simple hommage avait, de plus que le vassal lige,
la faculté de se faire substituer dans Taccomplissement de
ses devoirs féodaux.
Ainsi encore, une femme, primitivement incapable de tenir
un fief, selon la généralité des coutumes put cependant en
recueillir par succession, sauf lorsqu'il s'agissait de la cou-
CAPACITÉ, SAISIE FÉODALE, COMMISE. 433
ronne, des apanages des enfants de France, des duchés, com-
tés et marquisats. A égalité de degrés, certaines coutumes
préféraient les mâles en ligne collatérale.
La foi étant un acte essentiellement personnel, est encore
renouvelée à chaque mutation, soit de seigneur, soit de vas-
sal ; et, en commémoration du droit de parage, l'ainé peut
porter l'hommage au seigneur au nom de ses frères puînés.
Une exception au principe de la^prestation personnelle de
l'hommage est encore établie en faveur de l'usufruitier du
fief et des créanciers du vassal, qui ont le droit de rendre
l'hommage dans le cas où, par fraude, le nu-propriétaire, ou
le débiteur, néglige de remplir cette obligation.
Sous l'ancien droit , lorsque l'hommage n'avait pas été
rendu en temps opportun, le seigneur reprenait le fief sans
autre formalité. Depuis le XVI® siècle, les formes judiciaires
prirent la place de l'autorité privée; l'intervention du juge
et le ministère d'un huissier sont exigés même là où les cou-
tumes reconnaissent au seigneur le droit d'agir seul.
La saisie avait encore lieu pour omission du dénombre-
ment ou défaut de paiement des droits de quint et de rachat.
Le vassal privé de son fief pendant la saisie peut être dé-
logé par le seigneur ; la coutume recommande toutefois à
celui-ci d'user de ménagement.
La peine de commise, encourue pour félonie ou désaveu ,
existe toujours; mais on applique à ce droit la maxime odiosà
restringenda.
La jurisprudence, adoucissant encore la doctrine de Du-
moulin, rejette la commise, en cas de désaveu extra-judi-
ciaire.
D'Argentré admettait la résolution de tous les droits réels,
en cas de commise; mais l'avis de Dumoulin l'emporta.
434 TEMPS POSTÉRIEURS A LA FÉODALITi.
selon lequel les créanciers ne peuvent perdre leurs droits par
la faute de leurs débiteurs.
De plus, la commise pour félonie fut prescrite par un an
et non plus par trente. Cette importante restriction aux droits
des seigneurs est postérieure à Dumoulin , qui , malgré ses
tendances romanistes, n'avait point osé la proposer.
Gomme les seigneurs abusaient quelquefois de leur auto-
rité pour exiger, dans le dénombrement, la reconnaissance
de devoirs plus onéreux que ceux qui étaient imposés par le
titre primitif, il fut reçu que ce qui était contraire au titre
d'inféodation ne sortirait aucun effet.
Les droits utiles, ou profits du fief, étaient les droits de
quint, de rachat et de retrait, dont nous avons déjà parlé.
La jurisprudence en restreignit l'application, en ce sens
qu'aucun profit n'était dû quand la vente était résolue, et
que tout acte mettant fin à l'indivision est un simple par-
tage déclaratif du droit de propriété, et non une mutation.
Diverses personnes privilégiées furent encore exemptées de
payer les profits , soit comme acquéreurs, soit comme ven-
deurs, et là où elles intervenaient au contrat, le profit n'é-
tait pas même payé par l'autre contractant, si c'était à lui
de le payer d'après l'usage.
Enfin, les droits de mutation furent supprimés à peu près
dans toutes les coutumes pour les successions en ligne di-
recte.
Le droit de rachat, qui consistait dans une année de re-
venu dont profitait le seigneur à chaque changement de vas-
sal, était estimé par deux experts qui, avant le XVI® siècle,
devaient être nobles, parce qu'un roturier ne pouvait témoi-
gner en matière de fief. Depuis lors, on n'observa plus cette
règle.
DROITS UTILES. 438
Dans l'ancienne jurisprudence, le retrait féodal reposait
sur le droit qu'avait le seigneur de réunir à ses domaines le
fief relevant de lui, en cas d'aliénation, et pouvait être con-
sidéré en cela comme un fruit du fief rentrant dans le ra-
chat; en conséquence, il n'était pas cessible. La nouvelle
jurisprudence du parlement de Paris ne vit plus dans le re-
trait féodal que la faculté de profiter d'un bon marché ; dès
lors, réduit à un droit purement pécuniaire, il fut cessible;
cependant, il ne pouvait être exercé par les gens de main-
morte, même par l'intermédiaire d'un tiers.
Le contrat de bail à cens, qui réservait au cédant la sei-
gneurie directe et une redevance annuelle, différait du con-
trat de rente foncière en plusieurs points. Dans la renterfon-
cière, point de réserve de seigneurie ; le cens était impres-
criptible, tandis que la rente était sujette à prescription. On
tenait encore que cens sur cens ne vaut, c'est-à-dire que
celui qui détenait à cens ne pouvait pas faire de concession
semblable à celle qu'il avait reçue; il en était encore autre-
ment de la rente foncière. Enfin, le cens étant récognitif de
la seigneurie, ne se compensait pas ; ce principe est aussi
étranger à la rente foncière.
Outre ces modifications intérieures, le droit féodal en subit
d'autres, qui provinrent de l'extension du droit civil, ou
coutumier , et des principes du droit romain par lesquels
cette branche du droit est surtout informée. La distinction
entre le droit féodal et le droit civil subsiste ; mais le pre-
mier, qui était la branche principale et prédominante au
Xin* siècle, devient la branche secondaire. Du reste, l'un
et l'autre droits sont de plus en plus soumis à l'action puis-
sante des légistes, dont les idées se propagent, dans la pra-
tique, par des arrêts et des traités juridiques , dans la légis-
436 TEMPS POSTÉRIEURS A LA FÉODALITÉ.
lation, par les ordonnances royales dont ils sont les rédac-
teurs. L'esprit philosophique prend un ascendant incontes-
table dans toutes les branches des connaissances humaines ;
c'est à lui qu'il est réservé de détruire Tédifice juridique
élevé par la tradition, dans un temps où les rapports sociaux
reposaient sur de tout autres bases.
CHAPITRE IV
DES JUSTICES DANS LE SYSTÈME FÉODAL.
On traite ordinairement la justice féodale comme une sim-
ple dépendance du fief. Le fief est un territoire dont le sei-
gneur exerce une sorte de souveraineté sur ses vassaux ; la
justice est une des branches principales de cette souverai-
neté. Ce point de vue a le mérite d'une parfaite netteté théo-
rique, mais il est loin de présenter la vérité historique d'une
manière complète.
L'élément des justices a joué, dans la création du système
féodal , un rôle tout aussi important que l'élément du fief
dont ce système tire son nom ; il n'en est pas seulement une
conséquence.
Avant d'avoir fait cette observation , selon moi capitale ,
dans les institutions féodales , je [sentais obscurément, mais
vivement, la difficulté de rendre compte, à l'aide des prin-
cipes reçus, d'un grand nombre de données que les sources
contemporaines contiennent sans chercher à en donner l'ex-
plication.
438 DES JUSTICES DANS LE SYSTÈME FÉODAL.
Le traité de Championniëre sur la propriété des eaux cou-
rantes, qui m'était tombé sous la main par hasard, fut pour
moi le trait de lumière ; grâces à cet écrivain savant et in-
génieux , je parvins à découvrir, dans les anciens feudistes
français, ce qu'ils ne disent pas, parce que, de leur temps,
cela allait sans dire, et ce que les modernes n'ont pas vu,
parce qu'ils n'en avaient pas l'idée.
Après avoir tâché de comprendre la féodalité française
dans ses documents positifs, j'essayai de comparer les résul-
tats obtenus avec les dispositions analogues du droit germa-
nique ; attendant de cette sorte de contre-épreuve la confir-
mation ou la correction des nouveaux aperçus.
La partie de ce travail dont nous avons actuellement à
nous occuper, est une des plus ardues assurément.
Loyseau, l'un des jurisconsultes les plus versés dans la
matière , dit énergiquement que, de son temps, a la confu-
sion des justices, en France, n'est guère moindre que celle
des langues lors de la tour de Babel ; » mais, dans la science,
les difficultés les plus grandes sont surtout celles qu'il est
utile de surmonter. Nous élaguerons d'ailleurs les détails pour
nous en tenir aux généralités autant que le comporte le
sujet.
Constatons d'abord une chose peu observée, et qui pourra
surprendre. Dans le système féodal réel et historique, \eL jus-
tice et la juridiction ne sont pas la même chose : la justice
est un ensemble de droits essentiellement utiles, qu'un indi-
vidu possède sur un certain district, ou territoire, droits dont
le pouvoir de juger fait partie, parce que ce pouvoir est, lui
aussi, une source de profits pour celui qui l'exerce ; ainsi,
le pouvoir de juger, ce que l'ancien droit appelle la juridic-
tien, cette fonction éminente de la souveraineté, fait partie
DIVISION DU SUJET. hZ9
des droits de justice féodaux, mais ne les constitue point ex-
clusivement ; on pourrait même dire que la juridiction rentre
dans la justice en quelque sorte accidentellement ; au point
de vue féodal, elle est un accessoire dans la justice plutôt
que le principal. Mais ne nous y trompons pas, cet acces-
soire, par sa nature propre, par l'importance qu'il revêt dans
une société quelconque, a dû bientêt redevenir le principal ;
de sorte que l'idée particulière que les circonstances d'une
époque de troubles et de dissolution avait attachée à la no-
tion de justice est rentrée dans l'ombre , et que la mission
sociale de rendre la justice parmi les hommes a insensible-
ment repris la place qui lui appartenait.
Dans ce chapitre, en traitant des justices, nous traiterons,
dans une première section, des droits dejustice, des juridic-
tions, des compétences diverses, des conflits qui en résul-
tent, de l'oi^anisation des tribunaux. Pour exposer le dé-
veloppement historique de ce sujet, il est nécessaire de re-
monter à l'époque barbare et de revenir sur cette question
des honneurs, dont nous nous sommes déjà entretenus à l'oc-
casion des origines de la féodalité. Dans la deuxième section
on exposera les formalités du procès féodal. La troisième sec-
tion traitera des droits utiles qui ont pour origine la justice.
SECTION PREMIÈRE.
DROITS DE JUSTICE ET ORGANISATION JUDIOAIRE.
SI-
Le principe historique de ce que nous appelons réiément
des justices, dans le système féodal, remonte au delà même
de la conquête barbare, aux derniers siècles de l'empire ro-
main. Là se trouve, sous le nom même qu'il a conservé du-
rant toute la période barbare, cet élément qui, conjointement
au fief et tout autant que lui, a servi à la constitution de la
féodalité.
Des bénéfices sont sortis les fiefs, des honneurs sont sor-
ties les justices.
Les employés publics chargés par le fisc romain de la per-
ception des redevances foncières se nommaient, selon leur
rang, comités, vicarii, exactores, etc., et comme ils avaient
aussi une part à l'administration de la justice, ils étaient col-
lectivement désignés sous le nom dejudices.
A cette organisation fiscale se lie l'usage des exemptions,
ou immunités d'impôt, qui étaient accordées à certaines classes
privilégiées, et celui d'attribuer à des fonctionnaires, ou
même à des particuliers, la jouissance d'une portion du tri-
ORIGINE DES DROITS DE JUSTICE. 441
but. Les personnes auxquelles ces faveurs étaient accordées
s'appelaient honorati,
La conquête ne changea pas cet état de choses. Les Bar-
bares commencèrent par s'emparer des biens de l'Etat, com-
prenant le tribut, et les terres du fisc; seulement là où elles
ne suffirent pas, le partage du sol avait lieu.
Jetons maintenant un coup d'œil sur l'organisation judi-
ciaire de l'époque barbare, et sur les rapports de la juridic-
tion avec cette institution des honneurs.
Chez les peuples de race germanique, le pouvoir judiciaire
et le pouvoir administratif n'étaient pas séparés. Le terri-
toire national était divisé en districts, ou cantons (giati), à la
iéte de chacun desquels est un magistrat appelé graf, gra-
phie, titre qui fut traduit en latin par cornes (comte) ; ce ma-
gistrat préside l'assemblée des hommes libres (mahl, en latin
placitunij mallum). Le pouvoir judiciaire est exercé propre-
ment par cette assemblée ; elle prononce le jugement ; le
comte préside à l'instruction du procès et à la délibération,
fait exécuter la sentence, et perçoit une part dans la compo-
sition imposée à la partie perdante.
Le gau est subdivisé en districts plus petits, à la tête de
chacun desquels se trouve le centenier, que la loi salique ap-
pelle tunginus. Dans les établissements des Barbares sur le
territoire romain, où la constitution territoriale germanique
ne s'est pas toujours reproduite d'une manière parfaitement
exacte, au lieu du cenlenier, on trouve des délégués du comte
sous les noms de vicomtes, ou t?fcartt|(viguiers) ; ces magis-
trats de second rang remplissent, dans leur sphère, les fonc-
tions que le comte exerce dans le comté. Les comtes, aux-
quels il faut associer les ducs, les margraves , ensuite les
centeniers, vicomtes et viguiers, avaient pour profit de leur
442 ÉPOQUE BARBARE.
charge les honneurs ; ce qui a donné lieu à appliquer le mot
honneur à la fonction même, et quelquefois à la localité, à la
circonscription dans laquelle la fonction est exercée. Il faut
noter en passant que le nom de comte donné au graf n'est
pas sans avoir sa signification. Le cornes romain était le prin-
cipal d'entre les judices qui percevaient le tribut dans les
provinces. Le ^ra/* germanique, qu'on lui a assimilé, avait,
d'après le droit barbare, la fonction de retirer les composi-
tions, dans lesquelles il avait sa part ; on suppose que son
nom contient une allusion à cette partie de ses attributions
et vient de greifen (prendre, saisir). Cette étymologie n'est
pas la plus généralement admise ; cependant , elle semble
préférable à celles qu'on tire de greis (vieillard) et de gefdhrte
(compagnon), lesquelles ne concordent point pour la dési-
nence. En anglo-saxon, graf devient gerefa, que les lois
d'Edouard-Ie-Confesseur font dériver de gerefen (rapere);
cette étymologie a donc Tassez rare mérite d'avoir en sa fa-
veur une autorité contemporaine ; fùt-elle rejetée, il subsis-
terait ceci, que les fonctions de perception ont paru aux con-
temporains caractéristiques de l'office du magistrat que les
races germaniques ont envisagé comme l'analogue des co-
mités romains, et auquel elles ont donné le même nom. Au
fond, c'est l'essentiel.
Devant le tribunal du comte étaient portées toutes les
causes ayant pour objet une rupture de la paix publique, les
causes concernant la vie et la liberté, et les questions immo-
bilières. Les causes civiles de moindre importance et les pe-
tits délits appartenaient à la justice du centenier.
Le roi barbare ne parait pas avoir eu, dans l'origine, une
compétence particulière *, ni une juridiction d'appel ; il pré-
* Meyer, le savant auteur de Y Esprit des institutions judiciaires^ pense que
JUSTICE NATIONALE. HZ
sidait rassemblée générale de la nation {placitum major), et
Ton portait devant lui les causes les plus importantes, celles
qui concernaient l'Etat, ou ses propres fidèles, peut-être
aussi celles qui divisaient des parties habitant dans différents
comtés. En outre, c'était le roi qui prononçait le ban contre
celui qui ne voulait pas se soumettre au jugement du comte.
Quant à l'appel proprement dit, il ne s'accorde pas avec l'idée
d'une justice populaire, et l'on ne voit pas qu'il y eût appel
non plus de la justice du centenier à la justice du comte.
Lorsqu'il y avait recours à un fonctionnaire supérieur, c'é-
tait à titre de plainte contre un juge local qui aurait failli
dans l'exercice de ses fonctions, à peu près comme dans le
cas qu'on a appelé plus tard la défauts de droit.
Le plaid du roi, le plaid du comte, et celui du centenier,
constituent la justice nationale, la juridiction publique ; elle
était établie essentiellement en vue de la nation conquérante,
mais elle put s'étendre aussi , avec certaines modifications,
aux hommes libres de la race vaincue.
A côté de cette juridiction, il y avait encore la juridiction
patrimoniale et celle des immunités.
Les justices patrimoniales ne sont, dans le principe, que
la suite de cette juridiction domestique que le chef de fa-
mille germain exerçait sur sa famille et sur ses esclaves.
Lorsque le bénéfice militaire vint créer dans le sein de la
nation une sorte de confédération particulière, le senior, chef
les questions concernant TEtat {de capiU), et par conséquent la plupart des
accusations pour crime grave, étaient jugées par les placita' majora; mais le
seul exemple qu*il cite, la demande d'exempter les ecclésiastiques du service
militaire renvoyée au plaid général par Charlemagne, est une question ad-
ministrative plutôt que judiciaire. En revanche, on voit souvent même des
condamnations à mort rendues dans le plaid du comte.
UUU ÉPOQUE BARBARE.
de cette association, accrut sa juridiction domestique de cet
élément nouveau, qui n'est, au fond, que la transformation
de l'ancien gasindi; il fut le juge naturel des différends qui
surgissaient dans le sein de l'association et au sujet de l'as-
sociation. Mais comme les leudes, ou vassaux, qui se grou-
paient autour du chef dont ils tenaient leurs bénéfices, étaient
des hommes libres, la juridiction du seigneur sur ses béné-
fices revêtit une forme différente de la simple juridiction du
père de famille; les leudes eux-mêmes formèrent le tribunal
qui rendait la justice dans l'association ; le seigneur présida
ce tribunal et en fut l'organe d'exécution, comme le comte
l'était dans l'assemblée des hommes libres du comté. Les jus-
tices patrimoniales sont donc le germe des justices seigneu-
riales développé chez celles-ci par l'institution du bénéfice.
Des écrivains de mérite ont confondu la justice des immu-
nités avec la justice patrimoniale. A mon sens, c'est une er-
reur. La justice patrimoniale est une juridiction entièrement
privée; même lorsqu'elle est devenue* seigneuriale, elle re-
pose sur la triple base du droit de famille, du droit de pro-
priété et du droit d'association. L'immunité de l'époque bar-
bare est une concession que l'Etat fait de droits qui lui ap-
partiennent en principe. L'Etat tendant à se dissoudre dans
les individus et dans les associations individuelles, cette con-
cession fut fréquente, souvent aussi elle ftit suppléée par
l'usurpation.
Cette remarque , bien saisie , jettera un certain jour sur
la question de la compétence des justices patrimoniales et
des justices immunes durant la période barbare.
Nous avons vu que l'immunité commença par être l'exemp-
tion des droits utiles que le comte aurait eu à retirer sur les
terres de la personne qui en était favorisée, mais que la ju-
JUSTICE patrimoniale; immunités. 44S
ridiction publique du comte subsistait néanmoins pour les
causes qui n'étaient pas du ressort de la juridiction patrimo-
niale et seigneuriale. Plus tard, Texemption des droits du
comte s'étendit aussi à la juridiction.
Dès ce moment, Fimmune concessionnaire des droits du
comte possède deux juridictions, Tune dérivant de la confé-
dération qu'il a établie sur son immunité, l'autre de conces-
sion royale.
A quelle époque les immunités emportant le droit de ju-
ridiction qui appartenait au comte ont-elles commencé à se
rencontrer? Cette question, objet de vives controverses, n'a
pas encore été résolue avec certitude. Montesquieu, qui sou-
tenait que la justice est de la nature du fief et qu'elle en fai-
sait originairement partie, croit aussi que, dès le principe,
les possesseurs d'immunités ont eu la juridiction complète
sur tous ceux qui habitaient le territoire immune. Il cite à
l'appui de sa thèse un diplôme de Dagobert, de 650, dans
lequel ce prince fait au monastère de Saint-Denis une dona-
tion cum omnibus justitiis et dominicis terris ; mais rien n'in-
dique que, dans ce texte, justitia signifie le droit de juger.
Nous croyons plutôt qu'il faut l'entendre dans l'autre sens,
qu'on lui donnait souvent à cette époque , celui de droits
utiles dérivés de l'impôt.
Le capitulaire de 806 et celui de 864, ainsi que diverses
formules d'immunités ecclésiastiques rapportées dans Mar-
culfe , impliquent en revanche l'idée d'une juridiction atta-
chée aux immunités, mais sans en indiquer la nature. Le-
huêrou croit que les inmiunités carlovingiennes ne compre-
naient pas la juridiction criminelle. M. Hélie fait à cette idée
une objection assez plausible lorsqu'il dit qu'au temps dont
il s'agit, la distinction entre la compétence civile et la com-
446 ÉPOQUE BARBARE.
pétence criminelle n'était pas connue. Gela est vrai à cer-
tains égards ; mais on connaissait, en revanche, la distinc-
tion entre la juridiction du comte et celle du centenier ; or,
rien n*empéche de supposer que les concessions d'immunités
ont pu d'abord accorder seulement la juridiction du cente-
nier, et cette supposition nous parait être la vérité. En effet,
le précepte de 815, en faveur des Espagnols, nous semble
indiquer clairement qu'il en était bien ainsi : « Pour les
causes majeures, y est-il dit, comme meurtres, rapts, in-
cendies, blessures graves, vols, brigandages, invasion de la
propriété d'autrui, les réfugiés sont soumis à la justice du
comte; » mais ces réfugiés reconnaissaient entre eux des sei-
gneurs qui s'étaient constitués vassaux du roi et en avaient
reçu de véritables immunités : <( Prœceptum auctoritatis qua-
liter in regno nostro cum suis comitibus et nostrum servitium
peragere deberent. » Ces lettres d'immunité déterminaient
non-seulement les rapports des seigneurs avec les comtes
royaux, mais encore leur autorité sur leurs propres vassaux;
c'est même l'abus que ces seigneurs espagnols faisaient de
leur autorité que le précepte royal a pour but de réprimer.
Or, après avoir indiqué ce qui reste à la juridiction du comte,
le décret ajoute : « Ceteras vero minores causas more suo sicut
hactenus fuisse noscuntur^ inter se mutuo definire non prohi-
beantur, » Ce droit de juger les causes minimes est évidem-
ment un droit de juridiction enlevé à la juridiction publique
ordinaire : a Nous ne les empêchons pas de les juger à leur
manière et entre eux. » Enfin, le décret reconnaît à ces sei-
gneurs espagnols la juridiction qui a pour objet le service du
fief : « Utatur eorum servitio absqus alicujus contradictione
vel impedimento et liceat illi eos distringere ad justitias facien-
dos, quales ipsi inter se definire possunt, » Il est à remarquer
PRÉCEPTE DES ESPAGNOLS. kk7
que, dans tout le précepte, il n'est parlé ni des vicaires, ni
des centeniers , évidemment parce que les seigneurs espa-
gnols les remplacent.
Le précepte mentionne donc trois sortes de juridictions :
celle du comte, qui est réservée avec assez de soin pour faire
penser qu'on tendait déjà à Tenvahir ; celle du centenier,
minores causas, et celle qui a pour objet le service du béné-
fice ; ces deux dernières exercées par le seigneur espagnol,
quoique bien différentes par leur nature, leur origine et leur
objet.
Un des plus anciens diplômes connus et cités en France,
qui renferme clairement la concession à Timmuniste de tous
les droits et de toute la puissance du comte, est du commen-
cement du X^ siècle, par conséquent il appartiendrait déjà
au commencement de la période féodale ; c'est un diplôme
du roi Raoul en faveur de Tévêquc du Puy, de Tan 924 ; le
caractère de l'immunité , telle qu'elle est devenue alors , y'
est nettement tracé : u Cujm petitioni benignum prœbentes
assensum, regnum morem servantes, hoc prœceptum immuni-
tatis fieri jussimus, concedentes, et omnibus successoribus
omne burgum if si ecclesiœ adjacentem et universa quœ ibidem
ad dominium et potestatem comitis hactenus pertinuisse visa
sunt : forum scilicet, telonium, monetam et omnem districlum
cum terra et mansionibus ipsius burgi, » Ainsi, l'immunité a
pour effet de transporter au concessionnaire tous les droits
et toute la puissance du comte, et ces droits sont détaillés ;
ce sont tous ceux qui étaient compris dans l'expression jm-
titia; mais alors, la féodalité est déjà un fait accompli. C'est
aussi à la même époque que, sous les empereurs de la mai-
son de Saxe, on vit se développer si rapidement le système
des immunités en Italie et en Allemagne.
UkU. KT bOCUM. XVI. 99
kkS ÉPOQUE BARBARE.
L'immunité est le terrain sur lequel commença à se créer
la classe des juges privés {judices privati), laquelle existait
déjà sous la seconde race ; mais, en général, ces juges, sauf
les avoués des églises, ne sont jamais parvenus, même dans
répoque féodale, qu'à une compétence d*un ordre inférieur.
En attendant, voici quelle fut leur origine. Ordinairement
le possesseur d'une immunité n'exerçait pas par lui-même la
juridiction qui lui avait été concédée; déjà, d'après les prin-
cipes de la législation romaine, Yhonoratus ne pouvait exiger
directement des contribuables la part de l'impôt qui lui était
désignée ; il la recevait du percepteur public. Johannis de
Janua définit le judex romain appelé censualis : u Offidalis
qui censum exigit provincialem et qui dat illum. »
Un capitulaire de Clotaire 11, de 615, nous montre que
cette règle de la législation romaine avait passé dans la lé-
gislation barbare. Ce capitulaire, parlant des conditions à
'exiger d'un jtAdex, soit public, soit privé, statue que le juge
public doit être pris dans la localité où il exerce, afin qu'on
puisse le forcer à restituer sur ses propres biens ce qu'il aura
perçu injustement; puis, venant aux juges privés, il repro-
duit la même règle, manifestement dans le même but ^ Mais
les honorati, qui, dans le principe, recevaient leurs droits
* Art. 19 : « Episcopi vero vel potentes qui in aliis possident regionibus,
judices, vel missos discussores de aliis provinciis non instituant, nisi de loco
qui jusiitiam percipianl et aUis reddant. » Les partisans du système de Mon-
tesquieu sur les justices seigneuriales ont cherché dans ce texte la preuve
d'une juridiction exercée par les évèques et les grands propriétaires immu-
nés; le moi perdpiant montre que justifia n*esl pas ici la juridiction, mais la
justice utile, c'est-à-dire le tribut. L'article suivant le prouve encore mieux :
« Agentes igitur episcoporum aut potentum per potestatem nuUius rei col-
leela solutia nec auferant. » Les collecta solutia sont des exactions illégitimes
((u'il est défendu aux agents de l'immune d'exiger.
JUGES PRIVES. hk9
des mains du juge public, lorsque Thonneur était assez con-
sidérable pour occuper un ou plusieurs juges , s'efforcèrent
d'obtenir la nomination à ces emplois, afin de les tenir sous
leur dépendance ; de là les juges privés.
On avait trouvé déjà un exemple d'honneur concédé avec
droit de choisir le judex dans un trait de la vie de saint Eloi,
cité par l'abbé Dubos, où Dagobert donne à l'église de Saint-
Martin un honneur sur la demande de saint Eloi', et, dit
l'hésiagoge , depuis ce temps , l'évéque a nommé le comte.
Mais, il faut dire que souvent les églises faisaient remonter
plus loin que de raison l'origine des droits qu'elles revendi-
quaient.
Pour obliger les contribuables à acquitter leurs redevan-
ces , il fallait que le juge privé reçût du roi le pouvoir de
contraindre, le bannus, ou bannum. Naturellement, les posses-
seurs d'immunités cherchèrent à réunir au droit de choisir
leurs juges celui de leur conférer le bannus. A mesure qu'on
approche des temps proprement féodaux, ce droit de ban est
plus fréquemment rappelé dans les concessions. Les juges
privés portent des noms spéciaux qui ne se confondent pas
avec ceux des juges publics, et dans lesquels on aperçoit
déjà une hiérarchie différente ; ce sont les vice-domni (vidâ-
mes), les prœpositi (prévôts), les majores (maires), les villid
et villicarii ; dans les immunités ecclésiastiques, ce sont les
aivocali (avoués). Ces noms mêmes nous indiquent que, dans
le principe , leur juridiction était subordonnée à la juridic-
tion du comte et de ses lieutenants , le vicarius et le vice-
cornes.
* « Pro reverenlia St. Martini, Eligio rogante, Dagobertus rex illi ecclesia
censum omnem qui flsco solvebatur ex toto condonavit. Âtque ab eo tempore
omne jus flscalis census ecclesis tibi vindicavit et luque in prœsens in ea»
dem urbe per pontifias UHeras cornes instituit. >
&S0 EPOQUE BARBARE.
L'époque barbare est un temps où aucune institution so-
ciale ne parvenait à s'asseoir solidement, où le pouvoir pu-
blic tendait sans cesse à se particulariser. Charlemagne dé-
ploya toute son énergie et tout son génie pour lutter contre
cette tendance. Deux institutions touchant à l'organisation
judiciaire, dont il fut Fauteur, témoignent à la fois de ses
efforts et de la désorganisation même contre laquelle il avait
à lutter ; ce sont celles des mt^^t dominici et des échevins
{scabini).
Dans le but de maintenir les fonctionnaires locaux dans le
devoir, de réprimer leurs oppressions et d'assurer le cours
de la justice, Charlemagne envoyait dans chaque province
deux délégués, un comte et un évêque, qui parcouraient, à
diverses époques de l'année , l'arrondissement confié à leur
surveillance {missaticum), recueillaient les plaintes qu'on
leur adressait contre les hommes puissants et y faisaient
droit , constataient la négligence des juges locaux , pour-
voyaient aux justices dont l'exercice était suspendu ; en un
mot, corrigeaient tous les abus qu'ils apercevaient dans leur
inspection, et s'ils éprouvaient quelque résistance, la signa-
laient au prince. Lorsqu'ils étaient présents, c'étaient eux-
mêmes qui présidaient les plaids ; en leur absence, les juges
ordinaires rentraient dans l'exercice de leurs fonctions.
On voit , par les Capitulaires , que les fonctions des missi
avaient aussi leur côté fiscal ; ils devaient surveiller la régu-
larité de la perception de l'impôt et recevoir des comtes la
part revenant au roi.
La seconde modification dans l'organisation judiciaire due
à Charlemagne est l'institution des échevins. Soit en raison
d'un changement dans les mœurs, qui faisait que les hom-
mes libres préféraient rester chez eux et travailler leurs
MISSI ET SCABINI. 4K1
terres que de passer leur vie dans les assemblées, soit parce
que les contestations avaient augmenté par la plus grande
complication des intérêts , soit enfin que les comtes et
leurs subordonnés se fissent déjà de la fréquente convoca-
tion aux' plaids un moyen de molester les hommes libres ,
l'obligation d'assister aux plaids était devenue une lourde
charge ; afin de l'adoucir, Charlemagne réduisit à trois le
nombre des plaids obligatoires, placita légitima (ungebotene
gericht) ; les autres, placita indicta {gebotene gericht), étaient
convoqués par le juge ; sept hommes désignés par l'assem-
blée du district, sous le nom d'échevins {scabini, schœffen),
étaient seuls tenus d'y assister, et suffisaient pour rendre le
jugement. Toutefois, les hommes libres n'étaient point privés
par là du droit d'assister au jugement ; ceux qui voulaient y
venir y "prenaient part, et l'on trouve même des sentences
rendues après Charlemagne qui ne sont signées que par des
hommes libres {boni homines, rachimburgi), et dans presque
toutes, après la signature des échevins vient celle d'un cer-
tain nombre de boni homines. On a confondu longtemps ces
boni homines avec les échevins. M. de Savigny a démontré
le premier la diflTérence qui les sépare ' : les boni homines
* n paraît que, déjà avant l'institution des échevins, Tusage s'était établi
de faire siéger auprès du juge sept propriétaires des plus considérés, tandis
que les autres se tenaient debout ; car on lit dans la loi salique : « Tune grafio
congregat septem rachimburgios idoneos, » et une formule de Marculfe dis-
tingue les rachimburgi qui residebani et les rachimburgi qui adstabant. U pa-
rait, de plus, que la qualité de propriétaire foncier était devenue essentielle,
ce qui primitivement n'était pas; ainsi, les rcuihimburgi sont les anciens ori-
manni propriétaires dans le district. Cette qualité de propriétaire est indi-
quée par le mot rachimburgi , qui est composé de rdch et synonyme de jkm-
sidenies , ou boni homines. En Espagne , on en a fait les ricos ombres. A
Schwy tz, il existe encore , pour les petites affaires, causes de police, etc., un
&S2 ÉPOQtE barbare:.
étaient les hommes libres propriétaires fonciers dans le dis-
trict, qui avaient le droit de siéger aux plaids sans en avoir
la fonction spéciale comme les échevins. .
Les réformes judiciaires de Charlemagne , et plus encore
son gouvernement vigilant et ferme, eurent d'abord d'heu-
reux effets; elles rendirent aux plaids des hommes libres
l'autorité qui leur était nécessaire et qu'avait affaiblie l'inertie
d'employés moins préoccupés de leurs devoirs que des inté-
rêts de leur agrandissement , et l'insouciance de ceux qui
devaient y siéger comme juges ; elles imprimèrent à leur ac-
tion plus de régularité. Pendant la durée du règne de Char-
lemagne, ce résultat se fit sentir. Mais le grand mal n'était
pas dans les vices de l'organisation, il était dans les mœurs,
dans le développement des tendances individualistes qui se
produisaient partout , et que Charlemagne avait vainement
cherché à utiliser et à diriger au profit de la chose publique.
Nous avons vu ailleurs comment les associations particu-
lières basées sur le bénéfice s'étaient formées sur chaque
point du territoire, et, se séparant de plus en plus de la so-
ciété générale qui leur avait donné naissance, finissaient par
devenir des états dans l'Etat et par paralyser entièrement
l'action publique.
Depuis Louis-le-Débonnaire , les bénéfices commencèrent
à devenir héréditaires, et il en fut de même des fonctions
publiques, ou des honneurs; car le nom d'honneur s'appli-
que aussi à la fonction. Une fois ce point obtenu, la ruine de
tribunal composé des sept premiers citoyens qui passent par la rue. Si l'on
admettait pour le mot scabini Tétymologie tirée de scaninum (banc), cela
serait en rapport avec la place qui leur était assignée dans les plaids ; mais
je préfère celle de schàpfen (créer, puiser, haurire sententiam) ; alors schôpfen
serait le mot primitif.
LES JUSTICES PUBLIQUES APPROPRIÉES. 4R3
la royauté carlovingienne était accomplie ; car elle se trouva
dépouillée à la fois des deux grands moyens d'influence que
le pouvoir possède , la disposition des charges publiques et
le revenu de l'impôt. Un édit de Charles-le-Chauve, de 877,
arraché à sa faiblesse par la puissance des grands et les dévas-
tations des Normands, consacre formellement le principe de
l'hérédité des honneurs et celui de leur transmissibililé par
disposition entre-vif. Dès ce moment, les honneurs, comme
les bénéfices , sont devenus patrimoniaux ; ils sont entrés
dans le domaine du droit privé, et avec eux la juridiction.
Faut-il en conclure, avec la plupart des écrivains moder-
nes., que la justice publique exercée durant l'époque barbare
par les comtes, les vicaires, les centeniers, a disparu dans
la longue anarchie du IX* et du X* siècle? qu'elle s'est
éteinte avec la dynastie carlovingienne , et doit être entiè-
rement assimilée à la justice des fiefs ? Nous ne le pensons
point. Au X* siècle, la justice justicière cessa de se rattacher
au pouvoir royal ; mais elle n'en devint que plus absolue et
plus illimitée, affranchie qu'elle était du contrôle d'une au-
torité supérieure. Aussi est-ce justement à cette époque, au
moment où les justiciers se dégagent de la puissance des
missij que les populations jetèrent ces cris de détresse qui
vibrent encore dans l'écho des souvenirs et sont parvenus
jusqu'à nous d'âge en âge ; ceux qui subissaient cette ty-
rannie insupportable n'étaient ni les vassaux, ni les serfs,
c'étaient les anciens hommes libres , devenus les sujets des
possesseurs d'honneurs et d'immunités.
La dernière révolution que nous venons de décrire est
celle qui, en France du moins, ouvrit la porte au régime
proprement féodal. L'hérédité des bénéfices avait créé le fief
et le système féodal privé ; la patrimonialité des justices pu-
bliques créa l'état social appelé féodalité.
kHU ÉPO9IIE BARBARE.
En Allemagne, durant la période barbare, nous trouvons
l'organisation des justices populaires en comtés et subdivi-
sions de comtés, centenies (huntari), ou communes (marche*),
mais naturellement sans le mélange de l'élément des justices
d'origine romaine {honores, justitiœ); le bénéfice même ne
parait avoir pénétré, en Allemagne, d'une manière vraiment
notable que vers l'époque proprement féodale, lorsqu'il com-
mence déjà à se transformer en fief.
Dans l'Italie lombarde, en revanche, la conquête franque
avait introduit , dès le temps de Charlemagne, les bénéfices
elles honneurs; en sorte que, sous le rapport de l'organisa-
tion judiciaire, l'Italie supérieure devait, à la fin de la pé-
riode barbare, ressembler beaucoup à la Gaule du midi,
contrée où l'élément romain était resté niéme un peu plus
prépondérant que dans les contrées de l'Italie occupées dès
le principe par les Lombards.
JlSTiCE FÉODALE. 455
SU.
Première époque féodale.
Depuis le X® siècle, Texpression d'honneur est remplacée
par celle de justice, et la juridiction attachée aux fonctions
est devenue patrimoniale, héréditaire et transmissible, comme
le bénéfice , qui , lui aussi , change de nom et commence à
s'appeler fief. Les propriétaires des justices, auxquelles est
attachée désormais une juridiction complète, ou limitée, sont
censés les posséder au même titre qu'ils possèdent des fiefs ;
ils peuvent les aliéner et les inféoder de la même manière
qu'ils aliéneraient ou inféoderaient des terres.
n y a donc des seigneurs possesseurs de justices et des
seigneurs possesseurs de terres, des seigneuries justicières et
des seigneuries féodales ; mais ces deux ordres de seigneuries
reposent sur un principe différent et sont de nature diffé-
rente. C'est là le véritable sens de cet adage, souvent répété
par les anciens feudistes : « Fief et justice n'ont rien de corn-
mun , » maxime dont ces feudistes eux-mêmes ne saisirent
pas la portée, parce que, s'ils en observaient sous leurs yeux
les effets , ils n'en connaissaient cependant pas exactement
l'histoire ; maxime sur laquelle on a ensuite tant discuté sans
arriver à un résultat par la même raison , et dont , de nos
jours, on fait abstraction, ce qui est plus commode.
