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ESSAI
SUR L'INÉGALITÉ
RACES HUMAINES.
TOME I.
TYPOGRAPHIE FIH.MIN-DIDOT. — MKSNIL (F.URK).
ESSAI
t'
UR L'INÉGALITÉ
DES
RACES HUMAINES,
Le Comte de GOBINEAU,
(ICIF.S MTSISTRR DB PRASCB EN' PERSE, EN GRÈCE, AU BRÉSIIi ET ES Sn^IDE,
MEMBRE PE I-A SOCri:TÉ ASIATIQnB TIE PARIS.
TOME PREMIER.
DEUXIÈME ÉDITION,
PrécM^'O tVun avant-propos et rt'nne hiog^raphie «le l'antonr.
PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET C^%
IMPRIMEURS DE l/lNSTITUT, RUE JACOB, r)6.
1««A
SEEN BY
PRESERVAT îOisI
SERVICES
r:illl T 1 1Q09
DEDICACE
DE LA PREMIÈKE ÉDITION (1854).
A SA MAJESTÉ
GEORGES V
BOI DE HANOVBE.
SlRE,
J'ai l'honneur d'offrir ici à Votre Majesté le
fruit de longues méditations et d'études favorites,
souvent interrompues , toujours reprises.
Les événements considérables , révolutions , guer-
res sanglantes , renversements de lois , qui , depuis
trop d'années, ont agi sur les États européens,
tournent aisément les imaginations vers l'examen
des faits politiques. Tandis que le vulgaire n'en
considère que les résultats immédiats et n'admire
ou ne réprouve que rétincelle électrique dont ils
frappent les intérêts, les penseurs plus graves cher-
chent à découvrir les causes cachées de si terribles
n
ij A SA MAJESTE GEORGES V,
ébranlements , et , descendant la lampe à la main
dans les sentiers obscurs de la philosophie et de
l'histoire, ils vont demander à l'analyse du cœur
humain ou à l'examen attentif des annales le mot
d'une énigme qui trouble si fort et les existences et
les consciences.
Comme chacun , j'ai ressenti ce que l'agitation
des époques modernes inspire de soucieuse curio-
sité . Mais , en appliquant à en comprendre les mo-
biles toutes les forces de mon intelligence, j'ai vu
l'horizon de mes étonnements, déjà si vaste, s'a-
grandir encore. Quittant, peu à peu, je l'avoue,
l'observation de l'ère actuelle pour celle des pério-
des précédentes , puis du passé tout entier, j'ai réuni
ces fragments divers dans un ensemble immense,
et, conduit par l'analogie, je me suis tourné , pres-
que malgré moi, vers la divination de l'avenir le
plus lointain. Ge n'a plus été seulement les causes
directes de nos tourmentes soi-disant réformatrices
qu'il m'a semblé désirable de connaître : j'ai aspiré
à découvrir les raisons plus hautes de cette identité
des maladies sociales que la connaissance la plus
imparfaite des chroniques humaines suffit à faire
remarquer dans toutes les nations qui furent jamais,
qui sont, comme, selon toute vraisemblance, dans
celles qui seront un jour.
Je crus , d'ailleurs , apercevoir, pour de tels tra-
vaux des facilités particulières à l'époque présente.
Si, par ses agitations, elle pousse à la pratique
I
BOI DE HANOVRE, UJ
d'une sorte de chimie historique, elle en facilite
aussi les labeurs. Le brouillard épais, les ténèbres
profondes qui nous cachaient , depuis une date im-
mémoriale, les débuts des civilisations différentes
de la nôtre , se lèvent et se dissolvent aujourd'hui au
soleil de la science. Une merveilleuse épuration des
méthodes analytiques, après avoir, sous les mains
de Niebuhr, fait apparaître une Rome ignorée de
Tite-Live , nous découvre et nous explique aussi les
vérités mêlées aux récits fabuleux de l'enfance hel-
lénique. Vers un autre point du monde , les peu-
ples germains , longtemps méconnus , se montrent
à nous aussi grands, aussi majestueux que les écri-
vains du Bas-Empire nous les avaient dits barbares.
L'Egypte ouvre ses hypogées , traduit ses hiérogly-
phes, confesse l'âge de ses pyramides. L'Assyrie
dévoile et ses palais et leurs inscriptions sans fin ,
naguère encore évanouies sous leurs propres
décombres. L'Iran de Zoroastre n'a su rien cacher
aux puissantes investigations de Burnouf , et l'Inde
primitive nous raconte, dans les Védas, des faits
bien proches du lendemain de la création. De l'en-
semble de ces conquêtes, déjà si importantes en
elles-mêmes , résulte encore une compréhension
plus juste et plus large d'Hérodote, d'Homère et sur-
tout des premiers chapitres du Livre saint , cet
abîme d'assertions dont on n'admire jamais assez la
richesse et la rectitude lorsqu'on l'aborde avec un
esprit suffisamment pourvu de lumières.
iv A. SA MAJESTE GEORGES V,
Tant de découvertes inattendues ou inespérées ne
se placent pas , sans doute , au-dessus des atteintes
de toute critique. Elles sont loin de présenter, sans
lacunes , les listes des dynasties , renchaînement ré-
gulier des règnes et des faits. Cependant, au milieu
de leurs résultats incomplets, il en est d'admira-
bles , pour les travaux qui m'occupent , il en est de
plus fructueux que ne sauraient l'être les tables
chronologiques les mieux^ suivies. Ce que j'y re-
cueille avec joie , c'est la révélation des usages, des
mœurs , jusqu'aux portraits , jusqu'aux costumes des
nations disparues. On connaît désormais l'état de
leurs arts. On aperçoit toute leur vie, physique et
morale , publique et privée , et il nous est devenu
possible de reconstruire, au moyen des matériaux
les plus authentiques , ce qui fait la personnalité des^
races'et le principal critérium de leur valeur.
Devant un tel amoncellement de richesses toutes'
neuves ou tout nouvellement comprises , personne
n'est plus autorisé à prétendre expliquer le jeu com-
phqué des rapports sociaux , les motifs des élévations
et des décadences nationales avec l'unique secours
des considérations abstraites et purement hypothé-
tiques qu'une philosophie sceptique peut fournir.
Puisque les faits positifs abondent désormais , qu'ils
surgissent de partout , se relèvent de tous les sépul-
cres , et se dressent sous la main de qui veut les in-
terroger, il n'est plus loisible d'aller, avec les théo-
riciens révolutionnaires , amasser des nuages pour
I
ROI DE HANOVBE. V
en former des hommes fantastiques et se donner le
plaisir de faire mouvoir artificiellement des chimè-
res dans des milieux politiques qui leur ressemblent.
La réalité , trop notoire , trop pressante , interdit de
tels jeux, souvent impies, toujours néfastes. Pour
décider sainement des caractères de l'humanité , le
tribunal de l'histoire est devenu le seul compétent.
C'est d'ailleurs, j'en conviens, un arbitre sévère,
un juge bien redoutable à évoquer à des époques
aussi tristes que celle-ci.
Non pas que le passé soit lui-même immaculé. Il
contient tout , et^ à ce titre , on en obtient l'aveu de
bien des fautes et l'on y découvre plus d'une hon-
teuse défaillance. Les hommes d'aujourd'hui se-
raient même en droit de faire , devant lui , trophée
de quelques mérites qui lui manquent. Mais, si,
pour repousser leurs accusations , il vient soudain
à évoquer les ombres grandioses des périodes hé-
roïques, que diront-ils? S'il leur reproche d'avoir
compromis la foi reUgieuse , la fidélité pohtique , le
culte du devoir, que répondre? S'il leur affirme
qu'ils ne sont plus aptes qu'à poursuivre le défri-
chement de connaissances dont les principes ont été
reconnus et exposés par lui; s'il ajoute que l'anti-
que vertu est devenue un objet de risée ; que l'éner-
gie a passé de l'homme à la vapeur; que la poésie
s'est éteinte , que ses grands interprètes ne vivent
plus; que ce qu'on nomme des intérêts se ravale
aux considérations les plus mesquines ; qu'alléguer?
VJ A SA MAJESTÉ GEORGES V,
Rien , sinon que toutes les belles choses , tombées
dans le silence , ne sont pas mortes et qu'elles dor-
ment; que tous les âges ont vu des périodes de
transition, époques où la souffrance lutte avec la
vie et d'où ceUe-ci se détache , à la fin , victorieuse
et resplendissante , et que , puisque la Chaldée trop
vieillie fut remplacée jadis par la Perse jeune et vi-
goureuse , la Grèce décrépite par Rome virile et la
domination abâtardie d'Augustule par les royaumes
des nobles princes teutoniques , de même les races
modernes obtiendront leur rajeunissement.
C'est là ce que j'ai moi-même espéré un instant,
un bien court instant, et j'aurais voulu répondre
immédiatement à l'Histoire pour confondre ses ac-
cusations et ses sombres pronostics , si je n'avais été
frappé de cette considération accablante, que je
me hâtais trop d'avancer une proposition dénuée
de preuves. Je voulus en chercher, et ainsi j'étais
ramené sans cesse , par ma sympathie pour les ma-
nifestations de l'humanité vivante, à approfondir
davantage les secrets de l'humanité morte.
C'est alors que, d'inductions en inductions, j'ai
dû me pénétrer de cette évidence, que la question
ethnique domine tous les autres problèmes de l'his-
toire, en tient la clef, et que l'inégalité des races
dont le concours forme une nation, suffit à expli-
quer tout l'enchaînement des destinées des peuples.
11 n'est personne, d'ailleurs, qui n'ait été frappé
de quelque pressentiment d'une vérité si écla-
BOI DE HANOVRE. Vij
tante. Chacun a pu observer que certains groupes
humains , en s'abattant sur un pays , y ont trans-
formé jadis, par une action subite, et les habitudes
et la vie, et que, là où, avant leur arrivée, régnait
la torpeur, ils se sont montrés habiles à faire jaillir
une activité inconnue. C'est ainsi, pour en citer un
exemple, qu'une puissance nouvelle fut préparée
à la Grande-Bretagne par l'invasion anglo-saxonne,
au gré d'un^arrêt de la Providence qui, en conduisant
dans cette île quelques-uns des peuples gouvernés
par le glaive des illustres ancêtres de Votre Majesté ,
se réservait , comme le remarquait , un jour, avec
profondeur, une Auguste Personne , de rendre aux
deux branches de la même nation cette même mai-
son souveraine, qui puise ses droits glorieux aux
sources lointaines de la plus héroïque origine.
Après avoir reconnu qu'il est des races fortes et
qu'il en est de faibles , je me suis attaché à observer
de préférence les premières , à démêler leurs apti-
tudes, et surtout à remonter la chaîne de leurs gé-
néalogies. En suivant cette méthode, j'ai fini par me
convaincre que tout ce qu'il y a de grand , de noble,
de fécond sur la terre , en fait de créations humai-
nes , la science , l'art , la civilisation , ramène l'ob-
servateur vers un point unique , n'est issu que d'un
même germe , n'a résulté que d'une seule pensée ,
n'appartient qu'à une seule famille dont les diffé-
rentes branches Qnt régné dans toutes les contrées
policées de l'Univers.
viij A SA MAJESTÉ GEORGES V,
L'exposition de cette synthèse se trouve dans ce
livre , dont je viens déposer l'hommage au pied du
trône de Votre Majesté. Il ne m'appartenait pas,
et je n'y ai pas songé , de quitter les régions élevées
et pures de la discussion scientifique pour descendre
sur le terrain de la polémique contemporaine. Je
n'ai cherché à éclaircir ni l'avenir de demain , ni
celui même des années qui vont suivre. Les pé-
riodes que je trace sont amples et larges. Je débute
avec les premiers peuples qui furent jadis, pour
chercher jusqu'à ceux qui ne sont pas encore. Je ne
calcule que par séries de siècles. Je fais , en un
mot , de la géologie morale. Je parle rarement de
l'homme , plus rarement encore du citoyen ou du )
sujet, souvent, toujours des différentes fractions
ethniques , car il ne s'agit pour moi , sur les cimes
où je me suis placé , ni des nationalités fortuites , ni
même de l'existence des États , mais des races , des
sociétés et des civilisations diverses.
En osant tracer ici ces considérations, je me sens
enhardi, Sire, par la protection que l'esprit vaste et
élevé de Votre Majesté accorde aux efforts de l'intel-
ligence et par l'intérêt plus particulier dont Elle
honore les travaux de l'érudition historique. Je ne
saurais perdre jamais le souvenir des précieux
enseignements qu'il m'a été donné de recueillir de
la bouche de Votre Majesté, et j'oserai ajouter que
je ne sais qu'admirer davantage des connaissances
si brillantes , si solides , dont le Souverain du Ha-
«
ROI DE HANOVRE. IX
novre possède les moissons les plus variées , ou du
généreux sentiment et des nobles aspirations qui
les fécondent et assurent à ses peuples un règne si
prospère.
Plein d'une reconnaissance inaltérable pour les
bontés de Votre Majesté , je La prie de daigner
accueillir
L'expression du profond respect avec lequel
j'ai l'honneur d'être,
Sire,
De Votre Majesté,
Le très humble et très obéissant serviteur,
A. DE GOBINEAU.
n
ESSAI SUR L'INÉGALITÉ
DES
RAGES HUMAINES.
DEUXIÈME ÉDITION.
AVANT-PROPOS.
Ce livre a été publié pour la première fois en 1853
(tome I et tome II) ; les deux derniers volumes (tome III
et tome IV) sont de 1853, L'édition actuelle n'y a pas
changé une ligne, non pas que, dans l'intervalle, des
travaux considérables n'aient déterminé bien des pro-
grès de détail. Mais aucune des vérités que j'ai émises
n'a été ébranlée, et j'ai trouvé nécessaire de maintenir
la vérité telle que je l'ai trouvée. Jadis , on n'avait sur
les Races humaines que des doutes très timides. On
sentait vaguement qu'il fallait fouiller de ce côté si l'on
voulait mettre à découvert la base encore inaperçue do
l'histoire et on pressentait que dans cet ordre de no-
tions si peu dégrossies, sous ces mystères si obscurs,,
devaient se rencontrer à de certaines profondeurs les
1
Xij AVANT-PROPOS. ^^^H
vastes substructions sur lesquelles se sont graduellement
élevées les assises , puis les murs , bref tous les déve-
loppements sociaux des multitudes si variées dont l'en-
semble compose la marqueterie de nos peuples. Mais
on ne voyait pas la marche à suivre pour rien conclure.
Depuis la seconde moitié du dernier siècle , on rai-
sonnait sur les annales générales et on prétendait,
pourtant, à ramener tous ces phénomènes dont ils pré-
sentent les séries , à des lois lixes. Cette nouvelle ma-
nière de tout classer, de tout expliquer, de louer, de
condamner, au moyen de formules abstraites dont on
s'efforçait de démontrer la rigueur, conduisait naturelle-
ment à soupçonner, sous l'éclosion des faits, une force
dont on n'avait encore jamais reconnu la nature. La
prospérité ou l'infortune d'une nation, sa grandeur et
sa décadence, on s'était longtemps contenté de les faire
résulter des vertus et des vices éclatant sur le point
spécial qu'on examinait. Un peuple honnête devait être
nécessairement un peuple illustre, et, au rebours, une
société qui pratiquait trop librement le recrutement
actif des consciences relâchées , amenait sans merci la
ruine de Suse, d'Athènes, de Rome, tout comme une
situation analogue avait attiré le châtiment final sur les
cités décriées de la Mer Morte.
En faisant tourner de pareilles clefs, on avait cru
ouvrir tous les mystères; mais, en réalité, tout res-
tait clos. Les vertus utiles aux grandes agglomérations
doivent avoir un caractère bien particulier d'égoïsme
collectif qui ne les rend pas pareilles à ce qu'on appelle
vertu chez les particuliers. Le bandit Spartiate , l'usurier
romain ont été des personnages publics d'une rare ef
ficacité , bien qu'à en juger au point de vue moral , et
à
AVANT-PROPOS. Xiij
Lysandre et Gaton fussent d'assez méchantes gens ; il
fallut en convenir après réflexion et , en conséquence ,
si on s'avisait de louer la vertu chez un peuple et de
dénoncer avec indignation le vice chez un autre , on se
vit obligé de reconnaître et d'avouer tout haut qu'il ne
s'agissait pas là de mérites et de démérites intéressant
la conscience chrétienne , mais bien de certaines apti-
tudes , de certaines puissances actives de l'âme et même
du corps , déterminant ou paralysant le développement
de la vie dans les nations, ce qui conduisit à se deman-
der pourquoi l'une de celles-ci pouvait ce que l'autre
ne pouvait pas, et ainsi on se trouva induit à avouer que
c'était un fait résultant de la race.
Pendant quelque temps on se contenta de cette dé-
claration à laquelle on ne savait comment donner la
précision nécessaire. C'était un mot creux, c'était une
phrase, etaucune époque ne s'est jamais payée de phrases
et n'en a eu le goût comme celle d'à présent. Une sorte
d'obscurité translucide qui émane ordinairement des
mots inexpliqués était projetée ici par les études phy-
siologiques et suffisait , ou, du moins, on voulut quelque
temps encore s'en contenter. D'ailleurs, on avait un
peu peur de ce qui allait suivre. On sentait que si la
valeur intrinsèque d'un peuple dérive de son origine ,
il fallait restreindre , peut-être supprimer tout ce qu'on
appelle Égalité et , en outre , un peuple grand ou misé-
rable ne serait donc ni à louer, ni à blâmer. Il en se-
rait comme de la valeur relative de l'or et du cuivre.
On reculait devant de tels aveux.
Fallait-il admettre, en ces jours de passion enfantine
pour l'égalité, qu'une hiérarchie si peu démocratique
existât parmi les fils d'Adam? combien de dogmes, aussi
XIV ~ AVANT-PBOPOS.
bien philosophiques que religieux, se déclaraient prêts
à ré clamer I
Tandis qu'on hésitait, on marchait pourtant; les dé-
couvertes s'accumulaient et leurs voix se haussaient et
exigeaient qu'on parlât raison. La géographie racon-
tait ce qui s*étalait à sa vue ; les collections regorgeaient
de nouveaux types humains. L'histoire antique mieux
étudiée, les secrets asiatiques plus révélés, les traditions
américaines devenues accessibles comme elles ne l'é-
taient pas auparavant, tout proclamait l'importance de
la race. Il fallait se décider à entrer dans la question
telle qu'elle est.
Sur ces entrefaites, se présenta un physiologiste,
M. Pritchard, historien médiocre , théologien plus mé-
diocre encore , qui voulant surtout prouver que toutes
les races se valaient, soutint qu'on avait tort d'avoir peur
^t se donna peur à lui-même. Il se proposa non pas de
savoir et de dire la vérité des choses , mais de rassurer
la philanthropie. Dans cette intention, il cousut les uns
aux autres un certain nombre de faits isolés , observés
plus ou moins bien et qui ne demandaient pas mieux
que de prouver l'aptitude innée du nègre de Mozam-
bique, et du Malais des îles Mariannes à devenir de
fort grands personnages pour peu que l'occasion s'en
présentât. M. Pritchard fut néanmoins grandement à
estimer par cela seul qu'il toucha réellement à la diffi-
culté. Ce fut, il est vrai, par le petit côté, mais ce fut
pourtant et on ne saurait trop lui en savoir gré.
J'écrivis alors le livre dont je présente ici la seconde
édition. Depuis qu'il a paru, des discussions nombreuses
ont eu lieu à son sujet. Les principes en ont été moins
combattus que les applications et surtout que les con-
AVANT-PROPOS. XV
clusions. Les partisans du progrès illimité ne lui ont
pas été favorables. Le savant Ewald émettait l'avis que
c'était une inspiration des catholiques extrêmes ; l'école
positiviste l'a déclaré dangereux. Cependant des écri-
vains qui ne sont ni catholiques ni positivistes, mais
qui possèdent aujourd'hui une grande réputation, en
ont fait entrer incognito , sans l'avouer, les principes
et même des parties entières dans leurs œuvres et , en
somme, Fallmereyer n'a pas eu tort de dire qu'on s'en
servait plus souvent et plus largement qu'on n'était dis-
posé à en convenir.
Une des idées maîtresses de cet ouvrage, c'est la
grande influence des mélanges ethniques , autrement dit
des mariages entre les races diverses. Ce fut la première
fois qu'on posa cette observation et qu'en en faisant res-
sortir les résultats au point de vue social , on présenta
cet axiome que tant valait le mélange obtenu , tant va-
lait la variété humaine produit de ce mélange et que les
progrès et les reculs des sociétés ne sont autre chose
que les effets de ce rapprochement. De là fut tirée la
théorie de la sélection devenue si célèbre entre les mains
de Darwin et plus encore de ses élèves. Il en est ré-
sulté, entre autres, le système de Buckle, et par l'écart
considérable que les opinions de ce philosophe présen-
tent avec les miennes , on peut mesurer l'éloignement
relatif des routes que savent se frayer deux pensées
hostiles parties d'un point commun. Buckle a été in-
terrompu dans son travail par la mort , mais la saveur
démocratique de ses sentiments lui a assuré, dans ces
temps-ci, un succès que la rigueur de ses déductions
ne justifie pas plus que la solidité de ses connaissances.
Darwin et Buckle ont créé ainsi les dérivations
I
XVJ AVANT-PROPOS.
principales du ruisseau que j'ai ouvert. Beaucoup d'au-
tres ont simplement donné comme des vérités trouvées
par eux-mêmes ce qu'ils copiaient chez moi en y mêlant
tant bien que mal les idées aujourd'hui de mode.
Je laisse donc mon livre tel que je l'ai fait et je n'y
changerai absolument rien. C'est l'exposé d'un système,
c'est l'expression d'une vérité qui m'est aussi claire et
aussi indubitable aujourd'hui qu'elle me l'était au temps
011 je l'ai professée pour la première fois. Les progrès
des connaissances historiques ne m'ont fait changer
d'opinion en aucune sorte ni dans aucune mesure. Mes
convictions d'autrefois . sont celles d'aujourd'hui , qui
n'ont incliné ni à droite ni à gauche , mais qui sont res-
tées telles qu'elles avaient poussé dès le premier moment
où je les ai connues. Les acquisitions survenues dans le
domaine des faits ne leur nuisent pas. Les détails se
sont multipliés, j'en suis aise. Ils n'ont rien altéré des
constatations acquises. Je suis satisfait que les témoi-
gnages fournis par l'expérience aient encore plus dé-
montré la réalité de l'inégalité des Races,
J'avoue que j'aurais pu être tenté de joindre ma
protestation à tant d'autres qui s'élèvent contre le dar-
winisme. Heureusement, je n'ai pu oublier que mon
livre n'est pas une œuvre de polémique. Son but est de
professer une vérité et non de faire la guerre aux erreurs.
Je dois donc résister à une tentation belliqueuse. C'est
pourquoi je me garderai également de disputer contre ce
prétendu approfondissement de l'érudition qui, sous le
nom d'études préhistoriques , ne laisse pas que d'avoir
fait dans le monde un bruit assez sonore. Se dispenser
de connaître et surtout d'examiner les documents les
plus anciens de tous les peuples, c'est comme une règle,
AVANT-PBOPOS. XVIJ
toujours facile, de ce prétendu genre de travaux. C'est
une manière de se supposer libre de tous renseigne-
ments ; on déclare ainsi la table rase , et l'on se trouve
parfaitement autorisé à l'encombrer à son choix de tel-
les hypothèses qui peuvent convenir et que l'on peut
mettre où l'on suppose le vide. Alors, on dispose tout à
son gré et , au moyen d'une phraséologie spéciale , en
supputant les temps, par âges de pierre , de bronze, de
fer, en substituant le vague géologique à des approxima-
tions de chronologie qui ne seraient pas assez surpre-
nantes , on parvient à se mettre l'esprit dans un état de
surexcitation aiguë , qui permet de tout imaginer et de
tout trouver admissible. Alors au milieu des incohé-
rences les plus fantasques , on ouvre tout à coup , dans
tous les coins du globe terrestre, des trous, des caves,
des cavernes de l'aspect le plus sauvage , et on en fait
sortir des amoncellements épouvantables de crânes et
de tibias fossiles, de détritus comestibles, d'écaillés
d'huîtres et d'ossements de tous les animaux possibles
et impossibles, taillés, gravés, éraflés, polis et non polis,
de haches, de têtes de flèches, d'outils sans noms ; et
le tout s'écroulant sur les imaginations troublées , aux
fanfares retentissantes d'une pédanterie sans pareille,
les ahurit d'une manière si irrésistible que les adeptes
peuventsansscrupule,avecsirJohnLubbocketM. Evans,
héros de ces rudes labeurs, assigner à toutes ces belles
choses une antiquité, tantôt de cent mille années, tan-
tôt une autre de cinq cent mille , et ce sont des diffé-
rences d'avis dont on ne s'explique pas le moins du
monde le motif.
Il faut savoir respecter les congrès préhistoriques et
leurs amusements. Le goût en passera quand de pareils
XViij AVANT-PBOPOS.
excès auront été poussés encore un peu plus loin, et
que les esprits rebutés réduiront simplement à rien tou-
tes ces folies. A dater de cette réforme indispensable on
enlèvera enfin les haches de silex et les couteaux
d'obsidienne aux mains des anthropoïdes de M. le pro-
fesseur Haeckel , gens qui en font un si mauvais usage.
Ces rêveries, dis-je, passeront d'elles-mêmes. On les
voit déjà passer. L'ethnologie a besoin de jeter ses gour-
mes avant de se trouver sage. Il fut un temps, et il n'est
pas loin, où les préjugés contre les mariages consanguins
étaient devenus tels qu'il fut question de leur donner la
consécration de la loi. Epouser une cousine germaine
équivalait à frapper à l'avance tous ses enfants de sur-
dité et d'autres affections héréditaires. Personne ne
semblait réfléchir que les générations qui ont précédé
la nôtre , fort adonnées aux mariages consanguins , n'ont
rien connu des conséquences morbides qu'on prétend
leur attribuer; que les Séleucides, les Ptolémées, les
Incas, époux de leurs sœurs, étaient, les uns et les au-
tres , de très bonne santé et d'intelligence fort accep-
table, sans parler de leur beauté, généralement hors
ligne. Des faits si concluants, si irréfutables, ne pou-
vaient convaincre personne , parce qu'on prétendait uti-
liser, bon gré mal gré , les fantaisies d'un libéralisme ,
qui, n'aimant pas l'exclusivité chapitrale, était con-
traire à toute pureté du sang, et l'on voulait autant que
possible célébrer l'union du nègre et du blanc d'où
provient le mulâtre. Ce qu'il fallait démontrer dange-
reux, inadmissible, c'était une race qui ne s'unissait et
ne se perpétuait qu'avec elle-même. Quand on eut suf-
fisamment déraisonné , les expériences tout à fait con-
cluantes du docteur Broca ont rejeté pour toujours un
AVANT-PIIOPOS. XIX
paradoxe que les fantasmagories du même genre iront
rejoindre quand leur fin sera arrivée.
Encore une fois , je laisse ces pages telles que je les
ai écrites à l'époque où la doctrine qu'elles contiennent
sortait de mon esprit , comme un oiseau met la tête hors
du nid et cherche sa route dans l'espace où il n'y a pas
de limites. Ma théorie a été ce qu'elle était, avec ses
faiblesses et sa force, son exactitude et sa part d'erreurs,
pareille à toutes les divinations de l'homme. Elle a pris
son essor, elle le continue. Je n'essaierai ni de raccour-
cir, ni d'allonger ses ailes, ni moins encore de rectifier
son vol. Qui me prouverait qu'aujourd'hui je le diri-
gerais mieux et surtout que j'atteindrais plus haut
dans les parages de la vérité? Ce que je pensais exact,
je le pense toujours tel et n'ai, par conséquent, aucun
motif d'y rien changer.
Aussi bien ce livre est la base de tout ce que j'ai pu
faire et ferai par la suite. Je l'ai , en quelque sorte, com-
mencé dès mon enfance. C'est l'expression des instincts
apportés par moi en naissant. J'ai été avide, dès le pre-
mier jour 011 j'ai réfléchi, et j'ai réfléchi de bonne heure,
de me rendre compte de ma propre nature , parce que
fortement saisi par cette maxime : « Connais-toi toi-
même, » je n'ai pas estimé que je pusse me connaître,
sans savoir ce qu'était le milieu dans lequel je venais
vivre et qui , en partie , m'attirait à lui par la sympa-
thie la plus passionnée et la plus tendre , en partie me
dégoûtait et me remplissait de haine, de mépris et d'hor-
reur. J'ai donc fait mon possible pour pénétrer de mon
mieux dans l'analyse de ce qu'on appelle , d'une façon
un peu plus générale qu'il ne faudrait, l'espèce humaine,
et c'est cette étude qui m'a appris ce que je raconte ici.
XX AVANX-PilOfOS. J^M
Peu à peu est sortie, pour moi, de cette théorie, l'ob-
servation plus détaillée et plus minutieuse des lois que
j'avais posées. J'ai comparé les races entre elles. J'en ai
choisi une au milieu de ce que je voyais de meilleur
et j'ai écrit V Histoire des Perses, pour montrer par
l'exemple de la nation aryane la plus isolée de tou-
tes ses congénères , combien sont impuissantes , pour
changer ou brider le génie d'une race , les différences
de climat, de voisinage et les circonstances des temps.
C'est après avoir mis fin à cette seconde partie de ma
tâche que j'ai pu aborder les difflcultés de la troisième,
cause et but de mon intérêt. J'ai fait l'histoire d'une
famille , de ses facultés reçues dès son origine , de ses
aptitudes , de ses défauts , des fluctuations qui ont agi
sur ses destinées, et j'ai écrit l'histoire d'Ottar Jarl,
pirate norvégien, et de sa descendance. C'est ainsi qu'a-
près avoir enlevé l'enveloppe verte, épineuse, épaisse
de la noix , puis l'écorce ligneuse , j'ai mis à découvert le
noyau. Le chemin que j'ai parcouru ne mène pas à un
de ces promontoires escarpés où la terre s'arrête , mais
bien à une de ces étroites prairies , où la route restant
ouverte , l'individu hérite des résultats suprêmes de la
race , de ses instincts bons ou mauvais, forts ou faibles,
et se développe librement dans sa personnalité.
Aujourd'hui on aime les grandes unités , les vastes
amas où les entités isolées disparaissent. C'est ce qu'on
suppose être le produit de la science. A chaque époque,
celle-ci voudrait dévorer une vérité qui la gêne. Il ne
faut pas s'en effrayer. Jupiter échappe toujours à la vo-
racité de Saturne, et l'époux et le lils de Rhée, dieux,
l'un comme l'autre, régnent, sans pouvoir s"entre-dé-
truire, sur la majesté de l'univers.
BIOGRAPHIE.
Le comte de Gobineau est mort à Turin le 13 octobre
4882, sans avoir pu voir la seconde édition du livre
que nous réimprimons. Né à Ville-d'Avray le 14 juillet
1816, il venait d'atteindre sa soixante-septième an-
née; mais l'âge n'avait pas éteint son ardeur au travail,
et le poème d'Amadis, qui sera prochainement publié
en entier, montrera la hauteur à laquelle s'était main-
tenue jusqu'à la fin cette rare intelligence.
M. de Gobineau était fils d'un officier de la garde
royale et descendait d'une branche de la grande fa-
mille normande de Gournay qui s'était établie en
Guyenne au quatorzième siècle. Son grand-père faisait
partie du parlement de Bordeaux.
Dans un livre très curieux publié en 1879 et intitulé :
Histoire d'Ottar Jarl et de sa descendance, il a raconté
les vicissitudes de sa famille.
Il passa ses premières années à Paris et dans les en-
virons. Vers l'âge de douze ans, il fut envoyé pour son
éducation en Suisse et habita surtout Bienne. Il avait
conservé un bon souvenir de cette petite ville , de son
lac et de l'île de Saint-Pierre rendue si célèbre par les
descriptions de Rousseau. C'est là que ses premières
lectures le charmèrent, qu'il apprit l'allemand, et qu'il
XXIJ BIOGRAPHIE.
commença, comme par instinct, à réfléchir sur la
question des races.
Quand il revint en France, ce fut pour gagner le fond
de la Bretagne, où son père s'était retiré , après avoir
quitté le service à la suite de la Révolution de 1830.
Il vécut là quelque temps , dans un milieu de légi-
timisme provincial fort respectable mais fort étroit, et
qui ne pouvait qu'ennuyer un jeune homme déjà plein
d'ardeur et de curiosité d'esprit.
Il vint donc à Paris dès qu'il le put, et comme tant
d'autres il chercha sa voie. Les opinions légitimistes de
sa famille l'empêchaient d'entrer dans une carrière. Il
n'avait pas de fortune et un frère aîné de son père, assez
riche et quinteux, était intermittent dans ses libéra-
lités.
Ce fut une période difficile qui se prolongea jusqu'en
1848.
Cependant ceux qui l'approchaient se rendaient déjà
compte de sa grande valeur. Des travaux littéraires
publiés dans le Journal des Débats avaient été appréciés,
et la famille de Serre , la famille des deux peintres Ar}'
et Henri Scheffor, et celle d'Alexis de Tocquoville, pour
ne citer que les noms les plus connus, l'entouraient
d'estime et d'affection. Aussi quand ce dernier, devint
ministre des affaires étrangères, il n'hésita pas à nom-
mer M. de Gobineau au poste de chef de son cabinet.
On sait l'histoire de ce ministère qui , autant et plus
qu'un fameux cabinet anglais du commencement de ce
siècle, aurait mérité le nom de « ministère de tous les
talents ». Il portait ombrage au prince Louis-Napoléon,
qui lui fit une sourde guerre et finit par s'en débar-
rasser.
I
BIOGRAPHIE. XXiij
M. de Tocqueville se retira sans vouloir rien donner
ni demander; mais le ministre par intérim des affaires
étrangères, le général de La Hitte, ancien camarade du
père de M. de Gobineau à la garde royale, s'intéressa à
son fils et le nomma secrétaire d'ambassade à Berne.
Ce fut un .choix heureux. La position matérielle de
M. de Gobineau était assurée. Sa carrière lui laissait
des loisirs. Il se livra au travail, et le livre dont nous
présentons aujourd'hui la seconde édition au public
fut composé vers cette époque à Berne, puis à Hanovre
et à Francfort oii il fut successivement envoyé.
Le coup d'État de 1851 ne modifia pas sa situation.
Il ne l'accueillit pas avec le môme déplaisir que le
firent ses amis. Il avait un certain goût pour la force,
et la basse et féroce populace métisse des grandes villes
lui inspirait un profond dégoût.
A Francfort il connut deux personnages bien diffé-
rents : le terrible futur grand chancelier qui s'apprêtait à
porter le fer et le feu dans l'œuvre de M. de Metternich ,
et le baron de Prockesh, le dernier disciple du prudent
homme d'État autrichien , qui devait représenter si
longtemps l'Autriche en Turquie avec tant de sagesse
et de dignité. Il ne conserva pas de rapports ultérieurs
avec le premier, mais il se lia avec le second d'une ami-
tié qui ne se démentit jamais et dont fait foi une longue
correspondance du plus grand intérêt , qui sera peut-être
publiée quelque jour.
En 1854 il fut nommé premier secrétaire en Perse et
partit à la fin de l'année. Il ne revint en Europe qu'au
printemps de 1858. Il avait gagné Téhéran par l'Egypte
et le golfe Persique. A son retour, il vit l'Arménie et
Gonstantinople. Ce moment fut le plus heureux de sa vie.
XXIV BIOGRAPHIE.
L'Orient l'avait attiré dès sa première jeunesse. Avant
l'âge de vingt ans il étudiait la langue persane. Il l'ap-
prit à fond à Téhéran et put entretenir des rapports d'a-
mitié intellectuelle avec les docteurs et les philoso-
phes les plus célèbres de la Perse. Au lieu de se livrer
à des amusements futiles ou aux plaintes ordinaires
contre un poste lointain, peu en vue, il s'initiait pro-
fondément à cette vie , à ces idées si différentes des nô-
tres, et que nos esprits offusqués par les vanteries d'un
siècle sans bonne foi ont tort de dédaigner à la légère.
Rentré en France, il publia Trois ans en Asie. Ce livre
charmant respire le bonheur. Ce fut l'impression de
M. de Prockesh, qui lui écrivait le 20 novembre 1859 :
« Je suis dans vos Trois ans en Asie. Depuis longtemps je
n'ai rien lu de plus frais. C'est une promenade sous les
sycomores de Schoubra. C'est la marche à travers une
prairie parsemée de fleurs comme un tapis de Perse et
011 les odeurs et les couleurs (frères jumeaux d'une jeune
mère) vous enguirlandent tout joyeux. »
En 4861, un Voyage à Terre-Neuve, livre également
plein d'une verve joyeuse, est dû à une mission qui
lui fut donnée pour traiter la question des pêcheries du
banc de Terre-Neuve avec les commissaires du gouver-
nement anglais.
Cette même année , à l'automne, nommé ministre , il
reprit le chemin de la Perse où il resta deux ans. A son
retour, il traversa toute la Russie.
Il avait avec lui à Téhéran un attaché d'un caractère
un peu étrange, mais plein d'audace et de vivacité d'es.
prit. M. de Rochechouart voua une profonde affection
à son chef, et le livre qu'il écrivit plus tard sur la Chine,
où il fut chargé d'affaires avant d'aller mourir encore
BIOGRAPHIE. XXV
jeune à Saint-Dominique, montre l'influence que les
idées de M. de Gobineau eurent sur sa pensée.
A cette époque, la Russie n'était pas encore maîtresse
de l'Asie centrale. Entre cette puissance envahissante
et l'Angleterre redoutée depuis longtemps par les prin-
ces asiatiques , il y avait une place toute marquée pour
une grande influence de la France , qui maintenait l'é-
quilibre. Notre prestige était encore intact.
Par ses rapports exceptionnels avec les dépositaires
de la science asiatique, M. de Gobineau avait les moyens
d'ouvrir le chemin difficile des khanats de l'Asie cen-
trale à M. de Rochechouart qui s'offrait pour cette in-
téressante mission.
Le ministère des afl'aires étrangères refusa son con-
sentement. On y accueillait avec défiance les idées de
M, de Gobineau. On y prononçait sans doute à leur
sujet le mot définitif de chimérique; puis, trop fier, trop
délicat pour se faire valoir lui-même, M. de Gobineau
négligeait peut-être trop entièrement cet art de la mise
en scène qui devient quelquefois nécessaire.
Aussi, en 1864, au lieu de l'envoyer à Gonstantinople
où sa connaissance de l'Orient et des Orientaux pouvait
rendre de si grands services, ce fut le poste secondaire
d'Athènes qu'on lui offrit. Il y passa quatre aAs. Il
avait des sympathies pour la Grèce ; les merveilleux ho-
rizons de l'Attique plaisaient à ses yeux.
Le Traité des inscriptions cunéiformes, V Histoire des
Perses, les Religions eu les philosophies de l'Asie centrale
datent de cette époque et de ce milieu favorable au tra-
vail. Il se remit aussi à la poésie , qui avait été une des
joies de sa jeunesse, et VAphroessa fut composée alors.
Non content de cette activité littéraire et comme ins-
b ■
XXVJ BIOGRAPHIE.
pire par les restes de la grande période artistique de
la Grèce, il s'adonna à la sculpture et arriva bien vite ;\
des résultats remarquables par l'intensité de vie et d'ex,
pression.
En 1868 M. de Gobineau fut envoyé à Rio-Janeiro. II
trouvait au Brésil une race très mêlée , un climat éner-
vant. Il n'était pas sensible à la beauté de la nature tro-
picale sur laquelle tant de phrases ont été faites et qui
est si inférieure à celle de la zone tempérée. Il appelait
ces paysages sans histoires « des paysages inédits ».
Mais ce lui fut une grande compensation que la per-
sonnalité si sympathique du souverain.
L'empereur du Brésil connaissait déjà M. de Gobi-
neau par ses œuvres , il fut heureux de le voir accrédité
auprès de lui. Les auteurs désappointent souvent. Tel
n'était pas le cas de M. de Gobineau, causeur étincelant
d'esprit, et cependant bon écouteur, chose si rare, il sé-
duisait irrésistiblement.
Il charma l'intelligence si ouverte de Don Pedro. Une
sincère amitié se forma entre eux. Tous les dimanches
ils se réunissaient pour de longs entretiens. Après le
départ de M. de Gobineau ils commencèrent une cor-
respondance constante; elle ne fut interrompue que
pendant les séjours qu'ils firent ensemble en 1871, 1876
et 1877, lors des voyages de l'empereur en Europe.
Cette correspondance, que nous avons sous les yeux,
fait le plus grand honneur à ce souverain qui, par un
phénomène d'atavisme heureux, semble réunir en lui
les plus précieuses qualités mentales et physiques des
maisons de Bragance et de Habsbourg.
Le séjour à Rio avait éprouvé le tempérament do
M. de Gobineau. Il prit un congé au printemps de 1870
BIOGRAPHIE. XXViJ
et vint le passer au château de Trye , qu'il avait acheté
en 1857 , après la mort de son oncle. Il s'était attaché à
cette terre qui avait fait partie autrefois des domaines
de la race d'Ottar Jarl. Il était maire de Trye, et mem-
bre du conseil général de l'Oise pour le canton de
Ghaumont-en-Vexin. Nos premières défaites le trouvè-
rent là. Elles le désolèrent sans l'étonner. Il avait fidè-
lement servi l'Empire, qui lui avait même inspiré beau-
coup de sympathie à son début ; mais depuis quelques
années il ne se faisait plus d'illusions et voyait claire-
ment l'abîme vers lequel une politique d'aventures et
de caprices conduisait la France.
Les chants de \d. Marseillaise, les cris « à Berlin! » ré-
pugnaient à sa nature. Il ne donnait pas le nom de pa-
triotisme à ces surexcitations maladives trop communes
chez les races latines. Il y voyait des symptômes fu-
nestes.
Avec beaucoup de fermeté , il essaya pourtant d'or-
ganiser la résistance autour de lui; puis, quand l'inva-
sion arriva, demeuré calme et digne devant le vainqueur,
raisonnant avec lui, parlant sa langue, il obtint des
concessions qui allégèrent le poids du désastre non
seulement à son canton, mais à tout le département.
A l'armistice, la ville de Beauvais lui vota des remer-
ciements publics.. On voulait l'envoyer à la Chambre ;
plus tard il fut question de le porter pour le Sénat. Il
n'accepta point ces candidatures. Il ne se représenta
même plus, dans la suite, pour le conseil général.
Il avait vu de près bien des bassesses, bien des lâ-
chetés , et le suffrage universel , grossier, plein de mé-
fiance pour les caractères délicats et élevés , leur ins-
pire, en retour, un inévitable éloignement.
^
AXV'llj BIOGRAPHIE.
Le gouvernement de M. Thiers nomma M. de Gobi-
neau ministre en Suède. Il s'y rendit en 1872 et il y
resta cinq ans. Gomme partout ailleurs il fut apprécié
par l'élément le plus intelligent de la société. L'accueil
cordial de quelques âmes d'élite le consola des souf-
frances d'une mauvaise santé et de beaucoup d'autres
chagrins. Encouragé par cette sympathie, ce séjour à
Stockholm fut fécond en nouveaux travaux. Dans la pre-
mière partie de VAmadis, il évoque le moyen âge et la
personnification la plus pure de la race aryane ; dans la
Renaissance, il fait passer devant nous bien vivantes les
grandes figures du seizième siècle italien. Dans le très
étrange roman les Pléiades^ où il a fait entrer tant de
ses idées sur la vie, il nous représente les différentes
manières dont un Anglais, un Allemand, un Français et
un Slave envisagent la passion de l'amour. Enfin , se
souvenant du lointain Orient, plein de ce désir de so-
leil que l'on éprouve pendant les tristes crépuscules et
les longues nuits du Nord, il écrivait ces Nouvelles Asia-
tiques tantôt si spirituelles , tantôt si passionnées , tou-
jours d'une observation si exacte et qui sont un des
bijoux les plus exquis de son écrin.
Un voyage en Norwège, à l'époque des fêtes du cou-
ronnement du roi Oscar à Drontheim , avait été pour
M. de Gobineau un agréable délassement. Il y avait
rencontré une population aryane assez pure, et certai-
nes descriptions de VAmadis montrent combien il avait
été frappé par cette nature sauvage du septentrion où
rOcéan livre à la terre de si rudes combats.
En 1876, autorisé par son gouvernement, il accompa-
gna l'empereur Don Pedro dans un intéressant voyage
en Russie, à Gonslantinople et en Grèce.
BIOGBAPHIE. XXIX
Il venait de regagner la Suède quand, en février 1877,
il fut mis tout d'un coup à la retraite par M. le duc
Decazes. Nous ignorons les raisons de cette mesure qui
l'atteignait dans toute la plénitude de son talent. In-
capable de se plaindre , de solliciter, il ne fit aucune
■observation contre cette injustice, mais il en garda
un vif ressentiment.
Vis-à-vis de ceux qui gouvernaient médiocrement, et
tentaient sans prévoyance et sans énergie un coup
d'État manqué, il garda une attitude dédaigneuse et
hautaine. Il eut à ce moment de grands ennuis. Abso-
lument désintéressé, ne comptant jamais, il avait laissé
disparaître sa fortune. Il dut se défaire du château de
Trye, et la transition entre une existence large et une
vie gênée lui fut inévitablement assez pénible. Ses goûts
étaient cependant d'une telle simplicité qu'il se disait
fait pour être derviche , et il avait raison ; mais il était
sensible au plaisir de donner et il lui était odieux d'a-
voir à s'occuper des petites économies journalières.
Après un court séjour à Paris, M. de Gobineau vint
s'établir à Rome, et c'est là, sauf quelques courses vers
le Nord en été, qu'il a passé les dernières années de sa
vie.
Il y avait retrouvé des amitiés anciennes , il s'en fit
de nouvelles. Il s'était remis à la sculpture . avec une
ardeur extrême ; il publiait aussi Ottar Jarl et termi-
nait la seconde , puis la troisième partie de son beau
poème VAmadis.
Mais sa santé était gravement compromise. L'été de
1879, passé tout entier en Italie, l'avait laissé sans force
«outre les influences morbides du climat de Rome.
Il avait toujours été sévère pour la race latine. Il
n
XXX BIOGRAPHIE.
supportait mal le contact si proche de sa charlatanerie
phraseuse. Il voyait se réaliser les prédictions de son
livre ; mais loin de se complaire dans sa divination , la
rapidité effrayante de la décadence le remplissait de
tristesse et de dégoût. Il contemplait avec horreur la
multitude, métissée par les jaunes et les noirs, et cou-
rant à l'assaut des dernières forteresses des institu-
tions aryanes; l'Angleterre elle-même corrompue par
les éléments finnois-celtes, affaiblie, et poussée vers
la ruine au bruit sonore des phrases creuses de ses
criminels rhéteurs ; le monde slave uni prochainement
peut-être au monde chinois et prêt à faire une poussée
formidable et finale sur l'Occident dégénéré. Ces idées
pourront paraître exagérées aux observateurs superfi-
ciels , mais elles semblaient incontestables à ce puis-
sant esprit. Qui peut nier que l'agitation nerveuse et
la prostration sénile n'aient augmenté, avec l'attente
d'une crise prochaine et la terreur d'un inconnu redou-
table, dans l'année qui vient de s'écouler depuis la mort
de M. de Gobineau?
L'hiver de 1881 à 1882 lui fut pénible à passer. A ses
autres souffrances s'était ajoutée une maladie des yeux
qui lui enlevait la ressource de la lecture, de ce plaisir
qui est une des récompenses les plus solides du culte
des choses de l'esprit. Au printemps il se rendit à Bay-
reuth auprès du grand maître Richard Wagner, pour
lequel il avait une vive admiration. Il y fut accueilli
avec la sollicitude la plus empressée, mais il ne put
séjourner. Les médecins l'envoyèrent à Gastein, où il
se sentit mieux.
De là, accompagné par un ami fidèle qui vint d'Italie
pour faire ce voyage avec lui , il se dirigea vers l'Au-
BIOGBAPHIE. XXXJ
vergne. Il y rejoignait ceux de ses amis qui, parmi
tous , avaient été les plus constamment dévoués, les plus
étroitement unis à lui d'esprit et de sentiments. C'est
grâce à eux, pendant ses dernières années, que sa pen-
sée jouit d'un peu de calme et que sa santé fut entourée
de soins affectueux.
Mais le froid d'un automne pluvieux le glaçait. De
jour en jour il demandait en vain un rayon de soleil.
Le 11 octobre, il partait pour Pise; le 13, une mort su-
bite et imprévue arrêtait en quelques heures ce noble
cœur qui n'avait jamais battu que pour le Bien et le
Beau. '
Paris, 1883.
ESSAI
SUR L'INÉGALITÉ
DES
RACES HUMAINES.
LIVRE PREMIER.
CONSIDÉRATIONS PEÉLIMINAIRES ; DÉFINITIONS,
RECHERCHE ET EXPOSITION DES LOIS NATURELLES
QUI RÉGISSENT LE MONDE SOCIAL.
CHAPITRE PREMIER.
La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d'une
cause générale et commune.
La chute des civilisations est le plus frappant et en même
temps le plus obscur de tous les phénomènes de l'histoire. En
effrayant l'esprit, ce malheur réserve quelque chose de si
mystérieux et de si grandiose, que le penseur ne se lasse pas
de le considérer, de l'étudier, de tourner autour de son secret.
Sans nul doute , la naissance et la formation des peuples pro-
posent à l'examen des observations très remarquables : le dé-
veloppement successif des sociétés, leurs succès, leurs con-
quêtes, leurs triomphes, ont de quoi frapper bien vivement
RACES HUMAINES. — T. I. j
n
DE L IXKGALITE
l'imagination et l'attacher ; mais tous ces faits, si grands qu'on
les suppose, paraissent s'expliquer aisément; on les accepte
comme les simples conséquences des dons intellectuels ' de
l'homme; une fois ces dons reconnus, on ne s'étonne pas de
leurs résultats; ils expliquent, par le fait seul de leur exis-
tence, les grandes choses dont ils sont la source. Ainsi, pas
de difficultés, pas d'hésitations de ce côté. Mais quand, après
mi temps de force et de gloire, on s'aperçoit que toutes les
sociétés humaines ont leur déclin et leur chute, tout,"S , dis-je,
et non pas telle ou telle; quand on remarque avec quelle
taciturnité terrible le globe nous montre, épars sur sa surface,
les débris des civilisations qui ont précédé la nôtre, et non
seulement des civilisations connues, mais encore de plusieurs
autres dont on ne sait que les noms, et de quelques-unes qui,
gisant en squelettes de pierre au fond de forêts presque con-
temporaines du monde (1), ne nous ont pas même transmis
cette ombre de souvenir; lorsque l'esprit, faisant un retour
sur nos États modernes, se rend compte de leur jeunesse ex-
trême, s'avoue qu'ils ont commencé d'hier et que certains
d'entre eux sont déjà caducs : alors on reconnaît, non sans
une certaine épouvante philosophique, avec combien de ri-
gueur la parole des prophètes sur l'instabilité des choses s'ap-
plique aux civilisations comme aux peuples, aux peuples
comme aux États, aux États .comme aux individus, et l'on est
contraint de constater que toute agglomération humaine,
même protégée par la complication la plus ingénieuse de
liens sociaux, contracte, au jour même où elle se forme, et
caché parmi les éléments de sa vie, le principe d'une mort
inévitable.
Mais que! est ce principe? Est-il uniforme ainsi que le ré-
sultat qu'il amène , et toutes les civilisations périssent-elles par
une cause identique ? ■
Au premier aspect, on est tenté de répondre négativement; jl
car on a vu tomber bien des empires, l'Assyrie, l'Egypte, la m
(1) M. A. de Humboldt, Examen critique de l'histoire de la géogra-
phie du nouveau continent. Paris, in-S».
J
DES RACES HUMAINES. 6
Grèce, Rome, dans des conflits de circonstances qui ne se res-
semblaient pas. Toutefois, en creusant plus loin que l'écorce,
on trouve bientôt, dans cette nécessité même de finir qui pèse
impérieusement sur toutes les sociétés sans exception, l'exis-
tence irrécusable, bien que latente, d'une cause générale, et,
parlant de ce principe certain de mort naturelle indépendant
de tous les cas de mort violente, on s'aperçoit que toutes les
civilisations, après avoir duré quelque peu, accusent à l'obser-
vation des troubles intimes , dilTiciles à définir, mais non moins
difficiles à nier, qui portent dans tous les lieux et dans tous
les temps un caractère analogue ; enfin , en relevant une dif-
férence évidente entre la ruine des États et celle des civilisa-
tions, en voyant la même espèce de culture tantôt persister
dans un pays sous une domination étrangère, braver les événe-
ments les plus calamiteux, et tantôt, au contraire, en présence
de malheurs médiocres, disparaître ou se transformer, on
s'arrête de plus en plus à celte idée, que le principe de mort,
visible au fond de toutes les sociétés , est non seulement ad-
hérent à leur vie , mais encore uniforme et le. même pour
toutes.
J'ai consacré les études dont je donns ici les résultais, à
l'examen de ce grand fait.
C'est nous modernes, nous les premiers, qui savons que
toute agglomération d'hommes et le mode de culture intellec-
tuelle qui en résulte doivent périr. Les époques précédentes
ne le croyaient pas. Dans l'antiquité asiatique, l'esprit religieux,
ému comme d'une apparition anormale par le spectacle des
grandes catastrophes politiques, les attribuait à la colère cé-
leste frappant les péchés d'une nation-, c'était là, pensait-
on, un châtiment propre à amener au repentir les coupa-
bles encore impunis. Les Juifs , interprétant mal le sens de la
Promesse, supposaient que leur empire ne finirait jamais.
Rome, au moment même où elle commençait à sombrer, ne
doutait pas de l'éternité du sien (1). Mais, pour avoir vu da-
vantage , les générations actuelles savent beaucoup plus aussi ;
(1) Amédée Thierry, la Gaule >ox»s f administration romaine, t. I^p. 2ii.
4 DE L INEGALITE
et, de même que personne ne doute de la condition universel-
lement mortelle des hommes , parce que tous les hommes qui
nous ont précédés sont morts, de même nous croyons ferme-
ment que les peuples ont des jours comptés, bien que plus
nombreux; car aucun de ceux qui régnèrent avant nous ne
poursuit à nos côtés sa carrière. Il y a donc , pour l'éclaircis-
sement de notre sujet, peu de choses à prendre dans la sagesse
antique, hormis une seule remarque fondamentale , la recon-
naissance du doigt divin dans la conduite de ce monde, base
solide et première dont il ne faut pas se départir, l'acceptant
avec toute l'étendue que lui assigne l'Église catholique. Il est
incontestable que nulle civilisation ne s'éteint sans que Dieu le
veuille , et appliquer à la condition mortelle de toutes les so-
ciétés l'axiome sacré dont les anciens sanctuaires se servaient
pour expliquer quelques destructions remarquables, consi-
dérées par eux, mais à tort, comme des faits isolés, c'est pro-
clamer une vérité de premier ordre, qui doit dominer la re-
cherche des vérités terrestres Ajouter que toutes les sociétés
périssent parce qu'elles sont coupables, j'y consens aisément;
ce n'est encore qu'établir un juste parallélisme avec la condi-
tion des individus, en trouvant dans le péché le germe de la
destruction. Sous ce rapport, rien ne s'oppose, à raisonner
m€me suivant les simples lumières de l'esprit , à ce que les
sociétés suivent le sort des êtres qui les composent , et , cou-
pables par eux, finissent comme eux; mais, ces deux vérités
admises et pesées, je le répète, la sagesse antique ne nous
offre aucun secours.
Elle ne nous dit rien de précis sur les voies que suit la vo-
lonté divine pour amener la mort des peuples ; elle est, au con-
traire, portée à considérer ces voies comme essentiellement
mystérieuses. Saisie d'une pieuse terreur à l'aspect des ruines,
elle admet trop aisément que les États qui s'écroulent ne peu-
vent être ainsi frappés, ébranlés, engloutis , si ce n'est à l'aide
de prodiges. Qu'un fait miraculeux se soit produit dans certai-
nes occurrences, en tant que les livres saints l'affirment, je
me soumets sans peine à le croire ; mais là oii les témoignages
sacrés ne se prononcent pas d'une manière formelle , et c'est
DES BACES HUMAINES. 5
le plus grand nombre des cas , on peut légitimement considé-
rer l'opinion des anciens temps comme incomplète, insuffisam-
. ment éclairée, et reconnaître, contrairement au côté où elle
:penche, que, puisque la sévérité céleste s'exerce sur nos so-
ciétés constamment et par suite d'une décision antérieure à
l'établissement du premier peuple, l'arrêt s'exécute d'une ma-
nière prévue , normale et en vertu de prescriptions définitive-
ment inscrites au code de l'univers, à côté des autres lois qui,
dans leur imperturbable régularité , gouvernent la nature ani-
mée tout comme le monde inorganique.
Si l'on est en droit de reprocher justement à la philosophie
sacrée des premiers temps de s'être, dans son défaut d'expé-
rience, bornée, pour expliquer un mystère, à l'exposition
d'une vérité théologique indubitable, mais qui elle-même est
un autre mystère, et de n'avoir pas poussé ses recherches jus-
qu'à l'observation des faits tombant sous le domaine de la rai-
son, du moins ne peut-on pas l'accuser d'avoir méconnu la
grandeur du problème en cherchant des solutions au ras de
terre. Pour bien dire, elle s'est contentée de poser noblement
la question, et, si elle ne l'a point résolue ni même éclaircie,
du moins n'en a-t-elle pas fait un thème d'erreurs. C'est en
cela qu'elle se place bien au-dessus des travaux fournis par les
écoles rationalistes.
Les beaux esprits d'Athènes et de Rome ont établi cette doc-
trine acceptée jusqu'à nos jours, que les États, les peuples,
les civilisations ne périssent que parle luxe, la mollesse, la
mauvaise administration, la corruption des moeurs, le fana-
tisme. Toutes ces causes , soit réunies , soit isolées , furent dé-
clarées responsables de la fin des sociétés ; et la conséquence
nécessaire de cette opinion , c'est que là où elles n'agissent
point, aucune force dissolvante ne doit exister non plus. Le
résultat final , c'est d'établir que les sociétés ne meurent que
de mort violente , plus heureuses en cela que les hommes , et
que, sauf à éluder les causes de destruction que je viens d'é-
numérer, on peut parfaitement se figurer une nationalité aussi
durable que le globe lui-même. En inventant cette thèse, les
anciens n'en apercevaient nullement la portée; ils n'y voyaient
6 DE L INEGALITE
autre chose qu'un moyeu d'étayer la doctrine morale, seul
but, comme on sait, de leur système historique. Dans les
récits des événements, ils se préoccupaient si fort de relever
avant tout l'influence heureuse de la vertu, les déplorables
effets du crime et du vice , que tout ce qui sortait de ce cadre
moral , leur important médiocrement , restait le plus souvent
inaperçu ou négligé. Cette méthode était fausse, mesquine, et
trop souvent même marchait contre l'intention de ses auteurs,
car elle appliquait, suivant les besoins du moment, le nom de
vertu et de vice d'une façon arbitraire; mais, jusqu'à un cer-
tain point , le sévère et louable sentiment qui en faisait la base
lui sert d'excuse, et, si le génie dePlutarque et celui de Tacite
n'ont tiré de cette théorie que des romans et des libelles , ce
sont de sublimes romans et des libelles généreux.
Je voudrais pouvoir me montrer aussi indulgent pour l'ap-
plication qu'en ont faite les auteurs du dix-huitième siècle ; mais
il y a entre leurs maîtres et eux une trop grande différence :
les premiers étaient dévoués jusqu'à l'exagération au maintien
de l'établissement social ; les seconds furent avides de nouveau-
tés et acharnés à détruire : les uns s'eff(trçaient de faire fruc-
tifier noblement leur mensonge; les autres en ont tiré d'épou-
vantables conséquences , en y sachant trouver des armes contre
tous les principes de gouvernement , auxquels tour à tour ve-
nait s'appliquer le reproche de tyrannie, de fanatisme, de
corruption. Pour empêcher les sociétés de périr, la façon vol-
tairienne consiste à détruire la religion, la loi, l'industrie, le
commerce , sous prétexte que la religion , c'est le fanatisme ;
la loi , le despotisme ; l'industrie et le commerce , le luxe et la
corruption. A coup sûr, le règne de tant d'abus, c'est le mau-
vais gouvernement.
Mon but n'est pas le moins du monde d'entamer une polé-
mique ; je n'ai voulu que faire remarquer combien l'idée com-
mune à Thucydide et à l'abbé Raynal produit des résultats
divergents; pour être conservatrice chez l'un, cyniquement
agressive chez l'autre , c'est partout une erreur. Il n'est pas
vrai que les causes auxquelles sont attribuées les chutes des
nations en soient nécessairement coupables , et , tout en recon-
DES BACES HUMAINES.
naissant vdlontiers qu'elles peuvent se faire voir au moment
de la mort d'un peuple , je nie qu'elles aient assez de force ,
qu'elles soient douées d'une énei'gie assez sûrement destructive
poiu' déterminer à elles seules la catastrophe irrémédiable.
CBAPITRE II.
Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et l'irréligion n'amènent
pas nécessairement la chute des sociétés.
Il est nécessaire de bien expliquer d'abord ce que j'entends
par une société. Ce n'est pas le cercle plus ou moins étendu
dans lequel s'exerce , sons une forme ou sous une autre , une
souveraineté distincte. La république d'Athènes n'est pas une
société, non plus que le royaume de Magadha, l'empire du
Pont ou le califat d'Egypte au temps des Fatimites. Ce sont des
fragments de société qui se transforment sans doute, se rap-
prochent ou se subdivisent sous la pression des lois naturelles
que je cherche, mais dont l'existence ou la mort ne constitue
pas l'existence ou la mort d'une société. Leur formation n'est
qu'un phénomène le plus souvent transitoire, et qui n'a qu'une
action bornée ou même indirecte sur la civilisation au miUeu
de laquelle elle éclôt. Ce que j'entends par société , c'est une
réunion, plus ou moins parfaite au point de vue politique,'
mais complète au point de vue social , d'hommes vivant sous la
direction d'idées semblables et avec des instincts identiques.
Ainsi l'Egypte, l'Assyrie, la Grèce, l'Inde, la Chine, ont été
ou sont encore le théâtre oîi des sociétés distinctes ont déroulé
leurs destinées, abstraction faite des perturbations survenues
dans leurs constitutions politiques. Comme je ne parlerai des
fractions que lorsque mon raisonnement pourra s'appliquer à
l'ensemble , j'emploierai le mot de nation ou celui de jjeuple
dans le sens général ou restreint, sans que nulle amphibologie
'puisse en résulter. Cette définition faite , je reviens à l'examen
8 DE L INEGALITE
de la question, et je vais démontrer que le fanatisme, le luxe,
les mauvaises mœurs et l'irréligion ne sont pas des instruments
de mort certaine pour les peuples.
Tous ces faits se sont rencontrés, quelquefois isolément,
quelquefois simultanément et avec une très grande intensité ,
chez des nations qui ne s'en portaient que mieux , ou qui, tout
au moins , n'en allaient pas plus mal.
C'était pour la plus grande gloire du fanatisme que l'empire
américain des Aztèques semblait surtout exister. Je n'imagine
rien de plus fanatique qu'un état social qui , comme celui-là ,
reposait sur une base religieuse , incessamment arrosé du sang
des boucheries humaines (1). On a nié récemment (2), et peut-
être avec quelque apparence déraison, que les anciens peu-
ples européens aient jamais pratiqué le meurtre religieux sur
des victimes considérées comme innocentes , les prisonniers de
guerre ou les naufragés n'étant pas compris dans cette caté-
gorie; mais, pour les Mexicains, toutes victimes leur étaient
bonnes. .\vec cette férocité qu'un physiologiste moderne recon-
naît être le caractère général des races du nouveau monde (3),
ils massacraient impitoyablement sur leurs autels des conci-
toyens, et sans hésitation comme sans choix , ce qui ne les em-
pêchait pas d'être un peuple puissant, industrieux, riche, et
qui certainement aurait encore longtemps duré, régné, égorgé,
si le génie de Fernand Cortez et le courage de ses compagnons
n'étaient venus mettre fin à la monstrueuse existence d'un te^^
empire. Le fanatisme ne fait donc pas mourir les États. IHI
Le luxe et la mollesse ne sont pas des coupables plus avérés-,
leurs effets se font sentir dans les hautes classes , et je doute
que chez les Grecs, chez les Perses, chez les Romains, la
mollesse et le luxe, pour avoir d'autres formes, aient eu plus,
d'intensité qu'on ne leur en voit aujourd'hui en France, en
(1) Prescott, History of the conquest of Mejico. In-8». Paris, 1844.
(2) C. F. Weber, M. A. Lucani Pharsalia. In-8". Leipzig, 1828, t. I, p.
122-123, note.
(3) Prichard, Histoire naturelle de l'homme (trad. de M. Roulin. In-S".
P^ris, 18'i3). — Le D' Martius est encore plus explicite. Voir Martius
vnd Spix, Reise in Brasilien. In-4''. Munich, t. I, p. 379-380.
I
1
I
DES BACES HUMAINES. 9
Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Russie surtout et
chez nos voisins d'outre-Manche; et précisément ces deux der-
niers pays semblent doués d'une vitalité toute particulière parmi
les États de l'Europe moderne. Et au moyen âge, les Vénitiens,
les Génois, les Pisans, pour accumuler dans leurs magasins,
étaler dans leurs palais , promener dans leurs vaisseaux , sur
toutes les mers, les trésors du monde entier, n'en étaient cer-
tainement pas plus faibles. La mollesse et le luxe ne sont donc
pas pour un peuple des causes nécessaires d'affaiblissement et
de mort.
La corruption des mœurs elle-même , le plus horrible des
fléaux, ne joue pas inévitablement un rôle destructeur. Il fau-
drait, pour que cela fût, que la prospérité d'une nation, sa
puissance et sa prépondérance se montrassent développées en
raison directe de la pureté de ses coutumes ; et c'est ce qui n'est
pas. On est assez généralement revenu de la fantaisie si bizarre
qui attribuait tant de vertus aux premiers Romains (1). On ne
voit rien de bien édifiant , et on a raison , dans ces patriciens
de l'ancienne roche qui traitaient leurs femmes en esclaves ,
leurs enfants comme du bétail , et leurs créanciers comme des
bêtes fauves ; et , s'il restait à une si mauvaise cause des dé-
fenseurs qui voulussent arguer d'une prétendue variation dans
le niveau moral aux diverses époques, il ne serait pas bien dif-
ficile de repousser l'argument et d'en démontrer le peu de soli-
dité. Dans tous les temps , l'abus de la force a excité une indi-
gnation égale ; si les rois ne furent pas chassés pour le viol de
Lucrèce, si le tribunal ne fut pas établi pour l'attentat d'Ap-
pius , du moins les causes plus profondes de ces deux grandes
révolutions , en s'armant de tels prétextes , témoignaient assez
des dispositions contemporaines de la morale publique. Non,
«e n'est pas dans la vertu plus grande qu'il faut chercher la
cause de la vigueur des premiers temps chez tous les peuples ;
depuis le commencement des époques historiques , il n'est pas
d'agrégation humaine, filt-elle aussi petite qu'on voudra se la
figurer, chez qui toutes les tendances répréhensibles ne se
(1) Balzac, Lettre à madame la duchesse de Montausicr.
1.
10 DE l'inégalité
soient trahies; et cependant, ployant sous cet odieux bagage ,
les États ne s'en maintiennent pas moins, et souvent, au con-
traire, semblent redevables de leur splendeur à d'abominables
institutions. Les Spartiates n'ont vécu et gagné l'admiration
que par les effets d'une législation de bandits. Les Phéniciens
ont-ils dû leur perte à la corruption qui les rongeait et qu'ils
allaient semant partout? Non-, tout au contraire , c'est cette
corruption qui a été l'instrument principal de leur puissance et
de leur gloire-, depuis le jour où , sur les rivages des îles grec-
ques (l),ils allaient, trafiquants fripons, hôtes scélérats, sé-
duisant les femmes pour en faire marchandise , et volant çà et
là les denrées qu'ils couraient vendre , leur réputation fut, à
coup sûr, bien et justement flétrissante; ils n'en ont pas moins
grandi et tenu dans les annales du monde un rang dont leur
rapacité et leur mauvaise foi n'ont nullement contribué à les
Loin de découvrir dans les sociétés jeunes une supériorité de
morale, je ne doute pas que les nations en vieillissant, et par
conséquent en approchant de leur chute , ne présentent aux
yeux du censeur un état beaucoup plus satisfaisant. Les usages
s'adoucissent, les hommes s'accordent davantage, chacun
trouve à vivre pins aisément , les droits réciproques ont eu le
temps de se mieux définir et comprendre; si bien que les
théories sur le juste et l'injuste ont acquis peu a peu un plus
haut degré de délicatesse. Il serait difficile de démontrer qu'au
temps où les Grecs ont jeté bas l'empire de Darius, comme a
l'époque où les Goths sont entrés dans Rome, il n'y avait pas
à Athènes, à Babylone et dans la grande ville impériale beau-
coup plus d'honnêtes gens qu'aux jours glorieux d'Harmodius,
de Cyrus le Grand et de Publicola.
Sans remontera ces époques éloignées, nous pouvons en
juger par nous-mêmes. Un des points du globe où le siècle est
le plus avancé , et présente un plus parfait contraste avec l'âge
naïf, c'est bien certainement Paris ; et cependant grand nom-
bre de personnes religieuses et savantes avouent que dans
(1) Odyssée, xv.
DES BACES HUMAINES. 11
aucun lieu, dans aucun temps, on ne trouverait autant de
vertus efficaces, de solide piété, de douce régularité, de
finesse de conscience, qu'il s'en rencontre aujourd'hui dans
cette grande ville. L'idéal que l'on s'y fait du Lien est tout
aussi élevé qu'il pouvait l'être dans l'âme des plus illustres
modèles du dix-septième siècle, et encore a-t-il dépouillé cette
amertume , cette sorte de roideur et de sauvagerie , oserais-je
dire cette pédanterie , dont alors il n'était pas toujours exempt;
de sorte que, pour contre-balancer les épouvantables écarts
de l'esprit moderne, on trouve, sur les lieux mêmes où cet
esprit a établi le principal siège de sa puissance , des contras-
tes frappants , dont les siècles passés n'ont pas eu , à un aussi
haut degré que nous, le consolant spectacle.
Je ne vois pas même que les grands hommes manquent aux
périodes de corruption et de décadence , je dis les grands
hommes les mieux caractérisés par l'énergie du caractère et
les fortes vertus. Si je cherche dans le catalogue des empereurs
romains, la plupart d'ailleurs supérieurs à leurs sujets par le
mérite comme par le rang, je relève des noms comme ceux
de Trajan, d'Antonin le Pieux, de Septime Sévère, de Jovien;
et au-dessous du trône , dans la foule même , j'admire tous les
grands docteurs , les grands martyrs , les apôtres de la primi-
tive Église , sans compter les vertueux païens. J'ajoute que les
esprits actifs, fermes, valeureux, remplissaient les camps et
les municipes de façon à faire douter qu'au temps de Cincin-
natus , et proportion gardée , Rome ait possédé autant d'hom-
mes émiuents dans tous les genres d'activité. L'examen des
faits est complètement concluant.
Ainsi gens de vertu , gens d'énergie , gens de talent , loin de
faire défaut aux périodes de décadence et de vieillesse des so-
ciétés, s'y rencontrent au contraire avec plus d'abondance
peut-être qu'au sein des empires qui viennent de naître , et ,
en outre , le niveau commun de la moralité y est supérieur. Il
n'est donc pas généralement vrai de prétendre que, dans les
États qui tombent , la corruption des mœurs soit plus intense
que dans ceux qui naissent ; que cette même corruption dé-
truise les peuples est également sujet à contestation , puisque
i
12 DE l'inégalité
certains États, loin de mourir de leur perversité, en ont vécu-
mais on peut aller même au delà, et démontrer que rabaisse-
ment moral n'est pas nécessairement mortel , car, parmi les
maladies qui affectent les sociétés, il a cet avantage de pou-
voir se guérir, et quelquefois assez vite.
En eliet , les mœurs particulières d'un peuple présentent de
très fréquentes ondulations suivant les périodes que l'histoire
de ce peuple traverse. Pour ne s'adresser qu'à nous , Français,
constatons que les Gallo- Romains des cinquième et sixième
siècles, race soumise, valaient certainement mieux que leurs
héroïques vainqueurs , à tous les points de vue que la morale
embrasse; ils n'étaient même pas toujours, individuellement
pris , leurs inférieurs en courage et en vertu militaire (I). Il
semblerait que, dans les âges qui suivirent, lorsque les deux
races eurent commencé à se mêler, tout s'empira , et que, vers
le huitième et le neuvième siècle, le territoire national ne pré-
sentait pas un tableau dont nous ayons à tirer grande vanité.
Mais aux onzième, douzième et treizième siècles, le spectacle
s'était totalement transformé, et, tandis que la société avait
réussi à amalgamer ses éléments les plus discords, l'état des
mœurs était généralement digne de respect; il n'y avait pas,
dans les notions de ce temps , de ces ambages qui éloignent
du bien celui qui veut y parvenir. Le quatorzième et le quin-
zième siècle furent de déplorables moments de perversité et de
conflits; le brigandage prédomina; ce fut de mille façons, et
dans le sens le plus étendu et le plus rigoureux du mot, une
période de décadence; on eût dit qu'en face des débauches,
des massacres , des tyrannies , de l'affaiblissement complet de
tout sentiment honnête dans les nobles qui volaient leurs vi-
lains, dans les bourgeois qui vendaient la patrie à l'Angleterre,
dans un clergé sans régularité, dans tous les ordres enfin, la
société entière allait s'écrouler, et sous ses ruines engloutir et
cacher tant de hontes. La société ne s'écroula pas, elle con-
tinua de vivre, elle s'ingénia, elle combattit, elle sortit de
(1) Augustin Thierry, Récits des temps mérovingiens. Voir, entre autres,
l'iiutoiie de Mummolus.
DES BACES HUMAINES. 13
peine. Le seizième siècle , malgré ses folies sanglantes , consé-
quences adoucies de l'âge précédent, fut beaucoup plus hono-
rable que son prédécesseur; et, pour l'humanité, la Saint-Bar-
thélémy n'est pas ignominieuse comme le massacre des Arma-
gnacs. Enfin, de ce temps à demi corrigé, la société française
passa aux lumières vives et pures de l'âge des Fénelon, des
Bossuet et des Montausier. Ainsi, jusqu'à Louis XIV, notre
histoire présente des successions rapides du bien au mal , et
la vitalité propre à la nation reste en dehors de l'état de ses
mœurs. J'ai tracé en courant les plus grandes différences ;
celles de détail abondent; il faudrait bien des pages pour les
relever; mais, à ne parler que de ce que nous avons presque
vu de nos yeux , ne sait-on pas que tous les dix ans , depuis
1787, le niveau de la moralité a énormément varié? Je con-
clus que , la corruption des mœurs étant, en définitive , un fait
transitoire et flottant, qui tantôt s'empire et tantôt s'améliore,
on ne saurait la considérer comme une cause nécessaire et dé-
terminante de ruine pour les États.
Ici je me trouve amené à examiner un argument d'espèce
contemporaine qu'il n'entrait pas dans les idées du dix-huitième
siècle de faire valoir ; mais, comme il s'enchaîne à merveille
avec la décadence des mœurs, je ne crois pas pouvoir en par-
ler plus à propos. Plusieurs personnes sont portées à penser
que la fin d'une société est imminente quand les idées religieu-
ses tendent à s'affaiblir et à disparaître. On observe une sorte
de corrélation à Athènes et à Rome entre la profession pubU-
que des doctrines de Zenon et d'Épicure, l'abandon des cultes
nationaux qui s'en est suivi, dit-on, et la fin des deux républi-
ques. On néglige d'ailleurs de remarquer que ces deux exem-
ples sont à peu près les seuls que l'on puisse citer d'un pareil
synclironisme ; que l'empire des Perses était fort dévot au culte
des mages lorsqu'il est tombé ; que Tyr, Carthage, la Judée,
les monarchies aztèque et péruvienne ont été frappées de mort
-en embrassant leurs autels avec beaucoup d'amour, et que par
conséquent il est impossible de prétendre que tous les peuples
qui voient se détruire leur nationalité expient par ce fait un
abandon du culte de leurs pères. Mais ce n'est pas tout : dans
14
DE L INEGALITE
les deux seuls exemples que l'ou me paraisse fondé à invoquer,
le fait que l'on relève a beaucoup plus d'apparence que de
.fond, et je nie tout à fait qu'à Rome comme à Athènes, le culte
antique ait jamais été délaissé, jusqu'au jour où il fut remplacé
dans toutes les consciences par le triomphe complet du chris-
tianisme; en d'autres termes, je crois qu'en matière dé foi re-
ligieuse, il n'y a jamais eu chez aucun peuple du monde une
véritable solution de continuité; que, lorsque la forme ou la
nature intime de la croyance a changé, le Tentâtes gaulois a
saisi le Jupiter romain, et le Jupiter le christianisme, absolu-
ment comme, en droit, le mort saisit le vif, sans transition
d'incrédulité; et dès lors, s'il ne s'est jamais trouvé une nation
dont on fût en droit de dire qu'elle était sans foi, on est mal
fondé à mettre en avant que le manque de foi détruit les Etats.
Je vois bien sur quoi le raisonnement s'appuie. On dira que
c'est un fait notoire qu'un peu avant le temps de Périclès, à
Athènes, et chez les Romains, vers l'époque des Scipions,
l'usage se répandit, dans les classes élevées, de raisonner sur
les choses religieuses d'abord, puis d'en douter, puis décidé-
ment de n'y plus croire et de tirer vanité de l'athéisme. De
proche en proche, cette habitude gagna, et il ne resta plus,
ajoute-t-on, personne, ayant quelques prétentions à un juge-
ment sain, qui ne défiât les augures de s'entre-regarder sans
rire.
Cette opinion, dans un peu de vrai, mêle aussi beaucoup de
faux. Qu'Aspasie, à la fin de ses petits soupers, et Lélius, au-
près de ses amis, se fissent gloire de bafouer les dogmes sacrés
de leur pays, il n'y a, à le soutenir, rien que de très exact;
mais pourtant, à ces deux époques, les plus brillantes de l'his-
toire de la Grèce et de Rome, on ne se serait pas permis de
professer trop publiquement de pareilles idées. Les impruden-
ces de sa maîtresse faillirent coûter cher à Périclès lui-même;
on se souvient des larmes qu'il versa en plein tribunal, et qui,
seules, n'auraient pas réussi à faire absoudre la belle incrédule.
On n'a pas oublié non plus le langage officiel des poètes du
temps, et comme Aristophane avec Sophocle, après Eschyle,
s'établissait le vengeur impitoyable des divinités outragées.
I
DES KACES HUMAINES. 15
C'est que la nation tout entière croyait à ses dieux, regardait
Socrate comme un novateur coupable, et voulait voir juger et
condamner Anaxagore. Mais, plus tard?... Plus tard, les théo-
ries philosophiques et impies réussirent-elles à pénétrer dans
les masses populaires? Jamais, dans aucun temps, à aucun
jour, elles n'y parvinrent. Le scepticisme resta une habitude
des gens élégants, et ne dépassa pas leur sphère. On va objecter
qu'il est bien inutile de parler de ce que pensaient des petits
bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, tous sans
influence dans la conduite de l'État, et dont les idées n'avaient
pas d'action sur la politique. La preuve qu'elles en avaient,
c'est que, jusqu'au dernier soupir du paganisme, il fallut leur
conserver leurs temples et leurs chapelles ; il fallut payer leurs
hiérophantes ; il fallut que les hommes les plus éminents, les
plus éclairés, les plus fermes dans la négation religieuse, non
seulement s'honorassent publiquement de porter la robe sacer-
dotale, mais remplissent eux-mêmes, eux, accoutumés à tour-
ner les feuillets du livre de Lucrèce, manu diurna, manu
nocturna, les emplois les plus répugnants du culte, et non seu-
lement s'en acquittassent aux jours de cérémonie, mais encore
employassent leurs rares loisirs, des loisirs disputés péniblement
aux plus terribles jeux de la politique, à écrire des trailés d'a-
ruspicine. Je parle ici du grand Jules ( 1 ). Eh quoi ! tous les
empereurs après lui furent et durent être des souverains ponti-
fes, Constantin encore; et, tandis qu'il avait des raisons bien
plus fortes que tous ses prédécesseurs pour repousser une
(1) césar, démocrate et sceptique, savait mettre son langage en désac-
cord avec ses opinions lorsque la circonstance le requérait. Rien de
curieux comme l'oraison funèbre qu'il prononça pour sa tante : « L'ori-
gine maternelle de ma tante Julia, dit-il, remonte aux rois; la pater-
nelle se rattache aux dieux immortels; car les rois Marcicns, dont fut
le nom de sa mère, étaient issus d'Ancus Marcius, et c'est de Vénus
que viennent les Jules, race à laquelle appartient noire famille. Ainsi,
dans ce sang, il y avait tout à la fois la sainteté des rois, les plus puis-
sants des hommes, et l'adorable majesté (cerimonia) des dieux, qui
tiennent les rois eux-mêmes en leur pouvoir. » (Suétone, Julius, 5.)
On n'est pas plus monarchique; mais aussi, pour un athée, on n'est
pas plus religieux.
I
16
DE L INEGALITE
charge si odieuse à son honneur de prince chrétien, il dut,
contraint par l'opinion publique, évidemment bien puissante,
quoiqu'à la veille de s'éteindre, il dut compter encore avec
l'antique religion nationale. Ainsi, ce n'était pas la foi des pe-
tits bourgeois, des populations villageoises, des esclaves, qui
était peu de chose, c'était l'opinion des gens éclairés. Cette
dernière avait beau s'insurger, au nom de la raison et du bon
sens, contre les absurdités du paganisme; les masses populaires
ne voulaient pas, ne pouvaient pas renoncer à une croyance
avant qu'on leur en eût fourni une autre, donnant là une grande
démonstration de cette vérité, que c'est le positif et non le né-
gatif qui est d'emploi dans les affaires de ce monde ; et la pres-
sion de ce sentiment général fut si forte qu'au troisième siècle
il y eut, dans les hautes classes, une réaction religieuse, réac-
tion solide, sérieuse, et qui dura jusqu'au passage définitif du
monde aux bras de l'Église ; de sorte que le règne du philoso-
phisrae aurait atteint son apogée sous les Antonins, et com-
mencé son déclin peu après leur mort. Mais ce n'est pas le lieu
de débattre cette question, d'ailleurs intéressante pour l'his-
toire des idées ; qu'il me suffise d'établir que la rénovation ga-
gna de plus en plus, et d'en faire ressortir la cause la plus
apparente.
Plus le monde romain alla vieillissant, plus le rôle des armées
fut considérable. Depuis l'empereur, qui sortait inévitablement
des rangs de la milice, jusqu'au dernier officier de son prétoire,
jusqu'au plus mince gouverneur de district, touS' les fonction-
naires avaient commencé par tourner sous le cep du centurion.
Tous sortaient donc de ces masses populaires dont j'ai déjà si-
gnalé l'indomptable piété, et, en arrivant aux splendeurs d'un
rang élevé, trouvaient pour leur déplaire, les choquer, les
blesser, l'antique éclat des classes municipales, de ces sénateurs
des villes, qui les regardaient volontiers comme des parvenus,
et les auraient raillés de grand cœur, n'eût été la crainte. Il y
avait ainsi hostilité entre les maîtres réels de l'État et les famil-
les jadis supérieures. Les chefs de l'armée étaient croyants et
fanatiques, témoin Maximin, Galère, cent autres; les sénateurs
et les déciirions faisaient encore leurs délices de la littérature
I
DES RACES HUMAINES. 17
sceptique ; mais comme on vivait, en définitive, à la cour, donc
parmi les militaires, on était contraint d'adopter un langage et
des opinions officielles qui ne fussent pas dangereuses. Tout
devint, peu à peu, dévot dans Tempire, et ce fut par dévotion
que les philosoplies eux-mêmes, conduits par Evhémère, se
mirent à inventer des systèmes pour concilier les théories ra-
tionalistes avec le culte de l'Etat, méthode dont l'empereur
Julien fut le plus puissant coryphée. Il n'y a pas lieu de louer
beaucoup cette renaissance de la piété païenne, puisqu'elle
causa la plupart des persécutions qui ont atteint nos martyrs.
Les populations, offensées dans leur culte par les sectes athées,
avaient patienté aussi longtemps que les hautes classes les
avaient dominées; mais, aussitôt que la démocratie impériale
eut réduit ces mêmes classes au rôle le plus humble, les gens
d'en bas se voulurent venger d'elles, et, se trompant de victi-
mes, égorgèrent les chrétiens, qu'ils appelaient impies et pre-
naient pour des philosophes. Quelle différence entre les épo-
ques! Le païen vraiment sceptique, c'est ce roi Agrippa qui,
par curiosité, veut entendre saint Paul (1). Il l'écoute, discute
avec lui, le tient pour un fou, mais ne songe pas à le punir de
penser autrement qu'il ne fait lui-même. C'est l'historien Ta-
cite, plein de mépris pour les nouveaux religionnaires, mais
blâmant Néron de ses cruautés envers eux; Agrippa et Tacite
étaient des incrédules. Dioclétien était un politique conduit par
ks clameurs des gouvernés; Décius, Aurélien étaient des fana-
tiques comme leurs peuples.
Et combien de peine n'éprouva-t-on pas encore, lorsque le
gouvernement romain eut définitivement embrassé la canse du
christianisme, à conduire les populations dans le giron de la
foi ! En Grèce, de terribles résistances éclatèrent, aussi bien
dans la chaire des écoles que dans les bourgs et les villages,
et partout les évêques éprouvèrent tant de difficultés à triom-
pher des petites divinités topiques, que, sur bien des points,
la victoire fut moins l'œuvre de la conversion et de la persua-
sion que de l'adresse, de la patience et du temps. Le génie des
(1) Act. Apost. XXV[, 24, 28, 31.
18 DE L'iNÉGALITli
hommes apostoliques, réduit à user de fraudes pieuses, substi-/
tua aux divinités des bois, des prés, des fontaines, les saints,
les martyrs et les vierges. Ainsi les hommages continuèrent,
pendant quelque temps s'adressèrent mal, et finirent par trou-
ver la bonne voie. Que dis-je ? Est-ce vraiment certain ? Est-il
avéré que, sur quelques points de la France même, il ne se
trouve pas telle paroisse où quelques superstitions aussi tena-
ces que bizarres, n'inquiètent pas encore la sollicitude des cu-
rés? Dans la catholique Bretagne, au siècle dernier, un évêque
luttait contre des populations obstinées dans le culte d'une
idole de pierre. En vain on jetait à l'eau le grossier simulacre,
ses adorateurs entêtés savaient l'en retirer, et il fallut l'inter-
vention d'une compagnie d'infanterie pour le mettre en pièces.'
Voilà quelle fut et quelle est la longévité du paganisme. Je
conclus qu'on est mal fondé à soutenir que Rome et Athènes
se soient trouvées un seul jour sans religion.
Puisque donc il n'est jamais arrivé, ni dans les temps an-
ciens, ni dans les temps modernes, qu'une nation abandonnât,
son culte avant d'être bien et dûment pourvue d'un autre , il
est impossible de prétendre que la ruine des peuples soit la
conséquence de leur irréligion.
Après avoir refusé une puissance nécessairement destructive
au fanatisme , au luxe , à la corruption des mœurs , et la réa-
lité politique à l'irréligion, il me reste à traiter de l'influence
d'un mauvais gouvernement ; ce sujet vaut bien qu'on lui ou-
vre un chapitre à part.
CHAPITRE III.
Le mérite relatif des gouvernements n'a pas d'influence sur la
longévité des peuples.
Je comprends quelle difficulté je soulève. Oser seulement
l'aborder semblera à beaucoup de lecteurs une sorte de para-
doxe. On est convaincu , et l'on fait très bien de l'être , que
DES «ACES HUMAINES. 19
les bonnes lois, la bonne administration, influent d'une ma-
nière directe et puissante sur la santé d'une nation; mais on
l'est si fort , que l'on attribue à ces lois , à cette administration,
le fait même de la durée d'une agrégation sociale, et c'est ici
qu'on a tort.
On aurait raison , sans doute , si les peuples ne pouvaient
vivre que dans l'état de bien-être; mais nous savons bien qu'ils
subsistent pendant longtemps, tout comme l'individu, en por-
tant dans leurs flancs des affections désorganisatrices , dont les
ravages éclatent souvent avec force au dehors. Si les nations
devaient toujours mourir de leurs maladies , il n'en est pas qui
dépasseraient les premières années de formation ; car c'est pré-
cisément alors que l'on peut leur trouver la pire administration,
les plus mauvaises lois et les plus mal observées; mais elles
ont précisément ce point de dissemblance avec l'organisme
humain , que , tandis que celui-ci redoute , surtout dans l'en-
fance , une série de fléaux à l'attaque desquels on sait d'avance
qu'il ne résisterait pas, la société ne reconnaît pas de tels
maux , et des preuves surabondantes sont fournies par l'his-
toire, qu'elle échappe sans cesse aux plus redoutables, aux
plus longues , aux plus dévastatrices invasions des soufl^"rances
politiques , dont les lois mal conçues et l'administration op-
pressive ou négligente sont les extrêmes (I).
Essayons d'abord de préciser ce que c'est qu'un mauvais
gouvernement.
Les variétés de ce mal paraissent assez nombreuses ; il serait
même impossible de les compter toutes; elles se multiplient à
l'infini suivant la constitution des peuples, les lieux , les temps.
Toutefois , en les groupant sous quatre catégories principales,
peu de variétés échapperont.
Un gouvernement est mauvais lorsqu'il est imposé par l'in-
fluence étrangère. Athènes a -connu ce gouvernement sous les
trente tyrans; elle s'en est débarrassée, et l'esprit national,
(1) On comprend assez qu'il ne s'agit pas ici de l'existence politique
d'un centre de souvorainctc, mais de la vie d'une société entière, de
la perpétuité d'une civilisation. C'est ici le lieu d'appliquer la distinction
indiquée plus haut, p. 11.
20
DE L INEGALITE
loin de mourir chez elle dans le cours de cette oppression , ne
fit que s'y retremper.
Un gouvernement est mauvais lorsque la conquête pure et
simple en est la basa. La France , au quatorzième siècle , a ,
dans sa presque totalité, subi le joug de l'Angleterre. Elle en est
sortie plus forte et plus brillante. La Chine a été couverte et
prise par les hordes mongoles; elle a fini par les rejeter hors
de ses limites, après leur avoir fait subir un singulier travail
d'énervement. Depuis cette époque, elle est retombée sous un
autre Joug; mais, bien que les Mantchoux comptent déjà un
règne plus que séculaire, ils sont à la veille d'éprouver le
même sort que les Mongols , après avoir passé par une sembla-
ble préparation affaiblissante.
Un gouvernement est surtout mauvais lorsque le principe
dont il est sorti , se laissant vicier, cesse d'être sain et vigou-
reux comme il était d'abord. Ce fut le sort de la monarchie
espagnole. Fondée sur l'esprit miUtaire et la liberté commu-
nale, elle commença à s'abaisser, vers la fin du règne de Phi-
lippe II, par l'oubli de ses origines. Il est impossible d'imagi-
ner un pays où les bonnes maximes fussent plus tombées en
oubli, où le pouvoir parût plus faible et plus déconsidéré, où
l'organisation religieuse elle-même donnât plus de prise à la
critique. L'agriculture et l'industrie, frappées comme tout le
reste, étaient quasi ensevelies dans le marasme national. L'Es-
pagne est-elle morte? Non. Ce pays, dont plusieurs désespé-
raient, a donné à l'Europe l'exemple glorieux d'une résistance
obstinée à la fortune de nos armes , et c'est peut-être celui de
tous les États modernes dont la nationalité se montre en ce
moment la plus vivace.
Un gouvernement est encore bien mauvais lorsque, par la
nature de ses institutions, il autorise un antagonisme, soit
entre le pouvoir suprême et la masse de la nation, soit entre
les différentes classes, .linsi l'on a vu , au moyen âge , des rois
d'Angleterre et de France aux prises avec leurs grands vas-
saux , les paysans en lutte avec leurs seigneurs ; ainsi , en Al-
lemagne, les premiers effets de la liberté de penser ont amené
les guerres civiles des hussites, des anabaptistes et de tant
I
DES BACES HUMAINES. 2t
d'autres sectaires; et, à une époque un peu plus éloignée,
l'Italie souffrit tellement par le partage d'une autorité tiraillée
entre l'empereur, le pape, les nobles et les communes, que
les niasses, ne sachant à qui obéir, finirent souvent par ne plus
.obéir à personne. La société italienne est-elle morte alors?
Non. Sa civilisation ne fut jamais plus brillante, son industrie
plus productive, son influence au dehors plus incontestée.
Et je veux bien croire que parfois, au milieu de ces orages,
un pouvoir sage et régulier, semblable à un rayon de soleil ,
se fit jour quelque temps pour le plus grand bien des peuples;
mais c'était une fortune courte , et , de même que la situation
contraire ne donnait pas la mort, l'exception , pas davantage ,
ne donnait la vie. Pour parvenir à un tel résultat , il s'en man-
qua de tout que les époques prospères aient été fréquentes et
de durée assez longue. Et si les règnes judicieux furent alors
clairsemés, il en fut en tout temps de même. Pour les meil-
leurs même , que de contestations et que d'ombres aux plus
heureux tableaux ! Tous les auteurs regardent-ils également le
temps du roi Guillaume d'Orange comme une ère de prospé-
rité pour l'Angleterre? Tous admirent-ils Louis XIV, le Grand,
sans nulle réserve ? Au contraire. Les détracteurs ne manquent
pas, et les reproches savent otj se prendre; c'est cependant, à
peu près , ce que nos voisins et nous avons , soit de mieux or-
donné , soit de plus fécond , dans le passé. Les bons gouverne-
ments se distribuent d'une manière si parcimonieuse au milieu
du cours des temps, et, lorsqu'ils se produisent, sont tellement
contestables encore; cette science de la politique, la plus haute,
la plus épineuse de toutes , est si disproportionnée à la faiblesse
de l'homme, qu'on ne peut pas prétendre, en bonne foi, que,
pour être mal conduits , les peuples périssent. Grâce au ciel ,
ils ont de quoi s'habituer de bonne heure à ce mal , qui , même
dans sa plus grande intensité , est préférable , de mille façons ,
à l'anarchie ; et c'est un fait avéré , et que la plus mince étude
de l'histoire suffira à démontrer, que le gouvernement, si
mauvais soit-il , entre les mains duquel un peuple expire , est
souvent meilleur que telle des administrations qui le précé-
dèrent.
I
22
DE L INIÎGALITE
CHAPITRE ÏV.
De ce qu'on doit entendre par le mot dégénération; du mélange des
principes etluiiques, et comment les sociétés se forment et se
défont.
Pour peu que l'esprit des pages précédentes ait été compris,
on n'en aura pas conclu que je ne donnais aucune importance
aux maladies du corps social , et que le mauvais gouvernement,
le fanatisme, l'irréligion, ne constituaient, à mes yeux, que
des accidents sans portée. Ma pensée est certainement tout
autre. Je reconnais, avec l'opinion générale, qu'il y a bien lieu
de gémir lorsque la société souffre du développement de ces
tristes fléaux, et que tous les soins, toutes les peines, tous les
efforts que l'on peut appliquer à y porter remède, nesaïu'aient
être perdus; ce que j'affirme seulement, c'est que si ces mal-
heureux éléments de désorganisation ne sont pas entés sur un
principe destructeur plus vigoureux , s'ils ne sont pas les con-
séquences d'un mal caché plus terrible , on peut rester assuré
que leurs coups ne seront pas mortels , et qu'après une période
de souffrance plus ou moins longue , la société sortira de leurs
fdets peut-être rajeunie, peut-être plus forte.
Les exemples allégués me semblent concluants; on poiu'rait
en grossir le nombre à l'infini ; et c'est pour cette raison sans
doute que le sentiment commun a fini par sentir l'instinct de
la vérité. II a entrevu qu'en définitive il ne fallait pas donner
aux fléaux secondaires une importance disproportionnée, et
qu'il convenait de chercher ailleurs et plus profondément les
raisons d'exister ou de mourir qui dominent les peuples. Indé-
pendamment donc des circonstances de bien-être ou de malaise,
,on a commencé à envisager la constitution des sociétés en elle-
-même, et on s'est montré disposé à admettre que nulle cause
extérieure n'avait sur elle une prise mortelle, tant qu'un prin-
cipe destructif né d'elle-même et dans son sein, inhérent, atta-
ché à ses entrailles, n'était pas puissamment développé, et
DES RACES HUMAINES, 23
qu'au contraire, aussitôt que ce fait destructeur existait, le
peuple, chez lequel il fallait le constater, ne pouvait manquer
de mourir, fût-il le mieux gouverné des peuples, absolument
comme un cheval épuisé s'abat sur une route unie.
En prenant la question sous ce point de vue, ou faisait un
grand pas, il faut le reconnaître, et on se plaçait sur un ter-
rain, dans tous les cas, beaucoup plus philosophique que le
premier. En effet, Bichat n'a pas cherché à découvrir le gi-and
mystère de l'existence en étudiant les dehors; il a tout demandé
à l'intérieur du sujet humain. En f.iisant de même, on s'atta-
chait au seul vrai moyen d'arriver à des découvertes. IMalheu-
reusement cette bonne pensée, n'étant que le résultat de l'ins-
tinct, ne poussa pas très loin sa logique, et on la vit se briser
sur la première difficulté. On s'était écrié : Oui, réellement,
c'est dans le sein même d'un corps social qu'existe la cause de
sa dissolution; mais quelle est cette cause? — La dégénéra-
tion, fut-il ré[)liqué ; les nations meurent lorsqu'elles sont com-
posées d'éléments dégénérés. La réponse était fort bonne,
étymologiquement et de toute manière; il ne s'agissait plus
que de définir ce qu'il faut entendre par ces mots : nation dégé-
nérée. C'est là qu'on fit naufrage : on expliqua un peuple dé-
généré par un peuple qui, mal gouverné, abusant de ses riches-
ses, fanatique ou irréligieux, a perdu les vertus caractéristiques
de ses premiers pères. Triste chute ! Ainsi une nation périt
sous les fléaux sociaux parce qu'elle est dégénérée, et elle est
dégénérée parce qu'elle périt. Cet argument circulaire ne prouve
que l'enfance de l'art en matière d'anatomie sociale. Je veux
bien que les peuples périssent parce qu'ils sont dégénérés, et
non pour autre cause; c'est par ce malheur qu'ils sont rendus
définitivement incapables de souffrir le choc des désastres am-
biants, et qu'alors, ne pouvant plus supporter les coups de la
fortune adverse, ni se relever après les avoir subis, ils donnent
le spectacle de leurs illustres agonies; s'ils meurent, c'est qu'ils
n'ont plus pour traverser les dangers de la vie la même vigueur
que possédaieut leurs ancêtres, c'est, en un mot enfin, qu'ils
sont dégénérés. L'expression, encore une fois, est fort bonne;
mais il faut l'expliquer un peu mieux et lui donner un sens.
f
24 DE l'inégalité
Comment et pourquoi la vigueur se perd-elle? Voilà ce qu'il
faut dire. Comment dégénère-t-on? C'est là ce qu'il s'agit d'ex-
poser. Jusqu'ici on s'est contenté du mot, on n'a pas dévoilé
la chose. C'est ce pas de plus que je vais essayer de faire.
Je pense donc que le mot dégénéré, s'appliquant à un peu-
ple, doit signifier et signifie que ce peuple n'a plus la valeur
intrinsèque qu'autrefois il possédait, parce qu'il n'a plus dans,
ses veines le même sang, dont des alliages successifs ont gra-
duellement modifié la valeur; autrement dit, qu'avec le même
nom, il n'a pas conservé la même race que ses fondateurs-, en-
fin, que l'homme de la décadence, celui qu'on appelle l'homme
dégénéré, est un produit différent, au point de vue ethnique ,
du héros des grandes époques. Je veux bien qu'il possède quel-
que chose de son essence ; mais, plus il dégénère, plus ce quel-
que chose s'atténue. Les éléments hétérogènes qui prédominent
désormais en lui composent une nationalité toute nouvelle et
bien malencontreuse dans son originalité ; il n'appartient à ceux
qu'il dit encore être ses pères, qu'en ligne très collatérale. II
mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où
l'élément ethnique primordial se trouvera tellement subdivisé
et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité
de cet élément n'exercera plus désormais d'action suffisante.
Elle ne disparaîtra pas, sans doute, d'une manière absolue j
mais, dans la pratique, elle sera tellement combattue, telle-
ment affaiblie, que sa force deviendra de moins en moins sen-
sible, et c'est à ce moment que la dégénération pourra être
considérée comme complète, et que tous ses effets apparaîtront.
Si je parviens à démontrer ce théorème, j'ai donné un sens
au mot de dégénération. En montrant comment l'essence d'une
nation s'altère graduellement, je déplace la responsabilité de
la décadence; je la rends, en quelque sorte, moins honteuse;
car eMe ne pèse plus sur des fils, mais sur des neveux, puis
sur des cousins, puis sur des alliés de moins en moins proches ;
et lorsque je fais toucher au doigt que les grands peuples, au,
moment de leur mort, n'ont qu'une bien faible, bien impondé-
rable partie du sang des fondateurs dont ils ont hérité, j'ai suf-
fisamment expliqué comment il se peut faire que les civilisa-
DES BACES HUMAINES. 25
lions finissent, puisqu'elles ne restent pas dans les mêmes
mains. Mais là, en même temps, je touche à un problème en-
core bien plus hardi que celui dont j'ai tenté réclaircissement
dans les chapitres qui précèdent, puisque la question que j'a-
borde est celle-ci :
Y a-t-il entre les races humaines des différences de valeur
intrinsèque réellement sérieuses, et ces différences sont-elles
possibles à apprécier ?
Sans tarder davantage, j'entame la série des considérations
relatives au premier point ; le second sera résolu par la discus-
sion même.
Pour faire comprendre ma pensée d'une manière^ plus claire
et plus suisissable, je commence par comparer une nation,
toute nation, au corps humain, à l'égard duquel les physiolo-
gistes professent cette opinion, qu'il se renouvelle constam-
ment, dans toutes ses parties constituantes, que le trivail de
transformation qui se fait en lui est incessant, et qu'au bout de
certaines périodes, il renferme bien peu de ce qui en était d'a-
bord partie intégrante, de telle sorte que le vieillard n'a rien
de l'homme fait, l'homme fait rien de l'adolescent, l'adolescent
rien de l'enfant, et que l'individualité matérielle n'est pas autre^
ment maintenue que par des formes internes et externes qui
se sont succédé les unes aux autres en se copiant à peu près.
Une différence que j'admettrai pourtant entre le corps humain
et les nations, c'est que, dans ces dernières, il est très peu ques-
tion de la conservation des formes, qui se détruisent et dis-
paraissent avec infiniment de rapidité. Je prends un peuple, ou,
pour mieux dire, une tribu, au moment où, cédant à un instinct
de vitalité prononcé, elle se donne des lois et commence à jouer
un rôle en ce monde. Par cela même que ses besoins, que ses
forces s'accroissent, elle se trouve en contact inévitable avec
d'autres familles, et, par la guerre ou par la paix, réussit à se
les incorporer.
Il n'est pas donné à toutes les familles humaines de se haus-
ser à ce premier degré, passage nécessaire qu'une tribu doit
franchir pour parvenir un jour à l'état de nation. Si un certain
nombre de races, qui même ne sont pas cotées très haut sur
2
26
DE L INEGALITK
l'échelle civilisatrice, l'ont pourtant traversé, on ne peut pas
dire avec vérité que ce soit là une règle générale ; il semblerait,
au contraire, que l'espèce humaine éprouve une assez grande
difficulté à s'élever au-dessus de l'organisation parcellaire, et
que c'est seulement pour des groupes spécialement doués qu'a
lieu le passage à une situation plus complexe. J'invoquerai, en
témoignage, l'état actuel d'un grand nombre de groupes répan-
dus dans toutes les parties du monde. Ces tribus grossières,
surtout celles des nègres pélagiens de la Polynésie, les Samoyè-
des et autres familles du monde boréal et la plus grande par-
tie des nègres africains, n'ont jamais pu sortir de cette impuis-
sance, et vivent juxtaposées les unes aux autres et en rapports
de complète indépendance. Les plus forts massacrent les plus
faibles, les plus faibles cherchent à mettre une distance aussi
grande que possible entre eux et les plus forts; là se borne
toute la politique de ces embryons de sociétés qui se perpé-
tuent depuis le commencement de l'espèce humaine, dans un
état si imparfait, sans avoir jamais pu mieux faire. On objec-
tera que ces misérables hordes forment la moindre partie de
la population du globe; sans doute, mais il faut tenir compte
de toutes leurs pareilles qui ont existé et disparu. I.e nombre
en est incalculable, et il compose certainement la grande ma-
jorité des races pures dans les variétés jaune et noire.
Si donc il faut admettre que, pour un nombre très impor-
tant d'humains, il a été impossible et l'est à jamais de faire
même le premier pas vers la civilisation; si, en outre, nous
• C3nsidérons que ces peuplades se trouvent dispersées sur la face
entière du monde, dans les conditions de lieux et de climats
les plus diverses, habitant indifféremment les pays glacés, tem-
pérés, torrides, le bord des mers, des lacs et des rivières, le
fond des bois, les prairies herbeuses, ou les déserts arides, nous
sommes induits à conclure qu'une partie de l'humanité est, en
elle-même, atteinte d'impuissance à se civiliser jamais, même
au premier degré, puisqu'elle est inhabile à vaincre les répu-
gnances naturelles que l'homme, comme les animaux, éprouve
pour le croisement.
Nous laissons donc ces tribus insociables de côté, et nous
1
DES BACES HUMAINES. 2^
continuons la marche ascendante avec celles qui comprennent
que, soit par la guerre, soit par la paix, si elles veulent augmen-
ter leur puissance et leur bien-être, c'est une absolue nécessité
que de forcer leurs voisins d'entrer dans leur cercle d'existence.
La guerre est bien incontestablement le plus simple des deux
moyens. La guerre se fait donc ; mais, la campagne finie, quand
les passions destructives sont satisfaites, il reste des prisonniers,
ces prisonniers deviennent des esclaves , ces esclaves travail-
lent ; voilà des rangs, voilà une industrie, voilà une tribu de-
venue peuplade. C'est un degré supérieur qui, à son tour, n'est
pas nécessairement franchi par les agrégations d'hommes qui
ont su s'y élever; beaucoup s'en contentent et y croupissent.
Mais certaines autres, de beaucoup plus Imaginatives et plus
énergiques, comprennent quelque chose de mieux que le sim-
ple maraudage; elles font la conquête d'une vaste terre, et
prennent en propriété, non plus les habitants seulement, mais
le sol avec eux. Une véritable nation est dès lors formée. Sou-
vent alors, pendant un temps, les deux races continuent à vi-
vre côte à côte sans se mêler; et cependant, comme elles sont
devenues indispensables l'une à l'autre, que la communauté de
travaux et d'intérêts s'est à la longue établie, que les rancunes
de la conquête et son orgueil s'émoussent, que, tandis que
ceux qui sont dessous tendent naturellement à monter au ni-
veau de leurs maîtres, les maîtres rencontrent aussi mille motifs
de tolérer et quelquefois de servir cette tendance, le mélange
du sang finit par s'opérer, et les hommes des deux origines,
cessant de se rattacher à des tribus distinctes, se confondent
de plus en plus.
L'esprit d'isolement est toutefois tellement inhérent à l'es-
pèce Immaine que, même dans cet état de croisement avancé,
il y a encore résistance à un croisement ultérieur. Il est des
peuples dont nous savons d'une manière très positive que leur
origine est multiple, et qui pourtant conservent avec une force
extraordinaire l'esprit de clan. Nous le savons pour les Ara-
bes, qui font plus que de sortir de différents rameaux de la
souche sémitique; ils appartiennent, tout à la fois , à ce qu'on
nomme la famille de Sem et à celle de Cham, sans parler
I
28 DE l'inégalité
d'autres parentés locales infinies. Malgré cette diversité de
sources , leur attachement à la séparation par tribu forme un
des traits les plus frappants de leur caractère national et de
leur histoire politique ; si bien qu'on a cru pouvoir attribuer,
en grande partie, leur expulsion de l'Espagne, non seulement
au fractionnement de leur puissance dans ce pays , mais encore
et surtout au morcellement plus intime que la distinction con-
tinue, et par suite la rivalité des familles, perpétuait au sein
des petites monarchies de Valence , de Tolède , de Cordoue et
de Grenade (1). Pour la plupart des peuples on peut faire la
même remarque , en ajoutant que là oii la séparation par tribu
s'est effacée, celle par nation la remplace, agissant avec une
énergie presque semblable, et telle que la communauté de re-
ligion ne suffit pas à la paralyser. Elle existe entre les Arabes
et les Turks comme entre les Persans et les Juifs, les Parsis
et les Hindous, les Nestoriens Syriens et les Kurdes; on la
retrouve également dans la Turquie d'Europe ; on suit sa trace
en Hongrie, entre les Madjars, les Saxons, les Valaques, leSj
Croates, et je puis affirmer, pour l'avoir vu, que dans cer
taines parties de la France , ce pays où les races sont mélan-
gées plus que partout ailleurs peut-être, il est des populations
qui, de village à village, répngnent encore aujourd'hui à con-
tracter alliance.
Je me crois en droit de conclure , d'après ces exemples qui
embrassent tous les pays et tous les siècles , même notre pays
et notre temps, que l'humanité éprouve, dans toutes ses
branches, une répulsion secrète pour les croisements; que,
chez plusieurs de ces rameaux, cette répulsion est invincible;
que, chez d'autres, elle n'est domptée que dans une certaine
mesure ; que ceux , enfin , qui secouent le plus complètement
(1) Cet attachement des nations arabes à l'isolement etimique se
manifeste quelquefois d'une manière bien bizarre. Un voyageur (M.
Fulgence Frosnel, si je ne me trompe) raconte qu'à Djiddah, où les
mœurs sont très relàcliées, la même Bédouine qui ne refuse rien à la
plus légère séduction d'argent, se trouverait déshonorée, si elle épousait
en légitime mariage soit le Turk, soit l'Européen auquel elle se prête
en le méprisant.
I
le *
à
DES RACES HUMAINES. 29
le joug de cette idée ne peuvent cependant s'en débarrasser de.
telle façon qu'il ne leur en reste au moins quelques tracée :
ces derniers forment ce qui est civilisable dans notre espèce.
Ainsi le genre humain se trouve soumis à deux lois , Tune
de répulsion , l'autre d'attraction , agissant , à différents degrés,
sur ses races diverses ; deux lois , dont la première n'est res-
pectée que par celles de ces races qui ne doivent jamais s'éle-
ver au-dessus des perfectionnements tout à fait élémentaires
de la vie de tribu, tandis que la seconde, au contraire, règne
avec d'autant plus d'empire , que les familles ethniques sur
lesquelles elle s'exerce sont plus susceptibles de développe-
ments.
Mais c'est ici qu'il faut surtout être précis. Je viens de pren-j
dre un peuple à l'état de famille , d'embryon ; je l'ai doué de
l'aptitude nécessaire pour passer à l'état de nation ; il y est :
l'histoire ne m'apprend pas quels étaient les éléments consti-
tutifs du groupe originaire ; tout ce que je sais , c'est que ces
éléments le rendaient apte aux transformations que je lui ai
fait subir; maintenant agrandi, deux possibilités sont seules
présentes pour lui; entre deux destinées, l'une ou l'autre est
inévitable : ou il sera conquérant , ou il sera conquis.
Je le suppose conquérant; je lui fais la plus belle part : il
domine , gouverne et civilise tout à la fois ; il n'ira pas , dans
les provinces qu'il parcourt , semer inutilement le meurtre et
l'incendie; les monuments, les institutions, les mœurs, lui
seront également sacrés; ce qu'il changera, ce qu'il trouvera
bon et utile de modifier, sera remplacé par des créations su-
périeures; la faiblesse deviendra force dans ses mains; il se
comportera de telle façon que , suivant le mot de l'Écriture, il
sera grand devant les hommes.
Je ne sais si le lecteur y a déjà pensé , mais , dans le tableau
que je trace, et qui n'est autre, à certains égards, que celui
présenté par les Hindous, les Égyptiens, les Perses, les Ma-
cédoniens , deux faits me paraissent bien saillants. Le premier,
c'est qu'une nation, sans force et sans puissance, se trouve tout
à coup , par le fait d'être tombée aux mains de maîtres vigou-
reux , appelée au partage d'une nouvelle et meilleure destinée,
2.
n
30 DE l'inégalité
ainsi qu'il arriva aux Saxons de l'Angleterre , lorsque les Nor-
' mands les eurent soumis ; la seconde , c'est qu'un peuple d'é-
lite, un peuple souverain, armé, comme tel, d'une propension
marquée à se mêler à un autre sang, se trouve désormais en
contact intime avec une race dont l'infériorité n'est pas seule-
ment démontrée par la défaite, mais encore par le défaut des
qualités visibles chez les vainqueurs. Voilà donc , à dater pré-
cisément du jour où la conquête est accomplie et où la fusion
commence , une modification sensible dans la constitution du
sang des maîtres. Si la nouveauté devait s'arrêter là, on se
trouverait , au bout d'un laps de temps d'autant plus consi-
dérable que les nations superposées auraient été originaire-
ment plus nombreuses, avoir en face une race nouvelle, moins
■puissante , à coup sûr, que le meilleur de ses ancêtres , forte
encore cependant , et faisant preuve de qualités spéciales résul-
tant du mélange même, et inconnues aux deux familles géné-
ratrices. Mais il n'en va pas ainsi d'ordinaire, et l'alliage n'est
pas longtemps borné à la double race nationale seulement.
L'empire que je viens d'imaginer est puissant ; il agit sur ses
voisins. Je suppose de nouvelles conquêtes; c'est encore un
nouveau sang qui , chaque fois , vient se mêler au courant.
Désormais, à mesure que la nation grandit, soit par les armes,
soit par les traités, son caractère ethnique s'altère de plus
en plus. Elle est riche, commerçante, civilisée; les besoins
et les plaisirs des autres peuples trouvent chez elle , dans ses
capitales, dans ses grandes villes, dans ses ports, d'amples
satisfactions , et les mille attraits qu'elle possède fixent au mi-
lieu d'elle le séjour de nombreux étrangers. Peu de temps se
passe, et une distinction de castes peut, à bon droit, succéder
à la distinction primitive par nations.
Je veux que le peuple sur lequel je raisonne soit confirmé
dans ses idées de séparation par les prescriptions religieuses
les plus formelles , et qu'une pénalité redoutable veille à l'en*
tour pour épouvanter les délinquants. Parce que ce peuple est
civilisé , ses mœurs sont douces et tolérantes , même au mépris
de sa foi ; ses oracles auront beau parler, il naîtra des gens dé-
castés : il faudra créer tous les jours de nouvelles distinctions,,
i
DES RACES HUMAINES. 31
inventer de nouvelles classifications , multiplier les rangs , ren-
dre presque impossible de se reconnaître au milieu de subdi-
visions variant à l'infini, changeant de province à province , de
canton à canton, de village à village ; faire enfin ce qui a lieu dans
les pays hindous. Mais il n'est guère que le brahmane qui ait
montré autant de ténacité dans ses idées séparatrices ; les peu-
ples civilisés par lui, en dehors de son sein , n'ont jamais adopté ,
ou du moins ont rejeté depuis longtemps , des entraves gênan-
tes. Dans tous les États avancés en culture intellectuelle , on
ne s'est pas même arrêté un instant aux ressources désespérées
que le désir de concilier les prescriptions du code de Manon
avec le courant irrésistible des choses inspira aux législateurs
de l'Aryavarta. Partout ailleurs, les castes, lorsqu'il y en a
eu réellement , ont cessé d'exister au moment où le pouvoir
de faire fortune , de s'illustrer par des découvertes utiles ou
des talents agréables, a été acquis a tout le monde, sans dis- M
tinction d'origine. Mais aussi, à dater du même jour, la nation H
m primitivement conquérante, agissante, civilisatrice, a com-t I
■ mencé à disparaître : son sang était immergé dans celui de ™
■ > tous les affluents qu'elle avait détournés vers elle.
Le plus souvent, en outre, les peuples dominateurs ont
commencé par être infiniment moins nombreux que leurs vain-
cus, et il semble, d'autre part, que certaines races qui ser-
vent de base à la population de contrées fort étendues, soient
singulièrement prolifiques ; je citerai les Celtes, les Slaves. Rai-
son de plus pour que les races maîtresses disparaissent rapi-
dement. Encore un autre motif, c'est que leur activité plus
grande, le rôle plus direct qu'elles jouent dans les affaires de
leur Etat, les exposent particulièrement aux funestes résultats
des batailles, des proscriptions et des révoltes. Ainsi, tandis
que, d'une part, elles amassent autour d'elles, par le fait
même de leur génie civilisateur, des éléments divers où elles
doivent s'absorber, elles sont encore victimes d'une cause.pre-
mière , leur petit nombre originel , et d'une foule de causes
secondes, qui toutes concourent à les détruire.
Il est assez évident de soi que la disparition de la race vic-
torieuse est soumise, suivant les différents milieux, à descon*
32 DE l'inégalité
ditions de temps variant à l'infini. Toutefois elle s'achève par-
tout, et partout elle est aussi parfaite que de besoin , longtemps
avant la fin de la civilisation qu'elle est censée animer, de
sorte qu'un peuple marche, vit, fonctionne, souvent même
grandit après que le mobile générateur de sa vie et de sa gloire
a cessé d'être. Croit-on trouver là une contradiction avec ce
qui précède? Nullement; car, tandis que l'influence du sang
civilisateur va s'épuisant par la division , la force de propulsion
jadis imprimée aux masses soumises ou annexées subsiste en-
core ; les institutions que le défunt maître avait inventées , les
lois qu'il avait formulées , les mœurs dont il avait fourni le
type se sont maintenues après lui. Sans doute, mœurs, lois,
institutions , ne survivent que fort oublieuses de leur antique
esprit, défigurées tous les jours davantage, caduques et per-
dant leur sève ; mais , tant qu'il en reste une ombre , l'édifice
se soutient, le corps semble avoir une âme, le cadavre marche.
Quand le dernier effort de cette impulsion antique est achevé,
tout est dit; rien ne reste , la civilisation est morte.
Je me crois maintenant pourvu de tout le nécessaire pour
résoudre le problème de la vie et de la mort des nations, et je
dis qu'un peuple ne mourrait jamais en demeurant éternelle-
ment composé des mêmes éléments nationaux. Si l'empire de
Darius avait encore pu mettre en ligne, à la bataille d'Arbelles,
des Perses, des Arians véritables ; si les Romains du Bas-Em-
pire avaient eu un sénat et une milice formés d'éléments ethni-
ques semblables à ceux qui existaient au temps des Fabius,
leurs dominations n'auraient pas pris fin, et, tant qu'ils auraient
conservé la même intégrité de sang, Perses et Romains auraient
.vécu et régné. On objectera qu'ils auraient néanmoins, à la
longue, vu venir à eux des vainqueurs plus irrésistibles qu'eux-
mêmes et qu'ils auraient succombé sous des assauts bien com-
binés, sous une longue pression, ou, plus simplement, sous le
hasard d'une bataille perdue. Les États, en effet, auraient pu
prendre fin de cette manière, non pas la civilisation, ni le corps
social. L'invasion et la défaite n'auraient constitué que la triste
mais temporaire traversée d'assez mauvais jours. Les exemples
à fournir sont en grand nombre.
DES RACES HUMAINES. 33
Dans les temps modernes, les Chinois ont été conquis à deux
reprises : toujours ils ont forcé leurs vainqueurs à s'assimiler
à eux ; ils leur ont imposé le respect de leurs mœurs ; ils leur
ont beaucoup donné, et n'en ont presque rien reçu. Une fois
ils ont expulsé les premiers envahisseurs, et, dans un temps
donné, ils en feront autant des seconds.
Les Anglais sont les maîtres de l'Inde, et pourtant leur ac-
tion morale sur leurs sujets est presque absolument nulle. Ils
subissent eux-mêmes, en bien des manières, l'influence de la
civilisation locale, et ne peuvent réussir à faire pénétrer leurs
idées dans les esprits d'une foule qui redoute ses dominateurs,
ne plie que physiquement devant eux, et maintient ses notions
debout en face des leurs. C'est que la race hindoue est devenue
étrangère à celle qui la maîtrise aujourd'hui, et sa civilisation
échappe à la loi du plus fort. Les formes extérieures, les royau-
mes, les empires ont pu varier, et varieront encore, sans que
le fond sur lequel de telles constructions reposent, dont elles
ne sont qu'émanées, soit altéré essentiellement avec elles; et
Haïderabad, Lahore, Dehli cessant d'être des capitales, la so-
ciété hindoue n'en subsistera pas moins. Un moment viendra
où, de façon ou d'autre, l'Inde recommencera à vivre publi-
quement d'après ses lois propres, comme elle le fait tacitement ,
et, soit par sa race actuelle, soit par des métis, reprendra la
plénitude de sa personnalité politique.
Le hasard des conquêtes ne saurait trancher la vie d'un peu-
ple. Tout au plus, il en suspend pour un temps les manifesta-
tions, et, en quelque sorte, les honneurs extérieurs. Tant que
le sang de ce peuple et ses institutions conservent encore, dans
une mesure suffisante, l'empreinte de la race initiatrice, ce
peuple existe; et, soit qu'il ait affaire, comme les Chinois, à des
conquérants qui ne sont que matériellement plus énergiques
que lui ; soit, comme les Hindous, qu'il soutienne une lutte de
patience, bien autrement ardue, contre une nation de tous
points supérieure, telle qu'on voit les Anglais, son avenir cer-
tain doit le consoler ; il sera libre un jour. Au contraire, ce
peuple, comme les Grecs, comme les Romains du Bas-Empire,
a-t-il absolument épuisé son principe ethnique et les conséquen-
I
34
DE L INEGALITE
ces qui en découlaient, le moment de sa défaite sera celui de sa
mort : il a usé les temps que le ciel lui avait d'avance concédés,
car il a complètement changé de race, donc dé nature, et par
conséquent il est dégénéré.
En vertu de cette observation, on doit considérer comme ré-
solue la question, souvent agitée, de savoir ce qui serait advenu,
si les Carthaginois, au lieu de succomber devant la fortune de
Rome, étaient devenus maîtres de l'Italie. En tant qu'apparte-
nant à la souche phénicienne, souche inférieure en vertus poli-
tiques aux races d'où sortaient les soldats de Scipion, l'issue
contraire de la bataille de Zama ne pouvait rien changer à leur
sort. Heureux un jour, le lendemain les aurait vus tomber de-
vant une revanche; ou bien encore, absorbés dans l'élément
italien par la victoire, comme ils le furent par la défaite, le ré-
sultat final aurait été identiquement le même. Le destin des
civilisations ne va pas au hasard, il ne dépend pas d'un coup
de dé ; le glaive ne tue que des hommes ; et les nations les plus
belliqueuses, les plus redoutables, les plus triomphantes, quand
elles n'ont eu dans le cœur, dans la tête et dans la main, que
bravoure, science stratégique et succès guerriers, sans autre
instinct supérieur, n'ont jamais obtenu une plus belle fin que
d'apprendre de leurs vaincus, et de l'apprendre mal, comment
on vit dans la paix. Les Celtes, les hordes nomades de l'Asie,
ont des annales pour ne rien raconter de plus.
Après avoir assigné un sens au mot dégénéi-cition, et avoir
traité, avec ce secours, le problème de la vitalité des peuples,
il faut prouver maintenant ce que j'ai dû, pour la clarté de la
discussion, avancer à 2yriori : qu'il existe des différences sen-
sibles dans la valeur relative des races humaines. Les consé-
quences d'une pareille démonstration sont considérables ; leur
portée va loin. Avant de les aborder, on ne saurait les. étayer
d'un ensemble trop complet de faits et de raisons capables de
soutenir un aussi grand édifice. La première question que j'ai
résolue n'était que le propylée du temple.
DES RACES HUMAINES. 35
CHAPITRE V.
Les inégalités ethniques ne sont pas le résultat des institutions.
L'idée d'une inégalité native, originelle, tranchée et perma-
nente entre les diverses races, est, dans le monde, une des opi-
nions les plus anciennement répandues et adoptées; et, vu
l'isolement primitif des tribus, des peuplades, et ce retirement
vers elles-mêmes que toutes ont pratiqué à une époque plus ou
moins lointaine, et d'où un grand nombre n'est jamais sorti ,
on n'a pas lieu d'en être étonné. A l'exception de ce qui s'est
passé dans nos temps les plus modernes, cette notion a servi
de base à presque toutes les théories gouvernementales. Pas de
peuple, grand ou petit, qui n'ait débuté par en laire sa première
maxime d'État. Le système des castes, des noblesses, celui des
aristocraties, tant qu'on les fonde sur les prérogatives de la nais-
sance, n'ont pas d'autre origine; et le droit d'aînesse, en sup-
posant la préexcellence du fils premier-né et de ses descendants,
n'en est aussi qu'un dérivé. Avec cette doctrine concordent la
répulsion pour l'étranger et la supériorité que chaque nation
s'adjuge à l'égard de ses voisines. Ce n'est qu'à mesure que les
groupes se mêlent et se fusionnent, que, désormais agrandis,
civilisés et se considérant sous un jour plus bienveillant par
suite de l'utilité dont ils se sont les uns aux autres, l'on voit
chez eux cette maxime absolue de l'inégalité, et d'abord de
l'hostilité des races, battue en brèche et discutée. Puis, quand
le plus grand nombre des citoyens de l'État sent couler dans
ses veines un sang mélangé, ce plus grand nombre, transfor-
mant en vérité universelle et absolue ce qui n'est réel que pour
lui, se sent appelé à affirmer que tous les hommes sont égaux.
Une louable répugnance pour l'oppression, la légitime horreur
de l'abus de la force, jettent alors, dans toutes les intelligences,
un assez mauvais vernis sur le souvenir des races jadis domi-
nantes et qui n'ont jamais manqué, car tel est le train du monde,
de légitimer, jusqu'à un certain point, beaucoup d'accusations.
I
b
36
DE L INEGALITE
De la déclamation contre la tyrannie, on passe à la négation
des causes naturelles de la supériorité qu'on insulte ; on la dé-
clare non seulement perverse, mais encore usurpatrice; on
nie, et bien à tort, que certaines aptitudes soient nécessaire-
ment, fatalement, l'héritage exclusif de telles ou telles des-
cendances ; enfin , plus un peuple est composé d'éléments hé-
térogènes, plus il se complaît à proclamer que les facultés les
plus diverses sont possédées ou peuvent l'être au même degré
par toutes les fractions de l'espèce humaine sans exclusion.
Cette théorie, à peu près soutenable pour ce qui les concerne,
les raisonneurs métis l'appliquent à l'ensemble des générations
qui ont paru, paraissent et paraîtront sur la terre, et ils finis-
sent un jour par résumer leurs sentiments en ces mots, qui ,
comme l'outre d'Éole, renferment tant de tempêtes : « Tous
les hommes sont frères (1)! »
Voilà l'axiome politique. Veut-on l'axiome scientifique?
« Tous les hommes, disent les défenseurs de l'égalité humaine,
sont pourvus d'instruments intellectuels pareils , de même
nature, de même valeur, de même portée. » Ce ne sont pas les
paroles expresses, peut-être, mais du moins c'est le sens. Ainsi,
le cervelet du Huron contient en germe un esprit tout à fait
semblable à celui de l'Anglais et du Français ! Pourquoi donc,
dans le cours des siècles, n'a-t-il découvert ni l'imprimerie ni
la vapeur? Je serais en droit de lui demander, à ce Huron, s'il
est égal à nos compatriotes, d'où il vient que les guerriers de
sa tribu n'ont pas fourni de César ni de Charlemagne, et par
quelle inexplicable négligence ses chanteurs et ses sorciers ne
sont jamais devenus ni des Homères ni des Hippocrates? A
cette difficulté on répond, d'ordinaire, en mettant en avant l'in-
(1) The man
Of virtuous soûl commands not, nor obeys,
Power, like a desolaUng pestilence,
PoUutes whate'er it touches; and obédience,
Bane of ail genius, virtue, freedom, truUi,
Makes slaves of men, and of the human frame
A mechauized automaton.
Shelley. {Queen Mab.),
DES RACES HUMAINES. 37
fluence souveraine des milieux. Suivant cette doctrine , une île
ne verra point, en fait de prodiges sociaux, ce que connaîtra
nn continent; au nord, on ne sera pas ce qu'on est au midi;
les bois ne permettront pas les développements que favorisera
la plaine découverte ; que sais-je ? L'humidité d'un marais fera
pousser une civilisation que la sécheresse du Sahara aurait in-
failliblement étouffée. Quelque ingénieuses que soient ces pe-
tites hypothèses, elles ont contre elles la voix des faits. Malgré
le vent, la pluie, le froid, le chaud, la stérilité, la plantureuse
abondance, partout le monde a vu fleurir tour à tour, et sur
les mêmes sols, la barbarie et la civilisation. Le fellah abruti
se calcine au même soleil qui brûlait le puissant prêtre de Mem-
phis ; le savant professeur de Berlin enseigne sous le même ciel
inclément qui vit jadis les misères du sauvage finnois.
Le plus curieux, c'est que l'opinion égalitaire , admise par la
masse des esprits, d'où elle a découlé dans nos institutions et
dans nos mœurs , n'a pas trouvé assez de force pour détrôner
l'évidence , et que les gens les plus convaincus de sa vérité font
tous les jours acte d'hommage au sentiment contraire. Per-
sonne ne se refuse à constater, à chaque instant, de graves
différences entre les nations, et le langage usuel même les
confesse avec la plus naïve inconséquence. On ne fait, en cela,
qu'imiter ce qui s'est pratiqué à des époques non moins per-
suadées que nous , et pour les mêmes causes , de l'égalité ab-
solue des races.
Chaque nation a toujours su, a cOté du dogme libéral de la
fraternité , maintenir, auprès des noms des autres peuples, des
qualifications et des épithètes qui indiquaient des dissemblan-
ces. Le Romain d'Italie appelait le Romain de la Grèce, Grae-
culus, et lui attribuait le monopole de la loquacité vaniteuse
et du manque de courage. Il se moquait du colon de Carthage,
et prétendait le reconnaître entre mille à son esprit processif
et à sa mauvaise foi. Les Alexandrins passaient pour spirituels,
insolents et séditieux. Au moyen âge, les monarques anglo-
normands taxaient leurs sujets gallois de légèreté et d'incon-
sistance d'esprit. Aujourd'hui qui n'a pas entendu relever les
traits distinctifs de l'Allemand, de l'Espagnol, de l'Anglais et
B\CES HUMAINES. — T. I. g
38
DE L INE&ALITE
du Russe? Je n'ai pas à me prononcer sur l'exactitude des ju-
gements. Je note seulement qu'ils existent, et que ropinion
courante les adopte. Ainsi donc, si, d'une part, les familles
humaines sont dites égales, et que, de l'autre, les unes soient
frivoles, les autres posées; celles-ci âpres au gain, celles-là à
la dépense; quelques-unes énergiquement amoureuses des
combats , plusieurs économes de leurs peines et de leurs vies ,
il tombe sous le sens que ces nations si différentes doivent avoir
des destiuées bien diverses , bien dissemblables , tranchons le
mot, bien inégales. Les plus fortes joueront dans la tragédie
du monde les personnages des rois et des maîtres. Les plus
faibles se contenteront des bas emplois.
Je ne crois pas qu'on ait fait de nos jours le rapprochement
entre les idées généralement admises sur l'existence d'un carac-
tère spécial pour chaque peuple et la conviction non moins
répandue que tors les peuples sont égaux. Cependant cette
contradiction frafpe bien fort; elle est flagrante, et d'autant
plus grave que les partisans de la démocratie ne sont pas les
derniers à célébrer la supériorité des Saxons de l'Amérique
du Nord sur toutes les nations du même continent. Ils attri-
buent , à la vérité , les hautes prérogatives de leurs favoris à
la seule influence de la forme gouvernementale. Toutefois ils
ne nient pas , que je sache, la disposition particulière et native
des compatriotes de Penn et de Washington à établir dans
tous les lieux de leur séjour des institutions libérales, et, ce
qui est plus , à les savoir conserver. Cette force de persistance
n'est-elle pas, je le demande, une bien grande prérogative
départie à cette branche de la famille humaine , prérogative
d'autant plus précieuse que la plupart des groupes qui ont
peuplé jadis ou peuplent encore l'univers semblent en être
privés?
Je n'ai pas la prétention de jouir sans combat de la vue de
cette inconséquence. C'est ici , sans doute , que les partisans
de l'égalité objecteront bien haut la puissance des institutions
et des mœurs ; c'est ici qu'ils diront , encore une fois , combien
l'essence du gouvernement par sa seule et propre vertu , com-
bien le fait du despotisme ou de la liberté, influent puissamment
I
DES «ACES HUMAINES. 3&
sur le mérite et le développement d'une nation : mais c'est ici
que moi , de même , je contesterai la force de l'argument.
Les institutions politiques n'ont à choisir qu'entre deux
origines : ou bien elles dérivent de la nation qui doit vivre
sous leur règle, ou bien, inventées chez un peuple influent,
elles sont appliquées par lui à des États tombés dans sa sphère
d'action.
Avec la première hypothèse il n'y a pas de difficulté. Le
peuple évidemment a calculé ses institutions sur ses instincts
et sur ses besoins ; il s'est gardé de rien statuer qui pût gêner
les uns ou les autres ; et si, par mégarde ou maladresse , il l'a
fait, bientôt le malaise qui en résulte l'amène à corriger ses
lois et à les mettre dans une concordance plus parfaite avec
leur but. Dans tout pays autonome, on peut dire que la loi
émane toujours du peuple ; non pas qu'il ait constamment la
faculté de la promulguer directement, mais parce que, pour
être bonne, il faut qu'elle soit modelée sur ses vues, et telle
que, bien informé, il l'aurait imaginée lui-même. Si quelque
très sage législateur semble, au premier abord, l'unique source
de la loi , qu'on y regarde de bien près , et l'on se convaincra
aussitôt que, par l'efiet de sa sagesse même, le vénérable
maître se borne à rendre ses oracles sous la dictée de sa na-
tion. Judicieux comme Lycurgue , il n'ordonnera rien que le
Dorien de Sparte ne puisse admettre, et, théoricien comme
Dracon, il créera un code qui bientôt sera ou modifié ou
abrogé par l'Ionien d'Athènes , incapable , comme tous les en-
fants d'Adam, de conserver longtemps une législation étrangère
à ses vraies et naturelles tendances. L'intervention d'un génie
supérieur dans cette grande affaire d'une invention de lois
n'est jamais qu'une manifestation spéciale de la volonté éclairée
d'un peuple , ou , si ce n'est que le produit isolé des rêveries
d'un individu , nul peuple ne saurait s'en accommoder long-
temps. On ne peut donc admettre que les institutions ainsi
trouvées et façonnées par les races fassent les races ce qu'on
les voit être. Ce sont des effets , et non des causes. Leur in-
fluence est grande évidemment : elles conservent le génie
national, elles lui frayent des chemins, elles lui indiquent
J
40 DE l'inégalité
son but, et même, jusqu'à un certain point , échauffent ses
instincts , et lui mettent à la main les meilleurs instruments
d'action ; mais elles ne [créent pas leur créateur, et , pouvant
servir puissamment ses succès en l'aidant à développer ses
qualités innées , elles ne sauraient jamais qu'échouer miséra-
blement quand elles prétendent trop agrandir le cercle ou le
changer. En un mot, elles ne peuvent pas l'impossible.
Les institutions fausses et leurs effets ont cependant joué un
grand rôle dans le monde. Quand Charles P"", fâcheusement
conseillé par le comte de Strafford, voulait plier les Anglais
au gouvernement absolu , le roi et son ministre marchaient sur
le terrain fangeux et sanglant des théories. Quand les calvinis-
tes rêvaient chez nous une administration tout à la fois aris-
tocratique et républicaine, et travaillaient à l'implanter par les
armes , ils se mettaient également à côté du vrai.
Quand le régent prétendit donner gain de cause aux cour-
tisans vaincus en 1652, et essayer du gouvernement d'intrigue
qu'avaient souhaité le coadjuteur et ses amis (1), ses efforts ne
plurent à personne , et blessèrent également noblesse , clergé,^«™
parlement et tiers état. Quelques traitants seuls se réjouirent.'«i|H
Mais, lorsque Ferdinand le Catholique institua contre les
Maures d'Espagne ses terribles et nécessaires moyens de des-
truction ; lorsque Napoléon rétablit en France la religion , flatta
l'esprit militaire , organisa le pouvoir d'une manière à la fois
protectrice et restrictive, l'un et l'autre de ces potentats
avaient bien écouté et bien compris le génie de leurs sujets, et
ils bâtissaient sur le terrain pratique. En un mot , les fausses
institutions , très belles souvent sur le papier, sont celles qui , |
n'étant pas conformes aux qualités et aux travers nationaux ,
ne conviennent pas à un État, bien que pouvant faire fortune
(1) M. le comte de Saint-Priest, dans un excellent article de la Revue
des Deux Mondes, a très justement démontré que le parti écrasé par le
cardinal de Richelieu n'avait rien de commun avec la féodalité ni avec
les grands systèmes aristocratiques. MM. de Montmorency, de Cinq-
Mars, deMarillac, ne cherchaient à bouleverser l'État que pour obtenir
des honneurs et des faveurs. Le grand cardinal est tout à fait innocent
du meurtre de la noblesse française, qu'on lui a tant reproché.
DES BACES HUMAINES. 41
dans le pays voisin. Elles ne créent que le désordre et l'anar-
chie, fussent-elles empruntées à la législation des anges. Les
autres, tout au rebours, qu'à tel ou tel point de vue , et même
d'une manière absolue, le théoricien et le moraliste peuvent
blâmer, sont bonnes pour les raisons contraires. Les Spartia-
tes étaient petits de nombre, grands de cœur, ambitieux et
violents : de fausses lois n'en auraient tiré que de pâles co-
quins ; Lycurgue en fît d'héroïques brigands.
Qu'on n'en doute pas. Comme la nation est née avant la loi,
la loi tient d'elle et porte son empreinte avant de lui donner
la sienne. Les modifications que le temps amène dans les ins-
titutions en sont encore une bien grande preuve.
Il a été dit plus haut qu'à mesure que les peuples se civili-
saient, s'agrandissaient, devenaient plus puissants, leur sang
se mélangeait et leurs instincts subissaient des altérations gra-
duelles". En prenant ainsi des aptitudes différentes , il leur de-
vient impossible de s'accommoder des lois convenables pour
leurs devanciers. Aux générations nouvelles , les mœurs le sont
également et les tendances de même , et des modifications pro-
fondes dans les institutions ne tardent pas à suivre. On voit
ces modifications devenir plus fréquentes et plus profondes , à
mesure que la race change davantage, tandis qu'elles restaient
plus rares et plus graduées, tant que les populations elles-
mêmes étaient plus proches parentes des premiers inspirateurs
de l'État. En Angleterre, celui de tous les pays de l'Europe
où les modifications du sang ont été les plus lentes et jusqu'ici
les moins variées, on voit encore les institutions du quator-
zième et du quinzième siècle subsister dans les bases de l'édi-
fice social. On y retrouve , presque dans sa vigueur ancienne,
l'organisation communale des Plantagenets et desTudors, la
même façon de mêler la noblesse au gouvernement et de
composer cette noblesse , le même respect pour l'antiquité des
familles uni au même goût pour les parvenus de mérite (1).
Mais cependant , comme , depuis Jacques I®'', et surtout depuis
l'Union de la reine Aune, le sang anglais a tendu de plus en
(i) Macaulay, History of England. In-8». Paris. 18i9, t. I.
plus à se mélanger avec celui d'Ecosse et d'Irlande, que d'au-
tres nations ont aussi contribué , bien qu'imperceptiblement, à
altérer la pureté de la descendance, il en résulte que les in-
novations , tout en restant toujours assez fidèles à l'esprit pri-
mitif de la constitution, sont devenues, de nos jours, plus
fréquentes qu'autrefois.
En France, les mariages ethniques ont été bien autrement
nombreux et variés. Il est même arrivé que, par de brusques
revirements , le pouvoir a passé d'une race à une autre. Aussi
y a-t-il eu , dans la vie sociale , plutôt des changements que
des modifications, et ces changements ont été d'autant plus
graves que les groupes qui se succédaient au pouvoir étaient
plus diUérents. Tant que le nord de la France est resté pré-
pondérant dans la politique du pays, la féodalité, ou, pour
mieux dire, ses restes informes, se sont défendus avec assez
d'avantage, et l'esprit municipal a tenu bon avec eux. Après
l'expulsion des Anglais, au quinzième siècle, les provinces du
centre, bien moins germaniques que les contrées d'outre-Loire,
et qui , venant de restaurer l'indépendance nationale sous la
conduite de Charles VII, voyaient naturellement leur sang
gallo-romain prédominer dans les conseils et dans les camps,
firent régner le goût de la vie militaire, des conquêtes exté-
rieures , bien particulier à la race celtique, et l'amour de l'au-
torité, infus dans le sang romain. Pendant le seizième siècle,
elles préparèrent largement le terrain sur lequel les compa-
gnons aquitains de Henri IV, moins celtiques et plus romains
encore, vinrent, en 1599, placer une autre et plus grosse
pierre du pouvoir absolu. Puis, Paris ayant, à la fin, acquis
la domination par suite de la concentration que le génie méri-
dional avait favorisée , Paris, dont la population est assurément
un résumé des spécimens ethniques les plus variés , n'eut plus
de motif pour comprendre, aimer ni respecter aucune tradition
aucune tendance spéciale , et cette grande capitale , cette tour
de Babel , rompant avec le passé , soit de la Flandre , soit du
Poitou, soit du Languedoc, attira la France dans les expérimen-
tations multipliées des doctrines les plus étrangères à ses cou-
tumes anciennes.
I
DES BACES HUMAINES. 43
On ne peut donc admettre que les institutions fassent les
peuples ce qu'on les voit, quand ce sont les peuples qui les ont
inventées. Mais en est-il de même dans la seconde hypothèse,
c'est-à-dire lorsqu'une nation reçoit son code de mains étran-
gères pourvues de la puissance nécessaire pour le lui faire ac-
•cepter, bon gré mal gré?
Il est des exemples de pareilles tentatives. Je n'en trouverai
pas, à la vérité, qui aient été exécutées sur une grande échelle
par les gouvernements vraiment politiques de l'antiquité ou
des temps modernes; leur sagesse ne s'est jamais appliquée à
transformer le fond même de grandes multitudes. Les Ro-
mains étaient trop habiles pour se livrer à d'aussi dangereuses
expériences. Alexandre, avant eux, ne les avait pas essayées;
€t convaincus, par l'instinct ou la raison, de l'inanité de pa-
reils efforts, les successeurs d'Auguste se contentèrent, comme
le vainqueur de Darius, de régner sur une vaste mosaïque de
peuples qui tous conservaient leurs habitudes, leurs mœurs,
leurs lois, leurs procédés propres d'administration et de gou-
vernement, et qui, pourla plupart, tant que du moins ils res-
tèrent par la race assez identiques à eux-mêmes, n'acceptèrent,
en commun avec leurs cosujets, que des prescriptions de fisca-
lité ou de précaution militaire.
Toutefois il est une circonstance qu'il ne faut pas négliger.
Plusieurs des peuples asservis aux Romains avaient, dans leurs
codes, des points tellement en désaccord avec les sentiments
de leurs maîtres, qu'il était impossible à ces derniers d'en to-
lérer l'existence : témoin les sacrifices humains des druides,
qu'en effet poursuivirent les défenses les plus sévères. Eh bien,
les Romains, avec toute leur puissance, ne réussirent jamais
complètement à extirper des rites aussi barbares. Dans la Nar-
bonnaise, la victoire fut facile : la population gallique avait
été presque entièrement remplacée par des colons romains;
mais, dans le centre, chez les tribus plus intactes, la résistance
s'obstina, et, dans la presqu'île bretonne,. où, au quatrième
siècle, une colonie rapporta d'Angleterre les vieilles mœurs
avec le vieux sang, les peuplades persistèrent, par patriotisme,
par attachement à leurs traditions , à égorger des hommes sur
I
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DE L INEGALITE
leurs autels aussi souvent qu'elles l'osèrent. La surveillance la
plus active ne réussissait pas à leur arracher des mains le
couteau et le flambeau sacrés. Toutes les révoltes commen-
çaient par la restauration de ce terrible trait du culte national,
et le christianisme, vainqueur encore indigné d'un polythéisme
sans morale, vint, chez les Armoricains, se heurter avec
épouvante contre des superstitions plus repoussantes encore,
Il ne parvint à les détruire qu'après des efTorts bien longs,
puisqu'au dix-septième siècle, le massacre des naufragés et
l'exercice du droit de bris subsistaient dans toutes les parois-
ses maritimes oii le sang kimrique s'était conservé pur. C'est
que ces coutumes barbares répondaient aux instincts et aux
sentiments indomptables d'une race qui, n'ayant pas été suffi-
samment mélangée, n'avait pas eu jusqu'alors de raisons dé-
terminantes pour changer d'avis.
Ce fait est digne de réflexion ; mais les temps modernes présen-
tent surtout des exemples d'institutions imposées et non subies.
Un caractère remarquable de la civilisation européenne , c'est
son intolérance, conséquence de la conscience qu'elle a de sa
valeur et de sa force. Elle se trouve dans le monde, soit en
face de barbaries décidées , soit à côté d'autres civilisations^
Elle traite les unes et les autres avec un dédain presque égal,
et, voyant dans tout ce qui n'est pas elle des obstacles à ses
conquêtes, elle est fort disposée à exiger des peuples une com-
plète transformation. Toutefois les Espagnols , les Anglais et
les Hollandais, et nous aussi quelquefois, nous n'avons pas osé
nous abandonner trop complètement aux impulsions du génie
novateur, là oii nous avions des masses un peu considérables
devant nous, imitant ainsi la discrétion forcée des conquérants
de l'antiquité. L'Orient et l'Afrique, soit septentrionale, soit
occidentale, sont des témoins irréfragables que les nations les
plus éclairées ne parviennent pas à donner à des peuples con-
quis des institutions antipathiques à leur nature. J'ai déjà rap-
pelé que l'Inde anglaise continue son mode de vie séculaire
sous les lois qu'elle s'est jadis données. Les Javanais, bien que
très soumis, sont fort éloignés de se sentir entraînés vers des
institutions approchant de celles de la Néerlaude. Ils cont
DES KAGES HUMAINES. 45
nuent à vivre en face de leurs maîtres comme ils vivaient li-
bres, et, depuis le seizième siècle, où l'action européenne dans
le monde oriental a commencé, on ne s'aperçoit pas qu'elle
ait le moindrement influé sur les mœurs des tributaires les
mieux domptés.
Mais tous les peuples vaincus ne sont pas assez forts par le
nombre pour que le maître européen soit disposé à se con-
traindre. 11 en est sur lesquels on a pesé avec toute la puissance
du sabre pour aider à celle de la persuasion. On a résolument
voulu cbanger leur mode d'existence, leur donner des institu-
tions que nous savons bonnes et utiles. A-t-on réussi?
L'Amérique nous offre à ce sujet le champ d'expériences le
plus riche. Dans tout le sud, où la puissance espagnole a ré-
gné sans contrainte, à quoi a-t-elle abouti? A déraciner les
anciens empires, sans doute, non pas à éclairer les popula-
tions ; elle n'a pas créé des hommes semblables à leurs pré-
cepteurs.
Dans le nord, avec des procédés difl"érents, les résultats ont
été aussi négatifs; que dis-je? ils ont été plus nuls quant à la
bienfaisante influence, plus calamiteux au point de vue de l'hu-
manité, car, du moins, les Indiens espagnols multiplient d'une
manière remarquable (1); ils ont même transformé le sang de
leurs vainqueurs, qui ainsi sont descendus à leur niveau, tau-
dis que les hommes à peaux rouges des États-Unis, saisis par
l'énergie anglo-saxonne, sont morts du contact. Le peu qui
en reste encore disparaît chaque jour, et disparaît tout aussi
incivilisé, tout aussi incivilisable que ses pères.
Dans rOcéanie, les observations concluent de même : les
peuplades aborigènes vont partout s'éteignant. On réussit
quelquefois à leur arracher leurs armes, à les empêcher de
nuire ; on ne les change pas. Partout où l'Européen est le maî-
tre, elles ne s'entre-mangent plus, elles se gorgent d'eau-de-
vie, et cet abrutissement nouveau est tout ce que notre esprit
initiateur réussit à leur faire aimer. Enfin il est au monde deux
(1) M. Al. de Humboldt, Examen critique de l'histoire de la géogr. du
N. C. , t. II, p. 129-130.
I
i46 DE L INEGALITE
gouvernements formés par des peuples étrangers à nos races
sur des modèles fournis par nous : l'un fonctionne aux îles
Sandwich, l'autre à Saint-Domingue. L'appréciation de ces
deux États achèvera de démontrer l'impuissance de toutes
tentatives pour donner à un peuple des institutions qui ne lui
sont pas suggérées par son propre génie.
Aux îles Sandwich , le système représentatif brille de tout
son éclat. On y trouve une chambre haute, une chambi'e basse,
un ministère qui gouverne, un roi qui règne -, rien n'y man-
que. Mais tout cela n'est que décoration. Le rouage indispen-
sable de la machine, celui qui la met en branle, c'est le corps
des missionnaires protestants. Sans eux, roi, pairs et députés,
ignorant la route à suivre, cesseraient bientôt de fonctionner.
Aux missionnaires seuls revient l'honneur de trouver les idées,
de les présenter, de les faire accepter, soit par le crédit dont
ils jouissent sur leurs néophytes, soit, au besoin, par la menace.
Je doute cependant que , si les missionnaires n'avaient pour
instruments de leur volonté que le roi et les chambres, ils ne
se vissent obligés, après avoir lutté quelque temps contre l'inap
titude de leurs écoliers, de prendre dans le maniement de^
affaires une part très grande, très directe, et par conséquent
trop apparente. Ils ont paré à cet inconvénient au moyen d'un
ministère qui est tout simplement composé d'hommes de race
européenne. Ainsi , les affaires se traitent et se décident , en
fait, entre la mission protestante et ses agents ; le reste n'est
là que pour la montre.
Quant au roi Kamehameha III, c'est, paraît-il, un prince
de mérite. Il a, pour son compte , renoncé à se tatouer la fi-
gure , et, bien que n'ayant pas encore converti tous ses cour-
tisans, il éprouve déjà la juste satisfaction de ne les plus voir
tracer sur leurs fronts et leurs joues que d'assez légers des-
sins. Le gros de la nation, nobles de campagne et gens du
peuple, persiste sur ce point, comme sur les autres, dans les
vieilles idées. Toutefois des causes très nombreuses amènent
chaque jour aux îles Sandwich un surcroît de population euro-
péenne. Le voisinage de la Californie fait du royaume hawaïen
un point très intéressant pour la clairvoyante énergie de nos
'^^1
DES BACES HUMAINES. 47
nations. Les baleiniers déserteurs et les matelots réfractaires
de la marine militaire n'y sont plus les seuls colons de race
blanche : des marchands, des spéculateurs, des aventuriers de
toute espèce, accourent, y bâtissent des maisons et s'y fixent.
La race indigène, envahie, va peu à peu se mélanger et dispa-
raître. Je ne sais si le gouvernement représentatif et indépen-
dant ne fera pas bientôt place à une simple administration
déléguée, relevant de quelque grande puissance étrangère; ce
dont je ne doute pas, c'est que les institutions importées fini-
ront par s'établir solidement dans ce pays, et le jour de leur
triomphe verra, synchronisme nécessaire , la ruine totale des
naturels.
A Saint-Domingue , l'indépendance est complète. Là , point
de missionnaires exerçant une autorité voilée et absolue;
point de ministère étranger fonctionnant avec l'esprit euro-
péen : tout est abandonné aux inspirations de 'a population elle-
même. Cette population, dans la partie espagnole, est composée
de mulâtres. Je n'en parlerai pas. Ces gens paraissent imiter,
tant bien que mal, ce que notre civilisation a de plus facile :
ils tendent, comme tous les métis, à se fondre dans la branche
de leur généalogie qui leur fait le plus d'honneur; ils sont donc
susceptibles, jusqu'à un certain point , de mettre en pratique
nos usages. Ce n'est pas chez eux qu'il faut étudier là question
absolue. Passons donc les montagnes qui séparent la républi-
que dominicaine de l'État d'Haïti.
Nous nous trouvons là en face d'une société dont les insti-
tutions sont non seulement pareilles aux nôtres , mais encore
dérivent des maximes les plus récentes de notre sagesse politi-
que. Tout ce que, depuis soixante ans , le libéralisme le plus
raffiné a fait proclamer dans les assemblées délibérantes de
l'Europe, tout ce que les penseurs les plus amis de l'indépen-
dance et de la dignité de l'homme ont pu écrire, toutes les dé-
clarations de droits et de principes , ont trouvé leur écho sur
les rives de l'Artibonite. Rien d'africain n'a survécu dans les
lois écrites ; les souvenirs de la terre chamitique ont officiel-
lement disparu des esprits; jamais le langage officiel n'en a
montré la trace; les institutions, je le répète, sont complète-
I
48
DE L INEGALITE
ment européennes. Voyons maintenant comment elles s'adap-
tent avec les mœurs.
Quel contraste! Les mœurs? on les voit aussi dépravées ^
aussi fcrutales, aussi féroces que dans le Dahomey ou le pays
des Fellatahs (1). Le même amour barbare de la parure s'al-
lie à la même indifférence pour le mérite de la forme ; le beau
réside dans la couleur, et, pourvu qu'un vêtement soit d'un
rouge éclatant et garni de faux or, le goût ne s'occupe guère
des solutions de continuité de l'étoffe ; et, quant à la propreté,
personne ne s'en soucie. Veut-on, dans ce pays-là, s'approcher
d'un haut fonctionnaire ? on est introduit près d'un grand nè-
gre étendu à la renverse sur un banc de bois, la tête envelop-
pée d'un mauvais mouchoir déchiré et couverte d'un chapeau
à cornes largement galonné d'or. Un sabre immense pend à
côté de cet amas de membres; l'habit brodé n'est pas accom-
pagné d'un gile^ ; le général a des pantoufles. L'interrogez-vous,
cherchez-vous à pénétrer dans son esprit pour y apprécier la
nature de '. idées qui l'occupent? vous trouvez l'intelligence la
plus inculte unie à l'orgueil le plus sauvage, qui n'a d'égal qu'une
aussi profonde et incurable nonchalance. Si cet homme ouvre
la bouche, il va vous débiter tous les lieux communs dont les
journaux nous ont fatigués depuis un demi-siècle. Ce barbare
les sait par cœur ; il a d'autres intérêts, des instincts très diffé-
rents; il n'a pas d'autres notions acquises. Il parle comme le
baron d'Holbach, raisonne comme M. deGrimm, et, au fond,
il n'a de sérieux souci que de mâcher du tabac, boire de l'alcool,
éventrer ses ennemis et se concilier les sorciers. Le reste du
temps il dort.
L'État est partagé en deux fractions, que ne séparent pas des
incompatibilités de doctrines, mais de peaux : les mulâtres se
tiennent d'un côté, les nègres de l'autre. Aux mulâtres appar-
tient, sans aucun doute, plus d'intelligence, un esprit plus ou-
vert à la conception. Je l'ai déjà fait remarquer pour les Domi-
nicains : le sang européen a modifié la nature africaine, et ces
I
(1) Voir, quant aux détails les plus récents, les articles publiés]
M. Gustave d'Âlaux dans la Revue des Deux Mondes.
DES BACES HUMAINES. 49
hommes pourraient, fondus dans une masse blanche, et avec
de bons modèles constamment sous les yeux, devenir ailleurs
des citoyens utiles. Par malheur la suprématie du nombre et
de la force appartient, pour le moment, aux nègres. Ceux-là,
bien que leurs grands-pères, tout au plus, aient connu la terre
d'Afrique, en subissent encore l'influence entière ; leur suprême
joie, c'est la paresse; leur suprême raison, c'est le meurtre. En-
tre les deux partis qui divisent l'île, la haine la plus intense
n'a jamais cessé de régner. L'histoire d'Haïti, de la démocra-
tique Haïti, n'est qu'une longue relation de massacres : mas-
sacres des mulâtres par les nègres, lorsque ceux-ci sont les plus
forts; des nègres par les mulâtres, quand le pouvoir est aux
mains de ces derniers. Les institutions, pour philanthropiques
qu'elles se donnent, n'y peuvent rien; elles dorment impuissan-
tes sur le papier où l'on les a écrites; ce qui règne sans frein,
c'est le véritable esprit des populations. Conformément à une
loi naturelle indiquée plus haut, la variété noire, appartenant
à ces tribus humaines qui ne sont pas aptes à se civiliser, nour-
rit l'horreur la plus profonde pour toutes les autres races ; aussi
voit-on les nègres d'Haïti repousser énergiquement les blancs
et leur défendre l'entrée de leur territoire ; ils voudraient de
même exclure les mulâtres, et visent à leur extermination. La
haine de l'étranger est le principal mobile de la politique locale.
Puis, en conséquence de la paresse organique de l'espèce, l'a-
griculture est annulée, l'industrie n'existe pas même de nom,
le commerce se réduit de jour en jour, la misère, dans ses dé-
plorables progrès, empêche la population de se reproduire,
tandis que les guerres continuelles, les révoltes, les exécutions
miUtaires, réussissent constamment à la diminuer. Le résultat
inévitable et peu éloigné d'une telle situation sera de rendre
désert un pays dont la fertilité et les ressources naturelles ont
jadis enrichi des générations de planteurs, et d'abandonner
aux chèvres sauvages les plaines fécondes, les magnifiques val-
lées, les mornes grandioses de la reine des Antilles (1).
(i) La colonie de Saint-Domingue, avant son émancipalion, était un
des lieux de la terre où la richesse et l'élégance des mœurs avaient
poussé le plus loin leurs raffinements. Ce que la Havane est devenue en
\
50 DE l'inégalité
Je suppose le cas où les populations de ce malheureux pays
auraient pu agir conformément à l'esprit des races dont elles
sont issues, où, ne se trouvant pas sous le protectorat inévitable
et l'impulsion de doctrines étrangères, elles auraient formé leur
société tout à fait librement et en suivant leurs seuls instincts.
Alors, il se serait fait, plus ou moins spontanément, mais ja-
mais sans quelques violences, une séparation entre les gens
des deux couleurs.
Les mulâtres auraient habité les bords de la mer, afin de se
tenir toujours avec les Européens dans des rapports qu'ils re-
cherchent. Sous la direction de ceux-ci, on les aurait vus mar-
chands, courtiers surtout, avocats, médecins, resserrer des
liens qui les flattent, se mélanger de plus en plus, s'améliorer
graduellement, perdre, dans des proportions données, le carac-
tère avec le sang africain.
Les nègres se seraient retirés dans l'intérieur, et ils y auraient
formé de petites sociétés analogues à celles que créaient jadis
les esclaves marrons à Saint-Domingue même, à la Martini-
que, à la Jamaïque et surtout à Cuba, dont le territoire étendu
et les forêts profondes offrent des abris plus sûrs. Là, au milieu
des productions si variées et si brillantes de la végétation antil-
lienne, le noir américain, abondamment pourvu des moyens
d'existence que prodigue, à si peu de frais, une terre opulente,
serait revenu en toute liberté à cette organisation despotique-
ment patriarcale si naturelle à ceux de ses congénères que les
vainqueurs musulmans de l'Afrique n'ont pas encore contraints.
L'amour de l'isolement aurait été tout à la fois la cause et le
résultat de ces institutions. Des tribus se formant seraient, au
bout de peu de temps, devenues étrangères et hostiles les unes
aux autres. Des guerres locales auraient été le seul événement
politique des différents cantons, et l'île, sauvage, médiocrement
peuplée, fort mal cultivée, aurait cependant conservé une dou-
ble population, maintenant condamnée à disparaître, par suite
de la funeste influence de lois et d'institutions sans rapports
fait d'activité commerciale, Saint-Domingue le montrait avec surcroît.
Les esclaves affranchis vont mis bon ordre.
DES RACES HUMAINES. 51
avec la structure de l'intelligence des nègres, avec leurs inté-
rêts, avec leurs besoins.
Ces exemples de Saint-Domingue et des îles Sandwich sont
assez concluants. Je ne puis cependant résister au désir de tou-
cher encore, avant de quitter définitivement ce sujet, à un au-
tre fait analogue et dont le caractère particulier prête une bien
grande force à mon opinion. J'ai appelé en témoignage un état
où les institutions, imposées par des prédicateurs protestants,
ne sont qu'un calque assez puéril de l'organisation britannique ;
ensuite j'ai parlé d'un gouvernement matériellement libre, mais
intellectuellement lié à des théories européennes, et qui a dû
mettre en pratique l'application de ces théories, d'où la mort
s'ensuit pour les malheureuses populations haïtiennes. Voici
maintenant un exemple d'une tout autre nature, qui m'est of-
fert par les tentatives des pères jésuites pour civiliser les indi-
gènes du Paraguay (1).
Ces missionnaires, par l'élévation de leur intelligence et la
beauté de leur courage, ont excité l'admiration universelle; et
les ennemis les plus déclarés de leur ordre n'ont pas cru pou-
voir leur refuser un ample tribut d'éloges. En effet, si des ins-
titutions issues d'un esprit étranger à une nation ont eu jamais
quelques chances de succès, c'étaient assurément celles-là,
fondées sur la puissance du sentiment religieux et appuyées de
ce qu'un génie d'observation, aussi juste que fin, avait pu trou-
ver d'idées d'appropriation. Les Pères s'étaient persuadés, opi-
nion du reste fort répandue, que la barbarie est à la vie des
peuples ce que l'enfance est à celle des individus, et que plus
une nation se montre sauvage et inculte, plus elle est jeune.
Pour mener leurs néophytes à l'adolescence, ils les traitèrent
donc comme des enfants, et leur firent un gouvernement des-
potique aussi ferme dans ses vues et volontés, que doux et af-
fectueux dans ses formes. Les peuplades américaines ont, en
général, les tendances républicaines, et la monarchie ou l'aris-
tocratie, rares chez elles, ne s'y montrent jamais que très limi-
tées. Les dispositions natives des Guaranis, auxquelles les jé-
{1) Voir, à ce sujet, Prichard, d'Orbigny, A. de Humboldt, etc.
52 DE l'inégalité
suites venaient s'adresser, ne contrastaient pas, sur ce point»
avec celles des autres indigènes. Toutefois, par une circonstance,
heureuse, ces peuples témoignaient d'une intelligence relative-
ment développée, d'un peu moins de férocité peut-être que cer-
tains .de leurs voisins, et de quelque facilité à concevoir des
besoins nouveaux. Cent vingt mille âmes environ furent réunies
dans les villages des missions sous la conduite des Pères. Tout
ce que l'expérience, l'étude journalière, la vive charité, appre-
naient aux jésuites, portait profit; on faisait d'incessants efforts
pour hâter le succès sans le compromettre. Malgré tant de
soins, on sentait cependant que ce n'était pas trop du pouvoir
absolu pour contraindre les néophytes à persister dans la bonne
voie, et l'on pouvait se convaincre, en maintes occasions, du
peu de solidité réelle de l'édifice.
Quand les mesures du comte d'Aranda vinrent enlever au
Paraguay ses pieux et habiles civilisateurs, on en reçut la plus
triste et la plus complète démonstration. Les Guaranis, privés
de leurs guides spirituels, refusèrent toute confiance aux chefs
laïques envoyés par la couronne d'Espagne. Ils ne montrèrent
aucune attache à leurs nouvelles institutions. Le goût de la vie
sauvage les reprit, et aujourd'hui, à l'exception de trente-sept
petits villages qui végètent encore sur les bords du Parana, du
Paraguay et de l'Uruguay, villages qui contiennent certaine-
ment un noyau de population métisse, tout le reste est retourné
aux forêts et y vit dans un état aussi sauvage que le sont à l'oc-
cident les tribus de même souche, Guaranis et Cirionos. Les
fuyards ont repris, je ne dis pas leurs vieilles coutumes dans
toute leur pureté, mais du moins des coutumes à peine rajeu-
nies et qui en découlent directement, et cela parce qu'il n'est
donné à aucune race humaine d'être infidèle à ses instincts,
ni d'abandonner le sentier sur lequel Dieu l'a mise. On peut
croire que, si les jésuites avaient continué à régir leurs missions
du Paraguay, leurs efforts, servis par le temps, auraient amené
des succès meilleurs. Je l'admets; mais à cette condition uni-
que, toujours la même, que des groupes de population euro-
péenne seraient venus peu à peu, sous la protection de leur
dictature, s'établir dans le pays, se seraient mêlés avec les na-
DES RACES HUMAINES. 53-
tifs, auraient d'abord modifié, puis complètement changé le
sang, et, à ces conditions, il se serait formé dans ces contrées
un État portant peut-être un nom aborigène, se glorifiant peut-
être de descendre d'ancêtres autochthones , mais par le fait,
mais dans la vérité, aussi européen que les institutions qui l'au-
raient régi.
Voilà ce que j'avais à dire sur les rapports des institutions
avec les races.
CHAPITRE Vï.
Dans le progrès ou la stagnation, les peuples sont indépendants
des lieux qu'ils habitent.
Il est impossible de ne pas tenir quelque compte de l'in-
fluence accordée par plusieurs savants aux climats, à la nature
du sol , à la disposition topographique sur le développement
des peuples ; et, bien qu'à propos de la doctrine des milieux (1),
j'y aie touché en passant, jce serait laisser une véritable
lacune que de ne pas en parler à fond.
On est généralement porté à croire qu'une nation établie
sous un ciel tempéré , non pas assez brûlant pour énerver les
hommes , non pas assez froid pour rendre le sol improductif»
au bord de grands fleuves, routes larges et mobiles, dans des
plaines et des vallées propres à plusieurs genres de culture ,
au pied de montagnes dont le sein opulent est gorgé de mé-
taux , que cette nation , ainsi aidée par la nature , sera bien
promptement amenée à quitter la barbarie , et , sans faute , se
civilisera (2). D'autre part, et par une conséquence de ce rai-
sonnement , on admet sans peine que des tribus brûlées par le
(1) Voir plus haut, p. 61.
(2) Consulter, entre autres, Carus : Ueber ungleiche Befœhigung der
verschiedenen Menschheitstsemme fur hœhere geistige Enlwickelung,
in-8"; Leipzig, 1849, p. 96 et passim.
1
54 DE l'inégalité
soleil ou engourdies sur les glaces éternelles, n'ayant d'autre
territoire que des rochers stériles , seront beaucoup plus ex-
posées à rester dans l'état de barbarie. Alors il va sans dire
que, dans cette hypothèse, l'humanité ne serait perfectible
qu'à l'aide du secours de la nature matérielle , et que toute sa
valeur et sa grandeur existeraient en germe hors d'elle-même.
Pour assez spécieuse, au premier aspect, que semble cette
opinion, elle ne concorde sur aucun point avec les réalités nom-
breuses que l'observation procure.
Nuls pays certainement ne sont plus fertiles , nuls climats
plus doux que ceux des différentes contrées de l'Amérique.
Les grands fleuves y abondent, les golfes, les baies, les ha-
vres y sont vastes, profonds, magnifiques, multipliés; les mé-
taux précieux s'y trouvent à fleur de terre -, la nature végétale y
prodigue presque spontanément les moyens d'existence les plus
abondants et les plus variés, tandis que la faune, riche en es-
pèces alimentaires, présente des ressources plus substantielles
encore. Et pourtant la plus grande partie de ces heureuses
contrées est parcourue , depuis des séries de siècles, par des
peuplades restées étrangères à la plus médiocre exploitation
de tant de trésors.
Plusieurs ont été sur la voie de mieux fiiire. Une maigre
culture, un travail barbare du minerai, sont des faits qu'on
observe dans plus d'un endroit. Quelques arts utiles, exercés
avec une sorte de talent, surprennent encore le voyageur.
Mais tout cela , en définitive , est très humble et ne forme pas
im ensemble , un faisceau dont une civilisation quelconque soit
jamais sortie. Certainement il a existé, à des époques fort
lointaines., dans la contrée étendue entre le lac Érié et le golfe
du Mexique, depuis le Missouri jusqu'aux montagnes Rocheu-
ses (I), une nation qui a laissé des traces remarquables de sa
présence. Les restes de constructions , les inscriptions gravées
(1) l'richard. Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 80 et pass. Voir
surtout les récentes recherches de E. G. Squier, consignées dans ses
Observations on the aboriginal monuments of the Mississipi Valley,
New-York, 1847, et dans plusieurs publications, revues et journaux
qui ont récemment paru en Amérique.
