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ESSAI
SUR
LA SCIENCE ET L'ART DE L'INGÉNEUR
AUX PREMIERS SIÈCLES
DE L'EMPIRE ROMAIN
C. GERMAIN DE MONTAUZAN
INGÉNIEUR CIVIL DES MINES
AGRÉGÉ DE L'UNIVERSITÉ, DOCTEUR ÈS-LETTRES
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PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, 28
1999
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AUX PREMIERS SIÈCLES
DE L'EMPIRE ROMAIN.
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SOCIÉTÉ DE L'IMPRIMERIE THÉOLIER, J.
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SUR
LA SCIENCE ET L'ART DE L'INGÉMEUR
AUX PREMIERS SIÈCLES
DE L'EMPIRE ROMAIN
C. GERMAIN DE MONTAUZAN
INGÉNIEUR CIVIL DES MINES
AGRÉGÉ DE L'UNIVERSITÉ, DOCTEUR ÈS-LETTRES
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE., 28
1909
À Monsieur AprIEN bE MONTGOLFIER
INGENIEUR EN CHEF DES PONTS ET CHAUSSÉES
DIRECTEUR GÉNÉRAL
DE LA COMPAGNIE DES FORGES ET ACIÉRIES DE LA MARINE
ET D'HOMÉCOURT.
A l’un des grands ingénieurs d'aujourd'hui
jJ'offre respectueusement cette étude
sur les ingénieurs d'autrefois.
AVANT-PROPOS
Parmi les nombreux objets d’étude que nous offrent les
monuments de l’antiquilé romaine, deux sont à l’origine de
tous les autres, et cependant sont loin d'être les plus connus:
c’est d'abord la science, expérimentale ou rationnelle, qui a
permis d'inventer les procédés techniques appliqués dans la
construction de ces monuments; c’est ensuite la personnalité
de l’homme qui possédait celle science el l'utilisait dans la
pratique. De même que, tout en continuant de s'intéresser
aux lignes et aux formes extérieures des édifices, on en est
venu à porter un intérêt presque aussi grand à leur structure
intime, de même on peut, dans les auteurs de ces temples,
de ces palais, de ces amphithéâtres, de ces arcs de triomphe,
dont nous admirons même les restes mutilés, considérer
non pas seulement l'artiste qui en concevait la belle ordon-
nance, mais l’ingénieur qui en calculait la solidité. Qui dira
que pour l'admirable coupole du Panthéon de Rome, par
exemple, la savante expérience du métier n'a pas aidé son
architecte autant que l'intuition spontanée d’une grandiose
harmonie? Il était d’ailleurs d’autres travaux où les dons
esthétiques n'intervenaient guère, et où le savoir technique
faisait presque tout, Il fallait des géomètres pour tracer le
— VII —
parcours des routes ou des aqueducs ; des hydrauliciens pour
calculer la force ou la vitesse des eaux, des mécaniciens pour
imaginer et ajuster les instruments de mesure, les engins de
précision ou de puissance. À ces hommes, le simple savoir
d’un artisan suffisait-il toujours ? Ne fallait-il pas, dans bien
des cas, des connaissances générales, une véritable science
d'ingénieur ?
‘nvisageons surtout l'époque de l’antiquité qui fut la plus
féconde en grands travaux publics, c’est-à-dire les deux
premiers siècles de l'empire romain. Pour peu qu’on veuille
étudier quelques-uns de ces importants ouvrages, par exemple
ces magnifiques aqueducs construits pour l’approvisionne-
ment des grandes villes, le problème se pose à chaque pas,
et on ne peut l'esquiver. Songeons au volumineux bagage de
connaissances qu'il faut de nos jours avoir acquis pour étudier
avec compétence un projet d’'adduction et de distribution d’eau
dans une ville importante. On n'en charge que des hommes
formés par une longue préparation scientifique, soumis à
des épreuves répétées d'examens difficiles. Ils s'entourent de
nombreux auxiliaires qui se consacrent séparément aux
diverses fractions de cette étude compliquée et qui, tout eu
possédant l'expérience pratique des travaux de ce genre
sont, eux aussi, pourvus d'une instruction scientifique moins
approfondie que celle de leur chef assurément, mais déjà
forl étendue et solide. Or, nous voyons que les ingénieurs
romains ont résolu dans le tracé et la construction de leurs
aqueducs, des problèmes très complexes et très délicats,
parfois audacieux, que nos meilleurs techniciens ne résou-
draient pas avec plus de sürelé. Qu'est-ce à dire ? C’est que
ces ouvrages étaient, à n’en pas douter, le résultat d’une
savante élude où intervenaient la géométrie rigoureuse, la
mécanique précise, l'hydraulique raisonnée, l'art minutieux
du dessin d'architecte. Il va sans dire que l'on ne dresse pas
un projet d'ensemble, que l'on n'établit pas les détails d’un
chantier, les dimensions des ouvrages, les prix de revient,
sans manier constamment des chiffres. Comment calculait-
on pratiquement, et sur quelle science théorique ces calculs
étaient-ils fondés? Dans quelle ‘proportion pouvaient s'unir,
chez les coopérateurs de degrés divers, la théorie et la
pratique?
Les sciences mathématiques les plus élevées s'enseignaient
chez les anciens. Cet enseignement était-il fait pour des
esprits purement spéculatifs et avait-il pour unique fin son
objet même, ou se proposait-il en même temps et au delà
un but pratique, celui de former une élite parmi les futurs
directeurs de travaux, conformément à ce que se propose
pour une bonne part aujourd’hui notre haut enseignement
scientifique ? Dans ce cas, où se recrutait cette élite, et
comment, selon toute probabilité, s'acquérait simultanément
ou postérieurement l'instruction pratique ? En un mot, quelle
était la formation technique de l'ingénieur ? Et enfin, l'ingé-
nieur une fois formé que devenait-il? Dans quelle mesure
son emploi et sa situation dépendaient-ils de sa condition
sociale d'une part, de l’autre, du savoir acquis ?
Voilà, certes, un champ d'exploration bien vaste, où
chaque question pourrait faire l'objet d'un volume; ce n’est
pas dans les quelques pages qui vont suivre que pourra se
résoudre une pareille complexité. [l n’est pas interdit toutefois
de s'essayer à promener çà et là quelque lueur sur l'ensemble,
quitle à ne pas tout éclairer également et à laisser bien des
choses dans l'ombre. Engagé dans de longues recherches
sur les aqueducs antiques de Lyon, où se révèle une techni-
que d'ingénieur si complète, je n'ai pu me résigner à
contempler le résultat sans me préoccuper de ce qui l'avait
— X —
rendu possible. Telle fut l'origine de la série des questions
que je viens d'énumérer et de l'enquête qui les a suivies.
C'est le résultat de cette enquête que j'essayerai d'exposer
ici. Résultat modeste, simple aperçu très incomplet, première
ébauche d'études qui pourront être reprises sur chaque sujet
partiel, et traitées alors de facon plus approfondie et plus
personnelle.
Il était indispensable de s’en référer d’abord au traité
d'architecture de Vifruve. Non seulement il a été composé
à l'époque où nous voulons remonter, mais encore c’est le
seul traité concernant l’art de l'ingénieur que l'antiquité nous
ait transmis en entier. Il y est fait assez souvent allusion aux
relations entre la théorie et la pratique. Malheureusement ce
ne sont guére que des allusions. Les mots de screntia, disci-
plina, doctrina, ratiocinatio, reviennent de page en page, ainsi
que les noms des savants, philosophes et inventeurs dont
l'étude à formé cet architecte; mais il dit bien peu de chose
des recherches et des calculs qui ont donné lieu à leurs inven-
tions {.
Aussi, en se contentant, pour faire le bilan de la science
romaine à l'époque impériale, du seul écrit de Vitruve, on
ne donnerait qu'une idée fort incomplète de ce qui était alors,
non seulement connu de quelques-uns, mais publiquement
enseigné. Une étude parue en 1885 et dont l’auteur était
1. 11 faut mettre à part la science des phénomènes célestes, sur lesquels il donne
même beaucoup plus de renseignements qu'on n’en attendrait dans un traité d’archi-
tecture. (Voir, en particulier, liv. I, 6.)
M. A. Terquem, professeur à la Faculté des Sciences de
Lille, avait le mérite de résumer clairement les renseigne-
ménts scientifiques de Vitruve et de les isoler du bavardage
qui les encombre dans l'original; mais son titre, la Science
romaine à l'époque d'Auguste, était beaucoup trop vaste, car
Vitruve seul y était censé représenter tout le savoir de
l'époque, ce qui est bien loin de la vérité. La seule inspection
des travaux eux-mêmes, en l’état de mutilation où nous les
voyons, atteste des connaissances bien plus larges, bien
plus précises, des procédés beaucoup plus variés et plus
achevés qu'on ne le croirait d'après Vitruve.
Il faut donc chercher à compléter l'écrivain latin par
d'autres auteurs techniques, remonter le plus possible aux
sources de la science qu’il développe, à ce qui nous reste de
la géométrie et de la mécanique grecques antérieures à l'ére
chrétienne, soit en fragments authentiques plus ou moins
complets, comme les traités d’Euclide, d'Archimède ou de
Héron d'Alexandrie, soit à l'état de sommes et de résumés
rédigés plus tard, comme les œuvres de Proclus ou de Boëce.
I faut consulter aussi ces écrivains techniques romains
connus sous les noms de metrologici et gromatici, tels que les
Hygin, les Aggenus Urbicus, les Siculus Flaccus et autres,
qui, sur les opérations de géodésie, ajoutent bien des notions
précises aux vagues indications de Vitruve; ne pas trop
négliger les écrits latins sur l’agriculture (de Caton, Varron,
Columelle) ; chez l'un ou chez l’autre, on peut parfois trouver
la mention d'un appareil ou d’un procédé que Vitruve a
passé sous silence. Il n’est pas jusqu à l’histoire naturelle de
Pline, dont l’érudition est souvent un chaos incertain, où l’on
ne puisse trouver quelque précieux filon de la science et de
la technique de l'ingénieur ancien. Sur la personnalité de
celui-ci, la correspondance de Pline le Jeune avec l’empereur
male
Trajan est intéressante aussi à consulter. Ce sont, enfin,
outre les quelques allusions éparses chez les auteurs de tout
genre, les inscriplions antiques qu'il faut recueillir el
comparer. Elles sont malheureusement trop rares et trop
courtes. Cependant, ces brèves désignations de noms, de
dales, de litres, ces commentaires laconiques, mais qui
présentent la vérité sans alliage, peuvent aider à se repré-
senter ce que fut’un architecte, un entrepreneur, un géomètre
ou arpenteur chez les Romains.
J’ai laissé de côté toutes les sciences qui n'ont pas immé-
diatement leur emploi dans une entreprise de travaux publics,
et me suis contenté de parler sommairement de ce que l'on
possédait et enseignait aux premiers siècles de l'empire
romain en fait de connaissances mathématiques, physiques
et mécaniques, et de ce que représentaient par rapport à la
théorie les applications pratiques de chacune de ces sciences,
dans le domaine des entreprises d'utilité générale. On
trouvera donc dans ces pages quelques indications sur les
procédés de calcul, et la description d'un certain nombre de
machines usuelles, puis des instruments et des méthodes de
nivellement et d'arpentage.
Pour ces questions scientifiques, j'ai pris pour appuis et
pour guides des traités et notices d'une solidité et d'une
sureté d'information connues. Les références, réunies
d’abord dans un index bibliographique, seront en outre
indiquées au fur et à mesure. Qu'il me suffise de mentionner
d'avance mes soutiens les plus continus : les deux ouvrages de
Michel Chasles : Rapport sur les progrès de la géométrie
et Aperçu historique sur l'origine et le développement des
méthodes en géométrie; divers articles techniques de la
Réal-Encyclopädie, de Pauly-Wissowa; les études de
Th. Henri-Martin sur l'arithmétique ancienne; les traités
== PAU
subsistants de Héron d'Alexandrie, d’après l'édition Schmidt
et Schœne, la traduction des Mécaniques, du même auteur,
par M. Carra de Vaux, et les traductions partielles annotées
de MM. Vincent et de Rochas ; la Technologie, de Blümner ;
enfin, divers traités et articles de Paul Tannery, entre autres
son Æssai sur la géométrie grecque, chef-d'œuvre de pers-
picacité et de prudence scientifique.
Je me suis efforcé d'imiter cette prudence en évitant de
donner aux conjectures, forcément nombreuses, le caractère
d’affirmations. Il vaut encore mieux pour cette esquisse
paraitre quelquefois d’un contour peu arrêté que de passer
pour un tableau de fantaisie. Donner à ces divers sujets un
intérêt plus facile en les présentant rassemblés ; faire œuvre,
si petite soit-elle, dans les recherches historiques sur le génie
du travail humain : telle a été l'ambition qui a animé cet
essai. Puisse-t-elle n'avoir pas été entièrement vaine !
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INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
AUTEURS ANCIENS
TEXTES, COMMENTAIRES, ÉTUDES)
ARCHIMÈDE. — Opera omnia, cum commentariis Eutocii, recensuit
Heiberg, Leipzig, Teubner, 1880-87, 3 vol. in-8°.
Boëce. — Boëtii de Institutione arithmetica libri duo; de Insti-
tutione musica libri quinque; Ed. Friedlein, Leipzig, Teubner,
1867.
CATON, VARRON, COLUMELLE. — M. Porci Catonis de Agricultura
liber. — M. Terentit Varronis Rerum Rusticarum libri tres,
cum recensione H. Keilii, Leipzig, Teubner. — Scriptores
Rei Rusticae latini, Schneide, Leipzig, 1794-1797.
Corpus Inscriptionum Latinarum. — (Abréy : C.I.L.)
Dion Cassius. — Ed. Dindorff, Leipzig, 1863-1865.
Eucrine. — Opera omnia, ediderunt Heiberg et Menge, Leipzig,
1880.
Gromatici veteres. — Ed. Lachmann et Rudorff; Berlin, Reimer,
1848-1852.
HÉRON D'ALEXANDRIE. — Âeronis Alexandrini opera quae super-
sunt omnia, 3 vol. et suppl. Leipzig, 1899-1903. — I et suppl. :
Pneumatica et Automata, Wilhelm Schmidt,1899.—I1. Mechanica
et Catoptrica (texte arabe), Nix et Schmidt, 1900.— III. Rationes
dimetiendi et commentatio dioptrica, Hermann Schœne, 1903.
Th. Henri-Martin. — Recherches sur la vie et les ouvrages de
Héron d'Alexandrie (Mémoires de l’Académie des Inscriptions
et Belles -Lettres, savants étrangers, 1'° série, t. IV, 1854).
2
<
RE —
Vincent. — Le traité de la Dioptre de Héron d'Alexandrie, texte
grec et traduction française. (Notices et extraits des manuscrits
de la bibliothèque impériale, t. XIX, 1858.)
Heronis Alexandrinigeometricorumet stereometricorumreliquiae,
Ed. Hultsch: Berlin, Weidmann, 1864.
Carra de Vaux. — Les Mécaniques ou l'Elévoateur de Héron
d'Alexandrie. (Notice, texte arabe ettraduction française.) Jour-
nal asiatique, 9° série, 1893.
De Rochas. — Les pneumatiques de Héron d'Alexandrie
(traduction), Paris, 1882.
Parpus.— Pappi Alexandrini collectiones quae supersunt. Edidit Fr.
Hultsch, Berlin, Weidmann, 1875-77.
Proczus.— Procli Diadochi in primum Euclidis Elementorum com-
mentarii, éd. Friedlein, Leipzig, 1873-1875.
Puicon DE Byzance. — Carra de Vaux : Le livre des appareils
pneumatiques et des machines hydrauliques de Philon de
Byzance.Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque
nationale, t. XXX VIII, 1902 (Notice, texte grec et traduction). —
De Rochas : Les pneumatiques de Philon de Byzance (traduc-
tion). Paris, 1882.
Ruappas. — Deux lettres sur l'arithmétique (Notice, texte grec
et traduction), par Paul Tannery. Notices et extraits des
manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. XXXII, 1886.
Virruve. — Vitruvii de architectura libri decem ïterum edidit
Valentinus Rose, Leipzig, Teubner, 1899.
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Brümxer. — Technologie und Terminologie der Gewerbe und
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tica (Hültsch).
— ee
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dans l'antiquité, Paris, Masson, 1882. — V. Héron d'Alexandrie
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Gauthier-Villars, 1893. — V. Rhabdas.
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VincenT. — Un abacus athénien. (Revue archéologique, 1846, I.)
— V. Héron d'Alexandrie.
Zerrer. — La philosophie des Grecs, trad. Boutroux, Paris, 1873.
té. le
LA SCIENCE ET L'ART DE L'INGÉNIEUR
AUX PREMIERS SIÈCLES DE L'EMPIRE ROMAIN
PRÉLIMINAIRES
LA SCIENCE GRECQUE ET ROMAINE
On est à peu près d'accord aujourd’hui pour reconnaître aux
Grecs le mérite, non pas seulement d’avoir divulgué les
éléments de la science, élaborés par les peuples dont la civilisation
avait précédé la leur, mais d’avoir découvert eux-mêmes un
grand nombre des principes fondamentaux sur lesquels repose
toute connaissance rationnelle. Que l’astronomie leur soit venue
des Chaldéens et des Babyloniens, ainsi que l'usage de la table
à calcul, conçue d’après une machine à compter, d'une très
ancienne origine asiatique, où il faudrait voir la première
ébauche de l’arithmétique; que Pythagore et à sa suite nombre
de philosophes grecs soient allés s’instruire dans l’Inde et en
Egypte : il n’en est pas moins vrai que la science exacte fonda-
mentale, la géométrie, en tant que présentant un ensemble
logiquement déduit et rigoureusement lié, est surtout une science
grecque, et que chez les Grecs, la perfection de l’architecture,
la savante économie des proportions monumentales, est en grande
partie un résultat de leurs étonnantes aptitudes de géomètres,
Les plus importants traités de géométrie grecque qui subsistent
9
+
et qui permettent de se rendre compte des progrès de cette science
sont : les écrits d'Euclide !, composés à Alexandrie vers la fin
du 1v° siècle avant Jésus-Christ; ceux d'Archimède?, de Syracuse,
qui sont du 11° siècle ; ceux d’Apollonios de Perge *, qui vécut
à Alexandrie vers la fin du 1r° siècle, enfin ceux de Pappus
d'Alexandrie *, datant du 1v° siècle de notre ère. L'œuvre de
ce dernier, bien postérieure aux autres comme on voit, est
un recueil précieux, mais n'est en fait qu’une compilation de
travaux remontant pour la plupart à une date antérieure à l’ère
chrétienne”. Au v° siècle, Proclus, le dernier des grands
philosophes grecs, écrivit un commentaire sur Euclideï. En
dégageant ce qui, dans ce commentaire, est purement mathé-
matique des considérations philosophiques qui l'enveloppent, on
s'aperçoit qu'il ne contient presque rien de personnel et que la
plus grande partie en estempruntée à Geminus, auteur du premier
siècle avantJésus-Christ. On en conclut quela géométrie, de même
que l'arithmétique, qui ne fut jamais étudiée scientifiquement
chez les anciens autrement qu'avec l'appareil géométrique, que
ces deux sciences, disons-nous, avaient atteint leur apogée
avant l’avènement des Césars. Donc leur enseignement théorique
ne dut guère se modifier depuis la période alexandrine jusqu'à
l’âge de Constantin, où commença la décadence.
Ce n’est pas à dire que les Romains, après la conquête de la
Grèce, aient le moins du monde cherché à étouffer la culture
scientifique. Ils se plurent, au contraire, à reconnaitre la
1. Eléments (otouyeta). 13 livres. — V. ci-dessus l’Index bibliographique.
2. V. Index bibliographique. Les œuvres d'Archimède qui nous restent ont pour
titres : De la PISE du cylindre (IIept ris coulous xat xuhivôsou) ; — Mesure du
cercle (Küxov | LETONS <): : — Des conoïdes et des figure s sphéroïdes (Iles! xwvoeèewv
xa GLAUAT ruy Gpatoostèewv); — Des spirales (Isot EAXOV) ; — De l'équilibre
des plans et de leurs centres de gravité (Ieot 2TITEOWY 1G0000T1XOY, 1 XEVTO®
Bapov ErtreGv) : — La quadrature de la parabole (Terpaywviouds rap 260 ÿs);
— L'arénaire (W auUuETNs) ; — Des corps flottants sur l'eau (ec! Toy UÈUT!
Éger TAULEVOV .
3. Kowxc FACE
4. Euvaywo yat ualnuxrixut (Collectiones mathematicae). V.1ndex bibliographique.
5. V. Paul Tannery, La géométrie grecque, Essai critique, première partie, p. 13.
Paris, Gauthier-Villars, ISS7.
6. V. Index bibliographique.
HR ICTRES
supériorité intellectuelle des Grecs en cette matière et accordèrent
à ces études toute la protection qui convenait. « Il n'est
d’ailleurs, dit M. Paul Tannery, ni établi historiquement ni
unanimement reconnu que le niveau moyen de la science à
l'époque gréco-romaine ait été inférieur à celui de la période
gréco-alexandrine !. » Sa diffusion par l’enseignement fit même
beaucoup de progrès sous l'empire, favorisée par l'intervention
personnelle des princes. Il ne faut pas oublier non plus que
la grande époque de l'astronomie ancienne s'étend depuis
Hipparque dont les observations furent faites à la fin du
n° siècle avant Jésus-Christ, jusqu'à Ptolémée, qui vivait sous les
Antonins. Mais pour l’arithmétique et la géométrie proprement
dite, c'est-à-dire pour celles des sciences exactes que l’art de
l'ingénieur utilise constamment, leurs grands progrès avaient
été accomplis par les savants de l’âge antérieur. La trigonométrie,
dont on a quelquefois attribué l'invention à Ménélas d'Alexandrie
contemporain d’Auguste, remonte en réalité à Hipparque;
d'ailleurs, elle semble n'avoir été utilisée par les anciens que
pour les arcs de la sphère en astronomie, et encore de façon
très incomplète ; aucune application régulière n'a été faite de
la trigonométrie plane ?. Quant à l'algèbre, on la voit faire son
apparition au 1° siècle de Jésus-Christ, avec Diophante. Mais
c'est, si l'on peut dire, une semence trop tardive, car elle tombe
sur un terrain déjà desséché; elle ne pourra germer et fructifier
qu'après plusieurs centaines d’années.
Bien que le génie particulier des Romains les portât beaucoup
à l'étude des problèmes pratiques, en cela même ils ont été
à l'école des Grecs. Les arpenteurs romains avaient bien des
procédés traditionnels, mais la plupart d'entre ceux-ci remon-
taient encore à des sources grecques. L’étude de Vitruve,
de Pappus*, permet de constater que tous les principes de
mécanique énoncés par ces deux auteurs, tous les instruments
qu'ils décrivent avaient déjà été énoncés ou décrits soit par
1. V. Paul Tannery, La géométrie grecque, 1. c., p. 11.
2. Recherches sur l'Histoire de l’Astronomie ancienne, par Paul Tannery,
Paris, Gauthier-Villars, 1893, ch. 111, 5.
3. Collectiones mathematicæ, liv. VII.
SE QUE
Archimède, soit par Ctésibios, Philon de Byzance, et Héron
d'Alexandrie.
Donc, qu'il s'agisse de travaux publics exécutés au temps des
Gracques, de Cicéron, d'Auguste ou des Antonins, ou plus
tard encore, les données scientifiques sur lesquelles ont reposé
les méthodes ne se sont pas sensiblement accrues en allant de
l'une à l’autre de ces époques ; ce qui d’ailleurs ne veut pas
dire que les méthodes elles-mêmes ne se soient pas modifiées
ou perfectionnées ?. Mais relater ce que l’on connaissait en fait
d’arithmétique, de géométrie, de physique et de mécanique
dans l’école d'Alexandrie vers la fin du n° siècle avant l'ère
chrétienne, c’est exposer par le fait même selon toute probabilité
ce que l’on savait et ce que l’on enseignait à Rome et dans les
diverses provinces de l'empire pendant les trois ou quatre siècles
suivants.
1. Si toutefois celui-ci est antérieur à Vitruve, comme on le croit généralement.
Il sera plus loin dit un mot de cette question.
2. C'est ainsi que la construction par voûtes ne prit une très grande extension
que sous l'empire romain; mais les principes mathématiques en étaient connus
depuis longtemps.
CHAPITRE PREMIER
ARITHMÉTIQUE
I. — La science des nombres chez les Grecs.
Son étendue et ses parties.
Pythagore et ses disciples, véritables créateurs de cette
science, avaient longuement médité sur les propriétés des
nombres, leurs combinaisons diverses et leur suite indéfinie.
Rien dans l’ardeur au travail, dans le zèle investigateur de nos
savants modernes, ne saurait donner une idée de la passion
dévorante et du brûlant enthousiasme qui consumaient ces
premiers mathématiciens, contemplateurs ravis des vérités
abstraites et absolues. C'est qu'ils n'étaient pas simplement
poussés par la curiosité de résoudre des problèmes isolés, par
le désir d’avancer pas à pas dans une connaissance plus
étendue des phénomènes naturels : ce qu’ils cherchaient à dégager
de la complexité infinie des rapports numériques, c'était la loi
même du monde, le dernier mot de tout, le savoir divin. Le
pythagorisme était une philosophie ou, pour mieux dire, une
religion avec ses initiations, ses mystères et ses rites. « Salut,
Nombre fameux, générateur des dieux et des hommes! » ‘l'el
est le début d’un poème, ‘Tecos Aoyos, longtemps cru d'Orphée et
que Stobée attribue à Pythagore. Plusieurs écoles philoso-
phiques de l'antiquité ont connu cette sorte de délire mystique
1. Philolaos, un des plus célèbres disciples de Pythagore, enseignait que toutes les
choses relevant de notre faculté de connaitre ont chacune un nombre, sans quoi rien
ne saurait être conçu. C'est l’application de ce principe aux mots, définitions et
symboles des réalités, qui a créé la Kabbale ou estimation en nombre des lettres
considérées comme des chiffres. La somme de ces chiffres est le nombre de l’objet
défini. Ainsi, dans l’Apocalypse, le nombre de la Bête est 666 (ch. xr1r, v. 4),
LEE ee
à l’idée d'une révélation universelle crue prochaine !. Mais à la
différence des autres, l’école pythagoricienne, grâce au caractère
rigoureux de l'objet qu'elle considérait, fut bien plus soutenue
qu'égarée par son rêve, et fonda une science exacte, tandis
qu'ailleurs s’enfantaient tant de chimères.
La science arithmétique issue de ces hautes méditations se
divisa en théorie des nombres linéaires, théorie des nombres
plans et théorie des nombres solides. Outre les opérations
élémentaires dites les quatre règles et ce qui concerne les
fractions, elle comprenait déjà, au temps de Pythagore, au moins
dans leurs propositions essentielles, les théories des nombres
premiers, des progressions arithmétiques et géométriques, des
proportions, des moyennes proportionnelles, des sommes et
différences de carrés, et de l'infini, conçu comme ce qui n’a
aucune grandeur assignable, ou ce qui est plus grand ou plus
petit que toute quantité donnée*?. Les mathématiciens modernes
ne le conçoivent et ne le définissent pas autrement.
Les V°, VII, VIII et IX° livres d’Euclide résument cet
ensemble, en y joignant l'apport des philosophes de l’âge suivant,
c'est-à-dire des écoles de Platon et d’Aristote, et aussi l'apport
d'Euclide lui-même. Son X° livre, notamment, développe d'une
manière très étendue les théories, qui semblent bien lui
appartenir en propre, des grandeurs incommensurables et des
1. La dévotion de Lucrèce à l'égard d'Epicure s'explique par cet état d’appétition
extatique, pour ainsi dire, où l'avaient plongé les écrits du maitre.
Fluctibus e tantis vilam, tantisque tenebris
In tam tranquilla et clara Luce locavit.
(De Rerum natura, V. 11-12.)
His tibi me rebus quaedam divina voluptas
Percipit atque horror, quod sic Natura tua vi
Tam manifesta patet ex omni parte relecta.
(Ibid., III, 28-30.)
2. « Si je me suppose, disait Archytas de Tarente (disciple lui-même de Philolaos),
placé à la limite extrème du monde,pourrai-je ou non étendre la main ou une baguette
au dehors? Dire que je ne le puis pas est absurde; mais si je le puis, il y aura done
quelque chose en dehors de ce monde, soit corps, soit lieu. Et peu importe comment
nous raisonnerons; la même question se renouvellera toujours : s’il y a quelque
chose sur quoi puisse porter la baguette, alors évidemment l'infini existe. Si c'est un
corps. notre proposition est démontrée. Est-ce un lieu ? Maïs le lieu est ce en quoi un
corps est ou pourrait être ; et il faut alors, s’il existe en puissance, le placer au
nombre des choses éternelles, et l'infini serait alors un corps et un lieu. » (Archytas
Ilept ruvroç, passage cité par Simplicius, philosophe de l’époque de Justinien.
Cf. Chaignet, Pythagore et la philosophie pythagoricienne.)
him. és à
7
quantités irrationnelles. D'ailleurs, ainsi qu'il est dit plus haut,
les démonstrations arithmétiques se modelaient sur celles de la
géométrie. Euclide se sert de lignes pour exprimer les nombres,
et il est plus que probable que dans l’enseignement de l'arithmé-
tique cette méthode fut toujours suivie au moins jusqu'à
Diophante ? (11° siècle après J.-C.). L'ouvrage de ce dernier,
’AptOurraæt, en six livres, fait usage pour la première fois d'un
signe particulier S', pour désigner un nombre inconnu ou à
trouver, c’est-à-dire l’x d'une équation. Il est donc l'inventeur
de la forme algébrique. Mais à vrai dire, sauf l'appareil extérieur
du raisonnement, il n’apporta guère d'aperçus nouveaux et ne
permit pas de trancher un plus grand nombre de questions
qu'auparavant. On avait pu, par les anciens moyens, résoudre
de véritables problèmes d’'algèbre. Ainsi, on peut déduire
aisément de quelques propositions du livre des Données (Acueyo)
d'Euclide, la résolution des équations du ?° degré *. Ceci est
évidemment important à retenir, si l’on envisage la pratique de
l'art de l'ingénieur dans l'antiquité.
De même que la géométrie théorique était complétée par la
géodésie, qui était son application aux opérations pratiques,
divisions et mesures des surfaces ou volumes, de même on
appelait logistique la partie de l’arithmétique qui enseignait les
procédés du calcul.
La Géodésie et la Logistique sont analogues aux branches
précédentes (géométrie et arithmétique) ; seulement au lieu de
traiter des nombres ou des figures intelligibles, elles s'occupent
1. Exemple : Pour exprimer que la somme des carrés de deux nombres est égale
à deux fois le carré de la demi-somme de ces nombres, plus deux fois le carré de leur
demi-différence, Euclide dit (liv. II, propos. 9) : « Si une ligne droite est coupée en
parties égales ct en parties inégales, les carrés des segments inégaux de la droite
entière sont doubles du carré de la moit'é de cette droite et du carré de la droite
placée entre les sections. »
2. Ayant Diophante, Nicomaque, qui vivait probablement au premier siècle de l'ère
chrétienne, avait fait des exposés arithmétiques indépendants de la géométrie.
(Entroduction arithmé tique, "AptÜunrtixn ctouywyn, en deux livres.) Mais cette
méthode ne semble pas avoir été suivie. Cet auteur n’aurait d’ailleurs pas été un
mathématicien original: pseudo-mathématicien, dit P. Tannery. (La géométrie
grecque, p. 12.)
3. Telle est la proposition 85 : « Si deux droites comprennent un espace donné,
dans un angle donné, et si leur somme est donnée, chacune d'elles sera donnée. La
solution de cette question donne les racines de léquation du 2° degré :
2? — b æ + a? —0 (V. Michel Chasles, Des méthodes en géométrie, Paris, 1875, p. 11).
a —
des sensibles; car l’œuvre de la géodésie ne consiste pas
à mesurer le cône ou le cylindre, mais bien les monceaux
comme cônes ou les puits comme cylindres ; les droites qu'elle
emploie ne sont pas intelligibles, mais sensibles, tout en étant
d'ailleurs, par rapport aux intelligibles, des représentations,
tantôt plus exactes, comme les rayons du soleil, tantôt plus
grossières, comme des cordeaux ou des règles. De même le
logisticien ne considère pas les propriétés des nombres en eux-
mêmes, mais sur les choses sensibles, d'où vient qu'il leur donne
des noms d’après les objets qu’ils dénombrent !. »
« La Logistique est la théorie qui traite des dénombrables et
non des nombres... Elle a, comme matière, tous les dénom-
brables; comme parties, les méthodes dites hellénique et
égyptienne pour les multiplications et les divisions, ainsi que
les additions et décompositions des fractions. Elle a pour
but ce qui est utile dans les relations de la vie et dans les
affaires, quoiqu’elle semble prononcer sur les objets sensibles
comme s'ils étaient absolus*?. »
«... Elle se sert de l’un comme minimum des objets
homogènes sous une même pluralité. Ainsi elle pose un homme
comme individu dans une pluralité d'hommes, mais non pas
absolument; une drachme comme indivisible dans une pluralité
de drachmes, tandis qu’elle se divise en tant que monnaie *. »
La logistique était donc bien ce que nous entendons par
arithmétique pratique, c’est-à-dire l'art de calculer au moyen
des signes et de leur ordre.
II. — Systèmes grecs et latins de numération.
Pour les nombres entiers, le système de numération, en
Grèce, comme chez les Romains, était le système décimal, qui
1. Proclus, extraits de Geminus, cités par P. Tannery. (La géométrie grecque,
p. 40.)
2. Scolie sur le Charmide (Variae collectiones, 3), et Plato’s Charmides,
inhaltlicherlaütert von Dr. Th. Becker, Halle, 1879. (Zbid., p. 48, 49.)
