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Full text of "Essai sur l'inégalité des races humaines"

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ESSAI 

SUR  L'INÉGALITÉ 


RACES   HUMAINES. 


TOME  I. 


TYPOGRAPHIE  FIH.MIN-DIDOT.  —  MKSNIL  (F.URK). 


ESSAI 


t' 


UR  L'INÉGALITÉ 


DES 


RACES   HUMAINES, 


Le  Comte  de   GOBINEAU, 

(ICIF.S    MTSISTRR    DB   PRASCB    EN'    PERSE,   EN   GRÈCE,   AU     BRÉSIIi  ET    ES   Sn^IDE, 
MEMBRE   PE   I-A  SOCri:TÉ   ASIATIQnB   TIE    PARIS. 


TOME  PREMIER. 


DEUXIÈME    ÉDITION, 

PrécM^'O  tVun  avant-propos  et  rt'nne  hiog^raphie  «le  l'antonr. 


PARIS, 
LIBRAIRIE  DE  FIRMIN-DIDOT   ET  C^% 

IMPRIMEURS    DE    l/lNSTITUT,  RUE    JACOB,    r)6. 

1««A 


SEEN  BY 

PRESERVAT  îOisI 

SERVICES 

r:illl     T     1    1Q09 


DEDICACE 

DE    LA   PREMIÈKE   ÉDITION    (1854). 

A  SA  MAJESTÉ 

GEORGES  V 

BOI   DE   HANOVBE. 


SlRE, 

J'ai  l'honneur  d'offrir  ici  à  Votre  Majesté  le 
fruit  de  longues  méditations  et  d'études  favorites, 
souvent  interrompues ,  toujours  reprises. 

Les  événements  considérables ,  révolutions ,  guer- 
res sanglantes ,  renversements  de  lois ,  qui ,  depuis 
trop  d'années,  ont  agi  sur  les  États  européens, 
tournent  aisément  les  imaginations  vers  l'examen 
des  faits  politiques.  Tandis  que  le  vulgaire  n'en 
considère  que  les  résultats  immédiats  et  n'admire 
ou  ne  réprouve  que  rétincelle  électrique  dont  ils 
frappent  les  intérêts,  les  penseurs  plus  graves  cher- 
chent à  découvrir  les  causes  cachées  de  si  terribles 


n 


ij  A  SA   MAJESTE   GEORGES  V, 

ébranlements ,  et ,  descendant  la  lampe  à  la  main 
dans  les  sentiers  obscurs  de  la  philosophie  et  de 
l'histoire,  ils  vont  demander  à  l'analyse  du  cœur 
humain  ou  à  l'examen  attentif  des  annales  le  mot 
d'une  énigme  qui  trouble  si  fort  et  les  existences  et 
les  consciences. 

Comme  chacun ,  j'ai  ressenti  ce  que  l'agitation 
des  époques  modernes  inspire  de  soucieuse  curio- 
sité .  Mais ,  en  appliquant  à  en  comprendre  les  mo- 
biles toutes  les  forces  de  mon  intelligence,  j'ai  vu 
l'horizon  de  mes  étonnements,  déjà  si  vaste,  s'a- 
grandir encore.  Quittant,  peu  à  peu,  je  l'avoue, 
l'observation  de  l'ère  actuelle  pour  celle  des  pério- 
des précédentes ,  puis  du  passé  tout  entier,  j'ai  réuni 
ces  fragments  divers  dans  un  ensemble  immense, 
et,  conduit  par  l'analogie,  je  me  suis  tourné  ,  pres- 
que malgré  moi,  vers  la  divination  de  l'avenir  le 
plus  lointain.  Ge  n'a  plus  été  seulement  les  causes 
directes  de  nos  tourmentes  soi-disant  réformatrices 
qu'il  m'a  semblé  désirable  de  connaître  :  j'ai  aspiré 
à  découvrir  les  raisons  plus  hautes  de  cette  identité 
des  maladies  sociales  que  la  connaissance  la  plus 
imparfaite  des  chroniques  humaines  suffit  à  faire 
remarquer  dans  toutes  les  nations  qui  furent  jamais, 
qui  sont,  comme,  selon  toute  vraisemblance,  dans 
celles  qui  seront  un  jour. 

Je  crus ,  d'ailleurs ,  apercevoir,  pour  de  tels  tra- 
vaux des  facilités  particulières  à  l'époque  présente. 
Si,  par  ses  agitations,  elle  pousse  à  la  pratique 


I 


BOI  DE   HANOVRE,  UJ 

d'une  sorte  de  chimie  historique,  elle  en  facilite 
aussi  les  labeurs.  Le  brouillard  épais,  les  ténèbres 
profondes  qui  nous  cachaient ,  depuis  une  date  im- 
mémoriale, les  débuts  des  civilisations  différentes 
de  la  nôtre ,  se  lèvent  et  se  dissolvent  aujourd'hui  au 
soleil  de  la  science.  Une  merveilleuse  épuration  des 
méthodes  analytiques,  après  avoir,  sous  les  mains 
de  Niebuhr,  fait  apparaître  une  Rome  ignorée  de 
Tite-Live ,  nous  découvre  et  nous  explique  aussi  les 
vérités  mêlées  aux  récits  fabuleux  de  l'enfance  hel- 
lénique. Vers  un  autre  point  du  monde ,  les  peu- 
ples germains ,  longtemps  méconnus ,  se  montrent 
à  nous  aussi  grands,  aussi  majestueux  que  les  écri- 
vains du  Bas-Empire  nous  les  avaient  dits  barbares. 
L'Egypte  ouvre  ses  hypogées ,  traduit  ses  hiérogly- 
phes, confesse  l'âge  de  ses  pyramides.  L'Assyrie 
dévoile  et  ses  palais  et  leurs  inscriptions  sans  fin , 
naguère  encore  évanouies  sous  leurs  propres 
décombres.  L'Iran  de  Zoroastre  n'a  su  rien  cacher 
aux  puissantes  investigations  de  Burnouf ,  et  l'Inde 
primitive  nous  raconte,  dans  les  Védas,  des  faits 
bien  proches  du  lendemain  de  la  création.  De  l'en- 
semble de  ces  conquêtes,  déjà  si  importantes  en 
elles-mêmes ,  résulte  encore  une  compréhension 
plus  juste  et  plus  large  d'Hérodote,  d'Homère  et  sur- 
tout des  premiers  chapitres  du  Livre  saint ,  cet 
abîme  d'assertions  dont  on  n'admire  jamais  assez  la 
richesse  et  la  rectitude  lorsqu'on  l'aborde  avec  un 
esprit  suffisamment  pourvu  de  lumières. 


iv  A.    SA   MAJESTE    GEORGES   V, 

Tant  de  découvertes  inattendues  ou  inespérées  ne 
se  placent  pas ,  sans  doute ,  au-dessus  des  atteintes 
de  toute  critique.  Elles  sont  loin  de  présenter,  sans 
lacunes ,  les  listes  des  dynasties ,  renchaînement  ré- 
gulier des  règnes  et  des  faits.  Cependant,  au  milieu 
de  leurs  résultats  incomplets,  il  en  est  d'admira- 
bles ,  pour  les  travaux  qui  m'occupent ,  il  en  est  de 
plus  fructueux  que  ne  sauraient  l'être  les  tables 
chronologiques  les  mieux^  suivies.  Ce  que  j'y  re- 
cueille avec  joie ,  c'est  la  révélation  des  usages,  des 
mœurs ,  jusqu'aux  portraits ,  jusqu'aux  costumes  des 
nations  disparues.  On  connaît  désormais  l'état  de 
leurs  arts.  On  aperçoit  toute  leur  vie,  physique  et 
morale ,  publique  et  privée ,  et  il  nous  est  devenu 
possible  de  reconstruire,  au  moyen  des  matériaux 
les  plus  authentiques ,  ce  qui  fait  la  personnalité  des^ 
races'et  le  principal  critérium  de  leur  valeur. 

Devant  un  tel  amoncellement  de  richesses  toutes' 
neuves  ou  tout  nouvellement  comprises ,  personne 
n'est  plus  autorisé  à  prétendre  expliquer  le  jeu  com- 
phqué  des  rapports  sociaux ,  les  motifs  des  élévations 
et  des  décadences  nationales  avec  l'unique  secours 
des  considérations  abstraites  et  purement  hypothé- 
tiques qu'une  philosophie  sceptique  peut  fournir. 
Puisque  les  faits  positifs  abondent  désormais ,  qu'ils 
surgissent  de  partout ,  se  relèvent  de  tous  les  sépul- 
cres ,  et  se  dressent  sous  la  main  de  qui  veut  les  in- 
terroger, il  n'est  plus  loisible  d'aller,  avec  les  théo- 
riciens révolutionnaires ,  amasser  des  nuages  pour 


I 


ROI   DE   HANOVBE.  V 

en  former  des  hommes  fantastiques  et  se  donner  le 
plaisir  de  faire  mouvoir  artificiellement  des  chimè- 
res dans  des  milieux  politiques  qui  leur  ressemblent. 
La  réalité ,  trop  notoire ,  trop  pressante ,  interdit  de 
tels  jeux,  souvent  impies,  toujours  néfastes.  Pour 
décider  sainement  des  caractères  de  l'humanité ,  le 
tribunal  de  l'histoire  est  devenu  le  seul  compétent. 
C'est  d'ailleurs,  j'en  conviens,  un  arbitre  sévère, 
un  juge  bien  redoutable  à  évoquer  à  des  époques 
aussi  tristes  que  celle-ci. 

Non  pas  que  le  passé  soit  lui-même  immaculé.  Il 
contient  tout ,  et^  à  ce  titre  ,  on  en  obtient  l'aveu  de 
bien  des  fautes  et  l'on  y  découvre  plus  d'une  hon- 
teuse défaillance.  Les  hommes  d'aujourd'hui  se- 
raient même  en  droit  de  faire ,  devant  lui ,  trophée 
de  quelques  mérites  qui  lui  manquent.  Mais,  si, 
pour  repousser  leurs  accusations ,  il  vient  soudain 
à  évoquer  les  ombres  grandioses  des  périodes  hé- 
roïques, que  diront-ils?  S'il  leur  reproche  d'avoir 
compromis  la  foi  reUgieuse ,  la  fidélité  pohtique ,  le 
culte  du  devoir,  que  répondre?  S'il  leur  affirme 
qu'ils  ne  sont  plus  aptes  qu'à  poursuivre  le  défri- 
chement de  connaissances  dont  les  principes  ont  été 
reconnus  et  exposés  par  lui;  s'il  ajoute  que  l'anti- 
que vertu  est  devenue  un  objet  de  risée  ;  que  l'éner- 
gie a  passé  de  l'homme  à  la  vapeur;  que  la  poésie 
s'est  éteinte ,  que  ses  grands  interprètes  ne  vivent 
plus;  que  ce  qu'on  nomme  des  intérêts  se  ravale 
aux  considérations  les  plus  mesquines  ;  qu'alléguer? 


VJ  A   SA  MAJESTÉ   GEORGES   V, 

Rien ,  sinon  que  toutes  les  belles  choses ,  tombées 
dans  le  silence ,  ne  sont  pas  mortes  et  qu'elles  dor- 
ment; que  tous  les  âges  ont  vu  des  périodes  de 
transition,  époques  où  la  souffrance  lutte  avec  la 
vie  et  d'où  ceUe-ci  se  détache ,  à  la  fin ,  victorieuse 
et  resplendissante ,  et  que ,  puisque  la  Chaldée  trop 
vieillie  fut  remplacée  jadis  par  la  Perse  jeune  et  vi- 
goureuse ,  la  Grèce  décrépite  par  Rome  virile  et  la 
domination  abâtardie  d'Augustule  par  les  royaumes 
des  nobles  princes  teutoniques ,  de  même  les  races 
modernes  obtiendront  leur  rajeunissement. 

C'est  là  ce  que  j'ai  moi-même  espéré  un  instant, 
un  bien  court  instant,  et  j'aurais  voulu  répondre 
immédiatement  à  l'Histoire  pour  confondre  ses  ac- 
cusations et  ses  sombres  pronostics ,  si  je  n'avais  été 
frappé  de  cette  considération  accablante,  que  je 
me  hâtais  trop  d'avancer  une  proposition  dénuée 
de  preuves.  Je  voulus  en  chercher,  et  ainsi  j'étais 
ramené  sans  cesse ,  par  ma  sympathie  pour  les  ma- 
nifestations de  l'humanité  vivante,  à  approfondir 
davantage  les  secrets  de  l'humanité  morte. 

C'est  alors  que,  d'inductions  en  inductions,  j'ai 
dû  me  pénétrer  de  cette  évidence,  que  la  question 
ethnique  domine  tous  les  autres  problèmes  de  l'his- 
toire, en  tient  la  clef,  et  que  l'inégalité  des  races 
dont  le  concours  forme  une  nation,  suffit  à  expli- 
quer tout  l'enchaînement  des  destinées  des  peuples. 
11  n'est  personne,  d'ailleurs,  qui  n'ait  été  frappé 
de   quelque   pressentiment   d'une   vérité   si  écla- 


BOI   DE   HANOVRE.  Vij 

tante.  Chacun  a  pu  observer  que  certains  groupes 
humains ,  en  s'abattant  sur  un  pays ,  y  ont  trans- 
formé jadis,  par  une  action  subite,  et  les  habitudes 
et  la  vie,  et  que,  là  où,  avant  leur  arrivée,  régnait 
la  torpeur,  ils  se  sont  montrés  habiles  à  faire  jaillir 
une  activité  inconnue.  C'est  ainsi,  pour  en  citer  un 
exemple,  qu'une  puissance  nouvelle  fut  préparée 
à  la  Grande-Bretagne  par  l'invasion  anglo-saxonne, 
au  gré  d'un^arrêt  de  la  Providence  qui, en  conduisant 
dans  cette  île  quelques-uns  des  peuples  gouvernés 
par  le  glaive  des  illustres  ancêtres  de  Votre  Majesté  , 
se  réservait ,  comme  le  remarquait ,  un  jour,  avec 
profondeur,  une  Auguste  Personne ,  de  rendre  aux 
deux  branches  de  la  même  nation  cette  même  mai- 
son souveraine,  qui  puise  ses  droits  glorieux  aux 
sources  lointaines  de  la  plus  héroïque  origine. 

Après  avoir  reconnu  qu'il  est  des  races  fortes  et 
qu'il  en  est  de  faibles ,  je  me  suis  attaché  à  observer 
de  préférence  les  premières ,  à  démêler  leurs  apti- 
tudes, et  surtout  à  remonter  la  chaîne  de  leurs  gé- 
néalogies. En  suivant  cette  méthode,  j'ai  fini  par  me 
convaincre  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand ,  de  noble, 
de  fécond  sur  la  terre ,  en  fait  de  créations  humai- 
nes ,  la  science  ,  l'art ,  la  civilisation ,  ramène  l'ob- 
servateur vers  un  point  unique ,  n'est  issu  que  d'un 
même  germe ,  n'a  résulté  que  d'une  seule  pensée , 
n'appartient  qu'à  une  seule  famille  dont  les  diffé- 
rentes branches  Qnt  régné  dans  toutes  les  contrées 
policées  de  l'Univers. 


viij  A   SA   MAJESTÉ   GEORGES    V, 

L'exposition  de  cette  synthèse  se  trouve  dans  ce 
livre ,  dont  je  viens  déposer  l'hommage  au  pied  du 
trône  de  Votre  Majesté.  Il  ne  m'appartenait  pas, 
et  je  n'y  ai  pas  songé ,  de  quitter  les  régions  élevées 
et  pures  de  la  discussion  scientifique  pour  descendre 
sur  le  terrain  de  la  polémique  contemporaine.  Je 
n'ai  cherché  à  éclaircir  ni  l'avenir  de  demain ,  ni 
celui  même  des  années  qui  vont  suivre.  Les  pé- 
riodes que  je  trace  sont  amples  et  larges.  Je  débute 
avec  les  premiers  peuples  qui  furent  jadis,  pour 
chercher  jusqu'à  ceux  qui  ne  sont  pas  encore.  Je  ne 
calcule  que  par  séries  de  siècles.  Je  fais ,  en  un 
mot ,  de  la  géologie  morale.  Je  parle  rarement  de 
l'homme ,  plus  rarement  encore  du  citoyen  ou  du  ) 
sujet,  souvent,  toujours  des  différentes  fractions 
ethniques ,  car  il  ne  s'agit  pour  moi ,  sur  les  cimes 
où  je  me  suis  placé ,  ni  des  nationalités  fortuites ,  ni 
même  de  l'existence  des  États ,  mais  des  races ,  des 
sociétés  et  des  civilisations  diverses. 

En  osant  tracer  ici  ces  considérations,  je  me  sens 
enhardi,  Sire,  par  la  protection  que  l'esprit  vaste  et 
élevé  de  Votre  Majesté  accorde  aux  efforts  de  l'intel- 
ligence et  par  l'intérêt  plus  particulier  dont  Elle 
honore  les  travaux  de  l'érudition  historique.  Je  ne 
saurais  perdre  jamais  le  souvenir  des  précieux 
enseignements  qu'il  m'a  été  donné  de  recueillir  de 
la  bouche  de  Votre  Majesté,  et  j'oserai  ajouter  que 
je  ne  sais  qu'admirer  davantage  des  connaissances 
si  brillantes ,  si  solides ,  dont  le  Souverain  du  Ha- 


« 


ROI  DE   HANOVRE.  IX 

novre  possède  les  moissons  les  plus  variées ,  ou  du 
généreux  sentiment  et  des  nobles  aspirations  qui 
les  fécondent  et  assurent  à  ses  peuples  un  règne  si 
prospère. 

Plein  d'une  reconnaissance  inaltérable  pour  les 
bontés  de  Votre  Majesté  ,  je  La  prie  de  daigner 
accueillir 

L'expression  du  profond  respect  avec  lequel 
j'ai  l'honneur  d'être, 

Sire, 

De  Votre  Majesté, 

Le  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

A.  DE  GOBINEAU. 


n 


ESSAI  SUR  L'INÉGALITÉ 


DES 


RAGES   HUMAINES. 


DEUXIÈME  ÉDITION. 


AVANT-PROPOS. 


Ce  livre  a  été  publié  pour  la  première  fois  en  1853 
(tome  I  et  tome  II)  ;  les  deux  derniers  volumes  (tome  III 
et  tome  IV)  sont  de  1853,  L'édition  actuelle  n'y  a  pas 
changé  une  ligne,  non  pas  que,  dans  l'intervalle,  des 
travaux  considérables  n'aient  déterminé  bien  des  pro- 
grès de  détail.  Mais  aucune  des  vérités  que  j'ai  émises 
n'a  été  ébranlée,  et  j'ai  trouvé  nécessaire  de  maintenir 
la  vérité  telle  que  je  l'ai  trouvée.  Jadis ,  on  n'avait  sur 
les  Races  humaines  que  des  doutes  très  timides.  On 
sentait  vaguement  qu'il  fallait  fouiller  de  ce  côté  si  l'on 
voulait  mettre  à  découvert  la  base  encore  inaperçue  do 
l'histoire  et  on  pressentait  que  dans  cet  ordre  de  no- 
tions si  peu  dégrossies,  sous  ces  mystères  si  obscurs,, 
devaient  se  rencontrer  à  de  certaines  profondeurs  les 


1 


Xij  AVANT-PROPOS.  ^^^H 

vastes  substructions  sur  lesquelles  se  sont  graduellement 
élevées  les  assises ,  puis  les  murs ,  bref  tous  les  déve- 
loppements sociaux  des  multitudes  si  variées  dont  l'en- 
semble compose  la  marqueterie  de  nos  peuples.  Mais 
on  ne  voyait  pas  la  marche  à  suivre  pour  rien  conclure. 

Depuis  la  seconde  moitié  du  dernier  siècle ,  on  rai- 
sonnait sur  les  annales  générales  et  on  prétendait, 
pourtant,  à  ramener  tous  ces  phénomènes  dont  ils  pré- 
sentent les  séries ,  à  des  lois  lixes.  Cette  nouvelle  ma- 
nière de  tout  classer,  de  tout  expliquer,  de  louer,  de 
condamner,  au  moyen  de  formules  abstraites  dont  on 
s'efforçait  de  démontrer  la  rigueur,  conduisait  naturelle- 
ment à  soupçonner,  sous  l'éclosion  des  faits,  une  force 
dont  on  n'avait  encore  jamais  reconnu  la  nature.  La 
prospérité  ou  l'infortune  d'une  nation,  sa  grandeur  et 
sa  décadence,  on  s'était  longtemps  contenté  de  les  faire 
résulter  des  vertus  et  des  vices  éclatant  sur  le  point 
spécial  qu'on  examinait.  Un  peuple  honnête  devait  être 
nécessairement  un  peuple  illustre,  et,  au  rebours,  une 
société  qui  pratiquait  trop  librement  le  recrutement 
actif  des  consciences  relâchées ,  amenait  sans  merci  la 
ruine  de  Suse,  d'Athènes,  de  Rome,  tout  comme  une 
situation  analogue  avait  attiré  le  châtiment  final  sur  les 
cités  décriées  de  la  Mer  Morte. 

En  faisant  tourner  de  pareilles  clefs,  on  avait  cru 
ouvrir  tous  les  mystères;  mais,  en  réalité,  tout  res- 
tait clos.  Les  vertus  utiles  aux  grandes  agglomérations 
doivent  avoir  un  caractère  bien  particulier  d'égoïsme 
collectif  qui  ne  les  rend  pas  pareilles  à  ce  qu'on  appelle 
vertu  chez  les  particuliers.  Le  bandit  Spartiate ,  l'usurier 
romain  ont  été  des  personnages  publics  d'une  rare  ef 
ficacité ,  bien  qu'à  en  juger  au  point  de  vue  moral ,  et 


à 


AVANT-PROPOS.  Xiij 

Lysandre  et  Gaton  fussent  d'assez  méchantes  gens  ;  il 
fallut  en  convenir  après  réflexion  et ,  en  conséquence , 
si  on  s'avisait  de  louer  la  vertu  chez  un  peuple  et  de 
dénoncer  avec  indignation  le  vice  chez  un  autre ,  on  se 
vit  obligé  de  reconnaître  et  d'avouer  tout  haut  qu'il  ne 
s'agissait  pas  là  de  mérites  et  de  démérites  intéressant 
la  conscience  chrétienne ,  mais  bien  de  certaines  apti- 
tudes ,  de  certaines  puissances  actives  de  l'âme  et  même 
du  corps ,  déterminant  ou  paralysant  le  développement 
de  la  vie  dans  les  nations,  ce  qui  conduisit  à  se  deman- 
der pourquoi  l'une  de  celles-ci  pouvait  ce  que  l'autre 
ne  pouvait  pas,  et  ainsi  on  se  trouva  induit  à  avouer  que 
c'était  un  fait  résultant  de  la  race. 

Pendant  quelque  temps  on  se  contenta  de  cette  dé- 
claration à  laquelle  on  ne  savait  comment  donner  la 
précision  nécessaire.  C'était  un  mot  creux,  c'était  une 
phrase,  etaucune  époque  ne  s'est  jamais  payée  de  phrases 
et  n'en  a  eu  le  goût  comme  celle  d'à  présent.  Une  sorte 
d'obscurité  translucide  qui  émane  ordinairement  des 
mots  inexpliqués  était  projetée  ici  par  les  études  phy- 
siologiques et  suffisait ,  ou,  du  moins,  on  voulut  quelque 
temps  encore  s'en  contenter.  D'ailleurs,  on  avait  un 
peu  peur  de  ce  qui  allait  suivre.  On  sentait  que  si  la 
valeur  intrinsèque  d'un  peuple  dérive  de  son  origine , 
il  fallait  restreindre ,  peut-être  supprimer  tout  ce  qu'on 
appelle  Égalité  et ,  en  outre ,  un  peuple  grand  ou  misé- 
rable ne  serait  donc  ni  à  louer,  ni  à  blâmer.  Il  en  se- 
rait comme  de  la  valeur  relative  de  l'or  et  du  cuivre. 
On  reculait  devant  de  tels  aveux. 

Fallait-il  admettre,  en  ces  jours  de  passion  enfantine 
pour  l'égalité,  qu'une  hiérarchie  si  peu  démocratique 
existât  parmi  les  fils  d'Adam?  combien  de  dogmes,  aussi 


XIV  ~  AVANT-PBOPOS. 

bien  philosophiques  que  religieux,  se  déclaraient  prêts 
à  ré  clamer  I 

Tandis  qu'on  hésitait,  on  marchait  pourtant;  les  dé- 
couvertes s'accumulaient  et  leurs  voix  se  haussaient  et 
exigeaient  qu'on  parlât  raison.  La  géographie  racon- 
tait ce  qui  s*étalait  à  sa  vue  ;  les  collections  regorgeaient 
de  nouveaux  types  humains.  L'histoire  antique  mieux 
étudiée,  les  secrets  asiatiques  plus  révélés,  les  traditions 
américaines  devenues  accessibles  comme  elles  ne  l'é- 
taient pas  auparavant,  tout  proclamait  l'importance  de 
la  race.  Il  fallait  se  décider  à  entrer  dans  la  question 
telle  qu'elle  est. 

Sur  ces  entrefaites,  se  présenta  un  physiologiste, 
M.  Pritchard,  historien  médiocre ,  théologien  plus  mé- 
diocre encore ,  qui  voulant  surtout  prouver  que  toutes 
les  races  se  valaient,  soutint  qu'on  avait  tort  d'avoir  peur 
^t  se  donna  peur  à  lui-même.  Il  se  proposa  non  pas  de 
savoir  et  de  dire  la  vérité  des  choses ,  mais  de  rassurer 
la  philanthropie.  Dans  cette  intention,  il  cousut  les  uns 
aux  autres  un  certain  nombre  de  faits  isolés ,  observés 
plus  ou  moins  bien  et  qui  ne  demandaient  pas  mieux 
que  de  prouver  l'aptitude  innée  du  nègre  de  Mozam- 
bique, et  du  Malais  des  îles  Mariannes  à  devenir  de 
fort  grands  personnages  pour  peu  que  l'occasion  s'en 
présentât.  M.  Pritchard  fut  néanmoins  grandement  à 
estimer  par  cela  seul  qu'il  toucha  réellement  à  la  diffi- 
culté. Ce  fut,  il  est  vrai,  par  le  petit  côté,  mais  ce  fut 
pourtant  et  on  ne  saurait  trop  lui  en  savoir  gré. 

J'écrivis  alors  le  livre  dont  je  présente  ici  la  seconde 
édition.  Depuis  qu'il  a  paru,  des  discussions  nombreuses 
ont  eu  lieu  à  son  sujet.  Les  principes  en  ont  été  moins 
combattus  que  les  applications  et  surtout  que  les  con- 


AVANT-PROPOS.  XV 

clusions.  Les  partisans  du  progrès  illimité  ne  lui  ont 
pas  été  favorables.  Le  savant  Ewald  émettait  l'avis  que 
c'était  une  inspiration  des  catholiques  extrêmes  ;  l'école 
positiviste  l'a  déclaré  dangereux.  Cependant  des  écri- 
vains qui  ne  sont  ni  catholiques  ni  positivistes,  mais 
qui  possèdent  aujourd'hui  une  grande  réputation,  en 
ont  fait  entrer  incognito ,  sans  l'avouer,  les  principes 
et  même  des  parties  entières  dans  leurs  œuvres  et ,  en 
somme,  Fallmereyer  n'a  pas  eu  tort  de  dire  qu'on  s'en 
servait  plus  souvent  et  plus  largement  qu'on  n'était  dis- 
posé à  en  convenir. 

Une  des  idées  maîtresses  de  cet  ouvrage,  c'est  la 
grande  influence  des  mélanges  ethniques ,  autrement  dit 
des  mariages  entre  les  races  diverses.  Ce  fut  la  première 
fois  qu'on  posa  cette  observation  et  qu'en  en  faisant  res- 
sortir les  résultats  au  point  de  vue  social ,  on  présenta 
cet  axiome  que  tant  valait  le  mélange  obtenu ,  tant  va- 
lait la  variété  humaine  produit  de  ce  mélange  et  que  les 
progrès  et  les  reculs  des  sociétés  ne  sont  autre  chose 
que  les  effets  de  ce  rapprochement.  De  là  fut  tirée  la 
théorie  de  la  sélection  devenue  si  célèbre  entre  les  mains 
de  Darwin  et  plus  encore  de  ses  élèves.  Il  en  est  ré- 
sulté, entre  autres,  le  système  de  Buckle,  et  par  l'écart 
considérable  que  les  opinions  de  ce  philosophe  présen- 
tent avec  les  miennes ,  on  peut  mesurer  l'éloignement 
relatif  des  routes  que  savent  se  frayer  deux  pensées 
hostiles  parties  d'un  point  commun.  Buckle  a  été  in- 
terrompu dans  son  travail  par  la  mort ,  mais  la  saveur 
démocratique  de  ses  sentiments  lui  a  assuré,  dans  ces 
temps-ci,  un  succès  que  la  rigueur  de  ses  déductions 
ne  justifie  pas  plus  que  la  solidité  de  ses  connaissances. 

Darwin   et  Buckle  ont  créé   ainsi   les   dérivations 


I 


XVJ  AVANT-PROPOS. 

principales  du  ruisseau  que  j'ai  ouvert.  Beaucoup  d'au- 
tres ont  simplement  donné  comme  des  vérités  trouvées 
par  eux-mêmes  ce  qu'ils  copiaient  chez  moi  en  y  mêlant 
tant  bien  que  mal  les  idées  aujourd'hui  de  mode. 

Je  laisse  donc  mon  livre  tel  que  je  l'ai  fait  et  je  n'y 
changerai  absolument  rien.  C'est  l'exposé  d'un  système, 
c'est  l'expression  d'une  vérité  qui  m'est  aussi  claire  et 
aussi  indubitable  aujourd'hui  qu'elle  me  l'était  au  temps 
011  je  l'ai  professée  pour  la  première  fois.  Les  progrès 
des  connaissances  historiques  ne  m'ont  fait  changer 
d'opinion  en  aucune  sorte  ni  dans  aucune  mesure.  Mes 
convictions  d'autrefois .  sont  celles  d'aujourd'hui ,  qui 
n'ont  incliné  ni  à  droite  ni  à  gauche ,  mais  qui  sont  res- 
tées telles  qu'elles  avaient  poussé  dès  le  premier  moment 
où  je  les  ai  connues.  Les  acquisitions  survenues  dans  le 
domaine  des  faits  ne  leur  nuisent  pas.  Les  détails  se 
sont  multipliés,  j'en  suis  aise.  Ils  n'ont  rien  altéré  des 
constatations  acquises.  Je  suis  satisfait  que  les  témoi- 
gnages fournis  par  l'expérience  aient  encore  plus  dé- 
montré la  réalité  de  l'inégalité  des  Races, 

J'avoue  que  j'aurais  pu  être  tenté  de  joindre  ma 
protestation  à  tant  d'autres  qui  s'élèvent  contre  le  dar- 
winisme. Heureusement,  je  n'ai  pu  oublier  que  mon 
livre  n'est  pas  une  œuvre  de  polémique.  Son  but  est  de 
professer  une  vérité  et  non  de  faire  la  guerre  aux  erreurs. 
Je  dois  donc  résister  à  une  tentation  belliqueuse.  C'est 
pourquoi  je  me  garderai  également  de  disputer  contre  ce 
prétendu  approfondissement  de  l'érudition  qui,  sous  le 
nom  d'études  préhistoriques ,  ne  laisse  pas  que  d'avoir 
fait  dans  le  monde  un  bruit  assez  sonore.  Se  dispenser 
de  connaître  et  surtout  d'examiner  les  documents  les 
plus  anciens  de  tous  les  peuples,  c'est  comme  une  règle, 


AVANT-PBOPOS.  XVIJ 

toujours  facile,  de  ce  prétendu  genre  de  travaux.  C'est 
une  manière  de  se  supposer  libre  de  tous  renseigne- 
ments ;  on  déclare  ainsi  la  table  rase ,  et  l'on  se  trouve 
parfaitement  autorisé  à  l'encombrer  à  son  choix  de  tel- 
les hypothèses  qui  peuvent  convenir  et  que  l'on  peut 
mettre  où  l'on  suppose  le  vide.  Alors,  on  dispose  tout  à 
son  gré  et ,  au  moyen  d'une  phraséologie  spéciale ,  en 
supputant  les  temps,  par  âges  de  pierre ,  de  bronze,  de 
fer,  en  substituant  le  vague  géologique  à  des  approxima- 
tions de  chronologie  qui  ne  seraient  pas  assez  surpre- 
nantes ,  on  parvient  à  se  mettre  l'esprit  dans  un  état  de 
surexcitation  aiguë ,  qui  permet  de  tout  imaginer  et  de 
tout  trouver  admissible.  Alors  au  milieu  des  incohé- 
rences les  plus  fantasques ,  on  ouvre  tout  à  coup ,  dans 
tous  les  coins  du  globe  terrestre,  des  trous,  des  caves, 
des  cavernes  de  l'aspect  le  plus  sauvage ,  et  on  en  fait 
sortir  des  amoncellements  épouvantables  de  crânes  et 
de  tibias  fossiles,  de  détritus  comestibles,  d'écaillés 
d'huîtres  et  d'ossements  de  tous  les  animaux  possibles 
et  impossibles,  taillés,  gravés,  éraflés,  polis  et  non  polis, 
de  haches,  de  têtes  de  flèches,  d'outils  sans  noms  ;  et 
le  tout  s'écroulant  sur  les  imaginations  troublées ,  aux 
fanfares  retentissantes  d'une  pédanterie  sans  pareille, 
les  ahurit  d'une  manière  si  irrésistible  que  les  adeptes 
peuventsansscrupule,avecsirJohnLubbocketM.  Evans, 
héros  de  ces  rudes  labeurs,  assigner  à  toutes  ces  belles 
choses  une  antiquité,  tantôt  de  cent  mille  années,  tan- 
tôt une  autre  de  cinq  cent  mille ,  et  ce  sont  des  diffé- 
rences d'avis  dont  on  ne  s'explique  pas  le  moins  du 
monde  le  motif. 

Il  faut  savoir  respecter  les  congrès  préhistoriques  et 
leurs  amusements.  Le  goût  en  passera  quand  de  pareils 


XViij  AVANT-PBOPOS. 

excès  auront  été  poussés  encore  un  peu  plus  loin,  et 
que  les  esprits  rebutés  réduiront  simplement  à  rien  tou- 
tes ces  folies.  A  dater  de  cette  réforme  indispensable  on 
enlèvera  enfin  les  haches  de  silex  et  les  couteaux 
d'obsidienne  aux  mains  des  anthropoïdes  de  M.  le  pro- 
fesseur Haeckel ,  gens  qui  en  font  un  si  mauvais  usage. 
Ces  rêveries,  dis-je,  passeront  d'elles-mêmes.  On  les 
voit  déjà  passer.  L'ethnologie  a  besoin  de  jeter  ses  gour- 
mes avant  de  se  trouver  sage.  Il  fut  un  temps,  et  il  n'est 
pas  loin,  où  les  préjugés  contre  les  mariages  consanguins 
étaient  devenus  tels  qu'il  fut  question  de  leur  donner  la 
consécration  de  la  loi.  Epouser  une  cousine  germaine 
équivalait  à  frapper  à  l'avance  tous  ses  enfants  de  sur- 
dité et  d'autres  affections  héréditaires.  Personne  ne 
semblait  réfléchir  que  les  générations  qui  ont  précédé 
la  nôtre ,  fort  adonnées  aux  mariages  consanguins ,  n'ont 
rien  connu  des  conséquences  morbides  qu'on  prétend 
leur  attribuer;  que  les  Séleucides,  les  Ptolémées,  les 
Incas,  époux  de  leurs  sœurs,  étaient,  les  uns  et  les  au- 
tres ,  de  très  bonne  santé  et  d'intelligence  fort  accep- 
table, sans  parler  de  leur  beauté,  généralement  hors 
ligne.  Des  faits  si  concluants,  si  irréfutables,  ne  pou- 
vaient convaincre  personne ,  parce  qu'on  prétendait  uti- 
liser, bon  gré  mal  gré ,  les  fantaisies  d'un  libéralisme , 
qui,  n'aimant  pas  l'exclusivité  chapitrale,  était  con- 
traire à  toute  pureté  du  sang,  et  l'on  voulait  autant  que 
possible  célébrer  l'union  du  nègre  et  du  blanc  d'où 
provient  le  mulâtre.  Ce  qu'il  fallait  démontrer  dange- 
reux, inadmissible,  c'était  une  race  qui  ne  s'unissait  et 
ne  se  perpétuait  qu'avec  elle-même.  Quand  on  eut  suf- 
fisamment déraisonné ,  les  expériences  tout  à  fait  con- 
cluantes du  docteur  Broca  ont  rejeté  pour  toujours  un 


AVANT-PIIOPOS.  XIX 

paradoxe  que  les  fantasmagories  du  même  genre  iront 
rejoindre  quand  leur  fin  sera  arrivée. 

Encore  une  fois ,  je  laisse  ces  pages  telles  que  je  les 
ai  écrites  à  l'époque  où  la  doctrine  qu'elles  contiennent 
sortait  de  mon  esprit ,  comme  un  oiseau  met  la  tête  hors 
du  nid  et  cherche  sa  route  dans  l'espace  où  il  n'y  a  pas 
de  limites.  Ma  théorie  a  été  ce  qu'elle  était,  avec  ses 
faiblesses  et  sa  force,  son  exactitude  et  sa  part  d'erreurs, 
pareille  à  toutes  les  divinations  de  l'homme.  Elle  a  pris 
son  essor,  elle  le  continue.  Je  n'essaierai  ni  de  raccour- 
cir, ni  d'allonger  ses  ailes,  ni  moins  encore  de  rectifier 
son  vol.  Qui  me  prouverait  qu'aujourd'hui  je  le  diri- 
gerais mieux  et  surtout  que  j'atteindrais  plus  haut 
dans  les  parages  de  la  vérité?  Ce  que  je  pensais  exact, 
je  le  pense  toujours  tel  et  n'ai,  par  conséquent,  aucun 
motif  d'y  rien  changer. 

Aussi  bien  ce  livre  est  la  base  de  tout  ce  que  j'ai  pu 
faire  et  ferai  par  la  suite.  Je  l'ai ,  en  quelque  sorte,  com- 
mencé dès  mon  enfance.  C'est  l'expression  des  instincts 
apportés  par  moi  en  naissant.  J'ai  été  avide,  dès  le  pre- 
mier jour  011  j'ai  réfléchi,  et  j'ai  réfléchi  de  bonne  heure, 
de  me  rendre  compte  de  ma  propre  nature ,  parce  que 
fortement  saisi  par  cette  maxime  :  «  Connais-toi  toi- 
même,  »  je  n'ai  pas  estimé  que  je  pusse  me  connaître, 
sans  savoir  ce  qu'était  le  milieu  dans  lequel  je  venais 
vivre  et  qui ,  en  partie ,  m'attirait  à  lui  par  la  sympa- 
thie la  plus  passionnée  et  la  plus  tendre ,  en  partie  me 
dégoûtait  et  me  remplissait  de  haine,  de  mépris  et  d'hor- 
reur. J'ai  donc  fait  mon  possible  pour  pénétrer  de  mon 
mieux  dans  l'analyse  de  ce  qu'on  appelle ,  d'une  façon 
un  peu  plus  générale  qu'il  ne  faudrait,  l'espèce  humaine, 
et  c'est  cette  étude  qui  m'a  appris  ce  que  je  raconte  ici. 


XX  AVANX-PilOfOS.  J^M 

Peu  à  peu  est  sortie,  pour  moi,  de  cette  théorie,  l'ob- 
servation plus  détaillée  et  plus  minutieuse  des  lois  que 
j'avais  posées.  J'ai  comparé  les  races  entre  elles.  J'en  ai 
choisi  une  au  milieu  de  ce  que  je  voyais  de  meilleur 
et  j'ai  écrit  V Histoire  des  Perses,  pour  montrer  par 
l'exemple  de  la  nation  aryane  la  plus  isolée  de  tou- 
tes ses  congénères  ,  combien  sont  impuissantes ,  pour 
changer  ou  brider  le  génie  d'une  race ,  les  différences 
de  climat,  de  voisinage  et  les  circonstances  des  temps. 

C'est  après  avoir  mis  fin  à  cette  seconde  partie  de  ma 
tâche  que  j'ai  pu  aborder  les  difflcultés  de  la  troisième, 
cause  et  but  de  mon  intérêt.  J'ai  fait  l'histoire  d'une 
famille ,  de  ses  facultés  reçues  dès  son  origine ,  de  ses 
aptitudes ,  de  ses  défauts ,  des  fluctuations  qui  ont  agi 
sur  ses  destinées,  et  j'ai  écrit  l'histoire  d'Ottar  Jarl, 
pirate  norvégien,  et  de  sa  descendance.  C'est  ainsi  qu'a- 
près avoir  enlevé  l'enveloppe  verte,  épineuse,  épaisse 
de  la  noix ,  puis  l'écorce  ligneuse ,  j'ai  mis  à  découvert  le 
noyau.  Le  chemin  que  j'ai  parcouru  ne  mène  pas  à  un 
de  ces  promontoires  escarpés  où  la  terre  s'arrête ,  mais 
bien  à  une  de  ces  étroites  prairies ,  où  la  route  restant 
ouverte ,  l'individu  hérite  des  résultats  suprêmes  de  la 
race ,  de  ses  instincts  bons  ou  mauvais,  forts  ou  faibles, 
et  se  développe  librement  dans  sa  personnalité. 

Aujourd'hui  on  aime  les  grandes  unités ,  les  vastes 
amas  où  les  entités  isolées  disparaissent.  C'est  ce  qu'on 
suppose  être  le  produit  de  la  science.  A  chaque  époque, 
celle-ci  voudrait  dévorer  une  vérité  qui  la  gêne.  Il  ne 
faut  pas  s'en  effrayer.  Jupiter  échappe  toujours  à  la  vo- 
racité de  Saturne,  et  l'époux  et  le  lils  de  Rhée,  dieux, 
l'un  comme  l'autre,  régnent,  sans  pouvoir  s"entre-dé- 
truire,  sur  la  majesté  de  l'univers. 


BIOGRAPHIE. 


Le  comte  de  Gobineau  est  mort  à  Turin  le  13  octobre 
4882,  sans  avoir  pu  voir  la  seconde  édition  du  livre 
que  nous  réimprimons.  Né  à  Ville-d'Avray  le  14  juillet 
1816,  il  venait  d'atteindre  sa  soixante-septième  an- 
née; mais  l'âge  n'avait  pas  éteint  son  ardeur  au  travail, 
et  le  poème  d'Amadis,  qui  sera  prochainement  publié 
en  entier,  montrera  la  hauteur  à  laquelle  s'était  main- 
tenue jusqu'à  la  fin  cette  rare  intelligence. 

M.  de  Gobineau  était  fils  d'un  officier  de  la  garde 
royale  et  descendait  d'une  branche  de  la  grande  fa- 
mille normande  de  Gournay  qui  s'était  établie  en 
Guyenne  au  quatorzième  siècle.  Son  grand-père  faisait 
partie  du  parlement  de  Bordeaux. 

Dans  un  livre  très  curieux  publié  en  1879  et  intitulé  : 
Histoire  d'Ottar  Jarl  et  de  sa  descendance,  il  a  raconté 
les  vicissitudes  de  sa  famille. 

Il  passa  ses  premières  années  à  Paris  et  dans  les  en- 
virons. Vers  l'âge  de  douze  ans,  il  fut  envoyé  pour  son 
éducation  en  Suisse  et  habita  surtout  Bienne.  Il  avait 
conservé  un  bon  souvenir  de  cette  petite  ville ,  de  son 
lac  et  de  l'île  de  Saint-Pierre  rendue  si  célèbre  par  les 
descriptions  de  Rousseau.  C'est  là  que  ses  premières 
lectures  le  charmèrent,  qu'il  apprit  l'allemand,  et  qu'il 


XXIJ  BIOGRAPHIE. 

commença,  comme  par  instinct,  à  réfléchir  sur  la 
question  des  races. 

Quand  il  revint  en  France,  ce  fut  pour  gagner  le  fond 
de  la  Bretagne,  où  son  père  s'était  retiré ,  après  avoir 
quitté  le  service  à  la  suite  de  la  Révolution  de  1830. 

Il  vécut  là  quelque  temps ,  dans  un  milieu  de  légi- 
timisme  provincial  fort  respectable  mais  fort  étroit,  et 
qui  ne  pouvait  qu'ennuyer  un  jeune  homme  déjà  plein 
d'ardeur  et  de  curiosité  d'esprit. 

Il  vint  donc  à  Paris  dès  qu'il  le  put,  et  comme  tant 
d'autres  il  chercha  sa  voie.  Les  opinions  légitimistes  de 
sa  famille  l'empêchaient  d'entrer  dans  une  carrière.  Il 
n'avait  pas  de  fortune  et  un  frère  aîné  de  son  père,  assez 
riche  et  quinteux,  était  intermittent  dans  ses  libéra- 
lités. 

Ce  fut  une  période  difficile  qui  se  prolongea  jusqu'en 
1848. 

Cependant  ceux  qui  l'approchaient  se  rendaient  déjà 
compte  de  sa  grande  valeur.  Des  travaux  littéraires 
publiés  dans  le  Journal  des  Débats  avaient  été  appréciés, 
et  la  famille  de  Serre ,  la  famille  des  deux  peintres  Ar}' 
et  Henri  Scheffor,  et  celle  d'Alexis  de  Tocquoville,  pour 
ne  citer  que  les  noms  les  plus  connus,  l'entouraient 
d'estime  et  d'affection.  Aussi  quand  ce  dernier,  devint 
ministre  des  affaires  étrangères,  il  n'hésita  pas  à  nom- 
mer M.  de  Gobineau  au  poste  de  chef  de  son  cabinet. 

On  sait  l'histoire  de  ce  ministère  qui ,  autant  et  plus 
qu'un  fameux  cabinet  anglais  du  commencement  de  ce 
siècle,  aurait  mérité  le  nom  de  «  ministère  de  tous  les 
talents  ».  Il  portait  ombrage  au  prince  Louis-Napoléon, 
qui  lui  fit  une  sourde  guerre  et  finit  par  s'en  débar- 
rasser. 


I 


BIOGRAPHIE.  XXiij 

M.  de  Tocqueville  se  retira  sans  vouloir  rien  donner 
ni  demander;  mais  le  ministre  par  intérim  des  affaires 
étrangères,  le  général  de  La  Hitte,  ancien  camarade  du 
père  de  M.  de  Gobineau  à  la  garde  royale,  s'intéressa  à 
son  fils  et  le  nomma  secrétaire  d'ambassade  à  Berne. 

Ce  fut  un  .choix  heureux.  La  position  matérielle  de 
M.  de  Gobineau  était  assurée.  Sa  carrière  lui  laissait 
des  loisirs.  Il  se  livra  au  travail,  et  le  livre  dont  nous 
présentons  aujourd'hui  la  seconde  édition  au  public 
fut  composé  vers  cette  époque  à  Berne,  puis  à  Hanovre 
et  à  Francfort  oii  il  fut  successivement  envoyé. 

Le  coup  d'État  de  1851  ne  modifia  pas  sa  situation. 
Il  ne  l'accueillit  pas  avec  le  môme  déplaisir  que  le 
firent  ses  amis.  Il  avait  un  certain  goût  pour  la  force, 
et  la  basse  et  féroce  populace  métisse  des  grandes  villes 
lui  inspirait  un  profond  dégoût. 

A  Francfort  il  connut  deux  personnages  bien  diffé- 
rents :  le  terrible  futur  grand  chancelier  qui  s'apprêtait  à 
porter  le  fer  et  le  feu  dans  l'œuvre  de  M.  de  Metternich , 
et  le  baron  de  Prockesh,  le  dernier  disciple  du  prudent 
homme  d'État  autrichien ,  qui  devait  représenter  si 
longtemps  l'Autriche  en  Turquie  avec  tant  de  sagesse 
et  de  dignité.  Il  ne  conserva  pas  de  rapports  ultérieurs 
avec  le  premier,  mais  il  se  lia  avec  le  second  d'une  ami- 
tié qui  ne  se  démentit  jamais  et  dont  fait  foi  une  longue 
correspondance  du  plus  grand  intérêt ,  qui  sera  peut-être 
publiée  quelque  jour. 

En  1854  il  fut  nommé  premier  secrétaire  en  Perse  et 
partit  à  la  fin  de  l'année.  Il  ne  revint  en  Europe  qu'au 
printemps  de  1858.  Il  avait  gagné  Téhéran  par  l'Egypte 
et  le  golfe  Persique.  A  son  retour,  il  vit  l'Arménie  et 
Gonstantinople.  Ce  moment  fut  le  plus  heureux  de  sa  vie. 


XXIV  BIOGRAPHIE. 

L'Orient  l'avait  attiré  dès  sa  première  jeunesse.  Avant 
l'âge  de  vingt  ans  il  étudiait  la  langue  persane.  Il  l'ap- 
prit à  fond  à  Téhéran  et  put  entretenir  des  rapports  d'a- 
mitié intellectuelle  avec  les  docteurs  et  les  philoso- 
phes les  plus  célèbres  de  la  Perse.  Au  lieu  de  se  livrer 
à  des  amusements  futiles  ou  aux  plaintes  ordinaires 
contre  un  poste  lointain,  peu  en  vue,  il  s'initiait  pro- 
fondément à  cette  vie ,  à  ces  idées  si  différentes  des  nô- 
tres, et  que  nos  esprits  offusqués  par  les  vanteries  d'un 
siècle  sans  bonne  foi  ont  tort  de  dédaigner  à  la  légère. 

Rentré  en  France,  il  publia  Trois  ans  en  Asie.  Ce  livre 
charmant  respire  le  bonheur.  Ce  fut  l'impression  de 
M.  de  Prockesh,  qui  lui  écrivait  le  20  novembre  1859  : 
«  Je  suis  dans  vos  Trois  ans  en  Asie.  Depuis  longtemps  je 
n'ai  rien  lu  de  plus  frais.  C'est  une  promenade  sous  les 
sycomores  de  Schoubra.  C'est  la  marche  à  travers  une 
prairie  parsemée  de  fleurs  comme  un  tapis  de  Perse  et 
011  les  odeurs  et  les  couleurs  (frères  jumeaux  d'une  jeune 
mère)  vous  enguirlandent  tout  joyeux.  » 

En  4861,  un  Voyage  à  Terre-Neuve,  livre  également 
plein  d'une  verve  joyeuse,  est  dû  à  une  mission  qui 
lui  fut  donnée  pour  traiter  la  question  des  pêcheries  du 
banc  de  Terre-Neuve  avec  les  commissaires  du  gouver- 
nement anglais. 

Cette  même  année ,  à  l'automne,  nommé  ministre ,  il 
reprit  le  chemin  de  la  Perse  où  il  resta  deux  ans.  A  son 
retour,  il  traversa  toute  la  Russie. 

Il  avait  avec  lui  à  Téhéran  un  attaché  d'un  caractère 
un  peu  étrange,  mais  plein  d'audace  et  de  vivacité  d'es. 
prit.  M.  de  Rochechouart  voua  une  profonde  affection 
à  son  chef,  et  le  livre  qu'il  écrivit  plus  tard  sur  la  Chine, 
où  il  fut  chargé  d'affaires  avant  d'aller  mourir  encore 


BIOGRAPHIE.  XXV 

jeune  à  Saint-Dominique,  montre  l'influence  que  les 
idées  de  M.  de  Gobineau  eurent  sur  sa  pensée. 

A  cette  époque,  la  Russie  n'était  pas  encore  maîtresse 
de  l'Asie  centrale.  Entre  cette  puissance  envahissante 
et  l'Angleterre  redoutée  depuis  longtemps  par  les  prin- 
ces asiatiques  ,  il  y  avait  une  place  toute  marquée  pour 
une  grande  influence  de  la  France ,  qui  maintenait  l'é- 
quilibre. Notre  prestige  était  encore  intact. 

Par  ses  rapports  exceptionnels  avec  les  dépositaires 
de  la  science  asiatique,  M.  de  Gobineau  avait  les  moyens 
d'ouvrir  le  chemin  difficile  des  khanats  de  l'Asie  cen- 
trale à  M.  de  Rochechouart  qui  s'offrait  pour  cette  in- 
téressante mission. 

Le  ministère  des  afl'aires  étrangères  refusa  son  con- 
sentement. On  y  accueillait  avec  défiance  les  idées  de 
M,  de  Gobineau.  On  y  prononçait  sans  doute  à  leur 
sujet  le  mot  définitif  de  chimérique;  puis,  trop  fier,  trop 
délicat  pour  se  faire  valoir  lui-même,  M.  de  Gobineau 
négligeait  peut-être  trop  entièrement  cet  art  de  la  mise 
en  scène  qui  devient  quelquefois  nécessaire. 

Aussi,  en  1864,  au  lieu  de  l'envoyer  à  Gonstantinople 
où  sa  connaissance  de  l'Orient  et  des  Orientaux  pouvait 
rendre  de  si  grands  services,  ce  fut  le  poste  secondaire 
d'Athènes  qu'on  lui  offrit.  Il  y  passa  quatre  aAs.  Il 
avait  des  sympathies  pour  la  Grèce  ;  les  merveilleux  ho- 
rizons de  l'Attique  plaisaient  à  ses  yeux. 

Le  Traité  des  inscriptions  cunéiformes,  V Histoire  des 
Perses,  les  Religions  eu  les  philosophies  de  l'Asie  centrale 
datent  de  cette  époque  et  de  ce  milieu  favorable  au  tra- 
vail. Il  se  remit  aussi  à  la  poésie ,  qui  avait  été  une  des 
joies  de  sa  jeunesse,  et  VAphroessa  fut  composée  alors. 
Non  content  de  cette  activité  littéraire  et  comme  ins- 

b    ■ 


XXVJ  BIOGRAPHIE. 

pire  par  les  restes  de  la  grande  période  artistique  de 
la  Grèce,  il  s'adonna  à  la  sculpture  et  arriva  bien  vite  ;\ 
des  résultats  remarquables  par  l'intensité  de  vie  et  d'ex, 
pression. 

En  1868  M.  de  Gobineau  fut  envoyé  à  Rio-Janeiro.  II 
trouvait  au  Brésil  une  race  très  mêlée ,  un  climat  éner- 
vant. Il  n'était  pas  sensible  à  la  beauté  de  la  nature  tro- 
picale sur  laquelle  tant  de  phrases  ont  été  faites  et  qui 
est  si  inférieure  à  celle  de  la  zone  tempérée.  Il  appelait 
ces  paysages  sans  histoires  «  des  paysages  inédits  ». 
Mais  ce  lui  fut  une  grande  compensation  que  la  per- 
sonnalité si  sympathique  du  souverain. 

L'empereur  du  Brésil  connaissait  déjà  M.  de  Gobi- 
neau par  ses  œuvres ,  il  fut  heureux  de  le  voir  accrédité 
auprès  de  lui.  Les  auteurs  désappointent  souvent.  Tel 
n'était  pas  le  cas  de  M.  de  Gobineau,  causeur  étincelant 
d'esprit,  et  cependant  bon  écouteur,  chose  si  rare,  il  sé- 
duisait irrésistiblement. 

Il  charma  l'intelligence  si  ouverte  de  Don  Pedro.  Une 
sincère  amitié  se  forma  entre  eux.  Tous  les  dimanches 
ils  se  réunissaient  pour  de  longs  entretiens.  Après  le 
départ  de  M.  de  Gobineau  ils  commencèrent  une  cor- 
respondance constante;  elle  ne  fut  interrompue  que 
pendant  les  séjours  qu'ils  firent  ensemble  en  1871,  1876 
et  1877,  lors  des  voyages  de  l'empereur  en  Europe. 

Cette  correspondance,  que  nous  avons  sous  les  yeux, 
fait  le  plus  grand  honneur  à  ce  souverain  qui,  par  un 
phénomène  d'atavisme  heureux,  semble  réunir  en  lui 
les  plus  précieuses  qualités  mentales  et  physiques  des 
maisons  de  Bragance  et  de  Habsbourg. 

Le  séjour  à  Rio  avait  éprouvé  le  tempérament  do 
M.  de  Gobineau.  Il  prit  un  congé  au  printemps  de  1870 


BIOGRAPHIE.  XXViJ 

et  vint  le  passer  au  château  de  Trye ,  qu'il  avait  acheté 
en  1857 ,  après  la  mort  de  son  oncle.  Il  s'était  attaché  à 
cette  terre  qui  avait  fait  partie  autrefois  des  domaines 
de  la  race  d'Ottar  Jarl.  Il  était  maire  de  Trye,  et  mem- 
bre du  conseil  général  de  l'Oise  pour  le  canton  de 
Ghaumont-en-Vexin.  Nos  premières  défaites  le  trouvè- 
rent là.  Elles  le  désolèrent  sans  l'étonner.  Il  avait  fidè- 
lement servi  l'Empire,  qui  lui  avait  même  inspiré  beau- 
coup de  sympathie  à  son  début  ;  mais  depuis  quelques 
années  il  ne  se  faisait  plus  d'illusions  et  voyait  claire- 
ment l'abîme  vers  lequel  une  politique  d'aventures  et 
de  caprices  conduisait  la  France. 

Les  chants  de  \d. Marseillaise,  les  cris  «  à  Berlin!  »  ré- 
pugnaient à  sa  nature.  Il  ne  donnait  pas  le  nom  de  pa- 
triotisme à  ces  surexcitations  maladives  trop  communes 
chez  les  races  latines.  Il  y  voyait  des  symptômes  fu- 
nestes. 

Avec  beaucoup  de  fermeté ,  il  essaya  pourtant  d'or- 
ganiser la  résistance  autour  de  lui;  puis,  quand  l'inva- 
sion arriva,  demeuré  calme  et  digne  devant  le  vainqueur, 
raisonnant  avec  lui,  parlant  sa  langue,  il  obtint  des 
concessions  qui  allégèrent  le  poids  du  désastre  non 
seulement  à  son  canton,  mais  à  tout  le  département. 

A  l'armistice,  la  ville  de  Beauvais  lui  vota  des  remer- 
ciements publics..  On  voulait  l'envoyer  à  la  Chambre  ; 
plus  tard  il  fut  question  de  le  porter  pour  le  Sénat.  Il 
n'accepta  point  ces  candidatures.  Il  ne  se  représenta 
même  plus,  dans  la  suite,  pour  le  conseil  général. 

Il  avait  vu  de  près  bien  des  bassesses,  bien  des  lâ- 
chetés ,  et  le  suffrage  universel ,  grossier,  plein  de  mé- 
fiance pour  les  caractères  délicats  et  élevés ,  leur  ins- 
pire, en  retour,  un  inévitable  éloignement. 


^ 


AXV'llj  BIOGRAPHIE. 

Le  gouvernement  de  M.  Thiers  nomma  M.  de  Gobi- 
neau ministre  en  Suède.  Il  s'y  rendit  en  1872  et  il  y 
resta  cinq  ans.  Gomme  partout  ailleurs  il  fut  apprécié 
par  l'élément  le  plus  intelligent  de  la  société.  L'accueil 
cordial  de  quelques  âmes  d'élite  le  consola  des  souf- 
frances d'une  mauvaise  santé  et  de  beaucoup  d'autres 
chagrins.  Encouragé  par  cette  sympathie,  ce  séjour  à 
Stockholm  fut  fécond  en  nouveaux  travaux.  Dans  la  pre- 
mière partie  de  VAmadis,  il  évoque  le  moyen  âge  et  la 
personnification  la  plus  pure  de  la  race  aryane  ;  dans  la 
Renaissance,  il  fait  passer  devant  nous  bien  vivantes  les 
grandes  figures  du  seizième  siècle  italien.  Dans  le  très 
étrange  roman  les  Pléiades^  où  il  a  fait  entrer  tant  de 
ses  idées  sur  la  vie,  il  nous  représente  les  différentes 
manières  dont  un  Anglais,  un  Allemand,  un  Français  et 
un  Slave  envisagent  la  passion  de  l'amour.  Enfin ,  se 
souvenant  du  lointain  Orient,  plein  de  ce  désir  de  so- 
leil que  l'on  éprouve  pendant  les  tristes  crépuscules  et 
les  longues  nuits  du  Nord,  il  écrivait  ces  Nouvelles  Asia- 
tiques tantôt  si  spirituelles ,  tantôt  si  passionnées ,  tou- 
jours d'une  observation  si  exacte  et  qui  sont  un  des 
bijoux  les  plus  exquis  de  son  écrin. 

Un  voyage  en  Norwège,  à  l'époque  des  fêtes  du  cou- 
ronnement du  roi  Oscar  à  Drontheim ,  avait  été  pour 
M.  de  Gobineau  un  agréable  délassement.  Il  y  avait 
rencontré  une  population  aryane  assez  pure,  et  certai- 
nes descriptions  de  VAmadis  montrent  combien  il  avait 
été  frappé  par  cette  nature  sauvage  du  septentrion  où 
rOcéan  livre  à  la  terre  de  si  rudes  combats. 

En  1876,  autorisé  par  son  gouvernement,  il  accompa- 
gna l'empereur  Don  Pedro  dans  un  intéressant  voyage 
en  Russie,  à  Gonslantinople  et  en  Grèce. 


BIOGBAPHIE.  XXIX 

Il  venait  de  regagner  la  Suède  quand,  en  février  1877, 
il  fut  mis  tout  d'un  coup  à  la  retraite  par  M.  le  duc 
Decazes.  Nous  ignorons  les  raisons  de  cette  mesure  qui 
l'atteignait  dans  toute  la  plénitude  de  son  talent.  In- 
capable de  se  plaindre ,  de  solliciter,  il  ne  fit  aucune 
■observation  contre  cette  injustice,  mais  il  en  garda 
un  vif  ressentiment. 

Vis-à-vis  de  ceux  qui  gouvernaient  médiocrement,  et 
tentaient  sans  prévoyance  et  sans  énergie  un  coup 
d'État  manqué,  il  garda  une  attitude  dédaigneuse  et 
hautaine.  Il  eut  à  ce  moment  de  grands  ennuis.  Abso- 
lument désintéressé,  ne  comptant  jamais,  il  avait  laissé 
disparaître  sa  fortune.  Il  dut  se  défaire  du  château  de 
Trye,  et  la  transition  entre  une  existence  large  et  une 
vie  gênée  lui  fut  inévitablement  assez  pénible.  Ses  goûts 
étaient  cependant  d'une  telle  simplicité  qu'il  se  disait 
fait  pour  être  derviche ,  et  il  avait  raison  ;  mais  il  était 
sensible  au  plaisir  de  donner  et  il  lui  était  odieux  d'a- 
voir à  s'occuper  des  petites  économies  journalières. 

Après  un  court  séjour  à  Paris,  M.  de  Gobineau  vint 
s'établir  à  Rome,  et  c'est  là,  sauf  quelques  courses  vers 
le  Nord  en  été,  qu'il  a  passé  les  dernières  années  de  sa 
vie. 

Il  y  avait  retrouvé  des  amitiés  anciennes ,  il  s'en  fit 
de  nouvelles.  Il  s'était  remis  à  la  sculpture .  avec  une 
ardeur  extrême  ;  il  publiait  aussi  Ottar  Jarl  et  termi- 
nait la  seconde ,  puis  la  troisième  partie  de  son  beau 
poème  VAmadis. 

Mais  sa  santé  était  gravement  compromise.  L'été  de 
1879,  passé  tout  entier  en  Italie,  l'avait  laissé  sans  force 
«outre  les  influences  morbides  du  climat  de  Rome. 

Il  avait  toujours  été  sévère  pour  la  race  latine.  Il 


n 


XXX  BIOGRAPHIE. 

supportait  mal  le  contact  si  proche  de  sa  charlatanerie 
phraseuse.  Il  voyait  se  réaliser  les  prédictions  de  son 
livre  ;  mais  loin  de  se  complaire  dans  sa  divination ,  la 
rapidité  effrayante  de  la  décadence  le  remplissait  de 
tristesse  et  de  dégoût.  Il  contemplait  avec  horreur  la 
multitude,  métissée  par  les  jaunes  et  les  noirs,  et  cou- 
rant à  l'assaut  des  dernières  forteresses  des  institu- 
tions aryanes;  l'Angleterre  elle-même  corrompue  par 
les  éléments  finnois-celtes,  affaiblie,  et  poussée  vers 
la  ruine  au  bruit  sonore  des  phrases  creuses  de  ses 
criminels  rhéteurs  ;  le  monde  slave  uni  prochainement 
peut-être  au  monde  chinois  et  prêt  à  faire  une  poussée 
formidable  et  finale  sur  l'Occident  dégénéré.  Ces  idées 
pourront  paraître  exagérées  aux  observateurs  superfi- 
ciels ,  mais  elles  semblaient  incontestables  à  ce  puis- 
sant esprit.  Qui  peut  nier  que  l'agitation  nerveuse  et 
la  prostration  sénile  n'aient  augmenté,  avec  l'attente 
d'une  crise  prochaine  et  la  terreur  d'un  inconnu  redou- 
table, dans  l'année  qui  vient  de  s'écouler  depuis  la  mort 
de  M.  de  Gobineau? 

L'hiver  de  1881  à  1882  lui  fut  pénible  à  passer.  A  ses 
autres  souffrances  s'était  ajoutée  une  maladie  des  yeux 
qui  lui  enlevait  la  ressource  de  la  lecture,  de  ce  plaisir 
qui  est  une  des  récompenses  les  plus  solides  du  culte 
des  choses  de  l'esprit.  Au  printemps  il  se  rendit  à  Bay- 
reuth  auprès  du  grand  maître  Richard  Wagner,  pour 
lequel  il  avait  une  vive  admiration.  Il  y  fut  accueilli 
avec  la  sollicitude  la  plus  empressée,  mais  il  ne  put 
séjourner.  Les  médecins  l'envoyèrent  à  Gastein,  où  il 
se  sentit  mieux. 

De  là,  accompagné  par  un  ami  fidèle  qui  vint  d'Italie 
pour  faire  ce  voyage  avec  lui ,  il  se  dirigea  vers  l'Au- 


BIOGBAPHIE.  XXXJ 

vergne.  Il  y  rejoignait  ceux  de  ses  amis  qui,  parmi 
tous ,  avaient  été  les  plus  constamment  dévoués,  les  plus 
étroitement  unis  à  lui  d'esprit  et  de  sentiments.  C'est 
grâce  à  eux,  pendant  ses  dernières  années,  que  sa  pen- 
sée jouit  d'un  peu  de  calme  et  que  sa  santé  fut  entourée 
de  soins  affectueux. 

Mais  le  froid  d'un  automne  pluvieux  le  glaçait.  De 
jour  en  jour  il  demandait  en  vain  un  rayon  de  soleil. 
Le  11  octobre,  il  partait  pour  Pise;  le  13,  une  mort  su- 
bite et  imprévue  arrêtait  en  quelques  heures  ce  noble 
cœur  qui  n'avait  jamais  battu  que  pour  le  Bien  et  le 
Beau.  ' 


Paris,  1883. 


ESSAI 

SUR  L'INÉGALITÉ 


DES 


RACES   HUMAINES. 


LIVRE   PREMIER. 

CONSIDÉRATIONS  PEÉLIMINAIRES ;  DÉFINITIONS, 

RECHERCHE  ET  EXPOSITION  DES  LOIS  NATURELLES 

QUI  RÉGISSENT  LE  MONDE  SOCIAL. 


CHAPITRE  PREMIER. 

La  condition  mortelle  des  civilisations  et  des  sociétés  résulte  d'une 
cause  générale  et  commune. 

La  chute  des  civilisations  est  le  plus  frappant  et  en  même 
temps  le  plus  obscur  de  tous  les  phénomènes  de  l'histoire.  En 
effrayant  l'esprit,  ce  malheur  réserve  quelque  chose  de  si 
mystérieux  et  de  si  grandiose,  que  le  penseur  ne  se  lasse  pas 
de  le  considérer,  de  l'étudier,  de  tourner  autour  de  son  secret. 
Sans  nul  doute ,  la  naissance  et  la  formation  des  peuples  pro- 
posent à  l'examen  des  observations  très  remarquables  :  le  dé- 
veloppement successif  des  sociétés,  leurs  succès,  leurs  con- 
quêtes, leurs  triomphes,  ont  de  quoi  frapper  bien  vivement 

RACES  HUMAINES.  —  T.  I.  j 


n 


DE   L IXKGALITE 

l'imagination  et  l'attacher  ;  mais  tous  ces  faits,  si  grands  qu'on 
les  suppose,  paraissent  s'expliquer  aisément;  on  les  accepte 
comme  les  simples  conséquences  des  dons  intellectuels  '  de 
l'homme;  une  fois  ces  dons  reconnus,  on  ne  s'étonne  pas  de 
leurs  résultats;  ils  expliquent,  par  le  fait  seul  de  leur  exis- 
tence, les  grandes  choses  dont  ils  sont  la  source.  Ainsi,  pas 
de  difficultés,  pas  d'hésitations  de  ce  côté.  Mais  quand,  après 
mi  temps  de  force  et  de  gloire,  on  s'aperçoit  que  toutes  les 
sociétés  humaines  ont  leur  déclin  et  leur  chute,  tout,"S ,  dis-je, 
et  non  pas  telle  ou  telle;  quand  on  remarque  avec  quelle 
taciturnité  terrible  le  globe  nous  montre,  épars  sur  sa  surface, 
les  débris  des  civilisations  qui  ont  précédé  la  nôtre,  et  non 
seulement  des  civilisations  connues,  mais  encore  de  plusieurs 
autres  dont  on  ne  sait  que  les  noms,  et  de  quelques-unes  qui, 
gisant  en  squelettes  de  pierre  au  fond  de  forêts  presque  con- 
temporaines du  monde  (1),  ne  nous  ont  pas  même  transmis 
cette  ombre  de  souvenir;  lorsque  l'esprit,  faisant  un  retour 
sur  nos  États  modernes,  se  rend  compte  de  leur  jeunesse  ex- 
trême, s'avoue  qu'ils  ont  commencé  d'hier  et  que  certains 
d'entre  eux  sont  déjà  caducs  :  alors  on  reconnaît,  non  sans 
une  certaine  épouvante  philosophique,  avec  combien  de  ri- 
gueur la  parole  des  prophètes  sur  l'instabilité  des  choses  s'ap- 
plique aux  civilisations  comme  aux  peuples,  aux  peuples 
comme  aux  États,  aux  États  .comme  aux  individus,  et  l'on  est 
contraint  de  constater  que  toute  agglomération  humaine, 
même  protégée  par  la  complication  la  plus  ingénieuse  de 
liens  sociaux,  contracte,  au  jour  même  où  elle  se  forme,  et 
caché  parmi  les  éléments  de  sa  vie,  le  principe  d'une  mort 
inévitable. 

Mais  que!  est  ce  principe?  Est-il  uniforme  ainsi  que  le  ré- 
sultat qu'il  amène ,  et  toutes  les  civilisations  périssent-elles  par 
une  cause  identique  ?  ■ 

Au  premier  aspect,  on  est  tenté  de  répondre  négativement;   jl 
car  on  a  vu  tomber  bien  des  empires,  l'Assyrie,  l'Egypte,  la  m 

(1)  M.  A.  de  Humboldt,  Examen  critique  de  l'histoire  de  la  géogra- 
phie du  nouveau  continent.  Paris,  in-S». 


J 


DES   RACES   HUMAINES.  6 

Grèce,  Rome,  dans  des  conflits  de  circonstances  qui  ne  se  res- 
semblaient pas.  Toutefois,  en  creusant  plus  loin  que  l'écorce, 
on  trouve  bientôt,  dans  cette  nécessité  même  de  finir  qui  pèse 
impérieusement  sur  toutes  les  sociétés  sans  exception,  l'exis- 
tence irrécusable,  bien  que  latente,  d'une  cause  générale,  et, 
parlant  de  ce  principe  certain  de  mort  naturelle  indépendant 
de  tous  les  cas  de  mort  violente,  on  s'aperçoit  que  toutes  les 
civilisations,  après  avoir  duré  quelque  peu,  accusent  à  l'obser- 
vation des  troubles  intimes ,  dilTiciles  à  définir,  mais  non  moins 
difficiles  à  nier,  qui  portent  dans  tous  les  lieux  et  dans  tous 
les  temps  un  caractère  analogue  ;  enfin ,  en  relevant  une  dif- 
férence évidente  entre  la  ruine  des  États  et  celle  des  civilisa- 
tions, en  voyant  la  même  espèce  de  culture  tantôt  persister 
dans  un  pays  sous  une  domination  étrangère,  braver  les  événe- 
ments les  plus  calamiteux,  et  tantôt,  au  contraire,  en  présence 
de  malheurs  médiocres,  disparaître  ou  se  transformer,  on 
s'arrête  de  plus  en  plus  à  celte  idée,  que  le  principe  de  mort, 
visible  au  fond  de  toutes  les  sociétés ,  est  non  seulement  ad- 
hérent à  leur  vie ,  mais  encore  uniforme  et  le.  même  pour 
toutes. 

J'ai  consacré  les  études  dont  je  donns  ici  les  résultais,  à 
l'examen  de  ce  grand  fait. 

C'est  nous  modernes,  nous  les  premiers,  qui  savons  que 
toute  agglomération  d'hommes  et  le  mode  de  culture  intellec- 
tuelle qui  en  résulte  doivent  périr.  Les  époques  précédentes 
ne  le  croyaient  pas.  Dans  l'antiquité  asiatique,  l'esprit  religieux, 
ému  comme  d'une  apparition  anormale  par  le  spectacle  des 
grandes  catastrophes  politiques,  les  attribuait  à  la  colère  cé- 
leste frappant  les  péchés  d'une  nation-,  c'était  là,  pensait- 
on,  un  châtiment  propre  à  amener  au  repentir  les  coupa- 
bles encore  impunis.  Les  Juifs ,  interprétant  mal  le  sens  de  la 
Promesse,  supposaient  que  leur  empire  ne  finirait  jamais. 
Rome,  au  moment  même  où  elle  commençait  à  sombrer,  ne 
doutait  pas  de  l'éternité  du  sien  (1).  Mais,  pour  avoir  vu  da- 
vantage ,  les  générations  actuelles  savent  beaucoup  plus  aussi  ; 

(1)  Amédée  Thierry,  la  Gaule  >ox»s  f  administration  romaine,  t.  I^p.  2ii. 


4  DE   L INEGALITE 

et,  de  même  que  personne  ne  doute  de  la  condition  universel- 
lement mortelle  des  hommes ,  parce  que  tous  les  hommes  qui 
nous  ont  précédés  sont  morts,  de  même  nous  croyons  ferme- 
ment que  les  peuples  ont  des  jours  comptés,  bien  que  plus 
nombreux;  car  aucun  de  ceux  qui  régnèrent  avant  nous  ne 
poursuit  à  nos  côtés  sa  carrière.  Il  y  a  donc ,  pour  l'éclaircis- 
sement de  notre  sujet,  peu  de  choses  à  prendre  dans  la  sagesse 
antique,  hormis  une  seule  remarque  fondamentale ,  la  recon- 
naissance du  doigt  divin  dans  la  conduite  de  ce  monde,  base 
solide  et  première  dont  il  ne  faut  pas  se  départir,  l'acceptant 
avec  toute  l'étendue  que  lui  assigne  l'Église  catholique.  Il  est 
incontestable  que  nulle  civilisation  ne  s'éteint  sans  que  Dieu  le 
veuille ,  et  appliquer  à  la  condition  mortelle  de  toutes  les  so- 
ciétés l'axiome  sacré  dont  les  anciens  sanctuaires  se  servaient 
pour  expliquer  quelques  destructions  remarquables,  consi- 
dérées par  eux,  mais  à  tort,  comme  des  faits  isolés,  c'est  pro- 
clamer une  vérité  de  premier  ordre,  qui  doit  dominer  la  re- 
cherche des  vérités  terrestres  Ajouter  que  toutes  les  sociétés 
périssent  parce  qu'elles  sont  coupables,  j'y  consens  aisément; 
ce  n'est  encore  qu'établir  un  juste  parallélisme  avec  la  condi- 
tion des  individus,  en  trouvant  dans  le  péché  le  germe  de  la 
destruction.  Sous  ce  rapport,  rien  ne  s'oppose,  à  raisonner 
m€me  suivant  les  simples  lumières  de  l'esprit ,  à  ce  que  les 
sociétés  suivent  le  sort  des  êtres  qui  les  composent ,  et ,  cou- 
pables par  eux,  finissent  comme  eux;  mais,  ces  deux  vérités 
admises  et  pesées,  je  le  répète,  la  sagesse  antique  ne  nous 
offre  aucun  secours. 

Elle  ne  nous  dit  rien  de  précis  sur  les  voies  que  suit  la  vo- 
lonté divine  pour  amener  la  mort  des  peuples  ;  elle  est,  au  con- 
traire, portée  à  considérer  ces  voies  comme  essentiellement 
mystérieuses.  Saisie  d'une  pieuse  terreur  à  l'aspect  des  ruines, 
elle  admet  trop  aisément  que  les  États  qui  s'écroulent  ne  peu- 
vent être  ainsi  frappés,  ébranlés,  engloutis  ,  si  ce  n'est  à  l'aide 
de  prodiges.  Qu'un  fait  miraculeux  se  soit  produit  dans  certai- 
nes occurrences,  en  tant  que  les  livres  saints  l'affirment,  je 
me  soumets  sans  peine  à  le  croire  ;  mais  là  oii  les  témoignages 
sacrés  ne  se  prononcent  pas  d'une  manière  formelle ,  et  c'est 


DES   BACES   HUMAINES.  5 

le  plus  grand  nombre  des  cas ,  on  peut  légitimement  considé- 
rer l'opinion  des  anciens  temps  comme  incomplète,  insuffisam- 
. ment  éclairée,  et  reconnaître,  contrairement  au  côté  où  elle 
:penche,  que,  puisque  la  sévérité  céleste  s'exerce  sur  nos  so- 
ciétés constamment  et  par  suite  d'une  décision  antérieure  à 
l'établissement  du  premier  peuple,  l'arrêt  s'exécute  d'une  ma- 
nière prévue ,  normale  et  en  vertu  de  prescriptions  définitive- 
ment inscrites  au  code  de  l'univers,  à  côté  des  autres  lois  qui, 
dans  leur  imperturbable  régularité ,  gouvernent  la  nature  ani- 
mée tout  comme  le  monde  inorganique. 

Si  l'on  est  en  droit  de  reprocher  justement  à  la  philosophie 
sacrée  des  premiers  temps  de  s'être,  dans  son  défaut  d'expé- 
rience, bornée,  pour  expliquer  un  mystère,  à  l'exposition 
d'une  vérité  théologique  indubitable,  mais  qui  elle-même  est 
un  autre  mystère,  et  de  n'avoir  pas  poussé  ses  recherches  jus- 
qu'à l'observation  des  faits  tombant  sous  le  domaine  de  la  rai- 
son, du  moins  ne  peut-on  pas  l'accuser  d'avoir  méconnu  la 
grandeur  du  problème  en  cherchant  des  solutions  au  ras  de 
terre.  Pour  bien  dire,  elle  s'est  contentée  de  poser  noblement 
la  question,  et,  si  elle  ne  l'a  point  résolue  ni  même  éclaircie, 
du  moins  n'en  a-t-elle  pas  fait  un  thème  d'erreurs.  C'est  en 
cela  qu'elle  se  place  bien  au-dessus  des  travaux  fournis  par  les 
écoles  rationalistes. 

Les  beaux  esprits  d'Athènes  et  de  Rome  ont  établi  cette  doc- 
trine acceptée  jusqu'à  nos  jours,  que  les  États,  les  peuples, 
les  civilisations  ne  périssent  que  parle  luxe,  la  mollesse,  la 
mauvaise  administration,  la  corruption  des  moeurs,  le  fana- 
tisme. Toutes  ces  causes ,  soit  réunies ,  soit  isolées ,  furent  dé- 
clarées responsables  de  la  fin  des  sociétés  ;  et  la  conséquence 
nécessaire  de  cette  opinion ,  c'est  que  là  où  elles  n'agissent 
point,  aucune  force  dissolvante  ne  doit  exister  non  plus.  Le 
résultat  final ,  c'est  d'établir  que  les  sociétés  ne  meurent  que 
de  mort  violente ,  plus  heureuses  en  cela  que  les  hommes ,  et 
que,  sauf  à  éluder  les  causes  de  destruction  que  je  viens  d'é- 
numérer,  on  peut  parfaitement  se  figurer  une  nationalité  aussi 
durable  que  le  globe  lui-même.  En  inventant  cette  thèse,  les 
anciens  n'en  apercevaient  nullement  la  portée;  ils  n'y  voyaient 


6  DE   L  INEGALITE 

autre  chose  qu'un  moyeu  d'étayer  la  doctrine  morale,  seul 
but,  comme  on  sait,  de  leur  système  historique.  Dans  les 
récits  des  événements,  ils  se  préoccupaient  si  fort  de  relever 
avant  tout  l'influence  heureuse  de  la  vertu,  les  déplorables 
effets  du  crime  et  du  vice ,  que  tout  ce  qui  sortait  de  ce  cadre 
moral ,  leur  important  médiocrement ,  restait  le  plus  souvent 
inaperçu  ou  négligé.  Cette  méthode  était  fausse,  mesquine,  et 
trop  souvent  même  marchait  contre  l'intention  de  ses  auteurs, 
car  elle  appliquait,  suivant  les  besoins  du  moment,  le  nom  de 
vertu  et  de  vice  d'une  façon  arbitraire;  mais,  jusqu'à  un  cer- 
tain point ,  le  sévère  et  louable  sentiment  qui  en  faisait  la  base 
lui  sert  d'excuse,  et,  si  le  génie  dePlutarque  et  celui  de  Tacite 
n'ont  tiré  de  cette  théorie  que  des  romans  et  des  libelles ,  ce 
sont  de  sublimes  romans  et  des  libelles  généreux. 

Je  voudrais  pouvoir  me  montrer  aussi  indulgent  pour  l'ap- 
plication qu'en  ont  faite  les  auteurs  du  dix-huitième  siècle  ;  mais 
il  y  a  entre  leurs  maîtres  et  eux  une  trop  grande  différence  : 
les  premiers  étaient  dévoués  jusqu'à  l'exagération  au  maintien 
de  l'établissement  social  ;  les  seconds  furent  avides  de  nouveau- 
tés et  acharnés  à  détruire  :  les  uns  s'eff(trçaient  de  faire  fruc- 
tifier noblement  leur  mensonge;  les  autres  en  ont  tiré  d'épou- 
vantables conséquences ,  en  y  sachant  trouver  des  armes  contre 
tous  les  principes  de  gouvernement ,  auxquels  tour  à  tour  ve- 
nait s'appliquer  le  reproche  de  tyrannie,  de  fanatisme,  de 
corruption.  Pour  empêcher  les  sociétés  de  périr,  la  façon  vol- 
tairienne  consiste  à  détruire  la  religion,  la  loi,  l'industrie,  le 
commerce ,  sous  prétexte  que  la  religion ,  c'est  le  fanatisme  ; 
la  loi ,  le  despotisme  ;  l'industrie  et  le  commerce ,  le  luxe  et  la 
corruption.  A  coup  sûr,  le  règne  de  tant  d'abus,  c'est  le  mau- 
vais gouvernement. 

Mon  but  n'est  pas  le  moins  du  monde  d'entamer  une  polé- 
mique ;  je  n'ai  voulu  que  faire  remarquer  combien  l'idée  com- 
mune à  Thucydide  et  à  l'abbé  Raynal  produit  des  résultats 
divergents;  pour  être  conservatrice  chez  l'un,  cyniquement 
agressive  chez  l'autre ,  c'est  partout  une  erreur.  Il  n'est  pas 
vrai  que  les  causes  auxquelles  sont  attribuées  les  chutes  des 
nations  en  soient  nécessairement  coupables ,  et ,  tout  en  recon- 


DES  BACES  HUMAINES. 


naissant  vdlontiers  qu'elles  peuvent  se  faire  voir  au  moment 
de  la  mort  d'un  peuple ,  je  nie  qu'elles  aient  assez  de  force , 
qu'elles  soient  douées  d'une  énei'gie  assez  sûrement  destructive 
poiu'  déterminer  à  elles  seules  la  catastrophe  irrémédiable. 


CBAPITRE  II. 

Le  fanatisme,  le  luxe,  les  mauvaises  mœurs  et  l'irréligion  n'amènent 
pas  nécessairement  la  chute  des  sociétés. 

Il  est  nécessaire  de  bien  expliquer  d'abord  ce  que  j'entends 
par  une  société.  Ce  n'est  pas  le  cercle  plus  ou  moins  étendu 
dans  lequel  s'exerce ,  sons  une  forme  ou  sous  une  autre ,  une 
souveraineté  distincte.  La  république  d'Athènes  n'est  pas  une 
société,  non  plus  que  le  royaume  de  Magadha,  l'empire  du 
Pont  ou  le  califat  d'Egypte  au  temps  des  Fatimites.  Ce  sont  des 
fragments  de  société  qui  se  transforment  sans  doute,  se  rap- 
prochent ou  se  subdivisent  sous  la  pression  des  lois  naturelles 
que  je  cherche,  mais  dont  l'existence  ou  la  mort  ne  constitue 
pas  l'existence  ou  la  mort  d'une  société.  Leur  formation  n'est 
qu'un  phénomène  le  plus  souvent  transitoire,  et  qui  n'a  qu'une 
action  bornée  ou  même  indirecte  sur  la  civilisation  au  miUeu 
de  laquelle  elle  éclôt.  Ce  que  j'entends  par  société ,  c'est  une 
réunion,  plus  ou  moins  parfaite  au  point  de  vue  politique,' 
mais  complète  au  point  de  vue  social ,  d'hommes  vivant  sous  la 
direction  d'idées  semblables  et  avec  des  instincts  identiques. 
Ainsi  l'Egypte,  l'Assyrie,  la  Grèce,  l'Inde,  la  Chine,  ont  été 
ou  sont  encore  le  théâtre  oîi  des  sociétés  distinctes  ont  déroulé 
leurs  destinées,  abstraction  faite  des  perturbations  survenues 
dans  leurs  constitutions  politiques.  Comme  je  ne  parlerai  des 
fractions  que  lorsque  mon  raisonnement  pourra  s'appliquer  à 
l'ensemble ,  j'emploierai  le  mot  de  nation  ou  celui  de  jjeuple 
dans  le  sens  général  ou  restreint,  sans  que  nulle  amphibologie 
'puisse  en  résulter.  Cette  définition  faite ,  je  reviens  à  l'examen 


8  DE    L  INEGALITE 

de  la  question,  et  je  vais  démontrer  que  le  fanatisme,  le  luxe, 
les  mauvaises  mœurs  et  l'irréligion  ne  sont  pas  des  instruments 
de  mort  certaine  pour  les  peuples. 

Tous  ces  faits  se  sont  rencontrés,  quelquefois  isolément, 
quelquefois  simultanément  et  avec  une  très  grande  intensité , 
chez  des  nations  qui  ne  s'en  portaient  que  mieux ,  ou  qui,  tout 
au  moins ,  n'en  allaient  pas  plus  mal. 

C'était  pour  la  plus  grande  gloire  du  fanatisme  que  l'empire 
américain  des  Aztèques  semblait  surtout  exister.  Je  n'imagine 
rien  de  plus  fanatique  qu'un  état  social  qui ,  comme  celui-là , 
reposait  sur  une  base  religieuse ,  incessamment  arrosé  du  sang 
des  boucheries  humaines  (1).  On  a  nié  récemment  (2),  et  peut- 
être  avec  quelque  apparence  déraison,  que  les  anciens  peu- 
ples européens  aient  jamais  pratiqué  le  meurtre  religieux  sur 
des  victimes  considérées  comme  innocentes ,  les  prisonniers  de 
guerre  ou  les  naufragés  n'étant  pas  compris  dans  cette  caté- 
gorie; mais,  pour  les  Mexicains,  toutes  victimes  leur  étaient 
bonnes.  .\vec  cette  férocité  qu'un  physiologiste  moderne  recon- 
naît être  le  caractère  général  des  races  du  nouveau  monde  (3), 
ils  massacraient  impitoyablement  sur  leurs  autels  des  conci- 
toyens, et  sans  hésitation  comme  sans  choix ,  ce  qui  ne  les  em- 
pêchait pas  d'être  un  peuple  puissant,  industrieux,  riche,  et 
qui  certainement  aurait  encore  longtemps  duré,  régné,  égorgé, 
si  le  génie  de  Fernand  Cortez  et  le  courage  de  ses  compagnons 
n'étaient  venus  mettre  fin  à  la  monstrueuse  existence  d'un  te^^ 
empire.  Le  fanatisme  ne  fait  donc  pas  mourir  les  États.  IHI 

Le  luxe  et  la  mollesse  ne  sont  pas  des  coupables  plus  avérés-, 
leurs  effets  se  font  sentir  dans  les  hautes  classes ,  et  je  doute 
que  chez  les  Grecs,  chez  les  Perses,  chez  les  Romains,  la 
mollesse  et  le  luxe,  pour  avoir  d'autres  formes,  aient  eu  plus, 
d'intensité  qu'on  ne  leur  en  voit  aujourd'hui  en  France,  en 

(1)  Prescott,  History  of  the  conquest  of  Mejico.  In-8».  Paris,  1844. 

(2)  C.  F.  Weber,  M.  A.  Lucani  Pharsalia.  In-8".  Leipzig,  1828,  t.  I,  p. 
122-123,  note. 

(3)  Prichard,  Histoire  naturelle  de  l'homme  (trad.  de  M.  Roulin.  In-S". 
P^ris,  18'i3).  —  Le  D'  Martius  est  encore  plus  explicite.  Voir  Martius 
vnd  Spix,  Reise  in  Brasilien.  In-4''.  Munich,  t.  I,  p.  379-380. 


I 


1 


I 


DES   BACES    HUMAINES.  9 

Allemagne,  en  Angleterre,  en  Russie,  en  Russie  surtout  et 
chez  nos  voisins  d'outre-Manche;  et  précisément  ces  deux  der- 
niers pays  semblent  doués  d'une  vitalité  toute  particulière  parmi 
les  États  de  l'Europe  moderne.  Et  au  moyen  âge,  les  Vénitiens, 
les  Génois,  les  Pisans,  pour  accumuler  dans  leurs  magasins, 
étaler  dans  leurs  palais ,  promener  dans  leurs  vaisseaux ,  sur 
toutes  les  mers,  les  trésors  du  monde  entier,  n'en  étaient  cer- 
tainement pas  plus  faibles.  La  mollesse  et  le  luxe  ne  sont  donc 
pas  pour  un  peuple  des  causes  nécessaires  d'affaiblissement  et 
de  mort. 

La  corruption  des  mœurs  elle-même ,  le  plus  horrible  des 
fléaux,  ne  joue  pas  inévitablement  un  rôle  destructeur.  Il  fau- 
drait, pour  que  cela  fût,  que  la  prospérité  d'une  nation,  sa 
puissance  et  sa  prépondérance  se  montrassent  développées  en 
raison  directe  de  la  pureté  de  ses  coutumes  ;  et  c'est  ce  qui  n'est 
pas.  On  est  assez  généralement  revenu  de  la  fantaisie  si  bizarre 
qui  attribuait  tant  de  vertus  aux  premiers  Romains  (1).  On  ne 
voit  rien  de  bien  édifiant ,  et  on  a  raison ,  dans  ces  patriciens 
de  l'ancienne  roche  qui  traitaient  leurs  femmes  en  esclaves , 
leurs  enfants  comme  du  bétail ,  et  leurs  créanciers  comme  des 
bêtes  fauves  ;  et ,  s'il  restait  à  une  si  mauvaise  cause  des  dé- 
fenseurs qui  voulussent  arguer  d'une  prétendue  variation  dans 
le  niveau  moral  aux  diverses  époques,  il  ne  serait  pas  bien  dif- 
ficile de  repousser  l'argument  et  d'en  démontrer  le  peu  de  soli- 
dité. Dans  tous  les  temps ,  l'abus  de  la  force  a  excité  une  indi- 
gnation égale  ;  si  les  rois  ne  furent  pas  chassés  pour  le  viol  de 
Lucrèce,  si  le  tribunal  ne  fut  pas  établi  pour  l'attentat  d'Ap- 
pius ,  du  moins  les  causes  plus  profondes  de  ces  deux  grandes 
révolutions ,  en  s'armant  de  tels  prétextes ,  témoignaient  assez 
des  dispositions  contemporaines  de  la  morale  publique.  Non, 
«e  n'est  pas  dans  la  vertu  plus  grande  qu'il  faut  chercher  la 
cause  de  la  vigueur  des  premiers  temps  chez  tous  les  peuples  ; 
depuis  le  commencement  des  époques  historiques ,  il  n'est  pas 
d'agrégation  humaine,  filt-elle  aussi  petite  qu'on  voudra  se  la 
figurer,  chez  qui  toutes  les  tendances  répréhensibles  ne  se 

(1)  Balzac,  Lettre  à  madame  la  duchesse  de  Montausicr. 

1. 


10  DE   l'inégalité 

soient  trahies;  et  cependant,  ployant  sous  cet  odieux  bagage , 
les  États  ne  s'en  maintiennent  pas  moins,  et  souvent,  au  con- 
traire, semblent  redevables  de  leur  splendeur  à  d'abominables 
institutions.  Les  Spartiates  n'ont  vécu  et  gagné  l'admiration 
que  par  les  effets  d'une  législation  de  bandits.  Les  Phéniciens 
ont-ils  dû  leur  perte  à  la  corruption  qui  les  rongeait  et  qu'ils 
allaient  semant  partout?  Non-,  tout  au  contraire ,  c'est  cette 
corruption  qui  a  été  l'instrument  principal  de  leur  puissance  et 
de  leur  gloire-,  depuis  le  jour  où ,  sur  les  rivages  des  îles  grec- 
ques (l),ils  allaient,  trafiquants  fripons,  hôtes  scélérats,  sé- 
duisant les  femmes  pour  en  faire  marchandise ,  et  volant  çà  et 
là  les  denrées  qu'ils  couraient  vendre ,  leur  réputation  fut,  à 
coup  sûr,  bien  et  justement  flétrissante;  ils  n'en  ont  pas  moins 
grandi  et  tenu  dans  les  annales  du  monde  un  rang  dont  leur 
rapacité  et  leur  mauvaise  foi  n'ont  nullement  contribué  à  les 

Loin  de  découvrir  dans  les  sociétés  jeunes  une  supériorité  de 
morale,  je  ne  doute  pas  que  les  nations  en  vieillissant,  et  par 
conséquent  en  approchant  de  leur  chute ,  ne  présentent  aux 
yeux  du  censeur  un  état  beaucoup  plus  satisfaisant.  Les  usages 
s'adoucissent,  les  hommes  s'accordent  davantage,  chacun 
trouve  à  vivre  pins  aisément ,  les  droits  réciproques  ont  eu  le 
temps  de  se  mieux  définir  et  comprendre;  si  bien  que  les 
théories  sur  le  juste  et  l'injuste  ont  acquis  peu  a  peu  un  plus 
haut  degré  de  délicatesse.  Il  serait  difficile  de  démontrer  qu'au 
temps  où  les  Grecs  ont  jeté  bas  l'empire  de  Darius,  comme  a 
l'époque  où  les  Goths  sont  entrés  dans  Rome,  il  n'y  avait  pas 
à  Athènes,  à  Babylone  et  dans  la  grande  ville  impériale  beau- 
coup plus  d'honnêtes  gens  qu'aux  jours  glorieux  d'Harmodius, 
de  Cyrus  le  Grand  et  de  Publicola. 

Sans  remontera  ces  époques  éloignées,  nous  pouvons  en 
juger  par  nous-mêmes.  Un  des  points  du  globe  où  le  siècle  est 
le  plus  avancé ,  et  présente  un  plus  parfait  contraste  avec  l'âge 
naïf,  c'est  bien  certainement  Paris  ;  et  cependant  grand  nom- 
bre de  personnes  religieuses  et  savantes  avouent  que  dans 


(1)  Odyssée,  xv. 


DES   BACES   HUMAINES.  11 

aucun  lieu,  dans  aucun  temps,  on  ne  trouverait  autant  de 
vertus  efficaces,  de  solide  piété,  de  douce  régularité,  de 
finesse  de  conscience,  qu'il  s'en  rencontre  aujourd'hui  dans 
cette  grande  ville.  L'idéal  que  l'on  s'y  fait  du  Lien  est  tout 
aussi  élevé  qu'il  pouvait  l'être  dans  l'âme  des  plus  illustres 
modèles  du  dix-septième  siècle,  et  encore  a-t-il  dépouillé  cette 
amertume ,  cette  sorte  de  roideur  et  de  sauvagerie ,  oserais-je 
dire  cette  pédanterie ,  dont  alors  il  n'était  pas  toujours  exempt; 
de  sorte  que,  pour  contre-balancer  les  épouvantables  écarts 
de  l'esprit  moderne,  on  trouve,  sur  les  lieux  mêmes  où  cet 
esprit  a  établi  le  principal  siège  de  sa  puissance ,  des  contras- 
tes frappants ,  dont  les  siècles  passés  n'ont  pas  eu ,  à  un  aussi 
haut  degré  que  nous,  le  consolant  spectacle. 

Je  ne  vois  pas  même  que  les  grands  hommes  manquent  aux 
périodes  de  corruption  et  de  décadence ,  je  dis  les  grands 
hommes  les  mieux  caractérisés  par  l'énergie  du  caractère  et 
les  fortes  vertus.  Si  je  cherche  dans  le  catalogue  des  empereurs 
romains,  la  plupart  d'ailleurs  supérieurs  à  leurs  sujets  par  le 
mérite  comme  par  le  rang,  je  relève  des  noms  comme  ceux 
de  Trajan,  d'Antonin  le  Pieux,  de  Septime  Sévère,  de  Jovien; 
et  au-dessous  du  trône ,  dans  la  foule  même ,  j'admire  tous  les 
grands  docteurs ,  les  grands  martyrs ,  les  apôtres  de  la  primi- 
tive Église ,  sans  compter  les  vertueux  païens.  J'ajoute  que  les 
esprits  actifs,  fermes,  valeureux,  remplissaient  les  camps  et 
les  municipes  de  façon  à  faire  douter  qu'au  temps  de  Cincin- 
natus ,  et  proportion  gardée ,  Rome  ait  possédé  autant  d'hom- 
mes émiuents  dans  tous  les  genres  d'activité.  L'examen  des 
faits  est  complètement  concluant. 

Ainsi  gens  de  vertu ,  gens  d'énergie ,  gens  de  talent ,  loin  de 
faire  défaut  aux  périodes  de  décadence  et  de  vieillesse  des  so- 
ciétés, s'y  rencontrent  au  contraire  avec  plus  d'abondance 
peut-être  qu'au  sein  des  empires  qui  viennent  de  naître ,  et , 
en  outre ,  le  niveau  commun  de  la  moralité  y  est  supérieur.  Il 
n'est  donc  pas  généralement  vrai  de  prétendre  que,  dans  les 
États  qui  tombent ,  la  corruption  des  mœurs  soit  plus  intense 
que  dans  ceux  qui  naissent  ;  que  cette  même  corruption  dé- 
truise les  peuples  est  également  sujet  à  contestation ,  puisque 


i 


12  DE   l'inégalité 

certains  États,  loin  de  mourir  de  leur  perversité,  en  ont  vécu- 
mais  on  peut  aller  même  au  delà,  et  démontrer  que  rabaisse- 
ment moral  n'est  pas  nécessairement  mortel ,  car,  parmi  les 
maladies  qui  affectent  les  sociétés,  il  a  cet  avantage  de  pou- 
voir se  guérir,  et  quelquefois  assez  vite. 

En  eliet ,  les  mœurs  particulières  d'un  peuple  présentent  de 
très  fréquentes  ondulations  suivant  les  périodes  que  l'histoire 
de  ce  peuple  traverse.  Pour  ne  s'adresser  qu'à  nous ,  Français, 
constatons  que  les  Gallo- Romains  des  cinquième  et  sixième 
siècles,  race  soumise,  valaient  certainement  mieux  que  leurs 
héroïques  vainqueurs ,  à  tous  les  points  de  vue  que  la  morale 
embrasse;  ils  n'étaient  même  pas  toujours,  individuellement 
pris ,  leurs  inférieurs  en  courage  et  en  vertu  militaire  (I).  Il 
semblerait  que,  dans  les  âges  qui  suivirent,  lorsque  les  deux 
races  eurent  commencé  à  se  mêler,  tout  s'empira ,  et  que,  vers 
le  huitième  et  le  neuvième  siècle,  le  territoire  national  ne  pré- 
sentait pas  un  tableau  dont  nous  ayons  à  tirer  grande  vanité. 
Mais  aux  onzième,  douzième  et  treizième  siècles,  le  spectacle 
s'était  totalement  transformé,  et,  tandis  que  la  société  avait 
réussi  à  amalgamer  ses  éléments  les  plus  discords,  l'état  des 
mœurs  était  généralement  digne  de  respect;  il  n'y  avait  pas, 
dans  les  notions  de  ce  temps ,  de  ces  ambages  qui  éloignent 
du  bien  celui  qui  veut  y  parvenir.  Le  quatorzième  et  le  quin- 
zième siècle  furent  de  déplorables  moments  de  perversité  et  de 
conflits;  le  brigandage  prédomina;  ce  fut  de  mille  façons,  et 
dans  le  sens  le  plus  étendu  et  le  plus  rigoureux  du  mot,  une 
période  de  décadence;  on  eût  dit  qu'en  face  des  débauches, 
des  massacres ,  des  tyrannies  ,  de  l'affaiblissement  complet  de 
tout  sentiment  honnête  dans  les  nobles  qui  volaient  leurs  vi- 
lains, dans  les  bourgeois  qui  vendaient  la  patrie  à  l'Angleterre, 
dans  un  clergé  sans  régularité,  dans  tous  les  ordres  enfin,  la 
société  entière  allait  s'écrouler,  et  sous  ses  ruines  engloutir  et 
cacher  tant  de  hontes.  La  société  ne  s'écroula  pas,  elle  con- 
tinua de  vivre,  elle  s'ingénia,  elle  combattit,  elle  sortit  de 


(1)  Augustin  Thierry,  Récits  des  temps  mérovingiens.  Voir,  entre  autres, 
l'iiutoiie  de  Mummolus. 


DES   BACES   HUMAINES.  13 

peine.  Le  seizième  siècle ,  malgré  ses  folies  sanglantes ,  consé- 
quences adoucies  de  l'âge  précédent,  fut  beaucoup  plus  hono- 
rable que  son  prédécesseur;  et,  pour  l'humanité,  la  Saint-Bar- 
thélémy n'est  pas  ignominieuse  comme  le  massacre  des  Arma- 
gnacs. Enfin,  de  ce  temps  à  demi  corrigé,  la  société  française 
passa  aux  lumières  vives  et  pures  de  l'âge  des  Fénelon,  des 
Bossuet  et  des  Montausier.  Ainsi,  jusqu'à  Louis  XIV,  notre 
histoire  présente  des  successions  rapides  du  bien  au  mal ,  et 
la  vitalité  propre  à  la  nation  reste  en  dehors  de  l'état  de  ses 
mœurs.  J'ai  tracé  en  courant  les  plus  grandes  différences  ; 
celles  de  détail  abondent;  il  faudrait  bien  des  pages  pour  les 
relever;  mais,  à  ne  parler  que  de  ce  que  nous  avons  presque 
vu  de  nos  yeux ,  ne  sait-on  pas  que  tous  les  dix  ans ,  depuis 
1787,  le  niveau  de  la  moralité  a  énormément  varié?  Je  con- 
clus que ,  la  corruption  des  mœurs  étant,  en  définitive ,  un  fait 
transitoire  et  flottant,  qui  tantôt  s'empire  et  tantôt  s'améliore, 
on  ne  saurait  la  considérer  comme  une  cause  nécessaire  et  dé- 
terminante de  ruine  pour  les  États. 

Ici  je  me  trouve  amené  à  examiner  un  argument  d'espèce 
contemporaine  qu'il  n'entrait  pas  dans  les  idées  du  dix-huitième 
siècle  de  faire  valoir  ;  mais,  comme  il  s'enchaîne  à  merveille 
avec  la  décadence  des  mœurs,  je  ne  crois  pas  pouvoir  en  par- 
ler plus  à  propos.  Plusieurs  personnes  sont  portées  à  penser 
que  la  fin  d'une  société  est  imminente  quand  les  idées  religieu- 
ses tendent  à  s'affaiblir  et  à  disparaître.  On  observe  une  sorte 
de  corrélation  à  Athènes  et  à  Rome  entre  la  profession  pubU- 
que  des  doctrines  de  Zenon  et  d'Épicure,  l'abandon  des  cultes 
nationaux  qui  s'en  est  suivi,  dit-on,  et  la  fin  des  deux  républi- 
ques. On  néglige  d'ailleurs  de  remarquer  que  ces  deux  exem- 
ples sont  à  peu  près  les  seuls  que  l'on  puisse  citer  d'un  pareil 
synclironisme  ;  que  l'empire  des  Perses  était  fort  dévot  au  culte 
des  mages  lorsqu'il  est  tombé  ;  que  Tyr,  Carthage,  la  Judée, 
les  monarchies  aztèque  et  péruvienne  ont  été  frappées  de  mort 
-en  embrassant  leurs  autels  avec  beaucoup  d'amour,  et  que  par 
conséquent  il  est  impossible  de  prétendre  que  tous  les  peuples 
qui  voient  se  détruire  leur  nationalité  expient  par  ce  fait  un 
abandon  du  culte  de  leurs  pères.  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  dans 


14 


DE   L  INEGALITE 


les  deux  seuls  exemples  que  l'ou  me  paraisse  fondé  à  invoquer, 
le  fait  que  l'on  relève  a  beaucoup  plus  d'apparence  que  de 
.fond,  et  je  nie  tout  à  fait  qu'à  Rome  comme  à  Athènes,  le  culte 
antique  ait  jamais  été  délaissé,  jusqu'au  jour  où  il  fut  remplacé 
dans  toutes  les  consciences  par  le  triomphe  complet  du  chris- 
tianisme; en  d'autres  termes,  je  crois  qu'en  matière  dé  foi  re- 
ligieuse, il  n'y  a  jamais  eu  chez  aucun  peuple  du  monde  une 
véritable  solution  de  continuité;  que,  lorsque  la  forme  ou  la 
nature  intime  de  la  croyance  a  changé,  le  Tentâtes  gaulois  a 
saisi  le  Jupiter  romain,  et  le  Jupiter  le  christianisme,  absolu- 
ment comme,  en  droit,  le  mort  saisit  le  vif,  sans  transition 
d'incrédulité;  et  dès  lors,  s'il  ne  s'est  jamais  trouvé  une  nation 
dont  on  fût  en  droit  de  dire  qu'elle  était  sans  foi,  on  est  mal 
fondé  à  mettre  en  avant  que  le  manque  de  foi  détruit  les  Etats. 

Je  vois  bien  sur  quoi  le  raisonnement  s'appuie.  On  dira  que 
c'est  un  fait  notoire  qu'un  peu  avant  le  temps  de  Périclès,  à 
Athènes,  et  chez  les  Romains,  vers  l'époque  des  Scipions, 
l'usage  se  répandit,  dans  les  classes  élevées,  de  raisonner  sur 
les  choses  religieuses  d'abord,  puis  d'en  douter,  puis  décidé- 
ment de  n'y  plus  croire  et  de  tirer  vanité  de  l'athéisme.  De 
proche  en  proche,  cette  habitude  gagna,  et  il  ne  resta  plus, 
ajoute-t-on,  personne,  ayant  quelques  prétentions  à  un  juge- 
ment sain,  qui  ne  défiât  les  augures  de  s'entre-regarder  sans 
rire. 

Cette  opinion,  dans  un  peu  de  vrai,  mêle  aussi  beaucoup  de 
faux.  Qu'Aspasie,  à  la  fin  de  ses  petits  soupers,  et  Lélius,  au- 
près de  ses  amis,  se  fissent  gloire  de  bafouer  les  dogmes  sacrés 
de  leur  pays,  il  n'y  a,  à  le  soutenir,  rien  que  de  très  exact; 
mais  pourtant,  à  ces  deux  époques,  les  plus  brillantes  de  l'his- 
toire de  la  Grèce  et  de  Rome,  on  ne  se  serait  pas  permis  de 
professer  trop  publiquement  de  pareilles  idées.  Les  impruden- 
ces de  sa  maîtresse  faillirent  coûter  cher  à  Périclès  lui-même; 
on  se  souvient  des  larmes  qu'il  versa  en  plein  tribunal,  et  qui, 
seules,  n'auraient  pas  réussi  à  faire  absoudre  la  belle  incrédule. 
On  n'a  pas  oublié  non  plus  le  langage  officiel  des  poètes  du 
temps,  et  comme  Aristophane  avec  Sophocle,  après  Eschyle, 
s'établissait  le  vengeur  impitoyable  des  divinités  outragées. 


I 


DES   KACES   HUMAINES.  15 

C'est  que  la  nation  tout  entière  croyait  à  ses  dieux,  regardait 
Socrate  comme  un  novateur  coupable,  et  voulait  voir  juger  et 
condamner  Anaxagore.  Mais,  plus  tard?...  Plus  tard,  les  théo- 
ries philosophiques  et  impies  réussirent-elles  à  pénétrer  dans 
les  masses  populaires?  Jamais,  dans  aucun  temps,  à  aucun 
jour,  elles  n'y  parvinrent.  Le  scepticisme  resta  une  habitude 
des  gens  élégants,  et  ne  dépassa  pas  leur  sphère.  On  va  objecter 
qu'il  est  bien  inutile  de  parler  de  ce  que  pensaient  des  petits 
bourgeois,  des  populations  villageoises,  des  esclaves,  tous  sans 
influence  dans  la  conduite  de  l'État,  et  dont  les  idées  n'avaient 
pas  d'action  sur  la  politique.  La  preuve  qu'elles  en  avaient, 
c'est  que,  jusqu'au  dernier  soupir  du  paganisme,  il  fallut  leur 
conserver  leurs  temples  et  leurs  chapelles  ;  il  fallut  payer  leurs 
hiérophantes  ;  il  fallut  que  les  hommes  les  plus  éminents,  les 
plus  éclairés,  les  plus  fermes  dans  la  négation  religieuse,  non 
seulement  s'honorassent  publiquement  de  porter  la  robe  sacer- 
dotale, mais  remplissent  eux-mêmes,  eux,  accoutumés  à  tour- 
ner les  feuillets  du  livre  de  Lucrèce,  manu  diurna,  manu 
nocturna,  les  emplois  les  plus  répugnants  du  culte,  et  non  seu- 
lement s'en  acquittassent  aux  jours  de  cérémonie,  mais  encore 
employassent  leurs  rares  loisirs,  des  loisirs  disputés  péniblement 
aux  plus  terribles  jeux  de  la  politique,  à  écrire  des  trailés  d'a- 
ruspicine.  Je  parle  ici  du  grand  Jules  (  1  ).  Eh  quoi  !  tous  les 
empereurs  après  lui  furent  et  durent  être  des  souverains  ponti- 
fes, Constantin  encore;  et,  tandis  qu'il  avait  des  raisons  bien 
plus  fortes  que  tous  ses  prédécesseurs  pour  repousser  une 


(1)  césar,  démocrate  et  sceptique,  savait  mettre  son  langage  en  désac- 
cord avec  ses  opinions  lorsque  la  circonstance  le  requérait.  Rien  de 
curieux  comme  l'oraison  funèbre  qu'il  prononça  pour  sa  tante  :  «  L'ori- 
gine maternelle  de  ma  tante  Julia,  dit-il,  remonte  aux  rois;  la  pater- 
nelle se  rattache  aux  dieux  immortels;  car  les  rois  Marcicns,  dont  fut 
le  nom  de  sa  mère,  étaient  issus  d'Ancus  Marcius,  et  c'est  de  Vénus 
que  viennent  les  Jules,  race  à  laquelle  appartient  noire  famille.  Ainsi, 
dans  ce  sang,  il  y  avait  tout  à  la  fois  la  sainteté  des  rois,  les  plus  puis- 
sants des  hommes,  et  l'adorable  majesté  (cerimonia)  des  dieux,  qui 
tiennent  les  rois  eux-mêmes  en  leur  pouvoir.  »  (Suétone,  Julius,  5.) 

On  n'est  pas  plus  monarchique;  mais  aussi,  pour  un  athée,  on  n'est 
pas  plus  religieux. 


I 


16 


DE   L  INEGALITE 


charge  si  odieuse  à  son  honneur  de  prince  chrétien,  il  dut, 
contraint  par  l'opinion  publique,  évidemment  bien  puissante, 
quoiqu'à  la  veille  de  s'éteindre,  il  dut  compter  encore  avec 
l'antique  religion  nationale.  Ainsi,  ce  n'était  pas  la  foi  des  pe- 
tits bourgeois,  des  populations  villageoises,  des  esclaves,  qui 
était  peu  de  chose,  c'était  l'opinion  des  gens  éclairés.  Cette 
dernière  avait  beau  s'insurger,  au  nom  de  la  raison  et  du  bon 
sens,  contre  les  absurdités  du  paganisme;  les  masses  populaires 
ne  voulaient  pas,  ne  pouvaient  pas  renoncer  à  une  croyance 
avant  qu'on  leur  en  eût  fourni  une  autre,  donnant  là  une  grande 
démonstration  de  cette  vérité,  que  c'est  le  positif  et  non  le  né- 
gatif qui  est  d'emploi  dans  les  affaires  de  ce  monde  ;  et  la  pres- 
sion de  ce  sentiment  général  fut  si  forte  qu'au  troisième  siècle 
il  y  eut,  dans  les  hautes  classes,  une  réaction  religieuse,  réac- 
tion solide,  sérieuse,  et  qui  dura  jusqu'au  passage  définitif  du 
monde  aux  bras  de  l'Église  ;  de  sorte  que  le  règne  du  philoso- 
phisrae  aurait  atteint  son  apogée  sous  les  Antonins,  et  com- 
mencé son  déclin  peu  après  leur  mort.  Mais  ce  n'est  pas  le  lieu 
de  débattre  cette  question,  d'ailleurs  intéressante  pour  l'his- 
toire des  idées  ;  qu'il  me  suffise  d'établir  que  la  rénovation  ga- 
gna de  plus  en  plus,  et  d'en  faire  ressortir  la  cause  la  plus 
apparente. 

Plus  le  monde  romain  alla  vieillissant,  plus  le  rôle  des  armées 
fut  considérable.  Depuis  l'empereur,  qui  sortait  inévitablement 
des  rangs  de  la  milice,  jusqu'au  dernier  officier  de  son  prétoire, 
jusqu'au  plus  mince  gouverneur  de  district,  touS'  les  fonction- 
naires avaient  commencé  par  tourner  sous  le  cep  du  centurion. 
Tous  sortaient  donc  de  ces  masses  populaires  dont  j'ai  déjà  si- 
gnalé l'indomptable  piété,  et,  en  arrivant  aux  splendeurs  d'un 
rang  élevé,  trouvaient  pour  leur  déplaire,  les  choquer,  les 
blesser,  l'antique  éclat  des  classes  municipales,  de  ces  sénateurs 
des  villes,  qui  les  regardaient  volontiers  comme  des  parvenus, 
et  les  auraient  raillés  de  grand  cœur,  n'eût  été  la  crainte.  Il  y 
avait  ainsi  hostilité  entre  les  maîtres  réels  de  l'État  et  les  famil- 
les jadis  supérieures.  Les  chefs  de  l'armée  étaient  croyants  et 
fanatiques,  témoin  Maximin,  Galère,  cent  autres;  les  sénateurs 
et  les  déciirions  faisaient  encore  leurs  délices  de  la  littérature 


I 


DES  RACES  HUMAINES.  17 

sceptique  ;  mais  comme  on  vivait,  en  définitive,  à  la  cour,  donc 
parmi  les  militaires,  on  était  contraint  d'adopter  un  langage  et 
des  opinions  officielles  qui  ne  fussent  pas  dangereuses.  Tout 
devint,  peu  à  peu,  dévot  dans  Tempire,  et  ce  fut  par  dévotion 
que  les  philosoplies  eux-mêmes,  conduits  par  Evhémère,  se 
mirent  à  inventer  des  systèmes  pour  concilier  les  théories  ra- 
tionalistes avec  le  culte  de  l'Etat,  méthode  dont  l'empereur 
Julien  fut  le  plus  puissant  coryphée.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  louer 
beaucoup  cette  renaissance  de  la  piété  païenne,  puisqu'elle 
causa  la  plupart  des  persécutions  qui  ont  atteint  nos  martyrs. 
Les  populations,  offensées  dans  leur  culte  par  les  sectes  athées, 
avaient  patienté  aussi  longtemps  que  les  hautes  classes  les 
avaient  dominées;  mais,  aussitôt  que  la  démocratie  impériale 
eut  réduit  ces  mêmes  classes  au  rôle  le  plus  humble,  les  gens 
d'en  bas  se  voulurent  venger  d'elles,  et,  se  trompant  de  victi- 
mes, égorgèrent  les  chrétiens,  qu'ils  appelaient  impies  et  pre- 
naient pour  des  philosophes.  Quelle  différence  entre  les  épo- 
ques! Le  païen  vraiment  sceptique,  c'est  ce  roi  Agrippa  qui, 
par  curiosité,  veut  entendre  saint  Paul  (1).  Il  l'écoute,  discute 
avec  lui,  le  tient  pour  un  fou,  mais  ne  songe  pas  à  le  punir  de 
penser  autrement  qu'il  ne  fait  lui-même.  C'est  l'historien  Ta- 
cite, plein  de  mépris  pour  les  nouveaux  religionnaires,  mais 
blâmant  Néron  de  ses  cruautés  envers  eux;  Agrippa  et  Tacite 
étaient  des  incrédules.  Dioclétien  était  un  politique  conduit  par 
ks  clameurs  des  gouvernés;  Décius,  Aurélien  étaient  des  fana- 
tiques comme  leurs  peuples. 

Et  combien  de  peine  n'éprouva-t-on  pas  encore,  lorsque  le 
gouvernement  romain  eut  définitivement  embrassé  la  canse  du 
christianisme,  à  conduire  les  populations  dans  le  giron  de  la 
foi  !  En  Grèce,  de  terribles  résistances  éclatèrent,  aussi  bien 
dans  la  chaire  des  écoles  que  dans  les  bourgs  et  les  villages, 
et  partout  les  évêques  éprouvèrent  tant  de  difficultés  à  triom- 
pher des  petites  divinités  topiques,  que,  sur  bien  des  points, 
la  victoire  fut  moins  l'œuvre  de  la  conversion  et  de  la  persua- 
sion que  de  l'adresse,  de  la  patience  et  du  temps.  Le  génie  des 

(1)  Act.  Apost.  XXV[,  24,  28,  31. 


18  DE   L'iNÉGALITli 

hommes  apostoliques,  réduit  à  user  de  fraudes  pieuses,  substi-/ 
tua  aux  divinités  des  bois,  des  prés,  des  fontaines,  les  saints, 
les  martyrs  et  les  vierges.  Ainsi  les  hommages  continuèrent, 
pendant  quelque  temps  s'adressèrent  mal,  et  finirent  par  trou- 
ver la  bonne  voie.  Que  dis-je  ?  Est-ce  vraiment  certain  ?  Est-il 
avéré  que,  sur  quelques  points  de  la  France  même,  il  ne  se 
trouve  pas  telle  paroisse  où  quelques  superstitions  aussi  tena- 
ces que  bizarres,  n'inquiètent  pas  encore  la  sollicitude  des  cu- 
rés? Dans  la  catholique  Bretagne,  au  siècle  dernier,  un  évêque 
luttait  contre  des  populations  obstinées  dans  le  culte  d'une 
idole  de  pierre.  En  vain  on  jetait  à  l'eau  le  grossier  simulacre, 
ses  adorateurs  entêtés  savaient  l'en  retirer,  et  il  fallut  l'inter- 
vention d'une  compagnie  d'infanterie  pour  le  mettre  en  pièces.' 
Voilà  quelle  fut  et  quelle  est  la  longévité  du  paganisme.  Je 
conclus  qu'on  est  mal  fondé  à  soutenir  que  Rome  et  Athènes 
se  soient  trouvées  un  seul  jour  sans  religion. 

Puisque  donc  il  n'est  jamais  arrivé,  ni  dans  les  temps  an- 
ciens, ni  dans  les  temps  modernes,  qu'une  nation  abandonnât, 
son  culte  avant  d'être  bien  et  dûment  pourvue  d'un  autre ,  il 
est  impossible  de  prétendre  que  la  ruine  des  peuples  soit  la 
conséquence  de  leur  irréligion. 

Après  avoir  refusé  une  puissance  nécessairement  destructive 
au  fanatisme ,  au  luxe ,  à  la  corruption  des  mœurs ,  et  la  réa- 
lité politique  à  l'irréligion,  il  me  reste  à  traiter  de  l'influence 
d'un  mauvais  gouvernement  ;  ce  sujet  vaut  bien  qu'on  lui  ou- 
vre un  chapitre  à  part. 


CHAPITRE   III. 

Le  mérite  relatif  des  gouvernements  n'a  pas  d'influence  sur  la 
longévité  des  peuples. 

Je  comprends  quelle  difficulté  je  soulève.  Oser  seulement 
l'aborder  semblera  à  beaucoup  de  lecteurs  une  sorte  de  para- 
doxe. On  est  convaincu ,  et  l'on  fait  très  bien  de  l'être ,  que 


DES   «ACES   HUMAINES.  19 

les  bonnes  lois,  la  bonne  administration,  influent  d'une  ma- 
nière directe  et  puissante  sur  la  santé  d'une  nation;  mais  on 
l'est  si  fort ,  que  l'on  attribue  à  ces  lois ,  à  cette  administration, 
le  fait  même  de  la  durée  d'une  agrégation  sociale,  et  c'est  ici 
qu'on  a  tort. 

On  aurait  raison ,  sans  doute ,  si  les  peuples  ne  pouvaient 
vivre  que  dans  l'état  de  bien-être;  mais  nous  savons  bien  qu'ils 
subsistent  pendant  longtemps,  tout  comme  l'individu,  en  por- 
tant dans  leurs  flancs  des  affections  désorganisatrices ,  dont  les 
ravages  éclatent  souvent  avec  force  au  dehors.  Si  les  nations 
devaient  toujours  mourir  de  leurs  maladies ,  il  n'en  est  pas  qui 
dépasseraient  les  premières  années  de  formation  ;  car  c'est  pré- 
cisément alors  que  l'on  peut  leur  trouver  la  pire  administration, 
les  plus  mauvaises  lois  et  les  plus  mal  observées;  mais  elles 
ont  précisément  ce  point  de  dissemblance  avec  l'organisme 
humain ,  que ,  tandis  que  celui-ci  redoute  ,  surtout  dans  l'en- 
fance ,  une  série  de  fléaux  à  l'attaque  desquels  on  sait  d'avance 
qu'il  ne  résisterait  pas,  la  société  ne  reconnaît  pas  de  tels 
maux ,  et  des  preuves  surabondantes  sont  fournies  par  l'his- 
toire, qu'elle  échappe  sans  cesse  aux  plus  redoutables,  aux 
plus  longues ,  aux  plus  dévastatrices  invasions  des  soufl^"rances 
politiques ,  dont  les  lois  mal  conçues  et  l'administration  op- 
pressive ou  négligente  sont  les  extrêmes  (I). 

Essayons  d'abord  de  préciser  ce  que  c'est  qu'un  mauvais 
gouvernement. 

Les  variétés  de  ce  mal  paraissent  assez  nombreuses  ;  il  serait 
même  impossible  de  les  compter  toutes;  elles  se  multiplient  à 
l'infini  suivant  la  constitution  des  peuples,  les  lieux ,  les  temps. 
Toutefois ,  en  les  groupant  sous  quatre  catégories  principales, 
peu  de  variétés  échapperont. 

Un  gouvernement  est  mauvais  lorsqu'il  est  imposé  par  l'in- 
fluence étrangère.  Athènes  a -connu  ce  gouvernement  sous  les 
trente  tyrans;  elle  s'en  est  débarrassée,  et  l'esprit  national, 

(1)  On  comprend  assez  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  l'existence  politique 
d'un  centre  de  souvorainctc,  mais  de  la  vie  d'une  société  entière,  de 
la  perpétuité  d'une  civilisation.  C'est  ici  le  lieu  d'appliquer  la  distinction 
indiquée  plus  haut,  p.  11. 


20 


DE   L  INEGALITE 


loin  de  mourir  chez  elle  dans  le  cours  de  cette  oppression ,  ne 
fit  que  s'y  retremper. 

Un  gouvernement  est  mauvais  lorsque  la  conquête  pure  et 
simple  en  est  la  basa.  La  France ,  au  quatorzième  siècle ,  a , 
dans  sa  presque  totalité,  subi  le  joug  de  l'Angleterre.  Elle  en  est 
sortie  plus  forte  et  plus  brillante.  La  Chine  a  été  couverte  et 
prise  par  les  hordes  mongoles;  elle  a  fini  par  les  rejeter  hors 
de  ses  limites,  après  leur  avoir  fait  subir  un  singulier  travail 
d'énervement.  Depuis  cette  époque,  elle  est  retombée  sous  un 
autre  Joug;  mais,  bien  que  les  Mantchoux  comptent  déjà  un 
règne  plus  que  séculaire,  ils  sont  à  la  veille  d'éprouver  le 
même  sort  que  les  Mongols ,  après  avoir  passé  par  une  sembla- 
ble préparation  affaiblissante. 

Un  gouvernement  est  surtout  mauvais  lorsque  le  principe 
dont  il  est  sorti ,  se  laissant  vicier,  cesse  d'être  sain  et  vigou- 
reux comme  il  était  d'abord.  Ce  fut  le  sort  de  la  monarchie 
espagnole.  Fondée  sur  l'esprit  miUtaire  et  la  liberté  commu- 
nale, elle  commença  à  s'abaisser,  vers  la  fin  du  règne  de  Phi- 
lippe II,  par  l'oubli  de  ses  origines.  Il  est  impossible  d'imagi- 
ner un  pays  où  les  bonnes  maximes  fussent  plus  tombées  en 
oubli,  où  le  pouvoir  parût  plus  faible  et  plus  déconsidéré,  où 
l'organisation  religieuse  elle-même  donnât  plus  de  prise  à  la 
critique.  L'agriculture  et  l'industrie,  frappées  comme  tout  le 
reste,  étaient  quasi  ensevelies  dans  le  marasme  national.  L'Es- 
pagne est-elle  morte?  Non.  Ce  pays,  dont  plusieurs  désespé- 
raient, a  donné  à  l'Europe  l'exemple  glorieux  d'une  résistance 
obstinée  à  la  fortune  de  nos  armes ,  et  c'est  peut-être  celui  de 
tous  les  États  modernes  dont  la  nationalité  se  montre  en  ce 
moment  la  plus  vivace. 

Un  gouvernement  est  encore  bien  mauvais  lorsque,  par  la 
nature  de  ses  institutions,  il  autorise  un  antagonisme,  soit 
entre  le  pouvoir  suprême  et  la  masse  de  la  nation,  soit  entre 
les  différentes  classes,  .linsi  l'on  a  vu ,  au  moyen  âge ,  des  rois 
d'Angleterre  et  de  France  aux  prises  avec  leurs  grands  vas- 
saux ,  les  paysans  en  lutte  avec  leurs  seigneurs  ;  ainsi ,  en  Al- 
lemagne, les  premiers  effets  de  la  liberté  de  penser  ont  amené 
les  guerres  civiles  des  hussites,  des  anabaptistes  et  de  tant 


I 


DES   BACES   HUMAINES.  2t 

d'autres  sectaires;  et,  à  une  époque  un  peu  plus  éloignée, 
l'Italie  souffrit  tellement  par  le  partage  d'une  autorité  tiraillée 
entre  l'empereur,  le  pape,  les  nobles  et  les  communes,  que 
les  niasses,  ne  sachant  à  qui  obéir,  finirent  souvent  par  ne  plus 
.obéir  à  personne.  La  société  italienne  est-elle  morte  alors? 
Non.  Sa  civilisation  ne  fut  jamais  plus  brillante,  son  industrie 
plus  productive,  son  influence  au  dehors  plus  incontestée. 

Et  je  veux  bien  croire  que  parfois,  au  milieu  de  ces  orages, 
un  pouvoir  sage  et  régulier,  semblable  à  un  rayon  de  soleil , 
se  fit  jour  quelque  temps  pour  le  plus  grand  bien  des  peuples; 
mais  c'était  une  fortune  courte ,  et ,  de  même  que  la  situation 
contraire  ne  donnait  pas  la  mort,  l'exception ,  pas  davantage , 
ne  donnait  la  vie.  Pour  parvenir  à  un  tel  résultat ,  il  s'en  man- 
qua de  tout  que  les  époques  prospères  aient  été  fréquentes  et 
de  durée  assez  longue.  Et  si  les  règnes  judicieux  furent  alors 
clairsemés,  il  en  fut  en  tout  temps  de  même.  Pour  les  meil- 
leurs même ,  que  de  contestations  et  que  d'ombres  aux  plus 
heureux  tableaux  !  Tous  les  auteurs  regardent-ils  également  le 
temps  du  roi  Guillaume  d'Orange  comme  une  ère  de  prospé- 
rité pour  l'Angleterre?  Tous  admirent-ils  Louis  XIV,  le  Grand, 
sans  nulle  réserve  ?  Au  contraire.  Les  détracteurs  ne  manquent 
pas,  et  les  reproches  savent  otj  se  prendre;  c'est  cependant,  à 
peu  près ,  ce  que  nos  voisins  et  nous  avons ,  soit  de  mieux  or- 
donné ,  soit  de  plus  fécond ,  dans  le  passé.  Les  bons  gouverne- 
ments se  distribuent  d'une  manière  si  parcimonieuse  au  milieu 
du  cours  des  temps,  et,  lorsqu'ils  se  produisent,  sont  tellement 
contestables  encore;  cette  science  de  la  politique,  la  plus  haute, 
la  plus  épineuse  de  toutes ,  est  si  disproportionnée  à  la  faiblesse 
de  l'homme,  qu'on  ne  peut  pas  prétendre,  en  bonne  foi,  que, 
pour  être  mal  conduits ,  les  peuples  périssent.  Grâce  au  ciel , 
ils  ont  de  quoi  s'habituer  de  bonne  heure  à  ce  mal ,  qui ,  même 
dans  sa  plus  grande  intensité ,  est  préférable ,  de  mille  façons , 
à  l'anarchie  ;  et  c'est  un  fait  avéré ,  et  que  la  plus  mince  étude 
de  l'histoire  suffira  à  démontrer,  que  le  gouvernement,  si 
mauvais  soit-il ,  entre  les  mains  duquel  un  peuple  expire ,  est 
souvent  meilleur  que  telle  des  administrations  qui  le  précé- 
dèrent. 


I 


22 


DE    L  INIÎGALITE 


CHAPITRE  ÏV. 


De  ce  qu'on  doit  entendre  par  le  mot  dégénération;  du  mélange  des 
principes  etluiiques,  et  comment  les  sociétés  se  forment  et  se 
défont. 


Pour  peu  que  l'esprit  des  pages  précédentes  ait  été  compris, 
on  n'en  aura  pas  conclu  que  je  ne  donnais  aucune  importance 
aux  maladies  du  corps  social ,  et  que  le  mauvais  gouvernement, 
le  fanatisme,  l'irréligion,  ne  constituaient,  à  mes  yeux,  que 
des  accidents  sans  portée.  Ma  pensée  est  certainement  tout 
autre.  Je  reconnais,  avec  l'opinion  générale,  qu'il  y  a  bien  lieu 
de  gémir  lorsque  la  société  souffre  du  développement  de  ces 
tristes  fléaux,  et  que  tous  les  soins,  toutes  les  peines,  tous  les 
efforts  que  l'on  peut  appliquer  à  y  porter  remède,  nesaïu'aient 
être  perdus;  ce  que  j'affirme  seulement,  c'est  que  si  ces  mal- 
heureux éléments  de  désorganisation  ne  sont  pas  entés  sur  un 
principe  destructeur  plus  vigoureux ,  s'ils  ne  sont  pas  les  con- 
séquences d'un  mal  caché  plus  terrible ,  on  peut  rester  assuré 
que  leurs  coups  ne  seront  pas  mortels ,  et  qu'après  une  période 
de  souffrance  plus  ou  moins  longue ,  la  société  sortira  de  leurs 
fdets  peut-être  rajeunie,  peut-être  plus  forte. 

Les  exemples  allégués  me  semblent  concluants;  on  poiu'rait 
en  grossir  le  nombre  à  l'infini  ;  et  c'est  pour  cette  raison  sans 
doute  que  le  sentiment  commun  a  fini  par  sentir  l'instinct  de 
la  vérité.  II  a  entrevu  qu'en  définitive  il  ne  fallait  pas  donner 
aux  fléaux  secondaires  une  importance  disproportionnée,  et 
qu'il  convenait  de  chercher  ailleurs  et  plus  profondément  les 
raisons  d'exister  ou  de  mourir  qui  dominent  les  peuples.  Indé- 
pendamment donc  des  circonstances  de  bien-être  ou  de  malaise, 
,on  a  commencé  à  envisager  la  constitution  des  sociétés  en  elle- 
-même, et  on  s'est  montré  disposé  à  admettre  que  nulle  cause 
extérieure  n'avait  sur  elle  une  prise  mortelle,  tant  qu'un  prin- 
cipe destructif  né  d'elle-même  et  dans  son  sein,  inhérent,  atta- 
ché à  ses  entrailles,  n'était  pas  puissamment  développé,  et 


DES   RACES   HUMAINES,  23 

qu'au  contraire,  aussitôt  que  ce  fait  destructeur  existait,  le 
peuple,  chez  lequel  il  fallait  le  constater,  ne  pouvait  manquer 
de  mourir,  fût-il  le  mieux  gouverné  des  peuples,  absolument 
comme  un  cheval  épuisé  s'abat  sur  une  route  unie. 

En  prenant  la  question  sous  ce  point  de  vue,  ou  faisait  un 
grand  pas,  il  faut  le  reconnaître,  et  on  se  plaçait  sur  un  ter- 
rain, dans  tous  les  cas,  beaucoup  plus  philosophique  que  le 
premier.  En  effet,  Bichat  n'a  pas  cherché  à  découvrir  le  gi-and 
mystère  de  l'existence  en  étudiant  les  dehors;  il  a  tout  demandé 
à  l'intérieur  du  sujet  humain.  En  f.iisant  de  même,  on  s'atta- 
chait au  seul  vrai  moyen  d'arriver  à  des  découvertes.  IMalheu- 
reusement  cette  bonne  pensée,  n'étant  que  le  résultat  de  l'ins- 
tinct, ne  poussa  pas  très  loin  sa  logique,  et  on  la  vit  se  briser 
sur  la  première  difficulté.  On  s'était  écrié  :  Oui,  réellement, 
c'est  dans  le  sein  même  d'un  corps  social  qu'existe  la  cause  de 
sa  dissolution;  mais  quelle  est  cette  cause?  —  La  dégénéra- 
tion, fut-il  ré[)liqué  ;  les  nations  meurent  lorsqu'elles  sont  com- 
posées d'éléments  dégénérés.  La  réponse  était  fort  bonne, 
étymologiquement  et  de  toute  manière;  il  ne  s'agissait  plus 
que  de  définir  ce  qu'il  faut  entendre  par  ces  mots  :  nation  dégé- 
nérée. C'est  là  qu'on  fit  naufrage  :  on  expliqua  un  peuple  dé- 
généré par  un  peuple  qui,  mal  gouverné,  abusant  de  ses  riches- 
ses, fanatique  ou  irréligieux,  a  perdu  les  vertus  caractéristiques 
de  ses  premiers  pères.  Triste  chute  !  Ainsi  une  nation  périt 
sous  les  fléaux  sociaux  parce  qu'elle  est  dégénérée,  et  elle  est 
dégénérée  parce  qu'elle  périt.  Cet  argument  circulaire  ne  prouve 
que  l'enfance  de  l'art  en  matière  d'anatomie  sociale.  Je  veux 
bien  que  les  peuples  périssent  parce  qu'ils  sont  dégénérés,  et 
non  pour  autre  cause;  c'est  par  ce  malheur  qu'ils  sont  rendus 
définitivement  incapables  de  souffrir  le  choc  des  désastres  am- 
biants, et  qu'alors,  ne  pouvant  plus  supporter  les  coups  de  la 
fortune  adverse,  ni  se  relever  après  les  avoir  subis,  ils  donnent 
le  spectacle  de  leurs  illustres  agonies;  s'ils  meurent,  c'est  qu'ils 
n'ont  plus  pour  traverser  les  dangers  de  la  vie  la  même  vigueur 
que  possédaieut  leurs  ancêtres,  c'est,  en  un  mot  enfin,  qu'ils 
sont  dégénérés.  L'expression,  encore  une  fois,  est  fort  bonne; 
mais  il  faut  l'expliquer  un  peu  mieux  et  lui  donner  un  sens. 


f 


24  DE   l'inégalité 

Comment  et  pourquoi  la  vigueur  se  perd-elle?  Voilà  ce  qu'il 
faut  dire.  Comment  dégénère-t-on?  C'est  là  ce  qu'il  s'agit  d'ex- 
poser. Jusqu'ici  on  s'est  contenté  du  mot,  on  n'a  pas  dévoilé 
la  chose.  C'est  ce  pas  de  plus  que  je  vais  essayer  de  faire. 

Je  pense  donc  que  le  mot  dégénéré,  s'appliquant  à  un  peu- 
ple, doit  signifier  et  signifie  que  ce  peuple  n'a  plus  la  valeur 
intrinsèque  qu'autrefois  il  possédait,  parce  qu'il  n'a  plus  dans, 
ses  veines  le  même  sang,  dont  des  alliages  successifs  ont  gra- 
duellement modifié  la  valeur;  autrement  dit,  qu'avec  le  même 
nom,  il  n'a  pas  conservé  la  même  race  que  ses  fondateurs-,  en- 
fin, que  l'homme  de  la  décadence,  celui  qu'on  appelle  l'homme 
dégénéré,  est  un  produit  différent,  au  point  de  vue  ethnique , 
du  héros  des  grandes  époques.  Je  veux  bien  qu'il  possède  quel- 
que chose  de  son  essence  ;  mais,  plus  il  dégénère,  plus  ce  quel- 
que chose  s'atténue.  Les  éléments  hétérogènes  qui  prédominent 
désormais  en  lui  composent  une  nationalité  toute  nouvelle  et 
bien  malencontreuse  dans  son  originalité  ;  il  n'appartient  à  ceux 
qu'il  dit  encore  être  ses  pères,  qu'en  ligne  très  collatérale.  II 
mourra  définitivement,  et  sa  civilisation  avec  lui,  le  jour  où 
l'élément  ethnique  primordial  se  trouvera  tellement  subdivisé 
et  noyé  dans  des  apports  de  races  étrangères,  que  la  virtualité 
de  cet  élément  n'exercera  plus  désormais  d'action  suffisante. 
Elle  ne  disparaîtra  pas,  sans  doute,  d'une  manière  absolue  j 
mais,  dans  la  pratique,  elle  sera  tellement  combattue,  telle- 
ment affaiblie,  que  sa  force  deviendra  de  moins  en  moins  sen- 
sible, et  c'est  à  ce  moment  que  la  dégénération  pourra  être 
considérée  comme  complète,  et  que  tous  ses  effets  apparaîtront. 

Si  je  parviens  à  démontrer  ce  théorème,  j'ai  donné  un  sens 
au  mot  de  dégénération.  En  montrant  comment  l'essence  d'une 
nation  s'altère  graduellement,  je  déplace  la  responsabilité  de 
la  décadence;  je  la  rends,  en  quelque  sorte,  moins  honteuse; 
car  eMe  ne  pèse  plus  sur  des  fils,  mais  sur  des  neveux,  puis 
sur  des  cousins,  puis  sur  des  alliés  de  moins  en  moins  proches  ; 
et  lorsque  je  fais  toucher  au  doigt  que  les  grands  peuples,  au, 
moment  de  leur  mort,  n'ont  qu'une  bien  faible,  bien  impondé- 
rable partie  du  sang  des  fondateurs  dont  ils  ont  hérité,  j'ai  suf- 
fisamment expliqué  comment  il  se  peut  faire  que  les  civilisa- 


DES   BACES    HUMAINES.  25 

lions  finissent,  puisqu'elles  ne  restent  pas  dans  les  mêmes 
mains.  Mais  là,  en  même  temps,  je  touche  à  un  problème  en- 
core bien  plus  hardi  que  celui  dont  j'ai  tenté  réclaircissement 
dans  les  chapitres  qui  précèdent,  puisque  la  question  que  j'a- 
borde est  celle-ci  : 

Y  a-t-il  entre  les  races  humaines  des  différences  de  valeur 
intrinsèque  réellement  sérieuses,  et  ces  différences  sont-elles 
possibles  à  apprécier  ? 

Sans  tarder  davantage,  j'entame  la  série  des  considérations 
relatives  au  premier  point  ;  le  second  sera  résolu  par  la  discus- 
sion même. 

Pour  faire  comprendre  ma  pensée  d'une  manière^  plus  claire 
et  plus  suisissable,  je  commence  par  comparer  une  nation, 
toute  nation,  au  corps  humain,  à  l'égard  duquel  les  physiolo- 
gistes professent  cette  opinion,  qu'il  se  renouvelle  constam- 
ment, dans  toutes  ses  parties  constituantes,  que  le  trivail  de 
transformation  qui  se  fait  en  lui  est  incessant,  et  qu'au  bout  de 
certaines  périodes,  il  renferme  bien  peu  de  ce  qui  en  était  d'a- 
bord partie  intégrante,  de  telle  sorte  que  le  vieillard  n'a  rien 
de  l'homme  fait,  l'homme  fait  rien  de  l'adolescent,  l'adolescent 
rien  de  l'enfant,  et  que  l'individualité  matérielle  n'est  pas  autre^ 
ment  maintenue  que  par  des  formes  internes  et  externes  qui 
se  sont  succédé  les  unes  aux  autres  en  se  copiant  à  peu  près. 
Une  différence  que  j'admettrai  pourtant  entre  le  corps  humain 
et  les  nations,  c'est  que,  dans  ces  dernières,  il  est  très  peu  ques- 
tion de  la  conservation  des  formes,  qui  se  détruisent  et  dis- 
paraissent avec  infiniment  de  rapidité.  Je  prends  un  peuple,  ou, 
pour  mieux  dire,  une  tribu,  au  moment  où,  cédant  à  un  instinct 
de  vitalité  prononcé,  elle  se  donne  des  lois  et  commence  à  jouer 
un  rôle  en  ce  monde.  Par  cela  même  que  ses  besoins,  que  ses 
forces  s'accroissent,  elle  se  trouve  en  contact  inévitable  avec 
d'autres  familles,  et,  par  la  guerre  ou  par  la  paix,  réussit  à  se 
les  incorporer. 

Il  n'est  pas  donné  à  toutes  les  familles  humaines  de  se  haus- 
ser à  ce  premier  degré,  passage  nécessaire  qu'une  tribu  doit 
franchir  pour  parvenir  un  jour  à  l'état  de  nation.  Si  un  certain 
nombre  de  races,  qui  même  ne  sont  pas  cotées  très  haut  sur 

2 


26 


DE    L  INEGALITK 


l'échelle  civilisatrice,  l'ont  pourtant  traversé,  on  ne  peut  pas 
dire  avec  vérité  que  ce  soit  là  une  règle  générale  ;  il  semblerait, 
au  contraire,  que  l'espèce  humaine  éprouve  une  assez  grande 
difficulté  à  s'élever  au-dessus  de  l'organisation  parcellaire,  et 
que  c'est  seulement  pour  des  groupes  spécialement  doués  qu'a 
lieu  le  passage  à  une  situation  plus  complexe.  J'invoquerai,  en 
témoignage,  l'état  actuel  d'un  grand  nombre  de  groupes  répan- 
dus dans  toutes  les  parties  du  monde.  Ces  tribus  grossières, 
surtout  celles  des  nègres  pélagiens  de  la  Polynésie,  les  Samoyè- 
des  et  autres  familles  du  monde  boréal  et  la  plus  grande  par- 
tie des  nègres  africains,  n'ont  jamais  pu  sortir  de  cette  impuis- 
sance, et  vivent  juxtaposées  les  unes  aux  autres  et  en  rapports 
de  complète  indépendance.  Les  plus  forts  massacrent  les  plus 
faibles,  les  plus  faibles  cherchent  à  mettre  une  distance  aussi 
grande  que  possible  entre  eux  et  les  plus  forts;  là  se  borne 
toute  la  politique  de  ces  embryons  de  sociétés  qui  se  perpé- 
tuent depuis  le  commencement  de  l'espèce  humaine,  dans  un 
état  si  imparfait,  sans  avoir  jamais  pu  mieux  faire.  On  objec- 
tera que  ces  misérables  hordes  forment  la  moindre  partie  de 
la  population  du  globe;  sans  doute,  mais  il  faut  tenir  compte 
de  toutes  leurs  pareilles  qui  ont  existé  et  disparu.  I.e  nombre 
en  est  incalculable,  et  il  compose  certainement  la  grande  ma- 
jorité des  races  pures  dans  les  variétés  jaune  et  noire. 

Si  donc  il  faut  admettre  que,  pour  un  nombre  très  impor- 
tant d'humains,  il  a  été  impossible  et  l'est  à  jamais  de  faire 
même  le  premier  pas  vers  la  civilisation;  si,  en  outre,  nous 
•  C3nsidérons  que  ces  peuplades  se  trouvent  dispersées  sur  la  face 
entière  du  monde,  dans  les  conditions  de  lieux  et  de  climats 
les  plus  diverses,  habitant  indifféremment  les  pays  glacés,  tem- 
pérés, torrides,  le  bord  des  mers,  des  lacs  et  des  rivières,  le 
fond  des  bois,  les  prairies  herbeuses,  ou  les  déserts  arides,  nous 
sommes  induits  à  conclure  qu'une  partie  de  l'humanité  est,  en 
elle-même,  atteinte  d'impuissance  à  se  civiliser  jamais,  même 
au  premier  degré,  puisqu'elle  est  inhabile  à  vaincre  les  répu- 
gnances naturelles  que  l'homme,  comme  les  animaux,  éprouve 
pour  le  croisement. 

Nous  laissons  donc  ces  tribus  insociables  de  côté,  et  nous 


1 


DES  BACES   HUMAINES.  2^ 

continuons  la  marche  ascendante  avec  celles  qui  comprennent 
que,  soit  par  la  guerre,  soit  par  la  paix,  si  elles  veulent  augmen- 
ter leur  puissance  et  leur  bien-être,  c'est  une  absolue  nécessité 
que  de  forcer  leurs  voisins  d'entrer  dans  leur  cercle  d'existence. 
La  guerre  est  bien  incontestablement  le  plus  simple  des  deux 
moyens.  La  guerre  se  fait  donc  ;  mais,  la  campagne  finie,  quand 
les  passions  destructives  sont  satisfaites,  il  reste  des  prisonniers, 
ces  prisonniers  deviennent  des  esclaves ,  ces  esclaves  travail- 
lent ;  voilà  des  rangs,  voilà  une  industrie,  voilà  une  tribu  de- 
venue peuplade.  C'est  un  degré  supérieur  qui,  à  son  tour,  n'est 
pas  nécessairement  franchi  par  les  agrégations  d'hommes  qui 
ont  su  s'y  élever;  beaucoup  s'en  contentent  et  y  croupissent. 

Mais  certaines  autres,  de  beaucoup  plus  Imaginatives  et  plus 
énergiques,  comprennent  quelque  chose  de  mieux  que  le  sim- 
ple maraudage;  elles  font  la  conquête  d'une  vaste  terre,  et 
prennent  en  propriété,  non  plus  les  habitants  seulement,  mais 
le  sol  avec  eux.  Une  véritable  nation  est  dès  lors  formée.  Sou- 
vent alors,  pendant  un  temps,  les  deux  races  continuent  à  vi- 
vre côte  à  côte  sans  se  mêler;  et  cependant,  comme  elles  sont 
devenues  indispensables  l'une  à  l'autre,  que  la  communauté  de 
travaux  et  d'intérêts  s'est  à  la  longue  établie,  que  les  rancunes 
de  la  conquête  et  son  orgueil  s'émoussent,  que,  tandis  que 
ceux  qui  sont  dessous  tendent  naturellement  à  monter  au  ni- 
veau de  leurs  maîtres,  les  maîtres  rencontrent  aussi  mille  motifs 
de  tolérer  et  quelquefois  de  servir  cette  tendance,  le  mélange 
du  sang  finit  par  s'opérer,  et  les  hommes  des  deux  origines, 
cessant  de  se  rattacher  à  des  tribus  distinctes,  se  confondent 
de  plus  en  plus. 

L'esprit  d'isolement  est  toutefois  tellement  inhérent  à  l'es- 
pèce Immaine  que,  même  dans  cet  état  de  croisement  avancé, 
il  y  a  encore  résistance  à  un  croisement  ultérieur.  Il  est  des 
peuples  dont  nous  savons  d'une  manière  très  positive  que  leur 
origine  est  multiple,  et  qui  pourtant  conservent  avec  une  force 
extraordinaire  l'esprit  de  clan.  Nous  le  savons  pour  les  Ara- 
bes, qui  font  plus  que  de  sortir  de  différents  rameaux  de  la 
souche  sémitique;  ils  appartiennent,  tout  à  la  fois  ,  à  ce  qu'on 
nomme  la  famille  de  Sem  et  à  celle  de  Cham,  sans  parler 


I 


28  DE  l'inégalité 

d'autres  parentés  locales  infinies.  Malgré  cette  diversité  de 
sources ,  leur  attachement  à  la  séparation  par  tribu  forme  un 
des  traits  les  plus  frappants  de  leur  caractère  national  et  de 
leur  histoire  politique  ;  si  bien  qu'on  a  cru  pouvoir  attribuer, 
en  grande  partie, leur  expulsion  de  l'Espagne,  non  seulement 
au  fractionnement  de  leur  puissance  dans  ce  pays ,  mais  encore 
et  surtout  au  morcellement  plus  intime  que  la  distinction  con- 
tinue, et  par  suite  la  rivalité  des  familles,  perpétuait  au  sein 
des  petites  monarchies  de  Valence ,  de  Tolède ,  de  Cordoue  et 
de  Grenade  (1).  Pour  la  plupart  des  peuples  on  peut  faire  la 
même  remarque ,  en  ajoutant  que  là  oii  la  séparation  par  tribu 
s'est  effacée,  celle  par  nation  la  remplace,  agissant  avec  une 
énergie  presque  semblable,  et  telle  que  la  communauté  de  re- 
ligion ne  suffit  pas  à  la  paralyser.  Elle  existe  entre  les  Arabes 
et  les  Turks  comme  entre  les  Persans  et  les  Juifs,  les  Parsis 
et  les  Hindous,  les  Nestoriens  Syriens  et  les  Kurdes;  on  la 
retrouve  également  dans  la  Turquie  d'Europe  ;  on  suit  sa  trace 
en  Hongrie,  entre  les  Madjars,  les  Saxons,  les  Valaques,  leSj 
Croates,  et  je  puis  affirmer,  pour  l'avoir  vu,  que  dans  cer 
taines  parties  de  la  France ,  ce  pays  où  les  races  sont  mélan- 
gées plus  que  partout  ailleurs  peut-être,  il  est  des  populations 
qui,  de  village  à  village,  répngnent  encore  aujourd'hui  à  con- 
tracter alliance. 

Je  me  crois  en  droit  de  conclure ,  d'après  ces  exemples  qui 
embrassent  tous  les  pays  et  tous  les  siècles ,  même  notre  pays 
et  notre  temps,  que  l'humanité  éprouve,  dans  toutes  ses 
branches,  une  répulsion  secrète  pour  les  croisements;  que, 
chez  plusieurs  de  ces  rameaux,  cette  répulsion  est  invincible; 
que,  chez  d'autres,  elle  n'est  domptée  que  dans  une  certaine 
mesure  ;  que  ceux ,  enfin ,  qui  secouent  le  plus  complètement 


(1)  Cet  attachement  des  nations  arabes  à  l'isolement  etimique  se 
manifeste  quelquefois  d'une  manière  bien  bizarre.  Un  voyageur  (M. 
Fulgence  Frosnel,  si  je  ne  me  trompe)  raconte  qu'à  Djiddah,  où  les 
mœurs  sont  très  relàcliées,  la  même  Bédouine  qui  ne  refuse  rien  à  la 
plus  légère  séduction  d'argent,  se  trouverait  déshonorée,  si  elle  épousait 
en  légitime  mariage  soit  le  Turk,  soit  l'Européen  auquel  elle  se  prête 
en  le  méprisant. 


I 


le         * 

à 


DES   RACES   HUMAINES.  29 

le  joug  de  cette  idée  ne  peuvent  cependant  s'en  débarrasser  de. 
telle  façon  qu'il  ne  leur  en  reste  au  moins  quelques  tracée  : 
ces  derniers  forment  ce  qui  est  civilisable  dans  notre  espèce. 

Ainsi  le  genre  humain  se  trouve  soumis  à  deux  lois ,  Tune 
de  répulsion ,  l'autre  d'attraction ,  agissant ,  à  différents  degrés, 
sur  ses  races  diverses  ;  deux  lois ,  dont  la  première  n'est  res- 
pectée que  par  celles  de  ces  races  qui  ne  doivent  jamais  s'éle- 
ver au-dessus  des  perfectionnements  tout  à  fait  élémentaires 
de  la  vie  de  tribu,  tandis  que  la  seconde,  au  contraire,  règne 
avec  d'autant  plus  d'empire ,  que  les  familles  ethniques  sur 
lesquelles  elle  s'exerce  sont  plus  susceptibles  de  développe- 
ments. 

Mais  c'est  ici  qu'il  faut  surtout  être  précis.  Je  viens  de  pren-j 
dre  un  peuple  à  l'état  de  famille ,  d'embryon  ;  je  l'ai  doué  de 
l'aptitude  nécessaire  pour  passer  à  l'état  de  nation  ;  il  y  est  : 
l'histoire  ne  m'apprend  pas  quels  étaient  les  éléments  consti- 
tutifs du  groupe  originaire  ;  tout  ce  que  je  sais ,  c'est  que  ces 
éléments  le  rendaient  apte  aux  transformations  que  je  lui  ai 
fait  subir;  maintenant  agrandi,  deux  possibilités  sont  seules 
présentes  pour  lui;  entre  deux  destinées,  l'une  ou  l'autre  est 
inévitable  :  ou  il  sera  conquérant ,  ou  il  sera  conquis. 

Je  le  suppose  conquérant;  je  lui  fais  la  plus  belle  part  :  il 
domine ,  gouverne  et  civilise  tout  à  la  fois  ;  il  n'ira  pas ,  dans 
les  provinces  qu'il  parcourt ,  semer  inutilement  le  meurtre  et 
l'incendie;  les  monuments,  les  institutions,  les  mœurs,  lui 
seront  également  sacrés;  ce  qu'il  changera,  ce  qu'il  trouvera 
bon  et  utile  de  modifier,  sera  remplacé  par  des  créations  su- 
périeures; la  faiblesse  deviendra  force  dans  ses  mains;  il  se 
comportera  de  telle  façon  que ,  suivant  le  mot  de  l'Écriture,  il 
sera  grand  devant  les  hommes. 

Je  ne  sais  si  le  lecteur  y  a  déjà  pensé ,  mais ,  dans  le  tableau 
que  je  trace,  et  qui  n'est  autre,  à  certains  égards,  que  celui 
présenté  par  les  Hindous,  les  Égyptiens,  les  Perses,  les  Ma- 
cédoniens ,  deux  faits  me  paraissent  bien  saillants.  Le  premier, 
c'est  qu'une  nation,  sans  force  et  sans  puissance,  se  trouve  tout 
à  coup ,  par  le  fait  d'être  tombée  aux  mains  de  maîtres  vigou- 
reux ,  appelée  au  partage  d'une  nouvelle  et  meilleure  destinée, 

2. 


n 


30  DE  l'inégalité 

ainsi  qu'il  arriva  aux  Saxons  de  l'Angleterre ,  lorsque  les  Nor- 
'  mands  les  eurent  soumis  ;  la  seconde ,  c'est  qu'un  peuple  d'é- 
lite, un  peuple  souverain,  armé,  comme  tel,  d'une  propension 
marquée  à  se  mêler  à  un  autre  sang,  se  trouve  désormais  en 
contact  intime  avec  une  race  dont  l'infériorité  n'est  pas  seule- 
ment démontrée  par  la  défaite,  mais  encore  par  le  défaut  des 
qualités  visibles  chez  les  vainqueurs.  Voilà  donc ,  à  dater  pré- 
cisément du  jour  où  la  conquête  est  accomplie  et  où  la  fusion 
commence ,  une  modification  sensible  dans  la  constitution  du 
sang  des  maîtres.  Si  la  nouveauté  devait  s'arrêter  là,  on  se 
trouverait ,  au  bout  d'un  laps  de  temps  d'autant  plus  consi- 
dérable que  les  nations  superposées  auraient  été  originaire- 
ment plus  nombreuses,  avoir  en  face  une  race  nouvelle,  moins 
■puissante ,  à  coup  sûr,  que  le  meilleur  de  ses  ancêtres ,  forte 
encore  cependant ,  et  faisant  preuve  de  qualités  spéciales  résul- 
tant du  mélange  même,  et  inconnues  aux  deux  familles  géné- 
ratrices. Mais  il  n'en  va  pas  ainsi  d'ordinaire,  et  l'alliage  n'est 
pas  longtemps  borné  à  la  double  race  nationale  seulement. 

L'empire  que  je  viens  d'imaginer  est  puissant  ;  il  agit  sur  ses 
voisins.  Je  suppose  de  nouvelles  conquêtes;  c'est  encore  un 
nouveau  sang  qui ,  chaque  fois ,  vient  se  mêler  au  courant. 
Désormais,  à  mesure  que  la  nation  grandit,  soit  par  les  armes, 
soit  par  les  traités,  son  caractère  ethnique  s'altère  de  plus 
en  plus.  Elle  est  riche,  commerçante,  civilisée;  les  besoins 
et  les  plaisirs  des  autres  peuples  trouvent  chez  elle ,  dans  ses 
capitales,  dans  ses  grandes  villes,  dans  ses  ports,  d'amples 
satisfactions ,  et  les  mille  attraits  qu'elle  possède  fixent  au  mi- 
lieu d'elle  le  séjour  de  nombreux  étrangers.  Peu  de  temps  se 
passe,  et  une  distinction  de  castes  peut,  à  bon  droit,  succéder 
à  la  distinction  primitive  par  nations. 

Je  veux  que  le  peuple  sur  lequel  je  raisonne  soit  confirmé 
dans  ses  idées  de  séparation  par  les  prescriptions  religieuses 
les  plus  formelles ,  et  qu'une  pénalité  redoutable  veille  à  l'en* 
tour  pour  épouvanter  les  délinquants.  Parce  que  ce  peuple  est 
civilisé ,  ses  mœurs  sont  douces  et  tolérantes ,  même  au  mépris 
de  sa  foi  ;  ses  oracles  auront  beau  parler,  il  naîtra  des  gens  dé- 
castés  :  il  faudra  créer  tous  les  jours  de  nouvelles  distinctions,, 


i 


DES   RACES   HUMAINES.  31 

inventer  de  nouvelles  classifications ,  multiplier  les  rangs ,  ren- 
dre presque  impossible  de  se  reconnaître  au  milieu  de  subdi- 
visions variant  à  l'infini,  changeant  de  province  à  province ,  de 
canton  à  canton,  de  village  à  village  ;  faire  enfin  ce  qui  a  lieu  dans 
les  pays  hindous.  Mais  il  n'est  guère  que  le  brahmane  qui  ait 
montré  autant  de  ténacité  dans  ses  idées  séparatrices  ;  les  peu- 
ples civilisés  par  lui,  en  dehors  de  son  sein ,  n'ont  jamais  adopté , 
ou  du  moins  ont  rejeté  depuis  longtemps ,  des  entraves  gênan- 
tes. Dans  tous  les  États  avancés  en  culture  intellectuelle ,  on 
ne  s'est  pas  même  arrêté  un  instant  aux  ressources  désespérées 
que  le  désir  de  concilier  les  prescriptions  du  code  de  Manon 
avec  le  courant  irrésistible  des  choses  inspira  aux  législateurs 
de  l'Aryavarta.  Partout  ailleurs,  les  castes,  lorsqu'il  y  en  a 
eu  réellement ,  ont  cessé  d'exister  au  moment  où  le  pouvoir 
de  faire  fortune ,  de  s'illustrer  par  des  découvertes  utiles  ou 
des  talents  agréables,  a  été  acquis  a  tout  le  monde,  sans  dis-  M 

tinction  d'origine.  Mais  aussi,  à  dater  du  même  jour,  la  nation  H 

m         primitivement  conquérante,  agissante,  civilisatrice,  a  com-t  I 

■  mencé  à  disparaître  :  son  sang  était  immergé  dans  celui  de  ™ 

■  >      tous  les  affluents  qu'elle  avait  détournés  vers  elle. 

Le  plus  souvent,  en  outre,  les  peuples  dominateurs  ont 
commencé  par  être  infiniment  moins  nombreux  que  leurs  vain- 
cus, et  il  semble,  d'autre  part,  que  certaines  races  qui  ser- 
vent de  base  à  la  population  de  contrées  fort  étendues,  soient 
singulièrement  prolifiques  ;  je  citerai  les  Celtes,  les  Slaves.  Rai- 
son de  plus  pour  que  les  races  maîtresses  disparaissent  rapi- 
dement. Encore  un  autre  motif,  c'est  que  leur  activité  plus 
grande,  le  rôle  plus  direct  qu'elles  jouent  dans  les  affaires  de 
leur  Etat,  les  exposent  particulièrement  aux  funestes  résultats 
des  batailles,  des  proscriptions  et  des  révoltes.  Ainsi,  tandis 
que,  d'une  part,  elles  amassent  autour  d'elles,  par  le  fait 
même  de  leur  génie  civilisateur,  des  éléments  divers  où  elles 
doivent  s'absorber,  elles  sont  encore  victimes  d'une  cause.pre- 
mière ,  leur  petit  nombre  originel ,  et  d'une  foule  de  causes 
secondes,  qui  toutes  concourent  à  les  détruire. 

Il  est  assez  évident  de  soi  que  la  disparition  de  la  race  vic- 
torieuse est  soumise,  suivant  les  différents  milieux,  à  descon* 


32  DE  l'inégalité 

ditions  de  temps  variant  à  l'infini.  Toutefois  elle  s'achève  par- 
tout, et  partout  elle  est  aussi  parfaite  que  de  besoin ,  longtemps 
avant  la  fin  de  la  civilisation  qu'elle  est  censée  animer,  de 
sorte  qu'un  peuple  marche,  vit,  fonctionne,  souvent  même 
grandit  après  que  le  mobile  générateur  de  sa  vie  et  de  sa  gloire 
a  cessé  d'être.  Croit-on  trouver  là  une  contradiction  avec  ce 
qui  précède?  Nullement;  car,  tandis  que  l'influence  du  sang 
civilisateur  va  s'épuisant  par  la  division ,  la  force  de  propulsion 
jadis  imprimée  aux  masses  soumises  ou  annexées  subsiste  en- 
core ;  les  institutions  que  le  défunt  maître  avait  inventées ,  les 
lois  qu'il  avait  formulées ,  les  mœurs  dont  il  avait  fourni  le 
type  se  sont  maintenues  après  lui.  Sans  doute,  mœurs,  lois, 
institutions ,  ne  survivent  que  fort  oublieuses  de  leur  antique 
esprit,  défigurées  tous  les  jours  davantage,  caduques  et  per- 
dant leur  sève  ;  mais ,  tant  qu'il  en  reste  une  ombre  ,  l'édifice 
se  soutient,  le  corps  semble  avoir  une  âme,  le  cadavre  marche. 
Quand  le  dernier  effort  de  cette  impulsion  antique  est  achevé, 
tout  est  dit;  rien  ne  reste ,  la  civilisation  est  morte. 

Je  me  crois  maintenant  pourvu  de  tout  le  nécessaire  pour 
résoudre  le  problème  de  la  vie  et  de  la  mort  des  nations,  et  je 
dis  qu'un  peuple  ne  mourrait  jamais  en  demeurant  éternelle- 
ment composé  des  mêmes  éléments  nationaux.  Si  l'empire  de 
Darius  avait  encore  pu  mettre  en  ligne,  à  la  bataille  d'Arbelles, 
des  Perses,  des  Arians  véritables  ;  si  les  Romains  du  Bas-Em- 
pire avaient  eu  un  sénat  et  une  milice  formés  d'éléments  ethni- 
ques semblables  à  ceux  qui  existaient  au  temps  des  Fabius, 
leurs  dominations  n'auraient  pas  pris  fin,  et,  tant  qu'ils  auraient 
conservé  la  même  intégrité  de  sang,  Perses  et  Romains  auraient 
.vécu  et  régné.  On  objectera  qu'ils  auraient  néanmoins,  à  la 
longue,  vu  venir  à  eux  des  vainqueurs  plus  irrésistibles  qu'eux- 
mêmes  et  qu'ils  auraient  succombé  sous  des  assauts  bien  com- 
binés, sous  une  longue  pression,  ou,  plus  simplement,  sous  le 
hasard  d'une  bataille  perdue.  Les  États,  en  effet,  auraient  pu 
prendre  fin  de  cette  manière,  non  pas  la  civilisation,  ni  le  corps 
social.  L'invasion  et  la  défaite  n'auraient  constitué  que  la  triste 
mais  temporaire  traversée  d'assez  mauvais  jours.  Les  exemples 
à  fournir  sont  en  grand  nombre. 


DES   RACES   HUMAINES.  33 

Dans  les  temps  modernes,  les  Chinois  ont  été  conquis  à  deux 
reprises  :  toujours  ils  ont  forcé  leurs  vainqueurs  à  s'assimiler 
à  eux  ;  ils  leur  ont  imposé  le  respect  de  leurs  mœurs  ;  ils  leur 
ont  beaucoup  donné,  et  n'en  ont  presque  rien  reçu.  Une  fois 
ils  ont  expulsé  les  premiers  envahisseurs,  et,  dans  un  temps 
donné,  ils  en  feront  autant  des  seconds. 

Les  Anglais  sont  les  maîtres  de  l'Inde,  et  pourtant  leur  ac- 
tion morale  sur  leurs  sujets  est  presque  absolument  nulle.  Ils 
subissent  eux-mêmes,  en  bien  des  manières,  l'influence  de  la 
civilisation  locale,  et  ne  peuvent  réussir  à  faire  pénétrer  leurs 
idées  dans  les  esprits  d'une  foule  qui  redoute  ses  dominateurs, 
ne  plie  que  physiquement  devant  eux,  et  maintient  ses  notions 
debout  en  face  des  leurs.  C'est  que  la  race  hindoue  est  devenue 
étrangère  à  celle  qui  la  maîtrise  aujourd'hui,  et  sa  civilisation 
échappe  à  la  loi  du  plus  fort.  Les  formes  extérieures,  les  royau- 
mes, les  empires  ont  pu  varier,  et  varieront  encore,  sans  que 
le  fond  sur  lequel  de  telles  constructions  reposent,  dont  elles 
ne  sont  qu'émanées,  soit  altéré  essentiellement  avec  elles;  et 
Haïderabad,  Lahore,  Dehli  cessant  d'être  des  capitales,  la  so- 
ciété hindoue  n'en  subsistera  pas  moins.  Un  moment  viendra 
où,  de  façon  ou  d'autre,  l'Inde  recommencera  à  vivre  publi- 
quement d'après  ses  lois  propres,  comme  elle  le  fait  tacitement , 
et,  soit  par  sa  race  actuelle,  soit  par  des  métis,  reprendra  la 
plénitude  de  sa  personnalité  politique. 

Le  hasard  des  conquêtes  ne  saurait  trancher  la  vie  d'un  peu- 
ple. Tout  au  plus,  il  en  suspend  pour  un  temps  les  manifesta- 
tions, et,  en  quelque  sorte,  les  honneurs  extérieurs.  Tant  que 
le  sang  de  ce  peuple  et  ses  institutions  conservent  encore,  dans 
une  mesure  suffisante,  l'empreinte  de  la  race  initiatrice,  ce 
peuple  existe;  et,  soit  qu'il  ait  affaire,  comme  les  Chinois,  à  des 
conquérants  qui  ne  sont  que  matériellement  plus  énergiques 
que  lui  ;  soit,  comme  les  Hindous,  qu'il  soutienne  une  lutte  de 
patience,  bien  autrement  ardue,  contre  une  nation  de  tous 
points  supérieure,  telle  qu'on  voit  les  Anglais,  son  avenir  cer- 
tain doit  le  consoler  ;  il  sera  libre  un  jour.  Au  contraire,  ce 
peuple,  comme  les  Grecs,  comme  les  Romains  du  Bas-Empire, 
a-t-il  absolument  épuisé  son  principe  ethnique  et  les  conséquen- 


I 


34 


DE    L  INEGALITE 


ces  qui  en  découlaient,  le  moment  de  sa  défaite  sera  celui  de  sa 
mort  :  il  a  usé  les  temps  que  le  ciel  lui  avait  d'avance  concédés, 
car  il  a  complètement  changé  de  race,  donc  dé  nature,  et  par 
conséquent  il  est  dégénéré. 

En  vertu  de  cette  observation,  on  doit  considérer  comme  ré- 
solue la  question,  souvent  agitée,  de  savoir  ce  qui  serait  advenu, 
si  les  Carthaginois,  au  lieu  de  succomber  devant  la  fortune  de 
Rome,  étaient  devenus  maîtres  de  l'Italie.  En  tant  qu'apparte- 
nant à  la  souche  phénicienne,  souche  inférieure  en  vertus  poli- 
tiques aux  races  d'où  sortaient  les  soldats  de  Scipion,  l'issue 
contraire  de  la  bataille  de  Zama  ne  pouvait  rien  changer  à  leur 
sort.  Heureux  un  jour,  le  lendemain  les  aurait  vus  tomber  de- 
vant une  revanche;  ou  bien  encore,  absorbés  dans  l'élément 
italien  par  la  victoire,  comme  ils  le  furent  par  la  défaite,  le  ré- 
sultat final  aurait  été  identiquement  le  même.  Le  destin  des 
civilisations  ne  va  pas  au  hasard,  il  ne  dépend  pas  d'un  coup 
de  dé  ;  le  glaive  ne  tue  que  des  hommes  ;  et  les  nations  les  plus 
belliqueuses,  les  plus  redoutables,  les  plus  triomphantes,  quand 
elles  n'ont  eu  dans  le  cœur,  dans  la  tête  et  dans  la  main,  que 
bravoure,  science  stratégique  et  succès  guerriers,  sans  autre 
instinct  supérieur,  n'ont  jamais  obtenu  une  plus  belle  fin  que 
d'apprendre  de  leurs  vaincus,  et  de  l'apprendre  mal,  comment 
on  vit  dans  la  paix.  Les  Celtes,  les  hordes  nomades  de  l'Asie, 
ont  des  annales  pour  ne  rien  raconter  de  plus. 

Après  avoir  assigné  un  sens  au  mot  dégénéi-cition,  et  avoir 
traité,  avec  ce  secours,  le  problème  de  la  vitalité  des  peuples, 
il  faut  prouver  maintenant  ce  que  j'ai  dû,  pour  la  clarté  de  la 
discussion,  avancer  à  2yriori  :  qu'il  existe  des  différences  sen- 
sibles dans  la  valeur  relative  des  races  humaines.  Les  consé- 
quences d'une  pareille  démonstration  sont  considérables  ;  leur 
portée  va  loin.  Avant  de  les  aborder,  on  ne  saurait  les.  étayer 
d'un  ensemble  trop  complet  de  faits  et  de  raisons  capables  de 
soutenir  un  aussi  grand  édifice.  La  première  question  que  j'ai 
résolue  n'était  que  le  propylée  du  temple. 


DES    RACES    HUMAINES.  35 

CHAPITRE  V. 

Les  inégalités  ethniques  ne  sont  pas  le  résultat  des  institutions. 

L'idée  d'une  inégalité  native,  originelle,  tranchée  et  perma- 
nente entre  les  diverses  races,  est,  dans  le  monde,  une  des  opi- 
nions les  plus  anciennement  répandues  et  adoptées;  et,  vu 
l'isolement  primitif  des  tribus,  des  peuplades,  et  ce  retirement 
vers  elles-mêmes  que  toutes  ont  pratiqué  à  une  époque  plus  ou 
moins  lointaine,  et  d'où  un  grand  nombre  n'est  jamais  sorti , 
on  n'a  pas  lieu  d'en  être  étonné.  A  l'exception  de  ce  qui  s'est 
passé  dans  nos  temps  les  plus  modernes,  cette  notion  a  servi 
de  base  à  presque  toutes  les  théories  gouvernementales.  Pas  de 
peuple,  grand  ou  petit,  qui  n'ait  débuté  par  en  laire  sa  première 
maxime  d'État.  Le  système  des  castes,  des  noblesses,  celui  des 
aristocraties,  tant  qu'on  les  fonde  sur  les  prérogatives  de  la  nais- 
sance, n'ont  pas  d'autre  origine;  et  le  droit  d'aînesse,  en  sup- 
posant la  préexcellence  du  fils  premier-né  et  de  ses  descendants, 
n'en  est  aussi  qu'un  dérivé.  Avec  cette  doctrine  concordent  la 
répulsion  pour  l'étranger  et  la  supériorité  que  chaque  nation 
s'adjuge  à  l'égard  de  ses  voisines.  Ce  n'est  qu'à  mesure  que  les 
groupes  se  mêlent  et  se  fusionnent,  que,  désormais  agrandis, 
civilisés  et  se  considérant  sous  un  jour  plus  bienveillant  par 
suite  de  l'utilité  dont  ils  se  sont  les  uns  aux  autres,  l'on  voit 
chez  eux  cette  maxime  absolue  de  l'inégalité,  et  d'abord  de 
l'hostilité  des  races,  battue  en  brèche  et  discutée.  Puis,  quand 
le  plus  grand  nombre  des  citoyens  de  l'État  sent  couler  dans 
ses  veines  un  sang  mélangé,  ce  plus  grand  nombre,  transfor- 
mant en  vérité  universelle  et  absolue  ce  qui  n'est  réel  que  pour 
lui,  se  sent  appelé  à  affirmer  que  tous  les  hommes  sont  égaux. 
Une  louable  répugnance  pour  l'oppression,  la  légitime  horreur 
de  l'abus  de  la  force,  jettent  alors,  dans  toutes  les  intelligences, 
un  assez  mauvais  vernis  sur  le  souvenir  des  races  jadis  domi- 
nantes et  qui  n'ont  jamais  manqué,  car  tel  est  le  train  du  monde, 
de  légitimer,  jusqu'à  un  certain  point,  beaucoup  d'accusations. 


I 


b 


36 


DE    L  INEGALITE 


De  la  déclamation  contre  la  tyrannie,  on  passe  à  la  négation 
des  causes  naturelles  de  la  supériorité  qu'on  insulte  ;  on  la  dé- 
clare non  seulement  perverse,  mais  encore  usurpatrice;  on 
nie,  et  bien  à  tort,  que  certaines  aptitudes  soient  nécessaire- 
ment, fatalement,  l'héritage  exclusif  de  telles  ou  telles  des- 
cendances ;  enfin ,  plus  un  peuple  est  composé  d'éléments  hé- 
térogènes, plus  il  se  complaît  à  proclamer  que  les  facultés  les 
plus  diverses  sont  possédées  ou  peuvent  l'être  au  même  degré 
par  toutes  les  fractions  de  l'espèce  humaine  sans  exclusion. 
Cette  théorie,  à  peu  près  soutenable  pour  ce  qui  les  concerne, 
les  raisonneurs  métis  l'appliquent  à  l'ensemble  des  générations 
qui  ont  paru,  paraissent  et  paraîtront  sur  la  terre,  et  ils  finis- 
sent un  jour  par  résumer  leurs  sentiments  en  ces  mots,  qui , 
comme  l'outre  d'Éole,  renferment  tant  de  tempêtes  :  «  Tous 
les  hommes  sont  frères  (1)!  » 

Voilà  l'axiome  politique.  Veut-on  l'axiome  scientifique? 
«  Tous  les  hommes,  disent  les  défenseurs  de  l'égalité  humaine, 
sont  pourvus  d'instruments  intellectuels  pareils ,  de  même 
nature,  de  même  valeur,  de  même  portée.  »  Ce  ne  sont  pas  les 
paroles  expresses,  peut-être,  mais  du  moins  c'est  le  sens.  Ainsi, 
le  cervelet  du  Huron  contient  en  germe  un  esprit  tout  à  fait 
semblable  à  celui  de  l'Anglais  et  du  Français  !  Pourquoi  donc, 
dans  le  cours  des  siècles,  n'a-t-il  découvert  ni  l'imprimerie  ni 
la  vapeur?  Je  serais  en  droit  de  lui  demander,  à  ce  Huron,  s'il 
est  égal  à  nos  compatriotes,  d'où  il  vient  que  les  guerriers  de 
sa  tribu  n'ont  pas  fourni  de  César  ni  de  Charlemagne,  et  par 
quelle  inexplicable  négligence  ses  chanteurs  et  ses  sorciers  ne 
sont  jamais  devenus  ni  des  Homères  ni  des  Hippocrates?  A 
cette  difficulté  on  répond,  d'ordinaire,  en  mettant  en  avant  l'in- 


(1)  The  man 

Of  virtuous  soûl  commands  not,  nor  obeys, 
Power,  like  a  desolaUng  pestilence, 
PoUutes  whate'er  it  touches;  and  obédience, 
Bane  of  ail  genius,  virtue,  freedom,  truUi, 
Makes  slaves  of  men,  and  of  the  human  frame 
A  mechauized  automaton. 

Shelley.  {Queen  Mab.), 


DES   RACES   HUMAINES.  37 

fluence  souveraine  des  milieux.  Suivant  cette  doctrine ,  une  île 
ne  verra  point,  en  fait  de  prodiges  sociaux,  ce  que  connaîtra 
nn  continent;  au  nord,  on  ne  sera  pas  ce  qu'on  est  au  midi; 
les  bois  ne  permettront  pas  les  développements  que  favorisera 
la  plaine  découverte  ;  que  sais-je  ?  L'humidité  d'un  marais  fera 
pousser  une  civilisation  que  la  sécheresse  du  Sahara  aurait  in- 
failliblement étouffée.  Quelque  ingénieuses  que  soient  ces  pe- 
tites hypothèses,  elles  ont  contre  elles  la  voix  des  faits.  Malgré 
le  vent,  la  pluie,  le  froid,  le  chaud,  la  stérilité,  la  plantureuse 
abondance,  partout  le  monde  a  vu  fleurir  tour  à  tour,  et  sur 
les  mêmes  sols,  la  barbarie  et  la  civilisation.  Le  fellah  abruti 
se  calcine  au  même  soleil  qui  brûlait  le  puissant  prêtre  de  Mem- 
phis  ;  le  savant  professeur  de  Berlin  enseigne  sous  le  même  ciel 
inclément  qui  vit  jadis  les  misères  du  sauvage  finnois. 

Le  plus  curieux,  c'est  que  l'opinion  égalitaire ,  admise  par  la 
masse  des  esprits,  d'où  elle  a  découlé  dans  nos  institutions  et 
dans  nos  mœurs ,  n'a  pas  trouvé  assez  de  force  pour  détrôner 
l'évidence ,  et  que  les  gens  les  plus  convaincus  de  sa  vérité  font 
tous  les  jours  acte  d'hommage  au  sentiment  contraire.  Per- 
sonne ne  se  refuse  à  constater,  à  chaque  instant,  de  graves 
différences  entre  les  nations,  et  le  langage  usuel  même  les 
confesse  avec  la  plus  naïve  inconséquence.  On  ne  fait,  en  cela, 
qu'imiter  ce  qui  s'est  pratiqué  à  des  époques  non  moins  per- 
suadées que  nous ,  et  pour  les  mêmes  causes ,  de  l'égalité  ab- 
solue des  races. 

Chaque  nation  a  toujours  su,  a  cOté  du  dogme  libéral  de  la 
fraternité ,  maintenir,  auprès  des  noms  des  autres  peuples,  des 
qualifications  et  des  épithètes  qui  indiquaient  des  dissemblan- 
ces. Le  Romain  d'Italie  appelait  le  Romain  de  la  Grèce,  Grae- 
culus,  et  lui  attribuait  le  monopole  de  la  loquacité  vaniteuse 
et  du  manque  de  courage.  Il  se  moquait  du  colon  de  Carthage, 
et  prétendait  le  reconnaître  entre  mille  à  son  esprit  processif 
et  à  sa  mauvaise  foi.  Les  Alexandrins  passaient  pour  spirituels, 
insolents  et  séditieux.  Au  moyen  âge,  les  monarques  anglo- 
normands  taxaient  leurs  sujets  gallois  de  légèreté  et  d'incon- 
sistance d'esprit.  Aujourd'hui  qui  n'a  pas  entendu  relever  les 
traits  distinctifs  de  l'Allemand,  de  l'Espagnol,  de  l'Anglais  et 

B\CES  HUMAINES.  —  T.   I.  g 


38 


DE    L  INE&ALITE 


du  Russe?  Je  n'ai  pas  à  me  prononcer  sur  l'exactitude  des  ju- 
gements.  Je  note  seulement  qu'ils  existent,  et  que  ropinion 
courante  les  adopte.  Ainsi  donc,  si,  d'une  part,  les  familles 
humaines  sont  dites  égales,  et  que,  de  l'autre,  les  unes  soient 
frivoles,  les  autres  posées;  celles-ci  âpres  au  gain,  celles-là  à 
la  dépense;  quelques-unes  énergiquement  amoureuses  des 
combats ,  plusieurs  économes  de  leurs  peines  et  de  leurs  vies , 
il  tombe  sous  le  sens  que  ces  nations  si  différentes  doivent  avoir 
des  destiuées  bien  diverses ,  bien  dissemblables ,  tranchons  le 
mot,  bien  inégales.  Les  plus  fortes  joueront  dans  la  tragédie 
du  monde  les  personnages  des  rois  et  des  maîtres.  Les  plus 
faibles  se  contenteront  des  bas  emplois. 

Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  fait  de  nos  jours  le  rapprochement 
entre  les  idées  généralement  admises  sur  l'existence  d'un  carac- 
tère spécial  pour  chaque  peuple  et  la  conviction  non  moins 
répandue  que  tors  les  peuples  sont  égaux.  Cependant  cette 
contradiction  frafpe  bien  fort;  elle  est  flagrante,  et  d'autant 
plus  grave  que  les  partisans  de  la  démocratie  ne  sont  pas  les 
derniers  à  célébrer  la  supériorité  des  Saxons  de  l'Amérique 
du  Nord  sur  toutes  les  nations  du  même  continent.  Ils  attri- 
buent ,  à  la  vérité ,  les  hautes  prérogatives  de  leurs  favoris  à 
la  seule  influence  de  la  forme  gouvernementale.  Toutefois  ils 
ne  nient  pas ,  que  je  sache,  la  disposition  particulière  et  native 
des  compatriotes  de  Penn  et  de  Washington  à  établir  dans 
tous  les  lieux  de  leur  séjour  des  institutions  libérales,  et,  ce 
qui  est  plus ,  à  les  savoir  conserver.  Cette  force  de  persistance 
n'est-elle  pas,  je  le  demande,  une  bien  grande  prérogative 
départie  à  cette  branche  de  la  famille  humaine ,  prérogative 
d'autant  plus  précieuse  que  la  plupart  des  groupes  qui  ont 
peuplé  jadis  ou  peuplent  encore  l'univers  semblent  en  être 
privés? 

Je  n'ai  pas  la  prétention  de  jouir  sans  combat  de  la  vue  de 
cette  inconséquence.  C'est  ici ,  sans  doute ,  que  les  partisans 
de  l'égalité  objecteront  bien  haut  la  puissance  des  institutions 
et  des  mœurs  ;  c'est  ici  qu'ils  diront ,  encore  une  fois ,  combien 
l'essence  du  gouvernement  par  sa  seule  et  propre  vertu ,  com- 
bien le  fait  du  despotisme  ou  de  la  liberté,  influent  puissamment 


I 


DES   «ACES   HUMAINES.  3& 

sur  le  mérite  et  le  développement  d'une  nation  :  mais  c'est  ici 
que  moi ,  de  même ,  je  contesterai  la  force  de  l'argument. 

Les  institutions  politiques  n'ont  à  choisir  qu'entre  deux 
origines  :  ou  bien  elles  dérivent  de  la  nation  qui  doit  vivre 
sous  leur  règle,  ou  bien,  inventées  chez  un  peuple  influent, 
elles  sont  appliquées  par  lui  à  des  États  tombés  dans  sa  sphère 
d'action. 

Avec  la  première  hypothèse  il  n'y  a  pas  de  difficulté.  Le 
peuple  évidemment  a  calculé  ses  institutions  sur  ses  instincts 
et  sur  ses  besoins  ;  il  s'est  gardé  de  rien  statuer  qui  pût  gêner 
les  uns  ou  les  autres  ;  et  si,  par  mégarde  ou  maladresse  ,  il  l'a 
fait,  bientôt  le  malaise  qui  en  résulte  l'amène  à  corriger  ses 
lois  et  à  les  mettre  dans  une  concordance  plus  parfaite  avec 
leur  but.  Dans  tout  pays  autonome,  on  peut  dire  que  la  loi 
émane  toujours  du  peuple  ;  non  pas  qu'il  ait  constamment  la 
faculté  de  la  promulguer  directement,  mais  parce  que,  pour 
être  bonne,  il  faut  qu'elle  soit  modelée  sur  ses  vues,  et  telle 
que,  bien  informé,  il  l'aurait  imaginée  lui-même.  Si  quelque 
très  sage  législateur  semble,  au  premier  abord,  l'unique  source 
de  la  loi ,  qu'on  y  regarde  de  bien  près ,  et  l'on  se  convaincra 
aussitôt  que,  par  l'efiet  de  sa  sagesse  même,  le  vénérable 
maître  se  borne  à  rendre  ses  oracles  sous  la  dictée  de  sa  na- 
tion. Judicieux  comme  Lycurgue ,  il  n'ordonnera  rien  que  le 
Dorien  de  Sparte  ne  puisse  admettre,  et,  théoricien  comme 
Dracon,  il  créera  un  code  qui  bientôt  sera  ou  modifié  ou 
abrogé  par  l'Ionien  d'Athènes ,  incapable ,  comme  tous  les  en- 
fants d'Adam,  de  conserver  longtemps  une  législation  étrangère 
à  ses  vraies  et  naturelles  tendances.  L'intervention  d'un  génie 
supérieur  dans  cette  grande  affaire  d'une  invention  de  lois 
n'est  jamais  qu'une  manifestation  spéciale  de  la  volonté  éclairée 
d'un  peuple ,  ou ,  si  ce  n'est  que  le  produit  isolé  des  rêveries 
d'un  individu ,  nul  peuple  ne  saurait  s'en  accommoder  long- 
temps. On  ne  peut  donc  admettre  que  les  institutions  ainsi 
trouvées  et  façonnées  par  les  races  fassent  les  races  ce  qu'on 
les  voit  être.  Ce  sont  des  effets ,  et  non  des  causes.  Leur  in- 
fluence est  grande  évidemment  :  elles  conservent  le  génie 
national,  elles  lui  frayent  des  chemins,  elles  lui  indiquent 


J 


40  DE   l'inégalité 

son  but,  et  même,  jusqu'à  un  certain  point ,  échauffent  ses 
instincts ,  et  lui  mettent  à  la  main  les  meilleurs  instruments 
d'action  ;  mais  elles  ne  [créent  pas  leur  créateur,  et ,  pouvant 
servir  puissamment  ses  succès  en  l'aidant  à  développer  ses 
qualités  innées ,  elles  ne  sauraient  jamais  qu'échouer  miséra- 
blement quand  elles  prétendent  trop  agrandir  le  cercle  ou  le 
changer.  En  un  mot,  elles  ne  peuvent  pas  l'impossible. 

Les  institutions  fausses  et  leurs  effets  ont  cependant  joué  un 
grand  rôle  dans  le  monde.  Quand  Charles  P"",  fâcheusement 
conseillé  par  le  comte  de  Strafford,  voulait  plier  les  Anglais 
au  gouvernement  absolu ,  le  roi  et  son  ministre  marchaient  sur 
le  terrain  fangeux  et  sanglant  des  théories.  Quand  les  calvinis- 
tes rêvaient  chez  nous  une  administration  tout  à  la  fois  aris- 
tocratique et  républicaine,  et  travaillaient  à  l'implanter  par  les 
armes ,  ils  se  mettaient  également  à  côté  du  vrai. 

Quand  le  régent  prétendit  donner  gain  de  cause  aux  cour- 
tisans vaincus  en  1652,  et  essayer  du  gouvernement  d'intrigue 
qu'avaient  souhaité  le  coadjuteur  et  ses  amis  (1),  ses  efforts  ne 
plurent  à  personne ,  et  blessèrent  également  noblesse ,  clergé,^«™ 
parlement  et  tiers  état.  Quelques  traitants  seuls  se  réjouirent.'«i|H 
Mais,  lorsque  Ferdinand  le  Catholique  institua  contre  les 
Maures  d'Espagne  ses  terribles  et  nécessaires  moyens  de  des- 
truction ;  lorsque  Napoléon  rétablit  en  France  la  religion ,  flatta 
l'esprit  militaire ,  organisa  le  pouvoir  d'une  manière  à  la  fois 
protectrice  et  restrictive,  l'un  et  l'autre  de  ces  potentats 
avaient  bien  écouté  et  bien  compris  le  génie  de  leurs  sujets,  et 
ils  bâtissaient  sur  le  terrain  pratique.  En  un  mot ,  les  fausses 
institutions ,  très  belles  souvent  sur  le  papier,  sont  celles  qui ,  | 

n'étant  pas  conformes  aux  qualités  et  aux  travers  nationaux , 
ne  conviennent  pas  à  un  État,  bien  que  pouvant  faire  fortune 


(1)  M.  le  comte  de  Saint-Priest,  dans  un  excellent  article  de  la  Revue 
des  Deux  Mondes,  a  très  justement  démontré  que  le  parti  écrasé  par  le 
cardinal  de  Richelieu  n'avait  rien  de  commun  avec  la  féodalité  ni  avec 
les  grands  systèmes  aristocratiques.  MM.  de  Montmorency,  de  Cinq- 
Mars,  deMarillac,  ne  cherchaient  à  bouleverser  l'État  que  pour  obtenir 
des  honneurs  et  des  faveurs.  Le  grand  cardinal  est  tout  à  fait  innocent 
du  meurtre  de  la  noblesse  française,  qu'on  lui  a  tant  reproché. 


DES  BACES  HUMAINES.  41 

dans  le  pays  voisin.  Elles  ne  créent  que  le  désordre  et  l'anar- 
chie, fussent-elles  empruntées  à  la  législation  des  anges.  Les 
autres,  tout  au  rebours,  qu'à  tel  ou  tel  point  de  vue  ,  et  même 
d'une  manière  absolue,  le  théoricien  et  le  moraliste  peuvent 
blâmer,  sont  bonnes  pour  les  raisons  contraires.  Les  Spartia- 
tes étaient  petits  de  nombre,  grands  de  cœur,  ambitieux  et 
violents  :  de  fausses  lois  n'en  auraient  tiré  que  de  pâles  co- 
quins ;  Lycurgue  en  fît  d'héroïques  brigands. 

Qu'on  n'en  doute  pas.  Comme  la  nation  est  née  avant  la  loi, 
la  loi  tient  d'elle  et  porte  son  empreinte  avant  de  lui  donner 
la  sienne.  Les  modifications  que  le  temps  amène  dans  les  ins- 
titutions en  sont  encore  une  bien  grande  preuve. 

Il  a  été  dit  plus  haut  qu'à  mesure  que  les  peuples  se  civili- 
saient, s'agrandissaient,  devenaient  plus  puissants,  leur  sang 
se  mélangeait  et  leurs  instincts  subissaient  des  altérations  gra- 
duelles". En  prenant  ainsi  des  aptitudes  différentes ,  il  leur  de- 
vient impossible  de  s'accommoder  des  lois  convenables  pour 
leurs  devanciers.  Aux  générations  nouvelles ,  les  mœurs  le  sont 
également  et  les  tendances  de  même ,  et  des  modifications  pro- 
fondes dans  les  institutions  ne  tardent  pas  à  suivre.  On  voit 
ces  modifications  devenir  plus  fréquentes  et  plus  profondes ,  à 
mesure  que  la  race  change  davantage,  tandis  qu'elles  restaient 
plus  rares  et  plus  graduées,  tant  que  les  populations  elles- 
mêmes  étaient  plus  proches  parentes  des  premiers  inspirateurs 
de  l'État.  En  Angleterre,  celui  de  tous  les  pays  de  l'Europe 
où  les  modifications  du  sang  ont  été  les  plus  lentes  et  jusqu'ici 
les  moins  variées,  on  voit  encore  les  institutions  du  quator- 
zième et  du  quinzième  siècle  subsister  dans  les  bases  de  l'édi- 
fice social.  On  y  retrouve ,  presque  dans  sa  vigueur  ancienne, 
l'organisation  communale  des  Plantagenets  et  desTudors,  la 
même  façon  de  mêler  la  noblesse  au  gouvernement  et  de 
composer  cette  noblesse ,  le  même  respect  pour  l'antiquité  des 
familles  uni  au  même  goût  pour  les  parvenus  de  mérite  (1). 
Mais  cependant ,  comme ,  depuis  Jacques  I®'',  et  surtout  depuis 
l'Union  de  la  reine  Aune,  le  sang  anglais  a  tendu  de  plus  en 

(i)  Macaulay,  History  of  England.  In-8».  Paris.  18i9,  t.  I. 


plus  à  se  mélanger  avec  celui  d'Ecosse  et  d'Irlande,  que  d'au- 
tres nations  ont  aussi  contribué  ,  bien  qu'imperceptiblement,  à 
altérer  la  pureté  de  la  descendance,  il  en  résulte  que  les  in- 
novations ,  tout  en  restant  toujours  assez  fidèles  à  l'esprit  pri- 
mitif de  la  constitution,  sont  devenues,  de  nos  jours,  plus 
fréquentes  qu'autrefois. 

En  France,  les  mariages  ethniques  ont  été  bien  autrement 
nombreux  et  variés.  Il  est  même  arrivé  que,  par  de  brusques 
revirements ,  le  pouvoir  a  passé  d'une  race  à  une  autre.  Aussi 
y  a-t-il  eu ,  dans  la  vie  sociale ,  plutôt  des  changements  que 
des  modifications,  et  ces  changements  ont  été  d'autant  plus 
graves  que  les  groupes  qui  se  succédaient  au  pouvoir  étaient 
plus  diUérents.  Tant  que  le  nord  de  la  France  est  resté  pré- 
pondérant dans  la  politique  du  pays,  la  féodalité,  ou,  pour 
mieux  dire,  ses  restes  informes,  se  sont  défendus  avec  assez 
d'avantage,  et  l'esprit  municipal  a  tenu  bon  avec  eux.  Après 
l'expulsion  des  Anglais,  au  quinzième  siècle,  les  provinces  du 
centre,  bien  moins  germaniques  que  les  contrées  d'outre-Loire, 
et  qui ,  venant  de  restaurer  l'indépendance  nationale  sous  la 
conduite  de  Charles  VII,  voyaient  naturellement  leur  sang 
gallo-romain  prédominer  dans  les  conseils  et  dans  les  camps, 
firent  régner  le  goût  de  la  vie  militaire,  des  conquêtes  exté- 
rieures ,  bien  particulier  à  la  race  celtique,  et  l'amour  de  l'au- 
torité, infus  dans  le  sang  romain.  Pendant  le  seizième  siècle, 
elles  préparèrent  largement  le  terrain  sur  lequel  les  compa- 
gnons aquitains  de  Henri  IV,  moins  celtiques  et  plus  romains 
encore,  vinrent,  en  1599,  placer  une  autre  et  plus  grosse 
pierre  du  pouvoir  absolu.  Puis,  Paris  ayant,  à  la  fin,  acquis 
la  domination  par  suite  de  la  concentration  que  le  génie  méri- 
dional avait  favorisée ,  Paris,  dont  la  population  est  assurément 
un  résumé  des  spécimens  ethniques  les  plus  variés ,  n'eut  plus 
de  motif  pour  comprendre,  aimer  ni  respecter  aucune  tradition 
aucune  tendance  spéciale  ,  et  cette  grande  capitale ,  cette  tour 
de  Babel ,  rompant  avec  le  passé ,  soit  de  la  Flandre ,  soit  du 
Poitou,  soit  du  Languedoc,  attira  la  France  dans  les  expérimen- 
tations multipliées  des  doctrines  les  plus  étrangères  à  ses  cou- 
tumes anciennes. 


I 


DES  BACES   HUMAINES.  43 

On  ne  peut  donc  admettre  que  les  institutions  fassent  les 
peuples  ce  qu'on  les  voit,  quand  ce  sont  les  peuples  qui  les  ont 
inventées.  Mais  en  est-il  de  même  dans  la  seconde  hypothèse, 
c'est-à-dire  lorsqu'une  nation  reçoit  son  code  de  mains  étran- 
gères pourvues  de  la  puissance  nécessaire  pour  le  lui  faire  ac- 
•cepter,  bon  gré  mal  gré? 

Il  est  des  exemples  de  pareilles  tentatives.  Je  n'en  trouverai 
pas,  à  la  vérité,  qui  aient  été  exécutées  sur  une  grande  échelle 
par  les  gouvernements  vraiment  politiques  de  l'antiquité  ou 
des  temps  modernes;  leur  sagesse  ne  s'est  jamais  appliquée  à 
transformer  le  fond  même  de  grandes  multitudes.  Les  Ro- 
mains étaient  trop  habiles  pour  se  livrer  à  d'aussi  dangereuses 
expériences.  Alexandre,  avant  eux,  ne  les  avait  pas  essayées; 
€t  convaincus,  par  l'instinct  ou  la  raison,  de  l'inanité  de  pa- 
reils efforts,  les  successeurs  d'Auguste  se  contentèrent,  comme 
le  vainqueur  de  Darius,  de  régner  sur  une  vaste  mosaïque  de 
peuples  qui  tous  conservaient  leurs  habitudes,  leurs  mœurs, 
leurs  lois,  leurs  procédés  propres  d'administration  et  de  gou- 
vernement, et  qui,  pourla  plupart,  tant  que  du  moins  ils  res- 
tèrent par  la  race  assez  identiques  à  eux-mêmes,  n'acceptèrent, 
en  commun  avec  leurs  cosujets,  que  des  prescriptions  de  fisca- 
lité ou  de  précaution  militaire. 

Toutefois  il  est  une  circonstance  qu'il  ne  faut  pas  négliger. 
Plusieurs  des  peuples  asservis  aux  Romains  avaient,  dans  leurs 
codes,  des  points  tellement  en  désaccord  avec  les  sentiments 
de  leurs  maîtres,  qu'il  était  impossible  à  ces  derniers  d'en  to- 
lérer l'existence  :  témoin  les  sacrifices  humains  des  druides, 
qu'en  effet  poursuivirent  les  défenses  les  plus  sévères.  Eh  bien, 
les  Romains,  avec  toute  leur  puissance,  ne  réussirent  jamais 
complètement  à  extirper  des  rites  aussi  barbares.  Dans  la  Nar- 
bonnaise,  la  victoire  fut  facile  :  la  population  gallique  avait 
été  presque  entièrement  remplacée  par  des  colons  romains; 
mais,  dans  le  centre,  chez  les  tribus  plus  intactes,  la  résistance 
s'obstina,  et,  dans  la  presqu'île  bretonne,. où,  au  quatrième 
siècle,  une  colonie  rapporta  d'Angleterre  les  vieilles  mœurs 
avec  le  vieux  sang,  les  peuplades  persistèrent,  par  patriotisme, 
par  attachement  à  leurs  traditions ,  à  égorger  des  hommes  sur 


I 


44 


DE   L  INEGALITE 


leurs  autels  aussi  souvent  qu'elles  l'osèrent.  La  surveillance  la 
plus  active  ne  réussissait  pas  à  leur  arracher  des  mains  le 
couteau  et  le  flambeau  sacrés.  Toutes  les  révoltes  commen- 
çaient par  la  restauration  de  ce  terrible  trait  du  culte  national, 
et  le  christianisme,  vainqueur  encore  indigné  d'un  polythéisme 
sans  morale,  vint,  chez  les  Armoricains,  se  heurter  avec 
épouvante  contre  des  superstitions  plus  repoussantes  encore, 
Il  ne  parvint  à  les  détruire  qu'après  des  efTorts  bien  longs, 
puisqu'au  dix-septième  siècle,  le  massacre  des  naufragés  et 
l'exercice  du  droit  de  bris  subsistaient  dans  toutes  les  parois- 
ses maritimes  oii  le  sang  kimrique  s'était  conservé  pur.  C'est 
que  ces  coutumes  barbares  répondaient  aux  instincts  et  aux 
sentiments  indomptables  d'une  race  qui,  n'ayant  pas  été  suffi- 
samment mélangée,  n'avait  pas  eu  jusqu'alors  de  raisons  dé- 
terminantes pour  changer  d'avis. 

Ce  fait  est  digne  de  réflexion  ;  mais  les  temps  modernes  présen- 
tent surtout  des  exemples  d'institutions  imposées  et  non  subies. 
Un  caractère  remarquable  de  la  civilisation  européenne ,  c'est 
son  intolérance,  conséquence  de  la  conscience  qu'elle  a  de  sa 
valeur  et  de  sa  force.  Elle  se  trouve  dans  le  monde,  soit  en 
face  de  barbaries  décidées ,  soit  à  côté  d'autres  civilisations^ 
Elle  traite  les  unes  et  les  autres  avec  un  dédain  presque  égal, 
et,  voyant  dans  tout  ce  qui  n'est  pas  elle  des  obstacles  à  ses 
conquêtes,  elle  est  fort  disposée  à  exiger  des  peuples  une  com- 
plète transformation.  Toutefois  les  Espagnols ,  les  Anglais  et 
les  Hollandais,  et  nous  aussi  quelquefois,  nous  n'avons  pas  osé 
nous  abandonner  trop  complètement  aux  impulsions  du  génie 
novateur,  là  oii  nous  avions  des  masses  un  peu  considérables 
devant  nous,  imitant  ainsi  la  discrétion  forcée  des  conquérants 
de  l'antiquité.  L'Orient  et  l'Afrique,  soit  septentrionale,  soit 
occidentale,  sont  des  témoins  irréfragables  que  les  nations  les 
plus  éclairées  ne  parviennent  pas  à  donner  à  des  peuples  con- 
quis des  institutions  antipathiques  à  leur  nature.  J'ai  déjà  rap- 
pelé que  l'Inde  anglaise  continue  son  mode  de  vie  séculaire 
sous  les  lois  qu'elle  s'est  jadis  données.  Les  Javanais,  bien  que 
très  soumis,  sont  fort  éloignés  de  se  sentir  entraînés  vers  des 
institutions  approchant  de  celles  de  la  Néerlaude.  Ils  cont 


DES  KAGES  HUMAINES.  45 

nuent  à  vivre  en  face  de  leurs  maîtres  comme  ils  vivaient  li- 
bres, et,  depuis  le  seizième  siècle,  où  l'action  européenne  dans 
le  monde  oriental  a  commencé,  on  ne  s'aperçoit  pas  qu'elle 
ait  le  moindrement  influé  sur  les  mœurs  des  tributaires  les 
mieux  domptés. 

Mais  tous  les  peuples  vaincus  ne  sont  pas  assez  forts  par  le 
nombre  pour  que  le  maître  européen  soit  disposé  à  se  con- 
traindre. 11  en  est  sur  lesquels  on  a  pesé  avec  toute  la  puissance 
du  sabre  pour  aider  à  celle  de  la  persuasion.  On  a  résolument 
voulu  cbanger  leur  mode  d'existence,  leur  donner  des  institu- 
tions que  nous  savons  bonnes  et  utiles.  A-t-on  réussi? 

L'Amérique  nous  offre  à  ce  sujet  le  champ  d'expériences  le 
plus  riche.  Dans  tout  le  sud,  où  la  puissance  espagnole  a  ré- 
gné sans  contrainte,  à  quoi  a-t-elle  abouti?  A  déraciner  les 
anciens  empires,  sans  doute,  non  pas  à  éclairer  les  popula- 
tions ;  elle  n'a  pas  créé  des  hommes  semblables  à  leurs  pré- 
cepteurs. 

Dans  le  nord,  avec  des  procédés  difl"érents,  les  résultats  ont 
été  aussi  négatifs;  que  dis-je?  ils  ont  été  plus  nuls  quant  à  la 
bienfaisante  influence,  plus  calamiteux  au  point  de  vue  de  l'hu- 
manité, car,  du  moins,  les  Indiens  espagnols  multiplient  d'une 
manière  remarquable  (1);  ils  ont  même  transformé  le  sang  de 
leurs  vainqueurs,  qui  ainsi  sont  descendus  à  leur  niveau,  tau- 
dis que  les  hommes  à  peaux  rouges  des  États-Unis,  saisis  par 
l'énergie  anglo-saxonne,  sont  morts  du  contact.  Le  peu  qui 
en  reste  encore  disparaît  chaque  jour,  et  disparaît  tout  aussi 
incivilisé,  tout  aussi  incivilisable  que  ses  pères. 

Dans  rOcéanie,  les  observations  concluent  de  même  :  les 
peuplades  aborigènes  vont  partout  s'éteignant.  On  réussit 
quelquefois  à  leur  arracher  leurs  armes,  à  les  empêcher  de 
nuire  ;  on  ne  les  change  pas.  Partout  où  l'Européen  est  le  maî- 
tre, elles  ne  s'entre-mangent  plus,  elles  se  gorgent  d'eau-de- 
vie,  et  cet  abrutissement  nouveau  est  tout  ce  que  notre  esprit 
initiateur  réussit  à  leur  faire  aimer.  Enfin  il  est  au  monde  deux 


(1)  M.  Al.  de  Humboldt,  Examen  critique  de  l'histoire  de  la  géogr.  du 
N.  C. ,  t.  II,  p.  129-130. 


I 


i46  DE   L  INEGALITE 

gouvernements  formés  par  des  peuples  étrangers  à  nos  races 
sur  des  modèles  fournis  par  nous  :  l'un  fonctionne  aux  îles 
Sandwich,  l'autre  à  Saint-Domingue.  L'appréciation  de  ces 
deux  États  achèvera  de  démontrer  l'impuissance  de  toutes 
tentatives  pour  donner  à  un  peuple  des  institutions  qui  ne  lui 
sont  pas  suggérées  par  son  propre  génie. 

Aux  îles  Sandwich ,  le  système  représentatif  brille  de  tout 
son  éclat.  On  y  trouve  une  chambre  haute,  une  chambi'e  basse, 
un  ministère  qui  gouverne,  un  roi  qui  règne  -,  rien  n'y  man- 
que. Mais  tout  cela  n'est  que  décoration.  Le  rouage  indispen- 
sable de  la  machine,  celui  qui  la  met  en  branle,  c'est  le  corps 
des  missionnaires  protestants.  Sans  eux,  roi,  pairs  et  députés, 
ignorant  la  route  à  suivre,  cesseraient  bientôt  de  fonctionner. 
Aux  missionnaires  seuls  revient  l'honneur  de  trouver  les  idées, 
de  les  présenter,  de  les  faire  accepter,  soit  par  le  crédit  dont 
ils  jouissent  sur  leurs  néophytes,  soit,  au  besoin,  par  la  menace. 
Je  doute  cependant  que ,  si  les  missionnaires  n'avaient  pour 
instruments  de  leur  volonté  que  le  roi  et  les  chambres,  ils  ne 
se  vissent  obligés,  après  avoir  lutté  quelque  temps  contre  l'inap 
titude  de  leurs  écoliers,  de  prendre  dans  le  maniement  de^ 
affaires  une  part  très  grande,  très  directe,  et  par  conséquent 
trop  apparente.  Ils  ont  paré  à  cet  inconvénient  au  moyen  d'un 
ministère  qui  est  tout  simplement  composé  d'hommes  de  race 
européenne.  Ainsi ,  les  affaires  se  traitent  et  se  décident ,  en 
fait,  entre  la  mission  protestante  et  ses  agents  ;  le  reste  n'est 
là  que  pour  la  montre. 

Quant  au  roi  Kamehameha  III,  c'est,  paraît-il,  un  prince 
de  mérite.  Il  a,  pour  son  compte ,  renoncé  à  se  tatouer  la  fi- 
gure ,  et,  bien  que  n'ayant  pas  encore  converti  tous  ses  cour- 
tisans, il  éprouve  déjà  la  juste  satisfaction  de  ne  les  plus  voir 
tracer  sur  leurs  fronts  et  leurs  joues  que  d'assez  légers  des- 
sins. Le  gros  de  la  nation,  nobles  de  campagne  et  gens  du 
peuple,  persiste  sur  ce  point,  comme  sur  les  autres,  dans  les 
vieilles  idées.  Toutefois  des  causes  très  nombreuses  amènent 
chaque  jour  aux  îles  Sandwich  un  surcroît  de  population  euro- 
péenne. Le  voisinage  de  la  Californie  fait  du  royaume  hawaïen 
un  point  très  intéressant  pour  la  clairvoyante  énergie  de  nos 


'^^1 


DES  BACES  HUMAINES.  47 

nations.  Les  baleiniers  déserteurs  et  les  matelots  réfractaires 
de  la  marine  militaire  n'y  sont  plus  les  seuls  colons  de  race 
blanche  :  des  marchands,  des  spéculateurs,  des  aventuriers  de 
toute  espèce,  accourent,  y  bâtissent  des  maisons  et  s'y  fixent. 
La  race  indigène,  envahie,  va  peu  à  peu  se  mélanger  et  dispa- 
raître. Je  ne  sais  si  le  gouvernement  représentatif  et  indépen- 
dant ne  fera  pas  bientôt  place  à  une  simple  administration 
déléguée,  relevant  de  quelque  grande  puissance  étrangère;  ce 
dont  je  ne  doute  pas,  c'est  que  les  institutions  importées  fini- 
ront par  s'établir  solidement  dans  ce  pays,  et  le  jour  de  leur 
triomphe  verra,  synchronisme  nécessaire ,  la  ruine  totale  des 
naturels. 

A  Saint-Domingue ,  l'indépendance  est  complète.  Là ,  point 
de  missionnaires  exerçant  une  autorité  voilée  et  absolue; 
point  de  ministère  étranger  fonctionnant  avec  l'esprit  euro- 
péen :  tout  est  abandonné  aux  inspirations  de  'a  population  elle- 
même.  Cette  population,  dans  la  partie  espagnole,  est  composée 
de  mulâtres.  Je  n'en  parlerai  pas.  Ces  gens  paraissent  imiter, 
tant  bien  que  mal,  ce  que  notre  civilisation  a  de  plus  facile  : 
ils  tendent,  comme  tous  les  métis,  à  se  fondre  dans  la  branche 
de  leur  généalogie  qui  leur  fait  le  plus  d'honneur;  ils  sont  donc 
susceptibles,  jusqu'à  un  certain  point ,  de  mettre  en  pratique 
nos  usages.  Ce  n'est  pas  chez  eux  qu'il  faut  étudier  là  question 
absolue.  Passons  donc  les  montagnes  qui  séparent  la  républi- 
que dominicaine  de  l'État  d'Haïti. 

Nous  nous  trouvons  là  en  face  d'une  société  dont  les  insti- 
tutions sont  non  seulement  pareilles  aux  nôtres ,  mais  encore 
dérivent  des  maximes  les  plus  récentes  de  notre  sagesse  politi- 
que. Tout  ce  que,  depuis  soixante  ans ,  le  libéralisme  le  plus 
raffiné  a  fait  proclamer  dans  les  assemblées  délibérantes  de 
l'Europe,  tout  ce  que  les  penseurs  les  plus  amis  de  l'indépen- 
dance et  de  la  dignité  de  l'homme  ont  pu  écrire,  toutes  les  dé- 
clarations de  droits  et  de  principes ,  ont  trouvé  leur  écho  sur 
les  rives  de  l'Artibonite.  Rien  d'africain  n'a  survécu  dans  les 
lois  écrites  ;  les  souvenirs  de  la  terre  chamitique  ont  officiel- 
lement disparu  des  esprits;  jamais  le  langage  officiel  n'en  a 
montré  la  trace;  les  institutions,  je  le  répète,  sont  complète- 


I 


48 


DE   L INEGALITE 


ment  européennes.  Voyons  maintenant  comment  elles  s'adap- 
tent avec  les  mœurs. 

Quel  contraste!  Les  mœurs?  on  les  voit  aussi  dépravées ^ 
aussi  fcrutales,  aussi  féroces  que  dans  le  Dahomey  ou  le  pays 
des  Fellatahs  (1).  Le  même  amour  barbare  de  la  parure  s'al- 
lie à  la  même  indifférence  pour  le  mérite  de  la  forme  ;  le  beau 
réside  dans  la  couleur,  et,  pourvu  qu'un  vêtement  soit  d'un 
rouge  éclatant  et  garni  de  faux  or,  le  goût  ne  s'occupe  guère 
des  solutions  de  continuité  de  l'étoffe  ;  et,  quant  à  la  propreté, 
personne  ne  s'en  soucie.  Veut-on,  dans  ce  pays-là,  s'approcher 
d'un  haut  fonctionnaire  ?  on  est  introduit  près  d'un  grand  nè- 
gre étendu  à  la  renverse  sur  un  banc  de  bois,  la  tête  envelop- 
pée d'un  mauvais  mouchoir  déchiré  et  couverte  d'un  chapeau 
à  cornes  largement  galonné  d'or.  Un  sabre  immense  pend  à 
côté  de  cet  amas  de  membres;  l'habit  brodé  n'est  pas  accom- 
pagné d'un  gile^  ;  le  général  a  des  pantoufles.  L'interrogez-vous, 
cherchez-vous  à  pénétrer  dans  son  esprit  pour  y  apprécier  la 
nature  de  '.  idées  qui  l'occupent?  vous  trouvez  l'intelligence  la 
plus  inculte  unie  à  l'orgueil  le  plus  sauvage,  qui  n'a  d'égal  qu'une 
aussi  profonde  et  incurable  nonchalance.  Si  cet  homme  ouvre 
la  bouche,  il  va  vous  débiter  tous  les  lieux  communs  dont  les 
journaux  nous  ont  fatigués  depuis  un  demi-siècle.  Ce  barbare 
les  sait  par  cœur  ;  il  a  d'autres  intérêts,  des  instincts  très  diffé- 
rents; il  n'a  pas  d'autres  notions  acquises.  Il  parle  comme  le 
baron  d'Holbach,  raisonne  comme  M.  deGrimm,  et,  au  fond, 
il  n'a  de  sérieux  souci  que  de  mâcher  du  tabac,  boire  de  l'alcool, 
éventrer  ses  ennemis  et  se  concilier  les  sorciers.  Le  reste  du 
temps  il  dort. 

L'État  est  partagé  en  deux  fractions,  que  ne  séparent  pas  des 
incompatibilités  de  doctrines,  mais  de  peaux  :  les  mulâtres  se 
tiennent  d'un  côté,  les  nègres  de  l'autre.  Aux  mulâtres  appar- 
tient, sans  aucun  doute,  plus  d'intelligence,  un  esprit  plus  ou- 
vert à  la  conception.  Je  l'ai  déjà  fait  remarquer  pour  les  Domi- 
nicains :  le  sang  européen  a  modifié  la  nature  africaine,  et  ces 


I 


(1)  Voir,  quant  aux  détails  les  plus  récents,  les  articles  publiés] 
M.  Gustave  d'Âlaux  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes. 


DES   BACES   HUMAINES.  49 

hommes  pourraient,  fondus  dans  une  masse  blanche,  et  avec 
de  bons  modèles  constamment  sous  les  yeux,  devenir  ailleurs 
des  citoyens  utiles.  Par  malheur  la  suprématie  du  nombre  et 
de  la  force  appartient,  pour  le  moment,  aux  nègres.  Ceux-là, 
bien  que  leurs  grands-pères,  tout  au  plus,  aient  connu  la  terre 
d'Afrique,  en  subissent  encore  l'influence  entière  ;  leur  suprême 
joie,  c'est  la  paresse;  leur  suprême  raison,  c'est  le  meurtre.  En- 
tre les  deux  partis  qui  divisent  l'île,  la  haine  la  plus  intense 
n'a  jamais  cessé  de  régner.  L'histoire  d'Haïti,  de  la  démocra- 
tique Haïti,  n'est  qu'une  longue  relation  de  massacres  :  mas- 
sacres des  mulâtres  par  les  nègres,  lorsque  ceux-ci  sont  les  plus 
forts;  des  nègres  par  les  mulâtres,  quand  le  pouvoir  est  aux 
mains  de  ces  derniers.  Les  institutions,  pour  philanthropiques 
qu'elles  se  donnent,  n'y  peuvent  rien;  elles  dorment  impuissan- 
tes sur  le  papier  où  l'on  les  a  écrites;  ce  qui  règne  sans  frein, 
c'est  le  véritable  esprit  des  populations.  Conformément  à  une 
loi  naturelle  indiquée  plus  haut,  la  variété  noire,  appartenant 
à  ces  tribus  humaines  qui  ne  sont  pas  aptes  à  se  civiliser,  nour- 
rit l'horreur  la  plus  profonde  pour  toutes  les  autres  races  ;  aussi 
voit-on  les  nègres  d'Haïti  repousser  énergiquement  les  blancs 
et  leur  défendre  l'entrée  de  leur  territoire  ;  ils  voudraient  de 
même  exclure  les  mulâtres,  et  visent  à  leur  extermination.  La 
haine  de  l'étranger  est  le  principal  mobile  de  la  politique  locale. 
Puis,  en  conséquence  de  la  paresse  organique  de  l'espèce,  l'a- 
griculture est  annulée,  l'industrie  n'existe  pas  même  de  nom, 
le  commerce  se  réduit  de  jour  en  jour,  la  misère,  dans  ses  dé- 
plorables progrès,  empêche  la  population  de  se  reproduire, 
tandis  que  les  guerres  continuelles,  les  révoltes,  les  exécutions 
miUtaires,  réussissent  constamment  à  la  diminuer.  Le  résultat 
inévitable  et  peu  éloigné  d'une  telle  situation  sera  de  rendre 
désert  un  pays  dont  la  fertilité  et  les  ressources  naturelles  ont 
jadis  enrichi  des  générations  de  planteurs,  et  d'abandonner 
aux  chèvres  sauvages  les  plaines  fécondes,  les  magnifiques  val- 
lées, les  mornes  grandioses  de  la  reine  des  Antilles  (1). 

(i)  La  colonie  de  Saint-Domingue,  avant  son  émancipalion,  était  un 
des  lieux  de  la  terre  où  la  richesse  et  l'élégance  des  mœurs  avaient 
poussé  le  plus  loin  leurs  raffinements.  Ce  que  la  Havane  est  devenue  en 
\ 


50  DE   l'inégalité 

Je  suppose  le  cas  où  les  populations  de  ce  malheureux  pays 
auraient  pu  agir  conformément  à  l'esprit  des  races  dont  elles 
sont  issues,  où,  ne  se  trouvant  pas  sous  le  protectorat  inévitable 
et  l'impulsion  de  doctrines  étrangères,  elles  auraient  formé  leur 
société  tout  à  fait  librement  et  en  suivant  leurs  seuls  instincts. 
Alors,  il  se  serait  fait,  plus  ou  moins  spontanément,  mais  ja- 
mais sans  quelques  violences,  une  séparation  entre  les  gens 
des  deux  couleurs. 

Les  mulâtres  auraient  habité  les  bords  de  la  mer,  afin  de  se 
tenir  toujours  avec  les  Européens  dans  des  rapports  qu'ils  re- 
cherchent. Sous  la  direction  de  ceux-ci,  on  les  aurait  vus  mar- 
chands, courtiers  surtout,  avocats,  médecins,  resserrer  des 
liens  qui  les  flattent,  se  mélanger  de  plus  en  plus,  s'améliorer 
graduellement,  perdre,  dans  des  proportions  données,  le  carac- 
tère avec  le  sang  africain. 

Les  nègres  se  seraient  retirés  dans  l'intérieur,  et  ils  y  auraient 
formé  de  petites  sociétés  analogues  à  celles  que  créaient  jadis 
les  esclaves  marrons  à  Saint-Domingue  même,  à  la  Martini- 
que, à  la  Jamaïque  et  surtout  à  Cuba,  dont  le  territoire  étendu 
et  les  forêts  profondes  offrent  des  abris  plus  sûrs.  Là,  au  milieu 
des  productions  si  variées  et  si  brillantes  de  la  végétation  antil- 
lienne,  le  noir  américain,  abondamment  pourvu  des  moyens 
d'existence  que  prodigue,  à  si  peu  de  frais,  une  terre  opulente, 
serait  revenu  en  toute  liberté  à  cette  organisation  despotique- 
ment  patriarcale  si  naturelle  à  ceux  de  ses  congénères  que  les 
vainqueurs  musulmans  de  l'Afrique  n'ont  pas  encore  contraints. 
L'amour  de  l'isolement  aurait  été  tout  à  la  fois  la  cause  et  le 
résultat  de  ces  institutions.  Des  tribus  se  formant  seraient,  au 
bout  de  peu  de  temps,  devenues  étrangères  et  hostiles  les  unes 
aux  autres.  Des  guerres  locales  auraient  été  le  seul  événement 
politique  des  différents  cantons,  et  l'île,  sauvage,  médiocrement 
peuplée,  fort  mal  cultivée,  aurait  cependant  conservé  une  dou- 
ble population,  maintenant  condamnée  à  disparaître,  par  suite 
de  la  funeste  influence  de  lois  et  d'institutions  sans  rapports 

fait  d'activité  commerciale,  Saint-Domingue  le  montrait  avec  surcroît. 

Les  esclaves  affranchis  vont  mis  bon  ordre. 


DES   RACES   HUMAINES.  51 

avec  la  structure  de  l'intelligence  des  nègres,  avec  leurs  inté- 
rêts, avec  leurs  besoins. 

Ces  exemples  de  Saint-Domingue  et  des  îles  Sandwich  sont 
assez  concluants.  Je  ne  puis  cependant  résister  au  désir  de  tou- 
cher encore,  avant  de  quitter  définitivement  ce  sujet,  à  un  au- 
tre fait  analogue  et  dont  le  caractère  particulier  prête  une  bien 
grande  force  à  mon  opinion.  J'ai  appelé  en  témoignage  un  état 
où  les  institutions,  imposées  par  des  prédicateurs  protestants, 
ne  sont  qu'un  calque  assez  puéril  de  l'organisation  britannique  ; 
ensuite  j'ai  parlé  d'un  gouvernement  matériellement  libre,  mais 
intellectuellement  lié  à  des  théories  européennes,  et  qui  a  dû 
mettre  en  pratique  l'application  de  ces  théories,  d'où  la  mort 
s'ensuit  pour  les  malheureuses  populations  haïtiennes.  Voici 
maintenant  un  exemple  d'une  tout  autre  nature,  qui  m'est  of- 
fert par  les  tentatives  des  pères  jésuites  pour  civiliser  les  indi- 
gènes du  Paraguay  (1). 

Ces  missionnaires,  par  l'élévation  de  leur  intelligence  et  la 
beauté  de  leur  courage,  ont  excité  l'admiration  universelle;  et 
les  ennemis  les  plus  déclarés  de  leur  ordre  n'ont  pas  cru  pou- 
voir leur  refuser  un  ample  tribut  d'éloges.  En  effet,  si  des  ins- 
titutions issues  d'un  esprit  étranger  à  une  nation  ont  eu  jamais 
quelques  chances  de  succès,  c'étaient  assurément  celles-là, 
fondées  sur  la  puissance  du  sentiment  religieux  et  appuyées  de 
ce  qu'un  génie  d'observation,  aussi  juste  que  fin,  avait  pu  trou- 
ver d'idées  d'appropriation.  Les  Pères  s'étaient  persuadés,  opi- 
nion du  reste  fort  répandue,  que  la  barbarie  est  à  la  vie  des 
peuples  ce  que  l'enfance  est  à  celle  des  individus,  et  que  plus 
une  nation  se  montre  sauvage  et  inculte,  plus  elle  est  jeune. 

Pour  mener  leurs  néophytes  à  l'adolescence,  ils  les  traitèrent 
donc  comme  des  enfants,  et  leur  firent  un  gouvernement  des- 
potique aussi  ferme  dans  ses  vues  et  volontés,  que  doux  et  af- 
fectueux dans  ses  formes.  Les  peuplades  américaines  ont,  en 
général,  les  tendances  républicaines,  et  la  monarchie  ou  l'aris- 
tocratie, rares  chez  elles,  ne  s'y  montrent  jamais  que  très  limi- 
tées. Les  dispositions  natives  des  Guaranis,  auxquelles  les  jé- 

{1)  Voir,  à  ce  sujet,  Prichard,  d'Orbigny,  A.  de  Humboldt,  etc. 


52  DE  l'inégalité 

suites  venaient  s'adresser,  ne  contrastaient  pas,  sur  ce  point» 
avec  celles  des  autres  indigènes.  Toutefois,  par  une  circonstance, 
heureuse,  ces  peuples  témoignaient  d'une  intelligence  relative- 
ment développée,  d'un  peu  moins  de  férocité  peut-être  que  cer- 
tains .de  leurs  voisins,  et  de  quelque  facilité  à  concevoir  des 
besoins  nouveaux.  Cent  vingt  mille  âmes  environ  furent  réunies 
dans  les  villages  des  missions  sous  la  conduite  des  Pères.  Tout 
ce  que  l'expérience,  l'étude  journalière,  la  vive  charité,  appre- 
naient aux  jésuites,  portait  profit;  on  faisait  d'incessants  efforts 
pour  hâter  le  succès  sans  le  compromettre.  Malgré  tant  de 
soins,  on  sentait  cependant  que  ce  n'était  pas  trop  du  pouvoir 
absolu  pour  contraindre  les  néophytes  à  persister  dans  la  bonne 
voie,  et  l'on  pouvait  se  convaincre,  en  maintes  occasions,  du 
peu  de  solidité  réelle  de  l'édifice. 

Quand  les  mesures  du  comte  d'Aranda  vinrent  enlever  au 
Paraguay  ses  pieux  et  habiles  civilisateurs,  on  en  reçut  la  plus 
triste  et  la  plus  complète  démonstration.  Les  Guaranis,  privés 
de  leurs  guides  spirituels,  refusèrent  toute  confiance  aux  chefs 
laïques  envoyés  par  la  couronne  d'Espagne.  Ils  ne  montrèrent 
aucune  attache  à  leurs  nouvelles  institutions.  Le  goût  de  la  vie 
sauvage  les  reprit,  et  aujourd'hui,  à  l'exception  de  trente-sept 
petits  villages  qui  végètent  encore  sur  les  bords  du  Parana,  du 
Paraguay  et  de  l'Uruguay,  villages  qui  contiennent  certaine- 
ment un  noyau  de  population  métisse,  tout  le  reste  est  retourné 
aux  forêts  et  y  vit  dans  un  état  aussi  sauvage  que  le  sont  à  l'oc- 
cident les  tribus  de  même  souche,  Guaranis  et  Cirionos.  Les 
fuyards  ont  repris,  je  ne  dis  pas  leurs  vieilles  coutumes  dans 
toute  leur  pureté,  mais  du  moins  des  coutumes  à  peine  rajeu- 
nies et  qui  en  découlent  directement,  et  cela  parce  qu'il  n'est 
donné  à  aucune  race  humaine  d'être  infidèle  à  ses  instincts, 
ni  d'abandonner  le  sentier  sur  lequel  Dieu  l'a  mise.  On  peut 
croire  que,  si  les  jésuites  avaient  continué  à  régir  leurs  missions 
du  Paraguay,  leurs  efforts,  servis  par  le  temps,  auraient  amené 
des  succès  meilleurs.  Je  l'admets;  mais  à  cette  condition  uni- 
que, toujours  la  même,  que  des  groupes  de  population  euro- 
péenne seraient  venus  peu  à  peu,  sous  la  protection  de  leur 
dictature,  s'établir  dans  le  pays,  se  seraient  mêlés  avec  les  na- 


DES  RACES   HUMAINES.  53- 

tifs,  auraient  d'abord  modifié,  puis  complètement  changé  le 
sang,  et,  à  ces  conditions,  il  se  serait  formé  dans  ces  contrées 
un  État  portant  peut-être  un  nom  aborigène,  se  glorifiant  peut- 
être  de  descendre  d'ancêtres  autochthones ,  mais  par  le  fait, 
mais  dans  la  vérité,  aussi  européen  que  les  institutions  qui  l'au- 
raient régi. 

Voilà  ce  que  j'avais  à  dire  sur  les  rapports  des  institutions 
avec  les  races. 


CHAPITRE  Vï. 

Dans  le  progrès  ou  la  stagnation,  les  peuples  sont  indépendants 
des  lieux  qu'ils  habitent. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  tenir  quelque  compte  de  l'in- 
fluence accordée  par  plusieurs  savants  aux  climats,  à  la  nature 
du  sol ,  à  la  disposition  topographique  sur  le  développement 
des  peuples  ;  et,  bien  qu'à  propos  de  la  doctrine  des  milieux  (1), 
j'y  aie  touché  en  passant,  jce  serait  laisser  une  véritable 
lacune  que  de  ne  pas  en  parler  à  fond. 

On  est  généralement  porté  à  croire  qu'une  nation  établie 
sous  un  ciel  tempéré ,  non  pas  assez  brûlant  pour  énerver  les 
hommes ,  non  pas  assez  froid  pour  rendre  le  sol  improductif» 
au  bord  de  grands  fleuves,  routes  larges  et  mobiles,  dans  des 
plaines  et  des  vallées  propres  à  plusieurs  genres  de  culture , 
au  pied  de  montagnes  dont  le  sein  opulent  est  gorgé  de  mé- 
taux ,  que  cette  nation ,  ainsi  aidée  par  la  nature ,  sera  bien 
promptement  amenée  à  quitter  la  barbarie ,  et ,  sans  faute ,  se 
civilisera  (2).  D'autre  part,  et  par  une  conséquence  de  ce  rai- 
sonnement ,  on  admet  sans  peine  que  des  tribus  brûlées  par  le 

(1)  Voir  plus  haut,  p.  61. 

(2)  Consulter,  entre  autres,  Carus  :  Ueber  ungleiche  Befœhigung  der 
verschiedenen  Menschheitstsemme  fur  hœhere  geistige  Enlwickelung, 
in-8";  Leipzig,  1849,  p.  96  et  passim. 


1 


54  DE  l'inégalité 

soleil  ou  engourdies  sur  les  glaces  éternelles,  n'ayant  d'autre 
territoire  que  des  rochers  stériles ,  seront  beaucoup  plus  ex- 
posées à  rester  dans  l'état  de  barbarie.  Alors  il  va  sans  dire 
que,  dans  cette  hypothèse,  l'humanité  ne  serait  perfectible 
qu'à  l'aide  du  secours  de  la  nature  matérielle ,  et  que  toute  sa 
valeur  et  sa  grandeur  existeraient  en  germe  hors  d'elle-même. 
Pour  assez  spécieuse,  au  premier  aspect,  que  semble  cette 
opinion,  elle  ne  concorde  sur  aucun  point  avec  les  réalités  nom- 
breuses que  l'observation  procure. 