Loyseau, dans son Traité des seigneuries, et après lui tous
les feudistes domaniaux du XVII® siècle, ne voient dans les
^456 PREM1KRE ÉPOQUE FEODALE.
justices seigneuriales qu'une usurpation effectuée du IX® au
XI® siècle aux dépens de la couronne *. Chanlereau, Lefeb-
' Loyseau part de l'hypothèse que les Français (les Francs), quand ils con-
qui rent les Gaules, se firent seigneurs des personnes et de leurs biens : < J'en-
tends, dit-il, seigneurs parfaits, tant en la seigneurie publique qu'en la pro-
priété ou seigneurie privée , qu'ils firent les naturels du pays serfs dans le
sens de ceux que les Romains appelaient censiti^ seu glebœ adscripti ; » puis il
ajoute : « Hors celles (les choses] qu'ils retinrent au domaine du prince, iU
distribuèrent toutes les autres, par climats et territoires, aux principaux chefs
m
et capitaines de leur nation, donnant à tel une province à titre de duché, à
tel autre un pays de frontière à titre de marquisat, à un autre une viUe, avec
son territoire adjacent, à titre de comté. Mais ces terres ne leur étaient pas
baillées optimo jure pour en jouir en parfaite seigneurie ; voulant établir une
monarchie assurée, ils en retinrent par devers l'Etat, non-seulement la sei-
gneurie publique , mais aussi se réservèrent un droit sur la seigneurie pri-
vée, qui n'avait point été connu par les Romains, droit que nous avons appelé
êeigneurie directe. • Passant à la question de la patrimonialité des justices,
Loyseau continue ainsi : « Toutefois, il faut noter que toute la seigneurie
qu'avaient ces capitaines sur les terres et sur les personnes n'était qu'une sei-
gneurie privée, demeurant jusqu'alors la seigneurie publique devant le prince
souverain, selon sa vraie nature. Il est vrai qu'ils avaient le commandement
en qualité d'officiers ; mais, par l'affinité qu'il y a entre la puissance des offi-
ciers et celle des seigneurs , il a été facile à ces anciens ducs et comtes de
changer leurs offices en seigneuries. Ainsi , outre la seigneurie privée accor-
dée à ces seigneurs, tant des terres de leur détroit que des personnes des
Gaulois, ils ont encore usurpé une espèce de seigneurie publique. >
A cette cause d'appropriation des justices publiques, Loyseau en ajoute
beaucoup d'autres , entre autres , l'abus des termes des concessions de fief
d'après la maxime « concesso Castro censitus concessa juridiction > et des ter-
mes « cum hominibus. » En somme, Loyseau ne reconnaissait aucune justice
seigneuriale comme légitime.
Montesquieu raille tout cela fort agréablement : « Je prie de voir dans Loy-
seau quelle est la manière dont il suppose que les seigneurs procédèrent pour
former et usurper leurs justices ; il faudrait qu'ils eussent été les gens du
monde les plus raffinés, et qu'ils eussent volé, non pas comme les guerriers
pillent, mais comme des juges de village et des procureurs se volent entre
eux. > On pourrait répondre que les moyens de procureur ont été à l'usage
de tous les temps, et, au fond, le système de Loyseau est encore plus près de
U vérité historique que ne l'est celui de Montesquieu.
PIEF ET JUSTICE n'oNT BIEN DE COMMUN. 437
vre, Dubos, dans son Etablissement critique de la monarchie,
et Houard, ont suivi cette opinion, toute favorable aux pré-
tentions déjà victorieuses de la royauté.
Montesquieu, dont le dessein n'était ni de combattre ces
prétentions, ni de les favoriser, mais qui se proposait de
montrer dans l'aristocratie le plus ferme et le plus i^nstant
appui de la monarchie, combattit Loyseau, et fit de la justice
un élément du fief : a La justice , dit-il , fut, dans les fiefs
anciens et dans les fiefs nouveaux , un droit inhérent au fief
même , une de ses principales prérogatives ; en sorte que
celui qui avait la justice avait le fief. » Tous les modernes,
jusqu'à Championnière, ont suivi, pour la plupart sans autre
examen , l'opinion que Montesquieu a revêtue de son auto-
rité.
Montesquieu cependant connaissait trop bien l'ancien droit
français pour ignorer la maxime « fief et justice n'ont rien
de commun ; » pour l'expliquer, il suppose que beaucoup de
seigneurs, qui n'avaient pas assez de vassaux à eux pour
tenir une cour, laissèrent jiorter les affaires de leur ressort
à la cour de leur suzerain, et par là perdirent leur droit de
justice, a parce qu'ils n'eurent, dit-il, ni le pouvoir, ni la
volonté de le réclamer. »
Cette explication pourrait sans doute justifier l'existence
incontestable et parfaitement certaine de fiefs sans justice,
mais elle n'explique pas celle, tout aussi bien constatée, de
justices sans fief.
Si celui qui n'avait qu'un petit nombre de vassaux n'a pu
conserver sa justice, comment aurait pu la conserver celui
qui n'en possédait point du tout !
Hélie, dans son intéressant Traité sur l'histoire de la pro-
cédure criminelle, tout en foisant, comme Montesquieu, de la
458 PREMIÈRE EPOQUE FEODALE.
justice une dépendance de la propriété foncière , donne du
fait de la séparation des justices et des fiefs, qu'il a du moins
le mérite d'avoir remarqué, une autre explication : « Les
temps, dit-il, amenèrent peu à peu cette séparation; les dé-
sordres incessants, les guerres privées, et les expéditions des
Croisades, portèrent les propriétaires à aliéner successive-
ment quelques-uns de leurs domaines; mais, en aliénant le
fief, ils gardèrent le droit de justice, » Hélie imagine justement
l'hypothèse inverse de celle de Montesquieu ; l'un fait aliéner
le fief et retenir la justice, l'autre fait aliéner la justice et
retenir le fief. Les deux choses ont pu se rencontrer comme
accident, mais ni l'une, ni l'autre, n'expliquent ce qu'il faut
expliquer, savoir le fait général d'une différence essentielle
et fondamentale entre la justice et le fief, fait qui ressort de
cette règle générale et universellement reconnue : « Fief et
justice n'ont rien de commun. » Observons d'ailleurs que ces
explications supposent, l'une et l'autre, une différence déjà
existante et admise dans la pratique entre la justice et le fief.
En étudiant les anciens feudistes et les documents de l'épo-
que féodale, on se convaincra qu'ils ne supposent en aucune
façon l'idée d'un démembrement, d'une disjonction de la jus^
tice et du fief; il est impossible d'apercevoir dans l'histoire
de la féodalité l'indice du moment où cette disjonction com-
mencerait à s'opérer ' .
* Les Etablissements de saint Louis, qui appartiennent encore à l'époque
où la féodalité était dans toute sa force et le système féodal dans toute sa pu-
reté, mentionnent déjà la séparation de la justice et du fief comme une chose
établie, et dont l'origine n'est nullement récente. Ils parlent du « bers qui a
voyère (viguerie) en sa terre ; > ce qui suppose que le fief n'implique pas né-
cessairement la justice. Ailleurs, parlant du baron qui aurait inféodé une
terre à une autre, ils disent : • Li bers à qui serait li fié ne aurait ne petite
CONTROVERSE SUR CETTE MAXIME. &S9
En fait, une multitude de justices existaient sans fief dans
tout le territoire de la France, à l'époque où les coutumes
furent écrites, et un plus grand nombre encore de fiefs exis-
taient sans justices. Or, bien loin que nous trouvions la cause
justice, ne grant, ains serait la justice au baron en qui chastelerie li fief se-
rait. »
Dans une ordonnance de Philippe-ie-Bel, de 1311, un bailli ayant demandé
si, dans une concession royale , on devait supposer la justice des terres con-
cédées, il est répondu que non , à moins de disposition expresse : « Nos tibi
super liœc respondimus : quod in generali concessione quacumque , non in-
telligimus, nec intelligi \o\umyis , justitiam aUamy foragia feuda nobilium,
aut jura patronatus venire. »
A côté des dispositions législatives, plaçons les commentaires.
Balde disait déjà que la juridiction n'est pas seulement séparable du fief,
mais distincte : « Ut jurisdictio non sil separabilis sed separata, • et Dumou-
lin, qui le cite, pose ce principe comme axiomatique : « Potest esse territo>
rium sine jurisdictione et jurisdictio sine territorio. •
Baquet , dans son Traité des justices , expose le même principe : « Le sei-
gneur féodal, dit-il, ne peut s'attribuer droit de justice en son fief; car tel a
droit de justice en un lieu qui n'a aucune féodalité, ne censive, au dit lieu ;
au contraire, tel a droit de féodalité et de censive qui n'a aucune justice. •
Luysel, dans les Instilutes coutumiéres , écrit que fief et justice n'ont rien
de commun ensemble ; et une foule de coutumes provinciales de France,
celles de Berry, de Blois, d'Auvergne, de Bourbonnais, de Touraine, de la
Marche, reproduisirent textuellement celte règle.
D'Argentré la rappelle dans son Commentaire de la CotUume de Bretagne, quoi-
que dans celte province, dit-il, il fût rare que le seigneur féodal ne fût pas en
même temps justicier. Ce commentateur y ajoute une explication bien nette :
■ Jurisdictio et si cum domanio conjuncta sit, tamen per se subsislit et sepa-
rabilis ut inteHectu , atque eiiam actu. » La juridiction et le domaine même
réunis sont séparables, non-seulement en idée, mais en fait.
Perrière, en résumant les commentateurs de la Coutume de Paris, tient le
même langage : « Il ne faut pas confondre le fief avec la justice, quoique
souvent le seigneur féodal soit aussi seigneur justicier ; ce sont choses si sé-
parées, qu'elles n'ont rapport ensemble, soit pour l'établissement, soit pour
les droits, soit pour la jouissance ; le droit du fief est purement réel ; il ne
regarde les personnes qu'autant qu'elles ont joui, ou qu'elles jouissent de la
terre en fief. »
462 PREMIÈRE ÉPOQUE FEODALE.
nal : en théorie du moins, faibles ou forts, tous sont justi-
ciables du juge établi par TEtat, comme tous s'adressent à
lui ; le droit de juger est objectif, la justice sociale est inévi-
table pour tous.
Ces deux systèmes se modifièrent en se combinant l'un
avec l'autre ; mais, au fond, ils restèrent en présence, per-
sistant chacun dans sa nature originaire.
La justice, selon les idées romaines, entra plus ou moins
dans les attributions des magistrats d'institution germani-
que , des comtes et des centeniers , qui , dans le principe ,
exerçaient leur juridiction selon les principes de la justice
germanique.
La juridiction du comte reçut des idées romaines un ca-
ractère plus prononcé de droit commun, légal et nécessaire.
Elle conserva des principes germaniques : la nécessité d'une
accusation pour motiver son intervention, sauf dans certains
cas, où l'Etal était particulièrement intéressé ; le caractère
des pénalités, qui, pendant assez longtemps du moins, se
résuma à des compositions à l'égard des hommes libres, et
le jugement populaire, auquel l'officier public se borne à pré-
sider, et qu'il est ensuite charge d'exécuter.
Mais si le principe objectif, ou social, pénétra peu à peu
dans la justice du comte, qui est la justice nationale et pu-
blique de l'époque barbare, le caractère de droit conven-
tionnel et subjectif se maintint, en revanche, dans les asso-
ciations particulières, et se développa dans la sphère de la
justice à mesure que les confédérations particulières se mul-
tipliaient et augmentaient leur influence. Ici, le justiciable
n'a droit à la justice et n'y est soumis qu'en sa qualité de
membre de l'association , tandis que la juridiction du comte
s'exerçait en raison du domicile, sans se rattacher à aucuu
contrat.
QUEL SYSTÈME A PREVALU? 463
L*associatioD qui prit le dessus dans Tépoque barbare est
celle qui, issue du gasindi, se fonda sur le bénéfice militaire
et engendra la féodalité. Les immunités servirent de base
à des institutions analogues, mais dans lesquelles une cer-
taine part du pouvoir social se trouvait absorbée. L'Eglise,
de son côté, formait une grande association, organisée sur
tous les points du territoire ; plus tard, les communes se
constituèrent aussi en associations particulières. Toutes ces
associations eurent leur justice propre. La même cause agit
partout; il fallait suppléer au défaut d'institutions publiques
capables de. protéger l'individu.
L'influence que l'élément romain a exercée sur la justice
publique de l'époque barbare est incontestable; cependant,
il ne faut rien exagérer, et l'on doit reconnaître qu'au fond,
même dans les contrées autrefois soumises à la domination
romaine, la justice s'était conservée essentiellement germa-
nique. Cette remarque ne doit pas être perdue de vue lors-
qu'on lit les auteurs français, surtout les jurisconsultes qui,
jusqu'à ces derniers temps, se sont peu occupés des institu-
tions germaniques, et ne leur font pas, dans l'histoire du
droit de leur pays, la part qui leur revient. Championnière
lui-même, dont les découvertes ont jeté tant de jour sur la
question si obscure et si compliquée des justices féodales,
semble ne voir dans la juridiction du comte qu'une trans-
formation des institutions judiciaires romaines, et ne recon-
naît l'élément germanique que dans les associations particu-
lières exerçant la justice dans leur propre sein ou pour la
protection de leurs membres, dont la juridiction, en quelque
sorte privée, existait en opposition avec la justice du comte.
Ce qu'il y a d'exclusif dans ce point de vue ressortira avec
évidence lorsque nous arriverons à l'étude du système des
MÉM. ET DOCUM. XVI. 30
464 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
juridictions féodales de rAlIemagne. En effet, la conséquence
de ce point de vue serait que la juridiction publique n'aurait
pas existé en Allemagne, ou qu'elle y aurait été une imper*
tation étrangère ; or, ce fut justement le contraire, puisque
la juridiction publique s'est conservée bien plus intacte et
plus nationale en Allemagne que dans les pays qui ont ap-
partenu à l'empire romain.
La juridiction du comte représente la juridiction de l'Etat
aussi longtemps que subsiste le pouvoir social ; mais, lors-
qu'à la fin de l'époque barbare, ce pouvoir succombe, lors-
que les fonctions judiciaires usurpées par leurs détenteurs
deviennent elles-mêmes des possessions privées, les associa-
tions particulières cessent d'être rattachées les unes aux au-
tres par le lien commun de l'autorité supérieure résidant
dans l'Etat. Alors, la juridiction des anciens employés pu-
blics, devenus seigneurs justiciers, ne s'exerça plus que par
districts, dans la circonscription où domine chaque seigneur ;
mais, entre les habitants de deux districts justiciers diffé-
rents, il n'y eut plus de juge commun auquel on put recou-
rir ; il n'y eut pas davantage de recours, faute de supérieur
commun, entre les diverses associations particulières, béné-
fices, immunités, etc., répandues sur le territoire. Alors, la
force, la guerre, seules purent vider les différends *.
* Lorsqu'il existait encore un pouvoir public, les justices particulières
étaient en présence de la justice du comte, à laquelle appartenaient et pou-
vaient recourir tous les hommes qui n'étaient pas engagés dans une associa-
tion privée. Lorsqu'il y avait procès, le plaignant devait agir suivant la con-
dition du défendeur ; s'il était sujet du comte , il s'adressait directement à
celui-ci ; s'il était clerc , il s'adressait à la justice ecclésiastique ; s'il était
vassal, il s'adressait à son seigneur; si justice lui était refusée, il pouvait re-
venir au comte. Un diplôme de 795, cité par Hélie , indique cette marche à
propos des avoués ecclésiastiques, contre lesquels on peut porter plainte au
JUSTICE DES ASSOCIATIONS. &6B
On comprend combien cet état de choses déplorable dut
favoriser les progrès des associations particulières ; car celui
qui en faisait partie avait derrière lui la force de Tassocia-
tion, qui lui devait sa protection ; le seigneur féodal la de-
vait à son vassal , Tévèque et l'abbé à ses clercs et à ses
hommes, la commune la dut aussi à ses bourgeois ; le justi-
cier seul ne devait rien à ses sujets, à ses a hommes de
poète S » comme on disait au moyen âge. D'où il résulta
que ceux-ci furent obligés d'acheter, par la recommandation
ou des engagements analogues, au prix d'une partie de leurs
biens, et même de leur liberté, cette protection que l'homme
libre et isolé ne trouvait plus nulle part. Voilà pourquoi ,
dans les temps féodaux, le droit de guerre privée n'apparte-
nait pas aux vilains , c'est-à-dire aux sujets des justiciers.
« Guerre, par notre coutume, ne peut quier entre gens de
poète, ne entre borgeois, » dit Beaumanoir.
En France, pendant la période intérimaire qui s'est écoulée
entre l'époque barbare, ou franque, et le moment où le sys-
tème féodal a atteint une forme organique saisissable et tant
soit peu fixe, les juridictions publiques s'étaient confondues
avec celles des associatio|)s particulières.
Ces associations particulières sont les seigneuries, tant jus-
ticières que féodales, les communes et l'Eglise.
Je parlerai de la juridiction ecclésiastique, de ses rapports
et de ses nombreux conflits avec la juridiction seigneuriale.
comte, 81 l'évéque n*a pas fait justice. Durant Tépoque féodale, on chercha à
rétablir cette forme; mais cela ne put être fait avec succès que lorsque le
pouvoir public se fut reconstitué et qu'on recojnmença à rendre la justice en
son nom.
* Nous avons vu que les hommes de poëte sont les hommes soumis à la po-
testas judiciaria.
466 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
lorsque je traiterai de TEglise et de ses rapports avec la féo-
dalité ; je dirai aussi un mot de la juridiction qui s'eKerçait
dans les communes, en traitant du rôle des villes et des coin-
munes dans la féodalité.
Du XII® au XIII® siècle, lorsqu'une hiérarchie se fut for-
mée entre les seigneuries, et avant que la juridiction royale
eût décidément pris le dessus, les justices seigneuriales pré-
sentent une organisation assez pareille, que nous allons es-
sayer d'esquisser.
Prenons pour point de départ la seigneurie complète , la
baronnie, qui est comme la monade sociale, dans laquelle
tous les éléments de l'Etat se trouvent réunis.
Dans une baronnie quelconque, il y a d'abord des vas-
saux possesseurs de fiefs militaires ; ce sont les pairs {con-
vassali), qui , sous la présidence du baron, forment la cour
féodale, ou la cour du baron. Cette institution des pairs féo-
daux, qui se jugent entre eux , sous la présidence de leur
chef, a une ressemblance trop frappante avec l'organisation
des justices populaires germaniques pour ne pas en prove-
nir. Du reste, elle remonte à l'époque barbare où les leudes
formaient aussi le conseil et la cour des princes et des chefs;
partout où le système féodal s'est étendu, on retrouvera la
justice des pairs.
La baronnie unissant ordinairement la seigneurie féodale
et la puissance juslicière , on aura, entre la classe des vas-
saux (qui promptement se sépara des autres et devint la no-
blesse, les gentilshommes) et les serfs, une classe intermé-
diaire d'hommes de poète, ou vilains ; cette classe a ses tri-
bunaux à part, dans lesquels la justice est rendue par les
officiers des seigneurs, les baillis et les prévôts. Dans quel-
ques contrées , où les hommes libres étaient restes nombreux
LES JUSTICES DANS LA BAR0NN1E. 467
et unis, ils avaient conservé le droit de se juger eux-n)êmes;
alors l'officier du baron ne faisait que présider les boni fto-
mines, qui rendent le jugement, mais ceci n'est que l'excep-
tion ; généralement, les hommes de poëte furent mis par les
seigneurs justiciers dans une dépendance qui exclut le droit
de se juger soi-même. Dans les contrées où les hommes de
poëte ont été assez forts pour maintenir leur indépendance
vis-à-vis des seigneurs justiciers, leur tribunal se nomme la
cour des hommes, qu'il ne faut pas confondre avec la cour de
Vhomme, dont nous allons parler.
Le vassal siégeant à la cour du baron peut avoir sur sa
terre des arrière- vassaux , des censitaires et des colons li-
bres, qui sont à leur tour sous sa juridiction ; sa cour, mo-
delée sur celle du baron, se nomme la cour de l'homme.
Homme , en langage féodal, signifie vassal ; cette acception
était si reçue , que Ton trouve quelquefois dans les docu-
ments hommesse.
Enfin, nous trouvons les serfs, pour lesquels il y a aussi
une juridiction spéciale ; elle était exercée en général par les
mêmes employés, baillis et prévôts, qui exerçaient la justice
justicière sur les hommes de poëte, pour les cas qui ne res-
sortissaient pas du maître lui-même ; car, pour ce qui con-
cerne les devoirs envers son maître et les rapports avec les
autres serfs, le serf est soumis à son maître seul ; en revan-
che, il est soumis à la justice justicière pour les délits et dom-
mages commis envers des personnes étrangères à la maison.
Après avoir vu les diverses juridictions qui se rencontrent
dans la baronnie , considérons un de ces agrégats de sei-
gneuries reliées entre elles, non par l'hommage, mais seu-
lement par la foi, qui formaient la principauté, La princi-
pauté n'est pas une véritable suzeraineté, comme on l'a cru;
468 PREMIÈRE ÉPOQUE FEODALE.
car, dans ce sens, elle aurait été la seigneurie proprement
dite, et les seigneuries qui la composaient n'auraient pas été
des baronnies ; mais, ensuite du mouvement vers la centra-
lisation, qui succéda au mouvement décentralisateur dans
l'histoire de la féodalité, la principauté tendit réellement à
devenir suzeraineté, et y serait parvenue, si elle n'eût ren-
contré sur son chemin une autorité plus forte qu'elle, un
pouvoir encore plus centralisateur, la royauté.
La principauté a aussi sa cour des pairs, présidée par le
prince, et composée des barons ; c'est la cour de baronnie.
De cette cour n'auraient dû relever proprement que les sei-
gneurs qui n'avaient pas prêté hommage au prince. La cour
de baronnie pouvait avoir à juger un baron dans les trois
cas suivants : 1** Si le baron a violé la foi due au prince.
2® En cas de contestation entre seigneurs, que l'on convient
de trancher par l'arbitrage de cette cour; car, ici, il n'y a
pas obligation. 3^ Lorsqu'on se plaint d'un déni de justice
fait à la cour du baron.
La cour du roi de France {curtis regia), sous la dynastie
capétienne, n'était, dans l'origine, que la cour de baronnie
du duché de France ; elle devint cour des pairs pour tout le
royaume par l'assujettissement des principautés à la cou-
ronne; alors, les princes, ou grands vassaux, entrèrent dans
cette cour et y siégèrent à côté des barons du duché de
France ; ce qui ne laissa point que d'être pour les premiers
une sorte d'abaissement. Comment cette cour du roi finit par
dominer et absorber toutes les juridictions du royaume, c'est
un sujet qui appartient à la'deuxième époque de la féodalité
française, et que nous verrons en son lieu.
Gomme, dans la principauté, le prince avait, outre la cour
de baronnie, sa propre cour du baron, laquelle était garnie
COUR DE BAR0NN1E ET COUR DU ROI. 469
non de barons, mais de vassaux, la confusion que je signa-
lais tout à l'heure, entre la cour des pairs de France et la
cour de baronnie du duché de France, put se faire quelque-
fois, d'autant plus qu'en définitive , la distinction entre les
devoirs du baron et ceux du vassal n'était pas très claire.
Cela fut le motif pour lequel, au XII® siècle, on ajouta au
serment de fidélité l'obligation pour le prince de faire juger
le seigneur par ses pairs, c'est-à-dire en cour de baronnie,
et non pas en la cour du prince-baron.
Des diverses cours que nous venons d'énumérer, la cour
du baron et celle du vassal exercent ce que nous appellerons
la juridiction féodale, dans le sens strict.
La cour des hommes, ainsi que celle des baillis et prévôts
seigneuriaux, exerce la justice justicière.
La juridiction du maître sur les ser'"s constitue spéciale-
ment la juridiction familière, ou domestique.
La cour de baronnie et la curtis regia dont est sorti le
parlement, sont des cours supérieures d'essence féodale, mais
dans lesquelles , par le moyen de la clame en défaute de
droit, et plus tard à l'aide des appels, la juridiction justicière
vint se réunir à la juridiction purement féodale.
Observons encore ici que, dans les seigneuries et princi-
pautés eedésiastiques, les cours, soit féodales, soit justiciè-
res, tenues sous la présidence des prélats ou de leurs em-
ployés, sont des justices seigneuriales tout comme d'autres,
c'est-à-dire qu'elles font partie de la juridiction laïque, non
de la juridiction ecclésiastique.
Quelle était la compétence de ces diverses juridictions, et
d'après quels principes dirigeants sedétermine-t-elle?
La juridiction féodale proprement dite * est en corrélation
* « Par l'ancienne coutume, dit Basnage, sur la Coutume de Normandie, il
470 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
intime avec la propriété foncière, puisque le seigneur féodal
a le domaine direct sur la terre du fief ; toutefois , la pro-
priété de la terre n'implique point par elle-même la juridic-
tion féodale. Ainsi, le propriétaire d'alleu qui, au domaine
direct unit le domaine utile, n'a aucune justice sur sa terre
tant qu'il ne la constitue pas en seigneurie, c'est-à-dire tant
qu'il ne la concède pas en fief ou en censive. Il y a plus, le
seigneur lui-même n'a pas dans son propre fief la justice féo-
dale sur la portion dont il s'est réservé le domaine utile ,
attendu qu'une concession étrangère au lien féodal ne pro-
cure point la justice '. La juridiction féodale embrasse toutes
les contestations auxquelles peut donner lieu le service du
fief et les obligations réciproques qui naissent du contrat féo-
dal ; en un mot, elle est la justice propre à l'association qui
existe entre le seigneur et les hommes du fief •.
C'est à la juridiction justicière, et non point à la juridic-
tion féodale dans le sens strict, que s'applique la division,
si souvent citée et pourtant imparfaitement, en hautes^ basses
et moyennes justices.
y avait deux sortes de juridictions, l'une baillie, l'autre fieffale. Elle appelait
fieffale celle qu'on avait à raison de son fief; c'était la justice aux barons. >
* « Nec enim dominus potest juridictionem exercera super domanio suc, »
dit d'Àrgentré.
* La maxime « fief et justice n'ont rien de commun, » vraie dans ses ap-
plications à la justice justicière, ne doit point s'entendre de la justice féo-
dale, qui était de l'essence même du fief. Lors même qu'ils possédaient les
deux espèces de justices, les seigneurs féodaux ne les confondirent point. La
justicière était pour eux, avant tout, une source de profits, et ils l'abandon-
nèrent quelquefois dans leurs luttes de compétence avec l'Eglise, la royauté
et les communes; la féodale était pour eux tout à la fois un droit et une de
leurs principales obligations; aussi ne firent-ils jamais de concession à son
sujet.
HAUTE, BASSE ET MOYENNE JUSTICE. kH
La haute justice implique le droit de vie et de mort (jus
sanguis), ce qu'on a plus tard appelé le grand criminel; c'est
elle qui, d'après Beaumanoir, réprime les délits de « murdre,
traisons, omicides, efforccments de femmes, essilleurs de biens
(incendiaires), » et, en général, « celle qui s'applique à tous
cas de crime dont on pot et doit perdre vie. w
Dans les temps féodaux , cette définition concordait avec
une autre , que donne aussi le même auteur , savoir celle
qui comprend dans la haute justice les causes u qui quient
cheoir en gage de bataille. »
En effet, dès qu'il y a combat judiciaire, il y a « péril de
vie ou de membre, » comme disent les Etablissements.
La haute justice était , dans la première époque féodale ,
opposée seulement à la basse justice, qui comprend les cas
non réservés à la haute justice. Il n'est pas possible de
méconnaître, dans cette double juridiction, la distinction que
l'époque barbare faisait déjà entre la justice du comte et la
justice du centenier.
Depuis le XIV® siècle seulement, on commence à faire
mention de la moyenne justice. Dès lors, la compétence de la
basse justice se réduisit aux causes les moins graves, celles
que nous appellerions aujourd'hui affaires de police. Les li-
mites positives de ces diverses compétences ont varié selon
les temps et les lieux ; cependant, une règle coutumière assez
répandue fixa celle de la basse justice par un maximum
d'amende de 60 sous.
La haute justice étant le signe le plus patent de la complète
seigneurie, de la souveraineté seigneuriale, on conçoit com-
bien on devait tenir à ce privilège, et combien il importait à
son possesseur de ne pas le laisser amoindrir par les empié-
tements des bas justiciers de son ressort, fait qui s'était pré-
472 PREMIÈRE ÉPOQUE FEODALE.
sente fréquemment ; car, durant la période intérimaire, un
grand nombre de bas justiciers s'étaient créé des seigneu-
ries aux dépends des droits des comtes, à l'instar de ce que
ceux-ci faisaient à l'égard du roi *.
Aussi, lorsqu'on chercha à régulariser les rapports féo-
daux, tout empiétement de la basse ou moyenne justice fut-il
sévèrement- puni. La peine consistait en une amende de 50
livres , avec perte du fief, si l'on vient h procès. La ques-
tion de compétence pour une justice impliquait ordinaire-
ment la question de suzeraineté.
A côté des seigneurs indépendants , parce qu'ils avaient
acquis ou usurpé la haute justice et su repousser toute pré-
tention, soit de juridiction, soit de suzeraineté à leur égard,
il y en avait un bien plus grand nombre qui ne la possé-
daient point ; ceux-ci avaient néanmoins la juridiction féo-
dale dans leur fief. Souvent aussi , à la possession du fief
s'unissait la basse justice, mais c'était en vertu d'un droit
acquis à part ou d'une concession, et non selon la loi du'fief.
Ainsi, déjà dans Tépoque précédente, nous avons vu les sei-
gneurs espagnols réfugiés unir sur leurs terres la justice du
seigneur bénéficier à la justice du centenier. Dans certaines
contrées, dit Jacquet {Traité des justices seigneuriales), l'usage
d'attacher à la concession d'un domaine en fief une portion
* Les Capitulairps exigeaient que les justiciers fussent choisis parmi les
propriétaires du lieu où ils exerçaient leurs fonctions. Cette mesure avait
pour but d'assurer la restitution des perceptions abusives; mais elle eut ce
f&cheux résultat de permettre l'application des ser>'iccs dus à titre de tribut
à l'exploitation des biens de l'employé ; les rois et les seigneurs de Tépoque
féodale imposèrent à leurs justiciers des conditions contraires, et exif^rent
qu'ils ne fussent point propriétaires dans le territoire sur lequel ils étaient
établis. On aurait tort cependant de placer toutes les usurpations de justice
avant l'époque féodale.
JUSTICE FONCIÈRE, JUSTICE GENSUELLE. 473
de la basse justice était si général, que les coutumes y con-
sacrèrent le principe que le seigneur féodal a de plein droit
basse justice dans son territoire ; cette règle ne peut toute>
fois être envisagée que comme une exception, la règle géné-
rale-fut toujours : <( Fief et justice n'ont rien de commun. »
La justice foncière, que plusieurs auteurs confondent avec
la basse justice, est, au contraire, une partie de la justice
féodale dans le sens strict ; elle résulte du droit qu'avait le
seigneur féodal de contraindre effectivement et directement
son vassal à l'exécution de ses obligations, comme aussi de
pourvoir à l'exécution des jugements rendus par la cour de
son fief. En conséquence, le seigneur pouvait saisir la terre
concédée par lui entre les mains de son vassal, et la lui re-
tirer pour défaut d'accomplissement de ses engagements ;
cette faculté fut appelée justice foncière. Ce droit du seigneur
féodal n'appartenait pas également au seigneur suzerain vis-
à-vis du féodal, parce que le suzerain ne fonde son pouvoir
que sur la fides, et parce que la suzeraineté n'est pas néces-
sairement la mouvance : « Li bers ne peut mettre ban en
la terre au vavasseur, » disent les Etablissements.
La justice censuelle était, dans la justice justicière, ce que
la foncière était dans la jmtice féodale ; elle consiste dans le
droit qu'a le justicier de saisir pour le recouvrement de son
cens justicier. Elle se confondit avec la justice foncière, lors-
qu'on en fut venu à confondre le cens féodal et le cens jus-
ticier, ce qui arriva vers la fin de la seconde époque féodale.
Les jurisconsultes du XIII® siècle distinguaient les justi-
ciables par la loi vilaine, des personnes qui devaient être ju-
gées par la loi des gentilshommes; le sens et la portée de cette
distinction ne sauraient nous arrêter maintenant. Les justi-
ciables de la loi vilaine sont ceux qui sont soumis à la juri-
47& PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
diction du justicier ' ; les gentilshommes sont ceux qui sont
jugés par la loi des fiers.
Au X® siècle, on distinguait simplement le feudataire de
celui qui ne Tétait pas ; mais, au XIII® siècle, la classe des
feudataires a acquis une supériorité qui Ta séparée des au-
tres classes , et qui est devenue inhérente à la personne,
c'est-à-dire qu'elle tend à découler de la naissance, et cette
circonstance a déjà influé sur le caractère des possessions.
C'est pourquoi la censive, possession de nature analogue à
celle du fief, mais soumise à des conditions envisagées comme
inférieures, a bien pour effet de créer un engagement féodal,
mais ne donne pas à celui qui en jouit la condition person-
nelle qui appartient au vassal ; le vassal est devenu noble,
gentilhomme, le censitaire demeure roturier, et , sous de
nombreux rapports, il est assimilé à l'homme de poète.
De là, les conséquences suivantes, en matière de juridic-
tion. Le censitaire, comme membre de l'association féodale,
a droit d'appel pour défaute de droit ; en cela, il diffère du
sujet justicier, celui dont Desfontaines dit : u Entre seigneur
et son vilain, il n'y a de juge fors Dieu. »
Le censitaire, quoique vilain, n'est pas dans ce cas ; l'au-
torité de Beaumanoir est précise sur ce point : « La seconde
manière de gens as qui il est mestier, qu'ils somment leur
seigneur ce sont cil qui tiennent d'eux héritages vilains, de
qui la connaissance appartient au seigneur. Li seigneur se peut
• La loi vilaine est celle de la justice juslicièro, cela ressort du terme
mAme; cela résulte aussi du passage suivant de Desfontaines : « Et se fr^n-
iilhomme de lignage est coukant et levant en ton villenage avec les autres
vilains, encore doit-il avoir avantage pour sa. franchise naturelle, ackedant il
soufTera la loi où il est accompagné." La justice que détermine le lieu où Ton
est couchant et levant est la justice justicière.
PRINCIPE DES APPELS. 47K
mettre en défaute envers cil qui tiennent d'eux en vilenage. »
Mais le censitaire, n'ayant pas un fief, n'a pas le privilège
d'être jugé par ses pairs ; car il n'y a proprement de pairs
que dans le fief militaire, où le caractère d'association n'a
pas cessé de se manifester. C'est encore ce qu'explique Beau-
manoir, lorsqu'il dit : u Telle manière de gens (les censi-
taires) point plus brièvement sommer son seigneur de dé-
faute de droit que ne font li hommes de fief; car ils ne sont
tenus de sommer par pers, qu'ils n'en ont nul, »
Beaumanoir prévoit aussi le cas où un vilain est posses-
seur d'un fief : (( Nul ne doit douter, dit-il, qu'il doit être
démené par ses pers, ainsi comme se il était gentilhonune,
chauf que se il appelait, il ne combattrait pas comme gentil-
homme, mais comme homme de poote. »
L'idée de 1 appel était en principe étrangère à la justice
féodale, aussi bien qu'à la justice justicière ; ainsi, en appe-
lant du jugement de son seigneur, l'appelant se posait comme
vassal du seigneur auquel il appelait, et comme pair de celui
qui l'a jugé. Dès lors, si cet appel est mal fondé, il constitue
un acte de déloyauté féodale puni par la perte du fief. Si,
au contraire, l'appel était fondé, cela prouve qu'il y a eu em-
piétement, de la part du seigneur qui a jugé, sur les droits
de son suzerain , et cet empiétement motive la peine qui
frappe le seigneur. La crainte des conséquences fâcheuses
qui résultaient pour le juge féodal d'un appel admis à son
égard, engagea les seigneurs des jugements desquels on ap-
pelait à envoyer, dans les cas douteux , un jurisconsulte
choisi parmi leurs assesseurs à la cour du suzerain, afin de
combattre l'appel. Ce fut la transition entre Tancien appel,
qui n'est qu'une déclaration d'incompétence, et l'appel véri-
table, qui repose sur l'idée que le tribunal supérieur a une
475 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
connaissance supérieure du droit, en vertu de laquelle on
lui accorde le pouvoir de réformer le premier jugement.
On admit aussi que le haut justicier avait, sur les basses
justices de son ressort, une sorte de surveillance et pouvait
contrôler lui-même la tenue de cette justice en y envoyant
un de ses officiers, a pour veoir quel droit il fera, » comme
dit Desfontaines. Chaque partie pouvait de son côté requérir
auprès du haut justicier cette inspection ; pour cette cause,
on statua que les basses justices ne devaient pas être te-
nues pendant que la justice du baron est réunie. Le haut
justicier pouvait, en vertu de son droit de surveillance, exi-
ger du bas justicier qu'il agisse là où c'est son devoir de le
faire (c'est proprement le cas du déni de justice), et qu'il ne
tienne pas arbitrairement un homme en prison : « Il faut
justice devers quarante jours, » dit Beaumanoir.
La défaute de droit, qui pouvait donner lieu à l'appel au
suzerain féodal, n'était pas seulement le refus de juger, comme
on le croit, mais tout abus commis dans l'exercice du pou-
voir de juger. L'appel de défaule de droit a dû naturellement
commencer à se développer dans la juridiction féodale, parce
que la hiérarchie basée sur le fief s'est établie la première.
Dans le principe, le rapport entre le haut et le bas justicier
n'était pas une sujétion féodale ; le vicaire de Tépoque barbare,
le bas justicier féodal, étaient souverains à l'égard de leurs
sujets. La hiérarchie entre los seigneuries justicières s'éta-
blit donc postérieurement à la hiérarchie des fiefs propre-
ment dits, et elle s'établit principalement par le moyen des
appels ; ce fut comme une nouvelle sorte de suzeraineté qui
se créa au profit des hauts justiciers.