3. Variae collectiones, 10. — Ibid., p. 49,
eq
a son origine toute naturelle dans le nombre des doigts. Quant à
la numération écrite, le plus ancien système grec consista
simplement à représenter les chiffres par des barres en quantité
égale au nombre à désigner. Ensuite vint le système acro-
nymique ou hérodien, consistant à prendre pour chiffre la
première lettre du mot qui exprime le nombre, l'unité restant
représentée par une barre. Mais, beaucoup de nombres ayant
la même initiale, et d'autre part la quantité de signes étant
limitée tandis que la série des nombres est indéfinie, il est
évident qu'il fallut se contenter de noter par une initiale ou par
un autre signe conventionnel seulement certains nombres, par
exemple les unités et les multiples de 10. Tel fut le système
alphabétique décimal, dans lequel les signes numériques sont les
vingt-quatre lettres de l’alphabet grec, ou plutôt les vingt-sept
lettres, car on fit usage de trois caractères archaïques, le Bau
ou Digamma, F ou S, qui vient après le, le Koppa, :, venant
après le r et le Sampi, », après l’o.
De x à 8 inclusivement, y compris le F ou S qui correspond au
chiffre 6, sont les unités (nombres monadiques); de & (iota) à !,
qui exprime 9,0, les dizaines, et de p à @ (900), les centaines
(nombres hécatontadiques). Quant aux nombres intermédiaires,
on les représentait par deux ou trois signes, inscrits de gauche
à droite, comme nous le faisons nous-mêmes. Ainsi 700
s’écrivant 4 (le petit signe en haut distinguant les chiffres ou
nombres des simples lettres ou mots), 750 s'écrivait dv’, 754 dud.
À 1.000 on reprenait l'alphabet au début, en traitant ce nombre
dans l'écriture comme une nouvelle unité, mais en ayant soin
de marquer les lettres jusqu'au 4 inclusivement d'un trait en
bas à gauche (nombres chiliontadiques). Ainsi { valant 7,
& vaut 7.000.
On opérait de même pour les myriades, en remplaçant le trait
en bas par deux points (un tréma) au-dessus de la lettre. On
commençait de la sorte une nouvelle série, un autre ordre de
nombres, et l’on avait les nombres monadiques de myriades
simples jusqu'à 6, décadiques jusqu à L, hécatontadiques jusqu’à
À et si, en plus du trait, il y avait aussi des points, les lettres
désignaient autant de milliers de myriades qu'elles auraient
— 10 —
désigné de milliers sans les points. Si au-dessus des deux
points on en mettait deux autres, la quotité représentée par la
lettre se trouvait multipliée par une myriade : c'était ce qu'on
appelait les myriades doubles ou myriades de myriades; et
ainsi de suite : on avait des myriades triples, quadruples, ete.,
jusqu’à l’infini, en superposant deux points autant de fois qu'on
voulait {.
D'après cette méthode le chiffre 640.803.175, par exemple,
s'écrivait $ 877pee ?.
On croit généralement que ce système ne fut en vigueur qu'à
partir du premier siècle de notre ère, ce qui n'est pas assuré : il
pourrait être bien antérieur. Quoi qu’il en soit, il en est un autre
constaté par des documents beaucoup plus anciens, conçu égale-
ment d’après le principe acronymique et offrant une assez grande
analogie avec la notation romaine, en ce qu'il comporte des
signes particuliers pour 5, 10, 100, 1.000 et 10.000 : P, rex,
cinq; À, déxæ, dix; H, éxare, cent; X, ya, mille; M ou M,
ppur, dix mille. Les multiples de cinq par les puissances de dix
s’y notent par la lettre qui exprime une de ces puissances, logée
sous la barre supérieure du F. Ainsi F signifie 50. Voici du reste
le tableau numérique, tel qu'il résulte d’une inscription du musée
du Louvre, dite marbre de Choiseul*. Cette inscription est
un compte rendu des sommes dépensées par les trésoriers du
Parthénon dans la 3° année de la 92° olympiade (410 avant J.-C.).
Les nombres et les monnaies sont exprimés par les chiffres
suivants :
1. V. Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. XXXIL,
Deux lettres arithmétiques de Rhabdas, éditées par P. Tannery, p. 144-146.
2, Pour exprimer des nombres fractionnaires, les Grecs ne séparaient par aucune
ligne le numérateur du dénominateur : ils écrivaient l’un et l’autre sur la même
ligne, mais les caractères du numérateur étaient plus gros queceux du dénominateur.
Ainsi, par exemple 4e Ëà signifiaient 15/64. (V.F. Hoefer, Histoire des Mathématiques.)
On pouvait aussi écrire, en caractères égaux, Le Ed” £2” en répétant le dénominateur
deux fois et en l’accentuant de deux traits en haut. Si la fraction avait l'unité pour
numérateur, soit 1/64, on n’écrivait que le dénominateur avec deux traits 25”.
3. V. Catalogue des inscriptions grecques du musée du Louvre, interprétées par
W.Froehner. Paris, 1888 — N° 46.
;
É
26 SR
CITES l
I... ? C 1/4 d'obole (tétartémorion).
MI... : 9 1/2 obole (hémicbolion).
MIT... É | 1/3 d’obole (tritémorion).
MAS Le l? ou 3/4 d'obole (Fræœhner).
LT ANS 10
k 1 obole.
F 7” 00 En
LIN 100 + l drachme (6 oboles).
ER 500 T {talent (6.000 drachmes).
Re . 1.000 F 9talents.
TIR o.000 À 1Otalents.
D. 10.000 F 50talents.
peut 20.000
Pour noter avec ce système le chiffre 5.432, par exemple, on
écrira FHHHHAAAII. S'il s’agit d'exprimer cette somme en
drachmes, on modifiera simplement les deux derniers chiffres
en les écrivant FH.
L'usage est à remarquer de ces sortes d’exposants qui multi-
plient le chiffre 5 par 10, 100, ou 1.000. Il est vraisemblable,
sinon certain, que cet usage pouvait être étendu aux multiples
de 10; ainsi un million aurait pu être exprimé par le signe MA.
Les petits traits du système alphabétique jouent ce même rôle
d'exposants multiplicateurs, et il n’y a rien de bien téméraire à
imaginer que l'ont pût, en groupant un nombre de traits suff-
sant, exprimer des nombres aussi élevés qu’on voulait.
La numération écrite des Romains était fondée sur ce même
principe de la notation particulière du 5, du 10, des puissances
de 10 jusqu'à 1.000,et des multiples de 5 par 10 etses puissances.
Les signes employés pour les nombres entiers n'étaient qu'au
nombre de sept : I (unité), V (5), X (10), L (50}, C (100), D (500),
1. Comme dans la numération grecque, les chiffres s'ajoutent les uns aux autres
en allant de gauche: à droite. Cependant, on sait qu'une barre (une unité) placée à
gauche d'un autre chiffre, se soustrait de celui-ci. — Les nombres 4, 9. 14, 19.
etc., s'écrivaient le plus souvent IT, VIII, XIII, XVIII, mais aussi IV, IX. XIV,
XIX, etc., comme nous le faisons de préférence. On écrivait aussi quelquefois, et
c’est ce que nous ne faisons plus, — IIX et XIIX pour 8 et 18, — X, placé à droite
de L et de C se soustrait aussi. — XL — 40 et XC — 90.
2. Ce signe, dans le principe, était l’aspirée 7, sous son ancienne forme \ ou L
qui s’altéra ensuite et donna L.
Aa
M (1.000). Les exposants multiplicateurs avaient pour équivalents :
1° une barre transversale au-dessus de la lettre ou des groupes
de lettres, indiquant qu'il s'agissait de milliers ; 2° un rectangle,
non fermé par en bas, autour de la lettre ou du groupe, mar-
quant les centaines de mille. Souvent on ajoutait la lettre M à la
droite des lettres barrées pour spécifier encore davantage qu'il
s'agissait de milliers. Ainsi le chiffre 12.523.837 s'écrivait :
[CXXV Ir XXI: M LDCCCXX XVII
Le nombre 1.000 pouvait s'exprimer aussi par le signe CID! et
les multiples de 1.000 par autant de fois cette parenthèse ajoutée
à la première que le nombre 1.000 était multiplié par 10. Ainsi:
10.000 s'écrivait (CCi99
100.000 s’écrivait CCCI299
et, pour restreindre l’espace occupé par les signes, on eut :
(DEA OUL
® — 10.000
@® — 100.000
Pour figurer les multiples de 5, on n'eut plus qu'à séparer ces
divers signes en deux, en conservant la partie de droite :
3 ouSD = 200
(399‘ou Dr" 252000
1299 ou D — 50.000
Soit à écrire, avec ce système, le chiffre 583 211, nous aurons :
19999 1999 CC199 ‘CCI99"CCI99 CI9 CID, CID CES
ou D b ® ® ® © © © CCXIIII :
1. C'était à l’origine l’aspirée @. — 1.000 s’écrivit aussi @© et ©.
2. Quand il s'agissait de monnaies, le nombre s’exprimait en sesterces et cela se
marquait par le signe HS à gauche du chiffre.
En RE
Le premier système, somme toute, était d'une écriture beau-
coup plus simple.
La différence fondamentale des deux numérations grecque et
latine avec la numération moderne consiste en ce que celle-ci se
borne à n’avoir de signes que pour les neuf premières unités, et
à répéter ces mêmes signes pour les unités des divers ordres en
ne les distinguant que par le rang qu’elles occupent par rapport
au chiffre des unités simples qui est à droite. Mais pour marquer
ce rang, il a paru indispensable d’avoir un signe supplémentaire
qui est le 0, destiné à remplacer le chiffre des unités d'un
certain ordre qui peut manquer dans un nombre. Ce signe
manquait aux anciens !. Or, avec ces dix signes, nous arrivons à
écrire brièvement et simplement les nombres les plus élevés;
on voit au contraire l'espace qu'occupait un nombre chiffré avec
les méthodes anciennes, dès qu'il atteignait seulement les
centaines de mille, et que tous les ordres d'unités y figuraient.
Tout cela est bien connu. Si j'ai cru à propos de le rappeler,
c'est pour en arriver à cette question : comment, avec un appareil
de numération si incommode, les ingénieurs romains, les archi-
tectes, les chefs de chantiers, en un mot tous ceux qui concou-
raient aux travaux publics, obligés qu'ils étaient de manier
constamment des chiffres, pour évaluer rapidement les poids et
les surfaces, pour dresser les devis et les comptes, pouvaient-ils
suffire à cette besogne dans le temps voulu et sans risque
d'erreurs ? Il en est de même pour les banquiers, les marchands,
les hommes d'affaires de toute espèce.
Et jusqu'ici, nous n'avons considéré que les unités. Mais une
complication plus grande encore provenait de ce que l'unité se
subdivisait chez les Romains d'après le système duodécimal, l'as,
ou unité simple comprenant 12 onces, l’once se partageant à son
tour d’après le même principe. Je rappelle pour mémoire la liste
de ces divers sous-multiples avec leurs valeurs et leurs signes
ou sigles.
1. Ou tout au moins il ne fut jamais utilisé pratiquement (v. ci-après.
UE
AS ONCES SIGLES
de CO PAU PIERRE 5e Dane l 12 [
Deunx pee 11/12 Il S'=Er
MERS, TP 9/6 10 ses
EN PET CERPRERT 3/4 9 SEE
LOCATAIRE Jeu Ari 2/3 ce) =
Septunx........:... 7/12 ïl Si-
SOIMIE Eve rc a. 1/2 6 S
Duimceunx 22-44 -ceccu O0) 5) = TOLESES
DMenS ee open % 1/3 4 =E
Quadranse..E..$ Te 1/4 3 = -
SDextangue tes bras 1/6 2 = |
Sescuncia. 2:24414114 8 4% : 1/8 1 1/9 2:68
BEA LE AE PARU MR 1/12 ! -,U,%,0
SeMuACIAa.. ...-... SAT 1/2 RS M =: :
Binae sextulae ou duella. 1/36 1/3 USER
ÉCilieus eee leo 1/4 9
Ébnila ns preco ee ne 1/6 e
Dimidia sextula........ 1/144 1/12 è
Scripulum.......... , A1 288 04/2 SR
SIM = as mepemdes . 1/1728 1/144 pas designe distinctif.
1II. — Mode de calcul usuel par les cailloux
et l’'abaque.
Les monuments écrits, grecs ou latins, non seulement ne
présentent rien d'analogue à notre disposition des chiffres en
colonnes, où les unités des divers ordres sont étagées respective-
ment les unes sous les autres!, mais nous n'y voyons aucune
penses figurant sur une inscription grecque
1. Voici, par exemple, un compte de dé
36). Ces dépenses avaient été faites
du musée du Louvre (Catalogue de Froehner, n°
s Ge
LT Gi
— 15 —
trace de disposition méthodique d'un calcul, avec traits de
séparation, juxtaposition de facteurs, etc. L'explication en est
bien simple. C’est que les calculs s’opéraient par des procédés
qui ne laissaient pas de trace, pas plus que n’en laisse le
maniement de notre règle à calcul ou de toute autre machine
arithmétique.
Le moyen de calcul le plus ancien nous est indiqué par le sens
même du mot calculus, caillou. Ce mot latin, comme le mot
grec ot #nçu (pluriel), qui a le même sens, au propre et au
figuré, montre assez que l’usage universel et primitif était de
prendre, pour calculer, de petites pierres ou des jetons. On les
disposait dans un certain ordre en traçant certaines lignes
_ suivant lesquelles on les faisait mouvoir. C'était le principe du
procédé de l'a6aë 1, abacus, ou table à calcul.
par le dème de Plothée (Attique). Lés chiffres ne sont nullement rangés comme ils le
seraient dans un monument moderne analogue, avec le total au-dessous :
Halala icio...... eee ee 4 Log paralies.
[ n] U d 24 wt | Ke. O2 € DO D'ou ..... Au démarque........ 1000 drachmes.
à RENE CT 24} ( Aurdeurtrésoriers 5
[rou]ut œuviécs|tTald: [ëto | teoa | F.!Pour les sacrifices de
F L 5 l l’année courante . ..... 5000
Célelr o| H px xAET ovIFXX sis shelolole Pour le temple d'Hereule. 7000
Cëds| "A 2p0 Ôtota | 2: ÉPMEREAEL Pour la fête d’Aphrodite. 1200
[è] dec) XX H........ D RRTe Pour la fête des Dioseures. 2100
, L DER er $ Pour latélie (exemption
Ehhrnviarélerov|".... CO c C OI NES 5000
Lé]s|’A 0 ORNE A RP TR +. Pour la fête d’Apollon ... 1100
RSS co PH... «+ Pour les Pandies. 600
[ul:506cewv|HAAAFFFFIIC... Fermages........... ... 134dr. 2oboles 1/2.
Un compte moderne serait disposé comme la traduction l'indique, et le total serait
mis au-dessous du chiffre 600 ; les fermages, qui constituent sans doute une recette et
non une dépense, étant mis à part, séparés du reste au moins par un intervalle.
1. Cf. Hültsch, art. Abacus (R-E. de Pauly Wissowa, t. I, et Dictionnaire de
Daremberg et Saglio, même article). L’étymologie de ce mot, dit M. F. Hoefer (Histoire
des mathématiques, p. 126, note 2), a divisé les érudits en deux camps. Les uns,
comme Nesselmann et Vincent, le font venir de l’hébreu abak, qui signifie poussière,
par allusion au sable ou à la poussière dont on couvrait les planchettes sur
lesquelles les anciens faisaient leurs calculs, témoin ce passage de Perse (sat. I, 131):
Nec qui abaco numeros et secto in pulvere metas
Scil risisse vafer.
Les autres, comme Th. Henri-Martin. le forment de x privatif et Baotc (ce qui n’a pas
de support, de base, une planchette).”A6aË a toujours, en effet, désigné une plaque
polie, gravée ou non, et la signification de poussière n’est jamais intervenue pour ce
mot; d'autre part, abacus vient évidemment d’464£. Il n’y a donc pas à hésiter entre
les deux opinions; la première semble n’avoir aucune valeur.
AU SE
Dans le traité de géométrie de Boëce! (1° livre), se trouve le
passage suivant :
« Des Pythagoriciens, pour éviter de se tromper dans leurs
multiplications, divisions et mesures (car ils étaient en toutes
choses d’un génie inventeur et subtil), avaient imaginé pour leur
usage un tableau, qu'ils appelèrent en l'honneur de leur maitre,
table de Pythagore; parce que, ce qu'ils en avaient tracé, ils
en tenaient la première idée de ce philosophe. Ce tableau fut
appelé par les modernes abacus. »
Ici est insérée, dans les plus récents manuscrits de Boëce, la
table de multiplication bien connue, Or, d'après l'examen des
manuscrits les plus anciens et les meilleurs, cet abacus n’était
nullement la table de multiplication, à laquelle on donne ainsi
par erreur le nom de fable de Pythagore*. C'était une série de
traits verticaux formant des colonnes, dont la plus à droite
correspondait aux unités, tandis qu’en allant de droite à gauche
on rencontrait la colonne des dizaines, puis celle des centaines,
ete., etc. Dans chacune d’elles pouvaient se placer des caractères
spéciaux, appelés apices, de diverses formes et au nombre de
neuf (dont quelques-uns, tels que le huit et le neuf, ont précisé-
ment la forme de nos chiffres dits arabes 8 et 9. Et le texte de
Boëce ajoute :
« S'ils plaçaient ces divers apices sous l'unité (c'est-à-dire
l. Boëtii quae fertur geometria, à la suite de l’Arithmétique et de la Musique dans
l'édition Frieälein. (V. Index bibliographique.)
2, V. Michel Chasles, Les methodes en géométrie, p. 467. Cf. du même auteur :
Sur l’origine de notre système de numéralion (Comptes rendus de l'Académie des
Sciences, 21 janvier 1839). — Sur la question de l'origine de notre numération
vulgaire et particulièrement sur la signification du passage de Boèce (Jbid.,7 et 14 octo-
bre 1839). — Explication des traités de l’abacus et particulièrement du traité de
Gerbert(Zbid.. janvier et février 1843).
« Le même savant (Chasles), dit Th. Henri-Martin (ouv. cité, Revue archéologique,
1856-57), a établi, d’après les meilleurs et les plus anciens manuscrits, que, primiti-
vement, ce texte de Boëce était éclairci par la figure du tableau qui, avec les neuf
signes numériques où apices, conservés dans ces manuscrits, permettait d'exprimer
tous les nombres; que ce tableau y est nommé abacus Pythagoricus. c'est-à-dire table
de Pythagore; que ce même tableau et son usage sont expliqués, sous ce même nom
et plus en détail, non seulement dans un traité de Gerbert, mais aussi dans d’autres
ouvrages latins du x°, du xi1° et du xu° siècle; que c’est à tort que, dans les autres
manuscrits de Boèce, il à été remplacé par une table des multiples tout à fait
étrangère au passage; et que le nom de Table de Pythagore,donné maintenant à la
table de multiplication, résulte uniquement de cette faute des copistes de quelques
manuscrits de Boèce. »
LE tr; JS
dans la colonne des unités), ils représentaient toujours les digiti
(unités simples).
« Plaçant le premier nombre, c'est-à-dire deux (car l'unité,
comme il est dit dans les arithmétiques, n’est pas un nombre,
mais l’origine et le fondement des nombres), plaçant donc deux
sous la ligne marquée dix, ils convinrent qu'il signifierait vingt;
que trois signifierait frente, quatre, quarante, et ils donnèrent
aux autres nombres suivants les significations résultant de leur
propre dénomination.
« En plaçant les mêmes apices sous la ligne marquée du
nombre cent, ils établirent que deux signifierait deux cents,
trois, trois cents... Et ainsi de suite dans les colonnes suivantes,
et ce système n'exposait à aucune erreur. »
Ainsi, les anciens auraient connu et pratiqué, depuis une
époque reculée, notre système de numération écrite, sauf
l'emploi du zéro, qui, d’ailleurs, était inutile, à cause des
colonnes tracées d'avance. La petite différence aurait consisté
précisément dans l'emploi de ce tracé, c'est-à-dire de l’abaque.
Or, d'après Théodore Henri-Martin!, ce système devrait être
attribué, non aux disciples directs de Pythagore, mais à des
néo-pythagoriciens, contemporains de l’époque du néo-platonisme
alexandrin, ou plutôt de son dernier représentant, Proelus :
cela à cause des noms et figures des apices, qui expriment des
idées pythagoriciennes, en effet, mais mêlées de gnosticisme.
« Si Pythagore, d'ailleurs, avait été l'inventeur de l’abacus
qu'on lui attribue, et si les Grecs avaient connu cet abacus
pendant toute l'époque florissante et progressive de leur science
mathématique, ils n'auraient pas dédaigné cette invention de
leur grand philosophe, mais ils s’en seraient servis, et surtout
ils en auraient parlé, et un auteur latin de la fin du v° et du
commencement du vi° siècle de notre ère n'aurait pas été le
premier à nous en transmettre le souvenir?. »
Voilà certes de fort bonnes raisons. Mais elles ne valent que
contre l'emploi prématuré des apices et du caleul écrit, non
1. Ouvr. cité. Revue archéologique, 1856-57, 11,
2. Ibid.
AVS
contre l'emploi de l’abaque à colonnes de divers ordres pour le
calcul usuel instantané. Il est à croire, en effet, qu'au temps de |
Pythagore, on ne donnait pas aux chiffres des valeurs de
position, mais on en donnait certainement aux rangées de
cailloux ou de jetons. ;
Hérodote (11, 36) dit : « Les Grecs calculent avec de petites |
pierres (2oyiéoyreu Ynças:), en portant la main de la gauche vers
la droite, tandis que les Egyptiens la portent de la droite vers la
gauche !. » Qu'est-ce que cela signifie, sinon qu'on faisait passer
les cailloux d’une colonne à droite à une colonne à gauche, ou
inversement, lorsqu'on faisait un calcul : le sens importe peu,
c’est affaire de convention. Prenons la disposition en colonnes
telle qu’elle est dans l'abacus de Boëce. (Remarquons en passant
que les colonnes sont numérotées d'après un système d'écriture
numérique qui n'était pas, ce semble, usité aux époques
antérieures, et qui consiste en ce que les lettres associées,
séparées ou non par des points, se multiplient, comme dans la
notation algébrique, au lieu de s’additionner. Le nombre malle
y est aussi écrit de deux façons, M, et 1, d'après le procédé
multiplicateur que nous connaissons, de la barre transversale ?.)
Tableau 1.
10 milliards! 1 milliard |100.000.000 | 10.000.000 | 1.000.000 | 100.000 | 10.000 1.000 100
|
XIMI | IMI | CMI | XMIÏ | M.
1. V. ci-dessus, p. 8. — On usa sans doute plus tard indifféremment des deux
méthodes ; puis la méthode égyptienne prévalut.
2. Ceci est d’ailleurs tout à fait indépendant du tableau lui-même, et ne fait rien
préjuger de l’époque où l’on commença à se servir de celui-ci.
— 19 —
Le nombre 4 milliards, 315 millions, 26 mille, 407, soit
4.315.026.407, est marqué sur ce tableau (tableau 1) par des
points qui représentent les petits cailloux.
Examinons comment pouvaient s'effectuer avec cet abaque les
quatre opérations arithmétiques.
Addition. — Au nombre 26.407 qui constitue la fin du nombre
inscrit ci-dessus, proposons-nous d’additionner 9.786, par exemple.
J'ajoute (tableau ?) 6 cailloux à la colonne I, ce qui fait 13; j'en
laisse 3 seulement et j'en enlève 10 qui sernnt remplacés par un
seul à la colonne X, et ainsi de suite. C'est notre opération
Tableau 2.
p<
d’addition exécutée en fait. Il y aura finalement, sur le tableau,
la disposition et le nombre de cailloux ci-dessus, représentant la
somme 36.193. On devait faire autant d'opérations qu'il y avait de
nombres à additionner. L'habitude permettait d'effectuer très vite
cette série plus lente, à première vue, que notre opération unique.
Soustraction. — C’est encore la mise en action, palpable, de
ce que nous faisons nous-mêmes. Soit à retrancher 12.124 du
nombre précédent. J'enlève un caillou à la colonne X et le
remplace par dix autres sur la colonne I, qui en aura 13 (tableau 3),
,
desquels j'en retranche 4, il en restera 9!; j'en enlève 2 aux 8
qui restaient sur la colonne X et ainsi de suite.
1. Bien entendu, le calcul de tête permettait de placer tout de suite 9 cailloux,
au lieu d’en poser d’abord 13 et d’en ôter 4.
— 20 —
La différence 24.069 apparaissait ainsi :
Tableau 3.
Multiplication. — Pour multiplier par 10, 100, 1.000, ete., on
n'avait qu'à faire avancer tous les cailloux d'un, deux ou trois
rangs. S'il s'agissait de deux nombres quelconques, voici, sans
doute, comment on opérait. Soit à multiplier 342 par 27 (tableau 4).
Le nombre 342 étant inscrit, on le multipliait d'abord par 7f.
Ce produit partiel, 2.394, facilement obtenu par un mouvement
de cailloux qu'il serait fastidieux d'expliquer, on faisait glisser
ceux-ci plus bas, en les laissant dans leurs colonnes respectives.
Puis, avec d’autres cailloux, on inscrivait de nouveau 342, mais
en le faisant avancer d’un rang pour le multiplier par les deux
dizaines, c’est-à-dire qu'on inscrivait 3.420. La nouvelle multi-
plication étant faite et donnant 6.840, on faisait comme aupa-
ravant glisser les cailloux, qui venaient se mélanger aux
premiers. On avait ainsi le produit total 8. 11.13. 4. Il n'y avait
plus qu’à simplifier par 9.234, en enlevant dans chaque colonne
les dizaines de cailloux, pour les remplacer par des cailloux
uniques à la colonne suivante. Et ainsi de suite, si les chiffres du
multiplicateur étaient plus nombreux. La simplification pouvait
se faire à chaque fois, ou seulement à la fin, au gré de l'opérateur.
1. L'usage avait assez appris quels étaient les produits des neuf premiers nombres
multipliés les uns par les autres, pour que la prétendue table de Pythagore ne fût
nullement nécessaire à la pratique des opérations.
den à
4
RE |
4 M C
= EI Le]
= El L
= =
= l
3 4 2
| = E
L = L |
= [| E
L] = L]
Er |
L E
= | 3
L |
6 8 4 0
LI E EEE &
a L | ES. =
= EE =
L]
Total.. 8 41 43 4
22
Division.— La division n’était pas beaucoup plus compliquée.
Il n’y a qu’à la concevoir de même d'après notre opération à
nous. Soit à diviser 6.243 par ?9, je suppose; il est probable
qu'on sériait les calculs comme nous le faisons en cherchant le
quotient de 62 par 29 ét en posant ? cailloux dans le bas de
la colonne C. On faisait, comme nous, du même coup, la multi-
plication et la soustraction. La seule différence était que le divi-
dende et les restes successifs ne restaient pas inscrits, et se
transformaient en se réduisant dans le haut du tableau, jusqu'à
ce que le dernier fût obtenu. On suivra facilement la méthode
en considérant les tableaux de la page 23 qui 694,3 29
représentent les phases successives de l'opération, 44I—
et en les comparant à l'opération moderne figurée 15 ° 215
ci-contre.
On voit que, contrairement à ce que l’on est porté à supposer
de prime abord, le maniement d'un semblable appareil n’était
pas d’une grande complication. Pour calculer ainsi, il n'était
même pas besoin d’avoir une plaque de marbre ou de métal
préparée d'avance. Quelques lignes tracées à terre sur le sable
suffisaient ; et ce mode de calcul devait être, par cela même, de
beaucoup le plus usité!. |
1. L’extraction des racines carrées, à une unité près, pouvait aussi fort bien
s'effectuer avec ces abaques, au moyen des opérations successives de soustraction
et de division que comporte cette recherche. Un certain Nicolas Artavasdi, de
Symrne, dit Rhabdas, auteur byzantin du x1v° siècle, dont M. P. Tannery a publié,
en IS86, deux petits traités de calcul, documents inédits et uniques dans leur genre,
énumère ainsi ces opérations (2° lettre sur l'arithmétique, T) :
« Je retranche du nombre proposé le carré qui en est le plus voisin, puis je
double la racine de ce dernier et je divise les unités qui restent du carré non exact
après le retranchement du carré exact, par le double de la racine de ce dernier ;
les fractions ou quantièmes que donne cette division, je les ajoute à la racine
trouvée pour le carré exact, et je dis que j'ai ainsi la racine du carré non exact. »
© 'Exé%o aTrd ToÙ Gnrouué vou (?) ap “buoù TOY ÉVYIGTA TOUT TAPAXEWEVOY
jvoy, sito drAactaCo TV TOUTOU rhevp 4 KA! ne évarokerpOeious Hova Das
où Dr, 4 1n0oùs TETEAYOVON, ÊTEXELVE Dnhevér! TOÙ EN pepio cie FAY
V << À couv > Toù AAN0OÙS Tete ZYOVOU, AU! edpe
TOÙ [LEPLOUOÙ TUVATT © T} edcebeton he vp& TOÙ &À n0oùs rETo1YOVOU xa ‘5 ET)
TOG AT NY ELVL x0! ThY T}e VELV TOÙ Un) 4 n0oùs ETOAYEOVO U,. )
Le même Rhabdas Fe aussi des exemples d'opérations sur les nombres
fractionnaires (2° lettre, 3 à 6). Ces opérations, qui comportaient comme les nôtres
des réductions au même dénominateur, ont ceci de particulier que les nombres
fractionnaires étaient, en général, donnés en sommes de quantièmes, c’est-à-dire de
fractions ayant pour numérateur l'unité. Il y avait à convertir, avant toute autre
opération, ces sommes de quantièmes en fractions ordinaires; puis le résultat frac-
tionnaire final seramenait inversement à un nombre exprimé en somme de quantièmes.
a
=
5
© mail
/
4}
T
\
\1]
“ Sa A+ 4
3 1
eo
=
Ga.
1°" reste.
1° quotient
1‘ reste
2° quotient 2° reste. 1 5 3
3° quotient = ëä 8
B 5En
[|
2 1 5
| M C X I
|
= |
ES
=.
__ (8)
3" reste. 8
Quotient m æ = |
= 5.
Le]
IV. — Divers types d'abaques.
Mais il y avait d'autres types d’abaques. L'un, construit
d'après un procédé ingénieux, était un système plus spécialement
romain. N'ayant besoin que d'un petit nombre, invariable,
d'éléments mobiles, il constituait un appareil dont faisaient
partie ces petits éléments, remplaçant les cailloux : c’étaient de
petits boutons glissant dans des rainures. On connait quatre ou
cinq spécimens de ce genre d’abaques, qui ont été conservés !.
Je me contente de figurer celui qui a été décrit par Grüter
et celui qu'a découvert M. Rangabé en 1846.
OTTTTENT
Re «cho «y b QN Se ME «Sr
Fig. 1. — Abacus romain, mentionné par Grüter.
Le premier est en métal et a comme dimensions 35 centimètres
sur 42 (fig. 1)°.
C'est une plaque striée d’une rangée de huit longues rainures,
au-dessus et en face desquelles sont huit autres rainures plus
1. 1° Abacus métallique ayant appartenu à Welser, publié dans ses œuvres (1682)
et reproduit par Grüter (p. 224) et par Pignorius (De Servis, Amsterdam, 1674,
p. 165 et 340). C’est celui qui est décrit ici. — 2° Abacus romain, ayant appartenu
à Ursinus, mal dessiné par Pignorius (1. ce. p. 339). — 3° Abacus romain, appar-
tenant au musée Kircher, reproduit dans le Dictionnaire de Saglio. — 4 Abacus
romain, actuellement au Cabinet des médailles de Paris (De Molinet, Cabinet
Sainte-Geneviève, Paris 1692, p. 23. PL. I.). — 5° Abacus athénien, découvert par
M. Rangabé et reproduit ici.
2. Cf. Marquardt, Vie privée des Romains, t.1, p. 19, trad. Henry.
SEL Os
<t
courtes. Dans chacune des premières sont engagés quatre
boutons mobiles, sauf dans la huitième, la plus à droite, qui en
porte un de plus. Les rainures supérieures portent toutes
uniformément un seul bouton. Entre chaque rainure inférieure
et la rainure supérieure qui lui correspond se trouve, en allant
de droite à gauche, d’abord le signe e qui exprime lJ’once ou
1/12 de l’as!, puis les chiffres I, X, etc., marquant les puissances
de 10 jusqu’à un million *?.
Quand la plaque ne marque aucun nombre, les boutons des
rainures inférieures sont enfoncés vers le bas et les uns contre
les autres ; ceux des rainures supérieures sont de leur côté tous
poussés vers le haut. Les unités d’un certain ordre, quand elles
ne dépassent pas quatre, se marquent en poussant vers le haut
un certain nombre de boutons (un, deux, trois ou quatre) dans
la rainure inférieure correspondante ; et si l’on fait descendre le
bouton de la rainure supérieure, il désigne 5 unités. On peut donc
avec ces » boutons représenter toutes les unités d’un ordre de 1 à 9.
Pour les onces (première colonne à droite), on peut marquer de
1 à 11, parce qu'il y a 5 boutons au lieu de 4 dans la rainure
inférieure et que le bouton isolé vaut 6. La disposition des
boutons (fig. 1, à droite) représente 2.630.854 as et 7 onces, ou
2.630.854 unités et 7/12 5.
Les boutons des trois petites rainures à droite, qui sont
marquées :S', J, -Z:, valaient, selon Grüter, quand ils étaient
poussés vers le haut, pour la première *S', une demi-once
(semuncia) *, pour la seconde, 9, un quart d'once (sicilicus), et
pour la troisième -Z:, un tiers d’once (duella).
Avec cette possibilité d'évaluer les fractions jusqu'au sicilique,
c'est-à-dire jusqu’au 1/48 de l'unité, on arrivait dans les calculs
1. V. ci-dessus, p. 14.
2. On peut prendre n'importe quoi pour unité : Sive asses, sive quid aliud (Grüter).
Pour les signes numéraux de la figure v. ci-dessus, p. 12 et 14.
3. On à remarqué la grande analogie de ce type d'abacus avec une table à calcul
chinoise, très ancienne, le suan-pan. C'était un cadre avec des boules enfilées dans
des tringles de fer, et où l'on comptait aussi par unités décimales et par unités
quinaires. Mais il y avait pour chaque rang 5 boules d’unités simples au lieu
de 4 qui suffisent, et ? boules quinaires au lieu d’une.