Nuls  pays  certainement  ne  sont  plus  fertiles ,  nuls  climats 
plus  doux  que  ceux  des  différentes  contrées  de  l'Amérique. 
Les  grands  fleuves  y  abondent,  les  golfes,  les  baies,  les  ha- 
vres y  sont  vastes,  profonds,  magnifiques,  multipliés;  les  mé- 
taux précieux  s'y  trouvent  à  fleur  de  terre  -,  la  nature  végétale  y 
prodigue  presque  spontanément  les  moyens  d'existence  les  plus 
abondants  et  les  plus  variés,  tandis  que  la  faune,  riche  en  es- 
pèces alimentaires,  présente  des  ressources  plus  substantielles 
encore.  Et  pourtant  la  plus  grande  partie  de  ces  heureuses 
contrées  est  parcourue ,  depuis  des  séries  de  siècles,  par  des 
peuplades  restées  étrangères  à  la  plus  médiocre  exploitation 
de  tant  de  trésors. 

Plusieurs  ont  été  sur  la  voie  de  mieux  fiiire.  Une  maigre 
culture,  un  travail  barbare  du  minerai,  sont  des  faits  qu'on 
observe  dans  plus  d'un  endroit.  Quelques  arts  utiles,  exercés 
avec  une  sorte  de  talent,  surprennent  encore  le  voyageur. 
Mais  tout  cela ,  en  définitive ,  est  très  humble  et  ne  forme  pas 
im  ensemble ,  un  faisceau  dont  une  civilisation  quelconque  soit 
jamais  sortie.  Certainement  il  a  existé,  à  des  époques  fort 
lointaines.,  dans  la  contrée  étendue  entre  le  lac  Érié  et  le  golfe 
du  Mexique,  depuis  le  Missouri  jusqu'aux  montagnes  Rocheu- 
ses (I),  une  nation  qui  a  laissé  des  traces  remarquables  de  sa 
présence.  Les  restes  de  constructions ,  les  inscriptions  gravées 

(1)  l'richard.  Histoire  naturelle  de  l'homme,  t.  II,  p.  80  et  pass.  Voir 
surtout  les  récentes  recherches  de  E.  G.  Squier,  consignées  dans  ses 
Observations  on  the  aboriginal  monuments  of  the  Mississipi  Valley, 
New-York,  1847,  et  dans  plusieurs  publications,  revues  et  journaux 
qui  ont  récemment  paru  en  Amérique. 


DES  BACES  HUMAINES.  55 

sur  des  rochers,  les  tumulus  (1),  les  momies  indiquent  une 
culture  intellectuelle  avancée.  Mais  rien  ne  prouve  qu'entre 
cette  mystérieuse  nation  et  les  peuplades  errant  aujourd'hui 
sur  ses  tombes,  il  y  ait  une  parenté  bien  proche.  Dans  tous 
les  cas ,  si ,  par  suite  d'un  lien  naturel  quelconque  ,  ou  d'une 
initiation  d'esclaves,  les  aborigènes  actuels  tiennent  des  an- 
ciens maîtres  du  pays  la  première  notion  de  ces  arts  qu'ils  pra- 
tiquent à  l'état  élémentaire ,  on  ne  pourrait  qu'être  frappé  da- 
vantage de  l'impossibilité  où  ils  se  sont  trouvés  de  perfectionner 
ce  qu'on  leur  avait  appris ,  et  je  verrais  là  un  motif  de  plus 
pour  rester  persuadé  que  le  premier  peuple  venu,  placé  dans 
les  circonstances  géographiques  les  plus  favorables ,  n'est  pas 
destiné  par  cela  même  à  se  civiliser. 

Au  contraire ,  il  y  a ,  entre  l'aptitude  d'un  climat  et  d'un 
pays  à  servir  les  besoins  de  l'homme  et  le  fait  même  de  la 
civilisation,  une  indépendance  complète.  L'Inde  est  une  con- 


(1)  La  construction  très  particulière  de  ces  tumulus,  et  les  nom- 
Lreux  ustensiles  et  instruments  qu'ils  recèlent,  occupent  beaucoup, 
en  ce  moment,  la  persi>icacité  et  le  talent  des  antiquaires  américains. 
J'aurai  occasion,  dans  le  quatrième  volume  de  cet  ouvrage,  d'expri- 
mer une  opinion  sur  la  valeur  de  ces  reliques,  au  point  de  vue  de 
la  civilisation;  pour  le  moment,  je  me  bornerai  à  en  dire  que  leur 
excessive  antiquité  est  impossible  à  révoquer  en  doute.  M.  Squier  est 
parfaitement  fondé  à  en  trouver  une  preuve  dans  ce  fait  seul,  que  les 
squelettes  découverts  dans  les  tumulus  tombent  en  poussière  au  moin- 
dre contact  d  l'air,  bien  que  les  conditions,  quant  à  la  qualité  du  sol, 
soient  des  miilleures,  tandis  que  les  corps  enterrés  sous  les  crom- 
lechs bretons,  et  qui  ont  au  moins  1,800  ans  de  sépulture ,  sont  parfai- 
tement solides.  On  peut  donc  concevoir  aisément  qu'entre  ces  très  an- 
ciens possesseurs  du  sol  de  l'Amérique  et  les  tribus  Lenni-Lénapés  et 
autres,  il  n'y  ait  pas  de  rapports.  Avant  de  clore  cette  note,  je  ne  puis 
me  dispenser  de  louer  l'industrieuse  habileté  que  déploient  les  savants 
américains  dans  l'étude  des  antiquités  de  leur  grand  continent.  Fort 
embarrassés  par  l'excessive  fragilité  des  crânes  exhumes,  ils  ont  ima- 
giné, après  plusieurs  autres  essais  infructueux,  de  couler  dans  les 
cadavres,  avec  des  précautions  inouïes,  une  préparation  bitumineuse 
qui,  en  se  solidifiant  aussitôt,  préserve  les  ossements  de  la  dissolu- 
tion. Il  paraît  que  ce  procédé,  fort  délicat  à  employer,  et  qui  demande 
autant  d'adresse  que  de  promptitude,  obtient  généralement  un  entier 
succès. 


1 


56  DE  l'inégalité 

trée  qu'il  a  fallu  fertiliser,  l'Egypte  de  même  (I).  Voilà  deux 
centres  bien  célèbres  de  la  culture  et  du  perfectionnement 
humains.  La  Chine,  à  côté  de  la  fécondité  de  certaines  de  ses 
parties,  a  présenté,  dans  d'autres,  des  difficultés  très  labo- 
rieuses à  vaincre.  Les  premiers  événements  y  sont  des  combats 
contre  les  fleuves  ;  les  premiers  bienfaits  des  antiques  empe- 
reurs consistent  en  ouvertures  de  canaux ,  en  dessèchements- 
de  marais.  Dans  la  contrée  mésopotamique  de  l'Euphrate  et 
du  Tigre,  théâtre  de  la  splendeur  des  premiers  États  assyriens, 
territoire  sanctifié  par  la  majesté  des  plus  sacrés  souvenirs ,. 
dans  ces  régions  où  le  froment,  dit-on,  croît  spontanément  (2)^ 
le  sol  est  cependant  si  peu  productif  par  lui-même,  que  de 
vastes  et  courageux  travaux  d'irrigation  ont  pu  seuls  le  rendre 
propre  à  nourrir  les  hommes.  Maintenant  que  les  canaux  sont 
détruits,  comblés  ou  encombrés,  la  stérilité  a  repris  ses  droitSv 
Je  suis  donc  très  porté  à  croire  que  la  nature  n'avait  pas  autant 
favorisé  ces  régions  qu'on  le  pense  d'ordinaire.  Toutefois  je  ne 
discuterai  pas  sur  ce  point.  J'admets  que  la  Chine,  l'Egypte, 
l'Inde  et  l'Assyrie  aient  été  des  lieux  complètement  appropriés 
à  l'établissement  de  grands  empires  et  au  développement  de 
puissantes  civilisations;  j'accorde  que  ces  lieux  aient  réuni  les 
meilleures  conditions  de  prospérité.  On  l'avouera  aussi ,  ces 
conditions  étaient  de  telle  nature,  que,  pour  en  profiter,  il 
était  indispensable  d'avoir  atteint  préalablement,  par  d'aufres 
voies ,  un  haut  degré  de  perfectionnement  social.  Ainsi ,  pom- 
que  le  commerce  pût  s'emparer  des  grands  cours  d'eau,  il  fal- 
lait que  l'industrie ,  ou  pour  le  moins  l'agriculture,  existassent 
déjà ,  et  l'attrait  sur  les  peuples  voisins  n'aurait  pas  eu  lieu 
avant  que  des  villes  et  des  marchés  ne  fussent  bâtis  et  enrichis' 
de  longue  main.  Les  grands  avantages  départis  à  la  Chine ,  à 
l'Inde  et  à  l'Assyrie  supposent  donc ,  chez  les  peuples  qui  en 

(1)  L'Inde  antique  a  nécessité,  de  la  part  des  premiers  colons  de  race- 
blanche,  de  très  grands  travaux  de  défrichement.  Voir  Lassen,  In- 
dische  Alterthumskunde,  1. 1.  Pour  l'Egypte,  voir  ce  que  dit  M.  de  Bua- 
sen,  ^gyptens  S  telle  in  der  Weltgeschichle ,  de  la  fertilisation  di» 
Fayoum ,  œuvre  gigantesque  des  premiers  souverains. 

(2)  Syncellus.  4>£p£iv  8È  aÙTYiv  nupoù;  aYpîou;  xal  xpi8ài;,xai  wxpo^» 
xal  <T^(ia(ji.ov,  xal  Ta;  èv  toî«  eJ.eat  çuojxévai;  pî^a;  èaOisffôai. 


I 


DES  RACES  HUMAINES.  57 

<{>at  tiré  bon  parti,  une  véritable  vocation  intellectuelle  et 
même  une  civilisation  antérieure  au  jour  où  l'exploitation  de 
Kîes  avantages  put  commencer.  Mais  quittons  les  régions  spé- 
<Malement  favorisées ,  et  regardons  ailleurs. 
■  Lorsque  les  Phéniciens,  dans  leur  migration,  vinrent  de 
Tylos ,  ou  de  quelque  autre  endroit  du  sud-est  que  l'on  voudra, 
que  trouvèrent-ils  dans  le  canton  de  Syrie  où  ils  se  fixèrent  ? 
Une  côte  aride,  rocailleuse,  serrée  étroitement  entre  la  mer 
et  des  chaînes  de  rochers  qui  semblaient  devoir  rester  à  tout 
jamais  stériles.  Un  territoire  si  misérable  contraignait  la  nation 
à  ne  jamais  s'étendre ,  car,  de  tous  côtés ,  elle  se  trouvait  en- 
serrée dans  une  ceinture  de  montagnes.  Et  cependant  ce  lieu, 
qui  devait  être  une  prison ,  devint ,  grâce  au  génie  industrieux 
du  peuple  qui  l'habita ,  un  nid  de  temples  et  de  palais.  Les 
Phéniciens,  condamnés  pour  toujours  à  n'être  que  de  grossiers 
ichtyophages ,  ou  tout  au  plus  de  misérables  pirates,  furent 
pirates  à  la  vérité,  mais  grandement,  et,  de  plus,  marchands 
hardis  et  habiles,  spéculateurs  audacieux  et  heureux.  Bon  !  dira 
quelque  contradicteur,  nécessité  est  mère  d'invention  ;  si  les  fon- 
dateurs de  Tyr  et  de  Sidon  avaient  habité  les  plaines  de  Damas, 
contents  des  produits  de  l'agriculture,  ils  n'auraient  peut- 
être  jamais  été  un  peuple  illustre.  La  misère  les  a  aiguillonnés, 
la  misère  a  éveillé  leur  génie. 

Et  pourquoi  don"  n'éveille-t-elle  pas  celui  de  tant  de  tribus 
africaines,  américaines,  océaniennes,  placées  dans  des  cir- 
constances analogues  ?  Pourquoi  voyons-nous  les  Kabyles  du 
Maroc ,  race  ancienne  et  qui  a  eu ,  bien  certainement ,  tout  le 
temps  nécessaire  pour  la  réflexion ,  et ,  chose  plus  surprenante 
encore  ,  toutes  les  incitations  possibles  à  la  simple  imitation , 
n'avoir  jamais  conçu  une  idée  plus  féconde ,  pour  adoucir  son 
sort  malheureux,  que  le  pur  et  simple  brigandage  maritime? 
Pourquoi,  dans  cet  archipel  des  Indes,  qui  semble  créé  pour 
le  commerce ,  dans  ces  îles  océaniennes ,  qui  peuvent  si  aisé- 
ment communiquer  l'une  avec  l'autre,  les  relations  pacifique- 
ment fructueuses  sont-elles  presque  absolument  dans  les  mains 
•des  races  étrangères,  chinoise,  malaise  et  arabe?  et  là  où  des 
j)euples  à  demi  indigènes ,  où  des  nations  métisses  ont  pu  s'en 


1 


58  DE    L INEGALITE 

emparer,  pourquoi  l'activité  dimiime-t-elle  ?  Pourquoi  la  cir- 
culation ii'a-t-elle  lieu  que  d'après  des  données  de  plus  en  plus 
élémentaires?  C'est  qu'en  vérité,  pour  qu'un  Etat  commercial 
s'établisse  sur  une  côte  ou  sur  une  île  quelconque,  il  faut 
quelque  chose  de  plus  que  la  mer  ouverte ,  que  les  excitations 
nées  de  la  stérilité  du  sol,  que  même  les  leçons  de  l'expérience 
d'autrui  :  il  faut,  dans  l'esprit  du  naturel  de  cette  côte  ou  de 
cette  île ,  l'aptitude  spéciale  qui  seule  l'amènera  à  profiter  des 
instruments  de  travail  et  de  succès  placés  à  sa  portée. 

,AIais  je  ne  me  bornerai  pas  à  montrer  qu'une  situation  géo- 
graphique, déclarée  convenable  parce  qu'elle  est  fertile,  ou, 
précisément  encore,  parce  qu'elle  ne  l'est  pas,  ne  donne  pas 
aux  nations  leur  valeur  sociale  :  il  faut  encore  bien  établir  que 
cette  valeur  sociale  est  tout  à  fait  indépendante  des  circons- 
tances matérielles  environnantes.  Je  citerai  les  Arméniens, 
renfermés  dans  leurs  montagnes,  dans  ces  mêmes  montagnes 
où  tant  d'autres  peuples  vivent  et  meurent  barbares  de  géné- 
rations en  générations ,  parvenant ,  dès  une  antiquité  très  re- 
culée ,  à  une  civilisation  assez  haute.  Ces  régions  pourtant 
étaient  presque  closes,  sans  fertilité  remarquable,  sans  com- 
munication avec  la  mer. 

J.es  Juifs  se  trouvaient  dans  une  position  analogue ,  entourés 
de  tribus  parlant  des  dialectes  d'une  langue  parente  de  la  leur, 
et  dont  la  plupart  leur  tenaient  d'assez  près  par  le  sang  ;  ils 
devancèrent  pourtant  tous  ces  groupes.  On  les  vit  guerriers, 
agriculteurs,  commerçants;  on  les  vit,  sous  ce  gouvernement 
singulièrement  compliqué ,  où  la  monarchie ,  la  théocratie ,  le 
pouvoir  patriarcal  des  chefs  de  famille  et  la  puissance  démo- 
cratique du  peuple ,  représentée  par  les  assemblées  et  les  pro- 
phètes ,  s'équilibraient  d'une  manière  bien  bizarre ,  traverser 
de  longs  siècles  de  prospérité  et  de  gloire ,  et  vaincre ,  par  un 
système  d'émigration  des  plus  intelligents ,  les  difficultés  qu'op- 
posaient à  leur  expansion  les  limites  étroites  de  leur  domaine. 
Et  qu'était-ce  encore  que  ce  domaine  .'  Les  voyageurs  moder- 
nes savent  au  prix  de  quels  efforts  savants  les  agronomes  Is- 
raélites en  entretenaient  la  factice  iecondité.  Depuis  que  cette 
race  choisie  n'habite  plus  ses  montagnes  et  ses  plaines ,  le  puits 


1- 


DES  RACES  HUMAINES.  59 

OÙ  buvaient  les  troupeaux  de  Jacob  est  comblé  par  les  sables, 
la  vigne  de  Naboth  a  été  envahie  par  le  désert,  tout  comme 
l'emplacement  du  palais  d'Achab  par  les  ronces.  Et  dans  ce 
misérable  coin  du  monde,  que  furent  les  Juifs?  Je  le  répète, 
un  peuple  habile  en  tout  ce  qu'il  entreprit ,  un  peuple  libre , 
un  peuple  fort,  un  peuple  intelligent,  et  qui,  avant  de  perdre 
bravement ,  les  armes  à  la  main ,  le  titre  de  nation  indépen- 
dante, avait  fourni  au  monde  presque  autant  de  docteurs  que 
de  marchands  (1). 

Les  Grecs ,  les  Grecs  eux-mêmes,  étaient  loin  d'avoir  à  se 
louerentout  des  circonstances  géographiques.  Leur  paysn'était, 
en  bien  des  parties,  qu'une  terre  misérable.  Si  l'Arcadie  fut  un 
pays  aimé  des  pasteurs,  si  la  Béotie  se  déclara  chère  à  Cérès  et 
à  Triptolème,  l'Arcadie  et  la  Béutie  jouent  un  rôle  bien  mince 
dans  l'histoire  hellénique.  La  riche  Corinthe  elle-même,  la 
ville  favorite  de  Plutus  et  de  Vernis  Mélanis,  ne  brille  ici  qu'au 
second  rang.  A  qui  revient  la  gloire.'  à  Athènes,  dont  une 
poussière  blanchâtre  couvrait  la  campagne  et  les  maigres  oli- 
viers; à  Athènes,  qui,  pour  commerce  principal,  vendait  des 
statues  et  des  livres  ;  puis  à  Sparte ,  enterrée  dans  une  vallée 
étroite,  au  fond  des  entassements  de  rocs  où  la  victoire  allait 
la  chercher. 

Et  Rome ,  dans  le  pauvre  canton  du  Latium  où  la  mirent  ses 
fondateurs,  au  bord  de  ce  petit  Tibre,  qui  venait  déboucher 
sur  une  côte  presque  inconnue,  que  jamais  vaisseau  phénicien 
ou  grec  ne  touchait  que  par  hasard,  est-ce  par  sa  disposition 
topographique  qu'elle  est  devenue  la  maîtresse  du  monde.? 
Mais,  aussitôt  que  le  monde  obéit  aux  enseignes  romaines,  la 
politique  trouva  sa  métropole  mal  placée ,  et  la  ville  éternelle 
commença  la  longue  série  de  ses  affronts.  Les  premiers  em- 
pereurs, ayant  surtout  les  yeux  tournés  vers  la  Grèce,  y  ré- 
sidèrent presque  toujours.  Tibère,  en  Italie,  se  tenait  à  Ca- 
prée,  entre  les  deux  moitiés  de  son  univers.  Ses  successeurs 
allaient  à  Antioche.  Quelques-uns,  préoccupés  des  affaires  gau- 
loises, montèrent  jusqu'à  Trêves.  Enfin  un  décret  final  enleva 

(1)  Salvador,  Histoire  des  Juifs.  In-8°.  Paris. 


1 


"60  DE  l'inégalité 

à  Rome  le  titre  même  de  capitale  pour  le  donner  à  Milan. 
Que  si  les  Romains  ont  fait  parler  d'eux  dans  le  monde ,  c'est 
bien  certainement  malgré  la  position  du  district  d'où  sortaient 
leurs  premières  armées ,  et  non  pas  à  cause  de  cette  position. 

En  descendant  aux  temps  modernes,  la  multitude  des  faits 
dont  je  puis  m'étayer  m'embarrasse.  Je  vois  la  prospérité  quit- 
ter tout  à  fait  les  côtes  méditerranéennes ,  preuve  sans  ré- 
plique qu'elle  ne  leur  était  pas  attachée.  Les  grandes  cités 
commerçantes  du  moyen  âge  naissent  là  où  nul  théoricien  des 
époques  précédentes  n'aurait  été  les  bâtir.  Novogorod  s'élève 
dans  un  pays  glacé;  Brème,  sur  une  côte  presque  aussi  froide. 
Les  villes  hanséatiques  du  centre  de  l'Allemagne  se  fondent  au 
milieu  de  pays  qui  s'éveillent  à  peine;  Venise  apparaît  au  fond 
d'un  golfe  profond.  La  prépondérance  politique  brille  dans  des 
lieux  à  peine  aperçus  jadis.  En  France,  c'est  au  nord  de  la 
Loire  et  presque  au  delà  de  la  Seine  que  réside  la  force.  Lyon, 
Toulouse ,  Narbonne ,  Marseille ,  Bordeaux ,  tombent  du  haut 
rang  où  les  avait  portées  le  choix  des  Romains.  C'est  Paris  qui 
devient  la  cité  importante,  Paris,  une  bourgade  trop  éloignée 
de  la  mer  quand  il  s'agit  du  commerce ,  et  qui  en  sera  trop 
près  quand  viendront  les  barques  normandes.  En  Italie,  des 
villes ,  jadis  du  dernier  ordre ,  priment  la  cité  des  papes  ;  Ra- 
venne  s'éveille  au  fond  de'  ses  marais,  Amalfi  est  longtemps 
puissante.  Je  note,  en  passant,  que  le  hasard  n'a  eu  aucune 
part  à  tous  ces  revirements ,  que  tous  s'expliquent  par  la  pré- 
sence sur  le  point  donné  d'une  race  victorieuse  ou  prépondé- 
rante. Je  veux  dire  que  ce  n'était  pas  le  lieu  qui  faisait  la  valeur 
de  la  nation ,  qui  jamais  l'a  faite ,  qui  la  fera  jamais  :  au  con- 
traire, c'était  la  nation  qui  donnait,  a  donné  et  donnera  au 
territoire  sa  valeur  économique,  morale  et  politique. 

Afin  d'être  aussi  clair  que  possible ,  j'ajouterai  cependant  que 
ma  pensée  n'est  pas  de  nier  l'importance  de  la  situation  pour 
certaines  villes,  soit  entrepôts,  soit  ports  de  mer,  soit  capitales. 
Les  observations  que  l'on  a  faites ,  au  sujet  de  Constantinople 
-et  d'Alexandrie  notamment,  sont  incontestables  (1).  Il  estcer- 

<l)  M.  Saint-Marc  Girardin ,  Revue  des  Deux  Mondes. 


DES  RACES  HUMAINES.  61 

tain  qu'il  existe  sur  le  globe  différents  points  qu'on  peut  ap- 
peler les  clefs  du  monde ,  et  ainsi  l'on  conçoit  que ,  dans  le  cas 
du  percement  de  l'isthme  de  Panama ,  la  puissance  qui  possé- 
derait la  ville  encore  à  construire  sur  ce  canal  hypothétique 
aurait  un  grand  rôle  à  jouer  dans  les  affaires  de  l'univers.  Mais 
ce  rôle,  une  nation  le  joue  bien,  le  joue  mal,  ou  même  ne  le 
joue  pas  du  tout,  suivant  ce  qu'elle  vaut.  Agrandissez  Chagres, 
et  faites  que  les  deux  mers  s'unissent  sous  ses  murs  ;  puis  soyez 
libre  de  peupler  la  ville  d'une  colonie  à  votre  gré  :  le  choix 
auquel  vous  vous  arrêterez  déterminera  l'avenir  de  la  cité 
nouvelle.  Que  la  race  soit  vraiment  digne  de  la  haute  fortune 
à  laquelle  elle  aura  été  appelée ,  si  l'emplacement  de  Chagres 
n'est  pas  précisément  le  plus  propre  à  développer  tous  les 
avantages  de  l'union  des  deux  Océans,  cette  population  le 
quittera  et  ira  ailleurs  déployer  en  toute  liberté  les  splendeurs 
de  son  sort  (1). 

(1)  Voici,  sur  le  sujet  débaUu  dans  ce  chapitre,  l'opinion,  un  peu' 
durement  exprimée,  d'un  savant  historien  et  philologue  : 

«  Un  assez  grand  nombre  d'écrivains  s'est  laissé  persuader  que  le 
«  pays  faisait  le  peuple;  que  les  Bavarois  ou  les  Saxons  avaient  été 
«  prédestinés  par  la  nature  de  leur  sol  à  devenir  ce  qu'ils  sont  aujour- 
«  d'hui;  que  le  christianisme  protestant  ne  convenait  pas  aux  régions 
«  du  sud;  que  le  catholicisme  n'allait  pas  à  celles  du  nord,  et  autres 
«  choses  semblables.  Des  hommes  qui  interprètent  l'histoire  d'après 
«  leurs  maigres  connaissances,  ou  même  leurs  cœurs  étroits  et  leurs 
«  esprits  myopes,  voudraient  bien  aussi  établir  que  la  nation  qui  fait 
«  l'objet  de  nos  récits  (les  Juifs)  a  possédé  telle  ou  telle  qualité,  bien. 
«  ou  mal  comprise,  pour  avoir  habité  la  Palestine  et  non  pas  l'Inde 
«  ou  la  Grèce.  Mais  si  ces  grands  docteurs,  habiles  à  tout  pi-ouver, 
«  voulaient  réttéchir  que  le  sol  de  la  terre  sainte  a  porté  dans  son 
0  espace  resserré  les  religions  et  les  idées  des  peuples  les  plus  diflfé- 
«  rents,  et  qu'entre  ces  peuples  si  variés  et  leurs  héritiers  actuels,  il 
'  existe  encore  des  nuances  à  l'infini,  bien  que  la  contrée  soit  restée 
<  la  même,  ils  verraient  alors  combien  peu  le  territoire  matériel  a 
•«  d'influence  sur  le  caractère  et  la  civilisation  d'un  peuple.  » 

(Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  239.) 


62  DE  l'inégalité 


CHAPITRE  VIL 

Le  christianisme  ne  crée  pas  et  ne  transforme  pas  l'aptitude 
civilisatrice. 

Après  les  objections  tirées  des  institutions ,  des  climats ,  il 
en  vient  une  qu'à  vrai  dire,  j'aurais  dû  placer  avant  toutes  les 
autres,  non  pas  que  je  la  juge  plus  forte,  mais  pour  la  révé- 
rence naturellement  inspirée  par  le  fait  sur  lequel  elle  s'appuie. 
En  adoptant  comme  justes  les  conclusions  qui  précèdent,  deux 
affirmations  deviennent  de  plus  en  plus  évidentes  :  c'est,  d'a- 
bord ,  que  la  plupart  des  races  humaines  sont  inaptes  à  se  ci- 
viliser jamais,  à  moins  qu'elles  ne  se  mélangent;  c'est,  en- 
suite ,  que  non  seulement  ces  races  ne  possèdent  pas  le  ressort 
intérieur  déclaré  nécessaire  pour  les  pousser  en  avant  sur  l'é- 
chelle du  perfectionnement ,  mais  encore  que  tout  agent  ex- 
térieur est  impuissant  à  féconder  leur  stérilité  organique,  bien 
que  cet  agent  puisse  être  d'ailleurs  très  énergique.  Ici  l'on  de- 
mandera ,  sans  doute ,  si  le  christianisme  doit  briller  en  vain 
pour  des  nations  entières?  s'il  est  des  peuples  condamnés  à  ne 
jamais  le  connaître? 

Certains  auteurs  ont  répondu  afQrmativement.  Se  mettant 
sans  scrupule  en  contradiction  avec  la  promesse  évangélique , 
ils  ont  nié  le  caractère  le  plus  spécial  de  la  loi  nouvelle,  qui 
est  précisément  d'être  accessible  à  l'universalité  des  hommes. 
Une  telle  opinion  reproduisait  la  formule  étroite  des  Hébreux. 
C'était  y  rentrer  par  une  porte  un  peu  plus  large  que  celle  de 
l'ancienne  alliance;  néanmoins  c'était  y  rentrer.  Je  ne  sens 
nulle  disposition  à  suivre  les  partisans  de  cette  idée  condamnée 
par  l'Église,  et  n'éprouve  pas  la  moindre  difficulté  à  reconnaî- 
tre pleinement  que  toutes  les  races  humaines  sont  douées  d'une 
égale  capacité  à  entrer  dans  le  sein  de  la  communion  chré- 
tienne. Sur  ce  point-là,  pas  d'empêchement  originel,  pas  d'en- 
traves dans  la  nature  des  races;  leurs  inégalités^n'y  font  rien. 
Les  religions  ne  sont  pas,  comme  on  a  voulu  le  prétendre, 


I 


DES   RACES   HUMAINES.  63 

parquées  par  zones  sur  la  surface  du  globe  avec  leurs  secta- 
teurs. Il  n'est  pas  vrai  qfle,  de  tel  degré  du  méridien  à  tel  au- 
tre, le  christianisme  doive  dominer,  tandis  qu'à  dater  de  telle 
limite,  l'islamisme  prendra  l'empire  pour  le  garder  jusqu'à  la 
frontière  infranchissable  où  il  devra  le  remettre  au  bouddhisme 
ou  au  brahmanisme,  tandis  que  les  chamanistes,  les  fétichistes 
se  partageront  ce  qui  restera  du  monde. 

Les  chrétiens  sont  répandus  dans  toutes  les  latitudes  et  sous 
tous  les  climats.  La  statistique,  imparfaite  sans  doute,  mais 
probable  en  ses  données,  nous  les  montre  en  grand  nombre , 
Mongols  errant  dans  les  plaines  de  la  haute  Asie,  sauvages  chas- 
sant sur  les  plateaux  des  Cordillères,  Esquimaux  péchant  dans 
les  glaces  du  pôle  arctique,  enfin  Chinois  et  .Japonais  mourant 
sous  le  fouet  des  persécuteurs.  L'observation  ne  permet  plus 
sur  cette  question  le  plus  léger  doute.  Mais  la  même  observa- 
tion ne  permet  pas  non  plus  de  confondre,  comme  on  le  fait 
journellement,  le  christianisme,  l'aptitude  universelle  des  hom- 
mes à  en  reconnaître  les  vérités,  à  en  pratiquer  les  préceptes, 
avec  la  faculté,  toute  différente,  d'un  tout  autre  ordre,  d'une 
tout  autre  nature,  qui  porte  telle  fumille  humaine,  à  l'exclu- 
sion de  telles  autres,  à  comprendre  les  nécessités  purement 
terrestres  du  perfectionnement  social,  et  à  savoir  en  préparer 
et  en  traverser  les  phases,  pour  s'élever  à  l'état  que  nous  ap- 
pelons civilisation,  état  dont  les  degrés  marquent  les  rapports 
d'inégalité  des  races  entre  elles. 

On  a  prétendu,  à  tort  bien  certainement,  dans  le  dernier 
siècle,  que  la  doctrine  du  renoncement,  qui  constitue  une  par- 
tie capitale  du  christianisme,  était,  de  sa  nature,  très  opposée 
au  développement  social,  et  que  des  gens  dont  le  suprême  mé- 
rite doit  être  de  ne  rien  estimer  ici-bas,  et  d'avoir  toujours  les 
yeux  fixés  et  les  désirs  tendus  vers  la  Jérusalem  céleste,  ne  sont 
guère  propres  à  faire  progresser  les  intérêts  de  ce  monde. 
L'imperfection  humaine  se  charge  de  rétorquer  l'argument.  Il 
n'a  jamais  été  sérieusement  à  craindre  que  l'humanité  renonçât 
aux  choses  du  siècle,  et,  si  expresses  que  fussent  à  cet  égard  les 
recommandations  et  les  conseils,  on  peut  dire  que,  luttant  con- 
tre un  courant  reconnu  irrésistible,  on  demandait  beaucoup  à 


I 


64  DE  l'inégalité 

cette  seule  lin  d'obtenir  un  peu.  En  outre,  les  préceptes  chré- 
tiens sont  un  grand  véhicule  social,  en  ce  sens  qu'ils  adoucis- 
sent les  moeurs,  facilitent  les  rapports  par  la  charité,  condam- 
nent toute  violence,  forcent  d'en  appeler  à  la  seule  puissance 
du  raisonnement,  et  réclament  ainsi  pour  l'âme  une  plénitude 
d'autorité  qui,  dans  mille  applications,  tourne  au  bénéfice  bien 
entendu  de  la  chair.  Puis,  par  la  nature  toute  métaphysique  et 
intellectuelle  de  ses  dogmes,  la  religion  appelle  l'esprit  à  s'é- 
lever, tandis  que,  par  la  pureté  de  sa  morale,  elle  tend  à  le 
détacher  d'une  foule  de  faiblesses  et  de  vices  corrosifs,  dange- 
reux pour  le  progrès  des  intérêts  matériels.  Contrairement  donc 
aux  philosophes  du  dix-huitième  siècle,  on  est  fondé  à  accor- 
der au  christianisme  l'épithète  de  civilisateur  :  mais  il  y  faut  de 
la  mesure,  et  cette  donnée  trop  amplifiée  conduirait  à  des  er- 
reurs profondes. 

Le  christianisme  est  civilisateur  en  tant  qu'il  rend  l'homme 
plusréfléchi  et  plus  doux;  toutefois  il  ne  l'est  qu'indirectement, 
car  cette  douceur  et  ce  développement  de  l'intelligence,  il  n'a 
pas  pour  butdelesapphquer  aux  choses  périssables,  et  partout 
on  le  voit  se  contenter  de  l'état  social  oi»  il  trouve  ses  néophy- 
tes, quelque  imparfait  que  soit  cet  état.  Pourvu  qu'il  en  puisse 
élaguer  ce  qui  nuit  à  la  santé  de  l'âme,  le  reste  ne  lui  importe 
en  rien.  Il  laisse  les  Chinois  avec  leurs  robes,  les  Esquimaux 
avec  leurs  fourrures,  les  premiers  mangeant  du  riz,  les  seconds 
du  lard  de  baleine,  absolument  comme  il  les  a  trouvés,  et  il 
n'attache  aucune  importance  à  ce  qu'ils  adoptent  un  autre  genre 
d'existence.  Si  l'état  de  ces  gens  comporte  une  amélioration 
conséquente  à  lui-même,  le  christianisme  tendra  certainement 
à  l'amener  ;  mais  il  ne  changera  pas  du  tout  au  tout  les  habi- 
tudes qu'il  aura  d'abord  rencontrées  et  ne  forcera  pas  le  pas- 
sage d'une  civilisation  à  une  autre,  car  il  n'en  a  adopté  aucune; 
il  se  sert  de  toutes,  et  est  au-dessus  de  toutes.  Les  faits  et  les 
preuves  abondent  :  je  vais  en  parler  ;  mais,  auparavant,  qu'il  me 
soit  permis  de  le  confesser,  je  n'ai  jamais  compris  cette  doc- 
trine toute  moderne  qui  consiste  à  identifier  tellement  la  loi  du 
Christ  avec  les  intérêts  de  ce  monde,  qu'on  en  fasse  sortir  un 
prétendu  ordre  de  choses  appelé  la  civilisation  chrétienne. 


DES  BACES  HUMAINES.  65 

Il  y  a  indubitablement  une  civilisation  païenne,  une  civilisa- 
tion brahmanique,  bouddhique,  judaïque.  Il  a  existé,  il  existe 
des  sociétés  dont  la  religion  est  la  base,  a  donné  la  forme,  com- 
posé les  lois,  réglé  les  devoirs  civils,  marqué  les  limites,  indi- 
qué les  hostilités;  des  sociétés  qui  ne  subsistent  que  sur  les 
prescriptions  plus  ou  moins  larges  d'une  formule  théocratique, 
et  qu'on  ne  peut  pas  imaginer  vivantes  sans  leur  foi  et  leurs 
rites,  comme  les  rites  et  la  foi  ne  sont  pas  possibles  non  plus 
sans  le  peuple  qu'ils  ont  formé.  Toute  l'antiquité  a  plus  ou 
moins  vécu  sur  cette  règle.  La  tolérance  légale,  invention  de 
la  politique  romaine,  et  le  vaste  système  d'assimilation  et  de 
fusion  des  cultes,  oeuvre  d'une  théologie  de  décadence,  furent, 
pour  le  paganisme,  les  fruits  des  époques  dernières.  Mais,  tant 
qu'il  fut  jeune  et  fort,  autant  de  villes,  autant  de  Jupiters,  de 
Mercures,  de  Vénus  différents,  et  le  dieu,  jaloux,  bien  autre- 
ment que  celui  des  Juifs  et  plus  exclusif  encore,  ne  reconnais- 
sait, dans  ce  monde  et  dans  l'autre,  que  ses  concitoyens.  Ainsi 
chaque  civilisation  de  ce  genre  se  forme  et  grandit  sous  l'égide 
d'une  divinité,  d'une  religion  particuhère.  Le  culte  et  l'État  s'y 
sont  unis  d'une  façon  si  étroite  et  si  inséparable,  qu'ils  se  trou- 
vent également  responsables  du  mal  et  du  bien.  Que  l'on  recon- 
naisse donc  à  Carthage  les  traces  politiques  du  culte  de  l'Hercule 
tyrien,  je  crois  qu'avec  vérité»  l'on  pourra  confondre  l'action 
de  la  doctrine  prêchée  par  les  prêtres  avec  la  politique  des  suffè- 
teset  ladirection  du  développement  social.  Je  ne  doute  pas  non 
plus  que  l'Anubis  à  tête  de  chien,  l'Isis  Neith  et  les  Ibis  n'aient 
appris  aux  hommes  de  la  vallée  du  Nil  tout  ce  qu'ils  ont  su  et 
pratiqué-,  mais  la  plus  grande  nouveauté  que  le  christianisme 
ait  apportée  dans  le  monde,  c'est  précisément  d'agir  d'une  ma- 
nière tout  opposée  aux  religions  précédentes.  Elles  avaient 
leurs  peuples,  il  n'eut  pas  le  sien  :  il  ne  choisit  personne,  il 
s'adressa  à  tout  le  monde,  et  non  seulement  aux  riches  comme 
aux  pauvres,  mais  tout  d'abord  il  reçut  de  l'Esprit-Saint  la  lan- 
gue de  chacun  (1),  aûn  de  parler  à  chacun  l'idiome  de  son  pays 
et  d'annoncer  la  foi  avec  les  idées  et  au  moyen  des  images  les 

(1)  Act.  Apost.,  II,  4,  8,  9,  10,  H. 


66  DE  l'inégalité 

plus  compréhensibles  pour  chaque  nation.  Il  ne  venait  pas 
changer  l'extérieur  de  l'homme,  le  monde  matériel,  il  venait 
apprendre  à  le  mépriser.  Il  ne  prétendait  toucher  qu'à  l'être 
intérieur.  Un  livre  apocryphe,  vénérable  par  son  antiquité,  a 
dit  :  «  Que  le  fort  ne  tire  point  vanité  de  sa  force,  ni  le  riche 
de  ses  richesses  ;  mais  celui  qui  veut  être  glorifié  se  glorifie  dans 
le  Seigneur  (1).  »  Force,  richesse,  puissance  mondaine,  moyens 
de  l'acquérir,  tout  cela  ne  compte  pas  pour  notre  loi.  Aucune 
civilisation,  de  quelque  genre  qu'elle  soit,  n'appela  jamais  son 
amour  ni  n'excita  ses  dédains,  et  c'est  pour  cette  rare  impar- 
tialité, et  uniquement  par  les  effets  qui  en  devaient  sortir,  que 
cette  loi  put  s'appeler  avec  raison  catholique ,  universelle,  car 
elle  n'appartient  en  propre  à  aucune  civilisation,  elle  n'est  venue 
préconiser  exclusivement  aucune  forme  d'existence  terrestre, 
elle  n'en  repousse  aucune  et  veut  les  épurer  toutes. 

Les  preuves  de  cette  indifférence  pour  les  formes  extérieures 
de  la  vie  sociale,  pour  la  vie  sociale  elle-même,  remplissent  les 
livres  canoniques  d'abord,  puis  les  écrits  des  Pères,  puis  les 
relations  des  missionnaires,  depuis  l'époque  la  plus  reculée 
jusqu'au  jour  présent.  Pourvu  que,  dans  un  homme  quelcon- 
que, la  croyance  pénètre,  et  que,  dans  les  actions  de  sa  vie, 
cette  créature  tende  à  ne  rien  faire  qui  puisse  transgresser  les 
prescriptions  religieuses,  tout  le  reste  est  indifférent  aux  yeux 
de  la  foi.  Qu'importent,  dans  un  converti,  la  forme  de  sa  mai- 
son, la  coupe  et  la  matière  de  ses  vêtements,  les  règles  de  son 
gouvernement,  la  mesure  de  despotisme  ou  de  liberté  qui  anime 
ses  institutions  publiques  ?  Pêcheur,  cliasseur,  laboureur,  navi- 
gateur, guerrier,  qu'importe?  Est-il,  dans  ces  modes  divers  de 
l'existence  matérielle,  rien  qui  puisse  empêcher  l'homme,  je 
dis  l'homme  de  quelque  race  qu'il  soit  issu.  Anglais,  Turc,  Si- 
bérien, Américain,  Hottentot,  rien  qui  puisse  l'empêcher  d'ou- 
vrir les  yeux  à  la  lumière  chrétienne?  Absolument  quoi  que  ce 
soit;  et,  ce  résultat  une  fois  obtenu,  tout  le  reste  compte  peu. 
Le  sauvage  Galla  est  susceptible  de  devenir,  en  restant  Galla , 


(1)  Evangiles  apocryphes.  Histoire  de  Joseph  le  Charpentier,  chap.  i. 
In-12.  Paris,  18't9. 


DES  RACES  HUMAINES.  67 

un  croyant  aussi  parfait,  un  élu  aussi  pur  que  le  plus  saint  pré-, 
lat  d'Europe.  Voilà  la  supériorité  saillante  du  christianisme,  ce 
qui  lui  donne  son  principal  caractère  de  grâce.  Il  ne  faut  pas 
le  lui  ôter  simplement  pour  complaire  à  une  idée  favorite  de 
notre  temps  et  de  nos  pays,  qui  est  de  chercher  partout,  même 
dans  les  choses  les  plus  saintes,  un  côté  matériellement  utile. 

Depuis  dix-huit  cents  ans  qu'existe  l'Eglise,  elle  a  converti 
bien  des  nations,  et  chez  toutes  elle  a  laissé  régner,  sans  l'at- 
taquer jamais,  l'état  politique  qu'elle  avait  trouvé.  Son  début, 
vis-à-vis  du  monde  antique,  fut  de  protester  qu'elle  ne  voulait 
toucher  en  rien  à  la  forme  extérieure  de  la  société.  On  lui  a 
même  reproché,  à  l'occasion,  un  excès  de  tolérance  à  cet  égard. 
J'en  veux  pour  preuve  l'airaire  des  jésuites  dans  la  question 
des  cérémonies  chinoises.  Ce  qu'on  ne  voit  pas,  c'est  qu'elle 
ait  jamais  fourni  au  monde  un  type  unique  de  civilisation  au- 
quel elle  ait  prétendu  que  ses  croyants  dussent  se  rattacher. 
Elle  s'accommode  de  tout,  même  de  la  hutte  la  plus  grossière, 
€t  là  où  il  se  rencontre  un  sauvage  assez  stupide  pour  ne  pas 
vouloir  comprendre  l'utilité  d'un  abri,  il  se  trouve  également 
un  missionnaire  assez  dévoué  pour  s'asseoir  à  côté  de  lui  sur  la 
roche  dure,  et  ne  penser  qu'à  faire  pénétrer  dans  son  âme  les 
notions  essentielles  du  salut.  Le  christianisme  n'est  donc  pas 
civilisateur  comme  nous  l'entendons  d'ordinaire;  il  peut  donc 
être  adopté  par  les  races  les  plus  diverses  sans  heurter  leurs 
aptitudes  spéciales,  ni  leur  demander  rien  qui  dépasse  la  limite 
de  leurs  facultés. 

Je  viens  de  dire  plus  haut  qu'il  élevait  l'âme  par  la  sublimité 
de  ses  dogmes,  et  qu'il  agrandissait  l'esprit  par  leur  subtilité. 
Oui,  dans  la  mesure  où  l'âme  et  l'esprit  auxquels  il  s'adresse 
sont  susceptibles  de  s'élever  et  de  s'agrandir.  Sa  mission  n'est 
pas  de  répandre  le  don  du  génie  ni  de  fournir  des  idées  à  qui 
en  manque.  Ni  le  génie  ni  les  idées  ne  sont  nécessaires  pour  le 
salut.  Le  christianisme  a  déclaré,  au  contraire,  qu'il  préférait 
aux  forts  les  petits  et  les  humbles.  Il  ne  donne  que  ce  qu'il  veut 
qu'on  lui  rende.  Il  féconde,  il  ne  crée  pas;  il  soutient,  il  ap- 
puie, il  n'enlève  pas;  il  prend  l'homme  comme  il  est,  et  seule- 
ment l'aide  à  marcher  :  si  l'homme  est  boiteux,  il  ne  lui  de- 


68  DE  l'inégalité 

mande  pos  de  courir.  Ainsi,  j'ouvrirai  la  vie  des  saints  :  y 
trouverai-je  surtout  des  savants?  Non,  certes.  La  foule  des 
bienheureux  dont  l'Église  honore  le  nom  et  la  mémoire  se  com- 
pose surtout  d'individualités  précieuses  par  leurs  vertus  ou 
leur  dévouement,  mais  qui,  pleines  de  génie  dans  les  choses 
du  ciel,  en  manquaient  pour  celles  de  la  terre;  et  quand  on  me 
montre  sainte  Rose  de  Lima  vénérée  comme  saint  Bernard, 
sainte  Zite  implorée  comme  sainte  Thérèse,  et  tous  les  saints 
anglo-saxons,  la  plupart  des^  moines  irlandais,  et  les  solitaires 
grossiers  de  la  Thébaïde  d'Egypte,  et  ces  légions  de  martyrs 
qui,  du  sein  de  la  populace  terrestre,  ont  dû  à  un  éclair  de 
courage  et  de  dévouement  de  briller  éternellement  dans  la 
gloire,  respectés  à  l'égal  des  plus  habiles  défenseurs  du  dogme, 
des  plus  savants  panégyristes  dé  la  foi,  je  me  trouve  autorisé 
à  répéter  que  le  christianisme  n'est  pas  civilisateur  dans  le  sens 
étroit  et  mondain  que  nous  devons  attacher  à  ce  mot ,  et  que , 
puisqu'il  ne  demande  à  chaque  homme  que  ce  que  chacun  a 
reçu,  il  ne  demande  aussi  à  chaque  race  que  ce  dont  elle  est 
capable,  et  ne  se  charge  pas  de  lui  assigner,  dans  l'assemblée 
politique  des  peuples  de  l'univers,  un  rang  plus  élevé  que  ce- 
lui où  ses  facultés  lui  donnent  le  droit  de  s'asseoir.  Par  consé- 
quent, je  n'admets  pas  du  tout  l'argument  égalitaire  qui  con- 
fond la  possibilité  d'adopter  la  foi  chrétienne  avec  l'aptitude  à 
un  développement  intellectuel  indéfini.  Je  vois  la  plus  grande 
partie  des  tribus  de  l'Amérique  méridionale  amenées  depuis 
des  siècles  au  giron  de  l'Église,  et  cependant  toujours  sauvages, 
toujours  inintelligentes  de  la  civilisation  européenne  qui  se  pra- 
tique sous  leurs  yeux.  Je  ne  suis  pas  surpris  que,  dans  le  nord 
du  nouveau  continent,  les  Chérokees  aient  été  en  grande  partie 
convertis  par  des  ministres  méthodistes  ;  mais  je  le  serais  beau- 
coup si  cette  peuplade  venait  jamais  à  former,  en  restant  pure, 
bien  entendu,  un  des  États  de  la  confédération  américaine,  et 
à  exercer  quelque  influence  dans  le  congrès.  Je  trouve  encore 
tout  naturel  que  les  luthériens  danois  et  les  Moraves  aient  ou- 
vert les  yeux  des  Esquimaux  à  la  lumière  religieuse;  mais  je 
ne  le  trouve  pas  moins  que  leurs  néophytes  soient  restés  d'ail- 
leurs absolument  dans  le  même  état  social  où  ils  végétaient 


DES   BACES   HUMAINES.  C9 

auparavant.  Enfin,  pour  terminer,  c'est,  à  mes  yeux,  un  fait 
simple  et  naturel  que  de  savoir  les  Lapons  suédois  dans  l'état 
de  barbarie  de  leurs  ancêtres,  bien  que,  depuis  des  siècles^  les 
doctrines  salutaires  de  l'Evangile  leur  aient  été  apportées.  Je 
crois  sincèrement  que  tous  ces  peuples  pourront  produire,  ont 
produit  peut-être  déjà,  des  personnes  remarquables  parleur 
piété  et  la  pureté  de  leurs  mœurs,  mais  je  ne  m'attends  pas  à 
en  voir  sortir  jamais  de  savants  théologiens,  des  militaires  in- 
telligents, des  mathématiciens  habiles,  des  artistes  de  mérite, 
en  un  mot  cette  élite  d'esprits  raffinés  dont  le  nombre  et  la 
succession  perpétuelle  font  la  force  et  la  fécondité  des  races  do- 
minatrices, bien  plus  encore  que  la  rare  apparition  de  ces  gé- 
nies hors  ligne  qui  ne  sont  suivis  par  les  peuples,  dans  les 
voies  où  ils  s'engagent,  que  si  ces  peuples  sont  eux-mêmes  con- 
formés de  manière  à  pouvoir  les  comprendre  et  avancer  sous 
leur  conduite.  Il  est  donc  nécessaire  et  juste  de  désintéresser 
entièrement  le  christianisme  dans  la  question.  Si  toutes  les  ra- 
ces sont  également  capables  de  le  connaître  et  de  goilter  ses 
bienfaits,  il  ne  s'est  pas  donné  la  mission  de  les  rendre  pareil- 
les entre  elles  :  son  royaume,  on  peut  le  dire  hardiment,  dans 
le  sens  dont  il  s'agit  ici,  n'est  pas  de  ce  monde. 

Malgré  ce  qui  précède,  je  crains  que  quelques  personnes, 
trop  accoutumées,  par  une  participation  naturelle  aux  idées  du 
temps,  à  juger  les  mérites  du  christianisme  à  travers  les  pré- 
jugés de  notre  époque,  n'aient  quelque  peine  à  se  détacher  de 
notions  inexactes,  et,  tout  en  acceptant  en  gros  les  observations 
que  je  viens  d'exposer,  ne  se  sentent  portées  à  donner  à  l'ac- 
tion indirecte  de  la  religion  sur  les  mœurs,  et  des  mœurs  sur 
les  institutions,  et  des  institutions  sur  l'ensemble  de  l'ordre  so- 
cial, une  puissance  déterminante  que  je  conclus  à  ne  pas  lui 
reconnaître.  Ces  contradicteurs  penseront  que,  ne  fût-ce  que 
par  l'influence  personnelle  des  propagateurs  de  la  foi,  il  y  a, 
dans  leur  seule  fréquentation,  de  quoi  modifier  sensiblement 
la  situation  politique  des  convertis  et  leurs  notions  de  bien- 
être  matériel.  Ils  diront,  par  exemple,  que  ces  apôtres,  sortis 
presque  constamment,  bien  que  non  pas  nécessairement,  d'une 
nation  plus  avancée  que  celle  à  laquelle  ils  apportent  la  foi, 


n 


70  DE  l'inégalité 

vont  se  trouver  portés  d'eux-mêmes,  et  comme  par  instinct,  à 
réformer  les  liabitudes  purement  liumaines  de  ^eurs  néophytes, 
en  même  temps  qu'ils  redresseront  leurs  voies  morales.  Ont-ils 
affaire  à  des  sauvages,  à  des  peuples  réduits,  par  leur  ignorance, 
à  supporter  de  grandes  misères?  ils  s'efforceront  de  leur  ap- 
prendre les  arts  utiles  et  de  leur  montrer  comment  on  échappe 
à  la  famine  par  des  travaux  de  campagne,  dont  ils  voudront 
leur  fournir  les  instruments.  Puis  ces  missionnaires,  allant  plus 
loin  encore,  leur  apprendront  à  construire  de  meilleurs  abris, 
à  élever  du  bétail,  à  diriger  le  cours  des  eaux,  soit  pour  aména- 
ger les  irrigations;  soit  pour  prévenir  les  inondations.  De  pro- 
che en  proche,  ils  en  viendront  à  leur  donner  assez  de  goût 
des  choses  purement  intellectuelles  pour  leur  apprendre  à  se 
servir  d'un  alphabet,  et  peut-être  encore,  comme  cela  est  ar- 
rivé chez  les  Chérokees  (1),  à  en  inventer  un  eux-mêmes.  En- 
fin, s'ils  obtiennent  des  succès  vraiment  hors  ligne,  ils  amène- 
ront leur  peuplade  bien  élevée  à  imiter  de  si  près  les  mœurs 
qu'ils  lui  auront  prêchées,  que  désormais,  complètement  façon- 
née à  l'exploitation  des  terres,  elle  possédera,  comme  ces 
mêmes  Chérokees  dont  je  parle,  et  comme  les  Creeks  de  la  rive 
sud  de  l'Arkansas,  des  troupeaux  bien  entretenus  et  même  de 
nombreux  esclaves  noirs  pour  travailler  aux  plantations. 

J'ai  choisi  exprès  les  deux  peuples  sauvages  que  l'on  cite 
comme  les  plus  avancés;  et,  loin  de  me  rendre  à  l'avis  des 
égalitaires,  je  n'imagine  pas,  en  observant  ces  exemples,  qu'il 
puisse  s'en  trouver  de  plus  frappants  de  l'incapacité  générale 
des  races  à  entrer  dans  une  voie  que  leur  nature  propre  n'a 
pas  suffi  à  leur  faire  trouver. 

Voilà  deux  peuplades,  restes  isolés  de  nombreuses  nations 
détruites  ou  expulsées  par  les  blancs,  et  d'ailleurs  deux  peu- 
plades qui  se  trouvent  naturellement  hors  de  pair  avec  les  au- 
tres, puisqu'on  les  dit  descendues  de  la  race  ailéghanienne, 
à  laquelle  sont  attribués  les  grands  vestiges  d'anciens  monu- 
ments découverts  au  nord  du  Mlssissipi  (2).  Il  y  a  là  déjà,  dans 


(1)  Prichard ,  Histoire  naturelle  de  Chomme,  t.  Il,  p.  120. 

(2)  Id. ,  ibid. ,  t.  Il,  p.  119  et  pass. 


DES  BACES  HUMAtlVES.  71 

l'esprit  de  ceux  qui  prétendent  constater  l'égalité  entre  les 
Chérokees  et  les  races  européennes,  une  grande  déviation  à 
l'ensemble  de  leur  système,  puisque  le  premier  mot  de  leur  dé- 
monstration consiste  à  établir  que  les  nations  alléghaniennes 
ne  se  rapprochent  des  Anglo-Saxons  que  parce  qu'elles  sont  su- 
périeures elles-mêmes  aux  autres  races  de  l'Amérique  septen- 
trionale. En  outre,  qu'est-il  arrivé  à  ces  deux  tribus  d'élite? 
Le  gouvernement  américain  leur  a  pris  les  territoires  sur  les- 
quels elles  vivaient  anciennement,  et,  au  moyen  d'un  traité  de 
transplantation,  il  les  a  fait  émigrer  l'une  et  l'autre  sur  un  ter- 
rain choisi,  où  il  leur  a  marqué  à  chacune  leur  place.  Là,  sous 
la  surveillance  du  ministère  de  la  guerre  et  sous  la  conduite  des 
missionnaires  protestants,  ces  indigènes  ont  dû  embrasser,  bon 
gré  mal  gré,  le  genre  de  vie  qu'ils  pratiquent  aujourd'hui.  L'au- 
teur où  je  puise  ces  détails,  et  qui  les  tire  lui-même  du  grand 
ouvrage  de  M.  Gallatin  (1),  assure  que  le  nombre  des  Chéro- 
kees va  augmentant.  îl  allègue  pour  preuve  qu'au  temps  où 
Adair  les  visita,  le  nombre  de  leurs  guerriers  était  estimé  à 
2,300,  et  qu'aujourd'hui  le  chiffre  total  de  leur  population  est 
porté  à  15,000  âmes,  y  compris,  à  la  vérité,  1,200  nègres  es- 
claves, devenus  leur  propriété;  et,  comme  il  ajoute  aussi  que 
leurs  écoles  sont,  ainsi  que  leurs  églises,  dirigées  par  les  mis- 
sionnaires ;  que  ces  missionnaires,  en  leur  qualité  ;de  protes- 
tants," sont  mariés,  sinon  tous,  au  moins  pour  la  plupart;  ont 
des  enfants  ou  des  domestiques  de  race  blanche,  et  probable- 
ment aussi  une  sorte  d'état-major  de  commis  et  d'employés 
européens  de  tous  métiers,  il  devient  très  difficile  d'apprécier 
si  réellement  il  y  a  eu  accroissement  dans  le  nombre  des  indi- 
gènes, tandis  qu'il  est  très  facile  de  constater  la  pression  vigou- 
reuse que  la  race  européenne  exerce  ici  sur  ses  élèves  (2). 


(1)  Gallatin ,  Synopsis  of  the  in  dîan  tribes  of  North-A merica.  , 

(2)  Je  n'ai  pas  voulu  taquiner  M.  Prichard  sur  la  valeur  de  ses  asser- 
tions, et  je  les  discute  sans  les  contredire.  J'aurais  pu  cependant  me 
borner  à  les  nier  complètement,  et  j'aurais  eu  pour  moi  l'imposante 
autorité  de  M.  A.  de  Tocqueville,  qui ,  dans  son  admirable  ouvrage  De 
la  Démocratie  en  Amérique,  s'exprime  ainsi  au  sujet  des  Chérokees  : 
«  Ce  qui  a  singulièrement  favorisé  le  développement  rapide  des  habi- 


1 


72  DE  l'inégalité 

Placés  dans  une  impossibilité  reconnue  de  faire  la  guerre, 
ilépaysés,  entourés  de  tous  côtés  par  la  puissance  américaine 
incommensurable  pour  leur  imagination,  et,  d'autre  part,  con- 
vertis à  la  religion  de  leurs  dominateurs,  et  l'ayant  adoptée,  je 
pense,  sincèrement  ;  traités  avec  douceur  par  leurs  instituteurs 
spirituels  et  bien  convaincus  de  la  nécessité  de  travailler  comme 
ces  maîtres-là  l'entendent  et  le  leur  indiquent,  à  moins  de  vou- 
loir mourir  de  faim,  je  comprends  qu'on  réussisse  à  en  faire 
des  agriculteurs.  On  doit  finir  par  leur  inculquer  la  pratique 
de  ces  idées  que  tous  les  jours,  et  constamment,  et  sans  relâ- 
che, on  leur  représente. 

Ce  serait  ravaler  bien  bas  l'intelligence  même  du  dernier  ra- 
meau, du  plus  humble  rejeton  de  l'espèce  humaine,  que  de 
se  déclarer  surpris ,  lorsque  nous  voyons  qu'avec  certains  pro- 
cédés de  patience,  et  en  mettant  habilement  en  jeu  la  gour- 
mandise et  l'abstinence,  on  parvient  à  apprendre  à  des  animaux 
ce  que  leur  instinct  ne  les  portait  pas  le  moins  du  monde  à 
savoir.  Quand  les  foires  de  village  ne  sont  remplies  que  de 
bêtes  savantes  auxquelles  on  fait  exécuter  les  tours  les  plus 
bizarres ,  faudrait-il  se  récrier  de  ce  que  des  hommes  soumis 
à  une  éducation  rigoureuse ,  et  éloignés  de  tout  moyen  de  s'y 
soustraire  comme  de  s'en  distraire,  parviennent  à  remplir  celles 
des  fonctions  de  la  vie  civilisée  qu'en  définitive,  dans  l'état 
sauvage,  ils  pourraient  encore  comprendre,  même  avec  la  vo- 
lonté de  ne  pas  les  pratiquer?  Ce  serait  mettre  ces  hommes 
au-dessous ,  bien  au-dessous  du  chien  qui  joue  aux  cartes  et 
du  cheval  gastronome  !  A  force  de  vouloir  tirer  à  soi  tous  les 
faits  pour  les  transformer  en  arguments  démonstratifs  de  l'in- 

<  tudes  européennes  chez  ces  Indiens,  a  été  la  présence  des  métis. 
«  Participant  aux  lumières  de  son  père,  sans  abandonner  entièrement 
«  les  coutumes  sauvages  de  sa  race  maternelle,  le  métis  forme  le  lien 
«  naturel  entre  la  civilisation  et  la  barbarie.  Partout  où  les  métis  se 
«  sont  multipliés,  on  a  vu  les  sauvages  modifier  peu  à  peu  leur  état  so- 
«  cial  et  changer  leurs  mœurs.  »  {De  la  Démocratie  en  Amérique,  in-12; 
Bruxelles,  1837;  t.  III,  p.  142.)  M.  A.  de  Tocqueville  termine  en  présa- 
geant que,  tout  métis  qu'ils  sont,  et  non  aborigènes,  comme  l'affirme 
M.  Prichard,  les  Chérokees  et  les  Creeks  n'en  disparaîtront  pas  moins, 
avant  peu ,  devant  les  envahissements  des  blancs. 


ï 


DES   BACES   HUMAI?«ES.  73 

telligence  de  certains  groupes  humains,  on  finit  par  se  montrer 
par  trop  facile  à  satisfaire,  et  par  ressentir  des  enthousiasmes 
peu  flatteurs  pour  ceux-là  même  qui  les  excitent. 

Je  sais  que  des  hommes  très  érudits,  très  savants,  ont 
donné  lieu  à  ces  réhabilitations  un  peu  grossières,  en  préten- 
dant qu'entre  certaines  races  humaines  et  les  grandes  espèces 
de  singes  il  n'y  avait  que  des  nuances  pour  toute  séparation. 
Comme  je  repousse  sans  réserve  une  telle  injure,  il  m'est  éga- 
lement permis  de  ne  pas  tenir  compte  de  l'exagération  par  la- 
quelle on  y  répond.  Sans  doute,  à  mes  yeux,  les  races  humai- 
nes sont  inégales;  mais  je  ne  crois  d'aucune  qu'elle  ait  la  brute 
à  côté  d'elle  et  semblable  à  elle.  La  dernière  tribu ,  la  plus 
grossière  variété,  le  sous-genre  le  plus  misérable  de  notre 
espèce  est  au  moins  susceptible  d'imitation ,  et  je  ne  doute  pas 
qu'en  prenant  un  sujet  quelconque  parmi  les  plus  hideux  Bos- 
chimens ,  on  ne  puisse  obtenir,  non  pas  de  ce  sujet  même , 
s'il  est  déjà  adulte,  mais  de  son  fils,  à  tout  le  moins  de  son 
petit-fils,  assez  de  conception  pour  apprendre  et  exercer  un 
état ,  voire  même  un  état  qui  demande  un  certain  degré  d'é- 
tude. En  conclura-t-on  que  la  nation  à  laquelle  appartient  cet 
individu  pourra  être  civilisée  à  notre  manière  ?  C'est  raisonner 
légèrement  et  conclure  vite.  Il  y  a  loin  entre  la  pratique  des 
métiers  et  des  arts ,  produits  d'une  civilisation  avancée ,  et 
cette  civilisation  elle-même.  Et  d'ailleurs  les  missionnaires 
protestants ,  chaînon  indispensable  qui  rattache  la  tribu  sau- 
vage à  convertir  au  centre  initiateur,  est-on  bien  certain  qu'ils 
soient  suffisants  pour  la  tâche  qu'on  leur  impose?  Sont-ils 
donc  les  dépositaires  d'une  science  sociale  bien  complète?  J'en 
doute;  et  si  la  communication  venait  soudain  à  se  rompre 
entre  le  gouvernement  américain  et  les  mandataires  spirituels 
qu'il  entretient  chez  les  Chérokees ,  le  voyageur,  au  bout  de 
quelques  années ,  retrouverait  dans  les  fermes  des  mdigèncs 
des  institutions  bien  inattendues ,  bien  nouvelles ,  résultat  du 
mélange  de  quelques  blancs  avec  ces  peaux  rouges ,  et  il  ne 
reconnaîtrait  plus  qu'un  bien  pâle  reflet  de  ce  qui  s'enseigne  à 
New-York. 

On  parle  souvent  de  nègres  qui  ont  appris  la  musique ,  de 

RACES  HUMAINES.  T.  I.  5 


y4  DE  l'inégalité 

nè-res  qui  sont  commis  dans  des  maisons  de  banque ,  de  nègres 
qui  savent  lire,  écrire,  compter,  danser,  parler  comme  des 
blancs;  et  l'on  admire,  et  l'on  conclut  que  ces  gens-la  sont 
nronres  à  tout!  Et  à  côté  de  ces  admirations  et  de  ces  con- 
clusions hâtives,  les  mêmespersonnes  s'étonneront  du  contraste 
nue  présente  la  civilisation  des  nations  slaves  avec  la  notre 
Elles  diront  que  les  peuples  russe,  polonais ,  serbe,  cependant 
bien  autrement  parents  à  nous  que  les  nègi'es ,  ne  sont  civilises 
au'à  la  surface-,  elles  prétendront  que,  seules,  les  hautes  clas- 
ses s'y  trouvent  en  possession  de  nos  idées,  grâce  encore  a  ces 
incessants  mouvements  de  fusion  avec  les  familles  anglaise, 
française ,  allemande  ;  et  elles  feront  remarquer  une  mvmcible 
naptitudè  des  masses  à  se  confondre  dans  le  mouvement  du 
monde  occidental ,  bien  que  ces  masses  soient  chrétiennes  de- 
puis tant  de  siècles,  et  que  plusieurs  même  1  aient  été  avant 
nous  '  Il  y  a  donc  une  grande  différence  entre  1  imitation  et  la 
conviction.  L'imitation  n'indique  pas  nécessairement  une  rup- 
ture sérieuse  avec  les  tendances  héréditaires,  et  l'on  n est 
vraiment  entré  dans  le  sein  d'une  civilisation  que  lorsqu  on  se 
trouve  en  état  d'y  progresser  soi-même,  par  soi-même  et  sans 
auide  (1)    Au  lieu  de  nous  vanter  l'habileté  des  sauvages,  de 
quelque  partie  du  monde  que  ce  soit,  à  guider  la  diarrue 
quand  on  le  leur  a  enseigné,  ou  à  épeler  ou  lire  quand  on  e 
leur  a  appris,  qu'on  nous  montre,  sur  un  des  points  de  la 
terre  en  contact  séculaire  avec  les  Européens,  et  il  en  est  cer- 
tainement beaucoup ,  un  seul  lieu  où  les  idées,  les  mstitutions, 
les  mœurs  d'une  de  nos  nations  aient  été  si  bien  adoptées  avec 

(1)  Carus,  en  raisonnant  sur  les  listes  de  nègres  remarquables  don- 
nées primitivement  par  Bluraenbach  et  qu'on  peut  enrichir,  fait  ties 
bien  remarquer  qu'il  n'y  a  jamais  eu  ni  politique,  ni  littérature  m 
conception  supérieure  de  l'art  chez  les  peuples  noirs  ;  que  lorsque  des 
fndiviSus  de  cette  variété  se  sont  signalés  d'une  manière  quelconque 
ce  i^a  jamais  été  que  sous  l'influence  des  blancs,  e  qu'il  n'est  pas 
Sn  seurdîntre  eux  que  l'on  puisse  comparer,  je  ne  dira,  pas  a  un  de 
nos  hommes  de  génie,  mais  aux  héros  des  peuples  jaunes,  a  Confu- 

''ZZ'Z7ll  ungleiche  Bef^Ugung  der  Mmschhoilssl^mmm  ^ 
zur  geistigen  Entwickelung,  p.  24-23. 


DES  BACES   HUMAINES.  là 

nos  doctrines  religieuses ,  que  tout  y  progresse  par  un  mouve- 
ment aussi  propre ,  aussi  franc ,  aussi  naturel  qu'on  le  voit  dans 
nos  États  ;  un  seul  lieu  où  l'imprimerie  produise  des  effets  ana- 
logues à  ce  qui  est  chez  nous,  où  nos  sciences  se  perfection- 
nent ,  où  des  applications  nouvelles  de  nos  découvertes  s'es- 
sayent ,  où  nos  philosophies  enfantent  d'autres  philosophies , 
des  systèmes  politiques,  une  littérature,  des  arts,  des  livres, 
des  statues  et  des  tableaux  ! 

Non!  je  ne  suis  pas  si  exigeant,  si  exclusif.  Je  ne  demande 
plus  qu'avec  notre  foi  un  peuple  embrasse  tout  ce  qui  fait  no- 
tre individualité  -,  je  supporte  qu'il  la  repousse  ;  j'admets  qu'il 
en  choisisse  une  toute  différente.  Eh  bien!  que  je  le  voie  du 
moins,  au  moment  où  il  ouvre  les  yeux  aux  clartés  de  l'Evan- 
gile ,  comprendre  subitement  combien  sa  marche  terrestre  est 
aussi  embarrassée  et  misérable  que  l'était  naguère  sa  vie  spiri- 
tuelle ;  que  je  le  voie  se  créer  à  lui-même  un  nouvel  ordre  so- 
cial à  sa  guise,  rassemblant  des  idées  jusqu'alors  restées  in- 
fécondes, admettant  des  notions  étrangères  qu'il  transforme. 
Je  l'attends  à  l'œuvre;  je  lui  demande  seulement  de  s'y  mettre. 
Aucun  ne  commence.  Aucun  n'a  jamais  essayé.  On  ne  m'indi- 
quera pas ,  en  compulsant  tous  les  registres  de  l'histoire ,  une 
seule  nation  venue  à  la  civilisation  européenne  par  suite  de 
l'adoption  du  christianisme ,  pas  une  seule  que  le  même  grand 
fait  ait  portée  à  se  civiliser  d'elle-même  lorsqu'elle  ne  l'était 
pas  déjà. 

Mais ,  en  revanche ,  je  découvrirai  dans  les  vastes  régions  de 
l'Asie  méridionale  et  dans  certaines  parties  de  l'Europe ,  des 
États  formés  de  plusieurs  masses  superposées  de  religionnaires 
différents.  Les  hostilités  des  races  se  maintiendront  inébranla- 
blement  à  côté,  au  milieu  des  hostilités  des  cultes,  et  l'on  dis- 
tinguera le  Patan  devenu  chrétien  de  l'Hindou  converti ,  avec 
autant  de  facilité  que  l'on  peut  séparer  aujourd'hui  le  Russe 
d'Orenbourg  des  tribus  nomades  christianisées  au  milieu  des- 
quelles il  vit.  Encore  une  fois,  le  christianisme  n'est  pas  civi- 
lisateur, et  il  a  grandement  raison  de  ne  pas  l'être. 


76 


DE    L  INliGALITE 


CHAPITRE  VIII. 

'"Définition  du  mot  civilisation;  le  développement  social  résulte 
d'une  double  source. 


Ici  trouvera  sa  place  une  digression  indispensable.  Je  me 
sers  à  chaque  instant  d'un  mot  qui  enferme  dans  sa  significa- 
tion un  ensemble  d'idées  important  à  définir.  Je  parle  souvent 
de  la  civilisation ,  et ,  à  bon  droit  sans  doute ,  car  c'est  par 
l'existence  relative  ou  l'absence  absolue  de  cette  grande  parti- 
cularité que  je  puis  seulement  graduer  le  mérite  respectif  des 
races.  Je  parle  de  la  civilisation  européenne,  et  je  la  distingue 
de  civilisations  que  je  dis  être  différentes.  Je  ne  dois  pas  laisser 
subsister  le  moindre  vague,  et  d'autant  moins  que  je  ne  me 
trouve  pas  d'accord  avec  l'écrivain  célèbre  qui,  en  France, 
s'est  spécialement  occupé  de  fixer  le  caractère  et  la  portée  de 
l'expression  que  j'emploie. 

M.  Guizot,  si  j'ose  me  permettre  de  combattre  sa  grande 
autorité ,  débute ,  dans  son  livre  sur  la  Civilisation  en  Eu- 
rope, par  une  confusion  de  mots  d'où  découlent  d'assez  gra- 
ves erreurs  positives.  Il  énonce  cette  pensée  que  la  civilisation 
est  un  fait. 

Ou  le  mot  fait  doit  être  entendu  ici  dans  un  sens  beaucoup 
moins  précis  et  positif  que  le  commun  usage  ne  l'exige ,  dans 
un  sens  large  et  un  peu  flottant,  j'oserais  presque  dire  élasti- 
que et  qui  ne  lui  a  jamais  appartenu ,  ou  bien ,  il  ne  convient 
pas  pour  caractériser  la  notion  comprise  dans  le  mot  civilisa- 
tion. La  civilisation  n'est  pas  un  fait ,  c'est  une  série,  un  en- 
chaînement de  faits  plus  ou  moins  logiquement  unis  les  uns 
aux  autres ,  et  engendrés  par  un  concours  d'idées  souvent  assez 
multiples  ;  idées  et  faits  se  fécondant  sans  cesse.  Un  roulement 
incessant  est  quelquefois  la  conséquence  des  premiers  prin- 
cipes; quelquefois  aussi  cette  conséquence  est  la  stagnation; 
dans  tous  les  cas  ,  la  civilisation  n'est  pas  un  fait ,  c'est  un 
faisceau  de  faits  et  d'idées ,  c'est  un  état  dans  lequel  une  so- 


DES   RACES   HUMAINES.  77 

ciété  humaine  se  trouve  placée,  un  milieu  dans  lequel  elle  a 
réussi  à  se  mettre,  qu'elle  a  créé,  qui  émane  d'elle,  et  qui  à 
son  tour  réagit  sur  elle. 

Cet  état  a  un  grand  caractère  de  généralité  qu'un  fait  ne 
possède  jamais  ;  il  se  prête  à  beaucoup  de  variations  qu'un  fait 
ne  saurait  pas  subir  sans  disparaître ,  et ,  entre  autres ,  il  est 
complètement  indépendant  des  formes  gouvernementales,  se 
développant  aussi  bien  sous  le  despotisme  que  sous  le  régime 
de  la  liberté ,  et  ne  cessant  pas  même  d'exister  lorsque  des 
commotions  civiles  modifient  ou  même  Iransfoirnent  absolu- 
ment les  conditions  de  la  vie  politique. 

Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  qu'il  faille  estimer  peu  de  chose 
les  formes  gouvernementales.  Leur  choix  est  intimement  lié 
à  la  prospérité  du  corps  social  :  faux,  il  l'entrave  ou  la  détruit-, 
judicieux,  il  la  sert  et  la  développe.  Seulement,  il  ne  s'agit  pas 
ici  de  prospérité;  la  question  est  plus  grave  :  il  s'agit  de  l'exis- 
tence même  des  peuples  et  de  la  civilisation,  phénomène  in- 
timement lié  à  certaines  conditions  élémentaires,  indépendan- 
tes de  l'état  politique,  et  qui  puisent  leur  raison  d'être,  les 
motifs  de  leur  direction ,  de  leur  expansion ,  de  leur  fécondité 
ou  de  leur  faiblesse ,  tout  enfln  ce  qui  les  constitue ,  dans  des 
racines  bien  autrement  profondes.  Il  va  donc  sans  dire  que , 
devant  des  considérations  aussi  capitales,  les  questions  de  con- 
formation politique,  de  prospérité  ou  de  misère  se  trouvent 
rejetées  à  la  seconde  place  ;  car,  partout  et  toujours ,  ce  qui 
prend  la  première,  c'est  cette  question  fameuse  d'Hamlet  : 
être  ou  ne  jjas  être.  Pour  les  peuples  aussi  bien  que  pour  les 
individus,  elle  plane  au-dessus  de  tout.  Comme  M.  Guizot  ne 
paraît  pas  s'être  mis  en  face  de  cette  vérité,  la  civilisation  est 
pour  lui ,  non  pas  un  état,  non  pas  un  milieu,  mais  un  fait; 
et  le  principe  générateur  dont  il  le  tire  est  un  autre  fait  d'un 
caractère  exclusivement  politique. 

Ouvrons  le  hvre  de  l'éloquent  et  illustre  professeur  :  nous 
y  trouvons  un  faisceaii  d'hypothèses  choisies  pour  mettre  la 
pensée  dominante  en  relief.  Après  avoir  indiqué  un  certain 
nombre  de  situations  dans  lesquelles  peuvent  se  trouver  les 
sociétés,  l'auteur  se  demande  «  si  l'instinct  général  y  recon- 


78  DE  l'inégalité 

«  naîtrait  l'état  d'un  peuple  qui  se  civilise;  si  c'est  là  le  sens 
«  que  le  genre  humain  attache  naturellement  au  mot  civilisa- 
«  tion  (1).  » 

La  première  hypothèse  est  celle-ci  :  «  Voici  un  peuple  dont 
«  la  vie  extérieure  est  douce ,  commode  :  il  paye  peu  d'impôts, 
«  il  ne  souffre  point  ;  la  justice  lui  est  bien  rendue  dans  les 
«  relations  privées  :  en  un  mot ,  l'existence  matérielle  et  mo- 
«  raie  de  ce  peuple  est  tenue  avec  grand  soin  dans  un  état 
«  d'engourdissement,  d'inertie,  je  ne  veux  pas  dire  d'oppres- 
«  sion,  parce  qu'il  n'en  a  pas  le  sentiment,  mais  de  compres- 
«  sion.  Ceci  n'est  pas  sans  exemple.  Il  y  a  eu  un  grand  nombre 
«  de  petites  républiques  aristocratiques ,  où  les  sujets  ont  été 
«  ainsi  traités  comme  des  troupeaux ,  bien  tenus  et  matérielle- 
«  ment  heureux ,  mais  sans  activité  intellectuelle  et  morale. 
«  Est-ce  là  la  civilisation?  Est-ce  là  un  peuple  qui  se  civilise  .î*  » 

Je  ne  sais  pas  si  c'est  là  un  peuple  qui  se  civilise,  mais  certaine- 
ment ce  peut  être  un  peuple  très  civilisé,  sans  quoi  il  faudrait 
repousser  parmi  les  hordes  sauvages  ou  barbares  toutes  ces 
républiques  aristocratiques  de  l'antiquité  et  des  temps  mo- 
dernes qui  se  trouvent ,  ainsi  que  M.  Guizot  le  remarque  lui- 
même,  comprises  dans  les  limites  de  son  hypothèse;  et  l'ins- 
tinct public,  le  sens  général,  ne  peuvent  manquer  d'être 
blessés  d'une  méthode  qui  rejette  les  Phéniciens ,  les  Cartha- 
ginois,  les  Lacédémoniens ,  du  sanctuaire  de  la  civilisation, 
pour  en  faire  de  même  ensuite  des  Vénitiens ,  des  Génois ,  des 
Pisans ,  de  toutes  les  villes  libres  impériales  de  l'Allemagne , 
en  un  mot ,  de  toutes  les  municipalités  puissantes  des  derniers 
siècles.  Outre  que  cette  conclusion  paraît  en  elle-même  trop 
violemment  paradoxale  pour  que  le  sentiment  commun  auquel  il 
est  fait  appel  soit  disposé  à  l'admettre,  elle  me  semble  affronter 
encore  une  difficulté  plus  grande.  Ces  petits  États  aristocrati- 
ques auxquels,  en  vertu  de  leur  forme  de  gouvernement,  M.  Gui- 
zot refuse  l'aptitude  à  la  civilisation ,  ne  se  sont  jamais  trou- 
vés ,  pour  la  plupart,  en  possession  d'une  culture  spéciale  et  qui 
n'appartînt  qu'à  eux.  Tout  puissants  qu'on  en  ait  vu  plusieurs, 

(1)  M.  GuiïOt,  Histoire  de  la  civilisation  en  Europe,  p  11  et  passim. 


DES   RACES   HUMAINES.  79 

ils  se  confondaient,  sous  ce  rapport,  avec  des  peuples  difFé- 
rerament  gouvernés,  mais  de  race  très  parente,  et  ne  faisaient 
que  participer  à  un  ensemble  de  civilisation.  Ainsi,  les  Car- 
Ûiaginois  et  les  Phéniciens,  éloignés  les  uns  des  autres,  n'en 
étaient  pas  moins  unis  dans  un  mode  de  culture  semblable  et 
qui  avait  son  type  en  Assyrie.  Les  républiques  italiennes  s'unis- 
saient dans  le  mouvement  d'idées  et  d'opinions  dominant  au 
sein  des  monarchies  voisines.  Les  villes  impériales  souabes  et 
thuringiennes ,  fort  indépendantes  au  point  de  vu«  politique, 
étaient  tout  à  fait  annexées  au  progrès  ou  à  la  décadence  géné- 
rale de  la  race  allemande.  Il  résulte  de  ces  observations  que 
M.  Guizot,  en  distribuant  ainsi  aux  peuples  des  numéros  de 
mérite  calculés  sur  le  degré  et  la  forme  de  leurs  libertés ,  crée 
dans  les  races  des  disjonctions  injustiflables  et  des  différences 
qui  n'existent  pas.  Une  discussion  poussée  trop  loin  ne  serait 
pas  à  sa  place  ici ,  et  je  passe  rapidement  ;  si  pourtant  il  y 
avait  lieu  d'entamer  la  controverse,  ne  devrait-on  pas  se  re- 
fuser à  admettre  pour  Pise,  pour  Gênes,  pour  Venise  et  les 
autres,  Une  infériorité  vis-à-vis  de  pays  tels  que  Milan,  Naples 
et  Rome? 

Mais  M.  Guizot  va  lui-même  au-devant  de  cette  objection. 
S'il  ne  reconnaît  pas  la  civilisation  chez  un  peuple  «  douce- 
«  ment  gouverné,  mais  retenu  dans  une  situation  de  compres- 
«  sion,  »  il  ne  l'admet  pas  davantage  chez  un  autre  peuple 
«  dont  l'existence  matérielle  est  moins  douce,  moins  commode, 
«  supportable  cependant;  dont,  en  revanche,  on  n'a  point 
«  négligé  les  besoins  moraux,  intellectuels...;  dont  on  cultive 
«  les  sentiments  élevés,  purs;  dont  les  croyances  religieuses, 
«  morales ,  ont  atteint  un  certain  degré  de  développement , 
«  mais  chez  qui  le  principe  de  la  liberté  est  étouffé;  où  l'on 
«  mesure  à  chacun  sa  part  de  vérité;  où  l'on  ne  permet  à  per- 
«  sonne  de  la  chercher  à  lui  tout  seul.  C'est  l'état  où  sont 
«  tombées  la  plupart  des  populations  de  l'Asie,  où  les  domina- 
«  tions  théocratiques  retiennent  l'humanité;  c'est  l'état  des 
«  Hindous,  par  exemple  (1).  » 

(1)  M.  Guizot,  Histoire  de  la  civilisation  en  Europe ,  p.  11  et  passim. 


80  DE  l'inégalité 

Ainsi,  dans  la  même  exclusion  que  les  peuples  aristocrati- 
ques, il  faut  repousser  encore  les  Hindous,  les  Égyptiens,  les 
Étrusques,  les  Péruviens,  les  Thibétains,  les  Japonais,  et 
même  la  moderne  Rome  et  ses  territoires. 

Je  ne  touche  pas  à  deux  dernières  hypothèses,  par  la  raison 
que ,  grâce  aux  deux  premières,  voilà  l'état  de  civilisation  déjà 
tellement  restreint  que,  sur  le  globe,  presque  aucune  nation 
ne  se  trouve  plus  autorisée  à  s'en  prévaloir  légitimement.  Du 
moment  que,  pour  posséder  le  droit  d'y  prétendre,  il  faut  jouir 
d'institutions  également  modératrices  du  pouvoir  et  de  la  li- 
berté, et  dans  lesquelles  le  développement  matériel  et  le  pro- 
grès moral  se  coordonnent  de  telle  façon  et  non  de  telle  autre; 
où  le  gouvernement,  comme  la  religion,  se  confine  dans  des 
limites  tracées  avec  précision  ;  où  les  sujets ,  enfin ,  doivent  de 
toute  nécessité  posséder  des  droits  d'une  nature  définie,  je 
m'aperçois  qu'il  n'y  a  de  peuples  civilisés  que  ceux  dont  les 
institutions  politiques  sont  constitutionnelles  et  représentatives. 
Dès  lors,  je  ne  pourrai  pas  même  sauver  tous  les  peuples 
européens  de  l'injure  d'être  repoussés  dans  la  barbarie,  et  si, 
de  proche  en  proche,  et  mesurant  toujours  le  degré  de  civili- 
sation à  la  perfection  d'une  seule  et  unique  forme  politique, 
je  dédaigne  ceux  des  États  constitutionnels  qui  usent  mal  de 
l'instrument  parlementaire,  pour  réserver  le  prix  exclusive- 
ment à  ceux-là  qui  s'en  servent  bien ,  je  me  trouverai  amené 
à  ne  considérer  comme  vraiment  civilisée ,  dans  le  passé  et 
dans  le  présent,  que  la  seule  nation  anglaise. 

Certainement  je  suis  plein  de  respect  et  d'admiration  pour  le 
grand  peuple  dont  la  victoire,  l'industrie,  le  commerce  racon- 
tent en  tous  lieux  la  puissance  et  les  prodiges.  Mais  je  ne  me 
sens  pas  disposé  pourtant  à  ne  respecter  et  à  n'admirer  que  lui 
seul  :  il  me  semblerait  trop  humiliant  et  trop  cruel  pour  l'hu- 
manité d'avouer  que,  depuis  le  commencement  des  siècles,  elle 
n'a  réussi  à  faire  fleurir  la  civilisation  que  sur  une  petite  île  de 
l'Océan  occidental ,  et  n'a  trouvé  ses  véritables  lois  que  depuis 
le  règne  de  Guillaume  et  de  Marie.  Cette  conception,  on  l'a- 
vouera, peut  sembler  un  peu  étroite.  Puis  voyez  le  danger  !  Si 
l'on  veut  attacher  l'idée  de  civilisation  à  une  forme  politique. 


DES   BACES   HUMAINES.  81 

le  raisonnement,  l'observation ,  la  science  vont  bientôt  perdre 
toute  chance  de  décider  dans  cette  question,  et  la  passion  seule 
des  partis  en  décidera.  Il  se  trouvera  des  esprits  qui,  au  gré 
de  leurs  préférences,  refuseront  intrépidement  aux  institutions 
britanniques  l'honneur  d'être  l'idéal  du  perfectionnement  hu- 
main :  leur  enthousiasme  sera  pour  l'ordre  établi  à  Saint- 
Pétersbourg  ou  à  Vienne.  Beaucoup  enfln,  et  peut-être  le  plus 
grand  nombre,  entre  le  Rhin  et  les  monts  Pyrénées,  soutien- 
dront que, malgré  quelques  taches,  le  pays  le  plus  policé  du 
monde ,  c'est  encore  la  France.  Du  moment  que  déterminer  le 
degré  de  culture  devient  une  affaire  de  préférence,  une  ques- 
tion de  sentiment,  s'entendre  est  impossible.  L'homme  le  plus 
noblement  développé  sera,  pour  chacun,  celui-là  qui  pensera 
comme  lui  sur  les  devoirs  respectifs  des  gouvernants  et  des 
sujets,  tandis  que  les  malheureux  doués  de  visées  différentes 
seront  les  barbares  et  les  sauvages.  Je  crois  que  personne 
n'osera  affronter  cette  logique ,  et  l'on  avouera ,  d'un  commun 
accord ,  que  le  système  où  elle  prend  sa  source  est ,  à  tout  le 
moins ,  bien  incomplet. 

Pour  moi ,  je  ne  le  trouve  pas  supérieur,  il  me  semble  infé- 
rieur même  à  la  définition  donnée  par  le  baron  Guillaume  de 
Humboldt  :  «  La  civilisation  est  l'humanisation  des  peuples 
«  dans  leurs  institutions  extérieures,  dans  leurs  mœurs  et  dans 
((  le  sentiment  intérieur  qui  s'y  rapporte  (1).  » 

Je  rencontre  là  un  défaut  précisément  opposé  à  celui  que  je 
me  suis  permis  de  relever  dans  la  formule  de  M.  Guizot.  Le 
lien  est  trop  lâche ,  le  terrain  indiqué  trop  large.  Du  moment 
que  la  civilisation  s'acquiert  au  moyen  d'un  simple  adoucisse- 
ment des  mœurs,  plus  d'une  peuplade  sauvage,  et  très  sau- 
vage ,  aura  le  droit  de  réclamer  le  pas  sur  telle  nation  d'Eu- 
rope dont  le  caractère  offrira  tant  soit  peu  d'âpreté.  Il  est  dans 
les  îles  de  la  mer  du  Sud,  et  ailleurs,  plus  d'une  tribu  fort 
inoffensive,  d'habitudes  très  douces,  d'humeur  très  accorte, 

(1)W.  V.  Huniboklt,  Ueber  die  Kawi-Sprache  auf  der  InselJava  ;  Ein- 
leitung,  1. 1,  p.  xxxvii,  Berlin,  in-i".  «  Die  Civilisalion  ist  die  Vermcnsch- 
«  lichung  der  Voelker  in  ihren  âusseren  Einrichtungcn  und  Gebrâu- 
«  clicn  und  der  darauf  Bezug  haben  den  innern  Gesinuung.  » 

5. 


82  DE  l'inégalité 

que  cependant  on  n'a  jamais  songé ,  tout  en  la  louant ,  à  mettre 
au-dessus  des  Norwégiens  assez  durs,  ni  même  à  côté  des 
Malais  féroces  qui ,  vêtus  de  brillantes  étoffes  fabriquées  par 
eux-mêmes ,  et  parcourant  les  flots  sur  des  barques  habilement 
construites  de  leurs  propres  mains ,  sont  tout  à  la  fois  la  ter- 
reur du  commerce  maritime  et  ses  plus  intelligents  courtiers 
dans  les  parages  orientaux  de  l'océan  Indien.  Cette  observation 
ne  pouvait  pas  échapper  à  un  esprit  aussi  éminent  que  celui  de 
M.  Guillaume  de  Humboldt;  aussi,  à  côté  de  la  civilisation  et 
sur  un  degré  supérieur,  il  imagine  la  culture,  et  il  déclare 
que,  par  elle,  les  peuples,  adoucis  déjà,  gagnent  la  science 
et  Vart  (1). 

D'après  cette  hiérarchie,  nous  trouvons  le  monde  peuplé, 
au  second  âge  (2),  d'êtres  affectueux  et  stjmpatliigues ,  de 
plus  érudits ,  poètes  et  artistes,  mais ,  par  l'effet  de  toutes  ces 
qualités  réunies ,  étrangers  aux  grossières  besognes ,  aux  né- 
cessités de  la  guerre,  comme  à  celles  du  labourage  et  des 
métiers. 

En  réfléchissant  au  petit  nombre  des  loisirs  que  l'existence 
perfectionnée  et  assurée  des  époques  les  plus  heureuses  donne 
à  leurs  contemporains  pour  se  livrer  aux  pures  occupations  de 
l'esprit,  en  regardant  combien  est  incessant  le  combat  qu'il 
faut  Uvrer  à  la  nature  et  aux  lois  de  l'univers  pour  seulement 
parvenir  à  subsister,  on  s'aperçoit  vite  que  le  philosophe  ber- 
linois a  moins  prétendu  à  dépeindre  les  réalités  qu'à  tirer  du 
sein  des  abstractions  certaines  entités  qui  lui  paraissaient  bel- 
les et  grandes,  qui  le  sont  en  effet,  et  à  les  faire  agir  et  se 
mouvoir  dans  une  sphère  idéale  comme  elles-mêmes.  Les  dou- 
tes qui  pourraient  rester  à  cet  égard  disparaissent  bientôt  quand 
on  parvient  au  point  culminant  du  système,  consistant  en  un 
troisième  et  dernier  degré  supérieur  aux  deux  autres.  Ce  point 
suprême  est  celui  où  se  place  Thorame  formé,  c'est-à-dire 
l'homme  qui,  dans  sa  nature,  possède  «  quelque  chose  de  plus 

(î)  G.  V.  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache ,  Einll.,  p.  xxxvii  :  Die 
«  Kullur  fùgt  dieser  Veredelung  des  gesellschaftlichen  Zustandes  Wis- 
«  senschaft  und  Kunst  hinzu.  » 

(2)  C'est-à-dire  sur  le  second  degré  de  perfectionnement. 


DES  RACES   HUMAINES.  83 

«  liant,  de  plus  intime  à  la  fois,  c'est-à-dire  une  façon  de 
«  comprendre  qui  répand  harmonieusement  sur  la  sensibilité 
«  et  le  caractère  les  impressions  qu'elle  reçoit  de  l'activité  in- 
«  tellectuelle  et  morale  dans  son  ensemble  (1).  » 

Cet  enchaînement ,  un  peu  laborieux ,  va  donc  de  l'homme 
civilisé  ou  adouci,  humanisé,  à  l'homme  cultivé,  savant,  poète 
et  artiste,  pour  arriver  enfin  au  plus  haut  développement  où 
notre  espèce  puisse  parvenir,  à  l'homme  formé ,  qui ,  si  je  com- 
prends bien  à  montour,  sera  représenté  avec  justesse  parce  qu'on 
nous  dit  qu'était  Gœthe  dans  sa  sérénité  olympienne.  L'idée 
d'où  sort  cette  théorie  n'est  rien  autre  que  la  profonde  différence 
remarquée  par  M.  Guillaume  deHumboldt  entre  la, civilisation 
d'un  peuple  et  la  hauteur  relative  du  perfectionnement  des 
grandes  individualités;  différence  telle  que  les  civilisations 
étrangères  à  la  nôtre  ont  pu ,  de  toute  évidence ,  posséder  des 
hommes  très  supérieurs  sous  certains  rapports  à  ceux  que  nous 
admirons  le  plus  :  la  civilisation  brahmanique ,  par  exemple. 

Je  partage  sans  réserve  l'avis  du  savant  dont  j'expose  ici  les 
idées.  Rien  n'est  plus  exact  :  notre  état  social  européen  ne  pro- 
duit ni  les  meilleurs  ni  les  plus  sublimes  penseurs,  ni  les  plus 
graiids  poètes,  ni  les  plus  habiles  artistes.  Néanmoins  je  me 
permets  de  croire,  contrairement  à  l'opinion  de  l'illustre  philo- 
logue, que,  pour  juger  et  définir  la  civilisation  en  général,  il 
faut  se  débarrasser  avec  soin,  ne  fût-ce  que  pour  un  moment, 
des  préventions  et  des  jugements  de  détail  concernant  telle  ou 
telle  civilisation  en  particulier.  Il  ne  faut  être  ni  trop  large, 
comme  pour  l'homme  du  premier  degré,  que  je  persiste  à  ne 
pas  trouver  civilisé,  uniquement  parce  qu'il  est  adouci  ;  ni  trop 
étroit,  comme  poui*  le  sage  du  troisième.  Le  travail  améliora- 
teur  de  l'espèce  humaine  est  ainsi  trop  réduit.  Il  n'aboutit  qu'à 
des  résultats  purement  isolés  et  typiques. 

(1)  W.  y.  Huniboldt,  ouvrage  cité,  p.  xxxvn  :  «  Wenn  wir  in  unserer 
«  Sprache  Bildung  sagen,  so  meinen  wir  damit  etwas  zugleich  H6he- 
«  res  und  melir  innerliches ,  nâmlich  die  Sinnesarl ,  die  sich  aus  der 
«  Erkennlniss  und  dem  Gefiihle  des  gesammten  geistigen  und  sitt- 
«  lichen  Strebens  harmonisch  auf  die  Empfmdung  und  dem  Kliaiakter 
«  ergieszt.  » 


84  DE    l'inégalité 

Le  système  de  M.  Guillaume  de  Humboldt  fait,  du  reste, 
le  plus  grand  honneur  à  la  délicatesse  grandiose  qui  était  le 
trait  dominant  de  cette  généreuse  intelligence,  et  on  peut  le 
comparer,  dans  sa  nature  essentiellement  abstraite,  à  ces  mon- 
des fragiles  imaginés  par  la  philosophie  hindoue.  Nés  du  cer- 
veau d'un  Dieu  endormi,  ils  s'élèvent  dans  l'atmosphère  pareils 
aux  bulles  irisées  que  souffle  dans  le  savon  le  chalumeau  d'un 
enfant,  et  se  brisent  et  se  succèdent  au  gré  des  rêves  dont  s'a- 
muse le  céleste  sommeil. 

Placé  par  le  caractère  de  mes  recherches  sur  un  terrain  plus 
rudement  positif,  j'ai  besoin  d'arriver  à  des  résultats  que  la  pra- 
tique et  l'expérience  puissent  palper  un  peu  mieux.  Ce  que 
l'angle  de  mon  rayon  visuel  s'efforce  d'embrasser,  ce  n'est  pas, 
avec  M.  Guizot,  l'état  plus  ou  moins  prospère  des  sociétés;  ce 
n'est  pas  non  plus,  avec  M.  G.  de  Humboldt,  l'élévation  isolée 
des  intelligences  individuelles  :  c'est  l'ensemble  de  la  puissance j 
aussi  bien  matérielle  que  morale,  développée  dans  les  masses, 
ri'oublé,  je  l'avoue,  par  le  spectacle  des  déviations  où  se  sont 
égarés  deux  des  hommes  les  plus  admirés  de  ce  siècle,  j'ai  be- 
soin, pour  suivre  librement  une  route  écartée  de  la  leur,  de 
me  recorder  avec  moi-même  et  de  prendre  du  plus  haut  pos- 
sible les  déductions  indispensables  afin  d'arriver  d'un  pas  ferme 
à  mon  but.  Je  prie  donc  le  lecteur  de  me  suivre  avec  patience 
et  attention  dans  les  méandres  où  je  dois  m'engager,  et  je  vais 
m'efforcer  d'éclairer  de  mon  mieux  l'obscurité  naturelle  de 
mon  sujet. 

Il  n'y  a  pas  de  peuplade  si  abrutie  chez  laquelle  ne  se  dé- 
mêle un  double  instinct  :  celui  des  besoins  matériels,  et  celui 
de  la  vie  morale.  La  mesure  d'intensité  des  uns  et  de  l'autre 
donne  naissance  à  la  première  et  la  plus  sensible  des  différen- 
ces entre  les  races.  Nulle  part,  voire  dans  les  tribus  les  plus 
grossières,  les  deux  instincts  ne  se  balancent  à  forces  égales. 
Chez  les  unes,  le  besoin  physique  domine  de  beaucoup;  chez 
les  autres,  les  tendances  contemplatives  l'emportent  au  con-  || 
traire.  Ainsi  les  basses  hordes  de  la  race  jaune  nous  apparais- 
sent dominées  par  la  sensation  matérielle,  sans  cependant  être  ]| 
absolument  privées  de  toute  lueur  portée  sur  les  choses  surliii- 


[ 


I 


DES  BACES  HUMAINES.  85 

maines.  Au  contraire,  chez  la  plupart  des  tribus  nègres  du  de- 
gré correspondant,  les  habitudes  sont  agissantes  moins  que 
pensives,  et  l'imagination  y  donne  plus  de  prix  aux  choses  qui 
ne  se  voient  pas  qu'à  celles  qui  se  touchent.  Je  n'en  tirerai  pas 
la  conséquence  d'une  supériorité  de  ces  dernières  races  sau- 
vages sur  les  premières,  au  point  de  vue  de  la  civilisation,  car 
elles  ne  sont  pas,  l'expérience  des  siècles  le  prouve,  plus  sus- 
ceptibles d'y  atteindre  les  unes  que  les  autres.  Les  temps  ont 
passé  et  ne  les  ont  vues  rien  faire  pour  améliorer  leur  sort,  en- 
fermées qu'elles  sont  toutes  dans  une  égale  incapacité  de  com- 
biner assez  d'idées  avec  assez  de  faits  pour  sortir  de  leur 
abaissement.  Je  me  borne  à  remarquer  que,  dans  le  plus  bas 
degré  des  peuplades  humaines,  je  trouve  ce  double  com-ant, 
diversement  constitué,  dont  je  vais  avoir  à  suivre  la  marche  à 
mesure  que  je  monterai. 

Au-dessus  des  Samoyèdes,  comme  des  nègres  Fidas  et  Péla- 
giens,  il  faut  placer  ces  tribus  qui  ne  se  contentent  pas  tout  à 
fait  d'une  cabane  de  branchage  et  de  rapports  sociaux  basés 
sur  la  force  seule,  mais  qui  comprennent  et  désirent  un  état 
meilleur.  Elles  sont  élevées  d'un  degré  au-dessus  des  plus  bar- 
bares. Appartiennent-elles  à  la  série  des  races  plus  actives  que 
pensantes,  on  les  verra  perfectionner  leurs  instruments  de  tra- 
vail, leurs  armes,  leur  parure;  avoir  un  gouvernement  où  les 
guerriers  domineront  sur  les  prêtres,  où  la  science  des  échan- 
ges acquerra  un  certain  développement,  où  l'esprit  mercantile 
paraîtra  déjà  assez  accusé.  Les  guerres,  toujours  cruelles,  au- 
ront cependant  une  tendance  caractérisée  vers  le  pillage;  en 
un  mot,  le  bien-être,  les  jouissances  physiques,  seront  le  but 
principal  des  individus.  Je  trouve  la  réalisation  de  ce  tableau 
dans  plusieurs  des  nations  mongoles;  je  la  découvre  encore, 
bien  qu'avec  des  différences  honorables,  chez  les  Quichuas  et 
les  Aymaras  du  Pérou;  et  j'en  rencontrerai  l'antithèse,  c'est- 
à-dire  plus  de  détachement  des  intérêts  matériels,  chez  les 
Dahomeys  de  l'Afrique  occidentale  et  chez  les  Cafres. 

Maintenant  je  poursuis  la  marche  ascendante.  J'abandonne 
ces  groupes  dont  le  système  social  n'est  pas  assez  vigoureux 
pour  savoir  s'imposer,  avec  la  fusion  du  sang,  à  des  multitudes 


86 


DE    L  INEGALITE 


bien  grandes.  J'arrive  à  celles  dont  le  principe  constitutif  pos- 
sède une  virtualité  si  forte,  qu'il  relie  et  enserre  tout  ce  qui 
avoisine  son  centre  d'action,  se  l'incorpore  et  élève  sur  d'im- 
menses contrées  la  domination  incontestée  d'un  ensemble  d'i- 
dées et  de  faits  plus  ou  moins  bien  coordonné,  en  un  mot  ce 
qui  peut  s'appeler  une  civilisation.  La  même  différence,  la 
même  classification  que  j'ai  fait  ressortir  pour  les  deux  premiers 
cas,  se  retrouve  ici  tout  entière,  bien  plus  reconnaissable  en- 
core; et  même  ce  n'est  qu'ici  qu'elle  porte  des  fruits  véritables, 
et  que  ses  conséquences  ont  de  la  portée.  Du  moment  où,  de 
l'état  de  peuplade,  une  agglomération  d'hommes  étend  assez 
ses  relations,  son  horizon,  pour  passer  à  celui  de  peuple,  on 
remarque  chez  elle  que  les  deux  courants,  matériel  et  intellec- 
tuel, ont  augmenté  de  force,  suivant  que  les  groupes  qui  sont 
entrés  dans  son  sein  et  qui  s'y  fusionnent  appartiennent  en 
plus  grande  quantité  à  l'un  ou  à  l'autre.  Ainsi,  quand  la  fa- 
culté pensive  domine,  il  arrive  tels  résultats  -,  quand  c'est  la  fa- 
culté active,  il  s'en  produit  tels  autres.  La  nation  déploie  des 
qualités  de  nature  différente,  suivant  que  règne  celui-ci  ou  ce- 
lui-là des  deux  éléments.  On  pourrait  ici  appliquer  le  symbo- 
lisme hindou,  en  représentant  ce  que  j'ai  appelé  le  courant 
intellectuel  par  Prakriti,  principe  femelle,  et  le  courant  maté- 
riel par  Pouroucha,  principe  mâle,  à  condition  toutefois,  bien 
entendu,  de  ne  comprendre  sous  ces  mots  qu'une  idée  de  fécon- 
dation réciproque,  sans  mettre  d'un  côté  un  éloge  et  de  l'autre 
un  blâme  (l). 

On  remarquera,  en  outre,  qu'aux  différentes  époques  de  la 
vie  d'un  peuple  et  dans  une  stricte  dépendance  avec  les  inévi- 
tables mélanges  du  sang,  l'oscillation  devient  plus  forte  entre 
les  deux  principes,  et  il  arrive  que  l'un  l'emporte  alternative- 
ment sur  l'autre.  Les  faits  qui  résultent  de  cette  mobilité  sont 


(1)  M.  Klemm  (AUgemeine  KuUurgeschichte  der  Mcnschheit,  Leipaig, 
1848)  imagine  une  distinction  de  riiumanité  en  races  actives  et  races 
passives,  ie  n'ai  pas  eu  ce  livre  entre  les  mains,  et  ne  puis  savoir  si 
l'idée  de  son  auteur  est  en  rapport  avec  la  mienne.  Il  serait  naturel 
qu'en  battant  les  mêmes  sentiers,  nous  fussions  tombés  sur  la  même 
vérité. 


DES   RACES   HUMAINES.  87 

très  importants,  et  modifient  d'une  manière  sensible  le  carac- 
tère d'une  civilisation  en  agissant  sur  sa  stabilité; 

Je  partagerai  donc,  pour  les  placer  plus  particulièrement, 
mais  jamais  absolument,  qu'on  s'en  souvienne,  sous  l'action 
d'mi  des  courants,  tous  les  peuples  en  deux  classes.  A  la  tête 
de  la  catégorie  mâle,  j'inscrirai  les  Chinois;  et  comme  proto- 
type de  la  classe  adverse,  je  choisirai  les  Hindous. 

A  la  suite  des  Chinois,  il  faudra  inscrire  la  plupart  des  peu- 
ples de  l'Italie  ancienne,  les  premiers  Romains  de  la  républi- 
que, les  tribus  germaniques.  Dans  le  camp  contraire,  je  vois 
les  nations  de  l'Egypte,  celles  de  l'Assyrie.  Elles  prennent  place 
derrière  les  hommes  de  l'Hindoustan. 

En  suivant  le  cours  des  siècles,  on  s'aperçoit  que  presque 
tous  les  peuples  ont  transformé  leur  civilisation  par  suite  des 
oscillations  des  deux  principes.  Les  Chinois  du  nord,  popula- 
tion d'abord  presque  absolument  matériahste,  se  sont  alliés  peu 
à  peu  à  des  tribus  d'un  autre  sang,  dans  le  Yunnan  surtout, 
et  ce  mélange  a  rendu  leur  génie  moins  exclusivement  utilitaire. 
Si  ce  développement  est  resté  stationnaire,  ou  du  moins  fort 
lent  depuis  des  siècles,  c'est  que  la  masse  des  populations  mâ- 
les dépassait  de  beaucoup  le  faible  appoint  de  sang  contraire 
qu'elles  se  sont  partagé. 

Pour  nos  groupes  européens,  l'élément  utilitaire  qu'appor- 
taient les  meilleures  des  tribus  germaniques  s'est  fortifié  sans 
cesse  dans  le  nord,  par  l'accession  des  Celtes  et  des  Slaves. 
Mais,  à  mesure  que  les  peuples  blancs  sont  descendus  davan- 
tage vers  le  sud,  les  influences  mâles  se  sont  trouvées  moins 
en  force,  se  sont  perdues  dans  un  élément  trop  féminin  (il 
faut  faire  quelques  exceptions,  comme,  par  exemple,  pour  le 
Piémont  et  le  nord  de  l'Espagne),  et  cet  élément  féminin  a 
triomphé. 

Passons  maintenant  de  l'autre  côté.  Nous  voyons  les  Hindous 
pourvus  à  un  haut  degré  du  sentiment  des  choses  supernaturel- 
les, et  plus  méditatifs  qu'agissants.  Comme  leurs  plus  ancien- 
nes conquêtes  les  ont  mis  surtout  en  contact  avec  des  races 
pourvues  d'une  organisation  de  même  ordre,  le  principe  mâle 
n'a  pu  se  développer  suffisamment.  La  civilisation  n'a  pas  pris 


88 


DE    L  INKGALITi: 


dans  ces  milieux  un  essor  utilitaire  proportionné  à  ses  succès 
de  l'autre  genre.  Au  contraire,  Rome  antique,  naturellement 
utilitaire,  n'abonde  dans  le  sens  opposé  que  lorsqu'une  fusion 
•complète  avec  les  Grecs,  les  Africains  et  les  Orientaux,  trans- 
forme sa  première  nature  et  lui  crée  un  tempérament  tout  nou- 
veau. 

Pour  les  Grecs,  le  travail  intérieur  fut  encore  plus  compara- 
ble à  celui  des  Hindous. 

De  l'ensemble  de  tels  faifs,  je  tire  cette  conclusion,  que  toute 
activité  humaine,  soit  intellectuelle,  soit  morale,  prend  primi- 
tivement sa  source  dans  l'un  des  deux  courants,  mâle  ou  fe- 
melle, et  que  c'est  seulement  chez  les  races  assez  abondamment 
pourvues  d'un  de  ces  deux  éléments,  sans  qu'aucun  soit  jamais 
complètement  dépourvu  de  l'autre,  que  l'état  social  peut  par- 
venir à  un  degré  satisfaisant  de  culture,  et  par  conséquent  à  la 
civilisation. 

Je  passe  maintenant  à  d'autres  points  qui  sont  encore  dignes 
de  remarque. 


I 


CHAPITRE  IX. 

Suite  de  la  définition  du  mot  civilisation;  caractères 

différents  des  sociétés  humaines  ;  notre  civilisation  n'est  pas  supérieure 

à  celles  qui  ont  existé  avant  elle. 


Lorsqu'une  nation,  appartenant  à  la  série  féminine  ou  mas- 
culine, possède  un  instinct  civilisateur  assez  fort  pour  imposer 
sa  loi  à  des  multitudes,  assez  heureux  surtout  pour  cadrer 
avec  leurs  besoins  et  leurs  sentiments  en  s'emparant  de  leurs 
convictions,  la  culture  qui  doit  en  résulter  existe  de  ce  moment 
même.  Cest  là,  pour  cet  instinct,  le  plus  essentiel,  le  plus  pra- 
tique des  mérites,  et  ce  qui  seulement  le  rend  usuel  et  peut  lui 
donner  la  vie  ;  car  les  intérêts  individuels  sont,  de  leur  nature, 
portés  à  s'isoler.  L'association  ne  manque  jamais  de  les  léser 


DES  RACES   HUMAINES.  89 

partiellement;  ainsi,  pour  qu'une  conviction  puisse  avoir  lieu 
d'une  manière  intime  et  féconde,  il  faut  qu'elle  s'accorde  dans 
ses  vues  avec  la  logique  particulière  et  les  sentiments  du  peu- 
ple qu'elle  sollicite. 

Quand  une  façon  de  comprendre  le  droit  est  acceptée  par  des 
masses,  c'est  qu'en  réalité  elle  donne  satisfaction,  sur  les  points 
principaux,  aux  besoins  considérés  comme  les  plus  chers.  Les 
nations  mâles  voudront  surtout  du  bien-être  ;  les  nations  fémi- 
nines se  préoccuperont  davantage  des  exigences  d'imagination  ; 
mais,  du  moment,  je  le  répète,  que  des  multitudes  s'enrôlent 
sous  une  bannière,  ou,  ce  qui  est  plus  exact  ici,  du  moment 
qu'un  régime  particulier  parvient  à  se  faire  accepter,  il  y  a  ci- 
vilisation naissante. 

Un  second  caractère  indélébile  de  cet  état,  c'est  le  besoin  de 
la  stabilité,  et  il  découle  directement  de  ce  qui  précède-,  car, 
aussitôt  que  les  hommes  ont  admis,  en  commun,  que  tel  prin- 
cipe doit  les  réunir,  et  ont  consenti  à  des  sacrifices  individuels 
pour  faire  régner  ce  principe,  leur  premier  sentiment  est  de  le 
respecter,  pour  ce  qu'il  leur  rapporte  comme  pour  ce  qu'il  leur 
coûte,  et  de  le  déclarer  inamovible.  Plus  une  race  se  maintient  ~^ 
pure,  moins  sa  base  sociale  est  attaquée,  parce  que  la  logique  " 
de  la  race  demeure  la  même.  Cependant  il  s'en  faut  que  ce  be- 
soin de  stabilité  ait  longtemps  satisfaction.  Avec  les  mélanges  de 
sang,  viennent  les  modifications  dans  les  idées  nationales  ;  avec 
ces  modifications,  un  malaise  qui  exige  des  changements  cor- 
rélatifs dans  l'édifice.  Quelquefois  ces  changements  amènent 
des  progrès  véi'itables,  et  surtout  à  l'aurore  des  sociétés  où  le 
principe  constitutif  est,  en  général,  absolu,  rigoureux,  par  suite 
de  la  prédominance  trop  complète  d'une  seule  race.  Ensuite, 
quand  les  variations  se  multiplient  au  gré  de  multitudes  hété- 
rogènes et  sans  convictions  communes,  l'intérêt  général  n'a 
plus  toujours  à  s'applaudir  des  transformations.  Toutefois,  aussi 
longtemps  que  le  groupe  aggloméré  subsiste  sous  la  direction 
des  impressions  premières,  il  ne  cesse  pas  de  poursuivre,  à  tra- 
vers l'idée  du  mieux-être  qui  l'emporte,  une  chimère  de  stabi- 
lité. Varié,  inconstant,  changeant  à  chaque  heure,  il  se  croit 
éternel  et  en  marche  vers  une  sorte  de  but  paradisiaque.  Il 


I 


90  DE  l'inégalité 


1 


conserve,  même  en  la  démentant  à  chaque  heure  par  ses  actes, 
cette  doctrine,  que  l'un  des  traits  principaux  de  la  civilisation, 
c'est  d'emprunter  à  Dieu,  en  faveur  des  intérêts  humains,  quel- 
que chose  de  son  immutabilité  ;  et  si  cette  ressemblance  visi- 
blement n'existe  pas,  il  se  rassure  et  se  console  en  se  persua- 
dant que  demain  il  va  y  atteindre. 

A  côté  de  la  stabilité  et  du  concours  des  intérêts  individuels 
se  touchant  sans  se  détruire,  il  faut  placer  un  troisième  et  un 
quatrième  caractère,  l'anathème  de  la  violence,  puis  la  socia- 
bilité. 

Enfin,  de  la  sociabilité  et  du  besoin  de  se  défendre  moins  avec 
le  poing  qu'avec  la  tête,  naissent  les  perfectionnements  de  l'in- 
telligence, qui,  à  leur  tour,  amènent  les  perfectionnements  ma- 
tériels, et  c'est  à  ces  deux  derniers  traits  que  l'œil  reconnaît 
surtout  un  état  social  avancé  (1). 

Je  crois  maintenant  pouvoir  résumer  ma  pensée  sur  la  civi- 
lisation, en  la  définissant  comme  un  état  de  stabilité  relative, 
où  des  multitudes  s'efforcent  de  chercher  jiacifiquement  la 
satisfaction  de  leurs  besoins,  et  raffinent  leur  intelligence 
et  leurs  mœurs. 

Dans  cette  formule  tous  les  peuples  que  j'ai  cités  jusqu'ici 
comme  civilisés  entrent  les  uns  aussi  bien  que  les  autres.  Il  s'a- 
git maintenant  de  savoir  si,  les  conditions  indiquées  étant  rem- 
plies, toutes  les  civilisations  sont  égales.  C'est  ce  que  je  ne 
pense  pas  ;  car,  les  besoins  et  la  sociabilité  de  toutes  les  nations 
d'élite  n'ayant  pas  la  même  intensité  ni  la  même  direction,  leur 
intelligence  et  leurs  mœurs  prennent,  dans  leur  qualité,  des 
degrés  très  divers.  De  quoi  l'Hindou  a-t-il  besoin  matérielle- 
ment? de  riz  et  de  beurre  pour  sa  nourriture,  d'une  toile  de 
coton  pour  son  vêtement.  On  sera  tenté,  sans  doute,  d'attri- 
buer cette  sobriété  extrême  aux  conditions  climatériques.  Mais 

(1)  C'est  là  aussi  que  se  trouve  la  source  principale  des  faux  juge- 
ments sur  l'état  des  peuples  étrangers.  De  ce  que  l'extérieur  de  leur 
civilisation  ne  ressemble  pas  à  la  partie  correspondante  delà  nôtre, 
nous  sommes  souvent  portés  à  conclure  hâtivement,  ou  qu'ils  sont 
barbares  ou  qu'ils  sont  nos  inférieurs  en  mérite.  Rien  n'est  plus  super- 
ficiel, et  partant  ne  doit  être  plus  suspect,  qu'une  conclusion  tirée  de 
pareilles  prémisses. 


DES   ÔACES   HUMAINES.  91 

les  Thibétains  habitent  un  climat  rigoureux  ;  cependant  leur 
sobriété  est  encore  très  notable.  Ce  qui  domine. pour  l'un  et 
l'autre  de  ces  peuples,  c'est  le  développement  philosophique  et 
religieux  chargé  de  donner  un  aliment  aux  exigences,  bien 
autrement  inquiètes,  de  l'âme  et  de  l'esprit.  Ainsi,  là,  aucun 
équilibre  entre  les  deux  principes  mâle  et  femelle  ;  la  prédo- 
minance, étant  du  côté  de  la  partie  intellectuelle,  lui  donne 
trop  de  poids,  et  il  en  résulte  que  tous  les  travaux  de  cette  ci- 
vilisation sont  presque  uniquement  portés  vers  un  résultat  au 
détriment  de  l'autre.  Des  monuments  immenses,  des  monta- 
gnes de  pierre,  seront  sculptés  au  prix  d'efforts  et  de  peines 
qui  épouvantent  l'imagination.  Des  constructions  gigantesques 
couvriront  la  terre  :  dans  quel  but?  celui  d'honorer  les  dieux, 
et  on  ne  fera  rien  pour  l'homme,  à  moins  que  ce  ne  soient  des 
tombes.  A  côté  des  merveilles  produites  par  le  ciseau  du  scul- 
pteur, la  littérature,  non  moins  puissante,  créera  d'admirables 
chefs-d'œuvre.  Dans  la  théologie,  dans  la  méti physique,  elle 
seta  aussi  ingénieuse,  aussi  subtile  que  variée,  et  la  pensée  hu- 
maine descendra,  sans  s'effrayer,  jusqu'à  d'incommensurables 
profondeurs.  Dans  la  poésie  lyrique,  la  civilisation  féminine 
sera  l'orgueil  de  l'humanité. 

Mais  si  du  domaine  de  la  rêverie  idéaliste  Je  passe  aux  in- 
ventions matériellement  utiles  et  aux  sciences  qui  en  sont  la 
théorie  génératrice ,  d'un  sommet  je  tombe  dans  un  abîme , 
et  le  jour  éclatant  fait  place  à  la  nuit.  Les  inventions  utiles 
demeurent 'rares,  mesquines,  stériles;  le  talent  d'observation 
n'existe  pour  ainsi  dire  pas.  Tandis  que  les  Chinois  trouvaient 
beaucoup,  les  Hindous  n'imaginaient  qu'assez  peu,  et  n'en  pre- 
naient guère  souci  ;  les  Grecs,  de  même,  nous  transmettaient 
des  connaissances  souvent  indignes  d'eux,  et  les  Romains,  une 
fois  arrivés  au  point  culminant  de  leur  histoire,  tout  en  faisant 
plus,  ne  purent  aller  bien  loin,  car  le  mélange  asiatique,  dans 
lequel  ils  s'absorbaient  avec  une  rapidité  effrayante,  leur  refu- 
sait les  qualités  indispensables  pour  une  patiente  investigation 
des  réalités.  Ce  qu'on  peut  dire  d'eux  toutefois,  c'est  que  leur 
•génie  administratif,  leur  législation  et  les  monuments  utiles 
dont  ils  pourvoyaient  le  sol  de  leurs  territoires,  attestent  suf- 


92 


DE   L  INEGALITE 


fisamnaent  le  caractère  positif  que  revêtit  leur  pensée  sociale  à 
un  certain  moment,  et  prouve  que  si  le  midi  de  l'Europe  n'a- 
vait pas  été  si  promptement  couvert  par  les  colonisations  inces- 
santes de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  la  science  positive  y  aurait  ga- 
gné, et  l'initiative  germanique  aurait,  par  la  suite,  récolté  moins 
de  gloire. 

Les  vainqueurs  du  v°  siècle  apportèrent  en  Europe  un  esprit 
de  la  même  catégorie  que  l'esprit  chinois,  mais  bien  autrement 
doué.  On  le  vit  armé,  dans  une  plus  grande  mesure,  de  facul- 
tés féminines.  Il  réalisa  un  plus  heureux  accord  des  deux  mo- 
biles. Partout  où  domina  cette  branche  de  peuples,  les  ten- 
dances utilitaires,  ennoblies,  sont  imméconnaissables.  En  An- 
gleterre, dans  l'Amérique  du  Nord,  en  Hollande,  en  Hanovre, 
ces  dispositions  dominent  les  autres  instincts  nationaux.  Il  en 
est  de  même  en  Belgique,  et  encore  dans  le  nord  delà  France, 
où  tout  ce  qui  est  d'application  positive  a  constamment  trouvé 
des  facilités  merveilleuses  à  se  faire  comprendre.  A  mesure 
qu'on  avance  vers  le  sud,  ces  prédispositions  s'affaiblissent.  Ce 
n'est  pas  à  l'action  plus  vive  du  soleil  qu'il  faut  l'attribuer,  car 
certes  les  Catalans ,  les  Piémontais  habitent  des  régions  plus 
chaudes  que  les  Provençaux  et  les  habitants  du  bas  Langue- 
doc ;  c'est  à  l'influence  du  sang. 

La  série  des  races  féminines  ou  féminisées  tieht  la  plus  grande 
place  sur  le  globe;  cette  observation  s'applique  à  l'Europe  en 
particulier.  Qu'on  en  excepte  la  famille  teutonique  et  une  par- 
tie des  Slaves,  on  ne  trouve,  dans  notre  partie  du  monde,  que 
des  groupes  faiblement  pourvus  du  sens  utilitaire,  et  qui,  ayant 
déjà  joué  leur  rôle  dans  les  époques  antérieures,  ne  pourraient 
plus  le  recommencer.  Les  masses,  nuancées  dans  leurs  varié- 
tés, présentent,  du  Gaulois  au  Celtibérien,  du  Celtibérien  au 
mélange  sans  nom  des  nations  italiennes  et  romanes,  une 
échelle  descendante  non  pas  quant  à  toutes  les  aptitudes  du 
principe  mâle,  du  moins  quant  aux  principales. 

Le  mélange  des  tribus  germaniques  avec  les  races  de  l'ancien 
monde,  cette  union  de  groupes  mâles  à  un  si  haut  degré  avec 
des  races  et  des  débris  de  races  consommés  dans  les  détritus 
d'anciennes  idées,  a  créé  notre  civilisation  ;  la  richesse,  la  diver- 


DES   BACES    HUMAINES.  93 

site,  la  fécondité,  dont  nous  faisons  honneur  à  nos  sociétés,  est 
un  résultat  naturel  des  éléments  tronqués  et  disparates  qu'il 
était  dans  le  propre  de  nos  tribus  paternelles  de  savoir,  jusqu'à 
un  certain  point,  mêler,  travestir  et  utiliser. 

Partout  où  s'étend  notre  mode  de  culture,  il  porte  deux  ca- 
ractères communs  :  l'un,  c'est  d'avoir  été  au  moins  touché  par 
le  contact  germanique;  l'autre,  d'être  chrétien.  Mais,  je  le  dis 
encore,  ce  second  trait,  bien  que  le  plus  apparent  et  celui  qui 
d'abord  saute  aux  yeux,  parce  qu'il  se  produit  à  l'extérieur  de 
nos  États,  dont  il  semble  en  quelque  sorte  le  vernis,  n'est  pas 
absolument  essentiel,  attendu  que  beaucoup  de  nations  sont 
chrétiennes,  et  un  plus  grand  nombre  encore  pourra  le  devenir, 
sans  faire  partie  de  notre  cercle  de  civilisation.  Le  premier  ca-^ 
ractère  est,  au  contraire,  positif,  décisif.  Là  où  l'élément  ger-  j 
manique  n'a  jamais  pénétré,  il  n'y  a  pas  de  civilisation  à  notre 
manière. 

Ceci  m'amène  naturellement  à  traiter  cette  question  :  Peut- 
on  affirmer  que  les  sociétés  européennes  soient  entièrement 
civilisées?  que  les  idées,  les  faits  qui  se  produisent  à  leurs  sur- 
faces, aient  leur  raison  d'être  bien  profondément  enracinée 
dans  les  masses,  et  que  les  conséquences  de  ces  idées  et  de  ces 
principes  répondent  aux  instincts  du  plus  grand  nombre  ?  On 
y  doit  encore  ajouter  cette  demande,  qui  en  est  le  corollaire  : 
Les  dernières  couches  de  nos  populations  pensent-elles  et  agis- 
sent-elles dans  le  sens  de  ce  qu'on  appelle  la  civilisation  euro- 
péenne ? 

On  a  admiré  avec  raison  l'extrême  homogénéité  d'idées  et 
de  vues  qui,  dans  les  États  grecs  de  la  belle  époque,  dirigeait 
le  corps  entier  des  citoyens.  Sur  chaque  point  essentiel,  les 
données,  souvent  hostiles,  partaient  pourtant  de  la  même  sour- 
ce :  on  voulait  plus  ou  moins  de  démocratie,  plus  ou  moins 
d'oligarchie  eu  politique;  en  religion,  on  adorait  de  préférence 
ou  la  Cérès  Éleusinienne  ou  la  Minerve  du  Parthénon  ;  en  ma- 
tière de  goût  littéraire,  on  pouvait  préférer  Eschyle  à  Sopho- 
cle, Alcéeà  Pindare;  au  fond,  les  idées  sur  lesquelles  on  dispu- 
tait étaient  toutes  ce  qu'on  pourrait  appeler  nationales;  la 
discussion  n'en  attaquait  que  la  mesure.  A.  Rome,  avant  les 


I 


94 


DE   L  INEGALITE 


guerres  puniques,  il  en  était  de  même,  et  la  civilisation  du  pays 
était  uniforme,  incontestée.  Dans  sa  façon  de  procéder,  elle 
s'étendait  du  maître  à  l'esclave  ;  tout  le  monde  y  participait  à 
des  degrés  divers,  mais  ne  participait  qu'à  elle. 

Depuis  les  guerres  puniques  chez  les  successeurs  de  Romu- 
lus,  et  chez  tous  les  Grecs  depuis  Périclès  et  surtout  depuis 
Philippe,  ce  caractère  d'homogénéité  tendit  de  plus  en  plus 
à  s'altérer.  Le  mélange  plus  grand  des  nations  amena  le  mé- 
lange des  civilisations,  et  il  en  résulta  un  produit  extrêmement 
multiple,  très  savant,  beaucoup  plus  raffiné  que  l'antique  cul- 
ture, qui  avait  cet  inconvénient  capital,  en  Italie  comme  dans 
l'Hellade,  de  n'exister  que  pour  les  classes  supérieures,  et  de 
laisser  les  couches  du  dessous  tout  à  fait  ignorantes  de  sa  na- 
ture, de  ses  mérites  et  de  ses  voies.  La  civilisation  romaine, 
après  les  grandes  guerres  d'Asie,  fut  sans  doute  une  manifes- 
tation puissante  du  génie  humain  5  cependant,  à  l'exception  des 
rhéteurs  grecs,  qui  en  fournissaient  la  partie  transcendantale, 
des  jurisconsultes  syriens,  qui  vinrent  lui  composer  un  système 
de  lois  athée,  égalitaire  et  monarchique,  des  hommes  riches, 
engagés  dans  l'administration  publique  ou  dans  les  entreprises 
d'argent,  et  enfin  des  gens  de  loisir  et  de  plaisir ,  elle  eut  ce 
malheur  de  ne  jamais  être  que  subie  par  les  masses,  attendu 
que  les  peuples  d'Europe  ne  comprenaient  rien  à  ses  éléments 
asiatiques  et  africains,  que  ceux  de  l'Egypte  n'avaient  pas  da- 
vantage l'intelligence  de  ce  qu'elle  leur  apportait  de  la  Gaule  et 
de  l'Espagne,  et  que  ceux  de  Numidic  n'appréciaient  pas  plus  ce 
qui  leur  venait  du  reste  du  monde.  De  sorte  qu'au-dessous  de 
ce  qu'on  pourrait  appeler  les  classes  sociales,  vivaient  des  mul- 
titudes innombrables,  civilisées  autrement  que  le  monde  of- 
ficiel, ou  n'ayant  pas  du  tout  de  civilisation.  C'était  donc  la 
minorité  du  peuple  romain  qui ,  en  possession  du  secret,  y 
attachait  quelque  prix.  Voilà  un  exemple  d'une  civilisation  ac- 
ceptée et  régnante,  non  plus  par  la  conviction  des  peuples 
qu'elle  couvre,  mais  par  leur  épuisement,  leur  faiblesse,  leur 
abandon. 

En  Chine,  un  tout  autre  spectacle  se  présente.  Le  territoire 
est  sans  doute  immense;  mais,  d'un  bout  à  l'autre  de  cette 


DES   RACES  HUMAINES.  95 

vaste  étendue,  circule,  chez  la  race  nationale  (je  laisse  les  au- 
tres à  l'écart),  un  même  esprit,  une  même  intelligence  de  la 
civilisation  possédée.  Quels  qu'en  puissent  être  les  principes, 
soit  qu'on  en  approuve  ou  blâme  les  fins,  il  faut  avouer  que  les 
multitudes  y  prennent  une  part  démonstrative  de  l'intelligence 
qu'elles  en  ont.  Et  ce  n'est  pas  que  ce  pays  soit  libre  dans  le 
sens  où  nous  l'entendons,  qu'une  émulation  démocratique 
pousse  tout  le  monde  à  bien  faire,  afin  de  parvenir  à  la  place 
que  les  lois  lui  garantissent.  Non;  j'éloigne  tout  tableau  idéal. 
Les  paysans  comme  les  bourgeois  sont  fort  peu  assurés,  dans 
l'empire  du  Milieu,  de  sortir  de  leur  position  par  la  seule  puis- 
sance du  mérite.  A  cette  extrémité  du  monde,  et  malgré  les 
promesses  officielles  du  système  des  examens  appliqué  au  re- 
crutement des  emplois  publics,  il  n'est  personne  qui  ne  se  doute 
que  les  familles  de  fonctionnaires  absorbent  les  places,  et  que 
les  suffrages  scolaires  coûtent  souvent  plus  d'argent  que  d'ef- 
forts de  science  (1);  mais  les  ambitions  lésées,  en  gémissant 
sur  les  torts  de  cette  organisation,  n'en  imaginent  pas  de  meil- 
leure ,  et  l'ensemble  de  la  civilisation  existante  est  pour  le  peu- 
ple entier  l'objet  d'une  imperturbable  admiration. 

Chose  assez  remarquable ,  l'instruction  est  en  Chine  très 
répandue,  générale;  elle  atteint  et  dépasse  des  classes  dont 
on  ne  se  figure  pas  aisément,  chez  nous,  qu'elles  puissent 
même  sentir  des  besoins  de  ce  genre.  Le  bon  marché  des 
livres  (2) ,  la  multiplicité  et  le  bas  prix  des  écoles ,  mettent  les 

(1)  "  Il  n'y  a  encore  que  la  Chine  où  un  pauvre  étudiant  puisse  se 
«  présenter  au  concours  impérial  et  en  sortir  grand  personnage.  C'est 
«  le  coté  brillant  de  l'organisation  sociale  des  Chinois,  et  leur  théorie 
«  est  incontestablement  la  meilleure  de  toutes;  malheureusement  l'ap- 
«  plication  est  loin  d'être  parfaite.  Je  ne  parle  pas  ici  des  erreurs  de 
«  jugement  et  de  la  corruption  des  examinateurs,  ni  même  delà  vente 
«  des  titres  littéraires,  expédient  auquel  le  gouvernement  a  quelque- 
"  fois  recours  en  temps  de  détresse  financière...  »  (F.  J.  Mohl,  Rapport 
annuel  fait  à  la  Société  asiatique,  184C,  p.  49.) 

(2)  John  F.  Davis,  The  Chinese,  in-16,  London,  1840,  p.  274.  »  Three 
or  four  volumes  of  any  ordinary  work  of  thc  octavo  size  and  shape, 
niay  he  had  for  a  sum  équivalent  to  two  shillings.  A  Canton  boolvsel- 
ler's  manuscript  catalogue  marked  the  price  of  the  four  books  of 
Confucius,  including  the  commentary  at  a  price  rather  under  half  a 


96  DE   L'iKÉGALITii 

gens  qui  le  veulent  en  état  de  s'instruire,  au  moins  dans  une 
mesure  sufllsante.  Les  lois,  leur  esprit,  leurs  tendances,  sont 
très  Lien  connues,  et  même  le  gouvernement  se  pique  d'ouvrir 
à  tous  l'entendement  sur  cette  science  utile.  L'instinct  commun 
a  la  plus  profonde  horreur  des  bouleversements  politiques. 
Un  juge  fort  compétent  en  cette  matière,  qui  non  seulement 
a  habité  Canton,  mais  y  a  étudié  les  affaires  avec  l'attention 
d'un  homme  intéressé  à  les  connaître,  M.  John  Francis  Davis, 
commissaire  de  S.  M.  Britannique  en  Chine,  affirme  qu'il  a  vu 
là  une  nation  dont  l'histoire  ne  présente  pas  une  seule  tenta- 
tive de  révolution  sociale,  ni  de  changement  dans  les  formes  du 
pouvoir.  A  son  avis ,  on  ne  peut  mieux  la  définir  qu'en  la  dé- 
clarant composée  toute  entière  de  conservateurs  déterminés  (l). 
C'est  là  un  contraste  bien  frappant  avec  la  civilisation  du 
monde   romain,  où  les  modifications  gouvernementales   se 
suivirent  dans  une  si  effrayante  rapidité  jusqu'à  l'arrivée  des 
nations  du  Nord.  Sur  tous  les  points  de  cette  grande  société 
on  trouvait  toujours  et  facilement  des  populations  assez  désin- 
téressées de  l'ordre  existant  pour  se  montrer  prêtes  à  servir 
les  plus  folles  tentatives.  Il  n'y  eut  rien  d'inessayé  pendant 
cette  longue  période  de  plusieurs  siècles,  pas  de  principe  res- 
pecté. La  propriété,  la  religion,  la  famille  soulevèrent,  là 
comme  ailleurs ,  des  doutes  considérables  sur  leur  légitimité  et 
des  masses  nombreuses  se  trouvèrent  disposées ,  soit  au  nord, 
soit  au  sud ,  à  appliquer  de  force  les  théories  des  novateurs. 
Rien,  non  rien,  ne  reposa,  dans  le  monde  gréco-romain,  sur 
une  base  solide ,  pas  même  l'unité  impériale ,  si  indispensable 
pourtant,  ce  semble,  au  salut  commun,  et  ce  ne  furent  pas 
seulement  les  armées,  avec  leurs  nuées  d'Augustes  improvisés, 
qui  se  chargèrent  d'ébranler  constamment  ce  palladium  de  la 
société  ;  les  empereurs  eux-mêmes,  à  commencer  par  Dioclétien, 
croyaient  si  faiblement  à  la  monarchie ,  qu'ils  essayèrent  vo- 
lontairement le  dualisme  dans  le  pouvoir,  puis  se  mirent  à 

crown.  The  cheapness  of  their  common  liUeratur  is  occasioned  parlly 
by  the  mode  of  printing,  but  partly  aiso  by  the  low  priée  of  paper.  » 
(1)  Ouvr.  cilé,  p.  100  :  «  They  are,  in  short,  a  nation  of  steady  conser- 
vatives.  » 


DES   BACES    HUMAINES.  97 

(juatre  pour  gouverner.  Je  le  répète,  pas  une  institution,  pas 
un  principe  ne  fut  stable  dans  cette  misérable  société ,  qui  ne 
possédait  pas  de  meilleure  raison  d'être  que  l'impossibilité 
physique  d'échouer  d'un  côté  ou  de  l'autre,  jusqu'au  moment 
où  des  bras  vigoureux  vinrent,  en  la  démantelant,  la  forcer  de 
devenir  quel  que  chose  de  défini. 

Ainsi  nous  trouvons  chez  deux  grands  êtres  sociaux,  l'Em- 
pire Céleste  et  le  monde  romain ,  une  parfaite  opposition.  A 
la  civilisation  de  l'Asie  orientale  j'ajouterai  la  civilisation  brah- 
manique, dont  il  faut  en  même  temps  admirer  l'intensité  et 
la  diffusion.  Si,  en  Chine,  un  certain  niveau  de  connaissances 
atteint  tout  le  monde,  ou  presque  tout  le  monde,  il  en  est  de 
même  parmi  les  Hindous  :  chacun ,  dans  sa  caste ,  est  animé 
d'un  esprit  séculaire,  et  connaît  nettement  ce  qu'il  doit  appren- 
dre, penser  et  croire.  Chez  les  bouddhistes  du  Thibet  et  des 
autres  parties  de  la  haute  Asie ,  rien  de  plus  rare  que  de  ren- 
contrer un  paysan  ne  sachant  pas  lire.  Tout  le  monde  y  a  des 
convictions  pareilles  sur  les  sujets  importants. 

Trouvons-nous  la  même  homogénéité  dans  nos  natioiis  eu- 
ropéennes? La  question  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  posée.  A 
peine  l'empire  gréco-romain  nous  offre-t-il  des  nuances,  des 
couleurs  aussi  tranchées,  non  pas  entre  les  différents  peuples, 
mais  je  dis  dans  le  sein  des  mêmes  nationalités.  Je  glisserai  sur 
ce  qui  concerne  la  Russie  et  une  grande  partie  des  États  au^ 
trichiens  ;  ma  démonstration  y  serait  ,trop  facile.  Voyons  l'Al- 
lemagne, ou  bien  l'Italie,  l'Italie  méridionale  surtout;  l'Es- 
pagne ,  bien  qu'à  un  moindre  ^degré ,  présenterait  un  pareil 
tableau;  la  France,  de  même. 

Prenons  la  France  :  je  ne  dirai  pas  seulement  que  la  diffé- 
rence des  manières  y  frappe  si  bien  les  observateurs  les  plus 
superficiels,  que  l'on  s'est  aperçu  depuis  longtemps  qu'entre 
Paris  et  le  reste  du  territoire  il  y  a  un  abîme,  et  qu'aux  portes 
mêmes  de  la  capitale ,  commence  une  nation  tout  autre  que 
celle  qui  est  dans  les  murs.  Rien  de  plus  vrai  ;  les  gens  qui  se 
fient  à  l'unité  politique  établie  chez  nous  pour  en  conclure  l'u- 
nité des  idées  et  la  fusion  du  sang ,  se  livrent  à  une  grande 
illusion. 


98  DE  l'inégalité 

Pas  une  loi  sociale ,  pas  un  principe  générateur  de  la  civilisa- 
tion compris  de  la  même  manière  dans  tous  nos  départements. 
Il  est  inutile  de  faire  comparaître  ici  le  Normand,  le  Breton, 
l'Angevin,  le  Limousin ,  le  Gascon,  le  Provençal  ;  tout  le  monde 
doit  savoir  combien  ces  peuples  se  ressemblent  peu  et  varient 
dans  leurs  jugements.  Ce  qu'il  faut  signaler,  c'est  que,  tandis 
qu'en  Chine,  au  Thibet  et  dans  l'Inde,  les  notions  les  plus  essen- 
tielles au  maintien  de  la  civilisation  sont  familières  à- toutes  les 
classes,  il  n'en  est  aucunement  de  même  chez  nous.  La  pre- 
mière ,  la  plus  élémentaire  de  nos  connaissances ,  la  plus  abor- 
dable ,  reste  un  mystère  fort  négligé  par  la  masse  de  nos  popu- 
lations rurales  :  car  très  généralement  on  n'y  sait  ni  lire  ni 
écrire ,  et  on  n'attache  aucune  importance  à  l'apprendre ,  parce 
qu'on  n'en  voit  pas  l'utilité,  parce  qu'on  n'en  trouve  pas 
l'application.  Sur  ce  point-là ,  je  crois  peu  aux  promesses  des 
lois,  aux  beaux  semblants  des  institutions,  beaucoup  à  ce  que 
j'ai  vu  moi-même ,  et  aux  faits  constatés  par  de  bons  observa- 
teurs. Les  gouvernements  ont  épuisé  les  efforts  les  plus  loua- 
bles pour  tirer  les  paysans  de  leur  ignorance  ;  non  seulement 
les  enfants  trouvent,  dans  leurs  villages,  toutes  facilités  pour 
s'instruire,  mais  les  adultes  même,  saisis,  à  l'âge  de  vingt 
ans,  parla  conscription,  rencontrent,  dans  les  écoles  régimen- 
taires,  les  meilleurs  moyens  d'acquérir  les  connaissances  les 
plus  indispensables.  Malgré  ces  précautions,  malgré  cette  pa- 
ternelle sollicitude  et  ce  perpétuel  compelle  intrare  dont,  tous 
les  jours ,  l'administration  répète  l'avis  à  ses  agents ,  les  clas- 
ses agricoles  n'apprennent  rien.  J'ai  vu ,  et  toutes  les  person- 
nes qui  ont  habité  la  province  l'ont  vu  comme  moi,  les 
parents  n'envoyer  leurs  enfants  à  l'école  qu'avec  une  répu- 
gnance marquée ,  et  taxer  de  temps  perdu  les  heures  qui  s'y 
passent;  les  en  retirer  en  hâte,  sous  le  plus  léger  prétexte, 
ne  jamais  permettre  que  les  premières  années  de  force  s'y  pro- 
longent; et  quand  une  fois  l'école  est  quittée,  le  jeune  homme 
n'a  rien  de  plus  pressé  que  d'oublier  ce  qu'il  y  a  appris.  Il  s'en 
fait,  en  quelque  sorte,  un  point  d'honneur,  ce  en  quoi  il  est 
imité  par  les  soldats  congédiés ,  qui ,  dans  plus  d'une  partie  de 
la  France,  non  seulement  ne  veulent  plus  avoir  su  lire  et  écrire, 


DES  RACES  HUMAINES.  99 

mais,  affectant  même  d'oublier  le  français,  y  parviennent  sou- 
vent, J'approuverais  donc ,  avec  plus  de  tranquillité  d'âme , 
tant  d'efforts  généreux  vainement  dépensés  pour  instruire  nos 
populations  rurales,  si  je  n'étais  convaincu  que  la  science 
qu'on  veut  leur  donner  ne  leur  convient  pas,  et  qu'il  y  a,  au 
fond  de  leur  nonchalance  apparente ,  un  sentiment  invincible- 
ment hostile  à  notre  civilisation.  J'en  trouve  une  preuve  dans 
cette  résistance  passive  -,  mais  ce  n'est  pas  la  seule ,  et  là  où  on 
parvient ,  avec  l'aide  de  circonstances  qui  semblent  favorables, 
à  faire  céder  cette  obstination ,  une  autre  preuve  plus  convain- 
cante encore  m'apparaît  et  me  poursuit.  Sur  quelques  points, 
on  réussit  mieux  dans  les  tentatives  d'instruction.  Nos  dépar- 
tements de  l'est  et  nos  grandes  villes  manufacturières  comptent 
beaucoup  d'ouvriers  qui  apprennent  volontiers  à  lire  et  à  écrire. 
Ils  vivent  dans  un  milieu  qui  leur  en  démontre  l'utilité.  Mais 
aussitôt  que  ces  hommes  possèdent  à  un  degré  suffisant  les 
premiers  éléments  de  l'instruction ,  qu'en  font-ils  pour  la  plu- 
part ?  Des  moyens  d'acquérir  telles  idées  et  tels  sentiments  non 
plus  instinctivement,  mais  désormais  activement  hostiles  à 
l'ordre  social.  Je  ne  fais  une  exception  que  pour  nos  popula- 
tions agricoles  et  même  ouvrières  du  nord-ouest ,  où  les  con- 
naissances élémentaires  sont  beaucoup  plus  répandues  que 
partout  ailleurs ,  conservées  une  fois  acquises ,  et  ne  portent 
généralement  que  de  bons  fruits.  On  remarquera  que  ces  po- 
pulations tiennent  de  beaucoup  plus  près  que  toutes  les  autres 
à  la  race  germanique,  et  je  ne  m'étonne  pas  de  les  voir  ce 
qu'elles  sont.  Ce  que  je  dis  ici  de  nos  départements  du  nord- 
ouest  s'appHque  à  la  Belgique  et  à  la  Néerlande. 

Si ,  après  avoir  constaté  le  peu  de  goût  pour  notre  civilisa- 
tion, nous  considérons  le  fond  des  croyances  et  des  opinions  , 
l'éloignement  devient  encore  plus  remarquable.  Quant  aux 
croyances,  c'est  encore  là  qu'il  faut  remercier  la  foi  chrétienne 
de  n'être  pas  exclusive  et  de  n'avoir  pas  voulu  imposer  un 
formulaire  trop  étroit.  Elle  aurait  rencontré  des  écueils  bien 
dangereux.  Les  évêques  et  les  curés  ont  à  lutter,  non  moins 
aujourd'hui  qu'il  y  a  un  siècle ,  qu'il  y  en  a  cinq ,  qu'il  y  en  a 
quinze,  contre  des  préventions  et  des  tendances  transmises 


J 


100 


DE   l'inégalité 


héréditairement,  et  d'autant  plus  à  redouter  que ,  ne  s'avouant 
presque  jamais ,  elles  ne  se  laissent  ni  combattre  ni  vaincre.  Il 
n'est  pas  de  prêtre  éclairé,  ayant  évangélisé  des  villages,  qui 
ne  sache  avec  quelle  astuce  profonde  le  paysan ,  même  dévot, 
continue  à  cacher,  à  caresser  au  fond  de  son  esprit ,  quelque 
idée  traditionnelle  dont  l'existence  ne  se  révèle  que  malgré  lui 
et  dans  de  rares  instants.  Lui  en  parle-t-on?  il  nie,  n'accepte 
jamais  la  discussion  et  demeure  inébranlablement convaincu. 
Il  a  dans  son  pasteur  toute  confiance ,  toute ,  jusqu'à  ce  qu'on 
pourrait  appeler  sa  religion  secrète  exclusivement,  et  de  là 
cette  taciturnité  qui ,  dans  toutes  nos  provinces ,  est  le  carac- 
tère le  plus  marqué  du  paysan  vis-à-vis  de  ce  qu'il  appelle  le 
bourgeois,  et  cette  ligne  de  démarcation  si  infranchissable 
entre  lui  et  les  propriétaires  les  plus  aimés  de  son  canton.  Voilà, 
à  rencontre  de  la  civilisation ,  l'attitude  de  la  majorité  de  ce 
psuple  qui  passe  pour  y  être  le  plus  attaché;  je  serais  porté  à 
croire  que  si,  dressant  une  sorte  de  statistique  approximative, 
on  disait  qu'en  France  10  millions  d'âmes  agissent  dans  notre 
sphère  de  sociabilité ,  et  que  26  millions  restent  en  dehors,  on 
serait  au-dessous  de  la  vérité. 

Et  encore  si  nos  populations  rurales  n'étaient  que  grossières 
et  ignorantes,  on  pourrait  se  préoccuper  médiocrement  de 
cette  séparation,  et  se  consoler  par  l'espoir  vulgaire  de  les 
conquérir  peu  à  peu  et  de  les  fondre  dans  les  multitudes  déjà 
éclairées.  Mais  il  en  est  de  ces  masses  absolument  comme  de 
certains  sauvages  :  au  premier  abord ,  on  les  juge  irréfléchis- 
santes et  à  demi  brutes,  parce  que  l'extérieur  est  humble  et 
effacé  ;  puis  à  mesure  qu'on  pénètre ,  si  peu  que  ce  soit,  au  sein 
de  leur  vie  particulière ,  on  s'aperçoit  qu'elles  n'obéisseiat  pas, 
dans  leur  isolement  volontaire ,  à  un  sentiment  d'impuissance. 
Leurs  affections  et  leurs  antipathies  ne  vont  pas  au  hasard ,  et 
tout,  chez  elles,  concorde  dans  un  enchaînement  logique 
d'idées  fort  arrêtées.  En  parlant  tout  à  l'heure  de  la  religion , 
j'aurais  pu  faire  remarquer  aussi  quelle  distance  immense  sé- 
pare nos  doctrines  morales  de  celles  des  paysans  (1) ,  combien 

(1)  Une  nourrice  tourangelle  avait  mis  un  oiseau  dans  les  mains  de 
son  nourrisson ,  enfant  de  trois  ans,  et  l'excitait  à  lui  arracher  plumes 


I 


DES   BACES  HUMAINES.  101 

ce  qu'ils  appelleraient  délicatesse  est  différent  de  ce  que  nous 
entendons  sous  ce   nom;  et,  enfin,  avec  quelle  ténacité  ils 
continuent  à  regarder  tout  ce  qui  n'est  pas    comnje  eux  pay- 
an   sous  le  même  aspect  que  les  hommes  de  la  plus  lomtame 
anUquité  considéraient  l'étranger.  A  la  vérité,  ils  ne  le  tuent 
pas   grâce  à  la  terreur,  même  singulière  et  mystérieuse  que 
Sinsp  rent  des  lois  qu'ils  n'ont  point  faites;  n^^^/lf  !«  h^»^" 
sent  franchement,  s'en  défient,  et,  quant  a  ce  qm  est  de  le 
anconne    s'en  donnent  à  cœur  joie ,  lorsqu'ils  le  peuventsans 
rop  de  risques.  Sont-ils  donc  méchants?  Non,  pas  entreeux; 
onles  voit  échanger  de  bons  procédés  et  des  complaisances. 
Seulement  ils  se  regardent  comme  une  autre  espèce,  espèce,  a 
{es  en  croire,  opprimée,  faible,  qui  doit  avoir  son  recours  a 
a  ruse   mais  qui  garde  aussi  son  orgueil  très  tenace,  très  mé- 
pris nt.'  ïïans'quelques-unes  de  nos  provinces,  le  laboureur 
s  esUme  de  beaucoup  meilleur  sang  et  de  plus  vieille  souche 
que  s^n  ancien  seigneur.  L'orgueil  de  famille,  chez  certains 
paysans,  égale  aujourd'hui,  pour  le  moins ,  ce  qu'on  observait 
dans  la  noblesse  du  moyen  âge  (1).  ,    .      , 

Qu'on  n'en  doute  pas,  le  fond  de  la  population  française  n  a 
que  peu  de  points  communs  avec  sa  surface;  c'est  un  ab.me 
au-dessus  duquel  la  civilisation  est  suspendue,  et  les  eaux  pro- 

»  -i.c  rnmmP  les  narents  lui  reprochaient  cette  leçon  de  méchan- 
*  r  rvTrur  le  rendre  fier,  »  répliqua-t-elle.  Cette  réponse  de  1847 
rescen'd'desraximird'éducation  e'n  vigueur  au  temps  de  Verc.nge- 

^""m  n  s'adssait  il  y  a  très  peu  d'années,  d'élire  un  marguillier  dans 

cet  étranger  était  né  dans  »«  P^^^'  ««"  Pf^^^Sn'i^^^^^^^^ 
souvenait  encore  que  son  grand-pere,  mort  'l^P""'""»"     (1,3^^3  - 
que  personne  de  ''-semblée  n'avaucon^ueta.t  venu  da^H^^^^ 

une  fille  de  cuUivateur-propneta.re  fj^^ff^^^     f,,t.n  p'^,  riche 

',S?etTa  SSio^n  p^erTell^^pr  rouve^^tL  ^rime-là.  Ne  sont- 

ce  pas  des  opinions  bien  chapitrales? 


102 


DE   L INEGALITE 


fondes  et  immobiles,  dormant  au  fond  du  gouffre ,  se  montre- 
ront, quelque  jour,  irrésistiblement  dissolvantes.  Les  événe- 
ments les  plus  tragiques  ont  ensanglanté  le  pays,  sans  que  la 
nation  agricole  y  ait  cherché  une  autre  part  que  celle  qu'on  la 
forçait  d'y  prendre.  Là  où  son  intérêt  personnel  et  direct  ne 
s'est  pas  trouvé  en  jeu,  elle  a  laissé  passer  les  orages  sans  s'y 
mêler,  même  par  la  sympathie.  Effrayées  et  scandalisées  à  ce 
spectacle,  beaucoup  de  personnes  ont  prononcé  que  les- paysans 
étaient  essentiellement  pervers  ;  c'est  tout  à  la  fois  une  injus- 
tice et  une  très  fausse  appréciation.  Les  paysans  nous  regar- 
dent presque  comme  des  ennemis.  Ils  n'entendent  rien  à  notre 
civilisation,  ils  n'y  contribuent  pas  de  leur  gré,  et,  en  tant 
qu'ils  le  peuvent,  ils  se  croient  autorisés  à  profiter  de  ses  désas- 
tres. Si  on  les  considère  en  dehors  de  cet  antagonisme,  quel- 
quefois actif,  le  plus  souvent  inerte,  on  ne  révoque  plus  en 
doute  que  de  hautes  qualités  morales,  quoique  souvent  très 
singulièrement  appliquées,  ne  résident  chez  eux. 

J'applique  à  toute  l'Europe  ce  que  je  viens  de  dire  de  la 
France,  et  j'en  infère  que,  pareil  en  ceci  à  l'empire  romain, 
le  monde  moderne  embrasse  infiniment  plus  qu'il  n'étreint. 
On  ne  peut  donc  accorder  beaucoup  de  confiance  à  la  durée 
de  notre  état  social,  et  le  peu  d'attachement  qu'il  inspire, 
même  dans  des  couches  de  population  supérieures  aux  classes 
rurales,  m'en  paraît  une  démonstration  patente.  Notre  civilisa- 
tion est  comparable  à  ces  îlots  temporaires  poussés  au-dessus 
des  mers  par  la  puissance  des  volcans  sous-marins.  Livrés  à 
l'action  destructive  des  courants  et  abandonnés  de  la  force  qui 
les  avait  d'abord  soutenus,  ils  fléchissent  un  jour,  et  vont  en- 
gloutir leurs  débris  dans  les  domaines  des  flots  conquérants. 
Triste  fin,  et  que  bien  des  races  généreuses  ont  dû  subir  avant 
nous!  Il  n'y  a  pas  à  détourner  le  mal,  il  est  inévitable.  La  sa- 
gesse ne  peut  que  prévoir,  et  rien  davantage.  La  prudence  la 
plus  consommée  n'est  pas  capable  de  contrarier  un  seul  instant 
les  lois  immuables  du  monde. 

Ainsi,  inconnue,  dédaignée  ou  haïe  du  plus  grand  nombre 
des  hommes  assemblés  sous  son  ombre,  notre  civilisation  est 
pourtant  un  des  monuments  les  plus  glorieux  que  le  génie  de 


DES  BACES  HUMAINES.  103- 

l'espèce  ait  jamais  édifié.  Ce  n'est  pas,  à  la  vérité,  par  l'inven- 
tion qu'elle  se  signale.  Cette  qualité  mise  à  part,  disons  qu'elle 
a  poussé  loin  l'esprit  compréhensif  et  la  puissance  de  la  con- 
quête, qui  en  est  une  conséquence.  Comprendre  tout,  c'est 
tout  prendre.  Si  elle  n'a  pas  créé  les  sciences  exactes,  elle  leur 
a  donné  du  moins  leur  exactitude  et  les  a  débarrassées  des 
divagations  dont,  par  un  singulier  phénomène,  elles  étaient 
peut-être  encore  plus  mêlées  que  toutes  les  autres  connaissan- 
ces. Grâce  à  ses  découvertes,  elle  connaît  mieux  le  monde  ma- 
tériel que  ne  faisaient  les  sociétés  pi'écédentes.  Elle  a  deviné 
une  partie  de  ses  lois  principales,  elle  sait  les  exposer,  les  dé- 
crire et  leur  emprunter  des  forces  vraiment  merveilleuses  pour 
centupler  celles  de  l'homme.  De  proche  en  proche  et  par  la 
rectitude  avec  laquelle  elle  manie  l'induction,  elle  a  reconstruit 
d'immenses  fragments  de  l'histoire,  dont  les  anciens  ne  s'é- 
taient jamais  doutés,  et,  plus  elle  s'éloigne  des  époques  primi- 
tives, plus  elle  les  voit  et  pénètre  leurs  mystères.  Ce  sont  là  de 
grandes  supériorités,  et  qu'on  ne  saurait  lui  disputer  sans  in- 
justice. 

Ceci  admis,  est-on  bien  en  droit  d'en  conclure,  comme  on 
le  fait  généralement  avec  trop  de  facilité,  que  notre  civilisation 
ait  la  préexcellence  sur  toutes  celles  qui  ont  existé  et  existent 
en  dehors  d'elle?  Oui  et  non.  Oui,  parce  qu'elle  doit  à  la  pro- 
digieuse diversité  des  éléments  qui  la  composent,  de  reposer 
sur  un  esprit  puissant  de  comparaison  et  d'analyse,  qui  lui 
rend  plus  facile  l'appropriation  de  presque  tout;  oui,  parce 
que  cet  éclectisme  favorise  ses  développements  dans  les  sens 
les  plus  divers;  oui,  encore,  parce  que,  grâce  aux  conseils  du 
génie  germanique,  trop  utihtaire  pour  être  destructeur,  elle 
s'est  fait  une  moralité  dont  les  sages  exigences  étaient  incon- 
nues généralement  jusqu'à  elle.  Mais,  si  l'on  pousse  cette  idée 
de  son  mérite  jusqu'à  la  déclarer  supérieure  absolument  et 
sans  réserve,  je  dis  non,  car  précisément  elle  n'excelle  en  pres- 
que rien. 

Dans  l'art  du  gouvernement,  on  la  voit  soumise,  en  esclave, 
aux  oscillations  incessantes  amenées  par  les  exigences  des  ra- 
ces si  tranchées  qu'elle  renferme.  En  Angleterre,  en  Hollande, 


I 


104  DE  l'inégalité 

à  Naples,  en  Russie,  les  principes  sont  encore  assez  stables, 
parce  que  les  populations  sont  plus  homogènes,  ou  du  moins 
appartiennent  à  des  groupes  de  la  même  catégorie  et  ont  des 
instincts  similaires.  Mais,  partout  ailleurs,  surtout  en  France, 
dans  l'Italie  centrale,  eu  Allemagne,  où  la  diversité  ethnique 
est  sans  bornes,  les  théories  gouvernementales  ne  peuvent  ja- 
mais s'élever  à  l'état  de  vérités,  et  la  science  politique  est  en 
perpétuelle  expérimentation.  Notre  civilisation,  rendue  ainsi 
incapable  de  prendre  une  croyance  ferme  en  elle-même,  man- 
que donc  de  cette  stabilité  qui  est  un  des  principaux  caractères 
que  j'ai  dû  comprendre  plus  haut  dans  la  formule  de  défini- 
tion. Comme  on  ne  trouve  pas  cette  triste  impuissance  au  mi- 
lieu des  sociétés  bouddhiques  et  brahmaniques,  comme  le  Cé- 
leste Empire  ne  la  connaît  pas  non  plus,  c'est  un  avantage  que 
ces  civilisations  ont  sur  la  nôtre.  Là,  tout  le  monde  est  d'ac- 
cord quant  à  ce  qu'il  faut  croire  en  matière  politique.  Sous 
une  sage  administration,  quand  les  institutions  séculaires  por- 
tent de  bons  fruits,  on  se  réjouit.  Lorsque,  entre  des  mains 
maladroites,  elles  nuisent  au  bien-être  public,  on  les  plaint 
comme  on  se  plaint  soi-même.  Mais,  en  aucun  temps,  le  res- 
pect ne  cesse  de  les  entourer.  On  veut  quelquefois  les  épurer, 
jamais  les  mettre  à  néant  ni  les  remplacer  par  d'autres.  Il  fau- 
drait être  aveugle  pour  ne  pas  voir  là  une  garantie  de  longé- 
vité que  notre  civilisation  est  bien  loin  de  comporter. 

Au  point  de  vue  des  arts,  notre  infériorité  vis-à-vis  de  l'Inde 
est  marquée,  tout  autant  qu'en  face  de  l'Egypte,  de  la  Grèce 
et  de  l'Amérique.  Ni  dans  le  grandiose,  ni  dans  le  beau,  nous 
n'avons  rien  de  comparable  aux  chefs-d'œuvre  des  races  anti- 
ques, et  lorsque,  nos  jours  étant  consommés,  les  ruines  de  nos 
monuments  et  de  nos  villes  couvriroAt  la  face  de  nos  contrées, 
certainement  le  voyageur  ne  découvrira  rien,  dans  les  forêts  et 
les  marécages  des  bords  de  la  Tamise,  de  la  Seine  et  du  Rhin, 
qui  rivalise  avec  les  somptueuses  ruines  de  Philse,  de  Nhiive, 
du  Parthénon,  de  Salsette,  de  la  vallée  de  Tenochtitlan.  Si, 
dans  le  domaine  des  sciences  positives,  les  siècles  futurs  ont 
à  apprendre  de  nous,  il  n'en  est  pas  ainsi  pour  la  poésie.  L'ad- 
miration désespérée  que  nous  avons  vouée,  avec  tant  de  jus- 


DES.  BACES  HUMAINES.  105 

tice,  aux  merveilles  intellectuelles  des  civilisations  étrangères, 
en  est  une  preuve  surabondante. 

Parlant  maintenant  du  rafOnement  des  mœurs,  il  est  de  toute 
évidence  que  nous  y  sommes  primés  de  tous  côtés.  Nous  le 
sommes  par  notre  propre  passé,  où  il  se  trouve  des  moments 
pendant  lesquels  le  luxe ,  la  délicatesse  des  habitudes  et  la 
somptuosité  de  la  vie  étaient  compris  d'une  manière  înflniment 
plus  dispendieuse,  plus  exigeante  et  plus  large  que  de  nos 
jours.  A  la  vérité,  les  jouissances  étaient  moins  généralisées. 
Ce  qu'on  appelle  bien-être  n'appartenait  comparativement  qu'à 
peu  de  monde.  Je  le  crois  :  mais,  s'il  faut  admettre,  fait  incon- 
testable, que  l'élégance  des  mœurs  élève  autant  l'esprit  des 
multitudes  spectatrices  qu'elle  ennoblit  l'existence  des  indivi- 
dus favorisés,  et  qu'elle  répand  sur  tout  le  pays  dans  lequel 
elle  s'exerce  un  vernis  de  grandeur  et  de  beauté,  devenu  le 
patrimoine  commun,  notre  civilisation,  essentiellement  mes- 
quine dans  ses  manifestations  extérieures,  n'est  pas  compara- 
ble à  ses  rivales. 

Je  terminerai  ce  chapitre  en  faisant  observer  que  le  caractère 
primitivement  organisateur  de  toute  civilisation  est  identique 
avec  le  trait  le  plus  saillant  de  l'esprit  de  la  race  dominatrice  ; 
que  la  civilisation  s'altère,  change,  se  transforme  à  mesure 
que  cette  race  subit  elle-même  de  tels  effets;  que  c'est  dans 
la  civilisation  que  se  continue,  pendant  une  durée  plus  ou 
moins  longue,  l'impulsion  donnée  par  une  race  qui  cependant 
a  disparu,  et,  par  conséquent,  que  le  genre  d'ordre  établi  dans 
une  société  est  le  fait  qui  accuse  le  mieux  les  aptitudes  parti- 
culières et  le  degré  d'élévation  des  peuples  ;  c'est  le  miroir  le 
plus  clair  où  ils  puissent  refléter  leur  individualité. 

Je  m'aperçois  que  j'ai  fait  une  digression  bien  longue,  et 
dont  les  ramifications  se  sont  étendues  plus  loin  que  je  ne  comp- 
tais. Je  ne  le  regrette  pas  trop.  J'ai  pu  émettre,  à  cette  oc- 
•casion,  certaines  idées  qui  devaient  nécessairement  passer  sous 
les  yeux  du  lecteur.  Cependant  il  est  temps  que  je  rentre  dans 
le  courant  naturel  de  mes  déductions.  La  série  est  encore  loin 
-d'être  complète. 

J'ai  posé  d'abord  cette  vérité,  que  la  vie  ou  la  mort  des  so- 


106 


DE   L  INEGALITE 


ciétés  résultait  de  causes  internes.  J'ai  dit  quelles  étaient  ces^ 
causes.  Je  me  suis  adressé  à  leur  nature  intime  pour  les  pou- 
voir reconnaître.  J'ai  démontré  la  fausseté  des  origines  qu'on 
leur  attribue  généralement.  En  cherchant  un  signe  qui  pût  les 
dénoncer  constamment,  et  servir  à  constater,  dans  tous  les 
cas,  leur  existence,  j'ai  trouvé  l'aptitude  à  créer  la  civilisation, 
mise  en  regard  de  l'impossibilité  de  concevoir  cet  état.  C'est 
de  cette  recherche  que  je  sors  en  ce  moment.  Maintenant  quel 
est  le  premier  point  dont  je  dois  m'occuper?  C'est  incontesta- 
blement, après  avoir  reconnu  en  elle-même  la  cause  latente  de 
la  vie  ou  de  la  mort  des  sociétés  à  un  signe  naturel  et  cons- 
tant, d'étudier  la  nature  intime  de  cette  cause.  J'ai  dit  qu'elle 
dérivait  du  mérite  relatif  des  races.  La  logique  exige  donc  que 
je  précise  immédiatement  ce  que  j'entends  par  le  mot  race,  et 
c'est  ce  qui  fera  l'objet  du  chapitre  suivant. 


CHAPITRE  X. 

Certains  anatomistes  aUribuent  à  l'humanité  des  origines  multiples. 

Il  faut  interroger,  d'abord,  le  mot  race  dans  sa  portée 
physiologique. 

L'opinion  d'un  grand  nombre  d'observateurs,  procédant  de 
la  première  impression  et  jugeant  sur  les  extrêmes  (1),  déclare 
que  les  familles  humcfines  sont  marquées  de  différences  telle- 
ment radicales,  tellement  essentielles,  qu'on  ne  peut  faire  moins 
que  de  leur  refuser  l'identité  d'origine.  A  côté  de  la  descen- 
dance adamique,  les  érudits  ralliés  à  ce  système  supposent 
plusieurs  autres  généalogies.  Pour  eux  l'unité  primordiale 
n'existe  pas  dans  l'espèce,  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  a  pas 


(i)  M.  Flourens,  Eloge  de  Blumenbach,  Mémoires  de  l'Académie  des 
sciences,  Paiis,  1847,  in-4'',  p.  xiii.  Ce  savant  se  prononce,  avec  raison,, 
contre  celle  mclliode. 


DES   RACES   HUxMAINES.  107 

une  seule  espèce  ;  il  y  en  a  trois,  quatre,  et  davantage ,  d'où 
sont  issues  des  générations  parfaitement  distinctes,  qui,  par 
leurs  mélanges,  ont  formé  des  hybrides. 

Pour  appuyer  cette  théorie,  on  s'empare  assez  aisément  de 
la  conviction  commune  en  plaçant  sous  les  yeux  du  critique 
les  dissemblances  évidentes,  claires,  frappantes  des  groupes 
humains.  Lorsque  l'observateur  se  voit  mettre  en  face  d'un  su- 
jet à  carnation  jaunâtre,  à  barbe  et  cheveux  rares,  à  masque 
large ,  à  crâne  pyramidal ,  aux  yeux  fortement  obliques ,  à  la 
peau  des  paupières  si  étroitement  tendue  vers  l'angle  externe 
que  l'œil  s'ouvre  à  peine ,  à  la  stature  assez  humble  et  aux 
membres  lourds  (1) ,  cet  observateur  reconnaît  un  type  bien 
caractérisé,  bien  marqué,  et  dont  il  est  certainement  facile  de 
garder  les  principaux  traits  dans  la  mémoire. 

Un  autre  individu  paraît  :  c'est  un  nègre  de  la  côte  occiden- 
tale d'Afrique,  grand,  d'aspect  vigoureux,  aux  membres  lourds, 
avec  une  tendance  marquée  à  l'obésité  (2).  La  couleur  n'est 
plus  jaunâtre,  mais  entièrement  noire;  les  cheveux  ne  sont 
plus  rares  et  effilés,  mais,  au  contraire,  épais,  grossiers,  lai- 
neux et  poussant  avec  exubérance;  la  mâchoire  inférieure 
avance  en  saillie,  le  crâne  affecte  cette  forme  que  l'on  a  appelée 
prognathe ,  et  quant  à  la  stature ,  elle  n'est  pas  moins  parti- 
culière. «  Les  os  longs  sont  déjetés  en  dehors,  le  tibia  et  le 
«  péroné  sont,  en  avant,  plus  convexes  que  chez  les  Européens, 
«  les  mollets  sont  très  hauts  et  atteignent  jusqu'au  jarret;  les 
«  pieds  sont  très  plats ,  et  le  calcanéum ,  au  lieu  d'être  arqué , 
a  se  continue  presque  en  ligne  droite  avec  les  autres  os  du  pied, 
«  qui  est  remarquablement  large.  La  main  présente  aussi, 
«  dans  sa  disposition  générale,  quelque  chose  d'analogue  (3).  » 

Quand  l'œil  s'est  fixé  un  instant  sur  un  individu  ainsi  con- 
formé, l'esprit  se  rappelle  involontairement  la  structure  du 
singe  et  se  sent  enclin  à  admettre  que  les  races  nègres  de  l'A- 
frique occidentale  sont  sorties  d'une  souche  qui  n'a  rien  de 

(1)  Prichard,  Histoire  nat.  de  Vhomme,  1. 1,  p.  133,  146,  IQî. 

(2)  Id.,  ibid.,  t.  I,  p.  108,  134,  174. 

(3)  Id.,  ibid.,  passim. 


108  DE   l'inégalité 

commun,  sinon  certains  rapports  généraux  dans  les  formes^ 
avec  la  famille  mongole. 

Viennent  ensuite  des  tribus  dont  l'aspect  flatte  moins  encore 
que  celui  du  nègre  congo  Tamour-propre  de  l'iuimanité.  C'est 
un  mérite  particulier  de  l'Océanie  que  de  fournir  les  spéci- 
mens à  peu  près  les  plus  dégradés,  les  plus  hideux,  les  plus 
repoussants  de  ces  êtres  misérables,  formés,  en  apparence, 
pour  servir  de  transition  entre  l'homme  et  la  brute  pure  et 
simple.  Vis-à-vis  de  plusieurs  tribus  australiennes,  le  nègre 
africain,  lui-même,  se  rehausse,  prend  de  la  valeur,  semble 
trahir  une  meilleure  descendance.  Chez  beaucoup  des  malheu- 
reuses populations  de  ce  monde  dernier  trouvé,  la  grosseur  de 
la  tête ,  l'excessive  maigreur  des  membres ,  la  forme  faméliqive 
du  corps,  présentent  un  aspect  hideux.  Les  cheveux  sont  plats 
ou  ondulés ,  plus  souvent  laineux ,  la  carnation  est  noire ,  sur 
lui  fond  gris  (1). 

Enfin ,  si ,  après  avoir  examiné  ces  types  pris  dans  tous  les 
coins  du  globe,  on  revient  aux  habitants  de  l'Europe,  du  sud 
et  de  l'ouest  de  l'Asie',  on  leur  trouve  une  telle  supériorité  de 
beauté,  de  justesse  dans  la  proportion  des  membres,  de  régu- 
larité dans  les  traits  du  visage ,  que ,  tout  de  suite ,  on  est 
tenté  d'accepter  la  conclusion  des  partisans  de  la  multiplicité 
des  races.  Non  seulement,  les  derniers  peuples  que  je  viens 
de  nommer  sont  plus  beaux  que  le  reste  de  l'humanité ,  com- 
pendium  assez  triste,  il  faut  en  convenir,  de  bien  des  lai- 
deurs (2);  non  seulement  ces  peuples  ont  eu  la  gloire  de  four- 
nir les  modèles  admirables  de  la  Vénus ,  de  l'Apollon  et  de 
l'Hercule  Farnèse;  mais,  de  plus,  entre  eux,  une  hiérarchie 
visible  est  établie  de  toute  antiquité ,  et ,  dans  cette  noblesse  ' 

(1)  Prichard,  ouvrage  cilé,  t.  II,  p.  71. 

(2)  C'est  parce  que  Meiners  était  extrêmement  frappé  de  cet  aspect 
repoussant  de  la  plus  grande  partie  des  variétés  humaines,  qu'il  avait 
imaginé  une  classification  des  plus  simples;  elle  n'était  composée  que 
de  deux  catégories  :  la  belle,  c'est-à-dire  la  race  blanche,  et  la  laide, 
qui  renfermait  toutes  les  autres.  (Meiners,  Grundriss  der  Geschichle 
der  Menschheit.)  On  s'apercevra  que  je  n'ai  pas  cru  devoir  passer  en  re- 
vue tous  les  systèmes  ethnologiques.  Je  ne  me  suis  arrêté  qu'aux  plus 
importants. 


DES  RACES   HUMAINES.  '  109 

humaine,  les  Européens  sont  les  plus  éminents  par  la  beauté 
des  formes  et  la  vigueur  du  développement  musculaire.  Rien 
donc  qui  semble  plus  raisonnable  que  de  déclarer  les  familles 
dont  l'humanité  se  compose  aussi  étrangères,  l'une  à  l'autre, 
que  le  sont ,  entre  eux ,  les  animaux  d'espèces  différentes. 

Telle  fut  aussi  la  conclusion  tirée  des  premières  remarques , 
et,  tant  que  Ton  ne  prononça  que  sur  des  faits  généraux,  il 
ne  sembla  pas  que  rien  pût  l'infirmer. 

Camper,  un  des  premiers ,  systématisa  ces  études.  Il  ne  se 
contenta  plus  de  décider  uniquement  d'après  des  témoignages 
superficiels;  il  voulut  asseoir  ses  démonstrations  d'une  ma- 
nière mathématique ,  et  chercha  à  préciser,  anatomiquement, 
les  différences  caractéristiques  des  catégories  humaines.  En 
réussissant,  il  établissait  une  méthode  stricte  qui  ne  laissait 
plus  de  place  aux  doutes,  et  ses  opinions  acquéraient  cette  ri- 
gueur sans  laquelle  il  n'y  a  point  véritablement  de  science.  Il 
imagina  donc  de  prendre  la  face  latérale  de  la  tête  osseuse,  et 
de  mesurer  l'ouverture  du  profil  au  moyen  de  deux  lignes  ap- 
pelées, par  lui,  lignes  faciales.  Leur  intersection  formait  un 
angle ,  qui ,  par  sa  plus  ou  moins  grande  ouverture ,  devait 
donner  la  mesure  du  degré  d'élévation  de  la  race.  L'une  de 
ces  lignes  allait  de  la  base  du  nez  au  méat  auditif;  l'autre  était 
tangente  à  la  saillie  du  front  par  le  haut ,  et  par  en  bas  à  la 
partie  la  plus  proéminente  de  la  mâchoire  inférieure.  Au  moyen 
de  l'angle  ainsi  formé,  on  établissait,  non  seulement  pour 
l'homme,  mais  pour  toutes  les  classes  d'animaux,  une  échelle 
dont  l'Européen  formait  le  sommet  ;  et  plus  l'angle  était  aigu , 
plus  les  sujets  s'éloignaient  du  type  qui,  dans  la  pensée  de 
Camper,  résumait  le  plus  de  perfection.  Ainsi,  les  oiseaux 
formaient ,  avec  les  poissons ,  le  plus  petit  angle.  Les  mammi- 
fères des  différentes  classes  l'agrandissaient.  Une  certaine  es- 
pèce de  singe  montait  jusqu'à  42  degrés,  même  jusqu'à  .50. 
Puis  venait  la  tête  du  nègre  d'Afrique,  qui,  ainsi  que  celle  du 
Ralmouk,  en  présentait  70^  L'Européen  atteignait  80,  et,  pour 
citer  les  paroles  mêmes  de  l'inventeur,  paroles  si  flatteuses 
pour  notre  congénère  :  «  C'est ,  dit-il ,  de  cette  différence  de 
«  10  degrés  que  dépend  sa  beauté  plus  grande,  ce  qu'on  peut 

RACE3  HUMAINES.   T.   I.  7 


110 


DE    L  INEGALITE 


('  appeler  sa  beauté  comparative.  Quant  à  cette  beauté  abso- 
«  lue  qui  nous  frappe  à  un  si  haut  degré  dans  quelques  œu- 
«  vres  de  la  statuaire  antique ,  comme  dans  la  tête  de  l'Apol- 
«  Ion  et  dans  la  Méduse  de  Sosiclès ,  elle  résulte  d'une  ouver- 
«  ture  encore  plus  grande  de  l'angle,  qui,  dans  ce  cas,,  atteint 
«  jusqu'à  100  degrés  (1).  » 

Cette  méthode  était  séduisante  par  sa  simplicité.  Malheu- 
reusement, elle  eut  contre  elle  les  faits,  accident  arrivé  à  bien 
des  systèmes.  Owen  établit ,  par  une  série  d'observations  sans 
réplique,  que  Camper  n'avait  étudié  la  conformation  de  la 
tête  osseuse  des  singes  que  sur  de  jeunes  sujets,  et  que,  chez 
les  individus  parvenus  à  l'âge  adulte,  la  croissance  des  dents, 
l'élargissement  des  mâchoires  et  le  développement  de  l'arcade 
zygomatique  n'étant  pas  accompagnés  d'un  agrandissement 
correspondant  du  cerveau ,  les  différences  avec  la  tête  humaine 
sont  tout  autres  que  celles  dont  Camper  avait  établi  les  chif- 
fres, puisque  l'angle  facial  de  l'orang  noir  ou  du  chimpanzé 
le  plus  favorisé  de  la  nature  ne  dépasse  pas  30  et  35  degrés 
au  plus.  De  ce  chiffre  aux  70  degrés  du  nègre  et  du  Kalmouk, 
il  y  a  trop  loin  pour  que  la  série  imaginée  par  Camper  de- 
meure admissible. 

La  phrénologie  avait  marié  beaucoup  de  ses  démonstrations 
à  la  théorie  du  savant  hollandais.  On  aimait  à  reconnaître, 
dans  la  série  ascendante  des  animaux  vet-s  l'homme,  des  dé- 
veloppements correspondants  dans  les  instincts.  Cependant  les 
faits  furent  encore  contraires  à  ce  point  de  vue.  On  objecta, 
entre  autres ,  que  l'éléphant ,  dont  l'intelligence  est  incontes- 
tablement supérieure  à  celle  des  orangs-outangs ,  présente  un 
angle  facial  beaucoup  plus  aigu  que  le  leur,  et ,  parmi  les  sin- 
ges eux-mêmes,  il  s'en  faut  que  les  plus  intelligents,  les  plus 
susceptibles  de  recevoir  une  sorte  d'éducation  domestique ,  ap- 
partiennent aux  plus  grandes  espèces. 

Outre  ces  deux  graves  défauts,  la  méthode  de  Camper  pré- 
sentait encore  un  côté  très  attaquable.  Elle  ne  s'appliquait  pas 
à  toutes  les  variétés  de  la  race  humaine.  Elle  laissait  en  dehors 


(1)  Prichard,  ouvrage  cité,  l.  I,  p.  152. 


DES   RACES   HUMAINES.  lit 

de  ses  catégories  les  tribus  à  tête  pyramidale ,  et  c'est  là  ce- 
pendant un  caractère  assez  frappant. 

Blumenbach ,  ayant  beau  jeu  contre  son  prédécesseur,  pro- 
posa, à  son  tour,  un  système  :  c'était  d'étudier  la  tête  de 
l'homme  par  en  haut.  Il  appela  son  invention,  norma  verti- 
calis,  la  méthode  verticale.  Il  assurait  que  la  comparaison  de 
la  largeur  supérieure  des  têtes  faisait  ressortir  les  principales 
difîérences  dans  la  configuration  générale  du  crâne.  Suivant 
lui,  l'étude  de  Cette  partie  du  corps  soulève  tant  de  remarques, 
surtout  quant  aux  points  déterminant  le  caractère  national, 
qu'il  est  impossible  de  soumettre  toutes  ces  diversités  à  une 
mesure  unique  de  lignes  et  d'angles,  et  que,  pour  parvenir  à 
une  classification  satisfaisante,  il  faut  considérer  les  têtes  sous 
l'aspect  qui  peut  embrasser,  d'un  seul  coup  d'œil,  le  plus 
grand  nombre  de  variétés.  Or,  son  idée  devait  présenter  cet 
avantage.  Elle  se  résumait  ainsi  :  «  Placer  la  série  des  crânes 
«  que  l'on  veut  comparer  de  manière  à  ce  que  les  os  malaires 
«  se  trouvent  sur  une  même  ligne  horizontale ,  comme  cela  a 
«  lieu  quand  ces  crânes  reposent  sur  la  mâchoire  inférieure; 
«  puis  se  placer  derrière  en  amenant  l'œil  successivement  au- 
«  dessus  du  vertex  de  chacun  ;  de  ce  point ,  en  effet ,  on  saisira 
«  les  variétés  dans  la  forme  des  parties  qui  contribuent  le  plus 
«  au  caractère  national ,  soit  qu'elles  consistent  dans  la  direc- 
«  tion  des  os  maxillaires  et  malaires ,  soit  qu'elles  dépendent 
«  de  la  largeur  ou  de  l'étroitesse  du  contour  ovale  présenté 
«  par  le  vertex  ;  soit ,  enfin ,  qu'elles  se  trouvent  dans  la  con- 
«  figuration  aplatie  ou  bombée  de  l'os  frontal  (1).  » 

La  conséquence  de  ce  système  fut ,  pour  Blumenbach ,  une 
division  de  l'humanité  en  cinq  grandes  catégories,  partagées  à 
leur  tour  en  un  certain  nombre  de  genres  et  de  types. 

Plusieurs  doutes  s'attachèrent  à  cette  classification.  On  put 
lui  reprocher,  avec  raison ,  comme  à  celle  de  Camper,  de  né- 
gliger plusieurs  caractères  importants,  et  ce  fut,  eu  partie, 
pour  en  éviter  les  objections  principales  qu'Owen  proposa 
d'examiner  les  crânes  non  plus  par  leur  sommet,  mais  par 

(1)  Prichard,  ouvrage  cité,  t.  I,  p.  137. 


112 


DE    L  INEGALITE 


leur  base.  Un  des  résultats  principaux  de  cette  nouvelle  fa- 
çon de  procéder  était  de  trouver  définitivement  une  ligne  de 
démarcation  si  nette  et  si  forte  entre  l'homme  et  l'orang ,  qu'il 
devenait  à  jamais  impossible  de  retrouver  entre  les  deux  espèces 
le  lien  imaginé  par  Camper.  En  effet,  le  premier  coup  d'oeil 
jeté  sur  deux  crânes ,  l'un  d'orang ,  l'autre  d'homme ,  exami- 
nés par  leurs  bases ,  suffit  pour  faire  apercevoir  des  différences 
capitales.  Le  diamètre  antéro -postérieur  est  plus  allongé  chez 
l'orang  que  chez  l'homme  ;  l'arcade  zygomatique ,  au  lieu  de 
se  trouver  comprise  dans  la  moitié  antérieure  de  la  base  crâ- 
nienne, forme,  dans  la  région  moyenne,  juste  un  tiers  de  la 
longueur  totale  du  diamètre-,  enfin,  la  position  du  trou  occi- 
pital ,  si  intéressante  par  ses  rapports  avec  le  caractère  général 
des  formes  de  l'individu,  et  surtout  par  l'influence  qu'elle 
exerce  sur  les  habitudes,  n'est  nullement  la  même.  Chez 
l'homme,  elle  occupe  presque  le  milieu  de  la  base  du  crâne; 
chez  l'orang ,  elle  se  trouve  repoussée  au  milieu  du  tiers  pos- 
térieur (1). 

Le  mérite  des  observations  d'Owen  est  grand ,  sans  doute  ; 
je  préférerais  cependant  le  plus  récent  des  systèmes  craniosco- 
piques,  qui  en  est,  en  même  temps,  le  plus  ingénieux,  à  bien 
des  égards ,  celui  du  savant  américain  M.  Morton ,  adopté  par 
M.  Carus  (2).  Voici  en  quoi  il  consiste  : 

Pour  démontrer  la  différence  des  races,  les  deux  savants 
que  je  cite  sont  partis  de  cette  idée ,  que  plus  les  crânes  sont 
vastes,  plus,  en  thèse  générale,  les  individus  auxquels  appar- 
tiennent ces  crânes  se  montrent  supérieurs  (3).  La  question 
posée  est  donc  celle-ci  :  Le  développement  du  crâne  est-il  égal 
chez  toutes  les  catégories  humaines? 

Pour  obtenir  la  solution  voulue ,  M.  Morton  a  pris  un  cer- 
tain nombre  de  têtes  appartenant  à  des  blancs,  à  des  Mongols, 
à  des  nègres,  à  des  Peaux-Rouges  de  l'Amérique  du  Nord,  et, 
bouchant  avec  du  coton  toutes  les  ouvertures,  sauf  le  foramen 
magnum,  il  a  rempli  complètement  l'intérieur  de  grains  de 

(1)  Prichard,  ouvrage  cité,  1. 1,  p.  60. 

(2)  Carus,  Ueber  imgleiche  Befsshigung,  etc.,  p.  19. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  20. 


DES  BACES   HUMAINES. 


113 


poivre  soigneusement  séchés  ;  puis  il  a  comparé  les  quantités 
ainsi  contenues.  Cet  examen  lui  a  fourni  le  tableau  suivant  (1)  : 


1 

2 

3 

4 

Peuples  blancs 

Nombre 
des  crânes 
mesurés. 

Moyenne 
dn  chiffre 
de   capacité. 

Maximum 

de 

capacité. 

Minimum 

de 
capacité. 

52 
10 
18 
147 
29 

87 
83 
81 
82 
78 

109 
93 

89 
100 
94 

75 
69 
64 
60 
65 

Peuples  jaunes)^78«^'- 
(Malais  .. 

Peaux-Rouges 

Nègres 

Les  résultats  inscrits  dans  les  deux  premières  colonnes  sont 
.  certainement  très  curieux.  En  revanche ,  j'attache  peu  de  prix 
à  ceux  des  deux  dernières  ;  car  pour  que  la  violente  perturba- 
tion qu'elles  semblent  apporter  dans  les  observations  de  la  se- 
conde colonne  fût  réelle,  il  faudrait,  d'abord,  que  M.  Morton 
eût  opéré  sur  un  nombre  beaucoup  plus  considérable  de  crânes, 
et,  ensuite,  qu'il  eût  spécifié  la  position  sociale  des  personnes 
auxquelles  les  crânes  auraient  appartenu.  Ainsi  il  a  pu  avoir 
d'assez  beaux  sujets  pour  les  blancs  et  les  Peaux-Rouges  :  il 
s'est  procuré  là  des  têtes  ayant  appartenu  à  des  hommes  au- 
dessus  du  niveau  tout  à  fait  vulgaire;  tandis  que,  pour  les 
noirs,  il  n'est  pas  probable  qu'il  ait  eu  à  sa  disposition  des  crâ- 
nes de  chefs  de  peuplades,  et,  pour  les  jaunes,  des  têtes  de 
mandarins.  C'est  ce  qui  m'explique  comment  il  a  pu  attribuer 
le  chiffre  100  à  un  indigène  américain,  tandis  que  le  Mongol 
le  plus  intelligent  qu'il  ait  examiné  ne  dépasse  pas  93,  et  se 
laisse  ainsi  primer  par  le  nègre  même ,  qui  atteint  94.  De  tels 
résultats  sont  tout  à  fait  incomplets,  fortuits  et  sans  valeur 
scientifique  et,  dans  de  telles  questions,  ou  ne  saurait  éviter 
avec  trop  de  soin  des  jugements  fondés  sur  l'examen  des  indivi- 


(1)  Ouvrage  cité,  p.  19. 


114  DE   l'inégalité 

dualités.  Je  serais  donc  porté  à  rejeter  tout  à  fait  la  seconde 
moitié  des  calculs  de  M.  Morton. 

Je  me  sens  également  disposé  à  contester  un  détail  des  au- 
tres. Ainsi,  dans  la  seconde  colonne,  entre  les  chiffres  87,  in- 
dicatif de  la  capacité  du  crâne  blanc,  83  du  jaune  et  78  du 
noir,  il  y  a  gradation  claire  et  évidente.  Mais  les  mesures  de 
8S,  8t  et  82,  données  pour  les  Mongols ,  les  Malais  et  les  Peaux- 
Rouges,  sont  des  moyennes  qui,  évidemment,  se  confondent, 
et  d'autant  mieux  que  M.  Carus  n'hésite  pas  à  comprendre  les 
Mongols  et  les  Malais  dans  ime  seule  et  même  race ,  c'est-à- 
dire,  à  réunir  les  chiffres  83  et  81.  Pourquoi,  dès  lors,  pren- 
dre 82  pour  caractéristique  d'une  race  distincte ,  et  créer  ainsi 
tout  à  fait  arbitrairement,  une  quatrième  grande  subdivision 
humaine? 

Cette  anomalie  soutient  d'ailleurs  la  partie  faible  du  système 
de  M.  Carus.  Le  savant  saxon  aime  à  supposer  que,  ainsi  que 
l'on  voit  notre  planète  passer  par  les  quatre  états  de  jour,  de 
nuit,  de  crépuscule  du  soir  et  de  crépuscule  du  matin,  de 
même,  il  faut  qu'il  y  ait  dans  l'espèce  humaine,  quatre  sub- 
divisions correspondantes  à  ces  variations  de  la  lumière.  Il 
aperçoit  Ifi  un  symbole  (1),  tentation  toujours  bien  dangereuse 
pour  un  esprit  raffiné.  M.  Carus  y  a  cédé,  comme  beaucoup 
de  ses  savants  compatriotes  l'eussent  fait  à  sa  place.  Les  peu- 
ples blancs  sont  les  peuples  du  jour;  les  noirs,  ceux  de  la  n  iit; 
les  jaunes,  ceux  du  matin  ou  du  crépuscule  d'orient;  les  rou- 
,ges,  ceux  du  soir  ou  du  crépuscule  d'occident.  On  devine  assez 
tous  les  rapprochements  ingénieux  qui  viennent  se  rattacher  à 
ce  tableau.  Ainsi,  les  nations  européennes ,  par  l'éclat  de  leurs 
sciences  et  la  netteté  de  leur  civilisation,  ont  les  rapports  les 
plus  évidents  avec  l'état  lumineux,  et,  tandis  que  les  noirs 
dorment  dans  les  ténèbres  de  l'ignorance ,  les  Chinois  vivent 
dans  un  demi-jour  qui  leur  donne  une  existence  sociale  incom- 
plète, cependant  puissante.  Pour  les  Peaux-Rouges ,  disparais- 
sant peu  à  peu  de  ce  monde ,  oii  trouver  une  plus  belle  image 
de  leur  sort  que  le  soleil  qui  se  couche  ! 

(1)  Carus,  ouvrage  cité,  p.  li. 


DES   BACES   HUMAINES.  115 

Malheureusement,  comparaison  n'est  pas  raison,  et,  pour 
s'être  abandonné  indûment  à  ce  courant  poétique,  M.  Carus  a 
gâté  quelque  peu  sa  belle  théorie.  Du  reste,  il  faut  avouer  en- 
core ici  ce  que  j'ai  dit  pour  toutes  les  autres  doctrines  ethno- 
logiques, celles  de  Camper,  de  Blumenbach,  d'Owen  :  M.  Carus 
ne  parvient  pas  à  systématiser  régulièrement  l'ensemble  des 
diversités  physiologiques  remarquées  dans  les  races  (l). 

Les  partisans  de  l'unité  ethnique  n'ont  pas  manqué  de  s'em- 
parer de  cette  impuissance,  et  de  prétendre  que,  du  moment 
où  les  observations  sur  la  conformation  de  la  tête  osseuse  sem- 
blent ne  pouvoir  être  classées  de  manière  à  formuler  un  sys- 
tème démonstratif  de  la  séparation  originelle  des  types ,  il  faut 
en  considérer  les  divergences,  non  plus  comme  de  grands 
traits  radicalement  distinctifs ,  mais  comme  les  simples  résul- 
tats de  causes  secondes  indépendantes ,  tout  à  fait  destituées 
du  caractère  spéciflque. 

C'est  chanter  victoire  un  peu  vite.  La  difficulté  de  trouver 
une  méthode  n'autorise  pas  toujours  à  conclure  à  l'impossibi- 
lité de  la  découvrir.  Les  unitaires  cependant  n'ont  pas  admis 
cette  réserve.  Pour  étayer  leur  opinion,  ils  ont  fait  remarquer 
que  certaines  tribus  appartenant  à  une  même  race ,  loin  de  pré- 
senter le  même  type  physique,  s'en  écartent,  au  contraire,  as- 
sez notablement.  Pour  exemple ,  sans  tenir  compte  de  la  quotité 
des  éléments  dans  chaque  mélange,  ils  ont  cité  les  différentes 
branches  de  la  famille  métisse  malayo-polynésienne ,  et  ils  ont 
ajouté  que,  si  des  groupes  dont  l'origine  est  commune  (2)  peu- 
vent cependant  revêtir  des  formes  crâniennes  et  faciales  tota- 
lement différentes ,  il  en  résulte  que  les  plus  grandes  diversités 

(1)  Il  en  est  de  légères  qui  sont  pourtant  fort  caractéristiques.  Je 
mettrais  de  ce  nombre  un  certain  renflement  des  chairs  aux  côtés  de 
la  lèvre  inférieure  qui  se  rencontre  ciiez  les  Allemands  et  les  Anglais. 
Je  retrouve  aussi  cet  indice  d'une  origine  germanique  dans  quelques 
figures  de  l'école  flamande,  dans  la  Madone  de  Rubens  du  musée  de 
Dresde,  dans  les  Satyres  el  Nymphes  de  la  même  collection,  dans  une 
Joueuse  de  luth  de  Miéris,  etc.  Aucune  métiiode  cranioscopique  n'est 
en  état  de  relever  de  tels  détails,  qui  ont  cependant  leur  valeur  dans 
nos  races  si  mélangées. 

(-2)  Prichard,  ouvrage  cité,  t.  II,  p.  3i>. 


f 


116  DE   L'iNliGALITE 

dans  ce  genre  ne  prouvent  pas  la  multiplicité  première  des  origi- 
nes ;  que ,  dès  lors ,  si  étranges  que  puissent  paraître,  à  des  yeux 
européens ,  les  types  nègres  ou  mongols ,  ce  n'est  pas  une  dé- 
monstration de  cette  multiplicité  d'origines,  et  que  les  causes 
de  la  séparation  des  familles  humaines  devant  être  cherchées 
moins  haut  et  moins  loin,  on  peut  considérer  les  déviations 
physiologiques  comme  les  simples  résultats  de  certaines  cau- 
ses locales  agissant  pendant  un  laps  de  temps  plus  ou  moins 
long  (I). 

Poursuivis  par  tant  d'objections  bonnes  et  mauvaises,  les 
partisans  de  la  multiplicité  des  races  ont  cherché  à  agrandir 
le  cercle  de  leurs  arguments  ;  et,  cessant  de  s'en  tenir  à  la  seule 
étude  des  crAnes,  ils  ont  passé  à  celle  de  l'individu  humain 
tout  entier.  Pour  montrer,  ce  qui  est  vrai,  que  les  différences 
n'existent  pas  uniquement  dans  l'aspect  de  la  face  et  dans  la 


(1)  Job  Ludolf,  dont  les  données  sur  celte  matière  étaient  nécessaire- 
ment fort  incomplètes  et  inférieures  à  celles  que  nous  possédons  au- 
jourd'hui, n'en  combat  pas  moins,  eu  termes  très  piquants,  et  avec  des 
raisons  sans  réplique  pour  ce  qui  concerne  les  nègres,  l'opinion  ac- 
ceptée par  M.  Pricliard.  Je  ne  résiste  i)as  au  plaisir  de  citer  :  «  De  nigre- 
tline  iEtiiiopum  hic  agere  noslri  non  est  instituti,  plerique  ardoribus 
solis  atquc  zonœ  torridaî  id  tribuant.  Verum  etiam  intra  solis  orbitam 
populi  dantur,  si  non  plane  aibi,  saltem  non  prorsus  nigri.  Multi  extra 
utrumque  tropicum  a  média  mundi  linea  longius  obsunt  quam  Persae 
aut  Syri,  veluti  promontorii  Bonx  Spei  habilantes,  et  tamen  isti  sunt 
nigerrimi.  Si  Africœ  tantum  et  Chami  posteris  id  inspectare  velis,  Ma- 
labares  et  Ceilonii  aliique  remotiores  Asiaj  populi  œque  nigri  exci- 
piendi  erunt.  Quod  si  causam  ad  cœli  soliquc  naluram  referas,  non 
iiomines  albi  in  illis  regionibus  renascentes  non  nigrescunt?  Aut  qui 
ad  occultas  qualitates  coufugiunt,  melius  fecerint  si  sese  nescire  fa- 
icantur.  —  Jobus  Ludolfus,  Commentarium  ad  Hisloriam  .li^thiopicam, 
iu-fol.,  Norimb.,  p.  5(i.  —J'ajouterai  encore  un  passagedeM.  Pickering; 
ce  passage  est  court  et  concluant.  Parlant  des  séjours  de  la  race  noire, 
le  voyageur  américain  s'exprime  ainsi  :  «  Excluding  the  northern  and 
«  soutliern  extrems  with  the  tableland  of  Abyssinia,  it  holds  ail  llie 
«  more  temperate;  and  fertiles  parts  of  the  Continent.  »  Ainsi ,  là  où  il 
se  trouve  moins  de  noirs  ])urs,  c'est  là  qu'il  fait  le  moins  chaud... 

Pickering,  The  Races  of  Man,  and  Iheir  geographical  distribution, 
dans  l'ouvrage  intitulé  :  United  States  exploring  Expédition  during 
the  years  1838,  1839, 1840, 18il  and  1842,  under  the  command  of  Charles 
Wilkes,  U.  S.  N.;  Philadelphia,  1848,  in-i°,  vol.  IX. 


DES  BACES  HUMAINES.  117 

construction  osseuse  des  têtes,  ils  ont  allégué  des  faits  non 
moins  graves ,  comme  la  forme  dii  bassin ,  la  proportion  rela- 
tive des  membres,  la  couleur  de  la  peau,  la  nature  du  système 
pileu!x. 

Camper  et  d'autres  anatomistes  avaient  reconnu,  depuis 
longtemps,  que  le  bassin  du  nègre  présentait  quelques  parti- 
cularités. Le  docteur  Vrolik,  étendant  plus  loin  ses  recherches, 
a  observé  que ,  pour  les  Européens ,  les  différences  entre  le 
bassin  de  l'homme  et  celui  de  la  femme  sont  beaucoup  moins 
marquées,  et  dans  la  race  nègre  il  voit,  chez  les  deux  sexes, 
un  caractère  très  saillant  d'animalité.  Le  savant  d'Amster- 
dam, partant  de  l'idée  que  la  conformation  du  bassin  influe 
nécessairement  sur  celle  du  fœtus ,  conclut  à  des  différences 
originelles  (1). 

M.  Weber  est  venu  attaquer  cette  théorie  ;  toutefois ,  avec 
peu  d'avantages.  Il  lui  a  fallu  reconnaître  que  certaines  formes 
de  bassin  se  rencontraient  plus  fréquemment  dans  une  race 
que  dans  une  autre,  et  tout  ce  qu'il  a  pu  faire,  c'est  de  mon- 
trer que  la  règle  n'est  pas  sans  exception ,  et  que  tels  sujets 
américains,  africains,  mongols,  présentent  des  formes  ordi- 
naires aux  Européens.  Ce  n'est  pas  là  prouver  beaucoup,  d'au- 
tant que  M.  Weber,  en  parlant  de  ces  exceptions,  ne  paraît 
pas  avoir  été  préoccupé  de  l'idée  que  leur  conformation  par- 
ticulière pouvait  n'être  que  le  résultat  d'un  mélange  de  sang. 

Pour  ce  qui  est  de  la  dimension  des  membres ,  les  adversai- 
res de  l'unité  de  l'espèce  prétendent  que  l'Européen  est  mieux 
proportionné.  On  leur  répond  que  la  maigreur  des  extrémités, 
chez  les  nations  qui  se  nourrissent  particulièrement  de  végé- 
taux ,  ou  dont  l'alimentation  est  imparfaite,  n'a  rien  qui  doive 
surprendre  ;  et  cette  réplique  est  bonne  assurément.  Mais  lors- 
qu'on objecte,  en  outre,  le  développement  extraordinaire  du 
buste  chez  les  Quichuas ,  les  critiques ,  décidés  à  ne  pas  le  re- 
connaître comme  caractère  spécifique,  réfutent  l'argument 
d'une  manière  moins  concluante  :  car  prétendre,  ainsi  qu'ils 
le  font,  que  cette  ampleur  de  la  poitrine  s'explique,  chez  les 

(1)  Pricliard,  Histoire  nalur.  de  l'homme,  t.  I,  p.  166. 


118  DE  l'inégalité 

montagnards  du  Pérou ,  par  l'élévation  de  la  chaîne  des  Andes, 
ce  n'est  pas  donner  une  raison  bien  sérieuse  (l).  Il  est  dans  le 
monde  nombre  de  populations  de  montagnes,  et  qui  sont  .cons- 
tituées tout  difféi-emment  que  les  Quichuas  (2). 

Viennent  ensuite  les  observations  sur  la  couleur  de  la  peau. 
Les  Unitaires  soutiennent  que  là  ne  peut  se  trouver  aucun  ca- 
ractère spécifique  :  d'abord,  parce  que  cette  coloration  tient  à 
des  circonstances  climatériques ,  et  n'est  pas  permanente,  as- 
sertion plus  que  hardie;  ensuite,  parce  que  la  couleur  se 
prête  à  l'établissement  de  gradations  infinies,  par  lesquelles 
on  passe  insensiblement  du  blanc  au  jaune,  du  jaune  au  noir, 
sans  pouvoir  découvrir  une  ligne  de  démarcation  suffisamment 
tranchée.  Ce  fait  prouve  simplement  l'existence  d'innombrables 
hybrides ,  observation  à  laquelle  les  Unitaires  ont  le  tort  fonda- 
mental d'être  constamment  inattentifs.  Sur  le  caractère  spéci- 
fique des  cheveux,  M.  Flourens  apporte  sa  grande  autorité  en 
faveur  de  l'unité  originelle  des  races. 

Après  avoir  passé  rapidement  en  revue  les  arguments  ia- 
consistants,  j'arrive  à  la  véritable  citadelle  scientifique  des 
Unitaires.  Ils  possèdent  un  argument  d'une  grande  force,  et 
je  l'ai  réservé  pour  le  dernier  :  je  veux  dire  la  facilité  avec  la- 
quelle les  différents  rameaux  de  l'espèce  humaine  produisent 
des  hybrides ,  et  la  fécondité  de  ces  mêmes  hybrides. 

Les  observations  des  naturalistes  semblent  avoir  démontré 
que,  dans  le  monde  animal  ou  végétal,  les  métis  ne  peuvent 
naître  que  d'espèces  assez  parentes,  et  que,  même  dans  ce 
cas,  leurs  produits  sont  condamnés  d'avance  à  la  stérilité.  On 
a  observé,  en  outre,  qu'entre  les  espèces  rapprochées ,  bien  que 
la  fécondation  soit  possible ,  l'accouplement  est  répugnant  et 
ne  s'obtient ,  en  général ,  que  par  la  ruse  ou  la  force  ;  ce  qui 
indiquerait  que ,  dans  l'état  libre ,  le  nombre  des  hybrides  est 
encore  plus  limité  que  l'intervention  de  l'homme  n'est  par- 
venue à  le  faire.  On  en  a  conclu  qu'il  fallait  mettre  au  nombre 

(1)  Prichard,  Histoire  naturelle  de  l'homme,  t.  II,  p.  180  et  passim. 

(2)  Ni  les  Suisses,  ni  les  Tyroliens,  ni  les  Highlanders  de  l'Ecosse,  ni 
les  Slaves  des  Balkans,  ni  les  tribus  de  l'Hymalaya  n'offrent  l'aspect 
monstrueux  des  Quichuas. 


DES   BACES   HUMA  INES.  119 

des  caractères  spécifiques  la  faculté  de  produire  des  individus 
féconds. 

Comme  rien  n'autorise  à  croire  que  l'espèce  humaine  soit 
exempte  de  cette  règle,  rien  non  plus,  jusqu'ici,  n'a  pu  ébran- 
ler la  force  de  l'objection  qui,  plus  que  toutes  les  autres,  tient 
en  échec  le  système  des  adversaires  de  l'unité.  On  affirme,  il 
est  vrai,  que,  dans  certaines  parties  de  l'Océanie,  les  femmes 
Indigènes ,  devenues  mères  de  métis  européens ,  ne  sont  plus 
aptes  à  être  fécondées  par  leurs  compatriotes.  En  admettant 
ce  renseignement  comme  exact,  il  serait  digne  de  servir  de 
pomtde  départ  à  des  investigations  plus  approfondies;  mais, 
quant  à  présent,  on  ne  saurait  encore  s'en  servir  pour  infirmer 
les  principes  admis  sur  la  génération  des  hybrides.  Il  m 
prouve  rien  contre  les  déductions  qu'on  en  tire. 


CHAPITRE  XI. 

Les  différences  ethniques  sont  permanentes. 

Les  Unitaires  affirment  que  la  séparation  des  races  est  ap- 
parente ,  et  due  uniquement  à  des  circonstances  locales  telles 
que  celles  dont  nous  éprouvons  aujourd'hui  l'influence ,  ou  à 
des  déviations  accidentelles  de  conformation  dans  l'auteur 
d'une  branche.  Toute  l'humanité  est,  pour  eux,  accessible  aux 
mêmes  perfectionnements;  partout  le  type  originel  commun, 
nlus  ou  moins  voilé,  persiste  avec  une  égale  force,  et  le  nègre, 
le  sauvage  américain,  le  Tongonse  du  nord  de  la  Sibérie  peu- 
vent et  doivent,  sous  l'empire  d'une  éducation  similaire,  par- 
venir à  rivaliser  avec  l'Eiu-opéen  pour  la  beauté  des  formes. 
Cette  théorie  est  inadmissible. 

On  a  vu  plus  haut  quel  était  le  plus  solide  rempart  scienti- 
fique des  Unitaires  :  c'est  la  fécondité  des  croisements  hu- 
mains. Cette  observation,  qui  paraît  présenter  jusqu'ici  à  la 
réfutation  de  grandes  difficultés,  ne  sera  peut-être  pas  toujours 


120  DE   l'iNEGALITK 

aussi  invincible,  et  elle  ne  suffirait  pas  à  m'arrêter  si  je  ne  la 
voyais  appuyée  par  un  autre  argument,  d'une  nature  bien  dif- 
férente, qui,  je  l'avoue,  me  touche  davantage  :  on  dit  que  la 
Genèse  n'admet  pas,  pour  notre  espèce,  plusieurs  origines. 

Si  le  texte  est  positif,  péremptoire,  clair,  incontestable,  il 
faut  baisser  la  tête  :  les  plus  grands  doutes  doivent  céder,  la 
raison  n'a  qu'à  se  déclarer  imparfaite  et  vaincue,  l'origine  de 
l'humanité  est  une ,  et  tout  ce  qui  semble  démontrer  le  con- 
traire n'est  qu'une  apparence  à  laquelle  on  ne  doit  pas  s'ar- 
rêter. Car  mieux  vaut  laisser  l'obscurité  s'épaissir  sur  un  point 
d'érudition  que  de  se  hasarder  contre  une  autorité  pareille. 
Mais  si  la  Bible  n'est  pas  explicite?  Si  les  livres  saints,  con- 
sacrés à  tout  autre  chose  qu'à  l'éclaircissement  de  questions 
ethniques,  ont  été  mal  compris,  et  que,  sans  leur  faire  vio- 
lence ,  on  puisse  en  extraire  un  autre  sens ,  alors  je  n'hésiterai 
pas  à  passer  outre. 

Qu'Adam  soit  l'auteur  de  notre  espèce  blanche ,  il  faut  l'ad- 
mettre certainement.  Il  est  bien  clair  que  les  Ecritures  veu- 
lent qu'on  l'entende  ainsi ,  puisque  de  lui  descendent  des  gé- 
nérations qui  incontestablement  ont  été  blanches.  Ceci  posé, 
rien  ne  prouve  que ,  dans  la  pensée  des  premiers  rédacteurs 
des  généalogies  adamites,  les  créatures  qui  n'appartenaient  pas 
à  la  race  blanche  aient  passé  pour  faire  partie  de  l'espèce.  Il 
n'est  pas  dit  un  mot  des  nations  jaunes,  et  ce  n'est  que  par 
une  interprétation  dont  je  réussirai ,  je  pense ,  dans  le  livre 
suivant,  à  fdire ressortir  le  caractère  arbitraire,  que  l'on  attri- 
bue au  patriarche  Cham  la  couleur  noire.  Sans  doute,  les  tra- 
ducteurs, les  commentateurs,  en  affirmant  qu'Adam  a  été 
l'auteur  de  tout  ce  qui  porte  le  nom  d'homme ,  ont  fait  entrer 
dans  les  familles  de  ses  fils  l'ensemble  des  peuples  venus  de- 
puis. Suivant  eux ,  les  Japhétides  sont  la  souche  des  nations 
européennes,  les  Sémites  occupent  l'Asie  antérieure,  les  Cha- 
mites ,  dont  on  fait ,  sans  bonnes  raisons ,  je  le  répète ,  une 
race  originairement  mélanienne,  occupent  les  régions  afri- 
caines. Voilà  pour  une  partie  du  globe  :  c'est  à  merveille  ;  et 
la  population  du  reste  du  monde ,  qu'en  fait-on  ?  Elle  demeure 
ea  dehors  de  cette  classification. 


DES  BACES  HUMAINES.  121 

Je  n'insiste  pas,  en  ce  moment,  sur  cette  idée.  Je  ne  veux  pas 
entrer  en  lutte  apparente,  même  avec  de  simples  interpréta- 
tions, du  moment  qu'elles  sont  accréditées.  Je  me  contente 
d'indiquer  qu'on  pourrait,  peut-être,  sans  sortir  des  limites 
imposées  par  l'Église,  en  contester  la  valeur;  puis  je  me  ra- 
bats à  chercher  si,  en  admettant,  telle  quelle,  la  partie  fon- 
damentale de  l'opinion  des  Unitaires,  il  n'y  aurait  pas  encore 
moyen  d'expliquer  les  faits  autrement  qu'ils  ne  font,  et  d'exa- 
miner si  les  différences  physiques  et  morales  les  plus  essen- 
tielles ne  peuvent  pas  exister  entre  les  races  humaines  et  avoir 
toutes  leurs  conséquences ,  indépendamment  de  l'unité  ou  de 
la  multiplicité  d'origine  première  ? 

On  admet  l'identité  ethnique  pour  toutes  les  variétés  cam- 
nes  (1)  ;  qui  donc,  cependant,  ira  entreprendre  la  thèse  difficile 
de  constater  chez  tous  ces  animaux,  sans  distinction  de  genres, 
les  mêmes  formes,  les  mêmes  tendances,  les  mêmes  habitudes, 
les  mêmes  qualités  ?  Il  en  est  de  même  pour  d'autres  espèces 
telles  que  les  chevaux ,  la  race  bovine ,  les  ours ,  etc.  Partout 
identité  quant  à  l'origine ,  diversité  pour  tout  le  reste ,  et  di- 
versité si  profondément  établie  qu'elle  ne  peut  se  perdre  que 
par  les  croisements ,  et  même  alors  les  types  ne  reviennent  pas 
à  une  identité  réelle  de  caractère.  Tandis  que,  tant  que  la 
pureté  de  race  se  maintient ,  les  traits  spéciaux  restent  perma- 
nents et  se  reproduisent,  de  génération  en  génération,  sans 
offrir  de  déviations  sensibles. 

Ce  fait,  qui  est  incontestable,  a  conduit  à  se  demander  si, 
dans  les  espèces  animales  soumises  à  la  domesticité  et  en  ayant 
<;ontracté  les  habitudes ,  on  pouvait  reconnaître  les  formes  et 
les  instmcts  de  la  souche  primitive.  La  question  paraît  devoir 
■demeurer  insoluble.  Il  est  impossible  de  déterminer  quelles 
élevaient  être  les  formes  et  le  naturel  de  l'individu  primitif,  et 
de  combien  s'en  éloignent  ou  s'en  rapprochent  les  déviations 
placées  aujourd'hui  sous  nos  yeux.  Un  très  grand  nombre  de 
végétaux  offrent  le  même  problème.  L'homme  surtout,  la 
créature  la  plus  intéressante  à  connaître  dans  ses  origines, 
semble  se  refuser  à  tout  déchiffrement,  sous  ce  rapport. 

(1)  M.  Frédéric  Cuvier,  entre  autres,  Annales  du  Muséum,  t.  XI,  p.  -ij8. 


122  DE   L'l?f ÉGALITÉ 

Les  différentes  races  n'ont  pas  douté  que  l'auteur  antique 
de  l'espèce  n'eût  précisément  leurs  caractères.  Sur  ce  point , 
sur  celui-là  seul,  leurs  traditions  sont  unanimes.  Les  blancs  se 
sont  fait  un  Adam  et  une  Eve  que  Blumenbach  aurait  déclarés 
caucasiques  ;  et  un  livre ,  frivole  en  apparence  ,  mais  rempli 
d'observations  justes  et  de  faits  exacts,  les  Mille  et  une  Nuits, 
raconte  que  certains  nègres  donnent  pour  noirs  Adam  et  sa 
femme;  que,  ces  auteurs  de  l'humanité  ayant  été  créés  à 
l'image  de  Dieu ,  Dieu  est  noir  aussi ,  et  les  anges  de  même , 
et  que  le  prophète  de  Dieu  était  naturellement  trop  favorisé 
pour  montrer  une  peau  blanche  à  ses  disciples. 

Malheureusement,  la  science  moderne  n'a  pu  rien  faire  pour 
simplifier  le  dédale  de  ces  opinions.  Aucune  hypothèse  vrai- 
semblable n'a  réussi  à  éclairer  cette  obscurité,  et,  en  toute 
vraisemblance,  les  races  humaines  diffèrent  autant  de  leur 
générateur  commun ,  si  en  effet  elles  en  ont  eu  un ,  qu'elles  le 
font  entre  elles.  Reste  à  expliquer,  sur  le  terrain  modeste  et 
étroit  où  je  me  confine ,  en  admettant  l'opinion  des  Unitaires, 
cette  déviation  du  type  primitif. 

Les  causes  en  sont  fort  difficiles  à  démêler.  L'opinion  des 
Unitaires  l'attribue,  je  l'ai  dit,  à  l'influence  du  climat,  de  la 
position  topographique  et  des  habitudes.  Il  est  impossible  de 
se  ranger  à  un  pareil  avis  (1),  attendu  que  les  modifications. 


(1)  Les  unitaires  se  servent  constamment,  pour  appuyer  cette  thèse, 
de  la  comparaison  de  l'iiommeavec  les  animaux.  Je  viens  de  me  piéter 
à  ce  mode  de  raisonnement.  Cependant,  je  n'en  voudrais  pas  abuser, 
et  je  ne  le  saurais  faire,  en  conscience,  lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  les 
modifications  des  espèces  au  moyen  de  l'influence  des  climats;  car,  sur 
ce  point,  la  différence  entre  les  animaux  et  l'homme  est  radicale,  et  on 
pourrait  dire  spécifique.  Il  y  a  une  géographie  des  animaux,  comme 
unegéographie  des  plantes;  il  n'y  a  pasde  géographie  des  hommes.  Il  est 
telle  latitude  où  tels  végétaux,  tels  quadrupèdes, tels  reptiles,  tels  pois- 
sons, tels  mollusques  peuvent  vivre  ;  et  l'homme,  de  toutes  les  variétés, 
existe  également  partout.  C'est  là  plus  qu'il  n'en  faut  pour  expliquer 
une  immense  diversité  d'organisation.  Je  conçois,  sans  nulle  difficulté, 
que  les  espèces  qui  ne  peuvent  franchir  tel  degré  du  méridien  ou  telle 
élévation  du  relief  de  la  terre  sans  mourir,  subissent  avec  soumission 
l'influence  des  climats  et  en  ressentent  rapidement  les  effets  dans  leurs 
formes  et  leursinslincts;  mais  c'est  précisément  parce  que  l'homme 


DES  fiACES   HUMAINES.  123 

dans  la  constitution  des  races ,  depuis  le  commencement  des 
temps  historiques,  sous  l'empire  des  circonstances  ici  indi- 
quées, ne  paraissent  pas  avoir  eu  l'importance  qu'il  faudrait 
leur  prêter  pour  expliquer  suffisamment  tant  et  de  si  pro- 
fondes dissemblances.  On  va  le  comprendre  à  l'instant. 

Je  suppose  que  deux  tribus,  pareilles  encore  au  type  primi- 
tif, se  trouvent  habiter,  l'une  une  contrée  alpestre,  située 
dans  l'intérieur  d'uu  continent,  l'autre  une  île  de  la  région 
maritime.  La  condition  de  l'air  ambiant  sera  toute  différente 
pour  les  deux  populations ,  la  nourriture  le  sera  de  même.  Si, 
de  plus,  j'attribue  des  moyens  d'alimentation  abondants  à 
l'une,  précaires  à  l'autre;  qu'en  outre,  je  place  la  première 
sous  l'action  d'un  climat  froid,  la  seconde  sous  celle  d'un  soleil 
tropical ,  il  est  bien  certain  que  j'aurai  accumulé  les  contrastes 
ktcaux  les  plus  essentiels.  Le  cours  du  temps  venant  ajouter 
ce  qu'on  lui  suppose  de  forces  à  l'activité  naturelle  des  agents 
pliysiques ,  peu  à  peu  les  deux  groupes  finiront  certainement 
par  revêtir  quelques  caractères  propres  qui  aideront  à  les  dis- 
tinguer. Mais,  fût-ce  au  bout  d'une  série  de  siècles,  rien  d'es- 
sentiel, rien  d'organique  n'aura  changé  dans  leur  conforma- 
tion ;  et  la  preuve,  c'est  qu'on  rencontre  des  populations  séparées 
par  le  monde  entier,  placées  dans  des  conditions  de  climat  et 
d'existence  très  disparates ,  dont  les  types  offrent  cependant  la 
ressemblance  la  plus  parfaite.  Tous  les  ethnologistes  en  con- 
viennent. On  a  même  voulu  que  les  Hottentots  fussent  une  co- 
lonie chinoise ,  tant  ils  ressemblent  aux  habitants  du  Céleste 
Empire,  supposition  d'ailleurs  inacceptable  (1).  On  découvre, 
de  même,  une  grande  similitude  entre  le  portrait  qui  nous  est 
resté  des  anciens  Étrusques  et  le  type  des  Araucans  de  l'A- 

échappe  complètement  à  cet  esclavage,  que  je  refuse  de  comparer  per- 
pétuellement sa  position,  vis-à-vis  des  forces  de  la  nature,  à  celle  des 
animaux. 

(1)  C'est  Barrow  qui  a  émis  cotte  idée,  se  fondant  sur  quelques  res- 
semblances dans  les  formes  de  la  tête  et  sur  la  carnation,  en  effet  jau- 
nâtre, des  indigènes  du  cap  de  Bonne-Espérance.  Un  voyageur  dont  le 
nom  m'échappe  a  même  corroboré  cette  opinion  de  la  remarque  que 
les  Hottentots  portent,  en  général,  une  coiffure  qui  ressemble  au  cha- 
peau conique  des  Chinois. 


124  DE    L  INEGALITE 

mérique  méridionale.  La  figure,  les  formes  corporelles  des 
Chérokees  semblent  se  confondre  tout  à  fait  avec  celles  de 
plusieurs  populations  italiennes,  telles  que  les  Calabrais.  La 
physionomie  accusée  des  habitants  de  l'Auvergne,  surtout  chez 
les  femmes ,  est  bien  plus  éloignée  du  caractère  commun  des 
nations  européennes  que  celui  de  plusieurs  tribus  indiennes  de 
l'Amérique  du  Nord.  Ainsi ,  du  moment  que ,  sous  des  climats 
éloignés  et  différents ,  et  dans  des  conditions  de  vie  si  pou  pa- 
reilles, la  nature  peut  produire  des  types  qui  se  ressemblent, 
il  est  bien  clair  que  ce  ne  sont  pas  les  agents  extérieurs  au- 
jourd'hui agissants  qui  imposent  aux  types  humains  leurs  ca- 
ractères. 

Néanmoins ,  on  ne  saurait  méconnaître  que  les  circonstances 
locales  peuvent  au  moins  favoriser  l'intensité  plus  ou  moins 
grande  de  certaines  nuances  de  carnation,  la  tendance  à  l'obé- 
sité, le  développement  relatif  des  muscles  de  la  poitrine,  l'al- 
longement des  membres  inférieurs  ou  des  bras ,  la  mesure  de 
la  force  physique.  Mais,  encore  une  fois,  il  n'y  a  rien  là  4'es- 
sentiel,  et  à  juger  d'après  les  très  faibles  modifications  que  ces 
causes,  lorsqu'elles  changent  de  nature,  apportent  dans  la  con- 
formation des  individus,  il  n'y  a  pas  à  croire  non  plus,  et  c'est 
encore  une  preuve  qui  a  du  poids ,  qu'elles  aient  exercé  jamais 
beaucoup  d'action. 

Si  nous  ne  savons  pas  quelles  révolutions  ont  pu  survenir 
dans  l'organisation  physique  des  peuples  jusqu'à  l'aurore  des 
temps  historiques,  nous  pouvons  du  moins  remarquer  que  cette 
période  ne  comprend  environ  que  la  moitié  de  l'âge  attribué  à 
notre  espèce  ;  et  si  donc ,  pendant  trois  ou  quatre  mille  ans , 
l'obscurité  est  impénétrable,  il  nous  reste  trois  mille  autres 
années ,  jusqu'au  début  desquelles  nous  pouvons  remonter 
pour  quelques  nations,  et  tout  prouve  que  les  races  alors 
connues ,  et  restées ,  depuis  ce  temps ,  dans  un  état  de  pureté  re- 
lative, n'ont  pas  notablement  changé  d'aspect,  bien  que  quel- 
ques-unes aient  cessé  d'habiter  les  mêmes  lieux,  d'être  soumi- 
ses, par  conséquent,  aux  mêmes  causes  extérieures.  Je  citerai 
les  Arabes.  Comme  les  monuments  égyptiens  nous  les  repré- 
sentent, ainsi  les  trouvons-nous  encore,  non  seulement  dans 


DES  BACES   HUMAINES.  125 

les  déserts  arides  de  leur  pays,  mais  dans  les  contrées  fertiles, 
souvent  humides,  du  3Ialabar  et  de  la  côte  de  Cororaandel, 
dans  les  îles  de  la  mer  des  Indes,  sur  plusieurs  points  de  la 
côte  septentrionale  de  l'Afrique,  où  ils  sont,  à  la  vérité,  plus 
mélangés  que  partout  ailleurs;  et  leur  trace  se  rencontre  en- 
core dans  quelques  parties  du  Roussillon,  du  Languedoc  et  de 
la  plage  espagnole,  bien  que  deux  siècles,  à  peu  près,  se  soient 
écoulés  depuis  leur  invasion.  La  seule  influence  des  milieux , 
si  elle  avait  la  puissance ,  comme  on  le  suppose ,  de  faire  et  de 
défaire  les  démarcations  organiques,  n'aurait  pas  laissé  subsis- 
ter une  telle  longévité  de  types.  En  changeant  de  lieux ,  les 
descendants  de  la  souche  ismaélite  auraient  également  changé 
de  conformation. 

Après  les  Arabes,  je  citerai  les  Juifs,  plus  remarquables  en- 
core en  cette  affaire,  parce  qu'ils  ont  émigré  dans  des  climats 
extrêmement  différents,  de  toute  façon,  de  celui  de  la  Pales- 
tine, et  qu'ils  n'ont  pas  conservé  davantage  leur  ancien  genre 
de  vie.  Leur  type  est  pourtant  resté  semblable  à  lui-même, 
n'offrant  que  des  altérations  tout  à  fait  insignifiantes,  et  qui 
n'ont  suffi,  sous  aucune  latitude,  dans  aucune  condition  de 
pays,  à  altérer  le  caractère  général  de  la  race.  Tels  on  voit  les 
belliqueux  Réchabites  des  déserts  arabes ,  tels  nous  apparais- 
sent aussi  les  pacifiques  Israélites  portugais,  français,  allemands 
et  polonais.  J'ai  eu  occasion  d'examiner  un  homme  appartenant 
à  cette  dernière  catégorie.  La  coupe  de  son  visage  trahissait 
parfaitement  son  origine.  Ses  yeux  surtout  étaient  inoubliables. 
Cet  habitant  du  Nord,  dont  les  ancêtres  directs  vivaient,  de- 
puis plusieurs  générations,  dans  la  neige,  semblait  avoir  été 
bruni,  de  la  veille,  par  les  rayons  du  soleil  syrien.  Ainsi,  force 
est  d'admettre  que  le  visage  du  Sémite  a  conservé ,  dans  ses 
traits  principaux  et  vraiment  caractéristiciues ,  l'aspect  qu'on 
lui  voit  sur  les  peintures  égyptiennes  exécutées  il  y  a  trois  ou 
quatre  mille  ans  et  plus;  et  cet  aspect  se  retrouve  dans  les  cir- 
constances climatériques  les  plus  multiples,  les  mieux  tran- 
chées, également  frappant,  également  reconnaissable.  L'iden- 
tité des  descendants  avec  les  ancêtres  ne  s'arrête  pas  aux  traits 
du  visage  :  elle  persiste,  de  même,  dans  la  conformation  des 


t 


126  DE  l'inégalité 

membres  et  dans  la  nature  du  tempérament.  Les  Juifs  alle- 
mands sont ,  en  général ,  plus  petits ,  et  présentent  une  struc- 
ture plus  grêle  que  les  hommes  de  race  européenne ,  parmi 
lesquels  ils  vivent  depuis  des  siècles.  En  outre ,  l'âge  de  la  nu- 
bilité  est,  pour  eux,  beaucoup  plus  précoce  que  pour  leurs 
compatriotes  d'une  autre  race  (1). 

Voilà,  du  reste,  une  assertion  diamétralement  opposée  au 
sentiment  de  M.  Prichard.  Ce  physiologiste,  dans  son  zèle  à 
prouver  l'unité  de  l'espèce,  cherche  à  démontrer  que  l'époque 
de  la  puberté,  dans  les  deux  sexes,  est  la  même  partout  et  pour 
toutes  les  races  (2).  Les  raisons  qu'il  met  en  avant  sont  tirées 
de  l'Ancien  Testament  pour  les  Juifs,  et,  pour  les  Arabes,  de 
la  loi  religieuse  du  Coran  par  laquelle  l'âge  du  mariage  des 
femmes  est  fixé  à  15  ans  et  même  à  18,  dans  l'opinion  d'Abou- 
Hanifah. 

Ces  deux  arguments  paraissent  fort  discutables.  D'abord, 
les  témoignages  bibliques  ne  sont  guère  recevables  en  cette 
matière,  puisqu'ils  émettent  souvent  des  faits  en  dehors  de  la 
marche  habituelle  des  choses,  et  que,  pour  en  citer  un,  l'en- 
fantement de  Sarah,  arrivé  dans  son  extrême  vieillesse,  et 
quand  Abraham  lui-même  comptait  100  ans,  est  un  événement 
sur  lequel  ne  peut  s'appuyer  un  raisonnement  ordinaire  (3). 
Passant  à  l'opinion  et  aux  prescriptions  de  la  loi  musulmane , 
je  remarque  que  le  Coran  n'a  pas  eu  uniquement  l'intention  de 
constater  l'aptitude  physique  avant  d'autoriser  le  mariage  :  il 
a  voulu  aussi  que  la  femme  fût  assez  avancée  d'intelligence  et 
d'éducation  pour  être  en  état  de  comprendre  les  devoirs  d'un 
état  si  sérieux.  La  preuve  en  est  que  le  Prophète  met  beaucoup 
de  soin  à  ordonner,  à  l'égard  des  jeunes  filles,  la  continuation 
de  l'enseignement  religieux  jusqu'à  l'époque  des  noces.  A  un 
tel  point  de  vue,  il  était  tout  simple  que  ce  moment  fût  retardé 
autant  que  possible,  et  que  le  législateur  trouvât  très  important 
de  développer  la  raison  avant  de  se  montrer  aussi  hâtif,  dans 


(i)  Mûller,  Handbuch  der  Physiologie  des  Menschen,  t.  Il,  p.  639. 

(2)  Prichard,  Histoire  nattirelle  de  l'homme,  t.  Il,  p.  249,  et  passim. 

(3)  Gen.,  XXI,  5. 


DES  BÀCES   HUMAINES.  127 

ses  autorisations,  que  la  nature  l'était  dans  les  siennes.  Ce  n'est 
pas  tout.  Contre  les  graves  témoignages  qu'invoque  M.  Pri- 
cliard,  il  en  est  d'autres  plus  concluants,  quoique  plus  légers, 
et  qui  tranchent  la  question  en  faveur  de  mon  opinion. 

Les  poètes,  attachés  seulement,  dans  leurs  récits  d'amour,  à 
montrer  leurs  héroïnes  à  la  fleur  de  leur  beauté,  sans  se  sou- 
cier du  développement  moral,  les  poètes  orientaux  ont  toujours 
£ait  leurs  amantes  bien  plus  jeunes  que  l'âge  indiqué  par  le 
Coran.  Zélika,  Leïla  n'ont  certes  pas  quatorze  ans.  Dans  l'Inde, 
la  différence  est  plus  marquée  encore.  Sakontala  serait  en  Eu- 
rope une  toute  jeune  fille,  une  enfant.  Le  bel  âge  de  l'amour 
pour  une  femme  de  ce  pays-là,  c'est  de  neuf  à  douze  ans. 
Voilà  donc  une  opinion  très  générale,  bien  établie,  bien  admise 
dans  les  races  indiennes,  persanes  et  arabes,  que  le  printemps 
de  la  vie,  chez  les  femmes,  éclôt  à  une  époque  un  peu  précoce 
pour  nous.  Longtemps  nos  écrivains  ont  pris  l'avis,  en  cette 
matière,  des  anciens  modèles  de  Rome.  Ceux-ci,  d'accord  avec 
leurs  instituteurs  de  la  Grèce,  acceptaient  quinze  ans  pour  le 
bal  âge.  Depuis  que  les  idées  du  Nord  (1)  ont  influé  sur  notre 
littérature,  nous  n'avons  plus  vu  dans  les  romans  que  des  ado- 
lescentes de  dix-huit  ans,  et  même  au  delà. 

Si,  maintenant,  on  retourne  à  des  arguments  moins  gais,  on 
ne  les  trouvera  pas  en  moindre  abondance.  Outre  ce  qui  a  déjà 
été  dit,  plus  haut,  sur  les  Juifs  allemands,  on  pourra  relever 
que,  dans  plusieurs  parties  de  la  Suisse,  le  développement  physi- 
que de  la  population  est  tellement  tardif,  que,  pour  les  hom- 
mes, il  n'est  pas  toujours  achevé  à  la  vingtième  année.  Une 
autre  série  d'observations,  très  facile  à  aborder,  serait  offerte 

(1)  II  faut  faire  exception  pour  Sliakspeare,  composant  sur  des  cane- 
vas italiens.  Ainsi,  dans  Roméo  et  Juliette,  voici  comment  parle  Capulet  : 

My  child  is  yet  a  slranger  in  tJie  world, 
She  hath  nol  seen  Ihe  change  of  fourteen  years, 
Lel  two  more  summers  wither  in  their  pride, 
Ere  we  may  think  lier  ripe  to  be  a  bride. 

Ce  à  quoi  Paris  répond  : 

Younger  than  she  are  happy  mothers  made. 


