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UNIVERSITY OF ILLINOIS
LIBRARY
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Book
Volume
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ESSAI
SUR L'INÉGALITÉ
DES
RAGES HUMAINES,
Le Comte de GOBINEAU,
ANUIKN MIMSTBE UB FBAKCB B>' PBBBB, BN GBftCK , AU BRÉSIL KT BS SUBUE.
MKMBKE DB LA SOClixâ ASIATIQUB DB PABIK.
TOME SECOND.
DEUXIÈME ÉDITION,
Frteédée d'un srant-propos et d'une bioerraphie de l'auteur.
PARIS,
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET C^",
IMPRIMEURS DK l'iNSTITDT, RUE JACOB, 66.
1884.
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57 2. Z
C-, 5^7 e a.
^■^ ESSAI
SUR L'INÉGALITÉ
DBS
RAGES HUMAINES.
LIVRE QUATRIÈME.
CIVILISATIONS SÉMITISÉES DU SUD-OUEST.
CHAPITRE III.
Les Grecs autochtones; les colons sémites; les Arians Hellènes.
La Grèce primordiale se présente moitié sémitique, moitié
aborigène (1). Ce sont. des Sémites qui fondent le royaume de
Sicyone, premier point civilisé du pays , ce sont des dynasties
(1) Quelques mots sur ces aborigènes que les temps historiques ont
à peine entrevus. Tous les souvenirs primitifs de l'Hellade sont remplis,
d'allusions à ces tribus mystérieuses. Hésiode appelle autochtones les
plus anciennes populations de l'Arcadie, qualiOées de pélasgiques.
Érechthée, Céorops, étaient des chefs reconnus pour autochtones. II
en était de même des nations suivantes : la généralité des Pélasges,"
les Léléges, les Kurétes, les Kaukons, les Aones, les Temmikes, les
Hyantes, les Béotiens thraces, les Téiébes, les Éphyres, les Plilé-
gyens, etc. (Voir Grole, Hislory of Greece, t. I, p. 238, 262, 208, et
t. II, p. 349; Larcher, Chronol. d'IIcrod., t. VllI; Niebuhr, Rcemische Ges-
BACKà HVMAIKES. — T. II. 1
2 DE L INEGALITE
purement sémitiques ou autochtones que gloriGent les noms
caractéristiques d'Inachus, de Phoronée, d'Ogygès, d'Agénor,
deDanaùs, de Codrus, de Cécrops, noms dont les légendes
établissent la signification ethnique de la manière la plus claire.
Tout ce qui ne vient pas d'Asie , à ces époques lointaines , se
dit né sur le sol même, et forme la base populaire des États
nouvellement éclos. Mais le fait remarquable, c'est que, aux
âges primordiaux, ou n'aperçoit nulle part la moindre trace
historique des Arians Hellènes.
Aucun récit mythique ne fait mention d'eux. Ils sont pro-
fondément inconnus dans toute la Grèce continentale, dans les
îles à plus forte raison. Pour les rencontrer, il faut descendre
jusqu'aux jours de Deucalion, qui, avec des troupes de Lé-
-lèges et de Curetés, c'est-à-dire avec des populations locales,
par conséquent non arianes, vint, bien longtemps après la
création des États de Sicyone, d'Argos, de Thèbes et d'Athè-
nes, s'établir dans la Thessalle. Ce conquérant arrivait du
nord.
^ Ai: si, depuis la fondation de Sicyone, placée par les chro-
nologistes, comme Larcher, à l'an 2164 avant notre ère, jus-
qu'à l'arrivée de Deucalion en 1541, autrement dit pendant
•une pé iode de six cents ans, on n'aperçoit en Grèce que des
peuples antéarians aborigènes et des colonisateurs de race
chamo-sémitique.
Où vivaient donc, que faisaient les Arians Hellènes pendant
cette période de six cents ans? Étaient-ils vraiment bien loin
encore de leur future patrie ? La tradition les ignore d'une fa-
ehichte, t. I, p. 26 à 64; 0. Mùller, die Etrusker, Einleit., p. 11 et 75
à 100.) — Sur la rapidité avec laquelle les populations aborigènes dis-
parurent aussitôt que les Arians Hellènes eurent paru au milieu d'elles,
consulter Grote, t. II, p. 351. — Hécatée, Hérodote et Thucydide sont
d'accord sur ce point, qu'il y a eu une époque antéhellénique où dif-
férents langages étaient parlés entre le cap Halée et l'Olympe. (Croie,
t. II, p. 317.) — Dés l'an 771 avant J.-C. , on ne trouve plus trace d'éta-
blissements non 'mêlés d'Arians Hellènes dans l'Hellade entière. —
Pour ce qui est de la nature ethnique des aborigènes, je suis obligé
de renvoyer le lecteur au livre suivant, qui traite des populations
absolument primitives de l'Europe.
DES RACES HUMAINES. 3
•çon si complète, que l'on serait tenté de croire qu'ils ont exé-
cuté leur apparition première avec Oeucalion, brusquement,
inopinément, et que, avant cette surprise, on n'avait jamais en-
tendu parler d'eux. Puis soudain Deucalion, établi sur les
terres de conquête, donne le jour à Hellen; celui-ci a pour fils
Dorus, .^Eolus, Xuthus, qui, à son tour, devient père d'Achaeus
et d'Ion : toutes les branches de la race, Doriens, jEoliens,
Achéens et Ioniens, entrent en compétition des territoires jadis
exclusivement acquis aux autochtones et aux Chananéens. Les
Arians He'llènes sont trouvés.
Il ne faut pas s'étonner de ce défaut de précédents et de
transition. Ce sont là les formes mnémoniques ordinaires des
récits que conservent les peuples sur leurs origines. Cependant
il n'y a pas le moindre doute que les invasions et les établisse-
ments des multitudes blanches ne s'accomplissent point ainsi.
Une nation menace longtemps un territoire avant de pouvoir
s'y établir. Elle tourne autour des frontières du pays convoité
sans les franchir. Elle épouvante d'abord et ne saisit que tar-
divement. Les Arians Hellènes n'ont pas procédé autrement
que leurs frères : ils n'ont pas fait exception à la règle.
Puisque avant l'établissement de Deucalion en Thessalie il
n'est pas question du nom de son peuple , cessons de recher-
'cher ce nom, et, nous attachant à d'autres ressources, voyons
4ie qu'était Deucalion lui-même, bien reconnu comme Hellène,
par les siècles postérieurs, puisqu'il est proclamé l'éponyme
même de la race. Observons-le dans sa valeur ethnique, et d'a-
bord , puisque nous procédons de bas en haut , commençons
par préciser celle de ses fils, fondateurs des différentes tribus
helléniques (1).
(1) Les noms des différents personnages de la généalogie ariane-hcl-
lénique, évidemment symboliques, sont plutôt des qualifications re-
présentant le trait principal, résumant l'histoire de la vie de chacun
de ces cponymes; il en est constamment ainsi, chez toutes les na-
tions, quant à ces êtres génésiaques. Ainsi, Deucalion, non seule-
ment l'auteur de la race hellénique, mais le patriarche qui concentre
sur sa tête le résumé des antiques souvenirs cosmogoniques, le témoin
du déluge (dans la tradition sémitique-grecque, Ogygés remplit ce
rôle), Deucalion , qui répond au dieu-poisson, au Nô des Assyriens,
4 DE L INEGALITE
Ils naquirent tous, au second degré, de Deucalion et de
Pyrrha, fille de Pondère. Dorus contimença par établir ses tri-
bus autour de l'Olympe, près du Parnasse. /Eolus régna dans
— la Thessalie, cbez les Magnètes. Xuthus s'avança jusqu'au Pé-
, loponèse. Hellen, père de ces trois héros, les avait eus d'une
fille dont l'origine autochtone est suffisamment indiquée par
son nom : la légende l'appelle Orséis, la montagnarde. Pan-
dore également n'était pas née de la souche hellénique. For-
mée de limon, elle se trouvait être d'une autre espèce que les
Arians : elle était autochtone , elle avait épousé le frère de son
créateur. Ainsi, les patriarches de la famille hellénique ne se
présentent pas comme étant de race pure. Quant à Pandore,
cette femme aborigène mariée à un étranger ; quant à sa fille
Pyrrha, mariée à un autre étranger; quant à ce dernier couple
qui, après le déluge, se fabrique un peuple avec les pierres du
sol, il est difficile de ne pas se rappeler, en les observant, le
mythe tout semblable de l'histoire chinoise, où Pan-Kou forme
les premiers hommes avec de la glaise, bien qu'il soit homme
lui-même. La pensée ariane-grecque et ariane-chinoise n'a
trouvé, à des distances immenses, que le même mode de mani-
festation pour représenter deux idées complètement identiques,
le mélange d'un rameau arian avec des aborigènes sauvages et
l'appropriation de ces derniers aux notions sociales, r^
Deucalion, le premier des Grecs, à savoir, le premier d'une
*^race mêlée, un demi-Sémite, à ce qu'il semble, était fils de
Prométhée et de Klymène, issue de l'Océan (1). On sent très
au Noah hébraïque, est nommé ainsi du mot ancien AeOxo; (inusité),
vin nouveau, et àXéw, vieille forme d'àXivSéo), se rouler, l'homme qui
se roule (dans l'ivresse du) vin nouveau. — Le nom de nu(5^â, qui
'"'contient le sens de rouge, ne présente pas une explication aussi nette.
— Pandore, HavSwpa, celle à qui on a tout donné, est bien, en effet,
un produit sans individualité propre; c'est la femme qui appartient à
celui qui l'a créée, ou civilisée.
(1) npoiiviOeûc, le prévoyant. Il est fils de Japet, le père commun de
--la famille blanche, au dire d'Hésiode et d'Apollonius. Sa mère était
Asia. C'est la déclaration bien claire et de sa valeur ethnique et de
son premier séjour. On donne encore une autre souche que j'accep-
terais égalemont. Il serait, suivant quelques commentateurs, fils
d'Ouranos. Je m'explique plus bas à ce sujet.
DES BACES HUMAINES. 5
bien ici la déviation de la source pure, d'où Prométhée était
issu. Si Deucalion devient éponyme de ses descendants, c'est
qu'il n'a pas la même composition, la même signification ethni-
que que son père. Rien de plus évident. Cependant les apports
de sang sémitique ou aborigène ne peuvent constituer son ori-'^
ginalité : c'est bien dès lors dans la ligne paternelle qu'il faut
la chercher, sans quoi Deucalion ne serait nullement consi-
déré par la légende hellénique comme l'homme type, et, dans
les récits grecs d'origine sémitique , il serait classé bien après
les héros chananéens qui l'ont, en effet, précédé suivant l'or-
dre des temps. Deucalion tire donc tout son mérite spécial de
son père, et ainsi c'est la race de celui-ci qu'il importe de re-
connaître. Or, Prométhée était un Titan , ainsi que son frère
Épiméthée, d'où les Arians Hellènes descendent également par \,
les femmes. En conséquence, personne, je crois, ne pourra
combattre cette conclusion : les Arians Hellènes avant Deuca-^
lion, les Arians Hellènes, encore à peu près intacts de tous
mélanges soit sémitiques, soit aborigènes, ce sont les Titans (l).
La régularité de la filiation ne laisse rien à désirer.
Jusque-là , il est établi d'une manière irréfragable que les
Grecs sont des descendants métis de cette nation glorieuse et *
terrible. Pourtant on pourrait douter encore que les Titans
aient été, eux-mêmes, ces Hellènes, séparés jadis de la famille
ariane sur les versants de l'Imaùs, et dont nous avons senti,
plutôt que vu, la longue pérégrination dans les montagnes du
nord de l'Assyrie, au long de la mer Caspienne. A la vérité, si
la généalogie ascendante des Titans était complètement per-
due, le fait n'en serait pas moins établi, avec toute la certitude
(1) Hésiode dérive le mot TÎTav, de itTaivo), ot tetvovre; xà; X*'P*ît
ceux qui étendent les mains. On donna à cette sIgniOcation la portéii„
de pacnXeyç, et on fit de ceux à qui on l'avait attribuée les Rois par
excellence. De même , les Arians zoroastriens appelaient leurs ancêtres,
probablement contemporains et frères des Titans, Kai, ou Kava,
les Rois. Le Pseudo-Orphée et Diodore représentent les Titans comme
Ifs premiers des humains, les hommes types. (Diodore, III, 57; V, (Mi.)*^
— Le dialecte thessalien avait conservé fidèlement la trace de l'i If»;
ancienne, et Tîxotv y désignait le seigneur, le chef. (Voir Uœttigcr,'"
Ideen sur Kunstmythologie (Dresde, in-S", 182ti), t. II, p. 47 et passim.) -
6 DE L INEGALITK
possible, par la philologie et les arguments physiologiques :
mais, puisque l'histoire est ici d'uue clarté et d'une précision
trop rares, je ne repousserai certes pas le secours qu'elle m'ap-
porte, et je compléterai ma démonstration.
Les Titans étaient les fils directs de cet ancien dieu ariau,
déjà aperçu par nous dans l'Inde, aux origines védiques, de
r* ce Varouuas , expression vénérable de la piété des auteurs de
Ja race blanche, et dont les Hellènes n'avaient même pas dé-
figuré le nom en le conservant, après tant de siècles, sous la
forme à peine altérée d'Ouranos. Les Titans, fils d'Ouranos, le
dieu originel des Arians, étaient bien incontestablement eux-
mêmes, on le voit, des Arians, et parlaient une langue dont
les restes, survivant au sein des dialectes helléniques, se rap-
prochaient, sans nul doute, d'une façon très intime, et du sans-
crit, et du zend, et du celtique, et du slave le plus ancien.
Les Titans, ces conquérants altiers des contrées montagneu-
ses du nord de la Grèce, ces hommes violents et irrésistibles,
laissèrent dans la mémoire des populations de l'Hellade, et,
par contre-coup, dans celle de leurs propres descendants, exac-
tement cette même idée de leur nature que les antiques Cha-
{mites blancs, que les premiers Hindous, que les Arians égyp-
tiens, que les Arians chinois, tous conquérants, tous leurs
parents, ontlaissée dans le souvenir des autres peuples (1). On
les divinisa, on les plaça au-dessus de la créature humaine, on
s'avoua plus petits qu'eux, et, ainsi que je l'ai dit quelquefois
déjà, par une telle façon de comprendre les choses, on rendit
(1) Il est très vraisemblable qu'on peut considérer comme un monu-
ment de la législation titanique ces prescriptions de Busygès, qui,
__dit-on, furent la souche du code de Dracon. Trois commandements
en formaient tout l'ensemble conservé à travers les siècles : « Honore
tes parents; offre aux dieux les prémices de la terre; ne fais pas de
mal au taureau. » C'est évidemment là toute la loi hindoue et zoroas-
trienne, c'est le pur esprit arian. — On sait que les Grecs ne purent
se défaire qu'avec peine du respect traditionnel pour le bœuf. Quand
\ils se laissèrent aller à sacrifler cet animal, ils imaginèrent, comme
palliatif de la mauvaise action qu'ils commettaient, la cérémonie de la
3ouç6via ou ôci7t6),ia, dans laquelle le sacriDcateur, après avoir frappé
- sa victime, s'enfuyait en abandonnant la hache, à qui l'on faisait le
procès. (Bœttiger, Ideen zur Kunstmythologie , t. II, p. 267.)
DES RACLS HUMAINES. 7
exacte justice et aux nations primitives de race blanche pure —
et aux multitudes de valeur médiocre qui leur ont succédé.
Les Titans occupèrent donc le nord de la Grèce. Leur pre-
mier mouvement heureux vers le sud fut celui auquel présida
Deucalion, menant à cette entreprise des troupes d'aborigè-
nes, c'est-à-dire de gens étrangers à son sang (1). Lui-même
d'ailleurs, on l'a vu, était un hybride. Ainsi, nous n'avons plus
affaire désormais aux Titans, Ils restent, ils se mêlent, ils s'é-
teignent dans les contrées septentrionales de l'Hellade, dans^^
la Chaonie, l'Kpire, la Macédoine : ils disparaissent, mais non
sans transmettre et assurer une valeur toute particulière aux
populations parmi lesquelles ils se fondent (2).
Ces populations, non plus que celles de la Thrace et de la
Tauride, n'étaient pas, je l'ai indiqué sommairement, de race
jaune pure. Déjà les nations celtiques et slaves avaient incon»
testablement poussé leurs marches jusqu'à l'Euxin, jusqu'aux
montagnes de la Grèce, jusqu'à l'Adriatique. Elles étaient
même allées beaucoup plus loin. Les grands déplacements de
peuples blancs septentrionaux, qui, sous l'effort violent des
masses mongoles opérant au nord , avaient déterminé les Arians
habitant plus au sud , sur les hauts plateaux asiatiques , à des-
cendre le long des crêtes de l'Hindou-Koh , agissaient, dès
longtemps, lorsque les Titans se montrèrent au delà de la
Thrace. Les Celtes, que l'on trouve, au dix -septième siècle
(1) Qui d'ailleurs n'étaient point barbares. Elles paraissent avoir eu
un degré respectable de culture utilitaire. Ces aborigènes labouraient
le sol, prétendaient avoir inventé l'appropriation du bœuf aux travaux
agricoles et l'usage du moulin à blé. (Mac Torrens Cullagli, The in-
dustrial Hiatory of free Nations (London, 1846, in-S"), t. I, p. 7.) — Ce
trait, et d'autres encore, qui les identiGent aux autochtones d'Halie,^^
servira plus tard à démontrer qu'ils ne pouvaient être que des Celtes
ou des Slaves, et, peut-être bien, l'un et l'autre.
(9) De là vont se dégager, avec raille nuances, les Arians Hellènes,
peuple nouveau, dans un certain sens, bien que devant son énergie
à des éléments anciens atténués. Ce que cette race eut de particulier
est bien représenté par sa religion, de même âge que lui. Ce fut le
culte de Zeus, dont Heyne, dans une note d'Apollodore, a pu dire
avec vérité : « Inde a Jove novus niythorum ordo initium habet vere
Hcllcuicus. > (Dœtligcr, t. I, p. 1^.)
8 DE L INEGALITE
avant Jésus-Christ, fermement établis dans les Gaules, et les
Slaves, que, pour des motifs à donner en leur lieu, j'aperçois
en Espagne antérieurement à cette époque , avaient quitté de-
puis des siècles la patrie sibérienne et longé les bords supé-
rieurs du Pont-Euxin. Pour toutes ces causes, une certaine
^ somme de mélanges subis par les Titans avait apporté dans les
veines des Arians Hellènes quelque proportion de principes
jaunes dus seulement à l'intermédiaire des nations souillées
d'un contact plus intime avec les peuples finnois (!)•—
Après rcpiKjue de Deucalion, à dater du seizième siècle
avant Jésus-Clnist (2), les tribus fixées dans la Macédoine, l'É-
\pire, l'Acarnanie, l'Étolie, le nord, en un mot, réunirent, à
un degré tout particulier, les traits du caractère arian et furent
les premières à faire connaître le nom des Hellènes.
Là surtout brilla l'esprit belliqueux. Le héros thessalien, le
brave aux pieds légers, reste toujours le prototype du courage
hellénique. Tel que l'Iliade nous le montre, c'est un guerrier
véhément, ami du danger, cherchant la lutte pour la lutte, et,
dans sa religion de loyauté , ne transigeant pas avec le devoir
qu'il s'impose. Ses nobles sentiments le font aimer. Les pas-
sions impétueuses qui le perdent le font plainlre. 11 est digne
d'être comparé aux vainqueurs de l'épopée hindoue, du Schah-
nameh et des chansons de geste.
L'énergie était le trait de cette famille. Cette vertu, quand
l'intelligence l'éclairé et la conduit, est partout désignée d'a-
(1) Très vraisemblablement le grec contient des racines thraces et
illyriennes provenant du contact très ancien des Arians Hellènes,
et même des Titans avec les populations parlant ces idiomes. O. Miil-
\ 1er remarque avec raison que les Hellènes rapportaient aux Thraces
leur poésie et leur civilisation primordiales. Lfe pays au nord de
l'Hémus était, pour les admirateurs d'Orphée, le berceau de la cul-
ture morale. (Pott, Encycl. Ersch u. Gruber, p. 86.)
(2) On s'aperçoit du premier coup d'œil combien les antiquités les
plus lointaines de la Grèce sont humbles en comparaison de ce que
l'on observe dans l'Inde, en Assyrie, eu Egypte, même en Chine, et
de ce que la Bactriane pourrait montrer. Ainsi Sicyone ne date que de
l'an 21G4 avant J.-C. C'est une fondation chananéenne, et l'arrivée des
Arians Hellènes, de six siècles plus tardive, rejette aux âges de matu-
rité des sociétés primitives l'enfance encore antéhistorique de l'Hellade.
DES BACES HUMAINES. 9
vance pour le souverain pouvoir. Le nord de la Grèce fournit
toujours au midi ses soldats les meilleurs, les plus intrépides,
les plus nombreux, et longtemps après que le reste du pays
était étoufie sous l'élément sémitique . il s'entretenait encore —
dans cette région des pépinières de hardis combattants. D'au-
tre part, il faut l'avouer, les habitants de ces contrées, si ha-
biles à se battre, à commander, à organiser, à gouverner, ne
le furent jamais à briller dans les .travaux spéculatifs. Chez
eux, pas d'artistes, pas de sculpteurs, de peintres, d'orateurs,
de poètes, ni d'historiens célèbres. C'est tout ce que put faire
le génie lyrique que de remonter du sud justju'à Thèbes pour
y produire Pindare. Il n'alla pas au delà , parce que la race ne
s'y prêtait pas, et Pindare lui-même fut une grande exception
dans la Béotie. On sait ce qu'Athènes pensait de l'esprit cad-
méen, qui, pour n'avoir pas la langue déliée, ni la pensée
fleurie, n'en suscitait pas moins des soldats mercenaires à toute
l'Asie et, à l'occasion, un grand homme d'État à la patrie hel-^
lénique. Le sang de la Grèce septentrionale avait à Thèbes sa
frontière (1).
Le nord fut donc toujours distingué par les instincts mili-
taires et même grossiers de ses citoyens, et par leur génie pra-
tique, double caractère dû incontestablement à un hymen de^
l'essence blanche ariane avec des principes jaunes. Il en ré-
sultait de grandes aptitudes utilitaires et peu d'imagination
sensuelle. Nous apercevons ainsi, dans les parties de l'Europe
les plus anciennement au pouvoir des Hellènes, l'antithèse
(l) Thèbes romplissait parfaitement l'emploi de limite entre deux —
races. Elle afficliait sa double origine en racontant sur sa fondation
deux légendes : l'une ariane, qui attribuait le fait à Amphion et à -
Zéthus; l'autre sémitique, et par laquelle le Chananéen Cadmus était
son premier roi. (Grole, History of Greece, t. I, p. 330.) — Ce sont
ces mélanges de traditions asiatiques, helléniques-arianes et abori-
gènes qui ont rendu longtemps l'histoire primitive et la mythologie
grecques presque incompréhensibles. Les époques savantes ont aug-
Bcnté le désordre par la manie du symbolisme, de l'allcgoric, et
par les évhémcrismcs de toute espèce. Puis sont venus les modernes,
qui, en généralisant les nolious, ont réussi à les rendre absurdes au
dernier chef.
10 DE l'inégalité
ethnique et morale de ce que nous avons observé dans Tlnde,
en Perse et en Egypte. Nous allons faire de même l'application
de ce contraste aux nations delà Grèce méridionale. La diffé-
rence sera plus saillante à mesure que nous passerons du con-
tinent dans les îles et des îles dans les colonies asiatiques.
Je me suis servi, il n'y a qu'un instant, de l'Iliade pour ca-
4ractériser le génie tout à la fois arian et (innique des Grecs du
nord. Je n'y puise pas de moindres secours lorsque je cherche
à me représenter l'esprit arian-sémitique des Grecs du sud, et
il me suffira, dans ce but, d'opposer à Achille et à Pyrrhus le
^sage Ulysse. Voilà bien le type du Grec trempé de phénicien j
voilà l'homme qui nommerait certainement , dans sa généalo-
^g^e, plus de mères chananéennes que de femmes arianes. Cou-
rageux, mais seulement quand il le faut, astucieux par préfé-
rence, sa langue est dorée, et tout imprudent qui l'écoute
plaider est séduit. Nul mensonge ne l'effraye , nulle fourberie
ne l'embarrasse, aucune perfidie ne lui coûte. Il sait tout. Sa
facilité de compréhension est étonnante, et sans bornes sa té-
nacité dans ses projets. Sous ce double rapport , il est Arian.
Poursuivons le portrait. ^
Le sang sémitique parle de nouveau en lui, quand il se
montre sculpteur : lui-même il a taillé son lit nuptial dans un
olivier, et cet ouvrage incrusté d'ivoire est un chef-d'œuvre.
Ainsi éloquent , artiste , fourbe et dangereux , c'est un compa-
^triote, un émule du pirate-marchand né à Sidon, du sénateur
qui gouvernera Carthage, tandis qu'ingénieux à trouver des
idées, inébranlable dans ses vues, habile à gouverner ses pas-
sions autant qu'à tempérer celles des autres, modéré quand il
le veut, modeste parce que l'orgueil est une enflure maladroite
i de la raison , c'est un Arian. Il n'y a pas de doute qu'Ulysse
"^doit l'emporter sur Ajax , véritable Arian Finnois. La nuance
du type grec à laquelle appartient le fils de Laërte est destinée
à une plus haute, plus rapide, mais aussi plus fragile fortune,
ique son opposite. La gloire de la Grèce fut l'œuvre de la frac-
tion ariane, alliée au sang sémitique; tandis que la grande
prépondérance extérieure de ce pays résulta de l'action des
populations quelque peu mongolisées du nord.—
DES RACES HUMAINES. 11
On le sait : de bonne heure, et longtemps avant que les
premières tribus des Arians Grecs, provenant du mélaniie des
aborigènes avec les Titans, fussent descendues dans l'Attique
et le Péloponèse , des émigrants cliananéens avaient déjà con-
duit leurs barques vers ces plages. On ne croit plus guère au-
jourd'hui, et cela pour des raisons irréfragables, que parmi
ces étrangers se soient trouvés des Égyptiens. Les gens de
Misr ne colonisaient pas : ils restaient chez eux , et même ,
bornés longtemps à la possession du cours supérieur du Nil ,
ils ne sont descendus qu'assez tard jusqu'aux bords de la mer.
La partie inférieure du Delta était occupée par des peuples de
race sémitique ou chamitique. C'était le grand chemin des ex-
péditions vers l'Afrique occidentale. Si donc, ce que je n'ai
nul motif de contester, certaines bandes, venues pour peupler
ia Grèce, sont parties de ce point, ce n'étaient pas des Égyp-
tiens : c'étaient des congénères de ces autres envahisseurs qui,
de l'aveu commun, sont accourus en grand nombre de Phé-
nicie. Tous les noms des anciens chefs d'États grecs primitifs,
qui ne présentent pas une apparence aborigène , sont unique-
ment sémitiques : ainsi Inachus, Azéus, Phégée, INiobé, Agé-
nor, Cadmus, Codrus. On cite une exception, deux au plus :
Phoronée, que l'on rapproche du Phra égyptien, et Apis. Mais
Phoronée est le fils d'Inachus , le frère de Phégée , le père de
Niobé. On trouve ce héros, dans sa famille même, entouré del
noms clairement sémitiques , et il ne serait pas plus difficile de '
découvrir au sien une racine de même espèce qu'il ne l'est de
l'identifier avec Phra (1).
On a rapproché le nom d'Inachus du mot Ânak, dont
M. de Ewald et d'autres hébraïsants ont fait ressortir l'im-
portance ethnique. Si ce nom devait avoir, quant au premier
roi de l'Argolide , une signification de race , il indiquerait une
(i) L'existence de colonies égypliennes dans la Grèce primitive
compte aujourd'hui beaucoup plus d'adversaires que de partisans.
(Voir à ce sujet Pott, Encycl. Ersch u. Gruber, Indo-Germaniacher ^
Sprachatatnni, p. 23, et Grote, Hist. ofGreece, 1. 1, p. 32.) — Ce dernier
ne pense pas qu'avant le vu* siècle il y ait «u des rapports suivi&<-
entrc la Grèce et la terre des Pharaons.
12 DE L'iNÉGALItÉ
parenté avec la tribu honteusement abrutie de ces noirs purs
qui, maîtres dépossédés du Clianaan, erraient dans les buis-
sons et hantaient les cavernes de Seïr. Mais la vraisemblance
n'en est pas grande, et je ne crois pas qu'il faille soit confon-
dre le nom d'Inachus avec le mot Anak, soit, si l'on ne peut
éviter ce rapport, y trouver un sens plus profond qu'une pure
similitude de syllabes. C'est ainsi que, pour le mot Aaô/, v..^Ji
fréquent dans la composition des noms arabes, on aurait le
plus grand tort de chercher le père de qui le porte parmi les
individus de l'espèce canine (1).
\ Les colonies venues du sud et de l'est se composaient donc
J^exclusivement de Chamites noirs et de Sémites différemment
mélangés. Le deiiré de civilisation de chacune d'elles n'était
pas moins nuancé, et les variétés de sang, créées par ces in-
vasions dans les pays grecs, furent infinies.
Aucune contrée ne présente, aux époques primitives, plus
de traces de convulsions ethniques, de déplacements subits et
d'immigrations multipliées. On y venait par troupes de tous
les coins de l'horizon , et souvent pour ne faire que passer ou
se voir tellement assailli, que force était de se confondre aus-
sitôt parmi les vainqueurs et de perdre son nom. Tandis que,
à tous moments, des bandes saturées de noir accouraient soit
des îles, soit du continent d'Asie, d'autres populations mê-
lées d'éléments jaunes, des Slaves, des Celtes, descendaient
; du nord sous mille dénominations imprégnées d'idées toutes
(1) Le chananéen p^lT, anak, qui signifie ud homme remarquable
par l'élévaljon de la taiile et la longueur du cou, c'est-à-dire uq géant
ou un homme fort, et de là un maître, est la véritable racine de ce
nom ou plutôt de ce titre d'Inachus, considéré ensuite comme un ap-
pellatir, ainsi qu'on a fait de Brcnnus, de Boiorix, de Vercingétorix
^t de tant d'autres mots du même genre. Les Grecs sémitisés du sud
/ l'ont fidèlement conservé dans le titre d'âvaÇ, donné aux dieux, prin- |
J cipalement à Apollon , par Homère , et aux Dioscures,'^Éotàvax£;, puis.1
\ aux chefs militaires. On peut aussi relever, comme une trace, entre^
tant d'autres, de l'énorme iiifiucnce des Sémites sur l'esprit grec que
133 j anêr, désignation que se donnaient les Chananéens, est l'étymo-
( logie de àvr,p qui, po' f les contemporains dePériclés, voulait dire un
\ homme, vir. (Bœttiger, t I, p. 806.)
DES BACES HUMAINES. >*
spéciales (1). Pour expliquer ce concours de tant de nationalités
sSrTne péninsule étroite et presque séparée du n.onde, .1 est
besoin de ne jamais perdre de vue quelles Pe^f f^^^^^^^^^
mes les agitations des peuples finnois amena ent dans les par
Ues septentrionales du continent. Les guerriers armes de la
ïhessal e et de la Macédoine dans les parages de l'Acarname
avaTent été les victimes directes des dépossessions répétées de
proche en proche, et, de même, les Chamites noirs et les Se-
K venus%e l'e;t et du sud fuyaient devant des événement
™n ogues, et abandonnaient, pour aller chercher fortune en
Grècejeurs territoires, devenus domaines des "^^vasions hé-
braïques ou arabes, en un mot, chaldeennes de différentes
'''ces armées de fugitifs rejetés, le glaive à la main dans le
Péloponèse, l'Attique, l'Argolide, la ?éot.e, l'Arcad.e s h^^^^^^
taient les unes contre les autres et s'y livraient bataille. 11 re-
sSt encore de ces nouveaux conflits de nouveaux vaincus et
de nouveaux vainqueurs, des tribus asservies , dauu^s^^^^^^^^^^^
sées de sorte que, après le combat, des cohues tumultueuses
repartaient, soit pour se diriger vers l'ouest et gagner la Sicile
lîaiie, l'Iliyrle, soit pour retourner sur la côte asiatique et
y cherdier une fortune meilleure (2). L'Hellade ressemblait a
un de ces abîmes profonds creusés dans le ht des fleuves, ou
les eaux, pressées par le courant, se précipitent en lourdes
masses et ressortent en tourbillons.
Pas de repos, pas de trêve. Les temps héroïques sont a peine
ouverts, l'épopée balbutie ses plus obscurs récits, et, dédai-
gneuse des hommes, remarque les dieux seuls, que deja es
expulsions violentes, les dépossessions de tribus entières, les
„) cet état d'antagonisme ne prit jamais fin. Il continua à être re-
présenté par l'existence d'innombrables dialectes. - Inutile de rap-
peler que la classification en quatre branches, ionique, dorique,
éoHque et aUique, est une oeuvre artificielle des grainmamens et ne
reproduit nullement un état de choses dans lequel chaque Pefte sub-
division de territoire avait, à tout le moins, des idiotismes qui lui
étaient absolument propres. (Grote, t. 1, p. 318.)
(S) U race de Dardanu» et de Teucer, une <le celles qui portèrent
J'élément ariau-helléuique dans la Troade, fut dan» ces derniers.
14 DE l'inégalité
révolutions de toute sorte ont commencé. Puis, lorsque, met-
tant pied à terre, la Muse parle enfin de sang-froid et dans des
termes que la raison peut discuter, elle nous montre les nations
grecques composées à peu près ainsi :
1° Des Hellènes. — Arians modifiés par les principes jaunes,
mais avec grande prépondérance de l'essence blanche et quel-
aues affinités sémitiques;
2° Des aborigènes. — Populations slavo-celtiques saturées
d'éléments jaunes ;
3° Des Thraces. — Arians mêlés de Celtes et de Slaves-,
4° Des Phéniciens. — Chamites noirs ;
5° Des Arabes et des Hébreux. — Sémites très mêlés-
6° Des Philistins. — Sémites peut-être plus purs;
7° Des Libyens. — Chamites presque noirs ;
8° Des Cretois et autres insulaires. — Sémites assez sembla-
bles aux Philistins.
Ce tableau a besoin d'être commenté (1). Il ne contient pas.
à proprement parler, un seul élément pur. Sur sept , six ren-
ferment, à différents degrés , des principes mélaniens ; deux
(1) Je suis de l'avis de Grot» (Hist. of Greece, t. Il, p. 350 et passim) :
je ne crois pas aux Pélasges, en tant que formant une race ou une
nation distincte, et le mot signifie trop bien anciens habitants, pour
que je lui retire ce sens vague et lui en prête un plus spécial. On
rencontre les Pélasges en tant d'endroits et pourvus de caractères si
différents, qu'il me semble impossible de leur attribuer une nationa-
lité unique. O'O'r, à ce sujet, Grote, t. II, p. 349.) — Pott exprime son
sentiment d'une façon qui mérite d'être reproduite ici : « Les Pélasges,
< dit-il, sont, quoi qu'on fasse, une simple fumée et dénués de toute
« réalité historique, aussi bien que les Casci, c'est-à-dire les anciens,
« les ancêtres, et les aborigènes , c'est-à-dire habitants primitifs. Le
« nom de Pélasges a été pris à tort pour une appellation de peuple
< et de race. Il ne s'applique que chronologiquement aux premiers
« âges de la Grèce et aux tribus qui habitaient alors ce pays, sans
« distinction d'origine. Si, plus tard, on a cru trouver encore çà et
« là des peuplades qu'on a jugées propres à revêtir cette désigna-
« tion de Pélasges, c'est par un rapprochement tout semblable à l'idée
< admise au siècle dernier que les Goths étaient des Scythes, des
« Gétes, etc. On croyait alors qu'il existait des restes de cette nation
« germanique dans la Crimée. » (Encyclop. Ersch u. Gruber, 2« sect,
18« part., p. 18.)
DES BACUS HUMAINES. 15
unt des principes jaunes; deux encore contiennent l'élémenl
blanc pris à la branche chariiitique, et donc extrêmement af-
faibli ; trois le possèdent emprunté au rameau sémitique, deux
autres au rameau arian; trois, enfln, réunissent les deux der-
nières sources. J'en tire les conséquences suivantes :
Le principe blanc, en général, domine, et l'essence ariane
y partage l'influence avec la sémitique, attendu que les inva-
sions des Arians Hellènes, ayant été les plus nombreuses, ont
formé le fond de la population nationale. Toutefois l'abondance
du sang sémitique est telle, sur certains points en particulier,
que l'on ne peut refuser à ce sang une action marquée, et
c'est à lui qu'appartient une initiative tempérée par l'action
ariane appuyée du contingent jaune. Il va sans dire que ce ju-
gement a pour objet la Grèce méridionale, la Grèce de l'At-
tique, du Péloponèse, des colonies, la Grèce artiste et savante.
Au nord, les éléments mélaniens sont presque nuls. Aussi, dans
les siècles rapprochés de la guerre de Troie , ces régions exci-
tèrent, beaucoup moins que les contrées asiatiques, les préoc-
cupations des Grecs du sud.
C'est que, en effet, à ces époques, et vers le temps où Hé-
rodote écrivait, la Grèce était elle-même un pays asiaUque, et
la politique qui l'intéressait le plus s'élaborait à la cour du
grand roi. Tout ce qui avait trait à l'intérieur, agrandi, enno-
bli à nos yeux par l'admirable manière dont le souvenir nous
en a été conservé, n'était pourtant que très secondaire en com-
paraison des faits extérieurs dont les ressorts restaient aux
mains des Perses.
Depuis que l'Egypte était tombée au rang de province ralliée
aux Etats achéménides, il n'y avait plus dans le monde occiden-
tal deux civilisations comme jadis. L'antagonisme de l'Euphrate
et du Nil avait cessé ; plus rien d'assyrien, plus rien d'égyptien,
et, en place, un compromis auquel je ne trouve d'autre nom
que celui d'asiatique. Cependant la grande place y apparte-
nait encore au principe assyrien. Les Perses, trop peu nom-
breux, n'avaient pas transformé ce principe, ne l'avaient pas
même renouvelé. Leur bras s'était trouvé assez fort pour lui
donner une impulsion que les dynasties chaldéennes n'avaient
16 DE l'inégalité
pu créer à un même degré, et, sous l'atteinte de ce colosse en
pourriture, la débile caducité égyptienne s'était réduite en
poussière et mêlée à lui. Existait-il dans le monde une troi-
sième civilisation pour prendre la place des champions anciens?
>»ullement : la Grèce ne représentait pas, vis-à-vis de l'Assyrie,
une culture originale comme l'égyptienne , et bien que son in-
telligence eût des nuances très spéciales, la plupart des élé-
msnts qui la composaient se retrouvaient , avec le même sens
et la même valeur, chez les peuples sémitiques du littoral mé-
diterranéen. C'est une vérité qui n'a pas besoin de démonstra-
tion.
Dans leur opinion même, les Grecs faisaient beaucoup plus
de cas de ce qu'ils appelaient, sans doute, en leur langage, les
conquêtes de la civilisation, c'est-à-dire les importations de
dieux, de dogmes, de rites asiatiques, et de rêveries mons-
trueuses venues des côtes voisines, que de la simplicité ariane
professée jadis par leurs religieux ancêtres mâles. Ils s'enqué-
raient avec prédilection de ce qui s'était pensé et fait en Asie.
Ils se mêlaient de leur mieux aux affaires, aux intérêts, aux
querelles du grand continent, et, bien que pénétrés de leur
propre importance, comme tout petit peuple doit l'être , bien
qu'appelant même l'univers entier barbare , en dehors d'eux,
leur regard ne se détachait pas de l'Asie.
Tant que les Assyriens furent indépendants, les Grecs , fai-
bles et éloignés, ne comptèrent que peu dans le monde ; mais,
comme le développement hellénique se trouva contemporain
de la grande fortune des Arians Iraniens , ce fut à cette épo-
que qu'en face des maîtres de l'Asie antérieure, ils eurent à
opter entre l'antagonisme et la soumission. Le choix était in-
diqué par leur faiblesse. Ils acceptèrent l'influence victorieuse,
dominatrice, irrésistible, du grand roi, et vécurent dans la
sphère de sa puissance, sinon à l'état de sujets , du moins à
celui de protégés.
Tout, je le répète, leur en faisait une obligation. I.a parenté
avec les Asiatiques était étroite ; la civilisation presque iden-
tique dans ses bases, et, enfin, sans le bon vouloir des Perses,
c'en était fait des colonies ioniennes, toujours et traditionnel-
DES nACES HUMAINES. 17
lement soutenues par la politique des souverains de l'Assyrie.
Or, de la fortune des colonies dépendait celle des métropo-
lV(l).
Il y avait ainsi accord entre les Arians Grecs et les Arians
Iraniens. T.e lien commun était ce vaste élément sémitique sur
lequel, chacun chez soi, ils avaient dominé, et qui, tôt ou tard,
par une voie ou par une autre, devait les absorber également
dans son unité agrandie.
Il peut paraître singulier que je dise que les Arians Grecs
eussent jamais dominé chez eux le principe sémitique, après
avoir démontré que la plus grande partie de leur civilisation
en était faite. Pour donner raison de cette contradiction ap-
parente, je n'ai qu'à rappeler une réserve inscrite plus haut.
En disant que la culture grecque était principalement d'origine
sémitique, je réservais un certain état antérieur que je vais
examiner maintenant, et qui contient, avec trois éléments
tout à fait arians, l'histoire primitive de l'hellénisme épique.
Ces éléments sont : la pensée gouvernementale, l'aptitude mi-
litaire, un genre bien particulier de génie littéraire. Tous les
trois ressortent de l'hymen de ces deux instilicts arians, la rai-
son et la recherche de l'utile.
Le fondement de la doctrine gouvernementale des AriansI ^ .
Hellènes était la liberté personnelle. Tout ce qui pouvait ga-f fj^ ^
rantir ce droit, dans la plus grande extension possible, était|\
bon et légitime. Ce qui le restreignait était à repousser. Voilà 1
(«) Le fait qui démontre le mieux cet état de choses, c'est l'auitude
de la majeure partie des États grecs pendant la guerre persique. A
la bataille de Platée, 50,000 fantassins et une nombreuse cavalerie
hellénique combattirent dans les rangs du grand roi , contre les
\thcniens et leurs alliés. Ces troupes furent fournies, non pas par les
I ■niens, que je mets à part, mais par les Béotiens, les Locriens, le»
Maliens, les Thessaliens, c'est-à-dire toute la Grèce orientale. Il faut
y ajouter encore les Phocéens. Ces derniers envoyèrent 2,000 hommes
aux Perses. Par conséquent, le Péloponèse et l'Attique, voilà tout ce
qui résiaiaiuOn a fait depuis, de cette campagne d'une minorité contre
la majorité de la Grèce, une gloire nationale. (Zumpt, Mémoires de
t Académie de Berlin, Ueber den Stand der Bevœlkerung und die
Volktvermehrung im AHcrthum, p. 5.)
18 DE l'inégalité
le sentiment , voilà l'opinion des héros d'Homère : voilà qui
ne se retrouve qu'à l'origine des sociétés arianes.
A l'aurore des ûges héroïques, et même longtemps après,
les É'.iits grecs sont gouvernés d'après les données, les notions
déjà observées dans l'Inde, en Perse, et quelque peu à l'ori-
gine de la société chinoise, c'est-à-dire pourvus d'un gouver-
nement monarchique , limité par l'autorité des chefs de famille,
par la puissance des traditions et la prescription religieuse.
On y remarque un grand éparpillement national , de fortes tra-
ces de cette hiérarchie féodale si naturelle aux Arians, préser-
vatif assez efûcace contre les inconvénients principaux du frac-
tionnement, conséquence de l'esprit d'indépendance (1). Rien
de plus surveillé dans l'exercice de son pouvoir qu'Agamemnon,
le roi des rois; rien de plus limité dans sa puissance que l'ha-
bile souverain d'Ithaque. L'opinion est maîtresse dans ces
grands villages (2), où il n'existe pas, sans doute, de jour-
naux (3), mais où les ambitieux, plus ou moins éloquents, ne
manquent pas à la perturbation des affaires. Pour bien com-
prendre ce que c'était qu'un roi grec aux prises avec les dif-
ficultés gouvernementales, il n'est rien de mieux que d'étudier
le coup d'État d'Ulysse contre les amants de Pénélope. On y
(1) « Between the différent degrees of hellenic chivalry a certain
€ eqiialily at ail times prevailed, which Ihe fewness of their Dumbers
« comprend with the population amidsl whom they dwelt and the
« liereditary pride of a dominant race, alike tended to préserve. Wo
« find the doric nobles, too, in after times, assuming to themselves
« the epithet of the Equals. » C'est un sentiment tout à fait pareil et
d'une origine ethnique rigoureusement semblable, qui a rendu si cher
à la noblesse du moyen âge le nom de pairs, traduction exacte du
gr('c '0(10101. (W. Tonens Me. Cullagh, The induslrial History of free
Nations (London, 1846, in -S», t. I, p. 3.)
. (2) Athènes avait commencé par être une agrégation de plusieurs
hameaux. Sparte était un composé de cinq bourgades et ne fut jamais
une ville; Mantinée également; Tégée en comptait huit; Dymé, ea
Achaïe, et Élis de même; de même encore Mégare etTanagra. Jusqu'à
la bataille de Leuctres, la plupart des Arcadiens n'eurent aussi que
des villages, et les Épirotes les imitèrent. (Grote, t. Il, p. 346.)
(3) Les poètes, comme Hésiode et Homère, paraissent avoir eu leur
franc parler contre les excès et probablement le simple usage aussi
du pouvoir. (Hésiode, les Travaux et les jours, p. 186.)
DES BACES HUMAINES. 19
voit sur quel terrain sciibreux opérait l'autorité du prince,
même ayant de son côté le droit et le bon sens.
Dans cette société vive, jeune, altière, le génie arian inspi-
rait richement la poésie épique. Les hymnes adressés aux dieux
étaient des récits ou des nomenclatures plutôt que des effusions.
Le jour du lyrisme n'était pas venu. Le héros grec combattait
monté sur le char arian , ayant à ses côtés un écuyer de sang
noble, souvent royal, bien semblable au souta brahmanique,
et ses dieux étaient des dieux-esprits, indéflnis, peu nom-
breux et ramenés facilement à une unité qui , mieux que tout
encore, sentait son origine voisine des monts hymalayens (1).
A ce moment très ancien, la puissance civilisatrice, initia-
trice, ne résidait pas dans le sud : elle émanait du nord. Elle
venait de la Thrace avec Orphée , avec Musée , avec Linus.
Les guerriers grecs apparaissaient grands de taille , blancs et
blonds. Leurs yeux portaient leur arrogance dans l'azur, et ce
souvenir resta tellement maître de la pensée des générations
suivantes, que lorsque le polythéisme noir eut envahi, avec
l'afOuence croissante des immigrations sémitiques, toutes les
contrées comme toutes les consciences , et eut substitué ses
sanctuaires aux simples lieux de prière dont jadis les aïeux se
contentaient, la plus haute expression de la beauté, de la
pidssance majestueuse , ne fut pas autre pour les Olympiens
que la reproduction du type arian , yeux bleus , cheveux blonds,
teint blanc, stature élevée, dégagée, élancée.
Autre signe d'identité non moins digne de remarque. En
Égjpte, en Assyrie, dans l'Inde, on avait eu l'idée que les
hommes blancs étaient dieux ou pouvaient le devenir, et l'on
admettait la possibilité du combat et de la victoire des guer-
riers blancs contre les puissances célestes. Les mêmes notions
se retrouvent au sein des sociétés primitives de la Grèce , ainsi
que je l'ai dit à propos des Titans, et je le répète ici de leurs
descendants immédiats, les Deucalionides. Ces braves combat-
tent audacieusement les êtres surnaturels et les forces person-
(I) Voir dans le premier volume la note sur le Vourounas arian,
le Varouna hindou et l'Oùpavo; grec, et surtout ce qui a été dit sur
le D«us, puis sur les Titans.
20 DE l'inégalité
nifiées de la nature. Diomède blesse Vénus; Hercule tue les
oiseaux sacrés du lac Styniphalide , il étouffe les géants, en-
fants de la terre , et fait trembler d'épouvante la voûte des pa-
lais infernaux; Thésée, parcourant le monde d'en bas l'épée
à la main, est un vrai Scandinave. En un mot, les Arians
Grecs , comme tous leurs parents , ont une si haute opinion
des droits de la vigueur, que rien ne leur paraît trop au-dessus
de leurs prétentions légitimes et d'une audace permise.
Des hommes si avides d'honneur, de gloire et d'indépen-
dance étaient naturellement portés à se mettre au-dessus les
uns des autres et à réclamer des égards extraordinaires. Il ne
leur suffisait pas de limiter de leur mieux l'action du pouvoir
social et de rendre ce pouvoir dépendant de leurs suffrages :
ils voulaient se faire compter, estimer, honorer, non seulement
comme Arians , libres et guerriers , mais , dans la masse des
guerriers, des hommes libres, des Arians, comme des indivi-
dualités d'élite. Cette prétention universelle obligeait chacun
à de grands efforts , et puisque , pour atteindre à l'idéal pro-
posé , il n'y avait d'autre voie que d'être le plus Arian possible,
de résumer le plus les vertus de la race , l'on attacha une très
grande importance à la pureté des généalogies.
Durant les temps historiques , cette notion se pervertit. On
s'estima alors suflisamment noble, quand la famille put se dire
vieille. Dans ce cas, elle mettait son orgueil à accuser une des-
cendance asiatique (1). Mais, au début de la nation, avoir le
droit de se vanter d'être un pur Arian fut le gage unique d'une
supériorité incontestable. L'idée de la préexcellence de race
existait aussi complète chez les Grecs primitifs que chez tou-
tes les autres familles blanches. C'est un instinct qui ne se
rencontre bien entier que dans ce cercle , et qui s'y altère par
le mélange avec les races jaune et noire, auxquelles il fut
toujours étranger. ^
(1) Certaines familles athéniennes semblent avoir pu se rendre, avec
vérité, ce témoignage. Les Gcphyres, d'où descendaient Harmodius et
Âristogiton, portaient un nom chananéen 123, D^^^ij geber, geberim,
les forts, les puissants, les chefs. (Bœttiger, t. I, p. 906.)
DES RACES HUMAINES. 24
Ainsi la société grecque , très neuve encore, se hiérarchisait
suivant la supériorité de naissance. A côté de la liberté et de
la liberté jalouse des Arians Hellènes, pas l'ombre d'égalité
entre les nutres occupants du sol et ces maîtres audacieux. Le
sceptre, bien que donné en principe à l'élection, trouva, par le
respect dont on entourait les grands lignages, une forte cause
de se perpétuer exclusivement dans quelques descendances.
Sous certains rapports même, l'idée de suprématie d'espèce,
consacrée par celle de famille, conduisit les Arians Grecs à
des résultats comparables à ceux que nous avons observés en
Egypte et dans l'Inde, c'est-à-dire que, eux aussi, ils connu-
réîules démarcations de castes et les lois prohibitives des mé-
langes. Il y a plus : ils appliquèrent ces lois jusqu'aux derniers
tenips de leur existence politique. On cite des maisons sacer-
dotales qui ne s'alliaient qu'entre elles, et la loi civile fut tou-
jours dure pour les rejetons des citoyens mariés à des étran-
gères. Cependant , je me hâte de le dire, ces restrictions étaient
faibles. Elles ne pouvaient avoir la même portée que les lois
du Nil et de l'Arya-varta. La race ariaue-grecque, malgré la
conscience de sa supériorité d'essence et de facultés sur les
populations sémitiques qui la pénétraient de toutes parts, avait
ce désavantage d'être jeune d'expérience et de savoir, tandis
que les autres étaient vieilles de civilisation. Ces dernières
jouissaient, à son détriment, d'une supériorité extérieure qui ne
permettait pas de les dédaigner et de se refuser complètement
à l'alliage. Le système des castes resta toujours à l'état d'em-
bryon : U ne put se développer. L'hellénisme eut trop souvent
intérêt à permettre les mésalliances, et d'autres fois il se vit
forcé de les subir. Sous ce double rapport , sa situation ressem-
bla beaucoup à ce que fut plus tard celle des Germains.
Quoi qu'il en soit, l'idée nobiliaire se montra extrêmement
forte et puissante chez les Arians Grecs. Le classement des
citoyens ne se faisait que d'après la valeur de chaque descen-
dance-, les vertus individuelles venaient après (1). Je le répète
(t) Il faut que cette doctrine ait été bien solidement attachée à l'es-
prit des tribus helléniques, par la partie ariane de leur sang, puisque,
dans la période démocratique et à Athènes même, la naissance cou-
22 DE l'inégalité
donc : l'égalité était complètement proscrite. Chacun , se sen-
tant fier (le son extraction , ne voulait pas être confondu dans
la foule.
Et de même que chacun prétendait être libre, honoré,
admiré, chacun aussi visait à commander autant que possible.
Il semble qu'une telle tendance dût être difficile à réaHserdans
une société ainsi faite , que le roi lui-même , le pasteur du peu-
ple, avant d'exprimer un avis, devait s'enquérir si cet avis
convenait aux dieux, aux prêtres, aux gens de haute naissance,
aux guerriers, au gros du peuple. Heureusement, il restait des
ressources : il y avait l'esclave , l'ancien autochtone asservi ,
puis enfin les étrangers. Voyons d'abord ce qu'était l'esclave.
Pour premier point, la créature réduite à cette condition
n'appartenait, dans aucun cas, à la cité. Tout homme né sur le
sol consacré et de parents libres avait un droit imprescriptible
à vivre libre lui-même. Sa servitude était illégitime, emportait
le caractère de crime, ne durait pas, n'était pas. Si l'on réfiéchit
que la cité grecque primitive renfermait une nation, une tribu
particulière, et que cette nation, cette tribu, se considérant
comme unique en son espèce , ne voyait le monde qu'en elle-
même, on découvre dans cette prescription fondamentale la pro-
clamation du principe que voici : « L'homme blanc n'est fait
« que pourl'indépendanceetla domination; il ne doit passubir,
« dans la perpétration de ses actes, la direction d'autrui. »
Cette loi, évidemment, n'est pas une invention locale. On la
retrouve ailleurs, on la revoit dans toutes les constitutions so-
ciales de la famille que l'on peut observer d'assez près pour se
rendre compte des détails. J'en tire la conséquence que, sui-
vant cette opinion, il n'était pas permis de réduire en servitude
un homme blanc, c'est-à-dire un homme, et que l'oppression,
quand elle était limitée aux individus des espèces noire et
serva toujours du prix. M. Me. CuUagh le reconnatt sans difficulté :
« Regard for ancient lineage was, through every change of plight
0 and poiicy, fast rooted in the lonic mind. The old familtes remained
« every where, and even in thc most démocratie statcs, preserved
« certain political privilèges and wbat they doubtiess prizcd still mnre,
« certain social distinction. » (T. I, p. â39.)
DES RACES HUMAINES. 23
jaune, n'était pas censée constituer une violation de ce dogme
de la loi naturelle.
Après la séparation des différentes descendances blanches,
chaque nation s'étant imaginé, dans son isolement au milieu
de multitudes inférieures ou métisses, être l'unique représen-
tant de l'espèce , ne se fit aucun scrupule d'user des préroga-
tives de la force dans toute leur étendue, même sur les parents
que l'on rencontrait et qui n'étaient plus reconnus pour tels,
du moment qu'ils appartenaient à d'autres rameaux. Ainsi,
bien que, dans la règle, il ne dût y avoir que des esclaves jau-
nes et noirs, il s'en fit pourtant de métis et ensuite de blancs,
par une corruption de la fâcheuse prescription antique dont
on avait involontairement altéré le sens , en en restreignant le
bénéfice aux seuls membres de la cité.
Une preuve sans réplique que cette interprétation est la
bonne, c'est qu'en vertu d'une extension très anciennenient ap-
pliquée, on ne voulut pas non plus pour esclaves les habitants
des colonies, ni les alliés, ni les peuples avec lesquels on avait
des rapports d'hospitalité; et, plus tard encore, suivant une
autre règle qui, au point de vue de la loi originelle, et dans un
sens ethnique , n'était qu'une assimilation arbitraire , on éten-
dit cette fnnchise à toutes les nations grecques.
Je vois ici une preuve que , dans l'Asie centrale, les peuples
blancs, au temps de leur réunion, s'interdisaient de posséder
leurs congénères , c'est-à-dire les hommes blancs ; et les Arians
Grecs, observateurs incorrects de cette loi primordiale, ne
consentaient pas davantage à asservir leurs congénères, c'est-
à-dire leurs concitoyens.
En revanche, la situation des premiers possesseurs de l'Hel-
lade, tels que les Hélotes et les Pénestes, ressemblait à du ser-
vage (I). La différence essentielle était que les populations sou-
mises n'habitaient pas les demeures (2) du guerrier ainsi que
(1) c As a birthright the Hellènes claimed both in peace and war,
• ejiclusive sway; and their kings are depictcd as endued with un<-
■• limited power over the earth-borh muUitude. » (Me. Cullagh. 1. 1, p. 6.)
{i) Ces demeures étaient des citadelles chevaleresques entourées de
cabanes. Elles dominaient les hauteurs et étaient construites en frag-
24 DE l'inégalité
les esclaves : elles vivaient sous leurs toits particuliers, culti-
viuit le sol et payant des redevances, comparables, en ceci, aux
serfs du raoyen «ige. Pour achever la ressemblance, au-dessus
de ces 7n(inants se plaçait une espèce de bourgeoisie égale-
ment exclue de l'exercice des droits politiques, mais mieux
traitée et plus riche que la classe des paysans. Ces hommes, Per-
rhèbes et Magnèies en ThessaWe (I), et en Laconie PmœAe*,
descendaient certainement de différentes catégories de vaincus.
Ou bien ils avaient formé les classes supérieures de la société
dissoute , on bien ils s'étaient soumis volontairement et par
capitulations.
Les étrangers domiciliés avaient des droits analogues-, mais,
en somme, esclaves, pénestes, périœkes, .étrangers, portaient
le poids de la suprématie hellénique.
Telles étaient les institutions par lesquelles les Arians
Grecs, si amoureux de leur liberté personnelle et si jaloux de
la conserver les uns vis-à-vis des autres, trouvaient à satisfaire,
dans riutéfieur de l'État et hors des temps de guerre et de
conquête, leur besoin de domination. Le guerrier renfermé
dans sa maison y était roi. Sa compagne ariane, respectée de
tous et de lui-même, avait aussi son parler franc devant le
pasteur du peuple. Pareille à Clytemnestre , l'épouse grecque
était assez hautaine. Froissée dans ses sentiments , elle savait
punir comme la fille de Tyndare. Cette héroïne des temps pri-
mitifs (2) n'est pas autre que la femme altière aux cheveux
mcnts énormes de rochers. Il est très vraisemblable que les cités, à
proprement parler, n'étaient que l'œufre des colons chananéens. (Me.
Cullagli, t. I, p. 22.) — Disons à ce propos qu'en Italie on a trop long-
temps attribué aux populations aborigènes ces vastes et solides cons-
tructions nommées pélasgiques ou cyclopéennes. Les tribus agricoles
qui composaient ces races dites autochtones n'étaient nullement
capables de concevoir ni d'exécuter de pareils labeurs, et on est
d'autant plus autorisé à en reporter le mérite soit aux Arians Hellènes,
soit même à leurs pères, les Titans, que, dans la Péninsule, le sou-
venir des murailles cyclopéennes est intimement uni à celui des Tyr-
rbéniens. La porte de Mycénes est aussi une construction essentiel-
lement hellénique.
(1) Grote, History of Greece, t. II, p. 370 et passim.
(2) Grote, t. II, p. 113. — La femme grecque d'Homère est infiniment
DES RACES HUMAINES. 25
blonds, aux yeux bleus, aux bras blancs, que nous avons déjà
vue aux côtés des Pandavas, çt que nous retrouverons chez les
Celles et dans les forets germaniques. Pour elle, l'obéissance
passive n'étuit pas faite.
Cette noble et généreuse créature, assise vis-à-vis de son belli.
queux époux, auprès du foyer domestique, apparaissait en-
tourée d'enfants soumis jusqu'à la mort inclusivement aux vo-
lontés paternelles. Les fils et les filles marquaient, dans la mai-
son, le premier degré de l'obéissance : des représentations de
leur part n'étaient pas de mise. Mais , une fois sorti de la de-
meure des aïeux, le fils allait fonder une autre souveraineté
domestique, et pratiquait à son tour ce qu'il avait appris.
Après les enfants venaient les esclaves : leur situation subor-
donnée n'avait rien de trop pénible. Qu'ils eussent été achetés
pour un certain poids d'argent ou d'or, ou acquis par échange
en retour de taureaux et de génisses, ou bien encore que le
sort de la guerre les eût jetés aux mains de leurs vainqueurs
comme épaves d'une ville prise d'assaut , les esclaves étaient
plutôt des sujets que des êtres abandonnés à tous les caprices
des propriétaires.
D'ailleurs, un des caractères saillants des sociétés jeunes,
c'est la mauvaise entente de ce qui est productif (1), et cette
heureuse ignorance rendait assez douce l'existence des escla-
ves grecs. Soit que, confondus avec les serfs, ils gardassent les
troupeaux sur les rives du Pénée et de l'Achélous, soit que,
dans l'intérieur du manoir, ils eussent à vaquer aux travaux
sédentaires , ce qu'on exigeait d'eux était minime , parce que
>upérieure à l'épouse des âges civilisés ou sémitisés. Voir Pénélope,
Hélène, dans l'Odyssée, et la reine des Phéariens. Elle a, tout à la fois,'
plus de gravité, de considération et de liberté. Cette première insti-
lution s'était un peu conservée chez les Macédoniens, à en juger par
le rùle que joue Olympias dans les affaires d'Alexandre. Comparer
aussi les mœurs des Doriens de Sparte. (Bœttiger, t. II, p. 61.)
(!) Le préjugé général des races arianes engendre d'ailleurs cette
incapacité : pour elles, la première notion du droit d^ propriété, c'est
la conquête, et, comme le dit très bien un historien anglais, o tho
hellenic idea of propertv was spoil whether acquired by land or
sea. » (Sic. CuUagh , t. I y. ig.)
2
26 DE l'inégalitb
les maîtres avaient eux-mêmes peu de besoins. Les repas
étaient promptement apprêtés. Le chef du logis se chargeait,
le plus souvent, de tuer les bœufs ou les moutons, et de jeter
leurs quartiers dans les chaudières d'airain. Il y prenait plaisir.
C'était une politesse envers ses hôtes que de ne pas laisser à
des mains serviles le soin de leur bien-être. Y avait-il à faire
dans le domaine œuvre de maçon ou de charpentier, le maî-
tre encore ne dédaignait pas de manier la doloire et la hache.
Fallait-il garder les troupeaux, il n'y répugnait pas davantage.
Soigner les arbres du verger, les tailler, les émonder, il s'en
chargeait volontiers. En somme , les travaux des esclaves ne
s'accomplissaient pas sans la participation du guerrier, tandis
que les femmes, réunies autour de l'épouse, tissaient avec
elle à la même toile , ou préparaient la laine des mêmes toi-
sons.
Rien donc ne contribuait nécessairement à empirer la con-
dition de l'esclave , puisque tout labeur était assez honorable
pour que le chef de la maison y prît une part constante. Puis
il y avait au logis identité d'idées et de langage. Le guerrier
n'en savait guère plus long que ses serviteurs sur les choses
du monde et de la vie. S'il arrivait un poète, un voyageur, un
sage, qui, après le repas, eût quelques récits à faire entendre,
les esclaves , rassemblés autour du foyer, avaient leur part de
l'enseignement. Leur expérience se formait comme celle du
plus noble champion. Les conseils de leur vieillesse étaient
aussi bien accueillis que s'ils étaient sortis d'une bouche libre
et illustre.
Que restait-il donc au maître.' Il lui restait toutes les préro-
gatives d'honneur, et encore des avantages positifs. 11 était le
seul homme de la maison, le pontife du foyer. Il avait seul le
droit d'offrir des sacrifices. Il défendait la conamunauté, et,
couvert de ses armes, superbement vêtu, prenait sa part de la
liberté commune et du respect rendu à tous les citoyens de la
cité. Mais , encore une fois , à moins que son caractère ne fût
exceptionnellement cruel, qu'il n'exerçât sur ses entours l'action
d'un insensé, ni la cupidité ni la coutume ne le portaient à
opprimer son esclave, qui ne subissait d'autre malheur réel
DES RACES HUMAINES. iT
que celui d'être dominé. Les dieux avaient-ils donné à ce ser-
viteur un talent quelconque, de la beauté ou de l'esprit, il de-
\ enait le conseiller, tenait tête à chacun , et jouait le rôle du
bossu phrygien chez Xanthus.
Ainsi l'Arian Grec, souverain chez lui, homme libre sur la
place publique, vrai seigneur féodal, dominait sans réserve son
entourage, enfants, serfs et bourgeois.
Tant que régna l'influeDce du Nord , les choses restèrent à
peu près partout dans cette situation ; mais lorsque les immi-
grations asiatiques , les révolutions de toute espèce arrivées à
l'intérieur eurent troublé les rapports originaires, et que l'ins-
tinct sémitique commença à se faire plus fortement sentir, la
scène changea tout à fait.
Pour premier point, la religion se compliqua. Depuis long-
temps les simples notions arianes avaient été abandonnées. Sans
doute elles étaient altérées déjà à l'époque où les Titans com-
mencèrent à pénétrer dans la Grèce. Mais les croyances qui
leur avaient succédé, assez spiritualistes encore, perdirent pied
de plus en plus. Kronos , usurpateur, suivant la formule théo-
logique, du sceptre d'Ouranos, fut à son tour détrôné par
Jupiter. Des sanctuaires s'ouvrirent à l'infini, des pontificats
inconnus jadis trouvèrent des croyants, et les rites les plus
extravagants s'emparèrent de la faveur générale. On appelle,
dans les écoles, cette fièvre d'idolâtrie Vaurore de la civi-
lisation.
Je n'y contredis pas : il est certain que le génie asiatique
était aussi mûr et même pourri que le génie arian-grec était
inexpérimenté et ignorant de ses voies futures. Ce dernier, en-
core étourdi de la longue traite que venaient de faire ses au-
teurs mâles à travers tant de pa)'s et de hasards , n'avait pas
encore trouvé le loisir de se raffiner. Je ne doute cependant
pas que, s'il avait eu assez de temps pour se reconnaître avant
•le tomber sous l'influence assyrienne, il n'eût agi mieux, et de
laçon à devancer la civilisation européenne. Il aurait pu faire
entrer une Mus grande part de son originalité dans les desti-
nées des peuples helléniques. Peut-être aurait-il donné moins
de hauteur à leurs triomphes artistiques; mais leur vie politi-
28 DE l'inégalité
que, plus digne, moins agitée, plus noble, plus respectable,
aurait été beaucoup plus longue. Malheureusement, les mas-
ses arianes-grecques n'étaient pas comparables en nombre aux
immigrations d'Asie (1).
Je ne date pas la révolution opérée dans les instincts des
Dations grecques du jour où se firent les mélanges avec les co-
lonisations sémitiques, ou les établissements des Doriens dans
le Péloponèse, et, plus anciennement, ceux des Ioniens dans
l'Attique. Je me contente de partir du moment où les résultats
de tous ces faits modifièrent la pondération des races. Alors
l'ancien gouvernement monarchique prit fin. Cette forme de
royauté équilibrée avec une grande liberté individuelle, par
l'accord des pouvoirs publics , ne convenait plus au tempéra-
ment passionné, irréfléchi, incapable de modération, de la
race métisse alors produite. Désormais, il fallait du nouveau.
L'esprit asiatique était en état d'imposer à ce qui restait des-
prit arian un compromis conforme à ses besoins , et il put, tant
il était fort, ne laisser à son associé que des apparences pour
satisfaire ce goût de liberté si indélébile dans la nature blan-
che, que, quand la chose n'existe pas, c'est alors surtout
qu'on cherche à mettre le mot en relief.
Au lieu de la pondération, on voulut de l'excessif. Le génie
de Sem poussait à l'absolutisme complet. Le mouvement était
irrésistible. Il ne s'agissait que de savoir entre quelles mains
la puissance allait résider. La confier, telle qu'on la voulait
faire, à un roi, à un citoyen élevé au-dessus de tous les autres,
c était demander l'impossible à des groupes hétérogènes cui
n'avaient pas assez d'unité pour se réunir sur un terrain auss
(1) On a fait d'immenses progrès dans la compréhension de la mytho-
îogie hellénique. La distinction est parfaitement établie entre les
dogmes, les cultes et les rites venus d'Asie et ceux qui ont eu leurs
sources dans des notions européennes. Ce qui reste à faire mainte-
nant est d'une grande difGcultc, mais aussi d'un grand intérêt. On
sait que les mystères cabires et lelchines sont sémitiques, et que l'ora-
cle dodonéen est, pour le fond du moins, d'institution seplenU'ionale.
Ce qu'il faudrait maintenant, c'est séparer les données arianes des
mélanges finnois. La proportion de ces éléments religieux divers, sémi-
tique, arian, finnique, donnerait la composition exacte du sang grec.
DES RACES HUMAINES. 29
étroit. L'idée répugnait aux traditions libérales des Arians.
L'esprit sémitique , de son côté , n'avait pas de fortes raisons
d'y tenir : il était habitué aux formes républicaines en vigueur
sur la côte de Chanaan. Incapable d'ailleurs de se plier à la
régularité de l'hérédité dynastique (1), il ne souhaitait pas une
institution qui, chez lui, n'avait jamais puisé son origine dans
le choix libre du peuple, mais toujours dans la conquête et la
violence, et, souvent, dans la violence étrangère. Je ne fais
d'exception que pour le royaume juif. On imagina donc, en
Grèce, de créer une personne Active, la Patrie (2), et on or-
donna au citoyen , par tout ce que l'homme peut imaginer de
plus sacré et de plus redoutable, par la loi, le préjugé, le pres-
tige de l'opinion publique, de sacrifier à cette abstraction ses
goûts, ses idées, ses habitudes, jusqu'à ses relations les plus
intimes, jusqu'à ses affections les plus naturelles, et cette abné-
gation de tous les jours , de tous les instants , ne fut que la
menue monnaie de cette autre obligation qui consistait à don-
ner, sur un signe, sans se permettre un murmure, sa dignité,
sa fortune et sa vie , aussitôt que cette même patrie était cen-
sée vous les demander.
L'individu , la patrie l'enlevait à l'éducation domestique pour
le livrer nu, dans un gymnase, aux immondes convoitises de
maîtres choisis par elle. Devenu homme, elle le mariait quand
elle voulait. Quand elle voulait aussi, elle lui reprenait sa
femme pour la transmettre à un autre, ou lui attribuait des
enfants qui n'étaient pas de lui, ou encore ses enfants propres,
elle les envoyait continuer une famille près de s'éteindre. Pos-
(1) « The heroic notion of the unily of the statc being cenlred in
• »hc royal Une was aiready sliaken. Many of the less potent nobles
• saw, in Ihe greater distribution of aulliority, a i)athway opened to
• thcir ambition. » (Me. Cullagh, t. I, p. 21.)
(i) • In the days of the monarchy tlie word whicli subsequently was
• used to dénote a city (irô^iç) and finally a state, sigiiiOed no more than
• the castle of the prince. • (Me. Cullagh, t. I, p. 22.) — De même, à
i:otrc croque féodale, on n'employait guère le mot patrie, qui ne nous
est vraiment revenu que lorsque les couches gallo-romaines ont relevé
la fêle et joué un rôle dans la politique. C'est avec leur triomphe que
!e patriotisme a recommencé à être une vertu.
2.
30 DE l'inégalité
sédait-il un meuble dont la forme n'agréait pas à la patrie, lar
patrie confisquait l'objet scandaleux et en punissait sévèrement
le propriétaire. Votre lyre comptait une corde, deux de plus
que la patrie ne le trouvait bon, l'exil. Enfln, le bruit se ré-
pandait-il que le triste citoyen ainsi morigéné obéissait trop
bien aux caprices incessants, constamment renouvelés de son
despote nerveux et acariâtre, en un mot, pouvait-on , non pas
même prouver, mais penser qu'il était immodérément honnête
homme, la patrie, perdant patience, lui mettait la besace sur
le dos, le faisait saisir et conduire, malfaiteur d'un nouveau
genre, à la frontière la plus voisine, en lui disant : Va et ne
reviens plus!
Si, contre tant et de si effroyables exigences, la victime ,
cependant un peu émue , tentait de regimber, ne fût-ce qu'en
paroles, il y avait la mort, souvent avec tortures, le déshon-
neur, la ruine certaine de la famille entière du coupable , qui ,
repoussée par tous les gens assez vertueux pour s'indigner du
crime , mais non pas assez pour encourir le châtiment d'Aris-
tide, devait s'estimer très heureuse d'échapper à l'indignation,^
aux pierres et aux couteaux de tous les patriotes de carre-
fours.
En récompense d'une abnégation si grande , on demande si
la patrie accordait des compensations suffisamment magnifi-
ques? Sans doute : elle autorisait pleinement chacun à dire de
lui-même, en délirant d'orgueil : Je suis Athénien, je suis
Lacédémonien , ïhébain, Argien, Corinthien , titres fastueux,,
appréciés, au-dessus de tous les autres, au long d'un rayoa
de dix lieues carrées , et qui , au delà et dans le pays grée
, même, pouvait, sous certaines circonstances, valoir le fouet
1 ou la corde à qui s'en serait pavané. En tout cas, c'était une
[ garantie de haine et de mépris. Pour surcroît d'avantages, le
citoyen se flattait hautement d'être libre, parce qu'il n'était
: pas soumis à un homme , et que , s'il rampait avec une servilité
i sans égale, c'était aux pieds de la patrie. Troisième et dernière
prérogative : s'il obéissait à des lois qui n'émanaient pas de
l'étranger, ce bonheur, tout à fait indépendant du mérite in-
trinsèque de la législation, s'appelait posséder l'isonomie, et
i
DES BACËS HUMAINES. St
passait pour incomparable. Voilà tous les dédommagements, et
encore n'ai-je pas épuisé la liste des charges (1).
Le mot pairie couvrait en définitive ime pure théorie. La
patrie n'était pas de chair et d'os. Elle ne parlait pas, elle ne
marchait pas, elle ne commandait pas de vive voix, et, quand
elle rudoyait, on ne pouvait pas s'excuser parlant à sa per-
sonne. L'expérience de tous les siècles a démontré qu'il n'est
pire tyrannie que celle qui s'exerce au profit des fictions, êtres
de leur nature insensibles, impitoyables, et d'une impudence
sans bornes dans leurs prétentions. Pourquoi ? C'est que les
fictions, incapables de veiller elles-mêmes à leurs intérêts,^
délèguent leurs pouvoirs à des mandataires. Ceux-ci , n'étant
, pas censés agir par égoïsme, acquièrent le droit de commettre
les plus grandes énormités. Ils sont toujours innocents lors-l
qu'ils frappent au nom de l'idole dont ils se disent les prêtres.
Il fallait des représentants à la patrie. Le sentiment arian,
qui n'avait pu résister à l'importation de cette monstruosité |
chananéenne , fut assez séduit par la proposition de confier la l
délégation suprême aux plus nobles familles de l'État , point
de vue conforme à ses idées naturelles. A la vérité , dans les
époques où il avait été livré a lui-même , il n'avait jamais ad-
mis que les vénérables distinctions de la naissance constituas-
sent un droit exclusif au gouvernement des citoyens. Désormais
il était assez perverti pour admettre et subir les doctrines ab-
solues, et, soit que l'on conservât , dans les nouvelles constitu-
tions, un ou deux magistrats suprêmes appelés tantôt rois,
tantôt archontes, soit que la puissance executive résidât dans
un conseil de nobles, l'omnipotence acquise à la patrie fut
(1) Les modernes admirateurs du patriotisme grec l'exposent tous^
à peu de chose près, comme M. Me. Cullagii. Voilà la déHnition de cet
économiste : « Uowever they (thc greek stales) might diflfer in internai
« forms, tlie but of ail was to malte every froc nian feci liimself a part
< of the State and so to organise the state as to concentrate its power,
« when required, in favour of -thc least of its injured niembers or for
« the punishmcnt of the most powerful contemncr of thc law. » (Me. Cul-
lagh, t. I, p. !♦«.) — Ces principes-là peuvent s'écrire ou se dire;
mais personne ayant le sens commun, n'ignore qu'ils sont imprati-
cables,, et, par conséquent, no valent pas ce qu'ils coûtent.
32 DE l'inégalité
exercée uniquement par les chefs des grandes familles ; en un
mot , le gouvernement des cités grecques se modela complète-
ment sur celui des villes phéniciennes.
Avant d'aller plus loin, il est indispensable d'intercaler ici
une observation d'une haute importance. Tout ce qui précède
s'applique à la Grèce savante , civilisée , à demi et même déjà
plus qu'à demi sémitique. Pour la Grèce septentrionale, do-
minatrice aux premiers âges, et, en ce moment, retombée
dans l'ombre, les faits que j'expose ne la concernent nulle-
ment. Cette partie du territoire, restée beaucoup plus ariane
que l'autre, avait vu ses domaines se circonscrire.
La frontière siM, envahie par les populations sémitisées,
s'était resserrée. Plus on montait vers le nord, plus l'ancien
sang grec avait conservé de pureté. Mais , en somme , la Thes-
salie était elle-même déjà souillée , et il fallait arriver jusqu'à
la Macédoine et à l'Épire pour se retrouver au milieu des tra-
ditions anciennes.
Au nord-est et au nord-ouest, ces provinces avaient égale-
ment perdu un voisinage ami. Les Thraces et les lUyriens, en-
vahis et transformés par les Celtes et les Slaves, ne se comp-
taient plus comme Arians. Cependant le contact de leurs
éléments blancs, mêlés de jaunes, n'avait pas pour les Grecs
septentrionaux les suites à la fois fébriles et débilitantes qui
caractérisaient les immixtions asiatiques du sud.
Ainsi limités , les Macédoniens et les Épirotes se maintinrent
plus fidèles aux instincts de la race primitive. Le pouvoir royal
se conserva chez eux : la forme républicaine leur demeura in-
connue aussi bien que l'exagération de puissance accordée au
dominateur abstrait appelé la patrie. On ne pratiqua pas, dans
ces contrées peu vantées , le grand perfectionnement attique.
En revanche, on se gouverna noblement avec des notions d3
liberté qui possédaient en utilité réelle l'équivalent de ce qu'el-
les avaient de moins en arrogance. On ne fit pas tant parler
de soi; mais on ne vécut pas non plus d'une existence de ca-
tastrophes. Bref, même dans le temps où les Grecs du sud ,
ayant peu conscience de l'impureté de leur sang , se deman-
daient entre eux si vraiment les Macédoniens et leurs alliés
DES BACES HUMAINES. 33
valaient la peine d'êti-e considérés comme des compatriotes et
mn comme des demi-barbares, ils n'osèrent jamais contester
à ces peuples un grand et brillant courage et une iiabileté sou-
tenue dans l'art de la guerre. Ces nations peu estimées avaient
encore un autre mérite dont on ne s'apercevait pas alors , et
qui , plus tard , devait se rendre de lui-même remarquable -
c'est que, tandis que la Grèce sémitique ne pouvait, au prix
de torrents de sang, souder ensemble ses antipathiques natio-
nalités éparses , les Macédoniens possédaient une cohésion et
une force d'attraction qui s'exerçaient avec succès , et, de pro-
che en proche, tendaient à agrandir la sphère de leur puissance
en y incorporant les peuples voisins. Sur ce point, ils suivaient
exactement, et par les mêmes motifs ethniques , la destinée de
leurs parents , les Arians Iraniens , que nous avons vus réunir
de même et concentrer les populations congénères avant de
marcher à la conquête des États assyriens. Ainsi , le flambeau
arian, j'entends le llambeau politique, brûlait réellement,
bien que sans éclairs et sans éclats, dans les montagnes macé-
doniennes. En cherchant dans toute la Grèce, on ne le voit
plus exister que là.
Je reviens au sud. Le pouvoir absolu de la patrie fut donc
délégué à des corps aristocratiques, aux meilleurs des hom-
mes, suivant l'expression grecque (1), et ils l'exercèrent natu-
rellement, comme ce pouvoir absolu et sans réplique pouvait
être exercé, avec une âpreté digne de la côte d'Asie. Si les
populations avaient encore été arianes , il en serait résulté de
grandes convulsions, et, après un temps d'essai plus ou moins
prolongé, la race aurait rejeté unanimement un régime mal
fait pour elle. Mais la tourbe plus qu'à demi sémitique ne pou-
vl)Uii les appelait aussi, comme chez nous, les gens bien nés,
viratpîSai. Ces nobles ont laissé quelques noms. On connaît encoro
ics Codrides , les Médontides, les Alcméonidcs, les Géphyres d'Athè-
nes, les Pentliélides de Milylène, les Basilides d'Erythrée, les Néicides
deMilet, les Bacchiades de Corintbe, les Ctésippides d'Épidaure, les
Ératidcs de Rhodes, les Hippotadées de Ces et de Cnide, les Aleuadcs
de l.arisse, les Opheltiades et les Klcouymides de Thcbes; les Deuca-
lionidcs, qui avalent régné à Delphes depuis l'arrivée de leur éponyme.
(Uac. Cullagh, t. I, p. 15.)
34 DE l'inégalité
vait avoir de ces délicatesses. Elle ne devait jamais s'en pren-
dre à l'essence du système , et jamais , en effet , il n'y eut en
Grèce, jusqu'aux derniers jours , la moindre insurrection ni
des grands ni du peuple contre le régime arbitraire. Toute la
discussion resta bornée à cette considération secondaire, de
savoir à qui devait appartenir la délégation omnipotente.
Les nobles, arguant du droitde premier occupant, appuyaient
leurs prétentions sur la possession traditionnelle, et ils éprou-
vèrent combien cette doctrine était difficile à maintenir en face
d'un danger permanent , inhérent aux sources mêmes du sys-
tème, et qui naissait de l'absolutisme. Toute chose violente pos-
sède en soi une force d'une nature spéciale : cette force , par
ses écarts ou même son usage simple, produit des périls qui
ne peuvent être conjurés qu'au prix d'ime tension permanente.
Or, l'unique moyen de réaliser cette immobilité se trouve dans
une concentration énergique. C'est pourquoi la délégation des
pouvoirs illimités de la patrie penchait constamment à se ré-
sumer entre les mains d'un seul homme. Ainsi, pour combat-
tre une nuée d'inconvénients , on se mettait à perpétuité sous
le coup d'un autre embarras jugé très redoutable, fort détesté,
maudit par toutes les générations, et qu'on nomma la tyrannie.
L'origine et la fondation de la tyrannie étaient aussi faciles
à découvrir et à prévoir qu'impossibles à empêcher. Lorsque,
par suite de l'état de compétition perpétuelle des cités , la pa-
trie périclitait, ce n'était plus un conseil de nobles qui se trou-
vait capable de faire face à une crise : c'était un citoyen seul
qui, bon gré, mal gré , absorbait l'action gouvernementale. Dès
ce moment , chacun pouvait se demander si , le danger passé ,
le sauveur consentirait à lâcher la délégation, et, au lieu de faire
frémir tout le monde, s'en retournerait frémir lui-même du trop
grand service qu'il avait rendu à la patrie.
Autre cas : un citoyen était riche, puissant, considéré; sa
haute position portait nécessairement ombrage aux nobles. Im-
possible de ne pas lui laisser deviner quelque chose de cette
méfiance. A moins d'être aveugle, il s'apercevait qu'un jour
ou l'autre un piège lui serait tendu, qu'il y tomberait, et qu'il
serait victime d'une proscription proportionnée en dureté à
DES RACES HUMAINES. 35
réclat de ses mérites, à l'importance de sa fortune, à l'étendue
de son crédit. Plus donc il avait de moyens de renverser l'au-
torité légitime et de prendre sa place , plus il avait de raisons
de n'y pas manquer. A défaut d'ambition , il y allait de son
bien et de sa tête (1). Il s'ensuivit que le prétendu état répu-
blicain des villes grecques fut presque constamment éclipsé
par l'accident inévitable des tyrannies , et ce qui devait faire i
l'exception se trouva la règle. '
Aussitôt que régnait un tyran , on se plaignait de ce qu'on
ne remarquait pas sous le gouvernement légal : on se plaignait
de voir l'autorité excessive, arbitraire, dégradante; et, avec
toute raison , on la déclarait différente de l'organisation régu-
lière des Macédoniens et des Perses, où la royauté, fixée et
définie par les lois , se conformait aux mœurs et aux intérêts
des races gouvernées.
En se montrant si sévère pour l'usurpation, on aurait dû ré-
flécbir que le pouvoir des tyrans n'était pas une extension de
l'ancien pouvoir : ce n'était rien de plus que les droits dont la
patrie restait en tout temps investie. Le tyran, si atroce fût-il,
n'aurait rien su pratiquer qui , un jour ou l'autre , n'eût déjà
été mis en usage par l'administration normale. Ses prescriptions
pouvaient sembler absurdes ou vexatoires; toutefois, la patrie
avait eu la primeur de l'invention. Le tyran ne se hasardait
pas dans un seul sentier que les conseils républicains n'eussent
frayé déjà.
Ou se rabattait sur ceci, que les excès de l'usurpateur ne pro-
(1) Tant que toutes les républiques furent aristocratiques, et là où
elles le restèrent, les tyrans sortirent des maisons nobles. Le régime
de la démocratie fit naître les tyrans parmi les meneurs libéraux,
ceux qu'on appelait les jEsymnètes, gens d'esprit pour la plupart,
beaux diseurs, amis des arts, possédés du goût de bâtir, mais qui
n'avaient pas envie de se faire justicier par les jaloux et préféraient
prendre les devants sur ces derniers. Avec la démagogie, les tyrans
surgirent de la boue. (Mac. Cullagh, t. I, p. 36.) — C'est dans la pein-
ture des despotes populaires qu'Aristophane excelle. Voir les Cheva-
liers, la Paix, etc., etc. La tyrannie fut la lèpre dont tous les gouver-
nements grecs eurent à souffrir sans pouvoir la guérir jamais. Elle
«lait de leur esseuce.
36 DE l'inégalité
filaient qu'à lui, et qu'au contraire, les sacrifices demandés par
les souverains à têtes multiples revenaient au bien général.
L'objection est assez vide. Les gouvernements légaux, pour
être composés d'une agrégation d'hommes, n'en étaient pas
moins un assemblage sans frein d'ambitions, de vanités, de pas-
sions, de préjugés humains. L'oppression pratiquée par eux
était d'aussi belle et bonne étoffe que celle d'un seul chef-, elle
avait le même vice moral , elle dégradait tout autant ses victi-
mes. Peu m'importe si c'est Pisistrate ou les Alcméonides qui,
suivant leur caprice, peuvent me dépouiller, me violenter, me
déshonorer, me tuer ; dès que je sais qu'une prérogative si épou-
vantable existe au-dessus de ma tête, je tremble, je m'abaisse;
mes mains se joignent suppliantes-, je n'ai plus la conscience
d'être un homme, relevant de la raison et de l'équité. Auprès
de Pisistrate , une fantaisie inattendue peut me perdre ; auprès
\ des Alcméonides , c'est un hasard de majorité. Avec ou sans
; la tyrannie , le gouvernement des cités grecques était exécra-
■ ble, honteux, parce que, dans quelques mains qu'il tombât, il
I ne supposait pas l'existence d'un droit inhérent à la personne
\ du gouverné, parce qu'il était au-dessus de toute loi naturelle,
; parce qu'il venait en droite ligne de la théorie assyrienne, parce
' que ses racines premières, certaines, bien qu'inaperçues, plon-
geaient dans l'avilissante conception que les races noires se
font de l'autorité.
Il arriva, mais très souvent, que ces tyrans, si exécrés, si
abhorrés des peuples grecs, les gouvernèrent pourtant avec
beaucoup plus de douceur et de sagesse que leurs assemblées
politiques. Guidé par un sens juste, le possesseur unique d'un
droit absolu se contente aisément d'une certaine part dans cette
omnipotence , et trouve tout à la fois peu de plaisir et point
d'intérêt à tendre ses prérogatives jusqu'à les faire rompre.
Cette réserve heureuse n'a jamais chance de se rencontrer dans
des corps constitués, toujours enclins, au contraire, à agrandir
leurs attributions, et en Grèce tout y conviait les magistratures,
rien ne les en écartait.
Néanmoins, malgré les services que les tyrans pouvaient
rendre et la douceur de leur joug, le point d'honneur voulait
DES BACES HUMAINES. 37
qu'ils fussent maudits : il fallait donc que cela fût. Leurs re-
fînes étaient un enchaînement de conspirations et de supplices,
llarement ils se maintenaient jusqu'à leur mort, plus rarement
encore leurs enfants héritaient de leur sceptre (1). Cette ter-
rible expérience n'empêchait pas que la nature même des cho-
ses ne suscitât sans cesse des successeurs aux tyrans dépossé-
dés. C'est ainsi que ce que je disais tout à l'heure se vériflait :
le gouvernement était la règle, la tyrannie l'exception, et l'ex-
ception apparaissait beaucoup plus fréquemment que la règle.
Tandis que les pays grecs avaient ainsi tant de peine à con-
server ou à reconquérir leur état légal, le courant sémitique y
augmentait toujours. Il se continuait , s'accélérait et devait
amener ainsi, dans la constitution de l'Etat, des modifications
analogues à celles que nous avons observées dans les villes
phéniciennes. De proche en proche , tous les pays helléniques
du sud furent gagnés par sa prédominance. Cependant les
points atteints les premiers , ce furent les établissements de la
côte ionienne et l'Attique (2).
Sans doute, les grandes immigrations, les colonisations com-
pactes , avaient cessé depuis longtemps ; mais ce qui avait ac-
quis à leur place une extension énorme, c'était l'établissement
individuel de gens de toutes classes et de tous états. L'exclu-
sivisme jaloux de la cité , né de l'instinct confus des préémi-
nences ethniques, avait essayé en vain de rejeter tout nouveau
venu en dehors des droits politiques : rien n'avait pu arrêter
(1) On ne cite pas un seul cas de tyrannie transmise à la troisième
,'énéraUon. Les Cypsélides la gardèrent soixante-treize ans; les Orttia-
i,'orides, qualre-vingt-dix-neuf. C'est ce qu'on a de plus long. (Mac
Cullagh , t. I , p. 40.)
(i) « With the industrial growth of the commonweaith, tlie résident
« aliens, or, as tliey were termed, metoeci, grew in number and con-
« sideraUon. They were more numerous at Athens Uian in any othei-
• State. » (Mac Cullagh , t. I , p. 253.) — Une preuve bien frappante do
l'omnipotence de la civilisation asiaUque, dans la Grèce méridionale,
se trouve en ceci, que le système monétaire et des poids et mesures
introduit en 9*7 par Phéidon, roi d'Argos, et qui s'appelait éginélique
pour avoir été pratiqué depuis plus longtemps à Égine, était tout a
/ait idenUque à celui que connaissaient les Assyriens, les Hébreux, etc.
Bœckh l'a solidement établi. (Grote, History of Greece, t. II, p. 429.)
KACES HUMAINES. — T. II. 8
38 DE L*m£GALIT£
l'invasion du sang étranger. Il s'infiltrait par mille différentes
voies dans les veines des citoyens. Les familles les plus nobles,
déjà bien métisses, quand elles n'étaient pas purement cbana-
néennes, comme les Géphyres, perdaient de plus en plus leur
mérite généalogique. Le plus grand nombre d'ailleurs s'étei-
gnait; le reste s'appauvrissait et tombait dans le flot dévorant
de la population mélangée. Celle-ci allait se multipliant partout,
grâce au mouvement créé par le commerce, le plaisir, la paix,
la guerre.
L'aristocratie devint infiniment moins forte. Les classes
moyennes gagnèrent en influence.
On se demanda un jour pourquoi les nobles représentaiei.t
seuls la patrie, et pourquoi les riches n'en pouvaient faire au-
tant (1).
Les nobles, il est vrai , ne possédaient plus guère de noblesse,
puisque beaucoup de leurs concitoyens en avaient autant
qu'eux (2). Le sang sémitique prédominait dans les chaumiè-
res : il avait gagné aussi les palais.
Il s'ensuivit des convulsions violentes, et les riches bientôt
l'emportèrent (3). Mais à peine étaient-ils maîtres de manœu-
(1) Cette question fut posée un peu partout en Grèce au delà de lu
Thessalie; mais les classes moyennes ne remportèrent pas partout la
victoire. Dans le nord, à Thespies, à Orchomène, à Thèbes, après des
conflits sanglants, la noblesse maintint sa suprématie. A Athènes, au
contraire, elle se trahit elle-même. On remarquera que les villes que
je nomme étaient beaucoup moins sémitisées que celles de l'extrême
sud. (Mac Cullagh, t. I, p. 31.)
(2) Graduellement aussi, ils avaient perdu la prépondérance que
donnent la possession du sol et la suprématie de richesse. Cependant
la loi leur avait longtemps garanti le premier point, et, dans beau-
coup d'États, à Milet, à Corinthe, a Samos, à Chalcis, à Égine, ils avaient,
de bonne heure, admis que faire le commerce, ce n'était pas déroger.
Ce principe ne fut cependant jamais accepté d'une manière générale.
(Mac Cullagh, t. I, p. 23.) — Très promptement aussi, les grandes fa-
milles helléniques, considérant l'influence et les gros revenus de cer-
taines races plébéiennes, s'étaient alliées à elles et ainsi dégradées.
{Ibid. , t. I , p. 23.)
(3) Sur quelques points, cette victoire ne s'opéra pas sans transition,
cl l'on vit certaines villes se faire une constitution où le pouvoir était
remis à deux conseils : l'un, la ghérousie (yepouffîa) , était le collège
DES RACES HUMAINES. 39
vrer à leur tour le despotisme de la patrie, à peine avaient-ils
entrepris , à la place de leurs rivaux dépossédés, l'éternelle et
malheureuse défense de l'ordre légal contre la tyrannie pullu-
lante, que le gros des citoyens posa de nouveau la question
soumise naguère aux grands du pays (i), se trouva également
digne de gouverner et battit en brèclie la position des timocra-
tes. Et quand une fois le simple peuple eut mis le pied sur
cette pente, l'Etat ne put s'y retenir. Il devint clair qu'après
les citoyens pauvres allaient venir et réclamer les demi-citoyens,
les étrangers domiciliés, les esclaves, la tourbe.
Arrêtons-nous ici un moment, et considérons une autre face
du sujet.
La seule et souvent déterminante excuse que peut présenter
de son existence prolongée un régime arbitraire et violent, c'est
la nécessité d'être fort pour agir contre l'étranger ou dominer
a l'intérieur. Le système grec donnait-il au moins ce résultat?
Il avait trois difficultés à résoudre : d'abord celle qui ressor-
tait de sa situation vis-à-vis du reste du monde civilisé, c'est-
à-dire de l'Asie; puis les relations des États grecs entre eux;
enfin la politique intérieure de chaque cité souveraine.
Nous savons déjà que l'attitude de la Grèce entière envers
le grand roi était toute de soumission et d'humilité. De Thè-
bes, de Sparte, d'Athènes, de partout, des ambassades ne fai-
saient qu'aller à Suse ou en revenir, sollicitant ou débattant
les arrêts du souverain des Pprses sur les démêlés des villes
grecques entre elles. On ne courait même pas jusqu'au maître.
La protection d'un satrape de la côte suffisait pour assurer à
la politique d'une localité une grande prépondérance sur ses
rivales. Tissapherne ordonnait , et, inquiètes des suites d'une
désobéissance, les républiques silencieuses obéissaient à Tissa-
\»L°T\^^' ''''"'''^' '® ''""'^ (Po^^'î), l'assemblée des riches. (Mac Cul-
Irf^' .' P* ^'^ ~ ^® ^°°' '®^ '^^^^ chambres du système parlemen-
wlre anglais.
J«MA^"?l*'J*'"^ ''''"""® possédant un cheval avait TOix dans l'as-
!?^« 1 ^ ^* ^^ ^ Erythrée, où l'on pratiquait une sorte de ré-
fi^r rnM?„'H '?'/' "^^^ '^'^P"'*^" <*" P«"P'e siégeaient avec la noblesse.
(Slac Culiagb, t. i, p. 25.)
40 DE l'inégalité
pherne. Ainsi cette force extrême eoncentrée dans l'État ne
contrariait pas la tendance de Télément sémitique grec à subir
l'influence de la niasse asiatique. Si l'annexion tardait, c'est
que les restes du sang arian maintenaient encore des motifs
suffisants de séparation nationale. Mais ce préservatif allait
s'épuisant dans le sud. On pouvait prévoir le jour où l'Hellade
et la Perse allaient se réunir.
Avec leurs violents préjugés d'isonomie, les villes grecques,
cramponnées à leurs petits despotismes patriotiques, mar-
chaient à rencontre des tendances arianes : il n'était pas ques-
tion pour elles de simplifier les rapports politiques en agglo-
mérant plusieurs États en un seul. Ce qui se faisait en Macé-
doine trouvait un contraste parfait dans le travail du reste de
la Grèce. Aucune cité ne songeait à dominer un grand terri-
toire. Toutes voulaient s'agrandir elles-mêmes matériellement,
et n'avaient à proposer à leurs voisins que l'anéantissement.
Ainsi, lorsque les expéditions des Lacédénioniens (1) réussis-
saient, la fin était pour les vaincus d'aller grossir les troupeaux
d'esclaves des triomphateurs. On conçoit que chacun se défen-
dît jusqu'à la dernière extrémité. Pas de fusion possible. Ces
Grecs élégants du temps de Périclès entendaient la guerre en
sauvages. Le massacre couronnait toutes les victoires. C'était
chose reçue que le dévouement si vanté à la patrie ne pouvait
amener chaque ville qu'à se traîner dans un cercle étroit de
succès inféconds et de défaites désastreuses (2).
(1) C'est ce qui rendait les naturalisations d'étrangers fort difflcilcs
dans les États doriens. « A rigid exclusiveness characterised several
< greek communities, the most opposites in almostevery other politi-
« cal sentiment. The people of Megara boasted that they had nevcr
« conceded the right of citizenship to any foreigner but Hercules. But
« Sybaris and Athens are said to hâve acted otherwise; and the inte-
■ rest of Corinth, not to speak of less important mercantile states,
< tended in the like direction. » (Mac Cullagh, t. I, p. 3o6.) — Les mé-
langes n'en avaient pas moins lieu, bien que plus lentement, chez les
nations de race dorique. Les constitutions et l'isonomie de ces peuples
ne durèrent qu'un peu plus que celles des autres.
(2) M. Bœckh, grand partisan de la liberté athénienne, fait le plus
triste tableau des conséquences de la ligue hellénique formée sous la
présidence de la ville de Minerve , et que la politique du Pnyx voulait
DES RACES HUMAINES. 4t
Au bout des premiers, la ruine de l'ennemi; au bout des se-
condes, celle des citoyens. Pas le moindre espoir de s'enten-
dre jamais, et la certitude de ne rien fonder de grand.
Et à quoi aboutissait de son côté la politique intérieure .>
Nous l'avons vu : sur dix ans, six de tyrannie, le reste de dé-
bats, de querelles, de proscriptions et de carna-es entre l'aris-
tocratie et les riches, entre les riches et le peuple. Quand
dans une ville, tel parti triomphait, tel autre errait au sein des
cités voisines, recrutant des ennemis à ses adversaires trop
heureux. Toujours un citoyen grec revenait d'exil ou faisait
son paquet pour y aller. De sorte que ce gouvernement d'exi-
gences, cette perpétuelle mise sur pied de la force publique,
cette monstruosité morale que présentait l'existence d'un sys-
tème politique dont la gloire était de ne rien respecter des
droits de l'individu, aboutissait à quoi.? A laisser l'influence
perse grossir sans obstacle, à perpétuer le fractionnement de
nationalités qui, résultant de combinaisons inéiïales dans les
éléments ethniques, empêchaient déjà les peuples grecs de
marcher du même pas et de progresser dans la même mesure.
faire tourner à l'avantage de l'État, tel qu'on le comprenait alors. Le tré-
sor commun, d'abord déposé dans le temple de Délos, fut apporté à
Athènes. On employa les contributions annuelles des villes alliées à
payer le peuple affamé d'assemblées; on en construisitdes monuments
on en fit des statues, on en paya des tableaux. Tout naturellement on
ne laissa passer guère de temps sans déclarer tes contributions insuffi-
santes. Les cités confédérées furent accablées d'impôts, et, pour bien
dire, pillées. Afin de les rendre souples, le peuple d'Athènes s'arrogea
sur elles le droit de vie et de mort. Il y eut des révoltes; on massacra
ce qu on put des populations rebelles, et le reste fut jeté en esclavage
Plusieurs nations, dégoûtées de ce genre de vie, s'embarquèrent sur
leurs vaisseaux et s'enfuirent ailleurs. Les Athéniens, charmés, peu-
plèrent à leiM gré les terrains vacants. Voilà ce qu'on appelait, dans
antuiuite giocque, le protectorat et l'alliance; car, il ne faut pas s'v
u-omiHîr, c'est l'état d'amitié que je viens de dépeindre d'après les
doctes pages de M. Bœckh. De mille cités alliées que compte Aristo-
pliane dans les Guêpes, il n'en restait plus que trois qui fussent libres
à la Bn de la guerre du Péloponèse : Chios, Myliléne de Lesbos et Mé-
in>mne. Le reste était non pas assimilé à ses maîtres, non pas mémo
sujet, mais asservi dans toute la rigueur du mot. (Die Staatshaushal-
tung (ter Alhener, t. I, p. 443.)
42 DB l'inégalité
(irîice à une si terrible contraction de l'esprit de chaque loca-
lité, la réunion de la race était rendue impossible.
Enfin, à la puissance extérieure annulée ou paralysée venait
aussi se joindre l'incapacité d'organiser la tranquillité inté-
rieure. C'était un triste bilan, et, pour en faire l'objet de l'ad-
miration des siècles, il a fallu l'éloquence admirable des his-
toriens nationaux. Sous peine de passer pour des monstres, ces
habiles artistes n'étaient pas libres de discuter, bien moins
encore de blâmer le révoltant despotisme de la patrie. Je ne
crois même pas que la magnificence de leurs périodes aurait
suffi à elle seule à égarer le bon sens des époques modernes
dans une puérile extase, si l'esprit tortu des pédants et la mau-
vaise foi des rêveurs théoriciens ne s'étaient ligués pour obte-
nir ce résultat et recommander l'anarchie athénienne à l'imi-
tation de nos sociétés.
L'intérêt que prirent à cette affaire les entrepreneurs de
renommées était bien naturel. Les uns trouvaient la chose belle,
parce qu'elle était expliquée en grec; les autres, parce qu'elle
allait à rencontre de toutes les idées nouvelles sur le juste et
l'injuste. Toutes les idées, ce n'est pas trop dire : car, au ta-
bleau que je viens de tracer, il me reste encore à ajouter quels
effroyables effets l'absolutisme patriotique produisait sur les
mœurs.
En substituant l'orgueil factice du citoyen au légitime sen-
timent de dignité de la créature pensante, le système grec
pervertissait complètement la vérité morale, et, comme, suivant
lui, tout ce qui était fait en vue de la patrie était bien , égale-
ment rien n'était bien qui n'avait pas obtenu l'approbation , la
sanction de ce maître. Toutes les questions de conscience de-
meuraient irrésolues dans l'esprit aussi longtemps qu'on ne
savait ee que la patrie ordonnait qu'on en pensât. On n'était pas
libre de suivre là-dessus une donnée plus sérieuse, plus rigou-
reuse, moins variable, qu'à défaut d'une loi religieuse épurée,
l'homme arian eût trouvée jadis dans sa raison.
Ainsi, par exemple, le respect de la propriété était-il, oui
ou non, d'obligation stricte? En général, oui; mais, non, si
l'on volait bien, si, pour déguiser le vol, on savait à propos et
DES BACES HUMAIÎ^S. 43
avec fermeté y ajouter le mensonge, la ruse, la fourberie ou la
violence. Dans ce cas, le vol devenait une action d'éclat, re-
<wmniandée, prisée, et le voleur ne passait pas pour un homme
ordinaire. Était-il bien de garder la fidélité conjugale? A dire
vrai, ce n'était pas crime. Mais si un époux s'attachait à tel
point à sa femme, qu'il prît plaisir à vivre un peu plus sous
son toit que sur la place publique, le magistrat s'en inquiétait
«t un ciiâtiment exemplaire menaçait le coupable.
Je passe sur les résultats de l'éducation publique , je ne dis
rien des concours de jeunes filles nues dans le stade, je n'insiste
pas sur cette exaltation officielle de la beauté physique dont
le but reconnu était d'établir pour l'État des haras à citoyens
vertement taillés, corsés et vigoureux ; mais je dis que la fin
de toute cette bestialité était de créer un ramas de misérables
sans foi, sans probité, sans pudeur, sans humanité, capables de
toutes les infamies, et façonnés d'avance, esclaves qu'ils étaient,
à l'acceptation de toutes les turpitudes. Je renvoie là-dessus
aux dialogues du Démos d'Aristophane avec ses valets (I).
Le peuple grec , parce qu'il était arian , avait trop de bon
sens, et, parce qu'il était sémite, avait trop d'esprit, pour ne
pas sentir que sa situation ne valait rien et qu'il devait y avoir
mieux en fait d'organisation politique. Mais par la raison que
le contenu ne saurait embrasser le contenant, le peuple grec
ne se mettait pas en dehors de lui-même et ne se haussait pas
(t) Il est facile de juger des résultats que le régime de la démocra-
tie avait amenés à Athènes. A l'époque de Cécrops, TAttique passe pour
avoir eu 20,000 liabitants. Sous Péiiclés, elle en comptait quelque
chose de moins, et quand, avec les Macédoniens, l'isonomie véritable
eut été remplacée par la domination étrangère, la cité présenta, dans
les dénombrements, les chiffres que voici : 21,000 citoyens, 10,000 mé-
tœqucs ou étrangers domiciliés, et 400,000 esclaves. (Clarac, Manuel de
Vhisloire de fart chez les anciens (in-12, Paris, 1874), i" partie, p. 318.)
— Ce renseignement statistique, comme ce que j'aurai occasion de
dire plus tard de la situation de la Rome royale comparée à la Rome
consulaire, lait, à lui seul, justice de toutes les opinions qui ont eu
cours chez nous depuis trois cents ans sur le mérite relatif des dif-
férents gouvernements de l'antiquité. (Voir aussi Bœckh, die Staats-
haushaltung der Athener, t. I, p. 33 et passim.) — Ce savant entre
dans des détails qui concordent avec l'opinion de Clarac.
44 DE l'inégalité
jusqu'à comprendre que la source du mal était dans l'absolu-
tisme hébétant du principe gouvernemental. Il en cbercbait
vainement le remède dans les moyens secondaires. A la plus
belle époque, entre la bataille de Marathon et la guerre du
Péloponèse, tous les hommes éminents inclinaient vers l'opr-
nion vague que nous appellerions aujourd'hui conservatrice.
Ils n'étaient pas aristocrates, dans le sens vrai du mot (1). Ni
Eschyle ni Aristophane ne souhaitaient le rétablissement de
l'archontat perpétuel ou décennal ; mais ils croyaient que, dans
[es mains des riches, le gouvernement avait quelque chance
de fonctionner avec plus de régularité que lorsqu'il était aban-
donné aux matelots du Pirée et aux fainéants déguenillés du
Pnyx.
Ils n'avaient certainement pas tort. Plus de lumières étaient
à trouver dans la noble maison de Xénophon que chez Tintri-
gant corroyeur de la comédie des Chevaliers. Mais, au fond,,
le gouvernement de la bourgeoisie et des riches se fût-il conso-
lidé , le vice radical du système n'en subsistait pas moins. Je
veux croire que les affaires auraient été conduites avec moins
de passion , les finances gérées avec plus d'économie ; la na-
tion n'en serait pas devenue d'un seul point meilleure , sa po-
litique extérieure plus équitable et plus forte, et l'ensemble de
sa destinée différent.
Personne ne s'aperçut du véritable mal et ne pouvait s'en
apercevoir, puisque ce mal tenait à la constitution intime des
races helléniques. Tous les inventeurs de systèmes nouveaux,
à commencer par Platon , passèrent à côté , sans le soupçon-
ner; que dis-je? ils le prirent, au contraire, pour élément
principal de leurs plans de réforme. Socrate fournit peut-être
l'unique exception. En cherchant à rendre l'idée du vice et de
la vertu indépendante de l'intérêt politique, et à élever l'homme
intérieur à côté et en dehors du citoyen, ce rhéteur avait au
moins entrevu la difficulté. Aussi je comprends que la patrie
ne lui ait pas fait grâce, et je ne m'étonne nullement de voir
(1) Il y a des observations intéressantes sur ce point dans l'intro-
duction que M. Droysen a mise en tète de sa traduction d'Eschyle.
{Aschylose Werke, in-12, zw. Aufl.; Berlin, 1841.)
DES BACES HUMAINES. 45
que dans tous les partis, et surtout parmi les conservateurs ,
il se soit trouvé des voix . au nombre desquelles on a compté
injustement celle d'Aristophane, pour demander son châtiment
et porter sa condamnation. Socrate était l'antagoniste du pa- ^
triotisme absolu. A ce titre, il méritait que ce système le frap- ,
pât. Pourtant, il y avait quelque chose de si pur et de si noble
dans sa doctrine, que les honnêtes gens en étaient préoccupés
malgré eux. Une fois dans le tombeau , on regretta le sage , et
le peuple assemblé au théâtre de Bacchus fondit en larmes
lorsque le choeur de la tragédie de Palamède, inspiré par
Euripide, chanta ces tristes paroles : « Grecs , vous avez mis
« à mort le plus savant rossignol des Muses, qui n'avait fait de
€ mal à personne, le plus savant personnage de la Grèce. »
On le pleura ainsi disparu. Si le ciel l'eût soudain ressuscité ,
nul ne l'en aurait écouté davantage. C'était bien le rossignol
des Muses que l'on regrettait , l'homme éloquent , discuteur
habile, logicien ingénieux. Le dilettantisme artistique pleurait,
le cœur s'affligeait; quant au sens politique, il était inconvertis-
sable, parce qu'il fait partie intime, intégrante, de la nature
même des races, et reflète leurs défauts comme leurs qualités.
Je me suis montré assez peu admirateur des Hellènes au
point de vue des institutions sociales pour avoir, maintenant,
le droit de parler avec une admiration sans bornes de cette
nation , lorsqu'il s'agit de la considérer sur un terrain où elle
se montre la plus spirituelle , la plus intelligente , la plus émi«(
nente qui ait jamais paru. Je m'incline avec sympathie devant /
les arts qu'elle a si bien servis, qu'elle a portés si haut, tout (
en réservant mon respect pour des choses plus essentielles.
Si les Grecs devaient leurs vices à la portion sémitique de i
leur sang, ils lui devaient aussi leur prodigieuse impressionna- '
bilité, leur goût prononcé pour les manifestations de la nature
physique, leur besoin permanent de jouissances intellectuelles. (
Plus on s'enfonce vers les origines à demi blanches de l'an-
tu|uité assyrienne , plus on trouve de beauté et de noblesse ,
en même temps que de vigueur, dans les productions des arts.
Oe même, en Egypte, l'art est d'autant plus admirable et
puissant, que le mélange du sang arian, étant moins ancien
3.
46 DE l'inégalité
et moins avancé, a laissé plus d'énergie à cet élément modé-
rateur. Ainsi, en Grèce, le génie déploya toute sa force au
temps où les infusions sémitiques dominèrent, sans l'emporter
tout à fait, c'est-à-dire sous Périclès, et sur les points du ter-
ritoire où ces éléments affluaient davantage, c'est-à-dire dans
les colonies ioniennes et à Athènes (1).
II n'est pas douteux aujourd'hui que, de même que les base?
esset>tielles du système politique et moral venaient d'Assyrie,
de même aussi les principes artistiques étaient fidèlement em-
pruntés à la même contrée; et, à cet égard, les fouilles et les
découvertes de Khorsabad, en établissant un rapport évident
entre les bas-reliefs de style ninivite et les productions du
temple d'Égine et de l'école de Myron , ne laissent désormais
subsister aucune obscurité sur cette question (2). Mais parce
que les Grecs étaient beaucoup plus trempés dans le principe
blanc et arian que les Chamites noirs, la force régulatrice exis-
tant dans leur esprit était aussi plus considérable, et, outre
l'expérience de leurs devanciers assyriens, la vue et l'étude
de leurs chefs-d'œuvre, les Grecs avaient un surcroît 'de rai-
son et un sentiment du naturel fort impérieux. Ils résis-
tèrent vivement et avec bonheur aux excès où leurs maîtres
étaient tombés. Ils eurent du mérite à s'en défendre parce
qu'il y eut tentation d'y succomber ; car on connut aussi chez
les Hellènes les poupées hiératiques à membres mobiles, les
monstruosités de certaines images consacrées. Heureusement
le goût exquis des masses protesta contre ces dépravations.
L'art grec ne voulut généralement admettre ni symboles hideux
ou révoltants , ni monuments puérils.
On lui a reproché pour ce fait d'avoir été moins spiritualiste
(1) Movers, dos Phœnizische Alterth., t. n, 1" partie, p. 413.
(2) Bœtliger, à propos de la plus ancienne façon de représenter, sur
les monuments, l'enlèvement de Ganyméde, où le petit garçon est ru-
dement emporté, tout en pleurs, par les cheveux serrés aux serres de
l'aigle, remarque que les traits caractéristiques de l'art grec primitif
sont la vivacité, la violence et la recherche de l'expression de la force
{Heftigkeit, Gewaltsamkeit, hœchste Kraftaûsserung). C'est bien net-
tement le principe assyrien et la marque de ses leçons. (Boettiger,
Ideen zur Kunstmythologie, t. H, p. 64.)
DES KACES HUMAINES. 47
que les sanctuaires d'Asie. Ce bl.lme est injuste, ou du moins
repose sur une confusion d'idées. Si l'on appelle spiritualisme
l'ensemble des théories mystiques, on a raison; mais si, avec
plus de vérité , l'on considère que ces théories ne prennent
leur source que dans des poussées d'imagination délivrées de
raison et de logique, et n'obéissant plus qu'aux éperons de la
sensation, on conviendra que le mysticisme n'est pas du spiri-
tualisme , et qu'à ce titre on a mauvaise grâce à accuser les
Grecs d'avoir donné dans les voies sensualistes en s'en écar-
tant. Ils furent, au contraire, beaucoup plus exempts que les
Asiatiques des principales misères du matérialisme, et, culte
pour culte, celui du Jupiter d'Olympie est moins dégradant
que celui de Baal. J'ai, du reste, déjà touché ce sujet.
Cependant les Grecs n'étaient pas non plus très spiritualis-
tes. L'idée sémitique régnait chez eux, bien que réduite, et
s'exprimait par la puissance des mystères sacrés , exercés dans
les temples. T-es populations acceptaient ces rites en se bornant
quelquefois à les mitiger, suivant le sentiment d'horreur que
la laideur physique inspirait. Quant à la laideur morale , nous
savons qu'on était plus accommodant.
Cette rare perfection du sentiment artistique ne reposait que
sur une pondération délicate de l'élément arian et sémitique
avec une certaine portion de principes jaunes. Cet équilibre,
sans cesse compromis par l'affluence des Asiatiques sur le ter-
ritoire des colonies ioniennes et de la Grèce continentale, de-
vait disparaître un jour pour faire place à un mouvement de
déclin bien prononcé.
On peut calculer approximativement que l'activité artistique
et littéraire des Grecs séraitisés naquit vers le vii« siècle, au
moment où fleurirent Archiloque , 718 ans avant J.-C , et les
deux fondeurs en bronze Théodore et Rhœcus , 691 ans avant
J.-C. La décadence commença après l'époque macédonienne ,
quand l'élément asiatique l'emporta décidément, autrement
dit vers la fin du iv* siècle , ce qui donne un laps de quatre
cents ans. Ces quatre cents années sont marquées par une
croissance ininterrompue de l'élément asiatique. Le style de
Théodore paraît avoir été, dans la Junon de Samos, une sim-
48 DE l'inégalité
pie reproduction des statues consacrées à Tyr et à Sidon. Rien
n'indique que le fameux coffre de Cypsélus fût d'un travail
différent-, du moins, les restitutions proposées par la critique
moderne ne me paraissent pas rappeler quelque chose d'excel-
lent. Pour trouver la révolution artistique qui créa l'originalité
grecque, force est de descendre jusqu'à l'époque de Phidias, qui,
le premier, sortit des données , soit du grand goût assyrien ,
retrouvé chez les Éginètes , et pratiqué dans toute la Grèce ,
soit des dégénérations de cet art en usage sur la côte phéni-
cienne.
Or, Phidias termina la Minerve du Parthénon l'an 438 avant
J.-C. Son école commençait avec lui , et le système ancien se
perpétuait à ses côtés. Ainsi , l'art grec fut simplement l'art
sémitique jusqu'à l'ami de Périclès, et ne forma vraiment une
branche spéciale qu'avec cet artiste. Par conséquent, depuis
le commencement du vu* siècle jusqu'au v*, il n'y eut pas
d'originalité , et le génie national proprement dit n'exista que
depuis l'an 420 environ jusqu'à l'an 322 , époque de la mort
d'Aristote. Il va sans dire que ces dates sont vagues, et je ne
les prends que pour enfermer tout le mouvement intellectuel ,
celui des lettres, comme celui des arts, dans un seul raison-
nement. Aussi me montré-je plus généreux que de raison. Ce-
pendant, quoi que je fasse, il n'y a de l'an 420, où travaillait
Phidias, à l'an 322, où mourut le précepteur d'Alexandre,
qu'un espace de cent ans.
Le bel âge ne dura donc qu'un éclair, et s'intej;cala dans un
court moment où l'équilibre fut parfait entre les principes
constitutifs du sang national. L'heure une fois passée, il n'y
eut plus de virtualité créatrice , mais seulement une imitation
souvent heureuse, toujours servile, d'un passé qui ne ressus-
cita pas.
Je semble négliger absolument la meilleure part de la gloire
hellénique , en laissant en dehors de ces calculs l'ère des épo-
pées. Elle est antérieure à Archiloque, puisque Homère vécut
au x" siècle.
Je n'oublie rien. Cependant je n'infirme pas non plus mon
raisonnement, et je répète que la grande période de gloire lit-
DES BACES HUMAINES. 49
téraire et artistique de la Grèce fut celle où l'on sut bâtir, scul-
pter, fondre , peindre , composer des chants lyriques , des li-
vres de philosophie et des annales crédules. Mais je reconnais
en même temps qu'avant cette époque, bien longtemps avant,
il y eut un moment où , sans se soucier de toutes ces belles
choses , le génie arian , presque libre de l'étreinte sémitique ,
se bornait à la production de l'épopée , et se montrait admi-
rable, inimitable sur ce point grandiose , autant qu'ignorant , i
inhabile et peu inspiré sur tous les autres (l). L'histoire de
l'esprit grec comprend donc deux phases très distinctes , celle
des chants épiques sortis de la même source que les Védas, le
Ramayana, le Mahabharata, les Sagas, le Schahnameh, les,
chansons de geste : c'est l'inspiration ariane. Puis vint, plus)
tard, l'inspiration sémitique, où l'épopée n'apparut plus quel
comme archaïsme, où le lyrisme asiatique et les arts du des- \
sin triomphèrent absolument.
Homère, soit que ce fût un homme , soit que ce nom résume
la renommée de plusieurs chanteurs (2), composa ses récits
au moment où la côte d'Asie était couverte par les descendants
très proches des tribus arianes venues de la Grèce. Sa nais-
sance prétendue tombe, suivant tous les avis, entre l'an 1102
et l'an 947. Les JEoliens étaient arrivés dans la Troade en 1 162,
les Ioniens en 1130. Je ferai le même calcul pour Hésiode, né
en 944 en Béotie, contrée qui, de toutes les parties méridio-
nales de la Grèce , conserva le plus tard l'esprit utilitaire , té-
moignage de l'influence ariane.
Dans la période où cette influence régna, l'abondance de ses
(I) •< It is the epic poctry wbich forms ât once both the undoubtcd
« prérogative and Uie solitary jewel of the earliest aora of Greece. »
<Grote, t. H, p. 158 et 1G2.)
(i) L'opinion de Wolf est appuyée sur des considérations décisives,
Homère, lorsqu'il parle d'un chanteur, de Démodocus, par exemple, ne
ronsidére jamais les poèmes dont il charme les auditeurs comme
étant des fragments d'un grand tout. Il dit : < Il chanta ceci , ou bien
il chanta cela. » L'Iliade et l'Odyssée ne semblent être que des com-
posés de ballades séparées. Dans le premier de ces ouvrages, observe
un historien, en isolant les livres I, VIII, XI à XXII, on obtient une
Achilléide complète. (Grote, t. II , p. 202 et 340.)
TiO DE L INKGALITK
productions fut extrême, et le nombre des œuvres perdues est
extraordinaire. Pour Ylliade et XOdyssée que nous connais-
sons, nous n'avons plus les jEthiopiques d'Arctirtus, la Petite
Iliade de Leschès, les Fers cypriotes, la Prise d'Œchalie,
le Retour des vainqueurs de Troie, la Thébaide, les Épi-
gones, les Arimaspies (1), et une foule d'autres. Telle fut la
littérature du passé le plus ancien des Grecs : elle resta didac-
tique et narrative, positive et raisonnable, tant qu'elle fut
uriane. L'infusion puissante du sang mélanien l'entraîna plus
tard vers le lyrisme, en la rendant incapable de continuer dans
ses premières et plus admirables voies.
Il serait inutile de s'étendre davantage sur ce sujet. Cest
assez en dire que de reconnaître la supériorité de l'inspiration
hellénique de l'une comme de l'autre époque sur tout ce qui
s'est fait depuis. La gloire homérique, non plus qu'athénienne,
n'a jamais été égalée. Elle atteignit le beau plutôt que le su-
blime. Certainement, elle restera à jamais sans rivale, parce
que des combinaisons de race pareilles à celles qui la causè-
rent ne peuvent plus se représenter.
CHAPITRE IV.
Les Grecs sémitiques.
J'ai beaucoup devancé les temps et embrassé pour ainsi dire
l'histoire de la Grèce hellénique dans son entier, après avoir
montré les causes de son éternelle débilité politique. Mainte-
nant je reviens en arrière, et, rentrant dans le domaine des
questions d'État, je continuerai à suivre l'influence du sang
sur les affaires de la Grèce et des peuples contemporains.
Après avoir mesuré la durée de l'aptitude artistique, j'en
(1) La perte de ce poème est bien regrettable, il nous aurait beau-
coup appris sur les Arians de l'Asie centrale. (Grote, t. II, p. 158 et 162.)
DES RACES HUMAINES. 51
ferai autant de celle des différentes phases gouvernementales.
On verra par là d'une manière nette quelle terrible agitation
amène dans les destinées d'une société le mélange croissant
des races.
Si l'on veut faire commencer à l'arrivée des Arians Hellènes
avec Deucalion les temps héroïques où l'on vivait à peu près
suivant la mode des ancêtres de la Sogdiane , sous un régime
de liberté individuelle restreinte par des lois très flexibles, ces
temps héroïques auraient leur début à l'an 1541 avant J.-C.
L'époque primitive de la Grèce est marquée par des luttes
nombreuses entre les aborigènes, les colons sémites dès long-
temps établis et affluant tous les jours, et les envahisseurs
arians.
Les territoires méridionaux furent cent fois perdus et repris.
Enûn, les Arians Hellènes, accablés par la supériorité de nom-
bre et de civilisation, se virent chassés ou absorbés moitié, dans
les masses aborigènes, moitié dans les cités sémitiques , et ainsi
seconstituèrent isolément la plupart des nations grecques (1).
Grâce à l'invasion des Héraclides et des Doriens, le principe
arian mongolisé reprit une supériorité passagère; mais il (init \
encore par céder à l'influence chananéenne, et le gouverne-
ment tempéré des rois, aboli pour toujours, fît place au ré-
gime absolu de la république.
En 752, le premier archonte décennal gouverna Athènes. Le
régime sémitique commençait dans la plus phénicienne des
(1) Les nations helléniques ont souvent la prétention d'être autoch-
tones; mais lorsque l'on en vient à la preuve, on trouve généralement
qu'elles descendent d'un dieu, quand ce n'est pas d'une nymphe
topique. Dans le premier cas, je vois un ancêtre arian ou sémite;
dans le second, un mélange initial avec les aborigènes. Ainsi, je con-
çois qu'on puisse appeler le pirate chananéen Inachus fils de l'Océan
et deTéthys. Il arah surgi de la mer. Ainsi encore Dardanus était flis
de Jupiter, de Zeus, du dieu arian par excellence. Il était donc Arian
lui-même, et venait de la Samothrace, de l'Arcadie ou même d'Italie,
bref du nord. Dans la I.aconie, avant l'invasion dorienne, on rencon-
tre des demi-autochtones, c'est-à-dire des peuples qui ne sont ni
entièrement arians, ni entièrement sémites. Leurs généalogies remon-
tent .1 Lélex et à la nymphe topique Kléocharla. (Voir Grote, t. l,
p. 133, i30, 387.)
52 DE l'inégalité
villes grecques. Il ne devait être complet que plus tard, chez
les Doriens de Sparte et à Thèbes (1). L'âge héroïque et ses
conséquences immédiates, c'est-à-dire la royauté tempérée,
avaient duré 800 ans. Je ne dis rien de l'époque bien plus pure,
bien plus ariane des Titans; il me suffit de parler de leurs fils,
les Hellènes, pour montrer que le principe gouvernemental était
resté longtemps établi entre leurs mains.
Le système aristocratique n'eut pas autant de longévité. Inau-
guré à Sparte en 867, et à Athènes en 753, il finit pour cette
dernière cité, la ville brillante et glorieuse par excellence, il
finit d'une manière régulière et permanente à l'archontat d'I-
sagoras, fils de Tisandre, en 508, ayant duré 245 ans. Depuis
lors jusqu'à la ruine de l'indépendance hellénique, le parti
aristocratique domina souvent , et persécuta même ses adver-
saires avec succès-, mais ce fut comme faction et en alternant
avec les tyrans. L'état régulier depuis lors, si tant est que le
mot régularité puisse s'appliquer à un affreux enchaînement
de désordres et de violences, ce fut la démocratie.
A Sparte, la puissance des nobles , abritée derrière un pauvre
reste de mouarciiie, fut beaucoup plus solide. Le peuple aussi
était plus arian (2). La constitution de Lycurgue ne disparut
complètement que vers 235, après une durée de 632 ans (3).
(1) Cumes, Argos et Cyrène conservèrent aussi le nom de roi (Pa-
aiizûi) à leur principal magistrat, investi d'ordinaire du commande-
ment de l'armée et de la présidence de l'assemblée générale (àYopâ).
(Mac CuUagh, t. I, p. 13.)
(2) Ils avaient une certaine parenté avec les Thessaliens. Du moins
les Aleuades se disaient Uéraclides comme les rois de Sparte, et on
observe de grandes analogies entre l'organisation servile des Hélotes
et des Périakes des uns et celle des Pœnestes, des Perrhœbes et des
.Magnètes des autres. Les Doriens , bien supérieurs aux autres tribus
lielléniques au point de vue social, furent d'ailleurs les hommes d'une
migration récente. Ils n'avaient aucun renom mythique, et ne Sont
pas même nommés dans l'Iliade. Ce sont des espèces de Pandavas.
(Grote, t. U, p. 2.) — Ils paraissent avoir envahi le Peloponése par mer,
ainsi que les Arians Hindous ont fait du sud de l'Inde. (Ibid., p. 4.) A
cet égard, il est curieux d'observer comme les Arians, nation si mé-
diterranéenne d'origine, sont toujours facilement devenus des marins
intrépides et habiles.
(3) M. Mac Cullagh attribue gravement le déclin et la chute de Spi^te
DES BACES HUMAINES. 53
Pour l'état populaire à Athènes, je ne sais qu'en dire, sinon
qu'il entasse tant de hontes politiques à côté de magnificences
intellectuelles inimitables, qu'on pourrait croire au premier
abord qu'il lui fallut bien des siècles pour accomplir une telle
œuvre. Mais, en faisant commencer ce régime à l'archontat
d'Isagoras en 508 , on ne peut le prolonger que jusqu'à la ba-'
taille de Chéronée, en 339. Le gouvernement continua plus
tard sans doute à s'intituler république; toutefois l'isonomie
était perdue, et, quand les gens d'Athènes s'avisèrent de pren-
dre les armes contre l'autorité macédonienne, ils furent traités
moins en ennemis qu'en rebelles. De 508 à 339, il y a 169 ans.
Sur ces 169 ans, il convient d'en déduire toutes les années
où gouvernèrent les riches; puis celles où régnèrent soit les
Pisistratides , soit les trente tyrans institués par les Lacédé-
moniens. 11 n'y faut pas comprendre non plus l'administration
monarchique et exceptionnelle de Périclès, qui dura une tren-
taine d'années ; de sorte qu'il reste à peine pour le gouverne-
ment démocratique la moitié des 169 ans ; encore cette période
ne fut-elle pas d'un seul tenant. On la voit constamment in-
terrompue par les conséquences des fautes et des crimes d'a-
bominables institutions. Toute sa force s'employa à conduire
la Grèce à la servitude.
Ainsi organisée, ainsi gouvernée, la société hellénique tomba,
vers l'an 504, dans une attitude bien humble en face de la
puissance iranienne. La Grèce continentale tremblait. Les co-
lonies ioniennes étaient devenues tributaires ou sujettes.
à la fâcheuse persistance des institutions aristocratiques. H a aussi
des paroles de pitié pour ces infortunés Doriens de la Crète, dont la
constitution restera inébranlable pendant de longues séries de siècles.
La comparaison des dates indiquées ici aurait dû le consoler; ou du
moins, s'il voulait persister à gémir sur le peu de longévité des lois
de Lycurgue, ne se maintenant que le court espace de «i32 ans, il eu»
pu réserver la plus grande part de sa sympathie pour la démocratie
athénienne, encore bien plus promptement décédée. (Mac Cullagb,
1. 1, p. 308 et4i7.) — Mais M. Mac Cullagh, en sa qualité d'antiquaire
libre-ecliaiigisie, a particulièrement l'horreur de la race dorienne. ie
doute qu'il vienne à bout des préférences toutes contraires d'O. Miil-
1er {die Dorier). L'érudit allemand est un bien rude antagoniste.
54 DE l'inégalité
Le conflit devait éclater par l'effet de l'attraction naturelle
de la Grèce à demi sémitique vers la côte d'Asie, vers le cen-
tre assyrien, et de la côte d'Asie elle-même un peu arianisée
vers l'Hellade. On allait voir le succès de la première tentative
d'annexion. On y était préparé ; mais il trompa tout le monde,
car il s'accomplit en sens contraire à ce qu'on avait dû prévoir.
La puissance perse, si démesurément grosse et redoutée,
prit de mauvaises mesures. Xerxès se conduisit en Agramant.
Sa giovenil furore n'accorda aucun égard aux conseils des
hommes sages. Les Grecs eurent beau, s'abandonnant les ims
les autres, commettre des lâchetés impardonnables et les plus
lourdes fautes , le roi s'obstina à être plus fou qu'ils n'étaient
maladroits, et, au lieu de les attaquer avec des troupes régu-
lières, il voulut s'amuser à repaître les yeux de sa vanité du
spectacle de sa puissance. Dans ce but, il rassembla une co-
hue de 700,000 hommes, leur fit passer l'Hellespont sur des
ouvrages gigantesques, s'irrita contre la turbulence des flots,
et alla se faire battre, à la stupéfaction générale, par des gens
plus étonnés que lui de leur bonheur et qui n'en sont jamais
revenus.
Dans les pages des écrivains grecs, cette histoire des Ther-
mopyles, de Marathon, de Platée, donne lieu à des récits bien
émouvants. L'éloquence a brodé sur ce thème avec une abon-
dance qui ne peut pas surprendre de la part d'une nation si
spirituelle. Comme déclamation, c'est enthousiasmant; mais, à
parler sensément, tous ces beaux triomphes ne furent qu'un
accident, et le courant naturel des choses , c'est-à-dire l'effet
inévitable de la situation ethnique, n'en fut pas le moins du
monde changé (1).
(1) Les dates sont persuasives : la bataille de Platée fut gagnée le
2î novembre 479 avant J.-C, et l'enivrement des Grecs dure encore et
se perpétue dans nos collèges. Hais, outre que la plus grande partie
de la Grèce avait été l'alliée des Perses, Sparte, le plus fort de leurs
antagonistes, se hâta de conclure une paix séparée en 4T7, c'est-à-dire
deux ans après la victoire. Si Athènes résista plus longtemps à cet
entraînement naturel , c'est qu'elle trouvait du proflt à maintenir la
confédération pour avoir des alliés à opprimer et piller. (Mac Cul-
lagh, t. I, p. lo7.) — On peut juger du caractère de cette politique
DES RACES HUMAINES. 55
Après comme avant la bataille de Platée, la situation se
trouve celle-ci :
L'empire le plus fort doit absorber le plus faible; et de même
que l'Egypte sémitisée s'est agrégée à la monarchie perse,
gouvernée par l'esprit arian, de même la Grèce, où le principe
sémitique domine désormais, doit subir la prédominance de la
grande famille d'où sont sorties les mères de ses peuples, parce
que du moment qu'il n'existe pas à Athènes, à Thèbes et même
à Lacédémone de plus purs Arians qu'à Suze , il n'y a pas de
motifs pour que la loi prépondérante du nombre et de l'éten-
due du territoire suspende son action.
Cétait une querelle entre deux frères. Eschyle n'ignorait pas
ce rapport de parenté, lorsque, dans le songe d'Atossa, il fait
dire à la mère de Xerxès :
« Il me semble voir deux vierges aux superbes vêtements.
« L'une richement parée à la mode des Perses, l'autre selon
a la coutume des Doriens. Toutes deux dépassant en majesté
0 les autres femmes. Sans défaut dans leur beauté. Toutes deux
a sœurs d'une même race (1). »
Malgré l'issue inespérée de la guerre persique, la Grèce
était contrainte par la puissance sémitique de son sang de se
rallier tôt ou tard aux destinées de l'Asie, elle qui avait subi si
longtemps l'influence de cette contrée.
En vérité la conclusion fut telle; mais les surprises continuè-
rent, et le résultat fut produit d'une manière différente encore
de ce qu'on se croyait en droit d'attendre.
Aussitôt après la retraite des Perses, l'influence de la cour
de Suze avait repris sur les cités helléniques ; comme aupara-
vant, les ambassadeurs royaux donnaient des ordres. Ces or-
dres étaient suivis. Les nationalités locales s'exaspérant dans
leur haine réciproque, ne négligeant rien pour s'entre-détruire,
le moment approchait où la Grèce épuisée allait se réveiller
j);ir le décret rendu sur la proposilion de Périclès et en vertu duquel
le peuple athénien déclarait ne devoir aucun compte de l'emploi des
fonds communs de la ligue. {Ibid. , p. 161 ; Bœckli , die Staatshaus-
haltung der Alhener, t. I, p. 429.)