DES BACES HUMAINES. 55
sur des rochers, les tumulus (1), les momies indiquent une
culture intellectuelle avancée. Mais rien ne prouve qu'entre
cette mystérieuse nation et les peuplades errant aujourd'hui
sur ses tombes, il y ait une parenté bien proche. Dans tous
les cas , si , par suite d'un lien naturel quelconque , ou d'une
initiation d'esclaves, les aborigènes actuels tiennent des an-
ciens maîtres du pays la première notion de ces arts qu'ils pra-
tiquent à l'état élémentaire , on ne pourrait qu'être frappé da-
vantage de l'impossibilité où ils se sont trouvés de perfectionner
ce qu'on leur avait appris , et je verrais là un motif de plus
pour rester persuadé que le premier peuple venu, placé dans
les circonstances géographiques les plus favorables , n'est pas
destiné par cela même à se civiliser.
Au contraire , il y a , entre l'aptitude d'un climat et d'un
pays à servir les besoins de l'homme et le fait même de la
civilisation, une indépendance complète. L'Inde est une con-
(1) La construction très particulière de ces tumulus, et les nom-
Lreux ustensiles et instruments qu'ils recèlent, occupent beaucoup,
en ce moment, la persi>icacité et le talent des antiquaires américains.
J'aurai occasion, dans le quatrième volume de cet ouvrage, d'expri-
mer une opinion sur la valeur de ces reliques, au point de vue de
la civilisation; pour le moment, je me bornerai à en dire que leur
excessive antiquité est impossible à révoquer en doute. M. Squier est
parfaitement fondé à en trouver une preuve dans ce fait seul, que les
squelettes découverts dans les tumulus tombent en poussière au moin-
dre contact d l'air, bien que les conditions, quant à la qualité du sol,
soient des miilleures, tandis que les corps enterrés sous les crom-
lechs bretons, et qui ont au moins 1,800 ans de sépulture , sont parfai-
tement solides. On peut donc concevoir aisément qu'entre ces très an-
ciens possesseurs du sol de l'Amérique et les tribus Lenni-Lénapés et
autres, il n'y ait pas de rapports. Avant de clore cette note, je ne puis
me dispenser de louer l'industrieuse habileté que déploient les savants
américains dans l'étude des antiquités de leur grand continent. Fort
embarrassés par l'excessive fragilité des crânes exhumes, ils ont ima-
giné, après plusieurs autres essais infructueux, de couler dans les
cadavres, avec des précautions inouïes, une préparation bitumineuse
qui, en se solidifiant aussitôt, préserve les ossements de la dissolu-
tion. Il paraît que ce procédé, fort délicat à employer, et qui demande
autant d'adresse que de promptitude, obtient généralement un entier
succès.
1
56 DE l'inégalité
trée qu'il a fallu fertiliser, l'Egypte de même (I). Voilà deux
centres bien célèbres de la culture et du perfectionnement
humains. La Chine, à côté de la fécondité de certaines de ses
parties, a présenté, dans d'autres, des difficultés très labo-
rieuses à vaincre. Les premiers événements y sont des combats
contre les fleuves ; les premiers bienfaits des antiques empe-
reurs consistent en ouvertures de canaux , en dessèchements-
de marais. Dans la contrée mésopotamique de l'Euphrate et
du Tigre, théâtre de la splendeur des premiers États assyriens,
territoire sanctifié par la majesté des plus sacrés souvenirs ,.
dans ces régions où le froment, dit-on, croît spontanément (2)^
le sol est cependant si peu productif par lui-même, que de
vastes et courageux travaux d'irrigation ont pu seuls le rendre
propre à nourrir les hommes. Maintenant que les canaux sont
détruits, comblés ou encombrés, la stérilité a repris ses droitSv
Je suis donc très porté à croire que la nature n'avait pas autant
favorisé ces régions qu'on le pense d'ordinaire. Toutefois je ne
discuterai pas sur ce point. J'admets que la Chine, l'Egypte,
l'Inde et l'Assyrie aient été des lieux complètement appropriés
à l'établissement de grands empires et au développement de
puissantes civilisations; j'accorde que ces lieux aient réuni les
meilleures conditions de prospérité. On l'avouera aussi , ces
conditions étaient de telle nature, que, pour en profiter, il
était indispensable d'avoir atteint préalablement, par d'aufres
voies , un haut degré de perfectionnement social. Ainsi , pom-
que le commerce pût s'emparer des grands cours d'eau, il fal-
lait que l'industrie , ou pour le moins l'agriculture, existassent
déjà , et l'attrait sur les peuples voisins n'aurait pas eu lieu
avant que des villes et des marchés ne fussent bâtis et enrichis'
de longue main. Les grands avantages départis à la Chine , à
l'Inde et à l'Assyrie supposent donc , chez les peuples qui en
(1) L'Inde antique a nécessité, de la part des premiers colons de race-
blanche, de très grands travaux de défrichement. Voir Lassen, In-
dische Alterthumskunde, 1. 1. Pour l'Egypte, voir ce que dit M. de Bua-
sen, ^gyptens S telle in der Weltgeschichle , de la fertilisation di»
Fayoum , œuvre gigantesque des premiers souverains.
(2) Syncellus. 4>£p£iv 8È aÙTYiv nupoù; aYpîou; xal xpi8ài;,xai wxpo^»
xal <T^(ia(ji.ov, xal Ta; èv toî« eJ.eat çuojxévai; pî^a; èaOisffôai.
I
DES RACES HUMAINES. 57
<{>at tiré bon parti, une véritable vocation intellectuelle et
même une civilisation antérieure au jour où l'exploitation de
Kîes avantages put commencer. Mais quittons les régions spé-
<Malement favorisées , et regardons ailleurs.
■ Lorsque les Phéniciens, dans leur migration, vinrent de
Tylos , ou de quelque autre endroit du sud-est que l'on voudra,
que trouvèrent-ils dans le canton de Syrie où ils se fixèrent ?
Une côte aride, rocailleuse, serrée étroitement entre la mer
et des chaînes de rochers qui semblaient devoir rester à tout
jamais stériles. Un territoire si misérable contraignait la nation
à ne jamais s'étendre , car, de tous côtés , elle se trouvait en-
serrée dans une ceinture de montagnes. Et cependant ce lieu,
qui devait être une prison , devint , grâce au génie industrieux
du peuple qui l'habita , un nid de temples et de palais. Les
Phéniciens, condamnés pour toujours à n'être que de grossiers
ichtyophages , ou tout au plus de misérables pirates, furent
pirates à la vérité, mais grandement, et, de plus, marchands
hardis et habiles, spéculateurs audacieux et heureux. Bon ! dira
quelque contradicteur, nécessité est mère d'invention ; si les fon-
dateurs de Tyr et de Sidon avaient habité les plaines de Damas,
contents des produits de l'agriculture, ils n'auraient peut-
être jamais été un peuple illustre. La misère les a aiguillonnés,
la misère a éveillé leur génie.
Et pourquoi don" n'éveille-t-elle pas celui de tant de tribus
africaines, américaines, océaniennes, placées dans des cir-
constances analogues ? Pourquoi voyons-nous les Kabyles du
Maroc , race ancienne et qui a eu , bien certainement , tout le
temps nécessaire pour la réflexion , et , chose plus surprenante
encore , toutes les incitations possibles à la simple imitation ,
n'avoir jamais conçu une idée plus féconde , pour adoucir son
sort malheureux, que le pur et simple brigandage maritime?
Pourquoi, dans cet archipel des Indes, qui semble créé pour
le commerce , dans ces îles océaniennes , qui peuvent si aisé-
ment communiquer l'une avec l'autre, les relations pacifique-
ment fructueuses sont-elles presque absolument dans les mains
•des races étrangères, chinoise, malaise et arabe? et là où des
j)euples à demi indigènes , où des nations métisses ont pu s'en
1
58 DE L INEGALITE
emparer, pourquoi l'activité dimiime-t-elle ? Pourquoi la cir-
culation ii'a-t-elle lieu que d'après des données de plus en plus
élémentaires? C'est qu'en vérité, pour qu'un Etat commercial
s'établisse sur une côte ou sur une île quelconque, il faut
quelque chose de plus que la mer ouverte , que les excitations
nées de la stérilité du sol, que même les leçons de l'expérience
d'autrui : il faut, dans l'esprit du naturel de cette côte ou de
cette île , l'aptitude spéciale qui seule l'amènera à profiter des
instruments de travail et de succès placés à sa portée.
,AIais je ne me bornerai pas à montrer qu'une situation géo-
graphique, déclarée convenable parce qu'elle est fertile, ou,
précisément encore, parce qu'elle ne l'est pas, ne donne pas
aux nations leur valeur sociale : il faut encore bien établir que
cette valeur sociale est tout à fait indépendante des circons-
tances matérielles environnantes. Je citerai les Arméniens,
renfermés dans leurs montagnes, dans ces mêmes montagnes
où tant d'autres peuples vivent et meurent barbares de géné-
rations en générations , parvenant , dès une antiquité très re-
culée , à une civilisation assez haute. Ces régions pourtant
étaient presque closes, sans fertilité remarquable, sans com-
munication avec la mer.
J.es Juifs se trouvaient dans une position analogue , entourés
de tribus parlant des dialectes d'une langue parente de la leur,
et dont la plupart leur tenaient d'assez près par le sang ; ils
devancèrent pourtant tous ces groupes. On les vit guerriers,
agriculteurs, commerçants; on les vit, sous ce gouvernement
singulièrement compliqué , où la monarchie , la théocratie , le
pouvoir patriarcal des chefs de famille et la puissance démo-
cratique du peuple , représentée par les assemblées et les pro-
phètes , s'équilibraient d'une manière bien bizarre , traverser
de longs siècles de prospérité et de gloire , et vaincre , par un
système d'émigration des plus intelligents , les difficultés qu'op-
posaient à leur expansion les limites étroites de leur domaine.
Et qu'était-ce encore que ce domaine .' Les voyageurs moder-
nes savent au prix de quels efforts savants les agronomes Is-
raélites en entretenaient la factice iecondité. Depuis que cette
race choisie n'habite plus ses montagnes et ses plaines , le puits
1-
DES RACES HUMAINES. 59
OÙ buvaient les troupeaux de Jacob est comblé par les sables,
la vigne de Naboth a été envahie par le désert, tout comme
l'emplacement du palais d'Achab par les ronces. Et dans ce
misérable coin du monde, que furent les Juifs? Je le répète,
un peuple habile en tout ce qu'il entreprit , un peuple libre ,
un peuple fort, un peuple intelligent, et qui, avant de perdre
bravement , les armes à la main , le titre de nation indépen-
dante, avait fourni au monde presque autant de docteurs que
de marchands (1).
Les Grecs , les Grecs eux-mêmes, étaient loin d'avoir à se
louerentout des circonstances géographiques. Leur paysn'était,
en bien des parties, qu'une terre misérable. Si l'Arcadie fut un
pays aimé des pasteurs, si la Béotie se déclara chère à Cérès et
à Triptolème, l'Arcadie et la Béutie jouent un rôle bien mince
dans l'histoire hellénique. La riche Corinthe elle-même, la
ville favorite de Plutus et de Vernis Mélanis, ne brille ici qu'au
second rang. A qui revient la gloire.' à Athènes, dont une
poussière blanchâtre couvrait la campagne et les maigres oli-
viers; à Athènes, qui, pour commerce principal, vendait des
statues et des livres ; puis à Sparte , enterrée dans une vallée
étroite, au fond des entassements de rocs où la victoire allait
la chercher.
Et Rome , dans le pauvre canton du Latium où la mirent ses
fondateurs, au bord de ce petit Tibre, qui venait déboucher
sur une côte presque inconnue, que jamais vaisseau phénicien
ou grec ne touchait que par hasard, est-ce par sa disposition
topographique qu'elle est devenue la maîtresse du monde.?
Mais, aussitôt que le monde obéit aux enseignes romaines, la
politique trouva sa métropole mal placée , et la ville éternelle
commença la longue série de ses affronts. Les premiers em-
pereurs, ayant surtout les yeux tournés vers la Grèce, y ré-
sidèrent presque toujours. Tibère, en Italie, se tenait à Ca-
prée, entre les deux moitiés de son univers. Ses successeurs
allaient à Antioche. Quelques-uns, préoccupés des affaires gau-
loises, montèrent jusqu'à Trêves. Enfin un décret final enleva
(1) Salvador, Histoire des Juifs. In-8°. Paris.
1
"60 DE l'inégalité
à Rome le titre même de capitale pour le donner à Milan.
Que si les Romains ont fait parler d'eux dans le monde , c'est
bien certainement malgré la position du district d'où sortaient
leurs premières armées , et non pas à cause de cette position.
En descendant aux temps modernes, la multitude des faits
dont je puis m'étayer m'embarrasse. Je vois la prospérité quit-
ter tout à fait les côtes méditerranéennes , preuve sans ré-
plique qu'elle ne leur était pas attachée. Les grandes cités
commerçantes du moyen âge naissent là où nul théoricien des
époques précédentes n'aurait été les bâtir. Novogorod s'élève
dans un pays glacé; Brème, sur une côte presque aussi froide.
Les villes hanséatiques du centre de l'Allemagne se fondent au
milieu de pays qui s'éveillent à peine; Venise apparaît au fond
d'un golfe profond. La prépondérance politique brille dans des
lieux à peine aperçus jadis. En France, c'est au nord de la
Loire et presque au delà de la Seine que réside la force. Lyon,
Toulouse , Narbonne , Marseille , Bordeaux , tombent du haut
rang où les avait portées le choix des Romains. C'est Paris qui
devient la cité importante, Paris, une bourgade trop éloignée
de la mer quand il s'agit du commerce , et qui en sera trop
près quand viendront les barques normandes. En Italie, des
villes , jadis du dernier ordre , priment la cité des papes ; Ra-
venne s'éveille au fond de' ses marais, Amalfi est longtemps
puissante. Je note, en passant, que le hasard n'a eu aucune
part à tous ces revirements , que tous s'expliquent par la pré-
sence sur le point donné d'une race victorieuse ou prépondé-
rante. Je veux dire que ce n'était pas le lieu qui faisait la valeur
de la nation , qui jamais l'a faite , qui la fera jamais : au con-
traire, c'était la nation qui donnait, a donné et donnera au
territoire sa valeur économique, morale et politique.
Afin d'être aussi clair que possible , j'ajouterai cependant que
ma pensée n'est pas de nier l'importance de la situation pour
certaines villes, soit entrepôts, soit ports de mer, soit capitales.
Les observations que l'on a faites , au sujet de Constantinople
-et d'Alexandrie notamment, sont incontestables (1). Il estcer-
<l) M. Saint-Marc Girardin , Revue des Deux Mondes.
DES RACES HUMAINES. 61
tain qu'il existe sur le globe différents points qu'on peut ap-
peler les clefs du monde , et ainsi l'on conçoit que , dans le cas
du percement de l'isthme de Panama , la puissance qui possé-
derait la ville encore à construire sur ce canal hypothétique
aurait un grand rôle à jouer dans les affaires de l'univers. Mais
ce rôle, une nation le joue bien, le joue mal, ou même ne le
joue pas du tout, suivant ce qu'elle vaut. Agrandissez Chagres,
et faites que les deux mers s'unissent sous ses murs ; puis soyez
libre de peupler la ville d'une colonie à votre gré : le choix
auquel vous vous arrêterez déterminera l'avenir de la cité
nouvelle. Que la race soit vraiment digne de la haute fortune
à laquelle elle aura été appelée , si l'emplacement de Chagres
n'est pas précisément le plus propre à développer tous les
avantages de l'union des deux Océans, cette population le
quittera et ira ailleurs déployer en toute liberté les splendeurs
de son sort (1).
(1) Voici, sur le sujet débaUu dans ce chapitre, l'opinion, un peu'
durement exprimée, d'un savant historien et philologue :
« Un assez grand nombre d'écrivains s'est laissé persuader que le
« pays faisait le peuple; que les Bavarois ou les Saxons avaient été
« prédestinés par la nature de leur sol à devenir ce qu'ils sont aujour-
« d'hui; que le christianisme protestant ne convenait pas aux régions
« du sud; que le catholicisme n'allait pas à celles du nord, et autres
« choses semblables. Des hommes qui interprètent l'histoire d'après
« leurs maigres connaissances, ou même leurs cœurs étroits et leurs
« esprits myopes, voudraient bien aussi établir que la nation qui fait
« l'objet de nos récits (les Juifs) a possédé telle ou telle qualité, bien.
« ou mal comprise, pour avoir habité la Palestine et non pas l'Inde
« ou la Grèce. Mais si ces grands docteurs, habiles à tout pi-ouver,
« voulaient réttéchir que le sol de la terre sainte a porté dans son
0 espace resserré les religions et les idées des peuples les plus diflfé-
« rents, et qu'entre ces peuples si variés et leurs héritiers actuels, il
' existe encore des nuances à l'infini, bien que la contrée soit restée
< la même, ils verraient alors combien peu le territoire matériel a
•« d'influence sur le caractère et la civilisation d'un peuple. »
(Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 239.)
62 DE l'inégalité
CHAPITRE VIL
Le christianisme ne crée pas et ne transforme pas l'aptitude
civilisatrice.
Après les objections tirées des institutions , des climats , il
en vient une qu'à vrai dire, j'aurais dû placer avant toutes les
autres, non pas que je la juge plus forte, mais pour la révé-
rence naturellement inspirée par le fait sur lequel elle s'appuie.
En adoptant comme justes les conclusions qui précèdent, deux
affirmations deviennent de plus en plus évidentes : c'est, d'a-
bord , que la plupart des races humaines sont inaptes à se ci-
viliser jamais, à moins qu'elles ne se mélangent; c'est, en-
suite , que non seulement ces races ne possèdent pas le ressort
intérieur déclaré nécessaire pour les pousser en avant sur l'é-
chelle du perfectionnement , mais encore que tout agent ex-
térieur est impuissant à féconder leur stérilité organique, bien
que cet agent puisse être d'ailleurs très énergique. Ici l'on de-
mandera , sans doute , si le christianisme doit briller en vain
pour des nations entières? s'il est des peuples condamnés à ne
jamais le connaître?
Certains auteurs ont répondu afQrmativement. Se mettant
sans scrupule en contradiction avec la promesse évangélique ,
ils ont nié le caractère le plus spécial de la loi nouvelle, qui
est précisément d'être accessible à l'universalité des hommes.
Une telle opinion reproduisait la formule étroite des Hébreux.
C'était y rentrer par une porte un peu plus large que celle de
l'ancienne alliance; néanmoins c'était y rentrer. Je ne sens
nulle disposition à suivre les partisans de cette idée condamnée
par l'Église, et n'éprouve pas la moindre difficulté à reconnaî-
tre pleinement que toutes les races humaines sont douées d'une
égale capacité à entrer dans le sein de la communion chré-
tienne. Sur ce point-là, pas d'empêchement originel, pas d'en-
traves dans la nature des races; leurs inégalités^n'y font rien.
Les religions ne sont pas, comme on a voulu le prétendre,
I
DES RACES HUMAINES. 63
parquées par zones sur la surface du globe avec leurs secta-
teurs. Il n'est pas vrai qfle, de tel degré du méridien à tel au-
tre, le christianisme doive dominer, tandis qu'à dater de telle
limite, l'islamisme prendra l'empire pour le garder jusqu'à la
frontière infranchissable où il devra le remettre au bouddhisme
ou au brahmanisme, tandis que les chamanistes, les fétichistes
se partageront ce qui restera du monde.
Les chrétiens sont répandus dans toutes les latitudes et sous
tous les climats. La statistique, imparfaite sans doute, mais
probable en ses données, nous les montre en grand nombre ,
Mongols errant dans les plaines de la haute Asie, sauvages chas-
sant sur les plateaux des Cordillères, Esquimaux péchant dans
les glaces du pôle arctique, enfin Chinois et .Japonais mourant
sous le fouet des persécuteurs. L'observation ne permet plus
sur cette question le plus léger doute. Mais la même observa-
tion ne permet pas non plus de confondre, comme on le fait
journellement, le christianisme, l'aptitude universelle des hom-
mes à en reconnaître les vérités, à en pratiquer les préceptes,
avec la faculté, toute différente, d'un tout autre ordre, d'une
tout autre nature, qui porte telle fumille humaine, à l'exclu-
sion de telles autres, à comprendre les nécessités purement
terrestres du perfectionnement social, et à savoir en préparer
et en traverser les phases, pour s'élever à l'état que nous ap-
pelons civilisation, état dont les degrés marquent les rapports
d'inégalité des races entre elles.
On a prétendu, à tort bien certainement, dans le dernier
siècle, que la doctrine du renoncement, qui constitue une par-
tie capitale du christianisme, était, de sa nature, très opposée
au développement social, et que des gens dont le suprême mé-
rite doit être de ne rien estimer ici-bas, et d'avoir toujours les
yeux fixés et les désirs tendus vers la Jérusalem céleste, ne sont
guère propres à faire progresser les intérêts de ce monde.
L'imperfection humaine se charge de rétorquer l'argument. Il
n'a jamais été sérieusement à craindre que l'humanité renonçât
aux choses du siècle, et, si expresses que fussent à cet égard les
recommandations et les conseils, on peut dire que, luttant con-
tre un courant reconnu irrésistible, on demandait beaucoup à
I
64 DE l'inégalité
cette seule lin d'obtenir un peu. En outre, les préceptes chré-
tiens sont un grand véhicule social, en ce sens qu'ils adoucis-
sent les moeurs, facilitent les rapports par la charité, condam-
nent toute violence, forcent d'en appeler à la seule puissance
du raisonnement, et réclament ainsi pour l'âme une plénitude
d'autorité qui, dans mille applications, tourne au bénéfice bien
entendu de la chair. Puis, par la nature toute métaphysique et
intellectuelle de ses dogmes, la religion appelle l'esprit à s'é-
lever, tandis que, par la pureté de sa morale, elle tend à le
détacher d'une foule de faiblesses et de vices corrosifs, dange-
reux pour le progrès des intérêts matériels. Contrairement donc
aux philosophes du dix-huitième siècle, on est fondé à accor-
der au christianisme l'épithète de civilisateur : mais il y faut de
la mesure, et cette donnée trop amplifiée conduirait à des er-
reurs profondes.
Le christianisme est civilisateur en tant qu'il rend l'homme
plusréfléchi et plus doux; toutefois il ne l'est qu'indirectement,
car cette douceur et ce développement de l'intelligence, il n'a
pas pour butdelesapphquer aux choses périssables, et partout
on le voit se contenter de l'état social oi» il trouve ses néophy-
tes, quelque imparfait que soit cet état. Pourvu qu'il en puisse
élaguer ce qui nuit à la santé de l'âme, le reste ne lui importe
en rien. Il laisse les Chinois avec leurs robes, les Esquimaux
avec leurs fourrures, les premiers mangeant du riz, les seconds
du lard de baleine, absolument comme il les a trouvés, et il
n'attache aucune importance à ce qu'ils adoptent un autre genre
d'existence. Si l'état de ces gens comporte une amélioration
conséquente à lui-même, le christianisme tendra certainement
à l'amener ; mais il ne changera pas du tout au tout les habi-
tudes qu'il aura d'abord rencontrées et ne forcera pas le pas-
sage d'une civilisation à une autre, car il n'en a adopté aucune;
il se sert de toutes, et est au-dessus de toutes. Les faits et les
preuves abondent : je vais en parler ; mais, auparavant, qu'il me
soit permis de le confesser, je n'ai jamais compris cette doc-
trine toute moderne qui consiste à identifier tellement la loi du
Christ avec les intérêts de ce monde, qu'on en fasse sortir un
prétendu ordre de choses appelé la civilisation chrétienne.
DES BACES HUMAINES. 65
Il y a indubitablement une civilisation païenne, une civilisa-
tion brahmanique, bouddhique, judaïque. Il a existé, il existe
des sociétés dont la religion est la base, a donné la forme, com-
posé les lois, réglé les devoirs civils, marqué les limites, indi-
qué les hostilités; des sociétés qui ne subsistent que sur les
prescriptions plus ou moins larges d'une formule théocratique,
et qu'on ne peut pas imaginer vivantes sans leur foi et leurs
rites, comme les rites et la foi ne sont pas possibles non plus
sans le peuple qu'ils ont formé. Toute l'antiquité a plus ou
moins vécu sur cette règle. La tolérance légale, invention de
la politique romaine, et le vaste système d'assimilation et de
fusion des cultes, oeuvre d'une théologie de décadence, furent,
pour le paganisme, les fruits des époques dernières. Mais, tant
qu'il fut jeune et fort, autant de villes, autant de Jupiters, de
Mercures, de Vénus différents, et le dieu, jaloux, bien autre-
ment que celui des Juifs et plus exclusif encore, ne reconnais-
sait, dans ce monde et dans l'autre, que ses concitoyens. Ainsi
chaque civilisation de ce genre se forme et grandit sous l'égide
d'une divinité, d'une religion particuhère. Le culte et l'État s'y
sont unis d'une façon si étroite et si inséparable, qu'ils se trou-
vent également responsables du mal et du bien. Que l'on recon-
naisse donc à Carthage les traces politiques du culte de l'Hercule
tyrien, je crois qu'avec vérité» l'on pourra confondre l'action
de la doctrine prêchée par les prêtres avec la politique des suffè-
teset ladirection du développement social. Je ne doute pas non
plus que l'Anubis à tête de chien, l'Isis Neith et les Ibis n'aient
appris aux hommes de la vallée du Nil tout ce qu'ils ont su et
pratiqué-, mais la plus grande nouveauté que le christianisme
ait apportée dans le monde, c'est précisément d'agir d'une ma-
nière tout opposée aux religions précédentes. Elles avaient
leurs peuples, il n'eut pas le sien : il ne choisit personne, il
s'adressa à tout le monde, et non seulement aux riches comme
aux pauvres, mais tout d'abord il reçut de l'Esprit-Saint la lan-
gue de chacun (1), aûn de parler à chacun l'idiome de son pays
et d'annoncer la foi avec les idées et au moyen des images les
(1) Act. Apost., II, 4, 8, 9, 10, H.
66 DE l'inégalité
plus compréhensibles pour chaque nation. Il ne venait pas
changer l'extérieur de l'homme, le monde matériel, il venait
apprendre à le mépriser. Il ne prétendait toucher qu'à l'être
intérieur. Un livre apocryphe, vénérable par son antiquité, a
dit : « Que le fort ne tire point vanité de sa force, ni le riche
de ses richesses ; mais celui qui veut être glorifié se glorifie dans
le Seigneur (1). » Force, richesse, puissance mondaine, moyens
de l'acquérir, tout cela ne compte pas pour notre loi. Aucune
civilisation, de quelque genre qu'elle soit, n'appela jamais son
amour ni n'excita ses dédains, et c'est pour cette rare impar-
tialité, et uniquement par les effets qui en devaient sortir, que
cette loi put s'appeler avec raison catholique , universelle, car
elle n'appartient en propre à aucune civilisation, elle n'est venue
préconiser exclusivement aucune forme d'existence terrestre,
elle n'en repousse aucune et veut les épurer toutes.
Les preuves de cette indifférence pour les formes extérieures
de la vie sociale, pour la vie sociale elle-même, remplissent les
livres canoniques d'abord, puis les écrits des Pères, puis les
relations des missionnaires, depuis l'époque la plus reculée
jusqu'au jour présent. Pourvu que, dans un homme quelcon-
que, la croyance pénètre, et que, dans les actions de sa vie,
cette créature tende à ne rien faire qui puisse transgresser les
prescriptions religieuses, tout le reste est indifférent aux yeux
de la foi. Qu'importent, dans un converti, la forme de sa mai-
son, la coupe et la matière de ses vêtements, les règles de son
gouvernement, la mesure de despotisme ou de liberté qui anime
ses institutions publiques ? Pêcheur, cliasseur, laboureur, navi-
gateur, guerrier, qu'importe? Est-il, dans ces modes divers de
l'existence matérielle, rien qui puisse empêcher l'homme, je
dis l'homme de quelque race qu'il soit issu. Anglais, Turc, Si-
bérien, Américain, Hottentot, rien qui puisse l'empêcher d'ou-
vrir les yeux à la lumière chrétienne? Absolument quoi que ce
soit; et, ce résultat une fois obtenu, tout le reste compte peu.
Le sauvage Galla est susceptible de devenir, en restant Galla ,
(1) Evangiles apocryphes. Histoire de Joseph le Charpentier, chap. i.
In-12. Paris, 18't9.
DES RACES HUMAINES. 67
un croyant aussi parfait, un élu aussi pur que le plus saint pré-,
lat d'Europe. Voilà la supériorité saillante du christianisme, ce
qui lui donne son principal caractère de grâce. Il ne faut pas
le lui ôter simplement pour complaire à une idée favorite de
notre temps et de nos pays, qui est de chercher partout, même
dans les choses les plus saintes, un côté matériellement utile.
Depuis dix-huit cents ans qu'existe l'Eglise, elle a converti
bien des nations, et chez toutes elle a laissé régner, sans l'at-
taquer jamais, l'état politique qu'elle avait trouvé. Son début,
vis-à-vis du monde antique, fut de protester qu'elle ne voulait
toucher en rien à la forme extérieure de la société. On lui a
même reproché, à l'occasion, un excès de tolérance à cet égard.
J'en veux pour preuve l'airaire des jésuites dans la question
des cérémonies chinoises. Ce qu'on ne voit pas, c'est qu'elle
ait jamais fourni au monde un type unique de civilisation au-
quel elle ait prétendu que ses croyants dussent se rattacher.
Elle s'accommode de tout, même de la hutte la plus grossière,
€t là où il se rencontre un sauvage assez stupide pour ne pas
vouloir comprendre l'utilité d'un abri, il se trouve également
un missionnaire assez dévoué pour s'asseoir à côté de lui sur la
roche dure, et ne penser qu'à faire pénétrer dans son âme les
notions essentielles du salut. Le christianisme n'est donc pas
civilisateur comme nous l'entendons d'ordinaire; il peut donc
être adopté par les races les plus diverses sans heurter leurs
aptitudes spéciales, ni leur demander rien qui dépasse la limite
de leurs facultés.
Je viens de dire plus haut qu'il élevait l'âme par la sublimité
de ses dogmes, et qu'il agrandissait l'esprit par leur subtilité.
Oui, dans la mesure où l'âme et l'esprit auxquels il s'adresse
sont susceptibles de s'élever et de s'agrandir. Sa mission n'est
pas de répandre le don du génie ni de fournir des idées à qui
en manque. Ni le génie ni les idées ne sont nécessaires pour le
salut. Le christianisme a déclaré, au contraire, qu'il préférait
aux forts les petits et les humbles. Il ne donne que ce qu'il veut
qu'on lui rende. Il féconde, il ne crée pas; il soutient, il ap-
puie, il n'enlève pas; il prend l'homme comme il est, et seule-
ment l'aide à marcher : si l'homme est boiteux, il ne lui de-
68 DE l'inégalité
mande pos de courir. Ainsi, j'ouvrirai la vie des saints : y
trouverai-je surtout des savants? Non, certes. La foule des
bienheureux dont l'Église honore le nom et la mémoire se com-
pose surtout d'individualités précieuses par leurs vertus ou
leur dévouement, mais qui, pleines de génie dans les choses
du ciel, en manquaient pour celles de la terre; et quand on me
montre sainte Rose de Lima vénérée comme saint Bernard,
sainte Zite implorée comme sainte Thérèse, et tous les saints
anglo-saxons, la plupart des^ moines irlandais, et les solitaires
grossiers de la Thébaïde d'Egypte, et ces légions de martyrs
qui, du sein de la populace terrestre, ont dû à un éclair de
courage et de dévouement de briller éternellement dans la
gloire, respectés à l'égal des plus habiles défenseurs du dogme,
des plus savants panégyristes dé la foi, je me trouve autorisé
à répéter que le christianisme n'est pas civilisateur dans le sens
étroit et mondain que nous devons attacher à ce mot , et que ,
puisqu'il ne demande à chaque homme que ce que chacun a
reçu, il ne demande aussi à chaque race que ce dont elle est
capable, et ne se charge pas de lui assigner, dans l'assemblée
politique des peuples de l'univers, un rang plus élevé que ce-
lui où ses facultés lui donnent le droit de s'asseoir. Par consé-
quent, je n'admets pas du tout l'argument égalitaire qui con-
fond la possibilité d'adopter la foi chrétienne avec l'aptitude à
un développement intellectuel indéfini. Je vois la plus grande
partie des tribus de l'Amérique méridionale amenées depuis
des siècles au giron de l'Église, et cependant toujours sauvages,
toujours inintelligentes de la civilisation européenne qui se pra-
tique sous leurs yeux. Je ne suis pas surpris que, dans le nord
du nouveau continent, les Chérokees aient été en grande partie
convertis par des ministres méthodistes ; mais je le serais beau-
coup si cette peuplade venait jamais à former, en restant pure,
bien entendu, un des États de la confédération américaine, et
à exercer quelque influence dans le congrès. Je trouve encore
tout naturel que les luthériens danois et les Moraves aient ou-
vert les yeux des Esquimaux à la lumière religieuse; mais je
ne le trouve pas moins que leurs néophytes soient restés d'ail-
leurs absolument dans le même état social où ils végétaient
DES BACES HUMAINES. C9
auparavant. Enfin, pour terminer, c'est, à mes yeux, un fait
simple et naturel que de savoir les Lapons suédois dans l'état
de barbarie de leurs ancêtres, bien que, depuis des siècles^ les
doctrines salutaires de l'Evangile leur aient été apportées. Je
crois sincèrement que tous ces peuples pourront produire, ont
produit peut-être déjà, des personnes remarquables parleur
piété et la pureté de leurs mœurs, mais je ne m'attends pas à
en voir sortir jamais de savants théologiens, des militaires in-
telligents, des mathématiciens habiles, des artistes de mérite,
en un mot cette élite d'esprits raffinés dont le nombre et la
succession perpétuelle font la force et la fécondité des races do-
minatrices, bien plus encore que la rare apparition de ces gé-
nies hors ligne qui ne sont suivis par les peuples, dans les
voies où ils s'engagent, que si ces peuples sont eux-mêmes con-
formés de manière à pouvoir les comprendre et avancer sous
leur conduite. Il est donc nécessaire et juste de désintéresser
entièrement le christianisme dans la question. Si toutes les ra-
ces sont également capables de le connaître et de goilter ses
bienfaits, il ne s'est pas donné la mission de les rendre pareil-
les entre elles : son royaume, on peut le dire hardiment, dans
le sens dont il s'agit ici, n'est pas de ce monde.
Malgré ce qui précède, je crains que quelques personnes,
trop accoutumées, par une participation naturelle aux idées du
temps, à juger les mérites du christianisme à travers les pré-
jugés de notre époque, n'aient quelque peine à se détacher de
notions inexactes, et, tout en acceptant en gros les observations
que je viens d'exposer, ne se sentent portées à donner à l'ac-
tion indirecte de la religion sur les mœurs, et des mœurs sur
les institutions, et des institutions sur l'ensemble de l'ordre so-
cial, une puissance déterminante que je conclus à ne pas lui
reconnaître. Ces contradicteurs penseront que, ne fût-ce que
par l'influence personnelle des propagateurs de la foi, il y a,
dans leur seule fréquentation, de quoi modifier sensiblement
la situation politique des convertis et leurs notions de bien-
être matériel. Ils diront, par exemple, que ces apôtres, sortis
presque constamment, bien que non pas nécessairement, d'une
nation plus avancée que celle à laquelle ils apportent la foi,
n
70 DE l'inégalité
vont se trouver portés d'eux-mêmes, et comme par instinct, à
réformer les liabitudes purement liumaines de ^eurs néophytes,
en même temps qu'ils redresseront leurs voies morales. Ont-ils
affaire à des sauvages, à des peuples réduits, par leur ignorance,
à supporter de grandes misères? ils s'efforceront de leur ap-
prendre les arts utiles et de leur montrer comment on échappe
à la famine par des travaux de campagne, dont ils voudront
leur fournir les instruments. Puis ces missionnaires, allant plus
loin encore, leur apprendront à construire de meilleurs abris,
à élever du bétail, à diriger le cours des eaux, soit pour aména-
ger les irrigations; soit pour prévenir les inondations. De pro-
che en proche, ils en viendront à leur donner assez de goût
des choses purement intellectuelles pour leur apprendre à se
servir d'un alphabet, et peut-être encore, comme cela est ar-
rivé chez les Chérokees (1), à en inventer un eux-mêmes. En-
fin, s'ils obtiennent des succès vraiment hors ligne, ils amène-
ront leur peuplade bien élevée à imiter de si près les mœurs
qu'ils lui auront prêchées, que désormais, complètement façon-
née à l'exploitation des terres, elle possédera, comme ces
mêmes Chérokees dont je parle, et comme les Creeks de la rive
sud de l'Arkansas, des troupeaux bien entretenus et même de
nombreux esclaves noirs pour travailler aux plantations.
J'ai choisi exprès les deux peuples sauvages que l'on cite
comme les plus avancés; et, loin de me rendre à l'avis des
égalitaires, je n'imagine pas, en observant ces exemples, qu'il
puisse s'en trouver de plus frappants de l'incapacité générale
des races à entrer dans une voie que leur nature propre n'a
pas suffi à leur faire trouver.
Voilà deux peuplades, restes isolés de nombreuses nations
détruites ou expulsées par les blancs, et d'ailleurs deux peu-
plades qui se trouvent naturellement hors de pair avec les au-
tres, puisqu'on les dit descendues de la race ailéghanienne,
à laquelle sont attribués les grands vestiges d'anciens monu-
ments découverts au nord du Mlssissipi (2). Il y a là déjà, dans
(1) Prichard , Histoire naturelle de Chomme, t. Il, p. 120.
(2) Id. , ibid. , t. Il, p. 119 et pass.
DES BACES HUMAtlVES. 71
l'esprit de ceux qui prétendent constater l'égalité entre les
Chérokees et les races européennes, une grande déviation à
l'ensemble de leur système, puisque le premier mot de leur dé-
monstration consiste à établir que les nations alléghaniennes
ne se rapprochent des Anglo-Saxons que parce qu'elles sont su-
périeures elles-mêmes aux autres races de l'Amérique septen-
trionale. En outre, qu'est-il arrivé à ces deux tribus d'élite?
Le gouvernement américain leur a pris les territoires sur les-
quels elles vivaient anciennement, et, au moyen d'un traité de
transplantation, il les a fait émigrer l'une et l'autre sur un ter-
rain choisi, où il leur a marqué à chacune leur place. Là, sous
la surveillance du ministère de la guerre et sous la conduite des
missionnaires protestants, ces indigènes ont dû embrasser, bon
gré mal gré, le genre de vie qu'ils pratiquent aujourd'hui. L'au-
teur où je puise ces détails, et qui les tire lui-même du grand
ouvrage de M. Gallatin (1), assure que le nombre des Chéro-
kees va augmentant. îl allègue pour preuve qu'au temps où
Adair les visita, le nombre de leurs guerriers était estimé à
2,300, et qu'aujourd'hui le chiffre total de leur population est
porté à 15,000 âmes, y compris, à la vérité, 1,200 nègres es-
claves, devenus leur propriété; et, comme il ajoute aussi que
leurs écoles sont, ainsi que leurs églises, dirigées par les mis-
sionnaires ; que ces missionnaires, en leur qualité ;de protes-
tants," sont mariés, sinon tous, au moins pour la plupart; ont
des enfants ou des domestiques de race blanche, et probable-
ment aussi une sorte d'état-major de commis et d'employés
européens de tous métiers, il devient très difficile d'apprécier
si réellement il y a eu accroissement dans le nombre des indi-
gènes, tandis qu'il est très facile de constater la pression vigou-
reuse que la race européenne exerce ici sur ses élèves (2).
(1) Gallatin , Synopsis of the in dîan tribes of North-A merica. ,
(2) Je n'ai pas voulu taquiner M. Prichard sur la valeur de ses asser-
tions, et je les discute sans les contredire. J'aurais pu cependant me
borner à les nier complètement, et j'aurais eu pour moi l'imposante
autorité de M. A. de Tocqueville, qui , dans son admirable ouvrage De
la Démocratie en Amérique, s'exprime ainsi au sujet des Chérokees :
« Ce qui a singulièrement favorisé le développement rapide des habi-
1
72 DE l'inégalité
Placés dans une impossibilité reconnue de faire la guerre,
ilépaysés, entourés de tous côtés par la puissance américaine
incommensurable pour leur imagination, et, d'autre part, con-
vertis à la religion de leurs dominateurs, et l'ayant adoptée, je
pense, sincèrement ; traités avec douceur par leurs instituteurs
spirituels et bien convaincus de la nécessité de travailler comme
ces maîtres-là l'entendent et le leur indiquent, à moins de vou-
loir mourir de faim, je comprends qu'on réussisse à en faire
des agriculteurs. On doit finir par leur inculquer la pratique
de ces idées que tous les jours, et constamment, et sans relâ-
che, on leur représente.
Ce serait ravaler bien bas l'intelligence même du dernier ra-
meau, du plus humble rejeton de l'espèce humaine, que de
se déclarer surpris , lorsque nous voyons qu'avec certains pro-
cédés de patience, et en mettant habilement en jeu la gour-
mandise et l'abstinence, on parvient à apprendre à des animaux
ce que leur instinct ne les portait pas le moins du monde à
savoir. Quand les foires de village ne sont remplies que de
bêtes savantes auxquelles on fait exécuter les tours les plus
bizarres , faudrait-il se récrier de ce que des hommes soumis
à une éducation rigoureuse , et éloignés de tout moyen de s'y
soustraire comme de s'en distraire, parviennent à remplir celles
des fonctions de la vie civilisée qu'en définitive, dans l'état
sauvage, ils pourraient encore comprendre, même avec la vo-
lonté de ne pas les pratiquer? Ce serait mettre ces hommes
au-dessous , bien au-dessous du chien qui joue aux cartes et
du cheval gastronome ! A force de vouloir tirer à soi tous les
faits pour les transformer en arguments démonstratifs de l'in-
< tudes européennes chez ces Indiens, a été la présence des métis.
« Participant aux lumières de son père, sans abandonner entièrement
« les coutumes sauvages de sa race maternelle, le métis forme le lien
« naturel entre la civilisation et la barbarie. Partout où les métis se
« sont multipliés, on a vu les sauvages modifier peu à peu leur état so-
« cial et changer leurs mœurs. » {De la Démocratie en Amérique, in-12;
Bruxelles, 1837; t. III, p. 142.) M. A. de Tocqueville termine en présa-
geant que, tout métis qu'ils sont, et non aborigènes, comme l'affirme
M. Prichard, les Chérokees et les Creeks n'en disparaîtront pas moins,
avant peu , devant les envahissements des blancs.
ï
DES BACES HUMAI?«ES. 73
telligence de certains groupes humains, on finit par se montrer
par trop facile à satisfaire, et par ressentir des enthousiasmes
peu flatteurs pour ceux-là même qui les excitent.
Je sais que des hommes très érudits, très savants, ont
donné lieu à ces réhabilitations un peu grossières, en préten-
dant qu'entre certaines races humaines et les grandes espèces
de singes il n'y avait que des nuances pour toute séparation.
Comme je repousse sans réserve une telle injure, il m'est éga-
lement permis de ne pas tenir compte de l'exagération par la-
quelle on y répond. Sans doute, à mes yeux, les races humai-
nes sont inégales; mais je ne crois d'aucune qu'elle ait la brute
à côté d'elle et semblable à elle. La dernière tribu , la plus
grossière variété, le sous-genre le plus misérable de notre
espèce est au moins susceptible d'imitation , et je ne doute pas
qu'en prenant un sujet quelconque parmi les plus hideux Bos-
chimens , on ne puisse obtenir, non pas de ce sujet même ,
s'il est déjà adulte, mais de son fils, à tout le moins de son
petit-fils, assez de conception pour apprendre et exercer un
état , voire même un état qui demande un certain degré d'é-
tude. En conclura-t-on que la nation à laquelle appartient cet
individu pourra être civilisée à notre manière ? C'est raisonner
légèrement et conclure vite. Il y a loin entre la pratique des
métiers et des arts , produits d'une civilisation avancée , et
cette civilisation elle-même. Et d'ailleurs les missionnaires
protestants , chaînon indispensable qui rattache la tribu sau-
vage à convertir au centre initiateur, est-on bien certain qu'ils
soient suffisants pour la tâche qu'on leur impose? Sont-ils
donc les dépositaires d'une science sociale bien complète? J'en
doute; et si la communication venait soudain à se rompre
entre le gouvernement américain et les mandataires spirituels
qu'il entretient chez les Chérokees , le voyageur, au bout de
quelques années , retrouverait dans les fermes des mdigèncs
des institutions bien inattendues , bien nouvelles , résultat du
mélange de quelques blancs avec ces peaux rouges , et il ne
reconnaîtrait plus qu'un bien pâle reflet de ce qui s'enseigne à
New-York.
On parle souvent de nègres qui ont appris la musique , de
RACES HUMAINES. T. I. 5
y4 DE l'inégalité
nè-res qui sont commis dans des maisons de banque , de nègres
qui savent lire, écrire, compter, danser, parler comme des
blancs; et l'on admire, et l'on conclut que ces gens-la sont
nronres à tout! Et à côté de ces admirations et de ces con-
clusions hâtives, les mêmespersonnes s'étonneront du contraste
nue présente la civilisation des nations slaves avec la notre
Elles diront que les peuples russe, polonais , serbe, cependant
bien autrement parents à nous que les nègi'es , ne sont civilises
au'à la surface-, elles prétendront que, seules, les hautes clas-
ses s'y trouvent en possession de nos idées, grâce encore a ces
incessants mouvements de fusion avec les familles anglaise,
française , allemande ; et elles feront remarquer une mvmcible
naptitudè des masses à se confondre dans le mouvement du
monde occidental , bien que ces masses soient chrétiennes de-
puis tant de siècles, et que plusieurs même 1 aient été avant
nous ' Il y a donc une grande différence entre 1 imitation et la
conviction. L'imitation n'indique pas nécessairement une rup-
ture sérieuse avec les tendances héréditaires, et l'on n est
vraiment entré dans le sein d'une civilisation que lorsqu on se
trouve en état d'y progresser soi-même, par soi-même et sans
auide (1) Au lieu de nous vanter l'habileté des sauvages, de
quelque partie du monde que ce soit, à guider la diarrue
quand on le leur a enseigné, ou à épeler ou lire quand on e
leur a appris, qu'on nous montre, sur un des points de la
terre en contact séculaire avec les Européens, et il en est cer-
tainement beaucoup , un seul lieu où les idées, les mstitutions,
les mœurs d'une de nos nations aient été si bien adoptées avec
(1) Carus, en raisonnant sur les listes de nègres remarquables don-
nées primitivement par Bluraenbach et qu'on peut enrichir, fait ties
bien remarquer qu'il n'y a jamais eu ni politique, ni littérature m
conception supérieure de l'art chez les peuples noirs ; que lorsque des
fndiviSus de cette variété se sont signalés d'une manière quelconque
ce i^a jamais été que sous l'influence des blancs, e qu'il n'est pas
Sn seurdîntre eux que l'on puisse comparer, je ne dira, pas a un de
nos hommes de génie, mais aux héros des peuples jaunes, a Confu-
''ZZ'Z7ll ungleiche Bef^Ugung der Mmschhoilssl^mmm ^
zur geistigen Entwickelung, p. 24-23.
DES BACES HUMAINES. là
nos doctrines religieuses , que tout y progresse par un mouve-
ment aussi propre , aussi franc , aussi naturel qu'on le voit dans
nos États ; un seul lieu où l'imprimerie produise des effets ana-
logues à ce qui est chez nous, où nos sciences se perfection-
nent , où des applications nouvelles de nos découvertes s'es-
sayent , où nos philosophies enfantent d'autres philosophies ,
des systèmes politiques, une littérature, des arts, des livres,
des statues et des tableaux !
Non! je ne suis pas si exigeant, si exclusif. Je ne demande
plus qu'avec notre foi un peuple embrasse tout ce qui fait no-
tre individualité -, je supporte qu'il la repousse ; j'admets qu'il
en choisisse une toute différente. Eh bien! que je le voie du
moins, au moment où il ouvre les yeux aux clartés de l'Evan-
gile , comprendre subitement combien sa marche terrestre est
aussi embarrassée et misérable que l'était naguère sa vie spiri-
tuelle ; que je le voie se créer à lui-même un nouvel ordre so-
cial à sa guise, rassemblant des idées jusqu'alors restées in-
fécondes, admettant des notions étrangères qu'il transforme.
Je l'attends à l'œuvre; je lui demande seulement de s'y mettre.
Aucun ne commence. Aucun n'a jamais essayé. On ne m'indi-
quera pas , en compulsant tous les registres de l'histoire , une
seule nation venue à la civilisation européenne par suite de
l'adoption du christianisme , pas une seule que le même grand
fait ait portée à se civiliser d'elle-même lorsqu'elle ne l'était
pas déjà.
Mais , en revanche , je découvrirai dans les vastes régions de
l'Asie méridionale et dans certaines parties de l'Europe , des
États formés de plusieurs masses superposées de religionnaires
différents. Les hostilités des races se maintiendront inébranla-
blement à côté, au milieu des hostilités des cultes, et l'on dis-
tinguera le Patan devenu chrétien de l'Hindou converti , avec
autant de facilité que l'on peut séparer aujourd'hui le Russe
d'Orenbourg des tribus nomades christianisées au milieu des-
quelles il vit. Encore une fois, le christianisme n'est pas civi-
lisateur, et il a grandement raison de ne pas l'être.
76
DE L INliGALITE
CHAPITRE VIII.
'"Définition du mot civilisation; le développement social résulte
d'une double source.
Ici trouvera sa place une digression indispensable. Je me
sers à chaque instant d'un mot qui enferme dans sa significa-
tion un ensemble d'idées important à définir. Je parle souvent
de la civilisation , et , à bon droit sans doute , car c'est par
l'existence relative ou l'absence absolue de cette grande parti-
cularité que je puis seulement graduer le mérite respectif des
races. Je parle de la civilisation européenne, et je la distingue
de civilisations que je dis être différentes. Je ne dois pas laisser
subsister le moindre vague, et d'autant moins que je ne me
trouve pas d'accord avec l'écrivain célèbre qui, en France,
s'est spécialement occupé de fixer le caractère et la portée de
l'expression que j'emploie.
M. Guizot, si j'ose me permettre de combattre sa grande
autorité , débute , dans son livre sur la Civilisation en Eu-
rope, par une confusion de mots d'où découlent d'assez gra-
ves erreurs positives. Il énonce cette pensée que la civilisation
est un fait.
Ou le mot fait doit être entendu ici dans un sens beaucoup
moins précis et positif que le commun usage ne l'exige , dans
un sens large et un peu flottant, j'oserais presque dire élasti-
que et qui ne lui a jamais appartenu , ou bien , il ne convient
pas pour caractériser la notion comprise dans le mot civilisa-
tion. La civilisation n'est pas un fait , c'est une série, un en-
chaînement de faits plus ou moins logiquement unis les uns
aux autres , et engendrés par un concours d'idées souvent assez
multiples ; idées et faits se fécondant sans cesse. Un roulement
incessant est quelquefois la conséquence des premiers prin-
cipes; quelquefois aussi cette conséquence est la stagnation;
dans tous les cas , la civilisation n'est pas un fait , c'est un
faisceau de faits et d'idées , c'est un état dans lequel une so-
DES RACES HUMAINES. 77
ciété humaine se trouve placée, un milieu dans lequel elle a
réussi à se mettre, qu'elle a créé, qui émane d'elle, et qui à
son tour réagit sur elle.
Cet état a un grand caractère de généralité qu'un fait ne
possède jamais ; il se prête à beaucoup de variations qu'un fait
ne saurait pas subir sans disparaître , et , entre autres , il est
complètement indépendant des formes gouvernementales, se
développant aussi bien sous le despotisme que sous le régime
de la liberté , et ne cessant pas même d'exister lorsque des
commotions civiles modifient ou même Iransfoirnent absolu-
ment les conditions de la vie politique.
Ce n'est pas à dire cependant qu'il faille estimer peu de chose
les formes gouvernementales. Leur choix est intimement lié
à la prospérité du corps social : faux, il l'entrave ou la détruit-,
judicieux, il la sert et la développe. Seulement, il ne s'agit pas
ici de prospérité; la question est plus grave : il s'agit de l'exis-
tence même des peuples et de la civilisation, phénomène in-
timement lié à certaines conditions élémentaires, indépendan-
tes de l'état politique, et qui puisent leur raison d'être, les
motifs de leur direction , de leur expansion , de leur fécondité
ou de leur faiblesse , tout enfln ce qui les constitue , dans des
racines bien autrement profondes. Il va donc sans dire que ,
devant des considérations aussi capitales, les questions de con-
formation politique, de prospérité ou de misère se trouvent
rejetées à la seconde place ; car, partout et toujours , ce qui
prend la première, c'est cette question fameuse d'Hamlet :
être ou ne jjas être. Pour les peuples aussi bien que pour les
individus, elle plane au-dessus de tout. Comme M. Guizot ne
paraît pas s'être mis en face de cette vérité, la civilisation est
pour lui , non pas un état, non pas un milieu, mais un fait;
et le principe générateur dont il le tire est un autre fait d'un
caractère exclusivement politique.
Ouvrons le hvre de l'éloquent et illustre professeur : nous
y trouvons un faisceaii d'hypothèses choisies pour mettre la
pensée dominante en relief. Après avoir indiqué un certain
nombre de situations dans lesquelles peuvent se trouver les
sociétés, l'auteur se demande « si l'instinct général y recon-
78 DE l'inégalité
« naîtrait l'état d'un peuple qui se civilise; si c'est là le sens
« que le genre humain attache naturellement au mot civilisa-
« tion (1). »
La première hypothèse est celle-ci : « Voici un peuple dont
« la vie extérieure est douce , commode : il paye peu d'impôts,
« il ne souffre point ; la justice lui est bien rendue dans les
« relations privées : en un mot , l'existence matérielle et mo-
« raie de ce peuple est tenue avec grand soin dans un état
« d'engourdissement, d'inertie, je ne veux pas dire d'oppres-
« sion, parce qu'il n'en a pas le sentiment, mais de compres-
« sion. Ceci n'est pas sans exemple. Il y a eu un grand nombre
« de petites républiques aristocratiques , où les sujets ont été
« ainsi traités comme des troupeaux , bien tenus et matérielle-
« ment heureux , mais sans activité intellectuelle et morale.
« Est-ce là la civilisation? Est-ce là un peuple qui se civilise .î* »
Je ne sais pas si c'est là un peuple qui se civilise, mais certaine-
ment ce peut être un peuple très civilisé, sans quoi il faudrait
repousser parmi les hordes sauvages ou barbares toutes ces
républiques aristocratiques de l'antiquité et des temps mo-
dernes qui se trouvent , ainsi que M. Guizot le remarque lui-
même, comprises dans les limites de son hypothèse; et l'ins-
tinct public, le sens général, ne peuvent manquer d'être
blessés d'une méthode qui rejette les Phéniciens , les Cartha-
ginois, les Lacédémoniens , du sanctuaire de la civilisation,
pour en faire de même ensuite des Vénitiens , des Génois , des
Pisans , de toutes les villes libres impériales de l'Allemagne ,
en un mot , de toutes les municipalités puissantes des derniers
siècles. Outre que cette conclusion paraît en elle-même trop
violemment paradoxale pour que le sentiment commun auquel il
est fait appel soit disposé à l'admettre, elle me semble affronter
encore une difficulté plus grande. Ces petits États aristocrati-
ques auxquels, en vertu de leur forme de gouvernement, M. Gui-
zot refuse l'aptitude à la civilisation , ne se sont jamais trou-
vés , pour la plupart, en possession d'une culture spéciale et qui
n'appartînt qu'à eux. Tout puissants qu'on en ait vu plusieurs,
(1) M. GuiïOt, Histoire de la civilisation en Europe, p 11 et passim.
DES RACES HUMAINES. 79
ils se confondaient, sous ce rapport, avec des peuples difFé-
rerament gouvernés, mais de race très parente, et ne faisaient
que participer à un ensemble de civilisation. Ainsi, les Car-
Ûiaginois et les Phéniciens, éloignés les uns des autres, n'en
étaient pas moins unis dans un mode de culture semblable et
qui avait son type en Assyrie. Les républiques italiennes s'unis-
saient dans le mouvement d'idées et d'opinions dominant au
sein des monarchies voisines. Les villes impériales souabes et
thuringiennes , fort indépendantes au point de vu« politique,
étaient tout à fait annexées au progrès ou à la décadence géné-
rale de la race allemande. Il résulte de ces observations que
M. Guizot, en distribuant ainsi aux peuples des numéros de
mérite calculés sur le degré et la forme de leurs libertés , crée
dans les races des disjonctions injustiflables et des différences
qui n'existent pas. Une discussion poussée trop loin ne serait
pas à sa place ici , et je passe rapidement ; si pourtant il y
avait lieu d'entamer la controverse, ne devrait-on pas se re-
fuser à admettre pour Pise, pour Gênes, pour Venise et les
autres, Une infériorité vis-à-vis de pays tels que Milan, Naples
et Rome?
Mais M. Guizot va lui-même au-devant de cette objection.
S'il ne reconnaît pas la civilisation chez un peuple « douce-
« ment gouverné, mais retenu dans une situation de compres-
« sion, » il ne l'admet pas davantage chez un autre peuple
« dont l'existence matérielle est moins douce, moins commode,
« supportable cependant; dont, en revanche, on n'a point
« négligé les besoins moraux, intellectuels...; dont on cultive
« les sentiments élevés, purs; dont les croyances religieuses,
« morales , ont atteint un certain degré de développement ,
« mais chez qui le principe de la liberté est étouffé; où l'on
« mesure à chacun sa part de vérité; où l'on ne permet à per-
« sonne de la chercher à lui tout seul. C'est l'état où sont
« tombées la plupart des populations de l'Asie, où les domina-
« tions théocratiques retiennent l'humanité; c'est l'état des
« Hindous, par exemple (1). »
(1) M. Guizot, Histoire de la civilisation en Europe , p. 11 et passim.
80 DE l'inégalité
Ainsi, dans la même exclusion que les peuples aristocrati-
ques, il faut repousser encore les Hindous, les Égyptiens, les
Étrusques, les Péruviens, les Thibétains, les Japonais, et
même la moderne Rome et ses territoires.
Je ne touche pas à deux dernières hypothèses, par la raison
que , grâce aux deux premières, voilà l'état de civilisation déjà
tellement restreint que, sur le globe, presque aucune nation
ne se trouve plus autorisée à s'en prévaloir légitimement. Du
moment que, pour posséder le droit d'y prétendre, il faut jouir
d'institutions également modératrices du pouvoir et de la li-
berté, et dans lesquelles le développement matériel et le pro-
grès moral se coordonnent de telle façon et non de telle autre;
où le gouvernement, comme la religion, se confine dans des
limites tracées avec précision ; où les sujets , enfin , doivent de
toute nécessité posséder des droits d'une nature définie, je
m'aperçois qu'il n'y a de peuples civilisés que ceux dont les
institutions politiques sont constitutionnelles et représentatives.
Dès lors, je ne pourrai pas même sauver tous les peuples
européens de l'injure d'être repoussés dans la barbarie, et si,
de proche en proche, et mesurant toujours le degré de civili-
sation à la perfection d'une seule et unique forme politique,
je dédaigne ceux des États constitutionnels qui usent mal de
l'instrument parlementaire, pour réserver le prix exclusive-
ment à ceux-là qui s'en servent bien , je me trouverai amené
à ne considérer comme vraiment civilisée , dans le passé et
dans le présent, que la seule nation anglaise.
Certainement je suis plein de respect et d'admiration pour le
grand peuple dont la victoire, l'industrie, le commerce racon-
tent en tous lieux la puissance et les prodiges. Mais je ne me
sens pas disposé pourtant à ne respecter et à n'admirer que lui
seul : il me semblerait trop humiliant et trop cruel pour l'hu-
manité d'avouer que, depuis le commencement des siècles, elle
n'a réussi à faire fleurir la civilisation que sur une petite île de
l'Océan occidental , et n'a trouvé ses véritables lois que depuis
le règne de Guillaume et de Marie. Cette conception, on l'a-
vouera, peut sembler un peu étroite. Puis voyez le danger ! Si
l'on veut attacher l'idée de civilisation à une forme politique.
DES BACES HUMAINES. 81
le raisonnement, l'observation , la science vont bientôt perdre
toute chance de décider dans cette question, et la passion seule
des partis en décidera. Il se trouvera des esprits qui, au gré
de leurs préférences, refuseront intrépidement aux institutions
britanniques l'honneur d'être l'idéal du perfectionnement hu-
main : leur enthousiasme sera pour l'ordre établi à Saint-
Pétersbourg ou à Vienne. Beaucoup enfln, et peut-être le plus
grand nombre, entre le Rhin et les monts Pyrénées, soutien-
dront que, malgré quelques taches, le pays le plus policé du
monde , c'est encore la France. Du moment que déterminer le
degré de culture devient une affaire de préférence, une ques-
tion de sentiment, s'entendre est impossible. L'homme le plus
noblement développé sera, pour chacun, celui-là qui pensera
comme lui sur les devoirs respectifs des gouvernants et des
sujets, tandis que les malheureux doués de visées différentes
seront les barbares et les sauvages. Je crois que personne
n'osera affronter cette logique , et l'on avouera , d'un commun
accord , que le système où elle prend sa source est , à tout le
moins , bien incomplet.
Pour moi , je ne le trouve pas supérieur, il me semble infé-
rieur même à la définition donnée par le baron Guillaume de
Humboldt : « La civilisation est l'humanisation des peuples
« dans leurs institutions extérieures, dans leurs mœurs et dans
(( le sentiment intérieur qui s'y rapporte (1). »
Je rencontre là un défaut précisément opposé à celui que je
me suis permis de relever dans la formule de M. Guizot. Le
lien est trop lâche , le terrain indiqué trop large. Du moment
que la civilisation s'acquiert au moyen d'un simple adoucisse-
ment des mœurs, plus d'une peuplade sauvage, et très sau-
vage , aura le droit de réclamer le pas sur telle nation d'Eu-
rope dont le caractère offrira tant soit peu d'âpreté. Il est dans
les îles de la mer du Sud, et ailleurs, plus d'une tribu fort
inoffensive, d'habitudes très douces, d'humeur très accorte,
(1)W. V. Huniboklt, Ueber die Kawi-Sprache auf der InselJava ; Ein-
leitung, 1. 1, p. xxxvii, Berlin, in-i". « Die Civilisalion ist die Vermcnsch-
« lichung der Voelker in ihren âusseren Einrichtungcn und Gebrâu-
« clicn und der darauf Bezug haben den innern Gesinuung. »
5.
82 DE l'inégalité
que cependant on n'a jamais songé , tout en la louant , à mettre
au-dessus des Norwégiens assez durs, ni même à côté des
Malais féroces qui , vêtus de brillantes étoffes fabriquées par
eux-mêmes , et parcourant les flots sur des barques habilement
construites de leurs propres mains , sont tout à la fois la ter-
reur du commerce maritime et ses plus intelligents courtiers
dans les parages orientaux de l'océan Indien. Cette observation
ne pouvait pas échapper à un esprit aussi éminent que celui de
M. Guillaume de Humboldt; aussi, à côté de la civilisation et
sur un degré supérieur, il imagine la culture, et il déclare
que, par elle, les peuples, adoucis déjà, gagnent la science
et Vart (1).
D'après cette hiérarchie, nous trouvons le monde peuplé,
au second âge (2), d'êtres affectueux et stjmpatliigues , de
plus érudits , poètes et artistes, mais , par l'effet de toutes ces
qualités réunies , étrangers aux grossières besognes , aux né-
cessités de la guerre, comme à celles du labourage et des
métiers.
En réfléchissant au petit nombre des loisirs que l'existence
perfectionnée et assurée des époques les plus heureuses donne
à leurs contemporains pour se livrer aux pures occupations de
l'esprit, en regardant combien est incessant le combat qu'il
faut Uvrer à la nature et aux lois de l'univers pour seulement
parvenir à subsister, on s'aperçoit vite que le philosophe ber-
linois a moins prétendu à dépeindre les réalités qu'à tirer du
sein des abstractions certaines entités qui lui paraissaient bel-
les et grandes, qui le sont en effet, et à les faire agir et se
mouvoir dans une sphère idéale comme elles-mêmes. Les dou-
tes qui pourraient rester à cet égard disparaissent bientôt quand
on parvient au point culminant du système, consistant en un
troisième et dernier degré supérieur aux deux autres. Ce point
suprême est celui où se place Thorame formé, c'est-à-dire
l'homme qui, dans sa nature, possède « quelque chose de plus
(î) G. V. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache , Einll., p. xxxvii : Die
« Kullur fùgt dieser Veredelung des gesellschaftlichen Zustandes Wis-
« senschaft und Kunst hinzu. »
(2) C'est-à-dire sur le second degré de perfectionnement.
DES RACES HUMAINES. 83
« liant, de plus intime à la fois, c'est-à-dire une façon de
« comprendre qui répand harmonieusement sur la sensibilité
« et le caractère les impressions qu'elle reçoit de l'activité in-
« tellectuelle et morale dans son ensemble (1). »
Cet enchaînement , un peu laborieux , va donc de l'homme
civilisé ou adouci, humanisé, à l'homme cultivé, savant, poète
et artiste, pour arriver enfin au plus haut développement où
notre espèce puisse parvenir, à l'homme formé , qui , si je com-
prends bien à montour, sera représenté avec justesse parce qu'on
nous dit qu'était Gœthe dans sa sérénité olympienne. L'idée
d'où sort cette théorie n'est rien autre que la profonde différence
remarquée par M. Guillaume deHumboldt entre la, civilisation
d'un peuple et la hauteur relative du perfectionnement des
grandes individualités; différence telle que les civilisations
étrangères à la nôtre ont pu , de toute évidence , posséder des
hommes très supérieurs sous certains rapports à ceux que nous
admirons le plus : la civilisation brahmanique , par exemple.
Je partage sans réserve l'avis du savant dont j'expose ici les
idées. Rien n'est plus exact : notre état social européen ne pro-
duit ni les meilleurs ni les plus sublimes penseurs, ni les plus
graiids poètes, ni les plus habiles artistes. Néanmoins je me
permets de croire, contrairement à l'opinion de l'illustre philo-
logue, que, pour juger et définir la civilisation en général, il
faut se débarrasser avec soin, ne fût-ce que pour un moment,
des préventions et des jugements de détail concernant telle ou
telle civilisation en particulier. Il ne faut être ni trop large,
comme pour l'homme du premier degré, que je persiste à ne
pas trouver civilisé, uniquement parce qu'il est adouci ; ni trop
étroit, comme poui* le sage du troisième. Le travail améliora-
teur de l'espèce humaine est ainsi trop réduit. Il n'aboutit qu'à
des résultats purement isolés et typiques.
(1) W. y. Huniboldt, ouvrage cité, p. xxxvn : « Wenn wir in unserer
« Sprache Bildung sagen, so meinen wir damit etwas zugleich H6he-
« res und melir innerliches , nâmlich die Sinnesarl , die sich aus der
« Erkennlniss und dem Gefiihle des gesammten geistigen und sitt-
« lichen Strebens harmonisch auf die Empfmdung und dem Kliaiakter
« ergieszt. »
84 DE l'inégalité
Le système de M. Guillaume de Humboldt fait, du reste,
le plus grand honneur à la délicatesse grandiose qui était le
trait dominant de cette généreuse intelligence, et on peut le
comparer, dans sa nature essentiellement abstraite, à ces mon-
des fragiles imaginés par la philosophie hindoue. Nés du cer-
veau d'un Dieu endormi, ils s'élèvent dans l'atmosphère pareils
aux bulles irisées que souffle dans le savon le chalumeau d'un
enfant, et se brisent et se succèdent au gré des rêves dont s'a-
muse le céleste sommeil.
Placé par le caractère de mes recherches sur un terrain plus
rudement positif, j'ai besoin d'arriver à des résultats que la pra-
tique et l'expérience puissent palper un peu mieux. Ce que
l'angle de mon rayon visuel s'efforce d'embrasser, ce n'est pas,
avec M. Guizot, l'état plus ou moins prospère des sociétés; ce
n'est pas non plus, avec M. G. de Humboldt, l'élévation isolée
des intelligences individuelles : c'est l'ensemble de la puissance j
aussi bien matérielle que morale, développée dans les masses,
ri'oublé, je l'avoue, par le spectacle des déviations où se sont
égarés deux des hommes les plus admirés de ce siècle, j'ai be-
soin, pour suivre librement une route écartée de la leur, de
me recorder avec moi-même et de prendre du plus haut pos-
sible les déductions indispensables afin d'arriver d'un pas ferme
à mon but. Je prie donc le lecteur de me suivre avec patience
et attention dans les méandres où je dois m'engager, et je vais
m'efforcer d'éclairer de mon mieux l'obscurité naturelle de
mon sujet.
Il n'y a pas de peuplade si abrutie chez laquelle ne se dé-
mêle un double instinct : celui des besoins matériels, et celui
de la vie morale. La mesure d'intensité des uns et de l'autre
donne naissance à la première et la plus sensible des différen-
ces entre les races. Nulle part, voire dans les tribus les plus
grossières, les deux instincts ne se balancent à forces égales.
Chez les unes, le besoin physique domine de beaucoup; chez
les autres, les tendances contemplatives l'emportent au con- ||
traire. Ainsi les basses hordes de la race jaune nous apparais-
sent dominées par la sensation matérielle, sans cependant être ]|
absolument privées de toute lueur portée sur les choses surliii-
[
I
DES BACES HUMAINES. 85
maines. Au contraire, chez la plupart des tribus nègres du de-
gré correspondant, les habitudes sont agissantes moins que
pensives, et l'imagination y donne plus de prix aux choses qui
ne se voient pas qu'à celles qui se touchent. Je n'en tirerai pas
la conséquence d'une supériorité de ces dernières races sau-
vages sur les premières, au point de vue de la civilisation, car
elles ne sont pas, l'expérience des siècles le prouve, plus sus-
ceptibles d'y atteindre les unes que les autres. Les temps ont
passé et ne les ont vues rien faire pour améliorer leur sort, en-
fermées qu'elles sont toutes dans une égale incapacité de com-
biner assez d'idées avec assez de faits pour sortir de leur
abaissement. Je me borne à remarquer que, dans le plus bas
degré des peuplades humaines, je trouve ce double com-ant,
diversement constitué, dont je vais avoir à suivre la marche à
mesure que je monterai.
Au-dessus des Samoyèdes, comme des nègres Fidas et Péla-
giens, il faut placer ces tribus qui ne se contentent pas tout à
fait d'une cabane de branchage et de rapports sociaux basés
sur la force seule, mais qui comprennent et désirent un état
meilleur. Elles sont élevées d'un degré au-dessus des plus bar-
bares. Appartiennent-elles à la série des races plus actives que
pensantes, on les verra perfectionner leurs instruments de tra-
vail, leurs armes, leur parure; avoir un gouvernement où les
guerriers domineront sur les prêtres, où la science des échan-
ges acquerra un certain développement, où l'esprit mercantile
paraîtra déjà assez accusé. Les guerres, toujours cruelles, au-
ront cependant une tendance caractérisée vers le pillage; en
un mot, le bien-être, les jouissances physiques, seront le but
principal des individus. Je trouve la réalisation de ce tableau
dans plusieurs des nations mongoles; je la découvre encore,
bien qu'avec des différences honorables, chez les Quichuas et
les Aymaras du Pérou; et j'en rencontrerai l'antithèse, c'est-
à-dire plus de détachement des intérêts matériels, chez les
Dahomeys de l'Afrique occidentale et chez les Cafres.
Maintenant je poursuis la marche ascendante. J'abandonne
ces groupes dont le système social n'est pas assez vigoureux
pour savoir s'imposer, avec la fusion du sang, à des multitudes
86
DE L INEGALITE
bien grandes. J'arrive à celles dont le principe constitutif pos-
sède une virtualité si forte, qu'il relie et enserre tout ce qui
avoisine son centre d'action, se l'incorpore et élève sur d'im-
menses contrées la domination incontestée d'un ensemble d'i-
dées et de faits plus ou moins bien coordonné, en un mot ce
qui peut s'appeler une civilisation. La même différence, la
même classification que j'ai fait ressortir pour les deux premiers
cas, se retrouve ici tout entière, bien plus reconnaissable en-
core; et même ce n'est qu'ici qu'elle porte des fruits véritables,
et que ses conséquences ont de la portée. Du moment où, de
l'état de peuplade, une agglomération d'hommes étend assez
ses relations, son horizon, pour passer à celui de peuple, on
remarque chez elle que les deux courants, matériel et intellec-
tuel, ont augmenté de force, suivant que les groupes qui sont
entrés dans son sein et qui s'y fusionnent appartiennent en
plus grande quantité à l'un ou à l'autre. Ainsi, quand la fa-
culté pensive domine, il arrive tels résultats -, quand c'est la fa-
culté active, il s'en produit tels autres. La nation déploie des
qualités de nature différente, suivant que règne celui-ci ou ce-
lui-là des deux éléments. On pourrait ici appliquer le symbo-
lisme hindou, en représentant ce que j'ai appelé le courant
intellectuel par Prakriti, principe femelle, et le courant maté-
riel par Pouroucha, principe mâle, à condition toutefois, bien
entendu, de ne comprendre sous ces mots qu'une idée de fécon-
dation réciproque, sans mettre d'un côté un éloge et de l'autre
un blâme (l).
On remarquera, en outre, qu'aux différentes époques de la
vie d'un peuple et dans une stricte dépendance avec les inévi-
tables mélanges du sang, l'oscillation devient plus forte entre
les deux principes, et il arrive que l'un l'emporte alternative-
ment sur l'autre. Les faits qui résultent de cette mobilité sont
(1) M. Klemm (AUgemeine KuUurgeschichte der Mcnschheit, Leipaig,
1848) imagine une distinction de riiumanité en races actives et races
passives, ie n'ai pas eu ce livre entre les mains, et ne puis savoir si
l'idée de son auteur est en rapport avec la mienne. Il serait naturel
qu'en battant les mêmes sentiers, nous fussions tombés sur la même
vérité.
DES RACES HUMAINES. 87
très importants, et modifient d'une manière sensible le carac-
tère d'une civilisation en agissant sur sa stabilité;
Je partagerai donc, pour les placer plus particulièrement,
mais jamais absolument, qu'on s'en souvienne, sous l'action
d'mi des courants, tous les peuples en deux classes. A la tête
de la catégorie mâle, j'inscrirai les Chinois; et comme proto-
type de la classe adverse, je choisirai les Hindous.
A la suite des Chinois, il faudra inscrire la plupart des peu-
ples de l'Italie ancienne, les premiers Romains de la républi-
que, les tribus germaniques. Dans le camp contraire, je vois
les nations de l'Egypte, celles de l'Assyrie. Elles prennent place
derrière les hommes de l'Hindoustan.
En suivant le cours des siècles, on s'aperçoit que presque
tous les peuples ont transformé leur civilisation par suite des
oscillations des deux principes. Les Chinois du nord, popula-
tion d'abord presque absolument matériahste, se sont alliés peu
à peu à des tribus d'un autre sang, dans le Yunnan surtout,
et ce mélange a rendu leur génie moins exclusivement utilitaire.
Si ce développement est resté stationnaire, ou du moins fort
lent depuis des siècles, c'est que la masse des populations mâ-
les dépassait de beaucoup le faible appoint de sang contraire
qu'elles se sont partagé.
Pour nos groupes européens, l'élément utilitaire qu'appor-
taient les meilleures des tribus germaniques s'est fortifié sans
cesse dans le nord, par l'accession des Celtes et des Slaves.
Mais, à mesure que les peuples blancs sont descendus davan-
tage vers le sud, les influences mâles se sont trouvées moins
en force, se sont perdues dans un élément trop féminin (il
faut faire quelques exceptions, comme, par exemple, pour le
Piémont et le nord de l'Espagne), et cet élément féminin a
triomphé.
Passons maintenant de l'autre côté. Nous voyons les Hindous
pourvus à un haut degré du sentiment des choses supernaturel-
les, et plus méditatifs qu'agissants. Comme leurs plus ancien-
nes conquêtes les ont mis surtout en contact avec des races
pourvues d'une organisation de même ordre, le principe mâle
n'a pu se développer suffisamment. La civilisation n'a pas pris
88
DE L INKGALITi:
dans ces milieux un essor utilitaire proportionné à ses succès
de l'autre genre. Au contraire, Rome antique, naturellement
utilitaire, n'abonde dans le sens opposé que lorsqu'une fusion
•complète avec les Grecs, les Africains et les Orientaux, trans-
forme sa première nature et lui crée un tempérament tout nou-
veau.
Pour les Grecs, le travail intérieur fut encore plus compara-
ble à celui des Hindous.
De l'ensemble de tels faifs, je tire cette conclusion, que toute
activité humaine, soit intellectuelle, soit morale, prend primi-
tivement sa source dans l'un des deux courants, mâle ou fe-
melle, et que c'est seulement chez les races assez abondamment
pourvues d'un de ces deux éléments, sans qu'aucun soit jamais
complètement dépourvu de l'autre, que l'état social peut par-
venir à un degré satisfaisant de culture, et par conséquent à la
civilisation.
Je passe maintenant à d'autres points qui sont encore dignes
de remarque.
I
CHAPITRE IX.
Suite de la définition du mot civilisation; caractères
différents des sociétés humaines ; notre civilisation n'est pas supérieure
à celles qui ont existé avant elle.
Lorsqu'une nation, appartenant à la série féminine ou mas-
culine, possède un instinct civilisateur assez fort pour imposer
sa loi à des multitudes, assez heureux surtout pour cadrer
avec leurs besoins et leurs sentiments en s'emparant de leurs
convictions, la culture qui doit en résulter existe de ce moment
même. Cest là, pour cet instinct, le plus essentiel, le plus pra-
tique des mérites, et ce qui seulement le rend usuel et peut lui
donner la vie ; car les intérêts individuels sont, de leur nature,
portés à s'isoler. L'association ne manque jamais de les léser
DES RACES HUMAINES. 89
partiellement; ainsi, pour qu'une conviction puisse avoir lieu
d'une manière intime et féconde, il faut qu'elle s'accorde dans
ses vues avec la logique particulière et les sentiments du peu-
ple qu'elle sollicite.
Quand une façon de comprendre le droit est acceptée par des
masses, c'est qu'en réalité elle donne satisfaction, sur les points
principaux, aux besoins considérés comme les plus chers. Les
nations mâles voudront surtout du bien-être ; les nations fémi-
nines se préoccuperont davantage des exigences d'imagination ;
mais, du moment, je le répète, que des multitudes s'enrôlent
sous une bannière, ou, ce qui est plus exact ici, du moment
qu'un régime particulier parvient à se faire accepter, il y a ci-
vilisation naissante.
Un second caractère indélébile de cet état, c'est le besoin de
la stabilité, et il découle directement de ce qui précède-, car,
aussitôt que les hommes ont admis, en commun, que tel prin-
cipe doit les réunir, et ont consenti à des sacrifices individuels
pour faire régner ce principe, leur premier sentiment est de le
respecter, pour ce qu'il leur rapporte comme pour ce qu'il leur
coûte, et de le déclarer inamovible. Plus une race se maintient ~^
pure, moins sa base sociale est attaquée, parce que la logique "
de la race demeure la même. Cependant il s'en faut que ce be-
soin de stabilité ait longtemps satisfaction. Avec les mélanges de
sang, viennent les modifications dans les idées nationales ; avec
ces modifications, un malaise qui exige des changements cor-
rélatifs dans l'édifice. Quelquefois ces changements amènent
des progrès véi'itables, et surtout à l'aurore des sociétés où le
principe constitutif est, en général, absolu, rigoureux, par suite
de la prédominance trop complète d'une seule race. Ensuite,
quand les variations se multiplient au gré de multitudes hété-
rogènes et sans convictions communes, l'intérêt général n'a
plus toujours à s'applaudir des transformations. Toutefois, aussi
longtemps que le groupe aggloméré subsiste sous la direction
des impressions premières, il ne cesse pas de poursuivre, à tra-
vers l'idée du mieux-être qui l'emporte, une chimère de stabi-
lité. Varié, inconstant, changeant à chaque heure, il se croit
éternel et en marche vers une sorte de but paradisiaque. Il
I
90 DE l'inégalité
1
conserve, même en la démentant à chaque heure par ses actes,
cette doctrine, que l'un des traits principaux de la civilisation,
c'est d'emprunter à Dieu, en faveur des intérêts humains, quel-
que chose de son immutabilité ; et si cette ressemblance visi-
blement n'existe pas, il se rassure et se console en se persua-
dant que demain il va y atteindre.
A côté de la stabilité et du concours des intérêts individuels
se touchant sans se détruire, il faut placer un troisième et un
quatrième caractère, l'anathème de la violence, puis la socia-
bilité.
Enfin, de la sociabilité et du besoin de se défendre moins avec
le poing qu'avec la tête, naissent les perfectionnements de l'in-
telligence, qui, à leur tour, amènent les perfectionnements ma-
tériels, et c'est à ces deux derniers traits que l'œil reconnaît
surtout un état social avancé (1).
Je crois maintenant pouvoir résumer ma pensée sur la civi-
lisation, en la définissant comme un état de stabilité relative,
où des multitudes s'efforcent de chercher jiacifiquement la
satisfaction de leurs besoins, et raffinent leur intelligence
et leurs mœurs.
Dans cette formule tous les peuples que j'ai cités jusqu'ici
comme civilisés entrent les uns aussi bien que les autres. Il s'a-
git maintenant de savoir si, les conditions indiquées étant rem-
plies, toutes les civilisations sont égales. C'est ce que je ne
pense pas ; car, les besoins et la sociabilité de toutes les nations
d'élite n'ayant pas la même intensité ni la même direction, leur
intelligence et leurs mœurs prennent, dans leur qualité, des
degrés très divers. De quoi l'Hindou a-t-il besoin matérielle-
ment? de riz et de beurre pour sa nourriture, d'une toile de
coton pour son vêtement. On sera tenté, sans doute, d'attri-
buer cette sobriété extrême aux conditions climatériques. Mais
(1) C'est là aussi que se trouve la source principale des faux juge-
ments sur l'état des peuples étrangers. De ce que l'extérieur de leur
civilisation ne ressemble pas à la partie correspondante delà nôtre,
nous sommes souvent portés à conclure hâtivement, ou qu'ils sont
barbares ou qu'ils sont nos inférieurs en mérite. Rien n'est plus super-
ficiel, et partant ne doit être plus suspect, qu'une conclusion tirée de
pareilles prémisses.
DES ÔACES HUMAINES. 91
les Thibétains habitent un climat rigoureux ; cependant leur
sobriété est encore très notable. Ce qui domine. pour l'un et
l'autre de ces peuples, c'est le développement philosophique et
religieux chargé de donner un aliment aux exigences, bien
autrement inquiètes, de l'âme et de l'esprit. Ainsi, là, aucun
équilibre entre les deux principes mâle et femelle ; la prédo-
minance, étant du côté de la partie intellectuelle, lui donne
trop de poids, et il en résulte que tous les travaux de cette ci-
vilisation sont presque uniquement portés vers un résultat au
détriment de l'autre. Des monuments immenses, des monta-
gnes de pierre, seront sculptés au prix d'efforts et de peines
qui épouvantent l'imagination. Des constructions gigantesques
couvriront la terre : dans quel but? celui d'honorer les dieux,
et on ne fera rien pour l'homme, à moins que ce ne soient des
tombes. A côté des merveilles produites par le ciseau du scul-
pteur, la littérature, non moins puissante, créera d'admirables
chefs-d'œuvre. Dans la théologie, dans la méti physique, elle
seta aussi ingénieuse, aussi subtile que variée, et la pensée hu-
maine descendra, sans s'effrayer, jusqu'à d'incommensurables
profondeurs. Dans la poésie lyrique, la civilisation féminine
sera l'orgueil de l'humanité.
Mais si du domaine de la rêverie idéaliste Je passe aux in-
ventions matériellement utiles et aux sciences qui en sont la
théorie génératrice , d'un sommet je tombe dans un abîme ,
et le jour éclatant fait place à la nuit. Les inventions utiles
demeurent 'rares, mesquines, stériles; le talent d'observation
n'existe pour ainsi dire pas. Tandis que les Chinois trouvaient
beaucoup, les Hindous n'imaginaient qu'assez peu, et n'en pre-
naient guère souci ; les Grecs, de même, nous transmettaient
des connaissances souvent indignes d'eux, et les Romains, une
fois arrivés au point culminant de leur histoire, tout en faisant
plus, ne purent aller bien loin, car le mélange asiatique, dans
lequel ils s'absorbaient avec une rapidité effrayante, leur refu-
sait les qualités indispensables pour une patiente investigation
des réalités. Ce qu'on peut dire d'eux toutefois, c'est que leur
•génie administratif, leur législation et les monuments utiles
dont ils pourvoyaient le sol de leurs territoires, attestent suf-
92
DE L INEGALITE
fisamnaent le caractère positif que revêtit leur pensée sociale à
un certain moment, et prouve que si le midi de l'Europe n'a-
vait pas été si promptement couvert par les colonisations inces-
santes de l'Asie et de l'Afrique, la science positive y aurait ga-
gné, et l'initiative germanique aurait, par la suite, récolté moins
de gloire.
Les vainqueurs du v° siècle apportèrent en Europe un esprit
de la même catégorie que l'esprit chinois, mais bien autrement
doué. On le vit armé, dans une plus grande mesure, de facul-
tés féminines. Il réalisa un plus heureux accord des deux mo-
biles. Partout où domina cette branche de peuples, les ten-
dances utilitaires, ennoblies, sont imméconnaissables. En An-
gleterre, dans l'Amérique du Nord, en Hollande, en Hanovre,
ces dispositions dominent les autres instincts nationaux. Il en
est de même en Belgique, et encore dans le nord delà France,
où tout ce qui est d'application positive a constamment trouvé
des facilités merveilleuses à se faire comprendre. A mesure
qu'on avance vers le sud, ces prédispositions s'affaiblissent. Ce
n'est pas à l'action plus vive du soleil qu'il faut l'attribuer, car
certes les Catalans , les Piémontais habitent des régions plus
chaudes que les Provençaux et les habitants du bas Langue-
doc ; c'est à l'influence du sang.
La série des races féminines ou féminisées tieht la plus grande
place sur le globe; cette observation s'applique à l'Europe en
particulier. Qu'on en excepte la famille teutonique et une par-
tie des Slaves, on ne trouve, dans notre partie du monde, que
des groupes faiblement pourvus du sens utilitaire, et qui, ayant
déjà joué leur rôle dans les époques antérieures, ne pourraient
plus le recommencer. Les masses, nuancées dans leurs varié-
tés, présentent, du Gaulois au Celtibérien, du Celtibérien au
mélange sans nom des nations italiennes et romanes, une
échelle descendante non pas quant à toutes les aptitudes du
principe mâle, du moins quant aux principales.
Le mélange des tribus germaniques avec les races de l'ancien
monde, cette union de groupes mâles à un si haut degré avec
des races et des débris de races consommés dans les détritus
d'anciennes idées, a créé notre civilisation ; la richesse, la diver-
DES BACES HUMAINES. 93
site, la fécondité, dont nous faisons honneur à nos sociétés, est
un résultat naturel des éléments tronqués et disparates qu'il
était dans le propre de nos tribus paternelles de savoir, jusqu'à
un certain point, mêler, travestir et utiliser.
Partout où s'étend notre mode de culture, il porte deux ca-
ractères communs : l'un, c'est d'avoir été au moins touché par
le contact germanique; l'autre, d'être chrétien. Mais, je le dis
encore, ce second trait, bien que le plus apparent et celui qui
d'abord saute aux yeux, parce qu'il se produit à l'extérieur de
nos États, dont il semble en quelque sorte le vernis, n'est pas
absolument essentiel, attendu que beaucoup de nations sont
chrétiennes, et un plus grand nombre encore pourra le devenir,
sans faire partie de notre cercle de civilisation. Le premier ca-^
ractère est, au contraire, positif, décisif. Là où l'élément ger- j
manique n'a jamais pénétré, il n'y a pas de civilisation à notre
manière.
Ceci m'amène naturellement à traiter cette question : Peut-
on affirmer que les sociétés européennes soient entièrement
civilisées? que les idées, les faits qui se produisent à leurs sur-
faces, aient leur raison d'être bien profondément enracinée
dans les masses, et que les conséquences de ces idées et de ces
principes répondent aux instincts du plus grand nombre ? On
y doit encore ajouter cette demande, qui en est le corollaire :
Les dernières couches de nos populations pensent-elles et agis-
sent-elles dans le sens de ce qu'on appelle la civilisation euro-
péenne ?
On a admiré avec raison l'extrême homogénéité d'idées et
de vues qui, dans les États grecs de la belle époque, dirigeait
le corps entier des citoyens. Sur chaque point essentiel, les
données, souvent hostiles, partaient pourtant de la même sour-
ce : on voulait plus ou moins de démocratie, plus ou moins
d'oligarchie eu politique; en religion, on adorait de préférence
ou la Cérès Éleusinienne ou la Minerve du Parthénon ; en ma-
tière de goût littéraire, on pouvait préférer Eschyle à Sopho-
cle, Alcéeà Pindare; au fond, les idées sur lesquelles on dispu-
tait étaient toutes ce qu'on pourrait appeler nationales; la
discussion n'en attaquait que la mesure. A. Rome, avant les
I
94
DE L INEGALITE
guerres puniques, il en était de même, et la civilisation du pays
était uniforme, incontestée. Dans sa façon de procéder, elle
s'étendait du maître à l'esclave ; tout le monde y participait à
des degrés divers, mais ne participait qu'à elle.
Depuis les guerres puniques chez les successeurs de Romu-
lus, et chez tous les Grecs depuis Périclès et surtout depuis
Philippe, ce caractère d'homogénéité tendit de plus en plus
à s'altérer. Le mélange plus grand des nations amena le mé-
lange des civilisations, et il en résulta un produit extrêmement
multiple, très savant, beaucoup plus raffiné que l'antique cul-
ture, qui avait cet inconvénient capital, en Italie comme dans
l'Hellade, de n'exister que pour les classes supérieures, et de
laisser les couches du dessous tout à fait ignorantes de sa na-
ture, de ses mérites et de ses voies. La civilisation romaine,
après les grandes guerres d'Asie, fut sans doute une manifes-
tation puissante du génie humain 5 cependant, à l'exception des
rhéteurs grecs, qui en fournissaient la partie transcendantale,
des jurisconsultes syriens, qui vinrent lui composer un système
de lois athée, égalitaire et monarchique, des hommes riches,
engagés dans l'administration publique ou dans les entreprises
d'argent, et enfin des gens de loisir et de plaisir , elle eut ce
malheur de ne jamais être que subie par les masses, attendu
que les peuples d'Europe ne comprenaient rien à ses éléments
asiatiques et africains, que ceux de l'Egypte n'avaient pas da-
vantage l'intelligence de ce qu'elle leur apportait de la Gaule et
de l'Espagne, et que ceux de Numidic n'appréciaient pas plus ce
qui leur venait du reste du monde. De sorte qu'au-dessous de
ce qu'on pourrait appeler les classes sociales, vivaient des mul-
titudes innombrables, civilisées autrement que le monde of-
ficiel, ou n'ayant pas du tout de civilisation. C'était donc la
minorité du peuple romain qui , en possession du secret, y
attachait quelque prix. Voilà un exemple d'une civilisation ac-
ceptée et régnante, non plus par la conviction des peuples
qu'elle couvre, mais par leur épuisement, leur faiblesse, leur
abandon.
En Chine, un tout autre spectacle se présente. Le territoire
est sans doute immense; mais, d'un bout à l'autre de cette
DES RACES HUMAINES. 95
vaste étendue, circule, chez la race nationale (je laisse les au-
tres à l'écart), un même esprit, une même intelligence de la
civilisation possédée. Quels qu'en puissent être les principes,
soit qu'on en approuve ou blâme les fins, il faut avouer que les
multitudes y prennent une part démonstrative de l'intelligence
qu'elles en ont. Et ce n'est pas que ce pays soit libre dans le
sens où nous l'entendons, qu'une émulation démocratique
pousse tout le monde à bien faire, afin de parvenir à la place
que les lois lui garantissent. Non; j'éloigne tout tableau idéal.
Les paysans comme les bourgeois sont fort peu assurés, dans
l'empire du Milieu, de sortir de leur position par la seule puis-
sance du mérite. A cette extrémité du monde, et malgré les
promesses officielles du système des examens appliqué au re-
crutement des emplois publics, il n'est personne qui ne se doute
que les familles de fonctionnaires absorbent les places, et que
les suffrages scolaires coûtent souvent plus d'argent que d'ef-
forts de science (1); mais les ambitions lésées, en gémissant
sur les torts de cette organisation, n'en imaginent pas de meil-
leure , et l'ensemble de la civilisation existante est pour le peu-
ple entier l'objet d'une imperturbable admiration.
Chose assez remarquable , l'instruction est en Chine très
répandue, générale; elle atteint et dépasse des classes dont
on ne se figure pas aisément, chez nous, qu'elles puissent
même sentir des besoins de ce genre. Le bon marché des
livres (2) , la multiplicité et le bas prix des écoles , mettent les
(1) " Il n'y a encore que la Chine où un pauvre étudiant puisse se
« présenter au concours impérial et en sortir grand personnage. C'est
« le coté brillant de l'organisation sociale des Chinois, et leur théorie
« est incontestablement la meilleure de toutes; malheureusement l'ap-
« plication est loin d'être parfaite. Je ne parle pas ici des erreurs de
« jugement et de la corruption des examinateurs, ni même delà vente
« des titres littéraires, expédient auquel le gouvernement a quelque-
" fois recours en temps de détresse financière... » (F. J. Mohl, Rapport
annuel fait à la Société asiatique, 184C, p. 49.)
(2) John F. Davis, The Chinese, in-16, London, 1840, p. 274. » Three
or four volumes of any ordinary work of thc octavo size and shape,
niay he had for a sum équivalent to two shillings. A Canton boolvsel-
ler's manuscript catalogue marked the price of the four books of
Confucius, including the commentary at a price rather under half a
96 DE L'iKÉGALITii
gens qui le veulent en état de s'instruire, au moins dans une
mesure sufllsante. Les lois, leur esprit, leurs tendances, sont
très Lien connues, et même le gouvernement se pique d'ouvrir
à tous l'entendement sur cette science utile. L'instinct commun
a la plus profonde horreur des bouleversements politiques.
Un juge fort compétent en cette matière, qui non seulement
a habité Canton, mais y a étudié les affaires avec l'attention
d'un homme intéressé à les connaître, M. John Francis Davis,
commissaire de S. M. Britannique en Chine, affirme qu'il a vu
là une nation dont l'histoire ne présente pas une seule tenta-
tive de révolution sociale, ni de changement dans les formes du
pouvoir. A son avis , on ne peut mieux la définir qu'en la dé-
clarant composée toute entière de conservateurs déterminés (l).
C'est là un contraste bien frappant avec la civilisation du
monde romain, où les modifications gouvernementales se
suivirent dans une si effrayante rapidité jusqu'à l'arrivée des
nations du Nord. Sur tous les points de cette grande société
on trouvait toujours et facilement des populations assez désin-
téressées de l'ordre existant pour se montrer prêtes à servir
les plus folles tentatives. Il n'y eut rien d'inessayé pendant
cette longue période de plusieurs siècles, pas de principe res-
pecté. La propriété, la religion, la famille soulevèrent, là
comme ailleurs , des doutes considérables sur leur légitimité et
des masses nombreuses se trouvèrent disposées , soit au nord,
soit au sud , à appliquer de force les théories des novateurs.
Rien, non rien, ne reposa, dans le monde gréco-romain, sur
une base solide , pas même l'unité impériale , si indispensable
pourtant, ce semble, au salut commun, et ce ne furent pas
seulement les armées, avec leurs nuées d'Augustes improvisés,
qui se chargèrent d'ébranler constamment ce palladium de la
société ; les empereurs eux-mêmes, à commencer par Dioclétien,
croyaient si faiblement à la monarchie , qu'ils essayèrent vo-
lontairement le dualisme dans le pouvoir, puis se mirent à
crown. The cheapness of their common liUeratur is occasioned parlly
by the mode of printing, but partly aiso by the low priée of paper. »
(1) Ouvr. cilé, p. 100 : « They are, in short, a nation of steady conser-
vatives. »
DES BACES HUMAINES. 97
(juatre pour gouverner. Je le répète, pas une institution, pas
un principe ne fut stable dans cette misérable société , qui ne
possédait pas de meilleure raison d'être que l'impossibilité
physique d'échouer d'un côté ou de l'autre, jusqu'au moment
où des bras vigoureux vinrent, en la démantelant, la forcer de
devenir quel que chose de défini.
Ainsi nous trouvons chez deux grands êtres sociaux, l'Em-
pire Céleste et le monde romain , une parfaite opposition. A
la civilisation de l'Asie orientale j'ajouterai la civilisation brah-
manique, dont il faut en même temps admirer l'intensité et
la diffusion. Si, en Chine, un certain niveau de connaissances
atteint tout le monde, ou presque tout le monde, il en est de
même parmi les Hindous : chacun , dans sa caste , est animé
d'un esprit séculaire, et connaît nettement ce qu'il doit appren-
dre, penser et croire. Chez les bouddhistes du Thibet et des
autres parties de la haute Asie , rien de plus rare que de ren-
contrer un paysan ne sachant pas lire. Tout le monde y a des
convictions pareilles sur les sujets importants.
Trouvons-nous la même homogénéité dans nos natioiis eu-
ropéennes? La question ne vaut pas la peine d'être posée. A
peine l'empire gréco-romain nous offre-t-il des nuances, des
couleurs aussi tranchées, non pas entre les différents peuples,
mais je dis dans le sein des mêmes nationalités. Je glisserai sur
ce qui concerne la Russie et une grande partie des États au^
trichiens ; ma démonstration y serait ,trop facile. Voyons l'Al-
lemagne, ou bien l'Italie, l'Italie méridionale surtout; l'Es-
pagne , bien qu'à un moindre ^degré , présenterait un pareil
tableau; la France, de même.
Prenons la France : je ne dirai pas seulement que la diffé-
rence des manières y frappe si bien les observateurs les plus
superficiels, que l'on s'est aperçu depuis longtemps qu'entre
Paris et le reste du territoire il y a un abîme, et qu'aux portes
mêmes de la capitale , commence une nation tout autre que
celle qui est dans les murs. Rien de plus vrai ; les gens qui se
fient à l'unité politique établie chez nous pour en conclure l'u-
nité des idées et la fusion du sang , se livrent à une grande
illusion.
98 DE l'inégalité
Pas une loi sociale , pas un principe générateur de la civilisa-
tion compris de la même manière dans tous nos départements.
Il est inutile de faire comparaître ici le Normand, le Breton,
l'Angevin, le Limousin , le Gascon, le Provençal ; tout le monde
doit savoir combien ces peuples se ressemblent peu et varient
dans leurs jugements. Ce qu'il faut signaler, c'est que, tandis
qu'en Chine, au Thibet et dans l'Inde, les notions les plus essen-
tielles au maintien de la civilisation sont familières à- toutes les
classes, il n'en est aucunement de même chez nous. La pre-
mière , la plus élémentaire de nos connaissances , la plus abor-
dable , reste un mystère fort négligé par la masse de nos popu-
lations rurales : car très généralement on n'y sait ni lire ni
écrire , et on n'attache aucune importance à l'apprendre , parce
qu'on n'en voit pas l'utilité, parce qu'on n'en trouve pas
l'application. Sur ce point-là , je crois peu aux promesses des
lois, aux beaux semblants des institutions, beaucoup à ce que
j'ai vu moi-même , et aux faits constatés par de bons observa-
teurs. Les gouvernements ont épuisé les efforts les plus loua-
bles pour tirer les paysans de leur ignorance ; non seulement
les enfants trouvent, dans leurs villages, toutes facilités pour
s'instruire, mais les adultes même, saisis, à l'âge de vingt
ans, parla conscription, rencontrent, dans les écoles régimen-
taires, les meilleurs moyens d'acquérir les connaissances les
plus indispensables. Malgré ces précautions, malgré cette pa-
ternelle sollicitude et ce perpétuel compelle intrare dont, tous
les jours , l'administration répète l'avis à ses agents , les clas-
ses agricoles n'apprennent rien. J'ai vu , et toutes les person-
nes qui ont habité la province l'ont vu comme moi, les
parents n'envoyer leurs enfants à l'école qu'avec une répu-
gnance marquée , et taxer de temps perdu les heures qui s'y
passent; les en retirer en hâte, sous le plus léger prétexte,
ne jamais permettre que les premières années de force s'y pro-
longent; et quand une fois l'école est quittée, le jeune homme
n'a rien de plus pressé que d'oublier ce qu'il y a appris. Il s'en
fait, en quelque sorte, un point d'honneur, ce en quoi il est
imité par les soldats congédiés , qui , dans plus d'une partie de
la France, non seulement ne veulent plus avoir su lire et écrire,
DES RACES HUMAINES. 99
mais, affectant même d'oublier le français, y parviennent sou-
vent, J'approuverais donc , avec plus de tranquillité d'âme ,
tant d'efforts généreux vainement dépensés pour instruire nos
populations rurales, si je n'étais convaincu que la science
qu'on veut leur donner ne leur convient pas, et qu'il y a, au
fond de leur nonchalance apparente , un sentiment invincible-
ment hostile à notre civilisation. J'en trouve une preuve dans
cette résistance passive -, mais ce n'est pas la seule , et là où on
parvient , avec l'aide de circonstances qui semblent favorables,
à faire céder cette obstination , une autre preuve plus convain-
cante encore m'apparaît et me poursuit. Sur quelques points,
on réussit mieux dans les tentatives d'instruction. Nos dépar-
tements de l'est et nos grandes villes manufacturières comptent
beaucoup d'ouvriers qui apprennent volontiers à lire et à écrire.
Ils vivent dans un milieu qui leur en démontre l'utilité. Mais
aussitôt que ces hommes possèdent à un degré suffisant les
premiers éléments de l'instruction , qu'en font-ils pour la plu-
part ? Des moyens d'acquérir telles idées et tels sentiments non
plus instinctivement, mais désormais activement hostiles à
l'ordre social. Je ne fais une exception que pour nos popula-
tions agricoles et même ouvrières du nord-ouest , où les con-
naissances élémentaires sont beaucoup plus répandues que
partout ailleurs , conservées une fois acquises , et ne portent
généralement que de bons fruits. On remarquera que ces po-
pulations tiennent de beaucoup plus près que toutes les autres
à la race germanique, et je ne m'étonne pas de les voir ce
qu'elles sont. Ce que je dis ici de nos départements du nord-
ouest s'appHque à la Belgique et à la Néerlande.
Si , après avoir constaté le peu de goût pour notre civilisa-
tion, nous considérons le fond des croyances et des opinions ,
l'éloignement devient encore plus remarquable. Quant aux
croyances, c'est encore là qu'il faut remercier la foi chrétienne
de n'être pas exclusive et de n'avoir pas voulu imposer un
formulaire trop étroit. Elle aurait rencontré des écueils bien
dangereux. Les évêques et les curés ont à lutter, non moins
aujourd'hui qu'il y a un siècle , qu'il y en a cinq , qu'il y en a
quinze, contre des préventions et des tendances transmises
J
100
DE l'inégalité
héréditairement, et d'autant plus à redouter que , ne s'avouant
presque jamais , elles ne se laissent ni combattre ni vaincre. Il
n'est pas de prêtre éclairé, ayant évangélisé des villages, qui
ne sache avec quelle astuce profonde le paysan , même dévot,
continue à cacher, à caresser au fond de son esprit , quelque
idée traditionnelle dont l'existence ne se révèle que malgré lui
et dans de rares instants. Lui en parle-t-on? il nie, n'accepte
jamais la discussion et demeure inébranlablement convaincu.
Il a dans son pasteur toute confiance , toute , jusqu'à ce qu'on
pourrait appeler sa religion secrète exclusivement, et de là
cette taciturnité qui , dans toutes nos provinces , est le carac-
tère le plus marqué du paysan vis-à-vis de ce qu'il appelle le
bourgeois, et cette ligne de démarcation si infranchissable
entre lui et les propriétaires les plus aimés de son canton. Voilà,
à rencontre de la civilisation , l'attitude de la majorité de ce
psuple qui passe pour y être le plus attaché; je serais porté à
croire que si, dressant une sorte de statistique approximative,
on disait qu'en France 10 millions d'âmes agissent dans notre
sphère de sociabilité , et que 26 millions restent en dehors, on
serait au-dessous de la vérité.
Et encore si nos populations rurales n'étaient que grossières
et ignorantes, on pourrait se préoccuper médiocrement de
cette séparation, et se consoler par l'espoir vulgaire de les
conquérir peu à peu et de les fondre dans les multitudes déjà
éclairées. Mais il en est de ces masses absolument comme de
certains sauvages : au premier abord , on les juge irréfléchis-
santes et à demi brutes, parce que l'extérieur est humble et
effacé ; puis à mesure qu'on pénètre , si peu que ce soit, au sein
de leur vie particulière , on s'aperçoit qu'elles n'obéisseiat pas,
dans leur isolement volontaire , à un sentiment d'impuissance.
Leurs affections et leurs antipathies ne vont pas au hasard , et
tout, chez elles, concorde dans un enchaînement logique
d'idées fort arrêtées. En parlant tout à l'heure de la religion ,
j'aurais pu faire remarquer aussi quelle distance immense sé-
pare nos doctrines morales de celles des paysans (1) , combien
(1) Une nourrice tourangelle avait mis un oiseau dans les mains de
son nourrisson , enfant de trois ans, et l'excitait à lui arracher plumes
I
DES BACES HUMAINES. 101
ce qu'ils appelleraient délicatesse est différent de ce que nous
entendons sous ce nom; et, enfin, avec quelle ténacité ils
continuent à regarder tout ce qui n'est pas comnje eux pay-
an sous le même aspect que les hommes de la plus lomtame
anUquité considéraient l'étranger. A la vérité, ils ne le tuent
pas grâce à la terreur, même singulière et mystérieuse que
Sinsp rent des lois qu'ils n'ont point faites; n^^^/lf !« h^»^"
sent franchement, s'en défient, et, quant a ce qm est de le
anconne s'en donnent à cœur joie , lorsqu'ils le peuventsans
rop de risques. Sont-ils donc méchants? Non, pas entreeux;
onles voit échanger de bons procédés et des complaisances.
Seulement ils se regardent comme une autre espèce, espèce, a
{es en croire, opprimée, faible, qui doit avoir son recours a
a ruse mais qui garde aussi son orgueil très tenace, très mé-
pris nt.' ïïans'quelques-unes de nos provinces, le laboureur
s esUme de beaucoup meilleur sang et de plus vieille souche
que s^n ancien seigneur. L'orgueil de famille, chez certains
paysans, égale aujourd'hui, pour le moins , ce qu'on observait
dans la noblesse du moyen âge (1). , . ,
Qu'on n'en doute pas, le fond de la population française n a
que peu de points communs avec sa surface; c'est un ab.me
au-dessus duquel la civilisation est suspendue, et les eaux pro-
» -i.c rnmmP les narents lui reprochaient cette leçon de méchan-
* r rvTrur le rendre fier, » répliqua-t-elle. Cette réponse de 1847
rescen'd'desraximird'éducation e'n vigueur au temps de Verc.nge-
^""m n s'adssait il y a très peu d'années, d'élire un marguillier dans
cet étranger était né dans »« P^^^' ««" Pf^^^Sn'i^^^^^^^^
souvenait encore que son grand-pere, mort 'l^P""'""»" (1,3^^3 -
que personne de ''-semblée n'avaucon^ueta.t venu da^H^^^^
une fille de cuUivateur-propneta.re fj^^ff^^^ f,,t.n p'^, riche
',S?etTa SSio^n p^erTell^^pr rouve^^tL ^rime-là. Ne sont-
ce pas des opinions bien chapitrales?
102
DE L INEGALITE
fondes et immobiles, dormant au fond du gouffre , se montre-
ront, quelque jour, irrésistiblement dissolvantes. Les événe-
ments les plus tragiques ont ensanglanté le pays, sans que la
nation agricole y ait cherché une autre part que celle qu'on la
forçait d'y prendre. Là où son intérêt personnel et direct ne
s'est pas trouvé en jeu, elle a laissé passer les orages sans s'y
mêler, même par la sympathie. Effrayées et scandalisées à ce
spectacle, beaucoup de personnes ont prononcé que les- paysans
étaient essentiellement pervers ; c'est tout à la fois une injus-
tice et une très fausse appréciation. Les paysans nous regar-
dent presque comme des ennemis. Ils n'entendent rien à notre
civilisation, ils n'y contribuent pas de leur gré, et, en tant
qu'ils le peuvent, ils se croient autorisés à profiter de ses désas-
tres. Si on les considère en dehors de cet antagonisme, quel-
quefois actif, le plus souvent inerte, on ne révoque plus en
doute que de hautes qualités morales, quoique souvent très
singulièrement appliquées, ne résident chez eux.
J'applique à toute l'Europe ce que je viens de dire de la
France, et j'en infère que, pareil en ceci à l'empire romain,
le monde moderne embrasse infiniment plus qu'il n'étreint.
On ne peut donc accorder beaucoup de confiance à la durée
de notre état social, et le peu d'attachement qu'il inspire,
même dans des couches de population supérieures aux classes
rurales, m'en paraît une démonstration patente. Notre civilisa-
tion est comparable à ces îlots temporaires poussés au-dessus
des mers par la puissance des volcans sous-marins. Livrés à
l'action destructive des courants et abandonnés de la force qui
les avait d'abord soutenus, ils fléchissent un jour, et vont en-
gloutir leurs débris dans les domaines des flots conquérants.
Triste fin, et que bien des races généreuses ont dû subir avant
nous! Il n'y a pas à détourner le mal, il est inévitable. La sa-
gesse ne peut que prévoir, et rien davantage. La prudence la
plus consommée n'est pas capable de contrarier un seul instant
les lois immuables du monde.
Ainsi, inconnue, dédaignée ou haïe du plus grand nombre
des hommes assemblés sous son ombre, notre civilisation est
pourtant un des monuments les plus glorieux que le génie de
DES BACES HUMAINES. 103-
l'espèce ait jamais édifié. Ce n'est pas, à la vérité, par l'inven-
tion qu'elle se signale. Cette qualité mise à part, disons qu'elle
a poussé loin l'esprit compréhensif et la puissance de la con-
quête, qui en est une conséquence. Comprendre tout, c'est
tout prendre. Si elle n'a pas créé les sciences exactes, elle leur
a donné du moins leur exactitude et les a débarrassées des
divagations dont, par un singulier phénomène, elles étaient
peut-être encore plus mêlées que toutes les autres connaissan-
ces. Grâce à ses découvertes, elle connaît mieux le monde ma-
tériel que ne faisaient les sociétés pi'écédentes. Elle a deviné
une partie de ses lois principales, elle sait les exposer, les dé-
crire et leur emprunter des forces vraiment merveilleuses pour
centupler celles de l'homme. De proche en proche et par la
rectitude avec laquelle elle manie l'induction, elle a reconstruit
d'immenses fragments de l'histoire, dont les anciens ne s'é-
taient jamais doutés, et, plus elle s'éloigne des époques primi-
tives, plus elle les voit et pénètre leurs mystères. Ce sont là de
grandes supériorités, et qu'on ne saurait lui disputer sans in-
justice.
Ceci admis, est-on bien en droit d'en conclure, comme on
le fait généralement avec trop de facilité, que notre civilisation
ait la préexcellence sur toutes celles qui ont existé et existent
en dehors d'elle? Oui et non. Oui, parce qu'elle doit à la pro-
digieuse diversité des éléments qui la composent, de reposer
sur un esprit puissant de comparaison et d'analyse, qui lui
rend plus facile l'appropriation de presque tout; oui, parce
que cet éclectisme favorise ses développements dans les sens
les plus divers; oui, encore, parce que, grâce aux conseils du
génie germanique, trop utihtaire pour être destructeur, elle
s'est fait une moralité dont les sages exigences étaient incon-
nues généralement jusqu'à elle. Mais, si l'on pousse cette idée
de son mérite jusqu'à la déclarer supérieure absolument et
sans réserve, je dis non, car précisément elle n'excelle en pres-
que rien.
Dans l'art du gouvernement, on la voit soumise, en esclave,
aux oscillations incessantes amenées par les exigences des ra-
ces si tranchées qu'elle renferme. En Angleterre, en Hollande,
I
104 DE l'inégalité
à Naples, en Russie, les principes sont encore assez stables,
parce que les populations sont plus homogènes, ou du moins
appartiennent à des groupes de la même catégorie et ont des
instincts similaires. Mais, partout ailleurs, surtout en France,
dans l'Italie centrale, eu Allemagne, où la diversité ethnique
est sans bornes, les théories gouvernementales ne peuvent ja-
mais s'élever à l'état de vérités, et la science politique est en
perpétuelle expérimentation. Notre civilisation, rendue ainsi
incapable de prendre une croyance ferme en elle-même, man-
que donc de cette stabilité qui est un des principaux caractères
que j'ai dû comprendre plus haut dans la formule de défini-
tion. Comme on ne trouve pas cette triste impuissance au mi-
lieu des sociétés bouddhiques et brahmaniques, comme le Cé-
leste Empire ne la connaît pas non plus, c'est un avantage que
ces civilisations ont sur la nôtre. Là, tout le monde est d'ac-
cord quant à ce qu'il faut croire en matière politique. Sous
une sage administration, quand les institutions séculaires por-
tent de bons fruits, on se réjouit. Lorsque, entre des mains
maladroites, elles nuisent au bien-être public, on les plaint
comme on se plaint soi-même. Mais, en aucun temps, le res-
pect ne cesse de les entourer. On veut quelquefois les épurer,
jamais les mettre à néant ni les remplacer par d'autres. Il fau-
drait être aveugle pour ne pas voir là une garantie de longé-
vité que notre civilisation est bien loin de comporter.
Au point de vue des arts, notre infériorité vis-à-vis de l'Inde
est marquée, tout autant qu'en face de l'Egypte, de la Grèce
et de l'Amérique. Ni dans le grandiose, ni dans le beau, nous
n'avons rien de comparable aux chefs-d'œuvre des races anti-
ques, et lorsque, nos jours étant consommés, les ruines de nos
monuments et de nos villes couvriroAt la face de nos contrées,
certainement le voyageur ne découvrira rien, dans les forêts et
les marécages des bords de la Tamise, de la Seine et du Rhin,
qui rivalise avec les somptueuses ruines de Philse, de Nhiive,
du Parthénon, de Salsette, de la vallée de Tenochtitlan. Si,
dans le domaine des sciences positives, les siècles futurs ont
à apprendre de nous, il n'en est pas ainsi pour la poésie. L'ad-
miration désespérée que nous avons vouée, avec tant de jus-
DES. BACES HUMAINES. 105
tice, aux merveilles intellectuelles des civilisations étrangères,
en est une preuve surabondante.
Parlant maintenant du rafOnement des mœurs, il est de toute
évidence que nous y sommes primés de tous côtés. Nous le
sommes par notre propre passé, où il se trouve des moments
pendant lesquels le luxe , la délicatesse des habitudes et la
somptuosité de la vie étaient compris d'une manière înflniment
plus dispendieuse, plus exigeante et plus large que de nos
jours. A la vérité, les jouissances étaient moins généralisées.
Ce qu'on appelle bien-être n'appartenait comparativement qu'à
peu de monde. Je le crois : mais, s'il faut admettre, fait incon-
testable, que l'élégance des mœurs élève autant l'esprit des
multitudes spectatrices qu'elle ennoblit l'existence des indivi-
dus favorisés, et qu'elle répand sur tout le pays dans lequel
elle s'exerce un vernis de grandeur et de beauté, devenu le
patrimoine commun, notre civilisation, essentiellement mes-
quine dans ses manifestations extérieures, n'est pas compara-
ble à ses rivales.
Je terminerai ce chapitre en faisant observer que le caractère
primitivement organisateur de toute civilisation est identique
avec le trait le plus saillant de l'esprit de la race dominatrice ;
que la civilisation s'altère, change, se transforme à mesure
que cette race subit elle-même de tels effets; que c'est dans
la civilisation que se continue, pendant une durée plus ou
moins longue, l'impulsion donnée par une race qui cependant
a disparu, et, par conséquent, que le genre d'ordre établi dans
une société est le fait qui accuse le mieux les aptitudes parti-
culières et le degré d'élévation des peuples ; c'est le miroir le
plus clair où ils puissent refléter leur individualité.
Je m'aperçois que j'ai fait une digression bien longue, et
dont les ramifications se sont étendues plus loin que je ne comp-
tais. Je ne le regrette pas trop. J'ai pu émettre, à cette oc-
•casion, certaines idées qui devaient nécessairement passer sous
les yeux du lecteur. Cependant il est temps que je rentre dans
le courant naturel de mes déductions. La série est encore loin
-d'être complète.
J'ai posé d'abord cette vérité, que la vie ou la mort des so-
106
DE L INEGALITE
ciétés résultait de causes internes. J'ai dit quelles étaient ces^
causes. Je me suis adressé à leur nature intime pour les pou-
voir reconnaître. J'ai démontré la fausseté des origines qu'on
leur attribue généralement. En cherchant un signe qui pût les
dénoncer constamment, et servir à constater, dans tous les
cas, leur existence, j'ai trouvé l'aptitude à créer la civilisation,
mise en regard de l'impossibilité de concevoir cet état. C'est
de cette recherche que je sors en ce moment. Maintenant quel
est le premier point dont je dois m'occuper? C'est incontesta-
blement, après avoir reconnu en elle-même la cause latente de
la vie ou de la mort des sociétés à un signe naturel et cons-
tant, d'étudier la nature intime de cette cause. J'ai dit qu'elle
dérivait du mérite relatif des races. La logique exige donc que
je précise immédiatement ce que j'entends par le mot race, et
c'est ce qui fera l'objet du chapitre suivant.
CHAPITRE X.
Certains anatomistes aUribuent à l'humanité des origines multiples.
Il faut interroger, d'abord, le mot race dans sa portée
physiologique.
L'opinion d'un grand nombre d'observateurs, procédant de
la première impression et jugeant sur les extrêmes (1), déclare
que les familles humcfines sont marquées de différences telle-
ment radicales, tellement essentielles, qu'on ne peut faire moins
que de leur refuser l'identité d'origine. A côté de la descen-
dance adamique, les érudits ralliés à ce système supposent
plusieurs autres généalogies. Pour eux l'unité primordiale
n'existe pas dans l'espèce, ou, pour mieux dire, il n'y a pas
(i) M. Flourens, Eloge de Blumenbach, Mémoires de l'Académie des
sciences, Paiis, 1847, in-4'', p. xiii. Ce savant se prononce, avec raison,,
contre celle mclliode.
DES RACES HUxMAINES. 107
une seule espèce ; il y en a trois, quatre, et davantage , d'où
sont issues des générations parfaitement distinctes, qui, par
leurs mélanges, ont formé des hybrides.
Pour appuyer cette théorie, on s'empare assez aisément de
la conviction commune en plaçant sous les yeux du critique
les dissemblances évidentes, claires, frappantes des groupes
humains. Lorsque l'observateur se voit mettre en face d'un su-
jet à carnation jaunâtre, à barbe et cheveux rares, à masque
large , à crâne pyramidal , aux yeux fortement obliques , à la
peau des paupières si étroitement tendue vers l'angle externe
que l'œil s'ouvre à peine , à la stature assez humble et aux
membres lourds (1) , cet observateur reconnaît un type bien
caractérisé, bien marqué, et dont il est certainement facile de
garder les principaux traits dans la mémoire.
Un autre individu paraît : c'est un nègre de la côte occiden-
tale d'Afrique, grand, d'aspect vigoureux, aux membres lourds,
avec une tendance marquée à l'obésité (2). La couleur n'est
plus jaunâtre, mais entièrement noire; les cheveux ne sont
plus rares et effilés, mais, au contraire, épais, grossiers, lai-
neux et poussant avec exubérance; la mâchoire inférieure
avance en saillie, le crâne affecte cette forme que l'on a appelée
prognathe , et quant à la stature , elle n'est pas moins parti-
culière. « Les os longs sont déjetés en dehors, le tibia et le
« péroné sont, en avant, plus convexes que chez les Européens,
« les mollets sont très hauts et atteignent jusqu'au jarret; les
« pieds sont très plats , et le calcanéum , au lieu d'être arqué ,
a se continue presque en ligne droite avec les autres os du pied,
« qui est remarquablement large. La main présente aussi,
« dans sa disposition générale, quelque chose d'analogue (3). »
Quand l'œil s'est fixé un instant sur un individu ainsi con-
formé, l'esprit se rappelle involontairement la structure du
singe et se sent enclin à admettre que les races nègres de l'A-
frique occidentale sont sorties d'une souche qui n'a rien de
(1) Prichard, Histoire nat. de Vhomme, 1. 1, p. 133, 146, IQî.
(2) Id., ibid., t. I, p. 108, 134, 174.
(3) Id., ibid., passim.
108 DE l'inégalité
commun, sinon certains rapports généraux dans les formes^
avec la famille mongole.
Viennent ensuite des tribus dont l'aspect flatte moins encore
que celui du nègre congo Tamour-propre de l'iuimanité. C'est
un mérite particulier de l'Océanie que de fournir les spéci-
mens à peu près les plus dégradés, les plus hideux, les plus
repoussants de ces êtres misérables, formés, en apparence,
pour servir de transition entre l'homme et la brute pure et
simple. Vis-à-vis de plusieurs tribus australiennes, le nègre
africain, lui-même, se rehausse, prend de la valeur, semble
trahir une meilleure descendance. Chez beaucoup des malheu-
reuses populations de ce monde dernier trouvé, la grosseur de
la tête , l'excessive maigreur des membres , la forme faméliqive
du corps, présentent un aspect hideux. Les cheveux sont plats
ou ondulés , plus souvent laineux , la carnation est noire , sur
lui fond gris (1).
Enfin , si , après avoir examiné ces types pris dans tous les
coins du globe, on revient aux habitants de l'Europe, du sud
et de l'ouest de l'Asie', on leur trouve une telle supériorité de
beauté, de justesse dans la proportion des membres, de régu-
larité dans les traits du visage , que , tout de suite , on est
tenté d'accepter la conclusion des partisans de la multiplicité
des races. Non seulement, les derniers peuples que je viens
de nommer sont plus beaux que le reste de l'humanité , com-
pendium assez triste, il faut en convenir, de bien des lai-
deurs (2); non seulement ces peuples ont eu la gloire de four-
nir les modèles admirables de la Vénus , de l'Apollon et de
l'Hercule Farnèse; mais, de plus, entre eux, une hiérarchie
visible est établie de toute antiquité , et , dans cette noblesse '
(1) Prichard, ouvrage cilé, t. II, p. 71.
(2) C'est parce que Meiners était extrêmement frappé de cet aspect
repoussant de la plus grande partie des variétés humaines, qu'il avait
imaginé une classification des plus simples; elle n'était composée que
de deux catégories : la belle, c'est-à-dire la race blanche, et la laide,
qui renfermait toutes les autres. (Meiners, Grundriss der Geschichle
der Menschheit.) On s'apercevra que je n'ai pas cru devoir passer en re-
vue tous les systèmes ethnologiques. Je ne me suis arrêté qu'aux plus
importants.
DES RACES HUMAINES. ' 109
humaine, les Européens sont les plus éminents par la beauté
des formes et la vigueur du développement musculaire. Rien
donc qui semble plus raisonnable que de déclarer les familles
dont l'humanité se compose aussi étrangères, l'une à l'autre,
que le sont , entre eux , les animaux d'espèces différentes.
Telle fut aussi la conclusion tirée des premières remarques ,
et, tant que Ton ne prononça que sur des faits généraux, il
ne sembla pas que rien pût l'infirmer.
Camper, un des premiers , systématisa ces études. Il ne se
contenta plus de décider uniquement d'après des témoignages
superficiels; il voulut asseoir ses démonstrations d'une ma-
nière mathématique , et chercha à préciser, anatomiquement,
les différences caractéristiques des catégories humaines. En
réussissant, il établissait une méthode stricte qui ne laissait
plus de place aux doutes, et ses opinions acquéraient cette ri-
gueur sans laquelle il n'y a point véritablement de science. Il
imagina donc de prendre la face latérale de la tête osseuse, et
de mesurer l'ouverture du profil au moyen de deux lignes ap-
pelées, par lui, lignes faciales. Leur intersection formait un
angle , qui , par sa plus ou moins grande ouverture , devait
donner la mesure du degré d'élévation de la race. L'une de
ces lignes allait de la base du nez au méat auditif; l'autre était
tangente à la saillie du front par le haut , et par en bas à la
partie la plus proéminente de la mâchoire inférieure. Au moyen
de l'angle ainsi formé, on établissait, non seulement pour
l'homme, mais pour toutes les classes d'animaux, une échelle
dont l'Européen formait le sommet ; et plus l'angle était aigu ,
plus les sujets s'éloignaient du type qui, dans la pensée de
Camper, résumait le plus de perfection. Ainsi, les oiseaux
formaient , avec les poissons , le plus petit angle. Les mammi-
fères des différentes classes l'agrandissaient. Une certaine es-
pèce de singe montait jusqu'à 42 degrés, même jusqu'à .50.
Puis venait la tête du nègre d'Afrique, qui, ainsi que celle du
Ralmouk, en présentait 70^ L'Européen atteignait 80, et, pour
citer les paroles mêmes de l'inventeur, paroles si flatteuses
pour notre congénère : « C'est , dit-il , de cette différence de
« 10 degrés que dépend sa beauté plus grande, ce qu'on peut
RACE3 HUMAINES. T. I. 7
110
DE L INEGALITE
(' appeler sa beauté comparative. Quant à cette beauté abso-
« lue qui nous frappe à un si haut degré dans quelques œu-
« vres de la statuaire antique , comme dans la tête de l'Apol-
« Ion et dans la Méduse de Sosiclès , elle résulte d'une ouver-
« ture encore plus grande de l'angle, qui, dans ce cas,, atteint
« jusqu'à 100 degrés (1). »
Cette méthode était séduisante par sa simplicité. Malheu-
reusement, elle eut contre elle les faits, accident arrivé à bien
des systèmes. Owen établit , par une série d'observations sans
réplique, que Camper n'avait étudié la conformation de la
tête osseuse des singes que sur de jeunes sujets, et que, chez
les individus parvenus à l'âge adulte, la croissance des dents,
l'élargissement des mâchoires et le développement de l'arcade
zygomatique n'étant pas accompagnés d'un agrandissement
correspondant du cerveau , les différences avec la tête humaine
sont tout autres que celles dont Camper avait établi les chif-
fres, puisque l'angle facial de l'orang noir ou du chimpanzé
le plus favorisé de la nature ne dépasse pas 30 et 35 degrés
au plus. De ce chiffre aux 70 degrés du nègre et du Kalmouk,
il y a trop loin pour que la série imaginée par Camper de-
meure admissible.
La phrénologie avait marié beaucoup de ses démonstrations
à la théorie du savant hollandais. On aimait à reconnaître,
dans la série ascendante des animaux vet-s l'homme, des dé-
veloppements correspondants dans les instincts. Cependant les
faits furent encore contraires à ce point de vue. On objecta,
entre autres , que l'éléphant , dont l'intelligence est incontes-
tablement supérieure à celle des orangs-outangs , présente un
angle facial beaucoup plus aigu que le leur, et , parmi les sin-
ges eux-mêmes, il s'en faut que les plus intelligents, les plus
susceptibles de recevoir une sorte d'éducation domestique , ap-
partiennent aux plus grandes espèces.
Outre ces deux graves défauts, la méthode de Camper pré-
sentait encore un côté très attaquable. Elle ne s'appliquait pas
à toutes les variétés de la race humaine. Elle laissait en dehors
(1) Prichard, ouvrage cité, l. I, p. 152.
DES RACES HUMAINES. lit
de ses catégories les tribus à tête pyramidale , et c'est là ce-
pendant un caractère assez frappant.
Blumenbach , ayant beau jeu contre son prédécesseur, pro-
posa, à son tour, un système : c'était d'étudier la tête de
l'homme par en haut. Il appela son invention, norma verti-
calis, la méthode verticale. Il assurait que la comparaison de
la largeur supérieure des têtes faisait ressortir les principales
difîérences dans la configuration générale du crâne. Suivant
lui, l'étude de Cette partie du corps soulève tant de remarques,
surtout quant aux points déterminant le caractère national,
qu'il est impossible de soumettre toutes ces diversités à une
mesure unique de lignes et d'angles, et que, pour parvenir à
une classification satisfaisante, il faut considérer les têtes sous
l'aspect qui peut embrasser, d'un seul coup d'œil, le plus
grand nombre de variétés. Or, son idée devait présenter cet
avantage. Elle se résumait ainsi : « Placer la série des crânes
« que l'on veut comparer de manière à ce que les os malaires
« se trouvent sur une même ligne horizontale , comme cela a
« lieu quand ces crânes reposent sur la mâchoire inférieure;
« puis se placer derrière en amenant l'œil successivement au-
« dessus du vertex de chacun ; de ce point , en effet , on saisira
« les variétés dans la forme des parties qui contribuent le plus
« au caractère national , soit qu'elles consistent dans la direc-
« tion des os maxillaires et malaires , soit qu'elles dépendent
« de la largeur ou de l'étroitesse du contour ovale présenté
« par le vertex ; soit , enfin , qu'elles se trouvent dans la con-
« figuration aplatie ou bombée de l'os frontal (1). »
La conséquence de ce système fut , pour Blumenbach , une
division de l'humanité en cinq grandes catégories, partagées à
leur tour en un certain nombre de genres et de types.
Plusieurs doutes s'attachèrent à cette classification. On put
lui reprocher, avec raison , comme à celle de Camper, de né-
gliger plusieurs caractères importants, et ce fut, eu partie,
pour en éviter les objections principales qu'Owen proposa
d'examiner les crânes non plus par leur sommet, mais par
(1) Prichard, ouvrage cité, t. I, p. 137.
112
DE L INEGALITE
leur base. Un des résultats principaux de cette nouvelle fa-
çon de procéder était de trouver définitivement une ligne de
démarcation si nette et si forte entre l'homme et l'orang , qu'il
devenait à jamais impossible de retrouver entre les deux espèces
le lien imaginé par Camper. En effet, le premier coup d'oeil
jeté sur deux crânes , l'un d'orang , l'autre d'homme , exami-
nés par leurs bases , suffit pour faire apercevoir des différences
capitales. Le diamètre antéro -postérieur est plus allongé chez
l'orang que chez l'homme ; l'arcade zygomatique , au lieu de
se trouver comprise dans la moitié antérieure de la base crâ-
nienne, forme, dans la région moyenne, juste un tiers de la
longueur totale du diamètre-, enfin, la position du trou occi-
pital , si intéressante par ses rapports avec le caractère général
des formes de l'individu, et surtout par l'influence qu'elle
exerce sur les habitudes, n'est nullement la même. Chez
l'homme, elle occupe presque le milieu de la base du crâne;
chez l'orang , elle se trouve repoussée au milieu du tiers pos-
térieur (1).
Le mérite des observations d'Owen est grand , sans doute ;
je préférerais cependant le plus récent des systèmes craniosco-
piques, qui en est, en même temps, le plus ingénieux, à bien
des égards , celui du savant américain M. Morton , adopté par
M. Carus (2). Voici en quoi il consiste :
Pour démontrer la différence des races, les deux savants
que je cite sont partis de cette idée , que plus les crânes sont
vastes, plus, en thèse générale, les individus auxquels appar-
tiennent ces crânes se montrent supérieurs (3). La question
posée est donc celle-ci : Le développement du crâne est-il égal
chez toutes les catégories humaines?
Pour obtenir la solution voulue , M. Morton a pris un cer-
tain nombre de têtes appartenant à des blancs, à des Mongols,
à des nègres, à des Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord, et,
bouchant avec du coton toutes les ouvertures, sauf le foramen
magnum, il a rempli complètement l'intérieur de grains de
(1) Prichard, ouvrage cité, 1. 1, p. 60.
(2) Carus, Ueber imgleiche Befsshigung, etc., p. 19.
(3) Id., ibid., p. 20.
DES BACES HUMAINES.
113
poivre soigneusement séchés ; puis il a comparé les quantités
ainsi contenues. Cet examen lui a fourni le tableau suivant (1) :
1
2
3
4
Peuples blancs
Nombre
des crânes
mesurés.
Moyenne
dn chiffre
de capacité.
Maximum
de
capacité.
Minimum
de
capacité.
52
10
18
147
29
87
83
81
82
78
109
93
89
100
94
75
69
64
60
65
Peuples jaunes)^78«^'-
(Malais ..
Peaux-Rouges
Nègres
Les résultats inscrits dans les deux premières colonnes sont
. certainement très curieux. En revanche , j'attache peu de prix
à ceux des deux dernières ; car pour que la violente perturba-
tion qu'elles semblent apporter dans les observations de la se-
conde colonne fût réelle, il faudrait, d'abord, que M. Morton
eût opéré sur un nombre beaucoup plus considérable de crânes,
et, ensuite, qu'il eût spécifié la position sociale des personnes
auxquelles les crânes auraient appartenu. Ainsi il a pu avoir
d'assez beaux sujets pour les blancs et les Peaux-Rouges : il
s'est procuré là des têtes ayant appartenu à des hommes au-
dessus du niveau tout à fait vulgaire; tandis que, pour les
noirs, il n'est pas probable qu'il ait eu à sa disposition des crâ-
nes de chefs de peuplades, et, pour les jaunes, des têtes de
mandarins. C'est ce qui m'explique comment il a pu attribuer
le chiffre 100 à un indigène américain, tandis que le Mongol
le plus intelligent qu'il ait examiné ne dépasse pas 93, et se
laisse ainsi primer par le nègre même , qui atteint 94. De tels
résultats sont tout à fait incomplets, fortuits et sans valeur
scientifique et, dans de telles questions, ou ne saurait éviter
avec trop de soin des jugements fondés sur l'examen des indivi-
(1) Ouvrage cité, p. 19.
114 DE l'inégalité
dualités. Je serais donc porté à rejeter tout à fait la seconde
moitié des calculs de M. Morton.
Je me sens également disposé à contester un détail des au-
tres. Ainsi, dans la seconde colonne, entre les chiffres 87, in-
dicatif de la capacité du crâne blanc, 83 du jaune et 78 du
noir, il y a gradation claire et évidente. Mais les mesures de
8S, 8t et 82, données pour les Mongols , les Malais et les Peaux-
Rouges, sont des moyennes qui, évidemment, se confondent,
et d'autant mieux que M. Carus n'hésite pas à comprendre les
Mongols et les Malais dans ime seule et même race , c'est-à-
dire, à réunir les chiffres 83 et 81. Pourquoi, dès lors, pren-
dre 82 pour caractéristique d'une race distincte , et créer ainsi
tout à fait arbitrairement, une quatrième grande subdivision
humaine?
Cette anomalie soutient d'ailleurs la partie faible du système
de M. Carus. Le savant saxon aime à supposer que, ainsi que
l'on voit notre planète passer par les quatre états de jour, de
nuit, de crépuscule du soir et de crépuscule du matin, de
même, il faut qu'il y ait dans l'espèce humaine, quatre sub-
divisions correspondantes à ces variations de la lumière. Il
aperçoit Ifi un symbole (1), tentation toujours bien dangereuse
pour un esprit raffiné. M. Carus y a cédé, comme beaucoup
de ses savants compatriotes l'eussent fait à sa place. Les peu-
ples blancs sont les peuples du jour; les noirs, ceux de la n iit;
les jaunes, ceux du matin ou du crépuscule d'orient; les rou-
,ges, ceux du soir ou du crépuscule d'occident. On devine assez
tous les rapprochements ingénieux qui viennent se rattacher à
ce tableau. Ainsi, les nations européennes , par l'éclat de leurs
sciences et la netteté de leur civilisation, ont les rapports les
plus évidents avec l'état lumineux, et, tandis que les noirs
dorment dans les ténèbres de l'ignorance , les Chinois vivent
dans un demi-jour qui leur donne une existence sociale incom-
plète, cependant puissante. Pour les Peaux-Rouges , disparais-
sant peu à peu de ce monde , oii trouver une plus belle image
de leur sort que le soleil qui se couche !
(1) Carus, ouvrage cité, p. li.
DES BACES HUMAINES. 115
Malheureusement, comparaison n'est pas raison, et, pour
s'être abandonné indûment à ce courant poétique, M. Carus a
gâté quelque peu sa belle théorie. Du reste, il faut avouer en-
core ici ce que j'ai dit pour toutes les autres doctrines ethno-
logiques, celles de Camper, de Blumenbach, d'Owen : M. Carus
ne parvient pas à systématiser régulièrement l'ensemble des
diversités physiologiques remarquées dans les races (l).
Les partisans de l'unité ethnique n'ont pas manqué de s'em-
parer de cette impuissance, et de prétendre que, du moment
où les observations sur la conformation de la tête osseuse sem-
blent ne pouvoir être classées de manière à formuler un sys-
tème démonstratif de la séparation originelle des types , il faut
en considérer les divergences, non plus comme de grands
traits radicalement distinctifs , mais comme les simples résul-
tats de causes secondes indépendantes , tout à fait destituées
du caractère spéciflque.
C'est chanter victoire un peu vite. La difficulté de trouver
une méthode n'autorise pas toujours à conclure à l'impossibi-
lité de la découvrir. Les unitaires cependant n'ont pas admis
cette réserve. Pour étayer leur opinion, ils ont fait remarquer
que certaines tribus appartenant à une même race , loin de pré-
senter le même type physique, s'en écartent, au contraire, as-
sez notablement. Pour exemple , sans tenir compte de la quotité
des éléments dans chaque mélange, ils ont cité les différentes
branches de la famille métisse malayo-polynésienne , et ils ont
ajouté que, si des groupes dont l'origine est commune (2) peu-
vent cependant revêtir des formes crâniennes et faciales tota-
lement différentes , il en résulte que les plus grandes diversités
(1) Il en est de légères qui sont pourtant fort caractéristiques. Je
mettrais de ce nombre un certain renflement des chairs aux côtés de
la lèvre inférieure qui se rencontre ciiez les Allemands et les Anglais.
Je retrouve aussi cet indice d'une origine germanique dans quelques
figures de l'école flamande, dans la Madone de Rubens du musée de
Dresde, dans les Satyres el Nymphes de la même collection, dans une
Joueuse de luth de Miéris, etc. Aucune métiiode cranioscopique n'est
en état de relever de tels détails, qui ont cependant leur valeur dans
nos races si mélangées.
(-2) Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 3i>.
f
116 DE L'iNliGALITE
dans ce genre ne prouvent pas la multiplicité première des origi-
nes ; que , dès lors , si étranges que puissent paraître, à des yeux
européens , les types nègres ou mongols , ce n'est pas une dé-
monstration de cette multiplicité d'origines, et que les causes
de la séparation des familles humaines devant être cherchées
moins haut et moins loin, on peut considérer les déviations
physiologiques comme les simples résultats de certaines cau-
ses locales agissant pendant un laps de temps plus ou moins
long (I).
Poursuivis par tant d'objections bonnes et mauvaises, les
partisans de la multiplicité des races ont cherché à agrandir
le cercle de leurs arguments ; et, cessant de s'en tenir à la seule
étude des crAnes, ils ont passé à celle de l'individu humain
tout entier. Pour montrer, ce qui est vrai, que les différences
n'existent pas uniquement dans l'aspect de la face et dans la
(1) Job Ludolf, dont les données sur celte matière étaient nécessaire-
ment fort incomplètes et inférieures à celles que nous possédons au-
jourd'hui, n'en combat pas moins, eu termes très piquants, et avec des
raisons sans réplique pour ce qui concerne les nègres, l'opinion ac-
ceptée par M. Pricliard. Je ne résiste i)as au plaisir de citer : « De nigre-
tline iEtiiiopum hic agere noslri non est instituti, plerique ardoribus
solis atquc zonœ torridaî id tribuant. Verum etiam intra solis orbitam
populi dantur, si non plane aibi, saltem non prorsus nigri. Multi extra
utrumque tropicum a média mundi linea longius obsunt quam Persae
aut Syri, veluti promontorii Bonx Spei habilantes, et tamen isti sunt
nigerrimi. Si Africœ tantum et Chami posteris id inspectare velis, Ma-
labares et Ceilonii aliique remotiores Asiaj populi œque nigri exci-
piendi erunt. Quod si causam ad cœli soliquc naluram referas, non
iiomines albi in illis regionibus renascentes non nigrescunt? Aut qui
ad occultas qualitates coufugiunt, melius fecerint si sese nescire fa-
icantur. — Jobus Ludolfus, Commentarium ad Hisloriam .li^thiopicam,
iu-fol., Norimb., p. 5(i. —J'ajouterai encore un passagedeM. Pickering;
ce passage est court et concluant. Parlant des séjours de la race noire,
le voyageur américain s'exprime ainsi : « Excluding the northern and
« soutliern extrems with the tableland of Abyssinia, it holds ail llie
« more temperate; and fertiles parts of the Continent. » Ainsi , là où il
se trouve moins de noirs ])urs, c'est là qu'il fait le moins chaud...
Pickering, The Races of Man, and Iheir geographical distribution,
dans l'ouvrage intitulé : United States exploring Expédition during
the years 1838, 1839, 1840, 18il and 1842, under the command of Charles
Wilkes, U. S. N.; Philadelphia, 1848, in-i°, vol. IX.
DES BACES HUMAINES. 117
construction osseuse des têtes, ils ont allégué des faits non
moins graves , comme la forme dii bassin , la proportion rela-
tive des membres, la couleur de la peau, la nature du système
pileu!x.
Camper et d'autres anatomistes avaient reconnu, depuis
longtemps, que le bassin du nègre présentait quelques parti-
cularités. Le docteur Vrolik, étendant plus loin ses recherches,
a observé que , pour les Européens , les différences entre le
bassin de l'homme et celui de la femme sont beaucoup moins
marquées, et dans la race nègre il voit, chez les deux sexes,
un caractère très saillant d'animalité. Le savant d'Amster-
dam, partant de l'idée que la conformation du bassin influe
nécessairement sur celle du fœtus , conclut à des différences
originelles (1).
M. Weber est venu attaquer cette théorie ; toutefois , avec
peu d'avantages. Il lui a fallu reconnaître que certaines formes
de bassin se rencontraient plus fréquemment dans une race
que dans une autre, et tout ce qu'il a pu faire, c'est de mon-
trer que la règle n'est pas sans exception , et que tels sujets
américains, africains, mongols, présentent des formes ordi-
naires aux Européens. Ce n'est pas là prouver beaucoup, d'au-
tant que M. Weber, en parlant de ces exceptions, ne paraît
pas avoir été préoccupé de l'idée que leur conformation par-
ticulière pouvait n'être que le résultat d'un mélange de sang.
Pour ce qui est de la dimension des membres , les adversai-
res de l'unité de l'espèce prétendent que l'Européen est mieux
proportionné. On leur répond que la maigreur des extrémités,
chez les nations qui se nourrissent particulièrement de végé-
taux , ou dont l'alimentation est imparfaite, n'a rien qui doive
surprendre ; et cette réplique est bonne assurément. Mais lors-
qu'on objecte, en outre, le développement extraordinaire du
buste chez les Quichuas , les critiques , décidés à ne pas le re-
connaître comme caractère spécifique, réfutent l'argument
d'une manière moins concluante : car prétendre, ainsi qu'ils
le font, que cette ampleur de la poitrine s'explique, chez les
(1) Pricliard, Histoire nalur. de l'homme, t. I, p. 166.
118 DE l'inégalité
montagnards du Pérou , par l'élévation de la chaîne des Andes,
ce n'est pas donner une raison bien sérieuse (l). Il est dans le
monde nombre de populations de montagnes, et qui sont .cons-
tituées tout difféi-emment que les Quichuas (2).
Viennent ensuite les observations sur la couleur de la peau.
Les Unitaires soutiennent que là ne peut se trouver aucun ca-
ractère spécifique : d'abord, parce que cette coloration tient à
des circonstances climatériques , et n'est pas permanente, as-
sertion plus que hardie; ensuite, parce que la couleur se
prête à l'établissement de gradations infinies, par lesquelles
on passe insensiblement du blanc au jaune, du jaune au noir,
sans pouvoir découvrir une ligne de démarcation suffisamment
tranchée. Ce fait prouve simplement l'existence d'innombrables
hybrides , observation à laquelle les Unitaires ont le tort fonda-
mental d'être constamment inattentifs. Sur le caractère spéci-
fique des cheveux, M. Flourens apporte sa grande autorité en
faveur de l'unité originelle des races.
Après avoir passé rapidement en revue les arguments ia-
consistants, j'arrive à la véritable citadelle scientifique des
Unitaires. Ils possèdent un argument d'une grande force, et
je l'ai réservé pour le dernier : je veux dire la facilité avec la-
quelle les différents rameaux de l'espèce humaine produisent
des hybrides , et la fécondité de ces mêmes hybrides.
Les observations des naturalistes semblent avoir démontré
que, dans le monde animal ou végétal, les métis ne peuvent
naître que d'espèces assez parentes, et que, même dans ce
cas, leurs produits sont condamnés d'avance à la stérilité. On
a observé, en outre, qu'entre les espèces rapprochées , bien que
la fécondation soit possible , l'accouplement est répugnant et
ne s'obtient , en général , que par la ruse ou la force ; ce qui
indiquerait que , dans l'état libre , le nombre des hybrides est
encore plus limité que l'intervention de l'homme n'est par-
venue à le faire. On en a conclu qu'il fallait mettre au nombre
(1) Prichard, Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 180 et passim.
(2) Ni les Suisses, ni les Tyroliens, ni les Highlanders de l'Ecosse, ni
les Slaves des Balkans, ni les tribus de l'Hymalaya n'offrent l'aspect
monstrueux des Quichuas.
DES BACES HUMA INES. 119
des caractères spécifiques la faculté de produire des individus
féconds.
Comme rien n'autorise à croire que l'espèce humaine soit
exempte de cette règle, rien non plus, jusqu'ici, n'a pu ébran-
ler la force de l'objection qui, plus que toutes les autres, tient
en échec le système des adversaires de l'unité. On affirme, il
est vrai, que, dans certaines parties de l'Océanie, les femmes
Indigènes , devenues mères de métis européens , ne sont plus
aptes à être fécondées par leurs compatriotes. En admettant
ce renseignement comme exact, il serait digne de servir de
pomtde départ à des investigations plus approfondies; mais,
quant à présent, on ne saurait encore s'en servir pour infirmer
les principes admis sur la génération des hybrides. Il m
prouve rien contre les déductions qu'on en tire.
CHAPITRE XI.
Les différences ethniques sont permanentes.
Les Unitaires affirment que la séparation des races est ap-
parente , et due uniquement à des circonstances locales telles
que celles dont nous éprouvons aujourd'hui l'influence , ou à
des déviations accidentelles de conformation dans l'auteur
d'une branche. Toute l'humanité est, pour eux, accessible aux
mêmes perfectionnements; partout le type originel commun,
nlus ou moins voilé, persiste avec une égale force, et le nègre,
le sauvage américain, le Tongonse du nord de la Sibérie peu-
vent et doivent, sous l'empire d'une éducation similaire, par-
venir à rivaliser avec l'Eiu-opéen pour la beauté des formes.
Cette théorie est inadmissible.
On a vu plus haut quel était le plus solide rempart scienti-
fique des Unitaires : c'est la fécondité des croisements hu-
mains. Cette observation, qui paraît présenter jusqu'ici à la
réfutation de grandes difficultés, ne sera peut-être pas toujours
120 DE l'iNEGALITK
aussi invincible, et elle ne suffirait pas à m'arrêter si je ne la
voyais appuyée par un autre argument, d'une nature bien dif-
férente, qui, je l'avoue, me touche davantage : on dit que la
Genèse n'admet pas, pour notre espèce, plusieurs origines.
Si le texte est positif, péremptoire, clair, incontestable, il
faut baisser la tête : les plus grands doutes doivent céder, la
raison n'a qu'à se déclarer imparfaite et vaincue, l'origine de
l'humanité est une , et tout ce qui semble démontrer le con-
traire n'est qu'une apparence à laquelle on ne doit pas s'ar-
rêter. Car mieux vaut laisser l'obscurité s'épaissir sur un point
d'érudition que de se hasarder contre une autorité pareille.
Mais si la Bible n'est pas explicite? Si les livres saints, con-
sacrés à tout autre chose qu'à l'éclaircissement de questions
ethniques, ont été mal compris, et que, sans leur faire vio-
lence , on puisse en extraire un autre sens , alors je n'hésiterai
pas à passer outre.
Qu'Adam soit l'auteur de notre espèce blanche , il faut l'ad-
mettre certainement. Il est bien clair que les Ecritures veu-
lent qu'on l'entende ainsi , puisque de lui descendent des gé-
nérations qui incontestablement ont été blanches. Ceci posé,
rien ne prouve que , dans la pensée des premiers rédacteurs
des généalogies adamites, les créatures qui n'appartenaient pas
à la race blanche aient passé pour faire partie de l'espèce. Il
n'est pas dit un mot des nations jaunes, et ce n'est que par
une interprétation dont je réussirai , je pense , dans le livre
suivant, à fdire ressortir le caractère arbitraire, que l'on attri-
bue au patriarche Cham la couleur noire. Sans doute, les tra-
ducteurs, les commentateurs, en affirmant qu'Adam a été
l'auteur de tout ce qui porte le nom d'homme , ont fait entrer
dans les familles de ses fils l'ensemble des peuples venus de-
puis. Suivant eux , les Japhétides sont la souche des nations
européennes, les Sémites occupent l'Asie antérieure, les Cha-
mites , dont on fait , sans bonnes raisons , je le répète , une
race originairement mélanienne, occupent les régions afri-
caines. Voilà pour une partie du globe : c'est à merveille ; et
la population du reste du monde , qu'en fait-on ? Elle demeure
ea dehors de cette classification.
DES BACES HUMAINES. 121
Je n'insiste pas, en ce moment, sur cette idée. Je ne veux pas
entrer en lutte apparente, même avec de simples interpréta-
tions, du moment qu'elles sont accréditées. Je me contente
d'indiquer qu'on pourrait, peut-être, sans sortir des limites
imposées par l'Église, en contester la valeur; puis je me ra-
bats à chercher si, en admettant, telle quelle, la partie fon-
damentale de l'opinion des Unitaires, il n'y aurait pas encore
moyen d'expliquer les faits autrement qu'ils ne font, et d'exa-
miner si les différences physiques et morales les plus essen-
tielles ne peuvent pas exister entre les races humaines et avoir
toutes leurs conséquences , indépendamment de l'unité ou de
la multiplicité d'origine première ?
On admet l'identité ethnique pour toutes les variétés cam-
nes (1) ; qui donc, cependant, ira entreprendre la thèse difficile
de constater chez tous ces animaux, sans distinction de genres,
les mêmes formes, les mêmes tendances, les mêmes habitudes,
les mêmes qualités ? Il en est de même pour d'autres espèces
telles que les chevaux , la race bovine , les ours , etc. Partout
identité quant à l'origine , diversité pour tout le reste , et di-
versité si profondément établie qu'elle ne peut se perdre que
par les croisements , et même alors les types ne reviennent pas
à une identité réelle de caractère. Tandis que, tant que la
pureté de race se maintient , les traits spéciaux restent perma-
nents et se reproduisent, de génération en génération, sans
offrir de déviations sensibles.
Ce fait, qui est incontestable, a conduit à se demander si,
dans les espèces animales soumises à la domesticité et en ayant
<;ontracté les habitudes , on pouvait reconnaître les formes et
les instmcts de la souche primitive. La question paraît devoir
■demeurer insoluble. Il est impossible de déterminer quelles
élevaient être les formes et le naturel de l'individu primitif, et
de combien s'en éloignent ou s'en rapprochent les déviations
placées aujourd'hui sous nos yeux. Un très grand nombre de
végétaux offrent le même problème. L'homme surtout, la
créature la plus intéressante à connaître dans ses origines,
semble se refuser à tout déchiffrement, sous ce rapport.
(1) M. Frédéric Cuvier, entre autres, Annales du Muséum, t. XI, p. -ij8.
122 DE L'l?f ÉGALITÉ
Les différentes races n'ont pas douté que l'auteur antique
de l'espèce n'eût précisément leurs caractères. Sur ce point ,
sur celui-là seul, leurs traditions sont unanimes. Les blancs se
sont fait un Adam et une Eve que Blumenbach aurait déclarés
caucasiques ; et un livre , frivole en apparence , mais rempli
d'observations justes et de faits exacts, les Mille et une Nuits,
raconte que certains nègres donnent pour noirs Adam et sa
femme; que, ces auteurs de l'humanité ayant été créés à
l'image de Dieu , Dieu est noir aussi , et les anges de même ,
et que le prophète de Dieu était naturellement trop favorisé
pour montrer une peau blanche à ses disciples.
Malheureusement, la science moderne n'a pu rien faire pour
simplifier le dédale de ces opinions. Aucune hypothèse vrai-
semblable n'a réussi à éclairer cette obscurité, et, en toute
vraisemblance, les races humaines diffèrent autant de leur
générateur commun , si en effet elles en ont eu un , qu'elles le
font entre elles. Reste à expliquer, sur le terrain modeste et
étroit où je me confine , en admettant l'opinion des Unitaires,
cette déviation du type primitif.
Les causes en sont fort difficiles à démêler. L'opinion des
Unitaires l'attribue, je l'ai dit, à l'influence du climat, de la
position topographique et des habitudes. Il est impossible de
se ranger à un pareil avis (1), attendu que les modifications.
(1) Les unitaires se servent constamment, pour appuyer cette thèse,
de la comparaison de l'iiommeavec les animaux. Je viens de me piéter
à ce mode de raisonnement. Cependant, je n'en voudrais pas abuser,
et je ne le saurais faire, en conscience, lorsqu'il s'agit d'expliquer les
modifications des espèces au moyen de l'influence des climats; car, sur
ce point, la différence entre les animaux et l'homme est radicale, et on
pourrait dire spécifique. Il y a une géographie des animaux, comme
unegéographie des plantes; il n'y a pasde géographie des hommes. Il est
telle latitude où tels végétaux, tels quadrupèdes, tels reptiles, tels pois-
sons, tels mollusques peuvent vivre ; et l'homme, de toutes les variétés,
existe également partout. C'est là plus qu'il n'en faut pour expliquer
une immense diversité d'organisation. Je conçois, sans nulle difficulté,
que les espèces qui ne peuvent franchir tel degré du méridien ou telle
élévation du relief de la terre sans mourir, subissent avec soumission
l'influence des climats et en ressentent rapidement les effets dans leurs
formes et leursinslincts; mais c'est précisément parce que l'homme
DES fiACES HUMAINES. 123
dans la constitution des races , depuis le commencement des
temps historiques, sous l'empire des circonstances ici indi-
quées, ne paraissent pas avoir eu l'importance qu'il faudrait
leur prêter pour expliquer suffisamment tant et de si pro-
fondes dissemblances. On va le comprendre à l'instant.
Je suppose que deux tribus, pareilles encore au type primi-
tif, se trouvent habiter, l'une une contrée alpestre, située
dans l'intérieur d'uu continent, l'autre une île de la région
maritime. La condition de l'air ambiant sera toute différente
pour les deux populations , la nourriture le sera de même. Si,
de plus, j'attribue des moyens d'alimentation abondants à
l'une, précaires à l'autre; qu'en outre, je place la première
sous l'action d'un climat froid, la seconde sous celle d'un soleil
tropical , il est bien certain que j'aurai accumulé les contrastes
ktcaux les plus essentiels. Le cours du temps venant ajouter
ce qu'on lui suppose de forces à l'activité naturelle des agents
pliysiques , peu à peu les deux groupes finiront certainement
par revêtir quelques caractères propres qui aideront à les dis-
tinguer. Mais, fût-ce au bout d'une série de siècles, rien d'es-
sentiel, rien d'organique n'aura changé dans leur conforma-
tion ; et la preuve, c'est qu'on rencontre des populations séparées
par le monde entier, placées dans des conditions de climat et
d'existence très disparates , dont les types offrent cependant la
ressemblance la plus parfaite. Tous les ethnologistes en con-
viennent. On a même voulu que les Hottentots fussent une co-
lonie chinoise , tant ils ressemblent aux habitants du Céleste
Empire, supposition d'ailleurs inacceptable (1). On découvre,
de même, une grande similitude entre le portrait qui nous est
resté des anciens Étrusques et le type des Araucans de l'A-
échappe complètement à cet esclavage, que je refuse de comparer per-
pétuellement sa position, vis-à-vis des forces de la nature, à celle des
animaux.
(1) C'est Barrow qui a émis cotte idée, se fondant sur quelques res-
semblances dans les formes de la tête et sur la carnation, en effet jau-
nâtre, des indigènes du cap de Bonne-Espérance. Un voyageur dont le
nom m'échappe a même corroboré cette opinion de la remarque que
les Hottentots portent, en général, une coiffure qui ressemble au cha-
peau conique des Chinois.
124 DE L INEGALITE
mérique méridionale. La figure, les formes corporelles des
Chérokees semblent se confondre tout à fait avec celles de
plusieurs populations italiennes, telles que les Calabrais. La
physionomie accusée des habitants de l'Auvergne, surtout chez
les femmes , est bien plus éloignée du caractère commun des
nations européennes que celui de plusieurs tribus indiennes de
l'Amérique du Nord. Ainsi , du moment que , sous des climats
éloignés et différents , et dans des conditions de vie si pou pa-
reilles, la nature peut produire des types qui se ressemblent,
il est bien clair que ce ne sont pas les agents extérieurs au-
jourd'hui agissants qui imposent aux types humains leurs ca-
ractères.
Néanmoins , on ne saurait méconnaître que les circonstances
locales peuvent au moins favoriser l'intensité plus ou moins
grande de certaines nuances de carnation, la tendance à l'obé-
sité, le développement relatif des muscles de la poitrine, l'al-
longement des membres inférieurs ou des bras , la mesure de
la force physique. Mais, encore une fois, il n'y a rien là 4'es-
sentiel, et à juger d'après les très faibles modifications que ces
causes, lorsqu'elles changent de nature, apportent dans la con-
formation des individus, il n'y a pas à croire non plus, et c'est
encore une preuve qui a du poids , qu'elles aient exercé jamais
beaucoup d'action.
Si nous ne savons pas quelles révolutions ont pu survenir
dans l'organisation physique des peuples jusqu'à l'aurore des
temps historiques, nous pouvons du moins remarquer que cette
période ne comprend environ que la moitié de l'âge attribué à
notre espèce ; et si donc , pendant trois ou quatre mille ans ,
l'obscurité est impénétrable, il nous reste trois mille autres
années , jusqu'au début desquelles nous pouvons remonter
pour quelques nations, et tout prouve que les races alors
connues , et restées , depuis ce temps , dans un état de pureté re-
lative, n'ont pas notablement changé d'aspect, bien que quel-
ques-unes aient cessé d'habiter les mêmes lieux, d'être soumi-
ses, par conséquent, aux mêmes causes extérieures. Je citerai
les Arabes. Comme les monuments égyptiens nous les repré-
sentent, ainsi les trouvons-nous encore, non seulement dans
DES BACES HUMAINES. 125
les déserts arides de leur pays, mais dans les contrées fertiles,
souvent humides, du 3Ialabar et de la côte de Cororaandel,
dans les îles de la mer des Indes, sur plusieurs points de la
côte septentrionale de l'Afrique, où ils sont, à la vérité, plus
mélangés que partout ailleurs; et leur trace se rencontre en-
core dans quelques parties du Roussillon, du Languedoc et de
la plage espagnole, bien que deux siècles, à peu près, se soient
écoulés depuis leur invasion. La seule influence des milieux ,
si elle avait la puissance , comme on le suppose , de faire et de
défaire les démarcations organiques, n'aurait pas laissé subsis-
ter une telle longévité de types. En changeant de lieux , les
descendants de la souche ismaélite auraient également changé
de conformation.
Après les Arabes, je citerai les Juifs, plus remarquables en-
core en cette affaire, parce qu'ils ont émigré dans des climats
extrêmement différents, de toute façon, de celui de la Pales-
tine, et qu'ils n'ont pas conservé davantage leur ancien genre
de vie. Leur type est pourtant resté semblable à lui-même,
n'offrant que des altérations tout à fait insignifiantes, et qui
n'ont suffi, sous aucune latitude, dans aucune condition de
pays, à altérer le caractère général de la race. Tels on voit les
belliqueux Réchabites des déserts arabes , tels nous apparais-
sent aussi les pacifiques Israélites portugais, français, allemands
et polonais. J'ai eu occasion d'examiner un homme appartenant
à cette dernière catégorie. La coupe de son visage trahissait
parfaitement son origine. Ses yeux surtout étaient inoubliables.
Cet habitant du Nord, dont les ancêtres directs vivaient, de-
puis plusieurs générations, dans la neige, semblait avoir été
bruni, de la veille, par les rayons du soleil syrien. Ainsi, force
est d'admettre que le visage du Sémite a conservé , dans ses
traits principaux et vraiment caractéristiciues , l'aspect qu'on
lui voit sur les peintures égyptiennes exécutées il y a trois ou
quatre mille ans et plus; et cet aspect se retrouve dans les cir-
constances climatériques les plus multiples, les mieux tran-
chées, également frappant, également reconnaissable. L'iden-
tité des descendants avec les ancêtres ne s'arrête pas aux traits
du visage : elle persiste, de même, dans la conformation des
t
126 DE l'inégalité
membres et dans la nature du tempérament. Les Juifs alle-
mands sont , en général , plus petits , et présentent une struc-
ture plus grêle que les hommes de race européenne , parmi
lesquels ils vivent depuis des siècles. En outre , l'âge de la nu-
bilité est, pour eux, beaucoup plus précoce que pour leurs
compatriotes d'une autre race (1).
Voilà, du reste, une assertion diamétralement opposée au
sentiment de M. Prichard. Ce physiologiste, dans son zèle à
prouver l'unité de l'espèce, cherche à démontrer que l'époque
de la puberté, dans les deux sexes, est la même partout et pour
toutes les races (2). Les raisons qu'il met en avant sont tirées
de l'Ancien Testament pour les Juifs, et, pour les Arabes, de
la loi religieuse du Coran par laquelle l'âge du mariage des
femmes est fixé à 15 ans et même à 18, dans l'opinion d'Abou-
Hanifah.
Ces deux arguments paraissent fort discutables. D'abord,
les témoignages bibliques ne sont guère recevables en cette
matière, puisqu'ils émettent souvent des faits en dehors de la
marche habituelle des choses, et que, pour en citer un, l'en-
fantement de Sarah, arrivé dans son extrême vieillesse, et
quand Abraham lui-même comptait 100 ans, est un événement
sur lequel ne peut s'appuyer un raisonnement ordinaire (3).
Passant à l'opinion et aux prescriptions de la loi musulmane ,
je remarque que le Coran n'a pas eu uniquement l'intention de
constater l'aptitude physique avant d'autoriser le mariage : il
a voulu aussi que la femme fût assez avancée d'intelligence et
d'éducation pour être en état de comprendre les devoirs d'un
état si sérieux. La preuve en est que le Prophète met beaucoup
de soin à ordonner, à l'égard des jeunes filles, la continuation
de l'enseignement religieux jusqu'à l'époque des noces. A un
tel point de vue, il était tout simple que ce moment fût retardé
autant que possible, et que le législateur trouvât très important
de développer la raison avant de se montrer aussi hâtif, dans
(i) Mûller, Handbuch der Physiologie des Menschen, t. Il, p. 639.
(2) Prichard, Histoire nattirelle de l'homme, t. Il, p. 249, et passim.
(3) Gen., XXI, 5.
DES BÀCES HUMAINES. 127
ses autorisations, que la nature l'était dans les siennes. Ce n'est
pas tout. Contre les graves témoignages qu'invoque M. Pri-
cliard, il en est d'autres plus concluants, quoique plus légers,
et qui tranchent la question en faveur de mon opinion.
Les poètes, attachés seulement, dans leurs récits d'amour, à
montrer leurs héroïnes à la fleur de leur beauté, sans se sou-
cier du développement moral, les poètes orientaux ont toujours
£ait leurs amantes bien plus jeunes que l'âge indiqué par le
Coran. Zélika, Leïla n'ont certes pas quatorze ans. Dans l'Inde,
la différence est plus marquée encore. Sakontala serait en Eu-
rope une toute jeune fille, une enfant. Le bel âge de l'amour
pour une femme de ce pays-là, c'est de neuf à douze ans.
Voilà donc une opinion très générale, bien établie, bien admise
dans les races indiennes, persanes et arabes, que le printemps
de la vie, chez les femmes, éclôt à une époque un peu précoce
pour nous. Longtemps nos écrivains ont pris l'avis, en cette
matière, des anciens modèles de Rome. Ceux-ci, d'accord avec
leurs instituteurs de la Grèce, acceptaient quinze ans pour le
bal âge. Depuis que les idées du Nord (1) ont influé sur notre
littérature, nous n'avons plus vu dans les romans que des ado-
lescentes de dix-huit ans, et même au delà.
Si, maintenant, on retourne à des arguments moins gais, on
ne les trouvera pas en moindre abondance. Outre ce qui a déjà
été dit, plus haut, sur les Juifs allemands, on pourra relever
que, dans plusieurs parties de la Suisse, le développement physi-
que de la population est tellement tardif, que, pour les hom-
mes, il n'est pas toujours achevé à la vingtième année. Une
autre série d'observations, très facile à aborder, serait offerte
(1) II faut faire exception pour Sliakspeare, composant sur des cane-
vas italiens. Ainsi, dans Roméo et Juliette, voici comment parle Capulet :
My child is yet a slranger in tJie world,
She hath nol seen Ihe change of fourteen years,
Lel two more summers wither in their pride,
Ere we may think lier ripe to be a bride.
Ce à quoi Paris répond :
Younger than she are happy mothers made.
128 DE l'inégalite;
parles bohémiens ou zingaris (1), Les individus de cette race
présentent exactement la même précocité physique que les Hin-
dous, leurs parents ; et sous les cieux les plus âpres, en Russie,
^n Moldavie, on les voit conserver, avec leurs notions et leurs
habitudes anciennes, l'aspect, la forme des visages et les pro-
portions corporelles des parias. Je ne prétends cependant pas
combattre M. Prichard sur tous les points. Il est une de ses
Dbservations que j'adopte avec empressement : c'est que « la
X différence du climat n'a que peu ou point d'effet pour pro-
X duire des diversités importantes dans les époques des chan-
« gements physiques auxquels la constitution humaine est
a assujettie (2). » Cette remarque est très fondée, et je ne
chercherais pas à l'inflrmer, me bornant à ajouter seulement
qu'elle semble contredire un peu les principes défendus par le
savant physiologiste et antiquaire américain.
On n'aura pas manqué de s'apercevoir que la question de
permanence dans les types est, ici, la clef de la discussion. S'il
est démontré ([ue les races humaines sont, chacune, enfermées
dans une sorte d'individualité d'où rien ne les peut faire sor-
tir que le mélange, alors la doctrine des Unitaires se trouve
bien pressée et ne peut se soustraire à reconnaître que, du
moment où les types sont si complètement héréditaires, si cons-
tants, si permanents, en un mot, malgré les climats et le
temps, l'humanité n'est pas moins complètement et iuébranla-
(1) D'après M. Krapff, missionnaire protestant dans l'Afrique orientale,
les Wanikas se marient à douze ans avec des filles du même âge. (Zei-
Ischrift der deutschen morgenlœndischen Gesellschaft , t. m, p. 317.)
Au Paraguay, les jésuites avaient établi la coutume, qui s'est conservée,
de marier leurs néophytes, à 10 ans les filles, à 13 les garçons. On voit,
dans ce pays, des veuves et des veufs de 11 et 12 ans. (A. d'Orbiguy,
l'Homme américain, t. I, p. 40.) — Dans le Brésil méridional, les fem-
mes se marient vers 10 à 11 ans. La menstruation paraît de très bonne
heure et passe de même. (Martius et Spix, Reise in Brasilien, t. I,
p. 382.) On pourrait multiplier ces citations à l'infini; je n'en ajouterai
qu'une : c'est que, dans le roman d'Yo-Kiao-li, l'héroïne chinoise a 16
ans, et que son père est désolé qu'à un tel âge, elle ne soit pas encore
mariée.
(2) Prichard, ouvrage cité, t. II, p. 253.
DES HACES HUMAINES. 129
blement partagée, que si les distinctions spéciBques prenaient
leur source dans une diversité primitive d'origine.