En Allemagne, la juridiction publique de l'époque féodale
dérive directement des anciennes justices germaniques ; elle
DE LA JURIDICTION EN ALLEMAGNE. 477
n'a pas été altérée par des éléments romains, comme dans
les pays conquis sur l'empire d'occident; tout ce bagage
d'institutions fiscales qui s'attachait à la justice du comte
franc et de ses officiers lui est demeuré étranger. Le comte
et les juges qui lui sont subordonnés perçurent bien aussi
certains droits utiles, mais ces droits sont d'origine germa-
nique ; c'est la part dans les amendes et les compositions que
recevaient, dès les plus anciens temps, les graphions germa-
niques. Ce furent ensuite les droits dérivés du schutzrecht,
le cens imposé . en faveur des possesseurs du droit de vogtei,
(avouerie) aux hommes libres que la modicité de leur revenu
fit dispenser, vers le XI® siècle, de faire en personne le ser-
vice militaire impérial.
Les juridictions publiques furent aussi, en Allemagne,
l'objet d'inféodations ; mais il résulta de la manière dont la
féodalité y fut introduite, que le lien entre elle et le pouvoir
impérial, d'où toute juridiction est censée provenir, ne fut
jamais entièrement brisé ; la justice n'y devint pas une chose
complètement appropriée, un droit privé, comme en France.
La justice nationale ne cessa de se rattacher à l'empereur,
dans ses diverses sphères, que lorsque le pouvoir public
passa lui-même presque totalement aux princes de l'empire.
Or, cela n'arriva que tout à la fin de la deuxième époque
féodale, lorsque la bulle d'or de Charles IV accorda aux prin-
ces le privilège de non evocando. Jusque là, même la juridic-
tion attribuée aux grands vassaux en raison des progrès de
la landhoheit, n'était qu'une juridiction concurrente avec la
juridiction impériale , à laquelle on pouvait toujours s'a-
dresser.
Les sphères de la juridiction publique et de la juridiction
découlant immédiatement du contrat féodal sont peut-être
478 PREMIÈRE ÉPOQUE FEODALE.
mieux déterminées en Allemagne qu'en France ; mais, au
fond, elles sont les mêmes, ce qui est certainement une très
forte confirmation des théories auxquelles nous nous sommes
rattachés. En effet, si la juridiction féodale dans le sens
strict est celle qui résulte naturellement du fait de Tassocia-
tion féodale, elle ne saurait beaucoup varier là où le fait sur
lequel elle se fonde reste le même ; et dès lors la juridiction
générale à laquelle la juridiction féodale ôte ce qu'elle s'at-
tribue, s'étendra aussi à peu près aux mêmes objets. L'iden*
tité des compétences respectives de la juridiction publique
et de ta juridiction féodale est donc un résultat auquel on
pouvait s'attendre a priori, car il découle de la nature de la
chose. Or, quelle meilleure démonstration peut-on désirer
de la vérité d'une théorie que de la rencontrer en harmonie
avec la pratique dans des pays d'usages et d'institutions très
divers, et sur un ensemble de points nombreux et variés?
La juridiction proprement féodale, qui appartient à tout
seigneur féodal, comprend, en Allemagne comme en France,
toute contestation entre le seigneur et son vassal, concer-
nant l'usage ou le service du fief, et toute contestation entre
les vassaux d'un même seigneur.
Mais, en Allemagne, où la justice publique n'a jamais été
appropriée, mais seulement inféodée, pour être exercée au
nom de l'empereur, elle n a jamais pu se confondre avec la
justice féodale dans le sens strict, même lorsque les deux
justices se trouvaient de fait réunies dans les mêmes mains.
Il résulte de cette circonstance que les sphères de ces deux
justices sont restées plus distinctes, que les limites de leurs
compétences sont plus précises et plus fixes. Ainsi, il est de
droit commun, en Allemagne, que le seigneur peut aller, vis-
à-vis de son vassal, jusqu'à le priver de son fief, mais qu'il
COMPÉTENCES. 1(79
n'a sur lui aucune juridiction pénale. Le seigneur qui accuse
son vassal d'un crime doit le citer devant le représentant de
la justice publique, de la justice du pays, le landrichter. U
en est de même si le vassal est accusé de n'avoir pas ré-
pondu à un appel militaire fait au nom du pays {in landes-
noth), ou en cas de dommage causé par le vassal avant la for-
mation du contrat féodal.
Si le vassal élève une plainte contre le seigneur dans le
dernier cas cité, ou pour cause de délit, il peut aussi s'a-
dresser au landrichter, mais seulement après avoir cité le
seigneur devant la justice des vassaux. Cette citation devant
la justice des vassaux est , d'après Homeyer, une sorte de
citation en conciliation.
Toute contestation sur un fief, qui s'élèverait entre d'au-
tres que le seigneur ou les vassaux, par exemple, entre di-
vers seigneurs, ou entre le seigneur et un créancier auquel
il aurait remis le fief en gage, est portée devant la justice du
pays.
En résumé, la compétence des cours féodales s'étend :
4^ Aux plaintes du seigneur contre le vassal qui entraî-
nent seulement une amende ou la perte du fief.
^^ Aux plaintes du vassal contre le seigneur, lorsqu'elles
ont pour base le contrat féodal.
Z^ Aux plaintes du vassal contre son covassal.
En outre, si un étranger au fief a à se plaindre d'un vas-
sal, il doit premièrement s'adresser au seigneur de ce vassal,
qui est son juge naturel ; si le seigneur refuse de faire droit
à la plainte, il est censé embrasser la cause de son vassal,
et, dans ce cas, il doit l'assister devant la justice du pays.
Cette dernière règle, dont nous avons vu certains indices
en France, mais qui n'avait pu y être généralisée et appli-
UÈM, ET DOCUM. XYI. 81
&80 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
quée en raison de la dissémination de la juridiction publique
entre les mains des seigneurs justiciers, nous montre com-
ment, en Allemagne, on avait cherché à coordonner entre
eUes les diverses juridictions, de manière à former un sys-
tème d'ensemble dans lequel tous les cas particuliers pou-
vaient trouver leur place.
Une question plus complexe est celle de la concurrence
entre la justice du landrichter et la justice du suzerain.
U y avait des fiefs qui relevaient immédiatement de Tem-
pire, et d'autres qui relevaient d'un seigneur suzerain ; par
exemple, d'un duc, d'un margrave, d'un landgrave, ou d'un
prince ecclésiastique.
Le suzerain parait avoir été appelé à décider lorsque le
jugement du seigneur a été faussé, ou, comme on dit en alle-
mand, injurié, méprisé {gescholten), et en cas dé déni de jus-
tice. Dans ce dernier cas, il faut distinguer : ou bien le sei-
gneur refuse la justice dans une cause où il est partie , ou
bien il refuse simplement de juger. Si le seigneur est partie
au procès, la cause est portée au landrichter, ou au suze-
rain, selon que la question au fond relève de la justice or-
dinaire, ou rentre dans le droit féodal. Dans la seconde alter-
native, la cause est toujours portée au suzerain; mais elle
peut soulever devant celui-ci un nouveau procès entre le
plaignant et le seigneur qui a refusé de juger, procès qui
peut entraîner , pour cause de violation du devoir féodal ,
l'attribution du fief de ce dernier au seigneur suzerain.
Il y avait encore , en Allemagne , certains fiefs , dont le
propriétaire était envisagé comme seigneur et avait des vas-
saux, sans toutefois relever de personne ; c'est l'espèce de
fiefs que le droit germanique appelle lehn an eigen; elle cor-
respond, à ce que je pense, à ces possessif ^ trouve
COMPÉTENCES. &81
un certain nombre dans la France du sud, au commencement
de l'époque féodale, sous le nom d'alleux seigneuriaux ^
Lorsque le bien seigneurial est la pleine propriété du sei-
gneur (eigen) , Tempereur en est envisagé comme le suzerain
sous le rapport de la juridiction féodale, de même que si le
fief relevait immédiatement de lui ; car il est jugé né pour la
pleine propriété comme pour le fief ; il est la source com-
mune du landrecht et du lehnrecht. D'après le Schwaben-
spiegel, en l'absence du roi, c'est le landrichter qui le rem-
place, lorsqu'il s'agit d'un lehn an eigen.
Cette théorie de la juridiction féodale dans le sens strict
était déjà formée en 1037, lorsque Conrad-le-Salique donna
sa constitution sur les fiefs ; elle se trouve confirmée et dé-
veloppée dans les décrets de la diète de Roncaglia, de i458.
A côté de la juridiction féodale proprement dite , il faut
placer celle qui concerne les ministériaux et les classes non
libres, et qui applique ce qu'on appelle, en droit germani-
que, le hofrecht (jus curiœ). La compétence de celle-ci était
plus étendue ; car le seigneur avait le droit de juger et de
punir son ministériel dans sa personne et dans ses biens. La
cour était, du reste, composée des ministériaux du seigneur,
c'est-à-dire des pairs, de même que la cour féodale {lehnge-
richt) était composée des vassaux. Cette cour jugeait égale-
ment en cas de plainte d'un ministériel contre son seigneur;
mais, dans ce cas, le seigneur ne la présidait pas lui-même,
il mettait un juge à sa place ; ordinairement, c'était le maré-
chal qui remplissait cette fonction. Pour les paysans, il y
* La condition du vassal, dans le lehn an eigen, n*est pas la même que
dans les rechteleheHy qui, dans le principe, avaient été pris sur le domaine
impérial.
482 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
avait, dans chaque localité, des justices subordonnées à la
hofgericht, que l'on appelait de divers noms, selon la qualité
des justiciables ; telles étaient les hofsprache, les zinzgeriehu
et les eigengerichte.
La juridiction des hofgerichte correspond à la partie de la
juridiction seigneuriale française qui avait pour objet la jus-
tice à rendre aux censitaires féodaux et aux serfs ; car, ainsi
que nous l'avons vu précédemment, les tenures inférieures
au fief proprement dit {rechtelehn) n'étaient pas, en AUana-
gne, envisagées comme rentrant dans le droit féodal (lehn-
recht).
La juridiction publique, en Allemagne comme en France,
se divisait en haute et basse juridiction. Quelques auteurs
identifient la basse juridiction avec les deux juridictions sei-
gneuriales du lehnrecht et du hofrecht; mais cette opinion a
été réfutée victorieusetnent , entre autres, par Blûntschli,
dans son Histoire juridique de la ville de Zurich. J'estime,
comme lui , que la haute et la basse juridiction , appelées
advocatia major et advocatia inferior dans certains documents
contemporains , est une distinction puisée dans l'ancienne
constitution germanique, et correspond à celle que l'on fai-
sait entre la juridiction du comte (gauding) et la juridiction
du centenier {centding). Nous avons déjà indiqué cette idée,
à propos des justices justicières françaises, et, encore ici, la
comparaison avec les justices publiques allemandes ne £ait
que la corroborer.
Ce n'est pas à dire cependant qu'avec le temps ces rap-
ports ne se soient pas modifiés. La constitution judiciaire de
l'Allemagne fut profondément bouleversée durant l'époque
féodale ; les emplois judiciaires devinrent héréditaires, comme
l'étaient devenus les honneurs sous les derniers Carlovin-
AVOUBRIB SUPÉRIEURE ET INFÉRIEURE. 483
giens ; les anciens gau, dans lesquels le comte exerçait sa juri-
diction, se fractionnèrent par l'effet des immunités, et la haute
juridiction, exercée d'abord sur tout le gau, se fractionna
en même temps ; des fractions de juridiction furent quelque-
fois données en fief à des familles seigneuriales ; souvent
aussi, les possesseurs héréditaires de la basse juridiction en-
trèrent dans la dépendance féodale des seigneuries qui avaient
la haute juridiction ; enfin , soit la haute, soit principalement
la basse juridiction, purent être plus ou moins entamées par
les justices seigneuriales issues du développement du système
féodal. Mais , malgré toutes ces causes de modifications, le
principe sur lequel repose la distinction entre la haute et la
basse juridiction, ainsi que le caractère public de toutes deux,
peuvent encore être clairement discernés.
Le droit qui caractérise spécialement la haute juridiction
est toujours celui d'infliger la peine de mort (blutbann). Ce
droit est censé dériver directement de l'empereur ; il est
exercé, soit par le landherr, soit par un grand bailli {hoch-
vogtj par opposition aux simples wgten, qui exercent la basse
juridiction), qui représente le prince, soit encore par le reichs-
vogt, ou bailli impérial, dans les villes et les avoueries impé-
riales.
Le Sachsenspiegel, dans un passage qui a donné lieu à de
nombreux commentaires , énumère quatre sortes de justices
pour les hommes libres : celle du comte, celle du schultheiss,
celle des gografen et celle du vogt. Dans les deux premières,
on retrouve bien la juridiction du comte carlovingien, dont
le schultheiss est le vicaire; la justice du vogt parait être celle
qu'avait autrefois le comte dans les districts distraits à sa
juridiction par une immunité. Reste à savoir ce que c'est
que la justice des gografen.
,&9& PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
Moser, dans son Histoire d^Omabruck, tient le gograf]pour
identique au gaugraf. Eichorn a combattu cette opinion ; se-
lon lui, les gografen étaient des fonctionnaires qui rendaient
la justice inférieure dans les subdivisions du territoire du
comté, fonctionnaires auxquels ces justices auraient ensuite
été inféodées ; selon lui , les gografen n'avaient donc pas le
blutbann.
Touchant le blutbann, il faut observer que, soit le land-
herr, soit son grand bailli, ne pouvaient exercer la juridic-
tion qui rapplique sans en avoir reçu personnellement la
commission (bannum) de l'empereur lui-même, et cela lors
même que la juridiction à exercer est déjà inféodée et cons-
titue un droit héréditaire dans la famille du prince. Ced
prouve que la haute justice ne cessa jamais d'être envisagée
comme appartenant en principe à l'empereur, ne fut jamais
entièrement appropriée, puisque celui qui la rendait devait
en avoir reçu personnellement la délégation.
Par la dissolution de l'ancienne constitution germanique
(gauverfassung) et le démembrement des comtés, l'organisa-
tion judiciaire avait perdu sa forme régulière; mais il restait
les débris de cette organisation dans les landgerichten et les
centgerichten. Ces justices conservaient Tusage de se tenir
dans les anciens lieux de réunions, et étaient encore compo-
sées d'échevins pris dans la classe des hommes libres , ap-
pelés par ce motif même schœffenbarfreien. Toutefois, en cer-
taines localités , ces échevins n'étaient plus choisis , leurs
fonctions étaient aussi devenues héréditaires. Ces justices
impériales finirent par être absorbées par la justice du krnd-
herr, auquel les causes'purent être portées directement. Ceci
nous amène jusqu'aux limites de la seconde époque féodale,
où la justice des princes d'empire remplace généralement
celle de l'empereur.
JURIDICTION IMPÉRIALE. 48S
Dans les avoueries impériales , où à côté des villes impé-
riales, qui avaient leur reichsvogt spécial , s'étaient conser-
vés des restes importants d'un ancien comté, il y avait un
landrichter impérial , qui était nommé par le landvogt au
nom de l'empereur. Les princes absorbèrent aussi finalement
cette espèce de juridiction, dont il existait encore quelques-
unes en Souabe au XIV® siècle, et auxquelles primitivement
pouvaient s'adresser même les sujets de ceux-ci.
La juridiction supérieure des mt^ carlovingiens avait
passé , en Allemagne , aux comtes palatins {pfahgrafen) ;
cette juridiction parvint aussi aux princes d'empire vers la
fin de la première époque féodale. Dans les avoueries impé-
riales, elle fut remplacée par la suprématie que la justice de
certaines villes impériales avait sur celles d'autres locali-
tés ; telles furent, par exemple, les hautes cours de Franc-
fort et de Bothwill. La plus haute cour de l'empire était celle
de l'empereur; elle se tenait tour à tour sur les divers points
de l'empire. A cette cour étaient adressées les plaintes contre
les princes, soit laïques, soit ecclésiastiques, et les difficultés
portant sur les droits de comté et autres régales. Le comte
palatin du Rhin la présidait à défaut de l'empereur. Frédé-
ric II le remplaça dans cet office par un hofrichter impérial.
Dans les causes tout à fait importantes, comme lorsqu'il fal-
lait juger un prince dans un procès intéressant sa vie, son
honneur, son fief ou sa fortune, l'empereur siégeait en per-
sonne et avait les princes d'empire pour assesseurs. Dans les
causes où l'empereur lui-même était intéressé , il se &isait
remplacer par le palatin.
La cour impériale déploya toujours une grande activité, et,
parmi toutes les fonctions de l'empereur, les fonctions judi-
ciaires étaient peut-être les plus importantes. La cour impé-
486 PREMI&RE ÉPOQUE FÉODALE.
riale était cour d'appel pour toutes les cours féodales, &ï
vertu du droit de haute suzeraineté attribué à l'empereur.
En Italie, les honneurs avaient été introduits à l'époque
de la conquête firanque, et, dès lors, ils purent être inféodés
et sous-inféodés tout comme en France. La féodalité italienne
a donc, elle aussi, une double base, le bénéfice, reposant sur
la terre, qui engendre le fief proprement dit, le fief privé, et
l'honneur, consistant dans une fonction publique à laquelle
est attachée l'attribution de certains revenus, quelquefois de
terres, plus souvent de portions de l'impôt romain, transfor-
mées ainsi en redevances féodales. Le point de départ est
donc à peu près le même pour la féodalité italienne et pour
la féodalité française; mais l'Italie ne tarda pas à entrer dans
la sphère d'attraction de l'Allemagne, à laquelle, en revan-
che, le système de l'impôt romain était resté inconnu, et où
la justice s'était conservée nationale. Il faudrait maintenant
savoir si les honneurs italiens, auxquels furent assurément
unies des portions de juridictions durant l'époque franque,
subirent la transformation en justices féodales qu'ils ont subie
en France durant l'époque intérimaire; si, par conséquent,
en Italie comme en France, la justice est devenue un simple
accessoire du fief; en d'autres termes, si la justice, la juri-
diction, est entrée dans la sphère du droit privé, fait qui ca-
ractérise essentiellement la féodalité française en opposition
avec la féodalité germanique.
Cette question n'est assurément pas d'une solution facile,
attendu que, pour la résoudre, il est nécessaire de recourir
à des monuments historiques antérieurs au XIY^ siècle ; car,
depuis cette époque, la puissance des cités ayant prévalu sur
l'autorité impériale, celles-ci s'emparèrent de tous les droits
régaliens qui se trouvaient à leur portée, étendirent leur ju*
DE LA JURIDICTION EN ITALIE. 487
ridiction sur les bourgades et les campagnes environnantes ,
y soumirent même par la supériorité de leurs armes la plus
grande partie de l'ancienne noblesse féodale, classe qui d'ail-
leurs n'avait jamais vécu autant en dehors de la vie des villes
que dans les autres pays de l'Europe où régna la féodalité.
La juridiction des cités provenant de l'usurpation qu'elles
firent des droits de l'empereur, était de son essence une jus-
tice publique , lors bien même qu'à son exercice se seraient
trouvés réunis des avantages, des revenus, qui l'affecteraient
plus ou moins de la nature de possession.
Pour la période véritablement féodale de l'histoire du droit
italien, savoir celle des trois premières dynasties alleman-
des, les présomptions me paraissent être que la métamor-
phose des honneurs-fonctions en justices proprement pri-
vées n'a pas eu lieu.
Dans le courant du X® siècle, les droits de souveraineté
furent démembrés et usurpés par les grands feudataires, en
Italie comme en France ; les propriétaires libres , les pos-
sesseurs d'alleux, y furent soumis aux mêmes vexations, et
les honneurs, les juridictions, furent à ce moment la proie
des comtes et des marquis, on n'en saurait douter.
Mais l'histoire nous apprend aussi que l'action des empe-
reurs allemands, et particulièrement des princes de la mai-
son de Saxe, eut pour résultat de rétablir l'autorité royale,
de réagir contre la décentralisation, contre le démembrement
absolu de la souveraineté auquel tendait l'Italie durant sa
période intérimaire, qui, pour ce pays, se borne au IX® siècle.
Or, pour rétablir l'autorité du prince, lequel est censé re-
présenter la nation, pour restaurer par conséquent l'idée de
l'Etat, que durent faire, que firent tout d'abord les empe-
reurs? Us retirèrent à eux, en principe et d'une manière gé-
&88 PREMIÈRE ÉPOQUE FÉODALE.
nérale, le droit de juridictioD , entreprise dans laquelle ils
avaient pour eux, d'un côté, les institutions communes à la
nation conquérante, à la nation allemande, de l'autre , les
traditions encore vivantes , en Italie plus que partout ail-
leurs, de l'empire romain.
Ainsi, en premier lieu, par le politique emploi qu'ils fi-
rent du système des immunités ecclésiastiques, les empereurs
allemands empêchèrent la formation des grandes seigneuries
laïques dans la majeure partie de l'Italie. En second lieu,
soit vis-à-vis des évéques , qui reçurent la délégation des
droits de juridiction sur les villes, soit vis-à-vis des seigneurs
laïques, qui n'avaient pas assez de force pour résister isolé-
ment, les empereurs firent prévaloir les principes concer-
nant la justice qui faisaient règle en Allemagne sur les prin-
cipes opposés qui auraient pu être déduits du fait des inféo-
dations d'honneurs.
Ainsi , en matière de juridiction, il fut de règle, en Italie
comme en Allemagne :
1° Que toute juridiction pénale, soit haute juridiction, est
exercée au nom de l'empereur, en vertu d'un ban donné di-
rectement par lui.
2^ Que l'on peut toujours recourir par appel au tribunal
de l'empereur et de ses représentants, dans les causes qui
concernent les hommes libres.
3® Que toute autre juridiction cesse là où l'empereur est
présent.
Il résulte de là que, dans les fiefs majeurs tels que ceux
des évêques, archevêques, comtes, ducs et marquis, le feu-
dataire réunit la haute et la basse juridiction, parce qu'il est
censé représenter l'empereur dans l'étendue de son fief, et en
outre que, pour les causes d'un certain degré d'importance,
JURIDICTION EN ITALIE. 489
il peut toujours y avoir appel à l'empereur lui-même. En
l'absence de celui-ci, ces appels étaient portés au comte pa-
latin, qui, d'ordinaire, résidait à Pavie, ou bien à des en-
voyés extraordinaires, à des espèces de vicaires impériaux,
que l'empereur chargeait souvent d'aller rendre dans tels ou
tels lieux la justice en son nom.
Muratori nous donne des renseignements fort précis sur
ces envoyés ; il montre qu'à diverses époques, fort distantes
les unes des autres, on voit des plaids tenus par de vérita-
bles mhsi dominid, lesquels étaient assistés de juges revêtus
aussi d'un caractère impérial (judices sanctipalatii). Le comte
et l'évêque de la localité assistaient d'ordinaire à ces plaids,
mais leur rôle était subordonné à celui des délégués directs
de l'empereur.
Selon M. Âlbini {Histoire de la législation en Italie), au-
dessous de la juridiction suprême de l'empereur, il y avait
deux espèces de juridictions, qui se distinguent par la na-
ture des causes : la cour des pairs, ou curie féodale, et la
justice du juge ordinaire du lieu, laquelle comprenait la ju-
ridiction criminelle. Cette indication, si brève qu'elle soit,
est précieuse ; on en peut conclure que le système germani-
que, quant à la distinction entre la compétence féodale et la
compétence ordinaire {lehnrecht et landrecht), était reçue en
Italie, par conséquent que la justice féodale y était, comme
en Allemagne, restreinte à un objet spécial, les causes qui
tirent leur origine du contrat féodal, tandis que la justice
ordinaire, y compris la justice criminelle même sur les vas-
saux, était restée dans le domaine du souverain.
490 SECONDE ÊPOOVE FÉODALE.
S in.
See^nde époque téodmâe*
Le moyen âge a été une époque de luttes continuelles des
classes, des institutions, des idées ; mais nulle part le com-
bat n'a été aussi vif que sur le terrain des juridictions. Cela
se comprend , puisque la souveraineté et la propriété, ces
deux éternels objets de l'ambition des hommes se ramènent
généralement à la juridiction.
Les institutions politiques ont toujours été liées intime-
ment aux institutions judiciaires, mais les magistrats politi-
ques du moyen âge sont tous juges dans un certain ressort,
et juges avant tout. À ce trait particulier, dérivé des institu-
tions germaniques, il faut ajouter les rapports étroits que le
système féodal crée entre la propriété foncière et le droit de
juger, l'extension si considérable que ce système donne k
la justice patrimoniale et hérile, puis la forme de droit privé
dont il affecte les juridictions seigneuriales de quelque na-
ture qu'elles soient, tant celles qui naissent de l'association
féodale elle-même que celles qui, étant primitivement d'ins-
titution publique, ont été appropriées et usurpées par leurs
détenteurs.
Aussi, la plupart des grandes luttes du moyen âge, celles
de l'Eglise et de l'Etat, celles de la no' ' la royauté,
celles des communes avec chacun « éléments
FRANCE; LUTTE POUR LES JURIDICTIONS. 491
sociaux, se sont livrées le plus souvent sur le terrain des
compétences et des juridictions.
En France, particulièrement, le droit de juger, cet apa-
nage essentiel de la souveraineté, dont les grands vassaux
avaient dépouillé les Garlovingiens, dut être, pour les rois de
la troisième race, la première chose qu'ils cherchassent à re-
conquérir.
En engageant de bonne heure la lutte dans ce sens, la
royauté française montrait une véritable intelligence des be-
soins de la société, et s'assurait Tappui des masses oppri-
mées et tourmentées par le despotisme et l'anarchie, ces
deux plaies des temps féodaux .
Le combat judiciaire était devenu le principal et presque
seul moyen de décider les procès dans les cours féodales ; les
inconvénients , l'injustice d'un tel mode de preuve étaient
trop manifestes pour ne pas se faire promptement sentir.
Une telle procédure, concevable jusqu'à un certain point
dans des cas très douteux, où tout autre moyen de preuve
manquait, était absurde là où le droit pouvait être connu
d'une autre manière ; c'était un privilège accordé à la force,
à la violence, et à cette noblesse altière habituée à ne respec-
ter que le droit de l'épée, et dont une éducation entièrement
militaire assurait la supériorité sur les autres classes de la po-
pulation. C'est ce qui avait procuré aux justices ecclésiasti-
ques, qui excluaient le combat comme moyen de preuve, leur
popularité. De plus, la juridiction féodale, éparpillée dans les
mains des seigneurs, pouvait à peine suffire au point de vue
de la compétence , souvent contestée , et difficile à recon-
naître dans les cas particuliers ; elle était complètement in-
suffisante au point de vue de la sanction. Dans une société
bien organisée, lorsqu'un jugement a été rendu, le pouvoir
492 SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
social se charge de Texécuter, et la disproportion de force
entre Fiadividu contre qui il faut exécuter le jugement et le
pouvoir social qui Texécute est trop grande pour que celui-
là puisse seulement songer à résister.
Dans la société féodale, il n'en était pas de même ; les jus-
ticiables étaient souvent aussi puissants que les juges, et les
jugements demeuraient inexécutés faute de moyens de coer-
cition. Par cette raison , en réalité , la justice existait bien
contre les faibles, mais rarement en leur faveur.
Enfin, les juridictions justicière, féodale, ecclésiastique,
communale, n'atteignaient chacune que leurs justiciables im-
médiats.
Les seigneurs n'étaient justiciables de personne, et lors-
qu'une contestation s'élevait entre les ressortissants de deux
justices différentes, la cause pouvait aussi ne pas trouver de
juge, l'étranger à la justice trouvant difficilement accès au-
près d'un juge disposé à favoriser plutôt ses ressortissants.
Dans ces divers cas, soit lorsqu'une partie résistait à un
jugement , soit lorsque le jugement même ne pouvait pas
être rendu, la seule ressource pour obtenir son droit était la
guerre ; les guerres privées étaient ainsi l'état de choses
normal et habituel.
L'insécurité générale qui résultait d'une telle constitution
de la justice ne profitait qu'aux seigneurs féodaux assez forts
pour se défendre eux-mêmes , mais pesait lourdement sur
tout le reste de la société. Il y avait un besoin général d'or-
dre, mais on ne savait comment le rétablir, comment ame-
ner à s'entendre et à vivre en paix tant d'intérêts contraires
et de pouvoirs armés.
Le rôle de la royauté était tout tracé ; elle se constitua le
jtige de ceux qui n'eu avaient pas, l'exécuteur des décisions
POLITIQUE DE LA ROYAUTÉ. 493
rendues contre les puissants. C'était à son détriment que la
juridiction féodale s*était établie, son intérêt la portait à
l'attaquer ; sa position , la supériorité de forces qu'elle
avait vis-à-vis des seigneurs pris individuellement , le lui
permit.
La réorganisation des justices publiques en opposition avec
les justices seigneuriales, une procédure constituée sur le
modèle de la procédure romaine et canonique, et basée sur
le témoignage en opposition avec la procédure des armes,
tels furent les principaux moyens par lesquels la royauté
parvint à créer une autorité centrale dans le sein de la féo-
dalité, et amena peu à peu la déchéance de celle-ci.
Depuis le temps où la compétence de la juridiction féo-
dale embrassait presque tous les rapports de la vie sociale
du moyen âge, où, à rexceplion des villes libres et des offi-
cialités, tout était soumis aux règles du droit féodal, jusqu'au
moment où la maxime u toute justice émane du roi » se
trouve réalisée dans toute son étendue, et où les faibles dé-
bris de la juridiction féodale ne sont plus envisagés que
comme des concessions que la couronne consent à faire à la
noblesse, quatre siècles se sont écoulés ; mais aussi le chemin
était très long à parcourir.
Pour remonter aux débuts des entreprises par lesquelles
la royauté a créé sa juridiction, il faut remonter à une épo-
que dans laquelle la féodalité était dans la plénitude de sa
force et de son pouvoir, au règne de Louis-le-Gros. Ce
prince, duc de France et comte de Paris, n'était, en réalité,
qu'un seigneur possédant des fiefs et des justices, comme
tout autre seigneur ; il n'était pas même le plus puissant sei-
gneur de son royaume ; cependant il était roi, il était l'hé-
ritier de la couronne de Charlemagne.
&94 SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
La royauté n'était encore qu'un nom ; mais dans ce nom
était renfermé tout un avenir de grandeur et de puissance.
Louis-le-Gros donna le signal des entreprises de la royauté
contre la féodalité. La première attaque fut dirigée contre
les barons du duché de France. Louis-le-Gros résolut de les
soumettre à sa juridiction ; en sa double qualité de roi et de
suzerain, il se constitua, dans le duché de France, le juge et le
réparateur des injures pour lesquelles, dans le système féodal,
tel qu'il existait de son temps, il n'y avait point encore de
tribunal. Il s'efforçait de pourvoir à la sûreté des églises, des
laboureurs et des pauvres; à la tête d'une petite armée, il
assiégeait les châteaux des seigneurs signalés pour leurs op-
pressions.
Un récit de l'abbé Suger, rapporté par M. Guizot, montre
de quelle manière Louis-le-Gros introduisait l'usage de la ju-
ridiction royale. « Vers H 01, Louis, n'étant encore qu'hé-
ritier présomptif de la couronne, apprit que le sire de Mont-
morency et l'abbé de Saint-Louis étaient en guerre l'un contre
l'autre, à propos de certains droits de justice. Sur cette nou-
velle, Louis fit sommer le sire de Montmorency de paraître
devant le roi son père, et de s'en remettre à son jugement. »
Ces expressions de Suger indiquent que, pour que la juri-
diction du roi entre les deux seigneurs tût légitime, il foUait
que les parties consentissent à s'en remettre au jugement du
roi ; c'était moins une juridiction régulière que l'on appli-
quait qu'un arbitrage que Louis cherchait à imposer.
Philippe-Auguste entreprit de faire, à l'égard des grands
vassaux de la couronne , ce que Louis-le-Gros avait fait A
l'égard des barons du duché de France. Il fit juger par sa
cour les comtes de Flandre et de Champagne, et jusqu'au roi
d'Angleterre, en sa qualité de duc de Normandie ; bien plus.
RÉFORMES DE SAINT LOUIS. 498
confondant dans sa curie {curia régis) les vassaux de la cou-
ronne el ceux du duché de France, il obligea les premiers,
non-seulement à reconnaître pour leur souverain celui qu'ils
avaient traité en égal, mais encore à souffrir pour égaux ceux
qui, selon la hiérarchie féodale, étaient leurs inférieurs.
Saint Louis exerça une influence plus étendue encore ; les
prétentions de ses prédécesseurs , les droits qu'ils avaient
conquis par la force et qu'ils avaient exercés d'une manière
intermittente et irrégulière, étaient acquis, assures et placés
hors de contestation sous son règne ; saint Louis les exerça
avec un soin et une équité qui donnèrent à la justice royale
un nouveau relief. Mais il fit plus ; par ses Etablissements,
par la législation qu'il introduisit dans ses domaines, il mé-
rita le titre de réformateur et de législateur de la féodalité
française ; sans briser avec elle, en respectant ses bases, il
fit ce qui était possible pour améliorer les institutions inté-
rieures, pour ramener l'ordre et la paix dans la société.
La principale réforme de saint Louis, parmi le grand nom-
bre de celles qui lui sont dues, celle qui est le point de dé-
part de toutes celles qui ont suivi, a été l'abolition du com-
bat judiciaire ; par là, la justice était rendue à sa mission.
L'abolition du combat, une fois effectuée dans le domaine
royal, s'étendit peu à peu aux possessions des grands vas-
saux ; elle rendit nécessaires de nouvelles formes et procura
la possibilité des appels, qui étaient inconciliables avec le ju-
gement de Dieu. L'usage des appels fut à son tour une des
principales causes de la formation d'une hiérarchie féodale
régulière ; car la constitution des rapports de suzeraineté,
soit entre les seigneurs et les grands vassaux, soit entre ces
derniers et le roi, dérive bien plutôt encore des appels que
des inféodations et des sous-inféodations.
MÉM. ET DOCCII. XVI. 81
49ë SECONDE ÉPOQUE FEODALE.
Nous serions assez porté à croire que les réformes de
saint Louis se propagèrent dans tout le royaume de France,
précisément parce qu'elles n'étaient rendues obligatoires que
pour les domaines de la couronne. Si ce prince avait voulu
les imposer aux grands vassaux, comme le fit son succes-
seur, il aurait excité leur opposition, et peut-être eût-il
échoué devant elle; mais, en restant dans les limites de son
pouvoir seigneurial^ il donna Tidée d'imiter son exemple
aux autres suzerains , qui trouvaient à le suivre le double
avantage d'aller au-devant des vœux de leurs sujets popu-
laires, et d'affermir leur autorité sur les seigneurs placés
dans leur ressort. Depuis saint Louis, les juristes formés à
récoie du droit romain poussèrent la royauté dans des voies
encore plus hardies et plus incisives.
L'ordonnance de Philippe-le-Bel, de 1303, est la première
qui abolisse le combat judiciaire dans tout le royaume; mais
c'était encore trop tôt, et l'on reconnut bientôt que cette loi
se heurterait contre une opposition insurmontable. Déjà,
trois ans après, elle fut rapportée presque entièrement. La
réaction féodale alla en augmentant sous le règne de Louis-
le-Hutin, comme nous l'avons déjà vu, dans la question du
pouvoir législatif royal. Au sortir des crises nombreuses que
la France subit pendant l'époque de ses grandes guerres avec
l'Angleterre, la royauté apparut plus forte, et le pouvoir de
laristocratie avait sensiblement diminué ; la nécessité de se
réunir autour du pouvoir central pour combattre l'ennemi
commun, la ruine de beaucoup de familles nobles pendant la
durée de la crise, et surtout le changement dans le système
militaire et la création des armées permanentes, avaient pro-
duit ce résultat.
Charles Yll travailla dans l'esprit de saint Louis ; il con-
VICTOIRE DE LA ROYAUTÉ. 497
solida les Etablissements, dont Tautorité avait été ébranlée
durant les temps de troubles que Ton avait traversés. 11 ré-
digea des coutumes ; or les coutumes écrites , tout en cons-
tatant Tusage, le réglaient et pouvaient au besoin le modi-
fier. Dans son ordonnance de Montils-les-Tours , il traita
complètement la matière de la procédure. Il étendit la justice
royale aux nouvelles provinces acquises à la couronne, en
leur donnant des parlements ; car le parlement de Paris ne
pouvait plus suffire.
En soumettant les jugements des officialités à un appel au
parlement, il plaça la justice ecclésiastique sous sa dépen-
dance, comme l'était déjà la justice féodale.
Louis XI acheva cette révolution, en détruisant ceux qui
pouvaient lui faire obstacle. À dater de son règne, on s'ac-
corde à reconnaître que la puissance féodale est détruite ; il
le fallait, pour qu'il n'y eût en France qu'une loi, un Etat,
un peuple. L'unité de l'Etat n'était pas possible avec la sou-
veraineté des fiefs, et, une fois en train de battre en brèche
cette souveraineté, on ne s'était plus arrêté. La royauté s'é-
tait débarrassée successivement de toutes les forces qui pou-
vaient la contrarier dans son développement, et s'était trou-
vée assez heureusement placée pour avoir toujours, contre
la force qu'elle combattait , l'appui des autres. Contre les
seigneurs et leurs justices , elle avait eu les communes et
l'Eglise; contre la démagogie des communes et les préten-
tions ecclésiastiques, la noblesse. Patron immédiat des com-
munes, protecteur de l'Eglise, suzerain de toutes les seigneu-
ries du royaume, le roi pouvait toujours se présenter à
chacune de ces forces rivales comme un allié naturel.
Une ordonnance rendue par les états de Tours, sous Charles
YIII, en 1&85, contient déjà la célèbre maxime : a Toute
498 SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
justice émane du roi. » Ainsi, le combat de la justice royale
avec la justice seigneuriale peut être envisagé comme ter-
miné ; la féodalité, qui s'est maintenue pendant le XlUfi siè-
cle, qui n'a été qu'entamée pendant le XIV*, est définitive-
ment vaincue à la fin du XV**.
Après avoir indiqué à grands traits la succession histo-
rique des conquêtes de la juridiction royale, voyons plos en
détail par quels agents et par quels moyens, souvoit asseï
subtils, ces conquêtes ont été opérées.