(1) Eschyle, les Perses.
56 DE l'inégalité
province perse, peut-être bien heureuse de l'être et de connaît
tre ainsi le repos.
De leur côté, les Perses, avertis par leurs échecs, se condui-
saient avec autant de prudence et de sagesse que leurs petits
voisins en montraient peu. Ils avaient soin d'entretenir dans
leurs armées des corps nombreux d'auxiliaires hellènes; ils les
affectionnaient à leur service en les payant bien, en ne leur
ménageant pas les honneurs. Souvent ils les employaient avec
profit contre les populations ioniennes, et ils avaient alors la
secrète satisfaction de ne pas voir s'alarmer la conscience cal-
leuse de leurs mercenaires. Ils ne manquaient jamais d'incor-
porer dans ces troupes les bannis jetés sous leur protection par
les révolutions incessantes de l'Attique, de la Béotie, du Pélo-
ponèse; hommes précieux, car leurs villes natales étaient
précisément celles contre qui s'exerçaient de préférence leur
courage et leurs talents militaires. Enfin quand un illustre
exilé, homme d'État célèbre, guerrier renommé, écrivain d'in-
fluence, rhéteur admiré , se réclamait du grand roi , les pro-
fusions de l'hospitalité n'avaient pas de bornes-, et qu'un
revirement politique ramenât cet homme dans son pays, il rap-
portait au fond de sa conscience, fût-ce involontairement, un
bout de chaîne dont l'extrémité était rivée au pied du trône
des Perses. Tels étaient les rapports des deux nations. Le gou-
vernement raisonnable, ferme, habile de l'Asie avait certaine-
ment gardé plus de qualités arianes que celui des cités grec^
ques méridionales, et celles-ci étaient à la veille d'expier
durement leurs victoires de parade , lorsque l'état de faiblesse
inouïe où elles gémissaient fut justement ce qui amena la péri-
pétie la plus inattendue. •
Tandis que les Grecs du sud se dégradaient en s'illustrant,
ceux du nord, dont on ne parlait pas, et qui passaient pour des
demi-barbares, bien loin de décliner, grandissaient à tel point,
sous l'ombre de leur système monarchique, qu'un matin, se
trouvant assez lestes, fermes et dispos, ils gagnèrent les Perses
de vitesse, et. s'emparant de la Grèce pour leur propre compte,
firent front aux Asiatiques et leur montrèrent un adversaire
tout neuf. ]Mais si les Macédoniens mirent la main sur la Grèce,
DES RACES HUMAINES. 57
«e fut d'une manière et avec des formes qui révélaient assez
la nature de leur sang. Ces nouveaux venus différaient du tout
au tout des Grecs du sud, et leurs procédés politiques le prou-
vèrent.
Les Hellènes méridionaux, après la conquête, s'empressaient
de tout bouleverser. Sous le prétexte le plus léger, ils rasaient
une ville et transplantaient chez eux les habitants réduits en
esclavage. C'était de la même manière que les Chaldéens sé-
mites avaient agi à l'époque de leurs victoires. Les .Tuifs en
avaient su quelque chose lors du voyage forcé à Babylone;
les Syriens aussi, quand des bandes entières de leurs popula-
tions furent envoyées dans le Caucase. Les Carthaginois usaient
du même système. La conquête sémitique pensait d'abord à
l'anéantissement; puis elle se rabattait tout au plus à la trans-
formation. Les Perses avaient compris plus humainement et
plus habilement les profits de la victoire. Sans doute, on relève
chez eux plusieurs imitations de la notion assyrienne ; cepen-
dant, en général, ils se contentaient de prendre la place des
dynasties nationales, et ils laissaient subsister les États soumis
par leur épée, dans la forme où ils les avaient trouvés.
Ce qui avait été royaume gardait ses formes monarchiques,
les républiques restaient républiques, et les divisions par satra-
pies, moyen d'administrer et de concentrer certains droits ré-
galiens, n'enlevaient aux peuples que l'isonomie : l'état des
colonies ioniennes au temps de la guerre de Darius et au mo-
ment des conquêtes d'Alexandre en fait suffisamment foi.
Les Macédoniens restèrent fidèles au même esprit arian.
Après la bataille de Chéronée, Philippe ne détruisit rien, ne
réduisit personne en servitude, ne priva pas les cités de leui-s
lois, ni les citoyens de leurs mœurs. Il se contenta de domi-
ner sur un ensemble, dont il acceptait les parties telles qu'il les
trouvait, de le pacifier et d'en concentrer les forces de manière
.1 s'en servir suivant ses vues. Du reste, on a vu que cette
sagesse dans l'exploitation du succès avait été devancée , chez
les Macédoniens, par la sagesse à conserver précieusement
leurs propres institutions. Avec tous les droits possibles de
iaire commencer leur existence politique plus haut encore que
58 DE LINfLOALITÉ
la fondation du royaume de Sicyone, les Grecs du nord arri-
vèrent jusqu'au jour où ils se subordonnèrent le reste de la
Grèce sans avoir jamais varié dans leurs idées sociales. 11 me
serait difficile d'alléguer une plus grande preuve de la pureté
comparative de leur noble sang. Ils représentaient bien un
peuple belliqueux, utilitaire, point artiste, point littéraire,
mais doué de sérieux instincts politiques.
Nous avons trouvé un spectacle à peu près analogue cbez
les tribus iraniennes d'une certaine époque. Il ne faut pour-
tant pas en décider à la légère. Si nous comparons les deux
nations au moment de leur développement, l'une quand , sous
Philippe, elle déborda sur la Grèce, et l'autre , dans un temps
antérieur, quand, avec Phraortes, elle commença ses conquê-
tes, les Iraniens nous apparaissent plus brillants et semblent à
beaucoup d'égards plus vigoureux.
Cette impression est juste. Sous le rapport religieux, les
doctrines spiritualistes des Mèdes et des Perses valaient mieux
que le polythéisme macédonien, bien que celui-ci de son côté,
attaché à ce qu'on nommait dans le sud les vieilles divinités,
se tînt plus dégagé des doctrines sémitiques que les théologies
athéniennes ou thébaines. Pour être exact , il faut néanmoins
avouer que ce que les doctrines religieuses de la Macédoine
perdaient en absurdités d'imihgination , elles le regagnaient un
peu en superstitions à demi Onnoises, qui, pour être plus som-
bres que les fantaisies syriennes, n'en étaient guère moins fu-
nestes. Eu somme, la reUgion macédonienne ne valait pas celle
des Perses, travaillée qu'elle était par les Celtes et les Slaves.
En fait de civilisation, l'infériorité existait encore. Les na-
tions iraniennes , touchant d'un côté aux peuples vratyas , aux
Hindous réfractaires, éclaii-és d'un reflet lointain du brahma-
nisme, de l'autre aux populations assyriennes, avaient vu se
dérouler toute leur existence entre deux foyers lumineux qui
n'avaient jamais permis à l'ombre de trop s'épaissir sur leurs
têtes. Parents des Vratyas, les Iraniens de l'est n'avaient pas
cessé de contracter avec eux des alliances de sang. Tributaires
des Assyriens, les Iraniens de l'ouest s'étaient également im-
prégnés de cette autre race, et de tous côtés ainsi l'ensemble
DES RACES HUMAINES. 59
des tribus fit des emprunts aux civilisations qui les environ.
tient.
Les Macédoniens furent moins favorisés. Ils ne touchaient
aux peuples raffinés que par leur frontière du sud. Partout
ailleurs ils ne s'alliaient qu'à la barbarie. Ils n'avaient donc
pas le frottement de la civilisation à un aussi grand degré que
les Iraniens, qui, la recevant par un double hymen , lui don-
naient une forme originale due à cette combinaison même.
En outre, l'Asie étant le pays vers lequel convergeaient les
trésors de l'univers, la Macédoine demeurait en dehors des
routes commerciales, et les Iraniens s'enrichissaient tandis que
leurs rempla<jants futurs restaient pauvres.
Eh bien, malgré tant d'avantages assurés jadis aux Mèdes
dv Phraortes, la lutte ne devait pas être douteuse entre leurs
descendants, sujets de Darius, et les soldats d'Alexandre. La
victoire appartenait de droit à ces derniers, car lorsque le dé-
mêlé commença, il n'y avait plus de comparaison possible
entre la pureté ariane des deux races. Les Iraniens, qui déjà
au temps de la prise de Babylone par Cyaxares étaient moins
blancs que les ^Macédoniens, se trouvèrent bien plus sémitisés
encore lorsque, 269 ans après, le fils de Philippe passa en Asie.
Sans l'intervention du génie d'Alexandre , qui précipita la so-
lution, le succès aurait hésité un instant, vu la grande diffé-
rence numérique des deux peuples rivaux ; mais l'issue défini-
tive ne pouvait en aucun cas être douteuse. Le sang asiatique
attaqué était condamné d'avance à succomber devant le nou-
veau groupe arian, conMne jadis il avait passé sous le joug des
Iraniens eux-mêmes, désormais assimilés aux races dégénérées
du pays, qui, elles également, avaient eu leurs jours de triom-
phe, dent la durée s'était mesurée à la conservation de leurs
éléments blancs. y
Ici se présente une application rigoureuse du principe de
rinégaliié des races. A chaque nouvelle émission du sang des
blancs en Asie, la proportion a été moins forte. La race sémi-
tique, dans ses nombreuses couches successives, avait plus fé-
condé les populations chamites que ne le put l'invasion ira-
nienne, exécutée par des masses beaucoup moindres. Quand
60 DE L'li\ÉGALITÉ
les Grecs conquirent l'Asie, ils arrivèrent en nombre plus mé-
diocre encore ; ils ne flrent pas précisément ce qu'on appelle
une colonisation. Isolés par petits groupes au milieu d'un im-
mense empire, ils se noyèrent tout d'un coup dans l'élément
sémitique. Le grand esprit d'Alexandre dut comprendre qu'a-
près son triomphe, c'en était fait de l'Hellade ; que son épèe
venait d'accomplir l'œuvre de Darius et de Xerxès, en renver-
sant seulement les termes de la proposition; que, si la Grèce
n'avait pas été asservie lorsque le grand roi avait été à elle,
elle l'était maintenant qu'elle avait marché vers lui ; elle se
trouvait absorbée dans sa propre victoire. Le sang sémitique
engloutissait tout. Marathon et Platée s'effaçaient sous les vé-
néneux triomphes d'Arbelles et d'Issus, et le conquérant grec,
le roi macédonien, se transflgurant , était devenu le grand roi
lui-même. Plus d'Assyrie, plus d'Egypte, plus de Perside, mais
aussi plus d'Hellade : l'univers occidental n'avait désormais
qu'une seule civilisation.
Alexandre mourut ; ses capitaines détruisirent l'unité politi-
que; ils n'empêchèrent pas que la Grèce entière, et, cette fois,
avec la Macédoine comprimée, envahie, possédée par l'élément
sémitique, ne devînt le complément de la rive d'Asie. Une so-
ciété unique, bien variée dans ses nuances, réunie cependant
sous les mêmes formes générales, s'étendit sur cette portion
du globe qui, commençant à la Bactriane et aux montagnes
de l'Arménie, embrassa toute l'Asie inférieure, les pays du Nil,
leurs annexes de l'Afrique, Carthage, les îles de la iMéditer-
ranée , l'Espagne , la Gaule phocéenne , l'Italie hellénisée , le
continent hellénique. La longue querelle des trois civilisations
parentes qui, avant Alexandre, avaient disputé de mérite et
d'invention, se termina dans une fusion de forces également
du sang sémitique amenant la proportion trop forte d'éléments
noirs, et de cette vaste combinaison naquit un état de choses
qu'il est aisé de caractériser.
La nouvelle société ne possédait plus le sentiment du su-
blime, joyau de l'ancienne Assyrie comme de l'antique Egypte ;
elle n'avait pas non plus la sympathie de ces nations trop mé-
laniennes pour le monstrueux physique et moral. En bien
DES RACES HUMAINES. 61
comme en mal, la hauteur avait diminué par la double influence
ariane des Iraniens et des Grecs. Avec ces derniers , elle prit
de la modération dans les idées d'art, ce qui la conduisit à imi-
ter les procédés et les formes helléniques; mais d'un autre
oôté . et comme un cachet du goût sémitique raccourci , elle
abonda dans l'amour des subtilités sophistiques, dans le raf-
finement du mysticisme, dans le bavardage prétentieux et les
folles doctrines des philosophes. En cherchant le brillant, faux
et vrai, elle eut de l'éclat, rencontra quelquefois la bonne
veine, resta sans profondeur et montra peu de génie. Sa fa-
culté principale, celle qui fait son mérite, c'est l'éclectisme;
elle ambitionna constamment le secret de concilier des élé-
ments inconciliables, débris des sociétés dont la mort faisait sa
vie. Elle eut l'amour de l'arbitrage. On reconnaît cette ten-
dance dans les lettres , dans la philosophie , dans la morale,
dans le gouvernement. La société hellénistique sacrifia tout à
la passion de rapprocher et de fondre les idées, les intérêts
les plus disparates , sentiment très honorable sans doute , in-
dispensable dans un milieu de fusion, mais sans fécondité, et
qui implique l'abdication un peu déshonorante de toute voca-
tion et de toute croyance.
Le sort de ces sociétés de moyen terme, formées de décom-
bres, est de se débattre dans les difficultés, d'épuiser leurs
maigres forces, non pas à penser, elles n'ont pas d'idées pro-
pres; non pas à avancer, elles n'ont pas de but; mais à coudre
et recoudre en soupirant des lambeaux bizarres et usés qui ne
peuvent tenir ensemble. Le premier peuple un peu plus ho-
mogène qui leur met la main sur l'épaule, déchire sans peine
le fragile et prétentieux tissu. •
Le nouveau monde comprit l'espèce d'unité qui s'établissait.
il voulut que les choses fussent représentées par les mots. Dès
lors, pour marquer le plus haut degré possible de perfection
intellectuelle, on s'accoutuma à se servir du terme d'atticisme,
idéal auquel les contemporains et compatriotes de Périclès
auraient eu peine à prétendre. On plaça au-dessous le nom
d'Hellène; plus bas, on étagea des dérivés comme /lelléni-
sant, heUénistiqne, afin d'indiquer des mesures dans les de-
4
C2 DE l'inégalité
grés de civilisation. Un homme né sur la côte de la mer Rouge?
dans la Bactriane , dans l'enceinte d'Alexandrie d'Egypte , au
bord de l'Adriatique, se considéra et fut tenu pour un Hellène
parfait. Le Péloponèse n'eut plus qu'une gloire territoriale ;
ses habitants ne passaient pas pour des Grecs plus authenti-
ques que les Syriens ou les gens de la Lydie , et ce sentiment
était parfaitement justiflé par l'état des races.
Sous les premiers successeurs d'Alexandre, il n'existait plus
dans la Grèce entière une nation qui eût le droit de refuser
la parenté, je ne dis pas l'identité, avec les hellénisants les
plus obscurs d'Olbia ou de Damas. Le sang barbare avait tout
envahi. Au nord, les mélanges accomplis avec les populations
slaves et celtiques attiraient les races hellénisées vers la ru-
desse et la grossièreté trônant sur les rives du Danube, tandis
qu'au sud les mariages sémitiques répandaient une dépravation
purulente pareille à celle de la côte d'Asie; pourtant, ce n'é-
taient là au fond que des différences peu essentielles, et qui
ne tournaient pas au profit des facultés arianes. Certes, les vain-
queurs de Troie , s'ils fussent revenus des enfers , auraient en
vain cherché leur descendance ; ils n'auraient vu que des bâ-
tards sur l'emplacement de Mycènes et de Sparte (1).
(1) On suit, avec une grande facilité, les transformations de la po-
pulation lacédémonienne. Â la bataille de Platée , la ville de Lycurgue
avait mis en ligne 50,000 combattants, savoir :
5,000 Spartiates et 7 Hélotes par Spartiate,
soit 35,000 Hélotes armés,
5,000 hoplites j pA-i^^pc
5,000 peltastes j *^eriœKes.
Total 50,000
Sur le champ de bataille de Leucb-es, il ne paraît plus que 1,000
Spartiates. Depuis longtemps, l'État ne soutenait ses guerres exté-
rieures qu'au moyen d'Hélotes affranchis (NeoSaiiwSetç). En 370, avant
J.-C. , lorsque Épaminondas envahit la Laconie, il fallut encore donner
la liberté à 6,000 Hélotes pour pouvoir se défendre. Cent ans après,
on ne comptait plus que 700 familles de citoyens, et 100 seulement
possédaient des terres; le reste était ruiné. On reforma alors une
aristocratie avec des Périœkes, des étrangers et dès Hélotes. A Sel-
lasie , toute cette bourgeoisie nouvelle fut exterminée par le roi Anti'
gone et les Âchéeus, sauf 300 hommes. Macbanidas et son successeur
DES RACES HUMAINES. 63
Quoi qu'il en soit, runité du monde civilisé était fondée. A
ce monde il fallait une loi, et cette loi où l'appuyer? De quelle
source la fiiire jaillir, quand les gouvernements ne présidaient
plus qu'à un immense amas de détritus, où toutes les nationa-
lités anciennes étaient venues éteindre leurs forces viriles?
Comment tirer des instincts mélaniens , qui désormais avaient
pénétré jusqu'aux derniers replis de cet ordre social, la recon-
naissance d'un principe intelligent et ferme, et en faire une
règle stable? Solution impossible; et pour la première fois
dans le monde on vit ce phénomène , qui depuis s'est reproduit
deux fois encore, de grandes masses humaines conduites sans
religion politique, sans principes sociaux dé.'iiiis, et sans autre
but que de les aider à vivre. Les rois grecs adoptèrent, faute
de pouvoir mieux, la tolérance universelle en tout et pour tout,
et bornèrent leur action à exiger l'adoration des actes émanés
de leur puissance. Qui voulait être république le restait; telle
ville tenait aux formes aristocratiques, à elle permis; telle au-
tre, un district, une province, choisissaient la monarchie pure
on n'y contredisait pas. Dans cette organisation, les souverains
ne niaient rien et n'alfirmaient pas davantage. Pourvu que le
trésor royal touchât ses revenus légaux et extralégaux, et que
les citoyens ou les sujets ne fissent pas trop de bruit dans le
coin où ils étaient censés se gouverner à leur guise, ni lesPto-
lémées, ni les Séleucides n'étaient gens à y trouver à redire.
La longue période qu'embrassa cette situation ne fut pas
absolument vide d'individualités distinguées ; mais elle n'offrit
pas à celles qui surgirent un public suffisamment sympathique,
et dès lors tout resta dans le médiocre. On s'est souvent de-
mandé pourquoi certains temps ne produisent p'^s telle caté-
gorie de supériorité : on a répondu, tantôt que c'était par dé-
faut de liberté , tantôt par pénurie d'encouragement. Les uns
ont fait honneur à l'anarchie athénienne du mérite de Sophocle
Nabis employèrent le moyen ordinaire pour relever la république :
il y eul une vasle promoUon de citoyens. Mais peu après, malgré ceUe
ressource, Sparte, encore vaincue et découragée, se fondit dans la ligue
achéenne. Cette histoire est celle de tous les États grecs, d'Argos, de
Tbébes, comme d'Athènes. (Zumpt, p. 7 cl passim.)
64 ' DE L INbGALITK
et de Platon, afflrmé, et en conséquence , que sans les troubles
perpétuels des communes d'Italie, Pétrarque, Boccace, le Dante
surtout, n'auraient jamais étonné le monde par la magniOcence
de leurs écrits. D'autres penseurs, tout au rebours, attribuent
la grandeur du siècle de Périclès aux générosités de cet homme
d'Etat, l'élan de la muse italienne à la protection des Médicis,
l'ère classique de notre littérature et ses lauriers à l'influence
bienfaisante du soleil de Louis XIV. On voit qu'en s'en pre-
nant aux circonstances ambiantes, on trouve des avis pour tous
les goûts, tels philosophes reportant à l'anarchie ce que tels
autres donnent au despotisme.
Il est encore un avis : c'est celui qui voit dans la direction
prise par les mœurs d'une époque la cause de la préférence
des contemporains pour tel ou tel genre de travaux , qui mène,
comme fatalement, les natures d'élite à se distinguer, soit dans
la guerre , soit dans la littérature , soit dans les arts. Ce der-
nier sentiment serait le mien, s'il concluait; malheureusement
il reste en route, et lorsqu'on lui demande la cause génératrice
de l'état des mœurs et des idées, il ne sait pas répondre qu'elle
est tout entière dans l'équilibre des principes ethniques. C'est,
en effet, nous l'avons vu jusqu'ici, la raison déterminante du
degré et du mode d'activité d'une population.
Lorsque l'Asie était partagée en un certain nombre d'États
délimités par des différences réelles de sang entre les nations
qui les habitaient, il existait sur chaque point particulier, en
Egypte, en Grèce, en Assyrie, au sein des territoires iraniens,
un motif à une civilisation spéciale, à des développements d'i-
dées propres, à la concentration des forces intellectuelles sur
des sujets déterminés, et cela parce qu'il y avait originalité
dans la combinaison des éléments ethniques de chaque peuple.
Ce qui donnait surtout le caractère national , c'était le nombre
limité de ces éléments, puis la proportion d'intensité qu'ap-
portait chacun d'eux dans le mélange. Ainsi, un Égyptien
du XX® siècle avant notre ère, formé, j'imagine, d'un tiers de
sang arian, d'un tiers de sang chamite blanc et d'un tiers de
nègre, ne ressemblait pas à un Égjptien du viii% dans la na-
ture duquel l'élément mélanien entrait pour une moitié, le
DES nACES HUMAINES. 65
principe cliamite blanc pour un dixième, le principe sémitique
pour trois, et le principe arian à peine pour un. Je n'ai pas
besoin de dire que je ne vise pas ici à des calculs exacts ; je
ne veux (|ue mettre ma pensée en relief.
Mais l'Égyptien du viii« siècle, bien que dégénéré, avait
pourtant encore une nationalité, une originalité. Il ne possé-,
dait plus, sans doute, la virtualité des ancêtres dont il était le
représentant ; néanmoins la combinaison ethnique dont il était
issu continuait, en quelque chose , à lui être particulière. Dès
le v" siècle il n'en fut plus ainsi.
A cette époque l'élément arian se trouvait tellement subdi-
visé, qu'il avait perdu toute influence active. Son rôle se bor-
nait à priver les autres éléments à lui adjoints de leur pureté,
et dès lors de leur liberté d'action.
Ce qui est vrai pour l'Egypte s'applique tout aussi bien aux
Grecs, aux Assyriens, aux Iraniens; mais on pourrait se de-
mander comment, puisque l'unité s'établissait dans les races, il
n'en résultait pas une nation compacte, et d'autant plus vi-
goureuse qu'elle avait à disposer de toutes les ressources ve-
nues des anciennes civilisations fondues dans son sein, ressour-
ces multipliées à l'inQni par l'étendue incomparablement plus
considérable dune puissance qui ne se voyait aucun rival ex-
térieur. Pourquoi toute l'Asie antérieure, réunie à la Grèce et à
l'Egypte, était-elle hors d'état d'accomplir la moindre partie des
merveilles que chacune de ses parties constitutives avait multi-
pliées, lorsque ces parties étaient isolées, et, de plus, lorsqu'elles
auraient dû souvent être paralysées par leurs luttes intestines?
La raison de cette singularité, réellement très étrange, gî{
dans ceci , que l'unité exista bien , mais avec une valeur néga-
tive. L'Asie était rassemblée, non pas compacte; car d'où
provenait la fusion ? Uniquement de ce que les principes ethni-
ques supérieurs , qui jadis avaient créé sur tous les points di-
vers des civilisations propres à ces points, ou qui, les ayant
reçues déjà vivantes, les avaient modifiées et soutenues , quel-
quefois même améliorées , s'étaient , depuis lors, absorbés dans
la masse corruptrice des éléments subalternes, et, ayant perdu
toute vigueur, laissaient l'esprit national sans direction , sans
4.
66 DE l'inégalité
initiative, sans force, vivant, sans doute, toutefois sans ex-
pression. Partout les trois principes, chamite, sémite et arian,
avaient abdiqué leur ancienne initiative , et ne circulaient plus
dans le sang des populations qu'en fliets d'une ténuité extrême
et chaque jour plus divisés. Néanmoins, les proportions dif-
férentes dans la combinaison des principes ethniques inférieurs
se perpétuaient éternellement là où avaient régné les ancien-
nes civilisations. Le Grec, l'Assyrien, l'Égyptien, l'Iranien du
v« siècle étaient à peine les descendants de leurs homonymes
du XX* : on les voyait de plus rapprochés entre eux par une
égale pénurie de principes actifs; ils l'étaient encore par la
coexistence dans leurs masses diverses de beaucoup de grou-
pes à peu près similaires ; et cependant , malgré ces faits très
véritables, des contrastes généraux, souvent imperceptibles,
cependant certains, séparaient les nations. Celles-ci ne pou-
vaient pas vouloir et ne voulaient pas des choses bien différen-
tes-, mais elles ne s'entendaient pas entre elles, et dès lors,
forcées de vivre ensemble , trop faibles chacune pour faire pré-
valoir des volontés d'ailleurs à peine senties, elles penchaient
toutes à considérer le scepticisme et la tolérance comme des
nécessités , et la disposition d'âme que Sextiis Empiricus vante
sous le nom d'ataraxie comme la plus utile des vertus.
Chez un peuple restreint quant au nombre , l'équilibre ethni-
que ne parvient à s'établir qu'après avoir détruit toute effiLu-
cité dans le principe civilisateur, car ce principe , ayant néces-
sairement pris sa source chez une race noble, est toujours
trop peu abondant pour être impunément subdivisé. Cependant,
aussi longtemps qu'il reste à l'état de pureté relative, il y a
prédominance de sa part, et donc pas d'équiUbre avec les élé-
ments inférieurs. Que peut-il arriver, dès lors , quand la fu-
sion ne se fait plus qu'entre des races qui , ayant passé déjà
par cette transformation première, sont en conséquence épui-
sées? Le nouvel équilibre ne pourrait s'établir (je dis ne pour-
rait, car l'exemple ne s'en est pas encore présenté dans l'his-
toire du monde) qu'en amenant non plus seulement la dégé^
nération des multitudes , mais leur retour presque complet aux
aptitudes normales de leur élément ethnique le plus aboudaut.
DES BACES HUMAINES. 67
Cet élément ethnique le plus abondant, c'était pour l'Asie
ie noir. Les Chamites, dès les premières marches de leur inva-
sion, l'avaient rencontré bien haut dans le nord, et probable-
ment les Sémites, quoique plus purs, s'étaient, à leurs débuts,
aussi laissé tacher par lui.
Plus nombreuses que toutes les émigrations blanches dont
l'histoire ait fait mention , les deux premières familles venues
de l'Asie centrale sont descendues si loin vers l'ouest et vers
le sud de l'Afrique , que l'on ne sait encore où trouver la
limite de leurs flots. Pourtant on peut attester, par l'analyse
des langues sémitiques, que le principe noir a pris partout le
dessus sur l'élément blanc des Chamites et de leurs associés.
Les invasions arianes furent, pour les Grecs comme pour
leurs frères les Iraniens, peu fécondes en comparaison des
masses plus d'aux deux tiers mélanisées dans lesquelles elles
vinrent se plonger. Il était donc inévitable qu'après avoir mo-
difié, pendant un temps plus ou moins long, l'état des popu-
lations qu'elles touchaient, elles se perdissent à leur tour dans
l'élément destructeur où leurs prédécesseurs blancs s'étaient
successivement absorbés avant elles. C'est ce qui arriva aux
époques macédoniennes; c'est ce qui est aujourd'hui.
Sous la domination des dynasties grecques ou hellénisées,
l'épuisement, grand sans doute, était loin encore de ressem-
blera l'état actuel, amené par des mélanges ultérieurs d'une
abondance extrême. Ainsi, la prédominance finale, fatale,
nécessaire, de plus en plus forte, du principe mélanien a été
le but de l'existence de l'Asie antérieure et de ses annexes. On
pourrait affirmer que depuis le jour où le premier conquérant.
ehamite se déclara maître, en vertu du droit de conquête , de
ces patrimoines primitifs de la race noire , la famille des vain-
cus n'a pas perdu une heure pour reprendre sa terre et saisir
du même coup ses oppresseurs. De jour en jour, elle y par-
vient avec cette inflexible et sûre patience que la nature ap-
porte dans l'exécution de ses lois.
A dater de l'époque macédonienne , tout ce qui provient de
l'Asie antérieure ou de la Grèce a pour mission ethnique d'é-
tendre les conquêtes mélauiennes.
68 DE l'inégalité
J'ai parlé des nuances persistant au sein de l'unité négative
des Asiatiques et des hellénisants : de là, deux mouvements
en sens contraire qui venaient encore augmenter l'anarchie de
cette société. Personne n'étant fort, personne ne triomphait
exclusivement. Il fallait se contenter du règne toujours chan-
celant, toujours renversé, toujours relevé d'un compromis
aussi indispensable qu'infécond. La monarchie unique était
impossible, parce qu'aucune race n'était de taille à la vivifier
et à la faire durer. Il n'était pas moins impraticable de créer
des États multiples, vivant- d'une vie propre. La nationalité
ne se manifestait en aucun lieu d'une façon assez tranchée
pour être précise. On s'accommodait donc de refontes perpé-
tuelles de territoire; on avait l'instabilité, et non le mouve-
ment. Il n'y eut guère que deux courtes exceptions à cette règle :
l'une causée par l'invasion des Galates; la seconde par l'éta-
blissement d'un peuple plus important, les Parthes (1), nation
ariane mêlée de jaune, qui, sémitisée de bonne heure comme
ses prédécesseurs, s'enfonça à son tour dans les masses hétéro-
gènes.
En somme , cependant , les Galates et les Parthes étaient
trop peu nombreux pour modifier longtemps la situation de
l'Asie. Si une action plus vive de la puissance t)lanche n'avait
pas dû se manifester, c'en était fait déjà , à cette époque , de
l'avenir intellectuel du monde, de sa civilisation et de sa gloire.
Tandis que l'anarchie s'établissait à demeure dans l'Asie anté-
rieure , préludant avec une force irrésistible aux dernières con-
séquences de l'abâtardissement final , l'Inde allait de son côté,
quoique avec une lenteur et une résistance sans pareilles, au-
devant de la même destinée. La Chine seule continuait sa mar-
(1) Ils parlaient le pehlvi et y substituèrent ensuite le parsi, où af-
fluèrent un plus grand nombre de racines sémitiques, résultat du long
séjour des Arsacides à 'Ctésiphon et à Sélcucie. Suivant Justin , le fond
original est scythique; mais les Scythes parlaient un dialecte arian.
Le Mahabharata connaît les Parthes, qu'il nomme Parada. Il les allie
aux Saka (Sacae), certainement Mongols. Les Parthes donnent, par
leur composition ethnique, une assez juste idée de ce que defaient
être plusieurs races touraniennes
DES RACES HUMAINES. 69
che normale et se défendait avec d'autant plus de facilité contre
toute déviation, que, parvenue moins haut que ses illustres
sœurs, elle éprouvait aussi des dangers moins actifs et moins
destructeurs. Mais la Chine ne pouvait représenter le monde;
elle était isolée, vivait pour elle-même, bornée surtout au soin
modeste de régler l'alimentation de ses masses.
Les choses en étaient là quand, dans un coin retiré d'une
péninsule méditerranéenne, une lueur commença à briller.
Faible d'abord , elle s'accrut graduellement, et, s'étendant sur
un horizon d'abord restreint, éclaira d'une aurore inattendue
la région occidentale de l'hémisphère. Ce fut aux lieux mêmes
où, pour les Grecs, le dieu H élios descendait chaque soir dans
la couche de la nymphe de l'Océan, que se leva l'astre d'une
civilisation nouvelle. La victoire, sonnant de hautaines fanfa-
res, proclama le nom du Latium et Rome se montra.
LIVRE CINQUIEME.
CIVILISATION EUROPÉENNE SÉMITISÉE.
CHAPITRE PREMIER.
Populations primitives de l'Europe.
|, On a considéré longtemps comme impossible de découvrir
entre le Bosphore de Thrace et la mer qui borde la Galice, et
depuis le Sund jusqu'à la Sicile , un point quelconque où des
hommes appartenant à la race jaune, mongole, ugrienne,
finnoise, en un mot, à la race aux yeux bridés, au nez plat,
à la taille obèse et ramassée, se soient jamais trouvés établis de
manière à y former une ou plusieurs nations permanentes.
Cette opinion , si bien acceptée qu'on ne l'a guère controversée
que dans ces dernières années, ne reposait d'ailleurs sur aucune
démonstration. Elle n'avait pas d'autre raison d'être qu'ime
ignorance à peu près absolue des faits concluants dont l'en-
semble , aujourd'hui , la renverse et l'efface. Ces faits sont de
différente nature , appartiennent à différents ordres d'obser-
vations , et le faisceau de preuves qu'ils composent est d'une
complète rigueur (l).
(1) SchafTarik a été un des premiers à démontrer la présence pri-
mordiale et la difTusion des Finnois asiatiques en Europe; mais il
s'est borné à l'examen de la région septentrionale , en affirmant seu-
lement que la race jaune était descendue beaucoup plus loin vers
l'est et le sud qu'on ne le suppose généralement. {Slawische Alter-
(Aûmer, t. I, p. 88.) — Mùller {Der ugrische Volksslamm, t. I, p. 399)
signale des traces d'établissements lapons dans la partie la plus mé-
ridionale de la Scandinavie et jusqu'à Schonen. — Pott (Indogerm-
Sprachstamm, Encycl. Ersch u. Gruber, p. 23) pose en principe l'ori-
gine asiatique de toutes les tribus finnoises d'Europe, et pense que,
dans des temps très anciens, cette famille s'étendait fort avant vers le
72 DE l'inégalité
Une certaine classe de monuments fort irrcgiiliers, d'une
antiquité très haute, et se montrant, à peu près, dans toutes
les contrées de l'Europe , a depuis longtemps préoccupé les
érudits. La tradition, de son côté, y rattaciie bon nombre de
légendes. Ce sont tantôt des pierres brutes en forme d'obélis-
ques dressées au milieu d'une lande ou sur le bord d'une côte,
tantôt des espèces de boîtes de granit composées de quatre ou
cinq blocs, dont un. deux au plus, servent de toiture. Ces
blocs sont toujours de proportions gigantesques , et ne portent
qu'exceptionnellement des traces de travail. Dans la même ca-
tégorie se rangent des amoncellements de cailloux souvent
très considérables, ou des rochers posés en équilibre de ma-
nière 5 vibrer sous une très légère impulsion. Ces monuments,
la plupart d'une forme extrêmement saisissante, même pour
les yeux les plus inattentifs , ont engagé les savants à proposer
plusieurs systèmes d'après lesquels il faudrait en faire honneur
aux Phéniciens, ou bien aux Romains, peut-être aux Grecs,
mieux encore aux Celtes , ou même aux Slaves. Mais les pay-
sans, fidèles aux croyances de leurs pères, repoussent, sans
le savoir, ces opinions si diverses, et adjugent les objets en
litige aux fées et aux nains. On va voir que les paysans ont
raison. Il eu est des récits légendaires comme de la philosophie
des Grecs , au jugement de saint Clément d'Alexandrie. Ce
Père la comparait aux noix , âpres d'abord au goût du chré-
tien; mais si l'on sait en briser l'écorce, on y trouve un fruit
savoureux et nourrissant.
Les créations architecturales des Phéniciens , des Grecs, des
Romains, des Celtes, ou même des Slaves n'offrent rien de
commun avec les monuments dont il est ici question. On pos-
sède des œuvres de tous ces peuples à différents âges; on con-
naît les procédés dont ils usaient : rien ne rappelle ce que
nous avons ici sous les yeux. Puis, autre raison bien autrement
puissante , et , même sans réplique , on rencontre des pierres
sud. — Rask mêle à des opinions plus hardies nombre d'assertions
suspectes. — Wormsaae est un des auteurs qui ont commencé avec *
beaucoup de sagacité et d'érudition à poser la question sur le véri-
table terrain
DES BACES HUMAINES. 73
debout , des cairns et des dolmens dans cent endroits où les
conquérants de Tyr et de Rome , où les marchands de Mar-
seille, où les guerriers celtes, où les laboureurs slaves n'ont
jamais passé. Il faut donc envisager le problème à nouveau et
de très près.
En partant de ce principe unanimement reconnu que toutes
les antiquités de l'Europe occidentale ici mises en question
sont, quant à leur style, antérieures à la domination romaine,
on pose une base chronologique assurée, et Fou tient la clef du
problème. J'insiste sur cette circonstance qu'il ne s'agit ici que
de la date du style, et nullement de celle de la construction
de tel ou tel monument en particulier, ce qui compliquerait
la difficulté d'ensemble de beaucoup d'incertitudes de détail.
Il faut s'en tenir d'abord à un exposé aussi général que pos-
sible, quitte à paiticulariser plus tard.
Puisque les armées des Césars occupaient la Gaule entière
et une partie des îles Britanniques au premier siècle avant no-
tre ère , le système générateur des antiquités gauloises et bre-
tonnes remonte à des temps plus anciens. Mais l'Espagne aussi
possède des monuments parfaitement identiques à ceux-là (1).
Or les Romains ont pris possession de cette contrée longtemps
avant de s'établir dans les Gaules, et, avant eux, les Cartiia-
ginois et les Phéniciens y avaient jeté d'abondantes importa-
tions de leur sang et de leurs idées. Les peuples qui ont érigé
les dolmens espagnols ne sauraient donc les avoir imaginés
(1) Borrow, The Bible in Spain, in-12, Lond., 1849, cliap. VU, p. 35 :
« Whilst toiling among this wilds waste, I observed, a liule way to my
• left, a pile of stones of ratlier a singular appearance and rode up to
• it. It was a druidical allar and the niost perfect and beautiful one
• of Uie kind which I hâve never seen. H was circular, and consistecl
• of slones immeiisely larges and heavy al the bottom, which toward»
€ ihe top became thiniier and tliiiincr, having bôen fashioned by the
• hand of art to sometbing of the shape of scallop sbells. Thèse were
• surmounted by a very large flat stone, which slanted dowo towards
« the earth, wbere was a door. » — Bien peu d'observations ont été
faites en Espagne sur celte classe de monuments. M. Mérimé a visité
cependant, près d'Anléqucra, un souterrain clairement marqué des
caractères psoudo-celii(|ucs.
B.\CES HUMAINES. — T. II. ft
74 DE l'inégalité
postérieurement à la première migration ou colonisation phé-
nicienne. Pour ne pas déroger à une prudence même exces-
sive, il est bon de ne pas user de cette certitude dans toute son
étendue. Ne remontons pas plus haut que le troisième siècle
avant Jésus-Clirist.
Il faut être plus hardi en Italie. Nul doute que les construc-
tions semblables aux monuments gaulois et espagnols qu'on
y trouve ne soient antérieures à la période romaine, et, qui
plus est, à la période étrusque. Les voilà repoussées du troi-
sième siècle au huitième à tout le moins.
Mais, parce que les antiquités que nous venons d'apercevoir
dans les îles Britanniques, la Gaule , l'Espagne et l'Italie, dé-
rivent d'un type absolument le même , elles inspirent naturel-
lement la pensée que leurs auteurs appartenaient à une même
Tice. Aussitôt que cette idée se présente , on veut en éprouver
la valeur en calculant la diffusion de cette race d'après celle
des monuments qui révèlent son existence. On cesse donc de
se tenir renfermé dans les quatre pays nommés ci-dessus, et
l'on cherche , au dehors de leurs limites , si rien de semblable
à ce qu'ils contiennent ne se peut rencontrer ailleurs. On ar-
rive à un résultat qui d'abord effraye l'imagination
La zone ouverte alors aux regards s'étend depuis les deux
péninsules méridionales de l'Europe , en couvrant la Suisse ,
la Gaule et les îles Britanniques, sur toute l'Allemagne, en-
veloppe le Danemark et le sud de la Suède, la Pologne et la
Russie , traverse l'Oural , embrasse la haute Sibérie , passe le
détroit de Behring, enferme les prairies'et les forêts de l'Amé-
rique du Nord, et va finir vers les rives du Mississipi supérieur,
si toutefois elle ne descend pas plus bas (1).
(1) Keferstein, Ansiehten ûber die keltischen Attherlhûmer, t. I, pass.
— Ouvrage qui témoigne des plus laborieuses recherches el du plus
grand dévouement à la science. C'est un véritable et indispensable ma-
nuel pour la connaissance des antiquités primitives. — Wormsaae,
Th€ Primeveil Anliquities of Denmark, translated by W. J. Thoms,
Lond., in-80, 18». — Schaffarik, Slawische Alterthûmer, 1. 1. — Squier,
Observations on the Aboriginal Monuments of the Mississipi Valley^
New-York, 18»7. — Abeken, Mittel Italien vor der Zeit der rœmischen
Hwrtchaft, Stuttgart u. Tubingen, etc., 4843. — Oennis, Dit Stadte und
DES BACES HUMAINES. 75
On conviendra que, s'il fallait adjuger soit aux Celtes, soit
aux Slaves, pour ne parler ni des Pliéniciens, ni des Grecs,
ni des Romains , une si vaste série de régions , on devrait , en
même temps, s'attendre à rencontrer toutes les autres caté-
gories d'antiquités que ces pays recèlent aussi identiques en-
tre elles que le sont les monuments dont l'abondance conduit
à tracer ces vastes limites. Que les aborigènes de tant de con-
trées aient été des Celtes ou des Slaves , ils auront laissé par-
tout des restes de leur culture , aisément comparables à ceux
que l'on décrit en France, en Angleterre, en Allemagne, en
Danemark, en Russie, et que l'on sait, de science certaine,
ne pouvoir être attribués qu'à eux. Mais, précisément, cette
condition n'est pas remplie. .
Sur les mêmes terrains que les constructions de pierre brute,
abondent des dépôts de toute nature, gages de l'industrie hu-
maine , qui , différant entre eux d'une manière radicale de
contrée à contrée, accusent, d'une manière évidente, l'exis-,
tence sporadique de nationalités très distinctes et auxquelles
ils ont appartenu. De sorte que l'on contemple dans les Gaules
des restes complètement étrangers à ceux des pays slaves, qui
le sont à leur tour à des produits sibériens , comme ceux-ci à
des produits américains.
Incontestablement donc l'Europe a possédé, avant tout
contact avec les nations cultivées des rives de la Méditerranée,
Phéniciens, Grecs ou Romains, plusieurs couches de popula-
tions différentes, dont les unes n'ont tenu que certaines pro-
vinces du continent, tandis que d'autres, ayant laissé partout
des traces semblables , ont bien évidemment occupé la totalité
du pays, et cela à une époque très certainement antérieure
au huitième siècle avant Jésus-Christ.
La question qui se présente maintenant, c'est de savoir
quelles sont les plus anciennes des diverses classes d'antiquités
Begrmbniue Etrurieru , deutsch vonMeissner,ln-8«, Leipzig , 185S , 1. 1,
pass., etc., elc. — Pour ce qui concerne les monuments de la Suisse,
Je dois tteaucoup aux obligeantes communications de M. Troyon, dont
les investigations si liabiles et si patientes agrandissent tous les jours
le champ de l'archéologie primitive.
76 DE L IMiGALITK
primitives, ou de celles qui sont sporadiques, ou de celles
qui sont répandues partout.
Celles qui sont sporadiques accusent un degré d'industrie ,
de connaissances techniques et de raffinement social fort su-
périeur à celles qui occupent le plus vaste espace. Tandis que
ces dernières ne montrent qu'exceptionnellement la trace de
l'emploi des instruments de métal, les autres offrent deux
époques où le bronze , puis le fer, se présentent sous les for-
mes les plus habilement variées; et ces formes, appliquées
comme elles le sont, ne peuvent pas laisser le moindre doute
qu'elles n'aient été la propriété ici des Celtes, là des Slaves;
car le témoignage de la littérature classique exclut toute hési-
tation.
Conséquemment , puisque les Celtes et les Slaves sont d'ail-
leurs les derniers propriétaires connus de la terre européenne
antérieurement au huitième siècle qui précéda notre ère, les
deux périodes appelées par d'habiles archéologues les âges de
bronze et de fer s'appliquent aussi à ces peuples. Elles em-
brassent les derniers temps de l'antiquité primordiale de nos
contrées , et il faut reporter par delà leurs limites ime époque
plus ancienne, justement qualifiée A'âge de pierre par les mê-
mes classificateurs (1). C'est à celle-là qu'appartiennent les
monuments objets de notre étude.
Un point subsiste encore qui pourrait sembler obscur. L'ha-
bitude enracinée de ne rien apercevoir en Europe avant les
Celtes et les Slaves peut induire certains esprits à se persuader
que les trois âges de pierre, de bronze et de fer ne marquent
que des gradations dans la culture des mêmes races. Ce seraient
les aïeux encore sauvages des habiles mineurs, des artisans in-
dustrieux dont maintes découvertes récentes font admirer les
œuvres , qui auraient produit les monuments bruts de la plus
lointaine période. On s'expliquerait tant de barbarie par un
état d'enfance sociale , encore ignorant des ressources techni-
ques créées plus tard.
Une objection sans réplique renverse cette hypothèse d'ail-
(1) Wormsaae, The Primeval Antiquities ofDenmark, p. 8.
DES BACES HUMAINES. 77
leurs foncièrement inadmissible pour bien d'autres motifs (l).
Entre l'iige de bronze et l'âge de fer, il n'y a de différence que
la plus grande variété des matières employées et la perfec-
tion croissante du travail. La pensée dirigeante ne change
pas; elle se continue, se modifie, se raffine, passe du bien au
mieux , mais en se maintenant dans les mêmes données. Tout
au contraire , entre Içs productions de l'âge de pierre et celles
de l'âge de bronze, on relève, au premier coup d'oeil, les con-
trastes les plus frappants; pas de transition des unes aux au-
tres , quant à l'essentiel : le sentiment créateur se transforme
du tout au tout. Les instincts, les besoins auxquels il est satis-
fait, ne se correspondent pas. Donc l'âge de pierre et l'âge de
bronze ne sont point dans les mêmes rapports de cohésion où
ce dernier se trouve avec l'âge de fer (2). Dans le premier cas,
il y a passage d'une race à une autre, tandis que, dans le se-
cond, il n'y a qu'un simple progrès au sein de races, sinon
complètement identiques , du moins très près parentes. Or il
n'est pas douteux que les Slaves sont établis en Europe depuis
quatre mille ans au moins. D'autre part, les Celtes combattaient
sur la Garonne au dix-huitième siècle avant notre ère. Nous
voilà donc arrivés pied à pied à cette conviction , résultat ma-
thématique de tout ce qui précède : les monuments de l'âge
de pierre sont antérieurs, quant à leur style, à l'an 2000 avant
J.-C. ; la race particulière qui les a construits occupait les con-
(1) Keferstcin, Ansichten, 1. 1, p. 4SI : « Si l'on observe la marche de
« la science et de l'art en Europe, on n'aperçoit nulle part un dévelop-
• pement graduel , mais bien une sorte du fluctuation, et la condition
« des choses s'élève ou s'abaisse comme les flots de la mer. Certaines
« circonstances amènent un progrès, d'autres une déchéance. Il est
« impossible de décou\Tir aucune trace du passage des peuples com-
• plétement sauvages à l'état de bergers et de chasseurs, puis d'habi-
« tants sédentaires, puis enlin d'agriculteurs et d'artisans. Si haut que
< nous remontions dans les temps primitifs, au delà des périodes hé-
< roîques, nous trouvons que les nations sédentaires et sociables ont
« été, de tout temps, pourvues de ce caractère. » — J'ai eu occasion,
à la On du deuxième livre de cet ouvrage, de démontrer l'exactitude
de cette assertion; comme elle va à rencontre des opinions vulgaires,
je ne me lasse pas de l'appuyer de témoignages imposants.
(1) Wormsaae, The Primeval Antirjuities of Dcnmark, p. t2V et s«vjq.
78 DE l'inégalité
trées où on les trouve avant toute autre nation; et comme,
d'ailleurs, ils se présentent en plus grande abondance à me-
sure que l'observateur, quittant le sud, s'avance davantage vers
le nord-ouest, le nord et le nord -est, cette même race était
plus primitivement encore et, en tout cas, plus solidement sou-
veraine dans ces dernières régions. Si l'on veut flxer d'une
manière approximative l'époque probable de l'apogée de sa
force, rien ne s'oppose à ce que l'on accepte la date de 3000 ans
avant J.-C, proposée par un antiquaire danois, aussi ingénieux,
observateur que savant profond (1).
Ce qui reste maintenant à déterminer d'une manière positive,
c'est la nature ethnique de ces populations primordiales si lar-
gement répandues dans notre hémisphère. Bien certainement
elles se rattachent de la façon la plus intime aux groupes di-
vers de l'espèce jaune, généralement petite, trapue, laide, dif-
forme, d'une intelligence fort hmitée, mais non nullç, grossière-
ment utilitaire et douée d'instincts mâles très prédominants (2).
L'attention s'est portée récemment , en Danemark (3) et en
Norwège, sur d'énormes amoncellements d'écaillés d'huîtres
et de coquillages, mêlés de couteaux en os et en silex fort
brutalement travaillés. On exhume aussi de ces détritus des
squelettes de cerfs et de sangliers, d'où la moelle a été enlevée
par fracture. M. Wormsaae, en analysant cette découverte,
(1) Wormsaae, ouvr. cité, p. 135 : « If the Cells possessed setUed abo-
« des in the west of Europe more than Iwo thousand years ago, how
« much more ancient must be Ihe populations which preceded the ar-
« rival of the Celts? A great number of years must pass away before a
« people like Ihe Ceits could spread themselves in the west of Europe
« and rendcr the land productive. It is therefore no exaggeration if we
.« attribule to the stone period an antiquity of, at least, three thousand
« years. »
(2) Je me suis étendu suffisamment ailleurs sur les traits caractéris-
tiques de la race jaune, quant à ce qui est du domaine de la physio-
logie. Le tableau dressé par M. Morton donne tous les résultats dési-
rables quant à la valeur comparative de cette race à l'égard des deu>:
autres.
(3) Moniteur universel du 14 avril 1853, n» 104, Mérimée, Sur les An-
tiquités prétendues celtiques. — Munch, Det norske Folkshistorie ,
deutsch von Claussen. in-8", Lubeck, 1853, p. 3.
DES BACES HUMAINES. 79
regrette que des recherches analogues à celles qui l'ont amenée
n'aient pas eu lieu jusqu'ici sur les côtes de France. Il ne doute
pas qu'il n'en dût sortir des observations semblables à celles-
qu'il a eu l'occasion de faire dans sa patrie, et il pense surtout
que la Bretagne serait explorée avec grand avantage. Il ajoute :
« Tout le monde saft combieii ces amas de coquillages et d'os
« sont fréquents en Amérique. Ils renferment des instruments
« non moins grossiers (que ceux que l'on a trouvés dans les
0 détritus danois et norwégiens), et attestent le séjour des au-
« ciennes peuplades aborigènes. »
Ces monuments sont d'un genre si particulier, et si peu pro-
pre à frapper les yeux et à attirer l'attention, qu'on s'explique
sans peine l'obscurité qui les a si longtemps couverts. Le mé-
rite n'en est que plus grand pour les observateurs auxquels la
science est redevable d'un présent, certes bien curieux, puis-
qu'il en résulte au moins une forte présomption que le nord
de l'Europe possède des traces identiques à celles qu'offrent
encore les plages du nouveau monde dans le voisinage du dé-
troit de Behring. Il permet aussi de commenter une autre
trouvaille du même genre, plus intéressante encore, faite, il
y a peu de mois, aux environs de Namu». Un savant belge,
M. Spring, a retiré d'une grotte à Chauvaux, village de la com-
mune de Godiue, un amas de débris doublement enterrés sous
une couche de stalagmite et sous une autre de limon, parmi
lesquels il a reconnu des fragments d'argile calcinée, du char-
bon végétal, puis des os de bœufs, de moutons, de porcs, de
cerfs, de chevreuils, de lièvres, enfin de femmes, de jeunes
hommes et d'enfants. Particularité curieuse qui se remarque
aussi dans les détritus du Danemark et de la Norwège : tous
les os à moelle sont rompus, aussi bien ceux qui ont appartenu
à des individus de notre espèce que les autres, et M. Spring en
conclut avec raison que les auteurs de ce dépôt comestible
étaient anthropophages (1). C'est là un goût étranger à toutes
les tribus de la famille blanche, même les plus farouches,
(1) Moniteur universel du i» mars 18M, n» 77. Communication faite
par M. Spnng à l'Académie royale de Belgique.
80 DE l'inégalité
mais très fréquemment constaté chez les nations américaines.
Passant à un autre genre d'observations, on trouve comme
objets remarquables certains tumulus de terre qui, par la ru-
desse de leur construction, n'ont rien de commun avec les sé-
pultures arianes de la haute Asie, pas plus qu'avec ces tom-
beaux somptueux que l'on peut observer encore dans la Grèce,
dans la Troade, dans la Lydie, dans la Palestine, et qui témoi-
gnent, sinon d'un goût artistique très raffiné chez leurs cons-
tructeurs, du moins d'une haute conception de ce que sont la
grandeur et la majesté (l). Ceux dont il s'agit ici ne consis-
tent, comme il vient d'être dit, qu'en simples accumulations de
glaise ou de terre crayeuse, suivant la qualité du sol qui les
porte. Cette enveloppe renferme des cadavres non brûlés,
ayant à leurs côtés quelques tas de cendres (2). Souvent le
corps paraît avoir été déposé sur un lit de branchages. Cette
circonstance rappelle le fagot sépulcral des aborigènes de la
Chine. Ce sont là des sépultures bien élémentaires , bien sau-
vages. Elles ont été rencontrées un peu partout au sein des
régions européennes. Or des constructions toutes semblables,
oft'rant les mêmes particularités, couvrent également la vallée
supérieure du Mississipi. M. E.-G. Squier affirme que les sque-
(1) Von Prokesch-Oslen, Kleine Schriften^ die Tumuli der Alten, t. v,
\^. 317.
(2) On considère généralement l'absence d'incinération des os comme
un des caractères auxquels se peuvent reconnaître les sépultures
iinniqucs, car les Celtes et les Slaves brûlaient leurs morts. L'obser-
vation est juste, elle ne saurait néanmoins servir à flxer l'âge du mo-
nument où l'on trouve à l'appliquer. M. Troyon veut bien me commu-
niquer à cet égard une opinion que je crois devoir consigner ici :
« Je crois, » m'écrivait ce savant, « qu'on peut poser en fait que les pre-
« miers habitants de l'Europe ont inhumé leurs morts sans les brûler.
« Plus tard, dans l'âge de bronze, l'ustion est générale, mais bien des
« ramilles de la race primitive ont poursuivi leur ancien mode de sépul-
« ture. C'est ainsi que, dans le canton de Vaud, on rencontre tous les
« instruments en bronze, des tumuli, anneaux, poignards, celts, épin-
« gles, etc., dans des tombes construites sous la surface du sol, auprès
« de squelettes reployés ou étendus sur le dos. Le même fait se retrouve
« en quelques parties de l'Allemagne et de l'Angleterre, et on le remar-
« quera dans bien d'autres contrées quand les observations seront
» complètes. »
DES RACES HUMAINES. 81
lettes enfouis dans ces tombes sont tellement fragiles que le
moindre contact les résout en poussière. C'est pour lui un mo-
tif d'attribuer à ces cadavres et aux monuments qui les ren-
ferment une excessive antiquité (I).
De tels tumulus, toujours semblables, érigés en Amérique,
dans le nord de l'Asie et en Europe, viennent renforcer l'idée que
ces contrées ont été possédées jadis par la même race, qui ne
saurait être que la race jaune. Ils sont partout voisins de longs
remparts de terre, quelquefois doubles et triples, couvrant des
espaces de plusieurs milles en ligne droite. Il en existe de tels
entre la Vistule et l'Elbe, dans l'Oldenbourg, dans le Hanovre.
M. Squier donne sur ceux de l'Amérique du Nord des détails tel-
lement précis, et, ce qui vaut mieux, des dessins si concluants,
que l'on ne peut conserver le plus léger doute sur l'identité
complète de la pensée qui a présidé à ces systèmes de défense.
On doit inférer de ces faits sufllsamment nombreux et con-
cordants :
Que les populations jaunes venant d'Amérique et accumu-
lées dans le nord de l'Asie , ont jadis débordé sur l'Europe en-
tière, et que c'est à elles qu'il faut attribuer l'ensemble de ces
monuments grossiers de terre ou de pierre brute qui témoi-
gnent partout de l'unité de la population primordiale de notre
continent. Il faut renoncer à voir dans de telles œuvres des
résultats qui n'ont pu sortir de la culture sporadique, et d'ail-
leurs bien connue aujourd'hui pour avoir été plus développée,
des nations celtiques et des tribus slaves. Ce point établi, il reste
encore à suivre la marche des peuples finnois vers l'occident
pour apercevoir, avec les moyens d'action dont ils disposaient,
le détail des travaux qu'ils ont exécutés et qui nous étonnent
aujourd'hui. Ce sera, en même temps, reconnaître les traits
principaux de la condition sociale où se trouvaient les premiers
îiabitants de notre terre d'Europe.
Cheminant avec lenteur à travers les steppes et les marais
glacés des régions septentrionale^, leurs hordes avaient devant
«Iles un chemin le plus souvent plane et facile. Elles suivaient
(1) K. G. Squier, ouvr. cité.
82 DE l'inégalité
les bords de la mer et le cours des grands fleuves, lieux où les
forêts étalent clairsemées, où les rochers et les montagnes s'a-
baissaient et livraient passage. Dénués de moyens énergiques
pour se frayer des routes à travers des obstacles trop puis-
sants, ou du moins n'en pouvant user qu'avec une grande dé-
pense de temps et de forces individuelles , elles n'appliquaient
à l'usage journalier que des haches de silex mal emmanchées
d'une branche d'arbre. Pour opérer leur navigation côtière
dans l'océan Arctique ou le long des rives fluviales, ou encore
dans les contrées coupées de grands marécages, elles usaient
de canots formés d'un unique tronc d'arbre abattu et creusé
au feu, puis dégrossi tant bien que mal à l'aide de leurs instru*
ments imparfaits. Les tourbières d'Angleterre et d'Ecosse re-
celaient et ont livré à la curiosité moderne quelques-uns de ces
véhicules. Plusieurs sont garnis à leurs extrémités de poignées
en bois, destinées à faciliter le portage. Il en est un qui ne
mesure pas moins de trente-cinq pieds de longueur.
On vient de voir que, lorsqu'il s'agissait de jeter à bas quel-
ques arbres, les Finnois employaient le procédé encore en usage
aujourd'hui chez les peuplades sauvages de leur continent na-
tal. Les bûcherons pratiquaient de légères- entailles dans un
tronc de chêne ou de sapin, au moyen de leurs haches de,
silex, et suppléaient à l'insuffisance de ces outils par une appli-
cation patiente de charbons enflammés introduits dans les
trous ainsi préparés (1).
A en juger d'après les vestiges aujourd'hui existants, les
principaux établissements des hommes jaunes ont été riverains
de la mer et des fleuves. Mais cette donnée ne saurait cepen-
dant fournir une règle sans exception. On rencontre des traces
finniques assez nombreuses et fort importantes dans l'intérieur
des terres. M. Mérimée, éclaircissant ce point, a fort judicieu-
sement signalé l'existence de monuments de ce genre dans le
centre de la France (2). On en constate plus loin encore. Les
(1) Wormsaae, ouv. cité, p. 13. Ceci n'est point une hypothèse, mais
une observation confirmée par les faits.
(S) Moniteur universel du 14 avril 1853. Il s'agit de la Marche, du
pays chartrain, du Vendômois,du Limousin, etc.
DES RACES HUMAINES. 83
émigrants de race jaune primitive ont connu, en fait de pays
d'un accès difficile, les solitudes des Vosges, les vallées du Jura,
les bords du Léman. Leur séjour dans ces différentes parties de
l'intérieur est attesté par des vestiges qui ne sauraient provenir
que d'eux. On en reconnaît même d'une manière certaine dans
quelques parties du nord de la Savoie (1), et les habiles re-
cherches de M. Troyousur des habitations très antiques, ense-
velies aujourd'hui sous les eaux de plusieurs lacs de la Suisse,
mettront probablement un jour hors de doute que les pêcheurs
finnois avaient placé jusque sur les rives du lac de Zurich les
pilotis de leurs misérables cabanes (2).
Il convient de donner rapidement une nomenclature des
principales espèces de débris qui ne peuvent avoir appartenu
qu'aux aborigènes de race jaune, de ces débris que les archéo-
logues du iNord considèrent unanimement comme portant le
cachet de l'âge de pierre. Déjà j'ai cité les amoncellements de
coquillages comestibles, d'os de quadrupèdes et d'êtres hu-
mains, mêlés de couteaux de pierre, d'os et de corne; j'ai en-
core mentionné les haches, les marteaux de silex, les canots
formés d'un seul tronc d'arbre, et les vestiges d'habitations
sur pilotis qui viennent , pour la première fois , d'être obser-
vées sur les rives de plusieurs lacs helvétiques. A ce fond , on
doit ajouter des têtes de flèches en caillou ou en arête de pois-
son, des pointes de lance et des hameçons pour la pêche en
mêmes matières, des boutons destinés à assujettir des vête-
(t) Keferstein, Ansichlen, t. I, p. 173 et 183. — Mémoires et docu-
ments de la Société d'histoire et d'archéologie de Genève, in-8» , 1847 ,
t. V, p. 498 et pass.
(i) Cette découverte est toute récente. EH* a eu lieu cette année,
d'abord à Meilen, canton de Zurich, ensuite sur le lac de Bienne près
de Nldau, enfin sur les lacs de Genève et de Neuchâtel. Ces restes
consistent en pilotis qui portaient autrefois des habitations construites
au-dessus de la surface de l'eau. On y trouve de nombreux fragments
de poterie, et même des petits vases intacts, des ossements d'ani-
maux, des charbons, des pierres destinées à moudre et à broyer, etc.
Comme on y rencontre aussi çà et là quelques débris de bronze, il
est à présumer que ces habitations datent de la période où les Celtes
étaient déjà arrivés dans le puvâ. — Je dois ces communications à
M. Troyou.
84 DE l'inégalité
nients de peaux, des morceaux d'ambre ou percés ou bruts, des
boules d'argile teintes en rouge pour être enfilées et servir de
colliers (1), enfin des poteries souvent fort grandes, puisqu'il
en est qui servent de bières à des cadavres entiers , aux côtés
desquels paraissent avoir été déposés des aliments.
Mais ce qui domine tout le reste, ce sont les productions ar-
chitectoniques, côté surtout frappant de ces antiquités. Leur
trait principal et dominant, celui qui crée leur style particulier
c'est l'absence complète, absolue, de maçonnerie. Dans ce
mode de construction, il n'est fait usage que de blocs toujours
considérables. Tels sont les menhirs, oupeulvens, appelés en
Allemagne Hunensteine (2) ; les obélisques de pierre brute,
d'une hauteur plus ou moins grande, enfoncés dans le sol, or-
dinairement jusqu'au quart de leur élévation totale; les crom-
lechs, Hunenbette, cercles ou carrés formés par des séries de
blocs posés à côté les uns des autres, et embrassant un espace
souvent assez étendu. Ce sont encore des dolmens, lourdes
cases, construites de trois ou quatre fragments de rocher ac-
cotés à angle droit, recouverts d'une cinquième masse . pavées
en cailloux plats et quelquefois précédées d'un corridor de
même style. Souvent ces monstrueuses masures sont ouvertes
(1) Wormsaae, ouvr. cité, p. 17 et pass. — Keferstein, t. I, p. 314. —
Un beau dolmen, découvert à la Molte-Saint-Héraye (Loire-Inférieure),
i;n 1840, contenait, entre autres objets, un de ces colliers de terre cuite.
(2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 2G3. Le mot hune ne signifle pas les
Huns, comme on le croit généralement; il vient du celtique hen, an-
cien, vieux, ou de hun, le dormeur. Il a passé dans le frison avec le
sens de mort. Ainsi Hunensteine doit se traduire par pierres des an-
ciens, des dormeurs, ou des morts. Peut-être faut-il appliquer cette
observation à plus d'un passage de Sigebert et des chroniiiucs gaêli-
quee, où l'intervention des Huns, en tant que cavaliers d'Attila, est
tout à fait absurde. — bieffenbach, Celtica II, 2« Abth., p. 269. Voir
une citation de Fordun où l'Humber s'appelle Uunne, et où le prince
mythique Humber est nommé Rcjc Hynorum. (Loc. cit., p. 267). — On
trouve aussi dans Geolfroy de Monmoutli, II, 1 : < Applicuit Humber,
« rex Hunnorum, in Albaniam. » — Les traditions germaniques, en se
mêlant aux fables indigènes, n'ont pas hésité à déposer dans le mot
han des souvenirs qui leur étaient très présents, et, par suite, à in-
tercaler le nom d'Attila dans les généalogies irlando-milésiennes.
DES BACBS HUMAINES. 85
d'un côté; dans d'autres cas, elles ne présentent pas dissue.
Ce ne peut être que des tombeaux. Sur certains points de a
Bretagne, on les compte par groupes de trente a la fois; le
Hanovre n'en est pas moins richement pourvu (1). La plupart
contiennent ou contenaient, au moment où elles furent décou-
vertes, des squelettes non brûlés.
Autant par leur masse, qui en fait le monument le plus ap-
parent qu'ait produit la race finnoise, que par les débris qu ils
contiennent, les dolmens doivent être considérés comme un
des témoignages les plus concluants de la présence des peu-
plades jaunes sur un point donné. Les fouilles les plus minu-
tieuses n'ont jamais pu y faire apercevoir d'objets en métal,
mais seulement ces sortes d'outils ou d'ustensiles, aussi élé-
mentaires par la matière que par la forme, qui ont été énu-
mérés plus haut. Les dolmens ont encore un caractère précieux,
c'est leur vaste diffusion. On en connaît dans toute l'Europe.
Viennent maintenant les cairns, qui ne sont guère moms
communs. Ce sont des amas de pierres de différentes dimen-
sions (2). Plusieurs recèlent un cadavre, toujours non brûle,
avec quelques objets dosou de silex. Il est des exemples ou le
corps est déposé sous un petit dolmen érigé au centre du
cairn (3). On voit aussi tel de ces monuments qui est a base
pleine et ne semble avoir eu qu'une destination purement com-
inémorative ou indicative. Il en est de fort petits, mais aussi
d'énormes : celui de New-Grange, en Irlande, représente une
masse de quatre millions de quintaux.
La combinaison du dolmen et du cairn n'est qu'une imita-
tion, souvent suggérée par la nature du terrain, dune reunion
(0 Moniteur universel déih cité. M. Mérimée démontre le fait par une
série d'anruments incontestables. .
S^efeTslein, ouvr. cité, t. I, p. 132. Cet auteur dénombre a.ns. les
monuments pseudo-ceUiques du Hanovre : «0 construcl.ons de pierre
XW groupes de terre, 135 lumulus isolés, 65 remparts, etc. Il arrive
au chiffre de 7,000. . .
(3) Très fréquemment le cadavre n'est pas pose a plat, mais assis ei
la tète reposant sur les genoux repliés. Cette coutume est extrêmement
répandue chez les aborigènes américains. — Wormsaae. ouvr. c%te,
p. 89.
86 DE l'inégalité
semblable du dolmen et du tumulus (1). On signale des spé-
cimens de cette espèce un peu partout, entre autres dans le La-
tium, près de avità-Vecchia, à vingt-deux milles de Rome,
non loin de l'ancienne Alsium et de Santa-Marinella. Il en est
encore un à Chiusa , un autre près de Pratina , sur l'emplace-
ment de Lavinium (2).
Les squelettes tirés des dolmens ont permis de constater,
chez les premiers habitants de la terre d'Europe , certains ta-
lents qu'assurément on n'aurait pas été enclin, à priori, à
leur supposer. Ils savaient pratiquer plusieurs opérations chi-
rurgicales. Déjà les tumulus américains en avaient offert la
preuve en livrant aux observateurs des têtes renfermant des
dents fausses. Un dolmen ouvert récemment , près de Mantes,
a fourni le corps d'un homme adulte dont le tibia, fracturé en
flûte , présente une soudure artiflcielle.
Il est d'autant plus curieux de rencontrer chez la race jaune
ce genre de savoir, que , parmi les descendants purs ou métis
de la variété mélanienne , on n'en aperçwt pas vestige aux épo-
ques correspondantes. L'art de soulager les souffrances n'est
guère allé , chez ces derniers , au delà de l'usage des simples
et des topiques extérieurs. L'intérieur du corps humain et sa
structure leur étaient complètement inconnus. C'est la suite de
l'horreur que leur inspiraient les morts, horreur toute d'ima-
gination , née des craintes superstitieuses qui ont de longtemps
précédé le respect, et qui empêchait toute curiosité de s'aven-
turer dans un domaine jugé redoutable. Au contraire, les
jaunes, défendus par leur tempérament flegmatique contre
l'excès des impressions de ce. genre, envisagèrent très peu
solennellement les dépouilles de leurs conquêtes. L'anthropo-
(1) Le cairn n'a guère été mis en usage que dans les contrées pier-
reuses. On en voit beaucoup dans le sud-ouest de la Suède, tandis
qu'il ne s'en rencontre aucun en Danemark. — Wormsaae, ouvr. cité,
p. 107.
(2) Suivant Varron, toute chambre sépulcrale marquée des carac-
tères du dolmen a été primitivement recouverte d'un tumulus de terre,
détruit postérieurement. Ce passage est des plus importants pour
établir l'existence des hordes finniques en Italie. — Âbeken, ouvr.
cité, p. 2il.
DES BACES HUMAINES. 87
phagie leur fournissait toutes les occasions désirables de s'ins-
truire sur l'ostéologie de l'homme. Le soin même de leur sen-
sualité , en les portant à étudier la nature des os , aûn de sa-
voir, à point nommé, où trouver la moelle, leur procurait
l'expérience pratique. Cest ainsi que se montrent si savants les
habitants actuels de la Sibérie méridionale. Leurs connaissan-
ces anatomiques, en ce qui concerne les différentes catégories
d'animaux , sont aussi sûres que détaillées (1).
De l'habitude de voir des squelettes , de les manier, de les
rompre , à l'idée de raccommoder un membre brisé ou de rem-
plir une alvéole , le passage est extrêmement court. Il ne faut
ni une intelligence extraordinaire ni un degr* de culture géné-
rale bien avancé pour le franchir. Néanmoins il est intéressant
de constater que les Finnois le savaient faire, parce qu'on
s'explique ainsi un fait resté jusqu'à présent énigmatique, le
plombage des dents malades chez les plus anciens Romains,
habitude à laquelle fait allusion un article de la loi des XII
Tables. Ce procédé médical , inconnu aux populations de la
Grande-Grèce, provenait des tribus sabmes ou des Rasênes,
qui ne pouvaient l'avoir reçu que des anciens possesseurs jaunes
de la péninsule. Voilà comment le bien sort du mal , et com-
ment l'ostéologie, avec ses applications bienfaisantes, a sa
source première dans l'anthropophagie.
Si l'on a quelque droit de s'étonner d'avoir pu tirer de pa-
reilles conclusions de l'examen des squelettes trouvés dans les
dolmens, on était fondé à en attendre les moyens de préciser
physiologiquement le caractère ethnique des populations aux-
quelles ils ont appartenu. Malheureusement les résultats ob-
tenus jusqu'ici n'ont pas justifié cette espérance : ils sont des
plus pauvres.
Pour première difficulté, on a peu de corps entiers. Le plus
souvent les cadavres, altérés par des accidents inévitables, à
la suite de si longs siècles d'inhumation, n'offrent qu'un objet
d'examen fort incomplet. Trop fréquemment aussi, les explo-
ra (1) Hue, Souvenirs cfun voyage dans la Tartarie, le Thibet et la
h Chine, t. II.
88 DE L' IN KG ALITÉ
rateurs , ignorants ou maladroits, ne les ont pas assez ménagés
en pénétrant dans leurs asiles. Bref, jusqu'à ce jour, la phy-
siologie n'a rien ajouté de bien concluant aux preuves offertes
par d'autres ordres de connaissances touchant le séjour pri-
mordial des Finnois sur toute la surface du continent d'Europe.
Comme cette science n'est pas non plus parvenue à démontrer
l'identité typique des squelettes trouvés en différents lieux,
elle ne peut servir même à reconnaître si l'ancienne population
a été ou non bien nombreuse. Pour se former une opinion à
cet égard , il faut revenir aux témoignages fournis par les mo-
numents que d'ailleurs on trouve en si étonnante abondance.
Déjà l'ubiquité du dolmen tendait à établir que les envahis-
seurs avaient pénétré jusque dans le centre , jusque dans les
régions montagneuses de notre partie du monde. Mal pourvus
des moyens matériels de rendre ces invasions faciles, ils n'ont
dû y être déterminés que par une surabondance de nombre
qui leur a rendu impossible de continuer à vivre tous agglo-
mérés sur les premiers points de débarquement.
Cette induction puissante est renforcée encore par un argu-
ment direct, argument matériel qui saisit la conviction de la
manière la plus forte , en augmentant la liste des monuments
finniques de la description du plus vaste, du plus étonnant
dont on ait encore eu connaissance (1).
La vallée de la Seille, en Lorraine , occupée aujourd'hui par
les villes de Dieuze, de Marsal, de Moyenvic et de Vie, ne
formait, avant que l'homme y eût mis les pieds, qu'un im-
mense marécage boueux et sans fond, créé et entretenu par
«ne multitude de sources salines, qui, perçant de toutes parts
sous la fange, ne laissaient pas un endroit stable et solide. En-
touré de hauteurs , ce coin de pays était , en outre , aussi peu
accessible qu'habitable. Une horde finnoise jugea qu'il lui serait
possible de s'y faire une retraite à l'abri de toutes les agres-
sions, si elle réussissait à y créer un terrain capable de la porter.
(1) F. de Saulcy, Notice sur une Inscription découverte à Marsal,
Paris, in-S", 1846. Se trouve aussi dans les Mémoires de l'Académie des
inscriptions. — Ce travail n'est pas un des moins ingénieux ni des
moins sagaces du savant académicien.
DBS KACES HUMAINES. 89
Pour y parvenir, elle fabriqua, avec l'argile des collines
environnantes, une immense quantité de morceaux de terre
pétris à la main. On retrouve encore aujourd'hui, sur ceux de
ces fragments que l'on exhume de la vase, les traces recon-
naissables de doigts d'hommes, de femmes et d'enfants. Quel-
quefois, pour abréger sa besogne, l'ouvrier sauvage s'est avisé
de prendre un bloc de bois et de le recouvrir d'une faible cou.
che de glaise. Tous ces fragments ainsi préparés furent en-
suite soumis à l'action du feu et transformés en briques on ne
peut plus irrégulières, dont les plus grandes, qui sont aussi
les plus rares , ont environ 25 centimètres de circonférence
sur une longueur à peu près égale. La plupart n'ont que des
dimensions beaucoup plus faibles.
Les matériaux ainsi préparés furent transportés dans le ma-
rais, et jetés pêle-mêle sur la boue, sans mortier ni ciment.
Le travail s'étendit de telle manière que le radier artificiel, re-
couvert aujourd'hui d'une couche de vase solidifiée de sept à
onze pieds de profondeur, a, dans ses parties les plus minces,
trois pieds de hauteur, et dans les plus épaisses sept environ.
\insi fut créé sur l'abîme une espèce de croûte que le temps a
rendue très compacte, et qui est évidemment très solide,
puisqu'on la voit porter plusieurs villes , habitées par une po-
pulation totale de vingt-neuf à trente mille âmes.
L'étendue de cet ouvrage bizarre , connu dans le pays sous
le nom de briquetage de Marsal, paraît être, autant que les
sondages exécutés au dernier siècle par rinfeeûicur la Sauva-
«'ère ont pu le faire connaître, de cent quatre-vingt-douze
mille toises carrées sous la ville de Marsal , et de quatre-vingt-
deux mille quatre cent quatre-vingt-dix-neuf toises sous
Movenvic.
En comparant entre elles les différentes mesures, M. de Saul-
cy a calculé approximativement, et en ayant soin de modérer,
même à l'extrême , toutes ses appréciations, le nombre de bras
et la durée de temps indispensables pour achever ce singulier
monument de barbarie et de patience , et il a trouvé que qua-
tre mille ouvriers actuels, usant des mêmes procédés, n'ayant
d'ailleurs à s'occuper ni de l'extraction de l'argile, ni du char-
90 DE l'inégalité
riage de cette matière sur les lieux de manutention , ni de la
coupe, ni du transport du bois nécessaire à la cuisson des bri<
ques, ni enfm de celui de ces briques sur les points d'immer-
sion, et opérant pendant huit heures par jour, mettraient
vingt-cinq ans et demi pour arriver à la fin de leur tâche. On
peut juger par là quelle est l'importance du travail exécuté.
II est à peine utile de dire que ce ne sont pas de telles con-
ditions qui ont présidé à la construction du briquetage de
Marsal. Ce ne sont pas , dis-je , des ouvriers astreints réguliè-
rement et uniquement à leur labeur qui l'ont exécuté. Il a été
conduit à fin par des familles de travailleurs barbares, agis-
sant lentement, maladroitement, mais avec une persévérance
imperturbable qui comptait pour rien et le temps et la peine.
Il est aussi vraisemblable que, dans la pensée de ceux qui les
premiers se sont mis à l'œuvre, le briquetage ne devait pas
acquérir l'extension qu'il a prise. Ce n'est qu'à mesure où la
population, favorisée par la sécurité des lieux, s'y est recrutée
et étendue , qu'on a pu sentir l'opportunité de faire à la de-
meure commune des augmentations correspondantes. Plusieurs
siècles se sont donc passés avant que le radier en arrivât à pou-
voir porter des masses d'habitants à coup sûr respectables, car
tant de fatigues n'ont pas été dépensées pour créer des espaces
vides.
S'il était possible d'organiser des fouilles intelligentes sur ce
terrain, et de sonder avec un peu de bonheur les boues qui le
recouvrent, ou mieux encore celles dont il cache les abîmes , il
est à présumer que l'on y découvrirait beaucoup plus de restes
finniques qu'on ne saurait l'espérer partout ailleurs (I) .
(1) Je n'ai ici l'intention ni l'opportunité d'énumérer absolument
toutes les catégories de monuments finniques répandus en Europe.
Je ne m'attache qu'aux principaux. J'aurais pu mentionner, entre au-
tres, certaines excavations en forme de plats ou de disques remar-
quées par M. TroTon sur plusieurs blocs erratiques du Jura. Ils ap-
partiennent probablement à l'époque où les Finnois, entrés en rapport
avec les peuples blancs, se trouvèrent pourvus de quelques instru-
ments de métal qui leur rendirent ce travail possible. Je fais allusion
plus bas à cette dernière circonstance.
DES RACES HUMAINES. 91
Ces populations d'hommes d'autrefois, ces tribus dont les
vestiges se retrouvent préférableraent au bord des mers, des
rivières, des lacs, au sein même des marais, et qui semblent
avoir eu pour le voisinage des eaux un attrait tout particulier,
doivent paraître bien grossières assurément; toutefois on ne
peut leur refuser ni les instincts d'un certain degré de socia-
bilité, ni la puissance de quelques conceptions qui ne sont pas
dénuées d'énergie , bien qu'elles le soient totalement de beauté.
Les arts n'étaient évidemment pas l'affaire de ces peuples , à
en juser d'ailleurs par les dessins bien misérables que l'on con-
naît d'eux.
Des poteries ornementées sont trouvées assez souvent dans
les dolmens. Les lignes spirales simples, doubles ou même triples
s'y reproduisent presque constamment. Il estmême rare qu'il s'y
présente autre chose, à part quelques dentelures. L'aspect de
ces arabesques rappelle complètement les compositions dont
les indigènes américains embellissent encore leurs gourdes. Ces
spirales, trait principal du goût finnique, et au delà desquelles
une invention stérile n'a pu guère aller, se voient non seule-
ment sur les vases, mais sur certains monuments architectu-
taux qui, faisant exception à la règle générale, portent quel-
ques traces de taille. Il est vraisemblable que ces constructions
appartiennent aux époques les plus récentes, à celles où les
aborigènes ont eu à leur disposition soit les instruments, soit
même le concours de quelques Celtes , circonstance très ordi-
naire dans les temps de transition. Un grand dolmen, à New-
Grange , dans le comté irlandais de Meath , est non seulement
orné de lignes spirales, il a encore des entrées en ogives. Un
;iutre , près de Dowth , est même embelli de quelques croix
inscrites dans des cercles. C'est le nec plus ultra. A Gavr-In-
nis, près de Lokmariaker, M. Mérimée a observé des sculptu-
res ou plutôt des gravures du- même genre. Il existe aussi, au
musée de Cluny, un os sur lequel a été entaillée assez profon-
dément l'image d'un cheval. Tout cela est fort mal fait, et sans
rien qui révèle une imagination supérieure à l'exécution , ob-
servation que l'on a si souvent lieu de faire dans les œuvres les
plus mauvaises des métis mélaniens. Encore n'est-il pas bien
02 DE l'inégalité
assuré que le dernier objet soit Cnnique, bien qu'il ait été
trouvé dans une grotte et recouvert d'une sorte de gangue
pierreuse qui semble lui assigner une assez lointaine antiquité.
Je n'ai démontré jusqu'ici que par voie de comparaison et
d'élimination la présence primordiale des peuples jaunes en
Europe. Quelle que soit la force de cette méthode , elle ne suf-
fit pas. Il est nécessaire de recourir à des éléments de persua-
sion plus directs. Heureusement ils ne font pas défaut.
Les plus anciennes traditions des Celtes et des Slaves, les
premiers des peuples blancs qui aient habité le nord et l'ouest
de l'Europe, et, par conséquent, ceux qui ont gardé les sou-
venirs les plus complets de l'ancien ordre des choses sur ce
continent, se montrent riches de récits confus ayant pour
objets certaines créatures complètement étrangères à leurs
races. Ces récits, en se transmettant de bouche en bouche, à
à travers les âges, et par l'intermédiaire de plusieurs généra-
tions hétérogènes, ont nécessairement perdu depuis longtemps
leur précision et subi des modifications considérables. Chaque
siècle a un peu moins compris ce que le passé lui livrait, et c'est
ainsi que les Finnois , objets de ce qui n'était d'abord qu'un
fragment d'histoire , sont devenus des héros de contes bleus ,
des créations surnaturelles.
Ils sont passés de très bonne heure du domaine de la réalité
dans le milieu nuageux et vague d'une mythologie toute parti-
culière à notre continent. Ce sont désormais ces nains, le plus
souvent difformes, capricieux, méchants, et dangereux, quel-
quefois, au contraire, doux, caressants, sympathiques et
d'une beauté charmante (I), cependant toujours nains, dont
les bandes ne cessent pas d'habiter les monuments de l'âge de
pierre, dormant le jour sous les dolmens, dans la bruyère, au
(1) Shakespeare, Midsummer-Night's Dream et the Tempest. — Ro-
bin Good Fellom dans les Relies of A ncienl English Poetry , de Thomas
Percy, in-8°, Lond., 18i7. Les nains abondent chez tous les peuples de
l'Europe. — Partout où les nains sont braves , bienveillants et aimables,
on doit reconnaître l'inQuence de la mythologie Scandinave ou des
fables orientales. Les renseignements italiotes, celtiques et slaves les
traitent constamment avec une extrême sévérité.
DES BACES HUMAINES. 9vT
pied des pierres levées, la nuit se répandant à travers les lan-
des, au long des chemins creux, ou bien encore, errant au
bord des lacs et des sources, parmi les roseaux et les grandes
herbes.
C'est une opinion commune aux paysans de l'Ecosse , de la
Bretagne et des provinces allemandes que les nains cherchent
surtout à dérober les enfants et à déposer à leur place leurs
propres nourrissons (1). Quand ils ont réussi à mettre en défaut
la surveillance d'une mère, il est très difficile de leur arracher
leur proie. On n'y parvient qu'en battant à outrance le petit
monstre qu'ils lui ont substitué. Leur but est de procurer à
leur progéniture l'avantage de vivre parmi les hommes, et
quanta l'enfant volé, les légendes sont partout unanimes sur
ce qu'ils en veulent faire : ils veulent le marier à quelqu'un
d'entre eux, dans le but précis d'améliorer leur race (2).
Au premier abord , on est tenté de les trouver bien modestes
d'envier quelque chose à notre espèce , puisque , par la longé-
vité et la puissance surnaturelle qu'on leur attribue d'ailleurs,
ils sont très supérieurs et ^très redoutables aux fils d'Adam.
Mais il n'y c pas à raisonner avec les traditions : telles qu'el-
les sont, il i'aut les écouter ou les rejeter. Ce dernier parti
serait ici peu judicieux , car l'indication est précieuse. Cette
ambition ethnique des nains, n'est autre que le sentiment qui
se retrouve aujourd'hui chez les Lapons. Convaincus de leur
laideur et de leur infériorité , ces peuples ne sont jamais plus
contents que lorsque des hommes d'une meilleure origine,
s'approcliant de leurs femmes ou de leurs filles , donnent au
père ou au mari , ou même au fiancé , l'espérance de voir sa
hutte habitée un jour par un métis supérieur à lui (3) .
Les pays de l'Europe où la mémoire des nains s'est conser-
vée le plus vivace sont précisément ceux où le fond des popu-
lations est resté le plus purement celtique. Ces pays sont la
(J) La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. I. Voir la
ballade inUlulée l'Enfant supposé. « A sa place on avait mis un mons-
Ue; sa face est aussi rousse que celle d'un crapeau. » (P. 51.)
(J) Ibid., Introduction, p. xlix.
(3) Regnard , Voyage en Laponie.
^4 DB L*INÉGALITÉ
Breta2;ne, l'Irlnnde, l'Ecosse, l'Allemagne. La tradition s'est,
au contraire, affaiblie dans le midi de la France, en Espagne,
en Italie. Chez les Slaves, qui ont subi tant d'invasions et de
bouleversements provenant de races très différentes, elle n'a
pas disparu, tant s'en faut, mais elle s'est compliquée d'idées
étrangères. Tout cela s'explique sans peine. Les Celtes du nord
et de l'ouest, soumis principalement à des influences germani-
ques, en ont reçu et leur ont prêté des notions qui ne pou-
vaient faire disparaître absolument le fond des premiers ré-
cits. De même pour les Slaves. Mais les populations sémitisées
du sud de l'Europe ont de bonne heure connu des légendes
venues d'Asie, qui, tout à fait disparates avec celles de l'an-
cienne Europe, ont absorbé leur attention et exigé presque
tout leur intérêt.
Ces petits nains , ces voleurs d'enfants , ces êtres si persuadés
de leur infériorité vis-à-vis de la race blanche, et qui, en
même temps , possèdent de si beaux secrets , un pouvoir im-
mense, une sagesse profonde, n'en sont pas moins tenus, par
l'opinion, dans une situation des plus humbles et même véri-
tablement servile. Ce sont des ouvriers (1), et surtout des ou-
vriers mineurs. Ils ne dédaignent pas de battre de la fausse
monnaie. Retirés dans les entrailles de la terre, ils savent fa-
briquer, avec les métaux les plus précieux, les armes de la plus
fine trempe. Ce n'est pourtant jamais à des héros de leur race
qu'ils destinent ces chefs-d'œuvre. Ils les font pour les hommes
qui seuls savent s'en servir.
Il est arrivé parfois, dit la Fable, que des ménétriers, re-
venant tard de noces de village , ont rencontré , sur la lande ,
après minuit sonné , une foule de nains fort affairés aux car-
refours des chemins creux. D'autres témoins rustiques les ont
vus s'agitant par essaims au pied des dolmens , leurs demeures
d'habitude , s'escrimant de lourds marteaux , de fortes tenail-
(1) DiefTenbach, Celtica II, 2* Abtb., p. 210. Les montagnards gaëls
de l'Ecosse attribuent les monuments pseudo-celtiques de leur pays
à un peuple mystérieux, antérieur à leur race et qu'ils nomment
drinnach, les ouvriers.
DBS BACES HUMAINES. 95
les, transportant les blocs de granit, et tirant du minerai d'or
des entrailles de la terre. C'est surtout en Allemagne que l'on
raconte des aventures de ce dernier genre. Presque toujours
ces ouvriers laborieux ont donné lieu à la remarque qu'ils
étaient singulièrement chauves. On se rappellera ici que la
débilité du système pileux est un trait spéciGque chez la plu-
part des Finnois.
Dans maintes occasions , ce ne sont plus des mineurs que
l'on a surpris occupés à leur travail nocturne , mais des fileuses
décrépites ou bien de petites lavandières battant le linge de
tout leur cœur, sur le bord du marécage. Il n'est même pas
besoin que le villageois irlandais, écossais, breton, allemand,
Scandinave ou slave, sorte de chez lui pour faire de pareilles
rencontres. Bien des nains se blottissent dans les métairies , et
y sont d'un grand secours à la buanderie, à la cuisine, à l'é-
table. Soigneux , propres et discrets , ils ne cassent ni ne per-
dent rien, ils aident les servantes et les garçons de ferme avec
le zèle le plus méritoire. Mais de si utiles créatures ont aussi
leurs défauts, et ces défauts sont grands. Les nains passent
universellement pour être faux , perGdes, lâches, cruels, gour-
mands à l'excès , ivrognes jusqu'à la furie, et aussi lascifs que
les chèvres de Théocrite. Toutes les histoires d'ondines amou-
reuses, dépouillées des ornements que la poésie littéraire y a
joints, sont aussi peu édifiantes que possible (1).
Les nains ont donc, par leurs qualités comme par leurs
vices, la physionomie d'une population essentiellement sérvile,
ce qui est une marque que les traditions qui les concernent se
sont primitivement formées à une époque oii , pour la plupart
du moins , ils étaient déjà tombés sous le joug des émigrants
de race blanche. Cette opinion est confirmée , ainsi que l'au-
thenticité des récits de la légende moderne , par les traces très
reconnaissables, très évidentes, que nous retrouvons de tous
les faits qu'elle indique et attribue aux nains, de tous, sans
exception aucune, dans l'antiquité la plus haute. La philologie,
(1) Ces contes ont cours en Allemagne absolument comme en Ecosse
et en Bretagne.
îiG DE l'inégalité
les mythes, et même rhistoire des époques grecques, étrus-
ques et sabines , vont démontrer cette assertion.
Les nains sont connus, en Europe, sous quatre noms prin-
cipaux , aussi vieux que la présence des peuples blancs. Ces
noms appartiennent , par leurs racines, au fond le plus ancien
des langues de l'espèce noble. Ce sont, sous réserve de quel-
ques altérations de formes peu importantes, les mois pijgmée
fad, gen et na7:
Le premier se trouve dans une comparaison de Y Iliade, où
le poète, parlant des cris et du tumulte qui s'élèvent des rangs
des Troyens prêts à commencer le combat, s'exprime ainsi :
« De même montent vers le ciel les clameurs des grues,
« lorsque , fuyant l'hiver et la pluie incessante , elles volent en
« criant vers le fleuve Océan, et apportent le meurtre et la
« mort aux hommes pygmées. »
Le fait seul que celte allusion est destinée à faire bien saisir
aux auditeurs du poème quelle était l'attitude des Troyens
prêts à combattre , prouve que l'on avait , au temps d'Homère,
une notion très générale et très familière de l'existence des
pygmées. Ces petits êtres, demeurant du côté du fleuve Océan,
se trouvaient à l'ouest du pays des Hellènes, et comme les
grues allaient les chercher à la fin de l'hiver, ils étaient au
nord -, car la migration des oiseaux de passage a lieu à cette
époque dans cette direction. Ils habitaient donc l'Europe occi-
dentale. C'est là , en effet , que nous les avons jusqu'à présent
reconnus à leurs œuvres. Homère n'est pas le seul dans l'an-
tiquité grecque qui ait parlé d'eux. Hécatée de Milet les men-
tionne, et eu fait des laboureurs minuscules réduits à couper
leurs blés à coups de hache. Eustathe place des pygmées
dans les régions boréales , vers la hauteur de Thulé. Il les fait
extrêmement petits, et ne leur assigne pas une vie très longue.
Enfin Aristote lui-même s'occupe d'eux. Il déclare ne les
considérer nullement comme fabuleux. Mais il explique la taille
minime qu'on leur attribue par d'assez pauvres raisons, en
disant qu'elle est due à la petitesse comparative de leurs che-
vaux ; et comme ce philosophe vivait à une époque où la mode
scientifique voulait que tout vînt de l'Egypte, il les relègue
DES RACES HUMAINES. 97
aux sources du Nil. Après lui la tradition se corrompt de plus
en plus dans ce sens, et Strabon, comme Ovide, ne donne
que des renseignements complètement fantastiques, et qui ne
sauraient ici trouver leur place.
Le mot de pygmée, TVj-^iLouoq, indique la longueur du poing
au coude. Telle aurait été la hauteur du petit homme ; mais il
est facile de concevoir que les questions de grandeur et de
quantité , tout ce qui exige de la précision , est surtout mal-
traité par les récits légendaires. L'histoire , même la plus cor-
recte, n'est pas d'ailleurs à l'abri des exagérations et des er-
reurs de ce genre. IIuY[Aaro; est donc le pendant du Petit
Poucet des contes français, et du Daiimling des contes alle-
mands. En supposant cette étymologie irréprochable pour les
époques historiques , qui ont su donner au mot la forme con-
gruante à l'idée qu'elles lui faisaient rendre , il n'y a pas lieu
d'en être pleinement satisfait et de s'y tenir pour ce qui ap-
partient à une époque antérieure, et, par conséquent, à des
notions plus saines. En se plaçant à ce point de vue , la forme
primitive perdue de -r^-^^aXo^ dérivait certainement d'une ra-
cine voisine du sanscrit pU, au féminin pa, qui veut dire
jaune, et d'une expression voisine des formes pronominales
sanscrite, zende et grecque , aham, azem, Iy<j^v, qui, renfer-
mant surtout l'idée abstraite de {'être, a donné naissance au
gothique guma, homme. DuYfxaîbs ne signifie donc autre chose
qvC homme jaune.
Il est digne de remarque que la racine pronominale de ce
mot guma, se rapprochant, dans les langues slaves, de l'ex-
pression sanscrite gan, qui indique la production de l'être ou
la génération, intercale un n là où les autres idiomes d'origine
blanche actuellement connus ont abandonné cette lettre. Elle
survit cependant en allemand , dans une expression fort an-
cienne , qui est gnome. Le gnome est donc parfaitement iden-
tique et de nom et de fait au pygmée ; dans sa forme actuelle,
ce vocable ne signifie, au fond, pas autre chose qu'un être;
c'est qu'il est mutilé, sort commun des choses intellectuelles
et matérielles très antiques.
Après ces dénominations grecque et gothique de pygmée et
6
98 DE l'inégalité
de gnome, se présente l'expression celtique de fad. Les Galls
appelaient ainsi l'homme ou la femme qu'ils considéraient
comme inspirés (1). C'est le vates des peuples italiotes, et, par
dérivation , c'est aussi cette puissance occulte dont les devins
avaient le pouvoir de pénétrer les secrets, fatum (2). Une telle
identification originelle des deux mots n'est d'ailleurs point fa-
cultative. Fad, devenu aujourd'hui, dans le patois du pays de
Vaud, fa(/ia ou fada , dans le dialecte savoyard du Chablais
fihes, dans le genevois fatje, dans le français fée, dans le ber-
richon fadet, au féminin fadette, dans le marseillais fada,
désigne partout un homme ou une femme élevés au-dessus
du niveau commun par des dons surnaturels, et rabaissés au-
dessous de ce même niveau par la faiblesse de la raison. Le
fada, le fadet est tout à la fois sorcier et idiot, un être fatal.
En suivant cette trace, on trouve les mêmes notions réunies
sur le même être , sous une autre forme lexicologique , chez
les racs blanches aborigènes de l'Italie. C'est faumis, au fé-
minin fauna. Il y a longtemps déjà que les érudits ont remar-
qué comme une singularité que ces divinités sont à la fois une
et multiples, faunus et fauni, faime et les faunes, et, plus
encore , que le nom de la déesse est identique à celui de son
mari, circonstance dont, en effet, la mythologie classique n'of-
fre peut-être pas un second exemple. D'autre explication n'est
pas possible que d'admettre qu'il s'agit ici , non pas de déno-
mination de personnes, mais d'appellations génériques ou na-
tionales. Faune et les faunes ont, en Grèce, leurs pareils dans
Pan et les pans, les aegipans, transformation facile à expliquer
d'un même mot. La permutation du p et de Yf est trop fré-
quente pour qu'il soit nécessaire de la justifier.
Le faune aussi bien que le pan étaient des êtres grotesques
par leur laideur, touchant de près à l'animalité, ivrognes, dé-
bauchés, cruels, grossiers de toutes façons, mais connaissant
(1) Mémoires et documents publiés par la Société d'histoire et dCar-
ehéologie de Genève, t. V, p. 496.
(4) Le nom des fées en italien, fala, s'y rapporte éfroitement II en
«st probablement de même de Tespagnol hada.
DES BACES HUMAI\ES. 99
l'avenir et sachant le dévoiler (l). Qui ne voit ici le portrait
moral et physique de l'espèce jaune, comme les premiers émi-
grants blancs se le sont représenté? Un penchant invincible
à toutes les superstitions, un abandon absolu aux pratiques
magiques des sorciers, des jeteurs de sorts, des chamans, c'est
encore là le trait dominant de la race finnique dans tous les
pays où on pçut l'observer. Les Celtes métis et les Slaves, en
accueillant dans leur théologie, aux époques de décadence, les
aberrations religieuses de leurs vaincus , appelèrent très na-
turellement du nom même de ces derniers leurs magiciens, hé-
ritiers ou imitateurs d'un sacerdoce barbare. On aperçoit dans
la lasciveté des ondines ce vice si constamment reproché aux
femmes de la race jaune, et qui est tel qu'il a, dit-on, fait naî-
tre l'usage de la mutilation des pieds, pratiquée comme précau-
tion paternelle et maritale sur les filles chinoises, et que là où
il ne rencontre pas les obstacles d'une société réglée , il donne
lieu , comme au Kamtschatka , à des orgies trop semhlables
aux courses des Ménades de la Thrace, pour qu'on ne soit
pas disposé à reconnaître dans les fougueuses meurtrières d'Or-
phée , des parentes de la courtisane actuelle de Sou-Tcheou-
Fou et de Nanking (2). On ne remarque pas moins chez les
faunes le goût absorbant du vin et de la pâture, cette sensua-
lité ignoble de la famille mongole, et, enfin, on y relève cette
aptitude aux occupations rurales et ménagères (3) que les lé-
gendes modernes attribuent à leurs pareils, et que, du temps
des Celtes primitifs, on pouvait obtenir avec facilité d'une race
(1) Pan était sorcier dans toute la force du terme :
Hunere sic niveo lanae, si credere dignum est,
Pan, deus Arcadiae, captain te, Luna, fefellii.
In nemora alla vocans; nec tu adspernata vocantetn.
Virg. , Georg. , III , 391-393.
(i) Callery et Ivan, rinsurrection en Chine, in-12, Paris, 1853, p. 224.
(3) Et vos, agrestum prsesentia numina, Fauni,
Kerte simul, Faunique, pedem, dryadesque puellœ : '
Munera vestra cano.
Virg. , Georg., 1, lO-l-i.
Pan , ovium custos.
Ibid. , 1, 17.
iOO DE l'inégalité
Utilitaire et essentiellement tournée vers les choses matérielles.
L'assimilation complète des deux formes, faunus et râv,
n'offre pas de dirfîcultés. On doit la pousser plus loin. Elle est
applicable également, quoique d'une manière d'abord moins
évidente, aux mots hhorrigan et khoridwen. C'est ainsi que
les paysans armoricains désignent les nains magiques de leurs
pays. Les Gallois disent Gwrachan (1). Ces expressions sont
l'une et l'autre composées de deux parties. Khorr et Gior ne
valent autre chose que gon et gwn, ou gan (2), chez les La-
tins genius, en français génie , employé dans le même sens. Je
m'explique.
La lettre r, dans les langues primitives de la famille blan-
che, a été d'une extrême débilité. L'alphabet sanscrit la pos-
sède trois fois, et, pas une seule ne lui accorde la force et la
place d'une consonne. Dans deux cas, c'est une voyelle; dans
un, c'est ime demi-voyelle comme 1'/ et le w qui, pour nos idio-
mes modernes, a conservé par sa facilité à se confondre, même
^aphiquement , avec Vu ou I'om, une égale mobilité.
Cette r primordiale, si incertaine d'accentuation, paraît
avoir eu les plus grands rapports avec Vain, Va emphatique
des idiomes sémitiques, et c'est ainsi seulement qu'on peut
s'expliquer le goût marqué de l'ancien Scandinave pour cette
lettre. On la retrouve dans une grande quantité de mots où le
sanscrit mettait un a, comme, par exemple, dans gardhr, sy-
nonyme de garta, enceinte, maison, ville.
Cette faiblesse organique la rend plus susceptible qu'aucune
autre des nombreuses permutations dont les principales ont
lieu, comme on doit s'y attendre, avec des sons d'une faiblesse
à peu près égale, avec 1'/ , avec le v, avec 1'^ ou l'n, consonne
à la vérité, mais reproduite trois fois en sanscrit, et, par con-
(1) On nomme aussi quelquefois les khorrigans, duz, les 'dieux,
c'est un dérivé de i'arian dèwa. — La Villemarqué, ouvr. cité, Introduct.,
t. I, p. XLVi. — Voir l'arlicle Dwergar, dans VEncycl. Ersch u. Gruber,
sect. I, 28 th., p. iOO et pass. — Dieffenbach, Celtica II, Abth. S, p. 2H.
(2) Gan est encore un nom très communément appliqué, par les
paysans bretons, aux khorrigans. Dans l'Inde, on connaît aussi les
gâni pour être des démons malfaisants d'une espèce inférieure. — Gor-
rcsio, Ramayana, t. VI, p. 125.
DES RACES HUMAINES. 101
séquent, peu clairement marquée, enfin avec le g, par suite de
l'affinité intime qui unit ce dernier son au w, principalement
dans les langues celtiques (1). Citer trop d'exemples de l'appli-
cation de cette loi de muabilité serait ici hors de place-, mais
comme il n'est pas sans intérêt pour le sujet même que je
traite, d'en alléguer quelques-uns, en voici des principaux :
nâv et faunus sont corrélatifs de forme et de sens au per-
san : ^tJ ;^er«, une fée, et, en anglais, à fairy ^ et en fran-
çais, à la désignation générale de féerie, et en suédois à alfar,
et en allemand à elfen (2). Dans le kymrique, on a l'adjectif
ffymig, méchant, cruel, hostile, criminel, qui se trouve en
parenté étymologique bien remarquable avec ffur, sage , sa-
vant, et fumer, sagesse, prudence, d'où est venu notre mot
finesse (3). C'est ainsi que gan, wen, khorr et genius, et fen,
sont des reproductions altérées d'un seul et même mot.
Les dieux appelés par les aborigènes italiotes, et par les
fitrusques, genii, étaient considérés comme supérieurs aux
puissances célestes les plus augustes. On les saluait des titres
celtiques de lar ou larth, c'est-à-dire seigneurs, et de péna-
tes, penaeth, \es premiers, les sublimes. On les représentait
sous la forme de nains chauves , fort peu avenants. On les di-
sait doués d'une sagesse et d'une prescience Infinies. Chacun
d'eux veillait, en particulier, au salut d'une créature humaine,
et le costume qui leur était attribué était une sorte de sac
sans manches, tombant jusqu'à mi-jambes.
Les Romains les nommaient, pour cette raison, dii involuti,
les dieux enveloppés. Qu'on se figure les grossiers Finnois
revêtus d'un sayon de peaux de bêtes , et l'on a cet accoutre-
ment peu recherché dont les auteurs de certaines pierres gra-
(>) Bopp, Vergleichende Grammatik, p. 39 et pass. — Aufrecht u. Kir-
fhhoff. Die umbrischen Spracndenkmaeler, p. 97, § 2;^. — Le mot
cfllique tara, pain, devenu panis, offre un exemple certain de mu-
tation de Vr en n.
(i) 1-1 première syllabe al ou el n'est que l'article celtique. — Richter,
die Elfen, Encycl. Ersch. u. Gruber, sect. I, 33, p. 3(H el seqq.
(3) Dieffenbach, Vergleichendes Woerlerbuch der gothischen Sprache,
Krnnkfurt a. M., 1851, in-8», t. I, p. 358-359.
6.
102 DE l'^inégalité
vées ont probablement eu en vue de reproduire l'image (1).
Ces genii, ces larths, esprits élémentaires, n'ont pas be-
soin d'être comparés longuement aux Finnois pour qu'on re-
connaisse en eux ces derniers. L'identité s'établit d'elle-même.
La haute antiquité de cette notion, son extrême généralisation,
son ubiquité, dans toutes les régions européennes, sous les
différentes formes d'une même dénomination, faunus, -iv,
gen ou genius, fee, khorrigan , fairy , ne permettent pas'de
douter qu'elle ne repose sur un fond parfaitement historique.
Il n'y a donc nulle nécessité d'y insister davantage, et on peut
passer à la dernière face de la question en examinant le mot
nar.
Il est identique avec nanus, ou mieux encore avec le celti-
que nan , par suite de la loi de permutation qui a été établie
plus haut. Dans les dialectes tudesques modernes, il signifle
un fou, comme jadis, chez les peuples italiotes, fatuus, dérivé
de fad. Les langues néo-latines l'ont consacré à désigner ex-
clusivement un nain , abstraction faite de toute idée de déve-
loppement moral. Mais, dans l'antiquité, les deux notions au-
jourd'hui séparées se présentaient réunies. Le nan ou le nar
était un être laborieux et doué d'un génie magique , mais sot,
borné, fourbe, cruel et débauché, toujours de taille remarqua-
blement petite, et généralement chauve.
Le casnar des Étrusques était une sorte de poUchineile ra-
bougri, contrefait, nain et aussi sot que méchant, i^ourmand
et porté à s'enivrer. Chez les mêmes peuples , le nanus était
(1) Tel est le personnage de Tagès. Le mythe qui le concerne est des
plus signiflcatifs. Un laboureur tyrrhénien ayant un jour creusé un
sillon d'une profondeur peu commune , Tagés , fils d'un genius Jovia-
lis, d'un génie divin, d'un Gan, sortit tout à coup de la terre et adressa
la parole au laboureur. Celui-ci effrayé, poussa des cris, et tous les
Tyrrhéniens accoururent. Alors Tagés leur révéla les mystères de
l'aruspicine. Il avait à peine fini de parler qu'il expira. Mais les audi-
teurs avaient soigneusement écouté ses paroles, et la science divina-
toire leur fut acquise. De là, le pouvoir augurai particulier aux Étrus-
ques. Tagés était de la taille d'un enfant; sa sagesse était profonde»
Ainsi expliquaient les Rasénes l'héritage sacerdotal que leur avaient
légué les peuples qui les avaient précédés en Italie. — Cic, de Div.'
V-3; Ond.t Metam.; lC),oo8; Feslus, S. v. Tagés, Isid., Orig.fS, 9.
DES RACES HUMAINES. 103
uu pauvre hère sans feu ni lieu, ud vagabond, situation qui
était assurément, sur plus d'un point, celle des Finnois dépos-
sédés par les vainqueurs blancs ou métis, et, sous ce rapport,
ces misérables fournissent aux annales primitives de l'Occi-
dent le pendant exact de ce que sont, dans les chroniques
orientales, ces tristes Chorréens, ces Enakim, ces géants, ces
Goliaths vagabonds, eux aussi dépouillés de leur patrimoine
natal et réfugiés dans les villes des Philistins (I),
Au sentiment de mépris qui s'attachait ainsi au nan, réduit
a errer de lieux en lieux, s'unissait, dans la péninsule italique,
le respect des connaissances surhumaines qu'on prétait à ce
malheureux. On montrait à Cortone , avec une pieuse vénéra-
tion , le tombeau d'un nan voyageiu- (2).
On avait les mêmes idées dans l'Aquitaine. Le pays de Né-
ris révérait une divinité topique appelée Nen-nerio (3). Je re-
lève en passant qu'il semble y avoir dans cette expression un
pléonasme semblable à celui des mots korid-wen et khorri-
gan. Peut-être aussi faut-il entendi'e l'un et l'autre dans un
sens réduplicatif destiné à donner à ces titres une portée de
superlatif; ils signifieraient alors le gan ou le nan par ex-
cellence.
De l'Aquitaine passons au pays des Scythes, c'est-à-dire à
la région orientale de l'Europe qui, dans le vague de sa déno-
mination , s'étend du Pont-Euxin à la Baltique. Hérodote y
montre des sorciers fort consultés, fort écoutés, -et qui portaient
le nom d'Énarées et de Neures (4). Les peuples blancs au mi-
lieu desquels vivaient ces hommes, tout en accordant une con-
fiance très grande à leurs prédictions, les traitaient avec un
mépris outrageant, et, à l'occasion, avec une extrême cruauté.
/
(1) Cf. 1. 1, p. 486, note. — Dennis, ouvr. cité, t. I, p. xix.
(4) Le mol cas-nar est lui-même composé des deux mots nar et cas,
racine ariaoe qui, en sanscrit, signifie aller, marcher. Benfey, Glos-
tarium, p. 73. — Voir, sur le tombeau de Cortone, Dionys. Halle. ,
Anliq. rom., i, XXIII. — Abeken, ouv. cité, p. 26.
(3) Barallon, Recherche» sur plusieurs monuments celtiques et ro-
mains, ln-8«, Paris, 1806. p. 143.
(4) Hérod., IV, 17, 67, 6», el ailleurs.
104 DE l'inégalité
Lorsque les événements annoncés ne s'accomplissaient pas, on
brûlait vivants les devins maladroits. La science des Enarées
provenait, disaient-ils eux-mêmes, d'une disposition physique
comparable à l'hystérie des femmes. Il est probable , en effet,
qu'ils imitaient les convulsions nerveuses des sibylles. De tel-
les maladies éclatent beaucoup plus fréquemment chez les
peuples jaunes que dans les deux autres races. C'est pour cette
raison que les Russes sont, de tous les peuples métis de l'Eu-
rope moderne, ceux qui en sont le plus atteints.
Cet être, rencontré par toutes les anciennes nations blanches
de l'Europe sur l'étendue entière du continent, et appelé par
elles pygmée , fad, genius et nar, décrit avec les mêmes ca-
ractères physiques, les mêmes aptitudes morales, les mêmes
vices, les mêmes vertus, est évidemment partout un être pri-
mitivement très réel. Il est impossible d'attribuer à l'imagina-
tion collective de taut de peuples divers qui ne se sont jamais
revus ni consultés , depuis Tépoque immémoriale de leur sé-
paration dans la haute Asie, l'invention pure et simple d'une
créature si clairement définie et qui ne serait que fantastique.
Le bon sens le plus vulgaire se refuse à une telle supposition.
La linguistique n'y consent pas davantage ; on va le voir par le
dernier mot qu'il faut encore lui arracher, et qui va bien pré-
ciser qu'il s'agit ici, à l'origine, d'êtres de chair et d'os, d'hom-
mes très véritables.
Cessons un n[ioment de lui demander quel sens spécial les
Hellènes primitifs, peut-être même encore les Titans, atta-
chaient au mot depi/gmée, les Celtes à celui de fad, les Ita-
liotes à celui de genius, presque tous à celui de nan et de
nar. Envisageons ces expressions uniquement en elles-mêmes.
Dans toutes les langues , les mots commencent par avoir un
sens large et peu défini, puis, avec le cours des siècles, ces
mêmes mots perdent leur flexibilité d'application et tendent à
se limiter à la représentation d'une seule et unique nuance d'i-
dée. Ainsi, Haschaschi a voulu dire un Arabe soumis à la doc-
trine hérétique des princes montagnards du Liban, et qui,
ayant reçu de son maître un ordre de mort, mangeait du has-
3liisch pour se donner le courage du crime. Aujourd'hui, un
DES RACES HUMAINES. 105
assassin n'est plus un Arabe, n'est plus un hérétique musul-
man, n'est plus un sujet du Vieux de la Montagne, n'est plus
un séide agissant sous l'impulsion d'un maître, n'est plus un
mangeur de haschisch , c'est tout uniment un meurtrier. On
pourrait faire des observations semblables sur le mot gentil,
sur le mot franc, sur une foule d'autres ; mais, pour en revenir
à ceux qui nous occupent plus particulièrement, nous trouve-
rons que tous renferment dans leur sens absolu des applica-
tions très vagues, et que ce n'est que l'usage des siècles qui
les a fixés peu à peu à un sens précis.
Pit-goma serait encore celui qui pourrait le plus échapper
à cette définition , car, formé de deux racines, il particularise,
au premier aspect, l'objet auquel il s'applique. Il indique un
homme jaune, partant s'applique bien à un homme de la race
finnique. Mais, en même temps, comme il ne contient rien
qui fasse allusion aux qualités particulières de cette race, au-
tres que la couleur, c'est-à-dire à la petitesse, à la sensualité,
à la superstition, à l'esprit utilitaire, il ne suffit que faible-
ment à la désigner. D'ailleurs , il ne s'arrête pas à cette phase
incomplète de son existence : il subit une modification, et, de-
venant 7WYt*atoî, il prend toutes les nuances qui lui man-
quaient pour se spécialiser. Un pygmée n'est plus seulement
un homme jaune, c'est un homme pourvu de tous les carac-
tères de l'espèce finnique, et, dès lors, le mot ne saurait plus
s'appliquer à personne autre. Dans le dialecte des Hellènes, la
modification avait porté sur la lettre t, de façon, en la reje-
tant, à contracter les deux mots Pit-goma en une seule et
même racine factice , parce que là où il n'y a pas une racme
simple, factice ou réelle, il n'y a pas un sens précis. Mais, dans
la région extra-hellénique, l'opération se fit autrement, et, pour
atteindre à la forme concrète d'une racine, on rejeta tout à fait
le mot pit , qui aurait semblé pourtant devoir être considéré
comme essentiel, et, se servant uniquement de goma, très lé-
gèrement altéré, on désigna les Finnois par une forme du mot
homme, consacrée à eux seuls, et le but fut atteint. Bien que
gnome ne signifie pas autre chose qu'homme, il ne saurait
plus éveiller une autre idée que celle appliquée par la supersti-
106 DE l'inégalité
tion aux Finnois errants cachés dans les rochers et les ca-
vernes.
Il est peut-être plus difGcile d'analyser à fond le mot fad.
On doit croire que, mutilé comme jnt-goma, par la nécessité
d'eu faire une racine, il a perdu la partie que gnome a conser-
vée, et rejeté celle que ce dernier vocable a gardée. Dans cette
hypothèse, fad ne serait autre chose que pit, en vertu de
mutations d'autant plus admissibles que la voyelle, étant lon-
gue dans la forme sanscrite, était toute préparée à recevoir au
};ré d'un autre dialecte une prononciation plus large.
Avec le mot gen ou gan ou khorr, la même modification
de transformation que dans gnome se retrouve. Le sens pri-
mitif est simplement la descendance^ la race, les hommes,
genus. Il se peut aussi que la question ne soit pas aussi facile
à résoudre, et qu'au lieu d'une mutilation, il s'agisse ici d'une
contraction , aujourd'hui peu visible , et qui pourtant se laisse
concevoir. L'affinité des sons p, f, w, g, ou, d, permet de
comprendre la progression suivante :
pit-gen,
fît- gen,
fi-gen,
fï-ouen,
gân,
finn et fen.
Ce dernier mot n'a rien de mythologique, c'est le nom anti-
que des vrais et naturels Finnois, et Tacite le témoigne, non
seulement par l'usage qu'il en fait, mais par la description
physique et morale donnée par lui des gens qui le portent.
Ses paroles valent la peine d'être citées : « Chez les Finnois,
« dit-il, étonnante sauvagerie, hideuse misère; ni armes, ni
« chevaux, ni maisons. Pour nourriture, de l'herbe; pour vê-
« tements, des peaux; pour lit, le sol. L'unique ressource, ce
« sont les flèches que, par manque de fer, on arme d'os. Et la
« chasse repaît également hommes et femmes. Ils ne se quit-
« tent pas, et chacun prend sa part du butin. Aux enfants,
c pas d'autre refuge contre les bêtes et les pluies , que de s'a-»
DES BÂCES HUMAINES. 107
« briter dans quelque entrelacs débranches. Là reviennent les
« jeunes; là se retirent les vieillards (1). »
Aujourd'hui ce mot de Finnois a perdu , dans l'usage ordi-
naire, sa véritable acception, et les peuples auxquels on le
donne sont, pour la plupart du moins, des métis germaniques
ou slaves, de degrés très différents.
Avec nar ou nan, il y a évidemment mutilation. Ce mot,
pour le sanscrit et le zend, signifie également homme (2). On
a encore dans l'Inde la nation des Naïrs, comme on a eu dans
la Gaule , à l'embouchure de la Loire , les Nannètes. Ailleurs
le même nom se présente fréquemment (3). Quant au mot perdu,
il est retrouvé à l'aide de deux noms mythologiques, dont l'un
est appliqué par le Ramayana aux aborigènes du Dekkhan,
considérés comme des démons, les Naîrriti, autrement dit les
hommes horribles, redoutables (4); dont l'autre est le nom
d'une divinité celtique, adoptée par les Suèves Germains, ri-
verains de la Baltique. C'est Nerthus ou Hertha; son culte
était des plus sauvages et des plus cruels, et tout ce qu'on en
sait tend à le rattacher aux notions dégénérées que le sacer-
doce druidique avait empruntées des sorciers jaunes.
(1) De mor. Germ., XLVI.
(â) En zend, c'est, au nominatif, nairya.
(3)» J'ai sous les yeux quatre médailles gréco-bactriennes ou gréco-
indiennes, deux de cuivre, deux d'argent. La première porte sur une
face une figure debout, tournée do profil, vêtue d'une robe longue;
légende , à droite , NONO, à gauche , effacée. Au revers , figure de face,
le brat droit étendu, le bras gauche relevé vers la tête, tunique courte;
légende à gauche, illisible. La seconde : face, figure nimbée sur un
éléphant, légende à droite, NANO; à gauche, illisible. Revers, dt-
vinilé à plusieurs bras nivibée, debout, de profil, traitée dans le style
grec; monogramme say tique, légende à gauche : illisible. La troi-
sième, médaille d'argent : face , tête royale de profil, tournée à droite,
légende k droite : AIIAII (?); à gauche : OEPKIKOPAS (?); au revers,
deux figures très effacées, se faisant face; monogramme say tique, au
milieu : légende à droite : NAN ; à gauche : OKTO. La quatrième : face,
tite royale de face, le bras droit levé : légende à droite : AHAIIOr (?);
A gauche : OEPKIKOP (?). — Cabinet de S. E. M. le gén. baron de Pro-
kcsch-Osten.
(V) On lit aussi Nairiti; Gorresio, Ramayana, t. VI, introduct., p. 7,
«t notes, p. 402.
108 DE l'inégalité
Voici les aborigènes de l'Europe , considérés en personnes ,
décrits avec leurs caractères physiques et moraux. Nous n'avons
pas à nous plaindre cette fois de la pénurie des renseignements.
Ou voit que les témoignages et les débris abondent de toutes
parts, et établissent les faits sous la pleine clarté d'une com-
plète certitude. Pour que rien ne manque, il n'est plus besoin
que de voir l'antiquité nous livrer des portraits matériels de
ces nains magiques dont elle était si préoccupée. Nous avons
déjà pu soupçonner que l'image de Tagès et d'autres , qui se
rencontrent sur les pierres gravées , étaient propres à remplir
ce but. En désirant davantage , on demande presque une es-
pèce de miracle , et pourtant le miracle a lieu.
Entre Genève et le mont Salève, s'aperçoit, sur un mon-
ticule naturel, un bloc erratique qui porte sur une de ses
faces un bas-relief grossier, représentant quatre ligures debout,
de stature rabougrie et ramassée , sans cheveux , à physio-
nomie large et plate , tenant des deux mains un objet cylin-
drique dont la longueur dépasse de quelques pouces la largeur
des doigts (1). Ce monument est encore uni dans le pays aux
derniers restes de certaines cérémonies anciennes qui s'y pra-
tiquent comme dans tous les cantons où se conserve un fond
de population celtique (2).
Ce bas-relief a ses analogues dans les statues grossières'ap-
pelées baba , que tant de collines des bords du Ienisseï , de
l'Irtisch , du Samara , de la mer d'Azow, de tout le sud de la
Russie , portent encore. Il est, comme elles, marqué d'une ma-
nière évidente du type mongol. Ammien Marcellin faisait foi de
cette circonstance; Ruysbockl'a encore remarquée au xiii« siè-
cle, et, au XVIII», Pallas l'a relevée (3). Enfin, une coupe de
(1) Troyon, Colline des sacrifices de Chavannes sur le Veuron, in-*"^..
Londres, 1834, p. 14.
(2) C'est là « qu'on allume le premier feu des brandons, qui sert ds
c signal pour le feu des autres contrées. » Ibid., noie D. — Ces feui
remontent aux mêmes usages païens que les bûchers de la Saint-Jean
en France, et le jeu des torches qu'on lance en l'air en Bretagne
Les courses de flambeaux dans le Céramique, à Athènes, avaient auâ?'
une origine non pas hellénique, mais pélasgique.
(3) Ibid.
DES BACES HUMAINES. 109
cuivre , trouvée dans un tumulusdu gouvernement d'Oren-
bourg, est ornée d'une figure semblable, et, pour qu'il ne sub-
siste pas le plus léger doute sur les personnages qu'on a vou-
lu reproduire, un des babas du musée de Moscou a une tête
d'animal, et oflFre ainsi l'image incontestable d'un de cesNeu-
res qui jouissaient de la faculté de se transformer en loups (1).
Les deux particularités saillantes de ces représentations hu-
maines sont la nature mongole , non moins fortement accusée
sur le bas-relief du mont Salève que sur les monuments
russes, et aussi cet objet cylindrique, de longueur moyenne,
que l'on y remarque toujours tenu à deux mains par la figure.
Or les légendes bretonnes considèrent comme l'attribut prin-
cipal des Khorrigans un petit sac de toile qui contient des
crins, des ciseaux et autres objets destinés à des usages ma-
giques. Le leur enlever, c'est les jeter dans le plus grand em-
barras, et il n'est pas d'elTorts qu'ils ne fassent pour le ressaisir.
Ou ne peut voir dans ce sac que la poche sacrée où les
Chamans actuels conservent leurs objets magiques, et qui, en
effet , est absolument indispensable , ainsi que ce qu'elle con-
tient, à l'exercice de leur profession. Les babas et la pierre
genevoise donnent donc, indubitablement , le portrait matériel
des premiers habitants de l'Europe (2) : ils appartenaient aux
tribus finniques.
CHAPITRE II.
Les Thraces. — Les Illyriens. — Les Étrusques. — Les Ibères.
Quatre peuples, dignes du nom de peuples, se montrent
enfin dans les traditions de l'Europe méridionale , et viennent
disputer aux Finnois la possession du sol. Il est impossible de
(1) Hérod., IV, lœ».
(2) Il est encore évident que je ne me prononce pas plus sur l'âge
de la pierre du mont Salève que sur celui des babas russes. Il me suf-
RACB8 hj;mai:îes. — T. ir. 7
110 DE l'inégalité
déterminer, même approximativement , l'époque de leur ap-
parition. Tout ce qu'on peut admettre , c'est que leurs plus
anciens établissements sont bien antérieurs à l'an 2000 avant
Jésus-Christ. Quant à leurs noms, la haute antiquité grecque
et romaine les a connus et révérés, et même, en certains cas,
honorés de mythes religieux. Ce sont les Thraces, les Illyriens,
les Étrusques et les Ibères.
Les Thraces étaient , à leur début et probablement lorsqu'ils
résidaient encore en Asie, un peuple grand et puissant. La
Bible garantit le fait, puisqu'elle les nomme parmi les flls de
Japhet (1).
Les tribus jaunes, quand on les trouve pures, étant, en
général, peu guerrières, et le sentiment belliqueux diminuant
dans im peuple à mesure que la proportion de leur sang y aug-
mente , il y a lieu de croire que les Thraces n'appartenaient
pas à leur parenté étroite. Puis les Grecs en parlent fort sou-
vent aux temps historiques. Ils les employaient, concurremment
avec des mercenaires issus des tribus scythiques, en qualité
de soldats de police, et , s'ils se récrient sur leur grossièreté (2),
nulle part ils ne paraissent avoir été frappés de cette bizarre
laideur qui est le partage de la race finnoise. Ils n'auraient
pas manqué , s'il y avait eu lieu , de nous parler de la cheve-
lure clairsemée, du défaut de barbe, des pommettes pointues,
du nez camard , des yeux bridés , enfin de la carnation étrange
des Thraces, si ceux-ci avaient appartenu à la race jaune (3).
fit de trouver dans ces monuments une représentation, soit réelle,,
soit légendaire , qui s'applique, avec une exactitude complète, aux
êtres qu'elle a pour but de flgurer.
(1) La Genèse les appelle Thiras Dl'O. Hérodote affirme qu'après les
Indiens, les Thraces sont la nation la plus nombreuse de la terre, et
qu'il ne leur manque pour être irrésistibles aux autres peuples que
l'union. Ils étaient divisés autant que possible. (V, 3.)
(3) Horace reproduit cette opinion au début^le l'ode XXVII du I*' livre
Natis in usum Istitis scyphis
Pugnare Thracum est; toUite barbarum
Morem...
(3) Une anecdote conservée par les polygraphes donne lieu de sup-
poser, au contraire, que le type du Tbrace était fort beau. C'est celle
.^
DES BACES HUMAINES. Ht
Du silence des Grecs sur ce point, et de ce qu'ils ont toujours
semblé considérer ces peuples comme pareils à eux-mêmes,
sauf la rusticité, j'induis encore que les Thraces n'étaient pas
des Finnois.
Si l'on avait conservé d'eux quelque monument figuré cer-
tain pour les époques vraiment anciennes, voire seulement
des débris de leur langue, la question serait simple. Mais de la
première classe de preuves, ou est réduit à s'en passer tout îi
fait. Il n'y a rien. Pour la seconde, on ne possède guère qu'un
petit nombre de mots, la plupart allégués par Dioscoride (1).
Ces faibles restes linguistiques semblent autoriser à assigner
aux Thraces une origiue ariane (2). D'autre part, ces peuples
paraissent avoir éprouvé un vif attrait pour les mœurs grec-
ques. Hérodote en fait foi. Il y voit la marque d'une parenté
qui leur permettait de comprendre la civilisation au spectacle
de laquelle ils assistaient; or l'autorité d'Hérodote est bien
puissante (3). Il faut se rappeler, en outre, Orphée et ses tra-
vaux. Il faut tenir compte du respect profond avec lequel les
chroniqueurs de la Grèce parlent des plus anciens Thraces, et
de tout cela on devra conclure que, malgré une décadence
irrémédiable, amenée par les mélanges, ces Thraces étaient
qui a trait au jeune Smerdiés, esclave issu de cette nation, aimé de
Polycrate de Samos et d'Anacréon. Il était surtout remarquable par
sa chevelure, que le tyran lui nt couper pour faire pièce au poète. Le
nom même de Smerdiés est arian.
(I) Dioscor. lib. octo grœce et latine, in-lî, Paris, 1S89, 1. IV, cap xv
- Voir aussi quelques mots dans SU-abon : xairvoSàtai , scansores
/^umt.xTiffTat, conditores; dêiot, absque fœminis viventes. (VII, 33, etc.)
(â) M. Munch trouve à tous les mots thraces une physionomie décidé-
ment indo-européenne. (Trad. ail. de Claussen, p. 13.) Suivant cet
auteur, on les rapproche aisément de racines lettonnes et slaves
(/6id.) Plusieurs noms de lieux thraces sont clairement arians, comme
par exemple, le mot Hémus. corrélatif au sanscrit hima, neige. - D'a-
ïli^,A^,"J' ".1, Philippe de Macédoine, père d'Alexandre, avait
épouse Meda, fille d'un certain KiOriXa, Thrace. - ÉUenne de Bv-
ïance nomme cette femme TIti;. Jornandès nomme Je père Got-
AWo, et la fille Uedopa. Tous ces moU sont arians, mais l'époque où
on les trouve est assez basse.
(3) Il n'hésite pas, non plus, un instant, à les confondre absolument
avec les Cetes, Arians incontestables. (V, 3.)
112 DE l'inégalité
une nation métisse de blanc et de jaune , où le blanc arian
avait dominé jadis, puis s'était un peu trop effacé, avec le
temps, au sein d'alluvions celtiques très puissantes et d'al-
liages slaves (1).
Pour découvrir le caractère ethnique des Illyriens , les dif-
ficultés ne sont pas moindres , mais elles se présentent autre-
ment , et les moyens de les aborder sont tout autres. Des ado-
rateurs de Xalmoxis (2) il n'est rien demeuré. Des Illyriens,
au contraire, appelés aujourd'hui Amantes ou Albanais, il
reste un peuple et une langue qui , bien qu'altérés , offrent
plusieurs singularités saisissables.
Parlons d'abord de l'individualité physique. L'Albanais,
dans la partie vraiment nationale de ses traits, se distingue
bien des populations environnantes. Il ne ressemble ni au
Grec moderne ni au Slave. Il n'a pas plus de rapports essen-
tiels avec le Valaque. Des alliances nombreuses, en le rappro-
chant physiologiquement de ses voisins , ont altéré considéra-
blement son type primitif, sans en faire disparaître le caractère
propre. On y reconnaît , comme signes fondamentaux, une
taille grande et bien psoportionnée , une charpente vigoureuse,
des traits accusés et un visage osseux qui, par ses saillies et
ses angles, ne rappelle pas précisément la construction du
fades kalmouk , mais fait penser au système d'après lequel ce
(1) Rask en fait des Arians sans donner aucune preuve à l'appui de
son opinion. Il ne tient pas compte des différences notables existant
entre ces peuples et les Hellènes, différences qui semblent s'opposer,
jusqu'à présent, non pas à ce qu'on reconnaisse entre eux un degré
d'affinité, mais à ce qu'on rapporte l'ensemble de leurs origines à la
même source. — Consulter à ce sujet Pott, Encycl. Ersch u. Gruber,
indo-germ. Sprachst., p. 25. — Comme indice à l'appui du mélange
des Thraces avec des nations celtiques, je ferai remarquer combien
se ressemblent les noms des villes de Busàvttov, très antique cité de
la Thrace, et de Vesuntio, ville gallique dont la fondation se perd dans
la nuit des temps. A la vérité, Byzance fut colonisé par Mégare, mais
certainement sur l'emplacement d'une bourgade indigène. Le nom n'a
rien de grec.
(2) Le nom de cette divinité paraît être de provenance slave, et se
rattacher au mot szalmas, casque. — Hunch, trad, allem. de Claus-
sen, p. 13.
Il
DES BACES HUMAINES. IIS
fades est conçu. On dirait que l'Albanais est au Mongol
comme est à ce dernier le Turk , surtout le Hongrois. Le nez
se montre saillant, proéminent, le menton large et fortement
carré. Les lignes, belles d'ailleurs, sont rudement tracées
comme chez le Madjar, et ne reproduisent, en aucune façon,
la délicatesse du modelé grec. Or, puisqu'il est irrécusable que
[e jNIadjar est mêlé de sang mongol par suite de sa descen-
dance hunnique (1), de même je n'hésite pas à conclure que
l'Albanais est un produit analogue.
Il serait à désirer que l'étude de la langue vînt donner son
appui à cette conclusion. Malheureusement cet idiome mutilé
et corrompu n'a pu jusqu'ici être analysé d'une manière plei-
nement satisfaisante (2). Il faut en élaguer d'abord les mots
tirés du turk, du grec moderne, des dialectes slaves, qui s'y
sont amalgamés récemment en assez grand nombre. Puis on
aura encore à écarter les racines helléniques , celtiques et la-
tines. Après ce triage délicat, il reste un fond difficile à ap-
précier, et dont jusqu'à présent on n'a pu rien affirmer de
définitif, si ce n'est qu'il n'est rien moins que parent de l'ancien
grec. On n'ose donc l'attribuer à une branche de la famille
ariane. Est-on en droit de croire que cette affinité absente est
remplacée par un rapport avec les langues finniques? C'est une
question jusqu'à présent irrésolue. Force est donc de s'accom-
moder provisoirement du doute, de rejeter toutes démons-
trations philologiques trop hâtives et de se borner à celles que
j'ai tirées précédemment de la physiologie. Je dirai donc que
les Albanais sont un peuple blanc , arian , directement mélangé
de jaune , et que , s'il est vrai qu'il ait accepté des nations au
milieu desquelles il a vécu un langage étranger à son essence,
(1) T. I, p. 421 et pass.
(*) L'ouvrage de M. de Xylander, die Sprache der Albanesen oder
Sehkipetaren, 1835, est à bon droit estimé; mais le livre que vient de
publier M. de Hahn , Albanesische Studien, in-8">, Wien , 4853, est beau-
coup plus complet. Écrit sur les lieux et loin de tout secours scienti-
fique, cet ouvrage excellent sera d'un grand secours aux philologues
qui voudront faire entrer l'albanais dans le cercle des éludes com-
parées.
114 DE l'inëgalitë
il n'a fait en cela qu'imiter un assez grand nombre de tribus
humaines, coupables du même tort (1).
Les Tliraces et les lUyriens (2) ont assez noblement soutenu
leur origine ariane pour n'en pas être déclarés indignes. Les
premiers avaient pris une grande part à l'invasion des peuples
arians hellènes dans la Grèce.
Les seconds, en se mêlant aux Grecs Épirotes, Macédoniens
et Thessaliens, les ont aidés à gravir jusqu'à la domination de
l'Asie antérieure (3). Si, dans les temps historiques, les deux
groupes auxquels sont donnés les noms de Thraces et d'Il-
lyriens ont toujours, malgré leur énergie et leur intelligence
reconnues, été réduits, en tant que nations, à un état subal-
terne, se contentant, au moins pour les derniers, de fournir
en abondance des individualités illustres d'abord à la Grèce,
puis aux empires romain et byzantin , enfin à la Turquie , il
faut attribuer ce phénomène à leur fractionnement amené par
des hymens locaux de valeurs différentes, à la faiblesse relative
des groupes, et à leur séjour au milieu de tribus prolifiques,
qui, les contenant dans des territoires montagneux et inferti-
les, ne leur ont jamais permis de se développer sur place. En
tout état de cause, les ïhraces et les Illyriens, considérés indé-
(1) T. I, p. 329 et 34*.
(2) L'Illyrie a changé très fréquemment d'étendue et de limites. Elle
a embrassé les races les plus diverses sous une même dénomination.