128  DE  l'inégalite; 

parles  bohémiens  ou  zingaris  (1),  Les  individus  de  cette  race 
présentent  exactement  la  même  précocité  physique  que  les  Hin- 
dous, leurs  parents  ;  et  sous  les  cieux  les  plus  âpres,  en  Russie, 
^n  Moldavie,  on  les  voit  conserver,  avec  leurs  notions  et  leurs 
habitudes  anciennes,  l'aspect,  la  forme  des  visages  et  les  pro- 
portions corporelles  des  parias.  Je  ne  prétends  cependant  pas 
combattre  M.  Prichard  sur  tous  les  points.  Il  est  une  de  ses 
Dbservations  que  j'adopte  avec  empressement  :  c'est  que  «  la 
X  différence  du  climat  n'a  que  peu  ou  point  d'effet  pour  pro- 
X  duire  des  diversités  importantes  dans  les  époques  des  chan- 
«  gements  physiques  auxquels  la  constitution  humaine  est 
a  assujettie  (2).  »  Cette  remarque  est  très  fondée,  et  je  ne 
chercherais  pas  à  l'inflrmer,  me  bornant  à  ajouter  seulement 
qu'elle  semble  contredire  un  peu  les  principes  défendus  par  le 
savant  physiologiste  et  antiquaire  américain. 

On  n'aura  pas  manqué  de  s'apercevoir  que  la  question  de 
permanence  dans  les  types  est,  ici,  la  clef  de  la  discussion.  S'il 
est  démontré  ([ue  les  races  humaines  sont,  chacune,  enfermées 
dans  une  sorte  d'individualité  d'où  rien  ne  les  peut  faire  sor- 
tir que  le  mélange,  alors  la  doctrine  des  Unitaires  se  trouve 
bien  pressée  et  ne  peut  se  soustraire  à  reconnaître  que,  du 
moment  où  les  types  sont  si  complètement  héréditaires,  si  cons- 
tants, si  permanents,  en  un  mot,  malgré  les  climats  et  le 
temps,  l'humanité  n'est  pas  moins  complètement  et  iuébranla- 


(1)  D'après  M.  Krapff,  missionnaire  protestant  dans  l'Afrique  orientale, 
les  Wanikas  se  marient  à  douze  ans  avec  des  filles  du  même  âge.  (Zei- 
Ischrift  der  deutschen  morgenlœndischen  Gesellschaft ,  t.  m,  p.  317.) 
Au  Paraguay,  les  jésuites  avaient  établi  la  coutume,  qui  s'est  conservée, 
de  marier  leurs  néophytes,  à  10  ans  les  filles,  à  13  les  garçons.  On  voit, 
dans  ce  pays,  des  veuves  et  des  veufs  de  11  et  12  ans.  (A.  d'Orbiguy, 
l'Homme  américain,  t.  I,  p.  40.)  —  Dans  le  Brésil  méridional,  les  fem- 
mes se  marient  vers  10  à  11  ans.  La  menstruation  paraît  de  très  bonne 
heure  et  passe  de  même.  (Martius  et  Spix,  Reise  in  Brasilien,  t.  I, 
p.  382.)  On  pourrait  multiplier  ces  citations  à  l'infini;  je  n'en  ajouterai 
qu'une  :  c'est  que,  dans  le  roman  d'Yo-Kiao-li,  l'héroïne  chinoise  a  16 
ans,  et  que  son  père  est  désolé  qu'à  un  tel  âge,  elle  ne  soit  pas  encore 
mariée. 

(2)  Prichard,  ouvrage  cité,  t.  II,  p.  253. 


DES  HACES  HUMAINES.  129 

blement  partagée,  que  si  les  distinctions  spéciBques  prenaient 
leur  source  dans  une  diversité  primitive  d'origine. 

Cette  assertion,  si  importante,  nous  est  devenue  facile  à  sou- 
tenir désormais.  On  l'a  vue  appuyée  par  le  témoignage  des 
sculptures  égyptiennes,  au  sujet  des  Arabes,  et  par  l'observa- 
tion des  Juifs  et  des  Zingaris.  Ce  serait  se  priver,  sans  nul 
motif,  d'un  précieux  secours  que  de  ne  pas  rappeler,  en  même 
temps,  que  les  peintures  des  temples  et  des  hypogées  de  la 
vallée  du  Nil  attestent  également  la  permanence  du  type  nègre 
à  chevelure  crépue,  à  tête  prognathe,  à  grosses  lèvres,  et  que 
la  récente  découverte  des  bas-reliefs  de  Khorsabad  (1),  venant 
confirmer  ce  que  proclamaient  déjà  les  monuments  figurés  de 
Persépolis,  établit,  à  son  tour,  d'une  manière  incontestable, 
l'identité  physiologique  des  populations  assyriennes  avec  telles 
nations  qui  occupent  aujourd'hui  le  même  territoire. 

Si  l'on  possédait,  sur  un  plus  grand  nombre  de  races  encore 
vivantes,  des  documents  semblables,  les  résultats  demeureraient 
les  mêmes.  La  permanence  des  types  n'en  serait  que  plus  dé- 
montrée. Il  suffit  cepefndant  d'avoir  établi  le  fait  pour  tous  les 
cas  où  l'étude  en  est  possible.  C'est  maintenant  aux  adversaires 
à  proposer  leurs  objections. 

Les  ressources  leur  manquent,  et  dans  la  défense  qu'ils  es- 
sayent, ils  se  démentent  eux-mêmes,  dès  le  premier  mot,  ou 
se  mettent  en  contradiction  avec  les  réalités  les  plus  palpables. 
Ainsi,  ils  allèguent  que  les  .Tuifs  ont  changé  de  type  suivant  les 
climats,  et  les  faits  démontrent  le  contraire.  Leur  raison,  c'est 
qu'il  y  a  en  Allemagne  beaucoup  d'Israélites  blonds  avec  des 
yeux  bleus.  Pour  que  cette  allégation  ait  de  la  valeur,  au  point 
de  vue  où  se  placent  les  Unitaires,  il  faut  que  le  climat  soit 
reconnu  comme  étant  la  cause  unique  ou  du  moins  principale 
de  ce  phénomène,  et  précisément  les  savants  de  cette  école 
assurent,  d'autre  part,  que  la  couleur  de  la  peau,  des  yeux  et 
des  cheveux  ne  dépend,  en  aucune  façon,  de  la  situation  géo- 
graphique, ni  des  influences  du  froid  ou  du  chaud  (2).  Ils  trou- 

(i)  Botta,  Monuments  de  Ninive;  Paris,  1830. 

(2)  Edinl)urgh  Review,  Ethnology  or  the  Science  of  Races,  October 
iS'tS,  p.  Wt  et  passim  :  «  Tlicie  is  probably  no  évidence  of  original 


130  DE   l'inégalité 

vent  et  signalent,  avec  raison,  des  yeux  bleus  et  des  cheveux 
blonds  chez  les  Cinghalais  (1)  ;  ils  y  observent  ni^me  nue  grande 
variété  de  teint  passant  du  brun  clair  au  noir.  D'autre  part 
encore,  ils  avouent  que  les  Samoyèdes  et  les  Tongouses,  bien 
que  vivant  sur  les  bords  de  la  mer  Glaciale,  sont  extrêmement 
basanés  (2).  Le  climat  n'est  donc  pour  rien  dans  la  carnation 
fixe,  non  plus  que  dans  la  couleur  des  cheveux  et  des  yeux.  Il 
faut  dès  lors  laisser  ces  marques  ou  comme  indilTérentes  en 
elles-mêmes,  ou  comme  annexées  à  la  race,  et  puisqu'on  sait 
d'une  manière  très  précise  que  les  cheveux  rouges  ne  sont  pas 
rares  en  Orient  et  ne  l'ont  jamais  été,  personne,  non  plus,  ne 
peut  être  surpris  d'en  voir  aujourd'hui  à  des  Juifs  allemands. 
Il  n'y  a  là  de  quoi  rien  établir,  ni  la  permanence  des  types  ni 
le  contraire. 

Les  Unitaires  ne  sont  pas  plus  heureux  lorsqu'ils  appellent 
à  leur  aide  les  preuves  historiques.  Ils  n'en  fournissent  que 
deux  :  l'une  s'applique  aux  Turcs,  l'autre  aux  Madjars.  Pour 
les  premiers,  l'origine  asiatique  est  considérée  comme  hors 
de  question.  On  croit  pouvoir  en  dire  autant  de  leur  étroite 
parenté  avec  les  rameaux  fînniques  des  Ostiaks  et  des  Lapons. 
Dès  lors  ils  ont  eu  primitivement  la  face  jaime ,  les  pommettes 
saillantes,  la  taille  petite  des  Mongols.  Ce  point  établi,  on  se 
tourne  vers  leurs  descendants  actuels,  et,  voyant  ceux-ci 
pourvus  du  type  européen ,  avec  la  barbe  épaisse  et  longue , 

«  divcrsity  of  race  which  isso  generallyand  unhesitatingly relied  iipon, 
«  as  that  derived  from  the  colour  of  the  skin  and  the  charakter  of  the 
«  hoir...  but  it  will  not,  we  think,  stand  the  test  of  a  seriou$  examina- 
«  tion...  Among  Ihe  Kabyles  of  Algier  and  Tunis,  theTuarikesof  Sahara, 
«  the  Shelalis  or  mountaineers  of  Southern  Morocco  and  other  people 
«  of  the  same  race,  there  are  very  considérable  différence  of  com- 
<c  plexion  (p.  W8).  » 

(1)  Ed.  Rew.,  1.  c,  p.  453  :  €  The  Cinghalese  are  described  by  D' Davy, 
«  as  varying  in  colour  from  light  brown  to  black,  the  prévalent  hue 
«  of  their  hair  and  eyes  is  black,  but  hazel  eyes  and  brown  hair  are 
«  not  very  uncommon  ;  grey  eyes  and  red  hair  are  occasionally  seen, 
«  though  rarely,  and  sometimes  the  light  blue  or  red  eyc  and  flaxen 
<i  hair  of  the  Albino.  » 

(2)  Ibid.,  1.  c.  :  «  The  Samoiedes,  Tungusians,  and  others  living  on  tlie 
«  borders  of  the  Icy  sea  hâve  a  dirty  brown  or  swarthy  complexion.  » 


DES   RACES   HUMAINES.  131 

les  j'eiix  coupés  en  amande  et  non  plus  bridés,  on  conclut  vic- 
torieusement que  les  races  ne  sont  pas  permanentes ,  puisque 
les  Turcs  se  sont  ainsi  transformés  (1).  «  A  la  vérité,  disent 
«  les  Unitaires,  quelques  personnes  ont  prétendu  qu'il  y  avait 
<r  eu  des  mélanges  avec  les  familles  grecque ,  géorgienne  et 
«  circassienne.  Mais,  ajoutent-ils  aussitôt,  ces  mélanges  n'ont 
«  pu  être  que  très  partiels  :  tous  les  Turcs  n'étaient  pas  assez 
«  riches  pour  acheter  leurs  femmes  dans  le  Caucase  ;  tous  n'a- 
«  valent  pas  des  harems  peuplés  d'esclaves  blanches,  et,  d'autre 
«  part,  la  haine  des  Grecs  pour  leurs  conquérants  et  les  anti- 
«  pathies  religieuses  n'ont  pas  favorisé  les  alliances,  puisque 
«  les  deux  peuples,  bien  que  vivant  ensemble,  sont  encore 
«  aujourd'hui  aussi  séparés  qu'au  premier  jour  de  la  con- 
«  quête  (2).  » 

Ces  raisons  sont  plus  spécieuses  que  solides.  On  ne  saurait 
admettre  que  sous  bénéfice  d'inventaire  l'origine  Hnnique  de  la 
race  turque.  Cette  origine  n'a  été  démontrée,  jusqu'ici,  qu'au 
moyen  d'un  seul  et  unique  argument  :  la  parenté  dos  langues. 
J'établirai  plus  bas  combien  cet  argument,  lorsqu'il  se  présente 
isolé,  laisse  de  prise  à  la  critique  et  de  place  au  doute.  En 
supposant,  toutefois,  que  les  premiers  auteurs  de  la  nation 
aient  appartenu  au  type  jaune,  les  moyens  abondent  d'établir 
qu'ils  ont  eu  les  meilleures  raisons  de  s'en  éloigner. 

Entre  le  moment  où  les  premières  hordes  touraniennes  des- 
cendirent vers  le  sud-ouest  et  le  jour  où  elles  s'emparèrent  de 
la  cité  de  Constantin ,  entre  ces  deux  dates  que  tant  de  siècles 
séparent,  il  s'est  passé  bien  des  événements;  les  Turcs  occi- 
dentaux ont  eu  bien  des  fortunes  diverses.  Tour  à  tour,  vain- 
queurs et  vaincus,  esclaves  ou  maîtres,  ils  se  sont  installés  au 
milieu  de  nationalités  très  diverses.  Suivant  les  annalistes  (3), 
leurs  ancêtres  Oghouzes,  descendus  de  l'Altaï,  habitaient,  au 
temps  d'Abraham ,  ces  steppes  immenses  de  la  haute  .4.sie  qui 
s'étendent  du  Kataï  au  lac  Aral,  de  la  Sibérie  au  Thibet,  pré- 


(4)  Ethnology,  p.  439. 

(2)  Ibid. ,  p.  439. 

<3)  Hammer,  Geschichte  des  Osmaniscfwn  Reichs,  t.  I,  p.  2. 


I 


132         .  DE    L'lNe;GALITÉ 

cisénient  l'ancien  et  mystérieux  domaine  où  vivaient  encore, 
à  cette  époque,  de  nombreuses  nations  germaniques  (i).  Cir- 
constance assez  singulière  :  aussitôt  que  les  écrivains  de  TOrient 
commencent  à  parler  des  peuples  du  ïurkestan,  c'est  pour 
vanter  la  beauté  de  leur  taille  et  de  leur  visage  (2).  Toutes  les 
hyperboles  leur  sont,  à  ce  sujet,  familières,  comme  ces  écri- 
vains avaient,  sous  les  yeux,  pour  leur  servir  de  point  de 
comparaison,  les  plus  beaux  types  de  l'ancien  monde,  il  n'est 
pas  très  probable  qu'ils  se  soient  enthousiamés  à  l'asptct  de 
créatures  aussi  incontestablement  laides  et  repoussantes  que 
le  sont  d'ordinaire  les  individus  de  sang  mongol.  Ainsi,  mal- 
gré la  linguisti(pie,  peut-être  mal  appliquée  (3) ,  il  y  aurait  là 
quelque  chose  à  dire.  Admettons  pourtant  que  les  Oghouzes 
de  l'Altaï  aient  été ,  comme  on  le  suppose ,  uu  peuple  finnois, 

(1)  RiUer,  Erdkunde,  Asien,  t.  I,  p.  433  et  passim,  p.  1113,  etc.; 
Tasseu,  Zeilschrift  fur  die  Kunde  des  Morgenlandes ,  t.  H,  p.  65; 
Beiifey,  Encyclopœdie  de  Erseli  et  Gruber.  Indien,  p.  12.  M  le 
baron  Alexandre  de  Humboldt,  en  parlant  do  ce  fait,  le  signale 
comme  une  des  découvertes  les  plus  importantes  de  nos  temps. 
{Asie  centrale,  t.  II,  p.  639.)  Au  point  de  vue  des  sciences  histori- 
ques, rien  n'est  plus  vrai. 

(2)  Nouschirwan,  dont  le  règne  tombe  dans  la  première  moitié 
du  sixième  siècle  de  notre  ère,  épousa  Schahrouz,  lille  di;  Khakan 
des  Turcs.  C'était  la  plus  belle  personne  de  son  temps.  (Haneberg, 
Zeitsch  f.  d.  K.  des  Morgenl.,  t.  I,  p.  187.)  Le  Scliahiiameh  fournit 
beaucoup  de  faits  du  même  genre. 

(3)  De  même  que  les  Scythes,  peuples  mongols,  avaient  accepté 
une  langue  ariane,  il  n'y  aurait  rien  de  surprenant  à  ce  que  les 
Oghouzes  fussent  une  nation  ariane,  tout  en  parlant  un  idiome  fin- 
nois; et  cette  hypothèse  est  singulièrement  appuyée  par  une  phrase 
naïve  du  voyageur  Kubruquis,  envoyé  par  saint  Louis  auprès  du 
souverain  des  Mongols  :  «  Je  fus  frappé,  dit  ce  bon  moine,  de  la 
«  ressemblance  du  prince  avec  feu  M.  Jean  de  Beaumont,  dont  le 
«  teint  coloré  avait  la  même  fraîcheur.  »  M.  le  baron  Alexandre  de 
Humboldt,  intéressé,  à  bon  droit,  par  cette  remarque,  ajoute  avec 
non  moins  de  sens  :  «  Cette  observation  physionomique  mérite 
«  quelque  attention,  si  l'on  se  rappelle  que  la  famille  de  Tchinguiz 
«  était  vraisemblablement  de  race  turque  non  mongole.  »  Et  pour- 
suivant cette  donnée,  le  judicieux  érudit  corrobore  le  résultat  par 
ces  mots  :  «  L'absence  des  traits  mongols  frappe  aussi  dans  les  por- 
«  traits  que  nous  possédons  des  Baburides,  dominateurs  de  l'Inde.  » 
(Asie  centrale,  t.  I,  p.  248  et  note.) 


DES   BACES   HUMAINES.  133 

et  descendons  à  l'époque  musulmane  où  les  tribus  turques  se 
trouvaient  établies  dans  la  Perse  et  l'Asie  Mineure  sous  dif- 
férentes dénominations  et  dans  des  situations  non  moins  va- 
riées. 

Les  Osmanlis  n'existaient  pas  encore,  et  les  Seldjoukis,  d'où 
ils  devaient  sortir,  étaient  fortement  mélangés  déjà  avec  les 
races  de  l'islamisme.  Les  princes  de  cette  nation,  tels  que 
Ghaïaseddin-Keïivosrew,  en  1237,  épousaient  librement  des 
femmes  arabes.  Ils  faisaient  mieux  encore,  puisque  la  mère 
d'un  autre  dynaste  seldjouki,  Aseddin,  était  chrétienne;  et,  du 
moment  que  les  chefs,  en  tous  pays,  plus  jaloux  que  le  vul- 
gaire de  garder  la  pureté  généalogique,  se  montraient  si  dé- 
gagés de  préjugés,  il  est,  au  moins,  permis  de  supposer  que 
les  sujets  n'étaient  pas  plus  scrupuleux.  Comme  leurs  courses 
perpétuelles  leur  donnaient  tous  les  moyens  d'enlever  des 
esclaves  sur  le  vaste  territoire  qu'ils  parcouraient ,  nul  doute 
que  dès  le  xiii®  siècle  l'ancien  rameau  oghouze,  auquel  appar- 
tenaient de  loin  les  Seldjoukis  du  Roura ,  ne  fût  extrêmement 
imprégné  de  sang  sémitique. 

Ce  fut  de  ce  rameau  que  sortit  Osman,  fils  dOrtoghroul  et 
père  des  Osmanlis.  Les  familles  ralliées  autour  de  sa  tente 
étaient  peu  nombreuses.  Son  armée  ne  valait  guère  mieux 
qu'une  bande,  et  si  les  premiers  successeurs  de  ce  Romulus 
errant  purent  réussir  à  l'augmenter,  ce  ne  fut  qu'en  usant  du 
procédé  pratiqué  par  le  frère  de  Rémus,  c'est-à-dire,  en  ou- 
vrant leurs  tentes  à  tous  ceux  qui  en  souhaitèrent  l'entrée. 

Je  veux  supposer  que  la  ruine  de  l'empire  seldjouki  con- 
tribua à  leur  envoyer  des  recrues  de  leur  race.  Cette  race  était 
bien  altérée,  on  le  voit,  et  d'ailleurs  la  ressource  fut  insuffi- 
sante, puisqu'à  dater  de  ce  moment  les  Turcs  firent  la  chasse 
aux  esclaves  dans  le  but  avoué  d'épaissir  leurs  rangs.  Au  com- 
mencement du  xiv^ siècle,  Ourkan,  conseillé  par  Khalil Tjen- 
dereli  le  Noir,  instituait  la  milice  des  janissaires.  D'abord,  il 
n'y  en  eut  que  mille.  Mais,  sous  Mahomet  IV,  les  nouvelles 
milices  comptaient  cent  quarante  mille  soldats ,  et ,  comme 
jusqu'à  cette  époque,  on  fut  soigneux  de  ne  remplir  les  compa- 
gnies que  d'enfants  chrétiens  enlevés  en  Pologne,  en  AUema- 

8 


I 


134  DE  l'inégalité 

gne  et  en  Italie ,  ou  recrutés  dans  la  Turquie  d'Europe ,  puis 
convertis  à  l'islamisme,  ce  furent  au  moins  cinq  cent  mille 
chefs  de  famille  qui,  dans  une  période  de  quatre  siècles,  vin- 
rent infuser  un  sang  européen  dans  les  veines  de  la  nation 
turque. 

Là  ne  se  bornèrent  pas  les  adjonctions  ethniques.  La  pira- 
terie, pratiquée  sur  une  §i  grande  échelle  dans  tout  le  bassin  de 
la  Méditerranée,  avait  surtout  pour  but  de  recruter  les  harems, 
et,  ce  qui  est  plus  concluant  encore,  pas  de  bataille  n'était 
livrée  et  gagnée  qui  n'augmentât  de  même  le  peuple  croyant. 
Ur.e  bonne  partie  des  captifs  mâles  abjurait,  et  dès  lors  comp- 
tait parmi  les  Turcs.  Puis  les  environs  du  champ  de  combat 
parcourus  par  les  troupes  livraient  toutes  les  femmes  que  les 
vainqueurs  pouvaient  saisir.  Souvent  ce  butin  se  trouva  telle- 
ment abondant,  qu'il  ne  se  plaçait  qu'avec  peine;  on  échan- 
geait la  plus  belle  fille  pour  une  botte  (l).  En  rapprochant  ces 
observations  du  chiffre  bien  connu  de  la  population  turque, 
tant  d'Asie  que  d'Europe,  et  qui  n'a  jamais  dépassé  12  millions, 
on  restera  convaincu  que  la  question  de  la  permanence  du 
type  n'a  rien  absolument  à  emprunter,  en  fait  d'arguments 
pour  ou  contre,  à  l'histoire  d'un  peuple  aussi  mélangé  que  les 
Turcs.  Et  cette  vérité  est  si  claire,  qu'en  retrouvant,  ce  qui 
arrive  quelquefois ,  dans  des  individus  osmanlis ,  quelques  traits 
assez  reconnaissables  de  la  race  jaune,  ce  n'est  pas  à  une  ori- 
gine fînnique  directe  qu'il  faut  attribuer  cette  rencontre;  c'est 
simplement  aux  effets  d'une  alliance  slave  ou  tatare,  livrant, 
de  seconde  main,  ce  qu'elle  avait  reçu  elle-même  d'étranger. 
Voilà  ce  qu'on  peut  observer  sur  l'ethnologie  des  Ottomans. 
Je  passe  maintenant  aux  Madjars. 

La  prétention  des  Unitaires  est  fondée  sur  le  raisonnement 


(1)  Hammer,  ouvrage  cité,  t.  I,  p.  448.  —  «  Der  Kampf  war  heiss 
«  (gegen  die  Ungarn),  die  Beute  gross.  Es  wurde  eine  solche  Anzahl  von 
«  Knaben  und  Mœdchen  erbeutet,  dass  die  sciiœnste  Skiavinn  fiir  einen 
«  Stiefel  eingetauscht  ward,  dass  Aascliikpasciiazadeh ,  der  Geschich- 
«  tsclireiber,  welcher  selbst  mitkaempfte  und  mitpliinderte ,  fiinf  Skla- 
«  ven  liernach  zu  Skopi  nicht  theuerer  als  um  fiinfhundert  Aspern  ver- 
a  kaui'en  kœnnte.  » 


DES  RACES  HUMAINES.  135^ 

que  voici  :  «  Les  Madjars  sont  d'origine  finnoise,  parents  des 
«  Lapons,  des Samoyèdes ,  des  Esquimaux,  tous  gens  de  petite 
«  taille,  à  faces  larges  et  à  pommettes  saillantes,  à  teints  jau- 
«  nâtres  ou  bruns  sales.  Cependant  les  Madjars  ont  une  sta- 
«  ture  élevée  et  bien  prise ,  des  membres  longs ,  souples  et  vi- 
ce goureux ,  des  traits  pareils  à  ceux  des  nations  blanches  et 
«  d'une  évidente  beauté.  Les  Finnois  ont  toujours  été  faibles, 
«  inintelligents,  opprimés.  Les  Madjars  tiennent  parmi  les 
«  conquérants  du  monde  un  rang  illustre.  Ils  ont  fait  des  es- 

«  claves  et  ne  l'ont  pas  été;  donc ,  puisque  les  Madjars 

«  sont  Finnois,  et,  au  physique  comme  au  moral,  diffèrent  de 
«  si  loin  de  tous  les  autres  rameaux  de  leur  souche  primitive, 
«  c'est  qu'ils  ont  énormément  changé  (1).  » 

Le  changement  serait  tellement  extraordinaire,  s'il  avait  eu 
lieu,  qu'il  serait  inexplicable,  même  pour  les  Unitaires,  en 
supposant,  d'ailleurs,  les  types  doués  de  la  mobilité  la  plus 
excessive  ;  car  la  métamorphose  se  serait  opérée  entre  la  fin 
du  IX®  siècle  et  notre  époque,  c'est-à-dire  dans  un  espace  de 
800  ans  seulement,  pendant  lequel  on  sait  que  les  compatrio- 
tes de  saint  Etienne  se  sont  assez  peu  mêlés  aux  nations  au 
milieu  desquelles  ils  vivent.  Heureusement  pour  le  sens  com- 
mun ,  il  n'y  a  pas  lieu  à  s'étonner,  puisque  le  raisonnement 
que  je  vais  combattre,  parfait  d'ailleurs,  pèche  dans  l'essen- 
tiel; les  Hongrois  ne  sont  certainement  pas  des  Finnois. 

Dans  une  notice  fort  bien  écrite,  M.  A.  de  Gérando  (2)  a 
désormais  réduit  à  rien  les  théories  de  Schlotzer  et  de  ses  par- 
tisans, et  prouvé,  par  les  raisons  les  plus  sohdes,  tirées  des 
historiens  grecs  et  arabes,  par  l'opinion  des  annalistes  hon- 
grois, par  des  faits  constatés  et  des  dates  qui  bravent  toute 
critique ,  par  des  raisons  philologiques  enfin ,  la  parenté  des 
Sicules  avec  les  Huns  et  l'identité  primitive  de  la  tribu  transyl- 


.(1)  Ethnology,  etc.,  p.  439.  —  «  The  Uiigarian  nobility...  is 
«  proved  by  historical  and  philological  évidence  to  hâve  been  a 
«  branch  of  the  great  Northern-Asiatic  stock,  closely  allied  in  blood 
«  to  the  stupid  ann  feeble  Ostiaks  and  the  untamable  Laplanders.  » 

(2)  Essai  historique  sur  l'origine  des  Hongrois;  Paris,  in-S",  1844. 


d 


136  DE    L INEGALITE 

vaine  avec  les  derniers  envahisseurs  de  la  Pannonie.  Les  Hon- 
grois sont  donc  des  Huns. 

Ici  se  produira  sans  doute  une  objection  nouvelle.  On  dira 
qu'il  en  résulte  seulement  pour  les  Madjars  une  parenté  diffé- 
rente, mais  non  moins  intime  avec  la  race  jaime.  C'est  une  er- 
reur. Si  la  dénomination  de  Huns  est  un  nom  de  nation,  c'est 
aussi,  historiquement  parlant,  un  mot  collectif,  et  qui  ne  dé- 
signe pas  une  masse  homogène.  Dans  la  foule  des  tribus  enrô- 
lées sous  la  bannière  des  ancêtres  d'Attila,  on  a  distingué,  entre 
autres,  de  tous  temps,  certaines  bandes  appelées  les  Huns 
blancs,  où  l'élément  germanique  dominait  (1). 

A  la  vérité,  le  contact  avec  les  groupes  jaunes  avait  altéré  la 
pureté  du  sang  :  mais  c'est  aussi  ce  que  le  faciès  un  peu  an- 
guleux et  osseux  du  Madjar  confesse  avec  une  remarquable 
sincérité.  La  langue  est  très  voisine,  dans  ses  affinités,  des  dia- 
lectes turcs  :  les  Madjars  sont  donc  des  Huns  blancs,  et  cette 
nation,  dont  on  a  fait  improprement  un  peuple  jaune,  parce 
qu'elle  était  confondue,  par  des  alliances  volontaires  ou  for-' 
cées,  avec  cette  race,  se  trouve  ainsi  composée  de  métis  à  base 
germanique.  La  langue  a  des  racines  et  une  terminologie  tout 
étrangères  à  leur  espèce  dominante,  absolument  comme  il  en 
était  pour  les  Scythes  jaunes,  qui  parlaient  un  dialecte  arian  (2), 
et  pour  les  Scandinaves  de  la  Neustrie,  gagnés,  après  quelques 


(i)  II  semblerait  qu'il  y  a  beaucoup  à  modiGer,  désormais,  dans  les 
opinions  reçues  au  sujet  des  peuples  de  l'Asie  centrale.  Maintenant 
que  l'on  ne  peut  plus  nier  que  le  sang  des  nations  jaunes  s'y 
trouve  affecté  par  des  mélanges  plus  ou  moins  considérables  avec 
celui  de  peuples  blancs,  ait  dont  on  ne  se  doutait  pas  autrefois, 
toutes  les  notions  anciennes  se  trouvent  atteintes  et  sujettes  à  re- 
vision. M.  Alexandre  de  Humboldt  fait  une  remarque  très  impor- 
tante, à  ce  sujet,  en  parlant  des  Kirghiz-Kazakes,  cités  par  Ménandre 
de  Byzance  et  par  Constantin  Porphyrogénète ,  et  il  montre,  très  juste- 
ment, que,  lorsque  le  premier  de  ces  écrivains  parle  d'une  concubine 
kirghize  (X£?y.tî),  présent  du  chagan  turc  Dithouboul  à  l'ambassadeur 
Zétnarch,  envoyé  par  l'empereur  Justin  il,  en  569,  il  s'agit  d'une  fille 
métisse.  C'est  le  pendant  exact  des  belles  filles  turques  si  vantées  par 
les  Persans  et  qui  n'avaient  pas,  plus  que  celle-là,  le  type  mongol. 
(Voir  j4ste  centrale,  t.  I,  p.  237  et  passim,  et  t.  II,  p.  130-131.) 

(2)  SclialTarik,  Slavische  AUerthûmer,  t.  I,  p.  279  et  passim. 


DES  BACES  HUMAINES.  137 

années  de  conquête,  au  dialecte  celto-Iatin  de  leurs  sujets  (i). 
Rien,  dans  tout  cela,  n'autorise  à  supposer  que  le  temps,  l'effet 
des  climats  divers  et  du  changement  d'habitudes  aient,  d'un 
Lapon  ou  d'un  Ostiak,  d'un  Tongouse  ou  d'un  Permien,  fait 
un  saint  Etienne.  En  vertu  de  cette  réfutation  des  seuls  argu- 
ments présentés  par  les  Unitaires,  je  conclus  que  la  permanence 
des  types  chez  les  races  est  au-dessus  de  toute  contestation, 
et  si  forte,  si  inébranlable,  que  le  changement  de  milieu  le 
plus  complet  ne  peut  rien  pour  la  détruire,  tant  qu'il  n'y  a 
pas  mélange  d'une  branche  humaine  avec  quelque  autre. 

Ainsi,  quelque  parti  qu'on  veuille  prendre  sur  l'unité  où  la 
multiplicité  des  origines  de  l'espèce,  les  différentes  familles 
sont  aujourd'hui  parfaitement  séparées  les  unes  des  autres, 
puisque  aucune  influence  extérieure  ne  saurait  les  amener  à  se 
ressembler,  à  s'assimiler,  à  se  confondre. 

Les  races  actuelles  sont  donc  des  branches  bien  distinctes 
d'une  ou  de  plusieurs  souches  primitives  perdues,  que  les  temps 
historiques  n'ont  jamais  connues,  dont  nous  ne  sommes  nul- 
lement en  état  de  nous  figurer  les  caractères  même  les  plus 
généraux  ;  et  ces  races,  différant  entre  elles  par  les  formes  ex- 
térieures et  les  proportions  des  membres,  par  la  structure  de 
la  tête  osseuse,  par  la  conformation  interne  du  corps,  par  la 
nature  du  système  pileux,  par  la  carnation,  etc.,  ne  réussis- 
sent à  perdre  leurs  traits  principaux  qu'à  la  suite  et  par  la 
puissance  des  croisements. 

Cette  permanence  des  caractères  génériques  suffit  pleine- 
ment à  produire  les  effets  de  dissemblance  radicale  et  d'iné- 
galité, à  leur  donner  la  portée  de  lois  naturelles,  et  à  appliquer 
à  la  vie  lîhysiologique  des  peuples  les  mêmes  distinctions  que 
j'appliquerai  plus  tard  à  leur  vie  morale. 

Puisque  je  me  suis  résigné,  par  respect  pour  un  agent  scien- 
tifique que  je  ne  puis  détruire,  et,  plus  encore,  par  une  inter- 
prétation religieuse  que  je  n'oserais  attaquer,  à  laisser  de  côté 
les  doutes  véhéments  qui  m'assiègent  au  sujet  de  la  question 

(1)  Aug.  Thierry,  Histoire  de  la  Conquête  de  VAngleterre;  Paris, 
in-12, 1846;  t.  I,  p.  13S. 

8. 


138  DE  l'inégalité 

d'unité  primordiale,  je  vais  maintenant  tâcher  d'exposer,  au- 
tant que  faire  se  peut,  par  les  moyens  qui  me  restent,  les 
causes  probables  de  divergences  physiologiques  si  indélébiles. 
Personne  ne  sera  tenté  de  le  nier,  il  plane  au-dessus  d'une 
question  de  cette  gravité  une  mystérieuse  obscurité,  grosse  de 
causes  à  la  fois  physiques  et  irainaiérielles.  Certaines  raisons 
ressortant  du  domaine  divin,  et  dont  l'esprit  effrayé  sent  le 
voisinage  sans  en  deviner  la  nature,  dominent  au  fond  des  plus 
épaisses  ténèbres  du  problème,  et  il  est  bien  vraisemblable  que 
les  agents  terrestres,  auxquels  on  demande  la  clef  du  secret, 
ne  sont  eux-mêmes  que  des  instruments,  des  ressorts  inférieurs 
de  la  grande  œuvre.  Les  origines  de  toutes  choses,  de  tous  les 
mouvements,  de  tous  les  faits,  sont,  non  pas  des  inflniment 
petits,  comme  on  s'amuse  souvent  à  le  dire,  mais  tellement 
immenses,  au  contraire,  tellement  vastes  et  démesurées  vis-à- 
vis  de  notre  faiblesse,  que  nous  pouvons  les  soupçonner  et  in- 
diquer que  peut-être  elles  existent,  sans  jamais  pouvoir  espérer 
les  toucher  du  doigt  ni  les  révéler  d'une  manière  sûre.  De 
même  que,  dans  une  chaîne  de  fer  destinée  à  supporter  un 
grand  poids,  il  arrive  fréquemment  que  l'anneau  le  plus  rap- 
proché de  l'objet  est  le  plus  petit,  de  même  la  cause  dernière 
peut  sembler  souvent  presque  insignifiante,  et  si  on  s'arrête  à 
la  considérer  isolément,  on  oublie  la  longue  série  qui  la  pré- 
cède et  la  soutient,  et  qui,  forte  et  puissante,  prend  son  attache 
hors  de  la  vue.  Il  ne  faut  donc  pas,  avec  l'anecdote  antique, 
s'émerveiller  de  la  puissance  de  la  feuille  de  rose  qui  fit  débor- 
der l'eau  :  il  est  plus  juste  de  considérer  que  l'accident  gisait 
au  fond  du  liquide  surabondamment  renfermé  dans  les  flancs 
du  vase.  Rendons  tout  respect  aux  causes  premières,'  généra- 
trices ,  célestes  et  lointaines,  sans  lesquelles  rien  n'existerait, 
et  qui,  confidentes  du  motif  divin,  ont  droit  à  une  part  de  la 
vénération  rendue  à  leur  auteur  omnipotent  ;  cependant,  abs- 
tenons-nous d'en  parler  ici.  Il  n'est  pas  à  propos  de  sortir  de 
la  sphère  humaine  où  seulement  on  peut  espérer  de  rencontrer 
des  certitudes,  et  il  convient  de  se  borner  à  saisir  la  chaîne, 
smon  par  son  dernier  et  moindre  anneau,  du  moins  par  sa 
partie  visible  et  tangible,  sans  avoir  la  prétention,  trop  difficile 


DES  BACES   HUMAINES.  139' 

à  soutenir,  de  remonter  au  delà  de  la  portée  du  bras.  Ce  n'est 
pas  de  l'irrévérence  ;  c'est,  au  contraire,  le  sentiment  sincère 
d'une  faiblesse  insurmontable. 

L'homme  est  un  nouveau  venu  dans  le  monde.  La  géologie, 
ne  procédant  que  par  inductions,  il  est  vrai,  toutefois  avec 
une  persistance  bien  remarquable,  constate  son  absence  dans 
toutes  les  formations  antérieures  du  globe;  et,  parmi  les  fos- 
siles, elle  ne  le  rencontre  pas.  Lorsque,  pour  la  première  fois, 
nos  parents  apparurent  sur  la  terre  déjà  vieille,  Dieu,  suivant 
les  livres  saints,  leur  apprit  qu'ils  en  seraient  les  maîtres,  et 
que  tout  plierait  sous  leur  autorité.  Cette  promesse  de  domina- 
tion s'adressait  moins  aux  individus  qu'à  leur  descendance; 
car  ces  faibles  créatures  semblaient  pourvues  de  bien  peu  de 
ressources,  je  ne  dirai  pas  pour  dompter  toute  la  nature,  mais 
seulement  pour  résister  à  ses  moindres  forces  (1).  Les  cieux 
éthérés  avaient  vu,  dans  les  périodes  précédentes,  sortir,  du  li- 
mon terrestre  et  des  eaux  profondes,  des  êtres  bien  autrement 
imposants  que  l'homme.  Sans  doute,  la  plupart  des  races  gi- 
gantesques avaient  disparu  dans  les  révolutions  terribles  où  le 
monde  inorganique  témoigna  d'une  puissance  si  fort  éloignée 
de  toute  proportion  avec  celle  de  la  nature  animée.  Pourtant 
un  grand  nombre  de  ces  bêtes  monstrueuses  vivaient  encore. 
Les  éléphants  et  les  rhinocéros  hantaient  par  troupeaux  tous 
les  climats,  et  le  mastodonte  même  laisse  encore  les  traces  de 
son  existence  dans  les  traditions  américaines  (2). 

Ces  monstres  attardés  devaient  suffire  et  au  delà  pour  im- 
prhner  aux  premiers  individus  de  notre  espèce,  avec  un  senti- 
ment craintif  de  leur  infériorité,  des  pensées  bien  modestes 
sur  leur  royauté  problématique.  Et  ce  n'étaient  pas  les  animaux 
seuls  auxquels  il  fallait  disputer  et  enlever  l'empire.  On  pou- 
vait, à  la  rigueur,  les  combattre,  employer  contre  eux  la  ruse» 
à  défaut  de  la  force,  et  sinon  les  vaincre,  du  moins  les  éviter 
et  les  fuir.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  cette  immense  nature 
qui,  de  toutes  parts,  embrassait,  enfermait  les  familles  primi- 
tives et  leur  faisait  sentir  lourdement  son  effrayante  domina- 

(1)  Lyell's,  Principles  of  Geology,  t.  I,  p.  178. 

(-2)  Link,  die  Urwell  und  das  Alterthum,  t.  I,  p.  84. 


140  DE   l'inégalité 

tion  (1).  Les  causes  cosmiques  auxquelles  on  doit  attribuer  les 
antiques  bouleversements  agissaient  toujours,  bien  qu'affaiblies. 
Des  cataclysmes  partiels  dérangeaient  encore  les  positions  re- 
latives des  terres  et  des  océans.  Tantôt  le  niveau  des  mers 
s'élevait  et  engloutissait  de  vastes  plages;  tantôt  une  terrible 
éruption  volcanique  soulevait  du  sein  des  flots  quelque  con- 
trée montagneuse  qui  venait  s'annexer  à  un  continent.  Le 
monde  était  encore  en  travail,  et  Jéliovah  ne  l'avait  pas  calmé 
en  lui  disant  :  Tout  est  bien  ! 

Dans  cette  situation,  les  conditions  atmosphériques  se  res- 
sentaient nécessairement  du  manque  général  d'équilibre.  Les 
luttes  entre  la  terre,  l'eau,  le  feu,  amenaient  des  variations  ra- 
pides et  tranchées  d'humidité,  de  sécheresse,  de  froid,  de 
chaud,  et  les  exhalaisons  d'un  sol  encore  tout  frémissant  exer- 
çaient sur  les  êtres  une  action  irrésistible.  Toutes  ces  causes 
enveloppant  le  globe  d'un  souffle  de  combats,  de  soufi"rances, 
de  peines,  redoublaient  nécessairement  la  pression  que  la  na- 
ture exerçait  sur  l'homme,  et  l'influence  des  milieux  et  les 
différences  climatériques  ont  alors  possédé,  pour  réagir  sur 
nos  premiers  parents,  une  tout  autre  efficacité  qu'aujourd'hui. 
Cuvier  affirme,  dans  son  Discours  sur  les  Révolutions  du 
Globe,  que  l'état  actuel  des  forces  inorganiques  ne  pourrait, 
en  aucune  façon,  déterminer  des  convulsions  terrestres,  des 
soulèvements,  des  formations  semblables  à  celles  dont  la  géo- 
logie constate  les  effets.  Ce  que  cette  nature,  si  terriblement 
douée,  exerçait  alors  sur  elle-même  de  modifications  devenues 
aujourd'hui  impossibles,  elle  le  pouvait  aussi  sur  l'espèce  hu- 
maine, et  ne  le  peut  plus  désormais.  Son  omnipotence  s'est 
tellement  perdue,  ou  du  moins  tellement  amoindrie  et  rapetis- 
sée,  que  dans  une  série  d'années  équivalant  à  peu  près  à  la 
moitié  du  temps  que  notre  espèce  a  passé  sur  la  terre,  elle  n'a 
produit  aucun  changement  de  quelque  importante,  encore 
bien  moins  rien  de  comparable  à  ces  traits  arrêtés  qui  ont  sé- 
paré à  jamais  les  différentes  races  (2). 


(1)  Link,  ouvrage  cité,  t.  I,  p.  91. 

(2)  Cuvier,  Discours  sur  les  Révolutions  du  Globe.  —  Voici ,  égale- 


DES   BACES   HUMAINES.  141 

Deux  pQÏnts  ne  sont  pas  douteux  :  c'est  que  les  principales 
différences  qui  séparent  les  branches  de  notre  espèce  ont  été 
fixées  dans  la  première  moitié  de  notre  existence  terrestre,  et, 
ensuite  que,  pour  concevoir  un  moment  où,  dans  cette  pre- 
mière moitié,  ces  séparations  physiologiques  aient  pu  s'effec- 
tuer, il  faut  remonter  aux  temps  où  l'influence  des  agents  ex- 
térieurs a  été  plus  active  que  nous  ne  la  voyons  être  dans  l'état 
ordinaire  du  monde,  dans  sa  santé  normale.  Cette  époque  ne 
saurait  être  autre  que  celle  qui  a  immédiatement  entouré  la 
création,  alors  qu'émue  encore  par  les  dernières  catastrophes, 
elle  était  soumise  sans  réserve  aux  influences  horribles  de  leurs 
derniers  tressaillements. 

En  s'en  tenant  à  la  doctrine  des  Unitaires,  il  est  impossible 
d'assigner  à  la  séparation  des  types  une  date  postérieure. 

Il  n'y  a  pas  à  tirer  parti  de  ces  déviations  fortuites  qui  se 
produisent  quelquefois  dans  certains  individus ,  et  qui,  si  elles 
se  perpétuaient,  créeraient,  incontestablement,  des  variétés 
très  dignes  d'attention.  Sans  parler  de  plusieurs  affections, 
comme  la  gibbosité,  on  a  relevé  des  faits  curieux  qui  semblent, 
au  premier  abord,  propres  à  expliquer  la  diversité  des  races. 
Pour  n'en  citer  qu'un  seul,  M.  Prichard  parle,  d'après  M.  Ba- 
ker (1),  d'un  homme  couvert  sur  tout  le  corps,  à  l'exception 
de  la  face,  d'une  sorte  de  carapace  de  couleur  obscure ,  analo- 
gue à  une  immense  verrue  fort  dure,  insensible  et  calleuse,  et 
qui,  lorsqu'on  l'entamait,  ne  donnait  point  de  sang.  A  diffé- 

niont,  sur  ces  matières,  l'opinion  exprimée  par  M.  le  baron  Alexan- 
dre de  Humboldt  :  «  Dans  les  temps  qui  opt  précédé  l'existence 
.  de  la  race  humaine ,  l'action  de  l'intérieur  du  globe  sur  la  croûte 
•>  solide,  augmentant  d'épaisseur,  a  dû  modifier  la  température  de 
«  l'atmosphère  et  rendre  le  globe  entier  habitable  aux  productions 
"  que  l'on  regarde  comme  exclusivement  tropicales;  depuis  que,  par 
<•  l'effet  du  rayonnement  et  du  refroidissement ,  les  rapports  de  po- 
«  sition  de  notre  planète  avec  un  corps  central  (le  soleil)  ont  com- 
«  mencé  à  déterminer  presque  exclusivement  les  climats  à  diverses 
«  latitudes.  C'est  dans  ces  temps  primitifs  aussi  que  les  fluides  élas- 
«  tiques,  ou  forces  volcaniques  de  l'intérieur,  plus  puissantes  qu'au- 
>^  jourd'hui,  se  sont  fait  jour  à  travers  la  croûte  oxydée  et  peu  soli- 
«  (Jiflée  de  la  planète.  »  (Asie  centrale,  t.  I,  p.  47.) 
(1)  Prichard ,  ouvrage  cité,  t.  I,p.  iii. 


142  DE  l'inégalité 

rentes  époques,  ce  tégument  singulier,  ayant  atteint  .une  épais- 
seur de  trois  quarts  de  pouce,  se  détachait,  tombait,  et  était 
remplacé  par  un  autre  tout  pareil.  Quatre  fils  naquirent  de  cet 
honmie.  Ils  étaient  semblables  à  leur  père.  Un  seul  survécut  : 
mais  M.  Baker,  qui  le  vit  dans  son  enfance,  ne  dit  pas  s'il  est 
parvenu  à  Tàge  adulte.  II  conclut  seulement  que,  puisque  le 
père  avait  produit  de  tels  rejetons ,  une  famille  particulière  au- 
rait pu  se  former,  qui  aiu'ait  conservé  un  type  spécial,  et  que, 
le  temps  et  l'oubli  aidant,  on  se  serait  cru  autorisé,  plus  tard, 
a  considérer  cette  variété  d'hommes  comme  présentant  des 
caractères  spécifiques  particuliers. 

La  conclusion  est  admissible.  Seulement,  les  individus,  si 
différents  de  l'espèce  en  général,  ne  se  perpétuent  pas.  Leur 
postérité  rentre  dans  la  règle  commune  ou  s'éteint  bientôt. 
Tout  ce  qui  dévie  de  l'ordre  naturel  et  normal  ne  peut  qu'em- 
prunter la  vie  et  n'est  pas  apte  à  la  conserver.  Sans  quoi ,  les 
accidents  le^  plus  étranges  auraient  écarté,  depuis  longtemps, 
l'humanité  des  conditions  physiologiques  observées  de  tous 
temps  chez  elle.  Il  faut  en  inférer  qu'une  des  conditions  essen- 
tielles, constitutives,  de  ces  anomalies  est  précisément  d'être 
transitoires ,  et  on  ne  saurait  dès  lors  faire  rentrer  dans  de 
telles  catégories  la  chevelure  du  nègre ,  sa  peau  noire ,  la  cou- 
leur jaune  du  Chinois,  sa  face  large,  ses  yeux  bridés.  Ce  sont 
autant  de  'caractères  permanents  qui  n'ont  rien  d'anormal  et 
qui,  en  conséquence,  ne  proviennent  pas  d'une  déviation  ac- 
cidentelle. 
Résumons  ici  tout  ce  qui  précède. 

Devant  les  difficultés  que  présentent  l'interprétation  la  plus 
répandue  du  texte  biblique  et  l'objection  tirée  de  la  loi  qui  ré- 
git la  génération  des  hybrides ,  il  est  impossible  de  se  pronon- 
cer catégoriquement  et  d'affirmer,  pour  l'espèce,  la  multiplicité 
d'origines. 

Il  faut  donc  se  contenter  d'assigner  des  causes  inférieures  à 
ces  variétés  si  tranchées  dont  la  permanence  est  incontesta- 
blement le  caractère  principal ,  permanence  qui  ne  peut  se 
perdre  que  par  l'effet  des  croisements.  Ces  causes,  on  peut  les 
apercevoir  dans  l'énergie  climatérique   que   possédait  notre 


DES  BACES   HUMAINES.  143 

globe  aux  premiers  temps  où  parut  la  race  humaine.  Il  n'y  a 
pas  de  doute  que  les  conditions  de  force  de  la  nature  inorga- 
nique étaient,  alors,  tout  autrement  puissantes  qu'on  ne  les  a 
connues  depuis,  et  il  a  pu  s'accomplir,  sous  leur  pression,  des 
modifications  ethniques  devenues  impossibles.  Probablement 
aussi,  les  êtres  exposés  à  cette  action  redoutable  s'y  prêtaient 
beaucoup  mieux  quenelepourraient  les  types  actuels.  L'homme, 
étant  nouvellement  créé ,  présentait  des  formes  encore  incer- 
taines ,  peut-être  même  n'appartenait  d'une  manière  bien  tran- 
chée ni  à  la  variété  blanche ,  ni  à  la  noire ,  ni  à  la  jaune.  Dans 
ce  cas,  les  déviations  qui  portèrent  les  caractères  primitifs  de 
l'espèce  vers  les  variétés  aujourd'iiui  établies,  eurent  beaucoup 
moins  de  chemin  à  faire  que  n'en  aurait  maintenant  la  race 
noire,  par  exemple,  pour  être  ramenée  au  type  blanc,  ou  la 
jaune  pour  être  confondue  avec  la  noire.  Dans  cette  supposi- 
tion ,  on  devrait  se  représenter  l'invividu  adamite  comme  éga- 
lement étranger  à  tous  les  groupes  humains  actuels;  ceux-ci 
auraient  rayonné  autour  de  lui  et  se  seraient  éloignés,  les  uns 
des  autres,  du  double  de  la  distance  existant  entre  lui  et  cha- 
cun d'eux.  Qu'auraient  dès  lors  conservé  les  individus  de  tou- 
tes races  du  spécimen  primitif?  Uniquement  les  caractères  les 
plus  généraux  qui  constituent  notre  espèce  :  la  vague  ressem- 
blance de  formes  que  les  groupes  les  plus  distants  ont  en  com- 
mun ;  la  possibilité  d'exprimer  leurs  besoins  au  moyen  de  sons 
articulés  par  la  voix  ;  mais  rien  davantage.  Quant  au  surplus  des 
traits  les  plus  spéciaux  de  ce  premier  type ,  nous  les  aurions  t  nis 
perdus ,  aussi  bien  les  peuples  noirs  que  les  peuples  non  noirs  ; 
et ,  quoique  descendus  primitivement  de  lui,  nous  aurions  reçu 
d'influences  étrangères  tout  ce  qui  constitue  désormais  notre 
nature  propre  et  distincte.  Dès  lors,  produits  tout  à  la  fois  de 
la  race  adamique  primitive  et  des  milieux  cosmogoniques ,  les 
races  humaines  n'auraient  entre  elles  que  des  rapports  très 
faibles  et  presque  nuls.  Le  témoignage  persistant  de  cette  fra- 
ternité primordiale  serait  la  possibilité  de  donner  naissance  à 
des  hybrides  féconds ,  et  il  serait  unique.  Il  n'y  aurait  rien  de 
plus,  et  en  même  temps  que  les  différences  des  milieux  primor- 
diaux auraient  distribué  à  chaque  groupe  son  caractère  isolé, 


144  DE   I-'lN ÉGALITÉ 

ses  formes ,  ses  traits ,  sa  couleur  d'une  manière  permanente  r 
elles  auraient  brisé  décidément  l'unité  primitive ,  demeurée  à 
l'état  de  fait  stérile  quant  à  son  influence  sur  le  développement 
ethnique.  La  permanence  rigoureuse,  indélébile  des  traits  et 
des  formes ,  cette  permanence  que  les  plus  lointains  documents 
historiques  affirment  et  garantissent,  serait  le  cachet,  la  con- 
firmation de  cette  éternelle  séparation  des  races. 


CHAPITRE  XII. 

Comment  les  races  se  sont  séparées  physiologiquement,  et  quelles 
'    variétés  elles  ont  ensuite  formées  par  leurs  mélanges.  Elles  sont 
inégales  en  force  et  en  beauté. 

Il  est  bon  d'éclairer  complètement  la  question  des  influencer 
cosmogoniques ,  puisque  les  arguments  qm  en  sortent  sont  ceux 
dont  je  me  contente  ici.  Le  premier  doute  à  écarter  est  le  sui- 
vant :  Comment  les  hommes,  réunis  sur  un  seul  point  par  suite 
d'une  origine  commime ,  ont-ils  pu  être  exposés  à  des  actions 
physiques  totalement  diverses?  Et  si  leurs  groupes,  quand  les 
différences  de  races  ont  commencé,  étaient  déjà  assez  nom- 
breux pour  se  répandre  dans  des  climats  distincts ,  comment 
se  fait-il  qu'ayant  à  lutter  contre  des  difficultés  immenses,  tel- 
les que  traversées  de  forêts  profondes  et  de  contrées  maréca- 
geuses, de  déserts  de  sable  ou  de  neige,  passages  de  fleuves, 
rencontres  de  lacs  et  d'océans ,  ils  soient  parvenus  à  réaliser 
des  voyages  que  l'homme  civilisé,  avec  toute  sa  puissance, 
n'accomplit  encore  qu'avec  grand'peine?  Pour  répondre  à  ces 
objections,  il  faut  examiner  quelle  a  pu  être  la  première  station 
de  l'espèce. 

C'est  une  notion  fort  ancienne,  et  adoptée  par  de  grands  es- 
prits des  temps  modernes,  tels  que  Georges  Cuvier,  que  les 
différents  systèmes  de  montagnes  ont  dû  servir  de  points  de 
départ  à  certaines  catégories  de  races.  Ainsi  les  blancs,  et 


DES  RACES   HUMAINES.  145 

même  quelques  variétés  africaines ,  qui ,  par  la  forme  de  la  tête 
osseuse,  se  rapprochent  des  proportions  de  nos  familles,  auraient 
eu  leur  première  résidence  dans  le  Caucase.  La  race  jaune 
serait  descendue  des  hauteurs  glacées  de  l'Altaï.  A  leur  tour, 
les  tribus  de  nègres  prognathes  auraient,  sur  les  versants 
méridionaux  de  l'Atlas,  construit  leurs  premières  cabanes, 
tenté  leurs  premières  migrations;  et,  de  cette  façon,  ce  que 
les  temps  originels  auraient  le  mieux  connu ,  ce  seraient  pré- 
xîisément  ces  lieux  redoutables,  de  difficile  accès,  pleins  de 
sombres  horreurs,  torrents,  cavernes,  glaces,  neiges  éternel- 
les ,  infranchissables  abîmes  ;  tandis  que  toutes  les  terreurs  de 
l'inconnu  se  seraient  trouvées ,  pour  nos  plus  antiques  parents, 
dans  les  plaines  découvertes ,  sur  les  grandes  rives  des  fleuves, 
des  lacs  et  des  mers. 

Le  motif  premier  qui  semble  avoir  conduit  les  philosophes 
anciens  à  émettre  cette  théorie,  et  les  modernes  à  la  renouveler, 
c'est  l'idée  que,  pour  traverser  les  grandes  crises  physiques  de 
notre  globe,  l'espèce  humaine  a  dû  se  rallier  sur  des  sommets 
où  les  flots  des  déluges  ne  pouvaient  l'atteindre.  Mais  cette  ap- 
plication agrandie  et  généralisée  de  la  tradition  de  l'Ararat, 
bien  que  convenant  peut-être  à  des  époques  postérieures  aux 
temps  primitifs,  à  des  temps  où  les  populations  avaient  déjà 
couvert  la  face  du  monde ,  devient  tout  à  fait  inadmissible  pour 
les  temps  où  précisément  l'espèce  a  dû  naître  dans  le  calme 
au  moins  relatif  de  la  nature,  et,  soit  dit  en  passant,  elle  est 
tout  à  fait  contraire  aux  notions  d'unité  de  l'espèce.  De  plus , 
Jes  montagnes  ont  toujours  été,  dès  les  temps  les  plus  reculés, 
l'objet  d'une  profonde  crainte,  d'un  respect  superstitieux.  C'est 
là  que  toutes  les  mythologies  ont  placé  le  séjour  des  dieux. 
C'est  sur  la  cime  nuageuse  de  l'Olympe,  c'est  sur  le  mont 
Mérou  que  les  Grecs  et  les  Brahmes  ont  rêvé  leurs  assemblées 
divines;  c'est  sur  le  haut  du  Caucase  que  Prométhée  souffrait 
le  châtiment  mystérieux  d'un  crime  plus  mystérieux  encore; 
et,  si  les  hommes  avaient  commencé  par  habiter  ces  hautes 
retraites,  il  est  peu  probable  que  leur  imagination  les  eût  ainsi 
relevées  si  fort  que  de  les  porter  jusque  dans  le  ciel.  On  vénère 
médiocrement  ce  que  l'on  a  vu ,  connu ,  foulé  aux  pieds  ;  il  n'y 

RACES  HUMAINES.  T.  I.  9 


146  DE  l'inégalité 

aurait  eu  de  divinités  que  dans  les  eaux  et  les  plaines.  Je  suis 
doue  induit  à  admettre  l'idée  contraire ,  et  à  supposer  que  les 
terrains  découverts  et  plats  ont  été  les  témoins  des  premiers 
pas  de  rhomme.  Du  reste,  c'est  la  notion  biblique  (1),  et  du 
moment  où  le  premier  séjour  se  trouve  ainsi  établi,  les  difficul- 
tés des  migrations  sont  sensiblement  diminuées  ;  car  les  ter- 
rains plats ,  généralement  coupés  par  des  fleuves ,  aboutissent 
à  des  mers ,  et  il  n'est  plus  besoin  de  se  préoccuper  de  la  tra- 
versée bien  autrement  difficile  des  forêts ,  des  déserts  et  des 
grands  marécages. 

Il  y  a  deux  genres  de  migrations  :  les  unes  volontaires  ;  de 
celles-là  il  ne  saurait  être  question  dans  les  âges  tout  à  fait 
génésiaques.  Les  autres  sont  imprévues  et  plus  possibles  et 
plus  probables  encore  chez  des  sauvages  imprudents,  mal- 
adroits, que  chez  des  nations  perfectionnées.  Il  suffit  d'une 
famille  embarquée  sur  un  radeau  qui  dérive ,  de  quelques  mal- 
heureux surpris  par  une  irruption  de  la  mer,  cramponnés  à 
des  troncs  d'arbres  et  saisis  par  les  courants ,  pour  donner  la 
raison  d'une  transplantation  lointaine.  Plus  l'homme  est  faible, 
plus  il  est  le  jouet  des  forces  inorganiques.  Moins  il  a  d'expé- 
rience ,  plus  il  obéit  en  esclave  à  des  accidents  qu'il  n'a  pas  su 
prévoir  et  qu'il  ne  peut  éviter.  On  connaît  des  exemples  frap- 
pants de  la  facilité  avec  laquelle  des  êtres  de  notre  espèce  peu- 
vent être  transportés ,  malgré  eux ,  à  des  distances  considéra- 
bles. Ainsi  l'on  raconte  qu'en  1696 ,  deux  pirogues  d'Ancorso, 
montées  d'une  trentaine  de  sauvages,  hommes  et  femmes, 
furent  saisies  par  le  mauvais  temps,  et,  après  avoir  vogué 
quelque  temps  à  la  dérive ,  arrivèrent  enfin  à  l'une  des  îles 
Philippines,  Samal,  distante  de  trois  cents  lieues  du  point 
d'où  les  pirogues  étaient  parties.  Autre  exemple  :  Quatre  na- 
turels d'Ulea,  se  trouvant  dans  un  canot,  furent  emportés  par 

(1)  Gen.  II,  8  et  passim  :  «  Plantaverat  autem  Dominus  Deus 
«  paradisum  volirptatis  a  princtpio,  in  quo  posuit  hominem  quem 
«  formaverat.  —  dO.  Et  fluvius  egrediebatur  de  loco  voluptatis,  ad 
«  irrigandum  paradisum.  —  15.  Tulit  ergo  Dominus  Deus  hominem, 
«  et  posuit  eum  iu  paradiso  voluptatis,  ut  operaretur  et  custodiret 
s  illum.  » 


DES    BACPS   HUMAINES.  147 

un  coup  de  vent ,  errèrent  pendant  huit  mois  en  mer,  et  finirent 
par  arriver  à  l'une  des  îles  de  Radack ,  à  l'extrémité  orientale 
de  l'archipel  des  Carolines,  ayant  ainsi  fait  involontairement 
une  traversée  de  550  lieues.  Ces  malheureux  vivaient  unique- 
ment de  poisson;  ils  recueillaient  les  gouttes  de  pluie  avecle 
plus  grand  soin.  Cette  ressource  venait-elle  à  leur  manquer, 
ils  plongeaient  au  fond  de  la  mer,  et  buvaient  de  cette  eau,  qui, 
dit-on,  est  moins  salée.  Il  va  sans  dire  qu'en  arrivant  à  Ra- 
dack, les  navigateurs  étaient  dans  l'état  le  plus  déplorable; 
cependant  ils  se  remirent  assez  promptement ,  et  recouvrèrent 
la  santé  (1). 

Ces  deux  citations  sullisent  pour  rendre  admissible  l'idée 
d'une  rapide  diffusion  de  certains  groupes  humains  dans  des 
climats  très  différents ,  et  sous  l'empire  des  circonstances  lo- 
cales les  plus  opposées.  Si,  cependant,  il  fallait  encore  d'autres 
preuves,  on  pourrait  parler  de  la  facilité  avec  laquelle  les  in- 
sectes, les  testacés,  les  plantes,  se  répandent  partout,  et  cer- 
tainement il  n'est  pas  nécessaire  de  démontrer  que  ce  qui  ar- 
rive pour  les  catégories  d'êtres  que  je  viens  de  nommer  est ,  à 
plus  forte  raison,  moins  difficile  pour  l'homme  (2!.  Les  testacés 
terrestres  sont  entraînés  dans  la  mer  par  la  destruction  des 
falaises,  puis  emportés  jusqu'à  des  plages  lointaines  au  moyen 
des  courants.  Les  zoophytes ,  attachés  à  la  coquille  des  mol- 
lusques ,  ou  laissant  flotter  leurs  bourgeons  sur  la  surface  de 
l'Océan,  vont,  où  les  vents  les  emportent,  établir  de  lointai- 
nes colonies;  et  ces  mêmes  arbres  d'espèces  inconnues ,  ces 
mêmes  poutres  sculptées  qui ,  dans  le  xv*  siècle ,  vinrent  s'é- 
chouer, après  tant  d'autres  inobservées,  sur  les  côtes  des 
Canaries,  et  servant  de  texte  aux  méditations  de  Christophe 

(1)  Lyell's,  Principles  ofGeology,  t.  II,  p.  119. 

(2)  M.  Alexandre  de  Humboldt  ne  pense  pas  que  ceUe  hypoUièse 
puisse  s'appliquer  à  la  migration  des  plantes.  «  Ce  que  nous  savons, 
«  dit  cet  érudit,  de  l'action  délétère  qu'exerce  l'eau  de  mer  dans 
«  un  trajet  de  500  à  600  lieues  sur  l'excitabilité  gerniinative  de  la 
«  plupart  des  grains,  n'est  d'ailleurs  pas  en  faveur  du  système  trop 
«  généralisé  sur  la  migration  des  végétaux  au  moyen  des  courants 
«  pélagiques.  »  (Examen  critique  de  l'Histoire  de  la  géographie  du 
nouveau  continent,  t.  II,  p.  78.) 


148  DE   l'inégalité 

Colomb,  contribuèrent  à  la  découverte  du  nouveau  monde, 
portaient  probablement  aussi,  sur  leurs  surfaces,  des  œufs 
d'insectes,  que  la  chaleur  d'une  sève  nouvelle  devait  faire 
éclore  bien  loin  du^  lieu  de  leur  origine  et  du  terrain  où  vi- 
vaient leurs  congénères. 

Ainsi  nulle  difficulté  à  ce  que  les  premières  familles  hu- 
maines aient  pu  habiter  promptement  des  climats  très  divers , 
des  lieux  très  éloignés  les  uns  des  autres.  Mais ,  pour  que  la 
température  et  les  circonstances  locales  qui  en  résultent  soient 
diverses,  il  n'est  pas  nécessaire,  même  dans  l'état  actuel  du 
globe ,  que  les  lieux  se  trouvent  à  de  longues  distances.  Sans 
parler  des  pays  de  montagnes,  comme  la  Suisse,  où,  dans 
l'espace  d'une  à  deux  lieues  de  terrain,  les  conditions  de  l'at- 
mosphère et  du  sol  varient  tellement  que  l'on  y  trouve  con- 
fondues, en  quelque  sorte,  la  flore  de  la  Laponie  et  celle  de 
l'Italie  méridionale;  sans  rappeler  que  l'Isola-Madre,  sur  le 
lac  Majeur,  nourrit  des  orangers  en  pleine  terre ,  de  grands 
cactus  et  des  palmiers  nains  à  la  vue  du  Simplon,  personne 
n'ignore  combien  la  température  de  la  Normandie  est  plus 
rude  que  celle  de  l'île  de  Jersey.  Dans  un  triangle  étroit,  et 
sans  qu'il  soit  besoin  de  faire  appel  aux  déductions  de  l'oro- 
graphie ,  nos  côtes  de  l'ouest  présentent  le  spectacle  le  plus 
varié  en  fait  d'existences  végétales  (1). 

(1)  M.  Alexandre  de  Humboldt  expose  la  loi  déterminante  de 
cette  vérité  lorsqu'il  dit  (Asie  centrale,  t.  III,  p.  23)  :  «  La  pre- 
«  mière  base  de  la  climatologie  est  la  connaissance  précise  des  iné- 
«  galités  de  la  surface  d'un  continent.  Sans  celte  connaissance 
<(  hypsométrique ,  on  attribuerait  à  l'élévation  du  sol  ce  qui  est 
«  l'effet  d'autres  causes,  qui  influent,  dans  les  basses  régions,  dans 
«  une  surface  qui  a  une  même  courbure  avec  la  surface  de  l'Océan» 
«  sur  l'inflexion  des  lignes  isothermes  (ou  d'égale  chaleur  d'été).  » 
En  appelant  l'attention  sur  cette  grande  multiplicité  d'influences  qui 
agissent  sur  la  température  d'un  point  géographique  indiqué,  le 
grand  érudit  berlinois  conduit  l'esprit  à  concevoir  sans  peine  que, 
dans  des  lieux  très  voisins,  et  indépendamment  de  l'élévation  du 
sol,  il  se  forme  des  phémonènes  climatériques  très  divers.  Ainsi,  il 
est  un  point  de  l'Irlande,  dans  le  nord-est  de  l'île,  sur  la  côte  de 
Glenarn,  qui,  contrastant  avec  ce  qui  est  possibk!  aux  environst 
nourrit  des  myrtes  en  pleine  terre,  et  aussi  vigoureux  que  ceux  du 
Portugal,  sous  le  parallèle  de  Kœnigsberg  en  Prusse.   «  Il  y  gèle  à 


DES  BACES  HUMAIVES.  149 

Quelle  ne  devait  pas  être  la  valeur  des  contrastes ,  sur  l'es- 
pace le  plus  resserré,  dans  les  époques  redoutables  au  len- 
demain desquelles  se  reporte  la  naissance  de  notre  espèce  !  Un 
seul  et  même  lieu  devenait  aisément  le  théâtre  des  plus  gran- 
des révolutions  atmosphériques ,  lorsque  la  mer  s'en  éloignait 
ou  s'en  approchait  par  l'inondation  ou  la  mise  à  sec  des  ré- 
gions voisines  ;  lorsque  des  montagnes  s'élevaient,  tout  à  coup, 
en  masses  énormes,  ou  s'abaissaient  au  niveau  commun  du 
globe ,  de  manière  à  laisser  des  plaines  remplacer  leurs  crêtes; 
lorsque,  enfin,  des  tressaillements  dans  l'axe  de  la  terre  et, 
par  suite,  dans  l'équilibre  général  et  dans  l'inclinaison  des 
pôles  sur  l'écliptique,  venaient  troubler  l'économie  générale  de 
la  planète. 

On  doit  ainsi  considérer  comme  écartée  toute  objection  tirée 
de  la  difficulté  du  changement  de  lieux  et  de  température  aux 
premiers  âges  du  monde,  et  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  la  fa- 
mille humaine  ait  pu,  soit  étendre  fort  loin  quelques-uns  de 
ses  groupes,  soit,  en  les  conservant  réunis  tous  dans  un  espace 
assez  resserré,  les  voir  subir  des  influences  très  multiples.  C'est 
de  cette  manière  que  purent  se  former  les  types  secondaires 
dont  sont  descendues  les  branches  actuelles  de  l'espèce.  Quant 
à  l'homme  de  la  création  première,  quant  à  l'Adamite,  puis- 
qu'il est  impossible  de  rien  savoir  de  ses  caractères  spécifiques, 
ni  combien  chacune  des  familles  nouvelles  a  conservé  ou  perdu 
de  sa  ressemblance,  laissons-le,  tout  à  fait,  en  dehors  de  la 
controverse.  De  cette  façon,  nous  ne  remontons  pas  plus  haut 
dans  notre  examen  que  les  races  de  seconde  formation. 

Je  rencontre  ces  races  bien  caractérisées  au  nombre  de  trois 


«  peine  en  hiver,  et  cependant  les  chaleurs  de  l'été  ne  suffisent  pas 
«  pour  mûrir  le  raisin...  Les  mares  et  les  petits  lacs  des  îles 
'  Fœroë  ne  se  couvrent  pas  de  glace  pendant  l'hiver,  malgré  leur 
«  latitude  de  a-î"...  En  Angleterre,  sur  les  côtes  du  Devonshire» 
«  les  myrtes,  le  camélia  japonica,  le  fuchsia  coccinea  et  le  boddleya 
«  globosa  passent  l'hiver  sans  abri  en  pleine  terre...  A  Salcombe, 
"  les  hivers  sont  tellement  doux,  qu'on  y  a  tu  des  orangers  en  espa- 
«  liers  portant  du  fruit  et  à  peine  abrités  par  le  moyen  des  estères 
»  (p.  147-148).  » 


150  DE  L'INEGALITE 

seulement  :  la  blanche,  la  noire  et  la  jaune  (1),  Si  je  me  sers  de 
dénominations  empnmtées  à  la  couleur  de  la  peau,  ce  n'est  pas 
que  je  trouve  l'expression  juste  ni  heureuse,  car  les  trois  caté- 
gories dont  je  parle  n'ont  pas  précisément  pour  trait  distinctif 
la  carnation,  toujours  très  multiple  dans  ses  nuances,  et  on  a 
vu  plus  haut  qu'il  s'y  joignait  des  faits  de  conformation  plus 
importants  encore.  Mais,  à  moins  d'inventer  moi-même  des 
noms  nouveaux,  ce  que  je  ne  me  crois  pas  en  droit  de  faire, 
il  faut  bien  me  résoudre  à  choisir,  dans  la  terminologie  en 
usage,  des  désignations  non  pas  absolument  bonnes,  mais  moins 
défectueuses  que  les  autres,  et  je  préfère  décidément  celles 
que  j'emploie  ici  et  qui,  après  avertissement  préalable,  sont 
assez  inoffensives,  à  tous  ces  appellatifs  tirés  de  la  géographie 
ou  de  l'histoire,  qui  ont  jeté*  tant  de  désordre  sur  un  terrain 
déjà  assez  embarrassé  par  lui-même.  Ainsi,  j'avertis,  une  fois 
pour  toutes,  que  j'entends  par  blancs  ces  hommes  que  l'on 
désigne  aussi  sous  le  nom  de  race  caucasique,  sémitique,  ja- 
phétide.  J'appelle  noirs,  les  Chamites,  et  jaunes,  le  rameau 
altaïque,  mongol,  finnois,  tatare.  Tels  sont  les  trois  éléments 
purs  et  primitifs  de  l'humanité.  Il  n'y  a  pas  plus  de  raisons 
d'admettre  les  vingt-huit  variétés  de  Blumenbach  que  les  sept 
de  M.  Prichard,  l'un  et  l'autre  classant  dans  leurs  séries  des 
hybrides  notoires.  Chacun  des  trois  types  originaux,  en  son 
particulier,  ne  présenta  probablement  jamais  une  unité  par- 
faite. Les  grandes  causes  cosmogoniques  n'avaient  pas  seule- 
ment créé  dans  l'espèce  des  variétés  tranchées  :  elles  avaient 
aussi,  sur  les  points  où  leur  action  s'était  exercée,  déterminé , 
dans  le  sens  de  chacune  des  trois  variétés  principales,  l'appari- 
tion de  plusieurs  genres  qui  possédèrent,  outre  les  caractères 
généraux  de  leur  branche,  des  traits  distinctifs  particuliers. 

(1)  J'expliquerai  en  leur  lieu  les  motifs  qui  me  portent  à  ne 
pas  compter  les  sauvages  peaux-rouges  de  l'Amérique  au  nombre 
des  types  purs  et  primitifs.  J'ai  déjà  laissé  entrevoir  mon  opinion,  à 
ce  sujet,  à  la  page  M  de  ce  volume.  D'ailleurs,  je  ne  fais  ici  que 
me  rallier  à  l'avis  de  M.  Flourens,  qui  ne  reconnaît  aussi  que  trois 
grandes  subdivisions  dans  l'espèce  :  celles  d'Europe,  d'Asie  et 
d'Afrique.  Ces  dénominations  me  semblent  prêter  le  llauc  à  la  cri- 
tique, mais  le  fond  est  juste. 


M 


DES   RACES  HUMAINES.  tSl 

Il  n'y  eut  pas  besoin  de  croisements  ethniques  pour  amener  ces 
modiflcations  spéciales;  elles  préexistèrent  à  tous  les  alliages. 
C'est  vainement  qu'on  chercherait  aujourd'hui  à  les  constater 
dans  l'agglomération  métisse  qui  constitue  ce  qu'on  nomme 
la  race  blanche.  Cette  impossibilité  doit  exister  aussi  pour  la 
jaune.  Peut-être  le  type  mélanien  s'est-il  conservé  pur  quel- 
que part;  du  moins,  il  est  certainement  resté  plus  original,  et 
il  démontre  ainsi,  sur  le  vu  même,  ce  que  nous  pouvons,  pour 
les  deux  autres  catégories  humaines,  admettre,  non  pas  d'après 
le  témoignage  de  nos  sens,  mais  d'après  les  inductions  four- 
nies par  l'histoire. 

Les  nègres  ont  continué  d'offrir  différentes  variétés  originel- 
les, telles  que  le  type  prognathe  à  chevelure  laineuse,  celui 
du  nègre  hindou  du  Ramaoun  et  du  Dekkhan,  celui  du  Péla- 
gien  de  la  Polynésie.  Très  certainement  des  variétés  se  sont 
formées  entre  ces  genres  au  moyen  de  mélanges,  et  c'est  de 
là  que  dérivent,  tant  pour  les  noirs  que  pour  les  blancs  et  les 
jaunes,  ce  qu'on  peut  appeler  les  types  tertiaires. 

On  a  relevé  un  fait  bien  digne  de  remarque,  dont  on  pré- 
tend se  servir  aujourd'hui  comme  d'un  critérium  sûr  pour  re- 
connaître le  degré  de  pureté  ethnique  d'une  population.  C'est 
la  ressemblance  des  visages,  des  formes,  de  la  constitution  et, 
partant,  des  gestes  et  du  maintien.  Plus  une  nation  serait 
exempte  d'alliage  et  plus  tous  ses  membres  auraient  en  com- 
mun ces  similitudes  que  j'énumère.  Plus  au  contraire  elle  se 
serait  croisée,  et  plus  on  trouverait  de  différences  dans  la 
physionomie,  la  taille,  le  port,  l'apparence  enfin  des  indivi- 
dualités. Le  fait  est  incontestable,  et  le  parti  à  en  tirer  est  pré- 
cieux; mais  ce  n'est  pas  tout  à  fait  celui  que  l'on  pense. 

La  première  observation  qui  a  fait  découvrir  ce  fait,  a  eu 
lieu  sur  des  Polynésiens;  or,  les  Polynésiens  ne  sont  pas  une 
xace  pure,  tant  s'en  faut,  puisqu'ils  sont  issus  de  mélanges  dif- 
féremment gradués  entre  les  noirs  et  les  jaunes.  La  transmis- 
sion intégrale  du  type  dans  les  différents  individus  n'indique 
donc  pas  la  pureté  de  la  race,  mais  seulement  ceci  :  que  les 
éléments,  plus  ou  moins  nombreux,  dont  cette  race  est  com- 
posée, sont  arrivés  à  se  fondre  parfaitement  ensemble,  de 


152  DE  l'inégalité 

manière  à  ce  que  la  combinaison  en  est,  à  la  fin,  devenue  ho- 
mogène, et  que  chaque  individu  de  l'espèce  n'ayant  pas,  dans 
les  veines,  d'autre  sang  que  son  voisin,  il  n'y  a  pas  moyen 
qu'il  en  diffère  physiquement.  De  même  que  les  frères  et  sœurs 
se  ressemblent  souvent,  comme  provenant  d'éléments  sembla- 
bles, ainsi,  lorsque  deux  races  productrices  sont  parvenues  à 
s'amalgamer  si  complètement  qu'il  n'y  a  plus  dans  la  nation 
de  groupes  ayant  plus  de  l'essence  de  l'une  que  de  l'autre,  il 
s'établit,  par  équilibre,  une  sorte  de  pureté  fictive,  un  type 
artificiel,  et  tous  les  nouveau- nés  en  apportent  l'empreinte. 

De  cette  façon,  le  type  tertiaire,  dont  j'ai  défini  le  mode  de 
formation,  put  avoir  de  bonne  heure  le  cachet  faussement  at- 
tribué à  la  pureté  absolue  et  vraie  de  race,  c'est-à-dire  la  res- 
semblance de  ses  individualités,  et  cela  fut  possible  dans  un 
délai  d'autant  plus  court  que  deux  variétés  d'un  même  type 
furent  relativement  peu  différentes  entre  elles.  C'est  pour  ce 
motif  que,  dans  une  famille,  si  le  père  appartient  à  une  nation 
autre  que  celle  de  la  mère,  les  enfants  ressembleront  soit  à 
l'un,  soit  à  l'autre  de  leurs  auteurs,  et  auront  peine  à  établir 
une  identité  de  caractères  physiques  entre  eux  ;  tandis  que,  si 
les  parents  sont  issus  tous  deux  d'une  même  souche  nationale, 
cette  identité  se  produira  sans  aucune  peine. 

Il  est  encore  une  loi  à  signaler  avant  d'aller  plus  loin  :  les 
croisements  n'amènent  pas  seulement  la  fusion  de  deux  varié- 
tés. Ils  déterminent  la  création  de  caractères  nouveaux,  qui 
deviennent  dès  lors  le  côté  le  plus  important  par  lequel  on 
puisse  envisager  un  sous-genre.  On  va  en  voir  bientôt  des  exem- 
ples. Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter,  ce  qui  s'entend  assez  de  soi, 
que  le  développement  de  cette  originalité  nouvelle  ne  peut  être 
complet  sans  cette  condition  que  la  fusion  des  types  généra- 
teurs sera  préalablement  parfaite,  sans  quoi  la  race  tertiaire 
ne  pourrait  passer  pour  véritablement  fondée.  On  devine  donc 
qu'il  faut  ici  des  conditions  de  temps  d'autant  plus  considéra- 
bles, que  les  deux  nations  fusionnées  seront  plus  nombreuses. 
Jusqu'à  ce  que  le  mélange  soit  complet  et  que  la  ressemblance 
et  l'identité  physiologique  des  individualités  aient  été  établies, 
il  n'y  a  pas  sous-genre  nouveau,  il  n'y  a  pas  développement 


DES  RACES  HUMAINES.  153 

normal  d'une  originalité  propre,  bien  que  composite  ;  il  n'existe 
que  la  confusion  et  le  désordre  qui  naissent  toujours  de  la 
combinaison  inachevée  d'éléments  naturellement  étrangers 
l'un  à  l'autre. 

Nous  n'avons  qu'une  très  faible  connaissance  historique  des 
races  tertiaires.  Ce  n'est  qu'aux  débuts  les  plus  brumeux  des 
chroniques  humaines  que  nous  pouvons  entrevoir,  sur  certains 
points,  l'espèce  blanche  dans  cet  état  qui  ne  paraît,  nulle  part, 
avoir  duré  longtemps.  Les  penchants  essentiellement  civilisa- 
teurs de  cette  race  d'élite  la  poussaient  constamment  à  se  mé- 
langer avec  les  autres  peuples.  Quant  aux  deux  types  jaune  et 
noir,  là  où  on  les  trouve  à  cet  état  tertiaire,  ils  n'ont  pas  d'his- 
toire, car  ce  sont  des  sauvages  (1). 

Aux  races  tertiaires  en  succèdent  d'autres  que  j'appellerai 
quartenaires.  Elles  proviennent  de  l'hymen  de  deux  grandes 
variétés.  Les  Polynésiens ,  nés  du  mélange  du  type  jaune  avec 
le  type  noir  (2) ,  les  mulâtres ,  produits  par  les  blancs  et  les 
noirs,  voilà  des  générations  qui  appartiennent  au  type  quar- 


(1)  M.  Carus  donne  son  puissant  appui  à  la  loi  que  j'ai  établie 
au  sujet  de  l'aptitude  particulière  des  races  civilisatrices  à  se  mé- 
langer, lorsqu'il  fait  ressortir  la  variété  extrême  de  l'organisme  hu- 
main perfectionné  et  la  simplicité  des  corpuscules  microscopiques 
qui  occupent  le  plus  bas  degré  de  l'éclielle  des  êtres.  Il  tire  de  cette 
remarque  ingénieuse  l'axiome  suivant  :  «  Toutes  les  fois  qu'entre 
«  les  éléments  d'un  tout  organique,  il  y  a  la  plus  grande  similitude 
«  possible,  leur  état  ne  peut  être  considéré  comme  l'expression 
«  haute  et  parfaite  d'un  développement  complet.  Ce  n'est  qu'un 
■  développement  primitif  et  élémentaire.  »  (  Ueber  die  ungl.  B. 
d.  versch.  Menschheilst  f.  hœh  geist.  Enlwick.,  p.  4.)  Ailleurs,  H 
ajoute  :  «  La  plus  grande  diversité,  c'est-à-dire  inégalité  possible 
«  des  parties,  jointe  à  l'unité  la  plus  complète  de  l'ensemble,  ap- 
a  parait  partout  comme  la  mesure  de  la  plus  haute  perfection 
«  d'un  organisme.  »  C'est,  dans  l'ordre  politique,  l'état  d'une  so- 
ciété où  les  classes  gouvernantes,  habilement  hiérarchisées,  sont 
strictement  distinctes,  ethniquement  parlant,  des  classes  populaires< 

(2)  C'est  probablement  par  suite  d'une  faute  de  typographie  que 
M.  Flourens  (Éloge  de  Blumenbach,  p.  xi)  donne  la  race  polyné- 
sienne comme  «  un  mélange  de  deux  autres,  la  caucasique  et  la 
mongolique    «.   C'est  la   noire  et    la    mongolique    que    le    savant 

académicien  a  certainement  voulu  dire. 

y. 


154  DE  l'inégalité 

tenaire.  Inutile  de  faire  remarquer,  une  fois  de  plus,  que  le 
nouveau  type  unit  d'une  manière  plus  ou  moins  parfaite  des 
caractères  spéciaux  aux  traits  qui  rappellent  sa  double  descen- 
dance. 

Du  moment  qu'une  race  quartenaire  est  encore  modifiée  par 
l'intervention  d'un  type  nouveau ,  le  mélange  ne  se  pondère 
plus  que  difficilement,  ne  se  combine  plus  que  lentement  et 
a  grand'peine  à  se  régulariser.  Les  caractères  originels  entrés 
dans  sa  composition,  déjà  considérablement  affaiblis,  sont  de 
plus  en  plus  neutralisés.  Ils  tendent  à  disparaître  dans  une 
confusion  qui  devient  le  principal  cachet  du  nouveau  produit. 
Plus  ce  produit  se  multiplie  et  se  croise ,  plus  cette  disposition 
augmente.  Elle  arrive  à  l'infini.  La  population  où  on  la  voit 
s'accomplir  est  trop  nombreuse  pour  que  l'équilibre  ait  quel- 
que chance  de  s'établir  avant  des  séries  de  siècles.  Elle  ne  pré- 
sente qu'un  spectacle  effrayant  d'anarchie  ethnique.  Dans  les 
individualités ,  on  retrouve ,  çà  et  là ,  tel  trait  dominant  qui 
rappelle  d'une  manière  sûre  que  cette  population  a  dans  les 
veines  du  sang  de  toute  provenance.  Tel  homme  aura  la  che- 
velure du  nègre,  tel  autre  le  faciès  mongol  ;  celui-ci  les  yeux 
du  Germain ,  celui-là  la  taille  du  Sémite ,  et  ce  seront  tous  des 
parents!  Voilà  le  phénomène  offert  par  les  grandes  nations 
civilisées,  et  on  l'observe  surtout  dans  leurs  ports  de  mer, 
leurs  capitales  et  leurs  colonies,  lieux  où  les  fusions  s'accom- 
plissent avec  le  plus  de  facilité.  A  Paris,  à  Londres,  à  Cadix, 
à  Constantinople ,  on  trouvera,  sans  sortir  de  l'enceinte  des 
murs,  et  en  se  bornant  à  l'observation  de  la  population  qui  se 
dit  indigène ,  des  caractères  appartenant  à  toutes  les  branches 
de  l'humanité.  Dans  les  basses  classes ,  depuis  la  tête  progna- 
the du  nègre  jusqu'à  la  face  triangulaire  et  aux  yeux  bridés  du 
Chinois ,  on  verra  tout  ;  car,  depuis  la  domination  des  Romains 
principalement ,  les  races  les  plus  lointaines  et  les  plus  dispa- 
rates ont  fourni  leur  contingent  au  sang  des  habitants  de  nos 
grandes  villes.  Les  invasions  successives,  le  commerce,  les 
colonies  implantées,  la  paix  et  la  guerre  ont  contribué,  à  tour 
de  rôle,  à  augmenter  le  désordre,  et  si  l'on  pouvait  remonter 
un  peu  haut  sur  l'arbre  généalogique  du  premier  homme  venu, 


DES   RACES   HUMAINES.  155 

«n  aurait  chance  d'être  étonné  de  l'étrangeté  de  ses  aïeux  (i). 

Après  avoir  établi  la  différence  physique  des  races ,  il  reste 
encore  à  décider  si  ce  fait  est  accompagné  d'inégalité ,  soit  dans 
la  beauté  des  formes ,  soit  dans  les  mesures  de  la  force  mus- 
culaire. La  question  ne  saurait  rester  longtemps  douteuse. 

J'ai  déjà  constaté  que,  de  tous  les  groupes  humains,  ceux 
qui  appartiennent  aux  nations  européennes  et  à  leur  descen- 
dance sont  les  plus  beaux.  Pour  eu  être  pleinement  convaincu, 
il  suffit  de  comparer  les  types  variés  répandus  sur  le  globe ,  et 
l'on  voit  que  depuis  la  construction  et  le  visage,  en  quelque 
sorte,  rudimentaires  du  Pélagien  et  du  Pécherai  jusqu'à  la 
taille  élevée ,  aux  nobles  proportions  de  Charlemagne,  jusqu'à 
l'intelligente  régularité  des  traits  de  Napoléon ,  jusqu'à  l'im- 
posante majesté  qui  respire  sur  le  visage  royal  de  Louis  XIV, 
il  y  a  une  série  de  gradations  par  laquelle  les  peuples  qui  ne 
sont  pas  du  sang  des  blancs  approchent  de  1?  beauté ,  mais  ne 
l'atteignent  pas. 

Ceux  qui  y  touchent  de  plus  près  sont  nos  plus  proches  pa- 
rents :  telles  la  famille  ariane  dégénérée  de  l'Inde  et  de  la 
Perse,  et  les  populations  sémitiques  les  moins  rabaissées  par  le 
contact  noir  (2).  A  mesure  que  toutes  ces  races  s'éloignent 
trop  du  type  blanc,  leurs  traits  et  leurs  membres  subissent  des 
incorrections  de  formes,  dés  défauts  de  proportion  qui,  en 
s'amplifiant ,  de  plus  en  plus ,  chez  celles  qui  nous  sont  deve- 
nues étrangères ,  finissent  par  produire  cette  excessive  laideur, 

(d)  Les  caractères  physiologiques  des  différents  ancêtres  se  re- 
présentent dans  les  descendants  suivant  des  règles  (ixes.  Ainsi  l'on 
observe  dans  l'Amérique  du  Sud  que  les  produits  d'un  blanc  et 
d'une  négresse  peuvent,  à  la  première  génératidn,  avoir  les  cheveux 
plats  et  souples;  mais,  invariablement,  à  la  seconde,  le  lainage  crépu 
apparaît.  (A.  d'Orbigny,   l'Homme  américain,  t.  I,  p.    143.) 

(2)  Il  est  à  remarquer  que  les  mélanges  les  plus  heureux,  au 
point  de  vue  de  la  beauté,  sont  ceux  qui  sont  formés  par  l'hymen 
des  blancs  et  des  noirs.  On  p*u  qu'à  mettre  en  parallèle  le  charme 
souvent  puissant  des  mulâtresses,  des  capresses,  des  quarteronnes 
avec  les  produits  des  jaunes  et  des  blancs,  comme  les  femmes  russes 
et  hongroises.  La  comparaison  ne  tourne  pas  à  l'avantage  de  ces 
dernières.  Il  n'est  pas  moins  certain  qu'un  beau  Radjepout  est  plus 
idéalement  beau  que  le  Slave  le  plus  accompli. 


156  DE  l'inégalité 

partage  antique ,  caractère  ineffaçable  du  plus  grand  nombre 
des  branches  humaines.  On  n'en  est  plus  à  écouter  la  doctrine 
reproduite  par  Helvétius  dans  son  livre  de  V Esprit,  et  qui 
consiste  à  faire  de  la  notion  du  beau  une  idée  purement  factice 
et  variable.  Que  tous  ceux  qui  pourraient  conserver  encore 
quelques  scrupules  à  cet  égard  consultent  l'admirable  essai  de 
M.  Gioberti  (l),  il  ne  leur  restera  rien  à  contester.  Nulle  part 
on  n'a  mieux  démontré  que  le  beau  est  une  idée  absolue  et  né- 
cessaire ,  qui  ne  saurait  avoir  une  application  facultative ,  et 
c'est  en  vertu  des  principes  solides  établis  par  le  philosophe 
piémontais  que  je  n'hésite  pas  à  reconnaître  la  race  blanche 
pour  supérieure  en  beauté  à  toutes  les  autres ,  qui ,  entre  elles, 
diffèrent  encore  dans  la  mesure  où  elles  se  rapprochent  ou 
s'éloignent  du  modèle  qui  leur  est  offert.  Il  y  a  donc  inégalité 
de  beauté  dans  les  groupes  humains ,  inégalité  logique ,  expli- 
quée, permanente  et  indélébile. 

Y  a-t-il  aussi  inégalité  de  forces  ?  Sans  contredit,  les  sau- 
vages de  l'Amérique ,  comme  les  Hindous ,  sont  de  beaucoup 
nos  inférieurs  sur  ce  point.  Les  Australiens  se  trouvent  dans 
le  même  cas.  Les  nègres  ont  également  moins  de  vigueur  mus- 
culaire (2).  Tous  ces  peuples  supportent  infiniment  moins  les 
fatigues.  Mais  il  y  a  lieu  de  distinguer  entre  la  force  purement 
musculaire,  celle  qui  n'a  besoin  pour  vaincre  que  de  se  dé- 
ployer à  un  seul  moment  donné ,  et  cette  puissance  de  résis- 
tance dont  le  caractère  le  plus  remarquable  est  la  durée.  Cette 
dernière  est  plus  typique  que  la  première,  qui  rencontrerait 
au  besoin  des  rivales,  même  dans  les  races  les  plus  notoire- 
ment faibles.  La  pesanteur  du  poing,  si  on  voulait  la  prendre 
comme  unique  critérium  de  la  force ,  trouve  chez  des  peupla- 


(•1)  Gioberti,  Essai  sur  le  Beau,  traduction  de  M.  Bertinatti,  p.  6 
et  25. 

(2)  Voir,  entre  autres,  pour  les  indigènes  américains,  Martius  et 
Spix,  Reise  in  Brasilien,  t.  I,  p.  239;  pour  les  nègres,  Pruner,  der 
Neger,  eine  aphoristische  Skizze  ans  der  medicinischen  Topographie 
von  Cairo,  dans  la  Zeitsch.  d.  deutsch.  morgenl.  Gesellsch.,  t.  I, 
p.  ISl;  pour  la  supériorité  musculaire  des  blancs  sur  toutes  les 
autres  races,  Carus,  Ueber  die  hungl.  Befaehigung ,  etc.,  p.  84. 


DES  BACES  HUMAINES.  157 

des  nègres  fort  abruties ,  chez  des  Nouveaux-Zélandais  très 
débilement  constitués ,  chez  des  Lascars ,  chez  des  Malais , 
quelques  individus  qui  peuvent  l'exercer  de  manière  à  contre- 
balancer les  exploits  de  la  populace  anglaise  ;  tandis  qu'à  pren- 
dre les  nations  en  masse ,  et  en  les  jugeant  d'après  la  somme 
de  travaux  qu'elles  endurent  sans  fléchir,  la  palme  appartient 
à  nos  peuples  de  race  blanche. 

Parmi  ces  peuples  même,  pour  la  force  comme  pour  la 
beauté ,  l'inégalité  se  rencontre  encore  dans  les  différents  grou- 
pes tout  aussi  bien ,  quoiqu'à  un  degré  inférieur.  Les  Italiens 
sont  plus  beaux  que  les  Allemands  et  que  les. Suisses,  plus 
beaux  que  les  Français  et  que  les  Espagnols.  De  même  les 
Anglais  présentent  un  caractère  de  beauté  corporelle  supériem* 
à  celui  des  nations  slaves. 

Quant  à  la  force  du  poing ,  les  Anglais  priment  toutes  les 
autres  races  européennes  ;  tandis  que  les  Français  et  les  Espa- 
gnols possèdent  une  puissance  supérieure  de  résistance  à  la 
fatigue,  aux  privations,  aux  intempéries  des  climats  les  plus 
durs.  La  question  a  été  mise  hors  de  doute  pour  les  Français, 
lors  de  la  funeste  campagne  de  Russie.  Là ,  où  les  Allemands 
et  les  troupes  du  Nord ,  habituées  cependant  aux  rigueurs  de 
la  température,  s'aflaissèrent,  presque  en  totalité,  sous  la  neige, 
nos  régiments ,  tout  en  payant  im  horrible  tribut  aux  rigueurs 
de  la  retraite ,  purent  cependant  sauver  le  plus  de  monde.  On 
a  voulu  attribuer  cette  prérogative  à  la  supériorité  de  l'éduca- 
tion morale  et  du  sentiment  guerrier.  L'explication  est  peu 
satisfaisante.  Les  ofliciers  allemands ,  qui  périrent  par  centai- 
nes ,  avaient  tout  autant  d'honneur  et  une  conception  aussi 
élevée  du  devoir  que  nos  soldats ,  et  ils  n'en  succombèrent  pas 
moins.  Concluons  donc  que  les  populations  françaises  possè- 
dent certaines  qualités  physiques  supérieures  à  celles  de  la  fa- 
mille allemande  et  qui  leur  permettent  de  braver,  sans  mourir, 
les  neiges  de  la  Russie  comme  les  sables  brûlants  de  l'Egypte. 


loS  DE   L  INEGAUTK 


CHAPITRE  XIII. 


Les  races  humaines  sont  intellectuellement  inégales;  l'humanité 
n'est  pas  perfectible  à  l'influi. 

Pour  bien  apprécier  les  différences  intellectuelles  des  races, 
le  premier  soin  doit  être  de  constater  jusqu'à  quel  degré  de 
stupidité  riiunianité  peut  descendre.  Nous  connaissons  déjà  le 
plus  bel  effort  qu'elle  puisse  produire  :  c'est  la  civilisation. 

La  plupart  des  observateurs  scientifiques  ont  eu  jusqu'ici  une 
tendance  marquée  à  rabaisser,  au  delà  de  la  vérité,  les  types 
les  plus  infimes. 

Presque  tous  les  premiers  renseignements  sur  une  tribu  sau- 
vage la  dépeignent  sous  des  couleurs  faussement  horribles,  et 
lui  assignent  une  telle  impuissance  d'intelligence  et  de  raison- 
nement ,  qu'elle  tombe  au  niveau  du  singe  et  au-dessous  de 
l'éléphant.  Ce  jugement,  il  est  vrai,  a  ses  contrastes.  Un  navi- 
gateur est-il  bien  reçu  dans  une  île ,  croit-il  trouver,  chez  les 
habitants,  de  la  douceur  et  un  accueil  hospitalier,  réussit-il  à 
en  déterminer  quelques-uns  à  travailler,  un  tant  soit  peu,  avec 
les  matelots,  aussitôt  les  éloges  s'accumulent  sur  l'heureuse 
peuplade;  elle  est  déclarée  bonne  à  tout,  propre  à  tout,  ca- 
pable de  tout,  et  quelquefois  l'enthousiasme,  franchissant 
toutes  limites,  jure  avoir  trouvé  chez  elle  des  esprits  supérieurs. 

Il  faut  en  appeler  du  jugement  trop  favorable  comme  du 
trop  sévère.  Parce  que  certains  Taïtiens  auront  contribué  au 
radoubage  d'un  baleinier,  leur  nation  n'est  pas  pour  cela  civi- 
lisable.  Parce  que  tel  homme  de  Tonga-Tabou  aura  montré  de 
la  bienveillance  à  des  étrangers ,  il  n'est  pas  nécessairement  ac- 
cessible à  tous  les  progrès ,  et ,  de  même ,  on  n'est  pas  autorisé 
à  ravaler  jusqu'à  la  brute  tel  indigène  d'une  côte  longtemps 
inconnue,  parce  qu'il  aura  reçu  les  premiers  visiteurs  à  coups 
de  flèche ,  ou  même  parce  qu'on  l'aura  trouvé  mangeant  des 
lézards  crus  et  des  boules  de  terre.  Ce  genre  de  repas  n'an- 
nonce pas,  sans  doute,  une  intelligence  bien  relevée  ni  des 


DES  BÂCES  HUMAINES.  i  59 

mœurs  bien  cultivées.  Mais,  qu'on  en  soit  certain  toutefois, 
liiez  le  cannibale  le  plus  répugnant,  il  reste  une  étincelle  du 
feu  divin ,  et  la  compréhension  peut  s'allumer  chez  lui  au 
moins  jusqu'à  un  certain  degré.  Pas  de  tribus  si  humbles  qui 
ne  portent,  sur  les  choses  dont  elles  sont  entourées,  des  juge- 
ments quelconques,  vrais  ou  faux,  justes  ou  erronés,  qui,  par 
le  fait  seul  qu'ils  existent,  prouvent  sufOsamment  la  persis- 
tance d'un  rayon  intellectuel  dans  toutes  les  branches  de  l'hu- 
manité. C'est  par  là  que  les  sauvages  les  plus  dégradés  sont 
accessibles  aux  enseignements  de  la  religion  et  qu'ils  se  distin- 
guent, d'une  manière  toute  particulière  et  toujours  reconnais- 
sable,  des  brutes  les  plus  intelligentes. 

Cependant,  cette  vie  morale,  placée  au  fond  de  la  conscience 
de  chaque  individu  de  notre  espèce,  est-elle  capable  de  se  di- 
later à  l'infini?  Tous  les  hommes  ont-ils,  à  un  degré  égal,  le 
pouvoir  illimité  de  progresser  dans  leur  développement  intel- 
lectuel? Autrement  dit,  les  différentes  races  humaines  sont- 
elles  douées  de  la  puissance  de  s'égaler  les  unes  les  autres? 
Cette  question  est,  au  fond,  celle  de  la  perfectibilité  indéfinie 
de  l'espèfce  et  de  l'égalité  des  races  entre  elles.  Sur  les  deux 
points,  je  réponds  non. 

L'idée  de  la  perfectibilité  à  l'infini  séduit  beaucoup  les  mo- 
dernes, et  ils  s'appuient  sur  cette  remarque  que  notre  mode 
de  civilisation  possède  des  avantages  et  des  mérites  que  nos 
prédécesseurs,  différemment  cultivés,  n'avaient  pas.  On  cite 
tous  les  faits  qui  distinguent  nos  sociétés.  J'en  ai  parlé  déjà; 
je  me  prête  volontiers  à  les  énumérer  de  nouveau. 

On  assure  donc  que  nous  possédons,  sur  tout  ce  qui  ressort 
du  domaine  de  la  science,  des  opinions  plus  vraies;  que  nos 
mœurs  sont,  en  général,  douces,  et  notre  morale  préférable  à 
celles  des  Grecs  et  des  Romains.  Nous  avons  aussi,  ajoute-t-on, 
au  sujet  de  la  liberté  politique,  des  idées  et  des  sentiments, 
des  opinions,  des  croyances,  des  tolérances  qui  prouvent  mieux 
que  tout  le  reste  notre  supériorité.  Il  ne  manque  pas  de  théo- 
riciens à  belles  espérances  pour  soutenir  que  les  conséquences 
de  nos  institutions  doivent  nous  conduire  tout  droit  à  ce  jar- 
din des  Hespérides,  si  cherché  et  si  peu  trouvé  depuis  que  les 


160  DE  l'inégalité 

plus  anciens  navigateurs  en  ont  constaté  l'absence  aux  îles  Ca- 
naries, 

Un  examen  un  peu  plus  sérieux  de  l'histoire  fait  justice  de 
ces  hautes  prétentions. 

Nous  sommes,  à  la  vérité,  plus  savants  que  les  anciens.  C'est 
que  nous  avons  profité  de  leurs  découvertes.  Si  nous  possé- 
dons plus  de  connaissances,  c'est  uniquement  parce  que  nous 
sommes  leurs  continuateurs,  leurs  élèves  et  leurs  héritiers. 
S'ensuit-il  que  la  découverte  des  forces  de  la  vapeur  et  la  so- 
lution de  quelques  problèmes  de  la  mécanique  nous  achemi- 
nent vers  ï'omniscience  ?  Tout  au  plus,  ces  succès  nous  con- 
duiront à  pénétrer  dans  tous  les  secrets  du  monde  matériel. 
Lorsque  nous  aurons  achevé  cette  conquête,  pour  laquelle  il  y 
a  encore  à  faire  bien  et  bien  des  choses  qui  ne  sont  pas  même 
commencées,  ni  entrevues,  aurons-nous  avancé  d'un  seul  pas 
au  delà  de  la  pure  et  simple  constatation  des  lois  physiques? 
Nous  aurons,  je  le  veux,  beaucoup  augmenté  nos  forces  pour 
réagir  sur  la  nature  et  la  plier  à  nos  besoins.  Nous  aurons  en- 
core traversé  la  terre  de  part  en  part,  ou  reconnu  définitive- 
ment ce  trajet  impraticable.  Nous  aurons  appris  à  nous  diriger 
dans  les  airs,  et,  en  nous  rapprochant  de  quelques  milliers  de 
mètres  des  limites  de  l'air  respirable,  découvert  et  éclairci  cer- 
tains problèmes  astronomiques  ou  autres  ;  rien  de  plus.  Tout 
cela  ne  nous  mène  pas  à  l'infini.  Et  eussions-nous  compté  tous 
les  systèmes  planétaires  qui  se  meuvent  dans  l'espace,  serions- 
nous  plus  près  de  cet  infini?  Avons-nous  appris,  sur  les  grands 
mystères,  une  chose  ignorée  des  anciens?  Nous  avons,  ce  me 
semble,  changé  les  méthodes  employées  avant  nous,  pour  tour- 
ner autour  du  secret.  Nous  n'avons  pas  fait  un  pas  de  plus 
dans  ses  ténèbres. 

Puis,  en  admettant  que  nous  soyons  plus  éclairés  sur  cer- 
tains faits,  combien,  d'autre  part,  nous  avons  perdu  de  notions 
familières  à  nos  plus  lointains  ancêtres!  Est-il  douteux  qu'au 
temps  d'Abraham,  on  ne  sût  de  l'histoire  primordiale  beau- 
coup plus  que  nous  n'en  connaissons  ?  Combien  de  choses  dé- 
couvertes par  nous,  à  grand'peine,  ou  par  hasard,  ne  sont 
en  définitive  que  des  connaissances  oubliées  et  retrouvées!  Et 


DES   RACES    HUMAINES.  16t 

comme,  sur  bien  des  points,  nous  sommes  inférieurs  à  ce- 
qu'on  a  été  jadis  !  Que  pourrait-on  comparer,  ainsi  que  je 
le  disais  plus  liaut  pour  un  autre  objet,  oui,  que  pourrait-on 
comparer,  en  choisissant  dans  nos  plus  splendides  travaux,  à 
ces  merveilles  que  l'Egypte,  l'Inde,  la  Grèce,  l'Amérique 
nous  montrent  encore,  attestant  la  magnificence  sans  bornes 
de  tant  d'autres  édifices  que  le  poids  des  siècles  a  fait  dis- 
paraître, bien  moins  que  les  ineptes  ravages  de  l'homme?  Qi  e 
sont  nos  arts  auprès  de  ceux  d'Athènes?  Que  sont  nos  pen- 
seurs auprès  de  ceux  d'Alexandrie  et  de  l'Inde?  Que  sont 
nos  poètes  auprès  de  Valmiki ,  de  Kalidasa ,  d'Homère  et  de 
Pindare? 

En  somme,  nous  faisons  autrement.  Nous  appliquons  notre 
esprit  à  d'autres  buts,  à  d'autres  recherches  que  les  autres 
groupes  civilisés  de  l'humanité;  mais,  en  changeant  de  terrain, 
nous  n'avons  pu  conserver  dans  toute  leur  fertilité  les  terres 
qu'ils  cultivaient  déjà.  Il  y  a  donc  eu  abandon  d'un  côté,  en 
même  temps  qu'il  y  avait  conquête  de  l'autre.  C'était  une  triste 
compensation,  et,  loin  d'annoncer  un  progrès,  elle  n'indique 
qu'un  déplacement.  Pour  qu'il  y  eût  acquisition  réelle,  il  fau- 
drait qu'ayant  au  moins  gardé  dans  toute  leur  intégrité  les 
principales  richesses  des  sociétés  antérieures,  nous  eussions 
réussi  à  édifier,  à  côté  de  leurs  travaux,  certains  grands  résul- 
tats qu'elles  et  nous  avons  cherchés  également  ;  que  nos  scien- 
ces et  nos  arts,  appuyés  sur  leurs  arts  et  leurs  sciences,  eussent 
trouvé  quelque  nouveauté  profonde  touchant  la  vie  et  la  mort,^ 
la  formation  des  êtres,  les  principes  primordiaux  du  monde. 
Or,  sur  toutes  ces  questions,  la  science  moderne  n'a  plus  ces 
lueurs  qui  se  projetaient,  on  a  lieu  de  le  penser,  à  l'aurore  des 
temps  antiques,  et,  de  son  propre  cru  et  de  ses  propres  efforts, 
elle  n'est  parvenue  encore  qu'à  cet  humiliant  aveu  :  «  Je  cher- 
che et  ne  trouve  pas.  »  Il  n'y  a  donc  guère  de  progrès  réels 
dans  les  conquêtes  intellectuelles  de  l'homme.  Notre  critique 
seule  est  incontestablement  meilleure  que  celle  de  nos  devan- 
ciers. C'est  un  grand  point;  mais  critique  veut  dire  classe- 
ment, et  non  pas  acquisition. 
Pour  ce  qui  est  de  nos  idées  prétendues  neuves  sur  la  poli- 


162  DE    LINÉG/VLITÉ 

tique,  on  peut  sans  inconvénient  prendre  avec  elles  des  liber- 
tés plus  vives  encore  qu'avec  nos  sciences. 

Cette  fécondité  de  tliéories,  dont  nous  aimons  à  nous  faire 
honneur,  on  la  retrouve  tout  aussi  grande  à  Atliènes  après 
Périclès.  Le  moyen  de  s'en  convaincre,  c'est  de  relire  ces  co- 
médies d'Aristophane,  amplifications  satiriques,  dont  Platon 
recommandait  la  lecture  à  qui  voulait  connaître  les  mœurs 
publiques  de  la  ville  de  Minerve.  On  récuse  la  comparaison 
depuis  que  l'on  s'est  avisé  de  prétendre  qu'entre  notre  ordre 
social  actuel  et  l'élat  de  l'antiquité  grecque  la  servitude  crée 
une  différence  fondamentale.  La  démagogie  n'en  était  que  plus 
profonde,  si  l'on  veut,  et  voilà  tout.  On  parlait  alors  des  escla- 
ves sur  le  même  ton  où  l'on  parle  aujourd'hui  des  ouvriers  et 
des  prolétaires,  et  combien  n'était-il  pas  avancé,  ce  peuple 
athénien  qui  flt  tant  pour  plaire  à  sa  plèbe  servile  après  le  com- 
bat des  Arginuses  ! 

Transportons-nous  à  Rome.  Ouvrons  les  lettres  de  Cicéron. 
Quel  tory  modéré  que  cet  orateur  romain!  quelle  similitude 
parfaite  entre  sa  république  et  nos  sociétés  constitutionnelles, 
quant  au  langage  des  partis  et  aux  luttes  parlementaires  !  Là , 
aussi,  dans  les  bas-fonds ,  s'agitait  une  population  d'esclaves 
dépravés,  toujours  la  révolte  dans  le  cœur,  quand  ils  ne  l'a- 
vaient pas  au  bout  des  poings.  Laissons  cette  tourbe.  Nous  le 
pouvons  d'autant  mieux  que  la  loi  ne  lui  reconnaissait  pas 
d'existence  civile,  qu'elle  ne  comptait  pas  dans  la  politique,  et 
n'agissait  sur  les  décisions,  aux  jours  d'émeute,  que  comme 
auxiliaire  des  perturbateurs  de  naissance  libre. 

Eh  bien  !  les  esclaves  rejetés  dans  le  néant,  n'avons-nous  pas, 
sur  le  Forum,  tout  ce  qui  constitue  un  état  social  à  la  mo- 
derne.' La  populace,  qui  demandait  du  pain,  des  jeux,  des 
distributions  gratuites  et  le  droit  de  jouir;  la  bourgeoisie,  qui 
voulait  et  obtint  le  partage  des  emplois  publics  ;  le  patriciat, 
transformé  successivement  et  reculant  toujours,  et  toujours 
perdant  de  ses  droits,  jusqu'au  moment  où  ses  défenseurs 
mêmes  acceptèrent,  comme  unique  système  de  défense,  de  re- 
fuser toute  prérogative  en  ne  réclamant  que  la  liberté  pour 
tous.'  Ne  sont-ce  pas  là  des  ressemblances  parfaites? 


>  DES  BACE8  HUMAINES.  163 

Croit-on  que,  dans  les  opinions  qui  s'expriment  aujourd'hui, 
si  variées  qu'elles  puissent  être,  il  en  existe  une  seule,  il  se 
trouve  même  une  nuance  qui  n'ait  été  connue  à  Rome?  Je  par- 
lais tout  à  l'heure  des  lettres  écrites  de  Tiisculum  :  c'est  la  pen- 
sée d'un  conservateur  progressiste.  Vis-à-vis  de  Sylla,  Pcmpée 
et  Qcéron  étaient  des  libéraux.  Ils  ne  l'étaient  pas  encore  assez 
pour  César.  Ils  l'étaient  trop  pour  Caton.  Plus  tard,  sous  le 
principat,  nous  voyons,  dans  Pline  le  jeune,  un  royaliste  mo- 
déré, ami  du  repos  quand  même.  Il  ne  veut  ni  de  trop  de  li- 
berté, ni  d'excès  de  pouvoir,  et,  positif  dans  ses  doctrines,  te- 
nant très  peu  aux  grandeurs  évanouies  de  l'âge  des  Fabius,  il 
leur  préférait  la  prosaïque  administration  de  ïrajan.  Ce  n'était 
pas  l'avis  de  tout  le  monde.  Beaucoup  de  gens  pensaient,  re- 
doutant quelque  résurrection  de  l'ancien  Spartacus,  que  l'em- 
pereur ne  pouvait  trop  faire  sentir  sa  puissance.  Quelques  pro- 
vinciaux, au  rebours,  demandaient  et  obtenaient  ce  que  nous 
appellerions  des  garanties  constitutionnelles;  tandis  que  les 
opinions  socialistes  ne  trouvaient  pas  de  moindres  interprètes 
que  le  césar  gaulois  G.  Junius  Posthumus,  qui  s'écriait  dans 
ses  déclamations  :  Dices  et  pauper,  inimici,  le  riche  et  le 
pauvre  sont  des  ennemis  nés.  » 

Bref,  tout  homme  ayant  quelque  prétention  à  participer  aux 
lumières  du  temps  soutenait  avec  force  l'égalité  du  genre  hu- 
main, le  droit  universel  à  posséder  les  biens  de  cette  terre,  la 
nécessité  évidente  de  la  civilisation  gréco-latine,  sa  perfection, 
sa  douceur,  ses  progrès  futurs  plus  grands  encore  que  ses  avan- 
tages actuels,  et,  pour  couronner  le  tout,  son  éternité.  Ces 
idées  n'étaient  pas  seulement  la  consolation  et  l'orgueil  des 
païens;  c'était  aussi  l'espoir  solide  des  premiers,  des  plus  illus- 
tres Pères  de  l'Église,  dont  Tertullien  se  faisait  l'interprète  (1). 

Enfin,  pour  achever  le  tableau  d'un  dernier  trait  frappant, 
le  plus  nombreux  de  tous  les  partis  était  celui  des  indifférents, 
de  ces  gens  trop  faibles,  trop  dégoûtés,  trop  craintifs  ou  trop 
indécis  pour  saisir  une  vérité  au  milieu  de  toutes  les  théories 
disparates  qu'ils  voyaient  sans  cesse"  miroiter  à  leurs  yeux,  et 

(1)  Ainédée  Thierry,  Histoire  de  la  Gaule  sous  l'administration  ro- 
maine, t.  I,  p.  241. 


164  DE   l'inégalité 

qui,  jouissant  de  l'ordre  quand  il  existait,  supportant,  tant  bien 
que  mal,  le  désordre  quand  il  venait,  admiraient,  en  tous  temps, 
le  progrès  des  jouissances  matérielles  inconnues  à  leurs  pères, 
et,  sans  trop  vouloir  penser  au  reste ,  se  consolaient  en  répé- 
tant à  satiété  : 

On  travaille  aujourd'hui  d'un  air  miraculeux. 

Il  y  aurait  plus  de  raisons  de  croire  à  des  perfectionnements 
dansla  science  politique,  si  nous  avions  inventé  quelque  rouage 
inconnu  jusqu'à  nous,  et  qui  n'ait  pas  été  auparavant  pratiqué, 
au  moins  dans  l'essentiel.  Cette  gloire  nous  manque.  Les  mo- 
narchies limitées  ont  été  connues  de  tous  temps.  On  en  voit 
même  des  modèles  curieux  chez  certaines  peuplades  américai- 
nes restées  cependant  barbares.  Les  républiques  démocratiques 
et  aristocratiques  de  toutes  formes  et  pondérées  suivant  les 
méthodes  les  plus  variées  ont  existé  dans  le  nouveau  monde 
comme  dans  l'ancien.  Tlascala  est,  en  ce  genre ,  un  spécimen 
complet  tout  comme  Athènes,  Sparte,  et  la  Mecque  avant  Maho- 
met. Et  quand  même,  d'ailleurs,  il  serait  vrai  que  nous  eus- 
sions appliqué  à  la  science  gouvernementale  quelque  perfec- 
tionnement secondaire  de  notre  invention,  en  serait-ce  assez 
pour  justifier  une  prétention  si  grosse  que  celle  de  la  perfec- 
tibilité illimitée?  Soyons  modestes,  comme  le  fut  un  jour  le 
plus  sage  des  rois  :  Nil  novi  sub  sole  (1). 


(1)  On  est  quelquerois  disposé  à  considérer  le  gouvernement  des 
États-Unis  d'Amérique  comme  uhc  création  tout  à  fait  originale  et 
particulière  à  notre  époque,  et  ce  qu'on  y  relève  de  surtout  remar- 
quable, c'est  la  part  restreinte  abandonnée  dans  cette  société  à 
l'initiative  et  même  à  la  simple  intervention  de  l'autorité  gouvernemen- 
tale ou  administrative.  Si  l'on  veut  jeter  les  yeux  sur  tous  les  com- 
mencements d'États  fondés  par  la  race  blanche ,  on  aura  identique- 
ment le  même  spectacle.  Le  self-government  n'est  pas  aujourd'hui 
plus  triomphant,  à  New-York,  qu'il  ne  le  fut  jadis  à  Paris,  au  temps 
des  Franks.  Les  Indiens,  il  est  vrai,  sont  traités  beaucoup  plus  inhu- 
mainement par  les  Américains  que  ne  le  furent  les  Gaulois  par  les 
leudes  de  Klilodowig.  Mais  il  faut  considérer  que  la  distance  ethnique 
est  bien  plus  grande    entre   les  républicains  éclairés   du  nouveau 


DES  BACES  HUMAINES.  16S 

Voyons  nos  mœurs,  maintenant.  On  les  dit  plus  douces  que 
■celles  des  autres  grandes  sociétés  humaines  :  c'est  encore  une 
affirmation  qui  tente  bien  fort  la  critique. 

Il  est  des  rhétoriciens  qui  voudraient  aujourd'hui  faire  dis- 
paraître du  code  des  nations  le  recours  à  la  guerre.  Ils  ont  pris 
cette  théorie  dans  Sénèque.  Certains  sages  de  l'Orient  profes- 
saient aussi,  à  cet  égard,  des  idées  toutes  conformes  à  celles 
des  Frères  moraves.  Mais  quand  bien  même  les  amis  de  la 
paix  universelle  réussiraient  à  dégoûter  l'Europe  de  l'appel  aux 
armes,  il  leur  faudrait  encore  amener  les  passions  humaines  à 
se  transformer  pour  toujours.  Ni  Sénèque  ni  les  brahmanes 
n'ont  obtenu  cette  victoire.  Il  est  douteux  qu'elle  nous  soit 
réservée,  et  pour  ce  qui  est  de  notre  mansuétude ,  regardez 
dans  nos  champs,  dans  nos  rues,  la  trace  sanglante  qu'elle  y 
creuse. 

Nos  principes  sont  purs  et  élevés ,  je  le  veux.  La  pratique  y 
répond-elle  ? 

Attendons,  pour  nous  vanter,  que  nos  pays,  qui  depuis  le 
commencement  de  la  civilisation  moderne  ne  sont  pas  encore 
restés  cinquante  ans  sans  massacres,   puissent  se  glorifier, 

monde  et  leurs  victimes,  qu'elle  ne  l'était  entre  le  conquérant  ger- 
main et  ses  vaincus. 

Du  reste,  lorsque,  par  la  suite,  j'exposerai  les  débuts  de  toutes 
les  sociétés  arianes,  on  verra  que  toutes  ont  commencé  par  l'exa- 
gération de  l'indépendance  vis-à-vis  du  magistrat  et  vis-à-vis  de 
la  loi. 

Les  inventions  politiques  de  ce  monde  ne  sauraient,  ce  me  semble^ 
sortir  des  deux  limites  tracées  par  deux  peuples  situés ,  l'un  dans  le 
nord-est  de  l'Europe,  l'autre  dans  les  pays  riverains  du  Nil,  à  l'ex- 
trême sud  de  l'Egypte.  Le  gouvernement  du  premier  de  ces  peuples^ 
à  Bolgari,  près  de  Kazan,  avait  l'habitude  àe  faire  pendre  les  gens 
d'esprit,  comme  moyen  préventif.  C'est  au  voyageur  arabe  Ibn  Foszian 
que  nous  devons  la  connaissance  de  ce  fait.  (A.  de  Humboldt,  Asie 
centrale ,  t.  I ,  p.  494.) 

Chez  l'autre  nation,  habitant  le  Fazoql,  lorsque  le  roi  ne  convient 
plus,  ses  parents  et  ses  ministres  viennent  le  lui  annoncer,  et  on  lui 
fait  remarquer  que,  puisqu'il  ne  plaît  plus  aux  hommes,  aux  femmes, 
aux  enfants,  aux  bœufs,  aux  ânes,  etc.,  le  mieux  qu'il  puisse  faire, 
c'est  de  mourir,  et  on  l'y  aide  aussitôt.  (Lepsius,  Briefe  aux  ^gyp- 
ten,  éthiopien  und  der  Halbinsel  des  Sinai;  Berlin,  1852.) 


166  DE   l'inégalité 

comme  l'Italie  romaine ,  de  deux  siècles  de  paix ,  qui  n'oat 
d'aillem'S,  hélas!  rien  prouvé  pour  l'avenir  (1)! 

La  perfectibilité  humaine  n'est  donc  pas  démontrée  par  l'é- 
tat de  notre  civilisation.  L'homme  a  pu  apprendre  certaines 
choses,  il  en  a  oublié  beaucoup  d'autres.  Il  n'a  pas  ajouté  un 
sens  à  ses  sens ,  un  membre  à  ses  membres ,  une  faculté  à  son 
âme.  Il  n'a  fait  que  tourner  d'un  autre  côté  du  cercle  qui  lui 
'est  dévolu ,  et  la  comparaison  de  ses  destinées  à  celles  de  nom- 
breuses familles  d'oiseaux  et  d'insectes  n'est  pas  même  propre 
à  inspirer  toujours  des  pensées  bien  consolantes  sur  son  bon- 
heur d'ici-bas. 

Depuis  le  moment  où  les  termites ,  les  abeilles ,  les  fourmis 
noires  ont  été  créées,  elles  ont  trouvé  spontanément  le  genre 
de  vie  qui  leur  convenait.  Les  termites  et  les  fourmis ,  dans 
leurs  communautés,  ont  d'abord  découvert,  pour  leurs  de- 
meures, un  mode  de  construction,  et  pour  leurs  provisions  un 
emmagasineraent,  pour  leurs  œufs  un  système  de  soins,  dont 
les  naturalistes  pensent  qu'il  n'admet  pas  de  variations  ni  de 
perfectionnements  (2).  Du  moins  tel  qu'il  est,  il  a  constam- 
ment suffi  aux  besoins  des  pauvres  êtres  qui  l'emploient.  De 
même  les  abeilles ,  avec  leur  gouvernement  monarchique  ex- 
posé à  des  renversements  de  souveraines ,  jamais  à  des  révolu- 
tions sociales ,  n'ont  pas ,  un  seul  jour,  ignoré  la  manière  de 
vivre  la  plus  appropriée  à  ce  que  désire  leur  nature.  Il  a  été 
loisible  longtemps  aux  métaphysiciens  d'appeler  les  animaux 
des  machines,  et  de  reporter  à  Dieu,  anima  brutorum,  la 
cause  de  leurs  mouvements.  Aujourd'hui  que,  d'un  œil  un  peu 
plus  soigneux ,  on  étudie  les  mœurs  de  ces  prétendus  automa- 
tes, on  ne  s'est  pas  borné  à  abandonner  cette  doctrine  dé- 
daigneuse :  on  a  reconnu  à  l'instinct  une  portée  qui  l'approche 
de  la  dignité  de  la  raison. 

Que  dire  lorsque ,  dans  les  royaumes  des  abeilles ,  on  voit 
les  souveraines  exposées  à  la  colère  des  sujettes ,  ce  qui  sup- 
pose ,  ou  l'esprit  de  mutinerie  chez  ces  dernières ,  ou  l'inapti- 

(1)  Amédée  Thierry,  Histoire  de  la  Gaule  sous  l'administration  ro- 
maine, t.  I,  p.  2M. 
(3)  Martius  und  Spix,  Reise  in  Brasilien,  t.  III,  p.  950  et  passim. 


DES  BACES   HUMAINES.  167 

tude  à  remplir  de  légitimes  obligations  chez  les  reines?  Que 
dire,  lorsqu'on  voit  les  termites  épargner  leurs  ennemis  vain- 
cus, puis  les  enchaîner  et  les  employer  à  l'utilité  publique  en 
les  forçant  d'avoir  soin  des  jeunes  individus? 

Sans  doute  nos  États ,  à  nous ,  sont  plus  compliqués ,  satis- 
font à  plus  de  besoins;  mais,  lorsque  je  regarde  le  sauvage 
errant,  sombre,  sale,  farouche,  désœuvré,  traînant  pares- 
seusement ses  pas  et  le  bâton  pointu  qui  lui  sert  de  lance  sur 
un  sol  sans  culture  -,  quand  je  le  contemple,  suivi  de  sa  femme, 
unie  à  lui  par  un  hymen  dont  une  violence  férocement  inepte 
a  constitué  toute  la  cérémonie  (1);  quand  je  vois  celte  femme 
portant  son  enfant ,  qu'elle  va  tuer  elle-même  s'il  tombe  ma- 
lade, ou  seulement  s'il  l'ennuie  (2)  ;  que  tout  à  coup  ,  la  faim 
se  faisant  sentir,  ce  misérable  groupe ,  à  la  recherche  d'un  gi- 
bier quelconque ,  s'arrête  charmé  devant  une  de  ces  demeures 
d'intelligentes  fourmis,  donne  du  pied  dans  rédiQce,en  ravit 
et  en  dévore  les  œufs,  puis  ,  le  repas  fait,  se  retire  tristement 
dans  un  creux  de  rocher,  je  me  demande  si  les  insectes  qui 
viennent  de  périr  n'ont  pas  été  plus  favorablement  doués  que 
la  stupide  famille  du  destructeur;  si  l'instinct  des  animaux, 
borné  à  un  court  ensemble  de  besoins ,  ne  les  rend  pas  plus 
heureux  que  cette  raison  avec  laquelle  notre  humanité  s'est 
trouvée  nue  sur  la  terre,  et  plus  exposée  cent  fois  que  les  au- 
tres espèces  aux  souffrances  que  peuvent  causer  l'air,  le  soleil, 

(1)  Chez  plusieurs  peuplades  de  l'Océanie,  Toici  comme  on  a  conçu 
l'institution  du  mariage  :  l'homme  remarque  une  fille.  Elle  lui  convient. 
Il  l'obtient  du  père  moyennant  quelques  cadeaux,  parmi  lesquels  une 
bouteille  d'eau-de-vie ,  quand  le  futur  a  pu  l'offrir,  tient  le  rang  le  plus 
distingué.  Alors  le  prétendu  va  s'embusquer  au  coin  d'un  buisson  ou 
derrière  un  rocher.  La  fille  passe  sans  songer  à  mal.  Il  la  renverse 
d'un  coup  de  bâton;  la  frappe  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  perdu  connais- 
sance et  l'emporte  amoureusement  chez  lui ,  baignée  dans  son  sang. 
Il  est  en  règle.  L'union  légale  est  accomplie. 

(2)  M.  d'Orbigny  raconte  que  les  mères  indiennes  aiment  leurs  en- 
fants à  l'excès,  qu'elles  les  chérissent  au  point  d'en  être  véritable- 
ment les  esclaves;  que  cependant,  par  une  bizarrerie  sans  exemple, 
si  l'entant  vient  à  les  gêner  un  jour,  elles  le  noient  ou  l'écrasent ,  ou 
l'abandonnent,  sans  nul  regret,  dans  les  bois.  (D'Orbigny,  l'Homme 
américain ,  t.  II ,  p.  232.) 


168  DE  l'inégalité 

la  neige  et  la  pluie  conjurés.  Pauvre  humanité!  elle  n'est  ja- 
mais parvenue  à  inventer  un  moyen  de  vêtir  tout  le  monde  et 
de  mettre  tout  le  monde  à  l'abri  de  la  soif  et  de  la  faim.  Cer- 
tes le  moindre  des  sauvages  en  sait  plus  long  que  les  animaux  ; 
mais  les  animaux  connaissent  ce  qui  leur  est  utile ,  et  nous  l'i- 
gnorons. Ils  s'y  tiennent,  et  nous  ne  le  pouvons  garder,  quand 
parfois  nous  l'avons  découvert.  Ils  sont  toujours,  en  temps 
normal,  assurés,  par  leurs  instincts,  de  trouver  le  nécessaire. 
Nous ,  nous  voyons  de  nombreuses  hordes  qui ,  depuis  le  com- 
mencement des  siècles,  n'ont  pu  sortir  d'un  état  précaire  et 
souffreteux.  En  tant  qu'il  n'est  question  que  du  bien-être  ter- 
restre, nous  n'avons  de  mieux  que  les  animaux,  rien  de  mieux 
qu'un  horizon  plus  étendu  à  parcourir,  mais  fini  et  borné 
comme  le  leur. 

Je  n'ai  pas  assez  insisté  sur  cette  triste  condition  humaine , 
de  toujours  perdre  d'un  côté  quand  nous  gagnons  de  l'autre  ; 
c'est  là  cependant  le  grand  fait  qui  nous  condamne  à  errer 
dans  nos  domaines  intellectuels,  sans  réussir  jamais ,  tout  li- 
mités qu'ils  sont ,  à  les  posséder  dans  leur  entier.  Si  cette  loi 
fatale  n'existait  pas ,  on  comprendrait  qu'à  un  jour  donné , 
lointain  peut-être,  en  tous  cas,  probable,  l'homme,  se  trou- 
vant en  possession  de  toute  l'expérience  des  âges  successifs , 
sachant  ce  qu'il  peut  savoir,  s'étant  emparé  de  ce  qu'il  peut 
prendre,  aurait  enfin  appris  à  appliquer  ses  richesses,  vivrait 
au  milieu  de  la  nature,  sans  combat  avec  ses  semblables  non 
p]us  qu'avec  la  misère,  et,  tranquille  à  la  fin,  se  reposerait, 
sinon  à  l'apogée  des  perfections ,  au  moins  dans  un  état  suf- 
fisant d'abondance  et  de  joie. 

Une  telle  félicité,  toute  restreinte  qu'elle  serait,  ne  nous  est 
même  pas  promise ,  puisqu'à  mesure  que  l'homme  apprend ,  il 
désapprend  ;  puisqu'il  ne  peut  gagner  sous  le  rapport  intellec- 
tuel et  moral  sans  perdre  sous  le  rapport  physique ,  et  qu'il  ne 
tient  assez  fortement  aucune  de  ses  conquêtes  pour  être  assuré 
de  les  garder  toujours. 

Nous  croyons ,  nous ,  que  notre  civilisation  ne  périra  jamais, 
parce  que  nous  avons  l'imprimerie,  la  vapeur,  la  poudre  à 
canon.  L'imprimerie,  qui  n'est  pas  moins  connue  au  Tonquin, 


i 


DES  RACES   HUMAINES.  169 

dans  l'empire  d'Annam  et  au  Japon  (l)  que  dans  l'Europe 
actuelle,  a-t-elle,  par  hasard,  donné  aux  peuples  de  ces  con- 
trées une  civilisation  même  passable  ?  Ils  ont  cependant  des 
livres ,  beaucoup  de  livres,  des  livres  qui  se  vendent  à  bien  plus 
bas  prix  que  les  nôtres.  D'où  vient  que  ces  peuples  soient  si 
abaissés,  si  faibles,  si  rapprochés  du  degré  où  l'homme  civilisé, 
corrompu,  faible  et  lâche,  ne  vaut  pas,  en  puissance  intellec- 
tuelle, tel  barbare  qui,  l'occasion  s'offrant,  va  l'opprimer  (2) ? 
D'où  cela  vient-il?  Uniquement  de  ce  que  l'imprimerie  est  un 
moyen,  et  non  pas  un  principe.  Si  vous  l'employez  à  repro- 
duire des  idées  saines,  vigoureuses,  salutaires,  elle  fonction- 
nera de  la  manière  la  plus  fructueuse ,  et  contribuera  à  soutenir 
la  civilisation.  Si,  au  contraire ,  les  intelligences  sont  tellement 
abâtardies  que  personne  n'apporte  plus  sous  les  presses  des  œu- 
vres philosophiques,  historiques,  littéraires,  capables  de  nour- 
rir fortement  le  génie  d'une  nation  ;  si  ces  presses  avilies  ne 
servent  plus  qu'à  multiplier  les  malsaines  et  venimeuses  com- 
positions de  cerveaux  énervés,  les  productions  empoisonnées 
d'une  théologie  de  sectaires,  d'une  politique  de  Ubellistes,  d'une 
poésie  de  libertins,  comment  et  pourquoi  l'imprimerie  sauverait- 
elle  la  civilisation  ? 

On  suppose  sans  doute  que ,  par  la  facilité  avec  laquelle  elle 
peut  répandre  en  grand  nombre  les  chefs-d'œuvre  de  l'esprit, 
l'imprimerie  contribue  à  les  conserver,  et  même,  dans  les 
temps  où  la  stérilité  intellectuelle  ne  permet  pas  de  leur  don- 
ner, de  rivaux,  de  les  offrir  au  moins  aux  méditations  des  gens 


(1)  M.  J.  Molli,  Rapport  annuel  à  la  Société  asiatique,  1831,  p.  92  : 
«  La  librairie  indienne  indigène  est  extrêmement  active,  et  les  ou- 
«  vrages  qu'elle  fournit  n'entrent  jamais  dans  la  librairie  européenne 
«  même  de  l'Inde.  M.  Sprenger  dit,  dans  une  lettre,  qu'il  y  a  dans  la 
«  seule  ville  de  Luknau  treize  établissements  lithographiques  unique- 
«  ment  occupés  à  multiplier  les  livres  pour  les  écoles,  et  il  donne 
«  une  liste  considérable  d'ouvrages  dont  probablement  aucun  n'est 
0  parvenu  en  Europe.  Il  en  est  de  même  à  Dehli,  Agra,  Cawnpour, 
«  AUahabad  et  d'autres  villes.  » 

(2)  Les  Siamois  sont  le  peuple  le  plus  débouté  de  la  terre.  Ils  gisent 
au  plus  bas  degré  de  la  civilisation  indo-chinoise;  cependant  ils  sa- 
vent tous  lire  et  écrire.  (Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  1132.) 

10 


170  DE   l'inégalité 

honnêtes.  Il  en  est  ainsi  en  eiïet.  Toutefois,  pour  aller  cher- 
cher un  livre  du  passé  et  s'en  servir  à  sa  propre  amélioration , 
il  faut  déjà  posséder,  sans  ce  livre,  le  meilleur  des  biens,  la 
force  d'une  âme  éclairée.  Dans  les  temps  mauvais,  témoins 
du  départ  des  vertus  publiques ,  on  fait  peu  de  cas  des  ancien- 
nes compositions ,  et  personne  ne  se  soucie  de  troubler  le  si- 
lence des  bibliothèques.  C'est  valoir  beaucoup  déjà  que  de  son- 
ger à  fréquenter  ces  lieux  augustes,  et  à  de  telles  époques  on 
ne  vaut  rien... 

D'ailleurs  on  s'exagère  beaucoup  la  longévité  assurée  aux 
productions  de  l'esprit  par  la  découverte  de  Gutenberg.  A  l'ex- 
ception de  quelques  ouvrages  reproduits  pendant  une  certaine 
période,  tous  les  livres  meurent  aujourd'hui,  comme  jadis 
mouraient  les  manuscrits.  Tirés  à  quelques  centaines  d'exem- 
plaires ,  les  œuvres  de  la  science  surtout  disparaissent  avec  ra- 
pidité du  domaine  commun.  On  peut  encore  les  trouver,  bien 
qu'avec  peine,  dans  les  grandes  collections.  Il  en  était  absolu- 
ment de  même  des  richesses  intellectuelles  de  l'antiquité,  et, 
encore  une  fois ,  ce  n'est  pas  l'érudition  qui  sauve  un  peuple 
arrivé  à  la  décrépitude. 

Cherchons  ce  que  sont  devenues  ces  myriades  d'excellents 
ouvrages  publiés  depuis  le  jour  où  fonctionna  la  première 
presse.  La  plupart  sont  oubliés.  Ceux  dont  on  parle  encore 
n'ont  plus  guère  de  lecteurs,  et  tel  qui  se  recherchait  il  y  a 
cinquante  ans  voit  son  titre  même  disparaître  peu  à  peu  de 
toutes  les  mémoires. 

Pour  rehausser  le  mérite  de  l'imprimerie,  on  a  trop  nié  la 
diffusion  des  manuscrits.  Elle  était  plus  grande  qu'on  ne  se 
l'imagine.  Aux  temps  de  l'empire  romain ,  les  moyens  d'ins- 
truction étaient  très  répandus ,  les  livres  étaient  même  com- 
muns, si  l'on  en  doit  juger  d'après  ce  nombre  extraordinaire 
de  grammairiens  déguenillés  qui  pullulaient  jusque  dans  les 
plus  petites  villes,  sortes  de  gens  comparables  aux  avocats, 
aux  romanciers,  aux  journalistes  de  notre  époque,  et  dont  le 
Satyricon  de  Pétrone  nous  raconte  les  mœurs  dévergondées, 
la  misère  et  le  goût  passionné  des  jouissances.  Quand  la  déca- 
dence fut  complète,  tous  ceux  qui  voulaient  des  livres  en  trou- 


i 


DES   RACES   HUMAINES.  .         171 

valent  encore.  Virgile  était  lu  partout.  Les  paysans,  qui  l'en- 
tendaient vanter,  le  prenaient  pour  un  dangereux  enchanteur. 
Les  moines  le  copiaient.  Ils  copiaient  aussi  Pline ,  Dioscoride, 
Platon  et  Aristote.  Ils  copiaient  de  même  Catulle  et  Martial. 
Dans  le  moyen  âge,  on  peut,  au  grand  nombre  qui  nous  en 
reste  après  tant  de  guerres,  de  dévastations ,  d'incendies  d'at- 
bayes  et  de  châteaux,  deviner  combien  les  œuvres  littéraires, 
scientifiques,  philosophiques,  sorties  de  la  plume  des  contem- 
porains, avaient  été  multipliées  au  delà  de  ce  qu'on  pense.  On 
s'exagère  donc  les  mérites  réels  de  l'imprimerie  envers  la 
science,  la  poésie,  la  moralité  et  la  vraie  civilisation,  et  l'on 
serait  plus  exact  si,  glissant  modestement  sur  cette  thèse,  on 
s'attachait  surtout  à  parler  des  services  journaliers  rendus  par 
cette  invention  aux  intérêts  religieux  et  politiques  de  toutes 
venues.  L'imprimerie,  je  le  répète,  est  un  merveilleux  instru- 
ment-, mais,  lorsque  la  main  et  la  tête  font  défaut,  Tinstru- 
raent  ne  saurait  bien  fonctionner  par  lui-même. 

Une  longue  démonstration  n'est  pas  nécessaire  pour  établir 
que  la  poudre  à  canon  ne  peut  non  plus  sauver  une  société  en 
danger  de  mort.  C'est  une  connaissance  qui  ne  s'oubliera  cer- 
tainement pas.  D'ailleurs  il  est  douteux  que  les  peuples  sauva- 
ges qui  la  possèdent  aujourd'hui  comme  nous,  et  s'en  servent 
autant ,  la  considèrent  jamais  à  un  autre  point  de  vue  que  celui 
de  la  destruction. 

Pour  la  vapeur  et  toutes  les  découvertes  industrielles,  je 
dirai  aussi,  comme  de  l'imprimerie,  que  ce  sont  de  grands 
moyens  ;  j'ajouterai  que  l'on  a  vu  quelquefois  des  procédés  nés 
de  découvertes  scientificpies  se  perpétuer  à  l'état  de  rou- 
tine ,  quand  le  mouvement  intellectuel  qui  les  avait  fait  naître 
s'était  arrêté  pour  toujours ,  et  avait  laissé  perdre  le  secret 
théorique  d'où  ces  procédés  émanaient.  Enfin,  je  rappellerai 
que  le  bien-être  matériel  n'a  jamais  été  qu'une  annexe  exté- 
rieure de  la  civilisation,  et  qu'on  n'a  jamais  entendu  dire  d'une 
société  qu'elle  avait  vécu  uniquement  parce  qu'elle  connaissait 
les  moyens  d'aller  vite  et  de  se  bien  vêtir. 

Toutes  les  civilisations  qui  nous  ont  précédés  ont  pensé, 
comme  nous,  s'être  cramponnées  au  rocher  du  temps  par  leurs 


t72  DE   l'inégalité 

inoubliables  découvertes.  Toutes  ont  cru  à  leur  immortalité. 
Les  familles  des  Incas,  dont  les  palanquins  parcouraient  avec 
rapidité  ces  admirables  chaussées  de  cinq  cents  lieues  de  long 
qui  unissent  encore  Cuzco  à  Quito,  étaient  convaincues  cer- 
tainement de  l'éternité  de  leurs  conquêtes.  Les  siècles,  d'un 
coup  d'aile,  ont  précipité  leur  empire,  à  côté  de  tant  d'autres, 
dans  le  plus  profond  du  néant.  Ils  avaient,  eux  aussi,  ces  sou- 
verains du  Pérou,  leurs  sciences,  leurs  mécaniques,  leurs  puis- 
santes machines  dont  nous  admirons  avec  stupeur  les  œuvres 
sans  pouvoir  en  deviner  le  secret.  Ils  connaissaient,  eux  aussi^ 
le  secret  de  transporter  des  masses  énormes.  Ils  construisaient 
des  forteresses  où  l'on  entassait  les  uns  sur  les  autres  des  blocs 
de  pierre  de  trente-huit  pieds  de  long  sur  dix-huit  de  large. 
Les  ruines  de  Tihuanaco  nous  montrent  un  tel  spectacle,  et 
ces  matériaux  monstrueux  étaient  apportés  de  plusieurs  lieues 
de  distance.  Savons-nous  comment  s'y  prenaient  les  ingénieurs 
de  ce  peuple  évanoui  pour  résoudre  un  tel  problème?  Nous 
ne  le  savons  pas  plus  que  les  moyens  appliqués  à  la  construc- 
tion des  gigantesques  murailles  cyclopéennes  dont  les  débris 
résistent  encore,  sur  tant  de  points  de  l'Europe  méridionale, 
aux  efforts  du  temps. 

Ainsi,  ne  prenons  pas  les  résultats  d'une  civilisation  pour 
ses  causes.  Les  eauses  se  perdent,  les  résultats  s'oublient  quand 
disparaît  l'esprit  qui  les  avait  fait  éclore,  ou,  s'ils  persistent, 
c'est  grâce  à  un  nouvel  esprit  qui  va  s'en  emparer,  et  souvent 
leur  donner  une  portée  différente  de  celle  qu'ils  avaient  d'a- 
bord. L'intelligence  humaine,  constamment  vacillante,  court 
d'un  point  à  un  autre,  n'a  point  d'ubiquité,  exalte  la  valeur  de 
ce  qu'elle  tient,  oublie  ce  qu'elle  lâche,  et,  enchaînée  dans  le 
cercle  qu'elle  est  condamnée  à  ne  jamais  franchir,  ne  réussit 
à  féconder  une  partie  de  ses  domaines  qu'en  laissant  l'autre  en 
friche,  toujours  à  la  fois  supérieure  et  inférieure  à  ses  ancê- 
tres. L'humanité  ne  se  surpasse  donc  jamais  elle-même;  l'hu- 
manité n'est  donc  pas  perfectible  à  l'infini. 


DES   RACES    HUMAINES.  173 


CHAPITRE  XIV. 


Suite  de  la  démonstration  de  l'inégalité  intellectuelle  des  races.  Les. 
civilisations  diverses  se  repoussent  mutuellement.  Les  races  mélis- 
ses ont  des  civilisations  également  métisses. 


Si  les  races  humaines  étaient  égales  entre  elles,  l'histoire  nous 
présenterait  un  tableau  bien  touchant,  bien  magnifique  et  bien 
glorieux.  Toutes  intelligentes,  toutes  l'œil  ouvert  sur  leurs  in- 
térêts véritables,  toutes  habiles  au  même  degré  à  trouver  le 
moyen  de  vaincre  et  de  triompher,  elles  auraient,  dès  les  pre- 
miers jours  du  monde,  égayé  la  face  du  globe  par  une  foule 
de  civilisations  simultanées  et  identiques  également  florissantes. 
En  même  temps  que  les  plus  anciens  peuples  sanscrits  fon- 
daient leur  empire,  et,  par  la  reliiiion  et  par  le  glaive,  cou- 
vraient l'Inde  septentrionale  de  moissons,  de  villes,  de  palais  et 
de  temples;  en  même  temps  que  le  premier  empire  d'Assyrie 
illustrait  les  plaines  du  Tigre  et  de  l'Euphrate  par  ses  somp- 
tueuses constructions,  et  que  les  chars  et  la  cavalerie  de  Nem- 
rod  défiaient  les  peuples  des  quatre  vents,  on  aurait  vu,  sur 
la  côte  africaine,  parmi  les  tribus  des  nègres  à  tête  prognathe, 
surgir  un  état  social  raisonné,  cultivé,  savant  dans  ses  moyens, 
puissant  dans  ses  résultats. 

Les  Celtes  voyageurs  auraient  apporté  au  fond  de  l'extrême 
occident  de  l'Europe,  avec  quelques  débris  de  la  sagesse  orien- 
tale des  âges  primitifs,  les  éléments  indispensables  d'une  grande 
société,  et  auraient  certainement  trouvé  chez  les  populations 
ibériennes  alors  répandues  sur  la  face  de  l'Italie,  dans  les  îles 
de  la  Méditerranée,  dans  la  Gaule  et  l'Espagne,  des  rivaux 
aussi  bien  renseignés  qu'eux-mêmes  sur  les  traditions  ancien- 
nes, aussi  experts  dans  les  arts  nécessaires  et  dans  les  inven- 
tions d'agrément. 

L'humanité  unitaire  se  serait  promenée  noblement  à  travers 
le  monde,  riche  de  son  intelligence,  fondant  partout  des  socié- 
tés similaires,  et  peu  de  temps  eût  suffi  pour  que  toutes  les 

10. 


174  DE   l'inégalité 

nations,  jugeant  leurs  besoins  de  la  même  façon,  considérant 
la  nature  du  même  œil,  lui  demandant  les  mêmes  choses,  se 
trouvassent  dans  un  contact  étroit  et  pussent  lier  ces  relations, 
ces  échanges  multiples,  si  nécessaires  partout  et  si  profitables 
aux  progrès  de  la  civilisation. 

Certaines  tribus,  malheureusement  confinées  sous  des  cli- 
mats stériles,  au  fond  des  gorges  de  montagnes  rocheuses,  sur 
le  bord  de  plages  glacées,  dans  des  steppes  incessamment  ba- 
layées par  les  vents  du  nord,  auraient  pu  avoir  à  lutter  plus 
longtemps  que  les  nations  favorisées  contre  l'ingratitude  de  la 
nature.  Mais  enfin  ces  tribus,  n'ayant  pas  moins  que  les  autres 
d'intelligence  et  de  sagesse,  n'auraient  pas  tardé  à  découvrir 
qu'il  est  des  remèdes  contre  l'âpreté  des  climats.  On  les  aurait 
vues  déployer  l'intelligente  activité  que  montrent  aujourd'hui  les 
Danois,  les  Norwégiens,  les  Islandais.  Elles  auraient  dompté 
le  sol  rebelle,  contraint  malgré  lui  de  produire.  Dans  les  ré- 
gions montagneuses,  elles  auraient,  comme  les  Suisses,  exploité 
les  avantages  de  la  vie  pastorale,  ou,  comme  les  Gachemiriens, 
recouru  aux  ressources  de  l'industrie,  et  si  leur  pays  avait  été 
si  mauvais,  sa  situation  géographique  si  défavorable  que  l'im- 
possibilité d'en  tirer  jamais  parti  leur  eût  été  bien  démontrée, 
elles  auraient  réfléchi  que  le  monde  était  grand,  possédait  bien 
des  vallons,  bien  des  plaines  douces  à  leurs  habitants,  et,  quit- 
tant leur  rétive  patrie,  elles  n'auraient  pas  tardé  à  rencontrer 
des  terres  oii  déployer  fructueusement  leur  intelligente  activité. 

Alors  les  nations  d'ici-bas,  également  éclairées,  également 
riches,  les  unes  par  le  commerce,  se  multipliant  dans  leurs 
cités  maritimes,  les  autres  par  l'agriculture,  florissant  dans 
leurs  vastes  campagnes,  celles-ci  par  l'industrie  exercée  dans 
les  lieux  alpestres,  celles-là  par  le  transit,  résultat  heureux  de 
leur  situation  mitoyenne,  toutes  ces  nations,  malgré  des  dis- 
sensions passagères,  des  guerres  civiles,  des  séditions,  malheurs 
inséparables  de  la  condition  humaine,  auraient  imaginé  bien- 
tôt, entre  leurs  intérêts,  un  système  de  pondération  quelcon- 
que. Les  civilisations  identiques  d'origine  se  prêtant  beaucoup, 
s'empruntant  de  même,  auraient  fini  par  se  ressembler  à  peu 
près  de  tous  points,  et  l'on  aurait  vu  s'établir  cette  confédéra- 


DES   RACES   HUMAINES.  175 

tion  universelle ,  rêve  de  tant  de  siècles ,  et  que  rien  ne  pourrait 
empêcher  de  se  réaliser,  si,  en  effet,  toutes  les  races  étaient 
pourvues  de  la  même  dose  et  de  la  même  forme  de  facultés. 

On  sait  de  reste  que  ce  tableau  est  fantastique.  Les  premiers 
peuples,  dignes  de  ce  nom,  se  sont  agglomérés  sous  l'empire 
d'une  idée  d'association  que  les  barbares,  vivant  plus  ou  moins 
loin  d'eux,  non  seulement  n'avaient  pas  eue  aussi  prompte- 
ment,  mais  n'ont  pas  eue  depuis.  Ils  ont  émigré  de  leur  premier 
domaine  et  ont  rencontré  d'autres  peuplades  :  ces  peuplades 
ont  été  domptées,  elles  n'ont  jamais  ni  embrassé  sciemment 
ni  compris  l'idée  qui  dominait  dans  la  civilisation  qu'on  venait 
leur  imposer.  Bien  loin  de  témoigner  que  l'intelligence  de  tou- 
tes les  tribus  humaines  fût  semblable,  les  nations  civilisables  ont 
toujours  prouvé  le  contraire,  d'abord  en  asseyant  leur  état  so- 
cial sur  des  bases  complètement  diverses,  ensuite  en  montrant 
les  unes  pour  les  autres  un  éloignement  décidé.  La  force  de 
l'exemple  n'a  rien  éveillé  chez  les  groupes  qui  ne  se  trouvaient 
pas  poussés  par  un  ressort  intérieur.  L'Espagne  et  les  Gaules 
ont  vu  tour  à  tour  les  Phéniciens,  les  Grecs,  les  Carthaginois 
établir  sur  leurs  côtes  des  villes  florissantes.  Ni  l'Espagne  ni 
les  Gaules  n'ont  consenti  à  imiter  les  mœurs,  les  gouverne- 
ments de  ces  marchands  célèbres,  et,  quand  les  Romains  sont 
venus,  ces  vainqueurs  ne  sont  parvenus  à  transformer  leur 
nouveau  domaine  qu'en  le  saturant  de  colonies.  Les  Celtes  et 
les  Ibères  ont  prouvé  alors  que  la  civilisation  ne  s'acquiert  pas 
sans  le  mélange  du  sang. 

Les  peuplades  américaines,  à  quel  spectacle  ne  leur  est-il 
pas  donné  d'assister  en  ce  moment?  Elles  se  trouvent  placées 
aux  côtés  d'un  peuple  qui  veut  grandir  de  nombre  pour  aug- 
menter de  puissance.  Elles  voient  sur  leurs  rivages  passer  et 
repasser  des  milliers  de  navires.  Elles  savent  que  la  force  de 
leurs  maîtres  est  irrésistible.  L'espoir  de  voir,  un  jour,  leurs 
contrées  natales  délivrées  de  la  présence  des  conquérants 
n'existe  chez  aucune  d'elles.  Toutes  ont  conscience  que  leur 
continent  tout  entier  est  désormais  le  patrimoine  de  l'Européen. 
Elles  n'ont  qu'à  regarder  pour  se  convaincre  de  la  fécondité 
de  ces  institutions  exotiques  qui  ne  font  plus  dépendre  la  pro- 


176  DE  l'inégalité 

longation  de  la  vie  de  l'abondance  du  gibier  et  de  la  richesse 
de  la  pêche.  Elles  savent,  puisqu'elles  achètent  de  l'eau-de-vie, 
des  couvertures,  des  fusils,  que  même  leurs  goûts  grossiers 
trouveraient  plus  aisément  satisfaction  dans  les  rangs  de  cette 
société  qui  les  appelle,  qui  les  sollicite  à  venir,  qui  les  paye  et 
les  flatte  pour  avoir  leur  concours.  Elles  s'y  refusent,  elles 
aiment  mieux  fuir  de  solitudes  en  solitudes-,  elles  s'enfoncent 
de  plus  en  plus  dans  l'intérieur  des  terres.  Elles  abandonnent 
tout,  jusqu'aux  os  de  leurs  pères.  Elles  mourront,  elles  le  sa- 
vent ;  mais  une  mystérieuse  horreur  les  maintient  sous  le  joug 
de  leurs  invincibles  répugnances,  et,  tout  en  admirant  la  force 
et  la  supériorité  de  la  race  blanche,  leur  conscience,  leur  na- 
ture entière,  leur  sang  enfin,  se  révoltent  à  la  seule  idée  d'a- 
voir rien  de  commun  avec  elle. 

Dans  l'Amérique  espagnole  on  croit  rencontrer  moins  d'a- 
version chez  les  indigènes.  C'est  que  le  gouvernement  métro- 
politain avait  jadis  laissé  ces  peuples  sous  l'administration  de 
leurs  caciques.  Il  ne  cherchait  pas  à  les  civiliser.  Il  leur  per- 
mettait de  conserver  leurs  usages  et  leurs  lois,  et,  pourvu  qu'ils 
fussent  chrétiens,  il  ne  leur  demandait  qu'un  tribut  d'argent. 
Lui-même  ne  colonisait  guère.  La  conquête  une  fois  achevée, 
il  s'abandonna  à  une  tolérance  indolente,  et  n'opprima  que  par 
boutades.  C'est  pourquoi  les  Indiens  de  l'Amérique  espagnole 
sont  moins  mallieureux  et  continuent  à  vivre,  tandis  que  les 
voisins  des  Anglo-Saxons  périront  sans  miséricorde. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  les  sauvages  que  la  civilisation 
est  incommunicable,  c'est  aussi  pour  les  peuples  éclairés.  La 
bonne  volonté  et  la  philanthropie  française  en  font,  en  ce  mo- 
ment, l'épreuve  dans  l'ancienne  régence  d'Alger  d'une  manière 
non  moins  complète  que  les  Anglais  dans  l'Inde  et  les  Hollan- 
dais à  Batavia.  Pas  d'exemples,  pas  de  preuves  plus  frappan- 
tes, plus  concluantes  de  la  dissemblance  et  de  l'inégalité  des 
races  entre  elles. 

Car  si  l'on  raisonnait  seulement  d'après  la  barbarie  de  «er- 
tains  peuples,  et  que,  déclarant  celte  barbarie  originelle,  on 
en  conclût  que  toute  espèce  de  culture  leur  est  refusée,  on 
s'exposerait  à  des  objections  sérieuses.  Beaucoup  de  nations 


DES   RACES   HUMAINES.  177 

sauvages  ont  conservé  des  traces  d'une  situation  meilleure  que 
celle  où  nous  les  voyons  plongées.  Il  est  des  tribus,  fort  bruta- 
les d'ailleurs,  qui,  pour  la  célébration  des  mariages,  pour  la 
répartition  des  héritages,  pour  l'administration  politique,  ont 
des  règlements  traditionnels  d'une  complication  curieuse,  et 
dont  les  rites,  aujourd'hui  privés  de  sens,  dérivent  évidemment 
d'un  ordre  d'idées  supérieur.  On  en  cite,  comme  témoignage, 
les  tribus  de  Peaux-Rouges  errant  dans  les  vastes  solitudes  que 
l'on  suppose  avoir  vu  jadis  les  établissements  des  Allégha- 
niens  (1).  Il  est  d'autres  peuples  qui  possèdent  des  procédés 
de  fabrication  dont  ils  ne  peuvent  être  les  inventeurs  :  tels  les 
naturels  des  îles  Mariannes.  Ils  les  conservent  sans  réflexion, 
et  les  mettent  en  usage,  pour  ainsi  dire,  machinalement. 

Il  y  a  donc  lieu  d'y  regarder  de  près  lorsque,  voyant  une  na- 
tion dans  l'état  de  barbarie,  on  se  sent  porté  à  conclure  qu'elle 
y  a  toujours  été.  Pour  ne  commettre  aucune  erreur,  tenoiîs 
compte  de  plusieurs  circonstances. 

Il  y  a  des  peuples  qui,  saisis  par  l'activité  d'une  race  parente, 
s'y  soumettent  à  peu  près,  en  acceptent  certaines  conséquen- 
ces, en  retiennent  certains  procédés  ;  puis,  lorsque  la  race  do- 
minatrice vient  à  disparaître,  soit  par  expulsion,  soit  par  im- 
mersion complète  dans  le  sein  des  vaincus,  ceux-ci  laissent  périr 
la  culture  presque  entière,  les  principes  surtout,  et  n'en  gar- 
dent que  le  peu  qu'ils  en  ont  pu  comprendre.  Ce  fait  ne  peut 
d'ailleurs  arriver  qu'entre  des  nations  alliées  par  le  sang.  Ainsi 
ont  agi  les  Assyriens  envers  les  créations  chaldéennes;  les 
Grecs  syriens  et  égyptiens ,  vis-à-vis  des  Grecs  d'Europe  ;  les 
Ibères,  les  Celtes,  les  Illyriens,  à  rencontre  des  idées  romaines. 
Si  donc  les  Chérokees,  les  Catawhas,  les  Muskhogees,  les  Sé- 
minoles,  les  Natchez,  etc.,  ont  gardé  une  certaine  empreinte 
de  l'intelligence  alléghanienne,  je  n'en  conclurai  pas  qu'ils  sont 
les  descendants  directs  et  purs  de  la  partie  initiatrice  de  la 
race,  ce  qui  entraînerait  la  conséquence  qu'une  race  peut 
avoir  été  civilisée  et  ne  l'être  plus  :  je  dirai  que,  si  quelqu'une 
de  ces  tribus  tient  encore  ethniquement  à  l'ancien  type  domi- 
nateur, c'est  par  un  lien  indirect  et  très  bâtard,  sans  quoi  les 

(1)  Prichard ,  Histoire  naturelle  de  l'homme,  t.  II,  p.  78. 


u 


178  DE  l'inégalité 

Chérokees  ne  seraient  jamais  tombés  dans  la  barbarie,  et, 
quant  aux  autres  peuplades  moins  bien  douées,  elles  ne  me 
représentent  que  le  fond  de  la  population  étrangère,  conquise, 
vaincue,  agglomérée  de  force,  sur  laquelle  reposait  jadis  l'état 
social.  Dès  lors,  il  n'est  pas  étonnant  que  ces  détritus  sociaux 
aient  conservé,  sans  les  comprendre,  des  habitudes,  des  lois, 
des  rites  combinés  par  plus  habile  qu'eux,  et  dont  ils  n'ont  ja- 
mais su  la  portée  et  le  secret,  n'y  devinant  rien  de  plus  qu'un 
objet  de  superstitieux  respect.  Ce  raisonnement  s'applique  à  la 
perpétuité  des  débris  d'arts  mécaniques.  Les  procédés  qu'on 
y  admire  peuvent  provenir  primitivement  d'une  race  d'élite 
depuis  longtemps  disparue.  Quelquefois  aussi  la  source  en  re- 
monte plus  loin.  Ainsi,  pour  ce  qui  concerne  l'exploitation  des 
mines  chez  les  Ibères,  les  Aquitains  et  les  Bretons  des  îles 
Cassitérides,  le  secret  de  cette  science  était  dans  la  haute  Asie, 
d'où  les  ancêtres  des  populations  occidentales  l'avaient  jadis 
apporté  dans  leur  émigration. 

Les  habitants  des  Carolines  sont  les  insulaires  à  peu  près  les 
plus  intéressants  de  la  Polynésie.  Leurs  métiers  à  tisser,  leurs 
barques  sculptées,  leur  goût  pour  la  navigation  et  le  commerce 
tracent  entre  eux  et  les  nègres  pélagiens  une  ligne  profonde 
de  démarcation.  L'on  découvre  sans  peine  d'où  leur  viennent 
leurs  talents.  Ils  les  doivent  au  sang  malais  infusé  dans  leurs 
veines,  et  comme,  en  même  temps,  ce  sang  est  loin  d'être  pur, 
les  dons  ethniques  n'ont  pu  que  se  conserver  parmi  eux  sans 
fructifier  et  en  se  dégradant. 

Ainsi,  de  ce  que  chez  un  peuple  barbare  il  existe  des  traces 
de  civilisation,  il  n'est  pas  prouvé  par  là  que  ce  peuple  ait  ja- 
mais été  civilisé.  11  a  vécu  sous  la  domination  d'une  tribu  pa- 
rente et  supérieure,  ou  bien,  se  trouvant  dans  son  voisinage, 
il  a  humblement  et  faiblement  profité  de  ses  leçons.  Les  races 
aujourd'hui  sauvages  l'ont  toujours  été,  et,  à  raisonner  par 
analogie,  on  est  tout  à  fait  en  droit  de  conclure  qu'elles  con- 
tinueront à  l'être  jusqu'au  jour  où  elles  disparaîtront. 

Ce  résultat  est  inévitable  aussitôt  que  deux  types,  entre  les- 
quels il  n'existe  aucune  parenté,  se  trouvent  dans  un  contact 
actif,  et  je  n'en  connais  pas  de  meilleure  démonstration  que  le 


DES   BACES   HUMAINES.  179 

Sort  des  familles  polynésiennes  et  américaines.  Il  est  donc  éta- 
bli, par  les  raisonnements  qui  précèdent  : 

1"  Que  les  tribus  actuellement  sauvages  l'ont  toujours  été, 
quel  que  soit  le  milieu  supérieur  qu'elles  aient  pu, traverser, 
et  qu'elles  le  seront  toujours;  2°  que,  pour  qu'une  nation  sau- 
vage puisse  même  supporter  le  séjour  dans  un  milieu  civilisé, 
il  faut  que  la  nation  qui  crée  ce  milieu  soit  un  rameau  plus 
noble  de  la  même  race  ;  3°  que  la  même  circonstance  est  en- 
core nécessaire  pour  que  des  civilisations  diverses  puissent, 
non  pas  se  confondre,  ce  qui  n'arrive  jamais,  seulement  se 
modifier  fortement  l'une  par  l'autre,  se  faire  de  riches  em- 
prunts réciproques,  donner  naissance  à  d'autres  civilisations 
composées  de  leurs  éléments  ;  4°  que  les  civilisations  issues  de 
races  complètement  étrangères  l'une  à  l'autre  ne  peuvent  que 
se  toucher  à  la  surface,  ne  se  pénètrent  jamais  et  s'excluent 
toujours.  Comme  ce  dernier  point  n'a  pas  été  suffisamment 
éclairci,  je  vais  y  insister. 

Des  conflits  ont  mis  en  présence  la  civilisation  persane  avec 
la  civilisation  grecque,  l'égyptienne  avec  la  grecque  et  la  ro- 
maine, la  romaine  avec  la  grecque  ;  puis  là  civilisation  moderne 
de  l'Europe  avec  toutes  celles  qui  existent  aujourd'hui  dans 
le  monde,  et  notamment  la  civilisation  arabe. 

Les  rapports  de  l'intelligence  grecque  avec  la  culture  per- 
sane étaient  aussi  multipliés  que  forcés.  D'abord,  une  grande 
partie  de  la  population  hellénique,  et  la  plus  riche,  sinon  la 
plus  indépendante,  était  concentrée  dans  ces  villes  du  littoral 
syrien,  dans  ces  colonies  de  l'Asie  Mineure  et  du  Pont,  qui, 
très  promptement  réunies  aux  États  du  grand  roi,  vécurent 
sous  la  surveillance  des  satrapes,  en  conservant,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  leur  isonomie.  La  Grèce  continentale  et  libre  entre- 
tenait, de  son  côté,  des  rapports  très  intimes  avec  la  côte  d'Asie. 

Les  civilisations  des  deux  pays  vinrent- elles  à  se  confondre .!» 
On  sait  que  non.  Les  Grecs  traitaient  leurs  puissants  antago- 
nistes de  barbares,  et  probablement  ceux-ci  le  leur  rendaient 
bien.  Les  mœurs  politiques,  la  forme  des  gouvernements,  la 
direction  donnée  aux  arts,  la  portée  et  le  sens  intime  du  culte 
public,  les  mœurs  privées  de  nations  entremêlées  sur  tant  de 


180  DE   L'INEGALITE 

points  demeurèrent  pourtant  distinctes.  A  Ecbatane,  on  ne 
comprenait  qu'une  autorité  unique,  héréditaire,  limitée  par 
certaines  prescriptions  traditionnelles,  absolue  dans  le  reste. 
Dans  l'Hellade,  le  pouvoir  était  subdivisé  en  une  foule  de  pe- 
tites souverainetés.  Le  gouvernement,  aristocratique  chez  les 
uns,  démocratique  chez  les  autres,  monarchique  chez  ceux-ci, 
tyrannique  chez  ceux-là,  affichait  à  Sparte,  à  Athènes,  à  Si- 
cyone,  en  Macédoine,  la  plus  étrange  bigarrure.  Chez  les  Per- 
ses, le  culte  de  l'État,  beaucoup  plus  rapproché  de  l'émanatisme 
primitif,  montrait  la  même  tendance  à  l'unité  que  le  gouver- 
nement, et  surtout  avait  une  portée  morale  et  métaphysique 
qui  ne  manquait  pas  de  profondeur.  Chez  les  Grecs,  le  symbo- 
lisme, ne  se  prenant  qu'aux  apparences  variées  de  la  nature, 
se  contentait  de  glorifier  les  formes.  La  religion  abandonnait 
aux  lois  civiles  le  soin  de  commander  à  la  conscience,  et  du 
moment  qu'étaient  parachevés  les  rites  voulus,  les  honneurs 
rendus  au  dieu  ou  au  héros  topique,  la  foi  avait  rempli  sa  mis- 
sion. Puis  ces  rites,  ces  honneurs,  ces  dieux  et  ces  héros  chan- 
geaient à  chaque  demi-lieue.  Au  cas  oîi,  dans  quelques  sanc- 
tuaires, comme  à  Olympie,  par  exemple,  ou  à  Dodone,  on 
voudrait  reconnaître,  non  plus  l'adoration  d'une  des  forces  ou 
d'un  des  éléments  de  la  nature,  mais  celle  du  principe  cosmi- 
que lui-même,  cette  sorte  d'unité  ne  ferait  que  rendre  le  frac- 
tionnement plus  remarquable,  comme  n'étant  pratiquée  que 
dans  des  lieux  isolés.  D'ailleurs  l'oracle  Dodonéen,  le  Jupiter 
d'Olympie  étaient  des  cultes  étrangers. 

Pour  les  usages,  il  n'est  pas  besoin  de  faire  ressortir  à  quel 
point  ils  différaient  de  ceux  de  la  Perse.  C'était  s'exposer  au 
mépris  public,  lorsqu'on  était  jeune,  riche,  voluptueux  et  cos- 
mopolite, que  de  vouloir  imiter  les  façons  de  vivre  de  rivaux 
bien  autrement  luxueux  et  raffinés  que  les  Hellènes.  Ainsi, 
jusqu'au  temps  d'Alexandre,  c'est-à-dire,  pendant  la  belle  et 
grande  période  de  la  puissance  grecque,  pendant  la  période 
féconde  et  glorieuse,  la  Perse,  malgré  toute  sa  prépondérance, 
ne  put  convertir  la  Grèce  à  sa  civilisation. 

Avec  Alexandre,  ce  fait  reçut  une  confirmation  singulière. 
En  voyant  l'Hellade  conquérir  l'empire  de  Darius,  on  crut. 


DES   RACES   HUMAINES.  181 

sans  doute,  un  moment,  que  l'Asie  allait  devenir  grecque, et 
d'autant  mieux,  que  le  vainqueur  s'était  permis,  dans  une  nuit 
d'égarement,  contre  les  monuments  du  pays,  des  actes  d'une 
agression  tellement  violente  qu'elle  semblait  témoigner  d'au- 
tant de  mépris  que  de  haine.  Mais  l'incendiaire  de  Persépolis 
changea  bientôt  d'avis,  et  si  complètement  que  l'on  put  de- 
viner son  projet  de  se  substituer  purement  et  simplement  à  la 
dynastie  des  Achéménides  et  de  gouverner  comme  son  prédé- 
cesseur ou  comme  le  grand  Xerxès,  avec  la  Grèce  de  plus  dans 
ses  États.  De  cette  façon,  la  sociabilité  persane  aurait  absorbé 
celle  des  Hellènes. 

Cependant,  malgré  toute  l'autorité  d'Alexandre,  rien  desem* 
blable  n'arriva.  Ses  généraux,  ses  soldats  ne  s'accommodèrent 
pas  de  le  voir  revêtir  la  robe  longue  et  flottante,  ceindre  la 
mitre,  s'entourer  d'eunuques  et  renier  son  pays.  Il  mourut. 
Quelques-uns  de  ses  successeurs  continuèrent  sou  système.  Ils 
furent  pourtant  forcés  de  le  mitiger,  et  pourquoi  encore  purent- 
ils  établir  ce  moyen  terme  qui  devint  l'état  normal  de  la  côte 
asiatique  et  des  hellénisants  d'Egypte?  Parce  que  leurs  sujets 
se  composèrent  d'une  population  bigarrée  de  Grecs,  de  SjTiens, 
d'Arabes,  qui  n'avait  nul  motif  pour  accepter  autre  chose 
qu'un  compromis  en  fait  de  culture.  Mais  là  où  les  races  res- 
tèrent distinctes,  point  de  transaction.  Chaque  pays  garda  ses 
mœurs  nationales. 

De  même  encore,  jusqu'aux  derniers  jours  de  l'empire 
romain,  la  civilisation  métisse  qui  régnait  dans  tout  l'Orient, 
y  compris  alors  la  Grèce  continentale,  était  devenue  beaucoup 
plus  asiatique  que  grecque,  parce  que  les  masses  tenaient 
beaucoup  plus  du  premier  sang  que  du  second.  L'intelligence 
semblait ,  il  est  vrai ,  se  piquer  de  formes  helléniques.  Il  n'est 
cependant  pas  malaisé  de  découvrir,  dans  la  pensée  de  ces 
temps  et  de  ces  pays,  un  fond  oriental  qui  vivifie  tout  ce  qu'a 
fait  l'école  d'Alexandrie,  comme  Iles  doctrines  unitaires  des 
jurisconsultes  gréco-syriens.  Ainsi  la  proportion,  quant  à  la 
quantité  respective  du  sang ,  est  gardée  :  la  prépondérance 
appartient  à  la  part  la  plus  abondante. 

Avant  de  terminer  ce  parallèle,  qui  s'applique  au  contact  de 

RACES  HUMAINES.   —  T.   I.  11 


182  DE  l'inkgalite 

toutes  les  civilisations ,  quelques  mots  seulement  sur  la  situa- 
tion de  la  culture  arabe  vis-à-vis  de  la  nôtre. 

Quant  à  la  répulsion  réciproque,  il  n'y  a  pas  à  en  douter. 
Nos  pères  du  moyen  âge  ont  pu  admirer  de  près  les  merveilles 
de  l'État  musulman ,  lorsqu'ils  ne  se  refusaient  pas  à  envoyer 
leurs  étudiants  dans  les  écoles  de  Cordoue.  Cependant  rien 
d'arabe  n'est  resté  en  Europe  hors  des  pays  qui  ont  gardé 
quelque  peu  de  sang  ismaélite ,  et  l'Inde  brahmanique  ne  s'est 
pas  montrée  de  meilleure  composition  que  nous.  Comme  nous, 
soumise  à  des  maîtres  mahométans ,  elle  a  résisté  avec  succès 
à  leurs  efforts. 

Aujourd'hui,  c'est  notre  tour  d'agir  sur  les  débris  de  la  ci- 
vilisation arabe.  Nous  les  balayons ,  nous  les  détruisons  :  nous 
ne  réussissons  pas  à  les  transformer,  et,  pourtant,  cette  civi- 
lisation n'est  pas  elle-même  originale,  et  devrait  dès  lors 
moins  résister.  La  nation  arabe ,  si  faible  de  nombre ,  n'a  fait 
notoirement  que  s'assimiler  des  lambeaux  des  races  soumises 
par  son  sabre.  Ainsi  les  Musulmans ,  population  extrêmement 
mélangée ,  ne  possèdent  pas  autre  chose  qu'une  civilisation  de 
ce  même  caractère  métis  dont  il  est  facile  de  retrouver  tous 
les  éléments.  Le  noyau  des  vainqueurs,  on  le  sait,  n'était  pas, 
avant  Mahomet,  un  peuple  nouveau  ni  inconnu.  Ses  traditions 
lui  étaient  communes  avec  les  familles  chamites  et  sémites  d'où 
il  tirait  son  origine.  Il  s'était  frotté  aux  Phéniciens  comme  aux 
Juifs.  Il  avait  dans  les  veines  du  sang  des  uns  et  des  autres, 
et  leur  avait  servi  de  courtier  pour  le  commerce  de  la  mer 
Rouge,  de  la  côte  orientale  d'Afrique  et  de  l'Inde.  Auprès 
des  Perses  et  des  Romains,  il  avait  joué  le  même  rôle.  Plu- 
sieurs de  ses  tribus  avaient  pris  part  à  la  vie  politique  de  la 
Perse  sous  les  Arsacides  et  les  fils  de  Sassan ,  tandis  que  tel 
de  ses  princes ,  comme  Odénat ,  s'instituait  César,  que  telle  de 
ses  filles ,  comme  Zénobie ,  fille  d'Amrou ,  souveraine  de  Pal- 
myre ,  se  couvrait  d'une  gloire  toute  romaine ,  et  que  tel  de 
ses  aventuriers,  comme  Philippe,  put  même  s'élever  jusqu'à 
revêtir  la  pourpre  impériale.  Cette  nation  bâtarde  n'avait  donc 
jamais  cessé ,  dès  l'antiquité  la  plus  hante ,  d'entretenir  des  re- 
lations suivies  avec  les  sociétés  puissantes  qui  l'avoisinaient. 


DES  BACES   HUMAIXCS.  183 

Elle  avait  pris  part  à  leurs  travaux  et,  semblable  à  un  corps 
moitié  plongé  dans  l'eau ,  moitié  exposé  au  soleil ,  elle  tenait , 
tout  à  la  fois ,  d'une  culture  avancée  et  de  la  barbarie. 

Mahomet  inventa  la  religion  la  plus  conforme  aux  idées  de 
son  peuple,  où  l'idolâtrie  trouvait  de  nombreux  adeptes, mais 
où  le  christianisme ,  dépravé  par  les  hérétiques  et  les  judaï- 
sants,  ne  faisait  guère  moins  de  prosélytes.  Le  thème  religieux 
du  prophète  koréischite  fut  une  combinaison  telle,  que  l'ac- 
cord entre  la  loi  de  Moïse  et  la  foi  chrétienne ,  ce  problème  si 
inquiétant  pour  les  premiers  catholiques  et  toujours  assez  pré- 
sent à  la  conscience  des  populations  orientales,  s'y  trouva  plus 
balancé  que  dans  les  doctrines  de  l'Église.  C'était  déjà  un  ap- 
pât d'une  saveur  séduisante ,  et  du  reste,  toute  nouveauté  théo- 
logique avait  chance  de  gagner  des  croyants  parmi  les  Syriens 
01  et  les  Égyptiens.  Pour  couronner  l'œuvre ,  la  religion  nouvelle 
se  présentait  le  sabre  à  la  main,  autre  garantie  de  succès  chez 
des  masses  sans  lien  commun ,  et  pénétrées  du  sentiment  de 
leur  impuissance. 

C'est  ainsi  que  l'islamisme  sortit  de  ses  déserts.  Arrogant, 
peu  inventeur,  et  déjà ,  d'avance ,  conquis ,  aux  deux  tiers ,  à 
la  civilisation  gréco-asiatique ,  à  mesure  qu'il  avançait ,  il  trou- 
vait, sur  les  deux  plages  de  l'est  et  du  sud  de  la  Méditerranée, 
toutes  ses  recrues  saturées  d'avance  de  cette  combinaison 
compliquée.  Il  s'en  imprégna  davantage.  Depuis  Bagdad  jus- 
qu'à Montpellier,  il  étendit  son  culte  emprunté  à  l'Église ,  à  la 
Synagogue ,  aux  traditions  déGgurées  de  l'Hedjaz  et  de  l'Yé- 
men,  ses  lois  persanes  et  romaines,  sa  science  gréco-syrienne  (1) 
et  égyptienne ,  son  administration ,  dès  le  premier  jour,  tolé- 
rante comme  il  convient,  lorsque  rien  d'unitaire  ne  réside  dans 
un  corps  d'État.  On  a  eu  grand  tort  de  s'étonner  des  rapides 
progrès  des  Musulmans  dans  le  raffinement  des  mœurs.  Le 


(1)  W.  de  Humboldt,  Ueber  die  Kawie-Sprache ,  Einlcitung, 
p.  cCLXMi  :  «  Durch  die  Richtung  auf  dièse  Bildung  und  duich  innere 
«  Stammesverwandtschaft  werden  sie  wirklich  fur  griechischen 
«  Geist  und  griechische  Sprache  empfaenglich,  da  die  Arabcr  vor- 
«  zugsweise  iiur  an  deo  wissentschaftlichen  Resultaten  griechischer 
*  Forschung  hingen.  » 


184  DE   L  INEGALITE 

gros  de  ce  peuple  avait  simplement  changé  d'iiabits,  et  on  l'a 
méconnu  quand  il  s'est  mis  à  jouer  le  rôle  d'apôtre  sur  la  scène 
du  monde,  où,  depuis  longtemps,  on  ne  le  remarquait  plus 
sous  ses  noms  anciens.  11  faut  tenir  compte  encore  d'un  fait 
capital.  Dans  cette  agrégation  de  familles  si  diverses,  chacun 
apportait  sans  doute  sa  quote-part  à  la  prospérité  commune. 
Qui ,  pourtant ,  avait  donné  l'impulsion ,  qui  soutint  l'élan  tant 
qu'on  le  vit  durer,  ce  qui  ne  fut  pas  long  ?  Uniquement ,  le  pe- 
tit noyau  de  tribus  arabes  sorties  de  l'intérieur  de  la  péninsule, 
et  qui  fournirent  non  pas  des  savants,  mais  des  fanatiques, 
des  soldats,  des  vainqueurs  et  des  maîtres. 

La  civilisation  arabe  ne  fut  pas  autre  chose  que  la  civilisa- 
tion gréco-syrienne,  rajeunie,  ravivée  par  le  souffle  d'un  génie 
assez  court ,  mais  plus  neuf,  et  altérée  par  un  mélange  persan 
de  plus.  Ainsi  faite ,  disposée  à  beaucoup  de  concessions ,  elle 
ne  s'accorde  cependant  avec  aucune  formule  sociale  sortie 
d'autres  origines  que  les  siennes  ;  non,  pas  plus  que  la  culture 
grecqae  ne  s'était  accordée  avec  la  romaine,  parente  si  proche 
et  qui  resta  renfermée  tant  de  siècles  dans  les  limites  du  même 
empire.  C'est  là  ce  que  je  voulais  dire  sur  l'impossibilité  des 
civilisations  possédées  par  des  groupes  ethniques  étrangers  l'un 
à  l'autre,  de  se  confondre  jamais. 

Quand  l'histoire  établit  si  nettement  cet  irréconciliable  anta- 
gonisme entre  les  races  et  leurs  modes  de  culture ,  il  est  bien 
évident  que  la  dissemblance  et  l'inégalité  résident  au  fond  de 
ces  répugnances  constitutives ,  et  du  moment  que  l'Européen 
ne  peut  pas  espérer  de  civiliser  le  nègre ,  et  qu'il  ne  réussit  à 
transmettre  au  mulâtre  qu'un  fragment  de  ses  aptitudes  ;  que 
ce  mulâtre,  à  son  tour,  uni  au  sang  des  blancs,  ne  créera  pas 
encore  des  individus  parfaitement  aptes  à  comprendre  quelque 
chose  de  mieux  qu'une  culture  métisse  d'un  degré  plus  avancé 
vers  les  idées  de  la  race  blanche ,  je  suis  autorisé  à  établir 
l'inégalité  des  intelligences  chez  les  différentes  races. 

Je  répète  encore  ici  qu'il  ne  s'agit  nullement  de  retomber  dans 
une  méthode  malheureusement  trop  chère  aux  ethnologistes , 
et ,  pour  le  moins ,  ridicule.  Je  ne  discute  pas ,  comme  eux ,  sur 
la  valeur  morale  et  intellectuelle  des  individus  pris  isolément. 


DES   RACES   HUMAINES.  185 

Pour  la  valeur  morale,  je  l'ai  mise  complètement  hors  de 
question  quand  j'ai  constaté  l'aptitude  de  tontes  les  familles 
humaines  à  reconnaître ,  dans  un  degré  utile ,  les  lumières  du 
christianisme.  Lorsqu'il  s'agit  du  mérite  intellectuel,  je  me 
refuse  absolument  à  cette  façon  d'ar.umenter  qui  consiste  à 
dire  :  Tout  nègre  est  inepte  (1),  et  ma  principale  raison  pour 
m'en  abstenir,  c'est  que  je  serais  forcé  de  reconnaître,  par 
compensation,  que  tout  Européen  est  intelligent,  et  je  me 
tiens  à  cent  lieues  d'un  pareil  paradoxe. 

Je  n'attendrai  pas  que  les  amis  de  l'égalité  des  races  viennent 
me  montrer  tel  passage  de  tel  livre  de  missionnaire  ou  de  na- 
vigateur, d'où  il  conste  qu'un  Yolof  s'est  montré  charpentier 
vigoureux ,  qu'un  Hottentot  est  devenu  bon  domestique,  qu'un 
Cafre  danse  et  joue  du  violon ,  et  qu'un  Bambara  sait  l'arith- 
métique. 

J'admets,  oui,  j'admets ,  avant  qu'on  me  le  prouve,  tout  ce 
qu'on  pourra  raconter  de  merveilleux ,  dans  ce  genre ,  de  la 
part  des  sauvages  les  plus  abrutis.  J'ai  nié  l'excessive  stupi- 
dité ,  l'ineptie  chronique ,  même  chez  les  tribus  les  plus  bas 
ravalées.  Je  vais  même  plus  loin  que  mes  adversaires,  puisque 
je  ne  révoque  pas  en  doute  qu'un  bon  nombre  de  chefs  nègres 
dépassent ,  par  la  force  et  l'abondance  de  leurs  idées ,  par  la 
puissance  de  combinaison  de  leur  esprit,  par  l'intensité  de 
leurs  facultés  actives,  le  niveau  commun  auquel  nos  paysans, 
voire  même  nos  bourgeois  convenablement  instruits  et  doués 
peuvent  atteindre.  Encore  une  fois,  et  cent  fois,  ce  n'est  pas 
sur  le  terrain  étroit  des  individualités  que  je  me  place.  Il  me 
paraît  trop  indigne  de  la  science  de  s'arrêter  à  de  si  futiles 
arguments.  Si  Mungo-Park  ou  Lander  ont  donné  à  quelque 
nègre  un  certiûcat  d'intelligence,  qui  me  répond  qu'im  autre 
voyageur,  rencontrant  le  même  phénix,  n'aura  pas  fondé  sur 
sa  tête  une  conviction  diamétralement  opposée?  Laissons  donc 
ces  puérilités,  et  comparons,  non  pas  les  hommes,  mais  les 

(1)  Le  jugement  le  plus  rigoureux  peut-être  qui  ail  été  porté  sur  la 
variété  mélaniennc  émane  d'un  des  patriarches  de  la  doctrine  éga- 
litaire.  Voici  comment  Franklin  définissait  le  nègre  :  «  C'est  un  aiii- 
«  mal  qui  mange  le  plus  possible  et  travaille  le  moins  possible.  » 


186  DE  l'inégalité 

groupes.  C'est  lorsqu'on  aura  bien  reconnu  de  quoi  ces  der- 
niers sont  ou  non  capables ,  dans  quelle  limite  s'exercent  leurs 
facultés,  à  quelles  hauteurs  intellectuelles  ils  parviennent,  et 
quelles  autres  nations  les  dominent  depuis  le  commencement 
des  temps  historiques ,  que  l'on  sera,  peut-être  un  jour,  au- 
torisé à  entrer  dans  le  détail,  à  rechercher  pourquoi  les  gran- 
des individualités  de  telle  race  sont  inférieures  aux  beaux  génies 
de  telle  autre.  Ensuite ,  comparant  entre  elles  les  puissances 
des  hommes  vulgaires  de  tous  les  types,  on  s'enquerra  des 
côtés  par  où  ces  puissances  s'égalent  et  de  ceux  par  où  elles 
se  priment.  Ce  travail  difficile  et  délicat  ne  pourra  s'accomplir 
tant  qu'on  n'aura  pas  balancé  de  la  manière  la  plus  exacte,  et, 
en  quelque  sorte,  par  des  procédés  mathématiques,  la  situation 
relative  des  races.  Je  ne  sais  même  si  jamais  on  obtiendra  des 
résultats  d'une  clarté  incontestable ,  et  si ,  libre  de  ne  plus  pro- 
noncer uniquement  sur  des  faits  généraux ,  on  se  verra  maître 
de  serrer  les  nuances  de  si  près  que  l'on  puisse  définir,  recon- 
naître et  classer  les  couches  inférieures  de  chaque  nation  et 
les  individualités  passives.  Dans  ce  cas,  on  prouvera  sans  peine 
que  l'activité,  l'énergie,  l'intelligence  des  sujets  les  moins 
doués  dans  les  races  dominatrices ,  surpassent  l'intelligence , 
l'énergie ,  l'activité  des  sujets  correspondants  produits  par  les 
autres  groupes  (1). 

Voici  donc  l'humanité  partagée  en  deux  fractions  très  dis- 
semblables, très  inégales,  ou,  pour  mieux  dire,  en  une  série 
de  catégories  subordonnées  les  unes  aux  autres ,  et  où  le  de- 
gré d'intelligence  marque  le  degré  d'élévation. 

Dans  cette  vaste  hiérarchie,  il  est  deux  faits  considérables 
agissant  incessamment  sur  chaque  série.  Ces  faits,  causes  éter< 
nelles  du  mouvement  qui  rapproche  les  races  et  tend  à  les 

(1)  Je  n'hésite  pas  à  considérer  comme  une  marque  spécifique, 
dénotant  l'infériorité  intellectuelle,  le  développement  exagéré  des 
instincts  qui  se  remarque  chez  les  races  sauvages.  Certains  sens  y 
acquièrent  un  développement  qui  ne  s'ouvre  qu'au  détriment  des 
facultés  pensantes.  Voir,  à  ce  sujet,  ce  que  dit  M.  Lesson  des  Papous, 
dans  un  mémoire  inséré  au  10«  volume  des  Annales  des  sciences  na- 
turelles. 


DES  RACES  HUMAINES.  187 

confondre,  sont,  comme  je  l'ai  déjà  indiqué  (1)  :  la  similitude 
approximative  des  principaux  caractères  physiques,  et  l'apti- 
tude générale  à  exprimer  les  sensations  et  les  idées  par  les 
modulations  de  la  voix. 

J'ai  surabondamment  parlé  du  premier  de  ces  phénomènes 
en  le  renfermant  dans  ses  limites  vraies. 

Je  vais  m'occuper,  maintenant,  du  second  et  rechercher 
quels  rapports  existent  entre  la  puissance  ethnique  et  la  valeur 
du  langage  :  autï'ement  dit ,  si  les  plus  beaux  idiomes  appar- 
tiennent aux  fortes  races  ;  dans  le  cas  contraire ,  comment  l'a- 
nomalie peut  s'explic^uer. 


CHAPITRE  XV. 

Les  langues,  inégales  entre  elles,  sont  dans  un  rapport  parfait  avec 
le  mérite  relatif  des  races. 

S'il  était  possible  que  des  peuples  grossiers ,  placés  au  bas 
de  l'échelle  ethnique,  ayant  aussi  peu  marqué  dans  le  déve- 
loppement mâle  que  dans  l'action  féminine  de  l'humanité, 
eussent  cependant  inventé  des  langages  philosophiquement 
profonds,  esthétiquement  beaux  et  souples,  riches  d'expres- 
sions diverses  et  précises ,  de  formes  caractérisées  et  heureu- 
ses, également  propres  aux  subhmités,  aux  grâces  de  la  poé- 
sie, comme  à  la  sévère  précision  de  la  politique  et  de  la  science, 
il  est  indubitable  que  ces  peuples  auraient  été  doués  d'un  génie 
bien  inutile  :  celui  d'inventer  et  de  perfectionner  un  instru- 
ment sans  emploi  au  milieu  de  facultés  impuissantes. 

Il  faudrait  croire  alors  que  la  nature  a  des  caprices  sans 
but,  et  avouer  que  certaines  impasses  de  l'observation  abou- 
tissent non  pas  à  l'inconnu ,  rencontre  fréquente ,  non  pas  à 
l'indéchiffrable,  mais  tout  simplement  à  l'absurde. 

(1)  Voir  p.  142-144. 


188  DE    L  INEGALITE 

Le  premier  coup  d'œil  jeté  sur  la  question  semble  favoriser 
cette  solution  fâcheuse.  Car,  en  prenant  les  races  dans  leur 
état  actuel ,  on  est  obligé  de  convenir  que  la  perfection  des 
idiomes  est  bien  loin  d'être  partout  proportionnelle  au  degré 
de  civilisation.  A  ne  considérer  que  les  langues  de  l'Europe 
modems  elles  sont  inégales  entre  elles,  et  les  plus  belles,  les 
plus  riches  n'appartiennent  pas  nécessairement  aux  peuples  les 
plus  avancés.  Si  on  compare ,  en  outre ,  ces  langues  à  plusieurs 
de  celles  qui  ont  été  répandues  dans  le  monde ,  à  dilTérentes 
époques,  on  les  voit  sans  exception  rester  bien  en  arrière. 

Spectacle  plus  singulier,  des  groupes  entiers  de  nations  ar- 
rêtées à  des  degrés  de  culture  plus  que  médiocre  sont  en  pos- 
session de  langages  dont  la  valeur  n'est  pas  niable.  De  sorte 
que  le  réseau  des  langues,  composé  de  mailles  de  différents 
prix,  semblerait  jeté  au  hasard  sur  l'humanité  :  la  soie  et  l'or 
couvrant  parfois  de  misérables  êtres  incultes  et  féroces;  la 
laine,  le  chanvre  et  le  crin  embarrassant  des  sociétés  inspi- 
rées, savantes  et  sages.  Heureusement,  ce  n'est  là  qu'une  ap- 
parence et,  en  y  appliquant  la  doctrine  de  la  diversité  des  ra- 
ces, aidée  du  secours  de  l'histoire ,  on  ne  tarde  pas  à  en  avoir 
raison ,  de  manière  à  fortifier  encore  les  preuves  données  plus 
haut  sur  l'inégalité  intellectuelle  des  types  humains. 

Les  premiers  philologues  commirent  une  double  erreur  :  la 
première,  de  supposer  que,  parallèlement  à  ce  que  racontent 
les  Unitaires  de  l'identité  d'origine  de  tous  les  groupes,  toutes 
les  langues  se  trouvent  formées  sur  le  même  principe  ;  la  se- 
conde, d'assigner  l'invention  du  langage  à  la  pure  influence  des 
besoins  matériels. 

Pour  les  langues,  le  doute  n'est  même  pas  permis.  Il  y  a  di- 
versité complète  dans  les  modes  de  formation  et,  bien  que  les 
classifications  proposées  par  la  philologie  puissent  être  encore 
susceptibles  de  revision,  on  ne  saurait  garder,  une  seule  mi- 
nute, l'idée  que  la  famille  altaïque,  l'ariane,  la  sémitique  ne 
procèdent  pas  de  sources  parfaitement  étrangères  les  unes  aux 
autres.  Tout  y  diffère.  La  lexicologie  a,  dans  ces  din'érents 
milieux  linguistiques,  des  formes  parfaitement  caractérisées  à 
part.  La  modulation  de  la  voix  y  est  spéciale  :  ici ,  se  servant 


DES   BACES  HUMAINES.  189 

surtout  des  lèvres  pour  créer  les  sons;  là,  les  rendant  par  la 
contraction  de  la  gorge;  dans  un  autre  système,  les  produisant 
par  l'émission  nasale  et  comme  du  haut  de  la  tête.  La  compo- 
sition des  parties  du  discours  n'offre  pas  des  marques  moins 
distinctes,  réunissant  ou  séparant  les  nuances  de  la  pensée,  et 
présentant,  surtout  dans  les  flexions  des  substantifs  et  dans  la 
nature  du  verbe,  les  preuves  les  plus  frappantes  de  la  différence 
de  logique  et  de  sensibilité  qui  existe  entre  les  catégories  hu- 
maines. Que  résulte-t-il  de  là.'  C'est  que,  lorsque  le  philosophe 
s'efforçant  de  se  rendre  compte,  par  des  conjectures  purement 
abstraites,  de  l'origine  des  langages,  débute  dans  ce  travail 
par  se  mettre  en  présence  de  l'homme  idéalement  conçu,  de 
l'homme  dépourvu  de  tous  caractères  spéciaux  de  race,  de 
Vhomme  enliii,  il  commence  par  un  véritable  non-sens,  et  con- 
tinue infailliblement  de  même.  Il  n'y  a  pas  d'homme  idéal, 
Vhomme  n'existe  pas,  et  si  je  suis  persuadé  qu'on  ne  le  décou- 
vre nulle  part,  c'est  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  langage.  Sur  ce 
terrain,  je  connais  le  possesseur  de  la  langue  Ounoise,  celui  du 
système  arian  ou  des  combinaisons  sémitiques;  mais  Vhomme 
absolu,  je  ne  le  connais  pas.  Ainsi,  je  ne  puis  pas  raisonner 
d'après  cette  idée,  que  tel  point  de  départ  unique  ait  conduit 
l'humanité  dans  ses  créations  idiomatiques.  Il  y  a  eu  plusieurs 
points  de  départ  parce  qu'il  y  avait  plusieurs  formes  d'intelli- 
gence et  de  sensibilité  (1), 

Passant  maintenant  à  ia  seconde  opinion,  je  ne  crois  pas 
moins  à  sa  fausseté.  Suivant  cette  doctrine,  il  n'y  aurait  eu  dé- 

(1)  M.  Guillaume  de  Humboldt,  dans  un  de  ses  plus  brillants  opus- 
cules, a  exprimé,  d'une  manière  admirable,  la  partie  essentielle  de 
cette  vérité  :  «  Partout,  dit  ce  penseur  de  génie,  l'œuvre  du  temps 
«  s'unit  dans  les  langages  à  l'œuvre  de  l'originalité  nationale,  et  ce 
«  qui  caractérise  les  idiomes  des  hordes  guerrières  de  l'Amérique  e^ 
«  de  l'Asie  septentrionale,  n'a  pas  nécessairement  appartenu  aux 
«  races  primitives  de  l'Inde  et  de  la  Grèce.  Il  n'est  pas  possible 
«  d'attribuer  une  marche  parfaitement  pareille  et,  en  quelque  sorte, 
«  imposée  par  la  nature,  au  développement,  soit  d'une  langue  ap- 
«  partenant  à  une  naUon  prise  isolément,  soit  d'une  autre  qui 
«  aura  servi  à  plusieurs  peuples.  »  (W.  v.  Humboldt's,  Ueber  da» 
tntstehen  der  grammatiachen  Formen,  und  ihren  Einfluss  auf  die 
Ideenenlwickelung .) 

H. 


190  DE    LI.MÎGALITÉ 

veloppement  que  dans  la  mesure  où  il  y  aurait  eu  nécessité.  Il 
en  résulterait  que  les  races  mâles  posséderaient  un  langage 
plus  précis,  plus  abondant,  plus  riche  que  les  races  femelles, 
et,  comme,  en  outre,  les  besoins  matériels  s'adressent  à  des 
objets  qui  tombent  sous  les  sens  et  se  manifestent  surtout  par 
des  actes,  la  lexicologie  serait  la  partie  principale  des  idiomes. 

Le  mécanisme  grammatical  et  la  syntaxe  n'auraient  jamais 
eu  occasion  de  dépasser  les  limites  des  combinaisons  les  plus 
élémentaires  et  les  plus  simples.  Un  enchaînement  de  sons  bien 
ou  mal  liés  suffit  toujours  pour  exprimer  un  besoin,  et  le  geste, 
commentaire  facile,  peut  suppléer  à  ce  que  l'expression  laisse 
d'obscur  (1),  comme  le  savent  bien  les  Chinois.  Et  ce  n'est 
pas  seulement  la  synthèse  du  langage  qui  serait  demeurée  dans 
l'enfance.  Il  aurait  fallu  subir  un  autre  genre  de  pauvreté  non 
moins  sensible,  en  se  passant  d'harmonie,  de  nombre  et  de 
rythme.  Qu'importe,  en  effet,  le  mérite  mélodique  là  où  il 
s'agit  seulement  d'obtenir  un  résultat  positif?  Les  langues  au- 
raient été  l'assemblage  irréfléchi,  fortuit,  de  sons  indilTérem- 
ment  appliqués. 

Cette  théorie  dispose  de  quelques  arguments.  Le  chinois, 
langue  d'une  race  masculine,  semble,  d'abord,  n'avoir  été  conçu 
que  dans  un  but  utilitaire.  Le  mot  ne  s'y  est  pas  élevé  au-des- 
sus du  son.  Il  est  resté  monosyllabe.  Là,  point  de  développe- 
ments lexicologiques.  Pas  de  racine  donnant  naissance  à  des 
familles  de  dérivés.  Tous  les  mots  sont  racines,  ils  ne  se  mo- 
difient pas  par  eux-mêmes,  mais  entre  eux,  et  suivant  un  mode 
très  grossier  de  juxtaposition.  Là  se  rencontre  une  simplicité 
grammaticale  d'où  il  résulte  une  extrême  uniformité  dans  le 
discours,  et  qui  exclut,  pour  des  intelligences  habituées  aux 
formes  riches,  variées,  abondantes,  aux  intarissables  combinai- 
sons d'idiomes  plus  heureux,  jusqu'à  l'idée  même  de  la  perfec- 
tion esthétique.  Il  faut  cependant  ajouter  que  rien  n'autorise  à 
admettre  que  les  Chinois  eux-mêmes  éprouvent  cette  dernière 
impression,  et,  par  conséquent,  puisque  leur  langage  a  un  but 
de  beauté  pour  ceux  qui  le  parlent,  puisqu'il  est  soumis  à  cer- 

(1)  W.  de  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache.  Einl. 


1 


DES  BACES  HUMAINES.  191 

laines  règles  propres  à  favoriser  le  développement  mélodique 
des  sons,  s'il  peut  être  taxé,  au  point  de  vue  comparatif,  d'at- 
teindre à  ces  résultats  moins  bien  que  d'autres  langues,  on 
n'est  pas  en  droit  de  méconnaître  que,  lui  aussi,  les  poursuit. 
Dès  lors,  il  y  a  dans  les  premiers  éléments  du  chinois  autre 
chose  et  plus  qu'un  simple  amoncellement  d'articulations  uti- 
litaires (1). 


(1)  Je  serais  porté  à  croire  que  la  nature  monosyllabique  du 
chinois  ne  constitue  pas  un  caractère  linguistique  spéciOque,  et, 
malgré  ce  que  cette  particularité  offre  de  saillant,  elle  ne  me  paraît 
pas  essentielle.  Si  cela  était,  le  chinois  serait  une  langue  isolée  et 
se  rattacherait,  tout  au  plus,  aux  idiomes  qui  peuvent  offrir  la 
même  structure.  On  sait  qu'il  n'en  est  rien.  Le  chinois  fait  partie 
du  système  tatare  ou  flnnois,  qui  possède  des  branches  parfaite- 
ment polysyllabiques  Puis,  dans  des  groupes  de  tout  autre  origine, 
on  retrouve  des  spécimens  de  la  même  nature.  Je  n'insisterai  pas 
trop" sur  l'othomi.  Cet  idiome  mexicain,  suivant  du  Ponceau,  pré- 
sente, à  la  vérité,  les  traces  que  je  relève  ici  dans  le  chinois,  et 
cependant,  placé  au  milieu  des  dialectes  américains,  comme  le  chi- 
nois parmi  les  langues  tatares,  l'othomi  n'en  fait  pas  moins  partie 
de  leur  réseau.  (Voir  Morton,  An  Inquiry  into  the  distinctive  cha- 
racterislics  of  the  aboriginal  race  of  America,  Philadelphia,  1844- 
voir  aussi  Prescott,  Hislory  of  the  conquest  of  Mejico,  t.  Ill,  p.  2i5.) 
Ce  qui  m'empêcherait  d'attacher  à  ce  lait  toute  l'importance  qu'il  sem- 
ble comporter,  c'est  qu'on  pourrait  alléguer  que  les  langues  améri- 
caines, langues  ultra-polysyllabiques,  puisque,  seules  au  monde  avec 
l'euskara,  elles  poussent  la  faculté  de  combiner  les  sons  et  les  idées 
jusqu'au  polysynthétisme,  seront  peut-être  un  jour  reconnues  comme 
ne  formant  qu'un  vaste  rameau  de  la  famille  tatare ,  et  qu'en  consé- 
quence l'argument  que  j'en  tirerais  se  trouverait  corroborer  seulement 
ce  que  j'ai  dit  delà  parenté  du  chinois  avec  les  idiomes  ambiants, 
parenté  que  ne  dément,  en  aucune  façon,  la  nature  particulière  de 
la  langue  du  Céleste  Empire.  Je  trouve  donc  un  exemple  plus  concluant 
dans  le  copte,  qu'on  supposera  difficilement  allié  au  chinois.  I^à,  éga- 
lement, toutes  les  syllabes  sont  des  racines  et  des  racines  qui  se  mo- 
difient par  de  simples  affixes  tellement  mobiles,  que,  même  pour 
marquer  les  temps  du  verbe,  la  particule  déterminante  ne  reste  pas 
toujours  annexée  au  mot.  Par  exemple  :  hôn  veut  dire  ordonner; 
a-hôn,  il  ordonna;  Moïse  ordonna,  sedit  :  a  Moyses  hôn.  (Voir  E.  Meier's, 
hebraeisches  Wurzelwœrterbuch ,  in-S";  Mannheim,  1845.)  Il  me  paraît 
donc  que  le  monosyllabisme  peut  se  présenter  chez  toutes  les  familles 
d'idiomes.  C'est  une  sorte  d'infirmité  déterminée  par  des  accidents 
d'une  nature  encore  inconnue,  mais  point  un  trait  spécifique  propre 


192  DE  l'inégalité 

Néanmoins,  je  ne  repousse  pas  Tidée  d'attribuer  aux  races 
masculines  une  infériorité  estliétique  assez  marquée  (1),  qui  se 
reproduirait  dans  la  construction  de  leurs  idiomes.  J'en  trouve 
l'indice,  non  seulement  dans  le  chinois  et  son  indigence  rela- 
tive, mais  encore  dans  le  soin  avec  lequel  certaines  races  mo- 
dernes de  l'Occident  ont  dépouillé  le  latin  de  ses  plus  belles 
facultés  rythmiques,  et  le  gothique  de  sa  sonorité.  Le  faible 
mérite  de  nos  langues  actuelles,  même  des  plus  belles,  com- 
parées au  sanscrit,  au  grec,  au  latin  même,  n'a  pas  besoin 
d'être  démontré,  et  concorde  parfaitement  avec  la  médiocrité 
de  notre  civilisation  et  de  celle  du  Céleste  Empire,  en  matière 
d'art  et  de  littérature.  Cependant,  tout  en  admettant  que  cette 
différence  puisse  servir,  avec  d'autres  traits,  à  caractériser  les 
langues  des  races  masculines,  comme  il  existe  pourtant  dans 
ces  langues  un  sentiment,  moindre  sans  doute,  cependant 
puissant  encore ,  de  l'eurythmie,  et  une  tendance  réelle  à  créer 
et  à  maintenir  des  lois  d'enchaînement  entre  les  sons  et  des 
conditions  particulières  de  formes  et  de  classes  pour  les  modi- 
fications parlées  de  la  pensée,  j'en  conclus  que,  même  au  sein 
des  idiomes  des  races  masculines,  le  sentiment  du  beau  et  de 
la  logique,  l'étincelle  intellectuelle  se  fait  encore  apercevoir  et 
préside  donc  partout  à  l'origine  des  langages,  aussi  bien  que 
le  besoin  matériel. 

Je  disais,  tout  à  l'heure,  que,  si  cette  dernière  cause  avait 
pu  régner  seule,  un  fond  d'articulations  formées  au  hasard  au- 
rait suffi  aux  nécessités  humaines,  dans  les  premiers  temps  de 
l'existence  de  l'espèce.  Il  paraît  établi  que  cette  hypothèse  n'est 
pas  soutenable. 

Les  sons  ne  se  sont  pas  appliqués  fortuitement  à  des  idées. 
Le  choix  en  a  été  dirigé  par  la  reconnaissance  instinctive  d'un 
certain  rapport  logique  entre  des  bruits  extérieurs  recueillis 

à  séparer  le  langage  qui  en  est  revêtu  du  reste  des  langages  humains, 
en  lui  constituant  une  individualité  spéciale. 

(i)  Gœthe  a  dit  dans  son  roman  de  Wilhelm  Meister  :  «  Peu  d'Al- 
«  lemands  et  peut-être  peu  d'hommes,  dans  les  nations  modernes, 
«  possèdent  le  sens  d'un  ensemble  esthétique.  Nous  ne  savons  louer 
<i  et  blâmer  que  par  morceaux,  nous  ne  sommes  ravis  que  d'une  façon 
«  fragmentaire.  » 


DES   RACES   HUMAINES.  193 

par  l'oreille  de  riiomme,  et  une  idée  que  son  gosier  ou  sa  lan- 
gue voulait  rendre.  Dans  le  dernier  siècle,  on  avait  été  frappé 
de  cette  vérité.  Par  malheur,  l'exagération  étymologique,  dont 
on  usait  alors,  s'en  empara,  et  l'on  ne  tarda  pas  à  se  heurter 
contre  des  résultats  tellement  absurdes,  qu'une  juste  impopu- 
larité vint  les  frapper  et  en  faire  justice.  Pendant  longtemps, 
ce  terrain,  si  follement  exploité  par  ses  premiers  explorateurs, 
a  effrayé  les  bons  esprits.  Maintenant,  on  y  revient,  et,  en  pro- 
fitant des  sévères  leçons  de  l'expérience  pour  se  montrer  pru- 
dent et  retenu,  on  pourra  y  recueillir  des  observations  très 
dignes  d'être  enregistrées.  Sans  pousser  des  remarques,  vraies 
en  elles-mêmes,  jusqu'au  domaine  des  chimères,  on  peut  ad- 
mettre, en  effet,  que  le  langage  primitif  a  su,  autant  que  pos- 
sible, profiter  des  impressions  de  l'ouïe  pour  former  quelques 
catégories  de  mots,  et  que,  dans  la  création  des  autres,  il  a  été 
guidé  par  le  sentiment  de  rapports  mystérieux  entre  certaines 
notions  de  nature  abstraite  et  certains  bruits  particuliers.  C'est 
ainsi,  par  exemple,  que  le  son  de  Vi  semble  propre  à  exprimer 
la  dissolution;  celui  du  w,  le  vague  physique  et  moral,  le  vent, 
les  voeux;  celui  de  Vm,  la  condition  de  la  maternité  (1).  Cette 
doctrine,  contenue  dans  de  très  prudentes  limites,  trouve  assez 

(1)  w.  de  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache,  Einleit.,  p.  xcv  : 
«  Man  kanu  hernach  eine  dreifache  Bezeichnung  der  Dégriffé  unters- 
cheiden  :  ...  2).  Die  niclU  unmittelbar,  sondern  in  einer  dritten,  deni 
Laute  und  dem  Gegenstaiide  gemeinschaftlichen  Beschaffenheit  nacha- 
hmende  Bezeichnung.  Man  Kann  dièse,  obgleich  der  BegrilT  des  Sym- 
bols  in  der  Spraclie  viel  weiter  geht,  die  Symbolische  nennen.  Sic 
waehU  fiir  die  zu  bezeichnenden  Gegenstxnde  Laute  aus,  welche 
theils  au  sich,  Uieils  in  Vergleichung  mit  anderen,  fiir  das  Olir  einen 
dem  desGegenslandes  aufdie  Scelc  œhnlichcn  Eindrulc  hervorbringen, 
viicstehen,  stœlig,  slarr,  den  Eindruck  des  Feston,  das  sanskritischc 
H,  schmclzen,  ausemandcrgchcn ,  der  des  Zerdiessenden ,  nicht,  na- 
gen,  Neid  don  des  foin  und  scharf  Abschneidenden.  Auf  dièse  Weise 
erhalten  œliuliche  Eindruck  hervorbringender  Gegenstaînde  Wœrter 
mit  vorhcrrscliend  gleiclien  Lauten ,  wie  Wehen,  Wind,  Wolke,  Wir- 
ren,  Wunsch,  in  welchen  allcn  die  schwankende,  unruhige,  vor  den 
Sinnen  undeuUich  dureh  einandergchcndc  Bewcgung  durch  das  aus 
dem,  an  sich  schnn  dumpfen  und  lioiiien  m  verhaertete  w  ausgedriickt 
wird.  Dièse  Art  der  Bczeiclinung,  die  auf  einer  gewissen  Bedeutsam- 
Jicit  jedes  einzelnen  Buchstaben  und  ganzer  Gattungen  derselben  be- 


iy4  DE   L  INEGALITE 

fréquemment  son  application  pour  qu'on  soit  contraint  de  lui 
reconnaître  quelque  réalité.  Mais,  certes,  on  ne  saurait  en  user 
avec  trop  de  réserve,  sous  peine  de  s'aventurer  dans  des  sen- 
tiers sans  clarté,  où  le  bon  sens  se  fourvoie  bientôt. 

Ces  indications,  si  faibles  qu'elles  soient,  démontrent  que  le 
besoin  matériel  n'a  pas  seul  présidé  à  la  formation  des  langa- 
ges, et  que  les  hommes  y  ont  mis  en  jeu  leurs  plus  belles  fa- 
cultés. Ils  n'ont  pas  appliqué  arbitrairement  les  sons  aux  choses 
et  aux  idées.  Ils  n'ont  procédé,  en  cette  matière,  qu'en  vertu 
d'un  ordre  préétabli  dont  ils  trouvaient  en  eux-mêmes  la  ré- 
vélation. Dès  lors,  tel  de  ces  premiers  langages,  si  rude,  si 
pauvre  et  si  grossier  qu'on  se  le  représente,  n'en  contenait  pas 
moins  tous  les  éléments  nécessaires  pour  que  ses  rameaux  fu- 
turs pussent  se  développer  un  jour  dans  un  sens  logique,  rai- 
sonnable et  nécessaire. 

M.  Guillaume  de  Humboldt  a  remarqué,  avec  sa  perspicacité 
ordinaire,  que  chaque  langue  existe  dans  une  grande  indépen- 
dance de  la  volonté  des  hommes  qui  la  parlent.  Se  nouant  étroi- 
tement à  leur  état  intellectuel,  elle  est,  tout  à  fait,  au-dessus 
de  la  puissance  de  leurs  caprices,  et  il  n'est  pas  en  leur  pouvoir 
de  l'altérer  arbitrairement.  Des  essais  dans  ce  gem-e  en  four- 
nissent de  curieux  témoignages. 

Les  tribus  des  Boschismans  ont  inventé  un  système  d'altéra- 
tion de  leur  langage,  destiné  à  le  rendre  inintelligible  à  tous 
ceux  qui  ne  sont  pas  initiés  au  procédé  modificateur.  Quelques 
peuplades  du  Caucase  pratiquent  la  même  coutume.  Malgré 
tous  les  efforts,  le  résultat  obtenu  ne  dépasse  pas  la  simple  ad- 
jonction ou  intercalation  d'une  syllabe  subsidiaire  au  commen- 
cement, au  milieu  ou'à  la  fin  des  mots.  A  part  cet  élément  pa- 
rasite, la  langue  est  demeurée  la  même,  aussi  peu  altérée  dans 
le  fond  que  dans  les  formes. 

Une  tentative  plus  complète  à  été  relevée  par  M.  Sylvestre 
de  Sacy,  à  propos  de  la  langue  balaïbalan.  Ce  bizarre  idiome 
avait  été  composé  par  les  Soufis,  à  l'usage  de  leurs  livres  mysti- 


ruht,  hat  unstreitig  anf  die  primitive  Wortbezeiclinung,  eine  grosse, 
vielleicht  ausschliessliche  Herrschaft  ausgeiibt.  » 


DES   BACES   HUMAINES.  195 

ques,  et  comme  moyen  d'entourer  de  plus  de  mystères  les  rê- 
veries de  leurs  théologiens.  Ils  avaient  inventé,  au  hasard,  les 
mots  qui  leur  paraissaient  résonner  le  plus  étrangement  à  l'o- 
reille. Cependant,  si  cette  prétendue  langue  n'appartenait  à 
aucune  souche,  si  le  sens  attribué  aux  vocables  était  entière- 
ment factice,  la  valeur  eurythmique  des  sons,  la  grammaire, 
la  syntaxe,  tout  ce  qui  donne  le  caractère  typique  fut  invinci- 
blement le  calque  exact  de  l'arabe  et  du  persan.  Les  Soufis 
produisirent  donc  un  jargon  sémitique  et  arian  tout  à  la  fois, 
un  chiffre,  et  rien  de  plus.  Les  dévots  confrères  de  Djelat-Ed- 
din-Roumi  n'avaient  pas  pu  inventer  une  langue.  Ce  pouvoir, 
évidemment,  n'a  pas  été  donné  à  la  créature  (1). 

J'en  tire  cette  conséquence,  que  le  fait  du  langage  se  trouve 
intimement  lié  à  la  forme  de  l'intelligence  des  races,  et,  dès 
sa  première  manifestation,  a  possédé,  ne  fût-ce  qu'en  germe, 
les  moyens  nécessaires  de  répercuter  les  traits  divers  de  cette 
intelligence  à  ses  différents  degrés  (2). 

(1)  Un  jargon  semblable  au  balaïbalan  est  probablement  cette  lan- 
gue nommée  afnskoè  qui  se  parle  entre  les  maquignons  et  colporteurs 
de  la  Grande-Russie,  surtout  dans  le  gouvernement  de  Wladimir.  Il  n'y 
a  que  les  hommes  qui  s'en  servent.  Les  racines  sont  étrangères  au  russe  ; 
mais  la  grammaire  est  entièrement  de  cet  idiome.  (Voir  Pott,  Ency- 
clopœdie  Erscii  und  Gruber,  Indogerman.  Sprachsiamm,  p.  110.) 

(2)  Je  ne  résiste  pas  à  la  tentation  de  copier  ici  une  admirable  page 
de  C.  0.  Mùllcr,  où  cet  érudit,  plein  de  sentiment  et  de  tact,  a  précisé, 
d'une  manière  rare,  la  véritable  nature  du  langage.  •  Notre  temps, 
dit-il,  a  appris  par  l'étude  des  langues  hindoues,  et  plus  encore  par 
celle  des  langues  germaniques,  que  les  idiomes  obéissent  à  des  lois 
aussi  nécessaires  que  le  font  les  êtres  organiques  eux-mêmes.  Il  a 
appris  qu'entre  les  différents  dialectes,  qui,  une  fois  séparés,  se  dé- 
veloppent indépendamment  l'un  de  l'autre,  des  rapports  mystérieux 
continuent  à  subsister,  au  moyen  desquels  les  sons  et  la  liaison  des 
sons  se  déterminent  réciproquement.  11  sait  de  plus,  désormais,  que 
la  littérature  et  la  science,  tout  en  modérant  et  en  contenant,  il  est 
vrai,  le  bel  et  riche  développement  de  cette  croissance,  ne  peuvent 
lui  imposer  aucune  règle  supérieure  à  celle  que  la  nature,  mère  de 
toutes  choses ,  lui  a  imposée  dés  le  principe.  Ce  n'est  pas  que  les  lan- 
gues, longtemps  avant  les  époques  de  fantaisie  et  de  mauvais  goût,  ne 
puissent  succomber  à  des  causes  internes  et  externes  de  maladie  et 
souffrir  de  profondes  perturbations;  mais,  aussi  longtemps  que  la  vie 
réside  en  elles,  leur  virtualité  intime  suffit  à  guérir  leurs  blessures,  à 


196  DE   L'mtiGALITE 

Mais,  là  où  Pintelligence  des  races  a  rencontré  des  impasses 
et  éprouvé  des  lacunes,  la  langue  en  a  eu  aussi.  C'est  ce  que 
démontrent  le  chinois,  le  sanscrit,  le  grec,  le  groupe  sémitique. 
J'ai  déjà  relevé,  pour  le  chinois,  une  tendance  plus  particuliè- 
rement utilitaire  conforme  à  la  voie  où  chemine  l'esprit  de  la 
variété.  La  plantureuse  abondance  d'expressions  philosophi- 
ques et  ethnologiques  du  sanscrit,  sa  richesse  et  sa  beauté  eu- 
rythmiques  sont  encore  parallèles  au  génie  de  la  nation.  Il  en 
est  de  même  dans  le  grec,  tandis  que  le  défaut  de  précision  des 
idiomes  parlés  par  les  peuples  sémites  s'accorde  parfaitement 
avec  le  naturel  de  ces  familles. 

Si,  quittant  les  hauteurs  un  peu  vaporeuses  des  âges  reculés, 
nous  descendons  sur  des  collines  historiques  plus  rapprochées 
de  nos  temps,  nous  assistons,  cette  fois,  à  la  naissance  même 
d'une  multitude  d'idiomes,  et  ce  grand  phénomène  nous  fait 
voir  plus  nettement  encore  avec  quelle  fidélité  le  génie  ethni- 
que se  mire  dans  les  langages. 

Aussitôt  qu'a  lieu  le  mélange  des  peuples,  les  langues  res- 
pectives subissent  une  révolution,  tantôt  lente,  tantôt  subite, 
toujours  inévitable.  Elles  s'altèrent,  et,  au  bout  de  peu  de  temps, 
meurent.  L'idiome  nouveau  qui  les  remplace  est  un  compromis 
entre  les  types  disparus,  et  chaque  race  y  apporte  une  part 
d'autant  plus  forte  qu'elle  a  fourni  plus  d'individus  à  la  société 
naissante  (1).  C'est  ainsi  que,  dans  nos  populations  occidenta- 
les, depuis  le  xiii"  siècle,  les  dialectes  germaniques  ont  dû 
céder,  non  pas  devant  le  latin,  mais  devant  le  roman  (2),  à 


réparer  leurs  maux,  à  réunir  leurs  membres  lacérés ,  à  rétablir  une 
unité,  une  régularité  suffisante,  alors  même  que  la  beauté  et  la  per- 
fection de  ces  nobles  plantes  a  déjà  presque  entièrement  disparu.  » 
<C.  0.  Miiller,  die  Elrusker,  p.  63.) 

(l)Pott,  Encycl.  Ersch  und  Gruber,  Indo-german.  Sprachst.,  p.  74. 

(2)  Le  mélange  des  idiomes,  proportionnel  au  mélange  des  races 
dans  une  nation,  avait  déjà  été  observé  lorsque  la  science  philolo- 
gique n'existait,  pour  ainsi  dire,  pas  encore.  J'en  citerai  le  témoi- 
gnage que  voici  :  «  On  peut  poser  comme  une  règle  constante  qu'à 
«  proportion  du  nombre  des  étrangers  qui  s'établiront  dans  un  pays, 
«  les  mots  de  la  langue  qu'ils  parlent  entreront  dans  le  langage  de 
«  ce  pays-là,  et  par  degrés  s'y  naturaliseront,  pour  ainsi  dire,  et  de- 


DES  BACES  HUMAINES.  197 

mesure  que  renaquit  la  puissance  gallo-romaine.  Quant  au  cel- 
tique, il  n'avait  point  reculé  devant  la  civilisation  italienne, 
c'est  devant  la  colonisation  qu'il  avait  fui,  et  encore  peut-on 
dire  avec  vérité  qu'il  avait  remporté  en  fin  de  compte,  grâce 
au  nombre  de  ceux  qui  le  parlaient,  plus  qu'une  demi-victoire 
puisqu'il  lui  avait  été  donné,  quand  la  fusion  des  Galls,  des  Ro« 
mains  et  des  hommes  du  Nord  s'était  opérée  définitivement,  de 
préparer  à  la  langue  moderne  sa  syntaxe,  d'éteindre  en  elle  les 
accentuations  rudes  venues  de  la  Germanie  et  les  plus  vives 
sonorités  apportées  de  la  Péninsule,  et  de  faire  triompher  l'eu- 
rythmie assez  terne  qu'il  possédait  lui-même.  Le  développe- 
ment graduel  de  notre  français  n'est  que  l'effet  de  ce  travail 
latent,  patient  et  sûr.  Les  causes  qui  ont  dépouillé  l'allemand 
moderne  des  formes  assez  éclatantes  remarquées  dans  le  gothi- 
que de  l'évêque  Ulphila,  ne  sont  pas  autres,  non  plus,  que  la 
présence  d'une  épaisse  population  kymrique  sous  le  petit  nom- 
bre d'éléments  germaniques  demeurés  au  delà  du  Rhin  (1), 
après  les  grandes  migrations  qui  suivirent  le  v  siècle  de  notre 
ère. 

Les  mélanges  de  peuples  présentant  sur  chaque  point  des 
caractères  particuliers  issus  du  quantum  des  éléments  ethni- 
ques, les  résultats  linguistiques  sont  également  nuancés.  On 
peut  poser  en  thèse  générale  qu'aucun  idiome  ne  demeure  pur 
après  un  contact  intime  avec  un  idiome  différent;  que  même, 
lorsque  les  principes  respectifs  offrent  le  plus  de  dissemblances, 
l'altération  se  fait  au  moins  sentir  dans  la  lexicologie;  que,  si  la 
langue  parasite  a  quelque  force,  elle  ne  manque  pas  d'attaquer 
le  mode  d'eurythmie,  et  même  les  côtés  les  plus  faibles  du 
système  grammatical,  d'où  il  résulte  que  le  langage  est  une  des 
parties  les  plus  délicates  et  les  plus  fragiles  de  l'individualité 
des  peuples.  On  aura  donc  souvent  le  singulier  spectacle  d'une 


«  viendront  aussi  familiers  aux  liabilanls  que  s'ils  étaient  de  leur  cru.  » 
(Kaempfer,  Histoire  du  Japon ,  in-fol.,  la  Haye,  172!»,  liv.  I",  p.  73.) 
(1)  Keforstein  (Ansichten  uber  die  keltischen  AUerthûmer,  Halle 
1846-1851;  Einleit.,  1,  xxxviir)  prouve  que  l'allemand  n'est  qu'une  lan- 
gue mélisse  composée  de  celtique  et  de  gothique.  Grimm  exprime  lo 
même  avis. 


198  DE  l'inégalité 

langue  noble  et  très  cultivée  passant,  par  son  union  avec  un 
idiome  barbare,  à  une  sorte  de  barbarie  relative,  se  dépouillant 
par  degrés  de  ses  plus  belles  facultés,  s'appauvrissant  de  mots, 
se  desséchant  de  formes,  et  témoignant  ainsi  d'un  irrésistible 
penchant  è  s'assimiler,  de  plus  en  plus,  au  compagnon  de  mé- 
rite inférieur  que  l'accouplement  des*  races  lui  aura  donné. 
Cest  ce  qui  est  arrivé  au  valaque  et  au  rhétien,  au  kawi  et  au 
birman.  L'un  et  l'autre  de  ces  derniers  idiomes  sont  imprégnés 
d'éléments  sanscrits,  et,  malgré  la  noblesse  de  cette  alliance, 
les  juges  compétents  les  déclarent  inférieurs  en  mérite  au  de- 
laware  (l). 

Issue  du  tronc  des  Lenni-Lénapes,  l'association  de  tribus  qui 
parle  ce  dialecte  vaut  primitivement  plus  que  les  deux  groupes 
jaunes  remorqués  par  la  civilisation  hindoue,  et  si,  malgré 
cette  prérogative,  elle  est  au-dessous  d'eux,  c'est  que  les  Asia- 
tiques en  question  vivent  sous  l'impression  des  inventions  so- 
ciales d'une  race  noble,  et  profitent  de  ces  mérites,  tout  en 
étant  peu  de  chose  par  eux-mêmes.  Le  contact  sanscrit  a  suffi 
pour  les  élever  assez  haut,  tandis  que  les  Lénapes,  que  rien  de 
semblable  n'a  fécondés  jamais,  n'ont  pu  monter,  en  civilisation, 
au-dessus  de  la  valeur  qu'on  leur  voit.  C'est  ainsi,  pour  me  ser- 
vir d'une  comparaison  facile  à  apprécier,  que  les  jeunes  mulâ- 
tres élevés  dans  les  collèges  de  Londres  et  de  Paris,  peuvent, 
tout  en  restant  mulâtres  et  très  mulâtres,  présenter,  sous  cer- 
tains rapports,  une  apparence  de  culture  plus  satisfaisante  que 
tels  habitants  de  l'Italie  méridionale  dont  la  valeur  intime  est 
incontestablement  plus  grande.  Il  faut  donc,  lorsqu'on  rencon- 
tre un  peuple  sauvage  en  possession  d'un  idiome  supérieur  à 
celui  de  nations  plus  civilisées,  distinguer  soigneusement  si  la 

(1)  W.  de  Humboldl,  Uebsr  die  Kawi-Sprache,  Einl. ,  p.  xxxiv  : 
«  Angeblich  robe  und  ungebildete  Sprachen  hœnnen  hervorstechende 
«  Tiefflichkeiten  In  ihretn  Baue  besilzen  und  besitzen  dicselben  wir- 
«  klich,  und  es  waere  nicht  unniœglicli  dass  sie  darin  hœher  gebildete 
«  ùbertriefen.  Schon  die  Versleicliung  der  Barmanischen ,  in  welche 
«  das  Pâli  uniaùgbar  einen  Tlieil  indischer  Kultur  verwebt  hat,  mit 
«  der  Delaware-Sprache ,  gesclnveige  denn  mit  der  Mexicanischen, 
«  dûrl'tc  das  Urtheil  ùber  don  Vorzug  der  letzteien  kaum  zweifelliaft 
0  lasseu.  » 


DES  RACES   HUMAINES.  19^ 

civilisation  de  ces  dernières  leur  appartient  en  propre  ,  ou  si 
elle  ne  provient  que  d'une  infiltration  de  sang  étranger.  Dans 
ce  dernier  cas,  l'imperfection  du  langage  primitif  et  l'abâtar- 
dissement du  langage  importé  s'accordent  parfaitement  avec 
l'existence  d'un  certain  degré  de  culture  sociale  (1). 

J'ai  dit  ailleurs  que ,  chaque  civilisation  ayant  une  portée 
particulière,  il  ne  fallait  pas  s'étonner  si  le  sens  poétique  et 
philosophique  était  plus  développé  chez  les  Hindous  sanscrits 
et  chez  les  Grecs  que  chez  nous ,  tandis  que  l'esprit  pratique, 
critique,  érudit,  distingue  davantage  nos  sociétés.  Pris  en 
masse ,  nous  sommes  doués  d'une  vertu  active  plus  énergique 
que  les  illustres  dominateurs  de  l'Asie  méridionale  et  de  l'Hel- 
lade.  En  revanche,  il  nous  faut  leur  céder  le  pas  sur  le  ter- 
rain du  beau ,  et  il  est ,  dès  lors ,  naturel  que  nos  idiomes  tien- 
nent l'humble  rang  de  nos  esprits.  Un  essor  plus  puissant  vers 
les  sphères  idéales  se  reflète  naturellement  dans  la  parole  dont 
les  écrivains  de  l'Inde  et  de  l'Ionie  ont  fait  usage,  de  sorte 
que  le  langage ,  tout  en  étant ,  je  le  crois ,  je  l'admets ,  un  très 
bon  critérium  de  l'élévation  générale  des  races ,  l'est  pourtant, 
d'une  manière  plus  spéciale,  de  leur  élévation  esthétique,  et  il 
prend  surtout  ce  caractère  lorsqu'il  s'applique  à  la  comparai- 
son des  civilisations  respectives. 

Pour  ne  pas  laisser  ce  point  douteux ,  je  me  permettrai  de 
discuter  une  opinion  émise  par  M.  le  baron  Guillaume  de 
Humboldt ,  au  sujet  de  la  supériorité  du  mexicain  sur  le  péru- 
vien (2) ,  supériorité  évidente ,  dit-il ,  bien  que  la  civilisation  des 
Incas  ait  été  fort  au-dessus  de  celle  des  habitants  de  l'Ana- 
huac. 

(1)  C'est  ceUe  différence  de  niveau  qui,  se  marquant  entre  l'intel- 
ligence du  conquérant  et  celle  des  peuples  soumis,  a  donné  cours,  au 
début  des  nouveaux  empires ,  à  l'usage  des  langues  sacrées.  On  en.  a 
vu  dans  toutes  les  parties  du  monde.  Les  Égyptiens  avaient  la  leur» 
les  lucas  du  Pérou  de  même.  Cette  langue  sacrée,  objet  d'un  supers- 
titieux respect,  ])ropriété  exclusive  des  hautes  classes  et  souvent  du 
groupe  sacerdotal,  à  l'exclusion  de  tous  les  autres,  est  toujours  la 
preuve  la  plus  forte  que  l'on  puisse  donner  de  l'existence  d'une  race 
étrangère  dominant  sur  le  sol  où  on  la  trouve. 

(2)  M.  de  Humboldt,  Uebcr  die  Kawi-Sprache ,  Einl.,  xxxiv. 


200  DE   L'iNKGALITié: 

Les  mœurs  des  Péruviens  se  montraient,  sans  doute,  plus 
douces,  leurs  idées  religieuses  aussi  inot'fensives  qu'étaient  fé- 
roces celles  des  sujets  de  Montézuma.  Malgré  tout  cela  ,  l'en- 
semble de  leur  état  social  était  loin  de  présenter  autant  d'é- 
nergie, autant  de  variété.  Tandis  que  leur  despotisme,  assez 
grossier,  ne  réalisait  qu'une  sorte  de  communisme  hébétant, 
la  civilisation  aztèque  avait  essayé  des  formes  de  gouvernement 
très  raffinées.  L'état  militaire  y  était  beaucoup  plus  vigoureux, 
et,  bien  que  les  deux  empires  ignorassent  également  l'usage 
de  récriture ,  il  semblerait  que  la  poésie ,  l'histoire  et  la  mo- 
rale, fort  cultivées  au  moment  où  apparut  Cortez,  auraient 
joué  un  plus  grand  rôle  au  Mexique  qu'au  Pérou,  dont  les  ins- 
titutions penchaient  vers  un  épicuréisme  nonchalant  peu  favo- 
rable aux  travaux  de  l'intelligence.  Il  devient  alors  tout  simple 
d'avoir  à  constater  la  supériorité  du  peuple  le  plus  actif  sur  le 
peuple  le  plus  modeste. 