Cette assertion, si importante, nous est devenue facile à sou-
tenir désormais. On l'a vue appuyée par le témoignage des
sculptures égyptiennes, au sujet des Arabes, et par l'observa-
tion des Juifs et des Zingaris. Ce serait se priver, sans nul
motif, d'un précieux secours que de ne pas rappeler, en même
temps, que les peintures des temples et des hypogées de la
vallée du Nil attestent également la permanence du type nègre
à chevelure crépue, à tête prognathe, à grosses lèvres, et que
la récente découverte des bas-reliefs de Khorsabad (1), venant
confirmer ce que proclamaient déjà les monuments figurés de
Persépolis, établit, à son tour, d'une manière incontestable,
l'identité physiologique des populations assyriennes avec telles
nations qui occupent aujourd'hui le même territoire.
Si l'on possédait, sur un plus grand nombre de races encore
vivantes, des documents semblables, les résultats demeureraient
les mêmes. La permanence des types n'en serait que plus dé-
montrée. Il suffit cepefndant d'avoir établi le fait pour tous les
cas où l'étude en est possible. C'est maintenant aux adversaires
à proposer leurs objections.
Les ressources leur manquent, et dans la défense qu'ils es-
sayent, ils se démentent eux-mêmes, dès le premier mot, ou
se mettent en contradiction avec les réalités les plus palpables.
Ainsi, ils allèguent que les .Tuifs ont changé de type suivant les
climats, et les faits démontrent le contraire. Leur raison, c'est
qu'il y a en Allemagne beaucoup d'Israélites blonds avec des
yeux bleus. Pour que cette allégation ait de la valeur, au point
de vue où se placent les Unitaires, il faut que le climat soit
reconnu comme étant la cause unique ou du moins principale
de ce phénomène, et précisément les savants de cette école
assurent, d'autre part, que la couleur de la peau, des yeux et
des cheveux ne dépend, en aucune façon, de la situation géo-
graphique, ni des influences du froid ou du chaud (2). Ils trou-
(i) Botta, Monuments de Ninive; Paris, 1830.
(2) Edinl)urgh Review, Ethnology or the Science of Races, October
iS'tS, p. Wt et passim : « Tlicie is probably no évidence of original
130 DE l'inégalité
vent et signalent, avec raison, des yeux bleus et des cheveux
blonds chez les Cinghalais (1) ; ils y observent ni^me nue grande
variété de teint passant du brun clair au noir. D'autre part
encore, ils avouent que les Samoyèdes et les Tongouses, bien
que vivant sur les bords de la mer Glaciale, sont extrêmement
basanés (2). Le climat n'est donc pour rien dans la carnation
fixe, non plus que dans la couleur des cheveux et des yeux. Il
faut dès lors laisser ces marques ou comme indilTérentes en
elles-mêmes, ou comme annexées à la race, et puisqu'on sait
d'une manière très précise que les cheveux rouges ne sont pas
rares en Orient et ne l'ont jamais été, personne, non plus, ne
peut être surpris d'en voir aujourd'hui à des Juifs allemands.
Il n'y a là de quoi rien établir, ni la permanence des types ni
le contraire.
Les Unitaires ne sont pas plus heureux lorsqu'ils appellent
à leur aide les preuves historiques. Ils n'en fournissent que
deux : l'une s'applique aux Turcs, l'autre aux Madjars. Pour
les premiers, l'origine asiatique est considérée comme hors
de question. On croit pouvoir en dire autant de leur étroite
parenté avec les rameaux fînniques des Ostiaks et des Lapons.
Dès lors ils ont eu primitivement la face jaime , les pommettes
saillantes, la taille petite des Mongols. Ce point établi, on se
tourne vers leurs descendants actuels, et, voyant ceux-ci
pourvus du type européen , avec la barbe épaisse et longue ,
« divcrsity of race which isso generallyand unhesitatingly relied iipon,
« as that derived from the colour of the skin and the charakter of the
« hoir... but it will not, we think, stand the test of a seriou$ examina-
« tion... Among Ihe Kabyles of Algier and Tunis, theTuarikesof Sahara,
« the Shelalis or mountaineers of Southern Morocco and other people
« of the same race, there are very considérable différence of com-
<c plexion (p. W8). »
(1) Ed. Rew., 1. c, p. 453 : € The Cinghalese are described by D' Davy,
« as varying in colour from light brown to black, the prévalent hue
« of their hair and eyes is black, but hazel eyes and brown hair are
« not very uncommon ; grey eyes and red hair are occasionally seen,
« though rarely, and sometimes the light blue or red eyc and flaxen
<i hair of the Albino. »
(2) Ibid., 1. c. : « The Samoiedes, Tungusians, and others living on tlie
« borders of the Icy sea hâve a dirty brown or swarthy complexion. »
DES RACES HUMAINES. 131
les j'eiix coupés en amande et non plus bridés, on conclut vic-
torieusement que les races ne sont pas permanentes , puisque
les Turcs se sont ainsi transformés (1). « A la vérité, disent
« les Unitaires, quelques personnes ont prétendu qu'il y avait
<r eu des mélanges avec les familles grecque , géorgienne et
« circassienne. Mais, ajoutent-ils aussitôt, ces mélanges n'ont
« pu être que très partiels : tous les Turcs n'étaient pas assez
« riches pour acheter leurs femmes dans le Caucase ; tous n'a-
« valent pas des harems peuplés d'esclaves blanches, et, d'autre
« part, la haine des Grecs pour leurs conquérants et les anti-
« pathies religieuses n'ont pas favorisé les alliances, puisque
« les deux peuples, bien que vivant ensemble, sont encore
« aujourd'hui aussi séparés qu'au premier jour de la con-
« quête (2). »
Ces raisons sont plus spécieuses que solides. On ne saurait
admettre que sous bénéfice d'inventaire l'origine Hnnique de la
race turque. Cette origine n'a été démontrée, jusqu'ici, qu'au
moyen d'un seul et unique argument : la parenté dos langues.
J'établirai plus bas combien cet argument, lorsqu'il se présente
isolé, laisse de prise à la critique et de place au doute. En
supposant, toutefois, que les premiers auteurs de la nation
aient appartenu au type jaune, les moyens abondent d'établir
qu'ils ont eu les meilleures raisons de s'en éloigner.
Entre le moment où les premières hordes touraniennes des-
cendirent vers le sud-ouest et le jour où elles s'emparèrent de
la cité de Constantin , entre ces deux dates que tant de siècles
séparent, il s'est passé bien des événements; les Turcs occi-
dentaux ont eu bien des fortunes diverses. Tour à tour, vain-
queurs et vaincus, esclaves ou maîtres, ils se sont installés au
milieu de nationalités très diverses. Suivant les annalistes (3),
leurs ancêtres Oghouzes, descendus de l'Altaï, habitaient, au
temps d'Abraham , ces steppes immenses de la haute .4.sie qui
s'étendent du Kataï au lac Aral, de la Sibérie au Thibet, pré-
(4) Ethnology, p. 439.
(2) Ibid. , p. 439.
<3) Hammer, Geschichte des Osmaniscfwn Reichs, t. I, p. 2.
I
132 . DE L'lNe;GALITÉ
cisénient l'ancien et mystérieux domaine où vivaient encore,
à cette époque, de nombreuses nations germaniques (i). Cir-
constance assez singulière : aussitôt que les écrivains de TOrient
commencent à parler des peuples du ïurkestan, c'est pour
vanter la beauté de leur taille et de leur visage (2). Toutes les
hyperboles leur sont, à ce sujet, familières, comme ces écri-
vains avaient, sous les yeux, pour leur servir de point de
comparaison, les plus beaux types de l'ancien monde, il n'est
pas très probable qu'ils se soient enthousiamés à l'asptct de
créatures aussi incontestablement laides et repoussantes que
le sont d'ordinaire les individus de sang mongol. Ainsi, mal-
gré la linguisti(pie, peut-être mal appliquée (3) , il y aurait là
quelque chose à dire. Admettons pourtant que les Oghouzes
de l'Altaï aient été , comme on le suppose , uu peuple finnois,
(1) RiUer, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433 et passim, p. 1113, etc.;
Tasseu, Zeilschrift fur die Kunde des Morgenlandes , t. H, p. 65;
Beiifey, Encyclopœdie de Erseli et Gruber. Indien, p. 12. M le
baron Alexandre de Humboldt, en parlant do ce fait, le signale
comme une des découvertes les plus importantes de nos temps.
{Asie centrale, t. II, p. 639.) Au point de vue des sciences histori-
ques, rien n'est plus vrai.
(2) Nouschirwan, dont le règne tombe dans la première moitié
du sixième siècle de notre ère, épousa Schahrouz, lille di; Khakan
des Turcs. C'était la plus belle personne de son temps. (Haneberg,
Zeitsch f. d. K. des Morgenl., t. I, p. 187.) Le Scliahiiameh fournit
beaucoup de faits du même genre.
(3) De même que les Scythes, peuples mongols, avaient accepté
une langue ariane, il n'y aurait rien de surprenant à ce que les
Oghouzes fussent une nation ariane, tout en parlant un idiome fin-
nois; et cette hypothèse est singulièrement appuyée par une phrase
naïve du voyageur Kubruquis, envoyé par saint Louis auprès du
souverain des Mongols : « Je fus frappé, dit ce bon moine, de la
« ressemblance du prince avec feu M. Jean de Beaumont, dont le
« teint coloré avait la même fraîcheur. » M. le baron Alexandre de
Humboldt, intéressé, à bon droit, par cette remarque, ajoute avec
non moins de sens : « Cette observation physionomique mérite
« quelque attention, si l'on se rappelle que la famille de Tchinguiz
« était vraisemblablement de race turque non mongole. » Et pour-
suivant cette donnée, le judicieux érudit corrobore le résultat par
ces mots : « L'absence des traits mongols frappe aussi dans les por-
« traits que nous possédons des Baburides, dominateurs de l'Inde. »
(Asie centrale, t. I, p. 248 et note.)
DES BACES HUMAINES. 133
et descendons à l'époque musulmane où les tribus turques se
trouvaient établies dans la Perse et l'Asie Mineure sous dif-
férentes dénominations et dans des situations non moins va-
riées.
Les Osmanlis n'existaient pas encore, et les Seldjoukis, d'où
ils devaient sortir, étaient fortement mélangés déjà avec les
races de l'islamisme. Les princes de cette nation, tels que
Ghaïaseddin-Keïivosrew, en 1237, épousaient librement des
femmes arabes. Ils faisaient mieux encore, puisque la mère
d'un autre dynaste seldjouki, Aseddin, était chrétienne; et, du
moment que les chefs, en tous pays, plus jaloux que le vul-
gaire de garder la pureté généalogique, se montraient si dé-
gagés de préjugés, il est, au moins, permis de supposer que
les sujets n'étaient pas plus scrupuleux. Comme leurs courses
perpétuelles leur donnaient tous les moyens d'enlever des
esclaves sur le vaste territoire qu'ils parcouraient , nul doute
que dès le xiii® siècle l'ancien rameau oghouze, auquel appar-
tenaient de loin les Seldjoukis du Roura , ne fût extrêmement
imprégné de sang sémitique.
Ce fut de ce rameau que sortit Osman, fils dOrtoghroul et
père des Osmanlis. Les familles ralliées autour de sa tente
étaient peu nombreuses. Son armée ne valait guère mieux
qu'une bande, et si les premiers successeurs de ce Romulus
errant purent réussir à l'augmenter, ce ne fut qu'en usant du
procédé pratiqué par le frère de Rémus, c'est-à-dire, en ou-
vrant leurs tentes à tous ceux qui en souhaitèrent l'entrée.
Je veux supposer que la ruine de l'empire seldjouki con-
tribua à leur envoyer des recrues de leur race. Cette race était
bien altérée, on le voit, et d'ailleurs la ressource fut insuffi-
sante, puisqu'à dater de ce moment les Turcs firent la chasse
aux esclaves dans le but avoué d'épaissir leurs rangs. Au com-
mencement du xiv^ siècle, Ourkan, conseillé par Khalil Tjen-
dereli le Noir, instituait la milice des janissaires. D'abord, il
n'y en eut que mille. Mais, sous Mahomet IV, les nouvelles
milices comptaient cent quarante mille soldats , et , comme
jusqu'à cette époque, on fut soigneux de ne remplir les compa-
gnies que d'enfants chrétiens enlevés en Pologne, en AUema-
8
I
134 DE l'inégalité
gne et en Italie , ou recrutés dans la Turquie d'Europe , puis
convertis à l'islamisme, ce furent au moins cinq cent mille
chefs de famille qui, dans une période de quatre siècles, vin-
rent infuser un sang européen dans les veines de la nation
turque.
Là ne se bornèrent pas les adjonctions ethniques. La pira-
terie, pratiquée sur une §i grande échelle dans tout le bassin de
la Méditerranée, avait surtout pour but de recruter les harems,
et, ce qui est plus concluant encore, pas de bataille n'était
livrée et gagnée qui n'augmentât de même le peuple croyant.
Ur.e bonne partie des captifs mâles abjurait, et dès lors comp-
tait parmi les Turcs. Puis les environs du champ de combat
parcourus par les troupes livraient toutes les femmes que les
vainqueurs pouvaient saisir. Souvent ce butin se trouva telle-
ment abondant, qu'il ne se plaçait qu'avec peine; on échan-
geait la plus belle fille pour une botte (l). En rapprochant ces
observations du chiffre bien connu de la population turque,
tant d'Asie que d'Europe, et qui n'a jamais dépassé 12 millions,
on restera convaincu que la question de la permanence du
type n'a rien absolument à emprunter, en fait d'arguments
pour ou contre, à l'histoire d'un peuple aussi mélangé que les
Turcs. Et cette vérité est si claire, qu'en retrouvant, ce qui
arrive quelquefois , dans des individus osmanlis , quelques traits
assez reconnaissables de la race jaune, ce n'est pas à une ori-
gine fînnique directe qu'il faut attribuer cette rencontre; c'est
simplement aux effets d'une alliance slave ou tatare, livrant,
de seconde main, ce qu'elle avait reçu elle-même d'étranger.
Voilà ce qu'on peut observer sur l'ethnologie des Ottomans.
Je passe maintenant aux Madjars.
La prétention des Unitaires est fondée sur le raisonnement
(1) Hammer, ouvrage cité, t. I, p. 448. — « Der Kampf war heiss
« (gegen die Ungarn), die Beute gross. Es wurde eine solche Anzahl von
« Knaben und Mœdchen erbeutet, dass die sciiœnste Skiavinn fiir einen
« Stiefel eingetauscht ward, dass Aascliikpasciiazadeh , der Geschich-
« tsclireiber, welcher selbst mitkaempfte und mitpliinderte , fiinf Skla-
« ven liernach zu Skopi nicht theuerer als um fiinfhundert Aspern ver-
a kaui'en kœnnte. »
DES RACES HUMAINES. 135^
que voici : « Les Madjars sont d'origine finnoise, parents des
« Lapons, des Samoyèdes , des Esquimaux, tous gens de petite
« taille, à faces larges et à pommettes saillantes, à teints jau-
« nâtres ou bruns sales. Cependant les Madjars ont une sta-
« ture élevée et bien prise , des membres longs , souples et vi-
ce goureux , des traits pareils à ceux des nations blanches et
« d'une évidente beauté. Les Finnois ont toujours été faibles,
« inintelligents, opprimés. Les Madjars tiennent parmi les
« conquérants du monde un rang illustre. Ils ont fait des es-
« claves et ne l'ont pas été; donc , puisque les Madjars
« sont Finnois, et, au physique comme au moral, diffèrent de
« si loin de tous les autres rameaux de leur souche primitive,
« c'est qu'ils ont énormément changé (1). »
Le changement serait tellement extraordinaire, s'il avait eu
lieu, qu'il serait inexplicable, même pour les Unitaires, en
supposant, d'ailleurs, les types doués de la mobilité la plus
excessive ; car la métamorphose se serait opérée entre la fin
du IX® siècle et notre époque, c'est-à-dire dans un espace de
800 ans seulement, pendant lequel on sait que les compatrio-
tes de saint Etienne se sont assez peu mêlés aux nations au
milieu desquelles ils vivent. Heureusement pour le sens com-
mun , il n'y a pas lieu à s'étonner, puisque le raisonnement
que je vais combattre, parfait d'ailleurs, pèche dans l'essen-
tiel; les Hongrois ne sont certainement pas des Finnois.
Dans une notice fort bien écrite, M. A. de Gérando (2) a
désormais réduit à rien les théories de Schlotzer et de ses par-
tisans, et prouvé, par les raisons les plus sohdes, tirées des
historiens grecs et arabes, par l'opinion des annalistes hon-
grois, par des faits constatés et des dates qui bravent toute
critique , par des raisons philologiques enfin , la parenté des
Sicules avec les Huns et l'identité primitive de la tribu transyl-
.(1) Ethnology, etc., p. 439. — « The Uiigarian nobility... is
« proved by historical and philological évidence to hâve been a
« branch of the great Northern-Asiatic stock, closely allied in blood
« to the stupid ann feeble Ostiaks and the untamable Laplanders. »
(2) Essai historique sur l'origine des Hongrois; Paris, in-S", 1844.
d
136 DE L INEGALITE
vaine avec les derniers envahisseurs de la Pannonie. Les Hon-
grois sont donc des Huns.
Ici se produira sans doute une objection nouvelle. On dira
qu'il en résulte seulement pour les Madjars une parenté diffé-
rente, mais non moins intime avec la race jaime. C'est une er-
reur. Si la dénomination de Huns est un nom de nation, c'est
aussi, historiquement parlant, un mot collectif, et qui ne dé-
signe pas une masse homogène. Dans la foule des tribus enrô-
lées sous la bannière des ancêtres d'Attila, on a distingué, entre
autres, de tous temps, certaines bandes appelées les Huns
blancs, où l'élément germanique dominait (1).
A la vérité, le contact avec les groupes jaunes avait altéré la
pureté du sang : mais c'est aussi ce que le faciès un peu an-
guleux et osseux du Madjar confesse avec une remarquable
sincérité. La langue est très voisine, dans ses affinités, des dia-
lectes turcs : les Madjars sont donc des Huns blancs, et cette
nation, dont on a fait improprement un peuple jaune, parce
qu'elle était confondue, par des alliances volontaires ou for-'
cées, avec cette race, se trouve ainsi composée de métis à base
germanique. La langue a des racines et une terminologie tout
étrangères à leur espèce dominante, absolument comme il en
était pour les Scythes jaunes, qui parlaient un dialecte arian (2),
et pour les Scandinaves de la Neustrie, gagnés, après quelques
(i) II semblerait qu'il y a beaucoup à modiGer, désormais, dans les
opinions reçues au sujet des peuples de l'Asie centrale. Maintenant
que l'on ne peut plus nier que le sang des nations jaunes s'y
trouve affecté par des mélanges plus ou moins considérables avec
celui de peuples blancs, ait dont on ne se doutait pas autrefois,
toutes les notions anciennes se trouvent atteintes et sujettes à re-
vision. M. Alexandre de Humboldt fait une remarque très impor-
tante, à ce sujet, en parlant des Kirghiz-Kazakes, cités par Ménandre
de Byzance et par Constantin Porphyrogénète , et il montre, très juste-
ment, que, lorsque le premier de ces écrivains parle d'une concubine
kirghize (X£?y.tî), présent du chagan turc Dithouboul à l'ambassadeur
Zétnarch, envoyé par l'empereur Justin il, en 569, il s'agit d'une fille
métisse. C'est le pendant exact des belles filles turques si vantées par
les Persans et qui n'avaient pas, plus que celle-là, le type mongol.
(Voir j4ste centrale, t. I, p. 237 et passim, et t. II, p. 130-131.)
(2) SclialTarik, Slavische AUerthûmer, t. I, p. 279 et passim.
DES BACES HUMAINES. 137
années de conquête, au dialecte celto-Iatin de leurs sujets (i).
Rien, dans tout cela, n'autorise à supposer que le temps, l'effet
des climats divers et du changement d'habitudes aient, d'un
Lapon ou d'un Ostiak, d'un Tongouse ou d'un Permien, fait
un saint Etienne. En vertu de cette réfutation des seuls argu-
ments présentés par les Unitaires, je conclus que la permanence
des types chez les races est au-dessus de toute contestation,
et si forte, si inébranlable, que le changement de milieu le
plus complet ne peut rien pour la détruire, tant qu'il n'y a
pas mélange d'une branche humaine avec quelque autre.
Ainsi, quelque parti qu'on veuille prendre sur l'unité où la
multiplicité des origines de l'espèce, les différentes familles
sont aujourd'hui parfaitement séparées les unes des autres,
puisque aucune influence extérieure ne saurait les amener à se
ressembler, à s'assimiler, à se confondre.
Les races actuelles sont donc des branches bien distinctes
d'une ou de plusieurs souches primitives perdues, que les temps
historiques n'ont jamais connues, dont nous ne sommes nul-
lement en état de nous figurer les caractères même les plus
généraux ; et ces races, différant entre elles par les formes ex-
térieures et les proportions des membres, par la structure de
la tête osseuse, par la conformation interne du corps, par la
nature du système pileux, par la carnation, etc., ne réussis-
sent à perdre leurs traits principaux qu'à la suite et par la
puissance des croisements.
Cette permanence des caractères génériques suffit pleine-
ment à produire les effets de dissemblance radicale et d'iné-
galité, à leur donner la portée de lois naturelles, et à appliquer
à la vie lîhysiologique des peuples les mêmes distinctions que
j'appliquerai plus tard à leur vie morale.
Puisque je me suis résigné, par respect pour un agent scien-
tifique que je ne puis détruire, et, plus encore, par une inter-
prétation religieuse que je n'oserais attaquer, à laisser de côté
les doutes véhéments qui m'assiègent au sujet de la question
(1) Aug. Thierry, Histoire de la Conquête de VAngleterre; Paris,
in-12, 1846; t. I, p. 13S.
8.
138 DE l'inégalité
d'unité primordiale, je vais maintenant tâcher d'exposer, au-
tant que faire se peut, par les moyens qui me restent, les
causes probables de divergences physiologiques si indélébiles.
Personne ne sera tenté de le nier, il plane au-dessus d'une
question de cette gravité une mystérieuse obscurité, grosse de
causes à la fois physiques et irainaiérielles. Certaines raisons
ressortant du domaine divin, et dont l'esprit effrayé sent le
voisinage sans en deviner la nature, dominent au fond des plus
épaisses ténèbres du problème, et il est bien vraisemblable que
les agents terrestres, auxquels on demande la clef du secret,
ne sont eux-mêmes que des instruments, des ressorts inférieurs
de la grande œuvre. Les origines de toutes choses, de tous les
mouvements, de tous les faits, sont, non pas des inflniment
petits, comme on s'amuse souvent à le dire, mais tellement
immenses, au contraire, tellement vastes et démesurées vis-à-
vis de notre faiblesse, que nous pouvons les soupçonner et in-
diquer que peut-être elles existent, sans jamais pouvoir espérer
les toucher du doigt ni les révéler d'une manière sûre. De
même que, dans une chaîne de fer destinée à supporter un
grand poids, il arrive fréquemment que l'anneau le plus rap-
proché de l'objet est le plus petit, de même la cause dernière
peut sembler souvent presque insignifiante, et si on s'arrête à
la considérer isolément, on oublie la longue série qui la pré-
cède et la soutient, et qui, forte et puissante, prend son attache
hors de la vue. Il ne faut donc pas, avec l'anecdote antique,
s'émerveiller de la puissance de la feuille de rose qui fit débor-
der l'eau : il est plus juste de considérer que l'accident gisait
au fond du liquide surabondamment renfermé dans les flancs
du vase. Rendons tout respect aux causes premières,' généra-
trices , célestes et lointaines, sans lesquelles rien n'existerait,
et qui, confidentes du motif divin, ont droit à une part de la
vénération rendue à leur auteur omnipotent ; cependant, abs-
tenons-nous d'en parler ici. Il n'est pas à propos de sortir de
la sphère humaine où seulement on peut espérer de rencontrer
des certitudes, et il convient de se borner à saisir la chaîne,
smon par son dernier et moindre anneau, du moins par sa
partie visible et tangible, sans avoir la prétention, trop difficile
DES BACES HUMAINES. 139'
à soutenir, de remonter au delà de la portée du bras. Ce n'est
pas de l'irrévérence ; c'est, au contraire, le sentiment sincère
d'une faiblesse insurmontable.
L'homme est un nouveau venu dans le monde. La géologie,
ne procédant que par inductions, il est vrai, toutefois avec
une persistance bien remarquable, constate son absence dans
toutes les formations antérieures du globe; et, parmi les fos-
siles, elle ne le rencontre pas. Lorsque, pour la première fois,
nos parents apparurent sur la terre déjà vieille, Dieu, suivant
les livres saints, leur apprit qu'ils en seraient les maîtres, et
que tout plierait sous leur autorité. Cette promesse de domina-
tion s'adressait moins aux individus qu'à leur descendance;
car ces faibles créatures semblaient pourvues de bien peu de
ressources, je ne dirai pas pour dompter toute la nature, mais
seulement pour résister à ses moindres forces (1). Les cieux
éthérés avaient vu, dans les périodes précédentes, sortir, du li-
mon terrestre et des eaux profondes, des êtres bien autrement
imposants que l'homme. Sans doute, la plupart des races gi-
gantesques avaient disparu dans les révolutions terribles où le
monde inorganique témoigna d'une puissance si fort éloignée
de toute proportion avec celle de la nature animée. Pourtant
un grand nombre de ces bêtes monstrueuses vivaient encore.
Les éléphants et les rhinocéros hantaient par troupeaux tous
les climats, et le mastodonte même laisse encore les traces de
son existence dans les traditions américaines (2).
Ces monstres attardés devaient suffire et au delà pour im-
prhner aux premiers individus de notre espèce, avec un senti-
ment craintif de leur infériorité, des pensées bien modestes
sur leur royauté problématique. Et ce n'étaient pas les animaux
seuls auxquels il fallait disputer et enlever l'empire. On pou-
vait, à la rigueur, les combattre, employer contre eux la ruse»
à défaut de la force, et sinon les vaincre, du moins les éviter
et les fuir. Il n'en était pas de même de cette immense nature
qui, de toutes parts, embrassait, enfermait les familles primi-
tives et leur faisait sentir lourdement son effrayante domina-
(1) Lyell's, Principles of Geology, t. I, p. 178.
(-2) Link, die Urwell und das Alterthum, t. I, p. 84.
140 DE l'inégalité
tion (1). Les causes cosmiques auxquelles on doit attribuer les
antiques bouleversements agissaient toujours, bien qu'affaiblies.
Des cataclysmes partiels dérangeaient encore les positions re-
latives des terres et des océans. Tantôt le niveau des mers
s'élevait et engloutissait de vastes plages; tantôt une terrible
éruption volcanique soulevait du sein des flots quelque con-
trée montagneuse qui venait s'annexer à un continent. Le
monde était encore en travail, et Jéliovah ne l'avait pas calmé
en lui disant : Tout est bien !
Dans cette situation, les conditions atmosphériques se res-
sentaient nécessairement du manque général d'équilibre. Les
luttes entre la terre, l'eau, le feu, amenaient des variations ra-
pides et tranchées d'humidité, de sécheresse, de froid, de
chaud, et les exhalaisons d'un sol encore tout frémissant exer-
çaient sur les êtres une action irrésistible. Toutes ces causes
enveloppant le globe d'un souffle de combats, de soufi"rances,
de peines, redoublaient nécessairement la pression que la na-
ture exerçait sur l'homme, et l'influence des milieux et les
différences climatériques ont alors possédé, pour réagir sur
nos premiers parents, une tout autre efficacité qu'aujourd'hui.
Cuvier affirme, dans son Discours sur les Révolutions du
Globe, que l'état actuel des forces inorganiques ne pourrait,
en aucune façon, déterminer des convulsions terrestres, des
soulèvements, des formations semblables à celles dont la géo-
logie constate les effets. Ce que cette nature, si terriblement
douée, exerçait alors sur elle-même de modifications devenues
aujourd'hui impossibles, elle le pouvait aussi sur l'espèce hu-
maine, et ne le peut plus désormais. Son omnipotence s'est
tellement perdue, ou du moins tellement amoindrie et rapetis-
sée, que dans une série d'années équivalant à peu près à la
moitié du temps que notre espèce a passé sur la terre, elle n'a
produit aucun changement de quelque importante, encore
bien moins rien de comparable à ces traits arrêtés qui ont sé-
paré à jamais les différentes races (2).
(1) Link, ouvrage cité, t. I, p. 91.
(2) Cuvier, Discours sur les Révolutions du Globe. — Voici , égale-
DES BACES HUMAINES. 141
Deux pQÏnts ne sont pas douteux : c'est que les principales
différences qui séparent les branches de notre espèce ont été
fixées dans la première moitié de notre existence terrestre, et,
ensuite que, pour concevoir un moment où, dans cette pre-
mière moitié, ces séparations physiologiques aient pu s'effec-
tuer, il faut remonter aux temps où l'influence des agents ex-
térieurs a été plus active que nous ne la voyons être dans l'état
ordinaire du monde, dans sa santé normale. Cette époque ne
saurait être autre que celle qui a immédiatement entouré la
création, alors qu'émue encore par les dernières catastrophes,
elle était soumise sans réserve aux influences horribles de leurs
derniers tressaillements.
En s'en tenant à la doctrine des Unitaires, il est impossible
d'assigner à la séparation des types une date postérieure.
Il n'y a pas à tirer parti de ces déviations fortuites qui se
produisent quelquefois dans certains individus , et qui, si elles
se perpétuaient, créeraient, incontestablement, des variétés
très dignes d'attention. Sans parler de plusieurs affections,
comme la gibbosité, on a relevé des faits curieux qui semblent,
au premier abord, propres à expliquer la diversité des races.
Pour n'en citer qu'un seul, M. Prichard parle, d'après M. Ba-
ker (1), d'un homme couvert sur tout le corps, à l'exception
de la face, d'une sorte de carapace de couleur obscure , analo-
gue à une immense verrue fort dure, insensible et calleuse, et
qui, lorsqu'on l'entamait, ne donnait point de sang. A diffé-
niont, sur ces matières, l'opinion exprimée par M. le baron Alexan-
dre de Humboldt : « Dans les temps qui opt précédé l'existence
. de la race humaine , l'action de l'intérieur du globe sur la croûte
•> solide, augmentant d'épaisseur, a dû modifier la température de
« l'atmosphère et rendre le globe entier habitable aux productions
" que l'on regarde comme exclusivement tropicales; depuis que, par
<• l'effet du rayonnement et du refroidissement , les rapports de po-
« sition de notre planète avec un corps central (le soleil) ont com-
« mencé à déterminer presque exclusivement les climats à diverses
« latitudes. C'est dans ces temps primitifs aussi que les fluides élas-
« tiques, ou forces volcaniques de l'intérieur, plus puissantes qu'au-
>^ jourd'hui, se sont fait jour à travers la croûte oxydée et peu soli-
« (Jiflée de la planète. » (Asie centrale, t. I, p. 47.)
(1) Prichard , ouvrage cité, t. I,p. iii.
142 DE l'inégalité
rentes époques, ce tégument singulier, ayant atteint .une épais-
seur de trois quarts de pouce, se détachait, tombait, et était
remplacé par un autre tout pareil. Quatre fils naquirent de cet
honmie. Ils étaient semblables à leur père. Un seul survécut :
mais M. Baker, qui le vit dans son enfance, ne dit pas s'il est
parvenu à Tàge adulte. II conclut seulement que, puisque le
père avait produit de tels rejetons , une famille particulière au-
rait pu se former, qui aiu'ait conservé un type spécial, et que,
le temps et l'oubli aidant, on se serait cru autorisé, plus tard,
a considérer cette variété d'hommes comme présentant des
caractères spécifiques particuliers.
La conclusion est admissible. Seulement, les individus, si
différents de l'espèce en général, ne se perpétuent pas. Leur
postérité rentre dans la règle commune ou s'éteint bientôt.
Tout ce qui dévie de l'ordre naturel et normal ne peut qu'em-
prunter la vie et n'est pas apte à la conserver. Sans quoi , les
accidents le^ plus étranges auraient écarté, depuis longtemps,
l'humanité des conditions physiologiques observées de tous
temps chez elle. Il faut en inférer qu'une des conditions essen-
tielles, constitutives, de ces anomalies est précisément d'être
transitoires , et on ne saurait dès lors faire rentrer dans de
telles catégories la chevelure du nègre , sa peau noire , la cou-
leur jaune du Chinois, sa face large, ses yeux bridés. Ce sont
autant de 'caractères permanents qui n'ont rien d'anormal et
qui, en conséquence, ne proviennent pas d'une déviation ac-
cidentelle.
Résumons ici tout ce qui précède.
Devant les difficultés que présentent l'interprétation la plus
répandue du texte biblique et l'objection tirée de la loi qui ré-
git la génération des hybrides , il est impossible de se pronon-
cer catégoriquement et d'affirmer, pour l'espèce, la multiplicité
d'origines.
Il faut donc se contenter d'assigner des causes inférieures à
ces variétés si tranchées dont la permanence est incontesta-
blement le caractère principal , permanence qui ne peut se
perdre que par l'effet des croisements. Ces causes, on peut les
apercevoir dans l'énergie climatérique que possédait notre
DES BACES HUMAINES. 143
globe aux premiers temps où parut la race humaine. Il n'y a
pas de doute que les conditions de force de la nature inorga-
nique étaient, alors, tout autrement puissantes qu'on ne les a
connues depuis, et il a pu s'accomplir, sous leur pression, des
modifications ethniques devenues impossibles. Probablement
aussi, les êtres exposés à cette action redoutable s'y prêtaient
beaucoup mieux quenelepourraient les types actuels. L'homme,
étant nouvellement créé , présentait des formes encore incer-
taines , peut-être même n'appartenait d'une manière bien tran-
chée ni à la variété blanche , ni à la noire , ni à la jaune. Dans
ce cas, les déviations qui portèrent les caractères primitifs de
l'espèce vers les variétés aujourd'iiui établies, eurent beaucoup
moins de chemin à faire que n'en aurait maintenant la race
noire, par exemple, pour être ramenée au type blanc, ou la
jaune pour être confondue avec la noire. Dans cette supposi-
tion , on devrait se représenter l'invividu adamite comme éga-
lement étranger à tous les groupes humains actuels; ceux-ci
auraient rayonné autour de lui et se seraient éloignés, les uns
des autres, du double de la distance existant entre lui et cha-
cun d'eux. Qu'auraient dès lors conservé les individus de tou-
tes races du spécimen primitif? Uniquement les caractères les
plus généraux qui constituent notre espèce : la vague ressem-
blance de formes que les groupes les plus distants ont en com-
mun ; la possibilité d'exprimer leurs besoins au moyen de sons
articulés par la voix ; mais rien davantage. Quant au surplus des
traits les plus spéciaux de ce premier type , nous les aurions t nis
perdus , aussi bien les peuples noirs que les peuples non noirs ;
et , quoique descendus primitivement de lui, nous aurions reçu
d'influences étrangères tout ce qui constitue désormais notre
nature propre et distincte. Dès lors, produits tout à la fois de
la race adamique primitive et des milieux cosmogoniques , les
races humaines n'auraient entre elles que des rapports très
faibles et presque nuls. Le témoignage persistant de cette fra-
ternité primordiale serait la possibilité de donner naissance à
des hybrides féconds , et il serait unique. Il n'y aurait rien de
plus, et en même temps que les différences des milieux primor-
diaux auraient distribué à chaque groupe son caractère isolé,
144 DE I-'lN ÉGALITÉ
ses formes , ses traits , sa couleur d'une manière permanente r
elles auraient brisé décidément l'unité primitive , demeurée à
l'état de fait stérile quant à son influence sur le développement
ethnique. La permanence rigoureuse, indélébile des traits et
des formes , cette permanence que les plus lointains documents
historiques affirment et garantissent, serait le cachet, la con-
firmation de cette éternelle séparation des races.
CHAPITRE XII.
Comment les races se sont séparées physiologiquement, et quelles
' variétés elles ont ensuite formées par leurs mélanges. Elles sont
inégales en force et en beauté.
Il est bon d'éclairer complètement la question des influencer
cosmogoniques , puisque les arguments qm en sortent sont ceux
dont je me contente ici. Le premier doute à écarter est le sui-
vant : Comment les hommes, réunis sur un seul point par suite
d'une origine commime , ont-ils pu être exposés à des actions
physiques totalement diverses? Et si leurs groupes, quand les
différences de races ont commencé, étaient déjà assez nom-
breux pour se répandre dans des climats distincts , comment
se fait-il qu'ayant à lutter contre des difficultés immenses, tel-
les que traversées de forêts profondes et de contrées maréca-
geuses, de déserts de sable ou de neige, passages de fleuves,
rencontres de lacs et d'océans , ils soient parvenus à réaliser
des voyages que l'homme civilisé, avec toute sa puissance,
n'accomplit encore qu'avec grand'peine? Pour répondre à ces
objections, il faut examiner quelle a pu être la première station
de l'espèce.
C'est une notion fort ancienne, et adoptée par de grands es-
prits des temps modernes, tels que Georges Cuvier, que les
différents systèmes de montagnes ont dû servir de points de
départ à certaines catégories de races. Ainsi les blancs, et
DES RACES HUMAINES. 145
même quelques variétés africaines , qui , par la forme de la tête
osseuse, se rapprochent des proportions de nos familles, auraient
eu leur première résidence dans le Caucase. La race jaune
serait descendue des hauteurs glacées de l'Altaï. A leur tour,
les tribus de nègres prognathes auraient, sur les versants
méridionaux de l'Atlas, construit leurs premières cabanes,
tenté leurs premières migrations; et, de cette façon, ce que
les temps originels auraient le mieux connu , ce seraient pré-
xîisément ces lieux redoutables, de difficile accès, pleins de
sombres horreurs, torrents, cavernes, glaces, neiges éternel-
les , infranchissables abîmes ; tandis que toutes les terreurs de
l'inconnu se seraient trouvées , pour nos plus antiques parents,
dans les plaines découvertes , sur les grandes rives des fleuves,
des lacs et des mers.
Le motif premier qui semble avoir conduit les philosophes
anciens à émettre cette théorie, et les modernes à la renouveler,
c'est l'idée que, pour traverser les grandes crises physiques de
notre globe, l'espèce humaine a dû se rallier sur des sommets
où les flots des déluges ne pouvaient l'atteindre. Mais cette ap-
plication agrandie et généralisée de la tradition de l'Ararat,
bien que convenant peut-être à des époques postérieures aux
temps primitifs, à des temps où les populations avaient déjà
couvert la face du monde , devient tout à fait inadmissible pour
les temps où précisément l'espèce a dû naître dans le calme
au moins relatif de la nature, et, soit dit en passant, elle est
tout à fait contraire aux notions d'unité de l'espèce. De plus ,
Jes montagnes ont toujours été, dès les temps les plus reculés,
l'objet d'une profonde crainte, d'un respect superstitieux. C'est
là que toutes les mythologies ont placé le séjour des dieux.
C'est sur la cime nuageuse de l'Olympe, c'est sur le mont
Mérou que les Grecs et les Brahmes ont rêvé leurs assemblées
divines; c'est sur le haut du Caucase que Prométhée souffrait
le châtiment mystérieux d'un crime plus mystérieux encore;
et, si les hommes avaient commencé par habiter ces hautes
retraites, il est peu probable que leur imagination les eût ainsi
relevées si fort que de les porter jusque dans le ciel. On vénère
médiocrement ce que l'on a vu , connu , foulé aux pieds ; il n'y
RACES HUMAINES. T. I. 9
146 DE l'inégalité
aurait eu de divinités que dans les eaux et les plaines. Je suis
doue induit à admettre l'idée contraire , et à supposer que les
terrains découverts et plats ont été les témoins des premiers
pas de rhomme. Du reste, c'est la notion biblique (1), et du
moment où le premier séjour se trouve ainsi établi, les difficul-
tés des migrations sont sensiblement diminuées ; car les ter-
rains plats , généralement coupés par des fleuves , aboutissent
à des mers , et il n'est plus besoin de se préoccuper de la tra-
versée bien autrement difficile des forêts , des déserts et des
grands marécages.
Il y a deux genres de migrations : les unes volontaires ; de
celles-là il ne saurait être question dans les âges tout à fait
génésiaques. Les autres sont imprévues et plus possibles et
plus probables encore chez des sauvages imprudents, mal-
adroits, que chez des nations perfectionnées. Il suffit d'une
famille embarquée sur un radeau qui dérive , de quelques mal-
heureux surpris par une irruption de la mer, cramponnés à
des troncs d'arbres et saisis par les courants , pour donner la
raison d'une transplantation lointaine. Plus l'homme est faible,
plus il est le jouet des forces inorganiques. Moins il a d'expé-
rience , plus il obéit en esclave à des accidents qu'il n'a pas su
prévoir et qu'il ne peut éviter. On connaît des exemples frap-
pants de la facilité avec laquelle des êtres de notre espèce peu-
vent être transportés , malgré eux , à des distances considéra-
bles. Ainsi l'on raconte qu'en 1696 , deux pirogues d'Ancorso,
montées d'une trentaine de sauvages, hommes et femmes,
furent saisies par le mauvais temps, et, après avoir vogué
quelque temps à la dérive , arrivèrent enfin à l'une des îles
Philippines, Samal, distante de trois cents lieues du point
d'où les pirogues étaient parties. Autre exemple : Quatre na-
turels d'Ulea, se trouvant dans un canot, furent emportés par
(1) Gen. II, 8 et passim : « Plantaverat autem Dominus Deus
« paradisum volirptatis a princtpio, in quo posuit hominem quem
« formaverat. — dO. Et fluvius egrediebatur de loco voluptatis, ad
« irrigandum paradisum. — 15. Tulit ergo Dominus Deus hominem,
« et posuit eum iu paradiso voluptatis, ut operaretur et custodiret
s illum. »
DES BACPS HUMAINES. 147
un coup de vent , errèrent pendant huit mois en mer, et finirent
par arriver à l'une des îles de Radack , à l'extrémité orientale
de l'archipel des Carolines, ayant ainsi fait involontairement
une traversée de 550 lieues. Ces malheureux vivaient unique-
ment de poisson; ils recueillaient les gouttes de pluie avecle
plus grand soin. Cette ressource venait-elle à leur manquer,
ils plongeaient au fond de la mer, et buvaient de cette eau, qui,
dit-on, est moins salée. Il va sans dire qu'en arrivant à Ra-
dack, les navigateurs étaient dans l'état le plus déplorable;
cependant ils se remirent assez promptement , et recouvrèrent
la santé (1).
Ces deux citations sullisent pour rendre admissible l'idée
d'une rapide diffusion de certains groupes humains dans des
climats très différents , et sous l'empire des circonstances lo-
cales les plus opposées. Si, cependant, il fallait encore d'autres
preuves, on pourrait parler de la facilité avec laquelle les in-
sectes, les testacés, les plantes, se répandent partout, et cer-
tainement il n'est pas nécessaire de démontrer que ce qui ar-
rive pour les catégories d'êtres que je viens de nommer est , à
plus forte raison, moins difficile pour l'homme (2!. Les testacés
terrestres sont entraînés dans la mer par la destruction des
falaises, puis emportés jusqu'à des plages lointaines au moyen
des courants. Les zoophytes , attachés à la coquille des mol-
lusques , ou laissant flotter leurs bourgeons sur la surface de
l'Océan, vont, où les vents les emportent, établir de lointai-
nes colonies; et ces mêmes arbres d'espèces inconnues , ces
mêmes poutres sculptées qui , dans le xv* siècle , vinrent s'é-
chouer, après tant d'autres inobservées, sur les côtes des
Canaries, et servant de texte aux méditations de Christophe
(1) Lyell's, Principles ofGeology, t. II, p. 119.
(2) M. Alexandre de Humboldt ne pense pas que ceUe hypoUièse
puisse s'appliquer à la migration des plantes. « Ce que nous savons,
« dit cet érudit, de l'action délétère qu'exerce l'eau de mer dans
« un trajet de 500 à 600 lieues sur l'excitabilité gerniinative de la
« plupart des grains, n'est d'ailleurs pas en faveur du système trop
« généralisé sur la migration des végétaux au moyen des courants
« pélagiques. » (Examen critique de l'Histoire de la géographie du
nouveau continent, t. II, p. 78.)
148 DE l'inégalité
Colomb, contribuèrent à la découverte du nouveau monde,
portaient probablement aussi, sur leurs surfaces, des œufs
d'insectes, que la chaleur d'une sève nouvelle devait faire
éclore bien loin du^ lieu de leur origine et du terrain où vi-
vaient leurs congénères.
Ainsi nulle difficulté à ce que les premières familles hu-
maines aient pu habiter promptement des climats très divers ,
des lieux très éloignés les uns des autres. Mais , pour que la
température et les circonstances locales qui en résultent soient
diverses, il n'est pas nécessaire, même dans l'état actuel du
globe , que les lieux se trouvent à de longues distances. Sans
parler des pays de montagnes, comme la Suisse, où, dans
l'espace d'une à deux lieues de terrain, les conditions de l'at-
mosphère et du sol varient tellement que l'on y trouve con-
fondues, en quelque sorte, la flore de la Laponie et celle de
l'Italie méridionale; sans rappeler que l'Isola-Madre, sur le
lac Majeur, nourrit des orangers en pleine terre , de grands
cactus et des palmiers nains à la vue du Simplon, personne
n'ignore combien la température de la Normandie est plus
rude que celle de l'île de Jersey. Dans un triangle étroit, et
sans qu'il soit besoin de faire appel aux déductions de l'oro-
graphie , nos côtes de l'ouest présentent le spectacle le plus
varié en fait d'existences végétales (1).
(1) M. Alexandre de Humboldt expose la loi déterminante de
cette vérité lorsqu'il dit (Asie centrale, t. III, p. 23) : « La pre-
« mière base de la climatologie est la connaissance précise des iné-
« galités de la surface d'un continent. Sans celte connaissance
<( hypsométrique , on attribuerait à l'élévation du sol ce qui est
« l'effet d'autres causes, qui influent, dans les basses régions, dans
« une surface qui a une même courbure avec la surface de l'Océan»
« sur l'inflexion des lignes isothermes (ou d'égale chaleur d'été). »
En appelant l'attention sur cette grande multiplicité d'influences qui
agissent sur la température d'un point géographique indiqué, le
grand érudit berlinois conduit l'esprit à concevoir sans peine que,
dans des lieux très voisins, et indépendamment de l'élévation du
sol, il se forme des phémonènes climatériques très divers. Ainsi, il
est un point de l'Irlande, dans le nord-est de l'île, sur la côte de
Glenarn, qui, contrastant avec ce qui est possibk! aux environst
nourrit des myrtes en pleine terre, et aussi vigoureux que ceux du
Portugal, sous le parallèle de Kœnigsberg en Prusse. « Il y gèle à
DES BACES HUMAIVES. 149
Quelle ne devait pas être la valeur des contrastes , sur l'es-
pace le plus resserré, dans les époques redoutables au len-
demain desquelles se reporte la naissance de notre espèce ! Un
seul et même lieu devenait aisément le théâtre des plus gran-
des révolutions atmosphériques , lorsque la mer s'en éloignait
ou s'en approchait par l'inondation ou la mise à sec des ré-
gions voisines ; lorsque des montagnes s'élevaient, tout à coup,
en masses énormes, ou s'abaissaient au niveau commun du
globe , de manière à laisser des plaines remplacer leurs crêtes;
lorsque, enfin, des tressaillements dans l'axe de la terre et,
par suite, dans l'équilibre général et dans l'inclinaison des
pôles sur l'écliptique, venaient troubler l'économie générale de
la planète.
On doit ainsi considérer comme écartée toute objection tirée
de la difficulté du changement de lieux et de température aux
premiers âges du monde, et rien ne s'oppose à ce que la fa-
mille humaine ait pu, soit étendre fort loin quelques-uns de
ses groupes, soit, en les conservant réunis tous dans un espace
assez resserré, les voir subir des influences très multiples. C'est
de cette manière que purent se former les types secondaires
dont sont descendues les branches actuelles de l'espèce. Quant
à l'homme de la création première, quant à l'Adamite, puis-
qu'il est impossible de rien savoir de ses caractères spécifiques,
ni combien chacune des familles nouvelles a conservé ou perdu
de sa ressemblance, laissons-le, tout à fait, en dehors de la
controverse. De cette façon, nous ne remontons pas plus haut
dans notre examen que les races de seconde formation.
Je rencontre ces races bien caractérisées au nombre de trois
« peine en hiver, et cependant les chaleurs de l'été ne suffisent pas
« pour mûrir le raisin... Les mares et les petits lacs des îles
' Fœroë ne se couvrent pas de glace pendant l'hiver, malgré leur
« latitude de a-î"... En Angleterre, sur les côtes du Devonshire»
« les myrtes, le camélia japonica, le fuchsia coccinea et le boddleya
« globosa passent l'hiver sans abri en pleine terre... A Salcombe,
" les hivers sont tellement doux, qu'on y a tu des orangers en espa-
« liers portant du fruit et à peine abrités par le moyen des estères
» (p. 147-148). »
150 DE L'INEGALITE
seulement : la blanche, la noire et la jaune (1), Si je me sers de
dénominations empnmtées à la couleur de la peau, ce n'est pas
que je trouve l'expression juste ni heureuse, car les trois caté-
gories dont je parle n'ont pas précisément pour trait distinctif
la carnation, toujours très multiple dans ses nuances, et on a
vu plus haut qu'il s'y joignait des faits de conformation plus
importants encore. Mais, à moins d'inventer moi-même des
noms nouveaux, ce que je ne me crois pas en droit de faire,
il faut bien me résoudre à choisir, dans la terminologie en
usage, des désignations non pas absolument bonnes, mais moins
défectueuses que les autres, et je préfère décidément celles
que j'emploie ici et qui, après avertissement préalable, sont
assez inoffensives, à tous ces appellatifs tirés de la géographie
ou de l'histoire, qui ont jeté* tant de désordre sur un terrain
déjà assez embarrassé par lui-même. Ainsi, j'avertis, une fois
pour toutes, que j'entends par blancs ces hommes que l'on
désigne aussi sous le nom de race caucasique, sémitique, ja-
phétide. J'appelle noirs, les Chamites, et jaunes, le rameau
altaïque, mongol, finnois, tatare. Tels sont les trois éléments
purs et primitifs de l'humanité. Il n'y a pas plus de raisons
d'admettre les vingt-huit variétés de Blumenbach que les sept
de M. Prichard, l'un et l'autre classant dans leurs séries des
hybrides notoires. Chacun des trois types originaux, en son
particulier, ne présenta probablement jamais une unité par-
faite. Les grandes causes cosmogoniques n'avaient pas seule-
ment créé dans l'espèce des variétés tranchées : elles avaient
aussi, sur les points où leur action s'était exercée, déterminé ,
dans le sens de chacune des trois variétés principales, l'appari-
tion de plusieurs genres qui possédèrent, outre les caractères
généraux de leur branche, des traits distinctifs particuliers.
(1) J'expliquerai en leur lieu les motifs qui me portent à ne
pas compter les sauvages peaux-rouges de l'Amérique au nombre
des types purs et primitifs. J'ai déjà laissé entrevoir mon opinion, à
ce sujet, à la page M de ce volume. D'ailleurs, je ne fais ici que
me rallier à l'avis de M. Flourens, qui ne reconnaît aussi que trois
grandes subdivisions dans l'espèce : celles d'Europe, d'Asie et
d'Afrique. Ces dénominations me semblent prêter le llauc à la cri-
tique, mais le fond est juste.
M
DES RACES HUMAINES. tSl
Il n'y eut pas besoin de croisements ethniques pour amener ces
modiflcations spéciales; elles préexistèrent à tous les alliages.
C'est vainement qu'on chercherait aujourd'hui à les constater
dans l'agglomération métisse qui constitue ce qu'on nomme
la race blanche. Cette impossibilité doit exister aussi pour la
jaune. Peut-être le type mélanien s'est-il conservé pur quel-
que part; du moins, il est certainement resté plus original, et
il démontre ainsi, sur le vu même, ce que nous pouvons, pour
les deux autres catégories humaines, admettre, non pas d'après
le témoignage de nos sens, mais d'après les inductions four-
nies par l'histoire.
Les nègres ont continué d'offrir différentes variétés originel-
les, telles que le type prognathe à chevelure laineuse, celui
du nègre hindou du Ramaoun et du Dekkhan, celui du Péla-
gien de la Polynésie. Très certainement des variétés se sont
formées entre ces genres au moyen de mélanges, et c'est de
là que dérivent, tant pour les noirs que pour les blancs et les
jaunes, ce qu'on peut appeler les types tertiaires.
On a relevé un fait bien digne de remarque, dont on pré-
tend se servir aujourd'hui comme d'un critérium sûr pour re-
connaître le degré de pureté ethnique d'une population. C'est
la ressemblance des visages, des formes, de la constitution et,
partant, des gestes et du maintien. Plus une nation serait
exempte d'alliage et plus tous ses membres auraient en com-
mun ces similitudes que j'énumère. Plus au contraire elle se
serait croisée, et plus on trouverait de différences dans la
physionomie, la taille, le port, l'apparence enfin des indivi-
dualités. Le fait est incontestable, et le parti à en tirer est pré-
cieux; mais ce n'est pas tout à fait celui que l'on pense.
La première observation qui a fait découvrir ce fait, a eu
lieu sur des Polynésiens; or, les Polynésiens ne sont pas une
xace pure, tant s'en faut, puisqu'ils sont issus de mélanges dif-
féremment gradués entre les noirs et les jaunes. La transmis-
sion intégrale du type dans les différents individus n'indique
donc pas la pureté de la race, mais seulement ceci : que les
éléments, plus ou moins nombreux, dont cette race est com-
posée, sont arrivés à se fondre parfaitement ensemble, de
152 DE l'inégalité
manière à ce que la combinaison en est, à la fin, devenue ho-
mogène, et que chaque individu de l'espèce n'ayant pas, dans
les veines, d'autre sang que son voisin, il n'y a pas moyen
qu'il en diffère physiquement. De même que les frères et sœurs
se ressemblent souvent, comme provenant d'éléments sembla-
bles, ainsi, lorsque deux races productrices sont parvenues à
s'amalgamer si complètement qu'il n'y a plus dans la nation
de groupes ayant plus de l'essence de l'une que de l'autre, il
s'établit, par équilibre, une sorte de pureté fictive, un type
artificiel, et tous les nouveau- nés en apportent l'empreinte.
De cette façon, le type tertiaire, dont j'ai défini le mode de
formation, put avoir de bonne heure le cachet faussement at-
tribué à la pureté absolue et vraie de race, c'est-à-dire la res-
semblance de ses individualités, et cela fut possible dans un
délai d'autant plus court que deux variétés d'un même type
furent relativement peu différentes entre elles. C'est pour ce
motif que, dans une famille, si le père appartient à une nation
autre que celle de la mère, les enfants ressembleront soit à
l'un, soit à l'autre de leurs auteurs, et auront peine à établir
une identité de caractères physiques entre eux ; tandis que, si
les parents sont issus tous deux d'une même souche nationale,
cette identité se produira sans aucune peine.
Il est encore une loi à signaler avant d'aller plus loin : les
croisements n'amènent pas seulement la fusion de deux varié-
tés. Ils déterminent la création de caractères nouveaux, qui
deviennent dès lors le côté le plus important par lequel on
puisse envisager un sous-genre. On va en voir bientôt des exem-
ples. Je n'ai pas besoin d'ajouter, ce qui s'entend assez de soi,
que le développement de cette originalité nouvelle ne peut être
complet sans cette condition que la fusion des types généra-
teurs sera préalablement parfaite, sans quoi la race tertiaire
ne pourrait passer pour véritablement fondée. On devine donc
qu'il faut ici des conditions de temps d'autant plus considéra-
bles, que les deux nations fusionnées seront plus nombreuses.
Jusqu'à ce que le mélange soit complet et que la ressemblance
et l'identité physiologique des individualités aient été établies,
il n'y a pas sous-genre nouveau, il n'y a pas développement
DES RACES HUMAINES. 153
normal d'une originalité propre, bien que composite ; il n'existe
que la confusion et le désordre qui naissent toujours de la
combinaison inachevée d'éléments naturellement étrangers
l'un à l'autre.
Nous n'avons qu'une très faible connaissance historique des
races tertiaires. Ce n'est qu'aux débuts les plus brumeux des
chroniques humaines que nous pouvons entrevoir, sur certains
points, l'espèce blanche dans cet état qui ne paraît, nulle part,
avoir duré longtemps. Les penchants essentiellement civilisa-
teurs de cette race d'élite la poussaient constamment à se mé-
langer avec les autres peuples. Quant aux deux types jaune et
noir, là où on les trouve à cet état tertiaire, ils n'ont pas d'his-
toire, car ce sont des sauvages (1).
Aux races tertiaires en succèdent d'autres que j'appellerai
quartenaires. Elles proviennent de l'hymen de deux grandes
variétés. Les Polynésiens , nés du mélange du type jaune avec
le type noir (2) , les mulâtres , produits par les blancs et les
noirs, voilà des générations qui appartiennent au type quar-
(1) M. Carus donne son puissant appui à la loi que j'ai établie
au sujet de l'aptitude particulière des races civilisatrices à se mé-
langer, lorsqu'il fait ressortir la variété extrême de l'organisme hu-
main perfectionné et la simplicité des corpuscules microscopiques
qui occupent le plus bas degré de l'éclielle des êtres. Il tire de cette
remarque ingénieuse l'axiome suivant : « Toutes les fois qu'entre
« les éléments d'un tout organique, il y a la plus grande similitude
« possible, leur état ne peut être considéré comme l'expression
« haute et parfaite d'un développement complet. Ce n'est qu'un
■ développement primitif et élémentaire. » ( Ueber die ungl. B.
d. versch. Menschheilst f. hœh geist. Enlwick., p. 4.) Ailleurs, H
ajoute : « La plus grande diversité, c'est-à-dire inégalité possible
« des parties, jointe à l'unité la plus complète de l'ensemble, ap-
a parait partout comme la mesure de la plus haute perfection
« d'un organisme. » C'est, dans l'ordre politique, l'état d'une so-
ciété où les classes gouvernantes, habilement hiérarchisées, sont
strictement distinctes, ethniquement parlant, des classes populaires<
(2) C'est probablement par suite d'une faute de typographie que
M. Flourens (Éloge de Blumenbach, p. xi) donne la race polyné-
sienne comme « un mélange de deux autres, la caucasique et la
mongolique «. C'est la noire et la mongolique que le savant
académicien a certainement voulu dire.
y.
154 DE l'inégalité
tenaire. Inutile de faire remarquer, une fois de plus, que le
nouveau type unit d'une manière plus ou moins parfaite des
caractères spéciaux aux traits qui rappellent sa double descen-
dance.
Du moment qu'une race quartenaire est encore modifiée par
l'intervention d'un type nouveau , le mélange ne se pondère
plus que difficilement, ne se combine plus que lentement et
a grand'peine à se régulariser. Les caractères originels entrés
dans sa composition, déjà considérablement affaiblis, sont de
plus en plus neutralisés. Ils tendent à disparaître dans une
confusion qui devient le principal cachet du nouveau produit.
Plus ce produit se multiplie et se croise , plus cette disposition
augmente. Elle arrive à l'infini. La population où on la voit
s'accomplir est trop nombreuse pour que l'équilibre ait quel-
que chance de s'établir avant des séries de siècles. Elle ne pré-
sente qu'un spectacle effrayant d'anarchie ethnique. Dans les
individualités , on retrouve , çà et là , tel trait dominant qui
rappelle d'une manière sûre que cette population a dans les
veines du sang de toute provenance. Tel homme aura la che-
velure du nègre, tel autre le faciès mongol ; celui-ci les yeux
du Germain , celui-là la taille du Sémite , et ce seront tous des
parents! Voilà le phénomène offert par les grandes nations
civilisées, et on l'observe surtout dans leurs ports de mer,
leurs capitales et leurs colonies, lieux où les fusions s'accom-
plissent avec le plus de facilité. A Paris, à Londres, à Cadix,
à Constantinople , on trouvera, sans sortir de l'enceinte des
murs, et en se bornant à l'observation de la population qui se
dit indigène , des caractères appartenant à toutes les branches
de l'humanité. Dans les basses classes , depuis la tête progna-
the du nègre jusqu'à la face triangulaire et aux yeux bridés du
Chinois , on verra tout ; car, depuis la domination des Romains
principalement , les races les plus lointaines et les plus dispa-
rates ont fourni leur contingent au sang des habitants de nos
grandes villes. Les invasions successives, le commerce, les
colonies implantées, la paix et la guerre ont contribué, à tour
de rôle, à augmenter le désordre, et si l'on pouvait remonter
un peu haut sur l'arbre généalogique du premier homme venu,
DES RACES HUMAINES. 155
«n aurait chance d'être étonné de l'étrangeté de ses aïeux (i).
Après avoir établi la différence physique des races , il reste
encore à décider si ce fait est accompagné d'inégalité , soit dans
la beauté des formes , soit dans les mesures de la force mus-
culaire. La question ne saurait rester longtemps douteuse.
J'ai déjà constaté que, de tous les groupes humains, ceux
qui appartiennent aux nations européennes et à leur descen-
dance sont les plus beaux. Pour eu être pleinement convaincu,
il suffit de comparer les types variés répandus sur le globe , et
l'on voit que depuis la construction et le visage, en quelque
sorte, rudimentaires du Pélagien et du Pécherai jusqu'à la
taille élevée , aux nobles proportions de Charlemagne, jusqu'à
l'intelligente régularité des traits de Napoléon , jusqu'à l'im-
posante majesté qui respire sur le visage royal de Louis XIV,
il y a une série de gradations par laquelle les peuples qui ne
sont pas du sang des blancs approchent de 1? beauté , mais ne
l'atteignent pas.
Ceux qui y touchent de plus près sont nos plus proches pa-
rents : telles la famille ariane dégénérée de l'Inde et de la
Perse, et les populations sémitiques les moins rabaissées par le
contact noir (2). A mesure que toutes ces races s'éloignent
trop du type blanc, leurs traits et leurs membres subissent des
incorrections de formes, dés défauts de proportion qui, en
s'amplifiant , de plus en plus , chez celles qui nous sont deve-
nues étrangères , finissent par produire cette excessive laideur,
(d) Les caractères physiologiques des différents ancêtres se re-
présentent dans les descendants suivant des règles (ixes. Ainsi l'on
observe dans l'Amérique du Sud que les produits d'un blanc et
d'une négresse peuvent, à la première génératidn, avoir les cheveux
plats et souples; mais, invariablement, à la seconde, le lainage crépu
apparaît. (A. d'Orbigny, l'Homme américain, t. I, p. 143.)
(2) Il est à remarquer que les mélanges les plus heureux, au
point de vue de la beauté, sont ceux qui sont formés par l'hymen
des blancs et des noirs. On p*u qu'à mettre en parallèle le charme
souvent puissant des mulâtresses, des capresses, des quarteronnes
avec les produits des jaunes et des blancs, comme les femmes russes
et hongroises. La comparaison ne tourne pas à l'avantage de ces
dernières. Il n'est pas moins certain qu'un beau Radjepout est plus
idéalement beau que le Slave le plus accompli.
156 DE l'inégalité
partage antique , caractère ineffaçable du plus grand nombre
des branches humaines. On n'en est plus à écouter la doctrine
reproduite par Helvétius dans son livre de V Esprit, et qui
consiste à faire de la notion du beau une idée purement factice
et variable. Que tous ceux qui pourraient conserver encore
quelques scrupules à cet égard consultent l'admirable essai de
M. Gioberti (l), il ne leur restera rien à contester. Nulle part
on n'a mieux démontré que le beau est une idée absolue et né-
cessaire , qui ne saurait avoir une application facultative , et
c'est en vertu des principes solides établis par le philosophe
piémontais que je n'hésite pas à reconnaître la race blanche
pour supérieure en beauté à toutes les autres , qui , entre elles,
diffèrent encore dans la mesure où elles se rapprochent ou
s'éloignent du modèle qui leur est offert. Il y a donc inégalité
de beauté dans les groupes humains , inégalité logique , expli-
quée, permanente et indélébile.
Y a-t-il aussi inégalité de forces ? Sans contredit, les sau-
vages de l'Amérique , comme les Hindous , sont de beaucoup
nos inférieurs sur ce point. Les Australiens se trouvent dans
le même cas. Les nègres ont également moins de vigueur mus-
culaire (2). Tous ces peuples supportent infiniment moins les
fatigues. Mais il y a lieu de distinguer entre la force purement
musculaire, celle qui n'a besoin pour vaincre que de se dé-
ployer à un seul moment donné , et cette puissance de résis-
tance dont le caractère le plus remarquable est la durée. Cette
dernière est plus typique que la première, qui rencontrerait
au besoin des rivales, même dans les races les plus notoire-
ment faibles. La pesanteur du poing, si on voulait la prendre
comme unique critérium de la force , trouve chez des peupla-
(•1) Gioberti, Essai sur le Beau, traduction de M. Bertinatti, p. 6
et 25.
(2) Voir, entre autres, pour les indigènes américains, Martius et
Spix, Reise in Brasilien, t. I, p. 239; pour les nègres, Pruner, der
Neger, eine aphoristische Skizze ans der medicinischen Topographie
von Cairo, dans la Zeitsch. d. deutsch. morgenl. Gesellsch., t. I,
p. ISl; pour la supériorité musculaire des blancs sur toutes les
autres races, Carus, Ueber die hungl. Befaehigung , etc., p. 84.
DES BACES HUMAINES. 157
des nègres fort abruties , chez des Nouveaux-Zélandais très
débilement constitués , chez des Lascars , chez des Malais ,
quelques individus qui peuvent l'exercer de manière à contre-
balancer les exploits de la populace anglaise ; tandis qu'à pren-
dre les nations en masse , et en les jugeant d'après la somme
de travaux qu'elles endurent sans fléchir, la palme appartient
à nos peuples de race blanche.
Parmi ces peuples même, pour la force comme pour la
beauté , l'inégalité se rencontre encore dans les différents grou-
pes tout aussi bien , quoiqu'à un degré inférieur. Les Italiens
sont plus beaux que les Allemands et que les. Suisses, plus
beaux que les Français et que les Espagnols. De même les
Anglais présentent un caractère de beauté corporelle supériem*
à celui des nations slaves.
Quant à la force du poing , les Anglais priment toutes les
autres races européennes ; tandis que les Français et les Espa-
gnols possèdent une puissance supérieure de résistance à la
fatigue, aux privations, aux intempéries des climats les plus
durs. La question a été mise hors de doute pour les Français,
lors de la funeste campagne de Russie. Là , où les Allemands
et les troupes du Nord , habituées cependant aux rigueurs de
la température, s'aflaissèrent, presque en totalité, sous la neige,
nos régiments , tout en payant im horrible tribut aux rigueurs
de la retraite , purent cependant sauver le plus de monde. On
a voulu attribuer cette prérogative à la supériorité de l'éduca-
tion morale et du sentiment guerrier. L'explication est peu
satisfaisante. Les ofliciers allemands , qui périrent par centai-
nes , avaient tout autant d'honneur et une conception aussi
élevée du devoir que nos soldats , et ils n'en succombèrent pas
moins. Concluons donc que les populations françaises possè-
dent certaines qualités physiques supérieures à celles de la fa-
mille allemande et qui leur permettent de braver, sans mourir,
les neiges de la Russie comme les sables brûlants de l'Egypte.
loS DE L INEGAUTK
CHAPITRE XIII.
Les races humaines sont intellectuellement inégales; l'humanité
n'est pas perfectible à l'influi.
Pour bien apprécier les différences intellectuelles des races,
le premier soin doit être de constater jusqu'à quel degré de
stupidité riiunianité peut descendre. Nous connaissons déjà le
plus bel effort qu'elle puisse produire : c'est la civilisation.
La plupart des observateurs scientifiques ont eu jusqu'ici une
tendance marquée à rabaisser, au delà de la vérité, les types
les plus infimes.
Presque tous les premiers renseignements sur une tribu sau-
vage la dépeignent sous des couleurs faussement horribles, et
lui assignent une telle impuissance d'intelligence et de raison-
nement , qu'elle tombe au niveau du singe et au-dessous de
l'éléphant. Ce jugement, il est vrai, a ses contrastes. Un navi-
gateur est-il bien reçu dans une île , croit-il trouver, chez les
habitants, de la douceur et un accueil hospitalier, réussit-il à
en déterminer quelques-uns à travailler, un tant soit peu, avec
les matelots, aussitôt les éloges s'accumulent sur l'heureuse
peuplade; elle est déclarée bonne à tout, propre à tout, ca-
pable de tout, et quelquefois l'enthousiasme, franchissant
toutes limites, jure avoir trouvé chez elle des esprits supérieurs.
Il faut en appeler du jugement trop favorable comme du
trop sévère. Parce que certains Taïtiens auront contribué au
radoubage d'un baleinier, leur nation n'est pas pour cela civi-
lisable. Parce que tel homme de Tonga-Tabou aura montré de
la bienveillance à des étrangers , il n'est pas nécessairement ac-
cessible à tous les progrès , et , de même , on n'est pas autorisé
à ravaler jusqu'à la brute tel indigène d'une côte longtemps
inconnue, parce qu'il aura reçu les premiers visiteurs à coups
de flèche , ou même parce qu'on l'aura trouvé mangeant des
lézards crus et des boules de terre. Ce genre de repas n'an-
nonce pas, sans doute, une intelligence bien relevée ni des
DES BÂCES HUMAINES. i 59
mœurs bien cultivées. Mais, qu'on en soit certain toutefois,
liiez le cannibale le plus répugnant, il reste une étincelle du
feu divin , et la compréhension peut s'allumer chez lui au
moins jusqu'à un certain degré. Pas de tribus si humbles qui
ne portent, sur les choses dont elles sont entourées, des juge-
ments quelconques, vrais ou faux, justes ou erronés, qui, par
le fait seul qu'ils existent, prouvent sufOsamment la persis-
tance d'un rayon intellectuel dans toutes les branches de l'hu-
manité. C'est par là que les sauvages les plus dégradés sont
accessibles aux enseignements de la religion et qu'ils se distin-
guent, d'une manière toute particulière et toujours reconnais-
sable, des brutes les plus intelligentes.
Cependant, cette vie morale, placée au fond de la conscience
de chaque individu de notre espèce, est-elle capable de se di-
later à l'infini? Tous les hommes ont-ils, à un degré égal, le
pouvoir illimité de progresser dans leur développement intel-
lectuel? Autrement dit, les différentes races humaines sont-
elles douées de la puissance de s'égaler les unes les autres?
Cette question est, au fond, celle de la perfectibilité indéfinie
de l'espèfce et de l'égalité des races entre elles. Sur les deux
points, je réponds non.
L'idée de la perfectibilité à l'infini séduit beaucoup les mo-
dernes, et ils s'appuient sur cette remarque que notre mode
de civilisation possède des avantages et des mérites que nos
prédécesseurs, différemment cultivés, n'avaient pas. On cite
tous les faits qui distinguent nos sociétés. J'en ai parlé déjà;
je me prête volontiers à les énumérer de nouveau.
On assure donc que nous possédons, sur tout ce qui ressort
du domaine de la science, des opinions plus vraies; que nos
mœurs sont, en général, douces, et notre morale préférable à
celles des Grecs et des Romains. Nous avons aussi, ajoute-t-on,
au sujet de la liberté politique, des idées et des sentiments,
des opinions, des croyances, des tolérances qui prouvent mieux
que tout le reste notre supériorité. Il ne manque pas de théo-
riciens à belles espérances pour soutenir que les conséquences
de nos institutions doivent nous conduire tout droit à ce jar-
din des Hespérides, si cherché et si peu trouvé depuis que les
160 DE l'inégalité
plus anciens navigateurs en ont constaté l'absence aux îles Ca-
naries,
Un examen un peu plus sérieux de l'histoire fait justice de
ces hautes prétentions.
Nous sommes, à la vérité, plus savants que les anciens. C'est
que nous avons profité de leurs découvertes. Si nous possé-
dons plus de connaissances, c'est uniquement parce que nous
sommes leurs continuateurs, leurs élèves et leurs héritiers.
S'ensuit-il que la découverte des forces de la vapeur et la so-
lution de quelques problèmes de la mécanique nous achemi-
nent vers ï'omniscience ? Tout au plus, ces succès nous con-
duiront à pénétrer dans tous les secrets du monde matériel.
Lorsque nous aurons achevé cette conquête, pour laquelle il y
a encore à faire bien et bien des choses qui ne sont pas même
commencées, ni entrevues, aurons-nous avancé d'un seul pas
au delà de la pure et simple constatation des lois physiques?
Nous aurons, je le veux, beaucoup augmenté nos forces pour
réagir sur la nature et la plier à nos besoins. Nous aurons en-
core traversé la terre de part en part, ou reconnu définitive-
ment ce trajet impraticable. Nous aurons appris à nous diriger
dans les airs, et, en nous rapprochant de quelques milliers de
mètres des limites de l'air respirable, découvert et éclairci cer-
tains problèmes astronomiques ou autres ; rien de plus. Tout
cela ne nous mène pas à l'infini. Et eussions-nous compté tous
les systèmes planétaires qui se meuvent dans l'espace, serions-
nous plus près de cet infini? Avons-nous appris, sur les grands
mystères, une chose ignorée des anciens? Nous avons, ce me
semble, changé les méthodes employées avant nous, pour tour-
ner autour du secret. Nous n'avons pas fait un pas de plus
dans ses ténèbres.
Puis, en admettant que nous soyons plus éclairés sur cer-
tains faits, combien, d'autre part, nous avons perdu de notions
familières à nos plus lointains ancêtres! Est-il douteux qu'au
temps d'Abraham, on ne sût de l'histoire primordiale beau-
coup plus que nous n'en connaissons ? Combien de choses dé-
couvertes par nous, à grand'peine, ou par hasard, ne sont
en définitive que des connaissances oubliées et retrouvées! Et
DES RACES HUMAINES. 16t
comme, sur bien des points, nous sommes inférieurs à ce-
qu'on a été jadis ! Que pourrait-on comparer, ainsi que je
le disais plus liaut pour un autre objet, oui, que pourrait-on
comparer, en choisissant dans nos plus splendides travaux, à
ces merveilles que l'Egypte, l'Inde, la Grèce, l'Amérique
nous montrent encore, attestant la magnificence sans bornes
de tant d'autres édifices que le poids des siècles a fait dis-
paraître, bien moins que les ineptes ravages de l'homme? Qi e
sont nos arts auprès de ceux d'Athènes? Que sont nos pen-
seurs auprès de ceux d'Alexandrie et de l'Inde? Que sont
nos poètes auprès de Valmiki , de Kalidasa , d'Homère et de
Pindare?
En somme, nous faisons autrement. Nous appliquons notre
esprit à d'autres buts, à d'autres recherches que les autres
groupes civilisés de l'humanité; mais, en changeant de terrain,
nous n'avons pu conserver dans toute leur fertilité les terres
qu'ils cultivaient déjà. Il y a donc eu abandon d'un côté, en
même temps qu'il y avait conquête de l'autre. C'était une triste
compensation, et, loin d'annoncer un progrès, elle n'indique
qu'un déplacement. Pour qu'il y eût acquisition réelle, il fau-
drait qu'ayant au moins gardé dans toute leur intégrité les
principales richesses des sociétés antérieures, nous eussions
réussi à édifier, à côté de leurs travaux, certains grands résul-
tats qu'elles et nous avons cherchés également ; que nos scien-
ces et nos arts, appuyés sur leurs arts et leurs sciences, eussent
trouvé quelque nouveauté profonde touchant la vie et la mort,^
la formation des êtres, les principes primordiaux du monde.
Or, sur toutes ces questions, la science moderne n'a plus ces
lueurs qui se projetaient, on a lieu de le penser, à l'aurore des
temps antiques, et, de son propre cru et de ses propres efforts,
elle n'est parvenue encore qu'à cet humiliant aveu : « Je cher-
che et ne trouve pas. » Il n'y a donc guère de progrès réels
dans les conquêtes intellectuelles de l'homme. Notre critique
seule est incontestablement meilleure que celle de nos devan-
ciers. C'est un grand point; mais critique veut dire classe-
ment, et non pas acquisition.
Pour ce qui est de nos idées prétendues neuves sur la poli-
162 DE LINÉG/VLITÉ
tique, on peut sans inconvénient prendre avec elles des liber-
tés plus vives encore qu'avec nos sciences.
Cette fécondité de tliéories, dont nous aimons à nous faire
honneur, on la retrouve tout aussi grande à Atliènes après
Périclès. Le moyen de s'en convaincre, c'est de relire ces co-
médies d'Aristophane, amplifications satiriques, dont Platon
recommandait la lecture à qui voulait connaître les mœurs
publiques de la ville de Minerve. On récuse la comparaison
depuis que l'on s'est avisé de prétendre qu'entre notre ordre
social actuel et l'élat de l'antiquité grecque la servitude crée
une différence fondamentale. La démagogie n'en était que plus
profonde, si l'on veut, et voilà tout. On parlait alors des escla-
ves sur le même ton où l'on parle aujourd'hui des ouvriers et
des prolétaires, et combien n'était-il pas avancé, ce peuple
athénien qui flt tant pour plaire à sa plèbe servile après le com-
bat des Arginuses !
Transportons-nous à Rome. Ouvrons les lettres de Cicéron.
Quel tory modéré que cet orateur romain! quelle similitude
parfaite entre sa république et nos sociétés constitutionnelles,
quant au langage des partis et aux luttes parlementaires ! Là ,
aussi, dans les bas-fonds , s'agitait une population d'esclaves
dépravés, toujours la révolte dans le cœur, quand ils ne l'a-
vaient pas au bout des poings. Laissons cette tourbe. Nous le
pouvons d'autant mieux que la loi ne lui reconnaissait pas
d'existence civile, qu'elle ne comptait pas dans la politique, et
n'agissait sur les décisions, aux jours d'émeute, que comme
auxiliaire des perturbateurs de naissance libre.
Eh bien ! les esclaves rejetés dans le néant, n'avons-nous pas,
sur le Forum, tout ce qui constitue un état social à la mo-
derne.' La populace, qui demandait du pain, des jeux, des
distributions gratuites et le droit de jouir; la bourgeoisie, qui
voulait et obtint le partage des emplois publics ; le patriciat,
transformé successivement et reculant toujours, et toujours
perdant de ses droits, jusqu'au moment où ses défenseurs
mêmes acceptèrent, comme unique système de défense, de re-
fuser toute prérogative en ne réclamant que la liberté pour
tous.' Ne sont-ce pas là des ressemblances parfaites?
> DES BACE8 HUMAINES. 163
Croit-on que, dans les opinions qui s'expriment aujourd'hui,
si variées qu'elles puissent être, il en existe une seule, il se
trouve même une nuance qui n'ait été connue à Rome? Je par-
lais tout à l'heure des lettres écrites de Tiisculum : c'est la pen-
sée d'un conservateur progressiste. Vis-à-vis de Sylla, Pcmpée
et Qcéron étaient des libéraux. Ils ne l'étaient pas encore assez
pour César. Ils l'étaient trop pour Caton. Plus tard, sous le
principat, nous voyons, dans Pline le jeune, un royaliste mo-
déré, ami du repos quand même. Il ne veut ni de trop de li-
berté, ni d'excès de pouvoir, et, positif dans ses doctrines, te-
nant très peu aux grandeurs évanouies de l'âge des Fabius, il
leur préférait la prosaïque administration de ïrajan. Ce n'était
pas l'avis de tout le monde. Beaucoup de gens pensaient, re-
doutant quelque résurrection de l'ancien Spartacus, que l'em-
pereur ne pouvait trop faire sentir sa puissance. Quelques pro-
vinciaux, au rebours, demandaient et obtenaient ce que nous
appellerions des garanties constitutionnelles; tandis que les
opinions socialistes ne trouvaient pas de moindres interprètes
que le césar gaulois G. Junius Posthumus, qui s'écriait dans
ses déclamations : Dices et pauper, inimici, le riche et le
pauvre sont des ennemis nés. »
Bref, tout homme ayant quelque prétention à participer aux
lumières du temps soutenait avec force l'égalité du genre hu-
main, le droit universel à posséder les biens de cette terre, la
nécessité évidente de la civilisation gréco-latine, sa perfection,
sa douceur, ses progrès futurs plus grands encore que ses avan-
tages actuels, et, pour couronner le tout, son éternité. Ces
idées n'étaient pas seulement la consolation et l'orgueil des
païens; c'était aussi l'espoir solide des premiers, des plus illus-
tres Pères de l'Église, dont Tertullien se faisait l'interprète (1).
Enfin, pour achever le tableau d'un dernier trait frappant,
le plus nombreux de tous les partis était celui des indifférents,
de ces gens trop faibles, trop dégoûtés, trop craintifs ou trop
indécis pour saisir une vérité au milieu de toutes les théories
disparates qu'ils voyaient sans cesse" miroiter à leurs yeux, et
(1) Ainédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration ro-
maine, t. I, p. 241.
164 DE l'inégalité
qui, jouissant de l'ordre quand il existait, supportant, tant bien
que mal, le désordre quand il venait, admiraient, en tous temps,
le progrès des jouissances matérielles inconnues à leurs pères,
et, sans trop vouloir penser au reste , se consolaient en répé-
tant à satiété :
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux.
Il y aurait plus de raisons de croire à des perfectionnements
dansla science politique, si nous avions inventé quelque rouage
inconnu jusqu'à nous, et qui n'ait pas été auparavant pratiqué,
au moins dans l'essentiel. Cette gloire nous manque. Les mo-
narchies limitées ont été connues de tous temps. On en voit
même des modèles curieux chez certaines peuplades américai-
nes restées cependant barbares. Les républiques démocratiques
et aristocratiques de toutes formes et pondérées suivant les
méthodes les plus variées ont existé dans le nouveau monde
comme dans l'ancien. Tlascala est, en ce genre , un spécimen
complet tout comme Athènes, Sparte, et la Mecque avant Maho-
met. Et quand même, d'ailleurs, il serait vrai que nous eus-
sions appliqué à la science gouvernementale quelque perfec-
tionnement secondaire de notre invention, en serait-ce assez
pour justifier une prétention si grosse que celle de la perfec-
tibilité illimitée? Soyons modestes, comme le fut un jour le
plus sage des rois : Nil novi sub sole (1).
(1) On est quelquerois disposé à considérer le gouvernement des
États-Unis d'Amérique comme uhc création tout à fait originale et
particulière à notre époque, et ce qu'on y relève de surtout remar-
quable, c'est la part restreinte abandonnée dans cette société à
l'initiative et même à la simple intervention de l'autorité gouvernemen-
tale ou administrative. Si l'on veut jeter les yeux sur tous les com-
mencements d'États fondés par la race blanche , on aura identique-
ment le même spectacle. Le self-government n'est pas aujourd'hui
plus triomphant, à New-York, qu'il ne le fut jadis à Paris, au temps
des Franks. Les Indiens, il est vrai, sont traités beaucoup plus inhu-
mainement par les Américains que ne le furent les Gaulois par les
leudes de Klilodowig. Mais il faut considérer que la distance ethnique
est bien plus grande entre les républicains éclairés du nouveau
DES BACES HUMAINES. 16S
Voyons nos mœurs, maintenant. On les dit plus douces que
■celles des autres grandes sociétés humaines : c'est encore une
affirmation qui tente bien fort la critique.
Il est des rhétoriciens qui voudraient aujourd'hui faire dis-
paraître du code des nations le recours à la guerre. Ils ont pris
cette théorie dans Sénèque. Certains sages de l'Orient profes-
saient aussi, à cet égard, des idées toutes conformes à celles
des Frères moraves. Mais quand bien même les amis de la
paix universelle réussiraient à dégoûter l'Europe de l'appel aux
armes, il leur faudrait encore amener les passions humaines à
se transformer pour toujours. Ni Sénèque ni les brahmanes
n'ont obtenu cette victoire. Il est douteux qu'elle nous soit
réservée, et pour ce qui est de notre mansuétude , regardez
dans nos champs, dans nos rues, la trace sanglante qu'elle y
creuse.
Nos principes sont purs et élevés , je le veux. La pratique y
répond-elle ?
Attendons, pour nous vanter, que nos pays, qui depuis le
commencement de la civilisation moderne ne sont pas encore
restés cinquante ans sans massacres, puissent se glorifier,
monde et leurs victimes, qu'elle ne l'était entre le conquérant ger-
main et ses vaincus.
Du reste, lorsque, par la suite, j'exposerai les débuts de toutes
les sociétés arianes, on verra que toutes ont commencé par l'exa-
gération de l'indépendance vis-à-vis du magistrat et vis-à-vis de
la loi.
Les inventions politiques de ce monde ne sauraient, ce me semble^
sortir des deux limites tracées par deux peuples situés , l'un dans le
nord-est de l'Europe, l'autre dans les pays riverains du Nil, à l'ex-
trême sud de l'Egypte. Le gouvernement du premier de ces peuples^
à Bolgari, près de Kazan, avait l'habitude àe faire pendre les gens
d'esprit, comme moyen préventif. C'est au voyageur arabe Ibn Foszian
que nous devons la connaissance de ce fait. (A. de Humboldt, Asie
centrale , t. I , p. 494.)
Chez l'autre nation, habitant le Fazoql, lorsque le roi ne convient
plus, ses parents et ses ministres viennent le lui annoncer, et on lui
fait remarquer que, puisqu'il ne plaît plus aux hommes, aux femmes,
aux enfants, aux bœufs, aux ânes, etc., le mieux qu'il puisse faire,
c'est de mourir, et on l'y aide aussitôt. (Lepsius, Briefe aux ^gyp-
ten, éthiopien und der Halbinsel des Sinai; Berlin, 1852.)
166 DE l'inégalité
comme l'Italie romaine , de deux siècles de paix , qui n'oat
d'aillem'S, hélas! rien prouvé pour l'avenir (1)!
La perfectibilité humaine n'est donc pas démontrée par l'é-
tat de notre civilisation. L'homme a pu apprendre certaines
choses, il en a oublié beaucoup d'autres. Il n'a pas ajouté un
sens à ses sens , un membre à ses membres , une faculté à son
âme. Il n'a fait que tourner d'un autre côté du cercle qui lui
'est dévolu , et la comparaison de ses destinées à celles de nom-
breuses familles d'oiseaux et d'insectes n'est pas même propre
à inspirer toujours des pensées bien consolantes sur son bon-
heur d'ici-bas.
Depuis le moment où les termites , les abeilles , les fourmis
noires ont été créées, elles ont trouvé spontanément le genre
de vie qui leur convenait. Les termites et les fourmis , dans
leurs communautés, ont d'abord découvert, pour leurs de-
meures, un mode de construction, et pour leurs provisions un
emmagasineraent, pour leurs œufs un système de soins, dont
les naturalistes pensent qu'il n'admet pas de variations ni de
perfectionnements (2). Du moins tel qu'il est, il a constam-
ment suffi aux besoins des pauvres êtres qui l'emploient. De
même les abeilles , avec leur gouvernement monarchique ex-
posé à des renversements de souveraines , jamais à des révolu-
tions sociales , n'ont pas , un seul jour, ignoré la manière de
vivre la plus appropriée à ce que désire leur nature. Il a été
loisible longtemps aux métaphysiciens d'appeler les animaux
des machines, et de reporter à Dieu, anima brutorum, la
cause de leurs mouvements. Aujourd'hui que, d'un œil un peu
plus soigneux , on étudie les mœurs de ces prétendus automa-
tes, on ne s'est pas borné à abandonner cette doctrine dé-
daigneuse : on a reconnu à l'instinct une portée qui l'approche
de la dignité de la raison.
Que dire lorsque , dans les royaumes des abeilles , on voit
les souveraines exposées à la colère des sujettes , ce qui sup-
pose , ou l'esprit de mutinerie chez ces dernières , ou l'inapti-
(1) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous l'administration ro-
maine, t. I, p. 2M.
(3) Martius und Spix, Reise in Brasilien, t. III, p. 950 et passim.
DES BACES HUMAINES. 167
tude à remplir de légitimes obligations chez les reines? Que
dire, lorsqu'on voit les termites épargner leurs ennemis vain-
cus, puis les enchaîner et les employer à l'utilité publique en
les forçant d'avoir soin des jeunes individus?
Sans doute nos États , à nous , sont plus compliqués , satis-
font à plus de besoins; mais, lorsque je regarde le sauvage
errant, sombre, sale, farouche, désœuvré, traînant pares-
seusement ses pas et le bâton pointu qui lui sert de lance sur
un sol sans culture -, quand je le contemple, suivi de sa femme,
unie à lui par un hymen dont une violence férocement inepte
a constitué toute la cérémonie (1); quand je vois celte femme
portant son enfant , qu'elle va tuer elle-même s'il tombe ma-
lade, ou seulement s'il l'ennuie (2) ; que tout à coup , la faim
se faisant sentir, ce misérable groupe , à la recherche d'un gi-
bier quelconque , s'arrête charmé devant une de ces demeures
d'intelligentes fourmis, donne du pied dans rédiQce,en ravit
et en dévore les œufs, puis , le repas fait, se retire tristement
dans un creux de rocher, je me demande si les insectes qui
viennent de périr n'ont pas été plus favorablement doués que
la stupide famille du destructeur; si l'instinct des animaux,
borné à un court ensemble de besoins , ne les rend pas plus
heureux que cette raison avec laquelle notre humanité s'est
trouvée nue sur la terre, et plus exposée cent fois que les au-
tres espèces aux souffrances que peuvent causer l'air, le soleil,
(1) Chez plusieurs peuplades de l'Océanie, Toici comme on a conçu
l'institution du mariage : l'homme remarque une fille. Elle lui convient.
Il l'obtient du père moyennant quelques cadeaux, parmi lesquels une
bouteille d'eau-de-vie , quand le futur a pu l'offrir, tient le rang le plus
distingué. Alors le prétendu va s'embusquer au coin d'un buisson ou
derrière un rocher. La fille passe sans songer à mal. Il la renverse
d'un coup de bâton; la frappe jusqu'à ce qu'elle ait perdu connais-
sance et l'emporte amoureusement chez lui , baignée dans son sang.
Il est en règle. L'union légale est accomplie.
(2) M. d'Orbigny raconte que les mères indiennes aiment leurs en-
fants à l'excès, qu'elles les chérissent au point d'en être véritable-
ment les esclaves; que cependant, par une bizarrerie sans exemple,
si l'entant vient à les gêner un jour, elles le noient ou l'écrasent , ou
l'abandonnent, sans nul regret, dans les bois. (D'Orbigny, l'Homme
américain , t. II , p. 232.)
168 DE l'inégalité
la neige et la pluie conjurés. Pauvre humanité! elle n'est ja-
mais parvenue à inventer un moyen de vêtir tout le monde et
de mettre tout le monde à l'abri de la soif et de la faim. Cer-
tes le moindre des sauvages en sait plus long que les animaux ;
mais les animaux connaissent ce qui leur est utile , et nous l'i-
gnorons. Ils s'y tiennent, et nous ne le pouvons garder, quand
parfois nous l'avons découvert. Ils sont toujours, en temps
normal, assurés, par leurs instincts, de trouver le nécessaire.
Nous , nous voyons de nombreuses hordes qui , depuis le com-
mencement des siècles, n'ont pu sortir d'un état précaire et
souffreteux. En tant qu'il n'est question que du bien-être ter-
restre, nous n'avons de mieux que les animaux, rien de mieux
qu'un horizon plus étendu à parcourir, mais fini et borné
comme le leur.
Je n'ai pas assez insisté sur cette triste condition humaine ,
de toujours perdre d'un côté quand nous gagnons de l'autre ;
c'est là cependant le grand fait qui nous condamne à errer
dans nos domaines intellectuels, sans réussir jamais , tout li-
mités qu'ils sont , à les posséder dans leur entier. Si cette loi
fatale n'existait pas , on comprendrait qu'à un jour donné ,
lointain peut-être, en tous cas, probable, l'homme, se trou-
vant en possession de toute l'expérience des âges successifs ,
sachant ce qu'il peut savoir, s'étant emparé de ce qu'il peut
prendre, aurait enfin appris à appliquer ses richesses, vivrait
au milieu de la nature, sans combat avec ses semblables non
p]us qu'avec la misère, et, tranquille à la fin, se reposerait,
sinon à l'apogée des perfections , au moins dans un état suf-
fisant d'abondance et de joie.
Une telle félicité, toute restreinte qu'elle serait, ne nous est
même pas promise , puisqu'à mesure que l'homme apprend , il
désapprend ; puisqu'il ne peut gagner sous le rapport intellec-
tuel et moral sans perdre sous le rapport physique , et qu'il ne
tient assez fortement aucune de ses conquêtes pour être assuré
de les garder toujours.
Nous croyons , nous , que notre civilisation ne périra jamais,
parce que nous avons l'imprimerie, la vapeur, la poudre à
canon. L'imprimerie, qui n'est pas moins connue au Tonquin,
i
DES RACES HUMAINES. 169
dans l'empire d'Annam et au Japon (l) que dans l'Europe
actuelle, a-t-elle, par hasard, donné aux peuples de ces con-
trées une civilisation même passable ? Ils ont cependant des
livres , beaucoup de livres, des livres qui se vendent à bien plus
bas prix que les nôtres. D'où vient que ces peuples soient si
abaissés, si faibles, si rapprochés du degré où l'homme civilisé,
corrompu, faible et lâche, ne vaut pas, en puissance intellec-
tuelle, tel barbare qui, l'occasion s'offrant, va l'opprimer (2) ?
D'où cela vient-il? Uniquement de ce que l'imprimerie est un
moyen, et non pas un principe. Si vous l'employez à repro-
duire des idées saines, vigoureuses, salutaires, elle fonction-
nera de la manière la plus fructueuse , et contribuera à soutenir
la civilisation. Si, au contraire , les intelligences sont tellement
abâtardies que personne n'apporte plus sous les presses des œu-
vres philosophiques, historiques, littéraires, capables de nour-
rir fortement le génie d'une nation ; si ces presses avilies ne
servent plus qu'à multiplier les malsaines et venimeuses com-
positions de cerveaux énervés, les productions empoisonnées
d'une théologie de sectaires, d'une politique de Ubellistes, d'une
poésie de libertins, comment et pourquoi l'imprimerie sauverait-
elle la civilisation ?
On suppose sans doute que , par la facilité avec laquelle elle
peut répandre en grand nombre les chefs-d'œuvre de l'esprit,
l'imprimerie contribue à les conserver, et même, dans les
temps où la stérilité intellectuelle ne permet pas de leur don-
ner, de rivaux, de les offrir au moins aux méditations des gens
(1) M. J. Molli, Rapport annuel à la Société asiatique, 1831, p. 92 :
« La librairie indienne indigène est extrêmement active, et les ou-
« vrages qu'elle fournit n'entrent jamais dans la librairie européenne
« même de l'Inde. M. Sprenger dit, dans une lettre, qu'il y a dans la
« seule ville de Luknau treize établissements lithographiques unique-
« ment occupés à multiplier les livres pour les écoles, et il donne
« une liste considérable d'ouvrages dont probablement aucun n'est
0 parvenu en Europe. Il en est de même à Dehli, Agra, Cawnpour,
« AUahabad et d'autres villes. »
(2) Les Siamois sont le peuple le plus débouté de la terre. Ils gisent
au plus bas degré de la civilisation indo-chinoise; cependant ils sa-
vent tous lire et écrire. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 1132.)
10
170 DE l'inégalité
honnêtes. Il en est ainsi en eiïet. Toutefois, pour aller cher-
cher un livre du passé et s'en servir à sa propre amélioration ,
il faut déjà posséder, sans ce livre, le meilleur des biens, la
force d'une âme éclairée. Dans les temps mauvais, témoins
du départ des vertus publiques , on fait peu de cas des ancien-
nes compositions , et personne ne se soucie de troubler le si-
lence des bibliothèques. C'est valoir beaucoup déjà que de son-
ger à fréquenter ces lieux augustes, et à de telles époques on
ne vaut rien...
D'ailleurs on s'exagère beaucoup la longévité assurée aux
productions de l'esprit par la découverte de Gutenberg. A l'ex-
ception de quelques ouvrages reproduits pendant une certaine
période, tous les livres meurent aujourd'hui, comme jadis
mouraient les manuscrits. Tirés à quelques centaines d'exem-
plaires , les œuvres de la science surtout disparaissent avec ra-
pidité du domaine commun. On peut encore les trouver, bien
qu'avec peine, dans les grandes collections. Il en était absolu-
ment de même des richesses intellectuelles de l'antiquité, et,
encore une fois , ce n'est pas l'érudition qui sauve un peuple
arrivé à la décrépitude.
Cherchons ce que sont devenues ces myriades d'excellents
ouvrages publiés depuis le jour où fonctionna la première
presse. La plupart sont oubliés. Ceux dont on parle encore
n'ont plus guère de lecteurs, et tel qui se recherchait il y a
cinquante ans voit son titre même disparaître peu à peu de
toutes les mémoires.
Pour rehausser le mérite de l'imprimerie, on a trop nié la
diffusion des manuscrits. Elle était plus grande qu'on ne se
l'imagine. Aux temps de l'empire romain , les moyens d'ins-
truction étaient très répandus , les livres étaient même com-
muns, si l'on en doit juger d'après ce nombre extraordinaire
de grammairiens déguenillés qui pullulaient jusque dans les
plus petites villes, sortes de gens comparables aux avocats,
aux romanciers, aux journalistes de notre époque, et dont le
Satyricon de Pétrone nous raconte les mœurs dévergondées,
la misère et le goût passionné des jouissances. Quand la déca-
dence fut complète, tous ceux qui voulaient des livres en trou-
i
DES RACES HUMAINES. . 171
valent encore. Virgile était lu partout. Les paysans, qui l'en-
tendaient vanter, le prenaient pour un dangereux enchanteur.
Les moines le copiaient. Ils copiaient aussi Pline , Dioscoride,
Platon et Aristote. Ils copiaient de même Catulle et Martial.
Dans le moyen âge, on peut, au grand nombre qui nous en
reste après tant de guerres, de dévastations , d'incendies d'at-
bayes et de châteaux, deviner combien les œuvres littéraires,
scientifiques, philosophiques, sorties de la plume des contem-
porains, avaient été multipliées au delà de ce qu'on pense. On
s'exagère donc les mérites réels de l'imprimerie envers la
science, la poésie, la moralité et la vraie civilisation, et l'on
serait plus exact si, glissant modestement sur cette thèse, on
s'attachait surtout à parler des services journaliers rendus par
cette invention aux intérêts religieux et politiques de toutes
venues. L'imprimerie, je le répète, est un merveilleux instru-
ment-, mais, lorsque la main et la tête font défaut, Tinstru-
raent ne saurait bien fonctionner par lui-même.
Une longue démonstration n'est pas nécessaire pour établir
que la poudre à canon ne peut non plus sauver une société en
danger de mort. C'est une connaissance qui ne s'oubliera cer-
tainement pas. D'ailleurs il est douteux que les peuples sauva-
ges qui la possèdent aujourd'hui comme nous, et s'en servent
autant , la considèrent jamais à un autre point de vue que celui
de la destruction.
Pour la vapeur et toutes les découvertes industrielles, je
dirai aussi, comme de l'imprimerie, que ce sont de grands
moyens ; j'ajouterai que l'on a vu quelquefois des procédés nés
de découvertes scientificpies se perpétuer à l'état de rou-
tine , quand le mouvement intellectuel qui les avait fait naître
s'était arrêté pour toujours , et avait laissé perdre le secret
théorique d'où ces procédés émanaient. Enfin, je rappellerai
que le bien-être matériel n'a jamais été qu'une annexe exté-
rieure de la civilisation, et qu'on n'a jamais entendu dire d'une
société qu'elle avait vécu uniquement parce qu'elle connaissait
les moyens d'aller vite et de se bien vêtir.
Toutes les civilisations qui nous ont précédés ont pensé,
comme nous, s'être cramponnées au rocher du temps par leurs
t72 DE l'inégalité
inoubliables découvertes. Toutes ont cru à leur immortalité.
Les familles des Incas, dont les palanquins parcouraient avec
rapidité ces admirables chaussées de cinq cents lieues de long
qui unissent encore Cuzco à Quito, étaient convaincues cer-
tainement de l'éternité de leurs conquêtes. Les siècles, d'un
coup d'aile, ont précipité leur empire, à côté de tant d'autres,
dans le plus profond du néant. Ils avaient, eux aussi, ces sou-
verains du Pérou, leurs sciences, leurs mécaniques, leurs puis-
santes machines dont nous admirons avec stupeur les œuvres
sans pouvoir en deviner le secret. Ils connaissaient, eux aussi^
le secret de transporter des masses énormes. Ils construisaient
des forteresses où l'on entassait les uns sur les autres des blocs
de pierre de trente-huit pieds de long sur dix-huit de large.
Les ruines de Tihuanaco nous montrent un tel spectacle, et
ces matériaux monstrueux étaient apportés de plusieurs lieues
de distance. Savons-nous comment s'y prenaient les ingénieurs
de ce peuple évanoui pour résoudre un tel problème? Nous
ne le savons pas plus que les moyens appliqués à la construc-
tion des gigantesques murailles cyclopéennes dont les débris
résistent encore, sur tant de points de l'Europe méridionale,
aux efforts du temps.
Ainsi, ne prenons pas les résultats d'une civilisation pour
ses causes. Les eauses se perdent, les résultats s'oublient quand
disparaît l'esprit qui les avait fait éclore, ou, s'ils persistent,
c'est grâce à un nouvel esprit qui va s'en emparer, et souvent
leur donner une portée différente de celle qu'ils avaient d'a-
bord. L'intelligence humaine, constamment vacillante, court
d'un point à un autre, n'a point d'ubiquité, exalte la valeur de
ce qu'elle tient, oublie ce qu'elle lâche, et, enchaînée dans le
cercle qu'elle est condamnée à ne jamais franchir, ne réussit
à féconder une partie de ses domaines qu'en laissant l'autre en
friche, toujours à la fois supérieure et inférieure à ses ancê-
tres. L'humanité ne se surpasse donc jamais elle-même; l'hu-
manité n'est donc pas perfectible à l'infini.
DES RACES HUMAINES. 173
CHAPITRE XIV.
Suite de la démonstration de l'inégalité intellectuelle des races. Les.
civilisations diverses se repoussent mutuellement. Les races mélis-
ses ont des civilisations également métisses.
Si les races humaines étaient égales entre elles, l'histoire nous
présenterait un tableau bien touchant, bien magnifique et bien
glorieux. Toutes intelligentes, toutes l'œil ouvert sur leurs in-
térêts véritables, toutes habiles au même degré à trouver le
moyen de vaincre et de triompher, elles auraient, dès les pre-
miers jours du monde, égayé la face du globe par une foule
de civilisations simultanées et identiques également florissantes.
En même temps que les plus anciens peuples sanscrits fon-
daient leur empire, et, par la reliiiion et par le glaive, cou-
vraient l'Inde septentrionale de moissons, de villes, de palais et
de temples; en même temps que le premier empire d'Assyrie
illustrait les plaines du Tigre et de l'Euphrate par ses somp-
tueuses constructions, et que les chars et la cavalerie de Nem-
rod défiaient les peuples des quatre vents, on aurait vu, sur
la côte africaine, parmi les tribus des nègres à tête prognathe,
surgir un état social raisonné, cultivé, savant dans ses moyens,
puissant dans ses résultats.
Les Celtes voyageurs auraient apporté au fond de l'extrême
occident de l'Europe, avec quelques débris de la sagesse orien-
tale des âges primitifs, les éléments indispensables d'une grande
société, et auraient certainement trouvé chez les populations
ibériennes alors répandues sur la face de l'Italie, dans les îles
de la Méditerranée, dans la Gaule et l'Espagne, des rivaux
aussi bien renseignés qu'eux-mêmes sur les traditions ancien-
nes, aussi experts dans les arts nécessaires et dans les inven-
tions d'agrément.
L'humanité unitaire se serait promenée noblement à travers
le monde, riche de son intelligence, fondant partout des socié-
tés similaires, et peu de temps eût suffi pour que toutes les
10.
174 DE l'inégalité
nations, jugeant leurs besoins de la même façon, considérant
la nature du même œil, lui demandant les mêmes choses, se
trouvassent dans un contact étroit et pussent lier ces relations,
ces échanges multiples, si nécessaires partout et si profitables
aux progrès de la civilisation.
Certaines tribus, malheureusement confinées sous des cli-
mats stériles, au fond des gorges de montagnes rocheuses, sur
le bord de plages glacées, dans des steppes incessamment ba-
layées par les vents du nord, auraient pu avoir à lutter plus
longtemps que les nations favorisées contre l'ingratitude de la
nature. Mais enfin ces tribus, n'ayant pas moins que les autres
d'intelligence et de sagesse, n'auraient pas tardé à découvrir
qu'il est des remèdes contre l'âpreté des climats. On les aurait
vues déployer l'intelligente activité que montrent aujourd'hui les
Danois, les Norwégiens, les Islandais. Elles auraient dompté
le sol rebelle, contraint malgré lui de produire. Dans les ré-
gions montagneuses, elles auraient, comme les Suisses, exploité
les avantages de la vie pastorale, ou, comme les Gachemiriens,
recouru aux ressources de l'industrie, et si leur pays avait été
si mauvais, sa situation géographique si défavorable que l'im-
possibilité d'en tirer jamais parti leur eût été bien démontrée,
elles auraient réfléchi que le monde était grand, possédait bien
des vallons, bien des plaines douces à leurs habitants, et, quit-
tant leur rétive patrie, elles n'auraient pas tardé à rencontrer
des terres oii déployer fructueusement leur intelligente activité.
Alors les nations d'ici-bas, également éclairées, également
riches, les unes par le commerce, se multipliant dans leurs
cités maritimes, les autres par l'agriculture, florissant dans
leurs vastes campagnes, celles-ci par l'industrie exercée dans
les lieux alpestres, celles-là par le transit, résultat heureux de
leur situation mitoyenne, toutes ces nations, malgré des dis-
sensions passagères, des guerres civiles, des séditions, malheurs
inséparables de la condition humaine, auraient imaginé bien-
tôt, entre leurs intérêts, un système de pondération quelcon-
que. Les civilisations identiques d'origine se prêtant beaucoup,
s'empruntant de même, auraient fini par se ressembler à peu
près de tous points, et l'on aurait vu s'établir cette confédéra-
DES RACES HUMAINES. 175
tion universelle , rêve de tant de siècles , et que rien ne pourrait
empêcher de se réaliser, si, en effet, toutes les races étaient
pourvues de la même dose et de la même forme de facultés.
On sait de reste que ce tableau est fantastique. Les premiers
peuples, dignes de ce nom, se sont agglomérés sous l'empire
d'une idée d'association que les barbares, vivant plus ou moins
loin d'eux, non seulement n'avaient pas eue aussi prompte-
ment, mais n'ont pas eue depuis. Ils ont émigré de leur premier
domaine et ont rencontré d'autres peuplades : ces peuplades
ont été domptées, elles n'ont jamais ni embrassé sciemment
ni compris l'idée qui dominait dans la civilisation qu'on venait
leur imposer. Bien loin de témoigner que l'intelligence de tou-
tes les tribus humaines fût semblable, les nations civilisables ont
toujours prouvé le contraire, d'abord en asseyant leur état so-
cial sur des bases complètement diverses, ensuite en montrant
les unes pour les autres un éloignement décidé. La force de
l'exemple n'a rien éveillé chez les groupes qui ne se trouvaient
pas poussés par un ressort intérieur. L'Espagne et les Gaules
ont vu tour à tour les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois
établir sur leurs côtes des villes florissantes. Ni l'Espagne ni
les Gaules n'ont consenti à imiter les mœurs, les gouverne-
ments de ces marchands célèbres, et, quand les Romains sont
venus, ces vainqueurs ne sont parvenus à transformer leur
nouveau domaine qu'en le saturant de colonies. Les Celtes et
les Ibères ont prouvé alors que la civilisation ne s'acquiert pas
sans le mélange du sang.
Les peuplades américaines, à quel spectacle ne leur est-il
pas donné d'assister en ce moment? Elles se trouvent placées
aux côtés d'un peuple qui veut grandir de nombre pour aug-
menter de puissance. Elles voient sur leurs rivages passer et
repasser des milliers de navires. Elles savent que la force de
leurs maîtres est irrésistible. L'espoir de voir, un jour, leurs
contrées natales délivrées de la présence des conquérants
n'existe chez aucune d'elles. Toutes ont conscience que leur
continent tout entier est désormais le patrimoine de l'Européen.
Elles n'ont qu'à regarder pour se convaincre de la fécondité
de ces institutions exotiques qui ne font plus dépendre la pro-
176 DE l'inégalité
longation de la vie de l'abondance du gibier et de la richesse
de la pêche. Elles savent, puisqu'elles achètent de l'eau-de-vie,
des couvertures, des fusils, que même leurs goûts grossiers
trouveraient plus aisément satisfaction dans les rangs de cette
société qui les appelle, qui les sollicite à venir, qui les paye et
les flatte pour avoir leur concours. Elles s'y refusent, elles
aiment mieux fuir de solitudes en solitudes-, elles s'enfoncent
de plus en plus dans l'intérieur des terres. Elles abandonnent
tout, jusqu'aux os de leurs pères. Elles mourront, elles le sa-
vent ; mais une mystérieuse horreur les maintient sous le joug
de leurs invincibles répugnances, et, tout en admirant la force
et la supériorité de la race blanche, leur conscience, leur na-
ture entière, leur sang enfin, se révoltent à la seule idée d'a-
voir rien de commun avec elle.
Dans l'Amérique espagnole on croit rencontrer moins d'a-
version chez les indigènes. C'est que le gouvernement métro-
politain avait jadis laissé ces peuples sous l'administration de
leurs caciques. Il ne cherchait pas à les civiliser. Il leur per-
mettait de conserver leurs usages et leurs lois, et, pourvu qu'ils
fussent chrétiens, il ne leur demandait qu'un tribut d'argent.
Lui-même ne colonisait guère. La conquête une fois achevée,
il s'abandonna à une tolérance indolente, et n'opprima que par
boutades. C'est pourquoi les Indiens de l'Amérique espagnole
sont moins mallieureux et continuent à vivre, tandis que les
voisins des Anglo-Saxons périront sans miséricorde.
Ce n'est pas seulement pour les sauvages que la civilisation
est incommunicable, c'est aussi pour les peuples éclairés. La
bonne volonté et la philanthropie française en font, en ce mo-
ment, l'épreuve dans l'ancienne régence d'Alger d'une manière
non moins complète que les Anglais dans l'Inde et les Hollan-
dais à Batavia. Pas d'exemples, pas de preuves plus frappan-
tes, plus concluantes de la dissemblance et de l'inégalité des
races entre elles.
Car si l'on raisonnait seulement d'après la barbarie de «er-
tains peuples, et que, déclarant celte barbarie originelle, on
en conclût que toute espèce de culture leur est refusée, on
s'exposerait à des objections sérieuses. Beaucoup de nations
DES RACES HUMAINES. 177
sauvages ont conservé des traces d'une situation meilleure que
celle où nous les voyons plongées. Il est des tribus, fort bruta-
les d'ailleurs, qui, pour la célébration des mariages, pour la
répartition des héritages, pour l'administration politique, ont
des règlements traditionnels d'une complication curieuse, et
dont les rites, aujourd'hui privés de sens, dérivent évidemment
d'un ordre d'idées supérieur. On en cite, comme témoignage,
les tribus de Peaux-Rouges errant dans les vastes solitudes que
l'on suppose avoir vu jadis les établissements des Allégha-
niens (1). Il est d'autres peuples qui possèdent des procédés
de fabrication dont ils ne peuvent être les inventeurs : tels les
naturels des îles Mariannes. Ils les conservent sans réflexion,
et les mettent en usage, pour ainsi dire, machinalement.
Il y a donc lieu d'y regarder de près lorsque, voyant une na-
tion dans l'état de barbarie, on se sent porté à conclure qu'elle
y a toujours été. Pour ne commettre aucune erreur, tenoiîs
compte de plusieurs circonstances.
Il y a des peuples qui, saisis par l'activité d'une race parente,
s'y soumettent à peu près, en acceptent certaines conséquen-
ces, en retiennent certains procédés ; puis, lorsque la race do-
minatrice vient à disparaître, soit par expulsion, soit par im-
mersion complète dans le sein des vaincus, ceux-ci laissent périr
la culture presque entière, les principes surtout, et n'en gar-
dent que le peu qu'ils en ont pu comprendre. Ce fait ne peut
d'ailleurs arriver qu'entre des nations alliées par le sang. Ainsi
ont agi les Assyriens envers les créations chaldéennes; les
Grecs syriens et égyptiens , vis-à-vis des Grecs d'Europe ; les
Ibères, les Celtes, les Illyriens, à rencontre des idées romaines.
Si donc les Chérokees, les Catawhas, les Muskhogees, les Sé-
minoles, les Natchez, etc., ont gardé une certaine empreinte
de l'intelligence alléghanienne, je n'en conclurai pas qu'ils sont
les descendants directs et purs de la partie initiatrice de la
race, ce qui entraînerait la conséquence qu'une race peut
avoir été civilisée et ne l'être plus : je dirai que, si quelqu'une
de ces tribus tient encore ethniquement à l'ancien type domi-
nateur, c'est par un lien indirect et très bâtard, sans quoi les
(1) Prichard , Histoire naturelle de l'homme, t. II, p. 78.
u
178 DE l'inégalité
Chérokees ne seraient jamais tombés dans la barbarie, et,
quant aux autres peuplades moins bien douées, elles ne me
représentent que le fond de la population étrangère, conquise,
vaincue, agglomérée de force, sur laquelle reposait jadis l'état
social. Dès lors, il n'est pas étonnant que ces détritus sociaux
aient conservé, sans les comprendre, des habitudes, des lois,
des rites combinés par plus habile qu'eux, et dont ils n'ont ja-
mais su la portée et le secret, n'y devinant rien de plus qu'un
objet de superstitieux respect. Ce raisonnement s'applique à la
perpétuité des débris d'arts mécaniques. Les procédés qu'on
y admire peuvent provenir primitivement d'une race d'élite
depuis longtemps disparue. Quelquefois aussi la source en re-
monte plus loin. Ainsi, pour ce qui concerne l'exploitation des
mines chez les Ibères, les Aquitains et les Bretons des îles
Cassitérides, le secret de cette science était dans la haute Asie,
d'où les ancêtres des populations occidentales l'avaient jadis
apporté dans leur émigration.
Les habitants des Carolines sont les insulaires à peu près les
plus intéressants de la Polynésie. Leurs métiers à tisser, leurs
barques sculptées, leur goût pour la navigation et le commerce
tracent entre eux et les nègres pélagiens une ligne profonde
de démarcation. L'on découvre sans peine d'où leur viennent
leurs talents. Ils les doivent au sang malais infusé dans leurs
veines, et comme, en même temps, ce sang est loin d'être pur,
les dons ethniques n'ont pu que se conserver parmi eux sans
fructifier et en se dégradant.
Ainsi, de ce que chez un peuple barbare il existe des traces
de civilisation, il n'est pas prouvé par là que ce peuple ait ja-
mais été civilisé. 11 a vécu sous la domination d'une tribu pa-
rente et supérieure, ou bien, se trouvant dans son voisinage,
il a humblement et faiblement profité de ses leçons. Les races
aujourd'hui sauvages l'ont toujours été, et, à raisonner par
analogie, on est tout à fait en droit de conclure qu'elles con-
tinueront à l'être jusqu'au jour où elles disparaîtront.
Ce résultat est inévitable aussitôt que deux types, entre les-
quels il n'existe aucune parenté, se trouvent dans un contact
actif, et je n'en connais pas de meilleure démonstration que le
DES BACES HUMAINES. 179
Sort des familles polynésiennes et américaines. Il est donc éta-
bli, par les raisonnements qui précèdent :
1" Que les tribus actuellement sauvages l'ont toujours été,
quel que soit le milieu supérieur qu'elles aient pu, traverser,
et qu'elles le seront toujours; 2° que, pour qu'une nation sau-
vage puisse même supporter le séjour dans un milieu civilisé,
il faut que la nation qui crée ce milieu soit un rameau plus
noble de la même race ; 3° que la même circonstance est en-
core nécessaire pour que des civilisations diverses puissent,
non pas se confondre, ce qui n'arrive jamais, seulement se
modifier fortement l'une par l'autre, se faire de riches em-
prunts réciproques, donner naissance à d'autres civilisations
composées de leurs éléments ; 4° que les civilisations issues de
races complètement étrangères l'une à l'autre ne peuvent que
se toucher à la surface, ne se pénètrent jamais et s'excluent
toujours. Comme ce dernier point n'a pas été suffisamment
éclairci, je vais y insister.
Des conflits ont mis en présence la civilisation persane avec
la civilisation grecque, l'égyptienne avec la grecque et la ro-
maine, la romaine avec la grecque ; puis là civilisation moderne
de l'Europe avec toutes celles qui existent aujourd'hui dans
le monde, et notamment la civilisation arabe.
Les rapports de l'intelligence grecque avec la culture per-
sane étaient aussi multipliés que forcés. D'abord, une grande
partie de la population hellénique, et la plus riche, sinon la
plus indépendante, était concentrée dans ces villes du littoral
syrien, dans ces colonies de l'Asie Mineure et du Pont, qui,
très promptement réunies aux États du grand roi, vécurent
sous la surveillance des satrapes, en conservant, jusqu'à un cer-
tain point, leur isonomie. La Grèce continentale et libre entre-
tenait, de son côté, des rapports très intimes avec la côte d'Asie.
Les civilisations des deux pays vinrent- elles à se confondre .!»
On sait que non. Les Grecs traitaient leurs puissants antago-
nistes de barbares, et probablement ceux-ci le leur rendaient
bien. Les mœurs politiques, la forme des gouvernements, la
direction donnée aux arts, la portée et le sens intime du culte
public, les mœurs privées de nations entremêlées sur tant de
180 DE L'INEGALITE
points demeurèrent pourtant distinctes. A Ecbatane, on ne
comprenait qu'une autorité unique, héréditaire, limitée par
certaines prescriptions traditionnelles, absolue dans le reste.
Dans l'Hellade, le pouvoir était subdivisé en une foule de pe-
tites souverainetés. Le gouvernement, aristocratique chez les
uns, démocratique chez les autres, monarchique chez ceux-ci,
tyrannique chez ceux-là, affichait à Sparte, à Athènes, à Si-
cyone, en Macédoine, la plus étrange bigarrure. Chez les Per-
ses, le culte de l'État, beaucoup plus rapproché de l'émanatisme
primitif, montrait la même tendance à l'unité que le gouver-
nement, et surtout avait une portée morale et métaphysique
qui ne manquait pas de profondeur. Chez les Grecs, le symbo-
lisme, ne se prenant qu'aux apparences variées de la nature,
se contentait de glorifier les formes. La religion abandonnait
aux lois civiles le soin de commander à la conscience, et du
moment qu'étaient parachevés les rites voulus, les honneurs
rendus au dieu ou au héros topique, la foi avait rempli sa mis-
sion. Puis ces rites, ces honneurs, ces dieux et ces héros chan-
geaient à chaque demi-lieue. Au cas oîi, dans quelques sanc-
tuaires, comme à Olympie, par exemple, ou à Dodone, on
voudrait reconnaître, non plus l'adoration d'une des forces ou
d'un des éléments de la nature, mais celle du principe cosmi-
que lui-même, cette sorte d'unité ne ferait que rendre le frac-
tionnement plus remarquable, comme n'étant pratiquée que
dans des lieux isolés. D'ailleurs l'oracle Dodonéen, le Jupiter
d'Olympie étaient des cultes étrangers.
Pour les usages, il n'est pas besoin de faire ressortir à quel
point ils différaient de ceux de la Perse. C'était s'exposer au
mépris public, lorsqu'on était jeune, riche, voluptueux et cos-
mopolite, que de vouloir imiter les façons de vivre de rivaux
bien autrement luxueux et raffinés que les Hellènes. Ainsi,
jusqu'au temps d'Alexandre, c'est-à-dire, pendant la belle et
grande période de la puissance grecque, pendant la période
féconde et glorieuse, la Perse, malgré toute sa prépondérance,
ne put convertir la Grèce à sa civilisation.
Avec Alexandre, ce fait reçut une confirmation singulière.
En voyant l'Hellade conquérir l'empire de Darius, on crut.
DES RACES HUMAINES. 181
sans doute, un moment, que l'Asie allait devenir grecque, et
d'autant mieux, que le vainqueur s'était permis, dans une nuit
d'égarement, contre les monuments du pays, des actes d'une
agression tellement violente qu'elle semblait témoigner d'au-
tant de mépris que de haine. Mais l'incendiaire de Persépolis
changea bientôt d'avis, et si complètement que l'on put de-
viner son projet de se substituer purement et simplement à la
dynastie des Achéménides et de gouverner comme son prédé-
cesseur ou comme le grand Xerxès, avec la Grèce de plus dans
ses États. De cette façon, la sociabilité persane aurait absorbé
celle des Hellènes.
Cependant, malgré toute l'autorité d'Alexandre, rien desem*
blable n'arriva. Ses généraux, ses soldats ne s'accommodèrent
pas de le voir revêtir la robe longue et flottante, ceindre la
mitre, s'entourer d'eunuques et renier son pays. Il mourut.
Quelques-uns de ses successeurs continuèrent sou système. Ils
furent pourtant forcés de le mitiger, et pourquoi encore purent-
ils établir ce moyen terme qui devint l'état normal de la côte
asiatique et des hellénisants d'Egypte? Parce que leurs sujets
se composèrent d'une population bigarrée de Grecs, de SjTiens,
d'Arabes, qui n'avait nul motif pour accepter autre chose
qu'un compromis en fait de culture. Mais là où les races res-
tèrent distinctes, point de transaction. Chaque pays garda ses
mœurs nationales.
De même encore, jusqu'aux derniers jours de l'empire
romain, la civilisation métisse qui régnait dans tout l'Orient,
y compris alors la Grèce continentale, était devenue beaucoup
plus asiatique que grecque, parce que les masses tenaient
beaucoup plus du premier sang que du second. L'intelligence
semblait , il est vrai , se piquer de formes helléniques. Il n'est
cependant pas malaisé de découvrir, dans la pensée de ces
temps et de ces pays, un fond oriental qui vivifie tout ce qu'a
fait l'école d'Alexandrie, comme Iles doctrines unitaires des
jurisconsultes gréco-syriens. Ainsi la proportion, quant à la
quantité respective du sang , est gardée : la prépondérance
appartient à la part la plus abondante.
Avant de terminer ce parallèle, qui s'applique au contact de
RACES HUMAINES. — T. I. 11
182 DE l'inkgalite
toutes les civilisations , quelques mots seulement sur la situa-
tion de la culture arabe vis-à-vis de la nôtre.
Quant à la répulsion réciproque, il n'y a pas à en douter.
Nos pères du moyen âge ont pu admirer de près les merveilles
de l'État musulman , lorsqu'ils ne se refusaient pas à envoyer
leurs étudiants dans les écoles de Cordoue. Cependant rien
d'arabe n'est resté en Europe hors des pays qui ont gardé
quelque peu de sang ismaélite , et l'Inde brahmanique ne s'est
pas montrée de meilleure composition que nous. Comme nous,
soumise à des maîtres mahométans , elle a résisté avec succès
à leurs efforts.
Aujourd'hui, c'est notre tour d'agir sur les débris de la ci-
vilisation arabe. Nous les balayons , nous les détruisons : nous
ne réussissons pas à les transformer, et, pourtant, cette civi-
lisation n'est pas elle-même originale, et devrait dès lors
moins résister. La nation arabe , si faible de nombre , n'a fait
notoirement que s'assimiler des lambeaux des races soumises
par son sabre. Ainsi les Musulmans , population extrêmement
mélangée , ne possèdent pas autre chose qu'une civilisation de
ce même caractère métis dont il est facile de retrouver tous
les éléments. Le noyau des vainqueurs, on le sait, n'était pas,
avant Mahomet, un peuple nouveau ni inconnu. Ses traditions
lui étaient communes avec les familles chamites et sémites d'où
il tirait son origine. Il s'était frotté aux Phéniciens comme aux
Juifs. Il avait dans les veines du sang des uns et des autres,
et leur avait servi de courtier pour le commerce de la mer
Rouge, de la côte orientale d'Afrique et de l'Inde. Auprès
des Perses et des Romains, il avait joué le même rôle. Plu-
sieurs de ses tribus avaient pris part à la vie politique de la
Perse sous les Arsacides et les fils de Sassan , tandis que tel
de ses princes , comme Odénat , s'instituait César, que telle de
ses filles , comme Zénobie , fille d'Amrou , souveraine de Pal-
myre , se couvrait d'une gloire toute romaine , et que tel de
ses aventuriers, comme Philippe, put même s'élever jusqu'à
revêtir la pourpre impériale. Cette nation bâtarde n'avait donc
jamais cessé , dès l'antiquité la plus hante , d'entretenir des re-
lations suivies avec les sociétés puissantes qui l'avoisinaient.
DES BACES HUMAIXCS. 183
Elle avait pris part à leurs travaux et, semblable à un corps
moitié plongé dans l'eau , moitié exposé au soleil , elle tenait ,
tout à la fois , d'une culture avancée et de la barbarie.
Mahomet inventa la religion la plus conforme aux idées de
son peuple, où l'idolâtrie trouvait de nombreux adeptes, mais
où le christianisme , dépravé par les hérétiques et les judaï-
sants, ne faisait guère moins de prosélytes. Le thème religieux
du prophète koréischite fut une combinaison telle, que l'ac-
cord entre la loi de Moïse et la foi chrétienne , ce problème si
inquiétant pour les premiers catholiques et toujours assez pré-
sent à la conscience des populations orientales, s'y trouva plus
balancé que dans les doctrines de l'Église. C'était déjà un ap-
pât d'une saveur séduisante , et du reste, toute nouveauté théo-
logique avait chance de gagner des croyants parmi les Syriens
01 et les Égyptiens. Pour couronner l'œuvre , la religion nouvelle
se présentait le sabre à la main, autre garantie de succès chez
des masses sans lien commun , et pénétrées du sentiment de
leur impuissance.
C'est ainsi que l'islamisme sortit de ses déserts. Arrogant,
peu inventeur, et déjà , d'avance , conquis , aux deux tiers , à
la civilisation gréco-asiatique , à mesure qu'il avançait , il trou-
vait, sur les deux plages de l'est et du sud de la Méditerranée,
toutes ses recrues saturées d'avance de cette combinaison
compliquée. Il s'en imprégna davantage. Depuis Bagdad jus-
qu'à Montpellier, il étendit son culte emprunté à l'Église , à la
Synagogue , aux traditions déGgurées de l'Hedjaz et de l'Yé-
men, ses lois persanes et romaines, sa science gréco-syrienne (1)
et égyptienne , son administration , dès le premier jour, tolé-
rante comme il convient, lorsque rien d'unitaire ne réside dans
un corps d'État. On a eu grand tort de s'étonner des rapides
progrès des Musulmans dans le raffinement des mœurs. Le
(1) W. de Humboldt, Ueber die Kawie-Sprache , Einlcitung,
p. cCLXMi : « Durch die Richtung auf dièse Bildung und duich innere
« Stammesverwandtschaft werden sie wirklich fur griechischen
« Geist und griechische Sprache empfaenglich, da die Arabcr vor-
« zugsweise iiur an deo wissentschaftlichen Resultaten griechischer
* Forschung hingen. »
184 DE L INEGALITE
gros de ce peuple avait simplement changé d'iiabits, et on l'a
méconnu quand il s'est mis à jouer le rôle d'apôtre sur la scène
du monde, où, depuis longtemps, on ne le remarquait plus
sous ses noms anciens. 11 faut tenir compte encore d'un fait
capital. Dans cette agrégation de familles si diverses, chacun
apportait sans doute sa quote-part à la prospérité commune.
Qui , pourtant , avait donné l'impulsion , qui soutint l'élan tant
qu'on le vit durer, ce qui ne fut pas long ? Uniquement , le pe-
tit noyau de tribus arabes sorties de l'intérieur de la péninsule,
et qui fournirent non pas des savants, mais des fanatiques,
des soldats, des vainqueurs et des maîtres.
La civilisation arabe ne fut pas autre chose que la civilisa-
tion gréco-syrienne, rajeunie, ravivée par le souffle d'un génie
assez court , mais plus neuf, et altérée par un mélange persan
de plus. Ainsi faite , disposée à beaucoup de concessions , elle
ne s'accorde cependant avec aucune formule sociale sortie
d'autres origines que les siennes ; non, pas plus que la culture
grecqae ne s'était accordée avec la romaine, parente si proche
et qui resta renfermée tant de siècles dans les limites du même
empire. C'est là ce que je voulais dire sur l'impossibilité des
civilisations possédées par des groupes ethniques étrangers l'un
à l'autre, de se confondre jamais.
Quand l'histoire établit si nettement cet irréconciliable anta-
gonisme entre les races et leurs modes de culture , il est bien
évident que la dissemblance et l'inégalité résident au fond de
ces répugnances constitutives , et du moment que l'Européen
ne peut pas espérer de civiliser le nègre , et qu'il ne réussit à
transmettre au mulâtre qu'un fragment de ses aptitudes ; que
ce mulâtre, à son tour, uni au sang des blancs, ne créera pas
encore des individus parfaitement aptes à comprendre quelque
chose de mieux qu'une culture métisse d'un degré plus avancé
vers les idées de la race blanche , je suis autorisé à établir
l'inégalité des intelligences chez les différentes races.
Je répète encore ici qu'il ne s'agit nullement de retomber dans
une méthode malheureusement trop chère aux ethnologistes ,
et , pour le moins , ridicule. Je ne discute pas , comme eux , sur
la valeur morale et intellectuelle des individus pris isolément.
DES RACES HUMAINES. 185
Pour la valeur morale, je l'ai mise complètement hors de
question quand j'ai constaté l'aptitude de tontes les familles
humaines à reconnaître , dans un degré utile , les lumières du
christianisme. Lorsqu'il s'agit du mérite intellectuel, je me
refuse absolument à cette façon d'ar.umenter qui consiste à
dire : Tout nègre est inepte (1), et ma principale raison pour
m'en abstenir, c'est que je serais forcé de reconnaître, par
compensation, que tout Européen est intelligent, et je me
tiens à cent lieues d'un pareil paradoxe.
Je n'attendrai pas que les amis de l'égalité des races viennent
me montrer tel passage de tel livre de missionnaire ou de na-
vigateur, d'où il conste qu'un Yolof s'est montré charpentier
vigoureux , qu'un Hottentot est devenu bon domestique, qu'un
Cafre danse et joue du violon , et qu'un Bambara sait l'arith-
métique.
J'admets, oui, j'admets , avant qu'on me le prouve, tout ce
qu'on pourra raconter de merveilleux , dans ce genre , de la
part des sauvages les plus abrutis. J'ai nié l'excessive stupi-
dité , l'ineptie chronique , même chez les tribus les plus bas
ravalées. Je vais même plus loin que mes adversaires, puisque
je ne révoque pas en doute qu'un bon nombre de chefs nègres
dépassent , par la force et l'abondance de leurs idées , par la
puissance de combinaison de leur esprit, par l'intensité de
leurs facultés actives, le niveau commun auquel nos paysans,
voire même nos bourgeois convenablement instruits et doués
peuvent atteindre. Encore une fois, et cent fois, ce n'est pas
sur le terrain étroit des individualités que je me place. Il me
paraît trop indigne de la science de s'arrêter à de si futiles
arguments. Si Mungo-Park ou Lander ont donné à quelque
nègre un certiûcat d'intelligence, qui me répond qu'im autre
voyageur, rencontrant le même phénix, n'aura pas fondé sur
sa tête une conviction diamétralement opposée? Laissons donc
ces puérilités, et comparons, non pas les hommes, mais les
(1) Le jugement le plus rigoureux peut-être qui ail été porté sur la
variété mélaniennc émane d'un des patriarches de la doctrine éga-
litaire. Voici comment Franklin définissait le nègre : « C'est un aiii-
« mal qui mange le plus possible et travaille le moins possible. »
186 DE l'inégalité
groupes. C'est lorsqu'on aura bien reconnu de quoi ces der-
niers sont ou non capables , dans quelle limite s'exercent leurs
facultés, à quelles hauteurs intellectuelles ils parviennent, et
quelles autres nations les dominent depuis le commencement
des temps historiques , que l'on sera, peut-être un jour, au-
torisé à entrer dans le détail, à rechercher pourquoi les gran-
des individualités de telle race sont inférieures aux beaux génies
de telle autre. Ensuite , comparant entre elles les puissances
des hommes vulgaires de tous les types, on s'enquerra des
côtés par où ces puissances s'égalent et de ceux par où elles
se priment. Ce travail difficile et délicat ne pourra s'accomplir
tant qu'on n'aura pas balancé de la manière la plus exacte, et,
en quelque sorte, par des procédés mathématiques, la situation
relative des races. Je ne sais même si jamais on obtiendra des
résultats d'une clarté incontestable , et si , libre de ne plus pro-
noncer uniquement sur des faits généraux , on se verra maître
de serrer les nuances de si près que l'on puisse définir, recon-
naître et classer les couches inférieures de chaque nation et
les individualités passives. Dans ce cas, on prouvera sans peine
que l'activité, l'énergie, l'intelligence des sujets les moins
doués dans les races dominatrices , surpassent l'intelligence ,
l'énergie , l'activité des sujets correspondants produits par les
autres groupes (1).
Voici donc l'humanité partagée en deux fractions très dis-
semblables, très inégales, ou, pour mieux dire, en une série
de catégories subordonnées les unes aux autres , et où le de-
gré d'intelligence marque le degré d'élévation.
Dans cette vaste hiérarchie, il est deux faits considérables
agissant incessamment sur chaque série. Ces faits, causes éter<
nelles du mouvement qui rapproche les races et tend à les
(1) Je n'hésite pas à considérer comme une marque spécifique,
dénotant l'infériorité intellectuelle, le développement exagéré des
instincts qui se remarque chez les races sauvages. Certains sens y
acquièrent un développement qui ne s'ouvre qu'au détriment des
facultés pensantes. Voir, à ce sujet, ce que dit M. Lesson des Papous,
dans un mémoire inséré au 10« volume des Annales des sciences na-
turelles.
DES RACES HUMAINES. 187
confondre, sont, comme je l'ai déjà indiqué (1) : la similitude
approximative des principaux caractères physiques, et l'apti-
tude générale à exprimer les sensations et les idées par les
modulations de la voix.
J'ai surabondamment parlé du premier de ces phénomènes
en le renfermant dans ses limites vraies.
Je vais m'occuper, maintenant, du second et rechercher
quels rapports existent entre la puissance ethnique et la valeur
du langage : autï'ement dit , si les plus beaux idiomes appar-
tiennent aux fortes races ; dans le cas contraire , comment l'a-
nomalie peut s'explic^uer.
CHAPITRE XV.
Les langues, inégales entre elles, sont dans un rapport parfait avec
le mérite relatif des races.
S'il était possible que des peuples grossiers , placés au bas
de l'échelle ethnique, ayant aussi peu marqué dans le déve-
loppement mâle que dans l'action féminine de l'humanité,
eussent cependant inventé des langages philosophiquement
profonds, esthétiquement beaux et souples, riches d'expres-
sions diverses et précises , de formes caractérisées et heureu-
ses, également propres aux subhmités, aux grâces de la poé-
sie, comme à la sévère précision de la politique et de la science,
il est indubitable que ces peuples auraient été doués d'un génie
bien inutile : celui d'inventer et de perfectionner un instru-
ment sans emploi au milieu de facultés impuissantes.
Il faudrait croire alors que la nature a des caprices sans
but, et avouer que certaines impasses de l'observation abou-
tissent non pas à l'inconnu , rencontre fréquente , non pas à
l'indéchiffrable, mais tout simplement à l'absurde.
(1) Voir p. 142-144.
188 DE L INEGALITE
Le premier coup d'œil jeté sur la question semble favoriser
cette solution fâcheuse. Car, en prenant les races dans leur
état actuel , on est obligé de convenir que la perfection des
idiomes est bien loin d'être partout proportionnelle au degré
de civilisation. A ne considérer que les langues de l'Europe
modems elles sont inégales entre elles, et les plus belles, les
plus riches n'appartiennent pas nécessairement aux peuples les
plus avancés. Si on compare , en outre , ces langues à plusieurs
de celles qui ont été répandues dans le monde , à dilTérentes
époques, on les voit sans exception rester bien en arrière.
Spectacle plus singulier, des groupes entiers de nations ar-
rêtées à des degrés de culture plus que médiocre sont en pos-
session de langages dont la valeur n'est pas niable. De sorte
que le réseau des langues, composé de mailles de différents
prix, semblerait jeté au hasard sur l'humanité : la soie et l'or
couvrant parfois de misérables êtres incultes et féroces; la
laine, le chanvre et le crin embarrassant des sociétés inspi-
rées, savantes et sages. Heureusement, ce n'est là qu'une ap-
parence et, en y appliquant la doctrine de la diversité des ra-
ces, aidée du secours de l'histoire , on ne tarde pas à en avoir
raison , de manière à fortifier encore les preuves données plus
haut sur l'inégalité intellectuelle des types humains.
Les premiers philologues commirent une double erreur : la
première, de supposer que, parallèlement à ce que racontent
les Unitaires de l'identité d'origine de tous les groupes, toutes
les langues se trouvent formées sur le même principe ; la se-
conde, d'assigner l'invention du langage à la pure influence des
besoins matériels.
Pour les langues, le doute n'est même pas permis. Il y a di-
versité complète dans les modes de formation et, bien que les
classifications proposées par la philologie puissent être encore
susceptibles de revision, on ne saurait garder, une seule mi-
nute, l'idée que la famille altaïque, l'ariane, la sémitique ne
procèdent pas de sources parfaitement étrangères les unes aux
autres. Tout y diffère. La lexicologie a, dans ces din'érents
milieux linguistiques, des formes parfaitement caractérisées à
part. La modulation de la voix y est spéciale : ici , se servant
DES BACES HUMAINES. 189
surtout des lèvres pour créer les sons; là, les rendant par la
contraction de la gorge; dans un autre système, les produisant
par l'émission nasale et comme du haut de la tête. La compo-
sition des parties du discours n'offre pas des marques moins
distinctes, réunissant ou séparant les nuances de la pensée, et
présentant, surtout dans les flexions des substantifs et dans la
nature du verbe, les preuves les plus frappantes de la différence
de logique et de sensibilité qui existe entre les catégories hu-
maines. Que résulte-t-il de là.' C'est que, lorsque le philosophe
s'efforçant de se rendre compte, par des conjectures purement
abstraites, de l'origine des langages, débute dans ce travail
par se mettre en présence de l'homme idéalement conçu, de
l'homme dépourvu de tous caractères spéciaux de race, de
Vhomme enliii, il commence par un véritable non-sens, et con-
tinue infailliblement de même. Il n'y a pas d'homme idéal,
Vhomme n'existe pas, et si je suis persuadé qu'on ne le décou-
vre nulle part, c'est surtout lorsqu'il s'agit de langage. Sur ce
terrain, je connais le possesseur de la langue Ounoise, celui du
système arian ou des combinaisons sémitiques; mais Vhomme
absolu, je ne le connais pas. Ainsi, je ne puis pas raisonner
d'après cette idée, que tel point de départ unique ait conduit
l'humanité dans ses créations idiomatiques. Il y a eu plusieurs
points de départ parce qu'il y avait plusieurs formes d'intelli-
gence et de sensibilité (1),
Passant maintenant à ia seconde opinion, je ne crois pas
moins à sa fausseté. Suivant cette doctrine, il n'y aurait eu dé-
(1) M. Guillaume de Humboldt, dans un de ses plus brillants opus-
cules, a exprimé, d'une manière admirable, la partie essentielle de
cette vérité : « Partout, dit ce penseur de génie, l'œuvre du temps
« s'unit dans les langages à l'œuvre de l'originalité nationale, et ce
« qui caractérise les idiomes des hordes guerrières de l'Amérique e^
« de l'Asie septentrionale, n'a pas nécessairement appartenu aux
« races primitives de l'Inde et de la Grèce. Il n'est pas possible
« d'attribuer une marche parfaitement pareille et, en quelque sorte,
« imposée par la nature, au développement, soit d'une langue ap-
« partenant à une naUon prise isolément, soit d'une autre qui
« aura servi à plusieurs peuples. » (W. v. Humboldt's, Ueber da»
tntstehen der grammatiachen Formen, und ihren Einfluss auf die
Ideenenlwickelung .)
H.
190 DE LI.MÎGALITÉ
veloppement que dans la mesure où il y aurait eu nécessité. Il
en résulterait que les races mâles posséderaient un langage
plus précis, plus abondant, plus riche que les races femelles,
et, comme, en outre, les besoins matériels s'adressent à des
objets qui tombent sous les sens et se manifestent surtout par
des actes, la lexicologie serait la partie principale des idiomes.
Le mécanisme grammatical et la syntaxe n'auraient jamais
eu occasion de dépasser les limites des combinaisons les plus
élémentaires et les plus simples. Un enchaînement de sons bien
ou mal liés suffit toujours pour exprimer un besoin, et le geste,
commentaire facile, peut suppléer à ce que l'expression laisse
d'obscur (1), comme le savent bien les Chinois. Et ce n'est
pas seulement la synthèse du langage qui serait demeurée dans
l'enfance. Il aurait fallu subir un autre genre de pauvreté non
moins sensible, en se passant d'harmonie, de nombre et de
rythme. Qu'importe, en effet, le mérite mélodique là où il
s'agit seulement d'obtenir un résultat positif? Les langues au-
raient été l'assemblage irréfléchi, fortuit, de sons indilTérem-
ment appliqués.
Cette théorie dispose de quelques arguments. Le chinois,
langue d'une race masculine, semble, d'abord, n'avoir été conçu
que dans un but utilitaire. Le mot ne s'y est pas élevé au-des-
sus du son. Il est resté monosyllabe. Là, point de développe-
ments lexicologiques. Pas de racine donnant naissance à des
familles de dérivés. Tous les mots sont racines, ils ne se mo-
difient pas par eux-mêmes, mais entre eux, et suivant un mode
très grossier de juxtaposition. Là se rencontre une simplicité
grammaticale d'où il résulte une extrême uniformité dans le
discours, et qui exclut, pour des intelligences habituées aux
formes riches, variées, abondantes, aux intarissables combinai-
sons d'idiomes plus heureux, jusqu'à l'idée même de la perfec-
tion esthétique. Il faut cependant ajouter que rien n'autorise à
admettre que les Chinois eux-mêmes éprouvent cette dernière
impression, et, par conséquent, puisque leur langage a un but
de beauté pour ceux qui le parlent, puisqu'il est soumis à cer-
(1) W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache. Einl.
1
DES BACES HUMAINES. 191
laines règles propres à favoriser le développement mélodique
des sons, s'il peut être taxé, au point de vue comparatif, d'at-
teindre à ces résultats moins bien que d'autres langues, on
n'est pas en droit de méconnaître que, lui aussi, les poursuit.
Dès lors, il y a dans les premiers éléments du chinois autre
chose et plus qu'un simple amoncellement d'articulations uti-
litaires (1).
(1) Je serais porté à croire que la nature monosyllabique du
chinois ne constitue pas un caractère linguistique spéciOque, et,
malgré ce que cette particularité offre de saillant, elle ne me paraît
pas essentielle. Si cela était, le chinois serait une langue isolée et
se rattacherait, tout au plus, aux idiomes qui peuvent offrir la
même structure. On sait qu'il n'en est rien. Le chinois fait partie
du système tatare ou flnnois, qui possède des branches parfaite-
ment polysyllabiques Puis, dans des groupes de tout autre origine,
on retrouve des spécimens de la même nature. Je n'insisterai pas
trop" sur l'othomi. Cet idiome mexicain, suivant du Ponceau, pré-
sente, à la vérité, les traces que je relève ici dans le chinois, et
cependant, placé au milieu des dialectes américains, comme le chi-
nois parmi les langues tatares, l'othomi n'en fait pas moins partie
de leur réseau. (Voir Morton, An Inquiry into the distinctive cha-
racterislics of the aboriginal race of America, Philadelphia, 1844-
voir aussi Prescott, Hislory of the conquest of Mejico, t. Ill, p. 2i5.)
Ce qui m'empêcherait d'attacher à ce lait toute l'importance qu'il sem-
ble comporter, c'est qu'on pourrait alléguer que les langues améri-
caines, langues ultra-polysyllabiques, puisque, seules au monde avec
l'euskara, elles poussent la faculté de combiner les sons et les idées
jusqu'au polysynthétisme, seront peut-être un jour reconnues comme
ne formant qu'un vaste rameau de la famille tatare , et qu'en consé-
quence l'argument que j'en tirerais se trouverait corroborer seulement
ce que j'ai dit delà parenté du chinois avec les idiomes ambiants,
parenté que ne dément, en aucune façon, la nature particulière de
la langue du Céleste Empire. Je trouve donc un exemple plus concluant
dans le copte, qu'on supposera difficilement allié au chinois. I^à, éga-
lement, toutes les syllabes sont des racines et des racines qui se mo-
difient par de simples affixes tellement mobiles, que, même pour
marquer les temps du verbe, la particule déterminante ne reste pas
toujours annexée au mot. Par exemple : hôn veut dire ordonner;
a-hôn, il ordonna; Moïse ordonna, sedit : a Moyses hôn. (Voir E. Meier's,
hebraeisches Wurzelwœrterbuch , in-S"; Mannheim, 1845.) Il me paraît
donc que le monosyllabisme peut se présenter chez toutes les familles
d'idiomes. C'est une sorte d'infirmité déterminée par des accidents
d'une nature encore inconnue, mais point un trait spécifique propre
192 DE l'inégalité
Néanmoins, je ne repousse pas Tidée d'attribuer aux races
masculines une infériorité estliétique assez marquée (1), qui se
reproduirait dans la construction de leurs idiomes. J'en trouve
l'indice, non seulement dans le chinois et son indigence rela-
tive, mais encore dans le soin avec lequel certaines races mo-
dernes de l'Occident ont dépouillé le latin de ses plus belles
facultés rythmiques, et le gothique de sa sonorité. Le faible
mérite de nos langues actuelles, même des plus belles, com-
parées au sanscrit, au grec, au latin même, n'a pas besoin
d'être démontré, et concorde parfaitement avec la médiocrité
de notre civilisation et de celle du Céleste Empire, en matière
d'art et de littérature. Cependant, tout en admettant que cette
différence puisse servir, avec d'autres traits, à caractériser les
langues des races masculines, comme il existe pourtant dans
ces langues un sentiment, moindre sans doute, cependant
puissant encore , de l'eurythmie, et une tendance réelle à créer
et à maintenir des lois d'enchaînement entre les sons et des
conditions particulières de formes et de classes pour les modi-
fications parlées de la pensée, j'en conclus que, même au sein
des idiomes des races masculines, le sentiment du beau et de
la logique, l'étincelle intellectuelle se fait encore apercevoir et
préside donc partout à l'origine des langages, aussi bien que
le besoin matériel.
Je disais, tout à l'heure, que, si cette dernière cause avait
pu régner seule, un fond d'articulations formées au hasard au-
rait suffi aux nécessités humaines, dans les premiers temps de
l'existence de l'espèce. Il paraît établi que cette hypothèse n'est
pas soutenable.
Les sons ne se sont pas appliqués fortuitement à des idées.
Le choix en a été dirigé par la reconnaissance instinctive d'un
certain rapport logique entre des bruits extérieurs recueillis
à séparer le langage qui en est revêtu du reste des langages humains,
en lui constituant une individualité spéciale.
(i) Gœthe a dit dans son roman de Wilhelm Meister : « Peu d'Al-
« lemands et peut-être peu d'hommes, dans les nations modernes,
« possèdent le sens d'un ensemble esthétique. Nous ne savons louer
<i et blâmer que par morceaux, nous ne sommes ravis que d'une façon
« fragmentaire. »
DES RACES HUMAINES. 193
par l'oreille de riiomme, et une idée que son gosier ou sa lan-
gue voulait rendre. Dans le dernier siècle, on avait été frappé
de cette vérité. Par malheur, l'exagération étymologique, dont
on usait alors, s'en empara, et l'on ne tarda pas à se heurter
contre des résultats tellement absurdes, qu'une juste impopu-
larité vint les frapper et en faire justice. Pendant longtemps,
ce terrain, si follement exploité par ses premiers explorateurs,
a effrayé les bons esprits. Maintenant, on y revient, et, en pro-
fitant des sévères leçons de l'expérience pour se montrer pru-
dent et retenu, on pourra y recueillir des observations très
dignes d'être enregistrées. Sans pousser des remarques, vraies
en elles-mêmes, jusqu'au domaine des chimères, on peut ad-
mettre, en effet, que le langage primitif a su, autant que pos-
sible, profiter des impressions de l'ouïe pour former quelques
catégories de mots, et que, dans la création des autres, il a été
guidé par le sentiment de rapports mystérieux entre certaines
notions de nature abstraite et certains bruits particuliers. C'est
ainsi, par exemple, que le son de Vi semble propre à exprimer
la dissolution; celui du w, le vague physique et moral, le vent,
les voeux; celui de Vm, la condition de la maternité (1). Cette
doctrine, contenue dans de très prudentes limites, trouve assez
(1) w. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, Einleit., p. xcv :
« Man kanu hernach eine dreifache Bezeichnung der Dégriffé unters-
cheiden : ... 2). Die niclU unmittelbar, sondern in einer dritten, deni
Laute und dem Gegenstaiide gemeinschaftlichen Beschaffenheit nacha-
hmende Bezeichnung. Man Kann dièse, obgleich der BegrilT des Sym-
bols in der Spraclie viel weiter geht, die Symbolische nennen. Sic
waehU fiir die zu bezeichnenden Gegenstxnde Laute aus, welche
theils au sich, Uieils in Vergleichung mit anderen, fiir das Olir einen
dem desGegenslandes aufdie Scelc œhnlichcn Eindrulc hervorbringen,
viicstehen, stœlig, slarr, den Eindruck des Feston, das sanskritischc
H, schmclzen, ausemandcrgchcn , der des Zerdiessenden , nicht, na-
gen, Neid don des foin und scharf Abschneidenden. Auf dièse Weise
erhalten œliuliche Eindruck hervorbringender Gegenstaînde Wœrter
mit vorhcrrscliend gleiclien Lauten , wie Wehen, Wind, Wolke, Wir-
ren, Wunsch, in welchen allcn die schwankende, unruhige, vor den
Sinnen undeuUich dureh einandergchcndc Bewcgung durch das aus
dem, an sich schnn dumpfen und lioiiien m verhaertete w ausgedriickt
wird. Dièse Art der Bczeiclinung, die auf einer gewissen Bedeutsam-
Jicit jedes einzelnen Buchstaben und ganzer Gattungen derselben be-
iy4 DE L INEGALITE
fréquemment son application pour qu'on soit contraint de lui
reconnaître quelque réalité. Mais, certes, on ne saurait en user
avec trop de réserve, sous peine de s'aventurer dans des sen-
tiers sans clarté, où le bon sens se fourvoie bientôt.
Ces indications, si faibles qu'elles soient, démontrent que le
besoin matériel n'a pas seul présidé à la formation des langa-
ges, et que les hommes y ont mis en jeu leurs plus belles fa-
cultés. Ils n'ont pas appliqué arbitrairement les sons aux choses
et aux idées. Ils n'ont procédé, en cette matière, qu'en vertu
d'un ordre préétabli dont ils trouvaient en eux-mêmes la ré-
vélation. Dès lors, tel de ces premiers langages, si rude, si
pauvre et si grossier qu'on se le représente, n'en contenait pas
moins tous les éléments nécessaires pour que ses rameaux fu-
turs pussent se développer un jour dans un sens logique, rai-
sonnable et nécessaire.
M. Guillaume de Humboldt a remarqué, avec sa perspicacité
ordinaire, que chaque langue existe dans une grande indépen-
dance de la volonté des hommes qui la parlent. Se nouant étroi-
tement à leur état intellectuel, elle est, tout à fait, au-dessus
de la puissance de leurs caprices, et il n'est pas en leur pouvoir
de l'altérer arbitrairement. Des essais dans ce gem-e en four-
nissent de curieux témoignages.
Les tribus des Boschismans ont inventé un système d'altéra-
tion de leur langage, destiné à le rendre inintelligible à tous
ceux qui ne sont pas initiés au procédé modificateur. Quelques
peuplades du Caucase pratiquent la même coutume. Malgré
tous les efforts, le résultat obtenu ne dépasse pas la simple ad-
jonction ou intercalation d'une syllabe subsidiaire au commen-
cement, au milieu ou'à la fin des mots. A part cet élément pa-
rasite, la langue est demeurée la même, aussi peu altérée dans
le fond que dans les formes.
Une tentative plus complète à été relevée par M. Sylvestre
de Sacy, à propos de la langue balaïbalan. Ce bizarre idiome
avait été composé par les Soufis, à l'usage de leurs livres mysti-
ruht, hat unstreitig anf die primitive Wortbezeiclinung, eine grosse,
vielleicht ausschliessliche Herrschaft ausgeiibt. »
DES BACES HUMAINES. 195
ques, et comme moyen d'entourer de plus de mystères les rê-
veries de leurs théologiens. Ils avaient inventé, au hasard, les
mots qui leur paraissaient résonner le plus étrangement à l'o-
reille. Cependant, si cette prétendue langue n'appartenait à
aucune souche, si le sens attribué aux vocables était entière-
ment factice, la valeur eurythmique des sons, la grammaire,
la syntaxe, tout ce qui donne le caractère typique fut invinci-
blement le calque exact de l'arabe et du persan. Les Soufis
produisirent donc un jargon sémitique et arian tout à la fois,
un chiffre, et rien de plus. Les dévots confrères de Djelat-Ed-
din-Roumi n'avaient pas pu inventer une langue. Ce pouvoir,
évidemment, n'a pas été donné à la créature (1).
J'en tire cette conséquence, que le fait du langage se trouve
intimement lié à la forme de l'intelligence des races, et, dès
sa première manifestation, a possédé, ne fût-ce qu'en germe,
les moyens nécessaires de répercuter les traits divers de cette
intelligence à ses différents degrés (2).
(1) Un jargon semblable au balaïbalan est probablement cette lan-
gue nommée afnskoè qui se parle entre les maquignons et colporteurs
de la Grande-Russie, surtout dans le gouvernement de Wladimir. Il n'y
a que les hommes qui s'en servent. Les racines sont étrangères au russe ;
mais la grammaire est entièrement de cet idiome. (Voir Pott, Ency-
clopœdie Erscii und Gruber, Indogerman. Sprachsiamm, p. 110.)
(2) Je ne résiste pas à la tentation de copier ici une admirable page
de C. 0. Mùllcr, où cet érudit, plein de sentiment et de tact, a précisé,
d'une manière rare, la véritable nature du langage. • Notre temps,
dit-il, a appris par l'étude des langues hindoues, et plus encore par
celle des langues germaniques, que les idiomes obéissent à des lois
aussi nécessaires que le font les êtres organiques eux-mêmes. Il a
appris qu'entre les différents dialectes, qui, une fois séparés, se dé-
veloppent indépendamment l'un de l'autre, des rapports mystérieux
continuent à subsister, au moyen desquels les sons et la liaison des
sons se déterminent réciproquement. 11 sait de plus, désormais, que
la littérature et la science, tout en modérant et en contenant, il est
vrai, le bel et riche développement de cette croissance, ne peuvent
lui imposer aucune règle supérieure à celle que la nature, mère de
toutes choses , lui a imposée dés le principe. Ce n'est pas que les lan-
gues, longtemps avant les époques de fantaisie et de mauvais goût, ne
puissent succomber à des causes internes et externes de maladie et
souffrir de profondes perturbations; mais, aussi longtemps que la vie
réside en elles, leur virtualité intime suffit à guérir leurs blessures, à
196 DE L'mtiGALITE
Mais, là où Pintelligence des races a rencontré des impasses
et éprouvé des lacunes, la langue en a eu aussi. C'est ce que
démontrent le chinois, le sanscrit, le grec, le groupe sémitique.
J'ai déjà relevé, pour le chinois, une tendance plus particuliè-
rement utilitaire conforme à la voie où chemine l'esprit de la
variété. La plantureuse abondance d'expressions philosophi-
ques et ethnologiques du sanscrit, sa richesse et sa beauté eu-
rythmiques sont encore parallèles au génie de la nation. Il en
est de même dans le grec, tandis que le défaut de précision des
idiomes parlés par les peuples sémites s'accorde parfaitement
avec le naturel de ces familles.
Si, quittant les hauteurs un peu vaporeuses des âges reculés,
nous descendons sur des collines historiques plus rapprochées
de nos temps, nous assistons, cette fois, à la naissance même
d'une multitude d'idiomes, et ce grand phénomène nous fait
voir plus nettement encore avec quelle fidélité le génie ethni-
que se mire dans les langages.
Aussitôt qu'a lieu le mélange des peuples, les langues res-
pectives subissent une révolution, tantôt lente, tantôt subite,
toujours inévitable. Elles s'altèrent, et, au bout de peu de temps,
meurent. L'idiome nouveau qui les remplace est un compromis
entre les types disparus, et chaque race y apporte une part
d'autant plus forte qu'elle a fourni plus d'individus à la société
naissante (1). C'est ainsi que, dans nos populations occidenta-
les, depuis le xiii" siècle, les dialectes germaniques ont dû
céder, non pas devant le latin, mais devant le roman (2), à
réparer leurs maux, à réunir leurs membres lacérés , à rétablir une
unité, une régularité suffisante, alors même que la beauté et la per-
fection de ces nobles plantes a déjà presque entièrement disparu. »
<C. 0. Miiller, die Elrusker, p. 63.)
(l)Pott, Encycl. Ersch und Gruber, Indo-german. Sprachst., p. 74.
(2) Le mélange des idiomes, proportionnel au mélange des races
dans une nation, avait déjà été observé lorsque la science philolo-
gique n'existait, pour ainsi dire, pas encore. J'en citerai le témoi-
gnage que voici : « On peut poser comme une règle constante qu'à
« proportion du nombre des étrangers qui s'établiront dans un pays,
« les mots de la langue qu'ils parlent entreront dans le langage de
« ce pays-là, et par degrés s'y naturaliseront, pour ainsi dire, et de-
DES BACES HUMAINES. 197
mesure que renaquit la puissance gallo-romaine. Quant au cel-
tique, il n'avait point reculé devant la civilisation italienne,
c'est devant la colonisation qu'il avait fui, et encore peut-on
dire avec vérité qu'il avait remporté en fin de compte, grâce
au nombre de ceux qui le parlaient, plus qu'une demi-victoire
puisqu'il lui avait été donné, quand la fusion des Galls, des Ro«
mains et des hommes du Nord s'était opérée définitivement, de
préparer à la langue moderne sa syntaxe, d'éteindre en elle les
accentuations rudes venues de la Germanie et les plus vives
sonorités apportées de la Péninsule, et de faire triompher l'eu-
rythmie assez terne qu'il possédait lui-même. Le développe-
ment graduel de notre français n'est que l'effet de ce travail
latent, patient et sûr. Les causes qui ont dépouillé l'allemand
moderne des formes assez éclatantes remarquées dans le gothi-
que de l'évêque Ulphila, ne sont pas autres, non plus, que la
présence d'une épaisse population kymrique sous le petit nom-
bre d'éléments germaniques demeurés au delà du Rhin (1),
après les grandes migrations qui suivirent le v siècle de notre
ère.
Les mélanges de peuples présentant sur chaque point des
caractères particuliers issus du quantum des éléments ethni-
ques, les résultats linguistiques sont également nuancés. On
peut poser en thèse générale qu'aucun idiome ne demeure pur
après un contact intime avec un idiome différent; que même,
lorsque les principes respectifs offrent le plus de dissemblances,
l'altération se fait au moins sentir dans la lexicologie; que, si la
langue parasite a quelque force, elle ne manque pas d'attaquer
le mode d'eurythmie, et même les côtés les plus faibles du
système grammatical, d'où il résulte que le langage est une des
parties les plus délicates et les plus fragiles de l'individualité
des peuples. On aura donc souvent le singulier spectacle d'une
« viendront aussi familiers aux liabilanls que s'ils étaient de leur cru. »
(Kaempfer, Histoire du Japon , in-fol., la Haye, 172!», liv. I", p. 73.)
(1) Keforstein (Ansichten uber die keltischen AUerthûmer, Halle
1846-1851; Einleit., 1, xxxviir) prouve que l'allemand n'est qu'une lan-
gue mélisse composée de celtique et de gothique. Grimm exprime lo
même avis.
198 DE l'inégalité
langue noble et très cultivée passant, par son union avec un
idiome barbare, à une sorte de barbarie relative, se dépouillant
par degrés de ses plus belles facultés, s'appauvrissant de mots,
se desséchant de formes, et témoignant ainsi d'un irrésistible
penchant è s'assimiler, de plus en plus, au compagnon de mé-
rite inférieur que l'accouplement des* races lui aura donné.
Cest ce qui est arrivé au valaque et au rhétien, au kawi et au
birman. L'un et l'autre de ces derniers idiomes sont imprégnés
d'éléments sanscrits, et, malgré la noblesse de cette alliance,
les juges compétents les déclarent inférieurs en mérite au de-
laware (l).
Issue du tronc des Lenni-Lénapes, l'association de tribus qui
parle ce dialecte vaut primitivement plus que les deux groupes
jaunes remorqués par la civilisation hindoue, et si, malgré
cette prérogative, elle est au-dessous d'eux, c'est que les Asia-
tiques en question vivent sous l'impression des inventions so-
ciales d'une race noble, et profitent de ces mérites, tout en
étant peu de chose par eux-mêmes. Le contact sanscrit a suffi
pour les élever assez haut, tandis que les Lénapes, que rien de
semblable n'a fécondés jamais, n'ont pu monter, en civilisation,
au-dessus de la valeur qu'on leur voit. C'est ainsi, pour me ser-
vir d'une comparaison facile à apprécier, que les jeunes mulâ-
tres élevés dans les collèges de Londres et de Paris, peuvent,
tout en restant mulâtres et très mulâtres, présenter, sous cer-
tains rapports, une apparence de culture plus satisfaisante que
tels habitants de l'Italie méridionale dont la valeur intime est
incontestablement plus grande. Il faut donc, lorsqu'on rencon-
tre un peuple sauvage en possession d'un idiome supérieur à
celui de nations plus civilisées, distinguer soigneusement si la
(1) W. de Humboldl, Uebsr die Kawi-Sprache, Einl. , p. xxxiv :
« Angeblich robe und ungebildete Sprachen hœnnen hervorstechende
« Tiefflichkeiten In ihretn Baue besilzen und besitzen dicselben wir-
« klich, und es waere nicht unniœglicli dass sie darin hœher gebildete
« ùbertriefen. Schon die Versleicliung der Barmanischen , in welche
« das Pâli uniaùgbar einen Tlieil indischer Kultur verwebt hat, mit
« der Delaware-Sprache , gesclnveige denn mit der Mexicanischen,
« dûrl'tc das Urtheil ùber don Vorzug der letzteien kaum zweifelliaft
0 lasseu. »
DES RACES HUMAINES. 19^
civilisation de ces dernières leur appartient en propre , ou si
elle ne provient que d'une infiltration de sang étranger. Dans
ce dernier cas, l'imperfection du langage primitif et l'abâtar-
dissement du langage importé s'accordent parfaitement avec
l'existence d'un certain degré de culture sociale (1).
J'ai dit ailleurs que , chaque civilisation ayant une portée
particulière, il ne fallait pas s'étonner si le sens poétique et
philosophique était plus développé chez les Hindous sanscrits
et chez les Grecs que chez nous , tandis que l'esprit pratique,
critique, érudit, distingue davantage nos sociétés. Pris en
masse , nous sommes doués d'une vertu active plus énergique
que les illustres dominateurs de l'Asie méridionale et de l'Hel-
lade. En revanche, il nous faut leur céder le pas sur le ter-
rain du beau , et il est , dès lors , naturel que nos idiomes tien-
nent l'humble rang de nos esprits. Un essor plus puissant vers
les sphères idéales se reflète naturellement dans la parole dont
les écrivains de l'Inde et de l'Ionie ont fait usage, de sorte
que le langage , tout en étant , je le crois , je l'admets , un très
bon critérium de l'élévation générale des races , l'est pourtant,
d'une manière plus spéciale, de leur élévation esthétique, et il
prend surtout ce caractère lorsqu'il s'applique à la comparai-
son des civilisations respectives.
Pour ne pas laisser ce point douteux , je me permettrai de
discuter une opinion émise par M. le baron Guillaume de
Humboldt , au sujet de la supériorité du mexicain sur le péru-
vien (2) , supériorité évidente , dit-il , bien que la civilisation des
Incas ait été fort au-dessus de celle des habitants de l'Ana-
huac.
(1) C'est ceUe différence de niveau qui, se marquant entre l'intel-
ligence du conquérant et celle des peuples soumis, a donné cours, au
début des nouveaux empires , à l'usage des langues sacrées. On en. a
vu dans toutes les parties du monde. Les Égyptiens avaient la leur»
les lucas du Pérou de même. Cette langue sacrée, objet d'un supers-
titieux respect, ])ropriété exclusive des hautes classes et souvent du
groupe sacerdotal, à l'exclusion de tous les autres, est toujours la
preuve la plus forte que l'on puisse donner de l'existence d'une race
étrangère dominant sur le sol où on la trouve.
(2) M. de Humboldt, Uebcr die Kawi-Sprache , Einl., xxxiv.
200 DE L'iNKGALITié:
Les mœurs des Péruviens se montraient, sans doute, plus
douces, leurs idées religieuses aussi inot'fensives qu'étaient fé-
roces celles des sujets de Montézuma. Malgré tout cela , l'en-
semble de leur état social était loin de présenter autant d'é-
nergie, autant de variété. Tandis que leur despotisme, assez
grossier, ne réalisait qu'une sorte de communisme hébétant,
la civilisation aztèque avait essayé des formes de gouvernement
très raffinées. L'état militaire y était beaucoup plus vigoureux,
et, bien que les deux empires ignorassent également l'usage
de récriture , il semblerait que la poésie , l'histoire et la mo-
rale, fort cultivées au moment où apparut Cortez, auraient
joué un plus grand rôle au Mexique qu'au Pérou, dont les ins-
titutions penchaient vers un épicuréisme nonchalant peu favo-
rable aux travaux de l'intelligence. Il devient alors tout simple
d'avoir à constater la supériorité du peuple le plus actif sur le
peuple le plus modeste.
Au reste, l'opinion de M. Guillaume de Humboldt est, ici,
conséquente à la manière dont il définit la civilisation (1). Sans
renouveler la controverse , il m'était indispensable de ne pas
laisser ce point dans l'ombre ; car, si deux civilisations avaient
pu se développer jamais parallèlement à des langues en contra-
diction avec leurs mérites respectifs , il faudrait abandonner
l'idée de toute solidarité entre la valeur des idiomes et celle
des intelligences. Ce fait est impossible à concéder dans une
mesure différente de ce que j'ai dit plus haut pour le sanscrit
et le grec comparés à l'anglais, au français, à l'allemand.
D'ailleurs , en suivant cette voie , ce ne serait pas une mé-
diocre difficulté que de déterminer pour les populations mé-
tisses les causes de l'état idiomatique où on les trouve. On ne
possède pas toujours , sur la quotité des mélanges ou sur leur
qualité , des lumières suffisantes pour pouvoir en examiner le
travail organisateur. Cependant l'influence de ces causes pre-
mières persiste, et, si elle n'est pas démasquée, elle peut aisé-
ment conduire à des conclusions erronées. Précisément parce
que le rapport de l'idiome à la race est assez étroit , il se con-
(1) Voir p. 82.
DES RACES HUMAINES. 201
serve beaucoup plus longtemps que les peuples ne gardent
leurs corps d'État. Il se fait reconnaître après que les peuples
ont changé de nom. Seulement, s'altérant comme leur sang,
il ne disparaît, il ne meurt qu'avec la dernière parcelle de leur
nationalité (1). Le grec moderne est dans ce cas; mutilé au-
tant que possible , dépouillé de la meilleure part de ses riches-
ses grammaticales , troublé et souillé dans sa lexicologie , ap-
pauvri même, à ce qu'il semble, quant au nombre de ses sons,
il n'en a pas moins conservé son empreinte originelle (2*.
C'est , en quelque sorte , dans l'univers intellectuel , ce qu'est,
sur la terre , ce Parthénon si dégradé , qui , après avoir servi
d'église aux popes, puis, devenu poudrière, avoir éclaté, en
mille endroits de son fronton et de ses colonnes, sous les bou-
lets vénitiens de Morosini , présente encore à l'admiration des
siècles l'adorable modèle de la grâce sérieuse et de la majesté
simple.