Ce fut d'abord le pays riverain de l'Adriatique, entre la Neretwa au
nord et le Drinus au sud. Les Triballes formaient la frontière de l'est
Ensuite, cette circonscription s'étendit depuis le territoire des Tau-
risques Celtes jusqu'à l'Épire et la Macédoine. La Mœsie y était com-
prise. Après le second siècle de notre ère, l'iUyrie, s'agrandissant
encore, contint les deux Noriques, les deux Pannonies, la Valérie, la
Savoie, la Dalmatie, les deux Dacies, la Mœsie et la Thrace. Enfln
Constantin en détacha ces deux dernières provinces, mais y réunit la
Macédoine, la Thessalie, l'Achaïe, les deux Épires, Praevallis et la
Crète. A cette époque, rillyrie contenait dix-sept provinces. C'est prc»
bablement par suite de cette organisation administrative qu'à un cer-
tain moment on a confondu les Thraces et les Illyriens comme n'étant
<iu'un même peuple. Cette opinion est d'ailleurs soutenable,- quelques
Grecs l'ont anciennement professée. — Schaflfarik, Slawische Alterthû'
mer, t. I, p. 857.
(3) Pott, ouvr. cité, p. 64.
DES RACES HUMAINES. 115
pendarament de leurs alliages, représentent deux rameaux
humains singulièrement bien doués , vigoureux et nobles , où
l'essence ariaue se fait très aisément deviner. Je me transporte
maintenant à l'autre extrémité de l'Europe méridionale. J'y
trouve les Ibères, et, avec eux, l'obscurité historique paraît
s'amoindrir. Il serait oiseux de rappeler tous les efforts tentés
jusqu'ici pour déterminer la nature de ce peuple mystérieux
dont les Euskaras ou Basques actuels sont, avec plus ou moins
de justesse, considérés comme les représentants. Le nom de
ce peuple s'étant rencontré dans le Caucase , on a cherché à
établir une sorte de ligne de route par laquelle il serait venu
de l'Asie en Espagne (l). Ces hypothèses sont demeurées fort
obscures. On sait mieux que la famille ibérique a couvert la
péninsule, habité la Sardaigne, la Corse, les îles Baléares,
quelques points, sinon toute la côte occidentale de l'Italie. Ses
enfants ont possédé le sud de la Gaule jusqu'à l'embouchure
de la Garonne, couvrant ainsi l'Aquitaine et une partie du
Languedoc.
Les Ibères n'ont laissé aucun monument figuré, et il serait
impossible d'établir leur caractère physiologique, si Tacite ne
nous en avait parlé (2). Suivant lui, ils étaient bruns de peau et
de petite taille. Les Basques modernes n'ont pas conservé cette
apparence. Ce sont visiblement des métis blancs à la manière
(1) Ewald , Gesehichte des Volkes Israël, t. I, p. 336. Ce savant ajoute
que les Ibères du Caucase devaient appartenir à la souche de Hebr.
Ce qui rendrait le rapprochement avec les Ibères d'Espagne impos-
sible; mais rien ne prouve que la supposition soit exacte. — Ce qui
donne du prix au rapprochement du nom des Ibères du Caucase de
celui des Ibères d'Espagne , c'est ce fait qu'une montagne de la Grèce
continentale s'est très anciennement appelée les Pyrénées, tandis
qu'un fleuve de la Thrace se nommait l'Hèbre. Ce sont là des Jalons
dignes d'être remarqués.
(i) Dieffenbach, Celtica II, V Abth., p. 10. Toutefois le passage de
Tacite n'est pas très concluant, et on peut lui opposer d'autres auto-
rités, comme celle de Silius Italicus, qui fait les habitants de l'Es-
pagne blonds. Hais à ces contradictions apparentes il y a à dire que
l'Espagne contenait, à l'époque romaine, des populations de descen-
dances bien diverses, et qu'il devait être fort difficile déjà d'y rencon-
trer un Ibère de race pure.
116 DE l'inégalité
des populations voisines. Je n'en suis pas surpris. Rien ne ga-
rantit la pureté du sang chez les montagnards des Pyrénées,
et je ne tirerai pas de l'examen qu'on en a pu faire les mêmes
résultats que pour le guerrier albanais.
Dans celui-ci j'ai vu une différence marquée, un contraste
notable avec les nations avoisinantes. Impossible de confondre
des Amantes avec des Turcs, des Grecs, des Bosniaques. Il
est très difficile , au contraire , de démêler un Euskara parmi
ses voisins de la France et de l'Espagne. La physionomie du
Basque, très avenante assurément, n'olTre rien de particulier.
Son sang est beau , son organisation énergique ; mais le mé-
lange, ou plutôt la confusion des mélanges, est évidente chez
lui. Il n'a nullement ce trait des races homogènes, la ressem-
blance des individus entre eux , ce qui a lieu à un haut degré
chez les Albanais.
Comment d'ailleurs l'Ibère des Pyrénées serait-il de race
pure ? La nation entière a été absorbée dans les mélanges cel-
tiques, sémitiques, romains, gothiques. Quant au noyau, ré-
fugié dans les vallées hautes des montagnes , on sait que des
couches nombreuses de vaincus sont venues successivement
chercher un asile autour et auprès de lui. Il ne peut donc être
resté plus intact que les Aquitains et les Roussillonais.
La langue euskara n'est pas moins énigmatique que l'alba-
nais (1). Les savants ont été frappés de l'obstination avec la-
quelle elle se refuse à toute annexion à une famille quelcon-
que. Elle n'a rien de chamitique et peu d'arian. Les afflnités
jaunes paraissent exister chez elle (2) , mais cachées , et on ne
les constate qu'approximativement. Le seul fait bien avéré jus-
qu'ici, c'est que, par son polysynthétisme , par sa tendance à
incorporer les mots les uns dans les autres , elle se rapproche
des langues américaines (3). Cette découverte a donné nais*
(1) Les Romains étaient extrêmement rebutés par sa rudesse. — Dief-
fenbach, Celtica II, 2« Abth., p. 48-49.
(2) On croit apercevoir dans l'euskara quelques racines finnoises. —
Schaffarik, Slawische AUerthûmer, t. I, p. 33 et 293.
(3) Prescott, History of the Conquest of Mexico, t. III, p. 244, définit
ainsi cette organisation idiomatique : « Â System wtiicti bringing the
DES HACES HUMA INES. 117
sance à bien des romans plus hasardés les uns que les autres.
Des hommes doués d'une imagination véhémente se sont em-
pressés de faire passer le détroit de Gibraltar aux Ibères, de
les acheminer au long de la côte occidentale de l'Afrique, de
reconstruire, tout exprès pour eux, l'Atlantide, de pousser ces
pauvres gens, bon gré, mal gré, et à pied sec, jusqu'aux riva-
ges du nouveau continent. L'entreprise est hardie, et je n'ose-
rais m'y associer. J'aime mieux penser que les affinités améri-
caines de l'euskara peuvent avoir leur source dans le mécanisme
primitivement commun à toutes les langues finniques (I). Mais,
comme ce point n'est pas encore éclairci de manière à pro-
duire une certitude, je préfère surtout le laisser à l'écart (2).
Rejetons-nous sur ce que l'histoire nous apprend des habi-
tudes et des mœurs de la nation ibère. Nous y trouverons plus
de clartés conductrices.
Ici, la lumière saute aux yeux, et avec assez d'éclat pour
détruire à peu près toutes les incertitudes. Les Ibères , lourds
et rustiques, non pas barbares, avaient des lois, formaient des
sociétés régulières (3). Leur humeur était taciturne, leurs ha-
bitudes étaient sombres. Ils allaient vêtus de noir ou de cou-
leurs ternes, et n'éprouvaient pas cet amour de la parure si
général chez les Mélaniens (4). Leur organisation politique se
« greatest number of ideas within the smallest possible cotapass,
« condenses whole sentences into a single word. » — W. v. Humboldt,
Prûfung der Untersuchungen ùberdie Urbewohner Hispaniens, p. 174
et sqq.
(1) Dieffenbach, Celtica II, 2» Abth., p. 15 et seqq.
(8) M. Muller, Suggestions for the assistance of officera in learning
the languages of the seat of war in the East, London, 1854, considère
l'agglutination comme le caractère distinctif de toutes les langues
finniques. Peut-être y aura-t-il lieu, d'une part, à mieux s'expliquer
sur les limites exactes de l'agglutination, et, d'une autre, à rechercher
si les langues arianes elles-mêmes ne possèdent pas, de leur propre
fonds, ce même procédé. L'étude des langues finniques est malheu-
reusement bien peu avancée encore, et fait obstacle ainsi à toute
connaissance définitive des autres familles d'idiomes.
(3) W. V. Humboldt, Prûfung der Untersuchungen ûber die Urbe-
wohner Hiapanient, p. 153 et pass.
(l) Ibid., p. 158.
7.
118 DE l'inégalité
montra peu vigoureuse; car, après avoir occupé une étendue
de pays à coup sûr considérable, ces peuples, chassés de l'Ita-
lie, chassés des îles et dépossédés d'une bonne partie de l'Es-
pagne par les Celtes, le furent, plus tard encore et sans grand'
peine, par les Phéniciens et les Carthaginois (1).
Enfln , et voici le point capital : ils se livraient avec succès
au travail des mines (2).
Ce labeur difficile, cette science compliquée qui consiste à
extraire les métaux du sein de la terre et à leur faire subir
des manipulations assez nombreuses, est incontestablement
une des manifestations, un des emplois les plus rafOnés de la
pensée humaine. Aucun peuple noir ne l'a connue. Parmi les
blancs, ceux qui l'ont pratiquée davantage, habitant en Asie,
au-dessus des Arians , vers le nord , ont reçu dans leurs vei-
nes , par cette raison même , le mélange le plus considérable
du sang des jaunes. A cette définition on reconnaît, je pense,
les Slaves. J'ajouterai que le sol de l'Espagne portait, dans son
Mons Vindius , le nom que , suivant SchafTarik . les nations
étrangères, surtout les Celtes, ont toujours donné de préférence
à ces mêmes Slaves, et je ne sais même si, invoquant la facilité
que les langues wendes partagent avec les dialectes celtiques et
italiotes pour retourner les syllabes, on ne serait pas en droit de
reconnaître leur appellation nationale par excellence, le mot
srb dans le mot ibr (3), Cette étymologie tend la main à la
(1) Au temps de Strabon, on vantait beaucoup le développement in-
tellectuel des habitants de la Bétique. On disait, entre autres choses,
que les Turdétains avaient des poèmes et des lois dont la rédaction
remontait à 6,000 ans. Il serait erroné d'attribuer à des Ibères cette
littérature remarquable. Existant sur un point très anciennement sé-
mitisé, elle n'offrait, sans aucun doute, que des originaux ou tout au
plus des copies d'ouvrages chananéens ou puniques. — Strabon , III, 1.
— D'après le géographe d'Apamée, les Ibères étaient, en guerre, plus
rusés et plus adroits que braves et forts. — W. v. Humboldt, ouvr.
cité, p. 153.
(2) L'Espagne, dans la haute antiquité, produisait en quelques an-
nées 400 pouds d'or, c'est-à-dire autant que le Brésil et l'Oural réunis
le font actuellement aux époques les plus prospères. — A. v. Humboldt,
Asie centrale, t. I, p. S40.
(3) La voyelle ouverte disparaît complètement dans le nom de fleuve,
Ebre.
DES BACËS HUMAINES. 119
mystérieuse peuplade homonyme reléguée dans le Caucase , et
ajoute une apparence de plus à l'hypothèse que M. W. de
Humboldt ne repoussait pas (1).
Les Ibères étalent donc des Slaves. J'en répète ici les rai-
sons : peuple mélancolique, vêtu de sombre, peu belliqueux (2),
travailleur aux raines, utilitaire. Il n'est pas un de ces traits
qui ne se laisse apercevoir aujourd'hui dans les masses du
nord-est de l'Europe (3).
Viennent maintenant les Rasènes (4) ou, autrement dit , les
Étrusques de première formation. Par suite d'invasions pélas-
giques, ce peuple extrêmement digne d'intérêt s'est trouvé, à
une époque antérieure au x° siècle avant notre ère , composé
de deux éléments principaux, dont l'un, dernier venu , imprima
à l'ensemble un élan civilisateur qui a produit des résultats
importants. Je ne parle pas, en ce moment, de cette seconde
période. Je m'attache uniquement à la plus grossière partie du
sang , qui est en même temps la plus ancienne , et qui seule , à
ce titre , doit figurer près des populations primordiales , thra-
ces , illyriennes , ibères.
(1) Le rapprochement entre srb et ibr n'est pas plus laborieux que
celui établi par Schaffarik entre £7c6poi et srb. Quant à la signification
du mot, je la trouverais volontiers dans obr, géant, et par dérivation,
un homme fort et redoutable. II est admissible que les émigrants
blancs aient pris et conservé ce nom comme faisant contraste avec la
faiblesse relative des indigènes finnois, et on verra plus tard que les
épopées Scandinaves et germaniques attribuaient aux héros vendes
la même exagération de taille avec le talent de forger des armes
magiques.
(î) Schaffarik insiste à plusieurs reprises sur l'esprit profondément
pacifique et peu guerrier des nations slaves. Il les loue de se montrer,
dès la plus haute anUquité, paisibles et très laborieuses. — Schaf-
farik, t. I, p. 167.
(3) Rask ne voit dans les Ibères que des Finnois, et il prétend
fonder sa démonstraUon sur la linguistique. {Ursprung der altnor-
ditehen Spraehen, p. 112-146.)
(») C'est le nom que ce groupe se donnait à lui-même, suivant
0. Huiler, die Etrusker, p. C8. Mais Dennis, au contraire, prétend que
cette dénomination appartient aux conquérants tyrrhéniens. (Die
SltedU und Begrœbnisse Etrurietu, t. I, p. ix.) Je le crois mal fondé
dans cette opinion.
120 DE l'inégalité
Les masses rasènes étaient certainement beaucoup plus
épaisses que ne le furent celles de leurs civilisateurs. C'est là,
d'ailleurs , un fait constant dans toutes les invasions suivies de
conquêtes. Ce fut aussi leur langue qui étouffa celle des vain-
queurs, et effaça chez ceux-ci presque toutes traces de l'ancien
idiome. L'étrusque, tel que les inscriptions nous l'ont con-
servé, se montre assez étranger au grec et même au latin (1).
Il est remarquable par ses sons gutturaux et son aspect rude
et sauvage (2). Tous les efforts tentés pour interpréter ce qui
en reste sont restés à peu près vains jusqu'à présent. M. W.
de Humboldt inclinait à le considérer comme une transition
de l'ibère aux autres langues italiotes (3).
Quelques philologues ont émis la pensée qu'on en pourrait
retrouver des vestiges dans le romansch des montagnes Rhé-
tiennes. Peut-être ont-ils raison : cependant les trois dialectes
parlés au canton des Grisons, en Suisse, sont des patois formés
de débris latins, celtiques, allemands, italiens. Ils ne paraissent
contenir que bien peu de mots issus d'autres sources, sauf des
'noms de lieux, en fort petit nombre.
Les monuments étrusques sont nombreux , et de différents
âges. On en découvre tous les jours. Outre les ruines de villes
et de châteaux , les tombeaux fournissent de précieux rensei-
gnements physiologiques. L'individu rasène, tel que le repré-
sente en ronde bosse le couvercle des sarcophages de pierre
ou de terre cuite, est de petite taille (4). Il a la tête grosse, les
(1) 0. Huiler, die Etrusker. Voir le monument de Pérouse et les
observations de Vermiglioli. Les Romains appelaient l'étrusque une
langue barbare, ce qu'ils ne disaient ni du sabiu ni de l'osque. Preuve
qu'ils ne le comprenaient pas.
(2) 0. Muller, ouvr. cité.
(3) Celte opinion est adoptée par 0. Muller, ouvr. cité, p. 08.
(4) Prichard, Hist. natur. de l'homme, t. I, p. 257. — Verhandlun-
gen der Académie von Berlin, 1818-1819, p. 2. — Abeken donne, dans
son ouvrage, tabl. VIII, un dessin copié sur une peinture funéraire
qui fait partie du musée de Berlin. Un des personnages surtout est
remarquable par l'écrasement du visage, la protubérance d'un front
très fuyant, la disposition des yeux extrêmement obliques, la gros-
seur des lèvres, les formes massives du corps. — Voir aussi la repré-
sentation de la statuette 2-a, 2-b, tabl. vu et \ et 5 de la même table.
DES BACES HUMAINES. 131
bras épais et courts, le corps lourd et gros, les yeux bridés,
obliques, de couleur brune, les cheveux jaunâtres. Le mentou
est sans barbe, fort et proéminent; le visage plein et rond,
le nez charnu. Un poète latin, en quatre mots, résume le por-
trait : obesos et pingues Etruscos.
Toutefois, ni cette expression de Virgile, ni les images qu'elle
commente si bien, ne s'appliquent, dans la pensée du poète, à
des hommes de la race purement rasène. Images et descrip-
tions poétiques se reportent aux Etrusques de l'époque ro-
maine, de sang bien mêlé. C'est une nouvelle preuve, et preuve
concluante, que l'immigration civilisatrice avait été comparati-
vement faible , puisqu'elle n'avait pas modifié sensiblement la
nature des masses. Ainsi il suffit d'unir ces deux phénomènes
de la conservation d'une langue étrangère à la famille blanche,
et d'une constitution physiologique non moins distincte, pour
être en droit de conclure que le sang de la race soumise a
gardé le dessus dans la fusion, et s'est laissé guider, mais non
pas absorber, par les vainqueurs de meilleure essence.
La démonstration de ce fait ressort encore mieux du mode
de culture particulier aux Étrusques. Encore une fois , je ne
parle pas ici de l'ensemble raséno-tyrrhénien ; je ne relève que
ce qui peut m'aider à découvrir la nature véritable de la popu-
lation rasène primitive.
La religion avait son type spécial. Ses dieux, bien différents
de ceux des nations helléniques sémitisées, ne descendirent ja-
mais sur la terre. Ils ne se montraient pas aux hommes, et se
bornaient à faire connaître leurs volontés par des signes , ou
par l'intermédiaire de certains êtres d'une nature toute mys-
térieuse (1). En conséquence , l'art d'interpréter les obscures
pour la forme pointue de la lêle, qui rappelle beaucoup certains types
américains. — Consulter aussi Micali, Monuments antiques, iu-fol.,
Paris, i8i4, tab. XVI, flg. 1,2, 4 et 8; tab. XVII, flg. 3; tab. LXI, flg. 9.
(I) 0. Muller, die Etrusker, p. 2G6. Les Étrusques indigènes ne con-
naissaient pas le culte des héros topiques, et, par conséquent, n'a-
vaient pas d'éponymes comme leurs vainqueurs, les Tyrrhéniens, ni
comme les Grecs. Au-dessus de toutes leurs divinités, même de la plus
grande, Tinia, ils plaçaient ces êtres surnaturels que les Romains
122 DE l'inégalité
manifestations de la pensée céleste ftit la principale occupation
des sacerdoces. L'arnspicine et la science des phénomènes
naturels, tels que les orages, la foudre, les météores (I),
absorbèrent les méditations des pontifes, et leur créèrent une
superstition beaucoup plus étroite et plus sombre, plus méti-
culeuse, plus subtile, plus puérile que cette astrologie des
Sémites, qui, au moins, avait pour elle de s'exercer dans un
champ immense et de s'adonner à des mystères vraiment
splendides. Tandis que le prêtre chaldéen , monté sur tme des
tours dont le relief de Babylone ou de Ninive était hérissé ,
suivait d'un œil curieux la marche régulière des astres semés
à profusion dans les cieux sans limites, et apprenait peu à peu
à calculer la courbe de leurs orbites , le devin étnisque , gros,
gras, court, à large face, errant, triste et effaré, dans les forêts
et les marécages salins qui bordent la mer T)Trhénienne , in-
terprétait le bruit des échos , pâlissait aux roulements de la
foudre , frissonnait quand le bruissement des feuilles annon-
çait à sa gauche le passage d'un oiseau, et cherchait à donner
un sens aux mille accidents vulgaires de la solitude. L'esprit
du Sémite se perdait dans des rêveries absurdes sans doute,
mais grandes comme la nature entière, et qui emportaient son
imagination sur des ailes de la plus vaste envergure. Le Ra-
sène traînait le sien dans les plus mesquines combinaisons, et,
nommèrent dii involuti, les dieux enveloppés. (Dennis, t I, p. xxiv.)
J'en ai parlé plus haut.
(1) Les sources minérales et leurs chaudes exhalaisons étaient aussi
-un grand objet d'épouvante religieuse :
At rex sollicitus monstris, oracula Fauni
Fatidici genitoris, adit, lucosque sub alta
Consulit Albunea; nemorum quae maxima sacro
Fonte sonat, ssevamque exhalât opaca mephitim.
Hinc Italœ gentes, omnisque OEnotria tellus.
In dubiis responsa petunt. Hue dona sacerdos
Quum tulit, et caesarum ovlum sub nocte silenti
Pellibus incubuit stratis, somnosque petivit :
Multa modis simulacra videt volitantia miris,
Et varias audit voces, fruiturque deorum
Colloquio, atque imis Acheronta affatur Avernis.
^n., VII, 81-91.
DES RACES hI'MAINES. 123
si l'un touchnit à la folie en voulant lier la marche des pla-
nètes à celle de nos existences , l'autre rasait l'imbécillité en
cherchant à découvrir une connexité entre la danse capricieuse
d'un feu follet et tels événements qu'il lui importait de prévoir.
C'est là précisément le rapport entre les égarements de la
créature hindoue, suprême expression du génie arian mêlé au
sang noir, et ceux de l'esprit chinois, type de la race jaune
animée par une infusion blanche. En suivant cette indication,
qui donne pour dernier terme aux erreurs des premiers la dé-
mence, et aux aberrations des seconds l'hébétement, on voit
que les Rasènes tombent dans la même catégorie que les peu-
ples jaunes, faiblesse d'imagination, tendance à la puérilité,
habitudes peureuses.
Pour la faiblesse d'imagination , elle est démontrée par cette
autre circonstance que la nation étrusque, si recommandable à
quelques égards, et douée d'une véritable aptitude historique (1),
n'a rien produit dans la littérature proprement dite que des
traités de divination et de discipline augurale. Si l'on y ajoute
<les rituels , établissant avec les moindres détails l'enchaîne-
ment complexe des offices religieux, on aura tout ce qui occu-
pait les loisirs intellectuels d'un peuple essentiellement forma-
liste (2). Pour unique poésie, la nation se contentait d'hymnes
contenant plutôt des énumérations de noms divins que des
effusions de l'âme. A la vérité , une époque assez postérieure
nous montre dans une ville étrusque, Fescennium, un mode
de compositions qui, sous forme dramatique, fit longtemps les
délices de la population romaine. Mais ce genre de jouissance
même démontre un goût peu délicat. Les vers fescennins n'é-
taient qu'une sorte de catéchisme poissard , un tissu d'invec-
tives dont le mérite était la virulence, et qui n'empruntait au-
cune de ses qualités au charme de la diction , ni , bien moins
(1) Elle donna aux Romains le modèle de leurs annales; mais il
semble que ce n'étaient que des catalogues de faits sans autre liaison
que la chronologie, et tout à fait dénués de grâces narratives. Valérius
Flaccus, entre autres, et l'empereur Claude se servirent de chroniques
-étrusques pour composer leurs histoires. (Abeken, ouvr. cité, p. 10.)
(S) 0. Muller, ouvr. cité, p. 281 et pass.
134 DE l'inégalité
encore, à l'élévation de la pensée. Enfin, tout pauvre que serait
cet unique exemple d'aptitude poétique, on ne peut encore en
attribuer complètement soit l'invention, soit la confection, aux
Rasènes : car, si Fescennium comptait parmi leurs villes, elle
était surtout peuplée d'étrangers, et, en particulier, de Si-
cules{().
Ainsi, privés de besoins et de satisfactions d'esprit, il faut
chercher le mérite des Rasènes sur un autre terrain. Il faut
les voir agriculteurs, industriels, fabricants, marins et grands
constructeurs d'aqueducs, de routes, de forteresses, de monu-
ments utiles (2). Les jouissances et, pour me servir d'une ex-
pression devenue technique, les intérêts matériels étaient la
grande préoccupation de leur société. Ils furent célèbres, dans
l'antiquité la plus haute, par leur gourmandise et leur goût
des plaisirs sensuels de toute espèce (3). Ce n'était pas un peu-
ple héroïque, tant s'en faut -, mais je m'imagine que, s'il venait
à sortir aujourd'hui de ses tombes, il serait, de toutes les na-
tions du passé, celle qui comprendrait le plus vite la partie
utilitaire de nos mœurs modernes et s'en accommoderait le
mieux. Pourtant l'annexion à l'empire chinois lui conviendrait
davantage encore.
De toutes laçons, l'Étrusque semblait un anneau détaché de
ce peuple. Chez lui, par exemple, se présente avec éclat cette
vertu spéciale des jaunes, le très grand respect du magis-
trat (4), uni au goût de la liberté individuelle, en tant que cette
liberté s'exerce dans la sphère piuement matérielle. Il y a de
cela chez les Ibères, tandis que les Illyriens et les Thraces pa-
raissent avoir compris l'indépendance d'une manière beaucoup
(1) 0. MuUer, ouvr. cité, p. 183. — Sur l'incapacité poétique des Étrus-
ques, voir Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 88.
(2) 0. Muller, ouvr. cité, p. 260. Abeken, p. 31 et 164, et pass. — On
trouve des traces de ces travaux de mines si dignes de remarque,
etbniquement parlant, à Populonia et à Massa Marittima. On eu ex-
trayait du cuivre.
(3) Idem, ouvr. cité. — Les Étrusques employaient les femmes à la
divination et aux clioses du culte. C'est une coutume finnique, comme
on le verra plus bas. — Dennis, t. I, p. xxxii.
(t) 0. Muller, die Elrusker, p. 378.
DES BACES HUMAINES. 125
plus exigeante et plus absolue. On ne voit pas que les popula-
tions rasènes, dominées par leurs aristocraties de race étran-
gère, aient possédé une part régulière dans l'exercice du pou-
voir. Cependant, comme on ne trouve pas non plus chez elles
le despotisme sans frein et sans remords des États sémitiques,
et que le subordonné y jouissait d'une somme suffisante de
repos, de bien-être, d'instruction, l'instinct primordial de ce
dernier devait se rapprocher beaucoup plus des dispositions à
l'isolement individuel, qui caractérisent l'espèce finnique, que
des tendances à l'agglomération, inhérentes à la race noire, et
qui la privent tout aussi bien de l'instinct de la liberté physi-
que que du goût de l'indépendance morale.
De toutes ces considérations, je conclus que les Rasènes,
lorsqu'on les dégage de l'élément étranger apporté par la con-
quête tyrrhénienne , étaient im peuple presque entièrement
jaune, ou, si l'on veut, une tribu slave médiocrement blanche (1).
(1) Abeken, assez empêché de trouver un nom à l'élément étrusque
de première formation, l'appelle pélasgique, et, lorsqu'il veut définir
ce qu'il entend par ce mot, il ne sait pas s'en tirer autrement qu'en l'ex-
pliquant par le mot plus obscur et plus vague encore û'urgriechisch
(hellénique primitif). Chez lui, le sens définitif parait être de rattacher
les Étrusques indigènes à la souche ariane. Cette opinion semblera,
je n'en doute pas, tout à fait inadmissible. (Abeken, Mittel-Italien
vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 24.) — Du reste, autant de
savants qui se sont occupés de cette question, autant d'avis. Dnus
l'antiquité, Hérodote fait des Étrusques indigènes un peuple lydien,
et la plupart des historiens se rangent à son opinion. Denys d'Hali-
carnasse s'en éloigna le premier et les déclara aborigènes, mais sans
dire ce qu'il entendait par ce mot. 0. Mulier voit en eux une race à
part, au milieu des populations italiotes. Lepsius n'admet ni des au-
tochtones, ni même plus tard une conquête tyrrhénienne. A ses
yeux, l'élément constitutif était formé de peuples umbriques qui,
vaincus par des Pélasges, parvinrent à dominer leurs maîtres, et
créèrent ainsi une nouvelle combinaison nationale qui produisit les
Étrusques. Sir William Betham assure que les Rasènes, les Tyrrhéniens,
et autres groupes qu'on distingue dans ce peuple, sont autant de far.-
tômes. 11 n'aperçoit là que des Celtes, et passe légèrement sur les
objections. Son but est de donner une illustre parenté aux Irlandais.
Dennis, ajjrès avoir énuméré tous ces sentiments si divers, se rallie
purement et simplement à la bannière d'Hérodote. (Dennis, die
126 DE l'inégalité
J'ai porté un jugement analogue sur les Ibères, différents
cependant des Étrusques par le nombre et la quotité des mé-
langes. De leur côté, les Illyriens et lesThraces, chacun avec
des mœurs spéciales, m'ont présenté de fortes apparences
d'alliages finnois. Cest une nouvelle démonstration , mais cette
fois a posteriori, et ce ne sera pas la dernière ni la plus frap-
pante, que le fond primitif des populations de l'Europe méri-
dionale est jaune. Il est bien clair que cet élément ethnique
ne se trouvait pas à l'état pur chez les Ibères, ni même chez
les Étrusques de première formation. Le degré de perfection-
nement social auquel ces nations étaient parvenues, bien
qu'assez humble , indique la présence d'un germe civilisateur
qui n'appartient pas à l'élément finnois , et que cet élément a
seulement la puissance de servir dans une certaine mesure.
Considérons donc les Ibères, puis, après eux, les Rasènes,
les Illyriens et les Thraces, toutes nations de moins en moins
mongolisées, comme ayant constitué les avant-gardes de la
race blanche en marche vers l'Europe. Elles ont éprouvé avec
les Finnois les contacts les plus directs ; elles ont acquis au
plus haut degré l'empreinte spéciale qui devait distinguer l'en-
semble des populations de notre continent de celles des ré-
gions méridionales du monde.
La première et la seconde émigration, Ibères et Rasènes,
^îontraintes de se diriger vers l'extrême occident , attendu que
le sud asiatique était déjà occupé par des déplacements arians,
percèrent à travers des couches épaisses de nations finniques
déjà éparpillées devant leurs pas. Par suite d'alliages inévita-
bles, elles devinrent rapidement métisses, et l'élément jaune
domina chez elles.
Les Illyriens, puis les Thraces gravitèrent, à leur tour, sur
des chemins plus rapprochés de la mer Noire. Ils eurent ainsi
des contacts moins forcés , moins multipliés , moins dégradants
avec les hordes jaunes. De là , une apparence physique et une
Stadte und Begrabnisse Etruriens, t. I, p. ix et pass.) Niebuhr fait
venir les Étrusques indigènes des montagnes Rtiétiennes. {Rœmische
Geschichte, in-S", Berlin, 1811, t. I, p. 74 et pass.)
DES RACES HUMAINES. 127
énergie supérieures, et, tandis que les Ibères et les Rasènes
furent destinés de bonne heure à l'asservissement , les Thraces
maintinrent un rang convenable jusqu'au jour beaucoup plus
tardif où ils se fondirent, non sans honneur encore, dans les
populations ambiantes. Quant aux Illyriens, ils vivent aujour-
d'hui et se font respecter.
CHAPITRE III.
Les Galls.
Puisque les émigrations des Ibères et des Rasènes, celles
des Illyriens et des Thraces ont précédé tout autre établisse-
ment des familles blanches dans le sud de l'Europe , on doit
considérer comme démontré que , lorsque les Ibères ont tra-
versé la Gaule du nord au sud , et les Rasènes la Pannonie et
un coin des Alpes Rhétiennes, pour gagner leurs demeures
connues, aucune nation de race noble n'était sur leur chemin
pour leur barrer le passage. Ibères et Rasènes ne formaient
que des corps détachés des grandes multitudes slaves déjà
établies dans le nord du continent , et que harcelaient en plus
d'un lieu d'autres nations parentes , les Galls.
L'ensemble de la famille slave n'ayant joué aucun rôle de
quelque importance aux époques antiques , il est inutile d'en
parler en ce moment. Il sufflt d'avoir indiqué son existence
en Espagne, en Italie, et d'ajouter qu'établie fortement au long
de la mer Baltique , dans les régions comprises entre les monts
Krapacks et l'Oural, et au delà encore, nous apercevrons
bientôt quelques-unes de ses tribus entraînées au milieu du
torrent celtique. A l'exception de ces détails que le récit fera
naître naturellement , la personnalité de ce peuple restera dans
J'ombre jusqu'au moment où l'histoire l'amènera tout entier
sur la scène.
Déterminer, même vaguement , l'époque de l'acheminement
128 DE l'inégalité
des Galls vers le nord et l'ouest présente des difficultés insur-
montables. Voici tout ce qu'on peut dire à sujet :
Au XVII* siècle avant notre ère, on voit les Galls occupés à
forcer le passage des Pyrénées, défendu par les Ibères. C'e>t !e
premier renseignement positif sur leur existence dans l'ouest.
Ils occupaient cependant les contrées situées entre la Garonne,
et le Rhin, et avaient parcouru et possédé les rives du Danube,
longtemps avant cette époque.
D'autre part, il n'y a pas de doute qu'en quittant l'Asie, ils
ne se résignèrent à s'avancer du côté de l'ouest, beaucoup
moins attrayant que le sud, et, en outre, occupé déjà par des
essaims de peuples jaunes, que parce que les routes méridiona-
les leur étaient visiblement fermées et interdites par les encom-
brements d'Arians en marche vers l'Inde, l'Asie antérieure et
la Grèce. Dès lors, leur arrivée dans l'Europe occidentale , si
ancienne qu'on la suppose, est de beaucoup postérieure à l'ap-
parition des Arians sur les crêtes de l'Himalaya et des Sémites
du côté de l'Arménie. Or nous avons à peu près fixé , d'après
des données convenables, l'âge de cette apparition à l'an 5000.
C'est donc entre cette date et l'an 2000 environ, période de 3,000
ans, qu'il faut chercher l'époque de l'établissement des Celtes
dans l'ouest.
La lutte des Ibères et des Galls, du côté de la Garonne»
au îvii* siècle, donne naissance, on l'a déjà vu, au plus an-
cien récit des annales de l'Occident. Là se confirme cette ob-
servation que l'histoire ne résulte jamais que du conflit des
intérêts des blancs. Nous trouvons les Ibères, gens laborieux,
mais relativement faibles , aux prises avec ces multitudes de
guerriers hardis et turbulents , qui longtemps firent la loi
dans notre partie du monde.
Le nom de ces guerriers vient de Gall, fort. J'en rapporte
l'origine à une ancienne racine de la race blanche, très recon-
naissable encore dans le sanscrit wala ou walya , qui a le
même sens. Les nations sarmates et, par suite, les gothiques
restèrent fidèles à cette forme , et appelèrent les Galls fValah.
Les Slaves altéraient le mot davantage, et en faisaient fVlacli.
Les Grecs le prononçaient TaXâtat ou EéXtoi, dont les Romains
DES RACES HUMAINES. 129
firent Celtx, pour se rabattre ensuite, couramment, à la
forme plus régulière Galli (1).
Outre ce nom, les Galis en avaient un autre : celui de
Corner, inscrit dans les généalogies bibliques , au nombre des
fils de Japhet (2). On a ainsi la mesure de l'antique notoriété
<1) p. Wachter , EneyL Erseh u. Gruber, Galli, p. 47. — Le bas bre-
ton emploie aussi la forme Gallaouet, qui garde bien le t originaire
de TàXaTai. Voir, à ce sujet, les médailles où l'on trouve les formes
KAAETEAOr, KAAAOÏ, KAAAÏ, KAAEAT et autres. — Vischer,
Kellische Mûnzen aus Hunningen, in-4'', Bàle, p. 17. —Voir aussi Schaf-
farik, Stawische AUerlh., t. I, p. 230. Cet auteur indique quelques
formes intéressantes du nom : Galedin, que s'attribuaient les Belges
«t qui est la racine évidente de Caledonia; Gaoidhcal, en usage chez
les Irlandais. Les Anglo-Saxons Grent de voalah le gothique vealh,
fidèlement conservé dans notre valet. Les Anglais ont depuis abandonné
cette dérivation insultante, pour cette autre, gallant, qui se rattache
à notre vaillant. Ainsi, suivant l'humeur louangeuse ou méprisante
de telle tribu de conquérants, la même racine ethnique a fourui l'é-
loge et l'injure. Une autre transformation de Gall, c'est Wallon, ap-
pliquée à un peuple de Belgique. Lue autre encore, c'est Welche, dans
ia Suisse française, etc. — Schaffarik, ouvr. cilé, t. I, p. SO et pass.
— On observe la trace du nom des Celtes dans certaines appellations
de localités modernes, comme dans Chaumont = Kaldun, où la der-
nière syllable est traduite; dans Chàlons, dans l'expression pays
de Caux. Voir aussi la longue et savante dissertation de P.-L. Dielfen-
bacb, Celtica II, in-S", Stuttgart, 1840, V* Abtb., p. 9 et seqq., qui me
parait épuiser la matière.
(2) yûi. Les Arméniens, en transcrivant ce mot dans leurs chroni-
ques, en ont fait Garnir. Je n'ose décider s'ils le possèdent directement
ou s'ils l'ont simplement emprunté à des traditions étrangères. Ce-
pendant la première hypothèse est d'autant plus soutenable qu'ils
étaient eux-mêmes alliés de très près aux Celtes. Il y a plus : à exa-
miner le nom que la Bible leur a appliqué à eux-mêmes, ils ne sont
qu'une branche détachée de ces Gomersou Gamirs; ils s'appellent dans
la Genèse (X, 3), Thogarma, HD^in et sont les propres flls de Gomer.
C'est ici le lieu de dire quelques mots de la généalogie japhétide. La
chronique mosaïque ne la pousse pas très loin , et n'entend évidem-
ment donner, à ce sujet, qu'un renseignement tout à fait fragmen-
Uire. Il n'est question ni du gros des peuples zoroastriens, ni, à plus
forte raison, des Hindous. Je ne signale que les deux lacunes les plus
apparentes. En tête des flls de Japhet se trouve Gomer. C'est donc,
dans la pensée biblique, le peuple le plus important, le plus consi-
dérable de la famille, par la puissance et par le nombre. Au temps
d'Ézéchiel, on pensait encore de même à Jérusalem, et le prophète
130 DE l'inégalité
d'uQ si puissant rameau de la famille blanche. A cette période
très ancienne, où les populations sémitiques étaient encore
accumulées dans les montagnes de l'Arménie , et s'adossaient
au Caucase, elles ont pu, sans doute, entretenir des relations
s'écriait : « Gomer et toutes ses troupes, la maison de Thogarma, les
flancs de l'Aquilon et toute sa force et ses peuples nombreux. > (38, 6.)
— Ainsi les Celtes unis aux Arméniens , comme ne formant qu'une seule
race, c'est là pour les Hébreux la grande nation japhétide. Après elle
vient Magog. Ce sont les peuples de la région caucasienne, probable-
ment arians , Gog étant la transcription sémitique de l'arian kogh. Le
livre saint les place dans un rapport d'apposition ou d'opposition avec
Gomer : car le chef qui doit conduire les armées cimmériennes s'appelle
Gog. Il n'y a pas hostilité entre Gog et Magog. (Êzéch. 38,3, 3, 4.) C'est
le premier qui doit commander Magog tout comme Gomer. En con-
séquence, je vois dans Magog une nation géographiquement voi-
sine des Cimraériens, une nation de la même souche, blanche comme
eux, pouvant se réunir à eux; je vois dans Magog des Slaves, et ne
crois pas qu'on soit fondé à y voir autre chose. — Après ce peuple
s'offre Madaï, qui s'explique aisément : ce sont les Mèdes, cette frac-
tion des Zoroastriens, la plus anciennement connue, la seule connue
même des Chamites noirs et des premiers Sémites (t. I, p. 469). Il est
naturel que la Genèse ne cite qu'elle. Après Madaï se trouve Javan.
rai montré ailleurs (voir t. I"; les différentes destinées de ce mot.
On ne saurait lui attribuer ici un autre sens que celui d'occidental.
Ainsi Javan n'indique ni les Ioniens ni les Grecs, mais seulement
des populations établies à l'ouest de la Palestine, soit qu'on entende
par là le nord , le nord-ouest ou simplement l'ouest. — Thvbal suc-
cède à Javan. Les commentateurs y voient un peuple insignifiant dans
le Pont, les Tibaréniens. Il en est de même pour Meschesch, placé
entre l'Ibérie, l'Arménie et la Colchide. Ces deux groupes ont pu avoir,
très anciennement, une importance qui se dissipa dans les siècles
suivants comme celle des Thiras, desThraces, dont j'ai suffisamment
parlé en leur lieu. Ce dernier nom clôt la liste des produits de la
première génération de Japhet. Après eux viennent les Gis de Gomer
et les fils de Javan, c'est-à-dire les branches de la famille les moins
inconnues. Les fils de Gomer sont Thogarma dont j'ai déjà fait men-
tion, les Arméniens, cités (X,3) les troisièmes et que je cite les pre-
miers pour en finir avec eux, puis Aschkenas et Riphath. Aschiienas
ne s'est prêté jusqu'ici à aucune explication. RosenmuUer incline à y
voir une peuplade quelconque entre l'Arménie et la mer Noire. Il
me semble que c'est supposer que la géographie biblique s'appesantit
bien inutilement sur une région qui ne lui tenait pas fort à cœur et
où elle avait déjà mis suffisamment d'habitants, si c'est à bon droit
qu'on y place déjà Thubal et Meschcsch. Puisque les Aschkenas sont
DES BACES HUMAINES. IZt
directes avec Jes Celtes ou Gomers, dont plusieurs nations
vivaient alors sur les côtes septentrionales de la mer Noire.
Cependant il est également probable que les Celtes avaient eu
des contacts avec les Sémites dès avant cette époque. Les ré-
dacteius de la Genèse ont puisé , sans doute , plus d'un rensei-
des fils de Gomer, des Celtes véritables , et que Gomer lui-même, c'est-
à-dire la souche de la nation, a déjà été reconnu dans son plus ancien
gtte, sur la côte de la mer Noire, le parti le plus simple serait peut-
être d'admettre qu'Âsclikeiias représente les groupes de même sang
placés plus à l'ouest, indéaniment, peut-être les Slaves. Quant à Ri-
plialh, les habitants des monts Riphces, ce sont encore des Celtes,
s'allongeant du côté du nord dans des contrées froides, montagneuses,
vaguement entrevues, et se confondant au milieu des Carpalhes avec
les Aschkenas. — Si les fils de Gomer paraissent assez difficiles à re-
connaître, ceux de Javan, l'occidental, ne le sont pas moins, comme
le promettait, du reste, le nom de leur père. Ils apparaissent au nombre
de quatre : Élischah, les habitants de la Grèce continentale, soit ceux
de l'Élide, soit ceux d'ÉIeusis, non pas des Hellènes, mais, beaucoup
plus vraisemblablement, des aborigènes. Celles et Slaves. (Voir plus
bas, chap. IV.) Tharschisch, les Ibères d'Espagne et, peut-être aussi,
des îles voisines. Kittim, dans l'hypothèse la plus ordinaire, les ha-
bitants de Chypre et des archipels grecs; mais j'en doute, les pre-
miers colons de ces Iles paraissant avoir été des Sémites. Enfin ,
Dodanim, les gens de l'Ëpire, par conséquent les Illyriens. Consulter,
entre autres, à ce sujet, Rosenmuller, Biblische Géographie, in-8»,
Berlin, 1823, t. I, p. 22t pass. ; plus récemment Delitsch, die Genesis,
p. 284 et sqq. ; et Knobel , Giessen , 1850. M. Richers a également public
un livre sur ce sujet, mais je ne l'ai pas eu entre les mains. Ou
peut tirer de ce qui précède les conclusions suivantes : la géographie
japhélide de la Genèse, basée sur les souvenirs antiques des Chamites
et les connaissances acquises, très peu nombreuses, des Sémites
de Chaldée, n'embrasse pas, tant s'en faut, tout l'ensemble des nations
blanches du nord. Les Arians n'y figurent que par l'individualité mé-
dique, les races du Caucase, les Thraces, et une combinaison ethni-
que au second degré, les Illyriens. On peut distinguer trois parties
dans le détail : 1" les noms de Gomer, de Magog, deThubal, de Mes-
chesch, de Thiras et d'Ascfikenas , sont des appellatifs patronymiques
donnés à des peuples. Ils représentent probablement les produits de
la plus ancienne tradition. 2° Les mots Javan , Kittim et Dodanim
sont des noms collectifs de peuples, acquis après le temps des pre-
mières migrations. 3° Ceux de Madai, Riphath, Thogarma, Élischah
et Thraschisch, véritables dénominations géographiques, indiquent
des contrées plutôt que des peuples, et résultent d'une connaissance
topographique déjà plus expérimentée.
132 DE l'inégalité
gnement cosinogonique et historique dans les annales des
Chananéens (1) , mais rien ne s'oppose à ce qu'ils aient eu les
moyens de compléter ces récits par des souvenirs (|ui leur
étaient propres , et dont la source remontait à l'âge où toute
l'espèce blanche se trouvait rassemblée au fond de la haute Asie.
Ces Gomers, connus traditionnellement des nations chana-
néennes du sud , le furent plus directement des Assyriens. Il .
veut, à la fin du xiii* siècle, entre les deux peuples, des
conflits et des mêlées. Inhabiles à laisser à la postérité des
monuments de leurs triomphes, les Celtes en perdirent la mé-
moire; mais leurs rivaux asiatiques, plus soigneux, ont gardé
des traces d'exploits dont ils s'honoraient. M. le lieutenant-
colonel Rawlinson a trouvé très fréquemment dans les inscrip-
tions cunéiformes le nom des Gumiris, entre autres, sur les
pierres de Bisoutoun (2). C'est donc dans l'Asie occidentale
que se rencontrent les premières mentions du peuple qui de-
vait se répandre le plus loin en Europe.
Outre la Bible et les témoignages assyriens , l'histoire grec-
que aussi parle de l'invasion cimmérienne au temps de Cyaxa-
res (3). Ces Cimmériens, ces Gumiris , qui firent alors tant de
mal, et furent si rapidement dispersés par les Scythes, nous
les suivons, dès lors, au delà de l'Euxin où ils retournent , et,
montant avec eux vers l'ouest et le nord-ouest, nous ne per-
dons plus de vue leurs vastes pérégrinations.
Ils s'enfoncent jusqu'aux contrées voisines de la mer du
Nord, et y portent leur nom de Kimbr ou Cimri (4). Ils oc-
(1) T. I, p. 4M.
(2) L'-col. Rawlinson, Memoir on the babylonian and atsyrian Ins-
criptions, 1851, p. XXI.
(3) T. II , p. 379.
(4) La nationalité celtique des plus anciens Cimbres n'est pas con-
testable. Ils nommaient l'Océan, sur les bords duquel ils résidaient,
Mori-Marusa. Ce sont deux mots kymriques qui veulent dire mer
morte. Ils lui donnèrent aussi le nom de crou), reproduit en latin dans
la forme cronium, autre expression kymrique qui signiTie glacé. Lors-
qu'ils vinrent attaquer Marins, un de leurs chefs se nommait Boiorix
ou le chef boxen, et, les Boïens étant des Galls incontestables, Il
n'y aurait aucun motif qui eût pu porter un guerrier cimbre à prendre
DES BACES HUMAINES. 133
«dupent la Gaule , et lui font connaître les Kymris. Ils s'éta-
blissent dans la vallée du Pô , et y répandent la gloire des
Urabri, des Ambrones (l). Eu Ecosse, on connaît encore le
clan de Cameron ; en Angleterre , l'Huniber et la Cambrie ; en
France, les villes de Quimper, de Quiinperlé, de Cambrai,
comme, dans les plaines du pays de Posen, le souvenir des
Ombrons est resté attaché, jusqu'à nos jours, à un territoire
nommé Obrz (2).
On a pensé que ce nom de Gutniri, de Kymri, de Cimbre,
pouvait indiquer une branche de la famille celtique, différente
de celle des Galls, de même que dans les Celtes on ne savait
pas reconnaître ces derniers. Mais il suffit de considérer com-
l)ien les deux dénominations de Ga// et de %wri s'appliquent
souvent aux mêmes tribus, aux mêmes peuplades, pour aban-
donner cette distinction. D'ailleurs, les deux mots ont le même
sens ou à peu près : si Gall veut dire fort, Kymri signifie
vaillant (3j.
En réalité, il n'existe aucun motif de scinder les masses
celtiques en deux fractions radicalement distinctes , mais on
n'aurait pas moins tort de croire que toutes les branches de la
famille aient été absolument semblables. Ces multitudes, accu-
mulées des rives de la Baltique et de la mer du Nord (4) au
un titre celtique, s'il n'avait pas été Celte lui-même. On retrouve
encore à côté de ce même Boïorix un Lucxua ou mieux Luk, et ce
nom, très connu des Latins, leur avait été transmis par les Umbres
Celtes de la péninsule italique; il était donc gallique comme ses
possesseurs.
(1) Ce^t une règle celtique que le k et le g, deux lettres qui parais-
sent avoir été tout à fait confondues dans la prononciation , s'effacent
souvent devant une voyelle. - Aufrecht et Kirchhoff, Die umbriachen
Sprachdenknueler, Lautlehre, p. « et pass. Il y en a beaucoup
d'exemples : gwiper, vipère; win et gwin, vin; gwir et fire, vrai
awell, devenu l'anglais well; alon et galon, étranger, etc.
(ï) Schaffarik, ouvr. cité, t. I, p. 51.
(3) M. Amédée Thierry, Hisl. des Gaulois, t. I, Introduction. - Le
nom est resté dans le danois Kiemper, avec la signification de com-
Oaltant. - Sal verte, Essai sur l'origine des noms d'hommes, dépeuples
e< de /leiMT, 1831, in-8», Paris, t. II, p. 108.
(4) Je n'aflirme nullement que l'inondation celtique se soit arrêtée
au Danemark. - . Dans le Nord (dit Wormsaae), c'est une opinion
8
134 DE l'inégalité
détroit de Gibraltar, et de Tlrlande ù la Russie (1), différaient
notablement entre elles, suivant qu'elles s'étaient plus ou
moins alliées ici aux Slaves, là aux Thraces et aux lUyriens,
partout aux Finnois. Bien qu'issues originairement d'une
même souche, elles n'avaient souvent conservé qu'une sim-
ple et lointaine parenté dont l'identité de langue, altérée
d'ailleurs par des modiûcations infinies de dialectes, était
l'insigne. Du reste , elles se traitaient à l'occasion en rivales et
en ennemies , ainsi que plus tard on vit les Franks austrasiens
guerroyer, en toute tranquillité de conscience, contre les
Francs neustriens. Elles formaient donc des réunions politiques
pleinement étrangères les unes aux autres (2).
Qu'elles aient appartenu à la race blanche dans la partie
originelle de leur essence , il n'y a pas à en douter. Chez elles,
les guerriers avaient une carrure solide , des membres vigou-
reux et une taille gigantesque (3) , les yeux bleus ou gris , les
« fort répandue que les Celtes ont habité la Scandinavie méridionale,
« et, à défaut de renseignements historiques, on se fonde sur la res-
c somblance des armes, des instruments et des bijoux en bronze et
« en or, trouvés dans nos tumulus, avec ceux qui ont été découverts
« en Angleterre et en France. Cette opinion a des partisans en Norvège,
« et les historiens de ce pays Tont tenue pour démontrée. » — Lettre
à M, Mérimée, Moniteur du 14 avril 18S3. — Voir aussi Muncb, ouvr.
cité, p. 8.
(1) En établissant les différents flux et reflux de la famille slave,
Schaffarik donne d'excellentes indications sur l'étendue des établis-
sements celtiques, principaux compétiteurs des VN'endes. Un des points
qui ressortent le mieux de cet examen, c'est que, sur plus d'une
frontière, il est fort difficile de distinguer les deux groupe^. (Schaf-
farik, ouvr. cité, t. I, p. 56, 66, 89, 104, 207, 379.)
(2) La monnaie d'or que frappaient les États celtiques n'avait cours
que sur le territoire spécial de chaque nation, parce que le titre en
était toujours particulier. Bien que cette observation ne puisse s'ap-
pliquer qu'au IV* siècle avant Jésus-Christ, comme celte époque est
un temps d'indépendance bien complète pour les peuples celtiques,
je conclus qu'il y a là une preuve à ajouter à toutes celles qui, par
ailleurs, témoignent de l'isonomie respective des différents peuples
kymriques. — Mommsen, Die nordetruskischen Alphabete, dans les
Mittheilungen der antiquarischen Ge»elUchaft in Zurich, VU B.,
8 Heft, ISW, p. 26S.
(3) Wachter, ouvr. cité, p. 64.
DES BACES HUMAINES. 135
cheveux blonds ou rouges. C'étaient des hommes à passions
turbulentes; leur extrême avidité, leur amour du luxe, les fai-
saient volontiers recourir aux armes. Ils étaient doués d'une
compréhension vive et facile, d'un esprit naturel très éveillé,
d'une insatiable curiosité, très mous devant l'adversité, et,
pour couronner le tout, d'une redoutable inconsistance d'hu-
meur, résultat d'une inaptitude orgauique à rien respecter ni
à rien aimer longtemps (1).
Ainsi faites, les nations galliques étaient parvenues de très
bonne heure à un état social assez relevé, dont les mérites
comme les défauts représentaient bien et la souche noble d'où
ces nations tiraient leur origine, et l'alliage finnois qui avait
modifié leur nature (2). Leur établissement politique présente
le même spectacle que nous ont donné, à leurs origines, tous
les peuples blancs.
Nous y retrouvons cette organisation sévèrement féodale et
ce pouvoir incomplet d'un chef électif en usage chez les Hin-
dous primitifs, chez les Iraniens, chez les Grecs homériques,
chez les Chinois de la plus ancienne époque. L'inconsistance
de l'autorité et la fierté ombrageuse du guerrier paralysent
souvent l'action du mandataire de la loi. Dans le gouverne-
ment des Gails, comme dans celui des autres peuples issus de
la même souche, pas de vestiges de ce despotisme insensé
d'une table d'airain ou de pierre, forte de l'abstraction qu'elle
(1) César a ainsi dépeint les Gaulois en politique qui , prétendant
se servir d'eu\, voulait connaître et leur fort et leur faible. (Liv. II,
80; IV, S, et VII, 20.) — Strabon, les jugeant en littérateur désintéressé,
est beaucoup plus indulgent. Il trouve les Gaulois bonnes gens et sans
malice, ne se fâchant que quand ils sont les plus forts, et se lais-
sant, du reste, persuader aisément. (Strab., IV, 4, i.)
(') Schaffarik, après avoir déclaré qu'il considère les Celtes comme
je premier des peuples blancs établis en Europe, ajoute : « Déjà, dès
' les temps les plus anciens, ils étaient non seulement riches et
« puissantsà l'extrême, mais encore extraordinairemcnt cultivés (un-
« gewœhnlich gebildet). Ils occupaient un tiers de l'Europe, et, du
« III» au n* siècle avant notre ère, ils s'étendaient d'un côté jusqu'à
« la Vistule, de l'autre, sur le bas Danube, jusqu'au Dniester. » —
Slawische Alterthûmer, t. I, p. 89. — Il montre, en plus d'un pays^
les Slaves dominés par les Celtes, et vivant en sujets au milieu d'eux.
136 DE LIM-GALITt
représente, aberration si lamilière aux républiques sémitiques.
La loi était assez flottante, médiocrement respectée; la préro-
gative des chefs incertaine. En un mot, le génie celtique main-
tenait ces droits hautains que Télément noir détruit partout
où il parvient à s'introduire.
Qu'on ne prenne pas ici le change en attribuant à un état de
barbarie ces instincts peu disciplinables et cette organisation
tourmentée. On n'a qu'à jeter les yeux sur la situation politi-
que de l'Afrique actuelle pour se convaincre que la barbarie
la plus radicale n'exclut pas, dons les sociétés, un développe-
ment monstrueux du despotisme. Être libre , être esclave , à
un moment donné, ce sont là des faits qui dérivent souvent,
pour un peuple , d'une série de combinaisons historiques fort
longues ; mais , avoir une prédisposition naturelle à l'une ou à
l'autre de ces situations, ce n'est jamais qu'un résultat ethni-
que. Le plus simple examen de la manière dont les idées so-
ciales sont distribuées parmi les races ne permet pas de s'y
tromper.
A côté du système politique se place naturellement le sys-
tème militaire. Les Galls ne combattaient pas au hasard. Leurs
armées, à l'image de celles des Arians Hindous, étaient com-
posées de quatre éléments, l'infanterie (1), la cavalerie, les
chariots de guerre (2) et les chiens de combat, qui tenaient la
place des éléphants (3). Ces troupes agissaient suivant les lois
d'une stratégie sans doute médiocre, si l'on veut la considérer
au point de vue perfectionné de la légion romaine , mais qui
n'avait rien de commun avec l'élan grossier de la brute se pré-
cipitant sur sa proie. On en peut juger d'après la manière in-
(t) Us avaient des archers excellents. (Csesar, Comment, de Bello
GalL, vu, 31.)
(2) Le char de guerre, covinut, était, comme celui des Assyriens,
des Grecs homériques et des Hindous, monté par un guerrier et con-
duit par un écuyer. Fréquemment le guerrier, après avoir lancé ses
javelots, meUait pied à terre pour combattre corps à corps. C'est
absolument la même tactique que nous avons tiéjà observée en Asie.
(César, ouvr. cité, IV, 36.)
(3) Slrabon, IV, î.
DES BâCES humaines. 137
telligente dont furent conduites les grandes invasions celtiques
et le mode d'administration établi par les conquérants dans
les pays occupés, régime original qui n'empruntait que des
détails aux usages des vaincus. La Gallo-Grèce présente ce
spectacle.
Les armes des Kymris étaient de métal (1), quelquefois de
pierre, mais, en ce cas, très finement travaillées au moyen
d'outils de bronze ou de fer. Il semblerait même que les épées
et les haches de cette dernière espèce, qu'on a trouvées dans
des tombes, étaient plutôt emblématiques ou vouées à des usa-
ges sacrés qu'à un emploi sérieux. A la même catégorie ap-
partenaient, incontestablement, des glaives et des masses d'ar-
mes en argile cuite, richement dorées et peintes, qui ne peuvent
avoir eu qu'une destination purement figurative (2). Du reste,
il est bien probable aussi que les hommes de la plèbe la plus
pauvrç se faisaient arme de tout. Il leur était meilleur mar-
ché et plus facile d'emmancher un caillou percé dans un bâton
que de se procurer une hache de bronze. Mais ce qui établit
d'une manière irrécusable que cette circonstance n'implique
nullement l'ignorance générale des métaux et l'inhabileté à les
travailler, c'est que les langues galliques possèdent des mots
propres pour dénommer ces produits, des mots dont on ne
rencontre l'origine ni dans le latin, ni dans le grec, ni dans le
phénicien. Si tels de ces vocables ont une affinité marquée avec
leurs correspondants helléniques, ce n'est pas à dire qu'ils
aient été fournis par les Massaliotes. Ces ressemblances prou-
vent seulement que les Arians Hellènes, pères des Phocéens et
les aïeux des Celtes , étaient issus d'une race commune.
Le fer s'appelle terne, irne, uim, jarann; le cuivre co-
par, et c'était le métal le plus en usage chez les Galls pour la
fabrication des épées ; le plomb, luaid; le sel, Aa/, sal (3).
(1) Kefcrstein, Ansichten ûber die keltischen Alterlhûmer, 1. 1, p. 324
e» pass. — Worrasaae, Primeval anliquities of Denmark, p, S3 et
puss.
(8) Ibidem. — Wonnsaae donne la gravure d'une hache de cette
espèce, qui est d'une grande élégance. (Ouvr. cité, p. 39.)
(3) Kercrstcin, t. II, Erste Ablheilung, Vcrzeichniss. I.cs mots cm-
8.
188 DE l'inégalité
Toutes ces expressions sont entièrement galliques , et c'est
un témoignage qu'on ne peut récuser de l'antiquité du travail
des métaux chez les Kymris. Il serait d'ailleurs bien étrange,
on en conviendra , que dans cet Occident où les Ibères étaient
en possession de l'art du mineur, où les Étrusques indigènes
avaient le même avantage, les Galls en eussent été privés, eux,
venus les derniers du pays du nord-est, terre classique, terre na-
tale des forgerons.
Les monuments des deux âges de bronze et de fer ont fourni
une énorme quantité d'outils divers, qui donnent encore une
haute idée de l'aptitude des nations celtiques au travail du
minerai. Ce sont des épées, des haches, des fers de lance, des
hallebardes, des jambards , des casques , le tout d'or ou doré,
de bronze ou d'argent, ou de fer, ou de plomb, ou de zinc;
ployés aujourd'hui dans l'art du mineur ont souvent l'avantage de
fournir des notions fort anciennes. Keferstein fait cette réflexibn pour
l'Allemagne, et retrouve dans la langue actuelle des travailleurs sou-
terrains du Harz des formes et des racines essentiellement celtiques,
qui , en même temps que les procédés et les outils auxquels on les
applique, ont passé des Galls aux métis germaniques. Quant à l'o-
tymologie des noms de métaux, on peut remarquer que le mot cel-
tique aes, ais, qui devient dans le breton aren et dans le latin aes,
avec la flexion aeris, ne désigne pas proprement du bronze, mais
bien, par excellence, le métal le plus dur. C'est à ce titre seulement
qu'on le trouve employé dans la plus haute antiquité pour désigner
le bronze. Le sanscrit le possède sous la forme ayas ou ayasa, et lui
donne le sens de fer. L'allemand a de même Eisen, dérivé du gothi-
que eisarn. L'anglo-saxon a iren, l'anglais iron, l'irlandais iarn. Nous
avons ici le celtique terne, et l'on peut voir que dans la forme jarann
il n'est pas trop loin d'aren. — Schlegel, Indische Bibliothek, t. I, p.
243 et pass. — Voir sur le sens de la racine primitive les recherches
très curieuses deDieffenbach, Vergleichendes WœrUrbuch der gothis-
chen Sprache, in-8», Frankfurt a. M., 1831, t. I, p. 14, 15, n» 18. La
signification de dur paraît être ici en corrélation avec l'idée de fon-
damental. — Il résulte aussi de ce mot plusieurs applications plus
ou moins directes, comme celles de métal en général, de ric?iesses,
d'armes, harnais, harnisch. On le découvre non seulement dans le
sanscrit, les langues celtiques et gothiques, mais aussi dans le pous-
chtou ou afghan, le grec, le balouki, l'ossète, et on l'aperçoit jusque
dans le chaldéen ^J'j;,"!) «wtwo, hache. On le remarque dans les lan-
gues slaves , avec une forme qui le rapproche de certains dialectes
galliques.
DES RACES HUMAINES. 139
des baudriers, des chaînes précieuses, destinées aux hommes
pour suspendre leurs glaives, et aux femmes pour attacher les
clefs de la ménagère ; des bracelets de fil de métal tourné en
spirales, des broderies appliquées sur des étoffes, des sceptres,
des couronnes pour les chefs, etc. (1).
Les Galls pratiquaient la vie sédentaire. Ils vivaient dans
de grands villages qui devenaient souvent des villes considé-
rables. Avant l'époque romaine, plusieurs des capitales de leurs
nations les plus opulentes avaient acquis un degré notable de
puissance. Bourges comptait alors quarante mille habitants (2).
On peut juger, d'après ce seul fait, si ces cités étaient à dédai-
gner quant à leur étendue et à leur population (3). Autun,
Reims, Besançon, dans les Gaules, Carrhodunum, en Pologne,
bien d'autres bourgades, n'étaient certainement pas sans im-
portance et sans éclat (4).
L'antiquité latine nous a parlé de la forme des maisons. On
en possède en France et dans l'Allemagne méridionale (.5) de
nombreux restes. Ce sont ces sortes d'excavations connues
des antiquaires sous le nom de margelles. Plusieurs mesurent
cent pas de tour. Elles sont rondes et toujours réunies deux
par deux. L'une servait d'habitation, l'autre de grange. Quel-
ques-uns de ces emplacements semblent avoir porté un mur
de soutènement en pierres, sur lequel s'élevait la bâtisse faite
de planches et de torchis , souvent recouverte de plâtre. Les
Galls usaient volontiers, dans leurs constructions , de la com-
binaison de la pierre ou du mortier avec le bois (6). Ces vieil-
(1) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 330 et pass.
(i) Casar, de Bello Gallico, VII, 28.
(3) Les Celtes de Bourges, avant de s'insurger, brûlèrent, en un
«eul jour, vingt de leurs villes qu'ils ne se jugeaient pas en état de
défendre. 11 s'en faut qu'aujourd'hui le Berry soit aussi peuplé.
(4) Carrhodunum était dans le voisinage de Cracovie. Une autre ville
celtique de la Pannonie rappelle le nom des Carnutes du pays char-
train, c'est Carnuntum. (Schaffarik, t. I, p. 104.)
(5) On en a trouvé également dans le Brunswick et en Suisse, une
première fols près de Bâle, plus tard dans les Grisons. (Keferstein,
t I, p. S99.)
(6) Ils appliquaient même fort habilement ce système à l'architec-
ture militaire. César loue beaucoup leur façon de construire certains
140 DE l'inégalité
les maisons, si communes encore dans presque toutes nos
villes de province, comme en Allemagne, et formées de char-
pentes apparentes, dont les intervalles sont remplis de pierres
ou de terre, sont des produits du système celtique.
Rien n'indique que les habitations aient comporté plusieurs
étages. Elles ne semblent pas avoir eu beaucoup de luxe à l'in-
térieur. Les Celtes recherchaient plus que le beau , le bien-
être.
Ils avaient des meubles travaillés en bois avec assez de soin,
des ouvrages d'os et d'ivoire, tels que peignes, aiguilles de tête,
cuillers, dés à jouer, cornes servant de vases à boire ; puis des
harnais de chevaux garnis et ornés de plaques de cuivre ou
de bronze doré, et surtout un grand nombre de vases de tou-
tes formes, tasses, amphores, coupes, etc. Les objets en verre
n'étaient pas moins communs chez eux. On en trouve de blancs
et de coloriés en bleu, en jaune, en orange. On a aussi des
colliers de cette matière. On veut que ces ornements aient
servi d'insignes au sacerdoce druidique pour distinguer les de-
grés de la hiérarchie (1).
La fabrication des étoffes avait lieu sur une grande échelle.
On a découvert souvent, dans les tombeaux, des restes de
drap de laine de différents degrés de flnesse, et on sait, par les
témoignages historiques, que les Celtes, s'ils étaient fort em-
pressés à se chamarrer de chaînes et de bracelets de métal,
ne l'étaient pas moins à se vêtir de ces étoffes bariolées dont
les tartans écossais sont un souvenir direct (2).
De très bonne heure, cet amour des jouissances matérielles
remparts. {Comm. de Bello Gall., VU, 23.) En général, les traducteurs
rendent mal ce passage. Un historien de la ville d'Orléans me paraît
l'entendre mieux. Voici sa version : • Ces poutres sont placées à deui
« pieds l'une de l'autre à angle droit avec le parement du rempart. Da
< côté de la ville, elles sont lices à l'aide de terres extraites du fossé;
< à l'extérieur, de grandes pierres remplissent l'intervalle qui les
« sépare. Sur cotte première assise on en établit une seconde, alter-
« nant en échiquier avec les pierres, et ainsi de suite. » (L. de Buzon-
nière,HM/otre architecturale de la ville d^Orléans, 1849, in-8», t. I, p. a.>
(1) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 321 et pass.
(2) Tacite les décrit très bien, d'un seul mot : il nomme le sagum.
celtique , versicolor. ( Histor., II , 20.)
DES KACES HUMAINES. 141
avait porté les Celtes au travail, et du travail productif naquit
le goût du commerce. Si les ÎNInssaliotes prospérèrent, c'est
qu'Us trouvèrent dans les populations qui les entouraient, et
dans celles qui couvraient derrière eux les pays du nord, un
instinct mercantile qui, à sa façon, répondait au leur, et que
cet instinct avait créé de nombreux éléments d'échange. Il
avait aussi à sa disposition des moyens de transport abondants
et faciles. Les Celtes possédaient une marine. Ce n'étaient pas
les pirogues misérables des Finnois, mais de bons vaisseaux de
haut bord, bien construits et solidement membres, armés
d'une forte mâture et de voiles de peaux , souples et bien cou-
sues. Ces navires, dans l'opinion de César, étaient mieux en-
tendus pour la navigation de l'Océan que les galères romaines.
Le dictateur s'en servit pour la conquête de l'île de Bretagne,
et put les apprécier d'autant mieux que, dans la guerre contre
les Vénètes, il s'en fallut de peu que sa flotte ne succombât à
la supériorité de celle, de ce peuple. Il parle aussi avec admi-
ration de la quantité de bâtiments dont disposaient les nations
de la Saintonge et du Poitou (1).
De sorte que les Celtes avaient sur mer un puissant instru-
ment d'activité et de fortune. Pour tant de raisons, leurs
villes peu brillantes, étant d'ailleurs grandes, populeuses et
bien pourvues de richesses de tout genre , le caractère belli-
queux de la race leur faisait courir de fréquents dangers. La
plupart étaient fortifiées, et non pas sommairement d'une pa-
lissade et d'un fossé, mais avec toutes les ressources d'un art
d'ingénieur qui n'était pas méprisable. César rend justice au
talent des Aquitains gaulois dans l'attaque des places au moyen
de la mine. Il n'est pas à croire que les Celtes, habiles aux
travaux souterrains , comme les Ibères, fussent plus maladroits
que ces derniers dans l'application militaire de leurs connais-
sances (2*.
Les défenses des villes étaient donc très fortes. Elles consis-
;i) De BelU) Gall., III, 8, 0, \\.
(i) César dut renoncer à prendre SoissonS, à cause de la largeur de
ses fossés et de l'élévation de ses murailles. (De Bello Gall., H, 12.)
142 DE l'inégalité
taient en murs de bois et de pierres ainsi disposés, que, tandis
que les poutres paralysaient l'emploi du bélier par leur élas-
ticité, les moellons mettaient obstacle à l'action du feu (1).
Outre ce système, il y en avait un autre, probablement beau-
coup plus ancien encore et dont on a trouvé de bien curieux
vestiges en plusieurs endroits du nord de l'Ecosse ; à Sainte-
Suzanne, à Péran, en France; à Gôrlitz, dans la Lusace. Ce
sont de gros murs dont la surface, mise en fusion par l'action
du feu, s'est recouverte d'une croûte vitrifiée qui fait du tra-
vail entier un seul bloc d'une dureté incomparable (2). Ce
mode de construction est si étrange que longtemps on a douté
qu'il fût dû à l'action de l'homme, et on l'a pris pour un pro-
duit volcanique , dans des contrées qui d'aiHeurs ne révèlent
pas une seule trace de l'existence de feux naturels. Mais on ne
peut nier l'évidence. Le camp de Péran montre ses substruc-
tions vitrifiées sous une maçonnerie romaine , et il n'est pas
douteux que ce genre impérissable de travail ne soit l'ouvrage
des Celtes. L'antiquité en est certainement des plus reculées. J'en
vois la preuve dans ce fait, qu'au temps des Romains l'Ecosse
était tombée en décadence, et que de tels monuments dépas-
saient, de toutes façons, ses besoins et les ressources dont
elle disposait. On doit donc les attribuer à une époque où la
population calédonienne n'avait pas encore subi , à un point
dégradant, le mélange avec les hordes finniques qui l'entou-
raient (3).
(1) Bourges avait aussi des tours revêtues de cuir. (Caesar, VII, a.)
(2) Keferstein, t. I, p. 286. — Geslin de Bourgogne, Notice sur l'en-
ceinte de Péran , extrait du XVIII* volume des Mémoires de la Société
des Antiquaires de France, p. 6 et sqq., et 39.
(3) Au premier siècle avant notre ère, l'Angleterre proprement dite
comptait deux espèces de populations celtiques : l'une qui se disait
autochtone, et qui habitait l'intérieur des terres; l'autre était due à
une immigration successive de Belges ou Galls germanisés, qui eut
lieu vers le vn« siècle de Rome. (Caesar, de Bello GalL, V, 12.) — C'est
à ces conquérants qu'appartiennent les monnaies celtiques de l'Angle-
terre. Ces restes numismaliques sont imités de ceux que l'on trouve
depuis la Schelde jusqu'à Reims et à Soissons. Le type primitif en est
le statère macédonien. On possède dans ce genre des exemplaires
fort grossiers d'une monnaie d'or, marqués du cheval à gorge four-
DES RACES HUMAINES. 143
Des murs vitrifiés, construits eu grosses pierres, supposent
l'existence de l'architecture fragmentaire. Eu effet, les Celtes,
fort dilTéreuts des peuplades jaunes, ne se bornaient pas à
juxtaposer des quartiei-s de roches énormes ; ils élevaient, l'un
sur l'autre , des blocs polygones qu'ils conservaient bruts, afin,
chue, pesant de 6,1 gr. à 5,i gr. — Mommscn, Die nord-etruskischen
Alphabele, dans les Mittheilungen der antiquarischen Gesellschafl
in Zurich, VII B., 8 Heft, 1813, p. 845. — Les Celtes de l'intérieur de
l'Angleterre étaient devenus fort barbares. Us allaient vêtus de peaux
de bétes. La polyandrie était presque générale parmi eux. Ils avaient
déjà, en se mêlant aux Belges immigrés, communiqué à ceux-ci
l'usage de se peindre le corps. Ces derniers les surpassaient de beau-
coup par le raflinement des habitudes et par les richesses. Une po-
pulation semblable à celle des Bretons de l'intérieur de l'ile, et peut-
être plus avilie encore, c'étaient les Irlandais. On peut admettre
comme vraisemblable qu'à une époque fort ancienne leur Ile avait
reçu quelques colonisations phéniciennes et carthaginoises; mais,
d'après ce qu'on a vu en Espagne d'établissements semblables, il est
douteux que l'influence en ait dépassé les limites du comptoir. Toute-
fois M. Pictel pense avoir découvert dans l'erse des traces sémitiques.
Peut-être encore y a-t-il eu des immigrations ibériques ou plutôt
celtibérlennes. Quoi qu'il en soit, Strabon dépeint les Irlandais comme
des cannibales, mangeant leurs parents âgés. Diodore de Sicile et
saint Jérôme racontent d'eux les mêmes choses. Les traditions locales
avec leurs colonies antédiluviennes, commandées par César, leur Par-
Iholan, cinquième descendant de Magog, Gis de Japhet, leur Clanna,
leur Nemihidh, parents de ce héros, leurs Fir-Bolgs, tous originaires
de Thrace, enfin leurs Milésiens, fils de Mileadh, venus d'Egypte en
Espagne, et d'Espagne en Irlande, sont trop évidemment inQuencces
par des romanciers bibliques et classiques pour qu'on puisse leur
accorder beaucoup d'antiquité et, par suite, de confiance. C'est le
pendant des histoires de France commençant à Francus, fils d'Hec-
tor. Il paraît certain que l'île n'a commencé à se relever que vers le
IV* siècle de l'ère chrétienne. Elle avait alors une marine. — Dief-
fenbach , Cellica II, Abth. 2, 371 et seqq. , est peut-être l'écrivain le
plus complet sur cette matière ardue, qui constitue un des chapitres
des chroniques celtiques sur lesquels il a été débité le plus de folies
et les extravagances les plus monstrueuses. Pour faire juger de l'es-
prit de ceux qui les ont mises en œuvre, je ne citerai qu'un trait :
partant de ce point, que l'Irlande est une terre sacrée, qualité qu'en
effet lui reconnaissaient les Druides, et qu'ont ensuite maintenue pour
elle les Sculdées chrétiens, O'Counor raconte, dans ses Proleg., II, 75,
que, de l'avis d'un savant allemand, l'erse était la seule langue inacces-
sible au diable, comme trop saint pour qu'il pût jamais l'apprendre.
144 DE l'inégalité
a-t-on dit, de n'en pas diminuer la force (1). C'est là l'orii^ine
du système connu sous les noms de pélasgique et de cyclo-
péen (2). On en trouve en Franos, comme en Grèce, comme
en Italie. A cet ordre de constructions appartiennent des en-
ceintes découvertes dans nos provinces, et les chambres sépul-
crales d'un grand nombre de tumulus, qui se distinguent
ainsi nettement des ouvrages finniques, dans lesquels les blocs
ne sont jamais superposés de manière à former muraille (3).
La puissance extraordinaire de ces débris massifs a résisté,
en plus d'un lieu, à l'outrage des siècles. Les Romains s'en
sont servis, comme des remparts de Saiute-Suzanne, et en ont
et qu'à Rome un possédé, a aliis linguis locutum, at hibernice loqui,
vel noluisse vel non potuisse. » Tout bien pesé cependant, il serait
imprudent de rejeter absolument les traditions irlandaises; elles con-
tiennent çà et là des faits dignes d'être observés.
(1) Keferstein, t. I. — Suivant Abeken, les murs les plus rudement
façonnés de l'Italie se trouvent dans l'Apennin. (Ouur. cité, p. 139.) Les
constructions des Aborigènes, dans le Latium et l'Halie centrale, étant
faites de tuf très tendre, présentèrent promptement des traces de
taille. — Ibid. Dcnnis, ouvr. cité, t. II, p. 571 et pass. — Les ruines de
Saturnia, une des plus anciennes villes de l'Étrurie, près d'Orbitello,
renferment un tumulus bien évidemment celtique. Or, Saturnia, avant
d'être aux Étrusques, appartenait aux aborigènes qui l'avaient fondée;
C'était une ville umbrique.
(2) Abeken, ouvr. cité, p. 139. Cet auteur nomme pélasgiques les
maçonneries non taillées, celles où l'emploi de petites pierres pour
boucher les interstices est le plus indispensable. Il rappelle que Pau-
sanias se sert de cette expression en décrivant les murs de Tyrinlhe
et de Mycènes. Les murs cyclopéens marqueraient ainsi un perfec-
tionnement dans le genre des constructions à blocs polygones.
(3) Keferstein, Anaichten, etc., t. IV, p. 287. Cet écrivain remarque
qu'il y a fort peu de constructions celtiques maçonnées en Angleterre
et en Scandinavie. Son observaUon s'accorde pleinement avec ce que
dit César, que les Bretons de l'intérieur de l'île (non pas les Belges
immigrés) appelaient ville une sorte de camp retranché formé de pieux
et de branchages, au milieu des bois. (De Bello Gall., V, 21.) — Les
contrées où l'on en trouve le plus, soit à l'état de murailles, soit
comme tombeaux recouverts ou ayant été recouverts d'un tumulus
de terre , sont les pays que j'ai nommés déjà , la Bohême , la Wetteravie ,
la Franconie, la Thuringe, le Jura, l'Asie Mineure. Voir aussi, quant
à l'existence des tumulus celtiques, Boettiger, Ideen zur Kunstmy-
thologie, c. Il, p. 294.
DES RACES HUMAINES. 1-15
fait la base de lenrs propres travaux. Puis , les chevaliers du
moyen âge, à leur tour, élevant leurs donjons sur cette double
antiquité, sont venus compléter les archives matérielles de
l'architecture militaire en Eurape.
Outre la pierre et le bois, les Galls usaient aussi de la bri-
que. Ils ont bâti des tours très remarquables, dont quelques-
unes subsistent encore, une, entre autres, sur la Loire, et
d'usage inconnu, mais probablement religieux (1).
Les cités, ainsi bien peuplées, bien bâties, bien défendues,
bien fournies de meubles , d'ustensiles et de bijoux , communi-
quaient entre elles à travers le pays, non par des sentiers et
des gués difûciles, mais par des routes régulières et des ponts.
Les Romains n'ont pas été les premiers à établir des voies de
communication dans les pays kymriques : ils en ont trouvé
qui existaient avant eux , et plusieurs de leurs chemins les plus
célèbres , parce qu'ils étaient les plus fréquentés, n'ont été que
d'anciens ouvrages nationaux entretenus et réparés par leurs
soins. Quant aux ponts , César en nomme que certes il n'avait
pas bâtis (2).
Outre ces communications, les Celtes en avaient organisé
de plus rapides encore pour les circonstances extraordinaires.
Ils possédaient une télégraphie véritable. Des agents désignés
se criaient de l'un à l'autre la nouvelle qu'il fallait transmettre :
de cette façon, un ordre ou un avis parti d'Orléans, au lever
du soleil, arrivait en Auvergne avant neuf heures du soir,
ayant parcouru de la sorte quatre-vingts lieues de pays (3).
Si les villes étaient nombreuses et rassemblaient beaucoup
d'habitants , les campagnes paraissent n'avoir pas été moins
peuplées. On le peut induire du nombre considérable de cime-
ci) « Coram adiré alloquique Velledam negalum. Arcebanturadspeclu
• quo venerationis plus inesset. Ipsa édita in turre; delectus e pro-
« pinquis consulta responsaquc, ut internuncius numinis, portabat »
Tacite, Hisl., IV, «5.
râ)Keferstein,oui)r. ct7é, t. I, p. 192. Sur plusieurs bornes milliaires
antiques, on trouve, en France, l'indication de ia. lieue celtique au
lieu du mille romain. Quant aux ponts, Orléans et Paris en avaient.
Ciesar, de lielloGall., vu, il.
(3) Cœs., de Bello Gall., VU, 3.
BACE8 BCMAIKES. — T. II. 9
146 DE l'inegauté
tières découverts dans les différentes contrées de l'Europe cel-
tique. L'étendue de ces charaps mortuaires est généralement
remarquable. On n'y voit pas de tumulus. Cette construction ,
lorsqu'elle contient un dolmen , appartient aux premiers habi-
tants flnnois : il n'est pas question ici de cette variété. Lors-
qu'elle renferme une chambre sépulcrale en maçonnerie, elle
appartient aux princes , aux nobles , aux riches des nations.
Les cimetières sont plus modestement le dernier asile des
classes moyennes ou populaires. Ils ne fournissent à l'observa-
teur que des tombeaux plats , la plupart construits avec soin ,
taillés souvent dans le roc ou établis dans la terre battue. Les
tombes y sont couvertes de dalles. Les corps ont presque tou-
jours été brûlés. Bien que ce fait ne soit pas absolument .sans
exception , sa fréquence établit une sorte de distinction sup-
plémentaire entre les cadavres des plus anciens indigènes,
toujours entiers , et ceux des Celtes. En tout cas , les tumulus
à chambres funéraires, pélasgiques et cyclopéennes , monu-
ments probablement contemporains des cimetières , ne renfer-
ment jamais de squelettes intacts, mais toujours des ossements
incinérés contenus dans des urnes.
Une autre différence existe encore entre celles de ces sépul-
tures qui appartiennent à l'époque nationale, et celles qui ne
remontent qu'à la période romaine : c'est que les objets trou-
vés dans ces dernières ont un caractère mixte où l'élément la-
tin hellénisé se fait aisément apercevoir. Non loin de Genève»
on voit un cimetière de cette espèce (1).
Outre que l'abondance des cimetières purement celtiques
donne une haute idée de l'ampleur des populations qui les ont
fondés, elle inspire encore des réflexions d'un autre ordre. Le-
soin et, par suite, les frais qu'on y a employés, le nombre, la
nature et la richesse des objets divers que renferment les tom-
bes , tout cela , rapproché de l'observation qu'en les contem-
plant on n'a pas sous les yeux le lieu de repos des grands et des
chefs, mais seulement des classes moyennes et inférieures, fait
naître une très haute idée du bien-être de ces classes , et con-
(1) Keferstein, ouvr. cité, t. I.
DES RACES HUMAINES. 147
séquemment de l'opulence générale des nations dont elles for-
maient la base (1). Nous voilà bien loin de l'opinion si long-
temps répandue, et si légèrement adoptée, sur la barbarie
complète des tribus galliques, opinion qui prenait surtout son
point d'appui dans la fausse allégation que les monuments fin-
niques étaient leur œuvre.
Ce n'est pas encore fuir assez de si lourdes erreurs : plu-
sieurs détails importants qui restent à dire vont allonger la
distance. Les Celtes, habiles à tant de travaux divers, ne pou-
vaient pas être étrangers au besoin de les rémunérer et de
leur reconnaître un prix. Ils connaissaient l'usage du numéraire,
et , trois cents ans avant la venue de César, battaient monnaie
pour les besoins du commerce extérieur. Ils avaient des pièces
d'or, d'argent, d'or-argent et cuivre, de cuivre et plomb, de
fer, de cuivre seul, rondes, carrées, radiées, concaves, sphé-
riques, plates, épaisses, minces, frappées en creux ou en re-
lief (2). Un très grand nombre de ces monnaies ont été visible-
ment produites sous l'influence massaliote, macédonienne ou
romaine (3). IMais d'autres échappent complètement au soupçon
(I) Kefersteio, t. I, p. 304.
(i) Id., ouvr. cité, t. I, p. 341.
(3) Les différentes catégories d'frnitations paraissent se limiter à des
territoires déterminés. Celles qui ont pour objet les monnaies mas-
saliotes se trouvent dans la Narbonnaise, sur le cours supérieur du
Rhône, dans la Lombardic entière, à Berne, à Genève, dans le Valais,
le Tessin, les Grisons et le Tyrol italien; mais, en France, on n'en a
pas rencontré jusqu'ici au-dessus de Lyon. — Sur le penchant septen-
trional des Pyrénées et les côtes de l'Océan , ce sont les colonies grec-
ques de Rhodae et d'Emporiae qui ont fourni les types; il s'en ren-
contre dans les pays de la Garonne, à Toulouse, dans le Poitou; on
«n cite un exemplaire découvert en Sologne. Sur la Loire supérieure,
sur le Rhin, sur la Schelde, se voient les contrefaçons grossières
des statéres macédoniens do Philippe IL Mommsen pense que cette
habitude de copier, du moins mai possible, les types grecs pour la
monnaie, a commencé au IV» siècle avant J.-C., c'est-à-dire environ
trois cents ans avant la conquête de César. C'est, à coup sûr, l'indice
de relations commerciales fort étendues, fort suivies et telles qu'on
les pourrait à peine dire supérieures aujourd'hui. — Mommsen , Die
nordetrtukiachen Alphabets, dans les Mitthcilungen der antiquaris-
chen Gesellschaft m Zurich, VII B. 8« Heft., in-4» 1853, p. a04, 233,
«36,856. I »' » .
148 DE l'inégalité
de cette parenté. Ce sont certainement les plus anciennes : elles
remontent bien au delà de la date qae je viens d'indiquer. Il
en est, les radiées, qui ont leurs analogues en Étrurie, soit
que les hommes de ce pays les aient empruntées aux peuples
umbriques de leur voisinage , soit qu'un grand commerce en-
tre les deux nations, commerce qui n'est pas à révoquer en
doute , et que la présence fréquente du succin dans les tom-
beaux toscans les plus anciens suffirait à démontrer, ait de
bonne heure engagé les deux groupes contractants à user de
moyens d'échange parfaitement semblables (1).
Avec la monnaie , les Celtes possédaient encore l'art de l'é-
criture. Plusieurs inscriptions copiées sur des médailles celti-
bériennes, mais jusqu'à présent non déchiffrées, en font foi
pour une époque lointaine.
Tacite signale, de son côté, un fait qui semble remonter à
un âge au moins aussi éloigné. On disait de son temps qu'il
existait, dans la Germanie et dans les Alpes Rhétiennes , des
monuments antiques couverts d'inscriptions grecques. On ajou-
tait que ces monuments avaient été élevés par Ulysse , lors de
ses grandes pérégrinations septentrionales, aventures dont
nous n'avons pas le récit (2). En rapportant cette tradition,
Tacite, fort judicieusement, exprime le doute que le fils de
Laërte ait jamais voyagé dans les Alpes et du côté du Rhitt;
mais sa réserve devient excessive lorsqu'elle s'étend de la
personne du voyageur à l'existence des inscriptions elles-,
mêmes (3).
Avec le témoignage de Tacite vient celui de César, qui,
lorsqu'il eut défait les Helvétiens , trouva dans leur camp un
état détaillé de la population émigrante, guerriers, femmes,
(1) Abeken, ouvr. cité, p. 284. — On a découvert de ces monnaies
radiées, d'origine étrusque, marquées de l'image d'une roue, à Posen
et en Saxe. Elles se trouvaient mêlées à des médailles d'Égiae et
d'Athènes du VIII» siècle avant notre ère.
(2) Odyssée, XX III, 267 et pass.
(3) Tacite , de Moribus Germ. , 3. — Mommsen considère comme dé-
montré qu'avant l'époque romaine l'usage de l'écriture s'étendait, par
delà les Alpes et le cours du Rhône, jusqu'au Danube. (Die norde-
truskischen Alphabete, p. 221.)
DES BACES HUMAINES. 149
enfants et vieillards. Ce registre était, à son dire, écrit en let-
tres grecques (1).
D?ins un autre passage des Commentaires , le dictateur ra-
conte que, pour toutes les affaires /)M6%Mes (2) et privées, les
Celtes faisaient usage des lettres grecques. Par une singulière
anomalie, les druides ne voulaient rien écrire de leurs doctri-
nes ni de leure rites, et forçaient leurs élèves à tout "appren-
dre par cœur (3). C'était une règle stricte. D'après ces rensei-
gnements, il est hors de discussion qu'avant d'avoir passé par
l'éducation romaine, les nations celtiques étaient accoutumées
à la représentation graphique de leurs idées, et, ce qui est ici
particulièrement intéressant, l'emploi qu'elles faisaient de
cette science était tout autre que celui dont les grands peuples
asiatiques de l'antiquité nous ont donné le spectacle. Chez
ces derniers, l'écriture servait principalement aux prêtres,
était révérée à l'égal d'un mystère religieux , et passait si dif-
ficilement dans l'usage familier que jusqu'à l'époque de Pisis-
trate, on n'écrivit pas même les poèmes d'Homère, objets, ce-
pendant, de l'admiration générale. Chez les Celtes, tout au
rebours, ce sont les sanctuaires qui ne veulent pas de l'alpha-
bet. La vie privée et l'administration profane s'en emparent :
ou s'en sert pour indiquer la valeur des monnaies et pour ce
qui est d'intérêt personnel ou public. En un mot, chez les
Celtes, l'écriture, dépouillée de tout prestige religieux, est une
science essentiellement vulgarisée.
Mais Tacite et César ajoutent que ces lettres, que cet alpha-
bet si usité , dont la présence n'est désormais pas douteuse en
Allemagne (4), est certaine dans la péninsule hispanique, les
Gaules et l'Helvétie, que cet alphabet, dis-je, est hellénique,
n'a rien de national , et provient d'une importation grecque.
(1) Cxsar, de Bello GalL, l, iX
(4) CTsar, de Bello Gall. VI, 14 : •. In reliquis fere rebus (publicis)
privatisque rationibus. » Publicù n'est pas certain. Le mot semble in-
terpolé, quoique la plupart des éditions le donnent.
(3) Caesar, de Bello Gall., VI, U.
(4) Mommscn (Die nordetruakiichen Alphabete) regarde le fait
tomme indubitable pour les contrées ea deçà du Danube.
150 DE l'inégalité
Aussitôt, pour expliquer cette assertion, les gens qui ne veu-
lent voir partout que des civilisations importées, se tournent
vers les Massaliotes. C'est leur grande ressource quand ils de
peuvent fermer les yeux sur la réalité d'un état de choses
étranger à la barbarie dans les pays celtiques. Mais leur hypo-
thèse n'est pas plus admissible cette fois que dans tant d'au-
tres occasions oCi la saine critique en a fait justice.
Si les Massaliotes avaient eu. le pouvoir d'agir sur les idées
des nations galliques d'une manière assez constante, assez
puissante, assez générale pour répandre partout l'usage de leur
alphabet, à plus forte raison auraient-ils fait accepter les for-
mes séduisantes de leurs armes et de leurs ornements. Cette
victoire eût été certainement la plus facile de toutes. Cepen-
dant ils n'y réussirent pas. Lorsque les nations de la Gaule
imaginèrent de copier les monnaies grecques , elles cédèrent à
im sentiment d'utilité positif qui leur révélait tous les avanta-
ges attachés à l'unité du système monétaire ; mais, au point de
vue artistique,, elles s'y prirent avec une maladresse et une
grossièreté qui montrent de la manière la plus évidente com-
bien elles connaissaient peu les intentions du peuple dont elles
cherchaient à contrefaire les œuvres , et le peu de fréquenta-
tion intellectuelle qu'elles avaient avec lui. Une race n'em-
prunte pas à une autre son alphabet sans lui prendre quelque
chose de plus, des croyances religieuses, par exemple, et pré-
cisément les di'uides ne voulaient pas entendre parler de l'écri-
ture. Donc l'écriture, chez les Celtes, n'était dépositaire d'au-
cun dogme. Ou bien, quelquefois, à défaut de doctrines
théologiques, il pourrait être question d'importation littérai-
res. Nul écrivain de l'antiquité n'en a jamais remarqué la moin-
dre trace (1). Énfln, cet usage de l'alphabet si répandu, si fort
(1) Je dois dire que Strabon, venant au-devant de cette objection,
afflrnie que les Gaulois écrivaient leurs contrats en grec, non seule-
ment avec les caractères, mais même dans la langue de l'Hellade : Ta
<TW(i.ê6Xata éXXyivifftl ypâçov- (Strab., IV.) — Mais, soit dit avec tout
le respect possible pour l'autorité de Strabon, celte assertion n'est
guère recevable. Si les Celtes avaient à tel point sympathisé avec
les Grecs, qu'ils eussent fait de l'idiome de ces derniers l'instrument'
DES RACES HUMAINES. 151
entré dans les mœurs des nations galiiques qui avaient entre
elles le moins de contact, par quelle voie aurait-il passé des
Uelvétiens aux gens de la Celtibérie ? Si ces derniers avaient
été tentés de demander à des étrangers un moyen graphique
de conserver le souvenir des faits, ils se fussent tournés cer-
tainement du côté des Phéniciens. Or, les letteras descono-
cidas gravées sur les médailles indigènes de la Péninsule n'ont
pas le moindre rapport avec l'alphabet chananéen ; elles n'en
ont pas non plus avec celui de la Grèce.
Ce mot terminera la discussion quant à l'identité matérielle
des deux familles de lettres. Ce qui n'est pas vrai pour les
Celtibériens ne l'est pas non plus pour la plupart des autres
nations kymriques. Je ne prétends pas néanmoins qu'il n'y
eut qu'un seul alphabet pour elles toutes (l). Je m'arrête à
cette limite que le système de l'agencement et des formes était
identique en principe, bien que pouvant offrir des nuances et
des variations locales fort tranchées.
On demandera comment il s'est pu faire que César, si ac-
coutumé à la lecture des ouvrages grecs, se soit trompé sur
l'apparence des registres helvétiens, et ait vu des lettres hellé-
niques là où il n'y en avait pas? Voici la réponse : César a tenu
dans ses mains, probablement, ces manuscrits, mais c'est un
ordinaire de leurs transactions de toute nature, ils eussent mérité,
nou pas le nom de barbares, que les écrivains classiques ne leur
ménageaient pas, mais celui de philologues, d'érudits consommés;
encore n'ai-je connaissance d'aucun docte personnage, soit ancien,
soit moderne , pas même Scaliger, qui se soit amusé à passer des actes
civils, par-devant notaire, dans une langue savante. Tout ce qu'il est
Itossible d'accorder, c'est que Strabon, ou plutôt Posidonius, aura vu
entre les mains de quelques négociants massaliotes des cédules grec-
ques tracées par ces derniers, et souscrites par des commerçants
gaulois.
(1) Hommsen compte jusqu'à neuf alphabets différents, recueillis
pnr lui au nord de l'Italie et dans les Alpes. Voici la liste topographique
qu'il en donne : Todi, Provence, Étrurie, Valais, Tyrol, Styrie, Cone-
gliano, Vérone, Padoue. — Les déviations qui peuvent créer l'origina-
lité de chacun de ces alphab(;ts sont considérables, comme le déclare
lui-même cet éminent et judicieux archéologue. (Die nordetruskU-
chen Alphabete, p. âJl, taf. III.)
152 DE l'inégalité
interprète qui lui en a donné le sens. Ils étaient tracés, suivant
ce secrétaire, en caractères grecs, c'est-à-dire en caractères
qui ressemblaient fort aux grecs, mais la langue était galli-
que. L'apparence a sufQ au dictateur, et, comme il regardait
comme indubitable que les alphabets italiotes et étrusques
étaient d'origine grecque, malgré leurs déviations de ce type,
quand il a vu un ensemble qu'il ne comprenait pas. mais où
son œil démêlait les mêmes analogies, il a conclu et dit ce qu'il
a dit (I). Du reste, cette explication n'est pas facultative : il
n'y a pas à hésiter : les monuments récemment découverts ont
fait connaître les alphabets en usage, antérieurement aux Ro-
mains, chez les Salasses de la Provence, chez les Celtes du
Saint-Bernard, chez les montagnards du Tessin : tous ces mo-
des d'écriture sont originaux, ils n'ont que des affinités loin-
taines avec le grec (2).
Je ne nie pas en effet que, si l'alphabet ou les alphabets
celtiques ne sont pas grecs, ils ne soient placés, à l'égard de
l'alphabet hellénique, dans des rapports très intimes, en un
mot, qu'ils ne puissent se reporter tous, eux et lui, à une
même source. Ce ne sont pas des copies, mais ils se forment
sur un même système, sur un mode primordial, antérieur à
eux-mêmes comme au type hellénique, et qui leur a fourni
leurs apparences communes, en même temps qu'un mécanisme
identique.
L'ancien alphabet grec, celui qui, au dire des experts, fut
employé le premier par les nations arianes helléniques, était
composé de seize lettres. Ces lettres ont, il est vrai, des noms
(1) Denys d'Halicarnasse raconte comme un fait admis que l'alphabet
avait été apporte étiez les Italiotes par les Pélasges arcadiens. Il ne
tient nul compte des différences extrêmes que chacun peut remarquer
entre les lettres grecques et celles de la Péninsule. (Dionys. Halic,
Antiq. rom., i, XXXIII.) — C'était un axiome scientifique, indiscutable
pour les lettrés grecs et romains, que tout, le bien, le mal, les ver-
tus et les vices, l'ennui et le plaisir, l'art de marcher, de manger et
de boire, avait été inventé dans l'Hcllade et s'était de là répandu sur
le reste du monde. Homère et Hérodote, comme Hésiode, sont com-
plètement étrangers à cette puérile doctrine.
(i) Mommscn, Die nordetruskiachen Alphabete.
DES RACES HUMAINES. 153
sémitiques, ont même plusieurs points de ressemblance avec
les caractères chananéens et hébreux, mais rien ne prouve que
l'origine des uns et des autres soit locale et n'ait pas été apportée
du nord-est par les premiers émigrants de race blanche (1).
(1) Je ne saurais me rendre à l'observation qui a été faite, que les
alphabets sémitiques ne peuvent convenir qu'aux langues auxquelles
els sont adaptés, parce qu'ils ne comptent pas de voyelles proprement
dites. Ces langues ont toutes : j<, n. ^j »» comme les Grecs ont a, e,
w, i, 0. Les runes, destinées Incontestablement à des dialectes qui
traitent les voyelles tout autrement que les idiomes sémitiques, n'ont
pas même tous ces caractères : il leur manque l'e. Le rôle de conson-
nes attribué, dans les temps historiques, aux lettres chananéennes
que je viens de citer, ne s'oppose nullement à ce qu'on admette que,
primitivement, elles ont été considérées sous un autre point de vue.
— Consulter le travail de Gcsenius, dans VEncycl. Ersch und Gruber,
Palœographie , 3« section, IX Theil, p. 287. et pass. — Le problème de
l'origine des alphabets est encore loin d'être éclairci comme il est
désirable qu'il le devienne. Il tient d'aussi prés que possible aux ques-
tions ethniques, et est destiné à prêter de grands secours à bien des
solutions de détail. Il est, du reste, compliqué par une conception
à priori, inventée au xvni" siècle et sur laquelle on se heurte, à
chaque instant, quand il s'agit des grands traits, des caractères prin-
cipaux de l'histoire humaine. Les gens qui font ce qu'ils appellent de
la philosophie de l'histoire ont imaginé que l'écriture avait commencé
par le dessin, que du dessin elle était passée à la représentation sym-
bolique, et qu'à un troisième degré, à un troisième âge, elle avait
produit, comme terme linal de ses développements, les systèmes
phonétiques. C'est un enchaînement fort ingénieux, à coup sûr, et il
est vraiment fâcheux que l'observation en démontre si complètement
l'absurdité. Les systèmes figuratifs, c'est-à-dire ceux des Mexicains et
dos Égyptiens, sont devenus, ou plutôt ont été, dés les premiers mo-
ments de leur invention, idéographiques, parce qu'en même temps
qu'on a eu à donner la forme d'un arbre, d'un fruit ou d'un animal,
il a impérieusement fallu exprimer par un signe graphique l'idée in-
corporelle qui motivait la représentation de ces objets. Or voilà un des
deux degrés de transition supprimé. Quant au troisième, il ne semble
pas s'être produit nécessairement, puisque ni les Mexicains, ni les
Cliinois, ni les Égyptiens n'ont fait sortir de leurs hiéroglyphes un
alphabet proprement dit. Le procédé que les deux derniers de ces
peuples emploient pour rendre les noms propres est la plus grande
preuve à offrir que le principe sur lequel sq base leur système de re-
production du langage oppose des obstacles invincibles à ce prétendu
développement. Les écritures idéographiques sont donc nécessaire-
mcnlsymboliquCs, et, d'autre part, n'ont aucun rapport, ni passé, ni
9.
154 DE l'inégalité
L'alphabet grec primitif s'écrivait tantôt de droite à gauche ,
présent, ni futur, avec la méthode de décomposition élémentaire et de
représentation abstraite des sons. Elles restent ce q u'elles sont , et n'at-
teignent pas à un but logiquement contraire au principe fondamental
de leur construction primitive. — Peut-on afOrnier de même que les
alphabets phonétiques que nous possédons ne soient pas des des-
cendants de systèmes idéographiques oubliés? Poser une telle ques'
tion, c'est, je le sais, affronter des axiomes qui ont acquis force de loi,
mais qu'on juge de leur valeur. On part du type phénicien comme
paradigme, comme souche de toutes les écritures phonétiques, et l'on
veut que 3 représente le cou et la forme du chameau; y, de même,
est censé rappeler parfaitement un œil; "2 une maison ou une tente,
etc. Pourquoi? c'est que 3> y et 3 sont les initiales de j'QZ de Vy
et de n'3. Mais i l'est également de 2i, QU' veut dire un puits, de
T'T3, qui signifie un bouc, et, si l'on consent à examiner les choses
sans prévention, on conviendra que 3 ressemble tout autantà unpui7s
ou à un bouc qu'à un chameau. On pourrait trouver, sans nulle peine,
d'aussi nombreuses analogies pour toutes les lettres de l'alphabet. Il
suffit d'un peu de bonne volonté. Voilà ce que c'est que le système
qui fait dériver, inévitablement, les alphabets phonétiques des séries
idéographiques, et voilà les puissantes raisons sur lesquelles il s'ap-
puie. Aussi est-il nécessaire d'y renoncer, et au plus tôt.
D'autant mieux que les études actuelles sur les alphabets assyriens
font découvrir une nouvelle méthode graphique qui , de quelque façon
qu'on la torture , ne saurait nullement être rapprochée du dessin sym-
bolique. Ces combinaisons claviformes affichent, bien certainement,
la prétention la mieux justifiée à ne présenter la pensée qu'au moyen
de signes abstraits.
Puis, au besoin, on pourrait citer encore tels modes d'écriture qui
ne sont ni idéographiques, ni phonétiques, ni syllabiques, mais seu-
lement mnémoniques, et qui se composent de traits sans autre si-
gnification que celle qui leur est attribuée par l'écrivain. Ce dernier
système, fort imparfait, assurément, et privé du pouvoir d'exprimer
des mots, rappelle seulement au lecteur certains objets ou certains
faits déjà connus. L'écriture lenni-lenape est de ce genre.
Voilà donc, la question étant prise en gros, quatre catégories de
ressources graphiques employées par les hommes pour garder la trace
de leurs pensées. Ces quatre catégories sont fort inégales en mérite,
et atteignent bien diversement le but pour lequel elles sont inventées.
Elles résultent d'aptitudes très spéciales chez leurs créateurs, de fa-
çons très particulières de- combiner les opérations de l'esprit et de
déduire les rapports des choses. Leur étude approfondie mène à des
résultats pleins d'intérêt, et sur tes sociétés qui s'en servent, et sur
les races dont elles émanent. *
DES BACES HUMAINES. 155
tantôt de gauche à droite, et ce n'est que tard que sa marche
actuelle a été fixée (!).
Il n'y a là rien d'insolite. On a démontré que le dévanagari ,
qui suit aujourd'hui notre méthode, avait été inventé selon
les besoins du système contraire. De même encore, les runes
se placent de toutes les façons, -de droite à gauche, de gauche
à droite, de bas en haut, ou en cercle. On est même en droit
d'affirmer qu'il n'existait pas primitivement de façon normale
d'écrire les runes.
Les seize lettres du modèle grec ne rendaient pas tous les
sons de la langue mixte formée d'éléments aborigènes , sémi-
tiques et ariaus-helléniques. Elles ne pouvaient répondre da-
vantage au besoin des idiomes de l'Asie antérieure, qui tous
ont des alphabets beaucoup plus nombreux. Mais peut-être
convenaient-elles mieux à l'idiome de ces habitants primitifs du
pays, vaguement nommés Pélasges , dont je n'ai encore qu'in-
diqué l'origine celtique ou slave. Ce qui est certain, c'est que
les runes du nord , que W. Grimm considère comme n'ayant
point été inventées pour les dialectes teutoniques (2), n'ont
aussi que seize lettres, également insuffisantes pour reproduire
toutes les modulations de la voix chez un Goth. W. Grimm (3),
comparant les runes aux caractères découverts par Strahlen-
berg et par Pallas sur les monuments arians des rives du
Ienisseï, n'hésite pas à voir dans ces derniers le type ori-
ginel. Il reporte ainsi au berceau même de la race blanche la
souche de tous nos alphabets actuels , et partant de l'alphabet
grec ancien lui-même, sans parler des systèmes sémitiques.
Cette considération deviendra dans l'aVenir, je n'en doute pas,
(t) Bœckh, Ueber die griechitehen Intchriften auf Thera, in-4», Ber-
lin, 1836, p. 17. — Généralement, et en dehors de l'influence romaine,
les inscriptions osques, umbriques et étrusques vont de droite à
Rauche; au contraire, l'alphabet sabellien, dans les deux seuls exem-
ples connus jusqu'ici, suit la forme serpentine. — Mommsen, Die
nord etruakiachen A Iphabete , p. ^2.
(4) W. G. Grimm , Ueber die teutsche Runen.
(3) W. C. Grimm, ouvr. cité, p. 138. — Stralilcnberg, Der nord und
OBttliche Thetl von Europa und Asien, p. 407, 410 et 3X, tab. V.
16G DE t'iNÉGALITÉ
le point de départ des études les plus importantes pour l'his-
toire primitive.
Keferstein, poursuivant les traces de Grimm, relève, avec
beaucoup de sagacité, que des lettres, des plus essentielles aux
dialectes gothiques , marquent parmi les runes : ce sont les
suivantes : c, d, e, f, g, /t, ç, w, x.
Appuyé sur cette observation, il complète fort bien la re-
marque de son devancier, en concluant que les runes ne sont
autres que des alphabets à l'usage celtique (1). Les caractères
runiques, ainsi rendus à leurs véritables inventeurs, trouvent
à l'instant un analogue très authentique chez un peuple de
même race : c'est l'alphabet irlandais fort ancien, appelé 60-
belot ou beluisnon. Il est composé, comme les anciens pro-
totypes, de seize lettres seulement, et offre avec les runes des
ressemblances frappantes (2).
Il ne faut pas perdre de vue que le système de tous ces mo-
des d'écriture est absolument le même que celui de l'ancien
grec, et que les rapports généraux de formes avec ce dernier
ne cessent jamais d'exister. Je termine cette revue générale en
citant les alphabets italiotes , tels quel'umbrique, l'osque, l'eu-
ganéen, le messapien (3j et les alphabets étrusques (4), égale-
ment rapprochés du grec par leurs formes, et conséquemment
ses alliés. Tous ces alphabets sont d'une date très reculée, et,
bien qu'ayant entre eux de grandes ressemblances , ils ne pré-
(1) Keferstein, Ansichten, etc., t. I, p. 353. — Verelius, dans sa Runo-
graphia, avait déjà remarqué, il y a longtemps, ainsi queRudbock,
l'antériorité des runes à l'égard de la civilisation des Ases , et insisté
sur l'interprétation fautive du Havamaal, qui semble attribuer à Odin
l'invention des lettres sacrées, tandis que ce dieu ne peut prétendre
qu'à celle de la poésie. Verelius a, de plus, fait observer que les runes
étaient d'autant mieux tracées et mieux faites qu'elles étaient plus
anciennes. — Salverte, Essai sur l'origine des noms d'hommes, de
peuples et de lieux, t. II, p. "4, 73.
(2) Keferstein, t. I, p. 335. — DielTcnbacli, Cellica II, 2« Abth., p. 19.
(3) Dennis constate l'extrême similitude de tous ces alphabets. (T. I,
p. xvni.)
(4) On en compte plusieurs et dans lesquels le nombre de lettres
varie. — bennis, ouvr. cite, t. II, p. 399. — Voir aussi Mommsen, Dis
nordetruskischen A Iphabete.
DES BACES HUMAINES. 157
I sentent pas moins de diversités. Ils possèdent des lettres qui
I n'ont rien d'hellénique, et jouissent ainsi d'une physionomie
- vraiment nationale, dont il est fort difficile à la critique In
plus systématique de les dépouiller (1). En outre, tous, sauf
les étrusques, sont celtiques, comme on le verra plus tard.
Pour le moment, personne n'en doutera quant à l'euganéen
et à l'umbrique.
Les monuments qui nous les ont conservés se montrent,
pour la plupart, antérieurs à l'invasion de l'hellénisme dans la
' péninsule italique. Il faut donc conclure que ces alphabets eu-
ropéens, parents les uns des autres, parents du grec, ne sont
pas formés d'après lui; qu'ils remontent, ainsi que lui, à une
origine plus ancienne; que , comme le sang des races blanches ,
ils ont leur source dans les établissements primitifs de ces ra-
ces au fond de la haute Asie; que, comme les peuples qui les
possèdent, ils sont originaux et vraiment indépendants de toute
imitation grecque sur le territoire européen où ils ont été em-
ployés; enfin, que les nations celtiques, n'ayant pas emprunté
leur genre de culture sociale à la Grèce , non plus que leur
religion, non plus que leur sang, ne lui devaient pas davantage
leurs systèmes graphiques (2).
(1) Niebuhr reconnaît que l'origine des alphabets étrusques et grecs
ost la même. Il la croit sémitique, à tort, suivant moi, si on veut
•idmetlre, ce qui me paraît discutable, que les écritures sémitiques
soient elles-mêmes étrangères à l'invention arianc et nées sur le sol
même de l'Asie antérieure après les grandes migrations. Mais le sa-
vant prussien déclare très positivement que, dans son opinion, les
lettres étrusques ne se sont pas formées sur le type grec, et il en
donne des raisons tout à fait concluantes. (Rœm. Geschichle, 1. 1, p. 89.)
€n argument à l'appui de cette assertion, qui ne me paraît pas sans
■valeur, c'est que le mot celtique, le mot latin et le mot grec qui signi-
lient écrire, ont, avec une même racine, des physionomies si diffé-
rentes, qu'ils doivent s'être formés sur place et ne pas provenir d'un
emprunt opéré dans les âges où l'un de ces peuples a pu exercer une
nclion sur les autres. Ainsi, YÇii?"v, scribere, et le gallois, crifellu,
ysijrifTcn, ysgrifan, ne se ressemblent que de loin, cl on remarquera
que le passage de fpdçetv à «critère, est assez bien marqué par les
mots celtiques, tandis que scribere, au contraire, n'est pas un inter-
médiaire entre ces mots et l'expression grecque.
(i) César, après avoir dit que les Celtes se servaient de caractère»
158 DK l'inégalité
Ce qui est bien frappant cliez elles , c'est l'emploi tout à fait
utilitaire qui y était fait de la pensée écrite. Nous n'avons en-
core rien rencontré de semblable dans les sociétés féminines
élevées à un degré correspondant sur l'échelle de la civilisa-
tion, et, l'esprit encore tout pléiades faits que l'examen du
monde asiatique a fournis aux pages du premier volume, nous
devons nous reconnaître ici sur un terrain tout nouveau. Nous
sommes au milieu de gens qui comprennent et éprouvent l'em-
pire d'une raison plus sèche, et qui obéissent aux suggestions
d'un intérêt plus terre à terre.
Les nations celtiques étaient guerrières et belliqueuses, sans
doute; mais, en définitive, beaucoup moins qu'on ne le sup--
pose généralement. Leur renommée militaire se fonde sur les
quelques invasions dont elles ont troublé la tranquillité des
autres peuples. On oublie que ce furent là des convulsions pas-
sagères d'une multitude que des circonstances transitoires je-
taient hors de ses voies naturelles, et que, pendant de très
longs siècles, avant et après leurs grandes guerres, les États
celtiques ont profondément respecté leurs voisins. En effet,
leur organisation sociale avait elle-même besoin de repos pour
se développer.
Ils étaient surtout agriculteurs , industriels et commerçants.
S'il leur arrivait, comme à toutes les nations du monde, même
les plus policées , de porter la guerre chez autrui , leurs ci-
gfecs, prouve, du resle, lui-même, l'inexactitude de son renseigne-
ment. Il raconte qu'ayant à envoyer une lettre à un de ses lieutenants,
assiégé par les Belges, et ne voulant pas qu'elle pût être lue en route,
il l'écrivit, non pas en langue grecque, mais en caractères grecs.
Donc les caractères grecs étaient inconnus de ses adversaires. (Caes.,
de Bello Gall., V.) — Tout ce qu'il y a de peu satisfaisant dans l'asser-
tion que les lettres en usage chez les Celtes étaient d'origine grecque
a, du reste, frappé les commentateurs de César. Pour concilier les
nombreuses diflicultés qui leur sautaient aux yeux, ils ont eu recours,
à des subtilités infinies, mais dont ils se montrent, eux-mêmes tout
les premiers, fort médiocrement satisfaits. — Voir l'édition d'Ouden-
dorp, in-S", Lipsia;, 1805. — Il est effectivement inadmissible que les
Celtes, ayant pour les légendes de leurs monnaies des alphabets na-
tionaux, comme les médailles le démontrent, aient employé, dans les
détails de leur vie, des caractères étrangers.
DES BÀCES HUMAINES 159
toyens s'occupaient , beaucoup plus ordinairement , de faire pA-
turer leurs bœufs et leurs immenses troupeaux de porcs dans
les vastes clairières des forêts de chênes qui couvraient le pays.
Ils étaient sans rivaux dans la préparation des viandes fumées
et salées. Ils donnaient à leurs jambons un degré d'excellence
qui rendit célèbre, au loin et jusqu'en Grèce, cet article de
commerce (1). Longtemps avant l'intervention des Romains,
ils débitaient dans la péninsule italique , aussi bien que sur les
marchés de Marseille , et leurs étoffes de laine , et leurs toiles
de lin, et leurs cuivres , dont ils avaient inventé l'étamage. A
ces différents produits ils joignaient la vente du sel , des es-
claves, des eunuques, des chiens dressés pour la chasse; ils
étaient passés maîtres dans la charronnerie de toute espèce,
chars de guerre, de luxe et de voyage (2). En un mot, les
Kymris, comme je le faisais remarquer tout à l'heure, aussi
avides marchands, pour le moins, que soldats intrépides, se
classent, sans difficulté, dans le sein des peuples utilitaires,
autrement dit, des nations mâles. On ne saurait les assigner
à une autre catégorie. Supérieurs aux Ibères, militairement
parlant, voués comme eux et plus qu'eux aux travaux lucra-
tifs, ils ne semblent pas les avoir dépassés en besoins intellec-
tuels. Leur luxe était surtout d'une nature positive : de belles
armes, de bons habits , de beaux chevaux. Ils poussaient d'ail-
leurs ce dernier goût jusqu'à la passion, et faisaient venir à
grands frais des coursiers de prix des pays d'outre-mer (3).
Ils paraissent cependant avoir possédé une littérature. Puis-
qu'ils avaient des bardes, ils avaient des chants. Ces chants
exposaient l'ensemble des connaissances acquises par leur race,
et conservaient les traditions cosmogoniques , théologiques,
historiques.
La critique moderne n'a pas à la disposition de ses études
des compositions écrites remontant à la véritable époque na-
tionale. Toutefois il est, dans le fonds commun des richesses
(J) Sirabon, IV, 3.
(i) M. Amédée Thierry, Hiêt. des Gaulois, Inlroduct.
(3) Cxs., de Dello GalL, IV, 2.
160 DE L'INEGALITE
intellectuelles appartenant aux nations romanes comme aux
peuples germaniques, un certain coin marqué d'une origine
toute spéciale, que l'on peut revendiquer pour les Celtes, Ou
trouve aussi, chez les Irlandais, les montagnards du nord de
ri^xosse et les Bretons de l'Armorique, des productions en
prose et en vers composées dans les dialectes locaux.
L'attention des érudits s'est fixée avec intérêt sur ces œuvres
de la muse populaire. Elle leur a dû quelquefois de ressaisir
les traces de quelques linéaments de l'ancienne physionomie
du monde kymrique. Malheureusement, je le répète, ces com-
positions sont loin d'appartenir à la véritable antiquité. C'es^,
tout ce que peuvent faire leurs admirateurs les plus enthou-
siastes, que d'en reporter quelques fragments au cinquième
siècle (1), date bien jeune pour permettre de juger de ce que
pouvaient être les ouvrages celtiques à l'époque anté-romaine,
au temps où l'esprit de la race était indépendant comme sa
politique. En outre, on ressent, à l'aspect de ces œuvres, une
défiance dont il n'est guère possible de se débarrasser, si l'on
veut garder l'oreille ouverte à la voix de la raison. Bien que
leur authenticité, en tant que produits des bardes gallois ou
armoricains, des sennachies irlandais ou gaéliques, soit incon-
testable, on est frappé de leur ressemblance extrême avec les
inspirations romaines et germaniques des siècles auxquels elles
appartiennent.
La comparaison la plus superficielle rend cette vérité par
trop notoire. Les allures de la pensée , les formes matérielles
de la poésie, sont identiques (2). Le goût est tout semblable
pour la recherche énigmatique, pour la tournure sentencieuse
du récit, pour l'obscurité sibyllienne, pour la combinaison
ternaire des faits, pour l'allitération. A la vérité, on peut
admettre que ces marques caractéristiques sont dues précisé-
ment à des emprunts primordiaux opérés sur le génie celti-
que par le monde germanique naissant. Tout porte à croire,
(1) La Villemarqué, Barzaz Breiz, t. I, p. xiv.
(2) Voir le chant gallois aUribué à Taliesiii. (La Villemarqué, t. I,
p. XIV.) C'est un véritable sermon chrétien de l'époque.
DES BACES HUMAINES. IGl
çn effet, que, dans le domaine moral, les Arians Germains
ont dû prendre énormément des Kymris, puisque, dans l'ordre
des faits ethniques et linguistiques, ils se sont laissé si puis-
samment modifier par eux. Mais, tout en reconnaissant comme
admissible et même comme nécessaire ce point de départ , il
d'en est pas moins très vraisemblable que les formes , les ha-
bitudes littéraires, désormais communes, ont pu, à la suite
des invasions du \' siècle , rentrer dans le patrimoine des
Celtes, et, cette fois, fortement développées et enrichies par
des apports dus à l'essence particulière des conquérants.
Les Kymris des quatre premiers siècles de l'Église étaient,
en tant que Rvmris, tombés bien bas et devenus fort peu de
chose. Leur vie intellectuelle, dépouillant son originalité, fut,
comme le sang de la plupart de leurs nations, extrêmement
altérée par l'influence romaine. La question n'en est pas une
pour ce qui concerne la Gaule. Les compositions des ovates
avaient péri en laissant peu de traces. Il n'en fut nullement de
ces œuvres comme de celles des Étrusques, qui, bien que
frappées d'impopularité auprès des vieux Sabins par la pré-
tendue barbarie de la langue , n'en maintinrent pas moins leur
importance et leur dignité, grâce à leur valeur historique. Le
généalogiste et l'antiquaire se virent contraints d'en tenir
compte, de les traduire, de les faire entrer, bien qu'en les
transformant, dans la littérature dominante. La Gaule n'eut
pas autant de bonheur. Ses peuples consentirent à l'abandon
presque complet d'un patrimoine qu'ils apprirent rapidement
à mépriser, et , sous toutes les faces où ils pouvaient s'examiner
«ux-mêmes, ils s'arrangèrent de façon à devenir aussi Latins
que possible. Je veux que les idées de terroir, peut-être même
quelques anciens chants, traduits et défigurés, se soient con-
servés dans la mémoire du peuple. Ce fonds, resté celtique
au point de vue absolu, a cessé de l'être littérairement parlant,
puisqu'il n'a vécu qu'à la condition de perdre ses formes.
Il faut donc considérer, à partir de l'époque romaine, les
nations celtiques de la Gaule, de la Germanie, du pays helvé-
tien, de la Rhétie, comme devenues étrangères à la nature
spéciale de leur inspiration antique, et se borner à ne plus re-
162 DE l'inégalité
connaître'chez elles que des tradltioDS de faits et certaines dis-
j)ositions d'esprit qui , persistant avec la mesure du sang des
Kymris demeuré dans le nouveau mélange ethnique , ne gar-
daient d'autre puissance que de prédisposer les populations
nouvelles à reprendre un jour quelques-unes des voies jadis
familières à l'intelligence spéciale de la race gallique.
Les Celtes du continent, ainsi mis hors de cause longtemps
avant la venue des Germains , il reste à examiner si ceux des
îles de Bretagne , d'Irlande , ont conservé quelques débris du
trésor intellectuel de la famille , et ce qu'ils en ont pu trans-
mettre à leur colonie armoricaine.
César considère les indigènes de la grande île comme fort
grossiers. Les Irlandais l'étaient encore davantage. A la vérité,
les deux territoires passaient pour sacrés, et leurs sanctuaires
étaient en vénération auprès des druides. Mais , autre chose
est la science hiératique, autre la science profane. J'indiquerai
plus bas les motifs qui me portent à croire la première très
anciennement corrompue et avilie chez les Bretons. La se-
conde était évidemment peu cultivée par eux , non pas parce
que ces insulaires vivaient dans les bois-, non pas parce qu'ils
n'avaient pour villes que des circonvallations de branches d'ar-
bres au milieu des forêts ; don pas parce que la dureté de leurs
mœurs autorisait, à tort ou à raison, à les accuser d'anthropo-
phagie ; mais parce que les traditions génésiaques qu'on leui
attribue contiennent une trop faible proportion de faits ori-
ginaux. ^
La prédominance des idées classiques y est évidente. Elle
saute aux yeux, et elle ne nous apparaît même pas sous le cos-
tume latin; c'est dans la forme chrétienne, dans la forme mo-
nacale, dans le style de pensée germano-romain, qu'elle s'of-
fre à nos regards (I). Aucun observateur de bonne foi ne peut
se refuser à reconnaître que les pieux cénobites du vi* siècle
ont, sinon composé toutes ses œuvres, du moins donné le ton
à leurs compositeurs, même païens. Dans tous ces livres, à
côté de César et de ses soldats, on voit apparaître les histoires
(1) Dieffenbacb, Celtica II, 2* Abth., p. 55.
DES BACES HUMAINES. 163
bibliques : Magog et les fils de Japhet, les Pharaons et la terre
d'É<'vpte; puis le reflet des événements contemporains : les
Saxons, la grandeur de.Constantinople, la puissance redoutée
d'AttUa.
De ces remarques je ne tire pas la conséquence qu'il
n'existe absolument aucun reste de souvenir véritablement an-
cien dans cette littérature; mais je pense qu'elle appartient,
totalement dans ses formes et presque entièrement dans le
fond, à l'époque ou les indigènes n'étaient plus seuls à habiter
leurs territoires, à l'époque où leur race avait cessé d'être uni-
quement celtique, à celle où le christianisme et la puissance
germanique . bien que trouvant encore parmi eux de grandes
résistances, n'en étaient pas moins victorieux, dominateurs, et
capables de plier à leurs vues l'intelligence intimidée des plus
haineux ennemis.
Toutes ces raisons, en établissant que les groupes parlant,
depuis l'ère chrétienne, des dialectes celtiques, avaient, depuis
longtemps, perdu toute inspiration propre, appuient encore
cette proposition, avancée tout à l'heure, que, si le génie ger-
manique s'est, à son origine, enrichi d'apports kymriques, c'est
sous son influence, c'est avec ce qu'il a rendu aux peuplades
gaéliques, galloises et bretonnes, que s'est composée, vers
le y' siècle, la littérature de ces tribus, littérature que dès lors
on est en droit d'appeler moderne. Celle-ci n'est plus qu'un
dérivé de courants multiples, non pas une source originale.
Je ne répéterai donc pas, avec tant de philologues, que les
habitants celtiques de l'Angleterre possédaient, à l'aurore de
l'âge féodal, des chants et des romans purement tirés de leur
propre invention, et qui ont fait le tour de l'Europe; mais, tout
au contraire, je dirai que, de même que les moines irlandais,
les sculdées ont brillé d'un éclat de science théologique, d'une
énergie de prosélytisme tout à fait admirable et étranger aux
habitudes égoïstes et peu enthousiastes des races galUques, de
même leurs poètes, placés sous les mêmes influences étran-
gères, ont puisé dans le conflit d'idées et d'habitudes qui en ré-
sultèrent , dans le trésor des traditions si variées ouvert sous
leurs yeux , enfin dans le faible et obscur patrimoine qui lem-
1G4 SE l'inégalité
avait été légué par leurs pères, cette série de productions qui
a, en effet, réussi dans toute l'Europe, mais qui a dû son vaste
succès à ce motif même qu'elle ne reflétait pas les tendances-
absolues d'une race spéciale et isolée : tout au contraire , elle
était à la fois le produit de la pensée celtique , romaine et ger-
«manique, et de là son immense popularité.
Cette opinion ne serait assurément pas soutenable, elle se-
rait même opposée à toutes les doctrines de ce livre, si la
pureté de race qu'on attribue généralement aux populations
parlant encore le celtique était prouvée. L'argument , et c'est
le seul dont on se sert pour l'établir, consiste dans la persis-
tance de la langue. On a déjà vu plusieurs fois, et notamment
à propos des Basques, combien cette manière de raisonner est
peu concluante (1). Les habitants des Pyrénées ne sauraient
passer pour les descendants d'une race primitive, encore moins
d'une race pure; les plus simples considérations physiologi-
ques s'y opposent. Les mêmes raisons ne font pas moins de
résistance à ce que les Irlandais, les montagnards de l'Ecosse,
les Gallois, les habitants de la Cornouaille anglaise et les Bre-
tons soient considérés comme des peuples typiques et sans
mélange. Sans doute, on rencontre, en général, parmi eux, et
chez les Bretons surtout, des physionomies marquées d'un ca-
chet bien particulier ; mais nulle part on n'aperçoit cette res-
semblance générale des traits, apanage, sinon des races pures,
au moins des races dont les éléments sont depuis assez long-
temps amalgamés pour être devenus homogènes. Je n'insiste
pas sur les difTérences très graves que présentent les groupes
néo-celtiques quand on les compare entre eux. La persistance
de la langue n'est donc pas, ici plus qu'ailleurs, une garantie
certaine de pureté quant au sang. C'est le résultat des cir-
constances locales, fortement servies par les positions géo-
graphiques.
Ce que la physiologie ébranle, l'histoire le renverse. On sait
de la manière la plus positive que les expéditions et les établis-
sements des Danois et des Norwégiens dans les îles semées
(4) Vid. supra et livre 1".
DES RACES HUMAINES. .165
autour de la Grande-Bretagne et de l'Irlande ont commencé
de très bonne heure (1). Dublin a appartenu à des populations
et à des rois de race danoise, et un écrivain on ne peut plus
compétent a solidement établi que les chefs des clans écossais
étaient, au moyen âge, d'extraction danoise, comme leurs no-
bles; que leur résistance à la couronne avait pour appuis les
dominateurs danois des Orcades, et que leur chute, au xii« siè-
cle, fut la conséquence de celle de ces dynastes, leurs pa-
rents (2).
Dieffenbach constate, en conséquence, l'existence d un mé-
lange Scandinave et même saxon très prononcé chez les Hi-
"hlanders. Avant lui , Murray avait reconnu l'accent danois
dans le dialecte du Buchanshire, et Pinkerton, analysant les
idiomes de l'île entière, avait également signalé, dans une pro-
vince qui passe d'ordinaire pour essentiellement celtique, le
pays de Galles, des traces si évidentes et si nombreuses du
saxon, qu'il nomme le gallois a saxonised celtic (3).
Ce sont là les principaux motifs qui me semblent s'opposer
à ce que l'on puisse considérer les ouvrages gallois, erses ou
bretons comme reproduisant, même d'une manière approxi-
mative, soit les idées, soit le goût des populations kymriques
de l'occident européen. Pour se former une idée juste à ce
sujet, il me paraît plus exact de choisir un terrain d'abstrac-
tion. Prenons en bloc les productions romaines et germani-
ques; résumons, d'autre part, tout ce que les historiens et les
polygraphes nous ont transmis d'aperçus et de détails sur le
(I) Dieffenbach, Celtica II, 2« Abth., p. 3t0 et pass. - Tacite n'iié-
silait déjà pas à reconnaître parmi les habitants de la Caledonie la
présence d'une race germanique : « RutilîB Caledoiiiam habitanUum
« comsB,magni artu s germonicam originem adseverant. » {Vita Agric,
II.) - Je n'en conclus pas que tous les Calédoniens étaient des Ger-
mains; mais rien ne s'oppose à ce qu'en effet il y eiit alors des im-
migrants germains en Ecosse.
(â) Ibid.
(3) Dieffenbach, Celtica II, 2« Abth, p. 28G. Sur l'extrême app.iu-
vrissement du breton et les mutilations qu'il a subies en se rappro-
chant dans ses formes grammaticales du français moderne, voir la
Villemarquc, Barzaz Drciz, t. I, p. lxi.
106 DE L'INEGALITE
génie particulier des Celtes, et nous en pourrons tirer les con-
clusions suivantes.
L'exaltation enthousiaste » observée en Orient, n'était pas le
fait de la littérature des Galls. Soit dans les ouvrages histori-
ques, soit dans les récits mythiques, elle aimait l'exactitude,
ou, à défaut de cette qualité, ces formes afGrmatives et pré-
cises qui, auprès de l'imagination, en tiennent lieu (1). Elle
cherchait les faits plus que les sentiments; elle tendait à pro-
duire l'émotion, non pas tant par la façon de dire, comme les
Sémites, que par la valeur intrinsèque , soit tristesse, soit éner-
gie, de ce qu'elle énonçait. Elle était positive, volontiers des-
criptive, ainsi que le voulait l'alliance intime qui la rapprochait
du sang finnique , ainsi qu'on en voit l'exemple dans le génie
chinois, et, par son défaut intime de chaleur et d'expansion,
volontiers elliptique et concise. Cette austérité de forme lui
permettait d'ailleurs une sorte de mélancolie vague et facile-
ment sympathique qui fait encore le charme de la poésie po-
pulaire dans nos pays.
On trouvera , je l'espère , cette appréciation admissible , si
Ton se rappelle qu'une littérature est toujours le reflet du peu-
ple qui l'a produite, le résultat de son état ethnique, et si l'on
compare les conclusions qui ressortant de cette vérité avec
l'ensemble des qualités et des défauts que le contenu des pa-
ges précédentes a fait apercevoir dans le mode de culture des
nations celtiques.
Il en résulte sans doute que les Kymris ne pouvaient pas
être doués, intellectuellemeni, à la manière des nations mélani-
sées du sud. Si cette condition mettait son empreinte sur leurs
productions littéraires, elle n'était pas moins sensible dans le
domaine des arts plastiques. De tout le bagage que les Galls
ont laissé derrière eux en ce genre, et que leurs tombes nous
ont rendu, on peut admirer la variété, la richesse, la bonne et
(1) M. de la Villemarqué relève avec raison, chez les auteurs des
chants populaires de l'Europe, l'habitude de fixer aussi exaclemeht
que possible le lieu et la date des faits rapportés. (Barzaz Breiz, t. I,
p. XXVI.) Le but de ce qu'il appelle le poète de la nature « est toujours,
dit-il, de rendre la réalité. » (P. xxviii.)
DES RACES HUMAINES. 167
solide confection : il n'y a pas lieu de s'extasier sur la forme.
Elle y est des plus vulgaires , et ne fournit aucune trace qui
puisse faire reconnaître un esprit amusé, comme dans l'Asie
antérieure, à donner de belles apparences aux moindres objets
ou sentant le besoin de plaire à des yeux exigeants (1).
Il est vraiment curieux que César, qui s'étend avec assez de
complaisance sur tout ce qu'il a rencontré dans les Gaules, et
qui loue avec beaucoup d'impartialité ce qui le mérite, ne se
montre aucunement séduit par la valeur artistique de ce qu'il
observe. Il voit des villes populeuses , des remparts très bien
conçus et exécutés : il ne mentionne pas une seule fois un
beau temple (2). S'il parle des sanctuaires aperçus par lui dans
les cités, cet aspect ne lui inspire ni éloge ni blâme, ni expres-
sion de curiosité. Il paraît que ces constructions étaient, comme
toutes les autres, appropriées à leur but , et rien de plus. J'i-
magine que ceux de nos édifices modernes qui ne sont copiés
ni du grec, ni du romain, ni du gothique, ni de l'arabe, ni de
quelque autre style, inspirent la même indifférence aux obser-
vât eurs«dési ntéressés .
On a trouvé, outre les armes et les ustensiles, un très petit
nombre de représentations figurées de l'homme ou des ani-
maux. J'avoue même que je n'en connais pas d'exemple bien
authentique.
Le goût général , semblerait-il donc , ne portait pas les fa-
bricants ou les artistes à ce genre de travail. Le peu qu'on en
possède est fort grossier et tel que le moindre manœuvre en
saurait faire autant. L'ornementation des vases, des objets en
bronze ou en fer, des parures en or ou en argent , est de même
dénuée de goût, à moins que ce ne soient des copies d'œuvres
grecques ou plutôt romaines, particularité qui indique, lors-
(1) Keferstein, Antichten, t. I, p. 334.
(i) Le fait que les Celtes élevaient des sanctuaires dans leurs villes,
à Toulouse' entre autres, prouve que les dolmens n'appartenaient pas
à leur culte ordinaire. Strabon, parlant de l'ancienne splendeur des
Tectosages, raconte qu'ils déposaient leurs trésors dans les chhpelles,
or,xoïî, ou dans les étangs sacrés, êv X(|ivaiî lepaï;. si les dolmens
avaient été cesorixol, leur forme les aurait rendus trop remarquables
pour que Posidonius n'en eût pas fait la description. (Strab., IV, i3.)