4 Le signe propre de la semuncia (V. ci-dessus, p. 14) était Z. Mais on conçoit
qu'on ait pu souvent lui donner aussi le signe du semis, S.
ev
= 9
XLOII1JV ag H à X
T'ES A PRIT ONTIEX
X19211JVaH y X
Fig. 2. — Abacus athenien, découvert par Rangabé.
prendre une unité convenable !. D'autres abaques du même
type pouvaient d’ailleurs descendre à des sous-unités bien plus
1. Ainsi les calculs de Frontin (De Aquis, 39 à 63) pour les tuyaux de distribution
d'eau évaluent les diamètres en digiti et fractions de digiti. Le digitus étant égal à
0*,019, le 1/48 est déjà une bien petite valeur.
‘4
à une approximation très suflisante; il ne s'agissait que de
an “mit Hd st di Sd
RL OTEe
petites, et avoir des rainures correspondant au scripulum et à
la siliqua, soit au 1/288 et au 1/1728 de l'unité. Le modèle décrit
ici devait servir plus spécialement aux commerçants et aux
banquiers. En raison de ses dimensions, ce ne devait pas être,
en effet, une tablette bien portative, et il très possible qu'il s’en
fit de plus petites, précisément à l'usage de ceux qui avaient
à calculer sur un terrain d'opérations, c'est-à-dire des géomètres,
ingénieurs et architectes. Enfin, je serais volontiers porté à
croire pour ces abaques à des combinaisons très variées, suivant
les calculs spéciaux auxquels ils devaient servir. C’est ainsi
que l’abaque athénien découvert en 1846, par M. Rangabé,
à Salamine, ne ressemble que d'assez loin à celui de Grüter.
Il avait d’abord été pris pour une table de jeu*, et peut-être, en
effet, pouvait-il servir aux deux usages, jeu et calcul.
C'est une plaque de marbre, (fig. 2), longue de 1,50, large
de 0%,75. « À une distance de 0®,25 du bord supérieur, il
y à cinq lignes parallèles, longues de 0®,27, distantes entre elles
de 0%,03. À une distance de 0",50 au-dessous de la dernière de
ces cinq lignes, il y en a onze, distantes entre elles de 0,035.
Une ligne transversale coupe ces onze lignes perpendiculairement
et en deux parties égales. La troisième, la sixième et la
neuvième de ces lignes sont marquées d’une croix à leur point
d'intersection. Ces croix, ainsi queles chiffres tracés sous la ligne
inférieure, sont longues de 0,02; la distance de ces chiffres
entre eux est de 0,05. Les chiffres des lignes latérales sont
longs de 0,013 et distants de (*,04. » M. Rangabé pensait y
voir un échiquier. Consulté par lui, M. Letronne reconnut
facilement dans les chiffres gravés sur la plaque les sigles
définis plus haut (V. ci-dessus p. 11), servant à compter des
unités monétaires, depuis le talent T; jusqu'au yæxos, X, chalque,
monnaie de cuivre, le 1/6 de l’obole, qui est elle-même marquée I.
On y voit aussi figurer la 1/2 obole C, et le 1/3 d'obole T*.
1. V. Revue Archéologique, IS46, 1, p. 295-305-4101. Articles de MM. Rangabeé,
Letronne et Vincent : Un abacus athénien.
2, L'abacus de Grüter présente lui-même certaines analogies avec nos marques de
jeu de piquet, ou avec la table du trictrac.
3. Remarquons que ce tritémorion, ou triton,est marqué du même signe que le talent ;
mais la confusion n'était pas possible, à cause du rang où est placé ce second T par
rapportauxautressigles. Ilen est de même de X, qui désigne 1000 drachmeset 1/6d’obole.
COR EE
La conclusion de M. Letronne fut que cette table était un
abaque à l'usage de quelque banquier, tpaxebirns. Enfin, une
solution plus générale fut dognée par M. Vincent qui, se rangeant
à l'opinion de M. Letronne, se garda pourtant d'exclure l'idée
mise en avant par M. Rangabé, et déclara que cet abacus avait
pu servir à la fois à des calculs d'argent et à un jeu de l’espèce
du trictrac.
Pour les calculs de sommes d'argent, il est facile de voir que
la ligne transversale permettait de compter et d'effectuer les
opérations comme sur l’abacus romain de Grüter, avec les
cinq jetons, quatre d'un côté, un de l’autre, pour chaque ordre
d'unités décimales. « L'analogie nous porte à penser, dit M.Vincent,
qu'outre l'usage spécial de la table pour la supputation des
monnaies, elle en avait un plus général, c’est-à-dire qu'elle
servait à compter toute espèce de quantités (asses sive quid
aliud) » Quant aux croix, marquées sur la ligne transversale à
l'intersection de quelques-unes des onze lignes parallèles,
M. Vincent en donne plusieurs explications, relatives à l'emploi
comme table de jeu. Ne serait-il pas plus simple d'y reconnaitre
des points de repère destinés à marquer les divers ordres
d'unités, de même que nous séparons par des points nos
tranches de trois chiffres? Dans ce cas voici comment j'expli-
querais le fonctionnement de la table. Les jetons se mouvant sur
les lignes, la première ligne à droite ! servait au 1/6 d'obole (et au
1/3 — 2/6) avec 3 jetons, celui du haut — 3; la seconde au 1/4
d'obole (et à la 1/2) avec 2 jetons, celui du haut — ?; la troisième
à l’obole, avec 3 jetons, celui du haut valant 3. La première
croix marquerait donc la ligne des oboles;la deuxième croix
centrale, marquerait les centaines de drachmes, la dernière les
centaines de mille drachmes, tandis que les deux dernières
lignes permettaient d'écrire les millions et les dizaines de
millions. Quant aux cinq lignes parallèles situées sur la gauche ?,
elles auraient servi, à ce que je présume, non au calcul des
1. En supposant la figure retournée transversalement et le tableau en question
placé à droite.
2. Ou à la partie supérieure, si l'on envisage la figure telle qu'elle est ici disposee,
et comme la considérait M. Rangabé.
Le
fractions de la drachme, comme le pense M. Vincent, mais à
tous les calculs accessoires intervenant dans les opérations, par
exemple à l'inscription des produits ou restes successifs de la
multiplication ou de la division!.
V. — Calcul par les doigts.
Tout ce qui vient d'être dit tend à démontrer que les anciens
avaient pour effectuer leurs calculs des moyens expéditifs et
variés. Ces moyens ne valaient pas les nôtres, c'est entendu,
mais il ne faudrait pas exagérer l’infériorité. On ne se rend peut-
être pas assez compte des ressources qu'offre un appareil à
calcul qu’on a pris l’habitude de manier : l'usage en devient non
seulement facile, mais, à proprement parler, machinal*. Ajoutons
1. Je ne reproduis pas les raisonnements de M. Vincent vour expliquer le double.
emploi calcul et jeu. Mais cette idée ne semble pas devoir être rejetée. Et, à ce
propos, n'est-il pas permis de se demander siles nombreux dessins linéaires que l’on
voit gravés sur les dalles, soit au forum romain le long de la basilique Julia, soit
ailleurs au milieu des ruines des villes antiques, et qui ont toujours été considérés
comme des figures de jeux, n'auraient pas servi également de tables à calculer? La
chose vaudrait peut-être la peine d’être examinée de près.
2. C’est ainsi que la règle à calcul, que manient gauchement et sans précision
ceux qui n'en ont pas l'habitude, rend d’inestimables services aux entrepreneurs et
aux chefs de chantiers, qui calculent ainsi avec une précision étonnante, et
dédaignent les autres moyens. De même l'emploi de l’abacus, par la commodité
qu'on y trouvait, fut peut-être l'obstacle à l'invention d’un système de nimération
fondé comme le nôtre sur l'emploi de neuf signes simples et du zéro. On en était
tout près cependant, puisque Pabacus lui-même n'était autre chose que la disposition,
par colonnes, des divers ordres d'unités, avec le vide laissé pour l’ordre manquant.
Même d'après Delambre (Histoire de l’Astronomie ancienne, tr. 1) et Th. Henri-
Martin (Origine de notre système de numération écrite, Revue archéologique,
1856-57, 11), le zéro, avec la même forme ronde et un usage parfaitement analogue,
aurait été employé dans la notation des degrés du cercle et des divisions sexagésimales
du degré, pour indiquer l’absence d'unités d’une certaine espèce dans le nombre
complexe. Pourquoi les anciens ne l’ont-ils pas employé ailleurs ? C’est qu’il en est
ainsi de bien des inventions ; on ne découvre leur emploi le plus pratique qu’après
les avoir appliquées longtemps à des usages exceptionnels. Dans les derniers siècles
de l'empire romain, le zéro grec dut s’introduire dans les places vides de l’abacus
pour marquer qu'elles étaient laissées vides avec intention et non par oubli. « Dans
les manuscrits des traités latins de l’abacus, dit Th. Henri-Martin, le zéro se trouve
tantôt avec le nom latin rotula, qui exprime sa forme, tantôt avec un autre nom,
sipos. qui, suivant l'étymologie la plus vraisemblable, vient du grec vos. » D'après
le même auteur, on n'emprunta donc aux Arabes, ni les neuf premiers chitires
puisqu'ils seraient dérivés, avec quelques modifications, des apices pythagoriciens
(V. ci-dessus, p. 16), ni le zéro, sauf son nom, sahrà sifr, espace vide, ce qui
indique tout simplement le vide de l’abaque pythagoricien, emprunté par les Arabes
4
— 30 —
que les anciens suppléaient encore à la facilité qu'ont nos
chiffres d'être disposés pour le calcul, par leur habileté à
compter sur les doigts : « Le calcul par les doigts, usuel en Italie
comme en (Grèce, et pratiqué d'ailleurs encore au moyen âge,
consistait à exprimer par dix-huit figures de la main gauche
les neuf unités et les neuf dizaines, par les dix-huit figures de
la main droite les neuf centaines et les neuf milliers, et enfin
les nombres 10.000 et au-dessus, en touchant avec l'une des
deux mains une partie déterminée du corps ! ». Il est probable
aux Occidentaux. Le mot sahrà est devenu séro, et le mot sifr, en grec totopx, en
français chiffre, a fini par être appliqué abusivement aux neuf autres caractères
numériques. Ainsi Th. Henri-Martin, dans l’importante étude citée plus haut, fait
justice de cette légende si longtemps accréditée de l’origine arabe de notre numération
écrite moderne : celle-ci remonterait uniquement à la tradition gréco-latine.
l. Marquardt, Vie privée des Romains, p. 116. On peut se reporter aux sources
que cet auteur indique : Nixohtou ‘Esuuvalou Exgouots uxtuAtxnd uetoov (Schneider,
Eclog. phys. 1, p. 477, suiv.); Beda, De loquela per sectum digitorum et temporum
ratione (Bed. op.Colon, 1612, 1, p.127 suiv.). — Rôdiger (Zahresber. d. dtsh. morgen-
länd. Gesellsch. f. 1845, Leipzig, 1846, in-S°).
Voici d’ailleurs une indication complète de la numération par les doigts donnée
par Rhabdas (Notices et extraits des manuscrits de la Bible nationale, P. Tannery,
Deux leltres de Rhabdas sur l'arithmétique, V° lettre. 3) :
« Voici comment on marque les nombres sur les mains ; la gauche sert toujours
pour les unités et les dizaines, la droite, pour les centaines et les mille ; au delà, il
faut se servir de caractères, car les mains ne peuvent plus suffire à représenter les
nombres.
« En fermant le premier doigt, le petit, appelé myope, et en étendant les quatre
autres et les tenant droits, tu as à la main gauche une unité, à droite un mille.
« En fermant avec le même doigt, le second qui suit, et qu’on appelle paramèse
et épibate, les trois autres restant ouverts, comme je l'ai dit. tu as à ta gauche deux,
à ta droite deux mille.
« En fermant le troisième, le sphacèle, ou doigt du milieu, avec les deux premiers,
et en laissant étendus les deux autres, l'index et le pouce, tu as à gauche trois, à
droite trois mille.
« En fermant seulement le doigt du milieu et le paramèse, c'est-à-dire le second
et le troisième, et en laissant ouverts les autres, le pouce {avr{yetc), l'index (A:yzvés)
et le myope, tu as à gauche quatre, à droite quatre mille.
« En fermant seulement le troisième ou doigt du milieu, et en étendant les quatre
autres, tu as à gauche cinq, à droite cinq mille.
© « En fermant seulement l’épibate ou second doigt, les quatre autres étant ouverts,
tu as à gauche six, à droite six mille.
« Maintenant, en tendant le myope ou premier doigt, de façon à toucher la paume
et en tenant droits les autres, tu as sept et sept mille.
« En tendant en outre de même le second ou puramèse, et en l’inclinant jusqu’à
le rapprocher au plus près du creux de la main, et en laissant droits, comme j'ai
dit, les trois a1tres, le troisième, le quatrième et le cinquième, tu figures à gauche
huit, à droite huit mille.
« En donnant au troisième doigt la mème position qu'aux deux premiers, tu as à
gauche neuf, à droite neuf mille.
« Maintenant, en ouvrant le pouce sans le dresser, en le dirigeant un peu de côté,
et en pliant un peu l'index jusqu’à ce qu’il touche la première jointure du pouce, de
facon à figurer la lettre 5. les trois autres doigts ayant leur ouverture naturelle et
UE 2 CERTES DL Vert »
— 31 —
d’ailleurs, que les termes de digili et d'arliculi, par lesquels on
désignait chez les Latins, d'une part les unités, d'autre part les
dizaines et les puissances de 10 ‘, provenaient de l'usage de ce
genre de calcul.
Le digitus était le doigt tendu, articulus, le doigt plié. On
conçoit assez bien qu’en tenant la main levée ou baiïssée, en
pliant ou en tendant séparément les doigts, on püt arriver à
constituer dix-huit figures de chaque main ?. Mais il y fallait
une certaine dextérité qui ne s'acquérait pas sans peine.
Quintilien (1, 10.35) insiste sur la nécessité d’un apprentissage
sérieux pour l'avocat qui veut à la barre effectuer des calculs
n'étant pas séparés les uns des autres, mais réunis, tu marques à gauche dix, à
droite cent.
« En étendant en ligne droite et debout le quatrième doigt ou index de façon à
figurer la lettre I, les trois premiers restant unis, mais un peu inclinés et formant
un angle avec la paume, enfin le pouce dépassant ces derniers et touchant l'index,
tu marques vingt et deux cents.
« L’index et le pouce étendus et inclinés de facon à se toucher par leurs extrémités
tandis que les trois autres doigts sont unis et étendus suivant leur position naturelle,
signifient trente et trois cents.
« Les quatre premiers doigts étendus directement, tandis que le pouce figure la
leitre V en dépassant l'index du côté extérieur, signifient à gauche quarante, à
droite quatre cents.
« Les quatre premiers doigts étant de même ouverts directement et réunis, tandis
que le pouce figure la lettre F du côté intérieur sur la base de l'index, signifient
cinquante et cinq cents.
« En partant de la même figure et en pliant en cercle l'index autour du pouce de
façon à lui faire toucher la phalange intermédiaire entre la première et la seconde
jointure, tandis que l'extrémité de l’index va toucher la base du pouce, on marque
soixante et six cents.
« Les trois premiers doigts étant ouverts de la façon que nous avons indiquée à
plusieurs reprises, le pouce appliqué contre l'index, et ce dernier embrassant en
hélice l'extrémité du pouce, signifient soixante et dix et sept cents.
« Les trois premiers réunis et inclinés en angle du côté de la paume, le pouce
dépassant le doigt du milieu ou troisième, touchant la troisième phalange (celle contre
la racine) de ce doigt, et appliqué sur la paume, tandis que l’index, disposé au-dessus
du pouce et plié autour de la première jointure de ce dernier, touche de son extrémité
la base du pouce, on signifie quatre-vingts et huit cents.
« Enfin, si l’on ferme le poing, le pouce restant droit, puis qu'on étende les trois
premiers doigts en laissant l'index dans la position que lui a donnée la fermeture
du poing, on figure à gauche quatre-vingt-dix, à droite neuf cents. »
L. « Digitus est omnis numerus minor decem.Articulus est omnisnumerus qui digitum
decuplat, aut digiti decuplum,et sic in infinitum. Separantur autem digiti et articuli
in limites. Limes est collatio novem numerorum qui aut digiti sunt, aut digitorum
aeque multiplices, quilibet relativi. Limes itaque primus digitorum. Secundus primo-
rum articulorum. Tertius est secundorum articulorum. Et sic in infinitum. Numerus
compositus est qui constat ex numeris diversorum limitum. Item numerus compositus
est qui pluribus figuris significativis repraesentatur. » (Schoner, Cologarithmus
demonstralus. — Chasles, ouv. cité, p. 466, Notes.)
2. V. ci-dessus, p. 30, note I.
HU EE
avec assurance et sans gaucherie !. Et, en effet, il fallait bien
de la précision et de la justesse dans ces mouvements, pour que
le public pütles distinguer nettement et en suivre la succession
sans effort. En somme, quelque habile qu'on fût, il était difficile
de pousser bien loin les calculs avec ce système rudimentaire.
De ces diverses considérations sur l’arithmétique des anciens,
il résulte en définitive ceci, qui importe beaucoup à notre
sujet, que les ingénieurs romains pouvaient effectuer leurs
calculs avec une rapidité et une exactitude très comparables à
celles que l’on obtient de nos jours, et que d'autre part, d'après
ce qui a été dit au début du chapitre, l’état äes connaissances
arithmétiques, à l'époque que nous considérons, leur permettait
d'aborder et de résoudre toutes lesquestions qui, dans la pratique
des travaux publics, se rapportent directement à cette science.
1. « Non dico si circa summas trepidat, sed si digitorum saltem incerto aut
indecoro gestu a computatione dissentit, judicatur indoctus. »
GHAPICRE.- D
GÉOMÉTRIE
I. — Géométrie théorique.
Le philosophe Thalès, né probablement en Phénicie, contem-
porain de Solon et de Crésus!, était allé s’instruire en Egypte
des principes de la géométrie, et s'était établi ensuite à Milet
pour y enseigner cette science; mais il ne l'avait guère poussée
au delà des premiers rudiments relatifs à la ligne droite et
au cercle. Pythagore en fit un corps de doctrine à la fois plus
étendu et plus méthodique. C’est à lui qu'on dut, entre autres
propositions fécondes, le théorème du carré de l'hypoténuse et
l'énoncé de la propriété qu'ont le cercle et la sphère d'être des
maxima parmi les figures d’aire équivalente pour celle-ci, et
de périmètre équivalent pour celui-là: c'était le premier germe
de la méthode des isopérimètres. Platon?, formé aussi dans les
sciences mathématiques par les prêtres égyptiens, introduisit
1. Pour la discussion sur la date exacte et le lieu de sa naissance, v. Zeller,
Philosophie des Grecs, trad. Boutroux, p. 197-98.
2. Diogène Laërce, 11, 6 — Cicéron, De finibus, v, 29.
Les voyages de Platon, en Egypte et en Italie durèrent pendant les dix ou douze ans
qui suivirent la mort de Socrate, c’est-à-dire de 400 à 488 avant Jésus-Christ, environ.
On peut croire qu’il séjourna en Egypte au moins cinq ou six années, ce qui lui permit
de s’instruire à fond des connaissances égyptiennes. Et à ce propos, il est bon
d'écarter le préjugé assez répandu d’après lequel les Egyptiens auraient possédé un
Savoir scientifique immense, comparable à la science moderne, qu'ils auraient gardé
jalousement et qui ne se serait transmis que fort restreint aux autres peuples. Il
est inadmissible que les philosophes grecs qui allaient s’instruire en Egypte, entre
autres un Platon, que Son extraordinaire intelligence rendait capable de tout voir
et de tout comprendre, n'aient pu rapporter en Grèce qu'une si petite part de ce
fameux savoir encyclopédique,
— 34 —
dans la géométrie grecque la méthode analytique !, l'étude des
sections coniques (ellipse, parabole et hyperbole), et le concept
fécond des lieux géométriques. Ces théories, qu'on désigna
dans leur ensemble sous le nom de géométrie transcendante,
Éfoyos Jewuetpiæ, conduisirent à la découverte (due à Platon ou
à ses disciples) d'un certain nombre de courbes savantes et
d'instruments permettant de déterminer pratiquement quelques-
unes d’entre elles.
Depuis lors la géométrie ne cessa de progresser jusqu'à
Euclide ?, qui réunit dans son clair traité toutes les propositions
connues avant lui. C’est à Euclide qu'il faut attribuer la méthode
de la réduction à l'absurde, consistant à prouver que toute
proposition contraire à une proposition énoncée conduit à quel-
que contradiction. La plupart des propositions de la géométrie
élémentaire telle qu’elle est encore enseignée de nos jours se
trouvent contenues dans le livre des Eléments * d'Euclide. Les
1. Viète, au commencement de son Zsagoge in artem analyticam, caractérise
ainsi les deux méthodes des anciens : « 11 est en mathématiques une méthode pour la
recherche de la vérité, que Platon à nommée analyse, et qu’il a définie ainsi : garder
la chose cherchée comme si elle était donnée, et marcher de conséquences en consé-
quences, jusqu'à ce qu'on reconnaisse comme vraie la chose cherchée. Au contraire,
la synthèse se définit: partir d’une chose donnée, pour arriver, de conséquences en
conséquences, à trouver une chose cherchée. » M. P. Tannery, à la vérité, ne
considère pas cette définition de l’analyse comme une découverte mathématique.
Platon n'aurait pas été, à proprement parler, un mathématicien. Il aurait plutôt
essayé de tirer des procédés de la géométrie des formes de raisonnement applicables
en philosophie. (Dictionnaire de Daremberg et Saglio, art. Geometria.)
2. On ne connait pas exactement la date de sa naissance et de sa mort, non plus
que les circonstances de sa vie. On sait seulement qn'il ouvrit une école à Alexandrie,
en 520 avant Jésus-Christ, sous le règne de Ptolémée, fils de Lagos.
3. Les Eléments comprennent treize livres, précédés de quelques définitions (lignes,
angles, cercles, triangles, quadrilatères, etc.), les axiomes où communes sentences,
tels que : Les choses égales à une même chose sont égales entre elles, ete. — Voici
un aperçu de la matière de chaque livre :
Liv. I®:Sur une ligne droite donnée, décrire un triangle équilatéral. — Egalité
des triangles. — Mener une perpendiculaire à une droite. — Angles égaux opposés
par le sommet. — Parallélisme. — Egalité des parallèles dans les parallélogrammes.
Liv. IT: Triangles oxygones et amblygones. — Carrés des côtés de l’angle aigu,
droit, obtus. — Carrés. — Figures équivalentes.
Liv. III : Cercle. — Trouver le centre d’un cercle. — Tangentes et sécantes. —
Angles opposés des quadrilatères inscrits égaux à deux droits. — Tangente moyenne
proportionnelle entre la sécante et sa partie extérieure.
Liv. IV : Polygenes inscrits et circonserits au cercle.
Liv. V : Rapports et proportions.
Liv. VI:Similitude des triangles. — Diviser une ligne en moyenne et extrême
raison.
Liv. VII, VIII, IX: Théories arithmétiques.
1
|
L
|
— 939 —
Eléments étaient complétés par le livre des Données, sorte de
recueil de corollaires pratiques. Euclide avait encore écrit
quatre livres sur les Sections coniques, dont les mathématiciens
regrettent vivement la perte, car il en avait considérablement
développé la théorie, et trois livres de porismes, genre de pro-
positions dont on n’a pas une idée très nette. On pense qu’ « un
recueil de porismes était un tableau des diverses propriétés ou
expressions différentes des courbes, et que ce tableau présentait
les transformations de ces propriétés les unes dans les autres f ».
La doctrine des porismes aurait été la géométrie analytique
des anciens, et il n'aurait manqué à Euclide que l'usage de
l'algèbre pour créer les systèmes de coordonnées, qui datent
de Descartes.
Un demi-siècle environ après Euclide, parut Archimède?, que
l'on regarde, autant qu'il est possible de se prononcer, comme
, le plus grand génie mathématique de l'antiquité. C'est à lui que
sont dus les théorèmes sur les relations des éléments de la
sphère avec ceux du cylindre circonscrit, sur la mesure du
cercle *, sur les volumes des segments des sphéroïdes et des
conoïdes * paraboliques ou hyperboliques, sur les spirales ou
hélices, la proportion de leur aire avec celle du cercle et la
manière d'en mener les tangentes, sur le centre de gravité des
figures planes, sur la quadrature de la parabole’, premier
Liv. X : Grandeurs incommensurables.
Liv. XI: Plans, — Similitude et proportionnalité des solides.
Liv. XII : Polygones inscrits semblables, leur rapport. — Mesure de la pyramide.
— Les cônes et les cylindres de même hauteur sont entre eux comme leurs bases.
Liv. XIII :Le pentagone équilateral inscrit est incommensurable avec le diamètre.
— Pyramide, octaèdre et cube, inscrits dans la sphère; rapport du côté avec le
diamètre de la sphère.
l. Chasles, Des méthodes en géométrie, note 3, p. 277. — Cf. du même auteur :
Les trois livres des porismes d’Euclide. Paris, Mallet, 1880.
2. Archimède (287-212 av. J.-C.), né en Sicile, où il paraît avoir passé toute sa
vie, mourut lors de la prise de Syracuse par Marcellus. Pour la liste de ses ouvrages
qui nous restent, v. p. 2, note 2.
3. Tout cercle est égal à un triangle rectangle, dont un des côtés de l’angle droit
est égal au rayon de ce cercle, et dont l’autre côté de l'angle droit est égal à la
circonférence de ce même cercle.
4. Corps engendrés par la révolution de sections coniques autour de leurs axes.
9. Un segment quelconque, compris par une droite et par une parabole, est égal à
quatre fois le tiers du triangle qui a la même base et la même hauteur que le segment.
ee
exemple de la quadrature rigoureuse d'un espace compris entre
une courbe et des lignes droites; enfin, sur la méthode des
limites, qu'il appelait méthode d'exhaustion!, et qui est l’origine
de l'analyse infinitésimale. Le premier résultat, immensément
fécond, de cette méthode fut le calcul du rapport de la circon-
férence au diamètre, rapport considéré comme la limite commune
des polygones inscrits et circonscrits, dont Archimède multipliait
respectivement à l'infini le nombre des côtés; de cette manière
la raison du polygone circonscrit au polygone inscrit avait pour
limite l'unité, c’est-à-dire que sa différence avec l'unité arrivait à
être plus petite que toute quantité donnée. D'une façon générale,
l'idée directrice d'Archimède fut de concevoir une grandeur
comme étant comprise entre deux autres grandeurs, de telle
façon que celles-ci puissent de part et d'autre s'en approcher
continuellement, sans jamais se confondre avec elle.
La gloire d'Apollonios de Perge ?, contemporain d’Archimède,
balance presque celle de l'illustre Syracusain. Il est célèbre par
son application de la géométrie à l'astronomie, et, en ce qui
concerne la géométrie pure, par son admirable traité en huit
livres sur les sections coniques. Cet ouvrage renferme la déter-
mination des propriétés des asymptotes, des foyers de l’ellipse
et de l'hyperbole, des théorèmes sur les diamètres conjugués,
sur les points conjugués harmoniques, base de la théorie des
polaires réciproques, et, ce qui est d’un usage universellement
pratique, la question des maxima et minima, traitée avec une
ampleur telle que l’on y retrouve presque tout ce que nous
apprennent sur ce sujet les méthodes analytiques d'aujourd'hui.
Les travaux d’Apollonios et ceux d'Archimède peuvent être
considérés comme l'origine et le fondement des deux grandes
questions qui ont l'une ou l'autre sollicité les recherches des
plus grands mathématiciens, et qui constituent même la division de
1. Cette méthode, déjà entrevue par Euclide, consiste à retrancher d’une quantité
cherchée A une suite S, de termes finis, de sorte que la différence À — S, demeure
inférieure à toute quantité donnée. C'est, en fait, l'évaluation de A sous forme de
séries.
2. Né à Perge, en Pamphylie, il vécut à Alexandrie sous le règne de Ptolémée
Philopator (222-205 avant J.-C.). Les dates de sa naissance et de sa mort ne sont pas
certaines. — Cf. Hültsch, art. Apollonios (R. E., de Pauly-Wissowa, p. 151-160).
statihèdns mit nes at tn dc ici hs
sit Bd
— 31 —
toutes les sciences mathématiques en deux classes. La premiere est
la quadrature des figures curvilignes, qui a donné naissance au
caleul de l'infini (Képler, Fermat, Newton, Leibnitz) et qui a été
mise en avant surtout par Archimède; la seconde, celle des
sections coniques, traitée par l’un et l’autre, plus spécialement
toutefois par Apollonios, est le prélude de la théorie des
courbes géométriques, déterminées par des intersections de
surfaces (Descartes, Pascal, Bernouilli, Antoine Parent).
Au temps même d’Archimède et d’Apollonios, et, après eux,
la géométrie s'enrichit encore des découvertes d’Eraltosthène
(284-204 avant J.-C.) !, de Nicomède (vivant vers 150 avant J.-C.),
de Dioclès, de Théodose et de Geminus, ces trois derniers du
premier siècle avant l’ère chrétienne*?. Le grand astronome
Hipparque, qui n'est guère que de 50 ans postérieur à
Archimède, fut amené par ses calculs sur le mouvement des
astres, à ébaucher la trigonométrie, dont on avait déjà même
quelque idée avant lui; mais il ne poussa pas fort loin les appli-
cations de cette science #. On attribue parfois à Hipparque la
division du cercle en 360 degrés, du degré en 60 minutes et de la
minute en 60 secondes. D’autres croient cette invention beaucoup
plus ancienne. Quand nous aurons dit de Geminus (vers 73-70
avant J.-C.) qu'il étudia spécialement l’hélice usuelle, c’est-à-
1. V. art. Eratosthène, dans la R.-E., de Pauly-Wissowa, t. VI, pp. 358-389.
2. Nicomède est l'inventeur de la conchoïde, courbe ingénieuse, dont Newton se
servit pour construire géométriquement les racines des équations du 3° et du 4° degré.
A Dioclès on doit une courbe du même genre, la cissoïde, qu'il imagina pour résoudre
le problème de la duplication du cube; il résolut, ainsi que Théodose, un certain
nombre de problèmes intéressants sur la sphère. Quant à Eratosthène, il est connu
surtout par ses recherches arithmétiques sur les nombres premiers:
3. V. ci-dessus, p. 3. — « La corde de l'arc a été la seule ligne trigonométrique
dont les anciens se soient servis. » (P. Tannery, Recherches sur l'histoire de l'astro-
nomie ancienne, 1893, ch. 111, 7.) Hipparque avait calculé une table des cordes. « Il
semble, dit aussi M. Paul Tannery (ibid.), qu'un tel travail avait dû être la consé-
quence immédiate de celui d’Archimède sur la circonférence du cercle ; la comparaison
de cette circonférence au diamètre appelait celle des arcs à leurs cordes, et on peut
même supposer que le géomètre de Syracuse avait au moins abordé cette question
dans le livre sur la circonférence, dont il ne nous reste qu'un fragment, sous le
titre de Kÿxhou uéronotc. Nous savons, d'autre part, par Eutocius, qu'Apollonius, dans
un ouvrage perdu, POxutoxtov, avait donné pour le rapport de la circonférence au
diamètre une valeur plus approchée que celle d’Archimède. Dans la table des cordes
de Ptolémée (liv. I, ch. 1x de la Syntaxe), nous trouvons les cordes calculées pour
des arcs variant de 1/2 degré en 1/2 degré. Elles sont exprimées en fractions
sexagésimales du rayon (compté pour 60 parties). »
— 38 —
dire la spirale décrite sur la surface du cylindre droit circulaire,
et qu'il dressa en quelque sorte le bilan des sciences mathéma-
tiques inventées jusqu'à son époque, nous n’aurons guère à
ajouter que les noms de Ménélaos d'Alexandrie, et de Ptolémée,
contemporain d’Hadrien, ce qui nous conduit vers la fin de la
période que nous voulons examiner. Encore ces deux derniers
sont-ils plutôt des astronomes que des géomètres proprement
dits. Notre attention doit être attirée de préférence sur les
savants qui ont appliqué la géométrie à des problèmes se
rattachant directement aux travaux publics.
Il. — Géométrie appliquée.
Son étendue d'après les écrits de Héron d'Alexandrie.
Proclus, et avant lui Anatolius, auteur du ri° siècle, citent l’un
et l’autre, d’après Geminus, quatre sciences empruntant à des
degrés divers les théories de la géométrie : la géodésie, l'optique,
la mécanique et l'astrologie !.
De ces quatre sciences, deux seulement ont pour nous un
intérêt immédiat, la géodésie et la mécanique. La citation de
Geminus qui a été fournie plus haut*® explique ce que les
anciens entendaient par la géodésie, par comparaison avee la
géométrie. Cette science, qui est en même temps un art
(yzwdaigia, partage des terres), distinguée dès le temps de
Pythagore de la géométrie théorique, se borna tout d'abord aux
opérations d’arpentage; puis on y comprit tout ce qui concernait
les mesures pratiques de surfaces et de volumes *.
Pour connaître la valeur, le degré de perfection de cette
science dans l'antiquité, et de l’art qui en était issu, nous avons
en première ligne un ensemble de documents de la plus haute
1. Ce mot est simplement synonyme de notre mot usuel astronomie. Il ne s'agit
pas de l'astrologie divinatoire.
2. V. ci-dessus, pp. 7 ets.
3. Le mot a pris chez les modernes un sens très spécial que les anciens ne lui
donnaient pas : la mesure exacte de la forme du globe terrestre.
Pi
39
importance : c’est ce qui nous reste des œuvres de Héron
d'Alexandrie.