Il arrive aussi qu'une parfaite fidélité à la langue des aïeux
n'est pas dans le caractère de toutes les races. C'est encore là
une difficulté de plus quand on cherche à démêler, à l'aide de
la philologie , soit l'origine , soit le mérite relatif des types hu-
mains. Non seulement il arrive aux idiomes de subir des alté-
(1) Une observation intéressante, c'est de voir, dans les langues is-
sues d'une langue moyenne, certains dérivés se présenter sous une
forme bien plus rapprochée de la racine primitive que le mot d'où,
en général, on les suppose formés ou que celui qui, dans la langue
la plus voisine, exprime la même idée. Ainsi fureur : ail. Wuth, angl.
mad, sanscrit mada; désir, comme expression de la passion : ail.
Begierde, franc, rage, sanscrit ra^a; devohi : ail. Pflichl, angl. Duty ,
sanscrit dulia; ruisseau : ail. rinnen, lat. rivus, sanscrit arivi, grec
fiO). (Voir Klaproth, Asia polyglotta,in-'k''.) On pourrait induire de ce
lait que quelques races, après avoir subi un certain nombre de mé-
langes , sont partiellement ramenées à une pureté plus grande , à une
vigueur blanche plus prononcée que d'autres qui les ont devancées
dans l'ordre des temps.
(2) La Grèce antique, qui possédait de nombreux dialectes, n'en
avait cependant pas autant que celle du xvi« siècle, lorsque Siméoii
Kavasila en comptait soixante et dix; et, remarque à rattacher à ce qui
va suivre, au xiii» siècle, on parlait le français dans toute l'Heliadc
et surtout dans l'Attique. (Heilmayer, cité par Pott, Encycl. v. Erseh u.
Gruber , indo-germanischer Sprachstamm, p. 73.)
202 DE LINKGALITK
rations dont il n'est pas toujours facile de retrouver la cause
ethnique ; il se rencontre encore des nations qui, pressées par
le contact des langues étrangères, abandonnent la leur. C'est
ce qui est advenu, après les conquêtes d'Alexandre, à la par-
tie éclairée des populations de l'Asie occidentale , telles que
les Cariens, les Cappadociens et les Arméniens, et c'est ce que
j'ai signalé aussi pour nos Gaulois. Les uns et les autres ont
cependant inculqué dans les langues victorieuses un principe
étranger qui les a, à la fin, transfigurées à leur tour. Mais,
tandis que ces peuples maintenaient encore, bien que d'une ma-
nière imparfaite, leur propre instrument intellectuel ; que d'au-
tres, beaucoup plus tenaces, tels que les Basques, les Berbères
de l'Atlas, lesEkkbilis de l'Arabie méridionale, parlent jusqu'à
nos jours comme parlaient leurs plus anciens parents, il est
des groupes, les Juifs, par exemple, qui semblent n'y avoir
jamais tenu, et cette indifférence éclate dès les premiers pas
de la migration des favoris de Dieu. Tharé, venant d'Ur des
Chaldéens , n'avait certainement pas appris, dans le pays de sa
parenté , la langue chananéenne qui devint nationale pour les
enfants d'Israël. Ceux-ci s'étaient donc dépouillés de leur
idiome natif pour en accepter un autre différent , et qui , su-
bissant, quelque peu, je le veux croire, l'influence des sou-
venirs premiers, devint, dans leur bouche, un dialecte parti-
culier de cette langue très ancienne , mère de l'arabe le plus
ancien, héritage légitime des tribus alliées, de fort près, aux
Chamites noirs (1). Cette langue, les Juifs ne devaient pas s'y
montrer plus fidèles qu'à la première. Au retour de la cap-
tivité , les bandes de Zorobabel l'avaient oubliée sur les bords
des fleuves de Babylone, pendant leur séjour, pourtant bien
court, de soixante et dix ans. Le patriotisme, fort contre l'exil,
avait conservé sa chaleur : le reste avait été abandonné avec
une bizarre facilité par ce peuple tout à la fois jaloux de lui-
(1) Les Hébreux eux-mêmes ne nommaient pas leur langue l'hébreu;
ils l'appelaient très justement la langue de Chanaan, rendant ainsi
hommage à la vérité. (Isaïe, 19, 18.) Voir, à ce sujet, les observations
de Rœdiger sur la Grammaire hébraïque de Gésénius, 16' édition,
Leipzig, 1831, p. 7 et passim.
DES BACES HUMAINES. 203
même et cosmopolite à l'excès. Dans Jérusalem reconstruite '
la multitude reparut, parlant un jargon araméen ou chaldéen
qui, d'ailleurs, n'était peut-être pas sans ressemblance avec
l'idiome des pères d'Abraham.
Alix temps de Jésus-Christ , ce dialecte résistait avec peine à
l'invasion d'un patois grec qui , de tous côtés , pénétrait l'in-
telligence juive. Ce n'était plus guère que sous ce nouveau cos-
tume, plus ou moins élégant, affichant plus ou moins de pré-
tentions attiques, que les écrivains juifs d'alors produisaient
leurs ouvrages. Les derniers livres canoniques de l'Ancien
Testament, comme les écrits de Philon et de Josèphe, sont
des œuvres hellénistiques.
Lorsque la destruction de la ville sainte eut dispersé la na-
tion désormais déshéritée des bontés de l'Éternel , l'Orient res-
saisit l'intelligence de ses fils. La culture hébraïque rompit
avec Athènes comme avec Alexandrie, et la langue, les idées
du Talmud, les enseignements de l'école de Tibériade furent
de nouveau sémitiques , quelquefois arabes et souvent chana-
néens, pour employer l'expression d'Isaïe. Je parle de la lan-
gue désormais sacrée , de celle des rabbins , de la religion , de
celle dès lors considérée comme nationale. Mais pour le com-
merce de la vie , les Juifs usèrent des idiomes des pays où ils
se trouvèrent transportés. Il est encore à noter que partout ces
exilés se firent remarquer par leur accent particulier. Le lan-
gage qu'ils avaient adopté et appris dès la première enfance
ne réussit jamais à assouplir leur organe vocal. Cette obser-
vation confirmerait ce que dit M. Guillaume de Huraboldt d'un
rapport si intime de la race avec la langue, qu'à son avis, les
générations ne s'accoutument pas à bien prononcer les mots
que ne savaient pas leurs ancêtres (1).
Quoi qu'il en soit, voilà, dans les Juifs, une preuve remar-
quable de cette vérité , qu'on ne doit pas toujours , à première
vue, établir une concordance exacte entre une race et la lan-
gue dont elle est en possession , attendu que cette langue peut
(1) G est aussi le sentiment de M. W. Edwards, Caractères physiques
des races humaines, p. 101 et passim.
I
204 DE L INEGALITE
ne pas lui appartenir originairement. Après les Juifs, je pour-
rais citer encore l'exemple des Tsiganes et de Lien d'autres
peuples (1).
On voit avec quelle prudence il convient d'user de l'affinité
et même de la similitude des langues pour conclure à l'identité
des races, puisque, non seulement des nations nombreuses
n'emploient que des langages altérés dont les principaux élé-
ments n'ont pas été fournis par elles, témoin la plupart des
populations de l'Asie occidentale et presque toutes celles de
l'Europe méridionale , mais encore que plusieurs autres en ont
adopté de complètement étrangers, à la confection desquels
elles n'ont presque pas contribué. Ce dernier fait est sans doute
plus rare. Il se présente même comme une anomalie. Il suffit
cependant qu'il puisse avoir lieu pour qu'on ait à se tenir en
garde contre un genre de preuves qui souffre de telles dévia-
tions. Toutefois , puisque le fait est anormal , puisqu'il ne se
rencontre pas aussi fréquemment que son opposite , c'est-à-dire
la conservation séculaire d'idiomes nationaux par de très fai-
bles groupes humains-, puisque l'on voit aussi combien les lan-
gues ressemblent au génie particulier du peuple qui les crée ,
et combien elles s'altèrent justement dans la mesure où le sang
de ce peuple se modifie ; puisque le rôle qu'elles jouent dans la
formation de leurs dérivées est proportionnel à l'influence nu-
mérique de la race qui les apporte dans le nouveau mélange,
tout donne le droit de conclure qu'un peuple ne saurait avoir
une langue valant mieux que lui-même , à moins de raisons
spéciales. Comme on ne saurait trop insister sur ce point , je
vais en faire ressortir l'évidence par une nouvelle espèce de
démonstration.
On a vu déjà que , dans une nation d'essence composite , la
(1) Il est encore un cas qui peut se présenter, c'est celui où une
population parle deux langues. Dans les Grisons, presque tous les
paysans de l'Engadine emploient avec une égale facilité le romansch
dans leurs rapports entre compatriotes, l'allemand quand ils s'adres-
sent à des étrangers. En Courlande, il est un district où les paysans,
pour s'entretenir entre eux, se servent de l'esthonien , dialecte finnois.
Avec toute autre personne, ils parlent leUon. (Voir Pott, Encycl. Erseh
und Gruber, indo-germanischer Sprachstamm,.\}. 104.)
DES BACES HUMAINES. 205
civilisation n'existe pas pour toutes les couches successives (1).
En même temps que les anciennes causes ethniques poursui-
vent leur travail dans le bas de l'échelle sociale , elles n'y ad-
mettent, elles n'y laissent pénétrer que faiblement, et d'une
façon tout à fait transitoire , les influences du génie national
dirigeant. J'appliquais naguère ce principe à la France , et je
disais que , sur ses 36 millions d'habitants , il y en avait , au
moins , 20 qui ne prenaient qu'une part forcée , passive , tem-
poraire, au développement civilisateur de l'Europe moderne.
Excepté la Grande-Bretagne, servie par une plus grande unité
dans ses types , conséquence de son isolement insulaire , cette
triste proportion est plus considérable encore sur le reste du
continent. Puisqu'une fois déjà j'ai choisi la France pour exem-
ple , je m'y tiens, et crois trouver quô uîon opinion sur l'état
ethnique de ce pays , et celle que je viens d'exprimer à l'ins-
tant pour toutes les races en général , quant à la parfaite con-
cordance du type et de la langue , s'y confirment l'une l'autre
d'une manière frappante.
Nous savons peu, ou, pour mieux dire, nous ne savons pas,
preuves en main, par quelles phases le celtique et le latin rus-
tique (2) ont d'abord dû passer avant de se rapprocher et de finir
par se confondre. Saint Jérôme et son contemporain Sulpice
Sévère nous apprennent pourtant, le premier dans ses Com-
mentaires sur l'Épître de saint Paul aux Galates , le second
dans son Dialogue %ur les mérites des moines d'Orient, que,
de leur temps, on parlait au moins deux langues vulgaires dans
la Gaule : le celtique, conservé si pur sur les bords du Rhin,
que le langage des Gallo-Grecs, éloignés de la mère patrie de-
(1) Voir p. 96-98.
(2) La route n'était pas si longue du latin rustique, lingua rustica
Romanorum, lingua romana, du roman, en un mot, a la corruption,
que de la langue élégante, dont les formes précises et cultivées
présentaient plus de résistance. Il est aussi à remarquer que, chaque
légionnaire étranger apportant dans les colonies de la Gaule le pa-
tois de ses provinces, l'avènement d'un dialecte général et mitoyen
était hâté, non seulenient par les Celtes, mais par les émigrants eux-
mêmes.
12
1>06 DE l'inégalité
puis six cents ans, y ressemblait de tous points (1); puis ce
qu'on appelait le gaulois, et qui, de l'avis d'un commentateur,
ne pouvait être qu'un romain déjà altéré. Mais ce gaulois, dif-
férent de ce qui se parlait à Trêves, n'était pas non plus la
langue de l'ouest ni celle de l'Aquitaine. Ce dialecte du iv* siè-
cle, probablement partagé lui-même en deux grandes divisions,
ne trouve donc de place que dans le centre et le midi de la
France actuelle. C'est à cette source commune qu'il faut repor-
ter les courants, différemment latinisés, qui ont formé plus
tard, avec d'autres mélanges, et dans des proportions diverses,
la langue d'oil et le roman proprement dit. Je parlerai d'abord
de ce dernier.
Pour lui donner naissance, il ne s'agissait que de créer une
altération assez facile de la terminologie latine, modifiée par
un certain nombre d'idées grammaticales empruntées au celti-
que et à d'autres langues jadis inconnues dans l'ouest de l'Eu-
rope. Les colonies impériales avaient apporté bon nombre
d'éléments italiens, africains, asiatiques. Les invasions bour-
guignonnes, et, surtout les gothiques, fournirent un nouvel ap-
port doué d'une grande vivacité d'harmonie, de sons larges et
brillants. Les irruptions sarrasines en renforcèrent la puissance.
De sorte que le roman, se distinguant tout à fait du gaulois,
quant à son mode d'eurythmie, revêtit bientôt un cachet très
spécial. Sans doute, nous ne le trouvons pas, dans la formule de
serment des fils de Louis le Débonnaire, arrivé à sa perfection,
comme plus tard, dans les poésies de Raimbaud de Vachères
ou de Bertrand de Boru. Cependant on le reconnaît déjà pour
ce qu'il est, ses caractères principaux lui sont acquis, sa direc-
tion lui est nettement indiquée. C'était bien, dès lors, dans ses
différents dialectes, limousin, provençal, auvergnat, la langue
d'une population aussi mélangée d'origine qu'il y en ait jamais
eu au monde. Cette langue souple, fine, spirituelle, railleuse,
pleine d'éclat, mais sans profondeur, sans philosophie, clinquant
et non pas or, n'avait pu, dans aucune des mines opulentes
(1) Sulpitii Severl dial. 1, cie Virt. monach. orient., Elzevir; in-19,
1665, p. 528, not.
DES BACES HUMAINES. 207
qui lui avaient été ouvertes, que glaner à la surface. Elle était
sans principes sérieux : elle devait rester un instrument d'uni-
verselle indifférence, partant, de scepticisme et de moquerie.
Elle ne manqua pas à cette vocation. La race ne tenait à rien
qu'aux plaisirs et aux brillantes apparences. Brave à l'excès,
joyeuse avec autant d'emportement, passionnée sans sujet et
vive sans conviction, elle eut un instrument tout propre à servir
ses tendances, et qui d'ailleurs, objet de l'admiration du Dante,
ne servit jamais, en poésie, qu'à rimer des satires, des chan-
sons d'amour, des défis de guerre, et, en religion, à soutenir
des hérésies comme celle des Albigeois, manichéisme licen-
cieux,'dénué de valeur même littéraire, dont un auteur anglais^
peu catholique, félicite la papauté d'avoir délivré le moyen
âge (1). Telle fut, jadis, la langue romane, telle on la trouve
encore aujourd'hui. Elle est jolie, non pas belle, et il suffit de
l'examiner pour voir combien peu elle est apte à servir une
grande civilisation.
La langue d'oil se forma-t-elle dans des conditions sembla-
bles? L'examen va prouver que non, et, de quelque manière
que la fusion des éléments celtique, latin, germanique, se soit
faite, ce qu'on ne peut parfaitement apprécier (2), faute de
monuments appartenant à la période de création, il est du moins
certain qu'elle naissait d'un antagonisme décidé entre trois
idiomes différents, et que le produit représenté par elle devait
être pourvu d'un caractère et d'un fond d'énergie tout à fait
étranger aux nombreux compromis, aux transactions assez
molles d'où était sorti le roman. Cette langue d'oil fut, à un
moment de sa vie, assez rapprochée des principes germaniques.
(1) Macaulay, History of England, t. I, p. 18, éd. de Paris. Les
Albigeois sont l'objet d'une prédilection toute spéciale de la part des
écrivains révolutionnaires, surtout en Allemagne (voir à ce sujet le
poème de Lenau, die Albigenser). Cependant les sectaires du Langue-
doc se recrulaieul surtout dans les classes chevaleresques et chez les
dignitaires ecclésiastiques. Mais leurs doctrines étaient antisociales :
Cest de quoi leur faire beaucoup pardonner.
(à) La préface de la Chanson de Roland, par M. Génin, contient, à
ce sujet, dos observations assez curieuses. {Chanson de Roland ^
i-i-S", Imprimerie nationale, Paris, 1851.)
I
208 DE L INEGALITE
Ou y découvre, dans les restes écrits parvenus jusqu'à nous?
un des meilleurs caractères des langues arianes : c'est le pou-
voir, limité, il est vrai, moins grand que dans le sanscrit, le
grec et l'allemand, mais considérable encore, de former des
mots composés. On y reconnaît, pour les noms, des flexions
indiquées par des afflxes, et, comme conséquence, une facilité
d'inversion perdue pour nous, et dont la langue française du
XVI" siècle, ayant imparfaitement hérité, ne jouissait qu'aux
dépens de la clarté du discours. Sa lexicologie contenait égale-
ment de nombreux éléments apportés par la race franque (i).
Ainsi, la langue d'oil débutait par être presque autant germani-
que que gauloise, et le celtique y apparaissait au second plan,
comme décidant peut-être' des raisons mélodiques du langage.
Le plus bel éloge qu'on puisse en faire se trouve dans la réus-
site de l'ingénieux essai de M. Littré, qui a pu traduire litté-
ralement et vers pour vers, en français du xiii« siècle, le pre-
mier chant de l'Iliade, tour de force impraticable dans notre
français d'aujourd'hui (2).
Cette langue ainsi dessinée appartenait évidemment à un
peuple qui faisait grandement contraste avec les habitants du
sud de la Gaule. Plus profondément attaché aux idées catholi-
ques, portant dans la politique des notions vives d'indépen-
dance, de liberté, de dignité, et dans toutes ses institutions une
recherche très caractérisée de l'utile, la httérature populah-e
de cette race eut pour mission de recueillir, non pas les fan-
taisies de l'esprit ou du cœur, les boutades d'un scepticisme
universel, mais bien les annales nationales, telles qu'on les
comprenait alors et qu'on les jugeait vraies. Nous devons à
cette glorieuse disposition de la nation et de la langue les gran-
des compositions rimées, surtout Garin le Loherain, témoi-
j'nage, renié depuis, de la prédominance du Nord. Malheureu-
sement, comme les compilateurs de ces traditions, et même
leurs premiers auteurs, avaient, avant tout, l'intention de con-
(1) ConsuUer le Fœmina, cité par Hickes, dans son Thésaurus lit-
teraturx seplentrionalis et par l'Histoire liltéraire de France, t.
XVII, p. 633.
(2) Revue des Deux Mondes.
DES BACES HUMAINES. 209
«erver des faits historiques ou de servir des passions positives,
la poésie proprement dite, l'amour de la forme et la recherche
du beau ne tiennent pas toujours assez de place dans leurs
grands récits. La littérature de la langue d'oil eut, avant tout,
la prétention d'être utilitaire. C'est ainsi que les races, le lan-
gage et les écrits se trouvent ici en accord parfait.
Mais il était naturel que l'élément germanique, beaucoup
moins abondant que le fond gaulois et que la mixture romaine,
perdît peu à peu du terrain dans le sang. En même temps, il
en perdit dans la langue et, d'une part, le celtique, d'autre
part, le latin gagnèrent à mesure qu'il se retira. Cette belle et
forte langue, dont nous ne connaissons guère que l'apogée, et
qui se serait encore perfectionnée en suivant sa voie, commença
à déchoir et à se corrompre vers la fln du xiii* siècle. Au xv*,
ce n'était plus qu'un patois d'où les éléments germaniques
avaient complètement disparu. Ce qui restait de ce trésor dé-
pensé, n'apparaissant désormais que comme une anomalie
au milieu des progrès du celtique et du latin , n'offrait plus
qu'un aspect illogique et barbare. Au xvi* siècle, le retour
des études classiques trouva le français dans ce délabrement,
et voulut s'en emparer pour le perfectionner dans le sens des
langues anciennes. Tel fut le but avoué des littérateurs de
cette belle époque. Ils ne réussirent guère, et le xvii* siècle,
plus sage , ou s'apercevant qu'il ne pouvait maîtriser la puis-
sance irrésistible des choses, ne s'occupa qu'à améliorer, par
elle-même, une langue qui se précipitait chaque jour davan-
tage vers les formes les plus naturelles à la race prédominante,
c'est-à-dire vers celles qui avaient autrefois constitué la vie
grammaticale du celtique.
Bien que la langue d'oil d'abord, la française ensuite aient,
dû à la simplicité plus grande des mélanges de races et d'idio-
mes d'où elles sont issues un plus grand caractère d'unité que
le roman, elles ont eu cependant des dialectes qui ont vécu et
se maintiennent. Ce n'est pas trop d'honneur pour ces formes
que de les appeler des dialectes, et non pas des patois. Leur
raison d'être ne se trouve pas dans la corruption du type do-
minant dont elles ont toujours été au moins les contemporai-
12.
210 DE l'inégalité
lies. Elle réside dans la proportion différente des éléments cel-
tique, romain et germanique qui ont constitué ou constituent
encore notre nationalité. En deçà de la Seine, le dialecte pi-
card est , par l'eurythmie et la lexicologie , tout près du llamand ,
dont les affinités germaniques sont si évidentes qu'il n'est pas
besoin de les relever. En cela, le flamand est resté fidèle aux
prédilections de la langue d'oil, qui put, à un certain moment,
sans cesser d'être elle-même, admettre, dans les vers d'un
poème, les formes et les expressions presque pures du langage
parlé à Arras (1).
A mesure qu'on s'avance au delà de la Seine et en deçà de
la Loire, les idiomes provinciaux tiennent, de plus en plus, de
la nature celtique. Dans le bourguignon, dans les dialectes du
pays de Vaud et de la Savoie, la lexicologie même, chose bien
digne de remarque, en a gardé de nombreuses traces, qui ne
se trouvent pas dans le français, où généralement le latin rus-
tique domine (2).
Je relevais ailleurs (3) comment, à dater du xv® siècle, l'in-
fluence du nord de la France avait cédé devant la prépondé-
rance croissante des races d'outre-Loire. Il n'y a qu'à rappro-
cher ce que je dis ici, touchant le langage, de ce qu'alors je
disais du sang, pour voir combien est serrée la relation entre
l'élément physique et l'instrument phonétique de l'individualité
d'une population (4).
Je me suis un peu étendu sur un fait particulier à la France.
Si l'on veut le généraliser à toute l'Europe , on ne lui trouvera
guère de démentis. Partout on verra que les modifications et les
(1) p. Paris, Garin leLoheraîn, préface.
(2) Il est toutefois à remarquer que l'accent vaudois et savoyard a
quelque chose de méridional qui rappelle fortement la colonie d'A-
venticum.
(3) Voir p. 70-
(4) Poil exprime très bien comment les dialectes sont les modifica-
tions parlées qui maintiennent l'accord entre l'état de composition du
sang et celui de la langue, lorsqu'il dit : « Les dialectes sont la di-
« versité dans l'unité, les sections chromatiques de l'Un primordial et
« de la lumière unicolore. » (Pott, Encycl. Erchs. und Grûber, p. 66.)
— C'est, sans doute, une phraséologie obscure; mais ici elle indique
assez ce qu'elle entend.
DES BACES HUMAINES. 211
changements successifs d'un idiome ne sont pas, comme on le
dit communément, l'œuvre des siècles : s'il en était ainsi, l'ek-
khili, le berbère, l'euskara, le bas-breton, auraient depuis long-
temps disparu, et ils vivent. Modifications et changements sont
amenés, avec un parallélisme bien frappant, par les révolutions
survenues dans le sang des générations successives.
Je ne passerai pas, non plus, sous silence un détail qui doii
trouver ici son explication. J'ai dit comment certains groupes
ethniques pouvaient, sous l'empire d'une aptitude et de néces-
sités particulières, renoncer à leur idiome naturel pour en ac-
cepter un qui leur était plus ou moins étranger. J'ai cité les
Juifs, j'ai cité les Parsis. Il existe encore des exemples plus sin-
guliers de cet abandon. Nous voyons des peuples sauvages en
possession de langages supérieurs à eux-mêmes, et c'est l'Amé-
rique qui nous offre ce spectacle.
Ce continent a eu cette singulière destinée, que ses popula-
tions les plus actives se sont développées, pour ainsi dire, en
secret. L'art de l'écriture a fait défaut à ses civilisations. Les
temps historiques n'y commencent que très tard, pour rester
presque toujours obscurs. Le sol du nouveau monde possède
un grand nombre de tribus qui, voisines à voisines, se ressem-
blent peu, bien qu'appartenant toutes à des origmes commu-
nes diversement combinées (1).
M. d'Orbigny nous apprend que , dans l'Amérique centrale,
le groupe qu'il appelle rameau chiquitéen, est un composé de
nations comptant, pour la plus nombreuse, environ quinze
mille âmes, et pour celles qui le sont le moins, entre trois
cents et cinquante membres , et que toutes ces nations, même
les infiniment petites, possèdent des idiomes distincts. Un tel
état de choses ne peut résulter que d'une immense anarchie
ethnique.
Dans cette hypothèse , je ne m'étonne nullement de voir
plusieurs d'entre ces peuplades, comme les Chiquitos, maî-
tresses d'une langue compliquée et, à ce qu'il semble, assez
savante. Chez ces indigènes, les mots dont l'homme se sert ne
(1) Voir au second volume.
i
212 DE l'inégalité
sont pas toujours les mêmes que ceux dont use la femme. En
tous cas, l'homme, lorsqu'il emploie les expressions de la
Femme, en modifie les désinences. Ceci est assurément fort
raffiné. Malheureusement , à côté de ce luxe lexicologique , le
système de numération se présente restreint aux nombres les
plus élémentaires. Très probablement, dans une langue en ap-
parence si travaillée, ce trait d'indigence n'est que l'effet de
l'injure des siècles , servie par la barbarie des possesseurs ac-
tuels. On se rappelle involontairement, en contemplant de
telles bizarreries, ces palais somptueux, merveilles de la Re-
naissance , que les effets des révolutions ont adjugés défini-
tivement à de grossiers villageois. L'œil y admire encore des
colonnettes délicates, des'rinceaux élégants, des porches sculp-
tés, des escaliers hardis, des arêtes imposantes, luxe inutile
à la misère qui les habite ; tandis que les toits crevés laissent
entrer la pluie, que les planchers s'effondrent et que la parié-
taire disjoint les murs qu'elle envahit.
Je puis établir désormais que la philologie, dans ses rap-
ports avec la nature particulière des races, confirme toutes
les observations de la physiologie et de l'histoire. Seulement,
ses assertions se font remarquer par une extrême délicatesse ,
et lorsqu'on ne peut s'appuyer que sur elles, rien de plus ha-
sardé que de s'en contenter pour conclure. Sans doute, sans
nul doute , l'état d'un langage répond à l'état intellectuel du
groupe qui le parle, mais non pas toujours à sa valeur intime.
Pour obtenir ce rapport, il faut considérer uniquement la race
par laquelle et pour laquelle ce langage a été primitivement
créé. Or l'histoire ne paraît nous adresser, à part la famille
noire et quelques peuplades jaunes, qu'à des races quartenai-
res, tout au plus. En conséquence, elle ne nous conduit que
devant des idiomes dérivés , dont on ne peut préciser nette-
ment la loi de formation que lorsque ces idiomes appartiennent
à des époques comparativement récentes. Il s'ensuit que des
résultats ainsi obtenus, et qui ont besoin constamment de la
confirmation historique, ne sauraient fournir une classe de
preuves bien infaillibles. A mesure qu'on s'enfonce dans l'an-
tiquité et que la lumière vacille davantage, les arguments phi-
DES BACES HUMAINES. 213
lologiques deviennent plus hypothétiques encore. Il est fâcheux
de s'y voir réduit lorsqu'on cherche à éclairer la marche d'une
famille humaine et à reconnaître les éléments ethniques qui la
composent. Nous savons que le sanscrit , le zend , sont des
langues parentes. C'est un grand point. Quant à leur racine
commune , rien ne nous est révélé. De même pour les autres
langues très anciennes. De l'euskara , nous ne connaissons rien
que lui-même. Comme il n'a pas, jusqu'à présent, d'analogue,
nous ignorons sa généalogie , nous ignorons s'il doit être con-'
sidéré comme tout à fait primitif, ou bien s'il ne faut voir en
lui qu'un dérivé. Il ne saurait donc rien nous apprendre de
positif sur la nature simple ou composite du groupe qui le
parle.
En matière d'ethnologie , il est bon d'accepter avec gratitude
Jes secours philologiques. Pourtant il ne faut les recevoir que
sous réserve , et , autant que possible , ne rien fonder sur eux
seuls (1).
Cette règle est commandée par une nécessaire prudence.
Cependant tous les faits qui viennent d'être passés en revue
établissent que l'identité est originairement entière entre le
mérite intellectuel d'une race et celui de sa langue naturelle
et propre; que les langues sont, par conséquent, inégales en
valeur et en portée, dissemblables dans les formes et dans le
fond , comme les races ; que leurs modifications ne proviennent
que de mélanges avec d'autres idiomes, comme les modifica-
tions des races ; que leurs qualités et leurs mérites s'absorbent
et disparaissent, absolument comme le sang des races, dans
une immersion trop considérable d'éléments hétérogènes ; en-
fin que, lorsqu'une langue de caste supérieure se trouve chez
un groupe humain indigne d'elle, elle ne manque pas de dé-
(1) On ne doit pas perdre de vue que les précautions ici indiquées
ne s'appliquent qu'à la détermination de la généalogie d'un peuple,
et nou pas d'une famille de peuples. Si une nation change quelque-
fois de langue, jamais ce fait ne s'est produit et ne pourrait se pro-
duire pour tout un faisceau de nationalités, ethniquement identiques,
politiquement indépendantes. Les Juifs ont abandonné leur idiome;
l'iMisemble des nations sémitiques n'a jamais pu perdre ses dialectes
natifs et ne saurait en avoir d'autres.
i
214
DE L INEGALITE
périr et de se mutiler. Si donc il est souvent difficile, dans un
cas particulier, de conclure, de prime abord, de la valeur de
la langue à celle du peuple qui s'en sert, il n'en reste pas
moins incontestable qu'en principe on le peut faire. Je pose
donc cet axiome général :
La hiérarchie des langues correspond rigoureusement à la
hiérarchie des races.
CHAPITRE XVI.
Récapitulation; caractères respectifs des trois grandes races; effets
sociafux des mélanges; supériorité du type blanc et, dans ce type^
de la famille ariane.
J'ai montré la place réservée qu'occupe notre espèce dans lé
monde organique. Ou a pu voir que de profondes différences
physiques , que des différences morales non moins accusées , la
séparaient de toutes les autres classes d'êtres vivants. Ainsi
mise à part, je l'ai étudiée en elle-même, et la physiologie,
bien qu'incertaine dans ses voies , peu sûre dans ses ressources,
et défectueuse dans ses méthodes , m'a néanmoins permis de
distinguer trois grands types nettement distincts , le noir, le
jaune et le blanc.
La variété mélanienne est la plus humble et gît au bas de
l'échelle. Le caractère d'animalité empreint dans la forme de
son bassin lui impose sa destinée, dès l'instant de la concep-
tion. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus res-
treint. Ce n'est cependant pas une brute pure et simple, que
ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte , dans la partie
moyenne de son crâne , les indices de certaines énergies gros-
sièrement puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres
ou même nulles , il possède dans le désir, et par suite dans la
volonté, une intensité souvent terrible. Plusieurs de ses sens
à
DES BACES HUMAINES. 215
sont développés avec une vigueur inconnue aux deux autres
races : le goût et l'odorat principalement (1).
Mais là , précisément, dans l'avidité même de ses sensations,
se trouve le cachet frappant de son infériorité. Tous les ali-
ments lui sont bons, aucun ne le dégoûte, aucun ne le re-
pousse. Ce quïl souhaite, c'est manger, manger avec excès,
avec fureur; il n'y a pas de répugnante charogne indigne de
s'engloutir dans son estomac. Il en est de même pour les
odeurs, et sa sensualité s'accommode non seulement des plus
grossières , mais des plus odieuses. A ces principaux traits de
caractère il joint une instabilité d'humeur, une variabilité de
ocntiments que rien ne peut fixer, et qui annule , pour lui , la
vertu comme le vice. On dirait que l'emportement même avec
lequel il poursuit l'objet qui a mis sa sensitivité en vibration
et enflammé sa convoitise , est un gage du prompt apaisement
de l'une et du rapide oubli de l'autre. Enfin il tient également
peu à sa vie et à celle d'autrui ; il tue volontiers pour tuer, et
cette machine humaine, si facile à émouvoir, est, devant la
souffrance, ou d'une lâcheté qui se réfugie volontiers dans la
mort , ou d'une impassibilité montrueuse.
La race jaune se présente comme l'antithèse de ce type. Le
crâne , au lieu d'être rejeté en arrière , se porte précisément
en avant. Le front, large, osseux, souvent saillant, développé
en hauteur, plombe sur un faciès triangulaire , où le nez et le
menton ne montrent aucune des saillies grossières et rudes qui
font remarquer le nègre. Une tendance générale à l'obésité ;
n'est pas là un trait tout à fait spécial , pourtant il se rencon- j
tre plus fréquemment chez les tribus jaunes que dans les au-
tres variétés. Peu de vigueur physique, des dispositions à l'a-
pathie. Au moral , aucun de ces excès étranges, si communs
chez les Mélaniens. Des désirs faibles , une volonté plutôt obs-
tinée qu'extrême , un goût perpétuel mais tranquille pour les
jouissances matérielles-, avec une rare gloutonnerie, plus de
choix que les nègres dans les mets destinés à la satisfaire. En
(1) <c Le goût et l'odorat sont, chez le nègre, aussi puissants qu'in-
formes. Il mange tout, et les odeurs les plus répugnantes, à notre
avis, lui sont agréables. » (Pruner, ouvrage cité, t. I, p. 133.)
-16 DE l'inégalité
toutes choses, tendances à la médiocrité; compréhension assez
facile de ce qui n'est ni trop élevé ni trop profond (1); amour
de l'utile, respect de la règle, conscience des avantages d'une
certaine dose de liberté. Les jaunes sont des gens pratiques
dans le sens étroit du mot. Ils ne rêvent pas, ne goûtent pas^
!es théories, inventent peu , mais sont capables d'apprécier et
d'adopter ce qui sert. Leurs désirs se bornent à vivre le plus
doucement et le plus commodément possible. On voit qu'ils
sont supérieurs aux nègres. C'est une populace et une petite
bourgeoisie que tout civilisateur désirerait choisir pour base
de sa société : ce n'est cependant pas de quoi créer cette so-
ciété ni lui donner du nerf, de la beauté et de l'action.
Viennent maintenant les peuples blancs. De l'énergie réflé-
chie, ou pour mieux dire, une intelligence énergique ; le sens
de l'utile , mais dans une signification de ce mot beaucoup plus
large , plus élevée , plus courageuse , plus idéale que chez les
nations jaunes; une persévérance qui se rend compte des obs-
tacles et trouve , à la longue , les moyens de les écarter ; avec
une plus grande puissance physique, un instinct extraordinaire
de l'ordre , non plus seulement comme gage de repos et de
paix , mais comme moyen indispensable de conservation , et,
en même temps, un goût prononcé de la liberté, même extrême ;
une hostilité déclarée contre cette organisation formaliste où
s'endorment volontiers les Chinois, aussi bien que contre le
despotisme hautain , seul frein suffisant aux peuples noirs.
Les blancs se distinguent encore par un amour singulier de
la vie. Il paraît que , sachant mieux en user, ils lui attribuent
plus de prix, ils la ménagent davantage, en eux-mêmes et dans
les autres. Leur cruauté, quand elle s'exerce, a la^ conscience
de ses excès , sentiment très problématique chez les noirs. En
même temps , cette vie occupée , qui leur est si précieuse , ils
ont découvert des raisons de la livrer sans murmure. Le pre-
mier de ces mobiles, c'est l'honneur, qui, sous des noms à peu
près pareils, a occupé une énorme place dans les idées, depuis
Je commencement de l'espèce. Je n'ai pas besoin d'ajouter que
(1) Carus, Ueber ung., etc., p. 60.
DES RACES HUMAINES. 217
ce mot d'honneur et la notion civilisatrice qu'il renferme sont,
également , inconnus aux jaunes et aux noirs.
Pour terminer le tableau, j'ajoute que l'immense supériorité
des blancs, dans le domaine entier de l'intelligence, s'associe
à une infériorité non moins marquée dans l'intensité des sen-
sations. Le blanc est beaucoup moins doué que le noir et que
le jaune sous le rapport sensuel. Il est ainsi moins sollicité et
moins absorbé par l'action corporelle , bien que sa structure
soit remarquablement plus vigoureuse (1).
Tels sont les trois éléments constitutifs du genre humain,
ce que j'ai appelé les types secondaires, puisque j'ai cru devoir
laisser en dehors de la discussion l'individu adamite. C'est de
la combinaison des variétés de chacun de ces types , se ma-
riant entre elles, que les groupes tertiaires sont issus. Les
quatrièmes formations sont nées du mariage d'un de ces types
tertiaires ou d'une tribu pure avec un autre groupe ressortant
d'une des deux espèces étrangères.
Au-dessous de ces catégories, d'autres se sont révélées et
se révèlent chaque jour. Les unes très caractérisées , formant
de nouvelles originalités distinctes , parce qu'elles proviennent
de fusions achevées; les autres incomplètes, désordonnées,
et, on peut le dire, antisociales, parce que leurs éléments, ou
trop disparates, ou trop nombreux, ou trop infimes, n'ont pas
eu le temps ni la possibilité de se pénétrer d'une manière fé-
conde. A la multitude de toutes ces races métisses si bigarrées
qui composent désormais l'humanité entière, il n'y a pas à
assigner d'autres bornes que la possibilité effrayante de com-
binaisons des nombres.
Il serait inexact de prétendre que tous les mélanges sont
mauvais et nuisibles. Si les trois grands types, demeurant stric-
tement séparés , ne s'étaient pas unis entre eux , sans doute la
suprématie serait toujours restée aux plus belles des tribus
blanches, et les variétés jaunes et noires auraient rampé éter-
nellement aux pieds des moindres nations de cette race. C'est
(1) M. Martius remarque que l'Européen surpasse les hommes de
couleur en intensité du fluide nerveux, (iîejse in Brasilien, t. I,
p. 259.)
RACES HUMAINES. — T. I. 13
218 DE I/INKGALITB
un état en quelque sorte idéal , puisque l'histoire ne l'a pas vu.
Nous ne pouvons l'imaginer qu'en reconnaissant l'incontes-
table prédominance de ceux de nos groupes demeurés les plus
purs.
Mais tout n'aurait pas été gain dans une telle situation. La
supériorité relative, en persistant d'une manière plus évidente,
n'aurait pas , il faut le reconnaître , été accompagnée de cer-
tains avantages que les mélanges ont produits , et qui , bien
que ne contre-balançant pas, tant s'en faut, la somme de leurs
inconvénients, n'eo sont pas moins dignes d'être , quelquefois,
applaudis. C'est ainsi que le génie artistique, également étran-
ger aux trois grands types , n'a surgi qu'à la suite de l'hymen
des blancs avec les nègres. C'est encore ainsi que , par la nais-
sance de la variété malaye , il est sorti des races jaunes et noi-
res une famille plus intelligente que sa double parenté , et que
de l'alliance jaune et blanche il est issu , de même , des inter-
médiaires très supérieurs aux populations purement finnoises
aussi bien qu'aux tribus mélaniennes.
Je ne le nie pas : ce sont là de bons résultats. Le monde des
arts et de la noble littérature résultant des mélanges du sang ,
les races inférieures améliorées, ennoblies, sont autant de
merveilles auxquelles il faut applaudir. Les petits ont été éle-
vés. Malheureusement les grands, du même coup, ont été
abaissés , et c'est un mal que rien ne compense ni ne répare.
Puisque j'énumère tout ce qui est en faveur des mélanges eth-
niques, j'ajouterai encore qu'on leur doit bien des raffinements
de mœurs, de croyances, surtout des adoucissements de pas-
sions et de penchants. Mais ce sont autant de bénéfices transi-
toires , et si je reconnais que le mulâtre , dont on peut faire
un avocat , un médecin , un commerçant , vaut mieux que son
grand-père nègre , entièrement inculte et propre à rien , je
dois avouer aussi que les Brahmanes de l'Inde primitive, les
héros de l'Iliade , ceux du Schahnameh , les guerriers Scan-
dinaves, tous fantômes si glorieux des races les plus belles,
désormais disparues, offraient une image plus brillante et plus
noble de l'humanité , étaient surtout des agents de civilisation
et de grandeur plus actifs, plus intelligents, plus sûrs que les
DES BACES HUMAINES. 219
populations métisses, cent fois métisses, de l'époque acti^slle,
et cependant, déjà, ils n'étaient pas purs.
Quoi qu'il en soit, l'état complexe des races humaines est
l'état historique , et une des principales conséquences de cette
situation a él*é de jeter dans le désordre une grande partie des
caractères primitifs de chaque type. On a vu , par suite d'hy-
mens multipliés, les prérogatives, non seulement diminuer
d'intensité comme les défauts, mais aussi se séparer, s'épar-
piller et se faire souvent contraste. La race blanche possédait \
originairement le monopole de la beauté , de l'intelligence et
de la force. A la suite de ses unions avec les autres variétés ,
il se rencontra des métis beaux sans être forts, forts sans
être intelligents , intelligents avec beaucoup de laideur et de
débilité. Il se trouva aussi que la plus grande abondance pos-
sible du sang des blancs, quand elle s'accumulait, non pas
d'un seul coup , mais par couches successives , dans une na-
tion, ne lui apportait plus ses prérogatives naturelles. Elle iie.
faisait souvent qu'augmenter le trouble déjà existant dans les
éléments ethniques et ne semblait conserver de son excellence
native qu'une plus grande puissance dans la fécondation du
désordre. Cette anomalie apparente s'explique aisément, puis-
que chaque degré de mélange parfait produit , outre une al-
liance d'éléments divers , un type nouveau , un développement
de facultés particulières. Aussitôt qu'à une série de créations de
ce genre d'autres éléments viennent s'adjoindre encore , la dif-
ficulté d'hcirmoniser le tout crée l'anarchie , et plus cette an-
archie augmente, plus les meilleurs, les plus riches, les plus
heureux apports perdent leur mérite et , par le seul fait de leur
présence, augmentent un mal qu'ils se trouvent impuissants à
calmer. Si donc les mélanges sont, dans une certaine limite,
favorables à la masse de l'humanité, la relèvent et l'ennoblis-
sent, ce n'est qu'aux dépens de cette humanité même, puis-
qu'ils l'abaissent, l'énervent,' l'humilient, l'étêtent dans ses
plus nobles éléments , et quand bien même on voudrait admet-
tre que mieux vaut transformer en hommes médiocres des
myriades d'êtres infimes que de conserver des races de princes
dont le sang, subdivisé, appauvri, frelaté, devient l'élément
220 DE L r^EGALITE
déshonoré d'une semblable métamorphose , il resterait encore
ce malheur que les mélanges ne s'arrêtent pas; que les hom-
mes médiocres , tout à l'heure formés aux dépens de ce qui
était grand, s'unissent à de nouvelles médiocrités, et que de
ces mariages, de plus en plus avilis, naît une confusion qui,
pareille à celle de Babel, aboutit à la plus complète impuis-
sance , et mène les sociétés au néant auquel rien ne peut re-
médier.
C'est là ce que nous apprend l'histoire. Elle nous montre
que toute civilisation découle de la race blanche, qu'aucune
ne peut exister sans le concours de cette race , et qu'une société
n'est grande et brillante qu'à proportion qu'elle conserve plus
longtemps le noble groupe qui l'a créée , et que ce groupe lui-
même appartient au rameau le plus illustre de l'espèce. Pour
exposer ces vérités dans un jour éclatant , il suffit d'énumérer,
puis d'examiner les civilisations qui ont régné dans le monde,
et la liste n'en est pas longue.
Du sein de ces multitudes de nations qui ont passé ou vivent
encore sur la terre , dix seulement se sont élevées à l'état de
sociétés complètes. Le reste, plus ou moins indépendant, gra-
vite à l'entour comme les planètes autour de leurs soleils. Dans
ces dix civilisations, s'il se trouve, soit un élément de vie
étranger à l'impulsion blanche , soit un élément de mort qui
ne provienne pas des races annexées aux civilisateurs, ou du
fait des désordres introduits par les mélanges, il est évident
que toute la théorie exposée dans ces pages est fausse. Au con-
traire, si les choses se trouvent telles que je les annonce, la
noblesse de notre espèce reste prouvée de la manière la plus
irréfragable , et il n'y a plus moyen de la contester. C'est l;i
que se rencontrent donc , tout à la fois , la seule confirmation
suffisante et le détail désirable des preuves du système. C'est
là , seulement , que l'on peut suivre, avec une exactitude satis-
faisante, le développement de cette affirmation fondamen-
tale , que les peuples ne dégénèrent que par suite et en pro-
portion des mélanges qu'ils subissent, et dans la mesure de
qualité de ces mélanges ; que , quelle que soit cette mesure , le
coup le plus rude dont puisse être ébranlée la vitalité d'une
DES BACES HUMAINES. 22ï
civilisation , c'est quand les éléments régulateurs des sociétés
et les éléments développés par les faits ethniques en arrivent
à ce point de multiplicité qu'il leur devient impossible de s'har-
moniser, de tendre, d'une manière sensible, vers une homo-
généité nécessaire, et, par conséquent, d'obtenir, avec une
logique commune, ces instincts et ces intérêts communs, seu-
les et uniques raisons d'être d'un liea social. Pas de plus grand
fléau que ce désordre , car, si mauvais qu'il puisse rendre le
temps présent, il prépare un avenir pire encore.
Pour entrer dans ces démonstrations, je vais aborder la par-
tie historique de mon sujet. C'est une tâche vaste, j'en con-
viens ; cependant , elle se présente si fortement enchaînée dans
toutes ses parties, et , là , si concordante , convergeant si stric-
tement vers le même but, que, loin d'être embarrassé de sa
grandeur, il me semble en tirer un puissant secours pour mieux
établir la solidité des arguments que je vais moissonner. Il me
faudra, sans doute, parcourir, avec les migrations blanches,
une grande partie de notre globe. Mais ce sera toujours rayon-
ner autour des régions de la haute Asie, point central d'où la
race civilisatrice est primitivement descendue. J'aurai à rat-
tacher, tour à tour, au domaine de l'histoire, des contrées
qui , entrées une fois dans sa possession, ne pourront plus s'en
séparer. Là , je verrai se déployer, dans toutes leurs consé-
quences , les lois ethniques et leur combinaison. Je constaterai
avec quelle régularité inexorable et monotone elles imposent
leur application. De l'ensemble de ce spectacle, à coup sûr
bien imposant, de l'aspect de ce paysage animé qui embrasse,
dans son cadre immense , tous les pays de la terre où l'homme
s'est montré vraiment dominateur ; enfin , de ce concours de
tableaux également émouvants et grandioses , je tirerai , pour
établir l'inégalité des races humaines et la prééminence d'une
seule sur toutes les autres , des preuves incorruptibles comme
le diamant , et sur lesquelles la dent vipérine de l'idée déma-
gogique ne pourra mordre. Je vais donc quitter, ici, la forme
de la critique et du raisonnement pour prendre celle de la
synthèse et de l'affirmation. Il ne me reste plus qu'à faire
bien connaître le terrain sur leiuel je m'établis. Ce sera court.
222 DE l'inégalité
J'ai dit que les grandes civilisations humaines ne sont qu'au
nombre de dix et que toutes sont issues de l'iniliative de la
race blanche (1). 11 faut mettre en tête de la liste ;
I. La civilisation indienne. Elle s'est avancée dans la mer
des Indes , dans le nord et à l'est du continent asiatique , au
delà du Brahmapoutra. Son foyer se trouvait dans un rameau
de la nation blanche des Ârians.
II. Viennent ensuite les Égyptiens. Autour d'eux se rallient
les Éthiopiens , les Nubiens , et quelques petits peuples habi-
tant à l'ouest de l'oasis d'Ammon. Une colonie arlane de
l'Inde, établie dans le haut de la vallée du Nil, a créé cette
SDciété.
III. Les Assyriens , auxquels se rattachent les Juifs, les
Phéniciens, les Lydiens, les Carthaginois, les Hymiarites, ont
dû leur intelligence sociale à ces grandes invasions blanches
auxquelles on peut conserver le nom de descendants de Cham
et de Sem. Quant aux Zoroastriens-Iraniens qui dominèrent
dans l'Asie antérieure sous le nom de Mèdes, de Perses et de
Bactriens, c'était un rameau de la famille ariane.
IV. Les Grecs étaient issus de la même souche ariane, et ce
furent les éléments sémitiques qui la modifièrent.
V. Le pendant de ce qui arrive pour l'Egypte se rencontre
en Chine. Une colonie ariane, venue de l'Inde, y apporta les
lumières sociales. Seulement, au lieu de se mêler, comme sur
les bords du Nil , avec des populations noires , elle se fondit
dans des masses malaises et jaunes, et reçut, en outre, par le
nord-ouest, d'assez nombreux apports d'éléments blancs, éga-
lement arians, mais non plus hindous (2).
(1) Je suis encore plus généreux que M. J. Molil. Le savant profes-
seur exprime ainsi son opinion à ce sujet : « Quand on réflécliit qu'il
n'y a eu dans le monde que trois grandes impulsions civilisatrices,
celle donnée par les Indiens, celle donnée par les Sémites et celle
donnée par les Chinois, que l'histoire de l'esprit humain n'est que le
développement et la lutte de ces trois éléments, on comprend alors de
quelle importance, etc. {Rapport annuel fait à la Société asiatique,
d851.) On ne verra rien, du reste, dans ce que j'ai à dire qui contre-
dise ce point de vue fort exact, mais un peu abstrait.
(i) Ainsi que j'ai déjà eu occasion d'en avertir le lecteur, je me voi-s
DES RACES HUMAINES. 223
VI. L'ancienne civilisation de la péninsule italique , d'où
sortit la culture romaine, fut une marqueterie de Celtes, d'I-
bères, d'Arians et de Sémites.
VII. Les races germaniques transformèrent, au v« siècle, le
génie de l'Occident. Elles étaient arianes.
VIII. IX, X. Sous ces chiffres, je classerai les trois civili-
sations de l'Amérique , celles des Ailéghaniens , des Mexicains
et des Péruviens.
Sur les sept premières civilisations , qui sent celles de l'an-
cien monde , six appartiennent , en partie du moins , à la race
ariane , et la septième , celle d'Assyrie , doit à cette même
race la renaissance iranienne , qui est restée son plus illustre
monument historique. Presque tout le continent d'Europe est
occupé , actuellement , par des groupes où existe le principe
blanc , mais où les éléments non arians sont les plus nombreux.
Point de civilisation véritable chez les nations européennes,
quand les rameaux arians n'ont pas dominé.
Dans les dix civilisations, pas une race mélanienne n'appa-
raît au rang des initiateurs. Les métis seuls parviennent au
rang des initiés.
, De même, point de civilisations spontanées chez les nations
jaunes, et la stagnation lorsque le sang arian s'est trouvé
épuisé.
Voilà le thème dont je vais suivre le rigourct développe-
ment dans les annales universelles. La première partie de mon
ouvrage se termine ici.
<luelquefois contraint de poser à priori, comme déjà démontrés, des
faits qui sont discutés plus tard. Je demande pardon de cette liberté
sans laquelle il me serait impossible de cheminer. Tout ce que je puis
faire, c'est d'en restreindre l'usage aux cas véritablement impérieux.
L'origine ariane des sociétés égyptienne et chinoise appelle la démon,
stration, je ne me le dissimule pas, et je ferai de mon mieux pour la
donner.
LIVRE SECOND.
CIVILISATION ANTIQUE RAYONNANT DE L'ASIE
CENTRALE AU SUD-OUEST.
CHAPITRE PREMIER.
Les Chamites.
Les premières traces de l'histoire certaine remontent à une
époque antérieure à l'an 5000 avant la naissance de Jésus-
Christ (1). Vers cette date, la présence évidente des hommes
commence à troubler le silence des siècles. On entend bour-
donner les fourmilières des nations du côté de l'Asie inférieure.
Le bruit se prolonge au sud, dans la direction de la péninsule
arabique et du continent africain; tandis que , vers l'est, par-
tant des hautes vallées ouvertes sur les versants du Bolor (2) ,
il se répercute, d'échos en échos, jusque vers les régions si-
tuées sur la rive gauche de l'Indus.
Les populations qui appellent d'abord nos regards sont de
race noire.
(1) L'opinion de Klaproth (Asia polyglotta) ne les reporte pas plus
haut que l'an 3000; mais d'autres chronologisles sont plus larges dans
leur estimation , entre autres M. Lepsius, dans ses travaux sur l'Egypte.
Il rend l'opinion de Klaproth tout à fait inadmissible, puisqu'il Tait
remonter une classe entière de monuments égyptiens à l'an 4000.
(Lepsius, Briefe ûber jEgypten , ^Ethiopien und der Halbinsel des Si-
nai; Berlin, 1852.) Je n'ai pas, du reste, à m'occuper d'un tel pro-
blème. Il importe peu à mon sujet. Je ne prétends ici qu'à fixer, à peu
près, la pensée du lecteur.
(2) J'entends désigner la chaîne qui , s'attachant à l'Hindou-Kho sept
tentrional, remonte au nord, coupe le Thian-Chan et incline à l'eues
vers le lac Kabankoul. (Voir M. A. de Humboldt, Asie centrale, carte.)
13.
226 DE l'inégalité
Cette diffusion extrême de la famille mélanienne ne peut
manquer de surprendre (1). Non contente du continent ^qui lui
appartient tout entier, nous la voyons, avant la naissance
d'aucune société, maîtresse et dominatrice absolue de l'Asie
méridionale , et lorsque, plus tard, nous monterons vers le
pôle nord , nous découvrirons encore d'anciennes peuplades du
même sang, oubliées jusqu'à nos jours dans les montagnes
chinoises du Kouenloun et au delà des îles du Japon. Si extra-
ordinaire que le fait puisse paraître, telle fut pourtant, aux
premiers âges, la fécondité de cette immense catégorie du
genre humain (2).
Soit qu'il faille la tenir pour simple ou composée (3), soit
qu'on la considère dans les régions brûlantes du midi ou dans
les vallées glacées du septentrion, elle ne transmet aucun
vestige de civilisation, ni présente ni possible. Les mœurs de
(1) II résulte, des plus récentes découvertes opérées dans le centre
et le sud de l'Afrique, que les populations de cette partie du monde
ont été étrangement agitées et déplacées à des époques inconnues.
(Voir dans la Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes et dans la
Zeilschrift der deutschen morgenlœndischen Gesellschaft , les travaux
de Pott, d'Ewald et du missionnaire protestant Krapf.)
(â) Sur les habitants noirs du Kouenloun, voir Uitter, Erdkunde,
Asien; Lasscn, Indische AUerthumskunde, t. I, p. 391. — On trouve
encore d'autres noirs à cheveux crépus et laineux dans leKamaoun,
où ils s'appellent Rawats et Rajeh. C'est, probablement, une branche
des Thums du Népal. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 1044.) — Dans
l'Assam, au sud du district de Queda, habitent les Samang, sauvages
à cheveux crépus, ressemblant du reste aux Papouas de la Nouvelle-
€uinée (Ritter, ouvr. cité, t. III, p. 1131). — A Formose, autres nègres
ressemblant aux Haraforas. (Ritter, t. in,p. 879.) — Kœmpfer parle
d'habitants noirs dans les îles au sud du Japon (p. 81). — Elphinstone
(Account ofthe kingdom ofCabul, p. 493) mentionne dans le Sedjistan,
sur le lac Zareh, la présence d'une peuplade nègre, etc.
(3) Elle comptait, certainement, plusieurs variétés, puisque la note
précédente indique des nègres à cheveux crépus dans le Kamaoun,
dans l'Assan , etc., tandis que la plupart des nègres asiatiques ont les
cheveux plats. M. Lassen a donc eu tort de dire (Indische AUerthums-
kunde, t. I, p. 390) que les nègres asiatiques n'ont pas les cheveux
laineux des Africains ni le ventre saillant des Pélagiens. C'est une race
très mélangée, un type tertiaire incontestable et qui tient, par tous
les côtés, aux familles africaines et océaniennes.
I
DES RACES HUMAINES. 227
ces peuplades paraissent avoir été des plus brutalement cruel-
les. La guerre d'extermination , voilà pour leur politique ; l'an-
thropophagie, voilà pour leur morale et leur culte. Nulle part,
on ne voit ni villes , ni temples , ni rien qui indique un senti-
ment quelconque de sociabilité. C'est la barbarie dans toute sa
laideur, et l'égoïsme de la faiblesse dans toute sa férocité.
L'impression qu'en reçurent les observateurs primitifs , issus
d'un autre sang, que je vais bientôt introduire sur la scène,
fut partout la même, mêlée de mépris, de terreur et de dé-
goût. Les bêtes de proie semblèrent d'une trop noble essence
pour servir de point de comparaison avec ces tribus hideuses.
Des singes sufflrent à en représenter l'idée au physique, et
quant au moral , on se crut obligé d'évoquer la ressemblance
des esprits de ténèbres (1).
Tandis que le monde central était , jusque très avant dans
le nord-est, inondé par de pareils essaims, la partie boréale de
l'Asie , les bords de la mer Glaciale et l'Europe , presque en
totalité, se trouvaient au pouvoir d'une variété toute diffé-
rente (2). C'était la race jaune, qui, s'échappant du grand
continent d'Amérique , s'était avancée à l'est et à l'ouest sur
les bords des deux océans, et se répandait, d'un côté, vers le
sud, où, par son hymen avec l'espèce noii'e, elle donnait
(1) Deuteron., M, 9. — < Filiis Loth tradidi Ar in possessionem,
« 10. Enim primi fuerunt habitatores ejus , populus magnus, et
« validus, et tara excelsus, ut de Enacim Slirpe, H. Quasi gigantes
« crederentur. » Et encore dans le même livre ; « 20. Terra gigantum
« reputata est, et in ipsa olim habitaverunt gigantes quos Amniouitse
« vocant Zomzommim, 21. Populus magnus, et multus et procerae
a longitudinis, sicut Enacim. ■> (Voir, plus bas, la note sur les Chor-
réens.)
(2) Les nègres affectionnent les généalogies qui commencent, non
pas au soleil, ni à la lune, mais aux bctes. Les Sahos, sur la mer
Rouge, non loin de Massowa, se disent descendus, à la treizième géné-
ration, d'un certain Aa'saor, i •*»»C I, fils d'une lionne et habitant des
montagnes. Le choix de l'animal est, cette fois, assez noble, 11 faut
l'avouer. Les fréquents contacts avec les Arabes ont produit quelque
ennoblissement de l'imagination. (Voir Ewald, Ueber die Sahosprache
in éthiopien, dans \a Zeitschrift fur die Kunde der Morgenlande» ^
t. V, p. 13.)
238 DE l'inégalité
naissance à la populeuse famille malaye, et, de l'autre, vers
l'ouest , ce qui la conduisait sur les terres européennes encore
inoccupées.
Cette bifurcation de l'invasion jaune démontre , d'une ma-
nière évidente, que les flots des arrivants rencontraient, sur
leur front , une cause puissante qui les contraignait à se divi-
ser. Ils étaient brisés , vers les plaines de la Mantchourie , par
une digue forte et compacte, et bien du temps se passa avant
qu'ils pussent inonder, à leur aise , les vastes régions centrales
oii campent, aujourd'hui, leurs descendants. Ils ruisselaient
donc, en nombreux courants, sur les flancs de l'obstacle, occu-
pant d'abord les contrées désertes, et c'est pour ce motif que
les peuples jaunes devinrent les premiers possesseurs de l'Eu-
rope.
Cette race a semé ses tombeaux et quelques-uns de ses ins-
truments de chasse et de guerre dans les steppes de la Sibérie,
comme dans les forêts Scandinaves et les tourbières des îles
Britanniques (1). A prononcer d'après la façon de ces ustensi-
les, on ne saurait juger la race jaune beaucoup plus favora-
blement que les maîtres noirs du sud. Ce n'était pas alors, sur
la plus grande partie de la terre , le génie , ni même l'intelli-
gence, qui tenait le sceptre. La violence, la plus faible des fox'-
ces, possédait seule la domination.
Combien de temps dura cet état de choses.? En un sens, la
réponse est facile : ce régime se prolonge encore partout où les
espèces noire et jaune sont demeurées à l'état tertiaire. Ainsi,
cette ancienne histoire n'est pas spéculative. Elle peut servir
de miroir à l'état contemporain d'une notable portion du
globe. Mais de dire quand la barbarie a commencé, voilà ce qui
dépasse les forces de la science. Par sa nature même elle est
négative , parce qu'elle reste sans action. Elle végète inaper-
çue, et l'on ne peut constater son existence que le jour où
une force de nature contraire se présente pour la battre en
brèche. Ce jour fut celui de l'apparition de la race blanche au
(d) Prichard , Histoire naturelle de l'homme (trad. de M. Roulin) ,
t. I , p. 259.
DES RACES HUMAINES. 229
milieu des noirs. De ce moment seul, nous pouvons entrevoir
une aurore planant au-dessus du chaos humain. Tournons-
nous donc vers les origines de la famille d'élite , aûn d'en sai-
sir les premiers rayonnements.
Cette race ne paraît pas être moins ancienne que les deux
autres. Avant ses invasions , elle vivait en silence , préparant
les destinées humaines et grandissant, pour la gloire de la
planète, dans une partie de notre globe qui, depuis est rede-
venue bien obscure.
Il est, entre les deux mondes du nord et du sud, et, pour
me servir de l'expression hindoue, entre le pays du midi, con-
trée de la mort , et le pays septentrional , région des riches-
ses (1) , une série de plateaux qui semblent isolés du reste de
l'univers , d'un côté par des montagnes d'une hauteur incom-
parable, de l'autre par des déserts de neige et une merde
glace (2).
Là un climat dur et sévère semblerait particulièrement propre
à l'éducation des races fortes , s'il en avait élevé ou transformé
plusieurs. Des vents glacés et violents, de courts étés, de
longs hivers , en un mot , plus de maux que de biens , rien de
ce que l'on dit propre à exciter, à développer,.à créer le génie
civilisateur : voilà l'aspect de cette terre. Mais , à côté de tant
de rudesse, et comme un véritable symbole des mérites secrets
de toute austérité , le sol recouvre d'immenses richesses miné-
rales. Ce pays redoutable est, par excellence, le pays des ri-
chesses et des pierres fines (3). Sur ses montagnes habitent
(1) Lassen, Indische Alterthumskunde , t. I.
(2) A. de Humboldt, Asie centrale, t. I.
(3) A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 389. — « Les recherches
« des dernières années el la conviction que l'on a obtenue de la ri-
« chesse métallique que possède encore de nos jours l'Asie boréale,
« jusque dans la région des plaines, nous conduit presque involon-
« tairement aux Issédons, aux Arimaspes et à ces griffons, gardiens
• de l'or, auxquels Aristée de Proconnèse et, deux cents ans après lui,
« Hérodote, ont donné une si grande célébrité. J'ai visité ces vallons
« où, à la pente méridionale de l'Oural, on a trouvé, il n'y a que
« quinze ans, à peu de pouces sous le gazon, et très rapprochées les
« unes des autres, des masses arrondies d'or, d'un poids de 13, de 16
"230 DE l'inégalité
^es animaux à fourrures et à lainage précieux , et le musc, cetje
production si chère aux Asiatiques, devait un jour en sortir.
Tant de merveilles restent pourtant inutiles quand des mains
habiles ne sont pas là pour les dévoiler et leur donner leur
prix.
Mais ce n'étaient ni l'or, ni les diamants, ni les fourrures,
ni le musc , dont ces régions devaient tirer leur gloire : leur
honneur incomparable , c'est d'avoir élevé la race blanche.
Différente , tout à la fois , et des sauvages noirs du sud et
des barbares jaunes du nord, cette variété humaine, bornée,
dans ses débuts, à la part du monde la plus restreinte, la
moins fertile, devait évidemment conquérir le reste, s'il était
dans les desseins de la Providence que ce reste fût jamais mis
en valeur. Un tel effort dépassait trop absolument le pouvoir
des misérables multitudes maîtresses du tout. La tâche semble
d'ailleurs tellement difficile , même pour les blancs , que cinq
mille années n'ont pas encore suffi à son entier accomplisse-
ment.
La famille prédestinée ne peut , comme ses deux servantes ,
qu'être très obscurément définie. Elle porta partout de gran-
des similitudes , qui autorisent et forcent même à la ranger,
tout entière , sous une même dénomination : celle , un peu
vague et très incomplète, de race blanche. Comme, en même
temps, ses principales ramifications trahissent des aptitudes
assez diverses et se caractérisent facilement à part , on peut
juger qu'il n'y a pas d'identité complète dans les origines de
l'ensemble; et, de même que la race noire et les habitants de
l'hémisphère boréal présentent, dans le sein de leurs espèces
« et de 24 livres. Il est assez probable que des masses plus volumineu-
« ses encore ont existé jadis à la surface même du sol, sillonnée par
« les eaux courantes. Comment donc s'étonner que cet or, analogue
« aux blocs erratiques, ait été recueilli par des peuples chasseurs
« ou pasteurs, etc. » C'est le Hataka, le pays de l'or de la géographie
mythologique des Hindous. Les trésors y sont abondants et gardés par
des gnomes appelés Guhyakas (de guh, cacher), dans lesquels on re-
connaît les Finnois, les mineurs à la taille ramassée. Nous leur ver-
rons jouer le même rôle chez les Scandinaves. (Lassen, Ind. Alterht,,
t. II, p. 62.)
DES BACES HUMAINES. 231
respectives, des différences bien tranchées, il est vraisembla-
ble aussi que la physiologie des blancs offrait, dès le principe,
une semblable multiplicité de types. Plus tard nous recher-
cherons les traces de ces divergences. Ne nous occupons ici
que des caractères communs.
Le premier examen en met en lumière un bien important :
la race blanche ne nous apparaît jamais à l'état rudimentaire
où nous voyons les autres. Dès le premier moment, elle se
montre relativement cultivée et en possession des principaux
éléments d'un état supérieur, qui , développé , plus tard , par
ses rameaux multiples, aboutira à des formes diverses de ci-
vilisation.
Elle vivait encore réunie dans les pays reculés de l'Asie sep-
tentrionale, qu'elle jouissait déjà des enseignements d'une
cosmogonie que nous devons supposer savante , puisque les
peuples modernes les plus avancés n'en ont pas d'autre , que
dis-je? n'ont que des fragments de cette science antique con-
sacrée par la religion (t). Outre ces lumières sur les origines
du monde , les blancs gardaient le souvenir des premiers an-
cêtres , tant de ceux qui avaient succédé aux Noachides , que
des patriarches antérieurs à la dernière catastrophe cosmique.
On serait en droit d'en induire que, sous les trois noms de
Sem , de Cham et de Japhet , ils classaient non pas tous nos
congénères , mais uniquement les branches de la seule race
considérée par eux comme véritablement humaine, c'est-à-
dire de la leur. Le mépris profond qu'on leur connut, plus
tard , pour les autres espèces en serait une preuve assez forte.
Lorsqu'on a appliqué le nom de Cham, tantôt aux Égyptiens ,
tantôt aux races noires, on ne l'a fait qu'arbitrairement dans
un seul pays, dans des temps relativement récents et par suite
(1) Suivant Ewald, les Sémites reconnaissent, comme leur lieu com-
mun d'origine, le haut pays du nord-est, c'est-à-dire le lieu d'où
sortirent les Zoroastriens. II existe aussi, entre les premiers peuples
de l'Asie antérieure et les Arians, des traditions communes qui ont
devancé la formation des systèmes idiomatiques respectifs, tels que
les quatre âges du monde, les dix ancêtres primitifs, le déluge, etc.
(Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. S28; Ewald, Geschichte des vollces
Israël, t. I, p 304.)
232 DE l'inégalité
d'analogies de sons qui ne présentent rien de certain et ne suf-
fisent pas à une étymologie sérieuse.
Quoi qu'il en soit, voilà ces peuples blancs, longtemps avant
les temps historiques, pourvus, dans leurs différentes bran-
ches , des deux éléments principaux de toute civilisation : une
religion , une histoire.
Quant à leurs mœurs , un trait saillant en est resté : ils ne
combattaient pas à pied , comme , probablement , leurs gros-
siers voisins du nord et de l'est. Ils s'élançaient contre leurs
ennemis, montés sur des chariots de guerre, et, de cette ha-
bitude conservée, unanimement, par les Égyptiens, les Hin-
dous, les Assyriens, les Perses, les Grecs, les Galls, on est
en droit de conclure un certain raffinement dans la science
militaire , qu'il eût été impossible d'atteindre sans la pratique
de plusieurs arts compliqués , tels que le travail du bois , du
cuir, la connaissance des métaux, et le talent de les extraire
et de les fondre. Les blancs primitifs savaient, aussi, tisser des
étofles (1) pour leur habillement et vivaient réunis et séden-
taires dans de grands villages (2) , ornés de pyramides , d'obé-
lisques et de tumulus de pierre ou de terre.
Ils avaient su réduire les chevaux en domesticité. Leur mode
d'existence était la vie pastorale. Leurs richesses consistaient
en troupeaux nombreux de taureaux et de génisses (3). L'étude
comparée des langues, d'où jaillissent, chaque jour, tant de
faits curieux et inattendus, paraît établir, d'accord avec la na-
ture de leurs territoires , qu'ils ne s'adonnaient que peu à l'a-
griculture (4).
(1) Lassen, Indiach. Alterth., t. I, p. 815.
(2) Id., ibid., t. I , p. 816.
(3) Il semble que l'existence pastorale ait d'abord été inventée par
l'espèce blanche. Ce qui l'indiquerait, c'est que plusieurs familles
jaunes ont ignoré l'usage du lait, et cela dans un état de civilisation
avancée. Les habitants de certaines parties de la Chine et de la Co-
chinchine ne traient jamais leurs vaches. Les Aztèques ne pratiquent
même pas la domesticaUon des animaus. (Voir Prescott, History of
the conquest of Mejico, t. III, p. 2S7; et A. de Humboldt, Essai poli-
tique sur la Nouvelle-Espagne, t. III, p. 58.)
(4) Les méthodes que l'on a employées pour tirer, en quelque sorte,
du néant ces renseignements, que l'on pourrait appeler l'histoire an-
DES BACES HUMAINES. 233
Voilà donc une race en possession des vérités primordiales
de la religion , douée à un haut degré de la préoccupation du
passé , sentiment qui la distinguera toujours et qui n'illustrera
pas moins les Arabes et les Hébreux que les Hindous, les
téhistorique, ne sont pas sans analogie avec les ingénieux travaux des
géologues, et, trouvées par non moins de sagacité et d'acutesse d'es-
prit, elles conduisent à des résultats aussi précis, aussi incontesta-
bles, et tels que les annales positives sont loin de les donner tou-
jours. Ainsi, de ce qu'on rencontre l'usage du char de guerre chez
tous les peuples que j'ai énumérés, on conclut, et avec toute raison,
que cette mode guerrière était pratiquée par les rameaux blancs d'où
sont descendus les Égyptiens, les Hindous, les Galls. Eu effet, l'idée
de combattre en voiture n'est pas de ces notions essentielles qui ,
comme celles de manger et de boire, viennent indifféremment à tou-
tes les créatures, sans consultation ni entente préalables. D'autre part,
c'est une de ces découvertes compliquées qui, une fois faites et jus-
qu'à ce qu'elles soient remplacées par de plus lieureuses, ou entra-
vées dans leur application par des circonstances locales, persistent
dans les nations et contribuent à leur luxe comme à leur force.
On a pu préciser de la même manière le genre de vie des popula-
tions blanches primitives. L'examen des langues qu'on nomme indo-
germaniques a fait reconnaître dans le sanscrit, le grec, le latin, les
dialectes celtiques et slaves, une parfaite identité de termes pour tout
ce qui touche à la vie pastorale et aux habitudes politiques. C'est en
considérant les mots de près et dans leurs racines qu'on a appris de
quelles idées découlaient les notions simples ou complexes que ces
mots étaient chargés de reproduire. On a trouvé que, pour nommer
uu bœuf, un cheval, un chariot, une arme, les blancs primitifs avaient
des expressions qui sont demeurées inébranlablement attachées au.
lexique de la plupart des langues de la même famille. Les habitudes
guerrières et pastorales avaient donc chez eux de profondes racines
En môme temps, on remarquait, dans toutes ces langues, la diversité
des formes employées pour tout ce qui ressort de l'agriculture, comme
les noms des végétaux et des instruments aratoires. Le travail de la
terre est donc une invention postérieure aux séparations de la grande
famille, etc.
En poursuivant le même travail étymologique, on a de même connu
ce que les blancs primitifs entendaient par un Dieu; l'idée qu'empor-
taient, pour eux, le mot roi, celui de chef. L'étude comparée des
idiomes a donné, ainsi, trois grands résultats à l'histoire : 1° la preuve
de la parenté des nations blanches les plus séparées par les distances
géographiques; 2" l'état commun dans lequel ces nations vivaient an-
térieurement à leurs migrations; 3» la démonstration de leur précoce
sociabilité et de ses caractères.
I
234 DE l'inégalité
Grecs, les Romains, les Gaulois et les Scandinaves. Habile
dans les principaux arts mécaniques, ayant assez médité déjà
sur Fart militaire pour en faire quelque chose de plus que les
rixes élémentaires des sauvages, et souveraine de plusieurs
classes d'animaux soumises à ses besoins, cette race se mon-
tre à nous, placée vis-à-vis des autres familles humaines, sur
un tel degré de supériorité , qu'il nous faut, dès à présent, éta-
blir, en principe, que toute comparaison est impossible par
cela seul que nous ne trouvons pas trace de barbarie dans son
enfance même. Faisant preuve, à son début, d'une intelligence
bien éveillée et forte , elle domine les autres variétés incom-
parablement plus nombreuses , non pas encore en vertu d'une
autorité acquise sur ces rivales humiliées , puisque aucun con-
tact notable n'a eu lieu, mais déjà de toute la hauteur de l'ap-
titude civilisatrice sur le néant de cette faculté.
Le moment d'entrer en lutte arriva vers la date indiquée plus
haut. Cinq mille ans pour le moins avant notre ère, le territoire
occupé par les tribus blanches fut franchi. Poussées probable-
ment par des masses parentes qui commençaient, elles-mêmes,
à s'ébranler dans le nord sous la pression des peuples jaunes,
les nations de cette espèce qui se trouvaient placées le plus au
sud, abandonnèrent leurs demeures antiques, traversèrent les
contrées basses , connues des Orientaux sous le nom de Tou-
ran (1), et, attaquant à l'ouest les races noires qui leur bar-
(1) M. A. de Humboldt fait observer que les contrées à l'est de la
Caspienne subissent une dépression considérable (Asie centrale, t. I,
p. 31). Le passage est intéressant; le voici tout entier : « Ces deux
« grandes masses (le monde anglo-hludou et le monde russe- sibérien)
« ou divisions politiques ne communiquent, depuis des siècles, que
« par les basses régions de la Bactriane, je pourrais dire par la dé-
« pression du sol qui entoure l'Aral et le bord oriental de la Caspienne
a entre Balkh et Astrabad, comme entre Tachkend et l'isthme de Trou.
« khmènes. C'est une baiïde de terrains, en partie très fertile, à tra-
« vers laquelle l'Oxus a tracé son cours... C'est le chemin de Delhy, de
« Lahore et de Kaboul à Khiva et à Orenbourg... La dépression du sol
« asiatique, sur laquelle des mesures très récentes et de la plus haute
« précision ont rectifié les notions, se prolonge sans doute aussi au
<i delà du rivage occidental de la Caspienne; mais en descendant du
« plateau de la Perse par Tebriz et par Erivan (plateau de 600 à 700
DES BACES HUMAINES. 235
raient le passage, parurent en dehors des limites qu'elles n'a-
vaient encore jamais touchées ni même jamais vues.
Qette descente primordiale des peuples blancs est celle des
Chamites, et développant, ici, ce que j'indiquais quelques pa-
ges plus haut, je réclamerai contre l'habitude, peu justifiée à
mon sens , de déclarer- ces multitudes primitivement noires.
Rien , dans les témoignages anciens, n'autorise à considérer le
patriarche, auteur de leur descendance, comme souillé, par
la malédiction paternelle, des caractères physiques des races
réprouvées. Le châtiment de son crime ne se développa qu'avec
le temps , et les stigmates vengeurs ne s'étaient pas encore réa-
lisés à cet instant où les tribus chamites se séparèrent du reste
des nations noachides.
Les menaces mêmes dont l'auteur de l'espèce blanche , dont
le père sauvé des eaux a flétri une partie de ses enfants, con-
firment mon opinion. D'abord , elles ne s'adressent pas à Cham
lui-même, ni à tous ses descendants. Puis, elles n'ont qu'une
portée morale , et ce n'est que par une induction très forcée
que l'on a pu leur attribuer des conséquences physiologiques.
« Maudit soit Chanaan, dit le texte, il sera serviteur des servi-
teurs de ses frères (1). »
. toises d'élévation), vers Tiflis, on rencontre la chaîne du Caucase
« touchant presque au bassin des deux mers et offrant une route mili-
« taire très fréquentée, qui a 7,530 pieds de hauteur, n
(t) Genèse, ch. IX, v. 25 : « Ait : Maledictus Chanaan, servus ser-
« vorum erit fratribus suis. »
Jamais l'expression de Chanaan n'a indiqué un peuple nègre ni
même complètement noir. Elle s'applique, historiquement, à des po-
pulations métisses inclinant , sans doute , vers l'élément mélanien , mais
non pas identiques avec lui, et la Vulgate a parfaitement établi le fait
en reproduisant rigoureusement le terme hébreu "(yjS et non pas
Dn j de sorte qu'il n'est même pas possible de se méprendre au sens
du passage. D'ailleurs, si l'on veut un commentaire, il se trouve clair
et précis au chap. XX, v. 5, de l'Exode, où il est dit : « Ego sum Do-
« minus Deus tuusfortis, zelotes, visitans iniquitatem palrum in fi-
* lios, in Icrliam et quartam generationem eorum qui oderunt me. »
La punition des coupables dans la décadence de leur famille est trop
fréquemment racontée par les livres saints pour que je ne sois pas
dispensé d'en fournir ici tous les exemples.
Je conclus que la Bible ne déclare pas que Cham, personnellement,
■
236 DE l'inégalité
Les Chamites arrivèrent ainsi flétris d'avance dans leur des-
tinée et dans leur sang. Pourtant, l'énergie qu'ils avaient em-
pruntée au trésor des torces particulières à la nature blanche
ne leur en permit pas moins de fonder plusieurs vastes socié-
tés. La première dynastie assyrienne, les patriciats des cités
de Chanaan , sont les monuments principaux de ces âges éloi-
gnés, dont le caractère se trouve, en quelque sorte, résumé
dans le nom de Nemrod (1).
Ces grandes conquêtes , ces courageuses et lointaines inva-
sions , ne pouvaient être pacifiques. Elles s'exerçaient aux dé-
pens de peuplades de la variété la plus inepte , mais aussi la
plus féroce : de celle qui appelle davantage l'abus de la con-
trainte. Naturellement portée à résister à ces étrangers irrésisr
tibles qui venaient la dépouiller, elle leur opposa l'incurable
sauvagerie de son essence , et les obligea à ne compter que sur
l'emploi incessant de leur vigueur. Elle n'était pas à convertir,
puisqu'il lui manquait l'intelligence nécessaire pour être per-
suadée. Il fallait donc n'en pas espérer une participation réflé-
chie à l'œuvre civilisatrice, et se contenter de plier ses mem-
bres à devenir les machines animées appliquées au labeur
social.
sera noir, ni même esclave, mais seulement que Chanaan, cest-à-dire
un des fils de Cham, sera un jour dégradé dans son sang, dans sa
noblesse, et réduit à servir ses cousins. — J'ajouterai encore une der-
nière observation. La postérité de Cliam ne s'est pas bornée au seul
Chanaan. Le patriarche eut encore trois fils, outre celui-là : Chus, Mes-
raïm et Phuth (Gen.,X, 6), et le texte ne dit nullement qu'ils aient
été atteints par la malédiction. N'y a-t-il pas quelque chose de singulier
dans un récit qui respecte le vrai coupable et la plus grande partie
de sa postérité, pour ne faire tomber les effets vengeurs du crime que
sur un seul membre de la famille, Chanaan, sur celui-là même qui
se trouva en compéUtion territoriale et religieuse avec les enfants
d'Israël? Il s'agirait donc ici bien moins d'une question physiologique
que d'une haine politique.
(1) M. le colonel Rawlinson pense que Nemrod est un mot collectif,
participe passif régulier d'un verbe assyrien, et signifie : ceux qui
sont trouvés ou les colons, les premiers possesseurs, c'est-à-dire, ici,
les premiers habitants blancs de la basse Chaldée. (Rawlinson, Report
of tho Royal Asiatic Society, 1852, p. xvn.)
DES BACES HUMAINES. 237
Ainsi que je l'ai déjà annoncé , l'impression éprouvée par les
Chamites blancs , à la vue de leurs hideux antagonistes , est
peinte des mêmes couleurs dont les conquérants hindous ont
plus tard revêtu leurs ennemis locaux, frères de ceux-là. Ce
sont, pour les nouveaux venus, des êtres féroces et d'une taille
gigantesque. Ce sont des monstres également redoutables par
leur laideur, leur vigueur et leur méchanceté. Si la première
conquête fut difficile, et par l'épaisseur des masses attaquées,
et par leur résistance , soit furieuse , soit stupidement inerte ,
le maintien des États qu'inaugurait la victoire ne dut pas exi-
ger moins d'énergie. La compression devint l'unique moyen de
gouvernement. Voilà pourquoi Nemrod , dont je citais le nom
tout à l'heure, fut un grand chasseur devant l'Étemel (1).
Toutes les sociétés issues de cette première immigration ré-
vélèrent le même caractère de despotisme altier et sans bornes.
Mais, vivant en despotes au milieu de leurs esclaves, les
Chamites donnèrent bientôt naissance à une population mé-
tisse. Dès lors, la position des anciens conquérants devint
moins éminente, et celle des peuples vaincus moins abjecte.
L'omnipotence gouvernementale ne pouvait pourtant rien
perdre de ses prérogatives, trop conformes, par leur nature
excessive, à l'esprit même de l'espèce noire. Aussi n'y eut-il
aucune modification dans l'idée qu'on se faisait de la façon
et des droits de régner. Seulement, le pouvoir, désormais,
s'exerça à un autre titre que celui de la supériorité du sang. Son
principe fut limité à ne plus supposer que des préexcellences
de familles et non plus de peuples. L'opinion qu'on avait du
caractère des dominateurs commença cette marche décrois-
sante, qui toujours s'accomplit dans l'histoire des nations mê-
lées.
Les anciens Chamites blancs allèrent se perdant chaque jour,
-et finirent par disparaître. Leur descendance mulâtre, qui pou-
vait très bien encore porter leur nom comme un titre d'hon-
neur, devint par degrés, un peuple saturé de noir. Ainsi le
voulaient les branches génératrices les plus nombreuses de
(1) Movers, das Phœniziscke AUerthum, t. II, I" partie, p. 271.
I
238
DE L INEGALITE
leur arbre généalogique. De ce moment , le cachet physique
qui devait faire reconnaître la postérité de Chanaau et la réser-
ver à la servitude des enfants phis pieux , était à jamais im-
primé sur l'ensemble des nations formées par l'union trop
intime des conquérants blancs avec leurs vaincus de race mé-
lanienne.
En même temps que cette fusion matérielle s'opérait , une
autre toute morale avait lieu, qui achevait de séparer, à ja-
mais, les nouvelles populations métisses de l'antique souche
noble , à laquelle elles ne devaient plus qu'une partie de leur
origine. Je veux parler du rapprochement entre les langages.
Les premiers Chamites avaient apporté du nord-est un dialecte
de cet idiome originellement commun aux familles blanches,
dont il est encore aujourd'hui si facile de reconnaître les vesti-
ges dans les langues de nos races européennes. A mesure que
les tribus immigrantes s'étaient trouvées en contact avec les
multitudes noires, elles n'avaient pas pu empêcher leur langage
naturel de s'altérer ; et quand elles se trouvèrent alliées de plus
en plus avec les noirs, elles le perdirent tout à fait, filles l'a-
vaient laissé envahir par les dialectes mélaniens de façon à le
défigurer.
A la vérité, nous ne sommes pas complètement en droit
d'appliquer, péremptoirement, aux langues de Cham les ré-
flexions que suggère ce que nous connaissons du phénicien et
du libyque. Beaucoup d'éléments, développés postérieurement
par les migrations sémitiques, se sont infusés dans ces idiomes
métis, et on pourrait objecter que les apports nouveaux possé-
dèrent un autre caractère que celui des langues formées d'a-
bord par les Chamites noirs. Je ne le crois cependant pas. Ce
que nous savons du chananéen , et l'étude des dialectes berbè-
res , paraissent révéler un système commun de langage imbu
de l'essence qu'on a appelée sémitique, à un degré supérieur à
ce qu'en possèdent les langues sémitiques elles-mêmes, par con-
séquent s'éloignant davantage des formes appartenant aux lan-
gues des peuples blancs, et conservant ainsi moins de traces de
l'idiome typique de la race noble. Je ne fais pas difficulté , pour
ma part, de considérer cette révolution linguistique comme
DES EACES HUMAINES. 239
une conséquence de la presque identification avec les peuples
noirs, et je donnerai plus bas mes raisons.
Le Chamite était dégénéré : le voilà au sein de sa société
d'esclaves, entouré par elle, dominé par son esprit, tandis
qu'il domine lui-même sa matière , engendrant , de ses femmes
noires , des fils et des filles qui portent , de moins en moins, le
cachet des antiques conquérants. Cependant parce qu'il lui
reste quelque chose du sang de ses pères , il n'est pas un sau-
vage , il n'est pas un barbare. Il maintient debout une organisa-
tion sociale qui, depuis tant de siècles qu'elle a disparu, laisse
encore tomber sur l'imagination du monde l'ombre de quelque
chose de monstrueux et d'insensé , mais de non moins gran-
diose.
Le monde ne saurait plus rien voir de comparable , par les
effets , aux résultats du mariage des Chamites blancs avec les
peuples noirs. Les éléments d'une pareille alliance n'existent
nulle part , et il n'est pas étonnant que , dans la production si
fréquente des hybrides des deux espèces, rien ne représente
plus au physique ni au moral l'énergie de la première création.
Si l'élément noir a généralement assez conservé de la pureté
pour montrer des qualités à peu près analogues à celles de ses
plus anciens types , il n'en est pas de même du blanc. L'espèce
ne se retrouve nulle part dans sa valeur primitive. Nos nations
les plus dégagées d'alliages ne sont que des résultats très dé-
composés , très peu harmoniques d'une série de mélanges , soit
noirs et blancs comme, au midi de l'Europe, les Espagnols,
les Italiens , les Provençaux ; soit jaunes et blancs comme , dans
le nord, les Anglais, les Allemands , les Russes. De sorte que
les métis , produits d'un père soi-disant blanc , dont l'essence
originelle est déjà si modifiée, ne saurait nullement s'élever à
la valeur ethniquement possédée par les Chamites noirs.
Chez ces hommes , l'hymen s'était accompli entre des types
également et complètement armés de leur vigueur et de leur
originalité propres. Le conflit des deux natures avait pu s'ac-
cuser fortement dans leurs fruits et y portait ce caractère de
vigueur, source d'excès aujourd'hui impossibles. L'observation
de faits contemporains en fournit une preuve concluante : lors-
I
240 nE l'ineCxALITE
qu'un Provençal ou un Italien donne le jour à un hybride mu-
lâtre, ce rejeton est infiniment moins vigoureux que lorsqu'il
est né d'un père anglais. C'est qu'en effet le type blanc de l'An-
glo-Saxon , quoique loin d'être pur, n'est pas du moins affai-
bli d'avance par des séries d'alluvions mélaniennes comme
celui des peuples du sud de l'Europe , et il peut transmettre à
ses métis une plus grande part de la lorce primordiale. Cepen-
dant, je le répète, il s'en faut que le plus vigoureux mulâtre
actuel équivaille au Chamite noir d'Assyrie , qui, la lance à la
main , faisait trembler tant de nations esclaves.
Pour présenter de ce dernier un portrait ressemblant , je ne
trouve rien de mieux que de lui appliquer le récit de la Bible sur
certains autres métis plus anciens encore que lui , et dont l'his-
toire trop obscure et en partie mythique ne doit pas trouver
place dans ces pages. Ces métis sont les êtres antédiluviens
donnés comme fils des Caïnites et des anges. Ici il est indis-
pensable de se débarrasser de l'idée agréable dont les notions
chrétiennes ont revêtu le nom de ces créatures mystérieuses.
L'imagination chananéenne, origine de la notion mosaïque,
ne prenait pas les choses ainsi. Les anges étaient, pour elle,
comme, du reste, pour les Hébreux, des messagers de la di-
vinité, sans doute, mais plutôt sombres que doux, plutôt ani-
més d'une grande force matérielle que représentant une éner-
gie purement idéale. A ce titre, on se les imaginait sous des
formes monstrueuses et propres à inspirer l'épouvante, non
pas la sympathie (1).
Lorsque ces créatures robustes se furent unies aux filles des
Caïnites, il en naquit des géants (2) dont on peut juger le ca-
ractère par le morceau littéraire le plus ancien , peut-être , du
monde, par cette chanson, que disait à ses femmes un des
(1) Tels étaient, par exemple, les chérubins à tête de bœuf. Gesé-
nius les définit ainsi : a 2113 'i Hebrœorum theologia natura quœ-
« dam sublimior et cœlestis cujus formam ex. humana, bovina, leoni-
« na et aquilina (quae tria animalia cum homine potentia: et sapientiae
« symbola sunt), compositam sibi fingebanl. » (Lexicon manuale he-
bratcum et chaldaïcum.)
(2) Gen., VI, 2, 4. « Videntes filii Dei Olias hominum quod essent
■* pulclua;, acceperunt sibi uxores ex omnibus quas elegerant... Ci
J
DES RACES HUMAIXES. 241
descendants du meurtrier d'Abel, parent probablement bien
proche de ces redoutables métis :
« Entendez ma voix, femmes de Lamech; écoutez ma pa-
« rôle : De même que j'ai tué un homme pour une blessure et
« un enfant pour un affront , de même la vengeance septuple de
« Caïn sera pour Lamech soixante-dix-sept fois septuple (1) ! »
Voilà, je m'imagine, ce qui peint le mieux les Chamites noirs,
et je me laisserais aller aisément à voir un rapport étroit de
similitude entre le mélange d'oîi ils sont sortis et l'hymen mau-
dit des aïeules de Noé avec cet autre type inconnu que la pen-
sée primitive relégua , non sans quelque horreur, dans un rang
surnaturel.
CHAPITRE IL
Les sémites.
Tandis que les Chamites se répandaient fort avant dans toute
l'Asie antérieure et au long des côtes arabes jusque dans l'est
de l'Afrique (2), d'autres tribus blanches, se pressant sur leurs
a gantes autem erant super terram in diebus illis. Postquam enim
« ingressi sunt Clii Dei ad filias hominum, illaeque genuerunt, isti sunt
« potentes a sœculo viri famosi. »
(l)Gen., IV, 23, 24 : « Dixitque Lamech uxoribus suis Adœ et Sellœ :
Audite vocem meam, uxores Lamech, auscullate sermonem mcum.
Quoniam occidi virum in vulnus meum et adolescentulum in livorem
meum, — septupluin ultio dabitur de Caïn ; de Lamech vero septuagies
septies. » — Le sel de cette composition ne consiste pas seulement dans
la rudesse du sentiment. Il y a encore là plus d'orgueil que d'esprit
de vengeance. Dieu, en condamnant Caïn, n'avait cependant pas voulu
le punir de mort, et il l'avait couvert de sa protection, en déclarant
que celui qui le tuerait serait puni au septuple. Lamech se mettait au-
dessus même de son aïeul , objet de la vénération de la famille, en pro-
mettant soixante-dix-sept fois plus de châtiment à ses agresseurs.
(2) Il est probable que très anciennement des mélanges chamites ont
atteint le sang des populations cafres, vers le méridien de Monbaz.
14
n
242 DE l'inégalité
pas, avaient gagné, à l'ouest, les montagnes de l'Arménie et
les pentes méridionales du Caucase (l).
Ces peuples sont ceux qu'on appelle Sémites. Leur force
principale paraît s'être concentrée, dans les premiers temps,
au milieu des régions montagneuses de la haute Chaldée, C'est
de là que sortirent, à différentes époques, leurs masses les plus
vigoureuses. C'est de là que provinrent les courants dont le
mélange régénéra le mieux, et pendant le plus longtemps, le
sang dénaturé des Cliamites, et, dans la suite, l'espèce aussi
abâtardie des plus anciens émigrants de leur propre race. Cette
famille si féconde rayonna sur une très grande étendue de ter-
ritoires. Elle poussa, dans la direction du sud-est, les Armé-
niens , les Araméens , les Élamites , les Éiyméens, même nom
sous différentes formes (2) ; elle couvrit de ses rejetons l'Asie
Mineure. Les Lyciens, les Lydiens, les Cariens lui appartien-
nent. Ses colonies envahirent la Crète, d'où elles revinrent
plus tard, sous le nom de Philistins, occuper les Cyclades,
Théra, Mélos, Cythère et la Thrace. Elles s'étendirent sur le
pourtour entier de la Propontide, dans la ïroade, le long du
littoral de la Grèce , arrivèrent à Malte , dans les îles Lipari ,
en Sicile.
Pendant ce temps , d'autres Sémites , les Joktanides (3) , en-
voyèrent, jusqu'à l'extrême sud de l'Arabie , des tribus appe-
lées à jouer un rôle important dans l'histoire des anciennes
sociétés. Ces Joktanides furent connus de l'antiquité grecque
et latine sous le nom d'Homérites, et ce que la civilisation de
l'Ethiopie ne dut pas à l'influence égyptienne , elle l'emprunta
à ces Arabes qui formèrent, non pas la partie la plus ancienne
de la nation, prérogative des Cliamites noirs, fils de Cush,
mais certainement la plus glorieuse , quand les Arabes ismaé-
lites, encore à naître au moment oti nous parlons, furent ve-
nus se placer à leurs côtés. Ces établissements sont nombreux.
Ils n'épuisent cependant pas la longue liste des possessions sé-
(1) Movers, das Phœniz. Alterth., t. I, 2« partie, p. 461; Ewald,
Gesch. d. Vollies Israël, 1. 1, p. 332.
(2) Ewald, ouvrage cité, 1. 1, p. 327 etpassim.
(3) Id., ibid., t. I,p. 337.
DES RACES HUMAINES. 243
mitiques. Je n'ai rien dit jusqu'à présent de leurs envahisse-
ments sur plusieurs points de l'Italie, et il faut ajouter que,
maîtres de la côte nord de l'Afrique, ils finirent par occuper
l'Espagne en si grand nombre , qu'à l'époçiue romaine on y
constatait aisément leur présence.
Une si énorme diffusion ne s'expliquerait pas, quelle que
pût être d'ailleurs la fécondité de la race , si l'on voulait re-
vendiquer pour ces peuples une longue pureté de sang. Mais ,
pour bien des causes , cette prétention ne serait pas soute-
nable. Les Chamites , retenus par une répugnance naturelle ,
avaient peut-être résisté quelque temps au mélange qui con-
fondait leur sang avec celui de leurs noirs sujets. Pour soutenir
ce combat et maintenir la séparation des vainqueurs et des
vaincus, les bonnes raisons ne manquaient pas, et les consé-
quences du laisser-aller sautaient aux yeux. Le sentiment pa-
ternel devait être médiocrement flatté en ne retrouvant plus la
ressemblance des blancs dans le rejeton mulâtre. Cependant
l'entraînement sensuel avait triomphé de ce dégoût, comme il
en triompha toujours , et il en était résulté une population
métisse plus séduisante que les anciens aborigènes , et qui pré-
sentait, avec des tentations physiques plus fortes que celles
dont les Chamites avaient été victimes , la perspective de ré-
sultats , en définitive , beaucoup moins repoussants. Puis la si-
tuation n'était pas non plus la même : les Chamites noirs ne se
trouvaient pas, vis-à-vis des arrivants, dans l'infériorité où les
ancêtres de leurs mères s'étaient vus en face des anciens con-
quérants. Ils formaient des nations puissantes auxquelles l'ac-
tion des fondateurs blancs avait infusé l'élément civilisé, donné
le luxe et la richesse , prêté tous les attraits du plaisir. Non
seulement les mulâtres ne pouvaient pas faire horreur, mais
ils devaient, sous beaucoup de rapports, exciter et l'admira-
tion et l'envie des Sémites , encore inhabiles aux arts de la
paix.
En se mêlant à eux , ce n'étaient pas des esclaves que les
vainqueurs acquéraient , c'étaient des compagnons bien façon-
nés aux raffinements d'une civilisation depuis longtemps assise.
Sans doute la part apportée par les Sémites à l'association
244
DE l'inégalité
était la plus belle et la plus féconde , puisqu'elle se composait
de l'énergie et de la faculté initiatrice d'un sang plus rapproché
de la souche blanche ; pourtant elle était la moins brillante.
Les Sémites offraient des prémices et des primeurs , des espé-
rances et des forces. Les Chamites noirs étaient déjà en pos-
session d'une culture qui avait donné ses fruits.
On sait ce que c'était : de vastes et somptueuses cités gou-
vernaient les plaines assyriennes. Des villes florissantes s'éle-
vaient sur les côtes de la Méditerranée. Sidon étendait au loin
s )n commerce, et n'étonnait pas moins le monde par ses ma-
gnificences que Ninive et Babylone. Sichem , Damas, Asca-
lon(l), d'autres villes encore, renfermaient des populations
(1) Je me sers ici de ces noms de cites célèbres sans prétendre affir-
mer qu'elles aient les premières servi de métropoles aux États chami-
tes ou même sémo-chamites. Longtemps avant ces grandes villes, la
Bible et les inscriptions cunéiformes nous révèlent l'existence d'autres
capitales, telles que Niffer, Warka, Sanchara (probablement la Lan-
chara de Bérose). La fameuse ville où résidait le roi chamite Chedar-
laomer, roi d'Élam (Gen., XIV), bien que moins ancienne, florissait
cependant avant Ninive. (Voir le lieul.-colonel Rawlinson, Report of
the Royal Asialic Society, 18S2, p. xv-xvi.) — De même la capitale de
Sennacherib était à Kar-Dunyas, et non pas à Babylone (ouvr. cité, p.
xxxn), ce qui est assez remarquable à cette époque, relativement
,basse, puisque Sennacherib régnait en 710 av. J.-C. seulement. Cepen-
dant Babylone était bâtie depuis fort longtemps; le lieutenant-colonel
Rawlinson, s'appuyant sur le iS' verset du 23« chap. d'Isaïe (j'avoue ne
pas comprendre très bien les motifs du célèbre anUquaire), pense que
l'on peut considérer le treizième siècle avant notre ère oomme l'épo-
que de fondation de celte cité. (Ouvr. cité, p. xvii.)
La raison qui me porte à m'en tenir aux notions les plus répandues
c'est l'état encore imparfait des connaissances modernes sur l'histoire
des États assyriens. Nul doute que les découvertes de Botta , de Layard,
de Rawlinson, et celles que poursuit, en ce moment, avec tant de zélé,
d'énergie et d'habileté, le consul de France à Mossoul, M. Place, n'a-
mènent, dans ce que nous savons des peuples primitifs de l'Asie, une
révolution plus considérable encore et suivie de résultats plus heu-
reux et plus brillants que celle qui fut opérée, il y a quelques années»
dans les annales de l'Italie antique par les savants travaux des Niebuhr,
des 0. Miiller, des Aufrecht. Mais nous n'en sommes encore qu'aux
débuts, et il y aurait témérité à vouloir trop user de résultats, jusqu'ici
fragmentaires et souvent si inattendus, si émouvants pour l'imagina-
tion la plus froide, qu'avant de les utiliser, il faut qu'une critique se-
à
DES RACES HUMAINES. 245
actives habituées à toutes les jouissances de la vie. Cette so-
ciété puissante se morcelait en des myriades d'États qui tous,
à un degré plus ou moins complet, mais sans exception, su-
bissaient l'influence religieuse et morale du centre d'action
placé en Assyrie (l). Là était la source de la civilisation; là se
trouvaient réunis les principaux mobiles des développements,
et ce tait, prouvé par des considérations multiples, me fait
véic eu ait plus que constaté la valeur. Lorsque le savant colonel Raw-
linson donne , d'après deux cylindres en terre cuite , l'histoire complète
des huit premières années du règne de Sennacherib avec le récit de la
campagne de ce monarque contre les Juifs (Outlines of Assyrian his-
lory , collection from the cuneiform inscriptions , p. xv), c'est bien le
moins que nous ne cédions pas trop facilement au charme inévitable
qu'exerce sur l'esprit cette autobiographie où le roi raconte sa défaite
et la met en regard du récit de la Bible. Une grande réserve ne me
semble pas moins obligatoire, lorsque l'infatigable érudit nous offre
une découverte plus surprenante encore. Dans des tablettes en terre
cuite trouvées sur le bas Euphrate et envoyées à Londres par M. Lof-
tus, membre de la commission mixte pour la délimitation des fron-
tières turco-persanes, M. Rawlinson pense avoir découvert des recon-
naissances du trésor d'un prince assyrien pour un certain poids d'or
ou d'argent, déposé dans les caisses publiques, reconnaissances qui
auraient eu, dans les mains des particuliers, un cours légal. M. Mohl,
en rendant compte de cette opinion, ajoute prudemment : « Ce serait
« un premier essai de valeurs de convention dans un temps où certai-
« nement personne ne l'aurait soupçonné, et cette supposition a quel-
« que chose de si surprenant, qu'on ose à peine espérer qu'elle se vé-
« riflera. » (Rapport à la Société asiatique, 1851, p. 46.)
J'espère que personne ne me blâmera d'imiter la discrétion dont un
juge si compétent me donne l'exemple. Plus on fera de progrès daq
la lecture des inscriptions cunéiformes, plus on découvrira de ruine%
dans ces vastes provinces, dont le sol inexploré parait en être couvert,
plus on accomplira de miracles, j'en suis convaincu , en faisant revivre
des faits déjà morts et oubliés à l'époque des Grecs. Mais c'est préci-
sément parce qu'il y a lieu de beaucoup attendre de l'avenir, qu'il ne
faut pas le compromettre en embarrassant le présent d'assertions trop
hâtives, inutilement hypothétiques et souvent erronées. Je continuerai
donc à me tenir de préférence sur des terrains connus et solides, et
c'est pourquoi j'invoque les noms de Ninive et de Rabylone comme
étant ceux qui, jusqu'ici, personnifient le mieux les splendeurs assy-
riennes.
(1) Movers, das Phœniz. Alterthum, t. II, l" partie, p. 265; Ewald,
Geschichte d. V. Israël, 1. 1, p. 367.
14.
246
DE L INEGALITE
accepter pleinement l'assertion d'Hérodote, amenant de ce voi-
sinage les tribus phéniciennes, bien que le fait ait été contesté
récemment (1). L'activité chananéenne était trop vive pour
n'avoir pas puisé la naissance aux sources les plus pures de
l'émigration chamite (2).
Partout dans cette société, à Babylone comme à Tyr, règne
avec force le goût des monuments gigantesques, que le grand
nombre des ouvriers disponibles, leur servitude et leur abjec-
tion, rendaient si faciles à élever. Jamais, nulle part, on n'eut
de pareils moyens de construire des monuments énormes , si
ce n'est en Egypte , dans l'Inde et en Amérique , sous l'empire
de circonstances et par la force de raisons absolument sembla-
bles. Il ne suffisait pas aux orgueilleux Chamites de faire mon-
ter vers le ciel de somptueux édifices ; il leur fallait encore éri-
ger des montagnes pour servir de base à leurs palais , à leurs
temples, montagnes artificielles non moins solidement soudées
au sol que les montagnes naturelles, et rivalisant avec elles
par l'étendue de leurs contours et l'élévation de leurs crêtes.
Les environs du lac de Van (3) montrent encore ce que furent
ces prodigieux chefs-d'œuvre d'une imagination sans frein,
servie par un despotisme sans pitié , obéie par la stupidité vi-
goureuse. Ces tumulus géants sont d'autant plus dignes d'ar-
rêter l'attention , qu'ils nous reportent à des temps antérieurs
à la séparation des Chamites blancs du reste de l'espèce. Le
type en constitue le monument primordial commun à toute la
race. Nous le retrouverons dans l'Inde , nous le verrons chez
les Celtes. Les Slaves nous le montreront également, et ce ne
sera pas sans surprise qu'après l'avoir contemplé sur les bords
du Jénisséi et du fleuve Amour, nous le reconnaîtrons s'éle-
vant au pied des montagnes alléghaniennes, et servant de
base aux téocallis mexicains.
Nulle part, sauf en Egypte, les tumulus ne reçurent les pro-
!
(1) Movers , t. II , 1« partie , p. 302.
(2) Movers, t. II, 1« partie, p. 31. — L'opinion de cet auteur est vic-
torieusement réfutée par Ewald, Taber, Michaelis, etc.
(3) Voir les découvertes du docteur Scliuite.
DES BACES HUMAIXES. 247
portions puissantes que les Assyriens surent leur donner. Ac-
compagnements ordinaires de leurs plus vastes constructions,
ceux-ci les érigèrent avec une recherche de luxe et de solidité
inouïe. Comme d'autres peuples, ils n'en flrent pas seulement
des tombeaux; ils ne les réduisirent pas non plus au rôle de
bases pleines, ils les disposèrent en palais souterrains pour
servir de refuge aux monarques et aux grands contre les ar-
deurs de l'été.
Leur besoin d'expansion artistique ne se contenta pas de
l'architecture. Ils furent admirables dans la sculpture figurée
et écrite. Les surfaces des rochers, les versants des monta-
gnes devinrent des tableaux immenses où ils se plurent à scul-
pter des personnages gigantesques et des inscriptions qui ne
l'étaient pas moins, et dont la copie embrasse des volumes (1).
Sur leurs murailles , des scènes historiques, des cérémonies re-
ligieuses, des détails de la vie privée, entaillèrent savamment
le marbre et la pierre , et servirent le besoin d'immortalité qui
tourmentait ces imaginations démesurées.
La splendeur de la vie privée n'était pas moindre. Un im-
mense luxe domestique entourait toutes les existences et, pour
me servir d'une expression d'économiste , les États sémo-cha-
mites étaient remarquablement consommateurs. Des étoffes
variées par la matière et le tissu , des teintures éclatantes , des
broderies délicates , des coiffures recherchées , des armes dis-
pendieuses et ornées jusqu'à l'extravagance , comme aussi les
chars et les meubles, l'usage des parfums, les bains de sen-
teur, la frisure des cheveux et de la barbe, le goût effréné des
bijoux et des joyaux , bagues , pendants d'oreilles , colliers ,
bracelets , cannes de jonc indien ou de bois précieux , enfin ,
toutes les exigences , tous les caprices d'un raffinement poussé
jusqu'à la mollesse la plus absolue : telles étaient les habi-
tudes des métis assyriens (2). N'oublions pas qu'au milieu de
(1) Botta, Monuments de Ninive.
(2) Tout ce qui concernait l'élégance et le luxe délicat, ce qui était
caprice, les objets de mode et, en un mot, ce qui répondait à ce que
la langue commerciale d'aujourd'hui appelle l'article Paris, se fabri-
quait dans le* grandes capitales mésopotamiques. Voir Heeren, Ideen
248 DE L'IîNEGALITE
leur élégance, et comme un stigmate infligé par la partie la
moins noble de leur sang , ils pratiquaient la barbare coutume
du tatouage (1).
ùber die Politik, den Verkehr und den Handel der vornehmsten Vœl-
ker der allen Welt, 1. 1, p. 810 cl pass.
(1) Wilkinsou, Cu&toms and Manners ofthe ancient Egyptians , t. I
p. 386. Les peintures égypUemies portent témoignage de ce l'ait cu-
rieux, et ce qui établit complètement l'origine mélauienue de la cou-
tume qu'elles dénoncent, c'est de voir cette même coutume répandue
dans toute l'Afrique et sur la cote occidentale aussi bien qu'à l'est.
Pour expliquer cette particularité, Dcgrandpré, surpris de voir des nè-
gres tatoués, dit-il, en couleur, à la manière des Indiens, fait remar-
quer que les naturels traversent assez souvent toute la largeur de leur
contineut parallèlement à l'équateur, et que, de cette façon, on peut
s'expliquer que les habitants de la Guinée pratiquent ce que les gens
du Congo ont pu apprendre des navigateurs de l'Inde. (Voir Pott, Ver-
wandtschaflliches Verhœltniss der Sprachen vom Ka/fer und Kongo-
Stamme untereinander dans la Zeitschrifl der deutsch. morgenl. Ge-
sellschaft, t. II, p. y.) C'est une démonstration un peu pénible, à
laquelle je substitue celle que voici : Comme il n'y a au monde aucun
peuple se tatouant au moyen de peintures, appliquées seulement sur
la peau ou pénétrant sous l'épiderme par incision , qui n'appartienne,
de très prés, aux espèces noire ou jaune, j'en conclus que le tatouage
est une habitude propre à ces deux variétés et qu'elles l'ont fait adopter
aux races blanches les plus fortement mêlées à elles. Ainsi, de mémo
que les Chamo-Sémites elles Hindous, alliés aux noirs, se sont peints,
de même les Celtes alliés aux jaunes en ont fait autant par une raison
toute semblable. Il faut donc considérer les tatouages comme une
marque de l'origine métisse et apporter beaucoup de soin à les étudier
au point de vue ethnologique. C'est ce qu'ont très bien compris les
savants américains. Les formes et les caractères des dessins tracés
dans une tribu du nouveau continent ou de la Polynésie, sur le visage
ou le corps des guerriers, ont souvent servi à faire reconnaître la
descendance, en révélant des rai)ports avec une autre peuplade sou-
vent fort lointaine. Il m'a été donné, à moi-même, de remarquer a
fait dans la belle collection de plâtres de M. de Froberville. Ces ei: -
preintes reproduisent des têtes de nègres de la côte orientale d'Afri-
que. Sur le front de plusieurs de ces spécimens, on reli-ouve une série
de points longitudinaux relevés en saillie par un gonflement artiDciel
des chairs, ornement de la nature la plus bizarre, mais tout à fait iden'
tique à ce que l'on voit pratiquer à plusieurs groui:es pélagiens de
rocéanie. Le savant ethnologiste, dont l'obligeance m'a mis à même
de faire cette observation, n'hésite pas à y découvrir la preuve d'une
identité piimitive d'origine entre les deux familles barbares que sé-
pare une mer immense.
DES BACES HUMAINES. 249
Pour satisfaire à leurs besoins, sans cesse renaissants, sans
cesse augmentant, le commerce allait fouiller tons les coins
du monde, y quêter le tribut de chaque rareté. Les vastes ter-
ritoires de l'Asie inférieure et supérieure demandaient sans
relâche , réclamaient toujours de nouvelles acquisitions. Rien
n'était pour eux ni trop beau ni trop cher. Ils se trouvaient ,
par l'accumulation de leurs richesses, en situation de tout
vouloir, de tout apprécier et de tout payer.
Mais à côté de tant de magnificence matérielle, mêlée àFac-
tlvité artistique et la favorisant , de terribles indices, des plaies
hideuses révélaient les maladies dégradantes que l'infusion du
sang noir avait fait naître et développait d'une façon terrible.
L'antique beauté des idées religieuses avait été graduellement
souillée par les besoins superstitieux des mulâtres. A la simpli-
cité de l'ancienne théologie avait succédé un émanatisme gros-
sier, hideux dans ses symboles , se plaisant à représenter les
attributs divins et les forces de la nature sous des images
monstrueuses , défigurant les idées saines , les notions pures ,
sous un tel amas de mystères, de réserves, d'exclusions et
d'indéchiffrables mythes, qu'il était devenu impossible à la vé-
rité, refusée ainsi systématiquement au plus grand nombre,
de ne pas finir, avec le temps, par devenir inabordable même
au plus petit. Ce n'est pas que je ne comprenne les répugnan-
ces que durent éprouver les Chamites blancs à commettre la
majesté des doctrines de leurs pères avec l'abjecte superstition
de la tourbe noire , et de ce sentiment on peut faire dériver le
premier principe de leur amour du secret. Puis ils ne manquè-
rent pas non plus de comprendre bientôt toute la puissance
que le silence donnait à leurs pontificats sur des multitudes
plus portées à redouter la réserve hautaine du dogme et ses
menaces qu'à en rechercher les côtés sympathiques et les pro-
messes. D'autre part, je conçois aussi que le sang des escla-
ves, ayant, un jour, abâtardi les maîtres , inspira bientôt à
ces derniers ce même esprit de superstition contre lequel le
culte s'était d'abord mis en garde.
Ce qui primitivement avait été pudeur, puis moyen politi-
que, finit par devenir croyance sincère, et, les gouvernants
250
DE L INEGALITE
étant tombés au niveau des sujets , tout Je monde crut à la lai-
deur, admira et adora la difformité, lèpre victorieuse , invinci-
blement unie désormais aux doctrines et aux représentations
figurées.
Et ce n'est pas en vain que le culte se déshonore chez un
peuple. Bientôt la morale de ce peuple, suivant avec fidélité la
triste route dans laquelle s'engage la foi, ne s'avilit pas moins
que hou guide. 11 est impossible, à la créature humaine qui se
prosterne devant un tronc de bois ou un morceau de pierre
laidenaent contourné , de ne pas perdre la notion du bien après
celle du beau. Les Ghamites noirs avaient eu , d'ailleurs , tant
de bonnes raisons pour se pervertir ! Leurs gouvernements les
mettaient si directement sur la voie , qu'ils ne pouvaient y man-
quer. Tant que la puissance souveraine était restée entre les
mains de la race blanche, l'oppression des sujets avait peut-
être tourné au profit de l'amélioration des mœurs. Depuis que
le sang noir avait tout souillé de ses superstitions brutales , de
sa férocité innée , de son avidité pour les jouissances matériel-
les , l'exercice du pouvoir avait profité particulièrement à la
satisfaction des instincts les moins nobles , et la servitude gé-
nérale, sans devenir plus douce, s'était trouvée beaucoup plus
dégradante. Tous les vices s'étaient donné rendez-vous dans
les pays assyriens.
A côté des raffinements de luxe, que j'énumérais tout à
l'heure , les sacrifices humains , ce genre d'hommage à la di-
vinité , que la race blanche n'a jamais pratiqué que par em-
prunt aux habitudes des autres espèces , et que la moindre in-
fusion nouvelle de son propre sang lui a fait aussitôt maudire,
les sacrifices humains déshonoraient les temples des cités les
plus riches et les plus civilisées. A Ninive , à Tyr, et plus tard
à Carthage , ces infamies furent d'institution politique , et ne
cessèrent jamais de s'accomplir avec le cérémonial le plus im-
posant. On les jugeait nécessaires à la prospérité de l'État.
Les mères donnaient leurs enfants pour être éventrés sur les
autels. Elles s'enorgueillissaient à voir leurs nourrissons gémir
et se débattre dans les flammes du foyer de Baal. Chez les dé-
yots, l'amour de la mutilation était l'indice le plus estimé du
J
DES BACES HUMAINES. 251
zèle. Se couper un membre , s'arracher les organes de la vi-
rilité, c'était faire œuvre pie. Imiter, de plein gré, sur sa
personne les atrocités que la justice civile exerçait envers les
coupables , s'abattre le nez et les oreilles , et se consacrer tout
sanglant, dans cet équipage, au Melkart Tyrien ou au Bel de
Ninive , c'était mériter les faveurs de ces abominables fétiches.
Voilà le côté féroce; passons au dépravé. Les turpitudes que,
bien des siècles après, Pétrone décrivait dans Rome, devenue
asiatique, et celles dont le célèbre roman d'Apulée, d'après
les fables milésiennes , faisait matière à badinage , avaient droit
de cité chez tous les peuples assyriens. La prostitution, recom-
mandée, honorée et pratiquée dans les sanctuaires, s'était
propagée au sein des mœurs publiques, et les lois de plus
d'une grande ville en avaient fait un devoir religieux et un
moyen naturel et avouable de s'acquérir une dot. La polyga-
mie , pourtant bien jalouse et terrible dans ses soupçons et ses
vengeances , ne s'armait d'aucune délicatesse à cet égard. Le
succès vénal de la fiancée ne jetait sur le front de l'épouse
l'ombre d'aucun opprobre.
Lorsque les Sémites, descendus de leurs montagnes, étaient
apparus, 2,000 ans avant Jésus-Christ (l), au milieu de la so-
ciété chamite et l'avaient même, dans la basse Chaldée (2),
(1) Je donne ici la date indiquée par Movers {das Phœnizische Alter-
thum, t. U,i" partie, p. 239). Lassen (Indische AUerlhumskunde, 1. 1,
p. 752) fait mention d'une dynastie existant à cette époque, mais ne
se prononce pas sur son origine ethnique. Le colonel Rawlinson {Out-
lines of Assyrian history , p. xv) ne connaît pas d'empire sémitique
avant le treizième siècle qui a précédé notre ère. C'est alors qu'il trouve
dans les inscriptions la mention d'un roi nommé honorifiquemcnt Der-
«eto, ou Sémiramis, mais dont il n'a pu encore déchifîrer le nom vé-
ritable. Il pense que Ninive a été construite sous ce monarque. M. Raw-
linson me paraît ici prendre la quatrième dynastie de Lassen (Ind
AUerth., I, p. 752) et de Movers (loc. cit.) pour la première. Dans tous
les cas, sa date est trop basse et ne concorde pas avec la chronologie
biblique.
(2) Les inscriptions cunéiformes et la Genèse s'accordent à signaler
l'établissement primitif d'un État sémite dans la basse Chaldée, ou
dans le payg voisin, la Susiane. Longtemps, le lieu d'origine de leur
race, c'est-à-dire la haute Chaldée , la région des montagnes, futpoui
252
DE l'inégalité
soumise à une dynastie issue de leur sang, les nouveaux prin-
cipes blancs jetés au milieu des masses avaient dû régénérer et
régénérèrent, en effet, les nations dans lesquelles ils furent
infusés. Mais leur rôle ne fut pas complètement actif. C'était
chez des métis et des lâches qu'ils arrivaient, non pas chez des
barbares. Ils auraient pu tout détruire, s'il leur avait plu d'agir
en maîtres brutaux. Beaucoup de choses regrettables auraient
péri : ils firent mieux. Ils usèrent de l'admirable instinct qui
jamais n'a abandonné l'espèce , et, donnant de loin un exemple
que, plus tard, les Germains n'ont pas manqué de suivre, ils
s'imposèrent l'obligation d'étayer la société vieillie et mourantei
à laquelle venait s'associer la jeunesse de leur sang. Pour y
parvenir, ils se mirent à l'école de leurs vaincus et apprirent
ce que l'expérience de la civilisation avait à leur enseigner. A
en juger par l'événement, leurs succès ne laissèrent rien à sou-
haiter. Leur règne fut plein d'éclat et leur gloire si brillante ,
que les collecteurs grecs d'antiquités asiatiques leur ont fait
l'honneur de la fondation de l'empire d'Assyrie, dont ils n'é-
taient que les restaurateurs. Erreur bien honorable pour eux
et qui donne , tout à la fois , la mesure de leur goût pour la
civilisation et de la vaste étendue de leurs travaux.
Dans la société chamite, aux destinées de laquelle ils se trou-
vèrent dès lors présider, ils apparaissent dans des fonctions
bien multipliées. Soldats, matelots, ouvriers, pasteurs, rois,
continuateurs des gouvernements auxquels ils se substituaient,
ils acceptèrent la politique assyrienne en ce qu'elle avait d'es-
sentiel. Ils furent ainsi amenés à consacrer une part de leur
attention aux intérêts du commerce.
Si l'Asie antérieure était le grand marché du monde occi-
dental et son point principal de consommation , la côte de la
les souverains sémites de l'Assyrie un point dangereux d'où sortaient
des compétiteurs qu'il fallait mater d'avance, et je crois facilement à
l'assertion de M. Rawlinson, qui remarque qu'un des plus illustres
conquérants de la dynastie que je persiste à considérer comme la qua-
trième, monarque dont le nom paraît devoir se lire Amak-bar-belh-
kira, dirigea l'effort de ses armes vers les sources du Tigre et de l'Eu-
phrate, en Arménie et dans toute la contrée septentrionale avoisinante.
{Outlines of Assyrian history, p. xxiii.)
I
I
DES BACES HUMAINES. 253
Méditerranée se présentait comme l'entrepôt naturel des den-
rées tirées des continents d'Afrique et d'Europe , et le pays de
Chanaan, où se concentrait l'activité intellectuelle et mercan-
tile des Chamites maritimes, devenait un point très intéressant
pour les gouvernements et les peuples assyriens. Les Sémites
babyloniens et ninivites l'avaient compris à merveille. Tous
leurs efforts tendaient donc à dominer, soit directement, soit
par voie d'influence, sur ces peuples habiles. Ceux-ci, de leur
côté, s'étaient toujours efforcés de maintenir leur indépendance
politique vis-à-vis des dynasties anciennes auxquelles la vic-
toire avait substitué le nouveau rameau blanc. Pour modifier
cet état de choses , les conquérants chaldéens engagèrent une
suite de négociations et de guerres le plus souvent heureuses,
qui ont rendu célèbre le génie de leur race , sous le nom ca-
ractéristique et dédoublé par l'histoire des reines Sémiramis (1).
Toutefois, parce que les Sémites se trouvaient mêlés à des
populations civilisées , leur action sur les villes chananéennes
ne s'exerça pas uniquement par la force des armes et la poli-
tique. Doués d'une grande activité , ils agirent individuellement
autant que par nations , et ils pénétrèrent en très grand nom-
bre et pacifiquement dans les campagnes de la Palestine, aussi
bien que dans les murs de Sidon et de Tyr, en qualité de sol-
dats mercenaires, d'ouvriers, de marins. Ce mode paisible
d'infiltration n'eut pas de moins grands résultats que la con-
quête, pour l'unité de la civilisation asiatique et l'avenir des
États phéniciens (2).
La Genèse nous a conservé une relation aussi curieuse qu'a-
nimée de la façon dont s'accomplissaient les déplacements pai-
sibles de certaines tribus, ou, pour mieux dire, de simples
(1) Les Assyriens ont occupé trois fois la Phénicie : la première fois,
8,000 ans avant J.-C. ; la seconde, vers le milieu du treizième siècle;
la troisième, en 750. (Movers, das. Phœn. ,Alterth, t. II, 1" partie,
p. 259.)
(2) C'est ainsi qu'il faut comprendre l'histoire mythique de Sémira-
mis, personnification d'une invasion chaldéenne. Avant d'être reine,
elle avait commencé par être servante. (Movers, da« Phœnizische Aller-
thum, t. II, 1" partie, p. 261 .j
RACES HUMAINES. — T. I. 15
254
DE L INEGALITE
familles sémitiques. Il est une de celles-ci que le Livre saint
prend au milieu des montagnes chaldéennes, promène de pro-
vinces en provinces, et dont il nous fait voir les misères, les
travaux, les succès jusque dans les moindres détails. Ce serait
manquer à notre sujet que de ne pas utiliser des renseigne-
ments si précieux.
La Genèse , donc , nous apprend qu'un homme de la race de
Sem, de la branche arménienne d'Arphaxad, de la nation si
prolifique de Hebr, vivait dans la haute Chaldée, au pays
montagneux d'Ur; que cet homme conçut un jour la pensée
de quitter son pays pour aller habiter la terre de Chanaan (1).
Le Livre saint ne nous dit pas quelles raisons puissantes avaient
dicté la résolution du Sémite. Ces raisons étaient graves, sans
doute , puisque le fils de l'émigrant défendit plus tard à sa race
de se rapatrier jamais, bien qu'en même temps il commandât
à son héritier de choisir une épouse dans le pays de sa pa-
renté (2).
Tharé (c'est le nom du voyageur), ayant pris le parti du dé-
part, réunit ceux des siens qui devaient l'accompagner, et se
mit en chemin avec eux. Les parents dont il s'entourait étaient
Abram, son fils aîné; Saraï, sa flUe d'un autre lit, femme
d'Abram (3) , et Loth , son petit-fils , dont le père , Aran, était
mort quelques années en çà (4). A ce groupe de maîtres se joi-
gnaient des esclaves, en bien petit nombre, caria famille était
pauvre, et quelques chameaux et chamelles, des ânes, des
vaches, des brebis, des chèvres.
(1) Gen., XI, 10 ; « Sem.. genuit Arphaxad... 12. Arphaxad... genuit...
Sale... 14. Sale genuit Hebr... 16. Hebr genuit Phaleg... 18. Phaleg... ge-
nuit Reu... 20. Reu gouuit Sarug... 22. Sarug... genuit... Nachor... 24. Na-
chor... genuit Thare. »
(2) Gen., XXIV, 6 : « Cave, ne quando reducas filium meum illuc. »
(3) Gen., XX , 12 : « Alia autem et vere soror mea est , filia patris mei ,
a et non fllia matris meœ, et duxi eam in uxorem. »
(4) Gen., XI, 31 : « Tulit itaque Thare Abram filium suum, et Loth
« filium Aran, filium filii sui,et Saraï nurum suam, uxorem Abram,
a filii sui , et eduxit eos de Ur Chajdœorum ut irent in terram Chanaan... »
— 28 : « Mortuusque est Aran ante Thare, patrem suum, in terra nati
vUatis sus in Ur Chaldseorum. »
i
DES KACES HUMAINES. 255
Le motif pour lequel Tharé avait choisi le Chanaan comme
terme de son voyage est facile à deviner. Il était berger comme
ses pères, et ne s'expatriait pas avec l'intention de changer
d'état (1). Ce qu'il allait chercher, c'était une terre neuve,
abondante en pâturages , et où la population fût assez clair-
'semée pour qu'il y pût à son aise promener ses troupeaux et les
multiplier. Tharé appartenait donc à la classe la moins aven-
tureuse de ses concitoyens.
Il était d'ailleurs très vieux lorsqu'il quitta la haute Chaldée.
A 70 ans, il avait eu son fils Abram, et, au moment du départ,
ce fils était marié. Si Tharé nourrissait l'espoir de conduire
bien loin sa caravane, cet espoir fut déçu. Le vieillard expira
à Haran, avant d'avoir pu sortir de la Mésopotamie (2). Les
siens marchaient d'ailleurs fort lentement et comme gens
préoccupés, avant tout, de laisser paître leurs troupeaux et
de ne pas les fatiguer. Lorsque les tentes étaient plantées en
un lieu favorable , elles y restaient jusqu'à ce que les puits fus-
sent à sec et les prés tondus.
Abram , devenu le chef de l'émigration , avait vieilli sous la
tutelle de son père. Il avait 75 ans quand la mort de ce dernier
l'émancipa , et il devenait chef à un moment où il n'avait pas
à se plaindre de l'être. Le nombre dés esclaves s'était augmenté
comme aussi celui des troupeaux (3). Ce qui ne laissait pas
que d'avoir aussi quelque importance, une fois sorti des pays
assyriens et entré dans la terre quasi-déserte de Chanaan, le
pasteur sémite n'aperçut autour de son campement que des
nations trop faibles pour l'inquiéter.
Des tribus de nègres aborigènes, des peuplades chamitiques,
un petit nombre de groupes sémitiques, émigrant comme lui,
quoique beaucoup plus anciennement arrivés dans la contrée,
c'était tout , et le fils de Tharé qui , dans le pays d'Ur, n'avait
(1) Gen., XTiVI, 3... : « Responderunt : Pastores ovium sumus servi lui,
« et nos, et patres nostri. »
(2) Gen., XI, 32 : « Et facti sunt dies Tiiare ducentorum quinque an-
norum et mortuus est in Haran. »
(3) Gen., XII, S : « Tulit... univorsani siibstantiam, quam posseticrant,
« et animas, quas f'ecerant in Haran. »
256 DE l'inégalité
compté, selon toute vraisemblance, que pour un très mince
personnage, se trouva être, dans cette nouvelle patrie, ud^
grand propriétaire, un homme considérable, presque un roi (1).
Il en arrive ainsi , d'ordinaire , à ceux qui , abandonnant à pro-
pos une terre ingrate, portent dans un pays neuf du courage,,
de l'énergie et la résolution de s'agrandir.
Aucune de ces qualités ne manquait à Abram. Il ne forma
pas d'abord un établissement fixe. Dieu lui avait promis de le
rendre un jour maître de la contrée et d'y établir les généra-
tions sorties de ses reins. Il voulut connaître son empire. Il le
parcourut tout entier. Il contracta des alliances utiles avec
plusieurs des nomades qui l'exploitaient comme lui (2). Il des-
cendit même en Egypte; bref, quand il approcha du terme de
sa carrière, il était puissant, il était riche. Il avait gagné beau-
coup d'or et d'esclaves, beaucoup de troupeaux. Il était sur-
tout devenu l'homme du pays, et il pouvait le juger ainsi que
les peuples qui l'habitaient.
Ce jugement était sévère. Il avait bien connu les mœurs,
brutales et abominables des Chamites. Ce qui était arrivé 5
Sodome et à Gomorrhe lui avait paru hautement mérité par
les crimes de deux villes où Dieu lui avait prouvé qu'il ne se
trouvait pas dix honnêtes gens (3). Il ne voulut pas que sa
descendance fût souillée, dans le seul rameau qui lui tînt à
cœur, par une parenté avec des races si perverties , et il com-
manda à son intendant d'aller quérir, dans le pays natal de
sa tribu , une femme de sa parenté , une fille de Bathuel , fils
de Melcha et de Nachor (4) , par conséquent sa petite-nièce.
Jadis on lui avait fait savoir la naissance de cette enfant (5).
(1). Gen., XXIII, 6: « Audi nos, domine, princeps Dei es apud nos. »
(2) Gen., XIV, 13 : « Nunciavit Abram Hebra;o qui habltabatin con-
« valle Mambre Amonhœi, fratris Eschol et fratris Aner; hi enim pc -
« pigerant fœdus cum Abram. » — XXI, 27... : « Percusseruntque ambo
« (cum Abimelech) t'œdus. »
(3) Gen.,XVm,32 : « Et dixit (Deus) : Non delebo propter decem. »
(4) Gen., XIV. 24... : « Filia sum Bathuelis , filii Naclior, quem peperit
ei Melcha. »
(5) Gen., XXII, 20 : « His ita gestis , nunciatum est Abrahre, quod Mel-
cha quoque genuisset filios Nachor fratri suo. »
DES BACES HUMAINES. 257
Ainsi, à ces époques primitives, l'émigration ne rompait pas
tous les liens entre les Sémites absents de leurs montagnes et les
membres de leurs familles qui avaient continué d'y habiter.
Les nouvelles traversaient les plaines et les rivières, volaient
de la maison chaldéenne à la tente errante du Chanaan, et
circulaient à travers de vastes contrées morcelées entre tant
de souverainetés diverses. C'est un exemple et une preuve de
l'activité de vie et de la communauté d'idées et de sentiments
<]ui embrassaient le monde chamo-sémitique.
Je ne veux pas pousser plus avant les détails de cette his-
toire : on les connaît assez. On sait que les Sémites abrahami-
des finirent par se fixer à demeure dans le pays de la Promesse.
Ce que je veux seulement ajouter, c'est que les scènes du pre-
mier établissement, comme celles du départ et des hésitations
qui précédèrent, rappellent d'une manière frappante ce que
montrent , de nos jours , tant de familles irlandaises ou aller
mandes sur la terre d'Amérique. Quand un chef intelligent
les conduit et dirige leurs travaux , elles réussissent comme les
enfants du patriarche. Lorsqu'elles sont mal inspirées, elles
échouent et disparaissent comme tant de groupes sémitiques
dont la Bible nous laisse par éclairs entrevoir les désastres.
C'est la même situation ; les mêmes sentiments s'y montrent
dans des circonstances toujours analogues. On y voit persister
au fond des cœurs cette touchante partialité à l'égard de la
patrie lointaine, vers laquelle, pour rien au monde, on ne
voudrait cependant rétrograder. C'est une joie semblable d'en
recevoir des nouvelles, le mêr.îe orgueil attaché à la parenté
qu'on y conserve; en un mot , tout est pareil.
.T'ai montré une famille de pasteurs assez obscurs , assez
humbles. Ce n'était pas là ce qui faisait surtout l'importance
des émigrations sémitiques isolées dans les États assyriens ou
chananéens. Ces bergers vivaient trop pour eux-mêmes et n'é-
taient pas d'une utilité assez directe aux populations visitées
par eux. II est donc tout simple que ceux de leurs frères qui
avaient embrassé le métier des armes et se montraient experts
dans cette utile profession fussent plus recherchés et plus l'e-
marqués.
258 DE l'inégalité
Un des traits principaux de la dégradation des Charaites et
la cause la plus apparente de leur chute dans le gouvernement
des États assyriens, ce lut l'oubli du courage guerrier et l'ha-
bitude de ne plus prendre part aux travaux militaires. Cette
honte , profonde à Babylone et à Ninive , ne l'était guère moins
à Tyr et à Sidon. Là , les vertus militaires étaient négligées et
méprisées par ces marchands , trop absorbés dans l'idée de
s'enrichir. Leur civilisation avait déjà trouvé les raisonne-
ments dont les patriciens italiens du moyen âge se servirent
plus tard pour déconsidérer la profession du soldat (1).
Des troupes d'aventuriers sémites s'offrirent en foule à
combler la lacune que les idées et les mœurs tendaient à ren-
dre, chaque jour, plus profonde. Ils furent acceptés avec em-
pressement. Sous les noms de Cariens, dePisidiens, de Cili-
ciens, de Lydiens, de Philistins, coiffés de casques de métal,
.sur le front desquels leur coquetterie martiale inventa de faire
flotter des panaches, vêtus de tuniques courtes et serrées,
cuirassés, le bras passé dans un bouclier rond, ceints d'une
épée qui dépassait la mesure ordinaire des glaives asiatiques
et portant en main des javelots , ils furent chargés de la garde
des capitales et devinrent les défenseurs des flottes (2). Leurs
mérites étaient moins grands toutefois que l'énervement de
ceux qui les payaient (3). La très haute noblesse phénicienne
était la seule partie de la nation qui, quelque peu fidèle aux
souvenirs de ses pères, les grands chasseurs de l'Éternel, eût
(1) Ewald, Gesch. d. V. Israël, I, 294. Les Carthaginois ne se mon-
trèrent pas plus militaires que les Tyriens. Ils employaient des sti-
pendiés.
(2) Ewald , ouvrage cité, t. l, p. 293 et pass. Ces troupes mercenaires
jouèrent un très grand rôle dans tous les États cliamites et sémites
d'Asie et d'Afrique. Les Égyptiens mêmes en enrôlaient. Au temps d'A-
braham, les petites principautés de la Palestine se confiaient sur elles
de leur défense. Phicol , que la Genèse appelle le chef de l'armée d'A-
bimélech (KlSHlto Gen., XXI, 22), était probablement un condot-
tiere de celte espèce. Plus tard, la garde de David fut aussi composée
de Philistins. Tout cela prouve combien les mœurs générales étaient
peu militaires.
(3) Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I,p. 294.
DES HACES HUMAINES. 259
gardé l'habitude de porter les armes. Elle aimait encore à sus-
pendre ses boucliers, richement peints et dorés , aux sommets
des grandes tours et à embellir ses villes de cette parure bril-
lante qui, au dire des témoignages, les faisait resplendir de
loin comme des étoiles (1). Le reste du peuple travaillait. Il
jouissait des produits de son industrie et de son commerce.
Quand la politique i-éclamait quelque coup de vigueur, une
colonisation, une émigration, les rois et les conseils aristocra-
tiques, après avoir enlevé l'écume de leurs populations par
une presse forcée , lui donnaient pour gardes et pour soutiens
des Sémites ; tandis que quelques rejetons des Chamites noirs,
se mettant à la tête de ce mélange , tantôt commandaient tem-
porairement, tantôt allaient, au delà des mers, former le
noyau d'un nouveau patriciat local et créer un État modelé sur
les habitudes politiques et religieuses de la mère patrie.
De cette façon , les bandes sémites pénétraient partout où
les Chamites avaient de l'action. Elles ne se séparaient pas,
pour ainsi dire, de leurs vaincus, et le cercle de ces derniers,
leur milieu, leur puissance étaient également les leurs. Les
blancs de la seconde alluvion semblaient , en un mot , n'avoir
pas d'autre mission à remplir que de prolonger autant que
possible, par l'adjonction de leur sang, demeuré plus pur,
l'antique établissement de la première invasion blanche dans
le sud-ouest.
On dut croire longtemps que cette source régénératrice était
inépuisable. Tandis que, vers ic temps de la première émigra-
tion des Sémites, quelques-unes des nations arianes, autres
tribus blanches, s'établissaient dans la Sogdiane et le Pendjab
actuel , il arrivait que deux rameaux étaient détachés de celles-
ci. Les peuples arians-helléniques et arians-zoroastriens, cher-
chant une issue pour gagner l'ouest, pressaient avec force sur
les Sémites, et les contraignaient d'abandonner leurs vallées
montagneuses pour se jeter dans les plaines et descendre vers
le midi. Là se trouvaient les plus considérables des États fon-
dés par les Chamites noirs.
(1) isaïe.
260
DE L INEGALITE
Il est difficile de savoir d'une manière exacte si la résistance
opposée aux envahisseurs helléniques fut bien vigoureuse dans
son malheur. Il ne le semble pas. Les Sémites, supérieurs aux
Chamites noirs , n'étaient cependant pas de taille à lutter con-
tre les nouveaux venus. Moins pénétrés par les alliages méla-
}iiens que les descendants de Nemrod , ils étaient cependant
infectés dans une grande mesure, puisqu'ils avaient abandonné
la langue des blancs pour accepter le système issu de l'hymen
de ses débris avec les dialectes des noirs, système qui nous
est connu sous le nom très discutable de sémitique.
La philologie actuelle divise les langues sémitiques en qua-
tre groupes principaux (1) : le premier contient le phénicien,
le punique et le libyque, dont les dialectes berbères sont des
dérivés (2) -, le second renferme l'hébreu et ses variations (3) ;
le troisième, les branches araméennes; le quatrième, l'arabe,
le gheez et l'amharique.
A considérer le groupe sémitique dans son ensemble et en
faisant abstraction des mots importés par des mélanges ethni-
ques postérieurs avec des nations blanches , on ne peut pas
affirmer qu'il y ait eu séparation radicale entre ce groupe et
ce qu'on nomme les langues indo-germaniques, qui sont celles
de l'espèce d'où sont sortis, incontestablement, les pères des
Chamites et de leurs continuateurs.
Le système sémitique présente, dans son organisme, des
lacunes remarquables. Il semblerait que, lorsqu'il s'est formé,
ses premiers développements ont rencontré autour d'eux, dans
(1) Gesénius, Gcschichte der hebraeischen Sprache und Schrift, p. 4.
(2) Les nations berbères etamaziglis, d'origine sémitique, s'étendent
très avant au sud, dans le Sahara africain, et, dans l'ouest, jusqu'aux
îles Canaries. Les Guanches étaient des Berbères. Les invasions sémi-
tiques se sont répétées sur le littoral occidental de l'Afrique pendant
mille ans au moins. (Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II, 2« par-
tie, p. 3G3 ctpass.)
(3) Gesénius, Hebraeische Grammatik, I6« édition, 1851, p. 12. On
n'a que peu d'indices de l'existence, de dialectes hébraïques. Les
Éphraimites donnaient au Schin la prononciation du Sin ou du Sa-
mech. Il paraît aussi, suivant Néhémie, qu'il y avait un langage par-
ticulier à Asdod.
DES KACES HUMAINES. 26J
les langues qu'ils venaient remplacer, de puissantes antipathies
dont ils n'ont pas pu complètement triompher. Ils ont détruit
les obstacles sans pouvoir fertiliser leurs restes , de sorte que
les langues sémitiques sont des langues incomplètes (1).
Ce n'est pas uniquement par ce qui leur fait défaut qu'on
peu constater en elles ce caractère , c'est aussi par ce qu'elles
possèdent. Un de leurs traits principaux , c'est la richesse des
combinaisons verbales. Dans l'arabe ancien , les formes exis-
tent pour quinze conjugaisons dans lesquelles un verbe idéal
peut passer. Mais ce verbe, comme je le dis, est idéal, et au-
<îun des verbes réels n'est apte à profiter de la facilité de flexion
ni de la multiplicité de nuances qui lui sont otlertes par la
théorie grammaticale (2). Il y a certainement, au fond de la
nature de ces langues, quelque chose d'inconnu qui s'y oppose.
Il s'ensuit que tous les verbes sont défectueux et que les irré-
gularités et les exceptions abondent. Or, comme on l'a bien dé-
montré, toute langue a le complément de ce qui lui manque
dans l'opulence plus logique de quelque autre à laquelle elle a
fait ses emprunts imparfaits (3).
Le complément du système sémitique paraît se rencontrer
dans les langues africaines. Là, on est frappé de retrouver tout
(1) Gesénius les déGnit ainsi : 1» Parmi les consonnes, beaucoup de
gutturales; les voyelles ne jouent qu'un rôle très subordonné; 2" la
plupart des racines, trilittères; 3» dans le verbe, deux temps seu-
lement; une régularité singulière quant à la formation des modes;
4" dans le nom, deux genres, sans plus; des désignaUons de cas d'une
extrême simplicité; 5» dans le pronom, tous les cas obliques déter-
minés par des affixes; 6" presque aucun composé ni dans le verbe ni
dans le nom (excepté dans les noms propres); 7» dans la syntaxe, une
simple juxtaposition des membres de la phrase, sans grande coordina-
tion périodique. (Hebraeische Grammatik, t. I, p. 3.)
(2) Sylvestre de Sacy, Grammaire arabe, 2* édition, t. I, p. 1^ et
passim. — Ce savant philologue, contrairement à l'avis de plusieurs
grammairiens nationaux, trouve l'emploi des deux dernières formes
si rare, qu'il réduit le nombre total à treize, en y comprenant la con-
jugaison radicale du primitif trililtère.
(3) M. Prisse d'Avennes a récemment fait une très heureuse applica-
tion de ce principe, dans son examen de la grammaire persane de
M. Chodzko. Voir Revue orientale.
15.
I
262 BE l'inégalité
entier l'appareil des formes verbales, si saillant dans les idio-
mes sémitiques, avec cette grave différence, que rien n'y est
stérile; tous les verbes passent, sans difficulté, par toutes les
conjugaisons (1). D'autre part, on n'y trouve plus de ces ra-
cines dont la parenté visible avec l'indo-germanique trouble
singulièrement les idées de ceux qui veulent faire du groupe
sémitique un système entièrement original , absolument isolé
des langues de notre espèce (2). Pour les idiomes nègres, pas
de trace, pas de soupçon possible d'une alliance quelconque
avec les langues de l'Inde et de l'Europe; au contraire, alliance
intime , parenté visible avec celles de l'Assyrie , de la Judée ,
du Chanaan et de la Libye.
(1) Polt, Verwandischaf niches Verhœltniss der Sprachen vom Ka/fer-
und Kongo-Stamme , p. 11, p. 23. « Noch erwiuhne icii hier behuf all-
« gemeinorer Cliaraklerisirungs gegenwœrtiger Idiome ihre Ueber-
« fùlle an dem, was die semitische Gramnialik uiiter Conjugationcn
« versteht; ich mcine die Menge besonderer Vcrbal-formen, welche
u oigentliiimliche BcgriffsabsciiaUungcn und Nebcnbezeiclinungen des
■ im jodesniaiigen Verbura licgenden Gruudgcdankens abgcben und
« darstellen. Dièse Conjugationcn enlshehen aber, in der Regel, durch
<■ Zusaîtze hinten an der Wuizcl. » Et page 138 : « Es giebt gar keine
0 Wurzelverba, die nicht aîlinlicher Modificationen faehig wâren; und
« vermittelst gewisser Partikeln oder Zusselze zeigt ein jeder dieser
« Verba, und aile daraus abgeleiteten , an, ob die Handiung, die sie
« ausdiiicken, seltcn oder haûlig ist; ob sich Scliwierigkeit, Leichti-
« gkeit, Uebermaass oder andere Untcrschiede dabey finden. »
(2) Ce qui n'est pas l'opinion de M. Rawlinson. Voir Journal of the
R. A. Society , t. XIX, part. 1 , p. xxni, la note sur le pronom kaga de
l'inscription de Bi-Soutoun et le rapprochement qu'en fait le savant
colonel avec le mot i)ouschtou haga et le latin hic. — Voir encore,
pour les affinités indo-germaniques de l'assyrien, le travail de Rawlin-
son, précité, p. xcv. II n'est plus douteux désormais que la plus atu
cienne (;lasse d'inscriptions cunéiformes recouvre une langue sémiti-
que. MM. Westergaard et de Saulcy, fou M. Rurnouf, ont mis lo fait
hors de question. Et à ce propos, qu'il me soit permis de déposer ici
l'expression des profonds regrets que la perte prématurée de M. Rur-
nouf inspire à tous les amis de la science. Homme rare, d'une érudi-
tion inouïe, d'une sagacité qui tenait du prodige, d'une prudence mer-
veilleuse, l'Angleterre et rAllemagne nousTenviaient justement. Il
avait fait, sur les écritures assyriennes, des travaux préparatoires
qu'il n'a pas eu le temps de terminer et dont lo fruit est ainsi perdu
pour nous. Peut-être se passcra-t-il bien du temps avant que la place
éminente de ce grand esprit soit occupée de nouveau.
DES KACES HUMAIiNES. 2G3
Je parle ici des langues de l'Afrique orientale. On était déjà
bien d'avis que le gheez et l'amharique, parlés en Abyssinie,
sont franchement sémitiques, et, d'un commun accord, on les
rattachait, purement et simplement, à la souche arabe (1).
Mais voilà que la liste s'allonge, et dans les nouveaux rameaux
linguistiques qu'il faut, bon gré mal gré, rattacher au nom
de Sem , il se manifeste des caractères spéciaux qui forcent de
les constituer à part de l'idiome des Cushites , des Joktanides
et des Ismaélites. En première ligne se présentent le tôgr-jana
et le tôgray; puis la langue du Gouraghé au sud-ouest, l'adari
dans le Harar, le gafat à l'ouest du lac Tzana , l'ilmorma , en
usage chez plusieurs tribus gallas, l'afar etses deux dialectes;
le saho (2), le ssomal, le sechuana et le wanika (3). Toutes
ces langues présentent des caractères nettement sémitiques. Il
faut leur adjoindre encore le suahili , qui ouvre à son tour
un autre coin de l'horizon.
C'est une langue cafre , et le peuple qui en parle les dialec-
tes, jadis borné, dans l'opinion des Européens, aux territoires
les plus méridionaux de l'Afrique , s'étend maintenant , pour
nous, 5° plus au nord, jusque par delà Monbaz (4). Il atteint
TAbyssinie, confesse, lui noir et non pas nègre, une commu-
nauté fondamentale d'idiome avec des tribus purement nègres,
telles que les Suahilis proprement dits, les Makouas et les
(I)Ewald, Zeitschrift fur die Kvnde des Morgenlandes , Ucber die
Saho-Sprache in JEthiopien, t. V, p. 410.
(2) Les Sahos habitent non loin de Mossawa, ou mieux Massowa o -.^j»
sur la mer Rouge. Jusqu'à d'Abbadie, on les avait toujours confondus
tantôt avec les Gallas, tantôt avec les Danakils. (Ewaid , Ueber die
Saho-Sprache, t. V, p. 412.)
(3) Ewald , loc. cit., p. 422, pense que le saho s'est séparé des autres
langues sémitiques dans une antiquité incommensurable. Il se sert de
ce mot séparé, parce qu'il part de la supposition que le foyer sémiti-
que est en Asie. Cependant, frappé du monde d'idées que soulève
l'examen des langues noires, il s'écrie : « Quelles clartés .nouvelles
" nous sont présentées par l'existence de pareilles langues sur le con-
« tinent africain, au point de vue de l'histoire primitive des peuples
« et des idiomes sémitiques ! » M. d'E wald ne se trompe pas , c'est toute
une révélation.
(4) Pott, ouvr. cité, t. II, p. 8.
264 DE L'iNÉGALITiî;
Monjons. Enfin , les Gallas parlent tous des dialectes qui se
rapprochent du cafre (1).
Ces observations ne s'arrêtent pas là. On est en droit d'y
ajouter ce dernier mot, de la plus haute importance : tout le
continent d'Afrique, du sud au nord et de l'est à l'ouest, ne
connaît qu'une seule langue , ne parle que des dialectes d'une
même origine. Dans le Congo comme dans laCafrerie et l'An-
gola, sur tout le pourtour des côtes, on retrouve les mêmes
formes et les mêmes racines (2). La Nigritie , qui n'a pas en-
core été étudiée , et le patois des Hottentots , restent , provi-
soirement, en dehors de cette affirmation, mais ne la réfutent
pas.
Maintenant, récapitulons. 1° Tout ce qu'on connaît des lan-
gues de l'Afrique, tant de celles qui appartiennent aux nations
noires que de celles qui sont parlées par les tribus nègres, se
rapporte à un même système ; 2° ce système présente les ca-
ractères principaux du groupe sémitique dans un plus grand
état de perfection que dans ce groupe même; 3° plusieurs dfs
langues qui en ressortent sont classées hardiment, par ceux
qui les étudient, dans le groupe sémitique.
En faut-il davantage pour reconnaître que ce groupe, tant
dans ses formes que dans ses lacunes , puise ses raisons d'exis-
ter au fond des éléments ethniques qui le composent , c'est-à-
dire dans les efiets d'une origine blanche absorbée au sein
d'une proportion infiniment forte d'éléments mélaniens?
Il n'est pas nécessaire , pour comprendre ainsi la genèse des
langues de l'Asie antérieure , de supposer que les populations
sémitiques se soient préalablement noyées dans le saug des
(1) PoU . ouvr. cité , loc. cit.
(2) Cette opinion, basée sur les travaux des missionnaires et des voya-
geurs, et en particulier ceux de d'Abbadie et de Krapf, trouve de vi-
goureux propagateurs dans M. de la Gabelentz, Zeilschrift d. m. Ge-
sellsch., 1. 1, p. 238; M. d'Ewald, dans son beau mémoire sur la langue
saho; M. Krapf, directement, dans un essai intitulé : Von der afrika-
nischen Ostkûste (même recueil, t. III, p. 311), et M. Pott, dont l'auto-
rité est si grande en un pareil sujet. Ritter et Carus partagent le même
avis (Erdkunde; Ueber ungleiche Bcfœhigung der Menschheitssteemmc,
etc., p. 34.)
i
DES RACES HUMAINES. 265
noirs. Le fait, incontestable pour les Chamites, ne l'est pas pour
leurs associés.
A la manière dont ceux-ci se sont mêlés aux sociétés anté-
rieures, tantôt s'abattant victorieux sur les Etats du centre,
tantôt se glissant, en serviteurs utiles et intelligents, dans les
communautés maritimes, il est fort à croire qu'ils firent comme
les enfants d'Abraham : ils apprirent les langues du pays où
ils venaient aussi bien gagner leur vie que régner (1). L'exem-
ple donné par le rameau hébreu a très bien pu être suivi par
toutes les autres branches de la famille, et je ne répugne pas
davantage à croire que les dialectes formés postérieui'ement
par celle-ci n'aient eu précisément pour caractère typique de
créer, ou au moins d'agrandir des lacunes. Je les signalais tout
à l'heure dans l'organisme des langues sémitiques. Ceci n'est
d'ailleurs pas une hypothèse. Les Sémites les moins mélangés
de sang chamite, tels que les Hébreux, ont possédé un idiome
plus imparfait que les Arabes. Les alliances multipliées de ces
derniers avec les peuplades environnantes avaient sans cesse
replongé la langue dans ses origines mélaniennes. Toutefois,
l'arabe est encore loin d'atteindre à l'idéal noir, comme l'es-
sence de ceux qui le possèdent est loin d'être identique avec le
sang africain.
Quant aux Chamites, il en fut différemment : il fallut, de
toute nécessité, que, pour donner naissance au système lin-
guistique qu'ils adoptèrent et transmirent aux Sémites, ils
s'abandonnassent sans réserve à l'élément noir. Ils durent posr
séder le système sémitique beaucoup plus purement, et je ne
serais pas surpris si, malgré la rencontre de racines indo-ger-
maniques dans les inscriptions de Bi-Soutoun , on était amené
à reconnaître un jour que la langue de quelques-unes de ces
annales du plus lointain passé se rapproche plus du type nègre
que l'arabe, et, à plus forte raison, que l'hébreu et l'araméen.
(1) A cette époque, l'araméen était déjà distinct de la langue de Cha-
naan. (Gen., XXXI, 47) : « Quem (fuinulum) vocavit Laban Tumulum
« testis, et Jacob, Acervuin tcstinionii, uterque juxta propiietatem
« linguae suae. » Les mots araméeus sont NDITlto 11^ , les molshé-
, AT -; ir 1- : J
brcux "Jyii.
266 DE l'inégalité
Je viens de montrer comment il y avait plusieurs degrés
vers la perfection sémitique. On part de l'araméen , la plus
défectueuse des langues de cette famille , pour arriver au noir
pur. Je ferai voir plus tard comment on sort de ce système ,
avec les peuples les moins atteints par le mélange noir, pour
remonter par degrés vers les langues de la famille blanche.
Toutefois, laissons ce sujet pour un moment : c'est assez d'a-
voir établi la situation ethnique des conquérants sémites. Plus
respectés que les Assyriens primitifs par la lèpre mélanienne ,
ils étaient métis comme eux. Ils ne se trouvaient en état de
triompher que de nations malades, et nous les verrons suc-
comber toujours quand ils auront affaire à des hommes d'ex-
traction plus noble.
Mais, vers l'an 2000 avant Jésus-Christ, ces hommes d'éner-
gie supérieure , les Arians zoroastriens , pointaient à peine à
l'horizon oriental. Ils s'occupaient uniquement de s'assurer les
demeures conquises par eux dans la Médie. De leur côté , les
Arians hellènes ne cherchaient qu'à se faire place dans leur
migration vers l'Europe. Les Sémites avaient ainsi de longs
siècles de prédominance et de triomphes assurés sur les gens
civilisés du sud-ouest.
Chaque fois qu'un mouvement des Arians hellènes les for-
çait de céder quelque part de leur ancien territoire, la défaite
se résolvait pour eux en une victoire fructueuse , car elle s'o-
pérait aux dépens dès colons de la riche Babylonie. C'est ainsi
que ces bandes de vaincus fugitifs , ensevelissant la honte de
leur déroute dans les ténèbres des pays situés vers le Caucase
et la Caspienne , frappaient le monde d'admiration à la vue des
faciles lauriers que recueillait leur fuite.
Les invasions sémitiques constituent donc des œuvres re-
prises à plusieurs fois. Le détail n'en importe pas ici. Il sufflt
de rappeler que la première émigration s'empara des États si-
tués dans la basse Chaldée. Une autre expédition, celle des
Joktanides, se prolongea jusqu'en Arabie (1). Une autre, d'au-
(1) Ewaïd, Geschîchte des Volkes Israël, t. I, p. 337. — L'arrivée des
Joktanides et la fondation de leurs principaux États dans l'Arabie mé-
ridionale sont antérieures à l'époque d'Abraham.
DES BACES HUMAINES. 267
très encore, peuplèrent de nouveaux maîtres les contrées ma-
ritimes de l'Asie supérieure. Le sang noir combattait souvent
avec succès, chez les plus mélangés de ces peuples, les ten-
dances sédentaires de l'espèce ; et non seulement des déplace-
ments très considérables avaient lieu dans les masses , mais
(luelquefois aussi des tribus peu nombreuses, cédant à des
considérations de toute nature , abandonnaient leurs résidences
pour gagner une autre patrie.
Les Sémites étaient déjà en pleine possession de tout l'uni-
vers chamite, où les chefs sociaux qui n'étaient pas directe-
ment vaincus subissaient pourtant leur influence , quand parut
au milieu de leurs établissements un peuple destiné à de gran-
des épreuves et à de grandes gloires : je veux parler du rameau
de la nation hébraïque, que j'ai déjà amené hors des monta-
gnes arméniennes, et qui, sous la conduite d'Abraham, et
bientôt avec le nom d'Israël, avait poursuivi sa marche jus-
qu'en Egypte pour revenir ensuite dans le pays de Chanaan.
Lorsque avec le père des patriarches la nation traversa ce pays,
il était peu peuplé. Quand Josué y reparut , le sol était large-
ment occupé et bien cultivé par de nombreux Sémites (1).
La naissance d'Abraham est fixée par l'exégèse à l'an 2017,
postérieurement aux premières attaques des nations helléniques
contre les peuples des montagnes, par conséquent non loin
de l'époque des victoires de ces derniers sur les Chamites , et
de l'élévation de la nouvelle dynastie assyrienne. Abraham
appartenait à une nation d'où les Joktanides étaient déjà issus,
et dont les branches , restées dans la mère patrie, y formèrent ,
plus tard, différents États sous les noms de Péleg, de Réhou,
de SaroudJ, de Nachor et autres (2). Le fils de Tharé devint
lui-même le fondateur vénéré de plusieurs peuples , dont les
plus célèbres ont été les enfants de Jacob , puis les Arabes
(\) Movers, das Phœnizische Allerlhum, t. II, l'* partie, p. 63-70. —
Entre Abraham et Moïse, la PalesUne avait été le tliécàfre de mouve-
ments de populaUon considérables. D'ailleurs de nombreuses nations
abrahamides, non Israélites, s'y étaient établies, telles que les enfants
de Cétura , les fils d'Ismacl , ceux d'Esaii , ceux de Loth , etc.
(2) Ewakl , G. d. V. Israël, t. I, p. 338.
268 DE l'inégalité
occidentaux , qui , sous le nom d'Ismaélites , partageant avec
ies Joktanides hébreux et les Chamites kuschites la domination
de la péninsule , agirent , dans la suite , avec le plus de force
sur les destinées an monde , soit lorsqu'ils donnèrent de nou-
velles dynasties aux Assyriens, soit lorsque, avec Mahomet,
ils dirigèrent la dernière renaissance de la race sémitique.
Avant de suivre plus avant les destinées ethniques du peu-
ple d'Israël , et maintenant que j'ai trouvé dans la date de la
naissance de son patriarche un point chronologique assuré qui
peut servir à fixer la pensée , j'épuiserai ce qui me reste à dire
sur les autres nations chamo-sémites les plus apparentes.
Il ne faut pas perdre de vue que le nombre des États indé-
pendants compris dans la société d'alors était innombrable.
Toutefois, je ne puis parler que de ceux qui ont laissé les tra-
ces les plus profondes de leur existence et de leurs actes. Atta-
chons-nous d'abord aux Phéniciens.
CHAPITRE III.
Les' Chananéens maritimes.
Au temps d'Abraham , la civilisation chamite était dans tout
l'éclat de son perfectionnement et de ses vices (1). Un de ses
territoires ies plus remarquables était la Palestine (2), où les
villes de Chanaan florissaient, grâce à leur commerce alimenté
par des colonies innombrables déjà. Ce qui pouvait manquer,
en population, à toutes ces villes était amplement compensé
par cette circonstance heureuse , que nul concurrent ne leur
disputait encore les immenses profits de leurs manufactures
(i) Ewald, G. d. V. Israël, t. I, \^. 2G2.
(2) Même ouvrage, p. 278.
DES KAGES HUMAINES. 269
d'étoffes, de leurs teintureries, de leur navigation et de leur
transit (1).
Toutes les sources de richesses que je viens d'énumérer res-
taient concentrées entre les mains de leurs créateurs. Mais ,
comme pour prouver combien c'est une faible marque de la
force vitale des nations qu'un commerce productif, les Phéni-
ciens, déchus de l'antique énergie qui les avait amenés jadis
des bords de la mer Persique aux rives de la Méditerranée ,
n'avaient conservé aucune indépendance politique réelle (2).
Ils se gouvernaient , le plus souvent , il est vrai , par leurs pro-
pres lois et dans leurs formes aristocratiques anciennes. Mais,
en fait, la puissance assyrienne avait annulé leur indépendance.
Ils recevaient et respectaient les ordres venus des contrées de
l'Euphrate (3) . Lorsque , dans quelques mouvements intérieurs,
ils essayaient de secouer ce joug, leur unique ressource était
de se tourner vers l'Egypte et de substituer l'influence de iMem-
phis à celle de Ninive. De véritable isonomie, il n'en était plus
question.
Outre la prépondérance des deux grands empires entre les-
quels les villes chananéennes se trouvaient resserrées , un mo-
tif d'une autre nature forçait les Phéniciens aux plus constants
ménagements envers ces puissants voisins. Les territoires de
(1) Je ne mentionne pas les ports de Gaza et d'Ascalon , parce qu'ils
ne furent fondés qu'après l'émigration de Crète, déterminée par les
conquêtes de l'Hellène Minos, i548 avant J.-C. Du reste, les Assyriens,
fidèles à leur système de s'affranchir du monopole phénicien, s'em-
parèrent très promptement de ces deux cités et leur donnèrent beau-
coup de puissance. (Ewald, ouvrage cité, t. I, p. 294 et 367; Gesénius,
Geschichte der hebraeischen Sprache, p. 14.)
(2) Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II-I, p. 298 et 378. La poli-
tique assyrienne faisait trembler les États cliananéens; quand il n'y
avait pas domination directe, l'influence restait énorme et, se mêlant
aux querelles des partis, appuyant le faible pour ruiner le fort, susci-
tait des querelles incessantes et rendait la paix encore plus redoutable
que la guerre. M. Movers décrit très bien le jeu de ces antiques com-
binaisons, et prouve que le but principal des hommes d'État d'Assy-
rie touchait aux questions commerciales.
(3) Movers , das Phœnizische A Ucrlhum, t. II-l , p. 259 et 271 , et pas-
sim.
270 DE l'inégalité
l'Assyrie et de l'Egypte , mais sui'tout de l'Assyrie , étaient les
grands débouchés du commerce de Sidon et de Tyr. A la vé-
rité, les Chananéens allaient, sur d'autres points encore, por-
ter les étoffes de pourpre , les verreries , les parfums et les
denrées de toute sorte, dont leurs magasins regorgeaient.
Mais quand la proue élevée de leurs navires noirs et longs
venait toucher la grève encore si jeune des côtes grecques ou
les rivages de l'Italie, de l'Afrique, de l'Espagne, l'équipage
ne faisait là que d'assez maigres proflts. La longue barque
était tirée à terre par les rameurs noirs, aux tuniques rouges,
courtes et serrées. Les populations aborigènes entouraient, la
convoitise et l'étonnement peints sur le visage , ces navigateurs
arrogants qui commençaient par disposer autour de leur na-
vire les groupes prudemment armés de leurs mercenaires sé-
mites; puis on étalait devant les rois et les chefs, accourus de
tous les points de la contrée , ce que contenaient les flancs du
vaisseau. Autant que possible, on cherchait à obtenir en
échange des métaux précieux. C'était ce qu'on demandait à
l'Espagne, riche en ce genre. Avec les Grecs, on traitait sur-
tout pour des troupeaux, pour des bois principalement, comme
en Afrique pour des esclaves. Quand l'occasion s'y prétait
et que le marchand se jugeait le plus fort , sans scrupule il se
jetait, avec son monde, sur les belles filles, vierges royales ou
servantes, sur les enfants, sur les jeunes garçons, sur les
hommes faits , et rapportait joyeusement dans les marchés de
sa patrie les fruits abondants de ce commerce sans foi qui,
dès la plus haute antiquité, a rendu célèbres l'avidité, la lâ-
cheté et la perfidie des Chamites et de leurs alliés. On com-
prend , de reste , quelle aversion dangereuse devaient inspirer
ces marchands sur les côtes , où ils ne s'étaient pas encore as-
suré , par des établissements fixes , la haute main et la domi-
nation absolue. En somme, ce qu'ils faisaient par tous ces
pays , c'était une exploitation des richesses locales. Donnant
peu pour obtenir ou extorquer, ou arracher, beaucoup , leurs
opérations se bornaient à un commerce de troc, et leurs
plus beaux produits, comme leurs plus précieuses denrées,
ne trouvaient pas là de placement. La grande importance de
DES BACES HUMAINES. 271
l'Occident ne consistait donc nullement pour eux dans ce qu'ils
y apportaient, mais bien dans ce qu'ils en tiraient, au meilleur
marché possible. Nos régions fournissaient la matière première,
que Tyr, Sidon , les autres cités chananéennes travaillaient, fa-
çonnaient ou faisaient valoir ailleurs, chez les Égyptiens et
dans les contrées mésopotamiques.
Ce n'était pas seulement en Europe et en Afrique que les
Phéniciens allaient chercher les éléments de leurs spéculations.
Par des relations très antiques avec les Arabes kouschites et
les enfants de Joktan , ils prenaient part au commerce des
parfums , des épices , de l'ivoire et de l'ébène , provenant de
l'Yémeu ou de lieux beaucoup plus éloignés , tels que la côte
orientale d'Afrique, de l'Inde, ou même de l'extrême Orient (t).
Pourtant n'ayant pas là , comme pour les produits de l'Europe,
un monopole absolu , leur attention restait fixée de préférence
sur les pays occidentaux, et c'était entre ces terres accaparées
et les deux grands centres de la civilisation contemporaine
qu'ils jouaient, dans toute sa plénitude, le rôle avantageux de
facteurs uniques.
Leur existence et leur prospérité se trouvaient ainsi liées
d'une manière étroite aux destinées de Ninive et de Thèbes.
Quand ces pays souffraient , aussitôt la consommation était en
baisse , et immédiatement le coup portait sur l'industrie et le
commerce chananéens. Si les rois de la Mésopotamie croyaient
avoir à se plaindre des États marchands de la Phénicie, ou
bien s'ils voulaient, dans une querelle, les amener à compo-
sition sans tirer l'épée, quelques mesures fiscales dirigées con-
tre l'introduction des denrées de l'Occident dans les pays as-
syriens ou dans les provinces égyptiennes nuisaient Jieaueoup
(1) Le Mahabharata ne connaît pas les noms de Babylone ni de la
Chaldée. Cependant il y avait eu, de tout temps, un grand commerce
entre les Arians hindous et le monde occidental, par rinlerniédiaire
des Phéniciens, soit avant, soit après que ceux-ci eurent quitté Tylos
et Aradus dans le golfe Persique. (Lassen, Indische Alterthumskunde,
1. 1, p. 858 et passim.) Je parlerai ailleurs des vases de porcelaine chi-
noise trouvés dans des tombeaux égyptiens des plus anciennes dy-
nasties.
^72 DE l'inégalité
plus aux patriciens de Tyr, les atteignaient plus profondément
et plus sensiblement dans leur existence et, par là, dans leur
tranquillité intérieure, que si l'on avait envoyé contre eux d'in-
nombrables armées de cavaliers et de chars. Voilà donc, dans
la plus lointaine antiquité, les Phéniciens, si flers de leur
activité mercantile, si dépravés, si abaissés parles vices un
peu ignobles, compagnons inséparables de ce genre de mérite,
réduits à ne posséder que l'ombre de l'indépendance et vivant
serviteurs humiliés de leurs puissants acheteurs.
Le gouvernement des villes de la côte avait jadis commencé
par être sévèrement théocratique. C'était l'usage de la race de
Cham. En effet, les premiers vainqueurs blancs s'étaient mon-
trés au milieu des populations noires avec l'appareil d'une
telle supériorité d'intelligence, de volonté et de force, que ces
niasses superstitieuses ne purent dépeindre mieux la sensation
d'admiration et d'épouvante qu'elles en éprouvèrent qu'en les
déclarant dieux. C'est par suite d'une idée toute semblable que
les peuples de l'Amérique, aux temps de la découverte, de-
mandaient aux Espagnols s'ils ne venaient pas du ciel, s'ils
n'étaient pas des dieux, et, malgré les réponses négatives dic-
tées aux conquérants par la foi chrétienne , leurs vaincus per-
sistaient à les soupçonner véhémentement de cacher leur qua-
lité. C'est de même encore que, de nos jours, les tribus de
l'Afrique orientale ne dépeignent pas autrement l'état dans le-
quel ils voient les Européens qu'en disant : Ce sont des dieux (1).
Les Chamites blancs , médiocrement retenus par les délica-
tesses de conscience des temps modernes, n'avaient vraisem-
blablement eu aucune peine à se résoudre aux adorations. Mais
lorsque le sang se mêla, et qu'à la race pure succédèrent par-
tout les mulâtres, le noir découvrit des traces nombreuses
d'humanité dans le maître que sa fille ou sa sœur avait mis au
monde. Le nouvel hybride , toutefois , était puissant et hautain.
(I) Les nègres donnent même ce titre aux Mahalaselys, tribu cafro,
qui paraît mériter cet honneur par la possession de vêlements d'étoffe
et de maisons pourvues d'escaliers. (Priciiard, Histoire naturelle de
l'homme, t. II, p. 21.)