168 DE I. INliGALITK
qu'elle se rencontre, que l'objet observé appartient à l'époque
de la domination des Césars, ou du moins h un temps qui en est
assez rapproché. Dans les périodes nationales, les dessins en
spirales simples et doubles ou en lignes ondulées sont extrême-
ment communs : c'est même le sujet le plus ordinaire.
Nous avons vu que les gravures observées sur les plus beaux
dolmens de construction fmnique alTectaient ordinairement
cette forme. Il semblerait donc que les Celtes, tout en gardant
leur supériorité vis-à-vis des habitants antérieurs du pays, se
sont sentis assez pauvrement pourvus du côté de l'imagination
pour ne pas dédaigner les leçons de ces malheureux (1). Mais^
comme de pareils emprunts ne s'opèrent jamais qu'entre na-
tions parentes, en trouver la marque peut servir à faire remar-
quer qu'outre les mélanges jaunes, déjà subis pendant la durée
de la migration à travers l'Europe, les Celtes en contractèrent
beaucoup d'autres avec les édificateurs des dolmens dans la
plupart des contrées où ils s'établirent, sinon dans toutes.
Cette conclusion n'a rien d'inattendu pour l'esprit du lec-
teur : de puissants indices l'ont déjà signalée.
Il en est d'ailleurs d'autres encore, et d'une nature plus re-
levée et plus importante que de simples détails d'éducation
artistique. C'est ici le lieu d'en parler avec quelque insistance.
Quand j'ai dit que le système aristocratique était en vigueur
chez les Galls, je n'ai pas ajouté, ce qui pourtant est néces-
saire, que l'esclavage existait également parmi eux.
On voit que leur mode de gouvernement était assez compli-
qué pour mériter une sérieuse étude. Un chef électif, un corps
de noblesse moitié sacerdotale , moitié militaire , ime classe*
moyenne, bref l'organisation blanche, et, au-dessous, une po-
pulation servile. Sauf le brillant des couleurs , on croit se re-
trouver dans l'Inde.
Dans ce dernier pays, les esclaves , aux temps primitifs , se
(1) Telle est la persistance des goûts dans les races qu'aux environ»
de Francfort-sur-le-Mein, où l'on trouve beaucoup de maisons cons-
truites à la manière celtique, les dessins dont ces maisons sont ornées-
reproduisent constamment les mêmes spirales qui se voient sur le
monuments de Gavr-Innis.
DES RACES HUMAIiVES. 169
composaient de noirs soumis par les Arians, En Egypte , les
basses castes ayant été également formées , et presque en to-
talité, de nègres, force est d'en conclure qu'elles devaient de
même leur situation à la conquête ou à ses conséquences. Dans
les États chamo-sémitiques, à Tyr, à Carthage, il en était ainsi.
En Grèce, les Hélotes lacédémoniens, les Pœnestes thessaliens
et tant d'autres catégories de paysans attachés à la glèbe^
étaient les descendants des aborigènes soumis. Il résulte de ces
exemples que l'existence de populations serviles, même avec des
nuances notables dans le traitement qui leur est infligé, dénote
toujours des différences originelles entre les races nationales.
L'esclavage, ainsi que toutes les autres institutions humaines,
repose sur d'autres conditions encore que le fait de la con-
trainte. On peut, sans doute, taxer cette institution d'être l'a-
bus d'un droit ; une civilisation avancée peut avoir des raisons
philosophiques à apporter au secours de raisons ethniques,
plus concluantes, pour la détruire : il n'en est pas moins incon-
testable qu'à certaines époques l'esclavage a sa légitimité, et
on serait presque autorisé à affirmer qu'il résulte tout autant
du consentement de celui qui le subit que de la prédominance
morale et physique de celui qui l'impose.
On ne comprend pas qu'entre deux hommes doués d'une in-
télliiience égale ce pacte subsiste un seul jour sans qu'il y ait
protestation et bientôt cessation d'un état de choses illogique.
Mais on est parfaitement en droit d'admettre que de tels rap-
ports s'établissent entre le fort et le faible, ayant tous deux
pleine conscience de leur position mutuelle, et ravalent ce der-
nier à une sincère conviction que son abaissement est justifia-
ble en saine équité.
La servitude ne se maintient jamais dans une société dont
les éléments divers se sont un tant soit peu fondus. Longtemps
avant que l'amalgame arrive à sa perfection, cette situation se
modifie, puis s'abolit. Bien moins encore est-il possible que la
moitié d'une race dise à son autre moitié : « Tu me serviras, »
et .que l'autre obéisse (1).
(1) On opposera peut-être à ceci qu'en Russie comme en Pologne
10
170 DB l'INEGALITK
De tels exemples ne se sont jamais produits, et ce que le poids
des armes pourrait consacrer un moment, n'étant jamais rati-
fié par la conscience des opprimés, fragile et vacillant, s'anéan-
tirait bientôt. Ainsi, partout où il y a esclavage, il y a dualité
ou pluralité de races. Il y a des vainqueurs et des vaincus, et
l'oppression est d'autant plus complète que les races sont plus
distinctes. Les esclaves, les vaincus, chez les Galls, ce furent
les Finnois. Je ne m'arrêterai pas à combattre l'opinion qui
veut apercevoir dans la population servile de la Celtique des
tribus ibériennes proprement dites. Rien n'indique que cette
famille hispanique ait jamais occupé les provinces situées au
nord de la Garonne (1). Puis les différences n'étaient pas tel-
les entre les Galls et les maîtres de l'Espagne, que ces derniers
aient pu être abaissés en masse au rôle d'esclaves vis-à-vis de
leurs dominateurs. Quand des expéditions kymriques, péné-
trant dans la Péninsule, allèrent y troubler tous les rapports
antérieurs, nous en voyons résulter des expulsions et des mé-
langes; mais tout démontre que, la guerre finie, il y eut, en-
tre les deux parties contendantes , des relations généralement
basées sur la reconnaissance d'une certaine égalité (2).
le servage est d'institution récente ; mais il faut observer, d'abord, que
la situation du paysan de l'empire mérite à peine ce nom; puis, dans
les deux pays, elle se transforme rapidement en liberté complète,
preuve qu'elle n'a jamais été subie sans protestation. Elle n'aura donc
constitué qu'un accident transitoire, résultat naturel de la superposi-
tion de races différemment douées; car, en Pologne aussi bien qu'en
Russie, la noblesse est issue de conquérants étrangers. Aujourd'hui,
cette ligne de démarcation ethnique disparaissant ou ayant disparu,
le servage n'a plus de raison d'être et le prouve en s'éteignant.
(1) Le rapprochement que l'on peut établir entre le nom de la nation
hispanique métisse des Ligures et celui du fleuve de Loire, Ltgcr, prou-
verait simplement que les Ligures avaient adopté le nom de la tribu
austro-celtique paternelle, qui leur semblait plus honorable que celui
de tout autre peuple, ibère d'origine, dont ils pouvaient également
descendre. L'héritage de celte partie de leur généalogie se composait
de souvenirs moins brillants. (Dieffenbach, Cellicall, V* Abth., p. 22.)
— Voir encore le même auteur pour le nom des Llœgrwys, que les
Triades gaéliques rattachent à la souche primitive des Kymris. (Ibid.,
2« Abth., p. 71 et 130.)
(2) Les Celtibériens, produit de l'hymen des deux peuples, se mon-
DES BACES HUMAINES. 171
Il en fut absolument de même pour d'autres groupes à demi
blancs, apparentés aux Ibères d'assez près, et plus tard aux
Galls. Ces groupes étaient composés de Slaves qui, semés sur
plusieurs points des pays celtiques, y vivaient sporadiquement,
côte à côte avec les Kymris. Les mêmes motifs qui empêchaient
les Ibères d'Espagne, envahis par les Celtes, d'être réduits en
esclavage, assuraient à ces Wendes, perdus loin du gros de
leur race, une attitude d'indépendance. On les voit formant
dans l'Armoiique une nation distincte, et y portant leur nom
national de Feneti. Ces Vénètes avaient aussi dans le pays de
Galles actuel une partie des leurs (1), dont la résidence était
Weuedotia ou Gwineth. La Vilaine s'appelait, d'après eux,
Findilis. La ville de Vannes garde aussi dans son nom une
trace de leur souvenir, et ce qui est assez curieux, c'est qu'elle
le garde dans la forme que les Finnois donnent au mot fVende :
fVane (2).
Une tribu gallique, parente des Vénètes, les Osismii, possé-
dait un port qu'elle nommait Vindana (3). Bien loin de là en-
core, sur l'Adriatique et tout à côté des Celtes Euganéens, ré-
sidaient les Feneti, Heneti ou Eneti, dont la nationalité est
un fait historiquement reconnu, mais qui, bien que parlant une
langue particulière, avaient absolument les mêmes mœurs que
les Galls, leurs voisins. Plusieurs autres populations slaves,
trèrent peut-être un peu supérieurs aux familles d'où ils sortaient. *J'ai
déjà fait remarquer que ce fait était assez ordinaire dans les alliages
trespèces inférieures ou secondaires. (Voir t. I, livre I".) Diefifenbach
{Celtica II, 2« Abth., p. 47) fait celle même observation, précisément à
propos du sujet dont il s'agit ici.
(1) Schalfarik, Slawische AUerth., t. I, p. 260.
(8) Schalfarik , ouvr. cité, t. I, p. 260.
(3) En breton, Gwenet et Wenet. C'est une régie curieuse que là où
les Hellènes mettaient le digamma et où les Grecs modernes placent
e C, les Celtes, les Latins et les Slaves emploient le W. Le digamma
se confond avec l'esprit rude; les dialectes gothi(]ucs, et le sanscrit
mt^me, remplacent le W par le H. (Shaffarik, Slawische AUerthûmér,
X. I, p. 1G0.)On trouve encore en France.la racine Vend dans plusieurs
autres noms de lieux à l'ouest , tels que Vendôme et la Vendée. Stra-
bon nomme encore des Oùévoveç ou Vennones au-dessus de Côme, à
côté des niiétiens, non loin, par conséquent, des Vénètes de l'Adria-
tique. L. IV, 6.) — Dieffeubach, Celtica II, \" Abth., p. 3li, 219, 220, 222.
172 DE l'inégalité
celtisées dans des proportions diverses, vivaient au nord-est de
rAIIemagne et sur la ligne des Krapacks, côte à côte avec les
nations galiiques.
Tous ces faits démontrent que les Slaves de la Gaule et de
l'Italie, comme les Ibères d'Espagne, conservaient un rang
assez digne et faisaient nombre parmi les États kymriques
auxquels ils s'étaient alliés. Sans donc songer à déshonorer
gratuitement leur mémoire , cherchons la race servile où elle
put être : nous ne trouvons que les Finnois.
Leur contact immédiat devait nécessairement exercer sur
leurs vainqueurs, bientôt leurs parents, une influence délétère.
On en retrouve les preuves évidentes.
Au premier rang il faut mettre l'usage des sacrifices hu-
mains, dans la forme où on les pratiquait, et avec le sens qu'on
leur donnait. Si l'instinct destructif est le caractère indélébile
Ide l'humanité entière, comme de tout ce qui a vie dans la na-
ture, c'est assurément parmi les basses variétés de l'espèce
qu'il se montre le plus aiguisé. A ce titre, les peuples jaunes
le possèdent tout aussi bien que les noirs. Mais , attendu que
les premiers le manifestent au moyen d'un appareil spécial de
sentiments et d'actions, il s'exerçait aussi chez les Galls, at-
teints par le sang finnique, d'une autre façon que chez les na-
tions sémitiques, imbues de l'essence mélanienne. On ne voyait
pa&, dans les cantons celtiques, les choses se passer comme
aux bords de l'Euphrate. Jamais, sur des autels publiquement
élevés au milieu des villes, au centre de places inondées de la
clarté du soleil, les rites homicides du sacerdoce druidique ne
s'accomplirent impudemment, avec une sorte de rage bruyante,
solennelle, délirante, joyeuse de nuire. Le culte morose et cha-
grin de ces prêtres d'Europe ne visait pas à repaître des ima-
ginations ardentes par le spectacle enivrant de cruautés raffi-
nées. Ce n'était pas à des goûts savants dans l'art des tortures
qu'il fallait arracher des applaudissements. Un esprit de som-
bre superstition , amant des terreurs taciturnes , réclamait des
scènes plus mystérieuses et non moins tragiques. A cette fin,
on réunissait un peuple entier au fond des bois épais. Là, pen-
dant la nuit, des hurlements poussés par des invisibles frap-
DES RACES HUMAINES. 173
_4)aient l'oreille effrayée des fidèles. Puis, sous la voûte consa-
crée du feuillage humide qui laissait à peine tomber sur une
scène terrible la clarté douteuse d'une lune occidentale, sur un
autel de granit grossièrement façonné , et emprunté à d'an-
ciens rites barbares, les sacrificateurs faisaient approcher les
^victimes et leur enfonçaient, en silence, le couteau d'airain
dans la gorge ou dans le flanc. D'autres fois, ces prêtres rem-
plissaient de gigantesques mannequins d'osier de captifs et de
criminels, et faisaient tout flamber dans une des clairières de
leurs grandes forêts.
Ces horreurs s'accomplissaient comme secrètement; et , tan-
dis que le Chamite sortait de ses boucheries hiératiques ivre de
carnage, rendu insensé par l'odeur du sang dont on venait de
lui gonfler les narines et le cerveau, le Gall revenait de ses
solennités religieuses, soucieux et hébété d'épouvante. Voilà
la différence : à l'un, la férocité active et brûlante du principe
mélanien; à l'autre, la cruauté froide et triste de l'élément
jaune. Le nègre détruit parce qu'il s'exalte, et s'exalte parce
qu'il détruit. L'homme jaune tue sans émotion et pour répon-
dre à un besoin momentané de son esprit. J'ai montré, ailleurs,
qu'à la Chine l'adoption de certaines modes féroces , comme
d'enterrer des femmes et des esclaves avec le cadavre d'un
prince, correspondait à des invasions de nouveaux peuples
jaunes dans l'empire.
Chez les Celtes , tout l'ensemble du culte portait également
témoignage de cette influence. Ce n'est pas que les dogmes et
certains rites fussent absolument dépouillés de ce qu'ils de-
vaient à l'origine primitivement noble de la famille. Les mytho-
logues y ont découvert de frappantes analogies avec les idées
hindoues, surtout quant aux théories cosmogoniques. Le sa-
cerdoce lui-même, voué à la contemplation et à l'étude, fa-
çonné aux austérités et aux fatigues, étranger à l'usage des ar-
mes, placé au-dessus, sinon au dehors de la vie mondaine, et
jouissant du droit de la guider, tout en ayant le devoir d'en
laire peu de cas, ce sont là autant de traits qui rappellent assez
bien la physionomie des purohitas.
Mais ces derniers ne dédaignaient aucune science et prati-
10.
174 DE l" INÉGALITÉ
quaient toutes les façons de perfectionner leur esprit. Les drui-
des avilis s'en tenaient à des enseignements à jamais fermés et
à des formes traditionnelles. Ils ne voulaient rien savoir au
delà , ni surtout rien communiquer, et les terreurs dangereu-
ses dont ils entouraient leurs sanctuaires, les périls matériels
qu'ils accumulaient autour des forêts ou des landes qui leur
servaient d'école, étaient moins rébarbatifs encore que les
obstacles moraux apportés par eux à la pénétration de leurs
connaissances. Des nécessités analogues à celles qui dégradè-
rent les sacerdoces chamitiques pesaient sur leur génie.
Ils craignaient l'usage de l'écriture. Leur doctrine entière
était confiée à la mémoire. Bien différents des purohitas sur ce
point capital, ils redoutaient tout ce qui aurait pu faire appré-
cier et juger leurs idées. Ils prétendaient, seuls de leurs na-
tions , avoir les yeux ouverts sur les choses de la vie future.
Forcés de reconnaître l'imbécillité religieuse des masses ser-
riles , et plus tard des métis qui les entouraient , ils n'avaient
pas pris garde que cette imbécillité les gagnait, parce qu'ils
étaient des métis eux-mêmes. En effet, ils avaient omis ce qui
aurait pu seul maintenir leur supériorité eu face des laïques :
ils ne s'étaient pas organisés en caste ; ils n'avaient pris nul
soin de garder pure leur valeur ethnique. Au bout d'un cer-
tain temps, la barbarie, dont ils avaient cru sans doute se
garantir par le silence, les avait envahis, et toutes les plates
sottises et les atroces suggestions de leurs esclaves avaient pé-
nétré au sein de leurs sanctuaires si bien clos , en s'y glissant
dans le sang de leurs propres veines. Rien de plus naturel.
Comme tous les autres grands faits sociaux, la religion
d'un peuple se combine d'après l'état ethnique. Le cathoH-
cisme lui-même condescend à se plier, quant aux détails , aux
instincts, aux idées, aux goûts de ses fidèles. Une église de la
Westphalie n'a pas l'apparence d'une cathédrale péruvienne }
mais, lorsque c'est de religions païennes qu'il s'agit, comme
elles sont issues presque entièrement de l'instinct des races ^
au lieu de dominer cet instinct, elles lui obéissent sans ré-
serve, reflétant son image avec la fidélité la plus scrupuleuse.
Il n'y a pas de danger, d'ailleurs, qu'elles s'inspirent avec
DES RACES HUMAINES. 17Ô
partialité de la partie la plus noble du sang. E.\istant surtout
pour le plus grand nombre, c'est au plus grand nombre qu'el-
les doivent parler et plaire. S'il est abâtardi, la religion se
conforme à la décomposition générale, et bientôt se fait fortd'en
sanctifier toutes les erreurs, d'en refléter tous les crimes (1).
Les sacrifices luimains, tels qu'ils furent consentis par les drui-
des, donnent une nouvelle démonstration de cette vérité.
Parmi les nations galliques du continent , les plus attachées
à ce rite épouvantable étaient celles de l'Armorique. C'est , en
même temps , une des contrées qui possèdent le plus de mo-
numents finnois. Les landes de ce territoire , le bord de ses
rivières , ses nombreux marécages , virent se conserver long-
temps l'indépendance des indigènes de race jaune. Cependant
les îles normandes , la Grande-Bretagne , l'Irlande et les archi-
pels qui l'entourent, furent encore plus favorisés à cet égard (2).
Dans ses provinces intérieures, l'Angleterre possédait des
populations celtiques inférieures de tous points à celles de la
Gaule (3), et qui, plus tard, ayant renvoyé à l'Armorique des
habitants pour repeupler ses campagnes désertes, lui donné-,
rent cette colonie singulière qui, au milieu du monde moderne,
a conservé l'idiome des Kymris. Certains Bas-Bretons, avec
leur taille courte et ramassée, leur tête grosse, leur face
carrée et sérieuse, généralement triste, leurs yeux souvent
(i) Voir tome I»'.
(a) U ne serait pas impossible qu'au temps de César, les Iles situées
à l'embouchure du Rhin aient été encore occupées par des tribus pu-
rement finnoises. Le dictateur raconte que les hommes qui les habi-
taient étaient extrêmement barbares et féroces, et vivaient unique-
ment de poissons et d'œufs d'oiseaux. Il les dislingue complètement
des Belges. (De Bello GalL, IV, 10.) Quant à la situation ethnique des
Celtes des lies de l'ouest, on peut juger combien elle était dégradée,
par ce fait que certaines tribus avaient adopté le nom même des
jaunes et s'appelaient les Féniens. On trouve également l'indication
d'un mélange avoué dans le nom caractéristique de Fin-gai.
(3) Strabon (iv, chap. v, 2) raconte que plusieurs peuplades de la
Graade-Bretagne étalent tellement grossières qu'ayant beaucoup de
lait, elles ne savaient pas même en confectionner du fromage. Ce dé-
tail emprunte de l'intérêt à la même incapacité signalée chez plusieurs
peuples jaunes. — Voir plus loin.
176 DE l'inégalité
bridés et relevés à l'angle extrême, trahissent, pour l'observa-
teur le moins exercé , la présence irrécusable du sang (innique
à très forte dose.
Ce furent ces hommes si mélangés, tant de l'Angleterre que
de l'Armorique, qui se montrèrent le plus longtemps attachés
aux superstitions cruelles de leur religion nationale. De tels
rites étaient abandonnés et oubliés par le reste de leur famille,
qu'eux s'y cramponnaient avec passion. On peut juger du de-
gré d'amour qu'ils lui portaient, en songeant qu'ils conservent
actuellement , dans leur préoccupation pour le droit de bris ,
des notions tirées du code de morale honoré chez leurs anti-
ques compatriotes, les Qmmériens de la Tauride.
Les druides avaient placé parmi ces Armoricains leur séjour
de prédilection. C'était chez eux qu'ils entretenaient leurs
principales écoles (1).
Conformément à l'instinct le plus obstiné de l'espèce blan-
che, ils avaient admis les femmes au premier rang des inter-
prètes de la volonté divine. Cette institution, impossible à main-
tenir dans les régions du sud de l'Asie, devant les notions mé-
laniennes, leur avait été facile à conserver en Europe. Les hor-
des jaunes, tout en repoussant leurs mères et leurs filles dans
un profond état d'abjection et de servilité , les emploient volon-
tiers, aujourd'hui encore, aux œuvres magiques. L'extrême ir-
ritabilité nerveuse de ces créatures les rend propres à ces em-
plois. J'ai déjà dit qu'elles étaient, des trois races qui composent
l'humanité, les femmes les plus soumises aux influences et
(1) Les réunions druidiques annuelles du pays Cliartrain n'avaient
pas pour but de trafter des questions religieuses; il ne s'agissait là que
d'affaires temporelles. (Caes. , de Bello GalL, VI, 13.) — Une singulière
opinion des druides voulait que le peuple entier des Celles descendit
de Pluton. Cette doctrine, reproduite par une bouche et avec des for-
mes romaines, pourrait bien se rattacher à des idées finnoises, et se
rapprocher de celles qui mêlent constamment cette race de pelite
taille aux rochers, au\ cavernes et aux mines. (Caesar, de Bello
GalL, VI, 18.) Peut-être aussi n'était-ce qu'un jeu de mots sur le nom
commun à toutes les tribus : gai, qui signifie aussi obscurité, et qui,
«lans cette acception, est la racine des mots teutoniques : Hœlle et
llell, Venfcr, comme du latin : caligo, les ténèbres.
DES BACES HUMAINES. 177
aux maladies hystériques. De là, dans la hiérarchie religieuse
de toutes les nations celtiques, ces druidesses , ces prophétes-
ses qui, soit renfermées à jamais dans une tour solitaire, soit
réunies en congrégations sur un îlot perdu dans l'océan du
Nord, et dont l'abord était mortel pour les profanes, tantôt
vouées à un éternel célibat , tantôt offertes à des hymens tem-
poraires ou à des prostitutions fortuites , exerçaient sur l'ima-
gination des peuples un prestige extraordinaire , et les domi-
naient surtout par l'épouvante.
C'est en employant de tels moyens que les prêtres, flattant
la populace jaune de préférence aux classes moins dégradées,
maintenaient leur pouvoir en l'appuyant sur des instincts dont
ils avaient caressé et idéalisé les faiblesses. Aussi n'y a-t-il
rien d'étrange à ce que la tradition populaire ait rattaché le
sotivenir des druides aux cromlechs et aux dolmens. La reli-
gion était de toutes les choses kymriques celle qui s'était mise
le plus intimement en rapport avec les constructeurs de ces
horribles monuments.
• Mais ce n'était pas la seule. La grossièreté primitive avait
pénétré de toutes parts dans les mœurs du Celte. Comme l'I-
bère, comme l'Étrusque, le Thrace et le Slave, sa sensualité,
dénuée d'imagination, le portait communément à se gorger de
viandes et de liqueurs spiritueuses, simplement pour éprouver
un surcroît de bien-être physique. Toutefois, disent les docu-
ments, cette habitude avait d'autant plus de prise sur le Gall
qu'il se rapprochait davantage des basses classes (I). Les chefs
ne s'y abandonnaient qu'à demi. Dans le peuple, mieux assi-
milé aux populations esclaves , on rencontrait souvent des
hommes qu'une constante ivrognerie avait conduits par de-
grés à un complet idiotisme. C'est encore de nos jours chez
les nations jaunes que se trouvent les exemples les plus frap-
H) Am.. Thierry, Ilist. des Gaulois, t. II, p. 62. — Il ne faut pas con-
fondre cet amour de la débauche avec la puissance de consommation
dont s'honoraient les Arians Hellènes et les Scandinaves. Pour ces
derniers peuples, c'était uniquement un signe de force chez les héros.
On ne voit nulle part d'allusion qui puisse indiquer que l'ivresse en
fût le résultat et parût excusable.
178 • DE l'inégalité
pants de cette bestiale habitude. Les Galls l'avaient évidem-
ment contractée par suite de leurs alliances finnoises, puis-
qu'ils y étaient d'autant moins soumis que le sang des individus
était plus indépendant de ces mélanges (1).
A tous ces effets moraux ou autres , il ne reste plus qu'à
joindre les résultats produits dans la langue des Kymris par
l'association des éléments idiomatiques provenus de la race
jaune. Ces résultats sont dignes de considération.
Bien que la conformation physique des Galls, très pareille
à celle qu'on observa plus tard chez les Germains, ait con-
servé longtemps aux premiers la marque irréfragable d'une
alliance étroite avec l'espèce blanche, la linguistique n'est ar-
rivée que très tard à appuyer cette vérité de son assentiment (2).
Les dialectes celtiques faisaient tant de résistance à se laisser
assimiler aux langues arianes, que plusieurs érudits crurent
même pouvoir les dire de source différente. Toutefois, après
des recherches plus minutieuses , plus scrupuleuses , on a fini
par casser le premier arrêt , et d'importantes conversions ont
décidément revisé le jugement. Il est aujourd'hui reconnu et
établi que le breton, le gallois, l'erse d'Irlande, le gaélique
d'Écossé, sont bien des rameaux de la grande souche ariane,.
et parents du sanscrit, du grec et du gothique (3), Mais com-
(1) Dans les populations de l'Europe actuelle l'ivrognerie est surtout
répandue chez les Slaves, les restes de la race" kymrique, les Alle-
mands slaviscs du sud, et les Scandinaves métis de Finnois; mais les
Lapons y sont les plus abandonnés de tous.
(2) Il est bon de remarquer que la numismatique favorise ce doute.
Je citerai, entre autres, une médaille d'or des Médiomatrices, dont la
face porte une flgure marquée du type le plus laid, le plus vulgaire,
le plus commun, et dans lequel l'influence finnique est impossible à
méconnaître. Nos rues et nos boutiques sont remplies aujourd'hui de
ce genre de physionomies. — Cabinet de S. E. M. le général bctron
de Prokesch-Osten.
(3) Pott, Encycl. Ersch «. Gruber; Indo-germanischer Sprachst^
p. 81. — M. Bopp pense que le celtique ne le cède à aucune langue
européenne en abondance de mots provenant de la souche indo-ger-
manique. ( f/e6er die kellischem Sprachen, et Mémoires de V Acadé-
mie de Berlin, 1838, p. 189.) Il ajoute encore que, pour la désignation
des rapports grammaticaux, les dialectes celtiques n'ont pas inventé
de formes neuves non indo-germaniques, ni rien emprunté, sous ce- ;
DES RACES ETUMAINES. 17^
bien ue faut-il pas que les idiomes celtiques soient défigurés
pour avoir rendu cette démonstration si lente et si laborieuse !
tombien ne faut-il pas que d'éléments hétérogènes se soient
mêlés à leur contexture pour leur avoir donné un extérieur
si différent de celui de toutes les langues de leur famille ! Et,
en effet, une invasion considérable de mots étrangers, des
mutilations nombreuses et bizarres , voilà les éléments de leur
originalité.
Tels sont les dégâts accomplis dans le sang, les croyances,
les habitudes , Tidiome des Celtes , par la population esclave
qu'ils avaient d'abord soumise , et qui ensuite , suivant l'usage,
les pénétra de toutes parts et les fit participer à sa dégrada-
tion. Cette population n'était pas restée et ne pouvait rester
longtemps reléguée dans son abjection , loin du lit de ses maî-
tres. Les Celtes, par des mariages contractés avec elle, firent
de bonne heure éclore, de leur propre abaissement , des séries
nouvelles de capacités, d'aptitudes, et par suite de faits, qui
ont, à leur tour, servi et serviront de mobile et de ressort à
toute l'histoire du monde. Les antagonismes et les mélanges
de ces forces hybrides ont, suivant les temps, favorisé le pro-
grès social et la décadence transitoire ou définitive. De même
que dans la nature physique les plus grandes oppositions con-
tribuent mutuellement à se faire ressortir, de même ici les
qualités spéciales des alliages jaunes et blancs forment un
repoussoir des plus énergiques à celles des produits blancs et
noirs. Chez ces derniers, sous leur sceptre, au pied de leurs
trônes magnifiques, tout embrase l'imagination, la splendeur
des arts, les inspirations de la poésie s'y décuplent et couvrent
leurs créateurs des rayons étincelants d'une gloire sans pa-
reille. Les égarements les plus insensés, les plus lâches fai-
blesses, les plus immondes atrocités , reçoivent de cette surex-
citation perpétuelle de la tête et du cœur un ébranlement, un
je ne sais quoi favorable au vertige. Mais , quand on se retourne
même rapport, des familles de langues étrangères au sanscrit. Tous
leurs idiotismes proviennent uniquement de mutilations et de pertes.
(Ouvr. cité, p. 196.)
180 DE l'inégalité
vers la sphère du mélange blanc et jaune , l'imagination »•
calme soudain. Tout s'y passe sur un fond froid.
Là , on ne rencontre plus que des créatures raisonnables ,
ou , à ce défaut , raisonneuses. On n'aperçoit plus que rarement^
et comme des accidents remarqués, de ces despotismes sans
bornes qui, chez les Sémites, n'avalent pas même besoin de
s'excuser par le génie. Les sens ni l'esprit n'y sont plus étonnés
par aucune tendance au sublime. L'ambition- humaine y est
toujours insatiable, mais de petites choses. Ce qu'on y appelle
jouir , être heureux , se réduit aux proportions les plus immé-
diatement matérielles. Le commerce , l'industrie , les moyens
de s'enrichir afin d'augmenter un bien-être physique réglé
sur les facultés probables de consommation, ce sont là les
sérieuses aifaires de la variété blanche et jaune. A différentes
époques , l'état de guerre et l'abus de la force , qui en est la-
suite, ont pu troubler la marche régulière des transactions et
mettre obstacle au tranquille développement du bonheur de
ces races utilitaires. Jamais cette situation n'a été admise par
la conscience générale , comme devant être définitive. Tous
les instincts en étaient blessés , et les efforts pour en amener
la modification ont duré jusqu'au succès.
Ainsi, profondément distinctes dans leur nature, les deux
grandes variétés métisses ont été au-devant de destinées qui
ne pouvaient pas l'être moins. Ce qui s'appelle durée de force
active, intensité de puissance, réalité d'action, la victoire, le
royaume, devait, nécessairement, rester un jour aux êtres qui,
voyant d'une manière plus étroite, touchaient, par cela même,
le positif et la réalité; qui, ne voulant que des conquêtes pos-
sibles et se conduisant par un calcul terre à terre, mais exact,,
mais précis, mais approprié rigoureusement à l'objet, ne pou-
vaient manquer de le saisir, tandis que leurs adversaires nour- ~
rissaient principalement leur esprit de bouffées d'exagérations
et de non-sens.
Si l'on consulte les moralistes pratiques les mieux écoutés
par les deux catégories, on est frappé de l'éloignement de leurs
points de vue. Pour les philosophes asiatiques, se soumettre
au plus fort, ne pas contredire qui peut vous perdre, se con-
DES BACES HUMAIIVES. 18t
tenter de rien pour braver en sécurité la mauvaise fortune,
voilà la vraie sagesse.
L'homme vivra dans sa tête ou dans son coeur, touchera la
terre comme une ombre, y passera sans attache, la quittera
sans regret.
Les penseurs de l'Occident ne donnent pas de telles leçons
à leurs disciples. Ils les engagent à savourer l'existence le
mieux et le plus longtemps possible. La haine de la pauvreté
est le premier article de leur foi. Le travail et l'activité en
forment le second. Se défier des entraînements du cœur et
de la tête en est la maxime dominante : jouir, le premier et le
dernier mot.
Moyennant l'enseignement sémitique, on fait d'un beau pays
un désert dont les sables , empiétant chaque jour sur la terre
fertile, engloutissent avec le présent l'avenir. En suivant l'au-
-tre maxime , on couvre le sol de charrues et la mer de vais-
seaux; puis un jour, méprisant l'esprit avec ses jouissances
impalpables, on tend à mettre le paradis ici-bas, et finale-
ment à s'avilir.
CHAPITRE IV.
Les peuplades italiotcs aborigènes.
Les chapitres qui précèdent ont montré que les éléments
fondamentaux de la population européenne, le jaune et le blanc,
se sont combinés de bonne heure d'une manière très com-
plexe. S'il est resté possible d'indiquer les groupes dominants,
<le dénommer les Finnois, les Thraces, les Illyriens, les Ibères,
les Rasènes, lesGalls, les Slaves, il serait complètement illu-
soire de prétendre spécifier les nuances, retrouver les particu-
larités, préciser la quotité des mélanges dans les nationalités
fragmentaires. Tout ce qu'on est en droit de constater avec
KACES HUliAl>ES. — T. II. 11
182 DE l'inégalité
certitude, c'est que ces dernières étaient déjà fort nombreuses
avant toute époque historique, et cette seule indication suffira
pour établir combien il est naturel que leur état linguistique
porte dans sa confusion la trace irrécusable de l'anarchie ethni-
que du siiiig d'où elles étaient issues. C'est là le motif qui dé-
figure les dialectes des Galls. et rend l'euskara, l'illyrien, le peu
que nous savons du tlirace, l'étrusque, même les dialectes ita-
liotes, si difficiles à classer.
Cette situation problématique des idiomes se prononce d'au-
tant mieux que l'on considère des contrées plus méridionales
en Europe.
Les populations immigrantes, se poussant de ce côté et y
rencontrant bientôt la mer et l'impossibilité de fuir plus loin,
sont revenues sur leurs pas, se sont renversées les unes sur les
autres, se sont déchirées, enveloppées, enfin mélangées plus
confusément que partout ailleurs, et leurs langues ont eu le
même sort.
Nous avons déjà contemplé ce jeu dans la Grèce continen-
tale. Mais l'Italie surtout était réservée à devenir la grande
impasse du globe. L'Espagne n'en approcha pas. Il y eut, dans
cette dernière contrée, des tourbillonnements de peuples, mais
de peuples grands et entiers quant au nombre, tandis qu'en
Italie ce furent surtout des bandes hétérogènes qui se mon-
trèrent et accoururent de toutes parts. De l'Italie ou passa
en Espagne, mais pour coloniser quelques points épars. D'Es-
pagne on vint en Italie en masses diverses, comme on y venait
de la Gaule, de l'IIelvétie, des contrées du Danube, de l'IUyrie,
comme on y vint de la Grèce continentale ou insulaire. Par la
largeur de l'isthme qui la tient attachée au continent aussi bien
que par le développement étendu de ses côtes de l'est et de
l'ouest, l'Italie semblait convier toutes les nations européen-
nes à se réfugier sur ses territoires d'un aspect si séduisant et
d'un abord si facile. Il semble qu'aucune peuplade errante
n'ait résisté à cet appel.
Quand furent achevés les temps donnés à la domination obs-
cure des familles finnoises, les Rasènes se présentèrent, et,
après eux, ces autres nations qui devaient former la première
DES BACES HUMAINES. 18S
couche des métis blancs, maîtres du pays depuis les Alpes jus-
qu'au détroit de Messine.
Elles se séparaient en plusieurs groupes qui comptaient plus
ou moins de tribus. Les tribus, comme les groupes, portaient
des noms distinctifs, et parmi ces noms le premier qui se
montre, c'est, absolument comme dans la Grèce primitive, ce-
lui des Pélasges (I). A leur suite, les chroniqueurs amènent
bientôt d'autres Pélasges sortis de l'Hellade, de sorte qu'au-
cun lieu ne saurait être mieux choisi et aucune occasion plus
convenable pour examiner à fond ces multitudes qui, aux yeux
des Grecs et des Romains, représentaient les sociétés primiti-
vement cultivées, voyageuses et conquérantes de leur histoire.
La dénomination de Pétasge n'a pas de sens ethnique. Elle
ne suppose pas une nécessaire identité d'origine entre les mas-
ses auxquelles on l'attribue (2). Il se peut que cette identité
ait existé; c'est même, dans certains cas, l'opinion plausible,
mais assurément l'ensemble des Pélasges y échappe , et , par
conséquent, le mot, en tant qu'indiquant une nationalité spé-
ciale, est absolument sans valeur (3).
Sous un certain poiut de vue cependant, il acquiert un
mérite relatif. Tout ainsi que son synonyme abojngène, il n'a
jamais été appliqué, par les annalistes anciens, qu'à des popu-
lations blanches ou à demi blanches, de la Grèce ou de l'Italie,
que l'on supposait primitives (4). Il est donc pourvu, au moins,
1) Mommsen, Die unter-italischen Dialekte, p. 206.
vi) Voir plus haut
(3) Hérodote, parlant des Pélasges de Dodone, remarque qu'ils con-
sidéraient les dieux comme de simples régulateurs anonymes de l'uni-
ver», et nullement comme en étant les créateurs. C'est le naturalisme
arian. Ces Pélasges semblent donc avoir été des Illyriens Arians, ce
que n'étaient pas d'autres Pélasges. (Hérod., Il, 52.)
(4) Al)cken, Mittel-Italien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft,
p. i9 et 1» : « Si nous considérons cette race grecque primitive que
. l'Ialie se partage avec l'Hellade, il est à remarquer qu'on la recon-
« naît sur les deux points, non seulement aux bases des deux langues,
« qui sont identiques, mais encore dans les plus anciens restes d'archi-
« ■lecture. . — Voir encore même ouvrage, p. 82. - 0. Muller, die
Etrusker, \). 87 et 56. — Mommsen, Die unter-italischen Dialekte,
p. 363. — Stiabon, V, 2, 4.
184 DE l'inégalité
dune signiGcation géographique, ce qui n'est pas dénué d'iiti-
rité pour élaborer l'éclaircissement de la question de race.
Mais là s'arrêtent les services qu'il faut en attendre. Si ce
n'est pas beaucoup, encore est-ce quelque chose.
En Grèce, les populations pélasgiques jouent le rôle d'op-
primées, d'abord devant les colonisateurs sémites, ensuite
devant les émigrants arians-hellènes. Il ne faut pas surfaire le
malheur de ces victimes : la sujétion qu'on leur imposait avait
des bornes (I). Dans son étendue la plus grande, elle s'arrê-
tait au servage. L'aborigène vaincu et soumis devenait le ma-
nant du pays. Il cultivait la terre pour ses conquérants, il tra-
vaillait à leur profit. Mais, ainsi que le comporte cette situation,
il restait maître d'une partie de son travail et conservait suf-
fisamment d'individualité (2). Toute subordonnée qu'elle était,
cette attitude valait mieux, à mille égards, que l'anéantisse-
ment civil auquel étaient réduites partout les peuplades jaunes.
Puis , les Péiasges de la Grèce n'avaient pas été indistincte-
ment asservis. IVous avons vu que la plupart des Sémites, puis
des Arians Hellènes s'établirent sur l'emplacement des villa-
ges aborigènes, en conservèrent souvent les noms anciens, et
s'allièrent avec les vaincus de manière à produire bientôt un
nouveau peuple. Ainsi les Péiasges ne furent pas traités en sau-
vages. On les subordonna sans les annihiler. On leur accorda
un rang conforme à la somme et au genre de connaissances et
de richesses qu'ils apportaient dans la communauté.
Cette dot était certainement d'une nature grossière : les
aptitudes et les produits agricoles en faisaient le fond. Le poète
de ces aborigènes, qui est Hésiode, non pas comme issu de
leur race, mais parce qu'il a surtout envisagé et célébré leurs
travaux, nous les montre fort attachés aux emplois rustiques.
Ces pasteurs sont également habiles à élever de grands murs,
à bâtir des chambres funéraires, à amonceler des tumulus de
terre d'une imposante étendue (3). Or, toutes ces œuvres, nous
(1) Voir plus haut.
(2) Voir plus haut.
(3) On ne doit pas oublier que ces constructions, formées de bl^i ^
entassés et encastrés l'un sur l'autre, d'après leurs formes naturelle -.
DES BACES HUMAINES. iSâ
les avons déjà observées dans les pays celtiques. Nous les re-
connaissons pour semblables, quant aux traits généraux, à
celles qui ont couvert le sol de la France et de l'Allemagne,
sous l'action des premiers métis blancs.
Les auteurs grecs ont analysé les idées religieuses des abo-
rigènes. Ils ont dit leur respect pour le chêne (1), l'arbre
druidique. Ils les ont montrés croyant aux vertus prophétiques
de ce patriarche des bois, et cherchant dans la solitude des
vertes forets la présence de la Divinité. Ce sont là des habi-
tudes, des notions toutes galliques. Ces mêmes Pélasges avaient
encore l'usage d'écouter les oracles de femmes consacrées, de
prophétesses semblables aux Alrunes, qui exerçaient sur leurs
esprits une domination absolue (2). Ces devineresses furent les
mèies des sibylles, et, dans un rang moins élevé, elles eurent
aussi pour postérité les magiciennes de la Thessalie (3).
On ne doit pas non plus oublier que le théâtre des supersti-
tions les moins conformes à la nature de l'esprit asiatique
resta toujours fixé au sein des contrées septentrionales de la
Grèce. Les ogres, les lémures, l'entrée dn Tartare, toute cette
fantasmagorie sinistre s'enferma dans l'Épirs et la Chaonie,
provinces oîi le sang sémitisé ne pénétra que très tard, et où
les aborigènes maintinrent le plus longtemps leur pureté.
ISIais, si ces derniers semblent, pour toutes ces causes, devoir
être comptés au rang des nations celtiques , il y a des motifs
d'admettre des exceptions pour d'autres tribus.
Hérodote a raconté que plusieurs langages étaient parlés, à
une époque anté-hellénique, entre le cap Malée et l'Olympe (4).
n'ont rien de commun avec lescclificcs arians-hcllùniques, où les pier-
res sont taillées d'une façon régulière.
(I) Bœttigcr, Ideen zur Kunstmythologie, t. I, p. 203. Cette adoration
se perpétua longtemps parmi les populations agricoles de l'Arcadie. —
« Habitae Gratis oracula quercus. » (Georg., II, i6.)
(i) Bœttigcr, loc. cit.
(3) Parmi d'autres traces de la présence des Celles dans la popula-
tion primitive de la Grèce, on peut encore relever le nom tout à fait
signifleatif du pays de Calydon, KaWSwv, et des Calydoniens, Ka),u-
Sovwv, qui riinhitcnt. I,c mythe entier de Mèléagre semble également
faire partie de la tradition aborigène.
(4) Voir plus haut.
186 DE l'inégalité
Le texte de rhistorien , peu précis en cette occasion . se prête
sans doute à des ambiguïtés. Il peut avoir voulu dire qu'il exis-
tait sur cet espace des dialectes chananéens et des dialectes
kymriques. Toutefois une telle explication, n'étant qu'hypo-
thétique, ne s'impose pas inévitablement , et on est autorisé à
la prendre encore dans un autre sens non moins vraisemblable.
Les usages religieux de la Grèce primitive offrent plusieurs
particularités absolument étrangères aux habitudes kymriques,
par exemple, celle qui existait à Pergame, à Samos", à Olyni-
pie, de construire des autels avec la cendre des victimes mê-
lée de monceaux d'ossements incinérés. Ces monuments dé-
passaient quelquefois une hauteur de cent pieds (I). ?ii en
Asie, chez les Sémites, ni en Europe, chez les Celtes, nous
n'avons rencontré trace d'une pareille coutume. En revanche,
nous la trouvons chez les nations slaves. Là , il n'est pas une
ruine de temple qui ne nous montre son tas de cendres consa-
cré, et souvent même ce tas de cendres , entouré d'un mur et
d'un fossé, forme tout le sanctuaire (2). Il devient ainsi très
probable que parmi les aborigènes kymriques il se mêlait
aussi des Slaves. Ces deux peuples, si fréquemment unis l'un
à l'autre, avaient ainsi succédé aux Finnois, jadis parvenus en
plus ou moins grand nombre sur ce point du continent, et s'é-
taient alliés à eux dans des mesures différentes (3).
Je ne trouve plus dès lors impossible que , dans les gran-
des révolutions amenées par la présence des colons sémites et
des conquérants arians-titans , puis arians-hellènes, des fugi-
(1) Pausanias, in-8», Lips:, <823, l. II, chap. xiii : « Olympii quidem
« Jovis ara pari intervallo a Pelopis et Junonis aede distat... Congcsta
« illa est e cinere collecta ex adustis victimarum femoribus. Talis et
« Pergami ara est, talis Samiae Junonis, nihilo illa quidem ornatior
« quain in Âttica quos Rudes appellant focos. Arae olynipicœ una cre-
< pido... ambitum peragit ccntum et aniplius quinque et viginli. i
(2) Keferstein, ouvr. cité, t. I, p. 236 et pass.
(3) Les collines de sacriOces, de création slave, se trouvent avec
abondance jusqu'en Servie. M. Troyon pense qu'il faut en faire remon-
ter l'époque au v* et vi« siècle de notre ère seulement. En tout cas,
c'est un mode de construction fort antique et tout à fait semblable
aux autels d'Olympie et de Samos.
DES RACES HUMAINES. 187
tifs aborigènes de race slave aient pu passer en Asie à dif-
férentes époques, et y porter dans la Papiilagonie le nom
wendedes Knètes nu Menètes (1). Ces malheureux Pélasges,
Slaves, Celtes, Illyriens ou autres, mais toujours métis blancs,
attaqués par des. forces trop considérables, et souvent assez
forts cependant pour. ne pas accepter un esclavage absolu,
émigniient de tous côtés, se faisaient à leur tour pillards,
ou, si l'on veut, conquérants, et devenaient l'effroi des pays
où ils portaient leur belliqueuse misère.
La terre italique était déjà peuplée de leurs pareils, appelés,
comme eux, Pélasges ou aborigènes^ reconnus de même
pour être les auteurs de grandes constructions massives en
pierres brutes ou imparfaitement taillées, voués également
aux travaux agricoles, ayant des prophétesses ou des sibylles
toutes pareilles, enfin leur ressemblant de tous points, et con-
séquemment identifiés de plein droit avec eux.
Ces aborigènes italiotes paraissent avoir appartenu le plus
généralement à la famille celtique. Néanmoins ils n'étaient
pas seuls , non plus que ceux de la Grèce , à occuper leurs pro-
vinces. Outre les Rasènes , dont le caractère slave a déjà été
reconnu, on y aperçoit encore d'autres groupes de provenance
vende, tels que les Vénètes (2). Il n'y a pas non plus de mo-
tifs pour refuser à Festus l'origine illyrienne des Peligni (3).
(1) Schaffarik, Slawische AUerthûmer, t. I, p. 159. — Titc-Live con-
tient ce passage digne de remarque : « Casibus deinde variis Anteno-
rem, cura muUitudine Henetum, qui seditione ex Paphiagonia pulsi,
et sedes et ducem, rege Pylaemene ad Trojam amisso, quaerebant. » —
Ll?. Gron., tn-S", Basileae, 1740, t. I, p. 8. *
(t) Hérodote les confond avec les Illyriens. Leur territoire s'étendail,
•au sud, jusqu'à l'embouchure de l'Elsch, et, à l'ouest, jusqu'aux hau-
(çurs qui vont de celte rivière au Bacciglione. (0. Mullcr, die Etrusker,
p.l3«.)
(3) Abeken, ouvr. cité, p. 85. — Cependant Ovide range cette nation
parmi les tribus sabines. Les deux opinions peuvent se soutenir, et
les Peligni n'être, comme la plupart des nations italiotes, que le résul-
tat de nombreux mélanges où des émigrants illyriens, probablement
Liburnes, auront eu leur place. Pour montrer combien les travaux
auxquels donne lieu retlinographic d'un peuple sont épineux, ot doi-
Tcnt tendre plutAt, d'abord, à concilier qu'à rejeter les traditions,
188 DE l'inégalité
Les Japyges, venus vers l'an 1186 avant notre ère, et établis
dans le sud-est du royaume de Naples, semblent avoir appar-
tenu à la même famille. De son côté, M. W. de Humboldt a
donné aussi de trop bonnes raisons pour qu'on puisse nier,
après lui, que des populations ibériennes aient vécu et exercé
une assez notable influence sur le sol de la Péninsule (11.
Quant aux Troyens d'Énée, la question est plus difficile. Il
semble plus que probable que l'ambition de se rattaclier à cette
souche épique ne vint aux Romains qu'à la suite de leurs rap-
ports avec la colonie grecque de Cumes , qui leur en fit sentir
la beauté.
Voilà, dès le début, une assez grande variété d'éléments
ethniques. Mais , de tous le plus répandu , c'était incontesta-
blement celui des Kymris ou des aborigènes , reconnus par les
ethnographes, comme Caton, pour avoir appartenu à une
seule et même race.
Ces aborigènes , lorsque les Grecs voulurent leur imposer
même les plus disparates, M n'y a qu'à étudier ce que Tacite dit des
Juifs, lorsque, au livre V, ch. ii des Histoires, il recherche leur ori-
gine. Il énumère quatre opinions : la première les fait venir de Crète,
et dérive le nom de Judaei du mont Ida. Ceux qui lui avaient donné
cet avis confondaient tous les habitants en une seule race, et leur
sentiment, juste par rapport aux Philistins, se trouvait inexact en ce
qui avait trait aux Abrahamides. La seconde opinion les faisait venir
d'Egypte, et les accusait de descendre des lépreux expulsés de ce
pays qu'ils infectaient de leur mal. En laissant de côté le trait de
haine nationale, il n'y a rien que de vrai dans cette assertion. Cepen-
dant elle ne détruit pas ^ valeur de la troisième, qui fait des Juifs
une colonie d'Éthiopiens. Seulement Tacite paraît entendre, par ce
mot, des Abyssins , et nous savons (voir t. I) que, dans la plus haute
antiquité, il s'appliquait aux hommes de l'Assyrie. Cette vérité contri-
bue à faire agréer du même coup la quatrième opinion citée par l'his-
torien romain, et qui disait les Juifs Assyriens d'origine. Us l'étaient,
sans doute, en tant que Chaldéens. Je n'ai voulu ici que donner un
exemple de l'attention soutenue et scrupuleuse, de la réserve pru-
dente qui doit diriger les élucidations et surtout les conclusions ethno-
logiques.
(i) Voir Prûfung der Untertuchungen vber die Urbewohner Hispa-
niens, p. 49. — M. W. de Humbnidt fait dériver le mot latin murut de
l'euskara murua. (Ibid., p. 3 et pass.)
DES RACES HUMAINES. 189
iiii nom spécial et géographique, furent qualifiés d'abord
à'/usoniens (1-.
Ils étaient composés de différentes nations, telles que les
OEnotriens, les Osques, les Latins, toutes subdivisées en frac-
tii)ns d'inégale puissance. C'est ainsi que le nom des Osques
ralliait les Samnites, les Lucaniens, les Apuliens, les Cala-
brais, les Campaniens (2).
Mais, comme les Grecs n'avaient noué leurs premiers rap-
ports qu'avec l'Italie méridionale, le terme d'.^usonîen ne dé-
signait que l'ensemble des masses trouvées dans cette partie
du pays, et le sens ne s'en étendait pas aux habitants de la
contrée moyenne.
L'appellation "qui échut à ces derniers fut celle de Sabel-
liens (3). Au delà , vers le nord, on connut encore les Latins,
puis les Rasènes et les Umbres (4).
Cette classification, tout arbitraire qu'elle est, a pour pre-
mier et assez grand avantage de restreindre considérablement
l'application du titre vague d'aborigène. En toutes circonstan-
ces , on croit connaître ce qu'on a dénommé. On mit donc à
part les peuples déjà classés, Ausoniens, Sabelliens, Rasènes,
Latins et Umbres , et on fit une catégorie spéciale de ceux qui
ne restèrent aborigènes que parce qu'on n'avait pas eu de
contact assez intime avec eux pour leur attribuer un nom. De
ce nombre furent les ^ques, les Volsques et quelques tribus
de Sabins (5).
Les inconvénients du système étaient flagrants. Les Samni-
tes, rangés parmi les Osques, et les Osques eux-mêmes, avec
toutes celles de leurs peuplades citées plus haut, et ensuite
les Mamertins et d'autres, n'étaient pas étrangers aux Sabel-
(1) 0. Mullcr, die Etrusker, p. 27.
(i) Ourr. cité, p. 40.
(3) Nommsen, Unter-ital. Dialekie, p. 363.
(4) Ibidem. Dont les trois subdivisions principales sont essentielle-
ment celtiques, quant au nom : les Olombri,deol, hauteur, habitaient
les Alpes; les Isombri, de is, bas, les plaines de la vallée du Pô; les
Vilombri, de 6e/, le rivage, l'Ombrie actuelle, sur l'Adriatique.
(5) Mommscn, ouvr. cité, p. 3ât.
11.
190 DE l'inégalité
liens. Ces groupes tenaient à la souche sabine. Par conséquent,
ils avaient des afGnités certaines avec les gens de l'Italie
moyenne, et tous, ce qui est signiflcatif, avaient émigré, de
proche en proche, de la partie septentrionale des montagnes
Apennines (1). Ainsi, en laissant à part les Rasènes et en re-
montant du sud au nord de laPéninsule, on arrivait, de pa-
rentés en parentés, à la frontière des Umbres, sans avoir re-
marqué une solution de continuité dans la partie dominante de
cet enchaînement.
On a dit longtemps que les Umbres ne dataient, dans la
Péninsule , que de l'invasion de Bellovèse , et qu'ils avaient rem-
placé une population qui ne portait pas le même nom qu'eux.
Cette opinion est aujourd'hui abandonnée (2). Les Umbres
occupaient la vallée du Pô et le revers méridional des Alpes
bien antérieurement à l'irruption des Kymris de la Gaule. Ils
se rattachaient par leur race aux nations qui ont continué à
être nommées aborigènes ou pélasgiques, tout comme les
Osques et les Sabelliens (3) , et même on les reconnaissait pour
la souche d'où les Sabins étaient dérivés, et, avec ces derniers,
les Osques.
Les Umbres donc, étant la racine même des Sabins, c'est-
à-dire des Osques, c'est-à-dire encore des Ausoniens, et se
trouvant ainsi germains des Sabelliens (4) et de toutes les po-
pulations appelées du nom peu compromettant d'aborigènes ,
on serait, par cela seul , autorisé à affirmer que la masse entière
(1) 0. Muller, die Etrusker, p. 45 et pass.
(î) G. Muller, ouvr. cité, p. 58.
(3) 0. Muller, ouvr. cité, p. 56. — Abekcn, p. 82. — Mommsen , p. 206.
(4) Suivant Mommsen, les alphabets découverts dans la Provence, le'
Valais, le Tyrol, la Styrie, sont plus parents de l'alphabet sabellien que
de tous les autres de l'Italie, c'est-à-dire que de ceux de l'Étrurie pro-
prement dite et de la Campanie, et plus rapprochés du type grec
archaïque. Cependant il établit, entre tous ces systèmes d'écriture,
un caractère coxamaïi.{Vioxava%en, Dienord-etruskischen Alphabete,
p. 222.) Il est utile de se reporter ici à ce qui a été dit plus haut des
alphabets celtiques en général. Dans un sujet si difflcile et si compli-
qué, les plus petits faits se portent mutuellement secours pour 8'élever
au rang de preuves, et il est indispensable de pouvoir compter sur
l'attention soutenue du lecteur.
DES RACES HUMAINES. 191
de ces aborigènes, descendus du nord vers le sud, était de race
umbrique, toujours à l'exception des Étrusques, des Ibères,
des Vénètes et de quelques Illyriens. Ayant répandu sur la
Péninsule les mêmes modes et le même style d'architecture,
se réglant sur la même doctrine religieuse, montrant les mêmes
mœurs agricoles , pastorales et guerrières , cette identification
semblerait assez solidement justifiée pour ne devoir pas être
révoquée en doute (1). Ce n'est pas assez cependant : l'examen
des idiomes italiotes, autant qu'on le peut faire, enlève encore
à la négative sa dernière ressource.
Mommsen pose en fait cjue la langue des aborigènes offre
un mode de structure antérieur au grec , et il réunit dans un
même groupe les idiomes umbriques, sabelliens et samnites,
qu'il distingue de l'étrusque , du gaulois et du latin. Mais il
ajoute ailleurs qu'entre ces six familles spéciales il existait de
nombreux dialectes qui, se pénétrant les uns les autres, for-
maient autant de liens, établissaient la fusion et réunissaient
l'ensemble (2).
En vertu de ce principe, il corrige son assertion séparatiste,
et affirme que les Osques parlaient une langue très parente du
latin (3).
O. Muller remarque, dans cette langue composite, des rap-
ports frappants avec l'umbrique, et le savant archéologue danois
dont je viens d'invoquer le jugement donne leur véritable sens
et toute leur portée à ces rapports, en affirmant que l'umbri-
que est, de toutes les langues italiotes, celle qui est restée le plus
0) Voir les autorités dénombrées par Dicffenbach, Celtica II, l"
Abth., p. lis et scqq.
(i) Mommsen, ouvr. cité, p. 364.
(3) Ibidem, p. 205 — Opici ou Opaci. Leur langue était encore en
usage à Rome dans certaines pièces de théâtre, soixante ans après le
début de l'ère chrétienne. (Strabon, V, 3, 6.) On trouve à Pompéi des
inscriptions osques, et, comme l'ensevelissement de la ville ne date
que de l'an 19 après J.-C, on peut comprendre, par cela seul, quelle
fut la longévité de cet idiome. Peut-être y aurait-il grand profit à ap-
pliquer les dialectes populaires actuels de l'Italie au déchiffrement des
inscriptions locales. On arriverait plus sûrement à un résultat qu'en
•e servant du latin, qui, en définitive, fut seulement la langue franquc
ou malaye, l'hindouslani de la Péninsule.
192 DE l'inégalité
près des sources aborigènes (1). En d'autres termes, l'osque,
comme le latin , tel que nous l'offrent la plupart des monu-
ments, est d'un temps où les mélanges ethniques avaient exercé
une grande influence et développé des corruptions considéra-
bles , tandis que, les circonstances géographiques ayant permis
à Tumbrique de recevoir moins d'éléments grecs et étrusques ^
ce dernier langage s'était tenu plus près de son origine et avait
mieux conservé sa pureté. 11 mérite, en conséquence, d'être
pris comme prototype , lorsqu'il s'agit de juger dans leur es-
sence les dialectes italiotes.
Nous avons donc bien conquis ce point capital : les popula-
tions aborigènes de l'Italie, sauf les exceptions admises, se
rattachent fondamentalement aux Timbres; et quant aux Tim-
bres, ce sont, ainsi que leur nom l'indique, des émissions de
la souche kymrique , peut-être modifiées d'une manière locale
par la mesure de l'infusion finnique reçue dans leur sein.
Il est difficile de demander à l'umbrique même une confir-
mation de ce fait. Ce qui en reste est trop peu de chose, et,
jusqu'ici, ce qu'on en a déchiffré offre sans doute des ra-
cines appartenant au groupe des idiomes de la race blanclie,
mais défigurées par une influence qui n'a pas encore été dé-
terminée dans ses véritables caractères. Adressons-nous donc
d'abord aux noms de lieux , puis à la seule langue italiote qui
nous soit pleinement accessible , c'est le latin.
Pour ce qui est des noms de lieux, l'étymologie du mot
Italie est naturellement offerte par le celtique talamh, tel lus,
la terre par excellence, Salurnia tellus, Œnotria tellus (2).
Deux peuplades umbriques, les Euganéens et les Tauris-
ques, portent des noms purement celtiques (3). Les deux
(i) Mommsen, ouvr. cité, p. 306. — C'est pourquoi il ajoute aussi que
le Volsque avait de plus grands rapports avec l'umbrique que l'osque
(p. 322).
(ï) Dieffenbach, Celtica II, i" Abth., p. 114.
(3) Euganéens, d'agucn, eau; c'étaient les riverains des lacs de Lu-
gano, Como et Garda. Les Taurlsques, comme les Taurin!, tirent leur
nom de lor, montagne. Nicbuhr, pour établir un lien iuliuie entre les
RtaéUens et les Rasèues, incline à faire des Euganéens des Étrusques.
DES RACES HUMAINES. 198
grandes chaînes de montagnes qui partagent et bornent le sol
italien, les Apennins et les Alpes, ont des dénominations em-
pruntées à la même langue (1). Les villes d'AJba, si nombreu-
ses dans la Péninsule et toujours de fondation aborigène , pui-
sent l'étyraologie de leur nom dans le celtique (2). Les faits de
ce genre sont abondants. Je me borne à en indiquer la trace,
et je passe de préférence à l'examen de quelques racines
kvmro-latines.
On remarque , en premier lieu, qu'elles appartiennent à cette
catéiiorie d'expressions formant l'essence même du vocabulaire ,
de tous les peuples, d'expressions qui, tenant au fond des ha-
bitudes d'une race , ne se laissent pas aisément expulser par
des influences passagères. Ce sont des noms de plantes, d'ar-
bres, d'armes. Je ne m'étonnerais, dans aucun cas, de voir
les dialectes celtiques et ceux des aborigènes de l'Italie pos-
séder des racines semblables pour tous ces emplois , puisque ,
même en mettant à part la question actuelle, il faudrait tou-
jours reconnaître qu'issus également de la souche blanche , ils
ont assis leurs développements postérieurs sur une base uni-
que. Mais, si les mêmes mots se présentent avec les mêmes
formes, à peine altérées dans le celtique et dans l'italiote, il
devient bien difficile de ne pas confesser l'évidence de l'identité
d'origine secondaire.
Voyons d'abord le vocable employé pour désigner le chêne.
C'est un sujet digne d'attention. Chez les Celtes de l'Europe
septentrionale, chez les aborigènes de la Grèce et de l'Italie ,
cet arbre jouait un grand rôle , et, par l'importance religieuse
Mais i\ n'exprime ceUe idée que timidement et comme entraiué par
le besoin de sa cause. (Rœmische Geschichte, t. I, p. 70.)
(1) A pcn gwin, la crête, la montagne blanche.
(i) Alb ou Alp, l'élévation, la montagne, la colline; Albany, la con-
trée montagneuse de l'Ecosse; V Albanie, les montagnes de l'Illyrie;
Albania, une partie du Caucase; Albion, Vile aux grandes falaises,
et les nombreuses villes à'Alba, placées sur des éminences. On con-
nnissait aussi, dans la Narbonnaise, les Ligures albienses^l les Albiœci,
poiii>lcs demi-celtiques. Alb signifie également blanc et donne la ra-
cine d'a/6u«. — Consulter Dicffcnbacli, Celtica I, p. 18, 13, et Celtica II,
1" Abth., p. 310, 0.
194 DE l'inégalité
qui lui était attribuée , il tenait de près aux idées les plus in-
times de ces trois groupes.
Le mot breton est cheingen, qui, au moyen de la permu-
tation locale de Vn en r, devient chergen , d'où il y a peu de
chemin jusqu'au latin quercus.
Le mot guerre fournit un rapport non moins frappant. La
forme française reproduit presque pur le celtique, queir. Le
sabin queir le garde tout entier. Mais, outre que ce mot, en
celtique, a le sens que je viens d'indiquer, il a aussi celui de
Jance. En sabin , il en est encore de même , et de là le nom
et l'image du dieu héroïque Quirinus , adoré sous l'aspect
d'une lance chez les premiers Romains, vénéré encore chez
les Falisques , qui avaient leur Pater curis, et divinisé à Tibur,
où la Junon Pronuba portait l'épithète de Curitis ou Qui-
rîtis (1).
Arm en breton , airm en gaélique , équivaut à Varma la-
tin.
Le gallois pill est le latin pilutn, le trait (2).
Le bouclier, scutum, apparaît dans]e sgiath gaélique; gla-
dius, le glaive, dans le c/ec^dy/" gallois et le cledd gaélique;
l'arc, arcus, dans Varchelte breton; \a flèche, sagitta, dans
•le saeth gallois, le saighead gaélique; le char, currus, dans
le car gaélique et le carr breton et gallois.
Si je passe aux termes d'agriculture et de vie domestique,
je trouve la maison, casa, et l'erse cas; tedes et le gaélique
aite; cella et le gallois cell; sedes et le sedd du méma dia-
(1) BœUiger, Ideen zur Kunst-Mythologie, t. I, p. 20 ; t. II, p. 227
€t pass.
(2) Et le sanscrit pilu. — A. V. Schlegel, Indischc Dibliothek, t. I,
p. 209. — D'ailleurs, MM. Aufrecht et Kirchhof, Die umbrisehen Spra-
■cfuienkmseler, établissent très bien le rapport de l'umbrique avec le
sanscrit et les langues de la race blanche. Voir, Lautlehre, p. 15 et
pass. — Abeken exprime la même opinion : « Quant à la langue
« (umbrique), dit-il, elle est aussi incompréhensible aujourd'hui que
€ l'étrusque; bien qu'en somme on y démêle beaucoup mieux une
« souche grecque primitive (on n'oublie pas que pour Abeken co
« mot composé est synonyme Ag pclasgique). L'umbrique semble être
•€ une langue sœur de l'psque et du latin. * {Ouvr. cité, p. 28.)
DES BACKS HUMAINES. 195
lecte. Je trouve le bétail, iiecus; et le gaélique 6eo; car le
bétail par excellence, ce sont les bêtes bovines. Je trouve le
vieux latin bus, le bœuf^ et bo, gaélique, ou buh, breton; le
bélier^ aries, et reithe, gaélique-, la brebis, ovis, et le
breton ovein, avec le gallois oen; le cheval, equus, et le gal-
lois echivf la laine, lana, et le gaélique olann, et le gallois
gwlan;Veau, aqiia, et le breton aguen, et le gallois aw;
le lait, lactum, et le gaélique lachd; le chien , canis , et le
gallois can; le poisson, piscis, et le gallois pt/ag; V huître,
ostrea, et le breton oistr; la chair, caro , et le gaélique carn,
qui présente Vn des flexions de caro; le verbe immoler, mac-
tare, et le gaélique mactadh; mouiller, madère, et le gal-
lois madrogi.
Le verbe labourer, arare^ et le gaélique ra avec les deux
formes galloises aru et aredig; le champ, arvum, avec le
gaélique ar et le gallois arw ; le blé, hordeum, et le gaélique
eorma; la moisson, seges, et le breton segall; la /"ère, /aôa,
et le gallois ;fa; la vigne, vitis, et le gallois gwydd; Y avoine,
avena, et le breton havre; le fromage, caseus, et le galli-
que cai^e, avec le breton casu; butyrum, le beurre, et le
gaélique butar; la chandelle, candela, et le breton cantol;
le /(^frg, /Vigfus, et l'erse feagha, dvec le breton /ao et
faouenn; la t'/^;ère, vipera,et le gallois gwiper; le serpent,
serpens, et le gallois sar;f ,• la woia; , wmo?, et le gaélique cnu,
exemple notable de ces renversements de sons fréquemment
subis par les monosyllabes , dans le passage d'un dialecte à un
autre.
Puis j'énumère pêle-mêle des mots comme ceux-ci : la mer,
mare, gaélique muir, breton et gallois 7nor; se servir, uti,
gaélique usm?iic/i,lVtowmg, vir, gallois gwir; Vannée, annus,
gaélique ann; la vertu, gaélique feart, qui se confond bien
avec le mot for/is, courageux (1) ; le fleuve, amnis , gaélique
amha, amhuin; revenir, redire, gallois rhetu; le roi, rex,
gaélique righ; mensis,le mois, gallois mis; la mort, murn,
(i) Ce mot feart se rapproche aussi du grec àpifh et de la racine
typique ar. (Voir tome I".)
196 DE l'inégalité
gallois, et mourir, mori, breton marheuein. Je terminerai
par pénates, qni n'a pas d'étymologie ailleurs qu'en celti-
que (1) : ce mot ne se dérive d'une manière simple et complè-
tement satisfaisante que du gMlois penaf, qui veut dire élevé,
et qui a pour si\per\alif penaet h , très élevé, le j)lus élevé (2).
On pourrait étendre ces exemples bien loin. Les trois cents
mots allégués par le cardinal Maï, au tome V de sa collection
des classiques édités sur les manuscrits du Vatican, seraient
dépassés. Cependant c'en est assez, j'en ai la conflance, pour
fixer toute indécision (3). On peut eboisir des verbes tout aussi
(1) Rien ne le saurait mieux prouver que la lecture du passage où
Deuys d'Halicarnasse ;s*acharnc à trouver à cette dénomination ethno-
logique un sens qui lui échappe, malgré tous ses efforts, ainsi qu'à
ses commentateurs. (G. XLVII.)
.(2) J'aurais pu de même et, peut-être, dû donner une liste semblable
pour les Kymris Grecs, et montrer le grand nombre de mots celtiques
demeurés dans les dialectes de l'Hellade; mais ce soin me parait su-
perflu. Je me borne à renvoyer le lecteur au vocabulaire de M. Keferstein
(Ansichten, etc., t. II, p. 3); il ne contient pas moins de soixante pages,
et, bien que plusieurs mots gréco-gallois ou gréco-bretons y soient
évidemment d'importation très moderne, le fond est décisif et présente
un tableau plus curieux encore, s'il est possible, que ce qui résulte
de la comparaison que je fais ici.
(3) Je ne saurais cependant passer sous silence les noms de nombre :
latins :
celtiques :
i.
unus.
un, aon.
2.
duo.
dau.
3.
très.
tri.
4.
quatuor.
ceither.
S.
quiiique.
cinq.
G.
sex.
cliuech.
7.
septem.
saith.
8.
octo.
ochd.
9.
novem ,
naw.
10.
decem ,
deich.
Enfin, je ne ferai plus qu'une dernière observation : des liens géné-
raux paraissent avoir uni assez étroitement les langues primitives de
toute l'Europe occidentale, quelque différents que se présentent, au-
jourd'hui, l'un de l'autre, l'ibère, l'étrusque, les dialectes italiotes et
les kymriques. On a vu que des règles analogues s'appliquent, dans
toutes ces langues, à la permutation des consonnes. Il faut ajouter
qu'elles pratiquaient, avec une égale facilité, le renversement des syl-
DES RACES HUMAINES. 1^7
bien que des substantifs : les résultats de l'examen seront le3
mêmes, et lorsqu'on découvre des rapports aussi frappants,
aussi intimes entre deux langues, que d'ailleurs les formes de
l'oraison sont, de leur côté, parfaitement identiques, le procès
est jugé : lesLntins, descendants, on partie, des Umbres,
étaient bien, comme leur nom l'indique, apparentés de près
aux Galls, ainsi que leurs ancêtres, et, partant, les aborigènes
de l'Italie, non moins que ceux de la Grèce, appartenaient,
pour une forte part, à ce groupe de nations.
C'est ainsi, et seulement ainsi, que s'explique cette sorte
de teinte uniforme , cette couleur terne qui couvre également,
aux âges héroïques , tout ce que nous savons et pénétrons des
faits et des actes de la masse appelée pélasgique, comme di*
celle qui porte son vrai nom de kymrique. On y observe une
pareille allure grossière et soldatesque, une pareille façon de
laboureur et de pasteur d.^ bœufs. Quoi ! c'est une pareille
manière de s'orner et de se parer. Nous ne retrouvons pas
moins de bracelets et d'anneaux dans le costume des Sabins de
la Rome primitive que dans celui des Arvernes et des Boïens
de Vercingetorix (1). Chez les deux peuples, le brave S3 mon-
tre à nous sous le même aspect physique et moral, bataillan'
et travaillant, austère et sans rien de pompeux (2).
labcs, si familier an latin et qu'on rétrouve dans la manière d'écrire
indiiïéremracnt Pralica ou Patrica, nom d'une ville aborigène, La-
nuvium ou Lavinium, Agendicum ou Agedincum. Les dialectes slaves
ne sont pas moins aptes que les celtiques à celte évolution.
(I) Liv., 1, 129 : « Vulgo Sabini aureas armillas magni ponderis brachi )
€ Ixvo gemniatosquc magna specie annulos habuerint. »
(i) Niebuhr signale clicz les aborigènes de l'Ualie cet usage, tout à
fait étranger aux races sémitiques et sémitisées, de porter des noms
propres permanents, qui maintenaient la notion généalogique de la
famille. Probablement il en était ainsi chez les premiers habitants
blancs de la Grèce, mais on ne possède plus aucun moyen de s'en as-
surer. Cette coutume fut conservée par les Romains. (Niebuhr, Rœm.
Geschiehte, t. I, p. H5. — Salvcrte, Essai sur l'origine des noms propres
d'hommes, dépeuples et de lieux, 1. 1, p. 187.) L'auteur de ce livre parait
croire que l'usage des noms propres permanents cessa vers le ni* siè-
cle pour n'être repris que ver^ le x" siècle. C'est, je crois, une opinion
erronée, et j'iDclinerais à penser que jamais l'habitude ne fut complè-
tement abandonnée dans les couches celtiques de la population. Il y
198 DE l'inégalité
Cependant les œuvres des aborigènes italintes furent des
plus considérables. Il n'y a pas dans la Péninsule de vieille
ville en ruines, depuis des siècles, où l'on ne découvre encore
la trace de leurs mains. Longtemps on a même attribué aux
Étrusques telle de leurs œuvres. C'est ainsi que Pise (1), Sa-
turnia, Agylla, Alsium, très anciennement acquises aux Ra-
sènes, avaient commencé par être des villes kymriques, des
cités fondées par les aborigènes. Il en était de même de Cor-
tone (2).
Dans un autre genre de construction , il paraît certain que
la partie de la voie Appienne qui va de Terracine à Fondi était
d'origine kymrique, et de beaucoup antérieure au tracé ro-
main qui fit entrer ce tronçon dans un plan général (3).
Mais il n'était pas au pouvoir des races italiotes de maintenir
avait à Bordeaux une famille de Paulins au iv* siècle. (Voir Élie Vinet^
V Antiquité de Bourdeaus et de Bourg. Bour'deaus, petit in-4», 1551.) —
Notons en passant que cette habitude, très commode et très simple, de
conserver indéCniment aux descendants le nom du père, parait faire
partie des instincts de plusieurs groupes jaunes. Les Chinois la prati-
quent de toute antiquité et avec une telle ténacité que certaines fa-
milles originaires de leur pays, qui se sont transportées et fixées en
Arménie, ont bien pu, en changeant de langue, oublier leurs noms pri-
mitifs; mais elles en ont pris de locaux et les conservent fidèlement au
milieu d'une population qui n'en a pas. Ce sont les Orpélians, les Ma-
migonéans, d'autres encore. Au Japon, la même coutume existe, et, fait
I)lus notable encore, elle est immémoriale chez les Lapons européens,
chez les Bouriates, les Ostiaks, les Baschkirs. (Salverte, ouvr. cité,
t. I, p. 133, 141 et m.)
(1) Deux ruines remarquables sont Testrina, la plus ancienne cité
Sabine, située sur une montagne au-dessus d'Amiternum. On y trouve
des restes de murs gigantesques dont les blocs, extraits d'un tuf assez
tendre, portent des marques d'une taille grossière. (Abeken, Mittel-
Ilalien, etc., p. 86 et 140.)
(2) Abeken, MiUel-Italien, etc., p. 125. Cortone présente une singu-
larité remarquable. Comme d'autres villes métisses, et entre autres
Thèbes,elle avait deux légendes: l'une probablement tyrrhénienne,
qui lui attribuait un éponyme grec ; puis une autre plus ancienne, et,
quoi qu'en dise Abeken, aussi facilement kymrique que raséne, qui en
faisait le lieu où avait été enterré ce personnage mystérieux appelé le
Nain, le Nàva;, voyageur. (Diouys. Halic, I, xxui. Abeken, ouvr. cité,
p. 26.)
(3) Abeken, ibidem, p. 141.
DES RACES HUMAINES. 199
en rien leur pureté. Ibères, Étrusques, Vénètes, Illyriens, Cel-
tes, en^'agés dans des guerres permanentes, devaient tous, à
chaque instant , perdre ou gagner du terrain. C'était l'état or-
dinaire. Cette situation s'empirait par l'effet des mœurs socia-
les qui avaient créé, sous le nom de printemps sacré, une
<»ause puissante de confusion ethnique. A l'occasion d'une di-
sette ou d'uu surcroît de population, une tribu vouait à un
dieu quelconque une partie de sa jeunesse, lui mettait les ar-
mes à la main, et l'envoyait se faire une nouvelle patrie aux
dépens du voisinage. Le dieu patron était chargé de l'y ai-
der (1). De là des conflits perpétuels qui, enfin, s'empirèrent
par l'effet et le contre-coup de grands événements dont la
source inconnue se cachait fort loin dans le nord-est du con-
tinent.
De tumultueuses nations de Galls transrhénans, probable-
ment chassées par d'autres Galls que dérangeaient des Slaves
harcelés par des Arians ou des peuples jaunes , firent invasion
au delà du fleuve, poussèrent sur leurs congénères, entrèrent
en partage de leurs territoires, et, bon gré, mal gré, se cul-
butant avec eux , parvinrent , les armes à la main , jusque sur
la Garonne , où leur avant-garde s'établit de force au milieu
des vaincus. Puis ces derniers, mal contents d'un domaine de-
venu trop étroit, se portèrent en masse du côté des Pyrénées,
les franchirent en longeant les côtes du golfe de Gascogne, et
allèrent imposer aux Ibères une pression toute semblable à
celle dont ils venaient de souffrir eux-mêmes.
Les Ibères, à leur tour, malmenés, s'ébranlèrent. Après
s'être débattus et mêlés en partie à leurs conquérants , voyant
leur pays insuffisant pour sa nouvelle population, ils partirent,
non plus seulement Ibères, mais aussi Celtibères, sortirent par
l'autre extrémité des montagnes, c'est-à-dire par les plages
orientales de la Méditerranée, et, vers l'an 1600 avant notre
ère, se répandirent sur les parties maritimes du Roussillon et
de la Provence. Pénétrant ensuite en Italie par la côte génoise,
se montrant en Toscaue , enfin passant partout où ils purent
<i) Dionys. Halic, Ant. Rom., I, \vi.
200 DE l'inégalité
mettre le pied, ils apprirent à ces vastes contrées à connaître
leurs noms nouveaux de Ligures et de Sicules. Puis, confondus
avec des aborigènes de diverses peuplades (1), ils semèrent au
loin un élément ou plutôt une combinaison ethnique destinée
à jouer un rôle considérable dans l'avenir. Sous plus d'un rap-
port, ils ajoutaient un lien de plus à ceux qui unissaient déjà
les Italiotes aux populations transalpines.
Ce que leur présence occasionna surtout, ce furent de terri-
bles commotions dont toutes les parties de la Péninsule éprou-
vèrent le contre-coup. Les Étrusques, repousses sur les pro-
vinces umbriques , y subirent des mélanges qui probablement
ne furent pas les premiers. Beaucoup de Sabelliens ou de Sa-
bins, beaucoup d'Ausoniens eurent le même sort, et le sang
ligure lui-même s'infiltra partout d'autant plus avant que la
masse de cette nation immigrante , établie principalement dans
la campagne de Rome (2), ne put jamais se créer une patrie
suffisamment vaste. Elle n'eut pas la force de prévaloir con-
tre toutes les résistances qui lui étaient opposées. Elle se con-
tenta de vivre à l'état flottant dans les contrées où les abori-
gènes, comme les Étrusques, surent se maintenir ; de sorte que
les Ligures, intrus et tolérés en plus d'un lieu, ne purent que
s'y confondre avec la plèbe (3).
Tandis qu'ils supportaient ainsi les conséquences de leur ori-
gine, en se voyant forcés, tout envahisseurs qu'ils étaient, de
rester au rang d'égaux , parfois d'inférieurs vis-à-vis des na-
tions dont ils venaient troubler les rapports, une autre révolu-
tion s'opérait , mais presque en silence , à l'autre extrémité , à
la pointe méridionale de la Péninsule. Vers le x® siècle avant
Jésus-Christ, des Hellènes, déjà sémitisés, commençaient à y
établir des colonies, et, bien que formant, comparés aux mas-
ses ligures ou sicules, un contraste marqué par leur petit nom-
bre, on les voyait déployer sur celles-ci et sur les aborigènes
une telle supériorité de civilisation et de ressources, que la
(1) 0. Muller, die Etrusker, p. IG.
(2) Ibid., p. 10.
(3) Ibid,, p. 11 et pass.
DES RACES HUMAINES. 201
•conquête de tout ce qu'ils voudraient prendre semblait d'avance
leur être assurée.
Ils s'étendirent à leur aise. Ils placèrent des villes là où il
leur plut. Ils traitèrent les Pélasges italiotes ainsi que leurs pères
avaient traité les parents de ceux-ci dans l'Hellade. Ils les
subjuguèrent ou les forcèrent de reculer, quand ils ne se mêlè-
rent pas à eux, comme il en advint avec les Osques. Ceux-ci, at-
teints, d'assez bonne heure, par l'alliage hellénique sémitisé,
portèrent témoignage de cette situation dans leurs mœurs
comme dans leur langue. Plusieurs de leurs tribus cessèrent
d'être, à proprement parler, aborigènes. Elles offrirent un
spectacle analogue à celui que présentèrent plus tard, vers le
milieu du ii« siècle avant notre ère, les gens de la Provence
soumis à l'hymen romain. C'est ce qu'on appelle la seconde
Tormation des Osques (1).
Mais la plupart de^ nations pélasgiques éprouvèrent un trai-
tement moins heureux. Chassées de leurs territoires par les
colonisateurs hellènes, il ne leur resta que l'alternative de se
porter sur des groupes de Sicules, établis un peu plus au nord
dans le I-atium (2), et elles se mêlèrent à eux. L'alliance, ainsi
conclue, se renforça graduellement (3) de nouvelles victimes
des colons grecs. A la fin , cette masse confuse , ballottée et
pressée de tous côtés par des rassemblements rivaux, et sur-
tout par des Sabins, demeurés plus Kymris que les autres, et,
par conséquent, supérieurs en mérite guerrier aux Osques
déjà sémitisés, comme aux Sicules demi-Ibères, comme aux
Rasènes demi-Finnois, cette masse confuse, dis-je, recula pied
à pied, et, un millier d'années à peu près avant l'ère chré-
tienne, s'en alla chercher un refuge en Sicile.
Voilà ce qu'on sait, ce que l'on peut voir des plus anciens
actes de la population primitive de l'Italie, population qui, en
général, échappe à Taccusation de barbarie , mais qui, à l'ins-
tir des Celtes du nord, bornait sa science sociale à la recher-
(1) 0. Millier, die Etrusker, p. 45.
(«) Ibidem.
^3) Aminicn MnrccUiQ afOrme (I, 15,9) que les aborigènes du Latium
4itaicut des Celtes.
202 DE l'inégalité
che de l'utilité matcrielie. Bien des guerres la divisaient, et
cependant l'agriculture florissait chez elle, ses champs étaient
cultivés et productifs. Malgré la difficulté de passer les mon-
tagnes et les loréls, de traverser les fleuves, son commerce
allait ciiercher les peuples les plus septentrionaux du conti-
nent. De nombreux morceaux de succin, conservés bruts ou
taillés en colliers, se rencontrent fréquemment dans ses tom-
beaux (1), et l'identité, déjà signalée, ainsi que ce fait, de cer-
taines monnaies rasènes avec des monnaies de la Gaule, dé-
montre irrésistiblement l'existence de relations régulières et
permanentes entre les deux groupes (2).
A cette époque si reculée , les souvenirs ethniques encore
récents des races européennes, leur ignorance des pays du
sud, la similitude de leurs besoins et de leurs goûts, devaient "
tendre nécessairement à les rapprocher (3). Depuis la Baltique
jusqu'à la Sicile (4), une civilisation existait incomplète, mais
(1) Abeken, Unler- Italien, p. -2G7. — Voir la description que Tait cet
auteur du tumulus d'AIsium.
(2) Abeken, Unter-Ilalien, p. 282. — Aristote assure qu'une route
allait d'Ualie dans la Celtique et en Espagne.
(3) Tite-Live a pu écrire au sujet du roi Mézence : « Cœre opulento
tain oppido impcritans. »
(i) « Plus je m'avance profondément dans l'antiquité, dit Schaffarik,
<c plus je demeure convaincu de la fausseté complète des opinions
« émises et reçues jusqu'ici sur la comparaison des peuples antiques
1 du sud de l'Europe (des Grecs et des Romains) avec ceux du nord,
« principalement des riverains de la Vistule et de la Baltique, com-
« paraison qui semblait convaincre ces derniers de sauvagerie, de ru-
« desse et de misère, et rendre inadmissible toute idée de relations
« commerciales entre les deux groupes. » (Scliaffarik, Slawische Al-
terthumer, t. I, p. 107, note i.) — Voici, sur le même propos, un ju-
gement de Niebuhr : « Les aborigènes sont dépeints par Salluste et
« Virgile comme des sauvages qui vivaient par bandes, sans lois, sang
« agriculture, se nourrissant des produits de la chasse et de fruits sau-
« vages. Cette façon de parler ne paraît être qu'une pure spéculation
« destinée à montrer le développement graduel de l'homme, depuis la
« rudesse bestiale jusqu'à un état de culture complète. C'est l'idée que,
« dans le dernier demi-siècle, on a ressassée jusqu'à donner le dégoût,
a sous le prétexte de faire de l'histoire philosophique. On n'a pas même
« oublié la prétendue misère idiomatique qui rabaisse les hommes au
» niveau de l'animal. Celte méthode a lait fortune, surtout à l'étranger,
DES BACES HUMAINES. 203
réelle et partout la même, sauf des nuances correspondantes
aux nuances ethniques découlant des hymens, sporadiquement
contractés, entre des groupes issus des deux rameaux blanc et
jaune.
Les Tyrrhéniens asiatiques vinrent troubler cette organisa-
tion sans éclat, et aider les colons de la Grande-Grèce dans la
tâche de rallier l'Europe à la civilisation adoptée par les peu-
ples de l'est de la ^Méditerranée (1).
« (Niebuhr veut dire en France). Elle s'appuie de myriades de récits de
« voyageurs soigneusement recueillis par ces soi-disant philosophes.
« Mais ils n'ont pas pris garde qu'il n'existe pas un seul exemple d'un
€ peuple véritablement sauvage qui soit passé librement à la civilisa-
• tiou.et que, là où la culture sociale a été imposée du dehors, elle
« a eu pour résultat la disparition du groupe opprimé, comme on l'a
« vu, récemment, pour les Natticks, les Guaranis, les tribus de la
« Nouvelle-Californie, et les Hottentots des Missions. Chaque race hu-
« maine a reçu de Dieu son caractère, la direction qu'elle doit suivre
« et son empreinte spéciale. De même, encore, la société existe avant
« l'homme isolé, comme le dit très sagement Aristote; le tout est an-
€ térieur à la partie et les auteurs du système du développement suc-
« cessif de l'humanité ne voient pas que l'homme bestial n'est qu'une
« créature dégénérée ou originairement un demi-homme. » (Rœm. Ges-
cMchte,t.l,p.m.)
(1) Les médailles grecques de 1^ plus ancienne époque présentent,
ainsi que quelques statues: qui sont venues jusqu'à nous, un type fort
étrange, complètement différent de la physionomie hellénique, et que
l'on ne peut attribuer qu'aux anciens Pélasges. Le nez est long, droit
et pointu, courbé en dedans, au milieu, de façon que l'extrémité se
relève légèrement. Les pommettes sont un peu saillantes; les yeux
montrent une légère tendance à l'obliquité; la bouche est grande, et
affecte une sorte de sourire singulier qu'on pourrait dire impitoyable.
La tête est oblongue, le front bas et assez fuyant, sans exclure une
certaine ampleur des tempes. Il n'y a pas de doute que ce type est pé-
lasgique. Son centre parait avoir été dans la Samolhracc et les pavs
environnants, à Thasos, Lete, Orreskia, Sclybria. Les médailles de
Thasos l'offrent uni à la représentation d'une scène phallique qui fait
allusion, sans doute, à quelque tradition d'enlèvement et de violence
analogue à celle dont les Pélasges Tyrrhéniens, chassés de l'Attique, se
rendirent coupables envers les femmes hellènes d'Athènes au mili(ni
du xn« siècle avantJ.-C. On le contemple sur les vieilles monnaies d(^
la ville de Minerve, sur celles d'Égine, d'Aicadie, d'Argos, de Poti Ici-,
de Pharsale; puis, en Asie, sur celles de Gergltus, de Mysie, d'Harpagia,
de Lampsaque; enfln,en Halle, sur celles de Velia; en Sicile, sur celles
204 DE l'inégalité
CHAPITRE V.
Les Étrusques Tyrrhéniens. — Rome étrusque.
Il semble peu naturel, au premier abord, de voir les souve-
nirs positifs en Étrurie ne remonter qu'au commencement
du X® siècle avant notre ère. C'est une antiquité en somme bien
médiocre.
Cette particularité s'explique de deux manières qui ne s'ex-
cluent pas. Pour premier point, l'arrivée des nations blanches
dans la partie occidentale du monde est postérieure à leur
apparition dans le sud. Ensuite le mélange des blancs avec les
noirs a donné , tout d'abord, naissance à la civilisation qu'on
pourrait appeler apparente et visible, tandis que l'union des
blancs avec les Finnois n'a créé qu'un mode de culture latente,
cachée, utilitaire. Longtemps, confondant les apparences avec
la réalité, on n'a voulu reconnaître le perfectionnement social
que là où des formes extérieures très saillantes accusaient
moins sa présence qu'une nature, qu'une façon d'être plus or-
née dans sa manière de se produire. Mais, comme il n'est pas
possible de nier que les Ibères et les Celtes aient eu le droit de
se dire régulièrement constitués en sociétés civiles, il faut leur
reconnaître, et, avec eux, à toute l'Europe primitive de l'ouest
et du nord, un rang légitime dans la hiérarchie des peuples
«ultivés.
de Syracuse; peut-être même, en Espagne, sur une médaille d'argent
d'Obulco. Tous ces pays, sauf le dernier, ont été hisloiiquement oc-
cupés par des populations soit aborigènes, soit immigrées, appartenant
aux groupes pélasgiques,-et foutes les médailles dont il est ici question
et qui tranchent, de la manière la plus frappante, la plus impossible
à méconnaître, avec le caractère hellénique, qui n'ont rien de commun
avec sa régularité, sa beauté, appartiennent toutes à la plus ancienne:
époque. Certaines sculptures en Sicile, remarquables par leur laideur,
s'y peuvent rapporter; mais ce qui ne laisse pas le moindre doute sur
cette corrélation, ce sont les statues du fronton d'Égine et quelques
flgures italiotes anté-romaines. — Cabinet de S. E. M. le général ba-
ron de Prokesch-Osten.
DES RACES HL'MAIMES. 205
Je suis loin toutefois de traiter avec indifférence ce que j'ap-
pelle ici question de forme, et, de même que je ne prendrai
jamais pour type de l'homme social l'industriel consommé, ou
le marchand le plus habile dans sa partie , et que je mettrai tou-
jours au-dessus d'eux, mais certes à une hauteur incompara-
ble/soit le prêtre, soit le guerrier, l'artiste, l'administrateur,
ou ce qu'on appelle aujourd'hui l'homme du monde, et qu'on
nommait au temps de Louis XIV Vhonnéte homme; comme,
de même, je préférerai toujours, dans l'ordre des hommes
d'élite, saint Bernard à Papin ou à Watt, Bossuet à Jacques
Cœur, Louvois, Turenue, l'Arioste ou Corneille à toutes les il-
lustrations linancières, je n'appelle pas civilisation active, ci-
vilisation de premier ordre, celle qui se contente de végéter
obscurément, ne donnant à ses sectateurs que des satisfactions
en déflnitive fort incomplètes et par trop humbles, confinant
leurs désirs sous une sphère bornée , et tournant dans cette
spù-ale de perfectionnements limités dont la Chine a atteint le
sommet. Or, tant qu'un groupe de peuples est réduit, pour
tout mélange, à l'élément jaune combiné avec le blanc, il n'ac-
quiert dans les qualités, les capacités, les aptitudes, soit mix-
tes, soit nouvelles, que cet hymen procrée, rien qui l'attire
dans le courant nécessaire de l'élément féminin , et lui fasse
rechercher la divination de ce qu'il y a de transcendantale-
nient utile à cultiver les jouissances que l'imagination pure ré-
pand sur une société.
Si donc les peuples occidentaux avalent dû" rester bornés à
la combinaison de leurs premiers principes ethniques, il est
plus que probable qu'à force d'efforts ils auraient fini par ar-
river à un état comparable à celui du Céleste. Empire, sans ce-
pendant trouver le même calme. Il y avait déjà trop d'affluents
divers dans leur essence, et surtout trop d'apports blancs. Pour
cette raison, le despotisme raisonné du Fils du Ciel ne se serait
jamais établi. Les passions militaires auraient, à chaque ins-
tant, bouleversé cette société vouée ainsi à une culture mé-
diocre et à de longs et inutiles conflits.
Mais les invasions du Sud vinrent apporter aux nations eu-
ropéennes ce qui leur manquait. Sans détruire encore leur ori-
12
206 DE l'inégalité
ginalité, cette heureuse immixtion alluma l'âme qui les Qt
marcher, et le flambeau qui, en les éclairant, les conduisit à
associer leur existence au reste du monde.
Deux cent cinquante ans avant la fondation de Rome (1),
des bandes pélasgiques sémitisées pénétrèrent en Italie par la
voie de mer, et ayant fondé, au milieu des Étrusques conquis
et domptés, la ville de Tarquinii, en firent le centre de leur
puissance. De là ils s'étendirent, de proche en proche, sur une
très grande partie de la Péninsule.
Ces civilisateurs , appelés plus particuUèrement Tyrrhéniens
ou Tyrséniens, venaient de la côte ionienne, où ils avaient ap-
pris beaucoup de choses des Lydiens, auxquels ils s'étaient al-
liés (2). Ils apparurent aux yeux des Rasènes couverts d'armu-
res d'airain, animant les combats du son des trompettes, ayant
les flûtes pour égayer leurs banquets , et important une forme
et des éléments de société inconnus partout ailleurs qu'en Asie
et en Grèce , où les Sémites en avaient introduit de sembla-
bles.
Au lieu d'imiter les constructions puissantes, mais grossières,
des populations italiotes, les nouveaux venus, plus habiles parce
qu'ils étaient métis de nations plus cultivées, apprirent à leurs
sujets à bâtir sur les hauteurs, sur les crêtes de montagnes,
des villes fortifiées avec un art tout nouveau, des refuges inex-
pugnables, aires redoutées, d'où la domination planait sur les
contrées environnantes (3). Les premiers dans l'Occident, ils
(1) Cette date est celle d'O. Mullei'. Abeken reporte l'arrivée des Tyr-
rhéniens à l'an 290 avant Rome. (Abeken , Mittel-Italien vor der Zeit der
rœmischen Herrschafl, p. 23.)
(2) Les peintures oliusques montrent ces Tyrrhéniens comme ayant
parfaitement le type blanc. Ils ressemblent aux Celtes et aux Grecs,
et cette ressemblance est d'autant plus saillante que l'on voit mêlés à
eux les anciens Rasènes avec leurs statures et leurs visages de métis
linnois. (Abeken, ouvr. cité, tabl. IX et X.) Dans le n» 7 de la tabl. VII
on peut constater la fusion des deux types.
(3) Ce fut probablement le genre de mérite qui éclata le plus en eux,
et leur valut le surnom de Tyrrhéniens , dont la racine semble sr
trouver dans le mot turs, tour, fortification, et dériver primitivement
de tur ou tor, élévation, montagne. — On pourrait, du reste, tirer aiii-i
des habitudes architecturales des différentes populations pélasgiques
DES RACES HUMAINES. 207
taillèrent, an moyen de la règle de plomb, des blocs de pierre
qui, s'encastrant les uns dans les autres par des angles rentrants
et saillants adroitement ménagés (1), formèrent des murailles
épaisses et d'une solidité dont on peut juger encore, puisque,
en plus d'un lieu, elles ont survécu à tout (2).
Après avoir ainsi créé des fortiûcations gigantesques, redou-
tables à leurs sujets autant qu'aux peuples rivaux (3), les Tyr-
rhéniens ornèrent leurs villes de temples, de palais, et leurs
palais et leurs temples de statues et de vases de terre cuite,
dans ce qu'on appelle l'ancien style grec, et qui n'était autre
que celui de la côte d'Asie (4). C'est ainsi qu'un groupe péias-
gique se trouvait en état , par ses alliances avec le sang sémi-
tique, d'apporter aux Rasènes ce qui leur manquait, non pour
devenir une nation , mais pour le paraître et le révéler à tout
ce qui dans le monde tenait le même rang.
Il est probable que le nombre des Tyrrhéniens était petit en
comparaison de celui des Rasènes. Ces vainqueurs parvinrent
donc à donner à la société, pour le plus grand honneur de
celle-ci, ses formes extérieures; cependant ils ne réussirent
pas à l'entraîner jusqu'à une assimilation complète avec l'hel-
lénisme. Ils ne le possédaient d'ailleurs eux-mêmes que sous
une dose assez faible, n'étant pas Hellènes, mais seulement
Kymris, Slaves ou lUyriens Grecs. Puis ils s'accommodèrent
sans peine de partager nombre d'idées essentielles que la part
sémitique de leur sang n'avait pas détruites dans leur propre
sein. De là , cette continuité de l'esprit utilitaire chez la race
certains noms encore, ou, au rebours, faire sortir ceux des nations
de leur façon de se loger. Oppidum, le bourg ouvert, serait en corré-
lation intime avec les liabitudes des Opsci, des Osques, et arx, la
forteresse fermée, avec celui des Argiens. Abeken, ouvr. cité,
p. Ii8-I35.)
(I) 0. Huiler, I. e.
(3) Ibid. , p. 360.
(3) Dans plusieurs endroits, les Tyrrhéniens avaient construit leurs
demeures à p-irl de celles des vaincus et de manière à tenir en bride
la ville ancienne. Ainsi Fidcn:u et Veies avaient des citadelles placées
en dehors de leurs murs. (Abeken, ouvr. cité, p. .153.)
(4k) 0. MuUer, t. U, p. M7.
208 DE l'inégalité
étrusque; de là, cette prédominance du culte et des croyances
antiques sur la mythologie Importée; de là, en un mot, la per-
sistance des aptitudes slaves. Le gros de la nation resta, sauf
peu de différences, tel qu'il était avant la conquête. Comme
cependant les vainqueurs se trouvèrent, malgré leurs conces-
sions et leurs mélanç;es ultérieurs avec la population, marqués
d'un cachet spécial dû à leur origine à demi asiatique , la fu-
sion ne fut jam:iis complète, et des tiraillements nombreux pré-
parèrent les révolutions et les déchirements.
Les Tyrrhéniens, que j'appellerai aussi, d'après leurs titres,
les lars (1), les lucumons, les nobles, car, ayant perdu l'u-
sage de leur langue primitive, remplacée par l'idiome de leurs
sujets, et s'étant assez mariés à ces derniers, ils ne constituè-
rent bientôt plus une nation à part, les nobles, dis-je, avaient
c jnservé le goût des idées grecques, et, comme un moyen d'y
satisfaire, Tarquinii était restée leur ville de prédilection (2).
Cette cité servait de lien à des communications constantes avec
les nations helléniques (3). On doit donc la considérer comme
(1) Ce mot n'appai'teDait pas à l'étrusque proprement dit. Soit qu'il
ait été importé par les Tyrrhéniens eux-mêmes, soit que les anciennes
alliances des Rasènes avec les Kymris ilaliotes l'eussent mis en usage
avant l'arrivée des immigrants vainqueurs, ce mot était celtique : c'est
le larth que l'on retrouve dans le laird écossais, et le /ord anglais. Il
est assez curieux de voir les grands seigneurs de l'empire britannique
glorifier encore la qualiGcation que se donnait le larth Porsenna.
(2) Tarquinii , bâtie sur un rocher au bord de la Marta , n'était pas
une ville maritime; mais Graviscne, qui lui appartenait, lui servait de
port. (Abcken, ouvr. cité, p. 36.) Longtemps après la chute de l'Étrurie
comme nation indépendante, Tarquinii conservait encore une assez
grande valeur pour fournir les flottes romaines de toiles à voile lors
de la seconde guerre punique. (Liv., XXVIII, 45.)
(3) Ces relations étaient intimes, et Tite-Live a pu mettre en avant
l'idée que la maison de Tarquin avait une origine hellénique. Ce roi
même, au dire de l'historien, avait consulté, par députés, l'oracle
de Delphes. — Abeken signale des traces nombreuses de l'influence
assyrienne dans les vases, les peintures murales et les ornements
des tombeaux à une époque où cette influence ne pouvait s'exercer
que par l'intermédiaire des Hellènes. (Abeken, ouvr. cité, p. 874.) —
Je ne parle pas des nombreuses productions égyptiennes qu-^ l'on ren-
contre dans les hypogées étrusques; elles appartiennent toutes à la
DES RACES HUMAINES. 209
le siège de la culture naturelle en Étrurle, et le point d'appui
de l'aristocratie et de sa puissance (1).
Tant que les Rasènes avaient été abandonnés à leurs seuls
instincts, ils n'avaient pas dû être, pour les autres nations it;i-
liotes, des rivaux particulièrement à craindre. Occupés surtout
de leurs travaux agricoles et industriels, ils aimaient la paix
et cherchaient à la maintenir avec leur voisinage. Mais, lors-
qu'une noblesse d'essence belliqueuse, se trouvant à leur tête,
leur eut distribué des armes et construit de nobles forteres-
ses, les Rasènes furent contraints de chercher aussi la gloire
et les aventures : ils se jetèrent dans la vie de conquêtes.
L'Italie n'était pas encore devenue, tant s'en faut, une ré-
gion tranquille. Au milieu des agitations incessantes des Italio-
tes aborigènes, des Illyriens, des Ligures, des Sicules, au mi-
lieu des déplacements de tribus, causés par les envahissements
des colonies de la Grande-Grèce, les Étrusques s'emparèrent
d'un rôle capital. Ils profitèrent de tous les déchirements pour
s'étendre à leur convenance. Ils s'agrandirent aux dépens des
Umbres dans toute la vallée du Pô (2). Conservant ce qu'avait
déjà produit l'industrie de ce peuple dans les trois cents villes
que l'histoire lui attribue (3), ils augmentèrent leur propre ri-
chesse et leur importance. Puis (4), du nord tournant leurs ar-
mes vers le sud et refoulant sur les montagnes les nations ou
plutôt les fragments de nations réfractaires , ils s'étendirent
période romaine avec les monuments qui les renferment. {Ibidem,
p. 268. — Dennis, die Stœdte und Begrœbnisse Etruriens, 1. 1, p. xlu.)
(1) Les Annales étrusques, d'où le Romain Verrius Fiaccus avait tiré
les éléments de ses Libri rerum memoria dignarum, afnimaient que
le héros Tarclion avait fondé Tarquinii, puis les douze villes étrus-
ques du pays plat, et, en outre, tout le nomen etruscum. Tarquinii
était donc la cité historique et illustre par excellence, aux yeux de
la famille tyrrhcnicnne. (Abeken, ouvr. cité, p. 20.)
(*) G. Muller, die Etrusker, p. liC.
(3) Ou 358. — Nous savons déjà, pour parer à tout élonncment de
ce côte, combien la race des Celtes était abondante et prolifique.
(Kcferstoii), Ansichlen, etc., t. II, p. 323.)
(4) Ils fondèrent Adria et Spezia entre le Pô et l'Etsch. (0. Mullcr,
ouvr. cité, p. IW.)
12.
210 DE l'inégalité
jusque dans la Campanie (1), en prenant pour limite occiden-i
taie le cours inférieur du Tibre. Ainsi ils touchaient aux deux
mers (2). L'Etnt rasène devint, de la sorte, le plus puissant de
la Péninsule, et même un des pins respectables de l'univers
civilisé d'alors. Il ne se borna pas aux acquisitions continen-
tales : il s'empara de plusieurs îles, porta des colonies sur la
côte d'Espagne (3). Puissance maritime, il imita l'exemple des
Phéniciens et des Grecs en couvrant les mers de navires tout
à la fois commerçants et pirates (4).
Avec des progrès si vastes, les Étrusques, déjà métis et for-
tement métis , soit qu'on les envisage dans leurs classes infé-
rieures , soit qu'on décompose le sang de leur noblesse , ne
s'étaient pas soustraits à de plus nombreux mélanges. Soumis
au sort de toutes les nations dominatrices, ils avaient, à chacune
de leurs conquêtes, annexé à leur individualité la masse des
populations domptées, et des Timbres, des Sabins, des Ibères,
des Sicules, probablement aussi beaucoup de Grecs, étaient
venus se confondre dans la variété nationale , en en modiûant
incessamment et les penchants et la nature.
(1) 0. Muller, ouvr. cité, p. d78. — Ils restèrent fort longtemps à
l'état de puissance prépondérante dans celte province, et n'en furent
chassés que l'an 332 de Rome par les Samnites.
(2) Il existe des monuments tyrrhéniens en Corse et en Sardaigno.
On en trouve encore sur la côte méridionale de l'Espagne , et le nom
de Tarraco, Tarragone, est très vraisemblablement un indice d'autant
moins à négliger que, non loin de cette cité, s'élève Suessa, qui rap-
pelle les villes campaniennes de Suessa, Veseia et Sinuessa. (Abeken,
ouvr. cité, p. 129.) Seulement, je ne suis pas aussi convaincu que
cet auteur de l'origine tyrrliénienne des Sepolcri dei giganti en Sar-
daigne. On peut les revendiquer, sans grande difflcullé, pour les
Rasénes de la première formation, ou pour les Ibères. — Eu égard
à la racine Tur, Turs, Tusc, il est à noter aussi qu'on la retrouve,
aujourd'hui même, chez les Albanais. Entre Durazzo et Alessio on con-
naît une ville appelée Tupdwea. Une autre encore existe aux environs
deKroja,dans l'Albanie méridionale,qui elle-même se nomme Toffxepîa,
et ses habitants T6<7xot. (Voir Hahn, Albanesische Studien, p. 232,
233. Cet auteur fait dériver ce mot de l'arnaute Toypp, courir, se
précipiter, d'où Toûppetc, le coureur, l'envahisseur. ^
(3) 0. Muller, p. 109 et pass.; p. 178.
(i) Ibid., P. 103.
DES BACES HUMAINES. 211
A l'inverse de ce qui a lieu d'ordinaire , les altérations subies
par l'espèce étrusque étaient , en général , de nature à l'amé-
liorer. D'une part, le sang kymrique italiote, en se mêlant
aux éléments rasènes, relevait leur énergie -, de l'autre, l'es-
sence ariane sémitisée, apportée par les Grecs, donnait à l'en-
semble un mouvement, une ardeur, trop faible pour le jeter
dans les frénésies helléniques ou asiatiques, mais suffisantes
pour corriger quelque peu ce que les alliages occidentaux
'avaient de trop absolument utilitaire. Malheureusement ces
transformations s'opéraient surtout dans les classes moyen-
nes et basses, dont la valeur se trouvait ainsi rapprochée de celle
des familles nobles , et ce n'était pas là de quoi maintenir l'é-
quilibre politique intact et la puissance aristocratique incon-
testée.
Puis, cette grande bigarrure d'éléments ethniques créait trop
de mélanges fragmentaires et de petits groupes séparés. Des
antagonismes sétablirent dans le sein de la population , pres-
que comme en Grèce , et jamais l'empire étrusque ne put par-
venir à l'unité. Puissant pour la conquête, doué d'institutions
militaires si parfaites que les Romains n'ont eu, plus tard,
rien de mieux à faire que de les copier, tant pour l'organisa-
tion des légions que pour leur armement , les Étrusques n'ont
jamais su concentrer leur gouvernement (1). Ils en sont toujours
restés, dans les moments de crise, à la ressource celtique de
Vembratur, Vimperator, qui guidait leurs troupes confédérées
avec un pouvoir absolu , mais temporaire. Hors de là , ils n'ont
réalisé que des confédérations de villes principales , entraînant
les cités inférieures dans l'orbite de leurs volontés. Chaque
centre politique était le siège de quelques grandes races , maî-
tresses des pontificats, interprètes des lois, directrices des con-
seils souverains, commandant à la guerre , disposant du trésor
public. Quand une de ces familles acquérait une prépondérance
décidée Sur ses rivales , il y avait , en quelque sorte , royauté,
(I) La royauté existait de nom chez les Étrusques, mais elle resta
de fait une magistrature très faiblement constituée; à Veies, elle était
élective. (Niebubr, Rcem. Geachichte, t. I, p. 83.)
212 DE l'inégalité
mois toujours entachée de ce vice originel , de cette fragilité
implacable , qui constituait en Grèce le premier cliâtiraent de
la tyrannie. Pendant longtemps, il est vrai , la prédominance
que toutes les cités étrusques s'accordaient à laisser à Tar-
quinii sembla corriger ce que cette constitution fédérative avait
de bien débile. Mais une déférence si salutaire n'est jamais
éternelle : en butte à mille accidents, elle périt au premier
choc. Les peuples gardent plus longtemps le respect pour une
dynastie , pour un homme , pour un nom que pour une en-
ceinte de murailles. On le voit donc, les Tyrrhéniens avaient
implanté en Italie quelque chose des vices inhérents aux gou-
vernements républicains du monde sémitique. Néanmoins,
comme ils n'eurent pas l'influence de modeler complètement
l'esprit de leurs populations sur ce type dangereux, ils ne pu-
rent détruire une aptitude finnoise que j'ai déjà eu l'occasion
de relever : les Etrusques professaient pour la personne des
chefs et des magistrats un respect tout à fait illimité (1).
Ni chez les Arians, ni chez les Sémites, il ne se rencontr.
jamais rien de semblable. Dans l'Asie antérieure , on vénère à
l'excès, on idolâtre, pour ainsi dire, la puissance; on se tient
prêt à en supporter tous les caprices comme des calamités lé-
gitimes. Que le maître s'appelle roi ou patrie, on adore en lui
jusqu'à sa démence. C'est qu'on redoute la possibilité de la
contrainte, et qu'on se prosterne devant le principe abstrait de
la souveraineté absolue. Quant à la personne revêtue du pou-
voir et des prérogatives du principe, on n'eu fait nul cas.
C'est une notion commune aux nations serviles et aux déma-
gogies que de considérer le magistrat comme un simple dé-
positaire de l'autorité qui , du jour où, par cessation réguhère
ou bien par dépossession violente, il est jetéhors de sa charge
n'est pas plus respectable que le dernier des hommes, et n'a
pas plus de droits à la déférence. De ce sentiment naissent le
proverbe- oriental qui accorde tout au sultan vivant, rien au
sultan mort, et encore cet axiome, cher aux révolutionnaires
modernes, en vertu duquel on prétend honorer le magistrat
(I) 0. Mullcr, die Elrusker, p. 375.
DES BACES HUMAIMES. 513
en couvrant rhomnie.de bruyantes injures et d'outrages dé-
clarés.
La notion étrusque , toute différente , aurait sévèrement ré-
primé chez Aristophane les attaques contre Cléon , chef de
l'Etat, ou contre Lamachus, général de l'armée. Elle jugeait
la personne même du représentant de la loi comme tellement
sacrée, que le caractère auguste des fonctions publiques ne
Ben séparait pas, ne pouvait en être distrait. J'insiste sur ce
point, car cette vénération fut la source de la vertu que plus
tard on admira, à juste titre, chez les Romains.
Dans ce système , on admet que le pouvoir est , de soi , si
salutaire et si vénérable , qu'il impose un caractère en quelque
sorte indélébile à celui qui l'exerce ou l'a exercé. On ne croit
pas que l'agent de la puiss:ince souveraine redevienne jamais
l'égal du vulgaire. Parce qu'il a participé au gouvernement
des peuples, il reste à jamais au-dessus d'eux. Reconnaître un
tel principe, c'est placer l'État dans une sphère d'éternelle
admiration, donner une récompense incomparable aux servi-
ces qu'on lui rend, et en proposer l'exemple aux émulations
les plus nobles. Ainsi on n'accepte jamais qu'il soit loisible
d'ouvrir, même respectueusement, la robe du juge, pour
frotter de boue le cœur de celui qui la porte , et l'on pose
une infranchissable barrière devant les emportements de cette
prétendue liberté , avide de déshonorer qui commande, pour
arriver d'un pas plus sûr à déshonorer le commandement
même.
La nation étrusque , riche de son agriculture et de son in-
dustrie, agrandie par ses conquêtes, assise sur deux mers,
commerçante, maritime (l), recevant, par Tarquinii et par
les frontières du sud, tous les avantages intellectuels que sa
(1) Ixîs Tynhciiicns exerçaient en grand la piralcrio, et mirent en
mer des floUes assez considérables pour luUer conUc les villes grec-
ques. Les Massalioles n'osaient, à cause d'eux, traverser les mersoc-
cidi-ntales qu'avec des convois armés. (Niebuhr, Rœm. Geschichle,
l. I, p. 8».) L'Élruric avait conclu avec CarUiage des traités de navi-
gation el de commerce qui sortaient encore leur plein cfTet au temps
d'Arislotc, vers 430 de Rome. [Ibid., p. 85.)
214. DE l'inégalité
constitution ethnique lui permettait d'emprunter à la race des
Hellènes, exploitant les richesses que lui valaient ses travaux
utiles et sa puissance territoriale, au profit des arts d'agré-
ment, bien que, dans une mesure toute d'imitation (1), livrée
à un grand luxe, à un vif entraînement sensuel vers les plaisirs
de tout genre, la nation étrusque faisait honneur à l'Italie, et
semblait n'avoir à craindre pour la perpétuité de sa puissance
que le défaut essentiel d'une constitution fédérative et la pres-
sion des grandes masses de peuples celtiques, dont l'énergie
pouvait un jour, dans le nord, lui porter de terribles coups.
Si ce dernier péril avait existé seul , il est probable qu'il eût
été combattu avec avantage , et qu'après quelques essais d'in-
vasion vigoureusement déjoués, les Celtes de la Gaule auraient
été contraints de plier sous l'ascendant d'un peuple plus intel-
ligent.
La variété étrusque formait certainement , prise en masse ,
une nation supérieure aux Kymris, puisque l'élément jaune y
était ennobli par la présence d'alliages, sinon toujours meil-
leurs en fait, du moins plus avancés. en culture. Les Celtes
n'auraient donc eu d'autre instrument que leur nombre. Les
^Étrusques, déjà en voie de conquérir la Péninsule entière,
avaient assez de forces pour résister, et auraient facilement
rembarré les assaillants dans les Alpes. On aurait vu alors
s'accomplir, et beaucoup plus tôt, ce que les Romains firent
ensuite. Toutes les nations italiotes , enrôlées sous les aigles
étrusques, eussent franchi, quelques siècles avant César, la
limite des montagnes, et un résultat d'ailleurs semblable à
celui qui eut lieu, puisque les éléments ethniques se seraient
trouvés les mêmes, eût seulement avancé l'heure de la con-
quête et de la colonisation des Gaules. Mais cette gloire n'était
pas réservée à un peuple qui devait laisser échapper de son
propre sein un germe fécond dont l'énergie lui porta bientôt
la mort.
Les Étrusques , pleins du sentiment de leur force, voulaient
(1) Voir, pour les détails des rapports intellectuels des Tyrrhénicns
avec les Grecs, Niebulir, lîœm. Geschichte , t. I, p. 88.
DES BACES HUMAINES. 215
continuer leurs progrès. Apercevant du côté du sud les écla-
tants foyers de lumières que la colonisation grecque y avait
allumés dans tant de cités magniflques, c'était là que les con-
fédérations tyrrhéniennes cherchaient surtout à s'étendre. Elles
y trouvaient l'avantage de se mettre dans un rapport plus di-
rect que par la voie de mer avec la civilisation la plus parente.
Les lucumons avaient déjà porté les efforts de leurs armes
vers la Campanie. Ils y avaient pénétré assez loin dans l'est.
\ l'ouest, ils s'étaient arrêtés au Tibre.
Désormais ils souhaitaient de franchir ce fleuve, ne fût-ce
que pour se rapprocher du détroit , où Cumes les attirait tout
autant que Vulturnum.
Ce n'était pas une entreprise facile. La rive gauche était
longée par le territoire des Latins , peuple de la confédération
Sabine. Ces hommes avaient prouvé qu'ils étaient capables
d'une résistance trop vigoureuse pour qu'on pût les déposséder
à force ouverte. On préféra , avant de s'engager dans des hos-
tilités sans issue , user de ces moyens à. demi paciûques, fami-
liers à tous les peuples civilisés avides du bien d'autrui (1).
Deux aventuriers latins, bâtards, disait-on, de la fille d'un
chef de tribu, furent les instruments dont s'arma la politique
rasène. Romulus et Rémus, c'étaient leurs noms, accostés de
conseillers étrusques et d'une troupe de colons de la même na-
tion, s'établirent dans trois bourgades obscures, déjà existan-
tes sur la rive gauche du Tibre (2), non pas au bord de la mer,
on ne voulait pas faire un port ; non pas sur le cours supérieur du
(1) Les populations italiolcs tenaient beaucoup à ce que les Étrus-
ques ne passassent pas le llouve. Il y avait eu un traité entre les Latins
et les Tyrrhcniens qui en stipulait la défense : « Pax ila convenerat
€ ut Etruscis Latinisque lluvius Albula, quem nunc Tiberim vocant,
« finis esset. * (Liv. I, là.)
(i) Qui mérita dès lors le nom de Tuscum Tiberim que lui donne
Virgile (Georg., 1,499). — Suivant toute probabilité, les deux jumeaux
se caulonnérent sur l'Aventin , à côté d'une bourgade peuplée de
I.atins, prisei Lalini, qui occupait, antérieurement, le Jîhiiculo.
(Abeken,3/i7<el-/<a{ien vor der Zeit der rœmischen Herrschaft, p. 70.)
— Un autre établissement latin couronnait le sommet du Palatin. —
Des Étrusques prirent possession plus tard du mons Cœlius. (Ibidem,
— Tac, Ann., IV, 63.)
216 DE l'inégalité
fleuve, on ne pensait pas à créer une place de commerce qui
ralliât plus tard les intérêts des deux parties nord et sud de
l'Italie centrale, mais indiiréremmeiit sur le point qu'on put
saisir, attendu que le résultat, pour les promoteurs de cette
fondation, n'était que de faire passer le fleuve à leurs établis-
sements. Ils s'en remettaient ensuite aux circonstances pour
développer ce premier avantage (I).
Comme il fallait agrandir trois hameaux destinés à devenir
une ville, les deux fondateurs appelèrent, de toutes parts, les
gens sans aveu. Ceux-ci, trop heureux de se créer des foyers.
et, pour la plupart, Sabins ouSicules errants, formèrent le gros
des nouveaux citoyens.
jMais il n'aurait pas été conforme aux vues des directeurs de
l'entreprise de laisser des races étrangères s'emparer de la tête
de pont qu'ils jetaient dans le Latium. On donna donc à cette
agglomération de vagabonds une noblesse tout étrusque. On
reconnaît sa présence aux noms significatifs des Ramnes, des
Luceres, des ïities (2). Le gouvernement local porta la même
empreinte (3). Il fut sévèrement aristocratique, et l'élément re-
ligieux, ou, pour mieux dire, pontifical, s'y présenta stricte-
ment uni au commandement militaire, ainsi que le voulaient
les notions sémitisées des Tyrrhéniens, si différentes, sur ce
point, des idées galiiques. Enfin, le pouvoir judiciaire, con-
fondu avec les deux autres, fut également remis aux mains du
(1) Denys d'Halicarnasse remarque que plusieurs historiens ont ap-
pelé Rome une ville tyrrhénienne. Ces historiens avaient parfaitement
raison de le faire, et ils exprimaient une vérité incontestable. Trlv
Sa 'PwixYjv aùxT)v irôXXa tûv «ruYYpaçÉwv , Tu^frjvîôo TiôXtv etvai ûjrép-
êa),ov. (I, XXIX.)
(2) 0. MuUer, die Elrusker, p. 381 et pass. — Cette opinion me paraît
ivoir tout avantage sur celle d'Abeken, qui voit dans les Ramnes les
iiabitants primitifs du Palatin, dans les Luceres ceux du Cœlius, dans
les Ti7tes'ceux du Capitole. {Ouvr. cité, p. 130.) Les deux opinions
peuvent , du reste, se concilier, si l'on admet que les trois noms , égale-
ment étrusques, ont été donnés non pas au gros des trois populations,
mais seulement à leurs nobles, ce qui serait une conception parfaite-
ment conforme aux idées italiotes et tyrrhéniennes. (0. Muller, ouvr.
cité, p. 381 et pass.)
(3) Niebuiir, Rœm. Gcschichte, t. I, p. 181.
J
DES BACES HUMAINES. 217
patriciat, de sorte que, suivant le plan des organisateurs, il ne
resta à la disposition des rois, sauf les bribes de despotisme,
glanées dans les moments de crise, que l'action adminis-
trative (1).
Si le gouvernement s'institua ainsi tout étrusque , la forme
extérieure de la civilisation, et même l'apparence de la nouvelle
cité, ne le furent pas moins \2). On construisit, sous le nom de
Capitale , une citadelle de pierre à la mode tyrrhénienne , on
bâtit des égouts et des monuments d'utilité publique, tels que
les populations latines n'en connaissaient pas (3). On érigea,
pour les dieux importés, des temples ornés de vases et de sta-
tues de terre cuite fabriquées à Fregellae (4). On créa des ma-
gistratures qui portèrent les mêmes insignes que celles de Tar-
quinii, de Falerii, de Volterra. On prêta à la ville naissante les
armes, les aigles, les titres militaires (5), on lui donna enfin le
culte (6), et, en un mot, Rome ne se distingua des établisse-
(t) Niebuhr, Rœm. Geschichte, t. I, p. 206. — II n'était pas indispen-
sable que les rois fussent nés dans la ville. On les prenait comme
on les irouvait, ou, mieux, comme ils étaient imposés du dehors. (Ibi-
dem. , p. 213 et S20.)
(8) Liv. , I : « Me haud pœnitet eorum sententiae quibus et appari-
' « tores et hoc genus ab Etruscis finitimis unde sella curilis unde toga
• prslexta sumpta est, numerum quoque i{)sum ductum est : et ita
• habuisse Etruscos quod, ex duodecfui populis communiter creato
« rege, singulos singuli populi lectores dederint. *
(3) 0. Muller, die Etrusker, p. 120.
(♦) 0. Muller, die Etrusker, p. 2i7. — Voir, sur la statue de Turanius
de Fregella; qui représentait un Jupiter, ce que dit Bœttiger, Ideen
twr Kunstmythologxe (t. II, p. 193.)
(5) La tunique triomphale, le bâton de commandement du dictateur,
en Ivoire, surmonté d'un aigle, les jeux équestres, etc., etc. (G. Mul-
ler, ouvr. cité, p. 121.) — Jusqu'à l'expulsion des rois, le système
militaire, à Rome et en Étrurie, fut absolument le même dans les dé-
tails comme dans l'ensemble. (Ibidem, p. 391.)
(6) Tite-Live déclare qu'on n'admit qu'une seule divinité non étrus-
que, c'était celle de la ville d'Albe à laquelle les deux maîtres nomi-
naux de la ville avaient probablement conservé leur dévotion natale :
• Sacra diis aliis, albano ritu, graeco Herculi, ut ab Evandro instituta
€ eraut, facit. Hac lum sacra Romulus una ex omnibus peregrina
« suscepit. . (Ut. I.)— Toutefois, cette assertion de riiistorieu de Padoue
me parait ne devoir pas être prise au pied de la lettre. Elle s'appli-
UACE8 HCMAIKES. — T. II. 13
218 DE l'inégalité
ments purement rasènes que par ce fait intime, très important
d'ailleurs, que le gros de sa population, autrement composé,
avait beaucoup plus de vigueur et de turbulence (1).
Les plébéiens n'y ressemblaient nullement à la masse pacifi-
que et molle jadis soumise par les Tyrrhéniens, sans quoi les
colonisateurs, plus heureux, auraient obtenu de leurs sa-
vantes combinaisons les résultats qu'ils s'en promettaient. Il
y avait un élément de trop dans cette population plébéienne ,
qu'on avait si fort mélangée, peut-être avec l'intention de la
rendre faible par le défaut d'homogénéité. Si ce calcul présida,
en effet , au mode de recrutement adopté pour elle , on peut
dire que les précautions de la politique étrusque allèrent tout
à fait contre leur espoir de s'assurer une domination plus fa-
cile. Ce fut précisément ce qui inculqua dans le jeune établis-
sement les premiers instincts d'émancipation, les premiers ger-
mes et mobiles de grandeur future, et cela par une voie si
particulière, si bizarre, qu'un fait analogue ne s'est pas présenté
deux fois dans l'histoire.
Au milieu du concours de gens sans aveu, de toutes tribus,
appelés à devenir les habitants de la ville, on avait des Sicules.
Cette nation métisse et errante possédait partout des repré-
sentants. Plusieurs des villes de l'Étrurie en comptaient en
majorité dans leur plèbe; des parties entières du Latium en
étaient couvertes ; le pays sabin en renfermait des multitudes.
Ces gens-là furent, en quelque sorte, le fil conducteur qui
amena l'élément hellénique, plus ou moins sémitisé, dans la
nouvelle fondation. Ce furent eux qui , en mêlant leur idiome
au sabin, créèrent le latin proprement dit, commencèrent à lui
donner une forte teinture grecque, et opposèrent ainsi l'obs-
que, sans doute, au culte officiel seulement; car il est bien probable
que les gens de races si diverses qui peuplaient Rome avaient con-
servé, dans l'intérieur de leurs maisons, leurs divinités nationales.
Ainsi se prépara la vaste confusion des cultes qui devait avoir lieu
au sein de Rome impériale.
(1) Vii^., Georg., II, 163:
Hxc genus acre virum Harsos , pubesque Sabellam,
Adsuetuiaque malo Ligurem, Volscosque verutos
ExtuliL
DES BACES HUMAINES. 219
tacle le plus vigoureux à ce que la langue étrusque passât ja-
mais le Tibre (1). Le nouveau dialecte, se posant comme une
digue devant l'idiome envahisseur, fut toujours considéré pai-
les grammairiens romains comme un type dont l'osque et le
sabin, altérés de leur valeur première, étaient devenus des
variétés, mais qui se tenait dans un dédaigneux éloignement
de la langue des lucumons, traitée didiome barbare. Ainsi
les Sicules, en tant qu'habitants plébéiens de Rome, ont été
surtout les adversaires du génie des fondateurs, comme l'im-
portation de leur langue devait être le plus grand empêche-
ment à l'adoption du rasène.
11 n'est pas nécessaire de faire remarquer, sans doute, qu'U
ne s'agit ici que d'un antagonisme organique, instinctif, entre
les Sicules et les Etrusques, et nullement d'une lutte ouverte
et matérielle. Assurément cette dernière n'aurait pas eu de
chance de succès. Ce fut l'Étrurie elle-même qui, bien malgré
eUe, se chargea de jeter Rome naissante dans la voie des a%-
tations politiques. "
La peUte colonie était, depuis sou premier jour, l'objet des
haines déclarées des peuples du Latium. Bien que l'attrait des
avantages divers qu'elle avait à offrir, sa construction étrusque
son organisation du même cru et la civilisation de son patri-
ciat eussent porté quelques peuplades assez misérables les
Crustumim, les Antemnati, les Caeninenses (2), et, un peu plus
tard, les Albains, à se fondre dans ses habitants, les vrais pos-
sesseurs du sol sabin la considéraient de très mauvais œil Ils
reprochaient à ses fondateurs d'être des gens de rien de ne
représenter aucune nationalité, et de n'avoir d'autre droit à
(1) 0 Muller, die Etrusker, p. 66. - tl est, en effet, très reinarquab',«
que lelrusque, resté toujours pour les Romains, ^t même au temps
des empereurs, une espèce de langue sacrée, n'ait jamais pu se
E„,1.«ï'' '"• ^i^P^»"»"'» i"«^"« vers l'époque de Jules les pa-
trie ens 1 apprenaient et en faisaient cas comme d'un instrument de
Inl'^r.''"'. '"''/'"' '"* »b«»<Jo°«ée aux augures A «run mo-
ment elle n'avait pu devenir populaire.
sSi"»'!'.',?* ■ ~ ^''^ SabinsdeTatius, pères des femmes enlevées, des
Sab^nas muheret, ne s'incorporèrent au nouvel État qu'après les rois
tribus que je viens de nommer. '
220 DE L'mÉGALITÉ
la patrie qu'ils s'étaient faite que le vol et l'usurpation. Ainsi
sévèrement jugée, Rome était tenue en deiiors de la confédé-
ration dont Amiternum était la cité principale, et exposée sur
la rive gauche du Tibre, où elle se voyait isolée, à des attaques
que très probablement elle n'aurait pas eu la force de repous-
ser, si elle s'était trouvée sans soutiens.
Dans l'intérêt de son salut , elle se rattachait de toutes ses
forces à la confédération étrusque dont elle était une émana-
tion, et, quand les discordes civiles eurent éclaté au sein de ce
corps politique, Rome ne put songer à rester neutre : il lui
fallut prendre parti pour se conserver des amis actifs au milieu
de ses périls.
L'Étrurie eu était à cette phase politique où les races civi-
lisatrices d'une nation se montrent abaissées par les mélanges
avec les vaincus, et les vaincus relevés quelque peu par ces
mêmes mélanges. Ce qui contribuait à hâter l'arrivée de cette
crise, c'était la présence d'un trop grand nombre d'éléments
kymriques plus ou moins hellénisés, et parfaitement de nature
et de force à contester la suprématie aux descendants bâtards
de la race tyrrhénienne. Il se développa, en conséquence, dans
les cités rasènes un mouvement libéral qui déclara la guerre
aux institutions aristocratiques, et prétendit substituer aux pré-
rogatives de la naissance celles de la bravoure et du mérite.
C'est le caractère constant de toute décomposition sociale
que de débuter par la négation de la suprématie de naissance.
Seulement le programme de la sédition varie suivant le degré
de civilisation des races insurgées. Chez les Grecs , ce furent
les riches qui remplacèrent les nobles; chez les Étrusques, ce
furent les braves, c'est-à-dire les plus hardis. Les métis raséno-
tyrrhéniens, mêlés à la plèbe, sujets urabres, sabins, samnites,
sicules, se déclarèrent candidats au partage de l'autorité sou-
veraine. Les doctrines révolutionnaires obtinrent leurs plus
nombreux partisans dans les villes de l'intérieur où les anciens
vaincus abondaient. Volsinii paraît avoir été le principal point
de ralliement des novateurs (1), tandis que le centre de la ré-
(1) Suivant Abeken, les villes principalement libérales auraient été
DES BACES HUMAIIVES. 221
sistance aristocratique s'établit à Tarquinii, où le sang tyrrhé-
nien avait conservé quelque force en gardant plus d'homogé-
néité. Le pays se partagea entre les deux partis. Il est même
vraisemblable que chaque cité eut à la fois une majorité et une
minorité au service de l'un et de l'autre. Ce qui occupait tout
le nomen etruscum eut son retentissement naturel dans la co-
lonie transtibérine , et Rome , obéissant aux raisons que j'ai
déduites plus haut, prit fait et cause dans le mouvement.
On devine déjà pour quel ordre d'idées elle devait se pro-
noncer. Le caractère de sa population répondit d'avance de
ses sympathies libérales. Son sénat étrusque, d'ailleurs mêlé
déjà de Sabins, n'était pas en état de contenir l'opinion géné-
rale dans le camp de Tarquinii (l). L'esprit ambitieux et ar-
dent des Sicules, des Quirites et des Albains y parlait trop
haut. La majorité se prononça donc pour les novateurs, et le
roi Servius Tullius essaya de réaliser la révolution en achemi-
nant Rome vers le régime des doctrines anti-aristocratiques.
La constitution servienne donna satisfaction à l'élément po-
pulaire , en appelant à un rôle politique tout ce qui pouvait
porter les armes (2). On demandait, il est vrai, au membre de
Yexercitus urbanus quelques conditions de fortune, mais non
pas telles qu'elles constituassent une timocratie à la manière
grecque. C'était plutôt un cens dans le genre de celui qui, au
moyen âge, était exigé des bourgeois de plusieurs communes.
Le but n'était pas , dans ce dernier exemple , de créer chez
le citoyen des garanties de puissance ou d'influence, mais seu-
ArreUum, Yolaterrae, Rusellae et Clusium; et ainsi s'expliquerait,
pour le dernier de ces États, la promptitude avec laquelle son chef,
le larth Porsenna, s'empressa de conclure la paix avec les Romains
insurgés contre les Tarquiniens, après s'être laissé émouvoir à la
commencer par un intérêt patriotique opposé à ses intérêts de parti.
(Ouvr. cité, p. 44.) — je remarquerai, en passant, que le nom de Vo-
laterrœ est laUn; les Étrusques appelaient cette ville Felathri, ce qui
est t>eaucoup plus prés du Velletri moderne. C'est un argument de
plus en faveur de l'étude des anciens idiomes de l'Italie au moyen
<les dialectes locaux actuels.
(1) 0. Muller, die Etrusker, p. 316.
(*) Niebutir, Rœm. Geschichte, t. I, p. 2ii2 et pass
222 DE l'INKGALITÉ
lement de moralité politique. Chez les plébéiens de Roma-Qui-
rium, il s'agissait de moins encore : on ne voulait qu'obtenir
des guerriers qui fussent en état de s'armer convenablement et
de se suffire 5 eux-mêmes pendant une campagne.
Cette organisation , soutenue par les sympathies générales,
ne put cependant que s'asseoir à côté des institutions tyrrhé-
niennes ; elle ne parvint pas à les renverser. Il y avait encore
trop de force dans la façon dont était combiné l'élément mili-
taire et sacerdotal avecla puissance juridique. L'attaque, d'ail-
leurs, ne fut pas d'assez longue durée pour briser le faisceau et
arracher le pouvoir aux ï-aces nobles. On y serait parvenu peut-
être en recourant aux violences d'un coup de main. Il paraît
qu'on ne voulut pas user de ce moyen contre des hommes que
le pontificat revêtait d'un caractère sacré. Ce que les sociétés
bien vivaces haïssent davantage , c'est l'impiété , et évitent le
plus longtemps, c'est le sacrilège.
Servius Tullius et ses partisans , manquant donc de ce qu'il
eût fallu pour vaincre complètement leur noblesse étrusque,
se contentèrent de placer le code militaire nouveau auprès de
l'ancien , laissant aux progrès de leur cause dans les autres ci-
tés rasènes le soin de fournir la possibilité d'aller plus loin.
Ces espérances furent trompées. Bientôt l'opposition libérale
en Étrurie, battue par le parti aristocratique, se trouva ré-
duite à la soumission. Volsinii fut prise , et un des chefs les
plus éminents de la révolte, Cœlius, ne se trouva d'autre res-
source que de fuir, d'aller chercher quelque part un asile pour
ses plus chauds partisans et pour lui-même.