Au  reste,  l'opinion  de  M.  Guillaume  de  Humboldt  est,  ici, 
conséquente  à  la  manière  dont  il  définit  la  civilisation  (1).  Sans 
renouveler  la  controverse ,  il  m'était  indispensable  de  ne  pas 
laisser  ce  point  dans  l'ombre  ;  car,  si  deux  civilisations  avaient 
pu  se  développer  jamais  parallèlement  à  des  langues  en  contra- 
diction avec  leurs  mérites  respectifs ,  il  faudrait  abandonner 
l'idée  de  toute  solidarité  entre  la  valeur  des  idiomes  et  celle 
des  intelligences.  Ce  fait  est  impossible  à  concéder  dans  une 
mesure  différente  de  ce  que  j'ai  dit  plus  haut  pour  le  sanscrit 
et  le  grec  comparés  à  l'anglais,  au  français,  à  l'allemand. 

D'ailleurs ,  en  suivant  cette  voie ,  ce  ne  serait  pas  une  mé- 
diocre difficulté  que  de  déterminer  pour  les  populations  mé- 
tisses les  causes  de  l'état  idiomatique  où  on  les  trouve.  On  ne 
possède  pas  toujours ,  sur  la  quotité  des  mélanges  ou  sur  leur 
qualité ,  des  lumières  suffisantes  pour  pouvoir  en  examiner  le 
travail  organisateur.  Cependant  l'influence  de  ces  causes  pre- 
mières persiste,  et,  si  elle  n'est  pas  démasquée,  elle  peut  aisé- 
ment conduire  à  des  conclusions  erronées.  Précisément  parce 
que  le  rapport  de  l'idiome  à  la  race  est  assez  étroit ,  il  se  con- 

(1)  Voir  p.  82. 


DES   RACES   HUMAINES.  201 

serve  beaucoup  plus  longtemps  que  les  peuples  ne  gardent 
leurs  corps  d'État.  Il  se  fait  reconnaître  après  que  les  peuples 
ont  changé  de  nom.  Seulement,  s'altérant  comme  leur  sang, 
il  ne  disparaît,  il  ne  meurt  qu'avec  la  dernière  parcelle  de  leur 
nationalité  (1).  Le  grec  moderne  est  dans  ce  cas;  mutilé  au- 
tant que  possible ,  dépouillé  de  la  meilleure  part  de  ses  riches- 
ses grammaticales ,  troublé  et  souillé  dans  sa  lexicologie ,  ap- 
pauvri même,  à  ce  qu'il  semble,  quant  au  nombre  de  ses  sons, 
il  n'en  a  pas  moins  conservé  son  empreinte  originelle  (2*. 
C'est ,  en  quelque  sorte ,  dans  l'univers  intellectuel ,  ce  qu'est, 
sur  la  terre ,  ce  Parthénon  si  dégradé ,  qui ,  après  avoir  servi 
d'église  aux  popes,  puis,  devenu  poudrière,  avoir  éclaté,  en 
mille  endroits  de  son  fronton  et  de  ses  colonnes,  sous  les  bou- 
lets vénitiens  de  Morosini ,  présente  encore  à  l'admiration  des 
siècles  l'adorable  modèle  de  la  grâce  sérieuse  et  de  la  majesté 
simple. 

Il  arrive  aussi  qu'une  parfaite  fidélité  à  la  langue  des  aïeux 
n'est  pas  dans  le  caractère  de  toutes  les  races.  C'est  encore  là 
une  difficulté  de  plus  quand  on  cherche  à  démêler,  à  l'aide  de 
la  philologie ,  soit  l'origine ,  soit  le  mérite  relatif  des  types  hu- 
mains. Non  seulement  il  arrive  aux  idiomes  de  subir  des  alté- 


(1)  Une  observation  intéressante,  c'est  de  voir,  dans  les  langues  is- 
sues d'une  langue  moyenne,  certains  dérivés  se  présenter  sous  une 
forme  bien  plus  rapprochée  de  la  racine  primitive  que  le  mot  d'où, 
en  général,  on  les  suppose  formés  ou  que  celui  qui,  dans  la  langue 
la  plus  voisine,  exprime  la  même  idée.  Ainsi  fureur  :  ail.  Wuth,  angl. 
mad,  sanscrit  mada;  désir,  comme  expression  de  la  passion  :  ail. 
Begierde,  franc,  rage,  sanscrit  ra^a;  devohi  :  ail.  Pflichl,  angl.  Duty , 
sanscrit  dulia;  ruisseau  :  ail.  rinnen,  lat.  rivus,  sanscrit  arivi,  grec 
fiO).  (Voir  Klaproth,  Asia  polyglotta,in-'k''.)  On  pourrait  induire  de  ce 
lait  que  quelques  races,  après  avoir  subi  un  certain  nombre  de  mé- 
langes ,  sont  partiellement  ramenées  à  une  pureté  plus  grande ,  à  une 
vigueur  blanche  plus  prononcée  que  d'autres  qui  les  ont  devancées 
dans  l'ordre  des  temps. 

(2)  La  Grèce  antique,  qui  possédait  de  nombreux  dialectes,  n'en 
avait  cependant  pas  autant  que  celle  du  xvi«  siècle,  lorsque  Siméoii 
Kavasila  en  comptait  soixante  et  dix;  et,  remarque  à  rattacher  à  ce  qui 
va  suivre,  au  xiii»  siècle,  on  parlait  le  français  dans  toute  l'Heliadc 
et  surtout  dans  l'Attique.  (Heilmayer,  cité  par  Pott,  Encycl.  v.  Erseh  u. 
Gruber ,  indo-germanischer  Sprachstamm,  p.  73.) 


202  DE   LINKGALITK 

rations  dont  il  n'est  pas  toujours  facile  de  retrouver  la  cause 
ethnique  ;  il  se  rencontre  encore  des  nations  qui,  pressées  par 
le  contact  des  langues  étrangères,  abandonnent  la  leur.  C'est 
ce  qui  est  advenu,  après  les  conquêtes  d'Alexandre,  à  la  par- 
tie éclairée  des  populations  de  l'Asie  occidentale ,  telles  que 
les  Cariens,  les  Cappadociens  et  les  Arméniens,  et  c'est  ce  que 
j'ai  signalé  aussi  pour  nos  Gaulois.  Les  uns  et  les  autres  ont 
cependant  inculqué  dans  les  langues  victorieuses  un  principe 
étranger  qui  les  a,  à  la  fin,  transfigurées  à  leur  tour.  Mais, 
tandis  que  ces  peuples  maintenaient  encore,  bien  que  d'une  ma- 
nière imparfaite,  leur  propre  instrument  intellectuel  ;  que  d'au- 
tres, beaucoup  plus  tenaces,  tels  que  les  Basques,  les  Berbères 
de  l'Atlas,  lesEkkbilis  de  l'Arabie  méridionale,  parlent  jusqu'à 
nos  jours  comme  parlaient  leurs  plus  anciens  parents,  il  est 
des  groupes,  les  Juifs,  par  exemple,  qui  semblent  n'y  avoir 
jamais  tenu,  et  cette  indifférence  éclate  dès  les  premiers  pas 
de  la  migration  des  favoris  de  Dieu.  Tharé,  venant  d'Ur  des 
Chaldéens ,  n'avait  certainement  pas  appris,  dans  le  pays  de  sa 
parenté ,  la  langue  chananéenne  qui  devint  nationale  pour  les 
enfants  d'Israël.  Ceux-ci  s'étaient  donc  dépouillés  de  leur 
idiome  natif  pour  en  accepter  un  autre  différent ,  et  qui ,  su- 
bissant, quelque  peu,  je  le  veux  croire,  l'influence  des  sou- 
venirs premiers,  devint,  dans  leur  bouche,  un  dialecte  parti- 
culier de  cette  langue  très  ancienne ,  mère  de  l'arabe  le  plus 
ancien,  héritage  légitime  des  tribus  alliées,  de  fort  près,  aux 
Chamites  noirs  (1).  Cette  langue,  les  Juifs  ne  devaient  pas  s'y 
montrer  plus  fidèles  qu'à  la  première.  Au  retour  de  la  cap- 
tivité ,  les  bandes  de  Zorobabel  l'avaient  oubliée  sur  les  bords 
des  fleuves  de  Babylone,  pendant  leur  séjour,  pourtant  bien 
court,  de  soixante  et  dix  ans.  Le  patriotisme,  fort  contre  l'exil, 
avait  conservé  sa  chaleur  :  le  reste  avait  été  abandonné  avec 
une  bizarre  facilité  par  ce  peuple  tout  à  la  fois  jaloux  de  lui- 

(1)  Les  Hébreux  eux-mêmes  ne  nommaient  pas  leur  langue  l'hébreu; 
ils  l'appelaient  très  justement  la  langue  de  Chanaan,  rendant  ainsi 
hommage  à  la  vérité.  (Isaïe,  19,  18.)  Voir,  à  ce  sujet,  les  observations 
de  Rœdiger  sur  la  Grammaire  hébraïque  de  Gésénius,  16'  édition, 
Leipzig,  1831,  p.  7  et  passim. 


DES   BACES   HUMAINES.  203 

même  et  cosmopolite  à  l'excès.  Dans  Jérusalem  reconstruite  ' 
la  multitude  reparut,  parlant  un  jargon  araméen  ou  chaldéen 
qui,  d'ailleurs,  n'était  peut-être  pas  sans  ressemblance  avec 
l'idiome  des  pères  d'Abraham. 

Alix  temps  de  Jésus-Christ ,  ce  dialecte  résistait  avec  peine  à 
l'invasion  d'un  patois  grec  qui ,  de  tous  côtés ,  pénétrait  l'in- 
telligence juive.  Ce  n'était  plus  guère  que  sous  ce  nouveau  cos- 
tume, plus  ou  moins  élégant,  affichant  plus  ou  moins  de  pré- 
tentions attiques,  que  les  écrivains  juifs  d'alors  produisaient 
leurs  ouvrages.  Les  derniers  livres  canoniques  de  l'Ancien 
Testament,  comme  les  écrits  de  Philon  et  de  Josèphe,  sont 
des  œuvres  hellénistiques. 

Lorsque  la  destruction  de  la  ville  sainte  eut  dispersé  la  na- 
tion désormais  déshéritée  des  bontés  de  l'Éternel ,  l'Orient  res- 
saisit l'intelligence  de  ses  fils.  La  culture  hébraïque  rompit 
avec  Athènes  comme  avec  Alexandrie,  et  la  langue,  les  idées 
du  Talmud,  les  enseignements  de  l'école  de  Tibériade  furent 
de  nouveau  sémitiques ,  quelquefois  arabes  et  souvent  chana- 
néens,  pour  employer  l'expression  d'Isaïe.  Je  parle  de  la  lan- 
gue désormais  sacrée ,  de  celle  des  rabbins ,  de  la  religion ,  de 
celle  dès  lors  considérée  comme  nationale.  Mais  pour  le  com- 
merce de  la  vie ,  les  Juifs  usèrent  des  idiomes  des  pays  où  ils 
se  trouvèrent  transportés.  Il  est  encore  à  noter  que  partout  ces 
exilés  se  firent  remarquer  par  leur  accent  particulier.  Le  lan- 
gage qu'ils  avaient  adopté  et  appris  dès  la  première  enfance 
ne  réussit  jamais  à  assouplir  leur  organe  vocal.  Cette  obser- 
vation confirmerait  ce  que  dit  M.  Guillaume  de  Huraboldt  d'un 
rapport  si  intime  de  la  race  avec  la  langue,  qu'à  son  avis,  les 
générations  ne  s'accoutument  pas  à  bien  prononcer  les  mots 
que  ne  savaient  pas  leurs  ancêtres  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  voilà,  dans  les  Juifs,  une  preuve  remar- 
quable de  cette  vérité ,  qu'on  ne  doit  pas  toujours ,  à  première 
vue,  établir  une  concordance  exacte  entre  une  race  et  la  lan- 
gue dont  elle  est  en  possession ,  attendu  que  cette  langue  peut 

(1)  G  est  aussi  le  sentiment  de  M.  W.  Edwards,  Caractères  physiques 
des  races  humaines,  p.  101  et  passim. 


I 


204  DE   L INEGALITE 

ne  pas  lui  appartenir  originairement.  Après  les  Juifs,  je  pour- 
rais citer  encore  l'exemple  des  Tsiganes  et  de  Lien  d'autres 
peuples  (1). 

On  voit  avec  quelle  prudence  il  convient  d'user  de  l'affinité 
et  même  de  la  similitude  des  langues  pour  conclure  à  l'identité 
des  races,  puisque,  non  seulement  des  nations  nombreuses 
n'emploient  que  des  langages  altérés  dont  les  principaux  élé- 
ments n'ont  pas  été  fournis  par  elles,  témoin  la  plupart  des 
populations  de  l'Asie  occidentale  et  presque  toutes  celles  de 
l'Europe  méridionale ,  mais  encore  que  plusieurs  autres  en  ont 
adopté  de  complètement  étrangers,  à  la  confection  desquels 
elles  n'ont  presque  pas  contribué.  Ce  dernier  fait  est  sans  doute 
plus  rare.  Il  se  présente  même  comme  une  anomalie.  Il  suffit 
cependant  qu'il  puisse  avoir  lieu  pour  qu'on  ait  à  se  tenir  en 
garde  contre  un  genre  de  preuves  qui  souffre  de  telles  dévia- 
tions. Toutefois ,  puisque  le  fait  est  anormal ,  puisqu'il  ne  se 
rencontre  pas  aussi  fréquemment  que  son  opposite ,  c'est-à-dire 
la  conservation  séculaire  d'idiomes  nationaux  par  de  très  fai- 
bles groupes  humains-,  puisque  l'on  voit  aussi  combien  les  lan- 
gues ressemblent  au  génie  particulier  du  peuple  qui  les  crée , 
et  combien  elles  s'altèrent  justement  dans  la  mesure  où  le  sang 
de  ce  peuple  se  modifie  ;  puisque  le  rôle  qu'elles  jouent  dans  la 
formation  de  leurs  dérivées  est  proportionnel  à  l'influence  nu- 
mérique de  la  race  qui  les  apporte  dans  le  nouveau  mélange, 
tout  donne  le  droit  de  conclure  qu'un  peuple  ne  saurait  avoir 
une  langue  valant  mieux  que  lui-même ,  à  moins  de  raisons 
spéciales.  Comme  on  ne  saurait  trop  insister  sur  ce  point ,  je 
vais  en  faire  ressortir  l'évidence  par  une  nouvelle  espèce  de 
démonstration. 

On  a  vu  déjà  que ,  dans  une  nation  d'essence  composite ,  la 

(1)  Il  est  encore  un  cas  qui  peut  se  présenter,  c'est  celui  où  une 
population  parle  deux  langues.  Dans  les  Grisons,  presque  tous  les 
paysans  de  l'Engadine  emploient  avec  une  égale  facilité  le  romansch 
dans  leurs  rapports  entre  compatriotes,  l'allemand  quand  ils  s'adres- 
sent à  des  étrangers.  En  Courlande,  il  est  un  district  où  les  paysans, 
pour  s'entretenir  entre  eux,  se  servent  de  l'esthonien ,  dialecte  finnois. 
Avec  toute  autre  personne,  ils  parlent  leUon.  (Voir  Pott,  Encycl.  Erseh 
und  Gruber,  indo-germanischer  Sprachstamm,.\}.  104.) 


DES  BACES  HUMAINES.  205 

civilisation  n'existe  pas  pour  toutes  les  couches  successives  (1). 
En  même  temps  que  les  anciennes  causes  ethniques  poursui- 
vent leur  travail  dans  le  bas  de  l'échelle  sociale ,  elles  n'y  ad- 
mettent, elles  n'y  laissent  pénétrer  que  faiblement,  et  d'une 
façon  tout  à  fait  transitoire ,  les  influences  du  génie  national 
dirigeant.  J'appliquais  naguère  ce  principe  à  la  France ,  et  je 
disais  que ,  sur  ses  36  millions  d'habitants ,  il  y  en  avait ,  au 
moins ,  20  qui  ne  prenaient  qu'une  part  forcée ,  passive ,  tem- 
poraire, au  développement  civilisateur  de  l'Europe  moderne. 
Excepté  la  Grande-Bretagne,  servie  par  une  plus  grande  unité 
dans  ses  types ,  conséquence  de  son  isolement  insulaire ,  cette 
triste  proportion  est  plus  considérable  encore  sur  le  reste  du 
continent.  Puisqu'une  fois  déjà  j'ai  choisi  la  France  pour  exem- 
ple ,  je  m'y  tiens,  et  crois  trouver  quô  uîon  opinion  sur  l'état 
ethnique  de  ce  pays ,  et  celle  que  je  viens  d'exprimer  à  l'ins- 
tant pour  toutes  les  races  en  général ,  quant  à  la  parfaite  con- 
cordance du  type  et  de  la  langue ,  s'y  confirment  l'une  l'autre 
d'une  manière  frappante. 

Nous  savons  peu,  ou,  pour  mieux  dire,  nous  ne  savons  pas, 
preuves  en  main,  par  quelles  phases  le  celtique  et  le  latin  rus- 
tique (2)  ont  d'abord  dû  passer  avant  de  se  rapprocher  et  de  finir 
par  se  confondre.  Saint  Jérôme  et  son  contemporain  Sulpice 
Sévère  nous  apprennent  pourtant,  le  premier  dans  ses  Com- 
mentaires sur  l'Épître  de  saint  Paul  aux  Galates ,  le  second 
dans  son  Dialogue  %ur  les  mérites  des  moines  d'Orient,  que, 
de  leur  temps,  on  parlait  au  moins  deux  langues  vulgaires  dans 
la  Gaule  :  le  celtique,  conservé  si  pur  sur  les  bords  du  Rhin, 
que  le  langage  des  Gallo-Grecs,  éloignés  de  la  mère  patrie  de- 


(1)  Voir  p.  96-98. 

(2)  La  route  n'était  pas  si  longue  du  latin  rustique,  lingua  rustica 
Romanorum,  lingua  romana,  du  roman,  en  un  mot,  a  la  corruption, 
que  de  la  langue  élégante,  dont  les  formes  précises  et  cultivées 
présentaient  plus  de  résistance.  Il  est  aussi  à  remarquer  que,  chaque 
légionnaire  étranger  apportant  dans  les  colonies  de  la  Gaule  le  pa- 
tois de  ses  provinces,  l'avènement  d'un  dialecte  général  et  mitoyen 
était  hâté,  non  seulenient  par  les  Celtes,  mais  par  les  émigrants  eux- 
mêmes. 

12 


1>06  DE  l'inégalité 

puis  six  cents  ans,  y  ressemblait  de  tous  points  (1);  puis  ce 
qu'on  appelait  le  gaulois,  et  qui,  de  l'avis  d'un  commentateur, 
ne  pouvait  être  qu'un  romain  déjà  altéré.  Mais  ce  gaulois,  dif- 
férent de  ce  qui  se  parlait  à  Trêves,  n'était  pas  non  plus  la 
langue  de  l'ouest  ni  celle  de  l'Aquitaine.  Ce  dialecte  du  iv*  siè- 
cle, probablement  partagé  lui-même  en  deux  grandes  divisions, 
ne  trouve  donc  de  place  que  dans  le  centre  et  le  midi  de  la 
France  actuelle.  C'est  à  cette  source  commune  qu'il  faut  repor- 
ter les  courants,  différemment  latinisés,  qui  ont  formé  plus 
tard,  avec  d'autres  mélanges,  et  dans  des  proportions  diverses, 
la  langue  d'oil  et  le  roman  proprement  dit.  Je  parlerai  d'abord 
de  ce  dernier. 

Pour  lui  donner  naissance,  il  ne  s'agissait  que  de  créer  une 
altération  assez  facile  de  la  terminologie  latine,  modifiée  par 
un  certain  nombre  d'idées  grammaticales  empruntées  au  celti- 
que et  à  d'autres  langues  jadis  inconnues  dans  l'ouest  de  l'Eu- 
rope. Les  colonies  impériales  avaient  apporté  bon  nombre 
d'éléments  italiens,  africains,  asiatiques.  Les  invasions  bour- 
guignonnes, et,  surtout  les  gothiques,  fournirent  un  nouvel  ap- 
port doué  d'une  grande  vivacité  d'harmonie,  de  sons  larges  et 
brillants.  Les  irruptions  sarrasines  en  renforcèrent  la  puissance. 
De  sorte  que  le  roman,  se  distinguant  tout  à  fait  du  gaulois, 
quant  à  son  mode  d'eurythmie,  revêtit  bientôt  un  cachet  très 
spécial.  Sans  doute,  nous  ne  le  trouvons  pas,  dans  la  formule  de 
serment  des  fils  de  Louis  le  Débonnaire,  arrivé  à  sa  perfection, 
comme  plus  tard,  dans  les  poésies  de  Raimbaud  de  Vachères 
ou  de  Bertrand  de  Boru.  Cependant  on  le  reconnaît  déjà  pour 
ce  qu'il  est,  ses  caractères  principaux  lui  sont  acquis,  sa  direc- 
tion lui  est  nettement  indiquée.  C'était  bien,  dès  lors,  dans  ses 
différents  dialectes,  limousin,  provençal,  auvergnat,  la  langue 
d'une  population  aussi  mélangée  d'origine  qu'il  y  en  ait  jamais 
eu  au  monde.  Cette  langue  souple,  fine,  spirituelle,  railleuse, 
pleine  d'éclat,  mais  sans  profondeur,  sans  philosophie,  clinquant 
et  non  pas  or,  n'avait  pu,  dans  aucune  des  mines  opulentes 

(1)  Sulpitii  Severl  dial.  1,  cie  Virt.  monach.  orient.,  Elzevir;  in-19, 
1665,  p.  528,  not. 


DES  BACES  HUMAINES.  207 

qui  lui  avaient  été  ouvertes,  que  glaner  à  la  surface.  Elle  était 
sans  principes  sérieux  :  elle  devait  rester  un  instrument  d'uni- 
verselle indifférence,  partant,  de  scepticisme  et  de  moquerie. 
Elle  ne  manqua  pas  à  cette  vocation.  La  race  ne  tenait  à  rien 
qu'aux  plaisirs  et  aux  brillantes  apparences.  Brave  à  l'excès, 
joyeuse  avec  autant  d'emportement,  passionnée  sans  sujet  et 
vive  sans  conviction,  elle  eut  un  instrument  tout  propre  à  servir 
ses  tendances,  et  qui  d'ailleurs,  objet  de  l'admiration  du  Dante, 
ne  servit  jamais,  en  poésie,  qu'à  rimer  des  satires,  des  chan- 
sons d'amour,  des  défis  de  guerre,  et,  en  religion,  à  soutenir 
des  hérésies  comme  celle  des  Albigeois,  manichéisme  licen- 
cieux,'dénué  de  valeur  même  littéraire,  dont  un  auteur  anglais^ 
peu  catholique,  félicite  la  papauté  d'avoir  délivré  le  moyen 
âge  (1).  Telle  fut,  jadis,  la  langue  romane,  telle  on  la  trouve 
encore  aujourd'hui.  Elle  est  jolie,  non  pas  belle,  et  il  suffit  de 
l'examiner  pour  voir  combien  peu  elle  est  apte  à  servir  une 
grande  civilisation. 

La  langue  d'oil  se  forma-t-elle  dans  des  conditions  sembla- 
bles? L'examen  va  prouver  que  non,  et,  de  quelque  manière 
que  la  fusion  des  éléments  celtique,  latin,  germanique,  se  soit 
faite,  ce  qu'on  ne  peut  parfaitement  apprécier  (2),  faute  de 
monuments  appartenant  à  la  période  de  création,  il  est  du  moins 
certain  qu'elle  naissait  d'un  antagonisme  décidé  entre  trois 
idiomes  différents,  et  que  le  produit  représenté  par  elle  devait 
être  pourvu  d'un  caractère  et  d'un  fond  d'énergie  tout  à  fait 
étranger  aux  nombreux  compromis,  aux  transactions  assez 
molles  d'où  était  sorti  le  roman.  Cette  langue  d'oil  fut,  à  un 
moment  de  sa  vie,  assez  rapprochée  des  principes  germaniques. 

(1)  Macaulay,  History  of  England,  t.  I,  p.  18,  éd.  de  Paris.  Les 
Albigeois  sont  l'objet  d'une  prédilection  toute  spéciale  de  la  part  des 
écrivains  révolutionnaires,  surtout  en  Allemagne  (voir  à  ce  sujet  le 
poème  de  Lenau,  die  Albigenser).  Cependant  les  sectaires  du  Langue- 
doc se  recrulaieul  surtout  dans  les  classes  chevaleresques  et  chez  les 
dignitaires  ecclésiastiques.  Mais  leurs  doctrines  étaient  antisociales  : 
Cest  de  quoi  leur  faire  beaucoup  pardonner. 

(à)  La  préface  de  la  Chanson  de  Roland,  par  M.  Génin,  contient,  à 
ce  sujet,  dos  observations  assez  curieuses.  {Chanson  de  Roland ^ 
i-i-S",  Imprimerie  nationale,  Paris,   1851.) 


I 


208  DE   L  INEGALITE 

Ou  y  découvre,  dans  les  restes  écrits  parvenus  jusqu'à  nous? 
un  des  meilleurs  caractères  des  langues  arianes  :  c'est  le  pou- 
voir, limité,  il  est  vrai,  moins  grand  que  dans  le  sanscrit,  le 
grec  et  l'allemand,  mais  considérable  encore,  de  former  des 
mots  composés.  On  y  reconnaît,  pour  les  noms,  des  flexions 
indiquées  par  des  afflxes,  et,  comme  conséquence,  une  facilité 
d'inversion  perdue  pour  nous,  et  dont  la  langue  française  du 
XVI"  siècle,  ayant  imparfaitement  hérité,  ne  jouissait  qu'aux 
dépens  de  la  clarté  du  discours.  Sa  lexicologie  contenait  égale- 
ment de  nombreux  éléments  apportés  par  la  race  franque  (i). 
Ainsi,  la  langue  d'oil  débutait  par  être  presque  autant  germani- 
que que  gauloise,  et  le  celtique  y  apparaissait  au  second  plan, 
comme  décidant  peut-être' des  raisons  mélodiques  du  langage. 
Le  plus  bel  éloge  qu'on  puisse  en  faire  se  trouve  dans  la  réus- 
site de  l'ingénieux  essai  de  M.  Littré,  qui  a  pu  traduire  litté- 
ralement et  vers  pour  vers,  en  français  du  xiii«  siècle,  le  pre- 
mier chant  de  l'Iliade,  tour  de  force  impraticable  dans  notre 
français  d'aujourd'hui  (2). 

Cette  langue  ainsi  dessinée  appartenait  évidemment  à  un 
peuple  qui  faisait  grandement  contraste  avec  les  habitants  du 
sud  de  la  Gaule.  Plus  profondément  attaché  aux  idées  catholi- 
ques, portant  dans  la  politique  des  notions  vives  d'indépen- 
dance, de  liberté,  de  dignité,  et  dans  toutes  ses  institutions  une 
recherche  très  caractérisée  de  l'utile,  la  httérature  populah-e 
de  cette  race  eut  pour  mission  de  recueillir,  non  pas  les  fan- 
taisies de  l'esprit  ou  du  cœur,  les  boutades  d'un  scepticisme 
universel,  mais  bien  les  annales  nationales,  telles  qu'on  les 
comprenait  alors  et  qu'on  les  jugeait  vraies.  Nous  devons  à 
cette  glorieuse  disposition  de  la  nation  et  de  la  langue  les  gran- 
des compositions  rimées,  surtout  Garin  le  Loherain,  témoi- 
j'nage,  renié  depuis,  de  la  prédominance  du  Nord.  Malheureu- 
sement, comme  les  compilateurs  de  ces  traditions,  et  même 
leurs  premiers  auteurs,  avaient,  avant  tout,  l'intention  de  con- 

(1)  ConsuUer  le  Fœmina,  cité  par  Hickes,  dans  son  Thésaurus  lit- 
teraturx  seplentrionalis  et  par  l'Histoire  liltéraire  de  France,  t. 
XVII,  p.  633. 

(2)  Revue  des  Deux  Mondes. 


DES   BACES   HUMAINES.  209 

«erver  des  faits  historiques  ou  de  servir  des  passions  positives, 
la  poésie  proprement  dite,  l'amour  de  la  forme  et  la  recherche 
du  beau  ne  tiennent  pas  toujours  assez  de  place  dans  leurs 
grands  récits.  La  littérature  de  la  langue  d'oil  eut,  avant  tout, 
la  prétention  d'être  utilitaire.  C'est  ainsi  que  les  races,  le  lan- 
gage et  les  écrits  se  trouvent  ici  en  accord  parfait. 

Mais  il  était  naturel  que  l'élément  germanique,  beaucoup 
moins  abondant  que  le  fond  gaulois  et  que  la  mixture  romaine, 
perdît  peu  à  peu  du  terrain  dans  le  sang.  En  même  temps,  il 
en  perdit  dans  la  langue  et,  d'une  part,  le  celtique,  d'autre 
part,  le  latin  gagnèrent  à  mesure  qu'il  se  retira.  Cette  belle  et 
forte  langue,  dont  nous  ne  connaissons  guère  que  l'apogée,  et 
qui  se  serait  encore  perfectionnée  en  suivant  sa  voie,  commença 
à  déchoir  et  à  se  corrompre  vers  la  fln  du  xiii*  siècle.  Au  xv*, 
ce  n'était  plus  qu'un  patois  d'où  les  éléments  germaniques 
avaient  complètement  disparu.  Ce  qui  restait  de  ce  trésor  dé- 
pensé, n'apparaissant  désormais  que  comme  une  anomalie 
au  milieu  des  progrès  du  celtique  et  du  latin ,  n'offrait  plus 
qu'un  aspect  illogique  et  barbare.  Au  xvi*  siècle,  le  retour 
des  études  classiques  trouva  le  français  dans  ce  délabrement, 
et  voulut  s'en  emparer  pour  le  perfectionner  dans  le  sens  des 
langues  anciennes.  Tel  fut  le  but  avoué  des  littérateurs  de 
cette  belle  époque.  Ils  ne  réussirent  guère,  et  le  xvii*  siècle, 
plus  sage ,  ou  s'apercevant  qu'il  ne  pouvait  maîtriser  la  puis- 
sance irrésistible  des  choses,  ne  s'occupa  qu'à  améliorer,  par 
elle-même,  une  langue  qui  se  précipitait  chaque  jour  davan- 
tage vers  les  formes  les  plus  naturelles  à  la  race  prédominante, 
c'est-à-dire  vers  celles  qui  avaient  autrefois  constitué  la  vie 
grammaticale  du  celtique. 

Bien  que  la  langue  d'oil  d'abord,  la  française  ensuite  aient, 
dû  à  la  simplicité  plus  grande  des  mélanges  de  races  et  d'idio- 
mes d'où  elles  sont  issues  un  plus  grand  caractère  d'unité  que 
le  roman,  elles  ont  eu  cependant  des  dialectes  qui  ont  vécu  et 
se  maintiennent.  Ce  n'est  pas  trop  d'honneur  pour  ces  formes 
que  de  les  appeler  des  dialectes,  et  non  pas  des  patois.  Leur 
raison  d'être  ne  se  trouve  pas  dans  la  corruption  du  type  do- 
minant dont  elles  ont  toujours  été  au  moins  les  contemporai- 

12. 


210  DE   l'inégalité 

lies.  Elle  réside  dans  la  proportion  différente  des  éléments  cel- 
tique, romain  et  germanique  qui  ont  constitué  ou  constituent 
encore  notre  nationalité.  En  deçà  de  la  Seine,  le  dialecte  pi- 
card est ,  par  l'eurythmie  et  la  lexicologie ,  tout  près  du  llamand , 
dont  les  affinités  germaniques  sont  si  évidentes  qu'il  n'est  pas 
besoin  de  les  relever.  En  cela,  le  flamand  est  resté  fidèle  aux 
prédilections  de  la  langue  d'oil,  qui  put,  à  un  certain  moment, 
sans  cesser  d'être  elle-même,  admettre,  dans  les  vers  d'un 
poème,  les  formes  et  les  expressions  presque  pures  du  langage 
parlé  à  Arras  (1). 

A  mesure  qu'on  s'avance  au  delà  de  la  Seine  et  en  deçà  de 
la  Loire,  les  idiomes  provinciaux  tiennent,  de  plus  en  plus,  de 
la  nature  celtique.  Dans  le  bourguignon,  dans  les  dialectes  du 
pays  de  Vaud  et  de  la  Savoie,  la  lexicologie  même,  chose  bien 
digne  de  remarque,  en  a  gardé  de  nombreuses  traces,  qui  ne 
se  trouvent  pas  dans  le  français,  où  généralement  le  latin  rus- 
tique domine  (2). 

Je  relevais  ailleurs  (3)  comment,  à  dater  du  xv®  siècle,  l'in- 
fluence du  nord  de  la  France  avait  cédé  devant  la  prépondé- 
rance croissante  des  races  d'outre-Loire.  Il  n'y  a  qu'à  rappro- 
cher ce  que  je  dis  ici,  touchant  le  langage,  de  ce  qu'alors  je 
disais  du  sang,  pour  voir  combien  est  serrée  la  relation  entre 
l'élément  physique  et  l'instrument  phonétique  de  l'individualité 
d'une  population  (4). 

Je  me  suis  un  peu  étendu  sur  un  fait  particulier  à  la  France. 
Si  l'on  veut  le  généraliser  à  toute  l'Europe ,  on  ne  lui  trouvera 
guère  de  démentis.  Partout  on  verra  que  les  modifications  et  les 

(1)  p.  Paris,  Garin  leLoheraîn,  préface. 

(2)  Il  est  toutefois  à  remarquer  que  l'accent  vaudois  et  savoyard  a 
quelque  chose  de  méridional  qui  rappelle  fortement  la  colonie  d'A- 
venticum. 

(3)  Voir  p.  70- 

(4)  Poil  exprime  très  bien  comment  les  dialectes  sont  les  modifica- 
tions parlées  qui  maintiennent  l'accord  entre  l'état  de  composition  du 
sang  et  celui  de  la  langue,  lorsqu'il  dit  :  «  Les  dialectes  sont  la  di- 
«  versité  dans  l'unité,  les  sections  chromatiques  de  l'Un  primordial  et 
«  de  la  lumière  unicolore.  »  (Pott,  Encycl.  Erchs.  und  Grûber,  p.  66.) 
—  C'est,  sans  doute,  une  phraséologie  obscure;  mais  ici  elle  indique 
assez  ce  qu'elle  entend. 


DES   BACES   HUMAINES.  211 

changements  successifs  d'un  idiome  ne  sont  pas,  comme  on  le 
dit  communément,  l'œuvre  des  siècles  :  s'il  en  était  ainsi,  l'ek- 
khili,  le  berbère,  l'euskara,  le  bas-breton,  auraient  depuis  long- 
temps disparu,  et  ils  vivent.  Modifications  et  changements  sont 
amenés,  avec  un  parallélisme  bien  frappant,  par  les  révolutions 
survenues  dans  le  sang  des  générations  successives. 

Je  ne  passerai  pas,  non  plus,  sous  silence  un  détail  qui  doii 
trouver  ici  son  explication.  J'ai  dit  comment  certains  groupes 
ethniques  pouvaient,  sous  l'empire  d'une  aptitude  et  de  néces- 
sités particulières,  renoncer  à  leur  idiome  naturel  pour  en  ac- 
cepter un  qui  leur  était  plus  ou  moins  étranger.  J'ai  cité  les 
Juifs,  j'ai  cité  les  Parsis.  Il  existe  encore  des  exemples  plus  sin- 
guliers de  cet  abandon.  Nous  voyons  des  peuples  sauvages  en 
possession  de  langages  supérieurs  à  eux-mêmes,  et  c'est  l'Amé- 
rique qui  nous  offre  ce  spectacle. 

Ce  continent  a  eu  cette  singulière  destinée,  que  ses  popula- 
tions les  plus  actives  se  sont  développées,  pour  ainsi  dire,  en 
secret.  L'art  de  l'écriture  a  fait  défaut  à  ses  civilisations.  Les 
temps  historiques  n'y  commencent  que  très  tard,  pour  rester 
presque  toujours  obscurs.  Le  sol  du  nouveau  monde  possède 
un  grand  nombre  de  tribus  qui,  voisines  à  voisines,  se  ressem- 
blent peu,  bien  qu'appartenant  toutes  à  des  origmes  commu- 
nes diversement  combinées  (1). 

M.  d'Orbigny  nous  apprend  que ,  dans  l'Amérique  centrale, 
le  groupe  qu'il  appelle  rameau  chiquitéen,  est  un  composé  de 
nations  comptant,  pour  la  plus  nombreuse,  environ  quinze 
mille  âmes,  et  pour  celles  qui  le  sont  le  moins,  entre  trois 
cents  et  cinquante  membres ,  et  que  toutes  ces  nations,  même 
les  infiniment  petites,  possèdent  des  idiomes  distincts.  Un  tel 
état  de  choses  ne  peut  résulter  que  d'une  immense  anarchie 
ethnique. 

Dans  cette  hypothèse ,  je  ne  m'étonne  nullement  de  voir 
plusieurs  d'entre  ces  peuplades,  comme  les  Chiquitos,  maî- 
tresses d'une  langue  compliquée  et,  à  ce  qu'il  semble,  assez 
savante.  Chez  ces  indigènes,  les  mots  dont  l'homme  se  sert  ne 

(1)  Voir  au  second  volume. 


i 


212  DE  l'inégalité 

sont  pas  toujours  les  mêmes  que  ceux  dont  use  la  femme.  En 
tous  cas,  l'homme,  lorsqu'il  emploie  les  expressions  de  la 
Femme,  en  modifie  les  désinences.  Ceci  est  assurément  fort 
raffiné.  Malheureusement ,  à  côté  de  ce  luxe  lexicologique ,  le 
système  de  numération  se  présente  restreint  aux  nombres  les 
plus  élémentaires.  Très  probablement,  dans  une  langue  en  ap- 
parence si  travaillée,  ce  trait  d'indigence  n'est  que  l'effet  de 
l'injure  des  siècles ,  servie  par  la  barbarie  des  possesseurs  ac- 
tuels. On  se  rappelle  involontairement,  en  contemplant  de 
telles  bizarreries,  ces  palais  somptueux,  merveilles  de  la  Re- 
naissance ,  que  les  effets  des  révolutions  ont  adjugés  défini- 
tivement à  de  grossiers  villageois.  L'œil  y  admire  encore  des 
colonnettes  délicates,  des'rinceaux  élégants,  des  porches  sculp- 
tés, des  escaliers  hardis,  des  arêtes  imposantes,  luxe  inutile 
à  la  misère  qui  les  habite  ;  tandis  que  les  toits  crevés  laissent 
entrer  la  pluie,  que  les  planchers  s'effondrent  et  que  la  parié- 
taire disjoint  les  murs  qu'elle  envahit. 

Je  puis  établir  désormais  que  la  philologie,  dans  ses  rap- 
ports avec  la  nature  particulière  des  races,  confirme  toutes 
les  observations  de  la  physiologie  et  de  l'histoire.  Seulement, 
ses  assertions  se  font  remarquer  par  une  extrême  délicatesse , 
et  lorsqu'on  ne  peut  s'appuyer  que  sur  elles,  rien  de  plus  ha- 
sardé que  de  s'en  contenter  pour  conclure.  Sans  doute,  sans 
nul  doute ,  l'état  d'un  langage  répond  à  l'état  intellectuel  du 
groupe  qui  le  parle,  mais  non  pas  toujours  à  sa  valeur  intime. 
Pour  obtenir  ce  rapport,  il  faut  considérer  uniquement  la  race 
par  laquelle  et  pour  laquelle  ce  langage  a  été  primitivement 
créé.  Or  l'histoire  ne  paraît  nous  adresser,  à  part  la  famille 
noire  et  quelques  peuplades  jaunes,  qu'à  des  races  quartenai- 
res,  tout  au  plus.  En  conséquence,  elle  ne  nous  conduit  que 
devant  des  idiomes  dérivés ,  dont  on  ne  peut  préciser  nette- 
ment la  loi  de  formation  que  lorsque  ces  idiomes  appartiennent 
à  des  époques  comparativement  récentes.  Il  s'ensuit  que  des 
résultats  ainsi  obtenus,  et  qui  ont  besoin  constamment  de  la 
confirmation  historique,  ne  sauraient  fournir  une  classe  de 
preuves  bien  infaillibles.  A  mesure  qu'on  s'enfonce  dans  l'an- 
tiquité et  que  la  lumière  vacille  davantage,  les  arguments  phi- 


DES  BACES  HUMAINES.  213 

lologiques  deviennent  plus  hypothétiques  encore.  Il  est  fâcheux 
de  s'y  voir  réduit  lorsqu'on  cherche  à  éclairer  la  marche  d'une 
famille  humaine  et  à  reconnaître  les  éléments  ethniques  qui  la 
composent.  Nous  savons  que  le  sanscrit ,  le  zend ,  sont  des 
langues  parentes.  C'est  un  grand  point.  Quant  à  leur  racine 
commune ,  rien  ne  nous  est  révélé.  De  même  pour  les  autres 
langues  très  anciennes.  De  l'euskara ,  nous  ne  connaissons  rien 
que  lui-même.  Comme  il  n'a  pas,  jusqu'à  présent,  d'analogue, 
nous  ignorons  sa  généalogie ,  nous  ignorons  s'il  doit  être  con-' 
sidéré  comme  tout  à  fait  primitif,  ou  bien  s'il  ne  faut  voir  en 
lui  qu'un  dérivé.  Il  ne  saurait  donc  rien  nous  apprendre  de 
positif  sur  la  nature  simple  ou  composite  du  groupe  qui  le 
parle. 

En  matière  d'ethnologie ,  il  est  bon  d'accepter  avec  gratitude 
Jes  secours  philologiques.  Pourtant  il  ne  faut  les  recevoir  que 
sous  réserve ,  et ,  autant  que  possible ,  ne  rien  fonder  sur  eux 
seuls  (1). 

Cette  règle  est  commandée  par  une  nécessaire  prudence. 
Cependant  tous  les  faits  qui  viennent  d'être  passés  en  revue 
établissent  que  l'identité  est  originairement  entière  entre  le 
mérite  intellectuel  d'une  race  et  celui  de  sa  langue  naturelle 
et  propre;  que  les  langues  sont,  par  conséquent,  inégales  en 
valeur  et  en  portée,  dissemblables  dans  les  formes  et  dans  le 
fond ,  comme  les  races  ;  que  leurs  modifications  ne  proviennent 
que  de  mélanges  avec  d'autres  idiomes,  comme  les  modifica- 
tions des  races  ;  que  leurs  qualités  et  leurs  mérites  s'absorbent 
et  disparaissent,  absolument  comme  le  sang  des  races,  dans 
une  immersion  trop  considérable  d'éléments  hétérogènes  ;  en- 
fin que,  lorsqu'une  langue  de  caste  supérieure  se  trouve  chez 
un  groupe  humain  indigne  d'elle,  elle  ne  manque  pas  de  dé- 

(1)  On  ne  doit  pas  perdre  de  vue  que  les  précautions  ici  indiquées 
ne  s'appliquent  qu'à  la  détermination  de  la  généalogie  d'un  peuple, 
et  nou  pas  d'une  famille  de  peuples.  Si  une  nation  change  quelque- 
fois de  langue,  jamais  ce  fait  ne  s'est  produit  et  ne  pourrait  se  pro- 
duire pour  tout  un  faisceau  de  nationalités,  ethniquement  identiques, 
politiquement  indépendantes.  Les  Juifs  ont  abandonné  leur  idiome; 
l'iMisemble  des  nations  sémitiques  n'a  jamais  pu  perdre  ses  dialectes 
natifs  et  ne  saurait  en  avoir  d'autres. 


i 


214 


DE   L  INEGALITE 


périr  et  de  se  mutiler.  Si  donc  il  est  souvent  difficile,  dans  un 
cas  particulier,  de  conclure,  de  prime  abord,  de  la  valeur  de 
la  langue  à  celle  du  peuple  qui  s'en  sert,  il  n'en  reste  pas 
moins  incontestable  qu'en  principe  on  le  peut  faire.  Je  pose 
donc  cet  axiome  général  : 

La  hiérarchie  des  langues  correspond  rigoureusement  à  la 
hiérarchie  des  races. 


CHAPITRE  XVI. 


Récapitulation;  caractères  respectifs  des  trois  grandes  races;  effets 
sociafux  des  mélanges;  supériorité  du  type  blanc  et,  dans  ce  type^ 
de  la  famille  ariane. 


J'ai  montré  la  place  réservée  qu'occupe  notre  espèce  dans  lé 
monde  organique.  Ou  a  pu  voir  que  de  profondes  différences 
physiques ,  que  des  différences  morales  non  moins  accusées ,  la 
séparaient  de  toutes  les  autres  classes  d'êtres  vivants.  Ainsi 
mise  à  part,  je  l'ai  étudiée  en  elle-même,  et  la  physiologie, 
bien  qu'incertaine  dans  ses  voies ,  peu  sûre  dans  ses  ressources, 
et  défectueuse  dans  ses  méthodes ,  m'a  néanmoins  permis  de 
distinguer  trois  grands  types  nettement  distincts ,  le  noir,  le 
jaune  et  le  blanc. 

La  variété  mélanienne  est  la  plus  humble  et  gît  au  bas  de 
l'échelle.  Le  caractère  d'animalité  empreint  dans  la  forme  de 
son  bassin  lui  impose  sa  destinée,  dès  l'instant  de  la  concep- 
tion. Elle  ne  sortira  jamais  du  cercle  intellectuel  le  plus  res- 
treint. Ce  n'est  cependant  pas  une  brute  pure  et  simple,  que 
ce  nègre  à  front  étroit  et  fuyant,  qui  porte ,  dans  la  partie 
moyenne  de  son  crâne ,  les  indices  de  certaines  énergies  gros- 
sièrement puissantes.  Si  ces  facultés  pensantes  sont  médiocres 
ou  même  nulles ,  il  possède  dans  le  désir,  et  par  suite  dans  la 
volonté,  une  intensité  souvent  terrible.  Plusieurs  de  ses  sens 


à 


DES   BACES   HUMAINES.  215 

sont  développés  avec  une  vigueur  inconnue  aux  deux  autres 
races  :  le  goût  et  l'odorat  principalement  (1). 

Mais  là ,  précisément,  dans  l'avidité  même  de  ses  sensations, 
se  trouve  le  cachet  frappant  de  son  infériorité.  Tous  les  ali- 
ments lui  sont  bons,  aucun  ne  le  dégoûte,  aucun  ne  le  re- 
pousse. Ce  quïl  souhaite,  c'est  manger,  manger  avec  excès, 
avec  fureur;  il  n'y  a  pas  de  répugnante  charogne  indigne  de 
s'engloutir  dans  son  estomac.  Il  en  est  de  même  pour  les 
odeurs,  et  sa  sensualité  s'accommode  non  seulement  des  plus 
grossières ,  mais  des  plus  odieuses.  A  ces  principaux  traits  de 
caractère  il  joint  une  instabilité  d'humeur,  une  variabilité  de 
ocntiments  que  rien  ne  peut  fixer,  et  qui  annule ,  pour  lui ,  la 
vertu  comme  le  vice.  On  dirait  que  l'emportement  même  avec 
lequel  il  poursuit  l'objet  qui  a  mis  sa  sensitivité  en  vibration 
et  enflammé  sa  convoitise ,  est  un  gage  du  prompt  apaisement 
de  l'une  et  du  rapide  oubli  de  l'autre.  Enfin  il  tient  également 
peu  à  sa  vie  et  à  celle  d'autrui  ;  il  tue  volontiers  pour  tuer,  et 
cette  machine  humaine,  si  facile  à  émouvoir,  est,  devant  la 
souffrance,  ou  d'une  lâcheté  qui  se  réfugie  volontiers  dans  la 
mort ,  ou  d'une  impassibilité  montrueuse. 

La  race  jaune  se  présente  comme  l'antithèse  de  ce  type.  Le 
crâne ,  au  lieu  d'être  rejeté  en  arrière ,  se  porte  précisément 
en  avant.  Le  front,  large,  osseux,  souvent  saillant,  développé 
en  hauteur,  plombe  sur  un  faciès  triangulaire ,  où  le  nez  et  le 
menton  ne  montrent  aucune  des  saillies  grossières  et  rudes  qui 
font  remarquer  le  nègre.  Une  tendance  générale  à  l'obésité  ; 
n'est  pas  là  un  trait  tout  à  fait  spécial ,  pourtant  il  se  rencon-  j 
tre  plus  fréquemment  chez  les  tribus  jaunes  que  dans  les  au- 
tres variétés.  Peu  de  vigueur  physique,  des  dispositions  à  l'a- 
pathie. Au  moral ,  aucun  de  ces  excès  étranges,  si  communs 
chez  les  Mélaniens.  Des  désirs  faibles ,  une  volonté  plutôt  obs- 
tinée qu'extrême ,  un  goût  perpétuel  mais  tranquille  pour  les 
jouissances  matérielles-,  avec  une  rare  gloutonnerie,  plus  de 
choix  que  les  nègres  dans  les  mets  destinés  à  la  satisfaire.  En 

(1)  <c  Le  goût  et  l'odorat  sont,  chez  le  nègre,  aussi  puissants  qu'in- 
formes. Il  mange  tout,  et  les  odeurs  les  plus  répugnantes,  à  notre 
avis,  lui  sont  agréables.  »  (Pruner,  ouvrage  cité,  t.  I,  p.  133.) 


-16  DE   l'inégalité 

toutes  choses,  tendances  à  la  médiocrité;  compréhension  assez 
facile  de  ce  qui  n'est  ni  trop  élevé  ni  trop  profond  (1);  amour 
de  l'utile,  respect  de  la  règle,  conscience  des  avantages  d'une 
certaine  dose  de  liberté.  Les  jaunes  sont  des  gens  pratiques 
dans  le  sens  étroit  du  mot.  Ils  ne  rêvent  pas,  ne  goûtent  pas^ 
!es  théories,  inventent  peu ,  mais  sont  capables  d'apprécier  et 
d'adopter  ce  qui  sert.  Leurs  désirs  se  bornent  à  vivre  le  plus 
doucement  et  le  plus  commodément  possible.  On  voit  qu'ils 
sont  supérieurs  aux  nègres.  C'est  une  populace  et  une  petite 
bourgeoisie  que  tout  civilisateur  désirerait  choisir  pour  base 
de  sa  société  :  ce  n'est  cependant  pas  de  quoi  créer  cette  so- 
ciété ni  lui  donner  du  nerf,  de  la  beauté  et  de  l'action. 

Viennent  maintenant  les  peuples  blancs.  De  l'énergie  réflé- 
chie, ou  pour  mieux  dire,  une  intelligence  énergique  ;  le  sens 
de  l'utile ,  mais  dans  une  signification  de  ce  mot  beaucoup  plus 
large ,  plus  élevée ,  plus  courageuse ,  plus  idéale  que  chez  les 
nations  jaunes;  une  persévérance  qui  se  rend  compte  des  obs- 
tacles et  trouve ,  à  la  longue ,  les  moyens  de  les  écarter  ;  avec 
une  plus  grande  puissance  physique,  un  instinct  extraordinaire 
de  l'ordre ,  non  plus  seulement  comme  gage  de  repos  et  de 
paix ,  mais  comme  moyen  indispensable  de  conservation ,  et, 
en  même  temps,  un  goût  prononcé  de  la  liberté,  même  extrême  ; 
une  hostilité  déclarée  contre  cette  organisation  formaliste  où 
s'endorment  volontiers  les  Chinois,  aussi  bien  que  contre  le 
despotisme  hautain ,  seul  frein  suffisant  aux  peuples  noirs. 

Les  blancs  se  distinguent  encore  par  un  amour  singulier  de 
la  vie.  Il  paraît  que ,  sachant  mieux  en  user,  ils  lui  attribuent 
plus  de  prix,  ils  la  ménagent  davantage,  en  eux-mêmes  et  dans 
les  autres.  Leur  cruauté,  quand  elle  s'exerce,  a  la^ conscience 
de  ses  excès ,  sentiment  très  problématique  chez  les  noirs.  En 
même  temps ,  cette  vie  occupée ,  qui  leur  est  si  précieuse ,  ils 
ont  découvert  des  raisons  de  la  livrer  sans  murmure.  Le  pre- 
mier de  ces  mobiles,  c'est  l'honneur,  qui,  sous  des  noms  à  peu 
près  pareils,  a  occupé  une  énorme  place  dans  les  idées,  depuis 
Je  commencement  de  l'espèce.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que 

(1)  Carus,  Ueber  ung.,  etc.,  p.  60. 


DES  RACES   HUMAINES.  217 

ce  mot  d'honneur  et  la  notion  civilisatrice  qu'il  renferme  sont, 
également ,  inconnus  aux  jaunes  et  aux  noirs. 

Pour  terminer  le  tableau,  j'ajoute  que  l'immense  supériorité 
des  blancs,  dans  le  domaine  entier  de  l'intelligence,  s'associe 
à  une  infériorité  non  moins  marquée  dans  l'intensité  des  sen- 
sations. Le  blanc  est  beaucoup  moins  doué  que  le  noir  et  que 
le  jaune  sous  le  rapport  sensuel.  Il  est  ainsi  moins  sollicité  et 
moins  absorbé  par  l'action  corporelle ,  bien  que  sa  structure 
soit  remarquablement  plus  vigoureuse  (1). 

Tels  sont  les  trois  éléments  constitutifs  du  genre  humain, 
ce  que  j'ai  appelé  les  types  secondaires,  puisque  j'ai  cru  devoir 
laisser  en  dehors  de  la  discussion  l'individu  adamite.  C'est  de 
la  combinaison  des  variétés  de  chacun  de  ces  types ,  se  ma- 
riant entre  elles,  que  les  groupes  tertiaires  sont  issus.  Les 
quatrièmes  formations  sont  nées  du  mariage  d'un  de  ces  types 
tertiaires  ou  d'une  tribu  pure  avec  un  autre  groupe  ressortant 
d'une  des  deux  espèces  étrangères. 

Au-dessous  de  ces  catégories,  d'autres  se  sont  révélées  et 
se  révèlent  chaque  jour.  Les  unes  très  caractérisées ,  formant 
de  nouvelles  originalités  distinctes ,  parce  qu'elles  proviennent 
de  fusions  achevées;  les  autres  incomplètes,  désordonnées, 
et,  on  peut  le  dire,  antisociales,  parce  que  leurs  éléments,  ou 
trop  disparates,  ou  trop  nombreux,  ou  trop  infimes,  n'ont  pas 
eu  le  temps  ni  la  possibilité  de  se  pénétrer  d'une  manière  fé- 
conde. A  la  multitude  de  toutes  ces  races  métisses  si  bigarrées 
qui  composent  désormais  l'humanité  entière,  il  n'y  a  pas  à 
assigner  d'autres  bornes  que  la  possibilité  effrayante  de  com- 
binaisons des  nombres. 

Il  serait  inexact  de  prétendre  que  tous  les  mélanges  sont 
mauvais  et  nuisibles.  Si  les  trois  grands  types,  demeurant  stric- 
tement séparés ,  ne  s'étaient  pas  unis  entre  eux ,  sans  doute  la 
suprématie  serait  toujours  restée  aux  plus  belles  des  tribus 
blanches,  et  les  variétés  jaunes  et  noires  auraient  rampé  éter- 
nellement aux  pieds  des  moindres  nations  de  cette  race.  C'est 

(1)  M.  Martius  remarque  que  l'Européen  surpasse  les  hommes  de 
couleur  en  intensité  du  fluide  nerveux,  (iîejse  in  Brasilien,  t.  I, 
p.  259.) 

RACES  HUMAINES.  —  T.  I.  13 


218  DE   I/INKGALITB 

un  état  en  quelque  sorte  idéal ,  puisque  l'histoire  ne  l'a  pas  vu. 
Nous  ne  pouvons  l'imaginer  qu'en  reconnaissant  l'incontes- 
table prédominance  de  ceux  de  nos  groupes  demeurés  les  plus 
purs. 

Mais  tout  n'aurait  pas  été  gain  dans  une  telle  situation.  La 
supériorité  relative,  en  persistant  d'une  manière  plus  évidente, 
n'aurait  pas ,  il  faut  le  reconnaître ,  été  accompagnée  de  cer- 
tains avantages  que  les  mélanges  ont  produits ,  et  qui ,  bien 
que  ne  contre-balançant  pas,  tant  s'en  faut,  la  somme  de  leurs 
inconvénients,  n'eo  sont  pas  moins  dignes  d'être ,  quelquefois, 
applaudis.  C'est  ainsi  que  le  génie  artistique,  également  étran- 
ger aux  trois  grands  types ,  n'a  surgi  qu'à  la  suite  de  l'hymen 
des  blancs  avec  les  nègres.  C'est  encore  ainsi  que ,  par  la  nais- 
sance de  la  variété  malaye ,  il  est  sorti  des  races  jaunes  et  noi- 
res une  famille  plus  intelligente  que  sa  double  parenté  ,  et  que 
de  l'alliance  jaune  et  blanche  il  est  issu ,  de  même ,  des  inter- 
médiaires très  supérieurs  aux  populations  purement  finnoises 
aussi  bien  qu'aux  tribus  mélaniennes. 

Je  ne  le  nie  pas  :  ce  sont  là  de  bons  résultats.  Le  monde  des 
arts  et  de  la  noble  littérature  résultant  des  mélanges  du  sang , 
les  races  inférieures  améliorées,  ennoblies,  sont  autant  de 
merveilles  auxquelles  il  faut  applaudir.  Les  petits  ont  été  éle- 
vés. Malheureusement  les  grands,  du  même  coup,  ont  été 
abaissés ,  et  c'est  un  mal  que  rien  ne  compense  ni  ne  répare. 
Puisque  j'énumère  tout  ce  qui  est  en  faveur  des  mélanges  eth- 
niques, j'ajouterai  encore  qu'on  leur  doit  bien  des  raffinements 
de  mœurs,  de  croyances,  surtout  des  adoucissements  de  pas- 
sions et  de  penchants.  Mais  ce  sont  autant  de  bénéfices  transi- 
toires ,  et  si  je  reconnais  que  le  mulâtre ,  dont  on  peut  faire 
un  avocat ,  un  médecin ,  un  commerçant ,  vaut  mieux  que  son 
grand-père  nègre ,  entièrement  inculte  et  propre  à  rien ,  je 
dois  avouer  aussi  que  les  Brahmanes  de  l'Inde  primitive,  les 
héros  de  l'Iliade ,  ceux  du  Schahnameh ,  les  guerriers  Scan- 
dinaves, tous  fantômes  si  glorieux  des  races  les  plus  belles, 
désormais  disparues,  offraient  une  image  plus  brillante  et  plus 
noble  de  l'humanité  ,  étaient  surtout  des  agents  de  civilisation 
et  de  grandeur  plus  actifs,  plus  intelligents,  plus  sûrs  que  les 


DES   BACES   HUMAINES.  219 

populations  métisses,  cent  fois  métisses,  de  l'époque  acti^slle, 
et  cependant,  déjà,  ils  n'étaient  pas  purs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'état  complexe  des  races  humaines  est 
l'état  historique ,  et  une  des  principales  conséquences  de  cette 
situation  a  él*é  de  jeter  dans  le  désordre  une  grande  partie  des 
caractères  primitifs  de  chaque  type.  On  a  vu ,  par  suite  d'hy- 
mens multipliés,  les  prérogatives,  non  seulement  diminuer 
d'intensité  comme  les  défauts,  mais  aussi  se  séparer,  s'épar- 
piller et  se  faire  souvent  contraste.  La  race  blanche  possédait  \ 
originairement  le  monopole  de  la  beauté ,  de  l'intelligence  et 
de  la  force.  A  la  suite  de  ses  unions  avec  les  autres  variétés , 
il  se  rencontra  des  métis  beaux  sans  être  forts,  forts  sans 
être  intelligents ,  intelligents  avec  beaucoup  de  laideur  et  de 
débilité.  Il  se  trouva  aussi  que  la  plus  grande  abondance  pos- 
sible du  sang  des  blancs,  quand  elle  s'accumulait,  non  pas 
d'un  seul  coup ,  mais  par  couches  successives ,  dans  une  na- 
tion, ne  lui  apportait  plus  ses  prérogatives  naturelles.  Elle  iie. 
faisait  souvent  qu'augmenter  le  trouble  déjà  existant  dans  les 
éléments  ethniques  et  ne  semblait  conserver  de  son  excellence 
native  qu'une  plus  grande  puissance  dans  la  fécondation  du 
désordre.  Cette  anomalie  apparente  s'explique  aisément,  puis- 
que chaque  degré  de  mélange  parfait  produit ,  outre  une  al- 
liance d'éléments  divers ,  un  type  nouveau ,  un  développement 
de  facultés  particulières.  Aussitôt  qu'à  une  série  de  créations  de 
ce  genre  d'autres  éléments  viennent  s'adjoindre  encore ,  la  dif- 
ficulté d'hcirmoniser  le  tout  crée  l'anarchie ,  et  plus  cette  an- 
archie augmente,  plus  les  meilleurs,  les  plus  riches,  les  plus 
heureux  apports  perdent  leur  mérite  et ,  par  le  seul  fait  de  leur 
présence,  augmentent  un  mal  qu'ils  se  trouvent  impuissants  à 
calmer.  Si  donc  les  mélanges  sont,  dans  une  certaine  limite, 
favorables  à  la  masse  de  l'humanité,  la  relèvent  et  l'ennoblis- 
sent, ce  n'est  qu'aux  dépens  de  cette  humanité  même,  puis- 
qu'ils l'abaissent,  l'énervent,' l'humilient,  l'étêtent  dans  ses 
plus  nobles  éléments ,  et  quand  bien  même  on  voudrait  admet- 
tre que  mieux  vaut  transformer  en  hommes  médiocres  des 
myriades  d'êtres  infimes  que  de  conserver  des  races  de  princes 
dont  le  sang,  subdivisé,  appauvri,  frelaté,  devient  l'élément 


220  DE    L  r^EGALITE 

déshonoré  d'une  semblable  métamorphose ,  il  resterait  encore 
ce  malheur  que  les  mélanges  ne  s'arrêtent  pas;  que  les  hom- 
mes médiocres ,  tout  à  l'heure  formés  aux  dépens  de  ce  qui 
était  grand,  s'unissent  à  de  nouvelles  médiocrités,  et  que  de 
ces  mariages,  de  plus  en  plus  avilis,  naît  une  confusion  qui, 
pareille  à  celle  de  Babel,  aboutit  à  la  plus  complète  impuis- 
sance ,  et  mène  les  sociétés  au  néant  auquel  rien  ne  peut  re- 
médier. 

C'est  là  ce  que  nous  apprend  l'histoire.  Elle  nous  montre 
que  toute  civilisation  découle  de  la  race  blanche,  qu'aucune 
ne  peut  exister  sans  le  concours  de  cette  race ,  et  qu'une  société 
n'est  grande  et  brillante  qu'à  proportion  qu'elle  conserve  plus 
longtemps  le  noble  groupe  qui  l'a  créée ,  et  que  ce  groupe  lui- 
même  appartient  au  rameau  le  plus  illustre  de  l'espèce.  Pour 
exposer  ces  vérités  dans  un  jour  éclatant ,  il  suffit  d'énumérer, 
puis  d'examiner  les  civilisations  qui  ont  régné  dans  le  monde, 
et  la  liste  n'en  est  pas  longue. 

Du  sein  de  ces  multitudes  de  nations  qui  ont  passé  ou  vivent 
encore  sur  la  terre ,  dix  seulement  se  sont  élevées  à  l'état  de 
sociétés  complètes.  Le  reste,  plus  ou  moins  indépendant,  gra- 
vite à  l'entour  comme  les  planètes  autour  de  leurs  soleils.  Dans 
ces  dix  civilisations,  s'il  se  trouve,  soit  un  élément  de  vie 
étranger  à  l'impulsion  blanche ,  soit  un  élément  de  mort  qui 
ne  provienne  pas  des  races  annexées  aux  civilisateurs,  ou  du 
fait  des  désordres  introduits  par  les  mélanges,  il  est  évident 
que  toute  la  théorie  exposée  dans  ces  pages  est  fausse.  Au  con- 
traire, si  les  choses  se  trouvent  telles  que  je  les  annonce,  la 
noblesse  de  notre  espèce  reste  prouvée  de  la  manière  la  plus 
irréfragable ,  et  il  n'y  a  plus  moyen  de  la  contester.  C'est  l;i 
que  se  rencontrent  donc ,  tout  à  la  fois ,  la  seule  confirmation 
suffisante  et  le  détail  désirable  des  preuves  du  système.  C'est 
là ,  seulement ,  que  l'on  peut  suivre,  avec  une  exactitude  satis- 
faisante, le  développement  de  cette  affirmation  fondamen- 
tale ,  que  les  peuples  ne  dégénèrent  que  par  suite  et  en  pro- 
portion des  mélanges  qu'ils  subissent,  et  dans  la  mesure  de 
qualité  de  ces  mélanges  ;  que ,  quelle  que  soit  cette  mesure ,  le 
coup  le  plus  rude  dont  puisse  être  ébranlée  la  vitalité  d'une 


DES   BACES   HUMAINES.  22ï 

civilisation ,  c'est  quand  les  éléments  régulateurs  des  sociétés 
et  les  éléments  développés  par  les  faits  ethniques  en  arrivent 
à  ce  point  de  multiplicité  qu'il  leur  devient  impossible  de  s'har- 
moniser, de  tendre,  d'une  manière  sensible,  vers  une  homo- 
généité nécessaire,  et,  par  conséquent,  d'obtenir,  avec  une 
logique  commune,  ces  instincts  et  ces  intérêts  communs,  seu- 
les et  uniques  raisons  d'être  d'un  liea  social.  Pas  de  plus  grand 
fléau  que  ce  désordre ,  car,  si  mauvais  qu'il  puisse  rendre  le 
temps  présent,  il  prépare  un  avenir  pire  encore. 

Pour  entrer  dans  ces  démonstrations,  je  vais  aborder  la  par- 
tie historique  de  mon  sujet.  C'est  une  tâche  vaste,  j'en  con- 
viens ;  cependant ,  elle  se  présente  si  fortement  enchaînée  dans 
toutes  ses  parties,  et ,  là ,  si  concordante ,  convergeant  si  stric- 
tement vers  le  même  but,  que,  loin  d'être  embarrassé  de  sa 
grandeur,  il  me  semble  en  tirer  un  puissant  secours  pour  mieux 
établir  la  solidité  des  arguments  que  je  vais  moissonner.  Il  me 
faudra,  sans  doute,  parcourir,  avec  les  migrations  blanches, 
une  grande  partie  de  notre  globe.  Mais  ce  sera  toujours  rayon- 
ner autour  des  régions  de  la  haute  Asie,  point  central  d'où  la 
race  civilisatrice  est  primitivement  descendue.  J'aurai  à  rat- 
tacher, tour  à  tour,  au  domaine  de  l'histoire,  des  contrées 
qui ,  entrées  une  fois  dans  sa  possession,  ne  pourront  plus  s'en 
séparer.  Là ,  je  verrai  se  déployer,  dans  toutes  leurs  consé- 
quences ,  les  lois  ethniques  et  leur  combinaison.  Je  constaterai 
avec  quelle  régularité  inexorable  et  monotone  elles  imposent 
leur  application.  De  l'ensemble  de  ce  spectacle,  à  coup  sûr 
bien  imposant,  de  l'aspect  de  ce  paysage  animé  qui  embrasse, 
dans  son  cadre  immense ,  tous  les  pays  de  la  terre  où  l'homme 
s'est  montré  vraiment  dominateur  ;  enfin ,  de  ce  concours  de 
tableaux  également  émouvants  et  grandioses ,  je  tirerai ,  pour 
établir  l'inégalité  des  races  humaines  et  la  prééminence  d'une 
seule  sur  toutes  les  autres ,  des  preuves  incorruptibles  comme 
le  diamant ,  et  sur  lesquelles  la  dent  vipérine  de  l'idée  déma- 
gogique ne  pourra  mordre.  Je  vais  donc  quitter,  ici,  la  forme 
de  la  critique  et  du  raisonnement  pour  prendre  celle  de  la 
synthèse  et  de  l'affirmation.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  faire 
bien  connaître  le  terrain  sur  leiuel  je  m'établis.  Ce  sera  court. 


222  DE  l'inégalité 

J'ai  dit  que  les  grandes  civilisations  humaines  ne  sont  qu'au 
nombre  de  dix  et  que  toutes  sont  issues  de  l'iniliative  de  la 
race  blanche  (1).  11  faut  mettre  en  tête  de  la  liste  ; 

I.  La  civilisation  indienne.  Elle  s'est  avancée  dans  la  mer 
des  Indes ,  dans  le  nord  et  à  l'est  du  continent  asiatique ,  au 
delà  du  Brahmapoutra.  Son  foyer  se  trouvait  dans  un  rameau 
de  la  nation  blanche  des  Ârians. 

II.  Viennent  ensuite  les  Égyptiens.  Autour  d'eux  se  rallient 
les  Éthiopiens ,  les  Nubiens ,  et  quelques  petits  peuples  habi- 
tant à  l'ouest  de  l'oasis  d'Ammon.  Une  colonie  arlane  de 
l'Inde,  établie  dans  le  haut  de  la  vallée  du  Nil,  a  créé  cette 
SDciété. 

III.  Les  Assyriens ,  auxquels  se  rattachent  les  Juifs,  les 
Phéniciens,  les  Lydiens,  les  Carthaginois,  les  Hymiarites,  ont 
dû  leur  intelligence  sociale  à  ces  grandes  invasions  blanches 
auxquelles  on  peut  conserver  le  nom  de  descendants  de  Cham 
et  de  Sem.  Quant  aux  Zoroastriens-Iraniens  qui  dominèrent 
dans  l'Asie  antérieure  sous  le  nom  de  Mèdes,  de  Perses  et  de 
Bactriens,  c'était  un  rameau  de  la  famille  ariane. 

IV.  Les  Grecs  étaient  issus  de  la  même  souche  ariane,  et  ce 
furent  les  éléments  sémitiques  qui  la  modifièrent. 

V.  Le  pendant  de  ce  qui  arrive  pour  l'Egypte  se  rencontre 
en  Chine.  Une  colonie  ariane,  venue  de  l'Inde,  y  apporta  les 
lumières  sociales.  Seulement,  au  lieu  de  se  mêler,  comme  sur 
les  bords  du  Nil ,  avec  des  populations  noires ,  elle  se  fondit 
dans  des  masses  malaises  et  jaunes,  et  reçut,  en  outre,  par  le 
nord-ouest,  d'assez  nombreux  apports  d'éléments  blancs,  éga- 
lement arians,  mais  non  plus  hindous  (2). 

(1)  Je  suis  encore  plus  généreux  que  M.  J.  Molil.  Le  savant  profes- 
seur exprime  ainsi  son  opinion  à  ce  sujet  :  «  Quand  on  réflécliit  qu'il 
n'y  a  eu  dans  le  monde  que  trois  grandes  impulsions  civilisatrices, 
celle  donnée  par  les  Indiens,  celle  donnée  par  les  Sémites  et  celle 
donnée  par  les  Chinois,  que  l'histoire  de  l'esprit  humain  n'est  que  le 
développement  et  la  lutte  de  ces  trois  éléments,  on  comprend  alors  de 
quelle  importance,  etc.  {Rapport  annuel  fait  à  la  Société  asiatique, 
d851.)  On  ne  verra  rien,  du  reste,  dans  ce  que  j'ai  à  dire  qui  contre- 
dise ce  point  de  vue  fort  exact,  mais  un  peu  abstrait. 

(i)  Ainsi  que  j'ai  déjà  eu  occasion  d'en  avertir  le  lecteur,  je  me  voi-s 


DES   RACES   HUMAINES.  223 

VI.  L'ancienne  civilisation  de  la  péninsule  italique ,  d'où 
sortit  la  culture  romaine,  fut  une  marqueterie  de  Celtes,  d'I- 
bères, d'Arians  et  de  Sémites. 

VII.  Les  races  germaniques  transformèrent,  au  v«  siècle,  le 
génie  de  l'Occident.  Elles  étaient  arianes. 

VIII.  IX,  X.  Sous  ces  chiffres,  je  classerai  les  trois  civili- 
sations de  l'Amérique ,  celles  des  Ailéghaniens ,  des  Mexicains 
et  des  Péruviens. 

Sur  les  sept  premières  civilisations ,  qui  sent  celles  de  l'an- 
cien monde ,  six  appartiennent ,  en  partie  du  moins ,  à  la  race 
ariane ,  et  la  septième ,  celle  d'Assyrie ,  doit  à  cette  même 
race  la  renaissance  iranienne ,  qui  est  restée  son  plus  illustre 
monument  historique.  Presque  tout  le  continent  d'Europe  est 
occupé ,  actuellement ,  par  des  groupes  où  existe  le  principe 
blanc ,  mais  où  les  éléments  non  arians  sont  les  plus  nombreux. 
Point  de  civilisation  véritable  chez  les  nations  européennes, 
quand  les  rameaux  arians  n'ont  pas  dominé. 

Dans  les  dix  civilisations,  pas  une  race  mélanienne  n'appa- 
raît au  rang  des  initiateurs.  Les  métis  seuls  parviennent  au 
rang  des  initiés. 

,  De  même,  point  de  civilisations  spontanées  chez  les  nations 
jaunes,  et  la  stagnation  lorsque  le  sang  arian  s'est  trouvé 
épuisé. 

Voilà  le  thème  dont  je  vais  suivre  le  rigourct  développe- 
ment dans  les  annales  universelles.  La  première  partie  de  mon 
ouvrage  se  termine  ici. 

<luelquefois  contraint  de  poser  à  priori,  comme  déjà  démontrés,  des 
faits  qui  sont  discutés  plus  tard.  Je  demande  pardon  de  cette  liberté 
sans  laquelle  il  me  serait  impossible  de  cheminer.  Tout  ce  que  je  puis 
faire,  c'est  d'en  restreindre  l'usage  aux  cas  véritablement  impérieux. 
L'origine  ariane  des  sociétés  égyptienne  et  chinoise  appelle  la  démon, 
stration,  je  ne  me  le  dissimule  pas,  et  je  ferai  de  mon  mieux  pour  la 
donner. 


LIVRE   SECOND. 

CIVILISATION  ANTIQUE  RAYONNANT  DE  L'ASIE 
CENTRALE  AU  SUD-OUEST. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Les  Chamites. 

Les  premières  traces  de  l'histoire  certaine  remontent  à  une 
époque  antérieure  à  l'an  5000  avant  la  naissance  de  Jésus- 
Christ  (1).  Vers  cette  date,  la  présence  évidente  des  hommes 
commence  à  troubler  le  silence  des  siècles.  On  entend  bour- 
donner les  fourmilières  des  nations  du  côté  de  l'Asie  inférieure. 
Le  bruit  se  prolonge  au  sud,  dans  la  direction  de  la  péninsule 
arabique  et  du  continent  africain;  tandis  que ,  vers  l'est,  par- 
tant des  hautes  vallées  ouvertes  sur  les  versants  du  Bolor  (2) , 
il  se  répercute,  d'échos  en  échos,  jusque  vers  les  régions  si- 
tuées sur  la  rive  gauche  de  l'Indus. 

Les  populations  qui  appellent  d'abord  nos  regards  sont  de 
race  noire. 


(1)  L'opinion  de  Klaproth  (Asia  polyglotta)  ne  les  reporte  pas  plus 
haut  que  l'an  3000;  mais  d'autres  chronologisles  sont  plus  larges  dans 
leur  estimation ,  entre  autres  M.  Lepsius,  dans  ses  travaux  sur  l'Egypte. 
Il  rend  l'opinion  de  Klaproth  tout  à  fait  inadmissible,  puisqu'il  Tait 
remonter  une  classe  entière  de  monuments  égyptiens  à  l'an  4000. 
(Lepsius,  Briefe  ûber  jEgypten ,  ^Ethiopien  und  der  Halbinsel  des  Si- 
nai;  Berlin,  1852.)  Je  n'ai  pas,  du  reste,  à  m'occuper  d'un  tel  pro- 
blème. Il  importe  peu  à  mon  sujet.  Je  ne  prétends  ici  qu'à  fixer,  à  peu 
près,  la  pensée  du  lecteur. 

(2)  J'entends  désigner  la  chaîne  qui ,  s'attachant  à  l'Hindou-Kho  sept 
tentrional,  remonte  au  nord,  coupe  le  Thian-Chan  et  incline  à  l'eues 
vers  le  lac  Kabankoul.  (Voir  M.  A.  de  Humboldt,  Asie  centrale,  carte.) 

13. 


226  DE   l'inégalité 

Cette  diffusion  extrême  de  la  famille  mélanienne  ne  peut 
manquer  de  surprendre  (1).  Non  contente  du  continent ^qui  lui 
appartient  tout  entier,  nous  la  voyons,  avant  la  naissance 
d'aucune  société,  maîtresse  et  dominatrice  absolue  de  l'Asie 
méridionale ,  et  lorsque,  plus  tard,  nous  monterons  vers  le 
pôle  nord ,  nous  découvrirons  encore  d'anciennes  peuplades  du 
même  sang,  oubliées  jusqu'à  nos  jours  dans  les  montagnes 
chinoises  du  Kouenloun  et  au  delà  des  îles  du  Japon.  Si  extra- 
ordinaire que  le  fait  puisse  paraître,  telle  fut  pourtant,  aux 
premiers  âges,  la  fécondité  de  cette  immense  catégorie  du 
genre  humain  (2). 

Soit  qu'il  faille  la  tenir  pour  simple  ou  composée  (3),  soit 
qu'on  la  considère  dans  les  régions  brûlantes  du  midi  ou  dans 
les  vallées  glacées  du  septentrion,  elle  ne  transmet  aucun 
vestige  de  civilisation,  ni  présente  ni  possible.  Les  mœurs  de 


(1)  II  résulte,  des  plus  récentes  découvertes  opérées  dans  le  centre 
et  le  sud  de  l'Afrique,  que  les  populations  de  cette  partie  du  monde 
ont  été  étrangement  agitées  et  déplacées  à  des  époques  inconnues. 
(Voir  dans  la  Zeitschrift  fur  die  Kunde  des  Morgenlandes  et  dans  la 
Zeilschrift  der  deutschen  morgenlœndischen  Gesellschaft ,  les  travaux 
de  Pott,  d'Ewald  et  du  missionnaire  protestant  Krapf.) 

(â)  Sur  les  habitants  noirs  du  Kouenloun,  voir  Uitter,  Erdkunde, 
Asien;  Lasscn,  Indische  AUerthumskunde,  t.  I,  p.  391.  —  On  trouve 
encore  d'autres  noirs  à  cheveux  crépus  et  laineux  dans  leKamaoun, 
où  ils  s'appellent  Rawats  et  Rajeh.  C'est,  probablement,  une  branche 
des  Thums  du  Népal.  (Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  II,  p.  1044.)  —  Dans 
l'Assam,  au  sud  du  district  de  Queda,  habitent  les  Samang,  sauvages 
à  cheveux  crépus,  ressemblant  du  reste  aux  Papouas  de  la  Nouvelle- 
€uinée  (Ritter,  ouvr.  cité,  t.  III,  p.  1131).  —  A  Formose,  autres  nègres 
ressemblant  aux  Haraforas.  (Ritter,  t.  in,p.  879.)  —  Kœmpfer  parle 
d'habitants  noirs  dans  les  îles  au  sud  du  Japon  (p.  81).  —  Elphinstone 
(Account  ofthe  kingdom  ofCabul,  p.  493)  mentionne  dans  le  Sedjistan, 
sur  le  lac  Zareh,  la  présence  d'une  peuplade  nègre,  etc. 

(3)  Elle  comptait,  certainement,  plusieurs  variétés,  puisque  la  note 
précédente  indique  des  nègres  à  cheveux  crépus  dans  le  Kamaoun, 
dans  l'Assan ,  etc.,  tandis  que  la  plupart  des  nègres  asiatiques  ont  les 
cheveux  plats.  M.  Lassen  a  donc  eu  tort  de  dire  (Indische  AUerthums- 
kunde, t.  I,  p.  390)  que  les  nègres  asiatiques  n'ont  pas  les  cheveux 
laineux  des  Africains  ni  le  ventre  saillant  des  Pélagiens.  C'est  une  race 
très  mélangée,  un  type  tertiaire  incontestable  et  qui  tient,  par  tous 
les  côtés,  aux  familles  africaines  et  océaniennes. 


I 


DES   RACES  HUMAINES.  227 

ces  peuplades  paraissent  avoir  été  des  plus  brutalement  cruel- 
les. La  guerre  d'extermination ,  voilà  pour  leur  politique  ;  l'an- 
thropophagie, voilà  pour  leur  morale  et  leur  culte.  Nulle  part, 
on  ne  voit  ni  villes ,  ni  temples ,  ni  rien  qui  indique  un  senti- 
ment quelconque  de  sociabilité.  C'est  la  barbarie  dans  toute  sa 
laideur,  et  l'égoïsme  de  la  faiblesse  dans  toute  sa  férocité. 
L'impression  qu'en  reçurent  les  observateurs  primitifs ,  issus 
d'un  autre  sang,  que  je  vais  bientôt  introduire  sur  la  scène, 
fut  partout  la  même,  mêlée  de  mépris,  de  terreur  et  de  dé- 
goût. Les  bêtes  de  proie  semblèrent  d'une  trop  noble  essence 
pour  servir  de  point  de  comparaison  avec  ces  tribus  hideuses. 
Des  singes  sufflrent  à  en  représenter  l'idée  au  physique,  et 
quant  au  moral ,  on  se  crut  obligé  d'évoquer  la  ressemblance 
des  esprits  de  ténèbres  (1). 

Tandis  que  le  monde  central  était ,  jusque  très  avant  dans 
le  nord-est,  inondé  par  de  pareils  essaims,  la  partie  boréale  de 
l'Asie ,  les  bords  de  la  mer  Glaciale  et  l'Europe ,  presque  en 
totalité,  se  trouvaient  au  pouvoir  d'une  variété  toute  diffé- 
rente (2).  C'était  la  race  jaune,  qui,  s'échappant  du  grand 
continent  d'Amérique ,  s'était  avancée  à  l'est  et  à  l'ouest  sur 
les  bords  des  deux  océans,  et  se  répandait,  d'un  côté,  vers  le 
sud,  où,  par  son  hymen  avec  l'espèce  noii'e,  elle  donnait 

(1)  Deuteron.,  M,  9.  —  <  Filiis  Loth  tradidi  Ar  in  possessionem, 
«  10.  Enim  primi  fuerunt  habitatores  ejus ,  populus  magnus,  et 
«  validus,  et  tara  excelsus,  ut  de  Enacim  Slirpe,  H.  Quasi  gigantes 
«  crederentur.  »  Et  encore  dans  le  même  livre  ;  «  20.  Terra  gigantum 
«  reputata  est,  et  in  ipsa  olim  habitaverunt  gigantes  quos  Amniouitse 
«  vocant  Zomzommim,  21.  Populus  magnus,  et  multus  et  procerae 
a  longitudinis,  sicut  Enacim.  ■>  (Voir,  plus  bas,  la  note  sur  les  Chor- 
réens.) 

(2)  Les  nègres  affectionnent  les  généalogies  qui  commencent,  non 
pas  au  soleil,  ni  à  la  lune,  mais  aux  bctes.  Les  Sahos,  sur  la  mer 
Rouge,  non  loin  de  Massowa,  se  disent  descendus,  à  la  treizième  géné- 
ration, d'un  certain  Aa'saor,   i  •*»»C  I,  fils  d'une  lionne  et  habitant  des 

montagnes.  Le  choix  de  l'animal  est,  cette  fois,  assez  noble,  11  faut 
l'avouer.  Les  fréquents  contacts  avec  les  Arabes  ont  produit  quelque 
ennoblissement  de  l'imagination.  (Voir  Ewald,  Ueber  die  Sahosprache 
in  éthiopien,  dans  \a  Zeitschrift  fur  die  Kunde  der  Morgenlande» ^ 
t.  V,  p.  13.) 


238  DE  l'inégalité 

naissance  à  la  populeuse  famille  malaye,  et,  de  l'autre,  vers 
l'ouest ,  ce  qui  la  conduisait  sur  les  terres  européennes  encore 
inoccupées. 

Cette  bifurcation  de  l'invasion  jaune  démontre ,  d'une  ma- 
nière évidente,  que  les  flots  des  arrivants  rencontraient,  sur 
leur  front ,  une  cause  puissante  qui  les  contraignait  à  se  divi- 
ser. Ils  étaient  brisés ,  vers  les  plaines  de  la  Mantchourie ,  par 
une  digue  forte  et  compacte,  et  bien  du  temps  se  passa  avant 
qu'ils  pussent  inonder,  à  leur  aise ,  les  vastes  régions  centrales 
oii  campent,  aujourd'hui,  leurs  descendants.  Ils  ruisselaient 
donc,  en  nombreux  courants,  sur  les  flancs  de  l'obstacle,  occu- 
pant d'abord  les  contrées  désertes,  et  c'est  pour  ce  motif  que 
les  peuples  jaunes  devinrent  les  premiers  possesseurs  de  l'Eu- 
rope. 

Cette  race  a  semé  ses  tombeaux  et  quelques-uns  de  ses  ins- 
truments de  chasse  et  de  guerre  dans  les  steppes  de  la  Sibérie, 
comme  dans  les  forêts  Scandinaves  et  les  tourbières  des  îles 
Britanniques  (1).  A  prononcer  d'après  la  façon  de  ces  ustensi- 
les, on  ne  saurait  juger  la  race  jaune  beaucoup  plus  favora- 
blement que  les  maîtres  noirs  du  sud.  Ce  n'était  pas  alors,  sur 
la  plus  grande  partie  de  la  terre ,  le  génie ,  ni  même  l'intelli- 
gence, qui  tenait  le  sceptre.  La  violence,  la  plus  faible  des  fox'- 
ces,  possédait  seule  la  domination. 

Combien  de  temps  dura  cet  état  de  choses.?  En  un  sens,  la 
réponse  est  facile  :  ce  régime  se  prolonge  encore  partout  où  les 
espèces  noire  et  jaune  sont  demeurées  à  l'état  tertiaire.  Ainsi, 
cette  ancienne  histoire  n'est  pas  spéculative.  Elle  peut  servir 
de  miroir  à  l'état  contemporain  d'une  notable  portion  du 
globe.  Mais  de  dire  quand  la  barbarie  a  commencé,  voilà  ce  qui 
dépasse  les  forces  de  la  science.  Par  sa  nature  même  elle  est 
négative ,  parce  qu'elle  reste  sans  action.  Elle  végète  inaper- 
çue, et  l'on  ne  peut  constater  son  existence  que  le  jour  où 
une  force  de  nature  contraire  se  présente  pour  la  battre  en 
brèche.  Ce  jour  fut  celui  de  l'apparition  de  la  race  blanche  au 

(d)  Prichard  ,  Histoire  naturelle  de  l'homme  (trad.  de  M.  Roulin) , 
t.  I ,  p.  259. 


DES   RACES   HUMAINES.  229 

milieu  des  noirs.  De  ce  moment  seul,  nous  pouvons  entrevoir 
une  aurore  planant  au-dessus  du  chaos  humain.  Tournons- 
nous  donc  vers  les  origines  de  la  famille  d'élite ,  aûn  d'en  sai- 
sir les  premiers  rayonnements. 

Cette  race  ne  paraît  pas  être  moins  ancienne  que  les  deux 
autres.  Avant  ses  invasions ,  elle  vivait  en  silence ,  préparant 
les  destinées  humaines  et  grandissant,  pour  la  gloire  de  la 
planète,  dans  une  partie  de  notre  globe  qui,  depuis  est  rede- 
venue bien  obscure. 

Il  est,  entre  les  deux  mondes  du  nord  et  du  sud,  et,  pour 
me  servir  de  l'expression  hindoue,  entre  le  pays  du  midi,  con- 
trée de  la  mort ,  et  le  pays  septentrional ,  région  des  riches- 
ses (1) ,  une  série  de  plateaux  qui  semblent  isolés  du  reste  de 
l'univers ,  d'un  côté  par  des  montagnes  d'une  hauteur  incom- 
parable, de  l'autre  par  des  déserts  de  neige  et  une  merde 
glace  (2). 

Là  un  climat  dur  et  sévère  semblerait  particulièrement  propre 
à  l'éducation  des  races  fortes ,  s'il  en  avait  élevé  ou  transformé 
plusieurs.  Des  vents  glacés  et  violents,  de  courts  étés,  de 
longs  hivers ,  en  un  mot ,  plus  de  maux  que  de  biens ,  rien  de 
ce  que  l'on  dit  propre  à  exciter,  à  développer,.à  créer  le  génie 
civilisateur  :  voilà  l'aspect  de  cette  terre.  Mais ,  à  côté  de  tant 
de  rudesse,  et  comme  un  véritable  symbole  des  mérites  secrets 
de  toute  austérité ,  le  sol  recouvre  d'immenses  richesses  miné- 
rales. Ce  pays  redoutable  est,  par  excellence,  le  pays  des  ri- 
chesses et  des  pierres  fines  (3).  Sur  ses  montagnes  habitent 


(1)  Lassen,  Indische  Alterthumskunde ,  t.  I. 

(2)  A.  de  Humboldt,  Asie  centrale,  t.  I. 

(3)  A.  de  Humboldt,  Asie  centrale,  t.  I,  p.  389.  —  «  Les  recherches 
«  des  dernières  années  el  la  conviction  que  l'on  a  obtenue  de  la  ri- 
«  chesse  métallique  que  possède  encore  de  nos  jours  l'Asie  boréale, 
«  jusque  dans  la  région  des  plaines,  nous  conduit  presque  involon- 
«  tairement  aux  Issédons,  aux  Arimaspes  et  à  ces  griffons,  gardiens 
•  de  l'or,  auxquels  Aristée  de  Proconnèse  et,  deux  cents  ans  après  lui, 
«  Hérodote,  ont  donné  une  si  grande  célébrité.  J'ai  visité  ces  vallons 
«  où,  à  la  pente  méridionale  de  l'Oural,  on  a  trouvé,  il  n'y  a  que 
«  quinze  ans,  à  peu  de  pouces  sous  le  gazon,  et  très  rapprochées  les 
«  unes  des  autres,  des  masses  arrondies  d'or,  d'un  poids  de  13,  de  16 


"230  DE  l'inégalité 

^es  animaux  à  fourrures  et  à  lainage  précieux ,  et  le  musc,  cetje 
production  si  chère  aux  Asiatiques,  devait  un  jour  en  sortir. 
Tant  de  merveilles  restent  pourtant  inutiles  quand  des  mains 
habiles  ne  sont  pas  là  pour  les  dévoiler  et  leur  donner  leur 
prix. 

Mais  ce  n'étaient  ni  l'or,  ni  les  diamants,  ni  les  fourrures, 
ni  le  musc ,  dont  ces  régions  devaient  tirer  leur  gloire  :  leur 
honneur  incomparable ,  c'est  d'avoir  élevé  la  race  blanche. 

Différente ,  tout  à  la  fois ,  et  des  sauvages  noirs  du  sud  et 
des  barbares  jaunes  du  nord,  cette  variété  humaine,  bornée, 
dans  ses  débuts,  à  la  part  du  monde  la  plus  restreinte,  la 
moins  fertile,  devait  évidemment  conquérir  le  reste,  s'il  était 
dans  les  desseins  de  la  Providence  que  ce  reste  fût  jamais  mis 
en  valeur.  Un  tel  effort  dépassait  trop  absolument  le  pouvoir 
des  misérables  multitudes  maîtresses  du  tout.  La  tâche  semble 
d'ailleurs  tellement  difficile ,  même  pour  les  blancs ,  que  cinq 
mille  années  n'ont  pas  encore  suffi  à  son  entier  accomplisse- 
ment. 

La  famille  prédestinée  ne  peut ,  comme  ses  deux  servantes , 
qu'être  très  obscurément  définie.  Elle  porta  partout  de  gran- 
des similitudes ,  qui  autorisent  et  forcent  même  à  la  ranger, 
tout  entière ,  sous  une  même  dénomination  :  celle ,  un  peu 
vague  et  très  incomplète,  de  race  blanche.  Comme,  en  même 
temps,  ses  principales  ramifications  trahissent  des  aptitudes 
assez  diverses  et  se  caractérisent  facilement  à  part ,  on  peut 
juger  qu'il  n'y  a  pas  d'identité  complète  dans  les  origines  de 
l'ensemble;  et,  de  même  que  la  race  noire  et  les  habitants  de 
l'hémisphère  boréal  présentent,  dans  le  sein  de  leurs  espèces 

«  et  de  24  livres.  Il  est  assez  probable  que  des  masses  plus  volumineu- 
«  ses  encore  ont  existé  jadis  à  la  surface  même  du  sol,  sillonnée  par 
«  les  eaux  courantes.  Comment  donc  s'étonner  que  cet  or,  analogue 
«  aux  blocs  erratiques,  ait  été  recueilli  par  des  peuples  chasseurs 
«  ou  pasteurs,  etc.  »  C'est  le  Hataka,  le  pays  de  l'or  de  la  géographie 
mythologique  des  Hindous.  Les  trésors  y  sont  abondants  et  gardés  par 
des  gnomes  appelés  Guhyakas  (de  guh,  cacher),  dans  lesquels  on  re- 
connaît les  Finnois,  les  mineurs  à  la  taille  ramassée.  Nous  leur  ver- 
rons jouer  le  même  rôle  chez  les  Scandinaves.  (Lassen,  Ind.  Alterht,, 
t.  II,  p.  62.) 


DES  BACES  HUMAINES.  231 

respectives,  des  différences  bien  tranchées,  il  est  vraisembla- 
ble aussi  que  la  physiologie  des  blancs  offrait,  dès  le  principe, 
une  semblable  multiplicité  de  types.  Plus  tard  nous  recher- 
cherons les  traces  de  ces  divergences.  Ne  nous  occupons  ici 
que  des  caractères  communs. 

Le  premier  examen  en  met  en  lumière  un  bien  important  : 
la  race  blanche  ne  nous  apparaît  jamais  à  l'état  rudimentaire 
où  nous  voyons  les  autres.  Dès  le  premier  moment,  elle  se 
montre  relativement  cultivée  et  en  possession  des  principaux 
éléments  d'un  état  supérieur,  qui ,  développé ,  plus  tard ,  par 
ses  rameaux  multiples,  aboutira  à  des  formes  diverses  de  ci- 
vilisation. 

Elle  vivait  encore  réunie  dans  les  pays  reculés  de  l'Asie  sep- 
tentrionale, qu'elle  jouissait  déjà  des  enseignements  d'une 
cosmogonie  que  nous  devons  supposer  savante ,  puisque  les 
peuples  modernes  les  plus  avancés  n'en  ont  pas  d'autre ,  que 
dis-je?  n'ont  que  des  fragments  de  cette  science  antique  con- 
sacrée par  la  religion  (t).  Outre  ces  lumières  sur  les  origines 
du  monde ,  les  blancs  gardaient  le  souvenir  des  premiers  an- 
cêtres ,  tant  de  ceux  qui  avaient  succédé  aux  Noachides  ,  que 
des  patriarches  antérieurs  à  la  dernière  catastrophe  cosmique. 
On  serait  en  droit  d'en  induire  que,  sous  les  trois  noms  de 
Sem ,  de  Cham  et  de  Japhet ,  ils  classaient  non  pas  tous  nos 
congénères ,  mais  uniquement  les  branches  de  la  seule  race 
considérée  par  eux  comme  véritablement  humaine,  c'est-à- 
dire  de  la  leur.  Le  mépris  profond  qu'on  leur  connut,  plus 
tard ,  pour  les  autres  espèces  en  serait  une  preuve  assez  forte. 

Lorsqu'on  a  appliqué  le  nom  de  Cham,  tantôt  aux  Égyptiens , 
tantôt  aux  races  noires,  on  ne  l'a  fait  qu'arbitrairement  dans 
un  seul  pays,  dans  des  temps  relativement  récents  et  par  suite 

(1)  Suivant  Ewald,  les  Sémites  reconnaissent,  comme  leur  lieu  com- 
mun d'origine,  le  haut  pays  du  nord-est,  c'est-à-dire  le  lieu  d'où 
sortirent  les  Zoroastriens.  II  existe  aussi,  entre  les  premiers  peuples 
de  l'Asie  antérieure  et  les  Arians,  des  traditions  communes  qui  ont 
devancé  la  formation  des  systèmes  idiomatiques  respectifs,  tels  que 
les  quatre  âges  du  monde,  les  dix  ancêtres  primitifs,  le  déluge,  etc. 
(Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  S28;  Ewald,  Geschichte  des  vollces 
Israël,  t.  I,  p  304.) 


232  DE  l'inégalité 

d'analogies  de  sons  qui  ne  présentent  rien  de  certain  et  ne  suf- 
fisent pas  à  une  étymologie  sérieuse. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  ces  peuples  blancs,  longtemps  avant 
les  temps  historiques,  pourvus,  dans  leurs  différentes  bran- 
ches ,  des  deux  éléments  principaux  de  toute  civilisation  :  une 
religion ,  une  histoire. 

Quant  à  leurs  mœurs ,  un  trait  saillant  en  est  resté  :  ils  ne 
combattaient  pas  à  pied ,  comme ,  probablement ,  leurs  gros- 
siers voisins  du  nord  et  de  l'est.  Ils  s'élançaient  contre  leurs 
ennemis,  montés  sur  des  chariots  de  guerre,  et,  de  cette  ha- 
bitude conservée,  unanimement,  par  les  Égyptiens,  les  Hin- 
dous, les  Assyriens,  les  Perses,  les  Grecs,  les  Galls,  on  est 
en  droit  de  conclure  un  certain  raffinement  dans  la  science 
militaire ,  qu'il  eût  été  impossible  d'atteindre  sans  la  pratique 
de  plusieurs  arts  compliqués ,  tels  que  le  travail  du  bois ,  du 
cuir,  la  connaissance  des  métaux,  et  le  talent  de  les  extraire 
et  de  les  fondre.  Les  blancs  primitifs  savaient,  aussi,  tisser  des 
étofles  (1)  pour  leur  habillement  et  vivaient  réunis  et  séden- 
taires dans  de  grands  villages  (2) ,  ornés  de  pyramides ,  d'obé- 
lisques et  de  tumulus  de  pierre  ou  de  terre. 

Ils  avaient  su  réduire  les  chevaux  en  domesticité.  Leur  mode 
d'existence  était  la  vie  pastorale.  Leurs  richesses  consistaient 
en  troupeaux  nombreux  de  taureaux  et  de  génisses  (3).  L'étude 
comparée  des  langues,  d'où  jaillissent,  chaque  jour,  tant  de 
faits  curieux  et  inattendus,  paraît  établir,  d'accord  avec  la  na- 
ture de  leurs  territoires ,  qu'ils  ne  s'adonnaient  que  peu  à  l'a- 
griculture (4). 

(1)  Lassen,  Indiach.  Alterth.,  t.  I,  p.  815. 

(2)  Id.,  ibid.,  t.  I ,  p.  816. 

(3)  Il  semble  que  l'existence  pastorale  ait  d'abord  été  inventée  par 
l'espèce  blanche.  Ce  qui  l'indiquerait,  c'est  que  plusieurs  familles 
jaunes  ont  ignoré  l'usage  du  lait,  et  cela  dans  un  état  de  civilisation 
avancée.  Les  habitants  de  certaines  parties  de  la  Chine  et  de  la  Co- 
chinchine  ne  traient  jamais  leurs  vaches.  Les  Aztèques  ne  pratiquent 
même  pas  la  domesticaUon  des  animaus.  (Voir  Prescott,  History  of 
the  conquest  of  Mejico,  t.  III,  p.  2S7;  et  A.  de  Humboldt,  Essai  poli- 
tique sur  la  Nouvelle-Espagne,  t.  III,  p.  58.) 

(4)  Les  méthodes  que  l'on  a  employées  pour  tirer,  en  quelque  sorte, 
du  néant  ces  renseignements,  que  l'on  pourrait  appeler  l'histoire  an- 


DES   BACES   HUMAINES.  233 

Voilà  donc  une  race  en  possession  des  vérités  primordiales 
de  la  religion ,  douée  à  un  haut  degré  de  la  préoccupation  du 
passé ,  sentiment  qui  la  distinguera  toujours  et  qui  n'illustrera 
pas  moins  les  Arabes  et  les  Hébreux  que  les  Hindous,  les 

téhistorique,  ne  sont  pas  sans  analogie  avec  les  ingénieux  travaux  des 
géologues,  et,  trouvées  par  non  moins  de  sagacité  et  d'acutesse  d'es- 
prit, elles  conduisent  à  des  résultats  aussi  précis,  aussi  incontesta- 
bles, et  tels  que  les  annales  positives  sont  loin  de  les  donner  tou- 
jours. Ainsi,  de  ce  qu'on  rencontre  l'usage  du  char  de  guerre  chez 
tous  les  peuples  que  j'ai  énumérés,  on  conclut,  et  avec  toute  raison, 
que  cette  mode  guerrière  était  pratiquée  par  les  rameaux  blancs  d'où 
sont  descendus  les  Égyptiens,  les  Hindous,  les  Galls.  Eu  effet,  l'idée 
de  combattre  en  voiture  n'est  pas  de  ces  notions  essentielles  qui , 
comme  celles  de  manger  et  de  boire,  viennent  indifféremment  à  tou- 
tes les  créatures,  sans  consultation  ni  entente  préalables.  D'autre  part, 
c'est  une  de  ces  découvertes  compliquées  qui,  une  fois  faites  et  jus- 
qu'à ce  qu'elles  soient  remplacées  par  de  plus  lieureuses,  ou  entra- 
vées dans  leur  application  par  des  circonstances  locales,  persistent 
dans  les  nations  et  contribuent  à  leur  luxe  comme  à  leur  force. 

On  a  pu  préciser  de  la  même  manière  le  genre  de  vie  des  popula- 
tions blanches  primitives.  L'examen  des  langues  qu'on  nomme  indo- 
germaniques a  fait  reconnaître  dans  le  sanscrit,  le  grec,  le  latin,  les 
dialectes  celtiques  et  slaves,  une  parfaite  identité  de  termes  pour  tout 
ce  qui  touche  à  la  vie  pastorale  et  aux  habitudes  politiques.  C'est  en 
considérant  les  mots  de  près  et  dans  leurs  racines  qu'on  a  appris  de 
quelles  idées  découlaient  les  notions  simples  ou  complexes  que  ces 
mots  étaient  chargés  de  reproduire.  On  a  trouvé  que,  pour  nommer 
uu  bœuf,  un  cheval,  un  chariot,  une  arme,  les  blancs  primitifs  avaient 
des  expressions  qui  sont  demeurées  inébranlablement  attachées  au. 
lexique  de  la  plupart  des  langues  de  la  même  famille.  Les  habitudes 
guerrières  et  pastorales  avaient  donc  chez  eux  de  profondes  racines 
En  môme  temps,  on  remarquait,  dans  toutes  ces  langues,  la  diversité 
des  formes  employées  pour  tout  ce  qui  ressort  de  l'agriculture,  comme 
les  noms  des  végétaux  et  des  instruments  aratoires.  Le  travail  de  la 
terre  est  donc  une  invention  postérieure  aux  séparations  de  la  grande 
famille,  etc. 

En  poursuivant  le  même  travail  étymologique,  on  a  de  même  connu 
ce  que  les  blancs  primitifs  entendaient  par  un  Dieu;  l'idée  qu'empor- 
taient, pour  eux,  le  mot  roi,  celui  de  chef.  L'étude  comparée  des 
idiomes  a  donné,  ainsi,  trois  grands  résultats  à  l'histoire  :  1°  la  preuve 
de  la  parenté  des  nations  blanches  les  plus  séparées  par  les  distances 
géographiques;  2"  l'état  commun  dans  lequel  ces  nations  vivaient  an- 
térieurement à  leurs  migrations;  3»  la  démonstration  de  leur  précoce 
sociabilité  et  de  ses  caractères. 


I 


234  DE   l'inégalité 

Grecs,  les  Romains,  les  Gaulois  et  les  Scandinaves.  Habile 
dans  les  principaux  arts  mécaniques,  ayant  assez  médité  déjà 
sur  Fart  militaire  pour  en  faire  quelque  chose  de  plus  que  les 
rixes  élémentaires  des  sauvages,  et  souveraine  de  plusieurs 
classes  d'animaux  soumises  à  ses  besoins,  cette  race  se  mon- 
tre à  nous,  placée  vis-à-vis  des  autres  familles  humaines,  sur 
un  tel  degré  de  supériorité ,  qu'il  nous  faut,  dès  à  présent,  éta- 
blir, en  principe,  que  toute  comparaison  est  impossible  par 
cela  seul  que  nous  ne  trouvons  pas  trace  de  barbarie  dans  son 
enfance  même.  Faisant  preuve,  à  son  début,  d'une  intelligence 
bien  éveillée  et  forte ,  elle  domine  les  autres  variétés  incom- 
parablement plus  nombreuses ,  non  pas  encore  en  vertu  d'une 
autorité  acquise  sur  ces  rivales  humiliées ,  puisque  aucun  con- 
tact notable  n'a  eu  lieu,  mais  déjà  de  toute  la  hauteur  de  l'ap- 
titude civilisatrice  sur  le  néant  de  cette  faculté. 

Le  moment  d'entrer  en  lutte  arriva  vers  la  date  indiquée  plus 
haut.  Cinq  mille  ans  pour  le  moins  avant  notre  ère,  le  territoire 
occupé  par  les  tribus  blanches  fut  franchi.  Poussées  probable- 
ment par  des  masses  parentes  qui  commençaient,  elles-mêmes, 
à  s'ébranler  dans  le  nord  sous  la  pression  des  peuples  jaunes, 
les  nations  de  cette  espèce  qui  se  trouvaient  placées  le  plus  au 
sud,  abandonnèrent  leurs  demeures  antiques,  traversèrent  les 
contrées  basses ,  connues  des  Orientaux  sous  le  nom  de  Tou- 
ran  (1),  et,  attaquant  à  l'ouest  les  races  noires  qui  leur  bar- 

(1)  M.  A.  de  Humboldt  fait  observer  que  les  contrées  à  l'est  de  la 
Caspienne  subissent  une  dépression  considérable  (Asie  centrale,  t.  I, 
p.  31).  Le  passage  est  intéressant;  le  voici  tout  entier  :  «  Ces  deux 
«  grandes  masses  (le  monde  anglo-hludou  et  le  monde  russe- sibérien) 
«  ou  divisions  politiques  ne  communiquent,  depuis  des  siècles,  que 
«  par  les  basses  régions  de  la  Bactriane,  je  pourrais  dire  par  la  dé- 
«  pression  du  sol  qui  entoure  l'Aral  et  le  bord  oriental  de  la  Caspienne 
a  entre  Balkh  et  Astrabad,  comme  entre  Tachkend  et  l'isthme  de  Trou. 
«  khmènes.  C'est  une  baiïde  de  terrains,  en  partie  très  fertile,  à  tra- 
«  vers  laquelle  l'Oxus  a  tracé  son  cours...  C'est  le  chemin  de  Delhy,  de 
«  Lahore  et  de  Kaboul  à  Khiva  et  à  Orenbourg...  La  dépression  du  sol 
«  asiatique,  sur  laquelle  des  mesures  très  récentes  et  de  la  plus  haute 
«  précision  ont  rectifié  les  notions,  se  prolonge  sans  doute  aussi  au 
<i  delà  du  rivage  occidental  de  la  Caspienne;  mais  en  descendant  du 
«  plateau  de  la  Perse  par  Tebriz  et  par  Erivan  (plateau  de  600  à  700 


DES  BACES  HUMAINES.  235 

raient  le  passage,  parurent  en  dehors  des  limites  qu'elles  n'a- 
vaient encore  jamais  touchées  ni  même  jamais  vues. 

Qette  descente  primordiale  des  peuples  blancs  est  celle  des 
Chamites,  et  développant,  ici,  ce  que  j'indiquais  quelques  pa- 
ges plus  haut,  je  réclamerai  contre  l'habitude,  peu  justifiée  à 
mon  sens ,  de  déclarer-  ces  multitudes  primitivement  noires. 
Rien ,  dans  les  témoignages  anciens,  n'autorise  à  considérer  le 
patriarche,  auteur  de  leur  descendance,  comme  souillé,  par 
la  malédiction  paternelle,  des  caractères  physiques  des  races 
réprouvées.  Le  châtiment  de  son  crime  ne  se  développa  qu'avec 
le  temps ,  et  les  stigmates  vengeurs  ne  s'étaient  pas  encore  réa- 
lisés à  cet  instant  où  les  tribus  chamites  se  séparèrent  du  reste 
des  nations  noachides. 

Les  menaces  mêmes  dont  l'auteur  de  l'espèce  blanche ,  dont 
le  père  sauvé  des  eaux  a  flétri  une  partie  de  ses  enfants,  con- 
firment mon  opinion.  D'abord ,  elles  ne  s'adressent  pas  à  Cham 
lui-même,  ni  à  tous  ses  descendants.  Puis,  elles  n'ont  qu'une 
portée  morale ,  et  ce  n'est  que  par  une  induction  très  forcée 
que  l'on  a  pu  leur  attribuer  des  conséquences  physiologiques. 
«  Maudit  soit  Chanaan,  dit  le  texte,  il  sera  serviteur  des  servi- 
teurs de  ses  frères  (1).  » 

.  toises  d'élévation),  vers  Tiflis,  on  rencontre  la  chaîne  du  Caucase 
«  touchant  presque  au  bassin  des  deux  mers  et  offrant  une  route  mili- 
«  taire  très  fréquentée,  qui  a  7,530  pieds  de  hauteur,  n 

(t)  Genèse,  ch.  IX,  v.  25  :  «  Ait  :  Maledictus  Chanaan,  servus  ser- 
«  vorum  erit  fratribus  suis.  » 

Jamais  l'expression  de  Chanaan  n'a  indiqué  un  peuple  nègre  ni 
même  complètement  noir.  Elle  s'applique,  historiquement,  à  des  po- 
pulations métisses  inclinant ,  sans  doute ,  vers  l'élément  mélanien ,  mais 
non  pas  identiques  avec  lui,  et  la  Vulgate  a  parfaitement  établi  le  fait 
en  reproduisant  rigoureusement  le  terme  hébreu  "(yjS  et  non  pas 
Dn  j  de  sorte  qu'il  n'est  même  pas  possible  de  se  méprendre  au  sens 
du  passage.  D'ailleurs,  si  l'on  veut  un  commentaire,  il  se  trouve  clair 
et  précis  au  chap.  XX,  v.  5,  de  l'Exode,  où  il  est  dit  :  «  Ego  sum  Do- 
«  minus  Deus  tuusfortis,  zelotes,  visitans  iniquitatem  palrum  in  fi- 
*  lios,  in  Icrliam  et  quartam  generationem  eorum  qui  oderunt  me.  » 
La  punition  des  coupables  dans  la  décadence  de  leur  famille  est  trop 
fréquemment  racontée  par  les  livres  saints  pour  que  je  ne  sois  pas 
dispensé  d'en  fournir  ici  tous  les  exemples. 

Je  conclus  que  la  Bible  ne  déclare  pas  que  Cham,  personnellement, 


■ 


236  DE  l'inégalité 

Les  Chamites  arrivèrent  ainsi  flétris  d'avance  dans  leur  des- 
tinée et  dans  leur  sang.  Pourtant,  l'énergie  qu'ils  avaient  em- 
pruntée au  trésor  des  torces  particulières  à  la  nature  blanche 
ne  leur  en  permit  pas  moins  de  fonder  plusieurs  vastes  socié- 
tés. La  première  dynastie  assyrienne,  les  patriciats  des  cités 
de  Chanaan ,  sont  les  monuments  principaux  de  ces  âges  éloi- 
gnés, dont  le  caractère  se  trouve,  en  quelque  sorte,  résumé 
dans  le  nom  de  Nemrod  (1). 

Ces  grandes  conquêtes ,  ces  courageuses  et  lointaines  inva- 
sions ,  ne  pouvaient  être  pacifiques.  Elles  s'exerçaient  aux  dé- 
pens de  peuplades  de  la  variété  la  plus  inepte ,  mais  aussi  la 
plus  féroce  :  de  celle  qui  appelle  davantage  l'abus  de  la  con- 
trainte. Naturellement  portée  à  résister  à  ces  étrangers  irrésisr 
tibles  qui  venaient  la  dépouiller,  elle  leur  opposa  l'incurable 
sauvagerie  de  son  essence ,  et  les  obligea  à  ne  compter  que  sur 
l'emploi  incessant  de  leur  vigueur.  Elle  n'était  pas  à  convertir, 
puisqu'il  lui  manquait  l'intelligence  nécessaire  pour  être  per- 
suadée. Il  fallait  donc  n'en  pas  espérer  une  participation  réflé- 
chie à  l'œuvre  civilisatrice,  et  se  contenter  de  plier  ses  mem- 
bres à  devenir  les  machines  animées  appliquées  au  labeur 
social. 


sera  noir,  ni  même  esclave,  mais  seulement  que  Chanaan,  cest-à-dire 
un  des  fils  de  Cham,  sera  un  jour  dégradé  dans  son  sang,  dans  sa 
noblesse,  et  réduit  à  servir  ses  cousins.  —  J'ajouterai  encore  une  der- 
nière observation.  La  postérité  de  Cliam  ne  s'est  pas  bornée  au  seul 
Chanaan.  Le  patriarche  eut  encore  trois  fils,  outre  celui-là  :  Chus,  Mes- 
raïm  et  Phuth  (Gen.,X,  6),  et  le  texte  ne  dit  nullement  qu'ils  aient 
été  atteints  par  la  malédiction.  N'y  a-t-il  pas  quelque  chose  de  singulier 
dans  un  récit  qui  respecte  le  vrai  coupable  et  la  plus  grande  partie 
de  sa  postérité,  pour  ne  faire  tomber  les  effets  vengeurs  du  crime  que 
sur  un  seul  membre  de  la  famille,  Chanaan,  sur  celui-là  même  qui 
se  trouva  en  compéUtion  territoriale  et  religieuse  avec  les  enfants 
d'Israël?  Il  s'agirait  donc  ici  bien  moins  d'une  question  physiologique 
que  d'une  haine  politique. 

(1)  M.  le  colonel  Rawlinson  pense  que  Nemrod  est  un  mot  collectif, 
participe  passif  régulier  d'un  verbe  assyrien,  et  signifie  :  ceux  qui 
sont  trouvés  ou  les  colons,  les  premiers  possesseurs,  c'est-à-dire,  ici, 
les  premiers  habitants  blancs  de  la  basse  Chaldée.  (Rawlinson,  Report 
of  tho  Royal  Asiatic  Society,  1852,  p.  xvn.) 


DES  BACES  HUMAINES.  237 

Ainsi  que  je  l'ai  déjà  annoncé ,  l'impression  éprouvée  par  les 
Chamites  blancs ,  à  la  vue  de  leurs  hideux  antagonistes ,  est 
peinte  des  mêmes  couleurs  dont  les  conquérants  hindous  ont 
plus  tard  revêtu  leurs  ennemis  locaux,  frères  de  ceux-là.  Ce 
sont,  pour  les  nouveaux  venus,  des  êtres  féroces  et  d'une  taille 
gigantesque.  Ce  sont  des  monstres  également  redoutables  par 
leur  laideur,  leur  vigueur  et  leur  méchanceté.  Si  la  première 
conquête  fut  difficile,  et  par  l'épaisseur  des  masses  attaquées, 
et  par  leur  résistance ,  soit  furieuse ,  soit  stupidement  inerte , 
le  maintien  des  États  qu'inaugurait  la  victoire  ne  dut  pas  exi- 
ger moins  d'énergie.  La  compression  devint  l'unique  moyen  de 
gouvernement.  Voilà  pourquoi  Nemrod ,  dont  je  citais  le  nom 
tout  à  l'heure,  fut  un  grand  chasseur  devant  l'Étemel  (1). 

Toutes  les  sociétés  issues  de  cette  première  immigration  ré- 
vélèrent le  même  caractère  de  despotisme  altier  et  sans  bornes. 

Mais,  vivant  en  despotes  au  milieu  de  leurs  esclaves,  les 
Chamites  donnèrent  bientôt  naissance  à  une  population  mé- 
tisse. Dès  lors,  la  position  des  anciens  conquérants  devint 
moins  éminente,  et  celle  des  peuples  vaincus  moins  abjecte. 

L'omnipotence  gouvernementale  ne  pouvait  pourtant  rien 
perdre  de  ses  prérogatives,  trop  conformes,  par  leur  nature 
excessive,  à  l'esprit  même  de  l'espèce  noire.  Aussi  n'y  eut-il 
aucune  modification  dans  l'idée  qu'on  se  faisait  de  la  façon 
et  des  droits  de  régner.  Seulement,  le  pouvoir,  désormais, 
s'exerça  à  un  autre  titre  que  celui  de  la  supériorité  du  sang.  Son 
principe  fut  limité  à  ne  plus  supposer  que  des  préexcellences 
de  familles  et  non  plus  de  peuples.  L'opinion  qu'on  avait  du 
caractère  des  dominateurs  commença  cette  marche  décrois- 
sante, qui  toujours  s'accomplit  dans  l'histoire  des  nations  mê- 
lées. 

Les  anciens  Chamites  blancs  allèrent  se  perdant  chaque  jour, 
-et  finirent  par  disparaître.  Leur  descendance  mulâtre,  qui  pou- 
vait très  bien  encore  porter  leur  nom  comme  un  titre  d'hon- 
neur, devint  par  degrés,  un  peuple  saturé  de  noir.  Ainsi  le 
voulaient  les  branches  génératrices  les  plus  nombreuses  de 

(1)  Movers,  das  Phœniziscke  AUerthum,  t.  II,  I"  partie,  p.  271. 


I 


238 


DE   L  INEGALITE 


leur  arbre  généalogique.  De  ce  moment ,  le  cachet  physique 
qui  devait  faire  reconnaître  la  postérité  de  Chanaau  et  la  réser- 
ver à  la  servitude  des  enfants  phis  pieux ,  était  à  jamais  im- 
primé sur  l'ensemble  des  nations  formées  par  l'union  trop 
intime  des  conquérants  blancs  avec  leurs  vaincus  de  race  mé- 
lanienne. 

En  même  temps  que  cette  fusion  matérielle  s'opérait ,  une 
autre  toute  morale  avait  lieu,  qui  achevait  de  séparer,  à  ja- 
mais, les  nouvelles  populations  métisses  de  l'antique  souche 
noble ,  à  laquelle  elles  ne  devaient  plus  qu'une  partie  de  leur 
origine.  Je  veux  parler  du  rapprochement  entre  les  langages. 
Les  premiers  Chamites  avaient  apporté  du  nord-est  un  dialecte 
de  cet  idiome  originellement  commun  aux  familles  blanches, 
dont  il  est  encore  aujourd'hui  si  facile  de  reconnaître  les  vesti- 
ges dans  les  langues  de  nos  races  européennes.  A  mesure  que 
les  tribus  immigrantes  s'étaient  trouvées  en  contact  avec  les 
multitudes  noires,  elles  n'avaient  pas  pu  empêcher  leur  langage 
naturel  de  s'altérer  ;  et  quand  elles  se  trouvèrent  alliées  de  plus 
en  plus  avec  les  noirs,  elles  le  perdirent  tout  à  fait,  filles  l'a- 
vaient laissé  envahir  par  les  dialectes  mélaniens  de  façon  à  le 
défigurer. 

A  la  vérité,  nous  ne  sommes  pas  complètement  en  droit 
d'appliquer,  péremptoirement,  aux  langues  de  Cham  les  ré- 
flexions que  suggère  ce  que  nous  connaissons  du  phénicien  et 
du  libyque.  Beaucoup  d'éléments,  développés  postérieurement 
par  les  migrations  sémitiques,  se  sont  infusés  dans  ces  idiomes 
métis,  et  on  pourrait  objecter  que  les  apports  nouveaux  possé- 
dèrent un  autre  caractère  que  celui  des  langues  formées  d'a- 
bord par  les  Chamites  noirs.  Je  ne  le  crois  cependant  pas.  Ce 
que  nous  savons  du  chananéen ,  et  l'étude  des  dialectes  berbè- 
res ,  paraissent  révéler  un  système  commun  de  langage  imbu 
de  l'essence  qu'on  a  appelée  sémitique,  à  un  degré  supérieur  à 
ce  qu'en  possèdent  les  langues  sémitiques  elles-mêmes,  par  con- 
séquent s'éloignant  davantage  des  formes  appartenant  aux  lan- 
gues des  peuples  blancs,  et  conservant  ainsi  moins  de  traces  de 
l'idiome  typique  de  la  race  noble.  Je  ne  fais  pas  difficulté ,  pour 
ma  part,  de  considérer  cette  révolution  linguistique  comme 


DES   EACES   HUMAINES.  239 

une  conséquence  de  la  presque  identification  avec  les  peuples 
noirs,  et  je  donnerai  plus  bas  mes  raisons. 

Le  Chamite  était  dégénéré  :  le  voilà  au  sein  de  sa  société 
d'esclaves,  entouré  par  elle,  dominé  par  son  esprit,  tandis 
qu'il  domine  lui-même  sa  matière ,  engendrant ,  de  ses  femmes 
noires ,  des  fils  et  des  filles  qui  portent ,  de  moins  en  moins,  le 
cachet  des  antiques  conquérants.  Cependant  parce  qu'il  lui 
reste  quelque  chose  du  sang  de  ses  pères ,  il  n'est  pas  un  sau- 
vage ,  il  n'est  pas  un  barbare.  Il  maintient  debout  une  organisa- 
tion sociale  qui,  depuis  tant  de  siècles  qu'elle  a  disparu,  laisse 
encore  tomber  sur  l'imagination  du  monde  l'ombre  de  quelque 
chose  de  monstrueux  et  d'insensé ,  mais  de  non  moins  gran- 
diose. 

Le  monde  ne  saurait  plus  rien  voir  de  comparable ,  par  les 
effets ,  aux  résultats  du  mariage  des  Chamites  blancs  avec  les 
peuples  noirs.  Les  éléments  d'une  pareille  alliance  n'existent 
nulle  part ,  et  il  n'est  pas  étonnant  que ,  dans  la  production  si 
fréquente  des  hybrides  des  deux  espèces,  rien  ne  représente 
plus  au  physique  ni  au  moral  l'énergie  de  la  première  création. 
Si  l'élément  noir  a  généralement  assez  conservé  de  la  pureté 
pour  montrer  des  qualités  à  peu  près  analogues  à  celles  de  ses 
plus  anciens  types ,  il  n'en  est  pas  de  même  du  blanc.  L'espèce 
ne  se  retrouve  nulle  part  dans  sa  valeur  primitive.  Nos  nations 
les  plus  dégagées  d'alliages  ne  sont  que  des  résultats  très  dé- 
composés ,  très  peu  harmoniques  d'une  série  de  mélanges ,  soit 
noirs  et  blancs  comme,  au  midi  de  l'Europe,  les  Espagnols, 
les  Italiens ,  les  Provençaux  ;  soit  jaunes  et  blancs  comme ,  dans 
le  nord,  les  Anglais,  les  Allemands ,  les  Russes.  De  sorte  que 
les  métis ,  produits  d'un  père  soi-disant  blanc ,  dont  l'essence 
originelle  est  déjà  si  modifiée,  ne  saurait  nullement  s'élever  à 
la  valeur  ethniquement  possédée  par  les  Chamites  noirs. 

Chez  ces  hommes ,  l'hymen  s'était  accompli  entre  des  types 
également  et  complètement  armés  de  leur  vigueur  et  de  leur 
originalité  propres.  Le  conflit  des  deux  natures  avait  pu  s'ac- 
cuser fortement  dans  leurs  fruits  et  y  portait  ce  caractère  de 
vigueur,  source  d'excès  aujourd'hui  impossibles.  L'observation 
de  faits  contemporains  en  fournit  une  preuve  concluante  :  lors- 


I 


240  nE  l'ineCxALITE 

qu'un  Provençal  ou  un  Italien  donne  le  jour  à  un  hybride  mu- 
lâtre, ce  rejeton  est  infiniment  moins  vigoureux  que  lorsqu'il 
est  né  d'un  père  anglais.  C'est  qu'en  effet  le  type  blanc  de  l'An- 
glo-Saxon ,  quoique  loin  d'être  pur,  n'est  pas  du  moins  affai- 
bli d'avance  par  des  séries  d'alluvions  mélaniennes  comme 
celui  des  peuples  du  sud  de  l'Europe ,  et  il  peut  transmettre  à 
ses  métis  une  plus  grande  part  de  la  lorce  primordiale.  Cepen- 
dant, je  le  répète,  il  s'en  faut  que  le  plus  vigoureux  mulâtre 
actuel  équivaille  au  Chamite  noir  d'Assyrie ,  qui,  la  lance  à  la 
main ,  faisait  trembler  tant  de  nations  esclaves. 

Pour  présenter  de  ce  dernier  un  portrait  ressemblant ,  je  ne 
trouve  rien  de  mieux  que  de  lui  appliquer  le  récit  de  la  Bible  sur 
certains  autres  métis  plus  anciens  encore  que  lui ,  et  dont  l'his- 
toire trop  obscure  et  en  partie  mythique  ne  doit  pas  trouver 
place  dans  ces  pages.  Ces  métis  sont  les  êtres  antédiluviens 
donnés  comme  fils  des  Caïnites  et  des  anges.  Ici  il  est  indis- 
pensable de  se  débarrasser  de  l'idée  agréable  dont  les  notions 
chrétiennes  ont  revêtu  le  nom  de  ces  créatures  mystérieuses. 
L'imagination  chananéenne,  origine  de  la  notion  mosaïque, 
ne  prenait  pas  les  choses  ainsi.  Les  anges  étaient,  pour  elle, 
comme,  du  reste,  pour  les  Hébreux,  des  messagers  de  la  di- 
vinité, sans  doute,  mais  plutôt  sombres  que  doux,  plutôt  ani- 
més d'une  grande  force  matérielle  que  représentant  une  éner- 
gie purement  idéale.  A  ce  titre,  on  se  les  imaginait  sous  des 
formes  monstrueuses  et  propres  à  inspirer  l'épouvante,  non 
pas  la  sympathie  (1). 

Lorsque  ces  créatures  robustes  se  furent  unies  aux  filles  des 
Caïnites,  il  en  naquit  des  géants  (2)  dont  on  peut  juger  le  ca- 
ractère par  le  morceau  littéraire  le  plus  ancien ,  peut-être ,  du 
monde,  par  cette  chanson,  que  disait  à  ses  femmes  un  des 

(1)  Tels  étaient,  par  exemple,  les  chérubins  à  tête  de  bœuf.  Gesé- 
nius  les  définit  ainsi  :  a  2113  'i  Hebrœorum  theologia  natura  quœ- 
«  dam  sublimior  et  cœlestis  cujus  formam  ex.  humana,  bovina,  leoni- 
«  na  et  aquilina  (quae  tria  animalia  cum  homine  potentia:  et  sapientiae 
«  symbola  sunt),  compositam  sibi  fingebanl.  »  (Lexicon  manuale  he- 
bratcum  et  chaldaïcum.) 

(2)  Gen.,  VI,  2,  4.  «  Videntes  filii  Dei  Olias  hominum  quod  essent 
■*  pulclua;,  acceperunt  sibi  uxores  ex  omnibus  quas  elegerant...  Ci 


J 


DES  RACES  HUMAIXES.  241 

descendants  du  meurtrier  d'Abel,  parent  probablement  bien 
proche  de  ces  redoutables  métis  : 

«  Entendez  ma  voix,  femmes  de  Lamech;  écoutez  ma  pa- 
«  rôle  :  De  même  que  j'ai  tué  un  homme  pour  une  blessure  et 
«  un  enfant  pour  un  affront ,  de  même  la  vengeance  septuple  de 
«  Caïn  sera  pour  Lamech  soixante-dix-sept  fois  septuple  (1)  !  » 

Voilà,  je  m'imagine,  ce  qui  peint  le  mieux  les  Chamites  noirs, 
et  je  me  laisserais  aller  aisément  à  voir  un  rapport  étroit  de 
similitude  entre  le  mélange  d'oîi  ils  sont  sortis  et  l'hymen  mau- 
dit des  aïeules  de  Noé  avec  cet  autre  type  inconnu  que  la  pen- 
sée primitive  relégua ,  non  sans  quelque  horreur,  dans  un  rang 
surnaturel. 


CHAPITRE  IL 

Les  sémites. 

Tandis  que  les  Chamites  se  répandaient  fort  avant  dans  toute 
l'Asie  antérieure  et  au  long  des  côtes  arabes  jusque  dans  l'est 
de  l'Afrique (2),  d'autres  tribus  blanches,  se  pressant  sur  leurs 

a  gantes  autem  erant  super  terram  in  diebus  illis.  Postquam  enim 
«  ingressi  sunt  Clii  Dei  ad  filias  hominum,  illaeque  genuerunt,  isti  sunt 
«  potentes  a  sœculo  viri  famosi.  » 

(l)Gen.,  IV,  23,  24  :  «  Dixitque  Lamech  uxoribus  suis  Adœ  et  Sellœ  : 
Audite  vocem  meam,  uxores  Lamech,  auscullate  sermonem  mcum. 
Quoniam  occidi  virum  in  vulnus  meum  et  adolescentulum  in  livorem 
meum,  —  septupluin  ultio  dabitur  de  Caïn  ;  de  Lamech  vero  septuagies 
septies.  »  —  Le  sel  de  cette  composition  ne  consiste  pas  seulement  dans 
la  rudesse  du  sentiment.  Il  y  a  encore  là  plus  d'orgueil  que  d'esprit 
de  vengeance.  Dieu,  en  condamnant  Caïn,  n'avait  cependant  pas  voulu 
le  punir  de  mort,  et  il  l'avait  couvert  de  sa  protection,  en  déclarant 
que  celui  qui  le  tuerait  serait  puni  au  septuple.  Lamech  se  mettait  au- 
dessus  même  de  son  aïeul ,  objet  de  la  vénération  de  la  famille,  en  pro- 
mettant soixante-dix-sept  fois  plus  de  châtiment  à  ses  agresseurs. 

(2)  Il  est  probable  que  très  anciennement  des  mélanges  chamites  ont 
atteint  le  sang  des  populations  cafres,  vers  le  méridien  de  Monbaz. 

14 


n 


242  DE  l'inégalité 

pas,  avaient  gagné,  à  l'ouest,  les  montagnes  de  l'Arménie  et 
les  pentes  méridionales  du  Caucase  (l). 

Ces  peuples  sont  ceux  qu'on  appelle  Sémites.  Leur  force 
principale  paraît  s'être  concentrée,  dans  les  premiers  temps, 
au  milieu  des  régions  montagneuses  de  la  haute  Chaldée,  C'est 
de  là  que  sortirent,  à  différentes  époques,  leurs  masses  les  plus 
vigoureuses.  C'est  de  là  que  provinrent  les  courants  dont  le 
mélange  régénéra  le  mieux,  et  pendant  le  plus  longtemps,  le 
sang  dénaturé  des  Cliamites,  et,  dans  la  suite,  l'espèce  aussi 
abâtardie  des  plus  anciens  émigrants  de  leur  propre  race.  Cette 
famille  si  féconde  rayonna  sur  une  très  grande  étendue  de  ter- 
ritoires. Elle  poussa,  dans  la  direction  du  sud-est,  les  Armé- 
niens ,  les  Araméens ,  les  Élamites ,  les  Éiyméens,  même  nom 
sous  différentes  formes  (2)  ;  elle  couvrit  de  ses  rejetons  l'Asie 
Mineure.  Les  Lyciens,  les  Lydiens,  les  Cariens  lui  appartien- 
nent. Ses  colonies  envahirent  la  Crète,  d'où  elles  revinrent 
plus  tard,  sous  le  nom  de  Philistins,  occuper  les  Cyclades, 
Théra,  Mélos,  Cythère  et  la  Thrace.  Elles  s'étendirent  sur  le 
pourtour  entier  de  la  Propontide,  dans  la  ïroade,  le  long  du 
littoral  de  la  Grèce ,  arrivèrent  à  Malte ,  dans  les  îles  Lipari , 
en  Sicile. 

Pendant  ce  temps ,  d'autres  Sémites ,  les  Joktanides  (3) ,  en- 
voyèrent, jusqu'à  l'extrême  sud  de  l'Arabie ,  des  tribus  appe- 
lées à  jouer  un  rôle  important  dans  l'histoire  des  anciennes 
sociétés.  Ces  Joktanides  furent  connus  de  l'antiquité  grecque 
et  latine  sous  le  nom  d'Homérites,  et  ce  que  la  civilisation  de 
l'Ethiopie  ne  dut  pas  à  l'influence  égyptienne ,  elle  l'emprunta 
à  ces  Arabes  qui  formèrent,  non  pas  la  partie  la  plus  ancienne 
de  la  nation,  prérogative  des  Cliamites  noirs,  fils  de  Cush, 
mais  certainement  la  plus  glorieuse ,  quand  les  Arabes  ismaé- 
lites, encore  à  naître  au  moment  oti  nous  parlons,  furent  ve- 
nus se  placer  à  leurs  côtés.  Ces  établissements  sont  nombreux. 
Ils  n'épuisent  cependant  pas  la  longue  liste  des  possessions  sé- 

(1)  Movers,  das  Phœniz.  Alterth.,  t.  I,  2«  partie,  p.  461;  Ewald, 
Gesch.  d.  Vollies  Israël,  1. 1,  p.  332. 

(2)  Ewald,  ouvrage  cité,  1. 1,  p.  327  etpassim. 

(3)  Id.,  ibid.,  t.  I,p.  337. 


DES  RACES   HUMAINES.  243 

mitiques.  Je  n'ai  rien  dit  jusqu'à  présent  de  leurs  envahisse- 
ments sur  plusieurs  points  de  l'Italie,  et  il  faut  ajouter  que, 
maîtres  de  la  côte  nord  de  l'Afrique,  ils  finirent  par  occuper 
l'Espagne  en  si  grand  nombre ,  qu'à  l'époçiue  romaine  on  y 
constatait  aisément  leur  présence. 

Une  si  énorme  diffusion  ne  s'expliquerait  pas,  quelle  que 
pût  être  d'ailleurs  la  fécondité  de  la  race ,  si  l'on  voulait  re- 
vendiquer pour  ces  peuples  une  longue  pureté  de  sang.  Mais , 
pour  bien  des  causes ,  cette  prétention  ne  serait  pas  soute- 
nable.  Les  Chamites ,  retenus  par  une  répugnance  naturelle , 
avaient  peut-être  résisté  quelque  temps  au  mélange  qui  con- 
fondait leur  sang  avec  celui  de  leurs  noirs  sujets.  Pour  soutenir 
ce  combat  et  maintenir  la  séparation  des  vainqueurs  et  des 
vaincus,  les  bonnes  raisons  ne  manquaient  pas,  et  les  consé- 
quences du  laisser-aller  sautaient  aux  yeux.  Le  sentiment  pa- 
ternel devait  être  médiocrement  flatté  en  ne  retrouvant  plus  la 
ressemblance  des  blancs  dans  le  rejeton  mulâtre.  Cependant 
l'entraînement  sensuel  avait  triomphé  de  ce  dégoût,  comme  il 
en  triompha  toujours ,  et  il  en  était  résulté  une  population 
métisse  plus  séduisante  que  les  anciens  aborigènes ,  et  qui  pré- 
sentait, avec  des  tentations  physiques  plus  fortes  que  celles 
dont  les  Chamites  avaient  été  victimes ,  la  perspective  de  ré- 
sultats ,  en  définitive  ,  beaucoup  moins  repoussants.  Puis  la  si- 
tuation n'était  pas  non  plus  la  même  :  les  Chamites  noirs  ne  se 
trouvaient  pas,  vis-à-vis  des  arrivants,  dans  l'infériorité  où  les 
ancêtres  de  leurs  mères  s'étaient  vus  en  face  des  anciens  con- 
quérants. Ils  formaient  des  nations  puissantes  auxquelles  l'ac- 
tion des  fondateurs  blancs  avait  infusé  l'élément  civilisé,  donné 
le  luxe  et  la  richesse ,  prêté  tous  les  attraits  du  plaisir.  Non 
seulement  les  mulâtres  ne  pouvaient  pas  faire  horreur,  mais 
ils  devaient,  sous  beaucoup  de  rapports,  exciter  et  l'admira- 
tion et  l'envie  des  Sémites ,  encore  inhabiles  aux  arts  de  la 
paix. 

En  se  mêlant  à  eux ,  ce  n'étaient  pas  des  esclaves  que  les 
vainqueurs  acquéraient ,  c'étaient  des  compagnons  bien  façon- 
nés aux  raffinements  d'une  civilisation  depuis  longtemps  assise. 
Sans  doute  la  part  apportée  par  les  Sémites  à  l'association 


244 


DE  l'inégalité 


était  la  plus  belle  et  la  plus  féconde ,  puisqu'elle  se  composait 
de  l'énergie  et  de  la  faculté  initiatrice  d'un  sang  plus  rapproché 
de  la  souche  blanche  ;  pourtant  elle  était  la  moins  brillante. 
Les  Sémites  offraient  des  prémices  et  des  primeurs ,  des  espé- 
rances et  des  forces.  Les  Chamites  noirs  étaient  déjà  en  pos- 
session d'une  culture  qui  avait  donné  ses  fruits. 

On  sait  ce  que  c'était  :  de  vastes  et  somptueuses  cités  gou- 
vernaient les  plaines  assyriennes.  Des  villes  florissantes  s'éle- 
vaient sur  les  côtes  de  la  Méditerranée.  Sidon  étendait  au  loin 
s  )n  commerce,  et  n'étonnait  pas  moins  le  monde  par  ses  ma- 
gnificences que  Ninive  et  Babylone.  Sichem ,  Damas,  Asca- 
lon(l),  d'autres  villes  encore,  renfermaient  des  populations 


(1)  Je  me  sers  ici  de  ces  noms  de  cites  célèbres  sans  prétendre  affir- 
mer qu'elles  aient  les  premières  servi  de  métropoles  aux  États  chami- 
tes ou  même  sémo-chamites.  Longtemps  avant  ces  grandes  villes,  la 
Bible  et  les  inscriptions  cunéiformes  nous  révèlent  l'existence  d'autres 
capitales,  telles  que  Niffer,  Warka,  Sanchara  (probablement  la  Lan- 
chara  de  Bérose).  La  fameuse  ville  où  résidait  le  roi  chamite  Chedar- 
laomer,  roi  d'Élam  (Gen.,  XIV),  bien  que  moins  ancienne,  florissait 
cependant  avant  Ninive.  (Voir  le  lieul.-colonel  Rawlinson,  Report  of 
the  Royal  Asialic  Society,  18S2,  p.  xv-xvi.)  —  De  même  la  capitale  de 
Sennacherib  était  à  Kar-Dunyas,  et  non  pas  à  Babylone  (ouvr.  cité,  p. 
xxxn),  ce  qui  est  assez  remarquable  à  cette  époque,  relativement 
,basse,  puisque  Sennacherib  régnait  en  710  av.  J.-C.  seulement.  Cepen- 
dant Babylone  était  bâtie  depuis  fort  longtemps;  le  lieutenant-colonel 
Rawlinson,  s'appuyant  sur  le  iS'  verset  du  23«  chap.  d'Isaïe  (j'avoue  ne 
pas  comprendre  très  bien  les  motifs  du  célèbre  anUquaire),  pense  que 
l'on  peut  considérer  le  treizième  siècle  avant  notre  ère  oomme  l'épo- 
que de  fondation  de  celte  cité.  (Ouvr.  cité,  p.  xvii.) 

La  raison  qui  me  porte  à  m'en  tenir  aux  notions  les  plus  répandues 
c'est  l'état  encore  imparfait  des  connaissances  modernes  sur  l'histoire 
des  États  assyriens.  Nul  doute  que  les  découvertes  de  Botta ,  de  Layard, 
de  Rawlinson,  et  celles  que  poursuit,  en  ce  moment,  avec  tant  de  zélé, 
d'énergie  et  d'habileté,  le  consul  de  France  à  Mossoul,  M.  Place,  n'a- 
mènent, dans  ce  que  nous  savons  des  peuples  primitifs  de  l'Asie,  une 
révolution  plus  considérable  encore  et  suivie  de  résultats  plus  heu- 
reux et  plus  brillants  que  celle  qui  fut  opérée,  il  y  a  quelques  années» 
dans  les  annales  de  l'Italie  antique  par  les  savants  travaux  des  Niebuhr, 
des  0.  Miiller,  des  Aufrecht.  Mais  nous  n'en  sommes  encore  qu'aux 
débuts,  et  il  y  aurait  témérité  à  vouloir  trop  user  de  résultats,  jusqu'ici 
fragmentaires  et  souvent  si  inattendus,  si  émouvants  pour  l'imagina- 
tion la  plus  froide,  qu'avant  de  les  utiliser,  il  faut  qu'une  critique  se- 


à 


DES   RACES   HUMAINES.  245 

actives  habituées  à  toutes  les  jouissances  de  la  vie.  Cette  so- 
ciété puissante  se  morcelait  en  des  myriades  d'États  qui  tous, 
à  un  degré  plus  ou  moins  complet,  mais  sans  exception,  su- 
bissaient l'influence  religieuse  et  morale  du  centre  d'action 
placé  en  Assyrie  (l).  Là  était  la  source  de  la  civilisation;  là  se 
trouvaient  réunis  les  principaux  mobiles  des  développements, 
et  ce  tait,  prouvé  par  des  considérations  multiples,  me  fait 


véic  eu  ait  plus  que  constaté  la  valeur.  Lorsque  le  savant  colonel  Raw- 
linson  donne ,  d'après  deux  cylindres  en  terre  cuite ,  l'histoire  complète 
des  huit  premières  années  du  règne  de  Sennacherib  avec  le  récit  de  la 
campagne  de  ce  monarque  contre  les  Juifs  (Outlines  of  Assyrian  his- 
lory ,  collection  from  the  cuneiform  inscriptions ,  p.  xv),  c'est  bien  le 
moins  que  nous  ne  cédions  pas  trop  facilement  au  charme  inévitable 
qu'exerce  sur  l'esprit  cette  autobiographie  où  le  roi  raconte  sa  défaite 
et  la  met  en  regard  du  récit  de  la  Bible.  Une  grande  réserve  ne  me 
semble  pas  moins  obligatoire,  lorsque  l'infatigable  érudit  nous  offre 
une  découverte  plus  surprenante  encore.  Dans  des  tablettes  en  terre 
cuite  trouvées  sur  le  bas  Euphrate  et  envoyées  à  Londres  par  M.  Lof- 
tus,  membre  de  la  commission  mixte  pour  la  délimitation  des  fron- 
tières turco-persanes,  M.  Rawlinson  pense  avoir  découvert  des  recon- 
naissances du  trésor  d'un  prince  assyrien  pour  un  certain  poids  d'or 
ou  d'argent,  déposé  dans  les  caisses  publiques,  reconnaissances  qui 
auraient  eu,  dans  les  mains  des  particuliers,  un  cours  légal.  M.  Mohl, 
en  rendant  compte  de  cette  opinion,  ajoute  prudemment  :  «  Ce  serait 
«  un  premier  essai  de  valeurs  de  convention  dans  un  temps  où  certai- 
«  nement  personne  ne  l'aurait  soupçonné,  et  cette  supposition  a  quel- 
«  que  chose  de  si  surprenant,  qu'on  ose  à  peine  espérer  qu'elle  se  vé- 
«  riflera.  »  (Rapport  à  la  Société  asiatique,  1851,  p.  46.) 

J'espère  que  personne  ne  me  blâmera  d'imiter  la  discrétion  dont  un 
juge  si  compétent  me  donne  l'exemple.  Plus  on  fera  de  progrès  daq 
la  lecture  des  inscriptions  cunéiformes,  plus  on  découvrira  de  ruine% 
dans  ces  vastes  provinces,  dont  le  sol  inexploré  parait  en  être  couvert, 
plus  on  accomplira  de  miracles,  j'en  suis  convaincu ,  en  faisant  revivre 
des  faits  déjà  morts  et  oubliés  à  l'époque  des  Grecs.  Mais  c'est  préci- 
sément parce  qu'il  y  a  lieu  de  beaucoup  attendre  de  l'avenir,  qu'il  ne 
faut  pas  le  compromettre  en  embarrassant  le  présent  d'assertions  trop 
hâtives,  inutilement  hypothétiques  et  souvent  erronées.  Je  continuerai 
donc  à  me  tenir  de  préférence  sur  des  terrains  connus  et  solides,  et 
c'est  pourquoi  j'invoque  les  noms  de  Ninive  et  de  Rabylone  comme 
étant  ceux  qui,  jusqu'ici,  personnifient  le  mieux  les  splendeurs  assy- 
riennes. 

(1)  Movers,  das  Phœniz.  Alterthum,  t.  II,  l"  partie,  p.  265;  Ewald, 
Geschichte  d.  V.  Israël,  1. 1,  p.  367. 

14. 


246 


DE   L  INEGALITE 


accepter  pleinement  l'assertion  d'Hérodote,  amenant  de  ce  voi- 
sinage les  tribus  phéniciennes,  bien  que  le  fait  ait  été  contesté 
récemment  (1).  L'activité  chananéenne  était  trop  vive  pour 
n'avoir  pas  puisé  la  naissance  aux  sources  les  plus  pures  de 
l'émigration  chamite  (2). 

Partout  dans  cette  société,  à  Babylone  comme  à  Tyr,  règne 
avec  force  le  goût  des  monuments  gigantesques,  que  le  grand 
nombre  des  ouvriers  disponibles,  leur  servitude  et  leur  abjec- 
tion, rendaient  si  faciles  à  élever.  Jamais,  nulle  part,  on  n'eut 
de  pareils  moyens  de  construire  des  monuments  énormes ,  si 
ce  n'est  en  Egypte ,  dans  l'Inde  et  en  Amérique ,  sous  l'empire 
de  circonstances  et  par  la  force  de  raisons  absolument  sembla- 
bles. Il  ne  suffisait  pas  aux  orgueilleux  Chamites  de  faire  mon- 
ter vers  le  ciel  de  somptueux  édifices  ;  il  leur  fallait  encore  éri- 
ger des  montagnes  pour  servir  de  base  à  leurs  palais ,  à  leurs 
temples,  montagnes  artificielles  non  moins  solidement  soudées 
au  sol  que  les  montagnes  naturelles,  et  rivalisant  avec  elles 
par  l'étendue  de  leurs  contours  et  l'élévation  de  leurs  crêtes. 
Les  environs  du  lac  de  Van  (3)  montrent  encore  ce  que  furent 
ces  prodigieux  chefs-d'œuvre  d'une  imagination  sans  frein, 
servie  par  un  despotisme  sans  pitié ,  obéie  par  la  stupidité  vi- 
goureuse. Ces  tumulus  géants  sont  d'autant  plus  dignes  d'ar- 
rêter l'attention ,  qu'ils  nous  reportent  à  des  temps  antérieurs 
à  la  séparation  des  Chamites  blancs  du  reste  de  l'espèce.  Le 
type  en  constitue  le  monument  primordial  commun  à  toute  la 
race.  Nous  le  retrouverons  dans  l'Inde ,  nous  le  verrons  chez 
les  Celtes.  Les  Slaves  nous  le  montreront  également,  et  ce  ne 
sera  pas  sans  surprise  qu'après  l'avoir  contemplé  sur  les  bords 
du  Jénisséi  et  du  fleuve  Amour,  nous  le  reconnaîtrons  s'éle- 
vant  au  pied  des  montagnes  alléghaniennes,  et  servant  de 
base  aux  téocallis  mexicains. 

Nulle  part,  sauf  en  Egypte,  les  tumulus  ne  reçurent  les  pro- 


! 


(1)  Movers ,  t.  II ,  1«  partie ,  p.  302. 

(2)  Movers,  t.  II,  1«  partie,  p.  31.  —  L'opinion  de  cet  auteur  est  vic- 
torieusement réfutée  par  Ewald,  Taber,  Michaelis,  etc. 

(3)  Voir  les  découvertes  du  docteur  Scliuite. 


DES   BACES   HUMAIXES.  247 

portions  puissantes  que  les  Assyriens  surent  leur  donner.  Ac- 
compagnements ordinaires  de  leurs  plus  vastes  constructions, 
ceux-ci  les  érigèrent  avec  une  recherche  de  luxe  et  de  solidité 
inouïe.  Comme  d'autres  peuples,  ils  n'en  flrent  pas  seulement 
des  tombeaux;  ils  ne  les  réduisirent  pas  non  plus  au  rôle  de 
bases  pleines,  ils  les  disposèrent  en  palais  souterrains  pour 
servir  de  refuge  aux  monarques  et  aux  grands  contre  les  ar- 
deurs de  l'été. 

Leur  besoin  d'expansion  artistique  ne  se  contenta  pas  de 
l'architecture.  Ils  furent  admirables  dans  la  sculpture  figurée 
et  écrite.  Les  surfaces  des  rochers,  les  versants  des  monta- 
gnes devinrent  des  tableaux  immenses  où  ils  se  plurent  à  scul- 
pter des  personnages  gigantesques  et  des  inscriptions  qui  ne 
l'étaient  pas  moins,  et  dont  la  copie  embrasse  des  volumes  (1). 
Sur  leurs  murailles ,  des  scènes  historiques,  des  cérémonies  re- 
ligieuses, des  détails  de  la  vie  privée,  entaillèrent  savamment 
le  marbre  et  la  pierre ,  et  servirent  le  besoin  d'immortalité  qui 
tourmentait  ces  imaginations  démesurées. 

La  splendeur  de  la  vie  privée  n'était  pas  moindre.  Un  im- 
mense luxe  domestique  entourait  toutes  les  existences  et,  pour 
me  servir  d'une  expression  d'économiste ,  les  États  sémo-cha- 
mites  étaient  remarquablement  consommateurs.  Des  étoffes 
variées  par  la  matière  et  le  tissu ,  des  teintures  éclatantes ,  des 
broderies  délicates ,  des  coiffures  recherchées ,  des  armes  dis- 
pendieuses et  ornées  jusqu'à  l'extravagance ,  comme  aussi  les 
chars  et  les  meubles,  l'usage  des  parfums,  les  bains  de  sen- 
teur, la  frisure  des  cheveux  et  de  la  barbe,  le  goût  effréné  des 
bijoux  et  des  joyaux ,  bagues ,  pendants  d'oreilles ,  colliers , 
bracelets ,  cannes  de  jonc  indien  ou  de  bois  précieux ,  enfin , 
toutes  les  exigences ,  tous  les  caprices  d'un  raffinement  poussé 
jusqu'à  la  mollesse  la  plus  absolue  :  telles  étaient  les  habi- 
tudes des  métis  assyriens  (2).  N'oublions  pas  qu'au  milieu  de 

(1)  Botta,  Monuments  de  Ninive. 

(2)  Tout  ce  qui  concernait  l'élégance  et  le  luxe  délicat,  ce  qui  était 
caprice,  les  objets  de  mode  et,  en  un  mot,  ce  qui  répondait  à  ce  que 
la  langue  commerciale  d'aujourd'hui  appelle  l'article  Paris,  se  fabri- 
quait dans  le*  grandes  capitales  mésopotamiques.  Voir  Heeren,  Ideen 


248  DE   L'IîNEGALITE 

leur  élégance,  et  comme  un  stigmate  infligé  par  la  partie  la 
moins  noble  de  leur  sang ,  ils  pratiquaient  la  barbare  coutume 
du  tatouage  (1). 

ùber  die  Politik,  den  Verkehr  und  den  Handel  der  vornehmsten  Vœl- 
ker  der  allen  Welt,  1. 1,  p.  810  cl  pass. 

(1)  Wilkinsou,  Cu&toms  and  Manners  ofthe  ancient  Egyptians ,  t.  I 
p.  386.  Les  peintures  égypUemies  portent  témoignage  de  ce  l'ait  cu- 
rieux, et  ce  qui  établit  complètement  l'origine  mélauienue  de  la  cou- 
tume qu'elles  dénoncent,  c'est  de  voir  cette  même  coutume  répandue 
dans  toute  l'Afrique  et  sur    la  cote  occidentale  aussi  bien  qu'à  l'est. 
Pour  expliquer  cette  particularité,  Dcgrandpré,  surpris  de  voir  des  nè- 
gres tatoués,  dit-il,  en  couleur,  à  la  manière  des  Indiens,  fait  remar- 
quer que  les  naturels  traversent  assez  souvent  toute  la  largeur  de  leur 
contineut  parallèlement  à  l'équateur,  et  que,  de  cette  façon,  on  peut 
s'expliquer  que  les  habitants  de  la  Guinée  pratiquent  ce  que  les  gens 
du  Congo  ont  pu  apprendre  des  navigateurs  de  l'Inde.  (Voir  Pott,  Ver- 
wandtschaflliches  Verhœltniss  der  Sprachen  vom  Ka/fer  und  Kongo- 
Stamme  untereinander  dans  la  Zeitschrifl  der  deutsch.  morgenl.  Ge- 
sellschaft,   t.  II,   p.  y.)   C'est  une  démonstration  un  peu  pénible,  à 
laquelle  je  substitue  celle  que  voici  :  Comme  il  n'y  a  au  monde  aucun 
peuple  se  tatouant  au  moyen  de  peintures,  appliquées  seulement  sur 
la  peau  ou  pénétrant  sous  l'épiderme  par  incision  ,  qui  n'appartienne, 
de  très  prés,  aux  espèces  noire  ou  jaune,  j'en  conclus  que  le  tatouage 
est  une  habitude  propre  à  ces  deux  variétés  et  qu'elles  l'ont  fait  adopter 
aux  races  blanches  les  plus  fortement  mêlées  à  elles.  Ainsi,  de  mémo 
que  les  Chamo-Sémites  elles  Hindous,  alliés  aux  noirs,  se  sont  peints, 
de  même  les  Celtes  alliés  aux  jaunes  en  ont  fait  autant  par  une  raison 
toute  semblable.  Il  faut  donc  considérer  les  tatouages  comme  une 
marque  de  l'origine  métisse  et  apporter  beaucoup  de  soin  à  les  étudier 
au  point  de  vue  ethnologique.  C'est  ce  qu'ont  très  bien  compris  les 
savants  américains.  Les  formes  et  les  caractères  des  dessins  tracés 
dans  une  tribu  du  nouveau  continent  ou  de  la  Polynésie,  sur  le  visage 
ou  le  corps  des  guerriers,  ont  souvent  servi  à  faire  reconnaître  la 
descendance,  en  révélant  des  rai)ports  avec  une  autre  peuplade  sou- 
vent fort  lointaine.  Il  m'a  été  donné,  à  moi-même,  de  remarquer    a 
fait  dans  la  belle  collection  de  plâtres  de  M.  de  Froberville.  Ces  ei:  - 
preintes  reproduisent  des  têtes  de  nègres  de  la  côte  orientale  d'Afri- 
que. Sur  le  front  de  plusieurs  de  ces  spécimens,  on  reli-ouve  une  série 
de  points  longitudinaux  relevés  en  saillie  par  un  gonflement  artiDciel 
des  chairs,  ornement  de  la  nature  la  plus  bizarre,  mais  tout  à  fait  iden' 
tique  à  ce  que  l'on  voit  pratiquer  à  plusieurs  groui:es  pélagiens  de 
rocéanie.  Le  savant  ethnologiste,  dont  l'obligeance  m'a  mis  à  même 
de  faire  cette  observation,  n'hésite  pas  à  y  découvrir  la  preuve  d'une 
identité  piimitive  d'origine  entre  les  deux  familles  barbares  que  sé- 
pare une  mer  immense. 


DES   BACES   HUMAINES.  249 

Pour  satisfaire  à  leurs  besoins,  sans  cesse  renaissants,  sans 
cesse  augmentant,  le  commerce  allait  fouiller  tons  les  coins 
du  monde,  y  quêter  le  tribut  de  chaque  rareté.  Les  vastes  ter- 
ritoires de  l'Asie  inférieure  et  supérieure  demandaient  sans 
relâche ,  réclamaient  toujours  de  nouvelles  acquisitions.  Rien 
n'était  pour  eux  ni  trop  beau  ni  trop  cher.  Ils  se  trouvaient , 
par  l'accumulation  de  leurs  richesses,  en  situation  de  tout 
vouloir,  de  tout  apprécier  et  de  tout  payer. 

Mais  à  côté  de  tant  de  magnificence  matérielle,  mêlée  àFac- 
tlvité  artistique  et  la  favorisant ,  de  terribles  indices,  des  plaies 
hideuses  révélaient  les  maladies  dégradantes  que  l'infusion  du 
sang  noir  avait  fait  naître  et  développait  d'une  façon  terrible. 
L'antique  beauté  des  idées  religieuses  avait  été  graduellement 
souillée  par  les  besoins  superstitieux  des  mulâtres.  A  la  simpli- 
cité de  l'ancienne  théologie  avait  succédé  un  émanatisme  gros- 
sier, hideux  dans  ses  symboles ,  se  plaisant  à  représenter  les 
attributs  divins  et  les  forces  de  la  nature  sous  des  images 
monstrueuses ,  défigurant  les  idées  saines ,  les  notions  pures , 
sous  un  tel  amas  de  mystères,  de  réserves,  d'exclusions  et 
d'indéchiffrables  mythes,  qu'il  était  devenu  impossible  à  la  vé- 
rité, refusée  ainsi  systématiquement  au  plus  grand  nombre, 
de  ne  pas  finir,  avec  le  temps,  par  devenir  inabordable  même 
au  plus  petit.  Ce  n'est  pas  que  je  ne  comprenne  les  répugnan- 
ces que  durent  éprouver  les  Chamites  blancs  à  commettre  la 
majesté  des  doctrines  de  leurs  pères  avec  l'abjecte  superstition 
de  la  tourbe  noire ,  et  de  ce  sentiment  on  peut  faire  dériver  le 
premier  principe  de  leur  amour  du  secret.  Puis  ils  ne  manquè- 
rent pas  non  plus  de  comprendre  bientôt  toute  la  puissance 
que  le  silence  donnait  à  leurs  pontificats  sur  des  multitudes 
plus  portées  à  redouter  la  réserve  hautaine  du  dogme  et  ses 
menaces  qu'à  en  rechercher  les  côtés  sympathiques  et  les  pro- 
messes. D'autre  part,  je  conçois  aussi  que  le  sang  des  escla- 
ves, ayant,  un  jour,  abâtardi  les  maîtres ,  inspira  bientôt  à 
ces  derniers  ce  même  esprit  de  superstition  contre  lequel  le 
culte  s'était  d'abord  mis  en  garde. 

Ce  qui  primitivement  avait  été  pudeur,  puis  moyen  politi- 
que, finit  par  devenir  croyance  sincère,  et,  les  gouvernants 


250 


DE   L INEGALITE 


étant  tombés  au  niveau  des  sujets ,  tout  Je  monde  crut  à  la  lai- 
deur, admira  et  adora  la  difformité,  lèpre  victorieuse  ,  invinci- 
blement unie  désormais  aux  doctrines  et  aux  représentations 
figurées. 

Et  ce  n'est  pas  en  vain  que  le  culte  se  déshonore  chez  un 
peuple.  Bientôt  la  morale  de  ce  peuple,  suivant  avec  fidélité  la 
triste  route  dans  laquelle  s'engage  la  foi,  ne  s'avilit  pas  moins 
que  hou  guide.  11  est  impossible,  à  la  créature  humaine  qui  se 
prosterne  devant  un  tronc  de  bois  ou  un  morceau  de  pierre 
laidenaent  contourné ,  de  ne  pas  perdre  la  notion  du  bien  après 
celle  du  beau.  Les  Ghamites  noirs  avaient  eu ,  d'ailleurs ,  tant 
de  bonnes  raisons  pour  se  pervertir  !  Leurs  gouvernements  les 
mettaient  si  directement  sur  la  voie ,  qu'ils  ne  pouvaient  y  man- 
quer. Tant  que  la  puissance  souveraine  était  restée  entre  les 
mains  de  la  race  blanche,  l'oppression  des  sujets  avait  peut- 
être  tourné  au  profit  de  l'amélioration  des  mœurs.  Depuis  que 
le  sang  noir  avait  tout  souillé  de  ses  superstitions  brutales ,  de 
sa  férocité  innée ,  de  son  avidité  pour  les  jouissances  matériel- 
les ,  l'exercice  du  pouvoir  avait  profité  particulièrement  à  la 
satisfaction  des  instincts  les  moins  nobles ,  et  la  servitude  gé- 
nérale, sans  devenir  plus  douce,  s'était  trouvée  beaucoup  plus 
dégradante.  Tous  les  vices  s'étaient  donné  rendez-vous  dans 
les  pays  assyriens. 

A  côté  des  raffinements  de  luxe,  que  j'énumérais  tout  à 
l'heure ,  les  sacrifices  humains ,  ce  genre  d'hommage  à  la  di- 
vinité ,  que  la  race  blanche  n'a  jamais  pratiqué  que  par  em- 
prunt aux  habitudes  des  autres  espèces ,  et  que  la  moindre  in- 
fusion nouvelle  de  son  propre  sang  lui  a  fait  aussitôt  maudire, 
les  sacrifices  humains  déshonoraient  les  temples  des  cités  les 
plus  riches  et  les  plus  civilisées.  A  Ninive ,  à  Tyr,  et  plus  tard 
à  Carthage ,  ces  infamies  furent  d'institution  politique ,  et  ne 
cessèrent  jamais  de  s'accomplir  avec  le  cérémonial  le  plus  im- 
posant. On  les  jugeait  nécessaires  à  la  prospérité  de  l'État. 

Les  mères  donnaient  leurs  enfants  pour  être  éventrés  sur  les 
autels.  Elles  s'enorgueillissaient  à  voir  leurs  nourrissons  gémir 
et  se  débattre  dans  les  flammes  du  foyer  de  Baal.  Chez  les  dé- 
yots,  l'amour  de  la  mutilation  était  l'indice  le  plus  estimé  du 


J 


DES   BACES   HUMAINES.  251 

zèle.  Se  couper  un  membre ,  s'arracher  les  organes  de  la  vi- 
rilité, c'était  faire  œuvre  pie.  Imiter,  de  plein  gré,  sur  sa 
personne  les  atrocités  que  la  justice  civile  exerçait  envers  les 
coupables ,  s'abattre  le  nez  et  les  oreilles ,  et  se  consacrer  tout 
sanglant,  dans  cet  équipage,  au  Melkart  Tyrien  ou  au  Bel  de 
Ninive ,  c'était  mériter  les  faveurs  de  ces  abominables  fétiches. 

Voilà  le  côté  féroce;  passons  au  dépravé.  Les  turpitudes  que, 
bien  des  siècles  après,  Pétrone  décrivait  dans  Rome,  devenue 
asiatique,  et  celles  dont  le  célèbre  roman  d'Apulée,  d'après 
les  fables  milésiennes ,  faisait  matière  à  badinage ,  avaient  droit 
de  cité  chez  tous  les  peuples  assyriens.  La  prostitution,  recom- 
mandée, honorée  et  pratiquée  dans  les  sanctuaires,  s'était 
propagée  au  sein  des  mœurs  publiques,  et  les  lois  de  plus 
d'une  grande  ville  en  avaient  fait  un  devoir  religieux  et  un 
moyen  naturel  et  avouable  de  s'acquérir  une  dot.  La  polyga- 
mie ,  pourtant  bien  jalouse  et  terrible  dans  ses  soupçons  et  ses 
vengeances ,  ne  s'armait  d'aucune  délicatesse  à  cet  égard.  Le 
succès  vénal  de  la  fiancée  ne  jetait  sur  le  front  de  l'épouse 
l'ombre  d'aucun  opprobre. 

Lorsque  les  Sémites,  descendus  de  leurs  montagnes,  étaient 
apparus,  2,000  ans  avant  Jésus-Christ  (l),  au  milieu  de  la  so- 
ciété chamite  et  l'avaient  même,  dans  la  basse  Chaldée  (2), 

(1)  Je  donne  ici  la  date  indiquée  par  Movers  {das  Phœnizische  Alter- 
thum,  t.  U,i"  partie,  p.  239).  Lassen  (Indische  AUerlhumskunde,  1. 1, 
p.  752)  fait  mention  d'une  dynastie  existant  à  cette  époque,  mais  ne 
se  prononce  pas  sur  son  origine  ethnique.  Le  colonel  Rawlinson  {Out- 
lines  of  Assyrian  history ,  p.  xv)  ne  connaît  pas  d'empire  sémitique 
avant  le  treizième  siècle  qui  a  précédé  notre  ère.  C'est  alors  qu'il  trouve 
dans  les  inscriptions  la  mention  d'un  roi  nommé  honorifiquemcnt  Der- 
«eto,  ou  Sémiramis,  mais  dont  il  n'a  pu  encore  déchifîrer  le  nom  vé- 
ritable. Il  pense  que  Ninive  a  été  construite  sous  ce  monarque.  M.  Raw- 
linson me  paraît  ici  prendre  la  quatrième  dynastie  de  Lassen  (Ind 
AUerth.,  I,  p.  752)  et  de  Movers  (loc.  cit.)  pour  la  première.  Dans  tous 
les  cas,  sa  date  est  trop  basse  et  ne  concorde  pas  avec  la  chronologie 
biblique. 

(2)  Les  inscriptions  cunéiformes  et  la  Genèse  s'accordent  à  signaler 
l'établissement  primitif  d'un  État  sémite  dans  la  basse  Chaldée,  ou 
dans  le  payg  voisin,  la  Susiane.  Longtemps,  le  lieu  d'origine  de  leur 

race,  c'est-à-dire  la  haute  Chaldée  ,  la  région  des  montagnes,  futpoui 


252 


DE    l'inégalité 


soumise  à  une  dynastie  issue  de  leur  sang,  les  nouveaux  prin- 
cipes blancs  jetés  au  milieu  des  masses  avaient  dû  régénérer  et 
régénérèrent,  en  effet,  les  nations  dans  lesquelles  ils  furent 
infusés.  Mais  leur  rôle  ne  fut  pas  complètement  actif.  C'était 
chez  des  métis  et  des  lâches  qu'ils  arrivaient,  non  pas  chez  des 
barbares.  Ils  auraient  pu  tout  détruire,  s'il  leur  avait  plu  d'agir 
en  maîtres  brutaux.  Beaucoup  de  choses  regrettables  auraient 
péri  :  ils  firent  mieux.  Ils  usèrent  de  l'admirable  instinct  qui 
jamais  n'a  abandonné  l'espèce ,  et,  donnant  de  loin  un  exemple 
que,  plus  tard,  les  Germains  n'ont  pas  manqué  de  suivre,  ils 
s'imposèrent  l'obligation  d'étayer  la  société  vieillie  et  mourantei 
à  laquelle  venait  s'associer  la  jeunesse  de  leur  sang.  Pour  y 
parvenir,  ils  se  mirent  à  l'école  de  leurs  vaincus  et  apprirent 
ce  que  l'expérience  de  la  civilisation  avait  à  leur  enseigner.  A 
en  juger  par  l'événement,  leurs  succès  ne  laissèrent  rien  à  sou- 
haiter. Leur  règne  fut  plein  d'éclat  et  leur  gloire  si  brillante , 
que  les  collecteurs  grecs  d'antiquités  asiatiques  leur  ont  fait 
l'honneur  de  la  fondation  de  l'empire  d'Assyrie,  dont  ils  n'é- 
taient que  les  restaurateurs.  Erreur  bien  honorable  pour  eux 
et  qui  donne ,  tout  à  la  fois ,  la  mesure  de  leur  goût  pour  la 
civilisation  et  de  la  vaste  étendue  de  leurs  travaux. 

Dans  la  société  chamite,  aux  destinées  de  laquelle  ils  se  trou- 
vèrent dès  lors  présider,  ils  apparaissent  dans  des  fonctions 
bien  multipliées.  Soldats,  matelots,  ouvriers,  pasteurs,  rois, 
continuateurs  des  gouvernements  auxquels  ils  se  substituaient, 
ils  acceptèrent  la  politique  assyrienne  en  ce  qu'elle  avait  d'es- 
sentiel. Ils  furent  ainsi  amenés  à  consacrer  une  part  de  leur 
attention  aux  intérêts  du  commerce. 

Si  l'Asie  antérieure  était  le  grand  marché  du  monde  occi- 
dental et  son  point  principal  de  consommation ,  la  côte  de  la 

les  souverains  sémites  de  l'Assyrie  un  point  dangereux  d'où  sortaient 
des  compétiteurs  qu'il  fallait  mater  d'avance,  et  je  crois  facilement  à 
l'assertion  de  M.  Rawlinson,  qui  remarque  qu'un  des  plus  illustres 
conquérants  de  la  dynastie  que  je  persiste  à  considérer  comme  la  qua- 
trième, monarque  dont  le  nom  paraît  devoir  se  lire  Amak-bar-belh- 
kira,  dirigea  l'effort  de  ses  armes  vers  les  sources  du  Tigre  et  de  l'Eu- 
phrate,  en  Arménie  et  dans  toute  la  contrée  septentrionale  avoisinante. 
{Outlines  of  Assyrian  history,  p.  xxiii.) 


I 


I 


DES  BACES  HUMAINES.  253 

Méditerranée  se  présentait  comme  l'entrepôt  naturel  des  den- 
rées tirées  des  continents  d'Afrique  et  d'Europe ,  et  le  pays  de 
Chanaan,  où  se  concentrait  l'activité  intellectuelle  et  mercan- 
tile des  Chamites  maritimes,  devenait  un  point  très  intéressant 
pour  les  gouvernements  et  les  peuples  assyriens.  Les  Sémites 
babyloniens  et  ninivites  l'avaient  compris  à  merveille.  Tous 
leurs  efforts  tendaient  donc  à  dominer,  soit  directement,  soit 
par  voie  d'influence,  sur  ces  peuples  habiles.  Ceux-ci,  de  leur 
côté,  s'étaient  toujours  efforcés  de  maintenir  leur  indépendance 
politique  vis-à-vis  des  dynasties  anciennes  auxquelles  la  vic- 
toire avait  substitué  le  nouveau  rameau  blanc.  Pour  modifier 
cet  état  de  choses ,  les  conquérants  chaldéens  engagèrent  une 
suite  de  négociations  et  de  guerres  le  plus  souvent  heureuses, 
qui  ont  rendu  célèbre  le  génie  de  leur  race ,  sous  le  nom  ca- 
ractéristique et  dédoublé  par  l'histoire  des  reines  Sémiramis  (1). 

Toutefois,  parce  que  les  Sémites  se  trouvaient  mêlés  à  des 
populations  civilisées ,  leur  action  sur  les  villes  chananéennes 
ne  s'exerça  pas  uniquement  par  la  force  des  armes  et  la  poli- 
tique. Doués  d'une  grande  activité ,  ils  agirent  individuellement 
autant  que  par  nations ,  et  ils  pénétrèrent  en  très  grand  nom- 
bre et  pacifiquement  dans  les  campagnes  de  la  Palestine,  aussi 
bien  que  dans  les  murs  de  Sidon  et  de  Tyr,  en  qualité  de  sol- 
dats mercenaires,  d'ouvriers,  de  marins.  Ce  mode  paisible 
d'infiltration  n'eut  pas  de  moins  grands  résultats  que  la  con- 
quête, pour  l'unité  de  la  civilisation  asiatique  et  l'avenir  des 
États  phéniciens  (2). 

La  Genèse  nous  a  conservé  une  relation  aussi  curieuse  qu'a- 
nimée de  la  façon  dont  s'accomplissaient  les  déplacements  pai- 
sibles de  certaines  tribus,  ou,  pour  mieux  dire,  de  simples 


(1)  Les  Assyriens  ont  occupé  trois  fois  la  Phénicie  :  la  première  fois, 
8,000  ans  avant  J.-C. ;  la  seconde,  vers  le  milieu  du  treizième  siècle; 
la  troisième,  en  750.  (Movers,  das.  Phœn.  ,Alterth,  t.  II,  1"  partie, 
p.  259.) 

(2)  C'est  ainsi  qu'il  faut  comprendre  l'histoire  mythique  de  Sémira- 
mis, personnification  d'une  invasion  chaldéenne.  Avant  d'être  reine, 
elle  avait  commencé  par  être  servante.  (Movers,  da«  Phœnizische  Aller- 
thum,  t.  II,  1"  partie,  p.  261  .j 

RACES  HUMAINES.  —  T.   I.  15 


254 


DE    L  INEGALITE 


familles  sémitiques.  Il  est  une  de  celles-ci  que  le  Livre  saint 
prend  au  milieu  des  montagnes  chaldéennes,  promène  de  pro- 
vinces en  provinces,  et  dont  il  nous  fait  voir  les  misères,  les 
travaux,  les  succès  jusque  dans  les  moindres  détails.  Ce  serait 
manquer  à  notre  sujet  que  de  ne  pas  utiliser  des  renseigne- 
ments si  précieux. 

La  Genèse ,  donc ,  nous  apprend  qu'un  homme  de  la  race  de 
Sem,  de  la  branche  arménienne  d'Arphaxad,  de  la  nation  si 
prolifique  de  Hebr,  vivait  dans  la  haute  Chaldée,  au  pays 
montagneux  d'Ur;  que  cet  homme  conçut  un  jour  la  pensée 
de  quitter  son  pays  pour  aller  habiter  la  terre  de  Chanaan  (1). 
Le  Livre  saint  ne  nous  dit  pas  quelles  raisons  puissantes  avaient 
dicté  la  résolution  du  Sémite.  Ces  raisons  étaient  graves,  sans 
doute ,  puisque  le  fils  de  l'émigrant  défendit  plus  tard  à  sa  race 
de  se  rapatrier  jamais,  bien  qu'en  même  temps  il  commandât 
à  son  héritier  de  choisir  une  épouse  dans  le  pays  de  sa  pa- 
renté (2). 

Tharé  (c'est  le  nom  du  voyageur),  ayant  pris  le  parti  du  dé- 
part, réunit  ceux  des  siens  qui  devaient  l'accompagner,  et  se 
mit  en  chemin  avec  eux.  Les  parents  dont  il  s'entourait  étaient 
Abram,  son  fils  aîné;  Saraï,  sa  flUe  d'un  autre  lit,  femme 
d'Abram  (3) ,  et  Loth ,  son  petit-fils ,  dont  le  père ,  Aran,  était 
mort  quelques  années  en  çà  (4).  A  ce  groupe  de  maîtres  se  joi- 
gnaient des  esclaves,  en  bien  petit  nombre,  caria  famille  était 
pauvre,  et  quelques  chameaux  et  chamelles,  des  ânes,  des 
vaches,  des  brebis,  des  chèvres. 


(1)  Gen.,  XI,  10  ;  «  Sem..  genuit  Arphaxad...  12.  Arphaxad...  genuit... 
Sale...  14.  Sale  genuit  Hebr...  16.  Hebr  genuit  Phaleg...  18.  Phaleg...  ge- 
nuit Reu...  20.  Reu  gouuit  Sarug...  22.  Sarug...  genuit...  Nachor...  24.  Na- 
chor...  genuit  Thare.  » 

(2)  Gen.,  XXIV,  6  :  «  Cave,  ne  quando  reducas  filium  meum  illuc.  » 

(3)  Gen.,  XX ,  12  :  «  Alia  autem  et  vere  soror  mea  est ,  filia  patris  mei , 
a  et  non  fllia  matris  meœ,  et  duxi  eam  in  uxorem.  » 

(4)  Gen.,  XI,  31  :  «  Tulit  itaque  Thare  Abram  filium  suum,  et  Loth 
«  filium  Aran,  filium  filii  sui,et  Saraï  nurum  suam,  uxorem  Abram, 
a  filii  sui ,  et  eduxit  eos  de  Ur  Chajdœorum  ut  irent  in  terram  Chanaan...  » 
—  28  :  «  Mortuusque  est  Aran  ante  Thare,  patrem  suum,  in  terra  nati 
vUatis  sus  in  Ur  Chaldseorum.  » 


i 


DES   KACES   HUMAINES.  255 

Le  motif  pour  lequel  Tharé  avait  choisi  le  Chanaan  comme 
terme  de  son  voyage  est  facile  à  deviner.  Il  était  berger  comme 
ses  pères,  et  ne  s'expatriait  pas  avec  l'intention  de  changer 
d'état  (1).  Ce  qu'il  allait  chercher,  c'était  une  terre  neuve, 
abondante  en  pâturages ,  et  où  la  population  fût  assez  clair- 
'semée  pour  qu'il  y  pût  à  son  aise  promener  ses  troupeaux  et  les 
multiplier.  Tharé  appartenait  donc  à  la  classe  la  moins  aven- 
tureuse de  ses  concitoyens. 

Il  était  d'ailleurs  très  vieux  lorsqu'il  quitta  la  haute  Chaldée. 
A  70  ans,  il  avait  eu  son  fils  Abram,  et,  au  moment  du  départ, 
ce  fils  était  marié.  Si  Tharé  nourrissait  l'espoir  de  conduire 
bien  loin  sa  caravane,  cet  espoir  fut  déçu.  Le  vieillard  expira 
à  Haran,  avant  d'avoir  pu  sortir  de  la  Mésopotamie  (2).  Les 
siens  marchaient  d'ailleurs  fort  lentement  et  comme  gens 
préoccupés,  avant  tout,  de  laisser  paître  leurs  troupeaux  et 
de  ne  pas  les  fatiguer.  Lorsque  les  tentes  étaient  plantées  en 
un  lieu  favorable ,  elles  y  restaient  jusqu'à  ce  que  les  puits  fus- 
sent à  sec  et  les  prés  tondus. 

Abram ,  devenu  le  chef  de  l'émigration ,  avait  vieilli  sous  la 
tutelle  de  son  père.  Il  avait  75  ans  quand  la  mort  de  ce  dernier 
l'émancipa ,  et  il  devenait  chef  à  un  moment  où  il  n'avait  pas 
à  se  plaindre  de  l'être.  Le  nombre  dés  esclaves  s'était  augmenté 
comme  aussi  celui  des  troupeaux  (3).  Ce  qui  ne  laissait  pas 
que  d'avoir  aussi  quelque  importance,  une  fois  sorti  des  pays 
assyriens  et  entré  dans  la  terre  quasi-déserte  de  Chanaan,  le 
pasteur  sémite  n'aperçut  autour  de  son  campement  que  des 
nations  trop  faibles  pour  l'inquiéter. 

Des  tribus  de  nègres  aborigènes,  des  peuplades  chamitiques, 
un  petit  nombre  de  groupes  sémitiques,  émigrant  comme  lui, 
quoique  beaucoup  plus  anciennement  arrivés  dans  la  contrée, 
c'était  tout ,  et  le  fils  de  Tharé  qui ,  dans  le  pays  d'Ur,  n'avait 

(1)  Gen.,  XTiVI,  3...  :  «  Responderunt  :  Pastores  ovium  sumus  servi  lui, 
«  et  nos,  et  patres  nostri.  » 

(2)  Gen.,  XI,  32  :  «  Et  facti  sunt  dies  Tiiare  ducentorum  quinque  an- 
norum  et  mortuus  est  in  Haran.  » 

(3)  Gen.,  XII,  S  :  «  Tulit...  univorsani  siibstantiam, quam  posseticrant, 
«  et  animas,  quas  f'ecerant  in  Haran.  » 


256  DE  l'inégalité 

compté,  selon  toute  vraisemblance,  que  pour  un  très  mince 
personnage,  se  trouva  être,  dans  cette  nouvelle  patrie,  ud^ 
grand  propriétaire,  un  homme  considérable,  presque  un  roi  (1). 
Il  en  arrive  ainsi ,  d'ordinaire ,  à  ceux  qui ,  abandonnant  à  pro- 
pos une  terre  ingrate,  portent  dans  un  pays  neuf  du  courage,, 
de  l'énergie  et  la  résolution  de  s'agrandir. 

Aucune  de  ces  qualités  ne  manquait  à  Abram.  Il  ne  forma 
pas  d'abord  un  établissement  fixe.  Dieu  lui  avait  promis  de  le 
rendre  un  jour  maître  de  la  contrée  et  d'y  établir  les  généra- 
tions sorties  de  ses  reins.  Il  voulut  connaître  son  empire.  Il  le 
parcourut  tout  entier.  Il  contracta  des  alliances  utiles  avec 
plusieurs  des  nomades  qui  l'exploitaient  comme  lui  (2).  Il  des- 
cendit même  en  Egypte;  bref,  quand  il  approcha  du  terme  de 
sa  carrière,  il  était  puissant,  il  était  riche.  Il  avait  gagné  beau- 
coup d'or  et  d'esclaves,  beaucoup  de  troupeaux.  Il  était  sur- 
tout devenu  l'homme  du  pays,  et  il  pouvait  le  juger  ainsi  que 
les  peuples  qui  l'habitaient. 

Ce  jugement  était  sévère.  Il  avait  bien  connu  les  mœurs, 
brutales  et  abominables  des  Chamites.  Ce  qui  était  arrivé  5 
Sodome  et  à  Gomorrhe  lui  avait  paru  hautement  mérité  par 
les  crimes  de  deux  villes  où  Dieu  lui  avait  prouvé  qu'il  ne  se 
trouvait  pas  dix  honnêtes  gens  (3).  Il  ne  voulut  pas  que  sa 
descendance  fût  souillée,  dans  le  seul  rameau  qui  lui  tînt  à 
cœur,  par  une  parenté  avec  des  races  si  perverties ,  et  il  com- 
manda à  son  intendant  d'aller  quérir,  dans  le  pays  natal  de 
sa  tribu ,  une  femme  de  sa  parenté ,  une  fille  de  Bathuel ,  fils 
de  Melcha  et  de  Nachor  (4) ,  par  conséquent  sa  petite-nièce. 
Jadis  on  lui  avait  fait  savoir  la  naissance  de  cette  enfant  (5). 

(1). Gen.,  XXIII,  6:  «  Audi  nos,  domine,  princeps  Dei  es  apud  nos.  » 

(2)  Gen.,  XIV,  13  :  «  Nunciavit  Abram  Hebra;o  qui  habltabatin  con- 
«  valle  Mambre  Amonhœi,  fratris  Eschol  et  fratris  Aner;  hi  enim  pc - 
«  pigerant  fœdus  cum  Abram.  »  —  XXI,  27...  :  «  Percusseruntque  ambo 
«  (cum  Abimelech)  t'œdus.  » 

(3)  Gen.,XVm,32  :  «  Et  dixit  (Deus)  :  Non  delebo  propter  decem.  » 

(4)  Gen.,  XIV.  24...  :  «  Filia  sum  Bathuelis ,  filii  Naclior,  quem  peperit 
ei  Melcha.  » 

(5)  Gen.,  XXII,  20  :  «  His  ita  gestis ,  nunciatum  est  Abrahre,  quod  Mel- 
cha quoque  genuisset  filios  Nachor  fratri  suo.  » 


DES   BACES    HUMAINES.  257 

Ainsi, à  ces  époques  primitives,  l'émigration  ne  rompait  pas 
tous  les  liens  entre  les  Sémites  absents  de  leurs  montagnes  et  les 
membres  de  leurs  familles  qui  avaient  continué  d'y  habiter. 
Les  nouvelles  traversaient  les  plaines  et  les  rivières,  volaient 
de  la  maison  chaldéenne  à  la  tente  errante  du  Chanaan,  et 
circulaient  à  travers  de  vastes  contrées  morcelées  entre  tant 
de  souverainetés  diverses.  C'est  un  exemple  et  une  preuve  de 
l'activité  de  vie  et  de  la  communauté  d'idées  et  de  sentiments 
<]ui  embrassaient  le  monde  chamo-sémitique. 

Je  ne  veux  pas  pousser  plus  avant  les  détails  de  cette  his- 
toire :  on  les  connaît  assez.  On  sait  que  les  Sémites  abrahami- 
des  finirent  par  se  fixer  à  demeure  dans  le  pays  de  la  Promesse. 
Ce  que  je  veux  seulement  ajouter,  c'est  que  les  scènes  du  pre- 
mier établissement,  comme  celles  du  départ  et  des  hésitations 
qui  précédèrent,  rappellent  d'une  manière  frappante  ce  que 
montrent ,  de  nos  jours ,  tant  de  familles  irlandaises  ou  aller 
mandes  sur  la  terre  d'Amérique.  Quand  un  chef  intelligent 
les  conduit  et  dirige  leurs  travaux ,  elles  réussissent  comme  les 
enfants  du  patriarche.  Lorsqu'elles  sont  mal  inspirées,  elles 
échouent  et  disparaissent  comme  tant  de  groupes  sémitiques 
dont  la  Bible  nous  laisse  par  éclairs  entrevoir  les  désastres. 
C'est  la  même  situation  ;  les  mêmes  sentiments  s'y  montrent 
dans  des  circonstances  toujours  analogues.  On  y  voit  persister 
au  fond  des  cœurs  cette  touchante  partialité  à  l'égard  de  la 
patrie  lointaine,  vers  laquelle,  pour  rien  au  monde,  on  ne 
voudrait  cependant  rétrograder.  C'est  une  joie  semblable  d'en 
recevoir  des  nouvelles,  le  mêr.îe  orgueil  attaché  à  la  parenté 
qu'on  y  conserve;  en  un  mot ,  tout  est  pareil. 

.T'ai  montré  une  famille  de  pasteurs  assez  obscurs ,  assez 
humbles.  Ce  n'était  pas  là  ce  qui  faisait  surtout  l'importance 
des  émigrations  sémitiques  isolées  dans  les  États  assyriens  ou 
chananéens.  Ces  bergers  vivaient  trop  pour  eux-mêmes  et  n'é- 
taient pas  d'une  utilité  assez  directe  aux  populations  visitées 
par  eux.  II  est  donc  tout  simple  que  ceux  de  leurs  frères  qui 
avaient  embrassé  le  métier  des  armes  et  se  montraient  experts 
dans  cette  utile  profession  fussent  plus  recherchés  et  plus  l'e- 
marqués. 


258  DE  l'inégalité 

Un  des  traits  principaux  de  la  dégradation  des  Charaites  et 
la  cause  la  plus  apparente  de  leur  chute  dans  le  gouvernement 
des  États  assyriens,  ce  lut  l'oubli  du  courage  guerrier  et  l'ha- 
bitude de  ne  plus  prendre  part  aux  travaux  militaires.  Cette 
honte ,  profonde  à  Babylone  et  à  Ninive ,  ne  l'était  guère  moins 
à  Tyr  et  à  Sidon.  Là ,  les  vertus  militaires  étaient  négligées  et 
méprisées  par  ces  marchands ,  trop  absorbés  dans  l'idée  de 
s'enrichir.  Leur  civilisation  avait  déjà  trouvé  les  raisonne- 
ments dont  les  patriciens  italiens  du  moyen  âge  se  servirent 
plus  tard  pour  déconsidérer  la  profession  du  soldat  (1). 

Des  troupes  d'aventuriers  sémites  s'offrirent  en  foule  à 
combler  la  lacune  que  les  idées  et  les  mœurs  tendaient  à  ren- 
dre, chaque  jour,  plus  profonde.  Ils  furent  acceptés  avec  em- 
pressement. Sous  les  noms  de  Cariens,  dePisidiens,  de  Cili- 
ciens,  de  Lydiens,  de  Philistins,  coiffés  de  casques  de  métal, 
.sur  le  front  desquels  leur  coquetterie  martiale  inventa  de  faire 
flotter  des  panaches,  vêtus  de  tuniques  courtes  et  serrées, 
cuirassés,  le  bras  passé  dans  un  bouclier  rond,  ceints  d'une 
épée  qui  dépassait  la  mesure  ordinaire  des  glaives  asiatiques 
et  portant  en  main  des  javelots ,  ils  furent  chargés  de  la  garde 
des  capitales  et  devinrent  les  défenseurs  des  flottes  (2).  Leurs 
mérites  étaient  moins  grands  toutefois  que  l'énervement  de 
ceux  qui  les  payaient  (3).  La  très  haute  noblesse  phénicienne 
était  la  seule  partie  de  la  nation  qui,  quelque  peu  fidèle  aux 
souvenirs  de  ses  pères,  les  grands  chasseurs  de  l'Éternel,  eût 

(1)  Ewald,  Gesch.  d.  V.  Israël,  I,  294.  Les  Carthaginois  ne  se  mon- 
trèrent pas  plus  militaires  que  les  Tyriens.  Ils  employaient  des  sti- 
pendiés. 

(2)  Ewald ,  ouvrage  cité,  t.  l,  p.  293  et  pass.  Ces  troupes  mercenaires 
jouèrent  un  très  grand  rôle  dans  tous  les  États  cliamites  et  sémites 
d'Asie  et  d'Afrique.  Les  Égyptiens  mêmes  en  enrôlaient.  Au  temps  d'A- 
braham, les  petites  principautés  de  la  Palestine  se  confiaient  sur  elles 
de  leur  défense.  Phicol ,  que  la  Genèse  appelle  le  chef  de  l'armée  d'A- 
bimélech  (KlSHlto  Gen.,  XXI,  22),  était  probablement  un  condot- 
tiere de  celte  espèce.  Plus  tard,  la  garde  de  David  fut  aussi  composée 
de  Philistins.  Tout  cela  prouve  combien  les  mœurs  générales  étaient 
peu  militaires. 

(3)  Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I,p.  294. 


DES  HACES   HUMAINES.  259 

gardé  l'habitude  de  porter  les  armes.  Elle  aimait  encore  à  sus- 
pendre ses  boucliers,  richement  peints  et  dorés ,  aux  sommets 
des  grandes  tours  et  à  embellir  ses  villes  de  cette  parure  bril- 
lante qui,  au  dire  des  témoignages,  les  faisait  resplendir  de 
loin  comme  des  étoiles  (1).  Le  reste  du  peuple  travaillait.  Il 
jouissait  des  produits  de  son  industrie  et  de  son  commerce. 
Quand  la  politique  i-éclamait  quelque  coup  de  vigueur,  une 
colonisation,  une  émigration,  les  rois  et  les  conseils  aristocra- 
tiques, après  avoir  enlevé  l'écume  de  leurs  populations  par 
une  presse  forcée ,  lui  donnaient  pour  gardes  et  pour  soutiens 
des  Sémites  ;  tandis  que  quelques  rejetons  des  Chamites  noirs, 
se  mettant  à  la  tête  de  ce  mélange ,  tantôt  commandaient  tem- 
porairement, tantôt  allaient,  au  delà  des  mers,  former  le 
noyau  d'un  nouveau  patriciat  local  et  créer  un  État  modelé  sur 
les  habitudes  politiques  et  religieuses  de  la  mère  patrie. 

De  cette  façon ,  les  bandes  sémites  pénétraient  partout  où 
les  Chamites  avaient  de  l'action.  Elles  ne  se  séparaient  pas, 
pour  ainsi  dire,  de  leurs  vaincus,  et  le  cercle  de  ces  derniers, 
leur  milieu,  leur  puissance  étaient  également  les  leurs.  Les 
blancs  de  la  seconde  alluvion  semblaient ,  en  un  mot ,  n'avoir 
pas  d'autre  mission  à  remplir  que  de  prolonger  autant  que 
possible,  par  l'adjonction  de  leur  sang,  demeuré  plus  pur, 
l'antique  établissement  de  la  première  invasion  blanche  dans 
le  sud-ouest. 

On  dut  croire  longtemps  que  cette  source  régénératrice  était 
inépuisable.  Tandis  que,  vers  ic  temps  de  la  première  émigra- 
tion des  Sémites,  quelques-unes  des  nations  arianes,  autres 
tribus  blanches,  s'établissaient  dans  la  Sogdiane  et  le  Pendjab 
actuel ,  il  arrivait  que  deux  rameaux  étaient  détachés  de  celles- 
ci.  Les  peuples  arians-helléniques  et  arians-zoroastriens,  cher- 
chant une  issue  pour  gagner  l'ouest,  pressaient  avec  force  sur 
les  Sémites,  et  les  contraignaient  d'abandonner  leurs  vallées 
montagneuses  pour  se  jeter  dans  les  plaines  et  descendre  vers 
le  midi.  Là  se  trouvaient  les  plus  considérables  des  États  fon- 
dés par  les  Chamites  noirs. 

(1)  isaïe. 


260 


DE    L  INEGALITE 


Il  est  difficile  de  savoir  d'une  manière  exacte  si  la  résistance 
opposée  aux  envahisseurs  helléniques  fut  bien  vigoureuse  dans 
son  malheur.  Il  ne  le  semble  pas.  Les  Sémites,  supérieurs  aux 
Chamites  noirs ,  n'étaient  cependant  pas  de  taille  à  lutter  con- 
tre les  nouveaux  venus.  Moins  pénétrés  par  les  alliages  méla- 
}iiens  que  les  descendants  de  Nemrod ,  ils  étaient  cependant 
infectés  dans  une  grande  mesure,  puisqu'ils  avaient  abandonné 
la  langue  des  blancs  pour  accepter  le  système  issu  de  l'hymen 
de  ses  débris  avec  les  dialectes  des  noirs,  système  qui  nous 
est  connu  sous  le  nom  très  discutable  de  sémitique. 

La  philologie  actuelle  divise  les  langues  sémitiques  en  qua- 
tre groupes  principaux  (1)  :  le  premier  contient  le  phénicien, 
le  punique  et  le  libyque,  dont  les  dialectes  berbères  sont  des 
dérivés  (2)  -,  le  second  renferme  l'hébreu  et  ses  variations  (3)  ; 
le  troisième,  les  branches  araméennes;  le  quatrième,  l'arabe, 
le  gheez  et  l'amharique. 

A  considérer  le  groupe  sémitique  dans  son  ensemble  et  en 
faisant  abstraction  des  mots  importés  par  des  mélanges  ethni- 
ques postérieurs  avec  des  nations  blanches ,  on  ne  peut  pas 
affirmer  qu'il  y  ait  eu  séparation  radicale  entre  ce  groupe  et 
ce  qu'on  nomme  les  langues  indo-germaniques,  qui  sont  celles 
de  l'espèce  d'où  sont  sortis,  incontestablement,  les  pères  des 
Chamites  et  de  leurs  continuateurs. 

Le  système  sémitique  présente,  dans  son  organisme,  des 
lacunes  remarquables.  Il  semblerait  que,  lorsqu'il  s'est  formé, 
ses  premiers  développements  ont  rencontré  autour  d'eux,  dans 


(1)  Gesénius,  Gcschichte  der  hebraeischen  Sprache  und  Schrift,  p.  4. 

(2)  Les  nations  berbères  etamaziglis,  d'origine  sémitique,  s'étendent 
très  avant  au  sud,  dans  le  Sahara  africain,  et,  dans  l'ouest,  jusqu'aux 
îles  Canaries.  Les  Guanches  étaient  des  Berbères.  Les  invasions  sémi- 
tiques se  sont  répétées  sur  le  littoral  occidental  de  l'Afrique  pendant 
mille  ans  au  moins.  (Movers,  das  Phœnizische  Alterthum,  t.  II,  2«  par- 
tie, p.  3G3  ctpass.) 

(3)  Gesénius,  Hebraeische  Grammatik,  I6«  édition,  1851,  p.  12.  On 
n'a  que  peu  d'indices  de  l'existence,  de  dialectes  hébraïques.  Les 
Éphraimites  donnaient  au  Schin  la  prononciation  du  Sin  ou  du  Sa- 
mech.  Il  paraît  aussi,  suivant  Néhémie,  qu'il  y  avait  un  langage  par- 
ticulier à  Asdod. 


DES   KACES   HUMAINES.  26J 

les  langues  qu'ils  venaient  remplacer,  de  puissantes  antipathies 
dont  ils  n'ont  pas  pu  complètement  triompher.  Ils  ont  détruit 
les  obstacles  sans  pouvoir  fertiliser  leurs  restes ,  de  sorte  que 
les  langues  sémitiques  sont  des  langues  incomplètes  (1). 

Ce  n'est  pas  uniquement  par  ce  qui  leur  fait  défaut  qu'on 
peu  constater  en  elles  ce  caractère ,  c'est  aussi  par  ce  qu'elles 
possèdent.  Un  de  leurs  traits  principaux ,  c'est  la  richesse  des 
combinaisons  verbales.  Dans  l'arabe  ancien ,  les  formes  exis- 
tent pour  quinze  conjugaisons  dans  lesquelles  un  verbe  idéal 
peut  passer.  Mais  ce  verbe,  comme  je  le  dis,  est  idéal,  et  au- 
<îun  des  verbes  réels  n'est  apte  à  profiter  de  la  facilité  de  flexion 
ni  de  la  multiplicité  de  nuances  qui  lui  sont  otlertes  par  la 
théorie  grammaticale  (2).  Il  y  a  certainement,  au  fond  de  la 
nature  de  ces  langues,  quelque  chose  d'inconnu  qui  s'y  oppose. 
Il  s'ensuit  que  tous  les  verbes  sont  défectueux  et  que  les  irré- 
gularités et  les  exceptions  abondent.  Or,  comme  on  l'a  bien  dé- 
montré, toute  langue  a  le  complément  de  ce  qui  lui  manque 
dans  l'opulence  plus  logique  de  quelque  autre  à  laquelle  elle  a 
fait  ses  emprunts  imparfaits  (3). 

Le  complément  du  système  sémitique  paraît  se  rencontrer 
dans  les  langues  africaines.  Là,  on  est  frappé  de  retrouver  tout 


(1)  Gesénius  les  déGnit  ainsi  :  1»  Parmi  les  consonnes,  beaucoup  de 
gutturales;  les  voyelles  ne  jouent  qu'un  rôle  très  subordonné;  2"  la 
plupart  des  racines,  trilittères;  3»  dans  le  verbe,  deux  temps  seu- 
lement; une  régularité  singulière  quant  à  la  formation  des  modes; 
4"  dans  le  nom,  deux  genres,  sans  plus;  des  désignaUons  de  cas  d'une 
extrême  simplicité;  5»  dans  le  pronom,  tous  les  cas  obliques  déter- 
minés par  des  affixes;  6"  presque  aucun  composé  ni  dans  le  verbe  ni 
dans  le  nom  (excepté  dans  les  noms  propres);  7»  dans  la  syntaxe,  une 
simple  juxtaposition  des  membres  de  la  phrase,  sans  grande  coordina- 
tion périodique.  (Hebraeische  Grammatik,  t.  I,  p.  3.) 

(2)  Sylvestre  de  Sacy,  Grammaire  arabe,  2*  édition,  t.  I,  p.  1^  et 
passim.  —  Ce  savant  philologue,  contrairement  à  l'avis  de  plusieurs 
grammairiens  nationaux,  trouve  l'emploi  des  deux  dernières  formes 
si  rare,  qu'il  réduit  le  nombre  total  à  treize,  en  y  comprenant  la  con- 
jugaison radicale  du  primitif  trililtère. 

(3)  M.  Prisse  d'Avennes  a  récemment  fait  une  très  heureuse  applica- 
tion de  ce  principe,  dans  son  examen  de  la  grammaire  persane  de 
M.  Chodzko.  Voir  Revue  orientale. 

15. 


I 


262  BE  l'inégalité 

entier  l'appareil  des  formes  verbales,  si  saillant  dans  les  idio- 
mes sémitiques,  avec  cette  grave  différence,  que  rien  n'y  est 
stérile;  tous  les  verbes  passent,  sans  difficulté,  par  toutes  les 
conjugaisons  (1).  D'autre  part,  on  n'y  trouve  plus  de  ces  ra- 
cines dont  la  parenté  visible  avec  l'indo-germanique  trouble 
singulièrement  les  idées  de  ceux  qui  veulent  faire  du  groupe 
sémitique  un  système  entièrement  original ,  absolument  isolé 
des  langues  de  notre  espèce  (2).  Pour  les  idiomes  nègres,  pas 
de  trace,  pas  de  soupçon  possible  d'une  alliance  quelconque 
avec  les  langues  de  l'Inde  et  de  l'Europe;  au  contraire,  alliance 
intime ,  parenté  visible  avec  celles  de  l'Assyrie ,  de  la  Judée , 
du  Chanaan  et  de  la  Libye. 

(1)  Polt,  Verwandischaf niches  Verhœltniss der  Sprachen  vom Ka/fer- 
und  Kongo-Stamme ,  p.  11,  p.  23.  «  Noch  erwiuhne  icii  hier  behuf  all- 
«  gemeinorer  Cliaraklerisirungs  gegenwœrtiger  Idiome  ihre  Ueber- 
«  fùlle  an  dem,  was  die  semitische  Gramnialik  uiiter  Conjugationcn 
«  versteht;  ich  mcine  die  Menge  besonderer  Vcrbal-formen,  welche 
u  oigentliiimliche  BcgriffsabsciiaUungcn  und  Nebcnbezeiclinungen  des 
■  im  jodesniaiigen  Verbura  licgenden  Gruudgcdankens  abgcben  und 
«  darstellen.  Dièse  Conjugationcn  enlshehen  aber,  in  der  Regel,  durch 
<■  Zusaîtze  hinten  an  der  Wuizcl.  »  Et  page  138  :  «  Es  giebt  gar  keine 
0  Wurzelverba,  die  nicht  aîlinlicher  Modificationen  faehig  wâren;  und 
«  vermittelst  gewisser  Partikeln  oder  Zusselze  zeigt  ein  jeder  dieser 
«  Verba,  und  aile  daraus  abgeleiteten ,  an,  ob  die  Handiung,  die  sie 
«  ausdiiicken,  seltcn  oder  haûlig  ist;  ob  sich  Scliwierigkeit,  Leichti- 
«  gkeit,  Uebermaass  oder  andere  Untcrschiede  dabey  finden.  » 

(2)  Ce  qui  n'est  pas  l'opinion  de  M.  Rawlinson.  Voir  Journal  of  the 
R.  A.  Society ,  t.  XIX,  part.  1 ,  p.  xxni,  la  note  sur  le  pronom  kaga  de 
l'inscription  de  Bi-Soutoun  et  le  rapprochement  qu'en  fait  le  savant 
colonel  avec  le  mot  i)ouschtou  haga  et  le  latin  hic.  —  Voir  encore, 
pour  les  affinités  indo-germaniques  de  l'assyrien,  le  travail  de  Rawlin- 
son, précité,  p.  xcv.  II  n'est  plus  douteux  désormais  que  la  plus  atu 
cienne  (;lasse  d'inscriptions  cunéiformes  recouvre  une  langue  sémiti- 
que. MM.  Westergaard  et  de  Saulcy,  fou  M.  Rurnouf,  ont  mis  lo  fait 
hors  de  question.  Et  à  ce  propos,  qu'il  me  soit  permis  de  déposer  ici 
l'expression  des  profonds  regrets  que  la  perte  prématurée  de  M.  Rur- 
nouf  inspire  à  tous  les  amis  de  la  science.  Homme  rare,  d'une  érudi- 
tion inouïe,  d'une  sagacité  qui  tenait  du  prodige,  d'une  prudence  mer- 
veilleuse, l'Angleterre  et  rAllemagne  nousTenviaient  justement.  Il 
avait  fait,  sur  les  écritures  assyriennes,  des  travaux  préparatoires 
qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de  terminer  et  dont  lo  fruit  est  ainsi  perdu 
pour  nous.  Peut-être  se  passcra-t-il  bien  du  temps  avant  que  la  place 
éminente  de  ce  grand  esprit  soit  occupée  de  nouveau. 


DES  KACES  HUMAIiNES.  2G3 

Je  parle  ici  des  langues  de  l'Afrique  orientale.  On  était  déjà 
bien  d'avis  que  le  gheez  et  l'amharique,  parlés  en  Abyssinie, 
sont  franchement  sémitiques,  et,  d'un  commun  accord,  on  les 
rattachait,  purement  et  simplement,  à  la  souche  arabe  (1). 
Mais  voilà  que  la  liste  s'allonge,  et  dans  les  nouveaux  rameaux 
linguistiques  qu'il  faut,  bon  gré  mal  gré,  rattacher  au  nom 
de  Sem ,  il  se  manifeste  des  caractères  spéciaux  qui  forcent  de 
les  constituer  à  part  de  l'idiome  des  Cushites ,  des  Joktanides 
et  des  Ismaélites.  En  première  ligne  se  présentent  le  tôgr-jana 
et  le  tôgray;  puis  la  langue  du  Gouraghé  au  sud-ouest,  l'adari 
dans  le  Harar,  le  gafat  à  l'ouest  du  lac  Tzana ,  l'ilmorma ,  en 
usage  chez  plusieurs  tribus  gallas,  l'afar  etses  deux  dialectes; 
le  saho  (2),  le  ssomal,  le  sechuana  et  le  wanika  (3).  Toutes 
ces  langues  présentent  des  caractères  nettement  sémitiques.  Il 
faut  leur  adjoindre  encore  le  suahili ,  qui  ouvre  à  son  tour 
un  autre  coin  de  l'horizon. 

C'est  une  langue  cafre  ,  et  le  peuple  qui  en  parle  les  dialec- 
tes, jadis  borné,  dans  l'opinion  des  Européens,  aux  territoires 
les  plus  méridionaux  de  l'Afrique ,  s'étend  maintenant ,  pour 
nous,  5°  plus  au  nord,  jusque  par  delà  Monbaz  (4).  Il  atteint 
TAbyssinie,  confesse,  lui  noir  et  non  pas  nègre,  une  commu- 
nauté fondamentale  d'idiome  avec  des  tribus  purement  nègres, 
telles  que  les  Suahilis  proprement  dits,  les  Makouas  et  les 

(I)Ewald,  Zeitschrift  fur  die  Kvnde  des  Morgenlandes ,  Ucber  die 
Saho-Sprache  in  JEthiopien,  t.  V,  p.  410. 

(2)  Les  Sahos  habitent  non  loin  de  Mossawa,  ou  mieux  Massowa  o  -.^j» 

sur  la  mer  Rouge.  Jusqu'à  d'Abbadie,  on  les  avait  toujours  confondus 
tantôt  avec  les  Gallas,  tantôt  avec  les  Danakils.  (Ewaid ,  Ueber  die 
Saho-Sprache,  t.  V,  p.  412.) 

(3)  Ewald ,  loc.  cit.,  p.  422,  pense  que  le  saho  s'est  séparé  des  autres 
langues  sémitiques  dans  une  antiquité  incommensurable.  Il  se  sert  de 
ce  mot  séparé,  parce  qu'il  part  de  la  supposition  que  le  foyer  sémiti- 
que est  en  Asie.  Cependant,  frappé  du  monde  d'idées  que  soulève 
l'examen  des  langues  noires,  il  s'écrie  :  «  Quelles  clartés  .nouvelles 
"  nous  sont  présentées  par  l'existence  de  pareilles  langues  sur  le  con- 
«  tinent  africain,  au  point  de  vue  de  l'histoire  primitive  des  peuples 
«  et  des  idiomes  sémitiques  !  »  M.  d'E wald  ne  se  trompe  pas ,  c'est  toute 
une  révélation. 

(4)  Pott,  ouvr.  cité,  t.  II,  p.  8. 


264  DE    L'iNÉGALITiî; 

Monjons.  Enfin ,  les  Gallas  parlent  tous  des  dialectes  qui  se 
rapprochent  du  cafre  (1). 

Ces  observations  ne  s'arrêtent  pas  là.  On  est  en  droit  d'y 
ajouter  ce  dernier  mot,  de  la  plus  haute  importance  :  tout  le 
continent  d'Afrique,  du  sud  au  nord  et  de  l'est  à  l'ouest,  ne 
connaît  qu'une  seule  langue ,  ne  parle  que  des  dialectes  d'une 
même  origine.  Dans  le  Congo  comme  dans  laCafrerie  et  l'An- 
gola, sur  tout  le  pourtour  des  côtes,  on  retrouve  les  mêmes 
formes  et  les  mêmes  racines  (2).  La  Nigritie ,  qui  n'a  pas  en- 
core été  étudiée ,  et  le  patois  des  Hottentots ,  restent ,  provi- 
soirement, en  dehors  de  cette  affirmation,  mais  ne  la  réfutent 
pas. 

Maintenant,  récapitulons.  1°  Tout  ce  qu'on  connaît  des  lan- 
gues de  l'Afrique,  tant  de  celles  qui  appartiennent  aux  nations 
noires  que  de  celles  qui  sont  parlées  par  les  tribus  nègres,  se 
rapporte  à  un  même  système  ;  2°  ce  système  présente  les  ca- 
ractères principaux  du  groupe  sémitique  dans  un  plus  grand 
état  de  perfection  que  dans  ce  groupe  même;  3°  plusieurs  dfs 
langues  qui  en  ressortent  sont  classées  hardiment,  par  ceux 
qui  les  étudient,  dans  le  groupe  sémitique. 

En  faut-il  davantage  pour  reconnaître  que  ce  groupe,  tant 
dans  ses  formes  que  dans  ses  lacunes ,  puise  ses  raisons  d'exis- 
ter au  fond  des  éléments  ethniques  qui  le  composent ,  c'est-à- 
dire  dans  les  efiets  d'une  origine  blanche  absorbée  au  sein 
d'une  proportion  infiniment  forte  d'éléments  mélaniens? 

Il  n'est  pas  nécessaire ,  pour  comprendre  ainsi  la  genèse  des 
langues  de  l'Asie  antérieure ,  de  supposer  que  les  populations 
sémitiques  se  soient  préalablement  noyées  dans  le  saug  des 

(1)  PoU .  ouvr.  cité ,  loc.  cit. 

(2)  Cette  opinion,  basée  sur  les  travaux  des  missionnaires  et  des  voya- 
geurs, et  en  particulier  ceux  de  d'Abbadie  et  de  Krapf,  trouve  de  vi- 
goureux propagateurs  dans  M.  de  la  Gabelentz,  Zeilschrift  d.  m.  Ge- 
sellsch.,  1. 1,  p.  238;  M.  d'Ewald,  dans  son  beau  mémoire  sur  la  langue 
saho;  M.  Krapf,  directement,  dans  un  essai  intitulé  :  Von  der  afrika- 
nischen  Ostkûste  (même  recueil,  t.  III,  p.  311),  et  M.  Pott,  dont  l'auto- 
rité est  si  grande  en  un  pareil  sujet.  Ritter  et  Carus  partagent  le  même 
avis  (Erdkunde;  Ueber  ungleiche  Bcfœhigung  der  Menschheitssteemmc, 
etc.,  p.  34.) 


i 


DES   RACES    HUMAINES.  265 

noirs.  Le  fait,  incontestable  pour  les  Chamites,  ne  l'est  pas  pour 
leurs  associés. 

A  la  manière  dont  ceux-ci  se  sont  mêlés  aux  sociétés  anté- 
rieures, tantôt  s'abattant  victorieux  sur  les  Etats  du  centre, 
tantôt  se  glissant,  en  serviteurs  utiles  et  intelligents,  dans  les 
communautés  maritimes,  il  est  fort  à  croire  qu'ils  firent  comme 
les  enfants  d'Abraham  :  ils  apprirent  les  langues  du  pays  où 
ils  venaient  aussi  bien  gagner  leur  vie  que  régner  (1).  L'exem- 
ple donné  par  le  rameau  hébreu  a  très  bien  pu  être  suivi  par 
toutes  les  autres  branches  de  la  famille,  et  je  ne  répugne  pas 
davantage  à  croire  que  les  dialectes  formés  postérieui'ement 
par  celle-ci  n'aient  eu  précisément  pour  caractère  typique  de 
créer,  ou  au  moins  d'agrandir  des  lacunes.  Je  les  signalais  tout 
à  l'heure  dans  l'organisme  des  langues  sémitiques.  Ceci  n'est 
d'ailleurs  pas  une  hypothèse.  Les  Sémites  les  moins  mélangés 
de  sang  chamite,  tels  que  les  Hébreux,  ont  possédé  un  idiome 
plus  imparfait  que  les  Arabes.  Les  alliances  multipliées  de  ces 
derniers  avec  les  peuplades  environnantes  avaient  sans  cesse 
replongé  la  langue  dans  ses  origines  mélaniennes.  Toutefois, 
l'arabe  est  encore  loin  d'atteindre  à  l'idéal  noir,  comme  l'es- 
sence de  ceux  qui  le  possèdent  est  loin  d'être  identique  avec  le 
sang  africain. 

Quant  aux  Chamites,  il  en  fut  différemment  :  il  fallut,  de 
toute  nécessité,  que,  pour  donner  naissance  au  système  lin- 
guistique qu'ils  adoptèrent  et  transmirent  aux  Sémites,  ils 
s'abandonnassent  sans  réserve  à  l'élément  noir.  Ils  durent  posr 
séder  le  système  sémitique  beaucoup  plus  purement,  et  je  ne 
serais  pas  surpris  si,  malgré  la  rencontre  de  racines  indo-ger- 
maniques dans  les  inscriptions  de  Bi-Soutoun ,  on  était  amené 
à  reconnaître  un  jour  que  la  langue  de  quelques-unes  de  ces 
annales  du  plus  lointain  passé  se  rapproche  plus  du  type  nègre 
que  l'arabe,  et,  à  plus  forte  raison,  que  l'hébreu  et  l'araméen. 

(1)  A  cette  époque,  l'araméen  était  déjà  distinct  de  la  langue  de  Cha- 
naan.  (Gen.,  XXXI,  47)  :  «  Quem  (fuinulum)  vocavit  Laban  Tumulum 
«  testis,  et  Jacob,  Acervuin  tcstinionii,  uterque  juxta  propiietatem 

«  linguae  suae.  »  Les  mots  araméeus  sont   NDITlto  11^  ,  les  molshé- 
,  AT     -;  ir      1-  :  J 

brcux   "Jyii. 


266  DE  l'inégalité 

Je  viens  de  montrer  comment  il  y  avait  plusieurs  degrés 
vers  la  perfection  sémitique.  On  part  de  l'araméen ,  la  plus 
défectueuse  des  langues  de  cette  famille ,  pour  arriver  au  noir 
pur.  Je  ferai  voir  plus  tard  comment  on  sort  de  ce  système , 
avec  les  peuples  les  moins  atteints  par  le  mélange  noir,  pour 
remonter  par  degrés  vers  les  langues  de  la  famille  blanche. 
Toutefois,  laissons  ce  sujet  pour  un  moment  :  c'est  assez  d'a- 
voir établi  la  situation  ethnique  des  conquérants  sémites.  Plus 
respectés  que  les  Assyriens  primitifs  par  la  lèpre  mélanienne , 
ils  étaient  métis  comme  eux.  Ils  ne  se  trouvaient  en  état  de 
triompher  que  de  nations  malades,  et  nous  les  verrons  suc- 
comber toujours  quand  ils  auront  affaire  à  des  hommes  d'ex- 
traction plus  noble. 

Mais,  vers  l'an  2000  avant  Jésus-Christ,  ces  hommes  d'éner- 
gie supérieure ,  les  Arians  zoroastriens ,  pointaient  à  peine  à 
l'horizon  oriental.  Ils  s'occupaient  uniquement  de  s'assurer  les 
demeures  conquises  par  eux  dans  la  Médie.  De  leur  côté ,  les 
Arians  hellènes  ne  cherchaient  qu'à  se  faire  place  dans  leur 
migration  vers  l'Europe.  Les  Sémites  avaient  ainsi  de  longs 
siècles  de  prédominance  et  de  triomphes  assurés  sur  les  gens 
civilisés  du  sud-ouest. 

Chaque  fois  qu'un  mouvement  des  Arians  hellènes  les  for- 
çait de  céder  quelque  part  de  leur  ancien  territoire,  la  défaite 
se  résolvait  pour  eux  en  une  victoire  fructueuse ,  car  elle  s'o- 
pérait aux  dépens  dès  colons  de  la  riche  Babylonie.  C'est  ainsi 
que  ces  bandes  de  vaincus  fugitifs ,  ensevelissant  la  honte  de 
leur  déroute  dans  les  ténèbres  des  pays  situés  vers  le  Caucase 
et  la  Caspienne ,  frappaient  le  monde  d'admiration  à  la  vue  des 
faciles  lauriers  que  recueillait  leur  fuite. 

Les  invasions  sémitiques  constituent  donc  des  œuvres  re- 
prises à  plusieurs  fois.  Le  détail  n'en  importe  pas  ici.  Il  sufflt 
de  rappeler  que  la  première  émigration  s'empara  des  États  si- 
tués dans  la  basse  Chaldée.  Une  autre  expédition,  celle  des 
Joktanides,  se  prolongea  jusqu'en  Arabie  (1).  Une  autre,  d'au- 

(1)  Ewaïd,  Geschîchte  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  337.  —  L'arrivée  des 
Joktanides  et  la  fondation  de  leurs  principaux  États  dans  l'Arabie  mé- 
ridionale sont  antérieures  à  l'époque  d'Abraham. 


DES   BACES   HUMAINES.  267 

très  encore,  peuplèrent  de  nouveaux  maîtres  les  contrées  ma- 
ritimes de  l'Asie  supérieure.  Le  sang  noir  combattait  souvent 
avec  succès,  chez  les  plus  mélangés  de  ces  peuples,  les  ten- 
dances sédentaires  de  l'espèce  ;  et  non  seulement  des  déplace- 
ments très  considérables  avaient  lieu  dans  les  masses ,  mais 
(luelquefois  aussi  des  tribus  peu  nombreuses,  cédant  à  des 
considérations  de  toute  nature ,  abandonnaient  leurs  résidences 
pour  gagner  une  autre  patrie. 

Les  Sémites  étaient  déjà  en  pleine  possession  de  tout  l'uni- 
vers chamite,  où  les  chefs  sociaux  qui  n'étaient  pas  directe- 
ment vaincus  subissaient  pourtant  leur  influence ,  quand  parut 
au  milieu  de  leurs  établissements  un  peuple  destiné  à  de  gran- 
des épreuves  et  à  de  grandes  gloires  :  je  veux  parler  du  rameau 
de  la  nation  hébraïque,  que  j'ai  déjà  amené  hors  des  monta- 
gnes arméniennes,  et  qui,  sous  la  conduite  d'Abraham,  et 
bientôt  avec  le  nom  d'Israël,  avait  poursuivi  sa  marche  jus- 
qu'en Egypte  pour  revenir  ensuite  dans  le  pays  de  Chanaan. 
Lorsque  avec  le  père  des  patriarches  la  nation  traversa  ce  pays, 
il  était  peu  peuplé.  Quand  Josué  y  reparut ,  le  sol  était  large- 
ment occupé  et  bien  cultivé  par  de  nombreux  Sémites  (1). 

La  naissance  d'Abraham  est  fixée  par  l'exégèse  à  l'an  2017, 
postérieurement  aux  premières  attaques  des  nations  helléniques 
contre  les  peuples  des  montagnes,  par  conséquent  non  loin 
de  l'époque  des  victoires  de  ces  derniers  sur  les  Chamites ,  et 
de  l'élévation  de  la  nouvelle  dynastie  assyrienne.  Abraham 
appartenait  à  une  nation  d'où  les  Joktanides  étaient  déjà  issus, 
et  dont  les  branches ,  restées  dans  la  mère  patrie,  y  formèrent , 
plus  tard,  différents  États  sous  les  noms  de  Péleg,  de  Réhou, 
de  SaroudJ,  de  Nachor  et  autres  (2).  Le  fils  de  Tharé  devint 
lui-même  le  fondateur  vénéré  de  plusieurs  peuples ,  dont  les 
plus  célèbres  ont  été  les  enfants  de  Jacob ,  puis  les  Arabes 

(\)  Movers,  das  Phœnizische  Allerlhum,  t.  II,  l'*  partie,  p.  63-70.  — 
Entre  Abraham  et  Moïse,  la  PalesUne  avait  été  le  tliécàfre  de  mouve- 
ments de  populaUon  considérables.  D'ailleurs  de  nombreuses  nations 
abrahamides,  non  Israélites,  s'y  étaient  établies,  telles  que  les  enfants 
de  Cétura ,  les  fils  d'Ismacl ,  ceux  d'Esaii ,  ceux  de  Loth ,  etc. 

(2)  Ewakl ,  G.  d.  V.  Israël,  t.  I,  p.  338. 


268  DE  l'inégalité 

occidentaux ,  qui ,  sous  le  nom  d'Ismaélites ,  partageant  avec 
ies  Joktanides  hébreux  et  les  Chamites  kuschites  la  domination 
de  la  péninsule ,  agirent ,  dans  la  suite ,  avec  le  plus  de  force 
sur  les  destinées  an  monde ,  soit  lorsqu'ils  donnèrent  de  nou- 
velles dynasties  aux  Assyriens,  soit  lorsque,  avec  Mahomet, 
ils  dirigèrent  la  dernière  renaissance  de  la  race  sémitique. 

Avant  de  suivre  plus  avant  les  destinées  ethniques  du  peu- 
ple d'Israël ,  et  maintenant  que  j'ai  trouvé  dans  la  date  de  la 
naissance  de  son  patriarche  un  point  chronologique  assuré  qui 
peut  servir  à  fixer  la  pensée ,  j'épuiserai  ce  qui  me  reste  à  dire 
sur  les  autres  nations  chamo-sémites  les  plus  apparentes. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  le  nombre  des  États  indé- 
pendants compris  dans  la  société  d'alors  était  innombrable. 
Toutefois,  je  ne  puis  parler  que  de  ceux  qui  ont  laissé  les  tra- 
ces les  plus  profondes  de  leur  existence  et  de  leurs  actes.  Atta- 
chons-nous d'abord  aux  Phéniciens. 


CHAPITRE  III. 

Les'  Chananéens  maritimes. 

Au  temps  d'Abraham ,  la  civilisation  chamite  était  dans  tout 
l'éclat  de  son  perfectionnement  et  de  ses  vices  (1).  Un  de  ses 
territoires  ies  plus  remarquables  était  la  Palestine  (2),  où  les 
villes  de  Chanaan  florissaient,  grâce  à  leur  commerce  alimenté 
par  des  colonies  innombrables  déjà.  Ce  qui  pouvait  manquer, 
en  population,  à  toutes  ces  villes  était  amplement  compensé 
par  cette  circonstance  heureuse ,  que  nul  concurrent  ne  leur 
disputait  encore  les  immenses  profits  de  leurs  manufactures 

(i)  Ewald,  G.  d.  V.  Israël,  t.  I,  \^.  2G2. 
(2)  Même  ouvrage,  p.  278. 


DES   KAGES   HUMAINES.  269 

d'étoffes,  de  leurs  teintureries,  de  leur  navigation  et  de  leur 
transit  (1). 

Toutes  les  sources  de  richesses  que  je  viens  d'énumérer  res- 
taient concentrées  entre  les  mains  de  leurs  créateurs.  Mais , 
comme  pour  prouver  combien  c'est  une  faible  marque  de  la 
force  vitale  des  nations  qu'un  commerce  productif,  les  Phéni- 
ciens, déchus  de  l'antique  énergie  qui  les  avait  amenés  jadis 
des  bords  de  la  mer  Persique  aux  rives  de  la  Méditerranée , 
n'avaient  conservé  aucune  indépendance  politique  réelle  (2). 
Ils  se  gouvernaient ,  le  plus  souvent ,  il  est  vrai ,  par  leurs  pro- 
pres lois  et  dans  leurs  formes  aristocratiques  anciennes.  Mais, 
en  fait,  la  puissance  assyrienne  avait  annulé  leur  indépendance. 
Ils  recevaient  et  respectaient  les  ordres  venus  des  contrées  de 
l'Euphrate  (3) .  Lorsque ,  dans  quelques  mouvements  intérieurs, 
ils  essayaient  de  secouer  ce  joug,  leur  unique  ressource  était 
de  se  tourner  vers  l'Egypte  et  de  substituer  l'influence  de  iMem- 
phis  à  celle  de  Ninive.  De  véritable  isonomie,  il  n'en  était  plus 
question. 

Outre  la  prépondérance  des  deux  grands  empires  entre  les- 
quels les  villes  chananéennes  se  trouvaient  resserrées ,  un  mo- 
tif d'une  autre  nature  forçait  les  Phéniciens  aux  plus  constants 
ménagements  envers  ces  puissants  voisins.  Les  territoires  de 


(1)  Je  ne  mentionne  pas  les  ports  de  Gaza  et  d'Ascalon ,  parce  qu'ils 
ne  furent  fondés  qu'après  l'émigration  de  Crète,  déterminée  par  les 
conquêtes  de  l'Hellène  Minos,  i548  avant  J.-C.  Du  reste,  les  Assyriens, 
fidèles  à  leur  système  de  s'affranchir  du  monopole  phénicien,  s'em- 
parèrent très  promptement  de  ces  deux  cités  et  leur  donnèrent  beau- 
coup de  puissance.  (Ewald,  ouvrage  cité,  t.  I,  p.  294  et  367;  Gesénius, 
Geschichte  der  hebraeischen  Sprache,  p.  14.) 

(2)  Movers,  das  Phœnizische  Alterthum,  t.  II-I,  p.  298  et  378.  La  poli- 
tique assyrienne  faisait  trembler  les  États  cliananéens;  quand  il  n'y 
avait  pas  domination  directe,  l'influence  restait  énorme  et,  se  mêlant 
aux  querelles  des  partis,  appuyant  le  faible  pour  ruiner  le  fort,  susci- 
tait des  querelles  incessantes  et  rendait  la  paix  encore  plus  redoutable 
que  la  guerre.  M.  Movers  décrit  très  bien  le  jeu  de  ces  antiques  com- 
binaisons, et  prouve  que  le  but  principal  des  hommes  d'État  d'Assy- 
rie touchait  aux  questions  commerciales. 

(3)  Movers ,  das  Phœnizische  A  Ucrlhum,  t.  II-l ,  p.  259  et  271 ,  et  pas- 
sim. 


270  DE    l'inégalité 

l'Assyrie  et  de  l'Egypte ,  mais  sui'tout  de  l'Assyrie ,  étaient  les 
grands  débouchés  du  commerce  de  Sidon  et  de  Tyr.  A  la  vé- 
rité, les  Chananéens  allaient,  sur  d'autres  points  encore,  por- 
ter les  étoffes  de  pourpre ,  les  verreries ,  les  parfums  et  les 
denrées  de  toute  sorte,  dont  leurs  magasins  regorgeaient. 
Mais  quand  la  proue  élevée  de  leurs  navires  noirs  et  longs 
venait  toucher  la  grève  encore  si  jeune  des  côtes  grecques  ou 
les  rivages  de  l'Italie,  de  l'Afrique,  de  l'Espagne,  l'équipage 
ne  faisait  là  que  d'assez  maigres  proflts.  La  longue  barque 
était  tirée  à  terre  par  les  rameurs  noirs,  aux  tuniques  rouges, 
courtes  et  serrées.  Les  populations  aborigènes  entouraient,  la 
convoitise  et  l'étonnement  peints  sur  le  visage ,  ces  navigateurs 
arrogants  qui  commençaient  par  disposer  autour  de  leur  na- 
vire les  groupes  prudemment  armés  de  leurs  mercenaires  sé- 
mites; puis  on  étalait  devant  les  rois  et  les  chefs,  accourus  de 
tous  les  points  de  la  contrée ,  ce  que  contenaient  les  flancs  du 
vaisseau.  Autant  que  possible,  on  cherchait  à  obtenir  en 
échange  des  métaux  précieux.  C'était  ce  qu'on  demandait  à 
l'Espagne,  riche  en  ce  genre.  Avec  les  Grecs,  on  traitait  sur- 
tout pour  des  troupeaux,  pour  des  bois  principalement,  comme 
en  Afrique  pour  des  esclaves.  Quand  l'occasion  s'y  prétait 
et  que  le  marchand  se  jugeait  le  plus  fort ,  sans  scrupule  il  se 
jetait,  avec  son  monde,  sur  les  belles  filles,  vierges  royales  ou 
servantes,  sur  les  enfants,  sur  les  jeunes  garçons,  sur  les 
hommes  faits ,  et  rapportait  joyeusement  dans  les  marchés  de 
sa  patrie  les  fruits  abondants  de  ce  commerce  sans  foi  qui, 
dès  la  plus  haute  antiquité,  a  rendu  célèbres  l'avidité,  la  lâ- 
cheté et  la  perfidie  des  Chamites  et  de  leurs  alliés.  On  com- 
prend ,  de  reste ,  quelle  aversion  dangereuse  devaient  inspirer 
ces  marchands  sur  les  côtes ,  où  ils  ne  s'étaient  pas  encore  as- 
suré ,  par  des  établissements  fixes ,  la  haute  main  et  la  domi- 
nation absolue.  En  somme,  ce  qu'ils  faisaient  par  tous  ces 
pays ,  c'était  une  exploitation  des  richesses  locales.  Donnant 
peu  pour  obtenir  ou  extorquer,  ou  arracher,  beaucoup ,  leurs 
opérations  se  bornaient  à  un  commerce  de  troc,  et  leurs 
plus  beaux  produits,  comme  leurs  plus  précieuses  denrées, 
ne  trouvaient  pas  là  de  placement.  La  grande  importance  de 


DES   BACES   HUMAINES.  271 

l'Occident  ne  consistait  donc  nullement  pour  eux  dans  ce  qu'ils 
y  apportaient,  mais  bien  dans  ce  qu'ils  en  tiraient,  au  meilleur 
marché  possible.  Nos  régions  fournissaient  la  matière  première, 
que  Tyr,  Sidon ,  les  autres  cités  chananéennes  travaillaient,  fa- 
çonnaient ou  faisaient  valoir  ailleurs,  chez  les  Égyptiens  et 
dans  les  contrées  mésopotamiques. 

Ce  n'était  pas  seulement  en  Europe  et  en  Afrique  que  les 
Phéniciens  allaient  chercher  les  éléments  de  leurs  spéculations. 
Par  des  relations  très  antiques  avec  les  Arabes  kouschites  et 
les  enfants  de  Joktan ,  ils  prenaient  part  au  commerce  des 
parfums ,  des  épices ,  de  l'ivoire  et  de  l'ébène  ,  provenant  de 
l'Yémeu  ou  de  lieux  beaucoup  plus  éloignés ,  tels  que  la  côte 
orientale  d'Afrique,  de  l'Inde,  ou  même  de  l'extrême  Orient  (t). 
Pourtant  n'ayant  pas  là ,  comme  pour  les  produits  de  l'Europe, 
un  monopole  absolu ,  leur  attention  restait  fixée  de  préférence 
sur  les  pays  occidentaux,  et  c'était  entre  ces  terres  accaparées 
et  les  deux  grands  centres  de  la  civilisation  contemporaine 
qu'ils  jouaient,  dans  toute  sa  plénitude,  le  rôle  avantageux  de 
facteurs  uniques. 

Leur  existence  et  leur  prospérité  se  trouvaient  ainsi  liées 
d'une  manière  étroite  aux  destinées  de  Ninive  et  de  Thèbes. 
Quand  ces  pays  souffraient ,  aussitôt  la  consommation  était  en 
baisse ,  et  immédiatement  le  coup  portait  sur  l'industrie  et  le 
commerce  chananéens.  Si  les  rois  de  la  Mésopotamie  croyaient 
avoir  à  se  plaindre  des  États  marchands  de  la  Phénicie,  ou 
bien  s'ils  voulaient,  dans  une  querelle,  les  amener  à  compo- 
sition sans  tirer  l'épée,  quelques  mesures  fiscales  dirigées  con- 
tre l'introduction  des  denrées  de  l'Occident  dans  les  pays  as- 
syriens ou  dans  les  provinces  égyptiennes  nuisaient  Jieaueoup 


(1)  Le  Mahabharata  ne  connaît  pas  les  noms  de  Babylone  ni  de  la 
Chaldée.  Cependant  il  y  avait  eu,  de  tout  temps,  un  grand  commerce 
entre  les  Arians  hindous  et  le  monde  occidental,  par  rinlerniédiaire 
des  Phéniciens,  soit  avant,  soit  après  que  ceux-ci  eurent  quitté  Tylos 
et  Aradus  dans  le  golfe  Persique.  (Lassen,  Indische  Alterthumskunde, 
1. 1,  p.  858  et  passim.)  Je  parlerai  ailleurs  des  vases  de  porcelaine  chi- 
noise trouvés  dans  des  tombeaux  égyptiens  des  plus  anciennes  dy- 
nasties. 