Héron d'Alexandrie, ou Héron l'Ancien, qui selon l’opinion la
plus répandue, et je crois, la plus plausible, vivait aux alentours
de l'an 100 avant Jésus-Christ, paraît avoir possédé un savoir
extrêmement étendu. Une tradition, qui d’ailleurs n’est constatée
que depuis l'époque bysantine, veut qu’il ait été disciple du
physicien C'tésibios. On sait combien le génie inventif de ce
dernier est admiré de Vitruve. Héron aurait profité beaucoup
des doctrines de son maître, qu'à son tour il aurait exposées plus
tard en les complétant par ses découvertes personnelles. A
partir d'une certaine époque, le 11° ou le 11° siècle après Jésus-
Christ, ses ouvrages firent négliger ceux, peut-être plus originaux,
de Ctésibios?, qui finirent par se perdre. Saint Grégoire de
Naziance (328-389) traduit sans doute l’opinion de son temps
quand il cite * conjointement Euclide, Ptolémée et Héron comme
représentant les trois grandes sciences, l’un la géométrie,
l’autre l'astronomie et le troisième la mécanique.
1. C’est l'opinion adoptée par Hültsch (Metrologicorum scriptorum reliquiae,
Leipzig, 1864), par Cantor (Vorlesungen S.316), et — avec une tendance à rajeunir
Héron de quelque 30 ans, — par Th. Henri-Martin (owvr. cité). On s'appuie sur
Baldi (Heronis Ctesibii Belopoeëca. Augsbourg, 1616) que interprétait le titre du
manuserit qu'il avait entre les mains "Hewvos Krast6tou Gelorottxa, par Balistique
de Héron, disciple de Ctésibios. Mais cette interprétation est à présent fort discutée.
MM. Carra de Vaux (Journal Asiatique, ® série, pp. 389 et 407; et P. Tannery
(Bulletin des sciences mathématiques, xvn, 1, 1893) font de Héron le contemporain
de Ptolémée l’astronome, lequel composa ses œuvres à partir de 128 après Jésus-
Christ, c'est-à-dire sous le règne d'Hadrien. M. W. Schmidt (Heronis Alexandrini
opera quue supersunt omnia, préface du t. I, p. xxiv) le croirait plutôt du
premier siècle de l'ère chrétienne. Quoi qu'il en soit, il est certain que les théories
émises par ce physicien et les appareils qu'il décrit étaient connus et en usage à
l’époque romaine la plus féconde en grands travaux publics, c'est-à-dire au plus tard,
vers le début du 11° siècle.
En ce qui concerne les divers personnages ayant porté le nom de Héron, on est
d'accord pour reconnaitre, indépendamment de plusieurs philosophes, médecins ou
rhéteurs de diverses époques, deux physiciens seulement : Héron d'Alexandrie, celui
dont nous nous occupons, et Héron de Constantinople (V. ci-après).
Quant à Ctésibios, il y aurait eu un mécanicien de ce nom sous Ptolémée II
Philadelphe. 285-287 avant J.-C. (Athénée IV, 174 c.). Mais le Ctésibios sur lequel
les auteurs techniques postérieurs se sont appuyés, celui que cite Vitruve, et dont
Héron a pu être l'élève, est bien contemporain de Ptolémée Evergète II, dit Physcon
(+ 117 av. J.-C.); c'est l'opinion très ferme de Th. H. Martin, Hültsch et V. Rose.
Sur cette identité de Ctésibios, v. W. Schmidt, (préface dut. I des œuvres de Héron),
et P. Tannery (Revue des Etudes grecques, 1896, n° 33).
2. Pline et Vitruve citent Ctésibios fréquemment et jamais Héron.
3. Oraison funèbre de son frére Césaire, $ 26. (Choix de discours des Pères grecs,
avec notice par E. Talbot, Paris, Delalain).
— AÙ —
Ce nom de Héron était fort répandu dans tous les royaumes
grecs, et particulièrement en Egypte. Il est donc possible qu'il
se soit produit à la longue quelques confusions, et qu'on ait
attribué à celui-ci certaines œuvres de savants du même nom,
plus récents. Cependant, d'après Th. Henri-Martin!, dont l'étude |
sur Héron est consciencieuse et approfondie, si l'on connaît de 1
ce nom plusieurs rhéteurs, plusieurs médecins, on ne peut citer,
outre le disciple de Ctésibios, qu’un seul physicien, Héron de
Constantinople, qui vivait au x° siècle de notre ère, sous
Constantin Porphyrogwénète, et qui composa des traités sur les
machines de siège, sur la géodésie et sur les cadrans solaires.
Cet auteur s'est bien réellement appelé Héron, et n'a pas eu
l'intention de publier ses œuvres, jusqu'à un certain point
originales, sous l'estampille apocryphe de Héron d'Alexandrie.
De nombreux compilateurs, il est vrai, ont recopié, résumé,
remanié les Merox de Héron l'Ancien, et ces compilations
ant toujours figuré sous le nom de l’auteur primitif. Mais
M. Th. Henri-Martin a su judicieusement dégager ce qui appar-
tenait à l'œuvre originale, de l'alliage souvent bien informe que
les compilateurs y ont mêlé. D’après lui et de même, d'après
MM. Carra de Vaux et Schmidt, on peut regarder comme
authentiques une dizaine de ‘traités du célèbre mécanicien-
ingénieur alexandrin : c'est bien en effet le titre d'ingénieur qui
convient le mieux à Héron, ses traités étant presque tous
techniques. Si toutes ses œuvres avaient subsisté, on aurait là
peut-être une encyclopédie de la science et de l'art de l'ingénieur
antique. Voici les titres et les objets de ces divers traités :
1° Muyavx. — Ouvrage de théorie élémentaire sur la méca-
nique, dont Pappus? donne des extraits importants. € Héron, dit
Th. Henri-Martin, y traitait des centres de gravité. 11 y donnait la
théorie générale et les conditions d'équilibre et de mouvement
des cinq machines simples : coin, levier, vis, moufle ct treuil,
dont au reste il ramenait la théorie à celle d'une seule machine.
1. Recherches sur la vie et les ouvrages de Héron d'Alexandrie. (Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres. Savants étrangers : l" série, t. IV.)
2. Liv. III et VIII
RU ASE
Dans le même ouvrage il traitait aussi de la puissance des roues,
et spécialement des roues dentées engrenant, soit les unes dans
les autres, soit dans des hélices; enfin de beaucoup d'autres
problèmes applicables à l'utilité pratique. » M. Henri-Martin
aistinguait des Myyœtxa un traité concernant une machine à tirer
les fardeaux, Gaæpoÿlxoc. Mais M. Carra de Vaux, qui en 1893 a
fait paraitre la version arabe (texte et traduction française) du
traité complet des Mryanxæ, a montré que non seulement la descrip-
tion de cette machine faisait essentiellement partie du grand
traité; mais que le mot Bæpoixes, au lieu de désigner spéciale-
ment un appareil, s’appliquait à toute la partie de la mécanique
qui constitue l’ensemble des Myyæua de Héron!. La description
de ce même appareil a d’ailleurs été plus tard, comme nous le
verrons, insérée dans le traité de la Dioptre.
2° Kartanadtixa, OU GBeñomouxa, OU Selomantuxt. — Traité sur les
catapultes et leur construction. Le texte grec a été publié par
Baldi en 1616, avec une traduction latine, reproduite par
Thévenot dans les Mathematisi veteres (1690).
3° Aurouara. — U'est un recueil qui contient la description d'un
assez grand nombre d'appareils de physique, surtout de physique
amusante. Les Grecs, et particulièrement ceux d'Alexandrie,
devaient avoir un goût prononcé pour ces applications un peu
enfantines de la science *, sorte de magie blanche. Philon de
Byzance *, contemporain de Héron, avait comme lui décrit des
mécanismes de ce genre. Le texte grec et les traductions latines
figurent dans la collection de Thévenot.
4° Zuyux. — Traité perdu qui concernait aussi, selon Pappus,
1. Carra de Vaux. Les mécaniques ou l’élévateur de Heron d'Alexandrie (Journal
asiatique, 9 série, L893).
2. On les considérait, sous le nom de Ozvuzrtororntixu (constructions d’appareils
merveilleux), comme une partie importante de la mécanique, « soit qu’elle emploie
ingénieusement les mouvements de l’air, comme dans les traités de Ctésibios et de
Héron, soit qu'au moyen de poids (dont le mouvement est dû au défaut d'équilibre
et l’immobilité à l'équilibre, suivant la distinction du Timée), ou encore par des fils
cu fibres, elle imite les mouvements et les actions des êtres animés. » (Proclus,
extrait de Geminus, 1, 42, 8.)
3. Il vécut tour à tour à Alexandrie et à Rhodes, en particulier sous le rêgne de
Ptolémée Physcon, et aurait été, avant Héron, disciple de Ctésibios.
Rupee
de petites machines amusantes, construites d’après les conditions
d'équilibre et de mouvement des corps solides autour d’un
point d'appui ou de suspension.
9° Teot vopioy où [ep Ddpiwy wposrometwy. — Ouvrage perdu
aussi, en quatre livres, sur les horloges hydrauliques. Il était
inspiré par ceux de Ctésibios, sur le même sujet, dont Vitruve a
reproduit des descriptions.
6° [leg Ddpooxoreiwv. — M. Th. Henri-Martin englobe ce traité
dans le précédent. Cependant, comme la matière en est toute
spéciale, — il s'agit de la recherche des sources, — c'était plus
probablement un opuscule séparé.
1° Kavontga. — La raloptrique, consacrée à l'étude des
miroirs de toute sorte, et à la théorie compliquée des images, se
distinguait de l'optique proprement dite, qui se contentait
d'étudier les erreurs dues à la distance dans les apparences des
objets vus (par exemple la convergence des parallèles), et de la
dioptrique, qui traitait des instruments et des opérations de
visées. La catoptrique de Héron, suivant l'opinion plausible de
Venturi, existe encore, abrégée, en traduction latine, sous le
faux nom de Ptolémée!. Une grande place y est donnée à la
description de divers appareils composés de miroirs plans,
convexes et concaves, qui relèvent plutôt de la physique
amusante *.
8° Tlepi Auonrpas. — Voici au contraire un ouvrage du plus
grand intérêt théorique et pratique. Son titre lui vient de l'ins-
trument de visée appelé duontpa, qui y est décrit, et qui servait
aux géomètres grecs pour leurs opérations sur le terrain. L'usage
de cet instrument y est expliqué avec nombreux détails : nous
avons donc là un véritable traité d’arpentage. La dioptrique
1. Sous le titre Plolemaeus de Speculis. Il figure à la fin du t. II des œuvres de
Héron. de l’édition allemande citée (Nix et Schmidt), Leipzig, 1900.
2. Venturi : Commentar)j sopra la storia e la teoria dell'ottica (Bologne, 1814,
in-4*. Un exemplaire du recueil où cette catoptrique est contenue existe à la
Bibliothèque nationale sous l'indication V. 192.c : c'est une traduction latine, publiée
à Venise en 1518 (recueil de Giunti). Une autre traduction latine à été publiée à
Berlin en 1S70, dans les Anecdota graeca.
14
n'était autre chose que l’art de prendre des alignements et de
tracer des figures sur le terrain, pour les calculs de surfaces et
les nivellements, ainsi que pour la mesure des distances
entre points inaccessibles; elle comprenait aussi l'art de mesurer
les distances angulaires célestes pour les opérations d'astronomie.
Le Ilepi Aur:oxs de Héron renferme aussi des indications sur le
jaugeage des cours d’eau ; mais ce ne serait que la reproduction
d’un passage appartenant à un autre ouvrage de l'ingénieur
alexandrin !.
9 Meroux. — Cet ensemble de fragments, réunis par Hültsch ?
sous le titre : Heronis Alexandrini geometricorum et stereome-
tricorum reliquiae (Berlin, 1864), est un recueil d'abrégés et
de compilations de l’œuvre originale, qui remonteraient au delà
de l'époque byzantine. « Ce recueil comprend quatre ouvrages,
provenant peut-étre d'une œuvre unique du maitre. Les deux
premiers étaient des introductions à la partie arithmétique et
à la partie géométrique des Eléments d'Euclide. Les deux
derniers offraient un ensemble d'applications des propositions
démontrées par Euclide dans ses Eléments, soit que ces applica-
tions fussent des conséquences immédiatement évidentes de ces
propositions, soit qu'elles exigeassent des déductions plus ou
moins longues, et un travail d'invention originale *. »
Presque tous les problèmes dont la solution est donnée dans
ces Merx avaient leur application directe en géodésie {, tels
que ceux où, étant données certaines lignes d'une figure, il s’agis-
sait de trouver, par de simples calculs arithmétiques, soit l’aire
de cette figure, soit la longueur de certaines autres lignes. On y
1. Je ne crois pas avoir à donner ici les raisons en vertu desquelles le [Test Atortozs
doit être regardé comme l'œuvre authentique de Héron l'Ancien. Th. Henri-Martin
(ouv. cité, p. 90) les expose d’une manière très serrée et très convaincante. Connu
par trois manuscrits (celui de la bibliothèque nationale, n° 2430, un autre de
Strasbourg, et un troisième de Vienne, incomplet), l'ouvrage a été publié d’abord, en
partie, par Venturi, en traduction italienne (11 traguardo di Erone) et in extenso
texte grec et traduction française), par M. Vincent (Notices et extraits des manuscrits
de la Bibliothèque impériale, t. XIX). Enfin Schæœne l’a publié au t.IIl de l'édition Feubner
déjà citée, en 1903.
2. Réédités par Schæne, dans le même volume que le traité de la Dioptre.
3. Th. Henri-Martin, article cité, p. 226.
4. Le terme même de Geodésie n’a jamais été employé par Héron.
HR
trouvait, par exemple, avec démonstration, le procédé arithmé-
tique pour déduire de la connaissance des trois côtés la valeur de
l'aire d'un triangle quelconque ; on devait y trouver aussi le
procédé analogue pour le quadrilatère inscriptible au cercle,
mais il manque dans les fragments que nous possédons. M. Th.
Henri-Martin fait remarquer que dès le vr° siècle des abrégés de
cetouvrage de Héron avaient pénétré dans l'Inde. Les traductions
plus ou moins informes que les Hindous en avaient tirées avaient
fait croire à des connaissances géométriques très originales et
très anciennes chez eux.Ce préjugé tenace. concernant l'antiquité
et l'étendue de la science indienne, est aujourd'hui fort ébranlé.
Les tableaux, ayant rapport aux systèmes d'unités métriques
diverses, qui figurent dans les extraits des Merox, ont été
rattachés après coup à ces extraits, car ils appartiennent tous à
des âges postérieurs à l'ère chrétienne.
Mais on peut joindre aux Merpux, comme œuvre irrécusable
de Héron, un commentaire qui devait les précéder, sur les
Eléments d'Euclide. Proclus le cite dans son propre commentaire
sur Euclide et il doit en exister au moins des extraits en arabe
dans un manuscrit de la bibliothèque de Leyde.
10e Ilvevuarma. — Enfin les Pneumatiques traitent de la
mécanique des gaz et des liquides et exposent, soit des théories
utiles, soit des procédés physiques amusants. C'est de tous les
ouvrages de Héron le plus connu, celui dont il existe le plus
grand nombre de manuscrits! et qui a été le plus souvent
traduit ?. On s'y rend compte avec intérêt de ce que les anciens
connaissaient de la force élastique et motrice que prennent les
vapeurs et les gaz soumis à l'influence de la chaleur et de la
1. La Bibliothèque Nationale de Paris à elle seule en contient quinze. On en trouve
dix à Munich, un à Tolède, un à Copenhague, un à Madrid, quatre au British-
Museum.
2. Voici les principales de ces traductions: Traduction latine de Commandius
(Urbin, 1575), jointe avec le texte grec à la collection de Thévenot (Mathematici
veteres); trois traductions italiennes de la fin du xvr siècle ; une traduction
allemande (Bamberg, 1688); une traduction française de Lahire, citée par Thévenot,
perdue ; récemment la traduction allemande de Schmidt (Leipzig, Teubner, 1899),
avec le texte grec; et la traduction des pneumatiques, jointe à celle des pneumatiques
de Philon de Byzance, par M. de Rochas (Paris, Masson, 1SS?).
RSS
pression, et spécialement de l’action que ces vapeurs et ces gaz,
comprimés ou dilatés, exercent sur l’équilibre et le mouvement
des liquides.
L'ouvrage comprend trois parties. La première envisage la
constitution moléculaire et les divers états des corps ; la seconde
traite des siphons ; la troisième est la description des appareils,
plus ou moins ingéniéux, plus ou moins utiles, qui font voir
l'application des principes précédents : entre autres le tourniquet
hydraulique et à vapeur, la fontaine intermittente et la fontaine
de compression avec sa pompe foulante à air; puis la pompe à
incendie et l'orgue hydraulique. A voir l'ingéniosité de tous ces
appareils, la rigueur avec laquelle ils sont liés aux principes
_ mêmes, on se dit que si au lieu d'étudier un bon nombre des
phénomènes à titre de pure curiosité scientifique, Héron les
eût envisagés comme applicables à l’industrie, celle-ci dès ce
moment eût pu subir des transformations radicales, qu’elle dut
attendre encore pendant dix-neuf siècles !.
1. L'œuvre de Héron d’Alexandrie ne doit pas faire oublier celle de Philon de
Byzance. Héron a dû lui faire bien des emprunts, tout comme il en a fait, sans les
déclarer, à Ctésibios. L'on ne possède, et c’est fort regrettable, que des fragments
d’un grand ouvrage de Philon intitulé Syntaxe mécanique, où étaient décrites les
machines usuelles dérivées du levier, les machines de siège (balistiques), les procédés
ayant trait à la construction des ports et à la fortification des places de guerre. Son
traité des Automates, perdu, et celui des Pneumatiques étaient composés sur les
mêmes sujets que les traités de Héron pareillement intitulés. V. Rose, en 1870, a publié
une traduction latine des Pneumatiques de Philon dans la Anecdola graecu et
graeco-latina, t. 1I (Berlin). Mais il n'y avait là que des fragments de l’œuvre,
anciennement traduits de l'arabe. M. de Rochas en à donné (Paris, 1882) une
traduction française. Mais on doit à M. Carra de Vaux la traduction d’un manuscrit
arabe d'Oxford et de deux manuscrits, arabes également, de Constantinople qui se
complètent mutuellement et complètent le document latin. (V. Index bibliogra-
phique.) L'ouvrage de Philon se trouve ainsi reconstitué entièrement. Il est composé
avec ordre, mieux même que celui de Héron. Mais la science y paraît moins avancée.
M. Carra de Vaux y voit un argument en faveur de sa thèse concernant l’époque de
la vie de Héron.
ot
CHAPITRE III
ARPENTAGE ET NIVELLEMENT
I — Instruments d’'arpentage. La groma.
Le traité NET Aunrtpas de Héron d'Alexandrie répond, comme
nous allons le voir, à la plupart des questions que l’on peut
se poser sur les méthodes géométriques d'arpentage dont
usaient les anciens. Elles ne différaient pas très sensiblement
des nôtres, et si nos instruments sont plus perfectionnés, plus
précis — cela va sans dire — on opérait alors cependant avec
sûreté et sans trop de lenteur. Défions-nous de l'opinion toute
faite qui consiste à croire que, les appareiis étant rudimentaires,
l’on n'avait, pour éviter les tâtonnements indéfinis, que la
ressource de l'expérience et du coup d'œil.
Le géomètre moderne se contente, pour ses opérations
courantes, des quelques instruments suivants : la chaine
d’arpenteur pour les mesures rectilignes, l'équerre d'arpenteur
pour tracer les perpendiculaires, le graphomètre pour évaluer
les angles, la mire etle niveau, soit à eau, soit à bulle d'air avec
lunette de visée. Je n'ai pas à décrire ici ces appareils et constate
simplement que, perfectionnement mis à part, ils sont les
équivalents de ceux qu’on utilisait au temps de Héron et aux
deux ou trois siècles suivants.
Chez les Romains, l'unité de mesure sur le terrain était la
perche, pertica ou decempeda, qui, ainsi que ce nom l'indique,
avait une longueur de dix pieds, soit 2",957 et comportait des
divisions en pieds, eux-mêmes subdivisés : on mesurait à un
ai
en Les
doigt près !, le doigt, digitus, étant de 0®,019. L'instrument,
pour les petites distances, pouvait être une barre rigide, une
perche proprement dite ; pour de plus grandes longueurs,
une chaine (catena, vou), probablement du même genre que
la chaine d’arpenteur, ou un cordeau (funiculus, syotvwv). Dans
le traité de la Dioptre (chap. vis, x, x, xt et autres) Héron se
sert du terme merpeiv mpès Ga6mmnv, littéralement mesurer au
compas. Cette expression est singulière; elle signifierait, d’après
Venturi, mesurer à la perche ; mais aucun dictionnaire ne donne à
duaxënens le sens de pertica. Il est une explication consistant à
appeler drabyrns (de dæÉaive, s'écarter) une chaine précisément
analogue à la chaîne d’arpenteur, composée, comme on sait, de
petites tiges rigides de 20 centimetres chacune ?, qui se replient et
se réunissent en faisceau, se déployant quand on veut s’en servir *.
A l’équerre d’arpenteur correspondait la groma. Aucun traité
ancien ne donne la description bien nette de cet appareil, et l’on
se contente d’en indiquer le maniement pour certaines opérations,
sans dire exactement ce que représente chaque élément que
l'on désigne, ni comment sont disposés ces divers éléments les
uns par rapport aux autres. Les arpenteurs romains, appelés
souvent gromatict, à cause de l'instrument en question, indiquent,
comme préliminaire de toute répartition de terrain et de tout
levé de plan, le tracé de deux lignes perpendiculaires, cardo
et decumanus, dirigées en principe suivant les directions
N.-S et E.-0.'. Bien que cette orientation fût généralement
1. « Digitus est minima pars agrestium mensurarum. Inde uncia habet digitos tres.
Palma autem quatuor digitos habet, pes xvi, passus pedes v, pertica passus duos,
id est pedes decem. » (Isidore, De mensuris agrorum, Gromatici veteres, éd.
Lachmann et Rudorff, t. I, p. 267.)
2. Y compris la moitié. de l’anneau qui relie chacune d'elles à la suivante.
3. [sos drx6 70 indique aussi peut-être la mesure des distances réduites à
l'horizon. Le àtx6"7ns dans ce cas serait un compas avec fil à plomb, une sorte de
niveau de maçon à branches extensibles.
4. « Ab hoc exemplo (Etruscorum), antiqui mensuras agrorum normalibus longi-
tudinibus incluserunt. Primum duos limites constituerunt. Unum, qui ab oriente in
occidentem dirigeret, hunc appellaverunt duodecimanum, ideo quod terram in duas
partes dividat, et ab eo omnis ager nominetur. Alterum à meridiano ad septen-
trionem ; quem cardinem nominaverunt à mundi cardine. » (Hygin, De limitibus
conslituendis. Gr. vet., 1, p. 167).— Le duodecimanus s'appela ensuite simplement
decimanus où decumanus. (Cf. Frontin, De limitibus, ibid., p. 28.)
Re
observée !, il était, sans aucun doute, bien des cas où l'on ne
pouvait pas prendre une de ces deux directions comme ligne
d'opérations, etou il s'agissait simplement de prendre l'orientation
la plus’ecommode. Quoi qu'il en soit, chez les Romains, l'instru-
ment usuel, officiel, si l'on peut dire, pour cela, c’était la groma.
Héron le désigne sous le nom d'étoile ou astérisque (aotepiowos),
et le déclare très inférieur à la dioptre, pour le même usage.
Les auteurs des traités d'arpentage emploient souvent, de
préférence au terme de groma, le mot ferramentum, désignation
générique de toute espèce d'outils ou d'appareils métalliques.
Voici le texte, d’ailleurs fort délicat à interpréter, qui donne
l'indication la plus explicite sur cet instrument. Il est emprunté
au liv. II (de Limitibus) d'un traité de Frontin?, dont quelques
parties ont été conservées. Il s'agit dans ce passage* de
l'opération qui consiste à jalonner une ligne de base en terrain
accidenté.
« Debemus... ferramento primo uti, et omnia momenta
perpenso dirigere, oculo ex omnibus cornieulis extensa ponde-
ribus et inter se comparata fila seu nervias ita perspicere donec
proximam consumpto alterius visu solam intueatur; tum dictare
mϾtas, et easdem transposito interim extrema meta ferramento
reprehendere eodem momento quo tenebatur, et coeptum
rigorem ad interversuram aut ad finem perducere; omnibus
autem interversuris tetrantis locum perpendiculus ostendat. »
Le mot meta (borne, jalon) est écrit de deux façons différentes,
meta, mœta; mais il est évident qu'il s'agit du même terme
1. « Optima ac rationalis agrorum constitutio est cujus decimani ab oriente in
occidentem diriguntur, cardines a meridiano in septentrionem. » Grom. vet., p. 31.
Hygin (De limit. constit., Zbid., p. 18S) donne la règle pratique pour déterminer la
ligne N.-S., cardo, c'est-à-dire la méridienne d’un lieu. C'est le procédé très simple
que nous pratiquons encore. On trace une circonférence, au centre de laquelle on
plante un piquet dont l'ombre s’allonge. On observe le moment où l’ombre dans la
matinée vient toucher la circonférence, et l’on marque ce point; même opération
dans l’après-midi quand la coïncidence revient. On joint les deux points et l’on mène
la perpendiculaire au milieu de cette corde : c’est la bissectrice de l'angle, et
sensiblement la méridienne.
2, On a toutes raisons de croire que ce Julius Frontinus est le même que le
curateur des eaux sous Nerva et Trajan, auteur du traité De aqguaeductibus ou
De aquis Urbis Romae.
3. Gromatici veteres, p. 32.
AO
avec la même signification. Quant aux autres termes techniques
qui se rencontrent dans ces quelques lignes, voici, Je crois,
comment il faut les interpréter. Nous entendrons :
Par cornicula, des pinnules proéminentes aux extrémités de
deux ou plusieurs diamètres de la planchette qui constitue
l'appareil ;
Par fila ou nervias, des fils à plomb soutenus par ces pinnules,
et passant devant leurs échancrures verticales qui déterminent
les lignes de visée ;
Par momenta, les aplombs, c'est-à-dire l'ensemble formé par
les fils et les poids qui y sont suspendus ;
Par rigor, la ligne de jalonnement;
Par interversura, chaque rupture de cette ligne.
Cela posé, voici comment on peut traduire :
« Nous devons commencer par manœuvrer l'instrument
équilibrer la position de tous les aplombs, en visant à travers
toutes les pinnules les cordes ou fils tendus par les poids, et en
réglant ces fils les uns par rapport aux autres, jusqu'à ce que
l'œil n’aperçoive que le plus rapproché, celui-ci lui cachant son
symétrique ; faire alors planter des jalons; puis, ayant transporté
l'appareil au dernier de ces jalons, les vérifier par une visée en
sens inverse, après avoir établi le même équilibre que précé-
demment; enfin, pousser cette ligne jalonnée jusqu’à un point
de rupture ou jusqu’äu bout, ayant soin de marquer l'angle droit
par une perpendiculaire à tous les points de rupture. »
Et l’on peut se représenter ainsi la groma, son maniement et
son usage! : une planchette ronde ou carrée, probablement
soutenue par un trépied articulé, et mobile aussi autour d’un
pivot; portant, aux quatre extrémités de deux diamètres à angle
1. On a trouvé à Ivrée, sculptée sur le cippe sépulcral d’un certain Æbutius Faustus,
qualifié de snensor, arpenteur (Gazzera, Acad. di Torino, série IT, vol. XIV, p. 25,
Lapide Eporediese), la représentation sommaire d'un instrument qu’on croit être la
groma. Le support est une simple tige avec douille, faite pour se fixer sur un jalon
en bois; deux tiges perpendiculaires au bout desquelles pendent des poids soutenus
par des fils, sont articulées sur ce support. C’est la figure très rudimentaire, en
quelque sorte schématique, de l'appareil. Il est plus que permis de l’imaginer de
construction plus complète et plus soignée.
(V. De Rochas, art. Geodesia du dictionnaire de Daremberg et Saglio.)
=. 10
droit, des pinnules proéminentes avec fenêtres verticales,
devant chacune desquelles passait un fil à plomb supporté par
la pinnule elle-même. La planchette pour les visées devait être
horizontale, et pour l’établir ainsi, l'on opérait comme l'indique
le texte, et par le déplacement des branches de support. Cette
planchette étant orientée dans la direction voulue, le jalonnement
s'opérait comme il est dit, d’après les visées et les indications
de l'opérateur. Quand un obstacle, arbre ou maison, etc.,
s'opposait à ce que la ligne jalonnée fût poussée sans interrup-
tion jusqu'au bout de l’espace à mesurer, on la déplaçait paral-
lèlement à elle-même par deux angles droits : c’est cette rupture
que Frontin désigne sans doute par interversura ; après l'obstacle,
la ligne primitive pouvait se reprendre, puisqu'on avait tracé et
mesuré sur le terrain la perpendiculaire d'écart.
La base d'opérations étant ainsi tracée très exactement, puis
mesurée, il ressort de ce qui suit dans le texte de Frontin que
l'on procédait comme nous le faisons nous-mêmes pour mesurer
la surface. L'auteur constate que les limites des terrains sont
pour la plupart irrégulières et sinueuses ! ; on remplaçait donc
provisoirementle contour exact par une série de lignes droites
ayant pour extrémités les angles marqués sur celui-ci. Au moyen
de la groma, on traçait les perpendiculaires de ces angles à la ligne
d'opération, et l'on calculait facilement les surfaces des trapèzes
et triangles ainsi formés, par la mesure des bases et des hauteurs,
ainsi que les petites surfaces du pourtour. Le même texte
indique que les vérifications se faisaient d'une façon très
minutieuse *.
Telle était donc la groma. Elle avait l'inconvénient d’un
réglage assez difficile; d'autre part les visées, avec le double
fil à plomb, ne devaient être ni commodes, ni même précises,
1. « quoniam omnium agrorum extremitas flexuosa et inaequali cluditur
finitione.. Sed ut omnibus extremitatibus species sua constet et intra clusi modus
enuntietur, agrum quousque loci positio permittet rectis lineis dimetiemur. » (Grom.
vet., p. 31).
2. « Ad omnes angulos signa ponere, quae normaliter ex rigore cogantur;
posito deinde et perpenso ferramento rigorem secundum proximo lateri dictare, et
conlocatis mϾtis in alteram partem rigorem mittere, qui cum ad extremum pervenerit,
parellelon primi rigoris excipiat. »
— ol —
quand le vent soufflait. Héron ne manque pas, dans son traité
de la Dioptre, de relever ce défaut:
« SIIT. Je pense, dit-il, que ceux qui font usage de cet appareil
ont éprouvé les graves inconvénients qui résultent de ce que les
fils d’où pendent les poids, au lieu de se fixer promptement,
continuent au contraire à se remuer pendant un certain temps,
surtout si le vent souffle un peu fort. C'est pour cela que quel-
ques personnes, voulant remédier à cet inconvénient, essayent
d'y adapter des tubes de bois, dans lesquels elles introduisent
les poids, afin de mettre ceux-ci à l’abri du vent. Mais quand
ces poids viennent à frotter contre les parois des tubes, les fils
ne restent plus exactement perpendiculaires à l'horizon. »
IT. — La dioptre de Héron d'Alexandrie Description.
La dioptre décrite par Héron d'Alexandrie est en effet un
appareil beaucoup plus perfectionné, et dontl'usage, au surplus,
s'étend à un bien plus grand nombre d'opérations. On peut
même croire que, de tous les appareils de visée auxquels
s'appliquait communément ce nom de duntpæ, celui-ci était le
plus complet. « Il consistait principalement en un niveau d’eau
mobile sur un trépied. Mais ce niveau pouvait être enlevé, et
remplacé, soit par une simple alidade, mobile horizontalement
et verticalement, soit par un plateau circulaire divisé en degrés,
et pouvant se fixer, à volonté, dans un plan oblique quelconque.
A certains égards donc, la dioptre de Héron peut être comparée
à nos théodolites?. »
C2
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OÙV YEVOUE Vs TV Bacüy TPÔ0c TAC GUPLYYAS oÙx &xp 1Bs PA GHAPTUL Bobo à ÔLAULE-
Vouct roûç Tov 6piCovta. » (Tes! c! drontouc).
ee
2. Vincent (ouvr. cilé, p. 158).
Voici d’ailleurs la description détaillée qu'en donne le physicien
d'Alexandrie!.
=
Fig. 3. — Dioptre de Héron. Dessin du manuscrit.
« Un support? en forme de colonnette présente à sa partie
supérieure un axe cylindrique auquel est fixé un plateau
1. La figure 3 donne le dessin rudimentaire du manuscrit, et la figure 4 la recons-
titution de l'appareil par Vincent. J'y ai joint (fig. 5) la restitution par SchϾne, dans
l'édition Teuhner; pareille à la première dans ses éléments essentiels, elle est plus
finie dans le détail. Les fig. 6 et 1, représentent, d'après le même éditeur, les détails
et l'ensemble du niveau d'eau, 8, la mire.
2. Je me contente de reproduire l’excellente traduction de M. Vincent. J'y joins
ci-dessous le texte grec.
\ , ’ M , SU !
« [yes yivetar xaÜamep otuAicxos, Eywv x Tod QVWTEpOU* TOPUOV GTPOYYU=
s\
Aov' mept ÔÈ Tov Topuoy Turnavioy meotiletat JAhREOY, REpt TÙ aUTo XÉVT POV T
Topu®. Ileciriôerar dE xat Jorvues 221 TEp} T OV TOoU OY, er WS ÔUVAULEVN 7 Ti
adTbv € H\eteœ* *, ELoUGA Ex LÈv To x4TO HÉpo OUS TUUTAVLOY HÈOVTOHÉVOY, TUpQUÈS
ŒUTT TL ** TOÙ RPOELPNAUEVOU TUMTAVÉOU XU! Eruxnduevor dr &, ëx à vod vo
Var. &vw pepous — ** mept auro(v) r(o)Astobar — *** ÉAuscov toù..