DES RACES HUMAINES. 273
Il tenait aux anciens vainqueurs par sa généalogie, et si le
règne des divinités Unit, celui de leurs prêtres commença. Le
despotisme , pour changer de forme , n'en fut pas moins aveu-
glément vénéré. Les Chananéens conservaient dans leur his-
toire (1) l'exposé très complet de ce double état de choses. Ils
avaient été gouvernés par Melkart et Baal , et plus tard par les
pontifes de ces êtres surhumains (2).
Quand les Sémites amvèrent, la révolution fit un pas en
avant. Les Sémites étaient, au fond, plus proches parents des
dieux que les dynasties hiératiques des Chamites noirs. Ils
avaient quitté plus récemment la souche commune, et leur
sang, bien qu'assez altéré, l'était moins que celui des métis
dont ils venaient partager les richesses et soutenir l'existence
politique, chaque jour plus débile. Toutefois, les prêtres phé-
niciens ne seraient pas tombés d'accord de cette supériorité de
noblesse, et l'auraient-ils voulu qu'ils ne l'auraient pas pu, car
l'essence noire prédominait tellement dans leurs veines, qu'ils
avaient oublié le Dieu de leurs dieux et l'origine réelle de ces
derniers. Ils se considéraient, avec eux, comme autochto-
nes (3). C'est dire qu'ils avaient adopté les superstitions gros-
sières des ancêtres de leurs mères. Pour ces gens dégénérés ,
point de migration blanche de Tylos sur la côte méditerra-
(1) Les annales chamites paraissent avoir été conservées avec beau-
coup de soin par les intéressés. M. d'Ewald considère le xiv* chapitre
de la Genèse et d'autres fragments du même livre comme des em-
prunts faits à ces histoires. (Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I,
p. 71.) — A son avis, ces travaux des peuples chananéens auraient,
en outre, servi de base à la partie cosmogonique et généalogique de
la Genèse, rédigée par un lévite au temps de Salomon. (Ouvr. cité,
p. 87 et passim.)
(2) On verra, lorsqu'il s'agira des nations arianes, tous les motifs qui
existent d'assimiler les dieux d'Assyrie aux antiques héros blancs. Il
ne paraît pas douteux à M. Rawlinson que le dieu-poisson et la déesse
Derceto, représentés sur les sculptures de Khorsabad et de Bi-Sou-
toun , n'aient été les images des patriarches échappés au dernier dé-
luge.
(3) Movers, das Phœnizische Alterth., t. II-I, p. 15. — C'est là ce qui
porte M. Movers à combattre le témoignage d'Hérodote, et à soutenir
que les Phéniciens n'étaient pas des émigrants de Tylos.
274 DE L INEGALITE
néenne. Melkart et son peuple étaient sortis du limon sur le-
quel s'élevaient leurs demeures. Dans d'autres pays et dans
d'autres temps , les Hindous , les Grecs , les Italiens et d'autres
nations empruntèrent la même erreur aux mêmes sources.
Mais les faits vont à leurs conséquences, sans se soucier du
concours des opinions. Les Sémites ne purent, sans doute,
devenir des dieux puisqu'ils n'avaient pas le sang pur et que,
prépondérants, ils ne l'étaient pas assez pour agir sur les ima-
ginations au degré nécessaire à l'apothéose. Les Chamites noirs
surent également leur refuser l'entrée des sact:rdoces réservés
depuis tant de siècles aux mêmes familles. Alors les Sémites
humilièrent la théocratie et , plus haut qu'elle , placèrent le
gouvernement et le pouvoir du sabre. Après une lutte assez
vive , de sacerdotal , monarchique et absolu , le gouvernement
des villes phéniciennes devint aristocratique, républicain et
absolu, ne gardant ainsi de la triade de forces qu'il remplaçait
que la dernière.
Il ne détruisit pas complètement les deux autres , fidèle en
cela au rôle réformateur, modificateur, plutôt que révolution-
naire , imposé à ses actes par son origine , si voisine de celle
des Chamites noirs , et dès lors respectueuse pour le fond de
leurs œuvres. Parmi les grandeurs de son aristocratie, il fit
une place des plus honorables aux pontificats. II leur assigna
dans l'État le second rang, et continua à en laisser les hon-
neurs aux nobles familles chamites qui jusqu'alors les avaient
possédés. La royauté ne fut pas traitée si bien. Peut-être , d'ail-
leurs , les Chamites noirs eux-mêmes n'en avaient-ils jamais
que médiocrement déveloi)pé la puissance, comme on est
tenté de le croire pour les Etats assyriens.
Soit qu'on acceptât désormais, dans le gouvernement des
villes phéniciennes , un chef unique , ou bien , combinaison plus
fréquente , que la couronne dédoublée se partageât entre deux
rois intentionnellement choisis dans deux maisons rivales , l'au-
torité de ces chefs suprêmes devint entièrement limitée-, sur-
veillée, contrainte, et on ne leur accorda guère, avec pléni-
tude, que des prérogatives sans effet et des splendeurs sans
liberté. Il est permis de croire que les Sémites étendirent à
DES BACES HUMAINES. 275
toutes les contrées où ils dominèrent cette jalouse surveillance
de la puissance monarchique, et qu'à Ninive comme à Baby-
lone, les titulaires de l'empire ne furent, sous leur inspiration,
que les représentants sans initiative des prêtres et des nobles.
Telle fut l'organisation sortie de la fusion des Chamites noirs
de la Phénicie avec les Sémites. Les rois, autrement dit les
sulfètes , vivaient dans des palais somptueux. Rien ne semblait
ni trop beau ni trop bon pour rehausser la magnificence dont
les vrais maîtres de l'État se plaisaient à en orner la double
tête. Des multitudes d'esclaves des deux sexes , splendidement
vêtus , étaient aux ordres de ces mortels accablés sous l'étalage
des jouissances. Des eunuques par troupeaux gardaient l'entrée
de leurs jardins et de leurs gynécées. Des femmes de tous les
pays leur étaient amenées par les navires voyageurs. Ils man-
geaient dans l'or, ils se couronnaient de diamants et de perles,
d'améthystes, de rubis, de topazes, et la pourpre, si exaltée
par l'imagination antique , était la couleur respectueusement
réservée à tous leurs vêtements. En dehors de cette vie somp-
tueuse et des formes de vénération que la loi commandait d'y
ajouter, il n'y avait rien. Les suffètes donnaient leur avis sur
les affaires publiques comme les autres nobles, rien de plus;
ou s'ils allaient au delà, c'était par l'usage d'une influence
personnelle qui avait été disputée avant d'être subie ; car l'ac-
tion légale et régulière, et même la puissance executive, se con-
centraient entre les mains des ch<^fs des grandes maisons (1).
Pour ces derniers , collectivement , l'autorité n'avait pas de
bornes. Du moment qu'un accord conclu entre eux avait pris
le caractère impératif qui constitue la loi , tout devait plier de-
vant cette loi , dont les législateurs eux-mêmes étaient les pre-
mières victimes. Nulle part et jamais cette abstraction ne mé-
nageait les situations personnelles. Une rigueur inflexible en
introduisait les redoutables effets jusque dans l'intérieur des
familles , tyrannisait les rapports les plus intimes des époux ,
planait sur la tête du père , despote de ses enfants , mettait la
contrainte entre l'individu et sa conscience. Dans l'État tout
(i) Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II-I.
276 DE l'inégalité
entier, depuis le dernier uwtelot, le plus infime ouvrier, jus-
qu'au grand prêtre du Dieu le plus révéré, jusqu'au noble le
plus arrogant, la loi étendait le niveau terrible révélé par cette
courte sentence : Autant d'hommes, autant d'esclaves!
C'est ainsi que les Sémites, unis à la postérité de Cham,
avaient compris et pratiquaient la science du gouvernement.
J'insiste d'autant plus sur cette sévère conception, que nous
la verrons, avec le sang sémitique, pénétrer dans les consti-
tutions de presque tous les peuples de l'antiquité , et toucher
même aux temps modernes, où elle ne recule, provisoirement,
que devant les notions plus équitables et plus saines de la race
germanique.
N'oublions pas d'analyser les inspirations qui avaient présidé
à cette organisation rigoureuse. En ce qu'elles avaient de bru-
tal et d'odieux, leur source, évidemment, trempait dans la
nature noire, amie de l'absolu, facile à l'esclavage, s'attrou-
pant volontiers dans une idée abstraite , à qui elle ne demande
pas de se laisser comprendre, mais de se faire craindre et
obéir. Au contraire , dans les éléments d'une nature plus éle-
vée , qu'on ne peut y méconnaître , dans cet essai de pondéra-
tion entre la royauté , le sacerdoce et la noblesse armée , dans
cet amour de la règle et de la légalité , on retrouve les instincts
bien marqués que nous constaterons partout chez les peuples
de race blanche.
Les villes chananéennes attiraient à elles de nombreuses
troupes de Sémites, appartenant à tous les rameaux delà race,
et par conséquent différemment mélangées. Les hommes qui
arrivaient d'Assyrie apportaient , du mélange chamite particu-
lier auquel ils avaient touché , un sang tout autre que celui du
Sémite qui, venu de la basse Egypte ou du sud de l'Arabie,
avait été longtemps en contact avec le nègre à chevelure lai-
neuse. Le Chaldéen du nord, celui des montagnes de l'Armé-
nie (1), l'Hébreu, enfin, dans les alliages subis par sa race,
(1) L'homme venu du pays d'Arpaxad (Gen., 22). — Tous les peuples
sortis de Sem, à la première génération, sont dénommés dans l'ordre
de leur position géographique, en commençant par le sud et en finis-
sant par le nord-ouest: Elam, au delà du Tigre, près du golfe Persi-
DES BACES HUMAINES, 277
avait eu plus de participation à l'essence blanche. Cet autre,
qui descendait des régions voisines du Caucase, pouvait déjà,
directement ou indirectement, apporter dans ses veines un res-
souvenir de l'espèce jaune. Telles bandes sorties de la Phrygie
avaient pour mères des femmes grecques.
Autant de nouvelles émigrations , autant d'éléments ethni-
ques nouveaux qui venaient s'accoster dans les cités phénicien-
nes. Outre ces différents rapports de la famille sémitique , il
y avait encore des Chamites du pays, des Chamites fournis par
les grands États de l'est, et encore des Arabes cuschites et des
Égyptiens et des nègres purs. En somme, les deux familles
blanche et noire, et quelque peu même l'espèce jaune, se com-
binaient de mille manières différentes au milieu de Chanaan ,
s'y renouvelaient sans cesse et y abondaient constamment, de
manière à y former des variétés et des types jusque-là incon-
nus.
Un tel concours avait lieu parce que la Phénicie offrait de
l'occupation à tout ce monde. Les travaux de ses ports, de ses
fabriques, de ses caravanes, demandaient beaucoup de bras.
Tyr et Sidon , outre qu'elles étaient de grandes villes mariti-
mes et commerciales à la façon de Londres et de Hambourg^
étaient en même temps de grands centres industriels comme
Liverpool et Birmingham ; devenues les déversoirs des popula-
tions de l'Asie antérieure , elles les occupaient toutes et en re-
portaient le trop-plein sur le vaste cercle de leurs colonies.
Elles y envoyaient de la sorte , par des immigrations constan-
tes , des forces fraîches et un surcroît de leur propre vie. N'ad-
mirons pas trop cette activité prodigieuse. Tous ces avantages
d'une population sans cesse augmentée avaient leurs revers'
fâcheux : ils commencèrent par altérer la constitution politique
de façon à l'améliorer ; ils finirent par déterminer sa ruine to- <»
taie.
On a vu par quelles transformations ethniques le règne des
que; Assur, l'Assyrie, remontant le Tiprre, vers le nord; Arpaxad, l'Ar-
ménie, inclinant à l'ouest; Lud, la Lydie; Aram redescend vers le sud
avec le cours de l'Euphrate. (Ewald, Geschichte des Volkes Israël, 1. 1.),
16
278 DE l'inégalité
dieux avait pris fin , pour être remplacé par celui des prêtres,
qui , à leur tour, avaient cédé le pas à une organisation com-
pliquée et savante , destinée à donner accès dans la sphère du
pouvoir aux chefs et aux puissants des villes. A la suite de
cette réforme, la distinction des races était tombée dans le
néant. Il n'y avait plus eu que celle des familles. Devant la
mutabilité perpétuelle et rapide des éléments ethniques, cet
état aristocratique , dernier mot , terme extrême du sentiment
révolutionnaire chez les premiers arrivants sémites , se trouva
un jour ne plus suffire aux exigences des générations qui s'é-
levaient , et les idées démocratiques commencèrent à poindre.
Elles s'appuyèrent d'abord sur les rois. Ceux-ci prêtèrent
volontiers l'oreille à des principes dont la première application
devait être d'humilier les patriciats. Elles s'adressèrent ensuite
aux troupeaux d'ouvriers employés dans les manufactures, et
en firent le nerf de la faction qu'elles réunissaient. Comme
agents actifs des intrigues et des conspirations , on recruta lar-
gement dans une classe d'hommes particulière, troupe habituée
au luxe, touchant, au moins des yeux, aux grandes séductions
de la puissance, mais sans droits, sans autre considération que
celle de la faveur, méprisée surtout par les nobles , et dès lors
les favorisant peu ; j'entends les esclaves royaux , les eunuques
des palais, les favoris ou ceux qui tendaient à le devenir. Telle
fut la composition du parti qui poussa à la destruction de l'or-
dre aristocratique.
Les adversaires de ce parti possédaient bien des ressources
pour se défendre. Contre les désirs et les velléités des rois, ils
avaient l'impuissance légale , la dépendance de ces magistrats
sans autorité. Ils s'attachaient à en resserrer les nœuds. Aux
masses turbulentes des ouvriers et des matelots, ils présen-
taient les épées et les dards de cette multitude de troupes mer-
cenaires, surtout cariennes et philistines, qui formaient les
garnisons des villes et dont eux seuls exerçaient le comman-
dement. Enfin, aux ruses et aux menées des esclaves royaux,
ils opposaient une longue habitude des affaires , une méfiance
suffisamment aiguisée de la nature humaine , une sagesse pra-
tique bien supérieure aux roueries de leurs rivaux ; en un mot.
DES BAGES HUMAINES. 279
contre les intrigues des uns, la force brutale des autres, l'am-
bition ardente des plus grands, les convoitises grossières des
plus petits, ils pouvaient user de cette immense ressource
d'être les maîtres, arme qui ne se brise pas aisément dans le
poing des forts.
Certes ils auraient gardé leur empire comme le garderait
tonte aristocratie, à perpétuité, si la victoire n'avait pu résul-
ter que de l'énergie des assaillants; mais c'était de leur affai-
blissement qu'elle devait éclore. La défaite n'était à prévoir
que du mélange de leur sang.
La révolution ne triompha que lorsqu'il lui fut né des auxi-
liaires à l'intérieur des palais dont elle s'évertuait à briser les
portes.
Dans des États où le commerce donne la richesse et la ri-
chesse l'influence, les mésalliances, pour user d'un terme tech-
nique, sont toujours difficiles à éviter. Le matelot d'hier est
le riche armateur de demain, et ses filles pénètrent, à la ma-
nière de la pluie d'or, dans le sein des plus orgueilleuses famil-
les. Le sang des patriciens de la Phénicie était d'ailleurs si
mélangé déjà , qu'on avait certainement peu de soin de le ga-
rantir contre de séduisantes modifications. La polygamie, si
chère aux peuples noirs ou demi-noirs, rend aussi, sous ce
rapport, toutes les précautions inutiles. L'homogénéité avait
donc cessé d'exister parmi les races souveraines de la côte de
Chanaan, et la démocratie trouva moyen de faire parmi cei-
les-ci des prosélytes. Plus d'un noble commença à goûter des
doctrines mortelles à sa caste.
L'aristocratie , s'apercevant de cette plaie ouverte dans ses
flancs, se défendit au moyen de la déportation. Quand les sé-
ditions étaient sur le point d'éclater, ou quand une émeute
était vaincue , on saisissait les coupables ; le gouvernement les
embarquait de force avec des troupes cariennes , chargées de
les surveiller, et les envoyait soit en Libye , soit en Espagne ,
soit au delà des colonnes d'Hercule, dans des lieux si éloi-
gnés , qu'on a prétendu retrouver la trace de ces colonisations
jusqu'au Sénégal.
Les nobles apostats, mêlés à la tourbe, devaient, dans cet
^80 DE L INEGALITE
€xil éternel , former à leur tour le patriciat des nouvelles co-
lonies, et on n'a pas entendu dire que, malgré leur libéralisme,
ils aient jamais désobéi à ce dernier ordre delà mère patrie.
Un jour arriva pourtant où la noblesse dut succomber. On
connaît la date de cette défaite définitive; on sait la forme
<ju'elle revêtit ; on peut en désigner la cause déterminante. La
date, c'est l'an 829 avant J.-C. ; la forme, c'est l'émigration
aristocratique qui fonda Carthage (1)-, la cause déterminante
est indiquée par l'extrême mélange où en étaient arrivées les
populations sous l'action d'un élément nouveau qui, depuis un
siècle environ, fomentait d'une manière irrésistible l'anarchie
des éléments ethniques.
Les peuples hellènes avaient pris un développement consi-
dérable. Ils avaient commencé, de leur côté, à créer des co-
lonies, et ces ramifications de leur puissance, s'étendant sur la
côte de l'Asie Mineure , n'avaient pas tardé à envoyer en Cha-
naan de très nombreuses immigrations (2). Les nouveaux venus,
bien autrement intelligents et alertes que les Sémites , bien au-
trement vigoureux de corps et d'esprit, apportèrent un précieux
concours de forces à l'idée démocratique , et hâtèrent par leur
présence la maturité de la révolution. Sidon avait succombé la
première sous les efforts démagogiques, La populace victorieuse
avait chassé les nobles, qui étaient allés fonder à Aradus une
nouvelle cité , où le commerce et la prospérité s'étaient réfu-
giés, au détriment de l'ancienne ville, demeurée complètement
ruinée (3). Tyr eut bientôt un sort pareil.
Les patriciens , craignant à la fois les séditieux des fabriques,
ie bas peuple , les esclaves royaux et le roi ; avertis du destin
qui les menaçait par l'assassinat du plus grand d'entre eux, le
pontife de Melkart , et ne jugeant pas pouvoir maintenir da-
vantage leur autorité , ni sauver leur vie devant une génération
issue de mélanges trop multiples, prirent le parti de s'expa-
trier. La flotte leur appartenait, les navires étaient gardés par
(1) Movers, das Phœnizische AUerthum, t. Il, 1" parUe, p. 352 et
passim.
(2) Movers , t. II , I" partie , p. 369.
(3) Movers, loc. cit.
DES RACES HUMAINES. 281
leurs troupes. Ils se résignèrent, ils s'éloignèrent avec leurs
trésors , et surtout avec leur science gouvernementale et ad-
ministrative , leur longue et traditionnelle pratique du négoce,
et ils s'en allèrent porter leurs destins sur un point de la côte
d'Afrique qui tait face à la Sicile.
Ainsi s'accomplit un acte héroïque qu'on n'a guère revu de-
puis. A deux reprises pourtant, dans les temps modernes, il fut
question de le renouveler. Le sénat de Venise , dans la guerre
•de Cliiozza, délibéra s'il ne devait pas s'embarquer pour le
Péloponèse avec toute sa nation , et il n'y a pas de trop lon-
gues années qu'une éventualité semblable fut prévue et discu-
tée dans le parlement anglais.
Cartilage n'eut point d'enfance (1). Les maîtres qui la gou-
vernaient étaient sûrs d'avance de leur volonté. Ils avaient pour
but précis ce que la Tyr ancienne leur avait appris à estimer
et à poursuivre. Ils étaient entourés de populations presque
entièrement noires, et partant inférieures aux métis qui ve-
naient trôner au milieu d'elles. Ils n'éprouvèrent aucune peine
à se faire obéir. Leur gouvernement , remontant le cours des
siècles , reprit , en face des sujets , toute la dureté et l'inflexi-
bilité chamitiques; et comme la cité de Didon ne reçut jamais,
pour toute immigration blanche, que les nobles tyriens ou
chananéens , victimes , ainsi que ses fondateurs , des catastro-
phes démagogiques, elle appesantit son joug tant qu'il lui plut.
Jusqu'au moment de sa ruine , elle ne fit pas la moindre con-
cession à ses peuples. Lorsqu'ils osèrent en appeler aux armes,
elle sut les châtier sans faiblir jamais. C'est que son autorité
«tait fondée sur une ditférence ethnique qui n'eut pas le temps
de composer et de disparaître.
L'anarchie tyrienne était devenue complète après le départ
des nobles qui, seuls, avaient encore possédé une ombre de
l'ancienne valeur de la race, surtout de son homogénéité rela-
tive. Quand les rois et le bas peuple se trouvèrent seuls à agir,
la diversité des origines se jeta au travers de la place publique
pour empêcher toute réorganisation sérieuse. L'esprit chami-
(1) Movcis, t. [1, 1" partie, p. 367 et passim.
16.
282 DE LINÉGALITiî
tique , la multiplicité des branches sémitiques , la nature grec-
que, tout parla haut, lout parla fort. Il fut impossible de s'en
tendre, et l'on s'aperçut que, loin de prétendre à retrouver
jamais un système de gouvernement logique et fermement
dessiné, il faudrait s'estimer très heureux quand on pourrait
obtenir une paix temporaire au moyen de compromis passa-
gers. Après la fondation de Carthage , Tyr ne créa pas de co-
lonies nouvelles. Les anciennes, désertant sa cause, se ralliè-
rent, l'une après l'autre, à la cité patricienne, qui devint ainsi
leur capitale : rien de plus logique. Elles ne déplacèrent pas
leur obéissance : le sol métropolitain fut seul changé. La race
dominatrice resta la même , et si bien la même , que désormais
ce fut elie qui colonisa. A. la fln du viii^ siècle, elle posséda
des établissements en Sardaigne : elle-même n'avait pas encore
cent années d'existence. Cinquaute ans plus tard, elle s'empa-
rait des Baléares. Dans le vi* siècle, elle faisait réoccuper par
des colons libyens toutes les cités autrefois phéniciennes de
l'Occident, trop peu peuplées à sou gré (1). Or, dans les nou-
veaux venus , le sang noir dominait encore plus que sur la côte
de Chanaan, d'où étaient venus leurs prédécesseurs : aussi,
lorsque, peu de temps avant J.-C. , Strabon écrivait que la
plus grande partie de l'Espagne était au pouvoir des Phéni-
ciens, que trois cents villes du littoral de la Méditerranée,
pour le moins, n'avaient pas d'autres habitants, cela signifiait
que ces populations étaient formées d'une base noire assez
épaisse sur laquelle étaient venus se superposer, dans une pro-
portion moindre , des éléments tirés des races blanches et jau-
nes ramenées encore par des alluvions carthaginoises vers le
naturel mélanien.
Ce fut de son patriciat chamite que la patrie d'Annibal reçut
sa grande prépondérance sur tous les peuples plus noirs. Tyr,
privée de cette force et livrée à une complète incohérence de
race, s'enfonça dans l'anarchie à pas de géant.
Peu de temps après le départ de ses nobles, elle tomba, pour
toujours, dans la servitude étrangère, d'abord assyrienne,
(1) Mo vers , t. li , 2* partie , p. 629. ^
DES RACES HUMAINES. 283
puis persane, puis macédonienne. Elle ne fut plus à jamais
qu'une ville sujette. Pendant le petit nombre d'années qui lui
restèrent encore pour exercer son isonomie, soixante-dix-neuf
ans seulement après la fondation de Garthage , elle se rendit
célèbre par son esprit séditieux, ses révolutions constantes et
sanglantes. Les ouvriers de ses fabriques se portèrent, à plu-
sieurs reprises, à des violences inouïes, massacrant les riches,
s'emparant de leurs femmes et de leurs filles et s'établissant
en maîtres dans les demeures des victimes au milieu de riches-
ses usurpées (1). Bref, Tyr devint l'horreur de tout le Cha-
naan , dont elle avait été la gloire , et elle inspira à toutes les
contrées environnantes une haine et une indignation si fortes
et de si longue haleine, que, lorsque Alexandre vint mettre le
siège devant ses murailles, toutes les villes du voisinage s'em-
pressèrent de fournir des vaisseaux pour la réduire. Suivant
une tradition locale, on applaudit unanimement en Syrie, quand
le conquérant condamna les vaincus à être mis en croix. C'é-
tait le supplice légal des esclaves révoltés : les Tyriens n'étaient
pas autre chose.
Tel fut, en Phénicie, le résultat du mélange immodéré, dé-
sordonné des races, mélange trop compliqué pour avoir eu le
temps de devenir une fusion , et qui , n'arrivant qu'à juxtaposer
les instincts divers , les notions multiples , les antipathies des
types différents, favorisait, créait et éternisait des hostilités
mortelles.
Je ne puis m'erapêcher de traiter ici épisodiquement une
question curieuse , un vrai problème historique. C'est l'attitude
humble et soumise des colonies phéniciennes vis-à-vis de leurs
métropoles, Tyr d'abord, Carthage ensuite. L'obéissance et
le respect furent tels que , pendant une longue suite de siècles,
on ne cite pas un seul exemple de proclamation d'indépendance
dans ces colonies, qui cependant n'avaient pas toujours été
formées des meilleurs éléments.
On connaît leur mode de fondation. C'étaient d'abord de
simples campements temporaires, fortifiés sommairement pour
(I) Movcrs, t. II, 1« ijarlie, p. 360.
\
284 DE l'inégalité
défendre les navires contre les déprédations des indigènes.
Lorsque le lieu prenait de l'importance par la nature des
échanges, ou que les Chananéens trouvaient plus fructueux
d'exploiter eux-mêmes la contrée, le campement devenait bourg
ou ville. La politique de la métropole multipliait ces cités, en
prenant grand soin de les maintenir dans un état de petitesse
qui les empêchât de songer à aller seules. On pensait aussi
que les répandre sur une plus grande étendue de pays augmen-
tait le profit des spéculations. Rarement plusieurs émissions
d'émigrants furent dirigées vers un même point, et de là vient
que Cadix , au temps de sa plus grande splendeur et quand le
monde était plein du bruit de son opulence, n'avait pourtant
qu'une étendue des plus modestes et une population permanente
très restreinte (1).
Toutes ces bourgades étaient strictement isolées les unes des
autres. Une complète indépendance réciproque était le droit
inné qu'on leur apprenait à maintenir, avec une jalousie fort
agréable à l'esprit centralisateur de la capitale. Libres, elles
étaient sans force vis-à-vis de leurs gouvernants lointains, et,
ne pouvant se passer de protection, elles adhéraient avec fer-
veur à la puissante patrie d'où leur venait et qui leur conservait
l'existence. Une autre raison très forte de ce dévouement, c'est
que ces colonies fondées en vue du commerce n'avaient toutes
qu'un grand débouché , l'Asie , et on n'arrivait en Asie qu'en
passant par le Chanaan. Pour parvenir aux marchés de Baby-
lone et de Ninive, pour pénétrer en Egypte, il fallait l'aveu
des cités phéniciennes et les factoreries se trouvaient ainsi con-
traintes de confondre en une seule et même idée la soumission
politique et le désir de vendre. Se brouiller avec la mère pa-
trie , ce n'était autre que se fermer les portes du monde , et
voir bientôt richesses et profits passer à quelque bourgade ri-
vale plus soumise, et dès lors plus heureuse.
(1) strabon, livre III. — La ville de cette époque, avec une popula-
tion que le grand géographe ne pouvait comparer qu'à celle de Rome,
n'occupait encore que l'ile. Elle avait cependant été agrandie par Bal-
bus.
DES RACES HUMAINES. 285
L'histoire de Carthage montre bien toute la puissance de
"Cette nécessité. Malgré les haines qui semblaient devoir creuser
un abîme entre la métropole démagogique et sa fière colonie,
Carthage ne voulut pas rompre le lien d'une certaine dépen-
dance. Des rapports longs et bienveillants ne cessèrent d'exis-
'ter que lorsque Tyr ne compta plus comme entrepôt , et ce ne
fut qu'après sa ruine et quand les cités grecques se furent
substituées à son activité commerciale , que Carthage affecta la
suprématie. Elle rallia alors sous son empire les autres fonda-
tions, et devint chef déclaré du peuple chananéen, dont elle
avait conservé orgueilleusement le nom, jadis si glorieux. C'est
ainsi que ses populations s'appelèrent de tout temps Cha-
nani (I), bien que le sol de la Palestine ne leur ait jamais ap-
partenu (2). Ce que les Carthaginois ménageaient si fort dans
les Tyriens , avec lesquels ils n'avaient pu vivre , c'était moins
le foyer du culte national que le libre passage des marchandises
vers l'Asie. Voici maintenant un second fait qui redouble l'é-
vidence des déductions à tirer du premier.
Quand les rois perses se furent emparés de la Phénicie et de
i'Égypte , ils prétendirent considérer Carthage comme conquise
ipso facto et légitimement unie au sort de son ancienne capi-
tale. Ils envoyèrent donc des hérauts aux patriciens du lac
Tritonide pour leur donner certains ordres et leur faire cer-
taines défenses. Carthage alors était fort puissante ; elle avait
peu sujet de craindre les armées du grand roi , d'abord à cause
(1) Les Phéniciens donnaient à leur pays le nom de Chna ou terre
de Chanaan par excellence; mais cette prétention n'était pas reconnue
par les autres nations même de la famille, qui n'attribuaient pas d'ap-
pellation collective à l'ensemble des États de la côte syrienne (Movers,
X. II, 1" partie, p. 65). — Outre les Phéniciens, la race de Chanaan
compte de nombreux rameaux. Voici l'énumération qu'en donne la
Genèse , X , 15 : « Chanaan autem genuit Sidonem , primogenitum suum,
« Hethaium, 16, et Zebusœum et Amorrhœum, Gergcsieum, 17, He-
« vîeum et Aracaeum, Sinseum, 18, et Aradium, Samaraeum et Ama-
« thaeum... »
(2) Encore au temps de saint Augustin , le bas peuple de la Carthage
romaine se donnait le nom de Chanani. (Gesénius, Hebrseische Gram-
matik, p. 16.)
286 DE l'inégalité
de ses énormes ressources, puis parce qu'elle était bien loin du
centre de la monarchie persane. Pourtant elle obéit et s'humi-
lia. C'est qu'il falhit à tout prix conserver la bienveillance
d'une dynastie qui pouvait fermer à son gré les ports orien-
taux de la Méditerranée. Les Carthaginois , politiques positifs,
se déterminèrent, en cette occasion, par des motifs analogues
à ceux qui, aux xvii^ et xviii« siècles, portèrent plusieurs
nations européennes, désireuses de conserver leurs relations
avec le Japon et la Chine , à subir des humiliations assez dures
pour la conscience chrétienne. Devant une telle résignation de
la part de Carthage , et lorsqu'on en pèse les causes , on s'ex-
plique que les colonies phéniciennes aient toujours montré un
esprit bien éloigné de tonte velléité de révolte.
Du reste , on se tromperait fort si l'on croyait que ces colo-
nies se soient jamais préoccupées de la pensée de civiliser les
nations au milieu desquelles elles se fondaient (1). Animées
uniquement d'idées mercantiles, nous savons par Homère
quelle aversion elles inspiraient aux populations antiques de
l'Hellade. En Espagne et sur les côtes de la Gaule, elles ne
donnèrent pas une meilleure opinion d'elles. Là où les Chana-
néens se trouvaient en face de populations faibles, ils poussaient
la compression jusqu'à l'atrocité , et réduisaient à l'état de bê-
tes de somme les indigènes employés aux travaux des mines.
S'ils rencontraient plus de résistance, ils employaient plus
d'astuce. Mais le résultat était le même. Partout les popula-
tions locales n'étaient pour eux que des instruments dont ils
abusaient , ou des adversaires qu'ils exterminaient. L'hostilité
fut permanente entre les aborigènes de tous les pays et ces
marchands féroces. C'était encore là une raison qui forçait
les colonies, toujours isolées, faibles et mal avec leurs voisins,
de rester fidèles à la métropole , et ce fut aussi un grand levier
dans la main de Rome pour renverser la puissance carthagi-
(1) Rien de plus ridicule que le sens philanthropique attribué par
quelques modernes au mythe de l'Hercule tyrien. Le héros sémite et
ses compagnons se donnaient des torts et ne redressaient pas ceux
des autres.
DES BACES HUMAI^ES. 287
noise. La politique de la cité italienne , comparée à celle de sa
rivale, parut humaine et conquit par là des sympathies, et
finalement la victoire. Je ne veux pas ici adresser aux consuls
et aux préteurs un éloge peu mérité. Il y avait grand moyen
de se montrer cruel et oppressif en l'étant moins que la race
chananéenne. Cette nation de mulâtres, phénicienne ou car-
thaginoise, n'eut jamais la moindre idée de justice ni le moindre
'désir d'organiser, je ne dirai pas d'une manière équitable, seu-
lement tolérable, les peuples soumis à son empire. Elle resta
fidèle aux principes reçus par les Sémites de la descendance
de Nemrod, et puisés par celle-ci dans le sang des noirs.
L'histoire des colonies phéniciennes , si elle fait honneur à
l'habileté des organisateurs, doit, en somme, ce qu'elle eut
de particulièrement heureux pour les métropoles à des circons-
tances toutes particulières, et qui n'ont jamais pu se renouve-
ler depuis. Les colonies des Grecs furent moins fidèles; celles
des peuples modernes, également : c'est que les unes et les
autres avaient le monde ouvert, et n'étaient pas contraintes
de traverser la mère patrie pour parvenir à des marchés où
elles pussent débiter leurs productions.
Il ne me reste plus rien à dire sur la branche la plus vivace
de la famille chananéenne. Elle fournit, par ses mérites et ses
vices , la première certitude que l'histoire présente à l'ethnolo-
gie : l'élément noir y domina. De là, amour effréné des jouis-
sances matérielles, superstitions profondes, dispositions pour
les arts, immoralité, férocité.
Le type blanc s'y montra en force moindre. Son caractère
mâle tendit à s'effacer devant les éléments féminins qui l'ab-
sorbaient. Il apporta, dans ce vaste hymen, l'esprit utilitaire et
conquérant, le goût d'une organisation stable et cette tendance
naturelle à la régularité politique, qui dit son mot et joue
son rôle dans l'institution du despotisme légal , rôle contrarié
sans doute, cependant efficace. Pour achever le tableau, la su-
rabondance de types inconciliables, issus des proportions diver-
ses entre les mélanges, enfanta le désordre chronique, et amena
la paralysie sociale et cet état d'abaissement grégaire où cha-
que jour a dominé davantage la puissance de l'essence mêla-
I
288
DE l'inégalité
nienne. C'est dans cette situation que croupirent désormais les-
races formées par les alliages chananéens.
Retournons aux autres branches des familles ds Cluuu et
de Sem.
CHAPITRE IV.
Les Assyriens; les Hébreux; les Choréens.
Le sentiment unanime de l'antiquité n'a jamais cessé d'attri-
buer aux peuples de la région mésopotamique cette supériorité
marquée sur toutes les autres nations ressortant de Cham et
de Sem , dont j'ai déjà touché quelques mots. Les Phéniciens
étaient habiles; les Carthaginois le furent à leur tour. Les États
juifs, arabes, lydiens, phrygiens eurent leur éclat et leur
gloire. Rien de mieux : en somme , ces planètes n'étaient que
les satellites de la grande contrée où s'élaboraient leurs desti-
nées. L'Assyrie dominait tout , sans conteste.
D'où pouvait provenir une telle supériorité.' La philologie
va répondre strictement.
J'ai montré que le système des langues sémitiques était une
extension imparfaite de celui des langues noires. C'est là seule-
ment que se trouve l'idéal de ce mode d'idiome. Il est altéré
dans l'arabe, plus incomplet encore dans l'hébreu, et je ne me
suis pas avancé, dans la progression descendante, au delà de
l'araméen, où la décadence des principes constitutifs est plus
prononcée encore. On se trouve là comme un homme qui,
s'enfonçant dans un passage souterrain , perd la lumière à me-
sure qu'il avance. En continuant de marcher, on reverra la
clarté, mais ce sera par un autre côté de la caverne, et sa>
lueur sera dillërente.
DES BACES HUxMAINES. • 289
L'araniéen n'offre encore qu'une désertion négative de l'es-
prit méianien. Il ne dévoile pas des formes nettement étrangères
à ce système. En regardant un peu plus loin, géographiquement
parlant , se présente bientôt l'arménien ancien , et là , sans au-
cun doute, s'aperçoivent des nouveautés. On met la main sur
une originalité qui frappe. On la regarde , on l'étudié : c'est
l'élément indo-germanique. Il n'y a pas à en douter. Bien limité
encore, faible peut-être , toutefois vivant et imméconnaissable.
Je poursuis ma route. A côté des Arméniens sont les Mèdes.
J'écoute leur langue. Je constate encore et des sons et des for-
mes sémitiques. Les uns et les autres sont plus effacés que dans
l'arménien, et Tindo-germanique y occupe une plus grande
place (1). Aussitôt que j'entre sur les territoires placés au nord
de laMédie, je passe au zend. J'y trouve encore du sémitique,
cette fois à l'état tout à fait subordonné. Si, par un pas de
côté , je tombais vers le sud , le pehlvi , toujours indo-germani-
que, me ramènerait cependant vers une plus grande abondance
d'éléments empruntés à Sem. Je l'évite, je pousse toujours pins
avant dans le nord-est, et les premiers parages hindous m'of-
frent aussitôt le meilleur type connu des langues de l'espèce
blanche, en me présentant le sanscrit (2).
Je tire de ces faits cette conséquence , que plus je descends
au midi, plus je trouve d'alliage sémitique, et qu'à proportion
où je m'élève vers le nord, je rencontre les éléments blancs
dans un meilleur état de pureté ei avec une abondance incom-
parable. Or les États assyriens étaient, de toutes les fondations
(1) Un érudit d'une réputation aussi grande que méritée, M. de
Saulcy, a émis une théorie nouvelle au sujet du nicdique, dans lequel
il découvre des éléments appartenant aux langues turques. En adop-
tant cette très intéressante hypothèse, il deviendrait indispensable
sans doute d'ajouter une partie constitutive de plus au modique. Mais
les rapports existant aussi dans le sein de cet idiome, entre l'indo-
germanique et le sémitique, et que je signale, n'en seraient pas trou-
blés. (Voir F. de Saulcy, Recherches analytiques sur les inscriptions
cunéiformes du système médique, Paris, 18o0.)
(2) Klaproth, Asia polyglotta, p. 63; voir aussi , au sujet du médi-
que, Rœdiger et Pott, Kurdische Studien, dans la Zcitschrift fur die
Kunde des Morgenlandes , t. III, p. i2-i3.
EACES HliJIAINES. — T. I. 17
290
DE L INEGALITE
chamo-sémites les plus reculées dans cette direction. Ils étaient
sans cesse atteints par des immigrations, latentes ou déclarées,
descendues des montagnes du nord-est. C'est donc là qu'était
la cause de leur longue , de leur séculaire prépondérance.
Avec quelle rapidité les invasions se succédaient , on l'a vu.
La dynastie sémite-chaldéenne, qui avait mis fin à la domina-
tion exclusive des Chamites, vers l'an 2000, fut renversée,
deux cents ans après environ , par de nouvelles bandes sorties
des montagnes,
A celles-ci, l'histoire donne le nom de médiques. On aurait
lieu d'être un peu surpris de rencontrer des nations indo-ger-
maniques si avant dans le sud-ouest, à une époque encore bien
reculée , si , persistant dans l'ancienne classification , on préten-
dait tirer une rigoureuse ligne de démarcation entre les peuples
blancs, des différentes origines, et séparer nettement les Sé-
mites des nations dont les principales branches ont peuplé
l'Inde et plus tard l'Europe. Nous venons de voir que la vérité
philologique repousse cette méthode de classifications strictes.
Nous sommes complètement en droit d'admettre les Mèdes
comme fondateurs d'une très ancienne dynastie assyrienne , et
de considérer ces Mèdes , soit , avec Movers , comme des Sé-
mites-Chaldéens (1), soit, avec Ewald, coriime des peuples
arians ou indo-germains, suivant la face sous laquelle il nous
plaît le mieux d'envisager la question (2). Servant de transition
aux deux races , ils tiennent de l'une et de l'autre. Ce sont in-
différemment, à parler géographie, les derniers des Sémites
ou les premiers des Arians , comme on voudra.
Je ne doute pas que , sous le rapport des qualités qui tien-
nent à la race , ces Mèdes de première invasion ne fussent su-
périeurs aux Sémites plus mêlés aux noirs dont ils étaient les
parents. J'en veux pour témoignage leur religion , qui était le
magisme. Il faut l'induire du nom du second roi de leur dynas-
tie, Zaratuschtra (3). Non pas que je sois tenté de confondre
ce monarque avec le législateur religieux : celui-là vivait à une
(1) Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II, I" partie, p.
(2) Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 334.
(3) Lassen, Indische AUerthumskunde , 1. 1, p. 7o3.
DES BACES HUMAINES. 291
époque hciuiconp plus ancienne; mais l'apparition du nom de
ce prophèt;', porté par un souverain, est une garantie de l'exis-
tence de ses dogmes au milieu de la nation. Les IMèdes n'étaient
donc pas dégradés par les monstruosités des cultes chamitiques,
et, avec des notions religieuses plus saines, ils gardaient cer-
tainement plus de vigueur militaire et plus de facultés gouver-
nementales.
II n'était cependant pas possible que leur domination se main-
tînt indéfiniment. Les raisons qui leur imposaient une prompte
décadence sont de différent ordre.
La nation médique n'a jamais été très nombreuse , nous au-
rons occasion de le démontrer plus tard, et si , au viii« siècle
avant Jésus-Christ, elle a repris sur les États assyriens une
autorité perdue depuis l'an 2234 avant notre ère, c'est qu'alors
elle fut puissamment aidée par l'abâtardissement final des races
chamo-sémitiques , par l'absence complète de tout concurrent
à l'empire et par l'alliance de plusieurs nations arianes , qui ,
à l'époque de sa première invasion , n'avaient pas encore paru
dans les régions du sud-ouest qu'elles occupèrent plus tard,
entre autres les tribus persiques.
De sorte que les Mèdes formaient une sorte d'avant-garde
de la famille ariane. Ils n'étaient pas nombreux par eux-mêmes,
ils n'étaient pas appuyés par les autres peuples leurs parents ;
et non seulement ils ne l'étaient pas , parce que ceux-ci n'é-
taient pas encore descendus, à leurs côtés, vers les contrées
méridionales, mais parce que, d?ns ces époques reculées et
après le départ des Arians Hellènes, dont les migrations je-
taient constamment des essaims de Sémites sur le monde assy-
rien et chananéen , une civilisation imposante exerçait un im-
mense empire sur le gros des peuples arians zoroastriens , dans
les régions situées entre la Caspienne et l'Hindoukoh , et , plus
particulièrement , dans la Bactriane. Là régnait une populeuse
cité, Balk, la mère des villes, pour me servir de l'expression
emphatique employée par les traditions iraniennes lorsqu'elles
veulent peindre d'un même trait et la puissance et l'incroya-
ble antiquité de l'ancienne métropole du magisrae.
11 s'était formé sur ce point un centre de vie qui, concen*
I
292 DE l'inégalité
trant toute l'attention et toute la sympathie des nations zoroas-
triennes, les détournait d'entrer dans le courant assyrien. Ce
qui leur restait d'activité, en dehors de cette sphère, se repor-
tait d'ailleurs tout entier du côté de l'est, vers les régions de
l'Inde, vers les pays du Pendjab, où des relations étroites de
parenté, des souvenirs importants, d'anciennes habitudes, la
similitude de langage, et même des haines religieuses et l'es-
prit de controverse, qui en est la suite naturelle , reportaient
leur pensée.
Les Mèdes, dans leurs entreprises sur l'Asie antérieure, se
trouvaient ainsi réduits à la modicité de leurs seules ressour-
ces, situation d'autant plus faible que des compétiteurs ambi-
tieux , des bandes de Sémites descendant du nord , se succé-
daient sans cesse pour ébranler leur domination.
A égalité de nombre, ces Sémites ne les valaient pas. Mais
leurs flots épais, se multipliant, les astreignaient à des efforts
qui ne pouvaient pas être toujours heureux, et d'autant moins
que les mérites allaient, en définitive, s'égahsant, et même
quelque chose de plus , à mesure que les années passaient sur
les maîtres du trône.
Ceux-ci résidaient dans les villes d'Assyrie , soutenus , sans
doute , de loin par leur nation , cependant séparés d'elle et vi-
vant loin d'elle , perdus dans la foule chamo-sémitique. Leur
sang s'altéra, comme s'était altéré celui des Chamites blancs
€t celui des premiers Chaldéens. Les incursions sémitiques,
d'abord rembarrées avec vigueur, ne trouvèrent plus, un jour,
la même résistance. Ce jour-là, elles firent brèche et la domi-
nation médique fut si bien renversée que l'épée des vainqueurs
commanda même au gros du peuple , découragé et accablé par
les multitudes qui vinrent fondre sur lui.
Les États, assyriens avaient recommencé à décliner sous les
derniers souverains mèdes. Ils reprirent leur éclat , leur omni-
potence dans toute l'Asie antérieure , avec le nouvel apport de
sang frais et choisi qui vint , sinon relever leurs races natio-
nales , du moins les gouverner sans conteste. C'est , par cette
série incessante de régénérations que l'Assyrie se maintenait
toujours à la tête des contrées chamo-sémitiques.
i
DES RACES HUMAINES. 293
La nouvelle invasion donna naissance, pour le pays-roi, à
de grandes extensions territoriales (1),
Après avoir asservi le pays des Mèdes, les conquérants sé-
mites firent des invasions au nord et à l'est. Ils ravagèrent une
partie de la Bactriane et pénétrèrent jusqu'aux premiers con-
fins de l'Inde. La Phénicie , autrefois conquise , le fut de nou-
veau, et les idées, les notions, les sciences, les mœurs assy-
riennes se répandirent plus que jamais, et poussèrent plus avant
leurs racines. Les grandes entreprises, les grandes créations
se succédèrent rapidement. Tandis que de puissants monarques
babyloniens fondaient dans l'est, aux environs de la ville ac-
tuelle de Kandahar, cette cité de Kophen , dont les ruines ont
été retrouvées par le colonel Rawlinson (2) , 'IMabudj s'élevait
sur l'Euphrate, Damas et Gadara plus à l'ouest (3). Les civi-
lisateurs sémites passaient l'Halys, et organisaient sur la côte
de la Troade, dans les pays lydiens , des souverainetés qui, plus
tard indépendantes , se firent gloire à Jamais de leur avoir d<V
la naissance (4).
Il est inutile de suivre le mouvement de ces dynasties assy-
riennes , qui retinrent pendant tant de siècles le gouvernement
de l'Asie antérieure dans des mains régénératrices. Tant que
les contrées voisines de l'Arménie et adossées au Caucase four-
nirent des populations plus blanches que celles qui habitaient
les plaines méridionales, les forces des États assyriens se re-
nouvelèrent toujours à propos. Une dynastie d'Arabes Ismr.é-
(1) Lassen, Indische Alterthumskunde , t. I, p. 858 et pass. — Movers,.
das Phœnizische AUerthum , t. Il , \" partie, p. 272 et pass.
(2) Movers, das Phœnizische AUerthum, t. H, l'« partie, p. 2&'>.
(3) Damas fut possédé, quelque temps après Abraliam, par une émi-
gration de Sémites venus d'Arménie. Ewald, Geschichte des Volkes
Israël, t. I, p. 367. Plus tard, une autre invasion de la même prove-
nance renversa la dynastie nationale des Ben-Hadad, et la remplaça
par une famille qui porta le titre de Derketade, ibid., p. 274. — Dan»
les temps grecs et romains, les Damascènes, par une prétention qui se
rencontre rarement chez les peuples comme chez les individus, niaient
l'extrême antiquité de leur ville, et prétendaient pour elle à l'honneur
d'avoir été fondée par Abraham.
(4) Les Sandonides de Lydie se vantaient d'une origine assyrienne.
(Ewald, Geschichte des Vûlket Israël, t. I, p. 329.)
294 DE l'inégalité
lites interrompit seule (de 1520 à 1274 av. J.-C.) le cours de
la puissance chaldéenne. Une race dégénérée fut ainsi rempla-
cée par des Sémites du sud, moins corrompus que l'élément
chamitique, si prompt à pourrir tous les apports de sang noble
dans les pays raésopotamiques. Mais aussitôt que des Chal-
déens , plus purs que la famille ismaélite , se montrèrent de
nouveau, celle-ci descendit du trône pour le leur céder.
On le voit : dans les sphères élevées du pouvoir, là où s'é-
laborent les idées civilisatrices, il n'est plus question, il ne
doit plus jamais être tenu compte des Chamites noirs. Leurs
masses se sont tout à fait humiliées sous les couches succes-
sives de Sémites. Elles font nombre dans l'État , et ne jouent
plus de personnage actif. ^lais un rôle si humble en apparence
n'en est pas moins terrible et décisif. C'est le fond stagnant où
tous les conquérants viennent, après peu de générations, s'a-
battre et s'engloutir. D'abord, de ce terrain corrompu sur -le-
quel marchent triomphalement les vainqueurs, la boue ne leur
monte que jusqu'à la cheville. Bientôt les pieds enfoncent, et
l'immersion dépasse la tête. Pliysiologiquement comme mora-
lement, elle est complète. Au temps d'Agamemnon, ce qui
frappa le plus les Grecs dans les Assyriens venus au secours de
Priam, ce fut la couleur de Memnon, le fils de l'Aurore. A ces
peuples orientaux les rapsodes appliquaient sans hésitation le
nom significatif d'Éthiopiens (1).
Après la destruction de Troie , les mêmes motifs commer-
ciaux qui avaient engagé les Assyriens à favoriser l'établisse-
ment de villes maritimes dans le pays des Philislins et au nord
de l'Asie Mineure (2) , les portèrent également à pardonner
(l)Movers, t. II, l" partie, p. 277. Les Éthiopiens, AIOiwtïei;, des
Grecs, sont les enfants de Koucli. Ce sont des Arabes ^oS Ce mot
AlOtwTte; indique la couleur noire des visages, comme celui de «Poivixe;
indique la carnation cuivrée, rougeàtre, des Chananéens.
(2) Movcrs, t. II, !■■'' partie, p. 411. Cette alliance naturelle entre les
Assyriens et les Grecs, concurrents des Phéniciens, est très bien ca-
ractérisée par ce qui se passait à Chypre. Il y eut là, de bonne heure,
une double population : l'une sémitique, l'autre grecciue. Les Chy-
priotes grecs tenaient pour les Assyriens, les Sémites pour Tyr. (Mo-
vers, t. II , I"= partie, 387.)
DES BACES HUMAINES. 295
aux Grecs la destruction d'une ville , leur tributaire , et à pro-
téger rionie. Leur but était de mettre fin an monopole des
cités phéniciennes , et en conséquence , les Troyens une fois
tombés sans remède, leurs vainqueurs furent admis à les rem-
placer. Les Grecs asiatiques devinrent ainsi les facteurs pré-
férés du commerce de Ninive et de Babylone. C'est la première
preuve que nous ayons encore rencontrée de cette vérité si sou-
vent répétée par l'histoire, que, si l'identité de race crée entre
les peuples l'identité de destinée, elle ne détermiue nullement
l'identité d'intérêts, et par suite l'affection mutuelle.
Tant que les Phéniciens furent seuls à exploiter les régions
occidentales du monde , ils vendirent trop cher leurs denrées
aux Assyriens, qui n'eurent pas de cesse jusqu'à ce que, leur
ayant suscité des concurrents , d'abord dans les Troyens , puis
dans les Grecs , ils eussent réussi à obtenir à meilleur compte
les produits que réclamait leur consommation (l).
Ainsi , dans toute l'Asie antérieure on vivait sous la direc-
tion des Assyriens. Si l'on devait réussir, on réussissait par eux,
et tout ce qui essayait de sortir de leur ombre restait faible et
languissant. Encore cette indépendance funeste n'était-elle ja-
mais que relative , même chez les tribus nomades du désert.
Pas une nation , grande ou petite , qui n'éprouvât l'action des
populations et du pouvoir de la Mésopotamie. Cependant, parmi
celles qui s'en ressentaient le moins, les fils d'Israël semblent
se présenter en première ligne, ils se disaient jaloux de leur
individualité plus que toute autre tribu sémite. Ils desiraient
passer pour purs dans leur descendance. Ils affectaient de s'iso-
ler de tout ce qui les entourait. A ce titre seul , ils mériteraient
d'occuper dans ces pages une place réservée, si les grandes
idées que leur nom réveille ne la leur avaient pas assurée d'a-
vance.
Les fils d'Abraham ont changé plusieurs fois de nom. Ils ont
commencé par s'appeler Hébreux. Mais ce titre, qu'ils parta-
geaient avec tant d'autres peuples, était trop vaste, trop gé-
néral. Ils y substituèrent celui de fils d'Israël. Plus tard, Juda
(1) Movers, das Phœnizische Alterthum, t. II, 1" partie, p. 411.
I
296
INEGALITE
ayant dominé en éclat et en gloire tous les souvenirs de leurs
patriarclies, ils devinrent les Juifs. Enfin, après la prise de Jé-
rusalem par Titus, ce goût de l'archaïsme, cette passion des
origines, triste aveu de l'impuissance présente qui ne manque
jamais de saisir les peuples vieillards, sentiment naturel et
touchant, leur fît reprendre le nom d'Hébreux.
Cette nation, malgré ce qu'elle a pu prétendre, ne posséda
jamais, non plus que les Phéniciens, une civilisation qui lui
fût propre. Elle se borna à suivre les exemples venus de la Mé-
sopotamie, en les mélangeant de quelque peu de goût égyptien;
Les mœurs des Israélites, dans leur plus beau moment, au
temps de David et de Salomon (1) , furent tout à fait tyriennes,
et partant ninivites. On sait avec quelle peine et même quels
succès mélangés, les efforts de leurs prêtres tendirent cons-
tamment à les tenir loin des plus horribles abus de l'émana-
tisme oriental.
Si les fils d'Abraham avaient pu garder, après leur descente
des montagnes chaldéennes , la pureté relative de race qu'ils
apportaient avec eux , il n'y a pas de doute qu'ils eussent con-
servé et étendu cette prépondérance qu'avec le père de leurs
patriarches, on leur vit exercer sur les populations chananéen-
nes plus civilisées, plus riches, mais moins énergiques, parce
qu'elles étaient plus noires. Par malheur, en dépit de prescrip-
tions fondamentales, malgré les défenses successives de la loi,
malgré même les exemples terribles de réprobation que rappel-
lent les noms des Ismaélites, des Édomites, descendants il légi-
times et rejetés de la souche abrahamide, il s'en fallut de tout que
les Hébreux ne s'alliassent que dans leur parenté (2). Dès leurs
(1) Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 87.
(2) D'ailleurs la famille même du fils de Tharé ne se composait pas^
que de personnes issues de la même souche. Lorsqu'il forma alliance
avec le Seigneur et qu'il eut circoncis tous les mâles de sa maison,
ceux-ci devinrent tous Hébreux, bien que le texte dise expressément
qu'il y avait parmi eux des esclaves achetés à prix d'argent et des
étrangers (Gen., XVII, 27) : « Et omnes viri domus illius, tam verna-
« culi, quam emptitii et alienigenœ , pariter circumcisi sunt. » On
doit conclure aussi des paroles expresses du livre saint que la natio-
nalité Israélite résultait beaucoup moins de la descendance que du fait
DES BACES HUMAINES. 297
premiers temps, la politique les contraignit d'accepter l'alliance
de plusieurs nations réprouvées, de résider au milieu d'elles,
de mêler leurs tentes et leurs troupeaux aux troupeaux et aux
tentes de l'étranger, et les jeunes gens des deux familles se
rencontraient aux citernes. Les Kénaens, fraction d'Amalek,
et bien d'aulres furent fondus de la sorte, dans le peuple des
douze tribus (t). Puis les patriarches avaient été des premiers
à violer la loi. Les généalogies mosaïques nous enseignent bien
que Sara était la demi-sœur de son mari, et par conséquent
d'un sang pur (2). Mais si Jacob épousa Lia etRachel, ses
cousines, et en eut huit de ses fils, ses quatre autres enfants,
(jui ne sont pas moins comptés parmi les véritables pères d'Is-
raël, naquirent des deux servantes Bala et Zelpha (3). L'exem-
ple donné fut suivi par ses rejetons (4).
Dans les époques suivantes , on trouve d'autres alliances eth-
niques , et , quand on arrive à l'époque monarchique , il est
impossible de les énumérer, tant elles sont devenues communes.
Le royaume de David, s'étendant jusqu' à l'Euphrate, em-
brassait bien des populations diverses. Il ne pouvait même
de la circoncision. Voici les paroles expresses (Gen., XVII, 11) : « Et
« circumcidctis carnem prœputii vestri, ut sil in signum fœderis inter
« me et vos... » (12) a Omne masculinum in generalionihus vestris; tam
« vernaculus quam emptitius circumcidetur... » Et (XXXIV, 15) : « Sed
« in hoc valebimus fœderari, si volueritis esse similes nostri et cir-
1 cumcidatur in vobis omne masculini sexus. » (13) « Tune dabinius
« mutuo filias vestras ac nostras : et Iiaoitabimus vobiscum, erimus-
« que unus pojiulus. » D'après un tel système, il était impossible que
la pureté des races se maintînt, quels que fussent les efforts que
l'on pouvait faire d'ailleurs dans ce bat.
(1) Gen., 15, 1!>; Sam., 1, 15, (i; Ewiûd , Geschichte des Volkes Israël,
t. I,p. 2'JS et piissim.
(2) Gen., XX, 12 : « Alias autem et vere soror mea est, filia patris
mci; et non lilia matris meae, et duxi eam in uxorem.
(3) Gen., XXIX, 3-13.
(4) Je ne citerai, de tous les passages qui l'établissent, que celui qut
a rapport à la descendance de Joseph. C'était le fils favori d'Israël,
l'homme pur par excellence; il avait cependant épousé une Égyptienne.
— Gen., XLVI, 2J : « Natique sunt Joseph fliii in terra iEgypti, quos
« genuit ci Ascneth, filia Puliphare sacerdotis Heliopoleos : Manasses et
« Ephraïai. »
17.
298 DE l'inégalité
être question d'y maintenir la pureté ethnique. Le mélange
pénétra donc par tous les pores , dans les membres d'Israël.
Il est vrai que le principe resta; que plus tard Zorobabel
exerça des sévérités approuvées contre les hommes mariés
aux filles des nations. TMais l'intégrité du sang d'Abraham n'en
avait pas moins disparu, et les Juifs étaient aussi souillés de
l'alliage mélanien que les Chamites et les Sémites au milieu des-
quels ils vivaient. Ils avaient adopté leur langue (1). Ils avaient
pris leurs coutumes ; leurs annales étaient en partie celles de
leurs voisins, Philistins, Édomites, Amalécites, Amorrhéens.
Trop souvent , ils porteront l'imitation des mœurs jusqu'à l'a-
postasie religieuse (2). Hébreux et gentils étaient taillés, en
vérité, sur un seul et même modèle. Enfin , je donne ceci, tout
à la fois , comme une preuve et comme une conséquence : ni
au temps de Josué, ni sous David ou Salomon, ni quand les
Machabées régnèrent, les Juifs ne parvinrent à exercer sur les
peuples de leur entourage, sur tant de petites nations paren-
tes, pourtant si faibles, une supériorité quelque peu durable.
Ils furent comme les Ismaélites, comme les Philistins. Ils eu-
rent des jours, rien que quelques jours de puissance, et l'éga-
lité d'ailleurs fut complète avec leurs rivaux.
J'ai déjà expliqué pourquoi les Israélites, les lils d'Ismaël,
ceux d'Édom, et d'Amalek, composés des mêmes éléments
fondamentaux noirs, chamites et sémites, que les Phéniciens
et les Assyriens, sont constamment demeurés au plus bas de-
gré de la civilisation typique de la race, laissant aux peuples
de la Mésopotamie le rôle inspirateur et dirigeant. C'est que
les éléments d'origine blanche se renouvelaient périodiquement
«hez ces derniers, et jamais chez eux. Ils ne réussirent donc
point à faire des conquêtes stables , et , lorsqu'ils se trouvèrent
avoir le loisir et le goût de perfectionner leurs mœurs , ils ne
purent que tout emprunter à la culture assyrienne, sans lui
rendre jamais rien, la pratiquant un peu, j'imagine, comme
les provinciaux font des modes de Paris. Lesïyriens, tout grands
(1) Isaïe appelle l'iicbrcu, langue de Chanaan (30, 11, 13'.
(2) Ewald, t. I, p. 71.
DES KACES HUiMAINES. 299
marchands qu'ils étaient, n'étaient pas plus inspirés. Ils ne
comprenaient que d'une façon incomplète ce que leur ensei-
gnait Ninive. Salomon, à son tour, lorsqu'il voulait bâtir son
temple, faisant venir de Tyr architectes, sculpteurs et bro-
deurs, n'obtenait pas le dernier mot des talents de son époque.
11 est vraisemblable que, dans les magnificences qui ébloui-
rent si fort Jérusalem, l'œil d'un homme de goût venu de Ni-
nive n'aurait démêlé qu'une copie faite de seconde main des
belles choses qu'il avait contemplées en original dans les gran-
des métropoles mésopotamiques, où l'Occident, l'Orient, l'Inde
et la Chine même, au dire d'Isaïe (1), envoyaient, sans se las-
ser, tout ce qu'il y avait de plus accompli dans tous les genres.
Rien de plus simple. Les petits peuples dont je parle en ce
moment étaient des Sémites trop chamitisés pour jouer un
autre rôle que celui de satellites dans un système de culture
qui d'ailleurs, étant celui de leur race, leur convenait et n'a-
vait besoin pour leur sembler parfait que de subir des modi-
fications locales. Ce furent précisément ces modifications loca-
les qui , réduisant les splendeurs ninivites au degré voulu par
des nations obscures et pauvres, créait l'amoindrissement de
la civilisation. Transporté à Babylone , le Phénicien , l'Hébreu,
l'Arabe , s'y mettaient aisément de pair avec le reste des po-
pulations, sauf peut-être les Sémites du nord les plus récem-
ment arrivés, et devenaient habiles à secouer les liens que leur
imposait la médiocrité de leurs milieux nationaux ; mais c'était
là de l'imitation, rien de plus. En ces groupes fractionnaires
ne résidait pas l'excellence du type (2).
Je ne quitterai pas les Israélites sans avoir touché quelques
mots de certaines tribus qui vécurent longtemps parmi eux ,
dans les districts situés au nord du Jourdain. Cette population
mystérieuse paraît n'avoir été autre que les débris restés purs
de quelques-unes des familles mélaniennes , de ces noirs jadis
seuls maîtres de l'Asie antérieure avant la venue des Chamites
blancs. La description que les livres saints nous font de ces
(1) Isaie,XLIX, 12, Lassen, Indische Alterthumskunde , t. I, p. 837.
(2) Movers, das Phœnizïsche Aller Itium, t. II, 1" partie, p. 302.
I
300 DE l'inégalité
hommes misérables est précise, caractéristique, terrible par
l'idée de dégradation profonde qu'elle éveille.
Ils n'habitaient plus , au temps de Job , que dans le district
montagneux de Séir ou Édom, au sud du Jourdain. Abraham
les y avait déjà connus. Esaù , ce ne fut vraisemblablement pas
sa moindre faute, habita parmi eux {l),et, conséquence na-
turelle dans ces temps-là , il prit , au nombre de ses épouses ,
une de leurs femmes , OoUbama , fille d'Aua , fille de Sébéon ,
de sorte que les fils qu'il en eut, Jehus, Jbelon et Coré, se
trouvèrent liés très directement par leur mère à la race noire.
Les Septante appellent ces peuplades les Chorréens ; la Vul-
gâte les nomme moins justement Horréens, et il en est fait
mention en plusieurs endroits des Écritures (2). Ils vivaient au
milieu des rochers et se blottissaient dans des cavernes. Leur
nom même signifie troglodytes (3). Leurs tribus avaient des
communautés indépendantes. Toute l'année, errant au hasard^
ils allaient volant ce qu'ils trouvaient, assassinant quand ils
pouvaient. Leur taille était très élevée. Misérables à l'excès,
les voyageurs les redoutaient pour leur férocité. Mais toute
description pâlit en face des versets de Job , où M. d'Ewald (4)
(1) Gen. XXXVI, 8 : « Habitavitque Esau in monte Seir... »
(2) Tantôt la Vulgatc dit llorrxi (Gen., XXXVI, 20, 21 et 29), et tantôt
Horrhsei (Deuteron., II, 12).
(3) ^nn de "nn, trou, caverne.
(4) Ewald, Geschichte des Volkes Israël, t. I, p. 273.
Les Chorréens avaient occupé, à des époques plus anciennes, les
deux rives du Jourdain jusqu'à l'Euphrate vers le nord-est et au sud
jusqu'à la mer Rouge.
Il est d'ailleurs assez fréquemment question de ces peuplades noires
dans la Genèse, le Deutéronome et les Paralipomènes, partout, enfin',
où paraissent des aborigènes. Elles ne sont pas connues que sous un
seul nom. Appelées Ctiorréens dans la Genèse, le Deutéronome les
nomme aussi Emim fD'Qtî ou D'D'X^ dont le singulier est, nQX.
qui signifie terreur. Les Emim seraient donc les terreurs, les gens
dont l'aspect épouvante (Deutér., II, 10 et 11). On trouve encore une
tribu particulière, anciennement établie sur le territoire d'Ar, assigiré
depuis aux Ammonites. Ces derniers les nommaient les Zomzommim
( D'Q.TQ"?). Le texte décrit ainsi leur pays et eux-mêmes (Deutér.,.
II, 20): « Terra gigantuni reputata est et in ipsa olim liabitaverunt gi-
DES BACES HUMAINES. 301
reconnaît leur portrait. Voici le passage : « lisse moquent de
« moi, ceux-là même dont je n'aurais pas daigné mettre les
« pères avec les chiens de mon troupeau...
« De disette et de faim, ils se tenaient à l'écart, fuyant
0 dans les lieux arides, ténébreux, désolés et déserts.
« Ils coupaient des herbes sauvages auprès des arbrisseaux
« et la racine des genévriers pour se chauffer.
« Ils étaient chassés d'entre les autres hommes , et l'on criait
« après eux comme après un larron.
0 Ils habitaient dans les creux des torrents , dans les trous
« de la terre et des rochers.
« Ils faisaient du bruit entre les arbrisseaux , et ils s'attrou-
« paient entre les chardons.
« Ce sont des hommes de néant et sans nom qui ont été
« abaissés plus bas que la terre. » (Job, XXX, i, 3-8.)
Les noms de ces sauvages sont sémitiques, s'il faut absolu-
ment employer l'expression abusive consacrée; mais, à parler
d'une manière plus exacte, les langues noires en réclament la
propriété directe. Quant aux êtres qui portaient ces noms,
peut-on rien imaginer de plus dégradé? Ne croit-on pas lire,
dans les paroles du saint homme, une description exacte du
Boschisman et du Pélagien? En réalité, la parenté qui unissait
l'antique Chorréen à ces nègres abrutis est intime. On recon-
naît dans ces trois branches de l'espèce mélanienne, non pas
le type même des nègres, mais un degré d'avilissement auquel
cette branche de l'humanité peut seule tomber. Je veux bien
« gantes, quos Ammonitae vocant Zomzommim. 21. Populus magnus et
« multus cl piocerœ longitudinis, sicut Enacini, quos delevit Dominus
« a facie eorum... » Gesenius rapporte la racine de ce nom de peuple
au quadrilitére inusité : DID^ (murmuravit.fremuit). Enfin les Chor-
réens,lcs Émim, les Zomzommim, ces hommes de terreur et de bruit,
sont toujours comparés aux Enacim, les hommes aux longs cous, les
géants par excellence. Ces derniers, avant l'arrivée des Israélites, ha-
bitaient les environs d'Hébron. En partie exterminés, ce qui en sur-
vécut se réfugia dans les villes des Pliillstins, où on en rencontrait en-
core à une époque assez basse. Il n'est pas douteux que le célèbre
champion qui combattit contre le berger David , Goliath (dont le nom
signifie l'exilé, le réfugié), appartenait à cette famille proscrite.
I
502 DE l'inégalité
admettre que roppression exercée par les Chaniites sur ces
misérables êtres, comme celle desCafres sur les Ilotlentots et
des Malais sur les Pélagiens, puisse être considérée comme la
cause immédiate de leur avilissement. Qu'on en soit certain
cependant, une telle excuse, trouvée par la philanthropie mo-
derne à l'abrutissement et à ses opprobres, n'eut jamais besoin
d'être invoquée pour les populations de notre famille. Certes
les victimes n'y manquèrent pas plus que chez les noirs et
les jaunes. Les peuples vaincus, les peuples vexés, tyrannisés,
ruinés, s'y sont rencontrés et s'y rencontreront en foule. Mais,
tant qu'une goutte active du sang des blancs persiste dans une
nation, l'abaissement, quelquefois individuel, ne devient ja-
mais général. On citera, oui, l'on citera des multitudes rédui-
tes à une condition abjecte, et l'on dira que le malheur seul a
pu les y conduire. On verra ces misérables habiter les buissons,
dévorer tout crus des lézards et des serpents , vaguer nus sur
les grèves , perdre quelquefois la majeure partie des mots né-
cessaires pour former une langue, et les perdre avec la somme
des idées ou des besoins que ces mots représentaient, et le
missionnaire ne trouvera d'autre solution à ce triste problème
que les cruautés d'un vainqueur despotique et le manque de
nourritiu'e. C'est une erreur. Qu'on y regarde mieux. Les peu-
ples ravalés à cet infime niveau seront toujours des nègres et
des Finnois, et, sur aucune page de l'histoire, les plus mal-'
heureux des blancs ne verront leur souvenir 'aussi honteuse-
ment consacré. Ainsi les annales primitives ne peuvent nous
faire découvrir nos ancêtres blancs à l'état sauvage; au con-
traire , elles nous les montrent doués de l'aptitude et des élé-
ments civilisateurs , et voici de plus un nouveau principe qui
se pose, et dont l'enchaînement des siècles nous apportera en
foule d'incessantes démonstrations : jamais ces glorieux ancê-
tres n'ont pu être amenés par les malheurs les plus accablants
à ce point déshonorant d'où ils n'étaient pas venus. C'est là ,
ce me semble , une grande preuve de leur supériorité absolue
sur le reste de l'espèce humaine.
Les Chorréens cessèrent de résister et disparurent. Dépos-
sédés du peu qui leur restait par leurs parents, fils d'Ésaû,
DES EACES HUMAINES. 303
enfants d'.Oolibama, Édoniites (1), ils s'éteignirent devant la
civilisation, comme s'éteignent aujourd'liui les aborigènes de
l'Amérique septentrionale. Ils ne jouèrent aucun rôle politique.
Leurs expéditions ne furent que des brigandages. On sait par
l'histoire de Goliath qu'ils n'avaient plus d'autre rôle que de
servir les haines de leurs spoliateurs contre les Israélites.
Quant aux Juifs , ils restèrent fidèles à l'influence ninivite tant
que les Sémites la dirigèrent. Plus tard, lorsque le sceptre eut
passé dans les mains des Arians Zoroastriens , comme les rap-
ports de race n'existaient plus entre les dominateurs de la Mé-
sopotamie et les nations du sud-ouest, il put y avoir obéissance
politique : il n'y eut plus communion d'idées. Mais ces consi-
dérations seraient ici prématurées. Avant de descendre aux
époques où elles doivent trouver leur place , il me reste beau-
coup de faits à examiner, parmi lesquels ceux qui ont trait à
l'Egypte réclament immédiatement l'attention.
CHAPITRE V.
Les Égyptiens, les Éthiopiens.
Jusqu'à présent il n'a encore été question que d'une seule
civilisation , sortie du mélange de la race blanche des Chamites
et des Sémites avec les noirs, et que j'ai appelée assyrienne.
Elle acquit une influence non seulement longue , non seulement
durable, mais éternelle, et ce n'est pas trop que de la consi-
dérer, même de nos jours, comme beaucoup plus importante
par ses conséquences que toutes celles qui ont éclairé le monde,
sauf la dernière.
(1) Deuteron., II, i2 : € In Seir autem prius habitaverunt Horrhœi,
« quibus expulsis atque deletis, habitaverunt filii Esaii, sicut fecit
« Israël in terra possessionis suae, quam dédit illi Dominus. »
304 DE L'mÉGALITK
Toutefois, à l'idée de la suprématie de domination, il serait
inexact de joindre celle d'antériorité d'existence. Les plaines
de l'Asie inférieure n'ont pas vu fleurir des Etats réguliers
avant tout autre pays de la terre. Il sera question plus tard de
l'antiquité extrême des établissements hindous; pour le mo-
ment, je vais parler des gouvernements égyptiens, dont la
fondation est probablement à peu près synch ionique à celle
des pays ninivites. La première question à débattre, c'est
l'origine de la partie civilisatrice de la nation habitant la vallée
du Nil.
La physiologie interrogée répond avec une précision très
satisfaisante : les statues et les peintures les plus anciennes
accusent d'une manière irréfragable la présence du type
blanc (1). On a souvent cité avec raison, pour la beauté et la
noblesse des traits , la tête de la statue connue au Musée bri-
tannique sous le nom de Jeune Memnon (2). De même, dans
d'autres monuments figurés, dont la fondation remonte préci-
sément aux époques les plus lointaines, les prêtres, les rois,
les chefs militaires appartiennent , sinon à la race blanche par-
faitement pure, du moins à une variété qui ne s'en est pas
encore écartée beaucoup (3). Cependant, l'élargissement de la
face, la grandeur des oreilles, le relief des pommettes,.répais-
seur des lèvres sont autant de caractères fréquents dans les
représentations des hypogées et des temples, et qui, variés à
l'extrême et gradués de cent manières , ne permettent pas de
révoquer en doute l'infusion assez forte du sang des noirs des
(1) Wilkinson, Customs and manncrs of the ancient Egyptians , 1. 1,.
p. 3. — Cet auteur croit les Égyptiens d'origine asiatique. Il cite le pas-
sage de Pline (VI, 34) qui, d'après .Tuba, remarque que les riverains du
Nil, de Syéne à Méroé, étaient Arabes. Lepsius (Briefe aus Aigypien,
^thyopicn, etc.; Berlin, 1852) affirme le même fait pour toute la val-
lée du Niljusqu'àKliartoum, peut-être même pour les populations plus
méridionales encore, le long du Nil Bleu, p. 220.
(2) A. W. V. Schlegel, Vorrede zur Darstellung der JSgyptischen My-
thologie, von Prichard, iibers. von Z. Haymann (Bonn, 1837), p. xin.
(3) Lepsius (ouvrage cité, p. 220) dit que les peintures exécutées dans
les hypogées de l'ancien empire représentent les Égyptiennes avec la
couleur jaune. Sous la xvni' dynastie, elles sont rougeâtres.
DES GAGES HUMAINES. 305
deux variétés, à cheveux plats et crépus (1). Il n'y a rien à
opposer, en cette matière, au témoignage des constructions de
Médinet-Abou. Ainsi l'on peut admettre que la population
égyptienne avait à combiner les éléments que voici : des noirs
à cheveux plats , des nègres à tête laineuse , plus une immigra-
tion blanche, qui donnait la vie à tout ce mélange.
La difficulté est de décider à quel rameau de la famille noble
appartenait ce dernier terme de l'alliage. Blumenbach , citant
la tête d'un Rhamsès , le compare au type hindou. Cette obser-
vation, toute juste qu'elle est, ne saurait malheureusement
suffire à fonder un jugement arrêté , car l'extrême variété que
présentent les types égyptiens des différentes époques hésite
beaucoup, comme il est facile de le concevoir, entre les don-
nées mélaniennes et les traits des blancs. Partout, en effet,
même dans la tête attribuée à Rhamsès, des traits encore fort
beaux et très voisins du type blanc sont cependant assez al-
térés déjà , par les effets des mélanges , pour offrir un com-
mencement de dégradation qui déroute les idées et empêche
la conviction de se fixer. Outre cette raison décisive, on ne
doit jamais oublier non plus que les apparences physionomi-
ques ne fournissent souvent que des raisons bien imparfaites,
quand il s'agit de décider sur des nuances (2). Si donc la phy-
siologie suffit à nous apprendre que le sang des blancs coulait
dans les veines des Égyptiens , elle ne peut nous dire à quel
rameau était emprunté ce sang, s'il était chamite ou arian.
Elle fait assez pour nous, toutefois, en nous affirmant le fait
en gros et en renversant de fond en comble l'opinion de de
Guignes, d'après laquelle les ancêtres de Sésostris auraient
été une colonie chinoise, hypothèse écartée aujourd'hui de
toute discussion.
L'histoire, plus explicite que la physiologie, épouvante ce»
(1) Parmi les nations nègres représentées et nommées sur les monu-
ments, les Toreses, les Tareao, les Éthiopiens ou Kush, présentent un
type très prognathe et laineux. (Wilkinson, ouvrage cité, 't. I, p. 387-
388.)
(2) C'est une vérité qui a frappé M. Sciiallarik dans ses Slawùche
Alterthûmer (t. I, p. 24).
I
306 DE l'inégalité
pendant par l'éloignement excessif dans lequel elle semble
vouloir se reporter et cacher les' origines de la nation égyp-
tienne (1). Après tant de siècles de recherches et d'efforts, on
u'a pu réussir à s'entendre encore sur la chronologie des rois,
sur la composition des dynasties , et encore bien moins sur les
synchronismes qui unissent les faits arrivés dans la vallée du
Nil aux événements accomplis ailleurs. Ce coin des annales
humaines n'a jamais cessé d'être un des terrains les plus mou-
vants, les plus variables de la science, et à chaque instant une
découverte ou seulement une théorie le déplace. Il n'y a pas
à choisir ici entre les opinions brillantes de M. le chevalier
Bunsen et l'allure plus modeste de sir Gardiner Wilkinson. Je
me garderais de vouloir exclure les unes pour me confier uni-
quement à l'autre. Il se peut que la publication de la dernière
partie, encore inconnue, de Y^Egyptens Stelle in der fVelt
G.eschichte , élève les assertions du savant diplomate prussien
à la hauteur d'une démonstration irréfragable. En attendant
ce grand résultat, et malgré la tendance que je pourrais avoir
à adopter avec empressement une doctrine qui se relie si bien
aux opinions de ce livre, le plus prudent est, sans nul doute,
de s'en tenir, pour le principal , à la manière de voir de l'au-
teur anglais.
Suivant ce dernier, il faudrait placer le moment le plus écla-
tant de la civilisation, des arts et de la puissance militaire de
rÉgypte, à l'époque strictement historique entre le règne
d'Osirtasen, roi de la 18« dynastie, et celui du Diospolite de
la 19*, Rhamsès III , le Mi-A-Moun des monuments, c'est-à-
dire entre l'année 1740 et l'année 1355 avant J.-C. (2). Toute-
(1) M. Lepsius, d'accord avec M. Bunsen, s'exprime ainsi au sujet de
la chronologie égyptienne : « Lorsqu'il s'agit des monuments, des sculp-
« tures et des inscriptions de la S« dynastie, nous sommes transportés
« à une époque de florissante civilisation qui a devancé l'ère chrétienne
« de quatre mille ans. On ne saurait trop se rappeler â soi-même et
« redire aux autres cette date jusqu'ici jugée si incroyahle. Plus la
« critique sera sollicitée sur ce point et obligée à des recherches de
« plus en plus sévères, mieux cela vaudra pour la question. » (Briefe
■aus ^gypten, etc. , p. 36.)
(3) Il s'agit ici de la période postérieure à l'expulsion des Hyksos, et
DES R4CES HUMAINES. 307
lois, cette splendeur n'était pas à son début. L'époque où fu-
rent construites les pyramides remonte plus haut , et c'est sur
ces mystérieux témoignages que M. Bunsen a surtout fait por-
ter ses essais de déchifFrement les plus ingénieux. Calculons,
avec la méthode d'explication la plus ordinairement appliquée
au récit d'Ératosthènes , que les pyramides situées au nord de
Memphis , généralement tenues pour les plus anciennes, ont
été construites vers l'an 2120 avant J.-C. par Suphis et son
frère Sensuphis. Ainsi, en 2120 avant .T.-C, l'Egypte aurait
présenté déjà un état de civilisation fort avancé et capable
d'entreprendre et de conduire à bonne fin les travaux les plus
étonnants accomplis jamais par la main de l'homme. L'émi-
gration blanche avait donc eu lieu avant cette époque , puis-
que chaque groupe de pyramides appartient à un âge différent,
et que chaque pyramide, en particulier, a dû coûter assez
d'efforts pour qu'une seule génération ne pût entreprendre la
construction de plusieurs (l).
Veut-on supposer qu'un rameau chamite se soit avancé jus-
que dans les régions du Nil , entre Syène et la mer, et y ait
fondé la civilisation égyptienne? Cette hypothèse se renverse
d'elle-même. Pourquoi ces Chamites, après avoir établi un
État considérable, auraient-ils rompu ensuite toute relation
avec les autres peuples de leur race , en se confinant loin de
la route suivie par ces derniers , par eux-mêmes , dans les mi-
grations vers l'Afrique, loin de la Méditerranée, loin du Delta,
pour inventer là, dans l'isolement , une civilisation tout égoïste ,
que l'on appelle le nouvel tmpire. L'âge des pyramides est plus reculé ,
comme on le verra ailleurs. M. Champollion-Figeac place à l'année
2200 avant J.-C. l'avènement de la 12« dynastie. (Egypte ancienne, Paris
i840.)
(i) Un roi, en montant sur le trône, commençait l'érection de la
pyramide qui devait un jour lui servir de tombe. Il la faisait de taille
médiocre, afin d'avoir le temps de l'achever. S'il survivait à la première
construction, il la couvrait d'un revêtement de pierre qui la faisait
croître en épaisseur et en hauteur. Ce travail achevé, il en entrepre-
nait un tout semblable, et continuait ainsi jusqu'à la fin de ses jours.
Lui mort, le revêtement commencé était seul achevé; mais le succes-
seur, se mettant à travailler pour son propre compte, n'en ajoutait pas
d'autres. (Lepsius, Briefe aus ^gypten, p. 42.)
308 DE L'iNÉGAlJLTK
hostile sur mille points à celle des Chamites noirs? Comment
;iuraient-ils adopté une langue si remarquablement différeuti;
des idiomes de leurs congénères? On ne voit pas à ces objec-
tions de réponse raisonnable. Les Égyptiens ne sont donc pas
des Chamites, et il faut se tourner d'un autre côté.
L'ancienne langue égyptienne se compose de trois parties.
L'une appartient aux langues noires. L'autre, provenant du
contact de ces langues noires avec l'idiome des Chamites et
des Sémites , produit ce mélange que Ton dénomme d'après la
seconde de ces races. Enfin se présente une troisième partie ,
très mystérieuse, très originale, sans doute, mais qui, sur
plusieurs points, paraît trahir des affinités arianes et une cer-
taine parenté avec le sanscrit (1). Ce fait important, s'il était
solidement établi , pourrait être considéré comme terminant
la discussion , et pouvant servir à tracer l'itinéraire des colons
blancs de l'Egypte , depuis le Pendjab jusqu'à l'embouchure
de rindus, et de là dans la vallée supérieure du Nil. Malheu-
reusement , bien qu'indiqué , il n'est pas clair et ne peut servir
que d'indice (2). Cependant il n'est pas impossible de lui trou-
ver des étais.
On a considéré longtemps les contrées basses de l'Egypte
comme ayant fait partie primitive du pays de Misr. C'était une
opinion erronée. Les lieux où la civilisation égyptienne établit
(1) M. le baron d'Eckslein ne convient pas de ce fait très fort et trop
affirmé par M. de Bohlen. Cependant il reconnaît, de la manière la
plus explicite, l'origine hindoue. Voici ses expressions mêmes : « Quoi-
« que le copte soit aux antipodes du sanscrit, mille raisons me sem-
« blent toutefois conspirer pour retrouver dans le bassin de l'Indus
« le siège de la primitive civilisation transportée dans la vallée du Nil. »
(Recherches historiques sur l'humanité primitive, p. 70.)
M. Wilkinson partage cet avis et considère les Égyptiens comme une
colonie hindoue (t. I, p. 3).
("2) Il ne faut pas perdre de vue que le copte ou langue démotique,
le seul secours que nous ayons pour traduire les inscriptions hiéro-
glyphiques, n'est qu'un dialecte, une dégcnération , une sorte de mu-
tilation de la langue sacrée, et il faudrait savoir si les traces sanscri-
tes ne sont pas plus abondantes dans ce plus ancien idiome. — Voir
Brugsch , Zeitschrift der deutschen morgenlœndischen Gesellschaft, t.
III, p. 26e
DES BACES HUMAINES. 309
ses plus anciennes splendeurs , sont tout à fait au-dessus du
Delta. En dehors de la côte arabique, parce que le caractère
stérile du sol n'y permettait pas de vastes établissements, la
colonisation antique ne s'en écarte cependant pas trop et ne
cherche pas encore à gagner les rives de la Méditerranée.
<]'est que , probablement , elle ne voulait pas rompre toute re-
lation avec l'ancienne patrie. Malgré les sables , malgré les
rocs qui bordent le golle par où l'immigration avait pu se faire,
des ports de commerce existaient sur ces rivages, entre autres,
Philotéras (1), tous reliés au centre fertile où se mouvaient
principalement les populations, au moyen de stations établies
dans le désert, Wadi-Djasous, par exemple, dont on sait que
les puits furent réparés par Amounm-Gori (1686 avant J.-C,
suivant Wilkinson ; à une date plus ancienne , au dire de M. le
chevalier Bunsen), et lorsque les Égyptiens ne possédaient
rien du côté de la Palestine. Il y a même lieu de croire que les
mines d'émeraudes de Djebel-Zabara étaient déjà exploitées
avant cette époque. Dans les tombeaux des Pharaons de la
18» dynastie, le lapis-lazuli et d'autres pierres précieuses,
originaires de l'Inde , se rencontrent en abondance. Je ne parle
pas ici des vases de porcelaine, venus indubitablement de la
Chine, et découverts dans des hypogées dont la date de fon-
dation est inconnue. Cette dernière circonstance suffit, à elle
seule, pour donner le droit d'attribuer ces monuments et leur
contenu à une époque très reculée (2).
De ce que les Égyptiens étaient établis dans le centre de la
vallée du Nil , je conclus qu'ils n'appartenaient pas aux nations
chamites et sémites, dont la route vers l'Afrique occidentale
était, au contraire, la rive méditerranéenne. De ce qu'ils por-
tent, dans toutes les représentations figurées, le caractère
évidemment caucasien, je conclus que la partie civilisatrice
de la nation avait une origine blanche. Des traces arianes qui
se trouvent dans leur langue, je conclus aussi, dès à présent,
leur identité primitive avec la famille sanscrite. A mesure que
(1) Wilkinson, t. 1, p. 223 et pass.
j(2) Ouvrage cité, t. I, p. 231.
310
DE L INEGALITE
du peuple d'Isis, de
nous allons avancer dans l'examen du peuple a isis, ae nom-
breux détails vont confirmer, l'un après l'autre , ces prémisses.
J'ai montré qu'aux époques historiques les plus lointaines ,
les Égyptiens n'avaient que peu ou point de rapports avec les
peuples chamites ou sémites et les contrées habitées par ces
peuples ; tandis qu'au contraire , ils paraissent avoir entretenu
des relations suivies avec les nations maritimes du sud-est.
Leur activité se tournait si naturellement de ce côté , les tran-
sactions qui en résultaient avaient un tel degré d'importance ,
qu'au temps de Salomon le commerce entre les deux pays dé-
passait , pour un seul voyage d'importation , la valeur de 80 mil-
lions de nos francs (1).
Tout en constatant l'origine sanscrite du noyau civilisateur
de la race , il ne faudrait pas nier que , dès une époque très
ancienne, cette race ne se soit fortement imprégnée du sang
des noirs et mêlée aussi à de nombreux essaims chamites et à
des fils de Sem. J'ai cité, sur ce point, l'autorité de Juba, qui
reconnaît aux riverains du Nil , de Syène à Méroé , une pro-
venance arabe (2). Malgré cette descendance multiple, les
Égyptiens se croyaient et se disaient autochtones. Ils l'étaient
en effet, en tant qu'héritiers, par le sang des aborigènes
raélaniens. Cependant, si l'on veut s'attacher à la partie la
plus noble de leur généalogie , on se refusera à partager leur
opinion , et , persistant à les considérer comme des immigrants ,
non pas tant du nord et de l'est que du sud-est, on relèvera
dans la constitution de leurs mœurs les traces très apparentes
de la filiation que l'ignorance leur faisait renier.
A la religion féroce des nations assyriennes les Égyptiens
opposaient les magnificences d'un culte, sinon plus idéal, au
moins plus humain, et qui, après avoir aboli au temps de
l'ancien empire, sous les premiers successeurs de Menés (3),
,(1) Wilkinson, 1. 1, p. 2:25 et pass.
(2) La Genèse trouve des Sémites parmi les fils de Mesraïm, fils de
Cham : « At vero Mesraïm genuit Ludim et Anamira et Laabim Nepti-
« tuïm et Plietrusim et Chasluim; de quibus egressi sunt Philistiim et
« Caphtorini (X, 13, 14). »
(3) M. de Bohlen a trouvé entre le fondateur de la royauté égyptienne
DES RACES HUMAIiVES. 311
l'usage nègre des massacres hiératiques, n'avait jamais osé
tenter de le faire renaître.
Les principes généraux de l'art religieux pratiqués à Thèbes
et à Memphis ne craignaient certainement pas de produire le
laid, mais ils ne cherchaient pas trop l'horrible, et bien que
l'image de Typhon et d'autres encore soient assez repoussan-
tes, la divinité égyptienne affectionne les formes grotssques
plutôt que les contorsions de la bête sauvage, ou les grimaces
du cannibale. Ces déviations de goût , mêlées à un véritable
caractère de grandeur et commandées évidemment par la
quantité noire infusée dans la race , étaient dominées par la
valeur spéciale de la partie blanche, qui, supérieure autant
qu'on en doit juger, d'après ce fait même , à l'affluent chamo-
sémite, se montrait plus douce, et forçait l'élément noir à
abonder dans le ridicule, en abandonnant l'atroce.
Il y aurait pourtant exagération à trop louer les populations
riveraines du Nil. Si, au point de vue de la moralité, on doit
féliciter une société d'être plus ridicule que méchante, à celui
de la force , il faut l'en plaindre. Les nations assyriennes eurent
le coupable malheur d'abâtardir leurs consciences aux pieds
des monstrueuses images d'Astarté, de Baal, de Melkart, de
ces idoles horribles trouvées dans le sol de la Sardaigne comme
sous le seuil des portes de Khorsabad; mais les gens de Thèbes
et de Memphis furent, de leur côté, assez ravalés, par leur
alliance avec la race aborigène, pour prostituer leur adoration
à ce qu'ont de plus humble et le règne végétal et la nature
animale. Ne parlons pas ici de la cobra di capello, dont le
culte symbolique, commun aux populations de l'Inde et de
l'Egypte , n'était peut-être qu'une importation de la mère pa-
trie (1). Laissons aussi en dehors les crocodiles et tout ce qui
et le législateur mythique de l'Inde, Manou, un grand rapport de noms.
(1) Schlegel, Préface à la Mythologie Égyptienne de Prichard, p. xv.
— Une différence avec les Hindous que M. de Sclilcgel trouve radicale,
c'est la circoncision. Les Hindous ne connaissaient pas cet usage pra-
tiqué en Egypte et dans lequel on voit, à tort, une coutume judaïque.
Comme le tatouage, c'est une idée originairement nègre et tout à fait
conforme aux notions de cette espèce. Le but hygiénique, par lequel
t
312 DE l'inégalité
peut se faire craindre , culte éternel de qui a du sang des noirs
dans les veines. L'infatuation pour des êtres inollensils , comme
le bouc, le chat, le scarabée; pour des légumes qui u'ollraient
rien que de très vulgaire dans leurs formes et dans leurs mé-
rites : voilà ce qui est particulier à l'Egypte, de sorte que l'in-
fluence nègre , tout en s'y montrant apprivoisée , ne s'y faisait
pas moins sentir que dans le Chanaan et sur les terres de
Ninive. L'absurde régnait seul; il n'en était que plus complet,
et l'action mélanienne , si naturellement puissante , ne différait
d'intensité et de forme qu'au gré de la valem- particulière à
l'influence blanche , qui la dirigeait encore en se laissant obs-
curcir par elle. De là les différences des deux nationalités as-i
syrienne et égyptienne.
Je ne confonds pas , tout à l'ait , le culte d'Apis , ni surtout
le respect profond dont la vache et le taureau étaient l'objet,
avec le culte des végétaux. L'adoration, en tant qu'hommage
rendu à la Divinité , est un témoignage de respect un peu ex-,
cessif , sans doute ; et ;quand on le donne à la chose créée , le
sentiment d'où naît cette erreur peut fort bien se rapporter à
la même source que les autres apothéoses condamnables (1).
Mais, au fond de la sympathie égyptienne pour la race bovine,;
il y a quelque chose d'étranger au pur et simple fétichisme.'
on cherchée la justifier ou à l'expliquer aujourd'iiui, me semble peu
admissible, soit que la circoncision ait lieu sur les hommes seulement
ou sur les hommes et les femmes sans distinction, comme on le voit
dans plusieurs tribus africaines. Je ne reconnais dans l'origine de cette
coutume que le désir de créer une marque distinctive, ou, peut-être
même, uniquement un simple dérivé du goût natif pour la mutilation,
que, suivant les temps et les lieux, les populations qui l'ont adopté
ont expliqué à leur guise. Chez les Ekkhilis, la circoncision se pratique
sur les adultes et d'une manière atroce. L'opérateur arrache la peau
du prépuce, en présence des parents et de la fiancée de la victime.
La moindre marque de douleur est considérée comme déshonorante.
Souvent le tétanos emporte le malade au bout de quelques jours.
(1) Le lecteur a déjà remarqué peut-être que les nations modernes
sont les seules qui aient su tracer une barrière exacte entre le respect
et l'adoration. Soit qu'il provienne de la crainte ou de l'amour, le
respect des peuples mélangés fortement de noir ou de jaune va facile-
jnent à l'extrême. Chez les uns, il crée la divinisation pure et simple;
-chez les autres, le culte superstitieux des ancêtres.
DES RACES HUMAINES. 313
On doit sans scrupule le rattacher aux antiques habitudes pas-
torales de la race blanche, et, comme à la vénération rendue
à la cobra di capello , lui assigner une origine hindoue. C'est
une folie dont la source n'est pas grossière.
Je ferais la même réserve pour d'autres similitudes très
frappantes, telles que le personnage de Typhon, l'amour du
lotus et, avant tout, la physionomie particulière de la cosmo-
gonie qui se rapproche tout à fait des idées brahmaniques. A
ta vérité, il est quelquefois dangereux d'ajouter une foi trop
explicite aux conclusions tirées de comparaisons semblables.
Les idées peuvent souvent voyager à demi mortes et venir se
régénérer sur un terrain propre à les faire réussir, après avoir
passé par bien des milieux. Ainsi se trouveraient déçues les
espérances que l'on aurait pu concevoir de leur présence à
deux points extrêmes, pour constater une identité de race
chez leurs possesseurs différents. Cette fois, cependant, il est
difficile de se tenir en méfiance. L'hypothèse la plus défavo-
rable à la communication directe entre les Hindous et les Égyp-
tiens serait de supposer que les notions théologiques des pre-
miers seraient passées du territoire sacré dans la Gédrosie , de
là chez les diverses tribus arabes , pour tomber enfin chez les
.seconds. Or, les Gédrosiens étaient de misérables barbares,
détritus immondes des tribus noires (1). Les Arabes s'adon-
naient entièrement aux notions des Chamites, et on ne trouve
pas trace , parmi eux , de celles dont il s'agit. Ces dernières
venaient donc directement de l'Inde , sans transmission inter-
médiaire. C'est un grand argument de plus en faveur de l'ori-
gine arianc du peuple des Pharaons.
Je ne considérerai pas tout à fait comme aussi concluante
une particularité qui, au premier aspect, frappe cependant
beaucoup. C'est l'existence, dans les deux pays, du régime
des castes. Cette institution semble porter en elle un tel cachet
d'originalité , qu'elle donne toutes les tentations possibles de
(1) A une époque assez basse, les Arians ont poussé jusque chez ces
peuplades. Us n'ont fait que passer et n'ont laissé aucune trace de leur
séjour. (Lasscn, Indisch. Alterth., t. I, p. 533.)
18
314 DE L'INÉOALITÉ
la considérer comme ne pouvant être que le résultat d'une
source unique, et de conclure de sa présence chez plusieurs
peuples à leur identité originelle. Mais, en y réfléchissant un
peu, on n'a pas de peine à se convaincre que l'organisation
généalogique des fonctions sociales n'est qu'une conséquence
directe de l'idée d'inégalité des races entre elles, et que par-
tout où il y a eu des vainqueurs et des vaincus, principalement
quand ces deux pôles de l'État ont été visiblement séparés par
des barrières physiologiques, le désir est né chez les forts de
conserver le pouvoir à leurs descendants, en les contraignant
de garder pur, autant que possible, ce même sang dont ils re-
gardaient les vertus comme l'unique cause de leur domination.
Presque tous les rameaux de la race blanche ont essayé, un
moment, l'ébauche de ce système exclusif, et s'ils ne l'ont pas
généralement poussé aussi loin que les gardiens des Védas et
les sectateurs d'Osiris, c'est que les populations au milieu des-
quelles ils se trouvaient leur étaient déjà parentes de trop près
quand ils se sont avisés de se rendre inaccessibles. Sous ce
rapport, toutes les sociétés blanches s'y sont prises trop tard;
les Égyptiens , comme les autres , et même les Brahmanes.
Leur prétention ne pouvait naître qu'après expérience faite
des inconvénients à éviter. Elle ne constituait , dès lors , qu'un
effort plus ou moins impuissant.
Ainsi , l'existence des castes ne suppose pas en elle-même
l'identité des peuples , puisqu'elle existe chez les Germains ,
chez les Étrusques , chez les Romains comme à Thèbes , tout
comme à Videha. Cependant on pourrait répondre que, si
l'idée séparatiste doit se produire partout où deux races iné-
gales sont en présence , il n'en est pas de même des applica-
tions variées qui en ont été faites , et on insistera sur cette
grande ressemblance dans les systèmes de l'Egypte et de l'Inde :
la contrainte perpétuelle des lignées au métier de leurs an-
cêtres. C'est là, en effet, le rapport. Il y a aussi la dissem-
blance, et la voici : en Egypte, pourvu qu'un fils remplît les
mêmes fonctions que son père , la loi était satisfaite ; la mère
pouvait sortir de toute descendance, sauf d'une famille de
bergers. Cette exception contre les gardiens de troupeaux
J
DES BACES HUMAINES. 315
corollaire forcé de cette autre qui leur fermait l'entrée des
sanctuaires, conflrme très bien la tolérance de la règle. Da
reste, les exemples abondent. Des rois épousent des négres-
ses, témoin Aménoph P'. Des rois sont mulâtres comme
Aménoph II, et la société, fidèle à la lettre de l'institution,
ne paraît nullement avoir pris soin d'en observer, ni même
d'en comprendre l'esprit.
Enfin , voici deux preuves dernières, et ce sont certainement
les plus fortes.
Les annales égyptiennes donnent la date de l'institution des
castes et en font iionneur à un de leurs premiers rois , le troi-
sième de la 3^ dynastie , le Sésonchosis du scoliaste des Argo-
nautiques, le Sésostris d'Aristote.
Second argument : l'antiquité si haute à laquelle il faudrait
reporter l'époque où les émigrants arians quittèrent les bou-
ches de riudus pour se diriger vers l'ouest, rend inadmissible
l'origine sanscrite de la loi, attendu qu'alors elle n'existait cer-
tainement pas dans le pays même auquel se rattache, à son
sujet , une sorte de réputation classique.
Je viens de prouver que je ne cherche pas à renforcer mon
opinion d'un argument que je juge fragile. Maintenant j'ajou-
terai qu'en me prononçant contre toutes les conclusions direc-
tes à tirer de l'existence simultanée des castes dans l'Inde et
en Egypte , je ne prétends nulleiùent affirmer que certaines
inductions collatérales ne s'en puissent extraire , qui ne laissent
pas que de corroborer d'une manière fort utile le principe de
la communauté d'origine : telle est la vénération égale pour
les ministres du culte , leur longue domination et la dépen-
dance dans laquelle ils ont su retenir la caste militaire , même
quand celle-ci a porté la couronne, triomphe que le sacerdoce
chamite n'a pas su remporter, et qui fit également la gloire,
la force des civilisations de l'Indus et du Nil. C'est que la race
ariane est surtout religieuse. Il faut encore observer l'inter-
vention constante des prêtres dans les habitudes et les actes
les plus intimes du foyer domestique (1). En Egypte, ainsi que
(1) Schlegel, ouvragt cité, p. xxiv.
316 DE LIIVÉGALITÉ
dans l'Inde, on voit les hommes des temples réglementer
tout, jusqu'au choix des aliments, et établir, à ce sujet, une
discipline à peu près pareille. Bref, et bien que le nombre des^
castes ne corresponde pas , la hiérarchie en est assez semblable
sur les deux territoires (1). C'est là tout ce qu'il peut être
utile de remarquer sur des faits, en apparence secondaires ^
mais qui ont cet avantage de se laisser très bien rapprocher,
fragments séparés d'une primitive unité sinon d'institutions,
du moins d'instincts, en même temps que de sang.
I.es plus anciens monuments de la civilisation égyptienne se
trouvent dans les parties haute et moyenne du pays (2). Né-
gligeant le nord et le nord-est , les premières dynasties ont
laissé des traces d'une prédilection évidente pour la direction
contraire , et leurs communications avec l'Inde ont dû néces-
sairement multiplier leurs rapports avec les contrées situées
sur cette route, telles que la région des Arabes Kuschites, la
côte orientale de l'Afrique et, peut-être, quelques-unes des
grandes îles de l'Océan (3).
Cependant rien n'indique sur tous ces points , excepté la
presqu'île du Sinaï, une action régulièrement dominatrice, et
il n'en est pas de même si l'on se tourne vers le sud et vers
l'ouest africain (4). Là, les Egyptiens apparaissent comme des
maîtr.'s. Aussi le théâtre principal de l'ancienne civilisation,
égyptienne laisse-t-il le Nil descendre jusqu'à la mer sans s'é-
(1) Wilkinson, t. I, p. 237 et pass. Il n'y avait, en Egypte, de caste
réellement impure que la subdivision des porchers. Suivant Hérodote,
on comptait sept classes; suivant Diodore, trois ou cinq. Strabon en
nomme trois; Platon, dans le Timée, six, avec des subdivisions de
métiers, d'arts, etc.
(2) Une des capitales de l'ancien empire, c'est Thèbes, Tapou. Elle
fut fondée par Sesortesen I'', premier roi de la dynastie thébaine, la
12* de Manéthon, 2,300 ans av. J.-C. (Lepsius, Briefe aus jEr/yplen, p. 272.)
(3) Rosellini a trouvé le nom de Sesortesen (M. de Bunsen, Orsitasen
I" de Wilkinson), sur une stèle en Nubie, prés de Wadi-Halfa. Ce même
prince avait également envahi la presqu'île du Sinaï. (Bunsen, t. Il,
p. 307. Voir aussi Lepsius, Briefe aus A^gypten, etc., p. 336 et pass.)
— L'exploitation des mines de cuivre du Sinaï a commencé sous l'an-
cien empire. C'est alors qu'elle eut le plus d'importance.
(4) Movers, t. II, 1« partie, p. 301.
DES RACES HUMAIiXES. 317
tendre avec son cours inférieur; tandis qu'il le remonte au
delà de Méroé et le quitte même pour s'avancer clans la région
occidentale, sous les palmiers de l'oasis d'Ammon.
Les anciens se rendaient compte de cette situation lorsqu'ils
attribuaient la dénomination géograpl)i(|ue de Kousch (l),
tant à la haute Egypte et à une partie de l'Egypte moyenne
qu'à l'Abyssinie, à la Nubie et aux districts de TYémen habi-
tés par les descendants des Chamites noirs. Faute de s'être
placé à ce point de vue, on s'est beaucoup inquiété de la véri-
table valeur de ce nom , et trop souvent on s'est épuisé sur la
tâche impossii^le de lui créer une signification topographique
positive. Il en est de ce mot comme de tant d'autres, Inde,
Syrie, Ethiopie, Illyrie, appellations vagues qui ont sans cesse
varié suivant les temps et les mouvements de la politique. Le
mieux qu'on puisse faire , c'est de ne pas chercher à leur at-
tribuer une rectitude scientifique que leur bon usage ne com-
porte pas. Je ne ferai donc nul effort pour préciser les fron-
tières de ce pays de Kousch , en tant que l'Ethiopie est ainsi
désignée, et, considérant que, parmi les territoires qu'il em-
brasse, l'Egypte, incontestablement, prend le pas sur tous
les autres, et les rallie autour de ses provinces supérieures
dans une civilisation commune , je profiterai de ce que le mot
existe, pour faire observer qu'il pourrait être employé très
justement à dénommer et le foyer et les conquêtes de cette
antique culture, si exclusivement tournée vers le sud, et
étrangère aux rivages de la Méditerranée.
Les pyramides sont les restes imposants de cette gloire pri-
mitive. Elles furent construites par les premières dynasties
qui, s'étendant depuis Menés jusqu'à l'époque d'Abraham et
un peu au-dessous , se sont , jusqu'à présent , si bien prêtées
à la discussion et si peu à la certitude (2). Tout ce qu'il est
(1) Wilkinson , t. I, p. 4. Movers, t. II, 1" partie, 282. Ce nom s'appli-
quait aussi au Ncdj et à l'Ycincn. II s'étendait encore à la partie de
l'Asie la plus voisine. L'Écriture sainte fait de Nenirod un Kuschile.
(2) Parmi les |)yramides les plus anciennes, plusieurs sont construi-
tes en briques (;rues, ce qui les idciitilie presque avec les tumulus des
peuples blancs primitifs. (Wilkinson, t. 1, p. iiO.)
18.
I
318
TîE L INKGALITE
Utile d'en remarquer ici, c'est que là, comme en Ass}Tie, le
gouvernement commence par être exercé par les dieux , des
dieux passe aux prêtres, des prêtres tombe aux chefs mili-
taires (1). C'est l'idée nègre qui reparaît dans la même forme
et suscitée par des circonstances toutes semblables. Les dieux,
ce sont les blancs, les prêtres, les mulâtres de la caste hiéra-
tique. Les rois , ce sont les chefs armés , autorisés par la com-
munauté d'origine blanche à prétendre au partage de l'empire,
c'est-à-dire à s'emparer du gouvernement des corps en lais-
sant celui des âmes à leurs rivaux. On peut supposer que la
lutte fut longue et bien soutenue , que les pontifes ne se lais-
sèrent pas aisément arracher la couronne ni chasser du trône ,
cnr la royauté militaire eut tous les caractères , non d'une vic-
toire , mais d'un compromis. Le souverain pouvait appartenir
indifféremment à l'une ou à l'autre caste, celle des pontifes ou
celle des guerriers. C'est la concession. La restriction la suit :
si le souverain était de la seconde catégorie, il lui fallait, avant
que d'entrer en jouissance des droits royaux, se faire admettre
parmi les desservants des temples et s'instruire dans les scien-
ces du sanctuaire (2). Une fois devenu hiérophante de forme
et de fait, et seulement alors, le soldat heureux pouvait s'ap-
peler roi, et, pendant tout le reste de sa vie, témoignant d'un
respect sans bornes pour la religion et le sacerdoce, il devait,
dans sa conduite privée et ses habitudes les plus intimes , ne
s'écarter jamais des règles dont les prêtres étaient les auteurs
et les gardiens. Jusqu'au fond du retrait le plus particulier de
il'existence royale, les rivaux du maître avaient les yeux fixés.
îQuand il s'agissait d'affaires publiques , la dépendance était
plus étroite encore. Rien ne s'exécutait sans la participation de
l'hiérophante : membre du conseil souverain , sa voix avait le
.poids des oracles , et comme si tous ces liens de servitude eus-
'Sent paru trop faibles encore pour sauvegarder cette part si
'énorme de pouvoir, les rois savaient qu'après leur mort ils au-
raient à subir un jugement, non pas de la part de leurs peu-
(1) Les plus anciens noms, dans les ovales, sont précédés du titre de
prêtre au lieu d» celui de roi. (Wilkinson, t. I, p. 19.)
' (2) Wilkinson, t. I, p. 246.
DES BACES HUMAINES. 319
pies, mais de la part de leurs prêtres; et chez une nation qui
avait sur l'existence d'au delà du tombeau des idées si particu-
lières, on peut aisément s'imaginer quelle terreur entretenait
dans l'esprit du despote le plus audacieux l'idée d'un procès
qui, suscité à son cadavre impuissant, pouvait le priver du
bonheur le plus désirable au gré des idées nationales , une sé-
pulture magnifique et les derniers honneurs. Ces juges futurs
étaient donc constamment redoutables, et ce n'était pas trop
de prudence que de les ménager pendant toute la vie (1).
L'existence d'un roi d'Egypte, ainsi enchaînée, surveillée, ■
contrariée sur les points les plus importants comme dans les dé-
tails les plus futiles, aurait été intolérable, si quelque dédom-
magement ne lui avait été offert. Les droits religieux mis à part,
le monarque était tout-puissant, et ce que le respecta de plus,
ralQné lui était constamment offert par les peuples à genoux.
11 n'était pas Dieu, sans doute, et on ne l'adorait pas de son
vivant-, mais on le vénérait en tant qu'arbitre absolu de la vie
et de la mort, et aussi comme personnage sacré, car il était
pontife lui-même. A peine les plus grands de l'État étaient-ils
assez nobles pour le servir dans les plus humbles emplois.
C'était à ses fils que revenait l'honneur de courir derrière son
char, dans la poussière, en portant ses parasols.
Ces mœurs n'étaient pas sans rapport avec ce qui se passait,
.en Assyrie. Le caractère absolu du pouvoir, et l'abjection qu'il
imposait aux sujets, se rencontraient aussi très complètement
à Ninive. Pourtant l'esclavage des rois vis-à-vis des prêtres ne
paraît pas y avoir existé , et si l'on se tourne vers un autre
rameau des Sémo-Chamites noirs, si l'on regarde à Tyr, on y
trouve bien un roi esclave ; mais c'est une aristocratie qui le
domine, et le pontife de Melkart, apparaissant dans les rangs
des patriciens comme une force , n'y représente pas la force
unique ou dominante.
A considérer similitudes et dissemblances au point de vue
ethnique, les similitudes se montrent dans l'abaissement des
sujets et dans l'énormité du pouvoir. La prérogative exercée
(1) Wilkinson, t. I, p. 330.
320 DE L'INKGALITÉ
sur des êtres brutaux est complète en Egypte comme en As-
syrie, comme à Tyr. La raison en est que, dans tous les pays
où l'élément noir se trouva ou se trouve soumis au pouvoir des
blancs, l'autorité emprunte un caractère constant d'atrocité,
d'une part, à la nécessité de se faire obéir d'êtres inintelligents,
et, d'autre part, à l'idée même que ces êtres se font des droits
illimités de la puissance à leur soumission.
Pour les dissemblances, leur source est en ceci que le ra-
meau civilisateur de l'Egypte était supérieur en mérite aux
branches de Cham et de Sem. Dès lors, les Sanscrits Égyptiens
avaient pu apporter, dans le pays de leur citnquête, une or-
ganisation assez différente et certainement plus morale ; car
ce n'est pas un pointa controverser que, partout où le des-
potisme est le seul gouvernement possible, l'autorité sacerdo-
tale, même poussée à l'extrême, a toujours les résultats les plus
salutaires, parce que, du moins, est-elle toujours plus trempée-
d'intelligence.
Après les rois et les prêtres de l'Egypte, il ne faut pas ou-
blier les nobles, qui, pareils aux Kchattryas de l'Inde, avaient
seuls le droit de porter les armes et l'emploi de défendre le
pays. En supposant qu'ils s'en soient acquittés avec distinction,
ils paraissent avoir mis non moins d'énergie à opprimer leurs
inférieurs : je viens de l'indiquer tout à l'heure , et il n'est pas
mal à propos d'y revenir. Le bas peuple de l'Egypte était aussi
malheureux que possible , et son existence , à peine garantie
parles lois, se trouvait constamment exposée aux violences
des hautes classes. On le contraignait à un travail sans relâche;
l'agriculture dévorait et ses sueurs et sa santé; logé dans de
misérables cabanes, il y mourait de fatigue et de maladie sans
que personne s'en préoccupât, et des admirables moissons qu'il
produisait, des fruits merveilleux qu'il faisait croître, rien ne
lui appartenait. A peine lui en était-il accordé une part insuf-
fisante à sa nourriture. Tel est le témoignage porté sur l'état
des basses classes en Egypte par les écrivains de l'antiquité
grecque (1). A la vérité, on peut citer également , dans un senS;
(1) Hérodote, 11, 4T.
DBS RACES HUMAINES. 321
contraire, les lamentations des Israélites fatigués de manger
la manne du désert. Ces nomades regrettèrent alors les oignons
de la captivité. Mais aussi incrimine-t-on avec justice les mur-
mures de la nation coupable, comme provenant d'un excès
inconcevable de bassesse et d'abattement. Ceux qui proféraient
ces blasphèmes oubliaient qu'ils n'avaient quitté le pays de
Misr que pour fuir une oppression devenue exorbitante, qui
n'était, à peu de chose près, que le régime ordinaire du peu-
ple indigène. Mais celui-ci était impuissant à imiter les enfants
d'Israël dans leur Exode, et, né d'une race infiniment moins
noble, il sentait aussi beaucoup moins sa misère. La fuite des
Israélites, envisagée à ce point de vue, n'est pas un des moin-
dres exemples de la résolution avec laquelle le génie des peu-
ples alliés de près à la famille blanche sait éviter de descendre
jusqu'à un trop profond degré d'avilissement.
Ainsi le régime politique imposé à la population inférieure
était au moins aussi dur en Egypte que dans les pa\s ciiamites
et sémites, quant à l'intensité de l'esclavage et à la nullité des
droits des sujets. Pourtant, au fond il était moins sanguinaire,
parce que la religion, clémente et douce, ne réclamait pas
les homicides horreurs où se complaisaient les dieux de Cha-
naan, de Babylone et de Ninive (1). Sous ce rapport, le pay-
san, l'ouvrier, l'esclave égyptiens étaient moins à plaindre que
la tourbe asiatique; sous ce rapport seul, et si ces misérables
ne devaient pas craindre de tomber jamais sous le couteau
saint du sacrificateur, ils rampaient toute leur vie aux pieds
des hautes castes.
On les employait, eux aussi, comme des bêtes de somme,
pour exécuter ces gigantesques travaux que tous les siècles
admireront. C'étaient eux qui charriaient les blocs destinés à
l'érection des statues et des obélisques monolithes. C'était cette
population noire ou presque noire dont la foule mourait en
(i) Le sort des |)risonniers semble avoir été moins dur. M. Wiliiiiisni
l'affirme. On no les voit pas, comme sur les monuments ninivites, traî-
nés par les vain(|ueurs au moyen d'un anneau passé dans la lèvre
inférieure. Ils étaient vendus et devenaient esclaves. (Wilkinson, t. I,
p. 403 et passim.)
322
DE L INEGALITE
creusant les canaux , tandis que les castes plus blanches ima-
ginaient, ordonnaient et surveillaient l'ouvrage, et, lorsqu'il était
achevé, en recueillaient justement la gloire. Que l'humanité
gémisse d'un si terrible spectacle, c'est à propos; mais, après
un tribut suffisant d'indignation et de regrets, on apprécie les
terribles raisons qui forçaient les masses populaires de l'Egypte
et de l'Assyrie à s'accommoder patiemment d'un joug aussi
durement imposé : il y avait chez la plèbe de ces pays néces-
sité ethnique invincible de subir les caprices de tous les maî-
tres, à cette condition cependant que ces maîtres conserve-
raient le talisman qui leur assurait l'obéissance, c'est-à-dire,
assez du sang des blancs pour justifier leurs droits à la domi-
nation.
Cette condition fut certainement remplie dans les belles
périodes delà puissance égyptienne. Aux plus illustres moments
de l'empire d'Assyrie , les trônes de Babylone et de Ninive ne
voyaient pas défiler sous les yeux des rois de plus nobles pro-
fils que ceux dont on admire encore la majesté sur les sculp-
tures de Beni-Hassan (1).
Mais il est bien évident que cette pureté , d'ailleurs relative,
ne pouvait pas durer indéfiniment. Les castes n'étaient pas
organisées de manière à la conserver d'une manière suffisante.
Aussi n'est-il pas douteux que , si la civilisation égyptienne
n'avait eu d'autre raison d'exister que la seule influence du
type hindou auquel elle devait la vie, elle n'aurait pas eu la
longévité qu'on peut lui attribuer, et longtemps avant Rham-
sès III , qui termine l'ère de plus grande splendeur, longtemps
avant le xiii® siècle avant J.-C. , la décadence aurait com-
mencé.
Ce qui soutint cette civilisation, ce fut le sang de ses enne-
mis asiatiques, chamites et sémites, qui, à plusieurs reprises
et de différentes façons, vinrent quelque peu la régénérer.
Sans se prononcer d'une manière rigoureuse sur la nationalité
(1) Le type de l'Egypte était fixé sous la troisième dynastie, qui, sui-
vant M. Bunsen, commença quatre-vingt-dix ans après la première.
(Bunsen, jEgyptens Stelle in der Wellgeschichte , t. lll, p. 7.)
DES BACES HUMAINES. S23
des Hyksos, on ne peut douter qu'ils n'appartinssent à une
race alliée à l'espèce blanche (1). Au point de vue politique,
leur arrivée fut un malheur, mais un malheur qui rafraîchit
pourtant le sang national et en raviva l'essence. Les guerres
avec les peuples asiatiques, soutenu3S longtemps à égalité, bien
qu'il soit prudent de douter beaucoup de ces conquêtes éten-
dues jusqu'à la mer Caspienne, dont l'Asie n'offre de traces ni
dans son histoire ni dans ses monuments, ces guerres des
Sésostris, des Rhamsès et autres princes heureux, firent af-
fluer, dans les nomes de l'intérieur, les captifs de Chanaan,
d'Assyrie et d'Arabie, et leur sang, bien que mêlé lui-même,
tempéra quelque peu la sauvagerie du sang des noirs , que les
basses classes, et surtout le voisinage et le contact intime avec
les tribus abyssines et nubiennes , versaient incessamment dans
les veines de la nation.
Puis , il faut tenir compte de ce double courant chamite et
sémite qui, pendant tant de siècles, longea l'Egypte moyenne
et la pénétra. Ce fut par cette voie que les hordes à demi
blanches s'étendirent sur la côte occidentale de l'Afrique, et
la population qui s'y forma apporta plus tard à l'État des suc-
cesseurs de Menés une race mêlée, dans laquelle le sang hin-
dou n'existait pas , et qui tirait tout son mérite des mélanges
multipliés avec les groupes civilisateurs de l'Asie inférieure.
De ces alluvions successives de principes blancs naquirent
(1) Dans les hypogées de Beni-Hassan, on voit des peintures repré-
sentant des combats de gladiateurs d'une carnation très claire, avec
les yeux bleus, la barbe et les cheveux rougeâlres. M. Lepsius consi-
dère ces figures comme étant les images d'hommes de race sémitique,
probablement ancêtres des Hyksos (Lepsius, Reise in jEgypten, etc.,
p. 98.) — Avant de renverser l'ancien empire et de forcer [es dynasties
égyptiennes à chercher un refuge en Ethiopie, les Hyksos avaien*: com-
mencé par s'établir pacifiquement dans le pays, et très probablement
ils s'étaient mêlés à la population indigène. — Je remarciuerai , en pas-
sant, que, d'après le témoignage des monuments que je cite, les con-
trées de l'Asie antérieure possédaient, dans l'âge des Pharaons, certains
groupes de populations beaucoup plus blanches qu'aujourd'hui. Elles
ne faisaient, pour ainsi dire, que de descendre des montagnes du nord
et n'avaient encore contracté qu'un nombre limité d'alliances avec l'es-
pèce mélanienne.
324 DE l'inégalité
les nations qui défendirent la civilisation kouschite d'une dis-
parition trop prématurée, et en même temps, comme ces al-
luvions ne furent jamais fort riches, l'esprit égyptien put se
tenir toujours à distance des notions démocratiques finalement
triomphantes à Tyr et à Sidon, parce que sa populace ne s'é-
leva jamais à une telle amélioration de sang, qu'elle pût con-
cevoir la pensée ambitieuse et acquérir la faculté de devenir
l'égale de ses maîtres. Toutes les révolutions se passèrent entre
les castes supérieures. L'organisation hiératique et royale ne
se vit pas attaquée. Si quelquefois des dynasties mélaniennes,
comme celle dont ïirhakah fut le héros (1), parurent à la tête
du gouvernement d'un nome, leur triomphe fut court : ce ne
fut qu'une élévation profitable à certains chefs, élévation ré-
sultant des jeux fortuits de la politique, et qui n'inspira jamais
à ceux qu'elle glorifiait la tentation d'user de leur omnipotence
pour établir cette égalité de droits cherchée parles groupes,
en efTet à peu près égaux, qui se querellaient dans les rues et
sur les places des villes de la Phénicie. C'est ainsi que se pré-
cisent les causes de la stabilité égyptienne.
Cette stabilité devint de très bonne heure de la stagnation ,
parce que l'Egypte ne grandit réellement que tant que persista
la suprématie du rameau hindou qui l'avait fondée : ce que
les autres races blanches lui procurèrent de secours suffit pour
prolonger sa civilisation , et non pour la développer.
Néanmoins, même dans la décadence, et bien que l'art
égyptien des temps postérieurs à la 19^ dynastie, c'est-à-dire
à Ménéphthah (1480 avant J. -G.), ne présente plus qu'à de
lointains intervalles des monuments dignes de rivaliser par la
beauté de l'exécution, et jamais plus par le grandiose, avec
ceux des âges précédents (2), néanmoins, dis-je, l'Egypte
(1) Wilkinson, t. I, p. 140. — Les deux prédécesseurs de Tirhakah,
ÉUiiopiens comme lui, étaient Sabakoph et Shebek. Tirhakah, d'ail-
leurs, rendit hommage au génie égyptien en retournant, de lui-même,
en Étiiiopie (Lepsius,p. 275). Espèce de Mantchou, il n'avait jamais
régné, aussi bien que ses prédécesseurs de même sang, qu'à la façon
anUque du pays.
(2) Wilkinson, t. I, p. 22, 83 et passim, 163 et passim, 2Q6 et passim,
W. V. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 60.
DES RACES HUMAINES. 325
resta toujours tellement au-dessus des pays situés au sud et
au sud-ouest de son territoire, qu'elle ne cessa pas d'être pour
eux le foyer d'où émanait leur vie.
Cette prérogative civilisatrice fut loin cependant d'être abso-
lue, et, pour ne pas errer, il est nécessaire de remarquer que
la civilisation de l'Abyssinie provenait de deux sources. L'une,
sans doute, était bien égyptienne et se montra toujours la plus
abondante et la plus féconde; mais l'autre exerçait une action
qui vaut aussi la peine d'être signalée. Elle était due à une
émigration très antique de Chamites noirs d'abord, les Arabes
Cuschites , puis de Sémites , les Arabes Himyarites , qui pas-
sèrent, les uns et les autres, le détroit de Bab-el-Mandeb et
allèrent porter aux populations d'Afrique une part de ce qu'elles
possédaient elles-mêmes de culture assyrienne. A en juger
d'après la situation qu'occupaient sur la côte sud de l'Arabie
ces nations, et le commerce étendu auquel elles prenaient port
avec l'Inde, commerce qui paraît avoir déterminé sur leur
côte la fondation d'une ville sanscrite (1) , il est assez probable
que leurs propres idées devaient avoir reçu xme certaine teinte
ariane , proportionnée au mélange ethnique qui avait pu se
faire de la part de ces marchands avec la famille hindoue.
Quoi qu'il en soit, et en étendant autant que possible la somme
de leurs richesses civilisatrices, nous avons, dans l'exemple
des Phéniciens, la mesure du degic de développement auquel
atteignaient ces populations annexes de la race d'Assyrie,
mesure qui ne dépassait pas de beaucoup l'aptitude à com-
prendre et à accepter ce que les rameaux plus blancs , c'est-
à-dire, les nations de la Mésopotamie, avaient la puissance
exclusive de créer et de développer. Les Phéniciens , tout ha-
biles qu'ils fussent , ne s'élevaient pas au-dessus de cet hum-
ble rang , et quand on considère pourtant que leur sang fut
sans cesse renouvelé et amélioré par des émigrations au moins
à demi blanches , qui , bien certainement , faisaient défaut aux
Himyarites, en tant que le mélange de ceux-ci avec les Hin-
dous ne pût être ni bien intime ni bien fécond, on est amené
(1) Celte ville s'appelait Nagara. {Lassev, Indisch. Altertn., 1. 1, p. 748.)
RACES HUMAMES. — T. I. 19
326
DE L INEGALITE
à conclure que la civilisation des Arabes extrêmes, bien qu'as-
syrienne, n'était pas comparable en mérite et en éclat au reflet
dont jouissaient les cités chananéennes (1).
Suivant cette proportion décroissante, les émigrants qui
passèrent le détroit de Bab-el-Mandeb et vinrent s'établir en
Ethiopie, n'y apportèrent qu'une civilisation fragmentaire, et
les races noires de Nubie et d'Abyssiiiie n'auraient pu être
bien sérieusement ni bien longtemps affectées, soit dans leur
type physique, soit dans leur valeur morale , si le voisinage de
l'Egypte n'avait pas suppléé un jour, plus largement que de
coutume, à la pauvreté des dons ordinaires provenant des
civilisations de Misr et d'Arabie.
Je ne veux pas dire ici que l'Abyssinie et les contrées envi-
ronnantes soient devenues le théâtre d'une société très avan-
cée. Non seulement la culture de ce pays ne fut jamais origi-
nale, non seulement elle se borna toujours à la simple et
lointaine imitation de ce qui se faisait, soit dans les villes
arabes de la côte , soit dans l'Inde ariane et dans les capitales
égyptiennes, Thèbes, Memphis, et plus tard Alexandrie,
mais encore l'imitation ne se montra ni complète ni étendue.
Je sais que je prononce là des paroles très irrévérencieuses
et qui ne peuvent manquer d'indigner les panégyristes de l'es-
pèce nègre, car on n'ignore pas que, l'esprit de parti s'en
mêlant, les flatteurs de cette fraction de l'humanité se sont
mis en humeur de lui conquérir des titres de gloire , et n'ont
pas hésité à présenter la civilisation abyssine comme typique ,
(I) Ce sera peut-être un jour la gloire la plus solide et la plus réelle
de notre époque que ces admirables découvertes qui viennent aujour-
d'hui transformer et enrichir, de toutes parts, le domaine autrefois si
sec et si restreint de l'histoire primordiale. Des ruines considérables
et des inscriptions sans nombre ont été découvertes dans l'Arabie mé-
ridionale. Les annales himyarites sortent du néant où elles étaient pres-
que entièrement ensevelies, et, avant peu, ce qu'on saura de cette
antiquité, non seulement lointaine, mais plus étrangère pour nous que
celle de Ninive et même de Thèbes, parce qu'elle fut plus absolument
locale et tournée vers l'Inde dans ce qu'elle eut d'expansion au dehors,
n'aura pas moins d'intérêt dans l'ensemble des chroniques humaines
que toutes les conquêtes du même genre dont la science s'enrichit
par ailleurs.
DES BACES HUMAINES. 327
sortie uniquement de l'intellect de leurs favoris et antérieure
à toute autre culture. De là, pris d'un noble élan que rien
n'arrête, ils ont fait ruisseler cette prétendue civilisation noire
sur toute l'Egypte, et l'ont encore tirée vers l'Asie. A la vérité,
la physiologie, la linguistique, l'histoire, les monuments, le
sens commun, réclament unanimement contre cette façon de
représenter le passé. Mais les inventeurs de ce beau sys'.ènie
ne se laissent pas aisément étonner. Embarrassés de peu de
science, armés de beaucoup d'audace, il est vraisemblable
qu'ils continueront leur route et ne cesseront pas de proposer
Axoum pour la capitale du monde. Ce sont là des excentricités
dont je ne fais mention que pour établir qu'elles ne valent pas
la peine d'être discutées (1).
La réalité scientifique , pour qui ne veut pas rire , est que la
civilisation abyssine procède des deux sources que je viens d'in-
diquer, égyptienne et arabe, et que la prenîiière surtout do-
mina de beaucoup sur la seconde dans l'âge antique. Il sera
toujours difficile d'établir à quelle époque eurent lieu les pre-
mières émigrations des Cuschites d'Asie et des Ilimyarites.
Une opinion qui date de notre xvii* siècle, et dont Scaliger
fut l'auteur, ne faisait remonter qu'à l'époque de Justinien
l'invasion des Joktanides dans ce pays d'Afrique. Job Ludolf
la réfute très bien et lui préfère avec raison le sentiment de
(1) Wilkinson, t. I, p. 4. — Ce savam se prononce sani hésitation
contre le système chéri des négrophiles. M. Lepsius n'est pas moins
péremptoire. En parlant de la pyramide d'Assur, il prononce l'arrêt
suivant : « Le plus important résultat de notre examen, exécuté moi-
« tié à la clarté de la lune, moitié à celle des torches, ne fut pas pré-
« Gisement de la nature la plus réjouissante. J'acquis la conviction
« irréfragable (unabweissliche) que, dans ce monument, le plus célè-
« bie de tous ceux de l'ancienne Ethiopie, je n'avais sous les yeux que
« des débris d'un art relativement très moderne. » (Briefe aus/Egyp-
ten, etc., p. 147.) Et quelques lignes plus bas : « Ce serait vainement ,
« désormais, que l'on prétendrait appuyer sur le témoignage d'anciens
« monuments les hypothèses concernant une Méroé glorieuse et anti-
« <|ue, dont les habitants auraient été les prédécesseurs et les maîtres
« des Égyptiens dans la civilisation. » (Ouvr. cité, p. 184.) M. Lepsius ne
pense pas que les construcUons éthiopiennes les plus anciennes dé-
passent le régne de Tirhakah, prince qui avait fait son éducation royale
en Egypte et qui florissail au vu" siècle avant J.-C. seulement.
328
DE L INEGALITE
Conringius. Sans citer tous ses motifs , je lui ferai deux em-
prunts : l'un, d'un argument qui fixe du moins l'esprit sur la
très haute antiquité de l'émigration himyarite (1), et l'autre,
d'une phrase dans laquelle il caractérise l'ancienne langue-
éthiopienne, et sur laquelle il est bon de ne pas laisser régner
une obscurité qui pourrait faire supposer une apparente con-
tradiction avec ce que j'ai avancé de la prédominance de l'élé-
ment égyptien dans la civilisation abyssine.
D'abord , le premier point : Ludolf retourne très adroitement
les raisonnements de Scaliger au sujet du silence des historiens
grecs sur l'émigration himyarite en Abyssinie. Il prouve que
ce silence n'a pas eu d'autre cause que l'oubli accumulé par
une longue suite de siècles sur un fait trop fréquent dans l'his-
toire des âges reculés pour que les observateurs d'alors aient
songé à lui reconnaître de l'importance. Au temps où les Grecs
ont comaiencé a s'occuper de l'ethnologie des nations qui ,
pour eux, avoisinaient le bout du monde, ces événements
étaient déjà trop loin pour que leurs renseignements , toujours
assez incomplets sur les annales étrangères, pussent percer
jusque-là. Le silence des voyageurs hellènes ne signifie absolu-
ment rien, et n'infirme pas les raisons tirées de l'antique com-
munauté de culte, de la ressemblance physique, et enfin de
l'affinité des langues, tous arguments que Ludolf fait très bien
valoir. C'est de ce point qu'il faut surtout parler, et il constitue
mon second emprunt.
Cette affinité entre l'arabe et l'ancienne langue éthiopienne,^
ou le gheez, ne crée pas un rapport de descendance; c'est
simplement une conséquence de la nature des deux idiomes
qui les classe l'un et l'autre dans un même groupe (2). Si le
gheez se range dans la famille sémitique , ce n'est pas qu'il ait
emprunté ce caractère à l'arabe. La population indigène pure-
ment noire du pays lui fournissait la base la plus large , l'étoffe
la plus riche de ce système. Elle en possédait les éléaients, les
principes, les causes déterminantes bien plus parfaitement
(1) J. Ludolf, Comm. ad Histor. jEthiopic, p. 61.
(2) Prichard, Histoire naturelle de l'homme (traduction allemande
de Wagner, avec annotations) , t. I , p. 324.
DES BACES HUMAINES. 329
encore que les Himyarites , puisque ceux-ci avaient laissé al-
térer la pureté de l'idiome noir par les souvenirs arians restés
avec la partie blanche de leur origine ; et pour jeter dans la
langue de l'Ethiopie civilisée ces traces de l'action étrangère ,
il n'était même pas rigoureusement nécessaire que l'interven-
tion des Sémites fût mise en jeu. On se souvient que ces mêmes
éléments sémitiques se trouvent aussi dans l'ancien égyptien (1).
Ainsi, sans nier que les Himyarites aient apporté à la langue
de l'Ethiopie des marques de leur origine blanche, on doit
pourtant remarquer que de tels restes ont pu également pro-
venir de l'importation égyptienne et, en tout cas, en ont pro-
fité pour augmenter de force. De plus, certains éléments, non
seulement arians, mais plus particulièrement sanscrits, dé-
posés dans l'ancien égyptien , ayant passé de là dans le gheez,
donnent à cette langue cette triplicité de source existant dans
l'idiome des civilisateurs. Ainsi, la langue nationale représente
très bien les origines ethniques : beaucoup plus chargée d'élé-
ments sémitiques , c'est-à-dire noirs, que l'arabe et l'égyptien
surtout , elle eut aussi moins de traces sanscrites que ce der-
nier.
Sous les 18» et 19» dynasties (de 1575 à 1180 avant J.-C),
les Abyssins étaient soumis aux Pharaons et payaient tribut (2).
Les monuments nous les montrent apportant aux intendants
royaux les richesses et les curiosités de leur pays. Ces hommes
fortement marqués de l'empreinte pègre sont couverts de tuni-
ques de mousseline transparente fournies par les manufactures
de l'Inde ou des villes d'Arabie et d'Egypte. Ce vêtement court
et n'allant qu'aux genoux est retenu par une ceinture de cuir
ouvré, richement dorée et peinte (3). Une peau de léopard
attachée aux épaules fait manteau; des colliers tombent sur
la poitrine, des bracelets serrent les poignets, de grandes
(1) M. T. Benfey a réuni un grand nombre d'arguments et de faits tant
Icxicologiques que grammaticaux, pour mettre cette dernière vérité
en lumière. Voir son livre intitulé : Ueber das Verhsellniss der œgyptis-
chen Sprache zum semilischen Sprachstamme, in-S"; Leipzig, iSH
(2) Wilkinson, t. I, p. 3ci7 et passim.
(3) Id., idib.
330
DE L INEGALITE
boucles de métal se balancent aux oreilles, et la tète est cbar-
gée de plumes d'autruche. Bien que cette magnificence bar-
l)are ne fût pas conforme au goût égyptien, elle en tenait,
et l'imitation se fait sentir dans toutes les parties importantes
du costume, telles que la tunique et la ceinture. La peau de
léopard était empruntée d'ailleurs aux nègres par plusieurs
hiérophantes.
La nature du tribut n'indique pas un peuple avancé. Ce sont
des produits bruts, pour la plupart, des animaux rares, du
bétail, et surtout des esclaves. Les troupes fournies aussi
comme auxiliaires n'avaient pas l'organisation savante des
corps égyptiens ou sémites, et combattaient irrégulièrement,
llien donc, à ce moment, n'indiquait un grand développement,
même dans la simple imitation de ce que les vainqueurs, les
maîtres, pratiquaient le plus communément.
Il faut descendre jusqu'à une époque plus basse pour trou-
ver, avec plus de raffinement, la cause ethnique des innova-
tions à laquelle j'ai déjà fait allusidn.
Au temps dePsamniatik (664 avant J.-C), ce prince, le
premier d'une dynastie saïte, la 26* de Manéthon, ayant mé-
contenté l'armée nationale par son goût pour les mercenaires
ioniens-grecs et cariens-sémites, une grande émigration mili-
taire eut lieu vers l'Abyssinie, et 240,000 soldats, abandonnant
femmes et enfants, s'enfoncèrent dans le sud pour ne plus en
revenir (1). C'est de là que date l'ère brillante de l'Abyssinie ,
et nous pouvons maintenant parler de monuments dans cette
région, où l'on en chercherait vainement d'antérieurs qui
aient été vraiment nationaux (2).
Deux cent quarante u)ille chefs de famille égyptiens, appar-
tenant à la caste militaire, fort mélangés, sans doute, de
sang noir, et , probablement , ayant reçu un certain apport de
race blanche par les iutermédiaires chamites et sémites, un
tel groupe venant s'ajouter à ce que l'Abyssinie possédait déjà
(1) Hérodote, II, 30.
(2) Suivant M. Lepslus, les dynasties cliassées par les Hylisos se ré-
fugièrent sur la limite de l'Élliiopie et y ont laissé quelques monu-
ments. {Briefe aus jEgypten, etc., p. 207.)
I
DES RACES HUMAINES. 331
de facultés de la race supérieure, pouvait déterminer dans
l'ensemble du mouvement national une activité propre à la
séparer davantage de la stagnation de la race noire (1), Mais
il eût été bien surprenant et tout à fait inexplicable qu'une
civilisation originale, ou seulement une copie faite de main de
maître, sortît de ce mélange où, en déûnitive, le noir con-
tinuait à dominer. Les monuments ne présentèrent que des
imitations médiocres de ce qui se voyait à Thèbes , à Memphis
et ailleurs. Rien , pas un indice , pas une trace, ne montre une
création personnelle des Abyssins, et leur plus grande gloire,
ce qui a rendu leur nom illustre, c'est, il faut bien l'avouer, le
mérite, en lui-même assez pâle, d'avoir été le dernier des
peuples situés en Afrique chez lequel les recherches les plus
minutieuses aient pu faire découvrir vestige d'une véritable
culture politique et intellectuelle.
Dans les temps de l'empire romain , le commerce du monde
s'étant beaucoup étendu, les Abyssins y jouèrent un rôle der-
rière les Himyarites. Le génie de l'Egypte ancienne était alors
tout à fait éteint. Des colons hellénisés pénétrèrent jusque dans
la Nubie , et l'élément sémite , apporté par eux , commença à
l'emporter sur le souvenir des Pharaons. Le gheez eut une
écriture empruntée à l'Arabie. Cependant, malgré tout, les
naturels du pays donnèrent un si petit éclat à leur action , on
les connaissait si mal et si peu , leur influence était si lointaine,
si effacée, qu'ils restèrent constamment, même pour les géo-
graphes les plus savants et les plus perspicaces , à l'état de
demi-énigmes.
L'avènement du christianisme ne haussa pas le degré de
leur culture. A la vérité, persistant encore quelque temps
dans leurs habitudes de tout recevoir de l'Egypte, et touchés
par le zèle apostolique des premiers missionnaires, ils em-
bi'assèrent assez généralement la foi. Ils avaient déjà dû au
(1) A Abou-Simbel, sur la jambe gauche d'un des quatre colosses de
Rliamsès, le second en allant vers le sud, on trouve une inscription
grecque et plusieurs inscriptions chananéennes coramémoratives de la
poursuite faite des guerriers fugitifs par les soldats grecs et cariens à
la solde de Psammalik. — Lepsius, Briefe aus ^gypten, p. 2G1.
332
DE HNKGAUTE
voisinage des tribus arabes avec lesquelles quelques invasions,
exécutées sous l'empereur Justin (1), avaient resserré leurs
liens antiques, l'adoption de certaines idées juives fort remar-
quées, plus tard, et qui s'accordaient assez naturellement avec
la portion sémitique de leur sang (2).
Le christianisme apporté par les Pères du désert, ces ter-
ribles anachorètes rompus aux plus rudes austérités, aux ma-
cérations les plus effrayantes, voire enclins aux mutilations les
plus énergiques, était dénature à frapper les imaginations de
ces peuples. Ils auraient été très probablement insensibles
aux douces et sublimes vertus d'un saint Hilaire de Poitiers.
Les pénitences d'un saint Antoine ou d'une sainte Marie Égyp-
tienne exerçaient sur eux une autorité illimitée, et c'est ainsi
que le catholicisme, si admirable dans sa diversité, si univer-
sel dans ses pouvoirs, si complet dans ses déductions, n'était
pas moins armé pour ouvrir les cœurs de ces compagnons de
la gazelle, de l'hippopotame et du tigre, qu'il ne le fut plus
tard pour aller, avec Adam de Brème, parler raison aux Scan-
dinaves et les convaincre. Les Abyssins , déjà plus d'à demi
déserteurs de la civilisation égyptienne depuis l'affaiblisse-
ment des provinces hautes de l'ancien empire des Pharaons, et
plus tournés du côté de l'Yémen, restèrent pendant des siècles
dans une sorte de situation intermédiaire entre la barbarie
complète et un état social un peu meilleur ; et, pour continuer
la transformation dont ils étaient devenus susceptibles , il fallut
un nouvel apport de sang sémitique. L'Irruption qui le fournit
eut lieu 600 ans après J.-C : ce fut celle des Arabes musul-
mans.
J'insiste peu sur les quelques conquêtes opérées à différen-
tes reprises par les Abyssins dans la péninsule arabique. Il n'y
a rien d'extraordinaire à ce que, de deux populations vivant
(1) Ludolf, Comm. ad llist. jElldop., p. 61. — C. T. Johannsen, His-
loria Jemanœ, Bonn, 1828, p. 80 : « Ait deinde Hamza, Maaditis eum
« sororis filium Alharithsum b. Amru praefccissc, Mcccam et Medinain
« expugnasse, tum ad Jemanam reversum Judaismum cum populo suo
<( amplexum, .ludœos in .lenianam vocasse, alque Jemanenses et Ue-
v( biitas fœdere conjunxisse. »
(-2) Prichard , Naturgeschichle d. M. G., t. 1, p. a-21.
DES RACES HUMAINES. 333
en face l'une de l'autre, la moins noble ait quelquefois des
succès passagers. L'Abyssinie ne tira jamais assez d'avantages
de ses victoires dans l'Yémen pour y former un établissement
durable. Seulement, le supplément de sang noir qu'elle y ap-
porta ne contribua pas peu à bâter la submersion du mérite
des Himyarites (1).
Les rapports des populations arabes avec l'Ethiopie, au
temps de l'islamisme, eurent un sens ethnique tout contraire.
Dirigés , et en grande partie exécutés par des Ismaélites , au
lieu d'abâtardir l'espèce dans la péninsule, ils la renouvelèrent
chez les hommes d'Afrique. Ni la Grèce ni Rome , malgré la
gloire de leur nom et la majesté de leurs exemples, n'avaient
eu le pouvoir d'entraîner les Abyssins dans le sein de leurs ci-
vilisations. Les Sémites de Mahomet opérèrent cette conver-
sion et obtinrent, non pas tant des apostasies religieuses, qui
ne furent jamais très complètes , que de nombreuses désertions
de l'ancienne forme sociale. Le sang des nouveaux venus et
eelui des anciens habitants se mêla abondamment. Sans peine
les esprits se reconnurent et s'entendirent , ils eurent la même
logique, ils comprirent les faits de la même façon. Le sang
hindou s'était assez tari pour n'avoir plus rien à prétendre
dans la domination. Le costume , les mœurs , les principes de
gouvernement et le goût littéraire des Arabes envahirent sur
les souvenirs du passé ; mais l'œuvre ne fut pas complète. La
civilisation musulmane proprement dite ne pénétra jamais
bien. Dans sa plus belle expression, elle avait pour raison
d'être une combinaison ethnique trop différente de celle des
populations abyssines. Ces dernières se bornèrent simplement
à épeler la portion sémitique delà culture musulmane, et jus-
qu'à nos jours, chrétiennes ou mahométanès, elles n'ont pas
eu autre chose, elles n'ont pas eu davantage et n'ont pas
cessé d'être la fin, le terme extrême, l'application frontière
de cette civilisation gréco-sémitique, comme dans l'antiquité
la plus lointaine, où j'ai hâte de retourner, elles n'avaient été
(i) jQliannsen, Historia Jemanœ, p. 89 et passim. — La domiDation
des Abyssins dans l'Yémen fut d'une très courte durée, elle commença
en 529 de notre ère et rnilt en 589. {Ibid., p. 100.)
19.
334 DE l'inégalité
également que l'écho du perfectionnement égyptien , soutenu
par un souvenir d' Assyrie transmis de main en main jusqu'à
elle. Les splendeurs fantastiques de la cour du Prêtre-Jean, si
l'on veut qu'il ait été le grand Négu , n'ont existé que dans
l'Imagination des voyageurs romanesques du temps passé.
Pour la première fois, nos recherches viennent de trouver
dans l'Ethiopie un de ces pays annexes d'une grande civilisa-
tion étrangère, ne la possédant que d'une manière incomplète
et absolument comme le disque lunaire fait pour la clarté du
soleil. L'Ahyssinie est à l'ancienne Egypte ce que l'empire
d'Annam est à la Chine , et le Thibet à la Chine et à l'Inde (1).
Ces sortes de sociétés imitatrices ou mixtes offrent les points
où se rattache l'esprit de système pour remonter à rencontre
de tous les faits présentés par l'histoire. C'est là qu'on aime à
défigurer les vestiges à peine apparents d'une importation cer-
taine, et à leur prêter la valeur d'inspirations primordiales.
C'est là surtout qu'on a trouvé des armes pour défendre cette
théorie moderne qui veut que les peuples sauvages ne soient
que des peuples dégénérés, doctrine parallèle à cette autre,
que tous les hommes sont de grands génies désarmés par les
circonstances.
Cette opinion , partout oij on l'applique , chez les indigènes
des deux Amériques, chez les Polynésiens comme chez les
Abyssins, est un abus de langage ou une erreur profonde.
Bien loin de pouvoir attribuer à la pression des faits extérieui-s
l'engourdissement fatal qui a toujours pesé, avec plus ou
moins de force , sur les nations cultivées de l'Afrique orien-
tale , il faut se persuader que c'est là une infirmité étroitement
inhérente à leur ^nature; que jamais ces nations n'ont été
civilisées parfaitement, intimement ; que leurs éléments ethni-
ques les plus nombreux ont toujours été radicalement inaptes
à se perfectionner ; que les faibles effets de fertilité importée,
par des filons de sang meilleur étaient trop peu considérables
pour pouvoir durer longtemps ; que leur groupe a rempli le
(1) Et aussi Tombouctou au Maroc. (Voir Journal asiatique, 1" jan-
vier 1853; Lettre à M. Defrémery , sur Ahmed Baba, le Tombouctien,
par M. A. Ciierbonneau.)
I
uclien, \
DES RACES HUMAINES. 335
simple rôle d'imitateurs inintelligents et temporaires des peu-
ples formés d'éléments plus généreux. Cependant, même dans
cette nation abyssine et surtout là, puisque c'est au point
extrême, l'heureuse énergie du sang des blancs réclame en-
core l'admiration. Certes, ce qui, après tant de siècles, eu
i-este aujourd'hui dans les veines de ces populations est sub-
divisé bien à l'infini. D'ailleurs, avant de leur parvenir, com-
Lian de souillures hétérogènes ne s'y étaient pas attachées chez
les Himyarites , chez les Égyptiens, chez les Arabes musul-
mans ? Toutefois , là où le sang noir a pu contracter cette il-
lustre alliance, il en conserve les précieux effets pendant des
temps incalculables. Si l'Abyssin se classe tout au dernier de-
gré des hommes riverains de la civilisation, il marche, en
même temps , le premier des peuples noirs. Il a secoué ce que
l'espèce mélanienne a de plus abaissé. Les traits de son visage
se sont anoblis , sa taille s'est développée ; il échappe à cette
loi des races simples de ne présenter que des déviations légères
d'un type national immobile, et dansla variété des physionomies
nubiennes on retrouve même, d'une manière surprenante,
les traces, honorables en ce cas, de l'origine métisse. Pour
la valeur intellectuelle , bien que médiocre et désormais mfé-
conde , elle présente du moins une réelle supériorité sur celle
de plusieurs tribus de Gallas , oppresseurs du pays , plus véri-
tables noirs et plus véritables barbares dans toute la portée de
l'expression.
CHAPITRE VI.
Les Égyptiens n'ont pas été conquérants; pourquoi leur civilisation
resta stationnaire.
Il n'y a pas à s'occuper des oasis de l'ouest , et en particulier
de l'oasis d'Amraon. La culture égyptienne y régna seule, et
probablement même ne fut-elle jamais possédée que par les
336 DE l'inégalité
familles sacerdotales groupées autour des sanctuaires. Le reste
de la population ne pratiqua guère que l'obéissance. Ne nous
occupons donc plus que de l'Egypte proprement dite, où cette
question, la seule importante, reste à résoudre presque en en-
tier : la grandeur de la civilisation égyptienne a-t-elle corres-
pondu exactement à la plus ou moins grande concentration du
sang de la race blanche dans les groupes habitants du pays?
En d'autres termes, cette civilisation, sortie d'une migration
hindoue et modifiée par des mélanges cluimitcs et sémites,
alla-t-elle toujours en décroissant à mesure que le fond noir,
existant sous les trois éléments vitaux , prit graduellement le
dessus ?
Avant Menés, premier roi de la première dynastie humaine,
l'Egypte était déjà civilisée et possédait au moins deux villes
considérables, Thèbes et This. Le nouveau monarque réunit
sous sa domination plusieurs petits Etats jusque-là séparés. La
langue avait déjà revêtu son caractère propre. Ainsi l'invasion
hindoue et son alliance avec des Chamites remontent au delà
de cette très antique période, qui en fut le couronnement.
Jusque-là point d'histoire. Les souffrances, les dangers et les
fatigues du premier établissement forment, comme chez les
Assyriens , l'âge des dieux , l'époque héroïque.
Cette situation n'est pas particulière à l'Egypte : dans tous
les États qui commencent on la retrouve.
Tant que durent les difficiles travaux de l'arrivée, tant que
la colonisation demeure incertaine, que le climat n'est pas
encore assaini, ni la nourriture assurée, ni l'aborigène dompté,
que les vainqueurs eux-mêmes, dispersés dans les marais
fangeux, sont trop absorbés par les assauts auxquels chaque
individualité doit faire tête, les faits arrivent sans qu'on les
recueille ; on n'a d'autre souci que la préservation , si ce n'est
la conquête.
Cette période a une fin. Aussitôt que le labeur porte réelle-
ment ses premiers fruits, que l'homme commence à jouir de
cette sécurité relative vers laquelle le portent tous ses instincts,
et qu'un gouvernement régulier, organe du sentiment général,
est enfin assis; à ce moment, l'iiistoire commence, et la na-
DES BACES HUMAINES. 337
tion se connaît véritablement elle-même. C'est ce qui s'est
passé, sous nos yeux, à plusieurs reprises, dans les deux Améri-
ques, depuis la découverte du xv® siècle.
La conséquence de cette observation est que les temps vé-
ritablement antéhistoriques ont peu de valeur, soit parce qu'ils
appartiennent aux races incivilisables , soit parce qu'ils cons-
tituent, pour les sociétés blanches, des époques de gestation
où rien n'est complet ni coordonné , et ne peut confier un en-
semble de faits logiques à la mémoire des siècles.
Dès les premières dynasties égyptiennes, la civilisation
marcha si rapidement, que l'écriture hiéroglyphique fut
trouvée; elle ne fut pas perfectionnée du même coup. Rien
n'autorise à supposer que le caractère figuratif ait été immé-
diatement transformé, de manière à se simplifier, et, en
même temps, à s'idéaliser sous une forme purement gra-
phique (1).
La bonne critique attache de nos jours , et très justement ,
une haute idée de supériorité civilisatrice à la possession d'un
moyen de fixer la pensée, et le mérite est d'autant plus grand,
que le moyen est moins compliqué. Rien ne dénote chez un
peuple plus de profondeur de réfiexion , plus de justesse de
déduction , plus de puissance d'application aux nécessités de
la vie, qu'un alphabet réduit à des éléments aussi simples que
possible. A ce titre, les Égyptiens sont loin de pouvoir se
réclamer de leur invention pour occuper une des places d'hon-
neur. Leur découverte , toujours ténébreuse , toujours labo-
rieuse à mettre en œuvre , les rejette sur les bas degrés de l'é-
chelle des nations cultivées. Derrière eux , il n'est que les
Péruviens nouant leurs cordelettes teintes, leurs quipos, et
les Mexicains peignant leurs dessins énigmatiques. Au-des-
sus d'eux se placent les Chinois eux-mêmes ; car, du moins ,
ces derniers ont franchement passé du système figuratif à une
expression conventionnelle des sons, opération, sans doute,
imparfaite encore, mais qui, pourtant, a permis, à ceux qui
(1) Brugscb, Zeiischrift d, deutsch. Morgenl. Getellsch., t. III, p. 366
et passim.
338 DE fl^kG ALITÉ
s'en sont contentés, de rallier les éléments de l'écriture sous
un nombre de clefs assez restreint. Du reste, combien cet
effort, plus habile que celui des hoiumes de Thèbes, est-il
encore inférieur aux intelligentes combinaisons des alphabets
sémitiques, et même aux écritures cunéiformes, moins par-
faites, sans doute, que celles-ci qui, à leur tour, doivent cé-
der la palme à la belle réforme de Talphabet grec , dernier
terme du bien en ce genre, et que le système sanscrit, si beau
cependant, n'égale pas! Et pourquoi ne l'égale-t-il pas? C'est
uniquement parce que nulle race, autant que les familles oc-
cidentales, n'a été douée, tout à la fois, de cette puissance
d'abstraction qui , unie au vif sentiment de l'utile , est la vraie
source de l'alphabet.
Ainsi donc, tout en considérant l'écriture hiéroglyphique
comme un titre solide de la nation égyptienne à prendre place
parmi les peuples civilisés, on ne peut méconnaître que la
nature de cette conception, parvenue même à ses perfection-
nements derniers , ne classe ses inventeurs au-dessous des peu-
pi 'S assyriens. Ce n'est pas tout : dans le fait de cette idée
stérilisée , il y a encore quelque chose à remarquer. Si les
peuples noirs de l'Egypte n'avaient été gouvernés, dès avant
le temps de Menés, par des initiateurs blancs, ce premier pas
de la découverte de l'écriture hiéroglyphique n'aurait certaine-
ment pas été fait. Mais , d'autre part, si l'inaptitude de l'espèce
noire n'avait pas, à son tour, dominé la tendance naturelle
des Arians à tout perfectionner, l'écriture hiéroglyphique et,
après elle , les arts de l'Egypte n'auraient pas été frappés de
cette immobilité , qui n'est pas un des caractères les moins
spéciaux de la civilisation du Nil.
Tant que le pays ne fut soumis qu'à des dynasties nationa-
les, tant qu'il fut dirigé, éclairé par des idées nées sur son
sol et issues de sa race , ses arts purent se modifier dans les
parties ; ils ne changèrent jamais dans l'ensemble. Aucune in-
novation puissante ne les bouleversa. Plus rudes peut-être sous
la 2e et la 3® dynastie, ils n'obtinrent, sous les 18^ et 19«, que
l'adoucissement de cette rudesse , et sous la 29^ , qui précéda
Cambyse , la décadence ne s'exprime que par la perversion
DES BACES HUMAINES. 339
des formes , et non par l'introduction de principes jusque-là
inconnus. Le génie local vieillit et ne changea pas. Élevé,
porté au sublime tant que l'élément blanc exerça la prépon-
dérance, stationnaire aussi longtemps que cet élément illustre
put se maintenir sur le terrain civilisateur, décroissant toutes
les fois que le génie noir prit accidentellement le dessus , il ne
se releva jamais. Les victoires de l'influence néfaste étaient
trop constamment soutenues par le fond mélanien sur lequel
reposait l'édifice (1).
On a de tous temps été frappé de cette mystérieuse somno-
lence. Les Grecs et les Romains s'eu étonnèrent comme nous,
et puisqu'il n'est rien qui demeure sans une explication , telle
quelle , on crut bien dire en accusant les prêtres d'avoir pro-
duit le mal.
Le sacerdoce égyptien fut dominateur, sans nul doute , ami
du repos , ennemi des innovations comme toutes les aristocra-
ties. Mais quoi ! les sociétés chamites , sémites., hindoues eu-
rent aussi des pontiiicats vigoureusement organisés et jouis-
sant d'une vaste influence. D'où vient que, dans ces contrées,
la civilisation ait remué, marché, traversé des phases multiples-
que les arts aient progressé , que l'écriture ait changé de for-
mes et soit arrivée à sa perfection? C'est que, simplement,
daps ces différents lieux, la puissance des pontificats, tout
immense qu'elle pût être , ne fut rien devant l'action exercée
par les coucîies successives du sang des blancs, source intaris-
sable de vie et de puissance. Les hommes des sanctuaires , eux-
mêmes , pénétrés du besoin d'expansion qui échauffait leur
poitrine , n'étaient pas les derniers à trouver et à créer. C'est
rabaisser la valeur et la force des éternels principes de l'exis-
tence sociale que d'y supposer des obstacles infranchissables
dans le fait essentiellement mobile et transitoire des institu-
tions.
Quand, par ces inventions de la convenance humaine, la ci-,
vilisation se trouve gênée dans sa marche, elle, qui les a créées
uniquement pour en tirer profit, est parfaitement armée pour
(1) Wilkinson, t. I, p. 85 elpassim, p. 206; Lepsius.p. 276.
340
DE L INEGALITE
les défaire, et Ton peut hardiment décider que, lorsqu'un ré-
gime dure , c'est qu'il convient à ceux qui le supportent et ne
le changent pas. La société égyptienne, n'ayant reçu dans son
sein que bien peu de nouveaux affluents blancs, n'eut pas lieu
de renoncer à ce que , primitivement , elle avait trouvé bon et
complet, et qui continua à lui paraître tel. Les Éthiopiens, les
nègres, auteurs des plus anciennes et plus nombreuses inva-
sions, n'étaient pas gens à transformer l'ordre de l'empire.
Après l'avoir pillé , ils n'avaient que deux alternatives : ou se
retirer, ou obéir aux règles établies avant leur venue. Les rap-
ports mutuels des éléments ethniques de l'Egypte n'ayant été
modifiés, jusqu'à la conquête de Cambyse, que par l'inonda-
tion croissante de la race noire , il n'y a rien d'étonnant à ce
que tout mouvement ait commencé par se ralentir, puis se soit
arrêté, et que les arts, l'écriture, l'ensemble entier de la civi-
lisation, se soient, jusqu'au septième siècle avant J.-C. , déve-
loppés dans un sens unique, sans abandonner aucune des
conventions qui avaient d'abord servi d' étais, et qui finirent,
suivant la règle, par constituer la partie la plus saillante de
l'originalité nationale.
On a la preuve que, dès la seconde dynastie, l'influence des
vaincus de race noire se faisait déjà sentir dans les institutions,
et , si l'on se représente l'oppression résolue des maîtres et leur
mépris systématique des populations, on ne doutera pas que,
pour obtenir ainsi créance , il fallait que les idées des sujets
s'exprimassent par la bouche de puissants intéressés, d'hommes
placés de manière à exercer les prérogatives dominatrices de
la race blanche , tout en partageant jusqu'à un certain point
les sentiments de la noire. Ces hommes ne pouvaient être iiu-
tres que des mulâtres. Le fait dont il s'agit ici est celui que
Jules Africain rapporte dans les termes qui suivent, au règne
de Kaïechos , second roi de la dynastie thinite : « Depuis ce
« monarque , dit l'abréviateur, on établit en loi que les bœufs
« Apis à Memphis, et Mnévis à Héliopolis, et le bouc Mendésien
« étaient des dieux. »
Je regrette de ne pas trouver, sous la plume savante de
M. le chevalier Bunsen , la traduction suffisamment exacte de
I
DES BACES HUMAINES. 34t
cette phrase plus pleine de sens qu'il ne lui en attribue (1).
Jules Africain ne dit pas, ainsi qu'on pourrait l'induire des
expressions dont se sert le savant diplomate prussien, que
le culte des animaux sacrés fut , pour la j)remière fois , in-
troduit , mais bien qu'il fut officiellement reconnu , étant déjà
ancien. Quant à ce dernier point, je m'en rapporte aux nègres
pour n'avoir pas manqué, dès l'origine de leur espèce, de cal-
culer la religion sur le pied de l'animalité. Si donc cette ado-
ration de tous les temps avait besoin d'être consacrée par un
décret pour devenir légale, c'est que, jusque-là, elle n'avait
pu rallier les sympathies de la partie dominante de la société,
et comme cette partie dominante était d'origine blanche , il
fallut, pour que se fît une révolution aussi grave contre tou-
tes les notions arianes du vrai, du sage et du beau, que le
sens moral et intellectuel de la nation eût déjà subi une dé-
gradation fâcheuse. C'était la conséquence des innovations
survenues dans la nature du sang. De blanche, la société
active était devenue métisse et, s'abaissant de plus en plus
dans le noir, s'était, chemin faisant, associée à l'idée qu'un
bœuf et un bouc méritaient des autels.
On peut être tenté de reprocher à ceci une sorte de contra-
diction. Je semble donner toutes les raisons et rassembler tou-
tes les causes d'une décadence sans miséricorde dans les
mains même du premier roi Ménèà, et, pourtant, l'Egypte
n'a fait que commencer sous lui de longs siècles d'illustra-
tion (2). En y regardant de près, la difficulté apparente s'é-
(1) Voici le texte et la traduction de M. de Bunsen :
'Ecp' ou o\ p6eç 'Athç hi Ms'jxpEi xai Mveyï; èv 'H).touir6^et xal 6 Mev-
Syjffto; rpâyoi; èvoiitaÔYiiav etvai Geoî.
Kaieclios... Untcr ilim wurde die gœtUiche Verehrung der Stiere, des
Apis in Memphis und des Mnaevis in Heliopolis, so wie des mendesis-
ciien Bockes eingefuhrt. (Bunsen, t. II, p. 103.)
(2) 11 ne saurait être inutile de rappeler ici quelle fut la prospérité
à laquelle parvinrent les Étals de la vallée du Nil. On sait que, dans
saplus grande étendue, celte contrée n'a pas 50 milles allemands de lar-
geur, et qu'en longueur, depuis la mer Méditerranée jusqu'à Syène,
elle en comporte environ 120. Dans cet espace étroit, Hérodote place
20,000 villes et villages, à l'époque d'Amasis. Diodore en compte 18,000.
La France actuelle, douze fois plus grande, n'en a que 39,000. La popu-
I
342
DE L INEGALITE
vanouit. On a vu déjà , dans les Etats assyriens , avec quelle
lenteur s'opère la fusion ethnique étendue sur un grand en-
semble. C'est un véritable combat entre ses éléments, et, outre
cette lutte générale dont l'issue est très facile à préciser, il y
a sur mille points particuliers des luttes partielles où l'influence
à laquelle est assurée, par la raison de quantité, la victoire
définitive, n'en subit pas moins des défaites momentanées,
d'autant plus multipliées que cette influence se trouve aux pri-
ses avec un compétiteur, en lui-même, bien autrement doué
et puissant. De même que sa victoire sera la [fin de tout , de
même aussi, tant que la vie, importée par le principe étran-
ger, se manifeste , la puissance dont l'inertie est le caractère
reçoit échecs sur échecs. Tout ce qu'elle peut, c'est de tracer
le cercle d'où son adversaire finit par ne pouvoir sortir, et qui,
se rétrécissant de plus en plus, l'étoufTera un jour. Ainsi en
advint-il de l'élément blanc qui dirigeait les destinées de la
nation égyptienne, au milieu et contrairement aux tendances
d'une masse trop considérable de principes mélaniens. Aussitôt
que ces principes commencèrent assez notablement à se trou-
ver mêlés à lui, ils imposèrent à ses découvertes, à ses in-
ventions, une limite qu'il ne put jamais leur faire franchir.
Ils bridaient son génie et ne lui permirent que les œuvres de
patience et d'application. Ils voulurent bien le laisser toujours
édifier ces prodigieuses pyramides dont il avait apporté , du
voisinage des monts Oural et Altaï, l'inspiration et le modèle.
Ils voulurent bien encore que les principaux perfectionnements
trouvés aux premiers temps de l'établissement (car, là , tout
ce qui était vraiment de génie datait de la plus haute antiquité)
continuassent à être appliqués; mais, graduellement, le mérite
de l'exécution grandissait aux dépens de la conception , et , au
bout d'une période qu'en l'étendant autant que possible, on
ne peut guère agrandir au delà de sept à huit siècles, la déca-
I
lation de Thèbes, au temps d'Homère, peut se calculer à 2,800,000 ha-
bitants, et quand je songe à celle que, dans les époques postérieures,
atteignit Syracuse, beaucoup moins riche et moins puissante, je ne
partage nullement la surprise et l'incrédulité de M. de Bohlen. (Das
aile Indien, t. I, p. 32 et passim.)
DES RACES HUMAINES. 343
dence commença. Après Rhamsès III, vers le milieu du trei-
zième siècle avant J.-C. (1), ce fut fini de toute la grandeur
égyptienne. On ne vécut plus que sur les indications, chaque
jour s'effaçant, des errements anciens (2).
Il est impossible que les plus fervents admirateurs de l'an-
cienne Egypte n'aient pas été frappés d'une remarque qui
forme un singulier contraste avec l'auréole dont l'imagination
entoure ce pays. Cette remarque ne laisse pas que de jeter une
ombre fâcheuse sur la place qu'il occupe parmi les splendeurs
du monde : c'est l'isolement à peu près entier dans lequel il a
vécu vis-à-vis des États civilisés de sou temps. Je parle , bien
entendu, de l'ancien empire, et surtout, comme pour les As-
syriens, je ne fais pas descendre au-dessous du septième siècle
avant J.-C. le texte de mes considérations actuelles (3).
A la vérité, le grand nom de Sésostris plane sur toute l'his-
toire de l'Egypte primitive , et notre esprit, s' étant accoutumé
à enchaîner derrière le char de ce vainqueur des populations
■innombrables, se laisse aller aisément à promener avec lui les
drapeaux égyptiens du fond de la Nubie aux colonnes d'Her-
cule, des colonnes d'Hercule à l'extrémité sud de l'Arabie, du
(1) D'après la chronologie de Wilkinson , qui reconnaît ce prince dans
le Rhamsès Amoun-Maï des monuments, roi diospolite de la 19* dynastie,
et qui le fait régner en 123S avant J.-C. (Wilkinson, 1. 1, p. 83.) — M. Lep-
sius reporte ce Rhamsès beaucoup plus haut et le place dans la 20«
dynastie, au 15« siècle avant notre ère. (Briefe aus ^gypten, p. 274.)
(2) Sous Osirtasen I" (17-iO av. J.-C, suivant le calcul de Wilkinson),
les monuments sont magnifiques. Les sculptures de Beni-Hassan appar-
'tiennent à cette époque, la plus brillante pour les arts. (Wilkinson, t.
I, p. 22.) C'est le commencement du nouvel empire. Il ne s'agit déj'à
'plus des constructions les plus colossales; ainsi, bien que l'art soit
dans tout son beau , il a déj'à dépassé sa période de croissance. L'Osir-
tasen I" de Wilkinson est le même que le Sesortosen de M. le cheva-
lier Bunsen (t. II, p. 306).
(3) M. Lepsius remarque que, pendant toute la durée de l'ancien
empire, la civilisation fut essentiellement pacifique; il ajoute que les
Grecs ne soupçonnèrent même jamais l'existence de cette période do
gloire et de puissance antérieure à la domination des Hyksos. (Lepsius,
Briefe aus jEgypten, etc.) Le nouvel empire, dont l'établissement fut
déterminé par l'expulsion des Hyksos, commença 1,700 ans avant notre
ère, et Amosis en fut le premier roi. (Lepsius, p. 272.)
344
DE L INEGALITE
détroit de Bab-el-Maudeb à la mer Caspienne , et à les faire
rentrer à Meinphis, entourés encore des Tiiraces et de ces fa-
buleux Pélasges dont le héros égyptien est censé avoir dompté
les patries. C'est un spectacle grandiose, mais la réalité en sou-
lève des objections.