Le testament que fit Philippe Auguste , en partant pour
la Croisade, est le plus ancien document législatif relatif aux
prévôts, aux baillis et à leur compétence ; en voici les dis-
positions principales :
Art. l*'^. (( In primis prœcepimm, tU baillim nostri, per «tu-
gulosprœpositos, inpolesiaiibtis nostris, ponant quatuor homines
prudentes, légitimas et boni testiinonii, sine quorum, eel dwh
rum ex eis ad minus, consilio negotia villœ non tractentur. »
Art. 2. ii Et in terris nostris, quœpropriis nomimbus dis-
tinctes sunt, baillivos nostros posuimus, qui m baillims suis,
singulis mensibus, ponent unutn diem, qui dicitur assisiœ, in
quo omnes illi qui clamorem facient, récipient jus suum per
eos et justitiam sine dilatione et nostra jura, et noslram jusii-
tiam et forefacta quœ proprie nostra sunt, ibi scribentur, »
Art. 4. (( Baillivi nostri qui assisi€ts tenebant, si aliqms de
baillivis nostris deliquerit, hoc constabit archiepiscopo et re-
ginœ, similiter de prœpositis nostris significent nobis baillivi
nostri. »
Art. 6. (( Prœpositis nostris, et baillivis prMbemus, neali-
quem capiant, nequeaverum suum (son avoir), quamdiu bonas
fidejussores dare voltAerit, de ju^titia prosequenda in justitia
nostra, nisi pro homicidio, vel murtro, vel raptu, i^l prodi-
tione. )>
TESTAMENT DE PHILIPPE AUGUSTE. 499
Il nous parait résulter de ces dispositions :
l^ Que ces deux offices existaient déjà, en 1190, sur les
terres du roi, et que Philippe-Auguste n'a pas institué ces
officiers , conome on Ta dit, mais qu'au-dessus des prévôts
et baillis existant déjà, il a établi (posuimus) les grands baillis,
qui tiennent les assises.
2^ Que Philippe-Auguste mentionne deux sortes de pos-
sessions distinctes {potestates et terrœ nostrœ). Dans hspo-
testâtes sont les prévôts (prœpositi), dans les terres qui ont
un nom distinct (propriis nominibtis distinctœ) sont les baillis
qui tiennent des assises.
En examinant le texte attentivement, tout porte à croire
que les potestates ne sont pas des terres moins considérables
que les autres, comme on l'a cru généralement , mais de&
justices , tandis que l'expression nos terres s'applique aux
fiefs. Ainsi, dans l'article I®', il s'agit delà justice justicière
qui appartient aux prévôts; son territoire est la potestas, ses
assesseurs sont les honiines prudentes (les bons hommes du
justicier) ; les affaires dont il traite sont celles de la villa,
et les justiciables du prévôt sont les hommes de poète, autre-
ment dits les vilains.
L'article 2 traite de la juridiction des baillis, qui, institués
sur les terres ayant nom distinct , c'est-à-dire sur les fiefs
de la couronne, y exercent à la fois la justice justicière et
la justice féodale ; ils rendent la justice à tous, et constatent
les droits royaux , les redevances qui sont dues au roi, les
amendes qui lui appartiennent.
3^ Il résulte de l'article & que les baillis qui tiennent des
assises sont au-dessus des prévôts , les surveillent et peu-
vent les destituer quand ils se sont rendus coupables d'un
crime.
SOO SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
Le roi, comme tout autre seigneur, avait des possessions
de deux espèces , des justices et des fiefs ; en conséquence,
il possédait des juridictions justicières et féodales, suivant la
nature de ses droits sur chaque bien déterminé. Mais la do-
mination royale avait, en outre, un caractère différent, soit
du fief, soit de la justice justicière ; ce caractère, de sa na-
ture vague, et qui s'applique à tout le territoire, serait, si
Ton veut, l'idée de la généralité ; c'est par cette idée que la
justice royale s'est constituée. Les juristes ont supposé que
le roi était généraument le souverain justicier du royaume,
comme aussi le propriétaire éminent de toutes les terres, le
gardien de toutes les églises. Cette domination générale, tout
en paraissant respecter les droits particuliers , planait sur
l'ensemble des institutions et était toujours prête à en rem-
plir toutes les lacunes ; or, ces lacunes étaient nombreuses
dans un ordre de choses composé d'éléments juxtaposés, in-
cohérents, issu du désordre et de l'anarchie. Les baillis fu-
rent les instruments spéciaux de cette tendance, de laquelle
la justice royale est enfin sortie, et dont le germe presque
imperceptible est déjà dans le testament de Philippe- Auguste
que nous venons d'analyser, mais se développa rapidement.
Outre la juridiction justicière et féodale dans les terres du
roi , la justice des baillis tend à comprendre dans sa com-
pétence tous les sujets du royaume, quelle que soit leur po-
sition; cela ressort déjà de ces mots : u In quo omnes illi
qui clamorem facient récipient jus mum per eos, » C'est plus
clairement expliqué dans une ordonnance de I2S4 : u Jura-
bunt ergo quod qtiandiu commissam sibi tenebiint baillivam,
TAM MAJORIBUS QUAM MEDI0CR1BUS, TAM MINORIBUS QUAM ADVE-
Nis , TAM iNDiGENis QUAM suBDiTis , sine personarum et natio-
ntim acceptione, jus reddent, u
JUSTICE DES BAILLIS ET PRÉVÔTS. 804
Ainsi , la justice des baillis devint une juridiction nou-
velle, distincte de celles qui l'avaient précédée, applicable
à tous, sans acception de rang, de puissance et de qualité ;
les hommes qui, par leur position, échappaient à toutes les
autres juridictions, les gentilshommes dont les procès n'é-
taient pas dans la compétence des justiciers seigneuriaux,
tombèrent sous la juridiction des baillis.
C'est contre cette justice nouvelle des baillis que s'élevè-
rent toutes les résistances de la noblesse ayant pour objet
le maintien des guerres privées ; c'était pour forcer les gen-
tilshommes à recourir à ses tribunaux que la royauté mul-
tipliait ses attaques contre cet usage , si étrange et si per-
sistant, parce que, ainsi que nous l'avons vu, il entrait dans
l'ensemble des institutions du moyen âge comme le supplé-
ment naturel du défaut de justice.
Au XIV® siècle , la justice royale avait fait peu de pro-
grès sous le rapport de sa juridiction nouvelle, dont la légi-
timité était encore vivement contestée ; au XV®, elle en avait
déjà fait davantage ; à la fin de ce siècle, la compétence des
prévAts comprend tous les crimes et délits commis dans leur
ressort , sous réserve d'appel, et, à l'exception : K^ des dé-
lits de lèse-majesté , fausse monnaie , assemblées illicites ,
émotions populaires, ports d'armes (c'est le nom sous lequel
on désigne la guerre privée), infraction de sauvegarde, etc.,
qui, comme cas royaux, entrent immédiatement dans le res-
sort du bailli ; 2** des accusations portées contre les nobles
vivant noblement et autres personnes privilégiées.
La compétence des baillis s'étendait à tous les délits qui
ne ressortaient pas des cours seigneuriales, des officialités,
ou des prévôts royaux, et celte compétence s'accroissait sans
cesse au moyen de perpétuelles usurpations sur les justices
K02 SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
ordinaires. Les registres des Olim sont remplis des conflits
des baillis avec lesjustices seigneuriales et d'arrêts ordinaire-
ment favorables aux baillis. Au reste, la tendance à envahir
sur les juridictions seigneuriales n'était pas particulière à la
royauté ; depuis longtemps déjà , ces justices avaient à se
défendre contre les empiétements non moins hardis de la ju-
ridiction ecclésiastique, et si les seigneurs français contestè-
rent faiblement l'adage fameux, et historiquement faux, qui
établit que toutes les justices viennent du roi, cela s'explique
peut-être par l'idée que la supposition d'une inféodation de
leur justice donnait aux seigneurs justiciers un certain appui
contre les envahissements des ofGcialités , auxquels ils n'é-
taient pas toujours capables de résister isolément.
Au-dessus des baillis et des prévêts, employés locaux,
était le parlement, qui réunissait les diverses juridictions et
formait le centre de toutes les justices du royaume.
On a considéré le parlement comme une continuation de
la curia régis, c'est-à-dire la cour féodale du roi ; mais il est
plutêt issu de la combinaison de cette curie avec un élément
nouveau et anti-féodal, savoir la chambre royale, à laquelle
les baillis'rendaient compte de leur administration.
Pendant une partie du XIII^ siècle, on ne savait, en cas
de conflit de compétence entre un bailli et un seigneur, ou
de plainte pour déni de justice, etc., si Ton devait porter la
cause à la curie qui n'avait pas pouvoir sur le bailli , ou à
U chambre qui ne pouvait juger le seigneur. On en vint,
sous saint Louis, à réunir les deux corps pour ces cas ; c'est
à la véritable origine du parlement, dont la cour de baron-
nie du roi est l'élément féodal, tandis que, dans la cham-
bre, autorité essentiellement administrative, le droit royal
prédomine ; cela explique pourquoi, ainsi que l'a remarqué
LE PARLEMENT. SOS
Klimrath, durant la seconde moitié du XIII'' siècle, les séan-
ces du parlement ne sont nullement régulières. Plus les
baillis prirent le dessus, plus, naturellement, la compétence
du parlement s'accrut.
L'ordonnance de 4302 chercha à* remédier au défaut de
séances régulières. Depuis 4348, le parlement eut la juridic-
tion supérieure pour tout le royaume, et les fonctions pure-
ment administratives restèrent à une chambre appelée la
chambre des comptes. Dès lors, le parlement poursuit dans
l'ensemble du royaume l'œuvre que les baillis accomplissent
dans les provinces ; il devient la cour suzeraine de tous les
fiefs du royaume, en vertu de la fiction d'après laquelle la
suzeraineté de tous les fiefs et de toutes les justices féodales
appartient au roi. Toutes les questions sont dès lors dans sa
compétence, soit directement quand il s'agit des différends
entre les seigneurs immédiats, soit par voie de ressort lors-
que la cause concerne des arrière- vassaux. Nous avons vu
déjà les rapports de cette institution avec celle de la pairie.
Lorsque l'autorité royale se fut étendue sur tout le terri-
toire de la France, le parlement de Paris fut reconnu pour
la cour suprême partout, sauf dans le ressort de l'échiquier
de Normandie, des grands jours de Champagne, des curies
d'Aquitaine^ de la cour des sénéchaux du Languedoc, et des
terres dépendantes du roi d'Angleterre, du duc de Bretagne,
du comte de Flandre et du Dauphiné. D'abord, la compé-
tence de ces cours fut à peu près la même que celle de la
curie du roi ; mais les rois, prenant toujours plus le dessus
sur les grands feudataires, cherchèrent à faire prévaloir leur
propre parlement. Cela était sans difficulté, quant à la cour
des sénéchaux , eux-mêmes fonctionnaires. En Champagne,
on admit la requête, au parlement dans la forme d'une sup*
S04 ' SECONDE ÉPOQUE FEODALE.
plique adressée au roi. La lutte entre le parlement de Paris
et l'échiquier de Normandie se prolongea durant tout le XIV*
siècle ; à la fin, l'échiquier resta indépendant. Une lutte pa-
reille avec le parlement de Bretagne eut la même issue. Le
fond de ces luttes des parlements provinciaux était toujours
la résistance du droit féodal contre la nouveauté du droit
royal ; mais lorsqu'au XV* siècle, la royauté eut triomphé,
le rapport se trouva changé, toutes les cours étaient égale-
ment soumises au roi ; alors le pouvoir royal n'eut plus dln-
térét à soumettre les parlements des provinces à celui de
Paris, (Jès lors, au contraire, soit pour accélérer rexpédition
des affaires, soit pour ne pas donner au parlement de Paris
une influence excessive, on fit de toutes les anciennes cours
féodales supérieures des parlements royaux d'après le modèle
de celui de Paris.
L'abolition des guerres privées avait frappé au cœur Fîn»-
titution du fief, comme rapport militaire et personnel, et fait
disparaître la cause même des contestations relatives aux
obligations proprement féodales. Dès le XV® siècle, les traités
des fiefs, en France, ne parlent plus que de lods, de ventes, de
reliefs, de censives, d'aveux et de dénombrements, en un
mot, des droits utiles ; les coutumes rédigées à cette époque
ne 3'occupent des droits des seigneurs qu'au point de vue du
produit; la juridiction proprement féodale se réduit donc, par
la force des choses, par la transformation même du rapport
féodal, à ce que nous avons défini, en traitant de la compé-
tence féodale, sous le nom de justice foncière. Pour la justice
justicière des seigneurs, il en fut autrement, les causes qui
entraient dans sa compétence se reproduisaient constamment;
l'établissement des communes lui enlevait quelques justicia-
bles , mais les communes indépendantes n'occupaient que la
INSTlTtTION DES APPELS. 508
partie la moins considérable du territoire. Dans les campa-
gnes, le seigneur resta justicier vis-à-vis des vilains, l'affran-
chissement des mains mortes'ne les enlevait nullement à son
tribunal. En outre, les baillis et les prévâts n'avaient aucun
droit à s'immiscer dans l'exercice de la justice justicière,
dont le territoire leur était fermé en vertu du principe que
chaque justicier est souverain dans sa justice.
Les employés royaux opposèrent à ce principe celui que
toutes les justices sont tenues en fief du roi. Cette règle ne
brisait pas avec les idées féodales , elle n'altérait la réalité
qu'en faisant de la condition de certaines justices celle de
toutes les justices seigneuriales. Sur ce principe on établit le
système des appels , au moyen duquel on constitua ce que
l'on nomma le ressort.
L'appel pour défaute de droit, qui était de règle dans la
justice féodale, n'existait pas originairement dans la justice
justicière. Dans le droit féodal ancien, le vassal auquel son
seigneur avait refusé justice pouvait toujours s'adresser au
suzerain de son seigneur, s'il y en avait un. C'est ce qu'ex-
prime Beaumanoir fort clairement dans le passage suivant :
(( La première manière de gens qui peuvent appeler sont cils
qui tiennent en flef et en hommage d'autrui et lor seigneur
ne leur voelent fere droit , ou il lor délaient trop lor droit ;
ichele gent, de lor seigneur tiennent le lor saisi, ou prennent,
ou liènent, ou empècent à lever, doivent requerre lor sei-
gneur qu'il lor rende ou ressaisisse. »
Ainsi, la défaute de droit n'était pas toujours ce que nous
nommons déni de justice, et Beaumanoir parle surtout ici du
cas où le seigneur a saisi le fief de son vassal ; dans ces cas,
il y a appel au supérieur commun.
Entre le seigneur justicier et ses vilains, il n'y a pas de
506 SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
défaute de droit ; c'est ce qui résulte, on ne peut plus nette-
ment, d'un passage célèbre de Desfontaines : « Par notre
usage, dit ce jurisconsulte, n'a-t'il entre toi et ton vilain
d'autre juge fors Dieu ; tant comme il est tes coukans et les
levans, s'il n'a d'autre loi vers toi, fors la commune. »
Dans ce passage. Desfontaines parle des hommes de poêle,
sujets du justicier devenu indépendant par la chute de la
royauté carlovingienne.
Le privilège de l'appel de défaute de droit appartenait au
vassal, en raison des idées féodales et non en raison de sa
condition, plus relevée que celle des vilains; car l'bonmie qui
dépendait d'un seigneur féodal pour une censive, c'est-à-dire
un héritage vilain , n'est pas de condition supérieure à
l'homme de poète, et cependant il peut appeler pour cause
de défaute de droit ; c'est encore ce qu'explique Beauma-
noir : a La seconde manière de gens à qui il est meslier
quMIs somment lor segneur, che sunt cil qui iiènent dTeux
hiretages vilains, desqu'ils la connoissance appartient au se-
gneur. Le segneur se peut mettre en défaute envers cIk qui
tiennent d'aus en vilenage ; car aussi bien sunt il tenu de
fere droit as uns comme as autres. »
Déjà au temps de Beaumanoir, on voit percer l'idée de
l'appel pour défaute de droit dans la justice justicière, et cela
en opposition au principe encore reconnu qu'entre le justi-
cier et ses couchants et levants, il n'y a d'autre juge fors
Dieu.
Voici comment le bailli du Beauvoisis indique cette idée :
(( Toute coze qui est tenue comme justice laie doit avoir
ressort de segneur roi, et telle manière de ressort ont cil qui
tiennent en baronnie, en tant comme les baronnies s'entend.
Et s'ils n'en font ce qui doivent et qui appartien au ressort.
APPELS. • 507
quand il en sont sommé soufSsamment, on en pot aler an
roi et en a li roi la connoissance ; car toute UHe juridic-
tion du roïaume est tenue du roi en fief ou arrière' fie f^ et par
ce pot on venir en se cort par voie de défaute de droit. »
Ce principe fut promptement mis en pratique.
Dans l'ordonnance de 1302, Pbilippe-le-Bel, tout en com-
mençant par défendre à ses baillis d'attirer devant eux les
justiciables des seigneurs, réserve formellement pour les
juges royaux le droit de ressort : « Prohibemus ne suMiti
seu justitiabiles prœlatorum aut baronutn, aut aliorum sub-
jectorum nostrorum trahantur in causant coram nostris offi-
cialibus, nisi in casu ressorti. »
L'appel ou ressort fut , selon Chauveau, l'instrument le
plus puissant de l'extension de la juridiction royale. Le prin-
cipe des évocations du fond appliqué à l'appel des juge-
ments préparatoires contribua surtout à dépouiller les justi-
ciers de leur compétence régulière; la substitution de la pro-
cédure par enquête écrite à la procédure par bataille rendit
l'appel possible dans toute espèce de cause.
Les Etablissements de saint Louis avaient organisé l'appel
dans ses domaines ; premièrement, en décidant que le juge-
ment sur les résultats de l'enquête pourrait être porté de-
vant les juges royaux :
« Si aucun veut fausser jugement au pays où il api)ar-
tient, il n'y aura point de bataille, mes les claims et les res-
pons et les austres destraints du plet seront apportés en notre
cour, et, selon les erremens du plet, Ton fera dépérier le
jugement ou tenir, et oel qui sera trouva en son tort s'amen-
dera selon la coutume de la terre. »
Secondemoit , à côté des appels de défaute de droit , les
Etablissements instituent une nouvelle voie de recours.
SOS SECONDE RPOQUE FÉODALE.
V amendement du jugement. Cette nouvelle institution était un
progrès considérable dans la voie de Tappel, en ce que celui
qui appelait pour faux jugement rejetait entièrement le ju-
gement , ce qui impliquait une offense au seigneur qui Ta
rendu : a Appel, disent les Etablissements , contient félonie
et iniquité, » C'est pour Ater au recours ce caractère d'un
outrage que saint Louis crée le recours pour amendement,
qui n'est pas envisagé comme un appel : a Je demande aman-
dément de jugement en soupliant, car souplications doit être
faite en cour le roy et non pas appel. »
Le registre des Olim contient, dès le XIII* siècle, de nom-
breux arrêts rendus sur l'appel des parties ; il est à observer
que, malgré le changement de forme résultant de la demande
en amendement, l'ancienne formule d'appel tanquam pra-
vum et falsum continue à être employée. L'usage des appels
à la cour du roi ne s'introduisit que plus tard dans les pro-
vinces.
Chauveau cite un arrêt de 4259, dans lequel il est jugé
que les habitants de Soissons, qui ont appelé au roi d'un ju-
gement qui adjuge à Fabbéde Saint- Médard un droit de haute
justice, sont déboulés, parce que l'abbé a établi que le droit
d'appel à la cour du roi n'est pas usité à Soissons. C'est
pourtant presque à la même époque que Beaumanoir posait
déjà comme règle générale le droit d'appel.
Durant le XIV* siècle, l'appel fut reçu dans toutes les ju-
ridictions ; il avait pour lui la jurisprudence autant que la
loi, la pratique des justices ecclésiastiques, les nouvelles
idées sur la hiérarchie féodale, et plus encore que tout cela,
le mouvement général des esprits.
L'appel était toujours dirigé contre le juge et non contre
la partie. Si le jugement était cassé, on était dispensé de lui
CAS BOYAUX. 509
en payer les frais, et le juge payait lui-même le jugement
de la cour d'appel ; voilà pourquoi le juge inférieur se pré-
sentait ou envoyait un délégué au plaid du juge supérieur ;
les baillis, par la même raison, étaient appelés à venir dé-
fendre ceux de leurs jugements dont on formait recours au
parlement.
Non contente de se subordonner la justice des seigneurs au
moyen du ressort, la royauté chercha à s'emparer directe-
ment des parties les plus considérables de leur compétence
au moyen des cas royaux; l'ancienne jurisprudence donnait
ce nom aux causes qui, par leur nature propre, sont cen-
sées revenir à la justice du roi. La théorie des cas royaux
s'est développée surtout durant le XIV® siècle ; on envisa-
geait comme tels :
1^ Tous les délits qui intéressent directement l'autorité
royale, ainsi les crimes de lèse-majesté, fausse monnaie , as-
semblées illicites, émotions populaires, injures aux officiers du
roi, ports d^armes, etc.
Le délit de port d'armes avait été créé par la législation
royale pour empêcher le recours à la force , qui , comme
nous l'avons vu , était admis dans certaines limites par le
droit féodal strict. Lorsque cette défense de recourir à la
force était violée, les baillis s'attribuaient le cas; car, dit
Beaumanoir, <( le roi est tenu à garder et à fère garder les
coutumes de son royaume. » On conçoit que, sous ce cou-
vert, les baillis eurent souvent à s'ingérer dans les justices
des seigneurs. Les baillis s'introduisirent aussi sur le terri-
toire justicier par les grands chemins ; on en attribua d'a-
bord la propriété au roi, puis, comme conséquence, on lui
attribua le jugement des délits qui s'y commirent.
20 11 y a aussi des cas royaux de nature civile, ainsi par
510 SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
Ce motif que le roi, conformément aux anciennes idées ger-
maniques avait sous sa protection spéciale {mundium) les
veuves et les orphelins,, les baillis cherchèrent à s'attribuer
le jugement des procès relatifis aux testaments, aux douaires
et aux donations pour cause de mariage ; ils revendiquèrent
également les contestations portant sur un contrat qui avait
été revêtu du sceau royal.
3® Une autre classe de cas royaux est celle où Tinterveo-
tion de la justice royale repose sur la qualité des personnes
en cause. Certaines personnes se faisaient donner un sauf-
conduit, ou sauvegarde j moyennant quoi elles devenaient
justiciables seulement des employés du roi. Cette institution
de la sauvegarde est en corrélation avec une autre règle
plus générale, celle de Taveu ; celui qui, placé sur le terri-
toire d'un baron, s'avoue du roi, a pour juge le bailli, à
moins que le baron ne prouve qu'il dépend de lui : « Qui au
roi s'avoue, a à marchir au roi, » disent les Etablissements
de saint Louis. Ce privilège accordé aux individus de s'a-
dresser au roi et de se soustraire par là à la justice justi-
cière, assez étrange au premier abord, est peut-être seule-
ment un développement de l'institution des communes. La
faculté de se placer sous la protection immédiate du roi, ac-
cordée d'abord à certaines villes , aurait été étendue, en ce
sens que , pour jouir des privilèges de la commune royale,
il n'était pas nécessaire d'y transporter son domicile, et qu'il
sufiQsait de s'y faire agréger.
Cette innovation donna lieu sans doute à de vives récla-
mations de la part des justiciers, au pouvoir desquels elle
aurait porté un coup fatal, et ce fut à ces réclamations que
Philippe-le-Bel dut faire droit, en ordonnant que celui qui
veut se faire agréger à une commune doit y acheter une
DE I.A PRÉVENTION. olJ
maison et Thabiler de la Toussaint à la Saint- Jean. Le renou-
vellement fréquent de cette ordonnance prouve qu'elle n'é-
tait point exécutée, et que le système des bourgeoisies per-
sonnelles continuait à faire des progrès.
L*aveu que Ton faisait pour la personne entraînait la com-
pétence pour ce qui concerne la fortune mobilière de celui
qui s'est avoué.
Le privilège d'être jugé immédiatement par les juges
royaux était accordé, au W^ siècle, aux nobles vivant no-
blement, dans les causes pénales dans lesquelles ils sont dé-
fendeurs, et aux clercs dans les cas où Ténormité du crime
enlevait le privilège clérical.
A côté de la théorie des cas royaux se place le principe de
la prévention y nouveau moyen par lequel les baillis accrurent
leur action judiciaire au détriment de la justice justicière.
La prévention dit^re de la concurrence, qui suppose un même
droit de juridiction chez plusieurs juges et attribue la cause
au premier nanti. Par la prévention, les baillis royaux s'at-
tribuaient le droit de conserver la connaissance d'une cause
appartenant à une autre juridiction, mais au sujet de laquelle
ils ont fait les premiers actes de l'information : ceci ne s'ap-
plique naturellement qu'aux délits. Ce principe de la pré-
vention est emprunté au droit canonique , comme beaucoup
d'autres des soi-disant règles de droit par lesquelles la jus-
tice royale empiétait constamment sur les autres justices. On
justifiait le principe de la prévention par la prétendue négli-
gence des justiciers seigneuriaux ; mais, ainsi que l'observe
Ghauveau, au moins aurait-il fallu constater cette négligence
en fixant un délai, passé lequel seulement le juge royal eût
pu agir. Or, on ne voit pas qu'on y ait songé avant les or-
donnances du XYI^ siècle, qui fixent le délai d'un mois dès
MÉM. RT DOCim. XVI. 33
512 SECONDE ÉPOQI'E FEODALE.
la commission du délit ; mais alors déjà la justice justicière
n'était plus que Tombre de ce qu'elle avait été dans les
temps féodaux.
En matière civile, il pouvait aussi y avoir un cas de pré-
vention ; c'est lorsque le défendeur, ci lé devant le juge royal,
a répondu de manière à laisser entamer la cause.
Toute demande en revendication, ou renvoi d'une cause
portée devant le juge royal, doit être formée avant la con-
testation : a sed non post, » dit Dumoulin, sur la coutume
du Maine.
Il est encore un principe de procédure, qui, comme la pré-
vention, fut introduit par les juges royaux dans l'intérêt de
leur pouvoir, mais qui était pourtant plus fondé en raison ;
c'est celui qui statue que le délit est jugé au lieu où il a été
commis. Au XIII® siècle, le juge du domicile de l'accusé était
compétent pour le juger, sauf le cas de flagrant délit. Beau-
manoir pose la règle et l'exception : « Le sire dosoz qui au-
cuns est couquans et levans à la justice de lor cors ; » et
« Nus ner'a se cort d'homme qui est pris en présent meflet,
anchois appartient li connissance au segneur en qui tère li
prise est fête ; mais si le malfeteur s'en part sans estre ar-
resté, li connissance en appartien au segneur desoz^ qui est
couquans et levans. » Mais cette règle ne fut pas longtemps
observée, et Louis-le-Hutin céda aux réclamations soulevées
par la pratique contraire, lorsqu'il déclara aux seigneurs du
Languedoc et aux nobles d'Amiens que les sujets des justi-
ciers seront toujours jugés dans la justice à laquelle ils ap-
partiennent. Les juges royaux continuèrent néanmoins à
s'emparer des individus qui avaient commis des délits dans
leur ressort, et à les juger nonobstant les plaintes des sei-
gneurs ; ils s'appuyaient sur une ordonnance révoquée de
AUTRES EMPIÉTEMENTS. 51.*
Philippe-le-Bel et sur les avantages que celle marche avait
pour l'instruction du procès et radministralion de la preuve.
Ce fut la règle du lieu du délit qui finit par remporter, et
les ordonnances royales du XV* et du XVI* siècle la con-
sacrèrent définitivement.
Attaquées sur tous les points et de toutes les manières
que nous venons d'énumérer, on conçoit que les justices sei-
gneuriales perdirent chaque jour du terrain ; car on peut
voir, par la lecture des ordonnances rendues sur les plaintes
des seigneurs, que, chaque fois qu'il y est fait droit, ceux-
ci, sous l'apparence d'une reconnaissance de leurs préroga-
tives, s'en voient enlever quelque portion ; une partie des
envahissements exécutés par les employés royaux est rejetée
et l'autre maintenue. Les parlements aussi vinrent au se-
cours des justiciers dans plus d'une occasion ; mais le fait
même que les seigneurs étaient forcés d'avoir recours à eux
constatait la suprématie de la justice royale et la dépendance
des justices seigneuriales. Loyseau nous apprend que, « si
les parlements n'eussent quelquefois pris la protection des
seigneurs, il y a longtemjîs que ceux-ci eussent été frustrés
de leur justice. » Cet auteur, qui envisage systématiquement
les justices seigneuriales comme usurpées , semble même
éprouver quelque pitié pour le sort qui leur est fait, pitié
qui lui a inspiré ce passage, bien curieux dans sa bouche :
a Or, comme entre tous les animaux, les grands mangent
les petits, aussi non-seulement entre les hommes, mais en-
core entre ceux de justice, cette même injustice s'exerce en
tous temps ; car les officiers royaux étant supérieurs des
subalternes (les prévAts et baillis seigneuriaux), et d'ailleurs
se fortifiant de l'autorité et intérêt du roi, intentent journel-
lement tant de sortes d'entreprises sur les justices seigneu-
riales, etc. w
Sl'l SECONDE ÉPOQUE FÉODALE.
Les changements qui eurent lieu dans le personnel des
juges et des tribunaux eurent aussi pour effet d'augmenter
la prépondérance de la juridiction royale aux dépens de la
juridiction seigneuriale. Dans la justice proprement féodale,
la pairie avait perdu beaucoup de son importance depuis que
le fief avait cessé d'être une alliance armée et n'était qu'une
espèce particulière de possession. Dans les assises du bailli,
auquel, comme nous venons de le voir, revinrent à la fin tous
les cas importants du res^rt delà justice justicière, le juge-
ment avait d'abord été rendu par les assesseurs, les anciens
échevins, ou boni homines, selon le principe germanique et
féodal ; mais cela ne dura pas. Déjà du temps de Beauma-
noir, les assesseurs ne sont que les conseillers du bailli, et
le bailli rend lui-même le jugement ; en outre, dans ces as-
sises, les assesseurs furent appelés par le choix du bailli.
Beaumanoir le dit expressément : « Le bailli doit appeler à
son conseil les plus sages, et fère le jugement par leur con-
seil. » Les baillis eux-mêmes étaient, dans l'origine, des che-
valiers ; mais l'espèce de ces chevaliers jurisconsultes, que
l'on rencontre au XII® et encore au XIII® siècle, tels que les
Beaumanoir et les d'Ibelin du royaume de Jérusalem, à l'é-
poque où le droit féodal est dans tout son éclat, ne se pro-
pagea pas. L'étude du droit romain et du droit canon, en
compliquant le droit féodal, amena, même dans les plus hauts
emplois judiciaires , la classe des jurisconsultes de profes-
sion, qui, sous le nom de lieutenants civils et criminels,
remplacèrent les baillis dans leurs fonctions judiciaires ; dans
les parlements également, les légistes remplacèrent de fait les
barons, et les grands seigneurs, qui, peu soucieux de consa-
crer leur temps à l'étude de longues procédures écrites, con-
servèrent le droit de siéger, mais n'en usaient que dans les
LES LÉGISTES REMPLACENT LES SEIGNEURS. 515
grandes occasions, et laissaient aux officiers royaux la charge
de l'expédition des affaires.
Les seigneurs justiciers avaient, eux aussi, remis le soin
de rendre la justice en leur nom à des employés, bien moins
capables qu'ils ne Teussent été eux-mêmes de résister aux.
empiétements des baillis. Au XIV® siècle, cet usage devint
une règle : « Chacun selon son tenement a juridiction, dit
Bouteiller ; mais il convient qu'ils facent juger par autres que
par eux. » Au XV® siècle, les parlements firent de cette règle
de convenance une injonction formelle ; au XVI®, on fit un
pas de plus, et Ton ordonna que les officiers de justice se-
raient examinés avant d'être reçus par le lieutenant du bailli.
Déjà longtemps auparavant , au XIII® siècle, Philippe II
avait interdit aux seigneurs, et même à l'Eglise, pour ses
domaines et justices, de choisir les officiers de justice parmi
les clercs, afin qu'ils pussent être poursuivis, en raison de
leurs fonctions, devant les tribunaux laïques.
La nécessité pour les seigneurs de recourir à l'autorité
royale pour la nomination de leurs officiers de justice efih-
çait évidemment ce que l'exercice de la juridiction conser-
vait du caractère de pouvoir public ; c'était là aussi ce qu'on
voulait, et ce qu'exprime Loyseau en ces termes : « Fina-
lement, quant à la réception des officiers des seigneurs, si
elle est nécessaire aux officiers du roi, qui ont leur pouvoir
de celui de qui tout pouvoir provient , à plus forte raison
l'est-elle en ceux qui sont pourvus par gens qui, n'ayant
l'exercice d'aucune puissance publique , ne le peuvent par
conséquent bailler et attribuer à leurs officiers. »
En somme, ensuite des changements opérés du XIII' au
XVI® siècle dans l'administration de la justice seigneuriale,
il est manifeste que la patrimonialité des justices, en ce qui
51 G SECONDE ÉPOQUE FEODALE.
concerne le droit de juger, n'est plus qu'un vain mol ; le
seigneur ne possède pas réellement ce droit, mais seulement
un profit qui s'y rattache ; la possession même de ce profit
reçut d'ailleurs de graves restrictions, soit par la défense des
inféodations des justices subalternes , soit par le caractère
précaire que prit la jouissance même des hautes justices.
Au nombre des principales modifications qui s'introduisi-
rent dans le système des juridictions, en Allemagne, durant
la seconde période féodale, se trouve la célèbre institution
des vehmgerichte, aussi appelées jmtices de Wesêphalie, qui
jouèrent un rôle si mystérieux et si étrange du XIII* au XIV«
siècle. Selon Eichorn , il y a deux sortes de justices : la
freigrafschaft {comicia libéra), qui possède le blutbann et qui
est la juridiction pour les hommes libres ; elle est exercée
par le graf et le vicegraf; puis la gografschaft, exercée par
les gografen, qui n'ont pas le blutbann, et tiennent leur mis-
sion, non de l'empereur, mais du latidherr.
Selon toute apparence, les gografm cherchèrent à s'attri-
buer la juridiction sur les hommes libres, lesquels, de leur
côté, contestèrent cette juridiction, estimant relever immé-
diatement de la justice de l'empereur.
Les vehmgerichte, bien qu'elles se soient étendues par affi-
liation secrète dans tout l'empire, avaient proprement leur
origine et n'exislaient régulièrement et légalement qu'en
Westphalie ; leur nom vehmgerichte indique une justice cri-
minelle. Grimra, dont l'étymologie a été adoptée par Wigand,
auteur d'une histoire fort savante des justices de Westpha-
lie , estime que feme , tcehm , wehma , signifient peine. Les
vehmgerichte auraient donc été purement et simplement les
freigerichte de Westphalie; la tradition fait remonter lei|r
institution à Charlemagne, qui les aurait établies contre les
ALLEMAGNE : TRIBUNAUX SECRETS. 517
Saxons, qui retournaient au paganisme. Selon une autre
donnée, elles auraient été établies, vers 4225, par Engel-
bert, archevêque de Cologne, prince connu par sa sévérité
contre les malfaiteurs.
Unissant ces deux données, on a supposé qu'Engelbert,
afin de réprimer les nombreux excès qui avaient lieu, et que
la justice ordinaire ne réprimait pas suffisamment , réorga-
nisa les freigerichte de Westphalie, et introduisit auprès
d'elles la procédure secrète, instituée quatre siècles aupara-
vant par Cbarlemagne contre les Saxons relaps, et dont le
souvenir formidable s'était conservé ; l'obligation de dénon-
cer les crimes qui venaient à leur connaissance était aussi
imposée aux membres de ces justices {freischœffen), lesquelles»
comme justices des hommes libres, étaient en lutte avec les
princes et les seigneurs , et se rattachaient au contraire à
l'autorité de l'empereur. Les vehmgerichte , en Westphalie,
ne procédaient, du reste, selon le mode secret, qu'après que
l'accusé avait été cité et mis en demeure de se justifier de-
vant la justice publique ordinaire. Si, ailleurs, on crut pouvoir
juger des accusés sans cette formalité préalable, et même
sans les avoir entendus, cela tient à la part d'abus insépa-
rable d'une pareille institution : on sait que les francs juges
exécutaient eux-mêmes leurs sentences, et que, sauf en West-
phalie, leur justice, loin d'être reconnue, était envisagée
comme un insigne désordre, à peine excusé par la fréquence
des crimes, l'impunité des grands, la rudesse et l'anarchie
qui régnaient dans la société allemande à l'époque où cette
institution se forma. Au reste, il ne faut pas oublier qu'il
s'agit ici d'une institution secrète , sur laquelle il est peu
probable que Ton parvienne jamais à lever complètement le
voile.
Ki8 SECONDE EPUgiE FEODALE.
Pour en revenir à la question de la juridiction, en somme,
Eichorn croit que les vehmgerichte se sont développées en
raison de la répugnance des hommes libres à se laisser juger
par la justice des gografen et des baillis territoriaux, justice
qu'ils considéraient comme faite seulement pour les pfleg-
haften et vogtlettte , ou pour les landsassen , dépourvus de
propriété foncière.
A cette époque, outre ces juridictions ordinaires, on ren-
contre encore , en Allemagne , des justices extraordinaires
appelées friedensgerichte ; elles devaient leur naissance à une
landfriede , c'est-à-dire à un traité conclu entre quelques
seigneurs, prélats, chevaliers, et quelques villes, traité dont
la durée était ordinairement déterminée. Les friedensgerichte
jugeaient les différends survenus pendant la paix convenue
entre ces sortes de confédérés ; ce sont, pour ainsi dire, des
tribunaux internationaux pour les confédérations que tolérait
la largeur et la faiblesse du lien social dans TAllemagne du
moyen âge ; ils ont un grand rapport avec les austràge (ar-
bitrages), mais ont, de plus que les austràge, le caractère de
tribunal permanent, jugeant toutes les difficultés qui se pré-
senteront, et non pas telle difficulté déterminée.
DEUXIÈME SECTION
DU PROCÈS FÉODAL.
SI
Des formes de 1» procédure durant l'époque
barbare*
Durant Tépoque barbare, il n'y avait pas de différence
sensible entre les formes du procès civil et celles du procès
criminel. L'une comme Taulre étaient une affaire privée,
une contestation entre un plaignant qui se dit lésé et un dé-
fendeur qui oppose à la plainte. De plus, les peines se rédui-
saient ordinairement à des amendes, dont une partie servait
à indemniser le lésé, et l'autre était perçue par le roi et le
comte.