4
|
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— 93 —
circulaire de cuivre qui lui'est concentrique. L'axe est enveloppé
par un tube! de cuivre qui peut se mouvoir facilement autour
Fig. 4. — Dioptre de Héron, restituée par Vincent.
de lui. A ce tube est fixé, par la partie inférieure, une roue
dentée, qui s'appuie sur le plateau; et il se termine en haut par
1. Le terme usuel de physique est manchon.
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abToÿ Baños- oùxoùv Eav énisroebwues Tav 204 ha dois d elpnmeévos ÉV avr
ART | je
une plinthe à laquelle on donne, en manière d'ornement, la
forme du chapiteau d'une colonne dorique. A côté de la roue
dentée est placée une petite vis dont le filet engrène avec elle;
etles supports de cette vis sont fixés au plateau, dont le diamètre
est plus grand que celui de la roue. Si donc nous faisons tourner
la vis, nous ferons mouvoir en même temps la roue dentée ainsi
que le tube qui fait corps avec elle, ce tube s’y trouvant fixé au
moyen de trois goupilles qui, partant de sa base, pénètrent dans
l’épaisseur de la roue qu'elles suivent dans son mouvement. Un
sillon, de largeur à peu près égale au pas de la vis, est creusé
suivant toute sa longueur; de sorte que, si nous faisons tourner
cette vis, le sillon viendra se placer vis-à-vis des dents de la roue,
qui se trouvera ainsi tout à fait libre dans ses mouvements !.
Ayant alors placé la roue dans une position convenable, faisons
de nouveau tourner la vis si peu que ce soit, de manière que
le filet vienne engrener avec les dents de cette roue, et celle-ci
se trouvera fixée.
Soit donc AB (fig. 4) le plateau qui environne l’axe et qui
est attaché d'une manière fixe au support: GD la roue dentée
qui fait corps avec le tube; EZ la vis placée à côté de cette
roue ; HC le tube adhérent à la roue, qui porte, comme on l’a
dit, un chapiteau dorique KL. Maintenant sur la plinthe
de ce chapiteau sont fixés (verticalement) deux montants
de cuivre, en forme de règles, séparés entre eux par un intervalle
égal à l'épaisseur d'une roue; et sur la même plinthe, entre ces
deux montants, se trouve une vis mobile dont les supports
1. « Cette disposition à pour but d'éviter une perte de temps en permettant de
placer le tube avec la main dans une position voisine de celle qu'il doit avoir
définitivement. » (H. Vincent).
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sont fixés sur le chapiteau du tube (et qui est ajustée de manière
à faire mouvoir cette roue dans un plan vertical) !. Dans l’inter-
valle des deux montants, qui s'élèvent à une hauteur de quatre
doigts au-dessus du chapiteau, peut s'adapter une règle trans-
versale de quatre coudées de longueur, dont la largeur et
l'épaisseur sont en rapport avec l'intervalle précédent, et dont
la longueur est partagée en deux par le même intervalle.
$ IV. Sur la surface supérieure de la règle est creusé un canal
cylindrique ou quadrangulaire, de dimension convenable pour
recevoir un tube de cuivre, dont la longueur, prise sur celle
de la règle, est d'environ douze doigts. Au tube de cuivre
sont fixés à angle droit, par les deux extrémités, deux autres
tubes qui semblent n'être qu'une courbure du premier, en formant
au-dessus de lui une saillie de deux doigts tout au plus. En outre,
le tube de cuivre est enchâssé dans le canal de la règle, auquel
on a donné une longueur appropriée à cet objet, de manière
que, paraissant faire corps avec elle, il présente ainsi à la vue
un aspect plus gracieux. Aux deux points où le grand tube se
relève, et de chaque côté, s’emboîite un petit tube de verre dont
le diamètre lui permet de s'ajuster bout à bout avec le tube de
cuivre, et dont la hauteur est d'environ douze doigts; en outre,
ces deux petits tubes de verre sont lutés aux deux saillies du
tube de cuivre avec de la cire ou tout autre mastic, de sorte que
1. Ce membre de phrase mis ici entre parenthèses a été ajoute par le traducteur.
Hermann Schœne (Héron d'Alexandrie, Ed. Teubner, t. III. Prolegomena, p. xY).
relève aussi l’inexactitude de la traduction « sont firés sur le chapiteau du tube. »
Le grec dit : fiæs à l'axe. — M. Vincent l'avait lui-même fait remarquer, mais sans
chercher à la justifier.
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— 56 —
l'eau versée dans l’un des tubes ne puisse s'échapper d'aucun
côté.
Ce n'est pas tout: sur la règle transversale, là où sont fixés
les deux petits tubes de verre, on fixe autour de ceux-ci deux
petites enchäss.‘res ou deux petits pilastres creux, dans l’inté-
rieur desquels s'ngagent les tubes de verre, de manière à faire
corps avec eux. À ces pilastres s'adaptent deux petites lames!
de cuivre, qui peuvent glisser dans des coulisses, le long de
leurs parois, en rasant la surface des tubes de verre, et dont le
milieu présente des fentes au travers desquelles on peut viser.
A ces lames sont fixés, par la partie inférieure, d’autres petits
tubes d'un demi-doigt de long, dans lesquels s'engagent des
goupilles de cuivre d’une longueur égale à la hauteur des
pilastres qui enveloppent les tubes de verre ; elles s'y implantent
au moyen d’un filet de vis qui rencontre son écrou dans
l'épaisseur même de la règle. Si donc on fait tourner la tête
de ces goupilles qui dépasse dans le bas, on fera, par ce
moyen, mouvoir en haut et en bas les petites lames qui pré-
sentent les fentes dont nous avons parlé. C'est ce qui arrivera
nécessairement par l'action de cette extrémité des goupilles qui
1. C’est ce que l’on appelle généralement des pinnules.
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se trouve engagée dans l'intérieur des petits tubes adhérents
aux lames. »
Cette description, d’ailleurs très claire, présente dans les
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Fig. 5. — Dioptre de Héron, restituée par Schœne.
manuscrits une lacune, entre les mots ornudna et apuoata.
(V. ci-dessus le texte grec, au bas de la page 54.) Dans le
manuscrit que M. Vincent avait sous les yeux, cette lacune était
marquée par un espace laissé en blanc, et le traducteur à pensé,
— 90 —
contrairement à l'opinion de Venturi, qui croyait à une lacune du
texte, que c'était simplement la place laissée pour une figure
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Fig. 6.
Détail du niveau d’eau,
d'après Schœæne.
explicative que le copiste avait ensuite négligé de reproduire.
L'hypothèse paraissait vraisemblable, en ce que la phrase
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}
1
À
99 —
demeure fort intelligible si l’on ne tient aucun compte de la
lacune. Mais M. Hermann Schœne a prouvé que cette lacune
était bien réelle et qu'il manquait à cet endroit précis une page
entière dans le manuscrit original!. Et, en fait, il était bien
étonnant que Héron n’eût rien dit dans ce passage de la roue
verticale dont il décrit plus loin le fonctionnement, comme si
elle était déja connue; d'autant plus que cette roue présente
Fig. 7. — Dioptre de Héron.
Le Reconstitution du niveau d’eau (Schæne).
une particularité à faire remarquer : ce n'est, proprement,
qu’une demi-roue, qui sert de support à la règle horizontale
(fig. 4 et 6). M. Vincent lui-même a glissé dans sa traduction
un petit membre de phrase (V. ci-dessus, p. 59, la parenthèse
et la note 1), expliquant que la petite vis entre les deux montants
fait mouvoir la roue verticale. On voit également, par la suite,
que l’appareil comprenait d’autres dispositifs, très importants,
dont il n’est pas parlé dans la description d'ensemble. On voit que
la règle pouvait tourner indépendamment du reste de l'appareil
1. Edition citée, Prolegomena, p. xv et suiv.
— OÙ —
en rasant la surface d’un large plateau circulaire, ruuravey !
fig. 4 et 95). Ce plateau portait une division en 360 degrés,
Fig. 8. — Mire de Héron pour les opérations de la dioptre.
que parcourait la pointe d'un index fixé sur la règle. Ce plan
pouvait donc, comme la règle elle-même, s'incliner sur l'horizon,
jusqu’à devenir exactement vertical, et se fixer, comme la règle
1. Il ne faut pas le confondre avec le diminutif ruuravtoy, qui figure dans la
description d'ensemble et désigne le disque A B.
— 61 —
aussi, dans n'importe laquelle de ces positions!. Règle, demi-
cercle denté, plateau, tout enfin, on le comprend par la descrip-
tion des opérations, était démontable, et la règle pouvait
fonctionner sans le plateau, quand il ne s'agissait que de
nivellement *.
La description de l'appareil est suivie ($ V), de celle de la
mire qui l'accompagnait. C'était (fig. 8) un poteau long de
10 coudées (4,62), large de 5 doigts (0",095), épais de 3
(0®,057), dont la face antérieure portait une rainure longitudi-
nale sur toute la hauteur; dans cette rainure glissait un tenon
portant un disque de 10 à 12 doigts (0",20 environ) de diamètre,
partagé par le diamètre horizontal en deux demi-cercles, l’un
blanc, l’autre noir, et manœuvré par une corde qui, passant sur
une poulie, s’allongeait ou se raccourcissait au gré de l’aide
placé derrière, et suivant les indications de l’opérateur. Il était
facile de fixer la corde en l’engageant dans l'intervalle de deux
lames-ressorts ou par tout autre moyen. Le poteau était gradué,
à partir de la base, en coudées, palmes et doigts. Rien n’est
oublié dans cette description, pas même l'index que portait le
disque à la hauteur de son diamètre horizontal, et qui marquait
la division correspondante sur Île poteau. Il y avait encore un fil
à plomb suspendu par un piton, derrière la perche, pour vérifier
sa verticalité. C'est bien là, comme on le voit, à peu de chose
près, la mire à voyant dont tous nos géomètres se servent avec
le niveau d’eau.
1. V. plus loin les citations des Z X. XIV, XVIII. Les visées pouvaient d'ailleurs
s'effectuer par la fenêtre N (fig. 6 et 7) indépendamment de la ligne d’eau, dans
une position quelconque de la règle. Il a été dit aussi plus haut que la règle à niveau
pouvait se remplacer par une simple alidade. — Quant à la position verticale du
plateau, elle n’est possible qu'avec le dispositif reconstitué par Schœæne, consistant
à surélever ce plateau au-dessus du diamètre de la demi-roue (fig. 5).
2. M. P. Tannery (La Géométrie grecque, p. 54) regarde cet appareil comme trop
compliqué pour avoir été mis en pratique. Cette opinion ne me paraît pas très fondée.
La plupart de nos instruments modernes, dont on se sert journellement sur le
terrain, sont d'une construction et d’un maniementencore beaucoup plus délicats. De
plus, la facon dont Héron décrit la solution de chaque problème a tout l’air d’être
dictée par l'expérience. Enfin, les problèmes résolus effectivement par les anciens
exigeaient bien un appareil aussi complet que celui-là.
III. — Problèmes d'arpenteurs et d'ingénieurs
résolus par la dioptre.
Les applications de la dioptre sont exposées par Héron d’une
manière très complète. Nous allons les suivre, en insistant
surtout sur celles qui concernent le tracé des routes et des
aquedues.
1 PROBLÈME. — Déterminer la différence de niveau de
deux points donnés.
La méthode de Héron ne diffère pas de la pratique moderne.
Mais c'est précisément ce qui m'engage à en reproduire Île
détail in extenso. L'auteur se plaçant précisément au point de
vue de l'établissement des conduites d'eau, cet exemple d’une
manière de procéder identique à la nôtre est des plus instructifs
pour expliquer la perfection de ces ouvrages construits par les
anciens.
Fig. 9. — Graphique de l'opération du nivellement.
« Soient ! (fig. 9) les deux lieux ou les deux points donnés
A,B, dont il faut déterminer le plus élevé et le moins élevé.
Soit B celui d'où part l’eau et A celui où elle doit être
place en A l'un des poteaux dont il a été question;
loin du point À quil est
conduite. Je
puis ayant porté la dioptre aussi
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possible, sans cesser d’apercevoir ce poteau AG, en allant
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— 63 —
du côté du point B, je fais tourner la règle transversale qui se
trouve au haut de la petite colonne et sur laquelle sont les tubes
de verre, jusqu'à ce que cette règle paraisse être dans l’aligne-
ment de AG. Faisant ensuite tourner les vis qui traversent cette
règle, j'élève les lames jusqu’à ce que leurs fentes soient vis-à-
vis des lignes que marque, sur les tubes de verre, la surface de
l'eau qui est dedans. Les lames étantarrêtées dans cette position,
je regarde par leurs fentes pour voir le poteau AG, en faisant
élever ou abaisser le disque autant qu'il est nécessaire pour
apercevoir la ligne qui sépare le blanc du noir. Laissant alors la
dioptre fixée dans cette position, et passant de l’autre côté, je
regarde à travers les fentes l'autre poteau ! que l’on éloigne de
la dioptre aussi loin que peut s'étendre ma vue, et je fais de
même placer son disque de manière à voir la ligne qui sépare
les deux couleurs. Soit donc DE le second poteau, ZJ la dioptre,
G,E les points déterminés par la dioptre, D le point où lesecond
poteau est fixé sur le terrain. Je mesure les deux lignes AG,
DE ; supposons que l’on ait trouvé A G de six coudéeset D E de
deux. Cela admis, je dispose deux lignes? (d'écriture); dans
1. On sait que deux poteaux (deux mires) ne sont pas nécessaires. On donne
simplement pour chaque point ce qu'on appelle deux coups de niveau, le coup
avant et le coup arrière, mesurés sur la même mire, pour deux positions de l’instru-
ment. Cela revient au même.
2. Ce sont deux colonnes séparées par un trait : peu importe sur quoi on faisait ce
relevé, tablettes de cire, feuille de papyrus ou de parchemin.
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l'une, j'écris le mot descente et dans l'autre le mot montée,
comme on le voit plus loin; J'inscris les six coudées dans la
ligne de la descente, et les deux coudées dans
D M la ligne de la montée. Maintenant le poteau DE
restant fixe, je transporte la dioptre par exemple
6 9 en K;et seulement je retourne le poteau DE,
r 9 de manière que je puisse apercevoir de nouveau
| 3 son échelle de division. Je mets les lames en
A 9 place, et j'établis l’autre poteau en LC, au delà
5 de la dioptre, et du côté opposé à DE; puis,
l 3 derechef, la dioptre restant fixée en place, je
9 3 fais mettre le disque en ligne droite avec les
- 9 fentes. Soient H,C les points des deux poteaux
9 I qui correspondent aux aiguilles des disques; je
3 I note la distance comprise entre le point H et le
sol dans la colonne de la descente, et celle du
Me point C dans la colonne de la montée. Supposons
. que cette première distance soit de quatre cou-
dées et la seconde de deux.
Alors le poteau LC restant en place, je
10 transporte la dioptre ainsi que le poteau DE.
Puis, ayant placé en ligne droite, comme on l’a
déjà dit, les disques et les fentes, je prends sur les poteaux les
points L,M; je note la mesure de la descente en L, et celle de
la montée en M. Supposons la première d'une coudée et la
seconde de trois.
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« Maintenant le poteau restant en M, transportons la dioptre
et le second poteau. Soit X O0 l'alignement de la dioptre, et
supposons le chiffre de la descente en X de quatre coudées, et
celui de la montée en O de deux coudées.
Continuons de la même manière, jusqu’à ce que nous
arrivions en B; soit la dioptre placée en T, RS son alignement,
» le chiffre de la descente, 3 celui de la montée.
« Soit ensuite la dioptre placée en Q, UF son alignement,
{ la descente, 3 la montée.
Ensuite soit A’, la dioptre, W & son alignement; soit la
descente de deux coudées, la montée de trois.
« Puis D'la dioptre, B'G'son alignement, cinq coudées pour
- la descente, trois pour la montée.
« Soit encore Z'la dioptre, E’J' son alignement, la descente
de deux coudées, la montée de une.
Enfin supposons que l’un des poteaux soit parvenu près de
la surface même de l’eau qu'il s'agit de conduire, et que, pour
cette dernière station de la dioptre,nous ayons trouvé trois coudées
pour la descente et une pour la montée.
« Alors, faisant la somme de tous les nombres précédemment
marqués, tant pour la descente que pour la montée, je trouve 33
pour les premiers et 23 pour les derniers. La différence est de
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dix coudées en plus du côté de la descente; c’est le côté où l’on
veut conduire l'eau; celle-ci coulera donc dans la direction B A ;
et je marque les dix coudées dont le point B est plus élevé que
le point A. Si les deux sommes se fussent trouvées égales, c’est
qu'alors les deux points A etB eussent été également élevés, c'est-
à-dire situés dans un même plan horizontal, et à la rigueur, dans
ce cas, l'eau arriverait encore. Mais si le nombre de la descente
était plus petit, alors il serait impossible que l’eau coulât d'elle-
même, et il faudrait, de toute nécessité, employer une machine.
Ce sera, s’il y a une grande différence de hauteur, un système
de seaux, ce que l’on nomme une chaine. Si la différence est
petite, il suffira d'une vis ou d’une roue à aubes.
Quant aux lieux intermédiaires par lesquels nous nous
serions proposé de conduire l’eau, nous obtiendrons leurs
relations de position, soit entre eux, soit avec les points extrêmes,
absolument par la même méthode, en appliquant à ces points
intermédiaires l'hypothèse qu'ils ne sont eux-mêmes autre chose
que les points donnés; il n’y a pas la moindre différence. Il
conviendra encore, après avoir fait le calcul pour toute la
longueur, de chercher quelle est la pente correspondante à
chaque stade; puis d'élever des monticules dans les lieux
intermédiaires, et d'y établir des signaux de reconnaissance ou
des bornes portant des inscriptions; c’est le moyen de s'assurer
que l'opération ne sera en erreur sur aucun point.
Observons en outre que l’eau ne doit pas être conduite en
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suivant la direction de la pente, mais en choisissant la voie la
mieux appropriée aux circonstances. Souvent, en effet, on ren-
contre un obstacle !, soit une montagne trop rocheuse ou trop
élevée, soit un terrain de nature poreuse ou sulfureuse, ou de
toute autre matière capable d'altérer la qualité de l'eau. Partout
où nous en rencontrerons, nous nous détournerons, pour ne
point nuire à l’eau transportée. Et, pour éviter qu'en la dirigeant
par un chemin trop long, on ne tombe dans une dépense trop
considérable, nous montrerons dans le problème suivant com-
ment on peut trouver la ligne droite qui passe par deux points
donnés (l'un ne pouvant être vu de l'endroit où est l'autre), car
cette ligne est la plus courte de toutes celles qui aboutissent
aux mêmes extrémités. Alors, si après la détermination de
cette ligne, nous y rencontrons quelqu'un des inconvénients
précédemment signalés, nous changerons de direction. »
Ce texte était intéressant à citer dans son entier : il a d'abord
l'avantage de nous faire connaître dans tous ses détails le nivel-
lement à la dioptre. Ensuite, par son exactitude minutieuse,
par le procédé même de la description d'appareil ou d'opération,
il nous montre quel degré de précision scientifique les Grecs
avaient atteint déjà. À lire la traduction de ce passage, on
croirait souvent avoir affaire à un traité d’arpentage moderne.
La différence est saisissante quand on aborde ces clairs exposés
à la suite des textes de Vitruve ou des Gromatici veteres.
1. Il est évident que Héron parle ici en géomètre plus qu’en hydraulicien; il
envisage le type le plus simple des aqueducs, celui d’un simple fossé : c’est pour cela
qu'il parle de la nature du terrain traversé; les anciens n'étaient guère embarrassés
pour faire passer leurs aqueducs partout, au moyen d’une construction solide et
étanche. Il est bien rare aussi qu'une conduite d'eau longue et importante suive la
ligne droite; mais, avant de s’en écarter, il est indispensable de la déterminer par le
nivellement préparatoire qui vient d’être décrit.
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2° PROBLÈME. — Mener une droite entre deux points tels.
que de l’un on ne puisse apercevoir l’autre ($ vir).
Le procédé de Héron consiste à se transporter du premier
point, par tâtonnements, et par redans successifs, jusqu'à un
autre point d'où l’on apercoive le point d'abord invisible. Une
proportion de triangles semblables donne la ligne cherchée.
3° PROBLÈME. — Mesurer la distance, réduite à l'horizon,
comprise entre le point où l'on est et un point éloigné, sans
s'approcher de celui-ci ($ vrnr).
Ici, on fait mouvoir l'alidade dans les deux sens, horizontal
et vertical. C’est toujours une question de triangles semblables.
Il en est de même du problème suivant (4° probl., $ 1x): mesurer
la largeur d'une rivière, opération que les arpenteurs romains
désignent sous le nom de varatio!; des cinquième? et sixième ?
problèmes. Il n'y a entre ces procédés et les nôtres que peu de
différences.
T7 PROBLÈME. — Mesurer la hauteur d'un point inacces-
sible ($ xx).
Le texte ici est intéressant, en ce que l’auteur emploie, pour
indiquer qu'il y a un uivellenient à faire entre deux points à
proximité l’un de l’autre, le terme ywpo£arev. S'agit-il, comme le
croit M. Vincent, de l'emploi du chorobate, l'instrument dont
parle Vitruve et qui sera décrit plus loin? Je ne le pense pas, car
la dioptre elle-même était aussi bonne que le chorobate pour
opérer ce nivellement. Le mot ywpo£area, dont le sens propre est
parcourir du terrain, signifiait sans doute dans son acception
technique opérer un nivellement et non pas seulement se
servir du chorobate.
1. Marcus Junius Nipsus (Gromat. veteres, p. 285).
2. Mesurer la distance horizontale de deux points éloignés (x). — Une des trois
solutions que fournit Héron est donnée par Hygin (De limit. constituendis, Grom.
vet., p. 193).
3. Etant donnée une droite, mener une perpendiculaire à l'une de ses extrémités,
sans approcher de la droite, ni de l'extrémité (x1).
ee
13% ProBLème !. — Percer une montagne suivant une ligne
droite qui joigne deux points À, B, opposés sur ses flancs
(S xv).
Ce problème intéresse fort le tracé des aqueducs. Héron le
résout en contournant d’abord la montagne et en mesurant
(fig. 10) les différentes lignes à angle droit AC, CD, DE, EF, FG,
GH, HB, réduites à l'horizon, Prenant ensuite un point O à gauche
de A et L à droite de B, BL — AO, de manière à pouvoir mener
les perpendiculaires O X et LP, il obtient les longueurs OX, OP,
et, par suite, la direction AB? par la similitude des triangles
OAX, ABZ, BPL, le point Z étant d’ailleurs obtenu par la
différence (AC + DE) — (FG + HB). Pour régler l'excavation
par rapport à l'horizon, il n’y a qu’à opérer le nivellement entre
les deux points À et B, ce qui d’ailleurs était sans doute fait
tout d’abord.
{Ame PROBLÈME. — Creuser, dans une montagne, des puits
qui tombent perpendiculairement sur une excavalion ($ xvi).
1. Mesurer la différence de hauteur de deux points inaccessibles (probi. 8, x1n).
Mesurer leur distance (pr. 9.) Déterminer la position de la droite qui les joint
(pr. 10), et applications. Déterminer la hauteur d’une montagne (pr. 11) et déterminer
la profondeur d’un fossé (prob. 12, x1v). C'est toujours le même principe que dans
les méthodes modernes; il y a même souvent identité absolue.
2. Les perforateurs, de chaque côté, suivront la direction indiquée, pour les uns
par XA, pour les autres par PB, et ils se rencontreront forcément,
— 70 —
L'auteur envisage le cas bien simple où la voie souterraine est
en ligne droite : le problème est résolu facilement par les visées
de la dioptre et des jalonnements successifs.
15%° PROBLEME. — ÆElant donnée une galerie souterraine
(lorlueuse et d'une certaine largeur), trouver dans la campagne
au-dessus un point d'où l’on puisse creuser un puits vertical
aboutissant à un point donné de cetle galerie ($ xvrr).
Le problème correspond seulement à l'éventualité d’un ébou-
lement, pour faire en sorte que par le puits à creuser l’on puisse,
soit transporter au dehors les décombres provenant de l’éboule-
ment, soit descendre des matériaux pour la reconstruction; et
la donnée suppose qu'il y a déjà deux puits existants. Le point
voulu est obtenu par une double triangulation effectuée paral-
lèlement dans le fond de la galerie et à la surface.
Héron n'indique pas le moyen d'aboutir de l'extérieur, par un
puits, en un point donné d’une galerie quelconque, étroite et
sinueuse, telle que sont souvent les canaux souterrains. Mais la
dioptre permettait fort bien, d'abord de conduire le tracé d’une
semblable voie, ensuite de trouver à l'extérieur la verticale de
n'importe quel point de la galerie. Le traité n'aborde que quelques
problèmes types. C'était aux ingénieurs eux-mêmes à connaître
assez bien la pratique de l'instrument pour en tirer tout le
profit voulu sur le terrain. Des problèmes de ce genre devaient
être proposés dans les écoles aux jeunes gens qui étudiaient la
géométrie en vue des carrières d’arpenteur, niveleur, architecte,
auxquelles ils se destinaient.
Voici l'énumération des autres problèmes, pour la plupart
desquels je me bornerai au simple énoncé.
16° PROBLÈME. — Les extrémités d'un port élant données
en dessiner le contour suivant un arc de cercle ou une
courbe quelconque.
C'est ici qu'intervient le plateau (ruurawer). On le dispose
horizontalement, et l’on effectue des visées d'un point un peu
plus élevé de manière que les rayons visuels, partant de ce
point et passant par le bord du plateau, dessinent sur le terrain
eg
la circonférence de base d'un cône dont deux génératrices
passent par les extrémités A et B ($ xvrit).
17% PROBLÈME, — Hausser un terrain de manière qu'il
prenne la forme d'une portion donnée de surface sphérique.
Les visées se font de la même façon, mais cette fois le
plateau adapté à l'instrument doit prendre la position verticale
(S x1x).
18% PROBLÈME. — Incliner un terrain suivant une pente
déterminée ($ xx).
19° PROBLÈME. — Fixer, au moyen de la dioptre, sur une
certaine droite horizontale menée à partir du mur, un point
qui soit éloigné de nous d'une distance donnée.
Le procédé consiste à trouver la distance voulue par un
calcul de proportion au moyen de l’échelle graduée de la mire
(S xx1).
20"° PROBLÈME. — D'un point éloigné de nous, prendre avec
la dioptre une distance égale à une distance donnée, sans
approcher de ce point, et sans avoir la droite sur laquelle il
faut prendre cette distance.
Construction facile par les triangles semblables ($ xxrr).
21%° PROBLÈME. — Mesurer un champ au moyen de la
dioptre ($ xxr11 et xxIv).
C'est le problème général de l'arpentage. Héron donne plu-
sieurs méthodes, dont le principe est semblable à celui des
arpenteurs romains et au nôtre. Il en est de même des deux
problèmes suivants.
22° PROBLÈME. — Les bornes d’un champ ayant disparu,
à l'exception de deux ou trois, retrouver au moyen du plan
Ou dessin (roù puunuatos Urapyovres) les limites perdues. Le
problème revient à construire sur le terrain, au moyen d’un
côté donné, un polygone semblable à un polygone donné sur le
papier ($ xxv).
— [£ —
23° PROBLÈME. — Partager un terrain en portions données,
au moyen de droites menées par un même point ($ xxvr).
24° PROBLÈME.— Mesurer un charnp sans entrer dedans.
La solution est obtenue en traçant, à l'extérieur du pourtour
polygonal, des triangles semblables à tous ceux qu'on pourrait
figurer dans l’intérieur en joignant un sommet à tous les autres
(SX VIT) À.
Les deux problèmes suivants, d'une application pratique
directe, ne comportent pas l'emploi de l'instrument, et rentrent
par conséquent dans le domaine de la géométrie proprement
dite.
25° PROBLÈME.— Diviser un trapèze ou un triangle donné
suivant un rapport donné, par une parallèle à la base
($ XXVII1 et XXIX).
26"° PROBLÈME.— Trouver l'aire d’un triangle, en fonction
de ses trois côtés.
C'est la démonstration géométrique de la règle que nous
représentons par la formule :
S—Vp(p—a)(p—b)(p—0 (8 xxx).
Suit un problème où la dioptre n’a rien à voir non plus, mais
sur lequel nous aurons à revenir plus loin, car c'est une question
d'hydraulique pratique.
27° PROBLÈME. — Etant donnée une fontaine, évaluer son
produit, c'est-à-dire la quantilé d'eau qu'elle fournit.
28° PROBLÈME.— Déterminer la distance angulaire de deux
astres.
Elle s'obtient au moyen du plateau de la dioptre et de la
règle de visée, d'ailleurs sans le secours d'aucune lunette, les
anciens ne connaissant pas les proprictés et l'usage des verres
lenticulaires {$ xxx11).
1. Cf. Junius Nipsus. Limitis repositio (Grom. vet., p. 272).
29%° PROBLEME. — Critique de l'astérisque.
Instrument fort analogue à la groma des Romains, si ce n’était
cet instrument lui-même (f xxx111) !.
30%° PROBLÈME. — Description et usage de l'odomètre.
Il s'agit ici d'un assez ingénieux compteur adapté aux
voitures, et consistant (fig. 11) dans une combinaison de vis sans
fin et de roues dentées (S xxx1v).
LOU
LEE
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Fig. 11. — Odomètre de Héron.
31%° PROBLÈME. — Mesure du sillage d’un navire.
L'appareil est analogue au précédent. Le navire avançant
d’une longueur donnée, faisait tourner d’un certain angle une
roue à palettes, laquelle commandait une série de roues dentées
(S XXXV).
3200 PROBLÈME. — Déterminer la distance de deux lieux
situés dans des climats différents.
Héron résout ce problème par le procédé qui consiste à noter
les heures auxquelles s’observe une même éclipse, dans les deux
lieux en question. Quelque intéressante que soit cette solution
(M. Vincent considère le passage comme le plus curieux de tout
1. V. ci-dessus, p. 51.
TRES
le traité), elle se rattache trop peu à la question des travaux
publics, pour que nous ayons ici à l'expliquer ($ xxxvi).
33° PROBLÈME.— Avec une force donnée, faire mouvoir un
poids donné, au moyen d'un système de roues dentées (Sxvxvn).
Ici se place la description de l'appareil dont il a été parlé
plus haut, auquel s’est appliqué par l'usage le nom générique de
Bæpoulos, et sur lequel nous reviendrons plus loin. Cette
insertion à la suite du traité de la dioptre peut s'expliquer,
comme celle de quelques-uns des problèmes précédents, par un
classement maladroit provenant une première fois du fait de
quelque copiste, et qui s’est perpétué Nous n'avons pas à nous
engager dans des discussions à ce sujet !. Il nous suffit que
les textes soient authentiques, et que le traité dans son ensemble
soitle meilleur des documents pour suivre dans leurs opéra-
tions sur le terrain les ingénieurs de l'empire romain, chargés
des travaux publics.
IV. — Le chorobate de Vitruve.
Vitruve, au livre VIIT du De archilectura, où il s'occupe des
eaux et des aqueducs, parle des appareils de nivellement, et
mentionne en premier lieu les dioptres, puis les librae aquariae,
enfin le chorobate, qu'il déclare le plus exact, et auquel seul il
fait l'honneur d'une description sommaire. « Libratur autem
dioptris, aut libris aquariis, aut chorobate, sed diligentius
efficitur per chorobaten, quod dioptrae libraeque fallunt. » Le
mot dioptre est au pluriel; il y en avait, en effet, plusieurs
espèces, et dioptre ne signifie pas autre chose que « appareil de
visée ». En ce sens, la groma, qui a été décrite plus haut, est
une dioptre; elle pouvait servir aux nivellements, puisque
l'opération de réglage consistait à placer de niveau la plate-
forme, et aussi, par conséquent, les bords des fenêtres de visée.
1. Cette question des interpolations est posée et discutée dans les Prolegomena
de Hermann Scl'œæne, édition de Héron citée, tome II, p. xix et xx.
POP
tite té uité
—0 | 7 —
Ce serait une dioptre aussi que cet appareil qui était encore
chez nous en usage il n’y a pas très longtemps, et qui consistait
en une simple planchette fixée à angle droit sur une masse
métallique de forme allongée, le tout suspendu par un anneau.
L'horizontalité de la planchette était assurée par le poids du
métal ; qu’on imagine deux pinnules avec fenêtres de visée aux
extrémités de cette planchette, on aurait un appareil à peu près
aussi exact que la groma pour opérer un nivellement. Quant à la
libra aquaria, ce ne peut être autre chose que le niveau d’eau,
traduction littérale des deux mots latins : il n’y a pas d’hési-
tation à avoir, puisque nous venons de trouver cet appareil
employé dans la dioptre de Héron. Tous n'étaient peut-être pas
d’une construction aussi soignée. Vitruve n’y avait pas grande
confiance. Voyons si le chorobate valait mieux.
« Le chorobate, dit-il, est formé d’une règle d'environ vingt
pieds ; elle porte à ses extrémités deux pièces coudées parfai-
tement égales, qui y sont ajustées à angle droit; entre la règle
et ces crosses s'étendent des traverses fixées par des tenons, et
sur lesquelles sont tracées des lignes perpendiculaires, corres-
pondant chacune à un fil à plomb suspendu à la règle. Ces fils,
quand la règle est en place, s'appliquant exactement et égale-
ment sur les lignes tracées, font voir que l'instrument est bien
de niveau.
« Pour le cas où le vent interviendrait, s’opposant par l'oscil-
lation des fils à la netteté des indications fournies par les lignes,
on peut creuser sur la face supérieure de la règle un canal long
de cinq pieds, large d’un doigt, et profond d'un doigt et demi,
destiné à être rempli d’eau. Si l’eau touche également l’extré-
mité des bords du canal, on saura que l'instrument est de
niveau. Ainsi, quand on aura pris le niveau au moyen du
chorobate, on connaïtra la surélévation cherchée, » !
Vitruve, à la suite de sa description, croit devoir réfuter
l'objection de ceux qui, sachant d’après Archimède que l’eau ne
présente pas une surface absolument plane, mais suit le contour
du globe terrestre, contesteraient pour cette raison la justesse
IPAVAET VIT, D.