Pour commencer, la personnalité du conquérant n'est pas
elle-même bien claire. On ne s'est jamais accordé ni sur l'âge
qui l'a vu fleurir, ni même sur son nom véritable. Il a vécu
longtemps avant Minos, dit un auteur grec; tandis qu'un autre
le repousse impitoyablement jusque dans les nuages des épo-
ques mythologiques. Celui-ci l'appelle Sésostris; celui-là Se-
soosis; un dernier veut le reconnaître dans un Rhamsès, mais
dans lequel? Les chronologistes modernes, héritiers embar-
rassés de toutes ces contradictions, se divisent, à leur tour,
pour faire de ce personnage mystérieux un Osirtasen ou un
Sésortesen, ou encore un Rhamsès II ou un Rhamsès III. Un
des arguments les plus solides au moyen desquels on pensait
pouvoir appuyer l'opinion favorite touchant l'étendue des con-
quêtes de ce mystérieux personnage, c'était l'existence de stè-
les victorieuses dressées par lui sur plusieurs points de ses
marches. On en a, en effet, trouvé, qui doivent être attribuées
à des souverains du Nil , et dans la Nubie près de Wadi Hal-
fah, et dans la presqu'île du Sinaï (1). Mais un autre monu-
ment, d'autant plus célèbre qu'Hérodote le mentionne, monu-
ment existant encore près de Beyrouth, a été positivement
reconnu, de nos jours, pour le gage de victoire d'un triompha-
teur assyrien (2). D'ailleurs, rien d'égyptien ne s'est jamais
rencontré au-dessus de la Palestine.
Avec toute la réserve que je dois apporter à me présenter
dans ce débat, j'avoue que des différentes façons dont on a
voulu prouver les conquêtes des Pharaons en Asie, aucune ne
m'a jamais semblé satisfaisante (3). Elles reposent sur des al-
(1) Bunsen, t. II, p. 307 ; Lepsius, p. 336 et passim ; Mo vers, das Plœniz.
Aller th., t. II, 1" partie, p. 301.
(2) Movers, t. II, l" partie, p. 281. Cet historien aUribue la stèle en
question à Memnon, et la fait contemporaine de la guerre de Troie.
(3) M. de Bunsen porte un jugement bien vrai et bien concluant sur
DES RACES HUMAINES. 345
légations trop vagues; elles font courir trop loin les vainqueurs
et leur livrent trop de terres pour ne pas éveiller la méfiance (1).
Puis elles se heurtent contre une très grave difficulté : l'i-
gnorance complète où l'on trouve les prétendus vaincus de
leur malheur. Je ne vois, à l'exception de quelques petits États
les prétendues expansions de la puissance égyptienne du côté de l'A-
sie. Voici en quels termes il s'exprime : « Il nous paraît hasardé de
« déclarer asiatiques les noms des peuples indiqués sur ces monuments
« (le tombeau de Nerotp à Beni-Hassan) comme septentrionaux, toutes
« les fois que des contrées connues, telles que le Chanana et le Naha-
« raïm (Chanaan et la Mésopotamie) ne sont pas indiquées, et de pré-
o tendre chercher parmi ces noms de nouvelles listes de nations, dans
« l'Iran et le Touran. Est-ce donc le sud que la Libye septentrionale,
« la Cyrénaïque, la Syrtique , la Numidie, la Gétulie, en un mot, toute
« la côte nord de l'Afrique? Est-ce même un pays de nègres (nahao)?
« Ou bien les Égyptiens n'avaient-ils à penser qu'aux pays septentrio-
« iiauxde l'Asie, à la Palestine, à la Syrie, où ils ne pouvaient exé-
« cuter que des courses? En revanche, ils se seraient tenus isolés de
« tout contact avec les pays du nord de l'Afrique! » {.-^gypten's Slelle
in der Welt-Geschichte, t. II, p. 311.)
(1) Deux causes me paraissent surtout induire les égyptologues à
céder à leur enthousiaste admiration pour le peuple illustre dont ils
étudient l'histoire et dont un penchant bien naturel les porte à exa-
gérer les mérites. L'une, c'est l'expression peuples septentrionaux, ins-
crite dans les hiéroglyphes commémoratifs des expéditions guerrières
et qui reporte aisément la pensée vers le nord-est; l'autre, c'est la
rencontre de certaines appellations ethniques ou géographiques que
l'on trouve moyen de rapprocher des noms de plusieurs peuples asia-
tiques connus. Il est tout simple, sans doute, que lorsque les monu-
ments parlent du Kanana, du Lemanon et à'Ascalon, on reconnaisse
des contrées du littoral de Syrie. (Wilkinson, t. I, p. 386.) Mais lorsque,
dans les Kheta , on veut reconnaître les Gètcs , c'est absolument comme
si dans les Gallas d'Abyssinie on prétendait retrouver des Gallas cel-
tiques, et d'autant plus que les Gètes ou £xij0ai des Grecs étaient des
peuples barbares, tandis que les Kheta sont représentés, sur les monu-
ments égyptiens, comme une nation très civilisée. Les peintures de
Médinet-Abou nous les montrent vêtus de longues robes de couleurs
brillantes tombant jusqu'à la cheville, avec la barbe épaisse et les yeux
dioits. Ce ne sont donc pas, dans tous les cas, des hommes de race
jaune. Ils combattent en fort belle ordonnance, les soldats armés d'é-
pées au premier rang, les piquiers au second. Le Memnonium de Thè-
bes représente aussi leurs forteresses entourées d'un double fossé.
(Wilkinson , t. I, 384.) Aussi , bien que le nom de Kheta ou Sheta ait
un certain rapport de son avec celui de Gètes, il n'y a pas là de quoi
346
DE L INEGALITE
de Syrie, pas un moment dans l'histoire unie, suivie, compacte
des nations assyriennes jusqu'au vu" siècle, où l'on puisse in-
troduire d'autres conquérants que les différentes couches de
Sémites et quelques Arians, et quant à reporter bien haut la
douteuse omnipotence d'un nébuleux Sésostris, la tâche n'en
devient que plus scabreuse. A ces époques indéterminées, té-
moins, il est vrai, de la plus belle efflorescence de ïhèbes et de
Memphis , les principaux efforts du pays se portaient vers le
sud (1), vers l'Afrique intérieure, un peu vers l'est, tandis que
le Delta servait de passage à des peuples de races diverses
longeant les plages de l'Afrique septentrionale.
Outre les expéditions dans la Nubie et les contrées sinaïti-
ques, il faut tenir compte également des immenses travaux de
canalisation et de défrichement, tels que le dessèchement du
justifier une identification de nations qui certainement étaient fort
dissemblables. Même chose des Tokhari. Les peintures égyptiennes
leur attribuent un profil régulier,, un nez légèrement aquilin , une coif-
fure un peu semblable à la mitre persane. On les voit cheminer dans
des espèces de charrettes avec leurs femmes et leurs enfants. C'en est
assez pour que M. Wilkinson les confonde avec les Tokhari connus
des Grecs, les Tokkhara du Mahabharata, habitants de la Sogdiane
et de la Bactriane, sur le laxarte supérieur et le Zariaspe. M. Lasscn
partage cette opinion (Indisch. Alterth., t. I, p. 852). M. le lieutenant-',
colonel Rawlinson me paraît mieux inspiré lorsque, trouvant sur un
cylindre assyrien la mention d'une expédition de Sennachérib contre
les Tokhari qui habitent la vallée de Salbura, il se refuse à conduire
les troupes de son héros chaldéen jusque vers l'Oxus, et se borne à
chercher ces fameux Tokhari dans le sud de l'Asie Mineure {Report of
the R. A. S., p. xxxvHi). Je crois que la véritable histoire ne saurait
que gagner à se tenir fort en garde contre des extensions indéfinies (:e
l)rétendues conquêtes qui ne se justifient que d'après des preuves
aussi fragiles que des ressemblances de noms et quelques vagues res-
semblances physiologiques.
(1) Les premières conquêtes en Ethiopie remontent, suivant M. Lep-
sius, à l'ancien empire, et eurent pour autcqr Sesortesen III, roi de
la 12" dynastie, qui fonda les remparts de Semieh et devint, plus tard,
divinité topique. {Briefe aus JEgypten, p. 2,-;9.) — M. Bunsen envoie Se-
sortesen II non seulement dans la presqu'île du Sinaï, mais sur toute
la côte septentrionale de l'Afrique jusque vis-à-vis l'Espagne; il le ra-
mène ensuite en Asie et en Europe jusqu'à la Thrace. C'est beaucoup.
(Bunsen, ouvrage cité, t. II, p. 306 et passim.)
DES BACES HUMAINES. 347
Fayoïim , la mise en rapport de ce bassin , et les vastes cons-
tructions dont les différents groupes de pyramides sont les
dispendieux résultats. Toutes ces œuvres pacifiques des pre-
mières dynasties n'indiquent pas un peuple qui ait eu ni beau-
coup de goût ni beaucoup de loisir pour des expéditions
lointaines, que rien, pas même la raison de voisinage, ne ren-
dait attrayantes, encore bien moins nécessaires (1).
Cependant, faisons céder un moment toutes ces objections
si fortes. Réduisons-les au silence, et adoptons Sésostris, et
ses conquêtes pour ce qu'on nous les donne. Il restera incon-
testé que ces invasions ont été tout à fait temporaires, n'en
déplaise à la fondation vaguement indiquée de cités soi-disant
nombreuses, et tout à fait inconnues dans l'Asie Mineure, et à
la colonisation de la Colchide, occupée par des peuples noirs,
des Ethiopiens, disaient les Grecs, c'est-à-dire des hommes
qui, de même que l'Éthiopien Memuon, peuvent fort bien
n'avoir été que des Assyriens.
Tous les récits qui font des monarques de Memphis autant
d'incarnations antérieures de Tamerlan , outre qu'ils sont con-
traires à l'humeur pacifique et à la molle langueur des adora-
teurs de Phtah, à leur goût pour les occupations rurales, à leur
religiosité casanière, se montrent trop incohérents pour ne pas
reposer sur des confusions infinies d'idées , de dates , de faits
et de peuples (2). Jusqu'au dix-septième siècle avant J.-C. l'in-
fluence égyptienne, et toujours l'Afrique exceptée , n'avait que
très peu d'action ; elle exerçait un faible prestige , elle était à
peine connue (3). Des travaux de défense du genre de ceux que
(1) Bunsen, t. II, p. 214 et passlm.
(2) Movers, das Phœn. Alterth., t. II, I'« partie, p. -298.
(3) La Pliénicie en tenait seule quelque compte; les petites nations
hébraïques ou chananéennes montraient une prédilection presque
absolue pour les idées assyriennes. Je l'ai expliqué plus haut, du reste :
ces petits États frontières étaient soumis à beaucoup de ménagements,
en même temps qu'à beaucoup de séductions, et il n'y a rien d'ex-
traordinaire à ce que, dans le voisinage immédiat de l'Egypte, il se
trouve quelques traces de l'influence de ce pays. En tout cas, ou au-
rait tort de trop facilement en accepter l'idée. Plus d'une coutume sup-
posée égyptienne est tout aussi facile à revendiquer pour d'autres ori-
[
348 DE l'ixégalité
les rois avaient fait construire sur les frontières orientales
pour fermer le passage aux sables et surtout aux étrangers (1),
sont toujours l'œuvre d'un peuple qui, en se garantissant
des invasions, limite lui-même son terrain. Les Égyptiens
étaient donc volontairement séparés des nations orientales.
Sans que tous rapports guerriers ou pacifiques fussent détruits,
il n'en résultait pas un échange durable des idées, et par coa-
séquent la civilisation resta confinée au sol qui l'avait vue
naître, et ne porta point ses merveilles à l'est ni au nord, ni
même dans l'ouest africain (2).
Quelle différence avec la culture assyrienne! Celle-ci em-
brassa dans son vol immense un si vaste tour de pays , qu'il
dépasse l'essor où purent s'emporter, dans des temps posté-
rieurs, la Grèce d'abord, Rome ensuite. Elle domina l'Asie
moyenne, découvrit l'Afrique, découvrit l'Europe, sema pro-
fondément dans tous ces lieux ses mérites et ses vices, s'im-
planta partout, de la manière la plus durable, et, vis-à-vis d'elle,
le perfectionnement égyptien, demeuré à peu près local, se
trouva dans une situation semblable à ce que la Chine a été
depuis pour le reste du monde.
Bien simple est la raison de ce phénomène, si on veut la
chercher dans les causes ethniques. De la civilisation assy-
rienne , produit des Chamites blancs mêlés aux peuples noirs,
gines. La forme des chars est identique à Memphis et à Khorsabad
(Wilkinson, 1. 1, p. 346; Botta, Monuments de Ninive); la construction
des places de guerre se ressemblait extrêmement (loc. cit.), etc., etc.
(1) Bunsen, t. II, p. 320.
(2) Au viii« siècle avant J.-C, les Égyptiens n'avaient pas même de
marine, bien qu'à cette époque ils eussent englobé le Delta dans leur
empire. Les peuples chaaantéens, sémites ou grecs étaient les seuls
navigateurs qui auraient pu animer le commerce de leur pays; ils atta-
chaient une importance si secondaire à cet avantage, que, pour se dé-
fendre des insultes des pirates, ils n'avaient pas hésité à fermer l'entrée
du Nil par des barrages qui la rendaient impraticable à tous les navires.
(Movers , das Phœnizisch. Alterth., t. II , 1" partie , p. 370.) — En somme,
les guerres des Égyptiens du côté de l'Asie ont toujours eu un caractère
plutôt défensif qu'agressif, et l'influence même que les Pharaons s'effor-
çaient de gagner dans les cités phéniciennes avait plutôt pour but de
neutraliser l'action des gouvernements assyriens que de poursuivre
des résultats positifs. (Movers, ibid., p. 298, 299, 415 et passim.)
DES RACES HUMAINES. 349
puis de diiïérentes branches des Sémites ajoutées au tout, il
résulta la naissance de masses épaisses qui , sa poussant et S3
pénétrant de mille manières, allèrent porter en cent endroits
divers, entre le golfe Persique et le détroit de Gibraltar, les
nations composites nées de leur fécondation incessante. Au
contraire, la civilisation égyptienne ne put jamais se rajeunir
dans son élément créateur qui fut toujours sur la défensive et
toujours perdit du terrain. Issue d'un rameau d'Arians-Hin-
dous mêlé à des races noires et à quelque peu de Chamites et
de Sémites, elle revêtit un caractère particulier qui, dès se;
premiers temps, était parfaitement fixé et se développa long-
temps dans un sens propre avant d'être attaqué par des élé-
ments étrangers. Elle était mûre déjà lorsque des invasions ou
introductions de Sémites vinrent se superposer à elle (1). Ces
courants auraient pu la transformer, s'ils avaient été considé-
rables. Ils restèrent faibles, et l'organisation des castes, tout
imparfaite qu'elle était, suffit longtemps à les neutraliser.
Tandis qu'en Assyrie les émigrants du nord pénétraient et
se montraient rois, prêtres, nobles, tout, ils rencontraient sur
le sol de l'Egypte une législation jalouse qui commençait par
leur fermer l'entrée du territoire à titre d'êtres impurs, et lors-
que, malgré cette défense, maintenue jusqu'au temps de Psara-
matik (664 av, J.-C), les intrus parvenaient à se glisser à côté
des maîtres du pays, décastés et haïs, ce n'était que lentement
qu'ils se fondaient dans cette société rébarbative. Ils y réussis-
saient cependant, je le crois; mais pour quel résultat.' Pour
imiter l'œuvre du sang hellénique en Phénicie. Comme lui, ils
contribuaient, unis à l'action noire, à hâter la dissolution d'une
race que , plus nombreux et arrivés plus tôt , ils auraient fait
vivre et se régénérer. Si, dès les premières années où régna
Menés , au mélange arian , chamite et noir, une forte dose de
sang sémitique avait pu s'ajouter, l'Egypte aurait été profon-
dément révolutionnée et agitée. Elle ne serait pas restée isolée
dans le monde, et elle se serait trouvée en communication di-
recte et intime avec les États assyriens.
(I) J'entends parler ici des Hyksos qui renversèrent l'ancien empire.
20
350
DE l'inégalité
Pour en faire juger, il suffit de décomposer les deux grou-
pes de nations :
ASSYRIENS.
ÉLÉMENT NOIR FONDAMENTAt.
Chamites, en qiiantilé suffisam-
ment grande pour être fécon-
dante.
Sémites, de plusieurs couches,
singulièrement fécondants.
Noirs, toujours dissolvants.
Grecs, en quantité dissolvante.
EGYPTIENS.
ÉLÉMENT NOIR FONDAMENTAL
Arians, dominants sur l'élément
chamite.
Chamites, en quantité fécon-
dante.
ISoirs, nombreux et dissolvants.
Sémites, en quantité dissolvante.
On peut tirer encore une autre vérité de ce tableau : c'est
que, le sang chamite tendant à s'épuiser chez les deux peu-
ples , les ressemblances également tendaient à disparaître avec
cet élément qui , seul , les avait fondées et aurait été en état de
les maintenir, puisque l'action sémitique s'exerçait dans les
deux sociétés en sens inverse. En Egypte , elle ne pénétrait
qu'en quantité dissolvante ; en Assyrie , elle se répandait avec
profusion, débordait de là sur l'Afrique, l'Europe, et devena't,
entre mille nations, le lien d'une alliance dont la terre des
Pharaons allait être exclue , réduite qu'elle se voyait à sa fu-
sion noire et ariane; les vertus s'en épuisaient chaque jour,
sans que rien vînt les relever. L'Egypte ne fut admirable que
dans la plus haute antiquité. Alors, c'est vraiment le sol des
miracles. Mais quoi ! ses qualités et ses forces sont concentrées
sur un point trop étroit. Les rangs de sa population initiatrice
ne peuvent se recruter nulle part. La décadence commence'
de bonne heure , et rien ne l'arrête plus , tandis que la civili-
sation assyrienne vivra bien longtemps, subira bien des trans-
formations, et, plus immorale, plus tourmentée que sa con-
temporaine, aura joué un bien plus important personnage.
C'est ce dont on sera convaincu lorsque, après avoir considéré
la situation de l'Egypte au vu® siècle, situation déjà bien
humble et désespérée , on la verra réduite à un tel degré d'im-
puissance, que, sur son propre domaine, dans ses propres
DES RACES HUMAINES. 351
affaires, elle ne jouera plus de rôle , laissera le pouvoir et l'iu-
fluenee aux mains des conquérants et des colons étrangers,
et en arrivera à ce point d'être si oubliée , que le nom d'Égyp-
tien indiquera bien moins un des descendants de la race an-
tique qu'un fils des nouveaux habitants sémites, grecs ou
romains. Cette nouveauté le cédera encore en singularité à
celle-ci : l'Egypte, ce ne sera plus, comme autrefois, la haute
partie du pays , le voisinage des Pyramides, la terre classique,
Memphis,Thèbes : ce sera plutôt Alexandrie, ce rivage aban-
donné, dans l'époque de gloire, au trajet des invasions sémi-
tiques. Ainsi Ninive, victorieuse de sa rivale, aura à la fois
dépouillé du nom national et les hommes et le sol. Malgré le
mur d'Héliopolis , la terre de Misr sera devenue la proie inerte
des sables et des Sémites , parce qu'aucun élément arian nou-
veau n'aura sauvé sa population du malheur de s'engloutir
dans la prépondérance enfin décidée de ses principes mélaniens.
CHAPITRE VII.
Rapport ethnique entre les nations assyriennes et l'Egypte. Les arts
et la poésie lyrique sont produits par le mélange des blancs avec
les peuples noirs.
Toute la civilisation primordiale du monde se résume , pour
les Occidentaux, dans ces deux noms illustres, Ninive. et
Memphis. Tyr et Carthage , Axoum et les cités des Himyarites
ne sont que des colonies intellectuelles de ces deux points
royaux. En essayant de caractériser les civilisations qu'ils re-
présentent, j'ai touché quelques-uns de leurs points de contact.
Mais j'ai réservé jusqu'ici l'étude des principaux rapports com-
muns , et au moment où leur déclin va commencer, avec des
fortunes diverses, oîi le rôle de l'un va cesser, le rôle de
l'autre s'agrandir encore dans des mains étrangères, en chan-
geant de nom, de forme et de portée; en ce uionient, où je
552 DE l'inégalité
vais me voir forcé, dans un sujet très grave, d'imiter la mé-
thode des poètes chevaleresques, de passer des bords de l'Eu-
phrate et du ISil aux montagnes de la Médie et de la Perse,
et de m'enfoncer dans les steppes de la haute Asie , pour y
quérir les nouveaux peuples qui vont transfigurer le monde
politique et les civilisations, je ne puis tarder davantage à pré-
ciser et à définir les causes de la ressemblance générale de
l'Egypte et de l'Assyrie.
Les groupes blancs qui avaient créé la civilisation dans l'une
et dans l'autre n'appartenaient pas à une même variété de l'es-
pèce, sans quoi il serait impossible d'expliquer leurs diffé-
rences profondes. En dehors de l'esprit civilisateur qu'ils pos-
sédaient également, des traits particuliers les marquaient, et
imprimèrent comme un cachet de propriété sur leurs créations
respectives. Les fonds , étant également noirs , ne pouvaient
amener de dissemblances; et quand bien même on voudrait
trouver des diversités entre leurs populations mélaniennes,
en ne découvrant que des noirs à cheveux plats dans les pays
assyriens, des nègres à chevelure crépue en Egypte, outre que
rien n'autorise cette supposition, rien n'a jamais indiqué non
plus qu'entre les rameaux de la race noire les différences eth-
niques impliquent une plus ou moins grande dose d'aptitude
civilisatrice. Loin de là , partout où l'on étudie les effets des
mélanges, on s'aperçoit qu'un fond noir, malgré les variétés
qu'il peut présenter, crée les similitudes entre les sociétés en
ne leur fournissant que ces aptitudes négatives bien évidem-
ment étrangères aux facultés de l'espèce blanche. Force est
donc d'admettre , devant la nullité civilisatrice des noirs, que
la source des différences réside dans la race blanche; que, par
conséquent, il y a entre les blancs des variétés; et si nous
en envisageons maintenant le premier exemple dans l'Assyrie
et en Egypte , à voir l'esprit plus régularisateur, plus doux ,
plus pacifique, plus positif surtout, du faible rameau arian
établi dans la vallée du Nil , nous sommes enclins à donner à
l'ensemble de la famille une véritable supériorité sur les bran-
ches de Cham et de Sem. Plus l'histoire déroulera ses pages,
plus nous serons confirmés dans cette première impression.
DES BACES HUMAINES. 353
Revenant aux peuples noirs , je me demande quelles sont les
marques de leur nature, les marques semblables qu'ils ont
portées dans les deux civilisations d'Assyrie et d'Egypte. La
réponse est évidente. Elle ressort de faits qui prennent la con-
viction par les yeux.
Nul doute que ce ne soit ce goût frappant des choses de
l'imagination , cette passion véhémente de tout ce qui pouvait
mettre en jeu les parties de l'intelligence les plus faciles à en-
flammer, cette dévotion à tout ce qui tombe sous les sens, et,
finalement , ce dévouement à un matérialisme qui , pour être
orné, paré, ennobli, n'en était que plus entier. Voilà ce qui
unit les deux civilisations primordiales de l'Occident. L'on
rencontre, dans l'une comme dans l'autre, les conséquences
d'une pareille entente. Chez toutes deux, les grands monu-
ments, chez toutes deux, les arts de la représentation de
l'homme et des animaux , la peinture , la sculpture prodiguées
dans les temples et les palais , et évidemment chéries par les
p.opulations. On y remarque encore l'amour égal des ajuste-
ments magnifiques , des harems somptueux , les femmes con-
fiées aux eunuques, la passion du repos, le croissant dégoût
de la guerre et de ses travaux, et enfin les mêmes doctrines
de gouvernement : un despotisme tantôt hiératique, tantôt
royal , tantôt nobiliaire , toujours sans limites , l'orgueil déli-
rant dans les hautes classes , l'abjection effrénée dans les bas-
ses. Les arts et la poésie devaient être et furent, en effet,
l'expression la plus apparente, la plus réelle, la plus constante
de ces époques et de ces lieux.
Dans la poésie règne l'abandon complet de l'âme aux in-
fluences extérieures. .T'en veux, pour preuve, ramassée au
hasard , cette espèce de lamentation phénicienne à la mémoire
de Southoul, fille de Kabirchis, gravée à Éryx sur son tom-
beau :
« Les montagnes d'Éryx gémissent. C'est partout le son des^
« cithares et les chants, et la plainte des harpes dans l'assem-
« J)lée de la maison de Mécamosch.
<! Son peuple a-t-il encore sa pareille? Sa magnificence était
« comme un torrent de feu.
20.
354 DE l'inégalité
« Plus que la neige brillait l'éclat de son regard... Ta poi-
« trine voilée était comme le cœur de la neige.
« Telle qu'une fleur fanée , notre âme est flétrie par ta perte ;
« elle est brisée par le gémissement des chants funéraires.
« Sur notre poitrine coulent nos larmes (1). »
Voilà le style lapidaire des Sémites.
Tout dans cette poésie est brûlant , tout vise à emporter les
sens , tout est extérieur. De telles strophes n'ont pas pour but
d'éveiller l'esprit et de le transporter dans un monde idéal.
Si , en les écoutant , on ne pleure , si l'on ne crie , si l'on ne
déchire ses nabits , si l'on ne couvre son visage de cendres , elles
ont manqué leur but. C'est là le souffle qui a passé depuis
dans la poésie arabe, lyrisme sans bornes, espèce d'intoxica-
tion qui touche à la folie et nage quelquefois dans le sublime.
Lorsqu'il s'agit de peindre dans un style de feu , avec des
expressions d'une énergie furieuse et vagabonde , des sensa-
tions effrénées , les fils de Cham et ceux de Sem ont su trou-
ver des rapprochements d'images, des violences d'expression
qui, dans leurs incohérences, en quelque sorte volcaniques,
laissent de bien loin derrière elles tout ce qu'a pu suggérer
aux chanteurs des autres nations l'enthousiasme ou le déses-
poir.
La poésie des Pharaons a laissé moins de traces que celle
des Assyriens, dont tous les éléments nécessaires se retrou-
vent soit dans la Bible, soit dans les compilations arabes du
Kitab-Alaghaui, du Hamasa et des Moallakats. Mais Plutarque
nous parle des chansons des Égyptiens , et il semblerait que le
naturel assez régulier de la nation ait inspiré à ses poètes des
accents sinon plus raisonnables, du moins un peu plus tièdes.
Au reste, pour l'Egypte comme pour l'Assyrie, la poésie n'avait
que deux formes, ou lyrique, ou didactique, froidement et fai-
blement historique , et , dans ce dernier cas , ne poursuivant
d'autre but que d'enfermer des faits dans une forme cadencée
et commode pour la mémoire. Ni en Egypte , ni eu Assyrie ,
on ne trouve ces beaux et grands poèmes qui ont besoin pour
(1) Blau, Zeitschrift der deutsch. morgenl. Gesellsch., t. III, p. 448.
DES RACES HUMAINES. 355
se produire de facultés bien supérieures à celles d'où peut jail-
lir l'effusion lyrique. Nous verrons que la poésie épique est le
privilège de la famille ariane; encore n'a-t-elle tout son feu,
tout son éclat, que chez les nations de cette branche qui ont
été atteintes par le mélange mélanien.
A côté de cette littérature si libérale pour la sensation, et
si stérile pour la réflexion, se placent la peinture et la sculp-
ture. Ce serait une faute que d'eu parler en les séparant; car
si la sculpture était assez perfectionnée pour qu'on pût l'étu-
dier et l'admirer à part , il n'en était pas de même de sa soeur,
simple annexe de la figuration en relief, et qui, dénuée du
clair-obscur comme de la perspective, et ne procédant que
par teintes plates, se rencontre quelquefois isolée dans les
hypogées, mais ne sert alors qu'à l'ornementation, ou bien
laisse regretter l'absence de la sculpture qu'elle devrait recou-
vrir. Une peinture plate ne peut valoir que pour une abrévia-
tion.
D'ailleurs, comme il est fort douteux que la sculpture se
soit jamais passée du complément des couleurs, et que les ar-
tistes assyriens ou égyptiens aient consenti à présenter aux
regards exigeants de leurs spectateurs matérialistes des œu-
vres habillées uniquement des teintes de la pierre, du marbre,
du porphyre ou du basalte ; séparer les deux arts ou élever la
peinture à un rang d'égalité avec la sculpture, c'est se mé-
prendre sur l'esprit de ces antiquités. Il faut, à Ninive et à
ïhèbes, ne se figurer les statues, les hauts, les bas et les
demi-reliefs , que dorés et peints des plus riches couleurs.
Avec quelle exubérance la sensualité assyrienne et égyptienne
s'empressait de se ruer vers toutes les manifestations sédui-
santes de la matière! A ces imaginations surexcitées et vou-
lant toujours l'être davantage , l'art devait arriver non par la
réflexion, mais par les yeux, et lorsqu'il avait touché juste,
il en était récompensé par de prodigieux enthousiasmes et une
domination presque incroyable. Les voyageurs qui parcourent
aujourd'hui l'Orient remarquent , avec surprise , l'impression
profonde , et quelque peu folle , produite sur les populations
par les représentations figurées, et il n'est pas un penseur qui
356 DE l'inégalité
ne reconnaisse, avec la Bible et le Coran, l'utilité spiritualiste
de la prohibition jetée sur l'imitation des formes humaines
chez des peuples si singulièrement enclins à outrepasser les
bornes d'une légitime admiration , et à faire des arts du des-
sin la plus puissante des machines démoralisatrices.
De telles dispositions excessives sont, tout à la fois, favora-
bles et contraires aux arts. Elles sont favorables, parce que,
sans la sympathie et l'excitation des masses , il n'y a pas de
création possible. Elles nuisent, elles empoisonnent, elles tuent
l'inspiration, parce que, l'égarant dans une ivresse trop vio-
lente, elles l'écartent de la recherche de la beauté, abstraction
qui doit se poursuivre en dehors et au-dessus du gigantesque
des formes et de la magie des couleurs.
L'histoire de l'art a beaucoup à apprendre encore, et on
pourrait dire qu'à chacune de ses conquêtes elle aperçoit de
nouvelles lacunes. Toutefois, depuis Winckelmann, elle a fait
des découvertes qui ont changé ses doctrines à plusieurs repri-
ses. Elle a renoncé à attribuer à l'Egypte les origines de la
perfection grecque. Mieux renseignée, elle les cherche désor-
mais dans la libre allure des productions assyriennes. La com-
paraison des statues éginétiques avec les bas-reliefs de Khor-
sabad ne peut manquer de faire naître entre ces deux mani-
festations de l'art l'idée d'une très étroite parenté.
Rien de plus glorieux pour la civilisation de Ninive que de
s'être avancée si loin sur la route qui devait aboutir à Phidias.
Cependant ce n'était pas à ce résultat que tendait l'art assyrien.
Ce qu'il voufeit, c'était la splendeur, le grandiose, le gigantes-
que , le sublime , et non pas le beau. Je m'arrête devant ces
sculptures de Khorsabad, et qu'y vois-je? Bien certainement la
production d'un ciseau habile et libre. La part faite à la con-
vention est relativement petite, si l'on compare ces grandes
œuvres à ce qui se voit dans le temple-palais de Karnak et sur
les murailles du Memnoniuni. Toutefois, les attitudes sont lor-
cées, les muscles saillants, leur exagération systématique. L'i-
dée de la force oppressive ressort de tous ces membres fabu-
leusement vigoureux, orgueilleusement tendus. Dans le buste,
dans les jambes, dans les bras, le désir qui animait l'artiste,
DES BACES HUMAINES. 357
de peindre le mouvement et la vie, est poussé au delà de toutes
mesures. Mais la tète? la tête, que dit-elle? que dit le visage,
ce champ de la beauté , de la conception idéale , de l'élévation
de la pensée, de la divinisation de l'esprit-î* La tête, le visage,
sont nuls, sont glacés. Aucune expression ne se peint sur ces
traits impassibles. Comme les combattants du temple de Mi-
nerve, ils ne disent rien; les corps luttent, mais les visages ne
souffrent ni ne triomphent. C'est que là il n'était pas question
de l'âme, il ne s'agissait que du corps. C'était le fait et non la
pensée qu'on rechercliait; et la preuve que ce fut bien l'unique
cause de l'éternel temps d'arrêt où mourut l'art assyrien, c'est
que , pour tout ce qui n'est pas intellectuel , pour tout ce qui
s'adresse uniquement à la sensation, la perfection a été atteinte.
Lorsque l'on examine les détails d'ornementation de Khorsa-
bad, ces grecques élégantes, ces briques éraaillées de fleurs et
d'arabesques délicieuses , on convient bien vite avec soi-même
que le génie lieilénique n'a eu là qu'à copier, et n'a rien trouvé
à ajouter à la perfection de ce goût, non plus qu'à la fraîcheur
gracieuse et correcte de ces inventions.
Comme l'idéalisation morale est nulle dans l'art assyrien,
celui-ci ne pouvait, malgré ses grandes qualités, éviter mille
énormités monstrueuses qui l'accompagnèrent sans cesse et
qui furent son tombeau. C'est ainsi que les Kabires et les Tel-
cliines sémites fabriquèrent, pour l'édification de la Grèce, leur
demi-compatriote, ces idoles mécaniques, remuant les bras et
les jambes, imitées depuis par Dédale, et bientôt méprisées par
le sens droit d'une nation trop mâle pour se plaire à de telles
futilités. Quant aux populations féminines de Cham et de Sem,
je suis bien persuadé qu'elles ne s'en lassèrent jamais ; l'absurde
ne pouvait exister pour elles dans des tendances à imiter,
d'aussi près que possible , ce que la nature présente de maté-
riellement vrai.
Qu'on pense au Baal de Malte avec sa perruque et sa barbe
blondes, rougeâtres ou dorées; que l'on se rappelle ces pierres
informes, habillées de vêtements splendides et saluées du nom
de divinités dans les temples de Syrie, et que de là on passe à
la laideur systématique et repoussante des poupées hiératiques
358 DE l'inégalité
de l'Armeria de Turin , il n'y a rien , dans toutes ces aberra-
tions, que de très conforme aux penchants de la race chaniite
et de son alliée. Elles voulaient, l'une et l'autre, du frappant,
du terrible, et, à défaut de gigantesque, elles se jetaient dans
l'effroyable et frottaient leurs sensations niênie au dégoûtant.
C'était une annexe naturelle du culte rendu aux animaux.
Ces considérations s'appliquent également à l'Egypte, avec
cette seule différence que, dans cette société plus méthodique,
le vilain et le difforme ne se développèrent pas avec la même
abondance de liberté sauvage où s'abandonnaient Ninive et
Carthage. Ces tendances revêtirent les formes immobiles de la
nationalité qui les introduisait, du reste, bien volontiers, dans
son panthéon.
Ainsi, les civilisations de l'Euphrate et du Nil sont également
caractérisées par la prédominance victorieuse de l'imagination
sur la raison, et de la sensualité sur le spiritualisme. La poésie
lyrique et le style des arts du dessin furent les expressions in-
tellectuelles de cette situation. Si l'on remarque, en outre, que
jamais la puissance des arts ne fut plus grande, puisqu'elle at-
teignit et dépassa les bornes que partout ailleurs le sens com-
mun réussit à lui imposer et que, dans ces dangereuses divaga-
tions, elle envahit de beaucoup sur le domaine théologique,
moral, politique et social, on se demandera quelle fut la cause,
l'origine première de cette loi exorbitante des sociétés primi-
tives.
Le problème est, je crois, résolu déjà pour le lecteur. Il est
bon, cependant, de regarder si, dans d'autres lieux et dans
d'autres temps, rien de semblable ne s'est représenté. L'Inde
mise à part, et encore l'Inde d'une époque postérieure à sa
véritable civilisation ariane, non, rien de semblable n'a jamais
existé. Jamais l'imagination humaine ne s'est ainsi trouvée li-
bre de tout frein et n'a éprouvé , avec tant de soif et tant de
faim de la matière , de si indomptables penchants à la dépra-
vation; le fait est donc, sans contestation, particulier à l'Assyrie
et à l'Egypte. Ceci fixé, considérons encore, avant de conclure,
une autre face de la question.
Si Ton admet, avec les Grecs et les juges les plus compétents
DES RACES HUMAINES. 359
en cette matière, que l'exaltation et l'enthousiasme sont la vie
du génie des arts, que ce génie même, lorsqu'il est complet,
confine à la folie, ce ne sera dans aucun sentiment organisateur
et sage de notre nature que nous irons en chercher la cause
créatrice, mais bien au fond des soulèvements des sens, dans
ces ambitieuses poussées qui les portent à marier l'esprit et les
apparences, afin d'en tirer quelque chose qui plaise mieux que
la réalité. Or, nous avons vu que , pour les deux civilisations
primitives, ce qui organisa, disciplina, inventa des lois, gou-
verna à l'aide de ces lois, en nu mot, fit œuvre de raison, ce
fut l'élément blanc, chamite, ariaa et sémite. Dès lors se pré-
sente cette conclusion toute rigoureuse, que la source d'où les
arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est
cachée dans le sang des noirs. Cette universelle puissance de
l'imagination, que nous voyons envelopper et pénétrer les civi-
lisations primordiales, n'a pas d'autre cause que l'influence
toujours croissante du principe mélanien.
Si cette assertion est fondée , voici ce qui doit arriver : la
puissance des arts sur les masses se trouvera toujours être eu
raison directe de la quantité de sang noir que celles-ci pourront
contenir. L'exubérance de l'imagination sera dautant plus forte
que l'élément mélanien occupera plus de place dans la compo-
sition ethnique des peuples. Le principe se confirme par l'ex-
périence : maintenons en tête du catalogue les Assyriens et les
Égyptiens.
Nous mettrons à leurs côtés la civilisation hindoue, posté-
rieure à Sakya-Mouni ;
Puis viendront les Grecs ;
A un degré inférieur, les Italiens du moyen âge ;
Plus bas, les Espagnols;
Plus bas encore, les Français des temps modernes;
Et enfin, après ceux-ci, tirant une ligne, nous n'admettrons
plus rien que des inspirations indirectes et des produits d'une
imitation savante, non avenues pour les masses populaires.
C'est, dira-t-on, une bien belle couronne que je pose sur la
tête difforme du nègre , et un bien grand honneur à lui faire
que de grouper autour de lui le chœur harmonieux des Muses.
360 DE l'inégalité
L'Iionneur n'est pas si grand. Je n'ai pas dit que toutes les
Piérides fussent là réunies, il y manque les plus nobles, celles
qui s'appuient sur la réflexion , celles qui veulent la beauté
préférablement à la passion. En outre, que faut-il pour cons-
truire une lyre? un fragment d'écaillé et des morceaux de bois ^
et je ne sache pas que personne ait rapporté à la traînante
tortue , au cyprès , voire aux entrailles du porc ou au laiton de
la mine, le mérite des chants du musicien : et cependant, sans
tous ces ingrédients nécessaires , quelle musique harmonieuse,
quels chants inspirés?
Certainement l'élément noir est indispensable pour dévelop-
per le génie artistique dans une race, parce que nous avons vu
quelle profusion de feu, de flammes, d'étincelles, d'entraîne-
ment, d'irréflexion réside dans son essence, et combien l'ima-
gination, ce reflet de la sensualité, et toutes les appétitions
vers la matière le rendent propre à subir les impressions que
produisent les arts , dans un degré d'intensité tout à fait in-
connu aux autres familles humaines. C'est mon point de départ,
et s'il n'y avait rien à ajouter, certainement le nègre apparaî-
trait comme le poète lyrique, le musicien, le sculpteur par ex-
cellence. Mais tout n'est pas dit, et ce qui reste modifie con-
sidérablement la face de la question. Oui, encore, le nègre est
la créature humaine la plus énergiquement saisie par l'émotion
artistique, mais à cette condition indispensable que son intel-
ligence en aura pénétré le sens et compris la portée. Que si
vous lui montrez la Junon de Polyclète , il est douteux qu'il
l'admire. 11 ne sait ce que c'est que Junon , et cette représen-
tation de marbre destinée à rendre certaines idées transcen-
dantales du beau qui lui sont bien plus inconnues encore, le
laissera aussi froid que l'exposition d'un problème d'algèbre.
De même, qu'on lui traduise des vers de l'Odyssée, et notam-
ment la rencontre d'Ulysse avec Nausicaa, le sublime de l'ins-
piration réfléchie : il dormira. Il faut chez tous les êtres, pour
que la sympathie éclate, qu'au préalable l'intelligence ait com-
pris, et là est le difficile avec le nègre, dont l'esprit est obtus,
incapable de s'élever au-dessus du plus humble niveau, du
moment qu'il faut réfléchir, apprendre, comparer, tirer des
DES RACES HUMAINES. 361
conséquences. La sensivité artistique de cet être, en elle-même
puissante au delà de toute expression , restera donc nécessaire-
ment bornée aux plus misérables emplois. Elle s'enflammera
et elle se passionnera, mais pour quoi? Pour des images ridi-
cules grossièrement coloriées. Elle frémira d'adoration devant
un tronc de bois hideux, plus émue d'ailleurs, plus possédée
mille fois , par ce spectacle dégradant , que l'âme choisie de
Périclès ne le fut jamais aux pieds du Jupiter Olympien. C'est
que le nègre peut relever sa pensée jusqu'à l'image ridicule,
jusqu'au morceau de bois hideux , et qu'en face du vrai beau
cette pensée est sourde, muette et aveugle de naissance. Il
n'y a donc pas là d'entraînement possible pour elle. Aussi,
parmi tous les arts que la créature mélanienne préfère, la mu-
sique tient la première place, en tant qu'elle caresse son oreille
par une succession de sons , et qu'elle ne demande rien à la
partie pensante de son cerveau. Le nègre l'aime beaucoup , il
en jouit avec excès ; pourtant , combien il reste étranger à ces
conventions délicates par lesquelles l'imagination européenne
a appris à ennoblir les sensations !
Dans Tair charmant de Paolino du Mariage secret :
Pria che spunti in ciel' l'aurora , etc....
la sensualité du blanc éclairé, dirigée par la science et la ré-
flexion, va, dès les premières mesures, se faire, comme on dit,
un tableau. La magie des sons évoque autour de lui un hori-
zon fantastique où les premières lueurs de l'aube jonchent un
ciel déjà bleu ! L'heureux auditeur sent la fraîche chaleur d'une
matinée printanière se répandre et le pénétrer dans cette at-
mosphère idéale où le ravissement le transporte. Les fleurs
s'ouvrent, secouent la rosée, répandent discrètement leurs
parfums au-dessus du gazon humide parsemé déjà de leurs pé-
tales. La porte du jardin s'ouvre, et, sous les clématites et les
pampres dont elle est à demi cachée, paraissent, appuyés l'un
sur l'autre, les deux amants qui vont s'enfuir. Rêve délicieux !
les sens y soulèvent doucement l'esprit et le bercent dans les
RACES HUMAINES. — T. I. 21
362 DE l'inégalité
sphères idéales où le goût et la mémoire lui offrent la part la
plus exquise de son délicat plaisir.
Le nègre ne voit rien de tout cela. Il n'en saisit pas la moin-
dre part; et cependant, qu'on réussisse à éveiller ses instincts :
l'enthousiasme , l'émotion , seront bien autrement intenses que
notre ravissement contenu et notre satisfaction d'honnêtes
gens.
Il me semble voir un Bambara assistant à l'exécution d'un
des airs qui lui plaisent. Son visage s'enflamme, ses yeux
brillent. Il rit, et sa large bouche montre, étincelantes au
milieu de sa face ténébreuse, ses dents blanches et aiguës.
La jouissance vient, l'Africain se cramponne à son siège : on
dirait qu'en s'y pelotonnant, en ramenant ses membres les
uns sous les autres , il cherche , par la diminution d'étendue
de sa surface , à concentrer davantage dans sa poitrine et
dans sa tête les crispations tumultueuses du bien-être furieux
qu'il éprouve. Des sons inarticulés font effort pour sortir de sa
gorge , que comprime la passion ; de grosses larmes roulent
sur ses joues proéminentes; encore un moment, il va crier :
la musique cesse, il est accablé de fatigue (1).
Dans nos habitudes raffinées, nous nous sommes fait de
l'art quelque chose de si intimement lié avec ce que les mé-
ditations de l'esprit et les suggestions de la science ont de plus
subUme , que ce n'est que par abstraction , et avec un certain
effort, que nous pouvons en étendre la notion Jusqu'à la danse.
Pour le nègre , au contraire , la danse est , avec la musique ,
l'objet de la plus irrésistible passion. C'est parce que la sen-
sualité est pour presque tout, sinon tout, dans la danse. Aussi
tenait-elle une bien grande place dans l'existence publique et
privée des Assyriens et des Égyptiens ; et là où le monde anti-
que de Rome la rencontrait encore plus curieuse et plus eni-
vrante que partout ailleurs, c'est encore là que nous, mo-
(1) Le mot ku-feta signifie en cafre parler, et en suahili, se battre,
parce que l'expression violente et criarde des Africains ressemble à
une querelle. (Krapf, Von der afrikanischen Ostkuste, dans la Zeits-
chrift der deutsch. morgenl. Gesellschaft, t. III, p. 317.)
DES RACES HUMAINES. 363
dernes, nous allons la cherclier, cliez les populations sémiti-
ques de l'Espagne, et principalement à Cadix.
Ainsi le nègre possède au plus haut degré la faculté sen-
suelle sans laquelle il n'y a pas d'art possible; et, d'autre part,
l'absence des aptitudes intellectuelles le rend complètement
impropre à la culture de l'art, même à l'appréciation de ce que
cette noble application de l'intelligence des humains peut pro-
duire d'élevé. Pour mettre ses facultés en valeur, il faut qu'il
s'allie à une race différemment douée. Dans cet hymen , l'espèce
mélanienne apparaît comme personnalité féminine, et bien
que ses branches diverses présentent, sur ce point, du plus ou
du moins, toujours, dans cette alliance avec l'élément blanc,
le principe mâle est représenté par ce dernier. Le produit qui
en résulte ne réunit pas les qualités entières des deux races.
Il a de plus cette dualité même qui explique la fécondation
ultérieure. Moins véhément dans la sensualité que les indivi-
dualités absolues du principe féminin, moins complet dans la
puissance intellectuelle que celles du principe mâle, il jouit
d'une combinaison des deux forces qui lui permet la création
artistique, interdite à l'une et à l'autre des souches associées.
Il va sans dire que cet être que j'invente est abstrait, tout
idéal. On ne voit que rarement , et par l'effet de circonstances
très multiples, des entités dans lesquelles ces principes géné-
rateurs se reproduisent et s'affrontent à forces convenable-
ment pondérées. En tout cas, et si on peut croire à de telles
combinaisons chez des hommes isolés, il n'y faut pas penser
une minute pour les nations , et il n'est question ici que de
ces dernières. Les éléments ethniques sont en constante oscil-
lation dans les masses. Il est tellement difflcile de saisir les
moments où ils se trouvent à peu près en équilibre ; ces mo-
ments sont si rapides, si impossibles à prévoir, qu'il vaut
mieux n'en pas parler et ne raisonner que sur ceux où tel élé-
ment, l'emportant manifestement sur l'autre, préside un peu
plus longuement aux destinées nationales.
Les deux civilisations primordiales fortement imbues de
germes mélaniens , en même temps que dirigées et inspirées
par la puissance propre à la race blanche, ont dû à la prédo-
364 DE l'inégalité
minance de plus en plus déclarée de l'élément noir l'exalta-
tion qui les caractérisa : la sensualité fut donc leur cachet
principal et commun.
L'Egypte, peu ou point régénérée, se montra moins long-
temps agissante que les nations chamites noires, si heureuse-
ment renouvelées par le sang sémitique. Le pays avait pour-
tant dans son mobile arian quelque chose d'évidemment
supérieur; mais la marée montante du sang mélanien, sans
détruire absolument les prérogatives de ce sang , les domina ,
et, donnant à la nation cette immobilité qu'on lui reproche,
ne lui permit de sortir de l'immense que pour tomber dans le
le grotesque.
La société assyrienne reçut , de la série d'invasions blanches
qui la renouvelèrent , plus d'indépendance dans ses inspira-
tions artistiques. Elle y gagna aussi, il faut l'avouer, une
splendeur plus éclatante ; car si rien , dans le genre sublime ,
ne dépasse la majesté des pyramides et de certains temples-
palais de la haute Egypte , ces merveilleux monuments n'of-
frent pas de représentations humaines qui, pour la fermeté
de l'exécution, la science des formes, puissent être comparées
aux superbes bas-reliefs de Khorsabad. Quant à la partie d'or-
nementation des édifices ninivites, comme les mosaïques, les
briques émaillées, j'en ai déjà dit tout ce que le jugement le
moins favorable serait contraint de reconnaître : que les Grecs
eux-mêmes n'ont su que copier ces inventions, et n'en ont
dépassé jamais le goût sûr et exquis.
Malheureusement le principe mélanien étaittrop fort et devait
l'emporter. Les belles sculptures assyriennes , qu'il faut reje-
ter dans une antiquité antérieure au septième siècle avant
J.-G. , ne marquèrent qu'une période assez courte. Après la
date que j'indique , la décadence fut profonde, et le culte de
la laideur, si cher à l'incapacité des noirs, ce culte toujours
triomphant, toujours pratiqué, même à côté des chefs-d'œu-
vre les plus frappants, finit par l'emporter tout à fait.
D'où il résulte que , pour assurer aux arts une véritable
, victoire, il fallait obtenir un mélange du sang des noirs avec
celui des blancs , dans lequel le dernier entrât pour une pro-
DES RACES HUMAOES. 365
portion plus forte que les meilleurs .temps de Memphis et de
Ninive n'avaient pu l'obtenir, et formât ainsi une race douée
d'infiniment d'imagination et de sensibilité unies à beaucoup
d'intelligence. Ce mélange fut combiné plus tard lorsque les
Grecs méridionaux apparurent dans l'histoire du monde.
LIVRE SECOND.
CIVILISATION RAYONNANT DE L'ASIE CENTRALE VERS
LE SUD ET LE SUD-EST.
CHAPITRE PREMIER.
Les Arians ; les brahmanes el leur système social.
Je suis parvenu à l'époque où Babylone fut prise d'assaut
par les Mèdes. L'empire assyrien va changer tout à la fois de
forme et de valeur. Les fils de Cham et de Sem cesseroiit à
jamais d'être au premier rans des nations. Au lieu de diriiier
et de conduire les États, ils en formeront désormais le fond
corrupteur. Un peuple arian paraît sur la scène, et, se laissant
mieux apercevoir et juger que le rameau de même race enve-
loppé dans les alliages égyptiens, il nous invité à considérer de
près, et avec l'attention qu'elle mérite, cette illustre famille hu-
maine, la plus noble, sans contredit , de l'extraction blanche.
Ce serait s'exposer à mettre cette vérité dans un jour in-
complet, que de présenter les Mèdes, sans avoir préalable-
ment étudié et connu tout le groupe dont ils ne sont qu'une
faible fraction. Je ne puis donc commencer par eux. Je m'at-
tacherai d'abord aux branches les plus puissantes de leur
parenté. A cet effet, je vais m'enfoncer dans les régions situées
à l'orient de l'Indus , où se sont développés d'abord les plus
considérables essaims des peuples arians.
Mais ces premiers pas, détournés de la partie de l'histoire que
j'ai d'abord examinée, m'entraîneront au delà des régions hin-
doues ; car la civilisation brahmanique , à peu près étrangère
à l'occident du monde, a puissamment vivifié la région orien-
tale, et, rencontrant là des races que l'Assyrie et l'Egypte
368
DE l'inégalité
n'ont qu'entrevues, elle s'est trouvée en contact intime avec
les hordes jaunes. L'étude de ces rapports et de leurs résul-
tats est de première importance. Nous verrons, avec ce se-
cours, si la supériorité de la race blanche pourra s'établir vis-
à-vis des Mongols comme vis-à-vis des noirs, dans quelle
mesure l'histoire la démontre , et par suite l'état respectif des
deux races inférieures et de leurs dérivées.
Il est difficile de trouver des synchronismes entre les émi-
grations primordiales des Chamites et celles des Arians; il ne
l'est pas moins de se soustraire au besoin d'en chercher. La
descente des Hindous dans le Pendjab est un fait si reculé au
delà de toutes les limites de l'histoire positive , la philologie
lui assigne une date si ancienne, que cet événement paraît
toucher aux époques antérieures à l'an 4000 avant J.-C. Cha-
mites et Arians auraient ainsi quitté , à peu près à la même
heure et sous le coup des mêmes nécessités, les demeures pri-
mordiales de la famille blanche , pour descendre dans le sud ,
les uns vers l'ouest , les autres vers l'orient.
Les Arians, plus heureux que les Chamites, ont gardé,
pendant une longue série de siècles , avec leur langue nationale,
annexe sacrée de l'idiome blanc primitif, un type physique
qui ne les exposa pas , tant il resta particulier, à être confon-
dus parmi les populations noires. Pour expliquer ce double
phénomène, il faut admettre que, devant leurs pas, les races
aborigènes se retiraient , dispersées ou détruites par des incur-
sions d'avant-garde , ou bien qu'elles étaient très clairsemées
dans les vallées hautes du Kachemyr, premier pays hindou
envahi par les conquérants. Du reste , il n'y a pas à douter
que la population première de ces contrées n'appartînt au type
noir (1). Les tribus mélaniennes que l'on rencontre encore
aujourd'hui dans le Kamaoun en portent témoignage. Elles
sont formées des descendants des fugitifs qui, n'ayant pas
suivi leurs congénères lors du grand reflux vers les monts
i
(1) Lassen, Indisch. Altertn., t. I, p. 833; voir la note 1 p. 229 de
ce volume. L'Himalaya contient de nombreux débris de populations
noires ou mulâtres qui sont certainement aborigènes.
DES RACES HUMAINES. 369
Vyndilia et le Dekkhan (1), se sont jetés au milieu des gorges
alpestres, asile sûr, puisqu'ils y 'conservent leur individualité
depuis des séries d'années incalculables.
Avant de mettre le pied plus avant sur le sol de l'Inde, sai-
sissons tout l'ensemble de la famille ariane primitive, à ce
moment où son mouvement de marche vers le sud est déjà
prononcé, mais où, toutefois, si elle a commencé à envahir
la vallée de Kachemyr par ses têtes de colonnes , le gros de
ses nations n'a pas encore dépassé la Sogdiane.
Déjà les Arians sont détachés des nations celtiques, ache-
minées vers le nord-ouest et contournant la mer Caspienne
par le haut; tandis que les Slaves, très peu différents de ce
dernier et vaste amas de peuples, suivent vers l'Europe une
route plus septentrionale encore.
Les Arians donc, longtemps avant d'arriver dans l'Inde,
n'avaient plus rien de commun avec les nations qui allaient
devenir européennes. Ils formaient une immense multitude
tout à fait distincte du reste de l'espèce blanche , et qui a be-
soin d'être désignée, ainsi que je le fais, par un nom spécial.
Par malheur, des savants de premier ordre n'ont pas appré-
cié cette nécessité. Absorbés par la philologie, ils ont donné
un peu légèrement, à l'ensemble des langues de la race, le
nom fort inexact d'indo-germanique , sans s'arrêter à cette
considération , pourtant très sérieuse , que , de tous les peu-
ples qui possèdent ces idiomes, un seul est allé dans l'Inde,
tandis que les autres n'en ont jamais approché. Le besoin,
d'ailleurs impérieux , des classifications a été de tout temps la
source principale des erreurs scientifiques. Les langues de la
race blanche ne sont pas plus hindoues que celtiques (2) , et
(1) D'après Ritter, les peuples sanscrits ont repoussé jusqu'à Lanka
(Ceylan) les nègres et les métis jaunes etnoirs (Malais), qui s'étendaient
primitivement dans le nord. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 435.)
(2) Si l'on voulait absolument appliquer aux groupes de langues des
noms de nations, il serait plus raisonnable pourtant do qualifier le
rameau arian à' hindou-celtique. On aurait du moins ainsi la désigna-
tion des deux extrêmes géographiques, et on indiquerait les deux faces
les plus différentes du système; mais, pour mille causes, cette déno-
mination serait encore détestable.
21.
370 DE l'inégalité
je les vois beaucoup moins germaniques que grecques. Le plus
tôt on renoncera à ces dénominations géographiques sera le
mieux.
Le nom d'Arian possède cet avantage précieux d'avoir été
choisi par les tribus mêmes auxquelles il s'appHque , et de les
suivre partout indépendamment des lieux qu'elles habitent ou
ont pu habiter. Ce nom est le plus beau qu'une race puisse
adopter : il signifie honorable (1) ; ainsi , les nations arianes
étaient des nations d'hommes honorables , d'hommes dignes
d'estime et de respect, et probablement, par extension, d'hom-
mes qui , lorsqu'on ne leur rendait pas ce qui leur était dû ,
savaient le prendre. Si cette interprétation n'est pas stricte-
ment dans le mot , on verra qu'elle se trouve dans les faits.
Les peuples blancs qui s'appliquèrent cette dénomination en
comprenaient la portée hautaine et pompeuse. Ils s'y attachè-
rent avec force, et ne la laissèrent que tardivement disparaître
sous les qualifications particulières que chacun d'eux se donna
par la suite. Les Hindous appelèrent le pays sacré , l'Inde lé-
gale, Arya-varta^ la terre des hommes honorables (2). Plus
tard, quand ils furent divisés en castes, le nom A'Avya resta
au gros de la nation , aux Vaycias , la dernière catégorie des
vrais Hindous, deux fois nés, lecteurs des Védas.
Le nom primitif, réclamé par les Arians Iraniens , auxquels
(1) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 6; Buniouf, Commentaire sur
le Yaçna, t. I, p. 461, note.
(2) Le Manava-Dharma-Sastra, traduction de Haughton, partage le
territoire national, en dehors duquel un coudra, pressé par la faim,
a seul le droit d'iiabiter, en plusieurs catégories. Voici sa classification
(t. Il, chap. n, § 17) : « Between the two divine rivers Saraswati and
« Drishadwati,lies tlie tract of land, which the sages hâve named Brah-
« maverta, because it was frequented by Gods. » (C'est le territoire pri-
mitivement habité par les Arians purs de tout mélange noir ou jaune.)
Viennent maintenant les §§ 21 et 22, qui s'expriment ainsi : « That
« country which lies between Himawat and Viudhya, to the east of
« Vinasana and to the west of Prayaga , is celebrated by the title of
a Medhyadesa, or the central région. » § 22 : « As far as the eastern,
« and as far as the western Océans between the two mountains just
« mentioned, lies the tract which the wise hâve namcd Aryaverta, or
« inhabited by respectable mcu. »
DES HACES HUMAINES. 371
appartenaient les Mèdes, fut 'Apto{. Une autre branche de
cette famille, les Perses, avaient également commencé par
s'appeler 'ÂpiaioJ, et quand ils y renoncèrent pour l'ensemble
de la nation, ils conservèrent la racine de ce mot dans la plu-
part de leurs noms d'hommes, tels qu'Arta-xerxès , Ario-bar-
zane, Arta-baze, et les prêtèrent ainsi faits aux Scythes-Mon-
gols convertis à leur langage, et qui trouvèrent plus tard à en
renouveler l'usage dans l'emploi qu'en faisaient de leur côté
les Arians Sarmates (1).
Dans leurs idées cosmogoniques, les Iraniens regardaient
comme le pays le premier créé une région qu'ils appelaient
Alryanem-Faëgo, et ils la plaçaient bien loin dans le nord-
est, vers les sources de l'Oxus et du Yaxartes (2). Ils se rap-
pelaient que là l'été ne durait que deux mois de l'année, et
que, pend;int dix autres mois, l'hiver y sévissait avec une ri-
gueur extrême. Ainsi, pour eux, le pays des hommes honora-
bles était resté l'ancienne patrie ; tandis que les Hindous des
temps postérieurs, attachés au nom et oubliant la chose, trans-
portèrent la désignation et en firent don à leur patrie nou-
velle.
Cette racine ar suivit partout les rameaux divers de la race
et les préoccupa constamment. Les Grecs la montrent, bien
conservée et en bon Heu , dans le mot "Apr;? , qui personnifie
l'être honorable par excellence, le dieu des batailles, le héros
parfait; dans cet autre mot, «ipetrî, qui indique d'abord la
réunion des qualités nécessaires à un homme véritable, la bra-
(1) Lassen, Indisch. Aller th., t. I, p. 6.
(2) Ibid., 526. On trouve, au\ époques historiques, un grand nombre
de noms de peuples arians dans ce pays, que les Orientaux appellent
le Touran, et que, jusqu'ici, on a taussement considéré comme ha-
bité par des hordes jaunes exclusivement. Ainsi, on y voit, avec Pline,
les Ariacœ, les Antariani, les Arammi, qui rappellent si fort le mot
zend aîryaman. (Burnouf, Comment, sur le Yaçna, t. I, p. cv-cvi,'
notes et éclaircissements.)
Burnouf remarque aussi que des dénominations de lieux évidem-
ment arianes sont celles où l'on trouve les mots : Açp, cheval, arvat
ou aurvat, eau, pati, maître. Ptolémée en cite dans la Scythie et même
dans la Sérique, Açpabota, Açpacara, Acparatah.
372 DE l'inégalité
voure, la fermeté, la sagesse, et qui, plus tard, voulut dire la
vertu. On le trouve encore dans cette expression d'àpio[>.xi,
qui se rapporte à l'action d'hqnorer les puissances surhumai-
nes; enfin, il ne serait pas trop hardi, peut-être, ni contraire à
toute bonne étymologie de voir l'appellation générique de la
famille ariane attachée à une de ses plus glorieuses descen-
dances, en rapprochant les mots arya, ayrîanem, de 'Ap)(^aio{,
et d"ApYeîot. Les Grecs, en se séparant à une époque anti-
que du faisceau commun, n'auraient point abjuré son nom ni
dans leurs habitudes de pensée, le fait est incontestable, ni
même dans leur dénomination nationale.
On pourrait pousser beaucoup plus loin cette recherche, et
l'on trouverait cette racine ar, ir ou er, conservée jusque
dans le mot allemand moderne Ehre, qui semble prouver qu'un
sentiment d'orgueil fondé sur le mérite moral a toujours oc-
cupé une grande place dans- les pensées de la plus belle des
races humaines (1).
D'après des témoignages aussi nombreux, on trouvera peut-
être à propos de rendre un jour, au réseau de peuples dont il
s'agit, le nom général et très mérité qu'il s'était appliqué à lui-
même et de renoncer à ces appellations de Japhétides, de Cau-
casiens et d'Indo-Germains , dont on ne saurait trop signaler
les inconvénients. En attendant cette restitution bien désirable
pour la clarté des généalogies humaines, je me permettrai de
la devancer, et je formerai une classe particulière de tous les
peuples blancs qui, ayant inscrit cette qualification soit sur
des monuments de pierre, soit dans leurs lois, soit dans leurs
livres, ne permettent pas qu'on la leur enlève. Partant de ce
principe, je crois pouvoir dénommer cette race spéciale d'après
les parties qui la constituent au moment où, déjà séparée du
reste de l'espèce, elle s'avance vers le sud.
On y compte les multitudes qui vont envahir l'Inde et celles
qui, s'engageant sur la route où ont marché les Sémites, ga-
gneront les rivages inférieurs de la mer Caspienne, et de là,
(1) La même racine se trouve dans le pa-zand hir ou ir, qui signi-
fie maître, dans le latin herus et dans l'allemand Herr. (Burnouf, Com-
mentaire sur le Yaçna, t. I, p. 460.)
DES BACES HUMAIIVES. 373
passant dans l'Asie Mineure et dans la Grèce, en différentes
émissions, s'y nommeront les Hellènes. On y reconnaît encore
ces colonnes nombreuses dont quelques-unes, descendant au
sud-ouest, pénétreront jusqu'au golfe Persique, tandis que les
autres, demeurant pendant des siècles aux environs de l'Imaùs,
réservent les Sarmates au monde européen. Hindous, Grecs,
Iraniens, Sarmates , ne forment ainsi qu'une seule race dis-
tincte des autres branches de l'espèce et supérieure à toutes (1).
Pour la conformation physique, il n'y a pas de doute : c'é-
tait la plus belle dont on ait jamais entendu parler (2). La no-
blesse de ses traits, la vigueur et la majesté de sa stature
élancée, sa force musculaire, nous sont attestées par des té-
moignages qui, pour être postérieurs à l'époque où elle était
réunie, n'en ont pas moins un poids irrésistible (3). Ils éta-
blissent tous, sur les points différents où on les recueille, une
grande identité de traits généraux, et ne laissent apercevoir les
déviations locales que comme des conséquences d'alliages
postérieurs (4). Dans l'Inde, les croisements eurent lieu avec
des races noires; dans l'Iran, avec des Chamites, des Sémites
et des noirs; en Grèce, avec des peuples blancs qu'il ne s'agit
pas de déterminer ici et des Sémites. Mais le fond du type
demeura partout le même, et il est peu contestable que la
(1) Lassen, Indisch. A Iterth., 1. 1, p. S16. — J'ajouterai à l'avis de M. Las-
sen celui d'un grand partisan de l'unité physique et morale de l'espèce
humaine. Voici l'aveu qui échappe à M. Prichard : « Dièse Eindring-
« linge (die Indo-Europœer) scheincn ihnen (den Aliophylen) iiberall
« an geistigen Gaben iiberlegen gewesen zu seyn. Einige indo-euro-
« paeische Nationeu haben -wirklich viele charakteristische Kennzeichen
« von Barbarei und Wildheit zurùckbehalten oder bekommen; aber mit
« dieseu verbandcii sie aile, unzweifelhafle Zeichen von fiûhzeitiger in-
« tellectueller Entwickelung, besonders eine hœherè Kultur der Spra-
« che. » (Prichard, Naturgeschichte des menschlichen Geschlechts, t. III,
i" partie, ]). 11.)
(2) Lassen , p. 404.
(3) Lassen , p. 404 et 854.
(4) C'est ainsi que M. Lassen remarque fort bien que le climat ne
saurait être rendu responsable du degré de coloration des populations
hindoues, attendu que les Malabares sont plus bruns que les Kandys de
Ceylan, et les gens du Guzarate que ceux du Karnatik (t. I, p. 407).
374 DE L'INEGALITE
souche qui, même dégénérée de sa beauté primordiale, four-
nissait des types comme ceux des Kachemyriens actuels et
comme la plupart des Brahmanes du nord, comme ceux dont
la représentation a été figurée sous les premiers successeurs
de Cyrus, dans les constructions de Nakschi-Roustam et de
Persépolis; enfin, que les hommes dont l'aspect physique a
inspiré les sculpteurs de l'Apollon Pythien, du Jupiter d'Athè-
nes, de la Vénus de Milo, formaient la plus belle espèce
d'hommes dont la vue ait pu réjouir les astres et la terre.
La carnation des Arians était blanche et rosée : tels apparu-
rent les plus anciens Grecs et les Perses ; tels se montrèrent
aussi les Hindous primitifs. Parmi les couleurs des cheveux et
de la barbe, le blond dominait, et l'on ne peut oublier la pré-
dilection que lui portaient les Hellènes : ils ne se figuraient
pas autrement leurs plus nobles divinités. Tous les critiques ont
vu, dans ce caprice d'une époque où les cheveux blonds étaient
devenus bien rares à Athènes et sur les quais de l'Eurotas, un
ressouvenir des âges primitifs de la race hellénique. Aujour-
d'hui encore, cette nuance n'est pas a])solument perdue dans
l'Inde, et notamment au nord, c'est-à-dire dans la partie où la
race ariane a le mieux conservé et renouvelé sa pureté. Dans
le Kattiwar, on trouve fréquemment des cheveux rougeâtres
et des yeux bleus.
L'idée de la beauté est restée pour les Hindous attachée à
celle de la blancheur, et rien ne le prouve mieux que les des-
criptions d'enfants prédestinés si fréquentes dans les légendes
bouddhiques (1). Ces pieux récits montrent la divine créature,
aux premiers jours de son berceau, avec le teint blanc, la peau
de couleur d'or. Sa tête doit avoir la forme d'un parasol (c'est-
à-dire, être ronde et éloignée de la configuration pyramidai.e
chez les noirs). Ses bras sont longs, son front large, ses sour-
cils réunis, son nez proéminent.
Comme cette description, postérieure au vu® siècle av. J.-C,
s'applique à une race dont les meilleures branches étaient assez
(1) Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, 1. 1,
p. 237 , 314.
I
DES KACES HUMAINES. 375
mélangées, on ne peut se montrer surpris d'y voir des exigen-
ces un peu anormales, telles que la couleur d'or souhaitée pour
la peau du corps et les sourcils réunis. Quant au teint blanc,
aux bras longs, au front large, à la tête ronde, au nez proé-
minent, ce sont autant de traits qui révèlent la présence de
l'espèce blanche et qui, ayant continué à être caractéristiques
des hautes castes, autorisent à penser que la race ariane, dans
son ensemble, les possédait également.
Cette variété humaine, ainsi entourée d'une suprême beauté
de corps, n'était pas moins supérieure d'esprit (1). Elle avait à
dépenser une somme inépuisable de vivacité et d'énergie, et
la nature du gouvernement qu'elle s'était donné coïncide par-
faitement avec les besoins d'un naturel si actif.
Les Arians, divisés en tribus ou petits peuples concentrés
dans de grands villages (2) , mettaient , à leur tête , des chefs
dont le pouvoir très limité n'avait rien de commun avec l'omni-
potence absolue exercée par les souverains chez les peuples
noirs ou chez les nations jaunes (3). Le nom sanscrit le plus
ancien pour rendre l'idée d'un roi, d'un directeur de la com-
munauté politique, c'est viç pati; le zend viç païtis l'a par-
faitement conservé, et le Uthuanien wiespati indique aujour-
d'hui encore un seigneur terrien (4). La signification en est
tout entière dans le noiy-riv XaCiv si fréquent chez Homère et
Hésiode, et, comme la monarchie grecque de l'époque hé-
roïque, tout à fait conforme à celle des Iraniens avant Cyrus,
ne montre, dans les souverains, qu'une autorité des plus limi-
tées; comme les épopées du Ramayana et du Mahabharata ne
(i) Lassen, Indisch. Alterth., 1. 1, p. 854.
(2) Ces villages étaient appelés pour chez les Hindous, uoXi; chez les
Grecs.
(3) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 807.
(4) On suit très bien, dans les langues arianes, les deux parties de
ce mot composé : viç, qui signilie maison, devient, par extension,
une collection de maisons, et se retrouve dans le vicus latin et son
dérivé ci-vis, l'habitant du vicus. Pati, le chef, en sanscrit, c'est dans
l'arménien bod, dans le slave pod, dans le letton patin, dans le po-
lonais pan, dans le gothique faths. (Burnouf, Comment, sur le Yacna.
t. I, p. 461; Schaffarik, Slatvisehe AUerthûmer, t. I , p. 283.)
I
37G DE L'I^'ÉGALITÉ
connaissent également que la royauté élective, conférée par
les habitants des villes, les brahmanes et même les rois alliés,
tout nous porte à conclure qu'un pouvoir émanant, d'une fa-
çon si complète, de la volonté générale, ne devait être qu'une
délégation assez faible, peut-être même précaire, tout à fait
dans le goût de l'organisation germanique antérieure à l'es-
pèce de réforme qu'en fit chez nous Khlodowig (1).
Ces rois des Arians, siégeant dans leurs villages, parmi des
troupeaux de bœufs, de vaches et de chevaux, juges nécessai-
res des contestations violentes qui accidentent, à tout moment,
la vie des nations pastorales, étaient entourés d'hommes plus
belliqueux encore que bergers.
Lorsque j'ai parlé, lorsque je parle de la nation ariane, de
la famille ariane, je n'entends pas dire que les différents peu-
ples qui la formaient vécussent entre eux dans des sentiments
(1) Le Manava-Dharma-Sastra (traduction de Haughton; Londres,
1825, in-40, t. Il) est beaucoup plus dévoué à l'idée de la monarchie
absolue que les grands poèmes; cependant il n'a pas encore, sur ce
sujet, les notions des Asiatiques modernes. Après avoir dit magnifi-
quement (chap. VII, t. VIII, 1) : « A King, even thougli achild,mustnot
« be treated iigliUy, from an Idea Ihat lie is a mère mortal : no; he is a
« powerful divinly, who appears in a liuman shape, » verset qui, par
parenthèse, pourrait bien avoir été dicté par un esprit d'opposition à
des doctrines dilférentes et antérieures, le législateur ajoute (p. 37) :
« Letlheking, having risen at early dawn, respectfully attend tobra-
« hmens, learned in the three Vedas, and in the sciences of ethicks ; and
« by their décision let him abide; » et § 54 : « The king must appoint
« seven or eight ministers, who must be sworn by touching a sacred
« image and the like; men whose ancestors were servants of kings;
« who are versed in the holy books; who are personally braves; who
« are skilled in the use of weapons et whose lineage is noble. » § 56 :
« Let him perpetually eonsult with those ministers on peace and war,
« on his forces, on his revenues, on the protection of his people, and
« on the means of bestowing aptly the weaith which he has acquired. »
§ 57 : « Having ascerlained the several opinions of liis counsellors, first
« apart and then collectlvely, let him do what ismost bénéficiai for him
« in public affairs. » § 58 : « To one learned Brahmen, distinguishde
« among them ail, let the king impart his momen leous counsel, rela-
« ting to six principal articles. » § 59 : « To him, with fuU confidence,
« let him intrust ail transactions; and, with him, having taken his final
« resolution, let him begin ail his measures. »
DKS RACES HUMAINES. 377
d'affectueuse parenté (1). Le contraire est incontestable : leur
état le plus ordinaire paraît avoir été l'hostilité flagrante et
approuvée, et ces hommes honorables ne voyaient rien de si
digne d'admiration qu'un guerrier monté sur un cliariot, cou-
rant, aidé de son écuyer, épuiser ses flèches contre une tribu
voisine (2), Cet écuyer, toujours présent dans les sculptures
égyptiennes, assyriennes, perses, dans les poèmes grecs ou
sanscrits, dans le Schah-nameh , dans les chants Scandinaves
et les épopées chevaleresques du moyen âge, fut aussi dans
l'Inde une flgure militaire d'une grande importance.
Les Arians guerroyaient donc entre eux (3) , et comme ils
n'étaient pas nomades (4) , comme ils restaient le plus long-
temps possible dans la patrie qu'ils avaient adoptée, et que leur
vaillante audace en avait partout flni promptement avec la
résistance des indigènes, leurs expéditions les plus fréquentes,
leurs campagnes les plus longues, leurs désastres les plus com-
plets, comme aussi leurs plus beaux triomphes, n'avaient qu'eux-
mêmes pour acteurs. La vertu, c'était donc l'héroïsme du com-
battant, et, avant toute autre considération, la bonté, c'était
la bravoure , notion que l'on retrouve , bien loin de ces temps,
dans les poésies italiennes où le buon Rinaldo est aussi il
gran virtuoso de l'Arioste. Les récompenses les plus éclatan-
tes étaient assurées aux plus énergiques champions. On les
nommait çoura^ les célestes (5), parce que, s'ils tombaient
dans la bataille, ils allaient habiter le Svarga , palais splendide
où les recevait Indra, le roi des dieux, et cet honneur était si
grand , si au-dessus de tout ce que pouvait réserver l'autre
(1) Ce serait nier l'afOrmation positive des hymnes védiques. (Lassen,
Indisch. Alterthûm., t. I, p. 734.)
(2) Dans le Zend-Avesta, l'iiomme de guerre se nomme rathàestdo,
celui qui est sur le chariot.
(3) Lassen, Indisch. Allerlh., t. I, p. 617.
(4) Lassen, ibid., p. 816. — Bien que iiastcurs par excellence, ils n'é-
taient pas absolument étrangers non plus aux travaux de l'agriculture,
et je serais tenté de croire que, si, dans leur première patrie, ils ne
s'y adonnèrent pas davanlage, c'est que le sol et le climat ne leur per-
mettaient pas d'en tirer des avantages suffisants.
(5) Ibid., p. 734.
I
^78
DE L INEGALITE
vie, que, ni par les riches sacrifices, ni par l'étendue et la
profondeur du savoir, ni par aucun moyen humain , il n'était
donné à personne d'occuper au ciel la même place que les
gouras. La mort reçue en combattant , tout mérite s'éclipsait
devant celui-là. Mais la prérogative des guerroyeurs intrépides
ne s'arrêtait même pas à ce point suprême. Il pouvait leur ar-
river, non pas seulement d'aller habiter, hôtes vénérés, la
demeure éthérée des dieux : ils étaient en passe de détrôner
les dieux mêmes, et, au sein de sa puissance, Indra, menacé
sans cesse de se voir arracher le sceptre par un mortel indomp-
table, tremblait toujours (1).
On trouvera entre ces idées et celles de la mythologie
Scandinave des rapports frappants. Ce ne sont pas des rap-
ports, c'est une identité parfaite qu'il faut constater ici entre
les opinions de ces deux tribus de la famille blanche, si éloignées
par les siècles et par les lieux. D'ailleurs, cette orgueilleuse
conception des relations de l'homme avec les êtres surnaturels
se rencontre dans les mêmes proportions grandioses chez les
Grecs de l'époque héroïque. Prométhée , enlevant le feu divin,
se montre plus rusé et plus prévoyant que Jupiter; Hercule
arrache par la force Cerbère à l'Érèbe ; Thésée fait trembler
Pluton sur son trône; Ajax blesse Vénus; et Mercure, tout
dieu qu'il est , n'ose se commettre avec l'indomptable courage
des compagnons de Ménélas.
Le Scliah-nameh montre également ses champions aux
prises avec les personnages infernaux, qui succombent sous la
vigueur de leurs adversaires.
Le sentiment sur lequel se base, chez tous les peuples blancs,
cette exagération fanfaronne est incontestablement une idée
très franche de l'excellence de la race, de sa puissance et de
sa dignité. Je ne suis pas étonné de voir les nègres reconnaî-
tre si aisément la divinité des conquérants venus du nord,
quand ceux-ci supposent, de bonne foi, la puissance surna-
turelle communicable à leur égard, et croient pouvoir, en
certains cas , et au prix de certains exploits guerriers ou mo-
(1) Lassen, Indisch. Aller th., t. I.
DES RACES HUMAINES. 379
raux , s'élever au lieu et place d'où les dieux les contemplent,
les encouragent et les redoutent. C'est une observation qui
peut se faire aisément, dans l'existence commune, que les gens
sincères sont pris aisément pour ce qu'ils se donnent. A plus
forte raison devait-il en être ainsi quand l'homme noir d'As-
syrie et d'Egypte , dépouillé et tremblant , entendait son sou-
verain affirmer que , s'il n'était pas encore dieu , il ne tarderait
pas à le devenir. Le voyant gouverner, régir, instituer des
lois, défricher des forêts, dessécher des marais, fonder des
villes, en un mot, accomplir cette œuvre civilisatrice dont
lui-même se reconnaissait incapable, l'homme noir disait aux
siens : « Il se trompe : il ne va pas devenir dieu, il l'est déjà. »
Et ils l'adoraient.
A ce sentiment exagéré de sa dignité on pourrait croire
que le cœur de l'homme blanc associait quelque penchant à
l'impiété. On serait dans l'erreur-, car précisément le blanc
est religieux par excellence (1). Les idées théologiques le pré-
occupent à un très haut degré. Déjà on a vu avec quel soin
il conservait les anciens souvenirs cosmogoniques , dont la
tribu sémite des Hébreux abrahamides posséda, moitié par
son propre fonds, moitié par transmission chamitique, les
fragments les plus nombreux. La nation ariane, de son côté,
prêtait son témoignage à quelques-unes des vérités de la
Genèse (2). D'ailleurs, ce qu'elle cherchait surtout dans la
religion, c'étaient les idées métaphysiques, les prescriptions
morales. Le culte en lui-même était des plus simples.
(i) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 755.
(2) Voici les notions cosmogoniques conservées par une des hymnes
du Rigvéda : « Alors il n'y avait ni être ni non-être. Pas d'univers,
« pas d'atmosplière , ni rien au-dessus; rien, nulle part, pour le bien
« de qui que ce fût, enveloppant ou enveloppé. La mort n'était pas,
« ni non plus l'immortalité, ni la distinction du jour et de la nuit. Mais
« CELA palpitait sans respirer, seul avec le rapport à lui-même contenu
« en lui. Il n'y avait rien de plus. Tout était voilé d'obscurité et plongé
« dans re;iu indiscernable. M;iis cette masse ainsi voilée fut manifes-
« tée par la force de la contemplation. Le désir (kama, l'amour) na-
« qult d'abord dans son essence, et ce fut la semence originelle, créa-
« trice, que les sages, qui la reconnaissaient dans leur propre cœur,
% par la méditation, distinguent, au sein du néant, comme étant le
n
380 DE l'inégalité
Également simple se montrait, à cette époque reculée,
l'organisation du Panthéon. Quelque peu de dieux présidés par
Indra dirigeaient plutôt qu'ils ne dominaient le monde (1). Les
fiers Arians avaient mis le ciel en république.
Cependant ces dieux qui avaient l'honneur de dominer sur
des hommes si hautains leur devaient certainement d'être
dignes d'hommages. Contrairement à ce qui arriva plus tard
dans l'Inde , et tout à fait en accord avec ce qu'on vit dans la
Perse , et surtout dans les Grèce , ces dieux lurent d'une irré-
prochable beauté (2). Le peuple arian voulut les avoir à son
image. Comme il ne connaissait rien de supérieur à lui sur la
terre , il prétendit que rien ne fût autrement parfait que lui
dans le ciel ; mais il fallait aux êtres surhumains qui condui-
saient le monde une prérogative distincte. L' Arian la choisit
dans ce qui est encore plus beau que la forme humaine à sa
perfection, dans la source de la beauté, et qui semble aussi
l'être de la vie : il la choisit dans la lumière et dériva le nom
des êtres suprêmes de la racine dou, qui veut dire éclairer ;
il leur créa donc une nature lumineuse (3). L'idée parut bonne
à toute la race , et la racine choisie porta partout une majes-
tueuse unité dans les idées religieuses des peuples blancs. Ce
fut le Dévas des Hindous; le Zsûç, le Bsô? des Hellènes; le
Diewas des Lithuaniens, le Diiz gallique (4); le Dia des
Celtes d'Irlande; le Tyr de l'Edda; le Zio du haut allemand;
la Dewana slave; la Diana latine. Partout enfin où pénétra
« lien de l'Existence. » — Lassen, Indisch. Aller th., t. I, p. 774. C'est
plus profond et plus vigoureusement analysé que le langage d'Hésiode
et que les chants celtiques; mais ce n'est pas différent.
(1) Un dieu antérieur à Indra paraît avoir été Vourounas, ou Vou-
ranas; il est devenu, depuis, chez les Hindous primitifs, Varouna, et
chez les plus anciens Grecs, Ouranos; « c'est physiquement le ciel qui
couvre la terre. » — Eckstein, Recherches historiques sur l'humanité
jjrimitive, p. 1-2.
(2) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. TJ?!.
(3) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 735. — Un autre étymologiste fait dé-
river le mot dou de dhâ, poser, créer. (Windischmann, Jenaïsche Lil-
teratur-Zeitung, juillet 1834, cité par Burnouf, Comment, sur le Yaçna,
t. I , p. 357.)
(4) Schalîarik, Slawische Alterth., t. I, p. 58.
DES RACES HUMAINES. 381
la race blanche, et où elle domina, se retrouve ce vocable
sacré, au moins à l'origine des tribus. Il s'oppose, dans les
régions où existent des points de contact avec les éléments
noirs, à Y Al des aborigènes mélaniens (1). Ce dernier repré-
sente la superstition , l'autre la pensée ; l'un est l'œuvre de
l'imagination en délire et courant à l'absurde, l'autre sort de
la raison. Quand le Deus et VÂl se sont mêlés , ce qui a eu
lieu par malheur trop souvent, il est arrivé, dans la doctrine
religieuse, des confusions analogues à celles qui résultaient,
pour l'organisation sociale, des mélanges de la race noire avec
la blanche. L'erreur a été d'autant plus monstrueuse et dé-
gradante, (\VlJI l'emportait davantage dans cette union. Au
contraire, le Deus a-t-il eu le dessus? L'erreur s'est montrée
moins vile , et, dans le charme que lui prêtèrent des arts ad-
mirables et une philosophie savante , l'esprit de l'homme , s'il
ne s'endormit pas sans danger, le put du moins sans honte.
Le Deus est donc l'expression et l'objet de la plus haute véné-
ration chez la race ariane. Exceptons-en la famille iranienne
pour des causes tout à fait particulières , dont l'exposition
viendra en son temps (2).
Ce fut à l'époque où les peuples arians touchaient déjà à la
Sogdiane que le départ des nations helléniques rendit la con-
fédération moins nombreuse. Les Hellènes se trouvaient en
face de la route qui devait les mener à leurs destinées ; s'ils
avaient accompagné plus bas la descente des autres tribus,
(1) Ewald, Gesch. des Volkes Israël, t. I, p. 69. En Abyssinie, on ne
se sert pas de cette expression. On dit egzie et amlak, qui signifient
simplement seigneur, et qui ont probablement fait disparaître le mot
primitif par suite d'une idée analogue à celle qui fait substituer aux
Juifs le mot d'Adonaï à celui de Jéhovah, lorsqu'ils le rencontrent
dans la lecture de la Bible. — Ewald, Ueber die Saho-Sprache, dans
la Zeitschrifl d. d. morgenl. Gesellsch., t. V, p. 419.
(2) Un autre nom, donné par la race ariane à la Divinité, est le mot
Gott, en gothique Gouth, qui se rapporte au grec KeuOw, et au sans-
crit Goûddhah. Ce mot veut dire le Caché. — V. Windischmann , Forts-
cliritt der Sprachen-Kunde , p. 20, et Eckstein, Recherches historiques
sur l'humanité primitive. — Burnouf incline à voir la racine de ce
mot dans le sanscrit quaddhâta, Vlncréé. (Comment, sur le Yaçna,
t. I , p. 55't.)
I
382
DE L INEGALITE
ils n'auraient pas eu l'idée de remonter ensuite vers le nord-
ouest. Marchant directement à l'ouest, ils auraient pris le rôle
que remplirent plus tard les Iraniens. Ils n'auraient créé ni
Sicyone, ni Argos, ni Athènes, ni Sparte, ni Corinthe. Ainsi
je conclus qu'ils partirent à ce moment.
Je doute que cet événement soit résulté des causes qui
avaient décidé l'émigration primitive des populations blanches.
Le contre-coup en était déjà épuisé, car si les envahisseurs
jaunes avaient poursuivi les fugitifs, on aurait vu tous les peu-
ples blancs, arians, celtes et slaves, pour échapper à leurs at-
teintes, se précipiter également vers le sud et inonder cette
partie du monde. Il n'en fut pas ainsi. A la même époque , à
peu près, où les Arians descendaient vers la Sogdiane, les
Celtes et les Slaves gravitaient dans le nord-ouest et trouvaient
des routes , sinon libres , du moins assez faiblement défendues
pour que le passage restât praticable. Il faut donc reconnaître
que la pression qui déterminait les Hellènes à gagner vers
l'ouest ne venait pas des régions supérieures : elle était causée
par les congénères arians.
Cfes nations , toutes également braves, étaient en froissement
continuel. Les conséquences de cette situation violente ame-
naient la destruction des villages, le bouleversement des États
et l'obligation pour les peuplades vaincues de subir le joug ou
de s'enfuir. Les Hellènes, s'étant trouvés les plus faibles,
prirent ce dernier parti , et , faisant leurs adieux à la contrée
qu'ils ne pouvaient plus défendre contre des frères turbulents,
ils montèrent sur leurs chariots, et, l'arc à la main, s'enga-
gèrent dans les montagnes de l'ouest. Ces montagnes étaient
occupées par les Sémites, qui en avaient chassé ou, du moins,
asservi les Chamites , auxquels avait plus anciennement ap-
partenu l'honneur d'en dompter les aborigènes noirs. Les Sé-
mites , battus par les Hellènes , ne résistèrent pas à ces vail-
lants exilés et se renversèrent sur la Mésopotamie, et plus
les Hellènes avançaient , poussés par les nations iraniennes ,
plus ils forçaient de populations sémitiques à se déplacer pour
leur donner passage, et plus ils augmentaient l'inondation de
l'ancien monde assyrien par cette race mêlée. Nous avons
I
DES BACES HUMAINES. 383
déjà assisté à ce spectacle. Laissons les émigraiits continuer
leur voyage. On sait dans quels illustres lieux ce récit les re-
trouvera.
Après cette séparation , deux groupes considérables forment
encore la famille ariane , les nations hindoues et les Zoroas-
triens. Gagnant du terrain et se considérant comme un seul
peuple, ces tribus arrivèrent à la contrée du Pendjab. Elles
s'y établirent dans les pâturages arrosés par le Sindh , ses
cinq affluents et un septième cours d'eau difficile à reconnaî-
tre, mais qui est ou la Yamouna ou la Sarasvati (l). Ce vaste
paysage et ses beautés étaient restés profondément gravés dans
la mémoire des Zoroastriens Iraniens longtemps après qu'ils
l'avaient quitté pour ne plus le revoir. Le Pendjab était, à leur
sens, l'Inde entière : ils n'en avaient pas vu davantage. Leurs
connaissances sur ce point dirigèrent celles de toutes les na-
tions occidentales, et le Zcnd-Avesta, se réglant plus tard sur
ce que les ancêtres avaient raconté, donnait à l'Inde la quali-
fication de septuple.
Cette région, objet de tant de souvenirs, fut ainsi témoin
du nouveau dédoublement de la famille ariane , et les clartés
déjà plus vives de l'histoire (2) permettent de démêler assez
bien les circonstances du débat qui en fut l'origine. Je vais!
raconter la plus ancienne des guerres de religion.
Le genre de piété particulier à i? race blanche se révèle
d'autant mieux dans sa portée raisonnante, qu'on est en situa-
tion de le mieux examiner. Après en avoir constaté des lueurs
pâles, mais bien reconnaissables, chez les descendants métis
des Chamites , après en avoir retrouvé de précieux fragments
(1) Lassen, Zeitschrift der Deutsch. Morgenl. Gesellschafc , t. II,
p. 200. ,
(2) C'est icî que commence véritablement l'existence des peuples
hindous. La philologie va les chercher avec raison dans leur berceau
ethnique, au delà des montagnes du nord; mais leurs annales, mal
instruites, les déclarent autochthones. Il est à croire que, dans les
temps védiques, le brahmanisme n'avait pas encore imité les Chana-
néens, les Grecs et les peuplades d'Italie, en admettant comme sienne
la tradition de la race inférieure qu'il avait subjuguée. — Lassen, In-
disch. AUerth., t. I, p. 511.
384
DE L INEGALITE
chez les familles sémitiques, on a vu plus à plein l'antique
simplicité des croyances et l'importance souveraine qui leur
était attribuée chez les Arians réunis dans leur première sta-
tion avant l'exode des Hellènes. A ce moment le culte était
simple. Il semblerait que tout, dans l'organisation sociale , fût
tourné vers le côté pratique et jugé de ce point de vue. Ainsi,
de même que le chef de la communauté, le juge du grand vil-
lage, le viç-pati n'était qu'un magistrat électif entouré , pour
tout prestige, du renom que lui donnaient sa bravoure, sa
sagesse et le nombre de ses serviteurs et de ses troupeaux ;
de même que les guerriers, pères de famille, ne voyaient
dans leurs filles que des aides utiles au labeur pastoral,
chargées du soin de traire les chamelles, les vaches et les
chèvres, et ne leur donnaient pas d'autre nom que celui de
leur emploi; ainsi, encore, s'ils honoraient les nécessités
du culte, ils n'imaginaient pas que les fonctions dussent en
être remplies par des personnages spéciaux , et chacun était
son propre pontife, et se jugeait les mains assez pures, le
front assez haut, le cœur assez noble, l'intelligence assez
éclairée, pour s'adresser sans intermédiaire à la majesté des
dieux immortels (I*
Mais soit que dans la période qui s'écoula entre le départ
des Grecs et l'occupation du Pendjab, la famille ariane, s'étant
trouvée en long contact avec les nations aborigènes , eût déjà
perdu de sa pureté et compliqué son essence physique et
morale de l'adjonction d'une pensée et d'un sang étrangers ;
soit que les modifications survenues ne fussent que le déve-
loppement naturel du génie progressif des Arians, toujours
est-il que les anciennes notions sur la nature du pontificat se
modifièrent insensiblement , et qu'un moment vint où les guer-
riers ne se crurent plus le droit ni la science de vaquer aux
fonctions sacerdotales : des prêtres furent institués.
Ces nouveaux guides des consciences devinrent sur-le-
champ les conseillers des rois et les modérateurs des peuples.
On les appelait purohitas. La simplicité du culte s'altéra en-
[
(\) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 793.
DES RACES HUMAINES. 385
tre leurs mains ; elle se compliqua , et l'art des sacrifices de-
vint une science pleine d'obscurités dangereuses pour les pro-
fanes. On redouta dès lors de commettre, dans l'acte de
l'adoration, des erreurs de forme qui pouvaient offenser les
dieux, et , afin d'éviter ce danger, on ne se risqua plus à agir
soi-même : on eut recours au seul purohita. Il est probable
. qu'à la pratique de la théologie et des fonctions liturgiques cet
homme spécial joignit, de bonne heure, des connaissances en
médecine et en chirurgie ; qu'il se livra à la composition des
hymnes sacrés, et qu'il se rendit triplement vénérable aux
yeux des rois , des guerriers , des populations tout entières
par les mérites qui éclataient en sa personne au point de vue
de la religion, de la morale et de la science (1).
Tandis que le pontife se créait ainsi des fonctions sublimes
et bien propres à lui concilier l'admiration et h^s sympathies ,
les hommes libres n'étaient pas sans gagner quelque chose à
la perte de plusieurs de leurs anciens droits, et, tout ainsi
que le purohita , en s'emparant exclusivement d'une partie de
l'activité sociale, en savait extraire des merveilles que les gé-
nérations antérieures n'avaient pas soupçonnées , de même le
chef de famille , vacant tout entier aux soins terrestres , se
perfectionnait dans les arts matériels de la vie , dans la science
du gouvernement , dans celle de la guerre et dans l'aptitude
aux conquêtes.
L'ambition la plus inquiète n'avait pas le temps de réfléchir
à la valeur de ce qu'elle avait cédé , et d'ailleurs les conseils
du purohita, non moins que ses secours, lorsque le guerrier
était vaincu , ou blessé , ou malade , non moins que ses chants
et ses récits , quand il était de loisir, contribuaient à l'impres-
sionner en faveur de l'influence qu'il avait laissé naître, qu'il
laissait croître à ses côtés, et à l'étourdir sur les dangers dont ,
pour l'avenir, elle pouvait menacer sa puissance et sa liberté.
D'ailleurs, le purohita n'était pas un être qui pût sembler
redoutable. Il vivait isolé auprès des chefs assez riches ou gé-
(1) Lassen , loc. cit. Il est ici question de l'époque où furent compo-
sés les hymnes les plus anciens des Védas.
22
I
386 DE l'inégalité
néreux pour entretenir sa vie simple et pacifique. Il ne portait
pas les armes ; il n'était pas d'une race ennemie. Sorti de la
famille même du viç-pati ou de sa tribu, il était le fils, le
Frère, le cousin des guerriers (1). Il communiquait sa science
ù des disciples qui pouvaient le quitter à leur gré et reprendre
l'arc et la flèche. C'était donc insensiblement et par des voies
inconnues, même à ceux qui les suivaient, que le brahma-,
nisme jetait ainsi les fondements d'une autorité qui allait de-
venir exorbitante.
Un des premiers pas que fît le sacerdoce dans le maniement
direct des affaires temporelles , témoigne d'un grand perfec-
tionnement politique et moral chez ces contemporains d'une
époque que les érudits allemands appellent, avec une poétique
justesse, la (jrise ante'riorité des temps (2). Les viç-pati
comprirent qu'il serait bon de ne plus être pour leurs admi-
nistrés, qui, insensiblement, devenaient leurs sujets, les pro-
duits irrégujiers de la ruse ou de la violence heureuse. On
voulut qu'une consécration supérieure à l'élection populaire
investît les pasteurs des peuples de droits particuliers au res-
pect, et on imagina de faire dépendre la légitimité de leur
caractère d'une espèce de sacre administré par les purohitas (3).
Dès lors l'importance des rois s'accrut sans doute, car, ils
étaient devenus participants à la nature des choses saintes,
même sans avoir encore détrôné un dieu. Mais le pouvoir
mondain du sacerdoce fut également fondé, et l'on devine
maintenant ce qu'il va devenir entre les mains d'hommes
éclairés, pacifiques, d'une redoutable énergie dans le bien,
et qui , sachant que , pour une nation dévouée , corps et âme ,
à l'admiration de la bravoure , aucun prétexte , si sacré fût-il ,
ne pouvait couvrir le soupçon d'être lâche, commençaient déjà
à pratiquer des doctrines austères d'abstinences intrépides et
de renoncements obstinés. Cet esprit de pénitence devait
(1) Lassen, ouvr. cité, 1. 1, p. 813.
(2) Die graue Vorzeit.
(3) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 812. La consécration royale, dont
il est si fort question dans le Ramayana, a encore été pratiquée dans
les temps modernes. W, y. Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p. 430.
DES RACES HUMAINES. 387
aboutir, un jour, à des mutilations effrénées , à des supplices
absurdes, également révoltants pour le cœar et pour la raison.
Les purohitas n'en étaient pas là encore. Prêtres d'une nation
blanche , ils ne songeaient même pas à de pareilles éaormités.
La puissance sacerdotale était désormais assise sur des bases
solides. Le pouvoir séculier, fier d'eu obtenir sa consécration
et de s'appuyer sur elle , servait volontiers ses développements.
Bientôt il put s'apercevoir que ce qui se demande se refuse
aussi. Tous les rois ne furent pas également bien reçus des
maîtres des sacrifices, et il suffit de quelques rencontres où
la fermeté de ceux-ci se trouva d'accord avec les sentiments
des peuples, il suffit que certains d'entre eux périssent martyrs
de leur résistance aux vœux d'un usurpateur, pour que l'opi-
nion publique , frappée de reconnaissance et d'admiration , fît
aux purohitas réunis un pont vers les plus hautes entreprises.
Ils acceptèrent le rôle éminent qui leur était attribué. Ce-
pendant je ne crois ni à la prédominance des calculs égoïstes
dans la politique d'une classe entière, ni aux grands résultats
amenés par de petites causes. Quand une révolution durable
se produit au sein des sociétés, c'est que les passions des
triomphateurs ont pour rebondir un sol plus ferme que des
intérêts personnels , sans quoi elles rasent la terre et ne mon-
tent à rien. Le fait d'où le sacerdoce arian s'avisa de faire jail-
lir ses destinées, loin d'être misérable ou ridicule, devait, au
contraire , lui gagner les sympathies intimes du génie de la
race, et l'observation qu'en firent les prêtres de cette époque
antique accuse , chez eux , une rare aptitude à la science du
gouvernement, en même temps qu'un esprit subtil, savant,
combinateur et logique jusqu'à la rage.
Voici ce dont s'aperçurent ces philosophes , et ce qu'ensuite
imagina leur prévoyance. Ils considérèrent que les nations aria-
nes se trouvaient entourées de peuplades noires dont les multi-
tudes s'étendaient à tous les coins de l'horizon et dépassaient
de beaucoup par le nombre les tribus de race blanche établies
sur le territoire des Sept-Fleuves, et déjà descendues jusqu'à
l'embouchure de l'Indus. Ils virent, en outre, qu'au milieu des
AriaDS vivaient, soumises et paisibles, d'autres populations
I
388 DE l'inégalité
aborigènes qui ne laissaient pas que de former encore une
masse considérable, et qui avaient déjà commencé à se mêler
à certaines familles, probablement les plus pauvres, les moins
illustres, les moins fières de la nation conquéranle. Ils remar-
quèrent sans peine combien les mulâtres étaient inférieurs en
beauté, en intelligence, en courage à leurs parents blancs; et
surtout ils eurent à réfléchir aux conséquences que pouvait
amener, pour la domination des Arians, une influence exercée
par les individunlités métisses sur les populations noires sou-
mises ou indépendantes. Peut-être avaient-ils sous les yeux
l'expérience de quelques accessions fortuites de sang-mêlés à
la dignité royale.
Guidés par le désir de conserver le souverain pouvoir à la
race blanche, ils imaginèrent un état social hiérarchisé suivant
le degré d'élévation d'intelligence. Ils prétendirent confier aux
plus sages et aux plus habiles la conduite suprême du gouverne-
ment. A ceux dont l'esprit était moins élevé, mais le bras vi-
goureux, le cœur avide d'émotions guerrières, l'imagination
sensible aux excitations de l'honneur, ils remirent le soin de
défendre la chose publique. Aux hommes d'humeur douce,
curieux de travaux paisibles, peu disposés aux fatigues de la
guerre, ils se piquèrent de trouver un emploi convenable en
les conviant à nourrir l'État par l'agriculture, à l'enrichir par
le commerce et l'industrie. Puis, du grand nombre de ceux
dont le cerveau n'était éclairé que de lueurs incomplètes, de
tous ceux qui n'avaient pas l'âme prête à subir, sans faiblesse,
le choc du danger, des gens trop pauvres pour vivre libres, ils
composèrent un amalgame sur lequel ils jetèrent le niveau
d'une égale infériorité, et décidèrent que cette classe humble
gagnerait sa subsistance en remplissant ces fonctions pénibles
ou même humiliantes qui sont cependant nécessaires dans les
sociétés établies.
Le problème avait trouvé sa solution idéale, et personne ne
peut refuser son approbation à un corps social ainsi organisé
qu'il est gouverné par la raison et servi par l'inintelligence. La
grande difficulté, c'est de faire passer un projet abstrait de
cette espèce dans le moule d'une réalisation pratique. Tous les
DES BACES HUMAINES. 389
théoriciens du monde occidental y ont échoué : les purohitas
crurent avoir trouvé le sûr moyen d'y réussir.
Partant de cette observation établie, pour eux, sur des preu-
ves irrélragables, que toute supériorité était du côté des Arians,
toute faiblesse, toute incapacité du côté des noirs, ils admi-
rent, comme conséquence logique, que la proportion de valeur
Intrinsèque chez tous les hommes était en raison directe de la
pureté du sang , et ils fondèrent leurs catégories sur ce prin-
cipe.
Ces catégories, ils les appelèrent varna, qui signifiait cou-
leur, et qui, depuis lors, a pris la signification de caafe (1).
Pour former la première caste, ils réunirent les familles des
purohitas en qui éclatait quelque mérite, telles que celles des
Gautama, des Bhrigou, des Atri (2), célèbres par leurs chants
liturgiques, transmis héréditairement comme une propriété
précieuse. Ils supposèrent que le sang de ces familles recora-
maudables était plus arian, plus pur que celui de toutes les
autres.
A cette classe , à cette varna, à cette couleur blanche par
excellence, ils attribuèrent non pas d'abord le droit de gouver-
ner, résultat définitif qui ne pouvait être que l'œuvre du temps,
mais du moins le principe de ce droit et tout ce qui pouvait y
conduire, c'est-à-dire le monopole des fonctions sacerdotales,
la consécration royale qu'ils possédaient déjà, la propriété des
chants religieux, le pouvoir de les composer, de les interpré-
ter et d'en communiquer la science; enfin ils se déclarèrent,
eux-niêmes, personnages sacrés, inviolables; ils se refusèrent
aux emplois militaires, s'entourèrent d'un loisir nécessaire, et
se vouèrent à la méditation, à l'étude, à toutes les sciences de
l'esprit, ce qui n'excluait ni l'aptitude ni la science politiques (3).
(1) Lassen, ouvr. cité, l. I, p. 514. En kawi , varna a gardé son
sens primiUf et n'a pas acquis le sens dérivé. — Voir W. v. Hiun-
boldt, Ueber die Kawi-Sprache , t. I, p. 83.
(2) Lassen , ouvr. cité , p. 804.
(3) Lassen, Indisch. Alterlhûm., t. I, p. 804 et pass. — Burnouf ,
Introduction à l'hist. du bouddhisme indien, t. I, p. 141. Le trait
essentiel des brahmanes est de pouvoir lire les mantràs. — Lassen,
ouvr. cité, p. 806. L'aumône, jadis facultative, est aujourd'hui obliga-i
22.
I
390 DE l'iinégalité
Immédiatement au-dessous d'eux, ils placèrent la catégorie
des rois alors existants avec leurs familles. En exclure aucun,
c'eût été donner un démenti à la valeur de la consécration, et,
en même temps, créer à l'organisation naissante des hostilités
trop redoutables. A côté des rois, ils placèrent les guerriers
les plus éminents, tous les hommes distingués par leur in-
fluence et leurs richesses, et ils supposèrent, plus ou moins jus-
tement, que cette classe, cette varna, cette couleur, était
déjà moins franchement blanche que la leur, avait déjà con-
tracté un certain mélange avec le sang aborigène, ou bien que,
égale en pureté, tout aussi fidèle à la souche ariane, elle ne
méritait néanmoins que le second rang, par la supériorité de
la vocation intellectuelle et religieuse sur la vigueur physique.
C'était une race grande, noble, illustre, que celle qui pouvait
accepter une telle doctrine. Aux membres de la caste militaire,
les purohitas donnèrent le nom de kschattryas ou hommes
forts. Ils leur firent un devoir religieux de l'exercice des ar-
mes, de la science stratégique, et, tout en leur concédant le
gouvernement des peuples, sous la réserve de la consécration
religieuse, ils s'appuyèrent sur le sentiment public, imbu des
doctrines libres de la race, pour leur refuser la puissance abso-
lue (1).
toire à l'égard des brahmanes. Le bien qui est fait à un homme de
caste ordinaire acquiert un mérite simple; à un membre de la caste •
sacerdotale, un mérite double; à un étudiant des Védas, le mérite se
multiplie par cent mille, et si c'est d'un ascète qu'il s'agit, alors il de-
vient incommensurable.
(l)Riend'admirablecommelesprescriptionsque le Manava-Dharma-
Sastra (traduction de Uaugliton, Londres, 1825, iu-4°, t. II) adresse à
la caste militaire et compile probablement de règlements plus anciens.
Je ne puis résister au plaisir de traduire cette page, animée du plus
pur esprit chevaleresque. Chap. xn, § 88 : « Ne jamais quitter le com-
« bat, protéger le peuple et honorer les prêtres, tel est le suprême
« devoir des rois, celui qui assure leur félicité. » §89 : « Ces maîtres du
« monde, qui, ardents à s'entre-défaire, déploient leur vigueur dans la
« bataille sans jamais tourner le visage, montent, après leur mort, direc-
« tement au ciel. » § 90 : « Que nul homme, en combattant, ne frappe
€ son ennemi avec des armes pointues emmanchées de bois, ni avec
« des flèches méchamment barbelées, ni avec des traits empoisonnés,
f ni avec des dards de feu. » § 91 : « Que, monté sur un char Ou chevau-
DES BACES HUMAINES. 391
Ils déclarèrent que chaque varna conférait à ses membres
des privilèges inaliénables, devant lesquels la volonté royale
expirait. Il était défendu au souverain d'empiéter sur les droits
des prêtres. Il ne lui était pas moins interdit d'attenter à ceux
des kschattryas ou des castes inférieures (1). Le monarque fut
entouré d'un certain nombre de ministres ou de conseillers,
sans le concours desquels il ne pouvait agir et qui apparte-
naient aussi bien à la classe des purohitas qu'à celle des guer-
riers (2).
Les constituants firent plus. Au nom des lois religieuses, ils
prescrivirent aux rois une certaine conduite dans la vie inté-
rieure. Ils réglèrent jusqu'à la nourriture et proscrivirent, de
la manière la plus énergique, et sous des peines temporelles et
spirituelles, toute infraction à leurs mandements. Leur chef-
d'œuvre, à mon avis, à rencontre des kschattryas et de la
caste qui va suivre, est d'avoir su se départir de la rigueur des
classifications pour ne pas monopoliser absolument les cho-
ses de l'intelligence dans le sein de leur confrérie. Ils compri-
rent, sans doute, que l'instruction ne peut être refusée à qui
est capable de l'acquérir, de même qu'on la permet sans ré-
« chant un coursier, il n'aUaque pas un ennemi à pied, ni un homme
« efféminé, ni celui qui demande la vie à mains jointes, ni celui dont
< la chevelure dénouée couvre la vue, ni celui qui, épuisé de fatigue,
« s'est assis sur la terre, ni celui qui dit : Je suis ton captif. » § 92 :
« Ni celui qui dort, ni celui qui a perdu sa cotte de mailles, ni celui
0 qui est nu ; ni celui qui est désarmé, ni celui qui est spectateur et non
« acteur dans le combat, ni celui qui est aux prises avec un autre. »
§ 93 : « Ayant toujours présent à l'esprit le devoir des Arians, des hom.
« mes honorables, qu'il ne tue jamais quelqu'un qui a rompu son arme,
« ni celui qui pleure pour un chagrin particulier, ni celui qui a été
« blessé grièvement, ni celui qui a peur, ni celuiqui tourne le dos. »§98 :
« Telle est la loi antique et irréprochable des guerriers. De cette loi,
« nul roi ne doit jamais se départir, quand il attaque ses ennemis dans
« la bataille. »
(t) Manava-Dharma-Sastra , chap. vn, § 123 : Since the servants of
« the king, wliom he has appoinfcd gUardians of districts, arc gene-
« rallyknavcs, who seize what belongs to other men, from such kna-
« ves let him défend his peoplo. » Cet article fut inspiré, selon toute
vraisemblance, par la féodalité des kschattryas.
(i) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 805.
392 DE l'inégalité
sultat aux intelligences mal créées pour la recevoir; puis, que
si le savoir est une force et exerce un prestige, c'est à la con-
dition d'avoir des spectateurs qui se peuvent faire , par eux-
mêmes, une idée juste de son mérite, et qui, pour être en état
d'eu apprécier la valeur, doivent au moins avoir approché les
lèvres de sa coupe.
Loin donc de défendre l'instruction aux kschattryas, les
purohitas la leur recommandèrent, leur permirent la lecture
des livres sacrés, les engagèrent à se les faire expliquer, et les
virent avec complaisance s'adonner aux connaissances laïques,
telles que la poésie, l'histoire et l'astronomie. Ils formaient
ainsi, autour d'eux, une classe militaire intelligente autant que
brave, et qui, si elle pouvait un jour trouver, dans l'éveil de
ses idées, des excitations à combattre les progrès du sacer-
doce, n'y rencontrait pas moins de motifs d'en être séduite, d'y
sourire et de les favoriser au nom de cette sympathie instinc-
tive que l'esprit inspire à l'esprit et le talent au talent. Toute-
fois, il ne faut pas se le dissimuler : quelles que fussent les dis-
positions intimes des kschattryas, l'intérêt général de leur caste
et la nature des choses en faisaient pour les novateurs reli-
gieux une terrible pierre d'achoppement, et un danger devait
tôt ou tard se montrer de ce côté-là.
Il n'en était pas de même de la varna qui venait après la
caste guerrière. Ce fut celle des vayçias, supposés moins
blancs que les deux catégories sociales supérieures, et qui,
probablement aussi, étaient moins riches et moins influents
dans la société. Toutefois, leur parenté avec les deux hautes
castes étant encore évidente et indiscutable, le nouveau sys-
tème les considéra comme des hommes d'élite, des hommes
deux fois nés {dvidja), expression consacrée pour représenter
l'excellence de la race vis-à-vis des populations aborigènes (1),
et on en forma le peuple, le gros de la nation proprement dite,
au-dessus duquel étaient les prêtres et les soldats, et ce fut
pour cette raison que le nom d'Arians, abandonné par les
kschattryas, comme par les purohitas, plus fiers, les uns de
(1) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 818.
DES BACES HUMAINES. 393
leur titre de forts, ]es autres de la qualification nouvellement
prise de brahmanes, resta le partage de la troisième caste.
La loi de Manou, postérieure, du reste, dans sa forme ac-
tuelle, à l'époque en question, établit, d'après des autorités
plus anciennes qu'elle-même', le cercle d'action où devait s'é-
couler l'existence des vayçias. On leur confia le soin du bétail.
Le raffinement déjà considérable des moeurs ne permettait
plus aux hautes classes de s'en occuper, comme avaient fait
les ancêtres. Les vayçias firent le négoce , prêtèrent de l'ar-
gent à intérêt et cultivèrent la terre (1). Appelés à concentrer
ainsi dans leurs mains les plus grandes richesses, on leur com-
manda l'aumône et les sacrifices aux dieux. A eux aussi on
permit de lire ou de se faire lire les Védas (2), et, afin d'as-
surer à leur caractère pacifique la tranquille jouissance des
humbles, prosaïques mais fructueux avantages qui leur étaient
concédés, il fut sévèrement interdit aux brahmanes comme aux
kschattryas d'empiéter sur leurs attributions, de se mêler à
leurs travaux et d'obtenir soit un épi de blé, soit un objet fa-
briqué, autrement que par leur intermédiaire. Ainsi, dès l'an-
tiquité la plus haute, la civilisation ariane de l'Inde asseyait
ses travaux sur l'existence d'une nombreuse bourgeoisie, for-
tement organisée et défendue, dans l'exercice de droits consi-
dérables, par toute la puissance des prescriptions religieuses (3).
On remarquera encore que, non moins que les kschattryas,
cette classe était admise aux études intellectuelles, et que ses
(1) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 817.
(2) Manava-Dharma-Saslra , cliap. x, g l : « Let tlie tliroc twice-
f boru classes, remaiuing firin in tlieir several dulies, caiefully read
a the Veda; but a brahmen must explain it to them, not a man of Ihe
< other two classes : this is an eslai)lished ruie. » — Chap. x, § 79 ;
« The meaiis of subsistence peculiar to the vaisya (are), nierchan-
a dize, attcnding on cattle and agriculture; but, with a view to the
« next llfc; the duties are almsgiving, reading, sacrificing. »
(3) L'importance de cette caste et l'inlluence extralégale qu'elle était
capable d'exercer n'échappèrent pas du tout aux législateurs de l'Inde.
Je lis dans le Manava-Dharma-Sastra , ch. viii, § 418 : « With vigilant
« care should the king exert himself in compelling merchant and me-
« chanicks to perform their respective dulies; for, when such me»
« swerve from their duty, they throw this world in confusion. »
1
394 DE l'inégalité
habitudes, plus paisibles, plus casanières que celles des guer-
riers, tendaient à l'en faire proGter davantage.
Avec ces trois hautes castes , la société hindoue , dans son
idéal , était complète. En dehors de leur cercle , plus d'Arians,
plus d'hommes deux fois nés. Cependant, il fallait tenir compte
des aborigènes , qui , soumis depuis plus ou moins longtemps
et peut-être un peu apparentés au sang des vainqueurs, vi-
vaient obscurément au bas de l'échelle sociale. On ne pouvait
repousser absolument ces hommes attachés à leurs vainrjueurs
et ne recevant que d'eux leur subsistance , sans se jeter, avec
une barbare imprudence, dans des périls inutiles. D'ailleurs,
par ce qui se passa ensuite, il est fort probable que les brah-
manes avaient déjà senti combien il serait contraire à leurs
véritables mtérêts de rompre avec ces multitudes noires qui,'
si elles ne leur rendaient pas les honneurs délicats et raisonnes
des autres castes , les entouraient d'une admiration plus aveu-
gle et les servaient avec un fanatisme plus dévoué. L'esprit
mélanien se retrouvait là bien entier. Le brahmane , prêtre
pour les kschattryas et les vayçias, était dieu pour la foule
noire. On ne se brouille pas de gaieté de cœur avec de si chauds
amis , et surtout quand il n'est pas besoin de faire beaucoup
pour se les conserver.
Les brahmanes composèrent une quatrième caste de toute
cette population de manœuvres , d'ouvriers , de paysans et de
vagabonds. Ce fut celle des coudras ou des dazas, des servi-
teurs, qui reçut le monopole de tous les emplois serviles. Il
fut rigoureusement défendu de les maltraiter, et on les soumit
à un état de tutelle éternelle, mais avec l'obligation, pour les il
hiautes classes, de les régir doucement et de les garder de la '■
famine et des autres effets de la misère. La lecture des livres
sacrés leur fut interdite; ils ne furent pas considérés comme
purs , et rien de plus juste , car ils n'étaient pas Arians (1).
Après avoir ainsi distribué leurs catégories , les inventeurs
du système des castes en fondèrent la perpétuité, en décrétant
que chaque situation serait héréditaire , qu'on ne ferait partie
(1) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 817 et pass.
DES RACES HUMAINES. 395
d'une varna qu'à la condition d'être né de père et de mère y
appartenant l'un et l'autre (l). Ce ne fut pas encore assez. De
même que les rois ne pouvaient gouverner sans avoir obtenu
la consécration brahmanique , de même nul ne fut admis à la
jouissance des privilèges de sa caste avant d'avoir accompli,
avec l'assentiment sacerdotal , les cérémonies particulières de
l'accession (2).
Les gens oublieux de ces formalités obligées étaient exclus
delà société hindoue (3). Impurs, fussent-ils nés brahmanes
de père et de mère, on les appelait vratyas (4), bj'içjands,
pillards, assassins, et il est bien probable que, pour vivre,
ces rebuts de la loi étaient souvent contraints de s'armer con-
(1) Burnouf, Introduct. à l'histoire du bouddh. indien, t. I, p. 155.
— Manava -Dharma- Sastra , chap. x, § 5 : « In ail classes they, and
« they only, wlio are born , in a direct order, of wives equal ia clas-
« ses and virgins at the time of marriage, are to be considered as the
« same in class with their fathers. »
(•2) Manava-Dharma- Sastra, chap. ii, § 26 : « With auspicious acts
« prescribed by the veda, must cérémonies over conception and so
« forth, be duly performed, which purify the bodies of the three clas-
« ses in this life, and qualify them for tlie iiext. » Ainsi ce n'était pas
seulement pour le bonheur de cette vie qu'il était nécessaire de se
])ourvoir de la consécration de sa caste, c'était encore pour assurer
le sort ultérieur dans l'autre. Puis les cérémonies commençaient dès
le moment présumé de la conception. C'était, à proprement parler,
celles qui constituaient l'Hindou, indépendamment de l'idée de caste.
Cette seconde condition était remplie d'une manière plus complète
quelques années après. Chap. ii, p. 37 : « Should a brahmen, or his
. fatlier for him, be desirous of his advancemeut in sacred know-
« ledgr; a cshatriya, of extending his |>ower; or a vaisya of engaging
* in mercantile business; the investiture may be made in the flflh,
c sixth or eiglith year respectively. » '
(3) Manava-Dharma-Sastra , ch. n, g 38 : « The ceremony of the in-
« vestiture hallowed by the gayatri must not be delayed, in the case of
• a priest, beyond the sixtoenth year, nor in that of a soldier, beyond
. the twenty second; nor in that of a merchant, beyond the twenty
" fourth. » § 39 : « After that, ail youths of thèse three classes, who hâve
< not been invested at the proper time, become vratyas, or outcasts,
« dcgr?.ded from the gayatri, and contemned by the virtuous. »
(l) Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 821. Vrdla signifie une horde
vivant de pillage et formée de gens de toute origine.
396 DE l'inégalité
tre elle. Ils formèrent la base de tribus nombreuses qui de-
vinrent étrangères à la nationalité hindoue.
Telle est la classification sur laquelle les successeurs des
puroliitas imaginèrent de construire leur état social. Avant
d'en juger les conséquences et le succès, avant, surtout, de
nous arrêter devant la subtilité, les ressources inouïes, l'énergie
soutenue, l'irrésistible patience employées par les brahmanes
pour défendre leur ouvrage, il est indispensable de l'envisager
à un point de vue général.
Au point de vue ethnographique, le système avait pour pre-
mier et grand tort de reposer sur une fiction. Les brahmanes
n'étaient pas et ne pouvaient être les plus authentiques Arians,
à l'exclusion de telles familles de kschattryas et de vayçias
dont la pureté n'était peut-être pas contestable, mais qui, par
la position qu'elles occupaient dans la société , la mesure de
leurs ressources, se voyaient forcément désignées pour tenir
tel rang et non tel autre. Je suppose, d'autre part, que les
illustres races des Gautama et des Atri aient compté dans
leur arbre généalogique plusieurs aïeules issues de pères guer-
riers à une époque où ces alliances étaient légales , et que , de.
plus, ces aïeules aient eu, dans leur sang, une quantité plus
ou moins grande d'alliage mélanien : voilà les Gautama, voilà
les Atri reconnus métis. En sont-ils moins possesseurs des
hymnes sacrés composés par leurs ancêtres? Ne remplissent-
ils pas auprès de rois puissants les fonctions de sacerdoces
révérés? Puissants! ne le sont-ils pas eux-mêmes? Ils comp-
tent parmi les coryphées du nouveau parti, et il ne faut pas
s'attendre à ce que, faisant un retour sur leur propre extrac-
tion, dont peut-être , d'ailleurs, ils ignorent le vice, ils s'ex-
cluent volontairement de la caste suprême.
Toutefois, s'il s'agissait de n'examiner les choses qu'à tra-
vers les notions hindoues, on pourrait répondre qu'aussitôt
que, par des mariages exclusifs, les races spéciales des brah-
manes, des kschattryas, des vayçias eurent été fixées , la gra- j
dation , d'abord supposée , quant à la pureté relative , devint j
bientôt réelle; que les brahmanes se trouvèrent être plus
blancs que les kschattryas, ceux-ci que les hommes de la
DES BACES HUMAINES. 397
troisième classe, qui, à leur tour, dominèrent, en ce point,
ceux de la quatrième , presque complètement noirs. En ad-
mettant cette façon de raisonner, il n'en est pas moins vrai
que les brahmanes eux-mêmes n'étaient plus des blancs par-
faits et sans mélange. En face du reste de l'espèce, vis-à-vis
des Celtes, vis-à-vis des Slaves, et plus encore des autres
membres de la famille ariane, les Iraniens et les Sarmates,
ils avaient adopté, dès lors, une nationalité spéciale et étaient
devenus distincts de la souche commune. Supérieurs en illus-
tration au reste des tribus blanches contemporaines, ils étaient
inférieurs au type primitif et n'en possédaient plus l'énergie
ancienne.
Plusieurs des facultés de la race noire avaient commencé
à déteindre sur eux. On ne leur reconnaît plus cette rectitude
de jugement, cette froideur de raison, patrimoine de l'espèce
blanche, dans sa pureté, et l'on s'aperçoit, à la grandeur
même des plans de leur société , que l'imagination tenait dé-
sormais une grande place dans leurs calculs et exerçait une
influence dominante sur la combinaison de leurs idées. Comme
élan d'intelligence, ouverture de vue, envergure de génie, ils
avaient gagné. Ils avaient gagné par l'adoucissement de leurs
jpremiers instincts, devenus moiîîs rêches et plus souples.
Mais en tant que métis, je ne leur trouve plus qu'un diminu-
tif des vertus souveraines, et si les brahmanes se présentent
ainsi déchus , à plus forte raison les kschattryas et , à un degré
plus grand encore, les vayçias étaient ce qu'on peut appeler
dégénérés des mérites fondamentaux. Nous avons observé en
Egypte que le premier effet, et le plus général, de l'immix-
tion du sang noir est defféminer le naturel. Cette mollesse ne
iait pas des êtres dénués de courage ; cependant elle altère et
passionne la vigueur calme, et on pourrait dire compacte, apa-
nage du plus excellent des types. Les Chamites ne tombent
sous l'observation qu'à un moment où ils ont trop perdu les
caractères spéciaux de leui- origine paternelle, et l'on ne sau-
rait'baser sur eux une démonstration exacte. Néanmoins, dans
la langueur mêlée de férocité où nous les avons vus plongés , on
xecounaît uu point où sont arrivées aujourd'hui les classes eth-
KACES HUMAINES. — T. I. 23
à
398
DE L INEGALITE
niquement correspondantes de la nation hindoue. On est donc
en droit de supposer que, dans leurs conimencenients , les Clia-
mites ont eu aussi une période comparable à celle de la caste
brahmanique à ses débuts. Pour les Sémites , dont on décou-
vre mieux le principe, un tel rapprochement ne laisse rien à
désirer. Ainsi toutes les expériences envisagées jusqu'ici don-
nent ce résultat identique : le mélange avec l'espèce noire ,
lorsqu'il est léger, développe l'intelligence chez la race blanche,
en tant qu'il la tourne vers l'imagination, la rend plus artiste,
lui prête des ailes plus vastes ; en même temps , il désarme sa
raison, diminue l'intensité de ses facultés pratiques, porte un
coup irrémédiable à son activité et à sa force physique, et en-
lève aussi, presque toujours, au groupe issu de cet hymen le
pouvoir et le droit, sinon de briller beaucoup plus que l'espèce
blanche et de penser plus profondément , du moins de lutter
avec elle de patience, de fermeté et de sagacité. Je conclus
que les brahmanes, s'étant engagés, avant la formation des
castes, dans quelques mélanges mélanieus, étaient ainsi pré-
parés pour la défaite, quand viendrait le jour de lutter avec des
races demeurées plus blanches.
Ces réserves faites , si l'on consent à ne plus envisager les
nations hindoues qu'en elles-mêmes, l'admiration pour les
législateurs doit être sans réserve. En face des castes normales
et des populations décastées qui les entourent , ils paraissent
vraiment sublimes. Il ne sera que trop facile de reconnaître
plus tard combien , avec le cours des temps et la perversion
inévitable des types sans cesse grandissant malgré tous les ef-
forts , les brahmanes ont dégénéré; mais jamais les voyageurs,
les administrateurs anglais, les érudits qui ont consacré leurs
veilles à l'étude de la grande péninsule asiatique, n'ont hésité
à reconnaître que , au sein de la société hindoue , la caste des
brahmanes conserve une supériorité imperturbable sur tout ce
qui vit autour d'elle. Aujourd'hui, souillée par les alliages qui
faisaient tant d'horreur à ses premiers pères, elle montre ce-
pendant, au milieu de son peuple, un degré de pureté physi-
que dont rien n'approche. C'est chez elfe seule que l'on re-
trouve encore le goût de l'étude, la vénération des monuments
I
DES RACES HUMAINES. 3Q9
écrits, la science de la langue sacrée; et le mérite de ses
membres comme théologiens et grammairiens est assez véri-
table pom- que les Colebrooke, les Wilson et d'autres india-
nistes justement admirés aient à se féliciter d'avoir recouru à
leurs lumières. Le gouvernement britannique leur a même
confié une partie importante de l'enseignement au collège de
Fort-William. Ce reflet de l'ancienne gloire est bien terne,
sans doute. Ce n'est qu'un écho , et cet écho va de plus en
plus s'afîaiblissant, à mesure qu'augmente la désorganisa-
tion sociale dans l'Inde. Pourtant le système hiérarchique in-
venté par les antiques purohitas est resté debout tout entier.
On peut l'étudier bien complet dans toutes ses parties , et pour
être amené à lui rendre, sans nul regret, l'honneur qui lui
est dû , il suffit de calculer à peu près depuis combien de
temps il dure.
L'ère de Kali remonte à l'an 3102 avant J.-C, et on ne la fait
commencer pourtant qu'après les grandes guerres héroïques
des Kouravas et des Pandavas (1). Or, à cette époque, si le
brahmanisme n'avait pas encore atteint tous ses développe-
ments , il existait dans ses points principaux. Le plan des cas-
tes était, sinon rigoureusement fermé, du moins tracé, et la
période des purohitas dépassée depuis longtemps. Malheureu-
sement le chiffre de 3,102 ans a quelque chose de si énorme (2)
que je ne veux pas trop presser la conviction sur ce point, et
je me tourne d'un autre côté.
L'ère kachemyrienne commence un peu plus modestement,
2,448 ans avant J.-C. On la dit également postérieure à la
grande guerre héroïque; par conséquent, elle laisse un in-
tervalle de 654 ans entre son début et l'ère de Kali.
Tout incertaines que soient ces deux dates, si l'on en veut
chercher de plus récentes, on n'en trouve pas, et à mesure
que l'on avance , la clarté historique , devenant plus intense ,
ne permet pas de douter qu'on ne s'éloigne de l'objet cherché.
(I) Lasseii, Indisch. Alterth., t. I, p. 507 et pass.
(i) Si l'on admet un jour, couramment, les dates extraordinaires de
riustoire égyptienne, il faudra bien s'accommoder de calculs plus loiu-
i ;iiis encore pour les faits brahmaniques.
400 DE l'inégalité
Ainsi, après une lacune, à la vérité assez longue, au xiy" siè-
cle avant J.-C, on trouve le brahmanisme parlaitement assis
et organisé, les écrits liturgiques fixés et le calendrier védi-
que établi; il est donc impossible de descendre plus bas.
Nous avons tro-uvé l'ère de Kali trop exagérée : n'en parlons
pas. Diminuons le nombre des années qu'elle réclame et ra-
battons-nous à l'ère kacherayrienne. On ne peut descendre
davantage sans rendre toute chronologie égyptienne impos-
sible. A mon sens même, c'est beaucoup trop concéder au
doute. Mais, pour ce dont il est question ici, je m'en contente.
Ne considérons même pas que le brahmanisme existait visible-
ment longtemps avant cette époque et concluons que, de l'an
2,448 avant J.-C. à l'an du Seigneur 18-52, il s'est écoulé 4,300
ans, que l'organisation brahmanique vit toujours, qu'elle est
aujourd'hui dans un état comparable à la situation des Égyp
tiens sous les Ptolémées du 111"= siècle avant notre ère, et à,
celle de la première civilisation assyrienne à différentes épo-.|
ques, entre autres au vu® siècle. Ainsi, en se montrant gêné
reux envers la civilisation égyptienne, en lui accordant, cej
que je ne fais pas pour celle des brahmanes , toute la périod
antérieure à la migration et toute celle de ses débuts avan'
Menés, elle aura duré depuis l'an 2448 jusqu'à l'an 300 avant!
J.-C, c'est-à-dire 2,148. Quant à la civilisation assyrienne,
«n reculant son point de départ aussi haut que l'on voudra ,
comme on ne peut le faire antérieur de beaucoup de siècles à
l'ère kachemyrienne, il s'ensuit qu'il n'en faut pas même par-
ler : elle s'arrête trop loin du but.
L'organisation égyptienne reste le seul terme de comparai-
son , et elle est en arrière, sur le type d'où elle a tiré sa vie,
de 2,152 ans. Je n'ai pas besoin de confesser tout ce qu'il y a
d'arbitraire dans ce calcul : on s'en aperçoit de reste. Seule-
ment, il ne faut pas oublier que cet arbitraire a pour effet de
rabaisser d'une manière énorme le chiffre des années de l'exis-
tence brahmanique; que j'y suppose bien bénévolement l'or-
ganisation des castes contemporaines de l'ère deKachemyr;
qu'avec une facilité non moins exagérée j'admets, contre toute
vraisemblance:, un synchronisme parfait entre les premiers
DES RACES HUMAINES. 40t
développements du brahmanisme et la naissance de la civili-
sation dans la vallée du Nil , et enfln que je reporte au ni" siè-
cle avant J.-C. , époque oîi les véritables Égyptiens ne comp-
taient, pour ainsi dire, plus, la comparaison que j'en fais avec
les brahmanes actuels , ce qui procure peu d'honneur à ces der-
niers. J'ai cru, toutefois, devoir cet hommage au siècle où na-
quit Manéthon. Ainsi, il est bien entendu qu'en ne faisant vivre
la société hindoue que 2,500 ans de plus que celle d'Assyrie, et
2,000 ans de plus que celle d'Egypte, je la calomnie, je rabaisse
sa longévité d'un bon nombre de siècles. Toutefois je persiste,
parce que les chiffres incomplets qui me sont là entre les mains
me permettent encore d'établir le raisonnement qui suit :
Trois sociétés étant donuées, elles se perpétuent dans la
mesure où se maintient le principe blanc qui fait également
leur base.
La société assyrienne , incessamment renouvelée au moyen
d'affluents médiocrement purs, a déployé une extrême inten-
sité de vie, a témoigné d'une activité eu quelque sorte convul-
sive. Puis, assaillie par trop d'éléments mélaniens et livrée à
des luttes ethniques perpétuelles, la lumière qu'elle projetait
a été perpétuellement syncopée , a sans cesse changé de di-
rection , de formes et de couleurs , jusqu'au jour où la race
ariane-médique est venue lui donner une nouvelle nature.
Voilà le sort d'une société très mélangée : c'est d'abord l'agi-
tation extrême, ensuite la torpeur morbide, enfin la mort.
L'Egypte offre un terme moyeu, parce que l'organisation,
de ce pays se tenait dans les demi-mesures. Le système des
castes n'y exerçait qu'une influence ethnique très restreinte ,
car il était incomplètement appliqué, les aUiances hétérogènes
étant restées possibles. Probablement, le noyau ariau s'était
senti trop faible pour commander absolurnent et il s'était ra-
battu à des transactions avec l'espèce noire. Il reçut le juste
loyer de cette modération. Plus vivace que l'organisation as-
syrienne, surtout plus logique, plus compact, moins fragile
et moins variable , il eut une existence effacée , mêlée à moins
d'affaires, moins influente sur l'histoire générale, mais plus
honorable et plus longue de beaucoup .
402 DE L INEGALITE
Voici maintenant le troisième terme de l'observation : c'est
l'Inde. Point de compromis avoué avec la race étrangère, une
pureté supérieure; les brahmanes en jouissent d'abord, les
kschattryas ensuite. Les vayçias et même les coudras conser-
vent la nationalité première d'une manière relative. Chaque
caste équilibre, vis-à-vis de l'autre, sa valeur ethnique par-
ticulière. Les degrés se consolident et se maintiennent. La so-
ciété élargit ses bases, et, pareille aux vé;;étaux de ce cMmat
torride, pousse, de toutes parts, la plus luxuriante végétation.
Quand la science européenne ne connaissait que la lisière du
monde oriental , son admiration pour la civilisation antique
faisait des Phéniciens et des hommes de l'Egypte et de l'As-
syrie autant de personnages d'une nature titanique. Elle leur
attribuait la possession de toutes les gloires du passé. En con-
sidérant les pyramides, on s'étonnait qu'il eût pu exister des
créatures capables de si vastes travaux. Mais depuis que nos
pas se sont risqués plus loin et que, sur les rives du Gange,
nous voyons ce que l'Inde a été dans les temps antiques, pen-
dant des séries infinies de siècles , notre enthousiasme se dé-
place, passe le Nil, passe l'Euphrate, et va se prendre aux
merveilles accomplies entre l'Indus et le cours inférieur du
Brahmapoutra. C'est là que le génie humain a vraiment créé,
dans tous les genres, des prodiges qui étonnent l'esprit.
C'est là que la philosophie et la poésie ont leur apogée, et que
la vigoureuse et intelligente bourgeoisie des vayçias a long-
temps attiré et absorbé tout ce que le monde ancien possédait
de richesses en or, en argent, en matières précieuses. Le ré-
sultat général de l'organisation brahmanique fut supérieur en-
core au;c détails de l'œuvre. Il en sortit une société presque,
immortelle par rapport à la durée de toutes les autres. Elle
avait deux périls à redouter, et seulement deux : l'attaque
d'une nation plus purement blanche qu'elle-même , la diffi-
culté de maintenir ses lois contre les mélanges ethniques.
Le premier péril a éclaté plusieurs fois, et jusqu'à présent,
si l'étranger s'est trouvé constamment assez fort pour subju-
guer la société hindoue , il s'est , non moins constamment, re-
connu impuissant à la dissoudre. Aussitôt que la cause de sa
DES RACES HUMAINES. 403
supériorité momentanée a cessé , c'est-à-dire qu'il a laissé en-
tamer la pureté de son sang, il n'a pas tardé à disparaître et
à laisser libre sa majestueuse esclave.
Le second danger s'est réalisé aussi. 11 était, d'ailleurs, en
germe dans l'organisation primitive. Le secret ne s'est pas
trouvé de l'étouffer ni même d'arrêter sa croissance, causée
par des alliages qui, pour être rares et souvent inaperçus ,
n'en sont pas moins certains et ne se montrent que trop dans
l'abâtardissement graduel des hautes castes de l'Inde. Toute-
fois, si le régime des castes n'est pas parvenu à paralyser
entièrement les exigences de la nature , il les a beaucoup ré-
duites. Les progrès du mal ne se sont accomplis qu'avec une
extrême lenteur, et comme la supériorité des brahmanes et des
kschattryas sur les populations hindoues n'a pas cessé, jusqu'à
nos jours , d'être un fait incontestable , on ne saurait prévoir,
avant un avenir très nébuleux, la fln définitive de cette société.
C'est une grande démonstration de plus acquise à la supériorité
du type blanc et aux effets vivifiants de la séparation des races.
CHAPITRE II.
Développements du brahmanisme.
Dans le tableau du régime inventé par les purohitas, et qui
devint le brahmanisme , je n'ai encore indiqué que le système
en lui-même , sans l'avoir montré aux prises avec les difficul-
tés d'application, et j'ai choisi pour le dépeindre, non pas le
moment où il commença à se former, se développant petit à
petit, se complétant par des actes additionnels , mais l'époque
de son apogée. Si j'ai voulu le représenter ainsi , dans sa plus
haute taille, et des pieds à la tête, c'est afin qu'après avoir
décrit l'enfance , je n'eusse pas à expliquer la maturité. Main-
404 DE l'inégalité
tenant, pour voir le système à l'œuvre, rentrons dans le do-
maine de l'histoire.
La puissance des puroliitas s'était établie sur deux fortes
colonnes : la piété intelligente de la race ariane, d'une part;
de l'autre, le dévouement, moins noble mais plus fanatique,
des métis et des aborigènes soumis. Cette puissance reposait
sur les vayçias, toujours enclins à chercher un appui contre
la prépondéi*ance des guerriers , et sur les coudras , pénétrés
d'un sentiment nègre de terreur et d'admiration superstitieuse
pour des hommes honorés de communications journalières
avec la Divinité. Sans ce double appui, les purohitas n'auraient
pu raisonnablement songer à attaquer l'esprit d'indépendance
si cher à leur race, ou, l'ayant osé, n'auraient pas réussi.
Se sachant soutenus, ils lurent audacieux. Tout aussitôt,
comme ils devaient s'y attendre, une vive résistance éclata
dans une fraction nombreuse des Arians. Ce fut certainement
à la suite des combats et des grands désastres amenés par cette
nouveauté religieftse que les nations zoroastriennes , faisant
scission avec la famille hindoue , sortirent du Pendjab et des
contrées avoisinantes, et s'éloignèrent vers l'ouest , rompant à
jamais avec des frères dont l'organisation politique ne leur
convenait plus. Si l'on s'enquiert des causes de cette scission ,
si l'on demande pourquoi ce qui agréait aux uns écartait les
autres , la réponse sans doute est difficile. Cependant je doute
peu que les Zoroastriens , étant restés plus au nord et à l'ar-
rière-garde des Arians hindous , n'aient conservé , avec une
plus grande pureté ethnique , de bonnes raisons de se refuser
à l'établissement d'une hiérarchie de naissance , factice à leur
point de vue , et , donc , sans utilité , sans popularité chez eux.
S'ils n'avaient pas dans leurs rangs des coudras noirs , ni de
vayçias câpres, ni de kschattryas mulâtres; s'ils étaient tous
blancs, tous forts, tous égaux, aucun motif raisonnable
n'existait pour qu'ils acceptassent, à la tête du corps social,
des brahmanes moralement souverains. Il est, dans tous les
cas , certain que le nouveau système leur inspira une aversion
qui ne se dissimulait point. On trouve les traces de cette haine
dans la réforme dont un très ancien Zoroaslre , Zerduscht ou
DES RACES HUMAINES. 405
Zeretoschtro , fut le promoteur ; car les dissidents ne conser-
vèrent pas plus que les Hindous l'ancien culte arian. Ils pré-
tendaient peut-être le ramener à une formule plus exacte.
Tout porte, en effet, dans le magisme un caractère protestant,
et c'est là que se voit la colère contre le brahmanisme (1). Dans
le langage sacré des nations zoroastriennes , le Dieu les Hin-
dous, le Beva, devint le Diw, le mauvais esprit (2), et le mot
maaniou reçut la signification de céleste quand sa racine,
pour les nations brahmaniques , conservait cejle de fureur et
de haine (3). Ce serait ici le cas d'appliquer le 101^ vers du
premier livre de Lucrèce.
La séparation eut donc lieu, et les deux peuples, poursui-
vant leur vie à part, n'eurent plus de rapports que l'arc à la
main. Néanmoins, tout en se rendant, sans mesure, aversion
pour aversion, insulte pour insulte, ils se souvinrent toujours
de leur origine commune et ne renièrent pas leur parenté.
Je noterai ici, en passant, que ce fut, selon toute vraisem-
blance, à peu de temps de cette séparation, que commença
à se former le dialecte prâcrit et que la langue ariane propre-
ment dite, si jamais elle exista sous une forme plus concrète
qu'un faisceau de dialectes, acheva de disparaître. Le sanscrit
domina longtemps encore à l'état d'idiome parlé et préexcel-
lent, ce qui n'empêcha pas les dérivations de se multiplier et
détendre à refouler, à la longue, la langue sainte dans le
mutisme éloquent des livres.
Heureux les brahmanes, si le départ des nations zoroas-
triennes avait pu les délivrer de toute opposition! Mais ils
n'avaient encore lutté qu'avec un seul ennemi , et beaucoup
d'opposants devaient s'efforcer de briser leur œuvre. Us n'a-
vaient expérimenté qu'une seule forme de protestation : d'au-
tres plus redoutables allaient se révéler.
(1) Il y a dans le Zend-Avesta des restes de croyances brahmani-
ques qui ne se retrouveht pas dans la croyance actuelle des Parsis.
Burnouf, Comment, sur le Yaçna, t. I, p. 342.
("2) Le nom d'Indra est également donné par les Zoroastriens à un
mauvais génie. — Lassen, ouvr. cité, t. l, p. 516.
(3) Lassen , ouvr. cité , t. I , p. 523.
23.
I
406
DE L INEGALITE
Les Arians n'avaient pas cessé de graviter vers le sud et vers
l'est, et ce mouvement, qui a duré jusqu'au xviii^ siècle de
notre ère, et qui , peut-être même, se poursuit encore obscu-
rément, tant le brahmanisme est vivace, était suivi et, en
partie, causé par la pression septentrionale d'autres popula-
tions qui arrivaient de l'ancienne patrie. Le Mahabliarata ra-
conte la grande histoire de cette tardive migration (1). Ces
nouveaux venus , sous la conduite des fils de Pandou , parais-
sent avoir suivi la route de leurs prédécesseurs et être venus
dans l'Inde par la Sogdiane , où ils fondèrent une ville qui, du
nom de leur patriarche, s'appelait Panda (2). Quant à la race
à laquelle appartenaient ces envahisseurs, le doute n'est pas
permis. Le mot qui les désigne veut dire un homme blanc (3).
Les brahmanes reconnaissent, sans difficulté, ces ennemis
pour des rejetons de la famille humaine, source de la nation
hindoue. Ils avouent même la parenté de ces intrus avec la
race royale orthodoxe des Kouravas. Leurs femmes étaient
grandes et blondes, et jouissaient de cette liberté qui, chez les
Teutons, bizarrerie à demi condamnée des Romanis, n'était
que la continuation des primitives coutumes de la famille
blanche (4).
Ces Pandavas mangeaient toutes sortes de viandes, c'est-à-
dire, se nourrissaient de bœufs et de vaches, suprême abomi-
nation pour les Arians hindous. Sur ce point , les réformés
zoroastriens conservaient l'ancienne doctrine, et c'est une
nouvelle et forte preuve rétrospective qu'un mode particulier
de civilisation , et une déviation commune dans les idées reli-
gieuses, avait réuni longtemps les deux rameaux en dehors
des idées primordiales de la race. Les Pandavas, irrespectueux
pour les animaux sacrés, ne connaissaient pas davantage la
hiérarchie des castes. Leurs prêtres n'étaient pas des brah-
manes, pas même les purohitas de l'ancien temps, A ces dif-
férents titres, ils paraissaient, aux yeux des Hindous, frappés
(1) Lassen, ouvr. cité, t. I, C20 et pass.
(2) Ibid. , p. 6o2.
(3) Ibid. , p. GCk
(4) Ibid. , p. 822.
DES RACES HUiMAliNES. 407
d'impureté, et leur contact compromettait gravement la civi-
lisation brahmanique.
Comme on les reçut fort mal (ils ne s'attendaient pas, sans
doute , à un autre accueil ) , une guerre s'engagea , qui eut
pour théâtre tout le nord , le sud , l'est de la péninsule jusqu'à
Videha et Viçala, et pour acteurs toutes les populations, tant
arianes qu'aborigènes (1). La querelle fut d'autant plus longue
que les envahisseurs avaient des alliés naturels dans beaucoup
de nations arianes de l'Himalaya, hostiles au régime brahmani-
que. Ils en trouvaient dans plusieurs peuples métis, plus in-
téressés encore à le repousser, et , s'il était possible , à l'abat-
tre : conquérants et pillards , les pillards de toute couleur de-
venaient leurs amis (2).
L'intérêt incline évidemment du côté des Kouravas, qui dé-
fendaient la civilisation. Pourtant , après bien du temps et des
peines , après avoir longtemps repoussé leurs antagonistes, les
Kouravas finirent par succomber. Le Pendjab et de vastes
contrées aux alentoiu-s restèrent acquis aux envahisseurs plus
blancs, et, par conséquent , plus énergiques que les nations
brahmaniques, et la civilisation hindoue, forcée de céder,
s'enfonça davantage dans le sud-*^st. Mais elle était tenace en
raison de l'immobilité de ses races. Elle n'eut qu'à attendre ,
et sa revanche sur les descendants des Pandavas fut éclatante.
Ceux-ci , vivant libres de toute restriction sacrée , se mêlèrent
rapidement aux indigènes. Leur mérite ethnique se dégrada.
Les brahmanes reprirent le dessus. Ils enlacèrent les fils dé-
générés de Pandou dans leur sphère d'action , leur imposèrent
idées et dogmes, et, les forçant de s'organiser sur les modèles
donnés par eux, couronnèrent la victoire en leur fournissant
une caste sacerdotale qui ne fut pas triée parmi ce qu'il y avait
de mieux. Aussi remarque-t-on, dans le Kachemyr, que les
(1) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 713.
(*) Ibid., p. 689. — Les Pandavas paraissent avoir dû surtout leur vic-
toire à des renforts venus des régions septentrionales, tels que les Ku-
lindas, établis à l'est vers les sources du Gange. Le Mahabharata les
considère comme une race pure, mais très en dehors de la culture
hindoue.
I
408 DE l'inégalité
hommes de la classe suprême sont plus bruns aujourd'hui que
le reste de la population. C'est que leurs ancêtres viennent du
sud (1).
Les rapports entre les castes ne furent pas, dans le nord,
pareils à ce qu'ils étaient dans le sud. Les brahmanes ne s'y
montrèrent pas intellectuellement supérieurs au reste des na-
tionaux, ceux-ci n'obéirent jamais aisément à leur sacerdoce (2),
et le mépris profond des vrais Hindous , des qualiûcations in-
jurieuses, et, mieux que tout, une infériorité morale très
marquée punirent à jamais les descendants des Pandavas de
la perturbation qu'ils avaient apportée un moment dans l'œu-
vre brahmanique. On peut donc observer ici ce phénomène,
que ce fut moins de la pureté de la race que de l'homogénéité
des éléments ethniques que résulta la victoire des brahmanes
sur les descendants des Pandavas. Chez les premiers , tous les
instincts étaient classés et agissaient , sans se nuire , dans des
sphères spéciales; chez les seconds, le mélange illimité du
sang les brouillait à l'infini. Tïous avons déjà vu l'analogue de
cette situation dans la dernière période de l'histoire tyi'ienne.
A dater de ce moment, de nombreuses nations arianes se
trouvèrent encore à peu près retranchées de la nationalité
hindoue, et réduites à un degré inférieur de dignité et d'es-
time. Il faut placer, dans cette catégorie , les tribus blanches,
vivant entre la Sarasvati et l'Hindou-koh , et plusieurs des
(1) Les populations du Kachemyr et du Pendjab ont eu des contacte
de toute espèce avec les peuples jaunes, tout aussi bien qu'avec les
tribus noires ou mulâtres. Dans les temps plus modernes, ils ont été
envahis par les Grecs Bactriens et les Saces, puis par les Arabes, les
Afghans , les Baloukis. F. Lassen , Zeilschrift fur die Kunde des Mor-
t/cnlandes, t. III, p. 208 : Indisch. AUerth., t. I, p. 404. Il résulté d'un
tel état de choses que le pays hindou qui vit le premier dominer les
tribus arianes est aujourd'hui un de ceux où ces dernières ont subi
le plus de mélanges. Dans les temps épiques, les Dârâdas du Pendjab
étaient déjà comptés parmi les peuples réprouvés. — Lassen, loc. cit.,
J). 544.
{i) C'est ainsi que la fameuse classification que faisaient les écrivains
grecs des nations hindoues en trois classes : les pêcheurs, les agri-
culteurs et les montagnards , ne peut, de toute évidence, s'appliquer
qu'à des groupes fort peu arianisés et habitant les confins occidentaux.
DES RACES HUMAINES. 409^
riverains de l'Indus, c'est-à-dire celles-là même qui, aux
yeux de l'antiquité grecque ou romaine , représentaient les
populations de l'Inde (1). Au-dessous de ces peuplades dédai-
gnées, il y en avait un très grand nombre d'impures, puis
venaient les aborigènes (2).
Ainsi , pour les brahmanes , terribles logiciens, l'humanité
(1) « Quant aux Pandits (Cacheniyriens), tous bramines de caste, ils
« sont d'une ignorance grossière, et il n'y a pas un de nos serviteurs
« hindous qui ne se regarde comme de meilleure caste qu'eux. Ils
« mangent de tout, excepté du bœuf, et boivent de l'arak; il n'y a
« dans l'Inde que les gens des castes infâmes qui le fassent. »
{Correspondance de V. Jacquemont. — Lettre du 22 avril I83I.)
(2) Les populations attaquées par Alexandre étaient à demi arianes,
mais considérées comme vratyas par les vrais Hindous. Tels étaient
les Malli (Malavas) et les sujets de Porus (Pourou). Les Malavas étaient
comptés au nombre des Bahlikas, avec les KSudrakas (Oxydraques).
Leurs brahmanes étaient considérés comme peu réguliers, et le Ma-
nava-Dharma-Saslra les accuse de négliger l'enseignement religieux.
— Lassen, Indisch. AUcrth., t. I, p. 197; A. W. V. Schlcgel, Indische
Bibliothek, t. I, p. 169 et pass. — Si les Grecs ne connaissaient les
Hindous que par approximation, ceux-ci n'étaient pas moins ignorants
à leur égard. Dans les temps les plus anciens, les hommes d'au delà
du Sindh avaient appelé les populations de l'ouest, Chamites et Sémi-
tes, avec lesquelles ils avaient des relations commerciales, Javana,
mot très difficile à expliquer, car s'il paraît designer généralement des
nations occidentales, il s'applique aussi à des tribus du iiord, voire
même du sud. Jawa signifie courir, faire invasion. (W. de Humboldt,
Ueber die Khwi-Sprache , 1. 1, p. 65 et pass.; Burnouf, Nouveau Jour-
nal asiatique, t. X, p. 238.) Plus tard , Javana désigna particulièrement
les Arabes. La Bible, s'cmparant de cette expression, l'applique aux
habitants sémites de Chypre et de Rhodes, et même aux Turdétains
d'Espagne, et les nomme Javanim. (Movers, das Phœnizische Alter-
thum., t. Il, l'" partie, p. 270.) Enfin on trouve, dans une inscription
de Darius, Jowna devenu la dénomination des Grecs insulaires, et,
comme l'usage de ce mot chez les Hellènes est postérieur à Homère,
il est à croire que les colons de la côte l'ont reçu des Perses, et, après
l'avoir adopté pour eux-mêmes, l'ont transmis aux populations conti-
nentales. (Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 730.) Ce n'est que très
tard que les Hindous ont sciemment reconnu les Grecs dans les Java-
nas et l'époque n'en est pas antérieure au v" siècle avant notre ère.
Le Mahabharata, dans ses derniers livres, dénomme ainsi les Macé-
doniens-Bactriens, et les vante comme faisant partie d'un peuple brave
et savant. (Lassen, ibid., p. 862, et Zeilschrifl fur d. K. des Morgenl.,
t. III, p. 215.)
410
DE L INEGALITE
politique se divisait en trois grandes fractions : la nation hin-
doue proprement dite, avec ses trois castes sacrées et sa caste
supplémentaire, que l'on pourrait appeler de tolérance, sa-
criflce que la conviction faisait à la nécessité ; puis les nations
arianes , nommées vratyas , trop ouvertement mêlées au sang
indigène , avaient adopté tard la règle sacrée, et ne la suivaient
pas rigoureusement , pu bien, qui, pires encore, s'étaient obs-
tinées à la repousser. Dans ce cas, l'appellation de vratya^
voleur, pillard, ne suffisait pas à l'aversion indignée du véri-
table Hindou , et de pareilles gens étaient qualifiés de da$yoxt^
terme qui emporte un sens à peu près semblable avec le su-
perlatif. Cette injure agréait d'autant mieux à la rancune acri-
monieuse de ceux qui l'employaient , qu'elle se rapproche éty-
mologiquement du zend dandy ou, dakyou, dakhou (1),
dont usaient les Zoroastriens du sud pour désigner les pro-
vinces de leurs États. Rien de plus semblable (charité à part)
au rebut du genre humain qu'un hérétique , et réciproquement.
Enfin , en troisième lieu et même au-dessous de ces dasyous
si détestés, venaient les nations aborigènes. Nulle part on
n'imaginera de plus complets sauvages , et , par malheur, c'est
que leur nombre était exorbitant. Pour juger de leur valeur
morale, il faut voir aujourd'hui ce que sont leurs descendants
les plus purs , soit dans le Dekkhan , soit dans les monts Vyn-
dhias et dans les forêts centrales de la péninsule , où ils vont
errants par bandes. Regardons- les vivant, après tant de siè-
cles, comme faisaient leurs aïeux au temps où Rama vint com-
battre les insulaires de Ceyian, alors leurs congénères. Je ne
prétends pas les énumérer tous, ce n'est pas mon affaire;
j'indiquera seulement quelques noms.
Les Kad-Erili-Garou , parlent le tamoul. Ils vont entière-
ment nus , dorment sous des grottes et des buissons , vivent
de racines , de fruits et d'animaux qu'ils attrapent.
Ne sont-ce pas là les fils d'Anak, les Chorréens de l'Écri-
ture (2) ?
(1) Lassen, Zeitschrift fur K. d. Morgenl., t. Il, p. 49.
(2) Lassen, Indisch. AUerth., t. I, 3Gi. — Une tribu qui rappelle eiH
DES BACES HUMAINES. 4tl
Les Katodis campent sous les arbres, mangent les reptiles
crus, et, quand ils l'osent, se couchent sur les fumiers des
villages hindous.
Les Kauhirs ne savent même pas se défendre contre les at-
taques des bêtes féroces. Ils fuient ou sont dévorés, et se lais-
sent faire (1).
Les Kandas, très adonnés aux sacrifices humains, égorgent
les enfants hindous qu'ils volent, ou même en achètent des
plus misérables parias, leurs semblables à beaucoup d'égards.
En voilà assez (2).
Les brahmanes donnaient à tous les peuples de cette triste
catégorie le nom général de Mlekkhas (3), sauvages, ou de
Barbai as. Ce dernier nom est incrusté dans toutes les langues
de l'espèce blanche. Il témoigne assez de la supériorité que
cette famille s'adjuge sur le reste de l'espèce humaine (4).
A considérer le nombre immense des aborigènes , les poli-
tiques de l'Inde comprenaient cependant que les renier ne les
paralysait pas, et qu'il fallait, mettant de côté toute répu-
gnance, les rallier par un appât quelconque à la civilisation
ariane. Mais le moyen? Que restait-il à leur offrir qui pût les
tenter.? Tous les bonheurs de ce monde étaient distribués. Les
coie mieux les fils d'Anak est celle qui habilait jadis au delà de la
rive sud de la Ynmouna, dans le désert de Dandaka, jusqu'à la Ga-
daouri. C'étaient des géants féroces, toujours enclins à attaquer les
ermitages des ascètes brahmaniques. (Ouvr. cité, p. 524 et passim.)
(1) Lassen, Indisch. Alterth., t. I, p. 372.
(2) Ibid., p. 377.
(3) Mlekkha veut dire faible. (Benfey, Encycl. Ersch u. Gruber, In-
dien, p. 7.)
(4) Barbara, varvara indique un homme qui a les cheveux crépus;
papoua a la même signification. (Benfey, loc. cil.) Comme le mot bar-
bare est en usage dans toutes les langues de notre société, il en faut
conclure que les premiers peuples non blancs connus des Arians
furent des noirs, ce qui est d'accord avec ce qui a été remarqué de
l'énorme diffusion de cette race vers le nord. (Lassen, Indisch. Alterth.,
t. I, p. 855.) Plusieurs nations, non blanches, métisses ou noires
portent aujourd'hui ce nom. Ainsi les Barbaras, sur la côte occiden-
tale de l'Indus (Lassen, Zeilschrift fur die Kunde des Morgenlandes,
t. III, p. 21.'>); les Barabras, sur le cours supérieur du Nil; les Ber-
àers d'Afrique , etc. (Meïer, Hebràisches Wurzelwcerterbuch, 1845.)
I
412 DE l'ixégalitk
brahmanes imaginèrent pourtant de les leur proposer, même
les plus hauts, même ceux que les premiers Arians se faisaient
forts de conquérir par la vigueur de leurs bras, j'entends le
caractère divin, avec cette seule réserve, que tant de mai^ni-
fiques perspectives ne devaient s'ouvrir qu'après la mort, que
dis-je? après une longue série d'existences. Le dogme de la
métempsycose une fois admis, rien de plus plausible, et
comme le Mlekkha voyait, sous ses yeux, toutes les classes
de la société hindoue agir en vertu de cette croyance , il avait
déjà , dans la bonne foi de ses convertisseurs , une forte rai-
son de se laisser convaincre.
Le brahmane véritablement pénitent, mortifié, vertueux,
se flattait hautement de prendre place, après sa mort, dans
une catégorie d'êtres supérieurs à l'humanité. Le kschattrya
renaissait brahmane avec la même espérance au deuxième de-
gré, le vayçia reparaissait kschattrya, le coudra, vaycia (1).
Pourquoi l'indigène ne ssrait-il pas devenu coudra, et ainsi
de suite? D'ailleurs, il arriva que ce dernier rang lui fut con-
féré même de son vivant. Quand une nation se soumettait en
masse, et qu'il fallait l'incorporer à un État hindou, on était
contraint, malgré le dogme, de l'organiser, et le moins qu'on
pût faire pour elle, c'était encore de l'admettre immédiatement
dans la dernière des castes régulières (2).
Des ressources politiques comme ce système de promesses
réalisables moyennant résurrection ne peuvent s'improviser.
[i) Les fautes, les crimes produisaient le même effet en sens con-
traire : « As llie son of a Sudra may tlms allain the rank of a Brahmen,
« and as the son of a Bratunen may sink to à level with Sudras, eveu
« so must it be wilh him who springs from a Clisatriya; even so with
« him, who was born of aVaisya. » (Manava-Dharma-Sastra, chap. x,
§ 6.-i.)
(i) Les temps les plus anciens offrent des exemples de cette politi-
que tolérante.' Ainsi les Angas, les Poundras, les Bangas, les Souhmas
et les Kalingas, populations aborigènes du sud-est, s'étant converties,
furent d'abord déclarées coudras en niasse. Puis le roi des Angas, Lo-
mâp<àda, ayant obtenu la main de la fille du souverain arian d'Ayodhya,
ses descendants furent considérés comme fils de brahmanis et de
kscliallryas. (Lassen, Indische Alterthumskunde , t. I, p. 539.)
DES RACES HUMAINES. 4iS
Elles n'ont de valeur que lorsque la bonne foi de ceux qui les
emploient est intacte. Dans ce cas , elles deviennent irrésisti-
bles, et l'exemple de l'Inde le prouve.
Il y eut ainsi, vis-à-vis des Aborigènes, deux sortes de con-
quêtes. L'une, la moins fructueuse, fut opérée par les kschat-
tryas. Ces guerriers, formant une armée régulière quadruple,
disent les poèmes, c'est-à-dire composée d'infanterie, de ca-
valerie, de chars armés et d'éléphants, et généralement ap-
puyée d'un corps auxiliaire d'indigènes, se mettaient en campa-
gne et allaient attaquer l'ennemi. Après la victoire, la loi civile
et religieuse interdisait aux militaires de procéder à l'incorpora-
tion des populations impures. Les kschattyras se contentaient
d'enlever le pouvoir au chef promoteur de la querelle , et lui
substituaient un de ses parents; après quoi ils se retiraient en-
emportant le butin et des promesses précaires de soumission
et d'alliance (1). Les brahmanes procédaient tout autrement,
et leur manière constitue seule la véritable prise de possession
dupays et les conquêtes sérieuses (2).
Ils s'avançaient par petits groupes au delà du territoire
sacré del'Aryavarta ouBrahmavarta. Une fois dans ces forêts-'
épaisses, dans ces marécages incultes où la nature des tropiques
fait croître en abondance les arbres, les fruits, les fleurs, place
les oiseaux aux riches plumages et aux chants variés , les ga-
zelles par troupeaux, mais aussi les tigres et les reptiles les plus
redoutables, ils construisaient des ermitages isolés où les abo-
rigènes les voyaient s'appliquant incessamment à la prière , à
la méditation, à l'enseignement. Le sauvage pouvait les tuer sans
peine. A demi nus, assis à la porte de leurs cabanes de bran-
chages, seuls le plus souvent, tout au plus assistés de quelques
disciples aussi désarmés qu'eux-mêmes, le massacre ne pré-
sentait ni les difficultés ni les enivrements de la lutte. Cepen-
^ (1) Lassen, Indische Alterth., t. I, p. f>33. — Il est douteux que la
campague de Rama contre les Raksasas, démons noirs du sud, ait dé-
terminé l'établissement des Arians à Lanka ou Ceylan. Le vainqueur,
après avoir détrôné Ravana , donnaTcmpire à un des frères de ce géant
et s'en retourna vers le nord. — Ramayana.
(•2) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 378.
414 DE l'inkgalitk
dant des miliers de victimes tombèrent (1). Mais, pour un
«rraite égorgé dix accouraient , se disputant le sanctuaire dé-
sormais sanctiBé, et les vénérables colonies, étendant de plus
en plus leurs ramifications , conquéraient irrésistiblement le
sol. Leurs fondateurs ne s'emparaient pas moins de l'imagina-
tion de leurs faroucli'es meurtriers. Ceux-ci , frappés de sur-
prise ou d'une superstitieuse épouvante , voulaient enfin savoir
ce qu'étaient ces mystérieux personnages si indifférents à la
souffrance et à la mort , et quelle tâche étrange ils accomplis-
saient. Et voilà alors ce que les anachorètes leur apprenaient.
« Nous sommes les plus augustes des hommes , et nul ici-bas
rt ne nous est comparable. Ce n'est pas sans l'avoir mérité que
« nous possédons cette dignité suprême. Dans nos existences
« antérieures, on nous vit aussi misérables que vous-mêmes
« A force de vertus et de degrés en degrés , nous voici au
« point où les rois même rampent à nos pieds. Toujours
« poussés d'une unique ambition, aspirant à des grandeurs
« sans limites , nous travaillons à devenir dieux. Nos péniten-
« ces , nos austérités, notre présence ici, n'ont pas d'autre but.
« Tuez-nous : nous aurons réussi. Écoutez-nous, croyez,
« humiliez-vous, servez, et vous deviendrez ce que nous som-
« mes (2). »
Les sauvages écoutaient, croyaient et servaient. L'Aryavarta
gagnait une province. Les anachorètes devenaient la souche
d'un rameau brahmanique local. Une colonie de kschattryas
accourait pour gouverner et garder le nouveau territoire. Bien
souvent, presque toujours, une tolérance nécessaire souffrit
que les rois du pays prissent rang dans la caste militaire. Des
vayçias se formèrent également , et , je le crois , sans un trop
grand respect pour la pureté du sang. D'un district de l'Inde
à l'autre, le reproche de manquer de pureté n'a jamais cessé
(1) D'après les légendes brahmaniques et les poèmes, les ascètes
avaient affaire à des anthropophages. (Lassen, Indiscke AUerth., t, I,
p. 535.)
(2) Manava-Dharma-Sastra, chap." x, § 62 : « Désertion of life, wit-
« hout reward, for Ihe sake of preserving a priest or a cow, a woman
« or a child, may cause Ihe béatitude of those base-born iribes. »
DES RACES HUMAINES. 415
de courir et d'atteindre même les brahmanes (1). Il est incon-
testable que ce reproche est fondé , et l'on en peut donner des
preuves éclatantes. Ainsi > dans les temps épiques, Lomftpàda, ,
le roi indigène des Angas convertis, épouse Ganta , fille du roi
arian d'Ayodhya (2). Ainsi encore, au xviii^ siècle, lors des
colonisations hindoues opérées chez les peuples jaunes , à l'est
de la Kali , dans le Népaul et le Boutan, on a vu les brahma-
nes se mêler aux filles du pays et installer leur progéniture
métisse comme caste militaire (3).
Procédant de cette manière , au nom de leur principe; ren-
dant ce principe indispensable à l'organisation sociale , cepen-
dant le faisant plier, malheureusemeni pour l'avenir, très judi-
cieusement pour le présent , devant les difficultés trop gran-
des, les ascètes brahmaniques formaient une corporation
d'autant plus nombreuse que la vie de ses membres était géné-
ralement sobre et toujours éloignée des travaux de la guerre.
Leur système s'implantait profondément dans la société qui leur
devait la vie. Tout se présentait bien : seulement, si grands
que fussent les obstacles déjà surmontés, il en allait surgir de
plus redoutables encore.
Les Ivschattryas s'apercevaient que si, dans cette organisa-
tion sociale, le rôle le plus brillant leur était assigné, la puis-
sance que leur laissait le sacerdoce avait plus de fleurs que de
fruits. A peu près réduits à la situation de satellites effacés,
il leur devenait difficile d'avoir une idée, une volonté, un plan
(1) « Of two telingas bramines, who came from Uie vicinity of Hyde-
« rabad, one was derived of intermixture witli the white race. This
« man slated thaï his cast intermarried with tlie bramins of tlie Dek-
« kan; but not with those of Bcngal or Guzerat. Ail the Mahraltas bra-
« mins I mect ^Yith appeared to be of unmixed white desccnt; but one
« of them said that the telinga bramins were highly respected, white
€ the Pendjaub, Guzerat, Culche and Cashmere bramins wère regar-
« ded as impure. » (Pickering, p. 181.)
(2) De même aux termes du Uamayana, une des femmes du roi hé-
roïque Dasaratha appartient à la nation kckaya. Ce peuple, à la vérité,
était arian; mais habitant au delà de la Sarasvati, hors des limites du
territoire sacré, il était considéré comme réfractairc ou viatya.
(3) Lassen , ouvr. cité, t. I, p. 443 et 449.
I
416 DE l'ikégalité
différent de celui qu'avaient arrêté , sans eux, les brahmanes,
et, tout rois qu'on les disait, ils se sentaient tellement enlacés
par les prêtres , que leur prestige , vis-à-vis des peuples , de-
venait secondaire. Ce n'était pas non plus , pour leur avenir,
un symptôme peu menaçant que de voir les brahmanes se poser,
dans l'État, en médiateurs éternels entre les souverains et leurs
bourgeois, leurs peuples, peut-être même leurs guerriers,
tandis qu'au moyen d'une énergique patience , d'un indomp-
table détachement des joies humaines, ces mêmes brahmanes
se faisaient les pères, les augmentateurs de l'Aryavarta, par
les conversions en masse que leurs courageux missionnaires
opéraient dans les nations aborigènes. Un tel tableau devait
cesser, tôt ou tard, d'être considéré d'un œil placide par les
princes, et les brahmanes paraissent ne pas avoir assez ménagé,
même d'après les données de leur propre système, les méfian-
ces et l'ambition des hommes qu'ils avaient le plus à craindre.
Ce n'est pas qu'ils n'aient usé de quelques ménagements.
De même qu'ils avaient fait plier la rigueur de leur système
jusqu'au point d'admettre des chefs aborigènes à la dignité de
kschattryas, ils avaient fait preuve d'une tolérance plus diffi-
cile encore à l'égard des Arians de cette caste, en permettant
à plusieurs , que signalaient la sainteté , la science et des péni-
tences extraordinaires, de s'élever au rang de brahmane. L'é-
pisode de Visvamitra , dans le Ramayana , n'a pas d'autre si-
gnification (1). On citerait encore la consécration d'un autre
guerrier de la race des Kouravas. Mais de telles concessions
ne pouvaient être que rares, et il faut avouer qu'en échange
ils se réservaient la faculté d'épouser des filles de kschattryas
et de devenir rois à leur tour. Gendres des souverains, ils ad-
mettaient encore que les rejetons de leurs alliances suivaient
une loi de décroissance , et se trouvaient exclus de la caste sa-
cerdotale. Mais, du chef de leur mère, les prérogatives de la
tribu militaire leur revenaient pleinement , et la dignité royale
du même coup. Il y a, sur ce sujet, une anecdote que j'in-
'(t) Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, t. I,
p. 891.