La seule trace de procédure inquisitoire que l'on puisse
citer, jusqu'à la fin du X® siècle, devant les tribunaux lai-
(jues séculiers, consiste dans l'obligation de dénoncer les dé-
lits qui était la conséquence de l'institution de la garantie
mutuelle ; mais, dans ce cas même, le dénonciateur devenait
partie à défaut du lésé, et le procès restait en lutte entre
deux individus, ce qui est le caractère distinctif de la pro-
cédure accusa toire.
(l'était le magistrat présidant les plaids qui convoquait les
520 ÉPOQUE BAIIBAHE.
liommes libres, et plus tard les échevins ; mais c'était le plai-
gnant qui citait sa partie en justice pour le jour indiqué par
le magistrat. L'acte de cette citation, qui devait avoir lieu
en présence de témoins, se nomme mallare, quelquefois aussi
manire, qui vient de monere. Si le cité fait défaut, il est cité
de nouveau jusqu'à trois fois , avec une augmentation d'a-
mende pour chaque défaut, à moins qu'il ne fournisse une
excuse valable. Avant d'obtenir défaut, le plaignant doit at-
tendre le coucher du soleil. Les citations étaient faites par
un huissier '. Celui qui n'a pas paru après trois délais fixés,
ni fourni d'excuse valable, devient contumace, ce que la loi
salique appelle jactivus, c'est-à-dire que l'on peut obtenir
contre lui un jugement exécutoire, et, en outre, il est pas-
sible d'une peine pour sa désobéissance. 11 n'aurait pas été
permis d'amener de force un homme libre devant le tribu-
nal, sauf le cas de flagrant délit, si le crime entraine la peine
de mort.
La procédure s'instruisait publiquement et oralement ; cela
résulte de la nature des choses, puisque le tribunal était,
dans l'origine, l'assemblée des hommes Ubres. Les moyens
de preuve étaient les documents, les témoins, le serment de
la partie, appuyé par un certain nombre de conjurateurs, et
les ordales, ou jugements de Dieu. On a dit que les deux
derniers moyens étaient réservés pour les affaires crimi-
nelles ; mais c'est une erreur, puisque, dans la période ac-
tuelle, le procès criminel n'était pas nettement distingué du
procès civil.
< L'huissier (prœco) est appelé en langue germanique scrjo, de sagen (dire,
annoncer) ; dans la loi bourguignonne, wiUiskalk^ de vitte (amende), et seaik
(garçon, esclave) ; en allemand, on le nomme frohnbote.
INSTRUCTION DU PKOCLS. hH
Rien ne prouve que les parties ne pussent pas faire en-
tendre de témoins dans un procès pour crime ; seulement,
le témoignage a moins d'importance qu'il n'en a dans d'au-
tres formes, par le fait que l'accusé a, dans le serment pur-
gatoire, une défense toujours à sa portée. La preuve par titre
devait être rare aussi dans l'époque qui nous occupe , car
les Germains ne faisaient pas usage de l'écriture.
L'examen des lois barbares nous montre que, pour les
Germains, le titre n'était qu'un accessoire de la preuve par
témoins; il devait être lui-même confectionné devant té-
moins', quelquefois même devant l'assemblée de la com-
mune ou du canton.
Lorsque le témoignage nécessaire pour faire preuve était
fourni, la question était jugée; c'est ce qui fait que l'on a
quelquefois confondu les témoins avec les juges eux-mêmes,
et mêlé les conditions exigées des uns et des autres.
* La loi des Ripuaires (Tit. LIX, chap. 1) contient sur ce sujet un passage
curieux. L'écrit qu'elle appelle teitamentuniy bien qu'il s'agisse d'une vente,
doit être signé par sept ou douze témoins. Si une des parties conteste cet
acte, on entend les témoins, ou le notaire {cancelktrius)^* qui prête serment,
appuyé d'un nombre de conjurateurs équivalent à celui des témoins exigés ;
celui qui a attaqué l'acte paie dans ce cas au double, et une amende à chaque
témoin. Si l'acte est déclaré nul , au contraire, le gagnant reçoit, outre le
gain du procès, 50 sous, et le notaire paie 50 sous, plus 15 sous par témoin.
Si le notaire est mort , le possesseur du titre peut le rendre valable en pro-
duisant trois chartes du même notaire, et en affirmant la validité de la sienne
sur l'autel.
La loi des Bavarois (Tit. XVI, chap. 5) fait déposer un témoin en ces ter-
mes : • Que Dieu aide celui de qui je tiens la main (c'est celui qui l'a appelé
en témoignage) ; j'ai été tiré par Toreille comme témoin parmi vous, et je
dirai la vérité sur cette cause. » Alors il jure, et peut être appelé à soutenir
la vérité de la déposition en combat singulier.
Le mot allemand qui signifie témoin, %eugen, vient de cet usage de tirer
l'oreille au témoin, manière symbolique de lui rappeler qu'il doit se souvenir
lie ce qu'il a entendu : « Bàm ohre %h %iehen. »
52â ÉPOQUE BARBARE.
L'usage du serment reposait sur la confiance qu'on avait
dans la véracité de Tbomme libre et dans la crainte reli-
gieuse qu'inspirait le faux serment. Il est à présumer que,
dans la plus haute antiquité, les parties prêtaient serment
seules ; assez tard, c'était encore un privilège des hommes
de condition entièrement libres, chez les Westpbaliens.
Toutefois, il est certain que l'usage de faire appuyer le ser-
ment de la partie par des conjurateurs est déjà antérieur au
christianisme.
Ces conjurateurs {sacratnentales , eides-helfer) pourraient
souvent aussi être confondus avec les témoins, d'après le
langage obscur des lois barbares. Eichorn croit que, dans
Torigine , ils étaient des témoins à décharge. C'est une hy-
pothèse; mais, en fait, les conjurateurs ne déposaient pas
sur la cause même, ils attestaient par leur serment la véra-
cité de celui qu'ils voulaient soutenir ; c'était une manière
de fortifier le serment exigé par la loi, et rien de plus. Aussi,
le conjurateur ne pouvait-il jamais être poursuivi comme
parjure, tandis qu'un témoin pouvait l'être.
Le conjurateur est donc censé connaître la partie qu'il
soutient en juslice, mais non le fait sur lequel cette partie
est appelée à déclarer la vérité. Tous les détails de l'institu-
tion s'expliquent par cette distinction.
Pourquoi les conjurateurs devaient-ils être hommes libres
et adultes ? pourquoi étaient-ils pris parmi les parents, les
voisins, les combourgeois du plaidant ? Parce qu'ils devaient
le connaître personnellement. Pourquoi devenaient-ils d'au-
tant plus nombreux que l'accusation était plus grave, et
d'autant moins nombreux que l'accusé est d'un rang plus
élevé ? Parce que, dans le premier cas, l'assertion du dépo-
sant a besoin d'être plus fortement appuyée, et que, dans le
SERMENT ET CONJURATEl'RS. Ki5
second cas, la qualité du déposant inspire plus de con-
fiance.
Le cas le plus fréquent était celui du serment de l'accusé,
ou serment purgatoire. Cependant, le plaignant pouvait aussi
être appelé à prêter serment avec des conjurateurs.
Quelquefois , Taccusateur prêtait le serment le premier ;
c'est Vantejuramentum. Alors, le serment purgatoire devait
être prêté par un plus grand nombre de conjurateurs ; c'est
une sorte de défi.
Le nombre des conjurateurs variait beaucoup , selon les
lois, les causes et les personnes; il alla de six à soixante-
douze, et même, mais exceptionnellement, à cent. Charle-
magne le réduisit à douze.
D'après la loi salique, il semblerait que l'accusé devait re-
courir à l'épreuve de l'eau bouillante aussitôt que l'accusa-
teur avait juré avec le nombre de conjurateurs exigé , ou
bien racheter sa main par une amende évaluée au cinquième
de l'amende qu'entraîne le délit, et qu'on n'admettait par
conséquent pas le serment à décharge. Cette disposition,
qui eût été dans tous les cas une exception au système gé-
néral des lois barbares, eût été injuste, car elle aurait mis
tout l'avantage du côté de l'accusateur.
Feuerbach, dans son commentaire de la loi salique, estime
que le serment à décharge était la règle, et que l'ordale n'a-
vait lieu que lorsque l'accusateur avait, non pas juré, mais
prouvé, attendu que la loi exige l'ordale : « Si certa probatio
non fuerit. » Nous croyons cette opinion préférable à celle
de Rogge, qui identifie la probatio certa avec Vantejuramen'
tum. On peut alléguer en faveur de l'interprétation de Feuer-
bach le pacte de Childebert, qui porte que, si un voleur pns
sur le fait a été lié comme voleur, et qu'il nie, celui qui l'a
S24 ÉPOQUE BARBARE.
lié jurera, avec douze conjurateurs si c'est un homme libre,
et avec six conjurateurs si c'est un lite ; pour un serf, le
pacte de Cbildebert admet l'ordale immédiatement. En tout
cas, la loi salique est obscure sur ce point.
On doit regarder comme provenant de source non germa-
nique les diverses limites que l'on chercha à mettre à l'ins-
titution des conjurateurs. Par exemple, l'usage selon lequel
la partie adverse de celle qui prête serment choisit dans la
famille de celui-ci un certain nombre de personnes entre les-
quelles doivent être pris les conjurateurs , c'est ce que l'on
appelait les conjurateurs elecH vel nominati. Lorsque les deux
parties intervenaient dans le choix des conjurateurs, on les
appelait medii electi. Ceux qu'amène celui qui jure sans in-
tervention de la partie adverse , ce qui est le cas ordinaire,
se nomment appelati.
L'institution des conjurateurs se lie à la faida, ou ven-
geance du sang, et à la garantie mutuelle, et s'explique par
là. Elle se lie à la faida; car ce sont les parents, les amis,
les combourgeois de la partie, qui viennent la soutenir en jus-
tice , comme ils l'auraient fait au besoin dans une guerre
privée. Elle se lie à la garantie mutuelle, en cç sens que la
communauté dont l'accusé fait partie doit, ou surmonter l'ac-
cusation, ou livrer le coupable, ou contribuer à la répara-
tion du dommage causé. Chacun avait intérêt à se maintenir
en bonne réputation dans sa communauté, afin d'être assisté
par elle, cas échéant ; et le fait que l'accusé trouvait des
conjurateurs parmi ses combourgeois prouvait d'autant plus
en sa faveur que ceux-ci se chargeaient eux-mêmes d'une
responsabilité, en cas d'insuccès, en prenant son parti.
Les serfs et les étrangers n'avaient pas de part à la ga-
rantie mutuelle et ne pouvaient être pris pour conjurateurs;
ORDALES. K2S
si, comme membres de la famille de la partie intervenante,
les femmes et les enfants furent admis, c'est exceptionnelle-
ment.
Les hommes juraient d'abord, en mettant la main sur leurs
armes, puis aussi sur la croix, ou sur des reliques ; les fem-
mes mettaient la main sur la poitrine (c'est ce que la loi
des Allemands nomme jurare per pectus suum) ; quelquefois
aussi, elles prenaient la tresse de leurs cheveux {nastahit) '.
Les ordales, ou jugements de Dieu, datent de la plus haute
antiquité ; les anciens Indiens, dont on connaît les rapports
avec la race germanique, avaient tous les genres d'épreuves
en usage au moyen âge. Les Hébreux avaient leur épreuve des
eaux amères pour la femme soupçonnée d'adultère ; lesCeltes et
les anciens Slaves avaient aussi des usages analogues. L'Eglise
condamna sévèrement ces pratiques superstitieuses; mais
elle les avait d'abord adoptées en leur donnant un caractère
chrétien et en les employant pour son propre compte. Au
IX® siècle, dans le temps même où Agobard, archevêque de
Lyon, adressait à Louis-le-Débonnaire un livre fort bien rai-
sonné contre les prétendus jugements de Dieu, Hincmar, le
chef du clergé franc, se prononçait en leur faveur; un siècle
plus tard encore, Grégoire VII, à Ganossa, jura, en avalant
une hostie, qu'il était innocent des accusations que ses en-
nemis avaient élevées contre lui. Ce n'est donc guère que
* Les anciens Germains juraient par Odin et Thor. Dans TEdda, la déesse
Frigga fait jurer tous les êtres de la création, excepté une petite plante qui
lui parait encore trop jeune. Le serment par la barbe est une coutume orien-
tale dont les lois barbares ne parlent pas. Le roman du Renard fait jurer
Charlemagne : « Par la moye barbe qui n*est mie meslée, par celte moye
barbe qui me pend au menton, par cette moye barbe dont blancs sont les flo-
cons. » Ce n'est pas là un usage germanique.
V}i6 ÉPOQUE BARBARE.
depuis le XII® siècle que TEglise a condamné les ordales
d'une manière absolue et qu'on a commencé à les interdire
dans la législation.
Que les païens, qui ajoutaient foi aux oracles, aient vu,
comme le dit Rogge, dans Tordale un présage donné par la
divinité sur Tissue de la guerre entre deux familles^ que le
crime commis allait faire éclater, c'est moins surprenant que
de voir le clergé chrétien, alors à la tète de la civilisation,
tolérer pendant assez longtemps une coutume aussi absurde
et aussi dangereuse.
11 est évident, du reste, que la portée de ces épreuves dé-
pendait tout à fait de leur nature et de la manière dont on
les subissait. Il est fort probable que les épreuves les plus
dangereuses et les plus difficiles n'étaient subies que par les
personnes qui, abandonnées dans la société, n'avaient pu
trouver de conjurateurs pour attester leur innocence ; c'é-
taient des serfs, des étrangers, des femmes dépourvues de
champion. Si le malheureux accusé succombait à tort, on
s'en inquiétait peu, par la même raison qui avait fait que,
dans son procès même, il avait été délaissé. Quant aux clercs,
qui avaient souvent recours aux ordales, on ne voit pas que
les épreuves auxquelles ils se soumettaient fussent bien ef-
frayantes. La facilité laissée au juge de choisir le genre d'é-
preuve et le délaissement de la plupart des victimes de ces
épreuves, telle est sans doute la cause qui concourut à con-
server un tel moyen de preuve pendant plusieurs siècles, au
mépris du bon sens, à la honte de l'humanité.
Les épreuves les plus répandues étaient celles du fer rougi,
du feu , de l'eau bouillante , on regardait si elles avaient
laissé des traces ; celle de l'immersion dans l'eau froide ; celle
qui consistait à étendre les mains en croix, était appliquée aux
LE COMRAT JUDICIAIRE. !$27
deux parties ; celui des plaideurs qui laissait tomber les bras
le premier avait perdu. Il y avait aussi Tordale du sort, qui
se pratiquait sous diverses formes.
Le combat judiciaire était aussi envisagé comme un juge-
ment de Dieu : dans les temps féodaux, il devint le plus fré-
quent et le plus célèbre de tous. Chez les Germains, le combat
judiciaire n'était autre chose que la faida régularisée et simpli-
fiée. Tacite rapporte un trait qui prouve d'ailleurs qu'à l'issue
d'un combat les anciens Germains attachaient déjà l'idée d'un
présage donné par la divinité : « Us tâchaient, dit-il, de se
rendre maîtres d'un homme de la nation ennemie, et, après
l'avoir armé à la manière de son pays, ils le mettaient aux
prises avec un de leurs guerriers. L'issue du combat était
considérée comme un pronostic de celle de la guerre qu'ils
allaient entreprendre. »
Grégoire de Tours raconte l'histoire d'un combat entre
deux champions , l'un vandale , l'autre allemand , qui res-
semble fort à celui des Horaces et des Curiaces. Durant la
période barbare, le combat n'était usité comme moyen de ju-
gement que par les nations germaniques; les populations ro-
maines le repoussaient comme une coutume étrange et cruelle,
et l'Eglise le condamnait entièrement. Le roi lombard Luit-
prand dit, dans une de ses lois : «i Si, par respect pour les cou-
tumes de notre nation lombarde, nous ne pouvons défendre
le jugement de Dieu, nous n'en sommes pas moins en doute
à son sujet, ayant appris que beaucoup de personnes avaient
injustement perdu leur cause dans des combats impies. »
La loi salique ne parle pas du combat. Montesquieu en a
conclu que les Francs ne l'admettaient pas, et s'appuie sur le
témoignage d'Agobard, qui, dans sa lettre à Louis-le-Débon-
naire, désire que les Bourguignons adoptent l'usage des
MÉM. ET DOCITM. XM. 31
5:28 ÉFogtE barbare.
Francs. Cependant, la loi ripuaire dit que le combat a lien
devant le roi, avec le bouclier et le bâton.
On recourait surtout au combat, lorsque l'une des parties,
refusant de déférer le serment à l'autre , déclarait par là ,
pour ainsi dire, qu'elle supposait son adversaire capable de
se parjurer.
Sous les Garlovingiens, l'emploi du serment alla en aug-
mentant, bien que Charlemagne, et surtout Louis-le-Débon-
naire, s'y fussent toujours montrés contraires.
Le jugement était la réponse rendue par les hommes li-
bres siégeant au plaid, et plus tard par les écbevins, i la
question posée par le magistrat. Le magistrat ne votait pas
lui-même. Le jugement était rendu à la majorité; mais, le
plus souvent, la cause avait été préjugée déjà dans le cou-
rant du procès par les décisions relatives à la preuve.
Une question préliminaire importante dans le système des
lois personnelles était celle de savoir d'après quelle loi on
jugerait, si les parties suivaient des lois différentes, et ne
s'accordaient pas. Selon Meyer, c'était au magistrat seul à
décider sur ce point. Aucune formule, en effet, ne montre
le président soumettant cette question au tribunal.
Le jugement était rendu au nom du comte, ou du cente-
nier, qui le signait le premier ; les juges qui avaient fait
majorité signaient après lui : « Suscribentes corroboraverum.r»
C'était aussi au magistrat à le faire exécuter, et la plus
grande partie de l'amende prononcée contre la partie per-
dante était à son profit.
Pour exécuter un jugement, le magistrat ne pouvait tou-
tefois dépasser les limites de son territoire; dans le cas où
cela était nécessaire, il fallait s'adresser au roi. Cependant,
dans certains cas, Charlemagne ordonne 4 de cor-
respondre entre eux directement.
EXÉCUTION DES JUGEMENTS : APPELS. 529
Tant que le jugement émana d'une fraction du peuple, il
ne pouvait y avoir d'appel, car aucune fraction du peuple
n'était au-dessus de l'autre; aussi, tant que le jugement po-
pulaire existe encore, les lois n'en parlent-elles pas, mais
seulement des dénis de justice, c'est-à-dire du cas où le ma-
gistrat, chargé de faire rendre la justice, refuse de faire son
devoir.
La question de l'existence et de l'organisation des appels
depuis l'établissement des échevins est des plus difficiles.
Charlemagne , dans la loi lombarde , établit une peine
contre celui qui, après avoir été débouté de sa demande, la
reproduit en justice ; et ailleurs, dans un capitulaire, il or-
donne de poursuivre ceux qui lui apportent des plaintes in-
opportunes ; mais ces interdictions mêmes ne montreraient-
elles pas que la tendance à appeler au prince des décisions
de tribunaux locaux s'établit?
Louis-le-Débonnaire, dans un capitulaire de 829, défend
à son tour qu'on lui apporte aucune cause, sauf celles pour
lesquelles les missi et les comtes n'ont pas voulu faire justice.
Nous serions donc disposé à admettre , malgré l'autorité
d'Eicborn et de Montesquieu , que les appels ne remontent
qu'au moment où les justices, de nationales sont devenues
seigneuriales; l'autorité publique imagina ce moyen pour
réagir contre la féodalité : c'est dire que nous envisageons les
appels comme étant d'une date tout à fait postérieure à l'é-
poque barbare.
550 PROCÉDURE FÉODALE EN FRANCE.
II
De 1» proeédwre féodale en FrAMce«
Si, dans le principe, la hiérarchie féodale française avait
été bien constituée, il n'y aurait pas eu de place pour le
droit de guerre ; mais, au commencement, les barons étaient
indépendants les uns des autres ; de plus , là même où un
lien de suzeraineté existait, il n'était pas assez fort pour
bannir complètement le recours à la force. La guerre privée
devint donc, dans les premiers siècles de la féodalité, le droit
et le privilège des seigneurs, comme autrefois la vengeance
était le droit et le devoir des familles.
Il ne faut donc pas se représenter les guerres privées du
moyen âge comme quelque chose d'anormal, d*irrégulier ;
elles étaient réellement un des éléments de l'ordre social, tel
qu'il était organisé alors. La baronnie étant souveraine, et
le devoir de se soumettre à une juridiction impliquant une
sorte de dépendance, même au point de vue du droit privé,
la guerre ou l'arbitrage était, entre seigneurs, le seul moyen
de résoudre les difficultés.
Quiconque n'est ni serf, ni vilain, peut faire la guerre, à
moins qu'il n'ait pour adversaire son seigneur. Ce droit de
guerre privée est exposé par Beaumanoir dans tous ses dé-
tails; il avait atteint, à l'époque où ce jurisconsulte écrivait,
sa forme la plus déterminée. On peut faire la guerre pour
tous les cas où il y a litige, et la vengear" sang n*est
DU DROIT DE GUERRE PRIVEE. 1)31
plus qu'une guerre fondée sur un motif spécial. Du moment
qu*il y a meffet, il n'y a pas même besoin d'une déclaration
de guerre ; mais, là où il n'y a pas meffet, il faut une décla-
ration « par paroles clères et apertes, afin que l'ennemi se
gart. » En ce cas, une surprise sans déclaration préalable
est trahison. Une fois la guerre déclarée, toutes les violences
qu'elle comporte sont permises ; seulement, on ne peut pren-
dre ou incendier le fief de quelqu'un contre qui on n'est pas
en guerre.
On conçoit dès lors que les inféodations influèrent sur
l'état de guerre et le limitèrent en fait, parce qu'on se gar-
dait d'attirer sur soi le courroux du puissant suzerain de
celui que l'on combattait; plus d'un seigneur faible , d'un
autre côté, dut inféoder sa terre, afin d'éviter des attaques
auxquelles il n'aurait pas pu résister.
La guerre n'est pas d'individu à individu, mais de seigneu-
rie à seigneurie et de famille à famille ; car l'ancien principe
germanique, qui obligeait le parent à soutenir la guerre pri-
vée de son parent, s'était maintenu. D'après Beaumanoir,
cette obligation s'étend jusqu'au septième degré. Ceux qui
sont parents des deux parties doivent s'abstenir.
Celui qui dirige la guerre se nomme quief, ou quiwetain,
(chef). Les vassaux devaient suivre leur seigneur ; mais on
adoucit leur position, en statuant qu'on ne pouvait les atta-
quer que pendant qu'ils étaient en campagne.
Il y avait trois manières de clore une guerre privée : la
paix, la trêve, et Vasseurement. La paix comprend toute la
Camille, sauf ceux qui s'en excluent formellement ; l'asseu-
rement est une espèce de trêve imposée par autorité de jus-
tice. On distingue Vasseurement personnel et l'asseurement
réel : le premier est demandé, en cas de meurtre, au plus
532 PROCÉDURE FÉODALE EN FRANCE.
proche parent du mort ; à cet effet, le suzerain le cite deranC
ses pairs; s'il ne comparait après trois citations, il est banni,
et Tasseurement est demandé au plus proche parent après
lui. C'est la première transition à l'idée d'une justice r^u-
lière et obligatoire, le premier effort pour substituer entre
seigneurs la justice à la guerre.
Celui qui a commis le meffet , en demandant Fasseure-
ment, se soumet par ce fait à la justice de la cour du suze>
rain ; l'assurant, de son côté, prête serment de renoncer à la
guerre. Depuis saint Louis, la justice put demander Tasseu-
rement d'office ; c'était un pas de plus. L'asseurement donné
par le chef de guerre est donné pour tout le lignage.
L'asseurement réel n'est autre chose que l'ancienne recom-
mandation ajustée aux rapports féodaux ; le seigneur faible
se met sous la protection d'un plus fort et devient par là son
vassal.
Le jugement par arbitrage était aussi un moyen d'évité,
soit la guerre, soit le procès régulier ; on y recourait sou-
vent, lorsqu'il n'y avait pas de vengeance du sang à exercer.
Dès le XIII* siècle, les formes de l'arbitrage furent emprun-
tées au droit romain, comme on le voit par Desfontaines et
Beaumanoir.
Sans entrer dans de nombreux détails concernant le pro-
cès instruit devant les cours féodales, ce qui nous entraî-
nerait au delà des limites de cette exposition, il sera bon
d'en donner ici une idée.
La citation en justice se nomme semonce, ou ajoumenieni;
elle est donnée par le seigneur appelé à juger à la requête dv
demandeur, et doit être signifiée au défendeur par deux de
ses pairs capables d'en prouver la signification. Le défen-
deur a droit de contremander la citation jusqu'à trois fois, ea
AJOURNEMENT, ESS01NES. K55
ajournant à la quinzaine, avant le procès commencé. Outre
ces cantremans, le cité a les essoines, ou excuses légitimes ;
en cas d'cssoine, le demandeur réajoume. Le plaideur non
libre a les essoines, mais non les contremans.
Il résulte de la nature de la preuve usitée dans le procès
féodal, que la légitimation des parties et la fixation de l'objet
du procès étaient des points fort essentiels ; car le combat,
ne pouvant être recommencé , il fallait d*abord établir ces
points ; c'était l'affaire des parties.
De plus , nous avons vu que la compétence du juge dé-
pend de la relation féodale des parties; lorsque celle-ci est
douteuse, la compétence l'est aussi. Lorsqu'on débattait la
possession d'un fief, celui qui prétendait l'avoir se mettait
en possession ; c'est ce qu'on appelait prendre le fief en sa
main. Alors, le possesseur du fief se présente en justice, et
déclare s'il reconnaît le saisissant pour son seigneur; c'est
le l'aveu et désaveu. Le procès a lieu entre le prétendant et
le désavouant, qui, s'il perd, perd son fief; on suit les mê-
mes règles pour la recherche d'un serf.
La preuve, dans le procès féodal français, est un héritage
germanique ; on ne recherchait pas la certitude objective,
mais chaque partie devait prouver ce qu'elle avançait. La
preuve était un combat entre les parties, qui a succédé à
l'ordale, comme celui-ci a succédé aux conjurateurs.
La preuve est le pivot de la procédure; c'est le combat
qui caractérise le procès féodal.
Le déiendeur niant le fait allégué par le demandeur, le
plaignant offre le combat; c'est Yapel. Si le défendeur n'ac-
cepte pas, la chose est censée prouvée. Il pouvait aussi y
avoir duel contre les témoins, et même contre le juge ; ce
dernier cas constitue ce qu'on appelle fausser k jugement.
554 PROC&DURE FÉODALE EN FRANCE.
Dans la règle, on se battait en personne ; mais, dans cer-
tains cas, on pouvait avoir un champion. Celui qui ne parait
pas au jour fixé pour le combat est censé vaincu ; les con-
séquences de la défaite dérivant de la nature de la preuve,
il est censé avoir menti ; le serment porte que l'adversaire
« ment par sa gorge. )» La peine était d'abord une amende
au seigneur ; on ajouta ensuite la peine du parjure, qui était
beaucoup plus grave. Tout ce qui concernait la forme du
combat était réglé avec soin.
Les gentilshommes combattent à cheval, armés de toutes
pièces; l'homme de poète à pied, avec écu et bâton. Cdui
qui appelle au combat un homme d'autre condition doit em-
ployer les armes de l'appelé.
Le seigneur examine l'armure : celui qui a plus qu'il ne
fout est mis en chemise ; celui qui a moins reste ainsi qu'il
est; c'est la présentation. Ensuite vient le serment. Le plai-
gnant dit : (( Un tel que j'ai appelé fit le fet; » sur quoi le
défendeur accuse le demandeur de parjure. Les parties ju-
rent encore de n'avoir que des armes loyales et sans sorti-
lèges. Ensuite, on ordonne aux parents de s'en aller et aux
assistants de ne rien dire ; tout acte de secours à un com-
battant peut être sévèrement puni. On pouvait engager les
parties à s'accorder jusqu'à la fin du combat. Dans le procès
civil, le vaincu perd son procès, ses armes, et paie 60 livres
d'amende au seigneur, s'il est noble; 60 sous, s'il est homme
de poète. S'il s'agit d'un crime digne de mort, le vaincu perd
la vie, et son bien échoit à son seigneur. Celui qui a faussé
un jugement paie 10 livres à chaque juge, et 20 au seigneur.
En Normandie, on avait la preuve par reconnaissance
dans les contestations immobilières ; douze hommes du voi-
sinage déclarent qui a droit. Cette institution a du rapport
LE COMBAT MOYEN DE PREUVE ; LE JUGEMENT. 535
avec le jury. Sur ce qui s'est passé en justice, il n'y a ja-
mais combat; on s'en rapporte aux juges présents.
Le jugement, dans le procès féodal, est moins un jugement
proprement dit qu'une déclaration du droit des parties, tel
qu'il résulte de la preuve opérée ; il n'y avait lieu à juger
que lorsqu'il se présentait un point de droit.
Le jugement, comme dans les anciens tribunaux de la pé-
riode barbare, n'est pas rendu par le seigneur, mais par les
juges; contre ceux-ci, il y a divers motifs de récusation :
parentDge avec une partie , motif de guerre, ou incapacité
du juge d'accepter un gage de bataille. Le jugement est rendu
en public , et c'est alors que la partie condamnée doit le
fausser, si elle veut le faire.
Il y a deux manières de fausser le jugement ; on fausse le
juge ou l'arrêt. Dans le premier cas, la partie s'adresse au
premier juge qui a jugé contre elle, en disant : c( Je vous
fausse de cet jugement ; il n'est ni bon, ni loyau, » et elle
donne un gage de bataille. Alors, il y a combat entre la
partie et le juge appelé. Si la partie gagne, le juge paie 50
livres au seigneur, et perd le droit déjuger à l'avenir; si elle
est vaincue, elle paie l'amende, et perd son procès. Si la
partie a laissé parler plusieurs juges, elle doit les combattre
tous.
On fausse le jugement alors que tous les juges ont pro-
noncé , et la sentence est publiée par le seigneur ; dans ce
cas l'acte est dirigé contre la puissance féodale du seigneur
accusé de ne pas avoir rempli son devoir féodal.
Le plaignant s'adresse donc au suzerain , auquel il dit :
a Sire, c'il m*a fait faux jugement, je ne veux plus tenir de
lui. )) Le seigneur dit : « Je m'en défens ; » et il y a combat.
Si le seigneur triomphe, le vassal perd son fief et l'amende;
536 PROCÉDURE FÉODALE EN FRANCE.
s'il est vaincu, le fief passe au suzerain. Les Etablissements
nous apprennent que l'homme coutumier ne pouvait pas
froisser le jugement, ce qui est dans la nature des choses,
et c'est par le fait le seul cas d'appel dans le procès féodal ;
il s'appelle demande d^amendement du jugement. Meyer {Ins-
titutions judiciaires) croit que la coutume de fausser le juge-
ment s'est introduite postérieurement à celle de fausser les
juges, et fut la transition aux appels proprement dits.
Comme divers motifs pouvaient empêcher le seigneur de
rendre justice à son vassal , et qu'en particulier il pouvait
redouter les conséquences du jugement faussé, on dut établir
contre le seigneur la clame de défaute de droit. Par le refus
positif de rendre justice (déni de justice), le lien féodal est
rompu. Les plaintes de défaute de droit amenèrent l'évoca-
tion des causes devant le suzerain, laquelle était contraire au
pur système féodal, et contribuèrent à l'introduction des ap-
pels. L'usage de fausser les juges put aussi multiplier les cas
où le seigneur direct ne pouvait juger faute de pairs.
La procédure pénale étant aussi une affaire privée, ses
formes sont en général les mêmes que celles de la procédure
civile ; seulement, la contumace ne suffit plus, et il fallut
quelques règles spéciales pour obliger l'accusé à se présenter.
Quant à la preuve, lorsqu'elle commença à se transformer,
le procès féodal n'était plus intact; du temps de Beaumanoir
et de Desfontaines , l'accusé d'un crime capital ne pouvait
déjà plus fausser ses juges : cette disposition resscHt de la
nature des choses.
COMPOSITION DE LA COUR. 537
m.
De lu procédure féodule en Allemagne*
Comme dans toutes les justices allemandes, au moyen
âge, on avait séparé, dans la justice féodale, l'autorité qui
préside au jugement et Texécute, et l'intelligence qui juge ;
l'autorité appartient au seigneur, le jugement est remis aux
vassaux, qui sont les pairs dans le sens féodal. Une sentence
impériale de 129S émet cette idée, fondamentale en matière
de juridiction ; cependant, comme il est de l'essence du droit
féodal germanique que le juge appartienne au heerschild, si
le seigneur a pris pour vassal un homme hors du heerschild,
il ne peut le faire venir en cour de justice. Du reste, il n'est
pas nécessaire que le juge occupe un rang égal à celui des
parties ; il peut être d'un rang inférieur.
Il résulte aussi de la différence que le droit germanique
faisait entre le lehnrecht et le hofrecht, qu'un ministériel ne
peut siéger dans la cour féodale. La sentence de 1222, pour
le duc de Lorraine, qui dit : « Quod in jure feudali omnis
ministerialis feodatarius atque judicare possit super feodis no-
bilium et ministerialium excepHs tamen feodis principum, »
est une déviation de l'institution primitive, indiquant l'ap-
proche de l'époque où les ministériaux seront assimilés
aux vassaux, sauf le mot; à supposer (ce qui nous parait
devoir l'être) que, dans le texte cité, nobilis équivale à miles
liber. Le seigneur doit , dans la règle, avoir au moins six
S38 PROCÉDURE FÉODALE EN ALLEMAGNE.
vassaux pour composer sa cour, outre un sergeant; s'il lui
en manque, il peut en demander à son suzerain. Les par-
ties pouvaient choisir un avocat seulement parmi les juges;
la sentence susmentionnée, de 1222, ledit expressément.
La justice féodale n'avait pas de lieu, fixe; mais elle devait
siéger dans le fief, et en plein air ; le roi seul pouvait juger
dans les villes et les châteaux ; c'est de là que la cour im-
périale a pris quelquefois le nom de kammer-gerichte, qui,
plus tard, passa aussi aux cours de justice des princes. Comme
dans les justices ordinaires, le tribunal devait être au com-
plet avant midi, et ne siégeait pas après le coucher du soleil.
L'instruction avait lieu oralement. Celui qui violait les
formes prescrites encourait une pénalité appelée la vare,
ainsi, par exemple, celui qui se présentait armé ; l'ancien
droit exigeait même que l'on déposât toute espèce d'orne-
ment de métal , tout anneau , etc. Une ancienne glose ex-
plique l'obligation d'ôter les anneaux par la crainte des en-
chantements. La marche du procès était, du reste, déter-
minée par les parties ; les livres de droit, et en particulier le
Richtsteg, en donnent une idée assez exacte.
La citation était faite par le demandeur, par l'intermé-
diaire du sergent, ou héraut {bote), et en présence de deux
témoins ; le terme était de quatorze nuits pour les princes,
le roi donnait un terme de six semaines.
Le jour de la séance, le juge prend place sur le si^e le
plus élevé, et les assesseurs (urtheilsfinder) sur les bancs.
Le demandeur se choisit un avocat, et fait citer trois fois le
défendeur; si celui-ci ne parait pas, à midi, il est condamné
à l'amende, et l'on fixe un second, puis au besoin un troi-
sième jour ; si, au jour nouveau, le demandeur ne parait pas,
la cause est à recommencer. Si le défendeur ne parait pas.
DE l,A CITATION. S39
la cour peut lui enlever son fief; elle peut aussi accorder
un qualriëme jour. La privation du iîef peut avoir lieu lors
même que le demandeur n'y conclut pas ; c'est la peine de
la d^'sobéissance ; elle peut même ôlre appliquée au témoin
qui ne comjMiraU pas. Cependant, la privation du fief n'est
pas absolue ; le vassal désobéissant u même une année pour
liliérer son fief en se soumettant.
D'ailleurs, les conséquences de la non-comparution ces-
sent d'avoir lieu, si le plaideur s'est absenté pour motifs lé-
galement valables, tels que captivité, maladie, service impé-
rial, etc. La partie qui, ayant comparu une première fois,
ne comparaît pas ensuite, perd son procès. Si le défendeur
se présente à l'audience, on lui demande s'il reconnaît lo
juge pour son seigneur et consent à être jugé.
Le défendeur peut refuser s'il ne reconnaît pas le juge
pour son seigneur; il le peut aussi: si lacitationaeulieu dans
les six semaines avant ou après un service impérial , si le de-
mandeur est un banni qui n'a pas le droit de plaider , si la
cause ressort du landrklUer, et non du khnrkhter, si le de-
mandeur porte une nouvelle plainte ou une contre-plainte
avant que la première affaire ait été terminée, etc., etc.
Si le défendeur accepte le jugement, il peut demander un
avocat, et s'entretenir avec lui en particulier avant de ré-
pondre sur la plainte du demandeur. Si les parties sont d'ac-
cord sur le fait, on passe au jugement ; en cas contraire,
il faut procéder à la preuve, et, pour cela, on R\e un nou-
veau jour.
Dans le procès féodal, les livres de droit ne nicnlionnent
déjà plus la preuve par conjurateurs, mais le serment des
parties, le témoignage, puis le jugement de Dieu seulement
CMcplionnollement cl ft défaut de tout iiuti-e moyen de déoi-
S40 PROCÉDURE FÉODALE EN ALLEMAGNE.
La preuve est simple, en ce sens qu'on ne peut pas em-
ployer cumulativement plusieurs moyens de preuve, et qu'elle
n*est pas admise de la part des deux parties concurremment.
Ainsi, même lorsque l'on interroge les témoins, le deman-
deur à la preuve leur demande s'ils savent que le fait qa'il
veut prouver est vrai, et les témoins répondent qu'ils le sa-
vent, ou qu'ils ne le savent pas ; c'est ce qui explique com-
ment les livres de droit admettent, par exemple, que, si, sur
sept témoins indiqués, deux jurent dans le sens du deman-
deur à la preuve, la preuve est opérée {vulkomen).