A0 €
de l'instrument. La surface de l’eau, dit-il, a beau être arrondie
dans le canal, cette eau n’en sera pas moins à la hauteur exacte
des deux bords si l’instrument est de niveau ; dans le cas
contraire, d’un côté elle n'atteindra pas le bord. Cette consi-
dération parait bien superflue, sinon un peu puérile, et nous
aimerions mieux quelques détails de plus sur l'appareil et sur
son maniement. Il est vrai que l'auteur renvoie à un dessin qui
figurait à la fin de son livre, et qui a, comme tous les autres,
disparu.
On a essayé souvent de le reconstituer, et les reproductions
des divers commentateurs sont toutes à peu près pareilles, à
‘878 — : = = _ = = = = | CR H
Fig. 13. — Le chorobate. Restitution de Newton.
part la manière de placer les traverses entre la règle et les
crosses. « Inter regulam et ancones, dit le texte, a cardinibus
compacta transversaria, quae habent lineas ad perpendiculum
recte descriptas, pendentiaque ex regula perpendicula in
singulis partibus singula. » Perrault en fait des traverses
horizontales parallèles à la règle, tandis que Newton, de façon
plus vraisemblable, en fait deux jambes de force, qui assurent
la fermeté de l’assemblage à angle droit et garantissent du
fléchissement la pièce supérieure (v. fig. 12 et 13). Vitruve ne donne
pas le nombre de fils à plomb, mais il suffisait de quatre, un de
chaque côté de chacune des traverses, pour le contrôle de la
4 Re
justesse de l’appareil. Il indique la longueur du canal, mais il
est évident que pour des nivellements précis, ce canal pouvait
être plus long. La justesse, et aussi la précision, dépendaient du
degré de perfection réalisé dans l'agencement des différentes
parties et dans la solidité des assemblages. Faute de renseigne-
ments là-dessus, nous ne pouvons contrôler la raison plus ou
moins bien fondée de la préférence de Vitruve pour cet
appareil. Toutefois, on peut la croire due pour une part à ce
qu'il dispensait des visées, nécessaires à l’usage de la dioptre.
Pour déterminer avec le chorobate la différence de niveau entre
deux points choisis, on mesurait dans l'intervalle chaque déni-
vellation donnée par un déplacement d’une longueur de l’appareil,
ce qui s'obtenait sans doute en glissant sous une des crosses
des cales d’épaisseurs différentes, bien étalonnées, jusqu’à ce
que l'instrument fût remis de niveau; la somme de ces épais-
seurs donnait un chiffre inscrit chaque fois ; à la fin, une somme
algébrique, effectuée comme l'indique en détail le traité de la
Dioptre, donnait la différence de niveau entre les deux points
choisis.
Evidemment, cet instrument était bien lourd, et son avan-
cement bien lent. 11 faut cependant considérer que chacune des
mesures prenait peu de temps, ce qui compensait leur multi-
plicité;, en outre, en raison même de cette multiplicité, une
erreur partielle commise ne tirait guère à conséquence. L’appré-
ciation de Vitruve n'a donc rien qui doive étonner beaucoup, et
les nivellements soignés, pour le tracé des aqueducs par
exemple, pouvaient fort bien être opérés ainsi.
1
CHAPITRE IV
MÉCANIQUE ET HYDRAULIQUE
I. — Principes généraux de mécanique.
En fait de mécanique théorique, les connaissances des anciens
paraissent au premier abord avoir été peu étendues et peu appro-
fondies. Les Grecs déployèrent, il est vrai, en cinématique,
beaucoup d'ingéniosité pour analyser les combinaisons de
mouvements, et cela de fort bonne heure !. Maisla notion même
de vitesse, pourtant fondamentale, n'était pas très exactement
précisée. Nous ne trouvons rien nulle part qui corresponde aux
équations élémentaires du mouvement, ou qui ressemble à une
théorie raisonnée de l'accélération ?. Pourtant, si en fait la
statique, avant Archimède, se borna aux conditions d'équilibre
du levier, il y avait comme une intuition du principe des vitesses
virtuelles dans la théorie du levier par Aristote. & Le poids qui
est mû, dit-il *, est un poids qui meut en raison inverse des
longueurs des bras de levier; toujours, en effet, un poids mou-
vra d'autant plus aisément qu’il sera plus loin du point d'appui.
La cause en est celle que nous avons déjà mentionnée : la
ligne qui s’écarte davantage du centre décrit un plus grand
I. Le système des sphères concentriques d'Eudoxe est une combinaison de mou-
vements déjà très savante. Voir également un passage de Platon (Lois x, 893, d.), qui
montre une grande subtilité à démêler un cas de mouvement fort compliqué.
2. « Aristote avait expliqué l'accélération des corps pesants par un accroissement
de leur qualité de pesanteur au fur et à mesure qu'ils s’approchent de leur lieu
naturel. » (E. Jouguet, Lectures de mécanique, 1" partie, p. 79).
3. Mayavexa roo6htuura. Edition Didot, t. IV, p.58.
0
cerele. Donc, en employant une même puissance, le moteur
décrira un parcours d'autant plus grand qu'il est plus éloigné
du point d'appui. »
Avec Archimède apparaît la théorie de la composition des
forces parallèles et des centres de gravité, avec celle de l’équi-
libre des corps flottants. Mais il ne formula ni les lois de la
composition statique les forces concourantes, ni les principes de
la dynamique : égalité de l’action et de la réaction, masse,
travail et force vive. On suppléait cependant, dans la pratique, à
l'insuffisance de la théorie; fait constant d’ailleurs et de tout
temps, même du nôtre. Que de découvertes spontanées enfantant
d’admirables engins mécaniques, et que de progrès dans la
puissance et la souplesse de ceux-ci, avant que la théorie en ait
été constituée!
Une bonne part des connaissances de mécanique pratique que
l’on possédait, aux alentours de l’ère chrétienne, figure dans le
contenu des traités de Héron d'Alexandrie et de Vitruve. Il a
été fait mention plus haut (p. 40) des Myyawxx de Héron, où
sont décrites les cinq puissances simples, treuil, levier, moufle,
coin, vis sans fin. Les différentes matières traitées dans cet
ouvrage se répartissent ainsi: |
Livre I. — 1. Mouvoir un poids donné avec une puissance
donnée, au moyen d’un train d’engrenages.
9
2. Mouvement relatif des cercles qui engrènent. Vitesses
relatives des cercles fixés ou non sur le même axe.
3. Construction de figures semblables ayant entre elles un
rapport donné, et instruments destinés à cette construction.
Trouver deux moyennes proportionnelles entre deux lignes
données. Centres de similitude.
4. Mouvement des graves sur les plans inclinés. Poulie
simple.
9. Définition du centre de gravité d'après Archimède (point
tel que lorsque le poids est suspendu par ce point, il est divisé
en deux portions équivalentes).
6. Répartition des poids sur leurs supports. Equilibre des
fléaux de balance et de la poulie simple.
0
Livre II. — 1. Les cinq machines simples : treuil, levier,
moufle, coin, vis sans fin; combinaison de la vis et de la roue
dentée,
2. Théorie de ces machines, ramenée à celle des cercles
concentriques. Levier et treuil. Théorie de la moufle : lorsque la
corde passe une fois au support fixe, la puissance dans l’état d’équi-
libre est égale au poids ; quand elle passe n fois au support fixe,
la puissance est égale à PTE FE du poids; quand l'extrémité est
1
+ 1
attachée au support fixe, au lieu de l'être au poids, la résis-
tance du support équivaut à de la puissance motrice. — Effets de
la percussion sur le coin. — Théorie de la vis; tracé de son
hélice. — Déplacement de la vis et des dents dans un engre-
nage.
3. Combinaison de plusieurs machines simples. Ralentisse-
ment de la vitesse dans ces combinaisons.
4. Explication de divers problèmes de mécanique physique !.
5. Centres de gravité du triangle et du pentagone.
Livre III. — À. Appareils à mouvoir les lourds fardeaux sur
le sol (supporten charpente avec rouleaux), à élever les fardeaux
avec un, deux, trois et quatre montants. Pinces et coins pour
saisir les pierres. — Appareil pour faire descendre de lourds
fardeaux d’un lieu élevé. (C'est un système de chariot contre-
poids, qu'on peut d’ailleurs utiliser aussi pour faire monter la
charge.) — Appareil pour dresser les colonnes sur leurs bases
(Système analogue, avec poulies, et coffre contre-poids).
— Appareil pour poser de lourds fardeaux dans la mer. (Barques
que l’on submerge en les chargeant de lest.) — Appareil
pour redresser les murs ébranlés. (Etais verticaux réunis par
1. Voici l'énoncé de quelques-uns de ces problèmes : Pourquoi un chariot à deux
roues porte t-il les fardeaux plus aisément que le chariot à quatre roues? — Pourquoi
les bêtes de somme ont-elles de la peine à tirer les chariots dans le sable ? — Pourquoi
les gros poids tombent-ils à terre dans un temps moindre que les poids légers ?
(Réponse vague et qui d’ailleurs n’est pas une explication: Parce que la puissance
et l'attraction dans les mouvements physiques se communiquent en plus grande
quantité aux poids lourds qu'aux poids légers.) — Pourquoi un poids de forme plate
tombe-t-il plus lentement qu'un poids sphérique? (Héron ne fait pas intervenir la
résistance de l'air; son explication peu nette semble prétendre que dans le cas d’un
poids sphérique les forces sur chaque élément s'ajoutent ou se superposent tandis
qu’elles se juxtaposeraient seulement dans le cas du poids plat.)
or
une traverse horizontale; on incline à force le système contre
le mur au moyen de poulies.)
2. Pressoirs à poids, à poulies, à leviers et à vis.
Le livre X de Vitruve est tout entier consacré à la mécanique.
Il complète utilement le traité de Héron, dont ilne fait d'ailleurs
pas mention !. Les mêmes machines usuelles s'y trouvent
décrites, quelques-unes avec plus, d'autres avec moins de détails ?.
Après avoir défini la machine * : « un assemblage bien lié de
pièces solides possédant des forces considérables pour mouvoir
les corps pesants », Vitruve distingue trois genres de machines :
celles qui servent à élever (genre scansorium, en grec depobaruxov) ;
celles qui ont pour principe la pression de l’air (genre spirilale ou
ryevuatuoy) ; et enfin celles quiservent à tirer (genre tractorium ou
Bapoïuoy). Il fait aussi une distinction entre celles qui demandent
le concours de plusieurs bras, machines proprement dites (quae
unpavmas moventur), et celles auxquelles suffit la force d'un
seul homme, les maniant avec adresse (organa ou quae
oépyanras moventur) ‘.
N'accordons aucune importance à la déclaration qui suit, à
savoir : que le principe du mouvement circulaire appliqué dans
la plupart des machines a été emprunté à la nature, par l’obser-
vation du mouvement circulaire des corps célestes”. Ce n’est là
qu'une de ces idées sans fondement qui, émises une première
fois, ont semblé ingénieuses, puis se transmettent indéfiniment
par une sorte de pieuse routine, sans discussion. Il est bien plus
probable que la simple observation des choses toutes proches
a naturellement amené les premiers hommes à se servir du
levier, avant qu ils eussent la moindre notion de cosmographie.
1. Pas plus que Héron ne mentionne Vitruve. On ne saurait donc tirer de là
aueun argument concernant l’époque relative des deux auteurs.
2. Héron est néanmoins plus complet, ses théories sont plus solides et les
machines décrites plus nombreuses. Les machines à engrenages manquent dans
Vitruve. En revanche, on y trouvedes machines hydrauliques, que les Mnyavtxx
ne contiennent pas.
3. « Machina est continens ex materia conjunctio maximas ad onerum motus
habens virtutes. » (x, 1.)
MX; ];" 244.
5, Ibid., 245.
DEFROoe
Un peu plus loin !, Vitruve montre quetoutesles machines se
raménent à une combinaison de mouvements rectilignes se
tranformant en mouvements circulaires, et réciproquement. Mais
sa démonstration du principe de l'équilibre des forces appliquées
aux machines, principe qu'il fait dépendre de celui du levier,
est loin d’être une démonstration rigoureuse : c'est un exposé de
faits plutôt qu'une théorie. Si Vitruve explique le fonctionne-
ment de la balance dite statera (balance romaine), la puissance
de traction des bœufs modifiée par la plus ou moins grande
longueur des branches du joug; s’il distingue le levier du
second genre de celui du premier; il ne fait pas voir que la
différence d'effort à exercer dans les deux cas provient de la
différence qui existe dans le rapport des bras du levier. De
même, pour les rames des bateaux, il indique bien que, plus
elles sont longues, plus elles donnent de vitesse ; mais il ne
voit pas que le point d'appui est dans l’eau et non sur la cheville,
que la rame est un levier du second genre et non du premier.
Sa théorie est donc assez incertaine.
II. — Machines de soulèvement et de traction.
Avant même de parler du levier et de ses applications
directes, Vitruve décrit les appareils élévateurs que nous
appelons communément chèvres, et qu'il comprend dans le
groupe général des machines de traction, sans les désigner
autrement que par le terme de machinae (fig. 14, 15, 16 hors texte).
Leur disposition pratique est décrite plus complètement que par
Héron. Selon la façon dont on lit le texte”, ce sont ou deux,
ou trois poutres réunies par le sommet, et maintenues à l'aide
1..7bid., 3, 352.
2. x, 2. — Le texte le plus authentique qu’adopte V. Rose est : Tigna duo ad
onerum magnitudinem ratione expediuntur. Perrault lisait tigna #ria, et beaucoup
d’éditeurs l'ont suivi. Cette différence n'influe d’ailleurs que sur le mode de
soutien des poutres, et non sur le fonctionnement mécanique. On trouvera, fig. 14,
la disposition avec trois poutres. d’après Perrault, et fig. 15 et 16 le système à deux
poutres, tel que l’a décrit et représenté Blümner. (Technologie und Terminologie der
Gewerbe und Künste, t. I, $ 1v, Hebenmaschinen, p. 111 et suiv.)
Trispastes, simple et double.
14.
Fig,
(d’après Blümner).
Fig. 16. — Trispaste double (d’après Blümner).
#
RE EE NTENEE TE He
de quatre (fig. 15, 16) ou de trois cordes (fig. 14) que l'on noue
au sommet, que l’on tend obliquement et que l'on assujettit au
sol par de courts piquets. Une moufle, c'est-à-dire la combinaison
de deux systèmes de poulies tournant les unes au-dessus des
autres respectivement dans deux chapes ({rochleae ou réchami),
constitue l'appareil mécanique proprement dit. La chape supé-
rieure est fixe, attachée au som-
met des montants, l’inférieure
est mobile, et soutient par un
crochet le fardeau qui monte
avec elle quand on tire la corde
(ductorius funis) passant sur
les poulies.
Vitruve débute par le modèle
le plus simple !, dit trispaste
(fig. 14 à gauche, et 15) (de roc,
et rx, je tire) parce qu'il com-
portetrois poulies, deux en haut,
une en bas. Le câble de traction
passe d’abord surla poulie supé-
rieure dela chape fixe, puis sous
la poulie de la chape mobile,
remonte sur la poulie inférieure
de la chape fixe, et redescend
vers la chape mobile à laquelle
il s'attache ?. L'autre extrémité
de ce câble s’enroule sur un axe
horizontal qui relie les deux poutres et que l’on fait tourner par
des leviers.
Fig. 17. — Tenailles de soulèvement.
1. Le modèle le plus simple serait à vrai dire non la frispaste, mais la dispaste, avec
deux poulies seulement, une en bas, une en haut.
2. Vitruve ne donne pas la condition d'équilibre du système, qui, dans ce cas, où
le nombre n de poulies mobiles est inférieur d’une unité à celui des poulies fixes
s’exprime par P — NAÉtANT M ÉSAlN AN IEP — : , c’est-à-dire que l'effort à
AnCEHe
exercer pour soulever le fardeau est égal au tiers dun poids de ce fardeau. Le
pentaspaste, que Vitruve mentionne aussi, ne nécessite qu’un effort cinq fois moindre
que le poids.
PA os
Après la trispaste simple est décrite (x, 2) une trispaste à
double rang de poulies (fig. 14 à droite, et 16). Dans ce système, le
câble est assujetti, non par un de ses bouts, mais par le milieu, à
la chape inférieure, et les deux moitiés passent, l’une sur les
poulies de gauche, l’autre sur les poulies de droite des deux
chapes, puis elles viennent s’enrouler séparément sur l'axe
moteur. Comme cette machine est destinée à soulever des
fardeaux plus lourds que la trispaste ordinaire, les leviers sont
remplacés par un {ympan, ou roue d'assez grand rayon, calée
sur le milieu de l'axe et manœuvrée elle-même par un câble
indépendant qui va plus loin s’enrouler sur un treuil à axe
vertical, cabestan ou vindas!,.
Vient ensuite (x, 2, 248) la description d'une autre machine
d'une manœuvre plus rapide, mais aussi plus délicate, exigeant
le concours d'ouvriers exercés. Elle ne comportait qu’une seule
pièce de bois (una statutio tigni), qui pouvait non seulement se
placer suivant l’inclinaison qu’on voulait, mais se mouvoir à
droite ou à gauche. C’est du moins ce que l’on peut entendre par
ces quelques mots du texte : « Hanc habet utilitatem quod ante
quantum velit et dextra ac sinistra ab latere proclinando onus
deponere potest?. » C'est-à-dire : « Cette pièce de bois a ceci
d'avantageux qu elle peut à volonté déposer le fardeau en avant,
et de côté à droite et à gauche en s'inclinant. » C'est en somme
une grue, avec cette différence que nous n'avons pas ici
d'engrenages, et que tout se faisait par câbles et poulies.
Vitruve appelle cet engin spécialement polyspaste. Il comporte,
en effet (fig. 18), non plus cette fois trois ou cinq poulies, mais
dix-huit : trois rangs de trois dans chacune des deux chapes,
et trois câbles distincts. Chacun de ces câbles s'attache, non
plus à la chape inférieure, mais à la chape supérieure. En bas,
ces mêmes câbles passaient respectivement sur les trois poulies
1. Le fardeau se soulevait par un crochet ou une pince, dont les deux branches en
ciseaux portant des griffes à leurs extrémités se resserraient par la traction du câble
(fig. 17). Quand il s'agissait de soulever des pierres de taille, on creusait dans
celles-ci deux trous, C, D, où s’engageaient les griffes. Ces trous se constatent
effectivement dans la plupart des constructions romaines en grand appareil, quand
les lits d'assises peuvent se voir à découvert,
2. x, 2, 249.
:
ï
-
get pp,
.— he.
fours.
— 85 —
d'une autre chape, assujettie au pied de la poutre et qu'on
appelait éréywy ou artemon ; et ils étaient tirés séparément par
trois équipes d'hommes, dont les forces réunies permettaient,
Fig. 18. — Polyspaste.
en raison du nombre de poulies, de se passer du vindas. Pour
imaginer le mouvement latéral à volonté, sur la production
duquel le texte ne nous renseigne pas, il suffirait, dans notre
dessin reproduit d’après Perrault (édit. Tardieu et Coussin fils),
de se représenter les quatre câbles de soutien comme susceptibles
nn te
de se tendre ou de se relâcher séparément plus ou moins par
l'intermédiaire d'autres poulies !.
D'ailleurs, Vitruve déclare un peu plus loin que l'on peut
utiliser les éléments de toutes ces machines pour le chargement
et le déchargement des navires, en les disposant par exemple
sur des supports tournants, « in carchesiis versatilibus conlo-
catae ». Avec si peu d'indications, nous ne pouvons rien recons-
tituer; mais il n'est pas douteux que par la combinaison, la
multiplication de ces engins, et la quantité de bras employés,
on arrivait à eflectuer des manœuvres à la fois très puissantes
et très précises. Il faut reléguer parmi les légendes le récit de
Plutarque ? concernant les machines inventées par Archimède,
qui soulevaient hors de l'eau au moyen de griffes de fer les
navires ennemis au siège de Syracuse. On n’en reste pas moins
confondu quand on voit sur les hautes collines de l’ancienne
Agrigente, dans les ruines majestueuses de ses temples, des
blocs renversés de 20 mètres de long, 4 mètres d'épaisseur, et
près de 7 mètres de hauteur, cubant 500 mètres cubes et pesant
plus de 1.000 tonnes : ce n’est pourtant qu’à l’aide de ces engins,
_rudimentaires à nos yeux, que de telles masses ont pu être
hissées. Il en est de même de ces gigantesques obélisques,
transportés d'Egypte à Rome par les empereurs, et dont l'un
pèse jusqu’à 1.160 tonnes. De tels efforts ne s'expliquent que par
la multiplicité des éléments de traction et l’ingéniosité déployée
dans leur disposition.
Il est vrai qu'on employait aussi, pour élever les fardeaux, des
machines que Vitruve laisse de côté”, et qui pourtant devaient
être d'un maniement bien plus commode que les câbles et les
1. Tel est le système bien connu des palans appelés caps de mouton, qui servent
dans la marine à raidir et à distendre les haubans.
2. Vie de Marcellus.
3. On s’étonne à bon droit de ce que dans ce chapitre où l’auteur annonce
lui-même qu'il va parler de la transformation du mouvement rectiligne en mouve-
ment circulaire, on ne voie figurer ni la crémaillère, ni les engrenages, ni le
balancier. Mais c’est un peu partout que Vitruve à négligé beaucoup de choses,
ainsi que le constate M. V. Mortet (Recherches critiques sur Viti'uve et son œuvre,
Revue archéologique, t. XLI, 1902). A-t-il voulu ne décrire que ce qui lui semblait
principal dans chaque ordre de connaissances se rapportant à son art? Comme
beaucoup d'hommes de métier, avait-il ses préférences et ses exclusions systéma-
tiques ?.. Ces omissions n’en sont pas moins étranges.
PAT EE
poulies : c’étaient les machines à engrenages. Tel était le
Gapoïhros de Héron d'Alexandrie, que nous avons déjà mentionné
plusieurs fois!. L'appareil est constitué (fig. 19) par une sorte
de châssis en forme de caisse; dans les faces parallèles les plus
longues sont engagés plusieurs axes perpendiculaires à ces
faces et séparés deux à deux par des intervalles correspondant à
la longueur des rayons d'une roue dentée et du pignon qui la
commande. S'appuyant sur ce que « les cercles les plus grands
l'emportent sur les plus petits quand ils tournent autour du
Fig. 19. — Appareil de traction et d'élévation (Bxcou)z0c)
de Héron.
même centre », principe énoncé, comme il a été dit, par Aristote,
Héron établit qu’un cercle d’un diamètre quintuple de celui
d’un autre permettra de soulever le même poids avec une force
cinq fois moindre ; et ainsi de suite, en établissant une série
de pignons et de roues dentées dont les diamètres aient entre
eux les rapports que l’on voudra. Finalement, un poids de mille
talents sera mû par un jeune garçon qui, seul et sans machine,
n'aurait pu soulever que cinq talents. Le mouvement est donné
par une manivelle qui fait tourner une vis sans fin en prise avec
un premier pignon.
Jusqu'à quel point cette machine, théoriquement si bien
expliquée par Héron, était-elle entrée chez les anciens dans le
domaine pratique ? Il nous est difficile de le savoir, à cause de
1. V. ci-dessus, p. 41, 75.
a —
la rareté des écrits sur ces matières. Mais il nest guère
croyable qu'on eût laissé pendant plusieurs siècles, de Héron à
Pappus, sans essayer de l'utiliser, une conception aussi simple
et aussi féconde que celle-là.
Ce n’est pas tout de soulever de lourds fardeaux, il faut encore
pouvoir les conduire à destination. Vitruve se contente de dire
que, suivant la loi de toutes les machines à mouvement
circulaire, les appareils de transport plaustra, rhedae, ont
d'autant plus de puissance que leurs roues sont de plus grand
rayon :
« Rhedae (ou raedae), plaustra (ou plostra).… ceteraeque
machinae, isdem rationibus per porrectum centrum et rota-
tionem circini versando faciunt ad propositum effectum. » On
aimerait à avoir quelques détails sur les plaustra (chariots destinés
au transport des fardeaux lourds), sur leurs roues, pleines ou
rayonnées, sur leur mode de suspension et d'attelage. Vitruve
se contente de rapporter deux procédés exceptionnels emplayés
par les architectes Chersiphron et Métagène, chargés de la
reconstruction du temple de Diane à Ephèse! Ces systèmes ne
semblent pas, bien que Vitruve vante leur ingéniosité, avoir
mérité de rester dans la pratique, Il s'agissait d'amener de la
carrière au chantier les fûts de colonne ct les architraves. Le
premier des deux procédés consistait à faire rouler les fûts
eux-mêmes sur le sol; on y avait scellé, suivant l’axe aux deux
bouts, des boulons de fer qui s’engageaient dans des moyeux
formant comme les crosses de deux timons. L'autre, pour les
architraves, comportait deux roues très hautes (12 pieds) et des
jantes très larges probablement (sans quoi le but, qui était de
ne pas défoncer les chemins, eût été manqué). Des boulons,
adaptés comme ceux du système précédent, s’engageaient dans
les moyeux des roues, de telle sorte que la masse à transporter
constituait elle-même l’essieu tournant. La traction s'exerçait
par l'intermédiaire de colliers de fer dans lesquels tournaient
aussi les boulons d’axe, et auxquels s’accrochaient les chaînes de
traction.
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Un autre architecte, nommé Paconius, du temps même de
Vitruve, ayant à transporter un énorme bloc pour un piédestal,
l'assujettit de la même manière entre les roues; mais il fit
exercer la traction par la circonférence, au moyen de fuseaux
reliant les jantes des roues, et autour desquels s'enroulait un
câble. Il fallut y renoncer, parce que la traction par les bœufs
ne pouvait pas être régulière. Le câble en se déroulant entraïînait
tout l’ensemble, tantôt à droite, tantôt à gauche. Il y avait là
néanmoins quelque chose d’intéressant, en tant qu'essai de traction
par la jante, problème difficile, que nous n'avons même pas
encore résolu d’une façon pratique.
En somme, les transports de très grosses masses devaient
s’opérer de la même façon que les tractions de navires sur les
rivages, par le moyen des rouleaux, des treuils, des diverses
machines à palans, et du Baæpoïlxos, qu’on pouvait disposer pour
la traction aussi bien que pour l’élévation!. On peut concevoir
des déplacements successifs de cet appareil en avant d’un
chariot porteur du fardeau, et celui-ci tiré lentement, mais
régulièrement, par le câble de la machine, qui, une fois rejointe,
était reportée plus loin pour une nouvelle manœuvre.
III. — Machines à moteurs animés pour élever l’eau.
L'étude des machines élévatoires pour l’eau suit, dans Vitruve,
celle des appareils de soulèvement et de traction des solides.
Sans distinguer méthodiquement celles qui sont mues par les
forces mécaniques ordinaires de celles dont le fonctionnement
repose sur les principes de l'hydraulique ou de la pneumatique,
il se contente de décrire les organes de chacune d'elles, en
faisant remarquer, les différences, non de principe, mais d'effet
pratique, c'est-à-dire concernant le débit et la hauteur d'élévation.
À nous, il importe de faire autrement la distinction, et de décrire
1. V. ci-dessus, p. S0, l'énumération des diverses machines de traction décrites par
Héron d'Alexandrie (Mnyavixx, liv. LIL, 1).
40
d'abord à part les appareils où n'intervient ni la notion du vide,
ni celle de la pression hydraulique.
C'est d'abordle {ympan, sorte de roue creuse à compartiments
5 (54
Fig. 20. — Vis d’Archimède.
déterminés par des cloisons touchant l'axe et allant jusqu’à la
circonférence ; l'eau y entre par des ouvertures D, D (fig. 21,
hors texte) ménagées dans les planches qui forment l'enveloppe
de celle-ci, et se déverse latéralement par des canaux creusés Ê
dans l'arbre de couche. Des hommes font tourner la machine |
avec leurs pieds. + 5
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— 91 —
Vient ensuité la noria, à laquelle Vitruve ne donne pas de
nom particulier. In rotae axe involuta duplex ferrea catena
demissaque ad imum libramentum conlocabitur, habens situlos
pendentes æreos congiales (fig. 23).
Il donne une place plus grande à la description de la vis
d'Archimède (cochlea) qui élève l’eau moins haut qne la noria,
mais peut en fournir une bien plus grande quantité!. Cette
machine, qui est encore souvent employée aujourd’hui pour
l’épuisement dans les endroits où l'on veut poser à sec les fonde-
ments d’une construction, devait intéresser spécialement l’archi-
tecte Vitruve. Aussi donne-t-il les indications les plus précises
sur son mode de construction. Cet enroulement, autour d’un
cylindre de bois, de baguettes d'acier superposées ? et collées à la
poix pour former les cloisons en spirale, paraît de conception rudi-
mentaire autant que d'exécution compliquée (fig. 20). Il est vrai
que l'appareil était ainsi un peu plus léger que ceux qui se
construisent encore à présent avec des douvesencastrées dans un
sillon hélicoïdal autour du noyau. Au temps de Perrault,
traducteur de Vitruve, c’est-à-dire au xvn° siècle, la cloison
était plus ressemblante à celle que décrit l'auteur latin, puisque
c'était une sorte de panier d'osier revêtu de poix pour l’étan-
chéité, et tressé autour de petits bâtons qui suivaient le tracé
des hélices, enfoncés de distance en distance normalement au
cylindre.
Dans l'appareil tel que le décrit Vitruve, le cylindre ou noyau
central doit avoir autant de pieds de longueur qu'il a de doigts
d'épaisseur ; son diamètre est donc égal au 1/16*° de sa longueur.
Les spires, au nombre de huit, sont obtenues en divisant les
circonférences des deux bouts en huit segments, dont les extré-
mités se correspondent sur les arêtes du cylindre, en prenant
sur ces arêtes des longueurs égales à ces segments, en traçant
par ces points des circonférences parallèles aux bases, et en
ex G-
2. Sumitur salignea tenuis aut de vitice secta regula quae uncta liquida pice
figitur, etc. » Salignea est une baguette de saule ou d'osier, vitex est proprement
l’arbrisseau appelé encore aujourd'hui agnus-castus. Pour le détail de cet enrou-
lement, se reporter au Lexte de Vitruve et à Blümner (Technologie, t. IV, pp. 123-126).
menant les diagonales des carrés ainsi déterminés sur le
cylindre. Quant au pas, ilest, par construction, égal à la longueur
de la circonférence, donc au 1/5 de la longueur du cylindre, à
très peu près!, et nous avons ainsi huit canaux qui font cinq
fois le tour du cylindre, et dont la profondeur est égale au rayon
du noyau central; on les recouvre de planches, liées par des
cercles de fer. L'appareil ainsi construit est installé avec une
inclinaison sur l’horizon, fixée par Vitruve à 3/4. Aujourd'hui,
ces divers éléments sont variables : le nombre des canaux en
spirale est moindre, quelquefoisil se réduit à deux : et l’inclinaison
peut aller de 35° à 50°, avec augmentation ou diminution propor-
tionnelle du pas de vis.
IV. — Principes de physique.
Equilibre et mouvement de l'air et de l’eau.
Les pompes, les roues hydrauliques que décrit Vitruve, et
plus généralement tous les dispositifs en usage chez les anciens
pour le mouvement de l’eau, supposent un certain nombre de
connaissances théoriques sur l'équilibre et le mouvement des
fluides. Ces connaissances elles-mêmes se reliaient à des
spéculations plus hautes sur la nature des divers corps et la
constitution de la matière. « Il importe à l'architecte, dit Vitruve
lui-même?, de connaître, par une étude toute spéciale, la nature
des choses, guowloyiæ, pour être en état de résoudre quantité de
questions, comme lorsqu'il s’agit de la conduite des eaux. Dans
les tuyaux dirigés, par différents détours, de haut en bas, sur un
plan horizontal, et de bas en haut, l’air pénètre de bien des
manières avec l’eau; et comment remédier aux désordres qu'il
occasionne, si dans la philosophie l’on n'a pas puisé la connais-
sance des lois de la nature? Qui voudrait lire les ouvrages de
1. En effet. la circonférence — TD; or, D, diamètre est le 1/16 de la longueur L;
T 3,1416 d
_ Se X L—0.19,6 L. ou sensiblement 0,2 ou 1/5 de L.
D
donc le pas —
2. 1. Introd.
ambient). 0
ue
Ctésibius, d’'Archimède et des autres auteurs qui ont traité de
cette matière, ne pourrait la comprendre, sans y avoir été
préparé par la philosophie. »
Il serait difficile de tirer de l'ouvrage de Vitruve un ensemble
de doctrines liées sur la physique; il en dissémine quelques
notions çà et là, en citant les opinions de Thalès, Héraclite,
Pythagore, Empédocle, Epicharme, Démocrite, sur la consti-
tution des corps!. Il adopte la théorie des quatre éléments,
et cherche à l'appliquer à certains phénomènes, tels que la
cuisson des calcaires, l'extinction de la chaux, la cohésion des
mortiers?, la durée et la résistance des bois de construction ?.
Mais c'est de peu d'importance et l'on ne saurait parler de la
« physique de Vitruve ». Les auteurs techniques grecs étaient
beaucoup plus explicites. A défaut des traités de Ctésibios,
perdus, on peut tirer des Pneumatiques de Héron d'Alexandrie
et de Philon de Byzance, une suite de principes coordonnés.
J'emprunte à un ouvrage de M. de Rochas un résumé assez
clair des idées générales professées en fait de physique par ces
savants d'Alexandrie.
« Tout corps est composé de molécules très petites, entre
lesquelles se trouvent des espaces vides ou pores, d'une grosseur
moindre que ces molécules.
« Les corps se présentent à nous sous quatre aspects : celui
de la terre, celui de l’eau, celui de l’air et celui du feu (chaleur,
lumière); ces quatres formes typiques sont appelées éléments.
« Un élément peut se transformer en un ou plusieurs autres,
par l'action d'un autre élément, comme quand l'eau se réduit
en vapeur où qu'un solide se dissout dans l’eau, ou qu'on fait
brûler un solideÿ.
1. x, 2. — vin, Introd.
AAIEN D.
DU 0.