Cet asile, quel pouvait-il être, sinon la ville étrusque qui,
après Volsinii, avait montré le plus de dévouement à la révo-
lution, et dû très probablement à sa position territoriale excen-
trique , à son isolement au delà du Tibre , d'en pousser le plus
loin les doctrines et d'en appliquer le plus ouvertement les
idées? Rome vit ainsi accourir Mastarna, Cœlius, et leur'
monde ; et le tuscus vicus, devenant le séjour de ces bannis (t),
agrandit encore l'enceinte d'une ville qui , au point de vue de
(i) 0. MuUcr, p. 116 et pass.
DES BACES HUMAINES. 223
ses fondateurs aristocratiques, comme à celui des réformateurs
libéraux, était une espèce de camp ouvert à tous ceux qui
cherchaient une patrie , et voulaient bien la prendre au sein
de la négation de toutes les nationalités.
Mais l'arrivée de Maslarna, non moins que la réforme de
Servius Tullius (I), ne pouvaient être des faits indifférents à
la réaction victorieuse. Les lucumons n'étaient pas disposés h
souffrir qu'une ville fondée pour leur ouvrir le sud-ouest de
l'Italie devint une sorte de place d'armes aux mains de leurs
ennemis intérieurs. Les nobles de Tarquinii se chargèrent d'é-
touffer l'esprit de sédition dans son dernier asile. Coryphées
du parti qui avait créé la civilisation et la gloire nationales,
ils en étaient restés les représentants ethniques les plus purs
et les agents les plus vigoureux. Ils devaient à leurs relations
plus constantes avec la Grèce et l'Asie Mineure de surpasser
les autres Étrusques en richesse et en culture. C'était à eux
d'achever la pacification en .détruisant l'œuvre des niveleurs
dans la colonie transtibérine.
Ils y parvinrent. La constitution de Servius Tullius fut ren-
versée, l'ancien régime rétabli. La partie sabine du sénat et
la population mélangée formant la plèbe rentrèrent dans leur
état passif (2), rôle où la pensée étrusque les avait toujours
voulu contenir, et les Tarquiniens se proclamèrent les arbitres
suprêmes et les régulateurs du gouvernement restauré. Ce fut
ainsi que le libéralisme vit se fermer son dernier asile (3).
(1) L'origine latine de Servius, l'usurpation par laquelle il succédait
à la dynastie étrusque, la façon dont il flattait les intérêts populaires
le rendaient très propre à rallier et à protéger toutes les idées hostiles
à la suprématie tyrrhénienne. (Dionys. Halic. , 4, I-XL.)
(ï) Dionys. Halic, vindg. Rom., XLII , XLIII. — Le sénat fut renouvelé,
et les pères, nommés par Tullius, chassés. Les plébéiens rentrèrent
dans leur condition de nullité primitive.
(3) A ce moment, le parti qui conduisait les affaires à Tarquinii se
trouva très fort dans tout le nomen etruscum. Il tenait, d'un côté, sa
capitale et Rome, puis Veies, CaeriE, Gabii, Tusculum, Antium, et, au
sud, s'appuyait sur les sympathies de Cumes, colonie hellénique qui
ne pouvait pas voir sans plaisir des efforts si soutenus pour maintenir
la civilisation sémitisée dans la Péninsule. (Abcken, ouvrage cil'',
p. it.)
224 DE L'ii^tÉGALITK
On ne sait trop l'historique des luttes ultérieures de ce
parti dans le reste du territoire rasène. Il est cependant
certain qu'il releva la tête après un temps d'abattement. Les
causes ethniques qui l'avaient suscité ne pouvaient que devenir
plus exigeantes à mesure que les races sujettes gagnaient en
importance par l'extinction graduelle du sang tyrrhénien.
Toutefois, la race rasène du fond national étant de valeur mé-
diocre, il eût fallu beaucoup de temps pour que le résultat
égalitaire s'opérât, même avec l'appoint des vaincus, Umbres,
Samnites et autres. De sorte que la résistance aristocratique
avait des chances de se prolonger indéflniment dans les villes
anciennes (1).
Mais précisément l'inverse de cette situation se rencontrait
à Rome. Outre que les nobles étrusques, natifs de la ville,
même appuyés parles Tarquiniens, n'étaient qu'une minorité,
ils avaient contre eux une population qui valait infiniment plus
que la plèbe rasène. La compression ne pouvait être que dif-
ficilement maintenue. I.es idées de révolution continuaient à
prendre un développement irrésistible en s'appuyant sur les
idées d'indépendance, et, un jour ou l'autre, inévitablement,
Rome allait secouer le joug. Si, par un coup du sort, Popu-
lonia, Pise ou toute autre ville étrusque, possédant jusqu'au
fond de ses entrailles non seulement du sang tyrrhénien , mais
surtout du sang rasène, avait réussi dans sa campagne contre
les idées aristocratiques , l'usage que la cité victorieuse aurait
fait de son triomphe se serait borné à changer sa constitution
politique intérieure , et , du reste , elle serait restée fidèle à sa
race en ne se séparant pas de la partie collective , en conti-
nuant à tenir au nomen etruscum.
Rome n'avait, elle, aucun motif pour s'arrêter à ce point.
(1) C'est ce qui fut en effet, et, même au temps de la guerre d'An-
nibal, le gouvernement de la plupart des cités étrusques était resté en-
tier dans les mains de la noblesse, non pas toutefois sans résistances.
(Niebulir, Roîm. Geschichte, 1. 1, p. 81.) Volsinii, la ville démocratique
par excellence, réussit à maintenir une administration révolution-
naire entre les mains de la plèbe, depuis la campagne de Pyrrhus
jusQu'à la première guerre punique. (Ouvr. cité, t. I, o. èî.)
DES BACES HUMAINES. 225
Précisément les raisons qui la poussaient si chaudement dans
Je parti libéral , qui lui en avaient fait appliquer les théories,
qui l'avaient désignée pour servir, en quelque sorte, de se-
conde capitale à la révolution , ces raisons-là , par leur énergi« ,
la conduisaient bien au delà d'une simple réforme politique.
Si elle ne goûtait pas la domination des lars et des lucumons,
c'était , avant tout , parce que ceux-ci , avec les meilleurs droits
de se dire ses fondateurs , ses éducateurs , ses maîtres , ses
bienfaiteurs (1), n'avaient pas celui d'ajouter qu'ils étaient ses
concitoyens. Dans la débilité de ses premiers jours, elle avait
trouvé un grand proflt , une véritable nécessité à se faire pro-
téger par eux; mais, pourtant, son sang ne s'était pas fondu
avec le leur, leurs idées n'étaient pas devenues les siennes,
ni leurs intérêts ses intérêts. Au fond, elle était sabine, elle
était sicule, elle était hellénisée, puis encore elle était séparée
géographiquement de l'Étrurie : elle lui était donc, en fait,
étrangère, et voilà pourquoi la réaction des Tarquiniens ne
pouvait avoir là qu'un temps de succès plus court que dans les
autres villes, réellement étrusques, et pourquoi, l'aristocratie
tyrrhénienne une fois renversée, on devait s'attendre à ce que
Rome se précipitât dans les nouveautés fort au delà de ce que
souhaitaient les libéraux de l'Étrurie. Bien plus , nous allons
voir, tout à l'heure, la ville émancipée revenir sur les théories
libérales, source première de sa jeune indépendance, et ré-
tablir l'aristocratie dans toute sa plénitude. Les révolutions,
d'ailleurs, sont remplies de pareilles surprises.
Ainsi Rome, après un temps de soumission aux Tarquiniens,
réussit à accomplir un soulèvement heureux (2). Elle chassa
(J) Dans la guerre de Romulus contre les Sabins de Quirium, le roi
romain avait été ouvertement soutenu par une armée étrusque sous
le commandement d'un lucumon de Solonium; celui-ci avait partagé
rautorilé avec lui. (Dionys. Halic, Antiq. Rom., 2, XXXVII.)
(3) U domination des Tarquiniens avait été, matériellement parlant,
on ne peut plus heureuse pour Rome. Ces nobles pleins de génie l'a-
vaient beaucoup embellie. Ils y avaient importé la construction en
pierres quadrangulaires sans ciment. (Abeken, ouvr. cité, p. 141.)
Ils avaient étendu ses fortiflcations en agrandissant son enceinte.
(0. Muller, ouvr. cité, p. 120.) Us y avaient fait venir des artisans
ir.
226 DE L'INEGALITE .
de ses muroilles ses dominateurs, et, avec eux, cette partie du
sénat qui, bien que née dans la cité, parlait la langue des
maîtres et se vantait d'être de leur parentage. De cette façon,
l'élément tyrrliéuien disparut à peu près de sa colonie , et n'y
exerça plus qu'une simple influence morale. A dater de cette
époque, Rome cesse d'être un instrument dirigé par la politi-
que étrusque contre l'indépendance des autres nations ita-*
liotes. La cité entre dans une phase où elle va vivre pour elle-
même. Ses rapports avec ses fondateurs tourneront désormais
au proGt de sa grandeur et de sa gloire, et cela d'une façon
que ccu\-ci n'avaient certainement jamais soupçonnée.
CHAPITRE V.
Rome italiote.
Pai déjà indiqué que, si l'aristocratie étrusque avait con-
servé sa prépondérance dans la Péninsule , il ne serait arrivé rien
autre que ce qui s'est produit dans le monde sous le nom de
Rome. Tarquinii aurait absorbé à la longue les indépendances
des autres villes fédérées, et, ses éléments de pression sur les
peuples voisins, comme sur ceux de l'Espagne, de la Gaule,
habiles de toutes les villes d'Étrurie : « Fabris undique ex Etruria
accitis. » (Liv., I.) Ils avaient placé Rome à la têle de la confédération
latine, détruite de fait par la chute d'AIba Longa. (Abeken, ouvr. citéy
p. 52.) Ils a valent même augmenté cette confédération en y réunis-
sant quarante-sept villes nouvelles, tant en deçà qu'au delà du Tibre.
{Ibidem.) EnGn , des cités telles que Circeii et Signia avaient été fon-
dées, ou du moins agrandies par eux. Rome fit donc une très mauvaise
affaire dés le premier moment où sa séparation d'avec Tarquinii fut
consommée. L'œuvre entière de l'habileté tyrrhénienne s'écroula,
du reste, en même temps. La confédération fut dissoute et le parti
aristocratique très affaibli dans toute l'étendue de la domination
étrusque. (0. Huiler, ouvr. cité, p. 121.)
DJiS UACES HLMAI.MiS. 227
de l'Asie et du nord de l'Afrique, étant les mêmes que ceux
dont Ronle disposa plus tard , le résultat final serait demeuré
identique. Seulement la civilisation y aurait gagné de se déve-
lopper plus tôt.
Il ne faut pas se le dissimuler : le premier efîet de l'expul-
sion des Tarquiniens fut d'abaisser considérableaieut le niveau
social dans l'ingrate cité (1).
Qui possédait la science sous toutes ses formes, politique,
judiciaire, militaire, religieuse, augurale? Les nobles étrusques ,
et presque personne avec eux. C'étaient eux qui avaient dirigé
ces grandes constructions de la Rome royale dont plusieurs
survivent encore, et qui dépassaient de si loiu tout ce qu'on
pouvait voir dans les capitales rustiques des autres nations ita-
liotes. C'étaient eux qui avaient élevé les temples admirés du
premier âge , eux encore qui avaient fourni le rituel indispen-
sable pour l'adoration des dieux. On en tombait si bien d'ac-
cord que, sans eux, la Rome républicaine ne pouvait ni cons-
truire, ni juger, ni prier. Pour cette dernière et importante
fonction de la vie domestique autant que sociale, leur concours
resta toujours tellement nécessaire que, même sous les em-
pereurs, quand depuis longtemps il n'y avait plus d'Étrurie,
quand depuisdessiècles les Romains, absorbés par lesidces grec-
ques, n'apprenaient plus même la langue, organe vénérable de
l'ancienne civilis;ition, il fallait encore, pour maints emplois du
sanctuaire, se confier à des prêtres que la Toscane instruisait
seule (2). Mais, au dernier moment, il ne s'agissait que de ri-
(1) 0. Muller, die Etrusker, p. 259. — Les possessions de Rome s'ar-
rêtaient à ce moment au Jantcule. Elle avait perdu tout le reste,
servius avait partage le peuple en trente tribus; il n'en restait plus
que vingt en 871 de la ville. (Abekcn , ouvr. cité, p. 25.)
(i) Tac, ilnn., XI, 15 : t Retulit (Claudins) deinde ad senatum super
< collegio arusprcum . ne vetustissima Itallai disciplina per desidiam
« exolescerel; sœpe adversis reipublicœ ttemporibus accitos, quorum
« monitu redintegratas cxrimonias et in posterum rectius habitas;
« primoresquc Etrurise, sponte aut patrum romanorum impuisu re-
< tinuisse scicntiam aut in familias propagasse; quod nunc scgnius
« fleri, publica circa bonas artes socordia et quia extcrnœ superstl-
t liones valcscant : et lasla quidam in prœsens omnia; sed benignitati
228 DE l'inégalité
tes; sous la Rome républicaine, il s'agissait de tout. En chas-
sant les fondateurs de l'État, on arracha les cléments les plus
essentiels de la vie publique, et on n'eut d'autre ressource,
après s'être assez lelicité de la liberté acquise, que de s'ac-
commoder de la misère et d'en faire l'éloge sous le nom de
vertu austère. Au lieu des riches étoffes dont s'étaient habillés
les seigneurs de la Rome royale, les patriciens de la Rome ré-
publicaine s'enveloppèrent dans de grossiers savons. Au lieu
de belles poteries, de plats de métal, entassés sur les tables, et
pleins d'une nourriture somptueuse, ils n'eurent plus qu'une
rude vaisselle, mal fabriquée par eux-mêmes, où ils s'offrirent
leurs pois chiches et du lard. En place de maisons bien or-
nées (1), ils durent se contenter de métairies sauvages, où,
parmi les porcs et les poules, vivaient les consuls et les séna-
teurs qui se louaient judicieusement d'une pareille vie, faute
de pouvoir l'échanger contre une meilleure. Bref, pour faire
comprendre, par un seul trait, combien la Rome républicaine
était au-dessous de son aînée, qu'on se rappelle que, lorsque,
après l'invasion des Gaulois, la ville incendiée fut rétablie par
Camille, on avait si bien oublié les nécessités d'une grande
capitale, que l'on rebâtit les maisons au hasard, et sans tenir
aucun compte de la direction des égouts construits par les
fondateurs. On ne savait plus même l'existence de la cloaca
maxima (2). C'est que, grâce à ces moeurs farouches, si admi-
rées depuis , les Romains de cette époque étaient fort au-des-
sous de leurs pères, et tout autant que leur bourg l'était de la
ville régulière fondée jadis par la noblesse étrusque.
Voilà cependant la civilisation partie avec le bagage des Tar-
quiniens. Eut-on au moins la liberté , je dis cette liberté dont
0 dcum gratiam referendam , ne rilus sacrorum, inter ambigua culti,
« per prospéra oblitarentur. — Faclum ex eo scnalusconsultum, vi-
« derent pontifices quae relinenda firmandaque aruspicum. »
(1) Un des griefs les plus violents de la population romaine conU-e
Tarquin le Superbe était qu'il employait la plèbe à construire des
palais, des temples et des portiques aQn d'embellir la ville. (Dionys.
ïiai\ic.,Antiq. Rom., 4, XLIV, LXl, etc.)
(2) 0. Muller, die Elmsker, p. So9.
DES BACES HUMAINES. 229
les rêves des classes moyennes d'Étrurie avaient cru déposer
.ie serme dans le système de Servius Tulllus? J'ai laissé entre-
voir qu'il n'en fut rien, et, en effet, il n'en pouvait rien être.
Une fois les Tyrrhéniens chassés , la population se trouva
composée en grande majorité de Sabins, gens rudes, austères,
belliqueux , et qui , très susceptibles de se développer dans le
sens matériel, très capables de résistance contre les agressions,
très aptes à imposer leurs notions par la force , n'étaient pas
disposés à céder du premier coup leurs droits de suprématie
aux Sicules plus spirituels, mais moins vigoureux, aux Rasè-
nes descendants des soldats de Mastarna, bref, au chaos de
tant de races qui avaient des représentants dans les rues de
Rome (1). De sorte qu'après s'être débarrassés de la partie
étrusque de la nation, les libéraux se trouvèrent avoir sur les
bras la partie sabine, et celle-ci fut assez forte pour attirer
à elle tout le pouvoir.
Suivant l'esprit des blancs , l'amour et le culte de la famille
étaient très forts chez les Sabins, et, pour être mal vêtus, mal
nourris et assez ignorants, les nobles de cette descendance n'é-
taient pas moins aristocratiquement inspirés que les lucumons
les plus orgueilleux. Les Valériens, les Fabiens, les Claudiens,
tous de race sabine, ne souffrirent pas que d'autres que leurs
égaux partageassent avec eux les soins du gouvernement, et la
seule satisfaction qu'ils laissèrent aux plébéiens fut d'abolir
cette royauté qu'eux-mêmes auraient difûcilement soufferte.
Du resté , ils s'ingénièrent à imiter de leur mieux les maîtres
<Jépossédés en concentrant sous leurs mains jalouses toutes les
prérogatives sociales (2).
Ils n'étaient pourtant pas dans cette position de supériorité
complète où les Tyrrhéniens, Pélasges sémitisés, s'étaient trou-
vés vis-à-vis des Rasènes, de sorte que les plébéiens ne re-
connurent pas très explicitement la légitimité de leur puissance,
et n'en supportèrent le joug qu'en murmurant. L'embarras ne
se bornait pas là : eux-mêmes, pour peu qu'ils fussent illustres
(1)0. Muller, ouvr. cité, p. 904.
(i) Id., ibid., p. a04.
230 DE l'inégalité
et puissants , gardaient des splendeurs de la royauté un sou-
venir secret qui leur faisait souhaiter le pouvoir suprême, et
redouter que des compétiteurs ne le saisissent avant eux , de
sorte que la republique commença sa carrière avec toutes les
difficultés que voici :
Une civilisation très abaissée;
Une aristocratie qui voulait gouverner seule;
Un peuple, tourmenté par elle, qui s'y refusait (1);
L'usurpation imminente chez un noble quelconque;
La révolte non moins imminente dans la plèbe ;
Des accusations perpétuelles contre tout ce qui s'élevait au-
dessus du niveau vulgaire par le talent ou les services;
Des ruses incessantes chez les gens d'en bas pour renverser
ceux d'en haut sans employer la force ouverte.
Une telle situation ne valait rien. La société romaine, placée
dans de telles conditions, ne subsistait qu'à l'aide d'une com-
pression permanente de tout le monde ; de là un despotisme
qui n'épargnait personne, et cette anomalie que, dans un
État qui fondait son plus cher principe sur l'absence du gou-
vernement d'un seul, qui proclamait son amour jaloux pour
une légalité émanant de la volonté générale, et qui déclarait
tous les patriciens égaux, le régime ordinaire fut l'autorité
d'un dictateur, sans bornes, sans contrôle, sans rémission, et
empruntant à son caractère soi-disant transitoire un degré de
violence hautaine inconnu à l'administration de tout monar-
que avoué.
Au milieu de la terrible éruption des fureurs politiques, on
est cependant surpris de voir cette Rome , ainsi faite qu'elle
semblait une offrande à la discorde, ne pas représenter ce
qu'on a observé chez les Grecs. Si la passion du pouvoir y
(1) Liv.. T : c Civitas secum ipsa discors intesUno inter patres plebem-
« quf* f::K,rabat odio, maxime propter nexos ob xs alienum. Fremebant
« se foris pro libertate et imperio dimicantes, dorai a civibus captos
« et oppresses esse : lutioremque in bello quam in pace, inter hostes
« quam inter cives, libertatem plebis esse. » — Tac, Ann., VI, 16 :
« Saiic vêtus Urbi fœnebre malum, et seditionum discordiarumque
« creberrima causa. »
DES HACES HUMAINES. 231
tourmente toutes les têtes, c'est une passion qui tend chez les
ambitieux, patriciens ou plébéiens, à s'emparer de la loi pour
lui donner une forme régulatrice conséquente à telle et telle
notion de l'utile; mais on n'a pas le spectacle répugnant, si
constamment étalé sur les places publiques d'Athènes , d'un
peuple se ruant en forcené dans les horreurs de l'anarchie
avec une sorte de conscience de cette tendance . abominable.
Ces Romains sont honnêtes, ce sont des hommes; ils compren-
nent souvent mal le bien et donnent à gauche, mais au moins
est-il évident qu'ils croient alors marcher à droite. Ils ne
manquent ni de désintéressement ni de loyauté (1). Exami-
nons la question dans le détail.
Les patriciens se supposent un droit natif à gouverner l'Etat
exclusivement.
lis ont tort. Les Étrusques pouvaient réclamer cette préro-
gative; les Sabins, non, car il n'y a pas de leur côté de supé-
riorité ethnique bieti clairement prouvée sur les autres Italio-
tes qui les entourent et qui sont devenus leurs nationaux. Tout
au plus, les Fabiens, les grandes familles possèdent-elles un
degré de pureté de plus que la plèbe. En le concédant, on ne
peut encore supposer ce mérite assez tranché pour conférer le
pouvoir du civilisateur sur le peuple vaincu et dominé (2). Il
(1) Voir dans Tite-Live la violente insurrecUon apaisée par les consuls
P. Servilius et Ap. Claudius, et l'affaire du mont Sacre. (Liv., I.)
(2) Dès le temps des rois, il y avait eu des modifications très impor-
tantes dans la constitution ethnique du patriciat. Tarquin l'Ancien
y avait appelé tout l'ordre è<iuestre en masse. (Niebuhr, Rœm. Geschi-
ehle, 1. 1, p. 239.) De sorte qu'aux premiers jours de la république,
les plébéiens étaient fondés à se considérer comme du même sang ou
d'un sang égal en valeur à celui de leurs gouvernants. Bien mieux,
beaucoup de familles plébéiennes rivalisaient de noblesse reconnue
avec les plus Oères maisons sénatoriales, et formaient, réunies à l'or-
dre équestre, une classe en réalité aristocratique, avide de saisir les
emplois, et toutefois forcée de faire cause commune avec la jplèbe.
{Ibid., t. I, p. 375.) Beaucoup de maisons plébéiennes, comme les
Marcions, les Mamiliens, les Papiens, les Cilniens, les Marruciniens, se
trouvaient dans les mômes rapports vis-à-vis du patriciat où furent
à Venise, dans les temps modernes, les nobles de terre ferme vis-à-vIs
des nobles de Saint-Marc.
232 DE l'inégalité
n'y avait pas, dans la Rome républicaine, deux races placées
sous des rapports inégaux , mais uniquement un groupe plus
nombreux que les autres. Ce genre de hiérarchie était de na-
ture à disparaître assez promptement. La défaite du patriciat
romain ne fut donc pas une révolution anormale et violant les^
lois ethniques, mais un fait malheureux et inopportun, comme
l'est constamment la chute d'une aristocratie.
La lutte des partis grecs tourna c;)nstamment autour des
théories extrêmes. Les riches d'Athènes ne tendaient qu'à gou-
verner eux-mêmes , qu'à absorber les avantages de l'autorité ;
le peuple d'Athènes ne visait qu'à la dilapidation des caisses
publiques par les mains de l'écume démocratique. Quant aux
gens impartiaux , ils imaginaient des doctrines toutes littérai-
res, toutes d'imagination, et voulaient solidiGer des rêves pour
corriger des faits. Dans tous les partis, à tous les points de
vue, on ne désirait que table rase, et la tradition, l'histoire ne
comptaient pour rien sur un sol où le sentiment du respect
était absolument inconnu.
On n'aurait aucun droit de s'en étonner. Avec l'égrenage
ethnique qui faisait le fond de la société athénienne , avec cette
dissolution complète de la race qui réunissait, sans avoir ja-
mais pu les fondre , les éléments les plus divers , avec cette pré
dominance, surtout, de l'élément spirituel, mais insensé, des
Sémites, c'était bien là ce qui devait arriver. Une seule chose
surnageait au milieu de l'anarchie des notions politiques, l'ah-
solutisme du pouvoir incarné dans le mot de patrie.
Mais à Rome il en fut très différemment, et les partis eu-
rent nécessairement d'autres allures. Les races étaient sur-
tout utilitaires. Elles possédaient un sens pratique étranger à
l'imagination grecque, et toutes comprenaient, à travers les
passions engagées dans la défense de ce qu'on supposait le
vrai bien de l'État, une égale horreur pour l'anarchie. C'est
ce sentiment qui les rejeta bien souvent dans la ressource ex-
trême de la dictature; car nativement, il faut le reconnaître,
elles étaient sincères, et beaucoup plus que les Grecs, quand
elles protestaient de leur haine pour la tyrannie. Métisses ih'
blanc et de jaune, elles avaient le goût de la liberté, et, m;il-
DES RACES HUMAINES. 233
gré les sacrifices en ce genre , presque permanents , que les
nécessités du salut social leur imposaient, on peut encore
trouver la marque de leur esprit natif d'indépendance dans le
rôle que le sentiment appelé par eux aussi l'amour de la pa-
trie jouait au milieu de leurs vertus politiques.
Cette passion, vive comme chez les nations helléniques,
n'avait pas le même despotisme cassant. La délégation que la
patrie faisait à la loi de ses pouvoirs donnait au culte des Ro-
mains pour cette divinité quelque chose de beaucoup plus ré-
gulier, de bien autrement grave , et, en somme, de plus mo-
déré. La patrie régnait sans doute, mais ne gouvernait pas, et
nul ne songeait, comme chez les Grecs, à justifier les caprices
des factions, leurs énormités et leurs exactions en les couvrant
de ce mot unique : la volonté de la patrie (1). La loi, pour les
Grecs , faite et défaite tous les jours , et constamment au nom
du pouvoir supérieur, la loi n'avait ni prestige, ni autorité, ni
force. Au contraire, à Rome, la loi ne s'abrogeait, pour ainsi
dire , jamais ; elle était toujours vivante , toujours agissante , on
la rencontrait partout, elle seule ordonnait , et, de fait, la
patrie restait à son état d'abstraction , et n'avait pas le droit ,
bien que très honorée , de s'engouer tous les matins de quel-
que mauvais révolutionnaire nouveau, comme cela n'avait lieu
que trop souvent sur le Pnyx.
Il n'est rien de mieux , pour comprendre ce que c'était que
V omnipotence de la loi dans la société romaine, que de voir
le pouvoh" des conventions augurales se perpétuer jusqu'à la
(1) Rien ne le montre mieux que la grande commotion civile qui
portT les plébéiens à se retirer sur le mont Sacré, en laissant dans la
ville les patriciens avec leurs clients et leurs esclaves. Toute cette af-
faire est admirablement exposée dans ses causes et sa conduite par
Niebuhr. (Rcem. Qeschichle, t. I, p. 412.) C'est un des morceaux les
plus remarquables qui aient jamais été écrits sur l'antiquité. L'éléva-
tion de la pensée, comme sa justesse, en donnant au style du grand
bistorien une beauté inattendue, le fait échapper cette fois au juge-
ment d'ailleurs équitable de M. Macaulay : « Niebuhr, a man who
• whould hâve been the Orst writer of his time, if his talent for com-
• municating thoughts had borne any proportion to his talent for in-
. vcstigaUng them. • (Lays of Ancient Rom. Préface.)
234 DE l'inégalité
fin de la république. Quand on Ut qu'au temps de Cicéron ,
l'annonce d'un prodige météorologique suffisait encore pour
faire rompre les comices et lever la séance, alors que les
hommes politiques se moquaient non seulement des prodiges,
mais des dieux même, on trouve là certainement un indice
irrécusable d'un grand respect pour la loi, même jugée ab-
surde (1).
Les Romains furent ainsi le premier peuple d'Occident qui
sut faire tourner au profit de sa stabilité , en même temps que
de sa liberté , ces sortes de défauts de la législation qui sont
ou organiques ou produits par les changements survenus dans
les moeurs. Ils constatèrent qu'il y avait dans les constitutions
politiques deux éléments nécessaires, l'action réelle et la comé-
die, vérité si bien reconnue et exploitée depuis par les Anglais.
Ils surent pallier les inconvénients de leur système par leur
patience à chercher et leur habileté à découvrir les moyens de
paralyser les vices de la législation, sans toucher jamais à ce
grand principe de vénération sans bornes dont ils avaient fait
leur palladium , marque évidente d'une raison saine et d'mie
grande profondeur de jugement.
Enfin rien de tout ce qu'on pourrait accumuler d'exemples
ne rendrait plus claires les différences de la liberté grecque et
de la romaine que ce simple mot : les Romains étaient des
hommes positifs et pratiques, les Grecs des artistes; les Ro-
mains sortaient d'une race mâle, les Grecs s'étaient féminisés;
et c'est pourquoi les Romains Italiotes purent conduire leui<
successeurs, leurs héritiers au seuil de l'empire du monde
avec tous les moyens d'achever la conquête, tandis que les
(1) M. d'Eckstein {RecTierches historiques sur Vhumanité primitive)
a peint avec succès l'immobilité des idées romaines. Ses paroles s'a-
dressent surtout à la religion, mais on peut sans difGculté en faire
l'application à la loi. « Tandis que nous vivons, dit cet écrivain, dans
« une plus ou moins heureuse inconséquence de nos œuvres et de nos
« pensées, les vieux peuples poussaient l'esprit de conséquence sou-
« vent jusqu'aux dernières limites de l'absurde... Seuls les Grecs ont
« pu s'affranchir jusqu'à un certain point de cette tyrannie dans leurs
« temps religieux même ; jamais les Romains , esclaves absolus de leurs
« rites et du forum sacré. » (P. 63.)
DES RACES HUMAINES. > 235
Grecs, au point de vue politique , n'eurent que la gloire d'avoir
poussé la décomposition gouvernementale aussi loin qu'elle
peut aller avant de rencontrer la barbarie ou la servitude
étrangère.
Je reviens à l'examen de l'état ethnique du peuple de Rome ,
après l'expulsion des Étrusques, et à l'étude de ses destinées.
Les Sabins étaient, nous l'avons reconnu, la portion la plus
nombreuse et la plus influente de celte nationalité de hasard.
L'aristocratie sortait d'eux , et ce furent eux qui dirigèrent les
premières guerres. Ils ne s'y épargnèrent pas-, cette justice leur
est due (I). En leur qualité de rameau kymrique, ils étaient
naturellement hardis. Ils se portaient aisément aux entreprises
militaires. Ils étaient très propres à présider aux périlleux
travaux d'une république qui ne voyait guère autour de son
territoire que des haines ou, à tout le moins, des malveil-
lances.
On ne l'a pas oublié : les Romains, bien que de race italiote
et Sabine, étaient l'objet de la violente animadversion des tri-
bus latines. Celles-ci ne trouvaient dans ce ramas de guerriers
que des renégats de toutes les nationalités de la Péninsule , des
gens sans foi ni loi, des bandits qu'il fallait exterminer, et
d'autant plus détestables qu'ils étaient des proches parents.
Tous ces peuples , ainsi animés , étaient sous les armes contre
Rome, ou prêts à s'y mettre.
Autrefois, du temps des rois, la confédération étrusque
avait constamment pris fait et cause pour sa colonie; mais,
('epuis l'expulsion des Tarquiniens, l'amitié avait fait place à
(1) XXXI.
For Romans in Rome's quarrel
Spared neilher land nor gold ,
Nor son, uor wife, nor llrab, nor life,
In the brave days of old.
XXXII.
Then none vras of a party;
Then ail were for statc, etc.
Slacaulay's Lays of Ancienl Rom. Horalitis.
236 DE l'inégalité
lies sentiments tout diiïérents (1). Ainsi , n'ayant pas plus d';il-
liés sur la rive droite du Tibre que sur la rive gauche , Rome,
malgré son courage, eût succombé, si la diversion la plii>
heureuse n'avait été faite en sa faveur par des masses puissan
tes qui, certes, ne songeaient pas à elle; et ici vient se plact r
une de ces grandes périodes de l'histoire que les interprèus
religieux des annales humaines, tels que Bossuet, ont coutume
<Ie considérer avec un saint respect comme le résultat admi-
rable des longues et mystérieuses combinaisons de la Provi-
<lence.
Les Galls d'au delà des Alpes, faisant un mouvement agres-
sif hors de leur territoire , inondèrent tout à coup le nord de
l'Italie, asservirent le pays des Umbres, et vinrent présenter
la bataille aux Étrusques (2).
Les ressources diminuées de la confédération rasène suf-
Crent à peine à résister à des antagonistes si nombreux , et
Rome , quitte de son principal adversaire , prit autant de loi-
sirs qu'il lui eu fallut pour répondre à ses ennemis de la la rive
gauche.
Elle réussit : elle les abaissa. Puis, lorsque de ce côté ses
armes lui eurent assuré , non seulement le repos , mais la do-
mination , elle mit à profit les embarras inextricables où les
«fforts des Galls plongeaient ses anciens maîtres, et, les pre-
nant à dos, remporta sur eux des triomphes qui, sans cette
circonstance, eussent probablement été mieux disputés et fort
incertains.
(1) Les Tarquiniens semblent avoir même un moment rallié contre les
Romains, renégats de l'Étrurie, jusqu'aux villes libérales : Clusium , par
exemple. — Liv., I : « Inccnsus Tarqulnius non dolore solum tant% ad
« irritum cadeiitis spci, sed etiam odio iraque... bellum aperte molicii-
« dumratus, circumire supplcx Etrurla; urbes; orare maxime Veientes
« Tarquiniensesqae, ne se orlum cjusdem sanguinis... perire sino-
« rent. »
(2) G. Muller, ouvr. cité, p. 165. — Cet auteur fait très bien ressoiiir
la nécessité où se trouvèrent les Étrusques, par suite de l'invasion g;''
llque, de tolérer les agrandissements de Rome. FI les montre forcés dr
laisser prendre Véies, de voir, sans y intervenir, la soumission dcj
Sabins, des Latins et des Osques, et cependant servant de remi)art a
ce cruel rival contre les ennemis qui les dévoraient eux-mêmes.
DES BACES HUMAINES. 237
Tandis que les Étrusques, culbutés dans le nord par les
a'resseurs sortis de la Gaule, fuyaient en bandes effarées jus-
qu'au fond de la Campanie (1) , l'armée romaine , avec toute son
ordonnance et son attirail jadis imités de ses victimes d'aujour-
d'hui, passait le fleuve et faisait sa main sur ce qui lui con-
venait. Elle n'était pas l'alliée des Gaulois, heureusement, car,
n'ayant pas à partager le butin, elle le gardait tout entier;'
mais elle combinait de loin ses entreprises avec les leurs, et,
pour mieux assurer ses coups , ne les assenait qu'en même
temps. Elle y trouva encore un autre proût.
Les Tyrrliéniens Rasènes, assaillis de toutes parts, défen-
dirent leur indépendance aussi longtemps que faire se put.
.Mais, lorsque le dernier espoir de rester libres eut disparu
pour eux, il leur fallut raisonnablement peser à quel vain-
queur il valait mieux se rendre. Les Gaulois, on ne saurait
trop insister sur cette vérité méconnue , n'avaient pas agi en
barbares, car ils ne l'étaient pas. Après s'être abandonnés,
dans la première ardeur de l'invasion, à saccager des cités
umbriques, ils avaient à leur tour fondé des villes, comme
Milan, Mantoue et autres (2). Ils avaient adopté le dialecte des
vaincus et, probablement, leur manière de vivre. Cependant,
en somme, ils étaient étrangers au pays, avides, arrogants,
brutaux. Les Étrusques espérèrent sans doute un sort moins
dur sous la domination du peuple qui leur devait la vie. On vit
donc des cités ouvrir aux consuls leurs citadelles , et se dé-
clarer sujettes, quelquefois alliées, du peuple romain (3). C'était
le meilleur parti à prendre. Le sénat, dans sa politique sérieuse
et froide, eut longtemps la sagesse de ménager l'orgueil des
nations soumises.
(I) G. Huiler, ouvr. cité, p. 408
(i) Ibid. , p. 139.
(3) Ibid. , p. H8-130. —Le dernier soupir de l'Étrurle Indépendante fut
recueilli par le consul Marcius Philippus, qui triompha en 471 de
Rome. Cependant la nationalité se maintint jusqu'au temps de Sylla.
Ce dictateur inonda le pays de colonies sémitisées. César continua,
Octave acheva, et le sac de Pérouse mit le sceau à la dispersion de
la race.
238 DE l'inégalité
Une fois l'Étrurie annexée aux possessions de la république,
comme les nations les plus voisines de Rome avaient, pendant
ce temps, subi le même sort les unes après les autres, le plus
fort, le plus difficile du thème romain se trouva fait , et, quand
l'invasion gauloise eut été rejetée loin des murs du Gapitole,
la conquête de la Péninsule tout entière ne fut plus qu'une
question de temps pour les successeurs, de Camille.
A la vérité, s'il avait alors existé dans l'Occident une nation
énergique, issue de la race ariane, les destinées du mond ■
eussent été différentes : on eût vu bientôt les ailes de l'aigle
tomber brisées ; mais la carte des États contemporains ne nous
montre que trois catégories de peuples en situation de lutter
avec la république.
1» Les Celtes. — Brennus avait trouvé son maître, et se-
bandes , après avoir dompté les Kymris métis de l'Umbrie et
les Rasènes de l'Italie moyenne, avaient dû s'en tenir là. Les
Celtes étaient divisés en trop de nations, et ces nations étaient
chacune trop petites, pour qu'il leur fût loisible de recom-
mencer des expéditions considérables. La migration de Be!-
lovèse et de Sigovèse fut la dernière jusqu'à celle desHelv* -
tiens au temps de César.
2° Les Grecs. — Comme nationalité ariane , ils n'existaient
plus depuis longtemps, et les brillantes armées de Pyrrhus
n'auraient pas été en état de faire une trouée au milieu des
redoutables bandes kymriques vaincues par les Romains. Que
prétendre contre les Italiotes ?
3° Les Carthaginois. — Ce peuple sémitique, appuyé sur
l'élément noir, ne pouvait , dans aucune supposition, prévaloir
contre une quantité moyenne de sang kymrique.
La prépondérance était donc assurée aux Romains. Ils n'au-
raient pu la perdre que si leur territoire, au lieu d'être situé;
dans l'occident du monde , les avait faits voisins de la civilisa-j
tion brahmanique d'alors, ou, encore, s'ils avaient eu déjà'
sur les bras les populations germaniques qui ne vinrent qu'au
v« siècle.
Tandis que Rome marchait ainsi à la rencontre d'une gloire
immense en s'appuyant sur la force respectée de ses constitu-
DES BACES HUMAINES. 239
lions, les crises les plus graves s'accomplissaient dans son en-
ceinte, je ne dirai pas sans violences Matérielles, car il y en
feut beaucoup , mais sans destruction des lois. L'émeute triom-
phante ne fit jamais que modifier, et jamais ne renversa l'édi-
fice légal de fond en comble , de telle sorte que ce patriciat si
odieux à la plèbe, dès le lendemain de l'expulsion des Étrus-
ques, subsista jusque sous les empereurs, constamment détesté,
constamment attaqué, affiiibli par de perpétuelles atteintes,
mais point assassiné : la loi ne le souffrait pas (l).
Ces luttes, ces querelles avaient pour causes véritables les
modifications ethniques subies sans cesse par la population
urbaine . et pour modérateur la parenté plus ou moins loin-
taine de tous les affluents; autrement dit, les institutions se
modifiaient parce que la race variait , mais elles ne se trans-
formaient pas du tout au tout, elles ne passaient pas d'un ex-
trême à l'autre , parce que ces variations de race , n'étant en-
core que relatives , tournaient à peu près dans le même cer-
cle. Ce n'est pas à dire que les oscillations perpétuelles ainsi
entretenues dans l'État ne fussent pas senties ni comprises.
Le patriciat se rendait parfaitement compte du tort que les in-
cessantes adjonctions d'étrangers causaient à son influence, et
il prit pour maxime fondamentale de s'y opposer autant que
possible, tandis que le peuple, au contraire, également éclairé
sur ce qu'il gagnait en nombre, en richesses, en savoirj à
tenir grandes ouvertes les portes de la cité devant des nou-
veaux venus qui , repoussés par la noblesse , n'avaient rien à
faire qu'à s'adjoindre à lui , le peuple , la plèbe , se montra
partisan déclaré des gens du dehors (2). Elle aspira toujours
à les attirer, et rendit ainsi éternel le principe qui avait jadis
(I) Je n'ai pas besoin d'ajouter que le patriciat sul)sista, mais non
pas les races nobles sabincs, sauf un bien petit nombre. Elles furent
graduellement remplacées par des familles plébéiennes. Sous Tibère,
Gallus pouvait dire avec vérité dans le sénat : « Distinctos senatus et
« equitum census, non quia diversi natura, sed ut locis, ordinibus,
€ dignationibus antistent et aliis quae ad requiem animi aut salubri-
« titem corporura parenlur. » (Tacit., Ann., Il, 33.)
(i) Amédée Thierry, Hist. de la Gaule sous l'admin. rom., 1. 1, p. 3
240 DE L'mÉGALITÉ
fortiûé la cité naissante, et qui consistait à inviter au festin de
ses grandeurs tous les vagabonds du monde connu (1). Comme
l'univers d'alors était infirme, Rome ne pouvait manquer de
devenir la sentine de toutes les maladies sociales (2).
Cette soif immodérée d'agrandissement aurait paru mons-
trueuse dans les villes grecques, car il en résultait de terribles
atteintes aux doctrines d'exclusivité de la patrie (3). Des mul-
titudes toujours offrant, toujours prêtes à conférer le droit de
cité à qui je souhaitait , n'avaient pas un patriotisme jaloux.
Les grands historiens des siècles impériaux , ces panégyristes
si fiers des temps anciens et de leurs mœurs , ne s'y trompent
nullement. Ce qu'ils célèbrent dans leurs mâles et emphati-
ques périodes sur l'antique liberté , c'est le patricien romain,
et non pas jamais l'homme de la plèbe (4). Lorsqu'ils parlent
avec adoration de ce citoyen vénérable dont les années se sont
éioalées à servir l'État , qui porte sur son corps les cicatrices
(1) < Ne vana urbis magnitude esset, adficiendae multitudinis causa...
« locum qui nunc septus descendenUbus inter duos lucos est, Asylum
< aperit. Eo ex linitimis populis, turba omuis, sine discrimine, liber
« an servus esset, avida novarum rerum perfugit. » (Liv., I.) L'horreur
que les gens de tous les ordres prirent de très bonne heure pour le
mariage régulier ne contribua guère moins que la guerre à détruire
la population de souche italiote. En i31 avant J.-C, Q. Métellus Ma-
cédonicus, censeur, porte plainte aux sénateurs, et un décret engage
les citoyens à renoncer au célibat. Ce ne fut pas le seul effort de la loi ,
et aucun n'eut de succès. (Zumpt, ouvr. cité, p. 25.) Il faut encore
tenir compte de l'usage qui permettait aux parents d'exposer leurs
enfants, cause puissante de dépopulation.
(2) En principe, des citoyens seuls pouvaient entrer dans les lé-
gions. Lors de la seconde guerre punique, on y admit des affranchis.
Marins y reçut indistinctement tous les prolétaires. (Zumpt, ouvr. cité,
p. 23 et 27.)
(3) Denys d'Halicarnasse fait ressortir la différence des points de
vue hellénique et romain, et donne, comme de juste chez un homme
de son temps, toute louange et tout avantage à la méthode qui lui
avait conféré à lui-même son rang de citoyen. {Antiq. Rom., 2, XVII.)
(4) Il ne faut pas s'y méprendre lorsqu'on lit dans Tacite : « Igitur,
« verso civitatis statu, nihil usquam prisci et integri moris : omnes,
« exuta aequalitate, jussa principis adspectare. » (Ann., 1.1,4.) Cette
égalité, c'est l'égalité patricienne qui n'a que des inférieurs et pes
de maîtres.
DES HACES HUMAINES. 24t
de tant de batailles gagnées contre les ennemis de la majesté
romaine, qui a sacriGé non seulement ses membres, mais sa
fortune, celle de sa famille, et quelquefois ses enfants, et,
quelquefois même , a tué ses fils de sa propre main pour un
manquement aux lois austères du devoir civique; lorsqu'ils
représentent cet homme des anciens âges, honoré jadis de la
robe triomphale, une ou deux fois consul, questeur, édile,
sénateur héréditaire, et préparant, de cette même main qui ne
trouva jamais trop lourdes l'épée et la lance , les raves de son
souper (1) , puis, avec cette rectitude de jugement, cette froide
raison si utile à la république, calculant les intérêts de ses
prêts usuraires, d'ailleurs méprisant les arts et les lettres, et
ceux qui les cultivent, et les Grecs qui les aiment : ce vieillard,
cet homme vénérable, ce citoyen idéal, ce n'est jamais qu'un
patricien, qu'un vieux sabin. L'homme du peuple est, au con-
traire, ce personnage actif, hardi, intelligent, rusé, qui, pour
jeuverser ses chefs, cherche d'abord à leur enlever le mono-
pole judiciaire , y parvient, non pas par la violence, mais par
rinfldélité et le vol; qui, exaspéré de l'énergique résistance
des nobles , prend enfin le parti , non de les attaquer, la loi
ne le veut pas , et il faudrait les tuer tous sans espoir d'en faire
céder im seul, mais le parti de s'en aller pour ne revenir
qu'après avoir commenté avec profit la fable des membres et
de l'estomac. Le plébéien romain, c'est un homme qui n'aime
pas la gloire autant que le profit (2) , et la liberté autant que
0) r
Gratus insigDi referam Camœna,
Fabriciumque
Hune, et incomptis Curtium capillis,
Utilem beilo tulit, et Camillum ,
Saeva paupertas , et avitus apto
Cum lare fundus.
aor. , Od. 1 , 12, 39.
(3) II ne faut pas perdre de vue un seul instant, quand il s'agit de
la Rome ilaliote , l'esprit profondément utilitaire de sa population. Les
lois concernant les débiteurs, l'usure, le partage du butin et des terros
conquises, voilà le fond, voilà l'essentiel de ses constitutions, et les
causes réelles de plus d'une de ses agitations politiques. (Niebuhr,
fUem. Getchichle, 1. 1, p. 394 et pass. ; t. II , 22, 231 , 310, etc.)
14
242 DE l'inégalité
ses avantages; c'est le préparateur des grandes conquêtes,
des grandes adjonctions par l'extension du droit civi |ue aux
villes étrangères; c'est, en un mot, le politique pratique qui
comprendra plus tard la nécessité du régime impérial , et se
trouvera heureux de le voir éclore, échangeant, volontiers
l'honneur de se gouverner, et le monde avec soi, pour les mé-
rites plus solides d'une administration mieux ordonnée. Les
écrivains à grands sentiments n'ont jamais eu la moindre in-
tention de louer ce plébéien toujours égoïste au milieu de son
amour pour l'humanité, et si médiocre dans ses grandeurs.
Tant que le sang italiote , ou même gaulois , ou , encore ,
celui de la Grande-Grèce, se trouvèrent seuls à satisfaire les
besoins de la politique plébéienne, en affluant dans Rome et
dans les villes annexées , la constitution républicaine et aris-
tocratique ne perdit pas ses traits principaux. Le plébéien d'ori-
gine Sabine ou samnite désirait l'agrandissement de son rôle
sans vouloir abroger complètement le régime du patriciat, dont
ses idées ethniques sur la valeur relative des familles, dont
ses doctrines raisonnables en matière de gouvernement lui
faisaient apprécier les irremplaçables avantages. La dose de
sang hellénique qui se glissait dans cet amalgame avivaitle tout ,
et n'avait pas encore réussi à le dominer.
Après le coup d'éclat qui termina les guerres puniques, la
scène changea. L'ancien sentiment romain commença à s'alté-
rer d'une manière notable : je dis s'altérer, et non plus se mo-
difier. Au sortir des guerres d'Afrique, vinrent les guerres
d'Asie. L'Espagne était déjà acquise à la république. La Grande-
Grèce et la Sicile tombèrent dans son domaine, et ce que
l'hospitalité intéressée du parti plébéien (l) fit désormais affluer
(1) Ain. Thierry, la Gaule sou» Vadministration romaine, Introduct.,
t. 1 , p. 62 : « II serait injuste, sans doute, de faire peser sur les hom-
« mes du parti patricien tout l'odieux de ces abominables excès (les
0 rapines de Verres et de ses pareils). Le parti populaire ne possédait
« assurément ni tant de désintéressement ni tant de vertu; mais,
a comme les accusations contre les vols publics et les réclamations en
« faveur des provinciaux sortirent presque toujours de ses rangs,
« comme il promettait beaucoup de réformes, que l'appui qu'il avait
« prêté aux Italiens avant et depuis la guerre sociale inspirait confiance
DES HACES HUMAINES. 245
dans la ville, ce ne fut plus du sang celtique plus ou moins al-
téré, mais des éléments sémitiques ou sémitisés. La corruption
s'accumula à grands flots. Rome, entrant en communion étroite
avec les idées orientales, augmentait, avec le nombre de ses élé-
ments constitutifs, la difficulté déjà grande de les amalgamer
jamais. De là, tendances irrésistibles à l'anarchie pure, au des-
potisme, à Pénervement, et, pour conclure, à la barbarie ; de là,
haine chaque jour mieux prononcée pour ce que le gouverne-
ment ancien avait de stable, de conséquent et de réfléchi.
Rome Sabine avait été marquée, vis-à-vis de la Grèce, d'une
originalité tranchée dans sa physionomie ; désormais ses idées,
ses moeurs, perdent graduellement cette empreinte. Elle de-
vient à son tour hellénistique, comme jadis la Syrie, l'Egypte,
bien qu'avec des nuances particulières. Jusqu'alors , bien mo-
deste dans toutes les choses de l'esprit, quand ses armes com-
mandaient aux provinces, elle s'était souvenue avec déférence
que les Étrusques étaient la nation cultivée de l'Italie , et elle
avait persisté à apprendre leur langue, à imiter leurs arts, à
leur emprunter savants et prêtres , sans s'apercevoir que , sur
beaucoup de points , lÉtrurie répétait assez mal la leçon des
Grecs, et d'ailleurs que les Grecs eux-mêmes traitaient de su-
ranné et de hors de mode ce que les Étrusques continuaient à
admirer sur la foi des modèles anciens. Graduellement Rome
ouvrit les yeux à ces vérités, elle renia ses antiques habitudes
vis-à-vis des descendants asservis de ses fondateurs. Elle ne
voulut plus entendre parler de leurs mérites, et prit un engoue-
« en sa parole, les provinces s'attachèrent à lui. Elles lui rendirent
€ promesses pour promesses, espérance pour espérance. Il se forma
« entre elles et Jes agitateurs des derniers temps de la république des
liens analogues à ceux qui avaient, un siècle auparavant, compromis
• les alliés latins dans les entreprises des Gracques. On peut se rap-
« peler avec quel héroïsme l'Espagne adopta et défendit de son sang les
- derniers chefs du parti de Marins. Catilina lui-même parvint à en-
« rôler sous son drapeau la province gauloise cisalpine, et déjà il
« entraînait quelques parties de la transalpine, réduites aussi en
• province. . — Le parti démocratique à Rome, outre qu'il tendait
essentiellement à la destrucUon de la forme républicaine, résultat
.qa il obUnl, était aussi avec ferveur ce que la phraséologie moderne
appellerait le parti de lélrun<jer.
544 DE l'inégalité
ment de parvenue pour tout ce qui se taillait, se sculptait, s'é-
crivait, se pensait ou se disait dans le fond de la Méditerranée.
Même au siècle d'Auguste, elle ne perdit jamais, dans ses rap-
ports avec la Grèce dédaigneuse, cette humble et niaise attitude
du provincial devenu riche qui veut passer pour connaisseur.
Mummius, vainqueur des Corinthiens, expédiait tableaux et
statues à Rome en signiOant aux voituriers qu'ils auraient à
remplacer les chefs-d'œuvre endommagés sur la route. Ce
Mummius était un vrai Romain : un objet d'art n'avait pour
lui que le prix vénal. Saluons ce digne et vigoureux descendant
des confédérés d'Amiternum. Il n'était pas dilettante, mais
avait la vertu romaine, et on ne riait que tout bas dans les
villes grecques qu'il savait si bien prendre.
Le latin, jusqu'alors, avait gardé une forte ressemblance
avec les dialectes osques (1). Il inclina davantage vers le grec,
et si rapidement qu'il varia presque avec chaque génération.
Il n'y a peut-être pas d'exemple d'une mobilité aussi extrême
dans un idiome, comme il n'y en a pas non plus d'un peuple
aussi constamment modiûé dans son sang. Entre le langage des
Douze Tables et celui que parlait Cicéron, la difîérence était telle
que le savant orateur ne pouvait s'y reconnaître. Je ne parle
pas des chants sabins , c'était encore pis. Le latin, depuis En-
nius, tint à honneur de mettre en oubli ce qu'il avait d'italique.
Ainsi, pas de langue vraiment et uniquement nationale , un
engouement de plus en plus prononcé pour la littérature , les
idées d'Athènes et d'Alexandrie, des écoles et des professeurs
helléniques, des maisons à l'asiatique, des meubles syrie !S, le
dédain profond des usages locaux : voilà ce qu'était devenue
la ville qui, ayant commencé par la domination étrusque, avait
grandi sous l'oligarchie sabine : le moment de la démoc.atie
sémitique n'était pas loin désormais.
La foule entassée dans les rues s'abandonnait tout entière à
l'étreinte de cet élément. L'âge des institutions libres et de la
légalité allait se clore. L'époque qui succéda fut celle des coups
(1) Le livre de Meier présente ceUe vérité dans un jour vraiment
frappant. (Voir Meier, Laleinische Anthologie.)
DES RACES HUMAINES. 245
■d'État violents, des grands massacres, des grandes perversités,
des grandes débauches. On se croit transporté à Tyr, aux jours
de sa décadence; et en effet, avec un plus grand espace aréal,
la situation est pareille : un conflit des races les plus diverses,
ne pouvant parvenir à se mélanger, ne pouvant se dominer,
ne pouvant pas transiger, et n'ayant de choix possible qu'en-
tre le despotisme et l'anarchie.
Dans de pareils moments, les douleurs publiques trouvent
souvent un théoricien illustre pour les comprendre et pour
inventer un système supposé capable d'y mettre fin. Tantôt
cet homme bien intentionné n'est qu'un simple particulier. Il
ne devient alors qu'un écrivain de géin'e : tel fut, chez les
Grecs, Platon. Il chercha un remède aux maux d'Athènes, et
offrit, dans une langue divine, un résumé de rêveries admira-
bles. D'autres fois , ce penseur se trouve, par sa naissance ou
par les événements, placé à la tête des affaires. Si, attristé
d'une situation tellement désastreuse , il est d'un naturel hon-
nête, il voit avec trop d'horreur les maux et les ruines ac-
cumulées sous ses pas pour accepter l'idée de les agrandir en-
core, il reste impuissant. De telles gens sont médecins, non
chirurgiens, et, comme Épaminondas et Philopœmen, ils se
couvrent de gloire sans rien réparer.
Mais il apparut une fois , dans l'histoire des peuples en dé-
cadence, un homme mâlement indigné de l'abaissement de sa
nation, apercevant d'un coup d'oeil perçant, à travers les va-
peurs des fausses prospérités , l'abîme vers lequel la démorali-
sation générale traînait la fortune publique , et qui , maître de
tous les moyens d'agir, naissance , richesses , talents , illustra-
tion personnelle, grands emplois, se trouva être, en même
temps, fort d'un naturel sanguinaire, déterminé à ne reculer
devant aucune ressource. Ce chirurgien, ce boucher, si l'on
veut, ce scélérat auguste, si on le préfère, ce Titan, se mon-
tra dans Rome au moment où la république , ivre de crimes,
de domination et d'épuisement triomphal , rongée par la lèpre
de tous les vices, s'en allait roulant sur elle-même et vers l'a-
Wme. Ce fut Lucius Cornélius Sylla.
Véritable patricien romain, il était pétri de vertus politi-
14.
2IG DE L'INMALITK
ques (I), vide de vertus privées; sans peur pour lui, pour les
autres; pour les autres pas plus que pour lui, il n'avait de fai-
blesse. Un buta saisir, un obstacle à écarter, une volonté à
réaliser, il n'apercevait rien en dehors. Ce qu'il fallait briser
de choses ou d'hommes pour faire pont n'entrait pas dans ses
calculs. Arriver, c'était tout, et, après, reprendre l'essor.
Les dispositions impitoyables de son sang, de sa race, s'é-
taient d'ailleurs fortifiées à l'odieux contact de ce soldat que,
dans la personne bestiale de Marins, le parti populaire oppo-
sait à ses desseins.
Sylla n'était pas allé chercher dans les théories idéales le
plan du régime régénérateur qu'il se proposait d'imposer. Il
voulait simplement restaurer en son entier la domination pa-
tricienne, et, par ee moyen, rendre l'ordre avec la discipline à
la république raffermie. Il s'aperçut bientôt que le plus dif-
ficile n'était pas de mettre en déroute les émeutes ou même les
armées plébéiennes, mais bien de trouver une aristocratie di-
gne de la grande tâche qu'il voulait lui livrer. Il lui fallait des
Fabius, il lui fallait des Horaces; il eut beau les appeler, il ne
les fit pas sortir de ces maisons luxueuses où résidaient leurs
images, et, comme il ne reculait devant rien, il voulut recréer
les nobles qu'il ne trouvait plus.
On le vit alors, plus redoutable à ses amis qu'à ses rivaux,
tailler et retailler d'un bras impitoyable l'arbre de la noblesse
roumaine. Pour rendre la virilité à un corps appauvri, il iit
tomber les têtes par centaines , ruina , exila ceux qu'il ne mit
pas à mort, et traita avec la dernière férocité bien moins les
gens de la plèbe, francs ennemis, que les grands, obstacles di-
rects de ses desseins par leur impuissance à les servir. A force
de receper le vieux tronc, il s'imaginait en tirer des bourgeons
nouveaux, porteurs d'autant de suc que ceux d'autrefois. II
espérait qu'après avoir élagué les branches indignes, il réussi-
rait, à force d'effrayer, à faire des braves, et qu'ainsi la démc-,|
(1) Dion. Cass. , Hist. rom., Hamb. ClgloCCL, in-fol. , 1. 1, p. 47, fragn
CXVII : AÙTÔ; (SO^Xa;) te ouv xaîxoi SetvoTato; wv T(xç te YV(d(uic|
Tûv àvOpcÔTTwv ffuvioeïv... — Dion Cassius est un écrivain très démo-^
cratique et foit ennemi du dictateur.
DES RACES HUMAINES.
247
cralie recevrait de sa main, pour être matée à jamais, des ciiefs
inflexibles et des maîtres résolus.
Il serait dur d'avoir à reconnaître que de tels moyens se
soient trouvés bons. Lui-même il cessa de le croire. Au bout
d'une longue carrière, après des eflbrts dont l'intensité se me-
sure aux violences qu'ils accumulèrent, Sylla, désespérant de
l'avenir, triste, épuisé, découragé, déposa de lui-même la ha-
che de la dictatiu"e, et, se résignant à vivre inoccupé au milieu
de cette population patricienne ou plébéienne que sa vue seule
faisait encore frémir, il prouva du moins qu'il n'était pas un
ambitieux vulgaire, et qu'ayant reconnu l'inanité de ses espé-
rances, il ne tenait pas à garder un pouvoir stérile. Je n'ai pas
d'éloges à donner à Sylla , mais je laisse à ceux que ne frappe
pas d'une respectueuse admiration le spectacle d'un tel homme,
échouant dans une telle entreprise , le soin de lui reprocher
ses excès.
Il n'y avait pas moyen qu'il réussît. Le peuple qu'il voulait
ramener aux mœurs et à la discipline des vieux âges ne res-
semblait en rien au peuple républicain qui les avait pratiquées.
Pour s'en convaincre, il suffit de comparer les éléments ethni-
ques des temps de Cincinnatus à ceux qui existaient à l'époque
où vécut le grand dictateur.
Temps de Ciscinnatcs.
Sabins^ «n ma
jorile. , .„ ,, . .. .
\ i' Majorité
i- Quelques Etrus- I métisse de
ques. I blanc et de
Quelques Ualio- f Jaune
tes.
Temps de Sylla.
Il:
[Sabins.
Isamnites.
/Sabellieus.
jsicules.
[Quelques Hellè-
I nés.
2" Très fai-
ble ap|)orl
sémitique.
^(Italiotes mcl«'s\
.2? de sang liel- i
< ( Ionique (1)
Italiotes.
/Grecs de la
Grande -Gn-cc]
et de la Sicile.
^Hellénistes d'A-,
sie.
(sémites d'Asie.
Sémites d'Afri-
que.
Sémites d'Esi)a-
gne.
i" Majorité
séniitisee;
a» Minorité
ariane;
3" Subdivi-
sion extrême
Idu i)rincipc
aune.
(1) Quand, sous Néron, il fut question au sénat de restreindre les
droits des affranchis, on rencontra beaucoup d'oppositions basées sur
248 DE l'inégalité
Impossible de ramener dans un même cadre deux nations
qui, sous le même nom, se ressemblaient si peu (1). Toutefois
l'équité n'est pas aussi sévère pour l'œuvre de Sylla que le fut
son auteur. Le dictateur eut raison de perdre courage, car il
compara son résultat à ses plans. Il n'en avait pas moins
donné au patriciat une vigueur factice, renforcée, il est vrai,
par la terreur qui paralysait le parti contraire , et la républi-
que lui dut plusieurs années d'existence qu'elle n'aurait pas
eues sans lui. Après la mort du réformateur, l'ombre corné-
lienne protégea encore quelque temps le sénat. Elle se dres-
sait derrière Qcéron , lorsque ce rhéteur, devenu consul, dé-
des raisons très dignes d'être rapportées ici comme aveux complets de
la part des patriciens : « Disserebatur conlra paucorum culpam ipsis
« exitiosam esse debere, niiiil universorum juri derogandum; quippe
« late fusum id corpus; hinc plerumque tribus, decurias, ministeria
« magistratibus et sacerdotibus, cohortes eliam in urbe conscriptas;
0 et plurimis equitum, plerisque senatoribus, non aliunde originem
« trahi. Si separarentur libertini, maniTestam fore penuriam inge-
« nuorum. b (Tac, Ann., XIII, 27.) Déjà du temps de Cicéron, l'u-
sage s'était introduit d'affranchir un esclave après six ans de bons
services et de bonne conduite. A dater de la même époque , un Romain
de la classe riche se faisait un devoir en mourant de donner la li-
berté à toute sa maison, et l'opinion publique considérait cet acte
comme une affaire de conscience. (Zumpl, loc. cit., p. 30.) Il me
semble bien difflcile de ne pas conclure de ces faits que la déca-
dence de l'esclavage dans tout pays est correspondante à la confusion
des races, et résulte directement de la parenté de plus en plus proche
entre les maîtres et les serviteurs.
(1) Denys d'Halicarnasse rend très bien compte de cette situation et
de ses conséquences : Aï 6è twv papêipwv ÈTttjii^îai, 5'.' 5; i, irôXi;
•jtoXkct xû>v àpx*'wv èiiiTr,5eu[j.àT«i)v àiTé(ia6£, oùv XP°"'V êyÉvovTO' xat
6aû[jLa |xàv toùto TtoW.oî; àv etvai 66$£i£ Ta elxôxa ),oif'-'îa|A^voi;, Trû;
oùj^ Snzai £$£6apêapu)6r,, 'Onixoû; te ûito6£Sa|iévTi , xai Mapaoù;, xal
ï^awvÎTaç, xat TypfrjVoO;, xai Bp£TTÎou;, '0|iêpixûv te xal At^ûtov,
xai 'lêyjpwv, xal KeXtûv avyyctt; (lyaiàSa;, âX).â te irpô; toïç £lpr,-
[XÉvot; ÊOvr,, Ta (aev èÇ aÙTfj; 'iTaXtocç, Ta S' èÇ éTÉpwv àçtY|jiÉva tojiwv
(jiupîa ÔTa, oOte ôjiÔYXwdda, oûte 6(io8taiTa" w; oûte çuvà; oûxe
SfatTav, xai ^ict ffOyxXuSa; àvaTapaxOévTaî, Èx TOffaÛTr); StaywvCa;
TtoW.à Toû iraXaioù v.ô<7\i.o\j tt,; tiôXeo); vEoxjiûffat e'.xô; f,v. [Antiq.
Rom., i, LXXXIX.)
DES BACES HUMAINES. '249
fendait si maigrement la cause publique contre les audaces em-
portées des factions. Sylla réussit donc à entraver la course
qui entraînait Rome vers d'incessantes transformations. Peut-
^tre, sans lui, l'époque qui s'écoula jusqu'à la mort de César
n'aurait-elle été qu'un enchaînement bien plus lamentable en-
core de proscriptions et de brigandages, qu'une lutte perpé-
tuelle entre des Antoines et des Lépides prématurés, écrasés
dans l'œuf par sa farouche intervention.
Voilà la part à lui faire ; mais il est incontestable que le plus
terrible génie ne peut arrêter bien longtemps l'action des lois
naturelles, pas plus que les travaux de l'homme ne sauraient
empêcher le Gange de faire et de défaire les îles éphémères
dont ce fleuve peuple son Ut spacieux (1),
Il s'agit maintenant de contempler Rome avec la nouvelle
nationalité que les alluvions ethniques lui ont donnée. Voyons
ce qu'elle devint quand un sang de plus en plus mêlé lui eut
imprimé avec un nouveau caractère une nouvelle direction.
CHAPITRE VII.
Rome sémitique.
Depuis la conquête de la Sicile jusque assez avant dans les
temps chrétiens, l'Italie n'a pas cessé de recevoir de nom-
breux, d'innombrables apports de l'élément sémitique, de
telle façon que le sud entier fut hellénisé et que le courant des
races asiatiques remontant vers le nord ne s'arrêta que devant
les invasions germaniques (2). Mais le mouvement de recul, le
(1) Niebuhr s'indigne contre les écrivains modernes qui , prétendant
signaler, au vn* siècle de Rome, l'existence de factions patriciennes
dans cet État, oublient ou ignorent que Sylla fut la dernière expression
légitime de cet ordre d'idées. (Niebuhr, Rœm. Geschichte, 1. 1, p. 375.)
(3) Les dernières immigrations hellénistiques dans le royaume de
250 DE l'inégalité
point où s'arrêtèrent les alluvions du sud dépassa Rome, Cette
ville alla toujours perdant son caractère primitif. Il y eut gra-
dation sans doute dans cette déchéance, jamais temps d'arrct
véritable. L'esprit sémitique étouffa sans rémission son rival.
Le génie romain devint étranger au premier instinct italiote,
et reçut une valeur où l'on reconnaît bien aisément l'influence
asiatique.
Je ne mets pas au nombre des moins significatives manifes-
tations de cet esprit importé la naissance d'une littérature mar-
quée d'un sceau particulier, et qui mentait à l'instinct italiote
déjà par cela seul qu'elle existait.
Ni les Étrusques, je l'ai dit, ni aucune tribu de la Péninsule,
pas plus que les Galls, n'avaient eu de véritable littérature;
car on ne saurait appeler ainsi des rituels , des traités de divi-
nation, quelques chants épiques servant à conserver les sou-
venirs de l'histoire , des catalogues de faits , des satires , des
farces triviales dont la malignité des Fescennins et des Atellans
amusaient les rires des désœuvrés. Toutes ces nations utilitai-
res, capables de comprendre au point de vue social et politi-
que le mérite de la poésie , n'y avaient pas de tendance natu-
relle, et, tant qu'elles n'étaient pas fortement modifiées par
des mélanges sémitiques, elles manquaient des facultés néces-
saires pour rien acquérir dans ce genre (1). Ainsi ce ne fut
que lorsque le sang hellénistique domina les anciens alliaLii
dans les veines des Latins, que de la plèbe la plus vile, ou <
la bourgeoisie la plus humble, exposées surtout à l'action d^^
apports sémitisés, sortirent les plus beaux génies qui ont fai
Naples, la Sicile, la basse Italie sont byzantines et arabes. En 1461,
1532 et 1744, il vint encore des Albanais eu Sicile et en Calabie.
(1) Dyon. Halicarn., Antiq. Rom., l,LXXin : « ria)>aiè; (aèv ouv o'j-i
(TviYYpaçEv? où-zt loyo'^çi^oi iax\ 'PtojAaiwv où8è et;. è% italaiwv (lévroi
XÔYwv èv tepaî; 8£>,xoi; awîioiJLévwv, exalté; xi; uapaXaSwv àveYpa<);6.
— Sans me faire le champion de la conflance vaniteuse d'Ennius
dans son propre mérite, je suis tout disposé à croire avec lui qu'a-
vant le temps où il se mit à écrire, en chercliant l'imitation des chefs-
d'œuvre grecs, il y avait des chants, mais pas de poésie dans le La- .
tium : » Quum neque Musarum scopulos quisquam superaral, Nec dicti
studiosus crat. »
DES «ACKS HLMAIXES. 251
la gloire de Rome. Certes, Mucius Scévola aurait tenu en bien
petite estime IV sclave Plaute , le Mantmian Virgile , et Horace ,
Vénusien, l'homme qui jetait son bouclier à la bataille et en
racontait l'anecdote pour faire rire Pompéius Varus (1). Ces
hommes étaient de grands esprits, mais non pas des Romains,
à parler chimie.
Quoi qu'il en soit, la littérature naquit, et avec elle une
bonne part, sans contredit, de l'illustration nationale, et la
cause du bruit qu'a fait le reste ; car on ne disconviendra pas
que la masse sémitisée d'où sont sortis les poètes et les his-
toriens latins dût à son impureté seule le talent d'écrire avec
éloquence, de sorte que ce sont les doctes emphases des bâ-
tards collatéraux qui nous ont mis sur la voie d'admirer les
hauts faits d'ancêtres qui, s'ils avaient pu reviser et consulter
leurs généalogies, n'auraient rien eu de plus pressé à faire que
de renier ces respectueux descendants (2).
Avec les livres, le goût du luxe et de l'élégance étaient de
nouveaux besoins qui témoignaient aussi des changements sur-
venus dans la race. Caton les dédaignait , mais il y mettait de
l'affectation. ]N"en déplaise à la gloire de ce sage, les préten-
dues vertus romaines dont il se parait étaient plus conscien-
cieuses encore chez les antiques patriciens , et toutefois plus
modestes (3). De leur temps, il n'était pas besoin d'en faire
parade pour se singulariser; tout le monde était sage à leur
(IJ Tecum Philippos et celerem fugam
Sensi, relicla non bcne parmula,
Quum fracla virtus et minaces
Turpe solum tetigere mento.
Hor., Od., 11,7,9.
(t) Voir, sur la richesse des annales latines, et la différence exis-
tant entre elles et les histoires grecques, Niebuhr, iicem. Geschiehte,
I. II, p. 1 et pass. — La méthode hellénique offre la transition des épo-
I)ées hindoues et persanes, complètement nulles sous le rapport de la
chronologie et de l'exactitude matérielle, aux fastes italiotes, qui n'a-
vaient, au contraire, que ces deux qualités.
(3) Polybe rend justice entière à l'avarice sordide de l'esprit romain :
*AicXû; Tfip oOÔeIî oOoévi SîSwdt -ùv loîwv ÛTtapxôvxwv éxwv oJSév.
iFragm., libr. XXXII, c. 13.)
252 DE l'inégalité
manière. Au contraire , après avoir reçu le sang de mères
orientales et d'afTranchis grecs ou syriens , le marchand , de-
venu chevalier, riche de son trafic ou de ses extorsions, ne
comprenait rien, pour sa part, aux mérites de l'austérité pri-
mitive. Il voulait jouir en Italie de ce que ses ancêtres méri-
dionaux avaient créé chez eux , et il l'y transportait. Il poussa
du pied sous sa table le banc de bois où s'était assis Dentatus ;
il remplaça de telles misères par des lits de citronnier incrus-
tés de nacre et d'ivoire. Il lui fallut , comme aux satrapes de
Darius, des vases d'argent et d'or pour contenir les vins pré-
cieux dont se repaissait son intempérance , et des plats de cris-
tal pour servir les sangliers farcis, les oiseaux rares, les gibiers
exotiques que dévorait sa fastueuse gloutonnerie. Il ne se
contenta plus, pour ses demeures particulières, des construc-
tions que les gens d'autrefois eussent trouvées assez splendides
pour héberger les dieux; il voulut des palais immenses avec
des colonnades de marbre, de granit, de porphyre, des sta-
tues, des obélisques, des jardins, des basses-cours, des vi-
viers (1), et, au milieu de ce luxe, afin d'animer l'aspect de tant
de créations pittoresques , Lucullus faisait circuler des multi-
tudes d'esclaves désœuvrés , d'affranchis et de parasites dont
la servilité bassement intéressée n'avait rien de commun avec
le dévouement martial et la sérieuse dépendance des clients
d'un autre âge.
Mais , au milieu de ce débordement de splendeurs , persistait
une souillure singulière qui, pour l'opinion même des contem-
porains, s'attachait à tout, enlaidissait tout. La gloire et la
puissance, le pouvoir de faire des profusions et la volonté de
s'y abandonner appartenaient, la plupart du temps, à des
gens inconnus la veille (2). On ne savait d'oiî sortaient tant
d'opulents personnages (3), et tour à tour, soit que ce fussent
(1) « Quid enim premium prohibere et priscum ad morem recidere
« aggrediar? villarumne inCnita spatia? familiarum numerum et na-
« tiones"? argent! et auri pondus? œris tnbularuraque miracula? »
(Tac, Ann., III, 53.)
(2) Am. Thierry, la Gaule sous Vadm. rom. Introd., 1. 1, p. 145.
(3) Petron., Satyr. , XXXVH : « Uxor, inquit, Trimalchionis, Fortunata
DES BACES HUMAINES. 253
les flatteurs ou les envieux qui parlassent, on prêtait à Tri-
malcion la plus illustre ou la plus immonde origine (I). Toute
cette brillante société était, en outre, un ramas d'ignorants ou
d'imitateurs. Au fond , elle n'inventait rien , et tirait tout ce
qu'elle savait des provinces helléniques. Les innovations qu'elle
y mêlait étaient des altérations, non des embellissements. Elle
s'habillait à la grecque ou à la phrygienne , se coiffait de la
mitre persane , osait même , au grand scandale des louangeurs
du temps passé, porter des caleçons à la mode asiatique sous
une toj;e douteuse; et tout cela qu'était-ce? Des emprunts à
l'hellénisme, et quoi dé plus? Rien, pas même les dieux nou-
veaux, les Isis, les Sérapis, les Astarté, et, plus tard, les Mithra
et les Elagabal que Rome vit s'impatroniser dans ses temples, il
ne perçait de tous côtés que ce sentiment d'une population
asiatique transplantée, apportant dans le pays qui s'imposait à
elle les usages, les idées, les préjugés, les opinions, les ten-
dances, les superstitions, les meubles, les ustensiles, les vê-
tements , les coiffures, les bijoux, les aliments, les boissons,
les livres, les tableaux, les stutues, en un mol, toute l'exis-
tence de la patrie.
Les races italiotes s'étaient fondues dans cette masse amenée
< .ippollatur, quae nummos modio metitur. » — « ipse nescit quid
« liabcat adco zaplutus (ZaTtXouxoi) est. » — « Argeutum in liostiarii
« illius plus jacctquam quisquam in fortunis liabet. Familia veio baba;.''
« babae! non me hercules puto decumatn partem esse qux dominum
« suum novit, etc., etc. » — XXXVIII : « Reliquos autem collibertos ejus
« cave contcmnas, valde succosi sunt. Vides illum qui in imo iinus
« recumbil? Hodic sua octingenta possidet; de niUilo crevit; solebal
« coUo modo suo ligna porlarc. »
(1) Am. Thierry, ibid., t. I, p. 208 : « Cette nouvelle société qui se
• formait alors, et qui, en Italie, depuis la guerre sociale, ne se
• recrutait plus que parmi les affranchis. » Il n'y a rien d'étonnant
à ce que des hommes de cette étoffe répétassent volontiers avec Tri-
malcioQ : « Amici et servi homines sunt, et œque unum lactem bibc-
• runt. » (Petron., Salyr., LXXI.) Ils n'en étaient pas meilleurs pour
cela, et n'écrivaient pas moins sur la porte de leur maison, comme
ce même financier : Tout esclave qui, sans ma permission, sortira
d'ici, recevra cent coups. . Quisquis servus sine dominico jussu foras
cxierlt, accipiet plagas centum. . (Petron., Salyr., XXViii.)
&ACiia HUMAINES. — T. II, 15
254 DE l'inégalité
par ses défaites sur le sein des vainqueurs que son poids aclie-
vait d'étouffer; ou bien les nobles Sabins, méconnus, croupis-
saient dans les plus obscurs bas-fonds de la popukice, mou-
rant de faim sur le pavé de la ville illustrée par leurs ancêtres.
Ne vit-on pas les descendants des Gracques gagner leur pain,
cochers du cirque (1), et ne fallut-il pas que les empereurs
prissent en pitié la dégradante abjection où le patriciat était
tombé? Par une loi, ils refusèrent aux matrones issues des
vieilles familles le droit de vivre de prostitution (2). Du reste,
la terre d'Italie elle-même était traitée comme ses indigènes
par les vaincus devenus tout-puissants. Elle ne comptait plus
parmi le^ régions dignes de nourrir les hommes. Elle n'avait
plus de métairies , on n'y traçait plus de sillons , elle ne pro-
duisait plus de blé (3). C'était un vaste jardin semé de maisons
de campagnes et de châteaux de plaisance. On va voir bientôt
le jour où il fut même défendu aux Italiotes de porter les
armes (4). Mais ne devançons pas les temps.
Lorsque l'Asie, prédominant ainsi dans la population de la
Ville, eut enfin amené la nécessité prochaine du gouvernement
d'un maître , César, pour illustrer d'habiles loisirs , s'en alla
conquérir la Gaule. Le succès de son entreprise eut des consé-
(1) Am. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'administr. rom. , 1. 1, p. 181.
(2) « Eodem anno, gravibus senatus decretis libido feminarum coer-
« cita, cautumque ne qusestum corpore faceret oui avus, aut pater Mit
< marilus eques romanus fuisset. Naiu Yistilia, prictoria familia genita,
« licentiam stupri apud œdilcs vulgaverat. » (Tacil., Ann., II, 83.)
(3) « At, hercule, nemo refert quod Italia externaeopis indigetquod
< vita populi romani per iucerta maris et tempeslatum quotidie vol-
€ vitur, ac, nisi provinciarum copiae et dominis et serviliis et agris
€ subvenerint, nostra nos scilicet nemora noslrœque villae tuebuntur ! »
(Tac, Ann., 111,54.)
(4) Dans la guerre Flavienne, Antonius traita bien dédaigneusement
les prétoriens licenciés par Vitellius et recueillis par lui, lorsque,
leur rappelant qu'ils étaient nés en Italie, à la différence des légion-
naires de son armée, Germains ou Gaulois, il les appelle pagani,
paysans. (Hist., UI, 24.) Ce fut dans cette garde spéciale, qui ne quit-
tait jamais les résidences impériales et portait fort peu les armes, que
les Italiotes continuèrent encore un certain temps à servir; mais, à la
fin, les empereurs se lassèrent d'eux, et les remplacèrent par de vrais
soldats levés dans le Nord.
DES BACES HUMAINES. 255
quences ethniques tout opposées à celles des autres guerres
romaines. Au lieu d'amener des Gaulois en Italie, la conquête
entraîna surtout des Asiatiques au delà des Alpes, et, bien qu'un
certain nombre de familles de race celtique ait, depuis lors,
apporté leur sang à l'épouvantable tohu-bohu qui se mélangeait
et se battait dans la métropole, cette immigration toujours
restreinte n'eut pas une importance proportionnée à celle des
colonisations sémitisées qui furent jetées à travers les provinces
transalpines.
La Gaule, la proie future de César, n'avait pas l'étendue de
la France actuelle, et, entre autres différences, le sud-est de ce
territoire, ou, suivant l'expression romaine, la Province, avait
dès longtemps subi le joug de la république, et n'en faisait
plus réellement partie.
Depuis la victoire de xMarius sur les Cimbres et leurs alliés,
la Provence et le Languedoe étaient devenus le poste avancé
de l'Italie contre les agressions du Nord (l). Le sénat s'était
laissé aller à cette fondation d'autant plus aisément que les
Massaliotes, avec leurs colonies diverses, Toulon, Antibes,
Nice, n'avaient rien épargné pour lui en prouver l'utilité. Ils
espéraient gagner, à cette nouveauté, un repos plus profond et
une extension notable de leur commerce.
n n'y a pas à douter non plus que les populations originai-
rement phocéennes, mais très sémitisées, établies à l'em-
bouchure du Rhône et dans les environs, n'aient modifié, à
lia longue, les populations galliques et ligures de leur voisinage
immédiat en se mêlant à elles. Les tribus de ces contrées
apparaissent dès lors comme les moins énergiques de toute
leur parenté.
Les hommes d'État romains avaient annexé solidement tous
ces territoires au domaine de la république, en y envoyant des
colonies, en y établissant des légionnaires vétérans, en y fai-
sant naître, pour tout dire, une multitude aussi romaine que
possible. C'était, certes, le meilleur moyen de s'en rendre maî-
tres à jamais.
<1) Am. Thierry, ta GauU sotu radmini$lr. rom. Introd., 1. 1, p. 119.
2ÔC DE l'inégalité
Mais avec quels éléments créa-t-on ces gens de la Province^
ou, comine ils s'appelaient eux-mêmes, ces véritables Ro-
mains? Deux siècles plus tôt, on aurait pu composer leur sang
d'un mélange italiote. Désormais, le mélange italiote lui-même
étant presque absorbé dans les apports sémitisés, ce fut surtout
de ces derniers que se forma la nouvelle population. On y mêla,
en foule, d'anciens soldats recrutés en Asie ou en Grèce. Ceux,
ci vinrent, avec leurs familles, déposséder les habitants du
leur prendre leurs chaumières et leurs cultures, et essayer^
sol, avec cette fortune conquise, de fonder pour l'avenir souche
d'honnêtes gens. On donna aux villes gauloises une physiono-
mie aussi romaine que possible ; on défendit aux habitants de
conserver ce que les pratiques druidiques avaient de trop vio-
lent ; on les força de croire que leurs dieux n'étaient autres qu?
les dieux romains ou grecs déflgurés par des noms barbares,
et, en mariant les jeunes Celtes aux filles des colons et des sol-
dats, en obtint bientôt une génération qui aurait rougi de por-
ter les mêmes noms que ses ancêtres paternels et qui trouvait
les appellations latines bien plus belles. '
Avec les groupes sémitiques attirés sur le sol gallique par
l'action directe du gouvernement, il y eut encore plusieurs
classes d'individus dont le séjour temporaire ou l'établissement
fortuit et permanent vinrent contribuer à transformer le sang
gallique. Les employés militaires et civils de la république ap-
portèrent, avec leurs mœurs faciles, de grandes causes de re-
nouvellement dans la race. Les marchands, les spéculateurs
arrivèrent aussi; ceux qui faisaient le commerce d'esclaves
ne se rendirent pas les moins actifs, et la déroute morale des
Galls fut achevée, comme l'est aujourd'hui celle des indi-
gènes de l'Amérique , par le contact d'une civilisation inac-
ceptable par ceux à qiu elle était offerte, tant que leur sang
restait pur, et partant leur iuteUigence fermée aux notions
étrangères.
Tout ce qui était romain ou métis romain devint maître
absolu. Les Celtes ou bien s'en allèrent chercher des moeurs
analogues aux leurs chez leurs parents du centre des Gaules,
ou bien tombèrent dans la foule des travailleurs ruraux, espèce
DES BACES HUMAINES. 257
d'hommes que l'on supposait libres, mais qui en réalité me-
naient la vie d'esclaves. En peu d'années, la Province se trouva
aussi bien transfigurée et sémitisée que nous voyons aujour-
d'hui la ville d'Alger être devenue, après vingt ans, une ville
française.
Ce que désormais on appela Gaulois ne désigna plus un Gall ,
mais seulement un habitant du pays possédé autrefois par les
Galls, de même que, lorsque nous disons un Anglais, nous n'en-
tendons pas indiquer un (ils direct des Saxons à longues bar-
bes rouges, oppresseurs des tribus bretonnes , mais un homme
issu du mélange breton, frison, anglais, danois, normand, et,
par conséquent, moins Anglais que métis. Un Gaulois de la
Province représenta, à prendre les choses au pied de la lettre,
le produit sémitisé des éléments les plus disparates ; un homme
qui n'était ni Italiote, ni Grec, ni Asiatique, ni Gall, mais de
tout cela un peu, et qui portait dans sa nationalité, formée
d'éléments inconciliables, cet esprit léger, ce caractère effacé
et changeant, stigmate de toutes les races dégénérées. L'homme
de la Province était peut-être le spécimen le plus mauvais de
tous les alliages opérés dans le sein de la fusion romaine; il se
montrait, entre autres exemples, très inférieur aux populations
du littoral hispanique.
Celles-ci avaient au moins plus d'homogénéité. Le fond ibère
s'était marié avec un apport très puissant de sang directement
sémitique où la dose des éléments mélanieas était forte. Au
fond des provinces que les invasions anciennes avaient rendues
celtiques, l'aptitude à embrasser la civilisation hellénisée resta
toujours faible ; mais , sur le littoral , le penchant contraire se
trouva très marqué. Les colonies implantées par les Romains ,
venant d'Asie et de Grèce, peut-être encore d'Afrique, trou-
vèrent assez facilement accueil , et, tout en gardant un carac-
tère particulier que lui assuraient les mélanges ibères et celti-
ques, déposés au fond de sa nature, le groupe d'Espagne se
haussa sur un degré honorable de la civilisation roraano-sémi-
tique (1). Même, à un certain moment, on le verra devancer
(I) Am. Tliieny, la Gaule sous l'adminislr. rom. Inlrod., t. 1, p. 115
et |)3SS. , IGU, i\\.
258 DE L'INEGALITE
l'Italie dans la voie littéraire, par cette raison que le voisinage
de l'Afrique, eu renouvelant incessamment la partie méla-
nienne de son essence , le poussa vigoureusement dans cette
voie. Rien donc de surprenant à ce que l'Espagne du sud fût
un pays supérieur à la Province, et maintînt sa préséance aussi
longtemps que la civilisation sémitisée eut la haute main dans
le monde occidental.
Mais, de ce que la Gaule romaine se sémitisait, le sang celti-
que, loin de servir à rectifier ce que l'essence féminine asiatique
apportait d'excessif dans la péninsule italique, était obligé, au
contraire, de fuir devant sa puissance , et cette fuite-là ne de-
vait jamais finir (1).
César donc, ayant pour point d'appui la Province, complè-
tement romanisée (2), entreprit et conduisit à bien la conquête
des Gaules supérieures. Lui et ses successeurs continuèrent à
tenir les Celtes sous les pieds de la civilisation du sud. Toutes
(1) A cette époque, il ne faut plus guère parler de naUons celtiques
indépendantes au delà du Rhin. Par conséquent, la race des Kymris
n'occupait plus, avec sa liberté plus ou moins complète, que la
Gaule au-dessus de la Province, l'UelvéUe et les iles Britanniques.
Toutes ces contrées étaient certainement fort peuplées, mais elles ne
pouvaient entrer en comparaison sous ce rapport avec l'empire.
Rome seule comptait pour le moins deux millions d'habitants. Alexan-
drie en avait 600,000 (58 avant J.-C). Jérusalem, pendant le siège de Titus,
perdit 1,100,000 personnes, et 97,000 ayant été réduites en esclavage
par les Romains, cette multitude, qui représentait d'ailleurs à peu
près la population de toute la Judée , doit être considérée comme ayant
formé, avant la guerre, 1,200,000 à 1,300,000 âmes pour cette très
petite province. L'empire, sous les Antonins, comptait 160 millions
d'âmes, et Gibbon, pour la même époque, n'en attribue que 107 à
l'Europe entière. Il n'y avait donc aucune proportion entre la résistance
que pouvaient offrir les nations galliques et l'énergie numérique dont
Rome disposait contre elles. — Voir Zumpt, dans les Mémoires de
l'Académie des sciences de Berlin, 1840, p. 20.
(2) On inventa , sous les empereurs, un mot spécial pour exprimer
l'ensemble hétérogène de l'univers romain : ce fut celui de romanité,
romanitas; on l'opposait à la barbaria, qui comprenait toutes les na-
tions, soit du sud , soit du nord , soit de l'Asie, soit de l'Europe , les Parthes
comme les Germains, vivant en dehors de cette confusion. — Voir
Amèd. Thierry, Hist. de la Gaule sous l'administrât, rom. Introd.y
1. 1, p. 199.
DES BACES HUMAINES. 259
,les colonies, en si grand nombre, qui s'abattirent sur le pays,
devinrent de véritables garnisons, agissant vigoureusement
pour la diffusion du sang et de la culture asiatiques. Dans ces
municipes gaulois où tout, depuis la langue offlcielle jusqu'aux
costumes, jusqu'aux meubles, était romain, où l'indigène était
tellement considéré comme un barbare que ce pouvait être un
sujet de vanité pour un grand que de devoir le jour à l'intri-
gue de sa mère avec un homme d'Italie (l) ; dans ces rues bor-
dées de maisons à la mode grecque et latine, personne ne s'é-
tonnait de voir, gardant le pays et circulant partout, des
légionnaires nés en Syrie ou en Egypte , de la cavalerie cata-
phracte recrutée chez les Thessa liens, des troupes léjières ar-
rivant de Kumidie, et des frondeurs baléares. Tous ces guerriers
exotiques, au teint cuivré de mille nuances ou même noirs,
passaient incessamment du Rhin aux Pyrénées, et modiliuieut
la race à tous les degrés sociaux.
Tout en démontrant l'impuissance du sang celtique et sa
passivité dans l'ensemble du monde romain , il ne faut pas
pousser les choses trop avant , et méconnaître l'influence con-
servée par la civilisation kymrique sur les instincts de ses mé-
tis. L'esprit utilitaire des Galls, bien qu'agissant dans l'ombre,
qui ne lui est d'ailleurs que favorable, continua à croître et à
soutenir l'agriculture, le contunerce et l'industrie. Pendant
toute la période impériale, la Gaule eut dans ce genre, mais
dans ce genre seul, de perpétuels succès. Ses étoffes communes,
ses métaux travaiflés, ses chars, continuèrent à jouir d'une
vogue générale. Portant son intelligence sur les questions in-
dustrielles et mercantiles, le Celte av^it gardé et même per-
fectionné ses antiques aptitudes. Par-dessus tout, il était brave,
et l'on en faisait aisément un bon soldat, qui allait tenir gar-
nison le plus ordinairement en Grèce, dans la Judée, au bord
(1) Am. Thierry, Hisl. de la Gaule sous l'administ. rom., t. I, p. i3.
— Tac, Hist., IV, 55 : « Sabinus, super insitam vanitatcm, fals:e stirpis
. gloria inccutlcbatur : proaviain suain divo Julio, per Gallias bellatiti,
« corpore atque adultcrio placuissc. » Ce qui rendait cette prétention
encore plus bizarre, c'est que Sabinus ne la faisait valoir que pour
faire mieux sentir ses droits a diri^'er une insuncction contre la puis-
sance romaine.
260 DE l'inégalité
de l'Euphrate. Sur ces difTérents points, il se mêlait à la po-
pulation indigène. Mais là, eu fait de désordre, tout était opéré
depuis longtemps, et un peu plus, un peu moins d'alliage dans
ces masses innombrables, n'était pas pour changer rien à leur
incohérence, d'une part, à la prédominance foncière des élé-
ments mélanisés, de l'autre.
On n'oubliera pas que ce n'est qu'épisodiquement si je parle
en ce moment de la Gaule, et seulement pour expliquer com-
ment son sang n'eut pas d'action pour empêcher Rome et l'Ita-
lie de se sémitiser. Par la même occasion, j'ai montré ce que
cette province elle-même était devenue après sa conquête. Je
rentre dans le courant du grand fleuve romain.
Les races italiotes pures n'existaient donc plus, à l'époque
de Pompée, en Italie : le pays était devenu jardin. Cependant,
quelque temps encore, les multitudes jadis vaincues, glorifiées
par leur défaite, n'osèrent pas proposer pour le gouvernement
de l'univers des hommes nés dans leurs pays déshonorés.
L'ancienne force d'impulsion subsistait , bien que mourante ,
et c'était sur le sol sacré par la victoire qu'on s'accommodait
encore de chercher le maître universel. Comme les institutions
ne découlent jamais que de l'état ethnique des peuples, cette
situation doit être bien assise avant que les institutions s'éta-
blissent et surtout se complètent. Jadis l'Italie n'avait obtenu le
droit de cité romaine que longtemps après l'invasion complète
de Rome par les Italiotes. Ce ne fut également que lorsque le
désordre le plus complet dans la ville et la Péninsule eut effacé
l'influence de leurs populations nationales que les provinces
furent admises en masse aux droits civiques, et que l'on vit
l'Arabe au fond de son désert , le Batave dans ses marais , s'in-
tituler, mais sans trop d'orgueil , citoyen romain.
Néanmoins, avant qu'on en filt là, et que l'état des faits eût
été confessé par celui de la loi, l'incohérence ethnique et la
disparition des races italiotes s'étaient déjà affichées dans
l'acte le plus considérable que pût amener la politique, je dis,
dans le choix des empereurs.
Pour une société arrivée au même point que l'agglomération
assyrienne, la royauté persane et le despotisme macédonien.
DES BACES HUMAINES. 261
et qui ne cherchait plus que la tranquillité, et, autant que
possible, la stabilité, on peut être étonné que l'empire n'ait
pas, dès le premier jour, accepté le principe de l'hérédité mo-
narchique. Certainement, ce n'est pas le culte d'une liberté
trop prude qui l'en tenait d'avance dégoûté. Ses répugnances
provenaient de la même source qui avait ailleurs empêché la
domination sur le monde gréco-asiatique de se perpétuer dans
la famille du fils d'Olympias.
Les royaumes ninivites et babyloniens avaient pu inaugurer
des dynasties. Ces États étaient dirigés par des conquérants
étrangers qui imposaient aux vaincus une certaine forme , en
se passant de tout assentiment , et ainsi la loi constitutive n'é-
tait pas assise sur un compromis, mnis bien sur la force. Ce
fait est si vrai que les dynasties ne se succédaient pas autre-
ment que par le droit de victoire. Dans la monarchie persane,
il en fut de même. La société macédonienne , issue elle-même
d'un pacte entre les diverses nationalités de la Grèce , et en-
globée dès son premier pas dans l'anarchie des idées asiatiques,
ne fonctionna pas d'une manière aussi aisée ni aussi simple.
Elle ne put fonder rien d'unitaire ni même de stable, et , pour
vivre, elle dut consentir à éparpiller ses forces. Toutefois son
influence agit encore assez fortement sur les Asiatiques pour
déterminer la fondation des différents royaumes de la Bac-
triane, des Lagides, des Séleucides. Il y eut là des dynasties,
sans doute médiocrement régulières, quant à l'observation
domestique des droits de successibilité , mais du moins iné-
branlables dans la possession du trône , et respectées de la rac3
indigène. Cette circonstance fait bien voir à quel point étaient
reconnus la suprématie ethnique des vainqueurs et les droits
qui en découlaient.
Cest donc un fait incontestable que l'élément macédonien-
arian parvenait à maintenir en Asie sa supériorité , et , bien
que fort combattu et même annulé sur la plupart des points ,
demeurait capable de produire des résultats pratiques d'une
assez notable importance (1).
(I) L'hellénisme avait encore assez d'individualité pour que les Sé-
15.
262 DE 1/ INÉGALITÉ
Mais il n'en pouvait être de même cliez les Romains. Puis-
qu'il n'avait jamais existé au monde de nation romaine, de
race romaine, il n'y avait jamais eu non plus, pour la cité qui
ralliait le monde, de race paisiblement prédominante. Tour à
tour, les Étrusques, mêlés au sang jaune, les Sabins, dont le
principe kymrique était moins brillamment modifié que l'es-
sence ariane des Hellènes, et enfln la tourbe sémitique avaient
gagné le dessus dans la population urbaine. Les multitudes
occidentales étaient vaguement réunies par l'usage commun du
latin; mais que valait ce latin, qui de l'Italie avait débordé
sur l'Afrique, l'Espagne, les Gaules et le nord de l'Europe, en
suivant la rive droite du Danube, et la dépassant quelquefois?
Ce n'était nullement le pendant du grec , même corrompu ,
répandu dans l'Asie antérieure jusqu'à la Bactriane, et même
jusqu'au Pendjab ; c'était à peiue l'ombre de la langue de Ta-
cite ou de Pline ; un idiome élastique connu sous le nom de
lingua rustica, ici se confondant avec l'osque, là s'appariant
avec les restes de l'umbrique , plus loin empruntant au celti-
que et des mots et des formes, et, dans la bouche des gens
qui visaient à la politesse du langage , se rapprochant le plus
possible du grec. Un langage d'une personnalité si peu exi-
geante convenait admirablement aux détritus de toutes nations
forcées de vivre ensemble et de choisir un moyen de com-
muniquer. Ce fut pour ce motif que le latin devint la langue
universelle de l'Occident , et qu'en même temps on aura tou-
jours quelque peine à décider s'il a expulsé les langues indi-
gènes, et, dans ce cas, l'époque où il s'est substitué à elles, ou
bien s'il s'est borné à les corrompre et à s'enrichir de leurs
débris. La question demeure si obscure qu'on a pu soutenir en
Italie cette thèse, vraie sous beaucoup de rapports, que la
langue moderne exista de tous temps parallèlement au langage
cultivé de Cicéron et de Virgile.
Ainsi cette nation qui n'en était pas uae , cet amas de peu-
ples dominé par un nom commun , mais non pas par une race
leucides fussent amenés par fanatisme religieux à persécuter les Juifs.
(Voir Bœttiger, ouvr. cité, t. I, p. 28.)
DES BACES HUMAINES. 263
commune, ne pouvait avoir et n'eut pas d'hérédité monarchi-
que, et ce fut plutôt même le hasard qu'une conséquence des
principes ethniques qui, en mettant pour le début le comman-
dement dans la famille des Jules et les maisons ses parentes ,
conféra à une sorte de dynastie trop imparfaite, mais issue de
la Ville, les premiers honneurs du pouvoir absolu. Ce fut ha-
sard, car rien n'empêchait, dans les dernières années de la
république, qu'un maître d'extraction italiote, ou asiatique, ou
africaine, fît valoir avec succès les droits du génie (1). Aussi,
ni le conquérant des Gaules, ni Auguste, ni Tibère, ni aucun
des Césars, ne songea-t-il un instant au rôle de monarque hé-
réditaire. Vaste comme était l'empire , on n'aurait pas reconnu
à dix heues de Rome, on n'aurait ni admis ni compris l'illus-
tration d'une race sabine, et bien moins encore les droits uni-
versels que ses partisans eussent prétendu en faire découler.
En Asie, au contraire, on connaissait encore les vieilles sou-
ches macédoniennes , et on ne leur contestait ni la gloire su-
périeure , ni les prérogatives dominatrices.
Le principat ne fut donc pas une dignité fondée sur les pres-
tiges du passé, mais, au contraire, sur toutes les nécessités
matérielles du présent. Le consulat lui apporta son continrent
de forces; la puissance tribunitienne y adjoignit ses droits
énormes; la préture, la questure, le censorat, les diflérentes
fonctions républicaines vinrent tour à tour se fondre dans cette
masse d'attributions aussi hétérogènes que les masses de peu-
Ci) La population noble italiote commença à disparaître de Rome
vers la seconde guerre punique. En 280 av. J.-C, deux ans avant l'ouver-
ture des hostilités, le cens avait donné 270,213 citoyens romains. En
»i, il n'y en avait plus que 214,000; cependant 8,0OJ esclaves avaient
été affranchis pour pouvoir être incorporés dans les légions. (Zumpt,
ouvr. cité, p. 13.) Après la guerre, il se trouva que huit légions
avaient été anéanties à Cannes, et deux autres, avec les alliés italiotes,
si bien massacrées dans la forêt Litana qu'il n'en avait échappé que
di\ hommes. On combla ces vides terribles au moyen d'étrangers, et
les familles plébéiennes d'ancienne extraction passèrent au sénat et
dans l'ordre équestre. {Ibidem, p. 25.) On voit à quel point les
veilles maisons d'origine sabine devaient être devenues rares parmi les
patriciens uu temps des premiers Césars.
264 DE LENÉGALITK
pies sur lesquelles elles devaient s'exercer (1), et quand plus
tard ou voulut joindre le brillant, l'imposant à l'utile comme
couronnement nécessaire, on put décerner au maître du monde
les honneurs de l'apothéose, on put en faire un dieu (2) , mais
jamais on ne parvint à introniser ses flls nés ou à naître dans
la possession régulière de ses droits. Amasser sur sa tête des
nuages d'honneurs, faire fouler à ses pieds l'humanité pros-
ternée, concentrer dans ses mains tout ce que la science poli-
tique , la hiérarchie religieuse , la sagesse administrative , la
discipline militaire avaient jamais créé de forces pour plier les
volontés : ces prodiges s'accomplirent, et nulle réclamation
ne s'éleva ; mais c'était à un homme que l'on prodiguait tous
cespouvoirs, jamais à une famille, jamais à une race. Le senti-
ment universel, qui ne reconnaissait plus nulle part de supério-
rité ethnique dans le monde dégénéré , n'y aurait pas consenti.
On put croire un instant, sous les premiers Antonins, qu'une
dynastie sacrée par ses bienfaits allait s'établir pour le bonlieur
du monde. Caracalla se montra soudain, elle monde, qui
n'avait été qu'entraîné, non encore convaincu, reprit ses an-
ciens doutes. La dignité impériale resta élective. Cette forme
de commandement était décidément la seule possible, parce
que, dans cette société sans principes fixes, sans besoins cer-
tains, enfin, en un mot qui dit tout, sans homogénéité de sang,
on ne pouvait vivre, quoi qu'on en eût, qu'en laissant toujours
la porte ouverte aux changements, et en prêtant les mains de
bonne grâce à l'instabilité (3).
(1) « ... Poteslalcm Iribunitiam ... Id summi fastigii vocabulum Au-
« gustus repperit, ne rogis aut dictatoris nomen assumeret, ac
« tamen appellalione aliqua caetera imperia piœmineret. » (Tac,
Ann., m, fie.)
(2) « ... Cuiicla Icgum et magistratum munera in se Irahens prin-
ceps ... » (Tac, Ann., XI, 5.) — Suet., Dom., 13 : « Dominus et deus
noster sic ficri jubet. »
(3) On dil beaucoup que ce sont les guerres qui troublent la cons-
cience des peuples, les ramènent vers l'ignorance et les empêchent
de se créer une idée juste de leurs besoins. Or, depuis la bataille
d'Actium jusqu'à la mort de Commode, il n'y eut dans l'intérieur de
l'empire d'autre levée de boucliers que la lutte des Flaviens contre
DES BACES HUMAINES. 265
Rien ne démontre mieux la variabilité ethnique de l'empire
romain que le catalogue des empereurs. D'abord , et par le ha-
sard assez ordinaire qui mit le génie sous le front d'un patri-
cien démocrate, les premiers princes sortirent de la race Sa-
bine. Comment le pouvoir se perpétua un temps dans le cercle
de leurs alliances, sans qu'une hérédité réelle pût s'établir ja-
mais, c'est ce que Suétone raconte avec perfection. Les Jules
les Qaude, les JNéron eurent chacun leur jour, puis bientôt
ils disparurent, et la famille italiote des Flavius les remplaça.
Elle s'effaça promptement, et à qui flt-elle place? A des Espa-
gnols. Après les Espagnols, vinrent des Africains; après les
Africains, dont Septime Sévère se montra le héros, et l'avocat
Macrinus le représentant, non le plus fou, mais le plus vil,
parurent les Syriens, bientôt supplantés par de nouveaux Afri-
cains, remplacés à leur tour par un Arabe, détrôné par un
Pannonien. Je ne pousse pas plus loin la série, et je me con-
tente de dire qu'après le Pannonien il y eut de tout sur le
trône {!) impérial, sauf un homme de famille urbaine.
Il faut considérer encore la manière dont le monde romain
s'y prenait pour former l'esprit de ses lois ['2). Le demanda.t-
U à l'ancien instinct, je ne dirai pas romain, puisqu'il n'y eut
vilellius. La prospérité matérielle fut très grande; mais le pouvoir
resu irregulier, garda son inconsistance, et riutolligence nationale
alla toujours déclinant. (Voir Ara. Thierry, Histoire de la Gaule sous
tadminulration romaine, t. I, p. 241.) •
(1) Am. Thierry, la Gaule sous l' administration romaine Intrn.
duclion, t. 1, ji. t63 et pass. *
(2) César avait désiré uu code établi sur un principe unitaire II
mourut trop lot pour réaliser son projet. (Am. Thierry, la Gaule
sou, radministr. rom. Introd., t. I, p. 73.) Je crois aussi que le tomns
n en était pas encore arrivé. Il aurait eu à vaincre des résistances oui
un peu plus taid, n'existèrent plus. (Voir Am. Thierry, Hist. de là
GauU sous radm. rom. Introd.. t I, p. 253 et pass.) - Savigny, G s-
chtchte des rœmischen Rechtes im Mittelaller, 1. 1, p. \ et pass • . iri--
. promptement. remarque l'illustre écrivain, le droit romain cessa
« détre an.me d'un véritable esprit créateur. Les grands jurisconsultes
. de l'époque de Caracalla et d'Alexandre lureiU à peu prL les dSers
. qu. aient pu répandre la vie dans la doctrine. . cïtie opinion est
encore trop favorable. "i>ijiiou cai
266 DE l'inégalité
jamais rien de romain , mais du moins étrusque ou italique ?
Nullement. Puisqu'il lui fallait une législation de compromis, '
il alla la chercher dans le pays qui oQrait, après la ville éter-
nelle, la population la plus mélangée : sur la côté syrienne, et
il entoura, avec raison du reste, de toute son estime l'école
d'où sortit Papinien. En fait de religion, il avait dès longtemps
été large dans ses vues (1). La Rome républicaine , avant de
posséder un panthéon, s'était adressée à tous les coins de la
terre pour se procurer des dieux (2). Il vint un jour où , dans
ce vaste éclectisme , on eut encore peur de s'être mis trop à
l'étroit, et, pour ne pas sembler exclusif, on inventa ce mot
vague de Providence, qui est, en effet, chez des nations pen-
sant différemment, mais ennemies des querelles, le meilleur à
mettre en avant. Ne signifiant pas grand'chose, il ne peut cho-
quer personne. La Providence devint le dieu officiel de l'em-
pire (3).
(1) L'étonneinent des républicains peu idéalistes de la Rome sabine
n'avait pas dû être médiocre en voyant Annibal mettre en avant contre
eux des griefs tiiéologiques. Le Carthaginois se présenta en apôtre de
Milytta, et, au nom de cette divinité chananéenne, il détruisait les
temples italiotes et faisait fondre les idoles de métal. (Voir Bœttiger,
Ideen zur Kunst-Mylhologie, t. I, p. 29.)
(2) M. Am. Thierry félicite chaudement Adrien de ce que, dans ses
voyages perpétuels à travers l'empire, le touriste-administrateur étu-
diait toutes les religions, et, pour bien en pénétrer l'esprit et les méri-
tes, se faisait révéler tous leurs mystères en agréant toutes leurs ini-
tiations. (La Gaule sous Vadministr. rom. Introd., t. I, p. 173.) —
Pétrone, Salyr., XVIl, dit excellemment : « Nostra regio tam praesen-
( tibus plena est numinibus, ut facilius possis deum quam hominem
« invenire. »
(3) Avant l'invention de la Providence, qui offrait cet avantage poli-
tique de ne trancher aucune question, les Grecs sémitisés avaient
éprouvé le même besoin que les Romains et pour les mêmes causes,
de réunir les cultes reconnus dans la sphère de l'action politique ; mais,
au lieu de les accepter également, ils avaient cherché querelle à tous.
Deux rhéteurs, Charax et Lampsacus, s'étaient fait fort de réduire
tous les mythes au pied d'une explication rationnelle. Évhémère gé
néralisa cette méthode, et il n'y eut plus pour lui dans les récit>
divins que des faits fort ordinaires, ou mal compris, ou défigurés; en-
fin, à son avis, toutes les religions reposaient sur des malentendus
de la nature la plus mesquine. Il avait découvert que Cadmus était un
DES BACES HUMAINES. 267
Les peuples se trouvaient ainsi ménagés autant que possible
dans leurs intérêts, dans leurs croyances, dans leurs notions
du droit, dans leur répugnance à obéir toujours aux mêmes
noms étrangers ; bref, il semblait qu'il ne leur manquât rien en
fait de principes négatifs. On leur avait donné une religion qui
n'en était pas une , une législation qui n'appartenait à aucune
race, des souverains fournis par le hasard , et qui ne se récla-
maient que d'une force momentanée. Et, cependant, que l'on
s'en fût tenu là en fait de concessions, deux points auraient pu
blesser encore. Le premier, si l'on eût conservé à Rome les
anciens trophées : les provinciaux y auraient ravivé le souvenir
de leurs défaites ; le second, si la capitale du monde était restée
dans les mêmes lieux d'où s'étaient élancés les vainqueurs dis-
parus. Le régime impérial comprit ces délicatesses et leur
donna pleine satisfaction. *
L'engouement des derniers temps de la république pour le
grec, la littérature grecque et les gloires de la Grèce, avait été
poussé jusqu'à l'extrême. Au temps de Sylla, il n'y avait
homme de bien qui n'affectât de considérer la langue latine
comme un patois grossier. On parlait grec dans les maisons
qui se respectaient. Les gens d'esprit faisaient assaut d'atti-
cisme , et les amants qui savaient vivre se disaient , dans leurs
rendez-vous : <î«ix.iî |aou, au lieu d'anima mea (1).
Après l'empire établi, cet hellénisme alla se renforçant;
iiîéron s'en flt le fanatique. Les héros antiques de la Ville furent
considérés comme d'assez tristes hères, et ou leur préféra tout
haut le Macédonien Alexandre et les moindres porte-glaives
de l'Hellade. Il est vrai qu'un peu plus tard une réaction se
fit en faveur des vieux patriciens et de leur rusticité ; mais on
peut soupçonner cet enthousiasme de n'avoir été qu'une mode
cuisinier du roi de Sidon , qui s'était enfui en Béotie avec Harmonia,
joueuse de Oùte de ce même monarque. (Bœtliger, Ideen zur Kunst-
Mythologie, t. I, p. 187 et pass.) Le grand écueil de l'évhémérisme,
c'est d'avancer des explications qui ont autant besoin de preuves que
les faits qu'ils prenneut à partie.
(1) Pétrone, Salyr., XXXVII : . Nunc nec quid nec quare in cœlum
abiit et Trimalciiionis tapanta est (xâ Tîavtâ). *
268 DE l'inégalité
littéraire : il n'eut, du moins, pour organes que des hommes fon
éloquents sans doute, niais très étrangers au Latium, l'Espa-
gnol Lucain , par exemple. Comme ces louangeurs inattendi
ne purent déranj^er les préoccupations générales , le coura
continua à pousser vers les illustrations grecques ou sémit
ques. Chacun se sentait plus attiré, plus intéressé par elles,
que le gouvernement fit de mieux pour complaire à ces ina
tincts fut accompli par Septime Sévère, lorsque ce grand princ
érigea de riches monuments à la mémoire d'Annibal , et qii
son iils Antonin Caracalla dressa à ce même vainqueur de Can-I
nés et de Trébie des statues triomphales en grand nombre (1).|
Ce qu'il faut admirer davantage , c'est qu'il en remplit Roi
même. J'ai dit ailleurs que, si Cornélius Scipion avait été vaincu!
à Zama, la victoire "n'aurait pu cependant changer l'ordre na-J
turel des choses, et anfener les Carthaginois à dominer sur le
races italiotes. De même, le triomphe des Romains, sous l'ai
de Laelius, n'empêcha pas non plus ces mêmes races, une foîl
leur œuvre accomplie, de s'engloutir dans l'élément sémitiqueS
et Carthage, la malheureuse Carthage, une vague de cet océanj
put savourer aussi son heure de joie dans le triomphe coUec-i
tif, et dans l'outrage posthume appliqué sur la joue de la|
vieille Rome.
Il semble que, le jour où les simulacres vermoulus des Fabius
et des Scipions virent le borgne de la Numidie obtenir son
marbre au milieu d'eux , il ne dut plus se trouver dans tout
l'empire un seul provincial humilié : chacun de ses citoyens
put librement chanter les louanges des héros topiques. Le
Gétule, le Maure célébra les vertus de Massinissa, et Jngurtha
fut réhabilité. Les Espagnols vantèrent les incendies de Sagonte
et de Numance, tandis que le Gaulois éleva plus haut que les
nues la vaillance de Vercingétorix. Personne n'avait désormais
à s'inquiéter des gloires urbaines insultées par ces gens qui se
disaient citoyens, et le plus piquant, c'est que ces citoyens
romains eux-mêmes, métis et bâtards qu'ils étaient à l'égard
(1) Am. Thierry, la Gaule soua Vadministr. rom. Introducl. , 1. 1, p. 187
el pass.
DES BACES HUMAINES. 269
de toutes les vieilles races, n'avaient pas plus de droits à s'ap-
proprier les mérites des héros barbares dont il leur plaisait de
se réclamer, que de honnir les grandes ombres patriciennes du
Latium (1).
Reste la question de suprématie pour la Ville. Sur cet ar-
ticle, comme sur les autres , le monde de vaincus abrité sous
les aigles impériales fut parfaitement traité.
Les Étrusques, constructeurs de Rome, n'avaient pas eu la
prévision des hautes destinées qui attendaient leur colonie. Ils
n'avaient pas choisi son territoire dans la vue d'en faire le cen-
tre du monde, ni même d'en rendre l'abord facile. Aussi, dès
le règne de Tibère , on comprit que , puisque l'administration
impériale se chargeait de surveiller les intérêts universels des
nations amalgamées , il fallait qu'elle se rapprochât des pays
où la vie était le plus active. Ces pays n'étaient pas les Gaules,
nulles d'influence, n'étaient pas l'Italie dépeuplée : c'était
l'Asie, où la civilisation croupissante, mais générale, et surtout
l'accumulation de masses énormes d'habitants, rendaient né-
cessaire la surveillance incessante de l'autorité. Tibère, pour
ne pas rompre du premier coup avec les anciennes habitudes,
se contenta de s'établir à l'extrémité de la Péninsule. Il y avait
alors plus d'un siècle que le dénouement des grandes guerres
civiles et les résultats solides de la victoire ne s'acquéraient
plus là, mais en Orient, ou, à tout le moins, en Grèce.
Néron, moins scrupuleux que Tibère, vécut le plus possible
dans la terre classique, si douce à ce terrible ami des arts.
Après lui, le mouvement qui entraînait les souverains vers l'est
devint de plus en plus fort. Tels empereurs, comme Trajan ou
Septime Sévère, passèrent leur vie à voyager; tels autres,
comme Héliogabale, visitèrent à peine et en étrangers, la ville
éternelle. Un jour, la vraie métropole du monde fut Antiochc.
(1) I^s gens réfléchis se rendaient bien compte de ceUe indignité des
populations nouveUes vis-à-vis de la gloire des anciennes : « On. Pison,
« accusant indirectement Germanicus, lui reprocha d'avoir, à la honte
« du nom romain , montré trop de bienveillance, non pour les Athc-
• nions, éteints par tant de désastres, mais pour l'écume des nations
« qui les avait remplacés. » (Tac, Ann., H, 53.)
270 DE l'inégalité
Quand les affaires du Nord prirent une importance majeure,
Trêves devint la résidence ordinaire des ciiefs de l'État. Mi-
lan en reçut ensuite le titre ofûciel, et, cependant, que de-
venait Rome? Rome gardait un sénat pour jouer dans les af-
faires un rôle triste, passif, et tel qu'un grand seigneur imbécile,
produit adultérin des affranchis de ses aïeules, mais protégé
par les souvenirs de son nom, peut encore l'avoir. De fait, ce
sénat servait à peu de choses. Quelquefois , quand on y son-
geait, on le priait de reconnaître les empereurs issus de la vo-
lonté des légions. Des lois formelles interdisaient aux mem-
bies de la curie le métier des armes, et comme d'autres lois,
eu apparence bienveillantes, excluaient tous les Italiotes du
service militaire actif, ces honnêtes sénateurs, qui d'ailleurs
n'avaient rien de commun avec les pères conscrits des temps
passés (1), n'auraient pas rencontré de soldats qui les connus-
sent , s'ils avaient voulu de force se faire chefs d'une armée.
Réduits pour toute occupation à la plus médiocre intrigue , ils
ne trouvaient dans le monde personne qu'eux-mêmes pour
croire à leur importance. Quand , par un malheur, quelque
prince les employait dans ses combinaisons, leur autorité d'em-
prunt ne manquait jamais de les conduh-e à quelque abîme.
Malheureux hommes, parvenus de hasard , vieillards sans di-
gnité, ils aimaient encore à parader dans leurs séances oiseuses,
combinant des périodes et jouant à l'éloquence dans ces jours
terribles où l'empire n'appartenait qu'aux poignets vigoureux.
Ces sénateurs impuissants auraient pu s'avouer un défaut de
(1) < lisdem diebus in numerum patriciorum adscivit Caesar (Clau-
< dius) vetustissimum quemque e senatu aut quibus clari parentes
« fucrant; paucis jam reliquis familiarum quas Romulus majorum et
« L. Brutus minorum geiitiuin appcllaverant; e\haustis etiam qua;
< dictator Caesar lege Cassia et princeps Âugustus lege Saenia , sub-
« légère. » (Tac, Ann., XI, 25.) Claude venait de déclarer que, l'an-
tique coutume de la république étant de s'adjoindre tous les chefs
des peuples conquis, les Gaulois pouvaient être reçus dans le sénat,
et il y avait admis les Éducns. (Ibidem, 24.) Il est à remarquer que
les plus vieilles maisons de Rome, les plus illustres avaient à peine
six cents ans de durée, et on en comptait bien peu qui fussent dans
ce cas, tant la fusion des races italiotes avait été rapide.
DES BÀCES HUMAINES. 271
plus, qui plus tard, du reste, leur porta grand préjudice, ce
fut leur affectation de goûts littéraires, quand personne autre
ne se souciait plus de savoir ce que c'était qu'un livre. Rome
comptait parmi ses illustrations civiles des amateurs très pré-
tentieux ; mais, sur ce point encore, Rome n'était plus le champ
fécond de la littérature latine. Avouons aussi qu'elle ne l'avait
jamais été.
A compter tous les beaux génies qui ont illustré les muses
ausoniennes, poètes, prosateurs, historiens ou philosophes, de-
puis le vieux Ennius et Plante, peu sont nés dans les murs de
la Ville ou appartinrent à des familles urbaines. C'était une sorte
de stérilité décidée, jetée comme une malédiction sur le sol
de la cité jiuerrière, qui pourtant, il faut lui rendre cette jus-
tice, accueillit toujours noblement, et d'une façon conséquente
au génie utilitaire du premier esprit italique, tout ce qui put
rehausser sa splendeur. Ennius, Livius Andronicus, Pacuvius,
Plante et Térence n'étaient pas Romains. Ne l'étaient pas non
plus : Virgile, Horace, Tite-Live, Ovide, Vitruve, Cornélius
Népos, Catulle, Valérius Flaccus, Pline. Encore bien moins
cette pléiade espagnole venue à Rome avec ou après Portius
Latro , les quatre Sénèque , le père et les trois fils , Sextilius
Héna, Statorius Victor, Sénécion, Hygin, Columelle, Pom-
ponius Mêla, Silius Italiens, Quintilien, Martial, Florus, Lu-
cain, et une longue liste encore (1).
Les piu-istes urbains trouvaient toujours quelque chose à re-
dire aux plus grands écrivains. Ceux de ces derniers qui ve-
naient d'Italie avaient de trop la saveur du terroir, qui rendait
l«ir style provincial. Ce reproche était plus mérité encore par
les Espagnols. Toutefois la vogue de personne n'en était dimi-
nuée, et le mérite , quoi qu'on en ait dit depuis cent ans chez
nous, était tout aussi reconnu chez les poètes de Cordoue que
s'ils avaient écrit justement comme Cicéron. Nous ne pouvons
trop juger la portée des critiques adressées au Padouan Tite-
Live. mais nous summes parfaitement en mesure de constater
(1) Ani. Thierry, la Gauk sous Vadminislration romaine, t. I, p. 800
et pass.
272 DE l'inégalité '
la vérité de celles qui poursuivaient les Sénèque, et Lucaln, et
Silius Italiens. Ces critiques se rattachent trop bien au sujet
de ce livre pour n'en pas toucher un mot. On accusait donc
l'école espagnole d'afficher à un degré choquant ce que je
nomme le caractère sémitique, c'est-à-dire l'ardeur, la couleur,
le goût du grandiose poussé jusqu'à l'emphase, et une vigueur
dégénérant en mauvais goût et en dureté.
Acceptons toutes ces attaques. On a remarqué déjà combien
elles étaient méritées par le génie des peuples mélanisés. Il n'y
a donc pas lieu de les repousser quand il s'agit des oeuvres de
ce génie sur le sol espagnol , car on ne perd pas de vue que
nous observons ici une poésie et une littérature qui ne floris-
saient dans la péninsule ibérique que là où il y avait du sang
noir largement infusé, c'est-à-dire sur le littoral du sud. En
conséquence, retournant le fait pour le faire entrer dans le
rang de mes démonstrations, j'observe de nouveau combien la
poésie, la littérature, sont plus fortes, et en même temps plus
défectueuses par exubérance , partout où le sang mélanien se
trouve abondamment, et, suivant cette veine, il n'y a qu'à pas-
ser jusqu'à la province qui marqua le plus dans les lettres après
l'Espagne, ce fut l'Afrique (1).
Là, autour de la Carthage romaine, la culture de l'imagina-
tion et de l'esprit était une habitude et, pour ainsi dire, un
besoin général. Le philosophe Annaeus Cornutus, né à Leptis,
Septimius Sévérus, de la même ville, l'Adrumétain Salvius
Julianus, le Numide Cornélius Fronton, précepteur de Mare-
Aurèle, et enfin Apulée, élevèrent au plus haut point la gloire
de l'Afrique dans la période païenne , tandis que l'Église mili-
tante dut à cette contrée de bien puissants et bien illustres apo-
logistes dans la personne des Tertullien , des Minutius Félix,
des saint Cyprien, des Arnobe, des Lactance, des saint Augus-
tin. Chose plus remarquable encore : quand les invasions ger-
maniques couvrirent de leurs masses régénératrices la face du
monde occidental, ce fut sur les points où l'élément sémitique
(1) Am. Thierry, la Gaule sous Vadminislr. rom. Introd.,l. I,p. l>*i
et seqq.
DES BACES HUMAINES. 275
restait fort que les lettres romaines obtinrent leurs derniers
succès. Je nomme donc cette même Afrique, cette même Car-
tilage, sous le gouvernement des rois vandales (1).
Ainsi , Rome ne fut jamais , ni sous l'empire , ni même sous
la république, le sanctuaire des muses latines. Elle le sentait
si bien que, dans ses propres murailles, elle n'accordait à sa
langue naturelle aucune préférence. Pour instruire la popula-
tion urbaine, le flsc impérial entretenait des grammairiens la-
tins, mais aussi des grammairiens grecs. Trois rhéteurs latins,
mais cinq grecs, et, en même temps, comme les gens de let-
tres de langue latine trouvaient des honneurs et un salaire et
un public partout ailleurs qu'en Italie, de même les écrivains
helléniques étaient attirés et retenus à Rome par des avanta-
ges pareils : témoin Plutarque de Chéronée , Arrien de Nico-
médie, Lucien de Samosate, Hérode Atticus de Marathon,
Pausanias de Lydie, qui, tous, vinrent composer leurs ouvra-
ges et s'illustrer au pied du Capitole.
Ainsi, à chaque pas que nous faisons, nous nous enfonçons
davantage dans les preuves accumulées de cette vérité que
Rome n'avait rien en propre, ni religion, ni lois, ni langue, ni
littérature , ni même préséance sérieuse et effective , et c'est
ee que de nos jours on a proposé de considérer sous un point
de vue favorable et d'approuver comme une nouveauté heu-
reuse pour la civilisation. Tout dépend de ce qu'on aime et
cherche, de ce qu'on blâme et réprouve (2).
(1) Ueycr, Lateinische Anthologie, t. II.
(i) Savigny (Geschichle des rœmischen Rechtes im Mittelalter) a très
bien exprime l'opinioD ancienne en la raisonnant : * Lorsque Rome
« était petite, dit cet homme éminent, et qu'elle rangeait sous sa dé-
€ pendance quelques cités italiotes par l'octroi de son droit civique,
« on pouvait supposer entre ces dernières et la ville conquérante une
• sorte d'égalité, et c'est sur cette notion que reposa la constitution
« libre de ces villes. Mais, lorsque l'empire se fut étendu sur trois
« parties du monde, celte égalité cessa complètement, de sorte que
« la liberté locale dut dimiuuer. Vint ensuite la pression de l'adminis-
• tration impériale , qui , en imposant partout un même niveau d'obéis-
« sance, Qt disparaître peu à peu les différences qui existaient entre
• l'Italie et les provinces. La Péninsule, jadis la partie du territoire la
< plus favorisée, perdit de sa valeur individuelle, les terres autrefois
274 DE l'inégalité
Les détracteurs de. la période impériale font remarquer, de
leur côté, que, sur toute la face du monde romain depuis Au-
guste, aucune individualité illustre ne ressort plus. Tout est ef-
facé ; plus de grandeur honorée, plus de bassesse flétrie ; tout vit
en silence. Les anciennes gloires ne passionnent que les dé-
clamateurs rhétoriciens à l'heure des classes ; elles n'appar-
tiennent plus à personne, et les têtes vides seulement peuvent
prendre feu pour elles. Plus de grandes familles; toutes sont
éteintes, et celles qui, occupant leur place , essayent de jouer
leur rôle, sorties ce matin de la tourbe, y rentreront ce soir (1).
Puis cette antique liberté patricienne qui , avec ses inconvé-
nients, avait aussi ses beaux et nobles côtés, c'en est fini d'elle.
Personne n'y songe, et ceux-là qui, dans leurs livres, balan-
cent encore devant son souvenir un encens théorique, recher-
chent, en bons courtisans , l'amitié des puissants de l'époque,
et seraient désolés qu'on prît au mot leurs regrets. En même
temps, les nationalités quittent leurs insignes. Elles vont les
unes chez les autres porter le désordre de toutes les notions
sociales, elles ne croient plus en elles-mêmes. Ce qu'elles ont
gardé de personnel, c'est la soif d'empêcher l'une d'entre elles
de se soustraire à la décadence générale.
Avec l'oubli de la race , avec l'extinction des maisons illus-
tres dont les exemples guidaient jadis les multitudes , avec le
syncrétisme des théologies , sont venus en foule , non pas les
grands vices personnels , partage de tous les temps , mais cet
universel relâchement de la morale ordinaire, cette incertitude
de tous les principes , ce détachement de toutes les individua-
lités de la chose publique , ce scepticisme tantôt riant , tantôt
morose, indifféremment porté sur ce qui n'est pas d'intérêt ou
« conquises se relevèrent quelque peu, puis enfln tout s'abîma en-
c semble dans un affaiblissement incurable. Pour Rome même, cet
« énervement est de toute évidence... » (T. I, p. 31.)
(1) Am. Thierry, la Gaule sous Padministr. rom. Introd., 1. 1, p. 181 :
c Le parti des idées républicaines et aristocratiques n'eut même
c bientôt plus pour chefs que des hommes nouveaux; ni Corbulon, ni
< Paetus Thraséas, ni Agricola, ni Helvidius, n'appartinrent à l'ancien
« patriciat. Dès le second siècle, et surtout au troisième, les familles
a sénatoriales étalent pour la plupart étrangères à l'Italie. *
DES BACES HUMAINES. 275
d'usage quotidien, enfin ce dégoût effrayé de l'avenir, et ce
sont là des malheurs bien autrement avilissants pour les socié-
tés. Quant aux éventualités politiques , interrogez la foule ro-
maine. Plus rien ne lui répugne, plus rien ne l'étonné. Les con-
ditions que les peuples homogènes exigent de qui veut les
gouverner, elles en ont perdu jusqu'à l'idée. Hier c'était un
Arabe qui montait sur le trône, demain ce sera le fouet d'un
berger pannonien qui mènera les peuples. Le citoyen romain
de la Gaule ou de l'Afrique s'en consolera en pensant qu'après
tout ce ne sont pas là ses affaires , que le premier gouvernant
venu est le meilleur, et que c'est une organisation acceptable
que celle où son fils, sinon iui-méme , peut à son tour devenir
l'empereur.
Tel était le sentiment général au iii« siècle, et, pendant
seize cents ans, tous ceux, païens ou chrétiens, qui ont réfléchi
à cette situation ne l'ont pas trouvée belle. Les politiques
comme les poètes, les historiens comme les moralistes, ont dé-
versé leurs mépris sur les immondes populations auxquelles on
ne pouvait faire accepter un autre régime. C'est là le procès
que des esprits d'ailleurs éminents , des hommes d'une érudi-
tion vaste et solide s'efforcent aujourd'hui de faire reviser. Ils
sont emportés à leur insu par une sympathie bien naturelle et
que les rapprochements ethniques n'expliquent que trop.
Ce n'est pas qu'ils ne tombent d'accord de l'exactitude des
reproches adressés aux multitudes de l'époque impériale ; mais
is opposent à ces défauts de prétendus avantages qui, à leurs
yeux, les rachètent. De quoi se plaint-on? du mélange des re-
ligions ? Il en résultait une tolérance universelle. Du relâche-
ment de la doctrine officielle sur ces matières? Ce n'était rien
que l'athéisme dans la loi (1). Qu'importent les effets d'un tel
exemple partant de si haut ?
A ce point de vue, l'avilissement et la destruction des gran-
des familles, voire même des traditions nationales qu'elles con«
il) Tibère avait émis cette maxime toute moderne : « Deorum injurias
€ diis cune. » (Tacit., Ann., liv. I, 73.) C'était à propos de la loi sur
les crimes de lèse-majesté, dont il cherchait à étendre les effets, non
pour les dieux, mais pour lui.
276 DE l'inégalité
servaient, sont des résultats acceptables. Les classes moyennes
du temps n'ont pu manquer de bien accueillir cet holocauste
quand on l'a jeté sur leurs autels. Voir des hommes héritiers des
plus augustes noms , des hommes dont les pères avaient donné
à la patrie mille victoires et mille provinces, voir ces hommes,
pour gagner leur vie, réduits à porter la balle et à faire les
gladiateurs; voir des matrones, nièces de Collatin, réduites
au pain de leurs amants, ce ne sont pas là des spectacles à dé-
daigner pour les flls d'Habinas, pas plus que pour les cousins
de Spartacus. La seule différence est que le fabricant de cer-
cueils mis en scène par Pétrone désire en arriver là doucement
et sans violence, tandis que la bête des ergastules savoure
mieux la misère qu'elle-même , en personne , a faite , surtout
si elle est ensanglantée. Un État sans noblesse , c'est le rêve de
bien des époques. Il n'importe pas que la nationalité y perde
ses colonnes, son histoire morale, ses archives : tout est bien
quand la vanité de l'homme médiocre a abaissé le ciel à la por-
tée de sa main.
Qu'importe la nationalité elle-même? Ne vaut-il pas mieux
pour les différents groupes humains perdre tout ce qui peut
les séparer, les différencier? A ce titre, en effet, l'âge impérial
est une des plus belles périodes que l'humanité ait jamais par-
courues.
Passons aux avantages effectifs. D'abord, dit-on, une admi-
nistration régulière et unitaire. Ici il faut examiner.
Si l'éloge est vrai , il est grand ; cependant on peut douter
de son exactitude. J'entends bien qu'en principe tout aboutis-
sait à l'empereur, que les moindres officiers civils et militaires
devaient attendre hiérarchiquement l'ordre descendu du
trône, et que, sur le vaste pourtour comme au centre de l'État,
la parole du souverain était censée décisive. Mais que disait-
elle, cette parole, et que voulait-elle? Jamais qu'une seule et
même chose : de l'argent, et, pourvu qu'elle en obtînt, l'inter-
vention d'en haut ne prenait pas souci de l'administration in-
térieure des provinces, des royaumes, à plus forte raison des
villes et des bourgades, qui, organisées sur l'ancien plan mu-
nicipal, avaient le droit de n'être gouvernées que par leur curie.
DBS RACES HUMAINES. J77
Ce droit survivait, énervé à la vérité, parce que le caprice d'en
hant en troublait en mille occasions l'exercice , mais il existait
seul, privé de bien des avantages et offrant tous les inconvé-
nient^ de l'esprit de clocher.
Les écrivains démocratiques font grand éclat du titre de ci-
toyen romain conféré à l'univers entier par Antonin Caracalla.
Ten suis moins enthousiaste. La plus belle prérogative n'a de
valeur que lorsqu'elle n'est pas prodiguée. Quand tout le
monde est illustre, personne ne l'est plus, et ce fut ainsi qu'il
en advint à la cohue innombrable des citoyens provinciaux (l).
Tous ils furent astreints à payer l'impôt, tous ils devinrent
passibles des peines que la jurisprudence impériale appliquait;
et , sans souci de ce qu'eût pensé de cette innovation le civis
romanus d'autrefois, on les soumettait à la torture quand s'en
présentait la moindre tentation juridique. Saint Paul avait dû
à sa qualité civique réclamée à propos un traitement d'hon-
neur ; mais les confesseurs , les vierges de la primitive Église,
bien que décorés du droit de cité , n'en étaient pas moins me-
nés en esclaves. C'était désormais l'usage commun. L'édit de
nivellement put donc plaire un jour aux sujets, en leur mon-
trant abaissés ceux qu'ils enviaient naguère; mais, pour eux,
il ne les releva pas : ce fut simplement une grande prérogative
abolie et jetée à l'eau (2). ^ ^
Et quant aux sénats municipaux, maîtres, soi-disant, d'admir ,
nistrer leurs villes suivant l'opinion de la localité, leur félicité
n'était pas non plus si grande qu'on le donne à croire (3). Je
(1) Rien ne fut changé parla constitution de Caracalla dans le mode
d'administration des villes, aucun avantage nouveau ne fut introduit,
et Savigny n'y aperçoit qu'une simple évolution de l'état personnel des
gouvernés. (Geschichte des rœmischen Rechlesim Mitlelalter, 1. 1, p. 63.)
(i) Pour n'en citer qu'un exemple, voir ce que dit Suétone de l'admi-
nistration Qnancière de Vespasien. {Vesp., 16.)