DES RACES HUMAIlNES. 417
tsrcalerai ici, bien qu'elle interrompe, ou peut-être parce
qu'elle interrompt des considérations un peu longues et assez
arides.
Il existait , dans des temps très anciens , à ïchampa , un
brahmane. Ce brahmane eut une fille , et il demanda aux astro-
logues quel avenir était réservé à l'objet de son inquiète ten-
dresse. Ceux-ci, ayant consulté les astres, reconnurent, à l'u-
nanimité, que la petite brahmani serait un jour mère de deux
enfants, dont l'un deviendrait un saint illustre et l'autre un
grand souverain. Le père fut transporté de joie à cette nou-
velle, et aussitôt que la jeune fille se trouva nubile, remarquant
avec orgueil comme elle était douée d'une beauté parfaite, il
voulut concourir à l'accomplissement du destin , peut-être le
hâter, et il s'en alla offrir son enfant à Bandusara . roi de Patali-
puthra , monarque renommé pour ses richesses et sa puissance.
Le don fut accepté , et la nouvelle épouse conduite dans le
gynécée royal. Ses grâces y firent trop de sensation. Les autres
épouses du kschattrya la jugèrent tellement dangereuse , qu'el-
les appréhendèrent d'être remplacées dans le cœur du roi, et
se mirent à chercher une ruse qui, tout aussi bien qu'une
violence impossible , les pût débarrasser de leurs craintes , en
écartant leur rivale. La belle brahmani était, comme je l'ai
dit, fort jeune, et, probablement, sans beaucoup de malice.
Les conjurées surent lui persuader que, pour plaire à son mari,
il lui fallait apprendre à le raser, à le parfumer et à lui couper
les cheveux. Elle avait tout le désir imaginable d'être une
épouse soumise : elle obéit donc promptement à ces perfides
conseils, de sorte que la première fois que Bandusara la fit
appeler, elle se présenta devant lui une aiguière d'une main
et portant, dans l'autre, tout l'appareil de la profession qu'elle
venait d'apprendre.
Le monarque , qui , sans doute , se perdait un peu dans le
nombre de ses femmes et avait en tête des préoccupations de
toute nature, oublia les tendres mouvements dont il était agité
un moment auparavant , tendit le cou et se laissa parer. Il fut
ravi de l'adresse et de la grâce de sa servante , et tellement que
le lendemain il la demanda encore. Nouvelle cérémonie, nou-
418
DE L INEGALITE
vel enchantement, et, cette fois, voulant, en prince généreux,
reconnaître le plaisir qu'il recevait, il demanda à la jeune fille
comment il pourrait la récompenser.
La belle brahmani indiqua naïvement un moyen sans lequel
les promesses des astrologues ne pouvaient, en elîet, s'accom-
plir. Mais le roi se récria bien fort. Il remontra cependant
avec bonté, à la belle postulante, que, puisqu'elle était de la
caste des barbiers, sa prétention était insoutenable, et qu'il ne
commettrait certainement pas une action aussi énorme que
celle dont elle le sollicitait. Aussitôt, explication; l'épouse
méconnue revendique, avec le juste sentiment de la dignité
blessée, sa qualité de brahmani, raconte pourquoi et dans
quelle louable intention elle remplit les fonctions serviles qui
scandalisent le roi tout en lui agréant. La vérité se fait jour,
la beauté triomphe, l'intrigue s'évanouit, et l'astrologie s'ho-
nore d'un succès de plus, à la grande satisfaction du vieux
brahmane (1).
Ainsi, dans l'organisation antique de l'Inde, l'union de deux
castes était, pour le moins, tolérée, et, en mille circonstances,
les brahmanes devaient se trouver en concurrence directe avec
les kschattryas pour l'exercice matériel de la souveraine
puissance (2). Comment faire .î" Appliquer le principe de sépa-
(1) Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, t. I,
p. 149.
(2) ha Manava-Dharma-Sastra (cliap. m) stipule, évidemment, une
loi de tolérance que le système rigoureux n'admettait pas (§ 12) : « For
« the first marriage of the twice Ijorn classes, a woman of thesame
« class is recommended; but for such as are impelled by inclination
« to marry again, women in the direct order of tlie classes are to be
« preferred. » — § 13 : « A Sudra-Woman only must be wife of a Su-
ce dra; she and a Vaicya, of a Vaicya; tliey Iwo and a Kshatriya of a Ks-
«c hatriya; those two and a Brahmany of a Brahmeu. » — § 14 : « A wo-
« man of the servile class is not mentioned, even in the récital of any
0 ancient story, as the first wife of a Brahmen or of a Kshatriya, though
« in the greatest difficulty to find a suitable match. » — Aujourd'hui >
toutes ces atténuations, en effet illogiques, ont été supprimées; les
alliances d'une caste à l'autre sont sévèrement interdites, et le Ma-
dma-Ratna-Pradipa dit expressément : «Thèse marriage of twice born
• men with damsels not of tlie same class ihe parts of ancient lavo
were abrogated by wise legislators. » Malheureusement, la défense
DES HACES HUMAINES. 419
ration dans sa rigueur entière , n'était-ce pas blesser tout le
monde? Il y fallait des ménagements. D'autre part, si l'on en
gardait trop, le système méms était en péril. On essaya de
recourir, pour éviter le double écueil, à la logique et à la sub-
tilité si admirables de la politique brahmanique.
Il fut établi que, dans la règle, le fils d'un kschattrya et
d'une brahmani ne pourrait être ni roi ni prêtre. Participant ,
tout à la fois , des deux natures , il serait le barde et l'écuyer
des rois. En tant que brahmane dégénéré , il pourrait être sa-
,vant dans l'histoire , connaître les poésies profanes , en com-
poser lui-même, les réciter à son maître et aux kschattryas
rassemblés. Pourtant il n'aurait pas le caractère sacerdotal , il
ne connaîtrait pas les hymnes liturgiques, et l'étude directe
des sciences sacrées serait interdite à son intelligence. Comme
kschattrya incomplet, il aurait le droit de porter les armes, de
'Donter à cheval , de diriger un char, de combattre , mais en
sous-ordre, et sans espoir de commander jamais lui-même à
des guerriers. Une grande vertu lui fut réservée : ce fut l'ab-
négation. Accomplir des exploits pour son prince et s'oublier
en chantant les traits de valeur des plus braves, tel fut son
lot; on l'appelait le soûta. Aucune figure héroïque des épopées
hindoues n'a plus de douceur, de giace, de tendresse et de
mélancolie. C'est le dévouement d'une femme dans le cœur
indomptable d'un héros (1)-
Une fois le principe admis, les applications en devenaient
constantes, et, en dehors des quatre castes légales, le nombre
'des associations parasites allait devenir incommensurable (2),
Il le devint tellement , les combinaisons se croisant fox'mèrent»
un réseau si inextricable, que l'on peut considérer aujourd'hui,
dans l'Inde, les castes primitives comme presque étouffées sous
les ramifications prodigieuses auxquelles elles ont donné nais-
est venue quand le mal s'était déjà beaucoup développé. Elle n'est ce-
pendant pas inutile.
(1) Lassen , ouvr. cité, t. I, p. 480. — Le soutâ est le véritable proto-
type de l'écuyer de la chevalerie errante, du Gandolin ou Gwendolin
d'Amadis.
(2) Lassen, ouvr. cité, t. I, p. 196.
420 DE L'iiNÉGAUTÉ
sance,et sous les greffes perpétuelles que ces ramifications
supplémentaires ont causées à leur tour. D'une brahmani et
d'un lischattrya nous avons vu naître les bardes-écuyers;
d'une brahmani et d'un vayçia sortirent les ambastas, qui
prirent le monopole de la médecine, et ainsi de suite. Quant'
aux noms imposés à ces subdivisions, les uns indiquent les
fonctions spéciales qu'on leur attribuait, les autres sont sim-
plement des dénominations de peuples indigènes étendues à
des catégories qui , sans doute , avaient mérité de les prendre,
en se mêlant à leurs véritables propriétaires (1).
Cet ordre apparent, tout ingénieux qu'il fût, devenait, en
définitive, du désordre, et bien que les compromis dont il ré-
sultait eussent été inséparables des débuts du système, il n'é-
tait pas douteux que, si l'on voulait empêcher le système lui-
même de périr sous l'exubérance de ces concessions néfastes,
il ne fallait pas louvoyer plus longtemps, et qu'un remède vi-
goureux devait, quoi qu'il pût arriver, cautériser au plus vite
la plaie ouverte aux flancs de l'état social. Ce fut d'après ce
principe que le brahmanisme inventa la catégorie des tchan-
dalas , qui vint compléter d'une manière terrible la hiérarchie
des castes impures.
Les dénominations insultantes et les rigueurs n'avaient pas ,
été ménagées aux Arians réfractaires ni aux aborigènes insou-
mis. Mais on peut dire que l'expulsion, et même la mort, fu-
rent peu de chose auprès de la condition immonde à laquelle
les quatre castes légales eurent à savoir que seraient désormais
condamnés les malheureux issus de leurs mélanges par des
hymens défendus. L'approche de ces tristes êtres fut à elle
(1) La loi cherchait cependant à retenir, tout en cédant; ainsi elle
n'est à peu près clémente que pour les unions contractées entre les
castes rapprochées l'une de l'autre, et voici ce qu'elle dit, par exem-
ple, du produit d'un guerrier avec une femme de la classe servile :
« From a Kshatrya with a wife of the Sudra class, springs a créature,
« called Ugra, with a nature partly warlike and partly servile, fero-
« cious in his manners, cruel in his acts. » {Manava-Dharma Sastra,
chap. X, g 9.) —Ce passage suffirait seul à prouver l'importance que les
brahmanes apportaient à conserver le sang arian en vue des qualités
morales qu'ils lui reconnaissaient.
i
DES HACES HUMAINES. 421
seule une honte, une souillure dont le kschattrya pouvait, à
son gré, se laver en immolant ceux qui s'en rendaient coupa--
blés. On leur refusait l'entrée des villes et des villages. Qui les
apercevait pouvait lancer les chiens sur eux. Une fontaine où
0:1 les avait vus boire était condamnée. S'établissaient-ils en un
lieu quelconque, on avait le droit de détruire leur asile. Enfin,
il ne s'est jamais trouvé sur la terre de monstres détestés con-
tre lesquels une théorie sociale, une abstraction politique, se
soit plu à imaginer de si épouvantables effets d'anathème. Ce
n'étaient pas les malheureux tchandalas que l'on considérait
au moment où l'on fulminait des menaces si atroces : c'étaient
leurs futurs parents qu'il s'agissait d'effrayer. Aussi faut-il le
reconnaître, si la caste réprouvée a senti , en quelques occa-
sions, s'appesantir sur elle le bras sanguinaire de la loi, ces oc-
casions ont été rares. La théorie lutta ici vainement contre la
■douceur des mœurs hindoues. Les tchandalas furent méprisés,
détestés; pourtant ils vécurent. Ils possédèrent des villages
qu'on aurait eu le droit d'incendier, et qu'on n'incendia point.
On ne prit même pas tant de soin de fuir leur contact , qu'on
ne tolérât leur présence dans les villes. On les laissa s'emparer
de plusieurs branches d'industrie, et nous avons vu tout à
riieure la brahmani de Tchampcrprise pour une tchandala par
le roi son mari , parce qu'elle remplissait un office concédé à
cette tribu, et cependaiit favorablement accueillie chez un
monarque même. Dans l'Inde moderne , des fonctions réputées
impures, comme celles de boucher, par exemple , rapportent
de gros bénéfices aux tchandalas qui s'en mêlent. Plusieurs Sq
sont enrichis par le commerce des blés. D'autres jouent un
rôle important dans les fonctions d'interprètes. En montant
au plus haut de l'échelle sociale, on trouve des tchandalas ri-
ches, heureux et , indépendamment de l'idée de caste , consi-
dérés et respectés. Telle dynastie hindoue est bien connue pour
appartenir à la caste impure, ce qui ne l'empêche pas d'avoir
pour conseillers des brahmanes qui se prosternent devant elle.
Il est vrai qu'un pareil état de choses n'a pu être amené que
.par les bouleversements survenus depuis les invasions étran-
gères. Quant à la tolérance pratique et à la douceur des
24
-122
DE L INEGALITE
mœurs opposée à la fureur théorique de la loi, elle est de tous
les temps (1).
J'ajouterai seulement que, de tous les temps aussi, les tchan-
dalas, s'ils eurent quelque chose d'arian dans leur origine,
comme on ne peut en douter, n'ontrien eu de plus pressé que
de le perdre. Ils ont usé de la vaste latitude de déshonneur
où on les abandonnait, pour s'allier et se croiser, sans fin,
avec les indigènes. Aussi sont-ils, en général, les plus noirs
des Hindous, et quant à leur dégradation morale, à leur lâche
perversité, elle n'a pas de limites (2).
L'invention de cette terrible caste eut certainement de grands
résultats, et je ne doute pas qu'elle n'ait été assez puissante
pour maintenir dans la société hindoue la classification qui en
formait la base, et mettre un grand obstacle à la naissance de
nouvelles castes, au moins au sein des provinces déjà réunies
à l'Aryavarta. Quant à celles qui le furent ensuite, les sources
des catégories ne doivent pas non plus être recherchées trop
strictement.
Là comme ailleurs, alors comme auparavant, les brahmanes
firent ce qu'ils purent. Il leur suffit d'avoir une apparence
'pour commencer, et de n'établir leurs règles qu'une fois l'or-
ganisation assise. Je ne répéterai pas ici ce que j'ai dit pour le
Boiitan et le Népaul. Ce qui arriva dans ces contrées se produi-
sit dans bien d'autres. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue
(1) Le comte E. de Warrcii , l'Inde anglaise en 1843. — Dans les épo-
ques antiques, on a vu déjà des hommes qui, sans être de la caste
guerrière, pouvaient devenir souverains. Le plus ancien empire éta-
bli dans le sud fut celui du Pàndja, dont Madluira était la capitale. Il
avait été fondé par un vayçia venu du nord, postérieurement à l'é-
poque des guerres de Rama. (Lassen, Indische AUerthumsktcnde , t.
I, p. 536.)
(2) C'est à ce dernier trait que les brahmanes prétendent reconnaî-
tre surtout les castes impures : « Him, who was born of a sinful mot-
« lier, and consequently in a low class, but is not openly known , who,
« though worthless in truth , bears the semblance of a worthy man ,
« let people discover by his acts. — Want of virtuous dignity, harshness
« of speech, cruelty, and habituai neglect of prescribed duties, betray
« in this world the son of a criminal mother. » (Manava-Dharma-Sas-
« tra, chap. x, §§ 57 et 58.)
I
\
DES BACES HUMAINES. 423
que, quel que fût le degré dans lequel la pureté du sang arian
se compromît en tel ou tel lieu, cette pureté restait toujours
plus grande dans les veines des brahmanes d'abord, des kschat-
tryas ensuite, que dans celles des auti«es castes locales, et de
là cette supériorité incontestable qui, même aujourd'hui, après
tant de bouleverserpents , n'a pas encore fait défaut à la tête
de la société brahmanique. Puis, si la valeur ethnique de l'en-
semble perdait de son élévation, le désordre des éléments n'y
était que passager. L'amalgame des races se faisait plus promp-
tement au sein de chaque caste en se trouvant limité à un pe-
tit nombre de principes, et la civilisation haussait ou bais-
sait, mais ne se transformait pas, car la confusion des instincts
faisait assez promptement place dans chaque catégorie à une
unité véritable, bien que de mérite souvent très pâle. En d'au-
tres termes, autant de castes, autant de races métisses, mais
closes et facilement équilibrées.
La catégorie des tchandalas répondait à une nécessité im-
placable de l'institution, qui devait surtout paraître odieuse
aux familles militaires. Tant de lois, tant de restrictions arrê-
taient les kschattryas dans l'exercice de leurs droits guerriers
et royaux, les humiliaient dans leur indépendance personnelle,
les gênaient dans l'effervescence de leurs passions, en leur dé-
fendant l'abord des filles et des femmes de leurs sujets. Après
de longues hésitations, ils voulurent secouer le joug, et, por-
tant la main à leurs armes, déclarèrent la guerre aux prêtres,
aux ermites , aux ascètes , aux philosophes dont l'œuvre avait
épuisé leur patience. C'est ainsi qu'après avoir triomphé des
hérétiques zoroastriens et autres, après avoir vaincu la féroce
inintelligence des indigènes, après avoir surmonté des difflcul-
tés de toute nature pour creuser au courant de chaque caste
un lit contenu entre les digues de la loi et le contraindre à
n'empiéter pas sur le lit des voisins, les brahmanes voyaient
venir maintenant la guerre civile, et la guerre de l'espèce la
plus dangereuse, puisqu'elle avait lieu entre l'homme armé et
celui qui ne l'était pas (1).
(1) Lassen, ouyr. cite, t. 1, p. 710-720.
424 DE l'inégalité
L'histoire du Malabar nous a conservé la date, sinon de la
lutte en elle-même, du moins d'un de ses épisodes qui fut cer-
tainement parmi les principaux. Les annales de ce pays racon-
tent qu'une grande querelle s'émut entre les kschattryas et les
sages dans le nord de l'Inde, que tous les guerriers furent ex-
terminés, et que les vainqueurs, conduits par Paraçou Rama,
célèbre brahmane qu'il ne faut pas confondre avec le héros du
Ramayana, vinrent, après leurs triomphes, s'établir sur la côte
méridionale, et y constituèrent un État républicain. La date
de cet événement, qui fournit le commencement de l'ère ma-
labare, est l'an 1I7G av. J.-C. (1).
• Dans ce récit, il entre un peu de forfanterie. Généralement
l'usage des plus forts n'est pas d'abandonner le champ de ba-
taille, et surtout quand le vaincu est anéanti. Il est donc vrai-
semblable que, tout au rebours de ce que prétend leur chro-
nique, les brahmanes furent battus et forcés de s'expatrier, et
qu'en haine de la caste royale dont ils avaient dû subir l'in-
sulte, ils adoptèrent la forme gouvernementale qui ne recon-
naît pas l'unité du souverain.
Cette défaite ne fut, d'ailleurs, qu'un épisode de la guerre,
et il y eut plus d'une rencontre oii les brahmanes n'obtinrent
pas l'avantage. Tout indique aussi que leurs adversaires, Arians
presque autant qu'eux, ne se montrèrent pas dénués d'habi-
leté, et qu'ils ne mirent pas dans la puissance de leurs épées
une confiance tellement absolue , qu'ils n'aient cru nécessaire
d'aiguiser encore des armes moins matérielles. Les kschattryas
se placèrent très adroitement au sein même des ressources de
l'ennemi , dans la citadelle théologique , soit afin d'émousser
l'influence des brahmanes sur les vayçias, les coudras et les
indigènes, soit pour calmer leur propre conscience et éviter à
leur entreprise . un caractère d'impiété qui l'aurait rendue
promptement odieuse à l'esprit profondément religieux de la
nation.
On a vu que, pendant le séjour dans la Sogdiane et plus
tard, l'ensemble des tribus zoroastriennes et hindoues profes-
(d) Lassen , ouvr. cite, t. I, p. 537.
DES BACES HUMAINES. 425
sait un culte assez simple. S'il était plus chargé d'erreurs que
celui des époques tout à fait primordiales de la race blanche,
il était moins compliqué cependant que les notions religieu-
ses des purohitas qui commencèrent le travail du brahmanisme.
A mesure que la société hindoue gagnait de l'âge et qu'en
conséquence le sang noir des aborigènes de l'ouest et du sud
et le type jaune de l'est et du nord s'infiltraient davantage
dans son sein, les besoins religieux auxquels il fallait répondre
variaient et devenaient exigeants. Pour satisfaire l'élément
noir, Ninive et l'Egypte nous ont appris déjà les concessions
indispensables. C'était le commencement de la mort des na-
tions arianes. Celles-ci avaient continué à être purement abs-
traites et morales, et bien que l'anthropomorphisme fût peut-
être au fond des idées, il ne s'était pas encore manifesté. On
disait que les dieux étaient beaux, beaux à la manière des
héros arians. On n'avait pas songé à les portraire.
Quand les deux éléments noir et jaune eurent la parole, il
fallut changer de système, il fallut que les dieux eux-mêmes
sortissent du monde idéal dans lequel les Arians avaient trouvé
du plaisir à laisser planer leurs sublimes essences. Quelles que
pussent être les différences capitales existant, d'ailleurs, entre le
type noir et le type jaune, sans avoir besoin de tenir compte,
non plus, de ce fait que ce fut le premier qui parla d'abord ei
fut toujours écouté, tout ce qui était aborigène se réunit, non
seulement pour vouloir voir et toucher les dieux qu'on lui
vantait tant, mais aussi pour qu'ils lui apparussent plutôt ter-
ribles, farouches, bizarres et différents de l'homme, que beaux,
doux, bénins, et ne se plaçant au-dessus de la créature hu-
maine que par la perfection plus grande des formes de celle-ci.
Cette doctrine eût été trop métaphysique au sens de la tourbe.
Il est bien permis de croire aussi que l'inexpérience primitive
des artistes la rendait plus difficile à réaliser. On voulut donc
des idoles très laides et d'un aspect épouvantable. Voilà le côté
de dépravation.
On a dit quelquefois, pour trouver une explication à ces bi-
zarreries repoussantes des images païennes de l'Inde, de l'As-
syrie et de l'Egypte, à ces obscénités hideuses où les imagina-
I
426 DE l'inégalité
lions des peuples orientaux se sont toujours complu, que la
faute en revenait à une métaphysique abstruse, qui ne regar-
dait pas tant à présenter aux yeux des monstruosités qu'à leia-
proposer des symboles propres à donner pâture aux considé-
rations transcendantales. L'explication me paraît plus spécieuse
que solide. Je trouve même qu'elle prête, bien gratuitement,
un goût pervers aux esprits élevés qui, pour vouloir pénétrer
les plus subtils mystères, ne sont cependant pas, ijjso facto,
dans la nécessité absolue de rudoyer et d'avilir leurs sensations
physiques. N'est-il pas moyen de recourir à des symboles qui
ne soient pas répugnants? Les puissances de la nciture, les for-
ces variées de la Divinité, ses attributs nombreux ne sauraient-
ils être exprimés que par des comparaisons révoltantes? Lors-
que l'hellénisme a voulu produire la statue mystique de la
triple Hécate, lui a-t-il donné trois têtes, six bras, six jambes,
a-t-il contourné ses visages dans d'abominables contractions?
L'a-t-il assise sur un Cerbère immonde? Lui a-t-il disposé sur
la poitrine un collier de têtes et dans les mains des instruments
de supplice souillés des marques d'un emploi récent? Quand,
à son tour, la foi chrétienne a représenté la Divinité triple et
une, s'est-elle jetée dans les horreurs? Pour montrer un saint
Pierre, ouvrant à la fois le monde d'en haut et celui d'en bas.
a-t-elle pris son recours à la caricature? Nullement. L'hellé-
nisme et la pensée catholique ont su parfaitement se dispenser
d'en appeler à la laideur dans des sujets qui cependant n'é-
taient pas moins métaphysiques que les dogmes hindous, as-
syriens, égyptiens, les plus compliqués. Ainsi , ce n'est pas à
la nature de Tidée abstraite en elle-même qu'il faut s'en pren-
dre quand les images sont odieuses : c'est à la disposition des
yeux, des esprits, des imaginations auxquelles doivent s'adres-
ser les représentations figurées. Or, l'homme noir et l'homme
jaune ne pouvaient bien comprendre que le laid : c'est pour
eux que le laid fut inventé et resta toujours rigoureusement
nécessaire.
En même temps que chez les Hindous il fallait produire ainsi
les personnifications théologiques, il était de même nécessaire
de les multiplier, afin, en les dédoublant, de leur faire pré-
DES RACES HUMAINES. 427
senter un sens plus clair et plus facile à saisir. Les dieux peu
nombreux des âges primordiaux, Indra et ses compagnons,
ne suffirent plus à rendre les séries d'idées qu'une civilisation
de plus en plus vaste enfantait à profusion. Pour en citer un
exemple , la notion de la richesse étant devenue plus familière
à des masses qui avaient appris à en apprécier les causes et les
effets, on mit ce puissant mobile social sous la garde d'un
maître céleste, et on inventa Kouvéra, déesse faite de ma-
nière à satisfaire pleinement le goût des noirs (t).
Dans cette multiplication des dieux il n'y avait cependant
pas que de la grossièreté. A mesure que l'esprit brahmanique
lui-même se raffinait, il faisait effort et cherchait à ressaisir
l'antique vérité échappée jadis à la race ariane, et, en même
temps qu'il créait des dieux inférieurs pour satisfaire les abo-
rigènes ralliés, ou encore qu'il tolérait d'abord et acceptait
ensuite des cultes autochtones, il montait de son côté. Il
cherchait par en haut, et, imaginant des puissances, des entités
célestes supérieures à Indra , à Agni , il découvrait Brahma ,
lui donnait le caractère le plus sublime que jamais philosophie
humaine ait pu combiner, et , dans le monde de création suré-
thérée où son instinct des belles choses concevait un si grand
être , il ne laissait pénétrer que peu d'idées qui en fussent in-
dignes.
Brahma resta longtemps pour la fouie un dieu inconnu. On
ne le figura que très tard. Négligé des castes inférieures, qui
ne le comprenaient ni ne s'en souciaient, il était par excellence
le dieu particulier des ascètes, celui dont ils se réclamaient,
qui faisait l'objet de leurs plus hautes études, et qu'ils n'avaient
nulle pensée de détrôner jamais. Après avoir passé par toute
(1) Lassen, Indische AUerthumskunde ^ t. I, p. 771. — Du reste, l'es-
prit brahmanique lutta longtemps avant d'en venir à l'anthropomor-
phisme, et c'est ainsi que M. de Schlegel paraît avoir eu toute raison
de dire que les monuments hindous ne peuvent rivaliser d'antiquité
avec ceux de l'Egypte. Il n'est pas autant dans le vrai , quand il ajoute :
« Et ceux de la Nubie. » (A. W. v. Schlegel, Vorrede zur Darstellung
der œgyptischen Mythologie von Prichard, iibersetzt von Haymaun
Bonn, 1837), p. xni.)
428 DE l'inégalité
la série des existences supérieures, après avoir été dieux eux-
mêmes, tout ce qu'ils espéraient, c'était d'aller se confondre
dans son sein et se reposer, un temps, des fatigues de la vie^
lourde à porter pour eux , même dans les délices de l'existence
céleste.
Si le dieu supérieur des brahmanes planait trop au-dessus
de la compréhension étroite des classes inférieures et peut-être
des vayçias eux-mêmes , il était cependant accessible au sens
élevé des kschattryas, qui, restés participants de la science
védique, avaient, sans doute, une piété moins active que
leurs contemplatifs adversaires, mais possédaient assez de
science avec assez de netteté d'esprit, pour ne pas heurter de
front une notion dont ils appréciaient très bien la valeur. I1&
prirent un biais , et , les théologiens militaires aidant , ou quel-
que brahmane déserteur, ils transformèrent la nature subal-
terne d'un dieu kschattrya jusque-là peu remarqué, Vis-
chnou (1), et, lui dressant un trôné métaphysique, relevèrent
aussi haut que le maître céleste de leurs ennemis. Placé alors
en face et sur le même plan que Brahma, l'autel guerrier va-
lut celui du rival et les guerriers n'eurent pas à s'humilier sous
une supériorité de doctrine.
. Un tel coup, bien médité sans doute , et longtemps réfléchi,
car il accuse par les développements qui lui furent nécessaires
la longueur et l'acharnement d'une lutte obstinée, menaçait le
pouvoir des brahmanes, et, avec lui, la société hindoue, d'une
ruine complète. D'un côté, aurait été Vischnou avec ses kschat-
tryas libres et armés; de l'autre, Brahma, égalé par un dieu
nouveau, avec ses prêtres pacifiques, et les classes impuis-
santes des vayçias et des coudras. Les aborigènes auraient
été mis en demeure de choisir entre deux systèmes , dont le
premier leur eût ofl'ert , avec une religion tout aussi complète _
que l'ancienne, une délivrance absolue de la tyrannie des cas- ]l
tes et la perspective , pour le dernier des hommes , de par- ■
venir à tout, pendant le cours même de la vie actuelle , sans
avoir à attendre une seconde naissance. L'autre régime n'avait
(1) Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 781.
DES BACES HUMAINES. 429
rien de nouveau à dire; situation toujours défavorable quand
il s'agit de plaider devant les masses; et, de même qu'il ne
pouvait pas accuser ses rivaux d'impiété, puisqu'ils reconnais-
saient le même panthéon que lui, sauf un dieu supérieur dif-
férent, il ne pouvait non plus se poser, comme il l'avait fait
jusqu'alors, en défenseur des droits des faibles, en libéral,
comme on dirait aujourd'hui; car le libéralisme était évidem-
ment du côté de ceux qui promettaient tout aux plus humbles,
et voulaient même leur accorder le rang suprême à l'occasion.
Or, si les brahmanes perdaient la fidélité de leur monde noir,
quels soldats auraient-ils à opposer au tranchant des épées
royales, eux qui ne pouvaient payer de leur personne?
Comment la difficulté fut traitée , c'est ce qu'il est impossible
de saisir. Ce sont choses si vieilles, qu'on les devine phuôt
qu'on ne les aperçoit au milieu des décombres mutilés de l'his-
toire. Il est toutefois évident que, dans les deux sommes de
fautes qu3 deux partis politiques belligérants ne manquent
jamais de commettre, le chiffre le plus petit revient aux brah-
manes. Ils eurent aussi le*mérite de ne pas s'obstiner sur des
détails , et de sauver le fond en sacrifiant beaucoup du reste.'
A la suite de longues discussions, prêtres et guerriers se rac-
commodèrent, et, s'il faut en juger sur l'événement, voici
quels furent les termes du traité.
Brahma partagea le rang suprême avec Vischnou. De lon-
gues années après, d'autres révolutions dont je n'ai pas à par-
ler, car elles n'ont pas un caractère directement ethnique ,
leur adjoignirent Siva (1), et, plus tard encore, une certaine
doctrine philosophique, ayant fondu ces trois individualités
divines en une trinité pourvue du caractère de la création , de
la conservation et de la destruction, ramena, par ce détour,
la théologie brahmanique à la primitive conception d'un dieu
unique enveloppant l'univers (2).
(1) Au jugement de Lasscn , cette divinité est originairement emprun-
tée à quelque culte des aborigènes noirs. Dans le sud, on l'adore sous
la forme du Linga, et un braiimane n'accepte jamais d'emploi dans
les temples où elle se trouve. (Indische AUerth., t. I, p. 783 et passim.)
(-2) Ibid., t. I, p. 784.
430
DE L INEGALITE
Les brahmanes renoncèrent à occuper jamais le rang su-
prême, et les kschattryas le conservèrent comme un droit
imprescriptible de leur naissance.
Moyennant quoi, le régime des castes fut maintenu dans sa
rigueur entière, et toute infraction conduisit résolument le
fruit du crime à l'impureté des basses castes.
La société hindoue, scellée sur les bases choisies par les
brahmanes, venait encore de passer heureusement une des
crises les plus périlleuses qu'elle pût subir. Elle avait acquis
bien des forces, elle était homogène et n'avait qu'à poursuivre
sa route : c'est ce qu'elle fit avec autant de suite que de succès.
Elle colonisa, vers le sud, la plus grande partie des territoires
fertiles, elle refoula les récalcitrants dans les déserts et les
marais, sur les cimes glacées de l'Himalaya, au fond des
monts Yyndhias. Elle occupa le Dekkhan , elle s'empara de
Ceylan, et y porta sa culture avec ses colonies. Tout porte à
croire qu'elle s'avança, dès lors, jusqu'aux îles lointaines de
Java et de Bali (1); elle s'installa aux bords inférieurs du
Gange , et osa pénétrer le long du cours malsain du Brahma-
poutra , au milieu des populations jaunes que , dès longtemps,
elle avait connues sur quelques points du nord, de l'est, et
dans les îles du sud (2).
Pendant que s'accomplissaient de tels travaux, d'autant
plus difficiles que les régions étaient plus vastes , les distances
plus longues, les difficultés naturelles bien autrement accu-
mulées qu'en Egypte , un immense commerce maritime allait
de toutes parts , en Chine , entre autres , et cela , d'après un
calcul très vraisemblable , 1 ,400 ans avant J.-C. , porter les
magnifiques produits du sol , des mines et des manufactures ,
et rapporter ce que le Céleste Empire et les autres lieux civi-
lisés du monde possédaient de plus excellent. Les marchands
(1) W. de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache.
(2) Les Arians n'ont jamais possédé dans l'Inde un territoire com-
pact. Sur plusieurs points, des populations complètement aborigènes
interrompent encore et isolent leurs établissements. Le Dekkhan est
presque absolument privé de leurs colonisations. (Lassen , Indische
Aller th., t. I, p. 391.)
DES BACES HUMAINES. 431
hindous fréquentaient de même Babylone (1). Sur la côte de
l'Yémeu , leur séjour était , pour ainsi dire , permanent. Aussi
les brillants États de leur péninsule regorgeaient de trésors ,
de magniflcences et de plaisirs , résultats d'une civilisation dé-
veloppée sous des règles strictes à la vérité, mais que le carac-
tère national rendait douces et paternelles. C'est , du moins ,
le sentiment qu'on éprouve à la lecture des grandes épopées
historiques et des légendes religieuses fournies par le boud-
dhisme.
La civilisation ne se bornait pas à ces brillants effets exter-
nes. Fille de la science théologiqiie , elle avait puisé à cette
source le génie des plus grandes choses , et on peut dire d'elle
ce que les alchimistes du moyen âge pensaient du grand œu-
vre, dont le moindre mérite était de faire de l'or. Avec tous ses
•prodiges , avec tous ses travaux , avec ses revers si noblement
supportés, ses victoires si sagement mises à profit, la civilisa-
tion hindoue considérait comme la moindre partie d'elle-même
ce qu'elle accomplissait de positif et de visible, et, à ses yeux,
ses seuls triomphes dignes d'estime commençaient au delà du
tombeau.
Là était le grand point de l'institution brahmanique. Eu
(1) Le vayçia naviguait beaucoup. Une légende ï)ouddhique cite un
marchand qui avait fait sept voyages sur mer. (Burnouf , Introduction
à l'histoire du bouddhisme indien, t. I, p. 196.) — Les Hindous pou
valent ainsi se mettre en communication avec les Chaldéens, qui
avaient eux-mêmes une marine (Isaïe, XLlil, 14) et une colonie à Ger-
rha sur la côte occidentale du golfe Persique, où se faisait un grand
commerce avec l'Inde. Les Phéniciens, avant et après leur départ do
Tylos, y prenaient part. — L'Ophir des livres saints était sur la côte
de Malabar (Lassen , Indischc Alterth., t. I , p. 539), et, comme les noms
iiébraïques des marchandises qui eu provenaient sont sanscrits et
non dekkhaniens, il s'ensuit que les hautes castes du pays étaient
arianes au temps où les vaisseaux de Salomon les visitaient. (Ibid.) Il
faut aussi remarquer ici que les plus anciennes colonisations arianes,
dans le sud de. l'Inde, eurent lieu sur les côtes de la mer, ce qui
indique clairement que leurs fondateurs étaient, en même temps, des
navigateurs. {Ouvrage cité, p. 337). Il est très probable qu'arrivés de
bonne heure aux embouchures de l'Indus, ils y établirent leurs
premiers empires, tels que celui de Pôtàla. {Ibid., p. 5i3.)
432 DE L'iNÉGALITii
établissant les catégories dans lesquelles elle divisait l'huma-
nité, elle se faisait fort de se servir de chacune pour perfec-
tionner l'iiomme, et l'envoyer, à travers le redoutable passage
dont l'agonie est la porte, soit à une destinée supérieure, s'il
avait bien vécu, soit, dans le cas contraire, à un état dont
l'infériorité donnait du temps au repentir. Et quelle n'est pas
la puissance de cette conception sur l'esprit du croyant, puis-
que aujourd'hui même l'Hindou des castes les plus viles , sou-
tenu, presque enorgueilli par l'espérance de renaître à un
rang meilleur, méprise le maître européen qui le paye, ou le
musulman qui le frappe, avec autant d'amertume et de sin-
cérité que peut le faire un kschattrya ?
La mort et le jugement d'outre-tonibe sont donc les grands
points de la vie d'un Hindou , et on peut dire , à rindiflérence
avec laquelle il porte communément l'existence présente, qu'il
n'existe que pour mourir. Il y a là des similitudes évidentes
avec cet esprit sépulcral de l'Egypte, tout porté vers la vie
future, la devinant et, en quelque façon, l'arrangeant à l'a-
vance. Le parallèle est facile, ou mieux, les deux ordres d'idées
se coupent à angle droit et partent d'un sommet commun. Ce
dédain de l'existence , cette foi solide et délibérée dans les pro-
messes religieuses, donnent à l'histoire d'une nation une logi-
que , une ferme1,é , une indépendance , une sublimité que rien ■
n'égale. Quand l'homme vit à la fois, par la pensée, dans les
deux mondes, et, en embrassant de l'œil et de l'esprit ce que
'les horizons du tombeau ont de plus sombre pour l'incrédule,
ies illumine d'éclatantes espérances, il est peu retenu parles
craintes ordinaires aux sociétés rationalistes , et, dans la pour-
suite des affaires d'ici-bas, il ne compte plus parmi les obsta-
cles la crainte d'un trépas qui n'est qu'un passage d'habitude.
Le plus illustre moment des civilisations humaines est celui
où la vie n'est pas encore cotée si haut qu'on ne place, avant
le besoin de la conserver, bien d'autres soucis plus utiles aux
individus. D'où dépend cette disposition heureuse ? Nous la
verrons toujours et partout corrélative à la plus ou moins grande
abondance de sang arian dans les veines d'un peuple.
La théologie et les recherches métaphysiques furent donc
DES BACES HUMAINES. 433
l(î pivot de la société hindoue. De là sortirent, sans s'en déta-
cher jamais, les sciences politiques, les sciences sociales. Le
brahmanisme ne fit pas deux parts spéciales de la conscience
du citoyen et de celle du croyant. La théorie chinoise et euro-
péenne de la séparation de l'Église et de l'État ne fut jamais
admissible pour lui. Sans religion, point de société brahmani-
que. Pas un seul acte de la vie privée ne s'en isolait. Elle était
tout, pénétrait partout, vivifiait tout et d'une manière bien
puissante, puisqu'elle relevait le tchandala lui-même, tout en
l'abaissant, et donnait même à ce misérable un motif d'or-
gueil et des inférieurs à mépriser.
Sous l'égide de la science et de la foi, la poésie des soutas
avait aussi trouvé d'illustres imitateurs dans les ermitages sa-
crés. Les anachorètes, descendus des hauteurs inouïes de leurs
méditations, protégeaient les poètes profanes, les excitaient et
savaient même les devancer. Valmiki, l'auteur du Ramayana,
fut un ascète vénéré. Les deux rapsodes auxquels il confia le
soin d'apprendre et de répéter ses vers, étaient deskschattryas,
Cuso et Lavo, fils de Rama lui-même. Les cours des rois du
pays accueillaient avec feu les jouissances intellectuelles, une
partie des brahmanes se consacra bientôt au seul emploi de leur
en procurer (1). Les poèmes, les élégies, les récits de toute
nature, vinrent se placer auprès des élucubrations volumineu-
ses des sciences austères (2). Sur une scène illustrée par les
génies les plu^ magnifiques, le drame et la comédie représen-
tèrent, avec éclat, les mœurs des temps présents et les actions
les plus grandioses des époques passées. Certes, le grand nom
de Kalidasa mérite de briller à l'égal des plus illustres mémoi-
(1) Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. lil.
(2) La critique liUéraire a existé de très bonne heure dans l'Inde. Vers
le xi« siècle avant notre ère, les hymnes védiques de l'Alharvan furent
réunies et mises en ordre. Au vi« siècle parurent les grammairiens,
qui étudièrent et classèrent le langage de toutes les nations habitant
le territoire sacré ou ses frontières. Ce travail philologique et les ré«.).
sultats qu'il consacre sont du plus précieux secours pour l'ethnologie.
A cette même époque, le langage des Védas fui si parfaitement fixé'
que l'on ne trouve, ni dans les manuscrits, ni dans les citations, la'
moindre variante. (Lassen , Indische A Iterth., 1. 1, p. 739 et T.Wet passi'm.j,
HACES HUMAINES. — T. I. 25
i
434 DE l'inégalité
res dont s'enorgueillissent les fastes littéraires (1). A côté de
cet homme illustre, plusieurs encore créaient ces chefs-d'œu-
vre recueillis en partie par le savant Wilson, dans son Théâ-
tre indien, et, bref, l'amour des plaisirs intellectuels, d'une part,
et celui des profits qu'il rapportait, de l'autre, avaient fini par
créer, dans ce monde antique, le métier d'homme de lettres,
comme nous le voyons pratiquer sous nos yeux depuis trente
'ans environ, non pas tout à fait dans la même forme quant
aux productions, mais sans la moindre différence quapt à l'es-
prit (2). Je n'en veux pour démonstration qu'une courte anec-
dote que je citerai, afin d'ouvrir aussi une échappée de vue sur
le côté familier de cette grande civilisation.
Un brahmane faisait le métier que je dis, et, soit qu'il y ga-
gnât peu, ou peut-être qu'il dépensât trop, il se trouvait à
court d'argent. Sa femme lui conseilla d'aller se mettre sur le
(1) Les Hindous n'ont pas eu la même manière que nous d'envisager
l'histoire, de sorte que, bien que nous ayant conservé les souvenirs
les plus remarquables des faits, des caractères et des habitudes de
leurs plus anciens ancêtres, ils ne nous fournissent pas d'ouvrage vrai-
ment méthodique à ce sujet. M. Jules Mohl a très bien constaté et ap-
précié cette particularité remarquable : « On sait, dit cet admirable
« juge des choses asiatiques, que l'Inde n'a pas produit d'historien,
« ni même de chroniqueur. La litléralure sanscrite ne manque pas
» pour cela de données historiques; elle est plus riche, peut-être, que
« toute autre littérature en renseignements sur l'histoire morale de la
« nation, sur l'origine et le développement de ses idées et de ses ins-
« titutions, enfin sur tout ce qui forme le cœur, comme le noyau de
« l'histoire de ce que les chroniqueurs de la plupart dés peuples né-
« gligent pour se contenter de l'écorce. Mais, comme dit Albirouni :
« Ils ont toujours négligé de rédiger les chroniques des régnes de leurs
(I rois. » De sorte que nous ne savons jamais exactement quand leurs
« dynasties commencent et quand elles finissent, ni sur quels pays
« elles ont régné. Leurs généalogies sont en mauvais ordre et leur
« chronologie est nulle. » {Rapport annuel fait à la Société asiatique,
1849, p. 26-27.)
(2) C'est probablement à l'école de ces littérateurs que se formaient
les poètes du genre de celui qui a écrit le Hâsyarnavah (VOcéan des
plaisanteries). C'est une comédie très mordante dirigée contre les rois,
les hommes de cour et les prêtres. Les uns sont traités de fainéants
inutiles et les autres d'hypocrites. (W. v. Schlegel, Indische Bibliothek,
t. III, p. 161.)
M
DES RACES HUMAINES. 435
passage du rajah et, aussitôt qu'il le verrait sortir de son palais,
de s'avancer hardiment et de lui réciter quelque chose qui lui
pût être agréable.
Le poète trouva l'idée ingénieuse, et, suivant le conseil de
la brahmani, il rencontra le roi au moment oti celui-ci allait
faire sa promenade, assis sur le dos de son éléphant. L'auteur
vénal ne se piquait pas d'un grand respect. « Qui des deux
louerai-je? se dit-il. Cet éléphant est cher et agréable au peu-
ple; laissons là le roi, je vais chanter l'éléphant (1). »
Voilà le laisser- aller de ce qu'on nomme aujourd'hui la vie
d'artiste ou de journaliste, avec cette différence que le danger
n'en était pas grand au milieu des barrières qui encadraient
tous les chemins. Je ne répondrais pas cependant que ces fa-
çons d'indépendance , séduisant quelques esprits, n'aient con-
tribué à amener la dernière grande insurrection et une des plus
dangereuses, à coup sûr, que le brahmanisme ait eues à subir.
Je veux parler de la naissance des doctrines bouddliiques et de
l'application politique qu'elles essayèrent.
CHAPITRE III.
Le bouddhisme, sa défaite; l'Inde actuslle.
On était arrivé à une époque qui, suivant le comput cingha-
lais, concorderait avec le vu" siècle avant J.-C. (2), et suivant
d'autres calculs bonddhiques, dressés pour le nord de l'Inde
descendrait jusqu'à l'an 543 avant notre ère (3). Depuis qur ,-
que temps déjà , des idées très dangereuses s'étaient glisst-es
(1) Burnouf, ouvr. cité , t. I , p. 140.
{2)Burnouf, ouvr. cité, p. 287.
(3) Lassen, Indische Alterth., t. I, p. 336 et 7H. — C'est l'époquf' de
Cyrus. Vers le même temps, Scylax exécuta son périple de la irat
Erythrée, et rapporta dans l'Occident les premières notions sur les
pays hindous que recueillirent Hécatée et Hérodote par l'intermédlairçi
des Perses. — L'Inde était, à ce moment, à l'apogée de sa civilisn;, ,
El de sa puissance. (Burnouf, ouvr. cité, t. I, p. 131.)
43G
DE L INEGALITE
dans cette branche de la science hindoue qui porte le nom de
philosophie sankhya. Deux brahmanes, Patandjali et Knpila,
avaient enseigné que les œuvres ordonnées par les Védas
étaient inutiles de soi au perfectionnement des créatures, et
que, pour arriver aux existences supérieures, il suffisait de la
pratique d'un ascétisme individuel et arbitraire. Par cette doc-
trine, on était mis en droit, sans inconvénient pour l'avenir du,
tombeau, de mépriser tout ce que le brahmanisme recomman-
dait et de faire ce qu'il prohibait (1).
Une telle théorie pouvait renverser la société. Cependant,
comme elle ne se présentait que sous une forme purement
scientifique et ne se communiquait que dans les écoles, elle
resta matière à discussion pour les érudits et ne descendit pas
dans la politique. Mais, soit que les idées qui lui avaient donné
naissance fussent quelque chose de plus que la découverte ac-
cidentelle d'un esprit chercheur, ou bien que des hommes
très pratiques en aient eu connaissance, il se trouva qu'un
jeune prince, de la plus illustre origine, appartenant à une
branche de la race solaire, Sakya, fils de Çuddodhana, roi de
Kapilavastu , entreprit d'initier les populations à ce que cette
doctrine avait de libéral.
Il se mit à enseigner, comme Kapila, que les œuvres védi-
ques étaient sans valeur ; il ajouta que ce n'était ni par les lec-
tures liturgiques, ni par les austérités et les supplices, ni par
le respect des classifications, qu'il était possible de s'affranchir
des entraves de l'existence actuelle; que, pour cela, il ne fal-
lait avoir recours qu'à l'observance des lois morales, dans les-
quelles on était d'autant plus parfait qu'on s'occupait moins
de soi et plus d'autrui. Comme vertus supérieures et d'une
efficacité incomparable, il proclama la libéralité, la continence,
la science, l'énergie, la patience et la miséricorde. Il acceptait,
du reste, en fait de théologie et de cosmogonie, tout ce que le
brahmanisme savait, hors un dernier point, sur lequel il avait
la prétention de promettre beaucoup plus que la loi régulière.
(1) Burnouf, Introduction à l'hist. du bouddh., etc., 1. 1, p. 152 et
passim et 211.
DES BACES HUMAINES. 437
Il affirmait pouvoir conduire les hommes, non seulement dans
le sein de Bralima, d'oîi, après un temps, l'ancienne théologie
enseignait que, par suite de l'épuisement des mérites, il fallait
sortir pour recommencer la série des existences terrestres,
mais dans l'essence du Bouddha parfait, où l'on trouvait le
nirwana, c'est-à-dire le complet et éternel néant. Ainsi le
brahmanisme était un panthéisme très compliqué, et le boud-
dhisme le compliquait encore en le faisant poursuivre sa route
jusqu'à l'abîme de la négation (1).
Maintenant, comment Sakya produisait-il ses idées et cher-
chait-il à les répandre? Il commença par renoncer au trône;
il se couvrit d'une robe de grosse toile commune et jaune,
composée de haillons qu'il avait recueilhs lui-même dans les
bourriers, dans les cimetières, et cousus de sa main; il prit un
bâton et une écuelle, et désormais ne mangea plus que ce que
l'aumône voulut lui donner. Il s'arrêtait sur les places publi-
ques des villes et des villages et prêchait sa doctrine morale (2;.
Se trouvait-il là des brahmanes, il faisait avec eux assaut de
science et de subtilité, et les assistants écoutaient, pendant des
heures entières, une polémique qu'enflammait la conviction
égale des antagonistes. Bientôt il eut des disciples. Il en re-
cruta beaucoup dans la caste militaire , peut-être plus encore
dans celle des vayçias , alors bien puissante et bien honorée,
comme fort riche. Quelques brahmanes vinrent aussi à lui. Ce
fut surtout dans le bas peuple qu'il enrôla ses plus nombreux
prosélytes (3). Du moment qu'il avait repoussé les prescrip-
tions des Védas, les séparations des castes n'existaient plus
pour lui, et il déclarait ne reconnaître d'autre supériorité que
celle de la vertu (4).
(i)'Lassen, Indische Alterth., l. I, p. 831; Burnouf, Introdttction à
l'hist. du bouddhisme indien, t. I, p. dS2 et passim.
(2) Burnouf, Introd. à l'hist. du bouddh. indien, t. I, p. 194.
(3) Un de ses principaux arguments à l'adresse des hommes des bas-
ses castes était de leur dire que, dans leurs existences antérieures,
ils avaient fait partie des plus hautes, et que, par le seul fait qu'ils
récoutaient, ils étaient dignes d'y rentrer. (Burnouf, ouvr.cilé, t. I
p. 196.)
(4) Ouvrage cité, t. I, p. 211.
f
438
DE L INEGALITE
Un de ses premiers disciples et des plus dévoués, Ananda,
son cousin, kschattrya d'une grande famille, revenant un jour
d'une longue course dans les campagnes, accablé de fatigue et
de chaleur, s'approche d'un puits où il voit une jeune fille oc-
cupée à tirer de l'eau. Il exprime le désir d'en avoir. CeUe-ci
s'excuse, en lui faisant observer qu'en lui rendant ce service elle
le souillerait, étant de la tribu matanghi, de la caste des tchan-
dalas. « Je ne te demande, ma sœur, lui i-épond Ananda, ni ta
caste ni ta famille, mais seulement de l'eau , si tu peux m'en
donner (1). »
Il prit la cruche et but, et, pour porter de la liberté de ses
idées un témoignage plus éclatant encore, quelque temps après
il épousa la tchandala. Que des novateurs de cette force exer-
çassent de la puissance sur l'imagination du bas peuple , on le
conçoit aisément. Les prédications de Sakya convertirent un
nombre infini de personnes, et, après sa mort, des disciples
ardents, poursuivant son œuvre de tous côtés, en étendirent
les succès bien au delà des bornes de l'Inde, où des rois se
firent bouddhistes avec toute leur maison et leur cour.
Cependant l'organisation brahmanique était tellement puis-
sante, que la réforme n'osa pas, dans la pratique, se montrer
aussi hostile ni aussi téméraire que dans la théorie. On niait
bien, en principe, et souvent même en action, la nécessité re-
ligieuse des castes. En politique, on n'avait pu trouver le
moyen de s'y soustraire. Qu' Ananda épousât une fille impure,
c'était de quoi se faire applaudir de ses amis, mais non pas
empêcher ses enfants d'être impurs à leur tour. En tant que
bouddhistes, ils pouvaient devenir des bouddhas parfaits et
être en grande vénération dans leur secte ; eu tant que citoyens,
ils n'avaient que justement les droits et la position assignés à
leur naissance. Aussi, malgré le grand ébranlenient dogmati-
que, la société menacée n'était pas sérieusement entamée (2).
(1) Burnouf , Introd. à l'hist., etc., t. I , p. 205.
(2) Les éléments révolutionnaires ne manquaient pas absolument
dans ce monde hindou, où les classes moyennes, les chefs de mé-
tiers, les marchands, les chefs de marins , avaient acquis une impor-
tance extraordinaire. Mais l'édifice était si bien cimenté, qu'il pouvait
DES RACES HUMAINES. 439
Cette situation se prolongea d'une manière qui prouve, à
elle seule, la vigueur extraordinaire de l'organisation brahma-
nique. Deux cents ans après la mort de Sakya, et dans un
royaume gouvei-né par le roi bouddhiste Pyadassi, les édits ne
manquaient jamais de donner le pas aux brahmanes sur leurs
rivaux (I), et la guerre véritable, la guerre d'intolérance, la
persécution ne commença qu'avec le v^ siècle de notre ère (2).
Ainsi le bouddhisme avait pu vivre pendant près de huit cents
ans, à tout le moins, côte à côte avec l'antique régulateur du
sol, sans parvenir à se rendre assez fort pour l'inquiéter et le
faire courir aux armes.
Ce n'était pas faute de bonne volonté. Les conversions dans
les basses classes avaient toujours été en augmentant. A l'ap-
pel d'une doctrine qui , prétendant ne tenir compte que de la
valeur morale des hommes, leur disait : « Par ce seul fait que
vous m'accueillez , je vous relève de votre abaissement en ce
monde, » tout ce qui ne voulait ou ne pouvait obtenir naturelle-
ment un rang social était fortement tenté d'accourir. Puis , dans
les brahmanes il y avait des hommes sans science , sans con-
sidération \ dans les kschattryas , des guerriers qui ne savaient
pas se battre; dans les vayçias, des dissipateurs regrettant
leur fortune, et trop paresseux ou trop nuls pour s'en refaire
une autre par le travail (3). Toutes ces accessions donnaient
résister à tout. — Voir Burnouf, ouvr. cité^ t. I, p. 163, où il est fait
mention d'une légende bouddhique qui met bien en relief la puis-
sance de la bourgeoise vayçia à l'époque où se forma le bouddhisme.
Je remarquerai ici que, pour ces temps de l'histoire hindoue, les lé-
gendes des bouddlias ont le même genre d'intérêt historique que,
chez nous, les vies des saints, lorsqu'il s'agit des âges de la domi-
nation mérovingienne. Ces productions, d'une piété également vive,
bien que différemment appliquée, se ressemblent de très prés. Elles
racontent les mœurs, les usages du temps où le vénérable person-
nage dont elles s'occupent a vécu, et ont, les unes et les autres, cel-
les des Arians-Franks, comme celles des Arians-Hindous, la môme
prédilection pour la partie philosophique de l'histoire, unie au mémo
dédain de la chronologie,
(1) Burnouf, IntrodMt, à l'hki-, etc., t, I, p, 30j, noie,
(2) Ibid., p. 586.
(3) Quand les brahmanes reproçliaieut à Sakya de s'eulourer de
t
440
DE l'inégalité
durelief à !a secte eu la répandant dans les hautes classes, et il
était, en somme, aussi flatteur que facile de se glorifier de
vertus intimes et inaperçues, de débiter des discours de morale,
et aussitôt d'être tenu pour saint et quitte du reste (1).
Les couvents se multiplièrent. Des religieux et des religieu-
ses remplirent ces asiles appelés vi/iaras, et les arts, que
l'antique civilisation avait formés et élevés, prêtèrent leur
concours à la glorification de la nouvelle secte (2). Les caver-
nes de Magatanie , de Baug , sur la route d'Oudjeïn , les grottes
d'Éléplianta sont des temples bouddhiques. Il en est d'aussi
extraordinaires par la vaste étendue des proportions que par
le fini précieux des détails. Tout le panthéon brahmanique,
doublé de la nouvelle mythologie qui vint s'enter sur ses ra-
meaux, de tous les bouddhas, de tous les boddhisatvas et
autres inventions d'une imagination d'autant plus féconde
qu'elle plongeait davantage dans les classes noires, tout ce
que la pensée humaine, ivre de raffinements et complètement
déroutée par l'abus de la réflexion, a jamais pu imaginer
d'extravagant en fait de formes, vint" trôner sous ces splei
gens appartenant aux castes impures ou de personnes de mauvaise
vie, Saliva répondait : « Ma loi est une loi de grâce pour tous. » (Bur-
nouf, ouvr. cité, t. I, p. 198.) — Cette loi de grâce devint très promp-
tement une sorte de religiosité facile qui recrutait des partisans dans
les classes supérieures, parmi les hommes dégoûtés de toutes les res-
trictions que le régime brahmanique inflige à ses fidèles, par suite
de cette idée qu'on ne peut se faire pardonner les fautes de l'existence
actuelle et se rendre dignes de passer dans un rang supérieur, qu'au
prix des plus redoutables auslérités. Ainsi, un jeune ascète, après de
longues abstinences au fond d'une forêt, se donne en pâture à une
tigresse, qui vient de mettre bas, en s'écriant : « Comme il est vrai
« que je n'abandonne la vie ni pour la royauté, ni pour les jouissances
« du plaisir, ni pour le rang de sakya, ni pour celui de monarque
« souverain, mais bien pour arriver à l'état suprême de bouddha par-
« faitemenl accompli ! » (Burnouf , ibid., p. 159 et passim.) — Les boud-
dhistes prenaient les choses d'une façon plus commode. Ils condam-
naient ces rigueurs personnelles comme inutiles, et leur substituaient
le simple repentir et l'aveu de la faute, ce qui, du reste, les lit aiii-
yer très promptement à instituer la confession. {Ibid., p. rl'J'X)
(1) Burnouf, Introd. à l'hisl., etc., t. I, p. 190, 277.
(2) Ibid., p. 287.
DES BACES HUMAINES. 441
dides asiles (1). Il était temps, pour peu que les brahmanes
voulussent sauver leur société , de se mettre à l'œuvre. La
lutte s'engagea, et, si l'on compare le temps du combat à celui
de la patience, l'un fut aussi long que l'autre. La guerre com-
mencée au v^ siècle se- termine au xiv® (2).
Autant qu'on en peut juger, le bouddhisme mérita d'être
vaincu, parce qu'il recula devant ses conséquences. Sensible,
de bonne heure , au reproche , évidemment très mérité , de
démentir ses prétentions à la perfection morale en se re-
crutant de tous les gens perdus, il s'était laissé persuader
d'admettre des motifs d'exclusion physiques et moraux. Par
là, il n'était déjà plus la religion universelle, et se fermait
les accessions les plus nombreuses, si elles n'étaient pas les
plus honorables. En outre, comme il n'avait pas pu détruire,
de prime abord , les castes , et qu'il avait été obligé de les re-
connaître de fait, tout en les niant en théorie, il avait dû,
dans son propre sein, compter avec elles (3). Les rois kschat-
tryas et fiers de l'être bien que bouddhistes, les brahmanes
convertis et qui n'avaient rien à gagner, les uns et les autres ,
à la nouvelle foi, si ce n'est la dignité de bouddha et l'anéan-
tissement parfait, devaient , tôt o u tard , soit par eux , soit par
leurs descendants , éprouver, en mille circonstances , des ten-
tations violentes de rompre avec la tourbe qui s'égalait à eux,
et de reprendre la plénitude de leurs anciens honneurs.
De cent façons le bouddhisme perdit du terrain; au xi® siè-
cle, il disparut tout à fait du sol de l'Inde. Il se réfugia dans
des colonies, comme Ceylan ou Java, que la culture brahmani-
(1) Burnouf , Introduction à l'hist., etc., 1. 1 , p. 337. — Le bouddhisme
hindou est aujourd'hui tellement dégénéré dans les provinces lointai-
nes où il végète encore, que les religieux se marient, usage diamé-
tralement opposé à l'esprit de la loi fondamentale. Ces religieux ma-
riés se nomment au Népaul vadjra âtchâryas. (Ibid.)
(2) Ibid., p. 58G.
(3) Burnouf, Introd. à l'hist., etc., t. I , p. 144. — Il fit plus que de
les admettre en pratique. Il se montra faible au point de donner un
démenti à sa prétention d'être une loi de grâce pour tous, en avouant
que les boddhissatvas ne pouvaient s'incarner que dans des familles
de brahmanes ou de kschatlryas. (Ibid.)
25.
442
DE l'inégalité
que avait sans doute formées , mais où , par l'infériorité eth-
nique des prêtres et des guerriers , la lutte put continuer in-
décise et même se terminer à l'avantage des hérétiques. Le
culte dissident trouva encore un asile dans le nord-est de l'Inde,
où cependant, comme au Népaul, on le voit aujourd'hui,
dégénéré et sans forces, reculer devant le brahmanisme. En
somme , il ne fut vraiment à l'aise que là où il ne rencontra
pas de castes, en Chine, dans l'Annam, au Thibet, dans
l'Asie centrale. Il s'y déploya à son aise, et, contrairement
à l'avis de quelques critiques superficiels , il faut avouer que
l'examen ne lui est pas favorable et montre d'une manière
éclatante le peu que réussit à produire , pour les hommes et
pour les sociétés, une doctrine politique et religieuse qui se
pique d'être basée uniquement sur la morale et la raison.
Bientôt l'expérience démontre combien cette prétention est
vaine et creuse. Comme le bouddhisme , la doctrine incomplète
veut réparer sa faute en se donnant , après coup , des fonde-
ments. Il est trop tard, elle ne crée qu'absurdités. Procédant
à l'inverse de ce qui se voit dans les véritables philosophies,
au lieu de faire que la loi morale découle de l'ontologie, c'est,
au contraire, l'ontologie qui découle de la loi morale (1). De là,
encore plus de non-sens, s'il est possible, que dans le brahma-
nisme dégénéré, qui en contient tant. De là, une théologie
sans âme , toute factice , et les niaiseries du cylindre de prières,
qui, placardé de manuscrits d'oraisons et mis en rotation per-
pétuelle par une force h}'draulique , est censé envoyer au ciel
l'esprit pieux contenu sous les lettres , et en réjouir les intelli-
gences suprêmes (2). A quel point d'avilissement tombe bientôt
(1) M. Burnouf se sert très habilement de la postériorité de l'ontolo-
gie dans le bouddhisme pour établir l'âge de ce système religieux.
(Ouvr. cité, t. I, p. 13-2.)
(2) Voir les détails nombreux sur ce cylindre , très en usage chez
les Mongols, dans les Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie, le Thibel
et la Chine, pendant les années 1844, 1845 et 1846 (Paris, 1850), par
M. Hue, prêtre missionnaire de la congrégation de Saint-Lazare. —Voir
aussi, dans le même ouvrage, ce qui a rapport à la réforme moderne du
bouddhisme lamaïque, appelée réforme de Tsong-Kaba, et qui date
DES RACES HUMAINES. 443
une théorie rationaliste qui s'aventure hors des écoles et va en-
treprendre la conduite des peuples ! Le bouddhisme le montre
pleinement, et l'on peut dire que les multitudes immenses
dont il dirige les consciences appartiennent aux classes les plus
viles de la Chine et des pays circon voisins. Telle fut sa fin , tel
est son sort actuel.
Le brahmanisme ne fît pas que profiter des infirmités et des
fautes de son ennemi. Il eut aussi des bénéfices d'habileté , et
il suivit, en ces circonstances, la même politique dont il avait
déjà usé avec succès lors de la révolte des kschattryas. Il sut
pardonner et accorder les concessions indispensables. Il ne
voulut pas violenter les consciences ou les humilier. Il imagina,
au moyen d'un syncrétisme accommodant, de faire du boud-
dha Sakya-mouni une incarnation de Vischnou. De cette façon,
il permettait à ceux qui voulaient revenir à lui de toujours vé-
nérer leur idole , et leur épargnait ce que les conversions ont
de plus amer, le mépris de ce que l'on a adoré. Puis , peu à
peu, son panthéon accueillit beaucoup de divinités bouddhi-
ques , avec cette seule réserve , que ces dernières venues n'oc-
cupèrent que des rangs inférieurs. Enfin il manœuvra de telle
sorte qu'aujourd'hui le bouddhisme est aussi bien non avenu
dans l'Inde que s'il n'y avait jamais existé. Les monuments
sortis des mains de cette secte passent , dans l'opinion géné-
rale, pour l'œuvre de son rival heureux (1). L'opinion publi-
que ne les dispute pas au vainqueur, tellement que l'adversaire
est mort, sa dépouille est restée aux brahmanes, et le retour
des esprits est aussi complet que possible. Que dire de la puis-
sance , de la patience et de l'habileté d'une école qui , après
une campagne de près de deux mille ans, sinon plus, remporta
une victoire semblable ? Pour moi, je l'avoue, je ne vois rien
d'aussi extraordinaire dans l'histoire, et je ne sache rien, non
plus, qui fasse autant d'honneur à l'autorité de l'esprit humain
du xiv« siècle. L'esprit hindou, dont il restait peu, a été presque abso-
lument expulsé par ces innovations.
(1) Burnouf, ouvr. cité , t. I, p. 339. — Bouddha, considéré comme
une incarnation de Vischnou, est une idée qui ne remonte pas plus
haut que l'an 1003 de l'ère de Vikramâdilya , 943 de la nôtre.
I
444
DE L INEGALITE
Que doit-on ici admirer davantage ? Est-ce la ténacité avec
laquelle le brahmanisme se conserva, pendant cet énorme laps
de temps, parfaitement pareil à lui-même dans ses dogmes
essentiels et dans ce que son système politique avait de plus
vital, sans jamais transiger sur ces deux terrains ? Est-ce, au
contraire, sa condescendance à rendre hommage à la partie
honorifique des idées de son adversaire et à désintéresser l'a •
mour-propre au moment suprême de la défaite ? Je n'oserais
en décider. Le brahmanisme montra, pendant cette longue
contestation, ce double genre d'habileté, loué jadis avec tant
de raison dans l'aristocratie anglaise, de savoir maintenir le
passé en s'accommodant aux exigences du présent. Bref, il fut
animé d'un véritable esprit de gouvernement, et il en reçut la
récompense par le salut de la société qui était son oeuvre.
Son triomphe , il le dut surtout à ce bonheur d'avoir été
compact, ce qui manquait au bouddhisme. L'excellence du
sang arian était aussi beaucoup plus de son côté que de cela
de ses adversaires, qui, recrutés principalement dans les bas-
ses castes et moins strictement attachés aux lois de séparation
dont ils niaient la valeur religieuse , offraient , au point de vue
ethnique, des qualilés très inférieures. Le brahmanisme repré-
sentait, dans l'Inde, la juste suprématie du principe blanc,
bien que très altéré, et les bouddhistes essayaient, au con-
traire, une protestation des rangs inférieurs. Cette révolte ne
pouvait réussir tant que le type arian, malgré ses souillures,
conservait encore, au moyen de son isolement, la majeure
partie de ses vertus spéciales. Il ne s'ensuit pas, il est vrai,
que la longue résistance des bouddhistes n'ait pas eu des résul-
tats : loin de là. Je ne doute pas que la rentrée au sein brah-
manique de nombreuses tribus de la caste sacerdotale et de
kschattryas médiocrement fidèles , pendant tant de siècles, aux
prescriptions ethniques, n'ait considérablement développé les
germes fâcheux qui existaient déjà. Cependant la nature ariane
était assez forte, et l'est encore aujourd'hui, pour maintenir
debout son organisation au milieu des plus terribles épreuves
que jamais peuple ait traversées.
Dès l'an 1001 ds notre ère, l'Inde avait cessé d'être ce pays
DES RACES HUMAINES. 445
fermé aux nations occidentales, dont le plus grand des con-
quérants, Alexandre lui-même, n'avait pu que soupçonner les
merveilles chez les peuples impurs, chez les nations vratyas
de l'ouest qu'il avait combattues (1). Le fils de Philippe n'avait
pas touché au territoire sacré. Un prince musulman de race
mélangée , beaucoup plus blanche que ne l'était devenu l'al-
liage d'où sortent maintenant les brahmanes et les kschattryas,
Mahmoud le Gnaznévide, à la tête d'armées qu'animait le
fanatisme musulman, promena le fer et le feu sur la pénin-
sule, détruisit les temples, persécuta les prêtres, massacra les
guerriers, s'en prit aux livres et commença , sur une vaste
échelle, une persécution qui, dès lors, n'a jamais complète-
ment cessé. S'il est difficile à toute civilisation de se tenir de-
bout contre les assauts intérieurs que les passions humaines
lui livrent constamment , qu'est-ce donc lorsqu'elle est, non
seulement attaquée, mais possédée par des étrangers qui ne
l'épargnent pas et n'ont pas de plus cher souci que d'amener
sa perte? Est-il, dans l'histoire, un exemple de résistance heu-
reuse et longue à cette terrible conspiration ? Je n'en connais
qu'un seul , et c'est dans l'Inde que je le trouve. Depuis le
rude sultan de Ghizni, on peut affirmer que la société brah-
manique n'a pas joui d'un moment de tranquillité et , au
milieu de ces attaques constantes, elle a gai-dé la force d'ex-
pulser le bouddhisme. Après les Persans de Mahmoud sont
venus les Turcs, les Mongols, les Afghans, les Tatares, les
Arabes, les Abyssins, puis de nouveau les Persans de Nadir-
Schah, les Portugais, les Anglais, les Français. Au nord, à
l'ouest, au sud, des routes d'invasions incessantes se sont
ouvertes, des nuées disparates de populations étrangères sont
venues couvrir les provinces. Contraintes par le sabre, des
nations entières ont fuit défection à la religion nationale. Les
Kachemyriens sont devenus musulmans; les Syndhis aussi,
encore d'autres groupes du Malabar et de la côte de Coro-
mandel. Partout les apôtres de Mahomet, favorisés par les
princes de la conquête, ont prodigué, et non sans succès, des
(1) I.assen, Indische AUerlh., t. I, p. 3o3.
I
446 DE L'I-NÉGALITÉ
prédications redoutées. Le brahmanisme n'a pas un instant
renoncé au combat , et l'on sait , au contraire , que dans l'est ,
dans les montagnes du nord, notamment depuis la conquête du
Népaul par les Gorkhas au xv^ siècle, il poursuit encore son
prosélytisme, et qu'il réussit (1). L'infusion du sang demi-arian,
dans le Pendjab , a produit la religion égalitaire de Nanek. Le
brahmanisme s'est dédommagé de cette perte en rendant de
plus en plus imparfaite la foi musulmane qui habite avec lui.
Miné depuis un siècle par l'action européenne , on sait avec
quelle imperturbable conflance il a jusqu'ici résisté , et je ne
crois pas qu'il existe un homme, ayant vécu dans l'Inde, qui
se laisse aller à croire que ce pays puisse jamais subir une
transformation et devenir civilisé à notre manière. Plusieurs
des observateurs qui l'ont le plus pratiqué et le mieux connu
ont témoigné que , dans leur conviction , ce moment- là n'arri-
verait pas.
Pourtant le brahmanisme est en décadence complète; ses
grands hommes ont disparu ; les absurdes ou féroces supers-
titions, les niaiseries théologiques de la partie noire de son
culte, ont pris le dessus d'une manière effrayante sur ce que
son antique philosophie présentait de si élevé , de si noblement
ardu. Le type nègre et le principe jaune ont creusé leur chemin
dans ses populations d'élite, et, sur plusieurs points, il est
difficile , même impossible , de distinguer les brahmanes de
telles individualités appartenant aux basses castes. En tout
cas , jamais la nature pervertie de cette race dégénérée ne
pourra prévaloir contre la force supérieure des nations blan-
ches venues de l'occident de l'Europe.
Mais s'il arrivait que , par suite de circonstances étrangères
aux événements de la politique locale , la domination anglaise
cessât dans ces vastes contrées et que, rendues à elles-mêmes,
il leur fallût se reconstituer, sans doute , après un temps plus
ou moins long, le brahmanisme, seul ordre social qui offre
encore, dans ce pays, quelque solidité, quelques doctrines
inébranlables , finirait par prévaloir.
(!) Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 111 et passim.
DES RACES HUMAINES. 447
Dans le premier moment , la force matérielle résidant plutôt
chez les Rohillas de l'ouest et chez les Sykhes du nord, l'hon-
neur de fournir les souverains reviendrait à ces tribus. Néan-
moins, la civilisation musulmane est trop dégradée, trop in-
timement unie aux types les plus viles de la population pour
fournir une longue carrière. Quelques nations de cette croyance
écliappent, peut-être, à ce dur jugement; mais il tombe en
plein sur le plus grand nombre. Le brahmanisme est patient
dans ses conquêtes. Il userait, par les coups même qu'il sau-
rait supporter sans mourir, le tranchant du sabre ébréché de
ses ennemis, et, d'abord relevé avec triomphe chez les Mah-
rattes et les Radjapoutes, il ne tarderait pas à se retrouver
maître de la plus grande partie du terrain qu'il a perdu depuis
tant de siècles. D'ailleurs il n'est pas inflexible aux transac-
tions, et, s'il consentait , dans un traité définitif, à recevoir au
rang de deux premières castes les belliqueux convertis des
races arianisées du nord et cette classe remuante et active des
métis anglo-hindous , ne contre-balancerait-il pas, dans son
sein même, la longue infusion des types inférieurs, et ne pour-
rait-il ainsi renaître à quelque médiocre puissance ?' Il se
passerait probablement quelque chose de ce genre. Toutefois,
je l'avoue, le désordre ethnique en serait plus compliqué,
et l'unité majestueuse de la civilisation primitive ne renaî-
trait pas.
Ce ne sont là que les applications rigoureuses des principes
posés jusqu'ici et des expériences que j'ai relevées et indiquées.
Si, quittant ces hypothèses, on veut laisser l'avenir, et se bor-
ner à résumer les enseignements qu'au point de vue des races
on peut tirer de l'histoire de l'Inde, voici les faits, tout à fait
incontestables , qui en ressortent.
Nous devons considérer la famille ariane comme la plus
noble, la plus intelligente, la plus énergique de l'espèce
blanche. En Egypte , où nous l'avons aperçue d'abord , sur la
terre hindoue, où nous venons de l'observer, nous lui avons
reconnu de hautes facultés philosophiques, un grand senti-
ment de moralité, de la douceur dans ses institutions, de l'é-
nergie à les maintenir; en somme, une supériorité marquée
448
DE L INEGALITE
sur les aborigènes, soit de la vallée du Nil, soit des bords de
rindus, du Gange et du Brahmapoutra.
En Egypte, pourtant, nous n'avons réussi à la considérer
que déjà , et dès la plus haute antiquité , violemment combat-
tue et paralysée par des immixtions trop considérables de sang
noir, et , à mesure que les temps ont marché, cette immixtion,
prenant plus de forces, a Jini par absorber les énergies du
principe auquel la civilisation égyptienne devait la vie. Dans
l'Inde, il n'en a pas été de même. Le torrent arian, précipité
du haut de la vallée de Kachemyr sur la péninsule cisgangé-
tique, était des plus considérables. Il eut beau être déboublé
par la désertion des Zoroastriens, il resta toujours puissant,
et le régime des castes fut, malgré sa décomposition lente,
malgré ses déviations répétées, une cause décisive, qui con-
serva aux deux hautes classes de la société hindoue les ver-
tus et les avantages de l'autorité. Puis, si des infiltrations
illégales de sang étranger eurent lieu, par l'influence des ré-
volutions, dans les veines des brahmanes et des kschattryas,
toutes ne furent pas nuisibles de la même façon , toutes ne
produisirent pas de mauvaises conséquences semblables. Ce
qui provint des tribus arianes ou demi-arianes du nord renforça
la vigueur de l'ancien principe blanc , et nous avons remarqué
que l'invasion des Pandavas avait fait une trouée bien profonde
dans l'Aryavarta. L'influence de cette immigration y fut donc
désorganisatrice, et non pas énervante. Puis, au pourtour
entier de cette même frontière montagneuse , d'autres popula-
tions blanches paraissaient incessamment sur les crêtes, et
descendant jusque dans l'Inde, à différentes époques, elles
ont également apporté quelque ressouvenir des mérites de
l'espèce.
Quant aux mélanges nuisibles , la famille hindoue n'a pas
autant à gémir des parentés jaunes qu'elle s'est données que
des noires , et bien que , sans nul doute , elle n'ait pas vu sor-
tir de ces mélanges des descendances aussi robustes que lors-
qu'elle ne produisait qu'avec elle-même , elle possède cepen-
dant, de ce côté, des lignées qui ne sont pas absolument
dénuées de valeur, et qui, mêlant à la culture hindoue, dont
DES IIACES HUMAIiXES. 449
elles ont adopté les principales règles, certaines idées chinoises,
prêtent, au besoin, quelque secours à la civilisation brahma-
nique. Tels sont les Mahrattes, tels encore, les Birmans.
En somme, la force de l'Inde contre les invasions étrangères,
la force qui persiste tout en cédant, reste cantonnée dans le
nord-ouest, le nord et l'ouest, c'est-à-dire chez les peuples
d'origine ariane plus ou moins pure, Syndhis, Rohillas , mon-
tagnards de l'IIindou-koh, Sykhes, Radjapoutes, Gorkhas du
Népaul; puis viennent les Mahrattes, enfin les Birmans que
j'ai nommés plus haut. Dans ce camp de réserve, la suprématie
appartient, incontestablement , aux descendances les plus aria-
nisées du nord et du uord-ouest. Et quelle singulière persis-
tance ethnique, quelle conscience vive et puissante toute famille
alliée à la race ariane a de son mérite ! J'en trouverais une
marque singulière dans l'existence curieuse d'une religion bien
étrange répandue chez quelques peuplades misérables , habi-
tantes des pics septentrionaux. Là, des tribus encore fidèles
à l'ancienne histoire sont cernées de tous côtés par des jaunes
qui, maîtres des vallées basses, les ont repoussées sur les
hauteurs neigeuses et dans les gorges alpestres , et ces peuples,
nos derniers et malheureux parents, adorent, avant tout, un
ancien héros appelé Bhim-Sem. Ce dieu, fils de Pandou, est
la personnification de la race blanche dans la dernière grande
migration qu'elle ait opérée de ce côté du monde (I).
Il reste le sud de l'Inde , la partie qui s'étend vers Calcutta,
le long du Gange, les vastes provinces du centre et le Dekk-
han. Dans ces régions, les tribus de sauvages noirs sont nom-
breuses, les forêts immenses, impénétrables, et l'usage des
dialectes dérivés du sanscrit cesse presque complètement. Un
amas de langues, plus ou moins ennoblies par des emprunts
à l'idiome sacré , le tamoul , le malabare et cent autres se par-
tagent les populations. Une bigarrure infinie de carnations
étonne d'abord l'Européen, qui, dans l'aspect physique des
liommes, ne découvre aucune trace d'unité, pas même chez
les hautes castes. Ces contrées sont celles où le mélange avec
0) Ilitter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 11:;.
450
DE L INEGALITE
les aborigènes est le plus avancé. Elles sont aussi les moins re-
commandables, à tous égards. Des multitudes molles, sans
énergie , sans courage , plus bassement superstitieuses que
partout ailleurs, semblent mortes , et ce n'est qu'être juste en-
vers elles que de les déclarer incapables de se laisser galvani-
ser, un seul instant, par un désir d'indépendance. Elles n'ont
jamais été que soumises et sujettes, et le brabmanisme n'en
a reçu nul secours , car la proportion de sang des noirs , ré-
pandue au sein de cette masse , dépasse trop ce que l'on voit
dans le nord, d'où les tribus arianes n'ont jamais poussé jus-
que-là , soit par terre , soit par mer, que des colonies insuffi-
santes (1).
Cependant ces contrées méridionales de l'Inde possèdent,
aujourd'hui , un nouvel élément ethnique d'une grande valeur,
auquel j'ai déjà fait allusion plus haut. Ce sont les métis, nés
de pères européens et de mères indigènes et croisés de nouveau
avec des Européens et des natifs. Cette classe , qui va , chaque
jour, s' augmentant, montre des qualités si spéciales, une in-
telligence si vive , que l'attention des savants et des politiques
s'est déjà éveillée à son sujet, et l'on a vu, dans son existence,
la cause future des révolutions de l'Inde.
Il est de fait qu'elle mérite l'intérêt. Du côté des mères ,
l'origine n'est pas brillante : ce ne sont guère que les plus bas-
ses classes qui fournissent des sujets aux plaisirs des conqué-
rants. Si quelques femmes appartiennent à un rang social un
peu moins rabaissé , ce sont des musulmanes , et cette circons-
tance ne garantit aucune supériorité de sang. Toutefois,
comme l'origine de ces Hindoues a cessé d'être absolument
identique avec l'espèce noire et qu'elle a déjà été relevée par
l'accession d'un principe blane, si faible qu'on veuille le sup-
poser, il y a profit , et l'on doit établir une immense distance
entre le produit d'une femme bengali de basse caste et celui
d'une négresse yolof ou bambara.
Du côté du père , il peut exister de grandes différences dans
l'intensité du principe blanc transmis à l'enfant. Suivant que
(1) Lassen, Indische Alterth., t. I. p. 391.
DES RACES HUMAINES. 451
cet homme est anglais, irlandais, français, italien on espagnol ,
les variations sont notables. Comme, le plus souvent, le sang
anglais domine, comme il est celui qui, en Europe, a conservé
le plus d'affinités avec l'essence ariane, les métis sont généra-
lement beaux ou intelligents. Je m'unis donc à l'opinion qui
attache de l'importance pour l'avenir de l'Inde au développe-
ment de cette population nouvelle, et, en m'abstenant de penser
qu'elle soit jamais en état de mettre la main au collet de ses
maîtres et de s'attaquer au radieux génie de la Grande-Breta-
gne, je ne crois pas inadmissible qu'après les dominateurs
européens le sol de l'Inde ne la voie saisir le sceptre. A la
vérité , cette race composite est exposée au même danger sous
lequel ont succombé presque toutes les nations musulmanes,
j'entends la continuité des mélanges et l'abûtardissement qui
en est la conséquence. Le brahmanisme seul possède le secret
de contrarier le progrès d'un tel fléau.
Après avoir ainsi classé les groupes hindous et indiqué les
points d'où l'étincelle vivante , encore bien que très affaiblie,
jaillira à l'occasion , je ne saurais m'empécher de revenir sur
la longévité si extraordinaire d'une civilisation qui fonctionnait
avant les âges héroïques de la Grèce, et qui, sauf les modifi-
cations voulues par les variations ethniques , a gardé , jusqu'à
nos jours, les mêmes principes, a toujours cheminé dans les
mêmes voies, parce que la race dirigeante est demeurée suf-
fisamment compacte. Ce colosse merveilleux de génie, de force,
de beauté, a, depuis Hérodote, offert au monde occidental l'i-
mage d'une de ces prêtresses qui , bien que couvertes d'une
robe épaisse et d'un voile discret, parvenaient cependant, par
la majesté de leur attitude, à convaincre tous les regards qu'el-
les étaient belles. On ne la voyait pas, on n'apercevait que les
grands plis de ses vêtements, on n'avait jamais dépassé la zone
occupée par les peuples qu'elle-même renonçait comme siens.
Plus tard , les conquêtes des musulmans , à demi connues en
Europe , et leurs découvertes , dont les résultats n'arrivaient
que défigurés , augmentèrent graduellement l'admiration pour
ce pays mystérieux , bien que la connaissance en restât fort
imi)arfaite.
i
J52
DE L INEGALITE
I
Mais, depuis une vingtaine d'années que la philologie, la
philosophie , la statistique, ont commencé l'inventaire de la
société et de la nature hindoues , sans presque avoir l'espérance
de le compléter de bien longtemps, tant la matière est riche
et abondante, il est arrivé le contraire de ce que révèle l'ex-
périence commune : moins une chose est connue, plus on
l'admire ; ici , à mesure qu'on connaît et qu'on apprécie mieux,
on admire davantage. Habitués à l'existence bornée de nos
civilisations, nous répétions, imperturbablement, les paroles
du psautier sur la fragilité des choses humaines, et, lorsque le
rideau immense qui cachait l'activité de l'existence asiatique a
été soulevé, et que l'Inde et la Chine ont apparu clairement à
nos regards, avec leurs constitutions inébranlables, nous n'a-
vons su comment prendre cette découverte si humiliante pour
notre sagesse et notre force.
Quelle honte, eu effet, pour des systèmes qui se sont pro-
clamés chacun à leur tour et se proclament encore sans rivaux !
Quelle leçon pour la pensée grecque, romaine, pour la nôtre,
que de voir un pays qui, battu par huit cents ans de pillage et
de massacres, de spoliations et de misères, compte plus de cent
quarante millions d'habitants, et, probablement, avant ses
malheurs, en nourrissait plus du double; pays qui n'a jamais
cessé d'entourer de son affection sans bornes et de sa convic-
tion dévouée les idées religieuses, sociales et politiques aux-
quelles il doit la vie, et qui, dans leur abaissement, lui conser-
vent le caractère indélébile de sa nationalité! Quelle leçon,
dis-je, pour les États de l'Occident, condamnés par l'instabilité
de leurs croyances à changer incessamment de formes et de
direction, pareils aux dunes mobiles de certains rivages de
la mer du Nord !
Il y aurait pourtant injustice à blâmer trop les uns comme
à trop louer les autres. La longévité de l'Inde n'est que le bé-
néfice d'une loi naturelle qui n'a pu trouver que rarement à
s'appliquer en bien. Avec une race dominante éternellement la
même, ce pays a possédé des principes éternellement sembla-
bles; tandis que, partout ailleurs, les groupes, se mêlant sans
fi'cin et sans choix, se succédant avec rapidité, n'ont pas réussi
I
DES RACES HUMAINES. 455
à faire vivre leurs institutions, parce qu'ils disparaissaient eux-
mêmes rapidement devant des successeurs pourvus d'instincts
nouveaux.
Mais je viens de le dire : l'Inde n'a pas été le seul pays ou
se soit réalisé le phénomène que j'admire: il faut citer encore
la Chine. Recherchons si les mêmes causes y ont amené les
mêmes effets. Cette étude se lie d'autant mieux à celle qui fi-
nit ici, qu'entre le Céleste Empire et les pays hindous s'éten-
dent de vastes régions, comme le Thibet, où des institutions
mixtes portent le caractère des deux sociétés d'où elles éma-
nent. Mais , avant de nous informer si cette dualité est vrai-
ment le résultat d'un double principe ethnique, il faut, de toute
nécessité , connaître la source de la culture sociale en Chine,
et nous rendre compte du rang que cette contrée a droit d'oc-
cuper parmi les nations civilisées du monde.
CHAPITRE IV.
La race jaune.
A mesure que les tribus hindoues se sont plus avancées vers
l'est, et qu'après avoir longé les monts Vyndhias, elles ont dé-
passé le Gange et le Brahmapoutra pour pénétrer dans le pays
des Birmans , nous les avons vues se mettre en contact avec
des variétés humaines que l'occident de l'Asie ne nous avait
pas encore fait connaître. Ces variétés, non moins multipliées
dans leurs nuances physiques et morales que les différences
déjà constatées chez l'espèce nègre, nous sont une nouvelle
raison d'admettre, par analogie, que la race blanche eut aussi,
comme les deux autres, ses séparations propres, et que non
seulement il, exista des inégalités entre elle et les hommes
noirs et ceux de la nouvelle catégorie que j'aborde, mais en-
core que, dans son propre sein, la même loi exerça son in-
454
DE L INEGALITE
fluence, et qu'une diversité pareille distingua ses tribus et les
disposa par étages.
Une nouvelle famille, très bigarrée déformes, de physiono-
mie et de couleur, très spéciale dans ses qualités intellectuelles,
se présente à nous aussitôt que nous sortons du Bengale en
marchant vers l'est , et comme des affinités évidentes réunis-
sent à cette avant-garde de vastes populations marquées de
son cachet, il nous faut adopter, pour tout cet ensemble , un
nom unique, et, malgré les différences qui le fractionnent, lui
attribuer une dénomination commune. Nous nous trouvons en
face des peuples jaunes, troisième élément constitutif de la po-
pulation du monde.
Tout l'empire de la Chine, la Sibérie, l'Europe entière, à
l'exception, peut-être, de ses extrémités les plus méridionales,
tels sont les vastes" territoires dont le groupe jaune se montre
possesseur aussitôt que des émigrants blancs mettent le pied
dans les contrées situées à l'ouest, au nord ou à l'est des pla-
teaux glacés de l'Asie centrale.
Cette race est généralement petite, certaines même de ses
tribus ne dépassent pas les proportions réduites des nains. La
structure des membres, la puissance des muscles sont loin d'é-
galer ce que l'on voit chez les blancs. Les formes du corps sont
ramassées, trapues, sans beauté ni grâce, avec quelque chose
de grotesque et souvent de hideux. Dans la physionomie , la
nature a économisé le dessin et les lignes. Sa libéralité s'e.~t
bornée à l'essentiel : un nez, une bouche, de petits yeux sont
jetés dans des faces larges et plates, et semblent tracés avec
une négligence et un dédain tout à fait rudimentaires. Évidem-
ment, le Créateur n'a voulu faire qu'une ébauche. Les che-
veux sont rares chez la plupart des peuplades. On les voit ce-
pendant, et comme par réaction, effroyablement abondants
chez quelques-unes et descendant jusque dans le dos; pour
toutes, noirs, roides, droits et grossiers comme des crins. Voilà
l'aspect physique de la race jaune (1).
(1) M. Pickering ajoute, à tous ces caractères, un autre trait qui lui
semble tout à fait spécifique : c'est l'aspect féminin que le défaut de
DES BACES HUMAINES. 455
Quant à ses qualités intellectuelles, elles ne sont pas moins
particulières, et font une opposition si tranchée aux aptitudes
de l'espèce noire, qu'ayant donné à cette dernière le titre de
féminine, j'applique à l'autre celui de mâle, par excellence. Un
défaut absolu d'imagination, une tendance unique à la satis-
faction des besoins naturels, beaucoup de ténacité et de suite
appliquée des idées terre à terre ou ridicules, quelque ins-
tinct de la liberté individuelle, manifesté, dans le plus grand
nombre des tribus, par l'attachement à la vie nomade, et,
chez les peuples les plus civilisés, par le respect de la vie do-
mestique ; peu ou point d'activité, pas de curiosité d'esprit, pas
de ces goûts passionnés de parure, si remarquables ciiez les
nègres : voilà les traits principaux que toutes les branches de
la famille mongole possèdent, en commun, à des degrés diffé-
rents. De là, leur orgueil profondément convaincu et leur mé-
diocrité non moins caractéristique, ne sentant rien que l'ai-
guillon matériel , et ayant trouvé dès longtemps le moyen d'y
satisfaire. Tout ce qui se fait en dehors du cercle étroit qu'elles
connaissent leur paraît insensé, inepte , et ne leur inspire que
pitié. Les peuples jaunes sont beaucoup plus contents d'eux-
mêmes que les nègres, dont la grossière imagination, constam-
ment en feu, rêve à tout autre chose qu'au moment présent et
aux faits existants.
3Iais, il faut aussi en convenir, cette tendance générale et
unique vers les choses humblement positives, et la fixité de
vues, conséquence de l'absence d'imagination, donnent aux
peuples jaunes plus d'aptitude à une sociabilité grossière que
barbe donne aux peuples jaunes. En revanche, il ne considère pas l'o-
bliquité de l'œil comme essentielle. Je crois qu'ici il ne tient pas assez
de compte des immixtions noires qui souvent, et à dose même très
légère, ont pu sufflre pour faire disparaître cette particularité. (United-
States exploring Expédition during the years 1838, 1839, 1840, 1841
and 1842, under the command of Charles Wilkes, U. S. N.; vol. IX :
The Races of man and their geographical distribution, by Charles
Pickering, M. D. ; Philadelphia, 1848, in-4''.) — M. Pickering pense que
la race jaune couvre actuellement deux cinquièmes de la surface du
globe. Il comprend évidemment, dans cette classification, beaucoup
de populations hybrides.
456
DE L INKGALITK
les nègres n'en possèdent. Les plus ineptes esprits, n'ayant,
pendant des siècles, qu'une seule pensée dont rien ne les dis-
trait, celle de se nourrir, de se vêtir et de se loger, finissent
par obtenir, dans ce genre, des résultats plus complets que des
gens qui, naturellement non moins stupides, sont encore dé-
rangés sans cesse, des réflexions qui pourraient leur venir, par
des fusées d'imagination. Aussi les peuples jaunes sont-ils de-
venus assez habiles dans quelques métiers, et ce n'est pas sans
surprise qu'on les voit, dès l'antiquité la plus haute, laisser,
comme marque irréfragable de leur présence dans une contrée,
des traces d'assez grands travaux de mines. C'est là, pour ainsi
dire, le rôle antique et national de la race jaune (l). Les nains
sont des forgerons, sont des orfèvres, et de ce qu'ils ont pos-
sédé une telle science et l'ont conservée à travers les siècles
jusqu'à nos jours (car, à l'est des Tongouses orientaux et sur
les bords de la mer d'Ochotsk, les Doutcheris et d'autres peu-
plades ne sont pas des forgerons moins adroits que les Per-
miens des chants Scandinaves), il faut conclure que, de tous
temps, les Finnois se sont trouvés, au moins, propres à former
la partie passive de certaines civilisations (2).
D'où venaient ces peuples? Du grand continent d'Amérique.
C'est la réponse de la physiologie comme de la linguistique;
c'est aussi ce qu'on doit conclure de cette observation, que,
dès les époques les plus anciennes , avant même ce que nous
nommons les âges primitifs , des masses considérables de po-
pulations jaunes s'étaient accumulées dans l'extrême nord de
la Sibérie, et de là avaient prolongé leurs campements et
leurs hordes jusque très avant dans le monde occidental, don-
nant sur leurs premiers ancêtres des renseignements fort peu
honorables.
Elles prétendaient descendre des singes, et s'en montraient
très satisfaites. Il n'est dès lors pas étonnant que l'épopée hin-
doue , ayant à dépeindre les auxiliaires aborigènes de l'héroïque
(1) Ritter, Erdkunde, Asien, 1. 1, p. 337.
(2)Lassen, Zeitschrift fur d. K. d. Morgenl., t.
Erdkunde, Asien', t. II.
II, p. 62; Ritter,
DES BA.CES HUMAINES. 457
époux de Sita dans sa campagne contre Ceylan, nous dise tout
simplement que ces auxiliaires étaient une armée de singes.
Peut-être, en effet, Rama, voulant combattre les peuples noirs
du sud du Dekkhan, eut-il recours à quelques tribus jaunes
campées sur les contreforts méridionaux de l'Himalaya.
Quoi qu'il en puisse être , ces nations étaient fort nombreu-
ses, et quelques déductions bien claires de points déjà connus
vont l'établir à l'instant.
Ce n'est pas un fait nécessaire à prouver, car il l'est sura-
bondamment, que les nations blancbes ont toujours été séden-
taires, et, comme telles, n'ont jamais quitté leurs demeures
que par contrainte. Or, le plus ancien séjour connu de ces
nations étant le haut plateau de l'Asie centrale, si elles l'ont
abandonné, c'est qu'on les en a chassées. Je comprends bien
que certaines branches, parties seules, isolément, pourraient
être considérées comme ayant été victimes de leurs congénèi'es,
et battues, violentées par des parents. Je l'admettrai pour les
tribus helléniques et pour les zoroastriennes ; mais je ne saurais
étendre ce raisonnement à la totalité des migrations blanches.
La race entière n'a pas dû s'expulser de chez elle dans tout
son ensemble, et cependant on la voit se déplacer, pour ainsi
dire, en masse et presque en même temps, avant l'an 5000. A
cette époque et dans les siècles qui en sont le plus rapprochés,
les Chamites, les Sémites, les Arians, les Celtes et les Slaves
désertent également leurs domaines primitifs. L'espèce blan-
che s'échappe de tous côtés, s'en va de toutes parts, et certes
dans une telle dissolution, qui finit par laisser ses plaines na-
tales aux mains des jaunes , il est difficile de voir autre chose
que le résultat d'une pression des plus violentes opérée par
ces sauvages sur son faisceau primordial.
D'un autre côté, l'infériorité physique et morale des multitu-
des conquérantes est si claire et si constatée, que leur inva-
sion et la victoire finale, qui en démontre la force, ne peuvent
avoir leur source ailleurs que dans le très grand nombre des
individus agglomérés dans ces bandes. Il n'est , dès lors , pas
douteux que la Sibérie regorgeait de populations finnoises , et
c'est aussi ce que va démontrer bientôt un ortfre de preuves
26.
I
458
DE l'inégalité
qui, cette fois, appartient à l'histoire. Pour le moment, pour-
suivant le rayon de clarté que la comparaison de la vigueur
relative des races jette sur les événements de ces temps obs-
<;urs, je ferai remarquer encore que, si l'on admet la victoire
des nations jaunes sur les blanches et la dispersion de ces
dernières, il faudra aussi s'accommoder de l'une des deux al-
ternatives suivantes :
Ou bien le territoire des nations blanches s'étendait beau-
coup vers le nord et très peu vers l'est , atteignant au moins ,
dans la première direction, TOural moyen, et, dans l'autre,
ne dépassant pas le Kouen-loun, ce qui semblerait impliquer
un certain développement vers les steppes du nord-ouest ;
Ou bien ces peuples ^ ramassés sur les crêtes du Mouztagh ,
dans les plaines élevées qui suivent immédiatement et dans les
trois Thibets, n'existaient qu'en nombre très faible et dans
une proportion compatible avec l'étendue médiocre de ces ter-
ritoires et les ressources alimentaires fort réduites, presque
nulles, qu'ils peuvent offrir.
Je vais d'abord expliquer comment je me vois contraint de
tracer ces limites; ensuite j'établirai par quelle raison il faut
repousser la seconde hypothèse et s'attacher fortement à la
première.
J'ai dit que la race jaune se montrait en possession primor-
diale de la Chine , et, en outre , que le type noir à tête progna-
the et laineuse, l'espèce pélagienne, l'emontait jusqu'au Kouen-
loun, d'une part, et , de l'autre côté, jusqu'à Formose (1) , au
(1) Ce sont les habitants de l'intérieur de l'île qui sont complètement
noirs. Les hommes des côtes appartiennent à l'espèce malaise et ont
beaucoup de rapports avec les Haraforas. (Ritter, t. III, p. 879.) — Le
nombre des tribus nègres est assez considérable dans l'Inde trans-
gangétique. On peut citer entre autres les Samangs, retirés dans la
partie méridionale du district de Queda, au pays de Siam. C'est une
race petite, à cheveux crépus, sans demeures fixes et se nourrissant
de reptiles crus et de vers. (Ritter, loc. cit., p. 1131.) — Ce géographe
avoue ne pouvoir s'expliquer l'extrême diffusion de la famille méla-
nienne en Asie. Le fait serait, en effet, incompréhensible, s'il fallait le
considérer comme postérieur aux temps historiques; mais il devient
très simple quand on admet qu'il s'est opéré à une époque tout à fait
primordiale, ou les immigrants nègres trouvaient le pays désert.
DES RACES HUMAINES. 459
Japon et par delà. Aujourd'hui même des populations de ce
genre habitent ces pays reculés.
Voir le nègre établi si avant dans l'intérieur de l'Asie a déjà
été pour nous la grande preuve de l'alliance, en quelque sorte,
originelle des Chamites et des Sémites avec ces peuples d'es-
sence inférieure; j'ai dit originelle, parce que l'alliance fut
évidemment contractée avant la descente des envahisseurs
dans les pays mésopotamiques de l'Euphrate et du Tigre.
Maintenant, en nous transportant des plaines de la Babylo-
nie à celles de la Chine , nous trouverons un spécimen des ré-
sultats gradués du mélange des deux espèces noire et jaune
dans ces métis qui habitent le Yun-nan, et que Marco-Polo
appelle lesZerdendam. En allant plus loin , nous rencontrerons
encore cette autre famille , non moins marquée des caractères
de l'alliage , qui couvre la province chinoise du Fo-kien , et
enfin nous tomberons au milieu des nuances innombrables de
ces groupes cantonnés dans les provinces méridionales du Cé-
leste Empire, dans l'Inde transgangétique , dans les archipels
de la mer des Indes, depuis Madagascar jusqu'à la Polynésie,
et depuis la Polynésie jusqu'aux rives occidentales de l'Améri-
que, atteignant l'île de Pâques (1).
Ainsi la race noire a embrassé tout le sud de l'ancien
monde et envahi fortement sur le nord , tandis que la jaune ,
se rencontrant avec elle à l'orieni de l'Asie , y contractait un
hymen fécond dont les rejetons occupent tous les amas d'îles
prolongés dans la direction du pôle austral. Si l'on réfléchit
que le centre , le foyer de l'espèce mélanienne est l'Afrique ,
et que c'est de là que s'est opérée sa diffusion principale, et,
en outre , que la race jaune , en même temps que ses métis
possédaient les îles , allait aussi se reproduisant au nord et à
l'est de l'Asie et dans toute l'Europe , on en conclura que la
famille blanche , pour ne pas se perdre et disparaître au milieu
des variétés inférieures , devait unir à la puissance de son génie
(1) Ritter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 1046.
Pickering, p. 135. Cet excellent observateur n'hésite pas à déclarer
qu'à ses yeux les Ovalis de Madagascar sont des Malais immécouuais-
sables.
460
DE- L INEGALITE
et de son courage la garantie du nombre , bien qu'à un mom-
dre degré, sans doute, que ses adversaires.
Nous ne pouvons même essayer le dénombrement des mas-
ses chamites et sémites qui descendirent, par les passages de
l'Arménie , dans les régions du sud et de l'ouest. Mais , du
moins, considérons le nombre énorme des mélanges qui s'en
firent avec la race noire, jus([ue par delà les plaines de l'Ethio-
pie, et, au nord, sur toute la côte d'Afrique, au delà de l'At-
las, tendant vers le Sénégal; regardons les produits de ces
hymens peuplant l'Espagne, la basse Italie, les îles grecques,
et nous serons en situation de nous persuader que l'espèce
blanche ne se limitait pas à quelques tribus. Nous en devons
décider ainsi d'autant plus sûrement, qu'aux multitudes que je
viens d'énumérer il convient d'ajouter encore les nations aria-
nes de toutes les branches méridionales, et les Celtes, et les
Slaves, et les Sarmates , et d'autres peuples sans célébrité, mais
nullement sans influence, qui restèrent au milieu des jaunes.
La race blanche était donc aussi fort prolifique , et puisque
les deux espèces noire et finnoise ne lui permettaient pas de
dépasser le Mouztagh et l'Altaï à l'est, l'Oural à l'ouest, resser-
rée dans de telles limites, elle s'étendait, au nord, jusque vers
le cours moyen de l'Amour, le lac Baïkal et l'Obi.
Les conséquences de cette disposition géographique sont
considérables et vont, tout à l'heure , trouver leurs applications.
J'ai constaté les facultés pratiques de la race jaune. Toute-
fois, en lui reconnaissant des aptitudes supérieures à celles de
la noire pour les basses fonctions d'une société cultivée, je lui
ai refusé la capacité d'occuper un rang glorieux sur l'échelle
delà civihsation, et cela parce que son intelligence , bornée
autrement, ne l'est pas moins étroitement que celle des nègres,
et parce que son instinct de l'utile est trop peu exigeant.
Il faut relâcher quelque chose de la sévérité de ce jugement
lorsqu'il s'agit, non plus de l'espèce jaune, non plus du type
noir, mais du métis des deux familles, le Malais. Que l'on
prenne, en effet, un Mongol, un habitant de Tonga-Tabou et
un nègre pélagien ou hottentot, l'habitant de Tonga-Tabou,
tout inculte qu'il soit, montrera certainement un type supérieur.
DES BACES HUMAINES. , 461
Il semblerait que les défauts des deux races se sont balancés
et modérés dans le produit commun , et que, plus d'imagina-
tion relevant l'esprit, tandis qu'un sentiment moins faux de la
réalité restreignait l'imagination , il en est résulté plus d'apti-
tude à comparer, à saisir, à conclure. Le type physique a
éprouvé aussi d'heureuses modifications. Les cheveux du Ma-
lais sont durs et revêches , à la vérité ; mais , enclins à se crê-
per, ils ne le font pas ; le nez est plus formé que chez les Kal-
mouks. Pour quelques insulaires, à Tahiti, par exemple, il de-
vient presque semblable au nez droit de la race blanche. L'œil
n'est plus toujours relevé à l'angle externe. Si les pommettes
restent saillantes, c'est que ce trait est commun aux deux races
génératrices. Les Malais sont , du reste , on ne peut plus dif-
férents entre eux. Suivant que le sang noir ou jaune domine
dans la formation d'une tribu , les caractères physiques et mo-
raux s'en ressentent. Les alliages postérieurs ont augmente
cette extrême variabilité de types. En somme, deux signes,
nettement distlnctifs, demeurent à toutes ces familles, comme
un présent de leur double 'origine : plus intelligentes que le
nègre et l'homme jaune , elles ont gardé de l'un l'implacable
férocité, de l'autre l'insensibilité glaciale (1).
(i) Aux témoignages sur lesquels je jîie suis déjà appuyé , je joins
celui de RiUer, confirmé par Finlayson et sir Stamford Raflles : « Les
Malais, suivant le grand géographe allemand, sont de taille moyenne
et plutôt petits. Ils ont une carnation plus claire que les peuples d'au
delà du Gange. Le tissu de la peau est, chez eux, doux et brillant.
Leur disposition à engraisser est remarquable. La musculature est
molle, lâche, quelquefois très volumineuse, généralement sans élas-
ticité. Les hanches sont très fortes, ce qui leur donne une apparence
lourde. Les visages sont larges et plats, les pommettes saillantes. Les
yeux sont espacés et très petits, quelquefois droits, le plus souvent
relevés à l'angle externe. L'occiput est resserré; les cheveux, épais,
grossiers, tendant à se crêper, sont plantés très bas et restreignent
le front. Le trou occipital est souvent très en arrière. Les bras, très
longs, rappellent ceux du singe. » (Ritter, III, p. 114S.) — A ces détails
j'en ajouterai encore un que je dois à l'intéressante observation d'un
voyageur : « Lorsque les matelots malais employés sur les navires
européens montent aux cordages, ils se cramponnent non seulement
par les mains, mais encore par les orteils, qu'ils ont très gros e{ très
vigoureux. Un homme de race blanche n'en pourrait faire autant. »
26.
462
DE l'inégalité
J'ai achevé ce qu'il y avait à dire sur les peuples qui figurent
dans l'histoire de l'Asie orientale , il est maintenant à propos
de passer à l'examen de leur civiUsation. Le plus haut degré
s'en rencontre en Chine. C'est là qu'est, tout à la fois, le point
de départ de leur culture et sa plus originale expuession : c'est
donc là qu'il convient de l'étudier.
CHAPITRE V.
Les Chinois.
Je me trouve , d'abord, en dissentiment avec une idée assez
généralement répandue. On incline à considérer la civilisation
chinoise comme la plus ancienne du monde, et je n'en aperçois
l'avènement qu'à une époque inférieure à l'aurore du brahma-
nisme , inférieure à la fondation des premiers empires chami-
tes, sémites et égyptiens. Voici mes raisons. Il va sans dire
que l'on ne discute plus les affirmations chronologiques et his-
toriques des Tao-sse. Pour ces sectaires, les cycles de 300,000
années ne coûtent absolument rien. Comme ces périodes un
peu longues forment le milieu où agissent des souverahis à
têtes de dragons, et dont les corps sont contournés en serpents
monstrueux , ce qu'il y a de mieux à faire , c'est d'en abandon-
ner l'examen à la philosophie, qui pourra y glaner quelque
peu, mais d'en écarter, avec grand soin, l'étude des faits
positifs (1).
La date la plus rationnelle où se placent les lettrés du Cé-
leste Empire pour juger de leur état antique , c'est le règne de
Tsin-chi-hoaug-ti , qui , pour couper court aux conspirations
(1) Nu-oua, sœur de Fou-hi, et qui lui succéda, était un esprit. Elle
avait ramassé, dans un marais, un peu de terre jaune, et, en s'ai-
dant d'une corde , elle en fabriqua le premier homme. (Le père Gaubil,
Chronologie chinoise, iii-i", p. 7.)
DES BÂCES HUMAINES. 463
féodales et sauver la cause unitaire dont il était le promoteur,
voulut étouffer les anciennes idées , fît brûler la plupart des
livres, et ne consentit à sauver que les annales de la dynastie
princière de Tsin, dont lui-même descendait. Cet événement
arriva 207 ans avant J.-C.
Depuis cette époque , les faits sont bien détaillés , suivant la
méthode chinoise. Je n'en goûte pas moins l'observation d'un
savant missionnaire, qui voudrait voir dans ces lourdes com-
pilations un peu plus de critique européenne (1). Quoi qu'il
en soit, à dater de ce moment^ tout s'enchaîne tant bien que
mal. Quand on veut remonter au delà , il n'en est pas long-
temps de même. Tant qu'on reste dans les temps rapprochés
de Tsin-chi-hoang-ti, la clarté continue en s'affaibUssant. On
remonte ainsi, de proche en proche, jusqu'à l'empereur Yaô.
Ce prince régna cent et un ans, et son avènement est placé à
l'an 2357 avant J.-C. Par delà cette époque, les dates, déjà
fort conjecturales , sont remplacées par une complète incerti-
tude (2). Les lettrés ont prétendu que cette fâcheuse interrup-
tion d'une chronique dont les matériaux , suivant eux , pour-
raient remonter aux premiers jours du monde, n'est que la
conséquence de ce fameux incendie des livres, déploré de père
en fils, et devenu un des beaux sujets d'amplification que la
rhétorique .chinoise ait à commandement. Mais, à mon gré,
ce malheur ne suffit pas pour expliquer le désordre des pre-
mières annales. Tous les peuples de l'ancien monde ont eu leurs
livres brûlés , tous ont perdu la chaîne systématique de leurs
dynasties en tant que les hvres primitifs devaient en être les
dépositaires , et cependant tous ces peuples ont conservé assez
de débris de leur histoire pour que, sous le souffle vivifiant de
la critique , le passé se relève , se remue , ressuscite , et , se dé-
(1) Le père Gaubil, Chronologie chinoise.
(2) Suivant M. Lassen, il ne faut pas demander d'histoire positive aux
Chinois avant l'année 782 qui précéda notre ère. Toutefois, ce même
savant confesse que l'avènement de la première dynastie humaine
peut être reporté, avec une grande vraisemblance, à l'année 2205 av.
J.-C. (Jndische Aller ttiumskunde, 1. 1, p. 731.) — Nous voilà loin des dates
extraordinaires des annales hindoues, égyptiennes et assyriennes.
464
DE L INEGALITE
voilant peu à peu , nous montre une physionomie à coup sûr
bien ancienne, bien différente des temps dont nous avons la
tradition. Chez les Chinois, rien de semblable. Aussitôt que les
temps positifs cessent, le crépuscule s'évanouit, et de suite on
arrive, non pas aux temps mythologiques, comme partout
ailleurs , mais à des chronologies inconciliables , à des absur-
dités de l'espèce la plus plate, dont le moindre défaut est de
ne rien contenir de vivant.
Puis , à côté de cette nullité prétentieuse de l'histoire écrite,
une absence complète et bien significative de monuments. Ceci
appartient au caractère de la civilisation chinoise. Les lettrés
sont grands amateurs d'antiquités, et les antiquités manquent ;
les plus anciennes ne remontent pas au delà du vin^ siècle
après J.-C. (1). De sorte que, dans ce pays stable par excellence,
les souvenirs figurés, statues, vases, instruments, n'ont rien qui
puisse être comparé, pour l'ancienneté , avec ce que notre Oc-
cident si remué, si tourmenté, si ravagé et transformé tant de
fois , peut cependant étaler avec une orgueilleuse abondance.
La Chine n'a matériellement rien conservé (2) qui nous re-
porte, même de loin, à ces époques extravagantes ou quelques
savants du dernier siècle se réjouissaient de voir l'histoire s'en-
foncer en narguant les témoignages mosaïques.
Laissons donc de côté les concordances impossibles des dif-
férents systèmes suivis par les lettrés pour fixer les époques
antérieures à Tsin-chi-hoang-ti, et ne recueillons que les faits
appuyés de l'assentiment des autres peuples , ou portant avec
eux une suffisante certitude.
Les Chinois nous disent que le premier homme fut Pon-kou.
L.e premier homme, disent-ils; mais ils entourent cet être pri-
mordial de telles circonstances qu'évidemment il n'était pas
seul dans le lieu où ils le font apparaître. Il était entouré de
(I) Gaubil, Chronologie chinoise.
{'2) Il faut excepter de ce jugement certains travaux de colonisation
et de dessèchement sur les rives du Hoang-ho, qui paraissent remon-
tejc à des temps fort reculés. Ce ne sont pas là, à proprement parler,
des monuments. C'est un tracé cent fois fait et refait depuis sa
création.
DES BACES HUMAINES. 465
créatures inférieures à lui , et ici ou se demande s'il n'avait
pas affaire à ces fils de singes, ces hommes jaunes dont la sin-
gulière vanité se complaisait à réclamer une si brutale origine.
Le doute se change bientôt en certitude. Les historiens in-
digènes affirment qu'à l'arrivée des Chinois, les Miao (1) occu-
paient déjà la contrée, et que ces peuples étaient étrangers aux
plus simples notions de sociabilité. Ils vivaient dans des trous,
dans des grottes, buvaient le sang des animaux qu'ils attrapaient
à la course, ou bien, à défaut de chair crue, mangeaient de
rherbe et des fruits sauvages. Quant à la forme de leur gou-
vernement, elle ne démentait pas tant de barbarie. Les Miao
se battaient à coups de branches d'arbres, et le plus vigoureux
restait le maître jusqu'à ce qu'il en vînt un plus fort que lui.
On ne rendait aucun honneur aux morts. On se contentait de
les empaqueter dans des branches et des herbages, on les liait
au milieu de ces espèces de fagots, et on les cachait sous des
buissons (2).
Je remarquerai, en passant, que voilà bien, dans une réalité
historique, l'homme primitif de la philosophie de Rousseau et
de ses partisans; l'homme qui, n'ayant que des égaux, ne peut
aussi fonder qu'une autorité transitoire dont une massue est la
légitimité, genre de droit assez souvent frappé de défaveur
devant des esprits un peu libres et fiers. Malheureusement pour
l'idée révolutionnaire, si cette tiiéorie rencontre une preuve
chez les Miao et chez les noirs , elle n'a pas encore réussi à la
découvrir chez les blancs, où nous ne pouvons apercevoir une
aurore privée des clartés de l'intelligence.
Pan-Kou , au milieu de ces fils de singes (3) , fut donc re-
gardé , et j'ose le dire , avec pleine raison , comme le premier
homme. La légende chinoise ne nous fait pas assister à sa nais-
sance. Elle ne nous le montre pas créature, mais bien créa-
teur, car elle déclare expressément qu'il commença à régler
(1) Gaubil , ouvr. cité.
(2) Gaubil, Traité de la chronologie chinoise, p. 2, 80,109; RiUer,
Erdkunde, Asien, t. III, p. 758; Lasscn, Indische Alterth., 1. 1, p. 454.
(3) Les Miao ne manquaient pas de se donner celte généalogie.
(Rilter, Erdkunde, Asien, t. II, p. 273.)
I
466
DE L INKGAUTJi
les rapports de l'humanité. D'où venait-il, puisque, à la diffé-
rence de l'Adam de la Genèse, de l'autochtone phénicien et
athénien , il ne sortait pas du limon ? Sur ce point la légende
se tait; cependant, si elle ne sait pas nous apprendre où il est
né, elle nous indique, du moins, où il est mort et où il fut
enterré : c'est , dit-elle , dans la province méridionale de
Honan (1).
Cette circonstance n'est pas à négliger, et il faut la rappro-
cher, sans retard, d'un renseignement très clairement articulé
par le Manava-Dharma-Sastra. Ce code religieux des Hindous,
compilé à une époque postérieure à la rédaction des grands
poèmes , mais sur des documents incontestablement fort an-
ciens, déclare, d'une manière positive, que le Maha-Tsin, le
grand pays de la Chine, fut conquis par des tribus des kschat-
tryas réfractaires qui, après avoir passé le Gange et ei-ré pen-
dant quelque temps dans le Bengale, traversèrent les monta-
gnes de l'est et se répandirent dans le sud du Céleste Empire,
dont ils civilisèrent les peuples (2).
Ce renseignement acquiert beaucoup plus de poids encore
venant des brahmanes que s'il émanait d'une autre source. On
n'a pas la moindre raison de supposer que la gloire d'avoir ci-
vilisé un territoire différent du leur, par une branche de leur
nation , ait eu de quoi tenter leur vanité et égarer leur bonne
foi. Du moment qu'on sortait de l'organisation voulue chez
eux, on leur devenait odieux, on était coupable à tous les chefs
et renié ; et , de même qu'ils avaient oublié leurs liens de pa-
renté avec tant de nations blanches, ils en auraient fait autant
(1) Gaubil, Traité de la chronologie chinoise.
(2) Ritter, Erdkunde, Asien, t. III, p. 716; Manava-Dharma-Sastra,
cil. X, § 43, p. 346 : « The foUowing races of Kshaltryas, by their omis-
« sion of holy rites et by seeing no brahmens, hâve gradually sunk
« among men, to the lowest of the four classes. — 44 : Paundracas,
« Odras and Draviras; Cambojas, Vavanas and Sacas; Paradas, Pah-
« lavas, Chinas, Ciratas, Deradas and Chasas. — 45: AU those tribes
B of men wlio sprang from the mouth, the arra, the thigh and the foot
V of Brahma, but who became out casts by having neglected their
« duties, are called Dasyus, or plunderers, whether the speak the
« language of Mlechclias or that of Aryas. »
DES BACES HUMAINES. 467
de ceux-là, si la séparation s'était opérée à une époque relati-
vement basse et dans un temps où, la civilisation de l'Inde
étant déj^ fixée , il n'y avait plus moyen de ne pas apercevoir
un fait aussi considérable que le départ et la colonisation sé-
paratiste d'un nombre important de tribus appartenant à la
seconde caste de l'État. Ainsi, rien n'infirme, tout appuie, au
contraire, le témoignage des lois de Manou, et il en résulte
que la Chine , à une époque postérieure aux premiers temps
héroïques de l'Inde, a été civilisée par une nation immigrante
de la race hindoue, kschattrya, ariane, blanche, et, par consé-
quent, que Pan-Rou, ce premier homme que, tout d'abord,
on est surpris de voir défini en législateur par la légende chi-
noise, était ou l'un des chefs , ou le chef, ou la personnifica-
tion d'un peuple blanc venant opérer en Chine , dans le Ho-
nan, les mêmes merveilles qu'un rameau également hindou
avait, antérieurement , préparées dans la vallée supérieure du
Nil (1).
Dès lors s'expliquent aisément les relations très anciennes
de l'Inde avec la Chine, et l'on n'a plus besoin, pour les com-
menter, de recourir à l'hypothèse aventurée d'une navigation
toujours difficile. La vallée du Brahmapoutra et celle qui, lon-
geant le cours de l'Irawaddy, enferme les plaines et les nom-
breux passages du pays des Birmans, ofi'raient aux vratyas du
Ho-nan des chemins déjà bien connus, puisqu'il avait jadis
fallu les suivre pour quitter l'Aryavarta.
Ainsi, en Chine, comme en Egypte, à l'autre extrémité du
monde asiatique, comme dans toutes les régions que nous avons
déjà parcourues jusqu'ici, voilà un rameau blanc chargé par la
Providence d'inventer une civilisation. Il serait inutile de cher-
(1) M. Biot raconte, d'après les documents chinois, que le pays fut
civilisé, entre le xxx« siècle et le xxvii' avant notre ère, par une co-
lonisation d'étrangers venant du nord-ouest et désignés généralement,
dans les textes, sous le nom de peuple aux cheveux noirs. Cette na-
tion conquérante est aussi appelée les cent familles. Ce qui résulte
principalement de cette tradition, c'est que les Chinois avouent que
leurs civilisateurs n'étaient pas autochtones. (Tcheou-li ou Rites des
Tcheou, traduit pour la première fois , par feu Edouard Biot; Paris,
Imprimerie nationale, I8ol, in-fol., Avertiss., p. 2, et Introduct., p. v )
468
DE L INEGALITE
cher ù se rendre compte du nombre de ces Arians réfractaires
qui, dès leur arrivée dans le Ho-nan, étaient probablement
mélangés et déchus de leur pureté primitive. Quelle que fût
leur multitude, petite ou grande, leur tâche civilisatrice n'en
était pas moins possible. Ils avaient, par suite de leur alliage,
des moyens d'agir sur les masses jaunes. Puis, ils n'étaient pas
les seuls rejetons de la race illustre adressés vers ces contrées
lointaines, et ils devaient s'y associer d'anciens parents aptes
à concourir, à aider à leur oeuvre.
Aujourd'hui, dans les hautes vallées qui bordent le grand
Thibet du côté du Boutan , on rencontre , tout aussi bien que
sur les crêtes neigeuses des contrées situées plus à l'ouest, des
tribus très faibles , très clairsemées , pour la plupart étrange-
ment mêlées à la vérité , qui cependant accusent une descen-
dance ariane (1). Perdues, comme elles le sont, au milieu des
débris noirs et jaunes de toute provenance , on est en droit de
comparer ces peuplades à tels morceaux de quartz qui, entraî-
nés par les eaux , contiennent de l'or et viennent de fort loin.
Peut-être les orages ethniques, les catastrophes des races les
ont-elles portées là où leur espèce elle-même n'avait jamais
apparu. Je ne me servirai donc pas de ces détritus par trop
altérés, et je me borne à constater leur existence (2).
Mais, beaucoup plus avant dans le nord, nous apercevons, à
une époque assez récente, vers l'an 177 avant J.-C. , de nom-
breuses nations blanches à cheveux blonds ou rouges, à yeux
bleus , cantonnées sur les frontières occidentales de la Chine.
Les écrivains du Céleste Empire, à qui l'on doit la connaissance
de ce fait, nomment cinq de ces nations. Remarquons d'abord
la position géographique qu'elles occupaient à l'époque où elles
nous sont révélées.
(1) Tel est l'état alpestre de Gwalior, près du Ladakh et du Gherwal.
(Ritter, Erdkunde, Asien, t. III.) — Telles sont encore certaines popu-
lations du Thibet oriental , où l'on retrouve , avec certains caractères
physiques de l'espèce blanche , des mœurs qu'on peut dire tout à fait
contraires aux habitudes des nations jaunes : le régime féodal et un
grand esprit de liberté belliqueuse. (Hue, Souvenirs d'un voyage dans
^a Tartarie, le Thibet et la Chine, t. Il, p. 467 et passim, et 482.)
(2) Ritter, Erdkunde, Asien, t. III.
DES BACES HUMAINES. 469
Les deux plus célèbres sont les Yue-tchi et les Ou-soun. Ces
deux peuples habitaient au nord du Hoang-ho, sur la limite
du désert de Gobi (1).
Venaient ensuite , à l'est des Ou-soun, les Khou-te (2).
Plus haut, au nord des Ou-soun, à l'ouest du Baïkal, étaient
'les Ting-liag (3).
Les Kian-kouans, ou Ha-kas, succédaient à ces derniers et
dépassaient le Yéaisseï (4).
Enfin, plus au sud, dans la contrée actuelle du Kaschgar,
au delà du Thian-chan, s'étendaient les Chou-le ou Kin-tcha,
que suivaient les Yan-Thsai, Sarmates-Alains , dont le terri-
toire allait jusqu'à la mer Caspienne (5).
De cette façon, à une époque relativement rapprochée de
nous, puisque c'est au ii^ siècle avant notre ère, et après tant
de grandes migrations de la race blanche qui auraient dû épui-
ser l'espèce, il en restait encore, dans l'Asie centrale, des bran-
ches assez nombreuses et assez puissantes pour enserrer le
Thibet et le nord de la Cliine, de sorte que non seulement le
Céleste Empire possédait, au sein des provinces du sud, des na-
tions arianes-hindoues immigrantes à l'époque où commence
son histoire, mais, de plus, il est bien difficile de ne pas ad-
mettre que les antiques peuples blancs du nord et de l'ouest,
fuyant la grande irruption de leurs ennemis jaunes, n'aient pas
(1) Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 433 et passim.
(2) RiUer identifie cette nation avec les Goths, et M. le baron A. de
Humboldt accepte cette opinion. (Asie centrale, t. Il, p. 130.) Elle ne
me paraît cependant s'appuyer que sur une vague ressemblance de
syllabes. — Les Ou-soun, vivant au nord-ouest de la Chine, sont si-
gnalés par Ven-sse-kou, le commentateur des Annales de la dynastie
des Han , traduit par M. Stanislas Julien, comme étant un peuple blond
« à barbe rousse et à yeux bleus. » Ils étaient au nombre de 120,000
familles. (A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 393.)
(3) Ritter, loc. cit.
(4) Les Ha-kas étaient de très haute taille. Ils avaient les cheveux
rouges, le visage blanc, les yeux verts ou bleus. Ils se mêlèrent avec
les soldats chinois de Li-ling, 97 ans avant J.-C. (Ritter, t. I, p. llig.)
(3) Ibid. Les Chinois désignaient ces nations arianes, dont les traits
différaient si fort des leurs, comme « ayant de longs visages de
cheval. » {Asie centrale, t. II, p. 6i.)
RACES HUMAINES. — T. I. 27
I
470
DE L INEGALITE
été souvent rejetés sur la Chine et forcés de s'unir à ses popu-
lations originelles (1). Ce n'eût été, dans l'est de l'Asie, que la
répétition de ce qui s'était fait au sud-ouest par les Chamites,
les enfants de Sem et les Arians hellènes et zoroastriens. En
tout cas, il est hors de doute que ces populations blanches des
frontières orientales se montraient, à une 'époque très ancienne,
beaucoup plus compactes qu'elles ne le pouvaient être aux dé-
buts de notre ère. Cela suffit pour démontrer la vraisemblance,
la nécessité même de fréquentes invasions et partant de fré-
quents mélanges (2).
(1) Le Chou-king, dont on fait remonter la composition à plus de
2,000 ans avant .l.-C, atteste que la population de la Chine admettait les
mélanges. Ainsi, je lis dans la 1" partie, chap. n, § 20 : « Kao-Yao.
« Les étrangers excitent des troubles. » Et cliap. ni, § 6 : « Si vous êtes
« appliqués aux affaires, les étrangers viendront se soumettre à vous
« avec obéissance. »
(2) Les alliages anciens ne furent pas les seuls qui introduisirent
le sang de l'espèce blanche dans les masses chinoises. Il y en eut, à
des époques très rapprochées de nous, qui ont sensiblement modifié
certaines populations du Céleste Empire. En 1286, Koubilaï régnait et
introduisait un grand nombre d'immigrants hindous et znalais dans le
Fo-kien. Aussi la population de cette province , comme celle du Kouang-
toung, diffère-t-elle assez notablement de celle des autres contrées de
la Chine. Elle est plus novatrice, plus portée vers les idées étrangères.
Elle fournit le plus de monde à cette énorme émigration, qui n'est
pas moindre de 3 miUions d'hommes, et qui couvre aujourd'hui la
Cochinchine, le Tonkin, les iles de la Sonde, Manille, Java, s'étendant
chez les Birmans, à Siam, à l'île du Prince de Galles, en Australie,
en Amérique. (Ritter, t. III, p. 783 et passim.) — Il vint aussi en Chine,
antérieurement, sous la dynastie des Thangs, qui commença en 618
et finit en 907, de nombreux musulmans qui se sont mêlés à la popu-
lation jaune et que l'on nomme aujourd'hui Hoeï-hoeï. Leur physio-
nomie est devenue tout à fait chinoise, mais leur esprit, non. Ils sont
plus énergiques que les masses qui les entourent, dont ils se font
craindre et respecter. (Hue, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie,
le Thibet et la Chine, t. II, p. 75.) — Enfin, d'autres Sémites, des
Juifs, ont aussi pénétré en Chine à une époque inconnue de la dy-
nastie Tcheou (de 1122 av. notre ère à 2SS après J.-C.) Ils ont exercé
jadis une très grande infiuence et ont revêtu les premières charges
de l'État. Aujourd'hui ils sont fort déchus, et beaucoup d'entre eux
se sont faits musulmans. (Gaubil, Chronologie chinoise, p. 264 et pas-
sim.) — Ces mélanges de sang ont eu pour conséquence des modifi-
DES BACES HUMAINES. 471
Je ne doute pas toutefois que l'influence des kschattryns du
s id n'ait été d'abord dominante. L'iiistoire l'établit sul'fisam-
m^nt. C'est au sud que la civilisation jeta ses premières raci-
nes, c'est de là qu'elle s'étendit dans tous les sens (1).
On ne s'attend pas sans doute à trouver, dans des kschat-
tiyas réfractaires, des propagateurs de la doctrine brahmani-
que. En effet, le premier point qu'ils devaient rayer de leurs
codes, c'était la supériorité d'une caste sur toutes les autres,
et, pour être logiques , l'organisation même des castes. D'ail-
leurs, comme les Égyptiens, ils avaient quitté le gros des na-
tions arianes à une époque où peut-être le brahmanisme lui-
même n'avait pas encore complètement développé ses principes.
On ne trouve donc rien en Chine qui se rattache directement
au système social des Hindous ; cependant, si les rapports posi-
tifs font défaut, il n'en est pas de même des négatifs. On en
rencontre de cette espèce qui donnent lieu à des rapproche-
ments assez curieux.
Quand, pour cause de dissentiments théologiques, les na-
tions zoroastriennes se séparèrent de leurs parents, elles leur
témoignèrent une haine qui se manifesta par l'attribution du
nom vénéré des dieux brahmaniques aux mauvais esprits et
par d'autres violences de même sorte. Les kschattryas de la
Chine , déjà mêlés au sang des jaunes, paraissent avoir consi-
déré les choses sous un aspect plutôt maie que féminin , plu-
tôt politique que religieux, et, de ce point de vue, ils ont fait
une opposition tout aussi vive que les Zoroastriens. C'est en
se mettant au rebours des idées les plus naturelles qu'ils ont
manifesté leur horreur contre la hiérarchie brahmanique.
Ils n'ont pas voulu admettre de différence de rangs , ni de
situations pures ou impures résultant de la naissance. Ils ont
cations importantes dans le langage. Les dialectes du sud différent
beaucoup du haut chinois, et l'homme du Fo-kien, du Kuang-toung
ou du Yun-nan a autant de peine à comprendre le pékinois qu'un ha-
bitant de Berlin le suédois ou le hollandais. (K. F. Neumann, die
Sinologen und Ihre Werke, Zeitschrift der deutschen morgenleendis-
chen Gesellschaft , t. I, p. d04.)
(i) RiUer, Erdkunde, Asien, t. m, p. 714.)
472
DE l'inégalité
substitué à la doctrine de leurs adversaires l'égalité absolue.
Cependant, comme ils étaient poursuivis, malgré eux et en
vertu de leur origine blanche, par l'idée indestructible d'ime
inégalité annexée à la race , ils conçurent la pensée singulière
d'anoblir les pères par leurs enfants, au lieu de rester fidèles
à l'antique notion de l'illustration des enfants par la gloire des
pères. Impossible de voir dans cette institution, qui relève^J
suivant le mérite d'un homme, un certain nombre des généra-
tions ascendantes, un système emprunté aux peuples jaunes.
Il ne se trouve nulle part chez eux, que là où la civilisation
chinoise l'a importé. En outre, cette bizarrerie répugne à toute
idée réfléchie, et, même en se mettant au point de vue chi-
nois, elle est encore absurde. La noblesse est une prérogative
honorable pour qui la possède. Si l'on veut la faire adhérer
uniquement au mérite, il n'est pas besoin de lui créer un rang
à part dans l'État en la forçant de monter ou de descendre
autour de la personne qui en jouit. Si, au contraire, on se pré-
occupe de lui créer une suite , une conséquence étendue à la
famille de l'homme favorisé, ce n'est pas à ses aïeux qu'il faut
l'appliquer, puisqu'ils n'en peuvent jouir. Autre raison très
forte : il n'y a aucune espèce d'avantage, pour celui qui reçoit
une telle récompense, à en parer ses ancêtres, dans un pays où
tous les ancêtres sans distinction, étant l'objet d'un culte of-
ficiel et national, sont assez respectés et même adorés. Un ti-
tre de noblesse rétrospectif n'ajoute donc que peu de chose
aux honneurs dont ils jouissent. Ne cherchons pas, en consé-
quence, dans l'idée chinoise ce qu'elle a l'air de donner, mais
bien une opposition aux doctrines brahmaniques, dont les
kschattryas immigrants avaient horreur et qu'ils voulaient com-
battre. Le fait est d'autant plus incontestable, qu'à côté de
cette noblesse fictive les Chinois n'ont pu empêcher la forma-
tion d'une autre, qui est très réelle et qui se fonde, comme
partout ailleurs, sur les prérogatives de la descendance. Cette
aristocratie est composée des fils , petits-fils et aguats des mai-
sons impériales, de ceux de Confucius, de ceux de Meng-tseu,
et encore de plusieurs autres personnages vénérés. A la vérité,
cette classe fort nombreuse ne possède que des privilèges ho-
DES RACES HUMAINES. 173
norifiqiies; cependant elle a, par cela seul qu'on la reconnaît,
quelque chose d'inviolable, et prouve très bien que le système
à rebours placé à ses côtés est une invention artificielle tout à
fait contraire aux suggestions naturelles de l'esprit humain, et
résultant d'une cause spéciale.
Cet acte de haine pour les institutions brahmaniques me sem-
ble intéressant à relever. Mis en regard de la scission zoroas-
trienne et des autres événements insurrectionnels accomplis
sur le sol même de l'Inde, il prouve toute la résistance que
rencontra l'organisation hindoue et les répulsions irréconci-
liables qu'elle souleva. Le triomphe des brahmanes en est plus
grand.
Je reviens à la Chine. Si l'on doit signaler comme une ins-
titution antibrahmanique, et, par conséquent, comme un sou-
venir haineux pour la mère patrie , la création de la noblesse
rétroactive, il n'est pas possible d'assigner la même origine à
la forme patriarcale choisie par le gouvernement de l'empire
du Milieu. Dans une conjoncture aussi grave que le choix
d'une formule politique, comme il s'agit de satisfaire, non pas
à des théories de personnes, ni à des idées acquises, mais à ce
que les besoins des races, qui, combinées ensemble, forment
l'État, réclament le plus impérieusement, il faut que ce soit la
raison publique qui juge et décide, admette ou retienne en
dernier ressort ce qu'on lui propose , et l'erreur ne dure ja-
mais qu'un temps. A la Chine , la formule gouvernementale
n'ayant reçu, dans le cours des siècles, que des modifications
partielles sans être jamais atteinte dans son essence, elle doit
être considérée comme conforme à ce que voulait le génie na-
tional.
Le législateur prit pour type de l'autorité le droit du père de
famille. Il établit comme un axiome inébranlable que ce prin-
cipe était la force du corps social, et que, l'homme pouvant
tout sur les enfants mis au monde, nourris et élevés par lui,
de même le prince avait pleine autorité sur ses sujets , que,
comme des enfants, il surveille, garde et défend dans leurs in-
térêts et dans leurs vies. Cette notion , en elle-même, et si on
l'envisage d'une certaine façon, n'est pas, à proprement parler,
474
DE L INEGALITE
chinoise. Elle appartient très bien à la race ariane , et , préci-
sément, parce que, dans cette race, chaque individu isolé pos-
sédait une importance qu'il ne paraît jamais avoir eue dans les
multitudes inertes des peuples jaunes et noirs, l'autorité de
l'homme complet, du père de famille, sur ses membres, c'est-
à-dire sur les personnes groupées autour de son foyer, devait
être le type du gouvernement.
Où l'idée s'altère aussitôt que le sang arian se mêle à d'au-
tres espèces qu'à des blancs, c'est dans les conséquences diver-
ses tirées de ce premier principe. — Oui, disait l' Arian hin-
dou, ou sarmate, ou grec, ou perse, ou mède, et même le
Celte, oui, l'autorité paternelle est le type du gouvernement po-
litique; mais c'est cependant par une fiction que l'on rappro-
che ces deux faits. Un chef d'État n'est pas un père : il n'en a
ni les alTections ni les intérêts. Tandis qu'un chef de famille ne
veut que très difficilement , et par une sorte de renversement !
des lois naturelles, le mal de sa progéniture, il se peut fort
bien faire que, sans même être coupable, le prince dirige lesj
tendances de la communauté d'une façon trop nuisible aux be-j
soins particuliers de chacun, et, dès lors, la valeur de l'homme j
arian, sa dignité est compromise; elle n'existe plus; l'ArianJ
n'est plus lui-même : ce n'est plus un homme.
Voilà le raisonnement par lequel le guerrier de race blanche
arrêtait tout court le développement de la théorie patriarcale,
et, en conséquence, nous avons vu les premiers rois des États
hindous n'être que des magistrats électifs , pères de leurs su-
jets dans im sens très restreint et avec une autorité fort sur-
veillée. Plus tard, le rajah prit des forces. Cette modification
dans la nature de sa puissance ne se réalisa que lorsqu'il com-
manda bien moins à des Arians qu'à des métis, qu'à des noirs,
et il eut d'autant moins la main libre qu'il voulut faire agir son
sceptre sur des sujets plus blancs. Le sentiment politique de
la race ariane ne répugne donc pas absolument à la fiction pa-
triarcale : seulement, il la commente d'une façon précaution-
neuse.
Ce n'est pas, du reste, chez les seuls Arians hindous que nous
avons déjà observé l'organisation des pouvoirs publics. Les
DES RACES HUMAINES. 475
États de l'Asie antérieure et la civilisation du Nil nous ont of-
fert également rapplication de la formule patriarcale. Les mo-
difications qui y furent apportées à l'idée primitive se montrent
non seulement très différentes de ce qu'on voit en Chine, elles
le sont beaucoup aussi de ce qui s'observa dans l'Inde. Beau-
coup moins libérale que dans ce dernier pays , la notion du
gouvernement paternel était commentée par des populations
étrangères aux sentiments raisonnables et élevés de la race do-
minante. Elle ne put être l'expression d'un despotisme paisible
comme en Chine, parce qu'il s'agissait de dompter des multi-
tudes mal disposées pour comprendre l'utile, et ne se courbant
que devant la force brutale. La puissance fut donc, en Assyrie,
terrible, impitoyable, armée du glaive, et se piqua surtout de
se faire obéir. Elle n'admit pas la discussion et ne se laissa pas
limiter. L'Egypte ne parut pas aussi rude. Le sang arian main-
tint là une ombre de ses prétentions, et les castes, moins par-
faites que dans l'Inde, s'entourèrent pourtant, surtout les cas-
tes sacerdotales, de certaines immunités , de certains respects,
qui, ne valant pas ceux de l'Aryavarta, gardaient encore quel-
que reflet des nobles exigences de l'espèce blanche. Quant à
la population noire , elle fut constamment traitée par les Pha-
raons comme la tourbe qui lui était parente l'était sur l'Eu-
phrate, le Tigre, et aux bords de la iMéditerranée.
La formule patriarcale, s'adress9nt à des nègres, n'eut donc
affaire qu'à des vaincus insensibles à tout autre argument qu'à
ceux de la violence, elle devint lourdement, absolument des-
potique, sans pitié, sans limite, sans relâche, sans restriction,
si ce n'est la révolte sanguinaire.
En Chine, la seconde partie de la formule fut bien différente.
A coup sûr, la famille ariane qui l'apportait n'avait pas lieu
de se dessaisir des droits et des devoirs du conquérant civi-
lisateur pour proclamer sa conclusion propre. Ce n'était pas
plus possible que tentant ; mais la conclusion noire ne fut pas
adoptée non plus , par cette raison que les populations indigè-
nes avaient un autre naturel et des tendances bien spéciales.
Le mélange malais, c'est-à-dire le produit du sang noir mêlé
au type jaune, était l'élément que les kschattryas immigrants
I
DE L INKGALITK
avaient à dompter, à assujettir, à civiliser, en se mêlant à lui.
Il est à croire que, dans cet âge, la fusion des deux races in-
férieures était loin d'être aussi complète qu'on le voit aujour-
d'hui, et que, sur bien des points du midi de la Chine, où les
civilisateurs hindous opéraient , des tribus , des fragments de
tribus ou même des individualités de chaque espèce demeu-
raient encore à peu près pures et tenaient en échec le type op-
posé. Cependant il ressortait de ce mélange imparfait des be-
soins, des sentiments, en bloc très analogues à ceux qui ont
pu se produire plus tard comme résultats d'une fusion achevée,
et les blancs se voyaient là aux prises avec des nécessités d'un
ordre tout différent de celles auxquelles leurs congénères vain-
queurs dans l'Asie occidentale avaient été forcés de se plier.
La race malaise, je l'ai déjà définie : sans être susceptible
de grands élans d'imagination, elle n'est pas hors d'état de
comprendre les avantages d'une organisation régulière et coor-
donnée. Elle a des goûts de bien-être , comme l'espèce jaune
tout entière, et de bien-être exclusivement matériel. Elle est
patiente, apathique, et subit aisément la loi, s'arrangeant, sans
difficulté, de façon à en tirer les avantages qu'un état social
comporte, et à en subir la pression sans trop d'humeur.
Avec des gens animés de pareilles dispositions, il n'y avait
pas lieu à ce despotisme violent et brutal qu'amenèrent la stu-
pidité des noirs et ravilissement graduel des Chamites, de-
venus trop près parents de leurs sujets et participant à leurs
incapacités. Au contraire, en Chine, quand les mélanges eurent
commencé à énerver l'esprit arian, il se trouva que ce noble
élément, à mesure qu'en se subdivisant il se répandait dans
les masses, relevait d'autant les dispositions natives des peu-
ples. Il ne leur donnait pas, assurément, sa souplesse, son éner-
gie généreuse, son goût de la liberté. Toutefois, il confirmait
leur amour instinctif de la règle , de l'ordre, leur antipathie
pour les abus d'imagination. Qu'un souverain d'Assyrie se
plongeât dans des cruautés exorbitantes, que, pareil à ce Zohak
ninivite dont la tradition persane raconte les horreurs, il nour-
rît de la chair et du sang de ses sujets les serpents bourgeon-
nants sur son corps, le peuple en souffrait , sans doute ; mais
I
DES BACES HUMAIiNES. 477
comme les têtes s'exaltaient devant de tels tableaux ! Comme,
au fond, le Sémite comprenait bien l'exagénition passionnée
des actes de la toute-puissance et comme la férocité la plus dé-
pravée en grandissait encore à ses yeux l'image gigantesque!
Uu prince doux et tranquille risquait, chez lui, de devenir un
objet de dédain.
Les Chinois ne concevaient pas amsi les choses. Esprits très
prosaïques , l'excès leur faisait horreur, le sentiment public s'en
révoltait , et le monarque qui s'en rendait coupable perdait
aussitôt tout prestige et détruisait tout respect pour son autorité.
Il arriva donc, en ce pays, que le principe du gouvernement
fut le patriarcat, parce que les civilisateurs étaient Arians,
que son application fut le pouvoir absolu , parce que les Arians
agissaient en vainqueurs et en maîtres au milieu de popula-
tions inférieures; mais que, dans la pratique, l'absolutisme du
souverain ne se manifesta ni par des traits d'orgueil surhu-
main , ni par des actes de despotisme repoussant , et se ren-
ferma entre des limites généralement étroites, parce que le
sens malais n'appelait pas de trop grosses démonstrations d'ar-
rogance, et que l'esprit arian, en se mêlant à lui , y trouvait uu
fond disposé à comprendre de mieux en mieux que le salut
d'un État est dans l'observance des lois , aussi .bien sur les
hauteurs sociales que dans les bas-fonds.
Voilà le gouvernement de l'empu-e du Milieu organisé. Le
roi est le père de ses sujets , îl a droit à leur soumission entière,
il devient pour eux le mandataire de la Divinité, et on ne l'ap-
proche qu'à genoux. Ce qu'il veut, il le peut théoriquement;
mais, dans la pratique , s'il veut une énormité , il a bien de la
peine à l'accomplir. La nation se montre irritée , les mandarins
font entendre des représentations, les ministres, prosternés
aux pieds du trône impérial , gémissent tout haut des aberra-
tions du père commun , et le père commun , au milieu de ce
toile général, reste le maître de pousser sa fantaisie jusqu'au
bout, à la seule condition de rompre avec ce qu'on lui a appris,
dès l'enfance , à tenir pour sacré et inviolable. Il se voit isolé
et n'ignore pas que , s'il continue dans la route où il s'engage ,
l'insurrection est au bout.
27.
I
478
DE L INEGALITE
Les annales chinoises sont éloquentes sur ce sujet. Dans les
premières dynasties, ce qu'on 'raconte des méfaits des empe-
reurs réprouvés aurait paru bien véniel aux historiens d'As-
syrie, de Tyr ou de Chanaan. J'en veux donner un exemple.
L'empereur Yeou-wang, de la dynastie de Tcheou, qui
monta sur le trône 781 ans avant J.-C, régna trois ans sans
qu'on eût aucun reproche grave à lui faire. La troisième année,
il devint amoureux d'une fille nommée Pao-sse, et s'abandonna
sans réserve à la fougue de ce sentiment. Pao-sse lui donna un
fils, qu'il nomma Pe-fou, et qu'il voulut instituer prince héri-
tier à la place de l'aîné, Y-kieou. Pour y parvenir, il exila
l'impératrice et son fils, ce qui mit le comble au mécontente-
ment déjà éveillé par une conduite qui n'était pas conforme
aux rites. De tous côtés l'opposition éclata.
Les grands de l'empire firent assaut d'observations respec-
tueusesauprèsdel'empereur. On demanda, de toutes parts, l'éloi-
gnement de Pao-sse , on l'accusa d'épuiser l'État par ses dépen-
ses, de détourner le souverain de ses devoirs. Des satires violentes
couraient de toutes parts, répétées par les populations. De leur
côté , les parents de l'impératrice s'étaient réfugiés , avec elle ,
chez les Tartares, et on s'attendait à une invasion de ces terri-
bles voisins , crainte qui n'augmentait pas peu la fureur géné-
rale. L'empereur aimait éperdument Pao-sse et ne cédait pas.
Toutefois, comme à son tour il redoutait, non sans raison,
l'alliance des mécontents avec les hordes de la frontière, il
réunit des troupes, les plaça dans des positions convenables,
et ordonna qu'en cas d'alarme on allumât des feux et battît du
tambour, auquel signal tous les généraux auraient à accourir,
avec leur monde, pour tenir tête à l'ennemi.
Pao-sse était d'un caractère très sérieux. L'empereur se con-
sumait perpétuellement en efforts pour attirer sur ses lèvres
un sourire. C'était grand hasard quand il y réussissait, et rien
ne lui était plus agréable. Un jour, une panique soudaine se
répandit partout , les gardiens des signaux crurent que les ca-
valiers tartares avaient franchi les limites et approchaient; ils
mirent promptement le feu aux bûchers qu'on avait préparés,
et aussitôt tous les tambours de battre. A ce bruit , princes et
DES RACES HUMAINES. 479
généraux, rassemblant leurs troupes, accoururent; on ne
voyait que gens en armes, se hâtant deçà et delà et demandant
où était l'ennemi, que personne ne voyait, puisqu'il n'exis-
tait pas et que l'alerte était fausse.
Il paraît que les visages animés des chefs et leurs attitudes
belliqueuses parurent souverainement ridicules à la sérieuse
Pao-sse, car elle se mit à rire. Ce que voyant, l'empereur se
déclara au comble de la joie. Il n'en fut pas de même des gra-
ves plastrons de tant de bonne humeur. Ils se retirèrent. pro-
fondément blessés , et la fin de l'histoire est que , lorsque les
Tartares parurent pour de bon, personne ne vint au signal,
l'empereur fut pris et tué, Pao-sse enlevée, son fils dégradé,
et tout rentra dans l'ordre sous la domination d'Y-kieou , qui
prit la couronne sous le nom de Ping-wang (1).
En voilà assez pour montrer combien, en fait, l'autorité ab-
solue des empereurs était limitée par l'opinion publique et par
les mœurs ; et c'est ainsi que l'on a toujours vu , en Chine , la
tyrannie n'apparaître que comme un accident constamment
détesté, réprimé, et qui ne se perpétue guère, parce que le
naturel de la race gouvernée ne s'y prête pas. L'empereur est,
sans doute , le maître des États du Milieu , voire , par une fic-
tion plus hardie , du monde entier, et [tout ce qui se refuse à
son obéissance est , par cela même , réputé barbare et en de-
hors de toute civilisation. Mais, tandis que la chancellerie chi-
noise s'épuise en formules de respect lorsqu'elle s'adresse au
Fils du ciel, l'usage ne permet pas à celui-ci de s'exprimer, sur
son propre compte , d'une manière aussi pompeuse. Son lan-
gage affecte une extrême modestie : le prince se représente
comme au-dessous , par son petit mérite et sa vertu médiocre,
des sublimes fonctions que son auguste père a confiées à son
insuffisance. Il conserve toute la phraséologie douce et affec-
tueuse du langage domestique, et ne manque pas une oocasion
de protester de son ardent amour pour le bien de ses chers en-
fants : ce sont ses sujets (2).
(1) Gaubil, Traité de la chronologie chinoise, p. HI.
<2) i. F. Davis, The Chinese, p. 178.
I
,480
DE l'inégalité
L'autorité est donc , de fait , assez bornée , car je n'ai pas be-
soin de dire que, dans cet empire, dont les principes gou-
vernementaux n'ont jamais varié , quant à l'essentiel , ce qui
était considéré comme bon autrefois est devenu, pour cela
seul , meilleur aujourd'hui. La tradition est toute-puissante (1),
et c'est déjà une tyrannie , dans un empereur, que de s'éloi-
gner, pour le moindre détail, de l'usage suivi par les ancêtres.
Bref, le Fils du ciel peut tout, à condition de ne rien vouloir
que de déjà connu et approuvé.
Il était naturel que la civilisation chinoise, s'appuyant, à
son début , sur des peuples malais , et plus tard sur des agglo-
mérations de races jaunes, mélangées de quelques Arians, fiit
invinciblement dirigée vers l'utilité matérielle (2). Tandis que,
dans les grandes civilisations du monde antique occidental,
l'administration proprement dite et la police n'étaient que des
objets fort secondaires et à peine ébauchés, ce fut, en Chine,
la grande affaire du pouvoir, et on rejeta tout à fait sur l'arrière-
plan les deux questions qui ailleurs l'emportaient : la guerre
et les relations diplomatiques.
On admit en principe éternel que , pour que l'État se main-
tînt dans une situation normale , il fallait que les vivres s'y
trouvassent abondamment , que chacun pût se vêtir, se nourrir
et se loger; que l'agriculture reçût des encouragements per-
pétuels , non moins que l'industrie ; et , comme moyen suprême
(1) t En Chine, l'empire n'a pas passé d'un peuple à l'autre, et les
« traditions sont restées nécessairement plus familières et ont pénétré
« plus profondément dans les esprits que chez nous. » (Jules MohI,
Rapport fait à la Société asiatique, 1851, p. 85.)
(2) J'ai mentionné plus haut que des infiltrations blanches, assez
importantes , avaient gagné la Chine , à différentes époques. Cependant
l'avantage du nombre reste toujours à la race jaune, d'abord parce
que le fond primitif lui appartient, ensuite parce que des immigra-
tions mongoles se sont effectuées, de tous temps, qui ont augmenté
la force de la masse nationale. C'est ainsi qu'une invasion de Tarlares,
considérée comme la première, avait lieu en 1531 avant J.-C. (Gaubil,
Chronologie chinoise, p. 28.) — C'est encore ainsi que de la Sibérie
venait, en 398 de notre ère, la dynastie des Weï. Je n'insiste pas trop
sur ce dernier fait, que pourrait bien recouvrir une immixtion de
métis blancs et jaunes. (A. de Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 27.)
DES BACES HUMAINES. 481
d'arriver à ces fins, il fallait par-dessus tout une tranquillité
solide et profonde, et des précautions minutieuses contre tout
ce qui était capable d'émouvoir les populations ou de troubler
l'ordre. Si la race noire avait exercé quelque action influente
dans l'empire, il n'est pas douteux que nul de ces préceptes"
n'eût tenu longtemps. Les peuples jaunes, au contraire, ga-
gnant chaque jour du terrain, et comprenant l'utilité de cet
ordre de choses, ne trouvaient rien en eux qui n'appréciât vi-
vement le bonheur matériel dans lequel on voulait les enseve-
lir. Les théories philosophiques et les opinions religieuses, ces
brandons ordinaires de l'incendie des États , restèrent à jamais
sans force devant l'inertie nationale , qui , bien repue de riz et
avec son habit de coton sur le dos, ne se soucia pas d'affronter
le bâton des hommes de police pour la plus grande gloire
d'une abstraction (1).
Le gouvernement chinois laissa prêcher tout, afflrmer tout,
enseigner les absurdités les plus monstrueuses , à la condition
que rien, dans les nouveautés les plus hardies, ne tendrait à
un résultat social quelconque. Aussitôt que cette barrière me-
naçait d'être franchie, l'administration agissait sans pitié et ré-
primait les innovations avec, une sévérité inouïe, confirmée
par les dispositions constantes de l'opinion publique (2).
Dans l'Inde, le brahmanism« avait installé , lui aussi, une
administration bien supérieure à ce que les États chamites,
(1) W. V. Schlcgel, Indische Bibliclkek, t. II, p. 214 : « L'idée du bon-
« heur est représentée en Chine, à ce que l'on m'assure, par un plat
« de riz bouilli et une bouche ouverte; celle du gouvernement, par
« une canne de bambou et par un second caractère qui signifie agi-
« ter l'air. »
(2) La vigilance de la police chinoise est incomparable. On sait
toutes les inquiétudes que les Russes et les Anglais inspirent au ca-
binet impérial dans le sud-ouest. Le voyageur Burnes donne un
exemple des précautions qui sont prises : le signalement et même le
portrait de tout étranger suspect est envoyé aux villes du haut Tur-
kestan avec l'ordre de tuer l'original, s'il est saisi au delà de la fron-
tière. Moorcroft avait été si bien représenté sur les murs de Yarkend,
et sa physionomie anglaise si parfaitement saisie, que c'était à faire
reculer le plus audacieux de ses compatriotes qui aurait pu se voir
exposé aux suites d'une confrontation. (Burnes, Travels, t. II, p. 233.)
I
482 DE L INEGALITE
sémites ou égyptiens possédèrent jamais. Cependant, cette
administration n'occupait pas le premier rang dans l'Etat, où les
préoccupations créatrices de l'intelligence réclamaient la meil-
leure part de l'attention. Il ne faut donc pas s'étonner si le
• génie hindou , dans sa liberté , dans sa fierté , dans son goût
pour les grandes choses et dans ses théories surhumaines , ne
regardait, en définitive, les intérêts matériels que comme un
point secondaire. Il était, d'ailleurs, sensiblement encouragé
dans une telle opinion par les suggestions de l'alliage noir. A
la Chine, l'apogée fut donc atteint en matière d'organisation
matérielle, et, en tenant compte de la différence des races,
qui nécessite des procédés différents , il me semble qu'on peut
admettre que, sous ce rapport, le Céleste Empire obtint des
résultats beaucoup plus parfaits et surtout plus continus qu'on
ne le voit dans les pays de l'Europe moderne , depuis que les
gouvernements se sont particulièrement appliqués à cette bran-
che de la politique. En tout cas , l'empire romain n'y est pas
comparable.
Cependant, il faut aussi en convenir, c'est un spectacle sans
beauté et sans dignité. Si cette multitude jaune est paisible et
soumise, c'est à la condition de rester, à tout jamais, privée
des sentiments étrangers à la plus humble notion de l'utilité
physique. Sa religion est un résumé de pratiques et de maxi-
mes qui rappellent fort ^bien ce que les moralistes genevois et
leurs livres d'éducation se plaisent à recommander comme le
nec plus ultra du bien : l'économie , la retenue , la prudence,
l'art de gagner et de ne jamais perdre. La politesse chinoise
n'est qu'une application de ces principes. C'est , pour me servir
du mot anglais , un cant perpétuel , qui n'a nullement pour
raison d'être , comme la courtoisie de notre moyen âge , cette
noble bienveillance de l'homme libre envers ses égaux , cette
déférence pleine de gravité envers les supérieurs , cette affec-
tueuse condescendance envers les inférieurs; ce n'est qu'un
devoir social , qui , prenant sa source dans l'égoïsme le plus
grossier, se traduit par une abjecte prosternation devant les
supérieurs, un ridicule combat de cérémonies avec les égaux et
une arrogance avec les inférieurs qui s'augmente dans la pro-
• DES RACES HUMAINES. 483
portion où décroît le rang de ceux-ci. La politesse est ainsi
plutôt une invention iormaliste, pour tenir chacun à sa place,
qu'une inspiration du cœur. Les cérémonies que chacun doit
faire , dans les actes les plus ordinaires de la vie , sont réglées
par des lois tout aussi obligatoires et aussi rigoureuses que
celles qui portent sur des sujets en apparence plus essentiels.
La littérature est une grande affaire pour le Chinois. Loin
de se rendre , comme partout ailleurs , un moyen de perfec-
tionnement, elle est devenue, au contraire, un agent puissant
de stagnation. Le gouvernement se montre grand ami des lu-
mières; il faut seulement savoir comment lui et l'opinion pu-
blique l'entendent. Dans les 300 millions d'âmes, attribués
généralement à l'empire du Milieu, qui, suivant la juste ex-
pression de M. Ritter, compose à lui seul un monde, il est très
peu d'hommes , même dans les plus basses classes , qui ne sa-
chent lire et écrire suffisamment pour les besoins ordinaires de
la vie, et l'administration a soin que cette instruction soit aussi
générale que possible. La sollicitude du pouvoir va encore au
delà. Il veut que chaque sujet connaisse les lois-, on prend
toutes les mesures nécessaires pour qu'il en soit ainsi. Les tex-
tes sont mis à la portée de tout le monde , et , de plus , des
lectures publiques s'exécutent aux jours de nouvelle lune, afin
de bien inculquer aux sujets les prescriptions essentielles, telles
que les devoirs des enfants envers leurs parents et, partant,
des citoyens envers l'empereur et les magistrats. De cette façon,
le peuple chinois est , très certainement , ce qu'on appelle , de
nos jours, plus avancé que nos Européens. Dans l'antiquité
asiatique, grecque et romaine, la pensée d'une comparaison
ne peut pas même se présenter.
Ainsi, instruit dans le plus indispensable, le bas peuple
comprend que la première chose pour arriver aux fonctions
publiques, c'est de se rendre capnï) le de subir les examens.
Voilà encore un puissant encouragement à apprendre (1). Oa
(1) « Le principe de l'admission aux fonction^ administratives, c'est
« le choix au village, la promotion au district. Sans ces principes
« fondamentaux, il serait difficile de chercher à gouverner l'empire. »
(Tciieou-li , Commentaire Weî-kiao, sur le § 36 du livre XI, t. I, p. !2(il.)
I
484 DE l'inégalité
apprend donc. Et quoi? On apprend ce qui est utile, et là est
l'infranchissable point d'arrêt. Ce qui est utile , c'est ce qui a
toujours été su et pratiqué, ce qui ne peut donner matière à
discussion. Il faut apprendre, mais ce que les générations pré-
cédentes ont su avant vous, et comme elles l'ont su : toute
prétention à créer du nouveau, dans ce sens, conduirait l'étu-
diant à se voir repousser de l'examen, et, s'il s'obstinait , à un
procès de trahison où personne ne lui ferait grâce. Aussi n'est-
il personne qui se risque à de tels hasards , et , dans ce champ
de l'éducation et de la science chinoise , si constamment , si
exemplairement labouré , il n'y a pas la moindre chance qu'une
idée inconnue lève jamais la tête. Elle serait arrachée sur
l'heure avec indignation (1).
Dans la littérature proprement dite, le bout-rimé et toutes
les distractions ingénieusement puériles qui y ressemblent, sont
tenues en grand honneur. Des élégies assez douces, des des-
criptions de la nature plus minutieuses que pittoresques , bien
que non sans grâce, voilà le meilleur. Le réellement bon, c'est
le roman. Ces peuples sans imagination ont beaucoup d'esprit
d'observation et de flnesse, et telle production issue de ces
deux qualités rappelle chez eux, et peut-être en les dépassant,
les œuvres anglaises destinées à peindre la vie du grand monde.
Là s'arrête le vol de la muse chinoise. Le drame est mal conçu
et assez plat. L'ode à la façon de Pindare n'a jamais passé par
l'esprit de cette nation rassise. Quand le poète chinois se bat
les flancs pour échauffer sa verve, il se jette à plein corps dans
les nuages, fait intervenir les dragons de toute couleur, s'es-
souffle, et ne saisit rien que le ridicule.
La philosophie, et surtout la philosophie morale, objet d'une
grande prédilection, ne consiste qu'en maximes usuelles, dont
l'observance parfaite serait assurément fort méritoire, mais
(1) L'amour du médiocre est de principe. Voici la maxime : « Le
minisire de Cliine Kao-yao fit connaître les punitions diirérentes et
dit : « Le peuple est uni dans le juste milieu. Ainsi, c'est par les châ-
« timents que l'on instruit les hommes à garder le juste milieu. » Il
n'est pas d'étudiant qui ne se tienne pour dûment prévenu et n'évite
d'avoir plus d'esprit qu'il ne convient. » (Tcheou-li, t. I, p. 197.)
DES RACES HUMAINES. 485
qui, par la manière puérilement obscure et sèchement didac-
tique dont elles sont exposées et déduites, ne constituent pas
une branche de connaissances très dignes d'admiration (1). Les
gros ouvrages scientifiques donnent lieu à plus d'éloges.
A la vérité, ces compilations verbeuses manquent de cri-
tique. L'esprit de la race jaune n'est ni assez profond, ni assez
sagace pour saisir cette qualité réservée à l'espèce blanche.
Toutefois, on peut encore beaucoup apprendre et recueillir dans
les documents historiques (2). Ce qui a trait aux sciences na-
turelles est quelquefois précieux, surtout par l'exactitude de
l'observation et la patience des artistes à reproduire les plantes
et les animaux connus. Mais il ne faut pas s'attendre à des théo-
ries générales. Quand la fantaisie vague d'en créer passe par
l'esprit des lettrés, ils tombent aussitôt au-dessous de la niaiserie.
On ne les verra pas , comme les Hindous ou les peuples sémi-
tiques, inventer des fables qui, dans leur incohérence , sont du
moins grandioses ou séduisantes. Non : leur conception restera
uniquement lourde et pédantesque. Ils vous conteront gra-
vement , comme un fait incontestable , la transformation du
crapaud en tel ou tel animal. Il n'y a rien à dire de leur astro-
nomie. Elle peut fournir quelques lueurs aux travaux difficiles
des chronologistes, sans que sa valeur intrinsèque, corrélative
à celle des instruments qu'elle emploie , cesse d'être très mé-
diocre. Les Chinois l'ont reconnu eux-mêmes par leur estime
(1) Il n'y a pas de philosophie possible là où les rites ont réglé d'a-
vance jusqu'aux plus petits détails de la vie, et où tous les intérêts,
matériels conspirent également à étouffer la pensée. M. Ritter remar-
que très bien que la Chine s'est arrangée de façon à former un monde
à elle seule et que la nature servait cette pensée. De tous côtés, le
pays est peu accessible. Le gouvernement n'a pas voulu changer cette
situation en créant des routes. A part le voisinage de Péking, deux
chemins entre le Kuang-toung et le Kiang-si, les passages du Thibet
et quelques voies impériales en très petit nombre, les moyens de
communication font absolument défaut, et non seulement la politique
ne veut pas de rapports avec les autres pays de la terre, mais elle
s*oppose même, avec une persistante énergie, à toutes relations sui-
vies entre les provinces. (Ritter, ouvr. cité, p. 727 et passim.)
(2) Ce jugement n'est pas absolu , il comporte des exceptions, et on
en doit faire une notable, par exemple, en faveur de Matouan-lin.
486.
DE L INEGALITE
pour les missionnaires jésuites. Ils les chargeaient de redresser
leurs observations et de travailler même à leurs almanaehs.
En somme, ils aiment la science dans sa partie d'application
immédiate (1). Pour ce qui est grand, sublime, fécond, d'une
part, ils ne peuvent y atteindre , de l'autre , ils le redoutent et
l'excluent avec soin. Des savants très appréciés à Pékin au-
raient été Trissotin et ses amis.
Pour avoir eu, trente ans, des yeu\ et des oreilles;
Pour avoir employé neuf à dix mille veilles
A savoir ce qu'ont dit les autres avant eux.
Le sarcasme de Molière ne serait pas compris dans un pays
oii la littérature est tombée en» enfance aux mains d'une race
dont l'esprit arian s'est complètement noyé dans les éléments
jaunes, race composite, pourvue de certains mérites qui ne
renferment pas ceux de l'invention et de la hardiesse.
En fait d'art, il y a moins à approuver encore. Je parlais,
tout à l'heure, de l'exactitude des peintres de fleurs et de plan-
tes. On connaît, en Europe, la délicatesse de leur pinceau. Dans
(1) Ainsi, ils entendent bien la littérature utilitaire. Ils ont de bons
routiers (une Encyclopédie agricole), d'où l'on a déjà extrait et tra-
duit d'excellents renseignements sur la culture du mûrier et l'élève
des vers à soie. (J. Mohl, Rapport fait à la Société asiatique de Paris,
1831, p. 83.) — M. le baron A. de Humboldt a pu louer avec vérité, au
sujet de la géographie et de l'histoire , les documents chinois , « dont les
surprenantes richesses embrassent une immense étendue du con-
tinent {Asie centrale, introduction, t. I, p. xxxiii), », et il dit encore
très bien : « Dans les grandes monarchies, en Chine comme dans
« l'empire persan, divisées en satrapies,, on a senti de bonne heure
c le besoin d'ouvrages descriptifs, de ces tableaux statistiques détail-
« lés pour lesquels, en Europe, les peuples de l'antiquité les plus
« spirituels et les plus lettrés ont montré si peu de penchant. Un gou-
« vernement pédantesquement réglé dans les moindres détails de son
« administration, embrassant tant de tribus de races diverses, néces-
« sitait, en même temps, de nombreux bureaux d'interprètes. Il
« existait, dès l'an 1407, des collèges établis dans les grandes villes
« des frontières, où l'on enseignait huit à dix langues à la fois. C'est
« ainsi que la vaste étendue de l'empire et les exigences d'un gouver-
« nement despotique et central favorisaient simultanément la géogra-
« phie et la littérature linguistique. » (Asie centrale, t. 1, p. 29.)
DES RACES HUMAINES. 487
le portrait, ils obtiennent aussi des succès honorables, et, assez
habiles à saisir le caractère des physionomies , Us peuvent lut-
ter avec les plats chefs-d'œuvre du daguerréotype. Puis, c'est
là tout. Les grandes peintures sont bizarres, sans génie, sans
énergie, sans goût. La sculpture se borne à des représenta-
tions monstrueuses et communes. Les vases ont les formes
qu'on leur connaît. Cherchant le bizarre et l'inattendu, leurs
bronzes sont conçus dans le même sentiment que leurs porce-
laines. Pour l'architecture , ils préfèrent à tout ces pagodes à
huit étages dont l'invention ne vient pas complètement d'eux,
ayant quelque chose d'hindou dans l'ensemble; mais les dé-
tails leur en appartiennent, et, si l'œil qui ne les a pas encore
observées peut être séduit par la nouveauté , il se dégoûte bien-
tôt de cette uniformité excentrique. Dans ces constructions,
rien n'est solide, rien n'est en état de braver les siècles. Le.>
Chinois sont trop prudents et trop bons calculateurs pour em-
ployer à la construction d'un édifice plus de capitaux quil
n'est besoin. Leurs travaux les plus remarquables ressorteni
tous du principe d'utilité ; tels les innombrables canaux dont
l'empire est traversé, les digues, les levées pour prévenir les
inondations, surtout celles du Hoang-ho. Nous retrouvons là
le Chinois sur son véritable terrain. Répétons-le donc une
dernière fois : les populations du Céleste Empire sont exclusi-
vement utilitaires ; elles le sont tellement , qu'elles ont pu ad-
mettre, sans danger, deux institutions qui paraissent peu com-
patibles avec tout gouvernement régulier : les assemblées po-
pulaires réunies spontanément pour blâmer ou approuver la
conduite des magistrats et l'indépendance de la presse (1). On
(1) Davis, thc Chinese, p. 99 : a The people sometimes hold public
« meetings by advertisement, for Ihe express purpose of addressing
« Ihe magistrale and this without being punished. The influence of
« public opinion seems indicated by this practice; together with that
« fréquent custom of placarding and lampooning (though of course
« anonyniously) obnoxious officers. Honours are rendered to a just
« magistrale, and addresses presented to him on his departure by ihe
« people ; teslimonies vshich are highly valued... Il may be added, llial
« therc is no established ccnsorship of the press in China, nor any
« limitations but those which tlie inlerests of social peace and order
{
488 " DE L INÉGALITÉ
ne prohibe , en Chine, ni la libre réunion , ni la diffusion des
idées (1), Il va sans dire, toutefois, que lorsque l'abus se mon-
tre, ou, pour mieux dire, que si l'abus se montrait, la répres-
sion serait aussi prompte qu'implacable, et aurait lieu sous la
direction des lois contre la trahison.