4. La science des philosophes et l'art des thaumaturges dans l'antiquité, p. 41.
(Paris, Masson, 1882.)
5. Il y a dans ces conceptions des anciens sur la divisibilité, les transformations,
et l'unité pourtant fondamentale de la matière, une part de vérité à laquelle on se plait
de nos jours à rendre pleinement justice. Dans un des derniers discours qu'il ait pro-
noncés, un grand savant, M. Henri Becquerel, reconnaissait que trois idées principales
ressortent des théories anciennes, et que ces idées nous les invoquons encore aujour-
d’hui. Ce sont : la conception de l'atome, l'existence des mouvements intérieurs, le
te)
« L'air est élastique; quand on le comprime, ses molécules
se rapprochent, plus que ne le comporte leur état d'équilibre
naturel, en pénétrant dans les espaces vides qui les séparent.
Quand au contraire on les dilate, les molécules s’espacent
davantage. Mais dès que la force qui les comprimait ou les
dilatait cesse d'agir, les molécules reviennent très rapidement
reprendre leur espacement normal.
« Le feu est composé de particules d'une ténuité extrême qui
peuvent pénétrer dans les pores du corps. Il agit de deux.
manières différentes suivant son intensité. Quand il est modéré
et se manifeste seulement par une certaine sensation de chaleur,
il se borne à écarter les molécules entre lesquelles il a pénétré,
et il augmente ainsi le volume des corps sur lesquels il agit;
mais quand il devient plus violent et prend l'aspect d'une
flamme, il use ces particules et les rend plus ténues, de telle
sorte que, finalement, le corps est en partie consumé.
« Les corps se superposent par ordre de densités; en bas, les
solides et les liquides; au-dessus l'air, puis le feu. Ils tendent
toujours à se suivre dans cet ordre sans laisser d'intervalle entre
eux. C’est là une des propriétés de la matière dont on ne peut
empêcher l'effet que par l'application d’une force étrangère.
« Cette propriété se manifeste par l'attraction qu'exercent les
différents éléments les uns sur les autres. Qu'on jette une pierre,
à mesure que la pierre se déplace, l'espace qu'elle abandonne
est aussitôt occupé par l'air qu'elle attire après elle. Plongez un
tube de verre dans l’eau, vous verrez l’eau se coller contre les
rapprochement entre ces mouvements et les propriétés de l'aimant. M. Becquerel
qualifiait de prophétiques ces vers de Lucrèce :
Versibus ostendam corpuscula materiai
Ex infinito surmam rerum usque lenere
Undique protelo plagarum continuato.
(De Rerum natura, 11, 529-531.)
Et ceux-ci :
Fit quoque ut hunc veniant in cœtum extrinsecus illa
Corpora quæ faciunt nubes nimbosque volantes.
(vi, 481-482.)
« Chaque mot de ces citations correspond à chacune des propriétés que nous
attribuons aujourd'hui aux corpuscules électrisés. » (H. Becquerel, réflexions sur
une théorie moderne. Lu en séance publique annuelle des cinq Académies, le
vendredi 25 octobre 1907.)
0 —
parois du tube. Cette force d'attraction n’est point la même entre
tous les éléments ; peu considérable entre un liquide et un solide,
elle l’est beaucoup entre un liquide et l'air. C’est pour cela que,
quand il y a de l'air sur de l'eau dans un tube et qu'on retire
l'air, l’eau le suit, obéissant ainsi à une force qui agit en sens
inverse de la pesanteur. On voit que, d’après les idées des
anciens, l'eau pouvait ainsi monter jusqu’à ce que le poids de
la colonne d'eau soulevée fit équilibre à la force d'attraction
exercée par l'air sur l'eau et que l'explication du phénomène
observé par le fontainier de Florence eût été facile pour eux
s'ils l'avaient connut. »
Cette théorie de l'ascension des liquides est celle de
Philon de Bysance. « Que l'eau, dit-il, puisse s'élever en haut,
cela est manifeste. Elle est, en effet, entraînée avec l'air qu’on
élève parce qu'elle lui est continue, ainsi que cela est patent
pour le vase au moyen duquel on goûte le vin. On voit que
lorsque quelqu'un tient à la bouche une des extrémités de ce
vase et fait une aspiration, il attire l'air, et avec l'air tout corps
mou très liquide qui est au-dessous, parce que ce liquide est
continu à l'air comme s’il lui était attaché par de la colle ou
quelque autre liaison de ce genre?. »
Héron donne une explication assez différente, tirée de la
pression de l'air, dont l'aspiration a dérangé l'équilibre et qui
tend à le reprendre :
« Nous pouvons élever du vin par la bouche à l’aide d’un
siphon, bien que ce mouvement d'ascensicn ne soit pas naturel.
En effet, quand nous avons reçu dans notre corps l'air qui se
trouvait dans le siphon, nous sommes devenus plus pleins
qu'auparavant, et nous pressons l'air qui nous touche; cet air
presse lui-même de proche en proche jusqu'à ce que la pression
arrive à la surface du vin; et alors le vin comprimé s'élève dans
1. C'est-à-dire qu’ils n'auraient pas été surpris de voir que cette attraction avait
une limite définie. On sait que le fontainier de Florence, ayant essayé vainement
d’aspirer l’eau par une pompe jusqu’à une hauteur au delà de 32 pieds, communiqua
son embarras à Galilée, qui ne sut que lui répondre, sinon que « La nature n'avuit
horrewr du vide que jusqu'à 32 pieds. »
2. [vevuarixe.
— 96 —
la partie du siphon qui a été vidée, car il n'y a pas d'autre lieu
où il puisse se porter sous l'influence de la pression. C'est ainsi
que s'explique le mouvement ascendant du vin, mouvement qui
n'est point naturel!. »
Ni l'un ni l'autre ne songent à leffet de la pesanteur. Et pour-
tant l’on savait de longue date que l’air est pesant. Aristote le
dit formellement?. A l’appui de son affirmation, il gonfla d'air
une vessie, et constata que cette vessie, ainsi gonflée, pesait
plus qu'une vessie vide. Avant lui, Empédocle avait attribué la
cause de la respiration « à la pesanteur de l'air qui se précipite
dans l'intérieur des poumons*. » Plutarque cite l'opinion toute
pareille d’Asclépiade : « L'air est porté avec force dans la poitrine
par sa pesanteur #. » Mais on sait de reste que cette notion, pour
être éclaircie, devait attendre de longs siècles, jusqu'aux expé-
riences de Torricelli et de Pascal.
V. — Pompes et machines hydrauliques.
Que l'aspiration de l’eau fût attribuée par les uns à l'élasticité
de l'air, par les autres à l'attraction des deux éléments, les
anciens n’en avaient pas moins inventé et fait fonctionner des
machines ayant pour principe l'aspiration et la compression. La
pompe à deux cylindres que Héron décrit”, sans indiquer le
nom de son auteur, et qui, d'après Vitruve, serait due à Ctésibios,
dont Héron était le disciple, est, à quelques détails près, notre
pompe foulante à incendie. C'est du reste comme instrument à
cet effet que Héron la présente’, les tubulures aboutissant à
une pompe de jet (fig. 25); tandis que Vitfuve la donne comme
1. Ilvevuurtxx, 1, 2, 155.
2. Ilept oupavod, 1v, 1.
3. Traité de la médecine, vu.
4, Plutarque, Opinions des philosophes, 1v, 22.
5. [vevuarixx, 1, 28.
6. Où dè s'owves, os ypovrat els TOUS ÉUTOAGHLOUS, XATAGXEUATOVTAL OÙTWE.
1107 =
pompe élévatoire, les deux corp de pompe envoyant l'eau dans
un récipient formant cloche à air, d'où l'eau, par un tuyau
vertical, pouvait s'élever à la hauteur qu'on voulait (fig. 26).
Il est intéressant de comparer les deux descriptions. Celle de
Héron est beaucoup plus ordonnée, précise et complète, rédigée
sous forme didactique, avec mention des lettres qui renvoient au
Fig. 25. — Pompe foulante de Héron.
dessin, conformément à la méthode générale des exposés de
l’auteur. Après l'avoir lue, un constructeur pourrait l’établir
sans avoir rien à imaginer lui-même. Celle de Vitruve, quoique
pouvant compter parmi les plus claires de l'ouvrage, ne peut
permettre de dessiner qu’une figure schématique; de plus,
l'ordre n’y est guère rigoureux : il est d'abord question des
cylindres, puis du récipient accumulateur, qui est décrit entiè-
rement, avant qu'il soit encore fait mention des pistons. Bref,
nous avons là une vraie démonstration, ici une simple indication !,
1. Pour donner une idée des deux systèmes, je transcris et traduis le début des
deux descriptions. Voici d’abord celle de Héron :
An 7, #7) s n i , \ , ! \
Q Ecrwouy Ôvo muidec PLAT KOTETOPVEUMEVOL, TAY ÉVTOS ETIDAVELUV TOO
— 98 —
Toutefois, le texte latin présente un intérêt capital, en ce
qu'il nous apprend qu’au moyen de ces pompes on pouvait
M
Fig. 26. — Pompe foulante de Vitruve, d'après Ctésibios.
élever de grands volumes d'eau à des hauteurs considérables,
Eubolsa, xubareo ai Tüy 0920 À2wY see , ai ABTA, EZHO@: éubokei dt
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1
rubpést rv ruËtdlwv, ra Q, Q, Eyovrx Ex TOY Axowv xwAUUX
unxert ÉtéAxecar EE ar
« Soient deux cylindres creux de bronze ABT A, EZHO, dont la surface intérieure
soit bien mandrinée, comme celle des cylindres d’orgues hydrauliques : soient les
pistons-rouleaux KA, MN, exactement logés dans ces cylindres, ceux-ci communiquant
l'un avec l’autre par le canal ZO0AZ. Qu’à leur partie extérieure et à l'intérieur du
canal Z O0 AZ, les cylindres aient des clapets PR, comme en ont ceux qui sont décrits
plus haut, et que ces clapets s'ouvrent de dedans en dehors. Qu'au fond des cylindres
soient des ouvertures circulaires Ë,T, bouchées par des disques FD, XW que traver-
sent des chevilles, Q Q, fixées et assujetties au fond des cylindres, et portant à leurs
extrémités des arrêts pour s'opposer à ce que les disques s’en échappent. »
A côté, voici le début de Vitruve (x, 7, p. 259
« Ea (machina) fit ex aere, cujus in radicibus modioli fiunt gemelli paulum distantes.
habentes fistulas furcillae figura similiter cohaerentes in medium catinum concurrentes.
In quo catino fiunt asses in superioribus naribus fistularum coagmentatione subtili
conlocati, qui praeobturantes foramina narium non patiuntur redire quod spiritu
in catinum est expressum... »
« La machine est en bronze. On place à sa base, à une petite distance l’un de
l'autre, deux cylindres creux jumeaux munis de tuyaux semblablement adaptés,
formant fourche, et se réunissant dans un récipient intermédiaire. Dans ce récipient
sont ajustés deux clapets aux orifices supérieurs des tuyaux, qu’ils bouchent hermé-
tiquement, pour empêcher que ce qui a été poussé, par la pression de l'air, dans le
bassin, ne s'en échappe. »
ds «di Éh
ZE
et les emmagasiner dans des réservoirs, d'où cette eau pouvait
jaillir dans des bassins et des fontaines.
Vitruve parle aussi? du moyen d'élever l'eau par une roue
suspendue au-dessus d’une rivière, y plongeant légèrement, et
mue par la force même du courant. C’est donc une roue motrice
hydraulique, la roue en dessous à aubes planes, dont les aïles
du côté opposé à celui que frappe le courant sont munies de
godets (pinnae), qui puisent l'eau en se relevant, et arrivés au
haut la déversent dans un chenal, comme font les godets de la
noria (fig. 22, hors texte).
À cette occasion, l’auteur indique le mécanisme des moulins
mus par le même système de roues (fig. 24, hors texte). Ce
passage * est d'autant plus intéressant que c'est le seul texte ancien
où le moulin à eau soit décrit ‘, et que nous y trouvons indiquée
la transmission du mouvement d’un axe horizontal à un axe
vertical par roue d'engrenage et pignon”. « Ita dentes tympani
ejus quod est in axe inclusum impellendo dentes tympani plani
cogunt fieri molarum circinationem ; in qua machina impendens
infundibulum subministrat molis frumentum eteadem versatione
subigitur farina. »
On voudrait que Vitruve donnât quelques renseignements sur
d’autres roues hydrauliques. On en connaissait certainement
plusieurs systèmes, entre autres la roue à augetsi; mais les
textes précis font défaut. On reste à se demander comment il se
fait que les anciens, si ingénieux pour tant de choses pratiques,
n'aient pas su, après les premiers essais, mieux mettre à profit
1. « Ita ex inferiore loco castello conlocato ad saliendum aqua subministratur. »
Ainsi une ville au bord d'un fleuve, Lyon, par exemple, ou plutôt la presqu'ile de
Condate, pouvait fort bien posséder des bassins, un amphithéâtre avec son euripe
et ses jets d’eau, sans qu'un aqueduc spécial fût pour cela nécessaire. (V. notre ou-
vrage publié en même temps que celui-ci, Les aqueducs antiques de Lyon, ch. 1, p. 18.)
DA SENS
2%, D.
4. On ne trouve ailleurs que des allusions (Strabon, x11 ; — Pline, xvirr, 97 ; —
Palladius, De re rustica, 1, 42; — Ausone, Poëme de la Moselle, 361).
. Le système de Vitruve parait assez primitif. Mais les indications de Héron dans
les Mécaniques prouvent que l’on savait fort bien construire théoriquement les
engrenages. (Fragments des Myyavixz, 11, 18.)
6. Cf. Marquardt (Manuel des antiquités romaines, xv, p. 441.
— MO
une force naturelle constamment disponible, comme celle de
l'eau. C’est que l'histoire des inventions est toujours la même.
Les vraies solutions sont presque toutes simples, et l’on reste
stationnaire, ou l'on s'égare dans les complications, sans aper-
cevoir ce qui devrait sauter aux yeux.
VI. — Hydraulique des conduites d'eau.
Ni dans le livre VIII de l’ouvrage de Vitruve, ni dans le livre
XXXI de l'Histoire naturelle de Pline, où est traitée la question
des eaux, nous ne trouvons énoncé aucun principe d’hydros-
tatique et d'hydrodynamique. Pour estimer approximativement
ce que pouvaient être à cet égard les données des anciens, il
faut se reporter au traité d'Archiméde sur l'équilibre des corps
flottants, et aux descriptions d'appareils fournies par Héron et
Philon. On peut en déduire que ces données théoriques se
bornaient à deux ou trois des principes fondamentaux de
l'hydrostatique moderne : encore, sauf le principe d'Archimède,
ne sont-ils pas formulés explicitement. On savait qu’un corps
plongé dans un liquide perd de son poids une part égale au
poids du liquide déplacé ; que le liquide contenu dans des vases
ouverts à l'air libre et qui communiquent entre eux se met
toujours de niveau, quelle que soit la forme des vases et des
conduits de communication; que dans une masse liquide il
existe une relation entre la profondeur, la pression et la vitesse
d'écoulement. Mais on ne voit nulle part cette relation scienti-
fiquement évaluée : il est possible que l’on ne fit pas une
distinction très nette entre la variation de la pression et celle de
la vitesse! ; rien non plus n'est dit d’explicite au sujet, ou des
pressions exercées sur le fond et sur les parois des vases, ou de
la transmission des pressions au sein d’une masse liquide, ou de
la variation du débit suivant le mode d'écoulement adopté
(mince paroi, ajutages, déversoirs, orifices noyés, etc.), ou des
1. C’est ainsi qu’Aristote semble avoir cru pour la chute des corps à la propor-
tionnalité de la vitesse avec les espaces parcourus. ([Isc: oùouvod, 1, 8.)
— A01 —
pertes de charge par Ja viscosité, les changements de section,
les coudes brusques des conduites. Et, pourtant, il apparaît qu'en
pratique les problèmes d’hydraulique applicables aux conduites
d’eau ont été résolus comme si tout cela eût été connu. Cette
anomalie s'explique à la réflexion. Ici plus qu'ailleurs l'expé-
rience a pu suppléer à l'absence de théories bien définies. Nous
établissons des relations de forme précise entre les divers
éléments ci-dessus énumérés, pressions, vitesses, pertes de
charge. Mais dans toutes ces formules, de Saint-Venant, de
Bazin, de Prony, dont nos ingénieurs hydrauliciens se servent
journellement, considérons la part laissée à des coefficients que
l’on fait varier suivant des données purement expérimentales.
L'emploi de ces coefficients repose sur des observations si
multiples et si attentives qu'il permet d’opérer avec certitude.
Mais la pratique ancienne reposait aussi sur des expériences
très nombreuses et sur des traditions très continues et très
solides. À défaut de formules proprement dites, les ingénieurs
grecs et romains pouvaient avoir des tables, des listes, corres-
pondant à l'immense variété des cas qui pouvaient se présenter :
l'intuition et la science professionnelle de chacun suffisaient
pour les interpolations nécessaires.
Il est à recretter que rien ne subsiste de ces documents
transmis par l'expérience. Mais on s'explique assez que les
traités théoriques n'en aient rien conservé. Ne pouvant exciter
la curiosité comme les petits phénomènes amusants des cabinets
de physique, ni être ramenés à des lois, à des définitions
précises, ces recueils de faits et de chiffres n'auraient pu fournir
que des énumérations monotones et démesurément longues.
Voici l'exemple d'un problème pratique très simple, où l’on
regrette que Héron ait pour ainsi dire tourné court avant de
fournir la solution rationnelle que l’on attendait, ce qui d’ailleurs
peut tenir à l’omission d'un copiste.C’est cette question d'hydrau-
lique intercalée dans le traité de la Dioptre : Une source étant
donnée, évaluer son produit, c’est-à-dire la quantité d'eau
qu'elle fournit.
a LE En RS (208 2. SLAVE = A , 1e RE A D OL PA
1. Hnyñs drapyotons, énisxédaclar riv andbôuatv adrs, rouréort nv avi6Auaty
\ 4 Q
on éct£. (Ilect Arôrrouc, $ xxxr.)
SD
Après avoir recommandé de déterminer, au moyen de la
dioptre, un point convenable assez bas pour recevoir toute l’eau
de la source, l’auteur indique l'emploi d’une conduite en plomb
de forme quadrangulaire, d’une section plus grande que celle
du courant, et qui recueille toute la veine liquide.
« Prenons donc à l'extrémité de la conduite, l'eau qui s'y
engage ; supposons qu'elle s'y élève à une hauteur de deux doigts
et que la largeur de l'embouchure soit de six. Multiplions 6 par
?, cela fait 12 : nous voyons ainsi que la section de la veine
est de 1? doigts. Observons toutefois qu'il ne suffit pas, pour
connaitre la quantité d'eau fournie par la fontaine, de détermi-
ner la section de la veine que nous disons être de 12 doigts :
il faut avoir en outre sa vitesse ; car plus l’écoulement estrapide,
plus la fontaine fournira d'eau; et plus il est lent, moins il aura
de produit. Pour ce motif, après avoir creusé un réservoir sous
le courant, il faut examiner, au moyen d'un cadran solaire,
combien il y entre d’eau en une heure, et de là déduire la
quantité d’eau fournie en un jour; alors on n’a pas besoin de
mesurer la section de la veine, la mesure seule du temps suffit
pour rendre évident le produit de la source. »
Il est très vraisemblable qu'il y ait une lacune avant la phrase
commençant par « pour ce motif » entre les mots du texte uetov et
Au dn. On s’expliquerait ainsi comment l’auteur n'indique pas le
procédé pour mesurer la vitesse, connaissant la section, pour
avoir le débit. Sinon, il serait à croire qu'il se dérobe devant la
définition précise, mathématique, à donner de la vitesse.
VII — Hydrologie.
A ces considérations sur l’hydraulique des anciens, peuvent
s'ajouter quelques mots sur leurs connaissances d'hydrologie, du
moment qu'avant d'entreprendre un travail d'adduction d’eau, ils
se préoccupaient beaucoup de la qualité de celle-ci. Tout
dépourvus qu'ils étaient de procédés d’analyse chimique, ils se
rendaient compte soigneusement du degré de pureté et de
à 7/0
— 103 —
salubrité d’une eau potable. Vitruve consacre une partie impor-
tante de son vin° livre à ce genre d'indications. Pline l'Ancien
et lui! recommandent surtout les eaux des montagnes, provenant
des roches dures et siliceuses de préférence, du tuf, du gravier,
quoique dans ce dernierles veines soient irrégulières ; ils regar-
dent comme inférieure l’eau des sables mouvants et de la craie.
Mais quelle qu’elle soit, l'eau de source, ou des puits alimentés
par des sources, leur paraît toujours préférable à l’eau des
rivières, médiocre, des torrents, moins bonne encore, et des
citernes, celle-ci considérée comme peu salubre. Vitruve signale
l'utilité des forêts pour conserver la neige et permettre à l’eau
de s'’infiltrer peu à peu dans la terre. Mêmes indices sont
recueillis par lun et l’autre auteur pour la découverte des
sources, c’est-à-dire la présence de certaines plantes ou arbres,
jones, aunes, saules, roseaux, etc., puis les brouillards qui
s'élèvent de la terre au lever du soleil. Ils distinguent aussi
les différentes espèces d'eaux minérales, froides ou chaudes,
incrustantes, sulfureuses, alumineuses, salines, nitreuses, bitu-
mineuses, acides, indiquent leurs effets, et quelque peu leurs
origines, leurs relations avec les terrains ?.
Pour apprécier la dureté ou crudité de l'eau, nous avons
aujourd’hui le procédé rapide de l’hydrotimétrie, fondé sur la
réaction de l’eau de savon sur les sels terreux, et qui donne, par
une simple lecture sur l'échelle graduée d’une burette, la propor-
tion de ces sels pour un litre de l'eau essayée. Les anciens
n'avaient que le procédé sommaire de l'ébullition produisant
avec plus ou moins de rapidité la cuisson des légumes *. Ils
examinaient également si, après ébullition, des incrustations
restaient adhérentes aux parois des vases.
Quant aux notions sur le régime des eaux suivant les saisons
et dans les différentes contrées, on ne pouvait les rassembler
comme nous le faisons grâce à nos installations hydrométriques
et à nos statistiques minutieuses. Mais les enquêtes pour chaque
1. Vitruve, virr, 1. — Pline, xxx1, 21, 23, 28.
2..Vitruve, vIir, 3. — Pline, xxx1, 2, 3, 20, 32.
3. Vitruve, VII, 5.
cute
projet d’adduction d’eau étaient faites avec une diligence et
une sagacité telles, que nous ne saurions aujourd’hui, avec tous
nos renseignements méthodiques, choisir avec plus de sûreté
pour l’approvisionnement d’une ville, les versants où puiser,
les nappes d’eau à saisir, et les sources à aménager.
VIII. — Mécanique de la construction. Perspective
et dessin.
Si les ouvrages hydrauliques de l'époque romaine révèlent
chez les ingénieurs qui les ont construits une connaissance,
sinon exactement formulée, du moins implicite et effective des
lois régissant l’équilibre et le mouvement des fluides, à plus
forte raison l’art romain de la construction, reposant sur les
principes connus de la géométrie, témoigne-t-il d'une science
d'application fort étendue et fort solide. Il fallait être autre
chose qu'un bon maçon expérimenté pour équilibrer les forces
de compression, de flexion, de traction qui agissaient en tous
sens sur toutes les parties de ces puissants édifices.
Sur cette résistance des matériaux, on s’attendrait à trouver
dans Vitruve, au chapitre vi du livre VI, qui traite de la
solidilé et des fondements des édifices, quelque chose de
précis. Mais il s’en tient à des indications générales, conseillant
avant tout d'éviter les porte-à-faux (pendentia), de placer des
décharges en forme de chevrons ou de cintres au-dessus des
linteaux, et de consolider les piliers d’angles. Il est plus explicite
pour les murs desoutènement, et recommande de proportionner
l'épaisseur du mur au volume de terre qu'il a à soutenir, de
le renforcer par des arcs-boutants et des contreforts dont la
largeur soit égale à celle des fondements, et qui soient distants
les uns des autres de toute la grandeur qu'on aura donnée à
l'épaisseur des fondements. Il ajoute que la partieinférieure de
ces contreforts devra avoir autant de longueur que les fonda-
hions auront de hauteur; puis qu'ils se rétréciront graduelle-
ment de manière que la partie supérieure de leur saillie ne
— 105 —
soit pas plus grande que le mur n'est épais. Mais il manque
bien des choses à ces indications pour être complètes. Il faudrait
donner le moyen de calculer l'épaisseur du mur en fonction de
plusieurs éléments essentiels : le poids de l’unité de volume de
maçonnerie, celui de l'unité de volume du terrain à soutenir,
etl’angle formé par le talus naturel des terres: voilà les relations
qu'il nous importerait tout d'abord de connaître. Après cela,
dire qu'on vient d'enseigner la maniere defaire une construction
sans défaut paraît un peu excessif, surtout quand on se dispense
d'ajouter quoi que ce soit sur ce qui concerne la charpente, sous
prétexte que lorsque ces pièces sont défectueuses il est facile
de les changer !.
Et ce ne sont pas les seules omissions à relever en ce qui
concerne la construction proprementdite; iln’est question nulle
part des divers systèmes d'assemblage, non plus que de la coupe
des pierres. Ce qui est dit au chapitre 11 du livre VIT sur la
construction des voûtes est à peu près insignifiant. Et c’est
pourtant le procédé par excellence de l'architecture romaine. On
a pensé que du temps de Vitruve « la construction voûtée n'avait
point, à beaucoup près, reçu le développement qu’elle a pris
dans la suite : aucune voûte de très grande ouverture, dit
M. A. Choisy, et établie dansle système de maçonnerie brute qui
fut plus tard si répandu, ne peut être attribuée à une époque
antérieure à celle de Vitruve ; l’auteur du seul traité ancien qui
nous reste sur la construction assista tout au plus vers la fin de
sa vie à ces colossales entreprises qui nous rappellent les noms
d'Auguste et d'Agrippa, et qui ont marqué dans l’architecture
romaine l’avènement d'une ère nouvelle : lui-même n’eut point
de part au magnifique essor qui produisit les thermes d’Agrippa
et le Panthéon de Rome; et son livre, œuvre de sa vieillesse,
nous offre moins un tableau des innovations de l’époque contem-
poraine qu’un souvenir des procédés en usage aux derniers
I. « Quemadmodum sine vitiis opera constitui oporteat et uti caveatur incipienti-
bus exposui. Namque de tegulis aut tignis aut asseribus mutandis non est eadem
cura quemadmodum de his, quod ea, quamvis sint vitiosa, faciliter mutantur. »
(V1, 8, 154.) Au livre IV, 7, on ne trouve qu’une brève énumération des diverses
pièces d’une toiture.
EE AUS
temps de la République, une sorte de retour vers des méthodes
qu'il avait appliquées pendant le cours de sa longue carrière » {,
Le silence gardé sur les voûtes est ainsi en partie expliqué,
quoique l'époque où a vécu Vitruve fasse encore l’objet de bien
des discussions *. Mais les autres omissions ne s’en trouvent pas
justifiées. On pourrait peut-être invoquer la raison que Vitruve
donne lui-même *, à savoir qu'il écrit non pas un ouvrage pure-
ment technique destiné à n'être lu que par les apprentis archi-
tectes, mais un livre à l'usage de tout le monde, qui puisse se
lire sans fatigue dans les moments de loisir que laissent les
affaires. Il s'excuse d'employer trop de termes de métier
(inconsuetus sermo) et proteste de son intention de faire court,
pour se mettre à la portée du lecteur (ad sensus legentium). S'il
eût moins écouté ces scrupules d'écrivain, sa réputation de
savant y aurait sans doute beaucoup gagné aux yeux dela postérité,
et nous aurions entre les mains un document bien plus solide,
bien plus complet, pour juger de la science et de l’art de
l'ingénieur ancien.
Il suffit de considérer la série des constructions voûtées, en
maçonnerie, soit concrète, soit d’appareil (voûtes en berceau,
voûtes d’arête, voûtes sphériques ou conoïdes, voûtes biaises,
berceaux en descente), que les architectes romains ont établies
avec tant d'adresse et de sûreté, et qui comportent tant de
variétés de liaisons, de coupes et de pénétrations, pour croire
fermement à des préceptes suivis, directement déduits de raison-
nements mathématiques. On ne peut guère douter que les
principes de la stéréotomie n'aient formé un corps de doctrine
scientifiquement établi, à l'époque de ces grandes constructions,
sous les premiers empereurs.
On est malheureusement fort peu renseigné sur ce que pouvait
1. À. Choisy, L'art de bâtir chez les Romains, Introduction, p. 4.
2. Cf. Recherches sur Vitruve et son œuvre, par V. Mortet. Revue archéologique,
1902 et 1904.
3. Liv. V, Introduction.
4 V. ci-dessus, p.34, 35 et 36, où il est question de l’étude des sections coniques.
par Platon, Euclide et Apollonios. Ces théories furent, à n’en pas douter, utilisées
par les ingénieurs pour la construction de toutes leurs voûtes à intersections.
ao pr
— 107 —
être alors l'art du dessin géométrique, indispensable cependant
pour dresser les épures de stéréotomie. D'après M. P. Tannery!,
il serait douteux que les architectes de l'antiquité eussent
pratiqué l'épure, parce que, dit-il, « leur architecture était
conçue suivant des nombres (proportions, rapports aux modules)
et non suivant des formes, comme, au contraire, celle du moyen
âge. » II me semble qu'il faudrait distinguer entre les ordres
d'architecture grecque, dorique, ionique, corinthien, où il sufi-
sait, en effet, d'appliquer une échelle modulaire, et la construc-
tion voûtée des Romains, qu'on ne peut guère imaginer sans le
secours de représentations géométriques, et d’où, au surplus,
est dérivée l'architecture du moyen âge. M. P. Tannery tient
lui-même pour évident que dans d'autres cas particuliers, comme
pour l'établissement des cadrans solaires, il fallait dresser des
épures; que « les charpentes paraissent avoir également été de
bonne heure assez compliquées pour demander un tracé
d’épure ». Je crois donc volontiers, non seulemenë aux plans
généraux d'architectes (formae, exemplaria picta?), dessins
d'ensemble qu'il leur fallait soumettre à celui qui leur avait
commandé le travail, avant de passer à la construction#, mais
encore à des plans de détail, à des épures d'exécution, remis
soit aux chefs de chantier, soit aux tailleurs de pierres et
maçons.
On n'ignorait pas les lois de la perspective géométrique.
Vitruve rappelle * que Démocrite et Anaxagore ont enseigné
« comment on peut d'un point fixe, donné pour centre, imiter la
disposition naturelle des lignes qui sortent des yeux en s’élargis-
sant, de manière à faire illusion, et à représenter sur la scène de
véritables édifices qui, peints sur une surface droite et unie,
paraissent, les uns rapprochés, les autres éloignés ». C'était la
scenographia, ce que nous appelons perspective ordinaire, avec
point de vue, point de fuite, point de distance. Mais il y avait
1. P. Tannery, article Geometria, du Dict. de Daremberg et Saglio.
2. Vitruve, :, 1.
3. Suétone, J. César, xYI, 31.
4
4, VII, Introduction.
— 108 —
aussi l'orthographia, élévation ou projection sur un plan
vertical !. Le procédé le plus usité était probablement celui de la
projection oblique ou perspective cavalière?, que nous utilisons
encore pour la charpente et la stéréotomie, et qui montre les
objets comme s'ils étaient vus de haut, pour ainsi dire à vol
d'oiseau. Tels sont les dessins représentés sur plusieurs planches
de l'édition Lachmann des Gromatici veleres : ce sont ceux des
manuscrits du moyen âge ; on peut croire qu'ils reproduisaient
les figures originales. Il est regrettable que les dessins
qui accompagnaient l'ouvrage de Vitruve, qu'il avait
exécutés lui-même, et auxquels il renvoie souvent en
faisant ses descriptions, aient été perdus : 1l y aurait eu
là une bien intéressante variété de plans et figures
d'architecte. En tous cas, la disparition de ceux-ci, que
tout engageait à conserver, fait qu'on ne s'étonne guère
de la perte de tous les autres qui, n'ayant qu’un intérêt
passager, devaient, même à leur époque, être prompts
à disparaitre.
On en exécutait quelques-uns en relief sur le bronze
ou le marbre, surtout ceux qui devaient se conserver
comme documentsadministratifs officiels (plans de villes,
réseaux d’aquedues, etc.)°. Encore en a-t-on retrouvé
bien peu, et à l’état de fragmerts. Quant aux plans
graphiques, ils étaient tracés au tire-ligne et au compas
sur papyrus où parchemin #. La fig. 27 représente un petit instru-
ment romain de dessin linéaire?, qui, à part la vis de serrage,
dont tient lieu un anneau coulant, et la forme des becs, est tout à
fait semblable aux tire-lignes que nous employons. C'est là un
indice matériel, assez curieux, de l'analogie entre les procédés
graphiques des anciens et les nôtres.
JRAVitr- er, 1e
2. Ce serait ce que Vitruve entend par ichnographia. (Ibid.)
3. Jordan (Forma Urbis Romae regionum, XII): — Plutarque (An vitiosilas, 3).
CT y 201
4, Aulu-Gelle, xix, 10.
5. Reproduit d'après une figure de l'ouvrage de M. Curt. Merkel (Die Ingenseur-
lechnik im Altertlhruin), p. 605.
|
CHAPITRE V
FORMATION ET CONDITION DES INGÉNIEURS
I. — Instruction théorique et culture générale.
La formation scientifique et technique de l'architecte fait
l’objet du premier chapitre, malheureusement trop court, du livre
premier de Vitruve. L'auteur commence par distinguer la théorie
(ratiocinatio), et la pratique (fabrica), et par affirmer très
justement qu’il faut être en possession de l’une et de l’autre,
pour avoir en même temps l'autorité nécessaire et la puissance
de réalisation. Tout en prenant soin de déclarer que l'ambition
de l'architecte ne doit pas être de devenir un pur mathéma-
ticien !, c'est néanmoins sur l’importance de l'instruction théori-
que qu'il insiste le plus. De même que Cicéron exigeait de
l'orateur digne de ce nom *?, non seulement l’habileté profession-
nelle de la parole, mais, avec l'élévation du caractère, une vaste
et solide érudition, de même Vitruven’accordele titre d'architecte
qu à l’homme pourvu d’une éducation libérale et d'un savoir
étendu. Non content de distinguer expressément l'architecte du
simple conducteur de travaux, chef de chantier (officinator) ?,
il voudrait que la profession fût interdite aux individualités sans
mandat garanti, sans instruction éprouvée, auxquelles la
présomption tient lieu de science, et l'intrigue de talent #.