(3) Consulter, sur l'organisation municipale pendant l'époque impé-
riale, l'Histoire du droit municipal en France, par M. Raynouard,
Paris, 18*), 2 vol. in-8», et l'Histoire critique du pouvoir municipal en
France, par G. Leber, Paris, 18;29, in-S". — Bien que spécialement des-
tinés à l'examen des institutions gallo-romaines, ces deux ouvrages
renferment un grand nombre d'observations générales. M. Raynouard,
16
278 DE L'INEGALITE
veux que, dans les petites affaires, leur action demeurât assez
libre. Il ne faut pas l'oublier, aussitôt qu'il s'agissait des de-
mandes du fisc, plus de délibération, pas de raisonnements,
bourse déliée ! Or ces demandes étaient fréquentes et peu dis-
crètes (1). Pour quelques empereurs qui, dans un long prinei-
pat, trouvèrent le loisir de régler leur appétit, combien n'en
vit-on pas davantage qui, pressés de s'asseoir à la table du
monde, n'eurent que le temps d'y dévorer ce que leurs mains
purent saisir? Et encore, parmi les princes favorisés d'un beau
règne , combien y en eut-il que des guerres presque incessan-
tes ne forcèrent pas de dévorer la substance de leurs peuples?
Et enfin, parmi les pacifiques, combien encore en peut-on
citer dont les plus belles années ne se soient passées à diriger
les meilleures ressources de l'empire contre les flots d'usurpa-
teurs sans cesse renaissants, qui, de leur côté, emportaient aux
villes tout ce qui était à prendre? Le fisc ne fut donc presque
jamais , excepté sous les Antonins , en disposition de ménager
ses exigences; et ainsi les magistrats municipaux avaient pour
homme de cabinet et d'origine provençale, est un admirateur enthou-
siaste des idées et des procédés romains. M. Leber, érudit d'un im-
mense savoir, mais en même temps administrateur pratique, et né
dans une province moins complètement i-omanisée que M. Raynouard,
est infiniment plus prudent dans ses éloges, et souvent cette prudence
va jusqu'au blâme. Ce sont deux ouvrages curieux, bien que le second
soit supérieur au premier. J'en ai beaucoup usé dans ces pages; mais
comme, malheureusement, je ne les ai pas sous les yeux, je suis ré-
duit à citer de souvenir. — Savigny, Geschichte des rœmischen Rechtea
im Mittelalter, in-S", Heidelberg, 1815, L I, p. 18 et pass.
(1) Je n'oserais ici me montrer aussi sévère, quoique je puisse le
sembler beaucoup, qu'un écrivain dont le secours m'était assez inat-
tendu dans une lutte contre des opinions dont M. Amédée Thierry est
le principal propagateur. Je vais me couvrir de son autorité bien puiç-
sante en cette rencontre. Voici ce qu'il dit: « Sous le prétexte humain
« de gratifier le monde d'un titre flatteur, un Antonin appela dans ses
c édits du nom de citoyens romains les tributaires de l'empire romain,
c ces hommes qu'un consul pouvait légalement torturer, battre de
« coups, écraser de corvées et d'impôts. Ainsi fut démentie la puis-
€ sance de ce titre autrefois inviolable, et devant lequel s'arrêtait la
« tyrannie la plus éhontée; ainsi périt ce vieux cri de sauvegarde qui
4 faisait reculer les bourreaux : Je suis citoyen romain. » (Augustin
Thierry, Dix ans d'études historiques, in-lâ, Paris, 18M», p. 188.)
DES BACES HUMAINES. 27^
principale fonction, pour préoccupation première, de jeter de
l'argent dans les caisses impériales, ce qui ôtait beaucoup au
mérite de leur quasi-indépendance sur le reste , ou plutôt la
réduisait à néant.
Le déciirion , le sénateur, les vénérables membres de la cu-
rie, comme ils s'intitulaient, car ces gens-là, descendus de
quelques méchants affranchis, de marchands d'esclaves, de
vétérans colonisés, tranchaient du patricien et du vieux Qui-
rite, n'étaient pas toujours en mesure de remettre à l'agent
du fisc la quote-part que celui-ci avait ordre d'exiger. Voter
n'était rien, il fallait percevoir, et quand la commune était
épuisée, à bout de voies, ruinée, les citoyens romains qui la
composaient pouvaient sans doute être bâtonnés jusqu'à extinc-
tion de force par les appariteurs et gardes de police de la lo-
calité ; mais en espérer des sesterces , c'était illusoire. Alors
l'officier impérial, victime lui-même de ses supérieurs, n'hési-
tait pas longtemps. Il faisait, à son tour, appel à ses propres
licteurs, et demandait sans façon aux vénérables, aux illustres
sénateurs de parfaire sur leurs propres fonds la somme à lui
nécessaire pour établir ses comptes. Les illustres sénateurs re-
fusaient, trouvant l'exigence mal placée , et alors, mettant de
côté tout respect, on leur infligeait le même traitement, les
mêmes ignominies dont ils se montraient si prodigues envers
leurs libres administrés (1).
Il arriva de ce régime que bientôt les curiales, désabusés sur
les mérites d'une toge qui ne les garantissait pas des meurtris-
sures, fatigués de siéger dans un capitole qui ne préservait
pas leurs demeures des visites domiciliaires et de la spoliation,
épouvantés des menaces de l'émeute qui, sans se préoccuper de
recliercher les légitimes objets de sa colère , se ruait sur eux,
tristes instruments, ces misérables curiales s'accordèrent à
penser que leurs honneurs étaient trop lourds et qu'il valait
(1) Savigny, Geschichte des rcemischen Rechtes im Mittelalter, t. I,
p. Ï5. — Certains dignitaires des curies municipales jouissaient d'heu-
reux privilèges au point de vue des peines corporelles, auxquelles ils
n'étaient pas astreints comme leurs collègues; mais, en revanche, on
était en droit de leur imposer de plus fortes amendes. (Ibid., p. 71.)'
280 DE l'inégalité
mieux préférer une existence moins en vue, mais plus calme.
Il s'en trouva qui émigrèrent et allèrent s'établir, simples ci-
toyens , dans d'autres villes. Quelques-uns entrèrent dans la
milice, et, quand le christianisme fut devenu Religion légale,
beaucoup se firent prêtres.
Mais ce n'était pas le compte du fisc. L'empereur rendit
donc des lois pour dénier aux curiales, sous les peines les plus
sévères, le droit d'abandonner jamais le lieu de leurs fonctions.
Peut-être était-ce la première fois que des malheureux étaient
cloués, de par la loi, au pilori des grandeurs (1). Puis, de
même que, pour abaisser et avilir le sénat de Rome , on avait
interdit à ses membres le métier de la guerre, de même, pour
conserver au fisc les sénateurs provinciaux et l'exploitation de
leurs fortunes, on défendit à ceux-là de se faire soldats, et par
extension de quitter la profession de leurs pères, et , par exten-
sion encore, la même loi fut appliquée aux autres citoyens de
l'empire ; de sorte que, par le plus singulier concours de con-
venances politiques, le monde romain , qui n'avait plus de ra-
ces différentes à isoler les unes des autres, fit ce qu'avaient
décrété le brahmanisme et le sacerdoce égyptien ; il prétendit
créer des castes héréditaires, lui , le vrai génie de la confusion !
Mais il est des moments où la nécessité du salut force les États
comme les individus aux plus monstrueuses inconséquences.
Voilà les curiales qui ne peuvent être ni soldats, ni mar-
chands, ni grammairiens, ni marins; ils ne peuvent être que
(1) Voir, pour la situation quasi-aristocratique de Yordo decurionum
sous les empereurs, Savigny, Geschichle des rœmischen Rechtes im
Mittelalter, t. I, p. 22 et seqq. Au même lieu, le détail de la vie misé-
rable du curiale. L'auteur que je cite est d'avis que rien ne peut don-
ner une plus juste idée de la décomposition intérieure de l'État sous
les principals clirétiens que les constitutions théodosiennes ayant
trait aux curies municipales. Non seulement les curiales ne voulaient
pas l'être, mais ils préféraient même le servage, et il fallait une loi
pour leur fermer ce refuge. On en vint même à cette étrange ressource
de condamner des gens poursuivis pour crime à l'état de décurions.
A la vérité, un décret impérial restreignit l'usage de cette singuliéi-e
pénalité au châtiment des ecclésiastiques indignes, et des militaires
qui, par lâcheté, s'étaient soustraits aux ordres de leurs chefs.
(Savigny, loc. cil.)
DES RACES HUMAINES. 281
curiales, çt, tyrannie plus monstrueuse au milieu de la ferveur
passionnée du christianisme naissant, on vit, au grand mépris
de la consciejice, la loi empêcher ces misérables d'entrer dans
les ordres sacrés, toujours parce que le fisc, tenant en eux le
meilleur de ses gages, ne voulait pas les lâcher (1).
De pareilles extrémités ne sauraient se produire chez des
nations où un génie ethnique un peu noble souffle encore ses
inspirations aux multitudes. La honte en retombe tout entière,
non pas sur les gouvernements, que l'avilissement des peu-
ples contraint d'y avoir recours, mais sur ces peuples dégé-
nérés (2). Ceux-ci s'accommodaient de vivre sous ce joug. On
connut à la vérité, dans le monde romain, quelques insurrec-
tions partielles, causées par l'excès des maux ; mais ces bagau-
deries, stimulées par la chair en révolte et ne s'appuyant sur
rien de généreux , ne furent toujours qu'un surcroît de fléaux,
qu'une occasion de pillages, de massacres, de viols, d'incen-
die. Les majorités n'en apprenaient l'explosion qu'avec une
légitime horreur, et , la révolte une fois étouffée dans le sang,
chacun s'en félicitait, et avait raison de le faire. Bientôt, n'y
songeant plus, on continuait à souffrir le plus patiemment pos-
(1) Tacite a pu mettre avec toute vérité ces mots dans la bouche
d'Aiminius : « Aliis gcntibus, ignorantia imperii romani, inexperta
« esse supplicia, nescia tributa. « {Ann., 1. I, 89.)
(2) Au milieu de ses déclamations, toujours défavorables à la puis-
sance suprême, Tacite se laisse aller une fois à un singulier aveu. Il
raconte qu'après avoir épié les délibérations du sénat, Tibère allait
s'asseoir dans un angle du prétoire et assistait aux jugements; puis il
ajoute : « Bien des arrêts, par l'effet de sa présence, furent rendus con-
« trairement aux intrigues, aux prières des puissants; mais, tandis
« que l'équité était sauve, la liberté se perdait. » (Ann., 1,75.) La liberté
de quoi? la liberté de faire jiendre l'innocent et de ruiner le pauvre?
Quand une nation en est au point des Romains de l'emijirc, le premier
de ses besoins, c'est un maître; un maître seul peut lui éviter des
convulsions incessantes. Le génie de Tibère sui)pléait à la honteuse
ineptie du sénat et du peuple; sa férocité était à tout le moins excu-
sée par l'abjection sanguinaire de l'un et de l'autre. Ce qu'il tuait va-
lait à peine la pitié, et il eût sans doute ménagé davantage des hom-
mes qui n'eussent pas mérité de sa part cette rélloxioii empreinte du
plus profond dégoût, et qui lui échappait cha(|iic fois (|»'il sortait du
sénat : « 0 homines ad scrvitutem paratos! > (Tac, Ann., III, G5.)
IG.
282 DE l'inégalité
sible; et, comme rien ne se prend plus vite que les mœurs de
la servitude, il devint bientôt impossible aux gens du fisc d'ob-
tenir le payement des impôts sans recourir à des violences. Les
curiales ne tiraient rien de leurs administrés les plus solvables
qu'en les faisant assommer, et, à leur tour, ils ne lâchaient guère
que sur reçu de coups de verges. Morale particulière très com-
prise en Orient, où elle forme une sorte de point d'honneur.
Même en temps ordinaire et sous des prétextes d'utilité locale,
les curiales en arrivèrent à dépouiller leurs concitoyens, et les
magistrats impériaux les en laissaient libres , trop heureux de
savoir où trouver l'argent au jour du besoin.
Jusqu'ici , j'ai admis très bénévolement que les gens de
l'empereur se tenaient immaculés de la corruption générale ;
mais la supposition était gratuite. Ces hommes avaient tout
autant de rapacité que les anciens proconsuls de la républi-
que. De plus, ils étaient bien autrement nombreux, et, quand
les provinces épuisées prétendaient réclamer auprès du maître
commun, on peut juger si la chose était facile. Tenant l'admi-
nistration des postes impériales , dirigeant une police nom-
breuse et active, ayant seuls le droit d'accorder des passeports,
les tyrans locaux rendaient presque impossible le départ de
mandataires accusateurs. Si toutes ces précautions préalables
se trouvaient déjouées , que venaient faire dans le palais du
prince d'obscurs provinciaux , desservis par tous les amis, par
les créatures, les protecteurs de leur ennemi? Telle fut l'ad-
mdnistration de la Rome impériale, et, bien que je concède
aisément que tout le monde y jouissait du titre de citoyen, que
l'empire était gouverné par un chef unique, et que les villes,
maîtresses de leur régime intérieur, pouvaient s'intituler à
leur gré autonomes, frapper monnciie, se dresser des statues
et tout ce qu'on voudra , je n'en comprends pas davantage le
bien qui en résultait pour personne (1).
(I) Les magistratures locales étaient, en principe, dispensatrices
suprêmes du droit sur tout leur territoire; mais, en fait, elles n'exer-
çaient que le jugement en première instance; l'appel se faisait aux
olliciers impériaux, et même elles n'appliquaient leur juridiction que
dans les afl'aires niininies ne dépassant pas une certaine somme. Les
DES RACES HUMAINES. 289
Le suprême éloge adressé à ce système romain , c'est donc
d'avoir été ce qu'on nomme régulier et unitaire. J'ai dit de
quelle régularité ; voyons maintenant de quelle unité.
Il ne sufQt pas qu'un pays ait un maître unique pour que le
fractionnement et ses inconvénients en soient bannis. A ce ti-
tre , l'ancienne administration de la France aurait été unitaire,"
ce qui n'est l'avis de personne. Unitaire également se fût mon-
tré l'empire de Darius, autre chose fort contredite, et, à ce
prix-là , ce qu'on avait connu sous telle monarchie assyrienne
était aussi de l'unité. La réunion des droits souverains sur une
seule tête , ce n'est donc pas assez ; il faut que l'action du pou-
voir se répande d'une manière normale jusqu'aux dernières
extrémités du corps politique; qu'un même souffle circule dans
tout cet être et le fasse tantôt mouvoir, tantôt dormir dans un
juste repos. Or, quand les contrées les plus diverses s'adminis-
trent chacune d'après les idées qui leur conviennent, ne relè-
vent que flnancièrement et militairement d'une autorité loin-
taine , arbitraire , mal renseignée , il n'y a pas là cohésion vé-
ritable, amalgame réel. C'est une concentration approximative
des forces politiques, si l'on veut; ce n'est pas de l'unité.
Il est encore une condition indispensable pour que l'unité
s'établisse et témoigne du mouvement régulier qui est son
principal mérite; c'est que le pouvoir suprême soit sédentaire,
toujours présent sur un point désigné, et de là fasse diverger
sa sollicitude, par des moyens, par des voies, autant que pos-
sible, uniformes, sur les villes et les provinces. Alors seulement
les institutions, bonnes ou mauvaises, fonctionnent comme une
machine bien montée. Les ordres circulent avec facilité, et le
temps , ce grand et indispensable agent de tout ce qui se fai
de sérieux dans le monde, peut être calculé, mesuré et em-
ployé sans prodigalité inutile, comme aussi sans parcimonie
désastreuse.
Cette condition manqua toujours à l'organisation impériale.
contestations entre les cités, entre les autorités d'une même ville, le
jugement au criminel, etc., ressortaient des tribunaux du souverain.
(Savigny, Gcschichte de» rœmischen liechtes im Mittelalter, t 1, p. 35
et seqq.)
284 DE l'inégalité
J'ai montré comment la plupart des maîtres de l'État avaient,
dès le principe, abandonné Rome, pour se fixer tantôt à l'ex-
trémité méridionale de l'Italie , tantôt dans les territoires asia-
tiques, tantôt au nord des Gaules, tandis que d'autres voya-
gèrent-pendant toute la durée de leur règne. Que pouvait être
une administration dont les agents ne savaient où trouver sû-
rement le chef de qui émanait leur pouvoir, et dont ils étaient
censés n'exécuter que les ordres ? Si l'empereur s'était cons-
tamment tenu à Antioche, il aurait fallu, sans doute, beaucoup
de temps pour faire parvenir se^ instructions aux prétoires de
Cadix , de Trêves ou de l'île de Bretagne ; cependant , à tout
prendre, on aurait pu calculer sur cet éloignement la consti-
tution de ces provinces lointaines, l'étendue de la responsabilité
accordée aux magistrats pour les régir et les défendre : on serait
parvenu ainsi , tant bien que mal, à leur donner une organi-
sation régulière.
Mais, quand un messager parti de Paris ou d'Italica pour
prendre des ordres, arrivait lentement à Antioche, et ap-
prenait là que l'empereur était parti pour Alexandrie; que, le
mandataire provincial parvenu dans cette ville , un nouveau
départ l'amenait à Naples , et pouvait l'entraîner au delà du
Rhin vers les limites décumates, en quoi, je le demande, une
telle organisation avait-elle je caractère unitaire ? L'affirmer,
c'est soutenir l'absurde ; l'empereur devait laisser, et laissait
en effet, à l'initiative du préfet et des généraux une indépen-
dance d'action d'où résultaient les conséquences les plus gra-
ves, tant pour la bonne administration du territoire que pour
les plus hautes questions, l'hérédité impériale, par exemple.
Si le gouvernement avait été unitaire , ses forces vives étant
rassemblées autour du trône, c'eût été à la cour même du
prince décédé que la capacité de succession aurait été débat-
tue; il n'en était nullement ainsi. Quand l'empereur mourait
en Asie, son héritier se révélait parfaitement en Illyrie, en
Afrique ou dans l'île de Bretagne, suivant que, dans l'une ou
l'autre de ces provinces, il s'improvisait un souverain qui avait
su rattaciier à sa cause plus d'intérêts, et qui ainsi jouissait
d'un pouvoir plus étendu. Chaque grande circonscription de
DES BACES HUMAINES. 285
l'État possédait dans sa vîlle principale une cour en miniature
où le pouvoir, tout délégué qu'il fût, prenait les allures d'une
autorité suprême et absolue, disposait de tout en conséquence,
et interprétait les lois mêmes, allant jusqu'à confisquer l'impôt,
sans souci du trésor. Je ne nie pas que la foudre du dieu mor-
tel, du héros souverain, n'éclatât quelquefois sur la tête des
audacieux; pourtant, dans la plupart des cas, ce n'était qu'a-
près une longue tolérance d'où naissait l'excuse de l'abus.
D'ailleurs, il n'était pas extrêmement rare que le magistrat
récalcitrant, renvoyant la foudre d'où elle était partie et se
déclarant empereur lui-même,* ne démontrât le ridicule de ce
fantôme d'unité monarchique qui cherchait , sans y parvenir,
à embrasser et à féconder un monde soumis par son seul ac-
cablement. Ainsi, je ne saurais rien accorder de tout ce qu'on
réclame désormais de sympathie théorique et de louanges pour
l'époque impériale. Je me borne à être exact; c'est pourquoi
je termine en avouant que, si le régime inauguré par Auguste
ne fut en lui-même ni beau , ni fécond , ni louable , il eut un
genre de supériorité bien préférable encore : c'est qu'en face
des populations multiples tombées au pouvoir des aigles , il
était le seul possible. Tous les efforts , il les fit pour gouverner
avec raison et honneur les masses qui lui étaient confiées. Il
échoua. La faute n'en fut pas à lui : qu'elle retombe sur ces
populations elles-mêmes.
Si le gouvernement fit sa religion d'une formule théologique
sans valeur, d'un mot complètement vide de sens, je l'en absous.
11 y avait été contraint par la nécessité de rester impartial en-
tre mille croyances. Si, abolissant dans ses tribunaux d'appel
les législations locales, il leur substitua une jurisprudence
éclectique dont les trois bases étaient la servilité, l'athéisme et
l'équité approximative, c'est qu'il s'étiut senti dominé par la
même nécessité de nivellement. S'il avait, enfin, soumis ses
procédés d'administration à une balance compliquée, relâchée,
mal équilibrée entre la mollesse et la violence, c'est que, dans
l'intelligence des masses siijettes, il n'avait pas trouvé de se-
cours pour étayer un régime plus noble. Nulle part n'existait
désormais la moindre trace d'aucune compréhension des de-
286 DE l'inégalité
voirs sérieux. Les gouvernés n'étaient engagés à rien avec les
gouvernants : faut-il donc accuser le chef, Ja tête de l'empire,
de l'impuissance du corps (l)? Ses défauts, ses vices, ses fai-
blesses, ses cruautés , ses oppressions , ses défaillances , et, de
nouveau, ses enivrements furieux de domination, ses efforts
insensés pour faire descendre le ciel sur la terre, et le mettre
sous les pieds de son pouvoir que personne n'imaginait jamais
assez énorme, assez divinisé, entouré d'assez de prestige,
assez obéi, qui, avec tout cela, ne pouvait parvenir à se don-
ner simplement l'hérédité, toutes ces folies ne provenaient
d'autre chose que de répouva*ntable anarchie ethnique domi-
nant cette société de décombres.
Les mots sont aussi impuissants à la rendre que la pensée à
se la figurer. Essayons pourtant d'en prendre une idée ea ré-
capitulant à grands traits les principaux , seulement les princi-
paux alliages auxquels avaient abouti les décadences assyrienne,
égyptienne, grecque, celtique, carthaginoise, étrusque, et les
colonisations de l'Espagne, de la Gaule et de l'Illyrie; car c'est
bien de tous ces détritus que l'empire romain était formé.
Qu'on se rappelle que dans chacun des centres que j'indique
il y avait déjà des fusions presque innombrables. Qu'on ne
perde pas de vue que, si la première alliance du noir et du blanc
avait donné le type chamitique, l'individualité des Sémites,
des plus anciens Sémites, avait résulté de ce triple hvmen noir,
blanc et encore blanc, d'où était sortie une race spéciale ; que
cette race, prenant un autre apport d'éléments noir, ou blinc,
ou jaune, s'était , dans la partie atteinte , modifiée de maniera
à former une nouvelle combinaison. Ainsi à l'infini; de sorte
que l'espèce humaine, soumise à une telle variabilité de combi-
naisons, ne s'était plus trouvée séparée en catégories distinctes.
Elle l'était désormais par groupes juxtaposés, dont l'économie
(1) <■ Toute nation a le gouvernement qu'elle mérite. De longues ré-
c flexions et une longue expérience, payée bien cher, m'ont convaincu
« de cette vérité comme d'une proposition de mathématiques. Toute
< loi est donc inutile et même funeste (quelque excellente qu'elle
« puisse être en elle-même), si la nation n'est pas digne de la loi et
« faite pour la loi. » (Le comte de Maistre, Lettres et oputcules in-
édits, t. I, p. 2I0.J
DES RACES HUMAINES. 387
se dérangeait à chaque instant, et qui, changeant sans cesse
de conformation physique, d'instincts moraux et d'aptitudes,
présentaient un vaste ëgrenage d'individus qu'aucun sentiment
commun ne pouvait plus réunir, et que la violence seule par-
venait à faire marcher d'un même pas (1). J'ai appliqué à la
période impériale le nom de sémitique. Il ne faut pas prendre
ce mot comme indiquant une variété humaine identique à celle
qui résulta des anciens mélanges chaldéens et ehamites. J'ai
seulement prétendu indiquer que , dans les multitudes répan-
dues avec la fortune de Rome sur toutes les contrées soumises
aux Césars, la majeure partie était affectée d'un alliage plus
ou moins grand de sang noir, et représentait ainsi, à des de-
grés inflnis, une combinaison, non pas équivalente, mais analo-
gue à la fusion sémitique. Il serait impossible de trouver assez
de noms pour en marquer les nuances innombrables et douées
pourtant, chacune, d'une individualité propre que l'instabilité
des alliances combinait à tout moment avec quelque autre.
Cependant, comme l'élément noir se présentait en plus grande
abondance dans la plupart de ces produits, certaines des apti-
tudes fondamentales de l'espèce mélanienne dominaient le
monde, et l'on sait que, si, contenues dans de certaines limites
d'intensité, et appariées avec des qualités blanches, elles ser-
vent au développement des arts et aux perfectionnements in-
tellectuels de la vie sociale, elles se montrent peu favorables à
la solidité d'une civilisation sérieuse.
(1) Dans ce pêle-mêle les éléments septentrionaux étaient moins non:-
breux sans doute que ceux qui provenaient des régions méridionale-.
Ils méritent pourtant d'être remarqués plus qu'on ne l'a fait jusqu'ici.
Beaucoup d'esclaves de race wende étaient répandus en Ualie comme
en Grèce bien avant le dernier siècle de la république. Les noms
donnés aux personnages serviles par les poètes de la nouvelle comé-
die et par l'école latine de Plante et de Térence en font foi. On peut
aussi attribuer à des Slaves romanisés certaines inscriptions, gravées
sur des tombes ou sur des instruments, que Momnison et Lepsius ont
citées et que M. Wolanski a interprétées d'une manière exacte par le
slave. Je crois seulement que Mommsen, comme M. Wolanski, attribue
une antiquité beaucoup trop haute à ces monuments d'ailleurs cu-
rieux en eux-mêmes. — Voir Mommsen, Die unter-italischen Dialekte,
et Wolanski, Schriftdenkmale der Slawen.
288 DE L INEGALITE
Mais l'égrenage des races n'aboutissait pas uniquement à
rendre impossible un gouvernement régulier, en détruisant les
instincts et les aptitudes générales d'où seulement résulte la
stabilité des institutions; cet état de choses attaquait encore,
d'une autre façon, la santé normale du corps social en faisant
éclore une foule d'individualités pourvues fortuitement de trop
de forces, et exerçant une action funeste sur l'ensemble des
groupes dont elles faisaient partie. Comment la société serait-
elle restée assise et tranquille quand, à tout instant, quelque
combinaison des éléments ethniques en perpétuelle pérégrina-
tion et fusion créait en haut, en bas, au milieu de l'échelle, et
plus souvent en bas qu'ailleurs , parce que là il y a plus de
place pour les appariements de hasard , des individualités qui
naissaient armées de facultés assez puissantes pour agir, cha-
cune dans un sens différent, sur leurs voisins et leurs contem-
porains ?
Dans les époques où les races nationales se combinent har-
monieusement, les hommes de talent jettent un plus vif éclat
parce qu'ils sont plus rares, et ils sont plus rares parce que, ne
pouvant, issus qu'ils sont d'une masse homogène, que repro-
duire des aptitudes et des instincts très répandus autour
d'eux, leur distinction ne Aient pas du disparate de leurs fa-
cultés avec celles des autres hommes, mais bien de l'opulence
plus grande dans laquelle ils possèdent les mérites généraux.
Ces créatures-là sont donc bien réellement grandes, et, comme
leur pouvoir supérieur ne consiste qu'à mieux démêler les
voies naturelles du peuple qui les entoure, elles sont comprises,
elles sont suivies et font faire, non pas des phrases brillantes,
non pas même toujours de très illustres choses, mais des
choses utiles à leur groupe. Le résultat de cette concordance
parfaite, intime, du génie ethnique d'un homme supérieur avec
celui de la race qu'il guide, se manifeste par ceci, que, si le
peuple est encore dans l'âge héroïque, le chef se confond plus
tard, pour les annalistes, avec la population, ou bien la po-
pulation avec le chef (1). C'est ainsi que l'on parle de l'IIer-
(1) Ainsi les récits mythologiques de la Grèce parlent des exploits
DES HACES HUMAINES. 289
Cille Tyrien seul sans mentionuer les compagnons de ses voya-
ges, et, au rebours, dans les grandes migrations, on a oublié
généralement le nom du guide pour ne se souvenir que de
celui des masses conduites. Puis, lorsque la lumière de l'his-
toire, devenue trop intense, empêche de telles confusions,
on a toujours bien de la peine à distinguer, dans les actions
et les succès d'un souverain éminent, ce qui constitue son
œuvre personnelle de ce qui appartient à l'intelligence de sa
nation.
A de pareils moments de la vie des sociétés, il est très diffi-
cile d'être un grand homme, puisqu'il n'y a pas moyen d'être
un homme étrange. L'homogénéité du sang s'y oppose, et pour
se distinguer du vulgaire il faut, non pas être autrement fait
que lui, mais, au contraire, en lui ressemblant, dépasser tou-
tes ses proportions. Quand on n'est pas très grand, on se perd
toujours plus ou moins dans la multitude, et les médiocrités
ne sont pas remarquées , puisqu'elles ne font que reproduire
un peu mieux la physionomie commune. Ainsi les hommes
d'élite demeurent isolés, comme le sont des arbres de haute
futaie au milieu d'un taillis. La postérité, les découvrant de
loin dans leur stature immense, les admire plus qu'elle ne fait
leurs analogues à des époques où les principes ethniques trop
nombreux et mal amalgamés font sortir la puissance indivi-.
duelle de faits complètement différents.
Dans ces derniers cas, ce n'est plus uniquement parce qu'un
homme a des facultés supérieures qu'il peut être déclaré grand.
Il n'existe plus de niveau ordinaire; les masses n'ont plus une
manière uniforme de voir et de sentir. C'est donc tantôt parce
que cet homme a saisi un côté saillant des besoins de son
temps, ou bien même parce qu'il a pris son époque à rebours,
qu'il se rend glorieux. Dans la première alternative, je recon-
(THercule sans jamais mentionner ses compagnons, et les chefs de dif-
férenls peuples voyageurs ne sont autres que la personnification des
nations elles-mêmes; Leck ou Tschek, suivant les légendes, a dirige
les exploits des l.ecks, Suap ceux des Souahcs, Saxncat ceux des
Saxons, Franrus ceux des Franks, etc. (Schaffarik, S?awtsc/ie Alter-
ihûmer, t. I, p. 235.)
RACES HUMAINES. — T. II. 17
290 DE L liVKGALITE
nais César ; dans la seconde, Sylla ou Julien. Puis, à la faveur
d'une situation ethnique bien composite , des myriades de nuan-
ces se développent au sein des instincts et des facultés hu-
maines ; de chacun des groupes formant les masses , sort néces-
sairement une supériorité quelconque. Dans l'état homogène,
le nombre des hommes remarqués était restreint ; ici , au sein
d'une société formée de disparates , ce nombre se montre tout
à coup très considérable, bigarré de mille manières, et de-
puis le grand guerrier qui étend les bornes d'un empire jus-
qu'au joueur de violon qui réussit à faire grincer d'une manière
acceptable deux notes jusque-là ennemies, des légions" de gens
acquièrent la renommée. Toute cette cohue s'élance au-dessus
des multitudes en perpétuelle fermentation , les tire à droite,
les tire à gauche, abuse de leur impossibilité fatalement acquise
de discerner le vrai, même d'avoir une vérité au-dessus d'elles,
et fait pulluler les causes de désordre. C'est en vain que les
supériorités sérieuses s'efforcent de remédier au mal : ou bien
elles s'éteignent dans la lutte, ou bien elles ne parviennent, au
prix d'efforts surhumains, qu'à bâtir une digue momentanée.
A peine ont-elles quitté la place que le flot se désenchaîne et
emporte leur ouvrage.
Dans la Rome sémitique, les natures grandioses ne manquè-
rent pas. Tibère savait, pouvait , voulait et faisait. Vespasien,
Marc-Aurèle, Trajan, Adrien , je compterais en foule les Césars
dignes de la pourpre , mais tous , et le grand Septime Sévère
lui-même, se reconnurent impuissants à guérir le mal incura-
ble et rongeur d'une multitude incohérente , sans instincts ni
penchants définis, rebelle à se laisser diriger longtemps vers
le même but, et pourtant affamée de direction. Trop imbécile
pour rien comprendre d'elle-même, et d'ailleurs empoisonnée
par les succès des coryphées infimes qui , se faisant un public
d'abord, un parti ensuite, arrivaient à la fin où il plaisait au
ciel : plusieurs à d'éminents emplois , le plus grand nombre à
la plantureuse opulence des délateurs , pas assez à l'échafaud.
Il faut encore distinguer dans ces supériorités subalternes deux
classes exerçant une action fort différente : l'une suivait la car-
rière civile, l'autre prenait la casaque militaire, et entrait dans
DES HACES HUMAINES. 291
les camps. Je ne saurais faire de celle-là , au point de vue so-
cial, que des éloges (1).
En eiïet, la nécessité unique, pour me servir de l'expression
d'un antique chant des Celtes (2) , n'admet pour les armées
({u'un seul mode d'organisation, le classement hiérarchique et
l'obéissance. Dans quelque état d'anarchie ethnique que se
trouve un corps social, dès qu'une armée existe, il faut sans
biaiser lui laisser cette règle invariable. Pour ce qui concerne
le reste de l'organisme politique, tout peut être en question.
Ou y doutera de tout; on essayera, raillera, conspuera tout;
mais, quant à l'armée, elle restera isolée au milieu de l'État,
peut-être mauvaise quant à son but principal, mais toujours plus
énergique que son entourage, immobile, comme un peuple
facticement homogène. Un jour, elle sera la seule partie saine
et partant agissante de la nation (3). C'est dire qu'après beau-
coup de mouvement, de cris, âe plaintes, de chants de triom-
phe étouffés bientôt sous les débris de l'édiflce légal, qui, sans
cesse relevé , sans cesse s'écroule , l'armée finit par éclipser le
reste, et que les masses peuvent se croire encore quelquefois
(I) On m'objectera les perturbations que les révoltes militaires
amenèrent souvent dans l'empire. Je répondrai que l'armée, pouvant
tout, abusa souvent, et que c'est là un inconvénient de l'omnipotence;
mais je renvoie au spectacle même de ces commotions, par exemple,
aux luttes sanglantes des légions de Germanie contre les Klaviens dans
Kome, pour qu'on ait à se convaincre que les soldats étaient, malgré
leur brutalité, bien supérieurs en toute manière à la population civile.
Jr n'en veux pour gage que leur bizarre fidélité à Vitellius. (Tac. ,
Hist., III.)
(ï) La Villemarqué, Chants populaires de la Bretagne, t. 1, p. i.
(3) Toutefois l'armée n'aura de mérite réel , outre une plus grande
subordination, ce qui est, après tout, une valeur négative, tout indis-
pensable qu'elle soit, que si elle est composée de meilleurs éléments
ethniques que le corps social auquel elle prête son appui. C'est pré-
cisément re qui arriva pour les légions de Rome, ainsi que je l'expose
en lieu utile. De même, en notre temps, les troupes mantchoues sont
certainement supérieures aux populations chinoises; mais, comme
elles sont aussi recrutées un peu trop parmi ces populations, leur
mérite militaire laisse beaucoup à désirer. Ce (|u'il y a d'excellent
dans la loi des camps ne saurait neutraliser que dans une certaine
mesure les mauvaises conséquences des mélanges.
292 DE l'inégalité
aux temps heureux de leur vigoureuse enfance où les fonctions
les plus diverses se réunissaient sur les mêmes têtes, le peuple
étant l'armée, l'armée étant le peuple. Il n'y a pas trop à s'ap-
plaudir, toutefois, de ces faux semblants d'adolescence au sein
de la caducité; car, parce que l'armée vaut mieux que le reste,
elle a pour premier devoir de contenir, de mater, non plus
les ennemis de la patrie, mais ses membres rebelles, qui sont
les masses.
Dans l'empire romain, les légions furent ainsi la seule cause
de salut qui empêchât la civilisation de s'engloutir trop vite au
milieu des convulsions sans cesse déterminées par le désordre
ethnique. Ce .furent elles seules qui fournirent les administra-
teurs de premier rang , les généraux capables de maintenir le
bon ordre , d'étouffer les révoltes, de défendre les frontières,
et, bref, ces généraux étaient la pépinière d'où sortaient les
empereurs, la plupart assurément moins considérables encore
par leur dignité que par leurs talents ou leur caractère. La
raison en est transparente et facile à pénétrer. Sortis presque
tous des rangs inférieurs de la milice, ils étaient, par la vertu
de quelque grande qualité, montés de grade en grade, avaient
dépassé le niveau commun par quelque heureux effort, et,
portés aux alentours du dernier et plus sublime degré, s'étaient
mesurés avant de le franchir avec des rivaux dignes d'eux et
sortis des mêmes épreuves. Il y eut des exceptions à la règle ;
mais je tiens le catalogue impérial sous mes yeux, et je ne me
laisserai pas dire que la majorité des noms ne confirme pas ce
que j'avance.
L'armée était donc non seulement le dernier refuge, le der-
nier appui, l'unique flambeau, l'âme de la société, c'était elle
encore qm, seule , fournissait les guides suprêmes, et généra-
lement les donnait bons. Par l'excellence du principe éternel
sur lequel repose toute organisation militaire, principe qui
n'est d'ailleurs que l'imitation imparfaite de cet ordre admira-
ble résultant de l'homogénéité des races, l'armée faisait tour-
ner à l'avantage général le mérite de ses supériorités de pre-
mier rang, et contenait l'action des autres d'une manière
encore proGtable par l'influence de la hiérarchie et de la disci-
DES RACES HUMAINES. 293
piine. Mais, dans Tordre civil, il en était tout autrement : les
choses ne s'y passaient pas si bien.
Là, un homme , le premier venu , qu'une combinaison for-
tuite des principes ethniques accumulés dans sa famille rendait
quelque peu supérieur à son père et à ses voisins, se mettait
le plus souvent à travailler dans un sens étroit et égoïste, in-
dépendant du bien social. Les professions lettrées étaient na-
turellement la tanière où se tapissaient ces ambitions, car là,
pour captiver Fattention et agiter le monde, il n'est besoin que
d'une feuille de papier, d'un cornet d'encre et d'un médiocre
bagage d'études. Dans une société forte, un écrivain ou un ora-
teur ne se mettent pas en crédit sans être d'une haute volée.
Personne ne s'arrêterait à écouter des massacres, car tout le
monde a sur chaque chose le même parti pris et vit dans une
atmosphère intellectuelle plus ou moins délicate, mais toujours
sévère. Il n'en est pas de rmême aux temps des dégénérations.
Chacun ne sachant que croire, ni que penser, ni qu'admirer,
écoute volontiers celui qui l'interpelle, et ce n'est plus même
ce que dit l'histrion qui plaît, c'est comme il le dit, et non pas
s'il le dit bien, mais s'il le présente d'une manière nouvelle, et
pas même nouvelle , mais bizarre, et pas toujours bizarre, seu-
lement inattendue. De sorte que, pour obtenir les bénéfices
du mérite , il n'est pas nécessaire d'en avoir, il suffit de l'affir-
mer, tant on a affaire à des esprits appauvris, engourdis, dé-
pravés, hébétés.
A Rome, depuis des siècles et à l'image de la Grèce crou-
pissante, elle aussi, dans la période sémitique, la carrière de
tout adolescent sans fortune et sans courage était celle du
grammairien. Le métier consistait à composer des pièces de
vers pour les riches, à faire des lectures publiques, à prêter sa
plume aux facturas, aux pétitions, aux mémoires destinés aux
curiales, voire aux préfets des provinces. Les téméraires ris-
quaient des libelles, au risque de voir quelque jour leur dos
et leur muse ressentir la mauvaise humeur d'un tribunal peu
littéraire (1). Beaucoup encore se faisaient délateurs. La plu-
(I) Suct., Dom.,8: c Scripla famosa, vulgoque édita, quibus pri-
294 • DE l'inégalité
part de ces grammairiens menaient la vie d'Encolpe et d'As-
cylte, héros débraillés du roman de Pétrone. On les rencon-
trait dans les bains publics, pérorant sous les colonnades (1),
chez les personnes qui donnaient à souper, et plus régulière-
ment dans les maisons de débauche, dont ils étaient les hôtes
habituels et souvent les introducteurs. Ils menaient cette vie
capricieuse et déboutée que l'euphémisme moderne appelle la
vie d'artiste ou de bohème (2). Ils s'introduisaient dans les fa-
milles opulentes à titre de précepteurs, et n'y donnaient pas
toujours à leurs élèves les meilleures leçons de morale (3).
Plus tard , ceux qui ne s'arrêtaient pas aux débuts de cette
existence de fantaisie, soit plus heureux, soit plus habiles,
devenaient professeurs publics, rhéteurs patentés dans quel-
que municipe (4). Alors ils se gourmaient en fonctionnaires, et
ajoutaient un commentaire de leur façon aux milliers de glo-
ses déjà publiées sur les auteurs. De cette catégorie sortaient
les simples pédants; ceux-là se mariaient et tenaient leur place
au sein de la bourgeoisie. Mais le plus grand nombre ne se
faisait pas jour dans ces fonctions laborieuses et enviées, bien
que modestes ; il fallait donc continuer à vivre en dehors des
classifications sociales. Avocats, rien ne distinguait les débu-
« mores viri ac feminae notabantur, abolevit non sine auctorum
« ignominia. »
(1) Bormanni , T. Petron. , Satyr. , VI : « Ingens scholasticorum turba
« in porticum venit. »
(2) Ibid. , X : « Quid ego , homo stultissime , facere debui , quum famé
« morerer?... multo me turpior es tu, hercule, qui, ut foris cœnares,
» poetam laudasti. Uaque ex turpissima lite in risum diffusi, pacatius
« ad reliqua secessimus. *
(3) Ibid. , LXXXV.
(4) Ce furent les méthodes d'enseignement adoptées par ces éduca-
teurs d'enfants dont un personnage de Pétrone , rhéteur lui-même, parle
en ces termes : « Et ideo ego adolescentulos existimo in scholiis slul-
c tissimos fieri, quia nihil ex iis quae in usu habemus aut audiunt
€ ?iut vident. Sed piratas cum catenis in liltore stantes et tyrannos
< edicta scribentes quibus imperent filiis, ut patrum eorum capiia
€ prxcidant; sed responsa in pestilentia data ut virgines très aut
« plures immolentur; sed meilitos verborum globulos et omnia dicta,
< factaque quasi papavere et sesamo sparsa. « (T. Petronii A,. Sa-
tyricon, I.)
DES RACES HUMAINES. 295
tants romains des hommes de même proression dans tous les
temps et tous les pays (I). Ceux qui savaient marquer par l'é-
clat de leur parole ou la solidité de leur doctrine sortaient des
barreaux obscurs et pouvaient prétendre aux augustes fonc-
tions du prétoire. Plus d'un héros s'est trouvé parmi ceux-là.
Les autres se nourrissaient de procès et gonfl^ent les basili-
ques de sophismes et d'arguties (2). Mais l'avocature, le pro-
fessorat, le métier de libelliste, ce n'était pas là ce qui attirait
surtout la foule des lettrés, c'était la profession de philosophe.
On ne distinguait plus guère, quant aux mœurs, les différen-
tes écoles : philosophe était l'homme portant karbe, besace et
manteau à la grecque. Fût-il né dans les montagnes extrêmes
de la Mauritanie, un manteau à la grecque était indispensable
au vrai sage. Un tel vêtement donnait infailliblement cet air
capable qui attirait le respect des amateurs. Du reste, on était
platonicien, pyrrhonien, stoïcien, cynique; on développait sous
les portiques des villes les doctrines de Proclus, de Fronton
ou, plus souvent, de leurs commentateurs, aujourd'hui ignorés,
alors à la mode, peu importait ; l'essentiel était de savoir occu-
per les oisifs et mériter l'admiration du citadin, le mépris du
soldat (3). La plupart de ces philosophes étaient des athées
H) PetroD., Satyr., XV : « Advocati, tamen, jaiti pêne nocturni, qui
€ Tolehant pallium lucriraccrc, flngitnhant, uti apud se utraque de-
« ponerentur, ac postero die judex querelam inspiceret... Tam se-
» questri placebant, et nescio quis ex concionibus, cal vus, luberosis-
< simae fronlis, qui solebat aliquando et caussas agere, invaserat
• pallium, exhibiturumque crastino die adfirmabat. >
(2) Petron. , Satyr. , V :
Det primos versibus annos,
Mxoniumque bibat felici pectore fontem;
Mox et Socratico plenus grege, mutet habcnas
Liber et ingentis quatiat magni Demosthenis arma.
(3) Petron. , Satyr. , III : » Minimum in his exercitafionibus doctores
• peccant, qui necesse habent cum insanientibus furerc. Nam, nisi
< dixerint qus adolescentuli probenl, ut ait Cicero, soli in scholiis
« relinquentur; sicut ficti adulatores, quum cœnas divitum captant,
« nihil prius meditantur quam id quod putant gratissimum auditoribus
« fnre (nec enim aliter impetrabunt, quod petunt, nisi quasdam
« insidias auribus fecerint) : sic eloquentix magislcr, nisi, ta>n(|uaiii
296 DE l'inégalité
confirmés, et prêchaient des doctrines qui menaient là, ou pas
loin. Quelques-uns, doués d'une éloquence hors ligne, par-
venaient à plaire aux grands personnages, et, vivant à leurs
frais, agissaient sur leurs résolutions ou sur leur conscience.
Beaucoup, après avoir professé qu'il n'y avait pas de Dieu, ne
trouvant pas leur métier assez lucratif, se faisaient isiaques,
ou prêtres de Mithra, ou desservants d'autres divinités asiati-
ques découvertes par eux et qu'ils avaient l'air d'inventer. C'é-
tait le goût dominant dans les hautes classes que d'aller jeter
à la tête d'idoles, inconnues la veille, des flots d'adoration su-
perstitieuse qui ne savaient plus où se répandre, depuis que les
cultes réguliers n'étaient pas moins discrédités par la mode que
les autres traditions nationales. Tous ces philosophes, tous ces
savants, tous ces rhéteurs sémitisés étaient le plus souvent
gens d'esprit. Ils tenaient généralement dans un coin de leur
cervelle un système propre à régénérer le corps social ; mais,
par un malheur fâcheux et qui paralysait tout, autant de têtes,
autant d'avis , de sorte que les multitudes dont ils rêvaient de
régler la vie intellectuelle se plongeaient de plus en plus, avec
eux, dans un chaos inextricable.
Puis , effet naturel de l'abaissement des puissances ethniques
et de l'énervement des races fortes, les aptitudes littéraires et
artistiques avaient été chaque jour déclinant. Ce qu'on était
contraint, par pauvreté, de considérer comme mérite, de-
venait très misérable. Les poètes ressassaient ce qu'avaient dit
et redit les anciens. Bientôt le suprême talent se borna à copier
d'aussi près que possible la forme de tel ou tel classique. On
en arriva à s'extasier sur les centons. Le métier poétique en
devint plus difficile. lia palme appartenait à qui savait com-
poser le plus de vers possible avec des hémistiches pris à Vir-
gile ou à Lucain. De théâtres, depuis longtemps, plus l'ombre.
Les mimes jadis avaient détrôné la comédie; les acrobates,
les gladiateurs , les coqs et les courses de chars avaient fait
taire les mimes.
< piscator, eam imposuerit hamis cscam, quam scierit appetituros
« esse pisciculos, sine spe praedae moralur in scopulo. >
DES RACES HUMAINES. 297
La sculpture et la peinture eurent le même sort : ces deux
arts se dégradèrent. D'un public sans idées il ne sortait plus
de vrais artistes. Veut-on savoir dans quel genre d'écrits se
réfugia la dernière étincelle de composition originale.' Dans
l'histoire: et par qui fut-elle le mieux écrite? Par des militai-
res. Ce furent des soldats qui, surtout, rédigèrent l'Histoire
Auguste. En dehors des camps , il y eut aussi sans doute des
écrivains de génie et d'une rare élévation, mais ceux-là étaient
inspirés par un sentiment surhumain , illuminés d'une flamme
qui n'est pas terrestre : ce furent les Pères de l'Église.
On arguera peut-être, des œuvres de ces grands hommes,
que, malgré ce qui précède, il était encore des cœurs fermes
et honnêtes dans l'empire. Qui le nie.' Je parle des multitudes,
et non des individualités. Bien certainement , au milieu de ces
flots de misère , il subsistait encore çù et là , nageant dans le
vaste gouffre, les plus belles vertus, les plus rares intelligen-
ces. Ces mêmes conjonctions fortuites d'éléments ethniques
dispersés créaient, et , comme je l'ai remarqué dans le premier
volume (1), en nombre même très considérable, les hommes
les plus respectables par leur intégrité solide, leurs talents
innés ou acquis. On en trouvait quelques-uns dans les sénats,
on en voyait sous la saie des légionnaires , il s'en rencontrait
à la cour. L'épiscopat, le service des basiliques, les réunions
monacales en nourrissaient en foule, et déjà d'ailleurs des ban-
des de martyrs avaient certifié de leur sang que Sodome conte-
nait encore bien des justes.
Je ne prétends pas contredire cette évidence; mais, je le de-
mande, à quoi tant de vertus, à quoi tant de mérites, à quoi
tant de génie servaient-ils au corps social.' Pouvaient-ils d'une
minute arrêter sa pourriture? Non; les plus nobles esprits ne
convertissaient pas la foule, ne lui donnaient pas du cœur. Si
les Chrysostome et les Hilaire rappelaient à leurs contemporains
l'amour de la patrie , c'était de celle d'en haut ,• ils ne songeaient
plus à la misérable terre que foulaient leurs sandales. Assuré-
ment on eût pu dénombrer beaucoup de gens de vertu qui,
(1) Voir tome !".
298 DE l'inégalité
trop persuadés de leur impuissance , ou bien vivaient de leur
mieux en sachant s'accommoder au temps , on bien . et c'étaient
les plus noblement inspirés, abandonnaient le monde à sa dé-
crépitude et s'en allaient demander à la pratique de l'héroïsme
catholique et au désert le moyen de se dégager sans faiblesse
d'une société gangrenée. L'armée encore était un asile poin- ces
âmes froissées , un asile où l'honneur moral se conservait sous
l'égide fraternelle de l'honneur militaire. Il s'y trouva en abon-
dance des sages qui , le casque en tête , le glaive au côté et la
lance à la main, allèrent par cohortes, sans regrets, tendre
la gorge au couteau du sacrlQce.
Aussi, quoi de plus ridicule que cette opinion, cependant
consacrée , qui attribue à l'invasion des barbares du Nord la
ruine de la civilisation ! Ces malheureux barbares , on les fait
apparaître au \° siècle comme des monstres en délire qui, se
précipitant en loups affamés sur l'admirable organisation ro-
maine , la déchirent pour déchirer, la brisent pour briser, la
ruinent uniquement pour faire des décombres !
Mais , en acceptant même , fait aussi faux qu'il est bien ad-
mis, que les Germains aient eu ces instincts de brutes, il n'y
avait pas de désordres à inventer au v* siècle. Tout existait
déjà en ce genre; d'elle-même, la société romaine avait aboli
depuis longtemps ce qui jadis avait fait sa gloire. Rien n'était
comparable à son hébétement, sinon son impuissance. Du génie
utilitaire des Étrusques et des Kymris Italiotes , de l'imagina-
tion chaude et vive des Sémites , il ne lui restait plus que l'art
de construire encore avec solidité des monuments sans goût ,
et de répéter platement , comme un vieillard qui radote , les
belles choses autrefois inventées. En place d'écrivains et de
sculpteurs , on ne connaissait plus que des pédants et des ma-
çons, de sorte que les barbares ne purent rien étouffer, par ce
concluant motif que talents, esprit, mœurs élégantes, tout
avait dès longtemps disparu (1). Qu'était, au physique et au
(1) Au temps de Trajan, on avait déjà contracté l'habitude de se servir
des anciennes statues pour glorifier les contemporains. On se con-
tentait de changer les tètes, ce qui épargnait beaucoup de peine et
d'invention. — Voir, entre autres, la statue de Ploline, du musée du
DES RACES HUMAINES. 299
moral, un Romain du m*, du iv«, du v* siècle? Un homme
de moyenne taille, faible de constitution et d'apparence, gé-
néralement basané, ayant dans les veines un peu du sang de
toutes les races imaginables; se croyant le premier homme de
l'univers, et, pour le prouver, insolent, rampant, ignorant,
voleur, dépravé, prêt à vendre sa sœur, sa fille, sa femme,
son pays et son maître , et doué d'une peur sans égale de la
pauvreté , de la souffrance , de la fatigue et de la mort. Du
reste , ne doutant pas que le globe et son cortège de planètes
n'eussent été faits pour lui seul.
En face de cet être méprisable, qu'était-ce que le barbare?
Un homme à blonde chevelure , au teint blanc et rosé , large
d'épaules , grand de stature , vigoureux comme Alcide , témé-
raire comme Thésée, adroit, souple, ne craignant rien au
monde, et la mort moins que le reste. Ce Léviathan possédait
sur toutes choses des idées justes ou fausses , mais raisonnées,
intelligentes et qui demandaient à s'étendre. Il s'était , dans
sa nationalité, nourri l'esprit des sucs d'une religion sévère et
raffinée , d'une politique sagace , d'une histoire glorieuse. Ha-
bile à réfléchir, il comprenait que la civilisation romaine était
plus riche que la sienne, et il en cherchait le pourquoi. Ce
n'était nullement cet enfant tapageur que l'on s'imagine d'or-
dinaire , mais un adolescent bien éveillé sur ses intérêts posi-
tifs , qui savait comment s'y prendre pour sentir, voir, com-
parer, juger, préférer. Quand le Romain vaniteux et misérable
opposait sa fourberie à l'astuce rivale du barbare , qui décidait
la victoire ? Le poing du second. Tombant comme une masse
de fer sur le crâne du pauvre neveu de Rémus , ce poing mus-
culeux lui apprenait de quel côté était passée la force. Et com-
ment alors se vengeait le Romain écrasé? Il pleurait, et criait
d'avance aux siècles futurs de venger la civilisation opprimée
Louvre, n» 69i. (Clarac, Manuel de l'Histoire de l'Art, !'• partie,
p. 438. ) — Pétrone parle plusieurs fois de la profonde décadence des
arts et surtout de la peinture, causée par l'amour exclusif que ses
contemporains avalent pour le lucre : « Noiito ergo mirari, si pictura
< déficit, quum omnibus diis hominibusque formosior videatur massa
«auri, quani quidquid Apelles, Phidiasve, Gra:culi délirantes, fe-
« cerunt. » {Satyr., LXXXIX.)
300 DE l'inégalité
en sa personne. Pauvre vermisseau ! il ressemblait au contem-
porain de Virgile et d'Auguste comme Schylock au roi Salo-
mon.
Le Romain mentait, et ceux qui, dans le monde moderne,
par haine de nos origines germaniques et de leurs conséquen-
ces gouvernementales au moyen âge, ont amplifié ces liA-
bleries , n'ont pas été plus véridiques.
Bien loin de détruire la civilisation, l'homme du Nord a
sauvé le peu qui en survivait. Il n'a rien négligé pour restaurer
ce peu et lui rendre de l'éclat. C'est son intelligente sollicitude
qui nous l'a transmis, et qui , lui donnant pour protection son
génie particulier et ses inventions personnelles, nous a appris
à en tirer notre mode de culture. Sans lui, nous ne serions
rien. Mais ses services ne commencent pas là. Bien loin d'at-
tendre l'époque d'Attila pour se précipiter, torrent aveugle
et dévastateur, sur une société florissante , il était déjà depuis
cinq cents ans l'unique soutien de cette société chaque jour
plus caduque et plus avilie. A défaut de sa protection , de son
bras, de ses armes, de son talent de gouverner, elle serait
tombée, dès le ii* siècle, au point misérable où la réduisit
Alaric, le jour qu'il culbuta si justement d'un trône ridicule
l'avorton qui s'y prélassait. Sans les barbares du Nord, la
Rome sémitique n'aurait pu maintenir la forme impériale qui
la fit subsister, parce qu'elle ne serait jamais parvenue à créer
cette armée qui seule conserva le pouvoir, lui recruta ses sou-
verains, lui donna ses administrateurs, et, çà et là, sut allu-
mer encore les derniers rayons de gloire qui enorgueillirent sa
vieillesse.
Pour tout dire et sans rien outrer, presque tout ce que la
Rome impériale connût de bien sortit d'une source germani-
que. Cette vérité s'étend si loin que les meilleure laboureurs de
l'empire, les plus braves artisans, on pourrait l'affirmer, fu-
rent ces lètes barbares colonisés en si grand nombre dans les
Gaules et dans toutes les provinces septentrionales (1).
(1) Suivant Grimm , Deutsche Rechtsalterth., p. 305 et pass. , les lûtes
formaient une classe intermédiaire entre les hommes libres et les
DES RACES HUMAINES. 301
Quand enfin les nations gothiques vinrent en corps exercer
un pouvoir qui, depuis des siècles, appartenait à leurs compa-
triotes, à leurs enfants mal romanisés, furent-elles coupables
d'une révolution inique? Non; elles saisirent avec justice les
fruits mûris par leurs soins, conservés par leurs labeurs, et
que l'abâtardissement des races romaines laissait par trop cor-
rompre. La prise de possession des Germains fut l'œuvre lé-
gitime d'une nécessité favorable. Depuis lojigtemps la démo-
cratie énervée ne subsistait que grâce à la délégation perpétuelle
du pouvoir absolu aux mains des soldats. Cet arrangement
avait fini par ne plus suffire, l'abaissement général était de-
venu trop grand. Dieu alors, pour sauver l'Église et la civili-
sation, donna au monde ancien, non plus une troupe, mais
des nations de tuteurs. Ces races nouvelles , le soutenant et le
pétrissant de leurs larges mains, lui firent subir avec plein
succès le rajeunissement d'Éson. Rien de plus glorieux dans
les annales humaines- que le rôle des peuples du Nord ; mais ,
avant de le caractériser avec l'exactitude qu'il exige , avant de
montrer combien on a eu tort de clore la société romaine au
jour des grandes invasions, puisqu'elle vécut encore longtemps
après sous l'égide des envahisseurs, il convient de faire un
temps d'arrêt et de rechercher une dernière fois ce que la réu-
nion des anciens éléments ethniques du monde occidental,
dans le vaste bassin de la romanité, avait, en définitive, of-
fert de neuf à l'univers. On doit donc se demander si le colon
romain avait su remanier de telle sorte ce que lui avaient lé-
gué les civilisations précédentes, qu'il en ait fait sortir des prin-
cipes inconnus jusqu'à lui , et constituant ce qu'on aurait droit
d'appeler une civilisation romaine.
La question posée, qu'on entre dans les champs d'observa-
esclaves. Schaffarik (t. I, p. 2r>i , note 1) les considère comme descendus
originairement des I.ettes, Lettons ou Litliuaniens. I.e mot allemand,
Leule, auquel M. Aug. Tliieriy rapporte celte étymologie, n'en serait
que le dérivé. On disait lœ(i Franci, lœti Batavi, Iwli Suevi, etc.,
probablement pour indiquer l'origine de ces différents létes. (Gué-
rard, Polyptique cTIrminon, t. I, p. 351. — Revue des Deux-Mondes,
1" mars 185i, p. 934 et 048.)
302 DE l'inégalité
tion qu'elle ouvre aussitôt, vastes champs, démesurés comme
les territoires ajoutés les uns aux autres qu'elle fait parcourir
aux yeux. Tous sont déserts. Rome, n'ayant jamais eu de race
originale, n'a jamais élaboré non plus une pensée qui le fût.
L'Assyrie avait une empreinte particulière ; l'Egypte, la Grèce,
l'Inde et la Chine de même. Les Perses avaient jadis dévoilé
des principes aux regards des populations maîtrisées par leur
glaive. Les Celtes, les aborigènes italiotes, les Étrusques pos-
sédèrent également leur patrimoine , à la vérité peu brillaut,
peu digne d'exciter l'admiration, mais réel , mais solide , mais
positif et bien caractérisé.
Rome attira à elle un peu, un coin, un lambeau de toutes
ces créations, à des moments où elles étaient déjà vieillies, sa-
lies, usées, à peu près hors de service. Dans ses murs, elle ins-
talla, non pas un atelier de civilisation où , d'un génie supé-
rieur, elle ait jamais travaillé des œuvres frappées d'un cachet
qui lui fût propre, mais un magasin d'oripeaux où elle entassa
sans choix tout ce qu'elle déroba sans peine à l'impuissante
vieillesse des nations de son temps. Imposante comme la fit la
faiblesse de ses entours, elle ne le fut jamais assez pour com-
biner quoi que ce soit de général, ne fût-ce qu'un compromis
étendu partout et à tout. Elle ne l'essaya même pas. Dans les
localités diverses, elle laissa la religion, les mœurs, les lois, les
constitutions politiques , à peu près comme elle les avait trou-
vées, se contentant d'énerver ce qui aurait pu gêner le contrôle
dominateur que la nécessité la portait à se réserver.
Conduite par ce mobile unique, il lui fallut cependant déro-
ger parfois plus gravement à ses habitudes d'inerte tolérance.
L'étendue de ses possessions constituait un fait qui, à lui seul,
créait ime situation et des obligations nouvelles. Ce fut donc
sur ce terram que, bon gré , mal gré , elle eut à montrer son
savoir faire. Il fut petit. Elle inventa très peu ; elle agit à la
façon du jardinier qui taille les orangers et les buis de manière
à leur faire prendre certaines formes , sans s'inquiéter autre-
ment des lois naturelles qui dirigent la croissance de ces ar-
bres.
L'action particulière de Rome se renferma dans l'administra-
DBS RACES HUMAINES. 303
tion et le droit civil (I). Je ne sais jusqu'à quel point il serait
jamais possible, en se bornant à ces deux spécialités, de donner
naissance à des résultats réellement civilisateurs dans le sens
large du mot. La loi n'est que la manifestation écrite de l'état
des mœurs. C'est un des produits majeurs d'une civilisation,
ce n'est pas la civilisation elle-même. Elle n'enrichit pas ma-
tériellement ni intellectuellement une société ; elle réglemente
lusage de ses forces, et son mérite est d'en amener une meil-
leure dispensation; elle ne les crée pas. Cette définition est
incontestable chez les nations homogènes. Toutefois il faut
avouer qu'elle ne se présente pas d'une manière aussi claire,
aussi immédiatement évidente , dans le cas particulier de la
loi romaine. Il se pourrait, à la rigueur, que les éléments de
ce code recueillis chez une multitude de nations vieillies , et
partant expérimentées, résumassent une sagesse plus générale
que ne faisait chacune des législations antérieures en son par-
ticulier, et de la constatation théorique de cette possibilité, on
est facilement induit à conclure, sans y regarder de plus près,
qu'en effet elle s'était réalisée dans la loi romaine. C'est l'opi-
nion généralement reçue aujourd'hui. Cette opinion admet, fort
à la légère, que le droit impérial découle d'une conception
d'équité abstraite, dégagée de toute influence traditionnelle,
hypothèse parfaitement gratuite. La philosophie du droit ro-
main, comme la philosophie de toutes choses, a été faite après
coup. Elle a surtout été inspirée par des notions complètement
étrangères à l'antiquité, et qui eussent grandement surpris les
légistes aux œuvres desquels elle se rattache.
Pour être nombreuses, les sources de cette jurisprudence
ne sont pas infinies, et elles sont très positives. Les doctrines
analytiques ont dû les influencer ; mais ces doctrines elles-mê-
mes, n'étant que des émanations de l'esprit italiote ou de l'ima-
gination hellénistique, ne pouvaient rien y introduire de plus
général. Quant au christianisme, il a été bien peu deviné par
les juristes, car un des caractères remarquables de leur mo-
luiment, c'est l'indifférence religieuse. Certainement une telle
(«) Tu, regcre imperio populos, Romane, mémento.
304 DE l'inégalité
donnée est des plus antipathiques aux tendances naturelles de
l'Église, et elle Ta témoigné par la manière dont elle a réformé
le droit romain, en en faisant le droit canonique.
Rome, étrangère dans ses propres murs, ne put, dès son ori-
gine, jamais avoir que des lois empruntées. Dans sa toute pre-
mière période, sa législation était modelée sur celle du Latium,
et, lorsque les Douze Tables furent instituées pour répon-
dre aux vues d'une population déjà composite, on y conserva
quelques stipulations anciennes en les soutenant par une dose
suffisante d'articles choisis dans les codes de la Grande-Grèce.
Mais ce n'était pas encore satisfaire aux besoins d'une nation
qui changeait à tout moment de nature et , par conséquent, de
visées. Les immigrants abondant dans la Ville ne voulaient pas
de cette compilation des décemvirs , étrangère en tout ou en
partie à leurs idées nationales de justice. Les anciens habitants,
qui, de leur côté, ne pouvaient modifier leur loi avec la même
rapidité que leur sang , instituèrelit un magistrat spécial chargé
de régler les conflits entre les étrangers et les Romains, et les
étrangers entre eux. Ce magistrat, le prxtor peregrinus, eut
pour obligation distinctive de prendre sa jurisprudence en
dehors des dispositions des Douze Tables.
Quelques auteurs, trompés par la faveur dont jouissait, aux
derniers temps de la république , la qualité de citoyen romain
parmi les populations soumises, ont cru que cette préoccupa-
tion avait toujours existé , et ils l'ont supposée à tort pour les
époques antérieures. C'est une faute grave. La concession du
droit latin ou italiote n'était pas, à l'origine, une marque d'in-
fériorité laissée par le sénat à ses vaincus. C'était, tout au con-
traire, un acte dicté par une prudente réserve vis-à-vis de
peuples qui voulaient bien se soumettre à la suprématie politi-
que des Romains, mais non pas à leur système juridique. Ces
nations tenaient à leurs coutumes. On les leur laissa , et le
prxtor peregrinus, qui devait juger ceux de leurs citoyens
domiciliés dans la Ville, n'eut pas pour mission, en laissant de .
côté la loi locale, de chercher dans son imagination un idéal
fantastique d'équité, mais d'appliquer de son mieux ce qu'il
connaissait des principes de la justice positive en usage chez les
DES BACES HUMAINES. SOS
Italiotes, les Grecs, les Africains, les Espagnols, les Gaulois
;imenés, pour la protection de leurs intérêts, devant son tri-
buuul.
Et, en effet, si ce magistrat avait dû faire appel à sa force
d'invention, celle-ci se fût adressée aussitôt à sa conscience. Or
il était Romain, il avait les notions de son pays sur le juste et
l'injuste; il eût argumenté eu Romain et, tout couramment,
appliqué les prescriptions des Douze Tables, les plus belles du
monde à ses yeux. C'était précisément là ce qu'il lui était com-
mandé d'éviter. Il n'existait que pour ne pas prononcer ainsi.
Il était donc tout naturellement forcé de s'enquérir des idées
de ses justiciables, de les étudier, de les comparer, de les ap-
précier, et de tirer, pour son usage , des résultats de cette re-
cherche, une conviction offlcielle, qui devenait pour lui le droit
naturel, le droit des gens, \ejus gentium. Mais ce pot pourri de
doctrines positives ainsi combiné par un individu isolé , aujour-
d'hui magistrat, demain néant, n'avait rien d'évidemment
juste et vrai. Aussi changeait-il avec les préteurs. Chacun
d'eux arrivait en charge avec le sien, qui était contredit au
bout de l'année d'exercice par celui d'un autre. Suivant que
tel ou tel juge comprenait ou connaissait mieux telle législation
étrangère, celle d'Athènes ou de Corinthe, de Padoue ou de
Tarente, c'était la coutume d'Athènes, de Corinthe, de Padoue
ou de Tarente qui composait la meilleure part de ce que, cette
année-là, on nommait à Rome le droit des gens.
Quand le mélange romanisé fut à son comble , on s'ennuya
avec raison de cette indigente mobilité. On força les prœ^ores
peregrini à juger d'après des règles Uxes, et, pour se procurer
ces règles, on eut recours à la seule ressource admissible : on
étudia, compila, amplifia des articles de lois pris dans tous les
codes dont ou put acquérir connaissance, et l'on produisit
ainsi une législation sans nulle originalité, une législation qui
ressemblait parfaitement aux races métisses et épuisées qu'elle
était appelée à régir, qui avait gardé quelque chose de toutes,
mais quelque chose d'indécis, d'incertain, d'à peine reconnais-
sable, et qui, dans cet état, se trouva convenir si bien à l'en-
semble de la société qu'elle étouffa l'esprit sabin resté dans les
306 DE l'inégalité
Douze Tables, s'incorpora ce qu'elle en put conserver, peu de
chose, et étendit son empire de toutes parts jusqu'aux points
ou finissaient les voies romaines dans le dernier avant-poste
des légions.
Pourtant une objection subsiste. Les grands légistes de la
belle époque n'ont-ils pu réussir à extraire de tous ces lam-
beaux disparates, de tous ces membres arrachés à des codes
souvent antipathiques, un suc tout nouveau devenu l'élément
vital de ce corps de doctrines si laborieusement combiné , et
donner à son ensemble une valeur que ses parties n'avaient
pas? Je répondrai que les plus éminents parmi les jurisconsultes
ne s'appliquèrent pas à cette tâche. Pour la remplir, il leur
aurait fallu sortir non seulement d'eux-mêmes , mais surtout
de la société qui les absorbait. C'est une figure de rhétorique
que de dire qu'un homme est plus grand que son siècle; il n'est
donné à personne d'avoir des yeux si perçants qu'ils dépassent
l'horizon. Le nec plus ultra du génie consiste à bien voir tout
ce que cet horizon renferme. Les hommes spéciaux ne pou-
vaient acquérir et n'eurent de notions que celles existant au-
tour d'eux. Il ne leur était pas loisible de prêter à leurs travaux
une originalité qui ne s'offrait nulle part. Ils firent merveille
dans l'appropriation des matériaux dont ils disposaient, dans
l'art d'en tirer les conséquences pratiques que les plus subtils
replis du texte pouvaient renfermer. Voilà ce qui les a faits
grands, rien de plus, et c'est assez.
Mais, ajoutent quelques-uns, oubliez-vous ce suprême éloge
mérité par le droit romain : son universalité? Qu'est-ce à dire?
II fut universel dans l'empire romain, oui. Il fut, il est en haute
estime chez les peuples romanisés de tous les temps, j'en con-
viens. Mais, en dehors de ce cercle, nul esprit n'a jamais mon-
tré la moindre velléité de l'admettre. Lorsqu'il régnait avec
toute sa plénitude sous la protection des aigles , il n'a pas fait
ime conquête hors de ses frontières. Les Germains l'ont vu
pratiquer, l'ont même protégé chez leurs sujets, et ne l'ont ja-
mais pris. Une grande partie de l'Europe actU/lle, l'Améri-
que, l'étudient et ne l'adoptent pas. Que , dans les écoles , tel
docteur lui voue son admiration, c'est une question de contro-
DE3 RACES HUMAINES. 307
verse; mais, en mille endroits, en Angleterre, en Suisse, dans
telles contrées de l'Allemagne, les mœurs le repoussent. Ea
France même et en Italie, on ne saurait l'accepter sans des
modifications profondes. Ce n'est donc pas la raison écrite,
comme on l'a dit ambitieusement. C'est la raison d'un temps,,
d'un lieu , vaste sans doute, mais loin de l'être autant que la
terre. C'est la raison spéciale d'une agglomération d'hommes,
et nullement de la plupart des hommes; en un mot, c'est une
loi locale, comme toutes celles qui furent jusqu'ici. Ce n'est
donc, en aucune manière, une invention qui mérite le nom
d'universelle. Elle n'est pas suffisante pour se gagner toutes les
consciences et réglementer tous les intérêts humains. Dès lors,
puisqu'elle est si loin de pouvoir revendiquer avec justice un
tel caractère ; puisque, d'ailleurs, elle ne contenait rien qui ne
provienne d'une source qui, dans sa pureté, n'appartenait pas
à Rome; puisqu'elle n'a rien d'entier, de vivant, d'original, la
loi romaine ne se trouve pas douée d'une action civilisatrice
plus puissante que celle des autres législations. Elle ne fait
donc pas exception , elle n'est qu'un résultat et non pas une
cause de culture sociale ; elle ne saurait en aucune façon servir
à caractériser une civilisation particulière.
Si le droit était ainsi dénué de principes vraiment nationaux,
on en peut dire tout autant de l'administration, je l'ai montré
ailleurs, et ce qu'onblâme aujourd'hui, avec tantde raison, dans
les empires asiatiques modernes, cette indifférence profonde
pour le gouverné, qui ne connaît le gouvernant et n'est connu de
lui qu'à l'occasion de l'impôt et de la milice, existait absolument
au même degré dans la Rome républicaine et dans la Rome im-
périale. La hiérarchie des fonctionnaires et leur manière de pro-
céder étaient semblables, avec une nuance de despotisme de
plus, à celle qai régissait les Perses, modèle que les Romains ont
imité beaucoup plus souvent qu'on ne l'a dit. Du reste, l'admi-
nistration comme la justice civile restaient soumises, dans la
pratique, aux notions de moralité communément reçues. C'est
sur ces points que l'on reconnaît le mieux combien l'empire des
Césiirs est loin d'avoir rien produit de nouveau, d'avoir mis en
curculation une idée ou un fait qui ne lui fût pas antérieur.
308 DE l'inégalité
Un honnête homme romain, je l'ai dit en phis d'un lieu^
n'était pas, très certainement, un phénix introuvable (1). Dans
toutes les situations sociales, on rencontrait en abondance, au
déclin de l'empire, de beaux et nobles caractères naturelle-
ment portés au bien et ne demandant pas mieux que de le
faire. Mais l'honnête homme, dans toute société , se dirige en
vue de l'idéal particulier créé par la civilisation au centre de
laquelle il se trouve. Le vertueux Hindou , le Chinois intègre,
l'Athénien de bonnes moeurs, sont des types qui se ressem-
blent surtout dans leur volonté commune de bien agir, et, de
même que les différentes classes, les différentes professions,
ont des devoirs spéciaux qui souvent s'excluent , de même la
créature humaine est partout dominée, suivant les milieux
qu'elle occupe, par une théorie préexistante au sujet des per-
fections dignes d'être recherchées. Le monde romain subissait
cette loi comme les autres; il avait, comme eux, son idéal du
bien. Scrutons-le, et voyons s'il contenait ce principe nouveau
que nous poursuivons, et qui jusqu'à ce moment nous a tou-
jours échappé.
Hélas! il en est ici de même que lorsqu'il s'est agi de la lé-
gislation ; on n'aperçoit que des doctrines empruntées et écour-
tées. Tout ainsi que la philosophie venait en grande partie des
Grecs, et n'abonda plus particulièrement vers le stoïcisme,
dogme, en définitive, malgré ses beaux semblants, grossier et
stérile, que sous l'influence du sang celtique-italiote, de même
les vertus sabines, graduellement sémitisées, ne recelèrent rien
que de très connu des premières races européennes. Le plus
honnête homme et le plus doux ne croyait pas mal faire en ex-
posant sa progéniture. Il eût estimé duperie et démence de
pratiquer ou seulement de ressentir ces beaux mouvements
d'abnégation qui font la base de la morale germanique et che-
valeresque, et dont le christianisme tira si grand parti. J'ai
beau regarder, je ne vois pas se développer dans la société ro-
maine un seul sentiment, une seule idée morale dont je ne
puisse retrouver l'origine, soit dans l'ancienne rudesse des abo-
(1) Voir lome I*^
DES RACES HUMAINES. 309
Tiiiènes, soit dans la culture utilitaire des Étrusques, soit dans
le raffinement composite des Grecs sémitisés, soit dans la spi-
rituelle férocité de Carthage et de l'Espagne.
La tâche de Rome ne fut donc pas de donner au monde une
floraison de nouveautés. L'immense puissance qui s'accumula
dans ses mains ne produisit aucune amélioration, tout au con-
traire. Mais si l'on veut parler d'éparpillement de notions et
de croyances, alors il faut tenir un bien autre langage. Rome
exerça dans ce sens une action vraiment extraordinaire. Seuls,
les Sémites et les Chinois seraient recevables à lui contester la
prééminence. Rien de plus vrai, de plus évident. Si Rome n'é-
<;laira pas, ne grandit pas les fractions de l'humanité tombées
dans son orbite, elle hâta puissamment leur amalgame. J'ai
dit les motifs qui m'empêchent d'applaudir à un tel résultat :
le dénommer encore, c'est indiquer suffisamment que je suis
loin de m'incliner devant la majesté du-nom romain.
Cette majesté, cette grandeur ne dut la vie qu'à la prostra-
tion commune de tous les peuples antiques. Masse informe de
corps expirants ou expirés, la force qui la soutint pendant la
moitié de sa longue et pénible m.arche fut empruntée à ce
qu'elle détestait le plus, à son antipode, à la barbarie, pour me
servir de son expression. Acceptons, si l'on veut, et ce nom et
l'intention insultante qui s'y attache. Laissons la tourbe ro-
maine se hausser sur ses piédestaux ; il n'en est pas moins vrai
que ce fut seulement à mesure que cette barbarie protectrice
agrandit davantage et son influence et son action, qu'on voit
poindre et régner enfin des notions dont le germe ne se trou-
vait plus nulle part dans l'ancien monde occidental , ni parmi
les doctes concitoyens de Périclès, ni sous les ruines assyrien-
nes, ni chez les premiers Celtes.
Cette action commença de bonne heure et se prolongea long-
temps. De même, en elTet, qu'il y avait eu une Rome étrus-
que, une Rome italiote, une Rome sémitique, il devait y avoir
et.il y eut une Rome germanique.
LIVRE SIXIEME.
LA CIVILISATION OCCIDENTALE.
CHAPITRE PREMIER.
Les Slaves. — Domination de quelques peuples arians anlé-
germaniques.
Dq)uis le IV* siècle jusque vers l'an 50 avant Jésus-Christ,
les parties du monde qui se considéraient comme exclusivement
civilisées, et qui nous ont fait partager cette opinion, c'est-à-
dire les pays de sang et de coutumes helléniques , les contrées
de sang et de coutumes italo-sémitiques , n'eurent que peu de
contacts apparents avec les nations établies au delà des Alpes.
On eût pu croire que les seules de celles-ci qui eussent jamais
menacé sérieusement le Sud , les Gaulois , s'étaient englouties
dans les entrailles de la terre. Peu de bruit de ce qui se passait
chez elles se répandait chez leurs voisins. Pour les savoir vi-
vantes encore et même bien vivantes , il fallait être, comme les
Massaliotes, involontairement soumis aux contre-coups de leurs
discordes, ou, comme Posidonius, avoir voyagé dans ces ré-
gions qu'un peu bénévolement l'on avait peuplées jadis de ter-
reurs plus fantastiques que réelles.
Les invasions celtiques ne s'étaient plus renouvelées. Leur
fleuve dévastateur, qui jadis avait abouti à la fondation des
États galates, était tari. Les descendants de Sigovèse avaient
pris des allures si modestes que , quelques bandes d'entre eux
s'étant pacifiquement transportées dans la haute Italie , avec
l'intention d'y cultiver des terres vacantes, elles en sortirent
sur une simple injonction du sénat, après avoir vu échouer les
plus humbles supplications.
Ce repos que les Gaulois n'osaient plus troubler chez les au-
312 DE l/lXKGALITÉ
très peuples, ils n'en jouissaient pas eux-mêmes. La période
de trois cents ans qui précéda la conquête de César fut pour
eux une époque de douleur. Ils pratiquèrent, ils connurent à
fond les phases les plus misérables de la décadence politique.
Aristocratie, théocratie, royauté héréditaire ou élective, tyran-
nie, démocratie, démagogie, ils goûtèrent de tout, et tout fut
transitoire (1). Leurs agitations ne réussissaient pas à produire
de bons fruits. La raison en est que la généralité des nations
celtiques en était arrivée à ce point de mélange, et partant
de confusion, qui ne permet plus de progrès nationaux. Elles
avaient dépassé le point culminant de leurs perfectionnements
naturels et possibles; elles ne pouvaient désormais que descen-
dre. Ce sont là cependant les niasses qui servent de bases à
notre société moderne, associées dans cet emploi avec d'autres
multitudes, non moins considérables, qui sont les Slaves ou
Wendes.
Ceux-ci, à l'époque dont il s'agit, étaient encore plus dépri-
més, dans la plupart de leurs nations, et l'étaient depuis beau-
coup plus longtemps. Par la position topographique qu'occu-
paient et occupent encore leurs principales branches , ils sont
évidemment les derniers de tous les grands peuples blancs
qui, dans la haute Asie, ont cédé sous les efforts des hordes
finniques, et surtout ceux qui ont été le plus constamment en
contact direct avec elles (2). Ceci soit dit en faisant abstraction
de quelques-unes de leurs bandes, entraînées dans les tourbil-
lons voyageurs des Celtes , ou même les devançant , tels que
les Ibères, les Rasènes, les Venètes des différentfes contrées de
l'Europe et de l'Asie. Mais , pour ce qui est du gros de leurs
tribus, expulsées de la patrie primitive postérieurement au
départ des Galls, elles n'ont plus trouvé à s'établir que dans
les parties du nord-est de notre continent , et là jamais n'a
cessé pour elles le voisinage dégradant de l'espèce jaune (3).
Plus elles en ont absorbé de familles, plus elles ont été cons-
H) Cœs., de Bell. GalL, VI.
(i) Schaffarik, Slatvische Alterth., t. I, p. 57.
(3) Ouvr. cité, t. I, p. 'ï. — Schaffarik considère comme formant la
première extension des Slaves en Europe, la région située entre l'O-
DES nACES HUMAINES. 313
lamment disposées à abonder dans de nouveaux hymens de
même sorte (1). Aussi leurs caractères physiques sont-ils
faciles à déchiffrer; les voici, tels que les décrit Schaffarik :
« Tête approchant de la forme carrée, plus large que longue,
« front aplati, nez court avec tendance à la concavité; les
« yeux horizontaux, mais creux et petits; sourcils minces rap-
« proches de l'oeil à l'ançile interne, et dès lors montants. Trait
« général, peu de poil (2). »
Les aptitudes morales étaient en parfait accord, et n'ont
jamais cessé de s'y maintenir, avec ces marques extérieures.
Toutes leurs tendances principales aboutissent à la médiocrité,
à l'amour du repos et du calme, au culte d'un bien-être peu
exigeant, presque entièrement matériel, et aux dispositions les
plus ordinairement pacifiques (3). De même que le génie du
Chamite, métis du noir et du blanc, avait tiré des aspirations
véhémentes du nègre la sublimité des arts plastiques, de même
le génie du Wende, hybride de blanc et de finnois, transforma
le goût de l'homme jaune pour les jouissances positives en
esprit industriel, agricole et commercial (4). Les plus anciennes
nations formées par cet alliage devinrent des nids de spécula-
teurs, moins ardents sans doute, moins véhéments , moins ac-
tivement rapaces, moins généralement intelligents que les
Chananéens, mais tout aussi laborieux et tout aussi riches,
bien que d'une façon plus terne.
Dans une antiquité fort respectable, un affluent énorme de
denrées diverses provenant des pays occupés par les Slaves
appela vers le bassin de la mer Noire de nombreuses colonies
sémitiques et grecques. L'ambre recueilli sur les rives de la
Baltique, et que nous avons vu figurer dans le commerce des
der, la Vistule, le Niémen, le Bug, le Dnieper, le Dniester et le Da-
nube. Mais ces limites ont très souvent changé.
(1) Ouvr. cité. — Le slave, pourvu des affinités originelles nécessaires
avec les autres langues arianes , montre la trace d'une grande influence
exercée par la famille flnnoise sur ses éléments constitutifs. (T. I, p. 47.)
(S) Ouvr. cité, t. I, p. 33.
(3) Ibidem, t. I, p. 66, 167.
(4) Ibidem, t. 1, p. 1, 59.
IS
314 DE l'inégalité
peuples galliques, passait aussi dans celui des nations wendes.
Elles se le transmettaient de l'une à l'autre, l'amenaient jus-
qu'à l'embouchure du Borysthène et des autres fleuves de la
contrée. Ce précieux produit répandait ainsi l'aisance chez ses
différents facteurs, et faisait pénétrer jusqu'à eux une part des
trésors métalliques et des objets fabriqués de l'Asie anté-
rieure. A ce transit s'unissaient d'autres branches de spécula-
tion non moins importantes, celle du blé, par exemple, qui,
cultivé sur une très grande échelle dans les régions de ia Scy-
thie{l) et jusqu'à des latitudes impossibles à préciser, parve-
nait, au moyen d'une navigation fluviale organisée et exploitée
par les indigènes, jusqu'aux entrepôts étrangers de l'Euxin. On
le voit, les Slaves ne méritaient pas plus le reproche de barbarie
que les Celtes (2).
Ce ne sont pas non plus des peuples que l'on puisse dire
avoir été civilisés, dans la haute signification du mot. Leur
intelligence était trop obscurcie par la mesure du mélange où
(1) Ouvr. cité, t. I, p. 271. — Schaffarik fait venir «ne grande partie
de cette production des pays situés derrière les Karpatlies. Mais il
y avait aussi plus bas, dans la direction du sud-est, une nation à demi
wonde, celle des Alazons, qui se livrait au même commerce. (Hérod.,
IV, 17.)
(i) Ils vivaient dans des villages, à la façon des peuples blancs purs,
leurs ancêtres. (Schaff. , t. I, p. 59.) S'il était besoin d'en donner une
preuve, on la trouverait dans le nom d'une tribu slave, les Budini,
BoyStvot, dont la racine est budy, maison; par conséquent, les hom-
mes qui habitent des maisons, des demeures permanentes. Ce nom
de Budini rappelle une des plus singulières erreurs auxquelles la
science ait pu se complaire. Hérodote raconte que les gens ainsi
nommés étaient çôetpoxpaYéovTe;; tous les traducteurs ont compris et
dit qu'ils mangeaient de la vermine, ou plus clairement des poux.
Cette circonstance , qui parlait peu en faveur des Budini , n'a pas em-
pêché les érudits allemands et les slavistes de se disputer ce peuple,
les uns le réclamant pour germain , les autres pour wende. Larcher,
Mannert, Buchon, bien d'autres, ont répété que les Budini mangeaient
des poux; enfin Rilter, se rapportant à l'abréviateur de Tzetzés, et
guidé par le sens commun, a démontré que, comme beaucoup de
populations actuelles de l'extrême nord, ils se nourrissaient de jets
de sapin; mais l'habitude de l'absurde est si bien prise que Passow
lui-même, dans son dictionnaire, tout en donnant les deux versions
montre une prédilection marquée pour la plus ancienne.
DES RACES HUMAINES. 315
elle s'était absorbée , et , loin d'avoir développé les instincts
natifs de l'espèce blanche, ils les avaient, au contraire, en
grande partie émoussés ou perdus. Ainsi, leur religion et le
naturalisme qui en fournissait l'étoffe s'étaient ravalés plus
bas que ce qu'on voyait même chez les Galls. Le druidisme
de ceux-ci, qui n'était assurément pas une doctrine exempte
des influences corruptrices de l'alliance finnique, en était ce-
pendant moins pénétré que la théologie des Slaves. C'est en
celle-ci que se montrait la source des opinions les plus grossiè-
rement superstitieuses, la croyance à la lycanthropie, par
exemple. Ils fournissaient aussi des sorciers de toutes les es-
pèces désirables (1).
Cette contemplation superstitieuse de la nature, qui n'était
pas moins absorbante pour l'esprit des Slaves septentrionaux
que pour celui de leurs parents, les Rasènes de l'Italie, tenait
une très grande place dans l'ensemble de leurs notions. Les
monuments nombreux qu'ils. ont laissés, tout en attestant chez
eux un certain degré d'habileté, et surtout un génie patient et
laborieux, ne valent pas ce qu'on trouve sur les terres celti-
ques, et, ce qui met le sceau à la démonstration de leur infé-
riorité, c'est qu'ils n'ont jamais pu agir sur les autres familles
d'une façon dominatrice. La vie de conquête leur a été cons-
tamment inconnue. Ils n'ont pas même su créer pour eux-
mêmes un État politique véritablement fort (2).
Quand, dans cette race prolifique , la tribu devenait quelque
peu populeuse, elle se scindait. Trouvant par trop pénible
pour sa dose de vigueur intellectuelle le gouvernement de trop
de têtes réunies et l'administration de trop d'intérêts, elle s'em-
pressait d'envoyer au dehors de ses limites une ou plusieurs
communautés sur lesquelles elle ne prétendait conserver qu'une
sorte de préséance maternelle, leur laissant d'ailleurs pleine
liberté de se régir à leur guise. Les dispositions politiques du
Wende, essentiellement sporadiques , ne lui permettaient pas
de comprendre, encore moins de pratiquer le gouvernement
(I) ScliitfTnrik , ouvr. cité, t. I, p. 195.
(i) Id., ibid., t. I, p. 167.
316 DE L'iNbGALITE
nécessairement compliqué d'un empire vaste et compact. Vi^
vre citoyen d'un municipe aussi étroit que possible, c'était là
son rêve. Les conceptions orgueilleuses de domination, d'in-
fluence , d'action extérieure , y trouvaient sans doute peu leur
compte; mais, précisément, le Slave ne les connaissait pas.
L'agrandissement de son bien-être direct et personnel, la pro-
tection de son travail, l'assistance pour ses besoins physiques,
la satisfaction de ses attachements, sentiment vif chez cet
être doux et affectueux , bien que froid , tout cela lui était as-
suré par son i*éginie municipal, avec une facilité , une liberté,
une abondance qu'un état social plus perfectionné ne saurait
jamais produire, il faut l'avouer. Il s'y tenait donc , et la mo-
dération de ces goûts si humbles doit lui mériter, au moins,
l'hommage des moralistes, tandis que les politiques, plus diffl-
ciles à satisfaire, considèrent que les résultats en furent déplo-
rables. L'antique gouvernement de la race blanche, si naturel-
lement propre à servir toutes les dispositions d'indépendance,
les plus dangereuses comme les plus utiles, se laissa énerver
sans peine par tant de mollesse. On le voulait de plus en plus
faible et incertain; il s'y prêta. Lés magistrats, pères lictifs de
la commune, continuèrent à ne devoir qu'à l'élection une au-
torité temporaire, étroitement limitée par le concours inces-
sant d'une assemblée souveraine composée de tous les chefs
de famille. Il est bien évident que ces aristocraties rurales et
marchandes composaient les républiques les moins exposées
aux usurpations de pouvoir que l'espèce blanche ait jamais
réalisées; mais elles en étaient, en même temps, les plus fai-
bles, les plus incapables de résister aux troubles intérieurs
comme à l'agression étrangère.
Il n'est pas même sans vraisemblance que les nombreux in-
convénients de cet isolement si mesquin ne Ossent parfois dé-
sirer, à ceux-là même qui en aimaient les douceurs , un chan-
gement d'état résultant de la conquête d'un peu[Je plus ha-
bile. Cette calamité, au milieu du dommage qu'elle entraîne
nécessairement, leur devait apporter d'une manière non moins
sûre plusieurs avantages capables de les frapper, de leur plaire,
et, jusqu'à un certain point , de leur fermer les yeux sur la
DES BACES HUMAINKS. 317
perte de leur indépendance. On peut mettre de ce nombre l'ac-
croissement des bénénces matériels , conséquence facile d'un
agrandissement de population et de territoire. Une commune
isolée a peu de ressources; deux réunies en ont davantage.
La chute des barrières politiques trop rapprochées facilite les
relations entre pays frontières; elle les crée même souvent. Les
denrées et les produits circulent plus abondamment, yont plus
loin ; les gains et les proOts s'accumulent , et l'instinct com-
mercial émerveillé, séduit, gagné, renonçant à ses préjugés
contre les concurrences pour se livrer tout entier au charme
de la possession d'un marché plus étendu, renie un excès pour
se jeter dans l'autre, et devient l'apôtre le plus ardent de cette
fraternité universelle que des sentiments un peu plus nobles,
que des opinions plus clairvoyantes repoussent comme n'étant
autre chose que la mise en commun de tous les vices et l'a-
vènement de toutes les servitudes.
Mais les conquérants des Slaves aux époques primitives n'é-
taient pas en état de pousser le système d'agglomération jus-
qu'à l'excès. Leurs groupes étaient trop peu considérables par
le nombre et trop mal pourvus de moyens intellectuels ou ma-
tériels pour exécuter de si gigantesques fautes. Ils ne les ima-
ginaient même pas , et leurs sujets , qui en auraient accepté
sans doute les pires conséquences, pouvaient encore, assez
raisonnablement, se réjouir de l'exteusioo gagnée à leurs tra-
vaux économiques.
Puis, sous la loi d'un vainqueur dispensant de tels bienfaits,
leur existence moins libre était, en définitive, mieux garantie.
Tandis que l'isolement national les avait toujours livrés, pres-
que sans défense, à toutes les agressions du dehors, leur cons-
titution nouvelle , sous des maîtres vigoureux , les soustrayait
à ce genre de fléaux , et les envahisseurs rencontraient désor-
mais, entre leur soif de pillage et les laboureurs qu'ils voulaient
dépouiller, l'arc et l'épée d'un dominateur jaloux. Donc, pour
bien des raisons, les Wendes étaient enclins à prendre la su-
jétion politique en patience, de même qu'ils avaient ignoré et
repoussé les moyens d'y échapper. Et, d'ailleurs, cette sujé-
tion qu'ils n'avaient pas l'orgueil ni même la Oerté de haïr, le
18.
318 DE l'inégalité
temps se chargeait, comme toujours, d'en adoucir les aspéri-
tés. A mesure qu'une longue cohabitation amenait entre les
étrangers et leurs humbles tributaires les alliances inévitables,
le rapprochement des esprits s'effectuait. Les relations mu-
tuelles perdaient de leur rigueur première; la protection se
faisait mieux sentir, et le commandement beaucoup moins. A
la vérité, les conquérants , victimes de ce jeu, devenaient gra-
duellement des Slaves, et, s'affaissant à leur tour, à leur tour
aussi subissaient la domination étrangère, qu'ils ne savaient
plus écarter ni de leurs sujets ni d'eux-mêmes. Mais les
mêmes mobiles poursuivant incessamment leur action, avec
une régularité toute semblable aux mouvements du pendule ,
amenaient constamment des effets identiques, et les races
wendes n'apprenaient pas , et même , arianisées au point mé-
diocre où elles ont pu l'être, n'ont jamais appris que d'une
manière imparfaite le besoin et l'art d'organiser un gouverne-
ment qui fût à la fois national et plus complexe que celui d'une
municipalité. Elles n'ont jamais pu se soustraire à la nécessité
de subir un pouvoir étranger à leur race. Bien éloignées d'a-
voir rempli dans le monde antique un rôle souverain , ces fa-
milles, les plus anciennement dégénérées des groupes blancs
d'Europe, n'ont même jamais eu, aux époques historiques,
un rôle apparent (1), et c'est tout ce que peut faire l'érudition
la plus sagace que d'apercevoir leurs masses, cependant si
nombreuses , si prolifiques , derrière les poignées d'aventuriers
heureux qui les régissent pendant les périodes lointaines. En
un mot, par suite des alliages jaunes immodérés d'oîi résulta
pour elles cette situation éternellement passive, elles furent
plus mal partagées, moralement parlant, que les Celtes, qui,
du moins , outre de longs siècles d'indépendance et d'isonomie,
eurent quelques moments bien courts , il est vrai , mais bien
marqués, de prépondérance et d'éclat.
La situation subordonnée des Slaves, dans l'histoire, ne
doit cependant pas faire prendre le change sur leur caractère
[Lorsqu'un peuple tombe au pouvoir d'un autre peuple, les
(1) Schaff., ouvr. cité, t. I, p. 138.
DBS BACES HUMAINES. 319
narrateurs de ses misères n'éprouvent généralement aucun
scrupule de prononcer que l'un est vaillant et que l'autre ne l'est
pas. Lorsqu'une nation, ou plutôt une race, s'adonne exclusive-
ment éSi\ travaux de la paix, et qu'une autre, déprédatrice et
toujours armée, fait de la guerre son métier unique, les mê-
mes juges proclament hardiment que la première est lâche et
amollie, la seconde virile. Ce sont là des arrêts rendus à la
légère, et qui donnent aux conséquences qu'on en tire autant
de maladresse que d'inexactitude.
Le paysan de la Beauce, plein d'aversion pour le service
militaire et d'amour pour sa charrue , n'est certes pas le reje-
ton d'une souche héroïque, mais il est, à coup sûr, plus réel-
lement brave que l'Arabe guerrier des environs du Jourdain.
On l'amènera facilement , ou , pour mieux dire , il s'amènera
lui-même, en un besoin, à faire des actions d'une intrépidité
admirable pour défendre ses foyers, et, une fois enrégimenté,
son drapeau, tandis que l'autre n'attaquera que rarement à
force égale, n'affrontera que le danger le plus petit, et ce petit
danger, il s'y soustraira même sans honte , en répétant à part
lui l'adage favori du guerrier asiatique : « Se battre, ce n'est
« pas se faire tuer. » Cependant cet homme circonspect fait
profession presque exclusive de manier le fusil. A son avis,
c'est là le seul lot convenant à un homme , ce qui ne l'em-
pêche pas , depuis des siècles , de se laisser subjuguer par qui
veut s'en donner la peine.
Tous les peuples sont braves, en ce sens qu'ils sont tous
également capables, sous une direction appropriée à leurs ins-
tincts , d'affronter certains périls et de s'exposer à la mort. Le
courage, pris dans ses effets, n'est le caractère particulier
d'aucune race. Il existe dans toutes les parties du monde, et
c'est un tort que de le considérer comme la conséquence de
l'énergie, encore plus de le confondre avec rénerii;ie elle-
même : il en diffère essentiellement.
Ce n'est pas que l'énergie ne le produise aussi , mais d'une
façon bien reconnaissable. Surtout cette faculté est loin de
n'avoir que cette manière de se manifester. En conséquence ,
si toutes les races sont braves, toutes ne sont pas énergiques,
320 DE l'inégalité
et, fondamentalement, il n'y a que l'espèce blanche qui le soit.
On ne rencontre que chez elle la source de cette fermeté de
la volonté, produite par la sûreté du jugement. Une nature
énergique veut fortement, par la raison qu'elle a fortement
saisi le point de vue le plus avantageux ou le plus nécessaire.
Dans les arts de la paix , sa vertu s'exerce aussi naturellement
que dans les fatigues d'une existence belliqueuse. Si les races
blanches, fait incontestable , sont plus sérieusement braves que
les autres familles, ce n'est aucunement parce qu'elles font
moins de cas de l'existence , au contraire ; c'est que , tout aussi
obstinées quand elles attendent du travail intellectuel ou ma-
tériel un résultat précieux que lorsqu'elles prétendent jeter
bas les remparts d'une ville , elles sont surtout pratiquement
intelligentes, et perçoivent le plus distinctement leur but. Leur
bravoure résulte de là , et non pas de la surexcitation des or-
ganes nerveux , comme chez les peuples qui n'ont pas eu ou
qui ont laissé perdre ce mérite distinctif.
Les Slaves , trop mélangés , étaient dans ce dernier cas. Ils
y sont encore, et plus peut-être qu'autrefois. Ils déployaient
beaucoup de valeur guerrière quand il le fallait, mais leur in-
telligence, affaiblie par les influences finniques, ne s'élevait
que dans un cercle d'idées trop étroit, et ne leur montrait pas
assez souvent ni assez clairement les grandes nécessités qui
s'imposent à la vie des nations illustres. Quand le combat était
inévitable, ils y marchaient, mais sans entraînement, sans en-
thousiasme, sans autre désir que celui de se retirer bien moins
du péril que des fatigues, infru<;tueuses à leurs yeux, dont
l'état de guerre est hérissé. Ils souscrivaient à tout pour en
finir, et retournaient avec joie au travail des champs , au com-
merce, aux occupations domestiques. Toutes leurs prédilec-
tions se concentraient là.
Cette race, ainsi faite, ne posséda donc son isonomie que
d'une manière fort obscure, puisque cette isonomie ne s'exerça
que dans des centres trop petits pour être encore visibles à
travers les ténèbres des âges, et ce n'est guère que par son
association à ses conquérants mieux doués que l'on réussit à
l'apercevoir et à juger ses qualités comme ses défauts. Trop
DES BACES HUMAINES. 321
faible et trop douce pour exciter de bien longues colères chez
les hommes qui l'envahissaient, sa facilité à accepter le rôle
secondaire dans les nouveaux États fondés par la conquête,
son naturel laborieux qui la rendait aussi utile à exploiter
qu'elle était aisée à régir, toutes ces humbles facultés lui fai-
saient conserver la propriété du sol, en lui en laissant perdre
le haut domaine. Les plus féroces agresseurs repoussaient bien
▼ite la pensée de créer inutilement des solitudes qui ne leur
auraient rien rapporté. Après avoir envoyé quelques milliers
de captifs sur les marchés lointains de la Grèce , de l'Asie , des
colonies italiotes, un moment arrivait où la soumission de
leurs vaincus lassait leur furie (1). Ils prenaient en pitié ce
travailleur débonnaire qui opposait si peu de résistance, et
désormais ils le laissaient cultiver ses champs. Bientôt la fé-
condité du Slave avait comblé les vides de la population. L'an-
cien habitant était plus solidement établi que jamais sur le sol
qui lui était laissé, et, pour peu que ses souverains conservas-
sent les faveurs de la victoire , il gagnait du terrain avec eux ;
car il poussait l'obéissance jusqu'au point d'être intrépide à leur
profit , quand on lui commandait une telle vertu.
Ainsi , indissolublement mariés à la terre d'où rien ne pou-
vait les arracher, les Slaves occupaient dans l'orient de l'Eu-
rope le même emploi d'influence muette et latente, mais irré-
sistible , que remplissaient en Asie les masses sémitiques. Ils
formaient , comme ces dernières , le marais stagnant où s'en-
gloutissaient, après quelques heures de triomphe, toutes les
supériorités ethniques. Immobile comme la mort, actif comme
elle , ce marais dévorait dans ses eaux dormantes les principes
les plus chauds et les plus généreux , sans en éprouver d'autre
modiGcation, quant à lui-même , que çà et là une élévation re-
lative du fond, mais pour en revenir finalement à une corrup-
tion générale plus compliquée.
Cette grande fraction métisse de la famille humaine, ainsi
prolifique, ainsi patiente devant l'adversité, ainsi obstinée
dans son amour utilitaire du sol , ainsi attentive à tous les
(1) Scliaff. , ouvr. cité, t. I, p. 211.
322 DE l'inégalité
moyens de le conquérir matériellement, avait étendu de fort
bonne heure le réseau vivant de ses milliers de petites com-
munes sur une énorme étendue de pays. Deux mille ans avant
Jésus-Christ, des tribus wendes cultivaient les contrées du
bas Danube et les rives septentrionales de la mer Noire , cou-
vrant d'ailleurs , autant qu'on en peut juger, en concurrence
avec des hordes finnoises, tout l'intérieur de la Pologne et de
la Russie. Maintenant que nous les avons reconnues dans la
véritable nature de leurs aptitudes et de leur tâche historique,
laissons-les à leurs humbles travaux , et considérons leurs di-
vers conquérants.
Au premier rang il convient de placer les Celtes. A l'époque
très ancienne où ces peuples occupaient la Tauride et faisaient
la guerre aux Assyriens, et, même au temps de Darius, ils
avaient des sujets slaves dans ces régions (1). Plus tard ils en
avaient également sur les Kra packs et dans la Pologne et pro-
bablement dans les contrées arrosées par l'Oder. Quand ils
firent, venant de la Gaule, la grande expédition qui porta les
bandes tectosages jusqu'en Asie (2) , ils semèrent dans toute la
(1) Hérodote (IV, H) indique clairement cette situation, quand il ra-
conte qu'au moment où les Scythes vinrent attaquer les Cimmériens,
ceux-ci se consultèrent sur ce qu'il y avait à faire. Les rois étaient
d'avis de résister, le peuple voulait émigrer; les deux partis en vinrent
aux mains, et, comme ils étaient égaux en nombre, la bataille fut
sanglante; enfin le peuple eut le dessus, c'est-à-dire les Slaves, et,
après avoir enterré les morts, on s'enfuit devant les Scythes. — Ce
passage donne le sens de cet autre du même livre (102) où les Scythes,
attaqués par Darius, demandent secours à leurs voisins. Alors se
réunirent les rots des Taures, des Agathyrses, des Neures, des Andro-
phages, des Mélanchlènes, des Gelons, des Boudini et des Sauromates.
Le mot rots, ^asù.%tz, doit être entendu ici comme au § 11. Il indique
les tribus nobles, étrangères, qui régnaient sur les Taures Celtiques, les
Agathyrses Slaves, les Neures, les Aiidrophages, les Mélanchlènes Fin-
nois, les Gelons, les Boudini, les Sauromates Slaves. Dans ces derniers,
il y a à remarquer que c'étaient des Sarmates Satages ou servants
qui formaient la couche inférieure de la population. Ces Satages, bien
qu'ayant déjà pris le nom de leurs maîtres, étaient inconstctablement
de race wende. — Un roi des Agathyrses porte un nom arian : il s'ap-
pelle Spargapithés (IV, 78).
(3) Schaff. , I, 243.
DES BACES HUMAINES. 323
vallée du Dnnube, et dans les pays des Thraces et des lilyriens,
de nombreux };roupes de noblesse qui restèrent à la tke des
peuplades wendes , jusqu'à ce que des envahisseurs nouveaux
fussent venus les soumettre eux-mêmes avec elles (1). En plu-
sieurs occasions les Kymris avaient exercé , et ils exercèrent
encore vers la fin du m» siècle avant notre ère, une pression
victorieuse sur telle ou telle des nations slaves.
Cependant, s'il faut les nommer en première ligne, c'est sur-
tout parce que les raisons de voisinage multiplièrent les in-
cursions de détail. Ils ne furent ni les plus puissants, ni les plus
apparents, ni, peut-être même, les plus anciens des domina-
teurs que les Slaves virent abonder chez eux. Cette supréma-
tie revient surtout à différentes nations fort célèbres qui, sous
leurs noms divers, appartiennent toutes à la race ariane. Ce
furent ces nations qui opérèrent avec le plus de force et d'au-
torité dans les contrées pontiques, et jusqu'au delà vers le plus
extrême nord. C'est d'elles que les annales de ce pays s'entre-
tiennent surtout, et c'est sur elles que l'attention doit ici se
concentrer pour des causes plus graves encore.
Le fait que, malgré les mélanges qui déterminèrent succes-
sivement la chute et la disparition de la plupart d'entre elles,
ces nations appartenaient originairement à la fraction la plus
noble de l'espèce blanche serait déjà de nature à leur mériter
le plus vif intérêt; mais un si grand motif est encore renforcé
par cette circonstance que c'est de leur sein, que c'est du mi-
lieu de leurs multitudes, et des plus pures et des plus puissantes,
que se dégagèrent les groupes d'où sortirent les nations ger-
maniques. Ainsi reconnues dans leur étroite intimité originelle
avec le principe générateur de la société moderne , elles ap-
(1) Ce (\it aux invasions Icymriques que les poètes de la comédie grec-
que durent les noms de Davus et de Gela, si souvent appliqués par
eux aux esclaves qui jouaient un rôle dans leurs fables. Les hommes
portant ces noms appartenaient originairement à la classe supérieure
des nations slaves vaincues, et provenaient d'une autre source pre-
mière. (Schaff. , t. I, p. îu.) — Ce même auteur pense que l'extension
des Celtes, à cette dernière époque, alla jusqu'à la Save et à la Drave
dans l'est, et au nord jusqu'aux sources de la Vistule et au Dniester.
(T. I, p. 397.)
324 DE l'inégalité
paraissent comme plus importantes pour nous, çt comme plus
sympathiques, dans le sens général de l'histoire, que ne le
peuvent être même les groupes de pareille origine, fondateurs
ou restaurateurs des autres civilisations du monde.
Les premiers de ces peuples qui aient pénétré en Europe , à
des époques extrêmement obscures, et quand des groupes de
Finnois, peut-être même des Celtes et des Slaves, occupaient
déjà quelques contrées du nord de la Grèce, paraissent avoir
été les lUyriens et les Thraces. Ces races subirent nécessaire-
ment les mélanges les plus considérables ; aussi leur prépon-
dérance a-t-elle laissé le moins de vestiges. Il n'est vraiment
utile d'en parler ici que pour montrer l'étendue approximative
de la plus ancienne expansion des Arians extra-hindous et ex-
tra-iraniens. Vers l'ouest les Illyriens et des Thraces occupaient
alors en maîtres les vallées et les plaines, de l'Hellade au
Danube, et, poussant jusqu'en Italie, ils étaient surtout établis
fortement sur les versants septentrionaux de l'Hémus (1).
Bientôt ils furent suivis par une autre branche de la famille,
les Gètes, qui s'établirent à côté d'eux, souvent au milieu d'eux,
et enfin beaucoup plus loin qu'eux , vers le nord-ouest et le
nord (2). Les Gètes se considéraient comme immortels, dit
Hérodote, lis pensaient que le passage au monde d'en bas,
loin de les conduire au néant ou à une condition souffrante,
les menait aux célestes et glorieuses demeures de Xamolxis (3).
Ce dogme est purement arian.
(1) Schaffarik (1, 271) croit reconnaître des vestiges de leur domination
jusque dans la Bessarabie.
(î) Pline {Hist. nalur., IV, 18) place une nation de Gètes après les
Thraces, au nord de l'Hémus.
(3) Hérod. , IV, 93. — Il est à remarquer que, dans ce même paragra-
phe, il y a une identification complète des Gètes avec les Thraces,
ce qui peut servir d'argument supplémentaire pour appuyer l'origine
ariane de ces derniers. — Les médailles apportent ici leur secours.
Toutes celles qui appartiennent aux nations situées au nord de l'Hémus
et à l'ouest de la Caspienne montrent des types souvent fort grossiers
d'expression comme d'exécuUon ; la plupart sont évidemment arians,
quelques-uns sont slaves, aucun ne montre la plus légère trace de la
physionomie finnoise. Je citerai , entre autres, les monnaies de Cotys V,
ype slave; celles de la ville de Panticapce, type arian, etc.
DES BACES HUMAINES. 32o
Mais l'établissement des Gètes en Europe est tellement an-
cien qu'à peine est-il possible de les y entrevoir à l'état pur
La plupart de leurs tribus , telles qu'elles sont nommées dans
les plus vieilles annales, avaient été profondément affectées
déjà par des alliages slaves, kymriques, ou même jaunes. Les
Thyssagètes ou Gètes géants, les Myrgètes ou apparentés à
la tribu finnique des Merjans, les Samogètes à la race des
Suomis, comme s'appellent eux-mêmes les Finnois, formaient,
de leur propre aveu, autant de tribus métisses qui, ayant uni
le plus beau sang de l'espèce blanclie à l'essence mongole , en
portaient la peine par l'infériorité relative dans laquelle elles
étaient tombées vis-à-vis de leurs parents plus purs. Les Jutes
de la Scandinavie, les lotuns, pour employer l'expression de
l'Edda, paraissent avoir été les plus septentrionaux, et, au
point de vue moral, les plus dégradés de tous les Gètes (I).
Du côté de l'Asie, du côté de la Caspienne, vivaient encore
d'autres branches de la même nation, que les historiens grecs
et romains connaissaient sous le nom de Massagètes (2). Plus
tard, on les nomma Scytho-Gètes ou Hindo-Gètes. Les écri-
vains chinois les nommaient Kliou-le (3), et l'authenticité,
l'exactitude parfaite de cette transcription est garantie d'une
manière rare par le témoignage décisif des poèmes hindous
qui, à une époque infiniment plus ancienne, la produisent sous
la forme du mot Khéta. Les Khétas sont un peuple vratya,
réfractaire aux lois du brahmanisme , mais incontestablement
arian et vivant au nord de l'Himalaya (4).
(1) Au point de vue physique, ils étaient restés très vigoureux et très
grands, puisqu'ils sont assimilés aux géants. (Schaff., I, 307.) — Wach-
ter, qui tient aussi les Jotuns pour un peuple métis, les croit issus
d'un mélange celte et finnois. (Encycl. Ersch u. Gr., 83.) — Il est
plus que vraisemblable qu'avec le temps toute espèce d'alliage s'opéra
dans le sang des différentes tribus gètes; mais que la base première
ait été ariane, c'est ce dont il n'est pas possible de douter.
(i) Les Chinois les nommaient très régulièrement Ta-Yueti, grands
Gètes; ta est la traduction exacte de massa ou maha, grand. (Rit-
tcr, 7« Th., 3» Buch, V« Band., page 609.) — Voir les deux notes qui
suivent.
(3) Voir tome 1".
(4) Les Chinois nommaient aussi certaines nations gétiques, et pro-
B4CES UUMAINES. — T. II. 19
326 HE l'inégalité
Au II* siècle de notre ère, celles des tribus gétiques qui
étaient restées dans la haute Asie se transportèrent sur le Si-
houn, puis vers la Sogdiane, et eurent la gloire de substituer un
empire de leur fondation à l'État bactro-macédonien. Ce succès
toutefois fut peu de chose, comparé à l'éclat que leur nom ac-
quit au iV et au v« siècle en Europe. Un groupe descendu de
leurs frères émigrés, et que nous allons retrouver tout à l'heure
avec sa généalogie , partit alors des rives orientales de la Bal-
tique et du sud du pays Scandinave pour effacer tout ce que ses
homonymes avaient pu faire de grand. La vaste confédération
des Goths promena son étendard radieux en Russie, sur le
Danube, en Italie, dans la France méridionale, et sur toute la
face de la péninsule hispanique. Que les deux formes Goth et
Gète soient absolument identiques, c'est ce dont témoigne au
mieux un historien national fort instruit des antiquités de sa
race, Jornandès. Il n'hésite pas à intituler les annales des rois
et des tribus gothiques, fies geticœ.
A côté des Gètes et un peu moins anciennement, se présente
sur la Propontide et dans les régions avoisinantes un autre peu-
ple également arian. Ce sont les Scythes, non pas les Scythes
laboureurs, véritables Slaves (1), mais les Scythes belliqueux,
bablement les groupes les plus nombreux, Yueti ou Yuei-tchi. La
première de ces formes se rapproche beaucoup de Jotun , ce qui semble
indiquer que, bien que cette dernière nous soit surtout connue par les
Scandinaves, elle était déjà employée dès la noire anUquité au fond
de la haute Asie. — (Ritter, Asien, 7« Th., 3« Buch, V« Band., p. 604.)
Les renseignements si importants donnés par les écrivains du Céleste
Empire sur les nations arianes de la haute Asie empruntent une nuance
d'intérêt de plus à ce fait qu'ils ne datent que du n* siècle avant J.-C,
ce qui prouve qu'à cette époque encore, et, par conséquent, bien
longtemps après le départ des peuples d'où sont sortis les Scandinaves,
puis les Germains, il y avait encore de grandes masses blanches dans
i'ouest de la Chine, et que ces masses portaient en partie ces mêmes
noms que leurs parents européens, probablement bien oubliés par
eux, allaient illustrer, quelques siècles plus tard, sur le Rhin et sur le
Danube. — On peut ainsi se faire une idée de l'heureuse influence que
tes invasions et les infiltrations latentes de ces peuples eurent sur
les races Jaunes ou malayes de la Chine.
(1) Le mot de ytéçyoi employé par Hérodote marque, de l'aveu com-
mun , une catégorie de populations qui étaient soumises à des tribus
DES BACES HUMAINES. 327
les Scythes invincibles, les Styches royaux, que l'écrivain d'IIa-
licamasse nous dépeint comme des hommes de guerre par ex-
cellence. Suivant lui, ils parlent une langue ariane; leur culte
est celui des plus anciennes tribus védiques , helléniques, ira-
niennes. Ils adorent le ciel, la terre, le feu, l'air. Ce sont bien
là les différentes manifestations de ce naturalisme divinisé chez
les plus anciens groupes blancs. Ils y joignent la vénération du
génie inspirateur des batailles ; mais , dédaignant l'anthropo-
morphisme, à l'exemple de leurs ancêtres, ils se contentent de
représenter l'abstraction qu'ils conçoivent par le symbole
d'une épée plantée en terre.
Le territoire des Scythes en Europe s'étend dans la même
direction que celui des Gètes, et, pour les connaissances italo-
grecques, se confond avec cette région, comme les deux popu-
lations se confondaient en réalité (1). Des Celto-Scythes , des
Thraco-Scythes, voilà ce que les plus anciens géographes de
l'Hellade connaissent dans le nord de l'Europe, et ils n'ont
pas aussi tort qu'on le leur a reproché dans les temps moder-
nes. Cependant leur terminologie n'était ni claire ni précise,
il faut en convenir, et, bien qu'elle s'appliquât assez correcte-
ment à l'état réel des cnoses, c'était à leur insu : le vague ser-
vait leur ignorance et ne l'égarait pas.
Dans la direction de l'est, les Scythes guerriers donnaient
la main à leurs frères, les peuples du nord de la Médie, que
les Grecs avaient tort de considérer comme étant leurs auteurs,
mais qu'ils avaient raison de leur donner pour*parents. Ils s'é-
militaires, et, par conséquent, une classe inférieure, une race diffé-
rente et soumise. Il n'est pas sans intérêt de remarquer qu'elle se
retrouvait chez d'autres nations arianes, les Sarmatcs, par exemple.
C'étaient partout des Slaves, soit purs, soit mêlés de débris de no-
blesses subjuguées avec eux. (Schaff., 1. 1, p. 18t-185, 350.) Un exemple
de celte derniéro situation existait au lu* siècle de notre ère dans
la Dacie, où les Sarmates Yazyges dominaient des tribus géUques,
et, par contre-coup, les Slaves qui en formaient la base sociale.
(Schaff., I, a'JO.)
(i) Les pays situés sur la Baltique et sur le golfe de Finlande s'ap-
pelaient, longtemps avant Ptolémée, la Scythie. Pythéas les nommait
ainsi, et il était dans le vrai, comme on va le voir plus bas. (?chaff.,
I, Ml.)
328 DE L'INKGALITÉ
tendaient jusque dans les montagnes arméniennes où ils se-
nommaient Sakasounas. Puis, au nord de la Bactriane, ils se
confondaient avec les Indo-Scythes, appelés par les Chinois
les Szou. Ils recevaient là une dénomination légèrement alté-
rée et évidemment offerte par ce dernier nom , et devenaient
pour les Romains les Sacae; puis, en reprenant les traditions
écrites du Céleste Empire, c'étaient ces Hakas, établis encore,
à une époque assez basse, sur les rives du Jénisséi (1). On ne
peut voir en eux que les Sakas du Ramayana , du Mahabha-
rata, des lois de Manou : des vratyas rebelles aux prescrip-
tions sacrées de Y Ai-ya-varta , comme les Khétas, mais,
comme eux aussi, incontestablement parents des Arians de
l'Inde (2). Ils l'étaient de même et d'une façon aussi reconnue
de ceux de l'Iran ; et , s'il pouvait rester quelque doute que
tous ces Scythes cavaliers de l'Asie et de l'Europe, ces Scythes
que les Chinois voyaient errer sur les bords du Hoang-Ho et
dans les solitudes du Gobi, que les Arméniens reconnaissaient
pour maîtres sur plusieurs points de leur pays (3) , et que les
rivages de la Baltique, que les provinces kymriques (4) j-edou-
(1) Westergaard, dans ses éludes sur les inscriptions cunéiformes
de la seconde espèce, observe que le mot Saka doit y être lu avec
deux k, pour exprimer la palatale dure avec l'a aspirée , que les Perses
n'avaient pas. Ceci rapproche d'autant Haka de Saka, et semble in-
diquer que les tribus arianes du nord avaient conservé un dialecte
plus rude, qui confondait volontiers la sibilante avec l'aspiration. (P.
32.) — Les Sakas ou Hakas sont aussi nommés, dans les annales chinoi-
ses, Sse. (Ritter, l. e. , p. 605 et pass.)
(2) Sur cette origine commune , ouvertement consentie par la tradi-
tion brahmanique, je ne puis que donner le passage du Ramayana
qui l'expose; je me sers de l'admirable traduction de M. Gorresio :
« Di nuovo ella (la vacca Sabalâ) produsse i fleri Saci, misti insieme
« cogli Yavani. Da questi Saci, commisti cogli Yavani, fu inondata la
« terra. Erano scorridori, robustissimi, condensât!, in frotte come flbrc
« di lolo ; poriavano bipenni e lunghe spade, avean armi e armadure
« d' oro. » — (Gorresio, Ramayana, t, VI, Adicanda, cap. lv, p. 150.)
Voilà une description qui fait, avec justice, des Sakas tout autre chose
qu'une borde misérable de pillards mongols. — Voir aussi Manava-
Dharma-Sastra , ch. x, 44.
(3) Sharon-Turner, Htst. of the Anglo-Saxons, t. I.
(4) Une des stations avancées, non pas la plus avancée, des Arians
DES BACES HUMAINES. 329
taient tout autant; que ces Scythes, dis-je, errant dans le
Touran (1) et dans le Pont, ces Skolotes (2), comme ils se
nommaient eux-mêmes, ne fussent absolument d'une même
origine sur les points les plus divers où ils se montraient , sur
l'Hémus, autant que sur le Bolor, il y aurait encore à alléguer
le témoignage décisif des épigrapliistes de la Perse. Les ins-
criptions achéménides connaissent en effet deux nations de
Sakas, l'une résidant aux environs du laxartes, l'autre dans le
voisinage des Thraces (3).
vers le sud-ouest, était, au viii* siècle avant notre ère, celle des
Sigynnes, qui, vêtus comme les Mèdes et vivant, disait-on, dans des
chariots, se disaient colonie médique au temps d'Hérodote. Ils étaient
voisins des Vénètes de l'AdriaUque. (V, 9.)
(1) Spiegcl, Benfey et Weber se sont récemment occupés do flxer la
signification du mot persan ..j'i^J» zcnd, tuirya, sanscrit, tûrya. Il
est d'un grand intérêt de préciser, en effet, si ceUe dénomination, qui
faisait naitre dans les esprits des Hindous et des Iraniens de si fortes
idées de haine et de crainte, renferme une notion de différence ethni-
que entre ces peuples et leurs adversaires. U parait qu'il n'en est
rien, tûrya ne signifie qu'ennemi. — Voir Spicgei, Studicn ûber das
Zend-Avesta, Zeitschrift d. deutsch. morg. Gesellsch., t. V, p. 223.
(2) SxoXôxat, Hérod., IV, 6. — Ce mot semble formé de Saka et de lot,
ou d'une racine parente de cette expression sanscrite qui signifle être
hor» de soi, exalté, furieux; les Saka Iota auraient été les Sakas
au courage inspiré, téméraire, sans bornes, pareils aux Berserkars
Scandinaves.
(3) Westergaard et Lassen, Inscript, de Darius, p. 9t-95. — Hérodote,
Pline et Strabon se prononcent dans le même sens. Le dernier est
encore plus péremptoire, puisqu'il confond nettement les Sakas avec
les Massagètes et les Dahae : Oî (làv 59] n\zio\)i twv -xyOôiv àTto "cr,;
Kaoïrià; ba.lixTr\i àpÇôpievoi, Aaâi TtpoaaYopeûovTai toùç ôà itpoaewu;
ToÛTwv |iâ).).a)v MaudaifÉTa; xal lâxa; ôvotià^oudi, xoù; ô' âXXoy; xot-
vôç jtèv SxyOa; ôvofiàîoudtv, IStâ ô' S>i âxicjTou;. — Ainsi il est bien
convenu pour Strabon que, sur les bords de la Caspienne, les Dahae
et les Scythes sont un même peuple; qu'à l'orient de ces contrées, les
Massagètes et les Saces sont dans des rapports égaux d'identité, et que,
de plus, le nom de Scythe convient à l'un comme à l'autre de ces
groupes. — rai longtemps hésité à classer les Scythes; les Skolotes
comme ils doivent l'être, au nombre des groupes arians et non pas
mongols, bien que soutenu par riinpos;inte autorité d'hommes tels
que M. Ritter et M. A. de Humboldt. Je répugnais à rompre en visière,
sans nécessité bien démontrée, à une opinion fortement établie, et,
330 DE l'inégalité
Ce nom antique des Sakas s'est maintenu non moins long-
temps et a parcouru plus de régions encore que celui des Khé-
tas. Aux époques des migrations germaniques , il était appli-^
dans le premier volume de cet ouvrage, j'ai même raisonné dans le
sens routinier ; mais II m'a fallu me rendre à l'évidence, et comprendre
qu'une complaisance exagérée me jetterait dans des erreurs et des
non-sens trop graves. Je me suis donc résigné. Ayant allégué déjà
plusieurs des motifs sur lesquels j'appuie mon opinion , je me bornerai
surtout, pour en bien établir la force, à résumer l'état de la question.
D'une voix presque unanime, la science moderne considère les Scy-
thes Skolotes comme des Finnois. Elle a pour cela trois raisons : d'a-
bord, qu'Hippocrate les décrit comme tels; ensuite que les Grecs ap-
pelaient Scythie tout le nord de l'Europe, et ne faisaient aucune
distinction entre les populations de ce pays; enOn que, puisqu'elle a
prononcé une fois, elle ne veut pas se déjuger. Laissant respectueuse-
ment à l'écart le troisième motif, je ne m'occuperai que des deux
premiers. Il est bien vrai qu'Hippocrate décrit des hommes habitant
sur les rives de la Propontide comme ayant le caractère physiologique
de la race finnoise, et ces hommes, il les qualifie de Scythes. Mais,
de la façon dont il emploie ce nom , il est de toute évidence qu'il
n'entend par là que des gens établis en Scythie parmi beaucoup
d'autres qui ne leur ressemblaient pas. Or, qu'au temps d'Hippocrate,
c'est-à-dire deux cents ans après Hérodote, des tribus jaunes pussent
être descendues jusque dans le voisinage de la Propontide, et, y ha-
bitant pêle-mêle avec bien d'autres races, y eussent reçu des Grecs
le nom de Scythes, il n'y a rien là que de très naturel et de très
admissible. Il ne s'ensuit pas nécessairement qu'à une époque anté-
rieure, ces mêmes gens fussent déjà dans le pays. Hérodote parle
beaucoup des Scythes, il les avait visités, il avait conversé avec eux, il
savait leur histoire; nulle part il ne témoigne qu'ils eussent le moin-
dre trait de la nature Qnnique; tout au contraire, quand U décrit
cette nature, à l'occasion du récit qu'il fait des mœurs des Argippéens,
il avoue qu'il n'a pas vu lui-même ces hommes chauves, au nez aplati,
au menton allongé et que tout ce qu'il on rapporte, U ne le sait que
par tradition des marchands «t des voyageurs. Et non seulement il
n'indique pas par un seul mot, lui, observateur si soigneux et si atten-
tif, que les Scythes aient eu le moindre trait différent de la physio-
nomie grecque ou thrace, mais aucun écrivain d'Athènes, de celte
ville d'Athènes où la garde de police était composée, en partie, de
soldats Scythes, n'a jamais fait la moindre allusion à une particularité
qui aurait, au moins, pu fournir l'étoffe d'une plaisanterie à Aristo-
phane, lequel introduit un Scythe fort grossier dans une de ses pièces.
Ce n'est pas tout : Hérodote, parlant de la Scythie, proteste contre
l'usage de ses compatriotes de la considérer comme étant d'un seul
DES RACES HUMAINES. 331
que à la contrée noble par excellence, Skanzia, la Scandina-
vie, nie ou la presqu'île des Sakas. Enfin, une dernière trans-
formation , qui fait dans ce moment l'orgueil de l'Amériijne ,
après avoir brillé dans la haute Germanie et dans les îles Britan-
niques, est celle de Saxna, Sachsen, les Saxons, véritables
Sakasunas, fils des Sakas des dernières époques (1).
tenant et habitée par une seule race; il déclare, au contraire, que le
nombre des Skololes y est relativement très petit; avec eux il nomme
uu grand nombre do nations qui ne leur sont Jipparentées eu rien (IV,
ao, 21, a, 23, M», 57, !»). Il les considère comme le peuple dominateur
de la région ponlique, et, en outre, comme le plus intelligent (IV, 46).
Illeur attribue une langue modique, et, en effet, d'après tous les mots
et tous les noms qu'il allègue, les Scythes parlaient incontestablement
une langue ariane; enOn, il n'y a pas de doute à conserver que, pour
lui, les Skolotes ne soient les Sakas des Hiudous et les Iraniens. Beau-
coup plus tard , c'est encore l'avis de Strabon. Il est inévitable désormais
de s'y ranger et de convenir, dans le cas actuel, comme dans bien*
d'autres, que c'est uu mauvais système que de ne vouloir jamais aper-
cevoir dans un pays qu'une seule race; d'attribuer à cette race le pre-
mier type venu, en dépit des réclamations des gens mieux informés,
et il faut donner raison, en l'affaire présente, au plus récent historien
de la Norwège, M. Munch, qui, dans l'admirable préambule de son
récit, montre les régions pontiques, avant le x« siècle qui précéda
notre ère, comme incessamment parcourues et dominées par des na-
tions de cavaliers arians qui se succédaient les unes aux autres, cour-
bant les populations slaves, flnniques et métisses sous leur souille,
comme le vent d'est courbe les épis sous le sien. (Munch, Det norske
folk ïlislorie, trad. ail. p. 13.) — En dernier lieu, enûn, il faut en croire
les médailles des rois scythes, qui ne portent jamais dans leurs ef-
figies roml)re d'un trait mongol, comme on peut s'en convaincre
aisément un jetant un coup d'œil sur les monnaies de Lcuko \", de
Phascuporis 1", de Gegaepirés, de Ilhaemotalcés, de Ilhescuporis, etc.
Toutes ces médailles montrent la physionomie ariane i)arfailement
évidente, ce qui constitue une démonsti'ation malorielle à laquelle
il n'y a pas de réplique. — Voir aussi toute la série des démonstra-
tions appuyées sur des faits et des témoignages historiques, puisés
dans les écrivains grecs, romains et chinois. Kittcr, Asien, \" Th.,
VI' Buch, Wett-Asien, Band. V, p. 583 à p. 716.) J'ai emprunté de nom-
breux détails à cette admirable et féconde accumulation de recherches.
(1) A l'ordinaire, on fait dériver le nom de Saxon du mol sax ou
scax, couteau. Cette étymologie convient d'autant moins que les
Saxons étaient remarqués pour la grandeur de leurs épées, cl se ser-
vaient d'ailleurs préférableinent des haches d'armes : « Sfcuribus'
gladtisquc longis, » dit Henri de Huntiugdon. — Kembic produit un
332 DE l'inégalité
Les Sakas et les Khétas constituent, en fait, une seule et
même chaîne de nations primitivement arianes. Quel qu'ait pu
être , çà et là , le genre et le degré de dégradation ethnique
subi par leurs tribus, ce sont deux grandes branches de la fa-
mille qui, moins heureuses que celles de l'Inde et de l'Iran, ne
trouvèrent dans le partage du monde que des territoires déjà
fortement occupés, relativement à ce qu'avaient eu leurs frè-
res, et surtout bien inférieurs en beauté. Longtemps embar-
rassés de fixer leur existence tourmentée par les Finnois du
nord, par leurs propres divisions et par l'antagonisme de leurs
parents plus favorisés, la plupart de ces peuples périrent sans
avoir pu fonder que des empires éphémères, bientôt médiati-
sés, absorbés ou renversés par des voisins trop puissants (1).
Tout ce qu'on aperçoit de leur existence dans ces régions va-
gues et illimitées du Touran, et des plaines pontiques, le Tou-
ran européen, qui étaient leurs lieux de passage, leurs stations
inévitables, révèle autant d'infortune que de courage, une ar-
passage d'un document ancien qui repousse de même cette opinion :
« Incipit linea Saxonum et Anglorum descendens ab Adamo linoaliter
« usque ad Sceafum de quo Saxones vocabanlur. » — Mullenhoff ne
me paraît nullement bien fondé dans la critique qu'il fait de ce texte.
(Voir Zeilschrift fur d. d. Alterth., t. Vil, p. il.'i.) — Sceaf est un
personnage tellement ancien , au jugement de la légende germanique,
qu'il est placé à la tête des aïeux d'Odin. Les Scandinaves chrétiens
ont exprimé cette idée en le faisant naîlre dans l'arche de Noé. Mul-
lenhoff lui-même considère les aventures qui sont attribuées à ce
personnage comme un mythe de l'arrivée par mer des Roxolans
dans la Suéde. (Loc cit., p. 413.)
{I)On compte cependant dans ces États, souvent réduits à un bien
faible périmètre, de nombreuses villes. On y remarque la présence
de familles royales très fcspectécs pour leur antiquité, une agriculture
développée et surtout la mise en rapport de vignobles célèbres, l'élève
de superbes races de chevaux, une grande réputation de bravoure
militaire, une habileté commerciale dont les annalistes chinois, excel-
lents juges en cette matière, se préoccupent beaucoup, et, ce qui
est plus honorable encore, l'existence d'une littérature nationale et
d'un ou plusieurs alphabets particuliers. (Ritter, loc. cit., pass.) — Je
rappellerai que les traits distinctifs physiologiques de tous ces peu-
ples, aux yeux des écrivains chinois, sont d'avoir eu les yeux bleus,
la barbe et la chevelure blondes et épaisses, et le nez proéminent.
{Loc. cil.)
DES RACES HUMAINES. 333
dente intrépidité, la passion la plus ciievaleresque des aventu-
res, plus de grandeur idéale que de succès durables. En mettant
à part celles de ces nations qui réussirent, mais beaucoup plus
tiird, à dominer notre continent, les Parthes furent encore une
des plus chanceuses parmi les tribus arianes de l'ouest (1).
Ce n'est pas assez que de montrer par les faits que les Khé-
tas, les Sakas, et les Arians, pris dans leur ensemble et à leurs
origines, sont tout un. Les trois noms, analysés en eux-mêmes,
donnent le même résultat : ils ont tous trois le même sens; ce
ne sont que des synonymes : ils veulent dire également les
hommes honorables, et, s'appliquant aux mêmes objets, ex-
posent clairement que la même idée réside sous leurs apparen-
ces différentes (2).
\) Les médailles des rois barbares, des rois sakas, qui renversèrent
l'empire gréco-macédonien, ne permettent pas non plus de douter
que 4es conquérants ne parlassent une langue ariane, qu'ils n'eussent
un culte arian, et enfln que leurs traits ne fussent tout à fait ceux de
la famille blanche, sans rien qui rappelle le type mongol. (Bonfey,
Bemerkungen ûber die Gœtler-namen auf Indo-skythischen-mûnzen,
Zeitsch. d. d. m. Gesellsch., t. VIII, p. 450 et seqq.)
(i) J'ai déjà parlé ailleurs du changement normal de \'r en s dans les
langues arianes, et de la cause de cette loi. Je n'en donnerai ici que
quelques exemples, amenés par le sujet, et pour montrer qu'elle s'exé-
cute partout également. Dans les inscriptions achéménides de la se-
conde espèce, Westergaard observe que le mot osa peut également
être lu arsa; ainsi Parsa ou Posa. Le savant indianiste ajoute que
le médique n'admettait pas l'r devant une consonne et le supprimait
(pp. 87, 11'i.) On se rappelle involontairement ici la façon complexe
dont Amniien Marcellin et Jornandés transcrivirent le nom des dieux
Scandinaves : au lieu d'ases, ils disent anses ou anseis. (Ou sait com-
bien la mutation de l'r en n est d'ailleurs fréquente.) Cette forme
ansi était connue des Chinois, qui disent indifféremment asi et ansi.