^72  DE  l'inégalité 

plus  aux  patriciens  de  Tyr,  les  atteignaient  plus  profondément 
et  plus  sensiblement  dans  leur  existence  et,  par  là,  dans  leur 
tranquillité  intérieure,  que  si  l'on  avait  envoyé  contre  eux  d'in- 
nombrables armées  de  cavaliers  et  de  chars.  Voilà  donc,  dans 
la  plus  lointaine  antiquité,  les  Phéniciens,  si  flers  de  leur 
activité  mercantile,  si  dépravés,  si  abaissés  parles  vices  un 
peu  ignobles,  compagnons  inséparables  de  ce  genre  de  mérite, 
réduits  à  ne  posséder  que  l'ombre  de  l'indépendance  et  vivant 
serviteurs  humiliés  de  leurs  puissants  acheteurs. 

Le  gouvernement  des  villes  de  la  côte  avait  jadis  commencé 
par  être  sévèrement  théocratique.  C'était  l'usage  de  la  race  de 
Cham.  En  effet,  les  premiers  vainqueurs  blancs  s'étaient  mon- 
trés au  milieu  des  populations  noires  avec  l'appareil  d'une 
telle  supériorité  d'intelligence,  de  volonté  et  de  force,  que  ces 
niasses  superstitieuses  ne  purent  dépeindre  mieux  la  sensation 
d'admiration  et  d'épouvante  qu'elles  en  éprouvèrent  qu'en  les 
déclarant  dieux.  C'est  par  suite  d'une  idée  toute  semblable  que 
les  peuples  de  l'Amérique,  aux  temps  de  la  découverte,  de- 
mandaient aux  Espagnols  s'ils  ne  venaient  pas  du  ciel,  s'ils 
n'étaient  pas  des  dieux,  et,  malgré  les  réponses  négatives  dic- 
tées aux  conquérants  par  la  foi  chrétienne ,  leurs  vaincus  per- 
sistaient à  les  soupçonner  véhémentement  de  cacher  leur  qua- 
lité. C'est  de  même  encore  que,  de  nos  jours,  les  tribus  de 
l'Afrique  orientale  ne  dépeignent  pas  autrement  l'état  dans  le- 
quel ils  voient  les  Européens  qu'en  disant  :  Ce  sont  des  dieux  (1). 

Les  Chamites  blancs ,  médiocrement  retenus  par  les  délica- 
tesses de  conscience  des  temps  modernes,  n'avaient  vraisem- 
blablement eu  aucune  peine  à  se  résoudre  aux  adorations.  Mais 
lorsque  le  sang  se  mêla,  et  qu'à  la  race  pure  succédèrent  par- 
tout les  mulâtres,  le  noir  découvrit  des  traces  nombreuses 
d'humanité  dans  le  maître  que  sa  fille  ou  sa  sœur  avait  mis  au 
monde.  Le  nouvel  hybride ,  toutefois ,  était  puissant  et  hautain. 


(I)  Les  nègres  donnent  même  ce  titre  aux  Mahalaselys,  tribu  cafro, 
qui  paraît  mériter  cet  honneur  par  la  possession  de  vêlements  d'étoffe 
et  de  maisons  pourvues  d'escaliers.  (Priciiard,  Histoire  naturelle  de 
l'homme,  t.  II,  p.  21.) 


DES   RACES   HUMAINES.  273 

Il  tenait  aux  anciens  vainqueurs  par  sa  généalogie,  et  si  le 
règne  des  divinités  Unit,  celui  de  leurs  prêtres  commença.  Le 
despotisme ,  pour  changer  de  forme ,  n'en  fut  pas  moins  aveu- 
glément vénéré.  Les  Chananéens  conservaient  dans  leur  his- 
toire (1)  l'exposé  très  complet  de  ce  double  état  de  choses.  Ils 
avaient  été  gouvernés  par  Melkart  et  Baal ,  et  plus  tard  par  les 
pontifes  de  ces  êtres  surhumains  (2). 

Quand  les  Sémites  amvèrent,  la  révolution  fit  un  pas  en 
avant.  Les  Sémites  étaient,  au  fond,  plus  proches  parents  des 
dieux  que  les  dynasties  hiératiques  des  Chamites  noirs.  Ils 
avaient  quitté  plus  récemment  la  souche  commune,  et  leur 
sang,  bien  qu'assez  altéré,  l'était  moins  que  celui  des  métis 
dont  ils  venaient  partager  les  richesses  et  soutenir  l'existence 
politique,  chaque  jour  plus  débile.  Toutefois,  les  prêtres  phé- 
niciens ne  seraient  pas  tombés  d'accord  de  cette  supériorité  de 
noblesse,  et  l'auraient-ils  voulu  qu'ils  ne  l'auraient  pas  pu,  car 
l'essence  noire  prédominait  tellement  dans  leurs  veines,  qu'ils 
avaient  oublié  le  Dieu  de  leurs  dieux  et  l'origine  réelle  de  ces 
derniers.  Ils  se  considéraient,  avec  eux,  comme  autochto- 
nes (3).  C'est  dire  qu'ils  avaient  adopté  les  superstitions  gros- 
sières des  ancêtres  de  leurs  mères.  Pour  ces  gens  dégénérés , 
point  de  migration  blanche  de  Tylos  sur  la  côte  méditerra- 


(1)  Les  annales  chamites  paraissent  avoir  été  conservées  avec  beau- 
coup de  soin  par  les  intéressés.  M.  d'Ewald  considère  le  xiv*  chapitre 
de  la  Genèse  et  d'autres  fragments  du  même  livre  comme  des  em- 
prunts faits  à  ces  histoires.  (Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I, 
p.  71.)  —  A  son  avis,  ces  travaux  des  peuples  chananéens  auraient, 
en  outre,  servi  de  base  à  la  partie  cosmogonique  et  généalogique  de 
la  Genèse,  rédigée  par  un  lévite  au  temps  de  Salomon.  (Ouvr.  cité, 
p.  87  et  passim.) 

(2)  On  verra,  lorsqu'il  s'agira  des  nations  arianes,  tous  les  motifs  qui 
existent  d'assimiler  les  dieux  d'Assyrie  aux  antiques  héros  blancs.  Il 
ne  paraît  pas  douteux  à  M.  Rawlinson  que  le  dieu-poisson  et  la  déesse 
Derceto,  représentés  sur  les  sculptures  de  Khorsabad  et  de  Bi-Sou- 
toun ,  n'aient  été  les  images  des  patriarches  échappés  au  dernier  dé- 
luge. 

(3)  Movers,  das  Phœnizische  Alterth.,  t.  II-I,  p.  15.  —  C'est  là  ce  qui 
porte  M.  Movers  à  combattre  le  témoignage  d'Hérodote,  et  à  soutenir 
que  les  Phéniciens  n'étaient  pas  des  émigrants  de  Tylos. 


274  DE   L  INEGALITE 

néenne.  Melkart  et  son  peuple  étaient  sortis  du  limon  sur  le- 
quel s'élevaient  leurs  demeures.  Dans  d'autres  pays  et  dans 
d'autres  temps ,  les  Hindous ,  les  Grecs ,  les  Italiens  et  d'autres 
nations  empruntèrent  la  même  erreur  aux  mêmes  sources. 

Mais  les  faits  vont  à  leurs  conséquences,  sans  se  soucier  du 
concours  des  opinions.  Les  Sémites  ne  purent,  sans  doute, 
devenir  des  dieux  puisqu'ils  n'avaient  pas  le  sang  pur  et  que, 
prépondérants,  ils  ne  l'étaient  pas  assez  pour  agir  sur  les  ima- 
ginations au  degré  nécessaire  à  l'apothéose.  Les  Chamites  noirs 
surent  également  leur  refuser  l'entrée  des  sact:rdoces  réservés 
depuis  tant  de  siècles  aux  mêmes  familles.  Alors  les  Sémites 
humilièrent  la  théocratie  et ,  plus  haut  qu'elle ,  placèrent  le 
gouvernement  et  le  pouvoir  du  sabre.  Après  une  lutte  assez 
vive ,  de  sacerdotal ,  monarchique  et  absolu ,  le  gouvernement 
des  villes  phéniciennes  devint  aristocratique,  républicain  et 
absolu,  ne  gardant  ainsi  de  la  triade  de  forces  qu'il  remplaçait 
que  la  dernière. 

Il  ne  détruisit  pas  complètement  les  deux  autres ,  fidèle  en 
cela  au  rôle  réformateur,  modificateur,  plutôt  que  révolution- 
naire ,  imposé  à  ses  actes  par  son  origine ,  si  voisine  de  celle 
des  Chamites  noirs ,  et  dès  lors  respectueuse  pour  le  fond  de 
leurs  œuvres.  Parmi  les  grandeurs  de  son  aristocratie,  il  fit 
une  place  des  plus  honorables  aux  pontificats.  II  leur  assigna 
dans  l'État  le  second  rang,  et  continua  à  en  laisser  les  hon- 
neurs aux  nobles  familles  chamites  qui  jusqu'alors  les  avaient 
possédés.  La  royauté  ne  fut  pas  traitée  si  bien.  Peut-être ,  d'ail- 
leurs ,  les  Chamites  noirs  eux-mêmes  n'en  avaient-ils  jamais 
que  médiocrement  déveloi)pé  la  puissance,  comme  on  est 
tenté  de  le  croire  pour  les  Etats  assyriens. 

Soit  qu'on  acceptât  désormais,  dans  le  gouvernement  des 
villes  phéniciennes ,  un  chef  unique ,  ou  bien ,  combinaison  plus 
fréquente ,  que  la  couronne  dédoublée  se  partageât  entre  deux 
rois  intentionnellement  choisis  dans  deux  maisons  rivales ,  l'au- 
torité de  ces  chefs  suprêmes  devint  entièrement  limitée-,  sur- 
veillée, contrainte,  et  on  ne  leur  accorda  guère,  avec  pléni- 
tude, que  des  prérogatives  sans  effet  et  des  splendeurs  sans 
liberté.  Il  est  permis  de  croire  que  les  Sémites  étendirent  à 


DES  BACES  HUMAINES.  275 

toutes  les  contrées  où  ils  dominèrent  cette  jalouse  surveillance 
de  la  puissance  monarchique,  et  qu'à  Ninive  comme  à  Baby- 
lone,  les  titulaires  de  l'empire  ne  furent,  sous  leur  inspiration, 
que  les  représentants  sans  initiative  des  prêtres  et  des  nobles. 

Telle  fut  l'organisation  sortie  de  la  fusion  des  Chamites  noirs 
de  la  Phénicie  avec  les  Sémites.  Les  rois,  autrement  dit  les 
sulfètes ,  vivaient  dans  des  palais  somptueux.  Rien  ne  semblait 
ni  trop  beau  ni  trop  bon  pour  rehausser  la  magnificence  dont 
les  vrais  maîtres  de  l'État  se  plaisaient  à  en  orner  la  double 
tête.  Des  multitudes  d'esclaves  des  deux  sexes ,  splendidement 
vêtus ,  étaient  aux  ordres  de  ces  mortels  accablés  sous  l'étalage 
des  jouissances.  Des  eunuques  par  troupeaux  gardaient  l'entrée 
de  leurs  jardins  et  de  leurs  gynécées.  Des  femmes  de  tous  les 
pays  leur  étaient  amenées  par  les  navires  voyageurs.  Ils  man- 
geaient dans  l'or,  ils  se  couronnaient  de  diamants  et  de  perles, 
d'améthystes,  de  rubis,  de  topazes,  et  la  pourpre,  si  exaltée 
par  l'imagination  antique ,  était  la  couleur  respectueusement 
réservée  à  tous  leurs  vêtements.  En  dehors  de  cette  vie  somp- 
tueuse et  des  formes  de  vénération  que  la  loi  commandait  d'y 
ajouter,  il  n'y  avait  rien.  Les  suffètes  donnaient  leur  avis  sur 
les  affaires  publiques  comme  les  autres  nobles,  rien  de  plus; 
ou  s'ils  allaient  au  delà,  c'était  par  l'usage  d'une  influence 
personnelle  qui  avait  été  disputée  avant  d'être  subie  ;  car  l'ac- 
tion légale  et  régulière,  et  même  la  puissance  executive,  se  con- 
centraient entre  les  mains  des  ch<^fs  des  grandes  maisons  (1). 

Pour  ces  derniers ,  collectivement ,  l'autorité  n'avait  pas  de 
bornes.  Du  moment  qu'un  accord  conclu  entre  eux  avait  pris 
le  caractère  impératif  qui  constitue  la  loi ,  tout  devait  plier  de- 
vant cette  loi ,  dont  les  législateurs  eux-mêmes  étaient  les  pre- 
mières victimes.  Nulle  part  et  jamais  cette  abstraction  ne  mé- 
nageait les  situations  personnelles.  Une  rigueur  inflexible  en 
introduisait  les  redoutables  effets  jusque  dans  l'intérieur  des 
familles ,  tyrannisait  les  rapports  les  plus  intimes  des  époux , 
planait  sur  la  tête  du  père ,  despote  de  ses  enfants ,  mettait  la 
contrainte  entre  l'individu  et  sa  conscience.  Dans  l'État  tout 

(i)  Movers,  das  Phœnizische  Alterthum,  t.  II-I. 


276  DE    l'inégalité 

entier,  depuis  le  dernier  uwtelot,  le  plus  infime  ouvrier,  jus- 
qu'au grand  prêtre  du  Dieu  le  plus  révéré,  jusqu'au  noble  le 
plus  arrogant,  la  loi  étendait  le  niveau  terrible  révélé  par  cette 
courte  sentence  :  Autant  d'hommes,  autant  d'esclaves! 

C'est  ainsi  que  les  Sémites,  unis  à  la  postérité  de  Cham, 
avaient  compris  et  pratiquaient  la  science  du  gouvernement. 
J'insiste  d'autant  plus  sur  cette  sévère  conception,  que  nous 
la  verrons,  avec  le  sang  sémitique,  pénétrer  dans  les  consti- 
tutions de  presque  tous  les  peuples  de  l'antiquité ,  et  toucher 
même  aux  temps  modernes,  où  elle  ne  recule,  provisoirement, 
que  devant  les  notions  plus  équitables  et  plus  saines  de  la  race 
germanique. 

N'oublions  pas  d'analyser  les  inspirations  qui  avaient  présidé 
à  cette  organisation  rigoureuse.  En  ce  qu'elles  avaient  de  bru- 
tal et  d'odieux,  leur  source,  évidemment,  trempait  dans  la 
nature  noire,  amie  de  l'absolu,  facile  à  l'esclavage,  s'attrou- 
pant  volontiers  dans  une  idée  abstraite ,  à  qui  elle  ne  demande 
pas  de  se  laisser  comprendre,  mais  de  se  faire  craindre  et 
obéir.  Au  contraire ,  dans  les  éléments  d'une  nature  plus  éle- 
vée ,  qu'on  ne  peut  y  méconnaître ,  dans  cet  essai  de  pondéra- 
tion entre  la  royauté ,  le  sacerdoce  et  la  noblesse  armée ,  dans 
cet  amour  de  la  règle  et  de  la  légalité ,  on  retrouve  les  instincts 
bien  marqués  que  nous  constaterons  partout  chez  les  peuples 
de  race  blanche. 

Les  villes  chananéennes  attiraient  à  elles  de  nombreuses 
troupes  de  Sémites,  appartenant  à  tous  les  rameaux  delà  race, 
et  par  conséquent  différemment  mélangées.  Les  hommes  qui 
arrivaient  d'Assyrie  apportaient ,  du  mélange  chamite  particu- 
lier auquel  ils  avaient  touché ,  un  sang  tout  autre  que  celui  du 
Sémite  qui,  venu  de  la  basse  Egypte  ou  du  sud  de  l'Arabie, 
avait  été  longtemps  en  contact  avec  le  nègre  à  chevelure  lai- 
neuse. Le  Chaldéen  du  nord,  celui  des  montagnes  de  l'Armé- 
nie (1),  l'Hébreu,  enfin,  dans  les  alliages  subis  par  sa  race, 

(1)  L'homme  venu  du  pays  d'Arpaxad  (Gen.,  22).  —  Tous  les  peuples 
sortis  de  Sem,  à  la  première  génération,  sont  dénommés  dans  l'ordre 
de  leur  position  géographique,  en  commençant  par  le  sud  et  en  finis- 
sant par  le  nord-ouest:  Elam,  au  delà  du  Tigre,  près  du  golfe  Persi- 


DES   BACES   HUMAINES,  277 

avait  eu  plus  de  participation  à  l'essence  blanche.  Cet  autre, 
qui  descendait  des  régions  voisines  du  Caucase,  pouvait  déjà, 
directement  ou  indirectement,  apporter  dans  ses  veines  un  res- 
souvenir de  l'espèce  jaune.  Telles  bandes  sorties  de  la  Phrygie 
avaient  pour  mères  des  femmes  grecques. 

Autant  de  nouvelles  émigrations ,  autant  d'éléments  ethni- 
ques nouveaux  qui  venaient  s'accoster  dans  les  cités  phénicien- 
nes. Outre  ces  différents  rapports  de  la  famille  sémitique ,  il 
y  avait  encore  des  Chamites  du  pays,  des  Chamites  fournis  par 
les  grands  États  de  l'est,  et  encore  des  Arabes  cuschites  et  des 
Égyptiens  et  des  nègres  purs.  En  somme,  les  deux  familles 
blanche  et  noire,  et  quelque  peu  même  l'espèce  jaune,  se  com- 
binaient de  mille  manières  différentes  au  milieu  de  Chanaan , 
s'y  renouvelaient  sans  cesse  et  y  abondaient  constamment,  de 
manière  à  y  former  des  variétés  et  des  types  jusque-là  incon- 
nus. 

Un  tel  concours  avait  lieu  parce  que  la  Phénicie  offrait  de 
l'occupation  à  tout  ce  monde.  Les  travaux  de  ses  ports,  de  ses 
fabriques,  de  ses  caravanes,  demandaient  beaucoup  de  bras. 
Tyr  et  Sidon ,  outre  qu'elles  étaient  de  grandes  villes  mariti- 
mes et  commerciales  à  la  façon  de  Londres  et  de  Hambourg^ 
étaient  en  même  temps  de  grands  centres  industriels  comme 
Liverpool  et  Birmingham  ;  devenues  les  déversoirs  des  popula- 
tions de  l'Asie  antérieure ,  elles  les  occupaient  toutes  et  en  re- 
portaient le  trop-plein  sur  le  vaste  cercle  de  leurs  colonies. 
Elles  y  envoyaient  de  la  sorte ,  par  des  immigrations  constan- 
tes ,  des  forces  fraîches  et  un  surcroît  de  leur  propre  vie.  N'ad- 
mirons pas  trop  cette  activité  prodigieuse.  Tous  ces  avantages 
d'une  population  sans  cesse  augmentée  avaient  leurs  revers' 
fâcheux  :  ils  commencèrent  par  altérer  la  constitution  politique 
de  façon  à  l'améliorer  ;  ils  finirent  par  déterminer  sa  ruine  to-  <» 
taie. 

On  a  vu  par  quelles  transformations  ethniques  le  règne  des 


que;  Assur,  l'Assyrie,  remontant  le  Tiprre,  vers  le  nord;  Arpaxad,  l'Ar- 
ménie, inclinant  à  l'ouest;  Lud,  la  Lydie;  Aram  redescend  vers  le  sud 
avec  le  cours  de  l'Euphrate.  (Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  1. 1.), 

16 


278  DE   l'inégalité 

dieux  avait  pris  fin ,  pour  être  remplacé  par  celui  des  prêtres, 
qui ,  à  leur  tour,  avaient  cédé  le  pas  à  une  organisation  com- 
pliquée et  savante ,  destinée  à  donner  accès  dans  la  sphère  du 
pouvoir  aux  chefs  et  aux  puissants  des  villes.  A  la  suite  de 
cette  réforme,  la  distinction  des  races  était  tombée  dans  le 
néant.  Il  n'y  avait  plus  eu  que  celle  des  familles.  Devant  la 
mutabilité  perpétuelle  et  rapide  des  éléments  ethniques,  cet 
état  aristocratique ,  dernier  mot ,  terme  extrême  du  sentiment 
révolutionnaire  chez  les  premiers  arrivants  sémites ,  se  trouva 
un  jour  ne  plus  suffire  aux  exigences  des  générations  qui  s'é- 
levaient ,  et  les  idées  démocratiques  commencèrent  à  poindre. 

Elles  s'appuyèrent  d'abord  sur  les  rois.  Ceux-ci  prêtèrent 
volontiers  l'oreille  à  des  principes  dont  la  première  application 
devait  être  d'humilier  les  patriciats.  Elles  s'adressèrent  ensuite 
aux  troupeaux  d'ouvriers  employés  dans  les  manufactures,  et 
en  firent  le  nerf  de  la  faction  qu'elles  réunissaient.  Comme 
agents  actifs  des  intrigues  et  des  conspirations ,  on  recruta  lar- 
gement dans  une  classe  d'hommes  particulière,  troupe  habituée 
au  luxe,  touchant,  au  moins  des  yeux,  aux  grandes  séductions 
de  la  puissance,  mais  sans  droits,  sans  autre  considération  que 
celle  de  la  faveur,  méprisée  surtout  par  les  nobles ,  et  dès  lors 
les  favorisant  peu  ;  j'entends  les  esclaves  royaux ,  les  eunuques 
des  palais,  les  favoris  ou  ceux  qui  tendaient  à  le  devenir.  Telle 
fut  la  composition  du  parti  qui  poussa  à  la  destruction  de  l'or- 
dre aristocratique. 

Les  adversaires  de  ce  parti  possédaient  bien  des  ressources 
pour  se  défendre.  Contre  les  désirs  et  les  velléités  des  rois,  ils 
avaient  l'impuissance  légale ,  la  dépendance  de  ces  magistrats 
sans  autorité.  Ils  s'attachaient  à  en  resserrer  les  nœuds.  Aux 
masses  turbulentes  des  ouvriers  et  des  matelots,  ils  présen- 
taient les  épées  et  les  dards  de  cette  multitude  de  troupes  mer- 
cenaires, surtout  cariennes  et  philistines,  qui  formaient  les 
garnisons  des  villes  et  dont  eux  seuls  exerçaient  le  comman- 
dement. Enfin,  aux  ruses  et  aux  menées  des  esclaves  royaux, 
ils  opposaient  une  longue  habitude  des  affaires ,  une  méfiance 
suffisamment  aiguisée  de  la  nature  humaine ,  une  sagesse  pra- 
tique bien  supérieure  aux  roueries  de  leurs  rivaux  ;  en  un  mot. 


DES   BAGES   HUMAINES.  279 

contre  les  intrigues  des  uns,  la  force  brutale  des  autres,  l'am- 
bition ardente  des  plus  grands,  les  convoitises  grossières  des 
plus  petits,  ils  pouvaient  user  de  cette  immense  ressource 
d'être  les  maîtres,  arme  qui  ne  se  brise  pas  aisément  dans  le 
poing  des  forts. 

Certes  ils  auraient  gardé  leur  empire  comme  le  garderait 
tonte  aristocratie,  à  perpétuité,  si  la  victoire  n'avait  pu  résul- 
ter que  de  l'énergie  des  assaillants;  mais  c'était  de  leur  affai- 
blissement qu'elle  devait  éclore.  La  défaite  n'était  à  prévoir 
que  du  mélange  de  leur  sang. 

La  révolution  ne  triompha  que  lorsqu'il  lui  fut  né  des  auxi- 
liaires à  l'intérieur  des  palais  dont  elle  s'évertuait  à  briser  les 
portes. 

Dans  des  États  où  le  commerce  donne  la  richesse  et  la  ri- 
chesse l'influence,  les  mésalliances,  pour  user  d'un  terme  tech- 
nique, sont  toujours  difficiles  à  éviter.  Le  matelot  d'hier  est 
le  riche  armateur  de  demain,  et  ses  filles  pénètrent,  à  la  ma- 
nière de  la  pluie  d'or,  dans  le  sein  des  plus  orgueilleuses  famil- 
les. Le  sang  des  patriciens  de  la  Phénicie  était  d'ailleurs  si 
mélangé  déjà ,  qu'on  avait  certainement  peu  de  soin  de  le  ga- 
rantir contre  de  séduisantes  modifications.  La  polygamie,  si 
chère  aux  peuples  noirs  ou  demi-noirs,  rend  aussi,  sous  ce 
rapport,  toutes  les  précautions  inutiles.  L'homogénéité  avait 
donc  cessé  d'exister  parmi  les  races  souveraines  de  la  côte  de 
Chanaan,  et  la  démocratie  trouva  moyen  de  faire  parmi  cei- 
les-ci  des  prosélytes.  Plus  d'un  noble  commença  à  goûter  des 
doctrines  mortelles  à  sa  caste. 

L'aristocratie ,  s'apercevant  de  cette  plaie  ouverte  dans  ses 
flancs,  se  défendit  au  moyen  de  la  déportation.  Quand  les  sé- 
ditions étaient  sur  le  point  d'éclater,  ou  quand  une  émeute 
était  vaincue ,  on  saisissait  les  coupables  ;  le  gouvernement  les 
embarquait  de  force  avec  des  troupes  cariennes ,  chargées  de 
les  surveiller,  et  les  envoyait  soit  en  Libye ,  soit  en  Espagne , 
soit  au  delà  des  colonnes  d'Hercule,  dans  des  lieux  si  éloi- 
gnés ,  qu'on  a  prétendu  retrouver  la  trace  de  ces  colonisations 
jusqu'au  Sénégal. 

Les  nobles  apostats,  mêlés  à  la  tourbe,  devaient,  dans  cet 


^80  DE  L  INEGALITE 

€xil  éternel ,  former  à  leur  tour  le  patriciat  des  nouvelles  co- 
lonies, et  on  n'a  pas  entendu  dire  que,  malgré  leur  libéralisme, 
ils  aient  jamais  désobéi  à  ce  dernier  ordre  delà  mère  patrie. 

Un  jour  arriva  pourtant  où  la  noblesse  dut  succomber.  On 
connaît  la  date  de  cette  défaite  définitive;  on  sait  la  forme 
<ju'elle  revêtit  ;  on  peut  en  désigner  la  cause  déterminante.  La 
date,  c'est  l'an  829  avant  J.-C.  ;  la  forme,  c'est  l'émigration 
aristocratique  qui  fonda  Carthage  (1)-,  la  cause  déterminante 
est  indiquée  par  l'extrême  mélange  où  en  étaient  arrivées  les 
populations  sous  l'action  d'un  élément  nouveau  qui,  depuis  un 
siècle  environ,  fomentait  d'une  manière  irrésistible  l'anarchie 
des  éléments  ethniques. 

Les  peuples  hellènes  avaient  pris  un  développement  consi- 
dérable. Ils  avaient  commencé,  de  leur  côté,  à  créer  des  co- 
lonies, et  ces  ramifications  de  leur  puissance,  s'étendant  sur  la 
côte  de  l'Asie  Mineure ,  n'avaient  pas  tardé  à  envoyer  en  Cha- 
naan  de  très  nombreuses  immigrations  (2).  Les  nouveaux  venus, 
bien  autrement  intelligents  et  alertes  que  les  Sémites ,  bien  au- 
trement vigoureux  de  corps  et  d'esprit,  apportèrent  un  précieux 
concours  de  forces  à  l'idée  démocratique ,  et  hâtèrent  par  leur 
présence  la  maturité  de  la  révolution.  Sidon  avait  succombé  la 
première  sous  les  efforts  démagogiques,  La  populace  victorieuse 
avait  chassé  les  nobles,  qui  étaient  allés  fonder  à  Aradus  une 
nouvelle  cité ,  où  le  commerce  et  la  prospérité  s'étaient  réfu- 
giés, au  détriment  de  l'ancienne  ville,  demeurée  complètement 
ruinée  (3).  Tyr  eut  bientôt  un  sort  pareil. 

Les  patriciens ,  craignant  à  la  fois  les  séditieux  des  fabriques, 
ie  bas  peuple ,  les  esclaves  royaux  et  le  roi  ;  avertis  du  destin 
qui  les  menaçait  par  l'assassinat  du  plus  grand  d'entre  eux,  le 
pontife  de  Melkart ,  et  ne  jugeant  pas  pouvoir  maintenir  da- 
vantage leur  autorité ,  ni  sauver  leur  vie  devant  une  génération 
issue  de  mélanges  trop  multiples,  prirent  le  parti  de  s'expa- 
trier. La  flotte  leur  appartenait,  les  navires  étaient  gardés  par 

(1)  Movers,  das  Phœnizische  AUerthum,  t.  Il,  1"  parUe,  p.  352  et 
passim. 

(2)  Movers ,  t.  II ,  I"  partie ,  p.  369. 

(3)  Movers,  loc.  cit. 


DES   RACES    HUMAINES.  281 

leurs  troupes.  Ils  se  résignèrent,  ils  s'éloignèrent  avec  leurs 
trésors ,  et  surtout  avec  leur  science  gouvernementale  et  ad- 
ministrative ,  leur  longue  et  traditionnelle  pratique  du  négoce, 
et  ils  s'en  allèrent  porter  leurs  destins  sur  un  point  de  la  côte 
d'Afrique  qui  tait  face  à  la  Sicile. 

Ainsi  s'accomplit  un  acte  héroïque  qu'on  n'a  guère  revu  de- 
puis. A  deux  reprises  pourtant,  dans  les  temps  modernes,  il  fut 
question  de  le  renouveler.  Le  sénat  de  Venise ,  dans  la  guerre 
•de  Cliiozza,  délibéra  s'il  ne  devait  pas  s'embarquer  pour  le 
Péloponèse  avec  toute  sa  nation ,  et  il  n'y  a  pas  de  trop  lon- 
gues années  qu'une  éventualité  semblable  fut  prévue  et  discu- 
tée dans  le  parlement  anglais. 

Cartilage  n'eut  point  d'enfance  (1).  Les  maîtres  qui  la  gou- 
vernaient étaient  sûrs  d'avance  de  leur  volonté.  Ils  avaient  pour 
but  précis  ce  que  la  Tyr  ancienne  leur  avait  appris  à  estimer 
et  à  poursuivre.  Ils  étaient  entourés  de  populations  presque 
entièrement  noires,  et  partant  inférieures  aux  métis  qui  ve- 
naient trôner  au  milieu  d'elles.  Ils  n'éprouvèrent  aucune  peine 
à  se  faire  obéir.  Leur  gouvernement ,  remontant  le  cours  des 
siècles ,  reprit ,  en  face  des  sujets ,  toute  la  dureté  et  l'inflexi- 
bilité chamitiques;  et  comme  la  cité  de  Didon  ne  reçut  jamais, 
pour  toute  immigration  blanche,  que  les  nobles  tyriens  ou 
chananéens ,  victimes ,  ainsi  que  ses  fondateurs ,  des  catastro- 
phes démagogiques,  elle  appesantit  son  joug  tant  qu'il  lui  plut. 
Jusqu'au  moment  de  sa  ruine ,  elle  ne  fit  pas  la  moindre  con- 
cession à  ses  peuples.  Lorsqu'ils  osèrent  en  appeler  aux  armes, 
elle  sut  les  châtier  sans  faiblir  jamais.  C'est  que  son  autorité 
«tait  fondée  sur  une  ditférence  ethnique  qui  n'eut  pas  le  temps 
de  composer  et  de  disparaître. 

L'anarchie  tyrienne  était  devenue  complète  après  le  départ 
des  nobles  qui,  seuls,  avaient  encore  possédé  une  ombre  de 
l'ancienne  valeur  de  la  race,  surtout  de  son  homogénéité  rela- 
tive. Quand  les  rois  et  le  bas  peuple  se  trouvèrent  seuls  à  agir, 
la  diversité  des  origines  se  jeta  au  travers  de  la  place  publique 
pour  empêcher  toute  réorganisation  sérieuse.  L'esprit  chami- 

(1)  Movcis,  t.  [1, 1"  partie,  p.  367  et  passim. 

16. 


282  DE    LINÉGALITiî 

tique ,  la  multiplicité  des  branches  sémitiques ,  la  nature  grec- 
que, tout  parla  haut,  lout  parla  fort.  Il  fut  impossible  de  s'en 
tendre,  et  l'on  s'aperçut  que,  loin  de  prétendre  à  retrouver 
jamais  un  système  de  gouvernement  logique  et  fermement 
dessiné,  il  faudrait  s'estimer  très  heureux  quand  on  pourrait 
obtenir  une  paix  temporaire  au  moyen  de  compromis  passa- 
gers. Après  la  fondation  de  Carthage ,  Tyr  ne  créa  pas  de  co- 
lonies nouvelles.  Les  anciennes,  désertant  sa  cause,  se  ralliè- 
rent, l'une  après  l'autre,  à  la  cité  patricienne,  qui  devint  ainsi 
leur  capitale  :  rien  de  plus  logique.  Elles  ne  déplacèrent  pas 
leur  obéissance  :  le  sol  métropolitain  fut  seul  changé.  La  race 
dominatrice  resta  la  même ,  et  si  bien  la  même ,  que  désormais 
ce  fut  elie  qui  colonisa.  A.  la  fln  du  viii^  siècle,  elle  posséda 
des  établissements  en  Sardaigne  :  elle-même  n'avait  pas  encore 
cent  années  d'existence.  Cinquaute  ans  plus  tard,  elle  s'empa- 
rait des  Baléares.  Dans  le  vi*  siècle,  elle  faisait  réoccuper  par 
des  colons  libyens  toutes  les  cités  autrefois  phéniciennes  de 
l'Occident,  trop  peu  peuplées  à  sou  gré  (1).  Or,  dans  les  nou- 
veaux venus ,  le  sang  noir  dominait  encore  plus  que  sur  la  côte 
de  Chanaan,  d'où  étaient  venus  leurs  prédécesseurs  :  aussi, 
lorsque,  peu  de  temps  avant  J.-C. ,  Strabon  écrivait  que  la 
plus  grande  partie  de  l'Espagne  était  au  pouvoir  des  Phéni- 
ciens, que  trois  cents  villes  du  littoral  de  la  Méditerranée, 
pour  le  moins,  n'avaient  pas  d'autres  habitants,  cela  signifiait 
que  ces  populations  étaient  formées  d'une  base  noire  assez 
épaisse  sur  laquelle  étaient  venus  se  superposer,  dans  une  pro- 
portion moindre ,  des  éléments  tirés  des  races  blanches  et  jau- 
nes ramenées  encore  par  des  alluvions  carthaginoises  vers  le 
naturel  mélanien. 

Ce  fut  de  son  patriciat  chamite  que  la  patrie  d'Annibal  reçut 
sa  grande  prépondérance  sur  tous  les  peuples  plus  noirs.  Tyr, 
privée  de  cette  force  et  livrée  à  une  complète  incohérence  de 
race,  s'enfonça  dans  l'anarchie  à  pas  de  géant. 

Peu  de  temps  après  le  départ  de  ses  nobles,  elle  tomba,  pour 
toujours,  dans  la  servitude  étrangère,  d'abord  assyrienne, 

(1)  Mo  vers ,  t.  li ,  2*  partie ,  p.  629.  ^ 


DES   RACES   HUMAINES.  283 

puis  persane,  puis  macédonienne.  Elle  ne  fut  plus  à  jamais 
qu'une  ville  sujette.  Pendant  le  petit  nombre  d'années  qui  lui 
restèrent  encore  pour  exercer  son  isonomie,  soixante-dix-neuf 
ans  seulement  après  la  fondation  de  Garthage ,  elle  se  rendit 
célèbre  par  son  esprit  séditieux,  ses  révolutions  constantes  et 
sanglantes.  Les  ouvriers  de  ses  fabriques  se  portèrent,  à  plu- 
sieurs reprises,  à  des  violences  inouïes,  massacrant  les  riches, 
s'emparant  de  leurs  femmes  et  de  leurs  filles  et  s'établissant 
en  maîtres  dans  les  demeures  des  victimes  au  milieu  de  riches- 
ses usurpées  (1).  Bref,  Tyr  devint  l'horreur  de  tout  le  Cha- 
naan ,  dont  elle  avait  été  la  gloire ,  et  elle  inspira  à  toutes  les 
contrées  environnantes  une  haine  et  une  indignation  si  fortes 
et  de  si  longue  haleine,  que,  lorsque  Alexandre  vint  mettre  le 
siège  devant  ses  murailles,  toutes  les  villes  du  voisinage  s'em- 
pressèrent de  fournir  des  vaisseaux  pour  la  réduire.  Suivant 
une  tradition  locale,  on  applaudit  unanimement  en  Syrie,  quand 
le  conquérant  condamna  les  vaincus  à  être  mis  en  croix.  C'é- 
tait le  supplice  légal  des  esclaves  révoltés  :  les  Tyriens  n'étaient 
pas  autre  chose. 

Tel  fut,  en  Phénicie,  le  résultat  du  mélange  immodéré,  dé- 
sordonné des  races,  mélange  trop  compliqué  pour  avoir  eu  le 
temps  de  devenir  une  fusion ,  et  qui ,  n'arrivant  qu'à  juxtaposer 
les  instincts  divers ,  les  notions  multiples ,  les  antipathies  des 
types  différents,  favorisait,  créait  et  éternisait  des  hostilités 
mortelles. 

Je  ne  puis  m'erapêcher  de  traiter  ici  épisodiquement  une 
question  curieuse ,  un  vrai  problème  historique.  C'est  l'attitude 
humble  et  soumise  des  colonies  phéniciennes  vis-à-vis  de  leurs 
métropoles,  Tyr  d'abord,  Carthage  ensuite.  L'obéissance  et 
le  respect  furent  tels  que ,  pendant  une  longue  suite  de  siècles, 
on  ne  cite  pas  un  seul  exemple  de  proclamation  d'indépendance 
dans  ces  colonies,  qui  cependant  n'avaient  pas  toujours  été 
formées  des  meilleurs  éléments. 

On  connaît  leur  mode  de  fondation.  C'étaient  d'abord  de 
simples  campements  temporaires,  fortifiés  sommairement  pour 

(I)  Movcrs,  t.  II,  1«  ijarlie,  p.  360. 


\ 


284  DE  l'inégalité 

défendre  les  navires  contre  les  déprédations  des  indigènes. 
Lorsque  le  lieu  prenait  de  l'importance  par  la  nature  des 
échanges,  ou  que  les  Chananéens  trouvaient  plus  fructueux 
d'exploiter  eux-mêmes  la  contrée,  le  campement  devenait  bourg 
ou  ville.  La  politique  de  la  métropole  multipliait  ces  cités,  en 
prenant  grand  soin  de  les  maintenir  dans  un  état  de  petitesse 
qui  les  empêchât  de  songer  à  aller  seules.  On  pensait  aussi 
que  les  répandre  sur  une  plus  grande  étendue  de  pays  augmen- 
tait le  profit  des  spéculations.  Rarement  plusieurs  émissions 
d'émigrants  furent  dirigées  vers  un  même  point,  et  de  là  vient 
que  Cadix ,  au  temps  de  sa  plus  grande  splendeur  et  quand  le 
monde  était  plein  du  bruit  de  son  opulence,  n'avait  pourtant 
qu'une  étendue  des  plus  modestes  et  une  population  permanente 
très  restreinte  (1). 

Toutes  ces  bourgades  étaient  strictement  isolées  les  unes  des 
autres.  Une  complète  indépendance  réciproque  était  le  droit 
inné  qu'on  leur  apprenait  à  maintenir,  avec  une  jalousie  fort 
agréable  à  l'esprit  centralisateur  de  la  capitale.  Libres,  elles 
étaient  sans  force  vis-à-vis  de  leurs  gouvernants  lointains,  et, 
ne  pouvant  se  passer  de  protection,  elles  adhéraient  avec  fer- 
veur à  la  puissante  patrie  d'où  leur  venait  et  qui  leur  conservait 
l'existence.  Une  autre  raison  très  forte  de  ce  dévouement,  c'est 
que  ces  colonies  fondées  en  vue  du  commerce  n'avaient  toutes 
qu'un  grand  débouché ,  l'Asie ,  et  on  n'arrivait  en  Asie  qu'en 
passant  par  le  Chanaan.  Pour  parvenir  aux  marchés  de  Baby- 
lone  et  de  Ninive,  pour  pénétrer  en  Egypte,  il  fallait  l'aveu 
des  cités  phéniciennes  et  les  factoreries  se  trouvaient  ainsi  con- 
traintes de  confondre  en  une  seule  et  même  idée  la  soumission 
politique  et  le  désir  de  vendre.  Se  brouiller  avec  la  mère  pa- 
trie ,  ce  n'était  autre  que  se  fermer  les  portes  du  monde ,  et 
voir  bientôt  richesses  et  profits  passer  à  quelque  bourgade  ri- 
vale plus  soumise,  et  dès  lors  plus  heureuse. 


(1)  strabon,  livre  III.  —  La  ville  de  cette  époque,  avec  une  popula- 
tion que  le  grand  géographe  ne  pouvait  comparer  qu'à  celle  de  Rome, 
n'occupait  encore  que  l'ile.  Elle  avait  cependant  été  agrandie  par  Bal- 
bus. 


DES   RACES   HUMAINES.  285 

L'histoire  de  Carthage  montre  bien  toute  la  puissance  de 
"Cette  nécessité.  Malgré  les  haines  qui  semblaient  devoir  creuser 
un  abîme  entre  la  métropole  démagogique  et  sa  fière  colonie, 
Carthage  ne  voulut  pas  rompre  le  lien  d'une  certaine  dépen- 
dance. Des  rapports  longs  et  bienveillants  ne  cessèrent  d'exis- 
'ter  que  lorsque  Tyr  ne  compta  plus  comme  entrepôt ,  et  ce  ne 
fut  qu'après  sa  ruine  et  quand  les  cités  grecques  se  furent 
substituées  à  son  activité  commerciale ,  que  Carthage  affecta  la 
suprématie.  Elle  rallia  alors  sous  son  empire  les  autres  fonda- 
tions, et  devint  chef  déclaré  du  peuple  chananéen,  dont  elle 
avait  conservé  orgueilleusement  le  nom,  jadis  si  glorieux.  C'est 
ainsi  que  ses  populations  s'appelèrent  de  tout  temps  Cha- 
nani  (I),  bien  que  le  sol  de  la  Palestine  ne  leur  ait  jamais  ap- 
partenu (2).  Ce  que  les  Carthaginois  ménageaient  si  fort  dans 
les  Tyriens ,  avec  lesquels  ils  n'avaient  pu  vivre ,  c'était  moins 
le  foyer  du  culte  national  que  le  libre  passage  des  marchandises 
vers  l'Asie.  Voici  maintenant  un  second  fait  qui  redouble  l'é- 
vidence des  déductions  à  tirer  du  premier. 

Quand  les  rois  perses  se  furent  emparés  de  la  Phénicie  et  de 
i'Égypte ,  ils  prétendirent  considérer  Carthage  comme  conquise 
ipso  facto  et  légitimement  unie  au  sort  de  son  ancienne  capi- 
tale. Ils  envoyèrent  donc  des  hérauts  aux  patriciens  du  lac 
Tritonide  pour  leur  donner  certains  ordres  et  leur  faire  cer- 
taines défenses.  Carthage  alors  était  fort  puissante  ;  elle  avait 
peu  sujet  de  craindre  les  armées  du  grand  roi ,  d'abord  à  cause 


(1)  Les  Phéniciens  donnaient  à  leur  pays  le  nom  de  Chna  ou  terre 
de  Chanaan  par  excellence;  mais  cette  prétention  n'était  pas  reconnue 
par  les  autres  nations  même  de  la  famille,  qui  n'attribuaient  pas  d'ap- 
pellation collective  à  l'ensemble  des  États  de  la  côte  syrienne  (Movers, 
X.  II,  1"  partie,  p.  65).  —  Outre  les  Phéniciens,  la  race  de  Chanaan 
compte  de  nombreux  rameaux.  Voici  l'énumération  qu'en  donne  la 
Genèse ,  X ,  15  :  «  Chanaan  autem  genuit  Sidonem ,  primogenitum  suum, 
«  Hethaium,  16,  et  Zebusœum  et  Amorrhœum,  Gergcsieum,  17,  He- 
«  vîeum  et  Aracaeum,  Sinseum,  18,  et  Aradium,  Samaraeum  et  Ama- 
«  thaeum...  » 

(2)  Encore  au  temps  de  saint  Augustin ,  le  bas  peuple  de  la  Carthage 
romaine  se  donnait  le  nom  de  Chanani.  (Gesénius,  Hebrseische  Gram- 
matik,  p.  16.) 


286  DE  l'inégalité 

de  ses  énormes  ressources,  puis  parce  qu'elle  était  bien  loin  du 
centre  de  la  monarchie  persane.  Pourtant  elle  obéit  et  s'humi- 
lia. C'est  qu'il  falhit  à  tout  prix  conserver  la  bienveillance 
d'une  dynastie  qui  pouvait  fermer  à  son  gré  les  ports  orien- 
taux de  la  Méditerranée.  Les  Carthaginois ,  politiques  positifs, 
se  déterminèrent,  en  cette  occasion,  par  des  motifs  analogues 
à  ceux  qui,  aux  xvii^  et  xviii«  siècles,  portèrent  plusieurs 
nations  européennes,  désireuses  de  conserver  leurs  relations 
avec  le  Japon  et  la  Chine ,  à  subir  des  humiliations  assez  dures 
pour  la  conscience  chrétienne.  Devant  une  telle  résignation  de 
la  part  de  Carthage ,  et  lorsqu'on  en  pèse  les  causes ,  on  s'ex- 
plique que  les  colonies  phéniciennes  aient  toujours  montré  un 
esprit  bien  éloigné  de  tonte  velléité  de  révolte. 

Du  reste ,  on  se  tromperait  fort  si  l'on  croyait  que  ces  colo- 
nies se  soient  jamais  préoccupées  de  la  pensée  de  civiliser  les 
nations  au  milieu  desquelles  elles  se  fondaient  (1).  Animées 
uniquement  d'idées  mercantiles,  nous  savons  par  Homère 
quelle  aversion  elles  inspiraient  aux  populations  antiques  de 
l'Hellade.  En  Espagne  et  sur  les  côtes  de  la  Gaule,  elles  ne 
donnèrent  pas  une  meilleure  opinion  d'elles.  Là  où  les  Chana- 
néens  se  trouvaient  en  face  de  populations  faibles,  ils  poussaient 
la  compression  jusqu'à  l'atrocité ,  et  réduisaient  à  l'état  de  bê- 
tes de  somme  les  indigènes  employés  aux  travaux  des  mines. 
S'ils  rencontraient  plus  de  résistance,  ils  employaient  plus 
d'astuce.  Mais  le  résultat  était  le  même.  Partout  les  popula- 
tions locales  n'étaient  pour  eux  que  des  instruments  dont  ils 
abusaient ,  ou  des  adversaires  qu'ils  exterminaient.  L'hostilité 
fut  permanente  entre  les  aborigènes  de  tous  les  pays  et  ces 
marchands  féroces.  C'était  encore  là  une  raison  qui  forçait 
les  colonies,  toujours  isolées,  faibles  et  mal  avec  leurs  voisins, 
de  rester  fidèles  à  la  métropole ,  et  ce  fut  aussi  un  grand  levier 
dans  la  main  de  Rome  pour  renverser  la  puissance  carthagi- 


(1)  Rien  de  plus  ridicule  que  le  sens  philanthropique  attribué  par 
quelques  modernes  au  mythe  de  l'Hercule  tyrien.  Le  héros  sémite  et 
ses  compagnons  se  donnaient  des  torts  et  ne  redressaient  pas  ceux 
des  autres. 


DES   BACES   HUMAI^ES.  287 

noise.  La  politique  de  la  cité  italienne ,  comparée  à  celle  de  sa 
rivale,  parut  humaine  et  conquit  par  là  des  sympathies,  et 
finalement  la  victoire.  Je  ne  veux  pas  ici  adresser  aux  consuls 
et  aux  préteurs  un  éloge  peu  mérité.  Il  y  avait  grand  moyen 
de  se  montrer  cruel  et  oppressif  en  l'étant  moins  que  la  race 
chananéenne.  Cette  nation  de  mulâtres,  phénicienne  ou  car- 
thaginoise, n'eut  jamais  la  moindre  idée  de  justice  ni  le  moindre 
'désir  d'organiser,  je  ne  dirai  pas  d'une  manière  équitable,  seu- 
lement tolérable,  les  peuples  soumis  à  son  empire.  Elle  resta 
fidèle  aux  principes  reçus  par  les  Sémites  de  la  descendance 
de  Nemrod,  et  puisés  par  celle-ci  dans  le  sang  des  noirs. 

L'histoire  des  colonies  phéniciennes ,  si  elle  fait  honneur  à 
l'habileté  des  organisateurs,  doit,  en  somme,  ce  qu'elle  eut 
de  particulièrement  heureux  pour  les  métropoles  à  des  circons- 
tances toutes  particulières,  et  qui  n'ont  jamais  pu  se  renouve- 
ler depuis.  Les  colonies  des  Grecs  furent  moins  fidèles;  celles 
des  peuples  modernes,  également  :  c'est  que  les  unes  et  les 
autres  avaient  le  monde  ouvert,  et  n'étaient  pas  contraintes 
de  traverser  la  mère  patrie  pour  parvenir  à  des  marchés  où 
elles  pussent  débiter  leurs  productions. 

Il  ne  me  reste  plus  rien  à  dire  sur  la  branche  la  plus  vivace 
de  la  famille  chananéenne.  Elle  fournit,  par  ses  mérites  et  ses 
vices ,  la  première  certitude  que  l'histoire  présente  à  l'ethnolo- 
gie :  l'élément  noir  y  domina.  De  là,  amour  effréné  des  jouis- 
sances matérielles,  superstitions  profondes,  dispositions  pour 
les  arts,  immoralité,  férocité. 

Le  type  blanc  s'y  montra  en  force  moindre.  Son  caractère 
mâle  tendit  à  s'effacer  devant  les  éléments  féminins  qui  l'ab- 
sorbaient. Il  apporta,  dans  ce  vaste  hymen,  l'esprit  utilitaire  et 
conquérant,  le  goût  d'une  organisation  stable  et  cette  tendance 
naturelle  à  la  régularité  politique,  qui  dit  son  mot  et  joue 
son  rôle  dans  l'institution  du  despotisme  légal ,  rôle  contrarié 
sans  doute,  cependant  efficace.  Pour  achever  le  tableau,  la  su- 
rabondance de  types  inconciliables,  issus  des  proportions  diver- 
ses entre  les  mélanges,  enfanta  le  désordre  chronique,  et  amena 
la  paralysie  sociale  et  cet  état  d'abaissement  grégaire  où  cha- 
que jour  a  dominé  davantage  la  puissance  de  l'essence  mêla- 


I 


288 


DE   l'inégalité 


nienne.  C'est  dans  cette  situation  que  croupirent  désormais  les- 
races  formées  par  les  alliages  chananéens. 

Retournons  aux  autres  branches  des  familles  ds  Cluuu  et 
de  Sem. 


CHAPITRE  IV. 


Les  Assyriens;  les  Hébreux;  les  Choréens. 


Le  sentiment  unanime  de  l'antiquité  n'a  jamais  cessé  d'attri- 
buer aux  peuples  de  la  région  mésopotamique  cette  supériorité 
marquée  sur  toutes  les  autres  nations  ressortant  de  Cham  et 
de  Sem ,  dont  j'ai  déjà  touché  quelques  mots.  Les  Phéniciens 
étaient  habiles;  les  Carthaginois  le  furent  à  leur  tour.  Les  États 
juifs,  arabes,  lydiens,  phrygiens  eurent  leur  éclat  et  leur 
gloire.  Rien  de  mieux  :  en  somme ,  ces  planètes  n'étaient  que 
les  satellites  de  la  grande  contrée  où  s'élaboraient  leurs  desti- 
nées. L'Assyrie  dominait  tout ,  sans  conteste. 

D'où  pouvait  provenir  une  telle  supériorité.'  La  philologie 
va  répondre  strictement. 

J'ai  montré  que  le  système  des  langues  sémitiques  était  une 
extension  imparfaite  de  celui  des  langues  noires.  C'est  là  seule- 
ment que  se  trouve  l'idéal  de  ce  mode  d'idiome.  Il  est  altéré 
dans  l'arabe,  plus  incomplet  encore  dans  l'hébreu,  et  je  ne  me 
suis  pas  avancé,  dans  la  progression  descendante,  au  delà  de 
l'araméen,  où  la  décadence  des  principes  constitutifs  est  plus 
prononcée  encore.  On  se  trouve  là  comme  un  homme  qui, 
s'enfonçant  dans  un  passage  souterrain ,  perd  la  lumière  à  me- 
sure qu'il  avance.  En  continuant  de  marcher,  on  reverra  la 
clarté,  mais  ce  sera  par  un  autre  côté  de  la  caverne,  et  sa> 
lueur  sera  dillërente. 


DES   BACES   HUxMAINES.    •  289 

L'araniéen  n'offre  encore  qu'une  désertion  négative  de  l'es- 
prit méianien.  Il  ne  dévoile  pas  des  formes  nettement  étrangères 
à  ce  système.  En  regardant  un  peu  plus  loin,  géographiquement 
parlant ,  se  présente  bientôt  l'arménien  ancien ,  et  là ,  sans  au- 
cun doute,  s'aperçoivent  des  nouveautés.  On  met  la  main  sur 
une  originalité  qui  frappe.  On  la  regarde ,  on  l'étudié  :  c'est 
l'élément  indo-germanique.  Il  n'y  a  pas  à  en  douter.  Bien  limité 
encore,  faible  peut-être ,  toutefois  vivant  et  imméconnaissable. 

Je  poursuis  ma  route.  A  côté  des  Arméniens  sont  les  Mèdes. 
J'écoute  leur  langue.  Je  constate  encore  et  des  sons  et  des  for- 
mes sémitiques.  Les  uns  et  les  autres  sont  plus  effacés  que  dans 
l'arménien,  et  Tindo-germanique  y  occupe  une  plus  grande 
place  (1).  Aussitôt  que  j'entre  sur  les  territoires  placés  au  nord 
de  laMédie,  je  passe  au  zend.  J'y  trouve  encore  du  sémitique, 
cette  fois  à  l'état  tout  à  fait  subordonné.  Si,  par  un  pas  de 
côté ,  je  tombais  vers  le  sud ,  le  pehlvi ,  toujours  indo-germani- 
que, me  ramènerait  cependant  vers  une  plus  grande  abondance 
d'éléments  empruntés  à  Sem.  Je  l'évite,  je  pousse  toujours  pins 
avant  dans  le  nord-est,  et  les  premiers  parages  hindous  m'of- 
frent aussitôt  le  meilleur  type  connu  des  langues  de  l'espèce 
blanche,  en  me  présentant  le  sanscrit  (2). 

Je  tire  de  ces  faits  cette  conséquence ,  que  plus  je  descends 
au  midi,  plus  je  trouve  d'alliage  sémitique,  et  qu'à  proportion 
où  je  m'élève  vers  le  nord,  je  rencontre  les  éléments  blancs 
dans  un  meilleur  état  de  pureté  ei  avec  une  abondance  incom- 
parable. Or  les  États  assyriens  étaient,  de  toutes  les  fondations 

(1)  Un  érudit  d'une  réputation  aussi  grande  que  méritée,  M.  de 
Saulcy,  a  émis  une  théorie  nouvelle  au  sujet  du  nicdique,  dans  lequel 
il  découvre  des  éléments  appartenant  aux  langues  turques.  En  adop- 
tant cette  très  intéressante  hypothèse,  il  deviendrait  indispensable 
sans  doute  d'ajouter  une  partie  constitutive  de  plus  au  modique.  Mais 
les  rapports  existant  aussi  dans  le  sein  de  cet  idiome,  entre  l'indo- 
germanique  et  le  sémitique,  et  que  je  signale,  n'en  seraient  pas  trou- 
blés. (Voir  F.  de  Saulcy,  Recherches  analytiques  sur  les  inscriptions 
cunéiformes  du  système  médique,  Paris,  18o0.) 

(2)  Klaproth,  Asia  polyglotta,  p.  63;  voir  aussi ,  au  sujet  du  médi- 
que, Rœdiger  et  Pott,  Kurdische  Studien,  dans  la  Zcitschrift  fur  die 
Kunde  des  Morgenlandes ,  t.  III,  p.  i2-i3. 

EACES  HliJIAINES.  —  T.  I.  17 


290 


DE    L  INEGALITE 


chamo-sémites  les  plus  reculées  dans  cette  direction.  Ils  étaient 
sans  cesse  atteints  par  des  immigrations,  latentes  ou  déclarées, 
descendues  des  montagnes  du  nord-est.  C'est  donc  là  qu'était 
la  cause  de  leur  longue ,  de  leur  séculaire  prépondérance. 

Avec  quelle  rapidité  les  invasions  se  succédaient ,  on  l'a  vu. 
La  dynastie  sémite-chaldéenne,  qui  avait  mis  fin  à  la  domina- 
tion exclusive  des  Chamites,  vers  l'an  2000,  fut  renversée, 
deux  cents  ans  après  environ ,  par  de  nouvelles  bandes  sorties 
des  montagnes, 

A  celles-ci,  l'histoire  donne  le  nom  de  médiques.  On  aurait 
lieu  d'être  un  peu  surpris  de  rencontrer  des  nations  indo-ger- 
maniques si  avant  dans  le  sud-ouest,  à  une  époque  encore  bien 
reculée ,  si ,  persistant  dans  l'ancienne  classification ,  on  préten- 
dait tirer  une  rigoureuse  ligne  de  démarcation  entre  les  peuples 
blancs,  des  différentes  origines,  et  séparer  nettement  les  Sé- 
mites des  nations  dont  les  principales  branches  ont  peuplé 
l'Inde  et  plus  tard  l'Europe.  Nous  venons  de  voir  que  la  vérité 
philologique  repousse  cette  méthode  de  classifications  strictes. 
Nous  sommes  complètement  en  droit  d'admettre  les  Mèdes 
comme  fondateurs  d'une  très  ancienne  dynastie  assyrienne ,  et 
de  considérer  ces  Mèdes ,  soit ,  avec  Movers ,  comme  des  Sé- 
mites-Chaldéens  (1),  soit,  avec  Ewald,  coriime  des  peuples 
arians  ou  indo-germains,  suivant  la  face  sous  laquelle  il  nous 
plaît  le  mieux  d'envisager  la  question  (2).  Servant  de  transition 
aux  deux  races ,  ils  tiennent  de  l'une  et  de  l'autre.  Ce  sont  in- 
différemment,  à  parler  géographie,  les  derniers  des  Sémites 
ou  les  premiers  des  Arians ,  comme  on  voudra. 

Je  ne  doute  pas  que ,  sous  le  rapport  des  qualités  qui  tien- 
nent à  la  race ,  ces  Mèdes  de  première  invasion  ne  fussent  su- 
périeurs aux  Sémites  plus  mêlés  aux  noirs  dont  ils  étaient  les 
parents.  J'en  veux  pour  témoignage  leur  religion ,  qui  était  le 
magisme.  Il  faut  l'induire  du  nom  du  second  roi  de  leur  dynas- 
tie, Zaratuschtra  (3).  Non  pas  que  je  sois  tenté  de  confondre 
ce  monarque  avec  le  législateur  religieux  :  celui-là  vivait  à  une 

(1)  Movers,  das  Phœnizische  Alterthum,  t.  II,  I"  partie,  p. 

(2)  Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  334. 

(3)  Lassen,  Indische  AUerthumskunde ,  1. 1,  p.  7o3. 


DES   BACES   HUMAINES.  291 

époque  hciuiconp  plus  ancienne;  mais  l'apparition  du  nom  de 
ce  prophèt;',  porté  par  un  souverain,  est  une  garantie  de  l'exis- 
tence de  ses  dogmes  au  milieu  de  la  nation.  Les  IMèdes  n'étaient 
donc  pas  dégradés  par  les  monstruosités  des  cultes  chamitiques, 
et,  avec  des  notions  religieuses  plus  saines,  ils  gardaient  cer- 
tainement plus  de  vigueur  militaire  et  plus  de  facultés  gouver- 
nementales. 

II  n'était  cependant  pas  possible  que  leur  domination  se  main- 
tînt indéfiniment.  Les  raisons  qui  leur  imposaient  une  prompte 
décadence  sont  de  différent  ordre. 

La  nation  médique  n'a  jamais  été  très  nombreuse ,  nous  au- 
rons occasion  de  le  démontrer  plus  tard,  et  si ,  au  viii«  siècle 
avant  Jésus-Christ,  elle  a  repris  sur  les  États  assyriens  une 
autorité  perdue  depuis  l'an  2234  avant  notre  ère,  c'est  qu'alors 
elle  fut  puissamment  aidée  par  l'abâtardissement  final  des  races 
chamo-sémitiques ,  par  l'absence  complète  de  tout  concurrent 
à  l'empire  et  par  l'alliance  de  plusieurs  nations  arianes ,  qui , 
à  l'époque  de  sa  première  invasion ,  n'avaient  pas  encore  paru 
dans  les  régions  du  sud-ouest  qu'elles  occupèrent  plus  tard, 
entre  autres  les  tribus  persiques. 

De  sorte  que  les  Mèdes  formaient  une  sorte  d'avant-garde 
de  la  famille  ariane.  Ils  n'étaient  pas  nombreux  par  eux-mêmes, 
ils  n'étaient  pas  appuyés  par  les  autres  peuples  leurs  parents  ; 
et  non  seulement  ils  ne  l'étaient  pas ,  parce  que  ceux-ci  n'é- 
taient pas  encore  descendus,  à  leurs  côtés,  vers  les  contrées 
méridionales,  mais  parce  que,  d?ns  ces  époques  reculées  et 
après  le  départ  des  Arians  Hellènes,  dont  les  migrations  je- 
taient constamment  des  essaims  de  Sémites  sur  le  monde  assy- 
rien et  chananéen ,  une  civilisation  imposante  exerçait  un  im- 
mense empire  sur  le  gros  des  peuples  arians  zoroastriens ,  dans 
les  régions  situées  entre  la  Caspienne  et  l'Hindoukoh ,  et ,  plus 
particulièrement ,  dans  la  Bactriane.  Là  régnait  une  populeuse 
cité,  Balk,  la  mère  des  villes,  pour  me  servir  de  l'expression 
emphatique  employée  par  les  traditions  iraniennes  lorsqu'elles 
veulent  peindre  d'un  même  trait  et  la  puissance  et  l'incroya- 
ble antiquité  de  l'ancienne  métropole  du  magisrae. 

11  s'était  formé  sur  ce  point  un  centre  de  vie  qui,  concen* 


I 


292  DE  l'inégalité 

trant  toute  l'attention  et  toute  la  sympathie  des  nations  zoroas- 
triennes,  les  détournait  d'entrer  dans  le  courant  assyrien.  Ce 
qui  leur  restait  d'activité,  en  dehors  de  cette  sphère,  se  repor- 
tait d'ailleurs  tout  entier  du  côté  de  l'est,  vers  les  régions  de 
l'Inde,  vers  les  pays  du  Pendjab,  où  des  relations  étroites  de 
parenté,  des  souvenirs  importants,  d'anciennes  habitudes,  la 
similitude  de  langage,  et  même  des  haines  religieuses  et  l'es- 
prit de  controverse,  qui  en  est  la  suite  naturelle ,  reportaient 
leur  pensée. 

Les  Mèdes,  dans  leurs  entreprises  sur  l'Asie  antérieure,  se 
trouvaient  ainsi  réduits  à  la  modicité  de  leurs  seules  ressour- 
ces, situation  d'autant  plus  faible  que  des  compétiteurs  ambi- 
tieux ,  des  bandes  de  Sémites  descendant  du  nord ,  se  succé- 
daient sans  cesse  pour  ébranler  leur  domination. 

A  égalité  de  nombre,  ces  Sémites  ne  les  valaient  pas.  Mais 
leurs  flots  épais,  se  multipliant,  les  astreignaient  à  des  efforts 
qui  ne  pouvaient  pas  être  toujours  heureux,  et  d'autant  moins 
que  les  mérites  allaient,  en  définitive,  s'égahsant,  et  même 
quelque  chose  de  plus ,  à  mesure  que  les  années  passaient  sur 
les  maîtres  du  trône. 

Ceux-ci  résidaient  dans  les  villes  d'Assyrie ,  soutenus ,  sans 
doute ,  de  loin  par  leur  nation ,  cependant  séparés  d'elle  et  vi- 
vant loin  d'elle ,  perdus  dans  la  foule  chamo-sémitique.  Leur 
sang  s'altéra,  comme  s'était  altéré  celui  des  Chamites  blancs 
€t  celui  des  premiers  Chaldéens.  Les  incursions  sémitiques, 
d'abord  rembarrées  avec  vigueur,  ne  trouvèrent  plus,  un  jour, 
la  même  résistance.  Ce  jour-là,  elles  firent  brèche  et  la  domi- 
nation médique  fut  si  bien  renversée  que  l'épée  des  vainqueurs 
commanda  même  au  gros  du  peuple ,  découragé  et  accablé  par 
les  multitudes  qui  vinrent  fondre  sur  lui. 

Les  États,  assyriens  avaient  recommencé  à  décliner  sous  les 
derniers  souverains  mèdes.  Ils  reprirent  leur  éclat ,  leur  omni- 
potence dans  toute  l'Asie  antérieure ,  avec  le  nouvel  apport  de 
sang  frais  et  choisi  qui  vint ,  sinon  relever  leurs  races  natio- 
nales ,  du  moins  les  gouverner  sans  conteste.  C'est ,  par  cette 
série  incessante  de  régénérations  que  l'Assyrie  se  maintenait 
toujours  à  la  tête  des  contrées  chamo-sémitiques. 


i 


DES   RACES   HUMAINES.  293 

La  nouvelle  invasion  donna  naissance,  pour  le  pays-roi,  à 
de  grandes  extensions  territoriales  (1), 

Après  avoir  asservi  le  pays  des  Mèdes,  les  conquérants  sé- 
mites firent  des  invasions  au  nord  et  à  l'est.  Ils  ravagèrent  une 
partie  de  la  Bactriane  et  pénétrèrent  jusqu'aux  premiers  con- 
fins de  l'Inde.  La  Phénicie ,  autrefois  conquise ,  le  fut  de  nou- 
veau, et  les  idées,  les  notions,  les  sciences,  les  mœurs  assy- 
riennes se  répandirent  plus  que  jamais,  et  poussèrent  plus  avant 
leurs  racines.  Les  grandes  entreprises,  les  grandes  créations 
se  succédèrent  rapidement.  Tandis  que  de  puissants  monarques 
babyloniens  fondaient  dans  l'est,  aux  environs  de  la  ville  ac- 
tuelle de  Kandahar,  cette  cité  de  Kophen ,  dont  les  ruines  ont 
été  retrouvées  par  le  colonel  Rawlinson  (2) ,  'IMabudj  s'élevait 
sur  l'Euphrate,  Damas  et  Gadara  plus  à  l'ouest  (3).  Les  civi- 
lisateurs sémites  passaient  l'Halys,  et  organisaient  sur  la  côte 
de  la  Troade,  dans  les  pays  lydiens ,  des  souverainetés  qui,  plus 
tard  indépendantes ,  se  firent  gloire  à  Jamais  de  leur  avoir  d<V 
la  naissance  (4). 

Il  est  inutile  de  suivre  le  mouvement  de  ces  dynasties  assy- 
riennes ,  qui  retinrent  pendant  tant  de  siècles  le  gouvernement 
de  l'Asie  antérieure  dans  des  mains  régénératrices.  Tant  que 
les  contrées  voisines  de  l'Arménie  et  adossées  au  Caucase  four- 
nirent des  populations  plus  blanches  que  celles  qui  habitaient 
les  plaines  méridionales,  les  forces  des  États  assyriens  se  re- 
nouvelèrent toujours  à  propos.  Une  dynastie  d'Arabes  Ismr.é- 

(1)  Lassen,  Indische  Alterthumskunde ,  t.  I,  p.  858  et  pass.  — Movers,. 
das  Phœnizische  AUerthum ,  t.  Il ,  \"  partie,  p.  272  et  pass. 

(2)  Movers,  das  Phœnizische  AUerthum,  t.  H,  l'«  partie,  p.  2&'>. 

(3)  Damas  fut  possédé,  quelque  temps  après  Abraliam,  par  une  émi- 
gration de  Sémites  venus  d'Arménie.  Ewald,  Geschichte  des  Volkes 
Israël,  t.  I,  p.  367.  Plus  tard,  une  autre  invasion  de  la  même  prove- 
nance renversa  la  dynastie  nationale  des  Ben-Hadad,  et  la  remplaça 
par  une  famille  qui  porta  le  titre  de  Derketade,  ibid.,  p.  274.  —  Dan» 
les  temps  grecs  et  romains,  les  Damascènes,  par  une  prétention  qui  se 
rencontre  rarement  chez  les  peuples  comme  chez  les  individus,  niaient 
l'extrême  antiquité  de  leur  ville,  et  prétendaient  pour  elle  à  l'honneur 
d'avoir  été  fondée  par  Abraham. 

(4)  Les  Sandonides  de  Lydie  se  vantaient  d'une  origine  assyrienne. 
(Ewald,  Geschichte  des  Vûlket  Israël,  t.  I,  p.  329.) 


294  DE  l'inégalité 

lites  interrompit  seule  (de  1520  à  1274  av.  J.-C.)  le  cours  de 
la  puissance  chaldéenne.  Une  race  dégénérée  fut  ainsi  rempla- 
cée par  des  Sémites  du  sud,  moins  corrompus  que  l'élément 
chamitique,  si  prompt  à  pourrir  tous  les  apports  de  sang  noble 
dans  les  pays  raésopotamiques.  Mais  aussitôt  que  des  Chal- 
déens ,  plus  purs  que  la  famille  ismaélite ,  se  montrèrent  de 
nouveau,  celle-ci  descendit  du  trône  pour  le  leur  céder. 

On  le  voit  :  dans  les  sphères  élevées  du  pouvoir,  là  où  s'é- 
laborent les  idées  civilisatrices,  il  n'est  plus  question,  il  ne 
doit  plus  jamais  être  tenu  compte  des  Chamites  noirs.  Leurs 
masses  se  sont  tout  à  fait  humiliées  sous  les  couches  succes- 
sives de  Sémites.  Elles  font  nombre  dans  l'État ,  et  ne  jouent 
plus  de  personnage  actif.  ^lais  un  rôle  si  humble  en  apparence 
n'en  est  pas  moins  terrible  et  décisif.  C'est  le  fond  stagnant  où 
tous  les  conquérants  viennent,  après  peu  de  générations,  s'a- 
battre et  s'engloutir.  D'abord,  de  ce  terrain  corrompu  sur -le- 
quel marchent  triomphalement  les  vainqueurs,  la  boue  ne  leur 
monte  que  jusqu'à  la  cheville.  Bientôt  les  pieds  enfoncent,  et 
l'immersion  dépasse  la  tête.  Pliysiologiquement  comme  mora- 
lement, elle  est  complète.  Au  temps  d'Agamemnon,  ce  qui 
frappa  le  plus  les  Grecs  dans  les  Assyriens  venus  au  secours  de 
Priam,  ce  fut  la  couleur  de  Memnon,  le  fils  de  l'Aurore.  A  ces 
peuples  orientaux  les  rapsodes  appliquaient  sans  hésitation  le 
nom  significatif  d'Éthiopiens  (1). 

Après  la  destruction  de  Troie ,  les  mêmes  motifs  commer- 
ciaux qui  avaient  engagé  les  Assyriens  à  favoriser  l'établisse- 
ment de  villes  maritimes  dans  le  pays  des  Philislins  et  au  nord 
de  l'Asie  Mineure  (2) ,  les  portèrent  également  à  pardonner 

(l)Movers,  t.  II,  l"  partie,  p.  277.  Les  Éthiopiens,  AIOiwtïei;,  des 

Grecs,  sont  les  enfants  de  Koucli.  Ce  sont  des  Arabes       ^oS    Ce  mot 

AlOtwTte;  indique  la  couleur  noire  des  visages,  comme  celui  de  «Poivixe; 
indique  la  carnation  cuivrée,  rougeàtre,  des  Chananéens. 

(2)  Movcrs,  t.  II,  !■■''  partie,  p.  411.  Cette  alliance  naturelle  entre  les 
Assyriens  et  les  Grecs,  concurrents  des  Phéniciens,  est  très  bien  ca- 
ractérisée par  ce  qui  se  passait  à  Chypre.  Il  y  eut  là,  de  bonne  heure, 
une  double  population  :  l'une  sémitique,  l'autre  grecciue.  Les  Chy- 
priotes grecs  tenaient  pour  les  Assyriens,  les  Sémites  pour  Tyr.  (Mo- 
vers,  t.  II ,  I"=  partie,  387.) 


DES   BACES   HUMAINES.  295 

aux  Grecs  la  destruction  d'une  ville ,  leur  tributaire ,  et  à  pro- 
téger rionie.  Leur  but  était  de  mettre  fin  an  monopole  des 
cités  phéniciennes ,  et  en  conséquence ,  les  Troyens  une  fois 
tombés  sans  remède,  leurs  vainqueurs  furent  admis  à  les  rem- 
placer. Les  Grecs  asiatiques  devinrent  ainsi  les  facteurs  pré- 
férés du  commerce  de  Ninive  et  de  Babylone.  C'est  la  première 
preuve  que  nous  ayons  encore  rencontrée  de  cette  vérité  si  sou- 
vent répétée  par  l'histoire,  que,  si  l'identité  de  race  crée  entre 
les  peuples  l'identité  de  destinée,  elle  ne  détermiue  nullement 
l'identité  d'intérêts,  et  par  suite  l'affection  mutuelle. 

Tant  que  les  Phéniciens  furent  seuls  à  exploiter  les  régions 
occidentales  du  monde ,  ils  vendirent  trop  cher  leurs  denrées 
aux  Assyriens,  qui  n'eurent  pas  de  cesse  jusqu'à  ce  que,  leur 
ayant  suscité  des  concurrents ,  d'abord  dans  les  Troyens ,  puis 
dans  les  Grecs ,  ils  eussent  réussi  à  obtenir  à  meilleur  compte 
les  produits  que  réclamait  leur  consommation  (l). 

Ainsi ,  dans  toute  l'Asie  antérieure  on  vivait  sous  la  direc- 
tion des  Assyriens.  Si  l'on  devait  réussir,  on  réussissait  par  eux, 
et  tout  ce  qui  essayait  de  sortir  de  leur  ombre  restait  faible  et 
languissant.  Encore  cette  indépendance  funeste  n'était-elle  ja- 
mais que  relative ,  même  chez  les  tribus  nomades  du  désert. 
Pas  une  nation ,  grande  ou  petite ,  qui  n'éprouvât  l'action  des 
populations  et  du  pouvoir  de  la  Mésopotamie.  Cependant,  parmi 
celles  qui  s'en  ressentaient  le  moins,  les  fils  d'Israël  semblent 
se  présenter  en  première  ligne,  ils  se  disaient  jaloux  de  leur 
individualité  plus  que  toute  autre  tribu  sémite.  Ils  desiraient 
passer  pour  purs  dans  leur  descendance.  Ils  affectaient  de  s'iso- 
ler de  tout  ce  qui  les  entourait.  A  ce  titre  seul ,  ils  mériteraient 
d'occuper  dans  ces  pages  une  place  réservée,  si  les  grandes 
idées  que  leur  nom  réveille  ne  la  leur  avaient  pas  assurée  d'a- 
vance. 

Les  fils  d'Abraham  ont  changé  plusieurs  fois  de  nom.  Ils  ont 
commencé  par  s'appeler  Hébreux.  Mais  ce  titre,  qu'ils  parta- 
geaient avec  tant  d'autres  peuples,  était  trop  vaste,  trop  gé- 
néral. Ils  y  substituèrent  celui  de  fils  d'Israël.  Plus  tard,  Juda 

(1)  Movers,  das  Phœnizische  Alterthum,  t.  II,  1"  partie,  p.  411. 


I 


296 


INEGALITE 


ayant  dominé  en  éclat  et  en  gloire  tous  les  souvenirs  de  leurs 
patriarclies,  ils  devinrent  les  Juifs.  Enfin,  après  la  prise  de  Jé- 
rusalem par  Titus,  ce  goût  de  l'archaïsme,  cette  passion  des 
origines,  triste  aveu  de  l'impuissance  présente  qui  ne  manque 
jamais  de  saisir  les  peuples  vieillards,  sentiment  naturel  et 
touchant,  leur  fît  reprendre  le  nom  d'Hébreux. 

Cette  nation,  malgré  ce  qu'elle  a  pu  prétendre,  ne  posséda 
jamais,  non  plus  que  les  Phéniciens,  une  civilisation  qui  lui 
fût  propre.  Elle  se  borna  à  suivre  les  exemples  venus  de  la  Mé- 
sopotamie, en  les  mélangeant  de  quelque  peu  de  goût  égyptien; 
Les  mœurs  des  Israélites,  dans  leur  plus  beau  moment,  au 
temps  de  David  et  de  Salomon  (1) ,  furent  tout  à  fait  tyriennes, 
et  partant  ninivites.  On  sait  avec  quelle  peine  et  même  quels 
succès  mélangés,  les  efforts  de  leurs  prêtres  tendirent  cons- 
tamment à  les  tenir  loin  des  plus  horribles  abus  de  l'émana- 
tisme  oriental. 

Si  les  fils  d'Abraham  avaient  pu  garder,  après  leur  descente 
des  montagnes  chaldéennes ,  la  pureté  relative  de  race  qu'ils 
apportaient  avec  eux ,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'ils  eussent  con- 
servé et  étendu  cette  prépondérance  qu'avec  le  père  de  leurs 
patriarches,  on  leur  vit  exercer  sur  les  populations  chananéen- 
nes  plus  civilisées,  plus  riches,  mais  moins  énergiques,  parce 
qu'elles  étaient  plus  noires.  Par  malheur,  en  dépit  de  prescrip- 
tions fondamentales,  malgré  les  défenses  successives  de  la  loi, 
malgré  même  les  exemples  terribles  de  réprobation  que  rappel- 
lent les  noms  des  Ismaélites,  des  Édomites,  descendants  il  légi- 
times et  rejetés  de  la  souche  abrahamide,  il  s'en  fallut  de  tout  que 
les  Hébreux  ne  s'alliassent  que  dans  leur  parenté  (2).  Dès  leurs 


(1)  Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  87. 

(2)  D'ailleurs  la  famille  même  du  fils  de  Tharé  ne  se  composait  pas^ 
que  de  personnes  issues  de  la  même  souche.  Lorsqu'il  forma  alliance 
avec  le  Seigneur  et  qu'il  eut  circoncis  tous  les  mâles  de  sa  maison, 
ceux-ci  devinrent  tous  Hébreux,  bien  que  le  texte  dise  expressément 
qu'il  y  avait  parmi  eux  des  esclaves  achetés  à  prix  d'argent  et  des 
étrangers  (Gen.,  XVII,  27)  :  «  Et  omnes  viri  domus  illius,  tam  verna- 
«  culi,  quam  emptitii  et  alienigenœ ,  pariter  circumcisi  sunt.  »  On 
doit  conclure  aussi  des  paroles  expresses  du  livre  saint  que  la  natio- 
nalité Israélite  résultait  beaucoup  moins  de  la  descendance  que  du  fait 


DES   BACES   HUMAINES.  297 

premiers  temps,  la  politique  les  contraignit  d'accepter  l'alliance 
de  plusieurs  nations  réprouvées,  de  résider  au  milieu  d'elles, 
de  mêler  leurs  tentes  et  leurs  troupeaux  aux  troupeaux  et  aux 
tentes  de  l'étranger,  et  les  jeunes  gens  des  deux  familles  se 
rencontraient  aux  citernes.  Les  Kénaens,  fraction  d'Amalek, 
et  bien  d'aulres  furent  fondus  de  la  sorte,  dans  le  peuple  des 
douze  tribus  (t).  Puis  les  patriarches  avaient  été  des  premiers 
à  violer  la  loi.  Les  généalogies  mosaïques  nous  enseignent  bien 
que  Sara  était  la  demi-sœur  de  son  mari,  et  par  conséquent 
d'un  sang  pur  (2).  Mais  si  Jacob  épousa  Lia  etRachel,  ses 
cousines,  et  en  eut  huit  de  ses  fils,  ses  quatre  autres  enfants, 
(jui  ne  sont  pas  moins  comptés  parmi  les  véritables  pères  d'Is- 
raël, naquirent  des  deux  servantes  Bala  et  Zelpha  (3).  L'exem- 
ple donné  fut  suivi  par  ses  rejetons  (4). 

Dans  les  époques  suivantes ,  on  trouve  d'autres  alliances  eth- 
niques ,  et ,  quand  on  arrive  à  l'époque  monarchique ,  il  est 
impossible  de  les  énumérer,  tant  elles  sont  devenues  communes. 

Le  royaume  de  David,  s'étendant  jusqu'  à  l'Euphrate,  em- 
brassait bien  des  populations  diverses.  Il  ne  pouvait  même 


de  la  circoncision.  Voici  les  paroles  expresses  (Gen.,  XVII,  11)  :  «  Et 
«  circumcidctis  carnem  prœputii  vestri,  ut  sil  in  signum  fœderis  inter 
«  me  et  vos...  »  (12)  a  Omne  masculinum  in  generalionihus  vestris;  tam 
«  vernaculus  quam  emptitius  circumcidetur...  »  Et  (XXXIV,  15)  :  «  Sed 
«  in  hoc  valebimus  fœderari,  si  volueritis  esse  similes  nostri  et  cir- 
1  cumcidatur  in  vobis  omne  masculini  sexus.  »  (13)  «  Tune  dabinius 
«  mutuo  filias  vestras  ac  nostras  :  et  Iiaoitabimus  vobiscum,  erimus- 
«  que  unus  pojiulus.  »  D'après  un  tel  système,  il  était  impossible  que 
la  pureté  des  races  se  maintînt,  quels  que  fussent  les  efforts  que 
l'on  pouvait  faire  d'ailleurs  dans  ce  bat. 

(1)  Gen.,  15,  1!>;  Sam.,  1,  15,  (i;  Ewiûd ,  Geschichte  des  Volkes  Israël, 
t.  I,p.  2'JS  et  piissim. 

(2)  Gen.,  XX,  12  :  «  Alias  autem  et  vere  soror  mea  est,  filia  patris 
mci;  et  non  lilia  matris  meae,  et  duxi  eam  in  uxorem. 

(3)  Gen.,  XXIX,  3-13. 

(4)  Je  ne  citerai,  de  tous  les  passages  qui  l'établissent,  que  celui  qut 
a  rapport  à  la  descendance  de  Joseph.  C'était  le  fils  favori  d'Israël, 
l'homme  pur  par  excellence;  il  avait  cependant  épousé  une  Égyptienne. 
—  Gen.,  XLVI,  2J  :  «  Natique  sunt  Joseph  fliii  in  terra  iEgypti,  quos 
«  genuit  ci  Ascneth,  filia  Puliphare  sacerdotis  Heliopoleos  :  Manasses  et 
«  Ephraïai.  » 

17. 


298  DE  l'inégalité 

être  question  d'y  maintenir  la  pureté  ethnique.  Le  mélange 
pénétra  donc  par  tous  les  pores ,  dans  les  membres  d'Israël. 
Il  est  vrai  que  le  principe  resta;  que  plus  tard  Zorobabel 
exerça  des  sévérités  approuvées  contre  les  hommes  mariés 
aux  filles  des  nations.  TMais  l'intégrité  du  sang  d'Abraham  n'en 
avait  pas  moins  disparu,  et  les  Juifs  étaient  aussi  souillés  de 
l'alliage  mélanien  que  les  Chamites  et  les  Sémites  au  milieu  des- 
quels ils  vivaient.  Ils  avaient  adopté  leur  langue  (1).  Ils  avaient 
pris  leurs  coutumes  ;  leurs  annales  étaient  en  partie  celles  de 
leurs  voisins,  Philistins,  Édomites,  Amalécites,  Amorrhéens. 
Trop  souvent ,  ils  porteront  l'imitation  des  mœurs  jusqu'à  l'a- 
postasie religieuse  (2).  Hébreux  et  gentils  étaient  taillés,  en 
vérité,  sur  un  seul  et  même  modèle.  Enfin ,  je  donne  ceci,  tout 
à  la  fois ,  comme  une  preuve  et  comme  une  conséquence  :  ni 
au  temps  de  Josué,  ni  sous  David  ou  Salomon,  ni  quand  les 
Machabées  régnèrent,  les  Juifs  ne  parvinrent  à  exercer  sur  les 
peuples  de  leur  entourage,  sur  tant  de  petites  nations  paren- 
tes, pourtant  si  faibles,  une  supériorité  quelque  peu  durable. 
Ils  furent  comme  les  Ismaélites,  comme  les  Philistins.  Ils  eu- 
rent des  jours,  rien  que  quelques  jours  de  puissance,  et  l'éga- 
lité d'ailleurs  fut  complète  avec  leurs  rivaux. 

J'ai  déjà  expliqué  pourquoi  les  Israélites,  les  lils  d'Ismaël, 
ceux  d'Édom,  et  d'Amalek,  composés  des  mêmes  éléments 
fondamentaux  noirs,  chamites  et  sémites,  que  les  Phéniciens 
et  les  Assyriens,  sont  constamment  demeurés  au  plus  bas  de- 
gré de  la  civilisation  typique  de  la  race,  laissant  aux  peuples 
de  la  Mésopotamie  le  rôle  inspirateur  et  dirigeant.  C'est  que 
les  éléments  d'origine  blanche  se  renouvelaient  périodiquement 
«hez  ces  derniers,  et  jamais  chez  eux.  Ils  ne  réussirent  donc 
point  à  faire  des  conquêtes  stables ,  et ,  lorsqu'ils  se  trouvèrent 
avoir  le  loisir  et  le  goût  de  perfectionner  leurs  mœurs ,  ils  ne 
purent  que  tout  emprunter  à  la  culture  assyrienne,  sans  lui 
rendre  jamais  rien,  la  pratiquant  un  peu,  j'imagine,  comme 
les  provinciaux  font  des  modes  de  Paris.  Lesïyriens,  tout  grands 


(1)  Isaïe  appelle  l'iicbrcu,  langue  de  Chanaan  (30, 11,  13'. 

(2)  Ewald,  t.  I,  p.  71. 


DES  KACES   HUiMAINES.  299 

marchands  qu'ils  étaient,  n'étaient  pas  plus  inspirés.  Ils  ne 
comprenaient  que  d'une  façon  incomplète  ce  que  leur  ensei- 
gnait Ninive.  Salomon,  à  son  tour,  lorsqu'il  voulait  bâtir  son 
temple,  faisant  venir  de  Tyr  architectes,  sculpteurs  et  bro- 
deurs, n'obtenait  pas  le  dernier  mot  des  talents  de  son  époque. 
11  est  vraisemblable  que,  dans  les  magnificences  qui  ébloui- 
rent si  fort  Jérusalem,  l'œil  d'un  homme  de  goût  venu  de  Ni- 
nive n'aurait  démêlé  qu'une  copie  faite  de  seconde  main  des 
belles  choses  qu'il  avait  contemplées  en  original  dans  les  gran- 
des métropoles  mésopotamiques,  où  l'Occident,  l'Orient,  l'Inde 
et  la  Chine  même,  au  dire  d'Isaïe  (1),  envoyaient,  sans  se  las- 
ser, tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  accompli  dans  tous  les  genres. 

Rien  de  plus  simple.  Les  petits  peuples  dont  je  parle  en  ce 
moment  étaient  des  Sémites  trop  chamitisés  pour  jouer  un 
autre  rôle  que  celui  de  satellites  dans  un  système  de  culture 
qui  d'ailleurs,  étant  celui  de  leur  race,  leur  convenait  et  n'a- 
vait besoin  pour  leur  sembler  parfait  que  de  subir  des  modi- 
fications locales.  Ce  furent  précisément  ces  modifications  loca- 
les qui ,  réduisant  les  splendeurs  ninivites  au  degré  voulu  par 
des  nations  obscures  et  pauvres,  créait  l'amoindrissement  de 
la  civilisation.  Transporté  à  Babylone ,  le  Phénicien ,  l'Hébreu, 
l'Arabe ,  s'y  mettaient  aisément  de  pair  avec  le  reste  des  po- 
pulations, sauf  peut-être  les  Sémites  du  nord  les  plus  récem- 
ment arrivés,  et  devenaient  habiles  à  secouer  les  liens  que  leur 
imposait  la  médiocrité  de  leurs  milieux  nationaux  ;  mais  c'était 
là  de  l'imitation,  rien  de  plus.  En  ces  groupes  fractionnaires 
ne  résidait  pas  l'excellence  du  type  (2). 

Je  ne  quitterai  pas  les  Israélites  sans  avoir  touché  quelques 
mots  de  certaines  tribus  qui  vécurent  longtemps  parmi  eux , 
dans  les  districts  situés  au  nord  du  Jourdain.  Cette  population 
mystérieuse  paraît  n'avoir  été  autre  que  les  débris  restés  purs 
de  quelques-unes  des  familles  mélaniennes ,  de  ces  noirs  jadis 
seuls  maîtres  de  l'Asie  antérieure  avant  la  venue  des  Chamites 
blancs.  La  description  que  les  livres  saints  nous  font  de  ces 


(1)  Isaie,XLIX,  12,  Lassen,  Indische  Alterthumskunde ,  t.  I,  p.  837. 

(2)  Movers,  das  Phœnizïsche  Aller Itium,  t.  II,  1"  partie,  p.  302. 


I 


300  DE  l'inégalité 

hommes  misérables  est  précise,  caractéristique,  terrible  par 
l'idée  de  dégradation  profonde  qu'elle  éveille. 

Ils  n'habitaient  plus ,  au  temps  de  Job ,  que  dans  le  district 
montagneux  de  Séir  ou  Édom,  au  sud  du  Jourdain.  Abraham 
les  y  avait  déjà  connus.  Esaù ,  ce  ne  fut  vraisemblablement  pas 
sa  moindre  faute,  habita  parmi  eux  {l),et,  conséquence  na- 
turelle dans  ces  temps-là ,  il  prit ,  au  nombre  de  ses  épouses , 
une  de  leurs  femmes ,  OoUbama ,  fille  d'Aua ,  fille  de  Sébéon , 
de  sorte  que  les  fils  qu'il  en  eut,  Jehus,  Jbelon  et  Coré,  se 
trouvèrent  liés  très  directement  par  leur  mère  à  la  race  noire. 

Les  Septante  appellent  ces  peuplades  les  Chorréens  ;  la  Vul- 
gâte  les  nomme  moins  justement  Horréens,  et  il  en  est  fait 
mention  en  plusieurs  endroits  des  Écritures  (2).  Ils  vivaient  au 
milieu  des  rochers  et  se  blottissaient  dans  des  cavernes.  Leur 
nom  même  signifie  troglodytes  (3).  Leurs  tribus  avaient  des 
communautés  indépendantes.  Toute  l'année,  errant  au  hasard^ 
ils  allaient  volant  ce  qu'ils  trouvaient,  assassinant  quand  ils 
pouvaient.  Leur  taille  était  très  élevée.  Misérables  à  l'excès, 
les  voyageurs  les  redoutaient  pour  leur  férocité.  Mais  toute 
description  pâlit  en  face  des  versets  de  Job ,  où  M.  d'Ewald  (4) 

(1)  Gen.  XXXVI,  8  :  «  Habitavitque  Esau  in  monte  Seir...  » 

(2)  Tantôt  la  Vulgatc  dit  llorrxi  (Gen.,  XXXVI,  20,  21  et  29),  et  tantôt 
Horrhsei  (Deuteron.,  II,  12). 

(3)  ^nn    de  "nn,  trou,  caverne. 

(4)  Ewald,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  273. 

Les  Chorréens  avaient  occupé,  à  des  époques  plus  anciennes,  les 
deux  rives  du  Jourdain  jusqu'à  l'Euphrate  vers  le  nord-est  et  au  sud 
jusqu'à  la  mer  Rouge. 

Il  est  d'ailleurs  assez  fréquemment  question  de  ces  peuplades  noires 
dans  la  Genèse,  le  Deutéronome  et  les  Paralipomènes,  partout,  enfin', 
où  paraissent  des  aborigènes.  Elles  ne  sont  pas  connues  que  sous  un 
seul  nom.  Appelées  Ctiorréens  dans  la  Genèse,  le  Deutéronome  les 
nomme  aussi  Emim  fD'Qtî  ou  D'D'X^  dont  le  singulier  est,  nQX. 

qui  signifie  terreur.  Les  Emim  seraient  donc  les  terreurs,  les  gens 
dont  l'aspect  épouvante  (Deutér.,  II,  10  et  11).  On  trouve  encore  une 
tribu  particulière,  anciennement  établie  sur  le  territoire  d'Ar,  assigiré 
depuis  aux  Ammonites.  Ces  derniers  les  nommaient  les  Zomzommim 
(  D'Q.TQ"?).  Le  texte  décrit  ainsi  leur  pays  et  eux-mêmes  (Deutér.,. 
II,  20):  «  Terra  gigantuni  reputata  est  et  in  ipsa  olim  liabitaverunt  gi- 


DES   BACES   HUMAINES.  301 

reconnaît  leur  portrait.  Voici  le  passage  :  «  lisse  moquent  de 
«  moi,  ceux-là  même  dont  je  n'aurais  pas  daigné  mettre  les 
«  pères  avec  les  chiens  de  mon  troupeau... 

«  De  disette  et  de  faim,  ils  se  tenaient  à  l'écart,  fuyant 
0  dans  les  lieux  arides,  ténébreux,  désolés  et  déserts. 

«  Ils  coupaient  des  herbes  sauvages  auprès  des  arbrisseaux 
«  et  la  racine  des  genévriers  pour  se  chauffer. 

«  Ils  étaient  chassés  d'entre  les  autres  hommes ,  et  l'on  criait 
«  après  eux  comme  après  un  larron. 

0  Ils  habitaient  dans  les  creux  des  torrents ,  dans  les  trous 
«  de  la  terre  et  des  rochers. 

«  Ils  faisaient  du  bruit  entre  les  arbrisseaux ,  et  ils  s'attrou- 
«  paient  entre  les  chardons. 

«  Ce  sont  des  hommes  de  néant  et  sans  nom  qui  ont  été 
«  abaissés  plus  bas  que  la  terre.  »  (Job,  XXX,  i,  3-8.) 

Les  noms  de  ces  sauvages  sont  sémitiques,  s'il  faut  absolu- 
ment employer  l'expression  abusive  consacrée;  mais,  à  parler 
d'une  manière  plus  exacte,  les  langues  noires  en  réclament  la 
propriété  directe.  Quant  aux  êtres  qui  portaient  ces  noms, 
peut-on  rien  imaginer  de  plus  dégradé?  Ne  croit-on  pas  lire, 
dans  les  paroles  du  saint  homme,  une  description  exacte  du 
Boschisman  et  du  Pélagien?  En  réalité,  la  parenté  qui  unissait 
l'antique  Chorréen  à  ces  nègres  abrutis  est  intime.  On  recon- 
naît dans  ces  trois  branches  de  l'espèce  mélanienne,  non  pas 
le  type  même  des  nègres,  mais  un  degré  d'avilissement  auquel 
cette  branche  de  l'humanité  peut  seule  tomber.  Je  veux  bien 

«  gantes,  quos  Ammonitae  vocant  Zomzommim.  21.  Populus  magnus  et 
«  multus  cl  piocerœ  longitudinis,  sicut  Enacini,  quos  delevit  Dominus 
«  a  facie  eorum...  »  Gesenius  rapporte  la  racine  de  ce  nom  de  peuple 
au  quadrilitére  inusité  :  DID^  (murmuravit.fremuit).  Enfin  les  Chor- 

réens,lcs  Émim,  les  Zomzommim,  ces  hommes  de  terreur  et  de  bruit, 
sont  toujours  comparés  aux  Enacim,  les  hommes  aux  longs  cous,  les 
géants  par  excellence.  Ces  derniers,  avant  l'arrivée  des  Israélites,  ha- 
bitaient les  environs  d'Hébron.  En  partie  exterminés,  ce  qui  en  sur- 
vécut se  réfugia  dans  les  villes  des  Pliillstins,  où  on  en  rencontrait  en- 
core à  une  époque  assez  basse.  Il  n'est  pas  douteux  que  le  célèbre 
champion  qui  combattit  contre  le  berger  David ,  Goliath  (dont  le  nom 
signifie  l'exilé,  le  réfugié),  appartenait  à  cette  famille  proscrite. 


I 


502  DE   l'inégalité 

admettre  que  roppression  exercée  par  les  Chaniites  sur  ces 
misérables  êtres,  comme  celle  desCafres  sur  les  Ilotlentots  et 
des  Malais  sur  les  Pélagiens,  puisse  être  considérée  comme  la 
cause  immédiate  de  leur  avilissement.  Qu'on  en  soit  certain 
cependant,  une  telle  excuse,  trouvée  par  la  philanthropie  mo- 
derne à  l'abrutissement  et  à  ses  opprobres,  n'eut  jamais  besoin 
d'être  invoquée  pour  les  populations  de  notre  famille.  Certes 
les  victimes  n'y  manquèrent  pas  plus  que  chez  les  noirs  et 
les  jaunes.  Les  peuples  vaincus,  les  peuples  vexés,  tyrannisés, 
ruinés,  s'y  sont  rencontrés  et  s'y  rencontreront  en  foule.  Mais, 
tant  qu'une  goutte  active  du  sang  des  blancs  persiste  dans  une 
nation,  l'abaissement,  quelquefois  individuel,  ne  devient  ja- 
mais général.  On  citera,  oui,  l'on  citera  des  multitudes  rédui- 
tes à  une  condition  abjecte,  et  l'on  dira  que  le  malheur  seul  a 
pu  les  y  conduire.  On  verra  ces  misérables  habiter  les  buissons, 
dévorer  tout  crus  des  lézards  et  des  serpents ,  vaguer  nus  sur 
les  grèves ,  perdre  quelquefois  la  majeure  partie  des  mots  né- 
cessaires pour  former  une  langue,  et  les  perdre  avec  la  somme 
des  idées  ou  des  besoins  que  ces  mots  représentaient,  et  le 
missionnaire  ne  trouvera  d'autre  solution  à  ce  triste  problème 
que  les  cruautés  d'un  vainqueur  despotique  et  le  manque  de 
nourritiu'e.  C'est  une  erreur.  Qu'on  y  regarde  mieux.  Les  peu- 
ples ravalés  à  cet  infime  niveau  seront  toujours  des  nègres  et 
des  Finnois,  et,  sur  aucune  page  de  l'histoire,  les  plus  mal-' 
heureux  des  blancs  ne  verront  leur  souvenir  'aussi  honteuse- 
ment consacré.  Ainsi  les  annales  primitives  ne  peuvent  nous 
faire  découvrir  nos  ancêtres  blancs  à  l'état  sauvage;  au  con- 
traire ,  elles  nous  les  montrent  doués  de  l'aptitude  et  des  élé- 
ments civilisateurs ,  et  voici  de  plus  un  nouveau  principe  qui 
se  pose,  et  dont  l'enchaînement  des  siècles  nous  apportera  en 
foule  d'incessantes  démonstrations  :  jamais  ces  glorieux  ancê- 
tres n'ont  pu  être  amenés  par  les  malheurs  les  plus  accablants 
à  ce  point  déshonorant  d'où  ils  n'étaient  pas  venus.  C'est  là , 
ce  me  semble ,  une  grande  preuve  de  leur  supériorité  absolue 
sur  le  reste  de  l'espèce  humaine. 

Les  Chorréens  cessèrent  de  résister  et  disparurent.  Dépos- 
sédés du  peu  qui  leur  restait  par  leurs  parents,  fils  d'Ésaû, 


DES  EACES  HUMAINES.  303 

enfants  d'.Oolibama,  Édoniites  (1),  ils  s'éteignirent  devant  la 
civilisation,  comme  s'éteignent  aujourd'liui  les  aborigènes  de 
l'Amérique  septentrionale.  Ils  ne  jouèrent  aucun  rôle  politique. 
Leurs  expéditions  ne  furent  que  des  brigandages.  On  sait  par 
l'histoire  de  Goliath  qu'ils  n'avaient  plus  d'autre  rôle  que  de 
servir  les  haines  de  leurs  spoliateurs  contre  les  Israélites. 

Quant  aux  Juifs ,  ils  restèrent  fidèles  à  l'influence  ninivite  tant 
que  les  Sémites  la  dirigèrent.  Plus  tard,  lorsque  le  sceptre  eut 
passé  dans  les  mains  des  Arians  Zoroastriens ,  comme  les  rap- 
ports de  race  n'existaient  plus  entre  les  dominateurs  de  la  Mé- 
sopotamie et  les  nations  du  sud-ouest,  il  put  y  avoir  obéissance 
politique  :  il  n'y  eut  plus  communion  d'idées.  Mais  ces  consi- 
dérations seraient  ici  prématurées.  Avant  de  descendre  aux 
époques  où  elles  doivent  trouver  leur  place ,  il  me  reste  beau- 
coup de  faits  à  examiner,  parmi  lesquels  ceux  qui  ont  trait  à 
l'Egypte  réclament  immédiatement  l'attention. 


CHAPITRE  V. 

Les  Égyptiens,  les  Éthiopiens. 

Jusqu'à  présent  il  n'a  encore  été  question  que  d'une  seule 
civilisation ,  sortie  du  mélange  de  la  race  blanche  des  Chamites 
et  des  Sémites  avec  les  noirs,  et  que  j'ai  appelée  assyrienne. 
Elle  acquit  une  influence  non  seulement  longue ,  non  seulement 
durable,  mais  éternelle,  et  ce  n'est  pas  trop  que  de  la  consi- 
dérer, même  de  nos  jours,  comme  beaucoup  plus  importante 
par  ses  conséquences  que  toutes  celles  qui  ont  éclairé  le  monde, 
sauf  la  dernière. 


(1)  Deuteron.,  II,  i2  :  €  In  Seir  autem  prius  habitaverunt  Horrhœi, 
«  quibus  expulsis  atque  deletis,  habitaverunt  filii  Esaii,  sicut  fecit 
«  Israël  in  terra  possessionis  suae,  quam  dédit  illi  Dominus.  » 


304  DE   L'mÉGALITK 

Toutefois,  à  l'idée  de  la  suprématie  de  domination,  il  serait 
inexact  de  joindre  celle  d'antériorité  d'existence.  Les  plaines 
de  l'Asie  inférieure  n'ont  pas  vu  fleurir  des  Etats  réguliers 
avant  tout  autre  pays  de  la  terre.  Il  sera  question  plus  tard  de 
l'antiquité  extrême  des  établissements  hindous;  pour  le  mo- 
ment, je  vais  parler  des  gouvernements  égyptiens,  dont  la 
fondation  est  probablement  à  peu  près  synch ionique  à  celle 
des  pays  ninivites.  La  première  question  à  débattre,  c'est 
l'origine  de  la  partie  civilisatrice  de  la  nation  habitant  la  vallée 
du  Nil. 

La  physiologie  interrogée  répond  avec  une  précision  très 
satisfaisante  :  les  statues  et  les  peintures  les  plus  anciennes 
accusent  d'une  manière  irréfragable  la  présence  du  type 
blanc  (1).  On  a  souvent  cité  avec  raison,  pour  la  beauté  et  la 
noblesse  des  traits ,  la  tête  de  la  statue  connue  au  Musée  bri- 
tannique sous  le  nom  de  Jeune  Memnon  (2).  De  même,  dans 
d'autres  monuments  figurés,  dont  la  fondation  remonte  préci- 
sément aux  époques  les  plus  lointaines,  les  prêtres,  les  rois, 
les  chefs  militaires  appartiennent ,  sinon  à  la  race  blanche  par- 
faitement pure,  du  moins  à  une  variété  qui  ne  s'en  est  pas 
encore  écartée  beaucoup  (3).  Cependant,  l'élargissement  de  la 
face,  la  grandeur  des  oreilles,  le  relief  des  pommettes,.répais- 
seur  des  lèvres  sont  autant  de  caractères  fréquents  dans  les 
représentations  des  hypogées  et  des  temples,  et  qui,  variés  à 
l'extrême  et  gradués  de  cent  manières ,  ne  permettent  pas  de 
révoquer  en  doute  l'infusion  assez  forte  du  sang  des  noirs  des 

(1)  Wilkinson,  Customs  and  manncrs  of  the  ancient  Egyptians ,  1. 1,. 
p.  3.  —  Cet  auteur  croit  les  Égyptiens  d'origine  asiatique.  Il  cite  le  pas- 
sage de  Pline  (VI,  34)  qui,  d'après  .Tuba,  remarque  que  les  riverains  du 
Nil,  de  Syéne  à  Méroé,  étaient  Arabes.  Lepsius  (Briefe  aus  Aigypien, 
^thyopicn,  etc.;  Berlin,  1852)  affirme  le  même  fait  pour  toute  la  val- 
lée du  Niljusqu'àKliartoum,  peut-être  même  pour  les  populations  plus 
méridionales  encore,  le  long  du  Nil  Bleu,  p.  220. 

(2)  A.  W.  V.  Schlegel,  Vorrede  zur  Darstellung  der  JSgyptischen  My- 
thologie, von  Prichard,  iibers.  von  Z.  Haymann  (Bonn,  1837),  p.  xin. 

(3)  Lepsius  (ouvrage  cité,  p.  220)  dit  que  les  peintures  exécutées  dans 
les  hypogées  de  l'ancien  empire  représentent  les  Égyptiennes  avec  la 
couleur  jaune.  Sous  la  xvni'  dynastie,  elles  sont  rougeâtres. 


DES   GAGES   HUMAINES.  305 

deux  variétés,  à  cheveux  plats  et  crépus  (1).  Il  n'y  a  rien  à 
opposer,  en  cette  matière,  au  témoignage  des  constructions  de 
Médinet-Abou.  Ainsi  l'on  peut  admettre  que  la  population 
égyptienne  avait  à  combiner  les  éléments  que  voici  :  des  noirs 
à  cheveux  plats ,  des  nègres  à  tête  laineuse ,  plus  une  immigra- 
tion blanche,  qui  donnait  la  vie  à  tout  ce  mélange. 

La  difficulté  est  de  décider  à  quel  rameau  de  la  famille  noble 
appartenait  ce  dernier  terme  de  l'alliage.  Blumenbach ,  citant 
la  tête  d'un  Rhamsès ,  le  compare  au  type  hindou.  Cette  obser- 
vation, toute  juste  qu'elle  est,  ne  saurait  malheureusement 
suffire  à  fonder  un  jugement  arrêté ,  car  l'extrême  variété  que 
présentent  les  types  égyptiens  des  différentes  époques  hésite 
beaucoup,  comme  il  est  facile  de  le  concevoir,  entre  les  don- 
nées mélaniennes  et  les  traits  des  blancs.  Partout,  en  effet, 
même  dans  la  tête  attribuée  à  Rhamsès,  des  traits  encore  fort 
beaux  et  très  voisins  du  type  blanc  sont  cependant  assez  al- 
térés déjà ,  par  les  effets  des  mélanges ,  pour  offrir  un  com- 
mencement de  dégradation  qui  déroute  les  idées  et  empêche 
la  conviction  de  se  fixer.  Outre  cette  raison  décisive,  on  ne 
doit  jamais  oublier  non  plus  que  les  apparences  physionomi- 
ques  ne  fournissent  souvent  que  des  raisons  bien  imparfaites, 
quand  il  s'agit  de  décider  sur  des  nuances  (2).  Si  donc  la  phy- 
siologie suffit  à  nous  apprendre  que  le  sang  des  blancs  coulait 
dans  les  veines  des  Égyptiens ,  elle  ne  peut  nous  dire  à  quel 
rameau  était  emprunté  ce  sang,  s'il  était  chamite  ou  arian. 
Elle  fait  assez  pour  nous,  toutefois,  en  nous  affirmant  le  fait 
en  gros  et  en  renversant  de  fond  en  comble  l'opinion  de  de 
Guignes,  d'après  laquelle  les  ancêtres  de  Sésostris  auraient 
été  une  colonie  chinoise,  hypothèse  écartée  aujourd'hui  de 
toute  discussion. 

L'histoire,  plus  explicite  que  la  physiologie,  épouvante  ce» 

(1)  Parmi  les  nations  nègres  représentées  et  nommées  sur  les  monu- 
ments, les  Toreses,  les  Tareao,  les  Éthiopiens  ou  Kush,  présentent  un 
type  très  prognathe  et  laineux.  (Wilkinson,  ouvrage  cité, 't.  I,  p.  387- 
388.) 

(2)  C'est  une  vérité  qui  a  frappé  M.  Sciiallarik  dans  ses  Slawùche 
Alterthûmer  (t.  I,  p.  24). 


I 


306  DE  l'inégalité 

pendant  par  l'éloignement  excessif  dans  lequel  elle  semble 
vouloir  se  reporter  et  cacher  les'  origines  de  la  nation  égyp- 
tienne (1).  Après  tant  de  siècles  de  recherches  et  d'efforts,  on 
u'a  pu  réussir  à  s'entendre  encore  sur  la  chronologie  des  rois, 
sur  la  composition  des  dynasties ,  et  encore  bien  moins  sur  les 
synchronismes  qui  unissent  les  faits  arrivés  dans  la  vallée  du 
Nil  aux  événements  accomplis  ailleurs.  Ce  coin  des  annales 
humaines  n'a  jamais  cessé  d'être  un  des  terrains  les  plus  mou- 
vants, les  plus  variables  de  la  science,  et  à  chaque  instant  une 
découverte  ou  seulement  une  théorie  le  déplace.  Il  n'y  a  pas 
à  choisir  ici  entre  les  opinions  brillantes  de  M.  le  chevalier 
Bunsen  et  l'allure  plus  modeste  de  sir  Gardiner  Wilkinson.  Je 
me  garderais  de  vouloir  exclure  les  unes  pour  me  confier  uni- 
quement à  l'autre.  Il  se  peut  que  la  publication  de  la  dernière 
partie,  encore  inconnue,  de  Y^Egyptens  Stelle  in  der  fVelt 
G.eschichte ,  élève  les  assertions  du  savant  diplomate  prussien 
à  la  hauteur  d'une  démonstration  irréfragable.  En  attendant 
ce  grand  résultat,  et  malgré  la  tendance  que  je  pourrais  avoir 
à  adopter  avec  empressement  une  doctrine  qui  se  relie  si  bien 
aux  opinions  de  ce  livre,  le  plus  prudent  est,  sans  nul  doute, 
de  s'en  tenir,  pour  le  principal ,  à  la  manière  de  voir  de  l'au- 
teur anglais. 

Suivant  ce  dernier,  il  faudrait  placer  le  moment  le  plus  écla- 
tant de  la  civilisation,  des  arts  et  de  la  puissance  militaire  de 
rÉgypte,  à  l'époque  strictement  historique  entre  le  règne 
d'Osirtasen,  roi  de  la  18«  dynastie,  et  celui  du  Diospolite  de 
la  19*,  Rhamsès  III ,  le  Mi-A-Moun  des  monuments,  c'est-à- 
dire  entre  l'année  1740  et  l'année  1355  avant  J.-C.  (2).  Toute- 

(1)  M.  Lepsius,  d'accord  avec  M.  Bunsen,  s'exprime  ainsi  au  sujet  de 
la  chronologie  égyptienne  :  «  Lorsqu'il  s'agit  des  monuments,  des  sculp- 
«  tures  et  des  inscriptions  de  la  S«  dynastie,  nous  sommes  transportés 
«  à  une  époque  de  florissante  civilisation  qui  a  devancé  l'ère  chrétienne 
«  de  quatre  mille  ans.  On  ne  saurait  trop  se  rappeler  â  soi-même  et 
«  redire  aux  autres  cette  date  jusqu'ici  jugée  si  incroyahle.  Plus  la 
«  critique  sera  sollicitée  sur  ce  point  et  obligée  à  des  recherches  de 
«  plus  en  plus  sévères,  mieux  cela  vaudra  pour  la  question.  »  (Briefe 
■aus  ^gypten,  etc. ,  p.  36.) 

(3)  Il  s'agit  ici  de  la  période  postérieure  à  l'expulsion  des  Hyksos,  et 


DES  R4CES  HUMAINES.  307 

lois,  cette  splendeur  n'était  pas  à  son  début.  L'époque  où  fu- 
rent construites  les  pyramides  remonte  plus  haut ,  et  c'est  sur 
ces  mystérieux  témoignages  que  M.  Bunsen  a  surtout  fait  por- 
ter ses  essais  de  déchifFrement  les  plus  ingénieux.  Calculons, 
avec  la  méthode  d'explication  la  plus  ordinairement  appliquée 
au  récit  d'Ératosthènes ,  que  les  pyramides  situées  au  nord  de 
Memphis ,  généralement  tenues  pour  les  plus  anciennes,  ont 
été  construites  vers  l'an  2120  avant  J.-C.  par  Suphis  et  son 
frère  Sensuphis.  Ainsi,  en  2120  avant  .T.-C,  l'Egypte  aurait 
présenté  déjà  un  état  de  civilisation  fort  avancé  et  capable 
d'entreprendre  et  de  conduire  à  bonne  fin  les  travaux  les  plus 
étonnants  accomplis  jamais  par  la  main  de  l'homme.  L'émi- 
gration blanche  avait  donc  eu  lieu  avant  cette  époque ,  puis- 
que chaque  groupe  de  pyramides  appartient  à  un  âge  différent, 
et  que  chaque  pyramide,  en  particulier,  a  dû  coûter  assez 
d'efforts  pour  qu'une  seule  génération  ne  pût  entreprendre  la 
construction  de  plusieurs  (l). 

Veut-on  supposer  qu'un  rameau  chamite  se  soit  avancé  jus- 
que dans  les  régions  du  Nil ,  entre  Syène  et  la  mer,  et  y  ait 
fondé  la  civilisation  égyptienne?  Cette  hypothèse  se  renverse 
d'elle-même.  Pourquoi  ces  Chamites,  après  avoir  établi  un 
État  considérable,  auraient-ils  rompu  ensuite  toute  relation 
avec  les  autres  peuples  de  leur  race ,  en  se  confinant  loin  de 
la  route  suivie  par  ces  derniers ,  par  eux-mêmes ,  dans  les  mi- 
grations vers  l'Afrique,  loin  de  la  Méditerranée,  loin  du  Delta, 
pour  inventer  là,  dans  l'isolement ,  une  civilisation  tout  égoïste , 

que  l'on  appelle  le  nouvel  tmpire.  L'âge  des  pyramides  est  plus  reculé , 
comme  on  le  verra  ailleurs.  M.  Champollion-Figeac  place  à  l'année 
2200  avant  J.-C.  l'avènement  de  la  12«  dynastie.  (Egypte  ancienne,  Paris 
i840.) 

(i)  Un  roi,  en  montant  sur  le  trône,  commençait  l'érection  de  la 
pyramide  qui  devait  un  jour  lui  servir  de  tombe.  Il  la  faisait  de  taille 
médiocre,  afin  d'avoir  le  temps  de  l'achever.  S'il  survivait  à  la  première 
construction,  il  la  couvrait  d'un  revêtement  de  pierre  qui  la  faisait 
croître  en  épaisseur  et  en  hauteur.  Ce  travail  achevé,  il  en  entrepre- 
nait un  tout  semblable,  et  continuait  ainsi  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours. 
Lui  mort,  le  revêtement  commencé  était  seul  achevé;  mais  le  succes- 
seur, se  mettant  à  travailler  pour  son  propre  compte,  n'en  ajoutait  pas 
d'autres.  (Lepsius,  Briefe  aus  ^gypten,  p.  42.) 


308  DE   L'iNÉGAlJLTK 

hostile  sur  mille  points  à  celle  des  Chamites  noirs?  Comment 
;iuraient-ils  adopté  une  langue  si  remarquablement  différeuti; 
des  idiomes  de  leurs  congénères?  On  ne  voit  pas  à  ces  objec- 
tions de  réponse  raisonnable.  Les  Égyptiens  ne  sont  donc  pas 
des  Chamites,  et  il  faut  se  tourner  d'un  autre  côté. 

L'ancienne  langue  égyptienne  se  compose  de  trois  parties. 
L'une  appartient  aux  langues  noires.  L'autre,  provenant  du 
contact  de  ces  langues  noires  avec  l'idiome  des  Chamites  et 
des  Sémites ,  produit  ce  mélange  que  Ton  dénomme  d'après  la 
seconde  de  ces  races.  Enfin  se  présente  une  troisième  partie , 
très  mystérieuse,  très  originale,  sans  doute,  mais  qui,  sur 
plusieurs  points,  paraît  trahir  des  affinités  arianes  et  une  cer- 
taine parenté  avec  le  sanscrit  (1).  Ce  fait  important,  s'il  était 
solidement  établi ,  pourrait  être  considéré  comme  terminant 
la  discussion ,  et  pouvant  servir  à  tracer  l'itinéraire  des  colons 
blancs  de  l'Egypte ,  depuis  le  Pendjab  jusqu'à  l'embouchure 
de  rindus,  et  de  là  dans  la  vallée  supérieure  du  Nil.  Malheu- 
reusement ,  bien  qu'indiqué ,  il  n'est  pas  clair  et  ne  peut  servir 
que  d'indice  (2).  Cependant  il  n'est  pas  impossible  de  lui  trou- 
ver des  étais. 

On  a  considéré  longtemps  les  contrées  basses  de  l'Egypte 
comme  ayant  fait  partie  primitive  du  pays  de  Misr.  C'était  une 
opinion  erronée.  Les  lieux  où  la  civilisation  égyptienne  établit 

(1)  M.  le  baron  d'Eckslein  ne  convient  pas  de  ce  fait  très  fort  et  trop 
affirmé  par  M.  de  Bohlen.  Cependant  il  reconnaît,  de  la  manière  la 
plus  explicite,  l'origine  hindoue.  Voici  ses  expressions  mêmes  :  «  Quoi- 
«  que  le  copte  soit  aux  antipodes  du  sanscrit,  mille  raisons  me  sem- 
«  blent  toutefois  conspirer  pour  retrouver  dans  le  bassin  de  l'Indus 
«  le  siège  de  la  primitive  civilisation  transportée  dans  la  vallée  du  Nil.  » 
(Recherches  historiques  sur  l'humanité  primitive,  p.  70.) 

M.  Wilkinson  partage  cet  avis  et  considère  les  Égyptiens  comme  une 
colonie  hindoue  (t.  I,  p.  3). 

("2)  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  le  copte  ou  langue  démotique, 
le  seul  secours  que  nous  ayons  pour  traduire  les  inscriptions  hiéro- 
glyphiques, n'est  qu'un  dialecte,  une  dégcnération ,  une  sorte  de  mu- 
tilation de  la  langue  sacrée,  et  il  faudrait  savoir  si  les  traces  sanscri- 
tes ne  sont  pas  plus  abondantes  dans  ce  plus  ancien  idiome.  —  Voir 
Brugsch ,  Zeitschrift  der  deutschen  morgenlœndischen  Gesellschaft,  t. 

III,  p.  26e 


DES  BACES  HUMAINES.  309 

ses  plus  anciennes  splendeurs ,  sont  tout  à  fait  au-dessus  du 
Delta.  En  dehors  de  la  côte  arabique,  parce  que  le  caractère 
stérile  du  sol  n'y  permettait  pas  de  vastes  établissements,  la 
colonisation  antique  ne  s'en  écarte  cependant  pas  trop  et  ne 
cherche  pas  encore  à  gagner  les  rives  de  la  Méditerranée. 
<]'est  que ,  probablement ,  elle  ne  voulait  pas  rompre  toute  re- 
lation avec  l'ancienne  patrie.  Malgré  les  sables ,  malgré  les 
rocs  qui  bordent  le  golle  par  où  l'immigration  avait  pu  se  faire, 
des  ports  de  commerce  existaient  sur  ces  rivages,  entre  autres, 
Philotéras  (1),  tous  reliés  au  centre  fertile  où  se  mouvaient 
principalement  les  populations,  au  moyen  de  stations  établies 
dans  le  désert,  Wadi-Djasous,  par  exemple,  dont  on  sait  que 
les  puits  furent  réparés  par  Amounm-Gori  (1686  avant  J.-C, 
suivant  Wilkinson  ;  à  une  date  plus  ancienne ,  au  dire  de  M.  le 
chevalier  Bunsen),  et  lorsque  les  Égyptiens  ne  possédaient 
rien  du  côté  de  la  Palestine.  Il  y  a  même  lieu  de  croire  que  les 
mines  d'émeraudes  de  Djebel-Zabara  étaient  déjà  exploitées 
avant  cette  époque.  Dans  les  tombeaux  des  Pharaons  de  la 
18»  dynastie,  le  lapis-lazuli  et  d'autres  pierres  précieuses, 
originaires  de  l'Inde ,  se  rencontrent  en  abondance.  Je  ne  parle 
pas  ici  des  vases  de  porcelaine,  venus  indubitablement  de  la 
Chine,  et  découverts  dans  des  hypogées  dont  la  date  de  fon- 
dation est  inconnue.  Cette  dernière  circonstance  suffit,  à  elle 
seule,  pour  donner  le  droit  d'attribuer  ces  monuments  et  leur 
contenu  à  une  époque  très  reculée  (2). 

De  ce  que  les  Égyptiens  étaient  établis  dans  le  centre  de  la 
vallée  du  Nil ,  je  conclus  qu'ils  n'appartenaient  pas  aux  nations 
chamites  et  sémites,  dont  la  route  vers  l'Afrique  occidentale 
était,  au  contraire,  la  rive  méditerranéenne.  De  ce  qu'ils  por- 
tent, dans  toutes  les  représentations  figurées,  le  caractère 
évidemment  caucasien,  je  conclus  que  la  partie  civilisatrice 
de  la  nation  avait  une  origine  blanche.  Des  traces  arianes  qui 
se  trouvent  dans  leur  langue,  je  conclus  aussi,  dès  à  présent, 
leur  identité  primitive  avec  la  famille  sanscrite.  A  mesure  que 

(1)  Wilkinson,  t.  1,  p.  223  et  pass. 
j(2)  Ouvrage  cité,  t.  I,  p.  231. 


310 


DE    L  INEGALITE 


du  peuple  d'Isis,  de 


nous  allons  avancer  dans  l'examen  du  peuple  a  isis,  ae  nom- 
breux détails  vont  confirmer,  l'un  après  l'autre ,  ces  prémisses. 

J'ai  montré  qu'aux  époques  historiques  les  plus  lointaines , 
les  Égyptiens  n'avaient  que  peu  ou  point  de  rapports  avec  les 
peuples  chamites  ou  sémites  et  les  contrées  habitées  par  ces 
peuples  ;  tandis  qu'au  contraire ,  ils  paraissent  avoir  entretenu 
des  relations  suivies  avec  les  nations  maritimes  du  sud-est. 
Leur  activité  se  tournait  si  naturellement  de  ce  côté ,  les  tran- 
sactions qui  en  résultaient  avaient  un  tel  degré  d'importance , 
qu'au  temps  de  Salomon  le  commerce  entre  les  deux  pays  dé- 
passait ,  pour  un  seul  voyage  d'importation ,  la  valeur  de  80  mil- 
lions de  nos  francs  (1). 

Tout  en  constatant  l'origine  sanscrite  du  noyau  civilisateur 
de  la  race ,  il  ne  faudrait  pas  nier  que ,  dès  une  époque  très 
ancienne,  cette  race  ne  se  soit  fortement  imprégnée  du  sang 
des  noirs  et  mêlée  aussi  à  de  nombreux  essaims  chamites  et  à 
des  fils  de  Sem.  J'ai  cité,  sur  ce  point,  l'autorité  de  Juba,  qui 
reconnaît  aux  riverains  du  Nil ,  de  Syène  à  Méroé ,  une  pro- 
venance arabe  (2).  Malgré  cette  descendance  multiple,  les 
Égyptiens  se  croyaient  et  se  disaient  autochtones.  Ils  l'étaient 
en  effet,  en  tant  qu'héritiers,  par  le  sang  des  aborigènes 
raélaniens.  Cependant,  si  l'on  veut  s'attacher  à  la  partie  la 
plus  noble  de  leur  généalogie ,  on  se  refusera  à  partager  leur 
opinion ,  et ,  persistant  à  les  considérer  comme  des  immigrants , 
non  pas  tant  du  nord  et  de  l'est  que  du  sud-est,  on  relèvera 
dans  la  constitution  de  leurs  mœurs  les  traces  très  apparentes 
de  la  filiation  que  l'ignorance  leur  faisait  renier. 

A  la  religion  féroce  des  nations  assyriennes  les  Égyptiens 
opposaient  les  magnificences  d'un  culte,  sinon  plus  idéal,  au 
moins  plus  humain,  et  qui,  après  avoir  aboli  au  temps  de 
l'ancien  empire,  sous  les  premiers  successeurs  de  Menés  (3), 


,(1)  Wilkinson,  1. 1,  p.  2:25  et  pass. 

(2)  La  Genèse  trouve  des  Sémites  parmi  les  fils  de  Mesraïm,  fils  de 
Cham  :  «  At  vero  Mesraïm  genuit  Ludim  et  Anamira  et  Laabim  Nepti- 
«  tuïm  et  Plietrusim  et  Chasluim;  de  quibus  egressi  sunt  Philistiim  et 
«  Caphtorini  (X,  13,  14).  » 

(3)  M.  de  Bohlen  a  trouvé  entre  le  fondateur  de  la  royauté  égyptienne 


DES   RACES    HUMAIiVES.  311 

l'usage  nègre  des  massacres  hiératiques,  n'avait  jamais  osé 
tenter  de  le  faire  renaître. 

Les  principes  généraux  de  l'art  religieux  pratiqués  à  Thèbes 
et  à  Memphis  ne  craignaient  certainement  pas  de  produire  le 
laid,  mais  ils  ne  cherchaient  pas  trop  l'horrible,  et  bien  que 
l'image  de  Typhon  et  d'autres  encore  soient  assez  repoussan- 
tes, la  divinité  égyptienne  affectionne  les  formes  grotssques 
plutôt  que  les  contorsions  de  la  bête  sauvage,  ou  les  grimaces 
du  cannibale.  Ces  déviations  de  goût ,  mêlées  à  un  véritable 
caractère  de  grandeur  et  commandées  évidemment  par  la 
quantité  noire  infusée  dans  la  race ,  étaient  dominées  par  la 
valeur  spéciale  de  la  partie  blanche,  qui,  supérieure  autant 
qu'on  en  doit  juger,  d'après  ce  fait  même ,  à  l'affluent  chamo- 
sémite,  se  montrait  plus  douce,  et  forçait  l'élément  noir  à 
abonder  dans  le  ridicule,  en  abandonnant  l'atroce. 

Il  y  aurait  pourtant  exagération  à  trop  louer  les  populations 
riveraines  du  Nil.  Si,  au  point  de  vue  de  la  moralité,  on  doit 
féliciter  une  société  d'être  plus  ridicule  que  méchante,  à  celui 
de  la  force ,  il  faut  l'en  plaindre.  Les  nations  assyriennes  eurent 
le  coupable  malheur  d'abâtardir  leurs  consciences  aux  pieds 
des  monstrueuses  images  d'Astarté,  de  Baal,  de  Melkart,  de 
ces  idoles  horribles  trouvées  dans  le  sol  de  la  Sardaigne  comme 
sous  le  seuil  des  portes  de  Khorsabad;  mais  les  gens  de  Thèbes 
et  de  Memphis  furent,  de  leur  côté,  assez  ravalés,  par  leur 
alliance  avec  la  race  aborigène,  pour  prostituer  leur  adoration 
à  ce  qu'ont  de  plus  humble  et  le  règne  végétal  et  la  nature 
animale.  Ne  parlons  pas  ici  de  la  cobra  di  capello,  dont  le 
culte  symbolique,  commun  aux  populations  de  l'Inde  et  de 
l'Egypte ,  n'était  peut-être  qu'une  importation  de  la  mère  pa- 
trie (1).  Laissons  aussi  en  dehors  les  crocodiles  et  tout  ce  qui 

et  le  législateur  mythique  de  l'Inde,  Manou,  un  grand  rapport  de  noms. 
(1)  Schlegel,  Préface  à  la  Mythologie  Égyptienne  de  Prichard,  p.  xv. 
—  Une  différence  avec  les  Hindous  que  M.  de  Sclilcgel  trouve  radicale, 
c'est  la  circoncision.  Les  Hindous  ne  connaissaient  pas  cet  usage  pra- 
tiqué en  Egypte  et  dans  lequel  on  voit,  à  tort,  une  coutume  judaïque. 
Comme  le  tatouage,  c'est  une  idée  originairement  nègre  et  tout  à  fait 
conforme  aux  notions  de  cette  espèce.  Le  but  hygiénique,  par  lequel 


t 


312  DE  l'inégalité 

peut  se  faire  craindre ,  culte  éternel  de  qui  a  du  sang  des  noirs 
dans  les  veines.  L'infatuation  pour  des  êtres  inollensils ,  comme 
le  bouc,  le  chat,  le  scarabée;  pour  des  légumes  qui  u'ollraient 
rien  que  de  très  vulgaire  dans  leurs  formes  et  dans  leurs  mé- 
rites :  voilà  ce  qui  est  particulier  à  l'Egypte,  de  sorte  que  l'in- 
fluence nègre ,  tout  en  s'y  montrant  apprivoisée ,  ne  s'y  faisait 
pas  moins  sentir  que  dans  le  Chanaan  et  sur  les  terres  de 
Ninive.  L'absurde  régnait  seul;  il  n'en  était  que  plus  complet, 
et  l'action  mélanienne ,  si  naturellement  puissante ,  ne  différait 
d'intensité  et  de  forme  qu'au  gré  de  la  valem-  particulière  à 
l'influence  blanche ,  qui  la  dirigeait  encore  en  se  laissant  obs- 
curcir par  elle.  De  là  les  différences  des  deux  nationalités  as-i 
syrienne  et  égyptienne. 

Je  ne  confonds  pas ,  tout  à  l'ait ,  le  culte  d'Apis ,  ni  surtout 
le  respect  profond  dont  la  vache  et  le  taureau  étaient  l'objet, 
avec  le  culte  des  végétaux.  L'adoration,  en  tant  qu'hommage 
rendu  à  la  Divinité ,  est  un  témoignage  de  respect  un  peu  ex-, 
cessif ,  sans  doute  ;  et  ;quand  on  le  donne  à  la  chose  créée ,  le 
sentiment  d'où  naît  cette  erreur  peut  fort  bien  se  rapporter  à 
la  même  source  que  les  autres  apothéoses  condamnables  (1). 
Mais,  au  fond  de  la  sympathie  égyptienne  pour  la  race  bovine,; 
il  y  a  quelque  chose  d'étranger  au  pur  et  simple  fétichisme.' 

on  cherchée  la  justifier  ou  à  l'expliquer  aujourd'iiui,  me  semble  peu 
admissible,  soit  que  la  circoncision  ait  lieu  sur  les  hommes  seulement 
ou  sur  les  hommes  et  les  femmes  sans  distinction,  comme  on  le  voit 
dans  plusieurs  tribus  africaines.  Je  ne  reconnais  dans  l'origine  de  cette 
coutume  que  le  désir  de  créer  une  marque  distinctive,  ou,  peut-être 
même,  uniquement  un  simple  dérivé  du  goût  natif  pour  la  mutilation, 
que,  suivant  les  temps  et  les  lieux,  les  populations  qui  l'ont  adopté 
ont  expliqué  à  leur  guise.  Chez  les  Ekkhilis,  la  circoncision  se  pratique 
sur  les  adultes  et  d'une  manière  atroce.  L'opérateur  arrache  la  peau 
du  prépuce,  en  présence  des  parents  et  de  la  fiancée  de  la  victime. 
La  moindre  marque  de  douleur  est  considérée  comme  déshonorante. 
Souvent  le  tétanos  emporte  le  malade  au  bout  de  quelques  jours. 

(1)  Le  lecteur  a  déjà  remarqué  peut-être  que  les  nations  modernes 
sont  les  seules  qui  aient  su  tracer  une  barrière  exacte  entre  le  respect 
et  l'adoration.  Soit  qu'il  provienne  de  la  crainte  ou  de  l'amour,  le 
respect  des  peuples  mélangés  fortement  de  noir  ou  de  jaune  va  facile- 
jnent  à  l'extrême.  Chez  les  uns,  il  crée  la  divinisation  pure  et  simple; 
-chez  les  autres,  le  culte  superstitieux  des  ancêtres. 


DES   RACES   HUMAINES.  313 

On  doit  sans  scrupule  le  rattacher  aux  antiques  habitudes  pas- 
torales de  la  race  blanche,  et,  comme  à  la  vénération  rendue 
à  la  cobra  di  capello ,  lui  assigner  une  origine  hindoue.  C'est 
une  folie  dont  la  source  n'est  pas  grossière. 

Je  ferais  la  même  réserve  pour  d'autres  similitudes  très 
frappantes,  telles  que  le  personnage  de  Typhon,  l'amour  du 
lotus  et,  avant  tout,  la  physionomie  particulière  de  la  cosmo- 
gonie qui  se  rapproche  tout  à  fait  des  idées  brahmaniques.  A 
ta  vérité,  il  est  quelquefois  dangereux  d'ajouter  une  foi  trop 
explicite  aux  conclusions  tirées  de  comparaisons  semblables. 
Les  idées  peuvent  souvent  voyager  à  demi  mortes  et  venir  se 
régénérer  sur  un  terrain  propre  à  les  faire  réussir,  après  avoir 
passé  par  bien  des  milieux.  Ainsi  se  trouveraient  déçues  les 
espérances  que  l'on  aurait  pu  concevoir  de  leur  présence  à 
deux  points  extrêmes,  pour  constater  une  identité  de  race 
chez  leurs  possesseurs  différents.  Cette  fois,  cependant,  il  est 
difficile  de  se  tenir  en  méfiance.  L'hypothèse  la  plus  défavo- 
rable à  la  communication  directe  entre  les  Hindous  et  les  Égyp- 
tiens serait  de  supposer  que  les  notions  théologiques  des  pre- 
miers seraient  passées  du  territoire  sacré  dans  la  Gédrosie ,  de 
là  chez  les  diverses  tribus  arabes ,  pour  tomber  enfin  chez  les 
.seconds.  Or,  les  Gédrosiens  étaient  de  misérables  barbares, 
détritus  immondes  des  tribus  noires  (1).  Les  Arabes  s'adon- 
naient entièrement  aux  notions  des  Chamites,  et  on  ne  trouve 
pas  trace ,  parmi  eux ,  de  celles  dont  il  s'agit.  Ces  dernières 
venaient  donc  directement  de  l'Inde ,  sans  transmission  inter- 
médiaire. C'est  un  grand  argument  de  plus  en  faveur  de  l'ori- 
gine arianc  du  peuple  des  Pharaons. 

Je  ne  considérerai  pas  tout  à  fait  comme  aussi  concluante 
une  particularité  qui,  au  premier  aspect,  frappe  cependant 
beaucoup.  C'est  l'existence,  dans  les  deux  pays,  du  régime 
des  castes.  Cette  institution  semble  porter  en  elle  un  tel  cachet 
d'originalité ,  qu'elle  donne  toutes  les  tentations  possibles  de 


(1)  A  une  époque  assez  basse,  les  Arians  ont  poussé  jusque  chez  ces 
peuplades.  Us  n'ont  fait  que  passer  et  n'ont  laissé  aucune  trace  de  leur 
séjour.  (Lasscn,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  533.) 

18 


314  DE   L'INÉOALITÉ 

la  considérer  comme  ne  pouvant  être  que  le  résultat  d'une 
source  unique,  et  de  conclure  de  sa  présence  chez  plusieurs 
peuples  à  leur  identité  originelle.  Mais,  en  y  réfléchissant  un 
peu,  on  n'a  pas  de  peine  à  se  convaincre  que  l'organisation 
généalogique  des  fonctions  sociales  n'est  qu'une  conséquence 
directe  de  l'idée  d'inégalité  des  races  entre  elles,  et  que  par- 
tout où  il  y  a  eu  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  principalement 
quand  ces  deux  pôles  de  l'État  ont  été  visiblement  séparés  par 
des  barrières  physiologiques,  le  désir  est  né  chez  les  forts  de 
conserver  le  pouvoir  à  leurs  descendants,  en  les  contraignant 
de  garder  pur,  autant  que  possible,  ce  même  sang  dont  ils  re- 
gardaient les  vertus  comme  l'unique  cause  de  leur  domination. 
Presque  tous  les  rameaux  de  la  race  blanche  ont  essayé,  un 
moment,  l'ébauche  de  ce  système  exclusif,  et  s'ils  ne  l'ont  pas 
généralement  poussé  aussi  loin  que  les  gardiens  des  Védas  et 
les  sectateurs  d'Osiris,  c'est  que  les  populations  au  milieu  des- 
quelles ils  se  trouvaient  leur  étaient  déjà  parentes  de  trop  près 
quand  ils  se  sont  avisés  de  se  rendre  inaccessibles.  Sous  ce 
rapport,  toutes  les  sociétés  blanches  s'y  sont  prises  trop  tard; 
les  Égyptiens ,  comme  les  autres ,  et  même  les  Brahmanes. 
Leur  prétention  ne  pouvait  naître  qu'après  expérience  faite 
des  inconvénients  à  éviter.  Elle  ne  constituait ,  dès  lors ,  qu'un 
effort  plus  ou  moins  impuissant. 

Ainsi ,  l'existence  des  castes  ne  suppose  pas  en  elle-même 
l'identité  des  peuples ,  puisqu'elle  existe  chez  les  Germains , 
chez  les  Étrusques ,  chez  les  Romains  comme  à  Thèbes ,  tout 
comme  à  Videha.  Cependant  on  pourrait  répondre  que,  si 
l'idée  séparatiste  doit  se  produire  partout  où  deux  races  iné- 
gales sont  en  présence ,  il  n'en  est  pas  de  même  des  applica- 
tions variées  qui  en  ont  été  faites ,  et  on  insistera  sur  cette 
grande  ressemblance  dans  les  systèmes  de  l'Egypte  et  de  l'Inde  : 
la  contrainte  perpétuelle  des  lignées  au  métier  de  leurs  an- 
cêtres. C'est  là,  en  effet,  le  rapport.  Il  y  a  aussi  la  dissem- 
blance, et  la  voici  :  en  Egypte,  pourvu  qu'un  fils  remplît  les 
mêmes  fonctions  que  son  père ,  la  loi  était  satisfaite  ;  la  mère 
pouvait  sortir  de  toute  descendance,  sauf  d'une  famille  de 
bergers.  Cette  exception  contre  les  gardiens  de  troupeaux 


J 


DES  BACES   HUMAINES.  315 

corollaire  forcé  de  cette  autre  qui  leur  fermait  l'entrée  des 
sanctuaires,  conflrme  très  bien  la  tolérance  de  la  règle.  Da 
reste,  les  exemples  abondent.  Des  rois  épousent  des  négres- 
ses, témoin  Aménoph  P'.  Des  rois  sont  mulâtres  comme 
Aménoph  II,  et  la  société,  fidèle  à  la  lettre  de  l'institution, 
ne  paraît  nullement  avoir  pris  soin  d'en  observer,  ni  même 
d'en  comprendre  l'esprit. 

Enfin ,  voici  deux  preuves  dernières,  et  ce  sont  certainement 
les  plus  fortes. 

Les  annales  égyptiennes  donnent  la  date  de  l'institution  des 
castes  et  en  font  iionneur  à  un  de  leurs  premiers  rois ,  le  troi- 
sième de  la  3^  dynastie ,  le  Sésonchosis  du  scoliaste  des  Argo- 
nautiques,  le  Sésostris  d'Aristote. 

Second  argument  :  l'antiquité  si  haute  à  laquelle  il  faudrait 
reporter  l'époque  où  les  émigrants  arians  quittèrent  les  bou- 
ches de  riudus  pour  se  diriger  vers  l'ouest,  rend  inadmissible 
l'origine  sanscrite  de  la  loi,  attendu  qu'alors  elle  n'existait  cer- 
tainement pas  dans  le  pays  même  auquel  se  rattache,  à  son 
sujet ,  une  sorte  de  réputation  classique. 

Je  viens  de  prouver  que  je  ne  cherche  pas  à  renforcer  mon 
opinion  d'un  argument  que  je  juge  fragile.  Maintenant  j'ajou- 
terai qu'en  me  prononçant  contre  toutes  les  conclusions  direc- 
tes à  tirer  de  l'existence  simultanée  des  castes  dans  l'Inde  et 
en  Egypte ,  je  ne  prétends  nulleiùent  affirmer  que  certaines 
inductions  collatérales  ne  s'en  puissent  extraire ,  qui  ne  laissent 
pas  que  de  corroborer  d'une  manière  fort  utile  le  principe  de 
la  communauté  d'origine  :  telle  est  la  vénération  égale  pour 
les  ministres  du  culte ,  leur  longue  domination  et  la  dépen- 
dance dans  laquelle  ils  ont  su  retenir  la  caste  militaire ,  même 
quand  celle-ci  a  porté  la  couronne,  triomphe  que  le  sacerdoce 
chamite  n'a  pas  su  remporter,  et  qui  fit  également  la  gloire, 
la  force  des  civilisations  de  l'Indus  et  du  Nil.  C'est  que  la  race 
ariane  est  surtout  religieuse.  Il  faut  encore  observer  l'inter- 
vention constante  des  prêtres  dans  les  habitudes  et  les  actes 
les  plus  intimes  du  foyer  domestique  (1).  En  Egypte, ainsi  que 

(1)  Schlegel,  ouvragt  cité,  p.  xxiv. 


316  DE   LIIVÉGALITÉ 

dans  l'Inde,  on  voit  les  hommes  des  temples  réglementer 
tout,  jusqu'au  choix  des  aliments,  et  établir,  à  ce  sujet,  une 
discipline  à  peu  près  pareille.  Bref,  et  bien  que  le  nombre  des^ 
castes  ne  corresponde  pas ,  la  hiérarchie  en  est  assez  semblable 
sur  les  deux  territoires  (1).  C'est  là  tout  ce  qu'il  peut  être 
utile  de  remarquer  sur  des  faits,  en  apparence  secondaires ^ 
mais  qui  ont  cet  avantage  de  se  laisser  très  bien  rapprocher, 
fragments  séparés  d'une  primitive  unité  sinon  d'institutions, 
du  moins  d'instincts,  en  même  temps  que  de  sang. 

I.es  plus  anciens  monuments  de  la  civilisation  égyptienne  se 
trouvent  dans  les  parties  haute  et  moyenne  du  pays  (2).  Né- 
gligeant le  nord  et  le  nord-est ,  les  premières  dynasties  ont 
laissé  des  traces  d'une  prédilection  évidente  pour  la  direction 
contraire ,  et  leurs  communications  avec  l'Inde  ont  dû  néces- 
sairement multiplier  leurs  rapports  avec  les  contrées  situées 
sur  cette  route,  telles  que  la  région  des  Arabes  Kuschites,  la 
côte  orientale  de  l'Afrique  et,  peut-être,  quelques-unes  des 
grandes  îles  de  l'Océan  (3). 

Cependant  rien  n'indique  sur  tous  ces  points ,  excepté  la 
presqu'île  du  Sinaï,  une  action  régulièrement  dominatrice,  et 
il  n'en  est  pas  de  même  si  l'on  se  tourne  vers  le  sud  et  vers 
l'ouest  africain  (4).  Là,  les  Egyptiens  apparaissent  comme  des 
maîtr.'s.  Aussi  le  théâtre  principal  de  l'ancienne  civilisation, 
égyptienne  laisse-t-il  le  Nil  descendre  jusqu'à  la  mer  sans  s'é- 

(1)  Wilkinson,  t.  I,  p.  237  et  pass.  Il  n'y  avait,  en  Egypte,  de  caste 
réellement  impure  que  la  subdivision  des  porchers.  Suivant  Hérodote, 
on  comptait  sept  classes;  suivant  Diodore,  trois  ou  cinq.  Strabon  en 
nomme  trois;  Platon,  dans  le  Timée,  six,  avec  des  subdivisions  de 
métiers,  d'arts,  etc. 

(2)  Une  des  capitales  de  l'ancien  empire,  c'est  Thèbes,  Tapou.  Elle 
fut  fondée  par  Sesortesen  I'',  premier  roi  de  la  dynastie  thébaine,  la 
12*  de  Manéthon,  2,300  ans  av.  J.-C.  (Lepsius,  Briefe  aus  jEr/yplen,  p.  272.) 

(3)  Rosellini  a  trouvé  le  nom  de  Sesortesen  (M.  de  Bunsen,  Orsitasen 
I"  de  Wilkinson),  sur  une  stèle  en  Nubie,  prés  de  Wadi-Halfa.  Ce  même 
prince  avait  également  envahi  la  presqu'île  du  Sinaï.  (Bunsen,  t.  Il, 
p.  307.  Voir  aussi  Lepsius,  Briefe  aus  A^gypten,  etc.,  p.  336  et  pass.) 
—  L'exploitation  des  mines  de  cuivre  du  Sinaï  a  commencé  sous  l'an- 
cien empire.  C'est  alors  qu'elle  eut  le  plus  d'importance. 

(4)  Movers,  t.  II,  1«  partie,  p.  301. 


DES   RACES    HUMAIiXES.  317 

tendre  avec  son  cours  inférieur;  tandis  qu'il  le  remonte  au 
delà  de  Méroé  et  le  quitte  même  pour  s'avancer  clans  la  région 
occidentale,  sous  les  palmiers  de  l'oasis  d'Ammon. 

Les  anciens  se  rendaient  compte  de  cette  situation  lorsqu'ils 
attribuaient  la  dénomination  géograpl)i(|ue  de  Kousch  (l), 
tant  à  la  haute  Egypte  et  à  une  partie  de  l'Egypte  moyenne 
qu'à  l'Abyssinie,  à  la  Nubie  et  aux  districts  de  TYémen  habi- 
tés par  les  descendants  des  Chamites  noirs.  Faute  de  s'être 
placé  à  ce  point  de  vue,  on  s'est  beaucoup  inquiété  de  la  véri- 
table valeur  de  ce  nom ,  et  trop  souvent  on  s'est  épuisé  sur  la 
tâche  impossii^le  de  lui  créer  une  signification  topographique 
positive.  Il  en  est  de  ce  mot  comme  de  tant  d'autres,  Inde, 
Syrie,  Ethiopie,  Illyrie,  appellations  vagues  qui  ont  sans  cesse 
varié  suivant  les  temps  et  les  mouvements  de  la  politique.  Le 
mieux  qu'on  puisse  faire ,  c'est  de  ne  pas  chercher  à  leur  at- 
tribuer une  rectitude  scientifique  que  leur  bon  usage  ne  com- 
porte pas.  Je  ne  ferai  donc  nul  effort  pour  préciser  les  fron- 
tières de  ce  pays  de  Kousch ,  en  tant  que  l'Ethiopie  est  ainsi 
désignée,  et,  considérant  que,  parmi  les  territoires  qu'il  em- 
brasse, l'Egypte,  incontestablement,  prend  le  pas  sur  tous 
les  autres,  et  les  rallie  autour  de  ses  provinces  supérieures 
dans  une  civilisation  commune ,  je  profiterai  de  ce  que  le  mot 
existe,  pour  faire  observer  qu'il  pourrait  être  employé  très 
justement  à  dénommer  et  le  foyer  et  les  conquêtes  de  cette 
antique  culture,  si  exclusivement  tournée  vers  le  sud,  et 
étrangère  aux  rivages  de  la  Méditerranée. 

Les  pyramides  sont  les  restes  imposants  de  cette  gloire  pri- 
mitive. Elles  furent  construites  par  les  premières  dynasties 
qui,  s'étendant  depuis  Menés  jusqu'à  l'époque  d'Abraham  et 
un  peu  au-dessous ,  se  sont ,  jusqu'à  présent ,  si  bien  prêtées 
à  la  discussion  et  si  peu  à  la  certitude  (2).  Tout  ce  qu'il  est 

(1)  Wilkinson ,  t.  I,  p.  4.  Movers,  t.  II,  1"  partie,  282.  Ce  nom  s'appli- 
quait aussi  au  Ncdj  et  à  l'Ycincn.  II  s'étendait  encore  à  la  partie  de 
l'Asie  la  plus  voisine.  L'Écriture  sainte  fait  de  Nenirod  un  Kuschile. 

(2)  Parmi  les  |)yramides  les  plus  anciennes,  plusieurs  sont  construi- 
tes en  briques  (;rues,  ce  qui  les  idciitilie  presque  avec  les  tumulus  des 
peuples  blancs  primitifs.  (Wilkinson,  t.  1,  p.  iiO.) 

18. 


I 


318 


TîE   L  INKGALITE 


Utile  d'en  remarquer  ici,  c'est  que  là,  comme  en  Ass}Tie,  le 
gouvernement  commence  par  être  exercé  par  les  dieux ,  des 
dieux  passe  aux  prêtres,  des  prêtres  tombe  aux  chefs  mili- 
taires (1).  C'est  l'idée  nègre  qui  reparaît  dans  la  même  forme 
et  suscitée  par  des  circonstances  toutes  semblables.  Les  dieux, 
ce  sont  les  blancs,  les  prêtres,  les  mulâtres  de  la  caste  hiéra- 
tique. Les  rois ,  ce  sont  les  chefs  armés ,  autorisés  par  la  com- 
munauté d'origine  blanche  à  prétendre  au  partage  de  l'empire, 
c'est-à-dire  à  s'emparer  du  gouvernement  des  corps  en  lais- 
sant celui  des  âmes  à  leurs  rivaux.  On  peut  supposer  que  la 
lutte  fut  longue  et  bien  soutenue ,  que  les  pontifes  ne  se  lais- 
sèrent pas  aisément  arracher  la  couronne  ni  chasser  du  trône , 
cnr  la  royauté  militaire  eut  tous  les  caractères ,  non  d'une  vic- 
toire ,  mais  d'un  compromis.  Le  souverain  pouvait  appartenir 
indifféremment  à  l'une  ou  à  l'autre  caste,  celle  des  pontifes  ou 
celle  des  guerriers.  C'est  la  concession.  La  restriction  la  suit  : 
si  le  souverain  était  de  la  seconde  catégorie,  il  lui  fallait,  avant 
que  d'entrer  en  jouissance  des  droits  royaux,  se  faire  admettre 
parmi  les  desservants  des  temples  et  s'instruire  dans  les  scien- 
ces du  sanctuaire  (2).  Une  fois  devenu  hiérophante  de  forme 
et  de  fait,  et  seulement  alors,  le  soldat  heureux  pouvait  s'ap- 
peler roi,  et,  pendant  tout  le  reste  de  sa  vie,  témoignant  d'un 
respect  sans  bornes  pour  la  religion  et  le  sacerdoce,  il  devait, 
dans  sa  conduite  privée  et  ses  habitudes  les  plus  intimes ,  ne 
s'écarter  jamais  des  règles  dont  les  prêtres  étaient  les  auteurs 
et  les  gardiens.  Jusqu'au  fond  du  retrait  le  plus  particulier  de 
il'existence  royale,  les  rivaux  du  maître  avaient  les  yeux  fixés. 
îQuand  il  s'agissait  d'affaires  publiques ,  la  dépendance  était 
plus  étroite  encore.  Rien  ne  s'exécutait  sans  la  participation  de 
l'hiérophante  :  membre  du  conseil  souverain ,  sa  voix  avait  le 
.poids  des  oracles ,  et  comme  si  tous  ces  liens  de  servitude  eus- 
'Sent  paru  trop  faibles  encore  pour  sauvegarder  cette  part  si 
'énorme  de  pouvoir,  les  rois  savaient  qu'après  leur  mort  ils  au- 
raient à  subir  un  jugement,  non  pas  de  la  part  de  leurs  peu- 

(1)  Les  plus  anciens  noms,  dans  les  ovales,  sont  précédés  du  titre  de 
prêtre  au  lieu  d»  celui  de  roi.  (Wilkinson,  t.  I,  p.  19.) 
'    (2)  Wilkinson,  t.  I,  p.  246. 


DES   BACES    HUMAINES.  319 

pies,  mais  de  la  part  de  leurs  prêtres;  et  chez  une  nation  qui 
avait  sur  l'existence  d'au  delà  du  tombeau  des  idées  si  particu- 
lières, on  peut  aisément  s'imaginer  quelle  terreur  entretenait 
dans  l'esprit  du  despote  le  plus  audacieux  l'idée  d'un  procès 
qui,  suscité  à  son  cadavre  impuissant,  pouvait  le  priver  du 
bonheur  le  plus  désirable  au  gré  des  idées  nationales ,  une  sé- 
pulture magnifique  et  les  derniers  honneurs.  Ces  juges  futurs 
étaient  donc  constamment  redoutables,  et  ce  n'était  pas  trop 
de  prudence  que  de  les  ménager  pendant  toute  la  vie  (1). 

L'existence  d'un  roi  d'Egypte,  ainsi  enchaînée,  surveillée, ■ 
contrariée  sur  les  points  les  plus  importants  comme  dans  les  dé- 
tails les  plus  futiles,  aurait  été  intolérable,  si  quelque  dédom- 
magement ne  lui  avait  été  offert.  Les  droits  religieux  mis  à  part, 
le  monarque  était  tout-puissant,  et  ce  que  le  respecta  de  plus, 
ralQné  lui  était  constamment  offert  par  les  peuples  à  genoux. 
11  n'était  pas  Dieu,  sans  doute,  et  on  ne  l'adorait  pas  de  son 
vivant-,  mais  on  le  vénérait  en  tant  qu'arbitre  absolu  de  la  vie 
et  de  la  mort,  et  aussi  comme  personnage  sacré,  car  il  était 
pontife  lui-même.  A  peine  les  plus  grands  de  l'État  étaient-ils 
assez  nobles  pour  le  servir  dans  les  plus  humbles  emplois. 
C'était  à  ses  fils  que  revenait  l'honneur  de  courir  derrière  son 
char,  dans  la  poussière,  en  portant  ses  parasols. 

Ces  mœurs  n'étaient  pas  sans  rapport  avec  ce  qui  se  passait, 
.en  Assyrie.  Le  caractère  absolu  du  pouvoir,  et  l'abjection  qu'il 
imposait  aux  sujets,  se  rencontraient  aussi  très  complètement 
à  Ninive.  Pourtant  l'esclavage  des  rois  vis-à-vis  des  prêtres  ne 
paraît  pas  y  avoir  existé ,  et  si  l'on  se  tourne  vers  un  autre 
rameau  des  Sémo-Chamites noirs,  si  l'on  regarde  à  Tyr,  on  y 
trouve  bien  un  roi  esclave  ;  mais  c'est  une  aristocratie  qui  le 
domine,  et  le  pontife  de  Melkart,  apparaissant  dans  les  rangs 
des  patriciens  comme  une  force ,  n'y  représente  pas  la  force 
unique  ou  dominante. 

A  considérer  similitudes  et  dissemblances  au  point  de  vue 
ethnique,  les  similitudes  se  montrent  dans  l'abaissement  des 
sujets  et  dans  l'énormité  du  pouvoir.  La  prérogative  exercée 

(1)  Wilkinson,  t.  I,  p.  330. 


320  DE   L'INKGALITÉ 

sur  des  êtres  brutaux  est  complète  en  Egypte  comme  en  As- 
syrie, comme  à  Tyr.  La  raison  en  est  que,  dans  tous  les  pays 
où  l'élément  noir  se  trouva  ou  se  trouve  soumis  au  pouvoir  des 
blancs,  l'autorité  emprunte  un  caractère  constant  d'atrocité, 
d'une  part,  à  la  nécessité  de  se  faire  obéir  d'êtres  inintelligents, 
et,  d'autre  part,  à  l'idée  même  que  ces  êtres  se  font  des  droits 
illimités  de  la  puissance  à  leur  soumission. 

Pour  les  dissemblances,  leur  source  est  en  ceci  que  le  ra- 
meau civilisateur  de  l'Egypte  était  supérieur  en  mérite  aux 
branches  de  Cham  et  de  Sem.  Dès  lors,  les  Sanscrits  Égyptiens 
avaient  pu  apporter,  dans  le  pays  de  leur  citnquête,  une  or- 
ganisation assez  différente  et  certainement  plus  morale  ;  car 
ce  n'est  pas  un  pointa  controverser  que,  partout  où  le  des- 
potisme est  le  seul  gouvernement  possible,  l'autorité  sacerdo- 
tale, même  poussée  à  l'extrême,  a  toujours  les  résultats  les  plus 
salutaires,  parce  que,  du  moins,  est-elle  toujours  plus  trempée- 
d'intelligence. 

Après  les  rois  et  les  prêtres  de  l'Egypte,  il  ne  faut  pas  ou- 
blier les  nobles,  qui,  pareils  aux  Kchattryas  de  l'Inde,  avaient 
seuls  le  droit  de  porter  les  armes  et  l'emploi  de  défendre  le 
pays.  En  supposant  qu'ils  s'en  soient  acquittés  avec  distinction, 
ils  paraissent  avoir  mis  non  moins  d'énergie  à  opprimer  leurs 
inférieurs  :  je  viens  de  l'indiquer  tout  à  l'heure ,  et  il  n'est  pas 
mal  à  propos  d'y  revenir.  Le  bas  peuple  de  l'Egypte  était  aussi 
malheureux  que  possible ,  et  son  existence ,  à  peine  garantie 
parles  lois,  se  trouvait  constamment  exposée  aux  violences 
des  hautes  classes.  On  le  contraignait  à  un  travail  sans  relâche; 
l'agriculture  dévorait  et  ses  sueurs  et  sa  santé;  logé  dans  de 
misérables  cabanes,  il  y  mourait  de  fatigue  et  de  maladie  sans 
que  personne  s'en  préoccupât,  et  des  admirables  moissons  qu'il 
produisait,  des  fruits  merveilleux  qu'il  faisait  croître,  rien  ne 
lui  appartenait.  A  peine  lui  en  était-il  accordé  une  part  insuf- 
fisante à  sa  nourriture.  Tel  est  le  témoignage  porté  sur  l'état 
des  basses  classes  en  Egypte  par  les  écrivains  de  l'antiquité 
grecque  (1).  A  la  vérité,  on  peut  citer  également ,  dans  un  senS; 

(1)  Hérodote,  11,  4T. 


DBS   RACES   HUMAINES.  321 

contraire,  les  lamentations  des  Israélites  fatigués  de  manger 
la  manne  du  désert.  Ces  nomades  regrettèrent  alors  les  oignons 
de  la  captivité.  Mais  aussi  incrimine-t-on  avec  justice  les  mur- 
mures de  la  nation  coupable,  comme  provenant  d'un  excès 
inconcevable  de  bassesse  et  d'abattement.  Ceux  qui  proféraient 
ces  blasphèmes  oubliaient  qu'ils  n'avaient  quitté  le  pays  de 
Misr  que  pour  fuir  une  oppression  devenue  exorbitante,  qui 
n'était,  à  peu  de  chose  près,  que  le  régime  ordinaire  du  peu- 
ple indigène.  Mais  celui-ci  était  impuissant  à  imiter  les  enfants 
d'Israël  dans  leur  Exode,  et,  né  d'une  race  infiniment  moins 
noble,  il  sentait  aussi  beaucoup  moins  sa  misère.  La  fuite  des 
Israélites,  envisagée  à  ce  point  de  vue,  n'est  pas  un  des  moin- 
dres exemples  de  la  résolution  avec  laquelle  le  génie  des  peu- 
ples alliés  de  près  à  la  famille  blanche  sait  éviter  de  descendre 
jusqu'à  un  trop  profond  degré  d'avilissement. 

Ainsi  le  régime  politique  imposé  à  la  population  inférieure 
était  au  moins  aussi  dur  en  Egypte  que  dans  les  pa\s  ciiamites 
et  sémites,  quant  à  l'intensité  de  l'esclavage  et  à  la  nullité  des 
droits  des  sujets.  Pourtant,  au  fond  il  était  moins  sanguinaire, 
parce  que  la  religion,  clémente  et  douce,  ne  réclamait  pas 
les  homicides  horreurs  où  se  complaisaient  les  dieux  de  Cha- 
naan,  de  Babylone  et  de  Ninive  (1).  Sous  ce  rapport,  le  pay- 
san, l'ouvrier,  l'esclave  égyptiens  étaient  moins  à  plaindre  que 
la  tourbe  asiatique;  sous  ce  rapport  seul,  et  si  ces  misérables 
ne  devaient  pas  craindre  de  tomber  jamais  sous  le  couteau 
saint  du  sacrificateur,  ils  rampaient  toute  leur  vie  aux  pieds 
des  hautes  castes. 

On  les  employait,  eux  aussi,  comme  des  bêtes  de  somme, 
pour  exécuter  ces  gigantesques  travaux  que  tous  les  siècles 
admireront.  C'étaient  eux  qui  charriaient  les  blocs  destinés  à 
l'érection  des  statues  et  des  obélisques  monolithes.  C'était  cette 
population  noire  ou  presque  noire  dont  la  foule  mourait  en 

(i)  Le  sort  des  |)risonniers  semble  avoir  été  moins  dur.  M.  Wiliiiiisni 
l'affirme.  On  no  les  voit  pas,  comme  sur  les  monuments  ninivites,  traî- 
nés par  les  vain(|ueurs  au  moyen  d'un  anneau  passé  dans  la  lèvre 
inférieure.  Ils  étaient  vendus  et  devenaient  esclaves.  (Wilkinson,  t.  I, 
p.  403  et  passim.) 


322 


DE   L  INEGALITE 


creusant  les  canaux ,  tandis  que  les  castes  plus  blanches  ima- 
ginaient, ordonnaient  et  surveillaient  l'ouvrage,  et,  lorsqu'il  était 
achevé,  en  recueillaient  justement  la  gloire.  Que  l'humanité 
gémisse  d'un  si  terrible  spectacle,  c'est  à  propos;  mais,  après 
un  tribut  suffisant  d'indignation  et  de  regrets,  on  apprécie  les 
terribles  raisons  qui  forçaient  les  masses  populaires  de  l'Egypte 
et  de  l'Assyrie  à  s'accommoder  patiemment  d'un  joug  aussi 
durement  imposé  :  il  y  avait  chez  la  plèbe  de  ces  pays  néces- 
sité ethnique  invincible  de  subir  les  caprices  de  tous  les  maî- 
tres, à  cette  condition  cependant  que  ces  maîtres  conserve- 
raient le  talisman  qui  leur  assurait  l'obéissance,  c'est-à-dire, 
assez  du  sang  des  blancs  pour  justifier  leurs  droits  à  la  domi- 
nation. 

Cette  condition  fut  certainement  remplie  dans  les  belles 
périodes  delà  puissance  égyptienne.  Aux  plus  illustres  moments 
de  l'empire  d'Assyrie ,  les  trônes  de  Babylone  et  de  Ninive  ne 
voyaient  pas  défiler  sous  les  yeux  des  rois  de  plus  nobles  pro- 
fils que  ceux  dont  on  admire  encore  la  majesté  sur  les  sculp- 
tures de  Beni-Hassan  (1). 

Mais  il  est  bien  évident  que  cette  pureté ,  d'ailleurs  relative, 
ne  pouvait  pas  durer  indéfiniment.  Les  castes  n'étaient  pas 
organisées  de  manière  à  la  conserver  d'une  manière  suffisante. 
Aussi  n'est-il  pas  douteux  que ,  si  la  civilisation  égyptienne 
n'avait  eu  d'autre  raison  d'exister  que  la  seule  influence  du 
type  hindou  auquel  elle  devait  la  vie,  elle  n'aurait  pas  eu  la 
longévité  qu'on  peut  lui  attribuer,  et  longtemps  avant  Rham- 
sès  III ,  qui  termine  l'ère  de  plus  grande  splendeur,  longtemps 
avant  le  xiii®  siècle  avant  J.-C. ,  la  décadence  aurait  com- 
mencé. 

Ce  qui  soutint  cette  civilisation,  ce  fut  le  sang  de  ses  enne- 
mis asiatiques,  chamites  et  sémites,  qui,  à  plusieurs  reprises 
et  de  différentes  façons,  vinrent  quelque  peu  la  régénérer. 
Sans  se  prononcer  d'une  manière  rigoureuse  sur  la  nationalité 


(1)  Le  type  de  l'Egypte  était  fixé  sous  la  troisième  dynastie,  qui,  sui- 
vant M.  Bunsen,  commença  quatre-vingt-dix  ans  après  la  première. 
(Bunsen,  jEgyptens  Stelle  in  der  Wellgeschichte ,  t.  lll,  p.  7.) 


DES   BACES    HUMAINES.  S23 

des  Hyksos,  on  ne  peut  douter  qu'ils  n'appartinssent  à  une 
race  alliée  à  l'espèce  blanche  (1).  Au  point  de  vue  politique, 
leur  arrivée  fut  un  malheur,  mais  un  malheur  qui  rafraîchit 
pourtant  le  sang  national  et  en  raviva  l'essence.  Les  guerres 
avec  les  peuples  asiatiques,  soutenu3S  longtemps  à  égalité,  bien 
qu'il  soit  prudent  de  douter  beaucoup  de  ces  conquêtes  éten- 
dues jusqu'à  la  mer  Caspienne,  dont  l'Asie  n'offre  de  traces  ni 
dans  son  histoire  ni  dans  ses  monuments,  ces  guerres  des 
Sésostris,  des  Rhamsès  et  autres  princes  heureux,  firent  af- 
fluer, dans  les  nomes  de  l'intérieur,  les  captifs  de  Chanaan, 
d'Assyrie  et  d'Arabie,  et  leur  sang,  bien  que  mêlé  lui-même, 
tempéra  quelque  peu  la  sauvagerie  du  sang  des  noirs ,  que  les 
basses  classes,  et  surtout  le  voisinage  et  le  contact  intime  avec 
les  tribus  abyssines  et  nubiennes ,  versaient  incessamment  dans 
les  veines  de  la  nation. 

Puis ,  il  faut  tenir  compte  de  ce  double  courant  chamite  et 
sémite  qui,  pendant  tant  de  siècles,  longea  l'Egypte  moyenne 
et  la  pénétra.  Ce  fut  par  cette  voie  que  les  hordes  à  demi 
blanches  s'étendirent  sur  la  côte  occidentale  de  l'Afrique,  et 
la  population  qui  s'y  forma  apporta  plus  tard  à  l'État  des  suc- 
cesseurs de  Menés  une  race  mêlée,  dans  laquelle  le  sang  hin- 
dou n'existait  pas ,  et  qui  tirait  tout  son  mérite  des  mélanges 
multipliés  avec  les  groupes  civilisateurs  de  l'Asie  inférieure. 

De  ces  alluvions  successives  de  principes  blancs  naquirent 

(1)  Dans  les  hypogées  de  Beni-Hassan,  on  voit  des  peintures  repré- 
sentant des  combats  de  gladiateurs  d'une  carnation  très  claire,  avec 
les  yeux  bleus,  la  barbe  et  les  cheveux  rougeâlres.  M.  Lepsius  consi- 
dère ces  figures  comme  étant  les  images  d'hommes  de  race  sémitique, 
probablement  ancêtres  des  Hyksos  (Lepsius,  Reise  in  jEgypten,  etc., 
p.  98.)  —  Avant  de  renverser  l'ancien  empire  et  de  forcer  [es  dynasties 
égyptiennes  à  chercher  un  refuge  en  Ethiopie,  les  Hyksos  avaien*:  com- 
mencé par  s'établir  pacifiquement  dans  le  pays,  et  très  probablement 
ils  s'étaient  mêlés  à  la  population  indigène.  —  Je  remarciuerai ,  en  pas- 
sant, que,  d'après  le  témoignage  des  monuments  que  je  cite,  les  con- 
trées de  l'Asie  antérieure  possédaient,  dans  l'âge  des  Pharaons,  certains 
groupes  de  populations  beaucoup  plus  blanches  qu'aujourd'hui.  Elles 
ne  faisaient,  pour  ainsi  dire,  que  de  descendre  des  montagnes  du  nord 
et  n'avaient  encore  contracté  qu'un  nombre  limité  d'alliances  avec  l'es- 
pèce mélanienne. 


324  DE  l'inégalité 

les  nations  qui  défendirent  la  civilisation  kouschite  d'une  dis- 
parition trop  prématurée,  et  en  même  temps,  comme  ces  al- 
luvions  ne  furent  jamais  fort  riches,  l'esprit  égyptien  put  se 
tenir  toujours  à  distance  des  notions  démocratiques  finalement 
triomphantes  à  Tyr  et  à  Sidon,  parce  que  sa  populace  ne  s'é- 
leva jamais  à  une  telle  amélioration  de  sang,  qu'elle  pût  con- 
cevoir la  pensée  ambitieuse  et  acquérir  la  faculté  de  devenir 
l'égale  de  ses  maîtres.  Toutes  les  révolutions  se  passèrent  entre 
les  castes  supérieures.  L'organisation  hiératique  et  royale  ne 
se  vit  pas  attaquée.  Si  quelquefois  des  dynasties  mélaniennes, 
comme  celle  dont  ïirhakah  fut  le  héros  (1),  parurent  à  la  tête 
du  gouvernement  d'un  nome,  leur  triomphe  fut  court  :  ce  ne 
fut  qu'une  élévation  profitable  à  certains  chefs,  élévation  ré- 
sultant des  jeux  fortuits  de  la  politique,  et  qui  n'inspira  jamais 
à  ceux  qu'elle  glorifiait  la  tentation  d'user  de  leur  omnipotence 
pour  établir  cette  égalité  de  droits  cherchée  parles  groupes, 
en  efTet  à  peu  près  égaux,  qui  se  querellaient  dans  les  rues  et 
sur  les  places  des  villes  de  la  Phénicie.  C'est  ainsi  que  se  pré- 
cisent les  causes  de  la  stabilité  égyptienne. 

Cette  stabilité  devint  de  très  bonne  heure  de  la  stagnation , 
parce  que  l'Egypte  ne  grandit  réellement  que  tant  que  persista 
la  suprématie  du  rameau  hindou  qui  l'avait  fondée  :  ce  que 
les  autres  races  blanches  lui  procurèrent  de  secours  suffit  pour 
prolonger  sa  civilisation ,  et  non  pour  la  développer. 

Néanmoins,  même  dans  la  décadence,  et  bien  que  l'art 
égyptien  des  temps  postérieurs  à  la  19^  dynastie,  c'est-à-dire 
à  Ménéphthah  (1480  avant  J. -G.),  ne  présente  plus  qu'à  de 
lointains  intervalles  des  monuments  dignes  de  rivaliser  par  la 
beauté  de  l'exécution,  et  jamais  plus  par  le  grandiose,  avec 
ceux  des  âges  précédents  (2),  néanmoins,  dis-je,  l'Egypte 

(1)  Wilkinson,  t.  I,  p.  140.  —  Les  deux  prédécesseurs  de  Tirhakah, 
ÉUiiopiens  comme  lui,  étaient  Sabakoph  et  Shebek.  Tirhakah,  d'ail- 
leurs, rendit  hommage  au  génie  égyptien  en  retournant,  de  lui-même, 
en  Étiiiopie  (Lepsius,p.  275).  Espèce  de  Mantchou,  il  n'avait  jamais 
régné,  aussi  bien  que  ses  prédécesseurs  de  même  sang,  qu'à  la  façon 
anUque  du  pays. 

(2)  Wilkinson,  t.  I,  p.  22,  83  et  passim,  163  et  passim,  2Q6  et  passim, 
W.  V.  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache,  t.  I,  p.  60. 


DES   RACES   HUMAINES.  325 

resta  toujours  tellement  au-dessus  des  pays  situés  au  sud  et 
au  sud-ouest  de  son  territoire,  qu'elle  ne  cessa  pas  d'être  pour 
eux  le  foyer  d'où  émanait  leur  vie. 

Cette  prérogative  civilisatrice  fut  loin  cependant  d'être  abso- 
lue, et,  pour  ne  pas  errer,  il  est  nécessaire  de  remarquer  que 
la  civilisation  de l'Abyssinie  provenait  de  deux  sources.  L'une, 
sans  doute,  était  bien  égyptienne  et  se  montra  toujours  la  plus 
abondante  et  la  plus  féconde;  mais  l'autre  exerçait  une  action 
qui  vaut  aussi  la  peine  d'être  signalée.  Elle  était  due  à  une 
émigration  très  antique  de  Chamites  noirs  d'abord,  les  Arabes 
Cuschites ,  puis  de  Sémites ,  les  Arabes  Himyarites ,  qui  pas- 
sèrent, les  uns  et  les  autres,  le  détroit  de  Bab-el-Mandeb  et 
allèrent  porter  aux  populations  d'Afrique  une  part  de  ce  qu'elles 
possédaient  elles-mêmes  de  culture  assyrienne.  A  en  juger 
d'après  la  situation  qu'occupaient  sur  la  côte  sud  de  l'Arabie 
ces  nations,  et  le  commerce  étendu  auquel  elles  prenaient  port 
avec  l'Inde,  commerce  qui  paraît  avoir  déterminé  sur  leur 
côte  la  fondation  d'une  ville  sanscrite  (1) ,  il  est  assez  probable 
que  leurs  propres  idées  devaient  avoir  reçu  xme  certaine  teinte 
ariane ,  proportionnée  au  mélange  ethnique  qui  avait  pu  se 
faire  de  la  part  de  ces  marchands  avec  la  famille  hindoue. 
Quoi  qu'il  en  soit,  et  en  étendant  autant  que  possible  la  somme 
de  leurs  richesses  civilisatrices,  nous  avons,  dans  l'exemple 
des  Phéniciens,  la  mesure  du  degic  de  développement  auquel 
atteignaient  ces  populations  annexes  de  la  race  d'Assyrie, 
mesure  qui  ne  dépassait  pas  de  beaucoup  l'aptitude  à  com- 
prendre et  à  accepter  ce  que  les  rameaux  plus  blancs ,  c'est- 
à-dire,  les  nations  de  la  Mésopotamie,  avaient  la  puissance 
exclusive  de  créer  et  de  développer.  Les  Phéniciens ,  tout  ha- 
biles qu'ils  fussent ,  ne  s'élevaient  pas  au-dessus  de  cet  hum- 
ble rang ,  et  quand  on  considère  pourtant  que  leur  sang  fut 
sans  cesse  renouvelé  et  amélioré  par  des  émigrations  au  moins 
à  demi  blanches ,  qui ,  bien  certainement ,  faisaient  défaut  aux 
Himyarites,  en  tant  que  le  mélange  de  ceux-ci  avec  les  Hin- 
dous ne  pût  être  ni  bien  intime  ni  bien  fécond,  on  est  amené 

(1)  Celte  ville  s'appelait  Nagara.  {Lassev,  Indisch.  Altertn.,  1. 1,  p.  748.) 

RACES  HUMAMES.  —  T.  I.  19 


326 


DE   L  INEGALITE 


à  conclure  que  la  civilisation  des  Arabes  extrêmes,  bien  qu'as- 
syrienne, n'était  pas  comparable  en  mérite  et  en  éclat  au  reflet 
dont  jouissaient  les  cités  chananéennes  (1). 

Suivant  cette  proportion  décroissante,  les  émigrants  qui 
passèrent  le  détroit  de  Bab-el-Mandeb  et  vinrent  s'établir  en 
Ethiopie,  n'y  apportèrent  qu'une  civilisation  fragmentaire,  et 
les  races  noires  de  Nubie  et  d'Abyssiiiie  n'auraient  pu  être 
bien  sérieusement  ni  bien  longtemps  affectées,  soit  dans  leur 
type  physique,  soit  dans  leur  valeur  morale  ,  si  le  voisinage  de 
l'Egypte  n'avait  pas  suppléé  un  jour,  plus  largement  que  de 
coutume,  à  la  pauvreté  des  dons  ordinaires  provenant  des 
civilisations  de  Misr  et  d'Arabie. 

Je  ne  veux  pas  dire  ici  que  l'Abyssinie  et  les  contrées  envi- 
ronnantes soient  devenues  le  théâtre  d'une  société  très  avan- 
cée. Non  seulement  la  culture  de  ce  pays  ne  fut  jamais  origi- 
nale, non  seulement  elle  se  borna  toujours  à  la  simple  et 
lointaine  imitation  de  ce  qui  se  faisait,  soit  dans  les  villes 
arabes  de  la  côte ,  soit  dans  l'Inde  ariane  et  dans  les  capitales 
égyptiennes,  Thèbes,  Memphis,  et  plus  tard  Alexandrie, 
mais  encore  l'imitation  ne  se  montra  ni  complète  ni  étendue. 

Je  sais  que  je  prononce  là  des  paroles  très  irrévérencieuses 
et  qui  ne  peuvent  manquer  d'indigner  les  panégyristes  de  l'es- 
pèce nègre,  car  on  n'ignore  pas  que,  l'esprit  de  parti  s'en 
mêlant,  les  flatteurs  de  cette  fraction  de  l'humanité  se  sont 
mis  en  humeur  de  lui  conquérir  des  titres  de  gloire  ,  et  n'ont 
pas  hésité  à  présenter  la  civilisation  abyssine  comme  typique , 

(I)  Ce  sera  peut-être  un  jour  la  gloire  la  plus  solide  et  la  plus  réelle 
de  notre  époque  que  ces  admirables  découvertes  qui  viennent  aujour- 
d'hui transformer  et  enrichir,  de  toutes  parts,  le  domaine  autrefois  si 
sec  et  si  restreint  de  l'histoire  primordiale.  Des  ruines  considérables 
et  des  inscriptions  sans  nombre  ont  été  découvertes  dans  l'Arabie  mé- 
ridionale. Les  annales  himyarites  sortent  du  néant  où  elles  étaient  pres- 
que entièrement  ensevelies,  et,  avant  peu,  ce  qu'on  saura  de  cette 
antiquité,  non  seulement  lointaine,  mais  plus  étrangère  pour  nous  que 
celle  de  Ninive  et  même  de  Thèbes,  parce  qu'elle  fut  plus  absolument 
locale  et  tournée  vers  l'Inde  dans  ce  qu'elle  eut  d'expansion  au  dehors, 
n'aura  pas  moins  d'intérêt  dans  l'ensemble  des  chroniques  humaines 
que  toutes  les  conquêtes  du  même  genre  dont  la  science  s'enrichit 
par  ailleurs. 


DES   BACES   HUMAINES.  327 

sortie  uniquement  de  l'intellect  de  leurs  favoris  et  antérieure 
à  toute  autre  culture.  De  là,  pris  d'un  noble  élan  que  rien 
n'arrête,  ils  ont  fait  ruisseler  cette  prétendue  civilisation  noire 
sur  toute  l'Egypte,  et  l'ont  encore  tirée  vers  l'Asie.  A  la  vérité, 
la  physiologie,  la  linguistique,  l'histoire,  les  monuments,  le 
sens  commun,  réclament  unanimement  contre  cette  façon  de 
représenter  le  passé.  Mais  les  inventeurs  de  ce  beau  sys'.ènie 
ne  se  laissent  pas  aisément  étonner.  Embarrassés  de  peu  de 
science,  armés  de  beaucoup  d'audace,  il  est  vraisemblable 
qu'ils  continueront  leur  route  et  ne  cesseront  pas  de  proposer 
Axoum  pour  la  capitale  du  monde.  Ce  sont  là  des  excentricités 
dont  je  ne  fais  mention  que  pour  établir  qu'elles  ne  valent  pas 
la  peine  d'être  discutées  (1). 

La  réalité  scientifique ,  pour  qui  ne  veut  pas  rire ,  est  que  la 
civilisation  abyssine  procède  des  deux  sources  que  je  viens  d'in- 
diquer, égyptienne  et  arabe,  et  que  la  prenîiière  surtout  do- 
mina de  beaucoup  sur  la  seconde  dans  l'âge  antique.  Il  sera 
toujours  difficile  d'établir  à  quelle  époque  eurent  lieu  les  pre- 
mières émigrations  des  Cuschites  d'Asie  et  des  Ilimyarites. 
Une  opinion  qui  date  de  notre  xvii*  siècle,  et  dont  Scaliger 
fut  l'auteur,  ne  faisait  remonter  qu'à  l'époque  de  Justinien 
l'invasion  des  Joktanides  dans  ce  pays  d'Afrique.  Job  Ludolf 
la  réfute  très  bien  et  lui  préfère  avec  raison  le  sentiment  de 

(1)  Wilkinson,  t.  I,  p.  4.  —  Ce  savam  se  prononce  sani  hésitation 
contre  le  système  chéri  des  négrophiles.  M.  Lepsius  n'est  pas  moins 
péremptoire.  En  parlant  de  la  pyramide  d'Assur,  il  prononce  l'arrêt 
suivant  :  «  Le  plus  important  résultat  de  notre  examen,  exécuté  moi- 
«  tié  à  la  clarté  de  la  lune,  moitié  à  celle  des  torches,  ne  fut  pas  pré- 
«  Gisement  de  la  nature  la  plus  réjouissante.  J'acquis  la  conviction 
«  irréfragable  (unabweissliche)  que,  dans  ce  monument,  le  plus  célè- 
«  bie  de  tous  ceux  de  l'ancienne  Ethiopie,  je  n'avais  sous  les  yeux  que 
«  des  débris  d'un  art  relativement  très  moderne.  »  (Briefe  aus/Egyp- 
ten,  etc.,  p.  147.)  Et  quelques  lignes  plus  bas  :  «  Ce  serait  vainement , 
«  désormais,  que  l'on  prétendrait  appuyer  sur  le  témoignage  d'anciens 
«  monuments  les  hypothèses  concernant  une  Méroé  glorieuse  et  anti- 
«  <|ue,  dont  les  habitants  auraient  été  les  prédécesseurs  et  les  maîtres 
«  des  Égyptiens  dans  la  civilisation.  »  (Ouvr.  cité,  p.  184.)  M.  Lepsius  ne 
pense  pas  que  les  construcUons  éthiopiennes  les  plus  anciennes  dé- 
passent le  régne  de  Tirhakah,  prince  qui  avait  fait  son  éducation  royale 
en  Egypte  et  qui  florissail  au  vu"  siècle  avant  J.-C.  seulement. 


328 


DE   L INEGALITE 


Conringius.  Sans  citer  tous  ses  motifs ,  je  lui  ferai  deux  em- 
prunts :  l'un,  d'un  argument  qui  fixe  du  moins  l'esprit  sur  la 
très  haute  antiquité  de  l'émigration  himyarite  (1),  et  l'autre, 
d'une  phrase  dans  laquelle  il  caractérise  l'ancienne  langue- 
éthiopienne,  et  sur  laquelle  il  est  bon  de  ne  pas  laisser  régner 
une  obscurité  qui  pourrait  faire  supposer  une  apparente  con- 
tradiction avec  ce  que  j'ai  avancé  de  la  prédominance  de  l'élé- 
ment égyptien  dans  la  civilisation  abyssine. 

D'abord ,  le  premier  point  :  Ludolf  retourne  très  adroitement 
les  raisonnements  de  Scaliger  au  sujet  du  silence  des  historiens 
grecs  sur  l'émigration  himyarite  en  Abyssinie.  Il  prouve  que 
ce  silence  n'a  pas  eu  d'autre  cause  que  l'oubli  accumulé  par 
une  longue  suite  de  siècles  sur  un  fait  trop  fréquent  dans  l'his- 
toire des  âges  reculés  pour  que  les  observateurs  d'alors  aient 
songé  à  lui  reconnaître  de  l'importance.  Au  temps  où  les  Grecs 
ont  comaiencé  a  s'occuper  de  l'ethnologie  des  nations  qui , 
pour  eux,  avoisinaient  le  bout  du  monde,  ces  événements 
étaient  déjà  trop  loin  pour  que  leurs  renseignements ,  toujours 
assez  incomplets  sur  les  annales  étrangères,  pussent  percer 
jusque-là.  Le  silence  des  voyageurs  hellènes  ne  signifie  absolu- 
ment rien,  et  n'infirme  pas  les  raisons  tirées  de  l'antique  com- 
munauté de  culte,  de  la  ressemblance  physique,  et  enfin  de 
l'affinité  des  langues,  tous  arguments  que  Ludolf  fait  très  bien 
valoir.  C'est  de  ce  point  qu'il  faut  surtout  parler,  et  il  constitue 
mon  second  emprunt. 

Cette  affinité  entre  l'arabe  et  l'ancienne  langue  éthiopienne,^ 
ou  le  gheez,  ne  crée  pas  un  rapport  de  descendance;  c'est 
simplement  une  conséquence  de  la  nature  des  deux  idiomes 
qui  les  classe  l'un  et  l'autre  dans  un  même  groupe  (2).  Si  le 
gheez  se  range  dans  la  famille  sémitique ,  ce  n'est  pas  qu'il  ait 
emprunté  ce  caractère  à  l'arabe.  La  population  indigène  pure- 
ment noire  du  pays  lui  fournissait  la  base  la  plus  large ,  l'étoffe 
la  plus  riche  de  ce  système.  Elle  en  possédait  les  éléaients,  les 
principes,  les  causes  déterminantes  bien  plus  parfaitement 

(1)  J.  Ludolf,  Comm.  ad  Histor.  jEthiopic,  p.  61. 

(2)  Prichard,  Histoire  naturelle  de  l'homme  (traduction  allemande 
de  Wagner,  avec  annotations) ,  t.  I ,  p.  324. 


DES  BACES   HUMAINES.  329 

encore  que  les  Himyarites ,  puisque  ceux-ci  avaient  laissé  al- 
térer la  pureté  de  l'idiome  noir  par  les  souvenirs  arians  restés 
avec  la  partie  blanche  de  leur  origine  ;  et  pour  jeter  dans  la 
langue  de  l'Ethiopie  civilisée  ces  traces  de  l'action  étrangère , 
il  n'était  même  pas  rigoureusement  nécessaire  que  l'interven- 
tion des  Sémites  fût  mise  en  jeu.  On  se  souvient  que  ces  mêmes 
éléments  sémitiques  se  trouvent  aussi  dans  l'ancien  égyptien  (1). 
Ainsi,  sans  nier  que  les  Himyarites  aient  apporté  à  la  langue 
de  l'Ethiopie  des  marques  de  leur  origine  blanche,  on  doit 
pourtant  remarquer  que  de  tels  restes  ont  pu  également  pro- 
venir de  l'importation  égyptienne  et,  en  tout  cas,  en  ont  pro- 
fité pour  augmenter  de  force.  De  plus,  certains  éléments,  non 
seulement  arians,  mais  plus  particulièrement  sanscrits,  dé- 
posés dans  l'ancien  égyptien ,  ayant  passé  de  là  dans  le  gheez, 
donnent  à  cette  langue  cette  triplicité  de  source  existant  dans 
l'idiome  des  civilisateurs.  Ainsi,  la  langue  nationale  représente 
très  bien  les  origines  ethniques  :  beaucoup  plus  chargée  d'élé- 
ments sémitiques ,  c'est-à-dire  noirs,  que  l'arabe  et  l'égyptien 
surtout ,  elle  eut  aussi  moins  de  traces  sanscrites  que  ce  der- 
nier. 

Sous  les  18»  et  19»  dynasties  (de  1575  à  1180  avant  J.-C), 
les  Abyssins  étaient  soumis  aux  Pharaons  et  payaient  tribut  (2). 
Les  monuments  nous  les  montrent  apportant  aux  intendants 
royaux  les  richesses  et  les  curiosités  de  leur  pays.  Ces  hommes 
fortement  marqués  de  l'empreinte  pègre  sont  couverts  de  tuni- 
ques de  mousseline  transparente  fournies  par  les  manufactures 
de  l'Inde  ou  des  villes  d'Arabie  et  d'Egypte.  Ce  vêtement  court 
et  n'allant  qu'aux  genoux  est  retenu  par  une  ceinture  de  cuir 
ouvré,  richement  dorée  et  peinte  (3).  Une  peau  de  léopard 
attachée  aux  épaules  fait  manteau;  des  colliers  tombent  sur 
la  poitrine,  des  bracelets  serrent  les  poignets,  de  grandes 

(1)  M.  T.  Benfey  a  réuni  un  grand  nombre  d'arguments  et  de  faits  tant 
Icxicologiques  que  grammaticaux,  pour  mettre  cette  dernière  vérité 
en  lumière.  Voir  son  livre  intitulé  :  Ueber  das  Verhsellniss  der  œgyptis- 
chen  Sprache  zum  semilischen  Sprachstamme,  in-S";  Leipzig,  iSH 

(2)  Wilkinson,  t.  I,  p.  3ci7  et  passim. 

(3)  Id.,  idib. 


330 


DE  L  INEGALITE 


boucles  de  métal  se  balancent  aux  oreilles,  et  la  tète  est  cbar- 
gée  de  plumes  d'autruche.  Bien  que  cette  magnificence  bar- 
l)are  ne  fût  pas  conforme  au  goût  égyptien,  elle  en  tenait, 
et  l'imitation  se  fait  sentir  dans  toutes  les  parties  importantes 
du  costume,  telles  que  la  tunique  et  la  ceinture.  La  peau  de 
léopard  était  empruntée  d'ailleurs  aux  nègres  par  plusieurs 
hiérophantes. 

La  nature  du  tribut  n'indique  pas  un  peuple  avancé.  Ce  sont 
des  produits  bruts,  pour  la  plupart,  des  animaux  rares,  du 
bétail,  et  surtout  des  esclaves.  Les  troupes  fournies  aussi 
comme  auxiliaires  n'avaient  pas  l'organisation  savante  des 
corps  égyptiens  ou  sémites,  et  combattaient  irrégulièrement, 
llien  donc,  à  ce  moment,  n'indiquait  un  grand  développement, 
même  dans  la  simple  imitation  de  ce  que  les  vainqueurs,  les 
maîtres,  pratiquaient  le  plus  communément. 

Il  faut  descendre  jusqu'à  une  époque  plus  basse  pour  trou- 
ver, avec  plus  de  raffinement,  la  cause  ethnique  des  innova- 
tions à  laquelle  j'ai  déjà  fait  allusidn. 

Au  temps  dePsamniatik  (664  avant  J.-C),  ce  prince,  le 
premier  d'une  dynastie  saïte,  la  26*  de  Manéthon,  ayant  mé- 
contenté l'armée  nationale  par  son  goût  pour  les  mercenaires 
ioniens-grecs  et  cariens-sémites,  une  grande  émigration  mili- 
taire eut  lieu  vers  l'Abyssinie,  et  240,000  soldats,  abandonnant 
femmes  et  enfants,  s'enfoncèrent  dans  le  sud  pour  ne  plus  en 
revenir  (1).  C'est  de  là  que  date  l'ère  brillante  de  l'Abyssinie , 
et  nous  pouvons  maintenant  parler  de  monuments  dans  cette 
région,  où  l'on  en  chercherait  vainement  d'antérieurs  qui 
aient  été  vraiment  nationaux  (2). 

Deux  cent  quarante  u)ille  chefs  de  famille  égyptiens,  appar- 
tenant à  la  caste  militaire,  fort  mélangés,  sans  doute,  de 
sang  noir,  et ,  probablement ,  ayant  reçu  un  certain  apport  de 
race  blanche  par  les  iutermédiaires  chamites  et  sémites,  un 
tel  groupe  venant  s'ajouter  à  ce  que  l'Abyssinie  possédait  déjà 

(1)  Hérodote,  II,  30. 

(2)  Suivant  M.  Lepslus,  les  dynasties  cliassées  par  les  Hylisos  se  ré- 
fugièrent sur  la  limite  de  l'Élliiopie  et  y  ont  laissé  quelques  monu- 
ments. {Briefe  aus  jEgypten,  etc.,  p.  207.) 


I 


DES   RACES   HUMAINES.  331 

de  facultés  de  la  race  supérieure,  pouvait  déterminer  dans 
l'ensemble  du  mouvement  national  une  activité  propre  à  la 
séparer  davantage  de  la  stagnation  de  la  race  noire  (1),  Mais 
il  eût  été  bien  surprenant  et  tout  à  fait  inexplicable  qu'une 
civilisation  originale,  ou  seulement  une  copie  faite  de  main  de 
maître,  sortît  de  ce  mélange  où,  en  déûnitive,  le  noir  con- 
tinuait à  dominer.  Les  monuments  ne  présentèrent  que  des 
imitations  médiocres  de  ce  qui  se  voyait  à  Thèbes ,  à  Memphis 
et  ailleurs.  Rien ,  pas  un  indice ,  pas  une  trace,  ne  montre  une 
création  personnelle  des  Abyssins,  et  leur  plus  grande  gloire, 
ce  qui  a  rendu  leur  nom  illustre,  c'est,  il  faut  bien  l'avouer,  le 
mérite,  en  lui-même  assez  pâle,  d'avoir  été  le  dernier  des 
peuples  situés  en  Afrique  chez  lequel  les  recherches  les  plus 
minutieuses  aient  pu  faire  découvrir  vestige  d'une  véritable 
culture  politique  et  intellectuelle. 

Dans  les  temps  de  l'empire  romain ,  le  commerce  du  monde 
s'étant  beaucoup  étendu,  les  Abyssins  y  jouèrent  un  rôle  der- 
rière les  Himyarites.  Le  génie  de  l'Egypte  ancienne  était  alors 
tout  à  fait  éteint.  Des  colons  hellénisés  pénétrèrent  jusque  dans 
la  Nubie ,  et  l'élément  sémite ,  apporté  par  eux ,  commença  à 
l'emporter  sur  le  souvenir  des  Pharaons.  Le  gheez  eut  une 
écriture  empruntée  à  l'Arabie.  Cependant,  malgré  tout,  les 
naturels  du  pays  donnèrent  un  si  petit  éclat  à  leur  action ,  on 
les  connaissait  si  mal  et  si  peu ,  leur  influence  était  si  lointaine, 
si  effacée,  qu'ils  restèrent  constamment,  même  pour  les  géo- 
graphes les  plus  savants  et  les  plus  perspicaces ,  à  l'état  de 
demi-énigmes. 

L'avènement  du  christianisme  ne  haussa  pas  le  degré  de 
leur  culture.  A  la  vérité,  persistant  encore  quelque  temps 
dans  leurs  habitudes  de  tout  recevoir  de  l'Egypte,  et  touchés 
par  le  zèle  apostolique  des  premiers  missionnaires,  ils  em- 
bi'assèrent  assez  généralement  la  foi.  Ils  avaient  déjà  dû  au 

(1)  A  Abou-Simbel,  sur  la  jambe  gauche  d'un  des  quatre  colosses  de 
Rliamsès,  le  second  en  allant  vers  le  sud,  on  trouve  une  inscription 
grecque  et  plusieurs  inscriptions  chananéennes  coramémoratives  de  la 
poursuite  faite  des  guerriers  fugitifs  par  les  soldats  grecs  et  cariens  à 
la  solde  de  Psammalik.  —  Lepsius,  Briefe  aus  ^gypten,  p.  2G1. 


332 


DE   HNKGAUTE 


voisinage  des  tribus  arabes  avec  lesquelles  quelques  invasions, 
exécutées  sous  l'empereur  Justin  (1),  avaient  resserré  leurs 
liens  antiques,  l'adoption  de  certaines  idées  juives  fort  remar- 
quées, plus  tard,  et  qui  s'accordaient  assez  naturellement  avec 
la  portion  sémitique  de  leur  sang  (2). 

Le  christianisme  apporté  par  les  Pères  du  désert,  ces  ter- 
ribles anachorètes  rompus  aux  plus  rudes  austérités,  aux  ma- 
cérations les  plus  effrayantes,  voire  enclins  aux  mutilations  les 
plus  énergiques,  était  dénature  à  frapper  les  imaginations  de 
ces  peuples.  Ils  auraient  été  très  probablement  insensibles 
aux  douces  et  sublimes  vertus  d'un  saint  Hilaire  de  Poitiers. 
Les  pénitences  d'un  saint  Antoine  ou  d'une  sainte  Marie  Égyp- 
tienne exerçaient  sur  eux  une  autorité  illimitée,  et  c'est  ainsi 
que  le  catholicisme,  si  admirable  dans  sa  diversité,  si  univer- 
sel dans  ses  pouvoirs,  si  complet  dans  ses  déductions,  n'était 
pas  moins  armé  pour  ouvrir  les  cœurs  de  ces  compagnons  de 
la  gazelle,  de  l'hippopotame  et  du  tigre,  qu'il  ne  le  fut  plus 
tard  pour  aller,  avec  Adam  de  Brème,  parler  raison  aux  Scan- 
dinaves et  les  convaincre.  Les  Abyssins ,  déjà  plus  d'à  demi 
déserteurs  de  la  civilisation  égyptienne  depuis  l'affaiblisse- 
ment des  provinces  hautes  de  l'ancien  empire  des  Pharaons,  et 
plus  tournés  du  côté  de  l'Yémen,  restèrent  pendant  des  siècles 
dans  une  sorte  de  situation  intermédiaire  entre  la  barbarie 
complète  et  un  état  social  un  peu  meilleur  ;  et,  pour  continuer 
la  transformation  dont  ils  étaient  devenus  susceptibles ,  il  fallut 
un  nouvel  apport  de  sang  sémitique.  L'Irruption  qui  le  fournit 
eut  lieu  600  ans  après  J.-C  :  ce  fut  celle  des  Arabes  musul- 
mans. 

J'insiste  peu  sur  les  quelques  conquêtes  opérées  à  différen- 
tes reprises  par  les  Abyssins  dans  la  péninsule  arabique.  Il  n'y 
a  rien  d'extraordinaire  à  ce  que,  de  deux  populations  vivant 

(1)  Ludolf,  Comm.  ad  llist.  jElldop.,  p.  61.  —  C.  T.  Johannsen,  His- 
loria  Jemanœ,  Bonn,  1828,  p.  80  :  «  Ait  deinde  Hamza,  Maaditis  eum 
«  sororis  filium  Alharithsum  b.  Amru  praefccissc,  Mcccam  et  Medinain 
«  expugnasse,  tum  ad  Jemanam  reversum  Judaismum  cum  populo  suo 
<(  amplexum,  .ludœos  in  .lenianam  vocasse,  alque  Jemanenses  et  Ue- 
v(  biitas  fœdere  conjunxisse.  » 

(-2)  Prichard ,  Naturgeschichle  d.  M.  G.,  t.  1,  p.  a-21. 


DES  RACES   HUMAINES.  333 

en  face  l'une  de  l'autre,  la  moins  noble  ait  quelquefois  des 
succès  passagers.  L'Abyssinie  ne  tira  jamais  assez  d'avantages 
de  ses  victoires  dans  l'Yémen  pour  y  former  un  établissement 
durable.  Seulement,  le  supplément  de  sang  noir  qu'elle  y  ap- 
porta ne  contribua  pas  peu  à  bâter  la  submersion  du  mérite 
des  Himyarites  (1). 

Les  rapports  des  populations  arabes  avec  l'Ethiopie,  au 
temps  de  l'islamisme,  eurent  un  sens  ethnique  tout  contraire. 
Dirigés ,  et  en  grande  partie  exécutés  par  des  Ismaélites ,  au 
lieu  d'abâtardir  l'espèce  dans  la  péninsule,  ils  la  renouvelèrent 
chez  les  hommes  d'Afrique.  Ni  la  Grèce  ni  Rome ,  malgré  la 
gloire  de  leur  nom  et  la  majesté  de  leurs  exemples,  n'avaient 
eu  le  pouvoir  d'entraîner  les  Abyssins  dans  le  sein  de  leurs  ci- 
vilisations. Les  Sémites  de  Mahomet  opérèrent  cette  conver- 
sion et  obtinrent,  non  pas  tant  des  apostasies  religieuses,  qui 
ne  furent  jamais  très  complètes ,  que  de  nombreuses  désertions 
de  l'ancienne  forme  sociale.  Le  sang  des  nouveaux  venus  et 
eelui  des  anciens  habitants  se  mêla  abondamment.  Sans  peine 
les  esprits  se  reconnurent  et  s'entendirent ,  ils  eurent  la  même 
logique,  ils  comprirent  les  faits  de  la  même  façon.  Le  sang 
hindou  s'était  assez  tari  pour  n'avoir  plus  rien  à  prétendre 
dans  la  domination.  Le  costume ,  les  mœurs ,  les  principes  de 
gouvernement  et  le  goût  littéraire  des  Arabes  envahirent  sur 
les  souvenirs  du  passé  ;  mais  l'œuvre  ne  fut  pas  complète.  La 
civilisation  musulmane  proprement  dite  ne  pénétra  jamais 
bien.  Dans  sa  plus  belle  expression,  elle  avait  pour  raison 
d'être  une  combinaison  ethnique  trop  différente  de  celle  des 
populations  abyssines.  Ces  dernières  se  bornèrent  simplement 
à  épeler  la  portion  sémitique  delà  culture  musulmane,  et  jus- 
qu'à nos  jours,  chrétiennes  ou  mahométanès,  elles  n'ont  pas 
eu  autre  chose,  elles  n'ont  pas  eu  davantage  et  n'ont  pas 
cessé  d'être  la  fin,  le  terme  extrême,  l'application  frontière 
de  cette  civilisation  gréco-sémitique,  comme  dans  l'antiquité 
la  plus  lointaine,  où  j'ai  hâte  de  retourner,  elles  n'avaient  été 

(i)  jQliannsen,  Historia  Jemanœ,  p.  89  et  passim.  —  La  domiDation 
des  Abyssins  dans  l'Yémen  fut  d'une  très  courte  durée,  elle  commença 
en  529  de  notre  ère  et  rnilt  en  589.  {Ibid.,  p.  100.) 

19. 


334  DE  l'inégalité 

également  que  l'écho  du  perfectionnement  égyptien ,  soutenu 
par  un  souvenir  d' Assyrie  transmis  de  main  en  main  jusqu'à 
elle.  Les  splendeurs  fantastiques  de  la  cour  du  Prêtre-Jean,  si 
l'on  veut  qu'il  ait  été  le  grand  Négu ,  n'ont  existé  que  dans 
l'Imagination  des  voyageurs  romanesques  du  temps  passé. 

Pour  la  première  fois,  nos  recherches  viennent  de  trouver 
dans  l'Ethiopie  un  de  ces  pays  annexes  d'une  grande  civilisa- 
tion étrangère,  ne  la  possédant  que  d'une  manière  incomplète 
et  absolument  comme  le  disque  lunaire  fait  pour  la  clarté  du 
soleil.  L'Ahyssinie  est  à  l'ancienne  Egypte  ce  que  l'empire 
d'Annam  est  à  la  Chine ,  et  le  Thibet  à  la  Chine  et  à  l'Inde  (1). 
Ces  sortes  de  sociétés  imitatrices  ou  mixtes  offrent  les  points 
où  se  rattache  l'esprit  de  système  pour  remonter  à  rencontre 
de  tous  les  faits  présentés  par  l'histoire.  C'est  là  qu'on  aime  à 
défigurer  les  vestiges  à  peine  apparents  d'une  importation  cer- 
taine, et  à  leur  prêter  la  valeur  d'inspirations  primordiales. 
C'est  là  surtout  qu'on  a  trouvé  des  armes  pour  défendre  cette 
théorie  moderne  qui  veut  que  les  peuples  sauvages  ne  soient 
que  des  peuples  dégénérés,  doctrine  parallèle  à  cette  autre, 
que  tous  les  hommes  sont  de  grands  génies  désarmés  par  les 
circonstances. 

Cette  opinion ,  partout  oij  on  l'applique ,  chez  les  indigènes 
des  deux  Amériques,  chez  les  Polynésiens  comme  chez  les 
Abyssins,  est  un  abus  de  langage  ou  une  erreur  profonde. 
Bien  loin  de  pouvoir  attribuer  à  la  pression  des  faits  extérieui-s 
l'engourdissement  fatal  qui  a  toujours  pesé,  avec  plus  ou 
moins  de  force  ,  sur  les  nations  cultivées  de  l'Afrique  orien- 
tale ,  il  faut  se  persuader  que  c'est  là  une  infirmité  étroitement 
inhérente  à  leur  ^nature;  que  jamais  ces  nations  n'ont  été 
civilisées  parfaitement,  intimement  ;  que  leurs  éléments  ethni- 
ques les  plus  nombreux  ont  toujours  été  radicalement  inaptes 
à  se  perfectionner  ;  que  les  faibles  effets  de  fertilité  importée, 
par  des  filons  de  sang  meilleur  étaient  trop  peu  considérables 
pour  pouvoir  durer  longtemps  ;  que  leur  groupe  a  rempli  le 

(1)  Et  aussi  Tombouctou  au  Maroc.  (Voir  Journal  asiatique,  1"  jan- 
vier 1853;  Lettre  à  M.  Defrémery ,  sur  Ahmed  Baba,  le  Tombouctien, 
par  M.  A.  Ciierbonneau.) 


I 


uclien,       \ 


DES  RACES   HUMAINES.  335 

simple  rôle  d'imitateurs  inintelligents  et  temporaires  des  peu- 
ples formés  d'éléments  plus  généreux.  Cependant,  même  dans 
cette  nation  abyssine  et  surtout  là,  puisque  c'est  au  point 
extrême,  l'heureuse  énergie  du  sang  des  blancs  réclame  en- 
core l'admiration.  Certes,  ce  qui,  après  tant  de  siècles,  eu 
i-este  aujourd'hui  dans  les  veines  de  ces  populations  est  sub- 
divisé bien  à  l'infini.  D'ailleurs,  avant  de  leur  parvenir,  com- 
Lian  de  souillures  hétérogènes  ne  s'y  étaient  pas  attachées  chez 
les  Himyarites ,  chez  les  Égyptiens,  chez  les  Arabes  musul- 
mans ?  Toutefois ,  là  où  le  sang  noir  a  pu  contracter  cette  il- 
lustre alliance,  il  en  conserve  les  précieux  effets  pendant  des 
temps  incalculables.  Si  l'Abyssin  se  classe  tout  au  dernier  de- 
gré des  hommes  riverains  de  la  civilisation,  il  marche,  en 
même  temps ,  le  premier  des  peuples  noirs.  Il  a  secoué  ce  que 
l'espèce  mélanienne  a  de  plus  abaissé.  Les  traits  de  son  visage 
se  sont  anoblis ,  sa  taille  s'est  développée  ;  il  échappe  à  cette 
loi  des  races  simples  de  ne  présenter  que  des  déviations  légères 
d'un  type  national  immobile,  et  dansla  variété  des  physionomies 
nubiennes  on  retrouve  même,  d'une  manière  surprenante, 
les  traces,  honorables  en  ce  cas,  de  l'origine  métisse.  Pour 
la  valeur  intellectuelle ,  bien  que  médiocre  et  désormais  mfé- 
conde ,  elle  présente  du  moins  une  réelle  supériorité  sur  celle 
de  plusieurs  tribus  de  Gallas ,  oppresseurs  du  pays ,  plus  véri- 
tables noirs  et  plus  véritables  barbares  dans  toute  la  portée  de 
l'expression. 


CHAPITRE  VI. 

Les  Égyptiens  n'ont  pas  été  conquérants;  pourquoi  leur  civilisation 
resta  stationnaire. 

Il  n'y  a  pas  à  s'occuper  des  oasis  de  l'ouest ,  et  en  particulier 
de  l'oasis  d'Amraon.  La  culture  égyptienne  y  régna  seule,  et 
probablement  même  ne  fut-elle  jamais  possédée  que  par  les 


336  DE  l'inégalité 

familles  sacerdotales  groupées  autour  des  sanctuaires.  Le  reste 
de  la  population  ne  pratiqua  guère  que  l'obéissance.  Ne  nous 
occupons  donc  plus  que  de  l'Egypte  proprement  dite,  où  cette 
question,  la  seule  importante,  reste  à  résoudre  presque  en  en- 
tier :  la  grandeur  de  la  civilisation  égyptienne  a-t-elle  corres- 
pondu exactement  à  la  plus  ou  moins  grande  concentration  du 
sang  de  la  race  blanche  dans  les  groupes  habitants  du  pays? 
En  d'autres  termes,  cette  civilisation,  sortie  d'une  migration 
hindoue  et  modifiée  par  des  mélanges  cluimitcs  et  sémites, 
alla-t-elle  toujours  en  décroissant  à  mesure  que  le  fond  noir, 
existant  sous  les  trois  éléments  vitaux ,  prit  graduellement  le 
dessus  ? 

Avant  Menés,  premier  roi  de  la  première  dynastie  humaine, 
l'Egypte  était  déjà  civilisée  et  possédait  au  moins  deux  villes 
considérables,  Thèbes  et  This.  Le  nouveau  monarque  réunit 
sous  sa  domination  plusieurs  petits  Etats  jusque-là  séparés.  La 
langue  avait  déjà  revêtu  son  caractère  propre.  Ainsi  l'invasion 
hindoue  et  son  alliance  avec  des  Chamites  remontent  au  delà 
de  cette  très  antique  période,  qui  en  fut  le  couronnement. 
Jusque-là  point  d'histoire.  Les  souffrances,  les  dangers  et  les 
fatigues  du  premier  établissement  forment,  comme  chez  les 
Assyriens ,  l'âge  des  dieux ,  l'époque  héroïque. 

Cette  situation  n'est  pas  particulière  à  l'Egypte  :  dans  tous 
les  États  qui  commencent  on  la  retrouve. 

Tant  que  durent  les  difficiles  travaux  de  l'arrivée,  tant  que 
la  colonisation  demeure  incertaine,  que  le  climat  n'est  pas 
encore  assaini,  ni  la  nourriture  assurée,  ni  l'aborigène  dompté, 
que  les  vainqueurs  eux-mêmes,  dispersés  dans  les  marais 
fangeux,  sont  trop  absorbés  par  les  assauts  auxquels  chaque 
individualité  doit  faire  tête,  les  faits  arrivent  sans  qu'on  les 
recueille  ;  on  n'a  d'autre  souci  que  la  préservation ,  si  ce  n'est 
la  conquête. 

Cette  période  a  une  fin.  Aussitôt  que  le  labeur  porte  réelle- 
ment ses  premiers  fruits,  que  l'homme  commence  à  jouir  de 
cette  sécurité  relative  vers  laquelle  le  portent  tous  ses  instincts, 
et  qu'un  gouvernement  régulier,  organe  du  sentiment  général, 
est  enfin  assis;  à  ce  moment,  l'iiistoire  commence,  et  la  na- 


DES  BACES  HUMAINES.  337 

tion  se  connaît  véritablement  elle-même.  C'est  ce  qui  s'est 
passé,  sous  nos  yeux,  à  plusieurs  reprises,  dans  les  deux  Améri- 
ques, depuis  la  découverte  du  xv®  siècle. 

La  conséquence  de  cette  observation  est  que  les  temps  vé- 
ritablement antéhistoriques  ont  peu  de  valeur,  soit  parce  qu'ils 
appartiennent  aux  races  incivilisables ,  soit  parce  qu'ils  cons- 
tituent, pour  les  sociétés  blanches,  des  époques  de  gestation 
où  rien  n'est  complet  ni  coordonné ,  et  ne  peut  confier  un  en- 
semble de  faits  logiques  à  la  mémoire  des  siècles. 

Dès  les  premières  dynasties  égyptiennes,  la  civilisation 
marcha  si  rapidement,  que  l'écriture  hiéroglyphique  fut 
trouvée;  elle  ne  fut  pas  perfectionnée  du  même  coup.  Rien 
n'autorise  à  supposer  que  le  caractère  figuratif  ait  été  immé- 
diatement transformé,  de  manière  à  se  simplifier,  et,  en 
même  temps,  à  s'idéaliser  sous  une  forme  purement  gra- 
phique (1). 

La  bonne  critique  attache  de  nos  jours ,  et  très  justement , 
une  haute  idée  de  supériorité  civilisatrice  à  la  possession  d'un 
moyen  de  fixer  la  pensée,  et  le  mérite  est  d'autant  plus  grand, 
que  le  moyen  est  moins  compliqué.  Rien  ne  dénote  chez  un 
peuple  plus  de  profondeur  de  réfiexion ,  plus  de  justesse  de 
déduction ,  plus  de  puissance  d'application  aux  nécessités  de 
la  vie,  qu'un  alphabet  réduit  à  des  éléments  aussi  simples  que 
possible.  A  ce  titre,  les  Égyptiens  sont  loin  de  pouvoir  se 
réclamer  de  leur  invention  pour  occuper  une  des  places  d'hon- 
neur. Leur  découverte ,  toujours  ténébreuse ,  toujours  labo- 
rieuse à  mettre  en  œuvre ,  les  rejette  sur  les  bas  degrés  de  l'é- 
chelle des  nations  cultivées.  Derrière  eux ,  il  n'est  que  les 
Péruviens  nouant  leurs  cordelettes  teintes,  leurs  quipos,  et 
les  Mexicains  peignant  leurs  dessins  énigmatiques.  Au-des- 
sus d'eux  se  placent  les  Chinois  eux-mêmes  ;  car,  du  moins , 
ces  derniers  ont  franchement  passé  du  système  figuratif  à  une 
expression  conventionnelle  des  sons,  opération,  sans  doute, 
imparfaite  encore,  mais  qui,  pourtant,  a  permis,  à  ceux  qui 

(1)  Brugscb,  Zeiischrift  d,  deutsch.  Morgenl.  Getellsch.,  t.  III,  p.  366 
et  passim. 


338  DE    fl^kG ALITÉ 

s'en  sont  contentés,  de  rallier  les  éléments  de  l'écriture  sous 
un  nombre  de  clefs  assez  restreint.  Du  reste,  combien  cet 
effort,  plus  habile  que  celui  des  hoiumes  de  Thèbes,  est-il 
encore  inférieur  aux  intelligentes  combinaisons  des  alphabets 
sémitiques,  et  même  aux  écritures  cunéiformes,  moins  par- 
faites, sans  doute,  que  celles-ci  qui,  à  leur  tour,  doivent  cé- 
der la  palme  à  la  belle  réforme  de  Talphabet  grec ,  dernier 
terme  du  bien  en  ce  genre,  et  que  le  système  sanscrit,  si  beau 
cependant,  n'égale  pas!  Et  pourquoi  ne  l'égale-t-il  pas?  C'est 
uniquement  parce  que  nulle  race,  autant  que  les  familles  oc- 
cidentales, n'a  été  douée,  tout  à  la  fois,  de  cette  puissance 
d'abstraction  qui ,  unie  au  vif  sentiment  de  l'utile ,  est  la  vraie 
source  de  l'alphabet. 

Ainsi  donc,  tout  en  considérant  l'écriture  hiéroglyphique 
comme  un  titre  solide  de  la  nation  égyptienne  à  prendre  place 
parmi  les  peuples  civilisés,  on  ne  peut  méconnaître  que  la 
nature  de  cette  conception,  parvenue  même  à  ses  perfection- 
nements derniers ,  ne  classe  ses  inventeurs  au-dessous  des  peu- 
pi  'S  assyriens.  Ce  n'est  pas  tout  :  dans  le  fait  de  cette  idée 
stérilisée ,  il  y  a  encore  quelque  chose  à  remarquer.  Si  les 
peuples  noirs  de  l'Egypte  n'avaient  été  gouvernés,  dès  avant 
le  temps  de  Menés,  par  des  initiateurs  blancs,  ce  premier  pas 
de  la  découverte  de  l'écriture  hiéroglyphique  n'aurait  certaine- 
ment pas  été  fait.  Mais ,  d'autre  part,  si  l'inaptitude  de  l'espèce 
noire  n'avait  pas,  à  son  tour,  dominé  la  tendance  naturelle 
des  Arians  à  tout  perfectionner,  l'écriture  hiéroglyphique  et, 
après  elle ,  les  arts  de  l'Egypte  n'auraient  pas  été  frappés  de 
cette  immobilité ,  qui  n'est  pas  un  des  caractères  les  moins 
spéciaux  de  la  civilisation  du  Nil. 

Tant  que  le  pays  ne  fut  soumis  qu'à  des  dynasties  nationa- 
les, tant  qu'il  fut  dirigé,  éclairé  par  des  idées  nées  sur  son 
sol  et  issues  de  sa  race ,  ses  arts  purent  se  modifier  dans  les 
parties  ;  ils  ne  changèrent  jamais  dans  l'ensemble.  Aucune  in- 
novation puissante  ne  les  bouleversa.  Plus  rudes  peut-être  sous 
la  2e  et  la  3®  dynastie,  ils  n'obtinrent,  sous  les  18^  et  19«,  que 
l'adoucissement  de  cette  rudesse ,  et  sous  la  29^ ,  qui  précéda 
Cambyse ,  la  décadence  ne  s'exprime  que  par  la  perversion 


DES   BACES  HUMAINES.  339 

des  formes ,  et  non  par  l'introduction  de  principes  jusque-là 
inconnus.  Le  génie  local  vieillit  et  ne  changea  pas.  Élevé, 
porté  au  sublime  tant  que  l'élément  blanc  exerça  la  prépon- 
dérance, stationnaire  aussi  longtemps  que  cet  élément  illustre 
put  se  maintenir  sur  le  terrain  civilisateur,  décroissant  toutes 
les  fois  que  le  génie  noir  prit  accidentellement  le  dessus ,  il  ne 
se  releva  jamais.  Les  victoires  de  l'influence  néfaste  étaient 
trop  constamment  soutenues  par  le  fond  mélanien  sur  lequel 
reposait  l'édifice  (1). 

On  a  de  tous  temps  été  frappé  de  cette  mystérieuse  somno- 
lence. Les  Grecs  et  les  Romains  s'eu  étonnèrent  comme  nous, 
et  puisqu'il  n'est  rien  qui  demeure  sans  une  explication ,  telle 
quelle ,  on  crut  bien  dire  en  accusant  les  prêtres  d'avoir  pro- 
duit le  mal. 

Le  sacerdoce  égyptien  fut  dominateur,  sans  nul  doute ,  ami 
du  repos ,  ennemi  des  innovations  comme  toutes  les  aristocra- 
ties. Mais  quoi  !  les  sociétés  chamites ,  sémites.,  hindoues  eu- 
rent aussi  des  pontiiicats  vigoureusement  organisés  et  jouis- 
sant d'une  vaste  influence.  D'où  vient  que,  dans  ces  contrées, 
la  civilisation  ait  remué,  marché,  traversé  des  phases  multiples- 
que  les  arts  aient  progressé ,  que  l'écriture  ait  changé  de  for- 
mes et  soit  arrivée  à  sa  perfection?  C'est  que,  simplement, 
daps  ces  différents  lieux,  la  puissance  des  pontificats,  tout 
immense  qu'elle  pût  être ,  ne  fut  rien  devant  l'action  exercée 
par  les  coucîies  successives  du  sang  des  blancs,  source  intaris- 
sable de  vie  et  de  puissance.  Les  hommes  des  sanctuaires ,  eux- 
mêmes  ,  pénétrés  du  besoin  d'expansion  qui  échauffait  leur 
poitrine ,  n'étaient  pas  les  derniers  à  trouver  et  à  créer.  C'est 
rabaisser  la  valeur  et  la  force  des  éternels  principes  de  l'exis- 
tence sociale  que  d'y  supposer  des  obstacles  infranchissables 
dans  le  fait  essentiellement  mobile  et  transitoire  des  institu- 
tions. 

Quand,  par  ces  inventions  de  la  convenance  humaine,  la  ci-, 
vilisation  se  trouve  gênée  dans  sa  marche,  elle,  qui  les  a  créées 
uniquement  pour  en  tirer  profit,  est  parfaitement  armée  pour 

(1)  Wilkinson,  t.  I,  p.  85  elpassim,  p.  206;  Lepsius.p.  276. 


340 


DE   L INEGALITE 


les  défaire,  et  Ton  peut  hardiment  décider  que,  lorsqu'un  ré- 
gime dure ,  c'est  qu'il  convient  à  ceux  qui  le  supportent  et  ne 
le  changent  pas.  La  société  égyptienne,  n'ayant  reçu  dans  son 
sein  que  bien  peu  de  nouveaux  affluents  blancs,  n'eut  pas  lieu 
de  renoncer  à  ce  que ,  primitivement ,  elle  avait  trouvé  bon  et 
complet,  et  qui  continua  à  lui  paraître  tel.  Les  Éthiopiens,  les 
nègres,  auteurs  des  plus  anciennes  et  plus  nombreuses  inva- 
sions, n'étaient  pas  gens  à  transformer  l'ordre  de  l'empire. 
Après  l'avoir  pillé ,  ils  n'avaient  que  deux  alternatives  :  ou  se 
retirer,  ou  obéir  aux  règles  établies  avant  leur  venue.  Les  rap- 
ports mutuels  des  éléments  ethniques  de  l'Egypte  n'ayant  été 
modifiés,  jusqu'à  la  conquête  de  Cambyse,  que  par  l'inonda- 
tion croissante  de  la  race  noire ,  il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce 
que  tout  mouvement  ait  commencé  par  se  ralentir,  puis  se  soit 
arrêté,  et  que  les  arts,  l'écriture,  l'ensemble  entier  de  la  civi- 
lisation, se  soient,  jusqu'au  septième  siècle  avant  J.-C. ,  déve- 
loppés dans  un  sens  unique,  sans  abandonner  aucune  des 
conventions  qui  avaient  d'abord  servi  d' étais,  et  qui  finirent, 
suivant  la  règle,  par  constituer  la  partie  la  plus  saillante  de 
l'originalité  nationale. 

On  a  la  preuve  que,  dès  la  seconde  dynastie,  l'influence  des 
vaincus  de  race  noire  se  faisait  déjà  sentir  dans  les  institutions, 
et ,  si  l'on  se  représente  l'oppression  résolue  des  maîtres  et  leur 
mépris  systématique  des  populations,  on  ne  doutera  pas  que, 
pour  obtenir  ainsi  créance ,  il  fallait  que  les  idées  des  sujets 
s'exprimassent  par  la  bouche  de  puissants  intéressés,  d'hommes 
placés  de  manière  à  exercer  les  prérogatives  dominatrices  de 
la  race  blanche ,  tout  en  partageant  jusqu'à  un  certain  point 
les  sentiments  de  la  noire.  Ces  hommes  ne  pouvaient  être  iiu- 
tres  que  des  mulâtres.  Le  fait  dont  il  s'agit  ici  est  celui  que 
Jules  Africain  rapporte  dans  les  termes  qui  suivent,  au  règne 
de  Kaïechos ,  second  roi  de  la  dynastie  thinite  :  «  Depuis  ce 
«  monarque ,  dit  l'abréviateur,  on  établit  en  loi  que  les  bœufs 
«  Apis  à  Memphis,  et  Mnévis  à  Héliopolis,  et  le  bouc  Mendésien 
«  étaient  des  dieux.  » 

Je  regrette  de  ne  pas  trouver,  sous  la  plume  savante  de 
M.  le  chevalier  Bunsen ,  la  traduction  suffisamment  exacte  de 


I 


DES  BACES   HUMAINES.  34t 

cette  phrase  plus  pleine  de  sens  qu'il  ne  lui  en  attribue  (1). 
Jules  Africain  ne  dit  pas,  ainsi  qu'on  pourrait  l'induire  des 
expressions  dont  se  sert  le  savant  diplomate  prussien,  que 
le  culte  des  animaux  sacrés  fut ,  pour  la  j)remière  fois ,  in- 
troduit ,  mais  bien  qu'il  fut  officiellement  reconnu ,  étant  déjà 
ancien.  Quant  à  ce  dernier  point,  je  m'en  rapporte  aux  nègres 
pour  n'avoir  pas  manqué,  dès  l'origine  de  leur  espèce,  de  cal- 
culer la  religion  sur  le  pied  de  l'animalité.  Si  donc  cette  ado- 
ration de  tous  les  temps  avait  besoin  d'être  consacrée  par  un 
décret  pour  devenir  légale,  c'est  que,  jusque-là,  elle  n'avait 
pu  rallier  les  sympathies  de  la  partie  dominante  de  la  société, 
et  comme  cette  partie  dominante  était  d'origine  blanche ,  il 
fallut,  pour  que  se  fît  une  révolution  aussi  grave  contre  tou- 
tes les  notions  arianes  du  vrai,  du  sage  et  du  beau,  que  le 
sens  moral  et  intellectuel  de  la  nation  eût  déjà  subi  une  dé- 
gradation fâcheuse.  C'était  la  conséquence  des  innovations 
survenues  dans  la  nature  du  sang.  De  blanche,  la  société 
active  était  devenue  métisse  et,  s'abaissant  de  plus  en  plus 
dans  le  noir,  s'était,  chemin  faisant,  associée  à  l'idée  qu'un 
bœuf  et  un  bouc  méritaient  des  autels. 

On  peut  être  tenté  de  reprocher  à  ceci  une  sorte  de  contra- 
diction. Je  semble  donner  toutes  les  raisons  et  rassembler  tou- 
tes les  causes  d'une  décadence  sans  miséricorde  dans  les 
mains  même  du  premier  roi  Ménèà,  et,  pourtant,  l'Egypte 
n'a  fait  que  commencer  sous  lui  de  longs  siècles  d'illustra- 
tion (2).  En  y  regardant  de  près,  la  difficulté  apparente  s'é- 

(1)  Voici  le  texte  et  la  traduction  de  M.  de  Bunsen  : 

'Ecp'  ou  o\  p6eç  'Athç  hi  Ms'jxpEi  xai  Mveyï;  èv  'H).touir6^et  xal  6  Mev- 
Syjffto;  rpâyoi;  èvoiitaÔYiiav  etvai  Geoî. 

Kaieclios...  Untcr  ilim  wurde  die  gœtUiche  Verehrung  der  Stiere,  des 
Apis  in  Memphis  und  des  Mnaevis  in  Heliopolis,  so  wie  des  mendesis- 
ciien  Bockes  eingefuhrt.  (Bunsen,  t.  II,  p.  103.) 

(2)  11  ne  saurait  être  inutile  de  rappeler  ici  quelle  fut  la  prospérité 
à  laquelle  parvinrent  les  Étals  de  la  vallée  du  Nil.  On  sait  que,  dans 
saplus  grande  étendue,  celte  contrée  n'a  pas  50  milles  allemands  de  lar- 
geur, et  qu'en  longueur,  depuis  la  mer  Méditerranée  jusqu'à  Syène, 
elle  en  comporte  environ  120.  Dans  cet  espace  étroit,  Hérodote  place 
20,000  villes  et  villages,  à  l'époque  d'Amasis.  Diodore  en  compte  18,000. 
La  France  actuelle,  douze  fois  plus  grande,  n'en  a  que  39,000.  La  popu- 


I 


342 


DE    L INEGALITE 


vanouit.  On  a  vu  déjà ,  dans  les  Etats  assyriens ,  avec  quelle 
lenteur  s'opère  la  fusion  ethnique  étendue  sur  un  grand  en- 
semble. C'est  un  véritable  combat  entre  ses  éléments,  et,  outre 
cette  lutte  générale  dont  l'issue  est  très  facile  à  préciser,  il  y 
a  sur  mille  points  particuliers  des  luttes  partielles  où  l'influence 
à  laquelle  est  assurée,  par  la  raison  de  quantité,  la  victoire 
définitive,  n'en  subit  pas  moins  des  défaites  momentanées, 
d'autant  plus  multipliées  que  cette  influence  se  trouve  aux  pri- 
ses avec  un  compétiteur,  en  lui-même,  bien  autrement  doué 
et  puissant.  De  même  que  sa  victoire  sera  la  [fin  de  tout ,  de 
même  aussi,  tant  que  la  vie,  importée  par  le  principe  étran- 
ger, se  manifeste ,  la  puissance  dont  l'inertie  est  le  caractère 
reçoit  échecs  sur  échecs.  Tout  ce  qu'elle  peut,  c'est  de  tracer 
le  cercle  d'où  son  adversaire  finit  par  ne  pouvoir  sortir,  et  qui, 
se  rétrécissant  de  plus  en  plus,  l'étoufTera  un  jour.  Ainsi  en 
advint-il  de  l'élément  blanc  qui  dirigeait  les  destinées  de  la 
nation  égyptienne,  au  milieu  et  contrairement  aux  tendances 
d'une  masse  trop  considérable  de  principes  mélaniens.  Aussitôt 
que  ces  principes  commencèrent  assez  notablement  à  se  trou- 
ver mêlés  à  lui,  ils  imposèrent  à  ses  découvertes,  à  ses  in- 
ventions, une  limite  qu'il  ne  put  jamais  leur  faire  franchir. 
Ils  bridaient  son  génie  et  ne  lui  permirent  que  les  œuvres  de 
patience  et  d'application.  Ils  voulurent  bien  le  laisser  toujours 
édifier  ces  prodigieuses  pyramides  dont  il  avait  apporté ,  du 
voisinage  des  monts  Oural  et  Altaï,  l'inspiration  et  le  modèle. 
Ils  voulurent  bien  encore  que  les  principaux  perfectionnements 
trouvés  aux  premiers  temps  de  l'établissement  (car,  là  ,  tout 
ce  qui  était  vraiment  de  génie  datait  de  la  plus  haute  antiquité) 
continuassent  à  être  appliqués;  mais,  graduellement,  le  mérite 
de  l'exécution  grandissait  aux  dépens  de  la  conception ,  et ,  au 
bout  d'une  période  qu'en  l'étendant  autant  que  possible,  on 
ne  peut  guère  agrandir  au  delà  de  sept  à  huit  siècles,  la  déca- 


I 


lation  de  Thèbes,  au  temps  d'Homère,  peut  se  calculer  à  2,800,000  ha- 
bitants, et  quand  je  songe  à  celle  que,  dans  les  époques  postérieures, 
atteignit  Syracuse,  beaucoup  moins  riche  et  moins  puissante,  je  ne 
partage  nullement  la  surprise  et  l'incrédulité  de  M.  de  Bohlen.  (Das 
aile  Indien,  t.  I,  p.  32  et  passim.) 


DES   RACES   HUMAINES.  343 

dence  commença.  Après  Rhamsès  III,  vers  le  milieu  du  trei- 
zième siècle  avant  J.-C.  (1),  ce  fut  fini  de  toute  la  grandeur 
égyptienne.  On  ne  vécut  plus  que  sur  les  indications,  chaque 
jour  s'effaçant,  des  errements  anciens  (2). 

Il  est  impossible  que  les  plus  fervents  admirateurs  de  l'an- 
cienne Egypte  n'aient  pas  été  frappés  d'une  remarque  qui 
forme  un  singulier  contraste  avec  l'auréole  dont  l'imagination 
entoure  ce  pays.  Cette  remarque  ne  laisse  pas  que  de  jeter  une 
ombre  fâcheuse  sur  la  place  qu'il  occupe  parmi  les  splendeurs 
du  monde  :  c'est  l'isolement  à  peu  près  entier  dans  lequel  il  a 
vécu  vis-à-vis  des  États  civilisés  de  sou  temps.  Je  parle ,  bien 
entendu,  de  l'ancien  empire,  et  surtout,  comme  pour  les  As- 
syriens, je  ne  fais  pas  descendre  au-dessous  du  septième  siècle 
avant  J.-C.  le  texte  de  mes  considérations  actuelles  (3). 

A  la  vérité,  le  grand  nom  de  Sésostris  plane  sur  toute  l'his- 
toire de  l'Egypte  primitive ,  et  notre  esprit,  s' étant  accoutumé 
à  enchaîner  derrière  le  char  de  ce  vainqueur  des  populations 
■innombrables,  se  laisse  aller  aisément  à  promener  avec  lui  les 
drapeaux  égyptiens  du  fond  de  la  Nubie  aux  colonnes  d'Her- 
cule, des  colonnes  d'Hercule  à  l'extrémité  sud  de  l'Arabie,  du 

(1)  D'après  la  chronologie  de  Wilkinson ,  qui  reconnaît  ce  prince  dans 
le  Rhamsès  Amoun-Maï  des  monuments,  roi  diospolite  de  la  19*  dynastie, 
et  qui  le  fait  régner  en  123S  avant  J.-C.  (Wilkinson,  1. 1,  p.  83.)  —  M.  Lep- 
sius  reporte  ce  Rhamsès  beaucoup  plus  haut  et  le  place  dans  la  20« 
dynastie,  au  15«  siècle  avant  notre  ère.  (Briefe  aus  ^gypten,  p.  274.) 

(2)  Sous  Osirtasen  I"  (17-iO  av.  J.-C,  suivant  le  calcul  de  Wilkinson), 
les  monuments  sont  magnifiques.  Les  sculptures  de  Beni-Hassan  appar- 
'tiennent  à  cette  époque,  la  plus  brillante  pour  les  arts.  (Wilkinson,  t. 
I,  p.  22.)  C'est  le  commencement  du  nouvel  empire.  Il  ne  s'agit  déj'à 
'plus  des  constructions  les  plus  colossales;  ainsi,  bien  que  l'art  soit 
dans  tout  son  beau ,  il  a  déj'à  dépassé  sa  période  de  croissance.  L'Osir- 
tasen  I"  de  Wilkinson  est  le  même  que  le  Sesortosen  de  M.  le  cheva- 
lier Bunsen  (t.  II,  p.  306). 