1. « Quibus vero natura tantum tribuit sollertiae, acuminis, memoriae, ut
possint geometriam, astrologiam, musicen, ceterasque displinas penitus habere notas,
praetereunt officia architectorum, et efficiuntur mathematici. »
2. De Oratore, 1.
SAINT, 9:
4. X, Introd. « Namque non sine poena grassarentur imperiti, sed qui summa
doctrinarum subtilitate essent prudentes, sine dubitatione profiterentur architec-
turam. »
9
— 110 —
La dénomination d’ésyttéxrey ou d'architectus ne désignait pas
uniquement chez les anciens le constructeur d'édifices : elle
équivalait à notre appellation moderne d'ingénieur !. C'est-à-
dire que le constructeur d’édifices devait connaître tout ce qui
se rattachait à ce que nous appelons l’art de l'ingénieur, et
pouvoir diriger n'importe quelle fabrication technique, d'engins
industriels ou de machines de guerre. C’est ainsi que Vitruve
lui-même, qui était bien un architectus, avait été chargé, avec
trois collègues, de la construction des balistes, scorpions,
catapultes, etc., en somme avait dirigé les arsenaux de l'Etat ?.
La formation de l'architecte, tel que l'entend Vitruve, c’est donc
la formation de l'ingénieur.
Il énumère les connaissances nécessaires à cette formation,
et indique les raisons de leur nécessité. En fait de sciences
proprementdites,ilnomme la géométrie, l'arithmétique, l'optique,
l'astronomie, l'histoire, la philosophie, le droit et la médecine;
en fait d'arts, le dessin et la musique. N'oublions pas l'étude des
lettres, que Vitruve place en première ligne, estimant à juste
titre qu’un ingénieur doit pouvoir rendre compte de ses
travaux avec clarté et précision *.
On voit assez qu'entre ces diverses connaissances il y a, au
1. Ce n’est pas que les ingénieurs fussent toujours appelés architectes. On les
distinguait souvent par leur spécialité. Le geometra, l'aquilex (hydraulicien), le
librator (niveleur), le machinator où mechanicus. machinarius (constructeur
de machines), étaient des ingénieurs. En principe, l’architectus était plutôt le
constructeur d’édifices ou le chef d'entreprise. Il faut faire la différence quand on
oppose les termes les uns aux äutres dans une énumération. Mais bien souvent
chacune de ces dénominations, et celle d’architectus, Se prennent l’une pour l’autre.
Architectus est donc bien, en somme, le terme générique pour désigner un ingénieur.
Quant à mensor c'est un terme d'acception fort étendue. Sans parler des vérifi-
cateurs des poids et mesures et de l'annone, les mensores élaient en général des
arpenteurs. (C.I.L. I1I. 1220. 2124. 2128. — VI. 13. 198. 905. 3988. 4244. 6321.S912. 9619.
9624.) Mais ce pouvaient être aussi des architectes (III. 2129.— VI. 1975. 9622. 9625. —
XIV. 3032. 3713). On croit que les mensores aedificiorum avaient des fonctions
spéciales, distinctes de celles des architectes proprement dits, mais on ne saurait
préciser lesquelles.
Dans l’armée, les mensores et metatores étaient chargés de déterminer l’empla-
cement du camp, d’en tracer les lignes et de présider à leur aménagement.
2. Liv. I. Introduction.
3. Les Grecs appréciaient fort cette qualité chez leurs architectes. « Athènes,
dit Valère-Maxime (vu, 12), est fière de son arsenal, et avec raison... Philon qui
en fut l'architecte, rendit compte de ce travail en plein théâtre, et en de si beaux
termes, que le peuple le plus éclairé de l’univers n’applaudit pas moins à son
éloquence qu’à son talent dans l'architecture. »
— 111 — ,
point de vue de l'utilité professionnelle directe, de grandes
différences. Bien que Vitruve semble s’évertuer à les mettre
toutes presque sur le même pied, personne ne pense qu’un
architecte romain eût autant d'intérêt à apprendre la médecine
ou la musique qu’à étudier l’arithmétique ou la géométrie. Mais
les présenter ainsi de pair était une manière d'insister sur
l'importance d’une culture générale ! pour le futur ingénieur.
Lui-même, sous la surveillance de sa famille, avait reçu une
instruction complète. Il se félicite ? de ce que ses parents l’aient
confié de bonne heure à des maîtres sous la direction desquels
il s'est adonné à toutes les sciences, en vue de sa profession.
Il avait ensuite affermi et étendu son savoir par la lecture de
nombreux ouvrages techniques *. Alors était venue la formation
pratique, l'apprentissage sur les chantiers. Nous pouvons donc
être persuadés que Vitruve — et il devait en être de même de
l'élite des ingénieurs de son temps — connaissait rationnelle-
ment une bonne part de ces sciences mathématiques dont la
matière et l'étendue ont été sommairement décrites aux chapitres
précédents. Il pouvaitexpliqueret justifier, d'après des principes
scientifiques, les œuvres qu'il exécutait, « res fabricatas sollertia
ac ratione demonstrare atque explicare # ».
Il. — Architectes grecs et architectes romains.
Diversité des conditions sociales. Maîtres et écoles.
En Grèce, des écoles anciennement fondées dans différentes
cités par des architectes célèbres” avaient perpétué les bonnes
disciplines à travers des générations d'ingénieurs, à la fois
1. Il est intéressant de constater que la liste de Vitruve contient, avec quelques
éléments de plus, toute la série de connaissances dont on instruisait. d’après
Quintilien (Instit. or. 1:4, 8, 10, 11, 12, 14), les enfants des classes élevées qui se
destinaient aux carrières libérales, avant leur passage sous la direction du rhéteur.
Ces connaissances étaient : la grammaire et les lettres, l'histoire, la philosophie,
l'astronomie, la géométrie, l’arithmétique et la musique.
. VI, Introduction.
. Ibid.
. I, Introduction.
. V, Beulé, l'Art grec uvant Périclés.
O1 R CO ww
— 112 —
savants techniciens et artistes consommés. À Rome, des traditions
existaient depuis longtemps aussi, sans qu'il y eût précisément
d'école ouverte. La profession d'ingénieur ou d'architecte se
transmettait jadis de père en fils dans des groupes de familles,
et il semble bien que Vitruve ait été le rejeton d’une de ces vieilles
souches!. Les pères instruisaient eux-mêmes leurs enfants et
leurs proches?. C'était à ces ingénieurs que l'Etat confiait
l'exécution de ses travaux publics, soit directement, à titre
d'entrepreneurs adjudicataires, soitindirectement, parl'entremise
de redemptores, isolés ou groupés en sociétés. C'était aussi parmi
leurs élèves que se recrutaient les chefs de travaux de l’armée,
soumis, comme les ouvriers leurs subordonnés, à la juridiction du
praefectus fabrum *, et répartis dans les'légions ou affectés aux
arsenaux.
Si consciencieuse que fût, chez ces anciens professionnels
romains, la manière de pratiquer et d'enseigner leur art, la
concurrence des architectes grecs, venus nombreux à Rome
après la conquête de leur pays, produisit d’heureux résultats.
L'émulation, le contact et les lecons mêmes de ceux-ci, l'ensei-
gnement des mathématiciens et des philosophes, développèrent
forcément les connaissances théoriques de l'école romaine.
1. Le surnom de Vitruve était Pollio. Il y eut aussi Vitruvius Rufus, auteur d’un
traité d'arpentage, et plusieurs autres, tels qu'un certain Vifruvius Cerdo,C.I.L.,V,3464,
qu'on a confondus avec notre auteur, mais à tort, croit-on. (V. Mortet, Recherches
critiques sur Vitruve et son œuvre.)
2, Vitruve, VI, Introduction.
3. Le rôle du praefectus fabrum, qui se modifia dans la suite, est très imparfai-
tement connu, malgré les recherches dont il a été l’objet. (Cf. Borghesi, Œuv., v;
Mommsen, Hermès, 1; Maué, der Praefectus fabrum.) Il paraît prouvé que sous
l'empire, ce préfet n’avait pas de fonctions militaires et que les ouvriers d'armée dépen-
daient non pas de lui — en dépit de l’assertion de Végèce, 11,9 — mais du praefectus
castrorum, officier supérieur de la légion qui, à partir de Gallien, sous le nom de
praefectus legionis, fut appelé à la commander, en remplacement du légat, supprimé.
Le praefectus fabrum exerçait auprés du gouverneur de la province des fonctions non
définies, peut-être d'ingénieur en chef pour l’ensemble des travaux qui s’y exécutaient.
Mais. en tous cas, il n’aurait pas eu à ce titre une autorité sur les ouvriers militaires
plus que sur les autres.
1. Celles des Grecs étaient en effet beaucoup plus avancées. Quantité de traités
avaient été publiés en Grèce sur la construction ou des édifices ou des machines,
Vitruve, qui s'était beaucoup instruit à leur lecture, regrettait, après avoir énuméré
la longue liste de leurs auteurs, de ne trouver que deux écrivains latins ayant
abordé ces matières, Terentius Varron et P. Septimius, auteurs d’ailleurs récents, et
ayant subi eux aussi l'influence grecque. De même, tout en déclarant que Rome
avait jadis produit de grands architectes, il ne pouvait citer qu’un seul nom,
Cossutius. (VII, Introd.)
= 419
L'inconvénient fut, il est vrai, que la profession en devint beau-
coup plus mélangée ; une partie de ces maîtres grecs étaient
esclaves ; les riches Romains faisaient instruire par eux leurs
serviteurs, qui, à leur tour, pouvaient exercer le même artf. De
plus, à la faveur de la confusion créée ainsi, beaucoup de gens
se faisaient passer pour architectes qui n'avaient ni culture
scientifique, ni formation pratique, et Vitruve le déplore amère-
ment?. Mais ces intrus ne pouvaient faire illusion qu'à des
particuliers peu clairvoyants. L'Etat ne s'y laissait pas tromper,
et ne confiait qu'à des hommes éprouvés la direction de ses
travaux : le contrôle de ceux-ci était d'ailleurs sévère. On sait le
grand essor donné à ces entreprises publiques à partir du règne
d'Auguste, et la part importante qu y prit son ministre Agrippa.
Ce dernier, fort instruit dans les sciences, fut un exemple pour
les hauts fonctionnaires impériaux ses successeurs. On vit des
1. Certaines inscriptions nous font concevoir à quel degré de science pouvaient
parvenir ces esclaves ainsi instruits. Voici entre autres un verna, esclave né dans la
maison de ses maitres, et devenu professeur de calcul, auteur d'un savant traité sur
l’art qu'il enseignait; ce qui, d’autre part, prouve bien que les lecons d’arithmétique
données aux jeunes Romains, et à plus forte raison à ceux d’entre eux qui se desti-
paient à la profession d'ingénieur, ne se bornaient pas à des notions élémentaires.
CET XIV, 72
D M
MELIORIS + CALCULATORIS
VIXIT -+ ANN : XIII - HIC + TANTAE - MEMORIAE : ET : SCIENTIAE
FUIT : UT : AB - ANTIQUORUM : MEMORIA .: USQUE : IN : DIEM
FINIS + SUAE + OMNIUM +: TITULOS + SUPERAVERIT
SINGULA : AUTEM : QUAE : SCIEBAT : VOLUMINE : POTIUS
QUAM :- TITULO : SCRIBI : POTUERUNT : NAM
COMMENTARIOS : ARTIS . SUAE : QUOS . RELIGIT (sic)
PRIMUS : FECIT - ET + SOLUS : POSSET : IMITARI : SI - EUM
INIQA (sic) . FATA : REBUS + HUMANIS + NON : INVIDISSENT
SEX + AVEVSTIVS : AGREVS - VERNAE
SVO : PRAEGEPTOR (i) : INFELICISSIMUS
FECIT
EXCESSIT -+ ANNO : URBIS : CONDITAE
DCCGXCGVII
2. D'autant plus que ces ignorants arrivaient parfois à des situations lucratives.
« Animadverto ab indoctis et imperitis tantae disciplinae magnitudinem tractari, et
ab his, qui non modo architecturae sed omnino ne fabricae quidem notitiam habent. »
« Plerique.. audacia adhibita cum divitiis etiam notitiam sunt consecuti. » (Liv. VI,
Introd.)
De là aussi les divers avis exprimés sur l'architecture et les architectes. Cicéron
classait cette profession parmi les arts honorables, à côté de la médecine (De Officiis,
1, 42), tandis que Martial (1, 5. 56) l’assimilait à celle de crieur public. Il est vrai que
ce n'est là qu’une épigramme,
— 114 —
citoyens de rang élevé se préparer par des études spéciales aux
charges de curateurs dont ils pouvaient être revêtus. Dans ces
conditions, le niveau de la science des ingénieurs ne pouvait
que s'élever.
On ne peut dire d’après quelle règle générale l'instruction
théorique s'acquérait : il n'y en avait pas, à cause de la diversité
d'origine des apprentis. Mais, avant qu'il y eût des écoles spéciales
fondées par les empereurs pour ceux qui devaient entrer au
service de l'Etat, des groupes se formaient sans doute librement
autour des maîtres qui ne manquaient pas, pour chaque ordre
de science. Il était ensuite facile d'entrer comme aide au service
d'un architecte privé, jusqu'à ce que l’on pût exercer la profession
à son compte.
Te Ingénieurs militaires et civils.
C'était aussi dans l’armée qu’on pouvait, une fois l'instruction
générale acquise, apprendre et pratiquer le métier d'ingénieur.
Indépendamment des travaux de campagne et de siège, les
troupes étaient fréquemment employées à de grands travaux
d'utilité publique !. Sous l'empire, les ouvriers et ingénieurs mili-
taires, non seulement accompagnaient l’armée, mais en faisaient
partie intégrante, les ouvriers comme simples légionnaires, les
ingénieurs avec des situations à part qu'il est difficile de bien
définir. Chargés d'étudier et de faire exécuter, souvent par un
immense personnel, des ouvrages techniques de la plus haute
importance, ils étaient certainement pourvus à la fois d’une
autorité effective, et d'avantages matériels considérables. Et
cependant la plupart des architecti militaires que nous font
connaître les inscriptions sont désignés par la qualité de milites ;
1. Le C.I.L., VII, donne, pour la seule province de Bretagne, la mention de
128 travaux exécutés par les légions. Voir aussi au C.I. L., VIII, les nombreuses
inscriptions rappelant les travaux exécutés par la IT° légion Awgusta, seulement
pour le camp et la ville de Lambèse. (Cf. Cagnat, L'Armée romaine d'Afrique,
p. 43i et suiv.) On pourra trouver encore quelques renseignements sur ces travaux
des armées romaines dans notre ouvrage : Les aqueducs romains de Lyon, p. 368,
— 115 —
plusieurs sont veterani ou evocati Augusli!, un seul est sous-
officier ?. Cette sorte d'anomalie peut s’expliquer ainsi : en tant
que combattants, leur grade ne les distingue pas de la troupe;
en tant que chefs de travaux, leur emploi les met fort au-dessus.
Il y avait d’ailleurs, assurément, des degrés dans la hiérarchie
de ces emplois techniques, soit d’après le talent et l'instruction,
soit d'après les spécialités; un arpenteur ou un niveleur (metator
ou mensor, libralor) était probablement au-dessous de l'archi-
tectus proprement dit. Mais nous ne pouvons là-dessus rien dire
d’assuré.
Les architectes civils figurent en assez grand nombre * dans les
1. Cette appellation désignait, comme on sait, les vétérans qui reprenaient du
service après leur libération. Sous l'empire, ils formèrent à Rome un corps d'élite,
dépendant du préfet du prétoire; un certain nombre d’entre eux étaient détachés,
dans les provinces, avec des missions spéciales, auprès des différents légats légion-
naires.
2. Ce sous-officier est T. Flavius Rufus (C. I. L., XI, 20), soldat à la XIT° cohorte
urbaine, puis corniculaire Au préfet de l’annone, bénéficiaire du préfet du prétoire,
trésorier de la garde prétorienne et architecte dans le même corps.
La garde prétorienne nous donne encore (C. I. L., X, 1757), Cissonius Apulis.
« C. Cissonio, À. f. Hor. Apuli veterano coh (ortis secundae) pr (aetoriae) architecto
Augustorum, Patricia Trophime, etc... »
Un autre appartient aux equites singulares : T. Aelius Martialis; il n’est désigné
que par sa qualité d’'architectus equituin singularium Augusli. (C. I. L., VI, 3182.)
Dans les légions, nous trouvons M. Cornelius Festus (C. I. L., VIII, 2850) et
(C. I. L., VI, 2725) C. Vedennius Moderatus.
C. VEDENNIVS C.F. QUI (rin@) MODERATVS
ANTIO, MILIT (@vit) IN LEG (ione) XVI GALL (ica) A (nnis) x
TRAN(S)LATVS IN COH (ortem) IX PR (æ£oriant) IN QUA
MILIT (GUit) ANN (is) VIII. MISSUS HONESTA MISSION (e)
REVOC (alus) AB 1MP (eralore) FAGT (us) EVOC (alus) AUG (usti)
ARCHITECT (4S) ARMAMENT (arius) 1MP (eratoris) EVOC (atus)
ANN (is) XXII DONIS MILITARIB (US) DONAT (us) BIS
AB DIVO VESP (asiano) ET iMP (eralore) DOMITIANO (Aug.).
C. 1. L., XII, 723 et X. 5371. est mentionné un ingénieur de la flotte, Cælius,
architectus navalis; de même, X, 2372, C. Vettius, ingénieur de la flotte de Misène.
Assez nombreuses sont les inscriptions relatives aux mensores.
Les armées de Lambèse, à elles seules, en ont fourni une demi-douzaine (C. I. L.,
VIII, 2564, 2856, 2857, 2935, 2946, 3028). C'est là aussi que l’on à retrouvé (VIII, 2728),
le nom et l’histoire fort intéressante du librator Lollius, constructeur de l’aqueduc
de Saldae (Bougie). V. notre ouvrage Les aqueducs romains de Lyon, p. 292.
3. Dans le Corpus Inscriptionum latinarum, on peut relever, parmi les ingénieurs
civils, ceux qui figurent aux numéros suivants :
Ingenui. — II, 2259. — III, 6588. — V, 3464. — VI, 9153. — X, 1443. — X, 6126.
— X, 8093. — XII, 186.
Liberti. — V, 1886. — V, 2095. — VI, 8724-8725. — VI, 9151-9152-9154. — IX, 1052.
— X, 841. — X, 1614. — XT, 3945. — Dans ce nombre, quatre seulement sont liberti
Auguslorum : VI, 5738-8724-8725-9151.
Servi. — VI, 8726. — VII, 1082. — IX, 2886. — X, 8146. — X, 4587, — XII, 2993,
— Le premier seul est esclave impérial,
inscriptions, et se répartissent entre les trois conditions sociales,
hommes libres, affranchis et esclaves. Ces derniers, et même
les affranchis, sont en grande majorité des architectes privés.
Cela s'explique assez bien d'après ce qui a été dit plus haut de
l'instruction technique très développée que les riches particuliers,
par un calcul intéressé, faisaient donner à leurs esclaves. Mais
les empereurs eux-mêmes n'ont pas négligé ce moyen; dans
leurs familles d'esclaves, ils instituèrent de bonne heure des
écoles (paedagogia)!, qui leur fournirent un excellent personnel
de chefs subalternes pour les divers services publics ?. Quant aux
directeurs de grandes entreprises, souvent eux-mêmes entre-
preneurs responsables (redemptores), ils étaient de condition
libre, ou au moins affranchis. Faute de documents précis, il faut
toutelois, sur de pareilles questions, se montrer fort réservé.
Bien peu de monuments, à Rome ou dans les provinces
romaines, portent le nom des architectes qui les firent élever.
Les quelques lignes que Tacite (Ann., XV, 42) consacre à
rappeler le nom, le génie et l'audace de deux ingénieurs de
Néron, Severus et Celer, ne nous renseignent pas sur leur
condition*. Tout ce que nous pouvons conclure du récit de
l'historien, c’est qu'ils avaient, sans compter, puisé au trésor
impérial pour construire la fameuse Maison d'or, tracer et
planter les merveilleux jardins qui l’environnaient:; et qu'ils
avaient fait agréer par Néron le projet d’un gigantesque travail,
1. Cf. C. I. L. — VI, 8965, 8966, 8967, 8971, 8989.
2. C'étaient probablement des affranchis issus des pacdagogia que ces deux
architectes attachés à la Cura aquarum, et dont parle Frontin (de Ag. 119) en
termes qui font comprendre que leur rôle se bornaïit à surveiller l'entretien habituel
des aqueducs.
3. Le souverain s'en attribuait tout l'honneur. C'était bien conforme à l'usage des
anciennes monarchies. Lucien raconte le plaisant stratagème de ce Socrate de Cnide.
constructeur du phare d'Alexandrie, qui, obligé d'inscrire sur son ouvrage le seul
nom de Ptolémée Philadelphe, grava son propre nom dans un espace en creux quil
recouvrit de plâtre ; sur la surface ainsi aplanie. il traça celui du roi, Quelques
années après, le plâtre s'étant détaché, le nom de l'architecte apparut, indélébile,
(Lucien, Quoi. hist. conscrib.)
1. Tacite ne les désigne pas par leur qualité d'archilerti. «+ Magistris et machina-
toribus Severo et Celere », dit-il. Mais ces deux mots de snagister et machinalor ne
sont pas des titres; mis comme ici à l'ablatif absolu, ils indiquent seulement que
les deux personnages ont dirigé et combine le travail. (Cf. Ruggiero, Disionario,
article architectus, où se trouve exprimée une idée différente.)
E ee
MD
qui ne put être achevé. Mais ces deux personnages étaient-ils
attachés à la personne de l’empereur, comme esclaves ou
affranchis, ou bien étaient-ils engagés par libre contrat ? La
question ne peut guère être résolue !.
IV. — Ingénieurs officiels des empereurs.
Influence et faveur croissantes.
Ce qu’il y a de certain, c’est que les empereurs cherchèrent
de plus en plus à tenir ainsi des architectes constamment à leur
disposition : véritables ingénieurs d'Etat, et fonctionnaires
officiels. Les travaux à exécuter dans les provinces exigeaient
des hommes de l’art qu'on ne trouvait pas souvent sur les lieux,
sauf en Grèce, et les gouverneurs s’adressaient parfois au prince
lui-même pour qu'il leur en envoyât*. L'empereur Hadrien
pourvut à tout, en rassemblant autour de luicomme une phalange
d'ingénieurs, qui l'accompagnèrent dans ses nombreux voyages,
et furent l’un ici, l’autre là, préposés aux travaux qu'entre-
prirent sous son impulsion quantité de villes de l'empire.
Cet empereur, qui vivait dans la familiarité de ses architectes,
était architecte lui-même”, et architecte des plus instruits :
1. Si des documents nouveaux doivent être recueillis sur les ingénieurs anciens,
il semble que c'est de préférence l'Orient et l'Egypte qui sont appelés à les fournir.
On peut attendre beaucoup des papyrus égyptiens. Tout dernièrement M. Bouché-
Leclercq a extrait des papyrus de Gourob la matière d’une notice sur les travaux de
desséchement et d'irrigation du Fayoûm, dirigés par l'ingénieur Cléon, sous
Ptolémée IL Philadelphe. « Les papyrus provenant des bureaux de l’ingénieur Cléon,
donnent une foule de détails sur l'emploi et le prix des matériaux, terrassements,
manœuvres de vannes; sur les canaux, l'entretien des ponts et des routes, les
salaires des ouvriers, l’observance du repos décadaire, attestée par les comptes
mensuels qui déduisent les décades de la somme des journées de travail et aussi
de la somme des salaires. » Il y à même des allusions à des grèves ouvrières, à des
violences exercées par le personnel sur certains chefs. Après avoir présidé pendant
6 ou 7 ans à la direction des travaux, ce Cléon fut disgracié par le roi, et remplacé
par un autre ingénieur nommé Théodore, qui avait été son subordonné et son
auxiliaire. (Comptes rendus de l'Ac.des Inscr.et Belles-Lettres, janvier 1908, p. 23.)
2. Pline le Jeune, étant gouverneur de Bithynie, sollicitait de l’empereur Trajan,
tantôt un architecte pour un théâtre et pour des bains (Lettres, X, 48), tantôt un
ingénieur aussi, un niveleur (libralorem, vel architectum) pour un projet de canal.
(Zbid., L.) L'empereur lui répondait qu’il ne pouvait en manquer, étant près de la
Grèce, à laquelle Rome même s’adressait pour en avoir.
3. Dion Cassius, LXIX, 4 et suiv.
— 118 —
arithmeticae, geometriae peritissimus, dit son biographet. Aussi
discutait-il les plans qu’on lui soumettait, et parfois imposait
les siens. L'on a dit que sa villa de Tibur avait été exécutée en
partie d'après ses dessins ?.
Ses successeurs continuèrent pour la plupart à s'occuper
beaucoup de ce recrutement d'architectes. Alexandre Sévère,
qui, selon son biographe, Lampride, s’occupait non seulement
l'astrologie (mathesis), mais de toutes sortes d'arts et de sciences,
en particulier de géométrie (geometriam fecit)?, prit des mesures
pour étendre le plus possible l’enseignement dans toutes les
branches, particulièrement dans l'art de l'ingénieur, et de
façon à ce que cet enseignement fût accessible même aux
citoyens pauvres; à cet effet, il institua un traitement de l'Etat
pour les professeurs. La même mesure fut renouvelée par
Constantin ; en outre, ce prince engagea, par l'espoir des
récompenses et des privilèges, les jeunes gens qui avaient reçu
une éducation distinguée à se livrer à l'étude et à la pratique de
l'architecture ?.
Un peu plus tard, nous trouvons un architecte élevé aux plus
hauts honneurs, Alypius d'Antioche, confident de l'empereur
Julien et intendant de province î. Puis c’est la grande école
1. Spartien, Vita Hadriani, 13.
2. Dion Cassius, loc. cit.
3. Aelius Lampridius, Vie d'Alexandre Sévère, 27.
4. Lampride, Vie d'Alexandre Sévére, 44. « Rhetoribus, grammaticis, medicis,
haruspicibus, mathematicis, mechanicis, architectis salaria instituit et auditoria
decrevit; et discipulos cum annonis pauperum filios, modo ingenuos, dari jussit. »
On peut inférer, croyons-nous, de l'expression modo ingenuos (pourvu qu'ils fussent
de condition libre), que dans l’intention des empereurs, le savoir de l'ingénieur devait
être plus particulièrement réservé aux hommes libres.
5. Code Théod., XII, INT, 1. « Imp. Constantinus A. ad Felicem. — Architectis
quam plurimis opus est; sed quia non sunt, sublimitas tua in provinciis africanis
ad hoc studium eos impellat, qui £d annos ferme duodeviginti nati liberales litteras
degustaverint. Quibus ut hoc gratum sit, tam ipsos quam eorum parentes ab his,
quae personis injungi solent, volumus esse immunes, ipsisque qui docent salarium
competens statui. » (334 ap. J.-C.)
Ibid. : « Imp. Constantius et Constans a. a. ad Leontium praefectum praetorio. —
Mechanicos et geometras et architectos qui divisiones partium omnium incisiones-
que servant mensurisque et institutis operam fabricationi stringunt, et eos, qui
aquarum inventos ductus et modos docili libratione ostendunt, in par studium
docendi atque discendi nostro sermone perpellimus. Itaque immunitatibus gaudeant
et suscipiant docendos qui docere sufficiunt. » (344.)
6. Julian. Epist, XXIX et XXX. — Il fut chargé de rebâtirle temple de Jérusalem.
— 119 —
d'architecture qui, sous Justinien, donne les Anthémius de Tralles,
et les Isidore de Milet, les célèbres auteurs de Sainte-Sophie
de Constantinople. Cette école est honorée et soutenue comme
elle le mérite : elle produit de belles et fortes œuvres !. À Rome,
où l’empire avait succombé, la faveur accordée aux architectes
avait survécu, mais leur art et leur science fléchissaient.
Cassiodore, ministre de Théodoric, écrivait au nom de son
maitre à l'architecte Aloysius, à Ravenne, à l’occasion de
certaines réparations de thermes et d’autres édifices à Rome :
« Vous marchez immédiatement devant notre personne, au
milieu d'un nombreux cortège, ayant la verge d’or à la main,
prérogative qui, en vous rapprochant si près de nous, annonce
que c’est à vous que nous avons confié l'exécution de notre
palais. » Cette fois la juste mesure des honneurs était dépassée.
Et ce fut dès lors la décadence.
En définitive, si les documents nous font défaut pour établir
de façon précise et assurée comment se recrutaient et se formaient
les ingénieurs sous l'empire romain, et pour distinguer nette-
ment leurs catégories diverses et la hiérarchie de leurs emplois,
nous possédons du moins deux données certaines. La première
procède de l'examen des travaux effectués par ces ingénieurs :
il révèle un art méthodique qu’une simple pratique de métier
aurait été insuffisante à soutenir. Et c’est de là que nous sommes
partis. D'autre part, et c'était le but principal de cette étude,
en parcourant, à travers l'étendue des connaissances scientifiques
de l’époque romaine celles qui pouvaient préparer et conduire
aux applications pratiques, nous avons apprécié les ressources
qu'elles étaient susceptibles de fournir à l’ingénieur chargé des
travaux publics. L'œuvre de celui-ci s'explique sans difficulté,
1]. Procope, De aedificiis I. 1. — Ammien Marcellin, XXII. 1, 2, 3.
— 120 —
si on le suppose muni de ces connaissances, et ne s'explique
œuère sans elles. Nous tenons donc fortement les deux bouts de
la chaîne. Quant aux anneaux intermédiaires, c'est-à-dire aux
moyens par lesquels se propageait l'instruction, nous imaginons
plutôt, il est vrai, leur combinaison idéale que nous ne connais-
sons leur système réel. Mais nous savons cependant que les
diverses sciences, théoriques et pratiques, s’enseignaient à Rome
régulièrement sous l'empire, et que les futurs ingénieurs étaient
mis à même de les acquérir. La tradition des écoles grecques,
importée dans la capitale du monde, y avait fait naître le zèle
fécond de l’enseignement privé et public; puis était venue la
fondation d'écoles officielles, entretenues ou encouragées par le
pouvoir impérial. Une élite d'ingénieurs pouvait de la sorte se
former et se perpétuer. Tout cela sans doute est déjà connu, et
à la vérité c’est peu de chose. Mais en jetant un regard attentif
sur de semblables notions qu'on à pris soin de grouper pour
former un tout, on en aperçoit plus distinctement les lacunes.
On ressent et l'on inspire le désir de combler ces vides. Et la
science finit par être accessible à ceux qui la cherchent ainsi de
bonne foi.
TABLE DES MATIÈRES
PAGES,
ENINN PROPOSE NME RAIN TN IT NAN li LUNA I-XJII
INDECBIBHIOGRAPHIQUE.. LULU TeNCE HART DIUNINOE XV-X VIII
L'ECRAN RER RE PR A RE ue l
CHAPITRE PREMIER
Arithmétique.
I. — La Science des nombres chez les Grecs. Son étendue et ses
ÉRIC done AC ACER APR ORAN ROSE 5]
II. — Systèmes grecs et latins de numération..................... 8
III, — Mode de calcul usuel par les cailloux et l’abaque......... .. 14
MR Divers types d'apaques. see: teens tee. docs 24
Calcul par les doiots.::....:..115.....40: he eme 29
CHAPITRE II
Géométrie.
GE OMEtTIeMhÉOPIQUE metres dense sen deco eee 33
II. — Géométrie appliquée. Son étendue d’après les écrits de
ÉRÉLOMAEA IR ANOTIE RE Mn re co e ML en or 38
CHAPITRE III
Arpentage et nivellement.
I. — Instruments d'arpentage. La groma............ CHENE RL CRE Lo
IT. — La dioptre de Héron d'Alexandrie. Description.............. 5)
IT. — Problèmes d'arpenteurs et d'ingénieurs résolus parla dioptre 62
M Le chormpate deWVITEUVE. Nestes. RE 14
==.199
sa.
CHAPITRE IV
Mécanique et hydraulique.
I. — Principes généraux de mécanique ............. Re
II. — Machines de soulèvement et de traction....., ......, .... 82
IT. — Machines à moteurs animés, pour élever l'eau............. 89
IV. — Principes de physique. Equilibre et mouvement de l'air et
de Teaus. 212.2. TN die 20 1° ORPES 92
V. —Pompes et machines hydrauliques .... ...:........... 4 98
VI:-—"Hydraulique des conduites d'eau... .,2,,.. 1.271008 100
VII. — Hydrologie ...... se en ne 08 Re Te LE e UE OUT OI RSS 102
VIIT. — Mécanique de la construction. Perspective et dessin...... 104
CHAPITRE V
Formation et condition des ingénieurs.
I. — Instruction théorique et culture générale.......... ........ 109
IT. — Architectes grecs et architectes romains. Diversité des
conditions sociales. Maîtres et écoles....... see SRE RE 111
I::— Ingénieurs militaires et.civils.2.0..:.0.. 2 RS 114
IV. — Ingénieurs officiels des empereurs. Influence et faveur
CTOÏSSANTES Sec. 2e erluse dcr CRE s2 8850 117
arte
ERRATA
, à droite, lignes l et 2; au lieu de C 1/4 d’obole, 9 1/2 obole, lire e) 1/4 d'obole,
: obole.
û 6, note 6, au lieu de euroouous, lire Eurencuns.
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toriques jusqu'aux Croisades, pour servirauclassementdes enceintes
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