Il résulte de cette manière d'entendre la preuve, que l'avan-
tage était pour celui qui la faisait et le désavantage pour
celui qui la laissait faire, et que la plus importante question
à décider dans un procès était celle de savoir à qui compé-
tait la preuve, ou, comme disent les Sources, ci quelle partie
est le plus près de la preuve » {wer nàher sey heweisen zu dur-
fen). Ce principe de l'ancienne procédure allemande, si dif-
férent de celui qui domine dans la procédure romaine et dans
la nôtre , se rattache étroitement à la nature du moyen de
preuve employé dans les cas de délit ou de crime, serment
purgatoire de l'accusé [unscult, unschuldig), serment avec
conjurateurs , ou jugement de Dieu, puisque ces moyens
étaient à la portée de quiconque avait pour lui , soit une
bonne conscience, soit la confiance de ses concitoyens.
Dans le procès civil, et par conséquent dans le procès féo-
dal, les témoins n'interviennent que dans des cas détermi-
nés, savoir, sur les faits censés accomplis en présence des
vassaux et les faits de notoriété publique. Dans la règle, les
témoins doivent être vassaux du seigneur, majeurs, et en
possession du heerschild.
Le seigneur peut prouver par témoins, par exemple, pour
RÈGLES SUR LA PREUTE. S41
établir ce qui s'est passé dans sa justice, rinvitation de se
rendre au service impérial, l'absence du vassal cité en jus-
tice ou invité à se rendre à la cour comme assesseur ; le
vassal peut, de son côté, prouver contre le seigneur Tinféo-
dation, la possession, la reprise du fief, le fait qu'il a renoncé
au service du seigneur, etc.
Exceptionnellement, des non-vassaux peuvent être appelés
à témoigner devant la cour féodale , lorsqu'il s'agit de faits
qui ressortissent du landrechî, mais sur lesquels porte une
question féodale; ainsi, que le seigneur a donné en gage le
fief du vassal devant une justice publique, ou que quelqu'un
a été mis au ban ou en état d'arrestation, ou lorsqu'il s'agit
d'un délit public qui constitue en même temps un acte de
félonie, ou lorsque la question roule sur l'état personnel
d'une partie, par exemple, lorsque le vassal refuse de recon-
naître le nouveau seigneur, par le motif qu'il est d'un rang
inférieur à l'ancien.
La désignation des témoins avait elle-même lieu selon
des formes particulières; ainsi, quand le vassal veut prou-
ver contre le seigneur, le seigneur choisit sept de ses vas-
saux, et celui qui veut faire la preuve ajoute à ceux-là ceux
qu'il veut; si deux, sur l'ensemble, affirment le fait, la
preuve est accomplie. Les témoins désignés par le seigneur
contre son vassal sont censés déposer contre lui, s'ils ne
viennent pas déposer volontairement et que le seigneur ne
leur applique pas la peine statuée contre le témoin désobéis-
sant.
En général, le défendeur qui nie le fait sur lequel repose
la plainte, peut se libérer par un serment. Toutefois, la
preuve par témoins appartient au demandeur, lorsqu'il s'agit
d'un fait qui s'est passé en justice, ou ensuite d'un jugement
M'i PROCÉDURE FÉODALE EN ALLEMAGNE.
et en présence de témoins, comme les citations; ainsi, par
exemple, le vassal ne peut se purger par serment d'une
amende de justice , lorsque le seigneur dépose contre lui ;
mais il peut prouver par témoins la possession du fief que
le seigneur lui conteste ; il est aussi admis à prouver par
témoins la perte de rang de son seigneur, de préférence au
seigneur qui voudrait prêter serment. Observons que ce der-
nier cas est en dehors du pHncipe d'après lequel on prouve
seulement ce qui s'est passé devant les vassaux.
Si les deux parties s'oflrent à prouver par témoins leurs
allégations, on procède comme suit :
a) Le vassal qui prétend avoir reçu en fief est préféré, pour
la preuve, au seigneur qui le nie ; de même, lorsquHl allègue
la possession ; de même, si le vassal allègue tenir en fief,
tandis que le seigneur prétendrait avoir donné à cens (zinzgut) .
b) Celui qui allègue Tindépendance du fonds est préféra-
ble, pour la preuve, à celui qui prétend à la seigneurie ; en
conséquence, non-seulement le vassal est admis à la preuve
contre le serment offert par le seigneur, lorsqu'il allègue la
perte du rang de celui-ci, mais encore il est préférable au
seigneur pour la preuve par témoins.
c) Si le seigneur accuse le vassal d'une faute entraînant la
perte du fief, le vassal est encore préféré.
d) Si deux vassaux contestent entre eux sur la saisine
(gewere), celui qui invoque la plus ancienne inféodation est
plus près de la preuve. Si les deux parties prétendent avoir
une saisine égale, le préféré est celui qui avait la possession
d'an et jour ; si tous deux ont été investis dans l'année, on
préfère celui qui a le premier fait la visite du fief {anweisung).
e) Celui qui allègue la propriété {eigen) est préférable à
celui qui allègue seulement le fief.
FOUMES DU iltiEMENT. 0^5
f) Toutes choses égales, quant à la cause, la partie qui est
de naissance noble {ritterhurtig) prouve préférablement à
celle qui ne Test pas.
La théorie que nous venons d'esquisser ne pouvait cepen-
dant prévoir tous les cas. Alors, comment concilier le prin-
cipe de la preuve faite par une seule partie et Tégalité des
parties dans le droit à opérer la preuve?
La procédure germanique recourt au témoignage des voi-
sins interrogés par deux assesseurs, que le juge féodal en-
voie sur les lieux ; la majorité des voisins interrogés en-
t raine la décision.
Si les voisins ne savent rien, ou sont également partagés,
chaque partie est appelée à prêter serment ; si toutes deux
le prêtent, et qu'il y ait ainsi serment contre serment, la
chose contestée est partagée, à moins que Tune des parties
ne préfère recourir au jugement de Dieu.
Les preuves opérées, on passe au jugement ; les asses-
seurs peuvent, avant de dire leur avis, conférer en particu-
lier entre eux. Le premier assesseur doit émettre ensuite son
avis, à moins qu'il ne prête serment de ne pouvoir le faire,
puis les autres, chacun à son tour ; s'ils ne se prononcent
pas non plus, la cause est remise à quinzaine. Si les juges
se prononcent, la majorité décide. Un privilège de Charles IV
donnait cependant à l'archevêque de Trêves le droit de porter
la cause à la cour du roi, si les juges ne sont pas d'accord,
même lorsqu'il s'est formé une majorité. Dans les cours où
les vassaux étaient nombreux on ne les interrogeait pas
tous individuellement, mais seulement ceux qui étaient dans
les bancs, savoir, les employés du seigneur, elles vassaux les
plus importants ou les plus âgés ; la majorité de ceux-ci déci-
dait, à moins que le reste des vassaux assistants ne réclamftt.
M^.M. ET DOCirM. XVI. 35
544 PROCÉDUBE FÉODALE EN ALLEMAGNE.
Si le jugement ainsi rendu est approuvé, tout est terminé ;
mais il pouvait être faussé ( gescholten ) , çoit par la partie
condamnée, soit par un autre vassal capable de fournir cau-
tion pour l'amende due au seigneur, si le jugement est faussé
mal à propos, et membre du heerschild.
Lorsque le jugement a été faussé , le seigneur l'expédie
par deux sergents au juge supérieur, c'est-à-dire au suze-
rain, qui renvoie sa décision définitive par les mêmes ser-
gents, dans le délai de six semaines. Les parties sont alors
convoquées devant la cour féodale , afin d'en recevoir con-
naissance. Les frais du message , qui pouvaient être assez
considérables, surtout si le suzerain appelé à juger était l'em-
pereur lui-même, sont à la charge du perdant; ces frais, par
exemple, Tentretieu des messagers, sont, dans les livres de
droit, l'objet de règlements assez minutieux.
Bien que la procédure devant les justices publiques soit,
sur la plupart des points , semblable à celle qui était suivie
devant les cours féodales, il ne sera pas hors de propos d'en
dire aussi quelques mots.
Il résulte du développement qu'avait pris l'institution des
états, ou des ordres de personnes {stândé), que la composi-
tion du tribunal devait nécessairement varier, selon la qua-
lité des parties ; car, dans la règle, nul ne pouvait juger son
supérieur. Ainsi, la question de savoir qui était apte à être,
soit juge, soit échevin {wer schœppenbar sey), dépend, dans
une certaine mesure, de la qualité des parties. Cependant,
ce principe , bien que généralement reconnu , ne recevait
pas et ne pouvait pas recevoir une stricte application, sur-
tout en ce qui concerne les échevins ; ainsL^ljttcepiion des
princes, qui avaient pour for spécial laj^^^^^jppipereur,
les autres hommes libres , quel que étav
IISTICES Pt:tll,lQI'Ea.
34S
jusliciablps tie la liault juridiction, qui était, dans l'origine,
l'ancienne justice du comte.
Les schceppmbarfreie, c'est-à-dire les personnes suscepti-
bles de participer comme assesseurs à la haute juridiction,
sont donc, dans le sens étroit, les personnes de naissance
noble {ritterburtig} qui ne sont engagées dans aucun lien
qui diminue leur liberté personnelle, comme, pur exemple, la
ministérialité; tel est du moins le sens dans lequel ce terme de
Kckœppenbarfrei était pris à l'époque des livres de droit, bien
qu'il ne soit pas douteux que ce sens a varié avec le temps
et les lieux, et qu'ainsi, dons les villes, il n reçu des accep-
tions fort différentes.
Blûnlscbli, dans son Histoire juridique de Znricfi, rap-
porte une ordonnance du X'V" siècle, sur la manière de tenir
un jugement criminel {blutgericht)daR& le Freiamt, qui donne
bien l'idée de la procédure devant la baute juridiction.
Si quelqu'un en accuse un autre d'homicide, ou de quel-
que nuire crime entraînant la peine de mort, le haut bailli
{obervogt), qui représente le eomte, convoque tous les baillis
inférieurs {unlervôgte) et les hommes libres, dans toutes les
paroisses , selon que le jugement (landtag) doit avoir lieu
dans l'une ou l'autre des deux localités désignées à cet effet
pour le bailliage ; il doit y avoir, au jour fixé, un homme
libre par foyer des circonscriplions les plus voisines du lieu
de la convocation, et douze hommes au moins des circons-
criptions les plus éloignées. On voit par là que le landtag.
comme l'ancienne gangerichl, est encore une assemblée du
peuple ; elle se tenait aussi en plein air.
Le landffraf, c'est ainsi qu'il est toujours nommé, dirige
les opérations; il vérifie l'exactitude des convocaUons, an-
nonce l'ouverture du hiifltiuj. et demande nu plaignant s'il
546 PROCÉDURE FÉODALE EN ALLEMAGNE.
veut avoir un avocat, lequel reçoit caution du plaignant pour
les conséquences de son intervention. Si le fait du délit est
contesté, c'est au plaignant à en fournir les preuves. Toute-
fois , le haut bailli avait, parait-il , la mission de faire les
opérations préliminaires pour réunir les premières traces du
crime ; il pouvait aussi porter une plainte de son chef, mais
ceci est probablement une innovation à l'ancien ordre de
choses. La preuve est faite oralement, par témoins ou de
toute autre manière.
La plainte justifiée , on demande à l'accusé, den armen
memchen, dit notre document, s'il avoue le fait, et s'il de-
mande un avocat. L'avocat de l'accusé entendu, on passe
au jugement, en interrogeant d'abord les landrkhter, ou
baillis inférieurs, puis les hommes les plus âgés et les plus
considérés qui siègent en dedans de l'enceinte avec les juges
et les avocats ; ceux-ci sont aussi interrogés , mais l'usage
est qu'ils s'abstiennent de répondre. Les assesseurs peuvent
délibérer entre eux en particulier avant de prononcer leur
jugement, et, à cet effet, ils sortent de l'enceinte, tandis
que le landgraf reste assis sur son siège.
Après le retour des landrichter et des assesseurs qui sié-
geaient en dedans de l'enceinte , l'avocat du plaignant est
de nouveau interrogé et propose une peine ; les autres land-
richter peuvent ouvrir un autre avis, et chacun, en dehors
de l'enceinte, peut aussi demander à exprimer son opinion.
Le landgraf recueille alors les suffrages et voit de quel côté
est la majorité.
Ajoutons ici que, pour l'administration de la preuve en
matière criminelle, les usages varièrent beaucoup ; souvent
on exigea un nombre de témoins assez considérable, et qui
rappelle celui des conj orateurs. Dans le- graves, on
il'STICB DE l'avoué. S47
rt'cauruit aussi au combat, ou aux épreuves ; mais l'Eglise,
qui combattait ces usages avec fermeté, parvînt de bonne
heure à en restreindre assez l'application. Le combat judi-
ciaire ne fut jamais le moyen de preuve ordinaire et uni-
versel en Allemagne, comme il le fut en France.
La basse juridiction publique était exercée par les hnd-
tichter, ou itntervOgtc ; on l'appelait aussi cogteigemkte. Sou-
vent, la circonscription d'une vogteigerichte était la même
que celle d'une justice seigneuriale {grundgerichte , hofge-
richte, ou lehngerichte), ce qui explique qu'on ait pu les con-
fondre; mais souvent aussi la mgteigerichte avait une cir-
conscription plus étendue. Les attributions sont d'ailleurs
bien distinctes : lorsque le seigneur {hhuiterr, grundherr)
avait la juridiction civile, le vogt avait ù côté de lui une po-
sition subsidiaire, c'est-à-dire que le seigneur s'adressait à
lui au besoin pour contraindre à l'exécution de ses juge-
ments; le vogt avait en outre une juridiction pénale pour les
cas de vols et autres délits ne relevant pas du bhitgericht,
juridiction qui n'a jamais appartenu au seigneur. C'est donc
une erreur capitale de se représenter le vogl comme un re-
présentant du seigneur terrier, et une sorte d'intendant;
ce rôle est celui du meyer (maire, major), tandis que le vogt
est un officier public (amtmann). 11 est vrai que l'expressiou
vogt a aussi été appliquée à des intendants, et cette circons-
lanc« a contribué à la confusion; mais ces vogt, intendants
des seigneurs, ne sont pas les mêmes que ceux auxquels est
attribuée la basse juridiction publique, la vogtàgerichtbar-
H keil. 11 est vrai aussi que le seigneur lerrier a pu acquérir
^H et a acquis souvent le droit de basse justice, la vagteige-
^B richte, mais encore, dans ce cas, il ne la possède pas en sa
^H quiililé de propriélaire, La distinction entre \o justice sei-
548 PROCÉDURE FÉODALE EN ALLEMAGNE.
gneuriale et la justice justicière, que nous avons démontrée
et sur laquelle nous avons dû insister, en parlant de la juri-
diction féodale en France, se retrouve donc, et avec plus de
netteté encore, en Allemagne, mais seulement pour la basse
justice ; car, pour la haute justice, en Allemagne, elle n'a
jamais été Tattribut de la propriété seigneuriale. Il n'y a
donc pas lieu de distinguer ce qui n'a pas même de rapport.
Dans l'état de fractionnement où étaient le territoire et la
justice au moyen âge, il n'était pas aisé de forcer quelqu'un
à se présenter en justice, surtout lorsque la personne devait
répondre delà condamnation. Pour atteindre ce but, on em-
ployait le ban (acht); ainsi, celui qui ne se présentait pas
devant une basse justice tombait dans le ban inférieur, dont
il pouvait se racheter sans beaucoup de peine, à charge de se
présenter; mais s'il négligeait de le faire au bout d'un délai
de six semaines, il tombait dans le ban de la haute justice
du district auquel appartenait la basse justice devant laquelle
il n'avait pas comparu. On pouvait encore, pendant une an-
née, se purger du ban de la haute justice ; mais, au bout de
ce temps , on tombait dans le ban impérial. Alors, les fiefs
et les alleux du banni étaient dévolus à l'empire, à défaut de
plus proche héritier; le banni ne pouvait plus poursuivre en
justice, ni rendre témoignage. Le roi seul pouvait relever
d'un tel ban, et encore, dans la règle, les biens du banni ne
lui étaient-ils pas restitués. On ne pouvait héberger un banni
qu'une seule nuit, le sachant mis au ban, sous peine d'y
tomber soi-même.
TROISIÈME SECTION.
DES DROITS UTILES QUI DÉCOULENT DE LA JUSTICE.
Champion nière, qui a eu Timmense mérite d*observer et
de démontrer la dualité que forme, dans le système féodal,
Tinstitution des justices opposée à celle des fiefs, et qui, le
premier parmi les historiens et les jurisconsultes modernes,
a compris la véritable portée de la maxime <t fief et justice
n'ont rien de commun, » va, à ce qu'il me semble, un peu
trop loin dans son système, lorsqu'il affirme à diverses re-
prises que le droit- de juger n'appartenait pas même à l'es-
sence des justices seigneuriales; que si l'on veut interroger
la justice seigneuriale dans sa nature primitive, ce n'est pas
comme juridiction qu'il faut l'envisager ; car, lorsqu'elle ap-
paraît revêtue de la juridiction, elle est déjà en décadence;
que régulièrement le justicier n'a jamais rendu la justice, et
qu'en conséquence , les droits utiles dont il jouissait n'é-
taient nullement corrélatifs à la charge de juger.
L'erreur dans laquelle tombe cet écrivain de mérite pro-
vient manifestement de ce qu'il a considéré, dans la justice
seigneuriale, essentiellement les éléments romains. Ces élé-
ments sont, en effet, tout à fait fiscaux ; car, si les agnats
du fisc romain remplissaient aussi des fonctions judiciaires,
c'était à l'occasion de l'impôt ; ils n'étaient, pour employer
iin terme tout à fait moderne, que des juges du contentieux
550 DROITS UTILES DECOULANT DE LA JUSTICE.
(le l'administratioD. Mais, dans la période barbare, de laquelle
les justices seigneuriales sont sorties, les comtes, vicaires et
autres officiers revêtus de charges et d'honneurs, étaient au
contraire des juges dans toute l'étendue du terme ; ils prési-
daient les tribunaux de la nation et prononçaient en cette
qualité sur toutes espèces de contestations judiciaires, ci-
viles et pénales. La juridiction était donc bien de Tessence
de leurs fonctions ; elle était même leur fonction princi-
pale , et loin que Tinstitution des justices seigneuriales fût
déjà vieillie lorsque la juridiction en devint un élément, elle
naissait en possession de cet élément, et est entrée en déca-
dence alors seulement qu'elle en a été dépossédée par la res-
tauration des justices royales. Ajoutons encore que, si tous
les droits utiles de la justice seigneuriale ne découlaient pas
du droit de juger, n'étaient pas le salaire de cette fonc-
tion, un bon nombre de ces droits, et parmi les plus impor-
tants, étaient aussi en corrélation avec l'exercice de la juri-
diction.
Gela dit, suivons Championnière dans la comparaison fort
instructive qu'il établit entre les droits utiles de fief et les
droits utiles de justice, sous le rapport de leurs règles géné-
rales ; après cela, nous examinerons en particulier les prin-
cipaux droits utiles qui découlaient de la justice.
Il est impossible de ne pas être frappé par la coexistence
sur un même territoire de ces deux ordres de droits, les uns
portant des noms différents, d'autres, sous la même désigna-
tion, ne cessant pas d'être distincts.
D'une part, la foi, l'hommage, le retrait, le bail, la com-
mise ; de l'autre, les confiscations, les péages, les banalités,
le droit d'aubaine ; puis, sous le même nom, deux sortes de
droits de pêche, de droits de chasse, de droits de moulins, de
i
OAIIACTÈIIK SI-ÉCIAL DE CES DROITS. SSl
(Iruils de mutations, de droits de relief et de services mili-
taires; enfin, au-dessus de celte multitude de redevances et
il'obligations, si diverses et si confuses en apparence, deux
systèmes profondément séparés entre eux, qui se les parta-
j^ent toutes, et qui marquent chacun ce qui leur appartient
d'un signe qu'il est facile de reconnaître.
Les obligations proprement féodales, issues d'un contrat,
conservent toujours leur caractère conventionnel ; leur in-
terprétation et le système de leur jurisprudence sont régis
par les principes des contrats; les devoirs du vassal envers
le seigneur, ceux du seigneur envers le vassal, leurs droits
respectifs sur le fief, les difficultés qui peuvent naître entre
eux, tout cela est rattaché à la stipulation primitive et dé-
terminé par les règles des conventions. Le véritable texte
de la loi féodale, c'est l'acte constitutif du fief; son esprit,
c'est la volonté des contractants. Si le texte primitif s'est
égaré, on y supplée par les reconnaissances, qui le rem-
placent ; ft leur défaut, par l'exécution qu'il a reçue ; s'il est
obscur, ou incomplet, on l'interprète par ce qui est d'usage
dans les conventions analogues.
Autjint le système des obligations issues du fief est logi-
que et régulier, malgré des diversités inévitables, autant les
usages relatifs aux droits de justice sont bizarres, divergents,
incohérents, dénués de principes communs et généraux;
tandis qu'une multitude d'actes constatent la convention féo-
dale et nous font, pour ainsi dire, assister à tous les instants
de sa formation, jamais on ne voit les droits de justice pren-
dre naissance, s'élabUr, se créer pour la première fois, en
ertu d'un litre légitime. Tous les actes qui concernent les
justices sont des concessions, des moditications, des démem-
nls, mais jamais une charte ne nous montre une jus-
552 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
lice nouvelle s'établissant, et, en réalité, il ne s'en établit
pas. Depuis la domination romaine, à quelque époque que
Ton remonte, un droit de justice n'est reconnu pour Intime
qu'autant qu'il est fondé sur la coutume et sur une posses-
sion dont l'origine se perd dans la nuit des temps.
De là , la nécessité évidente de reporter le service des
droits de justice aux règles de la législation romaine; dans
des texes contemporains à l'établissement de la domination
barbare, les impôts reçoivent déjà le nom de coutume. Eln
Italie, Cassiodore les caractérise ainsi : a Telonia et trihuîa
appellantur consmtudines. »
En France, les Gapitulaires de la première race représen-
tent toujours les redevances à percevoir par les comtes
comme immuables, et ne pouvant être augmentées sans abus
de pouvoir de la part du roi lui-même. On voit, dans Gré-
goire de Tours, que, lorsque le peuple de Tours prêta ser-
ment à Charibert, celui-ci, de son côté, s'engagea à ne pas
élever l'impôt.
Sous la seconde race, l'indication de la coutume conune
base des redevances justicières se rencontre à chaque ins-
tant ; les efforts du législateur tendent constamment à rete-
nir l'impôt perçu par les comtes, dans les bornes de l'usage.
En présence d'exactions sans cesse croissantes, exagérées,
multipliées , les populations opprimées n'osaient aspirer à
autre chose qu'à l'interdiction d'exigences nouvelles.
Lorsque, sous la troisième race, l'appui de la royauté et
l'affaiblissement de la noblesse ensuite des Croisades permi-
rent aux populations de compter avec leurs maîtres, elles ne
demandèrent non plus que la détermination précise de leurs
obligations justicières. On constata les droits dont l'origine
échappait à la mémoire des redevables , et '' tint ceux-
^k
(M)UTUMES. S53
là sculemeal pour légitimes. C'est lii l'urigini' des coutumes,
nom qui exprime purfaitement la chose. Les coutumes sont
l'acte constatant les redevances dues au justicier ; l'homme
coulumier, c'est l'homme de poêle {potestatis), le vilain, le
roturier, toutes expressions qui désignent, non le vassal,
mais le sujet du justicier. La redevance féodale n'est pas la
coutume, c'est l'obligution contractuelle; l'exercice peut
servir à la constater, mais comme l'exécution sert d'inter-
prétation à la convention, ou comme dans les contrais on
supplée ce qui est d'usage. De même aussi, les droits de jus-
tice peuvent s'appuyer sur un titre ; mais comme la pres-
cription s'appuie de la reconnoissance destinée ù lui servir
de preuve ou à la remplacer.
Les redevances justicières étaient hien plus nombreuses,
bien plus variées dans leur forme et dans leur objet que les
redevances féodales; la plupart des droits qualifiés féodaux
dans les glossaires et dans les traités des droits seigneuriaux,
appartenaient à la justice. C'est que ces droits, participant
de l'universalité de l'impôt romain, comme lui affectaient
toutes choses , toute possession , toute manière d'être ou
d'agir de l'homme, de la famille et de la fortune. C'est du
justicier qu'il est vrai de dire : " Le seigneur enferme ses
manants comme sous voûtes et gonds, du ciel à ta terre, tout
est à lui , forest chenues , oiseau dans l'air, poisson dans
l'eau, bêle au buisson, l'onde qui coule, la cloche dont le son
au loin roule. »
Il est assez singulier qu'aucun feudiate n'ait songé à don-
ner la nomenclature classifiée des droits de justice et des
droits de fief. Bien plus, dans le tangage du droit ancien, on
ne trouve aucune exactitude en ce qui concerne la sépara-
pourtanl liiujnurs reconnue, des deux cléments de la
55ft DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
puissance seigneuriale ; il semble qu'on ait pris à tàcbe de
les confondre, et lorsqu'il s'agit de déterminer la nature jus-
ticière ou féodale d'un droit ou d'une redevance , le désac-
cord surgit presque toujours, soit entre les auteurs, soit entre
les coutumes.
Voici les causes de cette confusion.
D'abord, dès l'origine, les droits de fief eurent beaucoup
de ressemblance avec les droits de justice ; c'était une même
redevance à partager entre le seigneur et le justicier, une
portion des mêmes fruits formait le revenu du premier et le
cens du second ; dans un grand nombre de concessions bé-
néficiaires, le concédant stipulait à son profit les mêmes re-
devances dont jouissait le comte.
De son côté, le justicier s'efforça constanunent d'élargir
la part fiscale et de l'assimiler à la part du possesseur.
Puis les droits de justice furent nécessairement altérés ^i
passant de la jouissance publique dans la possession privée ,
l'impôt, changeant de destination, devait être modifié dans
sa nature.
Les polyptiques des églises immunes confirment cette ob-
servation ; on y trouve, en effet, tous les impôts romains
convertis en redevances privées, par exemple, les obliga-
tions de faire des charrois, de fournir des chevaux , de re-
cevoir les officiers publics, de fabriquer des armes, des vête-
ments, des instruments de labourage, et le service militaire;
mais ces redevances sont appliquées aux besoins du monas-
tère, et le service militaire est converti en une redevance
en argent. Les noms mêmes des divers impôts romains sont
conservés, angaria, paraveredum, ad hostem; le census per-
siste partout sans changer de nom, d'étendue ni d'objet.
Les droits de justice subirent une altération plus profonde
mVMENT 11:8 DËVmnENT FEOUAIS.
sriB
encore pendant l'époque de l'affranchissement des commu-
nes. Le vrai caractère des acies d'affranchissement des XI",
XJl" et XHI* siècles est loin d'élre toujours un affranchisse-
ment de serfs ; les communes ne sont pas, comme nn l'a dit,
esclaves, au contraire, te plus souvent, les hommes de la
commune stipulent comme libres et francs ; l'objet du con-
trai est de déterminer les droits du justicier et de faire cesser
les déprédations sans règles, les tailles à merci, centre les-
quelles ces associations se sont formées. Il y a transaction
entre le seigneur et ses sujets révoltés; ceux-ci consentent
à reconnaître des obligations dont ni eux, ni leurs pères n'ont
vu le commencement ; le seigneur justicier renonce A de-
mander autre chose, et s'interdit ie droit de pénétrer sur le
territoire de la commune pour y exercer à main armée les
droits qu'il s'attribue.
Les seigneurs justiciers ayant obtenu une reconnaissance
formelle de leurs droits de la part des justiciables, s'efforcè-
rent de les faire envisager comme des redevances féodales,
ce qui leur donnait un caractère plus favorable, une cause
plus légitime, et leur permettait d'échapper plus aisément
aux envahissements des agents royaux, qui s'attaquaient aux
droits d'origine justicière comme à une chose qui leur devait
appartenir, et respectaient les droits du fief en tant que pro-
priété privée.
Telle est manifestement la véritable et principale cause de
la confusion qui nous a frappé entre les droits féodaux et les
droits justiciers, et qui a tant contribué à les identifier.
C'est surtout au XIV' siècle que celle interversion des droits
seigneuriaux s'opéra ; depuis saint Louis, dans tous les actes
privés et publics, sans cesse les seigneurs justiciers s'effor-
cent de répudier l'origine de leur pouvoir et de rattacher i
5S8 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
mage de bétes , déchéance de complainte, bornes levées ou
posées sans la participation du juge, dénégation du seing,
téméraire opposition, etc., etc. Chaque localité avait, à cet
égard, ses règles particulières; mais partout les amendes
étaient un des revenus notables du seigneur justicier. Les
coutumes avaient voulu fixer le taux des amendes précisé-
ment pour éviter les exactions que les justiciers se permet-
taient lorsque l'amende était indéterminée; aussi, dit Loisel,
(1 les amendes coutumières ne sont à l'arbitrage du juge, les
autres si. »
Ordinairement, d'une amende fixe les femmes ne payaient
que moitié, tandis que pour une injure faite à une femme
la peine était doublée. Les amendes à payer par les nobles
étaient plus fortes que celles des vilains, et l'on disait com-
munément que les nobles paient 60 livres où les non nobles
paient 60 sols ; en revanche, les peines corporelles étaient
plus fréquemment appliquées aux vilains. Dans la langue du
moyen âge, le mot bannum avait aussi pris la signification
d'amende.
La confiscation , dont il avait été fait un si grand abus
sous les empereurs romains, avait été abolie sous Justinien,
sauf pour le cas de lèse-majesté ; cette règle parait s'être
conservée plus ou moins dans les pays de droit écrit. Dans
les pays coutumiers , la confiscation était admise dans un
plus grand nombre de cas, tellement que Loysel avait pu
formuler, dans ses Institutes coutumières, la règle a qui con-
fisque le corps, confisque les biens, » régie qui n'était pas
connue dans les provinces du midi. D'après la règle féodale,
il est manifeste que le produit de la confiscation appartenait
exclusivement aux seigneurs haut justiciers, qui seuls avaient
le droit de vie et de mort dont l'application avait la confis-
cation pour conséquence.
L rèl
GONPISCATION, AMP.NDES.
Il faut pourtant observer que ta r^gte n qui confisque le
corps confisque les biens » nëlail pas entièrement observée,
et que ce n'était pas toujours au justicier dont émanait la
condamna lion qu'en revenaient les profits. Chaque justicier
saisissait les biens du condamné situés dans son territoire.
La coutume deVitry, art. 47, pose ces principes d'ui
nière très précise ; elle attribue au justicier qui a jugé tous
les meubles, où qu'ils soient assis, et les immeubles assis en
sa haute justice, et le pardesxus des immeubles appartient aux
seigneurs en la justice desquels ils sont assis, chacun en son
regard.
De même, dans les rapports entre les justices laïques et les
justices ecclésiastiques. Dans les condamnations pour crimes
ecclésiastiques, pour hérésie, par exemple, les biens du con-
damné revenaient, non à l'Eglise, mais au seigneur dans la
justice duquel ils étaient situés, et réciproquement; lors-
qu'une église livrait un coupable de ses ressortissants au
bras séculier pour un des délits qui, comme le meurtre, le
rapt , le vol , l'incendie , appartenaient aux cas royaux, le
justicier du roi condamnait, et l'Eglise confisquait les biens
du condamné.
Faut-il conclure de ces exceptions & la règle « qui ctm-
fîsque le corps confisque les biens u que la confiscation n'é-
tait pas, au fond, corrélative à l'exercice du droit de juger ?
Nullement. Mais, dans un cas où plusieurs seigneurs étaient
intéressés, chacun a pris ce qui était à sa portée, appliquant
en quelque sorte le principe du droit d'aubaine au cas de la
confiscation; puis, d'une transaction imaginée pour éviter
de fréquentes occasions de conflit, on a fait une règle.
Le$ coutumes avaient pris quelques mesures dans l'inté-
rêt de la famille du condamné. Loiscl dit : « Pour Ir méfait
!Î60 DROITS LTHJSS DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
de rhomme ne perdent la femme, ni les enfants, leurs douai*
res et autres biens, » et a femme mariée condamnée ne coq-
fisque que ses propres, et non la part qu'elle aurait aux meu-
bles et aux acquêts. »
En pays de droit écrit, lorsque les biens du père étaieot
confisqués , le pécule du fils lui était laissé , et lorsque les
biens du fils étaient confisqués, le pécule restait au père ;. de
plus, le tiers des biens du condamné était prélevé pour la
femme et les enfants, sans distraction des frais de procédure.
J'ai examiné ailleurs la différence qu'il y a entre la com-
mise, véritable droit de fief, et la confiscation.
2® Les droits qui pèsent directement sur la personne ,
comprenant :
a) Les obligations de services personnels, soil pour la cul-
ture des terres et l'entretien des chemins, soit pour le trans-
port des personnes et des marchandises; elles sont fort
nombreuses et fort variées. Les principales espèces sont
comprises sous le nom de corvées , mot qui , dans son sens
général, embrasse les diverses sortes de services personnels»
mais qui , dans son sens spécial {curvadœ, rigœ), s'applique
plus particulièrement aux journées de labour faites avec la
charrue. Les journées de travail faites par les personnes
seulement sont appelées, tantât dies, tantôt manoperœ, dans
les polyp tiques. Les charrois s'appelaient angariœ, ou para-
veredi, noms qui sont tirés de la législation romaine.
L'origine de ces divers services remonte elle-même à l'ad-
ministration romaine, qui imposait aux contribuables l'exé-
cution de divers travaux exigés par le service public ; les
digues, les ponts, l'entretien des routap||l|^MBtniction des
édifices publics se faisaient ordinair r ^^Ihrvées. La loi
romaine appelait angariœ l'obligal er à
SERVICES rGnsoMVELS, cnnvÉES. Sfil
cl paraperedi (palefrois) celle de fournir des chevnux el des
mules pour les transports du cursus publicm (sorte de poste
aux chevaux impériale), auxquels les moyens ordinaires du
lise ne pouvaient pas suffire; ces mêmes noms se retrou-
vent dans les lois barbares et dans les polypliques.
Dans le système féodal , les corvées, ou services person-
nels , se divisent , sous le rapport du droit en verlu du-
quel on les exige, en trois classes, qu'il est facile de dis-
tinguer en principe, mais souvent difficile de distinguer
en fait et dans les cas particuliers, parce que les auteurs et
les documents ont rarement pris soin de le faire ; ces trois
classes sont : i" les services dus par les serfs à leurs maî-
tres , lesquels ne sont pas toujours des seigneurs, car des
colons et des lides pouvaient avoir des serfs; 2" les corvées
réelles, qui pèsent sur le fonds, sur la tenure, et qui font
partie des obligations des possesseurs de tenures censitaires
ou tributaires ; 3" les corvées personnelles , pesant sur les
hommes hbres, mais de condition roturière, car les nobles
et les ecclésiastiques en étaient toujours exemptés; cette der-
nière classe est encore un héritage du fisc recueilli par les
justiciers.
L'existence des corvées pesant sur les hommes libres, non
à raison de leur tenure et comme obligation contractuelle,
mais comme obligation justicier^, peut être démontrée, pour
ainsi dire, dans chaque époque de la féodalité. La loi des Wi-
sigoths ordonne aux offîciers publics de ne pas aggraver les
redevances ou les services dus par les populations, dans leur
propre intérêt, abus dont se rendaient déjà coupables très
souvent les agents du fisc romain '. Un document du X" siè-
Kullii indietionibut, exactionibu», operibue, val angariU. c
rpl villlriis, pri> mif ntiMUMUtt popv lui ag^crivart^ prip?iiin.-i
S6i DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
de, cité par Guérard, se plaint de ce que les pauvres gens
(nUnores homines) étaient obligés d'emprunter de l'argeBl
pour satisfaire au service des angariœ , et d'engager pour
cela, à des usuriers, leur liberté et celle de leur femme et
de leurs enfonts : « Sin autem , aut ipse, aut uxar eju$, aui
infans qus, ri forte ab eis non reddiîur preîium, manemU in
servitio feneratori. » Il est clair que si ces minores komines
eussent été des serfe, ils n'auraient pas pu engager leur li-
berté, et même, s'ils eussent été des demi-serfs, ils n'eus-
sent pu s'engager ainsi que vis-à-vis de leur seigneur. Le
service des angariœ était particulièrement onéreux , parce
qu'on exigeait quelquefois des courses très prolongées *.
Enfin, plus tard, les feudistes distinguèrent, comme nous
l'avons dit, les corvées en personnelles et réelles, et l'auteur
des Notes sur Boutaric dît que les corvées personnelles sont
celles qui sont dues pour raison de l'habitation. Loisel en dit
autant des tailles, qu'il mélange avec les corvées *.
Les obligations imposées en raison du domicile sont régu-
lièrement les obligations justicières.
Il était dans la nature des choses que la nature de tels ser-
vices variât excessivement, et il ne peut guère y avoir eu de
règles quelconques touchant ceux qui tiraient leur origine
des conventions. Il nous parait évident que les corvées dont
* La loi des Bavarois défend d'exiger Vangaria pour plus de 50 lieues.
* « Tailles sont personnelles et s'imposent au lieu du domicile . le fort por-
tant le faible. »
La coutume du Bourbonnais assimile aussi la taille et la corrée, et distin-
gue : lo la taille , ou corvée personnelle et serve ; celui par qui elle est due
est censé serf, s'il ne prouve son affranchissement ; 2o la taille, ou corvée
réelle, due pour raison des terres et héritages; S** la cordée justicière, due
par tout homme de jiistice faisant feu.
TAILLES. S63
il l'sl question diins le poijptique d'Irminoii et dans quel-
ques autres, qui piTUaieut jusqu'à trois ou quatre jours par
semaine, étaient du genre des corvées serviles. Guérard fait
observer que, de siècle en siècle, le nombre des corvées alla
en diminuant. Sur la (in du moyen âge, lorsque le titre ne
tixait pas ce nombre, ou lorsque les corvéables l'étaient soi-
disant à merci, le seigneur n'en pouvait exiger que douze
par an, et trois par mois. Les feudistes ', en rapportant celte
règle, semblent l'appliquer également aux corvées conven-
lionnelles et aux corvées justiciércs ; ce qui vient de ce que
ces espèces étaient souvent confondues à l'époque oii ils écri-
vaient. Lorsque la cbarge est indéGnic, comme de labourer
les cbamps du seigneur, faucher ses prés, charrier son bois
de chauliTage, le juge en pouvait fixer une quantité modérée,
suivant les besoins du seJgneur et les facultés des redevables.