(3)  M.  Lepsius  remarque  que,  pendant  toute  la  durée  de  l'ancien 
empire,  la  civilisation  fut  essentiellement  pacifique;  il  ajoute  que  les 
Grecs  ne  soupçonnèrent  même  jamais  l'existence  de  cette  période  do 
gloire  et  de  puissance  antérieure  à  la  domination  des  Hyksos.  (Lepsius, 
Briefe  aus  jEgypten,  etc.)  Le  nouvel  empire,  dont  l'établissement  fut 
déterminé  par  l'expulsion  des  Hyksos,  commença  1,700  ans  avant  notre 
ère,  et  Amosis  en  fut  le  premier  roi.  (Lepsius,  p.  272.) 


344 


DE   L  INEGALITE 


détroit  de  Bab-el-Maudeb  à  la  mer  Caspienne ,  et  à  les  faire 
rentrer  à  Meinphis,  entourés  encore  des  Tiiraces  et  de  ces  fa- 
buleux Pélasges  dont  le  héros  égyptien  est  censé  avoir  dompté 
les  patries.  C'est  un  spectacle  grandiose,  mais  la  réalité  en  sou- 
lève des  objections. 

Pour  commencer,  la  personnalité  du  conquérant  n'est  pas 
elle-même  bien  claire.  On  ne  s'est  jamais  accordé  ni  sur  l'âge 
qui  l'a  vu  fleurir,  ni  même  sur  son  nom  véritable.  Il  a  vécu 
longtemps  avant  Minos,  dit  un  auteur  grec;  tandis  qu'un  autre 
le  repousse  impitoyablement  jusque  dans  les  nuages  des  épo- 
ques mythologiques.  Celui-ci  l'appelle  Sésostris;  celui-là  Se- 
soosis;  un  dernier  veut  le  reconnaître  dans  un  Rhamsès,  mais 
dans  lequel?  Les  chronologistes  modernes,  héritiers  embar- 
rassés de  toutes  ces  contradictions,  se  divisent,  à  leur  tour, 
pour  faire  de  ce  personnage  mystérieux  un  Osirtasen  ou  un 
Sésortesen,  ou  encore  un  Rhamsès  II  ou  un  Rhamsès  III.  Un 
des  arguments  les  plus  solides  au  moyen  desquels  on  pensait 
pouvoir  appuyer  l'opinion  favorite  touchant  l'étendue  des  con- 
quêtes de  ce  mystérieux  personnage,  c'était  l'existence  de  stè- 
les victorieuses  dressées  par  lui  sur  plusieurs  points  de  ses 
marches.  On  en  a,  en  effet,  trouvé,  qui  doivent  être  attribuées 
à  des  souverains  du  Nil ,  et  dans  la  Nubie  près  de  Wadi  Hal- 
fah,  et  dans  la  presqu'île  du  Sinaï  (1).  Mais  un  autre  monu- 
ment, d'autant  plus  célèbre  qu'Hérodote  le  mentionne,  monu- 
ment existant  encore  près  de  Beyrouth,  a  été  positivement 
reconnu,  de  nos  jours,  pour  le  gage  de  victoire  d'un  triompha- 
teur assyrien  (2).  D'ailleurs,  rien  d'égyptien  ne  s'est  jamais 
rencontré  au-dessus  de  la  Palestine. 

Avec  toute  la  réserve  que  je  dois  apporter  à  me  présenter 
dans  ce  débat,  j'avoue  que  des  différentes  façons  dont  on  a 
voulu  prouver  les  conquêtes  des  Pharaons  en  Asie,  aucune  ne 
m'a  jamais  semblé  satisfaisante  (3).  Elles  reposent  sur  des  al- 


(1)  Bunsen,  t.  II,  p.  307  ;  Lepsius,  p.  336  et  passim  ;  Mo  vers,  das  Plœniz. 
Aller  th.,  t.  II,  1"  partie,  p.  301. 

(2)  Movers,  t.  II,  l"  partie,  p.  281.  Cet  historien  aUribue  la  stèle  en 
question  à  Memnon,  et  la  fait  contemporaine  de  la  guerre  de  Troie. 

(3)  M.  de  Bunsen  porte  un  jugement  bien  vrai  et  bien  concluant  sur 


DES   RACES   HUMAINES.  345 

légations  trop  vagues;  elles  font  courir  trop  loin  les  vainqueurs 
et  leur  livrent  trop  de  terres  pour  ne  pas  éveiller  la  méfiance  (1). 
Puis  elles  se  heurtent  contre  une  très  grave  difficulté  :  l'i- 
gnorance complète  où  l'on  trouve  les  prétendus  vaincus  de 
leur  malheur.  Je  ne  vois,  à  l'exception  de  quelques  petits  États 

les  prétendues  expansions  de  la  puissance  égyptienne  du  côté  de  l'A- 
sie. Voici  en  quels  termes  il  s'exprime  :  «  Il  nous  paraît  hasardé  de 
«  déclarer  asiatiques  les  noms  des  peuples  indiqués  sur  ces  monuments 
«  (le  tombeau  de  Nerotp  à  Beni-Hassan)  comme  septentrionaux,  toutes 
«  les  fois  que  des  contrées  connues,  telles  que  le  Chanana  et  le  Naha- 
«  raïm  (Chanaan  et  la  Mésopotamie)  ne  sont  pas  indiquées,  et  de  pré- 
o  tendre  chercher  parmi  ces  noms  de  nouvelles  listes  de  nations,  dans 
«  l'Iran  et  le  Touran.  Est-ce  donc  le  sud  que  la  Libye  septentrionale, 
«  la  Cyrénaïque,  la  Syrtique  ,  la  Numidie,  la  Gétulie,  en  un  mot,  toute 
«  la  côte  nord  de  l'Afrique?  Est-ce  même  un  pays  de  nègres  (nahao)? 
«  Ou  bien  les  Égyptiens  n'avaient-ils  à  penser  qu'aux  pays  septentrio- 
«  iiauxde  l'Asie,  à  la  Palestine,  à  la  Syrie,  où  ils  ne  pouvaient  exé- 
«  cuter  que  des  courses?  En  revanche,  ils  se  seraient  tenus  isolés  de 
«  tout  contact  avec  les  pays  du  nord  de  l'Afrique!  »  {.-^gypten's Slelle 
in  der  Welt-Geschichte,  t.  II,  p.  311.) 

(1)  Deux  causes  me  paraissent  surtout  induire  les  égyptologues  à 
céder  à  leur  enthousiaste  admiration  pour  le  peuple  illustre  dont  ils 
étudient  l'histoire  et  dont  un  penchant  bien  naturel  les  porte  à  exa- 
gérer les  mérites.  L'une,  c'est  l'expression  peuples  septentrionaux,  ins- 
crite dans  les  hiéroglyphes  commémoratifs  des  expéditions  guerrières 
et  qui  reporte  aisément  la  pensée  vers  le  nord-est;  l'autre,  c'est  la 
rencontre  de  certaines  appellations  ethniques  ou  géographiques  que 
l'on  trouve  moyen  de  rapprocher  des  noms  de  plusieurs  peuples  asia- 
tiques connus.  Il  est  tout  simple,  sans  doute,  que  lorsque  les  monu- 
ments parlent  du  Kanana,  du  Lemanon  et  à'Ascalon,  on  reconnaisse 
des  contrées  du  littoral  de  Syrie.  (Wilkinson,  t.  I,  p.  386.)  Mais  lorsque, 
dans  les  Kheta ,  on  veut  reconnaître  les  Gètcs ,  c'est  absolument  comme 
si  dans  les  Gallas  d'Abyssinie  on  prétendait  retrouver  des  Gallas  cel- 
tiques, et  d'autant  plus  que  les  Gètes  ou  £xij0ai  des  Grecs  étaient  des 
peuples  barbares,  tandis  que  les  Kheta  sont  représentés,  sur  les  monu- 
ments égyptiens,  comme  une  nation  très  civilisée.  Les  peintures  de 
Médinet-Abou  nous  les  montrent  vêtus  de  longues  robes  de  couleurs 
brillantes  tombant  jusqu'à  la  cheville,  avec  la  barbe  épaisse  et  les  yeux 
dioits.  Ce  ne  sont  donc  pas,  dans  tous  les  cas,  des  hommes  de  race 
jaune.  Ils  combattent  en  fort  belle  ordonnance,  les  soldats  armés  d'é- 
pées  au  premier  rang,  les  piquiers  au  second.  Le  Memnonium  de  Thè- 
bes  représente  aussi  leurs  forteresses  entourées  d'un  double  fossé. 
(Wilkinson ,  t.  I,  384.)  Aussi ,  bien  que  le  nom  de  Kheta  ou  Sheta  ait 
un  certain  rapport  de  son  avec  celui  de  Gètes,  il  n'y  a  pas  là  de  quoi 


346 


DE   L INEGALITE 


de  Syrie,  pas  un  moment  dans  l'histoire  unie,  suivie,  compacte 
des  nations  assyriennes  jusqu'au  vu"  siècle,  où  l'on  puisse  in- 
troduire d'autres  conquérants  que  les  différentes  couches  de 
Sémites  et  quelques  Arians,  et  quant  à  reporter  bien  haut  la 
douteuse  omnipotence  d'un  nébuleux  Sésostris,  la  tâche  n'en 
devient  que  plus  scabreuse.  A  ces  époques  indéterminées,  té- 
moins, il  est  vrai,  de  la  plus  belle  efflorescence  de  ïhèbes  et  de 
Memphis ,  les  principaux  efforts  du  pays  se  portaient  vers  le 
sud  (1),  vers  l'Afrique  intérieure,  un  peu  vers  l'est,  tandis  que 
le  Delta  servait  de  passage  à  des  peuples  de  races  diverses 
longeant  les  plages  de  l'Afrique  septentrionale. 

Outre  les  expéditions  dans  la  Nubie  et  les  contrées  sinaïti- 
ques,  il  faut  tenir  compte  également  des  immenses  travaux  de 
canalisation  et  de  défrichement,  tels  que  le  dessèchement  du 


justifier  une  identification  de  nations  qui  certainement  étaient  fort 
dissemblables.  Même  chose  des  Tokhari.  Les  peintures  égyptiennes 
leur  attribuent  un  profil  régulier,,  un  nez  légèrement  aquilin ,  une  coif- 
fure un  peu  semblable  à  la  mitre  persane.  On  les  voit  cheminer  dans 
des  espèces  de  charrettes  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  C'en  est 
assez  pour  que  M.  Wilkinson  les  confonde  avec  les  Tokhari  connus 
des  Grecs,  les  Tokkhara  du  Mahabharata,  habitants  de  la  Sogdiane 
et  de  la  Bactriane,  sur  le  laxarte  supérieur  et  le  Zariaspe.  M.  Lasscn 
partage  cette  opinion  (Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  852).  M.  le  lieutenant-', 
colonel  Rawlinson  me  paraît  mieux  inspiré  lorsque,  trouvant  sur  un 
cylindre  assyrien  la  mention  d'une  expédition  de  Sennachérib  contre 
les  Tokhari  qui  habitent  la  vallée  de  Salbura,  il  se  refuse  à  conduire 
les  troupes  de  son  héros  chaldéen  jusque  vers  l'Oxus,  et  se  borne  à 
chercher  ces  fameux  Tokhari  dans  le  sud  de  l'Asie  Mineure  {Report  of 
the  R.  A.  S.,  p.  xxxvHi).  Je  crois  que  la  véritable  histoire  ne  saurait 
que  gagner  à  se  tenir  fort  en  garde  contre  des  extensions  indéfinies  (:e 
l)rétendues  conquêtes  qui  ne  se  justifient  que  d'après  des  preuves 
aussi  fragiles  que  des  ressemblances  de  noms  et  quelques  vagues  res- 
semblances physiologiques. 

(1)  Les  premières  conquêtes  en  Ethiopie  remontent,  suivant  M.  Lep- 
sius,  à  l'ancien  empire,  et  eurent  pour  autcqr  Sesortesen  III,  roi  de 
la  12"  dynastie,  qui  fonda  les  remparts  de  Semieh  et  devint,  plus  tard, 
divinité  topique.  {Briefe  aus  JEgypten,  p.  2,-;9.)  —  M.  Bunsen  envoie  Se- 
sortesen II  non  seulement  dans  la  presqu'île  du  Sinaï,  mais  sur  toute 
la  côte  septentrionale  de  l'Afrique  jusque  vis-à-vis  l'Espagne;  il  le  ra- 
mène ensuite  en  Asie  et  en  Europe  jusqu'à  la  Thrace.  C'est  beaucoup. 
(Bunsen,  ouvrage  cité,  t.  II,  p.  306  et  passim.) 


DES  BACES  HUMAINES.  347 

Fayoïim ,  la  mise  en  rapport  de  ce  bassin ,  et  les  vastes  cons- 
tructions dont  les  différents  groupes  de  pyramides  sont  les 
dispendieux  résultats.  Toutes  ces  œuvres  pacifiques  des  pre- 
mières dynasties  n'indiquent  pas  un  peuple  qui  ait  eu  ni  beau- 
coup de  goût  ni  beaucoup  de  loisir  pour  des  expéditions 
lointaines,  que  rien,  pas  même  la  raison  de  voisinage,  ne  ren- 
dait attrayantes,  encore  bien  moins  nécessaires  (1). 

Cependant,  faisons  céder  un  moment  toutes  ces  objections 
si  fortes.  Réduisons-les  au  silence,  et  adoptons  Sésostris,  et 
ses  conquêtes  pour  ce  qu'on  nous  les  donne.  Il  restera  incon- 
testé que  ces  invasions  ont  été  tout  à  fait  temporaires,  n'en 
déplaise  à  la  fondation  vaguement  indiquée  de  cités  soi-disant 
nombreuses,  et  tout  à  fait  inconnues  dans  l'Asie  Mineure,  et  à 
la  colonisation  de  la  Colchide,  occupée  par  des  peuples  noirs, 
des  Ethiopiens,  disaient  les  Grecs,  c'est-à-dire  des  hommes 
qui,  de  même  que  l'Éthiopien  Memuon,  peuvent  fort  bien 
n'avoir  été  que  des  Assyriens. 

Tous  les  récits  qui  font  des  monarques  de  Memphis  autant 
d'incarnations  antérieures  de  Tamerlan ,  outre  qu'ils  sont  con- 
traires à  l'humeur  pacifique  et  à  la  molle  langueur  des  adora- 
teurs de  Phtah,  à  leur  goût  pour  les  occupations  rurales,  à  leur 
religiosité  casanière,  se  montrent  trop  incohérents  pour  ne  pas 
reposer  sur  des  confusions  infinies  d'idées ,  de  dates ,  de  faits 
et  de  peuples  (2).  Jusqu'au  dix-septième  siècle  avant  J.-C.  l'in- 
fluence égyptienne,  et  toujours  l'Afrique  exceptée ,  n'avait  que 
très  peu  d'action  ;  elle  exerçait  un  faible  prestige ,  elle  était  à 
peine  connue  (3).  Des  travaux  de  défense  du  genre  de  ceux  que 


(1)  Bunsen,  t.  II,  p.  214  et  passlm. 

(2)  Movers,  das  Phœn.  Alterth.,  t.  II,  I'«  partie,  p.  -298. 

(3)  La  Pliénicie  en  tenait  seule  quelque  compte;  les  petites  nations 
hébraïques  ou  chananéennes  montraient  une  prédilection  presque 
absolue  pour  les  idées  assyriennes.  Je  l'ai  expliqué  plus  haut,  du  reste  : 
ces  petits  États  frontières  étaient  soumis  à  beaucoup  de  ménagements, 
en  même  temps  qu'à  beaucoup  de  séductions,  et  il  n'y  a  rien  d'ex- 
traordinaire à  ce  que,  dans  le  voisinage  immédiat  de  l'Egypte,  il  se 
trouve  quelques  traces  de  l'influence  de  ce  pays.  En  tout  cas,  ou  au- 
rait tort  de  trop  facilement  en  accepter  l'idée.  Plus  d'une  coutume  sup- 
posée égyptienne  est  tout  aussi  facile  à  revendiquer  pour  d'autres  ori- 


[ 


348  DE  l'ixégalité 

les  rois  avaient  fait  construire  sur  les  frontières  orientales 
pour  fermer  le  passage  aux  sables  et  surtout  aux  étrangers  (1), 
sont  toujours  l'œuvre  d'un  peuple  qui,  en  se  garantissant 
des  invasions,  limite  lui-même  son  terrain.  Les  Égyptiens 
étaient  donc  volontairement  séparés  des  nations  orientales. 
Sans  que  tous  rapports  guerriers  ou  pacifiques  fussent  détruits, 
il  n'en  résultait  pas  un  échange  durable  des  idées,  et  par  coa- 
séquent  la  civilisation  resta  confinée  au  sol  qui  l'avait  vue 
naître,  et  ne  porta  point  ses  merveilles  à  l'est  ni  au  nord,  ni 
même  dans  l'ouest  africain  (2). 

Quelle  différence  avec  la  culture  assyrienne!  Celle-ci  em- 
brassa dans  son  vol  immense  un  si  vaste  tour  de  pays ,  qu'il 
dépasse  l'essor  où  purent  s'emporter,  dans  des  temps  posté- 
rieurs, la  Grèce  d'abord,  Rome  ensuite.  Elle  domina  l'Asie 
moyenne,  découvrit  l'Afrique,  découvrit  l'Europe,  sema  pro- 
fondément dans  tous  ces  lieux  ses  mérites  et  ses  vices,  s'im- 
planta partout,  de  la  manière  la  plus  durable,  et,  vis-à-vis  d'elle, 
le  perfectionnement  égyptien,  demeuré  à  peu  près  local,  se 
trouva  dans  une  situation  semblable  à  ce  que  la  Chine  a  été 
depuis  pour  le  reste  du  monde. 

Bien  simple  est  la  raison  de  ce  phénomène,  si  on  veut  la 
chercher  dans  les  causes  ethniques.  De  la  civilisation  assy- 
rienne ,  produit  des  Chamites  blancs  mêlés  aux  peuples  noirs, 

gines.  La  forme  des  chars  est  identique  à  Memphis  et  à  Khorsabad 
(Wilkinson,  1. 1,  p.  346;  Botta,  Monuments  de  Ninive);  la  construction 
des  places  de  guerre  se  ressemblait  extrêmement  (loc.  cit.),  etc.,  etc. 

(1)  Bunsen,  t.  II,  p.  320. 

(2)  Au  viii«  siècle  avant  J.-C,  les  Égyptiens  n'avaient  pas  même  de 
marine,  bien  qu'à  cette  époque  ils  eussent  englobé  le  Delta  dans  leur 
empire.  Les  peuples  chaaantéens,  sémites  ou  grecs  étaient  les  seuls 
navigateurs  qui  auraient  pu  animer  le  commerce  de  leur  pays;  ils  atta- 
chaient une  importance  si  secondaire  à  cet  avantage,  que,  pour  se  dé- 
fendre des  insultes  des  pirates,  ils  n'avaient  pas  hésité  à  fermer  l'entrée 
du  Nil  par  des  barrages  qui  la  rendaient  impraticable  à  tous  les  navires. 
(Movers ,  das  Phœnizisch.  Alterth.,  t.  II ,  1"  partie ,  p.  370.)  —  En  somme, 
les  guerres  des  Égyptiens  du  côté  de  l'Asie  ont  toujours  eu  un  caractère 
plutôt  défensif  qu'agressif,  et  l'influence  même  que  les  Pharaons  s'effor- 
çaient de  gagner  dans  les  cités  phéniciennes  avait  plutôt  pour  but  de 
neutraliser  l'action  des  gouvernements  assyriens  que  de  poursuivre 
des  résultats  positifs.  (Movers,  ibid.,  p.  298,  299,  415  et  passim.) 


DES   RACES   HUMAINES.  349 

puis  de  diiïérentes  branches  des  Sémites  ajoutées  au  tout,  il 
résulta  la  naissance  de  masses  épaisses  qui ,  sa  poussant  et  S3 
pénétrant  de  mille  manières,  allèrent  porter  en  cent  endroits 
divers,  entre  le  golfe  Persique  et  le  détroit  de  Gibraltar,  les 
nations  composites  nées  de  leur  fécondation  incessante.  Au 
contraire,  la  civilisation  égyptienne  ne  put  jamais  se  rajeunir 
dans  son  élément  créateur  qui  fut  toujours  sur  la  défensive  et 
toujours  perdit  du  terrain.  Issue  d'un  rameau  d'Arians-Hin- 
dous  mêlé  à  des  races  noires  et  à  quelque  peu  de  Chamites  et 
de  Sémites,  elle  revêtit  un  caractère  particulier  qui,  dès  se; 
premiers  temps,  était  parfaitement  fixé  et  se  développa  long- 
temps dans  un  sens  propre  avant  d'être  attaqué  par  des  élé- 
ments étrangers.  Elle  était  mûre  déjà  lorsque  des  invasions  ou 
introductions  de  Sémites  vinrent  se  superposer  à  elle  (1).  Ces 
courants  auraient  pu  la  transformer,  s'ils  avaient  été  considé- 
rables. Ils  restèrent  faibles,  et  l'organisation  des  castes,  tout 
imparfaite  qu'elle  était,  suffit  longtemps  à  les  neutraliser. 

Tandis  qu'en  Assyrie  les  émigrants  du  nord  pénétraient  et 
se  montraient  rois,  prêtres,  nobles,  tout,  ils  rencontraient  sur 
le  sol  de  l'Egypte  une  législation  jalouse  qui  commençait  par 
leur  fermer  l'entrée  du  territoire  à  titre  d'êtres  impurs,  et  lors- 
que, malgré  cette  défense,  maintenue  jusqu'au  temps  de  Psara- 
matik  (664  av,  J.-C),  les  intrus  parvenaient  à  se  glisser  à  côté 
des  maîtres  du  pays,  décastés  et  haïs,  ce  n'était  que  lentement 
qu'ils  se  fondaient  dans  cette  société  rébarbative.  Ils  y  réussis- 
saient cependant,  je  le  crois;  mais  pour  quel  résultat.'  Pour 
imiter  l'œuvre  du  sang  hellénique  en  Phénicie.  Comme  lui,  ils 
contribuaient,  unis  à  l'action  noire,  à  hâter  la  dissolution  d'une 
race  que ,  plus  nombreux  et  arrivés  plus  tôt ,  ils  auraient  fait 
vivre  et  se  régénérer.  Si,  dès  les  premières  années  où  régna 
Menés ,  au  mélange  arian ,  chamite  et  noir,  une  forte  dose  de 
sang  sémitique  avait  pu  s'ajouter,  l'Egypte  aurait  été  profon- 
dément révolutionnée  et  agitée.  Elle  ne  serait  pas  restée  isolée 
dans  le  monde,  et  elle  se  serait  trouvée  en  communication  di- 
recte et  intime  avec  les  États  assyriens. 

(I)  J'entends  parler  ici  des  Hyksos  qui  renversèrent  l'ancien  empire. 

20 


350 


DE   l'inégalité 


Pour  en  faire  juger,  il  suffit  de  décomposer  les  deux  grou- 
pes de  nations  : 


ASSYRIENS. 
ÉLÉMENT    NOIR  FONDAMENTAt. 

Chamites,  en  qiiantilé  suffisam- 
ment grande  pour  être  fécon- 
dante. 

Sémites,  de  plusieurs  couches, 
singulièrement  fécondants. 

Noirs,  toujours  dissolvants. 

Grecs,  en  quantité  dissolvante. 


EGYPTIENS. 
ÉLÉMENT    NOIR   FONDAMENTAL 

Arians,  dominants  sur  l'élément 
chamite. 

Chamites,    en   quantité    fécon- 
dante. 
ISoirs,  nombreux  et  dissolvants. 
Sémites,  en  quantité  dissolvante. 


On  peut  tirer  encore  une  autre  vérité  de  ce  tableau  :  c'est 
que,  le  sang  chamite  tendant  à  s'épuiser  chez  les  deux  peu- 
ples ,  les  ressemblances  également  tendaient  à  disparaître  avec 
cet  élément  qui ,  seul ,  les  avait  fondées  et  aurait  été  en  état  de 
les  maintenir,  puisque  l'action  sémitique  s'exerçait  dans  les 
deux  sociétés  en  sens  inverse.  En  Egypte ,  elle  ne  pénétrait 
qu'en  quantité  dissolvante  ;  en  Assyrie ,  elle  se  répandait  avec 
profusion,  débordait  de  là  sur  l'Afrique,  l'Europe,  et  devena't, 
entre  mille  nations,  le  lien  d'une  alliance  dont  la  terre  des 
Pharaons  allait  être  exclue ,  réduite  qu'elle  se  voyait  à  sa  fu- 
sion noire  et  ariane;  les  vertus  s'en  épuisaient  chaque  jour, 
sans  que  rien  vînt  les  relever.  L'Egypte  ne  fut  admirable  que 
dans  la  plus  haute  antiquité.  Alors,  c'est  vraiment  le  sol  des 
miracles.  Mais  quoi  !  ses  qualités  et  ses  forces  sont  concentrées 
sur  un  point  trop  étroit.  Les  rangs  de  sa  population  initiatrice 
ne  peuvent  se  recruter  nulle  part.  La  décadence  commence' 
de  bonne  heure ,  et  rien  ne  l'arrête  plus ,  tandis  que  la  civili- 
sation assyrienne  vivra  bien  longtemps,  subira  bien  des  trans- 
formations, et,  plus  immorale,  plus  tourmentée  que  sa  con- 
temporaine, aura  joué  un  bien  plus  important  personnage. 

C'est  ce  dont  on  sera  convaincu  lorsque,  après  avoir  considéré 
la  situation  de  l'Egypte  au  vu®  siècle,  situation  déjà  bien 
humble  et  désespérée ,  on  la  verra  réduite  à  un  tel  degré  d'im- 
puissance, que,  sur  son  propre  domaine,  dans  ses  propres 


DES   RACES    HUMAINES.  351 

affaires,  elle  ne  jouera  plus  de  rôle ,  laissera  le  pouvoir  et  l'iu- 
fluenee  aux  mains  des  conquérants  et  des  colons  étrangers, 
et  en  arrivera  à  ce  point  d'être  si  oubliée ,  que  le  nom  d'Égyp- 
tien indiquera  bien  moins  un  des  descendants  de  la  race  an- 
tique qu'un  fils  des  nouveaux  habitants  sémites,  grecs  ou 
romains.  Cette  nouveauté  le  cédera  encore  en  singularité  à 
celle-ci  :  l'Egypte,  ce  ne  sera  plus,  comme  autrefois,  la  haute 
partie  du  pays ,  le  voisinage  des  Pyramides,  la  terre  classique, 
Memphis,Thèbes  :  ce  sera  plutôt  Alexandrie,  ce  rivage  aban- 
donné, dans  l'époque  de  gloire,  au  trajet  des  invasions  sémi- 
tiques. Ainsi  Ninive,  victorieuse  de  sa  rivale,  aura  à  la  fois 
dépouillé  du  nom  national  et  les  hommes  et  le  sol.  Malgré  le 
mur  d'Héliopolis ,  la  terre  de  Misr  sera  devenue  la  proie  inerte 
des  sables  et  des  Sémites ,  parce  qu'aucun  élément  arian  nou- 
veau n'aura  sauvé  sa  population  du  malheur  de  s'engloutir 
dans  la  prépondérance  enfin  décidée  de  ses  principes  mélaniens. 


CHAPITRE   VII. 

Rapport  ethnique  entre  les  nations  assyriennes  et  l'Egypte.  Les  arts 
et  la  poésie  lyrique  sont  produits  par  le  mélange  des  blancs  avec 
les  peuples  noirs. 

Toute  la  civilisation  primordiale  du  monde  se  résume ,  pour 
les  Occidentaux,  dans  ces  deux  noms  illustres,  Ninive.  et 
Memphis.  Tyr  et  Carthage ,  Axoum  et  les  cités  des  Himyarites 
ne  sont  que  des  colonies  intellectuelles  de  ces  deux  points 
royaux.  En  essayant  de  caractériser  les  civilisations  qu'ils  re- 
présentent, j'ai  touché  quelques-uns  de  leurs  points  de  contact. 
Mais  j'ai  réservé  jusqu'ici  l'étude  des  principaux  rapports  com- 
muns ,  et  au  moment  où  leur  déclin  va  commencer,  avec  des 
fortunes  diverses,  oîi  le  rôle  de  l'un  va  cesser,  le  rôle  de 
l'autre  s'agrandir  encore  dans  des  mains  étrangères,  en  chan- 
geant de  nom,  de  forme  et  de  portée;  en  ce  uionient,  où  je 


552  DE  l'inégalité 

vais  me  voir  forcé,  dans  un  sujet  très  grave,  d'imiter  la  mé- 
thode des  poètes  chevaleresques,  de  passer  des  bords  de  l'Eu- 
phrate  et  du  ISil  aux  montagnes  de  la  Médie  et  de  la  Perse, 
et  de  m'enfoncer  dans  les  steppes  de  la  haute  Asie ,  pour  y 
quérir  les  nouveaux  peuples  qui  vont  transfigurer  le  monde 
politique  et  les  civilisations,  je  ne  puis  tarder  davantage  à  pré- 
ciser et  à  définir  les  causes  de  la  ressemblance  générale  de 
l'Egypte  et  de  l'Assyrie. 

Les  groupes  blancs  qui  avaient  créé  la  civilisation  dans  l'une 
et  dans  l'autre  n'appartenaient  pas  à  une  même  variété  de  l'es- 
pèce, sans  quoi  il  serait  impossible  d'expliquer  leurs  diffé- 
rences profondes.  En  dehors  de  l'esprit  civilisateur  qu'ils  pos- 
sédaient également,  des  traits  particuliers  les  marquaient,  et 
imprimèrent  comme  un  cachet  de  propriété  sur  leurs  créations 
respectives.  Les  fonds ,  étant  également  noirs ,  ne  pouvaient 
amener  de  dissemblances;  et  quand  bien  même  on  voudrait 
trouver  des  diversités  entre  leurs  populations  mélaniennes, 
en  ne  découvrant  que  des  noirs  à  cheveux  plats  dans  les  pays 
assyriens, des  nègres  à  chevelure  crépue  en  Egypte,  outre  que 
rien  n'autorise  cette  supposition,  rien  n'a  jamais  indiqué  non 
plus  qu'entre  les  rameaux  de  la  race  noire  les  différences  eth- 
niques impliquent  une  plus  ou  moins  grande  dose  d'aptitude 
civilisatrice.  Loin  de  là ,  partout  où  l'on  étudie  les  effets  des 
mélanges,  on  s'aperçoit  qu'un  fond  noir,  malgré  les  variétés 
qu'il  peut  présenter,  crée  les  similitudes  entre  les  sociétés  en 
ne  leur  fournissant  que  ces  aptitudes  négatives  bien  évidem- 
ment étrangères  aux  facultés  de  l'espèce  blanche.  Force  est 
donc  d'admettre ,  devant  la  nullité  civilisatrice  des  noirs,  que 
la  source  des  différences  réside  dans  la  race  blanche;  que,  par 
conséquent,  il  y  a  entre  les  blancs  des  variétés;  et  si  nous 
en  envisageons  maintenant  le  premier  exemple  dans  l'Assyrie 
et  en  Egypte ,  à  voir  l'esprit  plus  régularisateur,  plus  doux , 
plus  pacifique,  plus  positif  surtout,  du  faible  rameau  arian 
établi  dans  la  vallée  du  Nil ,  nous  sommes  enclins  à  donner  à 
l'ensemble  de  la  famille  une  véritable  supériorité  sur  les  bran- 
ches de  Cham  et  de  Sem.  Plus  l'histoire  déroulera  ses  pages, 
plus  nous  serons  confirmés  dans  cette  première  impression. 


DES   BACES  HUMAINES.  353 

Revenant  aux  peuples  noirs ,  je  me  demande  quelles  sont  les 
marques  de  leur  nature,  les  marques  semblables  qu'ils  ont 
portées  dans  les  deux  civilisations  d'Assyrie  et  d'Egypte.  La 
réponse  est  évidente.  Elle  ressort  de  faits  qui  prennent  la  con- 
viction par  les  yeux. 

Nul  doute  que  ce  ne  soit  ce  goût  frappant  des  choses  de 
l'imagination ,  cette  passion  véhémente  de  tout  ce  qui  pouvait 
mettre  en  jeu  les  parties  de  l'intelligence  les  plus  faciles  à  en- 
flammer, cette  dévotion  à  tout  ce  qui  tombe  sous  les  sens,  et, 
finalement ,  ce  dévouement  à  un  matérialisme  qui ,  pour  être 
orné,  paré,  ennobli,  n'en  était  que  plus  entier.  Voilà  ce  qui 
unit  les  deux  civilisations  primordiales  de  l'Occident.  L'on 
rencontre,  dans  l'une  comme  dans  l'autre,  les  conséquences 
d'une  pareille  entente.  Chez  toutes  deux,  les  grands  monu- 
ments, chez  toutes  deux,  les  arts  de  la  représentation  de 
l'homme  et  des  animaux ,  la  peinture ,  la  sculpture  prodiguées 
dans  les  temples  et  les  palais ,  et  évidemment  chéries  par  les 
p.opulations.  On  y  remarque  encore  l'amour  égal  des  ajuste- 
ments magnifiques ,  des  harems  somptueux ,  les  femmes  con- 
fiées aux  eunuques,  la  passion  du  repos,  le  croissant  dégoût 
de  la  guerre  et  de  ses  travaux,  et  enfin  les  mêmes  doctrines 
de  gouvernement  :  un  despotisme  tantôt  hiératique,  tantôt 
royal ,  tantôt  nobiliaire ,  toujours  sans  limites ,  l'orgueil  déli- 
rant dans  les  hautes  classes ,  l'abjection  effrénée  dans  les  bas- 
ses. Les  arts  et  la  poésie  devaient  être  et  furent,  en  effet, 
l'expression  la  plus  apparente,  la  plus  réelle,  la  plus  constante 
de  ces  époques  et  de  ces  lieux. 

Dans  la  poésie  règne  l'abandon  complet  de  l'âme  aux  in- 
fluences extérieures.  .T'en  veux,  pour  preuve,  ramassée  au 
hasard ,  cette  espèce  de  lamentation  phénicienne  à  la  mémoire 
de  Southoul,  fille  de  Kabirchis,  gravée  à  Éryx  sur  son  tom- 
beau : 

«  Les  montagnes  d'Éryx  gémissent.  C'est  partout  le  son  des^ 
«  cithares  et  les  chants,  et  la  plainte  des  harpes  dans  l'assem- 
«  J)lée  de  la  maison  de  Mécamosch. 

<!  Son  peuple  a-t-il  encore  sa  pareille?  Sa  magnificence  était 

«  comme  un  torrent  de  feu. 

20. 


354  DE   l'inégalité 

«  Plus  que  la  neige  brillait  l'éclat  de  son  regard...  Ta  poi- 
«  trine  voilée  était  comme  le  cœur  de  la  neige. 

«  Telle  qu'une  fleur  fanée ,  notre  âme  est  flétrie  par  ta  perte  ; 
«  elle  est  brisée  par  le  gémissement  des  chants  funéraires. 

«  Sur  notre  poitrine  coulent  nos  larmes  (1).  » 

Voilà  le  style  lapidaire  des  Sémites. 

Tout  dans  cette  poésie  est  brûlant ,  tout  vise  à  emporter  les 
sens ,  tout  est  extérieur.  De  telles  strophes  n'ont  pas  pour  but 
d'éveiller  l'esprit  et  de  le  transporter  dans  un  monde  idéal. 
Si ,  en  les  écoutant ,  on  ne  pleure ,  si  l'on  ne  crie ,  si  l'on  ne 
déchire  ses  nabits ,  si  l'on  ne  couvre  son  visage  de  cendres ,  elles 
ont  manqué  leur  but.  C'est  là  le  souffle  qui  a  passé  depuis 
dans  la  poésie  arabe,  lyrisme  sans  bornes,  espèce  d'intoxica- 
tion qui  touche  à  la  folie  et  nage  quelquefois  dans  le  sublime. 

Lorsqu'il  s'agit  de  peindre  dans  un  style  de  feu ,  avec  des 
expressions  d'une  énergie  furieuse  et  vagabonde ,  des  sensa- 
tions effrénées ,  les  fils  de  Cham  et  ceux  de  Sem  ont  su  trou- 
ver des  rapprochements  d'images,  des  violences  d'expression 
qui,  dans  leurs  incohérences,  en  quelque  sorte  volcaniques, 
laissent  de  bien  loin  derrière  elles  tout  ce  qu'a  pu  suggérer 
aux  chanteurs  des  autres  nations  l'enthousiasme  ou  le  déses- 
poir. 

La  poésie  des  Pharaons  a  laissé  moins  de  traces  que  celle 
des  Assyriens,  dont  tous  les  éléments  nécessaires  se  retrou- 
vent soit  dans  la  Bible,  soit  dans  les  compilations  arabes  du 
Kitab-Alaghaui,  du  Hamasa  et  des  Moallakats.  Mais  Plutarque 
nous  parle  des  chansons  des  Égyptiens ,  et  il  semblerait  que  le 
naturel  assez  régulier  de  la  nation  ait  inspiré  à  ses  poètes  des 
accents  sinon  plus  raisonnables,  du  moins  un  peu  plus  tièdes. 
Au  reste,  pour  l'Egypte  comme  pour  l'Assyrie,  la  poésie  n'avait 
que  deux  formes,  ou  lyrique,  ou  didactique,  froidement  et  fai- 
blement historique ,  et ,  dans  ce  dernier  cas ,  ne  poursuivant 
d'autre  but  que  d'enfermer  des  faits  dans  une  forme  cadencée 
et  commode  pour  la  mémoire.  Ni  en  Egypte ,  ni  eu  Assyrie , 
on  ne  trouve  ces  beaux  et  grands  poèmes  qui  ont  besoin  pour 

(1)  Blau,  Zeitschrift  der  deutsch.  morgenl.  Gesellsch.,  t.  III,  p.  448. 


DES   RACES   HUMAINES.  355 

se  produire  de  facultés  bien  supérieures  à  celles  d'où  peut  jail- 
lir l'effusion  lyrique.  Nous  verrons  que  la  poésie  épique  est  le 
privilège  de  la  famille  ariane;  encore  n'a-t-elle  tout  son  feu, 
tout  son  éclat,  que  chez  les  nations  de  cette  branche  qui  ont 
été  atteintes  par  le  mélange  mélanien. 

A  côté  de  cette  littérature  si  libérale  pour  la  sensation,  et 
si  stérile  pour  la  réflexion,  se  placent  la  peinture  et  la  sculp- 
ture. Ce  serait  une  faute  que  d'eu  parler  en  les  séparant;  car 
si  la  sculpture  était  assez  perfectionnée  pour  qu'on  pût  l'étu- 
dier et  l'admirer  à  part ,  il  n'en  était  pas  de  même  de  sa  soeur, 
simple  annexe  de  la  figuration  en  relief,  et  qui,  dénuée  du 
clair-obscur  comme  de  la  perspective,  et  ne  procédant  que 
par  teintes  plates,  se  rencontre  quelquefois  isolée  dans  les 
hypogées,  mais  ne  sert  alors  qu'à  l'ornementation,  ou  bien 
laisse  regretter  l'absence  de  la  sculpture  qu'elle  devrait  recou- 
vrir. Une  peinture  plate  ne  peut  valoir  que  pour  une  abrévia- 
tion. 

D'ailleurs,  comme  il  est  fort  douteux  que  la  sculpture  se 
soit  jamais  passée  du  complément  des  couleurs,  et  que  les  ar- 
tistes assyriens  ou  égyptiens  aient  consenti  à  présenter  aux 
regards  exigeants  de  leurs  spectateurs  matérialistes  des  œu- 
vres habillées  uniquement  des  teintes  de  la  pierre,  du  marbre, 
du  porphyre  ou  du  basalte  ;  séparer  les  deux  arts  ou  élever  la 
peinture  à  un  rang  d'égalité  avec  la  sculpture,  c'est  se  mé- 
prendre sur  l'esprit  de  ces  antiquités.  Il  faut,  à  Ninive  et  à 
ïhèbes,  ne  se  figurer  les  statues,  les  hauts,  les  bas  et  les 
demi-reliefs ,  que  dorés  et  peints  des  plus  riches  couleurs. 

Avec  quelle  exubérance  la  sensualité  assyrienne  et  égyptienne 
s'empressait  de  se  ruer  vers  toutes  les  manifestations  sédui- 
santes de  la  matière!  A  ces  imaginations  surexcitées  et  vou- 
lant toujours  l'être  davantage ,  l'art  devait  arriver  non  par  la 
réflexion,  mais  par  les  yeux,  et  lorsqu'il  avait  touché  juste, 
il  en  était  récompensé  par  de  prodigieux  enthousiasmes  et  une 
domination  presque  incroyable.  Les  voyageurs  qui  parcourent 
aujourd'hui  l'Orient  remarquent ,  avec  surprise ,  l'impression 
profonde ,  et  quelque  peu  folle ,  produite  sur  les  populations 
par  les  représentations  figurées,  et  il  n'est  pas  un  penseur  qui 


356  DE  l'inégalité 

ne  reconnaisse,  avec  la  Bible  et  le  Coran,  l'utilité  spiritualiste 
de  la  prohibition  jetée  sur  l'imitation  des  formes  humaines 
chez  des  peuples  si  singulièrement  enclins  à  outrepasser  les 
bornes  d'une  légitime  admiration ,  et  à  faire  des  arts  du  des- 
sin la  plus  puissante  des  machines  démoralisatrices. 

De  telles  dispositions  excessives  sont,  tout  à  la  fois,  favora- 
bles et  contraires  aux  arts.  Elles  sont  favorables,  parce  que, 
sans  la  sympathie  et  l'excitation  des  masses ,  il  n'y  a  pas  de 
création  possible.  Elles  nuisent,  elles  empoisonnent,  elles  tuent 
l'inspiration,  parce  que,  l'égarant  dans  une  ivresse  trop  vio- 
lente, elles  l'écartent  de  la  recherche  de  la  beauté,  abstraction 
qui  doit  se  poursuivre  en  dehors  et  au-dessus  du  gigantesque 
des  formes  et  de  la  magie  des  couleurs. 

L'histoire  de  l'art  a  beaucoup  à  apprendre  encore,  et  on 
pourrait  dire  qu'à  chacune  de  ses  conquêtes  elle  aperçoit  de 
nouvelles  lacunes.  Toutefois,  depuis  Winckelmann,  elle  a  fait 
des  découvertes  qui  ont  changé  ses  doctrines  à  plusieurs  repri- 
ses. Elle  a  renoncé  à  attribuer  à  l'Egypte  les  origines  de  la 
perfection  grecque.  Mieux  renseignée,  elle  les  cherche  désor- 
mais dans  la  libre  allure  des  productions  assyriennes.  La  com- 
paraison des  statues  éginétiques  avec  les  bas-reliefs  de  Khor- 
sabad  ne  peut  manquer  de  faire  naître  entre  ces  deux  mani- 
festations de  l'art  l'idée  d'une  très  étroite  parenté. 

Rien  de  plus  glorieux  pour  la  civilisation  de  Ninive  que  de 
s'être  avancée  si  loin  sur  la  route  qui  devait  aboutir  à  Phidias. 
Cependant  ce  n'était  pas  à  ce  résultat  que  tendait  l'art  assyrien. 
Ce  qu'il  voufeit,  c'était  la  splendeur,  le  grandiose,  le  gigantes- 
que ,  le  sublime ,  et  non  pas  le  beau.  Je  m'arrête  devant  ces 
sculptures  de  Khorsabad,  et  qu'y  vois-je?  Bien  certainement  la 
production  d'un  ciseau  habile  et  libre.  La  part  faite  à  la  con- 
vention est  relativement  petite,  si  l'on  compare  ces  grandes 
œuvres  à  ce  qui  se  voit  dans  le  temple-palais  de  Karnak  et  sur 
les  murailles  du  Memnoniuni.  Toutefois,  les  attitudes  sont  lor- 
cées,  les  muscles  saillants,  leur  exagération  systématique.  L'i- 
dée de  la  force  oppressive  ressort  de  tous  ces  membres  fabu- 
leusement vigoureux,  orgueilleusement  tendus.  Dans  le  buste, 
dans  les  jambes,  dans  les  bras,  le  désir  qui  animait  l'artiste, 


DES  BACES  HUMAINES.  357 

de  peindre  le  mouvement  et  la  vie,  est  poussé  au  delà  de  toutes 
mesures.  Mais  la  tète?  la  tête,  que  dit-elle?  que  dit  le  visage, 
ce  champ  de  la  beauté ,  de  la  conception  idéale ,  de  l'élévation 
de  la  pensée,  de  la  divinisation  de  l'esprit-î*  La  tête,  le  visage, 
sont  nuls,  sont  glacés.  Aucune  expression  ne  se  peint  sur  ces 
traits  impassibles.  Comme  les  combattants  du  temple  de  Mi- 
nerve, ils  ne  disent  rien;  les  corps  luttent,  mais  les  visages  ne 
souffrent  ni  ne  triomphent.  C'est  que  là  il  n'était  pas  question 
de  l'âme,  il  ne  s'agissait  que  du  corps.  C'était  le  fait  et  non  la 
pensée  qu'on  rechercliait;  et  la  preuve  que  ce  fut  bien  l'unique 
cause  de  l'éternel  temps  d'arrêt  où  mourut  l'art  assyrien,  c'est 
que ,  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  intellectuel ,  pour  tout  ce  qui 
s'adresse  uniquement  à  la  sensation,  la  perfection  a  été  atteinte. 
Lorsque  l'on  examine  les  détails  d'ornementation  de  Khorsa- 
bad,  ces  grecques  élégantes,  ces  briques  éraaillées  de  fleurs  et 
d'arabesques  délicieuses ,  on  convient  bien  vite  avec  soi-même 
que  le  génie  lieilénique  n'a  eu  là  qu'à  copier,  et  n'a  rien  trouvé 
à  ajouter  à  la  perfection  de  ce  goût,  non  plus  qu'à  la  fraîcheur 
gracieuse  et  correcte  de  ces  inventions. 

Comme  l'idéalisation  morale  est  nulle  dans  l'art  assyrien, 
celui-ci  ne  pouvait,  malgré  ses  grandes  qualités,  éviter  mille 
énormités  monstrueuses  qui  l'accompagnèrent  sans  cesse  et 
qui  furent  son  tombeau.  C'est  ainsi  que  les  Kabires  et  les  Tel- 
cliines  sémites  fabriquèrent,  pour  l'édification  de  la  Grèce,  leur 
demi-compatriote,  ces  idoles  mécaniques,  remuant  les  bras  et 
les  jambes,  imitées  depuis  par  Dédale,  et  bientôt  méprisées  par 
le  sens  droit  d'une  nation  trop  mâle  pour  se  plaire  à  de  telles 
futilités.  Quant  aux  populations  féminines  de  Cham  et  de  Sem, 
je  suis  bien  persuadé  qu'elles  ne  s'en  lassèrent  jamais  ;  l'absurde 
ne  pouvait  exister  pour  elles  dans  des  tendances  à  imiter, 
d'aussi  près  que  possible ,  ce  que  la  nature  présente  de  maté- 
riellement vrai. 

Qu'on  pense  au  Baal  de  Malte  avec  sa  perruque  et  sa  barbe 
blondes,  rougeâtres  ou  dorées;  que  l'on  se  rappelle  ces  pierres 
informes,  habillées  de  vêtements  splendides  et  saluées  du  nom 
de  divinités  dans  les  temples  de  Syrie,  et  que  de  là  on  passe  à 
la  laideur  systématique  et  repoussante  des  poupées  hiératiques 


358  DE  l'inégalité 

de  l'Armeria  de  Turin ,  il  n'y  a  rien ,  dans  toutes  ces  aberra- 
tions, que  de  très  conforme  aux  penchants  de  la  race  chaniite 
et  de  son  alliée.  Elles  voulaient,  l'une  et  l'autre,  du  frappant, 
du  terrible,  et,  à  défaut  de  gigantesque,  elles  se  jetaient  dans 
l'effroyable  et  frottaient  leurs  sensations  niênie  au  dégoûtant. 
C'était  une  annexe  naturelle  du  culte  rendu  aux  animaux. 

Ces  considérations  s'appliquent  également  à  l'Egypte,  avec 
cette  seule  différence  que,  dans  cette  société  plus  méthodique, 
le  vilain  et  le  difforme  ne  se  développèrent  pas  avec  la  même 
abondance  de  liberté  sauvage  où  s'abandonnaient  Ninive  et 
Carthage.  Ces  tendances  revêtirent  les  formes  immobiles  de  la 
nationalité  qui  les  introduisait,  du  reste,  bien  volontiers,  dans 
son  panthéon. 

Ainsi,  les  civilisations  de  l'Euphrate  et  du  Nil  sont  également 
caractérisées  par  la  prédominance  victorieuse  de  l'imagination 
sur  la  raison,  et  de  la  sensualité  sur  le  spiritualisme.  La  poésie 
lyrique  et  le  style  des  arts  du  dessin  furent  les  expressions  in- 
tellectuelles de  cette  situation.  Si  l'on  remarque,  en  outre,  que 
jamais  la  puissance  des  arts  ne  fut  plus  grande,  puisqu'elle  at- 
teignit et  dépassa  les  bornes  que  partout  ailleurs  le  sens  com- 
mun réussit  à  lui  imposer  et  que,  dans  ces  dangereuses  divaga- 
tions, elle  envahit  de  beaucoup  sur  le  domaine  théologique, 
moral,  politique  et  social,  on  se  demandera  quelle  fut  la  cause, 
l'origine  première  de  cette  loi  exorbitante  des  sociétés  primi- 
tives. 

Le  problème  est,  je  crois,  résolu  déjà  pour  le  lecteur.  Il  est 
bon,  cependant,  de  regarder  si,  dans  d'autres  lieux  et  dans 
d'autres  temps,  rien  de  semblable  ne  s'est  représenté.  L'Inde 
mise  à  part,  et  encore  l'Inde  d'une  époque  postérieure  à  sa 
véritable  civilisation  ariane,  non,  rien  de  semblable  n'a  jamais 
existé.  Jamais  l'imagination  humaine  ne  s'est  ainsi  trouvée  li- 
bre de  tout  frein  et  n'a  éprouvé ,  avec  tant  de  soif  et  tant  de 
faim  de  la  matière ,  de  si  indomptables  penchants  à  la  dépra- 
vation; le  fait  est  donc,  sans  contestation,  particulier  à  l'Assyrie 
et  à  l'Egypte.  Ceci  fixé,  considérons  encore,  avant  de  conclure, 
une  autre  face  de  la  question. 

Si  Ton  admet,  avec  les  Grecs  et  les  juges  les  plus  compétents 


DES   RACES    HUMAINES.  359 

en  cette  matière,  que  l'exaltation  et  l'enthousiasme  sont  la  vie 
du  génie  des  arts,  que  ce  génie  même,  lorsqu'il  est  complet, 
confine  à  la  folie,  ce  ne  sera  dans  aucun  sentiment  organisateur 
et  sage  de  notre  nature  que  nous  irons  en  chercher  la  cause 
créatrice,  mais  bien  au  fond  des  soulèvements  des  sens,  dans 
ces  ambitieuses  poussées  qui  les  portent  à  marier  l'esprit  et  les 
apparences,  afin  d'en  tirer  quelque  chose  qui  plaise  mieux  que 
la  réalité.  Or,  nous  avons  vu  que ,  pour  les  deux  civilisations 
primitives,  ce  qui  organisa,  disciplina,  inventa  des  lois,  gou- 
verna à  l'aide  de  ces  lois,  en  nu  mot,  fit  œuvre  de  raison,  ce 
fut  l'élément  blanc,  chamite,  ariaa  et  sémite.  Dès  lors  se  pré- 
sente cette  conclusion  toute  rigoureuse,  que  la  source  d'où  les 
arts  ont  jailli  est  étrangère  aux  instincts  civilisateurs.  Elle  est 
cachée  dans  le  sang  des  noirs.  Cette  universelle  puissance  de 
l'imagination,  que  nous  voyons  envelopper  et  pénétrer  les  civi- 
lisations primordiales,  n'a  pas  d'autre  cause  que  l'influence 
toujours  croissante  du  principe  mélanien. 

Si  cette  assertion  est  fondée ,  voici  ce  qui  doit  arriver  :  la 
puissance  des  arts  sur  les  masses  se  trouvera  toujours  être  eu 
raison  directe  de  la  quantité  de  sang  noir  que  celles-ci  pourront 
contenir.  L'exubérance  de  l'imagination  sera  dautant  plus  forte 
que  l'élément  mélanien  occupera  plus  de  place  dans  la  compo- 
sition ethnique  des  peuples.  Le  principe  se  confirme  par  l'ex- 
périence :  maintenons  en  tête  du  catalogue  les  Assyriens  et  les 
Égyptiens. 

Nous  mettrons  à  leurs  côtés  la  civilisation  hindoue,  posté- 
rieure à  Sakya-Mouni  ; 

Puis  viendront  les  Grecs  ; 

A  un  degré  inférieur,  les  Italiens  du  moyen  âge  ; 

Plus  bas,  les  Espagnols; 

Plus  bas  encore,  les  Français  des  temps  modernes; 

Et  enfin,  après  ceux-ci,  tirant  une  ligne,  nous  n'admettrons 
plus  rien  que  des  inspirations  indirectes  et  des  produits  d'une 
imitation  savante,  non  avenues  pour  les  masses  populaires. 

C'est,  dira-t-on,  une  bien  belle  couronne  que  je  pose  sur  la 
tête  difforme  du  nègre ,  et  un  bien  grand  honneur  à  lui  faire 
que  de  grouper  autour  de  lui  le  chœur  harmonieux  des  Muses. 


360  DE  l'inégalité 

L'Iionneur  n'est  pas  si  grand.  Je  n'ai  pas  dit  que  toutes  les 
Piérides  fussent  là  réunies,  il  y  manque  les  plus  nobles,  celles 
qui  s'appuient  sur  la  réflexion ,  celles  qui  veulent  la  beauté 
préférablement  à  la  passion.  En  outre,  que  faut-il  pour  cons- 
truire une  lyre?  un  fragment  d'écaillé  et  des  morceaux  de  bois  ^ 
et  je  ne  sache  pas  que  personne  ait  rapporté  à  la  traînante 
tortue ,  au  cyprès ,  voire  aux  entrailles  du  porc  ou  au  laiton  de 
la  mine,  le  mérite  des  chants  du  musicien  :  et  cependant,  sans 
tous  ces  ingrédients  nécessaires ,  quelle  musique  harmonieuse, 
quels  chants  inspirés? 

Certainement  l'élément  noir  est  indispensable  pour  dévelop- 
per le  génie  artistique  dans  une  race,  parce  que  nous  avons  vu 
quelle  profusion  de  feu,  de  flammes,  d'étincelles,  d'entraîne- 
ment, d'irréflexion  réside  dans  son  essence,  et  combien  l'ima- 
gination, ce  reflet  de  la  sensualité,  et  toutes  les  appétitions 
vers  la  matière  le  rendent  propre  à  subir  les  impressions  que 
produisent  les  arts ,  dans  un  degré  d'intensité  tout  à  fait  in- 
connu aux  autres  familles  humaines.  C'est  mon  point  de  départ, 
et  s'il  n'y  avait  rien  à  ajouter,  certainement  le  nègre  apparaî- 
trait comme  le  poète  lyrique,  le  musicien,  le  sculpteur  par  ex- 
cellence. Mais  tout  n'est  pas  dit,  et  ce  qui  reste  modifie  con- 
sidérablement la  face  de  la  question.  Oui,  encore,  le  nègre  est 
la  créature  humaine  la  plus  énergiquement  saisie  par  l'émotion 
artistique,  mais  à  cette  condition  indispensable  que  son  intel- 
ligence en  aura  pénétré  le  sens  et  compris  la  portée.  Que  si 
vous  lui  montrez  la  Junon  de  Polyclète ,  il  est  douteux  qu'il 
l'admire.  11  ne  sait  ce  que  c'est  que  Junon ,  et  cette  représen- 
tation de  marbre  destinée  à  rendre  certaines  idées  transcen- 
dantales  du  beau  qui  lui  sont  bien  plus  inconnues  encore,  le 
laissera  aussi  froid  que  l'exposition  d'un  problème  d'algèbre. 
De  même,  qu'on  lui  traduise  des  vers  de  l'Odyssée,  et  notam- 
ment la  rencontre  d'Ulysse  avec  Nausicaa,  le  sublime  de  l'ins- 
piration réfléchie  :  il  dormira.  Il  faut  chez  tous  les  êtres,  pour 
que  la  sympathie  éclate,  qu'au  préalable  l'intelligence  ait  com- 
pris, et  là  est  le  difficile  avec  le  nègre,  dont  l'esprit  est  obtus, 
incapable  de  s'élever  au-dessus  du  plus  humble  niveau,  du 
moment  qu'il  faut  réfléchir,  apprendre,  comparer,  tirer  des 


DES   RACES   HUMAINES.  361 

conséquences.  La  sensivité  artistique  de  cet  être,  en  elle-même 
puissante  au  delà  de  toute  expression ,  restera  donc  nécessaire- 
ment bornée  aux  plus  misérables  emplois.  Elle  s'enflammera 
et  elle  se  passionnera,  mais  pour  quoi?  Pour  des  images  ridi- 
cules grossièrement  coloriées.  Elle  frémira  d'adoration  devant 
un  tronc  de  bois  hideux,  plus  émue  d'ailleurs,  plus  possédée 
mille  fois ,  par  ce  spectacle  dégradant ,  que  l'âme  choisie  de 
Périclès  ne  le  fut  jamais  aux  pieds  du  Jupiter  Olympien.  C'est 
que  le  nègre  peut  relever  sa  pensée  jusqu'à  l'image  ridicule, 
jusqu'au  morceau  de  bois  hideux ,  et  qu'en  face  du  vrai  beau 
cette  pensée  est  sourde,  muette  et  aveugle  de  naissance.  Il 
n'y  a  donc  pas  là  d'entraînement  possible  pour  elle.  Aussi, 
parmi  tous  les  arts  que  la  créature  mélanienne  préfère,  la  mu- 
sique tient  la  première  place,  en  tant  qu'elle  caresse  son  oreille 
par  une  succession  de  sons ,  et  qu'elle  ne  demande  rien  à  la 
partie  pensante  de  son  cerveau.  Le  nègre  l'aime  beaucoup ,  il 
en  jouit  avec  excès  ;  pourtant ,  combien  il  reste  étranger  à  ces 
conventions  délicates  par  lesquelles  l'imagination  européenne 
a  appris  à  ennoblir  les  sensations  ! 
Dans  Tair  charmant  de  Paolino  du  Mariage  secret  : 

Pria  che  spunti  in  ciel'  l'aurora ,  etc.... 

la  sensualité  du  blanc  éclairé,  dirigée  par  la  science  et  la  ré- 
flexion, va,  dès  les  premières  mesures,  se  faire,  comme  on  dit, 
un  tableau.  La  magie  des  sons  évoque  autour  de  lui  un  hori- 
zon fantastique  où  les  premières  lueurs  de  l'aube  jonchent  un 
ciel  déjà  bleu  !  L'heureux  auditeur  sent  la  fraîche  chaleur  d'une 
matinée  printanière  se  répandre  et  le  pénétrer  dans  cette  at- 
mosphère idéale  où  le  ravissement  le  transporte.  Les  fleurs 
s'ouvrent,  secouent  la  rosée,  répandent  discrètement  leurs 
parfums  au-dessus  du  gazon  humide  parsemé  déjà  de  leurs  pé- 
tales. La  porte  du  jardin  s'ouvre,  et,  sous  les  clématites  et  les 
pampres  dont  elle  est  à  demi  cachée,  paraissent,  appuyés  l'un 
sur  l'autre,  les  deux  amants  qui  vont  s'enfuir.  Rêve  délicieux  ! 
les  sens  y  soulèvent  doucement  l'esprit  et  le  bercent  dans  les 

RACES  HUMAINES.  —   T.    I.  21 


362  DE  l'inégalité 

sphères  idéales  où  le  goût  et  la  mémoire  lui  offrent  la  part  la 
plus  exquise  de  son  délicat  plaisir. 

Le  nègre  ne  voit  rien  de  tout  cela.  Il  n'en  saisit  pas  la  moin- 
dre part;  et  cependant,  qu'on  réussisse  à  éveiller  ses  instincts  : 
l'enthousiasme ,  l'émotion ,  seront  bien  autrement  intenses  que 
notre  ravissement  contenu  et  notre  satisfaction  d'honnêtes 
gens. 

Il  me  semble  voir  un  Bambara  assistant  à  l'exécution  d'un 
des  airs  qui  lui  plaisent.  Son  visage  s'enflamme,  ses  yeux 
brillent.  Il  rit,  et  sa  large  bouche  montre,  étincelantes  au 
milieu  de  sa  face  ténébreuse,  ses  dents  blanches  et  aiguës. 
La  jouissance  vient,  l'Africain  se  cramponne  à  son  siège  :  on 
dirait  qu'en  s'y  pelotonnant,  en  ramenant  ses  membres  les 
uns  sous  les  autres ,  il  cherche ,  par  la  diminution  d'étendue 
de  sa  surface ,  à  concentrer  davantage  dans  sa  poitrine  et 
dans  sa  tête  les  crispations  tumultueuses  du  bien-être  furieux 
qu'il  éprouve.  Des  sons  inarticulés  font  effort  pour  sortir  de  sa 
gorge ,  que  comprime  la  passion  ;  de  grosses  larmes  roulent 
sur  ses  joues  proéminentes;  encore  un  moment,  il  va  crier  : 
la  musique  cesse,  il  est  accablé  de  fatigue  (1). 

Dans  nos  habitudes  raffinées,  nous  nous  sommes  fait  de 
l'art  quelque  chose  de  si  intimement  lié  avec  ce  que  les  mé- 
ditations de  l'esprit  et  les  suggestions  de  la  science  ont  de  plus 
subUme ,  que  ce  n'est  que  par  abstraction ,  et  avec  un  certain 
effort,  que  nous  pouvons  en  étendre  la  notion  Jusqu'à  la  danse. 
Pour  le  nègre ,  au  contraire ,  la  danse  est ,  avec  la  musique , 
l'objet  de  la  plus  irrésistible  passion.  C'est  parce  que  la  sen- 
sualité est  pour  presque  tout,  sinon  tout,  dans  la  danse.  Aussi 
tenait-elle  une  bien  grande  place  dans  l'existence  publique  et 
privée  des  Assyriens  et  des  Égyptiens  ;  et  là  où  le  monde  anti- 
que de  Rome  la  rencontrait  encore  plus  curieuse  et  plus  eni- 
vrante que  partout  ailleurs,  c'est  encore  là  que  nous,  mo- 

(1)  Le  mot  ku-feta  signifie  en  cafre  parler,  et  en  suahili,  se  battre, 
parce  que  l'expression  violente  et  criarde  des  Africains  ressemble  à 
une  querelle.  (Krapf,  Von  der  afrikanischen  Ostkuste,  dans  la  Zeits- 
chrift  der  deutsch.  morgenl.  Gesellschaft,  t.  III,  p.  317.) 


DES    RACES    HUMAINES.  363 

dernes,  nous  allons  la  cherclier,  cliez  les  populations  sémiti- 
ques de  l'Espagne,  et  principalement  à  Cadix. 

Ainsi  le  nègre  possède  au  plus  haut  degré  la  faculté  sen- 
suelle sans  laquelle  il  n'y  a  pas  d'art  possible;  et,  d'autre  part, 
l'absence  des  aptitudes  intellectuelles  le  rend  complètement 
impropre  à  la  culture  de  l'art,  même  à  l'appréciation  de  ce  que 
cette  noble  application  de  l'intelligence  des  humains  peut  pro- 
duire d'élevé.  Pour  mettre  ses  facultés  en  valeur,  il  faut  qu'il 
s'allie  à  une  race  différemment  douée.  Dans  cet  hymen ,  l'espèce 
mélanienne  apparaît  comme  personnalité  féminine,  et  bien 
que  ses  branches  diverses  présentent,  sur  ce  point,  du  plus  ou 
du  moins,  toujours,  dans  cette  alliance  avec  l'élément  blanc, 
le  principe  mâle  est  représenté  par  ce  dernier.  Le  produit  qui 
en  résulte  ne  réunit  pas  les  qualités  entières  des  deux  races. 
Il  a  de  plus  cette  dualité  même  qui  explique  la  fécondation 
ultérieure.  Moins  véhément  dans  la  sensualité  que  les  indivi- 
dualités absolues  du  principe  féminin,  moins  complet  dans  la 
puissance  intellectuelle  que  celles  du  principe  mâle,  il  jouit 
d'une  combinaison  des  deux  forces  qui  lui  permet  la  création 
artistique,  interdite  à  l'une  et  à  l'autre  des  souches  associées. 
Il  va  sans  dire  que  cet  être  que  j'invente  est  abstrait,  tout 
idéal.  On  ne  voit  que  rarement ,  et  par  l'effet  de  circonstances 
très  multiples,  des  entités  dans  lesquelles  ces  principes  géné- 
rateurs se  reproduisent  et  s'affrontent  à  forces  convenable- 
ment pondérées.  En  tout  cas,  et  si  on  peut  croire  à  de  telles 
combinaisons  chez  des  hommes  isolés,  il  n'y  faut  pas  penser 
une  minute  pour  les  nations ,  et  il  n'est  question  ici  que  de 
ces  dernières.  Les  éléments  ethniques  sont  en  constante  oscil- 
lation dans  les  masses.  Il  est  tellement  difflcile  de  saisir  les 
moments  où  ils  se  trouvent  à  peu  près  en  équilibre  ;  ces  mo- 
ments sont  si  rapides,  si  impossibles  à  prévoir,  qu'il  vaut 
mieux  n'en  pas  parler  et  ne  raisonner  que  sur  ceux  où  tel  élé- 
ment, l'emportant  manifestement  sur  l'autre,  préside  un  peu 
plus  longuement  aux  destinées  nationales. 

Les  deux  civilisations  primordiales  fortement  imbues  de 
germes  mélaniens ,  en  même  temps  que  dirigées  et  inspirées 
par  la  puissance  propre  à  la  race  blanche,  ont  dû  à  la  prédo- 


364  DE  l'inégalité 

minance  de  plus  en  plus  déclarée  de  l'élément  noir  l'exalta- 
tion qui  les  caractérisa  :  la  sensualité  fut  donc  leur  cachet 
principal  et  commun. 

L'Egypte,  peu  ou  point  régénérée,  se  montra  moins  long- 
temps agissante  que  les  nations  chamites  noires,  si  heureuse- 
ment renouvelées  par  le  sang  sémitique.  Le  pays  avait  pour- 
tant dans  son  mobile  arian  quelque  chose  d'évidemment 
supérieur;  mais  la  marée  montante  du  sang  mélanien,  sans 
détruire  absolument  les  prérogatives  de  ce  sang ,  les  domina , 
et,  donnant  à  la  nation  cette  immobilité  qu'on  lui  reproche, 
ne  lui  permit  de  sortir  de  l'immense  que  pour  tomber  dans  le 
le  grotesque. 

La  société  assyrienne  reçut ,  de  la  série  d'invasions  blanches 
qui  la  renouvelèrent ,  plus  d'indépendance  dans  ses  inspira- 
tions artistiques.  Elle  y  gagna  aussi,  il  faut  l'avouer,  une 
splendeur  plus  éclatante  ;  car  si  rien ,  dans  le  genre  sublime , 
ne  dépasse  la  majesté  des  pyramides  et  de  certains  temples- 
palais  de  la  haute  Egypte ,  ces  merveilleux  monuments  n'of- 
frent pas  de  représentations  humaines  qui,  pour  la  fermeté 
de  l'exécution,  la  science  des  formes,  puissent  être  comparées 
aux  superbes  bas-reliefs  de  Khorsabad.  Quant  à  la  partie  d'or- 
nementation des  édifices  ninivites,  comme  les  mosaïques,  les 
briques  émaillées,  j'en  ai  déjà  dit  tout  ce  que  le  jugement  le 
moins  favorable  serait  contraint  de  reconnaître  :  que  les  Grecs 
eux-mêmes  n'ont  su  que  copier  ces  inventions,  et  n'en  ont 
dépassé  jamais  le  goût  sûr  et  exquis. 

Malheureusement  le  principe  mélanien  étaittrop  fort  et  devait 
l'emporter.  Les  belles  sculptures  assyriennes ,  qu'il  faut  reje- 
ter dans  une  antiquité  antérieure  au  septième  siècle  avant 
J.-G. ,  ne  marquèrent  qu'une  période  assez  courte.  Après  la 
date  que  j'indique ,  la  décadence  fut  profonde,  et  le  culte  de 
la  laideur,  si  cher  à  l'incapacité  des  noirs,  ce  culte  toujours 
triomphant,  toujours  pratiqué,  même  à  côté  des  chefs-d'œu- 
vre les  plus  frappants,  finit  par  l'emporter  tout  à  fait. 

D'où  il  résulte  que ,  pour  assurer  aux  arts  une  véritable 

,  victoire,  il  fallait  obtenir  un  mélange  du  sang  des  noirs  avec 

celui  des  blancs ,  dans  lequel  le  dernier  entrât  pour  une  pro- 


DES   RACES   HUMAOES.  365 

portion  plus  forte  que  les  meilleurs  .temps  de  Memphis  et  de 
Ninive  n'avaient  pu  l'obtenir,  et  formât  ainsi  une  race  douée 
d'infiniment  d'imagination  et  de  sensibilité  unies  à  beaucoup 
d'intelligence.  Ce  mélange  fut  combiné  plus  tard  lorsque  les 
Grecs  méridionaux  apparurent  dans  l'histoire  du  monde. 


LIVRE   SECOND. 

CIVILISATION  RAYONNANT  DE  L'ASIE  CENTRALE  VERS 
LE  SUD  ET  LE  SUD-EST. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Les  Arians  ;  les  brahmanes  el  leur  système  social. 

Je  suis  parvenu  à  l'époque  où  Babylone  fut  prise  d'assaut 
par  les  Mèdes.  L'empire  assyrien  va  changer  tout  à  la  fois  de 
forme  et  de  valeur.  Les  fils  de  Cham  et  de  Sem  cesseroiit  à 
jamais  d'être  au  premier  rans  des  nations.  Au  lieu  de  diriiier 
et  de  conduire  les  États,  ils  en  formeront  désormais  le  fond 
corrupteur.  Un  peuple  arian  paraît  sur  la  scène,  et,  se  laissant 
mieux  apercevoir  et  juger  que  le  rameau  de  même  race  enve- 
loppé dans  les  alliages  égyptiens,  il  nous  invité  à  considérer  de 
près,  et  avec  l'attention  qu'elle  mérite,  cette  illustre  famille  hu- 
maine, la  plus  noble,  sans  contredit ,  de  l'extraction  blanche. 

Ce  serait  s'exposer  à  mettre  cette  vérité  dans  un  jour  in- 
complet, que  de  présenter  les  Mèdes,  sans  avoir  préalable- 
ment étudié  et  connu  tout  le  groupe  dont  ils  ne  sont  qu'une 
faible  fraction.  Je  ne  puis  donc  commencer  par  eux.  Je  m'at- 
tacherai d'abord  aux  branches  les  plus  puissantes  de  leur 
parenté.  A  cet  effet,  je  vais  m'enfoncer  dans  les  régions  situées 
à  l'orient  de  l'Indus ,  où  se  sont  développés  d'abord  les  plus 
considérables  essaims  des  peuples  arians. 

Mais  ces  premiers  pas,  détournés  de  la  partie  de  l'histoire  que 
j'ai  d'abord  examinée,  m'entraîneront  au  delà  des  régions  hin- 
doues ;  car  la  civilisation  brahmanique ,  à  peu  près  étrangère 
à  l'occident  du  monde,  a  puissamment  vivifié  la  région  orien- 
tale, et,  rencontrant  là  des  races  que  l'Assyrie  et  l'Egypte 


368 


DE   l'inégalité 


n'ont  qu'entrevues,  elle  s'est  trouvée  en  contact  intime  avec 
les  hordes  jaunes.  L'étude  de  ces  rapports  et  de  leurs  résul- 
tats est  de  première  importance.  Nous  verrons,  avec  ce  se- 
cours, si  la  supériorité  de  la  race  blanche  pourra  s'établir  vis- 
à-vis  des  Mongols  comme  vis-à-vis  des  noirs,  dans  quelle 
mesure  l'histoire  la  démontre ,  et  par  suite  l'état  respectif  des 
deux  races  inférieures  et  de  leurs  dérivées. 

Il  est  difficile  de  trouver  des  synchronismes  entre  les  émi- 
grations primordiales  des  Chamites  et  celles  des  Arians;  il  ne 
l'est  pas  moins  de  se  soustraire  au  besoin  d'en  chercher.  La 
descente  des  Hindous  dans  le  Pendjab  est  un  fait  si  reculé  au 
delà  de  toutes  les  limites  de  l'histoire  positive ,  la  philologie 
lui  assigne  une  date  si  ancienne,  que  cet  événement  paraît 
toucher  aux  époques  antérieures  à  l'an  4000  avant  J.-C.  Cha- 
mites et  Arians  auraient  ainsi  quitté ,  à  peu  près  à  la  même 
heure  et  sous  le  coup  des  mêmes  nécessités,  les  demeures  pri- 
mordiales de  la  famille  blanche ,  pour  descendre  dans  le  sud , 
les  uns  vers  l'ouest ,  les  autres  vers  l'orient. 

Les  Arians,  plus  heureux  que  les  Chamites,  ont  gardé, 
pendant  une  longue  série  de  siècles ,  avec  leur  langue  nationale, 
annexe  sacrée  de  l'idiome  blanc  primitif,  un  type  physique 
qui  ne  les  exposa  pas ,  tant  il  resta  particulier,  à  être  confon- 
dus parmi  les  populations  noires.  Pour  expliquer  ce  double 
phénomène,  il  faut  admettre  que,  devant  leurs  pas,  les  races 
aborigènes  se  retiraient ,  dispersées  ou  détruites  par  des  incur- 
sions d'avant-garde ,  ou  bien  qu'elles  étaient  très  clairsemées 
dans  les  vallées  hautes  du  Kachemyr,  premier  pays  hindou 
envahi  par  les  conquérants.  Du  reste ,  il  n'y  a  pas  à  douter 
que  la  population  première  de  ces  contrées  n'appartînt  au  type 
noir  (1).  Les  tribus  mélaniennes  que  l'on  rencontre  encore 
aujourd'hui  dans  le  Kamaoun  en  portent  témoignage.  Elles 
sont  formées  des  descendants  des  fugitifs  qui,  n'ayant  pas 
suivi  leurs  congénères  lors  du  grand  reflux  vers  les  monts 


i 


(1)  Lassen,  Indisch.  Altertn.,  t.  I,  p.  833;  voir  la  note  1  p.  229  de 
ce  volume.  L'Himalaya  contient  de  nombreux  débris  de  populations 
noires  ou  mulâtres  qui  sont  certainement  aborigènes. 


DES   RACES    HUMAINES.  369 

Vyndilia  et  le  Dekkhan  (1),  se  sont  jetés  au  milieu  des  gorges 
alpestres,  asile  sûr,  puisqu'ils  y 'conservent  leur  individualité 
depuis  des  séries  d'années  incalculables. 

Avant  de  mettre  le  pied  plus  avant  sur  le  sol  de  l'Inde,  sai- 
sissons tout  l'ensemble  de  la  famille  ariane  primitive,  à  ce 
moment  où  son  mouvement  de  marche  vers  le  sud  est  déjà 
prononcé,  mais  où,  toutefois,  si  elle  a  commencé  à  envahir 
la  vallée  de  Kachemyr  par  ses  têtes  de  colonnes ,  le  gros  de 
ses  nations  n'a  pas  encore  dépassé  la  Sogdiane. 

Déjà  les  Arians  sont  détachés  des  nations  celtiques,  ache- 
minées vers  le  nord-ouest  et  contournant  la  mer  Caspienne 
par  le  haut;  tandis  que  les  Slaves,  très  peu  différents  de  ce 
dernier  et  vaste  amas  de  peuples,  suivent  vers  l'Europe  une 
route  plus  septentrionale  encore. 

Les  Arians  donc,  longtemps  avant  d'arriver  dans  l'Inde, 
n'avaient  plus  rien  de  commun  avec  les  nations  qui  allaient 
devenir  européennes.  Ils  formaient  une  immense  multitude 
tout  à  fait  distincte  du  reste  de  l'espèce  blanche ,  et  qui  a  be- 
soin d'être  désignée,  ainsi  que  je  le  fais,  par  un  nom  spécial. 
Par  malheur,  des  savants  de  premier  ordre  n'ont  pas  appré- 
cié cette  nécessité.  Absorbés  par  la  philologie,  ils  ont  donné 
un  peu  légèrement,  à  l'ensemble  des  langues  de  la  race,  le 
nom  fort  inexact  d'indo-germanique ,  sans  s'arrêter  à  cette 
considération ,  pourtant  très  sérieuse ,  que ,  de  tous  les  peu- 
ples qui  possèdent  ces  idiomes,  un  seul  est  allé  dans  l'Inde, 
tandis  que  les  autres  n'en  ont  jamais  approché.  Le  besoin, 
d'ailleurs  impérieux ,  des  classifications  a  été  de  tout  temps  la 
source  principale  des  erreurs  scientifiques.  Les  langues  de  la 
race  blanche  ne  sont  pas  plus  hindoues  que  celtiques  (2) ,  et 

(1)  D'après  Ritter,  les  peuples  sanscrits  ont  repoussé  jusqu'à  Lanka 
(Ceylan)  les  nègres  et  les  métis  jaunes  etnoirs  (Malais),  qui  s'étendaient 
primitivement  dans  le  nord.  (Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  I,  p.  435.) 

(2)  Si  l'on  voulait  absolument  appliquer  aux  groupes  de  langues  des 
noms  de  nations,  il  serait  plus  raisonnable  pourtant  do  qualifier  le 
rameau  arian  à' hindou-celtique.  On  aurait  du  moins  ainsi  la  désigna- 
tion des  deux  extrêmes  géographiques,  et  on  indiquerait  les  deux  faces 
les  plus  différentes  du  système;  mais,  pour  mille  causes,  cette  déno- 
mination serait  encore  détestable. 

21. 


370  DE  l'inégalité 

je  les  vois  beaucoup  moins  germaniques  que  grecques.  Le  plus 
tôt  on  renoncera  à  ces  dénominations  géographiques  sera  le 
mieux. 

Le  nom  d'Arian  possède  cet  avantage  précieux  d'avoir  été 
choisi  par  les  tribus  mêmes  auxquelles  il  s'appHque ,  et  de  les 
suivre  partout  indépendamment  des  lieux  qu'elles  habitent  ou 
ont  pu  habiter.  Ce  nom  est  le  plus  beau  qu'une  race  puisse 
adopter  :  il  signifie  honorable  (1)  ;  ainsi ,  les  nations  arianes 
étaient  des  nations  d'hommes  honorables ,  d'hommes  dignes 
d'estime  et  de  respect,  et  probablement,  par  extension,  d'hom- 
mes qui ,  lorsqu'on  ne  leur  rendait  pas  ce  qui  leur  était  dû , 
savaient  le  prendre.  Si  cette  interprétation  n'est  pas  stricte- 
ment dans  le  mot ,  on  verra  qu'elle  se  trouve  dans  les  faits. 

Les  peuples  blancs  qui  s'appliquèrent  cette  dénomination  en 
comprenaient  la  portée  hautaine  et  pompeuse.  Ils  s'y  attachè- 
rent avec  force,  et  ne  la  laissèrent  que  tardivement  disparaître 
sous  les  qualifications  particulières  que  chacun  d'eux  se  donna 
par  la  suite.  Les  Hindous  appelèrent  le  pays  sacré  ,  l'Inde  lé- 
gale, Arya-varta^  la  terre  des  hommes  honorables  (2).  Plus 
tard,  quand  ils  furent  divisés  en  castes,  le  nom  A'Avya  resta 
au  gros  de  la  nation ,  aux  Vaycias ,  la  dernière  catégorie  des 
vrais  Hindous,  deux  fois  nés,  lecteurs  des  Védas. 

Le  nom  primitif,  réclamé  par  les  Arians  Iraniens ,  auxquels 


(1)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  6;  Buniouf,  Commentaire  sur 
le  Yaçna,  t.  I,  p.  461,  note. 

(2)  Le  Manava-Dharma-Sastra,  traduction  de  Haughton,  partage  le 
territoire  national,  en  dehors  duquel  un  coudra,  pressé  par  la  faim, 
a  seul  le  droit  d'iiabiter,  en  plusieurs  catégories.  Voici  sa  classification 
(t.  Il,  chap.  n,  §  17)  :  «  Between  the  two  divine  rivers  Saraswati  and 
«  Drishadwati,lies  tlie  tract  of  land,  which  the  sages  hâve  named  Brah- 
«  maverta,  because  it  was  frequented  by  Gods.  »  (C'est  le  territoire  pri- 
mitivement habité  par  les  Arians  purs  de  tout  mélange  noir  ou  jaune.) 
Viennent  maintenant  les  §§  21  et  22,  qui  s'expriment  ainsi  :  «  That 
«  country  which  lies  between  Himawat  and  Viudhya,  to  the  east  of 
«  Vinasana  and  to  the  west  of  Prayaga ,  is  celebrated  by  the  title  of 
a  Medhyadesa,  or  the  central  région.  »  §  22  :  «  As  far  as  the  eastern, 
«  and  as  far  as  the  western  Océans  between  the  two  mountains  just 
«  mentioned,  lies  the  tract  which  the  wise  hâve  namcd  Aryaverta,  or 
«  inhabited  by  respectable  mcu.  » 


DES  HACES  HUMAINES.  371 

appartenaient  les  Mèdes,  fut  'Apto{.  Une  autre  branche  de 
cette  famille,  les  Perses,  avaient  également  commencé  par 
s'appeler  'ÂpiaioJ,  et  quand  ils  y  renoncèrent  pour  l'ensemble 
de  la  nation,  ils  conservèrent  la  racine  de  ce  mot  dans  la  plu- 
part de  leurs  noms  d'hommes,  tels  qu'Arta-xerxès ,  Ario-bar- 
zane,  Arta-baze,  et  les  prêtèrent  ainsi  faits  aux  Scythes-Mon- 
gols convertis  à  leur  langage,  et  qui  trouvèrent  plus  tard  à  en 
renouveler  l'usage  dans  l'emploi  qu'en  faisaient  de  leur  côté 
les  Arians  Sarmates  (1). 

Dans  leurs  idées  cosmogoniques,  les  Iraniens  regardaient 
comme  le  pays  le  premier  créé  une  région  qu'ils  appelaient 
Alryanem-Faëgo,  et  ils  la  plaçaient  bien  loin  dans  le  nord- 
est,  vers  les  sources  de  l'Oxus  et  du  Yaxartes  (2).  Ils  se  rap- 
pelaient que  là  l'été  ne  durait  que  deux  mois  de  l'année,  et 
que,  pend;int  dix  autres  mois,  l'hiver  y  sévissait  avec  une  ri- 
gueur extrême.  Ainsi,  pour  eux,  le  pays  des  hommes  honora- 
bles était  resté  l'ancienne  patrie  ;  tandis  que  les  Hindous  des 
temps  postérieurs,  attachés  au  nom  et  oubliant  la  chose,  trans- 
portèrent la  désignation  et  en  firent  don  à  leur  patrie  nou- 
velle. 

Cette  racine  ar  suivit  partout  les  rameaux  divers  de  la  race 
et  les  préoccupa  constamment.  Les  Grecs  la  montrent,  bien 
conservée  et  en  bon  Heu ,  dans  le  mot  "Apr;? ,  qui  personnifie 
l'être  honorable  par  excellence,  le  dieu  des  batailles,  le  héros 
parfait;  dans  cet  autre  mot,  «ipetrî,  qui  indique  d'abord  la 
réunion  des  qualités  nécessaires  à  un  homme  véritable,  la  bra- 


(1)  Lassen,  Indisch.  Aller  th.,  t.  I,  p.  6. 

(2)  Ibid.,  526.  On  trouve,  au\  époques  historiques,  un  grand  nombre 
de  noms  de  peuples  arians  dans  ce  pays,  que  les  Orientaux  appellent 
le  Touran,  et  que,  jusqu'ici,  on  a  taussement  considéré  comme  ha- 
bité par  des  hordes  jaunes  exclusivement.  Ainsi,  on  y  voit,  avec  Pline, 
les  Ariacœ,  les  Antariani,  les  Arammi,  qui  rappellent  si  fort  le  mot 
zend  aîryaman.  (Burnouf,  Comment,  sur  le  Yaçna,  t.  I,  p.  cv-cvi,' 
notes  et  éclaircissements.) 

Burnouf  remarque  aussi  que  des  dénominations  de  lieux  évidem- 
ment arianes  sont  celles  où  l'on  trouve  les  mots  :  Açp,  cheval,  arvat 
ou  aurvat,  eau,  pati,  maître.  Ptolémée  en  cite  dans  la  Scythie  et  même 
dans  la  Sérique,  Açpabota,  Açpacara,  Acparatah. 


372  DE  l'inégalité 

voure,  la  fermeté,  la  sagesse,  et  qui,  plus  tard,  voulut  dire  la 
vertu.  On  le  trouve  encore  dans  cette  expression  d'àpio[>.xi, 
qui  se  rapporte  à  l'action  d'hqnorer  les  puissances  surhumai- 
nes; enfin,  il  ne  serait  pas  trop  hardi,  peut-être,  ni  contraire  à 
toute  bonne  étymologie  de  voir  l'appellation  générique  de  la 
famille  ariane  attachée  à  une  de  ses  plus  glorieuses  descen- 
dances, en  rapprochant  les  mots  arya,  ayrîanem,  de  'Ap)(^aio{, 
et  d"ApYeîot.  Les  Grecs,  en  se  séparant  à  une  époque  anti- 
que du  faisceau  commun,  n'auraient  point  abjuré  son  nom  ni 
dans  leurs  habitudes  de  pensée,  le  fait  est  incontestable,  ni 
même  dans  leur  dénomination  nationale. 

On  pourrait  pousser  beaucoup  plus  loin  cette  recherche,  et 
l'on  trouverait  cette  racine  ar,  ir  ou  er,  conservée  jusque 
dans  le  mot  allemand  moderne  Ehre,  qui  semble  prouver  qu'un 
sentiment  d'orgueil  fondé  sur  le  mérite  moral  a  toujours  oc- 
cupé une  grande  place  dans- les  pensées  de  la  plus  belle  des 
races  humaines  (1). 

D'après  des  témoignages  aussi  nombreux,  on  trouvera  peut- 
être  à  propos  de  rendre  un  jour,  au  réseau  de  peuples  dont  il 
s'agit,  le  nom  général  et  très  mérité  qu'il  s'était  appliqué  à  lui- 
même  et  de  renoncer  à  ces  appellations  de  Japhétides,  de  Cau- 
casiens et  d'Indo-Germains ,  dont  on  ne  saurait  trop  signaler 
les  inconvénients.  En  attendant  cette  restitution  bien  désirable 
pour  la  clarté  des  généalogies  humaines,  je  me  permettrai  de 
la  devancer,  et  je  formerai  une  classe  particulière  de  tous  les 
peuples  blancs  qui,  ayant  inscrit  cette  qualification  soit  sur 
des  monuments  de  pierre,  soit  dans  leurs  lois,  soit  dans  leurs 
livres,  ne  permettent  pas  qu'on  la  leur  enlève.  Partant  de  ce 
principe,  je  crois  pouvoir  dénommer  cette  race  spéciale  d'après 
les  parties  qui  la  constituent  au  moment  où,  déjà  séparée  du 
reste  de  l'espèce,  elle  s'avance  vers  le  sud. 

On  y  compte  les  multitudes  qui  vont  envahir  l'Inde  et  celles 
qui,  s'engageant  sur  la  route  où  ont  marché  les  Sémites,  ga- 
gneront les  rivages  inférieurs  de  la  mer  Caspienne,  et  de  là, 

(1)  La  même  racine  se  trouve  dans  le  pa-zand  hir  ou  ir,  qui  signi- 
fie maître,  dans  le  latin  herus  et  dans  l'allemand  Herr.  (Burnouf,  Com- 
mentaire sur  le  Yaçna,  t.  I,  p.  460.) 


DES   BACES   HUMAIIVES.  373 

passant  dans  l'Asie  Mineure  et  dans  la  Grèce,  en  différentes 
émissions,  s'y  nommeront  les  Hellènes.  On  y  reconnaît  encore 
ces  colonnes  nombreuses  dont  quelques-unes,  descendant  au 
sud-ouest,  pénétreront  jusqu'au  golfe  Persique,  tandis  que  les 
autres,  demeurant  pendant  des  siècles  aux  environs  de  l'Imaùs, 
réservent  les  Sarmates  au  monde  européen.  Hindous,  Grecs, 
Iraniens,  Sarmates ,  ne  forment  ainsi  qu'une  seule  race  dis- 
tincte des  autres  branches  de  l'espèce  et  supérieure  à  toutes  (1). 
Pour  la  conformation  physique,  il  n'y  a  pas  de  doute  :  c'é- 
tait la  plus  belle  dont  on  ait  jamais  entendu  parler  (2).  La  no- 
blesse de  ses  traits,  la  vigueur  et  la  majesté  de  sa  stature 
élancée,  sa  force  musculaire,  nous  sont  attestées  par  des  té- 
moignages qui,  pour  être  postérieurs  à  l'époque  où  elle  était 
réunie,  n'en  ont  pas  moins  un  poids  irrésistible  (3).  Ils  éta- 
blissent tous,  sur  les  points  différents  où  on  les  recueille,  une 
grande  identité  de  traits  généraux,  et  ne  laissent  apercevoir  les 
déviations  locales  que  comme  des  conséquences  d'alliages 
postérieurs  (4).  Dans  l'Inde,  les  croisements  eurent  lieu  avec 
des  races  noires;  dans  l'Iran,  avec  des  Chamites,  des  Sémites 
et  des  noirs;  en  Grèce,  avec  des  peuples  blancs  qu'il  ne  s'agit 
pas  de  déterminer  ici  et  des  Sémites.  Mais  le  fond  du  type 
demeura  partout  le  même,  et  il  est  peu  contestable  que  la 


(1)  Lassen,  Indisch.  A  Iterth.,  1. 1,  p.  S16.  —  J'ajouterai  à  l'avis  de  M.  Las- 
sen  celui  d'un  grand  partisan  de  l'unité  physique  et  morale  de  l'espèce 
humaine.  Voici  l'aveu  qui  échappe  à  M.  Prichard  :  «  Dièse  Eindring- 
«  linge  (die  Indo-Europœer)  scheincn  ihnen  (den  Aliophylen)  iiberall 
«  an  geistigen  Gaben  iiberlegen  gewesen  zu  seyn.  Einige  indo-euro- 
«  paeische  Nationeu  haben  -wirklich  viele  charakteristische  Kennzeichen 
«  von  Barbarei  und  Wildheit  zurùckbehalten  oder  bekommen;  aber  mit 
«  dieseu  verbandcii  sie  aile,  unzweifelhafle  Zeichen  von  fiûhzeitiger  in- 
«  tellectueller  Entwickelung,  besonders  eine  hœherè  Kultur  der  Spra- 
«  che.  »  (Prichard,  Naturgeschichte  des  menschlichen  Geschlechts,  t.  III, 
i"  partie,  ]).  11.) 

(2)  Lassen ,  p.  404. 

(3)  Lassen ,  p.  404  et  854. 

(4)  C'est  ainsi  que  M.  Lassen  remarque  fort  bien  que  le  climat  ne 
saurait  être  rendu  responsable  du  degré  de  coloration  des  populations 
hindoues,  attendu  que  les  Malabares  sont  plus  bruns  que  les  Kandys  de 
Ceylan,  et  les  gens  du  Guzarate  que  ceux  du  Karnatik  (t.  I,  p.  407). 


374  DE  L'INEGALITE 

souche  qui,  même  dégénérée  de  sa  beauté  primordiale,  four- 
nissait des  types  comme  ceux  des  Kachemyriens  actuels  et 
comme  la  plupart  des  Brahmanes  du  nord,  comme  ceux  dont 
la  représentation  a  été  figurée  sous  les  premiers  successeurs 
de  Cyrus,  dans  les  constructions  de  Nakschi-Roustam  et  de 
Persépolis;  enfin,  que  les  hommes  dont  l'aspect  physique  a 
inspiré  les  sculpteurs  de  l'Apollon  Pythien,  du  Jupiter  d'Athè- 
nes, de  la  Vénus  de  Milo,  formaient  la  plus  belle  espèce 
d'hommes  dont  la  vue  ait  pu  réjouir  les  astres  et  la  terre. 

La  carnation  des  Arians  était  blanche  et  rosée  :  tels  apparu- 
rent les  plus  anciens  Grecs  et  les  Perses  ;  tels  se  montrèrent 
aussi  les  Hindous  primitifs.  Parmi  les  couleurs  des  cheveux  et 
de  la  barbe,  le  blond  dominait,  et  l'on  ne  peut  oublier  la  pré- 
dilection que  lui  portaient  les  Hellènes  :  ils  ne  se  figuraient 
pas  autrement  leurs  plus  nobles  divinités.  Tous  les  critiques  ont 
vu,  dans  ce  caprice  d'une  époque  où  les  cheveux  blonds  étaient 
devenus  bien  rares  à  Athènes  et  sur  les  quais  de  l'Eurotas,  un 
ressouvenir  des  âges  primitifs  de  la  race  hellénique.  Aujour- 
d'hui encore,  cette  nuance  n'est  pas  a])solument  perdue  dans 
l'Inde,  et  notamment  au  nord,  c'est-à-dire  dans  la  partie  où  la 
race  ariane  a  le  mieux  conservé  et  renouvelé  sa  pureté.  Dans 
le  Kattiwar,  on  trouve  fréquemment  des  cheveux  rougeâtres 
et  des  yeux  bleus. 

L'idée  de  la  beauté  est  restée  pour  les  Hindous  attachée  à 
celle  de  la  blancheur,  et  rien  ne  le  prouve  mieux  que  les  des- 
criptions d'enfants  prédestinés  si  fréquentes  dans  les  légendes 
bouddhiques  (1).  Ces  pieux  récits  montrent  la  divine  créature, 
aux  premiers  jours  de  son  berceau,  avec  le  teint  blanc,  la  peau 
de  couleur  d'or.  Sa  tête  doit  avoir  la  forme  d'un  parasol  (c'est- 
à-dire,  être  ronde  et  éloignée  de  la  configuration  pyramidai.e 
chez  les  noirs).  Ses  bras  sont  longs,  son  front  large,  ses  sour- 
cils réunis,  son  nez  proéminent. 

Comme  cette  description,  postérieure  au  vu®  siècle  av.  J.-C, 
s'applique  à  une  race  dont  les  meilleures  branches  étaient  assez 

(1)  Burnouf,  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  1. 1, 
p.  237 ,  314. 


I 


DES   KACES   HUMAINES.  375 

mélangées,  on  ne  peut  se  montrer  surpris  d'y  voir  des  exigen- 
ces un  peu  anormales,  telles  que  la  couleur  d'or  souhaitée  pour 
la  peau  du  corps  et  les  sourcils  réunis.  Quant  au  teint  blanc, 
aux  bras  longs,  au  front  large,  à  la  tête  ronde,  au  nez  proé- 
minent, ce  sont  autant  de  traits  qui  révèlent  la  présence  de 
l'espèce  blanche  et  qui,  ayant  continué  à  être  caractéristiques 
des  hautes  castes,  autorisent  à  penser  que  la  race  ariane,  dans 
son  ensemble,  les  possédait  également. 

Cette  variété  humaine,  ainsi  entourée  d'une  suprême  beauté 
de  corps,  n'était  pas  moins  supérieure  d'esprit  (1).  Elle  avait  à 
dépenser  une  somme  inépuisable  de  vivacité  et  d'énergie,  et 
la  nature  du  gouvernement  qu'elle  s'était  donné  coïncide  par- 
faitement avec  les  besoins  d'un  naturel  si  actif. 

Les  Arians,  divisés  en  tribus  ou  petits  peuples  concentrés 
dans  de  grands  villages  (2) ,  mettaient ,  à  leur  tête ,  des  chefs 
dont  le  pouvoir  très  limité  n'avait  rien  de  commun  avec  l'omni- 
potence absolue  exercée  par  les  souverains  chez  les  peuples 
noirs  ou  chez  les  nations  jaunes  (3).  Le  nom  sanscrit  le  plus 
ancien  pour  rendre  l'idée  d'un  roi,  d'un  directeur  de  la  com- 
munauté politique,  c'est  viç  pati;  le  zend  viç  païtis  l'a  par- 
faitement conservé,  et  le  Uthuanien  wiespati  indique  aujour- 
d'hui encore  un  seigneur  terrien  (4).  La  signification  en  est 
tout  entière  dans  le  noiy-riv  XaCiv  si  fréquent  chez  Homère  et 
Hésiode,  et,  comme  la  monarchie  grecque  de  l'époque  hé- 
roïque, tout  à  fait  conforme  à  celle  des  Iraniens  avant  Cyrus, 
ne  montre,  dans  les  souverains,  qu'une  autorité  des  plus  limi- 
tées; comme  les  épopées  du  Ramayana  et  du  Mahabharata  ne 

(i)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  1. 1,  p.  854. 

(2)  Ces  villages  étaient  appelés  pour  chez  les  Hindous,  uoXi;  chez  les 
Grecs. 

(3)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  807. 

(4)  On  suit  très  bien,  dans  les  langues  arianes,  les  deux  parties  de 
ce  mot  composé  :  viç,  qui  signilie  maison,  devient,  par  extension, 
une  collection  de  maisons,  et  se  retrouve  dans  le  vicus  latin  et  son 
dérivé  ci-vis,  l'habitant  du  vicus.  Pati,  le  chef,  en  sanscrit,  c'est  dans 
l'arménien  bod,  dans  le  slave  pod,  dans  le  letton  patin,  dans  le  po- 
lonais pan,  dans  le  gothique  faths.  (Burnouf,  Comment,  sur  le  Yacna. 
t.  I,  p.  461;  Schaffarik,  Slatvisehe  AUerthûmer,  t.  I ,  p.  283.) 


I 


37G  DE   L'I^'ÉGALITÉ 

connaissent  également  que  la  royauté  élective,  conférée  par 
les  habitants  des  villes,  les  brahmanes  et  même  les  rois  alliés, 
tout  nous  porte  à  conclure  qu'un  pouvoir  émanant,  d'une  fa- 
çon si  complète,  de  la  volonté  générale,  ne  devait  être  qu'une 
délégation  assez  faible,  peut-être  même  précaire,  tout  à  fait 
dans  le  goût  de  l'organisation  germanique  antérieure  à  l'es- 
pèce de  réforme  qu'en  fit  chez  nous  Khlodowig  (1). 

Ces  rois  des  Arians,  siégeant  dans  leurs  villages,  parmi  des 
troupeaux  de  bœufs,  de  vaches  et  de  chevaux,  juges  nécessai- 
res des  contestations  violentes  qui  accidentent,  à  tout  moment, 
la  vie  des  nations  pastorales,  étaient  entourés  d'hommes  plus 
belliqueux  encore  que  bergers. 

Lorsque  j'ai  parlé,  lorsque  je  parle  de  la  nation  ariane,  de 
la  famille  ariane,  je  n'entends  pas  dire  que  les  différents  peu- 
ples qui  la  formaient  vécussent  entre  eux  dans  des  sentiments 

(1)  Le  Manava-Dharma-Sastra  (traduction  de  Haughton;  Londres, 
1825,  in-40,  t.  Il)  est  beaucoup  plus  dévoué  à  l'idée  de  la  monarchie 
absolue  que  les  grands  poèmes;  cependant  il  n'a  pas  encore,  sur  ce 
sujet,  les  notions  des  Asiatiques  modernes.  Après  avoir  dit  magnifi- 
quement (chap.  VII,  t.  VIII,  1)  :  «  A  King,  even  thougli  achild,mustnot 
«  be  treated  iigliUy,  from  an  Idea  Ihat  lie  is  a  mère  mortal  :  no;  he  is  a 
«  powerful  divinly,  who  appears  in  a  liuman  shape,  »  verset  qui,  par 
parenthèse,  pourrait  bien  avoir  été  dicté  par  un  esprit  d'opposition  à 
des  doctrines  dilférentes  et  antérieures,  le  législateur  ajoute  (p.  37)  : 
«  Letlheking,  having  risen  at  early  dawn,  respectfully  attend  tobra- 
«  hmens,  learned  in  the  three  Vedas,  and  in  the  sciences  of  ethicks  ;  and 
«  by  their  décision  let  him  abide;  »  et  §  54  :  «  The  king  must  appoint 
«  seven  or  eight  ministers,  who  must  be  sworn  by  touching  a  sacred 
«  image  and  the  like;  men  whose  ancestors  were  servants  of  kings; 
«  who  are  versed  in  the  holy  books;  who  are  personally  braves;  who 
«  are  skilled  in  the  use  of  weapons  et  whose  lineage  is  noble.  »  §  56  : 
«  Let  him  perpetually  eonsult  with  those  ministers  on  peace  and  war, 
«  on  his  forces,  on  his  revenues,  on  the  protection  of  his  people,  and 
«  on  the  means  of  bestowing  aptly  the  weaith  which  he  has  acquired.  » 
§  57  :  «  Having  ascerlained  the  several  opinions  of  liis  counsellors,  first 
«  apart  and  then  collectlvely,  let  him  do  what  ismost  bénéficiai  for  him 
«  in  public  affairs.  »  §  58  :  «  To  one  learned  Brahmen,  distinguishde 
«  among  them  ail,  let  the  king  impart  his  momen  leous  counsel,  rela- 
«  ting  to  six  principal  articles.  »  §  59  :  «  To  him,  with  fuU  confidence, 
«  let  him  intrust  ail  transactions;  and,  with  him,  having  taken  his  final 
«  resolution,  let  him  begin  ail  his  measures.  » 


DKS    RACES    HUMAINES.  377 

d'affectueuse  parenté  (1).  Le  contraire  est  incontestable  :  leur 
état  le  plus  ordinaire  paraît  avoir  été  l'hostilité  flagrante  et 
approuvée,  et  ces  hommes  honorables  ne  voyaient  rien  de  si 
digne  d'admiration  qu'un  guerrier  monté  sur  un  cliariot,  cou- 
rant, aidé  de  son  écuyer,  épuiser  ses  flèches  contre  une  tribu 
voisine  (2),  Cet  écuyer,  toujours  présent  dans  les  sculptures 
égyptiennes,  assyriennes,  perses,  dans  les  poèmes  grecs  ou 
sanscrits,  dans  le  Schah-nameh ,  dans  les  chants  Scandinaves 
et  les  épopées  chevaleresques  du  moyen  âge,  fut  aussi  dans 
l'Inde  une  flgure  militaire  d'une  grande  importance. 

Les  Arians  guerroyaient  donc  entre  eux  (3) ,  et  comme  ils 
n'étaient  pas  nomades  (4) ,  comme  ils  restaient  le  plus  long- 
temps possible  dans  la  patrie  qu'ils  avaient  adoptée,  et  que  leur 
vaillante  audace  en  avait  partout  flni  promptement  avec  la 
résistance  des  indigènes,  leurs  expéditions  les  plus  fréquentes, 
leurs  campagnes  les  plus  longues,  leurs  désastres  les  plus  com- 
plets, comme  aussi  leurs  plus  beaux  triomphes,  n'avaient  qu'eux- 
mêmes  pour  acteurs.  La  vertu,  c'était  donc  l'héroïsme  du  com- 
battant, et,  avant  toute  autre  considération,  la  bonté,  c'était 
la  bravoure ,  notion  que  l'on  retrouve ,  bien  loin  de  ces  temps, 
dans  les  poésies  italiennes  où  le  buon  Rinaldo  est  aussi  il 
gran  virtuoso  de  l'Arioste.  Les  récompenses  les  plus  éclatan- 
tes étaient  assurées  aux  plus  énergiques  champions.  On  les 
nommait  çoura^  les  célestes  (5),  parce  que,  s'ils  tombaient 
dans  la  bataille,  ils  allaient  habiter  le  Svarga ,  palais splendide 
où  les  recevait  Indra,  le  roi  des  dieux,  et  cet  honneur  était  si 
grand ,  si  au-dessus  de  tout  ce  que  pouvait  réserver  l'autre 

(1)  Ce  serait  nier  l'afOrmation  positive  des  hymnes  védiques.  (Lassen, 
Indisch.  Alterthûm.,  t.  I,  p.  734.) 

(2)  Dans  le  Zend-Avesta,  l'iiomme  de  guerre  se  nomme  rathàestdo, 
celui  qui  est  sur  le  chariot. 

(3)  Lassen,  Indisch.  Allerlh.,  t.  I,  p.  617. 

(4)  Lassen,  ibid.,  p.  816.  —  Bien  que  iiastcurs  par  excellence,  ils  n'é- 
taient pas  absolument  étrangers  non  plus  aux  travaux  de  l'agriculture, 
et  je  serais  tenté  de  croire  que,  si,  dans  leur  première  patrie,  ils  ne 
s'y  adonnèrent  pas  davanlage,  c'est  que  le  sol  et  le  climat  ne  leur  per- 
mettaient pas  d'en  tirer  des  avantages  suffisants. 

(5)  Ibid.,  p.  734. 


I 


^78 


DE  L INEGALITE 


vie,  que,  ni  par  les  riches  sacrifices,  ni  par  l'étendue  et  la 
profondeur  du  savoir,  ni  par  aucun  moyen  humain ,  il  n'était 
donné  à  personne  d'occuper  au  ciel  la  même  place  que  les 
gouras.  La  mort  reçue  en  combattant ,  tout  mérite  s'éclipsait 
devant  celui-là.  Mais  la  prérogative  des  guerroyeurs  intrépides 
ne  s'arrêtait  même  pas  à  ce  point  suprême.  Il  pouvait  leur  ar- 
river, non  pas  seulement  d'aller  habiter,  hôtes  vénérés,  la 
demeure  éthérée  des  dieux  :  ils  étaient  en  passe  de  détrôner 
les  dieux  mêmes,  et,  au  sein  de  sa  puissance,  Indra,  menacé 
sans  cesse  de  se  voir  arracher  le  sceptre  par  un  mortel  indomp- 
table, tremblait  toujours  (1). 

On  trouvera  entre  ces  idées  et  celles  de  la  mythologie 
Scandinave  des  rapports  frappants.  Ce  ne  sont  pas  des  rap- 
ports, c'est  une  identité  parfaite  qu'il  faut  constater  ici  entre 
les  opinions  de  ces  deux  tribus  de  la  famille  blanche,  si  éloignées 
par  les  siècles  et  par  les  lieux.  D'ailleurs,  cette  orgueilleuse 
conception  des  relations  de  l'homme  avec  les  êtres  surnaturels 
se  rencontre  dans  les  mêmes  proportions  grandioses  chez  les 
Grecs  de  l'époque  héroïque.  Prométhée ,  enlevant  le  feu  divin, 
se  montre  plus  rusé  et  plus  prévoyant  que  Jupiter;  Hercule 
arrache  par  la  force  Cerbère  à  l'Érèbe  ;  Thésée  fait  trembler 
Pluton  sur  son  trône;  Ajax  blesse  Vénus;  et  Mercure,  tout 
dieu  qu'il  est ,  n'ose  se  commettre  avec  l'indomptable  courage 
des  compagnons  de  Ménélas. 

Le  Scliah-nameh  montre  également  ses  champions  aux 
prises  avec  les  personnages  infernaux,  qui  succombent  sous  la 
vigueur  de  leurs  adversaires. 

Le  sentiment  sur  lequel  se  base,  chez  tous  les  peuples  blancs, 
cette  exagération  fanfaronne  est  incontestablement  une  idée 
très  franche  de  l'excellence  de  la  race,  de  sa  puissance  et  de 
sa  dignité.  Je  ne  suis  pas  étonné  de  voir  les  nègres  reconnaî- 
tre si  aisément  la  divinité  des  conquérants  venus  du  nord, 
quand  ceux-ci  supposent,  de  bonne  foi,  la  puissance  surna- 
turelle communicable  à  leur  égard,  et  croient  pouvoir,  en 
certains  cas ,  et  au  prix  de  certains  exploits  guerriers  ou  mo- 


(1)  Lassen,  Indisch.  Aller  th.,  t.  I. 


DES  RACES  HUMAINES.  379 

raux ,  s'élever  au  lieu  et  place  d'où  les  dieux  les  contemplent, 
les  encouragent  et  les  redoutent.  C'est  une  observation  qui 
peut  se  faire  aisément,  dans  l'existence  commune,  que  les  gens 
sincères  sont  pris  aisément  pour  ce  qu'ils  se  donnent.  A  plus 
forte  raison  devait-il  en  être  ainsi  quand  l'homme  noir  d'As- 
syrie et  d'Egypte ,  dépouillé  et  tremblant ,  entendait  son  sou- 
verain affirmer  que ,  s'il  n'était  pas  encore  dieu ,  il  ne  tarderait 
pas  à  le  devenir.  Le  voyant  gouverner,  régir,  instituer  des 
lois,  défricher  des  forêts,  dessécher  des  marais,  fonder  des 
villes,  en  un  mot,  accomplir  cette  œuvre  civilisatrice  dont 
lui-même  se  reconnaissait  incapable,  l'homme  noir  disait  aux 
siens  :  «  Il  se  trompe  :  il  ne  va  pas  devenir  dieu,  il  l'est  déjà.  » 
Et  ils  l'adoraient. 

A  ce  sentiment  exagéré  de  sa  dignité  on  pourrait  croire 
que  le  cœur  de  l'homme  blanc  associait  quelque  penchant  à 
l'impiété.  On  serait  dans  l'erreur-,  car  précisément  le  blanc 
est  religieux  par  excellence  (1).  Les  idées  théologiques  le  pré- 
occupent à  un  très  haut  degré.  Déjà  on  a  vu  avec  quel  soin 
il  conservait  les  anciens  souvenirs  cosmogoniques ,  dont  la 
tribu  sémite  des  Hébreux  abrahamides  posséda,  moitié  par 
son  propre  fonds,  moitié  par  transmission  chamitique,  les 
fragments  les  plus  nombreux.  La  nation  ariane,  de  son  côté, 
prêtait  son  témoignage  à  quelques-unes  des  vérités  de  la 
Genèse  (2).  D'ailleurs,  ce  qu'elle  cherchait  surtout  dans  la 
religion,  c'étaient  les  idées  métaphysiques,  les  prescriptions 
morales.  Le  culte  en  lui-même  était  des  plus  simples. 

(i)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  755. 

(2)  Voici  les  notions  cosmogoniques  conservées  par  une  des  hymnes 
du  Rigvéda  :  «  Alors  il  n'y  avait  ni  être  ni  non-être.  Pas  d'univers, 
«  pas  d'atmosplière ,  ni  rien  au-dessus;  rien,  nulle  part,  pour  le  bien 
«  de  qui  que  ce  fût,  enveloppant  ou  enveloppé.  La  mort  n'était  pas, 
«  ni  non  plus  l'immortalité,  ni  la  distinction  du  jour  et  de  la  nuit.  Mais 
«  CELA  palpitait  sans  respirer,  seul  avec  le  rapport  à  lui-même  contenu 
«  en  lui.  Il  n'y  avait  rien  de  plus.  Tout  était  voilé  d'obscurité  et  plongé 
«  dans  re;iu  indiscernable.  M;iis  cette  masse  ainsi  voilée  fut  manifes- 
«  tée  par  la  force  de  la  contemplation.  Le  désir  (kama,  l'amour)  na- 
«  qult  d'abord  dans  son  essence,  et  ce  fut  la  semence  originelle,  créa- 
«  trice,  que  les  sages,  qui  la  reconnaissaient  dans  leur  propre  cœur, 
%  par  la  méditation,  distinguent,  au  sein  du  néant,  comme  étant  le 


n 


380  DE  l'inégalité 

Également  simple  se  montrait,  à  cette  époque  reculée, 
l'organisation  du  Panthéon.  Quelque  peu  de  dieux  présidés  par 
Indra  dirigeaient  plutôt  qu'ils  ne  dominaient  le  monde  (1).  Les 
fiers  Arians  avaient  mis  le  ciel  en  république. 

Cependant  ces  dieux  qui  avaient  l'honneur  de  dominer  sur 
des  hommes  si  hautains  leur  devaient  certainement  d'être 
dignes  d'hommages.  Contrairement  à  ce  qui  arriva  plus  tard 
dans  l'Inde ,  et  tout  à  fait  en  accord  avec  ce  qu'on  vit  dans  la 
Perse ,  et  surtout  dans  les  Grèce ,  ces  dieux  lurent  d'une  irré- 
prochable beauté  (2).  Le  peuple  arian  voulut  les  avoir  à  son 
image.  Comme  il  ne  connaissait  rien  de  supérieur  à  lui  sur  la 
terre ,  il  prétendit  que  rien  ne  fût  autrement  parfait  que  lui 
dans  le  ciel  ;  mais  il  fallait  aux  êtres  surhumains  qui  condui- 
saient le  monde  une  prérogative  distincte.  L' Arian  la  choisit 
dans  ce  qui  est  encore  plus  beau  que  la  forme  humaine  à  sa 
perfection,  dans  la  source  de  la  beauté,  et  qui  semble  aussi 
l'être  de  la  vie  :  il  la  choisit  dans  la  lumière  et  dériva  le  nom 
des  êtres  suprêmes  de  la  racine  dou,  qui  veut  dire  éclairer  ; 
il  leur  créa  donc  une  nature  lumineuse  (3).  L'idée  parut  bonne 
à  toute  la  race ,  et  la  racine  choisie  porta  partout  une  majes- 
tueuse unité  dans  les  idées  religieuses  des  peuples  blancs.  Ce 
fut  le  Dévas  des  Hindous;  le  Zsûç,  le  Bsô?  des  Hellènes;  le 
Diewas  des  Lithuaniens,  le  Diiz  gallique  (4);  le  Dia  des 
Celtes  d'Irlande;  le  Tyr  de  l'Edda;  le  Zio  du  haut  allemand; 
la  Dewana  slave;  la  Diana  latine.  Partout  enfin  où  pénétra 

«  lien  de  l'Existence.  »  —  Lassen,  Indisch.  Aller  th.,  t.  I,  p.  774.  C'est 
plus  profond  et  plus  vigoureusement  analysé  que  le  langage  d'Hésiode 
et  que  les  chants  celtiques;  mais  ce  n'est  pas  différent. 

(1)  Un  dieu  antérieur  à  Indra  paraît  avoir  été  Vourounas,  ou  Vou- 
ranas;  il  est  devenu,  depuis,  chez  les  Hindous  primitifs,  Varouna,  et 
chez  les  plus  anciens  Grecs,  Ouranos;  «  c'est  physiquement  le  ciel  qui 
couvre  la  terre.  »  —  Eckstein,  Recherches  historiques  sur  l'humanité 
jjrimitive,  p.  1-2. 

(2)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  TJ?!. 

(3)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  735.  —  Un  autre  étymologiste  fait  dé- 
river le  mot  dou  de  dhâ,  poser,  créer.  (Windischmann,  Jenaïsche  Lil- 
teratur-Zeitung,  juillet  1834,  cité  par  Burnouf,  Comment,  sur  le  Yaçna, 
t.  I ,  p.  357.) 

(4)  Schalîarik,  Slawische  Alterth.,  t.  I,  p.  58. 


DES  RACES  HUMAINES.  381 

la  race  blanche,  et  où  elle  domina,  se  retrouve  ce  vocable 
sacré,  au  moins  à  l'origine  des  tribus.  Il  s'oppose,  dans  les 
régions  où  existent  des  points  de  contact  avec  les  éléments 
noirs,  à  Y  Al  des  aborigènes  mélaniens  (1).  Ce  dernier  repré- 
sente la  superstition ,  l'autre  la  pensée  ;  l'un  est  l'œuvre  de 
l'imagination  en  délire  et  courant  à  l'absurde,  l'autre  sort  de 
la  raison.  Quand  le  Deus  et  VÂl  se  sont  mêlés ,  ce  qui  a  eu 
lieu  par  malheur  trop  souvent,  il  est  arrivé,  dans  la  doctrine 
religieuse,  des  confusions  analogues  à  celles  qui  résultaient, 
pour  l'organisation  sociale,  des  mélanges  de  la  race  noire  avec 
la  blanche.  L'erreur  a  été  d'autant  plus  monstrueuse  et  dé- 
gradante, (\VlJI  l'emportait  davantage  dans  cette  union.  Au 
contraire,  le  Deus  a-t-il  eu  le  dessus?  L'erreur  s'est  montrée 
moins  vile ,  et,  dans  le  charme  que  lui  prêtèrent  des  arts  ad- 
mirables et  une  philosophie  savante ,  l'esprit  de  l'homme ,  s'il 
ne  s'endormit  pas  sans  danger,  le  put  du  moins  sans  honte. 
Le  Deus  est  donc  l'expression  et  l'objet  de  la  plus  haute  véné- 
ration chez  la  race  ariane.  Exceptons-en  la  famille  iranienne 
pour  des  causes  tout  à  fait  particulières ,  dont  l'exposition 
viendra  en  son  temps  (2). 

Ce  fut  à  l'époque  où  les  peuples  arians  touchaient  déjà  à  la 
Sogdiane  que  le  départ  des  nations  helléniques  rendit  la  con- 
fédération moins  nombreuse.  Les  Hellènes  se  trouvaient  en 
face  de  la  route  qui  devait  les  mener  à  leurs  destinées  ;  s'ils 
avaient  accompagné  plus  bas  la  descente  des  autres  tribus, 

(1)  Ewald,  Gesch.  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  69.  En  Abyssinie,  on  ne 
se  sert  pas  de  cette  expression.  On  dit  egzie  et  amlak,  qui  signifient 
simplement  seigneur,  et  qui  ont  probablement  fait  disparaître  le  mot 
primitif  par  suite  d'une  idée  analogue  à  celle  qui  fait  substituer  aux 
Juifs  le  mot  d'Adonaï  à  celui  de  Jéhovah,  lorsqu'ils  le  rencontrent 
dans  la  lecture  de  la  Bible.  —  Ewald,  Ueber  die  Saho-Sprache,  dans 
la  Zeitschrifl  d.  d.  morgenl.  Gesellsch.,  t.  V,  p.  419. 

(2)  Un  autre  nom,  donné  par  la  race  ariane  à  la  Divinité,  est  le  mot 
Gott,  en  gothique  Gouth,  qui  se  rapporte  au  grec  KeuOw,  et  au  sans- 
crit Goûddhah.  Ce  mot  veut  dire  le  Caché.  —  V.  Windischmann ,  Forts- 
cliritt  der  Sprachen-Kunde ,  p.  20,  et  Eckstein,  Recherches  historiques 
sur  l'humanité  primitive.  —  Burnouf  incline  à  voir  la  racine  de  ce 
mot  dans  le  sanscrit  quaddhâta,  Vlncréé.  (Comment,  sur  le  Yaçna, 
t.  I ,  p.  55't.) 


I 


382 


DE    L  INEGALITE 


ils  n'auraient  pas  eu  l'idée  de  remonter  ensuite  vers  le  nord- 
ouest.  Marchant  directement  à  l'ouest,  ils  auraient  pris  le  rôle 
que  remplirent  plus  tard  les  Iraniens.  Ils  n'auraient  créé  ni 
Sicyone,  ni  Argos,  ni  Athènes,  ni  Sparte,  ni  Corinthe.  Ainsi 
je  conclus  qu'ils  partirent  à  ce  moment. 

Je  doute  que  cet  événement  soit  résulté  des  causes  qui 
avaient  décidé  l'émigration  primitive  des  populations  blanches. 
Le  contre-coup  en  était  déjà  épuisé,  car  si  les  envahisseurs 
jaunes  avaient  poursuivi  les  fugitifs,  on  aurait  vu  tous  les  peu- 
ples blancs,  arians,  celtes  et  slaves,  pour  échapper  à  leurs  at- 
teintes, se  précipiter  également  vers  le  sud  et  inonder  cette 
partie  du  monde.  Il  n'en  fut  pas  ainsi.  A  la  même  époque ,  à 
peu  près,  où  les  Arians  descendaient  vers  la  Sogdiane,  les 
Celtes  et  les  Slaves  gravitaient  dans  le  nord-ouest  et  trouvaient 
des  routes ,  sinon  libres ,  du  moins  assez  faiblement  défendues 
pour  que  le  passage  restât  praticable.  Il  faut  donc  reconnaître 
que  la  pression  qui  déterminait  les  Hellènes  à  gagner  vers 
l'ouest  ne  venait  pas  des  régions  supérieures  :  elle  était  causée 
par  les  congénères  arians. 

Cfes  nations ,  toutes  également  braves,  étaient  en  froissement 
continuel.  Les  conséquences  de  cette  situation  violente  ame- 
naient la  destruction  des  villages,  le  bouleversement  des  États 
et  l'obligation  pour  les  peuplades  vaincues  de  subir  le  joug  ou 
de  s'enfuir.  Les  Hellènes,  s'étant  trouvés  les  plus  faibles, 
prirent  ce  dernier  parti ,  et ,  faisant  leurs  adieux  à  la  contrée 
qu'ils  ne  pouvaient  plus  défendre  contre  des  frères  turbulents, 
ils  montèrent  sur  leurs  chariots,  et,  l'arc  à  la  main,  s'enga- 
gèrent dans  les  montagnes  de  l'ouest.  Ces  montagnes  étaient 
occupées  par  les  Sémites,  qui  en  avaient  chassé  ou,  du  moins, 
asservi  les  Chamites ,  auxquels  avait  plus  anciennement  ap- 
partenu l'honneur  d'en  dompter  les  aborigènes  noirs.  Les  Sé- 
mites ,  battus  par  les  Hellènes ,  ne  résistèrent  pas  à  ces  vail- 
lants exilés  et  se  renversèrent  sur  la  Mésopotamie,  et  plus 
les  Hellènes  avançaient ,  poussés  par  les  nations  iraniennes , 
plus  ils  forçaient  de  populations  sémitiques  à  se  déplacer  pour 
leur  donner  passage,  et  plus  ils  augmentaient  l'inondation  de 
l'ancien  monde  assyrien  par  cette  race  mêlée.  Nous  avons 


I 


DES   BACES   HUMAINES.  383 

déjà  assisté  à  ce  spectacle.  Laissons  les  émigraiits  continuer 
leur  voyage.  On  sait  dans  quels  illustres  lieux  ce  récit  les  re- 
trouvera. 

Après  cette  séparation ,  deux  groupes  considérables  forment 
encore  la  famille  ariane ,  les  nations  hindoues  et  les  Zoroas- 
triens.  Gagnant  du  terrain  et  se  considérant  comme  un  seul 
peuple,  ces  tribus  arrivèrent  à  la  contrée  du  Pendjab.  Elles 
s'y  établirent  dans  les  pâturages  arrosés  par  le  Sindh ,  ses 
cinq  affluents  et  un  septième  cours  d'eau  difficile  à  reconnaî- 
tre, mais  qui  est  ou  la  Yamouna  ou  la  Sarasvati  (l).  Ce  vaste 
paysage  et  ses  beautés  étaient  restés  profondément  gravés  dans 
la  mémoire  des  Zoroastriens  Iraniens  longtemps  après  qu'ils 
l'avaient  quitté  pour  ne  plus  le  revoir.  Le  Pendjab  était,  à  leur 
sens,  l'Inde  entière  :  ils  n'en  avaient  pas  vu  davantage.  Leurs 
connaissances  sur  ce  point  dirigèrent  celles  de  toutes  les  na- 
tions occidentales,  et  le  Zcnd-Avesta,  se  réglant  plus  tard  sur 
ce  que  les  ancêtres  avaient  raconté,  donnait  à  l'Inde  la  quali- 
fication de  septuple. 

Cette  région,  objet  de  tant  de  souvenirs,  fut  ainsi  témoin 
du  nouveau  dédoublement  de  la  famille  ariane ,  et  les  clartés 
déjà  plus  vives  de  l'histoire  (2)  permettent  de  démêler  assez 
bien  les  circonstances  du  débat  qui  en  fut  l'origine.  Je  vais! 
raconter  la  plus  ancienne  des  guerres  de  religion. 

Le  genre  de  piété  particulier  à  i?  race  blanche  se  révèle 
d'autant  mieux  dans  sa  portée  raisonnante,  qu'on  est  en  situa- 
tion de  le  mieux  examiner.  Après  en  avoir  constaté  des  lueurs 
pâles,  mais  bien  reconnaissables,  chez  les  descendants  métis 
des  Chamites ,  après  en  avoir  retrouvé  de  précieux  fragments 

(1)  Lassen,  Zeitschrift  der  Deutsch.  Morgenl.  Gesellschafc ,  t.  II, 
p.  200.  , 

(2)  C'est  icî  que  commence  véritablement  l'existence  des  peuples 
hindous.  La  philologie  va  les  chercher  avec  raison  dans  leur  berceau 
ethnique,  au  delà  des  montagnes  du  nord;  mais  leurs  annales,  mal 
instruites,  les  déclarent  autochthones.  Il  est  à  croire  que,  dans  les 
temps  védiques,  le  brahmanisme  n'avait  pas  encore  imité  les  Chana- 
néens,  les  Grecs  et  les  peuplades  d'Italie,  en  admettant  comme  sienne 
la  tradition  de  la  race  inférieure  qu'il  avait  subjuguée.  —  Lassen,  In- 
disch.  AUerth.,  t.  I,  p.  511. 


384 


DE   L  INEGALITE 


chez  les  familles  sémitiques,  on  a  vu  plus  à  plein  l'antique 
simplicité  des  croyances  et  l'importance  souveraine  qui  leur 
était  attribuée  chez  les  Arians  réunis  dans  leur  première  sta- 
tion avant  l'exode  des  Hellènes.  A  ce  moment  le  culte  était 
simple.  Il  semblerait  que  tout,  dans  l'organisation  sociale ,  fût 
tourné  vers  le  côté  pratique  et  jugé  de  ce  point  de  vue.  Ainsi, 
de  même  que  le  chef  de  la  communauté,  le  juge  du  grand  vil- 
lage, le  viç-pati  n'était  qu'un  magistrat  électif  entouré ,  pour 
tout  prestige,  du  renom  que  lui  donnaient  sa  bravoure,  sa 
sagesse  et  le  nombre  de  ses  serviteurs  et  de  ses  troupeaux  ; 
de  même  que  les  guerriers,  pères  de  famille,  ne  voyaient 
dans  leurs  filles  que  des  aides  utiles  au  labeur  pastoral, 
chargées  du  soin  de  traire  les  chamelles,  les  vaches  et  les 
chèvres,  et  ne  leur  donnaient  pas  d'autre  nom  que  celui  de 
leur  emploi;  ainsi,  encore,  s'ils  honoraient  les  nécessités 
du  culte,  ils  n'imaginaient  pas  que  les  fonctions  dussent  en 
être  remplies  par  des  personnages  spéciaux ,  et  chacun  était 
son  propre  pontife,  et  se  jugeait  les  mains  assez  pures,  le 
front  assez  haut,  le  cœur  assez  noble,  l'intelligence  assez 
éclairée,  pour  s'adresser  sans  intermédiaire  à  la  majesté  des 
dieux  immortels  (I* 

Mais  soit  que  dans  la  période  qui  s'écoula  entre  le  départ 
des  Grecs  et  l'occupation  du  Pendjab,  la  famille  ariane,  s'étant 
trouvée  en  long  contact  avec  les  nations  aborigènes ,  eût  déjà 
perdu  de  sa  pureté  et  compliqué  son  essence  physique  et 
morale  de  l'adjonction  d'une  pensée  et  d'un  sang  étrangers  ; 
soit  que  les  modifications  survenues  ne  fussent  que  le  déve- 
loppement naturel  du  génie  progressif  des  Arians,  toujours 
est-il  que  les  anciennes  notions  sur  la  nature  du  pontificat  se 
modifièrent  insensiblement ,  et  qu'un  moment  vint  où  les  guer- 
riers ne  se  crurent  plus  le  droit  ni  la  science  de  vaquer  aux 
fonctions  sacerdotales  :  des  prêtres  furent  institués. 

Ces  nouveaux  guides  des  consciences  devinrent  sur-le- 
champ  les  conseillers  des  rois  et  les  modérateurs  des  peuples. 
On  les  appelait  purohitas.  La  simplicité  du  culte  s'altéra  en- 


[ 


(\)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  793. 


DES   RACES  HUMAINES.  385 

tre  leurs  mains  ;  elle  se  compliqua ,  et  l'art  des  sacrifices  de- 
vint une  science  pleine  d'obscurités  dangereuses  pour  les  pro- 
fanes. On  redouta  dès  lors  de  commettre,  dans  l'acte  de 
l'adoration,  des  erreurs  de  forme  qui  pouvaient  offenser  les 
dieux,  et ,  afin  d'éviter  ce  danger,  on  ne  se  risqua  plus  à  agir 
soi-même  :  on  eut  recours  au  seul  purohita.  Il  est  probable 
.  qu'à  la  pratique  de  la  théologie  et  des  fonctions  liturgiques  cet 
homme  spécial  joignit,  de  bonne  heure,  des  connaissances  en 
médecine  et  en  chirurgie  ;  qu'il  se  livra  à  la  composition  des 
hymnes  sacrés,  et  qu'il  se  rendit  triplement  vénérable  aux 
yeux  des  rois ,  des  guerriers ,  des  populations  tout  entières 
par  les  mérites  qui  éclataient  en  sa  personne  au  point  de  vue 
de  la  religion,  de  la  morale  et  de  la  science  (1). 

Tandis  que  le  pontife  se  créait  ainsi  des  fonctions  sublimes 
et  bien  propres  à  lui  concilier  l'admiration  et  h^s  sympathies , 
les  hommes  libres  n'étaient  pas  sans  gagner  quelque  chose  à 
la  perte  de  plusieurs  de  leurs  anciens  droits,  et,  tout  ainsi 
que  le  purohita ,  en  s'emparant  exclusivement  d'une  partie  de 
l'activité  sociale,  en  savait  extraire  des  merveilles  que  les  gé- 
nérations antérieures  n'avaient  pas  soupçonnées ,  de  même  le 
chef  de  famille ,  vacant  tout  entier  aux  soins  terrestres ,  se 
perfectionnait  dans  les  arts  matériels  de  la  vie ,  dans  la  science 
du  gouvernement ,  dans  celle  de  la  guerre  et  dans  l'aptitude 
aux  conquêtes. 

L'ambition  la  plus  inquiète  n'avait  pas  le  temps  de  réfléchir 
à  la  valeur  de  ce  qu'elle  avait  cédé ,  et  d'ailleurs  les  conseils 
du  purohita,  non  moins  que  ses  secours,  lorsque  le  guerrier 
était  vaincu ,  ou  blessé ,  ou  malade ,  non  moins  que  ses  chants 
et  ses  récits ,  quand  il  était  de  loisir,  contribuaient  à  l'impres- 
sionner en  faveur  de  l'influence  qu'il  avait  laissé  naître,  qu'il 
laissait  croître  à  ses  côtés,  et  à  l'étourdir  sur  les  dangers  dont , 
pour  l'avenir,  elle  pouvait  menacer  sa  puissance  et  sa  liberté. 

D'ailleurs,  le  purohita  n'était  pas  un  être  qui  pût  sembler 
redoutable.  Il  vivait  isolé  auprès  des  chefs  assez  riches  ou  gé- 

(1)  Lassen ,  loc.  cit.  Il  est  ici  question  de  l'époque  où  furent  compo- 
sés les  hymnes  les  plus  anciens  des  Védas. 

22 


I 


386  DE  l'inégalité 

néreux  pour  entretenir  sa  vie  simple  et  pacifique.  Il  ne  portait 
pas  les  armes  ;  il  n'était  pas  d'une  race  ennemie.  Sorti  de  la 
famille  même  du  viç-pati  ou  de  sa  tribu,  il  était  le  fils,  le 
Frère,  le  cousin  des  guerriers  (1).  Il  communiquait  sa  science 
ù  des  disciples  qui  pouvaient  le  quitter  à  leur  gré  et  reprendre 
l'arc  et  la  flèche.  C'était  donc  insensiblement  et  par  des  voies 
inconnues,  même  à  ceux  qui  les  suivaient,  que  le  brahma-, 
nisme  jetait  ainsi  les  fondements  d'une  autorité  qui  allait  de- 
venir exorbitante. 

Un  des  premiers  pas  que  fît  le  sacerdoce  dans  le  maniement 
direct  des  affaires  temporelles ,  témoigne  d'un  grand  perfec- 
tionnement politique  et  moral  chez  ces  contemporains  d'une 
époque  que  les  érudits  allemands  appellent,  avec  une  poétique 
justesse,  la  (jrise  ante'riorité  des  temps  (2).   Les  viç-pati 
comprirent  qu'il  serait  bon  de  ne  plus  être  pour  leurs  admi- 
nistrés, qui,  insensiblement,  devenaient  leurs  sujets,  les  pro- 
duits irrégujiers  de  la  ruse  ou  de  la  violence  heureuse.  On 
voulut  qu'une  consécration  supérieure  à  l'élection  populaire 
investît  les  pasteurs  des  peuples  de  droits  particuliers  au  res- 
pect, et  on  imagina  de  faire  dépendre  la  légitimité  de  leur 
caractère  d'une  espèce  de  sacre  administré  par  les  purohitas  (3). 
Dès  lors  l'importance  des  rois  s'accrut  sans  doute,  car,  ils 
étaient  devenus  participants  à  la  nature  des  choses  saintes, 
même  sans  avoir  encore  détrôné  un  dieu.   Mais  le  pouvoir 
mondain  du  sacerdoce  fut  également  fondé,  et  l'on  devine 
maintenant  ce  qu'il  va  devenir  entre  les  mains  d'hommes 
éclairés,  pacifiques,  d'une  redoutable  énergie  dans  le  bien, 
et  qui ,  sachant  que ,  pour  une  nation  dévouée ,  corps  et  âme , 
à  l'admiration  de  la  bravoure ,  aucun  prétexte ,  si  sacré  fût-il , 
ne  pouvait  couvrir  le  soupçon  d'être  lâche,  commençaient  déjà 
à  pratiquer  des  doctrines  austères  d'abstinences  intrépides  et 
de  renoncements  obstinés.  Cet  esprit  de  pénitence  devait 

(1)  Lassen,  ouvr.  cité,  1. 1,  p.  813. 

(2)  Die  graue  Vorzeit. 

(3)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  812.  La  consécration  royale,  dont 
il  est  si  fort  question  dans  le  Ramayana,  a  encore  été  pratiquée  dans 
les  temps  modernes.  W,  y.  Schlegel,  Indische  Bibliothek,  t.  I,  p.  430. 


DES   RACES   HUMAINES.  387 

aboutir,  un  jour,  à  des  mutilations  effrénées ,  à  des  supplices 
absurdes,  également  révoltants  pour  le  cœar  et  pour  la  raison. 
Les  purohitas  n'en  étaient  pas  là  encore.  Prêtres  d'une  nation 
blanche ,  ils  ne  songeaient  même  pas  à  de  pareilles  éaormités. 

La  puissance  sacerdotale  était  désormais  assise  sur  des  bases 
solides.  Le  pouvoir  séculier,  fier  d'eu  obtenir  sa  consécration 
et  de  s'appuyer  sur  elle ,  servait  volontiers  ses  développements. 
Bientôt  il  put  s'apercevoir  que  ce  qui  se  demande  se  refuse 
aussi.  Tous  les  rois  ne  furent  pas  également  bien  reçus  des 
maîtres  des  sacrifices,  et  il  suffit  de  quelques  rencontres  où 
la  fermeté  de  ceux-ci  se  trouva  d'accord  avec  les  sentiments 
des  peuples,  il  suffit  que  certains  d'entre  eux  périssent  martyrs 
de  leur  résistance  aux  vœux  d'un  usurpateur,  pour  que  l'opi- 
nion publique ,  frappée  de  reconnaissance  et  d'admiration ,  fît 
aux  purohitas  réunis  un  pont  vers  les  plus  hautes  entreprises. 

Ils  acceptèrent  le  rôle  éminent  qui  leur  était  attribué.  Ce- 
pendant je  ne  crois  ni  à  la  prédominance  des  calculs  égoïstes 
dans  la  politique  d'une  classe  entière,  ni  aux  grands  résultats 
amenés  par  de  petites  causes.  Quand  une  révolution  durable 
se  produit  au  sein  des  sociétés,  c'est  que  les  passions  des 
triomphateurs  ont  pour  rebondir  un  sol  plus  ferme  que  des 
intérêts  personnels ,  sans  quoi  elles  rasent  la  terre  et  ne  mon- 
tent à  rien.  Le  fait  d'où  le  sacerdoce  arian  s'avisa  de  faire  jail- 
lir ses  destinées,  loin  d'être  misérable  ou  ridicule,  devait,  au 
contraire ,  lui  gagner  les  sympathies  intimes  du  génie  de  la 
race,  et  l'observation  qu'en  firent  les  prêtres  de  cette  époque 
antique  accuse ,  chez  eux ,  une  rare  aptitude  à  la  science  du 
gouvernement,  en  même  temps  qu'un  esprit  subtil,  savant, 
combinateur  et  logique  jusqu'à  la  rage. 

Voici  ce  dont  s'aperçurent  ces  philosophes ,  et  ce  qu'ensuite 
imagina  leur  prévoyance.  Ils  considérèrent  que  les  nations  aria- 
nes  se  trouvaient  entourées  de  peuplades  noires  dont  les  multi- 
tudes s'étendaient  à  tous  les  coins  de  l'horizon  et  dépassaient 
de  beaucoup  par  le  nombre  les  tribus  de  race  blanche  établies 
sur  le  territoire  des  Sept-Fleuves,  et  déjà  descendues  jusqu'à 
l'embouchure  de  l'Indus.  Ils  virent,  en  outre,  qu'au  milieu  des 
AriaDS  vivaient,  soumises  et  paisibles,  d'autres  populations 


I 


388  DE    l'inégalité 

aborigènes  qui  ne  laissaient  pas  que  de  former  encore  une 
masse  considérable,  et  qui  avaient  déjà  commencé  à  se  mêler 
à  certaines  familles,  probablement  les  plus  pauvres,  les  moins 
illustres,  les  moins  fières  de  la  nation  conquéranle.  Ils  remar- 
quèrent sans  peine  combien  les  mulâtres  étaient  inférieurs  en 
beauté,  en  intelligence,  en  courage  à  leurs  parents  blancs;  et 
surtout  ils  eurent  à  réfléchir  aux  conséquences  que  pouvait 
amener,  pour  la  domination  des  Arians,  une  influence  exercée 
par  les  individunlités  métisses  sur  les  populations  noires  sou- 
mises ou  indépendantes.  Peut-être  avaient-ils  sous  les  yeux 
l'expérience  de  quelques  accessions  fortuites  de  sang-mêlés  à 
la  dignité  royale. 

Guidés  par  le  désir  de  conserver  le  souverain  pouvoir  à  la 
race  blanche,  ils  imaginèrent  un  état  social  hiérarchisé  suivant 
le  degré  d'élévation  d'intelligence.  Ils  prétendirent  confier  aux 
plus  sages  et  aux  plus  habiles  la  conduite  suprême  du  gouverne- 
ment. A  ceux  dont  l'esprit  était  moins  élevé,  mais  le  bras  vi- 
goureux, le  cœur  avide  d'émotions  guerrières,  l'imagination 
sensible  aux  excitations  de  l'honneur,  ils  remirent  le  soin  de 
défendre  la  chose  publique.  Aux  hommes  d'humeur  douce, 
curieux  de  travaux  paisibles,  peu  disposés  aux  fatigues  de  la 
guerre,  ils  se  piquèrent  de  trouver  un  emploi  convenable  en 
les  conviant  à  nourrir  l'État  par  l'agriculture,  à  l'enrichir  par 
le  commerce  et  l'industrie.  Puis,  du  grand  nombre  de  ceux 
dont  le  cerveau  n'était  éclairé  que  de  lueurs  incomplètes,  de 
tous  ceux  qui  n'avaient  pas  l'âme  prête  à  subir,  sans  faiblesse, 
le  choc  du  danger,  des  gens  trop  pauvres  pour  vivre  libres,  ils 
composèrent  un  amalgame  sur  lequel  ils  jetèrent  le  niveau 
d'une  égale  infériorité,  et  décidèrent  que  cette  classe  humble 
gagnerait  sa  subsistance  en  remplissant  ces  fonctions  pénibles 
ou  même  humiliantes  qui  sont  cependant  nécessaires  dans  les 
sociétés  établies. 

Le  problème  avait  trouvé  sa  solution  idéale,  et  personne  ne 
peut  refuser  son  approbation  à  un  corps  social  ainsi  organisé 
qu'il  est  gouverné  par  la  raison  et  servi  par  l'inintelligence.  La 
grande  difficulté,  c'est  de  faire  passer  un  projet  abstrait  de 
cette  espèce  dans  le  moule  d'une  réalisation  pratique.  Tous  les 


DES   BACES   HUMAINES.  389 

théoriciens  du  monde  occidental  y  ont  échoué  :  les  purohitas 
crurent  avoir  trouvé  le  sûr  moyen  d'y  réussir. 

Partant  de  cette  observation  établie,  pour  eux,  sur  des  preu- 
ves irrélragables,  que  toute  supériorité  était  du  côté  des  Arians, 
toute  faiblesse,  toute  incapacité  du  côté  des  noirs,  ils  admi- 
rent, comme  conséquence  logique,  que  la  proportion  de  valeur 
Intrinsèque  chez  tous  les  hommes  était  en  raison  directe  de  la 
pureté  du  sang ,  et  ils  fondèrent  leurs  catégories  sur  ce  prin- 
cipe. 

Ces  catégories,  ils  les  appelèrent  varna,  qui  signifiait  cou- 
leur, et  qui,  depuis  lors,  a  pris  la  signification  de  caafe  (1). 

Pour  former  la  première  caste,  ils  réunirent  les  familles  des 
purohitas  en  qui  éclatait  quelque  mérite,  telles  que  celles  des 
Gautama,  des  Bhrigou,  des  Atri  (2),  célèbres  par  leurs  chants 
liturgiques,  transmis  héréditairement  comme  une  propriété 
précieuse.  Ils  supposèrent  que  le  sang  de  ces  familles  recora- 
maudables  était  plus  arian,  plus  pur  que  celui  de  toutes  les 
autres. 

A  cette  classe ,  à  cette  varna,  à  cette  couleur  blanche  par 
excellence,  ils  attribuèrent  non  pas  d'abord  le  droit  de  gouver- 
ner, résultat  définitif  qui  ne  pouvait  être  que  l'œuvre  du  temps, 
mais  du  moins  le  principe  de  ce  droit  et  tout  ce  qui  pouvait  y 
conduire,  c'est-à-dire  le  monopole  des  fonctions  sacerdotales, 
la  consécration  royale  qu'ils  possédaient  déjà,  la  propriété  des 
chants  religieux,  le  pouvoir  de  les  composer,  de  les  interpré- 
ter et  d'en  communiquer  la  science;  enfin  ils  se  déclarèrent, 
eux-niêmes,  personnages  sacrés,  inviolables;  ils  se  refusèrent 
aux  emplois  militaires,  s'entourèrent  d'un  loisir  nécessaire,  et 
se  vouèrent  à  la  méditation,  à  l'étude,  à  toutes  les  sciences  de 
l'esprit,  ce  qui  n'excluait  ni  l'aptitude  ni  la  science  politiques  (3). 

(1)  Lassen,  ouvr.  cité,  l.  I,  p.  514.  En  kawi ,  varna  a  gardé  son 
sens  primiUf  et  n'a  pas  acquis  le  sens  dérivé.  —  Voir  W.  v.  Hiun- 
boldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache ,  t.  I,  p.  83. 

(2)  Lassen ,  ouvr.  cité ,  p.  804. 

(3)  Lassen,  Indisch.  Alterlhûm.,  t.  I,  p.  804  et  pass.  —  Burnouf , 
Introduction  à  l'hist.  du  bouddhisme  indien,  t.  I,  p.  141.  Le  trait 
essentiel  des  brahmanes  est  de  pouvoir  lire  les  mantràs.  —  Lassen, 
ouvr.  cité,  p.  806.  L'aumône,  jadis  facultative,  est  aujourd'hui  obliga-i 

22. 


I 


390  DE  l'iinégalité 

Immédiatement  au-dessous  d'eux,  ils  placèrent  la  catégorie 
des  rois  alors  existants  avec  leurs  familles.  En  exclure  aucun, 
c'eût  été  donner  un  démenti  à  la  valeur  de  la  consécration,  et, 
en  même  temps,  créer  à  l'organisation  naissante  des  hostilités 
trop  redoutables.  A  côté  des  rois,  ils  placèrent  les  guerriers 
les  plus  éminents,  tous  les  hommes  distingués  par  leur  in- 
fluence et  leurs  richesses,  et  ils  supposèrent,  plus  ou  moins  jus- 
tement, que  cette  classe,  cette  varna,  cette  couleur,  était 
déjà  moins  franchement  blanche  que  la  leur,  avait  déjà  con- 
tracté un  certain  mélange  avec  le  sang  aborigène,  ou  bien  que, 
égale  en  pureté,  tout  aussi  fidèle  à  la  souche  ariane,  elle  ne 
méritait  néanmoins  que  le  second  rang,  par  la  supériorité  de 
la  vocation  intellectuelle  et  religieuse  sur  la  vigueur  physique. 
C'était  une  race  grande,  noble,  illustre,  que  celle  qui  pouvait 
accepter  une  telle  doctrine.  Aux  membres  de  la  caste  militaire, 
les  purohitas  donnèrent  le  nom  de  kschattryas  ou  hommes 
forts.  Ils  leur  firent  un  devoir  religieux  de  l'exercice  des  ar- 
mes, de  la  science  stratégique,  et,  tout  en  leur  concédant  le 
gouvernement  des  peuples,  sous  la  réserve  de  la  consécration 
religieuse,  ils  s'appuyèrent  sur  le  sentiment  public,  imbu  des 
doctrines  libres  de  la  race,  pour  leur  refuser  la  puissance  abso- 
lue (1). 

toire  à  l'égard  des  brahmanes.  Le  bien  qui  est  fait  à  un  homme  de 
caste  ordinaire  acquiert  un  mérite  simple;  à  un  membre  de  la  caste  • 
sacerdotale,  un  mérite  double;  à  un  étudiant  des  Védas,  le  mérite  se 
multiplie  par  cent  mille,  et  si  c'est  d'un  ascète  qu'il  s'agit,  alors  il  de- 
vient incommensurable. 

(l)Riend'admirablecommelesprescriptionsque  le  Manava-Dharma- 
Sastra  (traduction  de  Uaugliton,  Londres,  1825,  iu-4°,  t.  II)  adresse  à 
la  caste  militaire  et  compile  probablement  de  règlements  plus  anciens. 
Je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  traduire  cette  page,  animée  du  plus 
pur  esprit  chevaleresque.  Chap.  xn,  §  88  :  «  Ne  jamais  quitter  le  com- 
«  bat,  protéger  le  peuple  et  honorer  les  prêtres,  tel  est  le  suprême 
«  devoir  des  rois,  celui  qui  assure  leur  félicité.  »  §89  :  «  Ces  maîtres  du 
«  monde,  qui,  ardents  à  s'entre-défaire,  déploient  leur  vigueur  dans  la 
«  bataille  sans  jamais  tourner  le  visage,  montent,  après  leur  mort,  direc- 
«  tement  au  ciel.  »  §  90  :  «  Que  nul  homme,  en  combattant,  ne  frappe 
€  son  ennemi  avec  des  armes  pointues  emmanchées  de  bois,  ni  avec 
«  des  flèches  méchamment  barbelées,  ni  avec  des  traits  empoisonnés, 
f  ni  avec  des  dards  de  feu.  »  §  91  :  «  Que,  monté  sur  un  char  Ou  chevau- 


DES   BACES   HUMAINES.  391 

Ils  déclarèrent  que  chaque  varna  conférait  à  ses  membres 
des  privilèges  inaliénables,  devant  lesquels  la  volonté  royale 
expirait.  Il  était  défendu  au  souverain  d'empiéter  sur  les  droits 
des  prêtres.  Il  ne  lui  était  pas  moins  interdit  d'attenter  à  ceux 
des  kschattryas  ou  des  castes  inférieures  (1).  Le  monarque  fut 
entouré  d'un  certain  nombre  de  ministres  ou  de  conseillers, 
sans  le  concours  desquels  il  ne  pouvait  agir  et  qui  apparte- 
naient aussi  bien  à  la  classe  des  purohitas  qu'à  celle  des  guer- 
riers (2). 

Les  constituants  firent  plus.  Au  nom  des  lois  religieuses,  ils 
prescrivirent  aux  rois  une  certaine  conduite  dans  la  vie  inté- 
rieure. Ils  réglèrent  jusqu'à  la  nourriture  et  proscrivirent,  de 
la  manière  la  plus  énergique,  et  sous  des  peines  temporelles  et 
spirituelles,  toute  infraction  à  leurs  mandements.  Leur  chef- 
d'œuvre,  à  mon  avis,  à  rencontre  des  kschattryas  et  de  la 
caste  qui  va  suivre,  est  d'avoir  su  se  départir  de  la  rigueur  des 
classifications  pour  ne  pas  monopoliser  absolument  les  cho- 
ses de  l'intelligence  dans  le  sein  de  leur  confrérie.  Ils  compri- 
rent, sans  doute,  que  l'instruction  ne  peut  être  refusée  à  qui 
est  capable  de  l'acquérir,  de  même  qu'on  la  permet  sans  ré- 

«  chant  un  coursier,  il  n'aUaque  pas  un  ennemi  à  pied,  ni  un  homme 
«  efféminé,  ni  celui  qui  demande  la  vie  à  mains  jointes,  ni  celui  dont 
<  la  chevelure  dénouée  couvre  la  vue,  ni  celui  qui,  épuisé  de  fatigue, 
«  s'est  assis  sur  la  terre,  ni  celui  qui  dit  :  Je  suis  ton  captif.  »  §  92  : 
«  Ni  celui  qui  dort,  ni  celui  qui  a  perdu  sa  cotte  de  mailles,  ni  celui 
0  qui  est  nu  ;  ni  celui  qui  est  désarmé,  ni  celui  qui  est  spectateur  et  non 
«  acteur  dans  le  combat,  ni  celui  qui  est  aux  prises  avec  un  autre.  » 
§  93  :  «  Ayant  toujours  présent  à  l'esprit  le  devoir  des  Arians,  des  hom. 
«  mes  honorables,  qu'il  ne  tue  jamais  quelqu'un  qui  a  rompu  son  arme, 
«  ni  celui  qui  pleure  pour  un  chagrin  particulier,  ni  celui  qui  a  été 
«  blessé  grièvement,  ni  celui  qui  a  peur,  ni  celuiqui  tourne  le  dos.  »§98  : 
«  Telle  est  la  loi  antique  et  irréprochable  des  guerriers.  De  cette  loi, 
«  nul  roi  ne  doit  jamais  se  départir,  quand  il  attaque  ses  ennemis  dans 
«  la  bataille.  » 

(t)  Manava-Dharma-Sastra ,  chap.  vn,  §  123  :  Since  the  servants  of 
«  the  king,  wliom  he  has  appoinfcd  gUardians  of  districts,  arc  gene- 
«  rallyknavcs,  who  seize  what  belongs  to  other  men,  from  such  kna- 
«  ves  let  him  défend  his  peoplo.  »  Cet  article  fut  inspiré,  selon  toute 
vraisemblance,  par  la  féodalité  des  kschattryas. 

(i)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  805. 


392  DE    l'inégalité 

sultat  aux  intelligences  mal  créées  pour  la  recevoir;  puis,  que 
si  le  savoir  est  une  force  et  exerce  un  prestige,  c'est  à  la  con- 
dition d'avoir  des  spectateurs  qui  se  peuvent  faire ,  par  eux- 
mêmes,  une  idée  juste  de  son  mérite,  et  qui,  pour  être  en  état 
d'eu  apprécier  la  valeur,  doivent  au  moins  avoir  approché  les 
lèvres  de  sa  coupe. 

Loin  donc  de  défendre  l'instruction  aux  kschattryas,  les 
purohitas  la  leur  recommandèrent,  leur  permirent  la  lecture 
des  livres  sacrés,  les  engagèrent  à  se  les  faire  expliquer,  et  les 
virent  avec  complaisance  s'adonner  aux  connaissances  laïques, 
telles  que  la  poésie,  l'histoire  et  l'astronomie.  Ils  formaient 
ainsi,  autour  d'eux,  une  classe  militaire  intelligente  autant  que 
brave,  et  qui,  si  elle  pouvait  un  jour  trouver,  dans  l'éveil  de 
ses  idées,  des  excitations  à  combattre  les  progrès  du  sacer- 
doce, n'y  rencontrait  pas  moins  de  motifs  d'en  être  séduite,  d'y 
sourire  et  de  les  favoriser  au  nom  de  cette  sympathie  instinc- 
tive que  l'esprit  inspire  à  l'esprit  et  le  talent  au  talent.  Toute- 
fois, il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  :  quelles  que  fussent  les  dis- 
positions intimes  des  kschattryas,  l'intérêt  général  de  leur  caste 
et  la  nature  des  choses  en  faisaient  pour  les  novateurs  reli- 
gieux une  terrible  pierre  d'achoppement,  et  un  danger  devait 
tôt  ou  tard  se  montrer  de  ce  côté-là. 

Il  n'en  était  pas  de  même  de  la  varna  qui  venait  après  la 
caste  guerrière.  Ce  fut  celle  des  vayçias,  supposés  moins 
blancs  que  les  deux  catégories  sociales  supérieures,  et  qui, 
probablement  aussi,  étaient  moins  riches  et  moins  influents 
dans  la  société.  Toutefois,  leur  parenté  avec  les  deux  hautes 
castes  étant  encore  évidente  et  indiscutable,  le  nouveau  sys- 
tème les  considéra  comme  des  hommes  d'élite,  des  hommes 
deux  fois  nés  {dvidja),  expression  consacrée  pour  représenter 
l'excellence  de  la  race  vis-à-vis  des  populations  aborigènes  (1), 
et  on  en  forma  le  peuple,  le  gros  de  la  nation  proprement  dite, 
au-dessus  duquel  étaient  les  prêtres  et  les  soldats,  et  ce  fut 
pour  cette  raison  que  le  nom  d'Arians,  abandonné  par  les 
kschattryas,  comme  par  les  purohitas,  plus  fiers,  les  uns  de 

(1)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  818. 


DES   BACES   HUMAINES.  393 

leur  titre  de  forts,  ]es  autres  de  la  qualification  nouvellement 
prise  de  brahmanes,  resta  le  partage  de  la  troisième  caste. 

La  loi  de  Manou,  postérieure,  du  reste,  dans  sa  forme  ac- 
tuelle, à  l'époque  en  question,  établit,  d'après  des  autorités 
plus  anciennes  qu'elle-même',  le  cercle  d'action  où  devait  s'é- 
couler l'existence  des  vayçias.  On  leur  confia  le  soin  du  bétail. 
Le  raffinement  déjà  considérable  des  moeurs  ne  permettait 
plus  aux  hautes  classes  de  s'en  occuper,  comme  avaient  fait 
les  ancêtres.  Les  vayçias  firent  le  négoce ,  prêtèrent  de  l'ar- 
gent à  intérêt  et  cultivèrent  la  terre  (1).  Appelés  à  concentrer 
ainsi  dans  leurs  mains  les  plus  grandes  richesses,  on  leur  com- 
manda l'aumône  et  les  sacrifices  aux  dieux.  A  eux  aussi  on 
permit  de  lire  ou  de  se  faire  lire  les  Védas  (2),  et,  afin  d'as- 
surer à  leur  caractère  pacifique  la  tranquille  jouissance  des 
humbles,  prosaïques  mais  fructueux  avantages  qui  leur  étaient 
concédés,  il  fut  sévèrement  interdit  aux  brahmanes  comme  aux 
kschattryas  d'empiéter  sur  leurs  attributions,  de  se  mêler  à 
leurs  travaux  et  d'obtenir  soit  un  épi  de  blé,  soit  un  objet  fa- 
briqué, autrement  que  par  leur  intermédiaire.  Ainsi,  dès  l'an- 
tiquité la  plus  haute,  la  civilisation  ariane  de  l'Inde  asseyait 
ses  travaux  sur  l'existence  d'une  nombreuse  bourgeoisie,  for- 
tement organisée  et  défendue,  dans  l'exercice  de  droits  consi- 
dérables, par  toute  la  puissance  des  prescriptions  religieuses  (3). 
On  remarquera  encore  que,  non  moins  que  les  kschattryas, 
cette  classe  était  admise  aux  études  intellectuelles,  et  que  ses 

(1)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  817. 

(2)  Manava-Dharma-Saslra ,  cliap.  x,  g  l  :  «  Let  tlie  tliroc  twice- 
f  boru  classes,  remaiuing  firin  in  tlieir  several  dulies,  caiefully  read 
a  the  Veda;  but  a  brahmen  must  explain  it  to  them,  not  a  man  of  Ihe 
<  other  two  classes  :  this  is  an  eslai)lished  ruie.  »  —  Chap.  x,  §  79  ; 

«  The  meaiis  of  subsistence  peculiar  to the  vaisya  (are),  nierchan- 

a  dize,  attcnding  on  cattle  and  agriculture;  but,  with  a  view  to  the 
«  next  llfc;  the  duties are  almsgiving,  reading,  sacrificing.  » 

(3)  L'importance  de  cette  caste  et  l'inlluence  extralégale  qu'elle  était 
capable  d'exercer  n'échappèrent  pas  du  tout  aux  législateurs  de  l'Inde. 
Je  lis  dans  le  Manava-Dharma-Sastra ,  ch.  viii,  §  418  :  «  With  vigilant 
«  care  should  the  king  exert  himself  in  compelling  merchant  and  me- 
«  chanicks  to  perform  their  respective  dulies;  for,  when  such  me» 
«  swerve  from  their  duty,  they  throw  this  world  in  confusion.  » 


1 


394  DE  l'inégalité 

habitudes,  plus  paisibles,  plus  casanières  que  celles  des  guer- 
riers, tendaient  à  l'en  faire  proGter  davantage. 

Avec  ces  trois  hautes  castes ,  la  société  hindoue ,  dans  son 
idéal ,  était  complète.  En  dehors  de  leur  cercle ,  plus  d'Arians, 
plus  d'hommes  deux  fois  nés.  Cependant,  il  fallait  tenir  compte 
des  aborigènes ,  qui ,  soumis  depuis  plus  ou  moins  longtemps 
et  peut-être  un  peu  apparentés  au  sang  des  vainqueurs,  vi- 
vaient obscurément  au  bas  de  l'échelle  sociale.  On  ne  pouvait 
repousser  absolument  ces  hommes  attachés  à  leurs  vainrjueurs 
et  ne  recevant  que  d'eux  leur  subsistance  ,  sans  se  jeter,  avec 
une  barbare  imprudence,  dans  des  périls  inutiles.  D'ailleurs, 
par  ce  qui  se  passa  ensuite,  il  est  fort  probable  que  les  brah- 
manes avaient  déjà  senti  combien  il  serait  contraire  à  leurs 
véritables  mtérêts  de  rompre  avec  ces  multitudes  noires  qui,' 
si  elles  ne  leur  rendaient  pas  les  honneurs  délicats  et  raisonnes 
des  autres  castes ,  les  entouraient  d'une  admiration  plus  aveu- 
gle et  les  servaient  avec  un  fanatisme  plus  dévoué.  L'esprit 
mélanien  se  retrouvait  là  bien  entier.  Le  brahmane ,  prêtre 
pour  les  kschattryas  et  les  vayçias,  était  dieu  pour  la  foule 
noire.  On  ne  se  brouille  pas  de  gaieté  de  cœur  avec  de  si  chauds 
amis ,  et  surtout  quand  il  n'est  pas  besoin  de  faire  beaucoup 
pour  se  les  conserver. 

Les  brahmanes  composèrent  une  quatrième  caste  de  toute 
cette  population  de  manœuvres ,  d'ouvriers ,  de  paysans  et  de 
vagabonds.  Ce  fut  celle  des  coudras  ou  des  dazas,  des  servi- 
teurs, qui  reçut  le  monopole  de  tous  les  emplois  serviles.  Il 
fut  rigoureusement  défendu  de  les  maltraiter,  et  on  les  soumit 
à  un  état  de  tutelle  éternelle,  mais  avec  l'obligation,  pour  les  il 
hiautes  classes,  de  les  régir  doucement  et  de  les  garder  de  la  '■ 
famine  et  des  autres  effets  de  la  misère.  La  lecture  des  livres 
sacrés  leur  fut  interdite;  ils  ne  furent  pas  considérés  comme 
purs ,  et  rien  de  plus  juste ,  car  ils  n'étaient  pas  Arians  (1). 

Après  avoir  ainsi  distribué  leurs  catégories ,  les  inventeurs 
du  système  des  castes  en  fondèrent  la  perpétuité,  en  décrétant 
que  chaque  situation  serait  héréditaire ,  qu'on  ne  ferait  partie 

(1)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  817  et  pass. 


DES   RACES   HUMAINES.  395 

d'une  varna  qu'à  la  condition  d'être  né  de  père  et  de  mère  y 
appartenant  l'un  et  l'autre  (l).  Ce  ne  fut  pas  encore  assez.  De 
même  que  les  rois  ne  pouvaient  gouverner  sans  avoir  obtenu 
la  consécration  brahmanique ,  de  même  nul  ne  fut  admis  à  la 
jouissance  des  privilèges  de  sa  caste  avant  d'avoir  accompli, 
avec  l'assentiment  sacerdotal ,  les  cérémonies  particulières  de 
l'accession  (2). 

Les  gens  oublieux  de  ces  formalités  obligées  étaient  exclus 
delà  société  hindoue  (3).  Impurs,  fussent-ils  nés  brahmanes 
de  père  et  de  mère,  on  les  appelait  vratyas  (4),  bj'içjands, 
pillards,  assassins,  et  il  est  bien  probable  que,  pour  vivre, 
ces  rebuts  de  la  loi  étaient  souvent  contraints  de  s'armer  con- 


(1)  Burnouf,  Introduct.  à  l'histoire  du  bouddh.  indien,  t.  I,  p.  155. 
—  Manava -Dharma- Sastra ,  chap.  x,  §  5  :  «  In  ail  classes  they,  and 
«  they  only,  wlio  are  born ,  in  a  direct  order,  of  wives  equal  ia  clas- 
«  ses  and  virgins  at  the  time  of  marriage,  are  to  be  considered  as  the 
«  same  in  class  with  their  fathers.  » 

(•2)  Manava-Dharma- Sastra,  chap.  ii,  §  26  :  «  With  auspicious  acts 
«  prescribed  by  the  veda,  must  cérémonies  over  conception  and  so 
«  forth,  be  duly  performed,  which  purify  the  bodies  of  the  three  clas- 
«  ses  in  this  life,  and  qualify  them  for  tlie  iiext.  »  Ainsi  ce  n'était  pas 
seulement  pour  le  bonheur  de  cette  vie  qu'il  était  nécessaire  de  se 
])ourvoir  de  la  consécration  de  sa  caste,  c'était  encore  pour  assurer 
le  sort  ultérieur  dans  l'autre.  Puis  les  cérémonies  commençaient  dès 
le  moment  présumé  de  la  conception.  C'était,  à  proprement  parler, 
celles  qui  constituaient  l'Hindou,  indépendamment  de  l'idée  de  caste. 
Cette  seconde  condition  était  remplie  d'une  manière  plus  complète 
quelques  années  après.  Chap.  ii,  p.  37  :  «  Should  a  brahmen,  or  his 
.  fatlier  for  him,  be  desirous  of  his  advancemeut  in  sacred  know- 
«  ledgr;  a  cshatriya,  of  extending  his  |>ower;  or  a  vaisya  of  engaging 

*  in  mercantile  business;  the  investiture  may  be  made  in  the  flflh, 
c  sixth  or  eiglith  year  respectively.  »  ' 

(3)  Manava-Dharma-Sastra ,  ch.  n,  g  38  :  «  The  ceremony  of  the  in- 
«  vestiture  hallowed  by  the  gayatri  must  not  be  delayed,  in  the  case  of 

•  a  priest,  beyond  the  sixtoenth  year,  nor  in  that  of  a  soldier,  beyond 
.  the  twenty  second;  nor  in  that  of  a  merchant,  beyond  the  twenty 
"  fourth.  »  §  39  :  «  After  that,  ail  youths  of  thèse  three  classes,  who  hâve 
<  not  been  invested  at  the  proper  time,  become  vratyas,  or  outcasts, 
«  dcgr?.ded  from  the  gayatri,  and  contemned  by   the  virtuous.  » 

(l)  Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I,  p.  821.  Vrdla  signifie  une  horde 
vivant  de  pillage  et  formée  de  gens  de  toute  origine. 


396  DE  l'inégalité 

tre  elle.  Ils  formèrent  la  base  de  tribus  nombreuses  qui  de- 
vinrent étrangères  à  la  nationalité  hindoue. 

Telle  est  la  classification  sur  laquelle  les  successeurs  des 
puroliitas  imaginèrent  de  construire  leur  état  social.  Avant 
d'en  juger  les  conséquences  et  le  succès,  avant,  surtout,  de 
nous  arrêter  devant  la  subtilité,  les  ressources  inouïes,  l'énergie 
soutenue,  l'irrésistible  patience  employées  par  les  brahmanes 
pour  défendre  leur  ouvrage,  il  est  indispensable  de  l'envisager 
à  un  point  de  vue  général. 

Au  point  de  vue  ethnographique,  le  système  avait  pour  pre- 
mier et  grand  tort  de  reposer  sur  une  fiction.  Les  brahmanes 
n'étaient  pas  et  ne  pouvaient  être  les  plus  authentiques  Arians, 
à  l'exclusion  de  telles  familles  de  kschattryas  et  de  vayçias 
dont  la  pureté  n'était  peut-être  pas  contestable,  mais  qui,  par 
la  position  qu'elles  occupaient  dans  la  société ,  la  mesure  de 
leurs  ressources,  se  voyaient  forcément  désignées  pour  tenir 
tel  rang  et  non  tel  autre.  Je  suppose,  d'autre  part,  que  les 
illustres  races  des  Gautama  et  des  Atri  aient  compté  dans 
leur  arbre  généalogique  plusieurs  aïeules  issues  de  pères  guer- 
riers à  une  époque  où  ces  alliances  étaient  légales ,  et  que ,  de. 
plus,  ces  aïeules  aient  eu,  dans  leur  sang,  une  quantité  plus 
ou  moins  grande  d'alliage  mélanien  :  voilà  les  Gautama,  voilà 
les  Atri  reconnus  métis.  En  sont-ils  moins  possesseurs  des 
hymnes  sacrés  composés  par  leurs  ancêtres?  Ne  remplissent- 
ils  pas  auprès  de  rois  puissants  les  fonctions  de  sacerdoces 
révérés?  Puissants!  ne  le  sont-ils  pas  eux-mêmes?  Ils  comp- 
tent parmi  les  coryphées  du  nouveau  parti,  et  il  ne  faut  pas 
s'attendre  à  ce  que,  faisant  un  retour  sur  leur  propre  extrac- 
tion, dont  peut-être ,  d'ailleurs,  ils  ignorent  le  vice,  ils  s'ex- 
cluent volontairement  de  la  caste  suprême. 

Toutefois,  s'il  s'agissait  de  n'examiner  les  choses  qu'à  tra- 
vers les  notions  hindoues,  on  pourrait  répondre  qu'aussitôt 
que,  par  des  mariages  exclusifs,  les  races  spéciales  des  brah- 
manes, des  kschattryas,  des  vayçias  eurent  été  fixées  ,  la  gra-  j 
dation ,  d'abord  supposée ,  quant  à  la  pureté  relative ,  devint  j 
bientôt  réelle;  que  les  brahmanes  se  trouvèrent  être  plus 
blancs  que  les  kschattryas,  ceux-ci  que  les  hommes  de  la 


DES  BACES    HUMAINES.  397 

troisième  classe,  qui,  à  leur  tour,  dominèrent,  en  ce  point, 
ceux  de  la  quatrième ,  presque  complètement  noirs.  En  ad- 
mettant cette  façon  de  raisonner,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  les  brahmanes  eux-mêmes  n'étaient  plus  des  blancs  par- 
faits et  sans  mélange.  En  face  du  reste  de  l'espèce,  vis-à-vis 
des  Celtes,  vis-à-vis  des  Slaves,  et  plus  encore  des  autres 
membres  de  la  famille  ariane,  les  Iraniens  et  les  Sarmates, 
ils  avaient  adopté,  dès  lors,  une  nationalité  spéciale  et  étaient 
devenus  distincts  de  la  souche  commune.  Supérieurs  en  illus- 
tration au  reste  des  tribus  blanches  contemporaines,  ils  étaient 
inférieurs  au  type  primitif  et  n'en  possédaient  plus  l'énergie 
ancienne. 

Plusieurs  des  facultés  de  la  race  noire  avaient  commencé 
à  déteindre  sur  eux.  On  ne  leur  reconnaît  plus  cette  rectitude 
de  jugement,  cette  froideur  de  raison,  patrimoine  de  l'espèce 
blanche,  dans  sa  pureté,  et  l'on  s'aperçoit,  à  la  grandeur 
même  des  plans  de  leur  société ,  que  l'imagination  tenait  dé- 
sormais une  grande  place  dans  leurs  calculs  et  exerçait  une 
influence  dominante  sur  la  combinaison  de  leurs  idées.  Comme 
élan  d'intelligence,  ouverture  de  vue,  envergure  de  génie,  ils 
avaient  gagné.  Ils  avaient  gagné  par  l'adoucissement  de  leurs 
jpremiers  instincts,  devenus  moiîîs  rêches  et  plus  souples. 
Mais  en  tant  que  métis,  je  ne  leur  trouve  plus  qu'un  diminu- 
tif des  vertus  souveraines,  et  si  les  brahmanes  se  présentent 
ainsi  déchus ,  à  plus  forte  raison  les  kschattryas  et ,  à  un  degré 
plus  grand  encore,  les  vayçias  étaient  ce  qu'on  peut  appeler 
dégénérés  des  mérites  fondamentaux.  Nous  avons  observé  en 
Egypte  que  le  premier  effet,  et  le  plus  général,  de  l'immix- 
tion du  sang  noir  est  defféminer  le  naturel.  Cette  mollesse  ne 
iait  pas  des  êtres  dénués  de  courage  ;  cependant  elle  altère  et 
passionne  la  vigueur  calme,  et  on  pourrait  dire  compacte,  apa- 
nage du  plus  excellent  des  types.  Les  Chamites  ne  tombent 
sous  l'observation  qu'à  un  moment  où  ils  ont  trop  perdu  les 
caractères  spéciaux  de  leui-  origine  paternelle,  et  l'on  ne  sau- 
rait'baser  sur  eux  une  démonstration  exacte.  Néanmoins,  dans 
la  langueur  mêlée  de  férocité  où  nous  les  avons  vus  plongés ,  on 
xecounaît  uu  point  où  sont  arrivées  aujourd'hui  les  classes  eth- 

KACES  HUMAINES.   —  T.   I.  23 


à 


398 


DE    L INEGALITE 


niquement  correspondantes  de  la  nation  hindoue.  On  est  donc 
en  droit  de  supposer  que,  dans  leurs  conimencenients ,  les  Clia- 
mites  ont  eu  aussi  une  période  comparable  à  celle  de  la  caste 
brahmanique  à  ses  débuts.  Pour  les  Sémites ,  dont  on  décou- 
vre mieux  le  principe,  un  tel  rapprochement  ne  laisse  rien  à 
désirer.  Ainsi  toutes  les  expériences  envisagées  jusqu'ici  don- 
nent ce  résultat  identique  :  le  mélange  avec  l'espèce  noire , 
lorsqu'il  est  léger,  développe  l'intelligence  chez  la  race  blanche, 
en  tant  qu'il  la  tourne  vers  l'imagination,  la  rend  plus  artiste, 
lui  prête  des  ailes  plus  vastes  ;  en  même  temps ,  il  désarme  sa 
raison,  diminue  l'intensité  de  ses  facultés  pratiques,  porte  un 
coup  irrémédiable  à  son  activité  et  à  sa  force  physique,  et  en- 
lève aussi,  presque  toujours,  au  groupe  issu  de  cet  hymen  le 
pouvoir  et  le  droit,  sinon  de  briller  beaucoup  plus  que  l'espèce 
blanche  et  de  penser  plus  profondément ,  du  moins  de  lutter 
avec  elle  de  patience,  de  fermeté  et  de  sagacité.  Je  conclus 
que  les  brahmanes,  s'étant  engagés,  avant  la  formation  des 
castes,  dans  quelques  mélanges  mélanieus,  étaient  ainsi  pré- 
parés pour  la  défaite,  quand  viendrait  le  jour  de  lutter  avec  des 
races  demeurées  plus  blanches. 

Ces  réserves  faites ,  si  l'on  consent  à  ne  plus  envisager  les 
nations  hindoues  qu'en  elles-mêmes,  l'admiration  pour  les 
législateurs  doit  être  sans  réserve.  En  face  des  castes  normales 
et  des  populations  décastées  qui  les  entourent ,  ils  paraissent 
vraiment  sublimes.  Il  ne  sera  que  trop  facile  de  reconnaître 
plus  tard  combien ,  avec  le  cours  des  temps  et  la  perversion 
inévitable  des  types  sans  cesse  grandissant  malgré  tous  les  ef- 
forts ,  les  brahmanes  ont  dégénéré;  mais  jamais  les  voyageurs, 
les  administrateurs  anglais,  les  érudits  qui  ont  consacré  leurs 
veilles  à  l'étude  de  la  grande  péninsule  asiatique,  n'ont  hésité 
à  reconnaître  que ,  au  sein  de  la  société  hindoue ,  la  caste  des 
brahmanes  conserve  une  supériorité  imperturbable  sur  tout  ce 
qui  vit  autour  d'elle.  Aujourd'hui,  souillée  par  les  alliages  qui 
faisaient  tant  d'horreur  à  ses  premiers  pères,  elle  montre  ce- 
pendant, au  milieu  de  son  peuple,  un  degré  de  pureté  physi- 
que dont  rien  n'approche.  C'est  chez  elfe  seule  que  l'on  re- 
trouve encore  le  goût  de  l'étude,  la  vénération  des  monuments 


I 


DES  RACES   HUMAINES.  3Q9 

écrits,  la  science  de  la  langue  sacrée;  et  le  mérite  de  ses 
membres  comme  théologiens  et  grammairiens  est  assez  véri- 
table pom-  que  les  Colebrooke,  les  Wilson  et  d'autres  india- 
nistes justement  admirés  aient  à  se  féliciter  d'avoir  recouru  à 
leurs  lumières.  Le  gouvernement  britannique  leur  a  même 
confié  une  partie  importante  de  l'enseignement  au  collège  de 
Fort-William.  Ce  reflet  de  l'ancienne  gloire  est  bien  terne, 
sans  doute.  Ce  n'est  qu'un  écho ,  et  cet  écho  va  de  plus  en 
plus  s'afîaiblissant,  à  mesure  qu'augmente  la  désorganisa- 
tion sociale  dans  l'Inde.  Pourtant  le  système  hiérarchique  in- 
venté par  les  antiques  purohitas  est  resté  debout  tout  entier. 
On  peut  l'étudier  bien  complet  dans  toutes  ses  parties ,  et  pour 
être  amené  à  lui  rendre,  sans  nul  regret,  l'honneur  qui  lui 
est  dû ,  il  suffit  de  calculer  à  peu  près  depuis  combien  de 
temps  il  dure. 

L'ère  de  Kali  remonte  à  l'an  3102  avant  J.-C,  et  on  ne  la  fait 
commencer  pourtant  qu'après  les  grandes  guerres  héroïques 
des  Kouravas  et  des  Pandavas  (1).  Or,  à  cette  époque,  si  le 
brahmanisme  n'avait  pas  encore  atteint  tous  ses  développe- 
ments ,  il  existait  dans  ses  points  principaux.  Le  plan  des  cas- 
tes était,  sinon  rigoureusement  fermé,  du  moins  tracé,  et  la 
période  des  purohitas  dépassée  depuis  longtemps.  Malheureu- 
sement le  chiffre  de  3,102  ans  a  quelque  chose  de  si  énorme  (2) 
que  je  ne  veux  pas  trop  presser  la  conviction  sur  ce  point,  et 
je  me  tourne  d'un  autre  côté. 

L'ère  kachemyrienne  commence  un  peu  plus  modestement, 
2,448  ans  avant  J.-C.  On  la  dit  également  postérieure  à  la 
grande  guerre  héroïque;  par  conséquent,  elle  laisse  un  in- 
tervalle de  654  ans  entre  son  début  et  l'ère  de  Kali. 

Tout  incertaines  que  soient  ces  deux  dates,  si  l'on  en  veut 
chercher  de  plus  récentes,  on  n'en  trouve  pas,  et  à  mesure 
que  l'on  avance ,  la  clarté  historique ,  devenant  plus  intense , 
ne  permet  pas  de  douter  qu'on  ne  s'éloigne  de  l'objet  cherché. 

(I)  Lasseii,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  507  et  pass. 

(i)  Si  l'on  admet  un  jour,  couramment,  les  dates  extraordinaires  de 
riustoire  égyptienne,  il  faudra  bien  s'accommoder  de  calculs  plus  loiu- 
i  ;iiis  encore  pour  les  faits  brahmaniques. 


400  DE    l'inégalité 

Ainsi,  après  une  lacune,  à  la  vérité  assez  longue,  au  xiy"  siè- 
cle avant  J.-C,  on  trouve  le  brahmanisme  parlaitement  assis 
et  organisé,  les  écrits  liturgiques  fixés  et  le  calendrier  védi- 
que établi;  il  est  donc  impossible  de  descendre  plus  bas. 

Nous  avons  tro-uvé  l'ère  de  Kali  trop  exagérée  :  n'en  parlons 
pas.  Diminuons  le  nombre  des  années  qu'elle  réclame  et  ra- 
battons-nous à  l'ère  kacherayrienne.  On  ne  peut  descendre 
davantage  sans  rendre  toute  chronologie  égyptienne  impos- 
sible. A  mon  sens  même,  c'est  beaucoup  trop  concéder  au 
doute.  Mais,  pour  ce  dont  il  est  question  ici,  je  m'en  contente. 
Ne  considérons  même  pas  que  le  brahmanisme  existait  visible- 
ment longtemps  avant  cette  époque  et  concluons  que,  de  l'an 
2,448  avant  J.-C.  à  l'an  du  Seigneur  18-52,  il  s'est  écoulé  4,300 
ans,  que  l'organisation  brahmanique  vit  toujours,  qu'elle  est 
aujourd'hui  dans  un  état  comparable  à  la  situation  des  Égyp 
tiens  sous  les  Ptolémées  du  111"=  siècle  avant  notre  ère,  et  à, 
celle  de  la  première  civilisation  assyrienne  à  différentes  épo-.| 
ques,  entre  autres  au  vu®  siècle.  Ainsi,  en  se  montrant  gêné 
reux  envers  la  civilisation  égyptienne,  en  lui  accordant,  cej 
que  je  ne  fais  pas  pour  celle  des  brahmanes ,  toute  la  périod 
antérieure  à  la  migration  et  toute  celle  de  ses  débuts  avan' 
Menés,  elle  aura  duré  depuis  l'an  2448  jusqu'à  l'an  300  avant! 
J.-C,  c'est-à-dire  2,148.  Quant  à  la  civilisation  assyrienne, 
«n  reculant  son  point  de  départ  aussi  haut  que  l'on  voudra , 
comme  on  ne  peut  le  faire  antérieur  de  beaucoup  de  siècles  à 
l'ère  kachemyrienne,  il  s'ensuit  qu'il  n'en  faut  pas  même  par- 
ler :  elle  s'arrête  trop  loin  du  but. 

L'organisation  égyptienne  reste  le  seul  terme  de  comparai- 
son ,  et  elle  est  en  arrière,  sur  le  type  d'où  elle  a  tiré  sa  vie, 
de  2,152  ans.  Je  n'ai  pas  besoin  de  confesser  tout  ce  qu'il  y  a 
d'arbitraire  dans  ce  calcul  :  on  s'en  aperçoit  de  reste.  Seule- 
ment, il  ne  faut  pas  oublier  que  cet  arbitraire  a  pour  effet  de 
rabaisser  d'une  manière  énorme  le  chiffre  des  années  de  l'exis- 
tence brahmanique;  que  j'y  suppose  bien  bénévolement  l'or- 
ganisation des  castes  contemporaines  de  l'ère  deKachemyr; 
qu'avec  une  facilité  non  moins  exagérée  j'admets,  contre  toute 
vraisemblance:,  un  synchronisme  parfait  entre  les  premiers 


DES   RACES   HUMAINES.  40t 

développements  du  brahmanisme  et  la  naissance  de  la  civili- 
sation dans  la  vallée  du  Nil ,  et  enfln  que  je  reporte  au  ni"  siè- 
cle avant  J.-C. ,  époque  oîi  les  véritables  Égyptiens  ne  comp- 
taient, pour  ainsi  dire,  plus,  la  comparaison  que  j'en  fais  avec 
les  brahmanes  actuels ,  ce  qui  procure  peu  d'honneur  à  ces  der- 
niers. J'ai  cru,  toutefois,  devoir  cet  hommage  au  siècle  où  na- 
quit Manéthon.  Ainsi,  il  est  bien  entendu  qu'en  ne  faisant  vivre 
la  société  hindoue  que  2,500  ans  de  plus  que  celle  d'Assyrie,  et 
2,000  ans  de  plus  que  celle  d'Egypte,  je  la  calomnie,  je  rabaisse 
sa  longévité  d'un  bon  nombre  de  siècles.  Toutefois  je  persiste, 
parce  que  les  chiffres  incomplets  qui  me  sont  là  entre  les  mains 
me  permettent  encore  d'établir  le  raisonnement  qui  suit  : 

Trois  sociétés  étant  donuées,  elles  se  perpétuent  dans  la 
mesure  où  se  maintient  le  principe  blanc  qui  fait  également 
leur  base. 

La  société  assyrienne ,  incessamment  renouvelée  au  moyen 
d'affluents  médiocrement  purs,  a  déployé  une  extrême  inten- 
sité de  vie,  a  témoigné  d'une  activité  eu  quelque  sorte  convul- 
sive.  Puis,  assaillie  par  trop  d'éléments  mélaniens  et  livrée  à 
des  luttes  ethniques  perpétuelles,  la  lumière  qu'elle  projetait 
a  été  perpétuellement  syncopée ,  a  sans  cesse  changé  de  di- 
rection ,  de  formes  et  de  couleurs ,  jusqu'au  jour  où  la  race 
ariane-médique  est  venue  lui  donner  une  nouvelle  nature. 
Voilà  le  sort  d'une  société  très  mélangée  :  c'est  d'abord  l'agi- 
tation extrême,  ensuite  la  torpeur  morbide,  enfin  la  mort. 

L'Egypte  offre  un  terme  moyeu,  parce  que  l'organisation, 
de  ce  pays  se  tenait  dans  les  demi-mesures.  Le  système  des 
castes  n'y  exerçait  qu'une  influence  ethnique  très  restreinte , 
car  il  était  incomplètement  appliqué,  les  aUiances  hétérogènes 
étant  restées  possibles.  Probablement,  le  noyau  ariau  s'était 
senti  trop  faible  pour  commander  absolurnent  et  il  s'était  ra- 
battu à  des  transactions  avec  l'espèce  noire.  Il  reçut  le  juste 
loyer  de  cette  modération.  Plus  vivace  que  l'organisation  as- 
syrienne, surtout  plus  logique,  plus  compact,  moins  fragile 
et  moins  variable ,  il  eut  une  existence  effacée ,  mêlée  à  moins 
d'affaires,  moins  influente  sur  l'histoire  générale,  mais  plus 
honorable  et  plus  longue  de  beaucoup . 


402  DE   L  INEGALITE 

Voici  maintenant  le  troisième  terme  de  l'observation  :  c'est 
l'Inde.  Point  de  compromis  avoué  avec  la  race  étrangère,  une 
pureté  supérieure;  les  brahmanes  en  jouissent  d'abord,  les 
kschattryas  ensuite.  Les  vayçias  et  même  les  coudras  conser- 
vent la  nationalité  première  d'une  manière  relative.  Chaque 
caste  équilibre,  vis-à-vis  de  l'autre,  sa  valeur  ethnique  par- 
ticulière. Les  degrés  se  consolident  et  se  maintiennent.  La  so- 
ciété élargit  ses  bases,  et,  pareille  aux  vé;;étaux  de  ce  cMmat 
torride,  pousse,  de  toutes  parts,  la  plus  luxuriante  végétation. 
Quand  la  science  européenne  ne  connaissait  que  la  lisière  du 
monde  oriental ,  son  admiration  pour  la  civilisation  antique 
faisait  des  Phéniciens  et  des  hommes  de  l'Egypte  et  de  l'As- 
syrie autant  de  personnages  d'une  nature  titanique.  Elle  leur 
attribuait  la  possession  de  toutes  les  gloires  du  passé.  En  con- 
sidérant les  pyramides,  on  s'étonnait  qu'il  eût  pu  exister  des 
créatures  capables  de  si  vastes  travaux.  Mais  depuis  que  nos 
pas  se  sont  risqués  plus  loin  et  que,  sur  les  rives  du  Gange, 
nous  voyons  ce  que  l'Inde  a  été  dans  les  temps  antiques,  pen- 
dant des  séries  infinies  de  siècles ,  notre  enthousiasme  se  dé- 
place, passe  le  Nil,  passe  l'Euphrate,  et  va  se  prendre  aux 
merveilles  accomplies  entre  l'Indus  et  le  cours  inférieur  du 
Brahmapoutra.  C'est  là  que  le  génie  humain  a  vraiment  créé, 
dans  tous  les  genres,  des  prodiges  qui  étonnent  l'esprit. 
C'est  là  que  la  philosophie  et  la  poésie  ont  leur  apogée,  et  que 
la  vigoureuse  et  intelligente  bourgeoisie  des  vayçias  a  long- 
temps attiré  et  absorbé  tout  ce  que  le  monde  ancien  possédait 
de  richesses  en  or,  en  argent,  en  matières  précieuses.  Le  ré- 
sultat général  de  l'organisation  brahmanique  fut  supérieur  en- 
core au;c  détails  de  l'œuvre.  Il  en  sortit  une  société  presque, 
immortelle  par  rapport  à  la  durée  de  toutes  les  autres.  Elle 
avait  deux  périls  à  redouter,  et  seulement  deux  :  l'attaque 
d'une  nation  plus  purement  blanche  qu'elle-même ,  la  diffi- 
culté de  maintenir  ses  lois  contre  les  mélanges  ethniques. 

Le  premier  péril  a  éclaté  plusieurs  fois,  et  jusqu'à  présent, 
si  l'étranger  s'est  trouvé  constamment  assez  fort  pour  subju- 
guer la  société  hindoue ,  il  s'est ,  non  moins  constamment,  re- 
connu impuissant  à  la  dissoudre.  Aussitôt  que  la  cause  de  sa 


DES    RACES   HUMAINES.  403 

supériorité  momentanée  a  cessé ,  c'est-à-dire  qu'il  a  laissé  en- 
tamer la  pureté  de  son  sang,  il  n'a  pas  tardé  à  disparaître  et 
à  laisser  libre  sa  majestueuse  esclave. 

Le  second  danger  s'est  réalisé  aussi.  11  était,  d'ailleurs,  en 
germe  dans  l'organisation  primitive.  Le  secret  ne  s'est  pas 
trouvé  de  l'étouffer  ni  même  d'arrêter  sa  croissance,  causée 
par  des  alliages  qui,  pour  être  rares  et  souvent  inaperçus , 
n'en  sont  pas  moins  certains  et  ne  se  montrent  que  trop  dans 
l'abâtardissement  graduel  des  hautes  castes  de  l'Inde.  Toute- 
fois, si  le  régime  des  castes  n'est  pas  parvenu  à  paralyser 
entièrement  les  exigences  de  la  nature ,  il  les  a  beaucoup  ré- 
duites. Les  progrès  du  mal  ne  se  sont  accomplis  qu'avec  une 
extrême  lenteur,  et  comme  la  supériorité  des  brahmanes  et  des 
kschattryas  sur  les  populations  hindoues  n'a  pas  cessé,  jusqu'à 
nos  jours ,  d'être  un  fait  incontestable ,  on  ne  saurait  prévoir, 
avant  un  avenir  très  nébuleux,  la  fln  définitive  de  cette  société. 
C'est  une  grande  démonstration  de  plus  acquise  à  la  supériorité 
du  type  blanc  et  aux  effets  vivifiants  de  la  séparation  des  races. 


CHAPITRE  II. 

Développements  du  brahmanisme. 

Dans  le  tableau  du  régime  inventé  par  les  purohitas,  et  qui 
devint  le  brahmanisme ,  je  n'ai  encore  indiqué  que  le  système 
en  lui-même ,  sans  l'avoir  montré  aux  prises  avec  les  difficul- 
tés d'application,  et  j'ai  choisi  pour  le  dépeindre,  non  pas  le 
moment  où  il  commença  à  se  former,  se  développant  petit  à 
petit,  se  complétant  par  des  actes  additionnels ,  mais  l'époque 
de  son  apogée.  Si  j'ai  voulu  le  représenter  ainsi ,  dans  sa  plus 
haute  taille,  et  des  pieds  à  la  tête,  c'est  afin  qu'après  avoir 
décrit  l'enfance ,  je  n'eusse  pas  à  expliquer  la  maturité.  Main- 


404  DE  l'inégalité 

tenant,  pour  voir  le  système  à  l'œuvre,  rentrons  dans  le  do- 
maine de  l'histoire. 

La  puissance  des  puroliitas  s'était  établie  sur  deux  fortes 
colonnes  :  la  piété  intelligente  de  la  race  ariane,  d'une  part; 
de  l'autre,  le  dévouement,  moins  noble  mais  plus  fanatique, 
des  métis  et  des  aborigènes  soumis.  Cette  puissance  reposait 
sur  les  vayçias,  toujours  enclins  à  chercher  un  appui  contre 
la  prépondéi*ance  des  guerriers ,  et  sur  les  coudras ,  pénétrés 
d'un  sentiment  nègre  de  terreur  et  d'admiration  superstitieuse 
pour  des  hommes  honorés  de  communications  journalières 
avec  la  Divinité.  Sans  ce  double  appui,  les  purohitas  n'auraient 
pu  raisonnablement  songer  à  attaquer  l'esprit  d'indépendance 
si  cher  à  leur  race,  ou,  l'ayant  osé,  n'auraient  pas  réussi. 
Se  sachant  soutenus,  ils  lurent  audacieux.  Tout  aussitôt, 
comme  ils  devaient  s'y  attendre,  une  vive  résistance  éclata 
dans  une  fraction  nombreuse  des  Arians.  Ce  fut  certainement 
à  la  suite  des  combats  et  des  grands  désastres  amenés  par  cette 
nouveauté  religieftse  que  les  nations  zoroastriennes ,  faisant 
scission  avec  la  famille  hindoue ,  sortirent  du  Pendjab  et  des 
contrées  avoisinantes,  et  s'éloignèrent  vers  l'ouest ,  rompant  à 
jamais  avec  des  frères  dont  l'organisation  politique  ne  leur 
convenait  plus.  Si  l'on  s'enquiert  des  causes  de  cette  scission , 
si  l'on  demande  pourquoi  ce  qui  agréait  aux  uns  écartait  les 
autres ,  la  réponse  sans  doute  est  difficile.  Cependant  je  doute 
peu  que  les  Zoroastriens ,  étant  restés  plus  au  nord  et  à  l'ar- 
rière-garde  des  Arians  hindous ,  n'aient  conservé ,  avec  une 
plus  grande  pureté  ethnique ,  de  bonnes  raisons  de  se  refuser 
à  l'établissement  d'une  hiérarchie  de  naissance ,  factice  à  leur 
point  de  vue ,  et ,  donc ,  sans  utilité ,  sans  popularité  chez  eux. 
S'ils  n'avaient  pas  dans  leurs  rangs  des  coudras  noirs ,  ni  de 
vayçias  câpres,  ni  de  kschattryas  mulâtres;  s'ils  étaient  tous 
blancs,  tous  forts,  tous  égaux,  aucun  motif  raisonnable 
n'existait  pour  qu'ils  acceptassent,  à  la  tête  du  corps  social, 
des  brahmanes  moralement  souverains.  Il  est,  dans  tous  les 
cas ,  certain  que  le  nouveau  système  leur  inspira  une  aversion 
qui  ne  se  dissimulait  point.  On  trouve  les  traces  de  cette  haine 
dans  la  réforme  dont  un  très  ancien  Zoroaslre ,  Zerduscht  ou 


DES   RACES   HUMAINES.  405 

Zeretoschtro ,  fut  le  promoteur  ;  car  les  dissidents  ne  conser- 
vèrent pas  plus  que  les  Hindous  l'ancien  culte  arian.  Ils  pré- 
tendaient peut-être  le  ramener  à  une  formule  plus  exacte. 
Tout  porte,  en  effet,  dans  le  magisme  un  caractère  protestant, 
et  c'est  là  que  se  voit  la  colère  contre  le  brahmanisme  (1).  Dans 
le  langage  sacré  des  nations  zoroastriennes ,  le  Dieu  les  Hin- 
dous, le  Beva,  devint  le  Diw,  le  mauvais  esprit  (2),  et  le  mot 
maaniou  reçut  la  signification  de  céleste  quand  sa  racine, 
pour  les  nations  brahmaniques ,  conservait  cejle  de  fureur  et 
de  haine  (3).  Ce  serait  ici  le  cas  d'appliquer  le  101^  vers  du 
premier  livre  de  Lucrèce. 

La  séparation  eut  donc  lieu,  et  les  deux  peuples,  poursui- 
vant leur  vie  à  part,  n'eurent  plus  de  rapports  que  l'arc  à  la 
main.  Néanmoins,  tout  en  se  rendant,  sans  mesure,  aversion 
pour  aversion,  insulte  pour  insulte,  ils  se  souvinrent  toujours 
de  leur  origine  commune  et  ne  renièrent  pas  leur  parenté. 

Je  noterai  ici,  en  passant,  que  ce  fut,  selon  toute  vraisem- 
blance, à  peu  de  temps  de  cette  séparation,  que  commença 
à  se  former  le  dialecte  prâcrit  et  que  la  langue  ariane  propre- 
ment dite,  si  jamais  elle  exista  sous  une  forme  plus  concrète 
qu'un  faisceau  de  dialectes,  acheva  de  disparaître.  Le  sanscrit 
domina  longtemps  encore  à  l'état  d'idiome  parlé  et  préexcel- 
lent, ce  qui  n'empêcha  pas  les  dérivations  de  se  multiplier  et 
détendre  à  refouler,  à  la  longue,  la  langue  sainte  dans  le 
mutisme  éloquent  des  livres. 

Heureux  les  brahmanes,  si  le  départ  des  nations  zoroas- 
triennes avait  pu  les  délivrer  de  toute  opposition!  Mais  ils 
n'avaient  encore  lutté  qu'avec  un  seul  ennemi ,  et  beaucoup 
d'opposants  devaient  s'efforcer  de  briser  leur  œuvre.  Us  n'a- 
vaient expérimenté  qu'une  seule  forme  de  protestation  :  d'au- 
tres plus  redoutables  allaient  se  révéler. 

(1)  Il  y  a  dans  le  Zend-Avesta  des  restes  de  croyances  brahmani- 
ques qui  ne  se  retrouveht  pas  dans  la  croyance  actuelle  des  Parsis. 
Burnouf,  Comment,  sur  le  Yaçna,  t.  I,  p.  342. 

("2)  Le  nom  d'Indra  est  également  donné  par  les  Zoroastriens  à  un 
mauvais  génie.  —  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  l,  p.  516. 

(3)  Lassen  ,  ouvr.  cité ,  t.  I ,  p.  523. 

23. 


I 


406 


DE   L  INEGALITE 


Les  Arians  n'avaient  pas  cessé  de  graviter  vers  le  sud  et  vers 
l'est,  et  ce  mouvement,  qui  a  duré  jusqu'au  xviii^  siècle  de 
notre  ère,  et  qui ,  peut-être  même,  se  poursuit  encore  obscu- 
rément, tant  le  brahmanisme  est  vivace,  était  suivi  et,  en 
partie,  causé  par  la  pression  septentrionale  d'autres  popula- 
tions qui  arrivaient  de  l'ancienne  patrie.  Le  Mahabliarata  ra- 
conte la  grande  histoire  de  cette  tardive  migration  (1).  Ces 
nouveaux  venus ,  sous  la  conduite  des  fils  de  Pandou ,  parais- 
sent avoir  suivi  la  route  de  leurs  prédécesseurs  et  être  venus 
dans  l'Inde  par  la  Sogdiane ,  où  ils  fondèrent  une  ville  qui,  du 
nom  de  leur  patriarche,  s'appelait  Panda  (2).  Quant  à  la  race 
à  laquelle  appartenaient  ces  envahisseurs,  le  doute  n'est  pas 
permis.  Le  mot  qui  les  désigne  veut  dire  un  homme  blanc  (3). 
Les  brahmanes  reconnaissent,  sans  difficulté,  ces  ennemis 
pour  des  rejetons  de  la  famille  humaine,  source  de  la  nation 
hindoue.  Ils  avouent  même  la  parenté  de  ces  intrus  avec  la 
race  royale  orthodoxe  des  Kouravas.  Leurs  femmes  étaient 
grandes  et  blondes,  et  jouissaient  de  cette  liberté  qui,  chez  les 
Teutons,  bizarrerie  à  demi  condamnée  des  Romanis,  n'était 
que  la  continuation  des  primitives  coutumes  de  la  famille 
blanche  (4). 

Ces  Pandavas  mangeaient  toutes  sortes  de  viandes,  c'est-à- 
dire,  se  nourrissaient  de  bœufs  et  de  vaches,  suprême  abomi- 
nation pour  les  Arians  hindous.  Sur  ce  point ,  les  réformés 
zoroastriens  conservaient  l'ancienne  doctrine,  et  c'est  une 
nouvelle  et  forte  preuve  rétrospective  qu'un  mode  particulier 
de  civilisation ,  et  une  déviation  commune  dans  les  idées  reli- 
gieuses, avait  réuni  longtemps  les  deux  rameaux  en  dehors 
des  idées  primordiales  de  la  race.  Les  Pandavas,  irrespectueux 
pour  les  animaux  sacrés,  ne  connaissaient  pas  davantage  la 
hiérarchie  des  castes.  Leurs  prêtres  n'étaient  pas  des  brah- 
manes, pas  même  les  purohitas  de  l'ancien  temps,  A  ces  dif- 
férents titres,  ils  paraissaient,  aux  yeux  des  Hindous,  frappés 

(1)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  C20  et  pass. 

(2)  Ibid. ,  p.  6o2. 

(3)  Ibid. ,  p.  GCk 

(4)  Ibid. ,  p.  822. 


DES   RACES   HUiMAliNES.  407 

d'impureté,  et  leur  contact  compromettait  gravement  la  civi- 
lisation brahmanique. 

Comme  on  les  reçut  fort  mal  (ils  ne  s'attendaient  pas,  sans 
doute ,  à  un  autre  accueil  ) ,  une  guerre  s'engagea ,  qui  eut 
pour  théâtre  tout  le  nord ,  le  sud ,  l'est  de  la  péninsule  jusqu'à 
Videha  et  Viçala,  et  pour  acteurs  toutes  les  populations,  tant 
arianes  qu'aborigènes  (1).  La  querelle  fut  d'autant  plus  longue 
que  les  envahisseurs  avaient  des  alliés  naturels  dans  beaucoup 
de  nations  arianes  de  l'Himalaya,  hostiles  au  régime  brahmani- 
que. Ils  en  trouvaient  dans  plusieurs  peuples  métis,  plus  in- 
téressés encore  à  le  repousser,  et ,  s'il  était  possible ,  à  l'abat- 
tre :  conquérants  et  pillards ,  les  pillards  de  toute  couleur  de- 
venaient leurs  amis  (2). 

L'intérêt  incline  évidemment  du  côté  des  Kouravas,  qui  dé- 
fendaient la  civilisation.  Pourtant ,  après  bien  du  temps  et  des 
peines ,  après  avoir  longtemps  repoussé  leurs  antagonistes,  les 
Kouravas  finirent  par  succomber.  Le  Pendjab  et  de  vastes 
contrées  aux  alentoiu-s  restèrent  acquis  aux  envahisseurs  plus 
blancs,  et,  par  conséquent ,  plus  énergiques  que  les  nations 
brahmaniques,  et  la  civilisation  hindoue,  forcée  de  céder, 
s'enfonça  davantage  dans  le  sud-*^st.  Mais  elle  était  tenace  en 
raison  de  l'immobilité  de  ses  races.  Elle  n'eut  qu'à  attendre , 
et  sa  revanche  sur  les  descendants  des  Pandavas  fut  éclatante. 
Ceux-ci ,  vivant  libres  de  toute  restriction  sacrée ,  se  mêlèrent 
rapidement  aux  indigènes.  Leur  mérite  ethnique  se  dégrada. 
Les  brahmanes  reprirent  le  dessus.  Ils  enlacèrent  les  fils  dé- 
générés de  Pandou  dans  leur  sphère  d'action ,  leur  imposèrent 
idées  et  dogmes,  et,  les  forçant  de  s'organiser  sur  les  modèles 
donnés  par  eux,  couronnèrent  la  victoire  en  leur  fournissant 
une  caste  sacerdotale  qui  ne  fut  pas  triée  parmi  ce  qu'il  y  avait 
de  mieux.  Aussi  remarque-t-on,  dans  le  Kachemyr,  que  les 

(1)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  713. 

(*)  Ibid.,  p.  689.  —  Les  Pandavas  paraissent  avoir  dû  surtout  leur  vic- 
toire à  des  renforts  venus  des  régions  septentrionales,  tels  que  les  Ku- 
lindas,  établis  à  l'est  vers  les  sources  du  Gange.  Le  Mahabharata  les 
considère  comme  une  race  pure,  mais  très  en  dehors  de  la  culture 
hindoue. 


I 


408  DE   l'inégalité 

hommes  de  la  classe  suprême  sont  plus  bruns  aujourd'hui  que 
le  reste  de  la  population.  C'est  que  leurs  ancêtres  viennent  du 
sud  (1). 

Les  rapports  entre  les  castes  ne  furent  pas,  dans  le  nord, 
pareils  à  ce  qu'ils  étaient  dans  le  sud.  Les  brahmanes  ne  s'y 
montrèrent  pas  intellectuellement  supérieurs  au  reste  des  na- 
tionaux, ceux-ci  n'obéirent  jamais  aisément  à  leur  sacerdoce  (2), 
et  le  mépris  profond  des  vrais  Hindous ,  des  qualiûcations  in- 
jurieuses, et,  mieux  que  tout,  une  infériorité  morale  très 
marquée  punirent  à  jamais  les  descendants  des  Pandavas  de 
la  perturbation  qu'ils  avaient  apportée  un  moment  dans  l'œu- 
vre brahmanique.  On  peut  donc  observer  ici  ce  phénomène, 
que  ce  fut  moins  de  la  pureté  de  la  race  que  de  l'homogénéité 
des  éléments  ethniques  que  résulta  la  victoire  des  brahmanes 
sur  les  descendants  des  Pandavas.  Chez  les  premiers ,  tous  les 
instincts  étaient  classés  et  agissaient ,  sans  se  nuire ,  dans  des 
sphères  spéciales;  chez  les  seconds,  le  mélange  illimité  du 
sang  les  brouillait  à  l'infini.  Tïous  avons  déjà  vu  l'analogue  de 
cette  situation  dans  la  dernière  période  de  l'histoire  tyi'ienne. 

A  dater  de  ce  moment,  de  nombreuses  nations  arianes  se 
trouvèrent  encore  à  peu  près  retranchées  de  la  nationalité 
hindoue,  et  réduites  à  un  degré  inférieur  de  dignité  et  d'es- 
time. Il  faut  placer,  dans  cette  catégorie ,  les  tribus  blanches, 
vivant  entre  la  Sarasvati  et  l'Hindou-koh ,  et  plusieurs  des 

(1)  Les  populations  du  Kachemyr  et  du  Pendjab  ont  eu  des  contacte 
de  toute  espèce  avec  les  peuples  jaunes,  tout  aussi  bien  qu'avec  les 
tribus  noires  ou  mulâtres.  Dans  les  temps  plus  modernes,  ils  ont  été 
envahis  par  les  Grecs  Bactriens  et  les  Saces,  puis  par  les  Arabes,  les 
Afghans ,  les  Baloukis.  F.  Lassen ,  Zeilschrift  fur  die  Kunde  des  Mor- 
t/cnlandes,  t.  III,  p.  208  :  Indisch.  AUerth.,  t.  I,  p.  404.  Il  résulté  d'un 
tel  état  de  choses  que  le  pays  hindou  qui  vit  le  premier  dominer  les 
tribus  arianes  est  aujourd'hui  un  de  ceux  où  ces  dernières  ont  subi 
le  plus  de  mélanges.  Dans  les  temps  épiques,  les  Dârâdas  du  Pendjab 
étaient  déjà  comptés  parmi  les  peuples  réprouvés.  —  Lassen,  loc.  cit., 
J).  544. 

{i)  C'est  ainsi  que  la  fameuse  classification  que  faisaient  les  écrivains 
grecs  des  nations  hindoues  en  trois  classes  :  les  pêcheurs,  les  agri- 
culteurs et  les  montagnards ,  ne  peut,  de  toute  évidence,  s'appliquer 
qu'à  des  groupes  fort  peu  arianisés  et  habitant  les  confins  occidentaux. 


DES  RACES  HUMAINES.  409^ 

riverains  de  l'Indus,  c'est-à-dire  celles-là  même  qui,  aux 
yeux  de  l'antiquité  grecque  ou  romaine ,  représentaient  les 
populations  de  l'Inde  (1).  Au-dessous  de  ces  peuplades  dédai- 
gnées, il  y  en  avait  un  très  grand  nombre  d'impures,  puis 
venaient  les  aborigènes  (2). 
Ainsi ,  pour  les  brahmanes ,  terribles  logiciens,  l'humanité 

(1)  «  Quant  aux  Pandits  (Cacheniyriens),  tous  bramines  de  caste,  ils 
«  sont  d'une  ignorance  grossière,  et  il  n'y  a  pas  un  de  nos  serviteurs 
«  hindous  qui  ne  se  regarde  comme  de  meilleure  caste  qu'eux.  Ils 
«  mangent  de  tout,  excepté  du  bœuf,  et  boivent  de  l'arak;  il  n'y  a 
«  dans  l'Inde  que  les  gens  des  castes  infâmes  qui  le  fassent.  » 

{Correspondance  de  V.  Jacquemont.  —  Lettre  du  22  avril  I83I.) 

(2)  Les  populations  attaquées  par  Alexandre  étaient  à  demi  arianes, 
mais  considérées  comme  vratyas  par  les  vrais  Hindous.  Tels  étaient 
les  Malli  (Malavas)  et  les  sujets  de  Porus  (Pourou).  Les  Malavas  étaient 
comptés  au  nombre  des  Bahlikas,  avec  les  KSudrakas  (Oxydraques). 
Leurs  brahmanes  étaient  considérés  comme  peu  réguliers,  et  le  Ma- 
nava-Dharma-Saslra  les  accuse  de  négliger  l'enseignement  religieux. 
—  Lassen,  Indisch.  AUcrth.,  t.  I,  p.  197;  A.  W.  V.  Schlcgel,  Indische 
Bibliothek,  t.  I,  p.  169  et  pass.  —  Si  les  Grecs  ne  connaissaient  les 
Hindous  que  par  approximation,  ceux-ci  n'étaient  pas  moins  ignorants 
à  leur  égard.  Dans  les  temps  les  plus  anciens,  les  hommes  d'au  delà 
du  Sindh  avaient  appelé  les  populations  de  l'ouest,  Chamites  et  Sémi- 
tes, avec  lesquelles  ils  avaient  des  relations  commerciales,  Javana, 
mot  très  difficile  à  expliquer,  car  s'il  paraît  designer  généralement  des 
nations  occidentales,  il  s'applique  aussi  à  des  tribus  du  iiord,  voire 
même  du  sud.  Jawa  signifie  courir,  faire  invasion.  (W.  de  Humboldt, 
Ueber  die  Khwi-Sprache ,  1. 1,  p.  65  et  pass.;  Burnouf,  Nouveau  Jour- 
nal asiatique,  t.  X,  p.  238.)  Plus  tard ,  Javana  désigna  particulièrement 
les  Arabes.  La  Bible,  s'cmparant  de  cette  expression,  l'applique  aux 
habitants  sémites  de  Chypre  et  de  Rhodes,  et  même  aux  Turdétains 
d'Espagne,  et  les  nomme  Javanim.  (Movers,  das  Phœnizische  Alter- 
thum.,  t.  Il,  l'"  partie,  p.  270.)  Enfin  on  trouve,  dans  une  inscription 
de  Darius,  Jowna  devenu  la  dénomination  des  Grecs  insulaires,  et, 
comme  l'usage  de  ce  mot  chez  les  Hellènes  est  postérieur  à  Homère, 
il  est  à  croire  que  les  colons  de  la  côte  l'ont  reçu  des  Perses,  et,  après 
l'avoir  adopté  pour  eux-mêmes,  l'ont  transmis  aux  populations  conti- 
nentales. (Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  730.)  Ce  n'est  que  très 
tard  que  les  Hindous  ont  sciemment  reconnu  les  Grecs  dans  les  Java- 
nas  et  l'époque  n'en  est  pas  antérieure  au  v"  siècle  avant  notre  ère. 
Le  Mahabharata,  dans  ses  derniers  livres,  dénomme  ainsi  les  Macé- 
doniens-Bactriens,  et  les  vante  comme  faisant  partie  d'un  peuple  brave 
et  savant.  (Lassen,  ibid.,  p.  862,  et  Zeilschrifl  fur  d.  K.  des  Morgenl., 
t.  III,  p.  215.) 


410 


DE    L  INEGALITE 


politique  se  divisait  en  trois  grandes  fractions  :  la  nation  hin- 
doue proprement  dite,  avec  ses  trois  castes  sacrées  et  sa  caste 
supplémentaire,  que  l'on  pourrait  appeler  de  tolérance,  sa- 
criflce  que  la  conviction  faisait  à  la  nécessité  ;  puis  les  nations 
arianes ,  nommées  vratyas ,  trop  ouvertement  mêlées  au  sang 
indigène ,  avaient  adopté  tard  la  règle  sacrée,  et  ne  la  suivaient 
pas  rigoureusement ,  pu  bien,  qui,  pires  encore,  s'étaient  obs- 
tinées à  la  repousser.  Dans  ce  cas,  l'appellation  de  vratya^ 
voleur,  pillard,  ne  suffisait  pas  à  l'aversion  indignée  du  véri- 
table Hindou ,  et  de  pareilles  gens  étaient  qualifiés  de  da$yoxt^ 
terme  qui  emporte  un  sens  à  peu  près  semblable  avec  le  su- 
perlatif. Cette  injure  agréait  d'autant  mieux  à  la  rancune  acri- 
monieuse de  ceux  qui  l'employaient ,  qu'elle  se  rapproche  éty- 
mologiquement  du  zend  dandy  ou,  dakyou,  dakhou  (1), 
dont  usaient  les  Zoroastriens  du  sud  pour  désigner  les  pro- 
vinces de  leurs  États.  Rien  de  plus  semblable  (charité  à  part) 
au  rebut  du  genre  humain  qu'un  hérétique ,  et  réciproquement. 

Enfin ,  en  troisième  lieu  et  même  au-dessous  de  ces  dasyous 
si  détestés,  venaient  les  nations  aborigènes.  Nulle  part  on 
n'imaginera  de  plus  complets  sauvages ,  et ,  par  malheur,  c'est 
que  leur  nombre  était  exorbitant.  Pour  juger  de  leur  valeur 
morale,  il  faut  voir  aujourd'hui  ce  que  sont  leurs  descendants 
les  plus  purs ,  soit  dans  le  Dekkhan ,  soit  dans  les  monts  Vyn- 
dhias  et  dans  les  forêts  centrales  de  la  péninsule ,  où  ils  vont 
errants  par  bandes.  Regardons- les  vivant,  après  tant  de  siè- 
cles, comme  faisaient  leurs  aïeux  au  temps  où  Rama  vint  com- 
battre les  insulaires  de  Ceyian,  alors  leurs  congénères.  Je  ne 
prétends  pas  les  énumérer  tous,  ce  n'est  pas  mon  affaire; 
j'indiquera  seulement  quelques  noms. 

Les  Kad-Erili-Garou ,  parlent  le  tamoul.  Ils  vont  entière- 
ment nus ,  dorment  sous  des  grottes  et  des  buissons ,  vivent 
de  racines ,  de  fruits  et  d'animaux  qu'ils  attrapent. 

Ne  sont-ce  pas  là  les  fils  d'Anak,  les  Chorréens  de  l'Écri- 
ture (2)  ? 


(1)  Lassen,  Zeitschrift  fur  K.  d.  Morgenl.,  t.  Il,  p.  49. 

(2)  Lassen,  Indisch.  AUerth.,  t.  I,  3Gi.  —  Une  tribu  qui  rappelle  eiH 


DES  BACES  HUMAINES.  4tl 

Les  Katodis  campent  sous  les  arbres,  mangent  les  reptiles 
crus,  et,  quand  ils  l'osent,  se  couchent  sur  les  fumiers  des 
villages  hindous. 

Les  Kauhirs  ne  savent  même  pas  se  défendre  contre  les  at- 
taques des  bêtes  féroces.  Ils  fuient  ou  sont  dévorés,  et  se  lais- 
sent faire  (1). 

Les  Kandas,  très  adonnés  aux  sacrifices  humains,  égorgent 
les  enfants  hindous  qu'ils  volent,  ou  même  en  achètent  des 
plus  misérables  parias,  leurs  semblables  à  beaucoup  d'égards. 
En  voilà  assez  (2). 

Les  brahmanes  donnaient  à  tous  les  peuples  de  cette  triste 
catégorie  le  nom  général  de  Mlekkhas  (3),  sauvages,  ou  de 
Barbai  as.  Ce  dernier  nom  est  incrusté  dans  toutes  les  langues 
de  l'espèce  blanche.  Il  témoigne  assez  de  la  supériorité  que 
cette  famille  s'adjuge  sur  le  reste  de  l'espèce  humaine  (4). 

A  considérer  le  nombre  immense  des  aborigènes ,  les  poli- 
tiques de  l'Inde  comprenaient  cependant  que  les  renier  ne  les 
paralysait  pas,  et  qu'il  fallait,  mettant  de  côté  toute  répu- 
gnance, les  rallier  par  un  appât  quelconque  à  la  civilisation 
ariane.  Mais  le  moyen?  Que  restait-il  à  leur  offrir  qui  pût  les 
tenter.?  Tous  les  bonheurs  de  ce  monde  étaient  distribués.  Les 

coie  mieux  les  fils  d'Anak  est  celle  qui  habilait  jadis  au  delà  de  la 
rive  sud  de  la  Ynmouna,  dans  le  désert  de  Dandaka,  jusqu'à  la  Ga- 
daouri.  C'étaient  des  géants  féroces,  toujours  enclins  à  attaquer  les 
ermitages  des  ascètes  brahmaniques.  (Ouvr.  cité,  p.  524  et  passim.) 

(1)  Lassen,  Indisch.  Alterth.,  t.  I,  p.  372. 

(2)  Ibid.,  p.  377. 

(3)  Mlekkha  veut  dire  faible.  (Benfey,  Encycl.  Ersch  u.  Gruber,  In- 
dien, p.  7.) 

(4)  Barbara,  varvara  indique  un  homme  qui  a  les  cheveux  crépus; 
papoua  a  la  même  signification.  (Benfey,  loc.  cil.)  Comme  le  mot  bar- 
bare est  en  usage  dans  toutes  les  langues  de  notre  société,  il  en  faut 
conclure  que  les  premiers  peuples  non  blancs  connus  des  Arians 
furent  des  noirs,  ce  qui  est  d'accord  avec  ce  qui  a  été  remarqué  de 
l'énorme  diffusion  de  cette  race  vers  le  nord.  (Lassen,  Indisch.  Alterth., 
t.  I,  p.  855.)  Plusieurs  nations,  non  blanches,  métisses  ou  noires 
portent  aujourd'hui  ce  nom.  Ainsi  les  Barbaras,  sur  la  côte  occiden- 
tale de  l'Indus  (Lassen,  Zeilschrift  fur  die  Kunde  des  Morgenlandes, 
t.  III,  p.  21.'>);  les  Barabras,  sur  le  cours  supérieur  du  Nil;  les  Ber- 
àers  d'Afrique ,  etc.  (Meïer,  Hebràisches  Wurzelwcerterbuch,  1845.) 


I 


412  DE  l'ixégalitk 

brahmanes  imaginèrent  pourtant  de  les  leur  proposer,  même 
les  plus  hauts,  même  ceux  que  les  premiers  Arians  se  faisaient 
forts  de  conquérir  par  la  vigueur  de  leurs  bras,  j'entends  le 
caractère  divin,  avec  cette  seule  réserve,  que  tant  de  mai^ni- 
fiques  perspectives  ne  devaient  s'ouvrir  qu'après  la  mort,  que 
dis-je?  après  une  longue  série  d'existences.  Le  dogme  de  la 
métempsycose  une  fois  admis,  rien  de  plus  plausible,  et 
comme  le  Mlekkha  voyait,  sous  ses  yeux,  toutes  les  classes 
de  la  société  hindoue  agir  en  vertu  de  cette  croyance ,  il  avait 
déjà ,  dans  la  bonne  foi  de  ses  convertisseurs ,  une  forte  rai- 
son de  se  laisser  convaincre. 

Le  brahmane  véritablement  pénitent,  mortifié,  vertueux, 
se  flattait  hautement  de  prendre  place,  après  sa  mort,  dans 
une  catégorie  d'êtres  supérieurs  à  l'humanité.  Le  kschattrya 
renaissait  brahmane  avec  la  même  espérance  au  deuxième  de- 
gré, le  vayçia  reparaissait  kschattrya,  le  coudra,  vaycia  (1). 
Pourquoi  l'indigène  ne  ssrait-il  pas  devenu  coudra,  et  ainsi 
de  suite?  D'ailleurs,  il  arriva  que  ce  dernier  rang  lui  fut  con- 
féré même  de  son  vivant.  Quand  une  nation  se  soumettait  en 
masse,  et  qu'il  fallait  l'incorporer  à  un  État  hindou,  on  était 
contraint,  malgré  le  dogme,  de  l'organiser,  et  le  moins  qu'on 
pût  faire  pour  elle,  c'était  encore  de  l'admettre  immédiatement 
dans  la  dernière  des  castes  régulières  (2). 

Des  ressources  politiques  comme  ce  système  de  promesses 
réalisables  moyennant  résurrection  ne  peuvent  s'improviser. 


[i)  Les  fautes,  les  crimes  produisaient  le  même  effet  en  sens  con- 
traire :  «  As  llie  son  of  a  Sudra  may  tlms  allain  the  rank  of  a  Brahmen, 
«  and  as  the  son  of  a  Bratunen  may  sink  to  à  level  with  Sudras,  eveu 
«  so  must  it  be  wilh  him  who  springs  from  a  Clisatriya;  even  so  with 
«  him,  who  was  born  of  aVaisya.  »  (Manava-Dharma-Sastra,  chap.  x, 
§  6.-i.) 

(i)  Les  temps  les  plus  anciens  offrent  des  exemples  de  cette  politi- 
que tolérante.' Ainsi  les  Angas,  les  Poundras,  les  Bangas,  les  Souhmas 
et  les  Kalingas,  populations  aborigènes  du  sud-est,  s'étant  converties, 
furent  d'abord  déclarées  coudras  en  niasse.  Puis  le  roi  des  Angas,  Lo- 
mâp<àda,  ayant  obtenu  la  main  de  la  fille  du  souverain  arian  d'Ayodhya, 
ses  descendants  furent  considérés  comme  fils  de  brahmanis  et  de 
kscliallryas.  (Lassen,  Indische  Alterthumskunde ,  t.  I,  p.  539.) 


DES   RACES    HUMAINES.  4iS 

Elles  n'ont  de  valeur  que  lorsque  la  bonne  foi  de  ceux  qui  les 
emploient  est  intacte.  Dans  ce  cas ,  elles  deviennent  irrésisti- 
bles, et  l'exemple  de  l'Inde  le  prouve. 

Il  y  eut  ainsi,  vis-à-vis  des  Aborigènes,  deux  sortes  de  con- 
quêtes. L'une,  la  moins  fructueuse,  fut  opérée  par  les  kschat- 
tryas.  Ces  guerriers,  formant  une  armée  régulière  quadruple, 
disent  les  poèmes,  c'est-à-dire  composée  d'infanterie,  de  ca- 
valerie, de  chars  armés  et  d'éléphants,  et  généralement  ap- 
puyée d'un  corps  auxiliaire  d'indigènes,  se  mettaient  en  campa- 
gne et  allaient  attaquer  l'ennemi.  Après  la  victoire,  la  loi  civile 
et  religieuse  interdisait  aux  militaires  de  procéder  à  l'incorpora- 
tion des  populations  impures.  Les  kschattyras  se  contentaient 
d'enlever  le  pouvoir  au  chef  promoteur  de  la  querelle ,  et  lui 
substituaient  un  de  ses  parents;  après  quoi  ils  se  retiraient  en- 
emportant  le  butin  et  des  promesses  précaires  de  soumission 
et  d'alliance  (1).  Les  brahmanes  procédaient  tout  autrement, 
et  leur  manière  constitue  seule  la  véritable  prise  de  possession 
dupays  et  les  conquêtes  sérieuses  (2). 

Ils  s'avançaient  par  petits  groupes  au  delà  du  territoire 
sacré  del'Aryavarta  ouBrahmavarta.  Une  fois  dans  ces  forêts-' 
épaisses,  dans  ces  marécages  incultes  où  la  nature  des  tropiques 
fait  croître  en  abondance  les  arbres,  les  fruits,  les  fleurs,  place 
les  oiseaux  aux  riches  plumages  et  aux  chants  variés ,  les  ga- 
zelles par  troupeaux,  mais  aussi  les  tigres  et  les  reptiles  les  plus 
redoutables,  ils  construisaient  des  ermitages  isolés  où  les  abo- 
rigènes les  voyaient  s'appliquant  incessamment  à  la  prière ,  à 
la  méditation,  à  l'enseignement.  Le  sauvage  pouvait  les  tuer  sans 
peine.  A  demi  nus,  assis  à  la  porte  de  leurs  cabanes  de  bran- 
chages, seuls  le  plus  souvent,  tout  au  plus  assistés  de  quelques 
disciples  aussi  désarmés  qu'eux-mêmes,  le  massacre  ne  pré- 
sentait ni  les  difficultés  ni  les  enivrements  de  la  lutte.  Cepen- 

^  (1)  Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I,  p.  f>33.  —  Il  est  douteux  que  la 
campague  de  Rama  contre  les  Raksasas,  démons  noirs  du  sud,  ait  dé- 
terminé l'établissement  des  Arians  à  Lanka  ou  Ceylan.  Le  vainqueur, 
après  avoir  détrôné  Ravana ,  donnaTcmpire  à  un  des  frères  de  ce  géant 
et  s'en  retourna  vers  le  nord.  —  Ramayana. 
(•2)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  378. 


414  DE  l'inkgalitk 

dant  des  miliers  de  victimes  tombèrent  (1).  Mais,  pour  un 
«rraite  égorgé  dix  accouraient ,  se  disputant  le  sanctuaire  dé- 
sormais sanctiBé,  et  les  vénérables  colonies,  étendant  de  plus 
en  plus  leurs  ramifications ,  conquéraient  irrésistiblement  le 
sol.  Leurs  fondateurs  ne  s'emparaient  pas  moins  de  l'imagina- 
tion de  leurs  faroucli'es  meurtriers.  Ceux-ci ,  frappés  de  sur- 
prise ou  d'une  superstitieuse  épouvante ,  voulaient  enfin  savoir 
ce  qu'étaient  ces  mystérieux  personnages  si  indifférents  à  la 
souffrance  et  à  la  mort ,  et  quelle  tâche  étrange  ils  accomplis- 
saient. Et  voilà  alors  ce  que  les  anachorètes  leur  apprenaient. 
«  Nous  sommes  les  plus  augustes  des  hommes ,  et  nul  ici-bas 
rt  ne  nous  est  comparable.  Ce  n'est  pas  sans  l'avoir  mérité  que 
«  nous  possédons  cette  dignité  suprême.  Dans  nos  existences 
«  antérieures,  on  nous  vit  aussi  misérables  que  vous-mêmes 
«  A  force  de  vertus  et  de  degrés  en  degrés ,  nous  voici  au 
«  point  où  les  rois  même  rampent  à  nos  pieds.  Toujours 
«  poussés  d'une  unique  ambition,  aspirant  à  des  grandeurs 
«  sans  limites ,  nous  travaillons  à  devenir  dieux.  Nos  péniten- 
«  ces ,  nos  austérités,  notre  présence  ici,  n'ont  pas  d'autre  but. 
«  Tuez-nous  :  nous  aurons  réussi.  Écoutez-nous,  croyez, 
«  humiliez-vous,  servez,  et  vous  deviendrez  ce  que  nous  som- 
«  mes  (2).  » 

Les  sauvages  écoutaient,  croyaient  et  servaient.  L'Aryavarta 
gagnait  une  province.  Les  anachorètes  devenaient  la  souche 
d'un  rameau  brahmanique  local.  Une  colonie  de  kschattryas 
accourait  pour  gouverner  et  garder  le  nouveau  territoire.  Bien 
souvent,  presque  toujours,  une  tolérance  nécessaire  souffrit 
que  les  rois  du  pays  prissent  rang  dans  la  caste  militaire.  Des 
vayçias  se  formèrent  également ,  et ,  je  le  crois ,  sans  un  trop 
grand  respect  pour  la  pureté  du  sang.  D'un  district  de  l'Inde 
à  l'autre,  le  reproche  de  manquer  de  pureté  n'a  jamais  cessé 


(1)  D'après  les  légendes  brahmaniques  et  les  poèmes,  les  ascètes 
avaient  affaire  à  des  anthropophages.  (Lassen,  Indiscke  AUerth.,  t,  I, 
p.  535.) 

(2)  Manava-Dharma-Sastra,  chap."  x,  §  62  :  «  Désertion  of  life,  wit- 
«  hout  reward,  for  Ihe  sake  of  preserving  a  priest  or  a  cow,  a  woman 
«  or  a  child,  may  cause  Ihe  béatitude  of  those  base-born  iribes.  » 


DES   RACES  HUMAINES.  415 

de  courir  et  d'atteindre  même  les  brahmanes  (1).  Il  est  incon- 
testable que  ce  reproche  est  fondé ,  et  l'on  en  peut  donner  des 
preuves  éclatantes.  Ainsi >  dans  les  temps  épiques,  Lomftpàda, , 
le  roi  indigène  des  Angas  convertis,  épouse  Ganta ,  fille  du  roi 
arian  d'Ayodhya  (2).  Ainsi  encore,  au  xviii^  siècle,  lors  des 
colonisations  hindoues  opérées  chez  les  peuples  jaunes ,  à  l'est 
de  la  Kali ,  dans  le  Népaul  et  le  Boutan,  on  a  vu  les  brahma- 
nes se  mêler  aux  filles  du  pays  et  installer  leur  progéniture 
métisse  comme  caste  militaire  (3). 

Procédant  de  cette  manière ,  au  nom  de  leur  principe;  ren- 
dant ce  principe  indispensable  à  l'organisation  sociale ,  cepen- 
dant le  faisant  plier,  malheureusemeni  pour  l'avenir,  très  judi- 
cieusement pour  le  présent ,  devant  les  difficultés  trop  gran- 
des, les  ascètes  brahmaniques  formaient  une  corporation 
d'autant  plus  nombreuse  que  la  vie  de  ses  membres  était  géné- 
ralement sobre  et  toujours  éloignée  des  travaux  de  la  guerre. 
Leur  système  s'implantait  profondément  dans  la  société  qui  leur 
devait  la  vie.  Tout  se  présentait  bien  :  seulement,  si  grands 
que  fussent  les  obstacles  déjà  surmontés,  il  en  allait  surgir  de 
plus  redoutables  encore. 

Les  Ivschattryas  s'apercevaient  que  si,  dans  cette  organisa- 
tion sociale,  le  rôle  le  plus  brillant  leur  était  assigné,  la  puis- 
sance que  leur  laissait  le  sacerdoce  avait  plus  de  fleurs  que  de 
fruits.  A  peu  près  réduits  à  la  situation  de  satellites  effacés, 
il  leur  devenait  difficile  d'avoir  une  idée,  une  volonté,  un  plan 


(1)  «  Of  two  telingas  bramines,  who  came  from  Uie  vicinity  of  Hyde- 
«  rabad,  one  was  derived  of  intermixture  witli  the  white  race.  This 
«  man  slated  thaï  his  cast  intermarried  with  tlie  bramins  of  tlie  Dek- 
«  kan;  but  not  with  those  of  Bcngal  or  Guzerat.  Ail  the  Mahraltas  bra- 
«  mins  I  mect  ^Yith  appeared  to  be  of  unmixed  white  desccnt;  but  one 
«  of  them  said  that  the  telinga  bramins  were  highly  respected,  white 
€  the  Pendjaub,  Guzerat,  Culche  and  Cashmere  bramins  wère  regar- 
«  ded  as  impure.  »  (Pickering,  p.  181.) 

(2)  De  même  aux  termes  du  Uamayana,  une  des  femmes  du  roi  hé- 
roïque Dasaratha  appartient  à  la  nation  kckaya.  Ce  peuple,  à  la  vérité, 
était  arian;  mais  habitant  au  delà  de  la  Sarasvati,  hors  des  limites  du 
territoire  sacré,  il  était  considéré  comme  réfractairc  ou  viatya. 

(3)  Lassen ,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  443  et  449. 