On en conviendra : quelle solidité, quelle force n'a pas un©
organisation sociale qui peut permettre de telles déviations à
son principe et qui n'a jamais vu sortir de sa tolérance le moin-
dre inconvénient!
L'administration chinoise a atteint, dans la sphère des inté-
rêts matériels, à des résultats auxquels nulle autre nation an-
tique ou moderne n'est jamais parvenue (2) ; instruction popu-
laire partout propagée, bien-être des sujets, liberté entière
dans la sphère permise, développements industriels et agrico-
les des plus complets, production aux prix les plus médiocres,
« seem to render necessary. If thèse arc endangered , the process of
« the government is of course more summary than even an information
« filed by the attorney gênerai. » — Le système chinois me semble
s'accorder encore avec une autre idée adoptée par les écoles libérales
d'Europe : c'est la sécularisation du système militaire. Ils ne connais-
sent que la garde nationale ou la landwehr. Je ne parle pas ici des
Mantchous, mais seulement des véritables indigènes de l'empire. Les
Mantchous, étant tous soldats de naissance, sont censés plus habiles
sur le maniement des armes. (Davis, p. 105.)
(1) On consulte le peuple en des occasions fort graves, par exemple,
en matière de justice criminelle. Ainsi, je lis dans le commentaire
de Tching-khang-tching, sur le 26« § du livre XXXV du Tcheou-li :
« Si le peuple dit : Tuez! le sous-préposé aux brigands tue. Si le peu-
« pie dit: Faites grâce! alors, il fait grâce. » Et un autre commen-
tateur, Wang-tchao-yu , ajoute : « Lorsque le peuple pense qu'on doit
« exécuter le coupable, on applique sans incertitude les peines supé-
« rieures.. Lorsque le peuple pense qu'il faut gracier, on n'accorde
« pas la grâce pleine et entière. Seulement on applique les peines
« inférieures, qui sont moindres que les premières. » ( Tcheou-li, t. II,
p. 323.)
(2) Le commentaire de Tching-khang-tching sur le 9<= verset du livre
VII du Tcheou-li donne une excellente formule de la cité chinoise
La voici : « Un royaume est constitué par l'établissement du marché
« et du palais dans la capitale. L'empereur établit le palais; l'impé-'
« ratrice établit le marché. C'est le symbole de la concordance par-
« faite (!es deux principes mMc et femclio qui président au mouve-'
« ment et au repos. » ( Tcheou-li, t. I, p. lii>.)
DES RACES HUMAINES. 489
et qui rendraient toute concurrence européenne difficile avec
les denrées de consommation ordinaire, comme le coton, la
soie, la poterie. Tels sont les résultats incontestables dont le
système chinois peut se vanter (I).
Il est impossible ici de se défendre de la réflexion que, si les
doctrines de ces écoles que nous appelons socialistes venaient
jamais à s'appliquer et à réussir dans les États de l'Europe, le
nec plus ultra du bien serait d'obtenir ce que les Chinois sont
parvenus à immobiliser chez eux. Il est certain, dans tous les
cas , et il faut le reconnaître à la gloire de la logique , que les
chefs de ces écoles n'ont pas le moins du monde repoussé la
condition première et indispensable du succès de leurs idées,
qui est le despotisme. Ils ont très bien admis, comme les po-
litiques du Céleste Empire, qu'on ne force pas les nations à sui-
vre une règle précise et exacte , si la loi n'est pas armée, en
tout temps, d'une complète et spontanée initiative de répres-
sion. Pour introniser leur régime, ils ne se refuseraient pas a
tyranniser. Le triomphe serait à ce prix, et une fois la doctrine
établie, l'universalité des hommes aurait la nourriture, le lo-
gement, l'instruction pratique assurés. Il ne serait plus besoin
de s'occuper des questions posées sur la circulation du capital,
l'organisation du crédit, le droit au travail et autres détails (2).
Il y a, sans doute, quelque chose, en Chine, qui semble
répugner aux allures des théories socialistes. Bien que démo-
Ci) « Vers l'an 1070 (de notre ère), le premier ministre de l'empereur
« Chin-tsong, nommé Wang-ngan-tchi , introduisit des changements
« dans les droits des marchés et institua un nouveau système d'a-
« vances en grains faites aux cultivateurs. » Voilà des idées tout à
fait analogues à celles que, depuis soixante ans seulement, on dé-
clare, en Europe, dominer, en importance, toutes les autres notions
politiques. (Voir Tcheou-li, t. I, introd., p. xxn.)
(2) « C'est un système étonnant (l'organisation chinoise), reposant
« sur une idée unique, celle de l'État chargé de pourvoir à tout ce
« qui peut contribuer au bien public et subordonnant l'action de
« chacun à ce but suprême. Tcheou-kong a dépassé , dans son organisa-
« tion, tout ce que les États modernes les plus centralisés et les
« plus bureaucratiques ont essayé, et il s'est rapproché en beaucoup
« de choses de ce que tentent certaines théories socialistes de noire
« temps... » (J. Molli , Rapport fait à la Société asiatique , 1851 , p. 89.)
490
DE L INEGALITE
cratique dans sa source, puisqu'il sort des concours et des
examens publics , le mandarinat est entouré de bien des pré-
rogatives et d'un éclat gênant pour les idées égalitaires. De^
même , le chef de l'Etat , qui , en principe , n'est pas néces-
sairement issu d'une maison régnante (car, dans les temps ''
anciens, règle toujours présente, plus d'un empereur n'a été
proclamé que pour son mérite), ce souverain, choisi parmi
les flls de son prédécesseur et sans égard à l'ordre de naissance,
est trop vénéré et placé trop haut au-dessus de la foule. Ce
sont là , en apparence, autant d'oppositions aux idées sur les-
quelles bâtissent les phalanstériens et leurs émules.
Cependant , si l'on consent à y réfléchir, on verra que ces
distinctions ne sont que des résultats auxquels MM. Fourrier et
Proudhon , chefs d'État , seraient eux-mêmes amenés bientôt.
Dans des pays où le bien-être matériel est tout et où , pour le
conserver, il convient de retenir la foule entre les limites
d'une organisation stricte , la loi , immuable comme Dieu ( car
si elle ne l'était pas , le bien-être public serait sans cesse exposé
aux plus graves revirements), doit finir, un jour ou l'autre,
par participer aux respects rendus à l'intelligence suprême.
Ce n'est plus de la soumission qu'il faut à une loi si préserva-
trice , si nécessaire , si inviolable , c'est de l'adoration , et on ne
saurait aller trop loin dans cette voie. Il est donc naturel que
les puissances qu'elle institue pour répandre ses bienfaits et
veiller à son salut, participent du culte qu'on lui accorde; et
comme ces puissances sont bien armées de toute sa rigueur, il
est inévitable qu'elles sauront se faire rendre ce qu'elles ne
seront pas les dernières à juger leur être dû.
J'avoue que tant de bienfaits , conséquences de tant de con-
ditions, ne me paraissent pas séduisants. Sacrifler sur la huche
du boulanger, sur le seuil d'une demeure confortable , sur le
bancd'une école primaire, ce que lascienceade transcendautal,
la poésie de sublime, les arts de magnifique, jeter là tout sen-
timent de dignité humaine , abdiquer son individualité dans ce
qu'elle a de plus précieux, le droit d'apprendre et de savoir,
de communiquer à autrui ce qui n'était pas su auparavant,
c'est trop, c'est trop donner aux appétits de la matière. Je se-
DES RACES HUMAINES. 491
rais bien effrayé de voir un tel genre de bonlieiu- menacer nous
ou nos descendants, si je n'étais rassuré par la conviction que
nos générations actuelles ne sont pas encore capables de se
plier à de pareilles jouissances au prix de pareils sacrifices. Nous
pouvons bien inventer des alcorans de toute sorte; mais cet'e
féconde variabilité, à laquelle je suis loin d'applaudir, a "les
revers de ses défauts. Nous ne sommes pas gens capables de
mettre en pratique tout ce que nous imaginons. A nos plus
hautes folies d'autres succèdent, qui les font négliger. Les
Chinois s'estimeront encore les premiers administrateurs du
monde, qu'oublieux de toutes propositions de les imiter, nous
aurons passé à quelque nouvelle phase de nos histoires, holas !
si bariolées !
Les annales du Céleste Empire sont uniformes. La race
blanche, auteur premier de la civilisation chinoise, ne s'est
jamais renouvelée d'une manière suffisante pour faire dévier
de leurs instincts naturels des populations immenses. Les ad-
jonctions qui se sont accomplies, à différentes époques, ont
généralement appartenu à im même élément , à l'espèce jaune.
Elles n'ont apporté presque rien de nouveau , elles n'ont fait
que contribuer à étendre les principes blancs en les délayant
dans des masses d'autre nature et de plus en plus fortes. Quant
à elles-mêmes, trouvant une civilisation conforme à leurs ins-
tincts, elles l'ont embrassée voloutiers et ont toujours fini par
se perdre au sein de l'océan social , oii leur présence n'a , ce-
pendant , pas laissé que de déterminer plusieurs perturbations
légères , qu'il n'est pas impossible de démêler et de constater.
Je vais l'essayer en reprenant les choses de plus haut.
Lorsque les Arians commencèrent à civiliser les mélanges
noirs et jaunes, autrement dits malais, qu'ils trouvèrent en
possession des provinces du sud, ils leur portèrent, ai- je dit,
le gouvernement patriarcal, forme susceptible de différentes
applications, restrictives ou extensives. Nous avons vu que
cette forme, appliquée aux noirs, dégénère rapidement en
despotisme dur et exalté, et que, chez les Malais, et surtout
chez les peuples plus purement jaunes, si le despotisme est
entier, il est, au moins, tempéré dans son action et forcé de
492
DE L INEGALITE
s'interdire les excès inutiles, faute d'imagination chez les su-
jets pour en être plus effrayés qu'irrités , pour les comprendre
et les tolérer. Ainsi s'explique la constitution particulière de
la royauté en Chine.
Mais un rapport général de la première constitution politique
de ce pays avec les organisations spéciales de tous les rameaux
blancs, rapport curieux que je n'ai pas encore fait ressortir,
c'est l'institution fragmentaire de l'autorité et sa dissémination
en un grand nombre de souverainetés plus ou moins unies par
le lien commun d'un pouvoir suprême. Cette sorte d'éparpil-
lement de forces, nous l'avons vue en Assyrie, où les Chami-
tes, puis les Sémites, fondèrent tant d'Etats isolés sous la
suzeraineté, reconnue ou contestée, suivant les temps, de
lîabylone et de Ninive , dissémination si extrême, qu'après les
revers des descendants de Salomon il se créa trente-deux
États distincts dans les seuls débris des conquêtes de David ,
du côté de l'Euphrate (1). En Egypte, avant Menés, le pays
était également divisé entre plusieurs princes , et il en fut de
même du côté de l'Inde, où le caractère arian s'était toujours
mieux conservé. Une complète réunion territoriale de la con-
trée n'eut jamais lieu sous aucun prince brahmanique.
En Chine, il en alla autrement, et c'est une nouvelle preuve
de la répugnance du génie arian pour l'unité, dont , suivant
d'expression romaine , l'action se résume dans ces deux mots :
'reges et grèges.
Les Arians, vainqueurs orgueilleux dont on ne fait pas faci-
lement des sujets, voulurent, toutes les fois qu'ils se trouvèrent
Imaîtres des races inférieures , ne pas laisser aux mains d'un
rseul d'entre eux les jouissances du commandement. En Chine,
!donc, comme dans toutes les autres colonisations de la famille,
la souveraineté du territoire fut fractionnée , et sous la suze-
raineté précaire d'un empereur une féodalité , jalouse de ses
droits (2), s'intalla et se maintint depuis l'invasion des Kschat-
(1) Movers, das Phœnizische AUerlhum, t. II, 1" partie, p. 374. —
I, Rois, 20, 2i, 2S.
(2) « Sous les trois premières races, l'empire était entièrement |
« composé de principautés, de fiefs et d'apanages héréditaires. Les
i
DES BACES HUMAINES. 493
tryas jusqu'au règne de Tsia-chi-hoang-ti, l'an 246 avant J. -C. ,
autrement dit, aussi longtemps que la race blanche conserva
assez de virtualité pour garder ses aptitudes principales (1).
Mais, aussitôt que sa fusion avec les familles malaise et jaune
fut assez prononcée pour qu'il ne restât pas de groupes même
à demi blancs, et que la masse de la nation chinoise se trouva
élevée de tout ce dont ces groupes jusque-là dominateurs
avaient été diminués pour être rabaissés et confondus avec
elle , le système féodal , la domination hiérarchisée , le grand
nombre des petites royautés et des indépendances de person-
nes, n'eut plus nulle raison d'exister, et le niveau impérial
passa sur toutes les têtes, sans distinction.
Ce fut de ce moment que la Chine se constitua dans sa
forme actuelle (2). Cependant la révolution de Tsin-chi-hoang-
« hommes qui en étaient investis avaient sur leurs subordonnés une
n autorité plus grande que celle des pères sur leurs fils, des chefs de
< famille sur leurs propriétés... Chaque chef gouvernait son fief comme
« sa propriété héréditaire. » (Ma-touan-lin, cité par M. E. Biot, voir
le Tcheou-li, t. I, introduct. , p. xxvii.)
(1) Les Chinois, qui forment aujourd'hui une grande démocratie
impériale, ne jouissaient pas du principe de l'égalité au xii* siècle
lavant notre ère, dans l'époque féodale. Le peuple était en servage
complet, il n'était pas apte à posséder des biens immeubles. Les Tcheou
'l'admirent au partage des bas emplois jusqu'au grade de préfet. Plus
anciennement , il n'avait pas le droit d'acquérir l'instruction. (Tcheou-li,
t. I, Introduct., p. lv, et pass.) — Ainsi, les Chinois, comme tous
les autres peuples, n'ont eu l'égalité politique qu'à la suite de la
disparition des grandes races.
(2) Et c'est seulement de ce moment-là que date la philosophie
politique nationale. Confucius, et plus tard Meng-tseu, furent égale-
ment centralisateurs et impérialistes. Le système féodal ne leur est
pas moins odieux qu'aux écoles politiques de l'Europe actuelle. (Gaubil ,
Chronologie chinoise, p. 90.) — Les moyens qu'employa Tsin-chi-
hoang-ti pour abattre les familles seigneuriales furent des plus éner-
giques. On commença par brûler les livres : c'étaient les archives du
droit souverain des nobles et les annales de leur gloire. On abolit
les alphabets particuliers des provinces. On désarma toute la nation.
On abrogea les noms des anciennes circonscriptions territoriales, et
l'on partagea le pays en trente-six départements administrés par des
mandarins que l'on eut soin de changer fréquemment de postes. On
força cent vingt mille familles à venir résider dans la capitale, avec
28
I
494
DE LI?< EGALITE
li ne faisait qu'abolir la dernière trace apparente de la race
blanche , et l'unité du pays n'ajoutait rien à ses formes gou-
vernementales, qui restaient patriarcales comme ci-devant. Il
n'y avait de plus que cette nouveauté , grande d'ailleurs en
elle-même, que la dernière trace de l'indépendance, de la
dignité personnelle, comprises à la manière ariane, avait dis-
paru à jamais devant les envahissements définitifs de l'espèce
jaune (Ij.
Autre point encore. Nous avons d'abord vu la race malaise
recevant dans le Yun-nan les premières leçons des Arians en
s'alliant avec eux ; puis , par les conquêtes et les adjonctions
de toute nature, la famille jaune s'augmenta rapidement et
finit par ne pas moins neutraliser, dans le plus grand nombre
des provinces de l'empire, les métis mélaniens, qu'elle ne
transformait, en la divisant, la vertu de l'espèce blanche. II
en résulta pendant quelque temps un défaut d'équilibre mani-
festé par l'apparition de quelques coutumes tout à fait barbares.
Ainsi, dans le nord, des princes défunts furent souvent en-
terrés avec leurs femmes et leurs soldats, usages certainement
empi'untés à l'aspèce finnoise (2). On admit aussi que c'était
une grâce impériale que d'envoyer un sabre à un mandarin
disgracié pour qu'il pût se mettre à mort lui-même (3). Ces
traces de dureté sauvage ne tinrent pas. Elles disparurent de-
défense de s'en éloigner sans permission, etc., etc. (Gaubil, Chrono-
logie chinoise, p. 61.)
(1) Il se passa alors un fait absolument semblable à celui qui eut
lieu, chez nous, en 1789, lorsque l'esprit novateur considéra comme
de première nécessité la destruction des anciennes subdivisions ter-
ritoriales. En Chine, on abolit les circonscriptions qui pouvaient
rappeler des idées de nationalités ou de souverainetés. On créa des
provinces et des arrondissements purement administratifs. Je remar-
que toutefois une différence assez sérieuse. Les départements chinois
lurent très étendus et les nôtres très petits. Matouan-lin prétend que
la métliode de son pays n'a pas été sans inconvénient, en rendant
plus difficile la surveillance et la bonne gestion des magistrats im-
périaux. D'autre part, notre système a soulevé bien des critiques.
(Le Tcheou-li, t. I, Introduct., p. xxvni.)
(2) Gaubil, Chronologie chinoise, p. 46 et pass.
(3) Ibid. , p. 51.
DES RACES HUMAINES. 495
vant les institutions restées de la race blanche et ce qui sur-
vivait encore de son esprit. A mesure que de nouvelles tribus
jaunes se fondaient dans le peuple chinois , elles en prenaient
les mœurs et les idées. Puis , comme ces idées se trouvaient
désormais partagées par une plus grande masse, elles allaient
diminuant de force , elles s'émoussaient , la faculté de grandir
et de se développer leur était ravie, et la stagnation s'étendait
irrésistiblement.
Au XIII® siècle de notre ère, une terrible catastrophe
ébranla le monde asiatique. Un prince mongol , Témoutchin ,
réunit sous ses étendards un nombre immense de tribus de la
haute Asie , et , entre autres conquêtes , commença celle de
la Chine, terminée par Koubilaï. Les Mongols, se trouvant les
maîtres, accoururent de toutes parts, et l'on se demande
pourquoi, au lieu de fonder des institutions inventées par eux,
ils s'empressèrent de reconnaître pour bonnes les inspirations
des mandarins ; pourquoi ils se mirent sous la diiection de ces
vaincus, se conformèrent de leur mieux aux idées du pays , se
piquèrent de se civiliser à la façon chinoise , et finirent , au
bout de quelques siècles, après avoir ainsi côtoyé plutôt
qu'embrassé l'empire , par se faire chasser honteusement.
Voici ce que je réponds. Les tribus mongoles , tatares et
autres qui formaient les armées de Djiiighiz-khan, appar-
tenaient, en presque totalité, à ia race jaune. Cependant
comme, dans une antiquité assez lointaine, les principales
branches de la coalition , c'est-à-dire les mongoles et les tata-
res, avaient été pénétrées par des éléments blancs, tels que
ceux venus des Hakas , il en était résulté un long état de civi-
lisation relative vis-à-vis des rameaux purement jaunes de ces
nations , et , comme conséquence de cette supériorité , la fa-
culté, sous des circonstances spéciales, de réunir ces lameaux
autour d'un même étendard et de les faire concourir quelque
temps vers un seul but. Sans la présence et la conjonction
heureuse des principes blancs répandus dans des multitudes
jaunes , il est complètement impossible de se rendre compte
de la formation des grandes armées envahissantes qui , à dif-
férentes époques , sont sorties de l'Asie centrale avec les Huns,
496
DE L INEGALITE
les Mongols de Djiughiz-khan , les Tatares de Tiniour, touïês"
multitudes coalisées et nullement homogènes.
Si, dans ces agglomérations, les tribus dominantes possé-
daient leur initiative, en vertu d'une réunion fortuite d'élé-
ments blancs jusque-là trop disséminés pour agir, et qui, en
quelque sorte, galvanisaient leur entourage, la richesse de ces
éléments n'était pourtant pas suffisante pour douer les masses
qu'ils entrahiaient d'une bien grande aptitude civilisatrice, ni
même pour maintenir, dans l'élite de ces masses, la puissance
de mouvement qui les avait élevées à la vie de conquêtes.
Qu'on se figure donc ces triomphateurs jaunes animés, je dirai
presque enivrés par le concours accidentel de quelques immix-
tions blanches en dissolution dans leur sein, exerçant dès lors
une supériorité relative sur leurs congénères dIus absolument
jaunes. Ces triomphateurs ne sont pas cependant assez rehaus-
sés pour fonder une civilisation propre. Ils ne feront pas comme
les peuples germaniques, qui, débutant par adopter la civilisa-
tion romaine, l'ont transformée bientôt en une autre culture
tout originale. Ils n'ont pas la valeur d'aller jusque-là. Seule-
ment, ils possèdent un instinct assez fin qui leur fait compren-
dre les mérites de l'ordre social, et, capables ainsi du premier
pas, ils se tournent respectueusement vers l'organisation qui
régit des peuples jaunes comme eux-mêmes.
Cependant, s'il y a parenté, affinité entre les nations demi-
barbares de l'Asie centrale et les Chinois, il n'y a pas identité.
Chez ces derniers, le mélange blanc et surtout malais se fait
sentir avec beaucoup plus de force, et, par conséquent, l'apti-
tude civilisatrice est bien autrement active. Au sein des autres,
il y a un goût, une partialité pour la civiUsation chinoise, toute-
fois moins pour ce qu'elle a conservé d'arian que pour ce qui
est corrélatif, en elle, au génie ethnique des Mongols. Ceux-ci
sont donc toujours des barbares aux yeux de leurs vaincus, et
plus ils font d'efforts afin de retenir les leçons des Chinois,
plus ils se font mépriser. Se sentant ainsi isolés au milieu de 1
plusieurs centaines de millions de sujets dédaigneux, ils n'osent
pas se séparer, ils se concentrent sur des points de ralliement,
ils ne renoncent pas, ils n'osent pas renoncer à l'usage des ar-
DES RACCS HUMAINES. 497
mes, et comme cependant la manie d'imitation qui les tra-
vaille les a poussés en plein dans la mollesse chinoise, un jour
vient, où sans racines dans le pays, bien que nés de ses fem-
mes, un coup d'épaule suffit pour les pousser dehors. Voilà
l'histoire des Mongols. Ce sera également celle des Mant-
chous.
Afin d'apprécier la vérité de ce que j'avance, touchant le
goût des dominateurs jaunes de l'Asie centrale pour la civilisa-
tion chinoise, il suffit de considérer ces nomades dans leurs
conquêtes, autres que celles du Céleste Empire. En général,
on a beaucoup exagéré leur sauvagerie. Ainsi, les Huns, les
Hioung-niou des Chinois (1), étaient loin d'être ces cavaliers
stupides que les terreurs de l'Occident ont rêvés. Placés as-
surément à un degré social peu élevé, ils n'en avaient pas
moins des institutions politiques assez habiles, une organisation
militaire raisonnée, de grandes villes de tentes, des marchands
opulents, et même des monuments religieux. On pourrait en
dire autant de plusieurs autres nations finnoises, telles que les
Kirghizes, race plus remarquable que toutes les autres, parce
qu'elle fut plus mêlée encore d'éléments blancs (2). Cependant
• ces peuples qui savaient apprécier le mérite d'un gouverne-
ment pacifique et des mœurs sédentaires, montrèrent constam-
ment des sentiments très hostiles à toute civilisation quand ils
se trouvèrent en contact avec dts rameaux appartenant h des
variétés humaines différentes de l'espèce jaune. Dans l'Inde,
jamais Tatare n'a fait mine d'éprouver la moindre propension
pour l'organisation brahmanique. Avec une facilité qui accuse
le peu d'aptitude dogmatique de ces esprits utilitaires, les hor-
des de Tamerlan s'empressèrent, en général , d'adopter l'isla-
misn^e. Les vit-on conformer aussi leurs mœurs à celles des
(1) Ritter identifie les Hioung-niou, les Tliou-kieou, les Ouigours
et les Hoei-he. De tous ces peuples, il fait des nations turques. Cette
opinion, peut-être fondée quant à certaines tribus, me paraît fort
critiquable pour l'ensemble. (Erdkunde, Asien, t, I, p. 437.)
(2) Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 744, p. 1114 et pass. ; t. Il, p. iig,
SclialTarik, Slawiche Alterthùmer, t. I, p. 68. — Les langues turques,
mongoles, tongouses et mandchoues contiennent un grand nombre
de racines indo-germaniques. (Rillcr, t. I, p. 43G.)
28.
498
DE L'iNÉGALITé
populations sémitiques qui leur communiquaient la foi ? En au-
cune façon. Ces conquérants ne changèrent ni de mœurs, ni
de costumes, ni de langue. Ils restèrent isolés, cherchèrent
très peu à faire passer dans leur idiome les chefs-d'œuvre d'une
littérature brillante plus que solide, et qui devait leur sembler
déraisonnable. Ils campèrent en maîtres, et en maîtres indif-
férents, sur le sol de leurs esclaves. Combien ce dédain est éloi-
gné du respect sympathique que ces mêmes tribus jaunes lais-
saient éclater lorsqu'elles s'approchaient des frontières de la
civilisation chinoise !
J'ai donné les raisons ethniques qui me paraissaient empê-
cher les Mantchous, comme elles ont empêché les Mongols,
de fonder un empire définitif en Chine, S'il y avait identité par-
faite entre les deux races, les Mantchous, qui n'ont rien ap-
porté à la somme des idées du pays , recevraient les notions
existantes, ne craindraient pas de se débander et de se confon-
dre avec les différentes classes de cette société, et il n'y aurait
plus qu'un seul peuple. Mais, comme ce sont des maîtres qui
ne donnent rien et qui ne prennent que dans une certaine
mesure ; comme ce sont des chefs qui, en réalité , sont infé-
rieurs, cette situation présente une inconséquence choquante
et qui ne se terminera que par l'expulsion de la dynastie.
On peut se demander ce qui arriverait, si une invasion blan-
che venait remplacer le gouvernement actuel et réaliser le hardi
projet de lord Clive.
Ce grand homme pensait n'avoir besoin que d'une armée de
trente mille hommes pour soumettre tout l'empire du Milieu,
et on est porté à croire son calcul exact, à voir la lâcheté chro-
nique de ces pauvres gens , qui ne veulent pas qu'on les ar-
rache à la douce fermentation digestive dont ils font leur uni-
que affaire. Supposons donc la conquête tentée et achevée.
Dans quelle position se seraient trouvés ces trente mille hom-
mes .' Suivant lord Clive, leur rôle aurait dû se borner à garni-
sonner les villes. Comme le succès se serait accompli dans un
simple but d'exploitation, les troupes auraient occupé les prin-
cipaux ports, peut-être auraient poussé des expéditions dans
riûtérieur du pays pour maintenir la soumission, assurer la
DES KACES HUMAINES. 499
libre circulation des marchandises et la rentrée des impôts;
rien de plus.
Un pareil état de choses, tout convenable qu'il peut être,
ne saurait jamais se prolonger longtemps. Trente mille hom-
mes pour en dominer trois cents millions, c'est trop peu, sur-
tout quand ces trois cents millions sont aussi compacts de sen-
timents et d'instincts, de besoins et de répugnances. L'audacieux
général aurait fini par augmenter ses forces et les aurait por-'
tées.à un chiffre mieux proportionné à l'immensité de l'océan
populaire dont sa volonté aurait voulu contenir les orages. Ici
je commence une sorte d'utopie.
Si je continue à supposer lord Clive simple et fidèle repré-
sentant de la mère patrie, il apparaît toujours, malgré l'aug-
.mentation indéfinie de son armée, fort isolé, fort menacé, et,
un jour, lui-même ou ses descendants seront expulsés de ces
provinces qui reçoivent tous les vainqueurs en intrus. Mais"
changeons d'hypothèse : laissons-nous aller au soupçon qui
fit repousser, dit-on, par les directeurs de la compagnie des
Indes, les somptueuses propositions du gouverneur général.
Imaginons que lord Clive, sujet peu loyal de la couronne d'An-
gleterre, veut régner pour son compte, repousse l'allégeance
de la métropole et s'installe , véritable empereur de la Chine,
au milieu des populations soumises par son épée. Alors les
choses peuvent se passer bien ditléremment que dans le pre-
mier cas.
Si ses soldats sont tous de race européenne ou si un grand
nombre de cipayes hindous ou musulmans sont mêlés aux
Anglais , l'élément immigrant s'en ressentira , de toute néces-
sité, dans la mesure de sa vigueur. A la première génération,
le chef et l'armée étrangère , fort exposés à être mis dehors,
auront encore entière leur énergie de race pour se défendre et
sauront traverser, sans trop d'encombre, ces moments dange-
reux. Ils s'occuperont à faire entrer de force leurs notions
nouvelles dans le gouvernement et dans l'administration. Eu-
ropéens, ils s'indigneront de la médiocrité prétentieuse de tout
le système , de la pédanterie creuse de la science locale, de la
lâcheté créée par de mauvaises institutions militaires. Ils fe-
500
DE L INEGALITE
ront au rebours des Mantchous, qui se sont pâmés d'admira-
tion devant de si belles choses. Ils y mettront courageusement
la hache et renouvelleront, sous de nouvelles formes, la pros-
cription littéraire de Tsin-chi-hoang-ti.
A la seconde génération, ils seront beaucoup plus forts au
point de vue du nombre. Un rang serré de métis, nés des
femmes indigènes, leur aura créé un heureux intermédiaire
avec les populations. Ces métis, instruits, d'une part, dans la
pensée de leurs pères, et, de l'autre, dominés par le sentiment
des compatriotes de leurs mères, adouciront ce que l'importa-
tion intellectuelle avait de trop européen, et l'accommoderont
mieux aux notions locales. Bientôt, de génération en généra-
tion, l'élément étranger ira se dispersant dans les masses en J|
les modifiant, et l'ancien établissement chinois, cruellement
ébranlé , sinon renversé , ne se rétablira plus; car le sang arian
des kschattryas est épuisé depuis longtemps, et si son œuvre |
était interrompue, elle ne pourrait plus être reprise.
D'un autre côté , les graves perturbations infusées dans le
sang chinois ne conduiraient certainement pas, je viens de le
dire, à une civilisation à l'européenne. Pour transformer trois
cents millions d'âmes, toutes nos nations réunies auraient à.
peine assez de sang à donner, et les métis , d'ailleurs , ne re-
produisent jamais ce qu'étaient leurs pères. 11 faut donc
conclure :
1" Qu'en Chine, des conquêtes provenant de la race jaune et
ne pouvant ainsi qu'humilier la force des vainqueurs devant
l'organisation des vaincus, n'ont jamais rien changé et ne
changeront jamais rien à l'état séculaire du pays ; Jl
2* Qu'une conque le des blancs, dans de certaines conditions, H
aurait bien la puissance de modifier et même de renverser pour
toujours l'état actuel de la civilisation chinoise, mais seulement
par le moyen des métis.
Encore cette thèse, qui peut être théoriquement posée, reii-
contrerait-elle , en pratique , de très graves difficultés , résul-
tant du chiffre énorme des populations agglomérées , circons-
tance qui rendrait fort difficile , à la plus nombreuse émigra-
tion, d'entamer sérieusement leurs rangs.
DES RACES HUMAINES. 501
Ainsi, la nation chinoise semble devoir garder encore ses
institutions pendant des temps incalculables. Elle sera facile-
ment vaincue, aisément dominée; mais transformée, je n'en
vois guère le moyen.
Elle doit cette immutabilité gouvernementale, cette persis-
tance inouïe dans ses formes d'administration , à ce seul fait
que toujours la même race a dominé sur son sol depuis qu'elle
a été lancée dans les voies sociales par des Arians, et qu'au-
cune idée étrangère n'a paru avec une escorte assez forte pour
détourner son cours.
Comme démonstration de la toute-puissance du principe
ethnique dans les destinées des peuples, l'exemple de la Chine
est aussi frappant que celui de l'Inde. Ce pays, grâce à la fa-
veur des circonstances, a obtenu, sans trop de peine et sans
nulle exagération de ses institutions politiques, au contraire,
en adoucissant ce que son absolutisme avait en germe de trop
extrême, le résultat que les brahmanes, avec toute leur éner-
gie, tous leurs elTorts, n'ont cependant qu'imparfaitement tou-
ché. Ces derniers, pour sauvegarder leurs règles, ont dû étayer,
par des moyens factices, la conservation de leur race. L'inven-
tion des castes a été d'une maintenue toujours laborieuse, sou-
vent illusoire, et a eu cet inconvénient, de rejeter hors de la
famille hindoue beaucoup de gens qui ont servi plus tard les
invasions étrangères et augmenté le désordre extrasocial. Tou-
tefois, le brahmanisme a atteint à peu près son but, et il faut
ajouter que ce but, incomplètement touché, est'beaucoup plus
élevé que celui au pied duquel rampe la population cbinoise.
Celle-ci n'a été favorisée de plus de calme et de paix, dans
sjnjnterminable vie, que parce que, dans les conflits des races
diverses qui l'ont assaillie depuis 4,000 ans, elle n'a jamais eu
afi'aire qu'à des populations étrangères trop peu nombreuses
pour entamer l'épaisseur de ses masses somnolentes. Elle est
donc restée plus homogène que la famille hindoue, et dès lors
plus tranquille et plus stable, mais aussi plus inerte.
En somme, la Chine et l'Inde sont les deux colonnes, les
deux grandes preuves vivantes de cette vérité , que les races
ne se modiOent, par elles-mêmes, que dans les détails; qu'el-
I
502 DE l'inégalité
les ne sont pas aptes à se transformer , et qu'elles ne s'écar-
tent jamais de la voie particulière ouverte à chacune d'elles,
dût le voyage durer autant que le monde.
CHAPITRE VI.
Les origines de la race blanche.
De même qu'on a vu , à côté des civilisations assyrienne et
égyptienne, des sociétés de mérite secondaire se former à l'aide
d'emprunts faits à la race civilisatrice , de même l'Inde et la
Chine sont entourées d'une pléiade d'États , dont les uns sont
formés sur le norme hindou , dont les autres s'efforcent d'ap-
procher, d'aussi près que possible, l'idéal chinois, tandis que
les derniers se balancent entre les deux systèmes.
Dans la première catégorie, on doit placer Geylan et, très
anciennement, Java, aujourd'hui musulmane (1), plusieurs des
îles de l'archipel, comme Bali (2), Sumatra, puis d'autres.
(1) Le commencement de l'ère javanaise de Aje-Saka reporte les
souvenirs au temps de Sâliwâhana, et répond à l'année 78 après J.-C.
Ce fut une époque de civilisation brahmanique, mais non pas de
première civilisation de ce genre. Ce ne fut que le renouvellement
et comme un rajeunissement d'une domination hindoue beaucoup
plus ancienne qui avait vu l'île occupée par des nègres pélagiens
fort abrutis. Le Fo-koue-ki raconte que les navigateurs chinois trou-
vèrent ces aborigènes horriblement laids et sales, avec les cheveux
semblables au « gazon naissant. » Us se nourrissaient de vermine.
La loi brahmanique de Java a conservé le souvenir de cet état de
choses par la défense formelle qu'elle adresse aux personnes d'un
rang élevé de ne manger ni chiens, ni rats, ni couleuvres, ni lézards,
ni chenilles. Il semblerait que le brahmanisme n'a jamais pu s'établir
à l'état pur dans l'île. Le bouddhisme ne fut pas plus heureux. Au com-
mencement du xvn« siècle de notre ère, les Javanais adoptèrent
l'islamisme. (W. v. Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache, t. I, p. 10, 11,
15, 18, 43, 49, 208.)
(2) Les coutumes et la religion brahmaniques se sont, jusqu'ici.
DES RACES HUMAINES. 503|
Dans la seconde, il faut mettre le Japon, la Rorée, le Laos
au dernier rang.
La troisième comprend, avec des modifications infinies dans|
la mesure où est acceptée chacune des deux civilisations con-'
tendantes, le Népaul, le Boutan, les deux Thibets, le royaume
de Ladakh , les États de l'Inde transgangétique et une partie
de l'archipel de la mer des Indes, de telle sorte que, d'île
en île , de groupe en groupe , les populations malaises ont fait
circuler jusqu'à la Polynésie des inventions chinoises ou hin-
doues , qui vont s'effaçant davantage à mesure que le mélange
avec le sang de l'une des deux races initiatrices diminue.
Nous avons vu Ninive rayonner sur Tyr, et, par Tyr, sur
Carthage, inspirer les Himyarites, les enfants d'Israël, et per-
dre d'autant plus son action sur ces pays, que l'identité des
races était plus troublée entre eux et elle. Pareillement nous
avons vu l'Egypte envoyer la civilisation à l'Afrique intérieure.
Les sociétés secondaires de l'Asie présentent, avec le même
spectacle , l'observation rigoureuse des mêmes lois.
A Ceylan, à Java, à Bali, des émigrations brahmaniques très
anciennes apportèrent le genre de culture particulier à l'Inde
et le système des castes. Ces colonisations, de plus en plus
restreintes , à mesure que les rivages du Dekkhan s'éloignaient,
s'échelonnèrent aussi en mérite. Les plus lointaines, où le sang
hindou était en moindre abondance, furent aussi les plus im-
parfaites (I).
Longtemps avant l'arrivée des Arians, des invasions de peu-
ples jaunes étaient venues modifier le sang des aborigènes
noirs, et les métis malais, en plusieurs lieux, avaient même
commencé déjà à se substituer aux tribus purement mélanien-
nes. Ce fut une raison déterminante pour que les sociétés dé-
rivées , formées plus tard sous l'influencé des métis blancs , ne
ressemblassent pas , malgré tous les efTorts des initiateurs , à
conservées à Bali pures de tout mélange mahométan ou européen.
C'est, au jugement de Raffles, l'image vivante de ce qu'était Java avant
sa conversion par les musulmans. (W. v. Humboldt, Ueber die Kawi-
Sprache, t. I, p. lll.)
(1) Guillaume de Humboldt, Ueber die Kawi-Sprache.
I
504
DE l'inégalité
celle des pays où la race noire pure servait de base. Le natu-
rel malais, plus froid, plus raisonneur, plus apatiiique, s'ac-
commoda mal de la séparation des castes, et aussitôt qu'ap-
parut le bouddhisme, celte religion grossière réussit vite à s'im-
planter au milieu des multitudes à demi jaunes. Quels succès
ne devait-elle pas obtenir auprès de celles dont les éléments
étaient plus libres encore de principes mélaniens. Ceylan et
Java restèrent longtemps les citadelles de la foi de Bouddha.
Comme le principe arian hindou existait dans ces deux îles, le
culte de Sakya y resta assez noble. Il construisit de beaux
monuments à Java, témoin ceux de Boro-Budor, de Madjapa-
•iiit, de Brambanan, et, ne s'écartant pas trop, ne dégénérant
pas d'une manière complète des données intellectuelles qui font
la gloire de l'Inde, il donna naissance à une littérature remar-
quable, où se trouvaient mêlées les idées brahmaniques et celles
du nouveau système religieux. Plus tard, Ceylan et Java reçu-
rent des colonisations arabes. L'islamisme y fit de grands pro-
grès, et le sang malais, ainsi modifié et relevé par les immi-
.grations brahmaniques, bouddhiques et sémitiques, ne rentra
jamais dans l'humilité des autres peuples de sa race.
Au Japon, les apparences sont chinoises, et un grand nom-
bre d'institutions ont été apportées par plusieurs colonies ve-
nues originairement, et à différentes époques, du Céleste Em-
pire. Il y existe aussi des éléments ethniques tout différents et
qui amènent des divergences sensibles. Ainsi, l'Etat est encore
Féodal, l'humeur des nobles héréditaires est restée belliqueuse.
Le double gouvernement laïque et ecclésiastique ne se fait pas
obéir sans peine. La politique soupçonneuse de la Chine, à
l'égard des étrangers , a été adoptée par le Koubo , qui prend
grand soin d'isoler ses sujets du contact de l'Europe. Il paraît
que l'état des esprits lui donne raison, et que, taillés sur un
tout autre modèle que ceux de la Chine, ses administrés, doués
d'une façon dangereuse, sont âpres aux nouveautés. Le Japon
semble donc entraîné dans le sens de la civilisation chinoise
par les résultats des nombreuses immigrations jaunes, et en
même temps il y résiste par l'effet de principes ethniques qui
n'appartiennent par au sang finnois. En effet, il existe certaine-
DES BACES HUMAINES. 505
nient dans la population japonaise une forte dose d'alliage
noir, et peut-être même quelques éléments blancs dans les
hautes classes de la société (1). De sorte que, les premiers
faits de l'histoire de cette contrée ne remontant pas bien haut,
seulement 660 ans avant J.-C. , le Japon serait à peu près au-
jourd'hui dans la situation où la Chine se trouva sous la direc-
tion des descendants des kschattryas réfractaires, jusqu'à l'em-
pereur Tsin-chi-hoang-ti. Ce qui conflrmerait l'idée que des
colonies de race blanche ont civilisé primitivement la popula-
tion malaise qui fait le fond de ce pays, c'est qu'on y retrouve
exactement, aux débuts de l'histoire, les mêmes récits mythi-
ques qu'en Assyrie, en Egypte et même à la Chine, quoique
d'une manière plus marquée encore. Les premiers souverains
antérieurs à l'époque positive sont des dieux , puis des demi-
dieux. Je m'explique le développement d'imagination poéti-
que accusé par la nature de cette tradition, développement
qui serait incompréhensible chez un peuple jaune pur, par une
certaine prédominance d'éléments mélaniens. Cette opinion
n'est pas une hypothèse. On a vu plus haut que Kaempfer
constate la présence des noirs dans une île au nord du Japon,
peu de siècles avant son voyage, .et, au sud du même point, il
invoque le témoignage des annales écrites pour établir le
même fait (2). Ainsi s'expliqueraient les particularités phy-
(1) Kaempfer. Histoire du Japon. — Ce voyageur, d'ailleurs judicieux,
sacrifie, comme il était do mode de son temps, à la manie de faire
venir d'Assyrie tous les peuples, et il trace ainsi, d'une manière assez
cuiieuse, l'itinéraire de ses Japonais : « Mais, pour finir ce chapitre, il
< résulte que, peu de temps après le déluge, lorsque la confusion
« des langues à Babel força les Babyloniens d'abandonner le désir
« qu'ils avaient de bâtir une tour d'une hauteur extraordinaire et
« les obligea de se disperser par toute la terre; lorsque les Grec?,
« les Goths et les Esclavons passèrent en Europe, d'autres en Asi((
« et en Afrique , d'autres en Amérique, qu'alors, dis-je, les Japonais
«I partirent aussi; que, selon toutes les apparences , après avoir
<■ voyagé plusieurs années et souffert plusieurs incommodités, ils ren-
« contrèrent cette partie éloignée du monde ; que, trouvant sa situa-
« tien, sa fertilité fort à leur gré, ils résolurent de la choisir pour le
« lieu de leur demeure, etc., etc. (p. 83). »
(-2) Kaempfer, Histoire du Japon, p. 81 et pass.
RACES HUMAINES. — T. I, 29
I
506
DE L INEGALITE
siologiques et morales qui créent l'originalité japonaise (1).
Il n'y a pas , du reste , à s'y tromper : ce coin du monde si
peu connu, beaucoup plus mystérieux que son prototype chi-
nois, recèle la solution des questions ethnographiques les plus
hautes. Quand il sera permis de l'aborder, de l'étudier en
paix , d'y comparer les races , de faire rayonner les observa-
tions sur les archipels qui le touchent au nord, on trouvera,
sur ce sol , bien des secours décisifs pour l'éclaircissement de
ce que les origines américaines présentent de plus ardu.
La Corée est , de même que le Japon, une copie de la Chine,
moins intéressante toutefois. Comme le sang arian n'est ar-
rivé dans ces parages reculés que par communication très in-
directe, il n'y a produit que des efforts d'imitation bien mala-
droits. Le Laos, je l'ai déjà fait entrevoir, est encore au-des-
sous, et, encore plus bas, se place la population de l'archipel
Lieou-kieou (2).
Les contrées où les deux principes, hindou et chinois, se
partagent les sympathies des populations, sont également étran-
gères à la plus belle conquête des civilisations qu'elles vénè-
rent, la stabilité. Rien de plus mouvant, de plus variable, que
les idées, les doctrines, les moeurs de ces territoires. Cette
mobilité n'a rien à reprocher à la nôtre. Dans les terres trans-
gangétiques, les peuples sont malais, et leurs nationalités se.
brouillent en nuances imperceptibles autant qu'innombrables,
suivant que les éléments jaunes ou noirs dominent. Lorsqu'une
invasion de l'est donne la prépondérance aux premiers , l'es-
prit brahmanique recule, et c'est la situation des derniers siè-
(1) M. Pickering, jugeant sur ses observations personnelles, tient les
Japonais pour identiques de race avec les Malais polynésiens (p. H7).
— Il n'est pas impossible qu'avant toute invasion hindoue à Java,
les Japonais n'y aient eu des établissements. Un des noms anciens de
l'île est Cha-po. On y connaît deux districts appelés, l'un Ja-pan et
l'autre Ji-pang. On sait, d'ailleurs, qu'à une époque très lointaine, les
Japonais ont navigué dans tout l'archipel. (W. v. Humboldt, Ueber
die Kawi-Sprache , t. I, p. 19; Crawfurd, Archipelago, t. III, p. 465.)
(2) M. Juricn de la Gravière a fait justice de l'espèce d'Arcadie que
les voyageurs anglais avaient installée dans ces îles. (Revue des Deux-
Mondes, lSo-2.)
DES BACES HUMAINES. 507
des , dans bien des provinces, où des ruines imposantes et de
pompeuses inscriptions en caractères dévanagaris proclament
encore l'antique domination de la race sanscrite, ou, du moins,
des bouddhistes chassés par elle.
Quelquefois aussi le principe blanc reprend le dessus. Ainsi,
ses missions poursuivent, en ce moment, de véritables succès
dans r Assam (1 ), les États annamitiques (2) , chez les Birmans (3) .
Au Népaul, des invasions modernes ont également donné de la
puissance au brahmanisme, mais quel brahmanisme ! Aussi
imparfait que la race jaune a pu le rendre.
Au nord, vers le centre des chaînes de l'Hymalaya, dans ce
dédale de montagnes où les deux Thibets ont établi les sanc-
tuaires du bouddhisme lamaïque, commencent les imitations,
inadmissibles des doctrines de Sakya qui atteignent, en s'alté-
rant, jusqu'aux rivages de la mer Glaciale, presque jusqu'au
détroit de Behring.
Des invasions arianes, de différentes époques, ont laissé, au
fond de ces montagnes , de nombreuses tribus mêlées de près
au sang jaune. C'est là qu'il faut chercher la source de la ci-
vilisation thibétaine et la cause de l'éclat qu'elle a jeté. L'in-
fluence chinoise est venue, de bonne heure, combattre sur ce
terrain le génie de la famille hindoue, et, soutenue par la ma-
jorité des éléments ethniques, elle a naturellement beaucoup
gagné de terrain et en gagne chaqîis jour davantage.
(1) La civilisation de ce pays aflFecte des formes brahmaniques. Les
rois ont la prétention de descendre des dieux de l'Inde; mais ils ne
font pas dater leurs annales plus haut que l'ère de Vikramaditya (deux
siècles av. J.-C). Il y a eu des immigrations de kschattryas assez ré-
centes, puis le brahmanisme fut étouffé pendant quelque temps pour
être rétabli au xvn« siècle. {iMlter, Ërdkunde, Asien, t. III, p. 298etpass.)
(2) Les Siamois sont, à coup sûr. le peuple le plus avili de la terre,
parmi les nations relativement civilisées; et ce qui est assez re-
marquable, c'est qu'ils savent tous lire et écrire. (Ritter, Erdkunde,
Axien, t. III, p. Ho2.) Ceci semblerait fort contraire à l'avis des éco-
nomistes anglais et français, qui ont, d'un commun accord, adopté ce
genre de connaissances pour le critérium le plus iiréfragable de la
moralité et de l'intelligence d'un peuple.
(3) Le brahmanisme s'étend jusqu'au Tonkin; il y est, à la vérité,
très déûguré. (Ritter, ibid., p. 956.)
I
DEl7lNEG ALITE
La culture hindoue est en perte visible autour de TTlassa (l).
Plus haut, vers le nord, elle cesse bientôt d'apparaître, lors-
que s'ouvrent les steppes parcourues par les grandes nations
nomades de l'Asie centrale. La contrefaçon des idées chinoises
règne seule, dans ces froides régions, avec un bouddhisme ré-
formé, à peu près complètement dépouillé d'idées hindoues.
Je ne saurais trop le répéter : on s'est représenté comme
beaucoup plus barbares qu'ils ne le sont , et surtout qu'ils ne
l'étaient, ces puissants amas d'hommes qui ont influé si fort,
sous Attila, sous Djen-ghiz-khan, à l'époque de Timour le Boi-
teux, sur les destinées du monde, même du monde occidental.
Mais, en revendiquant plus de justice pour les cavaliers jaunes
des grandes invasions, je conviens que leur culture manquait
d'originalité et que les constructeurs étrangers de tous ces
temples, de tous ces palais, dont les ruines couvrent les step-
pes mongoles, demeurant isolés au milieu des guerriers qui
leur demandaient et leur payaient l'emploi de leurs talents,
venaient généralement de la Chine. Cette réserve faite, je puis
dire qu'aucun peuple n'a poussé plus loin que les Kirghizes
(1) RiUer, Erdkunde, Asien, t. III, p. 238 et pass. , 273 et pass. ,
744. Les idées religieuses du Tliibet portent témoignage de l'extrême
mélange de la race. On y^ remarque des notions hindoues, des traces
de l'ancien culte idolâtrique du pays, puis des inspirations chinoises,
enOn, s'il faut en croire un missionnaire moderne, M. Hue, des traces
probables de catholicisme importées au xiv* siècle par des moines
européens et acceptées dans la réforme de Tsong-Kaba. {Souvenirs
d'un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine, t. I.) — Au
x» siècle, une grande invasion de Kalmoucks et de Dzoungars avait
])resque anéanti le bouddhisme. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. III,
p. 24^.) Depuis cette époque, et parliculièremcnl sous le règne réparateur
de Srong-dzan-gambo , il y a eu quelques immigrations de religieux
venus du nord de l'Inde, c'est-à-dire du Boutan et du Népaul. (Ritter,
ibid., p. 278.) Mais, désormais, c'est le sens chinois qui domine et
progresse chaque jour davantage. La double origine de la civilisation
actuelle du Thibet est très bien symbolisée par l'histoire du mariage
de Srong-dzan-gambo. Ce monarque épousa deux femmes , l'une que les
chroniques appellent Dara-Nipol, la Blanche, et qui était fille du
souverain du Népaul; l'autre, nommée Dara-wen-tching, la Verte, qui
venait du palais impérial de Péking. Hlassa fut fondée sous l'influence
de ces deux reines, et l'architecture des monuments de cette ville est
tout à la fois chinoise et hindoue. (Ritter, ibid., p. 238.)
DES n4CES HUMAINES. 509
l'amour de rimprimerie et de ses pi-oductions. Des princes,
sans grande renonnmée et d'une puissance médiocre, Ablaï,
entre autres , ont semé le désert de monastères bouddhiques,
aujourd'hui en décombres. Plusieurs de ces monuments of-
fraient, jusque dans le siècle dernier, où l'académicien MùUer
les visita (1), le spectacle de leurs grandes salles dévastées de-
puis des années , à moitié démantelées et sans toits, ni fenêtres,
pourtant toutes remplies encore de milliers de volumes. Les
livres tombés sur le sol, par suite de la rupture des tablettes
moisies qui les supportaient jadis, fournissaient des bourres
pour les fusils et du papier pour coller les fenêtres à toutes
les tribus nomades et aux Cosaques des environs (2).
D'où avaient pu provenir cette persévérance, cette bonne
volonté pour la civilisation chez les multitudes belliqueuses
du xvi« siècle, menant une existence des plus dures, des plus
hérissées de privations, sur une terre improductive ? Je l'ai dit
plus haut : d'un mélange antique de ces races avec quelques
rameaux blancs perdus (3).
C'est maintenant l'occasion de toucher un problème qui va
prendre, tout à l'heure, les proportions les plus imposantes et
faire presque reculer l'audace de l'esprit.
J'ai cité, dans le chapitre précédent, les noms de six na-
tions blanches connues des Chinois pour avoir résidé , à une
époque relativement récente, sur leurs frontières du nord-
(1) Ce savant avait une manière, toute particulière à lui, d'explorer
les contrées sur lesquelles devait s'escrimer son érudition. Il s'établis-
sait de son mieux dans une ville ou dans un village, et s'entourait de
tout le confortable disponible. Puis il envoyait à la découverte un
caporal et trente Cosaques, et consignait gravement dans ses notes les
observations que ces docles militaires lui rapportaient. (Ritter, ibid.,
p. 734.)
(2) Ritter, t. I, p. 744 et pass.
(3) Les langues turques et mongoles, le tongouse et son dérivé, le
mandchou, portent des marques de ce fait si considérable. Tous ces
idiomes contiennent un grand nombre de racines indo-germaniques.
(Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. 430.) — Au point de vue physiologi-
que, on observe encore que les yeux bleus ou vcrdâtres, les cheveux
blonds ou rouges se rencontrent fréquemment chez certaines popula-
tions actuelles de la Mongolie. (/6id.)
I
510
DE L INEGALITE
ouest et de l'est. Par ces mots, relativement récente, j'indi-
que le 11^ siècle avant notre ère.
Ces nations ont toutes eu des destinées ultérieures qui sont
connues.
Deux d'entre elles, les Yue-tchi et les Ou-soun, habitant
sur la rive gauche du Hoang-ho , contre la lisière du désert de
Gobi , furent attaquées par les Huns , Hioung-niou , peuple de
race turque, venu du nord-est. Obligées de céder au nombre,
et séparées dans leurs retraites, elles allèrent se fixer, les
Yue-tchi, un peu plus bas vers le sud-ouest, elles Ou-soun,
assez loin dans la même direction , sur le versant septentrional
du Thian-chan (1).
La redoutable progression des masses ennemies ne les laissa
pas longtemps jouir en paix de leur patrie improvisée. Au bout
de douze ans, les Yue-tchi furent accablés de nouveau. Ils
traversèrent le Thian-chan , longèrent le nouveau pays des
Ou-soun et vinrent s'abattre au sud, sur le Sihoun, dans la
Sogdiane. Là se trouvait une nation blanche comme eux , ap-
pelée les Szou par les Chinois , et que les historiens grecs nom-
ment les Gètes ou Hindo-Scythes. Ce sont les Khétas du Ma-
habharata , les Ghats actuels du Pendjab , les Utsavaran-Rétas
du Kachemyr occidental. Ces Gètes, attaqués par les Yue-
tchi , leur cédèrent la place , et reculèrent sur la monarchie
métisse et dégénérée des Bactriens-Madédoniens. L'ayant ren-
versée , ils fondèrent , au milieu de ses débris , un empire qui
ne laissa pas que.de devenir assez important.
Pendant ce temps , les Ou-soun avaient résisté avec bonheur
aux assauts des hordes hunniques. Ils s'étaient étendus sur
les rives de la rivière Yh , et y avaient établi un État considé-
rable. Comme chez les Arians primitifs, leurs mœurs étaient
pastorales et guerrières , leurs chefs portaient ce titre que la
transcription chinoise fait prononcer kouen-mi ou houen-mo,
et dans lequel on retrouve aisément la racine du mot germani-
que kunig (2). Les demeures des Ou-soun étaient sédentaires.
(1) RiUer, t. I, p. 431 et pass.
(2) Ritter, Erdkunde, Asieti, t. I, p. 433-434.
DES RACES HUMAINES. 511
La prospérité de cette nation courageuse s'éleva rapidement.
L'an 107 avant J.-C. , c'est-à-dire 170 ans après la migration,
l'établissement de ce peuple offrait assez de solidité pour que
la politique chinoise crut devoir s'en faire un appui contre les
Huns. Une alliance étroite fut formée entre l'empereur et le
kouen-mi des Ou-soun, et une princesse vint, du royaume
du IMilieu, partager la puissance du souverain blanc et porter
le titre de kouen-ti (queen) (1).
Mais l'esprit d'indépendance personnelle et de fractionne-,
ment , propre à la race ariane , décida trop tôt du sort d'une
monarchie qui, exposée à d'incessantes attaques, aurait eu
besoin d'être fortement unie pour y faire tête. Sous le petit-
fils de la reine chinoise , la nation se partagea en deux bran-
ches, régies par des chefs différents, et, à la suite de cette
scission malencontreuse , la partie du nord se vit bientôt acca-
blée par des barbares jauues, appelés les Sian-pi, qui, accou-
rant en grand nombre , chassèrent les habitants. D'abord les
fugitifs se retirèrent vers l'ouest et le nord. Après être restés
dans leur asile pendant quatre. cents ans, ils furent de nouveau
expulsés et dispersés. Une fraction chercha un refuge au delà
du Jaxartes , sur les terres de la Transoxiane ; le reste gagna
vers rirtisch et se retira dans la steppe des Kirghizes, où, en
619 de notre ère , étant tombé sous la sujétion des Turcs , il
s'allia à. ses vainqueurs et disparut (2).
Pour l'autre branche des Ou-soun , elle fut absorbée par les
envahisseurs , et se mêla à eux comme l'eau d'un lac à celle
du grand fleuve qui la traverse.
A côté des Ou-soun et des Yue-tchi, quand ils habitaient sur
le Hoang-ho , vivaient d'autres peuples blancs. Les Ting-ling
occupaient le pays à l'occident du lac Baïkal ; les Khou-te tenaient
les plaines à l'ouest des Oii-soun ; les Cbou-le s'étendaient vers
la contrée plus méridionale où est aujourd'hui Kaschgar; les
Kian-kouan ou Ha-kas montaient vers le Ienisseï , où plus tard
ils se sont fondus avec les Kirghizes. Enfin, les Yan-thsaï,
(1) Ritter, Erdkunde, Asien, t. I, p. W3-434.
(2) RiUer, loc. cit.
I
512 DE l'inégalité
Alains-Sarmates, touchaient à l'extrémité septentrionale de la
mer Caspienne (1).
On n'a pas perdu de vue qu'il s'agit ici de l'an 177 ou 200
avant J.-C. Ou a remarqué aussi que tous ceux des peuples
blancs que je viens de nommer, quand ils ont pu se maintenir,
ont fondé des sociétés : tels les Szou ou Khétas, les Ou-soun
et les Yan-thsaï ou Alains. Je passe à une nouvelle considé-
ration qui se déduit de ce qui précède.
Puisque la race noire occupait, dans les temps primordiaux,
et avant la descente des nations blanches , la partie australe
du monde , ayant pour frontières , en Asie , tout au moins la
partie inférieure de la mer Caspienne d'une part, de l'autre
les montagnes du Kouen-loun , vers le 36° degré de latitude
nord , et les îles du Japon sous le 4* à peu près ; que la race
jaune , à la même époque , antérieurement à toute apparition
des peuples blancs dans le sud , se trouvait avancée au moins
jusqu'au Kouen-loun, et, dans la Chine méridionale, jusqu'au
rivage de la mer Glaciale, tandis que, dans les pays de l'Eu-
rope, elle allait jusqu'en Italie et en Espagne, ce qui suppose
l'occupation préalable du nord (2); puisque, enfin, la race
blanche, en apparaissant sur les crêtes de l'Imaùs et se lais-
sant voir sur les limites du Touran , envahissait des terres qui
lui étaient toutes nouvelles; pour toutes ces raisons, il est bien
évident , bien incontestable , bien positif que les premiers do-
maines de cette race blanche doivent être cherchés sur les pla-
teaux du centre de l'Asie , vérité déjà admise , mais de plus ,
qu'on peut les délimiter d'une manière exacte. Au sud, ces
territoires ont leur frontière depuis le lac Aral jusqu'au cours
supérieur du Hoang-ho, jusqu'au Rhou-khou-noor. A l'ouest,
la limite court de la mer Caspienne aux monts Ourals. A l'est,
(i) RiMer, t. I, p. mo et 1114. — Les Kirghizes ont absorbé, à la fois ^
les Ting-ling et les Ha-kas.
(2) Les invasions dans l'ouest étaient extrêmement facilitées à la race
jaune par la configuration du terrain. M. le baron A. de Humboldt re-
marque que, depuis les rives de l'Obi, par le 78° de longitude, jus-
qu'aux bruyères du Lunebourg, de la Westphalie et du Brabant,
le pays offre exactement le même aspect , triste et monotone. (Asie
centrale, t. I, p. 53.)
DES «ACES HUMAINES. 513
elle remonte brusquement en dehors du Koiien-Ioun vers l'Al-
taï, La délimitation au nord semble plus difficile; cependant
nous allons, tout à l'heure, la chercher et la trouver.
lia race blanche était très nombreuse , le fait n'est pas con-
testable (t). J'en ai donné ailleurs les preuves principales.
Elle était, de plus, sédentaire et, de plus, malgré les émissions
considérables de peuples qu'elle avait faites au dehors de ses
frontières , plusieurs de ses nations restèrent encore dans le
nord-ouest de la Chine, longtemps après que la race jaune eut
réussi à rompre la résistance du tronc principal, à le briser,
à le disperser et à s'avancer à sa place dans l'Asie australe.
Or, la position qu'occupent, au ii« siècle avant notre ère, les
Yue-tchi et les Ou-soun, sur la rive gauche du Hoang-ho, en
tirant vers le Gobi supérieur, c'est-à-dire sur la route directe
des invasions jaunes, vers le centre de la Chine, a de quoi
surprendre, et l'on pourrait la considérer comme forcée,
comme étant le résultat violent de certains chocs qui auraient
repoussé les deux rameaux blancs d'un territoire plus ancien
et plus naturellement placé, si la position relative des six au-
tres nations que j'ai aussi nommées, n'indiquait pas que tous
ces membres de la grande famille dispersée se trouvaient
réellement chez eux et formaient le jalonnement des anciennes
possessions de leur race, au temps de la réunion. Ainsi, il y
avait eu extension primitive des peuples blancs au delà du lac
Khou-khou-noor vers l'est, tandis qu'au nord ces mêmes peu-
(1) Les territoires sibériens qu'elle occupait étaient assez vastes
pour la contenir, car ils ne mesurent pas moins de 300,000 lieues car-
rées. (Humboldt, Asie centrale, t. I, p. 176.) Les ressources que pré-
sentaient ces pays pour la nourriture de masses considérables étaient
également très sulïisantes. Les plaines de la Mongolie actuelle, appelées
par les Chinois la Terre des Herbes, offraient des pâturages immenses
aux nombreux troupeaux d'une famille humaine essentiellement pas-
torale. Le seigle et l'orge réussissent très avant dans le nord. A Kas-
chgar, à Khoten , à Aksou , à Koutché , dans le parallèle de la Sardaigne,
on cultive le coton et les vers à soie. Plus au nord, à Yarkand, à Hami,
à Kharachar, les grenades et les raisins arrivent à maturité. {Asie
centrale, t. III, p. 20.) — « Au delà du Jenisséï, à l'est du méridien
« de Sayansk , et surtout au delà du lac Baïkal , la Sibérie même prend
« uu caractère moutueux et agréablement pittoresque. » {Ibid., p. 23.)
29.
514
DE l'inégalité
pies touchaient encore, à une époque assez basse, au lac Baï-
kal et au cours supérieur du Ienisseï. Maintenant que toutes
les limites sont précisées, il y a lieu de chercher si le sol
qu'elles embrassent ne renferme plus aucun débris matériel ,
aucune trace, qui puissent se rapporter à nos premiers pa-
rents. Je sais bien que je demande ici des antiquités presque
hyperboliques. Cependant la tâche n'est pas chimérique en
présence des découvertes curieuses et entourées de tant de
mystères qui eurent l'honneur, au dernier siècle , d'attirer l'at-
tention de l'empereur Pierre le Grand , et de donner, en sa
personne , une preuve de plus de cette espèce de divination qui
appartient au génie.
Les Cosaques, conquérants de la Sibérie à la fin du xvi"
siècle, avaient trouvé des traînées de tumulus soit de terre,
soit de pierres, qui, au milieu de steppes complètement dé-
sertes, accompagnaient le cours des rivières. Dans l'Oural
moyen, on en rencontrait aussi. Le plus grand nombre était
de grandeur médiocre. Quelques-uns, magnifiquement cons-
truits en blocs de serpentin et de jaspe, affectaient la forme
pyramidale et mesuraient jusqu'à cinq cents pieds de tour h.
la base (1).
Dans le voisinage de ces sépultures, on remarquait, en
outre, des restes étendus de circonvallations , des remparts
massifs, et, ce qui est encore aujourd'hui d'une grande utilité
pour les Russes , d'innombrables travaux de mines sur tous
les points riches en or, en argent et en cuivre (2) .
Les Cosaques et les administrateurs impériaux du xvii^
siècle auraient fait peu d'attention à ces restes d'antiquités in-
connues, sauf, peut-être, les ouvertures de mines, si une cir-
constance intéressante ne les avait captivés. Les Kirghizes
étaient dans l'habitude d'ouvrir ces tombeaux, beaucoup d'en-
tre eux en faisaient même un métier, et ce n'était pas sans rai-
(1) Rittcr, Erdkunde, Asien, t. II, p. 332 et pass., p. 336.
(2) La limite des tombeaux et des mines tchoudes s'arrête vers le
nord, au 58"; et, du côté du sud, elle descend jusqu'au 45». L'ex-
tension de l'est à l'ouest va depuis l'Amour moyen jusque sur le Volga,
jusqu'au pied oriental de l'Oural. (Ritter, ibid., p. 337.)
I
DES RACES HUMAINES. 515
son. Ils en extra)'aient, en grande quantité, des ornements
ou des instruments d'or, d'argent et de cuivre. Il ne paraît pas
que le fer s'y soit jamais montré. Dans les monuments cons-
truits pour le commun peuple, la trouvaille était de médiocre
valeur; aussi les chasseurs kirghizes ont-ils laissé subsister,
jusqu'à nos jours, un grand nombre de ces constructions.
Mais les plus belles, celles qui annonçaient , chez le mort, du
rang ou de la richesse, ont été bouleversées sans pitié, non
sans profit , cardans leur sein l'or a été recueilli avec profusion.
Les Cosaques prirent bientôt leur part de ces opérations
destructives; mais Pierre le Grand, l'ayant appris, défendit
de fondre ni de détruire les objets déterrés dans les excava-
tions , et ordonna de les lui envoyer à Saint-Pétersbourg. C'est
ainsi que fut formé , dans cette capitale , le curieux musée des
antiquités tchoudes, précieux par la matière et plus encore
par la valeur historique. On appela ces monuments tchoudes
ou daours, honneur peu mérité qu'on faisait aux Finnois,
faute de connaître les véritables auteurs.
Les découvertes ne devaient pas se borner là. Bientôt on
s'aperçut qu'on n'avait pas vu tout. A mesure qu'on avançait
vers l'est, on trouvait des tombeaux par milliers , des fortifica-
tions, des mines. Dans l'Altaï, on remarqua même des restes
de cités, et, de proche en proche, on put se convaincre que
ces mystérieuses traces de la présence de l'homme civilisé em-
brassaient une zone immense , puisqu'elles s'étendaient depuis
l'Oural moyen jusqu'au cours supérieur de l'Amour, prenant
ainsi toute la largeur de l'Asie et couvrant de marques irrécu-
sables d'une haute civilisation ces terribles plaines sibériennes
aujourd'hui désertes , stériles et désolées. Vers le sud , on ne
connaît pas la limite des monuments. A Semipalatinsk , sur
rirtisch , dans le gouvernement de Tomsk, les campagnes sont
hérissées de puissantes accumulations de terre et de pierres.
Sur le Tarbagataï et la Chaïnda, des débris de cités nombreu-
ses laissent contempler encore des ruines colossales (1).
(1) Ritter, tôid. , p. 323 et pass. Il semblerait que les monuments
puissent se distinguer en deux classes, et celle à laquelle appartient
516
DE l; INEGALITE
Voilà les faits. A leur suite se présente cette question : à
quels peuples nombreux et civilisés ont appartenu ces fortifi-
cations, ces villes, ces tombeaux, ces instruments d'or et
d'argent?
Pour obtenir une réponse , il faut ici procéder d'abord par
exclusion. On ne saurait penser à attribuer toutes ces merveil-
les aux grands empires jaunes de la haute Asie. Eux aussi ont
laissé des marques de leur existence. On les connaît, ces mar-
ques, et ce ne sont pas celles-là. Elles ont une tout autre ap-
parence , une autre disposition. Il n'y a pas moyen de les con-
fondre avec celles dont il est question ici. De même pour les
restes de la grandeur passagère de certaines peuplades, comme
les Kirghizes. Les couvents bouddhiques d'Ablaï-kitlia ont
leur caractère, qui ne saurait être confondu avec celui des
constructions tchoudes (1).
Les temps modernes ainsi mis hors de cause, cherchons
dans les temps anciens à quelle nation nous pouvons nous
adresser. M. Ritter insinue que les habitants de ce mystérieux
et vaste empire septentrional pourraient bien avoir été les Ari-
maspes d'Hérodote.
Je me permettrai de résister à l'opinion du grand érudit
allemand, qui ne fait d'ailleurs qu'offrir cette solution sans pa-
raître lui-même convaincu de sa valeur. Pour s'y tenir, il fau-
drait, ce me semble, forcer le texte du père de l'histoire. Que
dit-il? Il raconte qu'au-dessus des Hindous demeurent les
Arimaspes, et il décrit les Arimaspes; mais au-dessus des
Arimaspes résident les Gryphons, plus loin encore les Hyper-
boréens. Tous ces peuples sont les mêmes nations à demi fan-
tastiques dont les poètes de l'Inde peuplent l'Uttara-Kourou (2).
la plus haute antiquité indique aussi la civilisation la plus complète.
(Ibid. , t. Il, p. 333.)
(1) M. Ritter fait ici une observation pleine de sens et de profondeur.
Comment, dit-il, se pourrait-il faire que des populations jaunes, que
des Kalmouks, ces hommes absolument dénués d'imagination, eus-
sent donné cours au mythe des Gryphons, et, devenus les Arimaspes, se
fussent entourés de tant de peuples si singulièrement fabuleux? En ef-
fet, le gi-nie finnois n'atteint pas à de tels résultats. (Ritter, ibid., p. 336.)
(2) Lassen, Zeitschrift fur d. K. d. Morgenl, t. II, p. C2 et Go. Les
DES BACES HUMAINES. 517
Je ne vois aucun motif d'attribuer à ces fantômes, qui cachent
d'ailleurs des peuples réels et, sans nul doute, de race blan-
che , ce que l'on doit reporter à de vrais hommes. On serait
plus près de la vérité en ne voyant dans les Issédons, les Ari-
maspes, les Gryphons, les Hyperboréens , que des fragments
de l'antique société blanche, des peuples apparentés aux
Arians zoroastriens, aux Sarmales (1). Ce qui appuie cette opi-
nion , c'est que jusqu'ici les géographes avaient placé ces tri-
bus en cercle autour de la Sogdiane et nullement dans le nord
sibérien. C'est le vrai sens d'Hérodote, et rien ne porte à y
être infidèle. De plus, les récits d'Aiistée de Proconnèse , tels
qu'Hérodote les rapporte, ont trait à une époque où les nations
blanches de l'Asie étaient trop divisées, trop poursuivies pour
pouvoir fonder de grandes choses, et laisser des traces d'une
civilisation étendue sur de si immenses contrées.
Si ces peuples avaient été aussi puissants que M. Ritter le
suppose, les Chinois n'auraient pu éviter de très nombreux
rapports avec eux, et les Grecs, qui savaient de si belles cho-
ses de ces Chinois , que je ne fais pas difficulté de reconnaître
dans les Argippéens chauves , sages et essentiellement pacifi-
Grecs avaient puisé leurs connaissances à demi romanesques des peu-
ples de l'Asie centrale à la source buctrienne, à peu près identique
avec celle du Mahabharata. L'Uttara-Kourou , le pays primitif des Kau-
ravas, les Attacori de Pline, était aussi l'Hataka, la terre de l'or. Près
de là demeuraient les Risikas qui, ayant des chevaux merveilleux,
ressemblent fort aux Arimaspes. (Hérodote, IV, d3 et 17.)
(1) Il est incontestable que les Arimaspes portent, dans la première
syllabe de leur nom, une sorte de témoignage de leur origine
blanche. Ne pourrait-on retrouver encore actuellement dans le nord
de la Sibérie la même racine are avec quelques-unes de ses consé-
quences ethnologiques? Strahlenberg raconte que les Wotiaks se
nomment, en leur langue, Arr, et appellent leur pays Arima. Il ne
s'ensuivrait pas, sans doute, que les Wotiaks fussent un peuple de
race ariane; mais on en pourrait conclure que ce sont des métis
blancs et jaunes qui ont conservé le nom d'une partie de leurs ancê-
tres. (Strahlenberg, das Nord-und-œstliche Theil von Europa und
Asien, p. 76.) Nota. — Are est le mot mongol pour dire homme, par
opposition iicame, femme. {Ibid., 137.) — De même, arion signilie
pur, etc.
518
DE l'inégalité
ques (1), auraient donné également des détails plus minutieux
et plus exacts sur des faits aussi frappants que ceux dont les
monuments tchoudes proclament l'existence. Il ne me paraît
donc nullement possible qu'au vi^ siècle avant J.-C. tout le
«entre de l'Asie ait été la possession d'un grand peuple cultivé,
s'étendant du lénisséi à l'Amour, dont ni les Cliinois , ni les
Grecs, ni les Perses, ni les Hindous n'auraient jamais eu ni
vent ni nouvelles, tous persuadés, au contraire, à l'exception
des premiers, qui ont le privilège de ne rêver à rien, qu'il fal-
lait peupler ces régions inconnues de créatures à moitié my-
thologiques.
Si l'on ne peut pas accorder de telles œuvres au temps
d'Hérodote , comme il n'est pas possible non plus de les re-
porter, après lui, à l'époque d'Alexandre, par exemple, oij ce
prince, s'étant avancé jusqu'il l'extrémité de laSogdiane, n'aurait
rien appris des merveilles du nord, ce qui est inadmissible, il
faut , de toute nécessité , se plonger intrépidement dans ce que
l'antiquité a de plus reculé , de plus noir, de plus ténébreux , et
ne pas hésiter à voir dans les contrées sibériennes le séjour pri-
mitif de l'espèce blanche, alors que les nations diverses de cette
race, réunies et civilisées, occupaient des demeures voisines
les unes des autres , alors qu'elles n'avaient pas encore de mo-
tifs de quitter leur patrie, et de s'éparpiller pour en aller cher-
cher une autre au loin.
Tout ce qu'on a exhumé des tombeaux et des ruines tchou-
<ies ou daouriennes confirme ce sentiment. Les squelettes sont
toujours ou presque toujours accompagnés de têtes de chevaux.
On observe à côté d'eux une selle, une bride, des étriers, des
monnaies marquées d'une rose, des miroirs de cuivre, ren-
contre si commune parmi les reliques chinoises et étrusques ,
si fréquente encore sous les yourtes tongouses où ces instru-
ments servent aux opérations magiques. Ils se trouvent abon-
damment dans les plus pauvres tombeaux daouriens (2). Chose
(0 Hcrodotc, IV, 23.
(-i) Chez les Bouriates, il est peu de tentes où l'on ne rencontre de
ces sortes de miroirs suspendus aux piliers. Le lama s'en sert en y fai-
DES RACES HUMAINES. 519
plus remarquable : au siècle dernier, Pallas aperçut sur un
monument en forme d'obélisque et sur des pierres tumulaires
des inscriptions étendues. Un vase retiré d'un sépulcre en por-
tait une également, et W, G. Grimm n'hésite pas à signaler
entre les caractères de ces inscriptions et les runes germani-
ques , non pas une identité complète , mais une ressemblance
imméconnaissable (1). J'arrive au trait frappant, concluant,
selon moi : au nombre des ornements les plus fréquents,
comme les cornes de bélier, de cerf, d'élan, d'argali, en mé-
tal, or ou cuivre, le sujet le plus ordinaire, le plus répété,
c'est le sphinx. Il se trouve au manche des miroirs et même
taillé en relief sur des pierres (2).
Il sied bien aux énigmatiques habitants de la Sibérie anti-
que de s'être rendu justice devant la postérité , en lui léguant,
sant refléter l'image du Bouddha; puis il verse dessus de l'eau qui,
coulant de là dans un vase, est censée emporter l'image divine et de-
vient consacrée. (Ritter, Erdkunde, Asien, t. Il, p. 119-120.)
(1) W. G. Grimm, Ueber die deutschen Runen, in-12, p. 128; Strahlen-
berg, dus Nord-und-œstUche Theil von Europa und^ Asien, in-4"'; Sto-
ckholm, 1730. Le capitaine suédois, premier auteur qui ait parlé des
monuments tchoudes, fait une remarque on ne peut plus intéres-
sante : il dit qu'en Islande, dans les temps anciens, on écrivait; sur
des os de poissons avec une couleur rouge indélébile; que des
caractères tracés avec la même matière se rencontrent chez les
Permiens et sur les bords du lénisèï, puis à la source de l'Irbyht, et
ailleurs encore (p. 363). On entrevoit sans peine les conclusions à
tirer d'un fait aussi remarquable, et il est temps de se rappeler ici que
le mot qui, chez les nations gothiques, signifiait écrire, était mêljan
ou gameljan, dont le sens véritable est peindre; mèl, peinture, et
de là, écriture; ufarmêli, inscription. (W. G. Grimm, Ueber die deuts-
chen Runen, p. 47.)
(2) « Dans le vestibule du musée (à Barnaul) était un sphinx taillé
« en pierre, reposant sur un bloc carré, et long de quatre pieds sur
« un pied et demi de large. Ge monument fut , pour moi , d'un grand
•I intérêt, ayant été découvert dans un tombeau tclioude. Le travail
« en était, à la vérité, grossier; mais trouver en ce lieu une production
■ d'une si haute antiquité me frappa beaucoup, .le vis aussi piu-
« sieurs pierres sépulcrales, provenant également de tombeaux
« tchoudes, ornées de bas-reliefs représentant des figures d'hommes,
« peu saillantes et d'une exécution également assez rude. » (G. r.
von Ledebour, Reise durch das AUaî-Gebirge und die soongorischa
Kirgisen-Steppe, 1" Theil; Berlin, 1829, p. 371-372.)
f
520 DE l'inégalité
comme leur plus parfait emblème, le symbole de l'impéné-
trable. Mais , trop prodigué , le sphinx finit par se révéler lui-
même. Comme nous le trouvons chez les Perses sculpté aux
murailles de Persépolis , comme nous le rencontrons en Egypte
s'étendant silencieux en face du désert , et que sur Jes croupes
du Cithéron des Grecs il erre encore tandis qu'Hérodote , ce
soigneux observateur, le voit chez les Arimaspes , il devient
possible de poser la main sur l'épaule de cette créature taci-
turne, et de lui dire, sinon qui elle est, du moins le nom de
son maître. Elle appartient évidemment en commun à la race
blanche. Elle fait partie de son patrimoine, et bien que le se-
cret de ce qu'elle signifie n'ait pas encore été pénétré , on est
autorisé à déclarer que , là où on l'aperçoit , là furent aussi
des peuples arians.
Ces steppes du nord de l'Asie , aujourd'hui si tristes , si dé-
sertes, si dépeuplées, mais non pas stériles, comme on le croit
généralement (1) , sont donc le pays dont parlent les Iraniens,
l'Airyanemvaëgo , berceau de leurs aïeux. Ils racontaient eux-
mêmes qu'il avitit été frappé d'hiver par Ahriman, et qu'il n'a-
vait pas deux mois d'été. C'est l'Uttara-Rourou de la tradition
brahmanique, région située, suivant elle, à l'extrême nord, où
régnait la liberté la plus absolue pour les hommes et pour les
femmes ; liberté réglée cependant par la sagesse , car là habi-
taient les Rischis, les saints de l'ancien temps (2). C'est l'Her-
inionia des Hellènes , patrie des Hyperboréens , des gens de
l'extrême nord, macrobiens, dont la vie était longue, la vertu
profonde, la science infinie, l'existence heureuse. Enfin, c'était
celte contrée de l'est dont les Suèves germaniques ne parlaient
qu'avec un respect sans bornes, parce que, disaient-ils, elle
était possédée par leurs glorieux ancêtres, les plus illustres des
hommes , les Semnons (3).
Ainsi , voilà quatre peuples arians qui , depuis la séparation
de l'espèce, n'ont jamais communiqué ensemble, et qui s'ac-
cordent à placer dans le fond du nord, à l'est de l'Europe , le
(i) Voir plus haut, p. 430 et suiv.
(2)Lassen, Zeitschrift der deulsch. morgenl. Gesellsch., t. II, p. 59.
(3) Maunert, Germania, p. 2.
DES HACES HUMAINES. 521
premier séjour de leurs familles. Si un pareil témoignage était
repoussé, je ne sais plus sur quelle base solide pourrait comp-
ter l'histoire.
La terre de Sibérie garde donc dans ses solitudes les véné-
rables monuments d'une époque bien autrement ancienne que
celle de Sémiramis, bien autrement majestueuse que celle de
Nemrod. Ce n'est ni l'argile, ni la pierre taillée, ni le métal
fondu que j'en admire. Je réfléchis que, dans une antiquité
aussi haute, la civilisation que je constate touche de près aux
âges géologiques , à cette époque encore troublée par les ré-
voltes d'une nature mal soumise qui a ^u la mise à sec de la
grande mer intérieure dont le désert de Gobi faisait le fond.
C'est vers le soixantième siècle avant J.-C. que les Chamites
et les Hindous apparaissent au seuil du monde méridional. Il
ne reste donc plus pour atteindre la limite que la religion et
les sciences naturelles semblent imposer à l'âge du monde qu'un
ou deux milliers d'années environ, et c'est pendant cette pé-
riode que se développa avec une vigueur dont les preuves sont
nombreuses et patentes un perfectionnement social qui ne
laisse pas le moindre espace de durée à une barbarie primitive.
Ce que j'ai répété plusieurs fois déjà sur la sociabilité et la di-
gnité innées de l'espèce blanche , je crois que je viens de l'é-
tablir déOnitivement ici, et, en écartant, en repoussant dans
un néant inexorable l'homme sauvage, le premier homme des
philosophes matérialistes , celui dont le spectre constamment
évoqué sert à combattre ce que les institutions sociales ont de
plus respectable et de plus nécessaire , en chassant définitive-
ment dans les kraals des Hottentots et jusqu'au fond des ca-
banes tongouses, et par delà encore, dans les cavernes des
Pélagiens , cette misérable créature humaine qui n'est pas des
nôtres, et qui se dit fille des singes, oublieuse d'une origine
meilleure bien que défigurée, je ne fais autre chose que d'ac-
cepter ce que les découvertes de la science apportent de con-
firmation aux antiques paroles de la Genèse.
Le livre saint n'admet pas de sauvages à l'aurore du monde.
Son premier homme agit et parle, non pas en vertu de capri-
ces aveugles, non pas au gré de passions purement brutales,
\
522
DE l'inégalité
mais conformément à la règle préétablie, appelée par les théo-
logiens loi naturelle, et qui n'a d'autre source possible que la
révélation, asseyant ainsi la morale sur un sol plus solide et
plus immuable que ce droit ridicule de chasse et de pêche pro-
posé par les docteurs du socialisme. J'ouvre la Genèse, et, au
second chapitre, si les deux ancêtres sont nus, c'est qu'ils sont
dans l'état d'innocence : « c'est, » dit le livre saint, « qu'ils
ne le prennent point à honte. » Aussitôt que l'état paradisia-
que cesse, je ne vois pas les auteurs de l'espèce blanche se
mettre à vaguer dans les déserts. Ils reconnaissent immédia-
tement la nécessité dTi travail , et ils la pratiquent. Immédia-
tement ils sont civilisés, puisque la vie agricole et les habitudes
pastorales leur sont révélées. La pensée biblique est si ferme
sur ce point, que le fondateur de la première ville est Caïn, le
fils du premier homme, et cette ville porte le nom d'Hénoch,
le petit-fils d'Adam (1).
Inutile de débattre ici la question de savoir si le récit sacré
doit être entendu dans un sens littéral ou de toute autre fa-
çon : ce n'est pas de mon sujet. Je me borne à constater que,
dans la tradition religieuse , qui est en même temps le récit le
plus complet des âges primitifs de l'humanité, la civilisation
naît, pour ainsi dire, avec la race, et cette donnée est pleine-
ment confirmée par tous les faits qu'on peut grouper à l'entour.
Encore un mot sur l'espèce jaune. On la voit, dès les âges
primordiaux, retenue par la digue épaisse et puissante que lui
(1) Gen., IV, 17: « Caïn... .xdificavit civitatem, vocavitque nomen
« ejus ex nomine filii sui, Henoch. » La suite du récit n'est pas
moins curieuse, et ne concorde pas moins avec ce que j'ai dit des
mœurs primitives de la race blanche et de ses habitudes : 20. « Genuit
« AdaJabel,qui fuit pater habitantium in tentoriis, atque pnstorum. »
21. « Et nomen fratris ejus Jubal; ;pse fuit paler canentium cithara
« et organo. » 22. « Sella quoque genuit Tubalcain , qui fuit malleator
« et faber in cuncta opéra œris et ferri. » Ainsi , cinq générations après
Caïn, fondateur de la première ville, les peuples menaient la vie
pastorale, connaissaient l'art du chant, c'est-à-dire conservaient deg
annales et savaient travailler les nu taux. Je n'ai pas tiré des résul-
sats différents de la série des témoignages physiologiques, philologi-
<[ues et historiques que j'ai interrogés jusqu'ici dans ces pages.
DES BACES HUMAINES. 523
oppose la civilisation blanche, contrainte, avant d'avoir pu sur-
monter l'obstacle, de se partager en deux branches et d'inon-
der l'Europe et l'Asie orientale, en se coulant le long de la mer
Glaciale, de la mer du Japon et des plages de la Chine. Mais
il n'est pas possible de supposer, à voir quelles masses effrayan-
tes se pressaient, au second siècle avant J.-C, dans le nord
de la Mongolie actuelle, que ces multitudes aient pris nais-
sance et continuassent à se former uniquement dans les misé-
rables territoires des Tongouses, des Ostiaks, des Yakouts, et
dans la presqu'île du Kamtschatka.
Tout indique, en conséquence, que le siège originaire de
cette race se trouve sur le continent américain. J'en déduis les
faits suivants :
Les peuples blancs , isolés d'abord , à la suite des catastro-
phes cosmiques, de leurs congénères des deux autres espèces,
et ne connaissant ni les hordes jaunes ni les tribus noires, n'eu-
rent pas lieu de supposer qu'il existât d'autres hommes qu'eux.
Cette manière de juger, loin d'être ébranlée par le premier as-
pect des Finnois et des nègres, s'en confirma au contraire.
Les blancs ne purent s'imaginer voir des êtres égaux à eux
dans ces créatures qui, par une hostilité méchante, une lai-
deur hideuse , une inintelligence brutale et le titre de fils de
singes qu'elles revendiquaient, semblaient se repousser d'elles-
mêmes au rang des animaux. Hus tard, quand vinrent les
conflits, la race d'élite flétrit les deux groupes inférieurs, sur-
tout les peuplades noires , de ce nom de barbares , qui resta
comme le témoignage éternel d'un juste mépris.
Mais à côté de cette vérité se trouve encore celle-ci , que la
race jaune, assaillante et victorieuse, tombant précisément au
milieu des nations blanches , devint semblable à un fleuve qui
traverse et détruit des gisements aurifères : il charge son li-
mon de paillettes, et s'enrichit lui-même. Voilà pourquoi la
race jaune apparaît si souvent, dans l'histoire, à demi civilisée
et relativement civilisable, importante au moins comme instru-
ment de destruction, tandis que l'espèce noire, plus isolée de
tout contact avec la famille illustre, reste plongée dans une
inertie profonde.
I
LIVRE QUATRIÈME.
CIVILISATIONS SEMITISEES DU SUD-OUEST.
CHAPITRE PREMIER.
L'histoire n'existe que chez les nations blanches. — Pourquoi pres-
que toutes les civilisations se sont développées dans l'occident du
globe.
Nous abandonnons maintenant, jusqu'au moment d'aller,
avec les conquérants espagnols, toucher le sol du continent
américain, ces peuples isolés qui, moins exposés que les autres
aux mélanges ethniques , ont pu conserver, pendant un long
enchaînement de siècles, une organisation contre laquelle rien
n'agissait. L'Inde et la Chine nous ont, dans leur séparation
du reste du monde, présenté ce rare spectacle. Et de même
que nous ne verrons plus désormais que des nations enchaînant
leurs intérêts , leurs idées , leurs doctrines et leurs destinées à
la marche de nations différemment formées , de même nous
ne verrons plus durer les institutions sociales. Nulle part, nous
n'aurons un seul moment l'illusion qui, dans le Céleste Em-
pire et sur la terre des brahmanes , pourrait aisément porter
l'observateur à se demander si la pensée de l'homme n'est pas
immortelle. Au lieu de cette majestueuse durée, au lieu de
cette solidité presque impérissable, magnifique prérogative que
l'homogénéité relative des races garantit aux deux sociétés
que je viens de nommer, nous ne contemplerons plus, à dater
du VII» siècle avant J.-C. , dans la turbulente arène où va se
ruer la majeure partie des peuples blancs, qu'instabilité, in-
constance dans l'idée civilisatrice. Tout à l'heure, pour mesu-
rer sur la longueur du temps la série des faits hindous ou chi-
526
DE L INEGALITE
nois, il fallait compter par dizaines de siècles. Déshabitués de
cette méthode, nous constaterons bientôt qu'une civilisation
de cinq à six cents ans est comparativement très vénérable.
Les plus splendides créations politiques n'auront de vie que
pour deux cents , trois cents ans , et, ce terme passé , elles de-
vront se transformer ou mourir. Éblouis un instant de l'éphé-
mère éclat de la Grèce et de la Rome républicaine , ce nous
sera une grande consolation, quand nous en viendrons aux
temps modernes, de réfléchir que, si nos échafaudages sociaux
durent peu, ils ont néanmoins autaht de longévité que tout ce
que l'Asie et l'Europe ont vu naître, ont admiré, redouté, puis,
une fois mort, foulé aux pieds depuis cette ère du vu* siècle
avant J.-C, époque de renouvellement et de transformation
quasi complète de l'influence blanche dans les afiaires des ter-
res occidentales.
L'Ouest fut toujours le centre du monde. Cette prétention,
toutes les régions un tant soit peu apparentes l'ont, à l;i vérité,
nourrie et affichée. Pour les Hindous, l'Aryavarta est au mi-
lieu des contrées sublunaires; autour de ce pays saint s'éten-
dent les Dwipas, rattachés au centre sacré, comme les pétales
de lotus au calice de la divine plante. Selon les Chinois, l'uni-
vers rayonne autour du Céleste Empire. La même fantaisie
amusa les Grecs ; leur temple de Delphes était le nombril de
la Bonne Déesse. Les Égyptiens furent aussi fous. Ce n'est pas
dans le sens de cette vieille vanité géographique qu'il est per-
mis à une nation ou à un ensemble de nations de s'attribuer
un rôle central sur le globe. Il ne lui est pas même accordé
de réclamer la direction constante des intérêts civilisateurs, et,
sous ce rapport, je me permets de faire une critique bien ra-
dicale du célèbre ouvrage de M. Gioberti (ij. C'est, en se pla-
çant au seul point de vue moral , qu'il y a de l'exactitude à
soutenir que , en dehors de toutes les préoccupations patrio-
tiques, le centre de gravité du monde social a toujours oscillé
dans les contrées occidentales, sans les quitter jamais , ayant,
suivant les temps, deux limites extrêmes, Babylone et Londres
(1) Primato civile e morale deW Italiani; in-S», Bruxelles.
DES RACKS HUMAINES. 527
de l'est à l'ouest, Stockholm et Thèbes d'Egypte du nord au
sud; au delà, isolement, personnalité restreinte, impuissance
à exciter la sympathie générale, et finalement la barbarie sous
toutes ses formes.
Le monde occidental, tel que je viens d'en marquer le con-
tour, est comme un échiquier où les plus grands intérêts sont
venus se débattre. C'est un lac qui a constamment débordé
sur le reste du globe, parfois le ravageant, toujours le fertili-
sant. C'est une sorte de champ aux cultures bariolées où tou-
tes les plantes, salubres et vénéneuses, nutritives et mortelles,
ont trouvé des cultivateurs. La plus grande somme de mouve-
ment, la plus étonnante diversité de faits, les plus illustres con-
flits et les plus intéressants par leurs vastes conséquences se
concentrent là , tandis qu'en Chine et dans l'Inde il s'est pro-
duit bien des ébranlements considérables dont l'univers a été
si peu averti que l'érudition, éveillée par certains indices, n'en
découvre les traces qu'avec beaucoup d'efforts. Au contraire,
chez les peuples civilisés de l'Occideat, il n'est pas une bataille
un peu sérieuse, pas une révolution un peu sanglante, pas un
changement de dynastie un tant soit peu notable , qui , arrivé
depuis trente siècles, n'ait percé jusqu'à nous, souvent avec
■des détails qui laissent le lecteur aussi étonné que le peut être
l'antiquaire lorsque, sur les monuments des anciens âges, son
œil retrouve intacte la délicatesse des sculptures les plus fines.
D'où vient cette différence? C'est que, dans la paitie orien-
tale du monde, la lutte permanente des causes ethniques n'eut
lieu qu'entre l'élément arian, d'une part, et les principes noirs
et jaunes, de l'autre. Je n'ai pas besoin de faire remarquer que,
là où les races noires ne combattirent qu'avec elles-mêmes, où
les races jaunes tournèrent également dans leur cercle propre,
ou bien là encore où les mélanges noirs et jaunes sont aux
prises aujourd'hui, il n'y a pas d'histoire possible. Les résul-
tats de ces conflits étant essentiellement inféconds,, comme les
agents ethniques qui les déterminent, rien n'eu a paru, rien
n'en est resté. C'est le cas de l'Amérique , de la plus grande
partie de l'Afrique et d'une fraction trop considérable de l'Asie.
L'histoire ne jaillit que du seul contact des races blanches.
\
Dans l'Inde , l'espèce noble n'a de frottement qu'avec deux
antagonistes inférieurs. Compacte, en débutant, dans son es-
sence ariane , toute son œuvre est de se défendre contre l'in-
vasion , contre l'immersion au sein des principes étrangers. Ce
travail préservateur se poursuit avec énergie, avec conscience
du danger et par des moyens qu'on peut dire désespérés, et
qui seraient vraiment romanesques, s'ils n'avaient donné des
résultats si longuement pratiques. Cette lutte si réelle , si vraie,
n'est pourtant pas de nature à produire l'histoire proprement
dite. Comme le rameau blanc mis en action est, ainsi que je
viens de le dire , compact , et qu'il a un but unique , une seule
idée civilisatrice , une seule forme , c'est assez pour lui que de
vaincre et de vivre. Peu de variété dans l'origine des mouve-
ments enfante peu de désirs de conserver la trace des faits , et
de même qu'on a remarqué avec raison que les peuples heu-
reux n'ont pas d'annales, on peut ajouter qu'ils n'en ont pas,
parce qu'ils n'ont à se raconter que ce que tout le monde sait
chez eux. Ainsi le développement d'une civilisation unitaire
telle que celle de l'Inde , n'offrant à la réflexion nationale que
très peu d'innovations surprenantes , de renversements inat-
tendus dans les pensées, dans les doctrines, dans les mœurs,
n'a rien non plus de grave à narrer, et de là vient que les chro-
niques hindoues ont toujours revêtu la forme théologique, les
couleurs de la poésie , et présentent une si complète absence
de chronologie et de si considérables lacunes dans l'enregis-
trement des choses.
En Chine, recueillir les faits est un usage des plus anciens.
On se l'explique en observant que la Chine a été de bonne
heure en relation avec des peuples généralement trop peu nom-
breux pour la pouvoir conquérir, assez forts cependant pour
l'inquiéter et l'émouvoir, et qui, formés, en tout ou en partie,
d'éléments blancs, ne venaient pas seulement , lorsqu'ils l'at-
taquaient , heurter des sabres , mais aussi des idées. La Chine,
bien qu'éloignée du contact européen, a eu pourtant beaucoup
de part aux contre-coups des différentes migrations, et plus
on lira les grandes compilations de ses écrivains , plus on y
trouvera de renseignements sur nos propres origines, ren-
DES RACES HUMAINES. 529
seignements que l'histoire de l'Aryavarta ne nous fournit pas
avec une précision comparable. Déjà , depuis plusieurs années,
c'est par les livres des lettrés que l'on a modifié , de la manière
la plus heureuse , nombre d'idées fausses sur les Huns et les
Alains. On y a recueilli encore des détails précieux au sujet
des Slaves, et peut-être le trop petit nombre de renseigne-
ments jusqu'ici obtenus sur les débuts des peuples sarmates
s'augmentera-t-il , par cette voie, de nouvelles découvertes.
Du reste, cette abondance de réalités antiques, conservée par
la littérature du Céleste Empire, s'applique, et ceci est fort à
remarquer, beaucoup plutôt aux contrées du nord-ouest de
la Chine qu'à celles du sud de cet État. Il n'en faut pas cher-
cher la cause ailleurs que dans le frottement des populations
mélangées de blanc du Céleste Empire avec les tribus blanches
ou demi-blanches des frontières; de sorte qu'en suivant une
progression évidente, à partir de l'inerte silence des races
noires ou jaunes, on trouve d'abord l'Inde, avec ses civihsa-
teurs , n'ayant que peu d'histoire , parce qu'ils ont peu de rap-
ports avec d'autres rameaux de même race. On rencontre en-
suite l'Egypte, qui n'en a qu'un peu plus par la même raison.
La Chine vient après, en en présentant davantage, parce que
les frottements avec l'étranger arian ont été réitérés , et on ar-
rive ainsi au territoire occidental du monde, à l'Asie anté-
rieure, aux contrées européennes, où les annales alors se
développent avec un caractère permanent et une activité in-
fatigable. C'est parce que là ne s'affrontent plus seulement
un ou deux ou trois rameaux de l'espèce noble , occupés à se
défendre de leur mieux contre l'enlacement des branches in-
férieures de l'arbre humain. La scène est tout autre, et sur ce
théâtre turbulent, à dater du septième siècle avant notre ère,
de nombreux groupes de métis blancs doués de différentes
manières, tous aux prises les uns avec les autres, combattant
du poing et surtout de l'idée, modifient sans fin leurs civilisa-
tions réciproques au milieu d'un champ de bataille où les peu-
ples noirs et jaunes ne paraissent plus que déguisés par des
mélanges séculaires et n'agissent sur leurs vainqueurs que par
une infusion latente et inaperçue , dont le seul auxiliaire est
30
530
DE L INliGALITK
le temps. Si , en un mot , l'histoire s'épanouit dès ce moment ^
dans les régions occidentales, c'est que désormais ce qui sera
à la tête de tous les partis sera mélangé de blanc, qu'il ne
sera question que d'Arians, de Sémites (les Chamites étant
déjà fondus avec ceux-ci), de Celtes, de Slaves, tous peuples
originairement nobles, ayant des idées spéciales, tous s' étant
fait sur la civilisation un système plus ou moins raffiné, mais
tous en possédant un , et se surprenant , s' étonnant les uns les
autres par les doctrines qu'ils vont émettant en toutes choses,
et dont ils cherchent le triomphe sur les doctrines rivales.
Cet immense et incessant antagonisme intellectuel a semblé,
de tout temps, à ceux qui l'accomplissaient, des plus dignes
d'être observé, recueilli, enregistré heure par heure, tandis
que d'autres peuples moins tourmentés n'estuiiaient pas utile i
de garder grand souvenir d'une existence sociale toujours uni-
forme, malgré les victoires gagnées sur des races à peu près
muettes. Ainsi, l'ouest de l'Asie et de l'Europe est le grand-
atelier où se sont posées les plus importantes questions hu-
maines. C'est là, en outre, que pour les besoins du combat ci-
vilisateur, tout ce qui, dans le monde, a été d'un prix capable
d'exciter la convoitise a tendu inévitablement à se concentrer.
Si on n'y a pas tout créé , on a voulu tout y posséder, et
toujours on y a réussi , dans la mesure où l'essence blanche
exerçait son empire, car, il ne faut pas l'oublier, la race noble
n'y est pure nulle part, et repose partout sur un fond ethnique
hétérogène qui, dans la plupart des circonstances, la paralyse
d'une manière qui pour être inaperçue n'en est pas moins dé-
cisive. Aux temps où l'action blanche s'est trouvée le plus
libre, on a vu dans le milieu occidental , dans cet océan où sew
déversent tous les courants civilisateurs, on a vu les conquêtes^'
intellectuelles des autres rameaux blancs agissant au centre des
sphères les plus éloignées, venir tour à tour enrichir le trésor
commun de la famille. C'est ainsi qu'aux belles époques de la
Grèce, Athènes s'empara de ce que la science égyptienne con-jj
naissait de meilleur et de ce que la philosophie hindoue ensei^
gnait de plus subtil.
A Rome , de même , on eut l'art de se saisir des découver-
DES KàCES humaines. 531
tes appartenant aux points les plus lointains du globe. Au
moyen âge, où la société civile semble, à beaucoup de person-
nes, inférieure à ce qu'elle fut sous les Césars et les Augustes,
on redoubla cependant de zèle et on obtint de plus grands
succès pour la concentration des connaissances. On pénétra
bien plus avant dans les sanctuaires de la sagesse orientale, on
y recueillit bien plus de notions justes; et, en même temps,
d'intrépides voyageurs accomplissaient, poussés par le génie
aventureux de leur race, des voyages lointains auprès des-
quels les périples de Scylax et d'Annon, ceux de Pythéas et de
Néarque méritent médiocrement d'être cités. Et, cependant,
un roi de France, et même un pape du douzième siècle, pro-
moteurs et soutiens de ces généreuses entreprises, étaient-ils
comparables aux colosses d'autorité qui gouvernèrent le monde
romain? C'est qu'au moyen âge, l'élément blanc était plus
noble, plus pur, plus actif, par conséquent, que les palais de
la Rome antique ne l'avaient connu.
Mais nous sommes au septième siècle avant l'ère chrétienne,
à cette époque importante où , dans la vaste arène du monde,
occidental , l'histoire positive commence pour ne plus cesser,
où les longues existences d'État ne vont plus être possibles ,
où les chocs des peuples et des civilisations se succéderont à de
très courts intervalles , où la stérilité et la fécondité sociales
devront se déplacer et se remplacer dans les mêmes pays , au
gré de l'épaisseur plus ou moins considérable des éléments
blancs qui recouvriront les fonds noirs ou jaunes. C'est ici le
lieu de revenir sur ce que j'ai dit , dans le premier livre , de
l'importance accordée par quelques savants à la situation géo-
graphique.
Je ne renouvellerai pas mes arguments contre cette doctrine.
Je ne répéterai pas que , si les emplacements d'Alexandrie, de
Constantinople , étaient fatalement indiqués pour devenir de
grands centres de population, ils seraient demeurés et reste-
raient tels dans tous les temps , allégation démentie par les
faits. Je ne rappellerai pas non plus que, à en juger ainsi, ni
Paris, ni Londres, ni Vienne, ni Berlin, ni Madrid, n'auraient
aucun titre à être les célèbres capitales que ces villes sont
I
532
DE L INEGALITE
toutes devenues, et, qu'à leur place, nous aurions vu, dès la
naissance des premiers marchands , Cadix ou peut-être mieux
Gibraltar, Alexandrie beaucoup plus tôt que Tyr ou Sidon ,
Constantinople à l'exclusion éternelle d'Odessa, Venise, sans
espoir pour Trieste, accaparer une suprématie naturelle, in-
communicable, inaliénable, indomptable, si je puis employer
ce mot, et l'histoire humaine tourner éternellement autour de
ces points prédestinés. En effet, ce sont bien les lieux de l'Oc-
cident les plus favorablement placés pour servir la circulation.
Mais, et la chose est fort heureuse, le monde a d'autres et
plus grands intérêts que ceux de la marchandise. Ses affaires
ne vont pas au gré de la secte économiste. Des mobiles plus
élevés que les vues de doit et avoir président à ses actes, et
la Providence a, dès l'aurore des âges, ainsi établi les règles
de la gravitation sociale , que le lieu le plus important du globe
n'est pas nécessairement le mieux disposé pour acheter ou poi:r
vendre, pour faire transiter des denrées ou pour les fabriquer,
pour recueillir ou cultiver les matières premières. C'est celui
où habite, à un moment donné, le groupe blanc le plus pur,
le plus intelligent et le plus fort. Ce groupe résidât-il, par un
concours de circonstances politiques invincibles , au fond des
glaces polaires ou sous les rayons de feu de l'équateur, c'est
de ce côté que le monde intellectuel inclinerait. C'est là que
toutes les idées, toutes les tendances, tous les efforts ne man-
queraient pas de converger, et il n'y a pas d'obstacles naturels
qui pussent empêcher les denrées, les produits les plus loin-
tains d'y arriver à travers les mers, les fleuves et les mon-
tagnes.
Les changements perpétuels survenus dans l'importance so-
ciale des grandes villes sont une démonstration sans réplique
de cette vérité sur laquelle les prétentieuses déclamations des
théoriciens économistes ne peuvent mordre. Rien de phis dé-
testable que le crédit où l'on voit être une prétendue science
qui, de quelques observations générales appliquées par le bon
sens de toutes les époques arianes positives , a su extraire , en
voulant y donner une cohésion dogmatique , les plus grandes
elles plus dangereuses inepties pratiques ; qui, en ne s'empa-
DES RACES HUMAINES. 533
rant que trop de la confiance d'un public sensible à l'influence
des sesguipedalia verba, s'élève au rôle funeste d'une véri-
table hérésie en se donnant les airs de dominer, de gourman-
der, d'accommoder à ses vues la religion, les lois, les mœurs.
Basant la vie humaine tout entière et, de même, la vie des
psuples sur ces mots devenus cabalistiques dans ses écoles,
produire et consommer, elle appelle honorable ce qui n'est
que naturel et juste : le travail du manœuvre, et le mot hon-
neur perd toute la sublimité de sa primitive signification. Elle
fait de l'économie privée la plus haute des vertus, et, à force
d'exalter les avantages de la prudence pour l'individu et les
bienfaits de la paix pour l'État, le dévouement , la fidélité pu-
blique, le courage et l'intrépidité deviennent presque des vices
au gré de ses maximes. Ce n'est pas une science, car la néga-
tion la plus misérable des véritables besoins de l'homme, et
des plus saints, forme sa base étroite. C'est un mérite de meu-
nier et de filateur déplacé de son rang modeste et proposé
à l'admiration des empires. Mais, pour me borner à réfuter la
moindre de ses erreurs, je dirai, encore une fois, que, malgré
les convenances commerciales qui pouvaient recommander
tel ou tel point topographique, les civilisations de l'antiquité
n'ont jamais cessé de s'avancer vers l'ouest, simplement parce
que les tribus blanches elles-mêmes ont suivi ce chemin , et ce
n'est qu'arrivées sur notre continent qu'elles ont rencontré ces
mélanges jaunes qui les ont acheminées vers les idées utilitai-
res adoptées avec plus de réserve par la race ariane et trop
méconnues du monde sémitique. Aussi faudra-t-il s'attendre à
voir les nations blanches de plus en plus réalistes, de moins
en moins artistes à mesure qu'on les observera plus avant
dans l'ouest. Ce n'est pas , à coup sûr, pour des raisons em-
pruntées à l'influence climatérique qu'elles seront telles. C'est
uniquement parce qu'elles deviendront à la fois plus mêlées
d'éléments jaunes et plus dégagées de principes mélaniens.
Dressons ici , afin de nous en mieux convaincre , une liste de
gradation des résultats que j'indique. Il est nécessaire que le
lecteur y soit attentif. Les Iraniens, on va le constater tout à
l'heure, furent plus réalistes, plus maies que les Sémites,
30.
53*
DE l'inégalité
lesquels, l'étant plus que les Chamites, permetten
cette progression :
Noirs ,
Chamites ,
Sémites ,
Iraniens. •
On verra ensuite la monarchie de Darius couler au fond de
l'élément sémitique et passer la palme au sang des Grecs, qui,
bien que mélangés , étaient cependant , au temps d'Alexandre,
plus libres d'alliages mélaniens.
Bientôt les Grecs, noyés dans l'essence asiatique, seront
ethniquement inférieurs aux Romains, qui pousseront l'empire
du monde d'une bonne distance de plus vers l'ouest, et qui,
dans leur fusion faiblement jaune , blanche à un plus haut de-
gré, et enfin sémitisée dans une progression croissante, auraient
pourtant gardé la domination , si des compétiteurs plus blancs
n'avaient encore une fois paru. Voilà pourquoi les Arians
Germains fixèrent décidément la civilisation dans le nord-
ouest.
De même que je viens de rappeler ce principe du livre pre-
mier, que la position géographique des nations ne fait nulle-
ment leur gloire et ne contribue (j'aurais pu l'ajouter) que dans
une mesure minime à activer leur existence politique , intellec-
tuelle, commerciale, de même encore pour les pays souve-
rains les questions de climat restent non avenues , et ainsi que
nous avons vu en Chine l'antique suprématie, donnée dans
le premier temps au Yunnan, passer ensuite au Pé-tché-li;
que dans l'Inde les contrées du nord sont aujourd'hui les plus
vivaces, quand, pendant de longs siècles, le sud, au contraire,
l'emporta, ainsi il n'est pas, dans l'occident du monde, de
climats qui n'aient eu leurs jours d'éclat et de puissance. Baby-
lone où il ne pleut jamais , et l'Angleterre où il pleut toujours;
le Caire où le soleil est torride , Saint-Pétersbourg où le froid
est mortel , voilà les extrêmes : la domination règne ou a ré-
gné dans ces différents lieux.
Je pourrais aussi, après ces questions, soulever celle de la
fertilité : rien de plus inutile. La Hollande nous répond assez
dej
DES BACES HUMAINES. ii35
que le génie d'un peuple vient à bout de tout, crée de gran-
des cités dans l'eau, fait une patrie sur pilotis, attire l'or et
les hommages de l'univers dans des marécages improductifs.
Venise prouve plus encore : elle dit que, sans territoire au-
cun, pas même un marécage, pas même une lande, un Etat
se peut fonder, qui lutte de splendeur avec les plus vastes et
vit au delà des années accordées aux plus solides.
Il est donc établi que la question de race est majeure pour
apprécier le degré du principe vital dans les grandes fondations •
que l'histoire s'est créée, développée et soutenue là seulement
où plusieurs rameaux blancs se sont mis en contact ; qu'elle
revêt le caractère positif d'autant plus qu'elle traite des af-
faires de peuples plus blancs, ce qui revient à dire que ceux-
ci sont les seuls historiques, et que le souvenir de leurs actes
importe uniquement à l'humanité. Il suit encore de là que l'his-
toire, aux différentes époques, tient plus de compte d'une na-
tion à mesure que cette nation domine davantage , ou, autre-
ment dit, que son origine blanche est plus pure.
Avant d'aborder l'étude des modifications introduites au
vii« siècle avant J.-C. dans les sociétés occidentales, j'ai dû
constater l'application de certains principes posés précédem-
ment et faire jaillir de nouvelles observations du terrain sur
lequel je marchais. J'aborde maintenant l'analyse de ce que la
composition ethnique des Zoroastriens présente de plus re-
marquable.
CHAPITRE IL
Les Zoroastriens.
Les Bactriens , les Mèdes , les Perses , faisaient partie de ce
groupe de peuples qui, en même temps que les Hindous et
les Grecs, furent séparés des autres familles blanches de la
haute Asie. Ils descendirent avec eux non loin des limites sep-
I
536 DE LINKGALITÉ
tentrionales de la Sogdiane (1). Là, les tribus helléniques aban-
donnèrent la masse de l'émigration et tournèrent à l'ouest, en
suivant les montagnes et les bords inférieurs de la Caspienne.
Les Hindous et les Zoroastriens continuèrent à vivre ensem-
ble et à s'appeler du même nom A'Ânjas ou Airyas (2) pen-
dant une période assez longue , jusqu'à ce que des querelles
religieuses, qui paraissent avoir acquis un grand caractère d'ai-
greur, aient porté les deux peuples à se constituer en nationa-
lités distinctes (3).
Les nations zoroastriennes occupaient d'assez grands terri-
toires, dont il est difficile de préciser les bornes au nord-est.
Probablement elles s'étendaient jusqu'au fond des gorges du
Muztagh, et sur les plateaux intérieurs, d'où plus tard elles,
sont venues apporter aux contrées européennes les noms si ce
lèbres des Sarmates, des Alains et des Ases. Vers le sud, oni
connaît mieux leurs limites. Elles envahirent successivement,
depuis la Sogdiane, la Bactriane et le pays des Mardes jusqu'aux!
frontières de l'Arachosie, puis jusqu'au Tigre. Mais ces ré-
gions si vastes renferment aussi d'immenses espaces complè-
tement stériles et inhabitables pour de grandes multitudes.
Elles sont coupées par des déserts de sables, traversées par des
(1) Lassen, Indische Aller Ihumskunde.
(2) Burnouf ne doute pas que les textes les plus anciens et les plus
authentiques du Zend-Avesta ne fixent le séjour primitif des Zoroastriens
au pied du Bordj, sur les bords de l'Arvanda, c'esl-à-dire dans la pai--
tie occidentale des Monts Célestes. (Commentaire sur le Yaçna, t. I,
additions et corrections, p. clxxxv.)
(3) Lassen , Indische Altert., 1. 1, p. 516 et passini. — Le Zend-Avesta,
livre de cette loi protestante, reconnaît lui-même qu'il y a eu, dans-
les temps antérieurs, une autre foi. C'est celle des hommes anciens,
les pischdadiens, ij .i t J..^^.- J . Je doute que cette antique doctrine
fût le brahmanisme. C'était beaucoup plutôt la source d'où le brah-
manisme est sorti, le culte des purohitas, peut-être même de leurs
prédécesseurs. — Les pischdadiens sont appelés nettement par le Zend-
Avesta les hommes anciens, par opposition à ceux qui ont vécu pos-
térieurement à la séparation d'avec les Hindous, et qui sont nommé»
en zend nabânazdista (contemporains) et, en sAn&cvW. , nabhanadi-
chtra, d'après un des flls de Manou, privé de sa paît de l'héritage,
paternel , suivant le Rigvéda. (Burnouf, Commentaire sur le Yaçna,.
t. I, p. 566 et passim.)
fl
DES BACES HUMAINES. 537
montagnes d'une inexorable aridité. La population ariane ne
pouvait donc y subsister en nombre. La force de la race se
trouva ainsi rejetée à jamais hors du centre d'action que de-
vaient embrasser un jour les monarchies des Mèdes et des
Perses. Elle fut réservée par la Providence à fonder bien plus
tard la civilisation européenne.
Quoique séparées des Hindous, les peuplades zoroastriennes
de la frontière orientale ne s'en distinguaient pas aisément à
leurs propres yeux ni à ceux des Grecs. Toutefois, les habi-
tants de l'Aryavarta, en les acceptant pour consanguins, se re-
fusaient, avec horreur, à les considérer comme compatriotes.
Il était d'autant plus facile à ces tribus limitrophes de n'être
qu'à demi zoroastriennes, que la nature de la réforme religieuse,
origine du peuple entier, se basant sur la liberté, était loin de
créer un lien social aussi fort que celui de l'Inde. On est en
droit de croire , au contraire , puisque l'insurrection avait eu
lieu contre une doctrine assez tyranni(|ue, que, suivant l'effet
naturel de toute réaction, l'esprit protestant, voulant abjurer
la sévère discipline des brahmanes, avait donné à gauche et
institué un peu de licence. En effet, les nations zoroastrien-
nes nous apparaissent très hostiles les unes aux autres et s'op-
primant mutuellement. Chacune, constituée à part, menait,
suivant l'usage de la race blanche, une existence turbulente
au milieu de grandes richesses pastorales, gouvernée par des
magistrats soit électifs, soit héréditaires, mais forcés de
compter de près avec l'opinion publique (1). Toutes ces tribus
se piquiiient donc d'indépendance. Ainsi organisées^ elles des-
cendaient graduellement vers le sud-ouest, où elles devaient
finir par rencontrer les Assyriens.
Avant l'heure de ce contact, les premières colonnes trouvè-
rent, dans les environs de la Gédrosie, des populations noires
ou du moins chamites, et se mêlèrent intimement à elles (2).
(1) Hérodote, Clio, xcvi.
(2) Voir Klaprotli, Asia polyglotta, p. 62. — Ce philologue remarque
l'extrême fusion de tous les idiomes de l'Asie antérieure soit avec les
principes arians ou sémitiques, soit aussi avec les éléments finniques.
Il relève cette dernière circonstance pour l'arménien ancien, qui, sui-
I
538
DE l'inégalité
De là vint que les nations zoroastriennes du sud, celles qui
prirent part à la gloire perslque, furent de bonne heure at-
teintes par une certaine dose de sang mélanien. Le plus grand
nombre, pénétré trop profondément par cet alliage, tomba,
longtemps avant la conquête de Babylone, presque à l'état des
Sémites. Ce qui l'indique, c'est que les Bactriens, les Mèdes et
les Perses furent les seuls Zoroastriens qui jouèrent un rôle.
Les autres se bornèrent à l'honneur d'appuyer ces familles
d'élite.
Il peut paraître singulier que ces Arians, imprégnés ainsi du
sang des noirs, directement ou par alliance avec les Chamites
et les Sémites dégénérés, aient pu arriver à remplir le person-
nage important que leur attribue l'histoire. Si donc on se
croyait en droit de supposer, chez toutes leurs tribus, une
mesure égale dans la proportion du mélange, il deviendrait
difficile d'expliquer ethniquement la domination des plus il-
lustres de ces dernières sur les populations assyriennes.
Mais, pour fixer la certitude, il suffit de comparer entre elles '
les langues zoroastriennes , ainsi que je l'ai déjà fait ailleurs.
Le zend, ce fait n'est pas douteux, parlé chez les Bactriens,
habitants de cette Balk appelée en Orient la mère des villes (1),
les plus puissants des Zoroastriens primitifs , fut presque pur
d'alliages sémitiques, et le dialecte de la Perside, qui ne jouit
pas autant de cette prérogative, la posséda cependant dans
vant lui, a beaucoup de rapport avec les langues du nord de l'Asie.
(Ouvr. cité, p. 76.) — CeUe assertion appuie le système d'interprétation
des inscriptions médiques proposé par M. de Saulcy.
(1) Les Bactriens, en zend Bakhdi, sont les Balilikas du Mahabharata.
Ils étaient parents, suivant ce poème, du dernier des Kouravas et de
Pandou. Ainsi leur caractère profondément arian est bien et dûment
établi. (Lassen, Indische AUerthumskunde, t. I, p. 297; voir aussi A.
F. V. Schack, Heldensagen von Firdusî, in-8°, Berlin, 1851; Enleit.,
p. 16 et passim; voir aussi I.assen, Zeitsch. f. d. K. d. Morgenl., qui
identifie les Bactriens avec les Afghans, dont le nom national est
Pouschtou, t. II, p. 53.) — Le nom de Balk, jjj donné à la cité des
â
Bactriens, n'est pas le plus ancien qu'ait porté cette ville. Elle s'est
appelée précédemment Zariaspe. (Burnouf, Comment, sur le Yaçna,
notes et éclaircissements, t. I, p. cxii.)
DES MAGES HUMAINES. 539
un certain degré, supérieur au médique, moins sémitisé à son
tour que le pehlvi, de sorte que le sang des futurs conquérants
de l'Asie antérieure conservait, dans les plus nobles de ses
rameaux du sud, un caractère assez arian pour expliquer la su-
périorité de ceux-ci.
Les Mèdes et surtout les Perses furent les successeurs de
l'ancienne influence des Bactriens, qui, après avoir dirigé les
premiers pas de la famille dans les voies du magisme , avaient
perdu leur prépondérance d'une manière aujourd'hui incon-
nue. Les héritiers méritaient l'honneur qui leur échut. Nous
venons de voir qu'ils étaient restés Arians, moins complets
sans doute que les Zoroastriens du nord-est, et même que les
Grecs, tout autant néanmoins que les Hindous de la même
époque, beaucoup plus que le groupe de leurs congénères,
déjà presque absorbé sur les bords du Nil. Le grand et irré-
médiable désavantage que les Mèdes et les Perses apportaient,
en entrant sur la scène politique du mcnde, c'était leur chif-
fre restreint et la dégénération déjà avancée des autres tribus
zoroastriennes du sud, leurs alliées naturelles. Toutefois, ils
pouvaient commander quelque temps. Ils étaient encore en
possession d'un des caractères les plus honorables de l'espèce
noble, une religion plus rapprochée des sources véridiques que
la plupart des Sémites, aux yeux desquels ils allaient être ap-
pelés à faire acte de force.
Déjà, à une époque reculée, une tribu médique avait régné
sur l'Assyrie. Sa faiblesse numérique l'avait contrainte à se
soumettre à une invasion chaldéenne-sémite venue des mon-
tagnes du nord-ouest. Dès ce temps, des doctrines religieuses,
relativement vénérables, se rattachent au nom de Zoroastre
porté par le premier roi de cette dynastie ariane (t) : il n'y a
pas moyen de confondre le prince ainsi appelé avec le réfor-
mateur religieux ; mais la présence d'un tel nom, à la date de
2,234 ans avant J.-C. , peut servir à montrer que les Mèdes et
les Perses du vii« siècle conservaient la même foi monothéis-
tique que leurs plus anciens ancêtres
(1) Lassen, Indische Alterth., t. I, p, 733 et passim.
f
DE L INEGALITE
Les Bactriens et les tribus arianes qui les limitaient au nord
et à l'est avaient créé et développé ces dogmes. Ils en avaient
vu naître le prophète dans cet âge bien éloigné où , sous les
règnes nébuleux des rois kaïaniens , les nations zoroastrien-
nes, y compris celles d'où devaient sortir un jour les Sarma-
tes, étaient au lendemain de leur séparation d'avec les Hin-
dous (1).
A ce moment, la religion nationale, bien que, par sa réforme,
devenue étrangère au culte des purohitas, et même à ces no-
tions théologiques plus simples, patrimoine primitif de toute la
race blanche dans les régions septentrionales du monde. Cette
religion était incomparablement plus digne, plus morale, plus
élevée , que celle des Sémites. On en peut juger par ce fait,
qu'au VII* siècle elle valait mieux, malgré ses altérations, que
le polythéisme, pourtant moins abject, adopté des longtemps
par les nations helléniques (2). Sous la direction de cette
croyance, les mœur^^ n'étaient pas non plus si dégradées et
conservaient de la vigueur.
Conformément à l'organisation primitive des races arianes,
les Mèdes vivaient, par tribus, dispersés dans des bourgades.
Ils élisaient leurs chefs, comme jadis leurs pères avaient élu
(1) Kaïanien, vient de Kaî, syllabe qui précède les noms de plusieurs
rois de celte dynastie zoroastrienne : ainsi Kaï-Kaous et Kai-Khosrou.
Ce mot paraît avoir été le titre des monarques. En zend, il a la forme
Kava, et est identique avec le sanscrit Kavi (soleil). Peut-être n'est-il
pas sans intérêt de rapprocher ce sens de celui du Phra égyptien.
(Voir Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I, p. 424 et passim.) —
Ces rois kaïaniens donnèrent la première impulsion à la nationalité
séparatiste des Zoroastriens. Ils ont jeté certainement un grand éclat,
puisque, à travers tant de siècles, ils ont produit des traditions nom-
breuses et persistantes qui font la partie la plus notable du Schah-
nameh.
(2) Comme toutes les religions, aux époques de foi, le raagisme était
ce qu'on appelle, de nos jours, intolérant. Il détestait le polythéisme
dans toutes ses formes. Xerxès enleva l'idole de Bel, qui trônait à
Babylone, et détruisit ou dévasta tous les temples qu'il rencontra en
Grèce. — Ainsi Cambyse ne fit en Egypte qu'obéir à l'esprit général de
sa nation lorsqu'il maltraita si fort les cultes du pays. (Voir BœUiger,
Ideen zur Kunstmythologie (Dresde, in-S», 1820), 1. 1, p. 25 et passim.)
DES RACES HUMAINES. 541
leurs viç-patis (1). Ils étaient belliqueux et remuants, toutefois,
avec le sens de l'ordre , et ils le prouvèrent en faisant aboutir
l'exercice de leur droit de suffrage à la fondation d'une mo-
narchie régulière, basée sur le principe d'hérédité (2). Rien là
que nous ne puissions également retrouver dans les Hindous
antiques, chez les Égyptiens arians, chez les Macédoniens, les
Thessaliens, lesKpirotes, comme dans les nations germaniques.
Partout, le choix du peuple crée la forme de gouvernement,
presque partout préfère la monarchie et la maintient dans
une famille particulière. Pour tous ces peuples, la question de
descendance et la puissance du fait établi sont deux principes,
ou, pour mieux dire, deux instincts qui dominent les institu-
tions sociales et les vivifient. Ces Mèdes, pasteurs et guerriers,
restèrent des hommes libres, dans toute la force du terme,
même pendant cette période où leur petit nombre les obligea
de subir la suzeraineté des Chaldéens, et, si leur esprit exa-
géré d'indépendance , en les poussant au fractionnement et à
l'antagonisme des forces , contribua certainement à prolonger
leur temps de subordination, on ne peut admirer assez que
cet état n'ait pas dégradé leur naturel , et qu'après de longs
tâtonnements, la nation, ayant rallié toutes ses ressources dans
sa forme monarchique, soit devenue capable, après seize cents
ans, de reprendre la conquête du trône d'Assyrie et de l'exé-
cuter. ~~
Depuis qu'elle avait été chassée de Ninive, elle n'avait pas
déchu. Elle avait persisté dans son culte, honneur bien rare,
dû évidemment à son homogénéité persistante. Elle avait con-
servé son goût d'indépendance sous des chefs d'ailleurs par
trop peu maîtres de leurs gouvernés : la nation médique était
(1) Le mot cm[)loyc par le Sclialinamch pour désigner la dignité royale
rappelle vivenicul les doctrines indépendantes des Arians primitifs.
l'ôridouu porte le titre de schalir-jar, jL) v^ (l'ami de la cité). —
Sur les sources antéislamitiques où Firdousi a puisé les traditions qu'il
enciiMÏne, voir A. F. de Schack, Einl., p. '6-2 et passim.
(2) Tous les faits qui composent l'Iiisloire de la formation du royaume
medique sont racontés par Hérodote, avec sa puissance de coloris or-
dinaire, Clio, xcvni et passim.
EACES HUMAINES. — T. I. 81
542
DE L INEGALITK
donc restée ariane. Quand une fois elle fut arrachée à son
anarcliie belliqueuse, le besoin de donner une application à sa
vigueur, laissée sans emploi par l'heureux étouflément des dis-
cordes civiles, tourna ses vues vers les conquêtes extérieures.
Commençant par soumettre les nations parentes établies dans
son voisinage, entre autres, les Perses (1), elle se fortifia de
leur adjonction. Puis, quand elle eut amené sous ses drapeaux
et fondu eu un seul corps de peuples dont elle était la tête
tous les disciples méridionaux de sa relisi;ion, elle attaqua
l'empire ninivite.
Beaucoup d'écrivains n'ont vu , dans ces guerres de l'Asie
antérieure, dans ces rapides conquêtes, dans ces États si promp-
tement construits , si subitement renversés , que des coups de
main sans liaison, une série d'événements dénués de causes
profondes, et dès lors de portée. N'acceptons pas un tel ju-
gement.
Les dernières émigrations sémitiques avaient cessé de des-
cendre les montagnes de l'Arménie et de venir régénérer les
populations assyriennes. Les contrées riveraines de la Caspienne
et voisines du Caucase n'avaient plus d'hommes à envoyer au
dehors. Dès longtemps, les colonnes voyageuses des Hellènes
avaient achevé leur passage, et les Sémites, demeurés dans ces
contrées, n'en étaient plus expulsés par personne. L'Assyrie
ne renouvelait donc plus son sang depuis des siècles, et l'abon-
dance des principes noirs , toujours en travail d'assimilation,
avait efTeclui la décadence des races superposées (2).
(1) Le Mahabharata connait les Perses , il ies ajipeiie i'arastkas. Mais
à celte époque lointaine des guerres des Pandavas et des tils de Kourou .
cette petite nation n'avait encore aucune renommée. C'est ce qui fait
que, dans le poème hindou, elle a les simples honneurs d'une men-
tion. (Lassen, Zeitschrift f. d. K. des Morgent., t. II, p. 53.)
(2) Movers, das Phœniz. AUerthum., t. I, 2« partie, p. 41S. — Cette
décadence était si profonde, et causée si évidemment par l'anarchie
ethnique, que les Ép:yptiens, non moins rto^ônérés, mais plus compacts
parce qu'il y avait en Jeu, dans leur sang, moins d'éiéments constitu-
tifs, prirent un moment le dessus vis-à-vis de leurs anciens et redoutés
adversaires. Au vn<^ siècle, leur influence l'emportait en Phénicie. Les
Mèdes eurent bientôt raison de cette énergie relative.
DES RACES HUMAINES. 543
En Egypte, il s'était passé quelque chose d'analogue. Mais,
comme le système des castes, malgré ses imperfections, con-
servait encore cette société dans ses principes constitutifs , les
gouvernants de Memphis, se sentant d'ailleurs trop faibles
pour résister à tous les chocs, tournaient leur politique à main-
tenir entre eux et la puissance ninivite , qu'ils redoutaient par-
dessus tout, un rideau de petits royaumes syriens. Cachés der-
rière ce rempart, ils continuaient, tant bien que mal, à se traî-
ner dans leurs ornières accoutumées, descendant la pente de
la civihsation à mesure que le mélange noir les envahissait.
Si les Mnivites les épouvantaient par-dessus tout, ces peu-
ples n'étaient pas les seuls à les tenir en émoi. Se reconnais-
sant également incapables de lutter contre Tim perceptible
puissance des pirates grecs, OaXaCTaoxpaxGv, Arians qui s'inti-
tulaient rois de mer, comme le firent plus tard leurs parents
les Arians Scandinaves , les Egyptiens avaient eu recours à la
prudente résolution de se séquestrer en fermant le Nil à ses
embouchures. C'était au prix de précautions si excessives que
les descendants de Rhamsès espéraient encore préserver long-
temps leur tremblante existence.
A côté des deux grands empires du monde occidental ainsi
affaiblis, les Hellènes se montraient à peu près dans l'état qu'a-
vaient connu les Mèdes avant la fondation de la monarchie
unitaire. Ils faisaient preuve de i? même turbulence, du même
amour de liberté , des mêmes sentiments belliqueux , d'une
ambition égale de commander un jour aux autres peuples, et,
retenus par leur fractionnement, ils restaient incapables d'en-
feprendre rien de plus vaste que des colonisations déjà assi-
ses aux embouchures des fleuves de l'Euxin, en Italie et sur
la côte asiatique, où leurs villes, encouragées par la politique
assyrienne à faire une concurrence heureuse au commerce de<!
cités de Phénicie, dépendaient essentiellement, à ce titre, de
la puissance souveraine à Ninive et à Babylone.
Ce fut à cette heure, où aucune des grandes puissances an-
ciennes n!était plus en état d'attaquer ses voisins, que les Mè-
des se présentèrent en candidats au gouvernement de l'univers.
L'occasion était on ne peut mieux choisie : il s'en fallut de pjo,
5^4
DE L INHGALITii
cependant, qu'un acteur, tout à fait inattendu, qui vint brus-
quement se précipiter sur la scène, ne dérangeât complètement
la distribution des rôles.
Les Kimris, Cimmériens, Cimbres ou Celtes, comme on
voudra les appeler, peuples blancs mêlés d'éléments jaunes,
auxquels personne ne prenait garde, débouchèrent tout à coup
dans l'Asie inférieure, venant de la Tauride, et, après avoir
ravagé le Pont et toutes les contrées environnantes , mirent le
siège devant Sardes et la prirent (1).
Ces farouches conquérants répandaient sur leur passage la
stupeur et l'épouvante. Ils n'auraient, sans doute, pas demandé
mieux que de justifier la haute opinion que la vue seule de
leurs épées faisait concevoir de leur puissance. Malheureuse-
ment pour eux, ils reproduisaient un accident que nous avons
déjà observé. Vainqueurs, ils n'étaient que des vaincus : pour-
suivants, c'étaient des fuyards. Ils ne dépossédaient que pour
trouver un refuge. Attaqués dans les steppes, qui furent plus
tard la Sarmatie asiatique, par un essaim de nations mongoles
ou scythiques, et forcés de céder, ils s'étaient échappés jus-
qu'aux lieux où les Sémites tremblaient à leurs pieds, mais où,
fatalement, leurs adversaires vinrent les poursuivre. De sorte
que l'Asie antérieure avait à peine éprouvé les premières dé-
vastations des Celtes, qu'elle tomba aux mains des hordes
jaunes. Celles-ci, tout en continuant à guerroyer contre les fu-
gitifs, s'attaquèrent aux villes et aux trésors des pays envahis,
proie à coup sûr beaucoup plus attrayante (2).
Les Celtes étaient moins nombreux que leurs antagonistes.
Ils furent battus et dispersés. Les Scythes poursuivirent alors,
sans compétiteurs , le cours de leurs victoires , nuisibles sur-
tout aux desseins de la politique mède. Cyaxare venait, préci-
sément, d'investir Ninive, et il n'avait plus qu'à franchir ce
dernier obstacle pour se voir maître de l'Asie assyrienne. Irrité
de cette intervention malencontreuse, il leva le siège et vint at-
(i) Movers, t. Il, i"» partie, p. 419.
(2) Movers, dus Phœnizische AUcrlhum.,
passim, et liy.
t. II, t" partie, p. 401
DES RACES HUMAIIVES. 545
taquer les Scythes. Mais la fortune ne le seconda pas, et, mis
en déroule complète, il lui fallut laisser les barbares, comme
il les appelait sans doute, libres de continuer leurs courses dé-'
vastatrices. Ceux-ci pénétrèrent jusque sur la lisière de l'Egypte,
où les supplications et plus encore les présents obtinrent d'eux
qu'ils n'entreraient pas. Satisfaits de la rançon, ils allèrent
porter ailleurs leurs violences. Cette bacchanale mongole fut
terrible, et pourtant dura peu. Vingt-huit ans en virent la fin.
Les Mèdes, tout battus qu'ils avaient été dans une première
rencontre, étaienttrop réellement supérieurs aux Scythes poiu'
siqiporter indéfiniment leur joug. Ils revinrent à la charge, et
cMe fois avec un plein succès (1). Les cavaliers jaunes, chas-
sés par les troupes de Cyaxare , s'enfuirent dans le pays au
nord de l'Euxin. Ils allèrent y continuer, avec les peuples plus
ou moins mélangés de sang finnois , les luttes anarciiiques aux-
quelles ils sont propres, tandis que les Zoroastriens, débarras-
sés d'eux, reprenaient leur œuvre au point où elle avait été inter-
rompue. L'invasion celto-scythe repoussée, Ninive fut assiégée
de nouveau, et Cyaxare, vainqueur intelligent, entra dans ses
murs.
Dès lors fut assurée la domination de la race ariane-zoroas-
trienne méridionale, à qui je puis désormais donner, sans in-
convénients, le nom géographique d'iranienne. Il n'y eut plus
que la seule question de savoir quel serait celui des rameaux
de cette famille qui obtiendrait la suprématie. Le peuple mède
n'était pas le plus pur. Pour Ce motif, il ne pouvait garder la
prédominance; mais il était le plus civilisé par son contact
avec la culture chaldéenne , et c'est là ce qui lui avait d'abord
doimé la place la plus émkiente. Le premier, il avait préféré
une forme de gouvernement régulière à de stériles agitations,
et ses mœurs, ses habitudes, étaient plus raffinées que celles
des autres branches parentes. Cependant , tous ces avantages
résultant d'une affinité certaine avec les Assyriens , et que l'é-
tat de l'idiome accuse, avaient été achetés aux prix d'un hymen
qui, en altérant le sang médique, avait aussi diminué sa vi-
(I) Hérodote, C7îo, cvi. 31.
f
5ir>
DE L INEGALITE
gueur vis-à-vis d'une autre tribu iranienne , celle des Perses ,
de sorte que , par droit de supériorité etlinique , la souveraineté
de l'Asie fut enlevée aux compagnons de Cyaxare , et passa
dans la branche demeurée plus ariane. Un prince qui, par son
père, appartenait à la nation perse, par sa mère à la maison
royale de Déjocès, Cyrus, vint se substituer à la ligne directe
et donner à ses compatriotes la supériorité sur la tribu fon-
datrice de l'empire et sur toutes les autres familles consan-
guines. Il n'y eut pas cependant substitution absolue : les deux
peuples se trouvaient unis de trop près; il s'établit seulement,
entre les dominateurs , une nuance , et qui encore ne dura pas
longtemps; car les Perses comprirent la nécessité de soumettre
leur vigueur un peu inculte à l'école des Mèdes plus expéri-
mentés. Ainsi , il se trouva bientôt que les rois de la maison
de Cyrus (1) ne se faisaient aucun scrupule de placer les plus
habiles de ces derniers aux premiers rangs. Il y eut donc par-
tage réel du pouvoir entre les deux tribus souveraines et les
autres peuples iraniens plus sémitisés (2). Quant aux Sémites
et autres groupes chamitisés ou noirs formant l'immense ma-
jorité des populations soumises , ils ne furent que le piédestal
commun de la domination zoroastrienne.
(1) Les noms des premiers souverains perses sentent fortement la
primitive identité des notions zoroastriennes avec les Hindous, et même
avec les autres branches arianes. C'est ainsi que le père des Aché-
ménides s'appelait Kourou , comme le chef des Kouravas blancs que
nous avons vus envahir l'Inde à une époque très ancienne. Plus tard ,
Cambysc est nommé, dans l'inscription cunéiforme de Bi-Soutoun,
Ka{ni)bu<lya, comme la tribu des kschattryas dissidents, habitant la
rive droite de l'Indus, les Kambodyas. (Lassen, Indische Alterth., t. I,
p. 598.) — Il est curieux de remarquer que les habitants de l'Hindou-
Koh se nomment aujourd'hui Kamodje. Avant les conquêtes des Af-
ghans, leur territoire allait jusqu'à l'Indus. (Lassen, Zeitschrift f. d.
K. d. Morgenl., t. II, p. 56 et passim.)
(2) Il faudrait même admettre que les Bactriens, ce rameau le plus
anciennement civilisé de la famille zoroastrienne, eurent leur part de
suprématie sous la dynastie de Darius, si l'on adoptait l'idée de
M. Roth. Ce savant a avancé que les Achéménidcs étaient des vassaux
bactriens des rois perses. (Roth, Geschichte der abendlœndischen
Philosophie (Mannheim , 1846, in-8"), t. I, p. 384 et passim.) Cependant,
celle hypothèse a besoin d'être encore étudiée.
DES RACKS HUMAIIVES. 517
Ce dut être pour les nations si dégénérées, si lâches, si per-
verties , et en même temps si artistes de l'Assyrie, un spectacle
et une sensation bien étranges que de tomber sous le rude
commandement d'une race guerrière, sérieuse et livrée aux
inspirations d'un culte simple, moral, aussi idéaliste que leurs
propres notions religieuses l'étaient peu.
Avec l'arrivée des Iraniens , les horreurs sacrées , les infa-
mies théologiques prirent fin. L'esprit des mages ne pouvait
s'en accommoder. On eut une preuve bien grande et bien sin-
gulière de cette intolérance lorsque, plus tard, le roi Darius,
devenu maître de la Phénicie, envoya défendre aux Cartha-
ginois de sacrifier des hommes à leurs dieux , offrandes dou-
blement abominables aux yeux des Perses en ce qu'elles offen-
saient la piété envers des semblables et souillaient la pureté de
la flamme sainte du bûcher (1). Peut-être était-ce la première
fois, depuis l'invention du polythéisme , que des prescriptions
émanées du trône avaient parlé d'humanité. Ce fut un des ca-
ractères remarquables du nouveau gouvernement de l'Asie.
On s'occupa désormais de rendre la justice à chacun et de
faire cesser les atrocités publiques, sous quelque prétexte
qu'elles eussent lieu. Particularité non moins nouvelle, le
grand roi se soucia d'administrer. A dater de cette époque , le
grandiose s'abaisse , et tout tend à devenir plus positif. Les
intérêts sont plus réguUèrement~ traités, plus régulièrement
ménagés. Il y a du calcul , et du calcul raisonnable , terre à
terre, dans les institutions de Cyrus et de ses successeurs. Pour
bien dire , le sens commun inspire la politique, à côté et quel--
(1) Darius Hystaspes leur interdit aussi de manger de la chair de
chien. La coutume phénicienne des massacres hiératiques, qui, à
l'époque des calamités publiques, porta les Carthaginois à égorger à
la fois, sur leurs autels, des centaines d'enfants, coutume qui faisait
dire à Ennius : « Et Poinei solitei sos sacrificare puellos, » reprit quand
tomba l'influence des Perses. Les Grecs cherchèrent en vain à décider
les Carthaginois à renoncer à de telles monstruosités. Elles existaient
encore secrètement au temps de Tibère, et s'étaient transmises, avec
le sang sémitique, à la colonie romaine. (Bœttiger, Ideen zur Kunst-
mythologic , t. I, p. 373.)
548
DE L liVKGALITE
quefoisun peu au-dessus des passions lumiiltueuses. Jusqu'a-
lors ces dernières avaient beaucoup trop parlé (1).
En même temps que l'impétuosité décroît chez les gouver-
nants, et que l'organisation matérielle fait des progrès, le
génie artistique décline d'une manière frappante. Les monu-
ments de l'époque perse ne sont qu'une reproduction médiocre
de l'ancien style assyrien (2). Il n'y a plus d'invention dans les
bas-reliefs de Persépolis. On n'y retrouve pas même la froide
correction qui survit d'ordinaire aux grandes écoles. Les figu-
res apparaissent gauches, lourdes, grossières. Cène sont plus
les produits de sculpteurs , ce sont les ébauches imparfaites de
manœuvres maladroits ; et puisque le grand roi, dans sa ma-
gnificence, ne se procurait pas des jouissances artistiques com-
parables à celles dont avaient joui ses prédécesseurs chaldéens,
il faut nécessairement croire qu'il n'en éprouvait nullement le
désir, et que les représentations médiocres étalées sur les murs
de son palais pour célébrer sa gloire flattaient assez son or-
gueil et suffisaient à son goût.
On a souvent dit que les arts florissaient inévitablement sous
un prince ami de la somptuosité, et que lorsque le luxe était,
recherché, les faiseurs de chefs-d'œuvre se montraient de\
toutes parts, encouragés par la perspeclive des hommages dé- 1
licats et des gros salaires. Cependant voilà que les monar-
ques de tant de régions, et qui avaient de quoi payer les plus
fières renommées, ne purent établir autour d'eux que de bien
faibles échantillons du génie artistique de leurs sujets. N'eus-
sent-ils pas eu de dispositions personnelles à concevoir le beau,
(1) Le successeur du faux Snierdis s'exprimait ainsi dans l'inscription
de Bi-Soutoun : « Darius le roi dit : Dans toutes ces provinces, j'ai
a donné faveur et protection à l'homme laborieux. Le fainéant, je l'ai
« puni avec sévérité. » (Rawlinson, Jottrna^ of the Royal Asialic So-
ciety, vol. XIV, part. I, p. XXXV.) — Ce Dariifs qui parlait ainsi portait
dans son nom l'expression d'une idée utilitaire : Daryaivus signifle
celui qui maintient l'ordre. (Scliack, Heldensagen von Firdusi, p. H.)
(2) Layard, Niniveh und seine Ueberreste, Leipizig, 1850, p. 340. —
Je n'ai eu «à ma disposition que la traduction de M. Meissner, excellente
du reste. Le savant voyageur anglais discute d'une manière rare les
raouorts du style perse avec les modèles de l'Assyrie et de l'Egypte.
DES nACES nUMAIIVES. 519
puisqu'on copiait pour eux les cliels-d'œuvre des dynasties
précédentes, et qu'eux-mêmes construisaient sur tous les points
de leurs vastes possessions d'immenses édifices de toute na-
ture, ils donnaient aux artistes, si les artistes avaient existé,
toutes les occasions désirables de se signaler et de lutter de
génie avec les générations éteintes. Pourtant rien ne jaillit
des doigts de la Minerve. La monarchie perse lut opulente,
rien de plus, et elle eut recours, en bien des occasions, à la
décadence égyptienne pour obtenir chez elle des travaux d'une
valeur secondaire sans doute, mais qui dépassaient pourtant
les facultés de ses nationaux.
Essayons de trouver la clef de ce problème. Nous avons déjà
vu que la nation ariane , portée au positif des faits et non pas
au désordonné de l'imagination , n'est pas artiste en elle-même.
Réfléchie, raisonnante, raisonneuse et raisonnable, elle l'est;
compréhensive au plus haut point, elle l'est encore; habile à
découvrir les avantages de toutes choses, même de ce qui lui
est le plus étranger, oui, il faut aussi lui reconnaître cette pré-
rogative, une des plus fécondes de son droit souverain. Mais
quand la race ariane est pure de tout mélange avec le sang
des noirs, pas de conception artistique pour elle : c'est ce que
j'ai exposé ailleurs surabondamment. J'ai montré le noyau de
cette famille composé des future» sociétés hindoues, grecques,
iraniennes, sarmates, très inhabile à créer des représentations
figurées d'un mérite réel , et , quelque grandes que soient les
ruines des bords du Ienisseï et des croupes de l'Altaï , on n'y
découvre aucun indice révélateur d'un sentiment délicat des
arts. Si donc , en Egypte et en Assyrie , il y eut un puissant
développement dans la reproduction matérialisée de la pensée,
si, dans l'Inde, cette même aptitude ne manqua pas d'éclore,
bien que plus tardivement, le fait ne s'explique que par
l'action du mélange noir, abondant et sans frein en Assy-
rie, limité en Egypte, plus restreint sur le sol hindou, et
créant ainsi les trois modes de manifestation de ces différents
pays. Dans le premier, l'art atteignit promptement son apogée,
puis il dégénéra non moins promptement, en tombant dans
les monstruosités où la prédominance mélanienne trop hâtive
DE LIIN KG ALITE
le jeta. Avec le second, comme les éléments arians, sources
de la vie et de la civilisation locales , étaient faibles , numéri-
quement parlant, il fut promptement gagné aussi parTinfusion
noire. Toutefois, il se défendit au moyen d'une séparation re-
lative (les castes, et le sentiment artistique, que le premier flux
avait développé, resta stationnaire, cessa promptement de
progresser, et ainsi put mettre beaucoup plus de temps qu'en
Assyrie à s'avilir. Dans l'Inde, comme une barrière bien au-
trement forte et solide fut opposée aux invasions du principe
nègre, le caractère artistique ne se développa que très lente-
ment et pauvrement au sein du brabmanisme. Il lui fallut at-
tendre, pour devenir vraiment fort, la venue de Sakya-mouni :
aussitôt que les bouddhistes, en appelant les tribus impures au
partage du nirwana, leur eurent ouvert l'accès de quelques
familles blanches , la passion des arts se développa à Salsette
avec non moins d'énergie qu'à Ninive , atteignit promptement,
comme là encore , son zénith , et, toujours pour la même cause,
s'abîma presque subitement dans les folies que l'exagération , 1
la prédominance du principe mélanien, amenèrent sur les,
bords du Gange comme partout ailleurs.
Lorsque les Iraniens prirent le gouvernement de l'Asie, ils.
se virent en présence de populations où les arts étaient com-
plètement envahis et dégradés par l'influence noire. Eux-mê-
mes n'avaient pas toutes les facultés qu'il aurait fallu pour re-
lever ce génie en décomposition.
On objectera que, précisément, parce qu'ils étaient arians,
ils rapportaient au sang corrompu des Sémites l'appoint blanc w
destiné à le régénérer et qu'ainsi , par une nouvelle infusion "■
d'éléments supérieurs , ils devaient ramener le gros des nations
assyriennes vers un équilibre de principes ethniques compara-
ble à celui où s'étaient trouvés les Chamites noirs dans leur
plus beau moment, ou, mieux encore, les Chaldéens de Sé-
miramis.
Mais les nations assyriennes étaient bien grandes et la popu-
lation des tribus iraniennes dominatrices bien petite. Ce que
ces tribus possédaient , dans leurs veines, d'essence féconde,
déjà entamé, du reste, pouvait bien se perdre au milieu des
DES RACES HUMAINES. 551
masses asiatiques, mais non les relever, et , d'après ce fait in-
contestable , leur puissance même , leur prépondérance politi-
que ne devait durer que le temps assez court où il leur serait
possible de maintenir intacte une existence nationale isolée.
J'ai parlé déjà de leur nombre restreint , et je recours là-
dessus à l'autorité d'Hérodote. Lorsque l'historien trace, dans
son VIP livre, cet admirable tableau de l'armée de Xerxès
traversant l'Hellespont , il déploie le magnifique dénombrement
des nations appelées en armes, par le grand roi, de toutes les
parties de ses vastes États. Il nous montre des Perses ou des
Mèdes commandant aux troupeaux de combattants qui pas-
sent les deux ponts du Bosphore en pliant le dos sous les coups
I de fouet de leurs chefs iraniens. A part ces chefs de noble es-
' sence, gourmandant les esclaves que la victoire enchaînait sous
leurs ordres , combien Hérodote énumère-t-il de soldats parmi
les Mèdes proprement dits.^ Combien de guerriers zoroastriens
dans cette levée de boucliers que le fils de Darius avait voulu
rendre si formidable ? Je n'en aperçois que 24,000, et qu'était-
ce qu'un tel faisceau dans une armée de dix-sept cent mille
hommes? Au point de vue du nombre, rien-, à celui du mérite
militaire, tout : car, si ces 24,000 Iraniens n'avaient pas été
paralysés, dans leurs mouvements, par la cohue de leurs iner-
tes auxiliaires , il est bien probable que la muse de Platée au-
rait célébré d'autres vainqueurs. Quoi qu'il en soit , puisque la
nation régnante ne pouvait fournir des soldats en plus grande
quantité , elle était peu considérable et ne pouvait suffire à la
tache de régénérer la masse épaisse des populations asiatiques.
Elle n'avait donc que la perspective d'un seul avenir : se cor-
rompre elle-m5me eu s'engloutissant bientôt dans leur sein.
On ne découvre pas trace d'institutions fortes, destinées à
créer une barrière entre les Iraniens et leurs sujets. La religion
en aurait pu servir, si les mages n'avaient été animés de cet
esprit de prosélytisme particulier à toutes les religions dogma-
tiques , ei qui leur valut , bien des siècles après , la haine toute
spéciale des musulmans. Ils voulurent convertir leurs sujets
assyriens. Ils parvinrent à les arracher, en grande partie, aux
atrocités religieuses des anciens cuites. Ce fut un succès près-
552 DE l'inégalité
que regrettable : il ne fut bon ni pour les initiateurs ni poul-
ies néophytes. Ceux-ci ne manquèrent pas de souiller le san;;;
iranien par leur alliance, et, quant à la religion meilleure
qu'on leur donnait, ils la pervertirent, alln de l'accommoder
à leur incurable esprit de superstition (I).
La fin des nations iraniennes était ainsi marquée bien près)
du jour de leur triomphe. Toutefois, tant que leur essence
n'était pas encore trop mélangée, leur supériorité sur l'univers
civilisé était certaine et incontestable : ils n'avaient pas de
compétiteurs. L'Asie inférieure entière se soumit à leur scep-
tre. Les petits royaumes d'au delà de l'Euphrate, ce rempart
soigneusement entretenu par les Pharaons, furent rapidement
englobés dans les satrapies. Les villes libres de la côte phéni-
cienne s'annexèrent à la monarchie perse , avec les États des
Lydiens. Un jour vint où il ne resta que l'Egypte elle-même,
antique rivale qui , pour les héritiers des dynastes chaldéens ,
Dut valoir la peine d'une campagne (2). C'était devant ce co-
(1) Burnouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I, p. 331. — Ce savant, en
citant le passage d'Hérodole sur lequel se base cette opinion, élève
quelques doutes quant à sa portée. Je me bornerai à transcrire ici l'as-
sertion de l'historien grec; elle suffit eiUicremeut à mon but : « Clio,
« cxxxi : Voici les coutumes (lu'obscrvent, à ma connaissance, les
« Perses. Leur usage n'est pas d'élever aux dieux des statues, des lem-
« pies, des autels. Us traitent, au contraire, d'insensés ceux qui le
« l'ont. C'est, à mon avis, parce qu'ils ne croient pas, comme les Grecs,
« que les dieux aient une forme humaine. Ils ont coutume de sacrifier
<( à Jupiter sur le sommet des ])lus hautes montagnes, et donnent le
« nom de Jupiter à toute la circonférence du ciel. Ils font encore des
« sacrifices au soleil, à la lune, à la terre, au l'eu, à l'eau et aux
0 vents, et n'en offrent de tous temps qu'à ces divinités. Mais ils y ont
« joint, dans la suite, le culte de Vénus Céleste ou Uranie, qu'ils ont
« emprunte des Assyriens et des Arabes. Les Assyriens donnent à Vénus
« le nom de Mylitta, les Arabes celui d'Alitta, et les Perses l'appcl-
« lent Mitra. » Ainsi ce culte de .Mithra, (jui infecta jdus tard tout
l'Occident romain, commença par saisir les Perses. C'est, en quelque
sorte, le cachet de l'invasion du sang sémitique. — Bœttigcr dit que,
sous le lègnc de Darius Oclins, le magisme s'était déjà très r.')pi)roché
de rhellénisme et du fétichisme par l'adoption du culte d'Aiiiiilis. (Ideen
zur Kunslmylhologie, t. I, p. 27.)
(•2) On a vu ailleurs les Égyptiens se défendre, ou même quelquef.iis
attaquer, quand il le fallait absolument, au moyen de leurs troupes
I
DES RACES HUMAINES. 553
losse vieilli que les conquérants sémites les plus vigoureux
avaient constamment reculé.
Les Perses ne reculèrent pas. Tout favorisait leur domina-
tion. La décadence égyptienne était achevée. Le pays du Nil
ne possédait plus de ressources personnelles de résistance. Il
payait encore , à la vérité , des mercenaires pour faire la garde
autour de sa caducité, et, par parenthèse, la dégénération
générale de la race sémitique l'avait contraint de remplacer,
presque absolument, les Cariens et les Philistins par des
Arians Grecs. Là se bornait ce qu'il pouvait tenter. Il n'avait
plus assez de souplesse ni de nerfs pour courir lui-même aux
armes, et, battu, se relever d'une défaite (1).
Les Perses l'asservirent et insultèrent, de leur mieux, à
cœur joie , à son culte , à ses lois et à ses mœurs.
Si l'on considère avec quelque attention le tableau si vivant
qu'Hérodote a tracé de cette époque, on est frappé de voir que
deux nations traitaient le reste de l'univers, soit vaincu, soit à
vaincre, avec un égal mépris, et ces deux nations, qui sont les
Perses et les Grecs, se considéraient aussi, l'une l'autre, comme
barbares, oubliant à demi , . à demi négligeant leur commu-
nauté d'origine. Il me semble que le point de vue où elles se
plaçaient, pour juger si sévèrement les autres peuples, était à
peu près le même. Ce qu'elles leur reprochaient, c'était égale-
ment de manquer du sens de la liberté, d'être faibles devant
le malheur, amollies dans la prospérité, lâches dans le combat;
et ni les Grecs ni les Perses ne tenaient beaucoup de compte
aux Assyriens, aux Égyptiens, du passé glorieux qui avait
abouti à tant de débilités répugnantes. C'est que les deux grou-
pes méprisants se trouvaient alors à un niveau pareil de civi-
lisation. Bien que séparés déjà par les immixtions qui avaient
mercenaires. Des Grecs en faisaient le nerf. (Wilkinson , Customs and
Manners, etc., t. I, p. 211.)
(1) C'était le goût du gouvernement pour les auxiliaires étrangers
qui avait déterminé l'émigration de l'armée nationale en Ethiopie. En
362-340, Nectanébo II envoya au secours des Chananéens, révoltés
contre les Perses, Mentor le Rhodien avec 4,000 Grecs. Ce condottiere
le trahit. (Wilkinson, Customs and Manners ofthe ancient Egyptians,
t. I, p. 211.)
UACES HUMAINES. T. I. 32
554 DE l'inégalité
modifié leurs essences respectives, et, partant, leurs aptitudes,
état dont leurs langues rendent témoignage, le commun prin-
cipe arian qui , chez eux , dominait encore sur les alliages,
suffisait à leur faire envisager d'une façon analogue les prin-
cipales questions de la vie sociale. C'est pourquoi les pages du
vieillard d'Halicarnasse représentent si vivement cette simili-
tude de notions et de sentiments dont ils témoignaient. C'é-
taient comme deux frères de fortune différente, différents par
le rang social , frères pourtant par le caractère et les tendan-
ces. Le peuple arian-iranien tenait dans l'Occident la place
d'aîné de la famille : il dominait le monde. Le peuple grec
était le cadet, réservé à porter un jour le sceptre, et se prépa-
rant à cette grande destinée par une sorte d'isonomie vis-à-vis
de la branche régnante , isonomie qui n'était pas tout à fait de
l'indépendance. Quant aux autres populations renfermées sous
l'horizon des deux rameaux arians, elles demeuraient, pour le
premier, objets de conquête et de dommation, pour le second,
matière à exploiter. Il est bon de ne pas perdre de vue ce pa-
rallélisme , sans quoi l'on comprendrait peu les déplacements
du pouvoir arrivés plus tard.
Certainement, je conçois qu'on se mette de la partie dans le
dédain ordinaire aux esprits vigoureux et positifs pour les na-
tures artistes , plutôt vouées à recueilHr des apparences qu'à
saisir des réalités. Il ne faut cependant pas oublier non plus
que, si les Perses et les Grecs avaient tout sujet de mésestimer
le monde sémitique , devenu leur pâture, ce monde possédait
le trésor entier des civilisations , des expériences de l'Occident,
et les souvenirs respectables de longs siècles de travaux , de
conquêtes et de gloire. Les compagnons de Cyrus, les conci-
toyens de Pisistrate avaient en eux-mêmes , j'en conviens, les
gages d'une future rénovation de l'existence sociale ; mais ce
n'était pas là une raison pour qu'on dût perdre ce que les
Chamites noirs et les différentes couches de Sémites et les
Égyptiens avaient de leur côté amassé de résultats. La moisson
des deux groupes arians occidentaux, la moisson provenant
de leur propre fonds, était encore à faire : les blés n'en étaient
qu'en herbe, les épis pas encore mûrs; tandis que les gerbes
DES RACES HUMAINES. 555
des nations sémitiques remplissaient les granges et approvision-
naient les prochains réformateurs eux-mêmes. Il y a plus : les
idées de l'Assyrie et de l'Egypte s'étaient répandues partout où
le sang de leurs inventeurs avait pénétré, en Ethiopie, en
Arabie, sur le pourtour de la Méditerranée, comme dans l'ouest
de l'Asie , comme dans la Grèce méridionale , avec une opu-
lence, une exubérance désespérante pour les civilisations en-
core à naître , et toutes les créations des sociétés postérieures
allaient être à jamais contraintes de transiger avec ces notions
et les opinions qui en ressortaient. Ainsi, malgré leur dédain
pom* les nations sémitiques et pour la paix efféminée des bords
du Nil, les Arians Iraniens et les Arians Grecs devaient bien-
tôt entrer dans le grand courant intellectuel de ces populations
flétries par leur désordre ethnique et par l'exagération de leurs
principes mélaniens. La part d'influence laissée à ces Iraniens
si orgueilleux, à ces Grecs si actifs, se réduirait ainsi, en fin de
compte, à jeter dans le lac immense et stagnant des multitu-
des asiatiques quelques éléments temporaires de mouvement,
d'agitation et de vie.
Les Arians Iraniens, et, après eux , les Arians Grecs, offri-
rent au monde d'Assyrie et d'Egypte ce que les Arians Ger-
mains donnèrent plus tard à la société romaine.
Quand l'Asie occidentale fut tout entière ralliée sous la maui
des Perses, il n'y eut plus de rcison pour que la scission pri-
mitive entre sa civilisation et celle de l'Egypte subsistât. Le
peu d'efforts tentés dans la vallée du Nil afin de reconquérir
l'indépendance nationale ne compta plus que comme les con-
vulsions d'une résistance expirante. Les deux sociétés primiti-
ves de l'Occident tendaient à se confondre, parce que les races
qu'elles enfermaient ne se distinguaient plus assez nettement.
Si les Perses avaient été très nombreux , si , à la manière des
plus antiques envahisseurs, leurs tribus avaient pu lutter con-
tre le chiffre des multitudes sémitiques , il n'en aurait pas été
ainsi. Une organisation toute nouvelle se formant sur les débris
méconnus des anciennes, on aurait vu quelques-uns de ces
débris s'isoler, dans des extrémités de l'empire, avec des restes
de la race, et se constituer à part, de manière à maintenir
556
DE L INEGALITE
entre les inventions des nouveaux venus et l'état de choses
aboli, pour la majorité des sujets, une ligne de démarcation
perceptible.
; Les Iraniens , n'étant qu'une poignée d'hommes, furent à
peine en possession du pouvoir, que l'immense esprit assyrien
les entoura de toutes parts, les saisit, les serra, et leur com-
muniqua son vertige. On peut déjà se rendre compte sous le
fils de Cyrus, sous Cambyse, de la part de parenté que la na-
ture fatalement superbe et enflée des Sémites chamitisés pou-
vait déjà réclamer avec la personne du souverain. Heureuse-
ment, cet alliage ne s'était pas encore généralisé. Le témoignage
d'Hérodote vient nous prouver que l'esprit arian tenait bon
contre les assauts de l'ennemi domestique. Rien ne le montre
mieux que la fameuse conférence des sept chefs après la mort
du faux Smerdis (l).
Il s'agissait de donner aux peuples déhvrés une forme de
gouvernement convenable. Le problème n'eût pas existé pour
le génie assyrien, qui, du premier mot, aurait proclamé l'éter-
nelle légitimité du despotisme pur et simple ; mais il fut envi-
sagé mûrement et résolu, non sans difficulté, par les guerriers
dominateurs qui le soulevèrent. Trois opinions se trouvèrent
en présence. Otanès opina pour la démocratie; Mégabyzès
parla en faveur de l'oligarchie. Darius, ayant loué l'organisa-
tion monarchique, qu'il affirma être la fin inévitable de toutes
les formes de gouvernement possibles, gagna les suffrages à sa
cause. Cependant il avait affaire à des associés tellement fous
d'indépendance, qu'avant de remettre le pouvoir au roi élu,
ils stipulèrent qu'Otanès et toute sa maison resteraient à ja-
mais affranchis de l'action de l'autorité souveraine, et libres,
sauf le respect des lois. Comme à l'époque d'Hérodote des
sentiments de cette énergie n'existaient plus guère parmi les
Perses, décidément déchus de leur primitive valeur ariane, l'é-
crivain d'Ionie prévient sagement ses lecteurs que le fait qu'il
raconte va leur paraître étrange : il ne l'en maintient pas
moins (2).
(1) Hérodote, Thalie, lxxx et passim
(2; Id., ibid., lxxx.
DES RACES HUMAINES. 557
Après l'extinction de cette grande fierté , il y eut encore
quelques années illustres ; ensuite le désordre sémitique réussit
à englober les Iraniens dans le sein croupissant des populations
esclaves. Dès le règne du fils de Xerxès , il devient évident
que les Perses ont perdu la force de rester les maîtres du monde,
et, cependant, entre la prise de Ninive par les Mèdes et cette
époque d'affaiblissement, il ne s'était encore écoulé qu'un siècle
et demi.
L'histoire de la Grèce commence ici à se mêler plus intime-
ment à celle du monde assyrien. Les Athéniens et les Spar-
tiates se rencontrent désormais dans les affaires des colonies
ioniennes. Je vais donc quitter le groupe iranien pour m'oc-
cuper du nouveau peuple arian , qui s'annonce comme son plus
digne et même son seul antagoniste.
FIN DU TOME PREMIER.
32,
TABLE DES MATIERES.
LIVRE PREMIER.
CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES; DÉFINITIONS,
RECHERCHE ET EXPOSITION DES LOIS NATURELLES QUI RÉGISSENT
LE MONDE SOCIAL.
Pages .
Chapitre premier. — La condition mortelle des civilisations et des
sociétés résulte d'une cause générale et commune i
Chapitre II. — Le fanatisme, le luxe, les mauvaises mœurs et
l'irréligion n'amènent pas nécessairement la chute des sociétés. 7
Chapitre III. — Le mérite relatif des gouvernements n'a pas d'in-
fluence sur la longévité des peuples i8
Chapitre IV. — De ce qu'on doit entendre par le mot dégénéra-
tion; au mélange des principes ethniques, et comment les so-
ciétés se forment et se défont 22
Chapitre V. — Les inégalités ethniques ne sont pas le résultat des
institutions 35
Chapitre VI. — Dans le progrés ou la stagnation , les peuples sont
indépendants des lieux qu'ils habitent 33
Chapitre VIT. — Le christianisme ne cée pas et ne transforme pas
l'aptitude civilisatrice 62
Chapitre VIII. — Définition du mot civilisation; le développement
social résulte d'une double source 76
Chapitre IX. — Suite de la définition du mot civilisation, carac-
tères différents des sociétés humaines; notre civilisation n'est
pas supérieure à celles qui ont existé avant elle 88
Chapitre X. — Certains anatomistes attribuent à l'humanité des
origines multiples 106
Chapitre XI. — Les différences ethniques sont permanentes. . . 119
Chapitre XII. — Comment les races se sont séparées physiologi-
quement, et quelles variétés elles ont ensuite formées par leurs
mélanges. Elles sont inégales en force et en beauté 144
Chapitre XIII. — Les races humaines sont intellectuellement iné-
gales; l'humanité n'est pas perfectible à l'infini 158
559
y
y
r^BLE DES MJ
rages.
Chapitre XIV. — Suite de la démonstration de l'inégalité intellec-
tuelle des races. Les civilisations diverses se repoussent mu-
tuellement. Les races métisses ont des civilisations également ,
métisses 173
Chapitre XV. — Les langues inégales entre elles sont dans un rap- ||
port parfait avec le mérite relatif des races 187 jâl
Chapitre XVL — Récapitulation; caractères respectifs des trois fl
grandes races; effets sociaux des mélanges; supériorité du type ^Ê
blanc, et, dans ce type, de la famille ariane 214/
LIVRE SECOND.
CIVILISATION ANTIQUE RAYONNANT DE L ASIE CENTEALE
AU SOD-OUEST.
Chapitre premier. — Les Chamites '2-2a
Chapitre II. — Les Sémites 241
Chapitre III. — Les Chananéeus maritimes 2G8
Chapitre IV. — Les Assyriens; les Hébreux; les Cliorréens. ... 288:
Chapitre V. — Les Égyptiens; les Éthiopiens 303
Chapitre VI. — Les Égyptiens n'ont pas été conquérants; pourquoi
leur civilisation resta stationnaire 335
Chapitre VII. — Rapport ethnique entre les nations assyriennes et
l'Egypte. Les arts et la poésie lyrique sont produits par le mé-
lange des blancs avec les peuples noirs
LIVRE TROISIÈME.
CIVILISATION RAYONNANT DE L'ASIB CENTRALE VERS
LE SUD ET LE SUD-EST.
Chapitre premier. — Les Arians; les brahmanes et leur système
social 3G7
CuAPiTRE II. — Développements du brahmanisme 403
Chapitre III. — Le bouddhisme, sa défaite; l'Inde actuelle. ... 433
Chapitre IV. —La race jaune 453
Chapitre V. — Les Chinois '*62
Chapitre VI. — Les origiues de la race blanche 503,
/
TABLE DES MATIERES. 561
LIVRE QUATRIÈME.
CIVILISATIONS SÉMITISÉES DU SUD-OUEST.
rages,
Chapitre premier. — L'iiisloire n'existe que chez les nations blan-
ches. — Pourquoi presque toutes les civilisations se sont déve-
loppées dans l'occident du globe 52r;
Chapitre II. — Les Zoroastriens 535
FIN DE LA TABLE DU PBEMIEB VOLUME.
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