Il était universellement admis que les corvées ne s'arréra-
gent pas, qu'il faut les demander dans le temps où elles sont
dues ; seulement, si elles ont été abonnées pour un certain
prix, les arrérages en sont dus. Le seigneur ne peut d'ail-
leurs convertir en argent les corvées qui lui sont superflues ;
il ne peut non plus les céder à des tiers'.
/') Les lailks ', que l'on assimile quelquefois aux corvées,
■ Par exemple, Pwquel de la Livunnière, Lacomlje [Juriipruiltnce eix-ile),
et Tauleur des Kola sur Bûulnrk,
* C'est ce qu'piprime Laisel dam celle maxime : • Corvées, laillea, |;uels,
pirdes et quesira, n'ont point de luite, ne tombent en arrérat^es, et ne peu-
vent être vendus, ni lrin>poTlé> i autrui. En assiette de terre , corvée ou
peine de rilsin n'est pour rien comptée. •
■ Taille (lallia). Selon quelques-uns, ce mot vient de tatia; e'ett ce qui «t
enifi en sus des autre! choses ( Optra, eotlalionfi frugum, onire. runeart,
fnruenrc, vel entera, his similia). • Populo per ensdem vel alias macbina-
liuncs exigcre cutisueveiv, • dit la toi des Lotnlnrd». Selon celle otjmologie,
K64 DROITS UTILES DECOULANT DE LA JUSTICE.
en diffèrent essentiellement, en ce qu'elles ne consistent pas
en travail fourni par le contribuable , mais en redevances
payables, soit en nature, soit en argent.
Comme les corvées , le droit de taille peut être réel et
personnel, féodal ou censif ; il est personnel quand il est dû
indépendamment du fonds. Ducange, qui rapporte la distinc-
tion ci-dessus , ajoute que les tailles personnelles se distin-
guent de nouveau en serviles et franches. Les tailles per-
sonnelles dues par les hommes libres sont les tailles coutu-
mières, ou justicières, dont nous traitons en ce moment.
Il faut se garder de confondre, ainsi qu'on le fait souvent,
la taille avec les aides, qui sont une obligation primitive-
ment féodale, ainsi que le montrent les cas dans lesquels ils
étaient exigés * . La taille, par son caractère indéterminé, fut
un des principaux moyens d'oppression, une des causes qui
poussèrent le plus souvent les hommes de poète à la révolte.
Hevin et d'Ârgentré n'hésitent pas à donner l'abus et
l'exaction pour origine aux tailles coutumières. Frôissard
dit que, de son temps, a les seigneurs trouvent plus grande
chevance que leurs prédécesseurs ne faisaient, car ils tail-
les deux / seraient le résultat d'une faute d'orthographe. Ducange fait venir
ce mot de taleiSy morceaux de bois correspondants, sur lesquels on fait des
encoches qui servent à compter les mesures livrées. Je crois plutôt que le
substantif talUa vient du verbe latin du moyen âge taiUare, d'où l'italien a
fait togliere (dter, prendre). « Excussiones quas taUiat vocant, > dit une charte
du XI« siècle, et le droit féodal anglais appelle la taille talkagium,
* La cause de cette confusion est que les justiciers avaient imaginé d'im-
poser à leurs sujets la taille dans les quatre cas des aides seigneuriaux ; c*é>
tait la taille extraordinaire. Salvaing observe que la taille des quatre cas due
à un haut justicier est purement personnelle, ne peut être exigée que de
ceux qui ont leur domicile dans son territoire justicier, et que les nobles en
sont exempts ; par tous ces caractères, elle se distingue des aides féodales.
DBOIT DE CiTE ET DE PAST.
lent leur peuple à volonté, et du temps passé ils n'osaient,
fors leurs rentes et revenus, h
Dumoulin et de Laurière assignent à ta taille une origine*
moderne. Le premier raconte, comme témoin oculaire, que,
sous François 1", la main-morte a servi de refuge et d'asile
contre la tyrannie; que ces exactions, qu'on nomme tailles,
inventées plusieurs siècles après Charlemagnc et consenties
d'abord comme temporaires, furent augmentées avec excès,
tellement qu'une multitude nombreuse, chassée de Norman-
die et de Picardie par les extorsions des justiciers et agents
(iscîiux, se retira dans les forêts de la Franche-Comté pour
les mettre en culture, et s'y soumit volontairement h la con-
dition de la main-morte. C'est le renouvellement de l'histoire
des fiagaudes ' .
Lorsque les coutumes cherchèrent à fixer la quotité des
tailles, on dit qu'on pouvait les demander trois fois l'an ;
puis aussi qu'elles monteraient au double du cens; mais
l'essence de la taille est d'être une exaction arbitraire, extra-
ordinaire et indéterminée.
c) Le droit de g(le et de pasl; dans le midi, droit d'alber-
gue, ou à'héberge; dans la Suisse romande, marmide (de ma-
nerf, commamre) a sa source dans le droit que les officiers
militaires et administratifs romains avaient de se faire livrer,
par les habitants du pays où ils passaient, les fournitures
nécessaires pour eux et pour leur suite. Les princes bar-
bares donnaient de pareilles lettres de logement à leurs missi,
• t Dam CM temps de misère, o<i la coulume Hait la loi suprême, dît Cham-
pionnière, malheur à ceux sur qui deux toit un m#me abus l'oxerçait ; la
violence réitérée prenait â rinstant le caractère de droit, l'acte le plui odieux
paraissait lé^time, s'il éUil renouvelé dans l'espace que peut comprendre la
mémoire des vivant!-, -
K66 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
qu'ils appelaient traclariœ, et lorsque, sous les derniers Car-
lovingiens , les missi cessèrent de remplir leur mission de
redresseurs d'abus, pour autoriser eux-mêmes les abus par
leur ex^nple, les tractariœ devinrent une cause de ruine
pour les populations ; on gaspillait les livrances exigées, ou
ïÂen on se faisait payer en argent comptant ce qu'on voulait
bien ne pas exiger, tout comme on prenait et emmenait les
bétes de somme que les habitants devaient fournir tempo-
rairement pour le service des convois.
Le droit de past et de gite était essentiellement une obli*
gation justicière ; cependant, il arriva quelquefois qu'un sei-
gneur, en faisant une concession, se réserva un droit pareil
pour le cas où il viendrait dans les localités voisines de sa
concession.
Sur la fin du régime féodal, alors que les seigneurs cher-
cbaient à faire argent des anciens droits qu'ils pouvaient
posséder , ils voulurent aussi convertir les droits de gite
qu'ils avaient par titre ou par coutume en redevance fixe ;
mais il fut décidé que cela ne pourrait avoir lieu que sous
la forme d'abonnement, et par conséquent du gré du débi-
teur lui-même. A défaut de stipulation expresse, il fut aussi
réglé que le droit de gite ne serait exigible qu'une fois l'an.
d) Le droit de garde ou de guet {warta), de u>acht (vdlle),
est aussi, par sa nature, au nombre des droits de justice, et
nombre de coutumes, en mentionnant ce droit, le qualifient
de cette manière. Loysel range cette obligation parmi les
corvées, et ce qui constate encore son caractère justicier,
c'est que les nobles en sont exempts. Les guerres privées
pendant longtemps , plus tard la nécessité de repousser les
malfaiteurs, rôdeurs et maraudeurs, rendirent nécessaire
l'obligation de faire des patrouilles dans la campagne et au-
CIKT, IIOST. 507
tour des ctiâleaux ; ces patrouilles sont déjà mentionnées,
dans le précepte des Espagnols, sous le nom à'exploratione»
cl excubiœ.
Ce droit, dans les grands domaines, pouvait aussi ^tre im-
|iosé aux tenanciers ; nous le voyons sous ctïtte forme dans
le polyplique d'irminon , et déjà alors il est, comme plus
lard sous les coutumes, exigé un garde par feu.
e) Avant le service militaire féodal, il y avait, dans la pé-
riode barbare, le service public {heriban), qui, imposé à tout
homme libre pour la défense du pays et le soin de veiller à
l'excculion de cette obligation, renlrait dans les fonctions
des comtes ; ceux-ci en profitèrent souvent pour forcer les
bommes libres à s'engager à eux par les liens féodaux :
Il Jllum semper in ho^tem fai:iant ire usqaedum pauper foetus,
nolens voletis suum proprtam traitât aut t^endat, » dit une for-
mule rapportée par Baluze et que nous avons déjà eu l'oo-
cusion de citer.
Dans l'époque féodale, l'obligation d'un service militaire
fut aussi imposée à leurs sujets par les seigneurs justiciers;
ceux-ci, réunissant d'ordinaire le fief et la justice, la confu-
sion a pu ici s'établir plus facilement encore que pour toute
autre obligation. Cependant, on trouve encore des traces
d'une distinction entre les deux obligations ; ainsi, l'ancienne
coutume d'Anjou donne le nom li'host au service fait pour
défendre le pays, » pour le proufict commun, » et celui de
chevaucfUe au service fait h pour défendre son seigneur. »
Dans les établissemenls ecclésiastiques, auxquels des im-
munités avaient transféré les droits des justiciers, l'usage
s'établit de convertir le bantium m kostem en une redevance
qui lira de son origine le nom à'hostilitiam ; elle s'acquittait
d'abord en chariots et en bœufs pour le service de l'armée,
568 DROITS UTILES DÉCOCLAIHT DE LA JUSTICE.
puis ensuite en argent; du temps d'Inninon, lorsqu*on Tac-
quittait en moutons pour l'armée, elle s'appelait eamaUcmm,
3® Les droits perçus sur l'usage des choses publiques ou
non appropriées.
De ce nombre sont :
a) Les péages {pedagiuim), tontine {iheloneum)j pontanages
(pontaticum) , droits de port {portaticum), travers, ou droit
de transit, rotage (rotagium), sont diverses variétés de droits
qui se prélevaient dans certains lieux déterminés, sur les
bords des routes et des rivières. Ces droits furent aussi un
héritage du fisc romain ; ils tombèrent dans l'appropriation
privée des honores. Quelquefois , la généralité des péages
d*une localité fut attribuée au vicaire, qui fut en revanche
chargé de la surveillance et de l'entretien des chemins ; en
d'autres lieux, ce soin fut remis à un employé spécial
nommé viarius (voyer). La similitude des noms les a foit
souvent confondre ; cependant , la voière {viaria) et la rt-
guerie {vicaria, basse justice) ne sont pas la même chose.
L'abus que les justiciers firent de leurs droits de péage
offrit au pouvoir royal un moyen facile de s'en emparer. Au
temps de Beaumanoir, les chemins étaient aux seigneurs
justiciers * ; mais, au temps des coutumes, il était déjà ad-
mis que « les grands chemins appartiennent au roi ; » et Loy-
seau s'opposa vainement à cette prétention des officiers du
fisc.
Les parlements aidèrent puissamment à dépouiller les sei-
* « De droit commun, tuste les questions sont et appartiennent en toute
cozez au seigneur de la terre qui tient en baronnie les dits quemins parmi
lor domaine, ou parmi ce domaine de leur sougès , et est toute le justice et
le seigneurie des quemins lor. •
PÉAGES, FOIRi:, l>ACAGE. KC9
gncurs des droits de péage et de police des chemins, que
comprend originairemenl la justice, en leur imposant l'obli-
gation de réporer les voies sur lesquelles leur droit s'exer-
çait et en les rendant responsables civilement des délits qui
s'y commettaient.
Dès le XIV' siècle, le droit d'établir de nouveaux péages
fut exclusivement réservé au roi, à litre de droit régalien;
on exigea des seigneurs justiciers qu'ils pussent montrer, ou
une concession royale, ou du moins une possession immé-
moriale.
D'après le droit commun, les droits de péage ne se perce-
vaient que sur les marchandises; ainsi, les particuliers pou-
vaient transporter librement leurs produits et les choses des-
tinées t leur consommation; de plus, les nobles, les eeclé-
siastiques, les gens du roi , les docteurs, et les écoliers de
l'Université, étaient exempts de payer les péages. La taxe
devait être arfichée, et la sarexaction, comme on disait, était
punie, pour le possesseur du péage, de la perle de son droit;
pour ses employés, de peines plus on moins sévères,
b) Les droits de foire et de marché. Leur histoire est la
même que celle des droits de péage. Ces droits consistaient,
nu XI" siècle ', dans une dîme du prix des marchandises
vendues ; ils passèrent du fisc aux seigneurs justiciers, et dea
seigneurs au fisc.
e) Les droits d'herbage, de pasnagc, de pacage, de blairie,
Hc, se percevaient en par-contre de la jouissance des ter-
rains vagues, des pâturages et des forêts. Le pasnage se per-
cevait pour pouvoir mener paître les porcs dans la forât. La
blairie est proprement le droit perçu pour mener paître son
' Selon (Juérard. {l'iolfijornéiifs riit palijplujuc île Sainl-Ptre ,)
570 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
bétail dans les champs, de bladum, qui signifie blé dans le
latin du moyen âge'.
Nous avons parlé ailleurs, à Toccasion des biens vacants,
des épaves , du trésor trouvé , de Taubenage et des droits
sur la succession des bâtards, qui pourraient aussi trou-
ver leur place ici ; il n'y aura donc pas lieu d'y revenir en
ce moment.
4^ Les droits qui frappent les biens des justiciables sont :
a) Le cens. La persistance du census romain durant Tépo-
que barbare, et particulièrement sous l'empire franc, a été
déjà démontrée précédemment; mais comme, de bonne heure,
l'expression census ne s'est pas appliquée seulement à l'impftt
foncier, mais à toutes espèces de rentes et de redevances
payées , soit à l'Etat par les colons et emphytéotiques des
terres fiscales , soit aux particuliers ; comme , en outre, il
semble que le principal travail de la législation barbare ait
été l'appropriation privée des possessions du fisc , tant les
constitutions d'honneurs et d'immunités tiennent une large
place dans les recueils de chartes et de diplômes de cette
époque, il se manifeste tout naturellement une grande diver-
gence d'opinions concernant la destinée ultérieure du cens
public romain.
« L'idée différente que Boulainvilliers, Dubos et Montes-
quieu attachent au mot census fait, dit Guérard, presque toute
la différence de leurs systèmes. Boulainvilliers l'entend d'un
impôt public payé par les serfs , et comme il soutient que
les Gaulois et les Romains y étaient soumis, il les plonge tous
dans la servitude. Dubos l'entend d'une contribution publi-
que acquittée par des hommes libres, et comme, suivant lui,
' Vherbage s'appelait oneUge dans la haute Gruyère.
DR0I1S hèbls; les cens.
B7I
I
I
elle élait levée sur les Francs, les Romains et les Gaulois,
il les fait tous libres. Montesquieu, tout en voulant prendre
le milieu entre ces deux opinions, en adopte une entièrement
divergente; il dit que le census élait une redevance privée,
un tribut levé sur les serfs par leui-s maîtres, et non une
imposition publique établie au profit du gouvernement , et
de là il tire la conséquence que tout ce qui payait le cens
était serf, si bien que c'était une même chose d'élre serf et
de payer le cens, d'être libre el de ne le payer pas. »
Guérard observe avec grande raison que le mot census,
BU lieu de n'avoir que l'une des deux significations res-
treintes que Dubos et Montesquieu lui ont assignées, réunit
l'une et l'autre, et qu'il signifie, en général, une redevance
quelconque, publique ou privée, à litie gratuit ou à titre
onéreux, acquittée en argent ou autrement par un homme
libre ou par un serf; il démontre, en outre, jusqu'à l'évi-
dence, que le cetuus publicus était payé au prince comme un
véritable impôt sous les Mérovingiens '.
En revanche, le savant écrivain que nous venons de citer
ne paraît pas pouvoir être suivi , lorsqu'il admet que le
cetuus, qui existait sous la première race, a disparu sous la
seconde, el que le census des actes carlovingiens n'est plus
qu'une redevance privée étrangère à la nature de l'impAt ;
je ne voudrais d'autre preuve du oflntraîre que les actes qu'il
rappelle lui-même :
■ Dans l'éilit ilc Clolsirc II . de 61S, on vnil que le peuple {populus) rérla-
lit contre l'impoiilian d'un nouveau cens. C'était encore un impdl que le
nt dont Dnfobert Ht sbundon i VégYne de Tniin, sur la demande de lainl
ni ; t Eligio ro)[ante omnem cenium. qui rtifubliai tolvfbatur, ad ïnle-
um Dagoberlua rex eiilem eccleiïœ induliil, ntque per rhartam conllmia-
l. ' {Vie lit »aint Eioi.) L'impdt levé sur lea Romains , sou» In domination
■s BoiirBuignons, B?t aussi appelé, par le Papien, wnitu».
572 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
a Census regalis ufidècumque légitime exiebat , columus,
uî indè Mlvatur, sive de propria persona hominis site de
REBUS. » (Capit. de 805.) a Statuendum est ut untuquisque
qui CENSUM REGiuM solvcre débet, in eodem loco Ulum persol-
mtj ubi pater et avus ejus solvere consueverunt. » (Capit. de
819.) tt Quidam comités nostri nos consuluerunt de illis Fran-
cis HOMINIBUS qui CENSUM REGIUM DE SUD CAPITE DEBCBANT. »
(Edil de Pistes de 864.)
Dans ces divers passages, on voit le cens royal se perce-
voir par tête sur les hommes libres , même sur les Francs,
ce qui n'avait pas eu lieu d'abord ; mais, au IX® siècle, les
privilèges de race avaient presque tous disparu. Comment ne
pas reconnaître là le census romain , qui se percevait aussi
par tête et en raison des biens, par caput et jugum, et s'ap-
pelait capitatio ?
Rappelons encore ici ce diplôme de Louis-le-Débonnaire,
de 828, qui fait mention d'un cens payé d'abord au fisc, et
ensuite au couvent de Saint-Gall : a Ut idem liberi homines
et posteriUis eorum, censum quod ad fiscum persolvi solebant,
parti prœdicti monasterii exhibèrent atque persolverent. )> Yoilà
un cas où nous saisissons, pour ainsi dire sur le fait, le pas-
sage du cens public du domaine de TEtat au domaine privé.
D'ailleurs , si de nombreuses portions du census publicus
ont cessé d'être versées dans le trésor royal et sont tombées
dans le domaine individuel, ont-elles pour cela changé de
nature, bien qu'il n'y ait pas eu de contrat? sont-elles deve-
nues des redevances conventionnelles, des fermages, bien
qu'il n'y ait pas eu de terres concédées? ou bien, ceux qui
les paient sont-ils par ce seul fait devenus des serfs, d'hommes
libres qu'ils étaient? On ne saurait le soutenir.
Lors de la chute des Carlovingiens, au début de l'époque
LE CBNB EST JUSTICIER, SBRVILE OU FEODAL. S75
féodale, le pouvoir central avait cessé d'exister; il D"y eut
plus de fisc, partaut, plus d'impAl public. Le travail d'appro-
priation du census pablicits est achevé; mais entre quelles
mains a-t-il passé? Nous ne devons pas être embarrassés
pour le deviner. Comme tous les autres impâls romains, il
a passé aux mains des possesseurs d'bonneurs ; il a passé
aux justiciers, ou bien, par les immunités ecdésiastiques,
il est devenu la propriété de l'Eglise, qui , elle aussi, était
au moyen âge propriétaire de justices.
Comme les seigneurs justiciers possédaient aussi des liefs,
des serfs, et de nombreuses terres tributaires, lorsque cette
appropriation a eu lieu, le cens justicier, le cens servile, et
le cens conventionnel, ont pu très souvent se confondre,
s'amalgamer. Ainsi, dans l'époque intérimaire, le chevage
{capaticum} , qui est évidemment l'ancienne capitation ou
censas publicus , s'assimile avec le lidimoniiim , qui est une
capitatioD servile due au maître, non à titre de droit de jus-
tice, mais à titre de propriété.
Plus on avance dans la féodalité, plus on s'éloigne du point
de départ, et plus celle confusion devait augmenter. Aussi,
comme nous l'avons déjà vu, presque tous les feudistes ont-
ils fini par confondre, dans les censives, le cens justicier et
le cens conventionnel, le menu cens et le gros cens. Cela fut
surtout facile , je dirai même impossible à éviter, lorsque,
par suite de l'introduction de la maxime u nulle terre sans
seigneur, » on eut imaginé et fait admettre en théorie que
tout cens suppose la directe; en effet, dès ce moment, le
cens justicier avait changé de nature; Il était devenu cens
foncier par supposition ; son origine primitive était entière-
ment celée et obscurcie.
Cependant , quelques déguisements divers que le rensiis.
S74 DROITS UTILES DÉCOULANT DE ÎA JUSTICE. '
devenu la possession des justiciers, ait revêtus durant l'épo-
que féodale, il est certains indices, certains signes, auxquels
on parvient à le reconnaître.
On le reconnaît, par exemple, lorsqu'il se trouve cité au
milieu d'autres droits de justice, tels que les droits de pale-
froi, les tailles, les droits de marché ^
On le reconnaît encore dans cette charte de 1279, citée
par Galland, qui foit mention d'un cens tenu en vilenage *.
En effet, le vilenage n'était ni une tenure féodale, ni une te-
nure tributaire conventionnelle ; c'était la possession libre ,
mais roturière et soumise au cens justicier ; c'était Tallea,
sauf le privilège de l'exemption du cens qui le caractérisait
en principe. Il est à présumer que, dans les pays de coutume,
ces tenures libres mais assujetties par la puissance justi-
cière furent, au fond, les plus nombreuses, et que la con-
fusion , souvent intentionnelle , que l'on fit de la cause des
redevances dues par les vilenages fut un des principaux
moyens d'usurpation employés par la noblesse à l'égard des
cultivateurs.
L'ancien census, devenu cens justicier, se manifeste en-
core, on ne peut plus clairement, dans les chartes du XIII^
siècle, citées par Ducangc à l'article censm, où le cens d'une
terre est appelé capitale ; ce qui prouve que la capitation du
moyen âge n'était pas toujours une imposition personnelle
*■ Ainsi, dans ce passage d'un capitulaire de 815, cité par Guérard, où
Charles-le-Ghauve enjoint à ses mim de faire une enquête sur tous les een$
et tous les paravereài que les hommes libres doivent au pouvoir royal, et
d'obliger ceux qui le négligent à acquitter ces redevances : « Ut missi nostri
de omnibus censibus vel paraveredis quod franci homines ad regium potesfta-
tem exsolvere debent. »
* « Tenemus in vilenagium id est ad eensumy quidquid habemus. >
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■ et scrvil<
QU BST-CE OlIR 1.E CHEF SEKB ï
578
I
I
et scrvile '. Cette eipressîoD de cemus capitalis a passé dans
les coutumes sous le nom de chef cem*. et il est à remar-
quer que c'est toujours le menu cens qui était appelé chef
cens*. Or, j'ai montré, en traitant des censives, qu'il est
naturel de penser que le gros cens, ordinairement représen-
tatif de la valeur dos baux, était le cens conventionnel payé
contre la jouissance d'une terre, et que te menu cens, ordi-
nairement très minime, en réalité, était l'ancien impôt trans-
formé en redevance justicière.
Le gros cens et le menu cens étaient souvent réunis dans la
même main; pourquoi ne s'y sont-ils pas confondu», si ce
n'est parce que leur origine était distincte?
A la vérité, les feudistcs nous donnent du menu cens une
autre explication, et prétendent que c'était le cens convenu
primitivement ; mais comment supposer raisonnablement que
le cens convenu en premier lieu par le concessionnaire était
infiniment plus faible que l'adjonction qu'il a reçue depuis ?
L'explication des feudistes doit donc être attribuée au bou-
leversement inévitable apporté par l'idée que tout cens sup-
pose une propriété antérieure, et implique le domaine direct.
Enfin, rcs.istence et le maintien du cens justicier peuvent
seuls expliquer comment des droits de terrage et bordelage,
c'est-à-dire des redevances réelles en nature, ont, dans cer-
tjiines localités, fait partie des droits de justice, ce dont les
Olim présentent, entre autres, de fréquents exemples.
• Super co quoil poïseesiones quas tenebant... nnmine rtn-^m capitale,
censium adcrcscenlem , etc. > (Chirte de ISÏl.) • Quoe terra
<|iiandim fuit ul ilic«lur onerata in 15 denariîs et dicitur capilali* OflUM. ■
(CbartedeliBl.)
* Voyez Ih Coutumm de Paris, de Helun, de Hantes, etc.
* - Le menu cem e«t le chef cens, • ilil Rainieau.
57G DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
Championnière va bien plus loin encore ; il prétend non-
seulement qu'il y avait un cens justicier, mais que le sei-
gneur cermer est un seigneur justicier, et non pas un sei-
gneur foncier. Mais cela, je ne puis Taccorder, et l'existence
fort problématique d'un conmalis romain , qui n'aurait été
autre chose qu'un judex, c'est-à-dire un percepteur, fondée
sur une unique définition de Ducange, ne me parait point
autoriser à renverser d'un seul coup toutes les idées reçues
et basées sur d'innombrables faits , selon lesquelles le pro-
priétaire d'une terre donnée à censive, ou emphytéose, est
envisagé comme possédant une véritable seigneurie foncière
et féodale analogue à celle du seigneur féodal. Cette hypothèse
est du reste inutile, puisque la confusion des diverses es>
pèces de cens s'explique sans elle tout aussi naturellement.
Ajoutons que les feudistes, tout en plaçant, à tort selon
nous, le menu cens, ou chef cens, parmi les droits fonciers,
et non parmi les droits de justice, ont cependant connu et
placé dans les droits de justice un véritable cens ; je veux
parler du droit de fouage ou focage {focus), aussi appelé queste.
Ce droit, que, jusqu'aux derniers moments de la féodalité,
les seigneurs justiciers levaient, soit en argent, soit en na-
ture, sur chaque chef de famille, correspond fort exactement
au capaticumy ou droit de chevage, des temps carlovingiens,
lequel, d'après le polyptique d'Irminon, se levait, déjà à cette
époque, par feu, et en raison de la quotité des terres pos^-
dées. Dans les temps féodaux, le fouage s'est maintenu comme
redevance d'un caractère semi-personnel , semi-réel , mais
toujours justicière, puisqu'elle était perçue seulement en
raison du domicile, tandis que le chef cens, qui, dans le prin-
cipe, était la même chose, à cause de la similitude des mots,
a été placé parmi les droits qui se rattachent à la possession
IJÏDR. VENTER, RRI.IRF. Îi77
(Tii^ilaire. Une telle distincUon n'a d'ailleurs rien qui doive
surprendre : les anciens seigneurs justiciers étant presque
tous propriétaires de censives , la cause de leurs droits diffé-
renls sur les censives qui leur appartenaient et sur celles qu'ils
avaient usurpées était oubliée; mais, là où les terres rotu-
rières sont restées libres, et toutefois soumises au cens, alors
le cens a perdu son nom, et il est devenu le fomge.
b) Les lods, rentes et reliefs. Ces droits, qui sont de véri-
tiibles droits de mutation, ont toujours été envisagés comme
essentiellement féodaux. Contrairement à l'opinion reçue,
Championnière a soutenu qu'ils étaient primitivement justi-
ciers, et qu'ils ont passé aux fiefs depuis la justice. Voici sur
quoi on peut fonder cette opinion.
La perception d'un droit sur les ventes ( centesima reriim,
tmaliam) fut étendue, par Caracalla, <le rilalicHU^ provin-
ces, et, d'après Tacite, le taux de la perception s'est promp-
temcnt accru jusqu'au cinquième {veftigal quoqve quintfp ra-
nalitim).
Rien ne fait supposer l'abolition de cet impôt ; il est donc
probable qu'il a passé dans les justices du moyen âge. En
effet, il figure sous le nom de vmda, vendilio, laudwiia, dans
les chartes des X', Xl^, XU* et Xlll* siècles, et souvent ce
droit y apparaît confondu avec les tailles, les amendes, et
surtout les droits de marché, toutes obligations essentielle-
ment justicièrpsV
it dans une cliarte ilc iveo, cloiirii-u par i^.imbprl, évAque do Puilou,
le : • Venta* eliam quai ttloneum dicunt, ife diiiersû quibuaUbtl
• Ici. le droit de vente se percnll sur tmilos C9pi''cei do chuset,
ciQ iœniobilièreB. Et dans une danulian de lo&ï : • Tnrrum ont'!
ipsam ecclesiam posilam ad biirgum fnrjendum. in quo nec penrfnm, nec pt-
S78 . DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
Il faut aussi remarquer la coïncidence du taux indiqué
par Tacite et celui du taux coutumier, le quinte et cette ana-
logie que, d*aprës le droit féodal, comme d'après le droit ro-
main, l'impôt est mis à la charge du vendeur.
Enfin , les lods et ventes sont souvent appelés hcnneurs,
ce qui en indique assez bien l'origine et la nature primitive.
Les droits de succession perçus sous les noms de relief et
de rachat dérivent également de l'impôt romain, qui, comme
les coutumes, percevait un droit fixé au vingtième * .
Nous sommes donc porté à penser que les droits de mu-
tation connus sous les noms de lods, ventes et radiats, ou
relief, étaient primitivement des droits de justice qui ont été
introduits par imitation , d'abord dans les censives , ainsi
que nous l'avons observé précédemment, et, plus tard en-
core, dans les fiefs, chose qui a eu lieu pour une foule de re-
devances et a considérablement contribué à obscurcir l'his-
toire de l'une et l'autre institutions.
Bellai : « Cornes habet Bellaici vendas et pedagium, et qui ritenuerit degagis
débet 4 sol. sed miles non débet pedagium , neque vendas; • l'exemption da
noble indique bien une imposition justicière. Ici, c*est le comte qui perçoit
les ventes ; dans une ordonnance du Louvre, de 1079, c*est le vicaire ou le
bailli : * Si quis emerit vel permutaverit domum vel possessiones, vicarius
vel bajulus loci teneatur laudare. > Ainsi, ce sont toujours les justiciers qui
perçoivent le droit. On lit , dans les Coutumes de Lorris, que chaque vilain
peut vendre son bien, et s'en aller en payant les ventes; or, les vilains paient
les droits de justice et ne sont pas hommes de Hef.
* Une charte de 1245 porte : « Omnia jura quœ habere débet ecclesia in
introitibus, exitibus, venditionibus, emptionibus et rtlevagiis. » Une ordon-
nance de 1209 assimile textuellement le rachat à la justice : « Et reddere ra-
chatum et omnem justitiam. » De même, un arrêt des O&'m, de 1257, porte
que, dans un procès entre Tabbé et la commune de Saint-Salvien, le couvent
réclamait les droits de justice haute et basse dans deux localités, où le maire
et les jurés de la commune, de leur cdté, s'efforçaient de « justicier les hom-
mes habitant ces villages^ en prélevant les reliefsj les corvées, les terrages,
les faucillages, les amendes, les écholtes, et plusieurs autres redevances. >
\
HA^^ALlTÉs. 579
5'' La dernière classe de droits utiles appartenant aux jus-
tÎL'es, dont nous ayons à nous occuper, eut pour objet d'în-
lerdirc aux sujets du seigneur jusUcier L'erhiins actes qui
font partie de la libre jouissance de la propriété ; ce sont les
bannalilés.
Les bannalités sont peut-être l'abus le plus grave et le
plus géaéral que Ton puisse reprocher au régime féodal;
elles constituent une violation permanente , systématique
du droit de propriété, « Défense au vilain de chasser sur ses
>i terres, de pécher dans ses eaui , de moudre à son mou-
» lin, de cuire à son four, de fouler ses draps à son usine,
■» défaire son viu à son pressoir, d'avoir taureau ou élalon
« pour ses troupeaux, pigeons en son colombier, lapins en
M son clapier, droit exclusif du seigneur h toutes ces jouîs-
» sanceset à ces divers profits; » telles sont les bannalités.
L'histoire de l'antiquité n'offre pas d'exemple d'une op-
pression de ce genre. Elle avait ses esclaves, durement trai-
tés; mais l'oppression dont il s'agit s'applique essentielle-
ment & l'homme libre, au propriélaire, et n'a d'autre raison
que l'abus du pouvoir dans l'inlérêt particulier de celui qui
commet cet abus.
Le nom de bannaiité vient du droit de bannam, en vertu
duquel le roi et les oRîciers publics de l'époque barbare
promulguaient uiï règlement, en imposant une peine, ordi-
nairement une amende, à ceux qui l'enfreindraient ; ce droit
de ban , ou droit de commandement, était le propre de la
justice territoriale, tellement que bunnuvt, d'après Ducange,
est synonyme de dùdrictus, de jmiitia, dejurisilktio. Comme
la justice, le droit de ban était devenu patrimonial, ainsi
que celui de conférer ce ban à autrui ; le jugement des in-
B îraclions du ban ap]iarleniiil ii celui «lui l'avait publié. Ce fut
\
580 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
à l'aide du ban que les seigneurs justiciers introduisirent
et maintinrent toutes leurs exactions {pravœ consueiudines ,
exactiones novœ) ; toutefois, dans les droits de justice, le nom
de bannalité a été réservé et particulièrement consacré à ces
prohibitions générales, qui exigeaient nécessairement une
proclamation, une publication , parce qu'elles ne pouvaient
pas s'exiger individuellement , et supposaient une défense
connue préalablement.
Le droit de fixer l'époque des vendanges et de la mois-
son n'est qu'un droit de police, qui remonte à l'administra-
tion romaine, et dont la persistance parmi les droits du sei-
gneur justicier ne {ait que confirmer l'origine que nous attri-
buons à son autorité ; ce droit fut probablement le prétexte
du droit de banvin, qui est une véritable bannalité portant
défense aux sujets du justicier de vendre leur vin tant que
le seigneur n'a pas vendu le sien, ou l'ordre de ne vendre
qu'à certaines époques déterminées.
L'une des bannalités les plus répandues était celle des
fours et des moulins; on croit qu'elle ne remonte qu'au XI^
siècle ; du moins Fulbert , évéque de Chartres, qui vivait à
cette époque , s'en plaint à Richard , duc de Normandie,
comme d'une oppression nouvelle. Balde, dans son commen-
taire sur les Instiluies , la présente également comme peu
ancienne * .
* « Inaudita barbarie prohibemus aliquid sibi molere vel conquere in fe-
lici rustico. » Il est curieux que ce genre de bannalité, né à l'époque de U
domination exclusive de la féodalité, flnis^ aussi au moment où cette domi-
nation a été ébranlée. Sous les coutumes, le moulin à vent n'était pas banal,
et cela vient uniquement de ce que son mécanisme était inconnu en Europe
avant les Croisades; dans d'anciens titres, il est nommé moulin turquois. Or,
aux X1V<^ et XV« siècles, le pouvoir justicier ne créait plus, il était réduit à
tâcher de se conserver.
GARENNES. ^81
Tous les nionutueiits anciens présentent le ban de moulin
el de four comme droit de justiee '. Cependant, vers la fin
du XVI' sitele , la puissance juslicière avait subi de telles
iillérations, que le caractère des bannalités, si évident qu'il
soit, fut aussi perdu de vue, et dès lors on se borna à cher-
cher il les restreindre, en exigeant du possesseur d'un four,
ou moulin banal, un titre valable, aveu ou dénombrement,
disposition qui annihilait cette bannalité comme droit de jus-
lice ".
Les droits seigneuriaux sur la chasse et la pèche ont leur
source dans l'ancienne institution des garennes *. La chasse
' Les Elablissp monts disent : • Se aucun hon« ,-tvall moulin i|ui eût voyorc
en *a (erre , et qu'il ail hnmmei estagiem, ili doivent mnuilre i un moulin
lui) cil qui sunl dedans aa banlieu. > Les OUm conlienaenl des arix^ts dana le
mùiue sens, cl les jurisconsultee anlérieuTB au XVII° siècle n'hésilent pas sur
* La Coutume de Paris dil que ce droil n'est ni Kodal, ni sei^euriat, que
c'est un droit extraordinaire el iMjnIre le droit commun-, d'où il suit qu'on ne
peut l'acquérir par prescription, el qu'on peul te perdre par non jouissance.
' Les garennes n'Étaient point, au moyen ige, ce qui porte ce nom aujour-
d'hui , des lieux où l'on élève des lapins : garenna, ou wartnna, vient de
viahrtn (garder, difendre), d'où l'anglais a rail warrant, et le français garant,
garantie, ganU, etc. Etymologiquemenl, le mot garenne a te même sens que
celui de [orfils (/brûla), qui vient du verlw fortalare, mot de baue lati-
nité équivalent de prohibtre, bannîre. Foratart vient lui-même de pi-
rum, for, fueroi , qui est pris dans le sens de banaum. Une cliarte de 1351,
citée par Ducange, pour dire que le comte ne peut Taire dommage i des ci-
toyens d'Arles, ceux-ci nusenl-ilsl)annis, dit : ■ Etiamsi forestati ruerinl,
*ive bannili. > Dans le même «ens, fortttare a lipiiflé lylvam inforraion
eonverlerr, c'est-à-dire mettre une forêt en défense, ou en garenne, c'eat-à-
ilire y interdire la cliasse. On appelait égalemenl/'orula les étangs, ou viviers
à poisson, et même des rivières : ■ Concessimui nostram piscationem In fo-
rrala noulra super fluvium Muselle, • dit une charte du roi Zwenlbold. Il y
avait aussi des garennes de pêche : ■ In libéra loartnna non modo lerm seil
disent les Tables de Snint-Bertin.
582 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
et la pèche étaient le goût dominant des races germaniques,
et les Francs s'y livraient avec passion ; d'immenses régions
furent réservées par eux à la chasse du roi, de ses amis {con-
vivœ) et de ses officiers ; peuplées d'animaux sauvages, qu'il
était sévèrement interdit de détruire , la culture dut bientôt
en être abandonnée, les forêts y prirent la place des champs
et des prairies, et le gibier celle des honmies. Or, ce que le
roi faisait dans ses domaines , les comtes le firent dans les
terres confiées à leur gouvernement. Les garennes étaient
les forestella, diminutif de foresta; le mot foresta parait ré-
servé pour les grandes défenses du roi ^
Plus tard , les coutumes désignèrent indifféremment du
nom de garenne, ou de défens, les lieux où le seigneur s'était
réservé le droit de chasse , et ceux où il s'était réservé le
droit de pèche ; le mot bannum (ban) avait aussi le même
sens*.
Mais c'était sur les terres de leurs sujets, et mm dans leurs
propres domaines, que les seigneurs avaient leurs garennes,
et l'histoire rapporte que des populations nombreuses furent
chassées de leurs possessions par suite de leur établissement.