I 


416  DE  l'ikégalité 

différent  de  celui  qu'avaient  arrêté ,  sans  eux,  les  brahmanes, 
et,  tout  rois  qu'on  les  disait,  ils  se  sentaient  tellement  enlacés 
par  les  prêtres ,  que  leur  prestige ,  vis-à-vis  des  peuples ,  de- 
venait secondaire.  Ce  n'était  pas  non  plus ,  pour  leur  avenir, 
un  symptôme  peu  menaçant  que  de  voir  les  brahmanes  se  poser, 
dans  l'État,  en  médiateurs  éternels  entre  les  souverains  et  leurs 
bourgeois,  leurs  peuples,  peut-être  même  leurs  guerriers, 
tandis  qu'au  moyen  d'une  énergique  patience ,  d'un  indomp- 
table détachement  des  joies  humaines,  ces  mêmes  brahmanes 
se  faisaient  les  pères,  les  augmentateurs  de  l'Aryavarta,  par 
les  conversions  en  masse  que  leurs  courageux  missionnaires 
opéraient  dans  les  nations  aborigènes.  Un  tel  tableau  devait 
cesser,  tôt  ou  tard,  d'être  considéré  d'un  œil  placide  par  les 
princes,  et  les  brahmanes  paraissent  ne  pas  avoir  assez  ménagé, 
même  d'après  les  données  de  leur  propre  système,  les  méfian- 
ces et  l'ambition  des  hommes  qu'ils  avaient  le  plus  à  craindre. 
Ce  n'est  pas  qu'ils  n'aient  usé  de  quelques  ménagements. 
De  même  qu'ils  avaient  fait  plier  la  rigueur  de  leur  système 
jusqu'au  point  d'admettre  des  chefs  aborigènes  à  la  dignité  de 
kschattryas,  ils  avaient  fait  preuve  d'une  tolérance  plus  diffi- 
cile encore  à  l'égard  des  Arians  de  cette  caste,  en  permettant 
à  plusieurs ,  que  signalaient  la  sainteté ,  la  science  et  des  péni- 
tences extraordinaires,  de  s'élever  au  rang  de  brahmane.  L'é- 
pisode de  Visvamitra ,  dans  le  Ramayana ,  n'a  pas  d'autre  si- 
gnification (1).  On  citerait  encore  la  consécration  d'un  autre 
guerrier  de  la  race  des  Kouravas.  Mais  de  telles  concessions 
ne  pouvaient  être  que  rares,  et  il  faut  avouer  qu'en  échange 
ils  se  réservaient  la  faculté  d'épouser  des  filles  de  kschattryas 
et  de  devenir  rois  à  leur  tour.  Gendres  des  souverains,  ils  ad- 
mettaient encore  que  les  rejetons  de  leurs  alliances  suivaient 
une  loi  de  décroissance ,  et  se  trouvaient  exclus  de  la  caste  sa- 
cerdotale. Mais,  du  chef  de  leur  mère,  les  prérogatives  de  la 
tribu  militaire  leur  revenaient  pleinement ,  et  la  dignité  royale 
du  même  coup.  Il  y  a,  sur  ce  sujet,  une  anecdote  que  j'in- 


'(t)  Burnouf,  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme   indien,  t.  I, 
p.  891. 


DES   RACES  HUMAIlNES.  417 

tsrcalerai  ici,  bien  qu'elle  interrompe,  ou  peut-être  parce 
qu'elle  interrompt  des  considérations  un  peu  longues  et  assez 
arides. 

Il  existait ,  dans  des  temps  très  anciens ,  à  ïchampa ,  un 
brahmane.  Ce  brahmane  eut  une  fille ,  et  il  demanda  aux  astro- 
logues quel  avenir  était  réservé  à  l'objet  de  son  inquiète  ten- 
dresse. Ceux-ci,  ayant  consulté  les  astres,  reconnurent,  à  l'u- 
nanimité, que  la  petite  brahmani  serait  un  jour  mère  de  deux 
enfants,  dont  l'un  deviendrait  un  saint  illustre  et  l'autre  un 
grand  souverain.  Le  père  fut  transporté  de  joie  à  cette  nou- 
velle, et  aussitôt  que  la  jeune  fille  se  trouva  nubile,  remarquant 
avec  orgueil  comme  elle  était  douée  d'une  beauté  parfaite,  il 
voulut  concourir  à  l'accomplissement  du  destin ,  peut-être  le 
hâter,  et  il  s'en  alla  offrir  son  enfant  à  Bandusara .  roi  de  Patali- 
puthra ,  monarque  renommé  pour  ses  richesses  et  sa  puissance. 

Le  don  fut  accepté ,  et  la  nouvelle  épouse  conduite  dans  le 
gynécée  royal.  Ses  grâces  y  firent  trop  de  sensation.  Les  autres 
épouses  du  kschattrya  la  jugèrent  tellement  dangereuse ,  qu'el- 
les appréhendèrent  d'être  remplacées  dans  le  cœur  du  roi,  et 
se  mirent  à  chercher  une  ruse  qui,  tout  aussi  bien  qu'une 
violence  impossible ,  les  pût  débarrasser  de  leurs  craintes ,  en 
écartant  leur  rivale.  La  belle  brahmani  était,  comme  je  l'ai 
dit,  fort  jeune,  et,  probablement,  sans  beaucoup  de  malice. 
Les  conjurées  surent  lui  persuader  que,  pour  plaire  à  son  mari, 
il  lui  fallait  apprendre  à  le  raser,  à  le  parfumer  et  à  lui  couper 
les  cheveux.  Elle  avait  tout  le  désir  imaginable  d'être  une 
épouse  soumise  :  elle  obéit  donc  promptement  à  ces  perfides 
conseils,  de  sorte  que  la  première  fois  que  Bandusara  la  fit 
appeler,  elle  se  présenta  devant  lui  une  aiguière  d'une  main 
et  portant,  dans  l'autre,  tout  l'appareil  de  la  profession  qu'elle 
venait  d'apprendre. 

Le  monarque ,  qui ,  sans  doute ,  se  perdait  un  peu  dans  le 
nombre  de  ses  femmes  et  avait  en  tête  des  préoccupations  de 
toute  nature,  oublia  les  tendres  mouvements  dont  il  était  agité 
un  moment  auparavant ,  tendit  le  cou  et  se  laissa  parer.  Il  fut 
ravi  de  l'adresse  et  de  la  grâce  de  sa  servante ,  et  tellement  que 
le  lendemain  il  la  demanda  encore.  Nouvelle  cérémonie,  nou- 


418 


DE   L  INEGALITE 


vel  enchantement,  et,  cette  fois,  voulant,  en  prince  généreux, 
reconnaître  le  plaisir  qu'il  recevait,  il  demanda  à  la  jeune  fille 
comment  il  pourrait  la  récompenser. 

La  belle  brahmani  indiqua  naïvement  un  moyen  sans  lequel 
les  promesses  des  astrologues  ne  pouvaient,  en  elîet,  s'accom- 
plir. Mais  le  roi  se  récria  bien  fort.  Il  remontra  cependant 
avec  bonté,  à  la  belle  postulante,  que,  puisqu'elle  était  de  la 
caste  des  barbiers,  sa  prétention  était  insoutenable,  et  qu'il  ne 
commettrait  certainement  pas  une  action  aussi  énorme  que 
celle  dont  elle  le  sollicitait.  Aussitôt,  explication;  l'épouse 
méconnue  revendique,  avec  le  juste  sentiment  de  la  dignité 
blessée,  sa  qualité  de  brahmani,  raconte  pourquoi  et  dans 
quelle  louable  intention  elle  remplit  les  fonctions  serviles  qui 
scandalisent  le  roi  tout  en  lui  agréant.  La  vérité  se  fait  jour, 
la  beauté  triomphe,  l'intrigue  s'évanouit,  et  l'astrologie  s'ho- 
nore d'un  succès  de  plus,  à  la  grande  satisfaction  du  vieux 
brahmane  (1). 

Ainsi,  dans  l'organisation  antique  de  l'Inde,  l'union  de  deux 
castes  était,  pour  le  moins,  tolérée,  et,  en  mille  circonstances, 
les  brahmanes  devaient  se  trouver  en  concurrence  directe  avec 
les  kschattryas  pour  l'exercice  matériel  de  la  souveraine 
puissance  (2).  Comment  faire  .î"  Appliquer  le  principe  de  sépa- 

(1)  Burnouf,  Introduction  à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  t.  I, 
p.  149. 

(2)  ha  Manava-Dharma-Sastra  (cliap.  m)  stipule,  évidemment,  une 
loi  de  tolérance  que  le  système  rigoureux  n'admettait  pas  (§  12)  :  «  For 
«  the  first  marriage  of  the  twice  Ijorn  classes,  a  woman  of  thesame 
«  class  is  recommended;  but  for  such  as  are  impelled  by  inclination 
«  to  marry  again,  women  in  the  direct  order  of  tlie  classes  are  to  be 
«  preferred.  »  —  §  13  :  «  A  Sudra-Woman  only  must  be  wife  of  a  Su- 
ce dra;  she  and  a  Vaicya,  of  a  Vaicya;  tliey  Iwo  and  a  Kshatriya  of  a  Ks- 
«c  hatriya;  those  two  and  a  Brahmany  of  a  Brahmeu.  »  —  §  14  :  «  A  wo- 
«  man  of  the  servile  class  is  not  mentioned,  even  in  the  récital  of  any 
0  ancient  story,  as  the  first  wife  of  a  Brahmen  or  of  a  Kshatriya,  though 
«  in  the  greatest  difficulty  to  find  a  suitable  match.  »  —  Aujourd'hui  > 
toutes  ces  atténuations,  en  effet  illogiques,  ont  été  supprimées;  les 
alliances  d'une  caste  à  l'autre  sont  sévèrement  interdites,  et  le  Ma- 
dma-Ratna-Pradipa  dit  expressément  :  «Thèse  marriage  of  twice  born 
•  men  with  damsels  not  of  tlie  same  class ihe  parts  of  ancient  lavo 

were  abrogated  by  wise  legislators.  »  Malheureusement,  la  défense 


DES  HACES   HUMAINES.  419 

ration  dans  sa  rigueur  entière ,  n'était-ce  pas  blesser  tout  le 
monde?  Il  y  fallait  des  ménagements.  D'autre  part,  si  l'on  en 
gardait  trop,  le  système  méms  était  en  péril.  On  essaya  de 
recourir,  pour  éviter  le  double  écueil,  à  la  logique  et  à  la  sub- 
tilité si  admirables  de  la  politique  brahmanique. 

Il  fut  établi  que,  dans  la  règle,  le  fils  d'un  kschattrya  et 
d'une  brahmani  ne  pourrait  être  ni  roi  ni  prêtre.  Participant , 
tout  à  la  fois ,  des  deux  natures ,  il  serait  le  barde  et  l'écuyer 
des  rois.  En  tant  que  brahmane  dégénéré ,  il  pourrait  être  sa- 
,vant  dans  l'histoire ,  connaître  les  poésies  profanes ,  en  com- 
poser lui-même,  les  réciter  à  son  maître  et  aux  kschattryas 
rassemblés.  Pourtant  il  n'aurait  pas  le  caractère  sacerdotal ,  il 
ne  connaîtrait  pas  les  hymnes  liturgiques,  et  l'étude  directe 
des  sciences  sacrées  serait  interdite  à  son  intelligence.  Comme 
kschattrya  incomplet,  il  aurait  le  droit  de  porter  les  armes,  de 
'Donter  à  cheval ,  de  diriger  un  char,  de  combattre ,  mais  en 
sous-ordre,  et  sans  espoir  de  commander  jamais  lui-même  à 
des  guerriers.  Une  grande  vertu  lui  fut  réservée  :  ce  fut  l'ab- 
négation. Accomplir  des  exploits  pour  son  prince  et  s'oublier 
en  chantant  les  traits  de  valeur  des  plus  braves,  tel  fut  son 
lot;  on  l'appelait  le  soûta.  Aucune  figure  héroïque  des  épopées 
hindoues  n'a  plus  de  douceur,  de  giace,  de  tendresse  et  de 
mélancolie.  C'est  le  dévouement  d'une  femme  dans  le  cœur 
indomptable  d'un  héros  (1)- 

Une  fois  le  principe  admis,  les  applications  en  devenaient 
constantes,  et,  en  dehors  des  quatre  castes  légales,  le  nombre 
'des  associations  parasites  allait  devenir  incommensurable  (2), 
Il  le  devint  tellement ,  les  combinaisons  se  croisant  fox'mèrent» 
un  réseau  si  inextricable,  que  l'on  peut  considérer  aujourd'hui, 
dans  l'Inde,  les  castes  primitives  comme  presque  étouffées  sous 
les  ramifications  prodigieuses  auxquelles  elles  ont  donné  nais- 
est  venue  quand  le  mal  s'était  déjà  beaucoup  développé.  Elle  n'est  ce- 
pendant pas  inutile. 

(1)  Lassen ,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  480.  —  Le  soutâ  est  le  véritable  proto- 
type de  l'écuyer  de  la  chevalerie  errante,  du  Gandolin  ou  Gwendolin 
d'Amadis. 

(2)  Lassen,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  196. 


420  DE   L'iiNÉGAUTÉ 

sance,et  sous  les  greffes  perpétuelles  que  ces  ramifications 
supplémentaires  ont  causées  à  leur  tour.  D'une  brahmani  et 
d'un  lischattrya  nous  avons  vu  naître  les  bardes-écuyers; 
d'une  brahmani  et  d'un  vayçia  sortirent  les  ambastas,  qui 
prirent  le  monopole  de  la  médecine,  et  ainsi  de  suite.  Quant' 
aux  noms  imposés  à  ces  subdivisions,  les  uns  indiquent  les 
fonctions  spéciales  qu'on  leur  attribuait,  les  autres  sont  sim- 
plement des  dénominations  de  peuples  indigènes  étendues  à 
des  catégories  qui ,  sans  doute ,  avaient  mérité  de  les  prendre, 
en  se  mêlant  à  leurs  véritables  propriétaires  (1). 

Cet  ordre  apparent,  tout  ingénieux  qu'il  fût,  devenait,  en 
définitive,  du  désordre,  et  bien  que  les  compromis  dont  il  ré- 
sultait eussent  été  inséparables  des  débuts  du  système,  il  n'é- 
tait pas  douteux  que,  si  l'on  voulait  empêcher  le  système  lui- 
même  de  périr  sous  l'exubérance  de  ces  concessions  néfastes, 
il  ne  fallait  pas  louvoyer  plus  longtemps,  et  qu'un  remède  vi- 
goureux devait,  quoi  qu'il  pût  arriver,  cautériser  au  plus  vite 
la  plaie  ouverte  aux  flancs  de  l'état  social.  Ce  fut  d'après  ce 
principe  que  le  brahmanisme  inventa  la  catégorie  des  tchan- 
dalas ,  qui  vint  compléter  d'une  manière  terrible  la  hiérarchie 
des  castes  impures. 

Les  dénominations  insultantes  et  les  rigueurs  n'avaient  pas  , 
été  ménagées  aux  Arians  réfractaires  ni  aux  aborigènes  insou- 
mis. Mais  on  peut  dire  que  l'expulsion,  et  même  la  mort,  fu- 
rent peu  de  chose  auprès  de  la  condition  immonde  à  laquelle 
les  quatre  castes  légales  eurent  à  savoir  que  seraient  désormais 
condamnés  les  malheureux  issus  de  leurs  mélanges  par  des 
hymens  défendus.  L'approche  de  ces  tristes  êtres  fut  à  elle 

(1)  La  loi  cherchait  cependant  à  retenir,  tout  en  cédant;  ainsi  elle 
n'est  à  peu  près  clémente  que  pour  les  unions  contractées  entre  les 
castes  rapprochées  l'une  de  l'autre,  et  voici  ce  qu'elle  dit,  par  exem- 
ple, du  produit  d'un  guerrier  avec  une  femme  de  la  classe  servile  : 
«  From  a  Kshatrya  with  a  wife  of  the  Sudra  class,  springs  a  créature, 
«  called  Ugra,  with  a  nature  partly  warlike  and  partly  servile,  fero- 
«  cious  in  his  manners,  cruel  in  his  acts.  »  {Manava-Dharma  Sastra, 
chap.  X,  g  9.)  —Ce  passage  suffirait  seul  à  prouver  l'importance  que  les 
brahmanes  apportaient  à  conserver  le  sang  arian  en  vue  des  qualités 
morales  qu'ils  lui  reconnaissaient. 


i 


DES    HACES   HUMAINES.  421 

seule  une  honte,  une  souillure  dont  le  kschattrya  pouvait,  à 
son  gré,  se  laver  en  immolant  ceux  qui  s'en  rendaient  coupa-- 
blés.  On  leur  refusait  l'entrée  des  villes  et  des  villages.  Qui  les 
apercevait  pouvait  lancer  les  chiens  sur  eux.  Une  fontaine  où 
0:1  les  avait  vus  boire  était  condamnée.  S'établissaient-ils  en  un 
lieu  quelconque,  on  avait  le  droit  de  détruire  leur  asile.  Enfin, 
il  ne  s'est  jamais  trouvé  sur  la  terre  de  monstres  détestés  con- 
tre lesquels  une  théorie  sociale,  une  abstraction  politique,  se 
soit  plu  à  imaginer  de  si  épouvantables  effets  d'anathème.  Ce 
n'étaient  pas  les  malheureux  tchandalas  que  l'on  considérait 
au  moment  où  l'on  fulminait  des  menaces  si  atroces  :  c'étaient 
leurs  futurs  parents  qu'il  s'agissait  d'effrayer.  Aussi  faut-il  le 
reconnaître,  si  la  caste  réprouvée  a  senti ,  en  quelques  occa- 
sions, s'appesantir  sur  elle  le  bras  sanguinaire  de  la  loi,  ces  oc- 
casions ont  été  rares.  La  théorie  lutta  ici  vainement  contre  la 
■douceur  des  mœurs  hindoues.  Les  tchandalas  furent  méprisés, 
détestés;  pourtant  ils  vécurent.  Ils  possédèrent  des  villages 
qu'on  aurait  eu  le  droit  d'incendier,  et  qu'on  n'incendia  point. 
On  ne  prit  même  pas  tant  de  soin  de  fuir  leur  contact ,  qu'on 
ne  tolérât  leur  présence  dans  les  villes.  On  les  laissa  s'emparer 
de  plusieurs  branches  d'industrie,  et  nous  avons  vu  tout  à 
riieure  la  brahmani  de  Tchampcrprise  pour  une  tchandala  par 
le  roi  son  mari ,  parce  qu'elle  remplissait  un  office  concédé  à 
cette  tribu,  et  cependaiit  favorablement  accueillie  chez  un 
monarque  même.  Dans  l'Inde  moderne ,  des  fonctions  réputées 
impures,  comme  celles  de  boucher,  par  exemple ,  rapportent 
de  gros  bénéfices  aux  tchandalas  qui  s'en  mêlent.  Plusieurs  Sq 
sont  enrichis  par  le  commerce  des  blés.  D'autres  jouent  un 
rôle  important  dans  les  fonctions  d'interprètes.  En  montant 
au  plus  haut  de  l'échelle  sociale,  on  trouve  des  tchandalas  ri- 
ches, heureux  et ,  indépendamment  de  l'idée  de  caste ,  consi- 
dérés et  respectés.  Telle  dynastie  hindoue  est  bien  connue  pour 
appartenir  à  la  caste  impure,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'avoir 
pour  conseillers  des  brahmanes  qui  se  prosternent  devant  elle. 
Il  est  vrai  qu'un  pareil  état  de  choses  n'a  pu  être  amené  que 
.par  les  bouleversements  survenus  depuis  les  invasions  étran- 
gères.  Quant  à  la  tolérance  pratique  et  à  la  douceur  des 

24 


-122 


DE    L  INEGALITE 


mœurs  opposée  à  la  fureur  théorique  de  la  loi,  elle  est  de  tous 
les  temps  (1). 

J'ajouterai  seulement  que,  de  tous  les  temps  aussi,  les  tchan- 
dalas,  s'ils  eurent  quelque  chose  d'arian  dans  leur  origine, 
comme  on  ne  peut  en  douter,  n'ontrien  eu  de  plus  pressé  que 
de  le  perdre.  Ils  ont  usé  de  la  vaste  latitude  de  déshonneur 
où  on  les  abandonnait,  pour  s'allier  et  se  croiser,  sans  fin, 
avec  les  indigènes.  Aussi  sont-ils,  en  général,  les  plus  noirs 
des  Hindous,  et  quant  à  leur  dégradation  morale,  à  leur  lâche 
perversité,  elle  n'a  pas  de  limites  (2). 

L'invention  de  cette  terrible  caste  eut  certainement  de  grands 
résultats,  et  je  ne  doute  pas  qu'elle  n'ait  été  assez  puissante 
pour  maintenir  dans  la  société  hindoue  la  classification  qui  en 
formait  la  base,  et  mettre  un  grand  obstacle  à  la  naissance  de 
nouvelles  castes,  au  moins  au  sein  des  provinces  déjà  réunies 
à  l'Aryavarta.  Quant  à  celles  qui  le  furent  ensuite,  les  sources 
des  catégories  ne  doivent  pas  non  plus  être  recherchées  trop 
strictement. 

Là  comme  ailleurs,  alors  comme  auparavant,  les  brahmanes 
firent  ce  qu'ils  purent.  Il  leur  suffit  d'avoir  une  apparence 
'pour  commencer,  et  de  n'établir  leurs  règles  qu'une  fois  l'or- 
ganisation assise.  Je  ne  répéterai  pas  ici  ce  que  j'ai  dit  pour  le 
Boiitan  et  le  Népaul.  Ce  qui  arriva  dans  ces  contrées  se  produi- 
sit dans  bien  d'autres.  Toutefois,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 


(1)  Le  comte  E.  de  Warrcii ,  l'Inde  anglaise  en  1843.  —  Dans  les  épo- 
ques antiques,  on  a  vu  déjà  des  hommes  qui,  sans  être  de  la  caste 
guerrière,  pouvaient  devenir  souverains.  Le  plus  ancien  empire  éta- 
bli dans  le  sud  fut  celui  du  Pàndja,  dont  Madluira  était  la  capitale.  Il 
avait  été  fondé  par  un  vayçia  venu  du  nord,  postérieurement  à  l'é- 
poque des  guerres  de  Rama.  (Lassen,  Indische  AUerthumsktcnde ,  t. 
I,  p.  536.) 

(2)  C'est  à  ce  dernier  trait  que  les  brahmanes  prétendent  reconnaî- 
tre surtout  les  castes  impures  :  «  Him,  who  was  born  of  a  sinful  mot- 
«  lier,  and  consequently  in  a  low  class,  but  is  not  openly  known ,  who, 
«  though  worthless  in  truth ,  bears  the  semblance  of  a  worthy  man , 
«  let  people  discover  by  his  acts.  —  Want  of  virtuous  dignity,  harshness 
«  of  speech,  cruelty,  and  habituai  neglect  of  prescribed  duties,  betray 
«  in  this  world  the  son  of  a  criminal  mother.  »  (Manava-Dharma-Sas- 
«  tra,  chap.  x,  §§  57  et  58.) 


I 


\ 


DES  BACES  HUMAINES.  423 

que,  quel  que  fût  le  degré  dans  lequel  la  pureté  du  sang  arian 
se  compromît  en  tel  ou  tel  lieu,  cette  pureté  restait  toujours 
plus  grande  dans  les  veines  des  brahmanes  d'abord,  des  kschat- 
tryas  ensuite,  que  dans  celles  des  auti«es  castes  locales,  et  de 
là  cette  supériorité  incontestable  qui,  même  aujourd'hui,  après 
tant  de  bouleverserpents ,  n'a  pas  encore  fait  défaut  à  la  tête 
de  la  société  brahmanique.  Puis,  si  la  valeur  ethnique  de  l'en- 
semble perdait  de  son  élévation,  le  désordre  des  éléments  n'y 
était  que  passager.  L'amalgame  des  races  se  faisait  plus  promp- 
tement  au  sein  de  chaque  caste  en  se  trouvant  limité  à  un  pe- 
tit nombre  de  principes,  et  la  civilisation  haussait  ou  bais- 
sait, mais  ne  se  transformait  pas,  car  la  confusion  des  instincts 
faisait  assez  promptement  place  dans  chaque  catégorie  à  une 
unité  véritable,  bien  que  de  mérite  souvent  très  pâle.  En  d'au- 
tres termes,  autant  de  castes,  autant  de  races  métisses,  mais 
closes  et  facilement  équilibrées. 

La  catégorie  des  tchandalas  répondait  à  une  nécessité  im- 
placable de  l'institution,  qui  devait  surtout  paraître  odieuse 
aux  familles  militaires.  Tant  de  lois,  tant  de  restrictions  arrê- 
taient les  kschattryas  dans  l'exercice  de  leurs  droits  guerriers 
et  royaux,  les  humiliaient  dans  leur  indépendance  personnelle, 
les  gênaient  dans  l'effervescence  de  leurs  passions,  en  leur  dé- 
fendant l'abord  des  filles  et  des  femmes  de  leurs  sujets.  Après 
de  longues  hésitations,  ils  voulurent  secouer  le  joug,  et,  por- 
tant la  main  à  leurs  armes,  déclarèrent  la  guerre  aux  prêtres, 
aux  ermites ,  aux  ascètes ,  aux  philosophes  dont  l'œuvre  avait 
épuisé  leur  patience.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  triomphé  des 
hérétiques  zoroastriens  et  autres,  après  avoir  vaincu  la  féroce 
inintelligence  des  indigènes,  après  avoir  surmonté  des  difflcul- 
tés  de  toute  nature  pour  creuser  au  courant  de  chaque  caste 
un  lit  contenu  entre  les  digues  de  la  loi  et  le  contraindre  à 
n'empiéter  pas  sur  le  lit  des  voisins,  les  brahmanes  voyaient 
venir  maintenant  la  guerre  civile,  et  la  guerre  de  l'espèce  la 
plus  dangereuse,  puisqu'elle  avait  lieu  entre  l'homme  armé  et 
celui  qui  ne  l'était  pas  (1). 

(1)  Lassen,  ouyr.  cite,  t.  1,  p.  710-720. 


424  DE    l'inégalité 

L'histoire  du  Malabar  nous  a  conservé  la  date,  sinon  de  la 
lutte  en  elle-même,  du  moins  d'un  de  ses  épisodes  qui  fut  cer- 
tainement parmi  les  principaux.  Les  annales  de  ce  pays  racon- 
tent qu'une  grande  querelle  s'émut  entre  les  kschattryas  et  les 
sages  dans  le  nord  de  l'Inde,  que  tous  les  guerriers  furent  ex- 
terminés, et  que  les  vainqueurs,  conduits  par  Paraçou  Rama, 
célèbre  brahmane  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  héros  du 
Ramayana,  vinrent,  après  leurs  triomphes,  s'établir  sur  la  côte 
méridionale,  et  y  constituèrent  un  État  républicain.  La  date 
de  cet  événement,  qui  fournit  le  commencement  de  l'ère  ma- 
labare,  est  l'an  1I7G  av.  J.-C.  (1). 

•  Dans  ce  récit,  il  entre  un  peu  de  forfanterie.  Généralement 
l'usage  des  plus  forts  n'est  pas  d'abandonner  le  champ  de  ba- 
taille, et  surtout  quand  le  vaincu  est  anéanti.  Il  est  donc  vrai- 
semblable que,  tout  au  rebours  de  ce  que  prétend  leur  chro- 
nique, les  brahmanes  furent  battus  et  forcés  de  s'expatrier,  et 
qu'en  haine  de  la  caste  royale  dont  ils  avaient  dû  subir  l'in- 
sulte, ils  adoptèrent  la  forme  gouvernementale  qui  ne  recon- 
naît pas  l'unité  du  souverain. 

Cette  défaite  ne  fut,  d'ailleurs,  qu'un  épisode  de  la  guerre, 
et  il  y  eut  plus  d'une  rencontre  oii  les  brahmanes  n'obtinrent 
pas  l'avantage.  Tout  indique  aussi  que  leurs  adversaires,  Arians 
presque  autant  qu'eux,  ne  se  montrèrent  pas  dénués  d'habi- 
leté, et  qu'ils  ne  mirent  pas  dans  la  puissance  de  leurs  épées 
une  confiance  tellement  absolue ,  qu'ils  n'aient  cru  nécessaire 
d'aiguiser  encore  des  armes  moins  matérielles.  Les  kschattryas 
se  placèrent  très  adroitement  au  sein  même  des  ressources  de 
l'ennemi ,  dans  la  citadelle  théologique ,  soit  afin  d'émousser 
l'influence  des  brahmanes  sur  les  vayçias,  les  coudras  et  les 
indigènes,  soit  pour  calmer  leur  propre  conscience  et  éviter  à 
leur  entreprise .  un  caractère  d'impiété  qui  l'aurait  rendue 
promptement  odieuse  à  l'esprit  profondément  religieux  de  la 
nation. 

On  a  vu  que,  pendant  le  séjour  dans  la  Sogdiane  et  plus 
tard,  l'ensemble  des  tribus  zoroastriennes  et  hindoues  profes- 

(d)  Lassen ,  ouvr.  cite,  t.  I,  p.  537. 


DES  BACES  HUMAINES.  425 

sait  un  culte  assez  simple.  S'il  était  plus  chargé  d'erreurs  que 
celui  des  époques  tout  à  fait  primordiales  de  la  race  blanche, 
il  était  moins  compliqué  cependant  que  les  notions  religieu- 
ses des  purohitas  qui  commencèrent  le  travail  du  brahmanisme. 
A  mesure  que  la  société  hindoue  gagnait  de  l'âge  et  qu'en 
conséquence  le  sang  noir  des  aborigènes  de  l'ouest  et  du  sud 
et  le  type  jaune  de  l'est  et  du  nord  s'infiltraient  davantage 
dans  son  sein,  les  besoins  religieux  auxquels  il  fallait  répondre 
variaient  et  devenaient  exigeants.  Pour  satisfaire  l'élément 
noir,  Ninive  et  l'Egypte  nous  ont  appris  déjà  les  concessions 
indispensables.  C'était  le  commencement  de  la  mort  des  na- 
tions arianes.  Celles-ci  avaient  continué  à  être  purement  abs- 
traites et  morales,  et  bien  que  l'anthropomorphisme  fût  peut- 
être  au  fond  des  idées,  il  ne  s'était  pas  encore  manifesté.  On 
disait  que  les  dieux  étaient  beaux,  beaux  à  la  manière  des 
héros  arians.  On  n'avait  pas  songé  à  les  portraire. 

Quand  les  deux  éléments  noir  et  jaune  eurent  la  parole,  il 
fallut  changer  de  système,  il  fallut  que  les  dieux  eux-mêmes 
sortissent  du  monde  idéal  dans  lequel  les  Arians  avaient  trouvé 
du  plaisir  à  laisser  planer  leurs  sublimes  essences.  Quelles  que 
pussent  être  les  différences  capitales  existant,  d'ailleurs,  entre  le 
type  noir  et  le  type  jaune,  sans  avoir  besoin  de  tenir  compte, 
non  plus,  de  ce  fait  que  ce  fut  le  premier  qui  parla  d'abord  ei 
fut  toujours  écouté,  tout  ce  qui  était  aborigène  se  réunit,  non 
seulement  pour  vouloir  voir  et  toucher  les  dieux  qu'on  lui 
vantait  tant,  mais  aussi  pour  qu'ils  lui  apparussent  plutôt  ter- 
ribles, farouches,  bizarres  et  différents  de  l'homme,  que  beaux, 
doux,  bénins,  et  ne  se  plaçant  au-dessus  de  la  créature  hu- 
maine que  par  la  perfection  plus  grande  des  formes  de  celle-ci. 
Cette  doctrine  eût  été  trop  métaphysique  au  sens  de  la  tourbe. 
Il  est  bien  permis  de  croire  aussi  que  l'inexpérience  primitive 
des  artistes  la  rendait  plus  difficile  à  réaliser.  On  voulut  donc 
des  idoles  très  laides  et  d'un  aspect  épouvantable.  Voilà  le  côté 
de  dépravation. 

On  a  dit  quelquefois,  pour  trouver  une  explication  à  ces  bi- 
zarreries repoussantes  des  images  païennes  de  l'Inde,  de  l'As- 
syrie et  de  l'Egypte,  à  ces  obscénités  hideuses  où  les  imagina- 


I 


426  DE  l'inégalité 

lions  des  peuples  orientaux  se  sont  toujours  complu,  que  la 
faute  en  revenait  à  une  métaphysique  abstruse,  qui  ne  regar- 
dait pas  tant  à  présenter  aux  yeux  des  monstruosités  qu'à  leia- 
proposer  des  symboles  propres  à  donner  pâture  aux  considé- 
rations transcendantales.  L'explication  me  paraît  plus  spécieuse 
que  solide.  Je  trouve  même  qu'elle  prête,  bien  gratuitement, 
un  goût  pervers  aux  esprits  élevés  qui,  pour  vouloir  pénétrer 
les  plus  subtils  mystères,  ne  sont  cependant  pas,  ijjso  facto, 
dans  la  nécessité  absolue  de  rudoyer  et  d'avilir  leurs  sensations 
physiques.  N'est-il  pas  moyen  de  recourir  à  des  symboles  qui 
ne  soient  pas  répugnants?  Les  puissances  de  la  nciture,  les  for- 
ces variées  de  la  Divinité,  ses  attributs  nombreux  ne  sauraient- 
ils  être  exprimés  que  par  des  comparaisons  révoltantes?  Lors- 
que l'hellénisme  a  voulu  produire  la  statue  mystique  de  la 
triple  Hécate,  lui  a-t-il  donné  trois  têtes,  six  bras,  six  jambes, 
a-t-il  contourné  ses  visages  dans  d'abominables  contractions? 
L'a-t-il  assise  sur  un  Cerbère  immonde?  Lui  a-t-il  disposé  sur 
la  poitrine  un  collier  de  têtes  et  dans  les  mains  des  instruments 
de  supplice  souillés  des  marques  d'un  emploi  récent?  Quand, 
à  son  tour,  la  foi  chrétienne  a  représenté  la  Divinité  triple  et 
une,  s'est-elle  jetée  dans  les  horreurs?  Pour  montrer  un  saint 
Pierre,  ouvrant  à  la  fois  le  monde  d'en  haut  et  celui  d'en  bas. 
a-t-elle  pris  son  recours  à  la  caricature?  Nullement.  L'hellé- 
nisme et  la  pensée  catholique  ont  su  parfaitement  se  dispenser 
d'en  appeler  à  la  laideur  dans  des  sujets  qui  cependant  n'é- 
taient pas  moins  métaphysiques  que  les  dogmes  hindous,  as- 
syriens, égyptiens,  les  plus  compliqués.  Ainsi ,  ce  n'est  pas  à 
la  nature  de  Tidée  abstraite  en  elle-même  qu'il  faut  s'en  pren- 
dre quand  les  images  sont  odieuses  :  c'est  à  la  disposition  des 
yeux,  des  esprits,  des  imaginations  auxquelles  doivent  s'adres- 
ser les  représentations  figurées.  Or,  l'homme  noir  et  l'homme 
jaune  ne  pouvaient  bien  comprendre  que  le  laid  :  c'est  pour 
eux  que  le  laid  fut  inventé  et  resta  toujours  rigoureusement 
nécessaire. 

En  même  temps  que  chez  les  Hindous  il  fallait  produire  ainsi 
les  personnifications  théologiques,  il  était  de  même  nécessaire 
de  les  multiplier,  afin,  en  les  dédoublant,  de  leur  faire  pré- 


DES  RACES  HUMAINES.  427 

senter  un  sens  plus  clair  et  plus  facile  à  saisir.  Les  dieux  peu 
nombreux  des  âges  primordiaux,  Indra  et  ses  compagnons, 
ne  suffirent  plus  à  rendre  les  séries  d'idées  qu'une  civilisation 
de  plus  en  plus  vaste  enfantait  à  profusion.  Pour  en  citer  un 
exemple ,  la  notion  de  la  richesse  étant  devenue  plus  familière 
à  des  masses  qui  avaient  appris  à  en  apprécier  les  causes  et  les 
effets,  on  mit  ce  puissant  mobile  social  sous  la  garde  d'un 
maître  céleste,  et  on  inventa  Kouvéra,  déesse  faite  de  ma- 
nière à  satisfaire  pleinement  le  goût  des  noirs  (t). 

Dans  cette  multiplication  des  dieux  il  n'y  avait  cependant 
pas  que  de  la  grossièreté.  A  mesure  que  l'esprit  brahmanique 
lui-même  se  raffinait,  il  faisait  effort  et  cherchait  à  ressaisir 
l'antique  vérité  échappée  jadis  à  la  race  ariane,  et,  en  même 
temps  qu'il  créait  des  dieux  inférieurs  pour  satisfaire  les  abo- 
rigènes ralliés,  ou  encore  qu'il  tolérait  d'abord  et  acceptait 
ensuite  des  cultes  autochtones,  il  montait  de  son  côté.  Il 
cherchait  par  en  haut,  et,  imaginant  des  puissances,  des  entités 
célestes  supérieures  à  Indra  ,  à  Agni ,  il  découvrait  Brahma , 
lui  donnait  le  caractère  le  plus  sublime  que  jamais  philosophie 
humaine  ait  pu  combiner,  et ,  dans  le  monde  de  création  suré- 
thérée  où  son  instinct  des  belles  choses  concevait  un  si  grand 
être ,  il  ne  laissait  pénétrer  que  peu  d'idées  qui  en  fussent  in- 
dignes. 

Brahma  resta  longtemps  pour  la  fouie  un  dieu  inconnu.  On 
ne  le  figura  que  très  tard.  Négligé  des  castes  inférieures,  qui 
ne  le  comprenaient  ni  ne  s'en  souciaient,  il  était  par  excellence 
le  dieu  particulier  des  ascètes,  celui  dont  ils  se  réclamaient, 
qui  faisait  l'objet  de  leurs  plus  hautes  études,  et  qu'ils  n'avaient 
nulle  pensée  de  détrôner  jamais.  Après  avoir  passé  par  toute 


(1)  Lassen,  Indische  AUerthumskunde ^  t.  I,  p.  771.  —  Du  reste,  l'es- 
prit brahmanique  lutta  longtemps  avant  d'en  venir  à  l'anthropomor- 
phisme, et  c'est  ainsi  que  M.  de  Schlegel  paraît  avoir  eu  toute  raison 
de  dire  que  les  monuments  hindous  ne  peuvent  rivaliser  d'antiquité 
avec  ceux  de  l'Egypte.  Il  n'est  pas  autant  dans  le  vrai ,  quand  il  ajoute  : 
«  Et  ceux  de  la  Nubie.  »  (A.  W.  v.  Schlegel,  Vorrede  zur  Darstellung 
der  œgyptischen  Mythologie  von  Prichard,  iibersetzt  von  Haymaun 
Bonn,  1837),  p.  xni.) 


428  DE  l'inégalité 

la  série  des  existences  supérieures,  après  avoir  été  dieux  eux- 
mêmes,  tout  ce  qu'ils  espéraient,  c'était  d'aller  se  confondre 
dans  son  sein  et  se  reposer,  un  temps,  des  fatigues  de  la  vie^ 
lourde  à  porter  pour  eux ,  même  dans  les  délices  de  l'existence 
céleste. 

Si  le  dieu  supérieur  des  brahmanes  planait  trop  au-dessus 
de  la  compréhension  étroite  des  classes  inférieures  et  peut-être 
des  vayçias  eux-mêmes ,  il  était  cependant  accessible  au  sens 
élevé  des  kschattryas,  qui,  restés  participants  de  la  science 
védique,  avaient,  sans  doute,  une  piété  moins  active  que 
leurs  contemplatifs  adversaires,  mais  possédaient  assez  de 
science  avec  assez  de  netteté  d'esprit,  pour  ne  pas  heurter  de 
front  une  notion  dont  ils  appréciaient  très  bien  la  valeur.  I1& 
prirent  un  biais ,  et ,  les  théologiens  militaires  aidant ,  ou  quel- 
que brahmane  déserteur,  ils  transformèrent  la  nature  subal- 
terne d'un  dieu  kschattrya  jusque-là  peu  remarqué,  Vis- 
chnou  (1),  et,  lui  dressant  un  trôné  métaphysique,  relevèrent 
aussi  haut  que  le  maître  céleste  de  leurs  ennemis.  Placé  alors 
en  face  et  sur  le  même  plan  que  Brahma,  l'autel  guerrier  va- 
lut celui  du  rival  et  les  guerriers  n'eurent  pas  à  s'humilier  sous 
une  supériorité  de  doctrine. 

.    Un  tel  coup,  bien  médité  sans  doute  ,  et  longtemps  réfléchi, 
car  il  accuse  par  les  développements  qui  lui  furent  nécessaires 
la  longueur  et  l'acharnement  d'une  lutte  obstinée,  menaçait  le 
pouvoir  des  brahmanes,  et,  avec  lui,  la  société  hindoue,  d'une 
ruine  complète.  D'un  côté,  aurait  été  Vischnou  avec  ses  kschat- 
tryas libres  et  armés;  de  l'autre,  Brahma,  égalé  par  un  dieu 
nouveau,  avec  ses  prêtres  pacifiques,  et  les  classes  impuis- 
santes des  vayçias  et  des  coudras.   Les  aborigènes  auraient 
été  mis  en  demeure  de  choisir  entre  deux  systèmes ,  dont  le 
premier  leur  eût  ofl'ert ,  avec  une  religion  tout  aussi  complète   _ 
que  l'ancienne,  une  délivrance  absolue  de  la  tyrannie  des  cas-  ]l 
tes  et  la  perspective ,  pour  le  dernier  des  hommes ,  de  par-   ■ 
venir  à  tout,  pendant  le  cours  même  de  la  vie  actuelle ,  sans 
avoir  à  attendre  une  seconde  naissance.  L'autre  régime  n'avait 

(1)  Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I,  p.  781. 


DES   BACES   HUMAINES.  429 

rien  de  nouveau  à  dire;  situation  toujours  défavorable  quand 
il  s'agit  de  plaider  devant  les  masses;  et,  de  même  qu'il  ne 
pouvait  pas  accuser  ses  rivaux  d'impiété,  puisqu'ils  reconnais- 
saient le  même  panthéon  que  lui,  sauf  un  dieu  supérieur  dif- 
férent, il  ne  pouvait  non  plus  se  poser,  comme  il  l'avait  fait 
jusqu'alors,  en  défenseur  des  droits  des  faibles,  en  libéral, 
comme  on  dirait  aujourd'hui;  car  le  libéralisme  était  évidem- 
ment du  côté  de  ceux  qui  promettaient  tout  aux  plus  humbles, 
et  voulaient  même  leur  accorder  le  rang  suprême  à  l'occasion. 
Or,  si  les  brahmanes  perdaient  la  fidélité  de  leur  monde  noir, 
quels  soldats  auraient-ils  à  opposer  au  tranchant  des  épées 
royales,  eux  qui  ne  pouvaient  payer  de  leur  personne? 

Comment  la  difficulté  fut  traitée ,  c'est  ce  qu'il  est  impossible 
de  saisir.  Ce  sont  choses  si  vieilles,  qu'on  les  devine  phuôt 
qu'on  ne  les  aperçoit  au  milieu  des  décombres  mutilés  de  l'his- 
toire. Il  est  toutefois  évident  que,  dans  les  deux  sommes  de 
fautes  qu3  deux  partis  politiques  belligérants  ne  manquent 
jamais  de  commettre,  le  chiffre  le  plus  petit  revient  aux  brah- 
manes. Ils  eurent  aussi  le*mérite  de  ne  pas  s'obstiner  sur  des 
détails  ,  et  de  sauver  le  fond  en  sacrifiant  beaucoup  du  reste.' 
A  la  suite  de  longues  discussions,  prêtres  et  guerriers  se  rac- 
commodèrent, et,  s'il  faut  en  juger  sur  l'événement,  voici 
quels  furent  les  termes  du  traité. 

Brahma  partagea  le  rang  suprême  avec  Vischnou.  De  lon- 
gues années  après,  d'autres  révolutions  dont  je  n'ai  pas  à  par- 
ler, car  elles  n'ont  pas  un  caractère  directement  ethnique , 
leur  adjoignirent  Siva  (1),  et,  plus  tard  encore,  une  certaine 
doctrine  philosophique,  ayant  fondu  ces  trois  individualités 
divines  en  une  trinité  pourvue  du  caractère  de  la  création ,  de 
la  conservation  et  de  la  destruction,  ramena,  par  ce  détour, 
la  théologie  brahmanique  à  la  primitive  conception  d'un  dieu 
unique  enveloppant  l'univers  (2). 

(1)  Au  jugement  de  Lasscn ,  cette  divinité  est  originairement  emprun- 
tée à  quelque  culte  des  aborigènes  noirs.  Dans  le  sud,  on  l'adore  sous 
la  forme  du  Linga,  et  un  braiimane  n'accepte  jamais  d'emploi  dans 
les  temples  où  elle  se  trouve.  (Indische  AUerth.,  t.  I,  p.  783  et  passim.) 

(-2)  Ibid.,  t.  I,  p.  784. 


430 


DE   L  INEGALITE 


Les  brahmanes  renoncèrent  à  occuper  jamais  le  rang  su- 
prême, et  les  kschattryas  le  conservèrent  comme  un  droit 
imprescriptible  de  leur  naissance. 

Moyennant  quoi,  le  régime  des  castes  fut  maintenu  dans  sa 
rigueur  entière,  et  toute  infraction  conduisit  résolument  le 
fruit  du  crime  à  l'impureté  des  basses  castes. 

La  société  hindoue,  scellée  sur  les  bases  choisies  par  les 
brahmanes,  venait  encore  de  passer  heureusement  une  des 
crises  les  plus  périlleuses  qu'elle  pût  subir.  Elle  avait  acquis 
bien  des  forces,  elle  était  homogène  et  n'avait  qu'à  poursuivre 
sa  route  :  c'est  ce  qu'elle  fit  avec  autant  de  suite  que  de  succès. 
Elle  colonisa,  vers  le  sud,  la  plus  grande  partie  des  territoires 
fertiles,  elle  refoula  les  récalcitrants  dans  les  déserts  et  les 
marais,  sur  les  cimes  glacées  de  l'Himalaya,  au  fond  des 
monts  Yyndhias.  Elle  occupa  le  Dekkhan ,  elle  s'empara  de 
Ceylan,  et  y  porta  sa  culture  avec  ses  colonies.  Tout  porte  à 
croire  qu'elle  s'avança,  dès  lors,  jusqu'aux  îles  lointaines  de 
Java  et  de  Bali  (1);  elle  s'installa  aux  bords  inférieurs  du 
Gange ,  et  osa  pénétrer  le  long  du  cours  malsain  du  Brahma- 
poutra ,  au  milieu  des  populations  jaunes  que ,  dès  longtemps, 
elle  avait  connues  sur  quelques  points  du  nord,  de  l'est,  et 
dans  les  îles  du  sud  (2). 

Pendant  que  s'accomplissaient  de  tels  travaux,  d'autant 
plus  difficiles  que  les  régions  étaient  plus  vastes  ,  les  distances 
plus  longues,  les  difficultés  naturelles  bien  autrement  accu- 
mulées qu'en  Egypte ,  un  immense  commerce  maritime  allait 
de  toutes  parts ,  en  Chine ,  entre  autres ,  et  cela ,  d'après  un 
calcul  très  vraisemblable ,  1 ,400  ans  avant  J.-C. ,  porter  les 
magnifiques  produits  du  sol ,  des  mines  et  des  manufactures , 
et  rapporter  ce  que  le  Céleste  Empire  et  les  autres  lieux  civi- 
lisés du  monde  possédaient  de  plus  excellent.  Les  marchands 


(1)  W.  de  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache. 

(2)  Les  Arians  n'ont  jamais  possédé  dans  l'Inde  un  territoire  com- 
pact. Sur  plusieurs  points,  des  populations  complètement  aborigènes 
interrompent  encore  et  isolent  leurs  établissements.  Le  Dekkhan  est 
presque  absolument  privé  de  leurs  colonisations.  (Lassen ,  Indische 
Aller  th.,  t.  I,  p.  391.) 


DES  BACES  HUMAINES.  431 

hindous  fréquentaient  de  même  Babylone  (1).  Sur  la  côte  de 
l'Yémeu ,  leur  séjour  était ,  pour  ainsi  dire ,  permanent.  Aussi 
les  brillants  États  de  leur  péninsule  regorgeaient  de  trésors , 
de  magniflcences  et  de  plaisirs ,  résultats  d'une  civilisation  dé- 
veloppée sous  des  règles  strictes  à  la  vérité,  mais  que  le  carac- 
tère national  rendait  douces  et  paternelles.  C'est ,  du  moins , 
le  sentiment  qu'on  éprouve  à  la  lecture  des  grandes  épopées 
historiques  et  des  légendes  religieuses  fournies  par  le  boud- 
dhisme. 

La  civilisation  ne  se  bornait  pas  à  ces  brillants  effets  exter- 
nes. Fille  de  la  science  théologiqiie ,  elle  avait  puisé  à  cette 
source  le  génie  des  plus  grandes  choses ,  et  on  peut  dire  d'elle 
ce  que  les  alchimistes  du  moyen  âge  pensaient  du  grand  œu- 
vre, dont  le  moindre  mérite  était  de  faire  de  l'or.  Avec  tous  ses 
•prodiges ,  avec  tous  ses  travaux ,  avec  ses  revers  si  noblement 
supportés,  ses  victoires  si  sagement  mises  à  profit,  la  civilisa- 
tion hindoue  considérait  comme  la  moindre  partie  d'elle-même 
ce  qu'elle  accomplissait  de  positif  et  de  visible,  et,  à  ses  yeux, 
ses  seuls  triomphes  dignes  d'estime  commençaient  au  delà  du 
tombeau. 

Là  était  le  grand  point  de  l'institution  brahmanique.   Eu 


(1)  Le  vayçia  naviguait  beaucoup.  Une  légende  ï)ouddhique  cite  un 
marchand  qui  avait  fait  sept  voyages  sur  mer.  (Burnouf ,  Introduction 
à  l'histoire  du  bouddhisme  indien,  t.  I,  p.  196.)  —  Les  Hindous  pou 
valent  ainsi  se  mettre  en  communication  avec  les  Chaldéens,  qui 
avaient  eux-mêmes  une  marine  (Isaïe,  XLlil,  14)  et  une  colonie  à  Ger- 
rha  sur  la  côte  occidentale  du  golfe  Persique,  où  se  faisait  un  grand 
commerce  avec  l'Inde.  Les  Phéniciens,  avant  et  après  leur  départ  do 
Tylos,  y  prenaient  part.  —  L'Ophir  des  livres  saints  était  sur  la  côte 
de  Malabar  (Lassen ,  Indischc  Alterth.,  t.  I ,  p.  539),  et,  comme  les  noms 
iiébraïques  des  marchandises  qui  eu  provenaient  sont  sanscrits  et 
non  dekkhaniens,  il  s'ensuit  que  les  hautes  castes  du  pays  étaient 
arianes  au  temps  où  les  vaisseaux  de  Salomon  les  visitaient.  (Ibid.)  Il 
faut  aussi  remarquer  ici  que  les  plus  anciennes  colonisations  arianes, 
dans  le  sud  de. l'Inde,  eurent  lieu  sur  les  côtes  de  la  mer,  ce  qui 
indique  clairement  que  leurs  fondateurs  étaient,  en  même  temps,  des 
navigateurs.  {Ouvrage  cité,  p.  337).  Il  est  très  probable  qu'arrivés  de 
bonne  heure  aux  embouchures  de  l'Indus,  ils  y  établirent  leurs 
premiers  empires,  tels  que  celui  de  Pôtàla.  {Ibid.,  p.  5i3.) 


432  DE   L'iNÉGALITii 

établissant  les  catégories  dans  lesquelles  elle  divisait  l'huma- 
nité,  elle  se  faisait  fort  de  se  servir  de  chacune  pour  perfec- 
tionner l'iiomme,  et  l'envoyer,  à  travers  le  redoutable  passage 
dont  l'agonie  est  la  porte,  soit  à  une  destinée  supérieure,  s'il 
avait  bien  vécu,  soit,  dans  le  cas  contraire,  à  un  état  dont 
l'infériorité  donnait  du  temps  au  repentir.  Et  quelle  n'est  pas 
la  puissance  de  cette  conception  sur  l'esprit  du  croyant,  puis- 
que aujourd'hui  même  l'Hindou  des  castes  les  plus  viles ,  sou- 
tenu, presque  enorgueilli  par  l'espérance  de  renaître  à  un 
rang  meilleur,  méprise  le  maître  européen  qui  le  paye,  ou  le 
musulman  qui  le  frappe,  avec  autant  d'amertume  et  de  sin- 
cérité que  peut  le  faire  un  kschattrya  ? 

La  mort  et  le  jugement  d'outre-tonibe  sont  donc  les  grands 
points  de  la  vie  d'un  Hindou ,  et  on  peut  dire ,  à  rindiflérence 
avec  laquelle  il  porte  communément  l'existence  présente,  qu'il 
n'existe  que  pour  mourir.  Il  y  a  là  des  similitudes  évidentes 
avec  cet  esprit  sépulcral  de  l'Egypte,  tout  porté  vers  la  vie 
future,  la  devinant  et,  en  quelque  façon,  l'arrangeant  à  l'a- 
vance. Le  parallèle  est  facile,  ou  mieux,  les  deux  ordres  d'idées 
se  coupent  à  angle  droit  et  partent  d'un  sommet  commun.  Ce 
dédain  de  l'existence ,  cette  foi  solide  et  délibérée  dans  les  pro- 
messes religieuses,  donnent  à  l'histoire  d'une  nation  une  logi- 
que ,  une  ferme1,é ,  une  indépendance ,  une  sublimité  que  rien  ■ 
n'égale.  Quand  l'homme  vit  à  la  fois,  par  la  pensée,  dans  les 
deux  mondes,  et,  en  embrassant  de  l'œil  et  de  l'esprit  ce  que 
'les  horizons  du  tombeau  ont  de  plus  sombre  pour  l'incrédule, 
ies  illumine  d'éclatantes  espérances,  il  est  peu  retenu  parles 
craintes  ordinaires  aux  sociétés  rationalistes ,  et,  dans  la  pour- 
suite des  affaires  d'ici-bas,  il  ne  compte  plus  parmi  les  obsta- 
cles la  crainte  d'un  trépas  qui  n'est  qu'un  passage  d'habitude. 
Le  plus  illustre  moment  des  civilisations  humaines  est  celui 
où  la  vie  n'est  pas  encore  cotée  si  haut  qu'on  ne  place,  avant 
le  besoin  de  la  conserver,  bien  d'autres  soucis  plus  utiles  aux 
individus.  D'où  dépend  cette  disposition  heureuse  ?  Nous  la 
verrons  toujours  et  partout  corrélative  à  la  plus  ou  moins  grande 
abondance  de  sang  arian  dans  les  veines  d'un  peuple. 

La  théologie  et  les  recherches  métaphysiques  furent  donc 


DES   BACES   HUMAINES.  433 

l(î  pivot  de  la  société  hindoue.  De  là  sortirent,  sans  s'en  déta- 
cher jamais,  les  sciences  politiques,  les  sciences  sociales.  Le 
brahmanisme  ne  fit  pas  deux  parts  spéciales  de  la  conscience 
du  citoyen  et  de  celle  du  croyant.  La  théorie  chinoise  et  euro- 
péenne de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  ne  fut  jamais 
admissible  pour  lui.  Sans  religion,  point  de  société  brahmani- 
que. Pas  un  seul  acte  de  la  vie  privée  ne  s'en  isolait.  Elle  était 
tout,  pénétrait  partout,  vivifiait  tout  et  d'une  manière  bien 
puissante,  puisqu'elle  relevait  le  tchandala  lui-même,  tout  en 
l'abaissant,  et  donnait  même  à  ce  misérable  un  motif  d'or- 
gueil et  des  inférieurs  à  mépriser. 

Sous  l'égide  de  la  science  et  de  la  foi,  la  poésie  des  soutas 
avait  aussi  trouvé  d'illustres  imitateurs  dans  les  ermitages  sa- 
crés. Les  anachorètes,  descendus  des  hauteurs  inouïes  de  leurs 
méditations,  protégeaient  les  poètes  profanes,  les  excitaient  et 
savaient  même  les  devancer.  Valmiki,  l'auteur  du  Ramayana, 
fut  un  ascète  vénéré.  Les  deux  rapsodes  auxquels  il  confia  le 
soin  d'apprendre  et  de  répéter  ses  vers,  étaient  deskschattryas, 
Cuso  et  Lavo,  fils  de  Rama  lui-même.  Les  cours  des  rois  du 
pays  accueillaient  avec  feu  les  jouissances  intellectuelles,  une 
partie  des  brahmanes  se  consacra  bientôt  au  seul  emploi  de  leur 
en  procurer  (1).  Les  poèmes,  les  élégies,  les  récits  de  toute 
nature,  vinrent  se  placer  auprès  des  élucubrations  volumineu- 
ses des  sciences  austères  (2).  Sur  une  scène  illustrée  par  les 
génies  les  plu^  magnifiques,  le  drame  et  la  comédie  représen- 
tèrent, avec  éclat,  les  mœurs  des  temps  présents  et  les  actions 
les  plus  grandioses  des  époques  passées.  Certes,  le  grand  nom 
de  Kalidasa  mérite  de  briller  à  l'égal  des  plus  illustres  mémoi- 

(1)  Burnouf,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  lil. 

(2)  La  critique  liUéraire  a  existé  de  très  bonne  heure  dans  l'Inde.  Vers 
le  xi«  siècle  avant  notre  ère,  les  hymnes  védiques  de  l'Alharvan  furent 
réunies  et  mises  en  ordre.  Au  vi«  siècle  parurent  les  grammairiens, 
qui  étudièrent  et  classèrent  le  langage  de  toutes  les  nations  habitant 
le  territoire  sacré  ou  ses  frontières.  Ce  travail  philologique  et  les  ré«.). 
sultats  qu'il  consacre  sont  du  plus  précieux  secours  pour  l'ethnologie. 
A  cette  même  époque,  le  langage  des  Védas  fui  si  parfaitement  fixé' 
que  l'on  ne  trouve,  ni  dans  les  manuscrits,  ni  dans  les  citations,  la' 
moindre  variante. (Lassen ,  Indische  A Iterth.,  1. 1,  p.  739  et  T.Wet  passi'm.j, 

HACES  HUMAINES.  —  T.  I.  25 


i 


434  DE  l'inégalité 

res  dont  s'enorgueillissent  les  fastes  littéraires  (1).  A  côté  de 
cet  homme  illustre,  plusieurs  encore  créaient  ces  chefs-d'œu- 
vre recueillis  en  partie  par  le  savant  Wilson,  dans  son  Théâ- 
tre indien,  et,  bref,  l'amour  des  plaisirs  intellectuels,  d'une  part, 
et  celui  des  profits  qu'il  rapportait,  de  l'autre,  avaient  fini  par 
créer,  dans  ce  monde  antique,  le  métier  d'homme  de  lettres, 
comme  nous  le  voyons  pratiquer  sous  nos  yeux  depuis  trente 
'ans  environ,  non  pas  tout  à  fait  dans  la  même  forme  quant 
aux  productions,  mais  sans  la  moindre  différence  quapt  à  l'es- 
prit (2).  Je  n'en  veux  pour  démonstration  qu'une  courte  anec- 
dote que  je  citerai,  afin  d'ouvrir  aussi  une  échappée  de  vue  sur 
le  côté  familier  de  cette  grande  civilisation. 

Un  brahmane  faisait  le  métier  que  je  dis,  et,  soit  qu'il  y  ga- 
gnât peu,  ou  peut-être  qu'il  dépensât  trop,  il  se  trouvait  à 
court  d'argent.  Sa  femme  lui  conseilla  d'aller  se  mettre  sur  le 

(1)  Les  Hindous  n'ont  pas  eu  la  même  manière  que  nous  d'envisager 
l'histoire,  de  sorte  que,  bien  que  nous  ayant  conservé  les  souvenirs 
les  plus  remarquables  des  faits,  des  caractères  et  des  habitudes  de 
leurs  plus  anciens  ancêtres,  ils  ne  nous  fournissent  pas  d'ouvrage  vrai- 
ment méthodique  à  ce  sujet.  M.  Jules  Mohl  a  très  bien  constaté  et  ap- 
précié cette  particularité  remarquable  :  «  On  sait,  dit  cet  admirable 
«  juge  des  choses  asiatiques,  que  l'Inde  n'a  pas  produit  d'historien, 
«  ni  même  de  chroniqueur.  La  litléralure  sanscrite  ne  manque  pas 
»  pour  cela  de  données  historiques;  elle  est  plus  riche,  peut-être,  que 
«  toute  autre  littérature  en  renseignements  sur  l'histoire  morale  de  la 
«  nation,  sur  l'origine  et  le  développement  de  ses  idées  et  de  ses  ins- 
«  titutions,  enfin  sur  tout  ce  qui  forme  le  cœur,  comme  le  noyau  de 
«  l'histoire  de  ce  que  les  chroniqueurs  de  la  plupart  dés  peuples  né- 
«  gligent  pour  se  contenter  de  l'écorce.  Mais,  comme  dit  Albirouni  : 
«  Ils  ont  toujours  négligé  de  rédiger  les  chroniques  des  régnes  de  leurs 
(I  rois.  »  De  sorte  que  nous  ne  savons  jamais  exactement  quand  leurs 
«  dynasties  commencent  et  quand  elles  finissent,  ni  sur  quels  pays 
«  elles  ont  régné.  Leurs  généalogies  sont  en  mauvais  ordre  et  leur 
«  chronologie  est  nulle.  »  {Rapport  annuel  fait  à  la  Société  asiatique, 
1849,  p.  26-27.) 

(2)  C'est  probablement  à  l'école  de  ces  littérateurs  que  se  formaient 
les  poètes  du  genre  de  celui  qui  a  écrit  le  Hâsyarnavah  (VOcéan  des 
plaisanteries).  C'est  une  comédie  très  mordante  dirigée  contre  les  rois, 
les  hommes  de  cour  et  les  prêtres.  Les  uns  sont  traités  de  fainéants 
inutiles  et  les  autres  d'hypocrites.  (W.  v.  Schlegel,  Indische  Bibliothek, 
t.  III,  p.  161.) 


M 


DES   RACES   HUMAINES.  435 

passage  du  rajah  et,  aussitôt  qu'il  le  verrait  sortir  de  son  palais, 
de  s'avancer  hardiment  et  de  lui  réciter  quelque  chose  qui  lui 
pût  être  agréable. 

Le  poète  trouva  l'idée  ingénieuse,  et,  suivant  le  conseil  de 
la  brahmani,  il  rencontra  le  roi  au  moment  oti  celui-ci  allait 
faire  sa  promenade,  assis  sur  le  dos  de  son  éléphant.  L'auteur 
vénal  ne  se  piquait  pas  d'un  grand  respect.  «  Qui  des  deux 
louerai-je?  se  dit-il.  Cet  éléphant  est  cher  et  agréable  au  peu- 
ple; laissons  là  le  roi,  je  vais  chanter  l'éléphant  (1).  » 

Voilà  le  laisser- aller  de  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  la  vie 
d'artiste  ou  de  journaliste,  avec  cette  différence  que  le  danger 
n'en  était  pas  grand  au  milieu  des  barrières  qui  encadraient 
tous  les  chemins.  Je  ne  répondrais  pas  cependant  que  ces  fa- 
çons d'indépendance ,  séduisant  quelques  esprits,  n'aient  con- 
tribué à  amener  la  dernière  grande  insurrection  et  une  des  plus 
dangereuses,  à  coup  sûr,  que  le  brahmanisme  ait  eues  à  subir. 
Je  veux  parler  de  la  naissance  des  doctrines  bouddliiques  et  de 
l'application  politique  qu'elles  essayèrent. 


CHAPITRE  III. 

Le  bouddhisme,  sa  défaite;  l'Inde  actuslle. 

On  était  arrivé  à  une  époque  qui,  suivant  le  comput  cingha- 
lais, concorderait  avec  le  vu"  siècle  avant  J.-C.  (2),  et  suivant 
d'autres  calculs  bonddhiques,  dressés  pour  le  nord  de  l'Inde 
descendrait  jusqu'à  l'an  543  avant  notre  ère  (3).  Depuis  qur  ,- 
que  temps  déjà ,  des  idées  très  dangereuses  s'étaient  glisst-es 

(1)  Burnouf,  ouvr.  cité ,  t.  I ,  p.  140. 

{2)Burnouf,  ouvr.  cité,  p.  287. 

(3)  Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I,  p.  336  et  7H.  — C'est  l'époquf'  de 
Cyrus.  Vers  le  même  temps,  Scylax  exécuta  son  périple  de  la  irat 
Erythrée,  et  rapporta  dans  l'Occident  les  premières  notions  sur  les 
pays  hindous  que  recueillirent  Hécatée  et  Hérodote  par  l'intermédlairçi 
des  Perses.  —  L'Inde  était,  à  ce  moment,  à  l'apogée  de  sa  civilisn;,  , 
El  de  sa  puissance.  (Burnouf,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  131.) 


43G 


DE   L  INEGALITE 


dans  cette  branche  de  la  science  hindoue  qui  porte  le  nom  de 
philosophie  sankhya.  Deux  brahmanes,  Patandjali  et  Knpila, 
avaient  enseigné  que  les  œuvres  ordonnées  par  les  Védas 
étaient  inutiles  de  soi  au  perfectionnement  des  créatures,  et 
que,  pour  arriver  aux  existences  supérieures,  il  suffisait  de  la 
pratique  d'un  ascétisme  individuel  et  arbitraire.  Par  cette  doc- 
trine, on  était  mis  en  droit,  sans  inconvénient  pour  l'avenir  du, 
tombeau,  de  mépriser  tout  ce  que  le  brahmanisme  recomman- 
dait et  de  faire  ce  qu'il  prohibait  (1). 

Une  telle  théorie  pouvait  renverser  la  société.  Cependant, 
comme  elle  ne  se  présentait  que  sous  une  forme  purement 
scientifique  et  ne  se  communiquait  que  dans  les  écoles,  elle 
resta  matière  à  discussion  pour  les  érudits  et  ne  descendit  pas 
dans  la  politique.  Mais,  soit  que  les  idées  qui  lui  avaient  donné 
naissance  fussent  quelque  chose  de  plus  que  la  découverte  ac- 
cidentelle d'un  esprit  chercheur,  ou  bien  que  des  hommes 
très  pratiques  en  aient  eu  connaissance,  il  se  trouva  qu'un 
jeune  prince,  de  la  plus  illustre  origine,  appartenant  à  une 
branche  de  la  race  solaire,  Sakya,  fils  de  Çuddodhana,  roi  de 
Kapilavastu ,  entreprit  d'initier  les  populations  à  ce  que  cette 
doctrine  avait  de  libéral. 

Il  se  mit  à  enseigner,  comme  Kapila,  que  les  œuvres  védi- 
ques étaient  sans  valeur  ;  il  ajouta  que  ce  n'était  ni  par  les  lec- 
tures liturgiques,  ni  par  les  austérités  et  les  supplices,  ni  par 
le  respect  des  classifications,  qu'il  était  possible  de  s'affranchir 
des  entraves  de  l'existence  actuelle;  que,  pour  cela,  il  ne  fal- 
lait avoir  recours  qu'à  l'observance  des  lois  morales,  dans  les- 
quelles on  était  d'autant  plus  parfait  qu'on  s'occupait  moins 
de  soi  et  plus  d'autrui.  Comme  vertus  supérieures  et  d'une 
efficacité  incomparable,  il  proclama  la  libéralité,  la  continence, 
la  science,  l'énergie,  la  patience  et  la  miséricorde.  Il  acceptait, 
du  reste,  en  fait  de  théologie  et  de  cosmogonie,  tout  ce  que  le 
brahmanisme  savait,  hors  un  dernier  point,  sur  lequel  il  avait 
la  prétention  de  promettre  beaucoup  plus  que  la  loi  régulière. 


(1)  Burnouf,  Introduction  à  l'hist.  du  bouddh.,  etc.,  1. 1,  p.  152  et 
passim  et  211. 


DES  BACES  HUMAINES.  437 

Il  affirmait  pouvoir  conduire  les  hommes,  non  seulement  dans 
le  sein  de  Bralima,  d'oîi,  après  un  temps,  l'ancienne  théologie 
enseignait  que,  par  suite  de  l'épuisement  des  mérites,  il  fallait 
sortir  pour  recommencer  la  série  des  existences  terrestres, 
mais  dans  l'essence  du  Bouddha  parfait,  où  l'on  trouvait  le 
nirwana,  c'est-à-dire  le  complet  et  éternel  néant.  Ainsi  le 
brahmanisme  était  un  panthéisme  très  compliqué,  et  le  boud- 
dhisme le  compliquait  encore  en  le  faisant  poursuivre  sa  route 
jusqu'à  l'abîme  de  la  négation  (1). 

Maintenant,  comment  Sakya  produisait-il  ses  idées  et  cher- 
chait-il à  les  répandre?  Il  commença  par  renoncer  au  trône; 
il  se  couvrit  d'une  robe  de  grosse  toile  commune  et  jaune, 
composée  de  haillons  qu'il  avait  recueilhs  lui-même  dans  les 
bourriers,  dans  les  cimetières,  et  cousus  de  sa  main;  il  prit  un 
bâton  et  une  écuelle,  et  désormais  ne  mangea  plus  que  ce  que 
l'aumône  voulut  lui  donner.  Il  s'arrêtait  sur  les  places  publi- 
ques des  villes  et  des  villages  et  prêchait  sa  doctrine  morale  (2;. 
Se  trouvait-il  là  des  brahmanes,  il  faisait  avec  eux  assaut  de 
science  et  de  subtilité,  et  les  assistants  écoutaient,  pendant  des 
heures  entières,  une  polémique  qu'enflammait  la  conviction 
égale  des  antagonistes.  Bientôt  il  eut  des  disciples.  Il  en  re- 
cruta beaucoup  dans  la  caste  militaire ,  peut-être  plus  encore 
dans  celle  des  vayçias ,  alors  bien  puissante  et  bien  honorée, 
comme  fort  riche.  Quelques  brahmanes  vinrent  aussi  à  lui.  Ce 
fut  surtout  dans  le  bas  peuple  qu'il  enrôla  ses  plus  nombreux 
prosélytes  (3).  Du  moment  qu'il  avait  repoussé  les  prescrip- 
tions des  Védas,  les  séparations  des  castes  n'existaient  plus 
pour  lui,  et  il  déclarait  ne  reconnaître  d'autre  supériorité  que 
celle  de  la  vertu  (4). 

(i)'Lassen,  Indische  Alterth.,  l.  I,  p.  831;  Burnouf,  Introdttction  à 
l'hist.  du  bouddhisme  indien,  t.  I,  p.  dS2  et  passim. 

(2)  Burnouf,  Introd.  à  l'hist.  du  bouddh.  indien,  t.  I,  p.  194. 

(3)  Un  de  ses  principaux  arguments  à  l'adresse  des  hommes  des  bas- 
ses castes  était  de  leur  dire  que,  dans  leurs  existences  antérieures, 
ils  avaient  fait  partie  des  plus  hautes,  et  que,  par  le  seul  fait  qu'ils 
récoutaient,  ils  étaient  dignes  d'y  rentrer.  (Burnouf,  ouvr.cilé,  t.  I 
p.  196.) 

(4)  Ouvrage  cité,  t.  I,  p.  211. 


f 


438 


DE   L INEGALITE 


Un  de  ses  premiers  disciples  et  des  plus  dévoués,  Ananda, 
son  cousin,  kschattrya  d'une  grande  famille,  revenant  un  jour 
d'une  longue  course  dans  les  campagnes,  accablé  de  fatigue  et 
de  chaleur,  s'approche  d'un  puits  où  il  voit  une  jeune  fille  oc- 
cupée à  tirer  de  l'eau.  Il  exprime  le  désir  d'en  avoir.  CeUe-ci 
s'excuse,  en  lui  faisant  observer  qu'en  lui  rendant  ce  service  elle 
le  souillerait,  étant  de  la  tribu  matanghi,  de  la  caste  des  tchan- 
dalas.  «  Je  ne  te  demande,  ma  sœur,  lui  i-épond  Ananda,  ni  ta 
caste  ni  ta  famille,  mais  seulement  de  l'eau ,  si  tu  peux  m'en 
donner  (1).  » 

Il  prit  la  cruche  et  but,  et,  pour  porter  de  la  liberté  de  ses 
idées  un  témoignage  plus  éclatant  encore,  quelque  temps  après 
il  épousa  la  tchandala.  Que  des  novateurs  de  cette  force  exer- 
çassent de  la  puissance  sur  l'imagination  du  bas  peuple ,  on  le 
conçoit  aisément.  Les  prédications  de  Sakya  convertirent  un 
nombre  infini  de  personnes,  et,  après  sa  mort,  des  disciples 
ardents,  poursuivant  son  œuvre  de  tous  côtés,  en  étendirent 
les  succès  bien  au  delà  des  bornes  de  l'Inde,  où  des  rois  se 
firent  bouddhistes  avec  toute  leur  maison  et  leur  cour. 

Cependant  l'organisation  brahmanique  était  tellement  puis- 
sante, que  la  réforme  n'osa  pas,  dans  la  pratique,  se  montrer 
aussi  hostile  ni  aussi  téméraire  que  dans  la  théorie.  On  niait 
bien,  en  principe,  et  souvent  même  en  action,  la  nécessité  re- 
ligieuse des  castes.  En  politique,  on  n'avait  pu  trouver  le 
moyen  de  s'y  soustraire.  Qu' Ananda  épousât  une  fille  impure, 
c'était  de  quoi  se  faire  applaudir  de  ses  amis,  mais  non  pas 
empêcher  ses  enfants  d'être  impurs  à  leur  tour.  En  tant  que 
bouddhistes,  ils  pouvaient  devenir  des  bouddhas  parfaits  et 
être  en  grande  vénération  dans  leur  secte  ;  eu  tant  que  citoyens, 
ils  n'avaient  que  justement  les  droits  et  la  position  assignés  à 
leur  naissance.  Aussi,  malgré  le  grand  ébranlenient  dogmati- 
que, la  société  menacée  n'était  pas  sérieusement  entamée  (2). 


(1)  Burnouf ,  Introd.  à  l'hist.,  etc.,  t.  I ,  p.  205. 

(2)  Les  éléments  révolutionnaires  ne  manquaient  pas  absolument 
dans  ce  monde  hindou,  où  les  classes  moyennes,  les  chefs  de  mé- 
tiers, les  marchands,  les  chefs  de  marins ,  avaient  acquis  une  impor- 
tance extraordinaire.  Mais  l'édifice  était  si  bien  cimenté,  qu'il  pouvait 


DES   RACES  HUMAINES.  439 

Cette  situation  se  prolongea  d'une  manière  qui  prouve,  à 
elle  seule,  la  vigueur  extraordinaire  de  l'organisation  brahma- 
nique. Deux  cents  ans  après  la  mort  de  Sakya,  et  dans  un 
royaume  gouvei-né  par  le  roi  bouddhiste  Pyadassi,  les  édits  ne 
manquaient  jamais  de  donner  le  pas  aux  brahmanes  sur  leurs 
rivaux  (I),  et  la  guerre  véritable,  la  guerre  d'intolérance,  la 
persécution  ne  commença  qu'avec  le  v^  siècle  de  notre  ère  (2). 
Ainsi  le  bouddhisme  avait  pu  vivre  pendant  près  de  huit  cents 
ans,  à  tout  le  moins,  côte  à  côte  avec  l'antique  régulateur  du 
sol,  sans  parvenir  à  se  rendre  assez  fort  pour  l'inquiéter  et  le 
faire  courir  aux  armes. 

Ce  n'était  pas  faute  de  bonne  volonté.  Les  conversions  dans 
les  basses  classes  avaient  toujours  été  en  augmentant.  A  l'ap- 
pel d'une  doctrine  qui ,  prétendant  ne  tenir  compte  que  de  la 
valeur  morale  des  hommes,  leur  disait  :  «  Par  ce  seul  fait  que 
vous  m'accueillez ,  je  vous  relève  de  votre  abaissement  en  ce 
monde,  »  tout  ce  qui  ne  voulait  ou  ne  pouvait  obtenir  naturelle- 
ment un  rang  social  était  fortement  tenté  d'accourir.  Puis ,  dans 
les  brahmanes  il  y  avait  des  hommes  sans  science ,  sans  con- 
sidération \  dans  les  kschattryas ,  des  guerriers  qui  ne  savaient 
pas  se  battre;  dans  les  vayçias,  des  dissipateurs  regrettant 
leur  fortune,  et  trop  paresseux  ou  trop  nuls  pour  s'en  refaire 
une  autre  par  le  travail  (3).  Toutes  ces  accessions  donnaient 

résister  à  tout.  —  Voir  Burnouf,  ouvr.  cité^  t.  I,  p.  163,  où  il  est  fait 
mention  d'une  légende  bouddhique  qui  met  bien  en  relief  la  puis- 
sance de  la  bourgeoise  vayçia  à  l'époque  où  se  forma  le  bouddhisme. 
Je  remarquerai  ici  que,  pour  ces  temps  de  l'histoire  hindoue,  les  lé- 
gendes des  bouddlias  ont  le  même  genre  d'intérêt  historique  que, 
chez  nous,  les  vies  des  saints,  lorsqu'il  s'agit  des  âges  de  la  domi- 
nation mérovingienne.  Ces  productions,  d'une  piété  également  vive, 
bien  que  différemment  appliquée,  se  ressemblent  de  très  prés.  Elles 
racontent  les  mœurs,  les  usages  du  temps  où  le  vénérable  person- 
nage dont  elles  s'occupent  a  vécu,  et  ont,  les  unes  et  les  autres,  cel- 
les des  Arians-Franks,  comme  celles  des  Arians-Hindous,  la  môme 
prédilection  pour  la  partie  philosophique  de  l'histoire,  unie  au  mémo 
dédain  de  la  chronologie, 

(1)  Burnouf,  IntrodMt,  à  l'hki-,  etc.,  t,  I,  p,  30j,  noie, 

(2)  Ibid.,  p.  586. 

(3)  Quand  les  brahmanes  reproçliaieut  à  Sakya  de  s'eulourer  de 


t 


440 


DE  l'inégalité 


durelief  à  !a  secte  eu  la  répandant  dans  les  hautes  classes, et  il 
était,  en  somme,  aussi  flatteur  que  facile  de  se  glorifier  de 
vertus  intimes  et  inaperçues,  de  débiter  des  discours  de  morale, 
et  aussitôt  d'être  tenu  pour  saint  et  quitte  du  reste  (1). 

Les  couvents  se  multiplièrent.  Des  religieux  et  des  religieu- 
ses remplirent  ces  asiles  appelés  vi/iaras,  et  les  arts,  que 
l'antique  civilisation  avait  formés  et  élevés,  prêtèrent  leur 
concours  à  la  glorification  de  la  nouvelle  secte  (2).  Les  caver- 
nes de  Magatanie ,  de  Baug ,  sur  la  route  d'Oudjeïn ,  les  grottes 
d'Éléplianta  sont  des  temples  bouddhiques.  Il  en  est  d'aussi 
extraordinaires  par  la  vaste  étendue  des  proportions  que  par 
le  fini  précieux  des  détails.  Tout  le  panthéon  brahmanique, 
doublé  de  la  nouvelle  mythologie  qui  vint  s'enter  sur  ses  ra- 
meaux, de  tous  les  bouddhas,  de  tous  les  boddhisatvas  et 
autres  inventions  d'une  imagination  d'autant  plus  féconde 
qu'elle  plongeait  davantage  dans  les  classes  noires,  tout  ce 
que  la  pensée  humaine,  ivre  de  raffinements  et  complètement 
déroutée  par  l'abus  de  la  réflexion,  a  jamais  pu  imaginer 
d'extravagant  en  fait  de  formes,  vint"  trôner  sous  ces  splei 

gens  appartenant  aux  castes  impures  ou  de  personnes  de  mauvaise 
vie,  Saliva  répondait  :  «  Ma  loi  est  une  loi  de  grâce  pour  tous.  »  (Bur- 
nouf,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  198.)  —  Cette  loi  de  grâce  devint  très  promp- 
tement  une  sorte  de  religiosité  facile  qui  recrutait  des  partisans  dans 
les  classes  supérieures,  parmi  les  hommes  dégoûtés  de  toutes  les  res- 
trictions que  le  régime  brahmanique  inflige  à  ses  fidèles,  par  suite 
de  cette  idée  qu'on  ne  peut  se  faire  pardonner  les  fautes  de  l'existence 
actuelle  et  se  rendre  dignes  de  passer  dans  un  rang  supérieur,  qu'au 
prix  des  plus  redoutables  auslérités.  Ainsi,  un  jeune  ascète,  après  de 
longues  abstinences  au  fond  d'une  forêt,  se  donne  en  pâture  à  une 
tigresse,  qui  vient  de  mettre  bas,  en  s'écriant  :  «  Comme  il  est  vrai 
«  que  je  n'abandonne  la  vie  ni  pour  la  royauté,  ni  pour  les  jouissances 
«  du  plaisir,  ni  pour  le  rang  de  sakya,  ni  pour  celui  de  monarque 
«  souverain,  mais  bien  pour  arriver  à  l'état  suprême  de  bouddha  par- 
«  faitemenl  accompli  !  »  (Burnouf ,  ibid.,  p.  159  et  passim.)  —  Les  boud- 
dhistes prenaient  les  choses  d'une  façon  plus  commode.  Ils  condam- 
naient ces  rigueurs  personnelles  comme  inutiles,  et  leur  substituaient 
le  simple  repentir  et  l'aveu  de  la  faute,  ce  qui,  du  reste,  les  lit  aiii- 
yer  très  promptement  à  instituer  la  confession.  {Ibid.,  p.  rl'J'X) 

(1)  Burnouf,  Introd.  à  l'hisl.,  etc.,  t.  I,  p.  190,  277. 

(2)  Ibid.,  p.  287. 


DES  BACES   HUMAINES.  441 

dides  asiles  (1).  Il  était  temps,  pour  peu  que  les  brahmanes 
voulussent  sauver  leur  société ,  de  se  mettre  à  l'œuvre.  La 
lutte  s'engagea,  et,  si  l'on  compare  le  temps  du  combat  à  celui 
de  la  patience,  l'un  fut  aussi  long  que  l'autre.  La  guerre  com- 
mencée au  v^  siècle  se-  termine  au  xiv®  (2). 

Autant  qu'on  en  peut  juger,  le  bouddhisme  mérita  d'être 
vaincu,  parce  qu'il  recula  devant  ses  conséquences.  Sensible, 
de  bonne  heure ,  au  reproche ,  évidemment  très  mérité ,  de 
démentir  ses  prétentions  à  la  perfection  morale  en  se  re- 
crutant de  tous  les  gens  perdus,  il  s'était  laissé  persuader 
d'admettre  des  motifs  d'exclusion  physiques  et  moraux.  Par 
là,  il  n'était  déjà  plus  la  religion  universelle,  et  se  fermait 
les  accessions  les  plus  nombreuses,  si  elles  n'étaient  pas  les 
plus  honorables.  En  outre,  comme  il  n'avait  pas  pu  détruire, 
de  prime  abord ,  les  castes ,  et  qu'il  avait  été  obligé  de  les  re- 
connaître de  fait,  tout  en  les  niant  en  théorie,  il  avait  dû, 
dans  son  propre  sein,  compter  avec  elles  (3).  Les  rois  kschat- 
tryas  et  fiers  de  l'être  bien  que  bouddhistes,  les  brahmanes 
convertis  et  qui  n'avaient  rien  à  gagner,  les  uns  et  les  autres , 
à  la  nouvelle  foi,  si  ce  n'est  la  dignité  de  bouddha  et  l'anéan- 
tissement parfait,  devaient ,  tôt  o  u  tard ,  soit  par  eux ,  soit  par 
leurs  descendants ,  éprouver,  en  mille  circonstances ,  des  ten- 
tations violentes  de  rompre  avec  la  tourbe  qui  s'égalait  à  eux, 
et  de  reprendre  la  plénitude  de  leurs  anciens  honneurs. 

De  cent  façons  le  bouddhisme  perdit  du  terrain;  au  xi®  siè- 
cle, il  disparut  tout  à  fait  du  sol  de  l'Inde.  Il  se  réfugia  dans 
des  colonies,  comme  Ceylan  ou  Java,  que  la  culture  brahmani- 

(1)  Burnouf ,  Introduction  à  l'hist.,  etc.,  1. 1 ,  p.  337.  —  Le  bouddhisme 
hindou  est  aujourd'hui  tellement  dégénéré  dans  les  provinces  lointai- 
nes où  il  végète  encore,  que  les  religieux  se  marient,  usage  diamé- 
tralement opposé  à  l'esprit  de  la  loi  fondamentale.  Ces  religieux  ma- 
riés se  nomment  au  Népaul  vadjra  âtchâryas.  (Ibid.) 

(2)  Ibid.,  p.  58G. 

(3)  Burnouf,  Introd.  à  l'hist.,  etc.,  t.  I ,  p.  144.  —  Il  fit  plus  que  de 
les  admettre  en  pratique.  Il  se  montra  faible  au  point  de  donner  un 
démenti  à  sa  prétention  d'être  une  loi  de  grâce  pour  tous,  en  avouant 
que  les  boddhissatvas  ne  pouvaient  s'incarner  que  dans  des  familles 
de  brahmanes  ou  de  kschatlryas.  (Ibid.) 

25. 


442 


DE   l'inégalité 


que  avait  sans  doute  formées ,  mais  où ,  par  l'infériorité  eth- 
nique des  prêtres  et  des  guerriers ,  la  lutte  put  continuer  in- 
décise et  même  se  terminer  à  l'avantage  des  hérétiques.  Le 
culte  dissident  trouva  encore  un  asile  dans  le  nord-est  de  l'Inde, 
où  cependant,  comme  au  Népaul,  on  le  voit  aujourd'hui, 
dégénéré  et  sans  forces,  reculer  devant  le  brahmanisme.  En 
somme ,  il  ne  fut  vraiment  à  l'aise  que  là  où  il  ne  rencontra 
pas  de  castes,  en  Chine,  dans  l'Annam,  au  Thibet,  dans 
l'Asie  centrale.  Il  s'y  déploya  à  son  aise,  et,  contrairement 
à  l'avis  de  quelques  critiques  superficiels  ,  il  faut  avouer  que 
l'examen  ne  lui  est  pas  favorable  et  montre  d'une  manière 
éclatante  le  peu  que  réussit  à  produire ,  pour  les  hommes  et 
pour  les  sociétés,  une  doctrine  politique  et  religieuse  qui  se 
pique  d'être  basée  uniquement  sur  la  morale  et  la  raison. 

Bientôt  l'expérience  démontre  combien  cette  prétention  est 
vaine  et  creuse.  Comme  le  bouddhisme ,  la  doctrine  incomplète 
veut  réparer  sa  faute  en  se  donnant ,  après  coup ,  des  fonde- 
ments. Il  est  trop  tard,  elle  ne  crée  qu'absurdités.  Procédant 
à  l'inverse  de  ce  qui  se  voit  dans  les  véritables  philosophies, 
au  lieu  de  faire  que  la  loi  morale  découle  de  l'ontologie,  c'est, 
au  contraire,  l'ontologie  qui  découle  de  la  loi  morale  (1).  De  là, 
encore  plus  de  non-sens,  s'il  est  possible,  que  dans  le  brahma- 
nisme dégénéré,  qui  en  contient  tant.  De  là,  une  théologie 
sans  âme ,  toute  factice ,  et  les  niaiseries  du  cylindre  de  prières, 
qui,  placardé  de  manuscrits  d'oraisons  et  mis  en  rotation  per- 
pétuelle par  une  force  h}'draulique ,  est  censé  envoyer  au  ciel 
l'esprit  pieux  contenu  sous  les  lettres ,  et  en  réjouir  les  intelli- 
gences suprêmes  (2).  A  quel  point  d'avilissement  tombe  bientôt 


(1)  M.  Burnouf  se  sert  très  habilement  de  la  postériorité  de  l'ontolo- 
gie dans  le  bouddhisme  pour  établir  l'âge  de  ce  système  religieux. 
(Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  13-2.) 

(2)  Voir  les  détails  nombreux  sur  ce  cylindre ,  très  en  usage  chez 
les  Mongols,  dans  les  Souvenirs  d'un  voyage  dans  la  Tartarie,  le  Thibel 
et  la  Chine,  pendant  les  années  1844,  1845  et  1846  (Paris,  1850),  par 
M.  Hue,  prêtre  missionnaire  de  la  congrégation  de  Saint-Lazare. —Voir 
aussi,  dans  le  même  ouvrage,  ce  qui  a  rapport  à  la  réforme  moderne  du 
bouddhisme  lamaïque,  appelée  réforme  de  Tsong-Kaba,  et  qui  date 


DES  RACES   HUMAINES.  443 

une  théorie  rationaliste  qui  s'aventure  hors  des  écoles  et  va  en- 
treprendre la  conduite  des  peuples  !  Le  bouddhisme  le  montre 
pleinement,  et  l'on  peut  dire  que  les  multitudes  immenses 
dont  il  dirige  les  consciences  appartiennent  aux  classes  les  plus 
viles  de  la  Chine  et  des  pays  circon voisins.  Telle  fut  sa  fin ,  tel 
est  son  sort  actuel. 

Le  brahmanisme  ne  fît  pas  que  profiter  des  infirmités  et  des 
fautes  de  son  ennemi.  Il  eut  aussi  des  bénéfices  d'habileté ,  et 
il  suivit,  en  ces  circonstances,  la  même  politique  dont  il  avait 
déjà  usé  avec  succès  lors  de  la  révolte  des  kschattryas.  Il  sut 
pardonner  et  accorder  les  concessions  indispensables.  Il  ne 
voulut  pas  violenter  les  consciences  ou  les  humilier.  Il  imagina, 
au  moyen  d'un  syncrétisme  accommodant,  de  faire  du  boud- 
dha Sakya-mouni  une  incarnation  de  Vischnou.  De  cette  façon, 
il  permettait  à  ceux  qui  voulaient  revenir  à  lui  de  toujours  vé- 
nérer leur  idole ,  et  leur  épargnait  ce  que  les  conversions  ont 
de  plus  amer,  le  mépris  de  ce  que  l'on  a  adoré.  Puis ,  peu  à 
peu,  son  panthéon  accueillit  beaucoup  de  divinités  bouddhi- 
ques ,  avec  cette  seule  réserve ,  que  ces  dernières  venues  n'oc- 
cupèrent que  des  rangs  inférieurs.  Enfin  il  manœuvra  de  telle 
sorte  qu'aujourd'hui  le  bouddhisme  est  aussi  bien  non  avenu 
dans  l'Inde  que  s'il  n'y  avait  jamais  existé.  Les  monuments 
sortis  des  mains  de  cette  secte  passent ,  dans  l'opinion  géné- 
rale, pour  l'œuvre  de  son  rival  heureux  (1).  L'opinion  publi- 
que ne  les  dispute  pas  au  vainqueur,  tellement  que  l'adversaire 
est  mort,  sa  dépouille  est  restée  aux  brahmanes,  et  le  retour 
des  esprits  est  aussi  complet  que  possible.  Que  dire  de  la  puis- 
sance ,  de  la  patience  et  de  l'habileté  d'une  école  qui ,  après 
une  campagne  de  près  de  deux  mille  ans,  sinon  plus,  remporta 
une  victoire  semblable  ?  Pour  moi,  je  l'avoue,  je  ne  vois  rien 
d'aussi  extraordinaire  dans  l'histoire,  et  je  ne  sache  rien,  non 
plus,  qui  fasse  autant  d'honneur  à  l'autorité  de  l'esprit  humain 

du  xiv«  siècle.  L'esprit  hindou,  dont  il  restait  peu,  a  été  presque  abso- 
lument expulsé  par  ces  innovations. 

(1)  Burnouf,  ouvr.  cité ,  t.  I,  p.  339.  —  Bouddha,  considéré  comme 
une  incarnation  de  Vischnou,  est  une  idée  qui  ne  remonte  pas  plus 
haut  que  l'an  1003  de  l'ère  de  Vikramâdilya ,  943  de  la  nôtre. 


I 


444 


DE    L  INEGALITE 


Que  doit-on  ici  admirer  davantage  ?  Est-ce  la  ténacité  avec 
laquelle  le  brahmanisme  se  conserva,  pendant  cet  énorme  laps 
de  temps,  parfaitement  pareil  à  lui-même  dans  ses  dogmes 
essentiels  et  dans  ce  que  son  système  politique  avait  de  plus 
vital,  sans  jamais  transiger  sur  ces  deux  terrains  ?  Est-ce,  au 
contraire,  sa  condescendance  à  rendre  hommage  à  la  partie 
honorifique  des  idées  de  son  adversaire  et  à  désintéresser  l'a  • 
mour-propre  au  moment  suprême  de  la  défaite  ?  Je  n'oserais 
en  décider.  Le  brahmanisme  montra,  pendant  cette  longue 
contestation,  ce  double  genre  d'habileté,  loué  jadis  avec  tant 
de  raison  dans  l'aristocratie  anglaise,  de  savoir  maintenir  le 
passé  en  s'accommodant  aux  exigences  du  présent.  Bref,  il  fut 
animé  d'un  véritable  esprit  de  gouvernement,  et  il  en  reçut  la 
récompense  par  le  salut  de  la  société  qui  était  son  oeuvre. 

Son  triomphe ,  il  le  dut  surtout  à  ce  bonheur  d'avoir  été 
compact,  ce  qui  manquait  au  bouddhisme.  L'excellence  du 
sang  arian  était  aussi  beaucoup  plus  de  son  côté  que  de  cela 
de  ses  adversaires,  qui,  recrutés  principalement  dans  les  bas- 
ses castes  et  moins  strictement  attachés  aux  lois  de  séparation 
dont  ils  niaient  la  valeur  religieuse ,  offraient ,  au  point  de  vue 
ethnique,  des  qualilés  très  inférieures.  Le  brahmanisme  repré- 
sentait, dans  l'Inde,  la  juste  suprématie  du  principe  blanc, 
bien  que  très  altéré,  et  les  bouddhistes  essayaient,  au  con- 
traire, une  protestation  des  rangs  inférieurs.  Cette  révolte  ne 
pouvait  réussir  tant  que  le  type  arian,  malgré  ses  souillures, 
conservait  encore,  au  moyen  de  son  isolement,  la  majeure 
partie  de  ses  vertus  spéciales.  Il  ne  s'ensuit  pas,  il  est  vrai, 
que  la  longue  résistance  des  bouddhistes  n'ait  pas  eu  des  résul- 
tats :  loin  de  là.  Je  ne  doute  pas  que  la  rentrée  au  sein  brah- 
manique de  nombreuses  tribus  de  la  caste  sacerdotale  et  de 
kschattryas  médiocrement  fidèles ,  pendant  tant  de  siècles,  aux 
prescriptions  ethniques,  n'ait  considérablement  développé  les 
germes  fâcheux  qui  existaient  déjà.  Cependant  la  nature  ariane 
était  assez  forte,  et  l'est  encore  aujourd'hui,  pour  maintenir 
debout  son  organisation  au  milieu  des  plus  terribles  épreuves 
que  jamais  peuple  ait  traversées. 

Dès  l'an  1001  ds  notre  ère,  l'Inde  avait  cessé  d'être  ce  pays 


DES   RACES   HUMAINES.  445 

fermé  aux  nations  occidentales,  dont  le  plus  grand  des  con- 
quérants, Alexandre  lui-même,  n'avait  pu  que  soupçonner  les 
merveilles  chez  les  peuples  impurs,  chez  les  nations  vratyas 
de  l'ouest  qu'il  avait  combattues  (1).  Le  fils  de  Philippe  n'avait 
pas  touché  au  territoire  sacré.  Un  prince  musulman  de  race 
mélangée ,  beaucoup  plus  blanche  que  ne  l'était  devenu  l'al- 
liage d'où  sortent  maintenant  les  brahmanes  et  les  kschattryas, 
Mahmoud  le  Gnaznévide,  à  la  tête  d'armées  qu'animait  le 
fanatisme  musulman,  promena  le  fer  et  le  feu  sur  la  pénin- 
sule, détruisit  les  temples,  persécuta  les  prêtres,  massacra  les 
guerriers,  s'en  prit  aux  livres  et  commença ,  sur  une  vaste 
échelle,  une  persécution  qui,  dès  lors,  n'a  jamais  complète- 
ment cessé.  S'il  est  difficile  à  toute  civilisation  de  se  tenir  de- 
bout contre  les  assauts  intérieurs  que  les  passions  humaines 
lui  livrent  constamment ,  qu'est-ce  donc  lorsqu'elle  est,  non 
seulement  attaquée,  mais  possédée  par  des  étrangers  qui  ne 
l'épargnent  pas  et  n'ont  pas  de  plus  cher  souci  que  d'amener 
sa  perte?  Est-il,  dans  l'histoire,  un  exemple  de  résistance  heu- 
reuse et  longue  à  cette  terrible  conspiration  ?  Je  n'en  connais 
qu'un  seul ,  et  c'est  dans  l'Inde  que  je  le  trouve.  Depuis  le 
rude  sultan  de  Ghizni,  on  peut  affirmer  que  la  société  brah- 
manique n'a  pas  joui  d'un  moment  de  tranquillité  et ,  au 
milieu  de  ces  attaques  constantes,  elle  a  gai-dé  la  force  d'ex- 
pulser le  bouddhisme.  Après  les  Persans  de  Mahmoud  sont 
venus  les  Turcs,  les  Mongols,  les  Afghans,  les  Tatares,  les 
Arabes,  les  Abyssins,  puis  de  nouveau  les  Persans  de  Nadir- 
Schah,  les  Portugais,  les  Anglais,  les  Français.  Au  nord,  à 
l'ouest,  au  sud,  des  routes  d'invasions  incessantes  se  sont 
ouvertes,  des  nuées  disparates  de  populations  étrangères  sont 
venues  couvrir  les  provinces.  Contraintes  par  le  sabre,  des 
nations  entières  ont  fuit  défection  à  la  religion  nationale.  Les 
Kachemyriens  sont  devenus  musulmans;  les  Syndhis  aussi, 
encore  d'autres  groupes  du  Malabar  et  de  la  côte  de  Coro- 
mandel.  Partout  les  apôtres  de  Mahomet,  favorisés  par  les 
princes  de  la  conquête,  ont  prodigué,  et  non  sans  succès,  des 

(1)  I.assen,  Indische  AUerlh.,  t.  I,  p.  3o3. 


I 


446  DE   L'I-NÉGALITÉ 

prédications  redoutées.  Le  brahmanisme  n'a  pas  un  instant 
renoncé  au  combat ,  et  l'on  sait ,  au  contraire ,  que  dans  l'est , 
dans  les  montagnes  du  nord,  notamment  depuis  la  conquête  du 
Népaul  par  les  Gorkhas  au  xv^  siècle,  il  poursuit  encore  son 
prosélytisme,  et  qu'il  réussit  (1).  L'infusion  du  sang  demi-arian, 
dans  le  Pendjab ,  a  produit  la  religion  égalitaire  de  Nanek.  Le 
brahmanisme  s'est  dédommagé  de  cette  perte  en  rendant  de 
plus  en  plus  imparfaite  la  foi  musulmane  qui  habite  avec  lui. 

Miné  depuis  un  siècle  par  l'action  européenne ,  on  sait  avec 
quelle  imperturbable  conflance  il  a  jusqu'ici  résisté ,  et  je  ne 
crois  pas  qu'il  existe  un  homme,  ayant  vécu  dans  l'Inde,  qui 
se  laisse  aller  à  croire  que  ce  pays  puisse  jamais  subir  une 
transformation  et  devenir  civilisé  à  notre  manière.  Plusieurs 
des  observateurs  qui  l'ont  le  plus  pratiqué  et  le  mieux  connu 
ont  témoigné  que ,  dans  leur  conviction ,  ce  moment- là  n'arri- 
verait pas. 

Pourtant  le  brahmanisme  est  en  décadence  complète;  ses 
grands  hommes  ont  disparu  ;  les  absurdes  ou  féroces  supers- 
titions, les  niaiseries  théologiques  de  la  partie  noire  de  son 
culte,  ont  pris  le  dessus  d'une  manière  effrayante  sur  ce  que 
son  antique  philosophie  présentait  de  si  élevé ,  de  si  noblement 
ardu.  Le  type  nègre  et  le  principe  jaune  ont  creusé  leur  chemin 
dans  ses  populations  d'élite,  et,  sur  plusieurs  points,  il  est 
difficile ,  même  impossible ,  de  distinguer  les  brahmanes  de 
telles  individualités  appartenant  aux  basses  castes.  En  tout 
cas ,  jamais  la  nature  pervertie  de  cette  race  dégénérée  ne 
pourra  prévaloir  contre  la  force  supérieure  des  nations  blan- 
ches venues  de  l'occident  de  l'Europe. 

Mais  s'il  arrivait  que ,  par  suite  de  circonstances  étrangères 
aux  événements  de  la  politique  locale ,  la  domination  anglaise 
cessât  dans  ces  vastes  contrées  et  que,  rendues  à  elles-mêmes, 
il  leur  fallût  se  reconstituer,  sans  doute ,  après  un  temps  plus 
ou  moins  long,  le  brahmanisme,  seul  ordre  social  qui  offre 
encore,  dans  ce  pays,  quelque  solidité,  quelques  doctrines 
inébranlables ,  finirait  par  prévaloir. 

(!)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  111  et  passim. 


DES   RACES   HUMAINES.  447 

Dans  le  premier  moment ,  la  force  matérielle  résidant  plutôt 
chez  les  Rohillas  de  l'ouest  et  chez  les  Sykhes  du  nord,  l'hon- 
neur de  fournir  les  souverains  reviendrait  à  ces  tribus.  Néan- 
moins, la  civilisation  musulmane  est  trop  dégradée,  trop  in- 
timement unie  aux  types  les  plus  viles  de  la  population  pour 
fournir  une  longue  carrière.  Quelques  nations  de  cette  croyance 
écliappent,  peut-être,  à  ce  dur  jugement;  mais  il  tombe  en 
plein  sur  le  plus  grand  nombre.  Le  brahmanisme  est  patient 
dans  ses  conquêtes.  Il  userait,  par  les  coups  même  qu'il  sau- 
rait supporter  sans  mourir,  le  tranchant  du  sabre  ébréché  de 
ses  ennemis,  et,  d'abord  relevé  avec  triomphe  chez  les  Mah- 
rattes  et  les  Radjapoutes,  il  ne  tarderait  pas  à  se  retrouver 
maître  de  la  plus  grande  partie  du  terrain  qu'il  a  perdu  depuis 
tant  de  siècles.  D'ailleurs  il  n'est  pas  inflexible  aux  transac- 
tions, et,  s'il  consentait ,  dans  un  traité  définitif,  à  recevoir  au 
rang  de  deux  premières  castes  les  belliqueux  convertis  des 
races  arianisées  du  nord  et  cette  classe  remuante  et  active  des 
métis  anglo-hindous ,  ne  contre-balancerait-il  pas,  dans  son 
sein  même,  la  longue  infusion  des  types  inférieurs,  et  ne  pour- 
rait-il ainsi  renaître  à  quelque  médiocre  puissance  ?' Il  se 
passerait  probablement  quelque  chose  de  ce  genre.  Toutefois, 
je  l'avoue,  le  désordre  ethnique  en  serait  plus  compliqué, 
et  l'unité  majestueuse  de  la  civilisation  primitive  ne  renaî- 
trait pas. 

Ce  ne  sont  là  que  les  applications  rigoureuses  des  principes 
posés  jusqu'ici  et  des  expériences  que  j'ai  relevées  et  indiquées. 
Si,  quittant  ces  hypothèses,  on  veut  laisser  l'avenir,  et  se  bor- 
ner à  résumer  les  enseignements  qu'au  point  de  vue  des  races 
on  peut  tirer  de  l'histoire  de  l'Inde,  voici  les  faits,  tout  à  fait 
incontestables ,  qui  en  ressortent. 

Nous  devons  considérer  la  famille  ariane  comme  la  plus 
noble,  la  plus  intelligente,  la  plus  énergique  de  l'espèce 
blanche.  En  Egypte ,  où  nous  l'avons  aperçue  d'abord ,  sur  la 
terre  hindoue,  où  nous  venons  de  l'observer,  nous  lui  avons 
reconnu  de  hautes  facultés  philosophiques,  un  grand  senti- 
ment de  moralité,  de  la  douceur  dans  ses  institutions,  de  l'é- 
nergie à  les  maintenir;  en  somme,  une  supériorité  marquée 


448 


DE   L INEGALITE 


sur  les  aborigènes,  soit  de  la  vallée  du  Nil,  soit  des  bords  de 
rindus,  du  Gange  et  du  Brahmapoutra. 

En  Egypte,  pourtant,  nous  n'avons  réussi  à  la  considérer 
que  déjà ,  et  dès  la  plus  haute  antiquité ,  violemment  combat- 
tue et  paralysée  par  des  immixtions  trop  considérables  de  sang 
noir,  et ,  à  mesure  que  les  temps  ont  marché,  cette  immixtion, 
prenant  plus  de  forces,  a  Jini  par  absorber  les  énergies  du 
principe  auquel  la  civilisation  égyptienne  devait  la  vie.  Dans 
l'Inde,  il  n'en  a  pas  été  de  même.  Le  torrent  arian,  précipité 
du  haut  de  la  vallée  de  Kachemyr  sur  la  péninsule  cisgangé- 
tique,  était  des  plus  considérables.  Il  eut  beau  être  déboublé 
par  la  désertion  des  Zoroastriens,  il  resta  toujours  puissant, 
et  le  régime  des  castes  fut,  malgré  sa  décomposition  lente, 
malgré  ses  déviations  répétées,  une  cause  décisive,  qui  con- 
serva aux  deux  hautes  classes  de  la  société  hindoue  les  ver- 
tus et  les  avantages  de  l'autorité.  Puis,  si  des  infiltrations 
illégales  de  sang  étranger  eurent  lieu,  par  l'influence  des  ré- 
volutions, dans  les  veines  des  brahmanes  et  des  kschattryas, 
toutes  ne  furent  pas  nuisibles  de  la  même  façon ,  toutes  ne 
produisirent  pas  de  mauvaises  conséquences  semblables.  Ce 
qui  provint  des  tribus  arianes  ou  demi-arianes  du  nord  renforça 
la  vigueur  de  l'ancien  principe  blanc ,  et  nous  avons  remarqué 
que  l'invasion  des  Pandavas  avait  fait  une  trouée  bien  profonde 
dans  l'Aryavarta.  L'influence  de  cette  immigration  y  fut  donc 
désorganisatrice,  et  non  pas  énervante.  Puis,  au  pourtour 
entier  de  cette  même  frontière  montagneuse ,  d'autres  popula- 
tions blanches  paraissaient  incessamment  sur  les  crêtes,  et 
descendant  jusque  dans  l'Inde,  à  différentes  époques,  elles 
ont  également  apporté  quelque  ressouvenir  des  mérites  de 
l'espèce. 

Quant  aux  mélanges  nuisibles ,  la  famille  hindoue  n'a  pas 
autant  à  gémir  des  parentés  jaunes  qu'elle  s'est  données  que 
des  noires ,  et  bien  que ,  sans  nul  doute ,  elle  n'ait  pas  vu  sor- 
tir de  ces  mélanges  des  descendances  aussi  robustes  que  lors- 
qu'elle ne  produisait  qu'avec  elle-même ,  elle  possède  cepen- 
dant, de  ce  côté,  des  lignées  qui  ne  sont  pas  absolument 
dénuées  de  valeur,  et  qui,  mêlant  à  la  culture  hindoue,  dont 


DES  IIACES  HUMAIiXES.  449 

elles  ont  adopté  les  principales  règles,  certaines  idées  chinoises, 
prêtent,  au  besoin,  quelque  secours  à  la  civilisation  brahma- 
nique. Tels  sont  les  Mahrattes,  tels  encore,  les  Birmans. 

En  somme,  la  force  de  l'Inde  contre  les  invasions  étrangères, 
la  force  qui  persiste  tout  en  cédant,  reste  cantonnée  dans  le 
nord-ouest,  le  nord  et  l'ouest,  c'est-à-dire  chez  les  peuples 
d'origine  ariane  plus  ou  moins  pure,  Syndhis,  Rohillas  ,  mon- 
tagnards de  l'IIindou-koh,  Sykhes,  Radjapoutes,  Gorkhas  du 
Népaul;  puis  viennent  les  Mahrattes,  enfin  les  Birmans  que 
j'ai  nommés  plus  haut.  Dans  ce  camp  de  réserve,  la  suprématie 
appartient,  incontestablement ,  aux  descendances  les  plus  aria- 
nisées  du  nord  et  du  uord-ouest.  Et  quelle  singulière  persis- 
tance ethnique,  quelle  conscience  vive  et  puissante  toute  famille 
alliée  à  la  race  ariane  a  de  son  mérite  !  J'en  trouverais  une 
marque  singulière  dans  l'existence  curieuse  d'une  religion  bien 
étrange  répandue  chez  quelques  peuplades  misérables ,  habi- 
tantes des  pics  septentrionaux.  Là,  des  tribus  encore  fidèles 
à  l'ancienne  histoire  sont  cernées  de  tous  côtés  par  des  jaunes 
qui,  maîtres  des  vallées  basses,  les  ont  repoussées  sur  les 
hauteurs  neigeuses  et  dans  les  gorges  alpestres ,  et  ces  peuples, 
nos  derniers  et  malheureux  parents,  adorent,  avant  tout,  un 
ancien  héros  appelé  Bhim-Sem.  Ce  dieu,  fils  de  Pandou,  est 
la  personnification  de  la  race  blanche  dans  la  dernière  grande 
migration  qu'elle  ait  opérée  de  ce  côté  du  monde  (I). 

Il  reste  le  sud  de  l'Inde ,  la  partie  qui  s'étend  vers  Calcutta, 
le  long  du  Gange,  les  vastes  provinces  du  centre  et  le  Dekk- 
han.  Dans  ces  régions,  les  tribus  de  sauvages  noirs  sont  nom- 
breuses, les  forêts  immenses,  impénétrables,  et  l'usage  des 
dialectes  dérivés  du  sanscrit  cesse  presque  complètement.  Un 
amas  de  langues,  plus  ou  moins  ennoblies  par  des  emprunts 
à  l'idiome  sacré ,  le  tamoul ,  le  malabare  et  cent  autres  se  par- 
tagent les  populations.  Une  bigarrure  infinie  de  carnations 
étonne  d'abord  l'Européen,  qui,  dans  l'aspect  physique  des 
liommes,  ne  découvre  aucune  trace  d'unité,  pas  même  chez 
les  hautes  castes.  Ces  contrées  sont  celles  où  le  mélange  avec 

0)  Ilitter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  11:;. 


450 


DE   L INEGALITE 


les  aborigènes  est  le  plus  avancé.  Elles  sont  aussi  les  moins  re- 
commandables,  à  tous  égards.  Des  multitudes  molles,  sans 
énergie ,  sans  courage ,  plus  bassement  superstitieuses  que 
partout  ailleurs,  semblent  mortes ,  et  ce  n'est  qu'être  juste  en- 
vers elles  que  de  les  déclarer  incapables  de  se  laisser  galvani- 
ser, un  seul  instant,  par  un  désir  d'indépendance.  Elles  n'ont 
jamais  été  que  soumises  et  sujettes,  et  le  brabmanisme  n'en 
a  reçu  nul  secours ,  car  la  proportion  de  sang  des  noirs ,  ré- 
pandue au  sein  de  cette  masse ,  dépasse  trop  ce  que  l'on  voit 
dans  le  nord,  d'où  les  tribus  arianes  n'ont  jamais  poussé  jus- 
que-là ,  soit  par  terre ,  soit  par  mer,  que  des  colonies  insuffi- 
santes (1). 

Cependant  ces  contrées  méridionales  de  l'Inde  possèdent, 
aujourd'hui ,  un  nouvel  élément  ethnique  d'une  grande  valeur, 
auquel  j'ai  déjà  fait  allusion  plus  haut.  Ce  sont  les  métis,  nés 
de  pères  européens  et  de  mères  indigènes  et  croisés  de  nouveau 
avec  des  Européens  et  des  natifs.  Cette  classe ,  qui  va ,  chaque 
jour,  s' augmentant,  montre  des  qualités  si  spéciales,  une  in- 
telligence si  vive ,  que  l'attention  des  savants  et  des  politiques 
s'est  déjà  éveillée  à  son  sujet,  et  l'on  a  vu,  dans  son  existence, 
la  cause  future  des  révolutions  de  l'Inde. 

Il  est  de  fait  qu'elle  mérite  l'intérêt.  Du  côté  des  mères , 
l'origine  n'est  pas  brillante  :  ce  ne  sont  guère  que  les  plus  bas- 
ses classes  qui  fournissent  des  sujets  aux  plaisirs  des  conqué- 
rants. Si  quelques  femmes  appartiennent  à  un  rang  social  un 
peu  moins  rabaissé ,  ce  sont  des  musulmanes ,  et  cette  circons- 
tance ne  garantit  aucune  supériorité  de  sang.  Toutefois, 
comme  l'origine  de  ces  Hindoues  a  cessé  d'être  absolument 
identique  avec  l'espèce  noire  et  qu'elle  a  déjà  été  relevée  par 
l'accession  d'un  principe  blane,  si  faible  qu'on  veuille  le  sup- 
poser, il  y  a  profit ,  et  l'on  doit  établir  une  immense  distance 
entre  le  produit  d'une  femme  bengali  de  basse  caste  et  celui 
d'une  négresse  yolof  ou  bambara. 

Du  côté  du  père ,  il  peut  exister  de  grandes  différences  dans 
l'intensité  du  principe  blanc  transmis  à  l'enfant.  Suivant  que 


(1)  Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I.  p.  391. 


DES   RACES   HUMAINES.  451 

cet  homme  est  anglais,  irlandais,  français,  italien  on  espagnol , 
les  variations  sont  notables.  Comme,  le  plus  souvent,  le  sang 
anglais  domine,  comme  il  est  celui  qui,  en  Europe,  a  conservé 
le  plus  d'affinités  avec  l'essence  ariane,  les  métis  sont  généra- 
lement beaux  ou  intelligents.  Je  m'unis  donc  à  l'opinion  qui 
attache  de  l'importance  pour  l'avenir  de  l'Inde  au  développe- 
ment de  cette  population  nouvelle,  et,  en  m'abstenant  de  penser 
qu'elle  soit  jamais  en  état  de  mettre  la  main  au  collet  de  ses 
maîtres  et  de  s'attaquer  au  radieux  génie  de  la  Grande-Breta- 
gne, je  ne  crois  pas  inadmissible  qu'après  les  dominateurs 
européens  le  sol  de  l'Inde  ne  la  voie  saisir  le  sceptre.  A  la 
vérité ,  cette  race  composite  est  exposée  au  même  danger  sous 
lequel  ont  succombé  presque  toutes  les  nations  musulmanes, 
j'entends  la  continuité  des  mélanges  et  l'abûtardissement  qui 
en  est  la  conséquence.  Le  brahmanisme  seul  possède  le  secret 
de  contrarier  le  progrès  d'un  tel  fléau. 

Après  avoir  ainsi  classé  les  groupes  hindous  et  indiqué  les 
points  d'où  l'étincelle  vivante ,  encore  bien  que  très  affaiblie, 
jaillira  à  l'occasion ,  je  ne  saurais  m'empécher  de  revenir  sur 
la  longévité  si  extraordinaire  d'une  civilisation  qui  fonctionnait 
avant  les  âges  héroïques  de  la  Grèce,  et  qui,  sauf  les  modifi- 
cations voulues  par  les  variations  ethniques ,  a  gardé ,  jusqu'à 
nos  jours,  les  mêmes  principes,  a  toujours  cheminé  dans  les 
mêmes  voies,  parce  que  la  race  dirigeante  est  demeurée  suf- 
fisamment compacte.  Ce  colosse  merveilleux  de  génie,  de  force, 
de  beauté,  a,  depuis  Hérodote,  offert  au  monde  occidental  l'i- 
mage d'une  de  ces  prêtresses  qui ,  bien  que  couvertes  d'une 
robe  épaisse  et  d'un  voile  discret,  parvenaient  cependant,  par 
la  majesté  de  leur  attitude,  à  convaincre  tous  les  regards  qu'el- 
les étaient  belles.  On  ne  la  voyait  pas,  on  n'apercevait  que  les 
grands  plis  de  ses  vêtements,  on  n'avait  jamais  dépassé  la  zone 
occupée  par  les  peuples  qu'elle-même  renonçait  comme  siens. 
Plus  tard ,  les  conquêtes  des  musulmans ,  à  demi  connues  en 
Europe ,  et  leurs  découvertes ,  dont  les  résultats  n'arrivaient 
que  défigurés ,  augmentèrent  graduellement  l'admiration  pour 
ce  pays  mystérieux ,  bien  que  la  connaissance  en  restât  fort 
imi)arfaite. 


i 


J52 


DE   L  INEGALITE 


I 


Mais,  depuis  une  vingtaine  d'années  que  la  philologie,  la 
philosophie ,  la  statistique,  ont  commencé  l'inventaire  de  la 
société  et  de  la  nature  hindoues ,  sans  presque  avoir  l'espérance 
de  le  compléter  de  bien  longtemps,  tant  la  matière  est  riche 
et  abondante,  il  est  arrivé  le  contraire  de  ce  que  révèle  l'ex- 
périence commune  :  moins  une  chose  est  connue,  plus  on 
l'admire  ;  ici ,  à  mesure  qu'on  connaît  et  qu'on  apprécie  mieux, 
on  admire  davantage.  Habitués  à  l'existence  bornée  de  nos 
civilisations,  nous  répétions,  imperturbablement,  les  paroles 
du  psautier  sur  la  fragilité  des  choses  humaines,  et,  lorsque  le 
rideau  immense  qui  cachait  l'activité  de  l'existence  asiatique  a 
été  soulevé,  et  que  l'Inde  et  la  Chine  ont  apparu  clairement  à 
nos  regards,  avec  leurs  constitutions  inébranlables,  nous  n'a- 
vons su  comment  prendre  cette  découverte  si  humiliante  pour 
notre  sagesse  et  notre  force. 

Quelle  honte,  eu  effet,  pour  des  systèmes  qui  se  sont  pro- 
clamés chacun  à  leur  tour  et  se  proclament  encore  sans  rivaux  ! 
Quelle  leçon  pour  la  pensée  grecque,  romaine,  pour  la  nôtre, 
que  de  voir  un  pays  qui,  battu  par  huit  cents  ans  de  pillage  et 
de  massacres,  de  spoliations  et  de  misères,  compte  plus  de  cent 
quarante  millions  d'habitants,  et,  probablement,  avant  ses 
malheurs,  en  nourrissait  plus  du  double;  pays  qui  n'a  jamais 
cessé  d'entourer  de  son  affection  sans  bornes  et  de  sa  convic- 
tion dévouée  les  idées  religieuses,  sociales  et  politiques  aux- 
quelles il  doit  la  vie,  et  qui,  dans  leur  abaissement,  lui  conser- 
vent le  caractère  indélébile  de  sa  nationalité!  Quelle  leçon, 
dis-je,  pour  les  États  de  l'Occident,  condamnés  par  l'instabilité 
de  leurs  croyances  à  changer  incessamment  de  formes  et  de 
direction,  pareils  aux  dunes  mobiles  de  certains  rivages  de 
la  mer  du  Nord  ! 

Il  y  aurait  pourtant  injustice  à  blâmer  trop  les  uns  comme 
à  trop  louer  les  autres.  La  longévité  de  l'Inde  n'est  que  le  bé- 
néfice d'une  loi  naturelle  qui  n'a  pu  trouver  que  rarement  à 
s'appliquer  en  bien.  Avec  une  race  dominante  éternellement  la 
même,  ce  pays  a  possédé  des  principes  éternellement  sembla- 
bles; tandis  que,  partout  ailleurs,  les  groupes,  se  mêlant  sans 
fi'cin  et  sans  choix,  se  succédant  avec  rapidité,  n'ont  pas  réussi 


I 


DES   RACES   HUMAINES.  455 

à  faire  vivre  leurs  institutions,  parce  qu'ils  disparaissaient  eux- 
mêmes  rapidement  devant  des  successeurs  pourvus  d'instincts 
nouveaux. 

Mais  je  viens  de  le  dire  :  l'Inde  n'a  pas  été  le  seul  pays  ou 
se  soit  réalisé  le  phénomène  que  j'admire:  il  faut  citer  encore 
la  Chine.  Recherchons  si  les  mêmes  causes  y  ont  amené  les 
mêmes  effets.  Cette  étude  se  lie  d'autant  mieux  à  celle  qui  fi- 
nit ici,  qu'entre  le  Céleste  Empire  et  les  pays  hindous  s'éten- 
dent de  vastes  régions,  comme  le  Thibet,  où  des  institutions 
mixtes  portent  le  caractère  des  deux  sociétés  d'où  elles  éma- 
nent. Mais ,  avant  de  nous  informer  si  cette  dualité  est  vrai- 
ment le  résultat  d'un  double  principe  ethnique,  il  faut,  de  toute 
nécessité ,  connaître  la  source  de  la  culture  sociale  en  Chine, 
et  nous  rendre  compte  du  rang  que  cette  contrée  a  droit  d'oc- 
cuper parmi  les  nations  civilisées  du  monde. 


CHAPITRE  IV. 

La  race  jaune. 

A  mesure  que  les  tribus  hindoues  se  sont  plus  avancées  vers 
l'est,  et  qu'après  avoir  longé  les  monts  Vyndhias,  elles  ont  dé- 
passé le  Gange  et  le  Brahmapoutra  pour  pénétrer  dans  le  pays 
des  Birmans ,  nous  les  avons  vues  se  mettre  en  contact  avec 
des  variétés  humaines  que  l'occident  de  l'Asie  ne  nous  avait 
pas  encore  fait  connaître.  Ces  variétés,  non  moins  multipliées 
dans  leurs  nuances  physiques  et  morales  que  les  différences 
déjà  constatées  chez  l'espèce  nègre,  nous  sont  une  nouvelle 
raison  d'admettre,  par  analogie,  que  la  race  blanche  eut  aussi, 
comme  les  deux  autres,  ses  séparations  propres,  et  que  non 
seulement  il, exista  des  inégalités  entre  elle  et  les  hommes 
noirs  et  ceux  de  la  nouvelle  catégorie  que  j'aborde,  mais  en- 
core que,  dans  son  propre  sein,  la  même  loi  exerça  son  in- 


454 


DE   L  INEGALITE 


fluence,  et  qu'une  diversité  pareille  distingua  ses  tribus  et  les 
disposa  par  étages. 

Une  nouvelle  famille,  très  bigarrée  déformes,  de  physiono- 
mie et  de  couleur,  très  spéciale  dans  ses  qualités  intellectuelles, 
se  présente  à  nous  aussitôt  que  nous  sortons  du  Bengale  en 
marchant  vers  l'est ,  et  comme  des  affinités  évidentes  réunis- 
sent à  cette  avant-garde  de  vastes  populations  marquées  de 
son  cachet,  il  nous  faut  adopter,  pour  tout  cet  ensemble ,  un 
nom  unique,  et,  malgré  les  différences  qui  le  fractionnent,  lui 
attribuer  une  dénomination  commune.  Nous  nous  trouvons  en 
face  des  peuples  jaunes,  troisième  élément  constitutif  de  la  po- 
pulation du  monde. 

Tout  l'empire  de  la  Chine,  la  Sibérie,  l'Europe  entière,  à 
l'exception,  peut-être,  de  ses  extrémités  les  plus  méridionales, 
tels  sont  les  vastes"  territoires  dont  le  groupe  jaune  se  montre 
possesseur  aussitôt  que  des  émigrants  blancs  mettent  le  pied 
dans  les  contrées  situées  à  l'ouest,  au  nord  ou  à  l'est  des  pla- 
teaux glacés  de  l'Asie  centrale. 

Cette  race  est  généralement  petite,  certaines  même  de  ses 
tribus  ne  dépassent  pas  les  proportions  réduites  des  nains.  La 
structure  des  membres,  la  puissance  des  muscles  sont  loin  d'é- 
galer ce  que  l'on  voit  chez  les  blancs.  Les  formes  du  corps  sont 
ramassées,  trapues,  sans  beauté  ni  grâce,  avec  quelque  chose 
de  grotesque  et  souvent  de  hideux.  Dans  la  physionomie ,  la 
nature  a  économisé  le  dessin  et  les  lignes.  Sa  libéralité  s'e.~t 
bornée  à  l'essentiel  :  un  nez,  une  bouche,  de  petits  yeux  sont 
jetés  dans  des  faces  larges  et  plates,  et  semblent  tracés  avec 
une  négligence  et  un  dédain  tout  à  fait  rudimentaires.  Évidem- 
ment, le  Créateur  n'a  voulu  faire  qu'une  ébauche.  Les  che- 
veux sont  rares  chez  la  plupart  des  peuplades.  On  les  voit  ce- 
pendant, et  comme  par  réaction,  effroyablement  abondants 
chez  quelques-unes  et  descendant  jusque  dans  le  dos;  pour 
toutes,  noirs,  roides,  droits  et  grossiers  comme  des  crins.  Voilà 
l'aspect  physique  de  la  race  jaune  (1). 


(1)  M.  Pickering  ajoute,  à  tous  ces  caractères,  un  autre  trait  qui  lui 
semble  tout  à  fait  spécifique  :  c'est  l'aspect  féminin  que  le  défaut  de 


DES  BACES  HUMAINES.  455 

Quant  à  ses  qualités  intellectuelles,  elles  ne  sont  pas  moins 
particulières,  et  font  une  opposition  si  tranchée  aux  aptitudes 
de  l'espèce  noire,  qu'ayant  donné  à  cette  dernière  le  titre  de 
féminine,  j'applique  à  l'autre  celui  de  mâle,  par  excellence.  Un 
défaut  absolu  d'imagination,  une  tendance  unique  à  la  satis- 
faction des  besoins  naturels,  beaucoup  de  ténacité  et  de  suite 
appliquée  des  idées  terre  à  terre  ou  ridicules,  quelque  ins- 
tinct de  la  liberté  individuelle,  manifesté,  dans  le  plus  grand 
nombre  des  tribus,  par  l'attachement  à  la  vie  nomade,  et, 
chez  les  peuples  les  plus  civilisés,  par  le  respect  de  la  vie  do- 
mestique ;  peu  ou  point  d'activité,  pas  de  curiosité  d'esprit,  pas 
de  ces  goûts  passionnés  de  parure,  si  remarquables  ciiez  les 
nègres  :  voilà  les  traits  principaux  que  toutes  les  branches  de 
la  famille  mongole  possèdent,  en  commun,  à  des  degrés  diffé- 
rents. De  là,  leur  orgueil  profondément  convaincu  et  leur  mé- 
diocrité non  moins  caractéristique,  ne  sentant  rien  que  l'ai- 
guillon matériel ,  et  ayant  trouvé  dès  longtemps  le  moyen  d'y 
satisfaire.  Tout  ce  qui  se  fait  en  dehors  du  cercle  étroit  qu'elles 
connaissent  leur  paraît  insensé,  inepte ,  et  ne  leur  inspire  que 
pitié.  Les  peuples  jaunes  sont  beaucoup  plus  contents  d'eux- 
mêmes  que  les  nègres,  dont  la  grossière  imagination,  constam- 
ment en  feu,  rêve  à  tout  autre  chose  qu'au  moment  présent  et 
aux  faits  existants. 

3Iais,  il  faut  aussi  en  convenir,  cette  tendance  générale  et 
unique  vers  les  choses  humblement  positives,  et  la  fixité  de 
vues,  conséquence  de  l'absence  d'imagination,  donnent  aux 
peuples  jaunes  plus  d'aptitude  à  une  sociabilité  grossière  que 

barbe  donne  aux  peuples  jaunes.  En  revanche,  il  ne  considère  pas  l'o- 
bliquité de  l'œil  comme  essentielle.  Je  crois  qu'ici  il  ne  tient  pas  assez 
de  compte  des  immixtions  noires  qui  souvent,  et  à  dose  même  très 
légère,  ont  pu  sufflre  pour  faire  disparaître  cette  particularité.  (United- 
States  exploring  Expédition  during  the  years  1838,  1839,  1840,  1841 
and  1842,  under  the  command  of  Charles  Wilkes,  U.  S.  N.;  vol.  IX  : 
The  Races  of  man  and  their  geographical  distribution,  by  Charles 
Pickering,  M.  D.  ;  Philadelphia,  1848,  in-4''.)  —  M.  Pickering  pense  que 
la  race  jaune  couvre  actuellement  deux  cinquièmes  de  la  surface  du 
globe.  Il  comprend  évidemment,  dans  cette  classification,  beaucoup 
de  populations  hybrides. 


456 


DE    L  INKGALITK 


les  nègres  n'en  possèdent.  Les  plus  ineptes  esprits,  n'ayant, 
pendant  des  siècles,  qu'une  seule  pensée  dont  rien  ne  les  dis- 
trait, celle  de  se  nourrir,  de  se  vêtir  et  de  se  loger,  finissent 
par  obtenir,  dans  ce  genre,  des  résultats  plus  complets  que  des 
gens  qui,  naturellement  non  moins  stupides,  sont  encore  dé- 
rangés sans  cesse,  des  réflexions  qui  pourraient  leur  venir,  par 
des  fusées  d'imagination.  Aussi  les  peuples  jaunes  sont-ils  de- 
venus assez  habiles  dans  quelques  métiers,  et  ce  n'est  pas  sans 
surprise  qu'on  les  voit,  dès  l'antiquité  la  plus  haute,  laisser, 
comme  marque  irréfragable  de  leur  présence  dans  une  contrée, 
des  traces  d'assez  grands  travaux  de  mines.  C'est  là,  pour  ainsi 
dire,  le  rôle  antique  et  national  de  la  race  jaune  (l).  Les  nains 
sont  des  forgerons,  sont  des  orfèvres,  et  de  ce  qu'ils  ont  pos- 
sédé une  telle  science  et  l'ont  conservée  à  travers  les  siècles 
jusqu'à  nos  jours  (car,  à  l'est  des  Tongouses  orientaux  et  sur 
les  bords  de  la  mer  d'Ochotsk,  les  Doutcheris  et  d'autres  peu- 
plades ne  sont  pas  des  forgerons  moins  adroits  que  les  Per- 
miens  des  chants  Scandinaves),  il  faut  conclure  que,  de  tous 
temps,  les  Finnois  se  sont  trouvés,  au  moins,  propres  à  former 
la  partie  passive  de  certaines  civilisations  (2). 

D'où  venaient  ces  peuples?  Du  grand  continent  d'Amérique. 
C'est  la  réponse  de  la  physiologie  comme  de  la  linguistique; 
c'est  aussi  ce  qu'on  doit  conclure  de  cette  observation,  que, 
dès  les  époques  les  plus  anciennes ,  avant  même  ce  que  nous 
nommons  les  âges  primitifs ,  des  masses  considérables  de  po- 
pulations jaunes  s'étaient  accumulées  dans  l'extrême  nord  de 
la  Sibérie,  et  de  là  avaient  prolongé  leurs  campements  et 
leurs  hordes  jusque  très  avant  dans  le  monde  occidental,  don- 
nant sur  leurs  premiers  ancêtres  des  renseignements  fort  peu 
honorables. 

Elles  prétendaient  descendre  des  singes,  et  s'en  montraient 
très  satisfaites.  Il  n'est  dès  lors  pas  étonnant  que  l'épopée  hin- 
doue ,  ayant  à  dépeindre  les  auxiliaires  aborigènes  de  l'héroïque 


(1)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  1. 1,  p.  337. 
(2)Lassen,  Zeitschrift  fur  d.  K.  d.  Morgenl.,   t. 
Erdkunde,  Asien',  t.  II. 


II,  p.  62;  Ritter, 


DES  BA.CES  HUMAINES.  457 

époux  de  Sita  dans  sa  campagne  contre  Ceylan,  nous  dise  tout 
simplement  que  ces  auxiliaires  étaient  une  armée  de  singes. 
Peut-être,  en  effet,  Rama,  voulant  combattre  les  peuples  noirs 
du  sud  du  Dekkhan,  eut-il  recours  à  quelques  tribus  jaunes 
campées  sur  les  contreforts  méridionaux  de  l'Himalaya. 

Quoi  qu'il  en  puisse  être ,  ces  nations  étaient  fort  nombreu- 
ses, et  quelques  déductions  bien  claires  de  points  déjà  connus 
vont  l'établir  à  l'instant. 

Ce  n'est  pas  un  fait  nécessaire  à  prouver,  car  il  l'est  sura- 
bondamment, que  les  nations  blancbes  ont  toujours  été  séden- 
taires, et,  comme  telles,  n'ont  jamais  quitté  leurs  demeures 
que  par  contrainte.  Or,  le  plus  ancien  séjour  connu  de  ces 
nations  étant  le  haut  plateau  de  l'Asie  centrale,  si  elles  l'ont 
abandonné,  c'est  qu'on  les  en  a  chassées.  Je  comprends  bien 
que  certaines  branches,  parties  seules,  isolément,  pourraient 
être  considérées  comme  ayant  été  victimes  de  leurs  congénèi'es, 
et  battues,  violentées  par  des  parents.  Je  l'admettrai  pour  les 
tribus  helléniques  et  pour  les  zoroastriennes  ;  mais  je  ne  saurais 
étendre  ce  raisonnement  à  la  totalité  des  migrations  blanches. 
La  race  entière  n'a  pas  dû  s'expulser  de  chez  elle  dans  tout 
son  ensemble,  et  cependant  on  la  voit  se  déplacer,  pour  ainsi 
dire,  en  masse  et  presque  en  même  temps,  avant  l'an  5000.  A 
cette  époque  et  dans  les  siècles  qui  en  sont  le  plus  rapprochés, 
les  Chamites,  les  Sémites,  les  Arians,  les  Celtes  et  les  Slaves 
désertent  également  leurs  domaines  primitifs.  L'espèce  blan- 
che s'échappe  de  tous  côtés,  s'en  va  de  toutes  parts,  et  certes 
dans  une  telle  dissolution,  qui  finit  par  laisser  ses  plaines  na- 
tales aux  mains  des  jaunes ,  il  est  difficile  de  voir  autre  chose 
que  le  résultat  d'une  pression  des  plus  violentes  opérée  par 
ces  sauvages  sur  son  faisceau  primordial. 

D'un  autre  côté,  l'infériorité  physique  et  morale  des  multitu- 
des conquérantes  est  si  claire  et  si  constatée,  que  leur  inva- 
sion et  la  victoire  finale,  qui  en  démontre  la  force,  ne  peuvent 
avoir  leur  source  ailleurs  que  dans  le  très  grand  nombre  des 
individus  agglomérés  dans  ces  bandes.  Il  n'est ,  dès  lors ,  pas 
douteux  que  la  Sibérie  regorgeait  de  populations  finnoises ,  et 
c'est  aussi  ce  que  va  démontrer  bientôt  un  ortfre  de  preuves 

26. 


I 


458 


DE   l'inégalité 


qui,  cette  fois,  appartient  à  l'histoire.  Pour  le  moment,  pour- 
suivant le  rayon  de  clarté  que  la  comparaison  de  la  vigueur 
relative  des  races  jette  sur  les  événements  de  ces  temps  obs- 
<;urs,  je  ferai  remarquer  encore  que,  si  l'on  admet  la  victoire 
des  nations  jaunes  sur  les  blanches  et  la  dispersion  de  ces 
dernières,  il  faudra  aussi  s'accommoder  de  l'une  des  deux  al- 
ternatives suivantes  : 

Ou  bien  le  territoire  des  nations  blanches  s'étendait  beau- 
coup vers  le  nord  et  très  peu  vers  l'est ,  atteignant  au  moins , 
dans  la  première  direction,  TOural  moyen,  et,  dans  l'autre, 
ne  dépassant  pas  le  Kouen-loun,  ce  qui  semblerait  impliquer 
un  certain  développement  vers  les  steppes  du  nord-ouest  ; 

Ou  bien  ces  peuples  ^  ramassés  sur  les  crêtes  du  Mouztagh , 
dans  les  plaines  élevées  qui  suivent  immédiatement  et  dans  les 
trois  Thibets,  n'existaient  qu'en  nombre  très  faible  et  dans 
une  proportion  compatible  avec  l'étendue  médiocre  de  ces  ter- 
ritoires et  les  ressources  alimentaires  fort  réduites,  presque 
nulles,  qu'ils  peuvent  offrir. 

Je  vais  d'abord  expliquer  comment  je  me  vois  contraint  de 
tracer  ces  limites;  ensuite  j'établirai  par  quelle  raison  il  faut 
repousser  la  seconde  hypothèse  et  s'attacher  fortement  à  la 
première. 

J'ai  dit  que  la  race  jaune  se  montrait  en  possession  primor- 
diale de  la  Chine ,  et,  en  outre ,  que  le  type  noir  à  tête  progna- 
the et  laineuse,  l'espèce  pélagienne,  l'emontait  jusqu'au  Kouen- 
loun,  d'une  part,  et ,  de  l'autre  côté,  jusqu'à  Formose  (1) ,  au 

(1)  Ce  sont  les  habitants  de  l'intérieur  de  l'île  qui  sont  complètement 
noirs.  Les  hommes  des  côtes  appartiennent  à  l'espèce  malaise  et  ont 
beaucoup  de  rapports  avec  les  Haraforas.  (Ritter,  t.  III,  p.  879.)  —  Le 
nombre  des  tribus  nègres  est  assez  considérable  dans  l'Inde  trans- 
gangétique.  On  peut  citer  entre  autres  les  Samangs,  retirés  dans  la 
partie  méridionale  du  district  de  Queda,  au  pays  de  Siam.  C'est  une 
race  petite,  à  cheveux  crépus,  sans  demeures  fixes  et  se  nourrissant 
de  reptiles  crus  et  de  vers.  (Ritter,  loc.  cit.,  p.  1131.)  —  Ce  géographe 
avoue  ne  pouvoir  s'expliquer  l'extrême  diffusion  de  la  famille  méla- 
nienne  en  Asie.  Le  fait  serait,  en  effet,  incompréhensible,  s'il  fallait  le 
considérer  comme  postérieur  aux  temps  historiques;  mais  il  devient 
très  simple  quand  on  admet  qu'il  s'est  opéré  à  une  époque  tout  à  fait 
primordiale,  ou  les  immigrants  nègres  trouvaient  le  pays  désert. 


DES  RACES  HUMAINES.  459 

Japon  et  par  delà.  Aujourd'hui  même  des  populations  de  ce 
genre  habitent  ces  pays  reculés. 

Voir  le  nègre  établi  si  avant  dans  l'intérieur  de  l'Asie  a  déjà 
été  pour  nous  la  grande  preuve  de  l'alliance,  en  quelque  sorte, 
originelle  des  Chamites  et  des  Sémites  avec  ces  peuples  d'es- 
sence inférieure;  j'ai  dit  originelle,  parce  que  l'alliance  fut 
évidemment  contractée  avant  la  descente  des  envahisseurs 
dans  les  pays  mésopotamiques  de  l'Euphrate  et  du  Tigre. 

Maintenant,  en  nous  transportant  des  plaines  de  la  Babylo- 
nie  à  celles  de  la  Chine ,  nous  trouverons  un  spécimen  des  ré- 
sultats gradués  du  mélange  des  deux  espèces  noire  et  jaune 
dans  ces  métis  qui  habitent  le  Yun-nan,  et  que  Marco-Polo 
appelle  lesZerdendam.  En  allant  plus  loin ,  nous  rencontrerons 
encore  cette  autre  famille ,  non  moins  marquée  des  caractères 
de  l'alliage ,  qui  couvre  la  province  chinoise  du  Fo-kien ,  et 
enfin  nous  tomberons  au  milieu  des  nuances  innombrables  de 
ces  groupes  cantonnés  dans  les  provinces  méridionales  du  Cé- 
leste Empire,  dans  l'Inde  transgangétique ,  dans  les  archipels 
de  la  mer  des  Indes,  depuis  Madagascar  jusqu'à  la  Polynésie, 
et  depuis  la  Polynésie  jusqu'aux  rives  occidentales  de  l'Améri- 
que, atteignant  l'île  de  Pâques  (1). 

Ainsi  la  race  noire  a  embrassé  tout  le  sud  de  l'ancien 
monde  et  envahi  fortement  sur  le  nord ,  tandis  que  la  jaune , 
se  rencontrant  avec  elle  à  l'orieni  de  l'Asie ,  y  contractait  un 
hymen  fécond  dont  les  rejetons  occupent  tous  les  amas  d'îles 
prolongés  dans  la  direction  du  pôle  austral.  Si  l'on  réfléchit 
que  le  centre ,  le  foyer  de  l'espèce  mélanienne  est  l'Afrique , 
et  que  c'est  de  là  que  s'est  opérée  sa  diffusion  principale,  et, 
en  outre ,  que  la  race  jaune ,  en  même  temps  que  ses  métis 
possédaient  les  îles ,  allait  aussi  se  reproduisant  au  nord  et  à 
l'est  de  l'Asie  et  dans  toute  l'Europe ,  on  en  conclura  que  la 
famille  blanche ,  pour  ne  pas  se  perdre  et  disparaître  au  milieu 
des  variétés  inférieures ,  devait  unir  à  la  puissance  de  son  génie 

(1)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  II,  p.  1046. 

Pickering,  p.  135.  Cet  excellent  observateur  n'hésite  pas  à  déclarer 
qu'à  ses  yeux  les  Ovalis  de  Madagascar  sont  des  Malais  immécouuais- 
sables. 


460 


DE-  L  INEGALITE 


et  de  son  courage  la  garantie  du  nombre ,  bien  qu'à  un  mom- 
dre  degré,  sans  doute,  que  ses  adversaires. 

Nous  ne  pouvons  même  essayer  le  dénombrement  des  mas- 
ses chamites  et  sémites  qui  descendirent,  par  les  passages  de 
l'Arménie ,  dans  les  régions  du  sud  et  de  l'ouest.  Mais ,  du 
moins,  considérons  le  nombre  énorme  des  mélanges  qui  s'en 
firent  avec  la  race  noire,  jus([ue  par  delà  les  plaines  de  l'Ethio- 
pie, et,  au  nord,  sur  toute  la  côte  d'Afrique,  au  delà  de  l'At- 
las, tendant  vers  le  Sénégal;  regardons  les  produits  de  ces 
hymens  peuplant  l'Espagne,  la  basse  Italie,  les  îles  grecques, 
et  nous  serons  en  situation  de  nous  persuader  que  l'espèce 
blanche  ne  se  limitait  pas  à  quelques  tribus.  Nous  en  devons 
décider  ainsi  d'autant  plus  sûrement,  qu'aux  multitudes  que  je 
viens  d'énumérer  il  convient  d'ajouter  encore  les  nations  aria- 
nes  de  toutes  les  branches  méridionales,  et  les  Celtes,  et  les 
Slaves,  et  les  Sarmates ,  et  d'autres  peuples  sans  célébrité,  mais 
nullement  sans  influence,  qui  restèrent  au  milieu  des  jaunes. 

La  race  blanche  était  donc  aussi  fort  prolifique ,  et  puisque 
les  deux  espèces  noire  et  finnoise  ne  lui  permettaient  pas  de 
dépasser  le  Mouztagh  et  l'Altaï  à  l'est,  l'Oural  à  l'ouest,  resser- 
rée dans  de  telles  limites,  elle  s'étendait,  au  nord,  jusque  vers 
le  cours  moyen  de  l'Amour,  le  lac  Baïkal  et  l'Obi. 

Les  conséquences  de  cette  disposition  géographique  sont 
considérables  et  vont,  tout  à  l'heure ,  trouver  leurs  applications. 

J'ai  constaté  les  facultés  pratiques  de  la  race  jaune.  Toute- 
fois, en  lui  reconnaissant  des  aptitudes  supérieures  à  celles  de 
la  noire  pour  les  basses  fonctions  d'une  société  cultivée,  je  lui 
ai  refusé  la  capacité  d'occuper  un  rang  glorieux  sur  l'échelle 
delà  civihsation,  et  cela  parce  que  son  intelligence ,  bornée 
autrement,  ne  l'est  pas  moins  étroitement  que  celle  des  nègres, 
et  parce  que  son  instinct  de  l'utile  est  trop  peu  exigeant. 

Il  faut  relâcher  quelque  chose  de  la  sévérité  de  ce  jugement 
lorsqu'il  s'agit,  non  plus  de  l'espèce  jaune,  non  plus  du  type 
noir,  mais  du  métis  des  deux  familles,  le  Malais.  Que  l'on 
prenne,  en  effet,  un  Mongol,  un  habitant  de  Tonga-Tabou  et 
un  nègre  pélagien  ou  hottentot,  l'habitant  de  Tonga-Tabou, 
tout  inculte  qu'il  soit,  montrera  certainement  un  type  supérieur. 


DES   BACES   HUMAINES.  ,  461 

Il  semblerait  que  les  défauts  des  deux  races  se  sont  balancés 
et  modérés  dans  le  produit  commun ,  et  que,  plus  d'imagina- 
tion relevant  l'esprit,  tandis  qu'un  sentiment  moins  faux  de  la 
réalité  restreignait  l'imagination ,  il  en  est  résulté  plus  d'apti- 
tude à  comparer,  à  saisir,  à  conclure.  Le  type  physique  a 
éprouvé  aussi  d'heureuses  modifications.  Les  cheveux  du  Ma- 
lais sont  durs  et  revêches ,  à  la  vérité  ;  mais ,  enclins  à  se  crê- 
per, ils  ne  le  font  pas  ;  le  nez  est  plus  formé  que  chez  les  Kal- 
mouks.  Pour  quelques  insulaires,  à  Tahiti,  par  exemple,  il  de- 
vient presque  semblable  au  nez  droit  de  la  race  blanche.  L'œil 
n'est  plus  toujours  relevé  à  l'angle  externe.  Si  les  pommettes 
restent  saillantes,  c'est  que  ce  trait  est  commun  aux  deux  races 
génératrices.  Les  Malais  sont ,  du  reste ,  on  ne  peut  plus  dif- 
férents entre  eux.  Suivant  que  le  sang  noir  ou  jaune  domine 
dans  la  formation  d'une  tribu ,  les  caractères  physiques  et  mo- 
raux s'en  ressentent.  Les  alliages  postérieurs  ont  augmente 
cette  extrême  variabilité  de  types.  En  somme,  deux  signes, 
nettement  distlnctifs,  demeurent  à  toutes  ces  familles,  comme 
un  présent  de  leur  double  'origine  :  plus  intelligentes  que  le 
nègre  et  l'homme  jaune ,  elles  ont  gardé  de  l'un  l'implacable 
férocité,  de  l'autre  l'insensibilité  glaciale  (1). 

(i)  Aux  témoignages  sur  lesquels  je  jîie  suis  déjà  appuyé ,  je  joins 
celui  de  RiUer,  confirmé  par  Finlayson  et  sir  Stamford  Raflles  :  «  Les 
Malais,  suivant  le  grand  géographe  allemand,  sont  de  taille  moyenne 
et  plutôt  petits.  Ils  ont  une  carnation  plus  claire  que  les  peuples  d'au 
delà  du  Gange.  Le  tissu  de  la  peau  est,  chez  eux,  doux  et  brillant. 
Leur  disposition  à  engraisser  est  remarquable.  La  musculature  est 
molle,  lâche,  quelquefois  très  volumineuse,  généralement  sans  élas- 
ticité. Les  hanches  sont  très  fortes,  ce  qui  leur  donne  une  apparence 
lourde.  Les  visages  sont  larges  et  plats,  les  pommettes  saillantes.  Les 
yeux  sont  espacés  et  très  petits,  quelquefois  droits,  le  plus  souvent 
relevés  à  l'angle  externe.  L'occiput  est  resserré;  les  cheveux,  épais, 
grossiers,  tendant  à  se  crêper,  sont  plantés  très  bas  et  restreignent 
le  front.  Le  trou  occipital  est  souvent  très  en  arrière.  Les  bras,  très 
longs,  rappellent  ceux  du  singe.  »  (Ritter,  III,  p.  114S.)  —  A  ces  détails 
j'en  ajouterai  encore  un  que  je  dois  à  l'intéressante  observation  d'un 
voyageur  :  «  Lorsque  les  matelots  malais  employés  sur  les  navires 
européens  montent  aux  cordages,  ils  se  cramponnent  non  seulement 
par  les  mains,  mais  encore  par  les  orteils,  qu'ils  ont  très  gros  e{  très 
vigoureux.  Un  homme  de  race  blanche  n'en  pourrait  faire  autant.  » 

26. 


462 


DE   l'inégalité 


J'ai  achevé  ce  qu'il  y  avait  à  dire  sur  les  peuples  qui  figurent 
dans  l'histoire  de  l'Asie  orientale ,  il  est  maintenant  à  propos 
de  passer  à  l'examen  de  leur  civiUsation.  Le  plus  haut  degré 
s'en  rencontre  en  Chine.  C'est  là  qu'est,  tout  à  la  fois,  le  point 
de  départ  de  leur  culture  et  sa  plus  originale  expuession  :  c'est 
donc  là  qu'il  convient  de  l'étudier. 


CHAPITRE   V. 


Les  Chinois. 


Je  me  trouve ,  d'abord,  en  dissentiment  avec  une  idée  assez 
généralement  répandue.  On  incline  à  considérer  la  civilisation 
chinoise  comme  la  plus  ancienne  du  monde,  et  je  n'en  aperçois 
l'avènement  qu'à  une  époque  inférieure  à  l'aurore  du  brahma- 
nisme ,  inférieure  à  la  fondation  des  premiers  empires  chami- 
tes,  sémites  et  égyptiens.  Voici  mes  raisons.  Il  va  sans  dire 
que  l'on  ne  discute  plus  les  affirmations  chronologiques  et  his- 
toriques des  Tao-sse.  Pour  ces  sectaires,  les  cycles  de  300,000 
années  ne  coûtent  absolument  rien.  Comme  ces  périodes  un 
peu  longues  forment  le  milieu  où  agissent  des  souverahis  à 
têtes  de  dragons,  et  dont  les  corps  sont  contournés  en  serpents 
monstrueux ,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire ,  c'est  d'en  abandon- 
ner l'examen  à  la  philosophie,  qui  pourra  y  glaner  quelque 
peu,  mais  d'en  écarter,  avec  grand  soin,  l'étude  des  faits 
positifs  (1). 

La  date  la  plus  rationnelle  où  se  placent  les  lettrés  du  Cé- 
leste Empire  pour  juger  de  leur  état  antique ,  c'est  le  règne  de 
Tsin-chi-hoaug-ti ,  qui ,  pour  couper  court  aux  conspirations 


(1)  Nu-oua,  sœur  de  Fou-hi,  et  qui  lui  succéda,  était  un  esprit.  Elle 
avait  ramassé,  dans  un  marais,  un  peu  de  terre  jaune,  et,  en  s'ai- 
dant  d'une  corde ,  elle  en  fabriqua  le  premier  homme.  (Le  père  Gaubil, 
Chronologie  chinoise,  iii-i",  p.  7.) 


DES  BÂCES  HUMAINES.  463 

féodales  et  sauver  la  cause  unitaire  dont  il  était  le  promoteur, 
voulut  étouffer  les  anciennes  idées ,  fît  brûler  la  plupart  des 
livres,  et  ne  consentit  à  sauver  que  les  annales  de  la  dynastie 
princière  de  Tsin,  dont  lui-même  descendait.  Cet  événement 
arriva  207  ans  avant  J.-C. 

Depuis  cette  époque ,  les  faits  sont  bien  détaillés ,  suivant  la 
méthode  chinoise.  Je  n'en  goûte  pas  moins  l'observation  d'un 
savant  missionnaire,  qui  voudrait  voir  dans  ces  lourdes  com- 
pilations un  peu  plus  de  critique  européenne  (1).  Quoi  qu'il 
en  soit,  à  dater  de  ce  moment^  tout  s'enchaîne  tant  bien  que 
mal.  Quand  on  veut  remonter  au  delà ,  il  n'en  est  pas  long- 
temps de  même.  Tant  qu'on  reste  dans  les  temps  rapprochés 
de  Tsin-chi-hoang-ti,  la  clarté  continue  en  s'affaibUssant.  On 
remonte  ainsi,  de  proche  en  proche,  jusqu'à  l'empereur  Yaô. 
Ce  prince  régna  cent  et  un  ans,  et  son  avènement  est  placé  à 
l'an  2357  avant  J.-C.  Par  delà  cette  époque,  les  dates,  déjà 
fort  conjecturales ,  sont  remplacées  par  une  complète  incerti- 
tude (2).  Les  lettrés  ont  prétendu  que  cette  fâcheuse  interrup- 
tion d'une  chronique  dont  les  matériaux ,  suivant  eux ,  pour- 
raient remonter  aux  premiers  jours  du  monde,  n'est  que  la 
conséquence  de  ce  fameux  incendie  des  livres,  déploré  de  père 
en  fils,  et  devenu  un  des  beaux  sujets  d'amplification  que  la 
rhétorique  .chinoise  ait  à  commandement.  Mais,  à  mon  gré, 
ce  malheur  ne  suffit  pas  pour  expliquer  le  désordre  des  pre- 
mières annales.  Tous  les  peuples  de  l'ancien  monde  ont  eu  leurs 
livres  brûlés ,  tous  ont  perdu  la  chaîne  systématique  de  leurs 
dynasties  en  tant  que  les  hvres  primitifs  devaient  en  être  les 
dépositaires ,  et  cependant  tous  ces  peuples  ont  conservé  assez 
de  débris  de  leur  histoire  pour  que,  sous  le  souffle  vivifiant  de 
la  critique ,  le  passé  se  relève ,  se  remue ,  ressuscite ,  et ,  se  dé- 


(1)  Le  père  Gaubil,  Chronologie  chinoise. 

(2)  Suivant  M.  Lassen,  il  ne  faut  pas  demander  d'histoire  positive  aux 
Chinois  avant  l'année  782  qui  précéda  notre  ère.  Toutefois,  ce  même 
savant  confesse  que  l'avènement  de  la  première  dynastie  humaine 
peut  être  reporté,  avec  une  grande  vraisemblance,  à  l'année  2205  av. 
J.-C.  (Jndische  Aller ttiumskunde,  1. 1,  p.  731.)  —  Nous  voilà  loin  des  dates 
extraordinaires  des  annales  hindoues,  égyptiennes  et  assyriennes. 


464 


DE   L  INEGALITE 


voilant  peu  à  peu ,  nous  montre  une  physionomie  à  coup  sûr 
bien  ancienne,  bien  différente  des  temps  dont  nous  avons  la 
tradition.  Chez  les  Chinois,  rien  de  semblable.  Aussitôt  que  les 
temps  positifs  cessent,  le  crépuscule  s'évanouit,  et  de  suite  on 
arrive,  non  pas  aux  temps  mythologiques,  comme  partout 
ailleurs ,  mais  à  des  chronologies  inconciliables ,  à  des  absur- 
dités de  l'espèce  la  plus  plate,  dont  le  moindre  défaut  est  de 
ne  rien  contenir  de  vivant. 

Puis ,  à  côté  de  cette  nullité  prétentieuse  de  l'histoire  écrite, 
une  absence  complète  et  bien  significative  de  monuments.  Ceci 
appartient  au  caractère  de  la  civilisation  chinoise.  Les  lettrés 
sont  grands  amateurs  d'antiquités,  et  les  antiquités  manquent  ; 
les  plus  anciennes  ne  remontent  pas  au  delà  du  vin^  siècle 
après  J.-C.  (1).  De  sorte  que,  dans  ce  pays  stable  par  excellence, 
les  souvenirs  figurés,  statues,  vases,  instruments,  n'ont  rien  qui 
puisse  être  comparé,  pour  l'ancienneté ,  avec  ce  que  notre  Oc- 
cident si  remué,  si  tourmenté,  si  ravagé  et  transformé  tant  de 
fois ,  peut  cependant  étaler  avec  une  orgueilleuse  abondance. 
La  Chine  n'a  matériellement  rien  conservé  (2)  qui  nous  re- 
porte, même  de  loin,  à  ces  époques  extravagantes  ou  quelques 
savants  du  dernier  siècle  se  réjouissaient  de  voir  l'histoire  s'en- 
foncer en  narguant  les  témoignages  mosaïques. 

Laissons  donc  de  côté  les  concordances  impossibles  des  dif- 
férents systèmes  suivis  par  les  lettrés  pour  fixer  les  époques 
antérieures  à  Tsin-chi-hoang-ti,  et  ne  recueillons  que  les  faits 
appuyés  de  l'assentiment  des  autres  peuples ,  ou  portant  avec 
eux  une  suffisante  certitude. 

Les  Chinois  nous  disent  que  le  premier  homme  fut  Pon-kou. 
L.e  premier  homme,  disent-ils;  mais  ils  entourent  cet  être  pri- 
mordial de  telles  circonstances  qu'évidemment  il  n'était  pas 
seul  dans  le  lieu  où  ils  le  font  apparaître.  Il  était  entouré  de 


(I)  Gaubil,  Chronologie  chinoise. 

{'2)  Il  faut  excepter  de  ce  jugement  certains  travaux  de  colonisation 
et  de  dessèchement  sur  les  rives  du  Hoang-ho,  qui  paraissent  remon- 
tejc  à  des  temps  fort  reculés.  Ce  ne  sont  pas  là,  à  proprement  parler, 
des  monuments.  C'est  un  tracé  cent  fois  fait  et  refait  depuis  sa 
création. 


DES  BACES  HUMAINES.  465 

créatures  inférieures  à  lui ,  et  ici  ou  se  demande  s'il  n'avait 
pas  affaire  à  ces  fils  de  singes,  ces  hommes  jaunes  dont  la  sin- 
gulière vanité  se  complaisait  à  réclamer  une  si  brutale  origine. 

Le  doute  se  change  bientôt  en  certitude.  Les  historiens  in- 
digènes affirment  qu'à  l'arrivée  des  Chinois,  les  Miao  (1)  occu- 
paient déjà  la  contrée,  et  que  ces  peuples  étaient  étrangers  aux 
plus  simples  notions  de  sociabilité.  Ils  vivaient  dans  des  trous, 
dans  des  grottes,  buvaient  le  sang  des  animaux  qu'ils  attrapaient 
à  la  course,  ou  bien,  à  défaut  de  chair  crue,  mangeaient  de 
rherbe  et  des  fruits  sauvages.  Quant  à  la  forme  de  leur  gou- 
vernement, elle  ne  démentait  pas  tant  de  barbarie.  Les  Miao 
se  battaient  à  coups  de  branches  d'arbres,  et  le  plus  vigoureux 
restait  le  maître  jusqu'à  ce  qu'il  en  vînt  un  plus  fort  que  lui. 
On  ne  rendait  aucun  honneur  aux  morts.  On  se  contentait  de 
les  empaqueter  dans  des  branches  et  des  herbages,  on  les  liait 
au  milieu  de  ces  espèces  de  fagots,  et  on  les  cachait  sous  des 
buissons  (2). 

Je  remarquerai,  en  passant,  que  voilà  bien,  dans  une  réalité 
historique,  l'homme  primitif  de  la  philosophie  de  Rousseau  et 
de  ses  partisans;  l'homme  qui,  n'ayant  que  des  égaux,  ne  peut 
aussi  fonder  qu'une  autorité  transitoire  dont  une  massue  est  la 
légitimité,  genre  de  droit  assez  souvent  frappé  de  défaveur 
devant  des  esprits  un  peu  libres  et  fiers.  Malheureusement  pour 
l'idée  révolutionnaire,  si  cette  tiiéorie  rencontre  une  preuve 
chez  les  Miao  et  chez  les  noirs ,  elle  n'a  pas  encore  réussi  à  la 
découvrir  chez  les  blancs,  où  nous  ne  pouvons  apercevoir  une 
aurore  privée  des  clartés  de  l'intelligence. 

Pan-Kou ,  au  milieu  de  ces  fils  de  singes  (3) ,  fut  donc  re- 
gardé ,  et  j'ose  le  dire ,  avec  pleine  raison ,  comme  le  premier 
homme.  La  légende  chinoise  ne  nous  fait  pas  assister  à  sa  nais- 
sance. Elle  ne  nous  le  montre  pas  créature,  mais  bien  créa- 
teur, car  elle  déclare  expressément  qu'il  commença  à  régler 

(1)  Gaubil ,  ouvr.  cité. 

(2)  Gaubil,  Traité  de  la  chronologie  chinoise,  p.  2,  80,109;  RiUer, 
Erdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  758;  Lasscn,  Indische  Alterth.,  1. 1,  p.  454. 

(3)  Les  Miao  ne  manquaient  pas  de  se  donner  celte  généalogie. 
(Rilter,  Erdkunde,  Asien,  t.  II,  p.  273.) 


I 


466 


DE   L  INKGAUTJi 


les  rapports  de  l'humanité.  D'où  venait-il,  puisque,  à  la  diffé- 
rence de  l'Adam  de  la  Genèse,  de  l'autochtone  phénicien  et 
athénien ,  il  ne  sortait  pas  du  limon  ?  Sur  ce  point  la  légende 
se  tait;  cependant,  si  elle  ne  sait  pas  nous  apprendre  où  il  est 
né,  elle  nous  indique,  du  moins,  où  il  est  mort  et  où  il  fut 
enterré  :  c'est ,  dit-elle ,  dans  la  province  méridionale  de 
Honan  (1). 

Cette  circonstance  n'est  pas  à  négliger,  et  il  faut  la  rappro- 
cher, sans  retard,  d'un  renseignement  très  clairement  articulé 
par  le  Manava-Dharma-Sastra.  Ce  code  religieux  des  Hindous, 
compilé  à  une  époque  postérieure  à  la  rédaction  des  grands 
poèmes ,  mais  sur  des  documents  incontestablement  fort  an- 
ciens, déclare,  d'une  manière  positive,  que  le  Maha-Tsin,  le 
grand  pays  de  la  Chine,  fut  conquis  par  des  tribus  des  kschat- 
tryas  réfractaires  qui,  après  avoir  passé  le  Gange  et  ei-ré  pen- 
dant quelque  temps  dans  le  Bengale,  traversèrent  les  monta- 
gnes de  l'est  et  se  répandirent  dans  le  sud  du  Céleste  Empire, 
dont  ils  civilisèrent  les  peuples  (2). 

Ce  renseignement  acquiert  beaucoup  plus  de  poids  encore 
venant  des  brahmanes  que  s'il  émanait  d'une  autre  source.  On 
n'a  pas  la  moindre  raison  de  supposer  que  la  gloire  d'avoir  ci- 
vilisé un  territoire  différent  du  leur,  par  une  branche  de  leur 
nation ,  ait  eu  de  quoi  tenter  leur  vanité  et  égarer  leur  bonne 
foi.  Du  moment  qu'on  sortait  de  l'organisation  voulue  chez 
eux,  on  leur  devenait  odieux,  on  était  coupable  à  tous  les  chefs 
et  renié  ;  et ,  de  même  qu'ils  avaient  oublié  leurs  liens  de  pa- 
renté avec  tant  de  nations  blanches,  ils  en  auraient  fait  autant 


(1)  Gaubil,  Traité  de  la  chronologie  chinoise. 

(2)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  716;  Manava-Dharma-Sastra, 
cil.  X,  §  43,  p.  346  :  «  The  foUowing  races  of  Kshaltryas,  by  their  omis- 
«  sion  of  holy  rites  et  by  seeing  no  brahmens,  hâve  gradually  sunk 
«  among  men,  to  the  lowest  of  the  four  classes.  —  44  :  Paundracas, 
«  Odras  and  Draviras;  Cambojas,  Vavanas  and  Sacas;  Paradas,  Pah- 
«  lavas,  Chinas,  Ciratas,  Deradas  and  Chasas.  —  45:  AU  those  tribes 
B  of  men  wlio  sprang  from  the  mouth,  the  arra,  the  thigh  and  the  foot 
V  of  Brahma,  but  who  became  out  casts  by  having  neglected  their 
«  duties,  are  called  Dasyus,  or  plunderers,  whether  the  speak  the 
«  language  of  Mlechclias  or  that  of  Aryas.  » 


DES  BACES  HUMAINES.  467 

de  ceux-là,  si  la  séparation  s'était  opérée  à  une  époque  relati- 
vement basse  et  dans  un  temps  où,  la  civilisation  de  l'Inde 
étant  déj^  fixée ,  il  n'y  avait  plus  moyen  de  ne  pas  apercevoir 
un  fait  aussi  considérable  que  le  départ  et  la  colonisation  sé- 
paratiste d'un  nombre  important  de  tribus  appartenant  à  la 
seconde  caste  de  l'État.  Ainsi,  rien  n'infirme,  tout  appuie,  au 
contraire,  le  témoignage  des  lois  de  Manou,  et  il  en  résulte 
que  la  Chine ,  à  une  époque  postérieure  aux  premiers  temps 
héroïques  de  l'Inde,  a  été  civilisée  par  une  nation  immigrante 
de  la  race  hindoue,  kschattrya,  ariane,  blanche,  et,  par  consé- 
quent, que  Pan-Rou,  ce  premier  homme  que,  tout  d'abord, 
on  est  surpris  de  voir  défini  en  législateur  par  la  légende  chi- 
noise, était  ou  l'un  des  chefs ,  ou  le  chef,  ou  la  personnifica- 
tion d'un  peuple  blanc  venant  opérer  en  Chine ,  dans  le  Ho- 
nan,  les  mêmes  merveilles  qu'un  rameau  également  hindou 
avait,  antérieurement ,  préparées  dans  la  vallée  supérieure  du 
Nil  (1). 

Dès  lors  s'expliquent  aisément  les  relations  très  anciennes 
de  l'Inde  avec  la  Chine,  et  l'on  n'a  plus  besoin,  pour  les  com- 
menter, de  recourir  à  l'hypothèse  aventurée  d'une  navigation 
toujours  difficile.  La  vallée  du  Brahmapoutra  et  celle  qui,  lon- 
geant le  cours  de  l'Irawaddy,  enferme  les  plaines  et  les  nom- 
breux passages  du  pays  des  Birmans,  ofi'raient  aux  vratyas  du 
Ho-nan  des  chemins  déjà  bien  connus,  puisqu'il  avait  jadis 
fallu  les  suivre  pour  quitter  l'Aryavarta. 

Ainsi,  en  Chine,  comme  en  Egypte,  à  l'autre  extrémité  du 
monde  asiatique,  comme  dans  toutes  les  régions  que  nous  avons 
déjà  parcourues  jusqu'ici,  voilà  un  rameau  blanc  chargé  par  la 
Providence  d'inventer  une  civilisation.  Il  serait  inutile  de  cher- 

(1)  M.  Biot  raconte,  d'après  les  documents  chinois,  que  le  pays  fut 
civilisé,  entre  le  xxx«  siècle  et  le  xxvii'  avant  notre  ère,  par  une  co- 
lonisation d'étrangers  venant  du  nord-ouest  et  désignés  généralement, 
dans  les  textes,  sous  le  nom  de  peuple  aux  cheveux  noirs.  Cette  na- 
tion conquérante  est  aussi  appelée  les  cent  familles.  Ce  qui  résulte 
principalement  de  cette  tradition,  c'est  que  les  Chinois  avouent  que 
leurs  civilisateurs  n'étaient  pas  autochtones.  (Tcheou-li  ou  Rites  des 
Tcheou,  traduit  pour  la  première  fois ,  par  feu  Edouard  Biot;  Paris, 
Imprimerie  nationale,  I8ol,  in-fol.,  Avertiss.,  p.  2,  et  Introduct.,  p.  v  ) 


468 


DE  L  INEGALITE 


cher  ù  se  rendre  compte  du  nombre  de  ces  Arians  réfractaires 
qui,  dès  leur  arrivée  dans  le  Ho-nan,  étaient  probablement 
mélangés  et  déchus  de  leur  pureté  primitive.  Quelle  que  fût 
leur  multitude,  petite  ou  grande,  leur  tâche  civilisatrice  n'en 
était  pas  moins  possible.  Ils  avaient,  par  suite  de  leur  alliage, 
des  moyens  d'agir  sur  les  masses  jaunes.  Puis,  ils  n'étaient  pas 
les  seuls  rejetons  de  la  race  illustre  adressés  vers  ces  contrées 
lointaines,  et  ils  devaient  s'y  associer  d'anciens  parents  aptes 
à  concourir,  à  aider  à  leur  oeuvre. 

Aujourd'hui,  dans  les  hautes  vallées  qui  bordent  le  grand 
Thibet  du  côté  du  Boutan ,  on  rencontre ,  tout  aussi  bien  que 
sur  les  crêtes  neigeuses  des  contrées  situées  plus  à  l'ouest,  des 
tribus  très  faibles ,  très  clairsemées ,  pour  la  plupart  étrange- 
ment mêlées  à  la  vérité ,  qui  cependant  accusent  une  descen- 
dance ariane  (1).  Perdues,  comme  elles  le  sont,  au  milieu  des 
débris  noirs  et  jaunes  de  toute  provenance ,  on  est  en  droit  de 
comparer  ces  peuplades  à  tels  morceaux  de  quartz  qui,  entraî- 
nés par  les  eaux ,  contiennent  de  l'or  et  viennent  de  fort  loin. 
Peut-être  les  orages  ethniques,  les  catastrophes  des  races  les 
ont-elles  portées  là  où  leur  espèce  elle-même  n'avait  jamais 
apparu.  Je  ne  me  servirai  donc  pas  de  ces  détritus  par  trop 
altérés,  et  je  me  borne  à  constater  leur  existence  (2). 

Mais,  beaucoup  plus  avant  dans  le  nord,  nous  apercevons,  à 
une  époque  assez  récente,  vers  l'an  177  avant  J.-C. ,  de  nom- 
breuses nations  blanches  à  cheveux  blonds  ou  rouges,  à  yeux 
bleus ,  cantonnées  sur  les  frontières  occidentales  de  la  Chine. 
Les  écrivains  du  Céleste  Empire,  à  qui  l'on  doit  la  connaissance 
de  ce  fait,  nomment  cinq  de  ces  nations.  Remarquons  d'abord 
la  position  géographique  qu'elles  occupaient  à  l'époque  où  elles 
nous  sont  révélées. 

(1)  Tel  est  l'état  alpestre  de  Gwalior,  près  du  Ladakh  et  du  Gherwal. 
(Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III.)  —  Telles  sont  encore  certaines  popu- 
lations du  Thibet  oriental ,  où  l'on  retrouve ,  avec  certains  caractères 
physiques  de  l'espèce  blanche ,  des  mœurs  qu'on  peut  dire  tout  à  fait 
contraires  aux  habitudes  des  nations  jaunes  :  le  régime  féodal  et  un 
grand  esprit  de  liberté  belliqueuse.  (Hue,  Souvenirs  d'un  voyage  dans 
^a  Tartarie,  le  Thibet  et  la  Chine,  t.  Il,  p.  467  et  passim,  et  482.) 

(2)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III. 


DES  BACES  HUMAINES.  469 

Les  deux  plus  célèbres  sont  les  Yue-tchi  et  les  Ou-soun.  Ces 
deux  peuples  habitaient  au  nord  du  Hoang-ho,  sur  la  limite 
du  désert  de  Gobi  (1). 

Venaient  ensuite ,  à  l'est  des  Ou-soun,  les  Khou-te  (2). 

Plus  haut,  au  nord  des  Ou-soun,  à  l'ouest  du  Baïkal,  étaient 
'les  Ting-liag  (3). 

Les  Kian-kouans,  ou  Ha-kas,  succédaient  à  ces  derniers  et 
dépassaient  le  Yéaisseï  (4). 

Enfin,  plus  au  sud,  dans  la  contrée  actuelle  du  Kaschgar, 
au  delà  du  Thian-chan,  s'étendaient  les  Chou-le  ou  Kin-tcha, 
que  suivaient  les  Yan-Thsai,  Sarmates-Alains ,  dont  le  terri- 
toire allait  jusqu'à  la  mer  Caspienne  (5). 

De  cette  façon,  à  une  époque  relativement  rapprochée  de 
nous,  puisque  c'est  au  ii^  siècle  avant  notre  ère,  et  après  tant 
de  grandes  migrations  de  la  race  blanche  qui  auraient  dû  épui- 
ser l'espèce,  il  en  restait  encore,  dans  l'Asie  centrale,  des  bran- 
ches assez  nombreuses  et  assez  puissantes  pour  enserrer  le 
Thibet  et  le  nord  de  la  Cliine,  de  sorte  que  non  seulement  le 
Céleste  Empire  possédait,  au  sein  des  provinces  du  sud,  des  na- 
tions arianes-hindoues  immigrantes  à  l'époque  où  commence 
son  histoire,  mais,  de  plus,  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  ad- 
mettre que  les  antiques  peuples  blancs  du  nord  et  de  l'ouest, 
fuyant  la  grande  irruption  de  leurs  ennemis  jaunes,  n'aient  pas 


(1)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  I,  p.  433  et  passim. 

(2)  RiUer  identifie  cette  nation  avec  les  Goths,  et  M.  le  baron  A.  de 
Humboldt  accepte  cette  opinion.  (Asie  centrale,  t.  Il,  p.  130.)  Elle  ne 
me  paraît  cependant  s'appuyer  que  sur  une  vague  ressemblance  de 
syllabes.  —  Les  Ou-soun,  vivant  au  nord-ouest  de  la  Chine,  sont  si- 
gnalés par  Ven-sse-kou,  le  commentateur  des  Annales  de  la  dynastie 
des  Han ,  traduit  par  M.  Stanislas  Julien,  comme  étant  un  peuple  blond 
«  à  barbe  rousse  et  à  yeux  bleus.  »  Ils  étaient  au  nombre  de  120,000 
familles.  (A.  de  Humboldt,  Asie  centrale,  t.  I,  p.  393.) 

(3)  Ritter,  loc.  cit. 

(4)  Les  Ha-kas  étaient  de  très  haute  taille.  Ils  avaient  les  cheveux 
rouges,  le  visage  blanc,  les  yeux  verts  ou  bleus.  Ils  se  mêlèrent  avec 
les  soldats  chinois  de  Li-ling,  97  ans  avant  J.-C.  (Ritter,  t.  I,  p.  llig.) 

(3)  Ibid.  Les  Chinois  désignaient  ces  nations  arianes,  dont  les  traits 
différaient  si  fort  des  leurs,  comme  «  ayant  de  longs  visages  de 
cheval.  »  {Asie  centrale,  t.  II,  p.  6i.) 

RACES  HUMAINES.  —  T.   I.  27 


I 


470 


DE  L INEGALITE 


été  souvent  rejetés  sur  la  Chine  et  forcés  de  s'unir  à  ses  popu- 
lations originelles  (1).  Ce  n'eût  été,  dans  l'est  de  l'Asie,  que  la 
répétition  de  ce  qui  s'était  fait  au  sud-ouest  par  les  Chamites, 
les  enfants  de  Sem  et  les  Arians  hellènes  et  zoroastriens.  En 
tout  cas,  il  est  hors  de  doute  que  ces  populations  blanches  des 
frontières  orientales  se  montraient,  à  une 'époque  très  ancienne, 
beaucoup  plus  compactes  qu'elles  ne  le  pouvaient  être  aux  dé- 
buts de  notre  ère.  Cela  suffit  pour  démontrer  la  vraisemblance, 
la  nécessité  même  de  fréquentes  invasions  et  partant  de  fré- 
quents mélanges  (2). 


(1)  Le  Chou-king,  dont  on  fait  remonter  la  composition  à  plus  de 
2,000  ans  avant  .l.-C,  atteste  que  la  population  de  la  Chine  admettait  les 
mélanges.  Ainsi,  je  lis  dans  la  1"  partie,  chap.  n,  §  20  :  «  Kao-Yao. 
«  Les  étrangers  excitent  des  troubles.  »  Et  cliap.  ni,  §  6  :  «  Si  vous  êtes 
«  appliqués  aux  affaires,  les  étrangers  viendront  se  soumettre  à  vous 
«  avec  obéissance.  » 

(2)  Les  alliages  anciens  ne  furent  pas  les  seuls  qui  introduisirent 
le  sang  de  l'espèce  blanche  dans  les  masses  chinoises.  Il  y  en  eut,  à 
des  époques  très  rapprochées  de  nous,  qui  ont  sensiblement  modifié 
certaines  populations  du  Céleste  Empire.  En  1286,  Koubilaï  régnait  et 
introduisait  un  grand  nombre  d'immigrants  hindous  et  znalais  dans  le 
Fo-kien.  Aussi  la  population  de  cette  province ,  comme  celle  du  Kouang- 
toung,  diffère-t-elle  assez  notablement  de  celle  des  autres  contrées  de 
la  Chine.  Elle  est  plus  novatrice,  plus  portée  vers  les  idées  étrangères. 
Elle  fournit  le  plus  de  monde  à  cette  énorme  émigration,  qui  n'est 
pas  moindre  de  3  miUions  d'hommes,  et  qui  couvre  aujourd'hui  la 
Cochinchine,  le  Tonkin,  les  iles  de  la  Sonde,  Manille,  Java,  s'étendant 
chez  les  Birmans,  à  Siam,  à  l'île  du  Prince  de  Galles,  en  Australie, 
en  Amérique.  (Ritter,  t.  III,  p.  783  et  passim.)  —  Il  vint  aussi  en  Chine, 
antérieurement,  sous  la  dynastie  des  Thangs,  qui  commença  en  618 
et  finit  en  907,  de  nombreux  musulmans  qui  se  sont  mêlés  à  la  popu- 
lation jaune  et  que  l'on  nomme  aujourd'hui  Hoeï-hoeï.  Leur  physio- 
nomie est  devenue  tout  à  fait  chinoise,  mais  leur  esprit,  non.  Ils  sont 
plus  énergiques  que  les  masses  qui  les  entourent,  dont  ils  se  font 
craindre  et  respecter.  (Hue,  Souvenirs  d'un  voyage  dans  la  Tartarie, 
le  Thibet  et  la  Chine,  t.  II,  p.  75.)  —  Enfin,  d'autres  Sémites,  des 
Juifs,  ont  aussi  pénétré  en  Chine  à  une  époque  inconnue  de  la  dy- 
nastie Tcheou  (de  1122  av.  notre  ère  à  2SS  après  J.-C.)  Ils  ont  exercé 
jadis  une  très  grande  infiuence  et  ont  revêtu  les  premières  charges 
de  l'État.  Aujourd'hui  ils  sont  fort  déchus,  et  beaucoup  d'entre  eux 
se  sont  faits  musulmans.  (Gaubil,  Chronologie  chinoise,  p.  264  et  pas- 
sim.) —  Ces  mélanges  de  sang  ont  eu  pour  conséquence  des  modifi- 


DES   BACES  HUMAINES.  471 

Je  ne  doute  pas  toutefois  que  l'influence  des  kschattryns  du 
s  id  n'ait  été  d'abord  dominante.  L'iiistoire  l'établit  sul'fisam- 
m^nt.  C'est  au  sud  que  la  civilisation  jeta  ses  premières  raci- 
nes, c'est  de  là  qu'elle  s'étendit  dans  tous  les  sens  (1). 

On  ne  s'attend  pas  sans  doute  à  trouver,  dans  des  kschat- 
tiyas  réfractaires,  des  propagateurs  de  la  doctrine  brahmani- 
que. En  effet,  le  premier  point  qu'ils  devaient  rayer  de  leurs 
codes,  c'était  la  supériorité  d'une  caste  sur  toutes  les  autres, 
et,  pour  être  logiques ,  l'organisation  même  des  castes.  D'ail- 
leurs, comme  les  Égyptiens,  ils  avaient  quitté  le  gros  des  na- 
tions arianes  à  une  époque  où  peut-être  le  brahmanisme  lui- 
même  n'avait  pas  encore  complètement  développé  ses  principes. 
On  ne  trouve  donc  rien  en  Chine  qui  se  rattache  directement 
au  système  social  des  Hindous  ;  cependant,  si  les  rapports  posi- 
tifs font  défaut,  il  n'en  est  pas  de  même  des  négatifs.  On  en 
rencontre  de  cette  espèce  qui  donnent  lieu  à  des  rapproche- 
ments assez  curieux. 

Quand,  pour  cause  de  dissentiments  théologiques,  les  na- 
tions zoroastriennes  se  séparèrent  de  leurs  parents,  elles  leur 
témoignèrent  une  haine  qui  se  manifesta  par  l'attribution  du 
nom  vénéré  des  dieux  brahmaniques  aux  mauvais  esprits  et 
par  d'autres  violences  de  même  sorte.  Les  kschattryas  de  la 
Chine ,  déjà  mêlés  au  sang  des  jaunes,  paraissent  avoir  consi- 
déré les  choses  sous  un  aspect  plutôt  maie  que  féminin ,  plu- 
tôt politique  que  religieux,  et,  de  ce  point  de  vue,  ils  ont  fait 
une  opposition  tout  aussi  vive  que  les  Zoroastriens.  C'est  en 
se  mettant  au  rebours  des  idées  les  plus  naturelles  qu'ils  ont 
manifesté  leur  horreur  contre  la  hiérarchie  brahmanique. 

Ils  n'ont  pas  voulu  admettre  de  différence  de  rangs ,  ni  de 
situations  pures  ou  impures  résultant  de  la  naissance.  Ils  ont 

cations  importantes  dans  le  langage.  Les  dialectes  du  sud  différent 
beaucoup  du  haut  chinois,  et  l'homme  du  Fo-kien,  du  Kuang-toung 
ou  du  Yun-nan  a  autant  de  peine  à  comprendre  le  pékinois  qu'un  ha- 
bitant de  Berlin  le  suédois  ou  le  hollandais.  (K.  F.  Neumann,  die 
Sinologen  und  Ihre  Werke,  Zeitschrift  der  deutschen  morgenleendis- 
chen  Gesellschaft ,  t.  I,  p.  d04.) 
(i)  RiUer,  Erdkunde,  Asien,  t.  m,  p.  714.) 


472 


DE   l'inégalité 


substitué  à  la  doctrine  de  leurs  adversaires  l'égalité  absolue. 
Cependant,  comme  ils  étaient  poursuivis,  malgré  eux  et  en 
vertu  de  leur  origine  blanche,  par  l'idée  indestructible  d'ime 
inégalité  annexée  à  la  race ,  ils  conçurent  la  pensée  singulière 
d'anoblir  les  pères  par  leurs  enfants,  au  lieu  de  rester  fidèles 
à  l'antique  notion  de  l'illustration  des  enfants  par  la  gloire  des 
pères.  Impossible  de  voir  dans  cette  institution,  qui  relève^J 
suivant  le  mérite  d'un  homme,  un  certain  nombre  des  généra- 
tions ascendantes,  un  système  emprunté  aux  peuples  jaunes. 
Il  ne  se  trouve  nulle  part  chez  eux,  que  là  où  la  civilisation 
chinoise  l'a  importé.  En  outre,  cette  bizarrerie  répugne  à  toute 
idée  réfléchie,  et,  même  en  se  mettant  au  point  de  vue  chi- 
nois, elle  est  encore  absurde.  La  noblesse  est  une  prérogative 
honorable  pour  qui  la  possède.  Si  l'on  veut  la  faire  adhérer 
uniquement  au  mérite,  il  n'est  pas  besoin  de  lui  créer  un  rang 
à  part  dans  l'État  en  la  forçant  de  monter  ou  de  descendre 
autour  de  la  personne  qui  en  jouit.  Si,  au  contraire,  on  se  pré- 
occupe de  lui  créer  une  suite ,  une  conséquence  étendue  à  la 
famille  de  l'homme  favorisé,  ce  n'est  pas  à  ses  aïeux  qu'il  faut 
l'appliquer,  puisqu'ils  n'en  peuvent  jouir.  Autre  raison  très 
forte  :  il  n'y  a  aucune  espèce  d'avantage,  pour  celui  qui  reçoit 
une  telle  récompense,  à  en  parer  ses  ancêtres,  dans  un  pays  où 
tous  les  ancêtres  sans  distinction,  étant  l'objet  d'un  culte  of- 
ficiel et  national,  sont  assez  respectés  et  même  adorés.  Un  ti- 
tre de  noblesse  rétrospectif  n'ajoute  donc  que  peu  de  chose 
aux  honneurs  dont  ils  jouissent.  Ne  cherchons  pas,  en  consé- 
quence, dans  l'idée  chinoise  ce  qu'elle  a  l'air  de  donner,  mais 
bien  une  opposition  aux  doctrines  brahmaniques,  dont  les 
kschattryas  immigrants  avaient  horreur  et  qu'ils  voulaient  com- 
battre. Le  fait  est  d'autant  plus  incontestable,  qu'à  côté  de 
cette  noblesse  fictive  les  Chinois  n'ont  pu  empêcher  la  forma- 
tion d'une  autre,  qui  est  très  réelle  et  qui  se  fonde,  comme 
partout  ailleurs,  sur  les  prérogatives  de  la  descendance.  Cette 
aristocratie  est  composée  des  fils ,  petits-fils  et  aguats  des  mai- 
sons impériales,  de  ceux  de  Confucius,  de  ceux  de  Meng-tseu, 
et  encore  de  plusieurs  autres  personnages  vénérés.  A  la  vérité, 
cette  classe  fort  nombreuse  ne  possède  que  des  privilèges  ho- 


DES   RACES   HUMAINES.  173 

norifiqiies;  cependant  elle  a,  par  cela  seul  qu'on  la  reconnaît, 
quelque  chose  d'inviolable,  et  prouve  très  bien  que  le  système 
à  rebours  placé  à  ses  côtés  est  une  invention  artificielle  tout  à 
fait  contraire  aux  suggestions  naturelles  de  l'esprit  humain,  et 
résultant  d'une  cause  spéciale. 

Cet  acte  de  haine  pour  les  institutions  brahmaniques  me  sem- 
ble intéressant  à  relever.  Mis  en  regard  de  la  scission  zoroas- 
trienne  et  des  autres  événements  insurrectionnels  accomplis 
sur  le  sol  même  de  l'Inde,  il  prouve  toute  la  résistance  que 
rencontra  l'organisation  hindoue  et  les  répulsions  irréconci- 
liables qu'elle  souleva.  Le  triomphe  des  brahmanes  en  est  plus 
grand. 

Je  reviens  à  la  Chine.  Si  l'on  doit  signaler  comme  une  ins- 
titution antibrahmanique,  et,  par  conséquent,  comme  un  sou- 
venir haineux  pour  la  mère  patrie ,  la  création  de  la  noblesse 
rétroactive,  il  n'est  pas  possible  d'assigner  la  même  origine  à 
la  forme  patriarcale  choisie  par  le  gouvernement  de  l'empire 
du  Milieu.  Dans  une  conjoncture  aussi  grave  que  le  choix 
d'une  formule  politique,  comme  il  s'agit  de  satisfaire,  non  pas 
à  des  théories  de  personnes,  ni  à  des  idées  acquises,  mais  à  ce 
que  les  besoins  des  races,  qui,  combinées  ensemble,  forment 
l'État,  réclament  le  plus  impérieusement,  il  faut  que  ce  soit  la 
raison  publique  qui  juge  et  décide,  admette  ou  retienne  en 
dernier  ressort  ce  qu'on  lui  propose ,  et  l'erreur  ne  dure  ja- 
mais qu'un  temps.  A  la  Chine ,  la  formule  gouvernementale 
n'ayant  reçu,  dans  le  cours  des  siècles,  que  des  modifications 
partielles  sans  être  jamais  atteinte  dans  son  essence,  elle  doit 
être  considérée  comme  conforme  à  ce  que  voulait  le  génie  na- 
tional. 

Le  législateur  prit  pour  type  de  l'autorité  le  droit  du  père  de 
famille.  Il  établit  comme  un  axiome  inébranlable  que  ce  prin- 
cipe était  la  force  du  corps  social,  et  que,  l'homme  pouvant 
tout  sur  les  enfants  mis  au  monde,  nourris  et  élevés  par  lui, 
de  même  le  prince  avait  pleine  autorité  sur  ses  sujets ,  que, 
comme  des  enfants,  il  surveille,  garde  et  défend  dans  leurs  in- 
térêts et  dans  leurs  vies.  Cette  notion ,  en  elle-même,  et  si  on 
l'envisage  d'une  certaine  façon,  n'est  pas,  à  proprement  parler, 


474 


DE   L  INEGALITE 


chinoise.  Elle  appartient  très  bien  à  la  race  ariane ,  et ,  préci- 
sément, parce  que,  dans  cette  race,  chaque  individu  isolé  pos- 
sédait une  importance  qu'il  ne  paraît  jamais  avoir  eue  dans  les 
multitudes  inertes  des  peuples  jaunes  et  noirs,  l'autorité  de 
l'homme  complet,  du  père  de  famille,  sur  ses  membres,  c'est- 
à-dire  sur  les  personnes  groupées  autour  de  son  foyer,  devait 
être  le  type  du  gouvernement. 

Où  l'idée  s'altère  aussitôt  que  le  sang  arian  se  mêle  à  d'au- 
tres espèces  qu'à  des  blancs,  c'est  dans  les  conséquences  diver- 
ses tirées  de  ce  premier  principe.  —  Oui,  disait  l' Arian  hin- 
dou, ou  sarmate,  ou  grec,  ou  perse,  ou  mède,  et  même  le 
Celte,  oui,  l'autorité  paternelle  est  le  type  du  gouvernement  po- 
litique; mais  c'est  cependant  par  une  fiction  que  l'on  rappro- 
che ces  deux  faits.  Un  chef  d'État  n'est  pas  un  père  :  il  n'en  a 
ni  les  alTections  ni  les  intérêts.  Tandis  qu'un  chef  de  famille  ne 
veut  que  très  difficilement ,  et  par  une  sorte  de  renversement  ! 
des  lois  naturelles,  le  mal  de  sa  progéniture,  il  se  peut  fort 
bien  faire  que,  sans  même  être  coupable,  le  prince  dirige  lesj 
tendances  de  la  communauté  d'une  façon  trop  nuisible  aux  be-j 
soins  particuliers  de  chacun,  et,  dès  lors,  la  valeur  de  l'homme  j 
arian,  sa  dignité  est  compromise;  elle  n'existe  plus;  l'ArianJ 
n'est  plus  lui-même  :  ce  n'est  plus  un  homme. 

Voilà  le  raisonnement  par  lequel  le  guerrier  de  race  blanche 
arrêtait  tout  court  le  développement  de  la  théorie  patriarcale, 
et,  en  conséquence,  nous  avons  vu  les  premiers  rois  des  États 
hindous  n'être  que  des  magistrats  électifs ,  pères  de  leurs  su- 
jets dans  im  sens  très  restreint  et  avec  une  autorité  fort  sur- 
veillée. Plus  tard,  le  rajah  prit  des  forces.  Cette  modification 
dans  la  nature  de  sa  puissance  ne  se  réalisa  que  lorsqu'il  com- 
manda bien  moins  à  des  Arians  qu'à  des  métis,  qu'à  des  noirs, 
et  il  eut  d'autant  moins  la  main  libre  qu'il  voulut  faire  agir  son 
sceptre  sur  des  sujets  plus  blancs.  Le  sentiment  politique  de 
la  race  ariane  ne  répugne  donc  pas  absolument  à  la  fiction  pa- 
triarcale :  seulement,  il  la  commente  d'une  façon  précaution- 
neuse. 

Ce  n'est  pas,  du  reste,  chez  les  seuls  Arians  hindous  que  nous 
avons  déjà  observé  l'organisation  des  pouvoirs  publics.  Les 


DES   RACES    HUMAINES.  475 

États  de  l'Asie  antérieure  et  la  civilisation  du  Nil  nous  ont  of- 
fert également  rapplication  de  la  formule  patriarcale.  Les  mo- 
difications qui  y  furent  apportées  à  l'idée  primitive  se  montrent 
non  seulement  très  différentes  de  ce  qu'on  voit  en  Chine,  elles 
le  sont  beaucoup  aussi  de  ce  qui  s'observa  dans  l'Inde.  Beau- 
coup moins  libérale  que  dans  ce  dernier  pays ,  la  notion  du 
gouvernement  paternel  était  commentée  par  des  populations 
étrangères  aux  sentiments  raisonnables  et  élevés  de  la  race  do- 
minante. Elle  ne  put  être  l'expression  d'un  despotisme  paisible 
comme  en  Chine,  parce  qu'il  s'agissait  de  dompter  des  multi- 
tudes mal  disposées  pour  comprendre  l'utile,  et  ne  se  courbant 
que  devant  la  force  brutale.  La  puissance  fut  donc,  en  Assyrie, 
terrible,  impitoyable,  armée  du  glaive,  et  se  piqua  surtout  de 
se  faire  obéir.  Elle  n'admit  pas  la  discussion  et  ne  se  laissa  pas 
limiter.  L'Egypte  ne  parut  pas  aussi  rude.  Le  sang  arian  main- 
tint là  une  ombre  de  ses  prétentions,  et  les  castes,  moins  par- 
faites que  dans  l'Inde,  s'entourèrent  pourtant,  surtout  les  cas- 
tes sacerdotales,  de  certaines  immunités ,  de  certains  respects, 
qui,  ne  valant  pas  ceux  de  l'Aryavarta,  gardaient  encore  quel- 
que reflet  des  nobles  exigences  de  l'espèce  blanche.  Quant  à 
la  population  noire ,  elle  fut  constamment  traitée  par  les  Pha- 
raons comme  la  tourbe  qui  lui  était  parente  l'était  sur  l'Eu- 
phrate,  le  Tigre,  et  aux  bords  de  la  iMéditerranée. 

La  formule  patriarcale,  s'adress9nt  à  des  nègres,  n'eut  donc 
affaire  qu'à  des  vaincus  insensibles  à  tout  autre  argument  qu'à 
ceux  de  la  violence,  elle  devint  lourdement,  absolument  des- 
potique, sans  pitié,  sans  limite,  sans  relâche,  sans  restriction, 
si  ce  n'est  la  révolte  sanguinaire. 

En  Chine,  la  seconde  partie  de  la  formule  fut  bien  différente. 
A  coup  sûr,  la  famille  ariane  qui  l'apportait  n'avait  pas  lieu 
de  se  dessaisir  des  droits  et  des  devoirs  du  conquérant  civi- 
lisateur pour  proclamer  sa  conclusion  propre.  Ce  n'était  pas 
plus  possible  que  tentant  ;  mais  la  conclusion  noire  ne  fut  pas 
adoptée  non  plus ,  par  cette  raison  que  les  populations  indigè- 
nes avaient  un  autre  naturel  et  des  tendances  bien  spéciales. 

Le  mélange  malais,  c'est-à-dire  le  produit  du  sang  noir  mêlé 
au  type  jaune,  était  l'élément  que  les  kschattryas  immigrants 


I 


DE   L INKGALITK 

avaient  à  dompter,  à  assujettir,  à  civiliser,  en  se  mêlant  à  lui. 
Il  est  à  croire  que,  dans  cet  âge,  la  fusion  des  deux  races  in- 
férieures était  loin  d'être  aussi  complète  qu'on  le  voit  aujour- 
d'hui, et  que,  sur  bien  des  points  du  midi  de  la  Chine,  où  les 
civilisateurs  hindous  opéraient ,  des  tribus ,  des  fragments  de 
tribus  ou  même  des  individualités  de  chaque  espèce  demeu- 
raient encore  à  peu  près  pures  et  tenaient  en  échec  le  type  op- 
posé. Cependant  il  ressortait  de  ce  mélange  imparfait  des  be- 
soins, des  sentiments,  en  bloc  très  analogues  à  ceux  qui  ont 
pu  se  produire  plus  tard  comme  résultats  d'une  fusion  achevée, 
et  les  blancs  se  voyaient  là  aux  prises  avec  des  nécessités  d'un 
ordre  tout  différent  de  celles  auxquelles  leurs  congénères  vain- 
queurs dans  l'Asie  occidentale  avaient  été  forcés  de  se  plier. 

La  race  malaise,  je  l'ai  déjà  définie  :  sans  être  susceptible 
de  grands  élans  d'imagination,  elle  n'est  pas  hors  d'état  de 
comprendre  les  avantages  d'une  organisation  régulière  et  coor- 
donnée. Elle  a  des  goûts  de  bien-être ,  comme  l'espèce  jaune 
tout  entière,  et  de  bien-être  exclusivement  matériel.  Elle  est 
patiente,  apathique,  et  subit  aisément  la  loi,  s'arrangeant,  sans 
difficulté,  de  façon  à  en  tirer  les  avantages  qu'un  état  social 
comporte,  et  à  en  subir  la  pression  sans  trop  d'humeur. 

Avec  des  gens  animés  de  pareilles  dispositions,  il  n'y  avait 
pas  lieu  à  ce  despotisme  violent  et  brutal  qu'amenèrent  la  stu- 
pidité des  noirs  et  ravilissement  graduel  des  Chamites,  de- 
venus trop  près  parents  de  leurs  sujets  et  participant  à  leurs 
incapacités.  Au  contraire,  en  Chine,  quand  les  mélanges  eurent 
commencé  à  énerver  l'esprit  arian,  il  se  trouva  que  ce  noble 
élément,  à  mesure  qu'en  se  subdivisant  il  se  répandait  dans 
les  masses,  relevait  d'autant  les  dispositions  natives  des  peu- 
ples. Il  ne  leur  donnait  pas,  assurément,  sa  souplesse,  son  éner- 
gie généreuse,  son  goût  de  la  liberté.  Toutefois,  il  confirmait 
leur  amour  instinctif  de  la  règle ,  de  l'ordre,  leur  antipathie 
pour  les  abus  d'imagination.  Qu'un  souverain  d'Assyrie  se 
plongeât  dans  des  cruautés  exorbitantes,  que,  pareil  à  ce  Zohak 
ninivite  dont  la  tradition  persane  raconte  les  horreurs,  il  nour- 
rît de  la  chair  et  du  sang  de  ses  sujets  les  serpents  bourgeon- 
nants sur  son  corps,  le  peuple  en  souffrait ,  sans  doute  ;  mais 


I 


DES   BACES   HUMAIiNES.  477 

comme  les  têtes  s'exaltaient  devant  de  tels  tableaux  !  Comme, 
au  fond,  le  Sémite  comprenait  bien  l'exagénition  passionnée 
des  actes  de  la  toute-puissance  et  comme  la  férocité  la  plus  dé- 
pravée en  grandissait  encore  à  ses  yeux  l'image  gigantesque! 
Uu  prince  doux  et  tranquille  risquait,  chez  lui,  de  devenir  un 
objet  de  dédain. 

Les  Chinois  ne  concevaient  pas  amsi  les  choses.  Esprits  très 
prosaïques ,  l'excès  leur  faisait  horreur,  le  sentiment  public  s'en 
révoltait ,  et  le  monarque  qui  s'en  rendait  coupable  perdait 
aussitôt  tout  prestige  et  détruisait  tout  respect  pour  son  autorité. 

Il  arriva  donc,  en  ce  pays,  que  le  principe  du  gouvernement 
fut  le  patriarcat,  parce  que  les  civilisateurs  étaient  Arians, 
que  son  application  fut  le  pouvoir  absolu ,  parce  que  les  Arians 
agissaient  en  vainqueurs  et  en  maîtres  au  milieu  de  popula- 
tions inférieures;  mais  que,  dans  la  pratique,  l'absolutisme  du 
souverain  ne  se  manifesta  ni  par  des  traits  d'orgueil  surhu- 
main ,  ni  par  des  actes  de  despotisme  repoussant ,  et  se  ren- 
ferma entre  des  limites  généralement  étroites,  parce  que  le 
sens  malais  n'appelait  pas  de  trop  grosses  démonstrations  d'ar- 
rogance, et  que  l'esprit  arian,  en  se  mêlant  à  lui ,  y  trouvait  uu 
fond  disposé  à  comprendre  de  mieux  en  mieux  que  le  salut 
d'un  État  est  dans  l'observance  des  lois ,  aussi  .bien  sur  les 
hauteurs  sociales  que  dans  les  bas-fonds. 

Voilà  le  gouvernement  de  l'empu-e  du  Milieu  organisé.  Le 
roi  est  le  père  de  ses  sujets ,  îl  a  droit  à  leur  soumission  entière, 
il  devient  pour  eux  le  mandataire  de  la  Divinité,  et  on  ne  l'ap- 
proche qu'à  genoux.  Ce  qu'il  veut,  il  le  peut  théoriquement; 
mais,  dans  la  pratique ,  s'il  veut  une  énormité ,  il  a  bien  de  la 
peine  à  l'accomplir.  La  nation  se  montre  irritée ,  les  mandarins 
font  entendre  des  représentations,  les  ministres,  prosternés 
aux  pieds  du  trône  impérial ,  gémissent  tout  haut  des  aberra- 
tions du  père  commun ,  et  le  père  commun ,  au  milieu  de  ce 
toile  général,  reste  le  maître  de  pousser  sa  fantaisie  jusqu'au 
bout,  à  la  seule  condition  de  rompre  avec  ce  qu'on  lui  a  appris, 
dès  l'enfance ,  à  tenir  pour  sacré  et  inviolable.  Il  se  voit  isolé 
et  n'ignore  pas  que ,  s'il  continue  dans  la  route  où  il  s'engage , 
l'insurrection  est  au  bout. 

27. 


I 


478 


DE  L  INEGALITE 


Les  annales  chinoises  sont  éloquentes  sur  ce  sujet.  Dans  les 
premières  dynasties,  ce  qu'on 'raconte  des  méfaits  des  empe- 
reurs réprouvés  aurait  paru  bien  véniel  aux  historiens  d'As- 
syrie, de  Tyr  ou  de  Chanaan.  J'en  veux  donner  un  exemple. 

L'empereur  Yeou-wang,  de  la  dynastie  de  Tcheou,  qui 
monta  sur  le  trône  781  ans  avant  J.-C,  régna  trois  ans  sans 
qu'on  eût  aucun  reproche  grave  à  lui  faire.  La  troisième  année, 
il  devint  amoureux  d'une  fille  nommée  Pao-sse,  et  s'abandonna 
sans  réserve  à  la  fougue  de  ce  sentiment.  Pao-sse  lui  donna  un 
fils,  qu'il  nomma  Pe-fou,  et  qu'il  voulut  instituer  prince  héri- 
tier à  la  place  de  l'aîné,  Y-kieou.  Pour  y  parvenir,  il  exila 
l'impératrice  et  son  fils,  ce  qui  mit  le  comble  au  mécontente- 
ment déjà  éveillé  par  une  conduite  qui  n'était  pas  conforme 
aux  rites.  De  tous  côtés  l'opposition  éclata. 

Les  grands  de  l'empire  firent  assaut  d'observations  respec- 
tueusesauprèsdel'empereur. On  demanda,  de  toutes  parts,  l'éloi- 
gnement  de  Pao-sse ,  on  l'accusa  d'épuiser  l'État  par  ses  dépen- 
ses, de  détourner  le  souverain  de  ses  devoirs.  Des  satires  violentes 
couraient  de  toutes  parts,  répétées  par  les  populations.  De  leur 
côté ,  les  parents  de  l'impératrice  s'étaient  réfugiés ,  avec  elle , 
chez  les  Tartares,  et  on  s'attendait  à  une  invasion  de  ces  terri- 
bles voisins ,  crainte  qui  n'augmentait  pas  peu  la  fureur  géné- 
rale. L'empereur  aimait  éperdument  Pao-sse  et  ne  cédait  pas. 

Toutefois,  comme  à  son  tour  il  redoutait,  non  sans  raison, 
l'alliance  des  mécontents  avec  les  hordes  de  la  frontière,  il 
réunit  des  troupes,  les  plaça  dans  des  positions  convenables, 
et  ordonna  qu'en  cas  d'alarme  on  allumât  des  feux  et  battît  du 
tambour,  auquel  signal  tous  les  généraux  auraient  à  accourir, 
avec  leur  monde,  pour  tenir  tête  à  l'ennemi. 

Pao-sse  était  d'un  caractère  très  sérieux.  L'empereur  se  con- 
sumait perpétuellement  en  efforts  pour  attirer  sur  ses  lèvres 
un  sourire.  C'était  grand  hasard  quand  il  y  réussissait,  et  rien 
ne  lui  était  plus  agréable.  Un  jour,  une  panique  soudaine  se 
répandit  partout ,  les  gardiens  des  signaux  crurent  que  les  ca- 
valiers tartares  avaient  franchi  les  limites  et  approchaient;  ils 
mirent  promptement  le  feu  aux  bûchers  qu'on  avait  préparés, 
et  aussitôt  tous  les  tambours  de  battre.  A  ce  bruit ,  princes  et 


DES   RACES  HUMAINES.  479 

généraux,  rassemblant  leurs  troupes,  accoururent;  on  ne 
voyait  que  gens  en  armes,  se  hâtant  deçà  et  delà  et  demandant 
où  était  l'ennemi,  que  personne  ne  voyait,  puisqu'il  n'exis- 
tait pas  et  que  l'alerte  était  fausse. 

Il  paraît  que  les  visages  animés  des  chefs  et  leurs  attitudes 
belliqueuses  parurent  souverainement  ridicules  à  la  sérieuse 
Pao-sse,  car  elle  se  mit  à  rire.  Ce  que  voyant,  l'empereur  se 
déclara  au  comble  de  la  joie.  Il  n'en  fut  pas  de  même  des  gra- 
ves plastrons  de  tant  de  bonne  humeur.  Ils  se  retirèrent. pro- 
fondément blessés ,  et  la  fin  de  l'histoire  est  que ,  lorsque  les 
Tartares  parurent  pour  de  bon,  personne  ne  vint  au  signal, 
l'empereur  fut  pris  et  tué,  Pao-sse  enlevée,  son  fils  dégradé, 
et  tout  rentra  dans  l'ordre  sous  la  domination  d'Y-kieou ,  qui 
prit  la  couronne  sous  le  nom  de  Ping-wang  (1). 

En  voilà  assez  pour  montrer  combien,  en  fait,  l'autorité  ab- 
solue des  empereurs  était  limitée  par  l'opinion  publique  et  par 
les  mœurs  ;  et  c'est  ainsi  que  l'on  a  toujours  vu ,  en  Chine ,  la 
tyrannie  n'apparaître  que  comme  un  accident  constamment 
détesté,  réprimé,  et  qui  ne  se  perpétue  guère,  parce  que  le 
naturel  de  la  race  gouvernée  ne  s'y  prête  pas.  L'empereur  est, 
sans  doute ,  le  maître  des  États  du  Milieu ,  voire ,  par  une  fic- 
tion plus  hardie ,  du  monde  entier,  et  [tout  ce  qui  se  refuse  à 
son  obéissance  est ,  par  cela  même ,  réputé  barbare  et  en  de- 
hors de  toute  civilisation.  Mais,  tandis  que  la  chancellerie  chi- 
noise s'épuise  en  formules  de  respect  lorsqu'elle  s'adresse  au 
Fils  du  ciel,  l'usage  ne  permet  pas  à  celui-ci  de  s'exprimer,  sur 
son  propre  compte ,  d'une  manière  aussi  pompeuse.  Son  lan- 
gage affecte  une  extrême  modestie  :  le  prince  se  représente 
comme  au-dessous ,  par  son  petit  mérite  et  sa  vertu  médiocre, 
des  sublimes  fonctions  que  son  auguste  père  a  confiées  à  son 
insuffisance.  Il  conserve  toute  la  phraséologie  douce  et  affec- 
tueuse du  langage  domestique,  et  ne  manque  pas  une  oocasion 
de  protester  de  son  ardent  amour  pour  le  bien  de  ses  chers  en- 
fants :  ce  sont  ses  sujets  (2). 

(1)  Gaubil,  Traité  de  la  chronologie  chinoise,  p.  HI. 
<2)  i.  F.  Davis,  The  Chinese,  p.  178. 


I 


,480 


DE   l'inégalité 


L'autorité  est  donc ,  de  fait ,  assez  bornée ,  car  je  n'ai  pas  be- 
soin de  dire  que,  dans  cet  empire,  dont  les  principes  gou- 
vernementaux n'ont  jamais  varié ,  quant  à  l'essentiel ,  ce  qui 
était  considéré  comme  bon  autrefois  est  devenu,  pour  cela 
seul ,  meilleur  aujourd'hui.  La  tradition  est  toute-puissante  (1), 
et  c'est  déjà  une  tyrannie ,  dans  un  empereur,  que  de  s'éloi- 
gner, pour  le  moindre  détail,  de  l'usage  suivi  par  les  ancêtres. 
Bref,  le  Fils  du  ciel  peut  tout,  à  condition  de  ne  rien  vouloir 
que  de  déjà  connu  et  approuvé. 

Il  était  naturel  que  la  civilisation  chinoise,  s'appuyant,  à 
son  début ,  sur  des  peuples  malais ,  et  plus  tard  sur  des  agglo- 
mérations de  races  jaunes,  mélangées  de  quelques  Arians,  fiit 
invinciblement  dirigée  vers  l'utilité  matérielle  (2).  Tandis  que, 
dans  les  grandes  civilisations  du  monde  antique  occidental, 
l'administration  proprement  dite  et  la  police  n'étaient  que  des 
objets  fort  secondaires  et  à  peine  ébauchés,  ce  fut,  en  Chine, 
la  grande  affaire  du  pouvoir,  et  on  rejeta  tout  à  fait  sur  l'arrière- 
plan  les  deux  questions  qui  ailleurs  l'emportaient  :  la  guerre 
et  les  relations  diplomatiques. 

On  admit  en  principe  éternel  que ,  pour  que  l'État  se  main- 
tînt dans  une  situation  normale ,  il  fallait  que  les  vivres  s'y 
trouvassent  abondamment ,  que  chacun  pût  se  vêtir,  se  nourrir 
et  se  loger;  que  l'agriculture  reçût  des  encouragements  per- 
pétuels ,  non  moins  que  l'industrie  ;  et ,  comme  moyen  suprême 


(1)  t  En  Chine,  l'empire  n'a  pas  passé  d'un  peuple  à  l'autre,  et  les 
«  traditions  sont  restées  nécessairement  plus  familières  et  ont  pénétré 
«  plus  profondément  dans  les  esprits  que  chez  nous.  »  (Jules  MohI, 
Rapport  fait  à  la  Société  asiatique,  1851,  p.  85.) 

(2)  J'ai  mentionné  plus  haut  que  des  infiltrations  blanches,  assez 
importantes ,  avaient  gagné  la  Chine ,  à  différentes  époques.  Cependant 
l'avantage  du  nombre  reste  toujours  à  la  race  jaune,  d'abord  parce 
que  le  fond  primitif  lui  appartient,  ensuite  parce  que  des  immigra- 
tions mongoles  se  sont  effectuées,  de  tous  temps,  qui  ont  augmenté 
la  force  de  la  masse  nationale.  C'est  ainsi  qu'une  invasion  de  Tarlares, 
considérée  comme  la  première,  avait  lieu  en  1531  avant  J.-C.  (Gaubil, 
Chronologie  chinoise,  p.  28.)  —  C'est  encore  ainsi  que  de  la  Sibérie 
venait,  en  398  de  notre  ère,  la  dynastie  des  Weï.  Je  n'insiste  pas  trop 
sur  ce  dernier  fait,  que  pourrait  bien  recouvrir  une  immixtion  de 
métis  blancs  et  jaunes.  (A.  de  Humboldt,  Asie  centrale,  t.  I,  p.  27.) 


DES   BACES   HUMAINES.  481 

d'arriver  à  ces  fins,  il  fallait  par-dessus  tout  une  tranquillité 
solide  et  profonde,  et  des  précautions  minutieuses  contre  tout 
ce  qui  était  capable  d'émouvoir  les  populations  ou  de  troubler 
l'ordre.  Si  la  race  noire  avait  exercé  quelque  action  influente 
dans  l'empire,  il  n'est  pas  douteux  que  nul  de  ces  préceptes" 
n'eût  tenu  longtemps.  Les  peuples  jaunes,  au  contraire,  ga- 
gnant chaque  jour  du  terrain,  et  comprenant  l'utilité  de  cet 
ordre  de  choses,  ne  trouvaient  rien  en  eux  qui  n'appréciât  vi- 
vement le  bonheur  matériel  dans  lequel  on  voulait  les  enseve- 
lir. Les  théories  philosophiques  et  les  opinions  religieuses,  ces 
brandons  ordinaires  de  l'incendie  des  États ,  restèrent  à  jamais 
sans  force  devant  l'inertie  nationale ,  qui ,  bien  repue  de  riz  et 
avec  son  habit  de  coton  sur  le  dos,  ne  se  soucia  pas  d'affronter 
le  bâton  des  hommes  de  police  pour  la  plus  grande  gloire 
d'une  abstraction  (1). 

Le  gouvernement  chinois  laissa  prêcher  tout,  afflrmer  tout, 
enseigner  les  absurdités  les  plus  monstrueuses ,  à  la  condition 
que  rien,  dans  les  nouveautés  les  plus  hardies,  ne  tendrait  à 
un  résultat  social  quelconque.  Aussitôt  que  cette  barrière  me- 
naçait d'être  franchie,  l'administration  agissait  sans  pitié  et  ré- 
primait les  innovations  avec,  une  sévérité  inouïe,  confirmée 
par  les  dispositions  constantes  de  l'opinion  publique  (2). 

Dans  l'Inde,  le  brahmanism«  avait  installé ,  lui  aussi,  une 
administration  bien  supérieure  à  ce  que  les  États  chamites, 

(1)  W.  V.  Schlcgel,  Indische  Bibliclkek,  t.  II,  p.  214  :  «  L'idée  du  bon- 
«  heur  est  représentée  en  Chine,  à  ce  que  l'on  m'assure,  par  un  plat 
«  de  riz  bouilli  et  une  bouche  ouverte;  celle  du  gouvernement,  par 
«  une  canne  de  bambou  et  par  un  second  caractère  qui  signifie  agi- 
«  ter  l'air.  » 

(2)  La  vigilance  de  la  police  chinoise  est  incomparable.  On  sait 
toutes  les  inquiétudes  que  les  Russes  et  les  Anglais  inspirent  au  ca- 
binet impérial  dans  le  sud-ouest.  Le  voyageur  Burnes  donne  un 
exemple  des  précautions  qui  sont  prises  :  le  signalement  et  même  le 
portrait  de  tout  étranger  suspect  est  envoyé  aux  villes  du  haut  Tur- 
kestan  avec  l'ordre  de  tuer  l'original,  s'il  est  saisi  au  delà  de  la  fron- 
tière. Moorcroft  avait  été  si  bien  représenté  sur  les  murs  de  Yarkend, 
et  sa  physionomie  anglaise  si  parfaitement  saisie,  que  c'était  à  faire 
reculer  le  plus  audacieux  de  ses  compatriotes  qui  aurait  pu  se  voir 
exposé  aux  suites  d'une  confrontation.  (Burnes,  Travels,  t.  II,  p.  233.) 


I 


482  DE   L  INEGALITE 

sémites  ou  égyptiens  possédèrent  jamais.  Cependant,  cette 
administration  n'occupait  pas  le  premier  rang  dans  l'Etat,  où  les 
préoccupations  créatrices  de  l'intelligence  réclamaient  la  meil- 
leure part  de  l'attention.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  le 
•  génie  hindou ,  dans  sa  liberté ,  dans  sa  fierté ,  dans  son  goût 
pour  les  grandes  choses  et  dans  ses  théories  surhumaines ,  ne 
regardait,  en  définitive,  les  intérêts  matériels  que  comme  un 
point  secondaire.  Il  était,  d'ailleurs,  sensiblement  encouragé 
dans  une  telle  opinion  par  les  suggestions  de  l'alliage  noir.  A 
la  Chine,  l'apogée  fut  donc  atteint  en  matière  d'organisation 
matérielle,  et,  en  tenant  compte  de  la  différence  des  races, 
qui  nécessite  des  procédés  différents ,  il  me  semble  qu'on  peut 
admettre  que,  sous  ce  rapport,  le  Céleste  Empire  obtint  des 
résultats  beaucoup  plus  parfaits  et  surtout  plus  continus  qu'on 
ne  le  voit  dans  les  pays  de  l'Europe  moderne ,  depuis  que  les 
gouvernements  se  sont  particulièrement  appliqués  à  cette  bran- 
che de  la  politique.  En  tout  cas ,  l'empire  romain  n'y  est  pas 
comparable. 

Cependant,  il  faut  aussi  en  convenir,  c'est  un  spectacle  sans 
beauté  et  sans  dignité.  Si  cette  multitude  jaune  est  paisible  et 
soumise,  c'est  à  la  condition  de  rester,  à  tout  jamais,  privée 
des  sentiments  étrangers  à  la  plus  humble  notion  de  l'utilité 
physique.  Sa  religion  est  un  résumé  de  pratiques  et  de  maxi- 
mes qui  rappellent  fort  ^bien  ce  que  les  moralistes  genevois  et 
leurs  livres  d'éducation  se  plaisent  à  recommander  comme  le 
nec  plus  ultra  du  bien  :  l'économie ,  la  retenue ,  la  prudence, 
l'art  de  gagner  et  de  ne  jamais  perdre.  La  politesse  chinoise 
n'est  qu'une  application  de  ces  principes.  C'est ,  pour  me  servir 
du  mot  anglais ,  un  cant  perpétuel ,  qui  n'a  nullement  pour 
raison  d'être ,  comme  la  courtoisie  de  notre  moyen  âge ,  cette 
noble  bienveillance  de  l'homme  libre  envers  ses  égaux ,  cette 
déférence  pleine  de  gravité  envers  les  supérieurs ,  cette  affec- 
tueuse condescendance  envers  les  inférieurs;  ce  n'est  qu'un 
devoir  social ,  qui ,  prenant  sa  source  dans  l'égoïsme  le  plus 
grossier,  se  traduit  par  une  abjecte  prosternation  devant  les 
supérieurs,  un  ridicule  combat  de  cérémonies  avec  les  égaux  et 
une  arrogance  avec  les  inférieurs  qui  s'augmente  dans  la  pro- 


•  DES  RACES   HUMAINES.  483 

portion  où  décroît  le  rang  de  ceux-ci.  La  politesse  est  ainsi 
plutôt  une  invention  iormaliste,  pour  tenir  chacun  à  sa  place, 
qu'une  inspiration  du  cœur.  Les  cérémonies  que  chacun  doit 
faire ,  dans  les  actes  les  plus  ordinaires  de  la  vie ,  sont  réglées 
par  des  lois  tout  aussi  obligatoires  et  aussi  rigoureuses  que 
celles  qui  portent  sur  des  sujets  en  apparence  plus  essentiels. 

La  littérature  est  une  grande  affaire  pour  le  Chinois.  Loin 
de  se  rendre ,  comme  partout  ailleurs ,  un  moyen  de  perfec- 
tionnement, elle  est  devenue,  au  contraire,  un  agent  puissant 
de  stagnation.  Le  gouvernement  se  montre  grand  ami  des  lu- 
mières; il  faut  seulement  savoir  comment  lui  et  l'opinion  pu- 
blique l'entendent.  Dans  les  300  millions  d'âmes,  attribués 
généralement  à  l'empire  du  Milieu,  qui,  suivant  la  juste  ex- 
pression de  M.  Ritter,  compose  à  lui  seul  un  monde,  il  est  très 
peu  d'hommes ,  même  dans  les  plus  basses  classes ,  qui  ne  sa- 
chent lire  et  écrire  suffisamment  pour  les  besoins  ordinaires  de 
la  vie,  et  l'administration  a  soin  que  cette  instruction  soit  aussi 
générale  que  possible.  La  sollicitude  du  pouvoir  va  encore  au 
delà.  Il  veut  que  chaque  sujet  connaisse  les  lois-,  on  prend 
toutes  les  mesures  nécessaires  pour  qu'il  en  soit  ainsi.  Les  tex- 
tes sont  mis  à  la  portée  de  tout  le  monde ,  et ,  de  plus ,  des 
lectures  publiques  s'exécutent  aux  jours  de  nouvelle  lune,  afin 
de  bien  inculquer  aux  sujets  les  prescriptions  essentielles,  telles 
que  les  devoirs  des  enfants  envers  leurs  parents  et,  partant, 
des  citoyens  envers  l'empereur  et  les  magistrats.  De  cette  façon, 
le  peuple  chinois  est ,  très  certainement ,  ce  qu'on  appelle ,  de 
nos  jours,  plus  avancé  que  nos  Européens.  Dans  l'antiquité 
asiatique,  grecque  et  romaine,  la  pensée  d'une  comparaison 
ne  peut  pas  même  se  présenter. 

Ainsi,  instruit  dans  le  plus  indispensable,  le  bas  peuple 
comprend  que  la  première  chose  pour  arriver  aux  fonctions 
publiques,  c'est  de  se  rendre  capnï) le  de  subir  les  examens. 
Voilà  encore  un  puissant  encouragement  à  apprendre  (1).  Oa 

(1)  «  Le  principe  de  l'admission  aux  fonction^  administratives,  c'est 
«  le  choix  au  village,  la  promotion  au  district.  Sans  ces  principes 
«  fondamentaux,  il  serait  difficile  de  chercher  à  gouverner  l'empire.  » 
(Tciieou-li ,  Commentaire  Weî-kiao,  sur  le  §  36  du  livre  XI,  t.  I,  p.  !2(il.) 


I 


484  DE   l'inégalité 

apprend  donc.  Et  quoi?  On  apprend  ce  qui  est  utile,  et  là  est 
l'infranchissable  point  d'arrêt.  Ce  qui  est  utile ,  c'est  ce  qui  a 
toujours  été  su  et  pratiqué,  ce  qui  ne  peut  donner  matière  à 
discussion.  Il  faut  apprendre,  mais  ce  que  les  générations  pré- 
cédentes ont  su  avant  vous,  et  comme  elles  l'ont  su  :  toute 
prétention  à  créer  du  nouveau,  dans  ce  sens,  conduirait  l'étu- 
diant à  se  voir  repousser  de  l'examen,  et,  s'il  s'obstinait ,  à  un 
procès  de  trahison  où  personne  ne  lui  ferait  grâce.  Aussi  n'est- 
il  personne  qui  se  risque  à  de  tels  hasards ,  et ,  dans  ce  champ 
de  l'éducation  et  de  la  science  chinoise ,  si  constamment ,  si 
exemplairement  labouré ,  il  n'y  a  pas  la  moindre  chance  qu'une 
idée  inconnue  lève  jamais  la  tête.  Elle  serait  arrachée  sur 
l'heure  avec  indignation  (1). 

Dans  la  littérature  proprement  dite,  le  bout-rimé  et  toutes 
les  distractions  ingénieusement  puériles  qui  y  ressemblent,  sont 
tenues  en  grand  honneur.  Des  élégies  assez  douces,  des  des- 
criptions de  la  nature  plus  minutieuses  que  pittoresques ,  bien 
que  non  sans  grâce,  voilà  le  meilleur.  Le  réellement  bon,  c'est 
le  roman.  Ces  peuples  sans  imagination  ont  beaucoup  d'esprit 
d'observation  et  de  flnesse,  et  telle  production  issue  de  ces 
deux  qualités  rappelle  chez  eux,  et  peut-être  en  les  dépassant, 
les  œuvres  anglaises  destinées  à  peindre  la  vie  du  grand  monde. 
Là  s'arrête  le  vol  de  la  muse  chinoise.  Le  drame  est  mal  conçu 
et  assez  plat.  L'ode  à  la  façon  de  Pindare  n'a  jamais  passé  par 
l'esprit  de  cette  nation  rassise.  Quand  le  poète  chinois  se  bat 
les  flancs  pour  échauffer  sa  verve,  il  se  jette  à  plein  corps  dans 
les  nuages,  fait  intervenir  les  dragons  de  toute  couleur,  s'es- 
souffle, et  ne  saisit  rien  que  le  ridicule. 

La  philosophie,  et  surtout  la  philosophie  morale,  objet  d'une 
grande  prédilection,  ne  consiste  qu'en  maximes  usuelles,  dont 
l'observance  parfaite  serait  assurément  fort  méritoire,  mais 

(1)  L'amour  du  médiocre  est  de  principe.  Voici  la  maxime  :  «  Le 
minisire  de  Cliine  Kao-yao  fit  connaître  les  punitions  diirérentes  et 
dit  :  «  Le  peuple  est  uni  dans  le  juste  milieu.  Ainsi,  c'est  par  les  châ- 
«  timents  que  l'on  instruit  les  hommes  à  garder  le  juste  milieu.  »  Il 
n'est  pas  d'étudiant  qui  ne  se  tienne  pour  dûment  prévenu  et  n'évite 
d'avoir  plus  d'esprit  qu'il  ne  convient.  »  (Tcheou-li,  t.  I,  p.  197.) 


DES   RACES  HUMAINES.  485 

qui,  par  la  manière  puérilement  obscure  et  sèchement  didac- 
tique dont  elles  sont  exposées  et  déduites,  ne  constituent  pas 
une  branche  de  connaissances  très  dignes  d'admiration  (1).  Les 
gros  ouvrages  scientifiques  donnent  lieu  à  plus  d'éloges. 

A  la  vérité,  ces  compilations  verbeuses  manquent  de  cri- 
tique. L'esprit  de  la  race  jaune  n'est  ni  assez  profond,  ni  assez 
sagace  pour  saisir  cette  qualité  réservée  à  l'espèce  blanche. 
Toutefois,  on  peut  encore  beaucoup  apprendre  et  recueillir  dans 
les  documents  historiques  (2).  Ce  qui  a  trait  aux  sciences  na- 
turelles est  quelquefois  précieux,  surtout  par  l'exactitude  de 
l'observation  et  la  patience  des  artistes  à  reproduire  les  plantes 
et  les  animaux  connus.  Mais  il  ne  faut  pas  s'attendre  à  des  théo- 
ries générales.  Quand  la  fantaisie  vague  d'en  créer  passe  par 
l'esprit  des  lettrés,  ils  tombent  aussitôt  au-dessous  de  la  niaiserie. 
On  ne  les  verra  pas ,  comme  les  Hindous  ou  les  peuples  sémi- 
tiques, inventer  des  fables  qui,  dans  leur  incohérence ,  sont  du 
moins  grandioses  ou  séduisantes.  Non  :  leur  conception  restera 
uniquement  lourde  et  pédantesque.  Ils  vous  conteront  gra- 
vement ,  comme  un  fait  incontestable ,  la  transformation  du 
crapaud  en  tel  ou  tel  animal.  Il  n'y  a  rien  à  dire  de  leur  astro- 
nomie. Elle  peut  fournir  quelques  lueurs  aux  travaux  difficiles 
des  chronologistes,  sans  que  sa  valeur  intrinsèque,  corrélative 
à  celle  des  instruments  qu'elle  emploie ,  cesse  d'être  très  mé- 
diocre. Les  Chinois  l'ont  reconnu  eux-mêmes  par  leur  estime 

(1)  Il  n'y  a  pas  de  philosophie  possible  là  où  les  rites  ont  réglé  d'a- 
vance jusqu'aux  plus  petits  détails  de  la  vie,  et  où  tous  les  intérêts, 
matériels  conspirent  également  à  étouffer  la  pensée.  M.  Ritter  remar- 
que très  bien  que  la  Chine  s'est  arrangée  de  façon  à  former  un  monde 
à  elle  seule  et  que  la  nature  servait  cette  pensée.  De  tous  côtés,  le 
pays  est  peu  accessible.  Le  gouvernement  n'a  pas  voulu  changer  cette 
situation  en  créant  des  routes.  A  part  le  voisinage  de  Péking,  deux 
chemins  entre  le  Kuang-toung  et  le  Kiang-si,  les  passages  du  Thibet 
et  quelques  voies  impériales  en  très  petit  nombre,  les  moyens  de 
communication  font  absolument  défaut,  et  non  seulement  la  politique 
ne  veut  pas  de  rapports  avec  les  autres  pays  de  la  terre,  mais  elle 
s*oppose  même,  avec  une  persistante  énergie,  à  toutes  relations  sui- 
vies entre  les  provinces.  (Ritter,  ouvr.  cité,  p.  727  et  passim.) 

(2)  Ce  jugement  n'est  pas  absolu ,  il  comporte  des  exceptions,  et  on 
en  doit  faire  une  notable,  par  exemple,  en  faveur  de  Matouan-lin. 


486. 


DE  L  INEGALITE 


pour  les  missionnaires  jésuites.  Ils  les  chargeaient  de  redresser 
leurs  observations  et  de  travailler  même  à  leurs  almanaehs. 

En  somme,  ils  aiment  la  science  dans  sa  partie  d'application 
immédiate  (1).  Pour  ce  qui  est  grand,  sublime,  fécond,  d'une 
part,  ils  ne  peuvent  y  atteindre ,  de  l'autre ,  ils  le  redoutent  et 
l'excluent  avec  soin.  Des  savants  très  appréciés  à  Pékin  au- 
raient été  Trissotin  et  ses  amis. 

Pour  avoir  eu,  trente  ans,  des  yeu\  et  des  oreilles; 
Pour  avoir  employé  neuf  à  dix  mille  veilles 
A  savoir  ce  qu'ont  dit  les  autres  avant  eux. 

Le  sarcasme  de  Molière  ne  serait  pas  compris  dans  un  pays 
oii  la  littérature  est  tombée  en» enfance  aux  mains  d'une  race 
dont  l'esprit  arian  s'est  complètement  noyé  dans  les  éléments 
jaunes,  race  composite,  pourvue  de  certains  mérites  qui  ne 
renferment  pas  ceux  de  l'invention  et  de  la  hardiesse. 

En  fait  d'art,  il  y  a  moins  à  approuver  encore.  Je  parlais, 
tout  à  l'heure,  de  l'exactitude  des  peintres  de  fleurs  et  de  plan- 
tes. On  connaît,  en  Europe,  la  délicatesse  de  leur  pinceau.  Dans 


(1)  Ainsi,  ils  entendent  bien  la  littérature  utilitaire.  Ils  ont  de  bons 
routiers  (une  Encyclopédie  agricole),  d'où  l'on  a  déjà  extrait  et  tra- 
duit d'excellents  renseignements  sur  la  culture  du  mûrier  et  l'élève 
des  vers  à  soie.  (J.  Mohl,  Rapport  fait  à  la  Société  asiatique  de  Paris, 
1831,  p.  83.)  —  M.  le  baron  A.  de  Humboldt  a  pu  louer  avec  vérité,  au 
sujet  de  la  géographie  et  de  l'histoire ,  les  documents  chinois ,  «  dont  les 
surprenantes  richesses  embrassent  une  immense  étendue  du  con- 
tinent {Asie  centrale,  introduction,  t.  I, p.  xxxiii),  »,  et  il  dit  encore 
très  bien  :  «  Dans  les  grandes  monarchies,  en  Chine  comme  dans 
«  l'empire  persan,  divisées  en  satrapies,,  on  a  senti  de  bonne  heure 
c  le  besoin  d'ouvrages  descriptifs,  de  ces  tableaux  statistiques  détail- 
«  lés  pour  lesquels,  en  Europe,  les  peuples  de  l'antiquité  les  plus 
«  spirituels  et  les  plus  lettrés  ont  montré  si  peu  de  penchant.  Un  gou- 
«  vernement  pédantesquement  réglé  dans  les  moindres  détails  de  son 
«  administration, embrassant  tant  de  tribus  de  races  diverses,  néces- 
«  sitait,  en  même  temps,  de  nombreux  bureaux  d'interprètes.  Il 
«  existait,  dès  l'an  1407,  des  collèges  établis  dans  les  grandes  villes 
«  des  frontières,  où  l'on  enseignait  huit  à  dix  langues  à  la  fois.  C'est 
«  ainsi  que  la  vaste  étendue  de  l'empire  et  les  exigences  d'un  gouver- 
«  nement  despotique  et  central  favorisaient  simultanément  la  géogra- 
«  phie  et  la  littérature  linguistique.  »  (Asie  centrale,  t.  1,  p.  29.) 