(Ritter, loc. cit., pass.) — Chez les Doriens, la môme mobilité avait lieu
entre l's et l'r. On lit, dans le décret des Spartiates contre Timothée,
Tt[i.ô6Eo; ô MiXÉfftop pour Tipiôôeo; 6 MtXéaio;, etc. — Chez les Latins,
même observation, mais en sons inverse; ainsi genus, generis, majo-
sibus, majoribus, plurima, plusima, Papisius, Papirius, arbon,
arbor. On en trouve des traces dans un dialecte français, le poitevin,
où on dit : il erlait pour : il estait, et dans les romans du xii« siècle.
— Ainsi, Arya et Asa sont identiques. L'Asie, Asia, c'est le pays des
Arians. Sak ou hak veut dire honorer. (Lassen et Westergaard, p. 25.)
— Ket, >Jl^y!:s., en persan moderne, veut dire honorable.
19
334 DE l'inkgalité
Ce point établi, suivons maintenant dans les phases ascen-
dantes de leur histoire les tribus les mieux prédestinées de
cette agglomération de maîtres que la Providence amenait gra-
duellement au milieu des peuples de l'ancien monde , et , d'a-
bord, des Slaves.
Il se trouvait parmi elles une branche particulière et fort
étendue de nations d'essence très pure , du moins au moment
où elles arrivèrent en Europe, Cette circonstance importante
est garantie par les documents; je parle des Sarmates. Ils
descendaient, disaient les Grecs du Pont, d'une alliance entre
les Sakas et les Amazones, autrement dit, les mères des Ases
ou des Arians (I). Les Sarmates, comme tous les autres peu-
ples de leur famille, se reconnaissent des frères dans les con-
trées les plus distantes. Plusieurs de leurs nations habitaient
au nord de la Paropamise, tandis que d'autres, connues des
géographes du Céleste Empire sous les noms de Suth, Sutlile,
Alasma et Jan-thsaï, vinrent, au ii* siècle avant Jésus-Christ,
occuper certains cantons orientaux de la Caspienne (2). Les
Iraniens se mesurèrent maintes fois avec ces essaims de guer-
riers, et la cramte excessive qu'ils avaient de leur opiniâtreté
martiale s'était perpétuée dans les traditions bactriennes et sog-
des. C'est de là que Firdousi les a fait passer dans son poème (3).
Ces vigoureuses populations, arrivées en Europe, pour la
première fois, un millier d'années avant notre ère, pas davan-
tage (4), avaient mis le pied dans le moude occidental avec des
(1) Le mot mère est, en sanscrit, âmaba. Il s'agit ici d'une forme
dialectique plus courte.
(2) Voir Tome l".
(3) Les trois flls de Féridoun sont Iredj, Tour et Khawer. Ce sont les
personniûcations des trois rameaux blancs de la Perse, de l'Iran, pro-
prement dit, puis de l'intérieur de l'Asie, puis des contrées occiden-
tales du monde. La parenté de ces trois groupes est ainsi rigoureu-
sement reconnue. On ne manquera pas de retrouver dans la forme
Khawer une transcription toute naturelle de l'antique expression de
Yavana. C'est un témoignage de plus de l'antiquité des renseignements
dont s'est servi Firdousi. (Voir tome !•'. — SchafTarik, Slawische
Alterth., t. I, p. 3o0-351.)
(4) Hérodote fournit trois traditions sur l'origine des Scythes et une
sur celle des Sarmates. La première, considérant les Scythes comme
DES RA.CES HUMAINES. 335
mœui*s toutes semblables à celles des Sakas, leurs cousins et
leurs antagonistes principaux. Revêtus de l'équipage héroïque
des champions du Schahnameh, leurs guerriers ressemblaient
assez bien déjà à ces paladins du moyen âge germanique, dont
ils étaient les lointains ancêtres. Un casque de métal sur le
front, sur le corps une armure écailleuse de plaques de cuivre
ou de corne, ajustées en manière de peau de dragon, l'épée au
côté, l'arc et le carquois au dos, à la main une lance démesuré-
ment longue et pesante (1), ils cheminaient à travers les soli-
autochtones, les déclarait les derniers nés de tous les peuples de la
terre et leur donnait une antiquité de quinze cents ans environ avant
J.-C. (Livre IV, 5.) La seconde, fournie par les Grecs du Pont, les
faisant descendre d'Hercule et d'une nymphe du pays, ne leur assigne
que treize cents et quelques années avant notre ère. (Livre IV, 8.)
La troisième, due à Aristée de Proconnèse, qui l'avait rapportée de
ses voyages dans l'Asie centrale, n'a rien de mythique, et fait simple-
ment venir les Scythes de l'est, d'où ils avaient été chassés par les
Issédons, fuyant à leur tour devant les Arimaspcs. Il ne serait nulle-
ment diflicile de montrer le point de concordance de ces trois manières
d'envisager le même fait. Quant à la formation des peuples sarmates,
nés des Scythes et des Amazones, je l'ai déjà indiquée. Ils parlaient
un dialecte arian, différent de celui des Skolotes. (Livre IV, 17.) Pline,
Pomponius Mêla et Ammien Marcellin font les Sarmates beaucoup
plus jeunes que Je ne crois devoir l'admettre ici avec Hérodote. Ils
supposent (jue les premiers groupes de leurs tribus furent établis sur
le Don par les Scythes, au retour de l'expédition de ces derniers en
Asie, vers la fin du vu* siècle avant notre ère. Au fond, de telles ques-
tions sont peu réelles : 1" parce que les Sarmates ne sont qu'une simple
variété des Sakas; î' parce que leurs nations, venant de l'est, dans la
direction du Touran, se succédèrent à des époques très rapprochées,
et qu'il n'y a pas lieu d'eu choisir une à l'exclusion des autres pour
servir aux éphémérides.
(I) Ces détails de costume et d'armement se trouvent dans les écri-
vains romains et grecs qui ont parlé des Sarmates avec détail. Quant
à l'équipement général des autres peuples de la même famille, on a
vu plus haut que le Ramayana attribuait aux Sakas des armures d'or,
de lourdes haches et de longues épées. Hérodote , en parfait acconl
avec ce livre, montre les Massagétes avec des baudriers, des cuiras-
ses et des casques revêtus d'or, et employant le cuivre à forger les
pointes de leurs lances, de leurs javelots et de leurs flèches. (Hé-
rodote, II, âl.s.) — Dans l'expédition de Xerxès, les Arians Perses
avaient des cuirasses de fer travaillées en écailles de poisson. ( Héro-
dote, VU, 61.) Cette coutume, dit l'historien , avait été empruntée aux
33G DE LINÉGAMTÉ
tudes sur des chevaux lourdement caparaçonnés, escortant et
surveillant d'immenses cliariots couverts d'un large toit. Dans
ces vastes machines étaient renfermés leurs femmes, leurs
enfants, leurs vieillards, leurs richesses. Des bœufs gigantes-
ques les traînaient pesamment en faisant vaciller et crier leurs
roues de bois plein sur le sable ou l'herbe courte de la steppe.
Ces maisons roulantes étaient les pareilles de celles que la plus
ténébreuse antiquité avait vues transporter vers le Pendjab,
la contrée opulente des cinq fleuves, les familles des premiers
Arians. C'étaient les pareilles encore de ces constructions am-
bulantes dont, plus tard, les Germains formèrent leurs camps-,
c'était, sous des formes austères, l'arche véritable portant l'é-
tincelle de vie aux civilisations à naître et le rajeunissement
aux civilisations énervées, et, si les temps modernes peuvent
encore fournir quelque image capable d'en évoquer le souvenir,
c'est bien assurément la puissante charrette des émigrants
américains, cet énorme véhicule, si connu dans l'ouest du nou-
veau continent, où il apporte sans cesse jusqu'au delà des
montagnes Rocheuses, les audacieux défricheurs anglo-saxons
et lès viragos intrépides, compagnes de leurs fatigues et de
leurs victoires sur la barbarie du désert.
L'usage de ces chariots décide un point d'histoire. Il éta-
blit une dilïérence radicale entre les nations qui l'ont adopté
et celles qui lui ont préféré la tente. Les premières sont voya-
geuses; elles ne répugnent pas à changer absolument d'ho-
rizon et de climats ; les autres seules méritent la qualiflcation
de nomades. Elles ne sortent qu'avec peine d'une circonscrip-
tion territoriale assez limitée. C'est être nomade que d'imagi-
ner l'unique espèce d'habitation qui, par sa nature, soit éter-
nellement mobile et présente le symbole le plus frappant de
Mèdes. (Livre VII, 62.) — Les Arians Cissicns la suivaient aussi. (Ibidem),
ainsi que les Arians Hyrcaniens. (Ibidem). Il en était de même des
Parthes, des Chorasmiens, des Sogdiens, des Gandariens, des Dadices
et des Baclricns. (Ibidem., 6\ et Cti.) — Il n'y a donc nul doute possible
que les armures complètes de métal et en forme d'écaillés ne Tussent
d'un usage général chez toutes les nations ariancs désignées par les
Hindous sous le nom de Sakas.
DES BACES HUMAINES. 337
l'instabilité. Le cliariot ne saurait jamais être une demeure
déflnitive. Les Arians qui s'en sont servis, et qui, pendant un
temps plus ou moins long, ou même jamais, n'ont pu se créer
d'autres abris, ne possédaient pas et ne voulaient pas de tentes.
Pourquoi ? C'est qu'ils voyageaient, non pour changer de place,
mais, au contraire, pour trouver une patrie, une résidence
fixe , une maison. Poussés par des événements contraires ou
particulièrement excitants, ils ne réussissaient à s'emparer
d'aucun pays de manière à y pouvoir bâtir d'une manière dé-
finitive. Aussitôt que ce problème a pu se résoudre, l'habita-
tion roulante s'est attachée au sol et n'en a plus bougé. Le
mode de demeure encore en usage dans la plupart des pays,
européens qui ont possédé des établissements arians en offre
la preuve : la maison nationale n'y est autre chose qu'un cha-
riot arrêté. Les roues ont été remplacées par une base de pierre
sur laquelle s'élève l'édifice de bois. Le toit est massif, avancé-,
il enveloppe complètement l'habitation , à laquelle on ne par-
vient que par un escalier extérieur, étroit et tout semblable à
une échelle. C'est bien, à très peu de modifications près, l'an-
cien chariot arian. Le chalet helvétique, la cabane du moujik
moscovite, la demeure du paysan norwégien , sont également
la maison errante du Saka, du Gète et du Sarmate, dont les
événements ont enfin permis de dételer les boeufs et d'enlever
les roues (1), En arriver là, c'était l'instinct permanent, sinon
le vœu avoué des guerriers qui ont traîné en tant de lieux et si
loin cette demeure vénérable par les héroïques souvenirs
qu'elle rappelle. Malgré leurs pérégrinations multipliées, quel-
quefois séculaires, ces hommes n'ont jamais consenti à accep-
ter l'abri définitivement mobile de la tente ; ils l'ont abandonné
aux peuplades d'espèce ou de formation inférieure.
(I) Wcinliold, Die deutschen Frauen in dem Mitlelaller, Wien 1851,
p. 337. — A. de Haxthnuscii , dans son excellent ouvrage sur la Russie,
fait une re/narque qui aboutit au même résultat: « Les ornements,
« dit-il, et les découpures qui ornent les toits (des maisons des pay-
« sans russes aux environs de Moscou), les galeries et l'escalier con-
« duisant à l'intérieur, rappellent les habitations des Alpes, et parti-
« culiérement les chalets suisses. » (T. I, p. 19-20.)
338 fili L INclGALITt:
Les Sarmates (1), les derniers venus des Arians, au x® siè-
cle avant notre ère, et conséquemment les plus purs, ne tar-
dèrent pas à faire sentir aux anciens conquérants des Slaves la
force supérieure de leur bras et de leur intelligence, dans les
contestations qui ne manquèrent pas de s'élever. Bientôt ils se
firent une grande place. Ils dominèrent entre la Caspienne et la
mer Noire, et commencèrent à menacer les plaines du nord (2).
Longtemps, toutefois, les pentes septentrionales du Caucase
demeurèrent leur point d'appui. C'est dans les défilés de cette
grande chaîne que, plusieurs siècles après, quand ils eurent
perdu l'empire exclusif des régions pontiques, celles de leurs
tribus qui n'avaient pas émigré allèrent chercher un refuge
parmi quelques peuplades parentes plus anciennement établies
dans ces gorges (3). Elles durent à cette circonstance, heureuse
pour le maintien de leur intégrité ethnique, l'honneur dont
elles jouissent aujourd'hui d'avoir été choisies par la science
physiologique pour représenter le type le plus accompli de
l'espèce blanche. Les natioiis actuelles de ces montagnes con-
tinuent à être célèbres par leur beauté corporelle, par leur génie
guerrier, par cette énergie indomptable qui intéresse les peu-
ples les plus cultivés et les plus amollis aux chances de leurs
combats, et par une résistance plus difficile encore à ce souffle
d'avilissement qui, sans pouvoir les toucher, atteint autour
(1) Ce nom est formé des deux racines sdr et mat, qui signiflent
destructeur des peuples. L'une, sâr, est médique. (Westergaard, p. 81.)
L'autre, mat, répond au verbe sanscrit déchirer. — Je crois avoir
déjà dit, mais je le répète encore, qu'il ne s'agit pas de trouver, pour
des mots touraniens, une source directe dans le sanscrit, mais seu-
lement des analogies de dialectes qui puissent faire entrevoir le sens
à travers la forme peu concordante des vocables. — Le mot sâr, ha-
bitant, est le même qui apparaît dans le nom de la capitale de la
Lydie , 2àp6et;, de sâr et de dhd, Sarda, le lieu où l'on établit des ha-
bitants, la colonie.
(2) Schaffarik, Sîaw. Alterth., t. I, p. 120-121, IH.
(3) Les Ossètes du Caucase, nommés, dans les anciennes annales
russes, lasi ou Osi, et par Plan-Carpin, au \m* siècle, Alani et Asses,
s'attribuent à eux-mêmes le titre d'/ro», et à leur pays celui d'Iro-
nistan. C'est un nouvel exemi)le de permutation de \'r en s. ( Scliaff.,
Slaw. Alterth., t. 1,141, 333.)
D£S BACES BUMAINES. 339
d'elles les multitudes sémitiques, tatares et slaves. Loin de dé-
générer, elles ont contribué , dans la proportion où leur sang
s'est m^lé à celui des Osmanlis et des Persans, à réchauffer ces
races. Il ne faut pas oublier non plus les hommes éminents
qu'elles ont fournis à l'empire turc, ni la puissante et romanes-
que domination des beys circassiens en Egypte.
Il serait ici hors de place de prétendre suivre dans le détail
les innombrables mouvements des groupes sarmates vers l'oc-
cident de l'Europe. Quelques-unes de ces migrations, comme
celle des Limigantes, s'en allèrent disputer la Pologne à des
noblesses celtiques, et, sur leur, asservissement, fondèrent des
États qui, parmi leurs villes principales, ont compté Bersovia,
la Varsovie moderne. D'autres, les lazyges, conquirent la Pan-
nonie orientale, malgré les efforts des anciens vainqueurs de
race thrace ou kymrique , qui déjà y dominaient les masses
slaves. Ces invasions et bien d'autres n'intéressent que des his-
toires spéciales (1). Elles ne furent pas exécutées sur une assez
grande échelle ni avec des forces suffisantes pour affecter d'une
manière durable la valeur active des groupes subjugués. Il
n'en est pas de même du mouvement qu'ime vaste association
de tribus de la même famille, issues de la grande branche des
Alains, Alani, peut-être, plus primitivement, Arani ou
Arians, et portant pour nom fédératif celui de Roxolans (2),
opéra du côté des sources de la Dwina, dans les contrées ar-
rosées par le Wolga et le Dnieper, en un mot dans la Russie
(1) Schaffarik reconnaît quelques faibles restes d'une tribu de Sar-
mates lazyges dans la population aujourd'hui clairsemée sur la rive
gauche de la Pialassa. Ils sont d'une carnation très brune, s'habillent
de noir, et conservent des usages différents de ceux des races qui
les entourent. Ils parlent le russe blanc, mais avec un accent lithua-
nien. Ils sont nommés par les gens du pays lalwjèses ou lodwezaj.
C'est une formation de métis tout à fait tombés. (Schaff. , Slawische
AUerIh., t. I, p. 338,3^10,343,349.)
(2) Munch (Del Norske Folk Historié (traduct. allem.), p. 63) cherche
assez péniblement à établir l'étymologie de ce mot. Il veut que, de
même que les Allemands sont appelés par les Slaves Njemzi, muets,
parce qu'on ne comprend pas ce qu'ils disent, ces mêmes Slaves,
mieux instruits du langage des Sarmates, leur aient donné le nom de
Ruotsiaine, Rootslaine, de la racine rot, le peuple de ceux qui parlent.
340 DE l'inégalité
centrale, vers le vu* ou viii* siècle avant l'ère clirétienne (1).
Cette époque, marquée par de grands changements dans la
situation ethnique et topographique d'un grand nombre de na-
tions asiatiques et européennes, constitue également pour les
Arians du nord un nouveau point de départ, et par conséquent
une date importante dans l'histoire de leurs migrations.
Il n'y avait guère que deux à trois cents ans qu'ils étaient
arrivés en Europe, et cette période avait été remplie tout en-
tière par les conséquences violentes de l'antagonisme qui les
opposait aux nations limitrophes. Livrés sans réserve à leurs
haines nationales , absorbés par les soins uniques de l'attaque
et de la défense , ils n'avaient pas eu le temps sans doute de
perfectionner leur état social; mais cet inconvénient avait été
largement compensé, au point de vue de l'avenir, par l'isole-
ment ethnique, gage assuré de pureté, qui en avait été la con-
séquence. Maintenant ils se voyaient contraints de se transpor-
ter dans une nouvelle station. Cette station leur était assignée,
exclusivement à toute autre, par des nécessités impérieuses.
La propulsion qui les jetait en avant venait du sud-est. Elle
était donnée par des congénères, évidemment irrésistibles, puis-
qu'on ne leur résistait pas. Il n'y avait donc pas moyen que
les Arians -Sarmates-Roxolans prissent leur marche contre
cette direction. Ils ne pouvaient davantage s'avancer indéfini-
ment vers l'ouest, parce que les Sakas, les Gètes, les Thraces,
les Kymris , y étaient demeurés par trop forts , et surtout par
trop nombreux. C'eût été affronter une série de difficultés et
d'embarras inextricables. Incliner vers le nord-est était non
moins difficile. Outre les amoncellements finnois qui opéraient
sur ce point, des nations arianes encore considérables, des mé-
tis arians jaunes qui augmentaient chaque jour d'importance,
devaient très légitimement faire repousser l'idée d'une marche
rétrograde vers les anciens gîtes de la famille blanche. Restait
l'accès du nord-ouest. De ce côté, les barrières, les empêche-
ments étaient sérieux encore, mais pas insurmontables. Peu
d'Arians, beaucoup de Slaves, des Finnois, en quantité moin-
C') Muncli, p. li, 52-53.
DES BACES HUMAINES. 341
dre que dans l'est , il y avait là des probabilités de conquêtes
plus grandes que partout ailleurs. Les Roxolansle comprirent;
le succès leur donna raison. Au milieu des populations diver-
ses que leurs traditions conservées nous font encore connaître
sous leurs noms significatifs de Wanes, de lotuns et d'Alfars,
ou fées, ou nains, ils réussirent à établir un état stable et ré-
gulier dont la mémoire , dont les dernières splendeurs projet-
tent encore, à travers l'obscurité des temps, un éclat vif et glo-
rieux sur l'aurore des nations Scandinaves.
C'est le pays que l'Edda nomma le Gardarike , ou Y empire
de la ville des Arians (1). Les Sarmates Roxolans y purent
dételer leurs bœufs voyageurs, y remiser leurs chariots. Ils con-
nurent enfin des loisirs qu'ils n'avaient plus eus depuis bien des
séries de siècles , et en profitèrent pour s'établir dans des de-
meures permanentes. Asgard, la ville des Ases ou des Arians,
fut leur capitale. C'était problabement un grand village orné
de palais à la façon des anciennes résidences des premiers
conquérants de l'Inde et de la Bactriane. Son nom n'était d'ail-
leurs pas prononcé pour la première fois dans le monde. En-
tre autres applications qui en furent faites, il exista longtemps,
non loin du rivage méridional de la Caspienne, un établisse-
ment médique appelé de même Açagarta (2).
(1) Garta est employé dans les Védas dans le double sens de chariot
et de maison. On en voit la cause. Sur une inscription achéménide,
karta signifle château. Dans ce sens, il fait partie de la composition
du nom de plusieurs capitales asiatiques, entre autres Tigranocerta ,
le château de Tigrane. En latin, en gothique, et dans toutes les lan-
gues dérivées de cette double source, hortus, gard, gardun, gurten,
giœrd, giardino , jardin , garden, veut dire principalement une en-
ceinte, et c'est là, certainement, le sens intime du mot. (DiefTen-
bach, Vergleichendes Wœrterbuch der gothischen Sprache, t. Il, p. 383.)
— Lassen et Westergaard, Die Achem. Keilinschriflen, p. 29 et 72. —
yie\n\\o\A,DieDeut3chen Frauen in dem Mittelalter, Wien,1851, p. 327.
— Pott (EtymologischeForschun gen, th. I, p. 144) y joint très bien le
)(6ptoc grec et le mot italiote chors. J'y ajouterai le terme militairc
de même origine cohors, qui garde dans ses llexions le ( primitir.
(2) Ptolémée nomme le peuple de ce pays la^âpToi. Une inscription
perse recueillie par Niebuhr, I, tabl. xxxi, le mentionne également.
Hérodote compte huit mille Sagartes dans l'armée de Darius (Vil, 8.°i).
(Lassen et Westergaard, Achem. Keilinschriflen, p. ti\.)
342 DE l'inégalité
Les traditions concernant Asgard sont nontibreuses et même
minutieuses. Elles nous montrent les pères des dieux , les dieux
eux-mêmes, exerçant avec grandeur dans cette royale cité la plé-
nitude de leur puissance souveraine, rendant la justice, décidant
Ja paix ou la guerre, traitant avec une hospitalité splendide et
leurs guerriers et leurs hôtes. Parmi ceux-ci nous apercevons
quelques princes wanes (1) et iotuns, voire des chefs finnois.
Les nécessités du voisinage, les hasards de la guerre forçaient
les Roxolans de s'appuyer tantôt sur les uns, tantôt sur les au-
tres, pour se maintenir contre tous. Des alliances ethniques
furent alors contractées et étaient inévitables (2). Toutefois le
nombre, et par conséquent l'importance, en resta minime,
VEdda le démontre, parce que l'état de guerre moins constant
que jadis, lorsque les Roxolans résidaient aux envii*ons du Cau-
case, n'en fut pas moins très ordinaire, et surtout parce que le
Gardarike, bien qu'ayant jeté beaucoup d'éclat sur rhistoù*e
primitive des Arians Scandinaves, dura trop peu de temps pour
que la race qui le possédait ait eu le temps de s'y corrompre.
Fondé du vu® au vin* siècle avant l'ère chrétienne , il fut
renversé vers le iv® (3), malgré le courage et l'énergie de ses
fondateurs, et ceux-ci, forcés encore une fois de céder à la for-
tune qui les conduisait à travers tant de catastrophes à l'em-
pire de l'univers , remirent leurs familles et leurs biens dans
leurs chariots , remontèrent sur leurs coursiers, et, abandon-
nant Asgard, s'enfoncèrent, à travers les marais désolés des
régions septentrionales , au-devant de cette série d'aventures
qui leur était réservée , et dont rien assurément ne pouvait
leur faire présager les étonnantes péripéties et le succès final.
(1) VEdda place les Ases, les Roxolans, sur la rive orientale du Don,
tandis que les nations wendes indépendantes occupent la rive occi-
denlale. (Schaffarik, t. I, p. 134, 307, 3o8.)
(2) Suivre la trace et l'indication de ces mélanges dans l'Edda, prin-
cipalement dans la Vœluspa. La forme mythique du récit n'empêche
en aucune façon d'apercevoir le noyau historique.
(3) Munch attribue la ruine du Gardarike à la pression des nations
de Sakas qui avaient remplacé les Sarmates dans les régions du Cau-
case, et qui étaient elles-mômes dépossédées par les Acbéménides.
(P. 01.) .
DES RACES HUMAINES. 343
CHAPITRE II
Les Arians Germains
Arrivt'e à un certain point de sa route, l'émigration des
nobles nations roxolanes se sépara en deux rameaux. L'un se
^dirigea vers la Poméranie actuelle , s'y établit , et de là con-
quit les îles voisines de la côte et le sud de la Suède (1). Pour
la première fois les Arians devenaient navigateurs et s'empa-
raient d'un mode d'activité dans lequel il leur était réservé
de dépasser un jour, en audace et en intelligence , tout ce que
les autres civilisations avaient jamais pu exécuter. L'autre
rameau , qui , à son heure , ne fut pas moins remarquable ni
moins comblé dans ce genre , continua à marcher dans la di-
rection de la mer Glaciale, et, arrivé sur ces tristes rivages,
fît im coude, les longea, et , redescendant ensuite vers le midi,
entra dans cette Norwège, Nord-wegr, le chemin septen-
trional (2), contrée sinistre, peu digne de ces guerriers, les
plus excellents des êtres. Ici l'ensemble des tribus qui s'arrêta
abandonna les dénominations de Sarmates, de Roxolans,
d'Ases , qui jusqu'alors avaient servi à le distinguer au milieu
des autres races. Il reprit le titre de Sakas. Le pays s'appela
Skanzia , la presqulle des Sakas. Très probablement ces na-
tions avaient toujours continué entre elles à se donner le titre
d^hommes honorables , et, sans un trop grand souci du mot
qui rendait cette idée, elles se nommaient indifféremment
Khétas, Sakas, Arians ou Ases. Dans la nouvelle demeure, ce
fut la seconde de ces dénominations qui prévalut , tandis que ,
pour le groupe établi dans la Poméranie et les terres adjacen-
(1) Munch, ouvr. cité, p. 61.
(2) Munch, p. 9 et 61. — 11 donne, par extension, au mo\. Norwégien
le 8eDs;<le gens qui marchent vers le nord, et, par induction, de gens
qui marchent vers le nord relativement à leurs compatriotes, Suédois
et Pomérauicns, ou, autrement dit, Gollis restés au sud.
344 DE l'inJ-GALITE
tes , celle de Khéta devint d'un usage commun (1). Néanmoins,
les peuples voisins n'admirent jamais cette dernière modiflca-
tioD, dont ils ne comprenaient pas sans doute la simplicité, et
avec une ténacité de mémoire des plus précieuses pour la clarté
des annales, les peuples finniques continuent encore d'appeler
les Suédois d'aujourd'hui Ruotslaine ou Rootslane. tandis
que les Russes ne sont pour eux que des fVxnalnine ou
fVxnelane, des Wendes (2).
Les nations Scandinaves étaient à peine établies dans leur
péninsule, quand un voyageur d'origine hellénique vint pour
ia première fois visiter ces latitudes, patrie redoutée de toutes
les horreurs , au sentiment des nations de la Grèce et de l'Italie.
Le Massaliote Pythias poussa ses voyages jusque sur la côte
méridionale de la Baltique.
Il ne trouva encore dans le Danemark actuel que des Teu-
tons, alors celtiques, comme leur nom en fait foi (3). Ces
peuples possédaient le genre de culture utilitaire des autres
nations de leur race ; mais à l'est de leur territoire se trouvaient
les Guttons , et avec ceux-ci nous revoyons les Khétas ; c'était
une fraction de la colonie poméranienne (4). Le navigateur
grec les visita dans un bassin intérieur de la mer qu'il nomme
Mentonomon. Ce bassin est, à ce qu'il semble, Frische-HafT,
(1) Munch, ouvr. cité, p. S9.
(2) Ibid., p. 56.
(3) Le nom de Teut, que se donnent aujourd'hui les Allemands, est
d'un usage fort ancien parmi les nations des Kymris, et n'a absolu-
ment rien de germanique. On trouve dans l'Italie aborigène Tenta pour
le nom primitif de Pise. Les habitants s'appelaient Teulanes, Teutani
ou Teutse. (Pline, Hist. natur., IH, 8.) — Les guerriers de la Gaule
avaient établi en Cappadoce la tribu des Teutobodiaci , en Pannonie,
la ville de TeuToêoOpyiov , dans le nord de la Grèce, les TeO-ai (Id.,
ibid.) — On connaît une foule de noms d'hommes celtiques dans la
composition desquels entre ce mot, Teutobochus, Teutomaîus, etc.
(Dieffeubach, Cellica II, I Abth, p. 193, 338.) — Munch considère les
Thjust du Smaaland comme des Celtes d'origine. (P. 46.) — Deutsch
ne parait pas avoir été pris collectivement avant le ix* siècle de
notre ère.
(4) Ils s'étaient établis sur les terres des nations slaves qu'ils avaient
forcées au partage, et dont ils paraissent avoir expulsé la noblesse.
(Schaffarik, Hlaw. Alterth., t. I, p. 106.)
DES RACES HUMAINES. 34»
et la ville qui s'élève sur ses bords, Kônigsberg (1). Les Gut-
tons s'étendaient alors très peu vers l'ouest ; jusqu'à l'Elbe, le
pays était partagé entre des communes slaves et des nations
celtiques (2). En deçà du fleuve, jusqu'au Rhin d'une part,
jusqu'au Danube de l'autre , et par delà ces deux cours d'eau,
les kymris régnaient à peu près seuls. Mais il n'était pas pos-
sible que les Sakas de la Norwège , que les Khétas de la Suède,
des îles et du continent, avec leur esprit d'entreprise, leur
courage et le mauvais lot territorial qui leur était échu, lais-
sassent bien longtemps les deux amas de métis blancs qui bor-
daient leurs frontières en possession tranquille d'une isonomie
qui n'était pas trop difficile à troubler.
Deux directions s'ouvraient à l'activité des groupes arians
du nord. Pour la branche gothique, la façon la plus naturelle
de procéder, c'était d'agir sur le sud-est et le sud, d'attaquer
de nouveau les provinces qui avaient fait anciennement partie
du Gardarike et les contrées où antérieurement encore tant
de tribus arianes de toutes dénominations étaient venues com-
mander aux Slaves et aux Finnois et avaient subi l'inévitable
dépréciation qu'amènent les mélanges. Pour les Scandinaves,
au contraire , la pente géographique était de s'avancer dans le
sud et l'ouest, d'envahir le Danemark, encore kymrique,
puis les terres inconnues de l'Allemagne centrale et occiden-
tale, puis les Pays-Bas, puis la Gaule. Ni les Goths ni les Scan-
dinaves ne manquèrent aux avances de la fortune (3).
(I) Pythias, Ptolémêe, Mêla et Pline ont montre les Goths tendant
vers la Vistule. Ce fut longtemps leur frontière. Ils touchaient là à
des peuples arians qu'on nommait les Scylho-Sarraates , et qui , bien
que de même souche qu'eux, faisaient partie d'uu autre groupe d'in-
vasion. (Munch, 36-37, 52-53.)
(i) Munch, loc. cit., 3i.
(3) Cette siéparation des premières nations véritablement germani-
ques en Scandinaves et en Goths me parait commandée par les faits, et
je la préfère aux traditions généalogiques que nous ont conservées
Tacite et Pline. Celles-ci font descendre les races du Nord d'un homme-
type, appelé Tuisto, et de ses trois fils, Istsewo, Irmino et Ingxvo.
Tout prouve que ce mythe n'a jamais existé dans les pays purement
germaniques, et s'est développé surtout dans rAlIcmagne centrale et
méridionale. Il paraît donc être d'origine celtique, bien qu'il ait été
346 DE L'INEGALITE
Dès le second siècle avant notre ère, les nations norwégien-
nes donnaient des marques irrécusables de leur existence aux
Kymris , qu'ils avaient pour plus proches voisins. De redou-
tables bandes d'envahisseurs, s'échappant des forêts, vinrent
réveiller les habitants de la Chersonnèse cimbrique . et , fran-
chissant toutes les barrières, traversant dix nations, passèrent
le Rhin , entrèrent dans les Gaules, et ne s'arrêtèrent qu'à
la hauteur de Reims et de Beauvais (1),
Cette conquête fut rapide, heureuse, féconde. Pourtant elle
ne déplaça personne. Les vainqueurs, trop peu nombreux,
n'eurent pas besoin d'expulser les anciens propriétaires du
sol. Ils se contentèrent de les faire travailler à leur profit,
comme toute leur race avait l'habitude de s'y prendre chez les
métis blancs soumis. Bientôt même , nouvelle marque du peu
d'épaisseur de cette couche d'arrivants , ils se mêlèrent suffi-
samment avec leurs sujets pour produire ces groupes germa-
nisés si fort célébrés par César, comme représentant la partie
la plus vivace des populations gauloises de son temps , et qui
avaient conservé l'antique nom kymrique de Belges (2).
adopté et peut-être modifié dans quelques parties par les Germains
métis. Les efforts de W. Muller pour retrouver dans les noms de Tuisto,
d'ingaevo, d'Irmino et d'Istaevo des surnoms de dieux Scandinaves ne
sont pas certainement très heureux. {Altdeutsche Religion, p. 292 et
seqq.) — Comme exemple des changements que cette tradition a subis
dans le cours des temps , on peut présenter te tableau donné par Nem-
nius (éd. Gunn, p. 53-34), où, au lieu de Tuisto, dans lequel on ne
peut, en tout cas, reconnaître que Teut, transformé en éponyme de
la race celtique, le chroniqueur donne Alanus, et quant aux noms
des trois héros fils de cet Alanus, il les écrit Hisicion, Armenon et
Neugio.
(1) Munch, ouvr. cité, p. 18.
(2) 11 se passa alors chez les populations celtiques de l'occident ce
qui arrivait depuis des siècles, dans l'orient de l'Europe, à d'autres
Celtes et surtout aux Slaves. Des maîtres arians commencèrent par s'im-
poser à elles, puis acceptèrent leur nom national en se mêlant. C'est
là un des motifs qui portèrent si longtemps les Romains à confondre
les deux groupes et Strabon à proposer cette singulière élymologie
du mot de Gerinain, venu, disait-il, de ce que les Gaulois les appellent
Frères, rep|idvoi. (VII, 1, 2.) Ils étaient frères, en effet, au moment
où le géographe d'Apamée les observait, mais non pas frères d'origine.
DES RACES HUMAINES. 347
Cette première alliivion Gt grand bien aux nations qu'elle
pénétra. Elle restitua leur vitalité, atténua chez elles l'in-
fluence des alliages finniques, leur rendit pour un certain
temps une activité conquérante , qui leur valut une partie dos
Gaules et les cantons orientaux de l'île de Bretagne; bref, elle
leur donna une supériorité si marquée sur tous les autres
Galls que, lorsque les Cimbres et les Teutons, s'ébranlant à
leur tour, franchirent le Rhin, ces émigrants passèrent à côté
des territoires belges sans oser les attaquer, eux qui affron-
taient sans crainte les légions romaines. C'est qu'ils reconnais-
saient sur l'Escaut , la Somme et l'Oise des parents qui les va-
laient presque.
Le caractère de furie et de rage déployé par ces antagonis-
tes de Marins, leur incroyable audace, leur pesante avidité
sont tout à fait dignes de remarque , parce que rien de tout
cela n'était plus ni dans les habitudes ni dans les moyens des
peuples celtiques proprement dits. Toutes ces tribus cimbriques
et teutonnes avaient été, plus particulièrement encore que les
Celtes, fortifiées par des accessions Scandinaves. Depuis que
les Arians du nord vivaient dans leur voisinage immédiat et
avaient commencé à leur faire sentir plus activement leur pré-
sence, depuis que les Jotuns avaient aussi pénétré dans leurs
domaines, elles avaient subi de grandes transformations, qui
les mettaient au-dessus du reste de leur ancienne famille. C'é-
taient toujours des Celtes fondamentalement , mais des Celtes
régénérés.
En cette qualité, ils n'étaient pas cependant devenus les
{\o\r Vf tLchlcT, EncycL Ersch u. Gruber, GaJh, p. 47. — Dieffenbach,
Cellica II, p. 68.) — De même que les premiers clans germaniques de
l'Orient, ceux qui venaient de la Norwège, se mêlèrent aux Celtes,
qu'ils trouvèrent sur leur chemin, de même les premières expéditions
gothiques contractèrent des alliances qui les modifièrent profondé-
ment. Ainsi les Gothini de la Silésie avaient adopté la langue de leurs
sujets de race kymrique. Tacite le dit expressément. (Germ., 4S.^
J'insiste d'autant plus fortement sur les faits de ce genre, qu'ils for-
ment la partie essentielle de l'histoire, qu'ils expliquent une multitude
d'enismcs, jusqu'ici insolubles, et que jamais on no les a pris en
considération.
348 ' DE l'inégalité
égaux de ceux qui leur avaient communiqué une part de leur
puissance; et quand les Scandinaves, quittant un jour en nom-
bre suffisant leur péninsule , étaient venus réclamer non plus
seulement la suprématie souveraine, mais le domaine direct
de ces métis , ces derniers s'étaient vus contraints de leur faire
place. C'est ainsi qu'ime grande partie d'entre eux, quittant
un pays qui n'avait plus à leur offrir que la pauvreté et la su-
jétion , composèrent ces bandes exaspérées qui renouvelèrent
un moment dans le monde romain la vision des jours désas-
treux de l'antique Brennus.
Tous les Teutons, tous les Cimbres n'eurent pas recours
sans exception à ce violent parti et ne se jetèrent pas dans
l'exil. Ce furent les plus hardis, les plus nobles, les plus ger-
manisés qui le firent. S'il est dans les instincts des famiUes
guerrières et dominantes d'abandonner en masse une contrée
où l'attrait de leurs anciens droits ne les retient plus, il n'en
est point ainsi des couches inférieures de la population, vouées
aux travaux agricoles et a la soumission politique. Pas d'exem-
ple qu'elles aient jamais été ni expulsées en masse, ni absolu-
ment détruites dans aucune contrée. Ce fut le cas des Cimbres
et de leurs alliés. La couche germanisée disparut, pour faire
place à une couche plus homogène dans sa valeur Scandinave.
Les substructions celtiques mêlées d'éléments finnois se con-
servèrent. La langue danoise moderne le révèle nettement (l).
Elle a conservé des traces profondes du contact celtique , qui
n'a pu s'opérer qu'à cette époque. Un peu plus tard on trouve
encore, chez les diverses nations germaniques de ces pays, de
nombreuses croyances et pratiques druidiques.
L'époque de l'expulsion des Teutons et des Cimbres consti-
tue un second déplacement des Arians du nord , plus impor-
(1) Munch (ouvr. cité, p. 8) ne pense pas qu'avant le vin» siècle de
notre ère on puisse affirmer que les populations danoises aient été ger-
maniques. L'extrême nord du Jutland parait avoir porté un grand
nombre de populations diverses, d'abord des Finnois, puis des Celtes,
puis des Slaves, puis des Jotûns, enfin des Scandinaves. — Wachter
(GaZZt ) considèr&les Danois comme un mélange primitif de Finnois et
de Celtes.
DES BACES HUMAINES. 349
tant déjà que le premier, celui qui avait créé les Belges de se-
conde formation. Il en résulta trois grandes conséquences,
dont les Romains éprouvèrent les contre-coups. Je viens d'en
citer une : ce fut la convulsion cimbrique. La seconde, en
donnant pied aux Scandinaves de la JNorwège sur la rive mé-
ridionale du Sund, fit arriver dans le nord de l'Allemagne, et
peu à peu jusqu'au Rhin, des peuples nouveaux, de race mixte,
plus arianisés que les Belges, pour la plupart, car ils apportè-
rent des dénominations nationales nouvelles au sein des masses
celtiques qu'ils conquirent. Le troisième effet fut d'amener, au
!«' siècle avant Jésus-Christ, jusqu'au centre de la Gaule, une
conquête germanique bien caractérisée, bien nette , celle dont
Arioviste se montra le seul meneur apparent. Ces deux derniers
faits demandent quelque attention, et, nous occupant d'abord
du premier, remarquons à quel point le dictateur connaît peu
les nations transrhénanes de son temps. Ce ne sont plus pour
lui, comme jadis pour Aristote, des populations kymriques,
mais des groupes parlant une langue toute particulière, et que
leur mérite, dont il a pu juger par expérience personnelle, rend
fort supérieurs à la dégénération où sont en proie les Gaulois
contemporains. La nomenclature donnée par lui de ces famil-
les, si dignes d'intérêt, n'est pas plus riche que les détails qu'il
rapporte sur leurs mœurs. Il n'en connaît et n'en cite que
quelques tribus; et encore si les Trévires et les Nerviens se
déclarent Germains d'origine, comme ils en avaient le droit
jusqu'à un certain point, il les range non moins légitimement
parmi les Belges. Les Boïens vaincus avec les Helvètes sont
à ses yeux demi-germains, mais d'une autre façon que les Jlè-
nies; et il n'a pas tort. Les Suèves, malgré l'origine celtique
de leur nom, lui semblent pouvoir être comparés aux guerriers
d" Arioviste (1). Enfin, il met absolument dans cette dernière
catégorie d'autres bandes, également originaires d'outre-Rhin,
(1) Les Suèves avaient une très grande réputation parmi les métis
germaniques. Ils n'étaient cependant pas de race pure. Leur organisa-
tion politique était celle des Kymris, leur religion était druidique.
Us habitaient des villes, ce que ne faisait aucune nation Scandinave
ou gothique; ils cultivaient même la terre, au dire de César.
20
350 DE l'inégalité
qui un peu avant son consulat avaient pénétré, l'épée au poing,
au sein du pays des Arvernes, et qui, s'y étant établies dans des
terres concédées de gré, ou plutôt de force, par les indigènes,
avaient ensuite appelé auprès d'eux un assez grand nombre de
leurs compatriotes pour former là une colonisation de vingt
mille âmes à peu près. Ce trait sufflt, soit dit en passant, pour
expliquer cette terrible résistance qui, parmi les habitants
énervés de la Gaule, fit rivaliser les sujets de Vercingétorix
avec le courage des plus hardis champions du Nord (1).
C'est à ce peu de renseignements que se bornait, au i" siècle
avant notre ère , la connaissance qu'on avait dans le monde
romain de ces vaillantes nations qui allaient un jour exercer
une si grande influence sur l'univers civilisé. Je ne m'en étonne
pas : elles venaient d'arriver ou à peine de se former, et n'a-
vaient pu encore révéler qu'à demi leur présence. On serait en
droit de considérer ces détails incomplets comme à peu près
nuls, quant au jugement à porter sur la nature spéciale des
peuples germaniques de la seconde invasion, si, par la descrip-
tion spéciale que l'auteur de la guerre gallique a laissée du
camp et de la personne d'Arioviste , il ne se trouvait heureu-
sement avoir suppléé, dans une mesure utile, à ce que ses au-
tres observations avaient de trop vague pour autoriser une con-
clusion.
Arioviste, aux yeux du grand homme d'Etat romain , n'est
pas seulement un chef de bande, c'est un conquérant politique
de la plus haute espèce, et ce jugement, à coup sûr, fait hon-
neur à celui qui l'a mérité. Avant d'entrer en lutte avec le
peuple-roi, il avait inspiré une bien forte idée de sa puissance
au sénat, puisque celui-ci avait cru devoir le reconnaître déjà
pour souveram et le déclarer ami et allié. Ces titres si recher-
chés, si appréciés des riches monarques de l'Asie, ne l'infa-
(1) Il parait qu'avant l'époque de César les nations de la Gaule, les
plus considérables, avaient eu recours, pour augmenter leur puis-
sance, à ce moyen familier aux peuples en décadence, de coloniser
chez eux des étrangers sous la condition du service militaire. Ce
qu'avaient fait les Arvernes, peut-être un peu de force, leurs rivaux,
les Êduens, l'avaient essayé de bonne grâce.
DES BÀCES HUMAINES. 351
tuaient pas. Lorsque le dictateur, avant d'en venir aux mains
avec lui, cherche à l'étudier et, dans une négociation astucieuse,
tente de discuter son droit à s'introduire dans les Gaules , il
répond pertinemment que ce droit est égal et tout pareil à
celui du Romain lui-même, qu'il est venu, comme lui, appelé
par les peuples du pays, et pour intervenir dans leurs discordes.
Il maintient sa position d'arbitre légitime ; puis, déchirant avec
fierté les voiles hypocrites dont son compétiteur cherche à en-
velopper et à cacher le fond sérieux de la situation : « Il ne
« s'agit, dit-il, ni pour toi ni pour moi, de protéger les cités
0 gauloises, ui d'arranger leurs débats , en pacificateurs désin-
« téressés. Nous voulons, l'un et l'autre, les asservir. »
En parlant ainsi, il pose le débat sur son véritable terrain et
se déclare digne de disputer la proie. Il connaît bien les affai-
res de la contrée, les partis qui la divisent, les passions, les
intérêts de ceux-ci. Il parle le gaulois avec autant de facilité
que sa propre langue. Bref, ce n'est pas plus un barbare par ses
habitudes qu'un subalterne par son intelligence.
Il fut vaincu. Le sort prononça contre lui , contre son armée,
mais non pas, on le sait, contre sa race. Ses hommes, qui
n'appartenaient à aucune des nations riveraines du Rhin, se dis-
persèrent. Ceux que César, ébloui de leur valeur, ne put pren-
dre à son service, allèrent se mêler, sans bruit, aux tribus
mixtes qui couvraient derrière eux le terrain. Ils apportèrent
de nouveaux éléments à leur génie martial.
C'étaient eux , bien qu'ils ne fussent pas une nation , mais
seulement une armée (1), qui avaient fait connaître les pre-
miers dans l'Occident le nom des Germains. C'était d'après
la plus ou moins grande ressemblance que les Trévires, les
Boïens, lesSuèves, les Nerviens avaient avec eux, soit dans
l'apparence corporelle, soit dans les mœurs et le courage, que
César avait accordé à ceux-ci l'honneur de leur trouver quel-
(1) Ariovisle dit à César que depuis quatorze ans, que ses campagnes
dans la Gaule avaient commencé, ni lui ni ses hommes n'avaient dormi
gous un toit. Cette remarque indique bien la situation absolument
militaire des gens de ce chef.
352 DE l'inégalité
que chose de germanique. C'est donc à leur propos qu'il faut
^'enquérir de ce que signiOe ce nom glorieux, que j'ai déjà
employé en attendant l'occasion vraie de l'expliquer.
Puisque les gens d'Arioviste n'étaient pas un peuple et ne
constituaient qu'une troupe en expédition , voyageant , suivant
l'usage des nations arianes, avec ses femmes, ses enfants et ses
biens, ils n'avaient pas lieu de se parer d'un nom national ;
peut-être même, comme il arriva souvent depuis à leurs con-
génères, s'étaient-ils recrutés dans bien des tribus différentes.
Ainsi privés d'un nom collectif, que pouvaient-ils répondre aux
Gaulois qui leur demandaient : Qui étes-vous? Des guerriers,
répliquaient-ils nécessairement , des hommes honorables, des
nobles, des Arimcmni, Heermanni, et suivant la prononcia-
tion kymrique, des Germanni. C'était en effet la dénomina-
tion générale et commune qu'ils donnaient à tous les cham-
pions de naissance libre (1). Les noms synonymes de Saka, de
Khéta, d'Arian, avaient cessé de désigner, comme autrefois,
l'ensemble de leurs nations ; certaines branches particulières
et quelques tribus se les appliquaient exclusivement (2). Mais
partout, comme dans l'Inde et la Perse, ce nom, dans une de
ses expressions, et plus généralement dans celle d'Arian, con-
tinuait à s'appliquer à la classe la plus nombreuse de la société
ou à la plus prépondérante. L'Arian chez les Scandinaves,
c'était donc le chef de famille , le guerrier par excellence , ce
que nous appellerions le citoyen. Quant au chef de l'expédition
(1) Savisn y, D. Rœmische Recht im Mittelalter, 1. 1, p. i93. — Jusqu'aux
IX* et X* siècles on a dit indifTéremment Germanus el Arimannus, pour
indiquer un homme libre parmi les populations germaniques de
ritalie. (Ibidem, p. IGG.) Il y en a même des exemples au xn« siècle.
On appelait alors Arimannia l'ensemble des hommes libres d'une
même circonscription et aussi la propriété libre d'un ariman. (Ibid.,
no- 171.)
(-2) Outre les Oses Sarmates, qui habitaient encore la Pannonie, mais
fort dégénérés et tributaires d'autres Sarmates et des Quades germani-
ques, on avait les Osyles dans la Baltique; c'étaient des Roxolans
d'origine. (Munch, p. 31.) On avait ainsi des Arii germaniques au
delà de la Vistule (Tac, 43), des Guttes, des Chattes, des Gutones,
«te, etc. Pline, Strabon, Ptolémée et Mêla donneraient, au besoin,
tous les élcmeats d'une longue liste
DÉS BACES HUMAINES. 353
dont il s'agit ici, et qui, de même que Brennus, Vercingétorix
et tant d'autres, paraît n'avoir reçu de l'histoire que son titre,
«t uon pas son nom propre, Arioviste, c'était l'hôte des héros,
celui qui les nourrissait, les payait, c'est-à-dire, d'après toutes
les traditions, leur général. Arioviste, c'est Ariogast, ou Aria-
gast, fhôte des Arians.
Avec le second siècle de l'ère chrétienne commence cette
époque où les émissions Scandinaves s'étant déjà multipliées
dans la Germanie , l'instinct d'initiative y est devenu patent et
éveille toutes les préoccupations des hommes d'État romains.
L'âme de Tacite est en proie à de poignantes inquiétudes, et
il ne saif qu'espérer de l'avenir. « Qu'elle persiste, s'écrie-t-il,
« qu'elle dure, j'en adjure tous les dieux, non l'affection que
« ces peuples nous portent , mais la haine dont ils s'entre-dé-
« chirent. Une société telle que la nôtre n'a rien de mieux à
* attendre de la fortune que les discordes de ses voisins (I). »
Ces terreurs si naturelles furent cependant trompées par l'é-
vénement. Les Germains, limitrophes de l'empire au temps
de Trajan, devaient, malgré leurs apparences effrayantes, '
rendre à la chose romaine les plus éminents services et ne
prendre guère de part à sa transformation future, si toutefois
ils en ont pris. Ce n'était pas à eux qu'était promise la gloire
de régénérer le monde et de constitiier la société nouvelle.
Tout énergiques qu'ils étaient comparativement aux hommes
de la république, ils étaient déjà trop affectés par les mélanges
celtiques et slaves pour accomplir une tâche qui exigeait tant
de jeunesse et d'originalité dans les instincts. Les noms de la
plupart de leurs tribus disparaissent sans éclat avant le x* siècle.
Un bien petit nombre se montre encore dans l'histoire de la
grande migration ; encore sont-ils très loin d'y paraître aux
premiers rangs. Ils s'étaient laissé gagner par la corruption
romaine.
Pour trouver le foyer véritable des invasions décisives qui
(1) « Mnneat, quxso, duretque gentibus, sinon amor nostri, at certe
« odium sui; quando urgentihus iinpcrii fatis, niliil jam pra;stare
« fortuna majus potest quam hostium discordiam. > (Germ., 33).
20.
354 DE l'inégalité
créèrent le germe de la société moderne, il faut se transporter
sur la côte Baltique et dans la péninsule scandmave. Voilà
cette contrée que les plus anciens chroniqueurs nomment
justement, et avec un ardent enthousiasme, la source des
peuples, la matrice des nations (1). Il faut lui associer aussi,
dans une si illustre désignation , ces cantons de Test où , depuis
le départ du Gardarike de l'Asaland , la branche ariane des
Goths avait fixé ses principales demeures. Au temps où nous
les avons quittés, ces peuples étaient fugitifs et contraints à
se contenter de misérables territoires. Nous les retrouvons à
cette heure tout-puissants, dans d'immenses régions conquises
par leurs armes.
Les Romains commencèrent à connaître non pas toutes leurs
forces, mais celles des provinces extrêmes de leur empire,
dans la guerre des Marcomans, autrement dit, des hommes
de la frontière (2). Ces populations furent, à la vérité, con-
tenues par Trajan ; mais la victoire coûta fort cher, et ne fut
nullement définitive. Elle ne préjugea rien contre les destinées
futures de cette grande agglomération germanique , qui , bien
que touchant déjà au bas Danube , plongeait encore ses racines
dans les terres les plus septentrionales, et partant les plus
franches, les plus pures, les plus vivifiantes de la famille (3).
En effet, quand, vers le v^ siècle, les grandes invasions
commencent, ce sont des masses gothiques toutes nouvelles
qui se présentent, en même temps que sur toute la ligne des
limites romaines, depuis la Dacie jusqu'à l'embouchure du
Rhin , des peuples , à peine connus naguère , et qui se sont
graduellement rendus redoutables , deviennent irrésistibles.
Leurs noms, indiqués par Tacite et Pline comme appartenant
à des tribus extrêmement reculées vers le nord, n'avaient
paru à ces écrivains que très barbares; ils avaient considéré
les peuples qui les portaient comme les moins propres à éveil-
ler leur soUicitude. Ils s'étaient trompés du tout au tout.
(1) Jortiaiidcs, c. 4 : c Scandia insula, quasi officina gentium, aut
certe velut vagina nationum. »
(2) Munch, p. 31 et 38.
(3) Ibid., p. 40. — Kefersleiu, Keltiache AUerth., 1. 1, p. x\xi.
DES BACES HUMAINES. 35S
C'étaient, comme je viens de le dire, et en première ligne,
les Goths, arrivés en masse de tous les coins de leurs posses-
sions, d'où les expulsait la puissante d'Attila, appuyée plus
encore sur des races arianes ou arianisées que sur ses hordes
mongoles (1). L'empire des Amalungs, la domination d'Her-
manarik, s'étaient écroulés sous ces assauts terribles. Leur gou-
vernement, plus régulier, plus fort que celui des autres races
germaniques (2), et qui reproduisait sans doute les mêmes for-
mes en s'appuyant sur les mêmes principes que celui de l'an-
tique Asgard, n'avait pu les sauver d'une ruine inévitable.
Cependant ils avaient fait des prodiges de valeur. Tout vainciis
qu'ils étaient, ils avaient conservé leur grandeur entière ; leurs
rois ne dégénéraient pas de la souche divine à laquelle remon-
tait leur maison, non plus que du nom brillant qu'elle leur
valait, les Arnâls, les Célestes, les Purs (3); enfin, la supré-
matie de la famille gothique était , en quelque sorte , avouée
parmi les nations germaines , car elle éclate dans toutes les
pages de TEdda, et ce livre, compilé en Islande d'après des
chants et des récits norwégiens, célèbre principalement le
Visigoth Théodorik. Ces honneurs extraordinaires étaient
(1) M. Amédée Thierry, dans ses travaux sur le v» siècle, est entré,
le premier, dans une voie qui jette des lueurs toutes nouvelles sur les
faits politiques de ces époques. On ne saurait trop louer la méthode
employée par cet écrivain pour étudier et juger l'action d'Attila. —
Schaffarik, Slaw. Allerlh., t. I, p. \-2't. — La grande migration fut sur-
tout composée des Vandales, des Suèves et des Alains, quant aux
masses envahissantes, mais non pas quant à la direction qui leur
était donnée. (Munch, p. 40.)
(i) C'est à Tacite qu'on doit cette remarque.
(3) Strahlenberg {Der nœrdl. u. oestl. Theil Europas u. Asiens,
p. 10») avait déjà remarqué que les Visigolhs appelaient le ciel amal.
— Schlegel Ind. Biblioth., 1. 1, p. 233) a ftiit observer, après lui , que le
mot amala, qui en gothique signifle pur, sans tache, a exactement
le même sens en sanscrit. — Les Amala, en anglo-saxon , Avialunga,
dans le Nibclungenlied, Atnalungen, les Amalungs descendaient de
Géal ou Khéta. Suivant W. Muller (Alt. deutsche Religion, p. 297), Géat
est un surnom d'Odin. Je suis plutôt porté à voir dans ce nom une
forme antique du nom national des Goths, comme Séafcsl une forme
de Saka. (Voir une note précédente.) Les Amalungs descendaient
ainsi de la plus pure souche ariane.
356 DE L INEGALITE
complètement mérités. Ceux auxquels ils étaient rendus as-
pirèrent à tous les genres de gloire. Ils comprirent beaucoup
mieux que ne le faisaient les Romains l'importance et le prix
des monuments de toute espèce provenus de l'ancienne civili-
sation ; ils exercèrent l'influence la plus noble dans tout l'Oc-
cident. Ils en furent récompensés par une gloire durable; au
xii" siècle, un poète français se faisait encore honneur d'être
issu de leur sang (1) , et , beaucoup plus tard , les derniers tres-
saillements de l'énergie gothique inspirèrent l'orgueil de la
noblesse espagnole.
Après les Goths , les Vandales tiendraient un rang distingué
dans l'oeuvre du renouvellement social , si leur action avait pu
se soutenir et durer davantage. Leurs bandes nombreuses
n'étaient pas purement germaniques, ni parles recrues dont
elles s'étaient renforcées, ni par l'origine même du noyau :
l'élément slave tendait à y dominer (2). Bientôt la fortune les
jeta au milieu de populations plus civilisées de beaucoup qu'ils
ne l'étaient, et infiniment plus nombreuses. Les alliages par-
ticuliers qui s'opérèrent furent d'autant plus pernicieux , pour
la partie germanique de leur essence , qu'étrangers à la com-
binaison première des éléments vandales , ces alliages y créè-
rent et y développèrent plus de désordres. Un mélange fon-
damentalement slave , jaune et arian , acceptant de proche en
proche, en Italie et en Espagne, le sang romanisé de diffé-
rentes formations pour prendre ensuite toutes les nuances
mélanisées répandues sur le littoral africain , ne pouvait que
dégénérer d'autant plus promptement qu'il cessa bientôt de
recevoir tout affluent germanique. Carthage vit les Vandales
accepter avec empressement sa civilisation décrépite et en mou-
Ci) Rigord, mort vers 1209, se qualifie, dans sa chronique : « Hagis-
ter Rigordus, natione Gothu. » (Hist. litt. de France, t. XVII, p. 7.)
(2) Schaffarik (Slaw. Alterth., t. I, p. 163) pense que les Slaves, dans
leurs établissements situés entre la Vistule et l'Oder, ayant reçu des
immixtions des Suèves (Celtes germanisés), donnèrent naissance aux
Vandales. La terminaison tV, ul, al indique un dérivé. Parmi les Van-
dale^ se mêlèrent plusieurs bandes dont l'origine purement germani-
que est incontestable. Cependant ces bandes étaient peu nombreuses.
DES BACES HUMAINES. 357
rir. Ils disparurent. Les Kabyles , que l'on prétend descendre
d'eux , ont conservé en effet quelque chose de la physionomie
septentrionale , et cela d'autant plus aisément que les habitu-
des sporadiques dans lesquelles leur décadence les a fait choir,
en les rangeant au niveau des peuplades voisines , continuent
à maintenir un certain équilibre entre les éléments ethniques
dont ils sont actuellement formés. 3Iais , examinés avec quel-
que attention, ils laissent constater que le peu de traits teutoni-
■ques survivant dans leur physionomie est contrasté par beaucoup
d'autres appartenant aux races locales. Et pourtant ces Kabyles
si dégénérés sont encore les plus laborieux, les plus intelligents
et les plus utilitaires des habitants de l'occident africain.
Les Longobards ont mieux défendu leur pureté, que les
Vandales; ils ont eu aussi cet avantage de pouvoir se retrem-
per à plusieurs reprises dans la source d'où sortait leur sang -,
aussi ont-ils duré plus longtemps et exercé une plus grande
action. Tacite les avait à peine remarqués aux environs de la
Baltique, où ils vivaient de son temps. Ils y touchaient encore
au berceau commun des nobles nations dont ils faisaient partie.
Descendant ensuite plus au sud, ils gagnèrent les contrées
moyennes du Rhin et le haut Danube, et ils y séjournèrent
assez pour s'empreindre de la nature des races locales, ce dont
le caractère celtisé de leur dialecte porte témoignage (1).
Malgré ces mélanges , ils n'avaient nullement oublié ce qu'ils
étaient, et longtemps après qu'ils se furent établis dans la
vallée du Pô , Prosper d'Aquitaine , Paul diacre et l'auteur du
poème anglo-saxon de Beowulf voyaient encore en eux des
descendants primitifs des Scandinaves (2).
Les Burgondes , placés jadis par Pline dans le Jutland , peu
de temps sans doute après qu'ils venaient d'y arriver, appar-
tenaient , comme les Longobards, à la branche norwégienne (3) ;
<l) Munch, p. 46 et 48.
(i) Ibid.
(3) Keferstein (KelHsche Allerth., t. I, p. xxxi) signale dans leur
composition, au moment où ils arrivèrent sur le Rhin, des mélanges
gothiques et vandales. Il n'y a, en effet, rien de plus vraisemblable.
Je n'entends parler ici que de leur état premier.
358 DE l'inégalité
ils s'étaient dirigés Ters le sud, postérieurement au iii« siècle,
et ayant dominé longtemps dans l'Allemagne méridionale, ils
s'y étaient mariés aux Germains celtisés des invasions précé-
dentes, comme aussi à tous les éléments divers, kyniriques et
slaves, qui pouvaient s'y trouver en fusion. Leur destinée res-
sembla en beaucoup de points à celle des Longobards, avec
cette nuance cependant que leur sang put se conserver un peu
davantage. Ils eurent le bonheur de se trouver directement,
à dater du vii« siècle, sous le coup d'un groupe germanique
dont la pureté correspondait à celle des Goths, la nation des
Franks. S'ils se virent promptement réduits à obéir à ces su-
périeurs, ils leur durent des immixtions ethniques très favo-
rables.
Les Franks, qui survécurent comme nation puissante à pres-
que toutes les autres branches de la souche commune , même
à celle des Goths , n'avaient été qu'à peine entrevus , dans [e
noyau de leur race, par les historiens romains du i"' siècle de
notre ère (t). Leur tribu royale, les Mérowings, habitait alors
et jusqu'au vi® siècle compta encore des représentants sur un
territoire, assez borné , situé entre les embouchures de l'Elbe
et de l'Oder, aux bords de la Baltique , au-dessus de l'ancien
séjour des Longobards. II est évident, d'après cette situation
géographique, que les Mérowings étaient issus de la JVorwège,
et n'appartenaient pas à la branche gothique (2). Us acquirent
(1) Pline connaît ce peuple.
(2) C'est le pays appelé par l'anonyme de Ravenne, Maurungania,
la terre des Mérowings. — Le pocnie de Bcomjm//" établit bien la relation
entre les Mérowings et les Franks lorsqu'il dit, v. 5836:
Us waes à-Syddan
Mere-wionigas
Milts un-gyfede.
« Depuis ce temps, la bienveillance des Mérowings nous a toujours
été refusée, » c'est-à-dire depuis que les Franks sont en guerre avec
celui qui parle. (Kemble, Anglo-saxon Poëm of Beowulf, p. 206. —
Ettmuller, Beowulfslied, 21. — J. Bachlcchner, Zeilschrift f. d. Alt.,
t. VIII, p. 326.) — Keferstein montre bien comment, par la route qu'ils
suivirent dans leur migration de l'extrême nord, les Franks ont pu ar-
river jusque dans la Gaule sans avoir été nullement mêlés aux
Slaves et presque point aux Celtes purs. (T. I, p. xxxiv.)
DES BACES HUMAINES. 359
une grande prépondérance dans l'histoire des territoires gau-
lois postérieurement au v" siècle. Toutefois, aucune des généa-
logies divines que l'on possède aujourd'hui ne les mentionne
et ne permet de les rattacher à Odin , circonstance essentielle
cependant, au gré des nations germaniques, pour fonder les
droits à la royauté, et que remplirent, aussi bien que les Araa-
lungs gothiques, les Skildings danois, les Astings suédois, et
toutes les dynasties de l'heptarehie anglo-saxonne (1). Malgré
ce silence des documents, il n'y a pas à douter, en voyant la
prééminence incontestée des Mérowings parmi les Franks , et
la gloire de cette nation, que l'origine divine, la descendance
odinique, autrement dit la condition de pureté ariane, ne fai-
sait pas défaut à cette famille de rois, et que c'est uniquement
par l'efTet destructeur des temps que ses titres ne sont pas
venus jusqu'à nous.
Les Franks étaient descendus assez promptement sur le
Rhin inférieur, où le poème de Beowutfîes montre en posses-
sion des deux rives du fleuve, et séparés de la mer par les Fla-
mands, Flaemings, et les Frisons, deux peuples avec lesquels
leur alliance était étroite (2). Là, ils ne trouvèrent sous leurs
pas que des races extrêmement et de longue main germani-
sées (3), et de ce fait uni à leur départ tardif des pays les plus
(4) Les généalotries héroïques qui nous ont été conservées, soit dans
fEdda, soit dans les annales compiU-cs par des moines, soit dans les
préambules des différents codes, constituent une des sources les
plus importantes que l'on puisse consulter pour l'histoire germanique
des plus anciennes époques. (Voir à ce sujet Grimm, W. Muller, Ell-
muller, etc.) La forme des noms, l'ordre dans lequel ils sont pla-
cés, le nombre des aïeux donnés à Odin lui-mcme, enfin les traces
d'allitération qui se retrouvent dans les compilations en prose sont
autant de traits dignes d'être observés avec la plus extrême attention
pour les résultats importants auxquels ils amènent. Je remarque sur-
tout trois noms parmi les aïeux d'Odin , Suaf, Hercmod et Géal; ce
sont autant de souvenirs ethniques se rapportant aux grandes déno-
minations nationales de Saka, d'Arya, et de Khéta. On en peut signa-
ler encore deux autres, indiquant des mélanges qui certainement ont
eu lieu: Hwala, Gall, et Funi, Fenn.
(2) Les Frisons s'étaient autrefois appelés Eolcnas,_Eolan ou Jutœ,
^'étaient des Jotuns germanisés. (Ettmiillcr, lieowulfslied , p. 3(j. )
(3) Parmi celles qui l'étaient le moins, ou peut compter les Lbico^.
3G0 DE l'inégalité
arians, ils emportèrent de puissantes garanties de force et de
durée pour l'empire qu'ils allaient fonder. Cependant, sur le
dernier point, plus favorisés que les Vandales, que les Longo-
bards, que les Bourguignons, et même que les Goths, ils le
furent moins que les Saxons, et, s'ils eurent plus d'éclat, ils
leur cédèrent en longévité. Ceux-ci ne furent jamais portés par
leurs conquêtes extérieures dans les parties vives du monde
romain (I). En conséquence, ils n'eurent pas de contact avec
les races les plus mélangées, les plus anciennement cultivées,
mais aussi les plus affaiblissantes. A peine peut-on les compter
au nombre des peuples envahisseurs de l'empire, bien que
leurs mouvements aient commencé presque en même temps
que ceux des Franks. Leurs principaux efforts se portèrent
sur l'est de l'Allemagne et sur les îles bretonnes de l'Océan
occidental. Ils ne contribuèrent donc nullement à régénérer
les masses romaines. Ce défaut de contact avec les parties vi-
ves du monde civilisé, qui les priva d'abord de beaucoup d'il-
lustration, leur a été avantageux au plus haut degré. Les An-
glo-Saxons représentent , parmi tous les peuples sortis de la
péninsule Scandinave , le seul qui , dans les temps modernes,
ait conservé une certaine portion apparente de l'essence ariane.
C'est le seul qui, à proprement parler, vive encore de nos
jours. Tous les autres ont plus ou moins disparu, et leur in-
fluence ne s'exerce plus qu'à l'état latent.
Dans le tableau que je viens de tracer, j'ai laissé de côté les
détails. Je ne me suis pas arrêté à décrire les innombrables
petits groupes qui, toujours en mouvement, sans cesse traver-
sant et retraversant les voies des masses plus considérables,
Mais rélément celtique n'en avait pas moins été très fortement affaibli
chez cette nation par les mélanges d'autre nature qu'avaient apportés
les Romains. (Dieffenbach, Celtica /, p. 68.) Les Sicambres, dont le
nom joue un rôle dans nos premières annales, étaient nécessaire-
ment germanisés à un très haut point, leur situation géographique le
voulant ainsi. Cependant leur nom est celtique et rappelle celui des
Segobrigi, natiou qui très anciennement était connue de la colonie
phocéenne de Marseille. Ce nom parait signifier les illustres Ambre*
ou Kymris.
(1) Keferslein, ouvr. cité, t. I, p. xxxiv.
DES BACES HUMAINES. 361
contribuent à donner aux invasions des iv« et v« siècles cette
apparence fiévreuse et tourmentée qui n'est pas une des moin-
dres causes de leur grandeur. Il faudrait, pour bien faire, se
représenter vivement et dans un incessant tumulte ces myria-
des de tribus, d'armées, de bandes en expédition, qui, poussées
par les causes les plus diverses, tantôt la pression des nations
rivales, tantôt le surcroît de (Population , ici la famine , là une
ambition subitement éveillée, d'autres fois le simple amour de
!a gloire et du butin, se mettaient en marche , et , secondées
par la victoire , déterminaient de proche en proche les plus
terribles ébranlements (1). Depius la mer Noire, depuis la Cas-
pienne jusqu'à l'océan Atlantique , tout s'agitait. Le fond cel-
tique et slave des populations rurales débordait incessamment
d'un pays sur l'autre, emporté par l'impétuosité ariane; et, au
milieu de mille cohues, les cavaliers mongols d'Attila et de ses
aUiés, se faisant jour au travers de ces forêts d'épées et de ces
troupeaux effarés de laboureurs, y traçaient dans tous les sens
d'ineffaçables sillons. C'était un désordre extrême. Si à la sur-
face apparaissaient de grandes causes de régénération , dans
les profondeurs tombaient de nouveaux éléments ethniques
d'abaissement et de ruine que l'avenir allait avoir beau jeu à
développer.
Résumons maintenant l'ensemble des mouvements arians
en Europe, je dis des mouvements qui aboutirent à la forma-
tion des groupes germaniques et à la descente de ceux-ci sur
les frontières de l'empire romain. Vers le viii® siècle avant
notre ère , les tribus sarmates roxolanes se dirigent vers les
plaines du Volga. Au iv*, elles occupent la Scandinavie et
quelques points de la côte baltique vers le sud-est. Au iii=,
elles commencent à refluer en deux directions vers les contrées
moyennes du continent. Dans la région occidentale, leurs pre-
(I) De ce nombre sont les Astings, les Scyrres, les Ruges, les Gépides
«l surtout les Hérules. Tous ces groupes, qui de même que les gens
d'Arioviste, constituaient plutôt des armées, ou même des bandes en
expédition, que des peuples à la recherche d'un gîte, retournaient,
très souvent dans le Nord après avoir beaucoup épouvanté le Sud.
<Munch, p. 44.)
BACES HUMAIKES. — T. II. 2]
362 DE l'inégalité
mières nappes rencontrent des Celtes et des Slaves; à l'est,
outre ces derniers, d'assez nombreux détritus arians, provenant
des invasions très anciennes des Sarmates, des Gètes, des
Thraces , bref des collatéraux de leurs propres ancêtres, sans
compter les dernières nations de race noble qui continuaient
à sortir de l'Asie. De là, supériorité marquée chez les tribus
gothiques, que de tels mélanges «ç pouvaient affaiblir. Peu à
peu cependant l'égalité, l'équilibre ethnique entre les deux
courants se rétablit. A mesure que les premières émissions
occidentales sont recouvertes par de nouvelles plus pures, l'in-
vasion Scandinave s'élève aux plus majestueuses proportions;
de telle sorte que , si les Sicambres et les Chérusques avaient
promptement cessé d'équivaloir aux hommes de l'empire go-
thique, les Franks peuvent être hardiment considérés comme
les dignes frères des guerriers d'Hermanrik, et à plus forte rai-
son les Saxons de la même époque ont droit au même éloge.
Mais, en même temps que tant de grandes races affluaient
vers la Germanie méridionale, la Gaule et l'Italie, les catastro-
phes hunniques, arrachant les Goths et les derniers Alains à
leurs sujets slaves, les reportaient en masse sur les points où
les autres nations germaniques tendaient également à se con-
centrer. Il en résulta que l'orient de l'Europe, à peu près dé-
pouillé de ses forces arianes, fut rendu au pouvoir des Slaves
et des envahisseurs de race finnique, qui devaient plonger dé-
finitivement ces derniers dans l'abaissement irrémédiable dont
de plus nobles dominateurs n'avaient jamais eu l'influence de
les tirer. Il en résulta aussi que toutes les forces de l'essence
germanique tendaient à s'accumuler d'une façon à peu près
exclusive dans les parties les plus occidentales du continent,
voire dans le nord-ouest. De cette disposition des principes
ethniques devait résulter toute l'organisation de l'histoire mo-
derne. Maintenant, avant d'aller plus loin, il convient d'exami-
nier en elle-même cette famille ariane germanique dont nous
venons de suivre les étapes. Rien de plus nécessaire que de
préciser exactement sa valeur avant de l'introdinre au milieu
de la dégénération romaine.
DES RACES HUMAINES. 863
CHAPITRE III.
Capacité des races germaniques natives.
Les nations arianes d'Europe et d'Asie, prises dans leur tota-
lité, observées dans leurs qualités communes et typiques, nous
ont également étonnés par cette attitude impérieuse et domi-
natrice qu'elles exercèrent constamment sur les autres peuples,
même sur les peuples métis et blancs au milieu desquels ou
auprès desquels elles vécurent. A ce seul aspect, il est déjà
diflicile de ne pas leur reconnaître à l'égard du reste de l'es-
pèce humaine une suprématie réelle; car en pareilles matières
ce qui semble existe nécessairement. Il ne faudrait cependant
pas prendre le change sur la nature de cette suprématie et la
chercher ou prétendre la trouver dans des faits qui ne lui ap-
partiendraient pas. Il ne faut pas davantage la croire obscur-
cie et mise en question par certains détails qui choquent les
préventions vulgaires sur l'idée généralement admise de supé-
riorité. Celle des Arians ne réside pas dans un développement
exceptionnel et constant des qualités morales ; elle existe dans
une plus grande provision des principes d'où ces qualités
découlent.
Il ne faut jamais oublier que, lorsqu'on étudie l'histoire des
sociétés , il ne s'agit en aucune façon de la moralité en elle-
même. Ce n'est ni par des vices ni par des vertus que des ci-
vilisations se distinguent essentiellement les unes des autres,
bien que , prises dans l'ensemble , elles valent mieux sous ce
rapport que la barbarie ; mais c'est là une conséquence pure-
ment accessoire de leur travail. Ce qui fait essentiellement leur
physionomie , ce sont les capacités qu'elles possèdent et déve-
loppent.
L'homme est l'animal méchant par excellence. Ses besoins
plus multipliés le harcèlent de plus d'aiguillons. Dans son es-
pèce, il a d'autant plus de besoins, partant de souffrances, par-
364 DE l'inégalité
tant d'excitations au mal, qu'il est plus intelligent. Il sem-
blerait donc naturel que ses mauvais instincts augmentassent
en raison directe de la nécessité de briser plus d'obstacles pour
arriver à un état de satisfaction. Mais, par un heureux retour,
il n'en est pas ainsi. La raison, plus perfectionnée en même
temps qu'elle vise plus haut et est plus exigeante, éclaire la
créature qu'elle conduit sur les inconvénients matériels d'un
abandon trop absolu à toutes les suggestions de l'intérêt. La
religion , même imparfaite ou fausse , que cet être conçoit tou-
jours d'une façon quelque peu élevée, lui interdit de céder en
toute occasion à ses penchants destructeurs.
C'est ainsi que l'Arian est toujours sinon le meilleur des
hommes au point de vue de la pratique morale , du moins le
plus éclairé sur la valeur intrinsèque en ce genre des actes
qu'il commet. Ses idées dogmatiques sont toujours en cette ma-
tière les plus développées et les plus complètes , bien que dé-
pendant étroitement de l'état de sa fortune. Tant qu'il est le
jouet d'une situation trop précaire, son corps reste cuirassé et
son cœur de même ; dur envers sa propre personne , rien de
moins étonnant qu'il soit impitoyable pour autrui, et c'est dans
cette donnée inflexible qu'il pratique cette justice dont Héro-
dote vantait l'intégrité chez le Scjthe belliqueux. Le mérite
consiste ici dans la loyauté avec laquelle est acceptée une loi
d'ailleurs si féroce peut-être, et qui ne s'adoucit que dans la
proportion où l'atmosphère sociale ambiante réussit elle-même
à se tempérer.
L'Arian est donc supérieur aux autres hommes , prmcipale-
ment dans la mesure de son intelligence et de son énergie ; et
c'est par ces deux facultés que, lorsqu'il parvient à vaincre ses
passions et ses besoins matériels, il lui est également donné
d'arriver à une moralité infiniment plus haute , bien que, dans
le cours ordinaire des choses , on puisse relever chez lui tout
autant d'actes répréhensibles que chez les individus des deux
autres espèces inférieures.
Cet Arian se présente maintenant à notre observation dans
le rameau occidental de sa famille, et là il nous apparaît aussi
vigoiu'eusement bâti , aussi beau d'aspect , aussi belliqueux de
DES BACES HUMAINES. 366
cœur, que nous Tavons admiré jadis dans Tlnde (1) et dans la
Perse, comme dans l'Heliade homérique. Une des premières
considérations auxquelles l'aspect du monde germanique donne
lieu, c'est encore celle-ci , que l'homme y est tout et la nation
peu de chose. On y aperçoit l'individu avant de voir la masse
associée, circonstance fondamentale, qui excitera d'autant
plus l'intérêt qu'on prendra plus de soin de la comparer avec
le spectacle offert par les agrégations de métis sémitiques, hel-
léniques, romains, kymris et slaves. Là on ne voit presque que
les multitudes; l'homme ne compte pour rien, et il s'efface
d'autant plus que , le mélange ethnique auquel il appartient
étant plus compliqué , la confusion est devenue plus considé-
rable.
Ainsi placé sur une sorte de piédestal , et se dégageant da
fond sur lequel il agit, l'Arian Germain est une créature puis-
sante, qui attire d'abord l'examen sur lui-même avant de per-
mettre de le porter sur le milieu qui l'entoure. Tout ce que
cet homme croit, tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, acquiert
de la sorte une importance majeure.
En matière de religion et de cosmogonie, voici quels sont ses
dogmes : la nature est éternelle, la matière inflnie (2). Cepen-
dant le vide béant, gap gunninga, le chaos, a précédé toutes
choses (3). » En ce temps, dit la Vœluspa, il n'y avait ni sable,
« ni mer, ni les molles vagues. La terre ne se trouvait nulle
« part, ni le ciel enveloppant. Du sein des ténèbres sortirent
« douze fleuves, qui en coulant gelèrent. »
Alors l'air doux qui venait du sud, de la contrée du feu, fit
fondre la glace ; ses gouttes d'eau prirent vie, et le géant Imir,
personnification de la nature animée, apparut. Bientôt il s'en-
dormit, et de sa main gauche ouverte, et de ses pieds fécondes
l'un par l'autre, sortit la race des géants (4).
Cependant la glace continuant à dégeler, il en provint la
(1) « L'inclito mio flgUo Rama dagli occhi del color del loto. » {Ra-
mayana, t. VU, Ayodhyacanda, cap. m, p. 218. J
(3) W. Huiler, AUdeutsche Religion, p. i63.
(3) Vœluspa, 3.
(4) W. Muller, p. IGi.
366 DE l'inégalité
vache Audhumbha. C'est le symbole de la force organique,
qui donne le mouvement à toutes choses. A ce moment, un
être nommé Buri sortit encore de ces gouttes d'eau , et il eut
un fils, Btirr, qui, s'unissant à la fille d'un géant, donna le jour
aux trois premiers dieux, les plus anciens, les plus vénérables,
Odhin, Vili et Ve (1).
Cette trinité, ainsi venue quand les grandes créations cos-
miques étaient déjà achevées, n'avait à réaliser qu'un travail
d'organisation , et en effet ce fut là sa tâche. Elle ordonna le
monde, et de deux troncs d'arbre échoués sur le rivage de la
mer, elle façonna les durs auteurs de l'espèce humaine. Un
chêne fut l'homme, un saule devint la femme (2).
Cette doctrine n'est toujours que le naturalisme arian, mo-
difié par des idées développées dans l'extrême Nord (3). La
matière vivante et intelligente, représentée encore par le my-
the tout asiatique de la vache Audhumbha , s'y maintient au-
dessus des trois grands dieux eux-mêmes. Ils sont nés après
elle : rien de moins étonnant qu'ils ne soient pas copartageants
de son éternité. Ils doivent périr; ils doivent disparaître un
jour, vaincus par les géants, par les forces organiques de la
nature, et cette organisation du monde dont ils sont les ordon-
nateurs est destinée à s'engloutir avec eux, avec les hommes
(1) W. Muller, p. 163. — Il est inutile de donner ici les développe-
ments ultérieurs de cette formule théologique, qui flnit par contenir
douze grands dieux et une foule de personnalités célestes de tout
ordre et de toute provenance; car il y eut des dieux wanes, jotuns et
nanis, comme il y avait des dieux ases.
(2) W. Muller, ouvr. cité, p. 164. — Vœlusp, st. 17. — Je ne développe
ici que les plus grands traits de la théologie et de la cosmogonie Scan-
dinaves, ne m'arrêtant surtout qu'aux parties les plus anciennes. La
nouvelle Edda montre de nombreuses traces de mythes qui ne sont
pas originairement arians ou qui ont été développés dans l'extrême
Nord postérieurement à l'arrivée des Roxolans. — Le plus vénérable
document Scandinave, la Vœluspa, a été composé dans la première
moitié du vhi« siècle de notre ère. M. Dietrich y aperçoit des traces
de cinq différents poèmes, beaucoup plus antiques. (Dietrich, Aller
der Vœluspa, dans la Zeitschr. f. deutsch. Aller th., t. VIII, p. 318.)
(3) César pense que les Germains, ne reconnaissant pour dieux que
les forces naturelles qui se manifestaient à leur vue, n'adoraieut que
le soleil, la lune et le feu, Sol, Luna, Vulcanus. (De Bello gall., VI, 21.)
DES BACES HUMAINES. 867
leurs créatures, pour faire place à de nouveaux ordonnateurs,
à un nouvel arrangement de toutes choses, à de nouvelles gé-
nérations de mortels. Encore une fois, les antiques sanctuaires
de l'Inde connaissaient l'essentiel de toutes ces notions (1).
Des dieux transitoires, si grands qu'ils fussent, n'étaient pas
trop distants de l'homme. Aussi l'Arian Germain n'avait-il pas
perdu l'habitude de s'élever jusqu'à eux. Sa vénération pour
ses ancêtres confondait volontiers ceux-ci avec les puissances
supérieures, et saris effort se changeait en adoration. Il aimait
*à se croire descendu de plus grand que lui, et de même que
tant de races helléniques se rattachaient à Jupiter, à Neptune,
au dieu de Chryse, de même le Scandinave traçait fièrement sa
généalogie jusqu'à Odin, ou jusqu'aux autres individualités cé-
lestes que les conséquences naturelles du symbolisme firent
monter sans peine autour de la trinité primitive (2),
L'anthropomorphisme était complètement étranger à ces
notions natives (3) ; il ne s'y associa que fort tard et sous l'in-
fluence irrésistible des mélanges ethniques. Tant que le fils
des Roxolans resta pur, il se plaisait à ne voir les dieux que
dans le miroir de son imagination , et répugna à se faire d'eux
des images tangibles. Il aimait à se les figurer planant à demi
■cachés au sein des nuages rougis par les lueurs du couchant.
Les bruits mystérieux des forêts lui révélaient leur présence (4).
Il croyait aussi trouver et il vénérait une émanation de leur
nature dans certains objets précieux pour lui. Les Quades prê-
taient serment sur des épées , ce qu'avaient déjà fait les Thra-
ces. Les Longobards honoraient un serpent d'or; les Saxons,
un groupe mystique formé d'un lion, d'un dragon et d'un
aigle ; les Franks avaient aussi des usages semblables (5).
(1) W. Muller, ouvr. cité, p. 175.
(i) Les plus nobles familles, se rappelant le Gardarike, se représen-
taient leurs aïeux comme ayant vécu dans Asgard , que la tradition
avait divinisée. (Munch, ouvr. cité, p. 83.)
(3) W. Muller, ouvr. cité, p. fti et sqq. — Tac, Germ., 9, 43.
(l) Tac, Ann., xin, 55; Germ., 45. — Ils n'avaient pas etn 'admettaient
pas de temples, tandis que les populaUons celtiques de la Gaule et
de l'Allemagne en avaient.
(5) W. Muller, ouvr. cité, p. 67, 70 et pass.
368 DE l'inégalité
Mais des alliances avec les métis européens leur firent accep-
ter plus tard, en tout ou en partie, le panthéon matériel des
Slaves et des Celtes. Ils devinrent alors idolâtres. Chez les
Suèves, ils admirent le culte sauvage de la déesse Nerthus^
et apprirent à promener, une fois l'an , sa statue voilée dans
un char (1). Le sanglier de Freya, symbole favori des Galls,
fut adopté par la plupart des nations germaniques, qui en sur-
montèrent le cimier de leurs casques, et le firent briller sur
les pignons de leurs palais. Jadis , dans les époques purement
arianes, les Germains n'avaient pas même connu les temples.'
Ils finirent par en avoir, où ils entassèrent des idoles mons-
trueuses (2). Comme il était arrivé aux anciens Kymris, il leur
fallut complaire, à leur tour, aux instincts les plus tenaces
des races inférieures au milieu desquelles ils s'étaient établis (3).
11 en fut de même pour les formes du culte , cependant avec
plus de mesure dans la dégénération. Primitivement l'Arian
Germain était à lui-même son prêtre unique , et même long-
temps après qu'on eut institué des pontifes nationaux , chaque
guerrier conserva dans ses foyers la puissance sacerdotale (4).
Elle resta même annexée à la propriété foncière , et l'aliéna-
tion d'un domaine entraîna celle du droit d'y sacrifier (5).
(1) Tous les cultes indiqués par les écrivains romains portent la trace
et révèlent la puissance de l'influence celtique. Nerthus, mater deum,
se retrouve dans le gallois nerth, force, secours, et dans le gaélique
neart, qui a le même sens. — L'usage de consacrer des îles principa-
lement comme sanctuaires est tout à fait celtique. (W. MuUer, ouvr.
cité, p. 37.) Cet auteur signale chez les Danois des usages religieux
d'origine slave (p. 37). — L'Isis dont parle Tacite, et qu'il s'étonne de
trouver chez les Suèves, c'était Hé«u ou Hu, divinité celtique par'excel-
lence. (Tac, Germ., 9.)
(2) Adam de Brème parle d'une statue de Wodan , qui se trouvait de
son temps dans le temple d'Upsala. (W. Huiler, p. i'OS. )
(3) Il arriva même que tel dieu considéré en Scandinavie comme
des plus puissants, Wodan, par exemple, fui à peu près inconnu chez
les tribus demi-gcrmanisées du sud de l'Allemagne. Les Bavarois ne
le connaissaient pas, ou, pour mieux dire, ce qu'ils avaient de ger-
manique dans leur sang ne l'avait pas conservé. (W. Huiler, p. 76.)
(4) W. Muller, ouvr. cité, p. 52, 81 , 83.
(5) Sous l'influence celtique, slave et finnique, les fonctions et,
comme on dirait aujourd'hui, les spécialités religieuses ou seulement
DES BACES HUMAINES. 369
Lorsqu'on niodifla cet état de choses , le prêtre germanique
n'exerça d'action que pour l'ensemble de la tribu. Il ne fut
d'ailleurs jamais que ce qu'avait été le purohita chez les Arians
Hindous , dans les temps antévédiques. Il ne forma pas une
caste distincte comme les brahmanes, un ordre puissant comme
les druides , et , non moins sévèrement exclu des fonctions de
la guerre , il ne lui fut pas laissé la moindre possibilité de do-
miner, ni même de diriger l'ordre social. Toutefois , par un
sentiment empreint d'une haute et profonde sagesse, à peine
les Arians eurent-ils reconnu des prêtres publics qu'ils leur
confièrent les plus imposantes fonctions civiles, en les chargeant
de maintenir l'ordre dans les assemblées politiques et d'exécu-
ter les arrêts de la justice criminelle. De là chez ces peuples
ce qu'on a appelé les sacriGces humains (1).
Le condamné, après avoir entendu sa sentence, était re-
tranché de la société et livré au prêtre , c'est-à-dire au dieu.
Une main sacrée, lui infligeant le dernier supplice, apaisait
sur lui la colère céleste. Il tombait , non pas tant parce qu'il
avait offensé l'humanité que parce qu'il avait irrité la divinité
protectrice du droit. Le châtiment se trouvait de la sorte moins
honteux pour la dignité de l'Arian et, il faut l'avouer, plus
moral que ne le rendent nos coutumes juridiques, où un
homme est égorgé simplement en compensation d'en avoir
égorgé un autre , ou , suivant une opinion plus étroite encore ,
simplement pour le forcer de s'en tenir là (2).
superstitieuses se développèrent, avec le temps, d'une façon très sura-
bondai) le. En même temps qu'il y eut chez les Goths, chez les Thu-
ringiens, chez les Burgondes, chez les Anglo-Saxous, des grands prê-
tres, qui finiront même par exercer une certaine action politique,
principalement chez les Burgondes, il y eut aussi des devins, des sor-
ciers, des enchanteurs, des schamans de toute espèce. Les uns
expliquaient les songes, les autres pénétraient l'avenir au moyen de
cordes nouées. On appelait ces derniers caragni, du gallois carai,
une cordelette. (W. Muller, ouvr. cité, p. 83.) Jlais tout cela ne con-
cerne pas les nations germaniques.
(1) W. Muller, ouvr. cité, p. 5i.
(i) Les sacrifices humains sont attestés, par des témoignages positifs
chez les Goths, chez les Hérules, chez les Saxons, chez les Frisons,
chez les Thuringiens, chez les Franks, ù l'époque où ces derniers
21.
370 DE l'inégalité
On s'est demandé , avec plus ou moins de raison , si les na-
tions sémitiques avaient eu originairement une idée bien nette
de l'autre vie. Chez aucune race ariane ce doute n'est possible.
La mort ne fut jamais pour toutes qu'un passage étroit, à la
vérité, mais insignifiant, ouvert sur un autre monde. Ils y en-
trevoyaient diverses destinées, qui, d'ailleurs, n'étaient pas
déterminées par les mérites de la vertu ou le châtiment qu'au-
rait dû recevoir le vice. L'homme de noble race , le véritable
Arian arrivait par la seule puissance de son origine à tous les
honneurs du Walhalla, tandis que les pauvres, les captifs, les
esclaves, en un mot, les métis et les êtres d'une naissance in-
férieure , tombaient indistinctement dans les ténèbres glacia-
les du Niflheimz (1).
Cette doctrine ne fut évidemment de mise que pendant les
époques où toute gloire , toute puissance , toute richesse se
trouva concentrée entre les mains des Arians et où nul Arian
ne fut pauvre en même temps que nul métis ne fut riche. Mais
lorsque l'ère des alliages ethniques eut complètement troublé
cette simplicité primitive des rapports, et que l'on vit, ce qui
aurait été jugé impossible autrefois, des gens de noble extrac-
tion dans la misère , et des Slaves et des Kymris , et même des
Tchoudes , des Finnois opulents , les dogmes relatifs à l'exis-
tence future se modifièrent , et l'on accepta des opinions plus
conformes à la distribution contemporaine des qualités mora-
les dans les individus (2).
L'Edda partage l'univers en deux parties (3). Au centre du
étaient déjà chrétiens. (W. Huiler, ouvr. cité, p. 75-79.) — Le sacri-
fice des chevaux était aussi , dans la plus ancienne époque germanique,
comme l'asvamédha, chez les Àrians Hindous, une des cérémonies du
culte les plus solennelles et les plus méritoires.
(1) Cette notion se conserva très longtemps chez les Ârians de l'Inde.
 l'époque héroïque, elle régnait encore, ainsi que le passage suivant
en fait foi. « Chi ha sortito il nascere da una schialta pari alla tun ,
« non puô ire in infimo luogo; per laquai cosa tu, privato délia ter-
« restre sede, vanne ai mondi dove Stella il neltare. » {Ramayana,
t. VI, Ayodhyacanda, cap. lxvi, p. 394.)
(i) W. Huiler, ouvr. cité, p. 410.
(3) Vœluspa, st. 2.
DES BACES HUMAINES. 371
système, la terre, résidence des hommes, formée comme un
disque plat , ainsi que l'a décrite Homère , est entourée de tous
côtés par l'Océan. Au-dessus d'elle s'étend le ciel, demeure
des dieux. Au nord s'ouvre un monde sombre et glacé , d'où
vient le froid ; au sud , un monde de feu , où s'engendre la
chaleur. A l'est , est Jotanheimz , le pays des géants ; à l'ouest,
Svartalfraheimz , la demeure des nains noirs et méchants.
Puis , dans une situation vague , Vanaheimz , la contrée habitée
par les Wendes (1).
Si l'on arrête ici cette description , où s'unissent les idées
CQsmogoniques à la simple géographie, on a l'exacte reproduc-
tion du système des sept divissas brahmaniques , ou , ce qui
est pareil , des sept kischwers iraniens (2) , et , comme on va
le voir, un monde complet , au point de vue des premiers
Arians Germains. Le territoire Scandinave occupe le centre :
c'est excellemment le pays des hommes. L'empyrée règne au-
dessus. Le pôle nord lui envoie la froidure ; les régions méri-
dionales, le peu de chaleur qui l'atteint. A l'est, c'est-à-dire
(i) Vœîuspa, pass. — On retrouve dans les noms des nains donnés par
la Vœluspa, des appellations bien signiflcatives, telles que Nar, Nain,
st. H; Nori, Ann et Anar, puis encore une fois Nar, puis Nyzardz,
«t. 12; Nali, et Hanar, st. 13; Alfr, st. 14, Funiar et Guinar, st. 16.
— Il est à remarquer que les nains, non plus que les géants, n'ont
pas été créés par les dieux comme l'homme, mais sont le produit
direct des forces de la nature.
(2) C'est même à cette partie de la cosmogonie des Arians primitifs
qu'il convient de rattacher celle des Scandinaves, descendants légi-
times et directs des cavaliers du Touran. Quand on veut suivre la
filiation des idées arianes, il importe de ne jamais perdre de vue que
les Hindous, qui en ont, à la vérité, conservé jusqu'à nos jours lé
plus riche trésor, ne sont cependant pas l'intermédiaire auquel nous
les devons. En marche vers la vallée du Gange, ils n'ont rien pu faire
pour éclairer l'Occident; c'est surtout aux groupes arians de la Sog-
diane et des pays situés au-dessus que nous sommes redevables de
ce que nous possédons, dans nos antiquités germaniques, de l'ancien
fonds des connaissances primordiales. Malheureusement la philologie
justement séduite, d'ailleurs, par l'importance des Védas, est tout
occupée, en France surtout, à méconnaître cette vérité, et n'hésite
même pas à faire émigrer les Germains des bords de la Yamouna, ce
qui, en soi, constitue une absurdité au premier chef.
372 DE l'inégalité
tirant vers la côte de la Baltique , sont les principales tribus
des Gètes métis; à l'ouest, entre la Suède méridionale et la
côte de l'Océan du Nord, les Lapons, un peu partout, des
Wendes et des Celtes, justement confondus les uns avecles
autres. Les connaissances positives de l'époque ne permettent
pas d'ajouter rien. Mais les cosmographes nationaux, dans le
travail de leurs idées , ne s'en tinrent pas à ces anciennes no-
tions; ils voulurent avoir neuf climats, neuf divissas, neuf
kischwers, au lieu de sept qu'avaient connus leurs ancêtres,
et, pour atteindre à ce chiffre, ils imaginèrent deux cieux nou-
veaux , placés au-dessus de celui des dieux , et les nommèrent,
l'un Liôsâlfraheimz ou Andlanger, l'autre Vidhblacên (1).
Tous deux sont peuplés de nains lumineux. Cette conception
serait absolument arbitraire et inutile , si elle ne se fondait pas,
en quelque chose, sur la distinction que les plus anciens
Arians de la haute Asie paraissent avoir faite entre l'atmos-
phère immédiate du globe et le ciel proprement dit, l'empyrée,
où se meuvent les astres (2).
Telles étaient les opinions que l'Arian Germain entretenait
sur les objets de considération les plus élevés. Il y puisait sans
peine une haute idée de lui-même et de son rôle dans la créa-
tion, d'autant plus qu'il s'y contemplait non seulement comme
un demi-dieu, mais comme un possesseur absolu d'une portion
de ce Mitgardhz , ou terre du milieu, que la nature lui avait
assigné pour demeure. Il avait constitué sa propriété foncière
d'une manière toute conforme à ses fiers instincts. Deux mo-
des de propriété étaient chez lui en usage.
Le plus ancien incontestablement est celui dont il avait ap-
porté l'idée constitutive de la haute Asie, c'était Yodel (3). Ce
(1) W. MuUer, ouvn cité, p. 163.
(2) Lorsque les doctrines Scandinaves auront été comparées plus ri-
goureusement qu'on ne l'a fait encore aux idées iraniennes, on recon-
naîtra sans doute que de grands rapports unissent les habitants célestes
du Liôsâlfralieimz et du Adlanger aux Ireds et aux Amschespends du
Zeod-Avesta.
(3) Ce mot est un des plus anciens qui se puissent trouver, et la
notion qu'il représente est vieille comme lui. C'est Vaedes latin. — Voir,
pour les différentes formes et signiûcaiions dans les langues gothiques,
DES RACES HUMAINES. 373
mot emporte avec lui les deux idées de noblesse et de posses-
sion si intimement combinées , que l'on est fort embarrassé de
découvrir si l'homme était propriétaire parce qu'il était noble,
ou l'inverse (1). Mais il est peu douteux que l'organisation pri-
mordiale, ne reconnaissant pour homme véritable que l'Arian,
ne voyait aussi de propriété régulière et légale qu'entre ses
mains et n'imaginait pas d'Arian privé de cet avantage.
L'odel appartenait sans restriction aucune à son maître. Ni
la communauté ni le magistrat n'avaient qualité pour exercer
sur cette sorte de possession la revendication la plus légère, le
droit le plus minime. L'odel était absolument libre de toute
charge; il ne payait pas d'impôts. Il constituait une véritable
souverameté , souveraineté inconnue aujourd'hui, où la nue
propriété , l'usufruit et le haut domaine se confondaient abso-
luiâient. Le sacerdoce en était inséparable, et inséparable aussi
la juridiction à tous ses degrés, au civil comme au criminel.
L'Arian Germain siégeait à son foyer, disposait à son gré de la
terre allodiale et de tout ce qui l'habitait. Femmes, enfants,
serviteurs, esclaves, ne reconnaissaient que lui, ne vivaient que
par lui, ne rendaient compte qu'à lui seul, qui ne rendait
compte à personne. Soit qu'il eût construit sa demeure et mis
ses champs en culture sur un terrain désert, soit que ses pro-
pres forces lui eussent suffi pour en dépouiller le Finnois, le
Slave, le Celte ou le Jotun, tous gens placés nativement hors
la loi, ses prérogatives ne rencontraient pas de limites.
Il n'en était pas tout à fait de même lorsque, en société avec
d'autres Arians, agissant sous la direction commune d'un chef
de guerre , il se trouvait être participant à la conquête d'un
territoire dont une portion , grande ou petite, lui avait été ad-
jugée. Cette autre situation créait un autre système de tenure
Dleffenbach, Verglcichendes Wœrterbuck der gothischen Sprache,
1. 1 , p. se.
(1) Chez les Anglo-Saxons il arriva même que la perte de l'odel en-
traînait celle des droits politiques, et par conséquent de la qualité
d'homme libre. (Kcmble, t. I, p. 70-71 et seqq.) On peut voir, du reste,
avec toute raison, dans cette union étroite de la qualité légale d'Arian
avec celle de propriétaire, à quel point les instincts de la race étaient
éloignés des dispositions à la vie nomade.
^74 DE l'inégalité
tout diiTérent; et comme elle se réalisa presque seule quaud
furent venues les grandes migrations sur le continent d'Europe,
on y doit chercher le germe véritable des principales institu-
tions politiques de la race germanique. Mais pour pouvoir ex-
poser clairement ce que c'était que cette forme de propriété et
les conséquences qu'elle entraînait, il faut faire connaître au-
paravant les rapports de l'homme arian avec sa nation.
En tant qu'il était chef de famille et possesseur d'un odel, ces
rapports se réduisaient à fort peu de chose. D'accord avec les
autres guerriers pour conserver la paix publique, il élisait un
magistrat, que les Scandinaves nommaient drottinn, et que
d'autres peuples sortis de leur sang appelèrent grajf (l).
Choisi dans les races les plus anciennes et les plus nobles, dans
celles qui pouvaient réclamer une origine divine , ce pendant
exact du viçampati hindou exerçait une autorité des plus res-
treintes, sinon des plus précaires. Son action légale ressemblait
fort à celle des chefs chez les Mèdes avant l'époque d'Astyages,
ou à celle des rois hellènes dans les temps homériques. Sous
l'empire de cette règle facile , chaque Arian , au sein de son
odel , n'était guère plus lié à son voisin de même nation que
ne le sont entre eux les différents États formant un gouverne-
ment fédératif.
Une telle organisation, admissible en présence de populations
numériquement faibles ou complètement subjuguées par la
(1) Palsgrave a eu pleine raison de dire que la royauté n'existait pas,
dans les formes et avec la puissance qu'on lui a connues après le
V» siècle, aux époques véritablement germaniques. (The Rise and
Progrès» of the English Commonwealth , in-é", Lond., 1832, 1. 1, p. 653. )
Il est moins bien inspiré quand il ne voit dans le mot king qu'un
emprunt fait aux langues celtiques. C'est, de toute antiquité, un titre
porté par les chefs militaires des nations arianes. Nous l'avons vu chez
les Ou-douns. (Voir tome I"). C'est le kava de la première période ira-
nienne. (Westergaard et Lassen, Die Achem. Keilinschriften , p. \ii),
le ku des inscriptions médiques (ibid., p. 57). Il est assez remar-
quable qu'on ne le donnât pas aux magistrats réguliers et ordinaires
des tribus. — Quant au titre de graff, ou gère fa, chez les Anglo-Saxons
ijravio, il n'est pas bien certain qu'on puisse le rapporter à une racine
germanique. Peut-être faut-il en chercher l'origine chez les Celtes ou
chez les Slaves.
DES BACES HUMAINES. 375
ieonscience de leur infériorité, n'était nullement compatible avec
l'état de guerre, ni même avec l'état de conquête au milieu de
masses résistantes. L'Arian, qui, dans son humeur aventu-
reuse, vivait principalement dans l'une ou l'autre de ces situa-
tions difficiles , avait trop de bon sens pratique pour ne pas
apercevoir le remède du mal et chercher les moyens d'en con-
cilier l'application avec les idées d'indépendance personnelle
qui, avant tout, lui tenaient à cœur. Il imagina donc qu'au
moment d'entrer en campagne , des rapports tout particuliers,
tout spéciaux , complètement étrangers à l'organisation régu-
lière du corps politique , devaient intervenir entre le chef et
les soldats ; voici comment le nouvel ordre de choses se fondait :
Un guerrier connu se présentait à l'assemblée générale, et
se proposait lui-même pour commander l'expédition projetée.
Quelquefois, surtout dans les cas d'agression, il en ouvrait
même la première idée. En d'autres circonstances, il ne faisait
que soumettre un plan qui lui était propre et qu'il appliquait
à la situation. Ce candidat au commandement prenait soin
d'appuyer ses prétentions sur ses exploits antérieurs, et de
faire valoir son habileté éprouvée; mais, sur toutes choses, le
moyen de séduction qu'il pouvait employer avec le plus de
bonheur, et qui lui assurait la préférence sur ses concurrents,
c'était l'offre et la garantie, pour tous ceux qui viendraient
combattre sous ses ordres , de leur assurer des avantages in-
dividuels dignes de tenter leur courage et leur convoitise. Il
s'établissait ainsi un débat et une surenchère entre les candi-
dats et les guerriers. Ce n'était que par conviction ou par sé-
duction que ceux-ci pouvaient être amenés à s'engager avec
l'entrepreneur d'exploits, de gloire et de butin.
On conçoit que beaucoup d'éloquence et un passé quelque
peu digne d'estime étaient absolument nécessaires à ceux qui
voulaient commander. On ne leur demandait pas, comme aux
drottinns, comme aux graffs, la grandeur de la naissance ; mais
ce qu'il leur fallait indispensablement , c'était du talent mili-
taire, et plus encore une libéralité sans bornes envers le sol-
dat. Sans quoi il n'y aurait eu à suivre leur drapeau que des
dangers, sans espérance de victoire ni de rémunération.
376 DE l'inégalité
Mais une fois que l'Arian s'était laissé persuader que
l'iiomrae qui le sollicitait avait bien toutes les qualités requi-
ses, et qu'après avoir fait ses conditions il s'était engagé avec
lui, aussitôt un état tout nouveau intervenait entre eux (1).
L'Arian libre, l'Arian souverain absolu de son odel, abdiquant
pour un temps donné l'usage de la plupart de ses prérogatives,
devenait, sauf le respect des engagements réciproques, l'homme
de son chef, dont l'autorité pouvait aller jusqu'à disposer de
sa vie, s'il manquait aux devoirs qu'il avait contractés.
L'expédition commençait ; elle était heureuse. Eu principe,
le butin appartenait tout entier au chef, mais avec l'obligation
stricte et rigoureuse de le partager avec ses compagnons, non
pas seulement dans la mesure des promesses échangées, mais,
comme je viens de le dire, avec une prodigalité extrême. Man-
quer à cette loi eût été aussi dangereux qu'impolitique. Les
chants Scandinaves appellent avec intention le chef de guerre
illustre « l'ennemi de l'or, » parce qu'il n'en doit pas garder ;
« l'hôte des héros, » parce qu'il doit mettre son orgueil â les
loger dans sa demeure, à les réunir à sa table, à leur prodi-
guer les longs banquets, les amusements de toute espèce et les
riches présents. Ce sont là les moyens, et les seuls, de conser-
ver leur amitié, de s'assurer leur appui, et partant de main-
tenir sa renommée avec sa puissance. Un chef avare et égoïste
est aussitôt abandonné de tout le monde, et il rentre dans le
néant (2).
Je viens de montrer là quel emploi le général vainqueur
pouvait faire du butin mobilier, de l'argent, des armes, des
chevaux, des esclaves. Mais lorsque, avec ces avantages, D y
(1) Le droit de l'homme libre de choisil" son chef se conserva très
longtemps dans les lois anglo-saxonnes. C'est ce que les commenta-
teurs du Domesday-Book a|)pellent Commendatio. (Palsgrave, Riae
and Progress ofthe Englisch Commonwealth, 1. 1, p. 15.)
(2) Il y a similitude parfaite entre les vertus que l'on exigeait d'un
chef de guerre et l'idéal du chef de famille arian-hindou, comme le
décrit le Ramayana : « Capi di famiglia que vissero casti colle lor con-
» sorti, coloro che donarono con larghezze vacche, oro, alimienti, e
• terre, quelli che diedero altrui sicuranza e coloro che furon ve-
« ridici. » (Gorresio, ouvr. cité, t. VI, p. 394.)
DES RACES HUMAINES. S77
avait encore prise de possession d'une contrée, le principe des
générosités recevait nécessairement des applications différen-
tes. En effet, le pays conquis prenait le nom de rik, c'est-à-
dire pays gouverné absolument, pays soumis; titre que les ter-
ritoires vraiment arians, les pays à odels, se faisaient un point
d'honneur de repousser, se considérant comme essentiellement
libres (1). Dans le rik, les populations vaincues étaient entière-
ment placées sous la main du chef de guerre (2), qui se parait
de la qualification de konungr, titre militaire, gage d'une au-
torité qui n'appartenait ni au drottinn ni au graff, et dont les
souverains de l'extrême Nord n'osèrent s'emparer que très
tard, car ils gouvernaient des provinces qui, n'ayant pas été
acquises par le glaive à leur couronne , ne leur donnaient pas
le droit de le prendre.
Le A;o«M«(7r donc, le iMuig allemand, le king anglo-saxon,
le roi, pour tout dire (3), dans sou obligation étroite de faire
participer ses hommes à tous les avantages qu'il recueillait
lui-même, leur concédait des biens-fonds. Mais comme les guer-
riers ne pouvaient emporter avec eux ce genre de présents, ils
n'en jouissaient qu'aussi longtemps qu'ils restaient fidèles à
leur conducteur, et cette situation comportait pour leur qualité
de propriétaires toute une série de devoirs étrangers à la cons-
titution de l'odel.
Le domaine ainsi possédé a condition s'appelait feod. Il
o£frait plus d'avantages que la première forme de tenure pour
(1) La Norwège n'a jamais porte le titre de rik, ni l'Islande non plus,
tandis qu'il y avait eu le Gardarike et que toutes les conquêtes ger-
maniques dans le reste de l'Europe portèrent cette dénomination.
( Munch , oui<r. cité, p. 112 et note î.)
(J) Savigny, D. Rœm. Recht itn Mitlelalter, 1. 1, p. 829.
(3) Il ne faut cependant pas perdre de vue que ce roi n'avait nulle-
ment la physionomie du roi celtique ou italiote, bien qu'il ressemblât
un peu mieux au ^aeriXeû; macédonien des époques antérieures à
Alexandre. Un roi , dans le poème de Boewulf, s'appelle : ^olces hyrde,
pasteur du peuple, comme dans l'Iliade. (Kemble, The anglo-saxon
Poem ofBeowulf, v. 1213, p. 44.) — Le theodr gothique et l'anglo-saxon
theoden signifient de même celui qui mène le peuple. Ce sont autant
de titres militaires, plutôt qu'administratifs.
378 DB l'inégalité
le développement de la puissance germanique, parce qu'il con-
traignait l'humeur indépendante de l'Arian à abandonner au
pouvoir dirigeant une autorité plus grande. Il préparait ainsi
l'avènement d'institutions propres à mettre en accord les droits
du citoyen et ceux de l'État, sans détruire les ims au profit
exclusif des autres. Les peuples sémitisés du midi n'avaient ja-
mais eu la moindre idée d'une telle combinaison , puisqu'il était
de règle chez eux que l'État devait absorber tous les droits.
L'institution du féod amenait aussi des résultats latéraux qui
méritent d'être enregistrés. Le roi qui le concédait, comme le
guerrier qui le recevait , étaient également intéressés à n'en
pas laisser péricliter la valeur vénale. Aux yeux du premier,
c'était un don temporaire , qui pouvait rentrer dans ses mains
au cas où l'usufruitier viendrait à mourir ou romprait son en-
gagement pour aller chercher aventure sous un autre chef,
circonstance assez commune. Dans cette prévision , il fallait
que le domaine restât digne de servir d'appât à un remplaçant.
Pour le second, posséder une terre n'était un avantage qu'au-
tant que cette terre fructifiait ; et comme il n'avait ni le goût
ni le temps de s'occuper par lui-même de la culture du sol, il
ne manquait jamais de traiter, sous la garantie de son chef,
avec les anciens propriétaires, auxquels il abandonnait l'entière
et paisible possession d'une part , en leur donnant le reste à
ferme. C'était une sage opération que les Doriens et les Thes-
saliens avaient très bien pratiquée jadis. Il en résulta que les
conquêtes germaniques , malgré les excès des premiers mo-
ments, probablement un peu exagérés d'ailleurs par l'éloquente
lâcheté des écrivains de l'histoire Auguste, furent, en défini-
tive, assez douces, médiocrement redoutées des peuples et,
sans nulle comparaison, infiniment plus intelligentes, plus hu-
maines et moins ruineuses que les colonisations brutales des
légionnaires et l'administration féroce des proconsuls au temps
où la politique romaine était dans toute la fleur de sa civilisa-
tion (1).
(1) En thèse générale, les prétentions des Germains, arrivés dans les
contrées de domination romaine, se bornèrent à prendre un tiers
des terres. (Saviguy, D. Rœin. liecht im MiUelalter, t. I, p. 289.) — Les
DES BACES HUMAINES. S79
Il semblerait qiie le féod, récompense des travaux de la
guerre, preuve éclatante d'un courage heureux, ait eu tout ce
qu'il fallait pour se concilier les faveurs de l'opinion chez des
races belliqueuses et fort sensibles au gain; il n'en était ce-
pendant pas ainsi. Le service militaire à la solde d'un chef ré-
pugnait à beaucoup d'hommes, et surtout à ceux de haute
naissance. Ces esprits arrogants trouvaient de l'humiliation à
recevoir des dons de la main de leurs égaux , et quelquefois
même de ceux qu'ils considéraient comme leurs inférieurs en
pureté d'origine. Tous les profits imaginables ne les aveuglaient
pas non plus sur l'inconvénient de laisser suspendre pour un
temps, sinon de perdre pour toujours, l'action plénière de leur
indépendance. Quand ils n'étaient pas appelés à commander
eux-mêmes, par une incapacité d'une nature quelconque, ils
préféraient ne prendre part qu'aux expéditions vraiment na-
tionales ou à celles qu'ils se sentaient en état d'entreprendre
avec les seules forces de leur odel.
H est assez curieux de voir ce sentiment devancer l'arrêt
sévère d'un savant historien qui, dans sa haine sentie envers
les races germaniques, se fonde principalement sur les condi-
tions du service militaire, et s'en autorise pour refuser aux
Goths d'Hermanrik, comme aux Franks des premiers Mêro-
wings, toute notion véritable de liberté politique. Mais il ne
l'est pas moins assurément de voir les Anglo-Saxons d'aujour-
d'hui, ce dernier rameau, bien défiguré il est vrai, mais encore
ressemblant quelque peu aux antiques guerriers germains, les
habitants indisciplinés du Rentucky et de l'Alabama, braver
tout à la fois le verdict de leurs plus fiers aïeux et celui du
savant éditeur du Polyptique d'Irminon. Sans croire porter la
moindre atteinte à leurs principes de sauvage républicanisme.
Burgondcs furent des plus durs. Ils voulurent avoir la moitié de la
maison et du jardin, les deux tiers de la terre cultivable, un tiers
des esclaves; les forêts restèrent en commun. Le Romain fut qualifié
hospet du Bui^onde. Tout guerrier doté ailleurs par le roi dut aban-
donner à son hôte la terre à laquelle il avait droit, et, s'il voulait vendre
ce qui lui appartenait du fonds, Vhôte était le premier acquéreur
légal. (lùid., p. 2:>4 et seqq.)
380 DU l'inégalité
ils s'engagent en foule à la solde des pionniers qui s'offrent à
leur faire tenter la fortune au milieu des indigènes du nouveau
monde et dans les prairies les plus dangereuses de l'Ouest (1).
C'est là certainement de quoi répondre , d'une manière suffî-
^sante, aux exagérations anciennes et modernes.
Possesseur d'un odel , ou jouissant d'un féod , l'Arian Ger-
main se montre à nous également étranger au sens municipal
du Slave, du Celte et du Romain. La haute idée de sa valeur
personnelle, le goût d'isolement qui en est la suite, dominent
absolument sa pensée et inspirent ses institutions. L'esprit d'as-
sociation ne saurait donc lui être familier. Il sait y échapper
jusque dans la vie militaire-, car chez lui cette organisation n'est
que l'effet d'un contrat passé entre chaque soldat et le général,
abstraction faite des autres membres de l'armée. Très avare de
ses droits et de ses prérogatives, il n'en fait jamais l'abandon,
non pas même de la moindre parcelle; et s'il consent à en res-
treindre, à en suspendre l'usage , c'est qu'il trouve dans cette
concession temporaire un avantage direct , actuel et bien évi-
dent. Il a les yeux grands ouverts sur ses intérêts. Enûn, per-
pétuellement préoccupé de sa personnalité et de ce qui s'y
rapporte d'une façon directe, il n'est pas matériellement pa-
triote, et n'éprouve pas la passion du ciel , du sol, du lieu où
il est né. Il s'attache aux êtres qu'il a toujours connus, et le
fait avec amour et ûdélité; mais aux choses, point, et il change
de province et de climat sans difflculté. C'est là une des clefs
du caractère chevaleresque au moyen âge et le motif de l'in-
différence avec laquelle l'Anglo-Saxon d'Amérique, tout en
aimant son pays, quitte aisément sa contrée natale, et, de
même, vend ou échange le terrain qu'il a reçu de son père.
Indifférent pour le génie des lieux , l'Arian Germain l'est
aussi pour les nationalités, et ne leur porte d'amour ou de
haine que suivant les rapports que ces miheux inévitables en-
tretiennent avec sa propre personne. Il considère de prime abord
(1) L'homme qui prend à son service plusieurs chasseurs, laboureurs
ou commis, cl les mène dans les déserts, est appelé par eux du
titre militaire de caplain, bieu que ce soit, au fond, un marchand ou
un dérricheur do forets.
DES BACES HUMAINES. 381
tous les étrangers, fussent-ils de son peuple, sous un jour à
peu près égal, et la supériorité qu'il s'arroge mise à part, une
certaine partialité pour ses congénères également exceptée, il
est assez libre de préjugés natifs contre ceux qui l'abordent,
de quelque contrée éloignée qu'ils puissent venir; de telle sorte
que, s'il leur est donné de faire éclater à ses yeux des mérites
réels , il ne refusera pas d'en reconnaître les bienfaits. De là
vient que , dans la pratique , il accorda de très bonne heure
aux Kymris et aux Slaves qui l'entouraient une estime propor-
tionnée à ce qu'ils pouvaient lui montrer de vertus guerrières ou
de talents domestiques. Dès les premiers jours de ses conquêtes,
l'Arian mena à la guerre les serviteurs de son odel , et encore
plus volontiers les hommes de son féod. Tandis qu'il était, lui,
le compagnon gagé du chef de guerre , cette suite de rang in-
férieur combattait sous sa conduite et prenait part à tous ses
profits. Il lui permit de recueillir de l'honneur, et reconnut
cet honneur noblement quand il fut bien acquis ; il avoua l'il-
lustration là où elle se trouva ; il fit mieux : il laissa son vaincu
devenir riche , et l'achemina ainsi , pour toutes ces causes , à
un résultat qui ne pouvait manquer d'arriver et qui arriva,
que ce vaincu devint avec le temps son égal/Dès avant les in-
vasions du V* siècle, ces grands principes et toutes leurs con-
séquences avaient agi et porté leurs fruits (1). On va en voir
la démonstration.
Les nations germaniques ne s'étaient, dans l'origine, com-
posées que de Roxolans, que d'Arians ; mais au temps où elles
liabitaient encore, à peu près compactes, la péninsule Scandi-
nave, la guerre avait déjà réuni dans les odels trois classes de
personnes : les Arians proprement dits, ou les jarls : c'étaient
les maîtres (2) ; les karls, agriculteurs, paysans domiciliés,
tenanciers du jarl, hommes de famille blanche métisse, Slaves,
(1) Voir tome I»'. — Je renvoie à ce passage, où j'ai indiqué la double
lOi d'attraction et de répulsion qui préside aux mélanges ethniques,
et qui est, dans sa première partie, tout à la fois l'indice de l'aptitude
i la civilisation chez une race et l'agent de sa décadence.
(2) At0«ma{, st. 23-31.
382 DE l'inégalité
Celtes ou Jotuns (t); puis les traëlls, les esclaves, race basa-
née et diiTorme, dans laquelle il est impossible de ne pas
reconnaître les Finnois (2).
Ces trois classes , formées aussi spontanément, aussi néces-
sairement dans les États germains que chez les anciens Hellè-
nes, composèrent d'abord la société tout entière; mais les
mélanges, promptement opérés, firent naître des hybrides
nombreux ; la liberté que les mœurs germaniques donnaient
aux karls de marcher à la guerre, et, par suite, de s'enrichir,
profita aux métis que cette classe de paysans avait produits
. en s' alliant à la classe dominatrice ; et tandis que la race pure,
exposée surtout aux hasards des batailles , tendait à diminuer
de nombre dans la plupart des tribus , et à se limiter aux fa-
milles qu'on nommait divines, et parmi lesquelles l'usage per-
mettait seul de choisir les drottinns et les graffs, les demi-
Germains voyaient sortir de leurs rangs d'innombrables chefs
riches, vaillants, éloquents, populaires, et qui , libres de pro-
poser à leurs concitoyens des plans d'expéditions et des pro-
jets d'aventures, ne trouvaient pas moins de compagnons prêts
à les écouter que le pouvaient des héros d'une extraction plus
noble. Il en advint des résultats de toute espèce , les plus di-
vergents, les plus disparates, mais tous également faciles à
comprendre. Dans certaines contrées, où la pureté de descen-
dance, toujours estimée, était devenue extrêmement rare , le
titre de jarl prit une valeur énorme, et finit par se confondre
avec celui de konuugr ou de roi ; mais là encore ce dernier
fut rapidement égalé par les qualifications , d'abord fort mo-
destes, de fylkir et de hersir, qui n'avaient été portées au
début que par des capitaines d'un rang inférieur. Ce mode de
confusion eut lieu en Scandinavie , et à l'ombre du gouverne-
ment vraiment régulier, suivant le sens de la race, des anciens
drottinns. Là, sur ce terrain, essentiellement arian, les jarls,
les kouungrs, les fylkirs, les hersirs n'étaient en fait que des
héros sans emplois et, comme on dirait dans notre langue ad-
(1) Rigsmal, st. 14-18.
(«) Ibid., st. 2-7.
DES BACES HUMAIXES. 383
ministrativc, des généraux en disponibilité. Tout ce que le
sentiment public pouvait leur accorder, c'était une part égale
du respect qu'obtenait la noblesse du sang, bien qu'ils ne
l'eussent pas tous; mais on n'était nullement tenté de leur
donner un commandement sur la population. Aussi fut-il très
difûcileà la monarchie militaire, qui est la monarchie moderne,
issue des chefs de guerre germaniques, de s'établir dans les
qays Scandinaves. Elle n'y parvint qu'à force de temps et de
luttes, et après avoir éliminé la foule des rois , au sein de la-
puelle elle était comme noyée, rois de terre, rois de mer, rois
des bandes.
Les choses se passèrent tout autrement dans les pays de
conquête, comme la Gaule et l'Italie. La qualité de jarl ou
d'ariman, ce qui est tout un, n'étant plus soutenue là par
les formes libres du gouvernement national , ni rehaussée par
la possession de l'odel , fut rapidement abaissée sous le fait de
la royauté militaire , qui gouvernait les populations vaincues et
commandait aux Arians vainqueurs. Donc , le titre d'ariman (1),
au lieu d'augmenter d'importance comme en Scandinavie, s'a-
baissa, et ne s'appliqua bientôt plus qu'aux guerriers de nais-
sance libre, mais d'un rang inférieur, les rois s'étant entourés
d'une façon plus immédiate de leurs plus puissants compa-
gnons, des honmies formant ce qu'ils nommaient leur truste,
de leurs fidèles, tous gens qui, sous le nom de tendes, ou pos-
sesseurs d'odels, domaines fictivement constitués suivant l'an-
cienne forme par la volonté du souverain , représentaient seuls
et exclusivement la haute noblesse. Chez les Frauks , les Bur-
gondes, les Longobards , l'ariman, ou, suivant la traduction la-
tine, le bonus homo, en arriva à ne plus être qu'un simple pro-
priétaire rural ; et pour empêcher le seigneur du fief de réduire
en servage le représentant légal , mais non plus ethnique, des
anciens Arians, il fallut l'autorité de plus d'un concile, qui
d'ailleurs ne prévalut pas toujours contre la force des circons-
tances.
(1) Chez les Anglo-Saxons , on disait aoAcman. (Palsgrave, ouvr. cité,
Ul,p. 15.)
384 i)E l'inégalité
En somme, dans toutes les contrées originairement germani-
ques, comme dans celles qui ne le devinrent que par conquête,
les principes des dominateurs furent identiquement les mêmes,
et d'une extrême générosité pour les races vaincues.
En dehors de ce qu'on peut appeler les crimes sociaux, les
crimes d'État, comme la trahison et la lâcheté devant l'ennemi,
la législation germanique nous paraîtrait aujourd'hui indulgente
et douce jusqu'à la faiblesse. Elle ne connaissait pas la peine
de mort (1), et pour les crimes de meurtre n'appliquait que la
composition pécuniaire. C'était assurément une mansuétude
bien remarquable, chez des hommes d'une aussi excessive
énergie et dont les passions étaient assurément fort ardentes.
On les en a loués, on les en a blâmés ; mais on a peut-être exa-
miné la question un peu superficiellement. Pour asseoir avec
pleine connaissance de cause une opinion définitive, il faut dis-
tinguer ici entre la justice rendue sous l'autorité ou plutôt sous
la direction du drottinn, et plus tard, par assimilation, du
konuugr, ou roi militaire, et celle qui, s'exerçant dans les
odels , émanait , d'une manière bien autrement puissante et
tout incontestée, de la volonté absolue et de l'initiative de
l'Arian , chef de famille. Cette distinction est non seulement
dans la nature des choses , mais nécessaire pour comprendre
la théorie génératrice de la composition en argent dans les ju-
gements criminels.
Le possesseur del'odel, maître suprême de tous les habitants
de sa terre et leur juge sans appel, suivait certainement dans
ses arrêts les suggestions d'un esprit nativement rigide et porté
à la doctrine du talion, cette loi la plus naturelle de toutes, et
dont une sagesse très raffinée , appuyée sur l'expérience de cas
très complexes, apprend seule à reconnaître l'injustice. Pas de
(1) Même pour le meurtre du roi, chez les Anglo-Saxons , la com-
position en argent était admise. On s'était contenté de la porter au plus
haut degré. (Kemble, t. I, p. Iî3.) — Cependant les souverains de
cette branche germanique s'étaient arrangés de façon à réunir sur
leur tète au litre de theedr, ou chef militaire, celui de dry ht, ou ma-
gistrat civil, ce que ne firent pas les chefs des Goths ni des Franks.
{Ibid. , t. II, p. 23.)
DES RACES HUMAINES. S85
•doute que dans ce cercle de juridiction domestique on ne de-
mandât œil pour œil et dent pour dent. Il n'y aurait pas même
eu moyen de recourir à la composition pécuniaire, car rien n'é-
tablit que les membres inférieurs de l'odel aient eu le droit
;personnel de propriété dans les époques vraiment arianes.
Mais quand le crime, se produisant en dehors du cercle in-
térieur gouverné par le chef de famille, avait pour victime un
hoDune libre, la répression se compliquait soudain de ces dif-
ficultés dirimantes qui hérissent toujours le redressement des
torts d'un souverain envers son égal. On admettait bien en
principe, dans l'intérêt évident du lien social , que la commu-
nauté, représentée par l'assemblée des hommes libres sous la
présidence du drottinn ou du grafl", avait le droit de punir les
infractions à la tranquillité publique, état que ces pouvoirs
avaient la mission de maintenir de leur mieux. Le point sca-
breux était de flxer l'étendue de ce droit. Il se trouvait pour
le circonscrire, dans les plus étroites limites possibles , autant
de volontés qu'il y avait de juges impartiaux, c'est-à-dire d'A-
rians Germains, attentifs à sauvegarder l'indépendance de
chacun contre les empiétements éventuels de la communauté.
On fut ainsi conduit à envisager sous un jour de compromis
la position des coupables et à substituer, dans le plus grand
nombre de cas, à l'idée du châtiment celle de la réparation
approximative. Placée sur ce terrain, la loi considéra le meur-
tre comme un fait accompli, sur lequel il n'y avait plus à re-
venir, et dont elle devait seulement borner les conséquences
quant à la famille du mort. Elle écarta à peu près toute ten-
dance à la vindicte, évalua matériellement le dommage, et,
moyennant ce qu'elle jugea être un équivalent pour la perte de
l'homme que l'action homicide avait rayé du nombre des vi-
vants et arraché à ceux parmi lesquels il vivait , elle ordonna
le pardon, l'oubli et le retour de la paix. Dans ce système,
plus le défunt était d'un rang élevé, plus la perte était estimée
considérable. Le chef de guerre valait plus que le simple guer-
rier, celui-ci plus que le laboureur, et certainement un Ger-
main devait être mis à plus haut prix qu'un de ses vaincus.
Avec !e temps, cette doctrine, pratiquée dans les camps
22
386 DE l'inégalité
comme dans les territoires Scandinaves, devint la base de tou-
tes les législations germaniques, bien qu'elle ne fût à l'origine
qu'un résultat de l'impuissance de la loi à atteindre ceux qui
faisaient la loi. Elle étouffa la coutume des odels à mesure que
ceux-ci diminuèrent de nombre et virent ensuite restreindre
leurs privilèges, à mesure que l'indépendance des membres de
la nation fut moins absolue, que, le féod étant devenu le mode
de tenure le plus ordinaire , les rois prirent plus d'empire , et
enfin que les multitudes agrégées par la conquête et reconnues
comme propriétaires du sol devinrent aptes à composer pour
leurs délits et leurs crimes, comme les plus nobles personna-
ges, comme les hommes de la plus haute lignée pour les leurs.
L'Arian Germain n'habitait pas les villes; il en détestait le
séjour, et, par suite, en estimait peu les habitants. Toutefois
il ne détruisait pas celles dont la victoire le rendait maître, et,
au II* siècle de notre ère, Ptolémée énumérait encore quatre-
vingt-quatorze cités principales entre le Rhin et la Baltique,
fondations antiques des Galls ou des Slaves , et encore occupées
par eux (1). A la vérité, sous le régime des conquérants venus
du nord, ces villes entrèrent dans une période de décadence.
Créées par la culture imparfaite de deux peuples métis , assez
étroitement utilitaires, elles succombèrent à deux effets tout-
puissants, bien qu'indirects, de la conquête qu'elles avaient
subie. Les Germains, en attirant la jeunesse indigène à l'adop-
tion de leurs mœurs, en conviant les guerriers du pays à
prendre part à leurs expéditions, partant à leurs honneurs et à
leur butin, firent goûter promptement leur genre de vie à la
noblesse celtique. Celle-ci tendit à se mêler étroitement à eux.
Quant à la classe commerçante , quant aux industriels , plus
casaniers, l'imperfection de leurs produits ne pouvait que dif-
ficilement soutenir la concurrence contre ceux des fabricants
de Rome , qui , établis de très bonne heure sur les limites dé-
cumates, livraient aux Germains des marchandises italiennes
ou grecques beaucoup moins chères , ou du moins infiniment
(1) H. Léo, Vorlesungen ûber die Geschichte des deutscfien Volkesund
Reiches; in-S», Hall, 185*, t. I, p. 194.
DES BACES HUMAINES. 387
pliis belles et meilleures que les leurs. C'est le double et cons-
tant privilège d'une civilisation avancée. Réduits à copier les
modèles romains pour se prêter aux goûts de leurs maîtres,
les ouvriers du pays ne pouvaient espérer un véritable proût
de ce labeur qu'en se mettant directement au service des
possesseurs d'odels et de féods, ceux-ci ayant une tendance
naturelle à réunir dans leur clientèle immédiate et sous leur
main tous les hommes qui pouvaient leur être de quelque
utilité. C'est ainsi que les villes se dépeuplèrent peu à peu et
devinrent d'obsciu"es bourgades.
Tacite, qui ne veut absolument voir dans les héros de son
pamphlet que d'estimables sauvages, a faussé tout ce qu'il ra-
conte d'eux en matière de civilisation (1). Il les représente
comme des bandits philosophes. Mais , sans compter qu'il se
contredit lui-même assez souvent, et que d'autres témoignage
contemporains, d'une valeur au moins égale au sien , permet-
tent de rétablir la vérité des faits, il ne faut que contempler
le résultat des fouilles opérées dans les plus anciens tombeaux
du Nord pour se convaincre que, malgré les emphatiques décla-
mations du gendre d' Agrippa , les Germains , ces héros qu'il
célèbre d'ailleurs avec raison, n'étaient ni pauvres, ni ignorants,
ni barbares (2).
(1) Entre autres assertions contestables, on remarque celle-ci :
« Litterarum sécréta viri pariter ac fœminœ ignorant. » (Germ. , 18.) —
On ne peut expliquer ce passage qu'en l'appliquant seulement à quel-
ques tribus 1res mélangées et exceptionnellement pauvres. — Tous les
mots qui se rapportent à l'écriture sont gothiques, et, si l'allemand
moderne a emprunté au latin l'expression schreiben, écrire, c'est que
les Allemands ne sont pas d'essence germanique. — On trouve dans
Ulflla êpilda, planchette pour tracer les caractères runiques; vrits,
une /ente, une lettre formée par incision; méljan, gamêljan, écrire,
peindre; bôka, un livre formé d'écorce de hêtre, etc. (W. C. Grimm,
Uber deutsche Runen, p. 47.)
(i) Ils avaient eu leur période de bronze avant d'arriver dans le Nord,
et probablement avant de conquérir le Gardarikc. (Hunch, ouvr. cilr,
p. 7.) — Toutes les antiquités de cet âge trouvées en Dancmnrk sont
celtiques, (/ôidcm. — Wormsaae , Lettre à M. Mérimée, Moniteur uni-
versel du 14 avril 1853.) — D'ailleuis, si les Germains avaient assez de
goût pour apprécier les produits des arts, il est certain qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes, eux si richement doués sous le rapport de la poésie,
388 DE l'inégalité
La maison de l'odel ne ressemblait pas aux sordides demeu-
res, à demi enfouies dans la terre, que l'auteur de la Ger-
mania se plaît tant à décrire sous des couleurs stoïques. Ce-
pendant ces tristes retraites existaient; mais c'était l'abri des
races celtiques à peine germanisées ou des paysans , des karls y
cultivateurs du domaine. On peut encore contempler leurs
analogues dans certaines parties de l'Allemagne méridionale,
et surtout dans le pays d'Appenzell, où les gens prétendent
que leur mode de construction traditionnel est particulièrement
propre à les préserver des rigueurs de l'hiver. C'était la raison
qu'alléguaient déjà les anciens constructeurs; mais les hom-
mes libres, les guerriers arians étaient mieux logés, et surtout
moins à l'étroit (1).
Lorsqu'on entrait dans leur résidence , on se trouvait d'a-
bord dans une vaste cour, entourée de divers bâtiments , con-
sacrés à tous les emplois de la vie agricole, étables , buanderies,
forges, ateliers et dépendances de toute espèce, le tout plus
ou moins considérable , suivant la fortune du maître. Cette réu-
nion de bâtisses était entourée et défendue par une forte palis-
sade. Au centre s'élevait le palais , l'odel proprement dit , que
soutenaient et ornaient en même temps de fortes colonnes de
bois, peintes de couleurs variées. Le toit, bordé de frises
sculptées, dorées ou garnies de métal brillant, était d'ordinaire
surmonté d'une image consacrée, d'un symbole religieux,
l'inspiration dos œuvres plastiques. M. Wormsaae a dit avec raison r
« On remarquera que l'influence des arts de Rome est évidente pour
« l'observateur attentif qui examine nos antiquités de l'âge de fer.
« Dès avant les grandes expéditions normanniques, les Scandinaves
« imitaient des modèles romains, tout en donnant par la fabrication
« un cachet particulier à leurs armes et à leurs bijoux. » — Il est
inutile de répéter ici que les races les mieux douées ne deviennent
artistes que par un contact quelconque avec l'essence mélanienne; les
Scandinaves ne l'avalent pas eu.