Suivant Hevin, Guillaume-Ie -Conquérant ruina vingt-six pa-
roisses de Normandie pour y faire une forêt de trente lieues '.
On lit, dans Y Histoire de la ville de Nantes, que la forêt qui
* On lit dans une charte de 1209 : « Forestella illa quœ garenna vocatur ; »
et une loi d'Edouard III , citée par Ducange , demande si les chevreuils sont
bêtes de forest ou de garenne, et décide qu'ils ne sont que bétes de garenne.
* On lit dans un édit de Charlemagne : « Si quisquam hoc idem nemus
nostro banno munitum studia venandi introivit. »
' En Angleterre , où la chasse était libre sous les Anglo-Saxons , les Nor-
mands, pour établir des foresta , brûlèrent aussi des villages entiers, et cau-
sèrent des ravages qui passent l'imagination.
UfiVnPATIONS AU MOYEN DES GARENNES. 985
avoisine cette ville fut établie sur les ruines de plusieurs vil-
lages, pour que le duc de Retz pût aller en chassant d'un de
ses châteaux à l'autre. Sans entraîner toujours l'abandon de
toute culture, les garennes leur nuisaient et restreignaient
les droits des propriétaires. Les Olim relatent une foule d'ar-
rêts HUr les garennes, où l'oQ voit qu'il s'agissait toujours
de garennes établies sur les terres d'autrui, et comprenant
des fiefs, des censives, des communes, des villages, etc. Dana
la plupart des procès, l'établissement des garennes est attri-
bué à la force et à la violence. S'il en était encore ainsi au
Xlll" siècle, k combien plus forte raison en fut-il de même
après la conquête , et durant l'anarcliie de Tépoque intéri-
maire.
Avant d'acquérir le earaclère du droit aux jeux des popu-
lations, les forests et garennes existèrent longtemps à l'état
de fait, contre lequel les propriétaires du sol protestaient par
tous les moyens que le faible peut employer ; c'est à leur
établissement que se rattachent nombre de ces révoltes que,
du IX" au Xi'' siècle, les seigneurs réprimèrent toujours avec
une odieuse cruauté. Lorsque les mœurs s'adoucirent un peu,
la rigueur des défenses put se modifier, et la possession des
garennes, devenue un peu moins intolérable, put se convertir
en un droit dont on eut toujours à souffrir, mais auquel on
finit par s'habituer.
Les Etablissements consacrent le droit de garenne ' ; ce-
pendant, la reconnaissance du droit est soumise à la condi-
tion d'une possession immémoriale ; c'est sur ce point que
portent d'ordinaire les contestations. Déjà les lois lombardes
k:
i r?t 6D sols d'amcnilc se il brise h scsitiP son i
garennes, on il piclie en ks i^Uri)^ uu doITuis. •
S84 DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
et les Gapitulaires avaient interdit la création de foresis nou-
velles {forestas noviter instituere) ; il est hors de doute que
ces dispositions avaient été peu observées, mais elles aidè-
rent à établir plus tard une jurisprudence favorable aux po-
pulations. Les Etablissements interdirent de a déf^dre pes-
cherie d'eau courante, » et Louis-le-Hutin , ainsi que Phi-
lippe-le-Long, insistèrent tous deux pour la destruction des
garennes nouvelles. Plus tard encore, au XV* et au XVI*
siècle, on voit les bannalités, et surtout les garennes, devenir
en quelque sorte l'objet d'une réprobation universelle et
assurément bien méritée ; là même où il s'en conserva, elles
furent considérées comme un de ces droits baineux pour les-
quels était faite la maxime « odiosa sunt restringenda, » Les
seigneurs les plus sages prirent les devants, et, comme leurs
prédécesseurs avaient vendu la liberté civile aux communes,
eux vendirent à leurs sujets leurs droits de bannalité ; les
cartulaires de cette époque sont remplis de chartes de sup-
pression de deffens moyennant redevance. Dès lors, l'origine
et même la véritable nature des garennes tombèrent dans un
profond oubli ; les seigneurs, pour conserver leurs chasses,
furent obligés de créer sur leurs propriétés privées des parcs
désignés sous le nom de vivaria , et des lepararia ou conni-
nières et clapiers, qui prirent aussi le nom de garennes;
c'est ce dernier sens que la langue nous a seul conservé.
Les seigneurs ont aussi possédé divers droits de pèche ,
qui ne provenaient pas des garennes, mais de conventions et
de concessions qu'ils avaient faites; ceux-là ne rentrent pas
dans les bannalités.
Quant aux droits de forest et de garennes, ils étaient bien
des bannalités, et en ont tous les caractères. Ils sont établis
par l'autorité du bannum; ils appartenaient aux seigneurs
DES R£a\LES DANS LEMPIRE. 585
justiciers. Dans les procès, le possesseur de la garenne se
fonde toujours sur un droit de justice, et les plaignants lui
opposent souvent qu'il n'a pas de justice sur leur territoire.
Enfin , les forests et garennes ne consistaient que dans une
défense de chasser ou pécher ; mais le seigneur ne s'appro-
priait pas pour cela le territoire ou la rivière frappée de l'in-
terdiction.
Il y a, entre les droits utiles résultant des justices dans
le moyen âge français et les régales de l'empire germanique,
une certaine analogie qui nous autorise à placer ici ce sujet.
Les régales , comme le mot l'indique , sont des droits qui
découlent du droit du souverain, et leur théorie se rattache
AUX doctrines du droit impérial romain sur l'autorité du
souverain ; les régales ne sont donc pas de simples droits de
justice, au point de vue du principe dont elles découlent,
mais elles ont, en général, le même objet.
D'après la constitution germanique, il y a plusieurs sortes
de choses sur lesquelles même des personnes privées peu-
vent acquérir un droit de propriété , mais un droit dont
l'exercice est limité par les attributions de l'Etat. Le rapport
qui s'est formé par là dérive moins, au point de vue histo-
rique , du domaine éminent de l'Etat , ou d'une prétendue
propriété originelle de sa part, que de l'agrégation succes-
sive de droits attachés à la puissance royale , de droits féo-
daux et de droits d'avouerie, qui forme, en Allemagne, la
souveraineté territoriale, la landhoheit.
En revanche, une conséquence directe du principe de l'Etat
^st le droit de législation au moyen duquel l'Etat est auto-
risé à régler l'exercice des droits, même privés, dans l'inté-
rêt du bien commun. Les droits de propriété privée attribués
à l'Etat , sur quelque objet qu'ils portent , doivent reposer
sur un titre ; mais ce titre peut être la coutume.
586 ' DROITS UTILES DÉCOULANT DE LA JUSTICE.
Dans ce sens , une chose que le droit romain envisageait
comme res publica a pu continuer à l'être, lorsqu'une telle
règle n'était pas contraire à la constitution germanique elle-
même.
Toutefois , les objets qui étaient comptés au nombre des
régales, dans le droit féodal lombard, n'appartinrent point par
cela même à la propriété , au domaine de l'Etat, en Alle-
magne.
L'analogie du droit lombard peut être un argument lors-
qu'il s'agit de savoir si tel objet est régalien, mais ne tranche
pas la question d'une manière absolue.
D'après les anciennes sources du droit germanique, on
trouve trois sortes de forêts. Les unes étaient conmiunes,
servaient à l'affouage des paysans voisins ; telles étaient les
forêts des marches. D'autres étaient forêts du roi, et étalait
principalement employées pour la chasse ; elles étaient aussi
employées par les particuliers pour l'élève des porcs, contre
la dime des produits.
Dans les forêts de l'Eglise, les gens de celle-ci avaient des
jouissances assez étendues ; il s'y trouvait même des marches
organisées ; mais le pouvoir des grands allant toujours en
croissant, beaucoup de forêts communes furent rendues forêts
royales ou princières, et soustraites, sous des peines sévères,
à l'usage commun pratiqué autrefois.
Le droit de chasse était originairement une dépendance de
la propriété ; dans les forêts communes, il était exercé par
les possesseurs. Par la métamorphose des forêts communes
en forêts interdites, où le droit de chasse était concédé à des
seigneurs et à des princes, le droit de chasse est devenu en
partie un droit du seigneur territorial. Toutefois, les nobles
et l'Eglise le conservèrent en rf la propriété privi-
FORÊTS, CHASSE, RIVIÈRES, MINES, ETC. 587
légiée qui leur appartenait ; les princes cherchèrent seule,
ment à limiter ce droit chez ceux-ci, en ce qui concernait le
grand gibier. A la fin du moyen âge seulement, la chasse est
devenue, en Allemagne, une régale appartenant en droit au
souverain.
L'usage des petites rivières pour la pêche, l'établissement
d'usines et de moulins, etc., était, comme la chasse, envi-
sagé comme un accessoire de la propriété du sol ; les grandes
rivières étaient propriété commune. Souvent cependant le
droit de pèche fut, comme celui de chasse, soustrait, pour
toute une contrée, tout un district, à l'usage commun, et
réservé, sous peine du ban du roi, à tel ou tel seigneur, laï-
que ou ecclésiastique, jusqu'à ce qu'enfin les droits de pèche
et autres droits utiles sur les rivières navigables furent trans-
formés en régale.
Les métaux appartiennent originellement au sol ; il en
était ainsi dans les domaines impériaux. Lorsque, au X® siè-
cle, on découvrit la première mine d'argent en Allemagne,
le droit de propriété des métaux situés dans les entrailles de
la terre fut revendiqué par l'empereur comme droit impérial,
et quelquefois donné en fief, dans une certaine étendue, à
des princes laïques et à l'Eglise. C'est ainsi qu'est née cette
régale, qui a passé de l'empire aux princes territoriaux, et
s'est aussi étendue au sel. Sur les rives de la mer, le sel était
d'abord un bien commun, on en a fait une régale.
r>88 OBSERVATION FINALE.
Le but de cet écrit étant de servir d'introduction à la pu*
blication des monuments du droit féodal relatifs au Pays de
Vaud, il n'y avait pas de raison d'y introduire l'histoire de
systèmes féodaux qui demeurèrent toujours étrangers aux
institutions juridiques de notre patrie.
Si Ton se proposait, en revanche, de répondre entière-
ment au titre de l'ouvrage par un traité embrassant This-
toire comparée et générale du droit féodal en Europe , il se-
rait nécessaire de s'occuper aussi des systèmes féodaux de
seconde formation, et des systèmes féodaux incomplets , en
d'autres termes , de la féodalité en Angleterre , en Sicile , à
Jérusalem, et de ces modes imparfaits de la féodalité que l'on
rencontre aux deux bouts opposés de l'Europe , en Espagne
et dans le Nord Scandinave.
Ce travail , pour lequel des matériaux ont été recueillis,
pourra voir le jour plus tard , s'il nous est donné de l'ache-
ver, ainsi que deux chapitres destinés à compléter le tableau
des institutions féodales, en mettant en regard les institutions
qui se développèrent parallèlement avec elles : ces chapitres
traiteraient , l'un des conununes , l'autre de l'Eglise , dans-
leurs rapports avec le système féodal.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
Vâgw.
Préface, pages V à XII.
CHAPITRE I.
De l'origine et de la formation dn système féodal^
pages 1 à 110.
% l. — Delà féodalité en général i
Définitions. Raison économique de la féodalité. Les trois phases de
la propriété. Causes de l'esclavage, rapports entre cette institu-
tion et rinstitution féodale. La féodalité chez les peuples de l'an-
tiquité et chez certains peuples d'Asie.
SU. — Origine de la féodalité du moyen âge 16
Trois écoles ou systèmes pour expliquer cette origine. Ecole roma-
niste. Ecole germaniste. Ecole celtique. Critique de ces divers
systèmes. Causes économiques : état social du bas empire ; op-
pression du fisc impérial ; misère affreuse des décurions et de la
société en général. Des germes d'institutions féodales prennent
naissance dans cet état de choses. De l'institution du patronage
et défenses à ce sujet. Du colonat et des exemptions de l'impdt
accordées aux privilégiés, ou des honneurs. L'arrivée des Barbares
augmente la misère. Conclusion.
§ III. — De la formation du système féodal et des éléments qui concou-
rent à cette formation sa
Epoque de la conquête ; les germes féodaux qui existent déjà se
développent dans un sens particulier par le contact des sociétés
romaine et germaine.
A. De rétablissement territorial ifi
Deux classes d'états barbares; ceux qui se sont fondés par la con-
;>90 TABLE DES MATIÈRES.
quête et ceux qui se sont fondés par le consentement du gouver-
nement impérial. Partaf^ des terres en Italie; partages des Bur-
gondes en Gaule , des Visigoths en Gaule et en Espagne. Carac-
tère de roccupttion fnmque.
B. I>ef bénéfieeê 5*
De la naissance du bénéfice et de sa nature; le bénéfice issu du
gasindi ; opinion de M. de Rodt. Destruction des alleux ; emploi
de la recommandation à cet effet. Le bénéfice chez les Francs,
les diverses phases par lesquelles il a passé avant de se transfor-
mer en fief proprement dit; le bénéfice dans la loi bourgui-
gnonne ; chez les Visigoths ; chez les Lombards ; en Italie, sons
les Francs.
C. Des honneurs 65
Qu'il ne faut pas confondre l'honneur et le bénéfice. Les honneurs
existaient déjà sous l'empire romain ; ce qu'ils deviennent après
la conquête. Question de la persistance de l'impôt romain ; pour-
quoi justice devient synouj^me d'honneur. Vers la fin de l'époque
barbare, les honneurs tombent dans le domaine privé. Causes de
la confusion qui s'opère entre les bénéfices et les honneurs. Sys-
tème de Championnière. Critique de Laferrière repoussée. Les
honneurs germanisés. Les honneurs se trouvent en France et en
Italie, mais non en Allemagne.
D. Des immunUés 78
L'immunité romaine passe chez les Barbares ; immunités laïques et
ecclésiastiques. Quatre phases successives dans les immunités.
§ IV. — Développement du système féodal pendant la période barbare 8i
Le système féodal se développe surtout dans l'empire franc. Kature
du gouvernement barbare. Succès de l'aristocratie sur la royauté.
Caractère individuel de la conquête. Fondation de l'empire d'Oc-
cident par Charlemagne ; résultats de l'œuvre de Charlemagne.
Généralisation du serment féodal ; portée de cette innovation.
Nouvelle révolution et nouvelle victoire de l'aristocratie. Période
intérimaire. Décadence de l'empire carlovingien. Fréquent usage
de la recommandation. Introduction de l'hérédité des bénéfices
et des honneurs. Capitulaire de Ricrsi. Extension des immunités,
qui a pour effet l'assimilation des bénéfices et des honneurs.
Construction des châteaux. Défenses éludées. Edit de Pistes. Cor-
ruption de l'institution des missi. Le système féodal est définitif
\
TABLE DES MATIÈHES. 591
vement constitué. La souveraineté est fixée dans le soL L-ne opi-
nion de M. Matile. Résumé.
CHAPITRE II.
De Uk hiérarchie féodale» pa^es 111 à 802.
SECTION lr«. De la hiérarchie des fiefs, pages 111 à 184.
La féodalité repose sur Tunion de la souveraineté et de la posses-
sion. La commune dépendante absorbe la commune libre. For-
mation des seigneuries.
S 1. — De la hiérarchie des fiefs en France 115
Eclipse de la royauté ; indépendance des seigneuries ; des nationa-
lités comprises dans la France. Tentative capétienne. Le princi-
pal correspond à l'élément des nationalités. Idée de la suzerai-
neté. La hiérarchie féodale en tant que système régulier est une
abstraction. Cette abstraction tend à se réaliser par l'action con-
currente de ridée de suzeraineté, de la royauté et du principal.
Qu'est-ce que la foi ? Distinction entre foi et hommage ; hom-
mage lige et hommage simple. Confusion qui s'opère entre
foi et hommage. Effet de cette confusion. Variété des inféoda-
tions. Multiplication et enchevêtrement prodigieux des rapports
féodaux. Le système féodal est-il responsable de l'anarchie qui
se produit à cette époque ? Opinion de Mignet. Détails de la hié-
rarchie ; du seigneur et du vassal ; hiérarchie des justices à côté
de la hiérarchie du fief ; juges publics et juges privés. Des comtes.
Etymologie de ce mot et de son correspondant germanique graf.
Justiciers inférieurs. Inféodation des justices. Du rang entre les
seigneuries. Ducs ; marquis ; comtes ; principautés ; vicomtes de
trois sortes; vidâmes; barons; sires; viguiers ; chfttelain s ; va-
vassaux.
% il. — De la hiérarchie des fiefs dans VKmpire germanique .... 141
Théorie de l'état chrétien ou de l'Empire ; on ne l'aborde pas.
A. AUenuigne 142
Quand et comment l'Allemagne a formé un royaume à part. Roi des
Allemands; roi des Romains; empereur. Ducs; les six grands
duchés. Plusieurs sortes de comtes. Comtes palatins ; gaugrafen,
utM. F.T imcru. XVI. 38
59i TABLE DES MATIERES.
ou anciens comtes ; margraves; landgraves; burgraves; les ^-
grafen ne sont pas des gaugrafen. Des seigneuries simples. Des
seigneuries ecclésiastiques; leur rôle est très considérable en
Allemagne. Archevêques. Evoques. Abbés. Immunités. Avouerie»
impériales. Changement dans le système militaire qui devient la
cause de l'introduction du système féodal et élève la noblesse
aux dépens de la majorité des hommes libres. Distinction entre
le flef régulier et le fief ministériel. Quand les fiefs deviennent
héréditaires en Allemagne. Loi de Conrad-le-Salique ; influence
de la schuUherrschaft, Histoire de la landhokeU et de son déve-
loppement. Progrès de la décentralisation. Des états de Tempire;
leur nomenclature. Doctrine du keenehiU.
B. Itatie 171
Comment la féodalité est née en Italie. Histoire des immunités
dans ce pays ; politique des empereurs saxons. La ino/to ; guerre
des vavassaux ; loi de succession aux fiefs. La principale cause de
rabaissement des grandes familles féodales se trouve dans cette
loi de succession. Ligue lombarde ; formation des républiques ita-
liennes. Destinées de la noblesse campagnarde; système de hié-
rarchie indiqué dans le livre des fiefe.
II« SECTION. — De la coNDixioif des personnes sous l£ régime féodal,
ou DE LA HIÉRARCHIE DANS LE FIEF, pages 185 à 276.
Coup d'œil en arrière ; de Tétat des personnes chez les Germain»
avant la conquête de Tempire romain. De l'état des personnes
durant la période barbare. Système des droits personnels ; ques-
tions qui naissent de son application ; classification des wergeld.
Rachimbourgs,
§ I. — Condition des personnes en France 195
Dans l'époque féodale , à l'inverse de ce qui arrive dans l'époque
barbare , la hiérarchie des terres détermine celle des personnes.
Période intérimaire ; travaux de Guérard sur les polyptiques. Es-
clavage, servitude et servage. Passage de la servitude au servage.
Origine du tiers état. Epoque féodale. Noblesse; qui peut devenir
noble ? Nobles main-mortables ; opinion de Perreciot, explication
des faits allégués par cet auteur. Etablissement de la chevalerie.
Ecoles germanique et celtique et système de Fauriel sur l'origine
arabe de la chevalerie. Réception du chevalier ; institution des
tournois ; rapport entre la chevalerie et le rôle de la femme dans
TABLK DES MATIKRRS. rJ9.">
la société; idées des chrétiens, des Germains, de» Celtes et des
Maures d'Espagne sur la femme. Révolution dans les moBurs;
radoucissement des mœurs et le développement de la sociabilité
ont pris naissance dans la France méridionale. Eclectisme dans
cette question. But et esprit de la chevalerie. La noblesse héré-
ditaire, ses privilèges réels ou honorifiques ; comment elle se
perd. Des classes roturières. Adoucissement du servage. Hommes
de poëte. Vilains. Hommes de fief. Paysans allodiaux : Taffran-
chissement des communes favorable aux campagnes. Le servage
tend à disparaître.
S II- — De la condition des personnes dans l*Etnjnre germanique . . 231
A. Allemagne i31
Diverses sortes de dépendance. L'état civil proprement dit et l'état
civil féodal. Première grande classe d'hommes libres; plusieurs
catégories dans cette première classe. Modifications postérieures.
Noblesse. Deuxième grande classe d'hommes libres; échevinage ;
chevalerie; diverses espèces de la deuxième classe. Portée réelle
de ces classifications. Troisième grande classe, les demi-libres.
Quatrième grande classe, les serfs ; amélioration dans la condi-
tion de cette classe. Diverses sortes de serfs ; considérations sur
l'état des ministériaux ; variétés dans cette espèce. De la condi-
tion des ministériaux depuis qu'ils cessent d'être serfs. Plusieurs
sens du mot milites.
B. Italie 269
Quatre classes de seigneuries : l» Princes laïques et ecclésiastiques,
archevêques, évèques, abbés, ducs, marquis, comtes ; 2" capitanei;
B^ vavassaux majeurs ; 4* valvassins^ ou vavassaux mineurs. Ex-
plication de passages contradictoires du livre des fiefs ; concor-
dance de ce livre avec la doctrine du heerschild. Y a-t-il eu des
ministériaux en Italie ? Des hommes de masnade ; de la plebs.
III« SECTION. — Modifications survenues dans la hiérarchie féodale
VERS la fin des TEMPS FÉODAUX, pages 277 à 302.
La deuxième époque féodale va du XIV« au XVI« siècle. Depuis le
XVI« siècle à la révolution le droit féodal privé survit au système
politique qui l'avait engendré. On traite ici surtout de la deu-
xième époque féodale.
^ \.—Déctin delà féodaHU en France 278
Influence des employés royaux, prévôts, sénéchaux, baillis; action
594 TABLE DES MATIÈRES.
exercée parla classe des juristes ; les juristes proprement dits suc-
cèdent aux chevaliers jurisconsultes. Droit romain. Etablissements
de saint Louis. Phiiippe-le-Bel ; réaction féoHale à partir de la fin
d&ce règne; cette réaction ne rend pas la vie à la féodalité.
Agitations démocratiques du XIV* siècle; guerre des Anglais.
Louis XI. Comparaison entre les destinées politiques de la France
et de TAllemagne. Triomphe de la royauté française sur la féo-
dalité. Des pairs de France; origine de cette institution. Noblesse
de race, noblesse de lettres et noblesse de robe. Progrès du tiers
état correspondant à l'abaissement même des communes ; bour-
geoisies patriciennes dans le midi . Les bourgeoisies font dispa-
raître le servage même dans les campagnes.
II. — Déclin de la féodaUté en Allemagne 29i
La landhoheit devient souveraineté complète. Concession du privi-
lège de non evocando aux états de Tempire par Charles lY ; his-
toire du privilège des électeurs et des rapports de ceux-ci avec
l'assemblée des états. Modifications survenues dans les états. Ins-
titution des cercles destinée à resserrer un peu les liens de l'empire
passé à l'état de confédération. Condition des personnes; les an-
ciennes distinctions tendent à se résumer en quatre ordres bien
séparés, savoir : la haute noblesse ; la basse noblesse, ou l'ordre des
chevaliers , auquel se rattache la classe patricienne dés villes ;
l'ordre des bourgeois, qui a beaucoup grandi depuis la chute des
Hohenstaufen , et enfin l'ordre des paysans. L'amélioration de la
condition des serfs et des demi-libres coïncide avec un mouve-
ment en sens inverse chez les paysans libres qui tend à les con-
fondre les uns avec les autres. Depuis le XY^ siècle la liberté se
présume , tandis que le ser\'age se prouve. Des différences entre
les variétés du même ordre subsistent cependant.
CHAPITRE III.
Du contrat féodal, pages 303 à 436.
SECTION Ire. — De la formation du rapport féodal, pages 303 à 320.
Définitions du fief. De la capacité à recevoir et à donner en fief;
du droit de franc-fief; fiefs masculins et féminins. De l'inféoda-
tion. Hommage simple et lige. Investiture ou délivrance du fief.
TABLE DES MATIÈRES. 59K
Condilions du contrat féodal ; conditions essentielles, naturelles
et accidentelles. Des diverses sortes de fiefs; flef ancien et flef
nouveau ; fiefs d'honneur et de profit. Fief noble et roturier ; fief
de danger ; fief de retraite ; fief de garde ; expectative ; flef
d'otage ; fief de tutelle ; fief temporaire ; fief d'habitation ; lehn
an eigen, ou fief sur propriété ; furatenlehn et fahnlehn^ ou fiefs
princiers.
Ile SECTION. — Des droits et des obligations résultant du rapport
FÉODAL, pages 321 à 340.
§ I . — Des droiti et des obligations personnelles 321
Devoir de fidélité. Service d'host et de cour. Le provassal, ou lehen-
tràger. Distinction entre le service militaire féodal et le ser-
vice militaire justicier. Aides féodales dites les quatre cas. Droit
de renoncer au fief ; quand il ne peut être exercé.
§11. — Des droits et des obligations concernant les choses 329
Domaine direct et mouvance; fiefs en l'air; existent-ils en France?
Droits qui résultent de la directe du seigneur. Domaine utile ; il
donne lieu à une possession en faveur du vassal ; quand naît cette
possession ? qu'embrasse-t-elle ? Le vassal peut-il céder le fief?
Sous-inféodation ; jeux de fiefs; démembrement ; lods et ventes ;
retrait féodal ; hypothèque et aliénation interdites ; action révo^
catoire appartient au seigneur et aux successeurs légitimes, il tM-
wàrtigelehn, ou fief dans le territoire d'autrui.
II le SECTION. — Du FIEF DANS SES RAPPORTS AVEC LE DROIT DE FAMILLE,
pages 341 à 364.
§ 1. — Mariage 841
Droit du seigneur de marier sa vassale. Mundium sur la femme
germaine; il devient la mainboumie féodale. Du douaire. Du
formariage. Adoucissements apportés à cette coutume-; influence
de TEglise ; du prétendu droit du seigneur,
§ II. — TuteUe 847
Différence entre la tutelle romaine et le mundium germanique ;
principes nouveaux qui régissent la tutelle féodale. La garde des
mineurs appartient au seigneur. Le seigneur fait les fruits siens
pendant la tutelle ; angefUUe. Age de majorité. Souffrance féo-
dale. Modifications apportées aux principes de la tutelle féodale
en France et en Allemagne.
590 TAULE DES MATIÈRES.
8 UI. — Succession féodale 351
Exposé historique touchant l'hérédité des fiefe; principes dirigeants
en matière de succession féodale. Constitution de Conrad -le-Sa-
lique. Exclusion des filles et des ascendants. Succession collaté-
rale ; modes de computation ; succession linéale ; succession gra-
duelle ; succession linéale et graduelle. Différences entre la suc-
cession féodale germanique et la succession féodale du livre des
fiefs. Les collatéraux exclus, sauf le cas d'investiture simultanée;
principes relatifs à la succession des fiefs auxquels est attaché un
office impérial. La coutume d'Allemagne moins sévère pour les
femmes. Spécialités de la succession féodale en France. Droit
d'aînesse et parage ; vol du chapon, ou préciput. Question de la
loi salique. Différences entre les pays de coutume et les pays de
droit écrit. Succession testamentaire ; dans quel cas et dans quelle
mesure elle peut avoir lieu.
IVe SECTION. — De l'eitinction du rapport féodal, pages 865 à 374.
Consolidation. Appropriation. Réunion. Renonciation. Félonie. Dé-
saveu et faux aveu. Dépié. Commise et confiscation ; différence
entre elles ; de la commise en Allemagne. De la perte du domaine
direct ; des cas où elle a lieu et de ses conséquences.
V« SECTION. — De quelques possessions distinctes du fief qui se rat-
tachent AU système FÉODAL, pages 375 à 431.
§ 1. — Terres tributaires 375
Les tenures roturières rentrent, en France, dans le droit féodal, et, en
Allemagne, dans le hofrecM. Causes qui tendirent à multiplier les
terres tributaires durant l'époque barbare ; moment où les con-
cessions à titre de tribut devinrent héréditaires. Principales es-
pèces : le précaire; l'emphytéose; la censive. Tenures des co-
lons, des lides et des serfs. Que les vilains ne sont pas serfs ; que
la pos.session du serf n'est pas proprement une tenure roturière.
Système des manses. Des charges qui pesaient sur les terres tri-
butaires. Du cens contractuel et du cens justicier; du menu cens
et du gros r^ns. Du champart ou terrage. Les lods et le relief
des terres tributaires sont-ils plus récents que ceux des fiefs? De
la main-morte ; adoucissements à cette coutume, qui se rattache
proprement au servage. Indivision ; moyen d'y échapper ; les
meix ; le meilleur cattcl (hesteliaupt). Main-morte exercée sur les
nobles duns le Dauphiiié. Des corvées sur les tenures tributaires.
TABLE DES MATIÈUES. 597
La rente foncière. L'emphytéose est la censive du droit écrit. La
directe, seigneurie sur terre emphytéotique en Provence et en
Languedoc; Li sous-locaterie perpétuelle. La France du midi
est moins féodale que celle du nord et môme que l'Italie lom-
barde. Des biens des paysans en Allemagne. Ceux des libres et
des demi-libres. Terres dont les charges résultent de l'avouerie
ou du schulirecht, Tenures de paysans qui ne sont qu'une posses-
.sion incomplète sur la propriété d'autrui {grundherrschaft). Gon*
fusion entre les principes relatifs à ces deux tenures. Hof^ ou
manse ; elle a droit aux biens communs de la marche. Kathe^
cottage, n'y a pas droit. La Aofsubdivisée produit leshalbbauem.
Les corvées ou frœhnderij sont dues, soit au seigneur du territoire,
toit au maître de la terre, soit à la commune. Des censés en Al-
lemagne. Les inféodations inférieures ont varié dans ce pays.
J IL — Du franc-alleu . 396
Origine des alleux. Alleux romains et germaniques. Les alleux ro-
mains soumis au pouvoir du justicier deviennent les alleux rotu-
riers. Alleux en Italie et dans la France méridionale. Pourquoi
on a dit que la loi romaine était la mère des alleux. Les alleux
disparaissent au nord de la Loire à la fln de Tépoque barbare ;
fausse application du mot alleu que Ton At à ce moment-là , le
bénéfice, devenu héréditaire, ayant reçu le nom d'alleu. Qu'est-
ce que la terre salique ? Erreurs où l'on est tombé à ce sujet. Du
franc-fief ; diverses acceptions de ce terme. Conditions essen-
tielles de Talleu dans le droit féodal. L'alleu noble et l'alleu rotu-
rier. Les petits alleux de Guyenne et le manuscrit de Wolfen-
buttel. Les alleux naturels et les alleux de concession. Jurispru-
dence de l'enclave. La maxime « nulle terre sans seigneur; * son
histoire et ses conséquences ; confusion du flef avec la justice.
Directe universelle. Alleux en Allemagne et Sonnenleheny ou flefs
du soleil.
S III. — Des biens vacants 424
Diverses espèces de biens vacants : terres fiscales ; terres abandon-
nées ; terres incultes et vacantes ; terres incultes communales ;
garennes. Droits établis sur la jouissance des terres incultes non
appropriées. Blairie. Contestations sur la propriété des biens va-
cants. L'application de la règle « nulle terre sans seigneur » n'a
pas lieu dans les pays de droit écrit. Les seigneurs justiciers et
les seigneurs féodaux se disputent les dépouilles des communau-
598 TAULE DES MATIÈUES
tûs. Triomphe des justiciers lors de la rédaction des coutumes.
De répave ; même contestation entre les justiciers et les féo-
daux ; le Use les dépouille tous. Droit d'aubaine et déshérence.
Théorie des biens vacants en Allema(|;ne.
Vie SECTION. —Des obligatigiis féodales dans les temps postébieurs
A LA FÉODALITÉ, pages 432 à 436.
Modifications subies par le droit féodal fonçais depuis la cessation
de Tobligation du service militaire. La différence entre l'hom-
mage simple et l'hommage lige disparaît. La femme admise à
recueillir le fief par succession. La saisie féodale remplace la re-
prise du fief ipso facto. Adoucissements dans la doctrine de^la
commise. Droits utiles ou profits du fief; quint, retrait et rachat;
bail à cens. Le droit féodal se subordonne au droit civil.
CHAPITRE IV.
Des Justices dans le système féodal » pages 437 à 587.
Considérations générales ; système de Championnière comparé au
droit féodal allemand. Distinction entre la juridiction et la jus-
tice. Division du chapitre.
SECTION Ire. — Droits de justice et organisation judiciaire , pages
440 à 518.
§ \.— Epoque barbare 440
Origine des droits de justice. Honneurs romains. Constitution judi-
ciaire des peuples germaniques. Juridiction publique. Gantons,
ou gau ; comte, centenier, plaids. Justice du roi. Justice patrimo-
niale. Justice des immunités. Opinion de Montesquieu sur la date
du droit de juridiction dans les immunités; opinion de Lehuërou.
Discussion au sujet du précepte des Espagnols. Juges privés. Le
ban. Réformes de Charlemagne ; misst et scabini ; rachémbourçs
ou boni homines. Désorganisation des justices publiques sous les
derniers Carlovingiens. Les justices publiques appropriées ; la jus-
tice justicière a-t-elle disparu durant l'époque intérimaire ? réfu-
tation de cette hypothèse. Les honneurs principe des justices de
l'époque féodale ; où se trouvent-ils ?
TABLE DES MATIÈRES. 599
§ II. — Première époque féodale 455
Véritable sens de la maxime « Aef et justice n*ont rien de commun. »
Opinions contraires de Loyseau et de Montesquieu ; hypothèse
d'Hélie. Justices inféodées. Système germanique sur la juridic-
tion : la justice est un droit subjectif; ce droit est exercé ou par
l'individu lésé , ou par sa famille, ou par l'association à laquelle
il appartient. Système romain : la justice est un droit objectif
qui appartient à l'Etat ; il est exercé par le magistrat. Combinai-
son des deux systèmes. Quel système a prévalu dans la combi-
naison? Une opinion de Championnière réfutée. La juridiction du
comte représente la juridiction de l'Etat. Le pouvoir social ayant
succombé, la juridiction des magistrats devint celle des seigneurs
justiciers. Justice des associations ; elle comprend la justice sei-
gneuriale , la justice ecclésiastique et la justice des communes.
Esquisse de l'organisation de la justice féodale en France : la cour
du baron, ou cour féodale proprement dite ; les vassaux sont les
pairs; la cour des hommes, justice justicière exercée sur les non
vassaux ; la cour de l'homme ou du vassal s'exerçant sur les ar-
rière-vassaux ; la justice hérile, soit la juridiction sur les serfs ;
cas où les serfs sont soumis ù la justice justicière ; la cour de ba-
ronnie, ou justice de la principauté; la cour du roi; elle est dans
le principe une cour de baronnie et flnit par absorber toutes les
autres juridictions. La juridiction seigneuriale des seigneurs
ecclésiastiques est une justice laïque. Question des compétences :
haute, basse et moyenne juridiction. Justice foncière, justice cen-
suelle. Principe des appels. Qui peut appeler, selon Beaumanoir?
Déni de justice et défaute de droit.
De la juridiction en Allemagne, page 477. La justice publique,
ou landrecht, opposée à la justice féodale, ou lehnrecht. Com-
pétence de la justice féodale en Allemagne. Cas de conflit
entre la justice féodale et la justice du landrichter. Qui est
^ suzerain féodal dans le lehn an eigen? De la juridiction re-
lative aux non libres ; hofreeht. Le lehnrecht et le hofrecht
constituent-ils la basse juridiction? Réfutation de cette idée.
La haute et la basse juridiction , advocatia major et advocatia
inferior, font également partie de la justice publique. Origine
de cette distinction. Le droit qui caractérise la haute juridic-
tion est le blutbann ; il est toujours censé provenir de l'empe-
reur quel que soit celui qui l'exerce. Discussion d'un passage
(lu Sachsenspiegel sur les juridictions. Conséquences de la disso-
000 TABLE DES MATIÈRES.
lution de la constitution judiciaire ancienne ; gauverfassung. Ju-
ridiction impériale ; le comte palatin ; le HofrichUr. Causes où
Tempereur siège en personne.
De la juridiction en Italie, page 487. L'Italie barbare a con-
servé l'impôt romain, mais est entrée dès lors dans la sphère
d'attraction de' l'Allemagne. Question de savoir si les honneurs
s'y transformèrent en justices. La justice publique, retenue par
les empereurs, a passé aux villes et aux princes italiens depuis la
chute des Hohenstaufen ; sa compétence est à peu près la même
qu'en Allemagne. Droits de la juridiction impériale. Comte pala-
tin de Pavie ; mim et juges palatins. La justice proprement féo-
dale est restreinte aux causes qui tirent leur origine du contrat
féodal.
%\\l. — Seconde époque féodale 490
Pourquoi la lutte a été si vive sur le terrain de la juridiction.
France, page 491. La royauté cherche à reconquérir le droit de ju-
ger que la noblesse lui a enlevé durant la période intérimaire.
Elle débute par attaquer la coutume du combat judiciaire ; elle
veut offrir un juge aux causes qui n'en ont pas. Quatre siècles de
lutte. Début avec Louis-le-Gros. Philippe-Auguste fait pour les
grands vassaux ce que Louis-le-Gros a fait pour les barons du
duché de France. Réformes considérables de saint Louis. Les Eta-
blissements sont une loi seulement pour le domaine, mais ils
furent imités au dehors. Saint Louis réforme la féodalité sans
briser avec elle. Philippe-le-Bel veut procéder par ordonnances
obligatoires pour le royaume ; il abolit le combat judiciaire et
s'efforce d'absorber la juridiction seigneuriale dans la sienne.
Ecole des juristes s'appuyant sur le droit romain. Réaction sous
Louis-le-Hutin. Charles VIII rétablit l'autorité royale ébranlée
durant les longs troubles de l'époque des guerres anglaises. Ré-
daction des coutumes. Ordonnance de Montil-les-Tours. Institu-
tion des parlements provinciaux. Les offlcialités soumises au par-
lement. Louis XI achève l'œuvre ; de son règne date la victoire
définitive de la royauté sur l'autorité des seigneurs et des grands
vassaux. Moyens employés par la royauté; institution des baillis
et des prévôts ; testament de Philippe-Auguste ; compétence de
ces employés. Compétence du parlement royal. Institution des
appels. Cas royaux. Prévention. Autres empiétements. Les légistes
remplacent les seigneurs.
Allemagne, page 517. Origine et histoire des soi-disant justices de
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