DES   RACES  HUMAINES.  487 

le  portrait,  ils  obtiennent  aussi  des  succès  honorables,  et,  assez 
habiles  à  saisir  le  caractère  des  physionomies ,  Us  peuvent  lut- 
ter avec  les  plats  chefs-d'œuvre  du  daguerréotype.  Puis,  c'est 
là  tout.  Les  grandes  peintures  sont  bizarres,  sans  génie,  sans 
énergie,  sans  goût.  La  sculpture  se  borne  à  des  représenta- 
tions monstrueuses  et  communes.  Les  vases  ont  les  formes 
qu'on  leur  connaît.  Cherchant  le  bizarre  et  l'inattendu,  leurs 
bronzes  sont  conçus  dans  le  même  sentiment  que  leurs  porce- 
laines. Pour  l'architecture ,  ils  préfèrent  à  tout  ces  pagodes  à 
huit  étages  dont  l'invention  ne  vient  pas  complètement  d'eux, 
ayant  quelque  chose  d'hindou  dans  l'ensemble;  mais  les  dé- 
tails leur  en  appartiennent,  et,  si  l'œil  qui  ne  les  a  pas  encore 
observées  peut  être  séduit  par  la  nouveauté ,  il  se  dégoûte  bien- 
tôt de  cette  uniformité  excentrique.  Dans  ces  constructions, 
rien  n'est  solide,  rien  n'est  en  état  de  braver  les  siècles.  Le.> 
Chinois  sont  trop  prudents  et  trop  bons  calculateurs  pour  em- 
ployer à  la  construction  d'un  édifice  plus  de  capitaux  quil 
n'est  besoin.  Leurs  travaux  les  plus  remarquables  ressorteni 
tous  du  principe  d'utilité  ;  tels  les  innombrables  canaux  dont 
l'empire  est  traversé,  les  digues,  les  levées  pour  prévenir  les 
inondations,  surtout  celles  du  Hoang-ho.  Nous  retrouvons  là 
le  Chinois  sur  son  véritable  terrain.  Répétons-le  donc  une 
dernière  fois  :  les  populations  du  Céleste  Empire  sont  exclusi- 
vement utilitaires  ;  elles  le  sont  tellement ,  qu'elles  ont  pu  ad- 
mettre, sans  danger,  deux  institutions  qui  paraissent  peu  com- 
patibles avec  tout  gouvernement  régulier  :  les  assemblées  po- 
pulaires réunies  spontanément  pour  blâmer  ou  approuver  la 
conduite  des  magistrats  et  l'indépendance  de  la  presse  (1).  On 

(1)  Davis,  thc  Chinese,  p.  99  :  a  The  people  sometimes  hold  public 
«  meetings  by  advertisement,  for  Ihe  express  purpose  of  addressing 
«  Ihe  magistrale  and  this  without  being  punished.  The  influence  of 
«  public  opinion  seems  indicated  by  this  practice;  together  with  that 
«  fréquent  custom  of  placarding  and  lampooning  (though  of  course 
«  anonyniously)  obnoxious  officers.  Honours  are  rendered  to  a  just 
«  magistrale,  and  addresses  presented  to  him  on  his  departure  by  ihe 
«  people  ;  teslimonies  vshich  are  highly  valued...  Il  may  be  added,  llial 
«  therc  is  no  established  ccnsorship  of  the  press  in  China,  nor  any 
«  limitations  but  those  which  tlie  inlerests  of  social  peace  and  order 


{ 


488  "  DE   L  INÉGALITÉ 

ne  prohibe ,  en  Chine,  ni  la  libre  réunion ,  ni  la  diffusion  des 
idées  (1),  Il  va  sans  dire,  toutefois,  que  lorsque  l'abus  se  mon- 
tre, ou,  pour  mieux  dire,  que  si  l'abus  se  montrait,  la  répres- 
sion serait  aussi  prompte  qu'implacable,  et  aurait  lieu  sous  la 
direction  des  lois  contre  la  trahison. 

On  en  conviendra  :  quelle  solidité,  quelle  force  n'a  pas  un© 
organisation  sociale  qui  peut  permettre  de  telles  déviations  à 
son  principe  et  qui  n'a  jamais  vu  sortir  de  sa  tolérance  le  moin- 
dre inconvénient! 

L'administration  chinoise  a  atteint,  dans  la  sphère  des  inté- 
rêts matériels,  à  des  résultats  auxquels  nulle  autre  nation  an- 
tique ou  moderne  n'est  jamais  parvenue  (2)  ;  instruction  popu- 
laire partout  propagée,  bien-être  des  sujets,  liberté  entière 
dans  la  sphère  permise,  développements  industriels  et  agrico- 
les des  plus  complets,  production  aux  prix  les  plus  médiocres, 

«  seem  to  render  necessary.  If  thèse  arc  endangered ,  the  process  of 
«  the  government  is  of  course  more  summary  than  even  an  information 
«  filed  by  the  attorney  gênerai.  »  —  Le  système  chinois  me  semble 
s'accorder  encore  avec  une  autre  idée  adoptée  par  les  écoles  libérales 
d'Europe  :  c'est  la  sécularisation  du  système  militaire.  Ils  ne  connais- 
sent que  la  garde  nationale  ou  la  landwehr.  Je  ne  parle  pas  ici  des 
Mantchous,  mais  seulement  des  véritables  indigènes  de  l'empire.  Les 
Mantchous,  étant  tous  soldats  de  naissance,  sont  censés  plus  habiles 
sur  le  maniement  des  armes.  (Davis,  p.  105.) 

(1)  On  consulte  le  peuple  en  des  occasions  fort  graves,  par  exemple, 
en  matière  de  justice  criminelle.  Ainsi,  je  lis  dans  le  commentaire 
de  Tching-khang-tching,  sur  le  26«  §  du  livre  XXXV  du  Tcheou-li  : 
«  Si  le  peuple  dit  :  Tuez!  le  sous-préposé  aux  brigands  tue.  Si  le  peu- 
«  pie  dit:  Faites  grâce!  alors,  il  fait  grâce.  »  Et  un  autre  commen- 
tateur, Wang-tchao-yu ,  ajoute  :  «  Lorsque  le  peuple  pense  qu'on  doit 
«  exécuter  le  coupable,  on  applique  sans  incertitude  les  peines  supé- 
«  rieures..  Lorsque  le  peuple  pense  qu'il  faut  gracier,  on  n'accorde 
«  pas  la  grâce  pleine  et  entière.  Seulement  on  applique  les  peines 
«  inférieures,  qui  sont  moindres  que  les  premières.  »  (  Tcheou-li,  t.  II, 
p.  323.) 

(2)  Le  commentaire  de  Tching-khang-tching  sur  le  9<=  verset  du  livre 
VII  du  Tcheou-li  donne  une  excellente  formule  de  la  cité  chinoise 
La  voici  :  «  Un  royaume  est  constitué  par  l'établissement  du  marché 
«  et  du  palais  dans  la  capitale.  L'empereur  établit  le  palais;  l'impé-' 
«  ratrice  établit  le  marché.  C'est  le  symbole  de  la  concordance  par- 
«  faite  (!es  deux  principes  mMc  et  femclio  qui  président  au  mouve-' 
«  ment  et  au  repos.  »  (  Tcheou-li,  t.  I,  p.  lii>.) 


DES   RACES  HUMAINES.  489 

et  qui  rendraient  toute  concurrence  européenne  difficile  avec 
les  denrées  de  consommation  ordinaire,  comme  le  coton,  la 
soie,  la  poterie.  Tels  sont  les  résultats  incontestables  dont  le 
système  chinois  peut  se  vanter  (I). 

Il  est  impossible  ici  de  se  défendre  de  la  réflexion  que,  si  les 
doctrines  de  ces  écoles  que  nous  appelons  socialistes  venaient 
jamais  à  s'appliquer  et  à  réussir  dans  les  États  de  l'Europe,  le 
nec  plus  ultra  du  bien  serait  d'obtenir  ce  que  les  Chinois  sont 
parvenus  à  immobiliser  chez  eux.  Il  est  certain,  dans  tous  les 
cas ,  et  il  faut  le  reconnaître  à  la  gloire  de  la  logique ,  que  les 
chefs  de  ces  écoles  n'ont  pas  le  moins  du  monde  repoussé  la 
condition  première  et  indispensable  du  succès  de  leurs  idées, 
qui  est  le  despotisme.  Ils  ont  très  bien  admis,  comme  les  po- 
litiques du  Céleste  Empire,  qu'on  ne  force  pas  les  nations  à  sui- 
vre une  règle  précise  et  exacte ,  si  la  loi  n'est  pas  armée,  en 
tout  temps,  d'une  complète  et  spontanée  initiative  de  répres- 
sion. Pour  introniser  leur  régime,  ils  ne  se  refuseraient  pas  a 
tyranniser.  Le  triomphe  serait  à  ce  prix,  et  une  fois  la  doctrine 
établie,  l'universalité  des  hommes  aurait  la  nourriture,  le  lo- 
gement, l'instruction  pratique  assurés.  Il  ne  serait  plus  besoin 
de  s'occuper  des  questions  posées  sur  la  circulation  du  capital, 
l'organisation  du  crédit,  le  droit  au  travail  et  autres  détails  (2). 
Il  y  a,  sans  doute,  quelque  chose,  en  Chine,  qui  semble 
répugner  aux  allures  des  théories  socialistes.  Bien  que  démo- 
Ci)  «  Vers  l'an  1070  (de  notre  ère),  le  premier  ministre  de  l'empereur 
«  Chin-tsong,  nommé  Wang-ngan-tchi ,  introduisit  des  changements 
«  dans  les  droits  des  marchés  et  institua  un  nouveau  système  d'a- 
«  vances  en  grains  faites  aux  cultivateurs.  »  Voilà  des  idées  tout  à 
fait  analogues  à  celles  que,  depuis  soixante  ans  seulement,  on  dé- 
clare, en  Europe,  dominer,  en  importance,  toutes  les  autres  notions 
politiques.  (Voir  Tcheou-li,  t.  I,  introd.,  p.  xxn.) 

(2)  «  C'est  un  système  étonnant  (l'organisation  chinoise),  reposant 
«  sur  une  idée  unique,  celle  de  l'État  chargé  de  pourvoir  à  tout  ce 
«  qui  peut  contribuer  au  bien  public  et  subordonnant  l'action  de 
«  chacun  à  ce  but  suprême.  Tcheou-kong  a  dépassé ,  dans  son  organisa- 
«  tion,  tout  ce  que  les  États  modernes  les  plus  centralisés  et  les 
«  plus  bureaucratiques  ont  essayé,  et  il  s'est  rapproché  en  beaucoup 
«  de  choses  de  ce  que  tentent  certaines  théories  socialistes  de  noire 
«  temps...  »  (J.  Molli ,  Rapport  fait  à  la  Société  asiatique ,  1851 ,  p.  89.) 


490 


DE   L  INEGALITE 


cratique  dans  sa  source,  puisqu'il  sort  des  concours  et  des 
examens  publics ,  le  mandarinat  est  entouré  de  bien  des  pré- 
rogatives et  d'un  éclat  gênant  pour  les  idées  égalitaires.  De^ 
même ,  le  chef  de  l'Etat ,  qui ,  en  principe ,  n'est  pas  néces- 
sairement issu  d'une  maison  régnante  (car,  dans  les  temps '' 
anciens,  règle  toujours  présente,  plus  d'un  empereur  n'a  été 
proclamé  que  pour  son  mérite),  ce  souverain,  choisi  parmi 
les  flls  de  son  prédécesseur  et  sans  égard  à  l'ordre  de  naissance, 
est  trop  vénéré  et  placé  trop  haut  au-dessus  de  la  foule.  Ce 
sont  là ,  en  apparence,  autant  d'oppositions  aux  idées  sur  les- 
quelles bâtissent  les  phalanstériens  et  leurs  émules. 

Cependant ,  si  l'on  consent  à  y  réfléchir,  on  verra  que  ces 
distinctions  ne  sont  que  des  résultats  auxquels  MM.  Fourrier  et 
Proudhon ,  chefs  d'État ,  seraient  eux-mêmes  amenés  bientôt. 
Dans  des  pays  où  le  bien-être  matériel  est  tout  et  où ,  pour  le 
conserver,  il  convient  de  retenir  la  foule  entre  les  limites 
d'une  organisation  stricte ,  la  loi ,  immuable  comme  Dieu  (  car 
si  elle  ne  l'était  pas ,  le  bien-être  public  serait  sans  cesse  exposé 
aux  plus  graves  revirements),  doit  finir,  un  jour  ou  l'autre, 
par  participer  aux  respects  rendus  à  l'intelligence  suprême. 
Ce  n'est  plus  de  la  soumission  qu'il  faut  à  une  loi  si  préserva- 
trice ,  si  nécessaire ,  si  inviolable ,  c'est  de  l'adoration ,  et  on  ne 
saurait  aller  trop  loin  dans  cette  voie.  Il  est  donc  naturel  que 
les  puissances  qu'elle  institue  pour  répandre  ses  bienfaits  et 
veiller  à  son  salut,  participent  du  culte  qu'on  lui  accorde;  et 
comme  ces  puissances  sont  bien  armées  de  toute  sa  rigueur,  il 
est  inévitable  qu'elles  sauront  se  faire  rendre  ce  qu'elles  ne 
seront  pas  les  dernières  à  juger  leur  être  dû. 

J'avoue  que  tant  de  bienfaits ,  conséquences  de  tant  de  con- 
ditions, ne  me  paraissent  pas  séduisants.  Sacrifler  sur  la  huche 
du  boulanger,  sur  le  seuil  d'une  demeure  confortable ,  sur  le 
bancd'une  école  primaire,  ce  que  lascienceade  transcendautal, 
la  poésie  de  sublime,  les  arts  de  magnifique,  jeter  là  tout  sen- 
timent de  dignité  humaine ,  abdiquer  son  individualité  dans  ce 
qu'elle  a  de  plus  précieux,  le  droit  d'apprendre  et  de  savoir, 
de  communiquer  à  autrui  ce  qui  n'était  pas  su  auparavant, 
c'est  trop,  c'est  trop  donner  aux  appétits  de  la  matière.  Je  se- 


DES   RACES   HUMAINES.  491 

rais  bien  effrayé  de  voir  un  tel  genre  de  bonlieiu-  menacer  nous 
ou  nos  descendants,  si  je  n'étais  rassuré  par  la  conviction  que 
nos  générations  actuelles  ne  sont  pas  encore  capables  de  se 
plier  à  de  pareilles  jouissances  au  prix  de  pareils  sacrifices.  Nous 
pouvons  bien  inventer  des  alcorans  de  toute  sorte;  mais  cet'e 
féconde  variabilité,  à  laquelle  je  suis  loin  d'applaudir,  a  "les 
revers  de  ses  défauts.  Nous  ne  sommes  pas  gens  capables  de 
mettre  en  pratique  tout  ce  que  nous  imaginons.  A  nos  plus 
hautes  folies  d'autres  succèdent,  qui  les  font  négliger.  Les 
Chinois  s'estimeront  encore  les  premiers  administrateurs  du 
monde,  qu'oublieux  de  toutes  propositions  de  les  imiter,  nous 
aurons  passé  à  quelque  nouvelle  phase  de  nos  histoires,  holas  ! 
si  bariolées  ! 

Les  annales  du  Céleste  Empire  sont  uniformes.  La  race 
blanche,  auteur  premier  de  la  civilisation  chinoise,  ne  s'est 
jamais  renouvelée  d'une  manière  suffisante  pour  faire  dévier 
de  leurs  instincts  naturels  des  populations  immenses.  Les  ad- 
jonctions qui  se  sont  accomplies,  à  différentes  époques,  ont 
généralement  appartenu  à  im  même  élément ,  à  l'espèce  jaune. 
Elles  n'ont  apporté  presque  rien  de  nouveau ,  elles  n'ont  fait 
que  contribuer  à  étendre  les  principes  blancs  en  les  délayant 
dans  des  masses  d'autre  nature  et  de  plus  en  plus  fortes.  Quant 
à  elles-mêmes,  trouvant  une  civilisation  conforme  à  leurs  ins- 
tincts, elles  l'ont  embrassée  voloutiers  et  ont  toujours  fini  par 
se  perdre  au  sein  de  l'océan  social ,  oii  leur  présence  n'a ,  ce- 
pendant ,  pas  laissé  que  de  déterminer  plusieurs  perturbations 
légères ,  qu'il  n'est  pas  impossible  de  démêler  et  de  constater. 
Je  vais  l'essayer  en  reprenant  les  choses  de  plus  haut. 

Lorsque  les  Arians  commencèrent  à  civiliser  les  mélanges 
noirs  et  jaunes,  autrement  dits  malais,  qu'ils  trouvèrent  en 
possession  des  provinces  du  sud,  ils  leur  portèrent,  ai- je  dit, 
le  gouvernement  patriarcal,  forme  susceptible  de  différentes 
applications,  restrictives  ou  extensives.  Nous  avons  vu  que 
cette  forme,  appliquée  aux  noirs,  dégénère  rapidement  en 
despotisme  dur  et  exalté,  et  que,  chez  les  Malais,  et  surtout 
chez  les  peuples  plus  purement  jaunes,  si  le  despotisme  est 
entier,  il  est,  au  moins,  tempéré  dans  son  action  et  forcé  de 


492 


DE   L INEGALITE 


s'interdire  les  excès  inutiles,  faute  d'imagination  chez  les  su- 
jets pour  en  être  plus  effrayés  qu'irrités ,  pour  les  comprendre 
et  les  tolérer.  Ainsi  s'explique  la  constitution  particulière  de 
la  royauté  en  Chine. 

Mais  un  rapport  général  de  la  première  constitution  politique 
de  ce  pays  avec  les  organisations  spéciales  de  tous  les  rameaux 
blancs,  rapport  curieux  que  je  n'ai  pas  encore  fait  ressortir, 
c'est  l'institution  fragmentaire  de  l'autorité  et  sa  dissémination 
en  un  grand  nombre  de  souverainetés  plus  ou  moins  unies  par 
le  lien  commun  d'un  pouvoir  suprême.  Cette  sorte  d'éparpil- 
lement  de  forces,  nous  l'avons  vue  en  Assyrie,  où  les  Chami- 
tes,  puis  les  Sémites,  fondèrent  tant  d'Etats  isolés  sous  la 
suzeraineté,  reconnue  ou  contestée,  suivant  les  temps,  de 
lîabylone  et  de  Ninive ,  dissémination  si  extrême,  qu'après  les 
revers  des  descendants  de  Salomon  il  se  créa  trente-deux 
États  distincts  dans  les  seuls  débris  des  conquêtes  de  David , 
du  côté  de  l'Euphrate  (1).  En  Egypte,  avant  Menés,  le  pays 
était  également  divisé  entre  plusieurs  princes ,  et  il  en  fut  de 
même  du  côté  de  l'Inde,  où  le  caractère  arian  s'était  toujours 
mieux  conservé.  Une  complète  réunion  territoriale  de  la  con- 
trée n'eut  jamais  lieu  sous  aucun  prince  brahmanique. 

En  Chine,  il  en  alla  autrement,  et  c'est  une  nouvelle  preuve 
de  la  répugnance  du  génie  arian  pour  l'unité,  dont ,  suivant 
d'expression  romaine ,  l'action  se  résume  dans  ces  deux  mots  : 
'reges  et  grèges. 

Les  Arians,  vainqueurs  orgueilleux  dont  on  ne  fait  pas  faci- 
lement des  sujets,  voulurent,  toutes  les  fois  qu'ils  se  trouvèrent 
Imaîtres  des  races  inférieures ,  ne  pas  laisser  aux  mains  d'un 
rseul  d'entre  eux  les  jouissances  du  commandement.  En  Chine, 
!donc,  comme  dans  toutes  les  autres  colonisations  de  la  famille, 
la  souveraineté  du  territoire  fut  fractionnée ,  et  sous  la  suze- 
raineté précaire  d'un  empereur  une  féodalité ,  jalouse  de  ses 
droits  (2),  s'intalla  et  se  maintint  depuis  l'invasion  des  Kschat- 

(1)  Movers,  das  Phœnizische  AUerlhum,  t.  II,  1"  partie,  p.  374.  — 
I,  Rois,  20,  2i,  2S. 

(2)  «  Sous   les  trois  premières  races,  l'empire  était  entièrement     | 
«  composé  de  principautés,  de  fiefs  et  d'apanages  héréditaires.  Les 


i 


DES  BACES  HUMAINES.  493 

tryas  jusqu'au  règne  de  Tsia-chi-hoang-ti,  l'an  246  avant  J.  -C. , 
autrement  dit,  aussi  longtemps  que  la  race  blanche  conserva 
assez  de  virtualité  pour  garder  ses  aptitudes  principales  (1). 
Mais,  aussitôt  que  sa  fusion  avec  les  familles  malaise  et  jaune 
fut  assez  prononcée  pour  qu'il  ne  restât  pas  de  groupes  même 
à  demi  blancs,  et  que  la  masse  de  la  nation  chinoise  se  trouva 
élevée  de  tout  ce  dont  ces  groupes  jusque-là  dominateurs 
avaient  été  diminués  pour  être  rabaissés  et  confondus  avec 
elle ,  le  système  féodal ,  la  domination  hiérarchisée ,  le  grand 
nombre  des  petites  royautés  et  des  indépendances  de  person- 
nes, n'eut  plus  nulle  raison  d'exister,  et  le  niveau  impérial 
passa  sur  toutes  les  têtes,  sans  distinction. 

Ce  fut  de  ce  moment  que  la  Chine  se  constitua  dans  sa 
forme  actuelle  (2).  Cependant  la  révolution  de  Tsin-chi-hoang- 


«  hommes  qui  en  étaient  investis  avaient  sur  leurs  subordonnés  une 
n  autorité  plus  grande  que  celle  des  pères  sur  leurs  fils,  des  chefs  de 
<  famille  sur  leurs  propriétés...  Chaque  chef  gouvernait  son  fief  comme 
«  sa  propriété  héréditaire.  »  (Ma-touan-lin,  cité  par  M.  E.  Biot,  voir 
le  Tcheou-li,  t.  I,  introduct. ,  p.  xxvii.) 

(1)  Les  Chinois,  qui  forment  aujourd'hui  une  grande  démocratie 
impériale,  ne  jouissaient  pas  du  principe  de  l'égalité  au  xii*  siècle 

lavant  notre  ère,  dans  l'époque  féodale.  Le  peuple  était  en  servage 
complet,  il  n'était  pas  apte  à  posséder  des  biens  immeubles.  Les  Tcheou 
'l'admirent  au  partage  des  bas  emplois  jusqu'au  grade  de  préfet.  Plus 
anciennement ,  il  n'avait  pas  le  droit  d'acquérir  l'instruction.  (Tcheou-li, 
t.  I,  Introduct.,  p.  lv,  et  pass.)  —  Ainsi,  les  Chinois,  comme  tous 
les  autres  peuples,  n'ont  eu  l'égalité  politique  qu'à  la  suite  de  la 
disparition  des  grandes  races. 

(2)  Et  c'est  seulement  de  ce  moment-là  que  date  la  philosophie 
politique  nationale.  Confucius,  et  plus  tard  Meng-tseu,  furent  égale- 
ment centralisateurs  et  impérialistes.  Le  système  féodal  ne  leur  est 
pas  moins  odieux  qu'aux  écoles  politiques  de  l'Europe  actuelle.  (Gaubil , 
Chronologie  chinoise,  p.  90.)  —  Les  moyens  qu'employa  Tsin-chi- 
hoang-ti  pour  abattre  les  familles  seigneuriales  furent  des  plus  éner- 
giques. On  commença  par  brûler  les  livres  :  c'étaient  les  archives  du 
droit  souverain  des  nobles  et  les  annales  de  leur  gloire.  On  abolit 
les  alphabets  particuliers  des  provinces.  On  désarma  toute  la  nation. 
On  abrogea  les  noms  des  anciennes  circonscriptions  territoriales,  et 
l'on  partagea  le  pays  en  trente-six  départements  administrés  par  des 
mandarins  que  l'on  eut  soin  de  changer  fréquemment  de  postes.  On 
força  cent  vingt  mille  familles  à  venir  résider  dans  la  capitale,  avec 

28 


I 


494 


DE    LI?<  EGALITE 


li  ne  faisait  qu'abolir  la  dernière  trace  apparente  de  la  race 
blanche ,  et  l'unité  du  pays  n'ajoutait  rien  à  ses  formes  gou- 
vernementales,  qui  restaient  patriarcales  comme  ci-devant.  Il 
n'y  avait  de  plus  que  cette  nouveauté ,  grande  d'ailleurs  en 
elle-même,  que  la  dernière  trace  de  l'indépendance,  de  la 
dignité  personnelle,  comprises  à  la  manière  ariane,  avait  dis- 
paru à  jamais  devant  les  envahissements  définitifs  de  l'espèce 
jaune  (Ij. 

Autre  point  encore.  Nous  avons  d'abord  vu  la  race  malaise 
recevant  dans  le  Yun-nan  les  premières  leçons  des  Arians  en 
s'alliant  avec  eux  ;  puis ,  par  les  conquêtes  et  les  adjonctions 
de  toute  nature,  la  famille  jaune  s'augmenta  rapidement  et 
finit  par  ne  pas  moins  neutraliser,  dans  le  plus  grand  nombre 
des  provinces  de  l'empire,  les  métis  mélaniens,  qu'elle  ne 
transformait,  en  la  divisant,  la  vertu  de  l'espèce  blanche.  II 
en  résulta  pendant  quelque  temps  un  défaut  d'équilibre  mani- 
festé par  l'apparition  de  quelques  coutumes  tout  à  fait  barbares. 

Ainsi,  dans  le  nord,  des  princes  défunts  furent  souvent  en- 
terrés avec  leurs  femmes  et  leurs  soldats,  usages  certainement 
empi'untés  à  l'aspèce  finnoise  (2).  On  admit  aussi  que  c'était 
une  grâce  impériale  que  d'envoyer  un  sabre  à  un  mandarin 
disgracié  pour  qu'il  pût  se  mettre  à  mort  lui-même  (3).  Ces 
traces  de  dureté  sauvage  ne  tinrent  pas.  Elles  disparurent  de- 


défense  de  s'en  éloigner  sans  permission,  etc.,  etc.  (Gaubil,  Chrono- 
logie chinoise,  p.  61.) 

(1)  Il  se  passa  alors  un  fait  absolument  semblable  à  celui  qui  eut 
lieu,  chez  nous,  en  1789,  lorsque  l'esprit  novateur  considéra  comme 
de  première  nécessité  la  destruction  des  anciennes  subdivisions  ter- 
ritoriales. En  Chine,  on  abolit  les  circonscriptions  qui  pouvaient 
rappeler  des  idées  de  nationalités  ou  de  souverainetés.  On  créa  des 
provinces  et  des  arrondissements  purement  administratifs.  Je  remar- 
que toutefois  une  différence  assez  sérieuse.  Les  départements  chinois 
lurent  très  étendus  et  les  nôtres  très  petits.  Matouan-lin  prétend  que 
la  métliode  de  son  pays  n'a  pas  été  sans  inconvénient,  en  rendant 
plus  difficile  la  surveillance  et  la  bonne  gestion  des  magistrats  im- 
périaux. D'autre  part,  notre  système  a  soulevé  bien  des  critiques. 
(Le  Tcheou-li,  t.  I,  Introduct.,  p.  xxvni.) 

(2)  Gaubil,  Chronologie  chinoise,  p.  46  et  pass. 

(3)  Ibid. ,  p.  51. 


DES  RACES   HUMAINES.  495 

vant  les  institutions  restées  de  la  race  blanche  et  ce  qui  sur- 
vivait encore  de  son  esprit.  A  mesure  que  de  nouvelles  tribus 
jaunes  se  fondaient  dans  le  peuple  chinois ,  elles  en  prenaient 
les  mœurs  et  les  idées.  Puis ,  comme  ces  idées  se  trouvaient 
désormais  partagées  par  une  plus  grande  masse,  elles  allaient 
diminuant  de  force ,  elles  s'émoussaient ,  la  faculté  de  grandir 
et  de  se  développer  leur  était  ravie,  et  la  stagnation  s'étendait 
irrésistiblement. 

Au  XIII®  siècle  de  notre  ère,  une  terrible  catastrophe 
ébranla  le  monde  asiatique.  Un  prince  mongol ,  Témoutchin , 
réunit  sous  ses  étendards  un  nombre  immense  de  tribus  de  la 
haute  Asie ,  et ,  entre  autres  conquêtes  ,  commença  celle  de 
la  Chine,  terminée  par  Koubilaï.  Les  Mongols,  se  trouvant  les 
maîtres,  accoururent  de  toutes  parts,  et  l'on  se  demande 
pourquoi,  au  lieu  de  fonder  des  institutions  inventées  par  eux, 
ils  s'empressèrent  de  reconnaître  pour  bonnes  les  inspirations 
des  mandarins  ;  pourquoi  ils  se  mirent  sous  la  diiection  de  ces 
vaincus,  se  conformèrent  de  leur  mieux  aux  idées  du  pays ,  se 
piquèrent  de  se  civiliser  à  la  façon  chinoise ,  et  finirent ,  au 
bout  de  quelques  siècles,  après  avoir  ainsi  côtoyé  plutôt 
qu'embrassé  l'empire ,  par  se  faire  chasser  honteusement. 

Voici  ce  que  je  réponds.  Les  tribus  mongoles ,  tatares  et 
autres  qui  formaient  les  armées  de  Djiiighiz-khan,  appar- 
tenaient, en  presque  totalité,  à  ia  race  jaune.  Cependant 
comme,  dans  une  antiquité  assez  lointaine,  les  principales 
branches  de  la  coalition ,  c'est-à-dire  les  mongoles  et  les  tata- 
res, avaient  été  pénétrées  par  des  éléments  blancs,  tels  que 
ceux  venus  des  Hakas ,  il  en  était  résulté  un  long  état  de  civi- 
lisation relative  vis-à-vis  des  rameaux  purement  jaunes  de  ces 
nations ,  et ,  comme  conséquence  de  cette  supériorité  ,  la  fa- 
culté, sous  des  circonstances  spéciales,  de  réunir  ces  lameaux 
autour  d'un  même  étendard  et  de  les  faire  concourir  quelque 
temps  vers  un  seul  but.  Sans  la  présence  et  la  conjonction 
heureuse  des  principes  blancs  répandus  dans  des  multitudes 
jaunes ,  il  est  complètement  impossible  de  se  rendre  compte 
de  la  formation  des  grandes  armées  envahissantes  qui ,  à  dif- 
férentes époques ,  sont  sorties  de  l'Asie  centrale  avec  les  Huns, 


496 


DE   L  INEGALITE 


les  Mongols  de  Djiughiz-khan ,  les  Tatares  de  Tiniour,  touïês" 
multitudes  coalisées  et  nullement  homogènes. 

Si,  dans  ces  agglomérations,  les  tribus  dominantes  possé- 
daient leur  initiative,  en  vertu  d'une  réunion  fortuite  d'élé- 
ments blancs  jusque-là  trop  disséminés  pour  agir,  et  qui,  en 
quelque  sorte,  galvanisaient  leur  entourage,  la  richesse  de  ces 
éléments  n'était  pourtant  pas  suffisante  pour  douer  les  masses 
qu'ils  entrahiaient  d'une  bien  grande  aptitude  civilisatrice,  ni 
même  pour  maintenir,  dans  l'élite  de  ces  masses,  la  puissance 
de  mouvement  qui  les  avait  élevées  à  la  vie  de  conquêtes. 
Qu'on  se  figure  donc  ces  triomphateurs  jaunes  animés,  je  dirai 
presque  enivrés  par  le  concours  accidentel  de  quelques  immix- 
tions blanches  en  dissolution  dans  leur  sein,  exerçant  dès  lors 
une  supériorité  relative  sur  leurs  congénères  dIus  absolument 
jaunes.  Ces  triomphateurs  ne  sont  pas  cependant  assez  rehaus- 
sés pour  fonder  une  civilisation  propre.  Ils  ne  feront  pas  comme 
les  peuples  germaniques,  qui,  débutant  par  adopter  la  civilisa- 
tion romaine,  l'ont  transformée  bientôt  en  une  autre  culture 
tout  originale.  Ils  n'ont  pas  la  valeur  d'aller  jusque-là.  Seule- 
ment, ils  possèdent  un  instinct  assez  fin  qui  leur  fait  compren- 
dre les  mérites  de  l'ordre  social,  et,  capables  ainsi  du  premier 
pas,  ils  se  tournent  respectueusement  vers  l'organisation  qui 
régit  des  peuples  jaunes  comme  eux-mêmes. 

Cependant,  s'il  y  a  parenté,  affinité  entre  les  nations  demi- 
barbares  de  l'Asie  centrale  et  les  Chinois,  il  n'y  a  pas  identité. 
Chez  ces  derniers,  le  mélange  blanc  et  surtout  malais  se  fait 
sentir  avec  beaucoup  plus  de  force,  et,  par  conséquent,  l'apti- 
tude civilisatrice  est  bien  autrement  active.  Au  sein  des  autres, 
il  y  a  un  goût,  une  partialité  pour  la  civiUsation  chinoise,  toute- 
fois moins  pour  ce  qu'elle  a  conservé  d'arian  que  pour  ce  qui 
est  corrélatif,  en  elle,  au  génie  ethnique  des  Mongols.  Ceux-ci 
sont  donc  toujours  des  barbares  aux  yeux  de  leurs  vaincus,  et 
plus  ils  font  d'efforts  afin  de  retenir  les  leçons  des  Chinois, 
plus  ils  se  font  mépriser.  Se  sentant  ainsi  isolés  au  milieu  de  1 
plusieurs  centaines  de  millions  de  sujets  dédaigneux,  ils  n'osent 
pas  se  séparer,  ils  se  concentrent  sur  des  points  de  ralliement, 
ils  ne  renoncent  pas,  ils  n'osent  pas  renoncer  à  l'usage  des  ar- 


DES   RACCS   HUMAINES.  497 

mes,  et  comme  cependant  la  manie  d'imitation  qui  les  tra- 
vaille les  a  poussés  en  plein  dans  la  mollesse  chinoise,  un  jour 
vient,  où  sans  racines  dans  le  pays,  bien  que  nés  de  ses  fem- 
mes, un  coup  d'épaule  suffit  pour  les  pousser  dehors.  Voilà 
l'histoire  des  Mongols.  Ce  sera  également  celle  des  Mant- 
chous. 

Afin  d'apprécier  la  vérité  de  ce  que  j'avance,  touchant  le 
goût  des  dominateurs  jaunes  de  l'Asie  centrale  pour  la  civilisa- 
tion chinoise,  il  suffit  de  considérer  ces  nomades  dans  leurs 
conquêtes,  autres  que  celles  du  Céleste  Empire.  En  général, 
on  a  beaucoup  exagéré  leur  sauvagerie.  Ainsi,  les  Huns,  les 
Hioung-niou  des  Chinois  (1),  étaient  loin  d'être  ces  cavaliers 
stupides  que  les  terreurs  de  l'Occident  ont  rêvés.  Placés  as- 
surément à  un  degré  social  peu  élevé,  ils  n'en  avaient  pas 
moins  des  institutions  politiques  assez  habiles,  une  organisation 
militaire  raisonnée,  de  grandes  villes  de  tentes,  des  marchands 
opulents,  et  même  des  monuments  religieux.  On  pourrait  en 
dire  autant  de  plusieurs  autres  nations  finnoises,  telles  que  les 
Kirghizes,  race  plus  remarquable  que  toutes  les  autres,  parce 
qu'elle  fut  plus  mêlée  encore  d'éléments  blancs  (2).  Cependant 
•  ces  peuples  qui  savaient  apprécier  le  mérite  d'un  gouverne- 
ment pacifique  et  des  mœurs  sédentaires,  montrèrent  constam- 
ment des  sentiments  très  hostiles  à  toute  civilisation  quand  ils 
se  trouvèrent  en  contact  avec  dts  rameaux  appartenant  h  des 
variétés  humaines  différentes  de  l'espèce  jaune.  Dans  l'Inde, 
jamais  Tatare  n'a  fait  mine  d'éprouver  la  moindre  propension 
pour  l'organisation  brahmanique.  Avec  une  facilité  qui  accuse 
le  peu  d'aptitude  dogmatique  de  ces  esprits  utilitaires,  les  hor- 
des de  Tamerlan  s'empressèrent,  en  général ,  d'adopter  l'isla- 
misn^e.  Les  vit-on  conformer  aussi  leurs  mœurs  à  celles  des 

(1)  Ritter  identifie  les  Hioung-niou,  les  Tliou-kieou,  les  Ouigours 
et  les  Hoei-he.  De  tous  ces  peuples,  il  fait  des  nations  turques.  Cette 
opinion,  peut-être  fondée  quant  à  certaines  tribus,  me  paraît  fort 
critiquable  pour  l'ensemble.  (Erdkunde,  Asien,  t,  I,  p.  437.) 

(2)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  I,  p.  744,  p.  1114  et  pass.  ;  t.  Il,  p.  iig, 
SclialTarik,  Slawiche  Alterthùmer,  t.  I,  p.  68.  —  Les  langues  turques, 
mongoles,  tongouses  et  mandchoues  contiennent  un  grand  nombre 
de  racines  indo-germaniques.  (Rillcr,  t.  I,  p.  43G.) 

28. 


498 


DE  L'iNÉGALITé 


populations  sémitiques  qui  leur  communiquaient  la  foi  ?  En  au- 
cune façon.  Ces  conquérants  ne  changèrent  ni  de  mœurs,  ni 
de  costumes,  ni  de  langue.  Ils  restèrent  isolés,  cherchèrent 
très  peu  à  faire  passer  dans  leur  idiome  les  chefs-d'œuvre  d'une 
littérature  brillante  plus  que  solide,  et  qui  devait  leur  sembler 
déraisonnable.  Ils  campèrent  en  maîtres,  et  en  maîtres  indif- 
férents, sur  le  sol  de  leurs  esclaves.  Combien  ce  dédain  est  éloi- 
gné du  respect  sympathique  que  ces  mêmes  tribus  jaunes  lais- 
saient éclater  lorsqu'elles  s'approchaient  des  frontières  de  la 
civilisation  chinoise  ! 

J'ai  donné  les  raisons  ethniques  qui  me  paraissaient  empê- 
cher les  Mantchous,  comme  elles  ont  empêché  les  Mongols, 
de  fonder  un  empire  définitif  en  Chine,  S'il  y  avait  identité  par- 
faite entre  les  deux  races,  les  Mantchous,  qui  n'ont  rien  ap- 
porté à  la  somme  des  idées  du  pays ,  recevraient  les  notions 
existantes,  ne  craindraient  pas  de  se  débander  et  de  se  confon- 
dre avec  les  différentes  classes  de  cette  société,  et  il  n'y  aurait 
plus  qu'un  seul  peuple.  Mais,  comme  ce  sont  des  maîtres  qui 
ne  donnent  rien  et  qui  ne  prennent  que  dans  une  certaine 
mesure  ;  comme  ce  sont  des  chefs  qui,  en  réalité ,  sont  infé- 
rieurs, cette  situation  présente  une  inconséquence  choquante 
et  qui  ne  se  terminera  que  par  l'expulsion  de  la  dynastie. 

On  peut  se  demander  ce  qui  arriverait,  si  une  invasion  blan- 
che venait  remplacer  le  gouvernement  actuel  et  réaliser  le  hardi 
projet  de  lord  Clive. 

Ce  grand  homme  pensait  n'avoir  besoin  que  d'une  armée  de 
trente  mille  hommes  pour  soumettre  tout  l'empire  du  Milieu, 
et  on  est  porté  à  croire  son  calcul  exact,  à  voir  la  lâcheté  chro- 
nique de  ces  pauvres  gens ,  qui  ne  veulent  pas  qu'on  les  ar- 
rache à  la  douce  fermentation  digestive  dont  ils  font  leur  uni- 
que affaire.  Supposons  donc  la  conquête  tentée  et  achevée. 
Dans  quelle  position  se  seraient  trouvés  ces  trente  mille  hom- 
mes .'  Suivant  lord  Clive,  leur  rôle  aurait  dû  se  borner  à  garni- 
sonner  les  villes.  Comme  le  succès  se  serait  accompli  dans  un 
simple  but  d'exploitation,  les  troupes  auraient  occupé  les  prin- 
cipaux ports,  peut-être  auraient  poussé  des  expéditions  dans 
riûtérieur  du  pays  pour  maintenir  la  soumission,  assurer  la 


DES  KACES  HUMAINES.  499 

libre  circulation  des  marchandises  et  la  rentrée  des  impôts; 
rien  de  plus. 

Un  pareil  état  de  choses,  tout  convenable  qu'il  peut  être, 
ne  saurait  jamais  se  prolonger  longtemps.  Trente  mille  hom- 
mes pour  en  dominer  trois  cents  millions,  c'est  trop  peu,  sur- 
tout quand  ces  trois  cents  millions  sont  aussi  compacts  de  sen- 
timents et  d'instincts,  de  besoins  et  de  répugnances.  L'audacieux 
général  aurait  fini  par  augmenter  ses  forces  et  les  aurait  por-' 
tées.à  un  chiffre  mieux  proportionné  à  l'immensité  de  l'océan 
populaire  dont  sa  volonté  aurait  voulu  contenir  les  orages.  Ici 
je  commence  une  sorte  d'utopie. 

Si  je  continue  à  supposer  lord  Clive  simple  et  fidèle  repré- 
sentant de  la  mère  patrie,  il  apparaît  toujours,  malgré  l'aug- 
.mentation  indéfinie  de  son  armée,  fort  isolé,  fort  menacé,  et, 
un  jour,  lui-même  ou  ses  descendants  seront  expulsés  de  ces 
provinces  qui  reçoivent  tous  les  vainqueurs  en  intrus.  Mais" 
changeons  d'hypothèse  :  laissons-nous  aller  au  soupçon  qui 
fit  repousser,  dit-on,  par  les  directeurs  de  la  compagnie  des 
Indes,  les  somptueuses  propositions  du  gouverneur  général. 
Imaginons  que  lord  Clive,  sujet  peu  loyal  de  la  couronne  d'An- 
gleterre, veut  régner  pour  son  compte,  repousse  l'allégeance 
de  la  métropole  et  s'installe ,  véritable  empereur  de  la  Chine, 
au  milieu  des  populations  soumises  par  son  épée.  Alors  les 
choses  peuvent  se  passer  bien  ditléremment  que  dans  le  pre- 
mier cas. 

Si  ses  soldats  sont  tous  de  race  européenne  ou  si  un  grand 
nombre  de  cipayes  hindous  ou  musulmans  sont  mêlés  aux 
Anglais ,  l'élément  immigrant  s'en  ressentira ,  de  toute  néces- 
sité, dans  la  mesure  de  sa  vigueur.  A  la  première  génération, 
le  chef  et  l'armée  étrangère ,  fort  exposés  à  être  mis  dehors, 
auront  encore  entière  leur  énergie  de  race  pour  se  défendre  et 
sauront  traverser,  sans  trop  d'encombre,  ces  moments  dange- 
reux. Ils  s'occuperont  à  faire  entrer  de  force  leurs  notions 
nouvelles  dans  le  gouvernement  et  dans  l'administration.  Eu- 
ropéens, ils  s'indigneront  de  la  médiocrité  prétentieuse  de  tout 
le  système ,  de  la  pédanterie  creuse  de  la  science  locale,  de  la 
lâcheté  créée  par  de  mauvaises  institutions  militaires.  Ils  fe- 


500 


DE    L  INEGALITE 


ront  au  rebours  des  Mantchous,  qui  se  sont  pâmés  d'admira- 
tion devant  de  si  belles  choses.  Ils  y  mettront  courageusement 
la  hache  et  renouvelleront,  sous  de  nouvelles  formes,  la  pros- 
cription littéraire  de  Tsin-chi-hoang-ti. 

A  la  seconde  génération,  ils  seront  beaucoup  plus  forts  au 
point  de  vue  du  nombre.  Un  rang  serré  de  métis,  nés  des 
femmes  indigènes,  leur  aura  créé  un  heureux  intermédiaire 
avec  les  populations.  Ces  métis,  instruits,  d'une  part,  dans  la 
pensée  de  leurs  pères,  et,  de  l'autre,  dominés  par  le  sentiment 
des  compatriotes  de  leurs  mères,  adouciront  ce  que  l'importa- 
tion intellectuelle  avait  de  trop  européen,  et  l'accommoderont 
mieux  aux  notions  locales.  Bientôt,  de  génération  en  généra- 
tion, l'élément  étranger  ira  se  dispersant  dans  les  masses  en  J| 
les  modifiant,  et  l'ancien  établissement  chinois,  cruellement 
ébranlé ,  sinon  renversé ,  ne  se  rétablira  plus;  car  le  sang  arian 
des  kschattryas  est  épuisé  depuis  longtemps,  et  si  son  œuvre  | 
était  interrompue,  elle  ne  pourrait  plus  être  reprise. 

D'un  autre  côté ,  les  graves  perturbations  infusées  dans  le 
sang  chinois  ne  conduiraient  certainement  pas,  je  viens  de  le 
dire,  à  une  civilisation  à  l'européenne.  Pour  transformer  trois 
cents  millions  d'âmes,  toutes  nos  nations  réunies  auraient  à. 
peine  assez  de  sang  à  donner,  et  les  métis ,  d'ailleurs ,  ne  re- 
produisent jamais  ce  qu'étaient  leurs  pères.  11  faut  donc 
conclure  : 

1"  Qu'en  Chine,  des  conquêtes  provenant  de  la  race  jaune  et 
ne  pouvant  ainsi  qu'humilier  la  force  des  vainqueurs  devant 
l'organisation  des  vaincus,  n'ont  jamais  rien  changé  et  ne 
changeront  jamais  rien  à  l'état  séculaire  du  pays  ;  Jl 

2*  Qu'une  conque  le  des  blancs,  dans  de  certaines  conditions,  H 
aurait  bien  la  puissance  de  modifier  et  même  de  renverser  pour 
toujours  l'état  actuel  de  la  civilisation  chinoise,  mais  seulement 
par  le  moyen  des  métis. 

Encore  cette  thèse,  qui  peut  être  théoriquement  posée,  reii- 
contrerait-elle ,  en  pratique ,  de  très  graves  difficultés ,  résul- 
tant du  chiffre  énorme  des  populations  agglomérées ,  circons- 
tance qui  rendrait  fort  difficile ,  à  la  plus  nombreuse  émigra- 
tion, d'entamer  sérieusement  leurs  rangs. 


DES   RACES   HUMAINES.  501 

Ainsi,  la  nation  chinoise  semble  devoir  garder  encore  ses 
institutions  pendant  des  temps  incalculables.  Elle  sera  facile- 
ment vaincue,  aisément  dominée;  mais  transformée,  je  n'en 
vois  guère  le  moyen. 

Elle  doit  cette  immutabilité  gouvernementale,  cette  persis- 
tance inouïe  dans  ses  formes  d'administration ,  à  ce  seul  fait 
que  toujours  la  même  race  a  dominé  sur  son  sol  depuis  qu'elle 
a  été  lancée  dans  les  voies  sociales  par  des  Arians,  et  qu'au- 
cune idée  étrangère  n'a  paru  avec  une  escorte  assez  forte  pour 
détourner  son  cours. 

Comme  démonstration  de  la  toute-puissance  du  principe 
ethnique  dans  les  destinées  des  peuples,  l'exemple  de  la  Chine 
est  aussi  frappant  que  celui  de  l'Inde.  Ce  pays,  grâce  à  la  fa- 
veur des  circonstances,  a  obtenu,  sans  trop  de  peine  et  sans 
nulle  exagération  de  ses  institutions  politiques,  au  contraire, 
en  adoucissant  ce  que  son  absolutisme  avait  en  germe  de  trop 
extrême,  le  résultat  que  les  brahmanes,  avec  toute  leur  éner- 
gie, tous  leurs  elTorts,  n'ont  cependant  qu'imparfaitement  tou- 
ché. Ces  derniers,  pour  sauvegarder  leurs  règles,  ont  dû  étayer, 
par  des  moyens  factices,  la  conservation  de  leur  race.  L'inven- 
tion des  castes  a  été  d'une  maintenue  toujours  laborieuse,  sou- 
vent illusoire,  et  a  eu  cet  inconvénient,  de  rejeter  hors  de  la 
famille  hindoue  beaucoup  de  gens  qui  ont  servi  plus  tard  les 
invasions  étrangères  et  augmenté  le  désordre  extrasocial.  Tou- 
tefois, le  brahmanisme  a  atteint  à  peu  près  son  but,  et  il  faut 
ajouter  que  ce  but,  incomplètement  touché,  est'beaucoup  plus 
élevé  que  celui  au  pied  duquel  rampe  la  population  cbinoise. 
Celle-ci  n'a  été  favorisée  de  plus  de  calme  et  de  paix,  dans 
sjnjnterminable  vie,  que  parce  que,  dans  les  conflits  des  races 
diverses  qui  l'ont  assaillie  depuis  4,000  ans,  elle  n'a  jamais  eu 
afi'aire  qu'à  des  populations  étrangères  trop  peu  nombreuses 
pour  entamer  l'épaisseur  de  ses  masses  somnolentes.  Elle  est 
donc  restée  plus  homogène  que  la  famille  hindoue,  et  dès  lors 
plus  tranquille  et  plus  stable,  mais  aussi  plus  inerte. 

En  somme,  la  Chine  et  l'Inde  sont  les  deux  colonnes,  les 
deux  grandes  preuves  vivantes  de  cette  vérité ,  que  les  races 
ne  se  modiOent,  par  elles-mêmes,  que  dans  les  détails;  qu'el- 


I 


502  DE  l'inégalité 

les  ne  sont  pas  aptes  à  se  transformer ,  et  qu'elles  ne  s'écar- 
tent jamais  de  la  voie  particulière  ouverte  à  chacune  d'elles, 
dût  le  voyage  durer  autant  que  le  monde. 


CHAPITRE  VI. 

Les  origines  de  la  race  blanche. 

De  même  qu'on  a  vu ,  à  côté  des  civilisations  assyrienne  et 
égyptienne,  des  sociétés  de  mérite  secondaire  se  former  à  l'aide 
d'emprunts  faits  à  la  race  civilisatrice ,  de  même  l'Inde  et  la 
Chine  sont  entourées  d'une  pléiade  d'États ,  dont  les  uns  sont 
formés  sur  le  norme  hindou ,  dont  les  autres  s'efforcent  d'ap- 
procher, d'aussi  près  que  possible,  l'idéal  chinois,  tandis  que 
les  derniers  se  balancent  entre  les  deux  systèmes. 

Dans  la  première  catégorie,  on  doit  placer  Geylan  et,  très 
anciennement,  Java,  aujourd'hui  musulmane  (1),  plusieurs  des 
îles  de  l'archipel,  comme  Bali  (2),  Sumatra,  puis  d'autres. 

(1)  Le  commencement  de  l'ère  javanaise  de  Aje-Saka  reporte  les 
souvenirs  au  temps  de  Sâliwâhana,  et  répond  à  l'année  78  après  J.-C. 
Ce  fut  une  époque  de  civilisation  brahmanique,  mais  non  pas  de 
première  civilisation  de  ce  genre.  Ce  ne  fut  que  le  renouvellement 
et  comme  un  rajeunissement  d'une  domination  hindoue  beaucoup 
plus  ancienne  qui  avait  vu  l'île  occupée  par  des  nègres  pélagiens 
fort  abrutis.  Le  Fo-koue-ki  raconte  que  les  navigateurs  chinois  trou- 
vèrent ces  aborigènes  horriblement  laids  et  sales,  avec  les  cheveux 
semblables  au  «  gazon  naissant.  »  Us  se  nourrissaient  de  vermine. 
La  loi  brahmanique  de  Java  a  conservé  le  souvenir  de  cet  état  de 
choses  par  la  défense  formelle  qu'elle  adresse  aux  personnes  d'un 
rang  élevé  de  ne  manger  ni  chiens,  ni  rats,  ni  couleuvres,  ni  lézards, 
ni  chenilles.  Il  semblerait  que  le  brahmanisme  n'a  jamais  pu  s'établir 
à  l'état  pur  dans  l'île.  Le  bouddhisme  ne  fut  pas  plus  heureux.  Au  com- 
mencement du  xvn«  siècle  de  notre  ère,  les  Javanais  adoptèrent 
l'islamisme.  (W.  v.  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache,  t.  I,  p.  10, 11, 
15,  18,  43,  49,  208.) 

(2)  Les  coutumes  et  la  religion  brahmaniques  se  sont,  jusqu'ici. 


DES  RACES  HUMAINES.  503| 

Dans  la  seconde,  il  faut  mettre  le  Japon,  la  Rorée,  le  Laos 
au  dernier  rang. 

La  troisième  comprend,  avec  des  modifications  infinies  dans| 
la  mesure  où  est  acceptée  chacune  des  deux  civilisations  con-' 
tendantes,  le  Népaul,  le  Boutan,  les  deux  Thibets,  le  royaume 
de  Ladakh ,  les  États  de  l'Inde  transgangétique  et  une  partie 
de  l'archipel  de  la  mer  des  Indes,  de  telle  sorte  que,  d'île 
en  île ,  de  groupe  en  groupe ,  les  populations  malaises  ont  fait 
circuler  jusqu'à  la  Polynésie  des  inventions  chinoises  ou  hin- 
doues ,  qui  vont  s'effaçant  davantage  à  mesure  que  le  mélange 
avec  le  sang  de  l'une  des  deux  races  initiatrices  diminue. 

Nous  avons  vu  Ninive  rayonner  sur  Tyr,  et,  par  Tyr,  sur 
Carthage,  inspirer  les  Himyarites,  les  enfants  d'Israël,  et  per- 
dre d'autant  plus  son  action  sur  ces  pays,  que  l'identité  des 
races  était  plus  troublée  entre  eux  et  elle.  Pareillement  nous 
avons  vu  l'Egypte  envoyer  la  civilisation  à  l'Afrique  intérieure. 
Les  sociétés  secondaires  de  l'Asie  présentent,  avec  le  même 
spectacle ,  l'observation  rigoureuse  des  mêmes  lois. 

A  Ceylan,  à  Java,  à  Bali,  des  émigrations  brahmaniques  très 
anciennes  apportèrent  le  genre  de  culture  particulier  à  l'Inde 
et  le  système  des  castes.  Ces  colonisations,  de  plus  en  plus 
restreintes ,  à  mesure  que  les  rivages  du  Dekkhan  s'éloignaient, 
s'échelonnèrent  aussi  en  mérite.  Les  plus  lointaines,  où  le  sang 
hindou  était  en  moindre  abondance,  furent  aussi  les  plus  im- 
parfaites (I). 

Longtemps  avant  l'arrivée  des  Arians,  des  invasions  de  peu- 
ples jaunes  étaient  venues  modifier  le  sang  des  aborigènes 
noirs,  et  les  métis  malais,  en  plusieurs  lieux,  avaient  même 
commencé  déjà  à  se  substituer  aux  tribus  purement  mélanien- 
nes.  Ce  fut  une  raison  déterminante  pour  que  les  sociétés  dé- 
rivées ,  formées  plus  tard  sous  l'influencé  des  métis  blancs ,  ne 
ressemblassent  pas ,  malgré  tous  les  efTorts  des  initiateurs ,  à 

conservées  à  Bali  pures  de  tout  mélange  mahométan  ou  européen. 
C'est,  au  jugement  de  Raffles,  l'image  vivante  de  ce  qu'était  Java  avant 
sa  conversion  par  les  musulmans.  (W.  v.  Humboldt,  Ueber  die  Kawi- 
Sprache,  t.  I,  p.  lll.) 
(1)  Guillaume  de  Humboldt,  Ueber  die  Kawi-Sprache. 


I 


504 


DE  l'inégalité 


celle  des  pays  où  la  race  noire  pure  servait  de  base.  Le  natu- 
rel malais,  plus  froid,  plus  raisonneur,  plus  apatiiique,  s'ac- 
commoda mal  de  la  séparation  des  castes,  et  aussitôt  qu'ap- 
parut le  bouddhisme,  celte  religion  grossière  réussit  vite  à  s'im- 
planter au  milieu  des  multitudes  à  demi  jaunes.  Quels  succès 
ne  devait-elle  pas  obtenir  auprès  de  celles  dont  les  éléments 
étaient  plus  libres  encore  de  principes  mélaniens.  Ceylan  et 
Java  restèrent  longtemps  les  citadelles  de  la  foi  de  Bouddha. 
Comme  le  principe  arian  hindou  existait  dans  ces  deux  îles,  le 
culte  de  Sakya  y  resta  assez  noble.  Il  construisit  de  beaux 
monuments  à  Java,  témoin  ceux  de  Boro-Budor,  de  Madjapa- 
•iiit,  de  Brambanan,  et,  ne  s'écartant  pas  trop,  ne  dégénérant 
pas  d'une  manière  complète  des  données  intellectuelles  qui  font 
la  gloire  de  l'Inde,  il  donna  naissance  à  une  littérature  remar- 
quable, où  se  trouvaient  mêlées  les  idées  brahmaniques  et  celles 
du  nouveau  système  religieux.  Plus  tard,  Ceylan  et  Java  reçu- 
rent des  colonisations  arabes.  L'islamisme  y  fit  de  grands  pro- 
grès, et  le  sang  malais,  ainsi  modifié  et  relevé  par  les  immi- 
.grations  brahmaniques,  bouddhiques  et  sémitiques,  ne  rentra 
jamais  dans  l'humilité  des  autres  peuples  de  sa  race. 

Au  Japon,  les  apparences  sont  chinoises,  et  un  grand  nom- 
bre d'institutions  ont  été  apportées  par  plusieurs  colonies  ve- 
nues originairement,  et  à  différentes  époques,  du  Céleste  Em- 
pire. Il  y  existe  aussi  des  éléments  ethniques  tout  différents  et 
qui  amènent  des  divergences  sensibles.  Ainsi,  l'Etat  est  encore 
Féodal,  l'humeur  des  nobles  héréditaires  est  restée  belliqueuse. 
Le  double  gouvernement  laïque  et  ecclésiastique  ne  se  fait  pas 
obéir  sans  peine.  La  politique  soupçonneuse  de  la  Chine,  à 
l'égard  des  étrangers ,  a  été  adoptée  par  le  Koubo ,  qui  prend 
grand  soin  d'isoler  ses  sujets  du  contact  de  l'Europe.  Il  paraît 
que  l'état  des  esprits  lui  donne  raison,  et  que,  taillés  sur  un 
tout  autre  modèle  que  ceux  de  la  Chine,  ses  administrés,  doués 
d'une  façon  dangereuse,  sont  âpres  aux  nouveautés.  Le  Japon 
semble  donc  entraîné  dans  le  sens  de  la  civilisation  chinoise 
par  les  résultats  des  nombreuses  immigrations  jaunes,  et  en 
même  temps  il  y  résiste  par  l'effet  de  principes  ethniques  qui 
n'appartiennent  par  au  sang  finnois.  En  effet,  il  existe  certaine- 


DES  BACES  HUMAINES.  505 

nient  dans  la  population  japonaise  une  forte  dose  d'alliage 
noir,  et  peut-être  même  quelques  éléments  blancs  dans  les 
hautes  classes  de  la  société  (1).  De  sorte  que,  les  premiers 
faits  de  l'histoire  de  cette  contrée  ne  remontant  pas  bien  haut, 
seulement  660  ans  avant  J.-C. ,  le  Japon  serait  à  peu  près  au- 
jourd'hui dans  la  situation  où  la  Chine  se  trouva  sous  la  direc- 
tion des  descendants  des  kschattryas  réfractaires,  jusqu'à  l'em- 
pereur Tsin-chi-hoang-ti.  Ce  qui  conflrmerait  l'idée  que  des 
colonies  de  race  blanche  ont  civilisé  primitivement  la  popula- 
tion malaise  qui  fait  le  fond  de  ce  pays,  c'est  qu'on  y  retrouve 
exactement,  aux  débuts  de  l'histoire,  les  mêmes  récits  mythi- 
ques qu'en  Assyrie,  en  Egypte  et  même  à  la  Chine,  quoique 
d'une  manière  plus  marquée  encore.  Les  premiers  souverains 
antérieurs  à  l'époque  positive  sont  des  dieux ,  puis  des  demi- 
dieux.  Je  m'explique  le  développement  d'imagination  poéti- 
que accusé  par  la  nature  de  cette  tradition,  développement 
qui  serait  incompréhensible  chez  un  peuple  jaune  pur,  par  une 
certaine  prédominance  d'éléments  mélaniens.  Cette  opinion 
n'est  pas  une  hypothèse.  On  a  vu  plus  haut  que  Kaempfer 
constate  la  présence  des  noirs  dans  une  île  au  nord  du  Japon, 
peu  de  siècles  avant  son  voyage, .et,  au  sud  du  même  point,  il 
invoque  le  témoignage  des  annales  écrites  pour  établir  le 
même  fait  (2).  Ainsi  s'expliqueraient  les  particularités  phy- 

(1)  Kaempfer.  Histoire  du  Japon.  —  Ce  voyageur,  d'ailleurs  judicieux, 
sacrifie,  comme  il  était  do  mode  de  son  temps,  à  la  manie  de  faire 
venir  d'Assyrie  tous  les  peuples,  et  il  trace  ainsi,  d'une  manière  assez 
cuiieuse,  l'itinéraire  de  ses  Japonais  :  «  Mais,  pour  finir  ce  chapitre,  il 
<  résulte  que,  peu  de  temps  après  le  déluge,  lorsque  la  confusion 
«  des  langues  à  Babel  força  les  Babyloniens  d'abandonner  le  désir 
«  qu'ils  avaient  de  bâtir  une  tour  d'une  hauteur  extraordinaire  et 
«  les  obligea  de  se  disperser  par  toute  la  terre;  lorsque  les  Grec?, 
«  les  Goths  et  les  Esclavons  passèrent  en  Europe,  d'autres  en  Asi(( 
«  et  en  Afrique ,  d'autres  en  Amérique,  qu'alors,  dis-je,  les  Japonais 
«I  partirent  aussi;  que,  selon  toutes  les  apparences ,  après  avoir 
<■  voyagé  plusieurs  années  et  souffert  plusieurs  incommodités,  ils  ren- 
«  contrèrent  cette  partie  éloignée  du  monde  ;  que,  trouvant  sa  situa- 
«  tien,  sa  fertilité  fort  à  leur  gré,  ils  résolurent  de  la  choisir  pour  le 
«  lieu  de  leur  demeure,  etc.,  etc.  (p.  83).  » 

(-2)  Kaempfer,  Histoire  du  Japon,  p.  81  et  pass. 

RACES  HUMAINES.  —  T.   I,  29 


I 


506 


DE  L  INEGALITE 


siologiques  et  morales  qui  créent  l'originalité  japonaise  (1). 

Il  n'y  a  pas ,  du  reste ,  à  s'y  tromper  :  ce  coin  du  monde  si 
peu  connu,  beaucoup  plus  mystérieux  que  son  prototype  chi- 
nois, recèle  la  solution  des  questions  ethnographiques  les  plus 
hautes.  Quand  il  sera  permis  de  l'aborder,  de  l'étudier  en 
paix ,  d'y  comparer  les  races ,  de  faire  rayonner  les  observa- 
tions sur  les  archipels  qui  le  touchent  au  nord,  on  trouvera, 
sur  ce  sol ,  bien  des  secours  décisifs  pour  l'éclaircissement  de 
ce  que  les  origines  américaines  présentent  de  plus  ardu. 

La  Corée  est ,  de  même  que  le  Japon,  une  copie  de  la  Chine, 
moins  intéressante  toutefois.  Comme  le  sang  arian  n'est  ar- 
rivé dans  ces  parages  reculés  que  par  communication  très  in- 
directe, il  n'y  a  produit  que  des  efforts  d'imitation  bien  mala- 
droits. Le  Laos,  je  l'ai  déjà  fait  entrevoir,  est  encore  au-des- 
sous, et,  encore  plus  bas,  se  place  la  population  de  l'archipel 
Lieou-kieou  (2). 

Les  contrées  où  les  deux  principes,  hindou  et  chinois,  se 
partagent  les  sympathies  des  populations,  sont  également  étran- 
gères à  la  plus  belle  conquête  des  civilisations  qu'elles  vénè- 
rent, la  stabilité.  Rien  de  plus  mouvant,  de  plus  variable,  que 
les  idées,  les  doctrines,  les  moeurs  de  ces  territoires.  Cette 
mobilité  n'a  rien  à  reprocher  à  la  nôtre.  Dans  les  terres  trans- 
gangétiques,  les  peuples  sont  malais,  et  leurs  nationalités  se. 
brouillent  en  nuances  imperceptibles  autant  qu'innombrables, 
suivant  que  les  éléments  jaunes  ou  noirs  dominent.  Lorsqu'une 
invasion  de  l'est  donne  la  prépondérance  aux  premiers ,  l'es- 
prit brahmanique  recule,  et  c'est  la  situation  des  derniers  siè- 

(1)  M.  Pickering,  jugeant  sur  ses  observations  personnelles,  tient  les 
Japonais  pour  identiques  de  race  avec  les  Malais  polynésiens  (p.  H7). 
—  Il  n'est  pas  impossible  qu'avant  toute  invasion  hindoue  à  Java, 
les  Japonais  n'y  aient  eu  des  établissements.  Un  des  noms  anciens  de 
l'île  est  Cha-po.  On  y  connaît  deux  districts  appelés,  l'un  Ja-pan  et 
l'autre  Ji-pang.  On  sait,  d'ailleurs,  qu'à  une  époque  très  lointaine,  les 
Japonais  ont  navigué  dans  tout  l'archipel.  (W.  v.  Humboldt,  Ueber 
die  Kawi-Sprache ,  t.  I,  p.  19;  Crawfurd,  Archipelago,  t.  III,  p.  465.) 

(2)  M.  Juricn  de  la  Gravière  a  fait  justice  de  l'espèce  d'Arcadie  que 
les  voyageurs  anglais  avaient  installée  dans  ces  îles.  (Revue  des  Deux- 
Mondes,  lSo-2.) 


DES  BACES  HUMAINES.  507 

des ,  dans  bien  des  provinces,  où  des  ruines  imposantes  et  de 
pompeuses  inscriptions  en  caractères  dévanagaris  proclament 
encore  l'antique  domination  de  la  race  sanscrite,  ou,  du  moins, 
des  bouddhistes  chassés  par  elle. 

Quelquefois  aussi  le  principe  blanc  reprend  le  dessus.  Ainsi, 
ses  missions  poursuivent,  en  ce  moment,  de  véritables  succès 
dans  r  Assam  (1  ),  les  États  annamitiques  (2) ,  chez  les  Birmans  (3) . 
Au  Népaul,  des  invasions  modernes  ont  également  donné  de  la 
puissance  au  brahmanisme,  mais  quel  brahmanisme  !  Aussi 
imparfait  que  la  race  jaune  a  pu  le  rendre. 

Au  nord,  vers  le  centre  des  chaînes  de  l'Hymalaya,  dans  ce 
dédale  de  montagnes  où  les  deux  Thibets  ont  établi  les  sanc- 
tuaires du  bouddhisme  lamaïque,  commencent  les  imitations, 
inadmissibles  des  doctrines  de  Sakya  qui  atteignent,  en  s'alté- 
rant,  jusqu'aux  rivages  de  la  mer  Glaciale,  presque  jusqu'au 
détroit  de  Behring. 

Des  invasions  arianes,  de  différentes  époques,  ont  laissé,  au 
fond  de  ces  montagnes ,  de  nombreuses  tribus  mêlées  de  près 
au  sang  jaune.  C'est  là  qu'il  faut  chercher  la  source  de  la  ci- 
vilisation thibétaine  et  la  cause  de  l'éclat  qu'elle  a  jeté.  L'in- 
fluence chinoise  est  venue,  de  bonne  heure,  combattre  sur  ce 
terrain  le  génie  de  la  famille  hindoue,  et,  soutenue  par  la  ma- 
jorité des  éléments  ethniques,  elle  a  naturellement  beaucoup 
gagné  de  terrain  et  en  gagne  chaqîis  jour  davantage. 

(1)  La  civilisation  de  ce  pays  aflFecte  des  formes  brahmaniques.  Les 
rois  ont  la  prétention  de  descendre  des  dieux  de  l'Inde;  mais  ils  ne 
font  pas  dater  leurs  annales  plus  haut  que  l'ère  de  Vikramaditya  (deux 
siècles  av.  J.-C).  Il  y  a  eu  des  immigrations  de  kschattryas  assez  ré- 
centes, puis  le  brahmanisme  fut  étouffé  pendant  quelque  temps  pour 
être  rétabli  au  xvn«  siècle.  {iMlter,  Ërdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  298etpass.) 

(2)  Les  Siamois  sont,  à  coup  sûr.  le  peuple  le  plus  avili  de  la  terre, 
parmi  les  nations  relativement  civilisées;  et  ce  qui  est  assez  re- 
marquable, c'est  qu'ils  savent  tous  lire  et  écrire.  (Ritter,  Erdkunde, 
Axien,  t.  III,  p.  Ho2.)  Ceci  semblerait  fort  contraire  à  l'avis  des  éco- 
nomistes anglais  et  français,  qui  ont,  d'un  commun  accord,  adopté  ce 
genre  de  connaissances  pour  le  critérium  le  plus  iiréfragable  de  la 
moralité  et  de  l'intelligence  d'un  peuple. 

(3)  Le  brahmanisme  s'étend  jusqu'au  Tonkin;  il  y  est,  à  la  vérité, 
très  déûguré.  (Ritter,  ibid.,  p.  956.) 


I 


DEl7lNEG  ALITE 


La  culture  hindoue  est  en  perte  visible  autour  de  TTlassa  (l). 

Plus  haut,  vers  le  nord,  elle  cesse  bientôt  d'apparaître,  lors- 
que s'ouvrent  les  steppes  parcourues  par  les  grandes  nations 
nomades  de  l'Asie  centrale.  La  contrefaçon  des  idées  chinoises 
règne  seule,  dans  ces  froides  régions,  avec  un  bouddhisme  ré- 
formé, à  peu  près  complètement  dépouillé  d'idées  hindoues. 

Je  ne  saurais  trop  le  répéter  :  on  s'est  représenté  comme 
beaucoup  plus  barbares  qu'ils  ne  le  sont ,  et  surtout  qu'ils  ne 
l'étaient,  ces  puissants  amas  d'hommes  qui  ont  influé  si  fort, 
sous  Attila,  sous  Djen-ghiz-khan,  à  l'époque  de  Timour  le  Boi- 
teux, sur  les  destinées  du  monde,  même  du  monde  occidental. 
Mais,  en  revendiquant  plus  de  justice  pour  les  cavaliers  jaunes 
des  grandes  invasions,  je  conviens  que  leur  culture  manquait 
d'originalité  et  que  les  constructeurs  étrangers  de  tous  ces 
temples,  de  tous  ces  palais,  dont  les  ruines  couvrent  les  step- 
pes mongoles,  demeurant  isolés  au  milieu  des  guerriers  qui 
leur  demandaient  et  leur  payaient  l'emploi  de  leurs  talents, 
venaient  généralement  de  la  Chine.  Cette  réserve  faite,  je  puis 
dire  qu'aucun  peuple  n'a  poussé  plus  loin  que  les  Kirghizes 

(1)  RiUer,  Erdkunde,  Asien,  t.  III,  p.  238  et  pass. ,  273  et  pass. , 
744.  Les  idées  religieuses  du  Tliibet  portent  témoignage  de  l'extrême 
mélange  de  la  race.  On  y^  remarque  des  notions  hindoues,  des  traces 
de  l'ancien  culte  idolâtrique  du  pays,  puis  des  inspirations  chinoises, 
enOn,  s'il  faut  en  croire  un  missionnaire  moderne,  M.  Hue,  des  traces 
probables  de  catholicisme  importées  au  xiv*  siècle  par  des  moines 
européens  et  acceptées  dans  la  réforme  de  Tsong-Kaba.  {Souvenirs 
d'un  voyage  dans  la  Tartarie,  le  Thibet  et  la  Chine,  t.  I.)  —  Au 
x»  siècle,  une  grande  invasion  de  Kalmoucks  et  de  Dzoungars  avait 
])resque  anéanti  le  bouddhisme.  (Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  III, 
p.  24^.)  Depuis  cette  époque,  et  parliculièremcnl  sous  le  règne  réparateur 
de  Srong-dzan-gambo ,  il  y  a  eu  quelques  immigrations  de  religieux 
venus  du  nord  de  l'Inde,  c'est-à-dire  du  Boutan  et  du  Népaul.  (Ritter, 
ibid.,  p.  278.)  Mais,  désormais,  c'est  le  sens  chinois  qui  domine  et 
progresse  chaque  jour  davantage.  La  double  origine  de  la  civilisation 
actuelle  du  Thibet  est  très  bien  symbolisée  par  l'histoire  du  mariage 
de  Srong-dzan-gambo.  Ce  monarque  épousa  deux  femmes ,  l'une  que  les 
chroniques  appellent  Dara-Nipol,  la  Blanche,  et  qui  était  fille  du 
souverain  du  Népaul;  l'autre,  nommée  Dara-wen-tching,  la  Verte,  qui 
venait  du  palais  impérial  de  Péking.  Hlassa  fut  fondée  sous  l'influence 
de  ces  deux  reines,  et  l'architecture  des  monuments  de  cette  ville  est 
tout  à  la  fois  chinoise  et  hindoue.  (Ritter,  ibid.,  p.  238.) 


DES   n4CES   HUMAINES.  509 

l'amour  de  rimprimerie  et  de  ses  pi-oductions.  Des  princes, 
sans  grande  renonnmée  et  d'une  puissance  médiocre,  Ablaï, 
entre  autres ,  ont  semé  le  désert  de  monastères  bouddhiques, 
aujourd'hui  en  décombres.  Plusieurs  de  ces  monuments  of- 
fraient, jusque  dans  le  siècle  dernier,  où  l'académicien  MùUer 
les  visita  (1),  le  spectacle  de  leurs  grandes  salles  dévastées  de- 
puis des  années ,  à  moitié  démantelées  et  sans  toits,  ni  fenêtres, 
pourtant  toutes  remplies  encore  de  milliers  de  volumes.  Les 
livres  tombés  sur  le  sol,  par  suite  de  la  rupture  des  tablettes 
moisies  qui  les  supportaient  jadis,  fournissaient  des  bourres 
pour  les  fusils  et  du  papier  pour  coller  les  fenêtres  à  toutes 
les  tribus  nomades  et  aux  Cosaques  des  environs  (2). 

D'où  avaient  pu  provenir  cette  persévérance,  cette  bonne 
volonté  pour  la  civilisation  chez  les  multitudes  belliqueuses 
du  xvi«  siècle,  menant  une  existence  des  plus  dures,  des  plus 
hérissées  de  privations,  sur  une  terre  improductive  ?  Je  l'ai  dit 
plus  haut  :  d'un  mélange  antique  de  ces  races  avec  quelques 
rameaux  blancs  perdus  (3). 

C'est  maintenant  l'occasion  de  toucher  un  problème  qui  va 
prendre,  tout  à  l'heure,  les  proportions  les  plus  imposantes  et 
faire  presque  reculer  l'audace  de  l'esprit. 

J'ai  cité,  dans  le  chapitre  précédent,  les  noms  de  six  na- 
tions blanches  connues  des  Chinois  pour  avoir  résidé ,  à  une 
époque  relativement  récente,  sur  leurs  frontières  du  nord- 

(1)  Ce  savant  avait  une  manière,  toute  particulière  à  lui,  d'explorer 
les  contrées  sur  lesquelles  devait  s'escrimer  son  érudition.  Il  s'établis- 
sait de  son  mieux  dans  une  ville  ou  dans  un  village,  et  s'entourait  de 
tout  le  confortable  disponible.  Puis  il  envoyait  à  la  découverte  un 
caporal  et  trente  Cosaques,  et  consignait  gravement  dans  ses  notes  les 
observations  que  ces  docles  militaires  lui  rapportaient.  (Ritter,  ibid., 
p.  734.) 

(2)  Ritter,  t.  I,  p.  744  et  pass. 

(3)  Les  langues  turques  et  mongoles,  le  tongouse  et  son  dérivé,  le 
mandchou,  portent  des  marques  de  ce  fait  si  considérable.  Tous  ces 
idiomes  contiennent  un  grand  nombre  de  racines  indo-germaniques. 
(Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  I,  p.  430.)  —  Au  point  de  vue  physiologi- 
que, on  observe  encore  que  les  yeux  bleus  ou  vcrdâtres,  les  cheveux 
blonds  ou  rouges  se  rencontrent  fréquemment  chez  certaines  popula- 
tions actuelles  de  la  Mongolie.  (/6id.) 


I 


510 


DE   L  INEGALITE 


ouest  et  de  l'est.  Par  ces  mots,  relativement  récente,  j'indi- 
que le  11^  siècle  avant  notre  ère. 

Ces  nations  ont  toutes  eu  des  destinées  ultérieures  qui  sont 
connues. 

Deux  d'entre  elles,  les  Yue-tchi  et  les  Ou-soun,  habitant 
sur  la  rive  gauche  du  Hoang-ho ,  contre  la  lisière  du  désert  de 
Gobi ,  furent  attaquées  par  les  Huns ,  Hioung-niou ,  peuple  de 
race  turque,  venu  du  nord-est.  Obligées  de  céder  au  nombre, 
et  séparées  dans  leurs  retraites,  elles  allèrent  se  fixer,  les 
Yue-tchi,  un  peu  plus  bas  vers  le  sud-ouest,  elles  Ou-soun, 
assez  loin  dans  la  même  direction ,  sur  le  versant  septentrional 
du  Thian-chan  (1). 

La  redoutable  progression  des  masses  ennemies  ne  les  laissa 
pas  longtemps  jouir  en  paix  de  leur  patrie  improvisée.  Au  bout 
de  douze  ans,  les  Yue-tchi  furent  accablés  de  nouveau.  Ils 
traversèrent  le  Thian-chan ,  longèrent  le  nouveau  pays  des 
Ou-soun  et  vinrent  s'abattre  au  sud,  sur  le  Sihoun,  dans  la 
Sogdiane.  Là  se  trouvait  une  nation  blanche  comme  eux ,  ap- 
pelée les  Szou  par  les  Chinois ,  et  que  les  historiens  grecs  nom- 
ment les  Gètes  ou  Hindo-Scythes.  Ce  sont  les  Khétas  du  Ma- 
habharata ,  les  Ghats  actuels  du  Pendjab ,  les  Utsavaran-Rétas 
du  Kachemyr  occidental.  Ces  Gètes,  attaqués  par  les  Yue- 
tchi  ,  leur  cédèrent  la  place ,  et  reculèrent  sur  la  monarchie 
métisse  et  dégénérée  des  Bactriens-Madédoniens.  L'ayant  ren- 
versée ,  ils  fondèrent ,  au  milieu  de  ses  débris ,  un  empire  qui 
ne  laissa  pas  que.de  devenir  assez  important. 

Pendant  ce  temps ,  les  Ou-soun  avaient  résisté  avec  bonheur 
aux  assauts  des  hordes  hunniques.  Ils  s'étaient  étendus  sur 
les  rives  de  la  rivière  Yh ,  et  y  avaient  établi  un  État  considé- 
rable. Comme  chez  les  Arians  primitifs,  leurs  mœurs  étaient 
pastorales  et  guerrières ,  leurs  chefs  portaient  ce  titre  que  la 
transcription  chinoise  fait  prononcer  kouen-mi  ou  houen-mo, 
et  dans  lequel  on  retrouve  aisément  la  racine  du  mot  germani- 
que kunig  (2).  Les  demeures  des  Ou-soun  étaient  sédentaires. 


(1)  RiUer,  t.  I,  p.  431  et  pass. 

(2)  Ritter,  Erdkunde,  Asieti,  t.  I,  p.  433-434. 


DES   RACES   HUMAINES.  511 

La  prospérité  de  cette  nation  courageuse  s'éleva  rapidement. 
L'an  107  avant  J.-C. ,  c'est-à-dire  170  ans  après  la  migration, 
l'établissement  de  ce  peuple  offrait  assez  de  solidité  pour  que 
la  politique  chinoise  crut  devoir  s'en  faire  un  appui  contre  les 
Huns.  Une  alliance  étroite  fut  formée  entre  l'empereur  et  le 
kouen-mi  des  Ou-soun,  et  une  princesse  vint,  du  royaume 
du  IMilieu,  partager  la  puissance  du  souverain  blanc  et  porter 
le  titre  de  kouen-ti  (queen)  (1). 

Mais  l'esprit  d'indépendance  personnelle  et  de  fractionne-, 
ment ,  propre  à  la  race  ariane  ,  décida  trop  tôt  du  sort  d'une 
monarchie  qui,  exposée  à  d'incessantes  attaques,  aurait  eu 
besoin  d'être  fortement  unie  pour  y  faire  tête.  Sous  le  petit- 
fils  de  la  reine  chinoise ,  la  nation  se  partagea  en  deux  bran- 
ches, régies  par  des  chefs  différents,  et,  à  la  suite  de  cette 
scission  malencontreuse ,  la  partie  du  nord  se  vit  bientôt  acca- 
blée par  des  barbares  jauues,  appelés  les  Sian-pi,  qui,  accou- 
rant en  grand  nombre ,  chassèrent  les  habitants.  D'abord  les 
fugitifs  se  retirèrent  vers  l'ouest  et  le  nord.  Après  être  restés 
dans  leur  asile  pendant  quatre. cents  ans,  ils  furent  de  nouveau 
expulsés  et  dispersés.  Une  fraction  chercha  un  refuge  au  delà 
du  Jaxartes ,  sur  les  terres  de  la  Transoxiane  ;  le  reste  gagna 
vers  rirtisch  et  se  retira  dans  la  steppe  des  Kirghizes,  où,  en 
619  de  notre  ère ,  étant  tombé  sous  la  sujétion  des  Turcs ,  il 
s'allia  à.  ses  vainqueurs  et  disparut  (2). 

Pour  l'autre  branche  des  Ou-soun ,  elle  fut  absorbée  par  les 
envahisseurs ,  et  se  mêla  à  eux  comme  l'eau  d'un  lac  à  celle 
du  grand  fleuve  qui  la  traverse. 

A  côté  des  Ou-soun  et  des  Yue-tchi,  quand  ils  habitaient  sur 
le  Hoang-ho ,  vivaient  d'autres  peuples  blancs.  Les  Ting-ling 
occupaient  le  pays  à  l'occident  du  lac  Baïkal  ;  les  Khou-te  tenaient 
les  plaines  à  l'ouest  des  Oii-soun  ;  les  Cbou-le  s'étendaient  vers 
la  contrée  plus  méridionale  où  est  aujourd'hui  Kaschgar;  les 
Kian-kouan  ou  Ha-kas  montaient  vers  le  Ienisseï ,  où  plus  tard 
ils  se  sont  fondus  avec  les  Kirghizes.  Enfin,  les  Yan-thsaï, 

(1)  Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  I,  p.  W3-434. 

(2)  RiUer,  loc.  cit. 


I 


512  DE   l'inégalité 

Alains-Sarmates,  touchaient  à  l'extrémité  septentrionale  de  la 
mer  Caspienne  (1). 

On  n'a  pas  perdu  de  vue  qu'il  s'agit  ici  de  l'an  177  ou  200 
avant  J.-C.  Ou  a  remarqué  aussi  que  tous  ceux  des  peuples 
blancs  que  je  viens  de  nommer,  quand  ils  ont  pu  se  maintenir, 
ont  fondé  des  sociétés  :  tels  les  Szou  ou  Khétas,  les  Ou-soun 
et  les  Yan-thsaï  ou  Alains.  Je  passe  à  une  nouvelle  considé- 
ration qui  se  déduit  de  ce  qui  précède. 

Puisque  la  race  noire  occupait,  dans  les  temps  primordiaux, 
et  avant  la  descente  des  nations  blanches ,  la  partie  australe 
du  monde ,  ayant  pour  frontières ,  en  Asie ,  tout  au  moins  la 
partie  inférieure  de  la  mer  Caspienne  d'une  part,  de  l'autre 
les  montagnes  du  Kouen-loun ,  vers  le  36°  degré  de  latitude 
nord ,  et  les  îles  du  Japon  sous  le  4*  à  peu  près  ;  que  la  race 
jaune ,  à  la  même  époque ,  antérieurement  à  toute  apparition 
des  peuples  blancs  dans  le  sud ,  se  trouvait  avancée  au  moins 
jusqu'au  Kouen-loun,  et,  dans  la  Chine  méridionale,  jusqu'au 
rivage  de  la  mer  Glaciale,  tandis  que,  dans  les  pays  de  l'Eu- 
rope, elle  allait  jusqu'en  Italie  et  en  Espagne,  ce  qui  suppose 
l'occupation  préalable  du  nord  (2);  puisque,  enfin,  la  race 
blanche,  en  apparaissant  sur  les  crêtes  de  l'Imaùs  et  se  lais- 
sant voir  sur  les  limites  du  Touran ,  envahissait  des  terres  qui 
lui  étaient  toutes  nouvelles;  pour  toutes  ces  raisons,  il  est  bien 
évident ,  bien  incontestable ,  bien  positif  que  les  premiers  do- 
maines de  cette  race  blanche  doivent  être  cherchés  sur  les  pla- 
teaux du  centre  de  l'Asie ,  vérité  déjà  admise ,  mais  de  plus , 
qu'on  peut  les  délimiter  d'une  manière  exacte.  Au  sud,  ces 
territoires  ont  leur  frontière  depuis  le  lac  Aral  jusqu'au  cours 
supérieur  du  Hoang-ho,  jusqu'au  Rhou-khou-noor.  A  l'ouest, 
la  limite  court  de  la  mer  Caspienne  aux  monts  Ourals.  A  l'est, 

(i)  RiMer,  t.  I,  p.  mo  et  1114.  —  Les  Kirghizes  ont  absorbé,  à  la  fois  ^ 
les  Ting-ling  et  les  Ha-kas. 

(2)  Les  invasions  dans  l'ouest  étaient  extrêmement  facilitées  à  la  race 
jaune  par  la  configuration  du  terrain.  M.  le  baron  A.  de  Humboldt  re- 
marque que,  depuis  les  rives  de  l'Obi,  par  le  78°  de  longitude,  jus- 
qu'aux bruyères  du  Lunebourg,  de  la  Westphalie  et  du  Brabant, 
le  pays  offre  exactement  le  même  aspect ,  triste  et  monotone.  (Asie 
centrale,  t.  I,  p.  53.) 


DES   «ACES   HUMAINES.  513 

elle  remonte  brusquement  en  dehors  du  Koiien-Ioun  vers  l'Al- 
taï, La  délimitation  au  nord  semble  plus  difficile;  cependant 
nous  allons,  tout  à  l'heure,  la  chercher  et  la  trouver. 

lia  race  blanche  était  très  nombreuse ,  le  fait  n'est  pas  con- 
testable (t).  J'en  ai  donné  ailleurs  les  preuves  principales. 
Elle  était,  de  plus,  sédentaire  et,  de  plus,  malgré  les  émissions 
considérables  de  peuples  qu'elle  avait  faites  au  dehors  de  ses 
frontières ,  plusieurs  de  ses  nations  restèrent  encore  dans  le 
nord-ouest  de  la  Chine,  longtemps  après  que  la  race  jaune  eut 
réussi  à  rompre  la  résistance  du  tronc  principal,  à  le  briser, 
à  le  disperser  et  à  s'avancer  à  sa  place  dans  l'Asie  australe. 
Or,  la  position  qu'occupent,  au  ii«  siècle  avant  notre  ère,  les 
Yue-tchi  et  les  Ou-soun,  sur  la  rive  gauche  du  Hoang-ho,  en 
tirant  vers  le  Gobi  supérieur,  c'est-à-dire  sur  la  route  directe 
des  invasions  jaunes,  vers  le  centre  de  la  Chine,  a  de  quoi 
surprendre,  et  l'on  pourrait  la  considérer  comme  forcée, 
comme  étant  le  résultat  violent  de  certains  chocs  qui  auraient 
repoussé  les  deux  rameaux  blancs  d'un  territoire  plus  ancien 
et  plus  naturellement  placé,  si  la  position  relative  des  six  au- 
tres nations  que  j'ai  aussi  nommées,  n'indiquait  pas  que  tous 
ces  membres  de  la  grande  famille  dispersée  se  trouvaient 
réellement  chez  eux  et  formaient  le  jalonnement  des  anciennes 
possessions  de  leur  race,  au  temps  de  la  réunion.  Ainsi,  il  y 
avait  eu  extension  primitive  des  peuples  blancs  au  delà  du  lac 
Khou-khou-noor  vers  l'est,  tandis  qu'au  nord  ces  mêmes  peu- 

(1)  Les  territoires  sibériens  qu'elle  occupait  étaient  assez  vastes 
pour  la  contenir,  car  ils  ne  mesurent  pas  moins  de  300,000  lieues  car- 
rées. (Humboldt,  Asie  centrale,  t.  I,  p.  176.)  Les  ressources  que  pré- 
sentaient ces  pays  pour  la  nourriture  de  masses  considérables  étaient 
également  très  sulïisantes.  Les  plaines  de  la  Mongolie  actuelle,  appelées 
par  les  Chinois  la  Terre  des  Herbes,  offraient  des  pâturages  immenses 
aux  nombreux  troupeaux  d'une  famille  humaine  essentiellement  pas- 
torale. Le  seigle  et  l'orge  réussissent  très  avant  dans  le  nord.  A  Kas- 
chgar,  à  Khoten ,  à  Aksou ,  à  Koutché ,  dans  le  parallèle  de  la  Sardaigne, 
on  cultive  le  coton  et  les  vers  à  soie.  Plus  au  nord,  à  Yarkand,  à  Hami, 
à  Kharachar,  les  grenades  et  les  raisins  arrivent  à  maturité.  {Asie 
centrale,  t.  III,  p.  20.)  —  «  Au  delà  du  Jenisséï,  à  l'est  du  méridien 
«  de  Sayansk ,  et  surtout  au  delà  du  lac  Baïkal ,  la  Sibérie  même  prend 
«  uu  caractère  moutueux  et  agréablement  pittoresque.  »  {Ibid.,  p.  23.) 

29. 


514 


DE   l'inégalité 


pies  touchaient  encore,  à  une  époque  assez  basse,  au  lac  Baï- 
kal  et  au  cours  supérieur  du  Ienisseï.  Maintenant  que  toutes 
les  limites  sont  précisées,  il  y  a  lieu  de  chercher  si  le  sol 
qu'elles  embrassent  ne  renferme  plus  aucun  débris  matériel , 
aucune  trace,  qui  puissent  se  rapporter  à  nos  premiers  pa- 
rents. Je  sais  bien  que  je  demande  ici  des  antiquités  presque 
hyperboliques.  Cependant  la  tâche  n'est  pas  chimérique  en 
présence  des  découvertes  curieuses  et  entourées  de  tant  de 
mystères  qui  eurent  l'honneur,  au  dernier  siècle ,  d'attirer  l'at- 
tention de  l'empereur  Pierre  le  Grand ,  et  de  donner,  en  sa 
personne ,  une  preuve  de  plus  de  cette  espèce  de  divination  qui 
appartient  au  génie. 

Les  Cosaques,  conquérants  de  la  Sibérie  à  la  fin  du  xvi" 
siècle,  avaient  trouvé  des  traînées  de  tumulus  soit  de  terre, 
soit  de  pierres,  qui,  au  milieu  de  steppes  complètement  dé- 
sertes, accompagnaient  le  cours  des  rivières.  Dans  l'Oural 
moyen,  on  en  rencontrait  aussi.  Le  plus  grand  nombre  était 
de  grandeur  médiocre.  Quelques-uns,  magnifiquement  cons- 
truits en  blocs  de  serpentin  et  de  jaspe,  affectaient  la  forme 
pyramidale  et  mesuraient  jusqu'à  cinq  cents  pieds  de  tour  h. 
la  base  (1). 

Dans  le  voisinage  de  ces  sépultures,  on  remarquait,  en 
outre,  des  restes  étendus  de  circonvallations ,  des  remparts 
massifs,  et,  ce  qui  est  encore  aujourd'hui  d'une  grande  utilité 
pour  les  Russes ,  d'innombrables  travaux  de  mines  sur  tous 
les  points  riches  en  or,  en  argent  et  en  cuivre  (2) . 

Les  Cosaques  et  les  administrateurs  impériaux  du  xvii^ 
siècle  auraient  fait  peu  d'attention  à  ces  restes  d'antiquités  in- 
connues, sauf,  peut-être,  les  ouvertures  de  mines,  si  une  cir- 
constance intéressante  ne  les  avait  captivés.  Les  Kirghizes 
étaient  dans  l'habitude  d'ouvrir  ces  tombeaux,  beaucoup  d'en- 
tre eux  en  faisaient  même  un  métier,  et  ce  n'était  pas  sans  rai- 

(1)  Rittcr,  Erdkunde,  Asien,  t.  II,  p.  332  et  pass.,  p.  336. 

(2)  La  limite  des  tombeaux  et  des  mines  tchoudes  s'arrête  vers  le 
nord,  au  58";  et,  du  côté  du  sud,  elle  descend  jusqu'au  45».  L'ex- 
tension de  l'est  à  l'ouest  va  depuis  l'Amour  moyen  jusque  sur  le  Volga, 
jusqu'au  pied  oriental  de  l'Oural.  (Ritter,  ibid.,  p.  337.) 


I 


DES  RACES   HUMAINES.  515 

son.  Ils  en  extra)'aient,  en  grande  quantité,  des  ornements 
ou  des  instruments  d'or,  d'argent  et  de  cuivre.  Il  ne  paraît  pas 
que  le  fer  s'y  soit  jamais  montré.  Dans  les  monuments  cons- 
truits pour  le  commun  peuple,  la  trouvaille  était  de  médiocre 
valeur;  aussi  les  chasseurs  kirghizes  ont-ils  laissé  subsister, 
jusqu'à  nos  jours,  un  grand  nombre  de  ces  constructions. 
Mais  les  plus  belles,  celles  qui  annonçaient ,  chez  le  mort,  du 
rang  ou  de  la  richesse,  ont  été  bouleversées  sans  pitié,  non 
sans  profit ,  cardans  leur  sein  l'or  a  été  recueilli  avec  profusion. 

Les  Cosaques  prirent  bientôt  leur  part  de  ces  opérations 
destructives;  mais  Pierre  le  Grand,  l'ayant  appris,  défendit 
de  fondre  ni  de  détruire  les  objets  déterrés  dans  les  excava- 
tions ,  et  ordonna  de  les  lui  envoyer  à  Saint-Pétersbourg.  C'est 
ainsi  que  fut  formé ,  dans  cette  capitale ,  le  curieux  musée  des 
antiquités  tchoudes,  précieux  par  la  matière  et  plus  encore 
par  la  valeur  historique.  On  appela  ces  monuments  tchoudes 
ou  daours,  honneur  peu  mérité  qu'on  faisait  aux  Finnois, 
faute  de  connaître  les  véritables  auteurs. 

Les  découvertes  ne  devaient  pas  se  borner  là.  Bientôt  on 
s'aperçut  qu'on  n'avait  pas  vu  tout.  A  mesure  qu'on  avançait 
vers  l'est,  on  trouvait  des  tombeaux  par  milliers ,  des  fortifica- 
tions, des  mines.  Dans  l'Altaï,  on  remarqua  même  des  restes 
de  cités,  et,  de  proche  en  proche,  on  put  se  convaincre  que 
ces  mystérieuses  traces  de  la  présence  de  l'homme  civilisé  em- 
brassaient une  zone  immense ,  puisqu'elles  s'étendaient  depuis 
l'Oural  moyen  jusqu'au  cours  supérieur  de  l'Amour,  prenant 
ainsi  toute  la  largeur  de  l'Asie  et  couvrant  de  marques  irrécu- 
sables d'une  haute  civilisation  ces  terribles  plaines  sibériennes 
aujourd'hui  désertes ,  stériles  et  désolées.  Vers  le  sud ,  on  ne 
connaît  pas  la  limite  des  monuments.  A  Semipalatinsk ,  sur 
rirtisch  ,  dans  le  gouvernement  de  Tomsk,  les  campagnes  sont 
hérissées  de  puissantes  accumulations  de  terre  et  de  pierres. 
Sur  le  Tarbagataï  et  la  Chaïnda,  des  débris  de  cités  nombreu- 
ses laissent  contempler  encore  des  ruines  colossales  (1). 


(1)  Ritter,  tôid. ,  p.  323  et  pass.  Il  semblerait  que  les  monuments 
puissent  se  distinguer  en  deux  classes,  et  celle  à  laquelle  appartient 


516 


DE   l;  INEGALITE 


Voilà  les  faits.  A  leur  suite  se  présente  cette  question  :  à 
quels  peuples  nombreux  et  civilisés  ont  appartenu  ces  fortifi- 
cations, ces  villes,  ces  tombeaux,  ces  instruments  d'or  et 
d'argent? 

Pour  obtenir  une  réponse ,  il  faut  ici  procéder  d'abord  par 
exclusion.  On  ne  saurait  penser  à  attribuer  toutes  ces  merveil- 
les aux  grands  empires  jaunes  de  la  haute  Asie.  Eux  aussi  ont 
laissé  des  marques  de  leur  existence.  On  les  connaît,  ces  mar- 
ques, et  ce  ne  sont  pas  celles-là.  Elles  ont  une  tout  autre  ap- 
parence ,  une  autre  disposition.  Il  n'y  a  pas  moyen  de  les  con- 
fondre avec  celles  dont  il  est  question  ici.  De  même  pour  les 
restes  de  la  grandeur  passagère  de  certaines  peuplades,  comme 
les  Kirghizes.  Les  couvents  bouddhiques  d'Ablaï-kitlia  ont 
leur  caractère,  qui  ne  saurait  être  confondu  avec  celui  des 
constructions  tchoudes  (1). 

Les  temps  modernes  ainsi  mis  hors  de  cause,  cherchons 
dans  les  temps  anciens  à  quelle  nation  nous  pouvons  nous 
adresser.  M.  Ritter  insinue  que  les  habitants  de  ce  mystérieux 
et  vaste  empire  septentrional  pourraient  bien  avoir  été  les  Ari- 
maspes  d'Hérodote. 

Je  me  permettrai  de  résister  à  l'opinion  du  grand  érudit 
allemand,  qui  ne  fait  d'ailleurs  qu'offrir  cette  solution  sans  pa- 
raître lui-même  convaincu  de  sa  valeur.  Pour  s'y  tenir,  il  fau- 
drait, ce  me  semble,  forcer  le  texte  du  père  de  l'histoire.  Que 
dit-il?  Il  raconte  qu'au-dessus  des  Hindous  demeurent  les 
Arimaspes,  et  il  décrit  les  Arimaspes;  mais  au-dessus  des 
Arimaspes  résident  les  Gryphons,  plus  loin  encore  les  Hyper- 
boréens.  Tous  ces  peuples  sont  les  mêmes  nations  à  demi  fan- 
tastiques dont  les  poètes  de  l'Inde  peuplent  l'Uttara-Kourou  (2). 

la  plus  haute  antiquité  indique  aussi  la  civilisation  la  plus  complète. 
(Ibid. ,  t.  Il,  p.  333.) 

(1)  M.  Ritter  fait  ici  une  observation  pleine  de  sens  et  de  profondeur. 
Comment,  dit-il,  se  pourrait-il  faire  que  des  populations  jaunes,  que 
des  Kalmouks,  ces  hommes  absolument  dénués  d'imagination,  eus- 
sent donné  cours  au  mythe  des  Gryphons,  et,  devenus  les  Arimaspes,  se 
fussent  entourés  de  tant  de  peuples  si  singulièrement  fabuleux?  En  ef- 
fet, le  gi-nie  finnois  n'atteint  pas  à  de  tels  résultats.  (Ritter,  ibid.,  p.  336.) 

(2)  Lassen,  Zeitschrift  fur  d.  K.  d.  Morgenl,  t.  II,  p.  C2  et  Go.  Les 


DES  BACES  HUMAINES.  517 

Je  ne  vois  aucun  motif  d'attribuer  à  ces  fantômes,  qui  cachent 
d'ailleurs  des  peuples  réels  et,  sans  nul  doute,  de  race  blan- 
che ,  ce  que  l'on  doit  reporter  à  de  vrais  hommes.  On  serait 
plus  près  de  la  vérité  en  ne  voyant  dans  les  Issédons,  les  Ari- 
maspes,  les  Gryphons,  les  Hyperboréens ,  que  des  fragments 
de  l'antique  société  blanche,  des  peuples  apparentés  aux 
Arians  zoroastriens,  aux  Sarmales  (1).  Ce  qui  appuie  cette  opi- 
nion ,  c'est  que  jusqu'ici  les  géographes  avaient  placé  ces  tri- 
bus en  cercle  autour  de  la  Sogdiane  et  nullement  dans  le  nord 
sibérien.  C'est  le  vrai  sens  d'Hérodote,  et  rien  ne  porte  à  y 
être  infidèle.  De  plus,  les  récits  d'Aiistée  de  Proconnèse ,  tels 
qu'Hérodote  les  rapporte,  ont  trait  à  une  époque  où  les  nations 
blanches  de  l'Asie  étaient  trop  divisées,  trop  poursuivies  pour 
pouvoir  fonder  de  grandes  choses,  et  laisser  des  traces  d'une 
civilisation  étendue  sur  de  si  immenses  contrées. 

Si  ces  peuples  avaient  été  aussi  puissants  que  M.  Ritter  le 
suppose,  les  Chinois  n'auraient  pu  éviter  de  très  nombreux 
rapports  avec  eux,  et  les  Grecs,  qui  savaient  de  si  belles  cho- 
ses de  ces  Chinois ,  que  je  ne  fais  pas  difficulté  de  reconnaître 
dans  les  Argippéens  chauves ,  sages  et  essentiellement  pacifi- 


Grecs  avaient  puisé  leurs  connaissances  à  demi  romanesques  des  peu- 
ples de  l'Asie  centrale  à  la  source  buctrienne,  à  peu  près  identique 
avec  celle  du  Mahabharata.  L'Uttara-Kourou ,  le  pays  primitif  des  Kau- 
ravas,  les  Attacori  de  Pline,  était  aussi  l'Hataka,  la  terre  de  l'or.  Près 
de  là  demeuraient  les  Risikas  qui,  ayant  des  chevaux  merveilleux, 
ressemblent  fort  aux  Arimaspes.  (Hérodote,  IV,  d3  et  17.) 

(1)  Il  est  incontestable  que  les  Arimaspes  portent,  dans  la  première 
syllabe  de  leur  nom,  une  sorte  de  témoignage  de  leur  origine 
blanche.  Ne  pourrait-on  retrouver  encore  actuellement  dans  le  nord 
de  la  Sibérie  la  même  racine  are  avec  quelques-unes  de  ses  consé- 
quences ethnologiques?  Strahlenberg  raconte  que  les  Wotiaks  se 
nomment,  en  leur  langue,  Arr,  et  appellent  leur  pays  Arima.  Il  ne 
s'ensuivrait  pas,  sans  doute,  que  les  Wotiaks  fussent  un  peuple  de 
race  ariane;  mais  on  en  pourrait  conclure  que  ce  sont  des  métis 
blancs  et  jaunes  qui  ont  conservé  le  nom  d'une  partie  de  leurs  ancê- 
tres. (Strahlenberg,  das  Nord-und-œstliche  Theil  von  Europa  und 
Asien,  p.  76.)  Nota.  —  Are  est  le  mot  mongol  pour  dire  homme,  par 
opposition  iicame,  femme.  {Ibid.,  137.)  —  De  même,  arion  signilie 
pur,  etc. 


518 


DE   l'inégalité 


ques  (1),  auraient  donné  également  des  détails  plus  minutieux 
et  plus  exacts  sur  des  faits  aussi  frappants  que  ceux  dont  les 
monuments  tchoudes  proclament  l'existence.  Il  ne  me  paraît 
donc  nullement  possible  qu'au  vi^  siècle  avant  J.-C.  tout  le 
«entre  de  l'Asie  ait  été  la  possession  d'un  grand  peuple  cultivé, 
s'étendant  du  lénisséi  à  l'Amour,  dont  ni  les  Cliinois ,  ni  les 
Grecs,  ni  les  Perses,  ni  les  Hindous  n'auraient  jamais  eu  ni 
vent  ni  nouvelles,  tous  persuadés,  au  contraire,  à  l'exception 
des  premiers,  qui  ont  le  privilège  de  ne  rêver  à  rien,  qu'il  fal- 
lait peupler  ces  régions  inconnues  de  créatures  à  moitié  my- 
thologiques. 

Si  l'on  ne  peut  pas  accorder  de  telles  œuvres  au  temps 
d'Hérodote ,  comme  il  n'est  pas  possible  non  plus  de  les  re- 
porter, après  lui,  à  l'époque  d'Alexandre,  par  exemple,  oij  ce 
prince,  s'étant  avancé  jusqu'il  l'extrémité  de  laSogdiane,  n'aurait 
rien  appris  des  merveilles  du  nord, ce  qui  est  inadmissible,  il 
faut ,  de  toute  nécessité ,  se  plonger  intrépidement  dans  ce  que 
l'antiquité  a  de  plus  reculé ,  de  plus  noir,  de  plus  ténébreux ,  et 
ne  pas  hésiter  à  voir  dans  les  contrées  sibériennes  le  séjour  pri- 
mitif de  l'espèce  blanche,  alors  que  les  nations  diverses  de  cette 
race,  réunies  et  civilisées,  occupaient  des  demeures  voisines 
les  unes  des  autres ,  alors  qu'elles  n'avaient  pas  encore  de  mo- 
tifs de  quitter  leur  patrie,  et  de  s'éparpiller  pour  en  aller  cher- 
cher une  autre  au  loin. 

Tout  ce  qu'on  a  exhumé  des  tombeaux  et  des  ruines  tchou- 
<ies  ou  daouriennes  confirme  ce  sentiment.  Les  squelettes  sont 
toujours  ou  presque  toujours  accompagnés  de  têtes  de  chevaux. 
On  observe  à  côté  d'eux  une  selle,  une  bride,  des  étriers,  des 
monnaies  marquées  d'une  rose,  des  miroirs  de  cuivre,  ren- 
contre si  commune  parmi  les  reliques  chinoises  et  étrusques , 
si  fréquente  encore  sous  les  yourtes  tongouses  où  ces  instru- 
ments servent  aux  opérations  magiques.  Ils  se  trouvent  abon- 
damment dans  les  plus  pauvres  tombeaux  daouriens  (2).  Chose 


(0  Hcrodotc,  IV,  23. 

(-i)  Chez  les  Bouriates,  il  est  peu  de  tentes  où  l'on  ne  rencontre  de 
ces  sortes  de  miroirs  suspendus  aux  piliers.  Le  lama  s'en  sert  en  y  fai- 


DES  RACES  HUMAINES.  519 

plus  remarquable  :  au  siècle  dernier,  Pallas  aperçut  sur  un 
monument  en  forme  d'obélisque  et  sur  des  pierres  tumulaires 
des  inscriptions  étendues.  Un  vase  retiré  d'un  sépulcre  en  por- 
tait une  également,  et  W,  G.  Grimm  n'hésite  pas  à  signaler 
entre  les  caractères  de  ces  inscriptions  et  les  runes  germani- 
ques ,  non  pas  une  identité  complète ,  mais  une  ressemblance 
imméconnaissable  (1).  J'arrive  au  trait  frappant,  concluant, 
selon  moi  :  au  nombre  des  ornements  les  plus  fréquents, 
comme  les  cornes  de  bélier,  de  cerf,  d'élan,  d'argali,  en  mé- 
tal, or  ou  cuivre,  le  sujet  le  plus  ordinaire,  le  plus  répété, 
c'est  le  sphinx.  Il  se  trouve  au  manche  des  miroirs  et  même 
taillé  en  relief  sur  des  pierres  (2). 

Il  sied  bien  aux  énigmatiques  habitants  de  la  Sibérie  anti- 
que de  s'être  rendu  justice  devant  la  postérité ,  en  lui  léguant, 

sant  refléter  l'image  du  Bouddha;  puis  il  verse  dessus  de  l'eau  qui, 
coulant  de  là  dans  un  vase,  est  censée  emporter  l'image  divine  et  de- 
vient consacrée.  (Ritter,  Erdkunde,  Asien,  t.  Il,  p.  119-120.) 

(1)  W.  G.  Grimm,  Ueber  die  deutschen  Runen,  in-12,  p.  128;  Strahlen- 
berg,  dus  Nord-und-œstUche  Theil  von  Europa  und^  Asien,  in-4"';  Sto- 
ckholm, 1730.  Le  capitaine  suédois,  premier  auteur  qui  ait  parlé  des 
monuments  tchoudes,  fait  une  remarque  on  ne  peut  plus  intéres- 
sante :  il  dit  qu'en  Islande,  dans  les  temps  anciens,  on  écrivait;  sur 
des  os  de  poissons  avec  une  couleur  rouge  indélébile;  que  des 
caractères  tracés  avec  la  même  matière  se  rencontrent  chez  les 
Permiens  et  sur  les  bords  du  lénisèï,  puis  à  la  source  de  l'Irbyht,  et 
ailleurs  encore  (p.  363).  On  entrevoit  sans  peine  les  conclusions  à 
tirer  d'un  fait  aussi  remarquable,  et  il  est  temps  de  se  rappeler  ici  que 
le  mot  qui,  chez  les  nations  gothiques,  signifiait  écrire,  était  mêljan 
ou  gameljan,  dont  le  sens  véritable  est  peindre;  mèl,  peinture,  et 
de  là,  écriture;  ufarmêli,  inscription.  (W.  G.  Grimm,  Ueber  die  deuts- 
chen Runen,  p.  47.) 

(2)  «  Dans  le  vestibule  du  musée  (à  Barnaul)  était  un  sphinx  taillé 
«  en  pierre,  reposant  sur  un  bloc  carré,  et  long  de  quatre  pieds  sur 
«  un  pied  et  demi  de  large.  Ge  monument  fut ,  pour  moi ,  d'un  grand 
•I  intérêt,  ayant  été  découvert  dans  un  tombeau  tclioude.  Le  travail 
«  en  était,  à  la  vérité,  grossier;  mais  trouver  en  ce  lieu  une  production 
■  d'une  si  haute  antiquité  me  frappa  beaucoup,  .le  vis  aussi  piu- 
«  sieurs  pierres  sépulcrales,  provenant  également  de  tombeaux 
«  tchoudes,  ornées  de  bas-reliefs  représentant  des  figures  d'hommes, 
«  peu  saillantes  et  d'une  exécution  également  assez  rude.  »  (G.  r. 
von  Ledebour,  Reise  durch  das  AUaî-Gebirge  und  die  soongorischa 
Kirgisen-Steppe,  1"  Theil;  Berlin,  1829,  p.  371-372.) 


f 


520  DE  l'inégalité 

comme  leur  plus  parfait  emblème,  le  symbole  de  l'impéné- 
trable. Mais ,  trop  prodigué ,  le  sphinx  finit  par  se  révéler  lui- 
même.  Comme  nous  le  trouvons  chez  les  Perses  sculpté  aux 
murailles  de  Persépolis ,  comme  nous  le  rencontrons  en  Egypte 
s'étendant  silencieux  en  face  du  désert ,  et  que  sur  Jes  croupes 
du  Cithéron  des  Grecs  il  erre  encore  tandis  qu'Hérodote ,  ce 
soigneux  observateur,  le  voit  chez  les  Arimaspes ,  il  devient 
possible  de  poser  la  main  sur  l'épaule  de  cette  créature  taci- 
turne, et  de  lui  dire,  sinon  qui  elle  est,  du  moins  le  nom  de 
son  maître.  Elle  appartient  évidemment  en  commun  à  la  race 
blanche.  Elle  fait  partie  de  son  patrimoine,  et  bien  que  le  se- 
cret de  ce  qu'elle  signifie  n'ait  pas  encore  été  pénétré ,  on  est 
autorisé  à  déclarer  que ,  là  où  on  l'aperçoit ,  là  furent  aussi 
des  peuples  arians. 

Ces  steppes  du  nord  de  l'Asie ,  aujourd'hui  si  tristes ,  si  dé- 
sertes, si  dépeuplées,  mais  non  pas  stériles,  comme  on  le  croit 
généralement  (1) ,  sont  donc  le  pays  dont  parlent  les  Iraniens, 
l'Airyanemvaëgo ,  berceau  de  leurs  aïeux.  Ils  racontaient  eux- 
mêmes  qu'il  avitit  été  frappé  d'hiver  par  Ahriman,  et  qu'il  n'a- 
vait pas  deux  mois  d'été.  C'est  l'Uttara-Rourou  de  la  tradition 
brahmanique,  région  située,  suivant  elle,  à  l'extrême  nord,  où 
régnait  la  liberté  la  plus  absolue  pour  les  hommes  et  pour  les 
femmes  ;  liberté  réglée  cependant  par  la  sagesse ,  car  là  habi- 
taient les  Rischis,  les  saints  de  l'ancien  temps  (2).  C'est  l'Her- 
inionia  des  Hellènes ,  patrie  des  Hyperboréens ,  des  gens  de 
l'extrême  nord,  macrobiens,  dont  la  vie  était  longue,  la  vertu 
profonde,  la  science  infinie,  l'existence  heureuse.  Enfin,  c'était 
celte  contrée  de  l'est  dont  les  Suèves  germaniques  ne  parlaient 
qu'avec  un  respect  sans  bornes,  parce  que,  disaient-ils,  elle 
était  possédée  par  leurs  glorieux  ancêtres,  les  plus  illustres  des 
hommes ,  les  Semnons  (3). 

Ainsi ,  voilà  quatre  peuples  arians  qui ,  depuis  la  séparation 
de  l'espèce,  n'ont  jamais  communiqué  ensemble,  et  qui  s'ac- 
cordent à  placer  dans  le  fond  du  nord,  à  l'est  de  l'Europe ,  le 

(i)  Voir  plus  haut,  p.  430  et  suiv. 

(2)Lassen,  Zeitschrift  der  deulsch.  morgenl.  Gesellsch.,  t.  II,  p.  59. 

(3)  Maunert,  Germania,  p.  2. 


DES  HACES   HUMAINES.  521 

premier  séjour  de  leurs  familles.  Si  un  pareil  témoignage  était 
repoussé,  je  ne  sais  plus  sur  quelle  base  solide  pourrait  comp- 
ter l'histoire. 

La  terre  de  Sibérie  garde  donc  dans  ses  solitudes  les  véné- 
rables monuments  d'une  époque  bien  autrement  ancienne  que 
celle  de  Sémiramis,  bien  autrement  majestueuse  que  celle  de 
Nemrod.  Ce  n'est  ni  l'argile,  ni  la  pierre  taillée,  ni  le  métal 
fondu  que  j'en  admire.  Je  réfléchis  que,  dans  une  antiquité 
aussi  haute,  la  civilisation  que  je  constate  touche  de  près  aux 
âges  géologiques ,  à  cette  époque  encore  troublée  par  les  ré- 
voltes d'une  nature  mal  soumise  qui  a  ^u  la  mise  à  sec  de  la 
grande  mer  intérieure  dont  le  désert  de  Gobi  faisait  le  fond. 
C'est  vers  le  soixantième  siècle  avant  J.-C.  que  les  Chamites 
et  les  Hindous  apparaissent  au  seuil  du  monde  méridional.  Il 
ne  reste  donc  plus  pour  atteindre  la  limite  que  la  religion  et 
les  sciences  naturelles  semblent  imposer  à  l'âge  du  monde  qu'un 
ou  deux  milliers  d'années  environ,  et  c'est  pendant  cette  pé- 
riode que  se  développa  avec  une  vigueur  dont  les  preuves  sont 
nombreuses  et  patentes  un  perfectionnement  social  qui  ne 
laisse  pas  le  moindre  espace  de  durée  à  une  barbarie  primitive. 
Ce  que  j'ai  répété  plusieurs  fois  déjà  sur  la  sociabilité  et  la  di- 
gnité innées  de  l'espèce  blanche ,  je  crois  que  je  viens  de  l'é- 
tablir déOnitivement  ici,  et,  en  écartant,  en  repoussant  dans 
un  néant  inexorable  l'homme  sauvage,  le  premier  homme  des 
philosophes  matérialistes ,  celui  dont  le  spectre  constamment 
évoqué  sert  à  combattre  ce  que  les  institutions  sociales  ont  de 
plus  respectable  et  de  plus  nécessaire ,  en  chassant  définitive- 
ment dans  les  kraals  des  Hottentots  et  jusqu'au  fond  des  ca- 
banes tongouses,  et  par  delà  encore,  dans  les  cavernes  des 
Pélagiens ,  cette  misérable  créature  humaine  qui  n'est  pas  des 
nôtres,  et  qui  se  dit  fille  des  singes,  oublieuse  d'une  origine 
meilleure  bien  que  défigurée,  je  ne  fais  autre  chose  que  d'ac- 
cepter ce  que  les  découvertes  de  la  science  apportent  de  con- 
firmation aux  antiques  paroles  de  la  Genèse. 

Le  livre  saint  n'admet  pas  de  sauvages  à  l'aurore  du  monde. 
Son  premier  homme  agit  et  parle,  non  pas  en  vertu  de  capri- 
ces aveugles,  non  pas  au  gré  de  passions  purement  brutales, 


\ 


522 


DE   l'inégalité 


mais  conformément  à  la  règle  préétablie,  appelée  par  les  théo- 
logiens loi  naturelle,  et  qui  n'a  d'autre  source  possible  que  la 
révélation,  asseyant  ainsi  la  morale  sur  un  sol  plus  solide  et 
plus  immuable  que  ce  droit  ridicule  de  chasse  et  de  pêche  pro- 
posé par  les  docteurs  du  socialisme.  J'ouvre  la  Genèse,  et,  au 
second  chapitre,  si  les  deux  ancêtres  sont  nus,  c'est  qu'ils  sont 
dans  l'état  d'innocence  :  «  c'est,  »  dit  le  livre  saint,  «  qu'ils 
ne  le  prennent  point  à  honte.  »  Aussitôt  que  l'état  paradisia- 
que cesse,  je  ne  vois  pas  les  auteurs  de  l'espèce  blanche  se 
mettre  à  vaguer  dans  les  déserts.  Ils  reconnaissent  immédia- 
tement la  nécessité  dTi  travail ,  et  ils  la  pratiquent.  Immédia- 
tement ils  sont  civilisés,  puisque  la  vie  agricole  et  les  habitudes 
pastorales  leur  sont  révélées.  La  pensée  biblique  est  si  ferme 
sur  ce  point,  que  le  fondateur  de  la  première  ville  est  Caïn,  le 
fils  du  premier  homme,  et  cette  ville  porte  le  nom  d'Hénoch, 
le  petit-fils  d'Adam  (1). 

Inutile  de  débattre  ici  la  question  de  savoir  si  le  récit  sacré 
doit  être  entendu  dans  un  sens  littéral  ou  de  toute  autre  fa- 
çon :  ce  n'est  pas  de  mon  sujet.  Je  me  borne  à  constater  que, 
dans  la  tradition  religieuse ,  qui  est  en  même  temps  le  récit  le 
plus  complet  des  âges  primitifs  de  l'humanité,  la  civilisation 
naît,  pour  ainsi  dire,  avec  la  race,  et  cette  donnée  est  pleine- 
ment confirmée  par  tous  les  faits  qu'on  peut  grouper  à  l'entour. 

Encore  un  mot  sur  l'espèce  jaune.  On  la  voit,  dès  les  âges 
primordiaux,  retenue  par  la  digue  épaisse  et  puissante  que  lui 


(1)  Gen.,  IV,  17:  «  Caïn...  .xdificavit  civitatem,  vocavitque  nomen 
«  ejus  ex  nomine  filii  sui,  Henoch.  »  La  suite  du  récit  n'est  pas 
moins  curieuse,  et  ne  concorde  pas  moins  avec  ce  que  j'ai  dit  des 
mœurs  primitives  de  la  race  blanche  et  de  ses  habitudes  :  20.  «  Genuit 
«  AdaJabel,qui  fuit  pater  habitantium  in  tentoriis,  atque  pnstorum.  » 
21.  «  Et  nomen  fratris  ejus  Jubal;  ;pse  fuit  paler  canentium  cithara 
«  et  organo.  »  22.  «  Sella  quoque  genuit  Tubalcain ,  qui  fuit  malleator 
«  et  faber  in  cuncta  opéra  œris  et  ferri.  »  Ainsi ,  cinq  générations  après 
Caïn,  fondateur  de  la  première  ville,  les  peuples  menaient  la  vie 
pastorale,  connaissaient  l'art  du  chant,  c'est-à-dire  conservaient  deg 
annales  et  savaient  travailler  les  nu  taux.  Je  n'ai  pas  tiré  des  résul- 
sats  différents  de  la  série  des  témoignages  physiologiques,  philologi- 
<[ues  et  historiques  que  j'ai  interrogés  jusqu'ici  dans  ces  pages. 


DES  BACES   HUMAINES.  523 

oppose  la  civilisation  blanche,  contrainte,  avant  d'avoir  pu  sur- 
monter l'obstacle,  de  se  partager  en  deux  branches  et  d'inon- 
der l'Europe  et  l'Asie  orientale,  en  se  coulant  le  long  de  la  mer 
Glaciale,  de  la  mer  du  Japon  et  des  plages  de  la  Chine.  Mais 
il  n'est  pas  possible  de  supposer,  à  voir  quelles  masses  effrayan- 
tes se  pressaient,  au  second  siècle  avant  J.-C,  dans  le  nord 
de  la  Mongolie  actuelle,  que  ces  multitudes  aient  pris  nais- 
sance et  continuassent  à  se  former  uniquement  dans  les  misé- 
rables territoires  des  Tongouses,  des  Ostiaks,  des  Yakouts,  et 
dans  la  presqu'île  du  Kamtschatka. 

Tout  indique,  en  conséquence,  que  le  siège  originaire  de 
cette  race  se  trouve  sur  le  continent  américain.  J'en  déduis  les 
faits  suivants  : 

Les  peuples  blancs ,  isolés  d'abord ,  à  la  suite  des  catastro- 
phes cosmiques,  de  leurs  congénères  des  deux  autres  espèces, 
et  ne  connaissant  ni  les  hordes  jaunes  ni  les  tribus  noires,  n'eu- 
rent pas  lieu  de  supposer  qu'il  existât  d'autres  hommes  qu'eux. 
Cette  manière  de  juger,  loin  d'être  ébranlée  par  le  premier  as- 
pect des  Finnois  et  des  nègres,  s'en  confirma  au  contraire. 
Les  blancs  ne  purent  s'imaginer  voir  des  êtres  égaux  à  eux 
dans  ces  créatures  qui,  par  une  hostilité  méchante,  une  lai- 
deur hideuse ,  une  inintelligence  brutale  et  le  titre  de  fils  de 
singes  qu'elles  revendiquaient,  semblaient  se  repousser  d'elles- 
mêmes  au  rang  des  animaux.  Hus  tard,  quand  vinrent  les 
conflits,  la  race  d'élite  flétrit  les  deux  groupes  inférieurs,  sur- 
tout les  peuplades  noires ,  de  ce  nom  de  barbares ,  qui  resta 
comme  le  témoignage  éternel  d'un  juste  mépris. 

Mais  à  côté  de  cette  vérité  se  trouve  encore  celle-ci ,  que  la 
race  jaune,  assaillante  et  victorieuse,  tombant  précisément  au 
milieu  des  nations  blanches ,  devint  semblable  à  un  fleuve  qui 
traverse  et  détruit  des  gisements  aurifères  :  il  charge  son  li- 
mon de  paillettes,  et  s'enrichit  lui-même.  Voilà  pourquoi  la 
race  jaune  apparaît  si  souvent,  dans  l'histoire,  à  demi  civilisée 
et  relativement  civilisable,  importante  au  moins  comme  instru- 
ment de  destruction,  tandis  que  l'espèce  noire,  plus  isolée  de 
tout  contact  avec  la  famille  illustre,  reste  plongée  dans  une 
inertie  profonde. 


I 


LIVRE   QUATRIÈME. 


CIVILISATIONS  SEMITISEES  DU  SUD-OUEST. 


CHAPITRE  PREMIER. 


L'histoire  n'existe  que  chez  les  nations  blanches.  —  Pourquoi  pres- 
que toutes  les  civilisations  se  sont  développées  dans  l'occident  du 
globe. 


Nous  abandonnons  maintenant,  jusqu'au  moment  d'aller, 
avec  les  conquérants  espagnols,  toucher  le  sol  du  continent 
américain,  ces  peuples  isolés  qui,  moins  exposés  que  les  autres 
aux  mélanges  ethniques ,  ont  pu  conserver,  pendant  un  long 
enchaînement  de  siècles,  une  organisation  contre  laquelle  rien 
n'agissait.  L'Inde  et  la  Chine  nous  ont,  dans  leur  séparation 
du  reste  du  monde,  présenté  ce  rare  spectacle.  Et  de  même 
que  nous  ne  verrons  plus  désormais  que  des  nations  enchaînant 
leurs  intérêts ,  leurs  idées ,  leurs  doctrines  et  leurs  destinées  à 
la  marche  de  nations  différemment  formées ,  de  même  nous 
ne  verrons  plus  durer  les  institutions  sociales.  Nulle  part,  nous 
n'aurons  un  seul  moment  l'illusion  qui,  dans  le  Céleste  Em- 
pire et  sur  la  terre  des  brahmanes ,  pourrait  aisément  porter 
l'observateur  à  se  demander  si  la  pensée  de  l'homme  n'est  pas 
immortelle.  Au  lieu  de  cette  majestueuse  durée,  au  lieu  de 
cette  solidité  presque  impérissable,  magnifique  prérogative  que 
l'homogénéité  relative  des  races  garantit  aux  deux  sociétés 
que  je  viens  de  nommer,  nous  ne  contemplerons  plus,  à  dater 
du  VII»  siècle  avant  J.-C. ,  dans  la  turbulente  arène  où  va  se 
ruer  la  majeure  partie  des  peuples  blancs,  qu'instabilité,  in- 
constance dans  l'idée  civilisatrice.  Tout  à  l'heure,  pour  mesu- 
rer sur  la  longueur  du  temps  la  série  des  faits  hindous  ou  chi- 


526 


DE    L  INEGALITE 


nois,  il  fallait  compter  par  dizaines  de  siècles.  Déshabitués  de 
cette  méthode,  nous  constaterons  bientôt  qu'une  civilisation 
de  cinq  à  six  cents  ans  est  comparativement  très  vénérable. 
Les  plus  splendides  créations  politiques  n'auront  de  vie  que 
pour  deux  cents ,  trois  cents  ans ,  et,  ce  terme  passé ,  elles  de- 
vront se  transformer  ou  mourir.  Éblouis  un  instant  de  l'éphé- 
mère éclat  de  la  Grèce  et  de  la  Rome  républicaine ,  ce  nous 
sera  une  grande  consolation,  quand  nous  en  viendrons  aux 
temps  modernes,  de  réfléchir  que,  si  nos  échafaudages  sociaux 
durent  peu,  ils  ont  néanmoins  autaht  de  longévité  que  tout  ce 
que  l'Asie  et  l'Europe  ont  vu  naître,  ont  admiré,  redouté,  puis, 
une  fois  mort,  foulé  aux  pieds  depuis  cette  ère  du  vu*  siècle 
avant  J.-C,  époque  de  renouvellement  et  de  transformation 
quasi  complète  de  l'influence  blanche  dans  les  afiaires  des  ter- 
res occidentales. 

L'Ouest  fut  toujours  le  centre  du  monde.  Cette  prétention, 
toutes  les  régions  un  tant  soit  peu  apparentes  l'ont,  à  l;i  vérité, 
nourrie  et  affichée.  Pour  les  Hindous,  l'Aryavarta  est  au  mi- 
lieu des  contrées  sublunaires;  autour  de  ce  pays  saint  s'éten- 
dent les  Dwipas,  rattachés  au  centre  sacré,  comme  les  pétales 
de  lotus  au  calice  de  la  divine  plante.  Selon  les  Chinois,  l'uni- 
vers rayonne  autour  du  Céleste  Empire.  La  même  fantaisie 
amusa  les  Grecs  ;  leur  temple  de  Delphes  était  le  nombril  de 
la  Bonne  Déesse.  Les  Égyptiens  furent  aussi  fous.  Ce  n'est  pas 
dans  le  sens  de  cette  vieille  vanité  géographique  qu'il  est  per- 
mis à  une  nation  ou  à  un  ensemble  de  nations  de  s'attribuer 
un  rôle  central  sur  le  globe.  Il  ne  lui  est  pas  même  accordé 
de  réclamer  la  direction  constante  des  intérêts  civilisateurs,  et, 
sous  ce  rapport,  je  me  permets  de  faire  une  critique  bien  ra- 
dicale du  célèbre  ouvrage  de  M.  Gioberti  (ij.  C'est,  en  se  pla- 
çant au  seul  point  de  vue  moral ,  qu'il  y  a  de  l'exactitude  à 
soutenir  que ,  en  dehors  de  toutes  les  préoccupations  patrio- 
tiques, le  centre  de  gravité  du  monde  social  a  toujours  oscillé 
dans  les  contrées  occidentales,  sans  les  quitter  jamais ,  ayant, 
suivant  les  temps,  deux  limites  extrêmes,  Babylone  et  Londres 


(1)  Primato  civile  e  morale  deW  Italiani;  in-S»,  Bruxelles. 


DES   RACKS   HUMAINES.  527 

de  l'est  à  l'ouest,  Stockholm  et  Thèbes  d'Egypte  du  nord  au 
sud;  au  delà,  isolement,  personnalité  restreinte,  impuissance 
à  exciter  la  sympathie  générale,  et  finalement  la  barbarie  sous 
toutes  ses  formes. 

Le  monde  occidental,  tel  que  je  viens  d'en  marquer  le  con- 
tour, est  comme  un  échiquier  où  les  plus  grands  intérêts  sont 
venus  se  débattre.  C'est  un  lac  qui  a  constamment  débordé 
sur  le  reste  du  globe,  parfois  le  ravageant,  toujours  le  fertili- 
sant. C'est  une  sorte  de  champ  aux  cultures  bariolées  où  tou- 
tes les  plantes,  salubres  et  vénéneuses,  nutritives  et  mortelles, 
ont  trouvé  des  cultivateurs.  La  plus  grande  somme  de  mouve- 
ment, la  plus  étonnante  diversité  de  faits,  les  plus  illustres  con- 
flits et  les  plus  intéressants  par  leurs  vastes  conséquences  se 
concentrent  là ,  tandis  qu'en  Chine  et  dans  l'Inde  il  s'est  pro- 
duit bien  des  ébranlements  considérables  dont  l'univers  a  été 
si  peu  averti  que  l'érudition,  éveillée  par  certains  indices,  n'en 
découvre  les  traces  qu'avec  beaucoup  d'efforts.  Au  contraire, 
chez  les  peuples  civilisés  de  l'Occideat,  il  n'est  pas  une  bataille 
un  peu  sérieuse,  pas  une  révolution  un  peu  sanglante,  pas  un 
changement  de  dynastie  un  tant  soit  peu  notable ,  qui ,  arrivé 
depuis  trente  siècles,  n'ait  percé  jusqu'à  nous,  souvent  avec 
■des  détails  qui  laissent  le  lecteur  aussi  étonné  que  le  peut  être 
l'antiquaire  lorsque,  sur  les  monuments  des  anciens  âges,  son 
œil  retrouve  intacte  la  délicatesse  des  sculptures  les  plus  fines. 

D'où  vient  cette  différence?  C'est  que,  dans  la  paitie  orien- 
tale du  monde,  la  lutte  permanente  des  causes  ethniques  n'eut 
lieu  qu'entre  l'élément  arian,  d'une  part,  et  les  principes  noirs 
et  jaunes,  de  l'autre.  Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  remarquer  que, 
là  où  les  races  noires  ne  combattirent  qu'avec  elles-mêmes,  où 
les  races  jaunes  tournèrent  également  dans  leur  cercle  propre, 
ou  bien  là  encore  où  les  mélanges  noirs  et  jaunes  sont  aux 
prises  aujourd'hui,  il  n'y  a  pas  d'histoire  possible.  Les  résul- 
tats de  ces  conflits  étant  essentiellement  inféconds,,  comme  les 
agents  ethniques  qui  les  déterminent,  rien  n'eu  a  paru,  rien 
n'en  est  resté.  C'est  le  cas  de  l'Amérique ,  de  la  plus  grande 
partie  de  l'Afrique  et  d'une  fraction  trop  considérable  de  l'Asie. 
L'histoire  ne  jaillit  que  du  seul  contact  des  races  blanches. 


\ 


Dans  l'Inde ,  l'espèce  noble  n'a  de  frottement  qu'avec  deux 
antagonistes  inférieurs.  Compacte,  en  débutant,  dans  son  es- 
sence ariane ,  toute  son  œuvre  est  de  se  défendre  contre  l'in- 
vasion ,  contre  l'immersion  au  sein  des  principes  étrangers.  Ce 
travail  préservateur  se  poursuit  avec  énergie,  avec  conscience 
du  danger  et  par  des  moyens  qu'on  peut  dire  désespérés,  et 
qui  seraient  vraiment  romanesques,  s'ils  n'avaient  donné  des 
résultats  si  longuement  pratiques.  Cette  lutte  si  réelle ,  si  vraie, 
n'est  pourtant  pas  de  nature  à  produire  l'histoire  proprement 
dite.  Comme  le  rameau  blanc  mis  en  action  est,  ainsi  que  je 
viens  de  le  dire  ,  compact ,  et  qu'il  a  un  but  unique ,  une  seule 
idée  civilisatrice ,  une  seule  forme ,  c'est  assez  pour  lui  que  de 
vaincre  et  de  vivre.  Peu  de  variété  dans  l'origine  des  mouve- 
ments enfante  peu  de  désirs  de  conserver  la  trace  des  faits ,  et 
de  même  qu'on  a  remarqué  avec  raison  que  les  peuples  heu- 
reux n'ont  pas  d'annales,  on  peut  ajouter  qu'ils  n'en  ont  pas, 
parce  qu'ils  n'ont  à  se  raconter  que  ce  que  tout  le  monde  sait 
chez  eux.  Ainsi  le  développement  d'une  civilisation  unitaire 
telle  que  celle  de  l'Inde ,  n'offrant  à  la  réflexion  nationale  que 
très  peu  d'innovations  surprenantes ,  de  renversements  inat- 
tendus dans  les  pensées,  dans  les  doctrines,  dans  les  mœurs, 
n'a  rien  non  plus  de  grave  à  narrer,  et  de  là  vient  que  les  chro- 
niques hindoues  ont  toujours  revêtu  la  forme  théologique,  les 
couleurs  de  la  poésie ,  et  présentent  une  si  complète  absence 
de  chronologie  et  de  si  considérables  lacunes  dans  l'enregis- 
trement des  choses. 

En  Chine,  recueillir  les  faits  est  un  usage  des  plus  anciens. 
On  se  l'explique  en  observant  que  la  Chine  a  été  de  bonne 
heure  en  relation  avec  des  peuples  généralement  trop  peu  nom- 
breux pour  la  pouvoir  conquérir,  assez  forts  cependant  pour 
l'inquiéter  et  l'émouvoir,  et  qui,  formés,  en  tout  ou  en  partie, 
d'éléments  blancs,  ne  venaient  pas  seulement ,  lorsqu'ils  l'at- 
taquaient ,  heurter  des  sabres ,  mais  aussi  des  idées.  La  Chine, 
bien  qu'éloignée  du  contact  européen,  a  eu  pourtant  beaucoup 
de  part  aux  contre-coups  des  différentes  migrations,  et  plus 
on  lira  les  grandes  compilations  de  ses  écrivains ,  plus  on  y 
trouvera  de  renseignements  sur  nos  propres  origines,  ren- 


DES  RACES   HUMAINES.  529 

seignements  que  l'histoire  de  l'Aryavarta  ne  nous  fournit  pas 
avec  une  précision  comparable.  Déjà ,  depuis  plusieurs  années, 
c'est  par  les  livres  des  lettrés  que  l'on  a  modifié ,  de  la  manière 
la  plus  heureuse ,  nombre  d'idées  fausses  sur  les  Huns  et  les 
Alains.  On  y  a  recueilli  encore  des  détails  précieux  au  sujet 
des  Slaves,  et  peut-être  le  trop  petit  nombre  de  renseigne- 
ments jusqu'ici  obtenus  sur  les  débuts  des  peuples  sarmates 
s'augmentera-t-il ,  par  cette  voie,  de  nouvelles  découvertes. 
Du  reste,  cette  abondance  de  réalités  antiques,  conservée  par 
la  littérature  du  Céleste  Empire,  s'applique,  et  ceci  est  fort  à 
remarquer,  beaucoup  plutôt  aux  contrées  du  nord-ouest  de 
la  Chine  qu'à  celles  du  sud  de  cet  État.  Il  n'en  faut  pas  cher- 
cher la  cause  ailleurs  que  dans  le  frottement  des  populations 
mélangées  de  blanc  du  Céleste  Empire  avec  les  tribus  blanches 
ou  demi-blanches  des  frontières;  de  sorte  qu'en  suivant  une 
progression  évidente,  à  partir  de  l'inerte  silence  des  races 
noires  ou  jaunes,  on  trouve  d'abord  l'Inde,  avec  ses  civihsa- 
teurs ,  n'ayant  que  peu  d'histoire ,  parce  qu'ils  ont  peu  de  rap- 
ports avec  d'autres  rameaux  de  même  race.  On  rencontre  en- 
suite l'Egypte,  qui  n'en  a  qu'un  peu  plus  par  la  même  raison. 
La  Chine  vient  après,  en  en  présentant  davantage,  parce  que 
les  frottements  avec  l'étranger  arian  ont  été  réitérés ,  et  on  ar- 
rive ainsi  au  territoire  occidental  du  monde,  à  l'Asie  anté- 
rieure, aux  contrées  européennes,  où  les  annales  alors  se 
développent  avec  un  caractère  permanent  et  une  activité  in- 
fatigable. C'est  parce  que  là  ne  s'affrontent  plus  seulement 
un  ou  deux  ou  trois  rameaux  de  l'espèce  noble ,  occupés  à  se 
défendre  de  leur  mieux  contre  l'enlacement  des  branches  in- 
férieures de  l'arbre  humain.  La  scène  est  tout  autre,  et  sur  ce 
théâtre  turbulent,  à  dater  du  septième  siècle  avant  notre  ère, 
de  nombreux  groupes  de  métis  blancs  doués  de  différentes 
manières,  tous  aux  prises  les  uns  avec  les  autres,  combattant 
du  poing  et  surtout  de  l'idée,  modifient  sans  fin  leurs  civilisa- 
tions réciproques  au  milieu  d'un  champ  de  bataille  où  les  peu- 
ples noirs  et  jaunes  ne  paraissent  plus  que  déguisés  par  des 
mélanges  séculaires  et  n'agissent  sur  leurs  vainqueurs  que  par 
une  infusion  latente  et  inaperçue ,  dont  le  seul  auxiliaire  est 

30 


530 


DE   L  INliGALITK 


le  temps.  Si ,  en  un  mot ,  l'histoire  s'épanouit  dès  ce  moment  ^ 
dans  les  régions  occidentales,  c'est  que  désormais  ce  qui  sera 
à  la  tête  de  tous  les  partis  sera  mélangé  de  blanc,  qu'il  ne 
sera  question  que  d'Arians,  de  Sémites  (les  Chamites  étant 
déjà  fondus  avec  ceux-ci),  de  Celtes,  de  Slaves,  tous  peuples 
originairement  nobles,  ayant  des  idées  spéciales,  tous  s' étant 
fait  sur  la  civilisation  un  système  plus  ou  moins  raffiné,  mais 
tous  en  possédant  un ,  et  se  surprenant ,  s' étonnant  les  uns  les 
autres  par  les  doctrines  qu'ils  vont  émettant  en  toutes  choses, 
et  dont  ils  cherchent  le  triomphe  sur  les  doctrines  rivales. 
Cet  immense  et  incessant  antagonisme  intellectuel  a  semblé, 
de  tout  temps,  à  ceux  qui  l'accomplissaient,  des  plus  dignes 
d'être  observé,  recueilli,  enregistré  heure  par  heure,  tandis 
que  d'autres  peuples  moins  tourmentés  n'estuiiaient  pas  utile  i 
de  garder  grand  souvenir  d'une  existence  sociale  toujours  uni- 
forme, malgré  les  victoires  gagnées  sur  des  races  à  peu  près 
muettes.  Ainsi,  l'ouest  de  l'Asie  et  de  l'Europe  est  le  grand- 
atelier  où  se  sont  posées  les  plus  importantes  questions  hu- 
maines. C'est  là,  en  outre,  que  pour  les  besoins  du  combat  ci- 
vilisateur, tout  ce  qui,  dans  le  monde,  a  été  d'un  prix  capable 
d'exciter  la  convoitise  a  tendu  inévitablement  à  se  concentrer. 

Si  on  n'y  a  pas  tout  créé ,  on  a  voulu  tout  y  posséder,  et 
toujours  on  y  a  réussi ,  dans  la  mesure  où  l'essence  blanche 
exerçait  son  empire,  car,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  la  race  noble 
n'y  est  pure  nulle  part,  et  repose  partout  sur  un  fond  ethnique 
hétérogène  qui,  dans  la  plupart  des  circonstances,  la  paralyse 
d'une  manière  qui  pour  être  inaperçue  n'en  est  pas  moins  dé- 
cisive. Aux  temps  où  l'action  blanche  s'est  trouvée  le  plus 
libre,  on  a  vu  dans  le  milieu  occidental ,  dans  cet  océan  où  sew 
déversent  tous  les  courants  civilisateurs,  on  a  vu  les  conquêtes^' 
intellectuelles  des  autres  rameaux  blancs  agissant  au  centre  des 
sphères  les  plus  éloignées,  venir  tour  à  tour  enrichir  le  trésor 
commun  de  la  famille.  C'est  ainsi  qu'aux  belles  époques  de  la 
Grèce,  Athènes  s'empara  de  ce  que  la  science  égyptienne  con-jj 
naissait  de  meilleur  et  de  ce  que  la  philosophie  hindoue  ensei^ 
gnait  de  plus  subtil. 

A  Rome ,  de  même ,  on  eut  l'art  de  se  saisir  des  découver- 


DES  KàCES  humaines.  531 

tes  appartenant  aux  points  les  plus  lointains  du  globe.  Au 
moyen  âge,  où  la  société  civile  semble,  à  beaucoup  de  person- 
nes, inférieure  à  ce  qu'elle  fut  sous  les  Césars  et  les  Augustes, 
on  redoubla  cependant  de  zèle  et  on  obtint  de  plus  grands 
succès  pour  la  concentration  des  connaissances.  On  pénétra 
bien  plus  avant  dans  les  sanctuaires  de  la  sagesse  orientale,  on 
y  recueillit  bien  plus  de  notions  justes;  et,  en  même  temps, 
d'intrépides  voyageurs  accomplissaient,  poussés  par  le  génie 
aventureux  de  leur  race,  des  voyages  lointains  auprès  des- 
quels les  périples  de  Scylax  et  d'Annon,  ceux  de  Pythéas  et  de 
Néarque  méritent  médiocrement  d'être  cités.  Et,  cependant, 
un  roi  de  France,  et  même  un  pape  du  douzième  siècle,  pro- 
moteurs et  soutiens  de  ces  généreuses  entreprises,  étaient-ils 
comparables  aux  colosses  d'autorité  qui  gouvernèrent  le  monde 
romain?  C'est  qu'au  moyen  âge,  l'élément  blanc  était  plus 
noble,  plus  pur,  plus  actif,  par  conséquent,  que  les  palais  de 
la  Rome  antique  ne  l'avaient  connu. 

Mais  nous  sommes  au  septième  siècle  avant  l'ère  chrétienne, 
à  cette  époque  importante  où ,  dans  la  vaste  arène  du  monde, 
occidental ,  l'histoire  positive  commence  pour  ne  plus  cesser, 
où  les  longues  existences  d'État  ne  vont  plus  être  possibles , 
où  les  chocs  des  peuples  et  des  civilisations  se  succéderont  à  de 
très  courts  intervalles ,  où  la  stérilité  et  la  fécondité  sociales 
devront  se  déplacer  et  se  remplacer  dans  les  mêmes  pays ,  au 
gré  de  l'épaisseur  plus  ou  moins  considérable  des  éléments 
blancs  qui  recouvriront  les  fonds  noirs  ou  jaunes.  C'est  ici  le 
lieu  de  revenir  sur  ce  que  j'ai  dit ,  dans  le  premier  livre ,  de 
l'importance  accordée  par  quelques  savants  à  la  situation  géo- 
graphique. 

Je  ne  renouvellerai  pas  mes  arguments  contre  cette  doctrine. 
Je  ne  répéterai  pas  que ,  si  les  emplacements  d'Alexandrie,  de 
Constantinople ,  étaient  fatalement  indiqués  pour  devenir  de 
grands  centres  de  population,  ils  seraient  demeurés  et  reste- 
raient tels  dans  tous  les  temps ,  allégation  démentie  par  les 
faits.  Je  ne  rappellerai  pas  non  plus  que,  à  en  juger  ainsi,  ni 
Paris,  ni  Londres,  ni  Vienne,  ni  Berlin,  ni  Madrid,  n'auraient 
aucun  titre  à  être  les  célèbres  capitales  que  ces  villes  sont 


I 


532 


DE    L  INEGALITE 


toutes  devenues,  et,  qu'à  leur  place,  nous  aurions  vu,  dès  la 
naissance  des  premiers  marchands ,  Cadix  ou  peut-être  mieux 
Gibraltar,  Alexandrie  beaucoup  plus  tôt  que  Tyr  ou  Sidon , 
Constantinople  à  l'exclusion  éternelle  d'Odessa,  Venise,  sans 
espoir  pour  Trieste,  accaparer  une  suprématie  naturelle,  in- 
communicable, inaliénable,  indomptable,  si  je  puis  employer 
ce  mot,  et  l'histoire  humaine  tourner  éternellement  autour  de 
ces  points  prédestinés.  En  effet,  ce  sont  bien  les  lieux  de  l'Oc- 
cident les  plus  favorablement  placés  pour  servir  la  circulation. 
Mais,  et  la  chose  est  fort  heureuse,  le  monde  a  d'autres  et 
plus  grands  intérêts  que  ceux  de  la  marchandise.  Ses  affaires 
ne  vont  pas  au  gré  de  la  secte  économiste.  Des  mobiles  plus 
élevés  que  les  vues  de  doit  et  avoir  président  à  ses  actes,  et 
la  Providence  a,  dès  l'aurore  des  âges,  ainsi  établi  les  règles 
de  la  gravitation  sociale ,  que  le  lieu  le  plus  important  du  globe 
n'est  pas  nécessairement  le  mieux  disposé  pour  acheter  ou  poi:r 
vendre,  pour  faire  transiter  des  denrées  ou  pour  les  fabriquer, 
pour  recueillir  ou  cultiver  les  matières  premières.  C'est  celui 
où  habite,  à  un  moment  donné,  le  groupe  blanc  le  plus  pur, 
le  plus  intelligent  et  le  plus  fort.  Ce  groupe  résidât-il,  par  un 
concours  de  circonstances  politiques  invincibles ,  au  fond  des 
glaces  polaires  ou  sous  les  rayons  de  feu  de  l'équateur,  c'est 
de  ce  côté  que  le  monde  intellectuel  inclinerait.  C'est  là  que 
toutes  les  idées,  toutes  les  tendances,  tous  les  efforts  ne  man- 
queraient pas  de  converger,  et  il  n'y  a  pas  d'obstacles  naturels 
qui  pussent  empêcher  les  denrées,  les  produits  les  plus  loin- 
tains d'y  arriver  à  travers  les  mers,  les  fleuves  et  les  mon- 
tagnes. 

Les  changements  perpétuels  survenus  dans  l'importance  so- 
ciale des  grandes  villes  sont  une  démonstration  sans  réplique 
de  cette  vérité  sur  laquelle  les  prétentieuses  déclamations  des 
théoriciens  économistes  ne  peuvent  mordre.  Rien  de  phis  dé- 
testable que  le  crédit  où  l'on  voit  être  une  prétendue  science 
qui,  de  quelques  observations  générales  appliquées  par  le  bon 
sens  de  toutes  les  époques  arianes  positives ,  a  su  extraire ,  en 
voulant  y  donner  une  cohésion  dogmatique ,  les  plus  grandes 
elles  plus  dangereuses  inepties  pratiques  ;  qui,  en  ne  s'empa- 


DES   RACES    HUMAINES.  533 

rant  que  trop  de  la  confiance  d'un  public  sensible  à  l'influence 
des  sesguipedalia  verba,  s'élève  au  rôle  funeste  d'une  véri- 
table hérésie  en  se  donnant  les  airs  de  dominer,  de  gourman- 
der,  d'accommoder  à  ses  vues  la  religion,  les  lois,  les  mœurs. 
Basant  la  vie  humaine  tout  entière  et,  de  même,  la  vie  des 
psuples  sur  ces  mots  devenus  cabalistiques  dans  ses  écoles, 
produire  et  consommer,  elle  appelle  honorable  ce  qui  n'est 
que  naturel  et  juste  :  le  travail  du  manœuvre,  et  le  mot  hon- 
neur perd  toute  la  sublimité  de  sa  primitive  signification.  Elle 
fait  de  l'économie  privée  la  plus  haute  des  vertus,  et,  à  force 
d'exalter  les  avantages  de  la  prudence  pour  l'individu  et  les 
bienfaits  de  la  paix  pour  l'État,  le  dévouement ,  la  fidélité  pu- 
blique, le  courage  et  l'intrépidité  deviennent  presque  des  vices 
au  gré  de  ses  maximes.  Ce  n'est  pas  une  science,  car  la  néga- 
tion la  plus  misérable  des  véritables  besoins  de  l'homme,  et 
des  plus  saints,  forme  sa  base  étroite.  C'est  un  mérite  de  meu- 
nier et  de  filateur  déplacé  de  son  rang  modeste  et  proposé 
à  l'admiration  des  empires.  Mais,  pour  me  borner  à  réfuter  la 
moindre  de  ses  erreurs,  je  dirai,  encore  une  fois,  que,  malgré 
les  convenances  commerciales  qui  pouvaient  recommander 
tel  ou  tel  point  topographique,  les  civilisations  de  l'antiquité 
n'ont  jamais  cessé  de  s'avancer  vers  l'ouest,  simplement  parce 
que  les  tribus  blanches  elles-mêmes  ont  suivi  ce  chemin ,  et  ce 
n'est  qu'arrivées  sur  notre  continent  qu'elles  ont  rencontré  ces 
mélanges  jaunes  qui  les  ont  acheminées  vers  les  idées  utilitai- 
res adoptées  avec  plus  de  réserve  par  la  race  ariane  et  trop 
méconnues  du  monde  sémitique.  Aussi  faudra-t-il  s'attendre  à 
voir  les  nations  blanches  de  plus  en  plus  réalistes,  de  moins 
en  moins  artistes  à  mesure  qu'on  les  observera  plus  avant 
dans  l'ouest.  Ce  n'est  pas ,  à  coup  sûr,  pour  des  raisons  em- 
pruntées à  l'influence  climatérique  qu'elles  seront  telles.  C'est 
uniquement  parce  qu'elles  deviendront  à  la  fois  plus  mêlées 
d'éléments  jaunes  et  plus  dégagées  de  principes  mélaniens. 
Dressons  ici ,  afin  de  nous  en  mieux  convaincre ,  une  liste  de 
gradation  des  résultats  que  j'indique.  Il  est  nécessaire  que  le 
lecteur  y  soit  attentif.  Les  Iraniens,  on  va  le  constater  tout  à 
l'heure,  furent  plus  réalistes,  plus  maies  que  les  Sémites, 

30. 


53* 


DE   l'inégalité 


lesquels,  l'étant  plus  que  les  Chamites,  permetten 
cette  progression  : 

Noirs , 

Chamites , 

Sémites , 

Iraniens. • 

On  verra  ensuite  la  monarchie  de  Darius  couler  au  fond  de 
l'élément  sémitique  et  passer  la  palme  au  sang  des  Grecs,  qui, 
bien  que  mélangés ,  étaient  cependant ,  au  temps  d'Alexandre, 
plus  libres  d'alliages  mélaniens. 

Bientôt  les  Grecs,  noyés  dans  l'essence  asiatique,  seront 
ethniquement  inférieurs  aux  Romains,  qui  pousseront  l'empire 
du  monde  d'une  bonne  distance  de  plus  vers  l'ouest,  et  qui, 
dans  leur  fusion  faiblement  jaune ,  blanche  à  un  plus  haut  de- 
gré, et  enfin  sémitisée  dans  une  progression  croissante,  auraient 
pourtant  gardé  la  domination ,  si  des  compétiteurs  plus  blancs 
n'avaient  encore  une  fois  paru.  Voilà  pourquoi  les  Arians 
Germains  fixèrent  décidément  la  civilisation  dans  le  nord- 
ouest. 

De  même  que  je  viens  de  rappeler  ce  principe  du  livre  pre- 
mier, que  la  position  géographique  des  nations  ne  fait  nulle- 
ment leur  gloire  et  ne  contribue  (j'aurais  pu  l'ajouter)  que  dans 
une  mesure  minime  à  activer  leur  existence  politique ,  intellec- 
tuelle, commerciale,  de  même  encore  pour  les  pays  souve- 
rains les  questions  de  climat  restent  non  avenues ,  et  ainsi  que 
nous  avons  vu  en  Chine  l'antique  suprématie,  donnée  dans 
le  premier  temps  au  Yunnan,  passer  ensuite  au  Pé-tché-li; 
que  dans  l'Inde  les  contrées  du  nord  sont  aujourd'hui  les  plus 
vivaces,  quand,  pendant  de  longs  siècles,  le  sud,  au  contraire, 
l'emporta,  ainsi  il  n'est  pas,  dans  l'occident  du  monde,  de 
climats  qui  n'aient  eu  leurs  jours  d'éclat  et  de  puissance.  Baby- 
lone  où  il  ne  pleut  jamais ,  et  l'Angleterre  où  il  pleut  toujours; 
le  Caire  où  le  soleil  est  torride ,  Saint-Pétersbourg  où  le  froid 
est  mortel ,  voilà  les  extrêmes  :  la  domination  règne  ou  a  ré- 
gné dans  ces  différents  lieux. 

Je  pourrais  aussi,  après  ces  questions,  soulever  celle  de  la 
fertilité  :  rien  de  plus  inutile.  La  Hollande  nous  répond  assez 


dej 


DES  BACES   HUMAINES.  ii35 

que  le  génie  d'un  peuple  vient  à  bout  de  tout,  crée  de  gran- 
des cités  dans  l'eau,  fait  une  patrie  sur  pilotis,  attire  l'or  et 
les  hommages  de  l'univers  dans  des  marécages  improductifs. 
Venise  prouve  plus  encore  :  elle  dit  que,  sans  territoire  au- 
cun, pas  même  un  marécage,  pas  même  une  lande,  un  Etat 
se  peut  fonder,  qui  lutte  de  splendeur  avec  les  plus  vastes  et 
vit  au  delà  des  années  accordées  aux  plus  solides. 

Il  est  donc  établi  que  la  question  de  race  est  majeure  pour 
apprécier  le  degré  du  principe  vital  dans  les  grandes  fondations  • 
que  l'histoire  s'est  créée,  développée  et  soutenue  là  seulement 
où  plusieurs  rameaux  blancs  se  sont  mis  en  contact  ;  qu'elle 
revêt  le  caractère  positif  d'autant  plus  qu'elle  traite  des  af- 
faires de  peuples  plus  blancs,  ce  qui  revient  à  dire  que  ceux- 
ci  sont  les  seuls  historiques,  et  que  le  souvenir  de  leurs  actes 
importe  uniquement  à  l'humanité.  Il  suit  encore  de  là  que  l'his- 
toire, aux  différentes  époques,  tient  plus  de  compte  d'une  na- 
tion à  mesure  que  cette  nation  domine  davantage ,  ou,  autre- 
ment dit,  que  son  origine  blanche  est  plus  pure. 

Avant  d'aborder  l'étude  des  modifications  introduites  au 
vii«  siècle  avant  J.-C.  dans  les  sociétés  occidentales,  j'ai  dû 
constater  l'application  de  certains  principes  posés  précédem- 
ment et  faire  jaillir  de  nouvelles  observations  du  terrain  sur 
lequel  je  marchais.  J'aborde  maintenant  l'analyse  de  ce  que  la 
composition  ethnique  des  Zoroastriens  présente  de  plus  re- 
marquable. 


CHAPITRE  IL 

Les  Zoroastriens. 


Les  Bactriens ,  les  Mèdes ,  les  Perses ,  faisaient  partie  de  ce 
groupe  de  peuples  qui,  en  même  temps  que  les  Hindous  et 
les  Grecs,  furent  séparés  des  autres  familles  blanches  de  la 
haute  Asie.  Ils  descendirent  avec  eux  non  loin  des  limites  sep- 


I 


536  DE    LINKGALITÉ 

tentrionales  de  la  Sogdiane  (1).  Là,  les  tribus  helléniques  aban- 
donnèrent la  masse  de  l'émigration  et  tournèrent  à  l'ouest,  en 
suivant  les  montagnes  et  les  bords  inférieurs  de  la  Caspienne. 
Les  Hindous  et  les  Zoroastriens  continuèrent  à  vivre  ensem- 
ble et  à  s'appeler  du  même  nom  A'Ânjas  ou  Airyas  (2)  pen- 
dant une  période  assez  longue ,  jusqu'à  ce  que  des  querelles 
religieuses,  qui  paraissent  avoir  acquis  un  grand  caractère  d'ai- 
greur, aient  porté  les  deux  peuples  à  se  constituer  en  nationa- 
lités distinctes  (3). 

Les  nations  zoroastriennes  occupaient  d'assez  grands  terri- 
toires, dont  il  est  difficile  de  préciser  les  bornes  au  nord-est. 
Probablement  elles  s'étendaient  jusqu'au  fond  des  gorges  du 
Muztagh,  et  sur  les  plateaux  intérieurs,  d'où  plus  tard  elles, 
sont  venues  apporter  aux  contrées  européennes  les  noms  si  ce 
lèbres  des  Sarmates,  des  Alains  et  des  Ases.  Vers  le  sud,  oni 
connaît  mieux  leurs  limites.  Elles  envahirent  successivement, 
depuis  la  Sogdiane,  la  Bactriane  et  le  pays  des  Mardes  jusqu'aux! 
frontières  de  l'Arachosie,  puis  jusqu'au  Tigre.  Mais  ces  ré- 
gions si  vastes  renferment  aussi  d'immenses  espaces  complè- 
tement stériles  et  inhabitables  pour  de  grandes  multitudes. 
Elles  sont  coupées  par  des  déserts  de  sables,  traversées  par  des 

(1)  Lassen,  Indische  Aller Ihumskunde. 

(2)  Burnouf  ne  doute  pas  que  les  textes  les  plus  anciens  et  les  plus 
authentiques  du  Zend-Avesta  ne  fixent  le  séjour  primitif  des  Zoroastriens 
au  pied  du  Bordj,  sur  les  bords  de  l'Arvanda,  c'esl-à-dire  dans  la  pai-- 
tie  occidentale  des  Monts  Célestes.  (Commentaire  sur  le  Yaçna,  t.  I, 
additions  et  corrections,  p.  clxxxv.) 

(3)  Lassen ,  Indische  Altert.,  1. 1,  p.  516  et  passini.  —  Le  Zend-Avesta, 
livre  de  cette  loi  protestante,  reconnaît  lui-même  qu'il  y  a  eu,  dans- 
les  temps  antérieurs,  une  autre  foi.  C'est  celle  des  hommes  anciens, 
les  pischdadiens,  ij .i  t  J..^^.- J .  Je  doute  que  cette  antique  doctrine 
fût  le  brahmanisme.  C'était  beaucoup  plutôt  la  source  d'où  le  brah- 
manisme est  sorti,  le  culte  des  purohitas,  peut-être  même  de  leurs 
prédécesseurs.  —  Les  pischdadiens  sont  appelés  nettement  par  le  Zend- 
Avesta  les  hommes  anciens,  par  opposition  à  ceux  qui  ont  vécu  pos- 
térieurement à  la  séparation  d'avec  les  Hindous,  et  qui  sont  nommé» 
en  zend  nabânazdista  (contemporains)  et,  en  sAn&cvW. ,  nabhanadi- 
chtra,  d'après  un  des  flls  de  Manou,  privé  de  sa  paît  de  l'héritage, 
paternel ,  suivant  le  Rigvéda.  (Burnouf,  Commentaire  sur  le  Yaçna,. 
t.  I,  p.  566  et  passim.) 


fl 


DES  BACES  HUMAINES.  537 

montagnes  d'une  inexorable  aridité.  La  population  ariane  ne 
pouvait  donc  y  subsister  en  nombre.  La  force  de  la  race  se 
trouva  ainsi  rejetée  à  jamais  hors  du  centre  d'action  que  de- 
vaient embrasser  un  jour  les  monarchies  des  Mèdes  et  des 
Perses.  Elle  fut  réservée  par  la  Providence  à  fonder  bien  plus 
tard  la  civilisation  européenne. 

Quoique  séparées  des  Hindous,  les  peuplades  zoroastriennes 
de  la  frontière  orientale  ne  s'en  distinguaient  pas  aisément  à 
leurs  propres  yeux  ni  à  ceux  des  Grecs.  Toutefois,  les  habi- 
tants de  l'Aryavarta,  en  les  acceptant  pour  consanguins,  se  re- 
fusaient, avec  horreur,  à  les  considérer  comme  compatriotes. 
Il  était  d'autant  plus  facile  à  ces  tribus  limitrophes  de  n'être 
qu'à  demi  zoroastriennes,  que  la  nature  de  la  réforme  religieuse, 
origine  du  peuple  entier,  se  basant  sur  la  liberté,  était  loin  de 
créer  un  lien  social  aussi  fort  que  celui  de  l'Inde.  On  est  en 
droit  de  croire ,  au  contraire ,  puisque  l'insurrection  avait  eu 
lieu  contre  une  doctrine  assez  tyranni(|ue,  que,  suivant  l'effet 
naturel  de  toute  réaction,  l'esprit  protestant,  voulant  abjurer 
la  sévère  discipline  des  brahmanes,  avait  donné  à  gauche  et 
institué  un  peu  de  licence.  En  effet,  les  nations  zoroastrien- 
nes nous  apparaissent  très  hostiles  les  unes  aux  autres  et  s'op- 
primant  mutuellement.  Chacune,  constituée  à  part,  menait, 
suivant  l'usage  de  la  race  blanche,  une  existence  turbulente 
au  milieu  de  grandes  richesses  pastorales,  gouvernée  par  des 
magistrats  soit  électifs,  soit  héréditaires,  mais  forcés  de 
compter  de  près  avec  l'opinion  publique  (1).  Toutes  ces  tribus 
se  piquiiient  donc  d'indépendance.  Ainsi  organisées^  elles  des- 
cendaient graduellement  vers  le  sud-ouest,  où  elles  devaient 
finir  par  rencontrer  les  Assyriens. 

Avant  l'heure  de  ce  contact,  les  premières  colonnes  trouvè- 
rent, dans  les  environs  de  la  Gédrosie,  des  populations  noires 
ou  du  moins  chamites,  et  se  mêlèrent  intimement  à  elles  (2). 

(1)  Hérodote,  Clio,  xcvi. 

(2)  Voir  Klaprotli,  Asia  polyglotta,  p.  62.  —  Ce  philologue  remarque 
l'extrême  fusion  de  tous  les  idiomes  de  l'Asie  antérieure  soit  avec  les 
principes  arians  ou  sémitiques,  soit  aussi  avec  les  éléments  finniques. 
Il  relève  cette  dernière  circonstance  pour  l'arménien  ancien,  qui,  sui- 


I 


538 


DE   l'inégalité 


De  là  vint  que  les  nations  zoroastriennes  du  sud,  celles  qui 
prirent  part  à  la  gloire  perslque,  furent  de  bonne  heure  at- 
teintes par  une  certaine  dose  de  sang  mélanien.  Le  plus  grand 
nombre,  pénétré  trop  profondément  par  cet  alliage,  tomba, 
longtemps  avant  la  conquête  de  Babylone,  presque  à  l'état  des 
Sémites.  Ce  qui  l'indique,  c'est  que  les  Bactriens,  les  Mèdes  et 
les  Perses  furent  les  seuls  Zoroastriens  qui  jouèrent  un  rôle. 
Les  autres  se  bornèrent  à  l'honneur  d'appuyer  ces  familles 
d'élite. 

Il  peut  paraître  singulier  que  ces  Arians,  imprégnés  ainsi  du 
sang  des  noirs,  directement  ou  par  alliance  avec  les  Chamites 
et  les  Sémites  dégénérés,  aient  pu  arriver  à  remplir  le  person- 
nage important  que  leur  attribue  l'histoire.  Si  donc  on  se 
croyait  en  droit  de  supposer,  chez  toutes  leurs  tribus,  une 
mesure  égale  dans  la  proportion  du  mélange,  il  deviendrait 
difficile  d'expliquer  ethniquement  la  domination  des  plus  il- 
lustres de  ces  dernières  sur  les  populations  assyriennes. 

Mais,  pour  fixer  la  certitude,  il  suffit  de  comparer  entre  elles  ' 
les  langues  zoroastriennes ,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  fait  ailleurs. 

Le  zend,  ce  fait  n'est  pas  douteux,  parlé  chez  les  Bactriens, 
habitants  de  cette  Balk  appelée  en  Orient  la  mère  des  villes  (1), 
les  plus  puissants  des  Zoroastriens  primitifs ,  fut  presque  pur 
d'alliages  sémitiques,  et  le  dialecte  de  la  Perside,  qui  ne  jouit 
pas  autant  de  cette  prérogative,  la  posséda  cependant  dans 

vant  lui,  a  beaucoup  de  rapport  avec  les  langues  du  nord  de  l'Asie. 
(Ouvr.  cité,  p.  76.)  —  CeUe  assertion  appuie  le  système  d'interprétation 
des  inscriptions  médiques  proposé  par  M.  de  Saulcy. 

(1)  Les  Bactriens,  en  zend  Bakhdi,  sont  les  Balilikas  du  Mahabharata. 
Ils  étaient  parents,  suivant  ce  poème,  du  dernier  des  Kouravas  et  de 
Pandou.  Ainsi  leur  caractère  profondément  arian  est  bien  et  dûment 
établi.  (Lassen,  Indische  AUerthumskunde,  t.  I,  p.  297;  voir  aussi  A. 
F.  V.  Schack,  Heldensagen  von  Firdusî,  in-8°,  Berlin,  1851;  Enleit., 
p.  16  et  passim;  voir  aussi  I.assen,  Zeitsch.  f.  d.  K.  d.  Morgenl.,  qui 
identifie  les  Bactriens  avec  les  Afghans,  dont  le  nom  national  est 
Pouschtou,  t.  II,  p.  53.)  —  Le  nom  de  Balk,    jjj  donné  à  la  cité  des 


â 


Bactriens,  n'est  pas  le  plus  ancien  qu'ait  porté  cette  ville.  Elle  s'est 
appelée  précédemment  Zariaspe.  (Burnouf,  Comment,  sur  le  Yaçna, 
notes  et  éclaircissements,  t.  I,  p.  cxii.) 


DES   MAGES   HUMAINES.  539 

un  certain  degré,  supérieur  au  médique,  moins  sémitisé  à  son 
tour  que  le  pehlvi,  de  sorte  que  le  sang  des  futurs  conquérants 
de  l'Asie  antérieure  conservait,  dans  les  plus  nobles  de  ses 
rameaux  du  sud,  un  caractère  assez  arian  pour  expliquer  la  su- 
périorité de  ceux-ci. 

Les  Mèdes  et  surtout  les  Perses  furent  les  successeurs  de 
l'ancienne  influence  des  Bactriens,  qui,  après  avoir  dirigé  les 
premiers  pas  de  la  famille  dans  les  voies  du  magisme ,  avaient 
perdu  leur  prépondérance  d'une  manière  aujourd'hui  incon- 
nue. Les  héritiers  méritaient  l'honneur  qui  leur  échut.  Nous 
venons  de  voir  qu'ils  étaient  restés  Arians,  moins  complets 
sans  doute  que  les  Zoroastriens  du  nord-est,  et  même  que  les 
Grecs,  tout  autant  néanmoins  que  les  Hindous  de  la  même 
époque,  beaucoup  plus  que  le  groupe  de  leurs  congénères, 
déjà  presque  absorbé  sur  les  bords  du  Nil.  Le  grand  et  irré- 
médiable désavantage  que  les  Mèdes  et  les  Perses  apportaient, 
en  entrant  sur  la  scène  politique  du  mcnde,  c'était  leur  chif- 
fre restreint  et  la  dégénération  déjà  avancée  des  autres  tribus 
zoroastriennes  du  sud,  leurs  alliées  naturelles.  Toutefois,  ils 
pouvaient  commander  quelque  temps.  Ils  étaient  encore  en 
possession  d'un  des  caractères  les  plus  honorables  de  l'espèce 
noble,  une  religion  plus  rapprochée  des  sources  véridiques  que 
la  plupart  des  Sémites,  aux  yeux  desquels  ils  allaient  être  ap- 
pelés à  faire  acte  de  force. 

Déjà,  à  une  époque  reculée,  une  tribu  médique  avait  régné 
sur  l'Assyrie.  Sa  faiblesse  numérique  l'avait  contrainte  à  se 
soumettre  à  une  invasion  chaldéenne-sémite  venue  des  mon- 
tagnes du  nord-ouest.  Dès  ce  temps,  des  doctrines  religieuses, 
relativement  vénérables,  se  rattachent  au  nom  de  Zoroastre 
porté  par  le  premier  roi  de  cette  dynastie  ariane  (t)  :  il  n'y  a 
pas  moyen  de  confondre  le  prince  ainsi  appelé  avec  le  réfor- 
mateur religieux  ;  mais  la  présence  d'un  tel  nom,  à  la  date  de 
2,234  ans  avant  J.-C. ,  peut  servir  à  montrer  que  les  Mèdes  et 
les  Perses  du  vii«  siècle  conservaient  la  même  foi  monothéis- 
tique  que  leurs  plus  anciens  ancêtres 

(1)  Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I,  p,  733  et  passim. 


f 


DE  L  INEGALITE 

Les  Bactriens  et  les  tribus  arianes  qui  les  limitaient  au  nord 
et  à  l'est  avaient  créé  et  développé  ces  dogmes.  Ils  en  avaient 
vu  naître  le  prophète  dans  cet  âge  bien  éloigné  où ,  sous  les 
règnes  nébuleux  des  rois  kaïaniens ,  les  nations  zoroastrien- 
nes,  y  compris  celles  d'où  devaient  sortir  un  jour  les  Sarma- 
tes,  étaient  au  lendemain  de  leur  séparation  d'avec  les  Hin- 
dous (1). 

A  ce  moment,  la  religion  nationale,  bien  que,  par  sa  réforme, 
devenue  étrangère  au  culte  des  purohitas,  et  même  à  ces  no- 
tions théologiques  plus  simples,  patrimoine  primitif  de  toute  la 
race  blanche  dans  les  régions  septentrionales  du  monde.  Cette 
religion  était  incomparablement  plus  digne,  plus  morale,  plus 
élevée ,  que  celle  des  Sémites.  On  en  peut  juger  par  ce  fait, 
qu'au  VII*  siècle  elle  valait  mieux,  malgré  ses  altérations,  que 
le  polythéisme,  pourtant  moins  abject,  adopté  des  longtemps 
par  les  nations  helléniques  (2).  Sous  la  direction  de  cette 
croyance,  les  mœur^^  n'étaient  pas  non  plus  si  dégradées  et 
conservaient  de  la  vigueur. 

Conformément  à  l'organisation  primitive  des  races  arianes, 
les  Mèdes  vivaient,  par  tribus,  dispersés  dans  des  bourgades. 
Ils  élisaient  leurs  chefs,  comme  jadis  leurs  pères  avaient  élu 


(1)  Kaïanien,  vient  de  Kaî,  syllabe  qui  précède  les  noms  de  plusieurs 
rois  de  celte  dynastie  zoroastrienne  :  ainsi  Kaï-Kaous  et  Kai-Khosrou. 
Ce  mot  paraît  avoir  été  le  titre  des  monarques.  En  zend,  il  a  la  forme 
Kava,  et  est  identique  avec  le  sanscrit  Kavi  (soleil).  Peut-être  n'est-il 
pas  sans  intérêt  de  rapprocher  ce  sens  de  celui  du  Phra  égyptien. 
(Voir  Burnouf,  Commentaire  sur  le  Yaçna,  t.  I,  p.  424  et  passim.)  — 
Ces  rois  kaïaniens  donnèrent  la  première  impulsion  à  la  nationalité 
séparatiste  des  Zoroastriens.  Ils  ont  jeté  certainement  un  grand  éclat, 
puisque,  à  travers  tant  de  siècles,  ils  ont  produit  des  traditions  nom- 
breuses et  persistantes  qui  font  la  partie  la  plus  notable  du  Schah- 
nameh. 

(2)  Comme  toutes  les  religions,  aux  époques  de  foi,  le  raagisme  était 
ce  qu'on  appelle,  de  nos  jours,  intolérant.  Il  détestait  le  polythéisme 
dans  toutes  ses  formes.  Xerxès  enleva  l'idole  de  Bel,  qui  trônait  à 
Babylone,  et  détruisit  ou  dévasta  tous  les  temples  qu'il  rencontra  en 
Grèce.  —  Ainsi  Cambyse  ne  fit  en  Egypte  qu'obéir  à  l'esprit  général  de 
sa  nation  lorsqu'il  maltraita  si  fort  les  cultes  du  pays.  (Voir  BœUiger, 
Ideen  zur  Kunstmythologie  (Dresde,  in-S»,  1820),  1. 1,  p.  25  et  passim.) 


DES   RACES   HUMAINES.  541 

leurs  viç-patis  (1).  Ils  étaient  belliqueux  et  remuants,  toutefois, 
avec  le  sens  de  l'ordre ,  et  ils  le  prouvèrent  en  faisant  aboutir 
l'exercice  de  leur  droit  de  suffrage  à  la  fondation  d'une  mo- 
narchie régulière,  basée  sur  le  principe  d'hérédité  (2).  Rien  là 
que  nous  ne  puissions  également  retrouver  dans  les  Hindous 
antiques,  chez  les  Égyptiens  arians,  chez  les  Macédoniens,  les 
Thessaliens,  lesKpirotes,  comme  dans  les  nations  germaniques. 
Partout,  le  choix  du  peuple  crée  la  forme  de  gouvernement, 
presque  partout  préfère  la  monarchie  et  la  maintient  dans 
une  famille  particulière.  Pour  tous  ces  peuples,  la  question  de 
descendance  et  la  puissance  du  fait  établi  sont  deux  principes, 
ou,  pour  mieux  dire,  deux  instincts  qui  dominent  les  institu- 
tions sociales  et  les  vivifient.  Ces  Mèdes,  pasteurs  et  guerriers, 
restèrent  des  hommes  libres,  dans  toute  la  force  du  terme, 
même  pendant  cette  période  où  leur  petit  nombre  les  obligea 
de  subir  la  suzeraineté  des  Chaldéens,  et,  si  leur  esprit  exa- 
géré d'indépendance ,  en  les  poussant  au  fractionnement  et  à 
l'antagonisme  des  forces ,  contribua  certainement  à  prolonger 
leur  temps  de  subordination,  on  ne  peut  admirer  assez  que 
cet  état  n'ait  pas  dégradé  leur  naturel ,  et  qu'après  de  longs 
tâtonnements,  la  nation,  ayant  rallié  toutes  ses  ressources  dans 
sa  forme  monarchique,  soit  devenue  capable,  après  seize  cents 
ans,  de  reprendre  la  conquête  du  trône  d'Assyrie  et  de  l'exé- 
cuter. ~~ 

Depuis  qu'elle  avait  été  chassée  de  Ninive,  elle  n'avait  pas 
déchu.  Elle  avait  persisté  dans  son  culte,  honneur  bien  rare, 
dû  évidemment  à  son  homogénéité  persistante.  Elle  avait  con- 
servé son  goût  d'indépendance  sous  des  chefs  d'ailleurs  par 
trop  peu  maîtres  de  leurs  gouvernés  :  la  nation  médique  était 

(1)  Le  mot  cm[)loyc  par  le  Sclialinamch  pour  désigner  la  dignité  royale 
rappelle  vivenicul  les  doctrines  indépendantes  des  Arians  primitifs. 

l'ôridouu  porte  le  titre  de  schalir-jar,  jL)  v^  (l'ami  de  la  cité).  — 

Sur  les  sources  antéislamitiques  où  Firdousi  a  puisé  les  traditions  qu'il 
enciiMÏne,  voir  A.  F.  de  Schack,  Einl.,  p.  '6-2  et  passim. 

(2)  Tous  les  faits  qui  composent  l'Iiisloire  de  la  formation  du  royaume 
medique  sont  racontés  par  Hérodote,  avec  sa  puissance  de  coloris  or- 
dinaire, Clio,  xcvni  et  passim. 

EACES  HUMAINES.  —  T.   I.  81 


542 


DE    L INEGALITK 


donc  restée  ariane.  Quand  une  fois  elle  fut  arrachée  à  son 
anarcliie  belliqueuse,  le  besoin  de  donner  une  application  à  sa 
vigueur,  laissée  sans  emploi  par  l'heureux  étouflément  des  dis- 
cordes civiles,  tourna  ses  vues  vers  les  conquêtes  extérieures. 
Commençant  par  soumettre  les  nations  parentes  établies  dans 
son  voisinage,  entre  autres,  les  Perses  (1),  elle  se  fortifia  de 
leur  adjonction.  Puis,  quand  elle  eut  amené  sous  ses  drapeaux 
et  fondu  eu  un  seul  corps  de  peuples  dont  elle  était  la  tête 
tous  les  disciples  méridionaux  de  sa  relisi;ion,  elle  attaqua 
l'empire  ninivite. 

Beaucoup  d'écrivains  n'ont  vu ,  dans  ces  guerres  de  l'Asie 
antérieure,  dans  ces  rapides  conquêtes,  dans  ces  États  si  promp- 
tement  construits ,  si  subitement  renversés ,  que  des  coups  de 
main  sans  liaison,  une  série  d'événements  dénués  de  causes 
profondes,  et  dès  lors  de  portée.  N'acceptons  pas  un  tel  ju- 
gement. 

Les  dernières  émigrations  sémitiques  avaient  cessé  de  des- 
cendre les  montagnes  de  l'Arménie  et  de  venir  régénérer  les 
populations  assyriennes.  Les  contrées  riveraines  de  la  Caspienne 
et  voisines  du  Caucase  n'avaient  plus  d'hommes  à  envoyer  au 
dehors.  Dès  longtemps,  les  colonnes  voyageuses  des  Hellènes 
avaient  achevé  leur  passage,  et  les  Sémites,  demeurés  dans  ces 
contrées,  n'en  étaient  plus  expulsés  par  personne.  L'Assyrie 
ne  renouvelait  donc  plus  son  sang  depuis  des  siècles,  et  l'abon- 
dance des  principes  noirs ,  toujours  en  travail  d'assimilation, 
avait  efTeclui  la  décadence  des  races  superposées  (2). 


(1)  Le  Mahabharata  connait  les  Perses ,  il  ies  ajipeiie  i'arastkas.  Mais 
à  celte  époque  lointaine  des  guerres  des  Pandavas  et  des  tils  de  Kourou . 
cette  petite  nation  n'avait  encore  aucune  renommée.  C'est  ce  qui  fait 
que,  dans  le  poème  hindou,  elle  a  les  simples  honneurs  d'une  men- 
tion. (Lassen,  Zeitschrift  f.  d.  K.  des  Morgent.,  t.  II,  p.  53.) 

(2)  Movers,  das  Phœniz.  AUerthum.,  t.  I,  2«  partie,  p.  41S.  —  Cette 
décadence  était  si  profonde,  et  causée  si  évidemment  par  l'anarchie 
ethnique,  que  les  Ép:yptiens,  non  moins  rto^ônérés,  mais  plus  compacts 
parce  qu'il  y  avait  en  Jeu,  dans  leur  sang,  moins  d'éiéments  constitu- 
tifs, prirent  un  moment  le  dessus  vis-à-vis  de  leurs  anciens  et  redoutés 
adversaires.  Au  vn<^  siècle,  leur  influence  l'emportait  en  Phénicie.  Les 
Mèdes  eurent  bientôt  raison  de  cette  énergie  relative. 


DES   RACES   HUMAINES.  543 

En  Egypte,  il  s'était  passé  quelque  chose  d'analogue.  Mais, 
comme  le  système  des  castes,  malgré  ses  imperfections,  con- 
servait encore  cette  société  dans  ses  principes  constitutifs ,  les 
gouvernants  de  Memphis,  se  sentant  d'ailleurs  trop  faibles 
pour  résister  à  tous  les  chocs,  tournaient  leur  politique  à  main- 
tenir entre  eux  et  la  puissance  ninivite ,  qu'ils  redoutaient  par- 
dessus tout,  un  rideau  de  petits  royaumes  syriens.  Cachés  der- 
rière ce  rempart,  ils  continuaient,  tant  bien  que  mal,  à  se  traî- 
ner dans  leurs  ornières  accoutumées,  descendant  la  pente  de 
la  civihsation  à  mesure  que  le  mélange  noir  les  envahissait. 

Si  les  Mnivites  les  épouvantaient  par-dessus  tout,  ces  peu- 
ples n'étaient  pas  les  seuls  à  les  tenir  en  émoi.  Se  reconnais- 
sant également  incapables  de  lutter  contre  Tim perceptible 
puissance  des  pirates  grecs,  OaXaCTaoxpaxGv,  Arians  qui  s'inti- 
tulaient rois  de  mer,  comme  le  firent  plus  tard  leurs  parents 
les  Arians  Scandinaves ,  les  Egyptiens  avaient  eu  recours  à  la 
prudente  résolution  de  se  séquestrer  en  fermant  le  Nil  à  ses 
embouchures.  C'était  au  prix  de  précautions  si  excessives  que 
les  descendants  de  Rhamsès  espéraient  encore  préserver  long- 
temps leur  tremblante  existence. 

A  côté  des  deux  grands  empires  du  monde  occidental  ainsi 
affaiblis,  les  Hellènes  se  montraient  à  peu  près  dans  l'état  qu'a- 
vaient connu  les  Mèdes  avant  la  fondation  de  la  monarchie 
unitaire.  Ils  faisaient  preuve  de  i?  même  turbulence,  du  même 
amour  de  liberté ,  des  mêmes  sentiments  belliqueux ,  d'une 
ambition  égale  de  commander  un  jour  aux  autres  peuples,  et, 
retenus  par  leur  fractionnement,  ils  restaient  incapables  d'en- 
feprendre  rien  de  plus  vaste  que  des  colonisations  déjà  assi- 
ses aux  embouchures  des  fleuves  de  l'Euxin,  en  Italie  et  sur 
la  côte  asiatique,  où  leurs  villes,  encouragées  par  la  politique 
assyrienne  à  faire  une  concurrence  heureuse  au  commerce  de<! 
cités  de  Phénicie,  dépendaient  essentiellement,  à  ce  titre,  de 
la  puissance  souveraine  à  Ninive  et  à  Babylone. 

Ce  fut  à  cette  heure,  où  aucune  des  grandes  puissances  an- 
ciennes n!était  plus  en  état  d'attaquer  ses  voisins,  que  les  Mè- 
des se  présentèrent  en  candidats  au  gouvernement  de  l'univers. 
L'occasion  était  on  ne  peut  mieux  choisie  :  il  s'en  fallut  de  pjo, 


5^4 


DE   L  INHGALITii 


cependant,  qu'un  acteur,  tout  à  fait  inattendu,  qui  vint  brus- 
quement se  précipiter  sur  la  scène,  ne  dérangeât  complètement 
la  distribution  des  rôles. 

Les  Kimris,  Cimmériens,  Cimbres  ou  Celtes,  comme  on 
voudra  les  appeler,  peuples  blancs  mêlés  d'éléments  jaunes, 
auxquels  personne  ne  prenait  garde,  débouchèrent  tout  à  coup 
dans  l'Asie  inférieure,  venant  de  la  Tauride,  et,  après  avoir 
ravagé  le  Pont  et  toutes  les  contrées  environnantes ,  mirent  le 
siège  devant  Sardes  et  la  prirent  (1). 

Ces  farouches  conquérants  répandaient  sur  leur  passage  la 
stupeur  et  l'épouvante.  Ils  n'auraient,  sans  doute,  pas  demandé 
mieux  que  de  justifier  la  haute  opinion  que  la  vue  seule  de 
leurs  épées  faisait  concevoir  de  leur  puissance.  Malheureuse- 
ment pour  eux,  ils  reproduisaient  un  accident  que  nous  avons 
déjà  observé.  Vainqueurs,  ils  n'étaient  que  des  vaincus  :  pour- 
suivants, c'étaient  des  fuyards.  Ils  ne  dépossédaient  que  pour 
trouver  un  refuge.  Attaqués  dans  les  steppes,  qui  furent  plus 
tard  la  Sarmatie  asiatique,  par  un  essaim  de  nations  mongoles 
ou  scythiques,  et  forcés  de  céder,  ils  s'étaient  échappés  jus- 
qu'aux lieux  où  les  Sémites  tremblaient  à  leurs  pieds,  mais  où, 
fatalement,  leurs  adversaires  vinrent  les  poursuivre.  De  sorte 
que  l'Asie  antérieure  avait  à  peine  éprouvé  les  premières  dé- 
vastations des  Celtes,  qu'elle  tomba  aux  mains  des  hordes 
jaunes.  Celles-ci,  tout  en  continuant  à  guerroyer  contre  les  fu- 
gitifs, s'attaquèrent  aux  villes  et  aux  trésors  des  pays  envahis, 
proie  à  coup  sûr  beaucoup  plus  attrayante  (2). 

Les  Celtes  étaient  moins  nombreux  que  leurs  antagonistes. 
Ils  furent  battus  et  dispersés.  Les  Scythes  poursuivirent  alors, 
sans  compétiteurs ,  le  cours  de  leurs  victoires ,  nuisibles  sur- 
tout aux  desseins  de  la  politique  mède.  Cyaxare  venait,  préci- 
sément, d'investir  Ninive,  et  il  n'avait  plus  qu'à  franchir  ce 
dernier  obstacle  pour  se  voir  maître  de  l'Asie  assyrienne.  Irrité 
de  cette  intervention  malencontreuse,  il  leva  le  siège  et  vint  at- 


(i)  Movers,  t.  Il,  i"»  partie,  p.  419. 
(2)  Movers,  dus  Phœnizische  AUcrlhum., 
passim,  et  liy. 


t.  II,  t"  partie,  p.  401 


DES   RACES   HUMAIIVES.  545 

taquer  les  Scythes.  Mais  la  fortune  ne  le  seconda  pas,  et,  mis 
en  déroule  complète,  il  lui  fallut  laisser  les  barbares,  comme 
il  les  appelait  sans  doute,  libres  de  continuer  leurs  courses  dé-' 
vastatrices.  Ceux-ci  pénétrèrent  jusque  sur  la  lisière  de  l'Egypte, 
où  les  supplications  et  plus  encore  les  présents  obtinrent  d'eux 
qu'ils  n'entreraient  pas.  Satisfaits  de  la  rançon,  ils  allèrent 
porter  ailleurs  leurs  violences.  Cette  bacchanale  mongole  fut 
terrible,  et  pourtant  dura  peu.  Vingt-huit  ans  en  virent  la  fin. 
Les  Mèdes,  tout  battus  qu'ils  avaient  été  dans  une  première 
rencontre,  étaienttrop  réellement  supérieurs  aux  Scythes  poiu' 
siqiporter  indéfiniment  leur  joug.  Ils  revinrent  à  la  charge,  et 
cMe  fois  avec  un  plein  succès  (1).  Les  cavaliers  jaunes,  chas- 
sés par  les  troupes  de  Cyaxare ,  s'enfuirent  dans  le  pays  au 
nord  de  l'Euxin.  Ils  allèrent  y  continuer,  avec  les  peuples  plus 
ou  moins  mélangés  de  sang  finnois ,  les  luttes  anarciiiques  aux- 
quelles ils  sont  propres,  tandis  que  les  Zoroastriens,  débarras- 
sés d'eux,  reprenaient  leur  œuvre  au  point  où  elle  avait  été  inter- 
rompue. L'invasion  celto-scythe  repoussée,  Ninive  fut  assiégée 
de  nouveau,  et  Cyaxare,  vainqueur  intelligent,  entra  dans  ses 
murs. 

Dès  lors  fut  assurée  la  domination  de  la  race  ariane-zoroas- 
trienne  méridionale,  à  qui  je  puis  désormais  donner,  sans  in- 
convénients, le  nom  géographique  d'iranienne.  Il  n'y  eut  plus 
que  la  seule  question  de  savoir  quel  serait  celui  des  rameaux 
de  cette  famille  qui  obtiendrait  la  suprématie.  Le  peuple  mède 
n'était  pas  le  plus  pur.  Pour  Ce  motif,  il  ne  pouvait  garder  la 
prédominance;  mais  il  était  le  plus  civilisé  par  son  contact 
avec  la  culture  chaldéenne ,  et  c'est  là  ce  qui  lui  avait  d'abord 
doimé  la  place  la  plus  émkiente.  Le  premier,  il  avait  préféré 
une  forme  de  gouvernement  régulière  à  de  stériles  agitations, 
et  ses  mœurs,  ses  habitudes,  étaient  plus  raffinées  que  celles 
des  autres  branches  parentes.  Cependant ,  tous  ces  avantages 
résultant  d'une  affinité  certaine  avec  les  Assyriens ,  et  que  l'é- 
tat de  l'idiome  accuse,  avaient  été  achetés  aux  prix  d'un  hymen 
qui,  en  altérant  le  sang  médique,  avait  aussi  diminué  sa  vi- 

(I)  Hérodote,  C7îo,   cvi.  31. 


f 


5ir> 


DE   L  INEGALITE 


gueur  vis-à-vis  d'une  autre  tribu  iranienne ,  celle  des  Perses  , 
de  sorte  que ,  par  droit  de  supériorité  etlinique ,  la  souveraineté 
de  l'Asie  fut  enlevée  aux  compagnons  de  Cyaxare ,  et  passa 
dans  la  branche  demeurée  plus  ariane.  Un  prince  qui,  par  son 
père,  appartenait  à  la  nation  perse,  par  sa  mère  à  la  maison 
royale  de  Déjocès,  Cyrus,  vint  se  substituer  à  la  ligne  directe 
et  donner  à  ses  compatriotes  la  supériorité  sur  la  tribu  fon- 
datrice de  l'empire  et  sur  toutes  les  autres  familles  consan- 
guines. Il  n'y  eut  pas  cependant  substitution  absolue  :  les  deux 
peuples  se  trouvaient  unis  de  trop  près;  il  s'établit  seulement, 
entre  les  dominateurs ,  une  nuance ,  et  qui  encore  ne  dura  pas 
longtemps;  car  les  Perses  comprirent  la  nécessité  de  soumettre 
leur  vigueur  un  peu  inculte  à  l'école  des  Mèdes  plus  expéri- 
mentés. Ainsi ,  il  se  trouva  bientôt  que  les  rois  de  la  maison 
de  Cyrus  (1)  ne  se  faisaient  aucun  scrupule  de  placer  les  plus 
habiles  de  ces  derniers  aux  premiers  rangs.  Il  y  eut  donc  par- 
tage réel  du  pouvoir  entre  les  deux  tribus  souveraines  et  les 
autres  peuples  iraniens  plus  sémitisés  (2).  Quant  aux  Sémites 
et  autres  groupes  chamitisés  ou  noirs  formant  l'immense  ma- 
jorité des  populations  soumises ,  ils  ne  furent  que  le  piédestal 
commun  de  la  domination  zoroastrienne. 


(1)  Les  noms  des  premiers  souverains  perses  sentent  fortement  la 
primitive  identité  des  notions  zoroastriennes  avec  les  Hindous,  et  même 
avec  les  autres  branches  arianes.  C'est  ainsi  que  le  père  des  Aché- 
ménides  s'appelait  Kourou ,  comme  le  chef  des  Kouravas  blancs  que 
nous  avons  vus  envahir  l'Inde  à  une  époque  très  ancienne.  Plus  tard , 
Cambysc  est  nommé,  dans  l'inscription  cunéiforme  de  Bi-Soutoun, 
Ka{ni)bu<lya,  comme  la  tribu  des  kschattryas  dissidents,  habitant  la 
rive  droite  de  l'Indus,  les  Kambodyas.  (Lassen,  Indische  Alterth.,  t.  I, 
p.  598.)  —  Il  est  curieux  de  remarquer  que  les  habitants  de  l'Hindou- 
Koh  se  nomment  aujourd'hui  Kamodje.  Avant  les  conquêtes  des  Af- 
ghans, leur  territoire  allait  jusqu'à  l'Indus.  (Lassen,  Zeitschrift  f.  d. 
K.  d.  Morgenl.,  t.  II,  p.  56  et  passim.) 

(2)  Il  faudrait  même  admettre  que  les  Bactriens,  ce  rameau  le  plus 
anciennement  civilisé  de  la  famille  zoroastrienne,  eurent  leur  part  de 
suprématie  sous  la  dynastie  de  Darius,  si  l'on  adoptait  l'idée  de 
M.  Roth.  Ce  savant  a  avancé  que  les  Achéménidcs  étaient  des  vassaux 
bactriens  des  rois  perses.  (Roth,  Geschichte  der  abendlœndischen 
Philosophie  (Mannheim ,  1846,  in-8"),  t.  I,  p.  384  et  passim.)  Cependant, 
celle  hypothèse  a  besoin  d'être  encore  étudiée. 


DES   RACKS   HUMAIIVES.  517 

Ce  dut  être  pour  les  nations  si  dégénérées,  si  lâches,  si  per- 
verties ,  et  en  même  temps  si  artistes  de  l'Assyrie,  un  spectacle 
et  une  sensation  bien  étranges  que  de  tomber  sous  le  rude 
commandement  d'une  race  guerrière,  sérieuse  et  livrée  aux 
inspirations  d'un  culte  simple,  moral,  aussi  idéaliste  que  leurs 
propres  notions  religieuses  l'étaient  peu. 

Avec  l'arrivée  des  Iraniens ,  les  horreurs  sacrées ,  les  infa- 
mies théologiques  prirent  fin.  L'esprit  des  mages  ne  pouvait 
s'en  accommoder.  On  eut  une  preuve  bien  grande  et  bien  sin- 
gulière de  cette  intolérance  lorsque,  plus  tard,  le  roi  Darius, 
devenu  maître  de  la  Phénicie,  envoya  défendre  aux  Cartha- 
ginois de  sacrifier  des  hommes  à  leurs  dieux ,  offrandes  dou- 
blement abominables  aux  yeux  des  Perses  en  ce  qu'elles  offen- 
saient la  piété  envers  des  semblables  et  souillaient  la  pureté  de 
la  flamme  sainte  du  bûcher  (1).  Peut-être  était-ce  la  première 
fois,  depuis  l'invention  du  polythéisme ,  que  des  prescriptions 
émanées  du  trône  avaient  parlé  d'humanité.  Ce  fut  un  des  ca- 
ractères remarquables  du  nouveau  gouvernement  de  l'Asie. 
On  s'occupa  désormais  de  rendre  la  justice  à  chacun  et  de 
faire  cesser  les  atrocités  publiques,  sous  quelque  prétexte 
qu'elles  eussent  lieu.  Particularité  non  moins  nouvelle,  le 
grand  roi  se  soucia  d'administrer.  A  dater  de  cette  époque ,  le 
grandiose  s'abaisse ,  et  tout  tend  à  devenir  plus  positif.  Les 
intérêts  sont  plus  réguUèrement~ traités,  plus  régulièrement 
ménagés.  Il  y  a  du  calcul ,  et  du  calcul  raisonnable ,  terre  à 
terre,  dans  les  institutions  de  Cyrus  et  de  ses  successeurs.  Pour 
bien  dire ,  le  sens  commun  inspire  la  politique,  à  côté  et  quel-- 


(1)  Darius  Hystaspes  leur  interdit  aussi  de  manger  de  la  chair  de 
chien.  La  coutume  phénicienne  des  massacres  hiératiques,  qui,  à 
l'époque  des  calamités  publiques,  porta  les  Carthaginois  à  égorger  à 
la  fois,  sur  leurs  autels,  des  centaines  d'enfants,  coutume  qui  faisait 
dire  à  Ennius  :  «  Et  Poinei  solitei  sos  sacrificare  puellos,  »  reprit  quand 
tomba  l'influence  des  Perses.  Les  Grecs  cherchèrent  en  vain  à  décider 
les  Carthaginois  à  renoncer  à  de  telles  monstruosités.  Elles  existaient 
encore  secrètement  au  temps  de  Tibère,  et  s'étaient  transmises,  avec 
le  sang  sémitique,  à  la  colonie  romaine.  (Bœttiger,  Ideen  zur  Kunst- 
mythologic ,  t.  I,  p.  373.) 


548 


DE    L  liVKGALITE 


quefoisun  peu  au-dessus  des  passions  lumiiltueuses.  Jusqu'a- 
lors ces  dernières  avaient  beaucoup  trop  parlé  (1). 

En  même  temps  que  l'impétuosité  décroît  chez  les  gouver- 
nants, et  que  l'organisation  matérielle  fait  des  progrès,  le 
génie  artistique  décline  d'une  manière  frappante.  Les  monu- 
ments de  l'époque  perse  ne  sont  qu'une  reproduction  médiocre 
de  l'ancien  style  assyrien  (2).  Il  n'y  a  plus  d'invention  dans  les 
bas-reliefs  de  Persépolis.  On  n'y  retrouve  pas  même  la  froide 
correction  qui  survit  d'ordinaire  aux  grandes  écoles.  Les  figu- 
res apparaissent  gauches,  lourdes,  grossières.  Cène  sont  plus 
les  produits  de  sculpteurs ,  ce  sont  les  ébauches  imparfaites  de 
manœuvres  maladroits  ;  et  puisque  le  grand  roi,  dans  sa  ma- 
gnificence, ne  se  procurait  pas  des  jouissances  artistiques  com- 
parables à  celles  dont  avaient  joui  ses  prédécesseurs  chaldéens, 
il  faut  nécessairement  croire  qu'il  n'en  éprouvait  nullement  le 
désir,  et  que  les  représentations  médiocres  étalées  sur  les  murs 
de  son  palais  pour  célébrer  sa  gloire  flattaient  assez  son  or- 
gueil et  suffisaient  à  son  goût. 

On  a  souvent  dit  que  les  arts  florissaient  inévitablement  sous 
un  prince  ami  de  la  somptuosité,  et  que  lorsque  le  luxe  était, 
recherché,  les  faiseurs  de  chefs-d'œuvre  se  montraient  de\ 
toutes  parts,  encouragés  par  la  perspeclive  des  hommages  dé- 1 
licats  et  des  gros  salaires.  Cependant  voilà  que  les  monar- 
ques de  tant  de  régions,  et  qui  avaient  de  quoi  payer  les  plus 
fières  renommées,  ne  purent  établir  autour  d'eux  que  de  bien 
faibles  échantillons  du  génie  artistique  de  leurs  sujets.  N'eus- 
sent-ils pas  eu  de  dispositions  personnelles  à  concevoir  le  beau, 


(1)  Le  successeur  du  faux  Snierdis  s'exprimait  ainsi  dans  l'inscription 
de  Bi-Soutoun  :  «  Darius  le  roi  dit  :  Dans  toutes  ces  provinces,  j'ai 
a  donné  faveur  et  protection  à  l'homme  laborieux.  Le  fainéant,  je  l'ai 
«  puni  avec  sévérité.  »  (Rawlinson,  Jottrna^  of  the  Royal  Asialic  So- 
ciety, vol.  XIV,  part.  I,  p.  XXXV.)  —  Ce  Dariifs  qui  parlait  ainsi  portait 
dans  son  nom  l'expression  d'une  idée  utilitaire  :  Daryaivus  signifle 
celui  qui  maintient  l'ordre.  (Scliack,  Heldensagen  von  Firdusi,  p.  H.) 

(2)  Layard,  Niniveh  und  seine  Ueberreste,  Leipizig,  1850,  p.  340.  — 
Je  n'ai  eu  «à  ma  disposition  que  la  traduction  de  M.  Meissner,  excellente 
du  reste.  Le  savant  voyageur  anglais  discute  d'une  manière  rare  les 
raouorts  du  style  perse  avec  les  modèles  de  l'Assyrie  et  de  l'Egypte. 


DES   nACES   nUMAIIVES.  519 

puisqu'on  copiait  pour  eux  les  cliels-d'œuvre  des  dynasties 
précédentes,  et  qu'eux-mêmes  construisaient  sur  tous  les  points 
de  leurs  vastes  possessions  d'immenses  édifices  de  toute  na- 
ture, ils  donnaient  aux  artistes,  si  les  artistes  avaient  existé, 
toutes  les  occasions  désirables  de  se  signaler  et  de  lutter  de 
génie  avec  les  générations  éteintes.  Pourtant  rien  ne  jaillit 
des  doigts  de  la  Minerve.  La  monarchie  perse  lut  opulente, 
rien  de  plus,  et  elle  eut  recours,  en  bien  des  occasions,  à  la 
décadence  égyptienne  pour  obtenir  chez  elle  des  travaux  d'une 
valeur  secondaire  sans  doute,  mais  qui  dépassaient  pourtant 
les  facultés  de  ses  nationaux. 

Essayons  de  trouver  la  clef  de  ce  problème.  Nous  avons  déjà 
vu  que  la  nation  ariane ,  portée  au  positif  des  faits  et  non  pas 
au  désordonné  de  l'imagination ,  n'est  pas  artiste  en  elle-même. 
Réfléchie,  raisonnante,  raisonneuse  et  raisonnable,  elle  l'est; 
compréhensive  au  plus  haut  point,  elle  l'est  encore;  habile  à 
découvrir  les  avantages  de  toutes  choses,  même  de  ce  qui  lui 
est  le  plus  étranger,  oui,  il  faut  aussi  lui  reconnaître  cette  pré- 
rogative, une  des  plus  fécondes  de  son  droit  souverain.  Mais 
quand  la  race  ariane  est  pure  de  tout  mélange  avec  le  sang 
des  noirs,  pas  de  conception  artistique  pour  elle  :  c'est  ce  que 
j'ai  exposé  ailleurs  surabondamment.  J'ai  montré  le  noyau  de 
cette  famille  composé  des  future»  sociétés  hindoues,  grecques, 
iraniennes,  sarmates,  très  inhabile  à  créer  des  représentations 
figurées  d'un  mérite  réel ,  et ,  quelque  grandes  que  soient  les 
ruines  des  bords  du  Ienisseï  et  des  croupes  de  l'Altaï ,  on  n'y 
découvre  aucun  indice  révélateur  d'un  sentiment  délicat  des 
arts.  Si  donc ,  en  Egypte  et  en  Assyrie ,  il  y  eut  un  puissant 
développement  dans  la  reproduction  matérialisée  de  la  pensée, 
si,  dans  l'Inde,  cette  même  aptitude  ne  manqua  pas  d'éclore, 
bien  que  plus  tardivement,  le  fait  ne  s'explique  que  par 
l'action  du  mélange  noir,  abondant  et  sans  frein  en  Assy- 
rie, limité  en  Egypte,  plus  restreint  sur  le  sol  hindou,  et 
créant  ainsi  les  trois  modes  de  manifestation  de  ces  différents 
pays.  Dans  le  premier,  l'art  atteignit  promptement  son  apogée, 
puis  il  dégénéra  non  moins  promptement,  en  tombant  dans 
les  monstruosités  où  la  prédominance  mélanienne  trop  hâtive 


DE    LIIN  KG  ALITE 


le  jeta.  Avec  le  second,  comme  les  éléments  arians,  sources 
de  la  vie  et  de  la  civilisation  locales ,  étaient  faibles ,  numéri- 
quement parlant,  il  fut  promptement  gagné  aussi  parTinfusion 
noire.  Toutefois,  il  se  défendit  au  moyen  d'une  séparation  re- 
lative (les  castes,  et  le  sentiment  artistique,  que  le  premier  flux 
avait  développé,  resta  stationnaire,  cessa  promptement  de 
progresser,  et  ainsi  put  mettre  beaucoup  plus  de  temps  qu'en 
Assyrie  à  s'avilir.  Dans  l'Inde,  comme  une  barrière  bien  au- 
trement forte  et  solide  fut  opposée  aux  invasions  du  principe 
nègre,  le  caractère  artistique  ne  se  développa  que  très  lente- 
ment et  pauvrement  au  sein  du  brabmanisme.  Il  lui  fallut  at- 
tendre, pour  devenir  vraiment  fort,  la  venue  de  Sakya-mouni  : 
aussitôt  que  les  bouddhistes,  en  appelant  les  tribus  impures  au 
partage  du  nirwana,  leur  eurent  ouvert  l'accès  de  quelques 
familles  blanches ,  la  passion  des  arts  se  développa  à  Salsette 
avec  non  moins  d'énergie  qu'à  Ninive ,  atteignit  promptement, 
comme  là  encore ,  son  zénith ,  et,  toujours  pour  la  même  cause, 
s'abîma  presque  subitement  dans  les  folies  que  l'exagération ,  1 
la  prédominance  du  principe  mélanien,  amenèrent  sur  les, 
bords  du  Gange  comme  partout  ailleurs. 

Lorsque  les  Iraniens  prirent  le  gouvernement  de  l'Asie,  ils. 
se  virent  en  présence  de  populations  où  les  arts  étaient  com- 
plètement envahis  et  dégradés  par  l'influence  noire.  Eux-mê- 
mes n'avaient  pas  toutes  les  facultés  qu'il  aurait  fallu  pour  re- 
lever ce  génie  en  décomposition. 

On  objectera  que,  précisément,  parce  qu'ils  étaient  arians, 
ils  rapportaient  au  sang  corrompu  des  Sémites  l'appoint  blanc  w 
destiné  à  le  régénérer  et  qu'ainsi ,  par  une  nouvelle  infusion  "■ 
d'éléments  supérieurs ,  ils  devaient  ramener  le  gros  des  nations 
assyriennes  vers  un  équilibre  de  principes  ethniques  compara- 
ble à  celui  où  s'étaient  trouvés  les  Chamites  noirs  dans  leur 
plus  beau  moment,  ou,  mieux  encore,  les  Chaldéens  de  Sé- 
miramis. 

Mais  les  nations  assyriennes  étaient  bien  grandes  et  la  popu- 
lation des  tribus  iraniennes  dominatrices  bien  petite.  Ce  que 
ces  tribus  possédaient ,  dans  leurs  veines,  d'essence  féconde, 
déjà  entamé,  du  reste,  pouvait  bien  se  perdre  au  milieu  des 


DES   RACES   HUMAINES.  551 

masses  asiatiques,  mais  non  les  relever,  et ,  d'après  ce  fait  in- 
contestable ,  leur  puissance  même ,  leur  prépondérance  politi- 
que ne  devait  durer  que  le  temps  assez  court  où  il  leur  serait 
possible  de  maintenir  intacte  une  existence  nationale  isolée. 

J'ai  parlé  déjà  de  leur  nombre  restreint ,  et  je  recours  là- 
dessus  à  l'autorité  d'Hérodote.  Lorsque  l'historien  trace,  dans 
son  VIP  livre,  cet  admirable  tableau  de  l'armée  de  Xerxès 
traversant  l'Hellespont ,  il  déploie  le  magnifique  dénombrement 
des  nations  appelées  en  armes,  par  le  grand  roi,  de  toutes  les 
parties  de  ses  vastes  États.  Il  nous  montre  des  Perses  ou  des 
Mèdes  commandant  aux  troupeaux  de  combattants  qui  pas- 
sent les  deux  ponts  du  Bosphore  en  pliant  le  dos  sous  les  coups 
I  de  fouet  de  leurs  chefs  iraniens.  A  part  ces  chefs  de  noble  es- 
'  sence,  gourmandant  les  esclaves  que  la  victoire  enchaînait  sous 
leurs  ordres ,  combien  Hérodote  énumère-t-il  de  soldats  parmi 
les  Mèdes  proprement  dits.^  Combien  de  guerriers  zoroastriens 
dans  cette  levée  de  boucliers  que  le  fils  de  Darius  avait  voulu 
rendre  si  formidable  ?  Je  n'en  aperçois  que  24,000,  et  qu'était- 
ce  qu'un  tel  faisceau  dans  une  armée  de  dix-sept  cent  mille 
hommes?  Au  point  de  vue  du  nombre,  rien-,  à  celui  du  mérite 
militaire,  tout  :  car,  si  ces  24,000  Iraniens  n'avaient  pas  été 
paralysés,  dans  leurs  mouvements,  par  la  cohue  de  leurs  iner- 
tes auxiliaires ,  il  est  bien  probable  que  la  muse  de  Platée  au- 
rait célébré  d'autres  vainqueurs.  Quoi  qu'il  en  soit ,  puisque  la 
nation  régnante  ne  pouvait  fournir  des  soldats  en  plus  grande 
quantité ,  elle  était  peu  considérable  et  ne  pouvait  suffire  à  la 
tache  de  régénérer  la  masse  épaisse  des  populations  asiatiques. 
Elle  n'avait  donc  que  la  perspective  d'un  seul  avenir  :  se  cor- 
rompre elle-m5me  eu  s'engloutissant  bientôt  dans  leur  sein. 

On  ne  découvre  pas  trace  d'institutions  fortes,  destinées  à 
créer  une  barrière  entre  les  Iraniens  et  leurs  sujets.  La  religion 
en  aurait  pu  servir,  si  les  mages  n'avaient  été  animés  de  cet 
esprit  de  prosélytisme  particulier  à  toutes  les  religions  dogma- 
tiques ,  ei  qui  leur  valut ,  bien  des  siècles  après ,  la  haine  toute 
spéciale  des  musulmans.  Ils  voulurent  convertir  leurs  sujets 
assyriens.  Ils  parvinrent  à  les  arracher,  en  grande  partie,  aux 
atrocités  religieuses  des  anciens  cuites.  Ce  fut  un  succès  près- 


552  DE    l'inégalité 

que  regrettable  :  il  ne  fut  bon  ni  pour  les  initiateurs  ni  poul- 
ies néophytes.  Ceux-ci  ne  manquèrent  pas  de  souiller  le  san;;; 
iranien  par  leur  alliance,  et,  quant  à  la  religion  meilleure 
qu'on  leur  donnait,  ils  la  pervertirent,  alln  de  l'accommoder 
à  leur  incurable  esprit  de  superstition  (I). 

La  fin  des  nations  iraniennes  était  ainsi  marquée  bien  près) 
du  jour  de  leur  triomphe.  Toutefois,  tant  que  leur  essence 
n'était  pas  encore  trop  mélangée,  leur  supériorité  sur  l'univers 
civilisé  était  certaine  et  incontestable  :  ils  n'avaient  pas  de 
compétiteurs.  L'Asie  inférieure  entière  se  soumit  à  leur  scep- 
tre. Les  petits  royaumes  d'au  delà  de  l'Euphrate,  ce  rempart 
soigneusement  entretenu  par  les  Pharaons,  furent  rapidement 
englobés  dans  les  satrapies.  Les  villes  libres  de  la  côte  phéni- 
cienne s'annexèrent  à  la  monarchie  perse ,  avec  les  États  des 
Lydiens.  Un  jour  vint  où  il  ne  resta  que  l'Egypte  elle-même, 
antique  rivale  qui ,  pour  les  héritiers  des  dynastes  chaldéens , 
Dut  valoir  la  peine  d'une  campagne  (2).  C'était  devant  ce  co- 

(1)  Burnouf,  Commentaire  sur  le  Yaçna,  t.  I,  p.  331.  —  Ce  savant,  en 
citant  le  passage  d'Hérodole  sur  lequel  se  base  cette  opinion,  élève 
quelques  doutes  quant  à  sa  portée.  Je  me  bornerai  à  transcrire  ici  l'as- 
sertion de  l'historien  grec;  elle  suffit  eiUicremeut  à  mon  but  :  «  Clio, 
«  cxxxi  :  Voici  les  coutumes  (lu'obscrvent,  à  ma  connaissance,  les 
«  Perses.  Leur  usage  n'est  pas  d'élever  aux  dieux  des  statues,  des  lem- 
«  pies,  des  autels.  Us  traitent,  au  contraire,  d'insensés  ceux  qui  le 
«  l'ont.  C'est,  à  mon  avis,  parce  qu'ils  ne  croient  pas,  comme  les  Grecs, 
«  que  les  dieux  aient  une  forme  humaine.  Ils  ont  coutume  de  sacrifier 
<(  à  Jupiter  sur  le  sommet  des  ])lus  hautes  montagnes,  et  donnent  le 
«  nom  de  Jupiter  à  toute  la  circonférence  du  ciel.  Ils  font  encore  des 
«  sacrifices  au  soleil,  à  la  lune,  à  la  terre,  au  l'eu,  à  l'eau  et  aux 
0  vents,  et  n'en  offrent  de  tous  temps  qu'à  ces  divinités.  Mais  ils  y  ont 
«  joint,  dans  la  suite,  le  culte  de  Vénus  Céleste  ou  Uranie,  qu'ils  ont 
«  emprunte  des  Assyriens  et  des  Arabes.  Les  Assyriens  donnent  à  Vénus 
«  le  nom  de  Mylitta,  les  Arabes  celui  d'Alitta,  et  les  Perses  l'appcl- 
«  lent  Mitra.  »  Ainsi  ce  culte  de  .Mithra,  (jui  infecta  jdus  tard  tout 
l'Occident  romain,  commença  par  saisir  les  Perses.  C'est,  en  quelque 
sorte,  le  cachet  de  l'invasion  du  sang  sémitique.  —  Bœttigcr  dit  que, 
sous  le  lègnc  de  Darius  Oclins,  le  magisme  s'était  déjà  très  r.')pi)roché 
de  rhellénisme  et  du  fétichisme  par  l'adoption  du  culte  d'Aiiiiilis.  (Ideen 
zur  Kunslmylhologie,  t.  I,  p.  27.) 

(•2)  On  a  vu  ailleurs  les  Égyptiens  se  défendre,  ou  même  quelquef.iis 
attaquer,  quand  il  le  fallait  absolument,  au  moyen  de  leurs  troupes 


I 


DES   RACES  HUMAINES.  553 

losse  vieilli  que  les  conquérants  sémites  les  plus  vigoureux 
avaient  constamment  reculé. 

Les  Perses  ne  reculèrent  pas.  Tout  favorisait  leur  domina- 
tion. La  décadence  égyptienne  était  achevée.  Le  pays  du  Nil 
ne  possédait  plus  de  ressources  personnelles  de  résistance.  Il 
payait  encore ,  à  la  vérité ,  des  mercenaires  pour  faire  la  garde 
autour  de  sa  caducité,  et,  par  parenthèse,  la  dégénération 
générale  de  la  race  sémitique  l'avait  contraint  de  remplacer, 
presque  absolument,  les  Cariens  et  les  Philistins  par  des 
Arians  Grecs.  Là  se  bornait  ce  qu'il  pouvait  tenter.  Il  n'avait 
plus  assez  de  souplesse  ni  de  nerfs  pour  courir  lui-même  aux 
armes,  et,  battu,  se  relever  d'une  défaite  (1). 

Les  Perses  l'asservirent  et  insultèrent,  de  leur  mieux,  à 
cœur  joie ,  à  son  culte ,  à  ses  lois  et  à  ses  mœurs. 

Si  l'on  considère  avec  quelque  attention  le  tableau  si  vivant 
qu'Hérodote  a  tracé  de  cette  époque,  on  est  frappé  de  voir  que 
deux  nations  traitaient  le  reste  de  l'univers,  soit  vaincu,  soit  à 
vaincre,  avec  un  égal  mépris,  et  ces  deux  nations,  qui  sont  les 
Perses  et  les  Grecs,  se  considéraient  aussi,  l'une  l'autre,  comme 
barbares,  oubliant  à  demi , .  à  demi  négligeant  leur  commu- 
nauté d'origine.  Il  me  semble  que  le  point  de  vue  où  elles  se 
plaçaient,  pour  juger  si  sévèrement  les  autres  peuples,  était  à 
peu  près  le  même.  Ce  qu'elles  leur  reprochaient,  c'était  égale- 
ment de  manquer  du  sens  de  la  liberté,  d'être  faibles  devant 
le  malheur,  amollies  dans  la  prospérité,  lâches  dans  le  combat; 
et  ni  les  Grecs  ni  les  Perses  ne  tenaient  beaucoup  de  compte 
aux  Assyriens,  aux  Égyptiens,  du  passé  glorieux  qui  avait 
abouti  à  tant  de  débilités  répugnantes.  C'est  que  les  deux  grou- 
pes méprisants  se  trouvaient  alors  à  un  niveau  pareil  de  civi- 
lisation. Bien  que  séparés  déjà  par  les  immixtions  qui  avaient 

mercenaires.  Des  Grecs  en  faisaient  le  nerf.  (Wilkinson ,  Customs  and 
Manners,  etc.,  t.  I,  p.  211.) 

(1)  C'était  le  goût  du  gouvernement  pour  les  auxiliaires  étrangers 
qui  avait  déterminé  l'émigration  de  l'armée  nationale  en  Ethiopie.  En 
362-340,  Nectanébo  II  envoya  au  secours  des  Chananéens,  révoltés 
contre  les  Perses,  Mentor  le  Rhodien  avec  4,000  Grecs.  Ce  condottiere 
le  trahit.  (Wilkinson,  Customs  and  Manners  ofthe  ancient  Egyptians, 
t.  I,  p.  211.) 

UACES    HUMAINES.    T.    I.  32 


554  DE   l'inégalité 

modifié  leurs  essences  respectives,  et,  partant,  leurs  aptitudes, 
état  dont  leurs  langues  rendent  témoignage,  le  commun  prin- 
cipe arian  qui ,  chez  eux ,  dominait  encore  sur  les  alliages, 
suffisait  à  leur  faire  envisager  d'une  façon  analogue  les  prin- 
cipales questions  de  la  vie  sociale.  C'est  pourquoi  les  pages  du 
vieillard  d'Halicarnasse  représentent  si  vivement  cette  simili- 
tude de  notions  et  de  sentiments  dont  ils  témoignaient.  C'é- 
taient comme  deux  frères  de  fortune  différente,  différents  par 
le  rang  social ,  frères  pourtant  par  le  caractère  et  les  tendan- 
ces. Le  peuple  arian-iranien  tenait  dans  l'Occident  la  place 
d'aîné  de  la  famille  :  il  dominait  le  monde.  Le  peuple  grec 
était  le  cadet,  réservé  à  porter  un  jour  le  sceptre,  et  se  prépa- 
rant à  cette  grande  destinée  par  une  sorte  d'isonomie  vis-à-vis 
de  la  branche  régnante ,  isonomie  qui  n'était  pas  tout  à  fait  de 
l'indépendance.  Quant  aux  autres  populations  renfermées  sous 
l'horizon  des  deux  rameaux  arians,  elles  demeuraient,  pour  le 
premier,  objets  de  conquête  et  de  dommation,  pour  le  second, 
matière  à  exploiter.  Il  est  bon  de  ne  pas  perdre  de  vue  ce  pa- 
rallélisme ,  sans  quoi  l'on  comprendrait  peu  les  déplacements 
du  pouvoir  arrivés  plus  tard. 

Certainement,  je  conçois  qu'on  se  mette  de  la  partie  dans  le 
dédain  ordinaire  aux  esprits  vigoureux  et  positifs  pour  les  na- 
tures artistes ,  plutôt  vouées  à  recueilHr  des  apparences  qu'à 
saisir  des  réalités.  Il  ne  faut  cependant  pas  oublier  non  plus 
que,  si  les  Perses  et  les  Grecs  avaient  tout  sujet  de  mésestimer 
le  monde  sémitique ,  devenu  leur  pâture,  ce  monde  possédait 
le  trésor  entier  des  civilisations ,  des  expériences  de  l'Occident, 
et  les  souvenirs  respectables  de  longs  siècles  de  travaux ,  de 
conquêtes  et  de  gloire.  Les  compagnons  de  Cyrus,  les  conci- 
toyens de  Pisistrate  avaient  en  eux-mêmes ,  j'en  conviens,  les 
gages  d'une  future  rénovation  de  l'existence  sociale  ;  mais  ce 
n'était  pas  là  une  raison  pour  qu'on  dût  perdre  ce  que  les 
Chamites  noirs  et  les  différentes  couches  de  Sémites  et  les 
Égyptiens  avaient  de  leur  côté  amassé  de  résultats.  La  moisson 
des  deux  groupes  arians  occidentaux,  la  moisson  provenant 
de  leur  propre  fonds,  était  encore  à  faire  :  les  blés  n'en  étaient 
qu'en  herbe,  les  épis  pas  encore  mûrs;  tandis  que  les  gerbes 


DES   RACES   HUMAINES.  555 

des  nations  sémitiques  remplissaient  les  granges  et  approvision- 
naient les  prochains  réformateurs  eux-mêmes.  Il  y  a  plus  :  les 
idées  de  l'Assyrie  et  de  l'Egypte  s'étaient  répandues  partout  où 
le  sang  de  leurs  inventeurs  avait  pénétré,  en  Ethiopie,  en 
Arabie,  sur  le  pourtour  de  la  Méditerranée,  comme  dans  l'ouest 
de  l'Asie ,  comme  dans  la  Grèce  méridionale ,  avec  une  opu- 
lence, une  exubérance  désespérante  pour  les  civilisations  en- 
core à  naître ,  et  toutes  les  créations  des  sociétés  postérieures 
allaient  être  à  jamais  contraintes  de  transiger  avec  ces  notions 
et  les  opinions  qui  en  ressortaient.  Ainsi,  malgré  leur  dédain 
pom*  les  nations  sémitiques  et  pour  la  paix  efféminée  des  bords 
du  Nil,  les  Arians  Iraniens  et  les  Arians  Grecs  devaient  bien- 
tôt entrer  dans  le  grand  courant  intellectuel  de  ces  populations 
flétries  par  leur  désordre  ethnique  et  par  l'exagération  de  leurs 
principes  mélaniens.  La  part  d'influence  laissée  à  ces  Iraniens 
si  orgueilleux,  à  ces  Grecs  si  actifs,  se  réduirait  ainsi,  en  fin  de 
compte,  à  jeter  dans  le  lac  immense  et  stagnant  des  multitu- 
des asiatiques  quelques  éléments  temporaires  de  mouvement, 
d'agitation  et  de  vie. 

Les  Arians  Iraniens,  et,  après  eux ,  les  Arians  Grecs,  offri- 
rent au  monde  d'Assyrie  et  d'Egypte  ce  que  les  Arians  Ger- 
mains donnèrent  plus  tard  à  la  société  romaine. 

Quand  l'Asie  occidentale  fut  tout  entière  ralliée  sous  la  maui 
des  Perses,  il  n'y  eut  plus  de  rcison  pour  que  la  scission  pri- 
mitive entre  sa  civilisation  et  celle  de  l'Egypte  subsistât.  Le 
peu  d'efforts  tentés  dans  la  vallée  du  Nil  afin  de  reconquérir 
l'indépendance  nationale  ne  compta  plus  que  comme  les  con- 
vulsions d'une  résistance  expirante.  Les  deux  sociétés  primiti- 
ves de  l'Occident  tendaient  à  se  confondre,  parce  que  les  races 
qu'elles  enfermaient  ne  se  distinguaient  plus  assez  nettement. 
Si  les  Perses  avaient  été  très  nombreux ,  si ,  à  la  manière  des 
plus  antiques  envahisseurs,  leurs  tribus  avaient  pu  lutter  con- 
tre le  chiffre  des  multitudes  sémitiques ,  il  n'en  aurait  pas  été 
ainsi.  Une  organisation  toute  nouvelle  se  formant  sur  les  débris 
méconnus  des  anciennes,  on  aurait  vu  quelques-uns  de  ces 
débris  s'isoler,  dans  des  extrémités  de  l'empire,  avec  des  restes 
de  la  race,  et  se  constituer  à  part,  de  manière  à  maintenir 


556 


DE   L  INEGALITE 


entre  les  inventions  des  nouveaux  venus  et  l'état  de  choses 
aboli,  pour  la  majorité  des  sujets,  une  ligne  de  démarcation 
perceptible. 

;  Les  Iraniens ,  n'étant  qu'une  poignée  d'hommes,  furent  à 
peine  en  possession  du  pouvoir,  que  l'immense  esprit  assyrien 
les  entoura  de  toutes  parts,  les  saisit,  les  serra,  et  leur  com- 
muniqua son  vertige.  On  peut  déjà  se  rendre  compte  sous  le 
fils  de  Cyrus,  sous  Cambyse,  de  la  part  de  parenté  que  la  na- 
ture fatalement  superbe  et  enflée  des  Sémites  chamitisés  pou- 
vait déjà  réclamer  avec  la  personne  du  souverain.  Heureuse- 
ment, cet  alliage  ne  s'était  pas  encore  généralisé.  Le  témoignage 
d'Hérodote  vient  nous  prouver  que  l'esprit  arian  tenait  bon 
contre  les  assauts  de  l'ennemi  domestique.  Rien  ne  le  montre 
mieux  que  la  fameuse  conférence  des  sept  chefs  après  la  mort 
du  faux  Smerdis  (l). 

Il  s'agissait  de  donner  aux  peuples  déhvrés  une  forme  de 
gouvernement  convenable.  Le  problème  n'eût  pas  existé  pour 
le  génie  assyrien,  qui,  du  premier  mot,  aurait  proclamé  l'éter- 
nelle légitimité  du  despotisme  pur  et  simple  ;  mais  il  fut  envi- 
sagé mûrement  et  résolu,  non  sans  difficulté,  par  les  guerriers 
dominateurs  qui  le  soulevèrent.  Trois  opinions  se  trouvèrent 
en  présence.  Otanès  opina  pour  la  démocratie;  Mégabyzès 
parla  en  faveur  de  l'oligarchie.  Darius,  ayant  loué  l'organisa- 
tion monarchique,  qu'il  affirma  être  la  fin  inévitable  de  toutes 
les  formes  de  gouvernement  possibles,  gagna  les  suffrages  à  sa 
cause.  Cependant  il  avait  affaire  à  des  associés  tellement  fous 
d'indépendance,  qu'avant  de  remettre  le  pouvoir  au  roi  élu, 
ils  stipulèrent  qu'Otanès  et  toute  sa  maison  resteraient  à  ja- 
mais affranchis  de  l'action  de  l'autorité  souveraine,  et  libres, 
sauf  le  respect  des  lois.  Comme  à  l'époque  d'Hérodote  des 
sentiments  de  cette  énergie  n'existaient  plus  guère  parmi  les 
Perses,  décidément  déchus  de  leur  primitive  valeur  ariane,  l'é- 
crivain d'Ionie  prévient  sagement  ses  lecteurs  que  le  fait  qu'il 
raconte  va  leur  paraître  étrange  :  il  ne  l'en  maintient  pas 
moins  (2). 

(1)  Hérodote,  Thalie,  lxxx  et  passim 
(2;  Id.,  ibid.,  lxxx. 


DES  RACES  HUMAINES.  557 

Après  l'extinction  de  cette  grande  fierté ,  il  y  eut  encore 
quelques  années  illustres  ;  ensuite  le  désordre  sémitique  réussit 
à  englober  les  Iraniens  dans  le  sein  croupissant  des  populations 
esclaves.  Dès  le  règne  du  fils  de  Xerxès ,  il  devient  évident 
que  les  Perses  ont  perdu  la  force  de  rester  les  maîtres  du  monde, 
et,  cependant,  entre  la  prise  de  Ninive  par  les  Mèdes  et  cette 
époque  d'affaiblissement,  il  ne  s'était  encore  écoulé  qu'un  siècle 
et  demi. 

L'histoire  de  la  Grèce  commence  ici  à  se  mêler  plus  intime- 
ment à  celle  du  monde  assyrien.  Les  Athéniens  et  les  Spar- 
tiates se  rencontrent  désormais  dans  les  affaires  des  colonies 
ioniennes.  Je  vais  donc  quitter  le  groupe  iranien  pour  m'oc- 
cuper  du  nouveau  peuple  arian ,  qui  s'annonce  comme  son  plus 
digne  et  même  son  seul  antagoniste. 


FIN  DU   TOME  PREMIER. 


32, 


TABLE  DES  MATIERES. 


LIVRE    PREMIER. 

CONSIDÉRATIONS    PRÉLIMINAIRES;    DÉFINITIONS, 

RECHERCHE  ET  EXPOSITION   DES  LOIS  NATURELLES  QUI  RÉGISSENT 

LE   MONDE   SOCIAL. 

Pages . 

Chapitre  premier.  —  La  condition  mortelle  des  civilisations  et  des 
sociétés  résulte  d'une  cause  générale  et  commune i 

Chapitre  II.  —  Le  fanatisme,  le  luxe,  les  mauvaises  mœurs  et 
l'irréligion  n'amènent  pas  nécessairement  la  chute  des  sociétés.       7 

Chapitre  III.  —  Le  mérite  relatif  des  gouvernements  n'a  pas  d'in- 
fluence sur  la  longévité  des  peuples i8 

Chapitre  IV.  —  De  ce  qu'on  doit  entendre  par  le  mot  dégénéra- 
tion; au  mélange  des  principes  ethniques,  et  comment  les  so- 
ciétés se  forment  et  se  défont 22 

Chapitre  V.  —  Les  inégalités  ethniques  ne  sont  pas  le  résultat  des 
institutions 35 

Chapitre  VI.  —  Dans  le  progrés  ou  la  stagnation ,  les  peuples  sont 
indépendants  des  lieux  qu'ils  habitent 33 

Chapitre  VIT.  —  Le  christianisme  ne  cée  pas  et  ne  transforme  pas 
l'aptitude  civilisatrice 62 

Chapitre  VIII.  —  Définition  du  mot  civilisation;  le  développement 
social  résulte  d'une  double  source 76 

Chapitre  IX.  —  Suite  de  la  définition  du  mot  civilisation,  carac- 
tères différents  des  sociétés  humaines;  notre  civilisation  n'est 
pas  supérieure  à  celles  qui  ont  existé  avant  elle 88 

Chapitre  X.  —  Certains  anatomistes  attribuent  à  l'humanité  des 
origines  multiples 106 

Chapitre  XI.  —  Les  différences  ethniques  sont  permanentes.  .  .    119 

Chapitre  XII.  —  Comment  les  races  se  sont  séparées  physiologi- 
quement,  et  quelles  variétés  elles  ont  ensuite  formées  par  leurs 
mélanges.  Elles  sont  inégales  en  force  et  en  beauté 144 

Chapitre  XIII.  —  Les  races  humaines  sont  intellectuellement  iné- 
gales; l'humanité  n'est  pas  perfectible  à  l'infini 158 

559 


y 


y 


r^BLE  DES  MJ 

rages. 

Chapitre  XIV.  —  Suite  de  la  démonstration  de  l'inégalité  intellec- 
tuelle des  races.  Les  civilisations  diverses  se  repoussent  mu- 
tuellement. Les  races  métisses  ont  des  civilisations  également  , 
métisses 173 

Chapitre  XV.  —  Les  langues  inégales  entre  elles  sont  dans  un  rap-  || 

port  parfait  avec  le  mérite  relatif  des  races 187 jâl 

Chapitre  XVL  —  Récapitulation;  caractères  respectifs  des  trois  fl 
grandes  races;  effets  sociaux  des  mélanges;  supériorité  du  type  ^Ê 
blanc,  et,  dans  ce  type,  de  la  famille  ariane 214/ 

LIVRE  SECOND. 


CIVILISATION    ANTIQUE   RAYONNANT   DE   L  ASIE  CENTEALE 
AU  SOD-OUEST. 

Chapitre  premier.  —  Les  Chamites '2-2a 

Chapitre  II.  —  Les  Sémites 241 

Chapitre  III.  —  Les  Chananéeus  maritimes 2G8 

Chapitre  IV.  —  Les  Assyriens;  les  Hébreux;  les  Cliorréens.  ...    288: 

Chapitre  V.  —  Les  Égyptiens;  les  Éthiopiens 303 

Chapitre  VI.  —  Les  Égyptiens  n'ont  pas  été  conquérants;  pourquoi 

leur  civilisation  resta  stationnaire 335 

Chapitre  VII.  —  Rapport  ethnique  entre  les  nations  assyriennes  et 
l'Egypte.  Les  arts  et  la  poésie  lyrique  sont  produits  par  le  mé- 
lange des  blancs  avec  les  peuples  noirs 


LIVRE   TROISIÈME. 

CIVILISATION   RAYONNANT   DE   L'ASIB  CENTRALE  VERS 
LE   SUD   ET  LE   SUD-EST. 

Chapitre  premier.  —  Les  Arians;  les  brahmanes  et  leur  système 

social 3G7 

CuAPiTRE  II.  —  Développements  du  brahmanisme 403 

Chapitre  III.  —  Le  bouddhisme,  sa  défaite;  l'Inde  actuelle.  ...  433 

Chapitre  IV.  —La  race  jaune 453 

Chapitre  V.  —  Les  Chinois '*62 

Chapitre  VI.  —  Les  origiues  de  la  race  blanche 503, 


/ 


TABLE  DES   MATIERES.  561 

LIVRE  QUATRIÈME. 

CIVILISATIONS  SÉMITISÉES  DU  SUD-OUEST. 

rages, 

Chapitre  premier.  —  L'iiisloire  n'existe  que  chez  les  nations  blan- 
ches. —  Pourquoi  presque  toutes  les  civilisations  se  sont  déve- 
loppées dans  l'occident  du  globe 52r; 

Chapitre  II.  —  Les  Zoroastriens 535 


FIN  DE  LA  TABLE  DU  PBEMIEB  VOLUME. 


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