(1) On peut trouver sans peine la mention d'un certain nombre de
palais ou châteaux germaniques dans les auteurs latins. — Le Scopes-
Vidsidh nomme encore Heorot, dans le pays desHadubards (Etlmuller,
Beowulflieri, Eprileit, p. xxxix); puis Hreosnabeorh, dans le pays des
Géates; Finnesburh, chez les Frisons; Headhoraemes ei Hrones-n«s,
en Suède. — Le poème de Deowulf cite également toutes ces résidences.
DES BACES HUMAINES. 289
comme , par exemple , le sanglier mystique de Freya (Ij. La plus
grande partie de ce palais était occupée par une vaste salle, ornée
de trophées et dont une table immense occupait le milieu.
Cétait là que l'Arian Germain recevait ses hôtes, rassem-
blait sa famille, rendait la justice, sacrifiait aux dieux, don-
nait ses festins, tenait conseil avec ses hommes et leur distri-
buait ses présents. Quand, la nuit venue, il se retirait dans les
appartements intérieurs, c'était là que ses compagnons, rani-
mant la flamme du foyer, se couchaient sur les bancs qui en-
touraient les murailles, et s'endormaient la tête appuyée sur
leurs boucliers (2).
On est sans doute frappé par la ressemblance de cette de-
meure somptueuse, de ses grandes colonnes, de ses toits éle-
vés et ornés, de ses larges dimensions, avec les palais décrits
dans l'Odyssée et les résidences royales des Mèdes et des Per-
ses. En effet, les nobles manoirs des Achéménides étaient tou-
jours situés en dehors des villes de l'Iran et composés d'un
groupe de bâtiments affectés aux mêmes usages que les dépen-
dances des palais germaniques. On y logeait également tous les
ouvriers ruraux du domaine, une foule d'artisans, selliers, tis-
.serands, forgerons, orfèvres, et jusqu'à des poètes, des mé-
decins et des astrologues. Ainsi, les châteaux des Arians Ger-
mains décrits par Tacite, ceux dont les poèmes teutoniques
parlent avec tant de détails, et, plus anciennement encore, la
divine Asgard des bords de la Dwina, étaient l'image de l'ira-
nienne Pasagard, au moins dans les formes générales, sinon
dans la perfection de l'œuvre artistique (3) , ni dans la valeur
(1) Tacite {Germ., 4.'>) parle de ce sanglier; l'Edda de môme, dans
le Hyndluliodh , st. 5. — On appelait cette figure eniblémalique hil-
disvin ou hildifjœUr, le porc des combats. (Ettmuller, ouvr. cité,
introd. , p. 49.) — Charlemagne avait fait mettre un aigle sur le faite de
son palais impérial d'Aix-la-Cliapellc.
(i) Wcinhold, Die deutsche Frauen im Mittelalt., p. 3W-349.
(3) On a, dans les descriptions qui nous restent d'Ecbatane et de
son palais, l'exacte reproduction d'une demeure ariane de l'extrôme
nord de l'Kurope au vi« siècle. Rien ne manque au portrait : l'édince
nicdique était de bois, formé de grandes salies reposant sur des piliers
points de couleurs variées; il n'y manque pas même les frises de mé-
22.
390 DE l'inégalité
des matériaux (1). Et après tant de siècles écoulés depuis que
l'Arian Roxolan avait perdu de vue les frères qu'il avait
quittés dans la Bactriane et peut-être même beaucoup plus haut
dans le nord , après tant de siècles de voyages poursuivis par
lui à travers tant de contrées, et, ce qui est plus remarquable
encore, après tant d'années passées à n'avoir, dit-on, pour
abri que le toit de son chariot , il avait si fidèlement conservé
les instincts et les notions primitives de la culture propre à sa
race , que l'on vit se mirer dans les eaux du Sund , et plus tard
dans celles de la Somme, de la Meuse et de la Marne, des
monuments construits d'après les mêmes données et pour les
mêmes mœurs que ceux dont la Caspienne et même l'Euphrate
avaieut reflété les magnificences (2).
tal au sommet des murs, ni les plaques argentées et dorées pour
former la toiture. Ce genre de construction, opposé à celui de Persé-
polis et des villes de l'époque sassanide, qui sont, l'un et l'autre, des
imitations assyriennes, est essentiellement arian. (Polybe, X, 24, S7. )
— Cet auteur était tellement ébloui de la splendeur, de la richesse et
de l'étendue (sept stades de tour) du palais d'Ecbatane, qu'il proteste
d'avance contre ce que son récit peut avoir de semblable au fabuleux.
(1) Le palais d'Ecbatane était entièrement construit en bois de cyprès
et de cèdre, et toutes les chambres étaient peintes, dorées et argen-
tées. (Polybe, loc. cit.) — Ritter fait la remarque très juste que les
palais persans de l'époque moderne se rapprochent beaucoup de ce
style. (West-Àsien , t. VI, S* Âbth., p. 108.) J'ajouterai les palais chi-
nois.
(2) Cette réunion de bâtiments agglomérés, que nous ne savons,
dans notre langage romano-celtique, autrement nommer que du mot
ferme, et qui éveille ainsi pour nous une idée fausse, est ce que les
Allemands nomment très justement hof. Cette expression s'applique à
toute résidence patrimoniale héréditaire, à celle des rois comme à
celle des nobles et même des paysans. Cest exactement le mot
persan .«VN ivan, qui se rapporte à la même racine et présente
absolument le même sens partout où Firdousi l'emploie, comme, par
exemple, dans ce vers :
< Vous êtes en sûreté dans mon ivan. »'
Du reste, le poème de Firdousi, à part le placage musulman, et dans
ses éléments primitifs, peut être considéré, pour ies mœurs, les
caractères, les nclinns qu'il célèbre, comme étant par excellence un
pocme germanique.
DES BACES HUMAINES. 391
Quand l'Arian Germain se tenait dans sa grand'salle, assis
sur un siège élevé, au haut bout de la table, vêtu de riches
habits, les flancs ceints d'une épée précieuse, forgée par les
mains habiles et estimées magiques des ouvriers jotuns,
slaves ou flnnois , et qu'entouré de ses braves , il les conviait à
se réjouir avec lui, au bruit des coupes et des cornes à boire,
garnies d'argent ou dorées sur les bords, ni des esclaves, ni
même des domestiques vulgaires, n'étaient admis à l'honneur
de servir cette vaillante assemblée. De telles fonctions sem-
blaient trop nobles et trop relevées pour être abandonnées à
des mains si humbles; et de même qu'Achille s'occupait lui-
même du repas de ses hôtes, de même les héros germaniques
se faisaient un honneur de conserver cette lointaine tradition
de la courtoisie particulière à leur famille. Le glaive au côté ,
ils allaient quérir, ils plaçaient sur les tables les viandes, la
bière, l'hydromel; ensuite ils s'asseyaient librement, et par-
laient sans crainte, suivant que leur pensée les inspirait.
Ils n'étaient pas tous sur le même pied dans la maison. Le
maître estimait avant tous les autres son orateur, son porte-
glaive, son écuyer, et, lorsqu'il était jeune encore, son père
nourricier, celui qui lui avait appris le maniement des armes et
l'avait préparé à l'expérience du commerce des hommes. Ces
divers personnages , et le dernier surtout , avaient la préséance
parmi leurs compagnons. On accordait aussi des égards parti-
culiers au champion d'élite qui avait accompli des exploits hors
ligne.
Le festin était commencé. La première faim s'apaisait; les
coupes se vidaient rapidement , la parole et la joie circulaient
comme du feu dans toutes ces têtes violentes. Les actions de
guerre racontées de toutes parts enflammaient ces imagina-
tions combustibles et multipliaient les bravades. Tout à coup
un convive se levait bruyamment; il annonçait la volonté d'en-
treprendre telle expédition hasardeuse , et , la main étendue sut-
la corne qui contenait la bière, il jurait de réussir ou de tom-
ber. Des applaudissements terribles éclataient de toutes parts.
Les assistants, exaltés jusqu'à la folie, entre-choquaient leurs
armes pour mieux célébrer leur allégresse ; ils entouraient le
392 DE l'inégalité
héros, le félicitaient, l'embrassaient. C'étaient là des délasse-
ments de lions.
Passant alors à d'autres idées, ils se mettaient au jeu, pas-
sion dominante et profonde chez des esprits amoureux d'aven-
tures, avides de hasards, qui, dans leur façon de s'abandonner,
sans réserve et sans mesure, à toutes les formes du danger, en
arrivaient souvent à se jouer eux-mêmes et à affronter l'escla-
vage, plus redoutable dans leurs idées que la mort même. On
conçoit que de longues séances ainsi employées pouvaient faire
naître d'épouvantables orages ,' et il était des moments où le
seigneur du lieu devait tenir à en écarter même l'occasion. Pre-
nant donc ces imaginations actives par un de leurs côtés les
plus accessibles, il avait recours aux récits des voyageurs, tou-
jours écoutés avec une attention également vive et intelli-
gente; ou bien encore il proposait des énigmes, amusement
favori (1); ou enfin, profitant de l'influence incalculable dont
jouissait la poésie , il ordonnait à son poète de remplir son of-
fice.
Les chants germaniques avaient, sous leurs formes ornées,
le caractère et la portée de l'histoire, mais de l'histoire pas-
sionnée, préoccupée surtout de maintenir éternellement l'or-
gueil des journées de gloire, et de ne pas laisser périr la mé-
moire des outrages et le désir de les venger (2). Elle proposait
aussi les grands exemples des aïeux. On y trouve peu de tra-
ces de lyrisme. C'étaient des poèmes à la manière des compila-
tions homériques, et, j'ose même le dire, les fragments mutilés
qui en sont venus jusqu'à nous respirent une telle grandeur
avec un tel enthousiasme , sont revêtus d'une si curieuse ha-
(1) Ce goût des énigmes est un des trnils principaux de la race
ariane, et, comme il a élc remarqué déjà ailleurs, il s'unit au person-
nage mystérieux du sphynx ou griffon, dont la patiie primitive est
incontestablement l'Asie centrale; c'est de là qu'il est descendu sur
le Cythéron avec les Hellènes, après avoir habité le Bolor avec les
Iraniens, qui l'appelèrent Simo«r(;A. Les énigmes font partie du génie
national des Scythes et des Massagètcs dans Hérodote, et c'est de là
qu'elles ont continué à vivre dans les préoccupations du génie ger-
manique.
(â) Tac, Germ., 2. — W. Muller, ouvr. cité, p. 297.
DES BACES HUMÀINE§. 393
biJeté de formes, que sous quelques rapports ils méritent pres-
(jue d'être comparés aux chefs-d'œuvre du chantre d'Ulysse.
La rime y est inconnue ; ils sont rythmés et allitérés (l). L'an-
cienneté de ce système de versification est incontestable. Peut-
être en pourrait-on retrouver des traces aux époques les plus
primitives de la race bfanche.
Ces poèmes, qui conservaient les traits mémorables des an-
nales de chaque nation germanique, les exploits des grandes
familles, les expéditions de leurs braves, leurs voyages et leurs
découvertes sur terre et sur mer (2), tout enfln ce qui était di-
gne d'être chanté, n'étaient pas seulement écoutés dans le cer-
cle de l'odel, ni même de la tribu où ils avaient pris naissance
et qu'ils célébraient. Suivant qu'ils avaient un mérite supérieur,
ils circulaient de peuple à peuplé, passant des forêts de la
Norwège aux marais du Danube, apprenant aux Frisons, aux
riverains du Weser les triomphes obtenus par les Amalungs
sur les bords des fleuves de la Russie, et répandant chez les
Bavarois et les Saxons les faits d'armes du Longobard Alboin
dans les régions lointaines de l'Italie (3). L'intérêt que l'Arian
Germain prenait à ces productions était tel , que souvent une
nation demandait à une autre de lui prêter ses poètes et lui
envoyait les siens. L'opinion voulait même rigoureusement
(1) Wackernagel , Geschichte, d. d. Litleralur, p. 8 et seqq. — L'al-
litératioa cesse d'être en usage en Allemagne au ix« siècle. On la trouve
dans les 'généalogies gothiques, vandales, burgondcs, longobardes,
Trankes, anglo-saxonnes, dans les anciennes formules juridiques, dans
quelques recettes d'incantation. C'est un mode d'harmonie poétique
on ne peut plus ancien chez la race blanche; les noms des trois épo-
nymes Ingœvo, Irmino et Istaewo, cités par Tacite, sont allitérés. Il ne
serait pas impossible d'en trouver des vestiges dans les généalogies
bibliques.
(i) Les Golhs avaient des poèmes qui chantaient leur premier départ
de l'île de 9canzia et les hauts faits des ancêtres de leurs chefs, les
annales Ethrpamara, Hanala, Kridigern, Vidicula ou Vidicoja. (W.
Mu lier, ouvr. cilé, p. 897.)
(3) M. Amédée Thierry a éloquemmenl et exactement décrit ceMe
ubiquité des poèmes germaniques et, par suite, des grandes actions
qui y étaient consacrées. (Revue des Deux-Mondes, i" déc. 1852,
p. 8iV-845, 883. — MuDch, ouvr. cilé, p. 43-*t.)
394 . DE l'inégalité
qu'un jarJ, un ariman, un véritable guerrier, ne se bornât pas
à connaître le maniement des armes, du cheval et du gouver-
nail , l'art de la guerre , de toutes les sciences assurément les
premières (i) ; il fallait encore qu'il eût appris par cœur et fût
en état de réciter les compositions qui intéressaient sa race ou
qui de son temps avaient le plus de célébrité. II devait de plus
être habile à lire les runes, à les écrire et à expliquer les se-
crets qu'elles renfermaient (2).
Qu'on juge de la puissante sympathie d'idées, de l'ardente
curiosité intellectuelle qui, possédant toutes les nations ger-
maniques, reliait entre eux les odels les plus éloignés, neutra-
lisait chez leurs fiers possesseurs, et sous les rapports les plus
nobles, l'esprit d'isolement, empêchait le souvenir de la com-
mune origine de s'éteindre, et , si ennemis que les circonstan-
ces pussent les faire, leur rappelait constamment qu'ils pen-
• saient, sentaient, vivaient sur le même fonds commun de
doctrines, de croyances, d'espérances et d'honneur. Tant qu'il
y eut im instinct qu'on put appeler germanique, cette cause
d'unité fit son office. Charlemagne était trop grand pour la mé-
connaître ; il en comprenait toute la force et le parti qu'il en
devait tirer. Aussi, malgré son admiration pour la romanité et
son désir de restaurer de pied en cap le monde de Constantin,
il n'eut jamais la taoindre velléité de rompre avec ces tradi-
tions, bien que méprisées par la triste pédanterie gallo-romaine.
(1) La tactique germanique avait pour principe le coin; on eu attri-
buait l'invention à Odin. (W. MuUer, Altdeutsche Religion, p. 197.)
(2) Rigsmal, st. 39-42 : « Alors les flls du jarl grandirent; ils domp-
« tèrent des étalons, peignirent des boucliers, aiguisèrent des flèches,
« taillèrent des bois de lance. Komer, le cadet, sut lire les runes,
« comprit les alphabets et les caractères divinatoires. Il apprit par là
« à dompter les hommes, à émousser les glaives, à contenir les mers.
« Il connut le langage des oiseaux, sut apaiser l'incendie, calmer les
« flots, guérir les chagrins. Quelquefois aussi il put se donner la force
<• de huit hommes. Il lutta avec Rigr (le dieu) dans la science des
« runes et en toutes sortes de talents d'esprit; il remporta la victoire.
« Alors il lui lut donné, il lui fut accordé de s'appeler Rigr lui-même,
« et d'être savant en toutes les choses de l'intelligence. » — Cette"
peinture hyperbolique de tout ce que devait savoir un jarl, ou noble,
pour êlrc digne de son titre, n'est assurément pas d'une race barbare.
DES HACES HUMAINES. 395
Il fit réunir de toutes parts les poésies nationales , et il ne tint
pas à lui qu'elles n'échappassent à la destruction. Malheureu-
sement , des nécessités d'un ordre supérieur contraignirent le
clergé à tenir une conduite différente.
Il lui était impossible de tolérer que cette littérature, essen-
tiellement païenne , troublât incessamment la conscience mal
assurée des néophytes, et, les faisant rétrograder vers leurs
affections d'enfance, ralentît le triomphe du christianisme. Elle
mettait un tel emportement, une obstination si haineuse à cé-
lébrer les dieux du Walhalla et à préconiser leurs orgueilleu-
ses leçons , que les évéques ne purent hésiter à lui déclarer la
guerre. La lutte fut longue et pénible. La vieille attache des
populations aux monuments de la gloire passée protégeait l'en-
nemi. Mais eufin, la victoire étant restée à la bonne cause,
l'Église ne se montra nullement désireuse de pousser son suc-
cès jusqu'à l'extermination totale. Lorsqu'elle n'eut plus rien
à craindre pour la foi, elle tâcha elle-même de sauver des dé-
bris désormais inoffensifs. Avec cette tendre considération
qu'elle a toujours montrée pour les œuvres de l'intelligence,
même les plus opposées à ses sentiments, noble générosité
dont on ne lui sait pas assez de gré , elle flt pour les œuvres
germaniques exactement ce qu'elle faisait pour les livres pro-
fanes des Romains et des Grecs. Ce fut sous son influence que
les Eddas furent recueillies en Islande. Ce sont des moines qui
ont sauvé le poème de Deowulf, les annales des rois anglo-
saxons, leurs généalogies, les fragments du Chant du Voya-
geur, de la Bataille de Finnesburh, de Hiltibrant (1).
D'autres religieux compilèrent tout ce que nous possédons des
traditions du Nord, non comprises dans l'ouvrage de Saeuiund,
les chroniques d'Adam de Brème et du grammairien Saxon ;
d'autres, enfin , transmirent à l'auteur du Nibelungenlied les
(1) Dans sa forme actuelle, le poème de Beowulf tsi du vm* siècle
environ. (EUmuller, Beowulfslied , Einl. LXlIl.)Les événements qu'il
rapporte ne sont pas postérieurs à l'an 600; et même la mort d'Hy-
gelak, dont il fait mention, est placée par Grégoire de Tours entre
515 et 5». Ce poème semble avoir été formé de plusieurs chants diffé-
rents ; on y remarque des espèces de sutures.
396 DE l'inégalité
légendes d'Attila que le x' siècle vit mettre en œuvre (1). Ce
sont là des services qui méritent d'autant plus de reconnais-
sance, que la critique ne doit qu'à eux seuls de pouvoir ratta-
cher directement les parties originales des littératures moder-
nes, les inspirations qui ne proviennent pas absolument de
l'influence hellénistique ou italiote, aux anciennes sources
arianes, et par là aux grands souvenirs épiques de la Grèce
primitive, de l'Inde, de l'Iran bactrien et des nations généra-
trices de la haute Asie.
Les poèmes odiniques avaient eu d'exaltés défenseurs, mais
parmi ceux-ci les femmes s'étaient surtout fait distinguer. Elles
avaient témoigné d'un attachement particulièrement opiniâtre
aux anciennes mœurs et aux anciennes idées; et, contraire-
ment à ce qu'on suppose généralement de leur prédilection
pour le christianisme , opinion vraie quant aux pays romani-
sés, mais dénuée de fondement dans les contrées germaniques,
elles prouvèrent qu'elles aimaient du fond du cœur une reli-
gion et des coutumes assez austères peut-être, mais qui, leur
attribuant un esprit sagace et pénétrant jusqu'à la divination,
les avaient entourées de ces respects et armées de cette au-
torité que leur refusaient si dédaigneusement les paganismes
du Sud sous l'empire de l'ancien culte. Bien loin qu'on les crût
indignes de juger des choses élevées, on leur confiait les soins
les plus intellectuels : elles avaient la charge de conserver les
connaissances médicales, de pratiquer, en concurrence avec
les thaumaturges de profession, la science des sortilèges et
des recettes magiques. Instruites dans tous les mystères des
i*unes (2), elles les communiquaient aux héros, et leur prudence
avait le droit de diriger, de hâter, de retarder les effets du cou-
rage de leurs maris ou de leurs frères. C'était une situation
dont la dignité était faite pour leur plaire , et il n'y a rien de
surprenant à ce qu'elles n'aient pas cru tout d'abord devoir
gagner au change. Leur opposition, nécessairement limitée, se
manifesta par leur entêtement pour la poésie germanique
même. Devenues chrétiennes, elles en excusaient volontiers
(1) Am. Thierry, Revue des Deux-Mondes , !«' décembre 1854, p. 845.
(â) Weinhold,out>r.c»<rf, p. 86. — W. C. Grimm, Deutsche Runen, p. 51.
DES BACES HUMAINES. 39T
les défauts hétérodoxes; et ces dispositions mutines persistè-
rent si bien chez elles, que, longtemps après avoir renoncé au
culte de Wodan et de Freya , elles restèrent les dépositaires
attitrées des chants des scaldes. Jusque sous les voûtes bénies
des monastères , elles maintenaient cette habitude réprouvée,
et un concile de 789 ne put même réussir, en fulminant les
défenses les plus absolues et les menaces les plus effrayantes,
à empêcher d'indisciplinables épouses du Seigneur de trans-
crire, d'apprendre par cœur et de faire circuler ces œuvres
antiques qui ne respiraient que les louanges et les conseils du
panthéon Scandinave (1).
Jjà puissance des femmes dans une société est un des gages
les plus certains de la persistance des éléments arians. Plus
cette puissance est respectée, plus on est en droit de déclarer
la race qui s'y montre soumise rapprochée des vrais instincts
de la variété noble ; or, les Germaines n'avaient rien à envier
à leurs sœurs des branches antiques de la famille (2).
La plus ancienne dénomination que leur applique la langue
gothique est quino; c'est le corrélatif du grec yu'^i- Ces deux
mots viennent d'un radical commun, gen, qui signifie enfan-
ter {Z). La femme était donc essentiellement, aux yeux des
Arians primitifs, la mère, la source de la famille, de la race,
et de là provenait la vénération dont elle était l'objet. Pour
les deux autres variétés humaines et beaucoup de races métis-
ses en décadence , bien que fort civilisées , la femme n'est que
la femelle de l'homme.
(1) Weinbold , ouvr. cité, p. 91. — Les canons de Chalcédoine avaient
dérendu aux femmes de s'approcher de l'aulel et d'y remplir aucune
fonction. Le pape Gélase renouvela cette interdiction dans ses décré-
tales, à cause des manquements fréquents qu'y faisaient les popula-
tions germanisées.
(-2) Une marque singulière de la puissance que les races germaniques
prêtaient aux femmes s'est empreinte dans cette tradition très tardive
que Charlemagne, abattu par la défaite de Roncevaux, leva, d'après
le conseil d'un ange, une armée de cinquante-trois mille vierges,
auxquelles les païens n'osèrent résister. (Weinliold, ouvr. cité, p. tt.)
(3) Gothique : ginan, genûm, gen; c'est le latin gignere, et le grec
^evvàv, yjv^Q. c'est un radical fort ancien.
RACES HUMAINE». — T. II. 23
398 DE l'inkgalité
De même que l'appellation de l'Arian Germain , du guer-
rier, jarl, finit, dans la patrie du nord, par s'élever à la si-
gnification de gouvernant et de roi, de même le mot quino^
graduellement exalté , devint le titre exclusif des compagnes
du souverain , de celles qui régnaient à ses côtés , en un mot,
des reines. Pour le commun des épouses, une appellation qui
n'était guère moins flatteuse y succéda : c'est frau, frouwe,
mot divinisé dans la personnalité céleste de Freya (t). Après
ce mot, il en est d'autres encore qui sont tous frappés au
même cachet. Les langues germaniques sont riches en dési-
gnations de la femme, et toutes sont empruntées à ce qu'il y a
de plus noble et de plus respectable sur la terre et dans les
cieux (2). Ce fut sans doute par suite de cette tendance native
à estimer à un haut degré l'influence exercée sur lui par sa com-
pagne , que l'Arian du nord accepta , dans sa théologie , l'idée
que chaque homme était dès sa naissance placé sous la protec-
tion particulière d'un génie féminin, qu'il appelait fylgja. Cet
ange gardien soutenait et consolait, dans les épreuves de la
vie, le mortel qui lui était confié par les dieux, et, lorsque
celui-ci touchait à l'heure suorême, il lui apparaissait pour
l'avertir (3).
Cause ou résultat de ces habitudes déférentes, les mœurs
étaient généralement si pures, que dans aucun des dialectes
nationaux il ne se trouve un mot pour rendre l'idée de cour-
tisane. Il semblerait que cette situation n'ait été connue des
Germains qu'à la suite du contact avec les races étrangères,
car les deux plus anciennes dénominations de ce genre sont le
fînnique kalkjô et le celtique leiine et laënia (4).
(1) Sanscrit : pri; zend ; fri; gothique : frijô, faime. (Bopp, Ver-
gleichende Grammatik, p. 123.)
(-2) Weiiihold , ouvr. cité, p. 20. — L'expression muine , ancien féminin
de mann, n'est pas germanique. Elle paraît être d'origine celtique.
Elle ne s'est conservée que comme inditiuant un démon femelle, dans
les composés murmuine , sirène , et wuWmutne, dryade. (W. MuUer,
Altdeutsche Religion, p. 366.)
(3) Weinhold, ouvr. cité, p. 49.
(4) Ibid. , p. 901. — Les crimes contre les femmes ne trouvaient même
pas toujours d'excuse dans l'emportement de la conquête, et, au sac
DES bàces humaines. 39!>
L'épouse germanique apparaît, dans les traditions, comme
un modèle de majesté et de grâce , mais de grâce imposante.
On ne la confinait pas dans une solitude jalouse et avilissante ;
l'usage voulait, au contraire, que, lorsque le chef de famille
traitait des hôtes illustres, sa compagne, entourée de ses
filles et de ses suivantes, toutes richement vêtues et parées,
vînt honorer la fête de sa présence. C'est avec un enthousiasme
bien caractéristique que des scènes de ce genre sont décrites
par les poètes (l).
0 Le plaisir des héros était au comble , a chanté l'auteur de
« Beou'ulf. La grand'salle retentissait de paroles bruyantes.
« Alors entra Wealthéow , l'épouse de Ilrôdhgâr. Gracieuse
« pour les hommes de son mari , la noble créature , ornée d'or,.
« salua gaiement les guerriers attablés. Puis , charmante
« femme, elle offrit d'abord la coupe au protecteur des odels
« danois et avec d'aimables paroles l'encouragea à se réjouir
« et à bien traiter ses fidèles.
« Le chef magnanime saisit joyeusement la coupe. Puis la
« fille des nobles Helmings salua , à la ronde , ceux des con-
« vives, jeunes ou vieux, à qui leur valeur avait mérité d'illus-
« très dons; enfin, elle s'arrêta, la belle souveraine, couverte
« de bracelets et de chaînes précieuses, la généreuse dame,
« devant le siège de Beowulf. Elle salua en lui le soutien des
« Goths et lui versa la bière. Pleine de sagesse, elle prit le ciel
« à témoin des vœux qu'elle formait pour lui , car elle n'avait
a foi que dans ce champion valeureux pour punir les crimes
« (le Grendel (2). »
Après avoir accompli ses devoirs de courtoisie, la maîtresse
du logis s'asseyait auprès de son époux et se mêlait aux entre-
tiens. Mais avant que le banquet n'arrivât à sa période la plus
animée , et quand les fumées de l'ivresse commençaient à ga-
de Rome par Alaric, un GoUi de grande naissance, ayant violé la fille
d'un Romain, fut condamné à mort, malgré la résistance du roi, et
cxécutf. (Keinble, t. I, p. 190.)
(i) EUinuller, Beowulfslied , Einl., p. xlvii.
(«) Kcmble, The anglo-saxon Poem of Beowulf, v. 1215 et sof)q.,
O. Vt-Vi.
400 DE l'inégalité
gner les héros , elle se retirait. C'est encore ainsi qu'on en use
en Angleterre , le pays qui a le mieux conservé les débris des
usages germaniques.
Retirées dans leur intérieur, les soins domestiques , les tra-
vaux de l'aiguille et du fuseau, la préparation des composi-
tions pharmaceutiques, l'étude des runes, celle des composi-
tions littéraires, l'éducation de leurs enfants, les entretiens
intimes avec leurs époux, composaient aux femmes un cercle
d'occupations qui ne manquait ni de variété ni d'importance.
C'était dans le séjour particulièrement intime de la chambre
nuptiale que ces sibylles de la famille rendaient leurs oracles
écoutés du mari. Dans cette vie de conflance mutuelle, on
jugeait que l'affection sérieuse et bien fondée sur le libre choix
n'était pas de trop; les filles avaient le droit de ne se marier
qu'à leur convenance. C'était la règle; et, lorsque la politique
ou d'autres raisons la transgressaient, il n'était pas sans exem-
ple que la victime apportât dans la demeure qu'on lui imposait
une rancune implacable et n'y excitât de ces tempêtes qui
finirent quelquefois , au dire de nombreuses légendes , par la
ruine complète des plus puissantes familles , tant était grande
et indomptable la fierté de l'épouse germanique.
Ce n'est pas à dire toutefois que les prérogatives féminines
n'eussent leurs limites (1). S'il est plus d'un exemple de la
participation des femmes aux travaux guerriers, la loi les
tenait, en principe, pour incapables de défendre la terre (2);
par conséquent, elles n'héritaient pas de l'odel. Encore moins
pouvaient-elles prétendre à être substituées aux droits de leurs
époux défunts sur les féods (3). On les croyait propres au
(1) La considération vouée aux femmes était plus religieuse que
civile, plus passive qu'active. On les jugeait faibles de corps et grandes
par l'esprit. On les consultait, mais on ne leur confiait pas l'action.
(Weinhold, p. 149.)
(2) Weinhold cite, d'après Luitprand et Jornandés, une foule de ca^
où les femmes germaniques prenaient les armes. {Ouvr. cité, p. 4â.)
(3) La notion germanique sur l'exercice des droits politiques était
que celui-là seul y était admis qui pouvait remplir tous les devoirs
de la communauté. La loi excluait donc les enfants, les esclaves, les
vaincus et les femmes, tous par des causes inhérentes à leur situation.
(Weinhold, ouvr. cité, p. liO.)
DES BACES HUMAINES. 401
conseil, impropres à l'action. Si, en outre, on admettait chez
elles l'esprit divinatoire, on ne pouvait leur confier les fonctions
sacerdotales, puisque le glaive de la loi y était joint. Cette ex-
clusion était si absolue , que dans plusieurs temples les rites
voulaient que le pontife portât les habits de l'autre sexe; néan-
moins c'était toujours un prêtre. Les Arians Germains n'a-
vaient pu accepter qu'avec cette modification les cultes que
leur avaient fait adopter les nations celtiques parmi lesquelles
ils vivaient (1).
Malgré ces restrictions et d'autres encore, l'influence des
femmes germaines et leur situation dans la société étaient des
plus considérables. Vis-à-vis de leurs pareilles de la Grèce et
de Rome sémitisées , c'étaient de véritables reines en présence
de serves, sinon d'esclaves. Quand elles arrivèrent avec leurs
maris dans les pays du sud , elles se trouvèrent dans la meil-
leure des conditions pour transformer à l'avantage de la mo-
ralité générale les rapports de famille, et par suite la plupart
des autres relations sociales. Le christianisme, qui, fidèle à
son désintéressement de toutes formes et de toutes combi-
naisons temporelles, avait accepté la sujétion absolue de l'é-
pouse orientale, et qui pourtant avait su ennoblir cette situa-
tion en y faisant entrer l'esprit de sacrifice, le christianisme,
qui avait appris à sainte Monique à se faire de l'obéissance con-
jugale un échelon de plus vers le ciel , était loin de répugner
aux notions nouvelles, et évidemment beaucoup plus pures,,
que les Arians Germains introduisaient. Néanmoins il ne faut
pas perdre de vue ce que nous avons observé tout à l'heure.
L'Église eut d'abord assez peu à se louer de l'esprit d'opposi-
tion qui animait les Germaines. Il sembla que les derniers ins-
tincts du paganisme se fussent retranchés dans les institutions
civiles qui les concernaient. Sans parler de la chevalerie, dont
les idées sur cette matière appelèrent souvent la réprobation
des conciles , il est curieux de voir toute la peine qu'éprouve
le clergé à faire accepter comme indispensable son intervention
(1) W. Huiler, Alldeulsche Religion, p. 53. — Nerthus même avait
un prêtre, et non une prâlrcssc.
402 DE l'inégalitk
dans la célébration des mariages (1). La résistance existait en-
core, chez certaines populations germanisées, dans le xvi* siè-
cle (2). On n'y voulait considérer le lien conjugal que comme
un contrat purement civil, où l'action religieuse n'avait pas
à s'exercer.
En combattant cette bizarrerie , dont les causes laissent en-
trevoir une bien singulière profondeur, l'Église ne perdit rien
de sa bienveillance pour les conceptions très nobles auxquelles
elle était jointe. En les épurant , elle s'y prêta , et ne contribua
pas peu à les conserver dans les générations successives où dé-
sormais les mélanges ethniques tendent à les faire disparaître,
surtout chez les peuples du midi de l'Europe.
Arrêtons-nous ici. C'en est assez sur les mœurs, les opinions,
les connaissances , les institutions des Arians Germains pour
faire comprendre que dans un conflit avec Ja société romaine
cette dernière devait finir par avoir le dessous. Le triomphe
■des peuples nouveaux était infaillible. Les conséquences en
devaient être bien autrement fécondes que les victoires des lé-
gions sous Scipion, Pompée et César. Que d'idées, non pas
nées d'hier, très antiques au contraire, mais depuis longtemps
disparues des contrées du midi, et oubliées avec les nobles
races qui jadis les avaient pratiquées, allaient reparaître dans
le monde ! Que d'instincts diamétralement opposés à l'esprit
hellénistique ! Vertus et vices , défauts et quahtés , tout dans
les races arrivantes était combiné de façon à transformer la
face de l'univers civilisé. Rien d'essentiel ne devait être dé-
(1) Les doubles mariages des Mérowings, qui produisaient réguliè-
rement tous leurs effets civils, avaient lieu assurément sans la par-
ticipation de l'Église. — Jusqu'au xv* siècle, il fut très difflcile de faire
accepter aux populations allemandes l'intervention d'un prêtre dans
les cérémonies du mariage. Souvent même, lorsque sa présence fut
requise, elle n'eut lieu qu'au milieu de la fêle et sans qu'il fut ques-
tion de se rendre à l'église. — On admit aussi la bénédiction ecclé-
siastique après la consommation du mariage. (Weiuhold, ouvr. cité,
p. 260.)
(2) On cite encore, en l.'i.'il, un cas de mariage dans la haute bour-
geoisie protestante où n'intervint aucune action religieuse. (Wein-
hold.OMor. cité, p. 263.) — La bigamie de Philippe de Hesse pouvait
se défendre à ce point de vue.
DES RACES HUMAINES. 403
tmit, tout devait être changé. Les mots même allaient perdre
leur sens. La liberté, l'autorité, la loi, la patrie, la monar-
chie, la religion même, se dépouillant peu à peu de costumes
et d'insignes usés, allaient pour plusieurs siècles en posséder
d'autres, bien autrement sacrés.
Cependant les nations germaniques , procédant avec la len-
teur qui est la condition première de toute œuvre solide, ne
devaient pas débuter par cette restauration radicale; elles
commencèrent par vouloir maintenir et conserver, et cette
tâche honorable, elles l'accomplirent sur la plus vaste échelle.
Pour assister à la manière dont elle s'exécuta, reportons-
nous encore ime fois à l'époque du premier César, et nous al-
lons voir se dérouler sous nos yeux cet état de choses qu'an-
nonçait la fin du livre précédent : nous allons contempler la
Rome germanique.
CHAPITRE IV.
Rome germanique. — Les armées romano-ccitiques et romano-
germaniques. — Les empereurs germains.
Le rôle ethnique des populations septentrionales ne com-
mence qu'au I«' siècle avant notre ère à prendre une impor-
tance générale et bien marquée.
Ce fut l'époque où le dictateur crut devoir traiter d'une ma-
nière si favorable les Gaulois, ces antiques ennemis du nom
romain. Il fit d'eux les soutiens directs de son gouvernement ,
et ses successeurs, continuant dans la même voie, témoignè-
rent de leur mieux qu'ils avaient bien compris tous les services
que les nations habitant entre les Pyrénées et le Rhin pouvaient
rendre à un pouvoir essentiellement militaire. Ils s'étaient
aperçus que c'était chez celles-ci une sorte d'instinct que de
se dévouer sans réserve aux intérêts d'un général , quand sur-
tout il était étranger à leur sang.
404 DE l'inégalité
Cette condition était indispensable, et voici pourquoi : le
Celtes de la Gaule, animés d'un esprit de localité bien franc,
et plein de turbulence, s'attachaient beaucoup plus, dans les
affaires de leurs cités , aux questions de personnes qu'aux ques-
tions de fait. La politique de leurs nations avait pris, dans^
cette habitude, une vivacité d'allures qui n'était guère pro-
portionnée à la dimension des territoires. Des révolutions per-
pétuelles avaient épuisé la plupart de ces peuples. La théocratie,
renversée presque partout, d'abord effacée devant la noblesse,
puis, au moment où les Romains dépassaient les limites de la
Provence, la démocratie et son inséparable sœur, la démago-
gie, faisant Invasion à leur tour, avaient attaqué le pouvoir des
nobles. La présence de ce genre d'idées annonçait clairement
que le mélange des races était arrivé à ce point où la confu-
sion ethnique crée la confusion intellectuelle et l'impossibilité
absolue de s'entendre. Bref, les Gaulois, qui n'étaient point
des barbares, étaient des gens en pleine voie de décadence,
et, si leurs beaux temps avaient infiniment moins d'éclat que
les périodes de gloire à Sidon et à Tyr, il n'en est pas moins
indubitable que les cités obscures des Carnutes , des Rèmes et
des Éduens mouraient du même mal qui avait terminé l'exis-
tence des brillantes métropoles chananéennes (1).
Les populations galliques , mêlées de quelques groupes sla-
ves, s'étaient diversement alliées aux aborigènes finnois. De
là des différences fondamentales. Il en était résulté les sépara-
tions primitives les plus tranchées des tribus et des dialectes.
Dans le nord, quelques peuples avaient été relevés par le con-
tact avec les Germains ; d'autres , dans le sud-ouest , avaient
subi celui des Aquitains; sur la côte de la Méditerranée, le
mélange s'était opéré avec des Ligures et des Grecs , et depuis
un siècle les Germains sémitisés occupant la Province étaient
venus compliquer encore ce désordre. Le développement du
mal était d'ailleurs favorisé par la disposition sporadique de
(1) Tacite, si grand admirateur des Germains, bien que souvent d'une
manière un peu romanesque, traite les Gaulois de son temps avec
une extrême sévérité. {Germ., S8, 49.)
DES RACES HUMAINES. 40Ô
ces sociétés minuscules, où l'intercession du moindre élément
nouveau développait presque instantanément ses conséquences.
Si chacune des petites communautés gauloises s'était trouvée
subitement isolée , au moment même où les principes ethniques
qui la composaient étaient parvenus à l'apogée de leur lutte ,
l'ordre et le repos, je ne dis pas de hautes facultés, auraient
pu s'établir, parce que la pondération des races fusionnées
s'accomplit plus facilement dans un moindre espace. Mais lors-
qu'un groupe assez restreint reçoit de continuels apports de
sang nouveau avant d'avoir eu le temps d'amalgamer les an-
ciens, les perturbations deviennent fréquentes, et sont plus
rapides comme aussi plus douloureuses. Elles mènent à la dis-
solution finale. C'était la situation des États de la Gaule lors-
que les légions romaines les envahirent.
Comme les populations y étaient braves, riches, pourvues
de beaucoup de ressources et, entre autres, de places de guerre
fortes et nombreuses , l'envie de résister ne leur manquait pas ;
mais ce qui leur manquait, on le voit, c'était la cohésion, non
pas seulement entre nations , mais encore entre concitoyens.
Presque partout les nobles trahissaient le peuple, quand le peu-
ple ne vendait pas les nobles. Le camp romain était toujours
encombré de transfuges de toutes les opinions, aveuglément
acharnés à poignarder leurs ennemis politiques à travers la
gorge de leur patrie. Il y eut des hommes dévoués , des inten-
tions généreuses; ce fut sans résultat. Les Celtes germanisés
sauvèrent presque seuls l'antique réputation. Arvernes, ils s'é-
levèrent jusqu'aux prodiges; Belges, ils furent presque décla-
rés indomptables par le vainqueur; mais quant aux populations
renommées comme les plus illustres , comme les plus intelli-
gentes, celles précisément où les révolutions ne cessaient pas,
lesRèmes, les Éduens, celles-là ou bien résistèrent à peine,
ou bien s'abandonnèrent du premier coup à la générosité des
conquérants, ou enfin, entrant sans honte dans les projets de
l'étranger, reçurent avec joie, en échange de leur indépen-
dance, le titre d'amies et d'alliées du peuple romain. En dix
ans la Gaule fut domptée et à jamais soumise. Des armées qui
valent bien celles de Rome n'ont pas obtenu de nos jours de si
• 23.
106 DE l'inégalité
brillants succès chez les barbares de l'Algérie : triste compa-
raison pour les populations celtiques.
Mais ces gens si aisés à subjuguer devinrent immédiatement
d'irrésistibles instruments de compression aux mains des em-
pereurs. Ou les avait vus dans leurs cités, patriciens arrogants
ou démocrates envieux , passer la majeure partie de leur vie
dans la sédition; ils furent à Rome du dévouement le plus
utile au principal. Acceptant pour eux-mêmes le joug et l'ai-
guillon, ils servirent à y façonner les autres, ne sollicitant en
retour de leur complaisance que les honneurs soldatesques et
les émotions de la caserne. On leur prodigua ces biens par sur-
croît.
César avait composé sa garde de Gaulois. Il lui avait donné
malicieusement le plus joli emblème de la légèreté et de l'in-
souciance , et les légionnaires kymris de l'Alauda , qui étalaient
si fièrement sur leurs casques et sur leurs boucliers la figure
de l'alouette , s'accordèrent avec tous leurs concitoyens pour
chérir le grand homme qui les avait débarrassés de leur isono-
mie et leur faisait une existence si conforme à leurs goûts.
Ils étaient donc fort satisfaits ; mais ce ne serait pas rendre
justice aux Gaulois que de supposer qu'ils aient été constants
et inébranlables dans leur amour de l'autorité romaine. Main-
tes fois ils se révoltèrent, mais toujours pour revenir à l'obéis-
sance, sous la pression d'une inexorable impossibilité de s'en-
tendre. L'habitude d'être gouvernés par un maître ne leur ap-
prit jamais le respect d'une loi. S'insurger, pour eux , c'était
la moindre des difficultés et peut-être le plus vif des plaisirs.
Mais aussitôt qu'il s'agissait d'organiser un gouvernement na-
tional à la place du pouvoir étranger que l'on venait de briser,
aussitôt qu'il s'agissait de revenir à une règle quelconque et
d'obéir à quelqu'un, l'idée que la prérogative souveraine allait
appartenir à un Gaulois glaçait tous les esprits. Il eût semblé
que c'était pourtant là le véritable but de l'insurrection ; mais
non, les combinaisons les plus ingénieuses s'efforçaient en vain
de tourner ce terrible écueil \ toutes s'y brisaient. Les assem-
blées , les conseils discutaient la question avec furie , et se sé-
paraient tumultueusement sans réussir à passer outre. Alors
DES BACES HUMAINES. 407
les gens timides, qui s'étaient tenus à l'écart jusque-là, tous
les amis secrets de la domination impériale reprenaient courage ;
on allait répétant avec eux que le pouvoir des aigles pouvait
être un mal, mais qu'après tout Petilius Cerialis avait eu rai-
son de dire aux Belges que c'était un mal nécessaire et qu'en
dehors il n'y avait que la ruine. Cela dit, on rentrait la tête
basse dans le bercail romain.
Cette singulière inaptitude d'indépendance se révéla sous
toutes ses faces. On eût dit que le sort prenait plaisir à la pous-
ser à bout. Il arriva un jour aux Gaulois de posséder un em-
pereur à eux. Une femme le leur avait donné, et ne leur de-
mandait que de le soutenir contre le concurrent d'Italie. Cet
empereur, Tetricus, eut à lutter contre les mêmes impossibili-
tés où s'étaient brisées les insurrections précédentes , et , bien
qu'appuyé par les légions germaniques , qui le maintenaient
contre le mauvais vouloir ou plutôt contre la légèreté chroni-
que de ses peuples, il crut bien faire, et fit bien sans doute, d'é-
changer son diadème contre là préfecture de la Lucanie. Les
États éphémères rentrèrent dans le devoir, en murmurant peut-
être , au fond très satisfaits de n'avoir pas lâché un pouce de
leurs jalousies municipales.
L'expérience journalière le démontrait donc : les Gaulois
du i»"" et du n* siècle de notre ère n'avaient que des qualités
martiales; mais ils les avaient à un degré supérieur. Ce fut
pour ce motif qu'impuissants dans leur propre cause, ils exer-
cèrent ime influence momentanée si considérable sur le monde
romain sémitisé.
Certainement le Numide était un adroit cavalier, le Baléare
on frondeur sans pareil; les Espagnols fournissaient une infan-
terie qui bravait toute comparaison, et les Syriens, encore in-
fatués des souvenirs d'Alexandre, donnaient des recrues d'une
réputation aussi grande que justifiée. Cependant tous ces mé-
rites pâlissaient devant celui des Gaulois. Ses rivaux de gloire,
basanés et petits , ou du moins de moyenne taille , ne pouvaient
lutter d'apparence martiale avec le grand corps du Trévire ou
du Boïen, plus propre que personne à porter légèrement sur
ses larges épaules le poids énorme dont la discipline régie-
408 DE l'inégalité
mentaire chargeait le fantassin des légions. C'était donc à bon
droit que l'État cherchait à multiplier les enrôlements dans la
Gaule, et surtout dans la Gaule germanisée. Sous les douze
Césars, alors que l'action politique se concentrait encore chez
les populations méridionales, c'était déjà le Nord qui était sur-
tout chargé de maintenir par les armes le repos de l'empire.
Toutefois il est remarquable que cette estime, qui facilitait
aux soldats de race celtique l'accès des grandes dignités mili-
taires, voire de la chaire sénatoriale, ne les rendit pas partici-
pants au concours ouvert pour la pourpre souveraine. Les
premiers provinciaux qui y parvinrent furent des Espagnols,
des Africains, des Syriens, jamais des Gaulois, sauf les exem-
ples irréguliers et peu encourageants de Tetricus et de Pos-
thume. Décidément les Gaulois n'avaient pas d'aptitudes gou-
vernementales, et si Othon, Galba, Vitellius pouvaient en faire
d'excellents suppôts de révolte, il ne venait à l'esprit de per-
sonne d'en tirer des administrateurs ni des hommes d'État.
Gais et remuants , ils n'étaient ni instruits ni portés à le de-
venir. Leurs écoles, fécondes en pédants, fournissaient très
peu d'esprits réellement distingués. Le premier rang ne leur
était donc pas accessible , et ce trône qu'ils gardaient si bien,
ils n'étaient pas aptes à y monter.
Cette impuissance attachée à l'élément celtique cessa com-
plètement de peser sur les armées septentrionales aussitôt
qu'elles eurent commencé à se recruter beaucoup moins chez
les Gaulois germanisés, bientôt atteints, comme les autres, par
la lèpre romaine, que chez les Germains méridionaux, quoique
ces derniers eux-mêmes fussent assez loin, pour la plupart,
d'être de sang pur. Les effets de cette modification éclatèrent
dès l'an 252, à l'avènement de Julius Verus Maximinus, lequel
était fils d'unguerrier goth. La dépravation romaine, dans ses
progrès sans remède , avait reconnu d'instinct l'unique moyen
de prolonger sa vie , et tout en continuant de maudire et de
dénigrer les barbares du Nord, elle consentait à leur laisser
prendre toutes les positions qui la dominaient elle-même et d'où
on pouvait la conduire.
A dater de ce moment, l'essence germanique éclipse toutes
DbS BACES HUMAINES. 409
les autres dans la romanité (1). Elle anime les légions, possède
les hautes charges militaires, décide dans les conseils souve-
r;iins. La race gauloise , qui d'ailleurs n'était représentée vis-
." -vis d'elle que par des groupes septentrionaux , ceux qui lui
étaient déjà apparentés, lui cède absolument le pas. L'esprit
des jarls, chefs de guerre, s'empare du gouvernement prati-
que, et Ton est déjà en droit de dire que Rome est germanisée,
puisque le principe sémitique tombe au fond de l'océan social
et se laisse visibleifient remplacer à la surface par la nouvelle
couche ariane.
Une révolution si extraordinaire, bien que latente, cette su-
perposition contre nature d'une race ennemie, qui, plus sou-
vent vaincue que victorieuse, et méprisée ofûciellement comme
barbare, venait ainsi déprimer les races nationales, une sj
étrange anomalie avait beau s'efTectiier par la force des cho-
ses, elle avait à percer trop de difficultés pour ne pas s'accom-
pagner d'immenses violences.
Les Germains, appelés à diriger l'empire, trouvaient en lui un
corps épuisé et moribond. Pour le faire vivre, ce grand corps,
ils étaient incessamment obligés de combattre ou les deman-
des d'un tempérament différent du leur, ou les caprices nés du
malaise général, ou les exaspérations de la fièvre, également
fatales au maintien de la paix publique. De là des sévérités
d'autant plus outrées que ceux qui les jugeaient nécessaires,
étant imparfaitement éclairés sur la nature complexe de la so-
ciété qu'ils traitaient, poussaient aisément jusqu'à l'abus l'em-
ploi des méthodes réactives. Ils exagéraient, avec toute la fou-
gue intolérante de la jeunesse, la proscription duns l'ordre
politique et la persécution dans l'ordre religieux. C'est ainsi
qu'ils se montrèrent les plus ardents ennemis du christianisme.
Eux qui devaient plus tard devenir les propagateurs de tous
ses triomphes , ils débutèrent par le méconnaître ; ils se lais-
sèrent prendre à la calomnie qui le poursuivait. Persuadés
qu'ils tenaient dans ce culte nouveau une des expressions les
(1) « lA Pannonie et la Mœsie romaines... furent, aux iii« et iv* siè-
cles, la pépinière des légions, et, par les légions, celle des Césars. ■
Umédcc Thierry, fteoue de* Deux-Mondes, 1?J juillet 18M.)
410 DE l'inégalité
plus menaçantes de l'incrédulité philosophique, leur amour
inné d'une religion définie, considérée comme hase de tout
gouvernement régulier, le leur rendit d'ahord odieux ; et ce
qu'ils détestèrent en lui, ce ne fut pas lui, mais un fantôme
qu'ils crurent voir. On est donc moins tenté de leur reprocher
le mal qu'ils ont fait eux-mêmes que celui, heaucoup plus con-
sidérable, qu'ils ont laissé faire aux partisans sémitisés des an-
ciehs cultes. Cependant il faudrait craindre aussi de leur trop
demander. Pouvaient-ils étouffer les conséquences inévitables
d'une civilisation pourrie qu'ils n'avaient pas créée? Réformer
la société romaine sans la renverser, c'eût été beau sans doute.
Substituer doucement , insensiblement , la pureté catholique à
la dépravation païenne sans rien briser dans l'opération, c'eût
été le bien idéal : mais, qu'on y réfléchisse, un tel chef-d'œuvre
n'aurait été possible qu'à Dieu.
Il n'appartient qu'à lui de séparer d'un geste la lumière des
ténèbres et les eaux du limon. Les Germains étaient des hom-
mes, et des hommes richement doués sans doute, mais sans
nulle expérience du milieu oii ils étaient appelés; ils n'eurent
pas cette puissance. Leur travail, depuis le milieu du iii" siècle
jusqu'au v^ , se borna à conserver le monde tellement quelle-
ment, dans la forme où on le leur avait remis.
En considérant les choses sous ce point de vue, qui est le seul
véritable, on n'accuse plus, on admire. De même encore, en re-
connaissant sous leurs toges et leurs armures romaines Decius,
Aurélien, Claude, Maximien, Dioclétien, et la plupart de leurs
successeurs, sinon tous, jusqu'à Augustule, pour des Germains
et fils de Germains, on convient que l'histoire est complètement
faussée par ces écrivains, tant modernes qu'anciens, dont l'in-
variable système est de représenter comme un fait monstrueux,
comme un cataclysme inattendu , l'arrivée finale des nations
tudesques tout entières au sein de la société romanisée.
Rien, au contraire, de mieux annoncé et de plus facile à
prévoir, rien de plus légitime, rien de mieux préparé que
cetteconcliision. Les Germains avaient envahi l'empire du jour
où ils étaient devenus ses bras , ses nerfs et sa force. Le pre-
mier point qu'ils en avaient pris, c'avait été le trône , et non
DES BACES HUMAINES. 411
pas par violence ou usurpation ; les populations indigènes elles-
mêmes, se reconnaissant à bout de voies , les avaient appelés,
les avaient payés, les avaient couronnés.
Pour gouverner à leur guise, comme ils en avaient incontes-
tablement le droit et même le devoir, les empereurs ainsi ins-
tallés s'étaient entourés d'hommes capables de comprendre et
d'exécuter leur pensée , c'est-à-dire d'hommes de leur race.
Ils ne trouvaient que chez ces Romains improvisés le reflet
de leur propre énergie et la facilité nécessaire à les bien ser-
vir. Mais qui disait Germain , disait soldat. La profession des
armes devint ainsi la condition première de l'admission aux
grands emplois. Tandis que dans la vraie conception romaine,
italique et romaine sémitique, la guerre n'avait été qu'un ac-
cident, et ceux qui la faisaient que des citoyens momentané-
ment détournés de leurs fonctions régulières, la guerre fut pour
la magistrature impériale la situation naturelle, sur laquelle
durent se façonner l'éducation et l'esprit de l'homme d'État.
En fait, la toge céda le pas à Tépée.
A la vérité, le profond bon sens des hommes du Nord ne
voulut jamais que cette prédilection fût offlciellement avouée,
et telle fut à cet égard sa discrète et sage réserve, que cette
convention se maintint à travers tout le moyen âge, et le dé-
passa pour venir jusqu'à nous. Le guerrier germain romanisé
comprenait bien que la prépondérance au moins fictive de l'é-
lément civil importait à la sécurité de la loi et pouvait seule
maintenir la société existante.
L'empereur et ses généraux savaient donc , au besoin , dis-
simuler la cuirasse sous la robe de l'administrateur. Pourtant
le déguisement n'était jamais si complet qu'il pût tromper des
gens malveillants. L'épée montrait toujours sa pointe. Les po-
pulations s'en scandalisaient. Les demi-concessions ne les ra-
menaient pas. La protection qu'elles recevaient ne faisait pas
naître leur gratitude. Les talents politiques de leurs gouver-
nants les trouvaient aveugles. Elles en riaient avec mépris , et
murmuraient, depuis le Rhin jusqu'aux déserts de la Thébaïdc,
l'injure toujours renouvelée de barbare. On ne saurait dire
qu'elles eussent tout à fait tort, suivant leurs lumières.
412 DE l'inégalité
Si les hommes germaniques admiraient l'ensemble de l'or-
ganisation romaine, sentiment qui n'est pas douteux, ils n'avaient
pas autant de bienveillance pour tels détails qui précisément
aux yeux des indigènes en faisaient la plus précieuse parure et
composaient l'excellence de la civilisation. Les soldats couron-
nés et leurs compagnons ne demandaient pas mieux que de
conserver la discipline morale, l'obéissance aux magistrats, de
protéger le commerce , de continuer les grands travaux d'uti-
lité publique ; ils consentaient encore à favoriser les œuvres de
l'intelligence , en tant qu'elles produisaient des résultats ap-
préciables pour eux. Mais la littérature à la mode, mais les
traités de grammaire, mais la rhétorique, mais les poèmes lip-
pogrammatiques, et toutes les gentillesses de même sorte qui
faisaient les délices des beaux esprits du temps, ces chefs-
d'œuvre-là les trouvaient, sans exception, plus froids que
glace ; et comme , en définitive, les grâces venaient d'eux , et
que toutes les faveurs tendaient à se concentrer, après les gens
de guerre, sur les légistes, les fonctionnaires civils, les cons-
tructeurs d'aqueducs, de routes, de ponts, de forteresses, puis
sur les historiens, quelquefois sur les panégyristes brûlant leur
encens, par nuages compacts , aux pieds du maître , et qu'elles
n'allaient guère plus loin, les classes lettrées ou soi-disant tel-
les étaient en quelque sorte fondées à soutenir que César man-
quait de goût. Certes ils étaient barbares, ces rudes dominateurs
qui, nourris des chants nerveux de la Germanie, restaient insen-
sibles à la lecture comme à l'aspect de ces madrigaux écrits en
forme de lyre ou de vase, devant lesquels se pâmaient d'ad-
miration les gens bien élevés d'Alexandrie et de Rome. I^a
postérité aurait bien dû en juger autrement, et prononcer que
ie barbare existait en effet, mais non pas sous la cuirasse du
Germain.
Une autre circonstance blessait encore au vif l'amour-pro-
pre du Romain. Ses chefs, ignorant pour la plupart ses guerres
passées, et jugeant des Romains d'autrefois d'après les con-
temporains, ne semblaient pas en prendre le moindre souci^
et c'était bien dur pour des gens qui se considéraient si forts.
Quand Néron avait plus honoré la Grèce que la ville de Qui-
DES BACES HUMAINES. 41S
riiius, qiKind Septime Sévère avait élevé la gloire du borgne
de Trasymène au-dessus de celle des Scipions, ces préférences^
n'étaient du moins pas sorties du territoire national. Le coup^
était plus rude quand on voyait tels des empereurs de rang
nouveau, et les armées qui leur avaient donné la pourpre, ne
s'occuper pas plus d'Alexandre le Grand que d'Horatius Co-
dés. On connut des Augustes qui de leur vie n'avaient entendu
parler de leur prototype Octave, et ne savaient pas même son
nom. Ces hommes-là sans nul doute savaient par cœur les gé-
néalogies et les actions des héros de leur race.
Il ne résultait pas moins de ce fait, comme de tant d'autres,
qu'au III» siècle après Jésus-Christ la nation romaine armée
et bien portante et la nation romaine pacifique et agonisante
ne s'entendaient nullement ; et, quoique les chefs de cette com-
binaison, ou plutôt de cette juxtaposition de deux corps si
hétérogènes, portassent des noms latins ou grecs et s'habillas-
sent de la toge ou de la chlamyde, ils étaient foncièrement, et
très heureusement pour cette triste société, de bons et authen-
tiques Germains. C'était là leur titre et leur droit à dominer.
Le noyau qu'ils formaient dans l'empire avait d'abord été
bien faible. Les deux cents cavaliers d'Arioviste que Jules César
prit à sa solde en furent le germe. Des développements rapi-
des succédèrent, et on les remarque surtout depuis que les
années, celles principalement qui avaient leurs cantonnements
en Europe, établirent en principe de n'accepter guère que des
recrues germaniques. Dès lors l'élément nouveau acquit une
puissance d'autant plus considérable qu'elle se retrempa in-
cessamment dans ses sources. Puis chaque jour de nouvelles
causes apparurent et se réunirent pour l'entraîner dans les ter-
ritoires romains, non plus par quantités relativement minimes,
mais par masses.
Avant de passer à l'examen de cette terrible crise , on peut
s'arrêter un moment devant une hypothèse dont la réalisa-
tion aurait paru bien séduisante aux populations romaines du
,v* siècle. La voici : qu'on suppose un instant les nations ger-
maniques qui à cette époque étaient limitrophes de l'empire
beaucoup plus faibles, numériquement parlant, qu'elles ne l'ont
414 DE l'inégalité
été en effet ; elles auraient été très promptement absorbées dans
le vaste réservoir social qui ne se lassait pas de leur demander
des forces. Au bout d'un temps donné , ces familles auraient
disparu parmi les éléments romanisés ; puis la corruption gé-
nérale, poursuivant son cours, aurait abouti à une dégénéra-
tion chronique qui aujourd'hui permettrait à peine à l'Europe
de maintenir une sociabilité quelconque. Du Danube à la Si-
cile, et de la mer Noire à l'Angleterre, on en serait à peu près
au point de décomposition pulvérulente où sont arrivées les
provinces méridionales du royaume de Naples et la plupart des
territoires de l'Asie antérieure.
Sur cette hypothèse qu'on en greffe une seconde. Si les na-
tions jaunes et à demi jaunes , à demi slaves , à demi arianes,
d'au delà de l'Oural avaient pu garder la possession de leurs
steppes, les peuples gothiques, à leur tour, conservant les ré-
gions du nord-est jusqu'aux gorgeshercyniennes d'une part. Jus-
qu'à l'Euxin de l'autre, n'auraient eu aucune raison de passer le
Danube. Elles auraient développé sur place une civilisation toute
spéciale, enrichie de très faibles emprunts romains, livrés par.
l'inévitable absorption qu'elles auraient faite à la longue des
<;olonles transrhénanes et transdanubiennes. Un jour, profltant
de la supériorité de leurs forces actives, elles auraient éprouvé
le désir de s'étendre pour s'étendre ; mais c'eût été bien tard.
L'Italie, la Gaule et l'Espagne n'auraient plus été, comme elles
le furent pour les vainqueurs du v* siècle, des conquêtes ins-
tructives, mais seulement des annexes propres à être exploitées
matériellement, comme l'est aujourd'hui l'Algérie.
Cependant il y a quelque chose de si providentiel, ae si
fatal dans l'application des lois qui amènent les mélanges etlini-
ques, qu'il ne serait résulté de cette différence, qui pai-aît si
considérable à la première vue, qu'une simple perturbation de
synchronismes. Un genre de culture comparable à celui qui a
régné du x* au xiii* siècle environ aurait commencé beaucoup
plus tôt et duré plus longtemps, parce que la pureté du sang
germanique aurait résisté davantage. Elle aurait néanmoins
lini par s'épuiser de même en subissant des contacts absolu-
ment semblables à ceux qui l'ont énervée. Les commotions so-
DES RACES HUMAINES. 4]â
ciales auraient été transportées à d'autres dates-, elles n'en
auraient pas moins eu lieu. Bref, par un autre chemin, l'hu-
manité serait arrivée identiquement au résultat qu'elle a ob-
tenu.
Venons à l'établissement des Germains pat grandes masses
au sein de la romanité, à la façon dont il s'opéra et à la manière
dont il doit être jugé.
Les empereurs de race teutonique avaient à leur disposition,
pour procurer à l'État des défenseurs de leur sang, un moyen
infaillible, qui leur avait été enseigné par leurs prédécesseurs
romains. Ceux-ci l'avaient appris du gouvernement de la répu-
blique, qui le tenait des Grecs , lesquels , à travers l'exemple
des Perses, l'avaient emprunté à la politique des plus anciens
royaumes ninivites. Ce moyen, venu de si loin et d'un emploi
si général, consistait à transplanter, au milieu des populations
dont la fidélité ou l'aptitude militaire étaient douteuses , des
colonisations étrangères destinées, suivant les circonstances, à
défendre ou à contenir.
Le sénat, dans ses plus beaux jours d'habileté et d'omnipo-
tence, avait fait de fréquentes applications de ce système ; les
premiers Césars, tout autant. La Gaule entière, l'île de Breta-
gne, l'Helvétie, les champs décumates, les provinces illyrien-
nes, la Thrace, avaient fini par être couverts de bandes de
soldats libérés du service. On les avait mariés, on les avait
pourvus d'instruments agricoles, on leur avait constitué des
propriétés foncières, puis on leur avait démontré que la con-
servation de leur nouvelle fortune , la sécurité de leurs famil-
les et le solide maintien de la domination romaine dans la
contrée, c'était tout un. Rien de plus aisé à comprendre en
effet, même pour les intelligences les plus rétives, d'après la
manière dont on établissait les droits de ces nouveaux habi-
tants à la possession du sol. Ces droits ne résidaient que dans
l'expression de la volonté du gouvernement qui expulsait
l'ancien propriétaire et mettait à sa place le vétéran. Celui-ci,
forcé de se roidir contre les réclamations de son prédécesseur,
ne se sentait fort que de la bienveillance du pouvoir qui l'ap-
puyait. Il était donc dans les meilleures dispositions imagina-
416 DE l'inégalité
bles pour se conserver cette bienveillance au prix d'un dévoue-
ment sans bornes.
Cette combinaison d'efiets et de causes plaisait aux politiques
de l'antiquité. Leur sagesse l'approuvait, et, si les gens qui
avaient à en souffrir pouvaient s'en plaindre, la morale publi-
que acceptait, sans plus de scrupules, un système jugé utile à la
solidité de l'État, un système consacré par les lois, et qui d£
plus avait pour excuse d'avoir été toujours et partout pratiqué
par les nations dont un esprit cultivé pouvait invoquer les
exemples.
Dès le temps des premiers Césars, on crut devoir apporter
quelques modiflcations à la simplicité brutale de ce mécanisme.
L'expérience avait prouvé que les colonisations de vétérans
italiotes, asiatiques ou même gaulois méridionaux, ne mettaient
pas suffisamment les frontières du nord à l'abri des incursions
de voisins trop redoutables. Les familles romanisées reçurent
l'ordre de s'éloigner des limites extrêmes, puis l'on offrit à tous
les Germains cherchant fortune, et le nombre n'en était pas
médiocre, la libre disposition des terrains restés vacants, le
titre un peu oppressif quelquefois d'amis du peuple romain et,
ce qui semblait promettre davantage, l'appui des légions con-
tre les agressions éventuelles des ennemis de l'empire.
Ce fut ainsi que , par la propre volonté , par le dioix libre
du gouvernement impérial, des nations teutoniques furent ins-
tallées tout entières sur les terres romaines. On espéra de si
grands avantages de cette manière de procéder que bientôt
l'on joignit aux aventuriers les prisonniers de guerre. Quand
une tribu de Germains était vaincue, on l'adoptait, on en com-
posait une nouvelle bande de gardes-frontières, en ayant soin
seulement de la dépayser.
Les autres barbares n'assistaient pas sans jalousie au spec-
tacle d'une situation si favorisée. Sans même avoir besoin de
se rendre compte des avantages supérieurs auxquels ces Ro-
mains factices pouvaient prétendre , ni apercevoir d'une ma-
nière bien nette les sphères brillantes où cette élite disposait
des destinées de l'univers, ils voyaient leurs pareils pourvus
de propriétés depuis longtemps en bon état de culture ; ils les
DES RACES HUMAINES. 417
•voyaient en contact avec un commerce opulent, et en jouis-
sance de ce que les perfectionnements sociaux avaient pour
eux de plus enviable. C'en était assez pour que les agressions
redoublassent d'impétuosité, de fréquence. Obtenir des terres
impériales devint le rêve obstiné de plus d'une tribu , lasse de
végéter dans ses marais et dans ses bois.
Mais , d'un autre côté , à mesure que les attaques devenaient
plus rudes, la situation des Germains colonisés était aussi plus
précaire. Des rivaux les trouvaient trop riches; eux, ils se
sentaient trop peu tranquilles. Ils étaient souvent exposés à la
tentation de tendre la main à leurs frères au lieu de les com-
battre, et , pour en obtenir la paix , de se liguer avec eux con-
tre les vrais Romains, placés derrière leur douteuse protection.
L'administration impériale germanisée jugea le péril ; elle
«n comprit toute l'étendue, et, afln de le détourner en redou-
blant le zèle des auxiliaires, elle ne trouva rien de mieux que
de leur proposer les modifications suivantes dans leur état
légal :
Ils ne seraient plus considérés uniquement comme des co-
lons, mais bien comme des soldats en activité de service.
Conséquemment, à tous les avantages dont ils étaient déjà en
possession, et qui ne leur seraient point retirés, ils verraient
s'ajouter encore celui d'une solde militiiire. Ils deviendraient
partie intégrante des armées, et leurs chefs obtiendraient les
grades, les honneurs et la paye des généraux romains.
Ces offres furent acceptées avec joie, comme elles devaient
l'être. Ceux qui en furent les objets ne songèrent plus qu'à
exploiter de leur mieux la faiblesse d'un empire qui en était
réduit à de tels expédients. Quant aux tribus du dehors, elks
n'en devinrent que plus possédées du désir d'obtenir des terres
romaines, de devenir soldats romains, gouverneurs de pro-
vince, empereurs. Il ne s'agissait plus désormais, dans la so-
ciété civilisée, telle que le cours des événements l'avait faite,
que d'antagonismes et de rivalités entre les Germains du de-
dans et ceux du dehors.
La question ainsi posée, le gouvernement fut entraîné à
étendre sans fin le réseau des colonisations , et bientôt de fron»
418 DE l'inégalité
tières qu'elles étaient elles devinrent aussi intérieures. De gré
ou de force, les peuplades chargées de la défense des limites,
et qu'en cas de péril on était souvent contraint d'abandonner
à elles-mêmes, ces peuplades faisaient de fréquentes transac-
tions avec les assaillants. Il fallait bien que l'empereur finît
par ratifier ces accords dont sa faiblesse était la première
cause. De nouveaux soldats étaient enrôlés à la solde de l'Éiat;
il leur fallait trouver les terres qu'on leur avait promises. Sou-
vent mille considérations s'opposaient à ce qu'on les leur as-
signât sur des frontières qui, d'ailleurs, étaient encombrées de
leurs pareils. Puis, ce n'était pas là qu'on avait chance de ren-
contrer des propriétaires maniables , disposés à se laisser dé-
posséder sans résistance. On chercha cette espèce débonnaire
où on savait qu'elle était, dans toutes les provinces intérieu-
res. Par une sorte d'immunité résultant de la suprématie d'au-
trefois, l'Italie fut exceptée aussi longtemps que possible de
cette charge ; mais on ne se gêna pas avec la Gaule. On mit
des Teutons à Chartres ; Bayeux vit des Bataves ; Coutances ,
le Mans, Clermont furent entourés de Suèves; des Alains et
des Taïfales occupèrent les environs d'Aulun et de Poitiers ;
des Franks s'installèrent à Rennes (l). Les Gaulois romanisés
étaient gens de bonne composition ; ils avaient appris la sou-
mission avec les collecteurs impériaux. A plus forte raison
n'avaient-ils rien à opposer au Bnrgonde ou au Sarmate, pré-
sentant d'un ton péremptoire l'invitation légale de céder la
place.
Il ne faut pas oublier une minute que ces revirements de
propriété étaient, suivant les notions romaines, parfaitement
légitimes. L'État et l'empereur, qui le représentait, avaient le
droit de tout faire au monde; il n'existait pas de moralité
pour eux : c'était le principe sémitique. Du moment donc que
celui qui donnait avait le droit de donner, le barbare qui béné-
ficiait de cette concession avait un titre parfaitement ré;;ulier
à preudre. Il se trouvait du jour au lendemain propriétaire ,
(1) Dans l'fle de Bretagne, les colons barbares, fort. nombreux, ne
portaient pas le nom ordinaire de leeti, on les appelait gentiles. (Pals-
grave, Rise and Progrès* of the English Commonwealth, t. I, p. 335.;
DES RACES HUMAINES. 419
d'après la même règle dont avaient pu se réclamer jadis les
Celtes ronianîsés eux-mêmes par la volonté du souverain.
Vers la fln du iv® siècle , presque toutes les contrées ro-
maines, sawf l'Italie centrale et méridionale, car la vallée du
Pô était déjà concédée, possédaient un nombre notable de na-
tions septentrionales colonisées , recevant la plupart une solde.
et connues officiellement sous le nom de troupes au service
de l'empire, avec l'obligation, d'ailleurs assez mal remplie,
de se comporter paisiblement. Ces guerriers adoptaient rapi-
dement les mœurs et les habitudes qu'ils voyaient pratiquer
parles Romains; ils se montraient fort intelligents, et, une
fois plies aux conséquences de la vie sédentaire , ils devenaient
la partie la plus intéressante , la plus sage , la plus morale, la
plus facilement chrétienne des populations.
Mais jusque-là, c'est-à-dire jusqu'au v* siècle, toutes ces colo-
nisations, tant intérieures que frontières, n'avaient amené les
Germains sur les terres de l'empire que par groupes. L'amas
immense accumulé avec les siècles dans le nord de l'Europ;'
n'avait fait encore que ruisseler par jets comparativement
minces à travers les digues de la romanité. Tout à coup il les
effondra , et précipita toutes ses masses , fit rouler et écumer
toutes ses vagues sur cette misérable société que des échappées
de son génie faisaient seules vivre depuis trois siècles, et qui
enfin ne pouvait plus aller. Il lui fallait une refonte complète.
I.a pression exercée par les Finnois ouralieus, par les Huns
blancs et noirs, par des populations énormes où se présentaient
à peu près purs, à tous les degrés de combinaisons, les élé-
ments slaves, celtiques, arians, mongols; cette pression était
devenue si violente que l'équilibre toujours chancelant des
États teutoniques avait été complètement renversé dans l'Est.
Les établissements gothiques s'étant écroulés, les débris de la
grande nation d'IIermanaric descendirent sur le Danube, et
formulèrent à leur tour la demande ordinaire : des terres ro-
maines , le service militaire et une solde.
Après des débats assez longs , comme ils n'obtenaient pas ce
(ju'ils voulaient, ils se décidèrent par provision à le prendre.
Faisant une pointe depuis la Thrace jusqu'à Toulouse, ils s'a-
420 DE l'inégalité
battirent comme une nuée de faucons sur le Languedoc et
l'Espagne du nord, puis laissèrent les Romains parfaitement
libres de les chasser, s'ils pouvaient.
Ceux-ci n'eurent garde d'essayer. La manière dont les Visi-
goths venaient de s'installer était un peu irrégulière; mais une
patente impériale ne tarda pas à réparer le mal, et de ce mo-
ment les nouveaux venus furent aussi légitimement établis sur
les terres qu'ils avaient prises que les autres sujets dans les
leurs. Les Franks et les Burgondes n'avaient pas attendu ce bon
exemple pour se donner d'abord , se faire concéder ensuite des
avantages pareils ; de sorte que vingt nations du nord , outre
hïs anciennes tribus gardes-frontières, disparues sous cette
épaisse alluviou, se virent dès lors acceptées et adoptées par
les matricules militaires sur tout le territoire européen. Leurs
chefs étaient consuls et patrices. On eut le patrice Théodorik
■et le patrice Khlodowig (1).
Maîtres absolus de tout , les Germains établis dans l'empire
pouvaient désormais tout faire, assurés que leurs caprices
seraient des lois irrésistibles. Deux partis s'offraient à eux : ou
bien rompre avec les habitudes et les traditions conservées par
leurs devanciers de même sang ; abolir la cohésion des terri-
toires , et former de tous ces débris un certain nombre de sou-
verainetés distinctes, libres de se constituer suivant les con--
venances de l'âge qui commençait; ou bien rester fidèles à
l'œuvre consacrée par les soins de tant d'empereurs issus de
la race nouvelle , mais en modifiant cette œuvre par im certain
appoint d'anomalies devenues indispensables.
Dans ce dernier système, l'organisation d'Honorius restait
sauve quant à l'essentiel. La romanité, c'est-à-dire, suivant la
ferme- conviction des temps , la civilisation , poursuivait son
cours.
Les barbares reculèrent devant l'idée de nuire à une chose
si nécessaire; ils persistèrent dans le rôle conservateur, adopté
(1) Ces deux chefs devaient leurs litres romains à l'empereur Anas-
tase, qui défait n'était rien en Occident; mais on verra tout à l'heure
par quelle fiction les rois barbares tenaient à le considérer comme
empereur national.
DES RACES HUMAINES. 431
par les empereurs d'origine barbare, et choisirent le second
parti ; ils ne découpèrent point le monde romain en autant de
parcelles qu'ils étaient de nations. Ils le laissèrent bien entier,
et, au lieu de s'en faire les destructeurs en en réclamant la pos-
session , ils n'en voulurent avoir que l'usufruit.
Pour mettre cette idée à exécution , ils inaugurèrent un sys-
tème politique d'une apparence extrêmement complexe. On y
vit fonctionner tout à la fois et des règles empruntées à l'an-
cien droit germanique, et des maximes impériales, et des théo-
ries mixtes formées de ces deux ordres de conceptions.
Le roi , le konungr, car il ne s'agissait nullement ici ni du
drottinn, ni du graff, mais bien du chef de guerre, conduc-
teur d'invasion et hôte des guerriers, revêtit un double ca-
ractère. Pour les hommes de sa race , il devint un général per-
pétuel (1); pour les Romains , il fut un magistrat institué sous
l'autorité de l'empereur. Vis-à-vis des premiers, ses succès
avaient cette conséquence d'enrôler et de conserver plus de
combattants autour de ses drapeaux; vis-à-vis des seconds,
d'étendre les limites géographiques de sa juridiction. D'ail-
leurs, le konungr germanique ne se considérait nullement
«omme le souverain des contrées tombées en sa puissance. La
souveraineté n'appartenait qu'à l'empire; elle était inaliénable
et incommunicable ; mais comme magistrat romain , agissant
au moyen d'une délégation du pouvoir suprême , le konungr
disposait des propriétés avec une liberté absolue. Il usait pleine-
ment du droit d'y coloniser ses compagnons, ce qui était sim-
ple aux yeux de tout le monde. Il leur distribuait , suivant les
coutumes de sa nation , une partie des terres de rapport , et
accordait ainsi l'usage romain avec l'usage germanique ; il or-
ganisait de la sorte un système mixte de tenures nouvelles
<1) Le droit de eomtnendalio, qui se maintint si longtemps chez les
Anglo-Saxons, la faculté de choisir librement son chef, se perdit de
très bonne heure chez les Franks. Les leudes, antrustions ou lidèles,
étaient tenus de rester attachés à leur roi, et ne pouvaient, sans en-
courir des recherches légales, passer au service d'un autre. (Savigny,
D. Ram. Reehtim Milelalt., t. I, p. 186.) CeUe modiflcation imporlante
à la liberté germanique avait eu lieu sous l'influence de la loi romaine.
24
422 DE l'inégalité
des bénéflces réversibles en vertu de principes germaniques et
de principes romains , ce qu'on appelait et ce qu'on appelle
encore des féods ; ou même il constituait à son gré des terres
aliodiales, avec cette différence fondamentale, cependant , qui
distinguait complètement ces concessions des odeis anciens,
que c'était la volonté royale qui les faisait , et non pas l'action
'ibre du propriétaire (1). Quoi qu'il en soit, féod ou odel, le chef
qui les donnait à ses hommes avait sur la province le droit de
^ propriété , ou plutôt de libre disposition , comme délégué de
l'empereur, mais point le haut domaine.
Telle était la situation des Mérowings dans les Gaules. Lors-
qu'un d'eux était à son lit de mort, il ne pouvait lui venir en
idée de donner des provinces à son fils, puisqu'il n'en possédait
pas lui-même. Il établissait donc la répartition de son héritage
sur des principes tout autres. En tant que chef germanique,
il ne disposait que du commandement d'un nombre plus ou
moins considérable de guerriers, et de certaines propriétés
rurales qui lui servaient à entretenir cette armée. C'étaient
cette bande et ces domaines qui lui donnaient la qualité de
roi, et il ne l'avait pas d'ailleurs. En tant que magistrat ro-
maùi, il n'avait que le produit des impôts perçus dans les dif-
férentes parties de sa juridiction, d'après les données du cadas-
tre impérial.
En face de cette situation, et voulant égaliser de son mieux
les parts de ses enfants, le testateur assignait à chacun d'eux
une résidence entourée d'hommes de guerre appartenant, au-
tant que possible, à une même tribu. C'était là le domaine
germanique, et il eût suffi d'une métairie et d'une vingtaine
de champions pour autoriser le jeune Mérowmg qui n'eût pas
obtenu davantage à porter le titre de roi.
(1) Ce fut probablement comme une conséquence de l'importation
des alleux que certains possesseurs de terres furent exemptés par les
rors du pouvoir des comtes. C'était un souvenir de l'ancienne liberté
de l'Arian dans son odel. Hais cette immunité n'était jamais complète,
et le possesseur de l'alleu fut toujours responsable devant le tribunal
commun, devant le comte, des crimes de meurtre, de rapt et d'incen-
die. (Savigny, Das Rœin. Recht im Mittelalt., t. I, p. 278.)
DES BACES HUMAINES. 43t
Quant au domaine romain, le clief mourant le fractionnait
avec bien moins de scrupule encore, puisqu'il ne s'agissait que
de valeurs mobilières. Il distribuait donc par portions diverses,
à plusieurs héritiers, les revenus des douanes de Marseille, de
Bordeaux ou de Nantes.
Les Germains n'avaient 'pas pour but principal de sauver ce
qu'on nomme l'unité romaine. Ce n'était là à leurs yeux qu'une
manière de maintenir la civilisation, et c'est pourquoi ils s'y
soumettaient. Leurs efforts, pour ce but méritoire, furent des'
plus extraordinaires, et dépassèrent même ce qu'on avait pu
observer dans ce sens chez un grand nombre d'empereurs. Il
semblerait que depuis l'établissement en masse au sein de la
romanité, la barbarie se repentît d'avoir donné trop peu d'at-
tention aux niaiseries même de l'état social qu'elle admirait.
Tous les littérateurs étaient assurés de l'accueil le plus hono-
rable à la cour des rois vandales , goths , franks , burgondes
ou longobards. Les évéques, ces dépositaires véritables de l'in-
telligence poétique de l'époque, n'écrivaient pas que pour leurs
moines. La race des conquérants elle-même se mit à manier
la plume, et Jornandès, Paul Warnefrid, l'anonyme de Ra-
venne, bien d'autres dont les noms et les œuvres ont péri ,
témoignaient assez du goût de leur race pour l'instruction la-
tine. D'un autre côté, les connaissances plus particulièrement
nationales ne tombaient pas en oubli. On taillnit des runes chez
le roi Hilpérik (1), qui, inquiet des imperfections de l'alphabet
romain, occupait ses moments perdus à le réformer. Les poè-
mes du Nord se maintenaient en honneur, et les exploits des
aïeux, fidèlement chantés par les générations nouvelles, ser-
vaient à prouver que ces dernières n'avaient point abdiqué les
qualités énergiques de leur race (2).
(1) La traduction mœso-gothique des évangiles par Ulflla est du
IV* siècle.
(3) Théodorik III et ses successeurs promulguèrent plusieurs lois
dans le but de protéger les monuments de Rome contre la destruction.
Ce n'étaient pas les barbares qui les attaquaient, mais les Romains,
soit par zèle religieux, soit pour y prendre des matériaux de construc-
tion. — Les plus grands ravages ont été faits sous Constant II. (Clarac,
Manuel de l'histoire de Cari chez les anciens, part. II, p. 857.) — Les
424 DE l'inkgalité
En même temps, les peuples germaniques, imitant ce qu'ils
observaient chez leurs sujets, s'occupèrent activement de ré-
gulariser leur propre législation, suivant les nécessités de l'é-
poque et du milieu où ils se trouvaient placés. Si leur attention
fut mise en éveil par le travail d'autrui, ce ne fut nullement
d'une manière servile, ni dans la méthode ni dans les résultats,
que procéda leur intelligence.
S'étant imposé l'obligation de respecter et, par conséquent,
de reconnaître les droits des Romains, ce leur fut une raison
de se rendre un compte fort exact des leurs , et d'établir une
sorte de concordance ou mieux de parallélisme entre les deux
systèmes qu'ils avaient l'intention de faire vivre en face l'un
de l'autre. Il résulta de cette dualité, si franchement acceptée
et même cultivée, un principe d'une haute importance et dont
l'influence ne s'est jamais complètement perdue. Ce fut de re-
connaître, de constater, de stipuler qu'il n'existait pas de dis-
tinction organique entre les diverses tribus, les diverses nations
venues du nord, en quelque lieu qu'elles fussent établies et
quelques noms qu'elles pussent porter, du moment qu'elles
étaient germaniques (1). A la faveur de certaines alliances, un
petit nombre de groupes plus qu'à demi slaves parvinrent à se
faire accepter dans cette grande famille, et servirent plus tard
de prétexte, d'intermédiaire pour y rattacher, ave-c moins de
fondement encore, plusieurs de leurs frères. Mais cette exten-
Romains recherchaient beaucoup les statues de marbre, afin d'en faire
de la chaux. Les rois visigoths et les papes, malgré les prescriptions
les plus sévères, ne purent empêcher le plus grand nombre des objets
d'art de périr ainsi. (Ouvr. cité, p. 857.) — Athalaric s'eflforça de réor-
ganiser l'école de droit de Rome. (Cassiod., Var., IX, 31.) — Les rois
visigoths, non contents de défendre la destruction des monuments,
attribuèrent même des fonds à leur entretien. (Clarac, ouvr. cité,
part. II, p. 837.)
(1) C'était agir conformément aux indications de la race, de la lau-
guc, de la loi civile, etPaIsgraveaditavec vérité : « Like their varions
« languages which are in thruth but dialect of one mother longue, so
« their laws are but modiGcations of one primeval code... even now
« we can mark the era when the same principles and doctrines were
« recognised at Upsala and at Toledo, in Lombardy and in England. »
(Ouvr. cité, t. I, j). 3.) i
DES RACES HUMAINES. 425
sion n'a jamais été bien sentie ni bien acceptée par l'esprit oc-
cidental. Les Slaves lui sont aussi étrangers que les peuples
sémitiques de l'Asie antérieure, avec lesquels il est lié à peu
près de la même façon par les populations de l'Italie et de
l'Espagne.
On le voit, le génie Jïermanique était anssi généralisateui
que celui des nations antiques l'était peu. Bien qu'il partît
d'une base en apparence plus étroite que les institutions hel-
lénistiques, romaines ou celtiques, et que les droits de l'homme
libre, pris individuellement, fussent pour lui ce qu'étaient les
droits de la cité pour les autres, la notion qu'il en avait, et
qu'il étendait avec une si superbe imprévoyance , le conduisit
infiniment plus loin qu'il ne pensait lui-même aller. Rien de
plus naturel : l'âme de ce droit personnel, c'était le mouvement,
l'indépendance, la vie, l'appropriation facile à toutes les cir-
constances ambiantes; l'âme du droit civique, c'était la servi-
tude, comme sa suprême vertu était l'abnégation.
.Malgré le profond désordre ethnique au milieu duquel l'A-
rian Germain apparaissait, et bien que son propre sang ne fût
pas absolument homogène, il mettait tous ses soins à circons-
crire, à préciser deux grandes catégories idéales dans lesquelles
il enfermait toutes les masses soumises à son arbitrage; en
principe, il ne reconnaissait que la romanité.et la barbarie.
C'était là le langage consacré. Il s'efforçait d'ajuster du moins
mal possible ces deux éléments désormais constitutifs de la
société occidentale, et dont le travail des siècles devait arron-
dir les angles, adoucir les contrastes, amener la fusion. Qu'un
tel plan, que les germes qui y étaient déposés fussent supérieurs
en fécondité et préparassent pour l'avenir de plus beaux fruits
que les plus éclatantes théories de la Rome sémitique, il serait
oiseux de le discuter. Dans cette dernière organisation, on l'a
pu constater, mille peuples rivaux, mille coutumes ennemies,
mille débris de civilisations discordantes se faisaient une guerre
intestine. Pas la moindre tendance n'existait à sortir d'une con-
fusion si monstrueuse, sans courir le danger de tomber dans
une autre plus horrible encore. Pour tous liens, le cadastre,
les règlements niveleurs du fisc, l'impartialité négative de la
24.
426 DE l'inégalité
loi; mais rien de supérieur qui préparât, qui forçât l'avène-
ment d'une moralité nouvelle, d'une communauté de vues,
d'une tendance unanime parmi les hommes, ni qui annonçât
cette civilisation sagace qui est la nôtre, et que nous n'aurions
jamais obtenue si la barbarie germanique n'en avait apporté
les plus précieuses greffes et n'avait pris la charge de les faire
réussir sur la tige débile de la romanité, passive, dominée, con-
trainte, jamais sympathique.
J'ai rappelé quelquefois dans le cours de ces pages . et ce
n'était pas inutilement, que les grands faits que je décris , le>
importantes évolutions que je signale, ne s'opèrent nullement
par suite de la volonté expresse et directe des masses ou de
tels ou tels personnages historiques. Causes et effets , tout se
développe au contraire le plus ordinairement à l'insu ou à ren-
contre des vues de ceux qui y contribuent. Je ne m'occupe
nullement de retracer l'histoire des corps politiques, ni les
actions belles ou mauvaises de leurs conducteurs. Tout entier
attentif à l'anatoniie des races, c'est uniquement de leurs res-
sorts organiques que je tiens compte et des conséquences pré-
destinées qui en résultent, ne dédaignant pas le reste, mais le
laissant à l'écart lorsqu'il ne sert pas à expliquer le point en
discussion. Si j'approuve ou si je blâme , mes paroles n'ont
qu'un sens comparatif et, pour ainsi dire, métaphorique. En
réalité, ce n'est pas un mérite moral pour les chênes que d'é-
lever à travers les siècles leurs fronts majestueux , couronnés
d'un vert diadème, comme ce n'est pas non plus une honte
pour les herbes des gazons de se faner en quelques jours. Les
uns et les autres ne fout que tenir leurs places dans les séries
végétales, et leur puissance ou leur humilité concourent égale-
ment aux desseins du Dieu qui les a faits. Mais je ne me dissi-
mule pas non plus que la libre action des lois organiques, aux-
quelles je borne mes recherches, est souvent retardée par
l'immixtion d'autres mécanismes qui lui sont étrangers. Il faut
passer sans étonnement par-dessus ces perturbations momen-
tanées, qui ne sauraient changer le fond des choses. A travers
tous les détours où les causes secondes peuvent entraîner les
conséquences ethniques, ces dernières finissent toujours par
DES BACES HUMAINES. 437
retrouver leurs voies. Elles y tendent imperturbablement et
ne manquent jamais d'y arriver. C'est ainsi qu'il en advint pour
le sentiment conservateur des Germains envers la romanité.
II fut en vain combattu et souvent obscurci par les passions
qui lui faisaient escorte; à la lin il accomplit sa tâche. Il se
refusa à la destruction de l'empire aussi longtemps que l'em-
pire représenta un corps de peuples, un ensemble de notions
sociales différentes de la barbarie. Il fut si ferme dans cette
volonté et si inexpugnable, qu'il la maintint même pendant
l'espace de quatre siècles où il se vit forcé de supprimer l'em-
pereur dans l'empire.
Cette situation d'un État despotique subsistant sans avoir de
tête n'était pas, du reste, aussi étrange qu'elle le peut sembler
d'abord. Dans une organisation comme la romaine , où l'hé-
rédité monarchique n'avait jamais existé et où l'élection du
chef suprême , indifféremment accomplie par le prédécesseur,
par le sénat, par le peuple ou par une des armées, puisait sa
validité dans le seul fait de sa maintenue; en face d'un pareil
ordre de choses , ce n'est pas la régularité des successions au
trône qui peut faire connaître que le corps politique continue
de vivre, encore bien moins le corps social. Le seul critérium
admissible , c'est l'opinion des contemporains à cet égard. Et
il n'importe pas que cette opinion soit fondée sur des faits spé-
ciaux, comme, par exemple, la continuation d'institutions sé-
culaires, chose de tout temps inconnue dans une société en
perpétuelle refonte, ou bien la résidence du pouvoir continuée
dans une même capitale, ce qui n'avait pas eu lieu davantage;
il sufQt que la conviction existant sur ce sujet résulte de l'en,
chainement d'idées, même transitoires et disparates, mais
qui, s'engendrant les unes des autres, créent, malgré la ra-
pidité de leur succession , une impression de durée pour le
milieu assez vague dans lequel elles se développent, meurent
et sont incessamment remplacées.
C'était l'état normal dans la romanité, et voilà pourquoi
lorsque Odoacre eut déclaré le personnage d'un empereur
d'Occident inutile, personne ne pensa, non plus que lui, que
par suite de cette mesure l'empire d'Occident cessât d'être.
428 DE l'inégalité
Seulement, on jugea qu'une nouvelle phase commençait; et
de même que la société romaine avait été gouvernée d'abord
par des chefs que ne désignait aucun titre, qu'elle en avait en
ensuite qui s'étaient décorés de leur nom de César, d'autres
qui avaient établi une distinction entre les Césars et les Au-
gustes, et, au lieu d'imposer une direction unique au corps
politique, lui en avaient fourni deux, puis quatre, de même
on s'accommoda de voir l'empire se passer d'un représentant
direct, relever très superficiellement, et uniquement pour la
forme, du trône de Constantinople , et obéir sans se dissoudre,
et en restant toujours l'empire d'Occident, à des magistrats
germaniqnes, qui, chacun dans les pays de son ressort, appli-
quaient aux populations les lois spéciales instituées jadis à
leur usage par la jurisprudence romaine. Odoacre n'avait donc
accompli qu'une pure révolution de palais, beaucoup moins
importante qu'elle n'en avait l'air; et la preuve la plus pal-
pable qu'on en puisse donner, c'est la conduite que tint plus
tard Charlemagne et la façon dont la restauration du porte-
couronne impérial s'accomplit en sa personne.
Le roi des Hérules avait déposé le fils d'Oreste en 475;
Charlemagne fut intronisé, et termina l'interrègne en 801. Les
deux événements étaient séparés par une période de près de
quatre siècles , et de quatre siècles remplis d'événements ma-
jeurs, bien capables d'effacer de la mémoire des hommes tout
souvenir de l'ancienne forme de gouvernement. Quelle est,
d'ailleurs, l'époque où il ne serait pas insensé de vouloir re-
prendre un ordre de choses qui aurait été interrompu depuis
quatre cents ans ? Si donc Charlemagne le put faire, c'est qu'en
réalité il ne ressuscitait pas le fond ni même la forme des ins-
titutions, c'est qu'il ne faisait que rétablir un détail qu'on avait
pu négliger un temps sans péril , et qu'on reprenait sans ana-
chronisme.
L'empire, la romanité, s'étaient constamment soutenus en
face de la barbarie et par ses soins. Le couronnement du fils
de Pépin ne faisait que lui rendre un des rouages qu'avec tant
d'autres, disparus pour toujours , elle avait vus jadis fonction-
ner dans son sein. L'incident était remarquable, mais il n'avait
DES RACES HUMAINES. 429
rien de vital ; c'est ce que montre bien l'examen des motifs qir,
avaient prolongé si longtemps l'interrègne.
Après avoir juné raisonnable, autrefois, que le chef de la
société romaine fi\t issu d'une famille latine , on avait consenti
bientôt à le prendre dans une partie quelconque de l'Italie,
puis enûn et exclusivement dans les camps, et alors on ne s'é-
tait plus enquis de son origine. Cependant il était toujours
resté convenu , et sur ce point le bon sens ne pouvait guère
faiblir, que l'empereur devait avoir au moins les formes ex-
térieures des populations qu'il régissait , porter un des noms
familiers à leurs oreilles, s'habiller comme eux et parler la
langue courante, la langue des décrets et des diplômes, tant
bien que mal. A l'époque d'Odoacre, les distinctions extérieures
entre les viiiiiqueurs et les vaincus étaient encore trop accu-
sées pour que la violation de ces règles ne fît pas scandale aux
yeux de ceux-là même qui auraient pu vouloir l'essayer à
leur profit.
Pour les chefs germaniques , pour les rois sortis du sang des
Âmâles ou des Mérowings , se faire instituer patrices et con-
suls, c'étaient là des ambitions permises et même nécessaires :
le gouvernement des peuples était à ce prix. Mais, outre que
la prise de possession de la pourpre augustale par un chef
barbare, vêtu et vivant suivant les usages du Nord, entouré
de sa truste, dans un palais de bois, aurait été passible de ri-
dicule, l'ambitieux mal inspiré qui en eût fait l'essai aurait
éprouvé la difficulté la plus grande à se faire reconnaître dans
sa dignité suprême par de nombreux adversaires, tous ses ri-
vaux, tous égaux à lui, ou croyant l'être, par l'illustration,
tous à peu près aussi forts que lui. La coalition de mille vani-
tés, de mille intérêts blessés aurait eu bientôt fait de le rabat-
tre au rang commun, et peut-être au-dessous.
Pénétrés de cette évidence , les plus puissants monarques
germaniques ne voulurent pas en essuyer les périls (1). Ils
(1) Cependant on ne peut nier que la tentation de le faire n'existât
pour eux très vive et qu'ils ne s'y abandonnassent quelquefois en par-
tie. KIodowiK, au dire de Grégoire de Tours (II, 38), s'était même fait
donner le titre d'Auguste. Thcodorik le Grand joua même le rôle de
430 DE l'inégalité
imagiDèrent quelque temps le biais de donner à quelqu'un de
leurs domestiques romains cette dignité qu'ils n'osaient revêtir
eux-mêmes, et, quand le malheureux mannequin faisait mine
d'essayer un peu d'indépendance, un mot, un geste, le faisait
disparaître.
Tous les avantages semblaient se réunir dans cette combi-
naison. Eu dominant l'empereur on dominait l'empire , et cela
sans se donner les apparences d'une usurpation trop osée -, en
un mot, c'était un expédient bien imaginé. Par malheur,
comme tout expédient , il s'usa vite. La vérité perçait trop fa-
cilement sous le mensonge. Le Mérovv^ing ne se souciait pas
plus de reconnaître pour son souverain le serviteur d'Odoacre
qu'Odoacre lui-même. Chacun protesta , chacun repoussa cette
contrainte , puis chacun , ayant consulté ses forces , se rendit
justice en silence, s'exécuta modestement : l'interrègne fut
proclamé , et l'on attendit que l'équilibre des forces eût cessé
pour reconnaître à celui qui bien décidément l'emporterait le
droit de recommencer la série des empereurs.
Ce ne fut qu'au bout de quatre cents ans que toutes les dif-
ficultés se trouvèrent aplanies. Au début de cette période nou-
velle, les facilités les plus complètes apparurent à tous les
yeux. La plupart des nations germaniques s'étaient laissé af-
faiblir, sinon incorporer par la roraanité; plusieurs même
avaient cessé d'exister comme groupes distincts. Les Visigoths,
appariés aux Romains de leurs territoires, ne conservaient
plus entre eux et leurs sujets aucune distinction légale qui rap-
pelât une inégalité ethnique. Les Longobards maintenaient une
situation plus distincte, d'autres encore faisaient de même;
toutefois il était incontestable que le monde barbare n'avait
plus qu'un seul représentant sérieux dans l'empire, et ce re-
présentant, c'était la nation des Franks, à laquelle l'invasion
des Austrasiens venait de rendre un degré d'énergie et de puis-
sance évidemment supérieur à celui de toutes les autres races
collègue d'Anastase. Hais ce furent plutôt des prétentions que des
réalités, et ces deux circonstances ne sont guère que des curiosités
historiques, tant elles furent peu suivies d'effets.
DES BACES HUMAINES. 431
parentes. Le problème de la suprématie était donc résolu au
proflt de ce peuple.
Puisque lesFranks dominaient tout, puisque en même temps
le mariage de la barbarie et de la romanité était assez avancé
déjà pour que les contrastes d'autrefois fussent devenus moins
choquants, l'empire se retrouvait en situation de se donner un
chef. Ce chef pouvait être un Germain , Germain de fait et de
formes ; cet élu ne devait être qu'un Frank ; parmi les Franks,
qu'un Austrasien, que le roi des Austrasiens, et donc que
Gharlemagne. Ce prince, acceptant tout le passé , se porta pour
le successeur des empereurs d'Orient , dont le sceptre venait
de tomber en quenouille, ce que la coutume d'Occident ne
pouvait admettre suivant lui. Voilà par quel raisonnement il
restaura le passé. D'ailleurs , les acclamations du peuple ro-
main et les bénédictions de l'Église ne lui refusèrent pas leur
concours (1).
Jusqu'à lui la barbarie avait fidèlement poursuivi son sys-
tème de conservation à l'égard du monde romain. Tant qu'elle
exista dans sa véritable et native essence , elle ne se départit
pas de cette idée. Depuis comme avant l'arrivée des premiers
grands peuples teutoniques, jusqu'à l'avènement des âges
moyens vers le dixième siècle, c'est-à-dire pendant une période
(1) Les politiques du temps ne voulurent pas même avouer que le
nouvel empereur restaurait un trône ancien. Ils prétendirent qu'il suc-
cédait, non pas à Augustule, mais à l'empereur d'Orient, Constantin V.
Pendant tout le temps de l'interrègne, on avait, en effet, admis cette
théorie, que le souverain siégeant à Constautinople était devenu le
chef nominal de la romanité entière. Son pouvoir se bornait à accor-
der les investitures, quand on les lui demandait. Lorsque Gharlemagne
voulut prendre la pourpre, on rompit avec cette fiction, en lui en sub-
stituant une autre : ce fut d'imaginer que, par l'avènement d'Irène,
l'empire d'Orient étant tombé en quenouille, celui d'Occident ne pou-
vait suivre le même sort, parce que la loi des Saliens s'y opposait,
comme si la loi des Saliens eût eu quelque chose à dire dans un cas
d'hérédité romaine, qui échappait même légalement aux règles de la
Jurisprudence civile. Il est, du reste, à remarquer que c'est ici la pre-
mière application qui fut faite de la doctrine de l'inaptitude des fem-
mes à succéder à la couronne de France, et, en ce cas, de l'appui à
la loi régissant la tenure du domain^ salique. On a contesté à tort
qu'il y eût corrélation réelle entre ces deux points.
432 DB l'inégalité
de sept cents ans environ, la théorie sociale, plus ou moins
clairement développée et comprise, demeura celle-ci : la ro-
manité, c'est l'ordre social. La barbarie n'est qu'un accident,
accident vainqueur et dirigeant , à la vérité , mais enfin acci-
dent, et, comme tel, d'une nature transitoire.
Si l'on avait demandé aux sages de cette époque lequel des
deux éléments devait survivre à l'autre, absorber l'autre , l'a-
néantir, incontestablement ils auraient répondu et ils répon-
daient effectivement en célébrant l'éternité du nom romain.
Cette conviction était-elle erronée ? Oui , en ceci qu'on se re-
présentait l'image incorrecte d'un avenir trop semblable au
passé et beaucoup trop rapproché ; mais , au fond , elle n'était
erronée qu'à la façon des calculs de Christophe Colomb par
rapport à l'existence du nouveau monde. Le navigateur génois
se trompait dans toutes ses supputations de temps, d'éloigne-
ment et d'étendue. Il se trompait sur la nature de ses décou-
vertes à venir. Le globe terrestre n'était pas si petit qu'il le
supposait; les terres auxquelles il allait aborder étaient plus
loin de l'Espagne et plus vastes qu'il ne l'imaginait; elles ne
faisaient point partie de l'empire chinois , et l'on n'y parlait
pas l'arabe. Tous ces points étaient radicalement faux ; mais
cette série d'illusions ne détruisait pas l'exactitude de l'asser-
tion principale. Le protégé des rois catholiques avait raison de
soutenir qu'il y avait un pays inconnu dans l'ouest.
De même aussi, la pensée générale de la romanité était dans
le faux en considérant le mode de culture dont elle conservait
les lambeaux comme le trésor et le dernier mot du perfection-
nement possible ; elle l'était encore en ne voyant dans la bar-
barie qu'une anomalie destinée à promptement disparaître;
elle l'était bien davantage en annonçant comme prochaine la
réapparition complète d'un ordre de choses qu'on s'imaginait
admirable ; et cependant, malgré toutes ces erreurs si consi-
dérables, malgré ces rêves si rudement bafoués par les faits,
la conscience publique devinait juste en ceci que, la romanité
étant l'expression de masses humaines infiniment plus impo-
santes par leur nombre que la barbarie, cette romanité devait,
à la longue, user sa dominatrice comme les Qots usent le ro-
DES BACES HUMAINES. 433
cher, et lui survivre. Les nations germaniques ne pouvaient
éviter de se dissoudre un jour dans les détritus accumulés et
puissants des races qui les entouraient, et leur énergie était
condamnée à s'y éteindre. Voilà ce qui était la vérité; voilà ce
que l'instinct révélait aux populations romaines. Seulement, je
le répète, cette révolution devait s'opérer avec une lenteur dont
les imaginations humaines n'aiment pas à mesurer les ennuis,
vu la difficulté qu'elles éprouvent d'ailleurs à se soutenir au
milieu d'espaces un peu larges. Il faut ajouter encore qu'elle
ne pouvait jamais être si radicale que de ramener la société à
son point de départ sémitisé. Les éléments germaniques de-
vaient s'absorber, mais non pas disparaître à ce point.
Ils s'absorbent néanmoins, et d'une façon constante désor-
mais. Leur décomposition au sein des autres éléments ethni-
ques est bien facile à suivre. Elle fournit la raison d'être de
tous les mouvements importants des sociétés modernes, ainsi
qu'on en juge aisément en examinant les différents ordres de
faits qui lui servent à se manifester.
Il a déjà été établi précédemment que toute société se fon-
dait sur trois classes primitives , représentant chacune une va-
riété ethnicpie : la noblesse, image plus ou moins ressemblante
de la race victorieuse ; la bourgeoisie, composée de métis rap-
prochés de la grande race ; le peuple , esclave , ou du moins
fort déprimé, comme appartenant à une variété humaine infé-
rieure, nègre dans le sud, finnoise dans le nord.
Ces notions radicales furent brouillées partout de très bonne
heure. Bientôt on connut plus de trois catégories ethniques;
partant, beaucoup plus de trois subdivisions sociales. Cepen-
dant l'esprit qui avait fondé cette organisation est toujours resté
vivant; il l'est encore; il ne s'est jamais donné de démenti à
lui-même, et ilse montre aujourd'hui aussi sévèrement logique
que jamais.
Du moment que les supériorités ethniques disparaissent, cet
esprit ne tolère pas longtemps l'existence des institutions faites
pour elles et qui leur survivent. Il n'admet pas la fiction. Il
abroge d'abord le nom national des vainqueurs, et fait dominer
celui des vaincus; puis il met à néant la puissance aristocrati-
RACES HUMAINES. — T. II. 25
434 DE l'inégalité
([lie. Tandis qu'il détruit ainsi par en haut toutes les apparences
qui n'ont plus un droit réel et matériel à exister, il n'admet
plus qu'avec une répugnance croissante la légitimité de l'escla-
vage; il attaque, il ébranle cet état de choses. Il le restreint,
enfin il l'abolit. 11 multiplie, dans un désordre inextricable, les
nuances infinies des positions sociales, en les rapprochant tous
les jours davantage d'un niveau commun d'égalité; bref, abais-
ser les sommets, exhausser les fonds , voilà son œuvre. Rien
n'est plus propre à faire bien saisir les différentes phases de
l'amalgame des races que l'étude de l'état des personnes dans
le milieu qu'on observe. Ainsi , prenons ce côté de la société
germanique du v" au ix" siècle, et, commençant par les points
les plus' culminants, considérons les rois.
Dès le II** siècle avant notre ère, les Germains de naissance
libre reconnaissaient entre eux des différences d'extraction. Ils
qualifiaient de fils des dieux, de fils des Ases, les hommes
issus de leurs plus illustres familles , de celles qui jouissaient
seules du privilège de. fournir aux tribus ces magistrats peu
obéis, mais fort honorés, que les Romains appelaient leurs
princes (1). Les fils des Ases , ainsi que leur nom l'indique,
descendaient de la souche ariane, et le fait seul qu'ils étaient
mis à part du corps entier des guerriers et des hommes libres
prouve qu'on reconnaissait dans le sang de ces derniers l'exis-
tence d'un élément qui n'était pas originairement national et
qui leur assignait une place au-dessous de la première. Cette
considération n'empêchait pas que ces hommes ne fussent
forts importants, ne possédassent les odels, n'eussent même
le droit de commander et de devenir chefs de guerre. C'est
dire qu'il leur était loisible de se poser en conquérants et de
se rendre plus véritablement rois que les fils des Ases, si ceux-
ci consentaient à rester confinés dans leur grandeur au fond
des territoires Scandinaves.
C'était là le principe ; mais il ne paraît pas que les grandes
(1) Un des signes caractéristiques auxquels on reconnaissait un
homme de race divine, c'était l'éclat extraordinaire de ses yelix. La
même particularité s'attache, dans l'Iude, aux incarnations célestes.
(H., Léo, Vorlesungen, t. I, p. 40.)
DES RACES HUMAINES. -135
nations germaniques de l'extrême nord , celles qui renouvelè-
rent la face du monde, aient jamais, tant qu'elles furent aria-
nes, abandonné leurs plus importants établissements à des
hommes d'une naissance commune (1). Elles avaient trop de
pureté de sang, quand elles apparurent au ipilieu de l'empire
romain, pour admettre que leurs chefs pussent en manquer.
Toutes pensèrent, à cet égard, comme les Hérules, et agirent
de même. Elles ne placèrent à la tête de leurs bandes que des
Arians purs, que des Ases, que des flis de dieux. Ainsi, posté-
rieurement au V* siècle, on doit considérer les tribus royales
des nations teutoniques comme étant d'extraction pure. Cet
état de choses ne dura pas longtemps. Ces familles d'élite ne
s'alliaient pas qu'entre elles et ne suivaient pas, dans leurs ma-
riages, des principes fort rigides; leur race s'en ressentit, et,
dans sa décadence, les reporta à tout le moins au rang de leurs
guerriers. Les idées qu'elles possédaient, perdant du même
coup, leur valeur absolue, subirent des modiûcations analogues.
Les rois germaniques devinrent accessibles à des notions in-
connues de leurs ancêtres. Ils furent extrêmement séduits par
lés formes et les résultats de l'administration romaine, et beau-
coup plus portés à les développer et à les mettre en pratique
que favorables aux institutions de leurs peuples. Celles-ci ne
leur donnaient qu'une autorité précaire, difficile et fatigante à
maintenir-, elles ne leur conféraient que des droits hérissés de
restrictions. Elles leur imposaient à tous moments le devoir de
compter avec leurs hommes, de prendre leurs avis, de respec-
ter leurs volontés, de s'incliner devant leurs répugnances, leurs
sympathies ou leurs préjugés. En chaque circonstance, il fal-
lait que l'amalung des Goths ou le mérowing des Franks tâtât
Topinion avant d'agir, se donnât la peine de la flatter, de la
persuader, ou, s'il la violentait, redoutât des explosions qui
étaient autorisées par la loi à ne considérer le régicide que
comme le maximum du meurtre ordinaire. Beaucoup de peines,
(I) De là Ifi respect dont étaient entourées certaines tribus royales :
les Skillinga clic/, les Suédois, les Nibelungs, Franci ncbulones, chez
les Franks, les Herclinga, etc.
43G DE L INEGALITE
de soucis, de fatigues, d'exploits obligés, de générosité, c'é-
taient là les dures conditions du commandement. Étaient-elles
bien et dûment remplies, elles valaient des honneurs mesquins,
des respects douteux qui ne mettaient pas celui auquel on les
rendait à l'abri des admonestations brutalement sincères de ses
fidèles.
Du côté de la romanité , quelle différence ! que d'avantages
sur la barbarie ! La vénération pour celui qui portait le sceptre,
quel qu'il fût, était sans limites; des lois sévères, pressées
comme un rempart autour de sa personne, punissaient du der-
nier supplice et de l'infamie la plus légère offense à cette rayon-
nante majesté. Où que tombât le regard du maître, pros-
ternation, obéissance absolue; jamais de contradictions, des
empressements toujours. U y avait bien une hiérarchie sociale.
On distinguait des sénateurs et une plèbe ; mais c'était là une
organisation qui ne produisait pas, comme celle des tribus ger
maniques, des individualités fortes, en état de rembarrer la vo-
lonté du prince. Au contraire, les sénateurs, lescuriales, n'exis-
taient que pour être les ressorts passifs de la soumission
générale. La crainte de la puissance matérielle des empereurs
ne développait, ne maintenait pas seule de pareilles doctrines.
Elles étaient naturelles à la romanité , et , prenant leur source
dans la nature sémitique, elles se croyaient commandées, im-
posées, par la conscience publique. Il n'était pas possible à
un homme honnête , à un bon citoyen de les répudier, sans
manquer aussitôt à la règle, à la loi, à la coutume, à toute la
théorie des devoirs politiques , partant sans blesser la cons-
cience.
Les rois germaniques, contemplant ce tableau, le trouvè-
rent sans doute admirable. Ils comprirent que la' plus satis-
faisante de leurs attributions était celle de magistrat romain,
et que le beau idéal serait de faire disparaître en eux-mêmes
et dans leur entourage le caractère germanique pour parve-
nir à n'être plus que les heureux possesseurs d'une autorité
nette et simple, et bien attrayante, puisqu'elle était illimitée.
Rien de plus naturel que cette ambition; mais, pour qu'elle se
réalisât, il fallait que les éléments germaniques s'assouplis-
DES BACES HUMAINES. 437
sent. Le temps seul, amenant ce résultat des mélanges ethni-
ques, y pouvait quelque chose.
En attendant , les rois montrèrent une faveur marquée à
leurs sujets romains si respectueux , et ils les rapprochèrent ,
autant que possible, de leurs personnes. Ils les admirent très
volontiers dans ce cercle intime des compagnons qu'ils appe-
laient leur truste, et cette faveur, en déGnitive inquiétante et
blessante pour les guerriei'S nationaux, ne paraît pas cepen-
dant avoir produit un tel effet. D'après la manière de voir de
ceux-ci , le chef était en droit 'd'engager à son service tous
ceux qu'il y jugeait propres. C'était chez eux un principe ori-
ginel. Leur tolérance complète avait cependant des raisons
plus profondes encore.
Les champions de naissance libre, qui n'étaient plus les
égaux de leurs chefs par la naissance et n'appartenaient pas à
la pure lignée des Ases", au moins pour la plupart (1), puis-
qu'ils avaient déjà subi quelques modifications ethniques avant
le V siècle de notre ère , naturellement étaient disposés à en
accepter de nouvelles. Certaines lois locales opposaient, à la
vérité, quelques barrières à ce danger. Telles tribus natio-
nales n'étaient pas autorisées à contracter des mariages entre
elles (2)-, le code des Ripuaires, en le permettant entre les po-
pulations qu'il régissait et les Romains, stipulait toutefois une
déchéance pour les produits de ces hymens mixtes (3). Il les
dépouillait d'avance des immunités germaniques, et, les sou-
mettant au régime des lois impériales, les rejetait dans la foule
(1) Chez les Franks, Klilodwig fit égorger tous les hommes de race
sali<|ue, de sorte qu'après son régne il n'y eut plus personne dans les
handcs gcrmani(]ucs de la contrée gauloise qui put lutter de noblesse
avec les Mérowings. (H. Lco, Vorlesungen , etc., t. I, p. l.'iC.)
(3) Weinhold, Die deu/scA. Frauen im Mitlelall., p. 339 et seqq. —
Dans ces nations les alliances avec des Romains passaient pour moins
répréhcnsibles.
(3) Les enfants issus d'un barbare et d'une Romaine étaient Romains.
(Ibidem.) — Au i\' siècle, la loi saxonne prononçait la peine de mort
contre les hommes coupables d'un mariage illégal. Mais il y a à remar-
<HJCr que c'est une époque bien tardive, et que rien n'indique que
cette loi fût fort ancienne. En tout cas, elle n'a pas duré. (U. I.eo,
Vorlesungen, etc., t. I, p. ico.)
438 DE l'inégalité
des sujets de l'empire. Cette logique et cette façon de procéder
n'eussent pas été désavouées dans l'Inde; mais, en somme, ce
n'étaient que des restrictions très imparfaites; elles n'eurent
pas la puissance de neutraliser l'attraction que la romanité et
la barbarie exerçaient l'une sur l'autre. Bientôt les concessions
de la loi s'agrandirent, les réserves disparurent, et, avant l'ex-
tinction des Mérowings, le classement des habitants d'un ter-
ritoire sous telle ou telle législation avait cessé de se régler
sur l'origine (1). Rappelons que chez les Visigoths, bien plus
avancés encore, toute distinction légale entre barbare et Ro-
main avait même cessé d'exister (2).
Ainsi les vaincus se relevaient partout; et, puisqu'ils pou-
vaient prétendre aux honneurs germaniques, c'est-à-dire à
être admis parmi les leudes du roi, parmi ses affidés, ses con-
fidents , ses lieutenants, il était bien naturel que le Germain , à
son tour, pût avoir des motifs d'ambitionner leur alliance. Les
Gaulois et les Italiens se trouvèrent ainsi de plain-pied avec
leurs dominateurs , et , de plus , ils leur montrèrent encore qu'ils
possédaient un joyau digne de rivaliser avec tous les. leurs :
c'était la dignité épiscopale. Les Germains comprirent à mer-
veille la grandeur de cette situation ; ils la souhaitèrent ardem-
ment , ils l'obtinrent , et l'on vit ainsi du même coup que des
hommes sortis de la masse dominée devinrent les antrustions
(1) Bien que les ecclésiastiques fussent placés d'office sous la Ijurî-
diction romaine, ils n'étaient pas partout forcés de l'accepter. Chez les
Lombards, des prêtres et moines des communautés préférèrent et
reçurent la loi barbare. Il y a des exemples de ce fait jusque dans
les IX*, x« et xi« siècles. (Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 117.) Les af-
franchis acquéraient la loi des peuples dont ils étaient issus. Chez
les Ripuaires, il leur fallait suivre ou la loi ripuaire ou la loi romaine,
au choix de leur patron. (Ibidem., p. 118.) Chez les Lombards, ils
restaient sous la loi du patron. ( Ibid.) Les enfants naturels choisis-
saient leur loi à leur gré. (Ibid., p. 114.) Au-dessus de la loi romaine
comme de la loi barbare, il y avait dans chaque territoire germanique
une règle générale qui s'appliquait indifféremment à tous les ha-
bitants du pays, et qui, ayant pour objet les intérêts les plus géné-
raux, dérivait d'un compromis entre les diverses législations. Les
Capitulaircs sont la codiGcation et le développement de cette règle
suprême. (Ibid., p. 113.)
(2) Savigny, ouvr. cité, p. 866.
DES BACES HUMAINES. 439
du nis d'Odin, tandis que plusieurs des dominateurs, dépouil-
lant les ornements et les armes des héros germaniques pour
prendre la crosse et le pallium du prêtre romain, s'instituaient
les mandataires et, comme on disait, les défenseurs d'ime
population romaine, et, acceptant avec elle la plus complète
fraternité, répudiaient leur loi natale pour accepter la sienne.
En même temps, sur un autre point de l'organisation so-
ciale, ime autre innovation s'accomplissait. L'ariman, le
bonus homo , qui, aux premiers jours de la conquête, faisait
profession de liaïr et de mépriser le séjour des villes, se lais-
sait aller peu à peu à quitter les champs pour devenir citadiu.
Il venait siéger à côté du curiale.
La position de celui-ci, épouvantable sous la verge de fer
des prétoires impériaux, s'était améliorée de toutes manières (I).
Les exactions moins régulières, sinon moins fréquentes, étaient
devenues plus supportables. Les évêques, chargés du lourd
fardeau de la protection des villes , s'étaient attachés à rendre
les sénats locaux capables de les seconder. Ils avaient plaidé
la cause de ces aristocraties auprès des souverains de sang ger-
manique , et ceux-ci , ne trouvant rien que de naturel à leur
(1) Savigny, ouvr. cité, t. I, p. i'JO et seqq. — Voici comment s'ex-
prime à ce sujet M. Augustin Thierry, adversaire si prononcé, d'ail-
leurs, de la race et de l'aclion germaniques ; « La curie, le corps des
« décurions, cessa d'être responsable de la levée des impôts dus au
« fisc. L'impôt fut levé par les soins du comte seul et d'après le
« dernier acte de contributions dressé dans la cité. Il n'y eut plus
« d'autre garantie de l'exactitude des contribuables que le plus ou
« moins de savoir-faire, d'activité et de violence du comte et de ses
« agents. Ainsi les fonctions municipales cessèrent d'être une charge
• ruineuse, personne ne tint plus à en être exempt, le clergé y entra.
« l.a liste des membres de la curie cessa d'être invariablement fixe;
« les anciennes conditions de propriété, nécessaires pour y être
« admis, ne furent plus maintenues; la simple notabilité suffit. Les
• corps de marchandise et de métiers, jusque-là distincts de la cor-
• poration municipale, y entrèrent du moins par leur sommité, cl
« tendirent de plus en plus à se fondre avec elle... L'intervention de
« la |K)pulation entière de la cité dans ses affaires devint plus fré-
K qucnte; il y eut de grandes assemblées de clercs et de laïques sous
« la présidence de l'évoque... » (Considération» êur Vhialoire de France,
in-li°, Paris, 18*6, t. I, p. 198-199.)
440 DE l'inégalité
commettre l'administration des intérêts de leurs concitoyens,
leur donnèrent lieu de devenir infiniment plus importantes
qu'elles ne l'avaient jamais été (1). C'est, du reste, le résultat
habituel de toutes les conquêtes opérées par des nations mili-
taires , que l'accroissement d'influence des classes riches vain-
cues dans les municipalités. Du consentement des patrices bar-
bares, les curiales se substituèrent aux nombreuses variétés et
catégories de fonctionnaires impériaux, qui disparurent. La
police, la justice, tout ce qui n'était pas expressément réga-
lien tomba en leur pouvoir (2); et comme l'industrie et le com-
merce enrichissaient les villes , que c'était dans les villes que
la religion et les études avaient leur siège , que les sanctuaires
les plus vénérés attiraient et fixaient une fouie dévote ou spé-
culatrice, sans compter les criminels qui s'y réunissaient par
centaines pour profiter du droit d'asile , mille considérations
opérèrent chez les arimans ce changement d'idées et d'humeur
qui aurait tant indigné leurs aïeux. On les vit se complaire
dans les villes, y prendre pied , s'y fixer; et voilà comment ils
y devinrent aussi curiales , voilà comment , sous leur influence,
ce nom latin fut abandonné pour faire place à ceux de rachim-
bourgs (3) et de scabins. On institua des scabins d'origine lom-
(1) Il se trouva même des points où l'administration provinciale
romaine fut conservée par les barbares : en Rhétie, par exemple, et
dans les pays bourguignons, il y eut, pendant plusieurs siècles en-
core, un j)reeses et des patrices, au lieu des comtes germaniques.
(Savigny, ouvr. cité, t. I, p. 278.)
(2) Eu 543, le sénat de Vienne autorise la fondation d'un couvent. —
En 373, les magistrats municipaux de Lyon ouvrent et reconnaissent
le testament de saint Nicetius. — En 731, à Sémur, l'abbé de Flavigny,
Widrad, parle, dans son testament, de la curie et du défenseur. Le
cas est d'autant plus digne d'attention que Sémur n'était pas une ville
proprement dite, mais un simple castrum. — Autres faits analogues à
Tours au vni« siècle, à Angers au vi« et au ix% à Paris au vui% dans
toute l'Italie septentrionale et centrale au x*, etc. (Savigny, oucr.
cité, pass.) — 11 n'est pas possible de douter quel'organisation muni-
cipale n'a jamais cessé d'exister, à aucune époque des âges moyens.
(3) Le racliimbourg est le même que le bonus homo; les deux termes
sont employés indifféremment dans les textes. C'est le friling des
Saxons du continent, le freeman des Anglo-Saxons, nommé aussi par
eux friborgus.
DES RACES HUMAINES. 4^11
barde, franke , visigothique, tout comme des scabins d'origiae
romaine (1).
Pendant que les princes, les chefs et les hommes libres de
la romanité et de la barbarie se rapprochaient, les classes in-
férieures faisaient de même , et de plus elles montaient. Le
régime impérial avait jadis consacré l'existence de plusieurs
situations intermédiaires entre l'esclavage complet et la liberté
cxjmplète. Sous l'administration germanique ces nuances al-
lèrent se multipliant, et l'esclavage absolu perdit tout d'abord
be;mcoup de terrain. Il était attaqué depuis bien des siècles par
l'instinct général. La philosophie lui avait fait une rude guerre
dès l'époque païenne ; l'Eglise lui avait porté des atteintes plus
sérieuses encore. Les Germains ne se montrèrent disposés ni
à le restaurer, ni même à le défendre ; ils laissèrent toute li-
berté aux affranchissements-, ils déclarèrent volontiers, avec
les évêques , que retenir dans les fers des chrétiens , des mem-
bres de Jésus-Christ , était en soi un acte illégitime. Mais ils
étaient en situation d'aller bien au delà , et ils le firent. La po-
litique de l'antiquité, qui avait consisté surtout à agir dans
l'enceinte des villes, et qui n'avait créé ses institutions princi-
pales que pour les populations urbaines, s'était toujours mon-
trée médiocrement soucieuse du sort des travailleurs ruraux.
I^s Germains ont un point de départ tout autre , et , passion-
nés pour la vie des champs, considéraient leurs gouvernés
d'une façon plus impartiale; ils n'avaient de préférence théo-
rique pour aucune catégorie d'entre eux, et par cela même
étaient plus propres à régler d'une manière équitable les desti-
nées de tous.
L'esclavage fut donc à peu près aboli sous leur administra-
tion (2). Ils le transformèrent en une condition mixte dans la-
(I) Avec celle différence, que tous les Romains de naissance libre
n'étaient pas d'abord aptes à être curialcs, tandis que lous les bar-
bares de la même catégorie n'admettaient pas entre eux de différence.
Du reste, cette égalité flnil par gagner aussi les Romains.
(i) Voir, à ce sujet, Guérard, Polypliquc de l'abbé Irminon, in-4»,
Paris, 18», t. I, p. m et seqq. — L'auteur de ce livre est doublement à
accepter comme arbitre dans cette question, d'abord pour son grand
et profond savoir, puis pour la haine consciencieuse et sans exemple
25.
442 DE l'inégalité
quelle l'homme eut la libre disposition de son corps garantie
par les lois civiles, l'Église et l'opinion publique. L'ouvrier
rustique devint apte à posséder ; il le fut encore à entrer dans
les ordres sacrés. La route des plus hautes dignités et des plus
enviées lui fut ouverte. Il put aspirer à l'épiscopat, position
supérieure à celle d'un général d'armée , dans la pensée des
Germains eux-mêmes. Cette concession transformait d'une
manière bien favorable la situation des personnes serviles ha-
bitant les domaines particuliers; mais elle exerça une action
plus puissante encore sur les esclaves des domaines royaux.
Ces flscalins, fiscalini, purent devenir et devinrent très sou-
vent des marchands d'une grande opulence, des favoris du
prince , des leudes , des comtes commandant à des guerriers
d'extraction libre. Je ne parle pas de leurs fliles, que les ca-
prices de l'amour élevèrent plus d'une fois sur le trône même.
Les classes les plus infîmes se trouvèrent ainsi avoir gagné
le rang d'une autre série romaine, les colons, qui s'élevèrent
du même coup dans une proportion égale. Au temps de Jules
César, ils avaient été agriculteurs libres; sous l'inlluence dé-
létère de l'époque sémitisée, leur position était devenue fort
triste. Des constitutions de Théodose et de Justinien les avaient
indissolublement attachés à la glèbe. On leur avait laissé la
faculté d'acquérir des immeubles, mais non pas celle de les
vendre. Quand le sol changeait de propriétaire, ils en chan-
geaient avec lui. L'accession aux fonctions publiques leur était
rigoureusement fermée. Il leur était même interdit d'agir en-
justice contre leurs maîtres, tandis que ceux-ci pouvaient à
leur gré les châtier corporellement. Par un dernier trait, on
leur avait défendu le port et l'usage des armes; c'était, dans
les idées du temps, les déshonorer (I).
dont il poursuit les populations germaniques. Le bien qu'il est obligé
de dire de leur administration ne saurait être suspect.
(1) Les âges moyens ne conservèrent pas même enUèrement cette
réserve : d'abord ils reconnurent les serfs eux-mêmes aptes à remplir
certaines fonctions publiques; ils eurent des servi vicarii et des servi
judices. On leur accordait en cette qualité le droit de porter la lance
et de chausser un éperon. Chez les Visigoths et chez les Lombards,
on les armait même de toutes pièces, et on les appelait ù concourir à
DES RACES HUMAINES. 443
La domination germanique abolit presque toutes ces disposi*
lions, et celles qu'elle négligea de faire disparaître, elle en
toléra l'infraction constante. On vit sous les Mérowings des
colons posséder eux-mêmes des serfs. Un ennemi fort animé
des institutions et des races du nord a avoué que leur condi-
tion d'alors ne fut nullement mauvaise (1).
Le travail des éléments teutoniques , agissant dans l'empire,
tendit ainsi pendant quatre siècles, du v" au ix.*, à améliorer
la position des basses classes, et à relever la valeur intrinsè-
que de la romanité. C'était la conséquence naturelle du mé-
lange ethnique qui faisait circuler jusque dans le fond des
multitudes le sang des vainqueurs. Quand Charlemagne ap-
parut, l'œuvre était assez avancée pour que l'idée de repren-
dre les errements impériaux pût présider aux conceptions de
cette forte tête ; mais il ne s'apercevait pas , non plus que per-
sonne , que les faits qui semblaient à première vue favoriser une
restauration annonçaient, au contraire, une grande et pro-
fonde révolution, amenaient l'avènement complet de rapports
nouveaux dans la société. Il n'était au monde volonté ni génie
qui pût empêcher l'explosion d^ causes parvenues en silence
à toute leur maturité.
La romanité avait repris de l'énergie , mais non pas partout
en dose égale. La barbarie s'était presque effacée comme corps -,
mais son influence dominait en plus d'une contrée , et sur ces
points, bien qu'elle se fût annihilée sous l'élément latin, c'était,
au contraire, celui-ci qui s'était résorbé en elle. 11 en était
résulté partout d'impérieuses dispositions sporadiques, et le
pouvoir de les réaliser.
Dans le sud de l'Italie régnait une confusion plus profonde
qtie jamais. Les populations anciennes, de faibles débris bar-
bares, des alluvions grecques incessantes, puis des Sarrasins en
foule, y entretenaient l'excès du désordre avec la prépondé-
rance sémitique. Nulle pensée n'y était générale, nulle force n'y
la sùrelè publique. (Guérard, ouvr. cité, t. I, p. 335.) — Comparer cel
élat de choses à l'organisation romaine.
(I) Guérard, Polyplique d'Irminon, l. I, pass.
444 DE l/lN ÉGALITÉ
était assez grande pour s'imposer longtemps. C'était un pays
voué pour toujours aux occupations étrangères, ou à une anar-
chie plus ou moins bien déguisée.
Dans le nord de la Péninsule, la domination des Lombards
était incontestée. Ces Germains, peu assimilés à la population
romanisée, ne partageaient pas son indifférence pour la supré-
matie d'une race germanique différente de la leur. Comme ils
n'étaient pas fort nombreux , Charlemagne pouvait les vaincre :
c'était tout, il ne pouvait pas étouffer leur nationalité (1).
Eu Espagne, le sud entier et le centre n'appartenaient plus
à l'empire-, l'invasion musulmane en avait fait une annexe des
vastes États du khalife. Quant au nord-ouest, où les descen-
dants des Suèves et des Visigoths s'étaient cantonnés , il pré-
sentait dans les masses inférieures beaucoup plus d'éléments
celtibères que de romains. De là une empreinte spéciale qui
distinguait ces peuples des habitants de la France méridionale
comme des Maures, bien qu'un peu moins.
Lesang de l'Aquitaine, pourvu de quelque affinité avec ce-
lui des iS'avarrais et des hommes de la Galice par ses éléments
originairement indigènes, avaU en outre une alluvion romaine
fort riche, et une alluvion barbare de quelque épaisseur, sans
équivaloir à celle de l'Espagne septentrionale.
En Provence et dans le Languedoc, la couche romaine était
tellement considérable , le fond celtique sur lequel elle avait été
établie était si fort primé par elle, que l'on aurait pu se croire
là dans l'Italie centrale , d'autant mieux que les invasions sar-
rasines y entretenaient une infiltration sémitique qui n'était pas
sans puissance (2). Les Visigoths, après un séjour où leur
sang s'était beaucoup oblitéré, étaient en partie retirés en Espa-
gne, en partie envoie de s'absorber définitivement dans la po-
pulation native. Vers l'est, des groupes burgondes, et partout
(1) Savigny observe, avec vérité, que le nombre des groupes pourvus
du droit personnel est beaucoup plus considérable en Italie qu'on
France au vii« siècle. Il en conclut judicieusement que les différentes
races y sont complètement représentées. {Ouvr. cité, 1. 1, p. 104.)
(2) Reynaud, Invasions des Sarrasins en France, en Savoie et dans
la Suisse, Paris, 183G, in-8".
DES BACES HUMAINES. 445
quelque peu de Franks, dirigeaient cet ensemble assez peu
homogène, mais n'en étaient pas les maîtres absolus.
La Bourgogne et la Suisse occidentale, en y comprenant la
Savoie et les vallées du Piémont, avaient conservé beaucoup
d'éléments celtiques. Dans le premier de ces pays , à la vérité ,
l'élément romain était le plus fort , mais il l'était moins dans
les autres, et surtout l'élément burgonde avait apporté beau-
coup de détritus celtiques d'Allemagne qui s'étaient assez faci-
lement alliés au vieux fonds du pays. Des Franks, des Longo-
bards, des Goths, des Suèves et d'autres débris germaniques,
des Slaves même (I), empêchaient ces contrées de présenter
un tout bien homogène; elles avaient néanmoins plus de rap-
ports entre elles qu'avec leurs voisines. Sur leurs frontières du
nord, elles ressemblaient fort aux peuples restés dans la Ger-
manie.
La France centrale était surtout gallo-romaine. De tous les
barbares qui y avaient pénétré , les Franks seuls régnaient. Les
populations premières n'y avaient pas une couleur aussi sémi-
tisée que dans la Provence; elles ressemblaient davantage à
celles de la haute Bourgogne. Il y avait de plus, dans le mé-
lange général , la différence de mérite dans les éléments ger-
maniques des deux pays, les Franks valant plus que les Bur-
gondes; du reste, les Franks, bien qu'en petit nombre chez
ces derniers, les y primaient encore.
A l'ouest de la Gaule centrale s'ouvrait la petite Bretagne.
Les populations à peine romanisées de cette péninsule avaient
reçu, et plusieurs fois, des émigrations de la grande île. Elles
n'étaient pas purement celtiques, mais d'origine belge, partant
germanisées, et, dans le cours des temps, d'autres alliages
germaniques avaient encore modifié leur essence. Les Bretons
du continent représentaient un groupe mixte où l'élément
(1) On en rcirouve des traces au canton du Valais, à Granges
(Gradée), dans les villages de Krimcnza (Kremcnica), Luc (Luka),
Visoye, Grava, etc. Les Allemands des environs les appellent des Huns.
(ScliafTarik, Slawiche AUerth., t. I, p. 329.) — Le lac de Thun s'appelait,
au VII* siècle, lacus Vendalicus; on le nomma plus tard Wendensec.
(Ibid., p. MO, note 4.)
446 DE l'inégalité
celtique avait le dessus sans être aussi complètement libre
d'alliage qu'on le pense communément.
Au delà de la haute Seine et dans les contrées qui se succé-
daient jusqu'à l'embouchure du Rhin d'un côté, de l'autre
jusqu'au Mein et jusqu'au Danube, avec la Hongrie pour fron-
tière à l'orient, s'aggloméraient des multitudes où les éléments
germaniques exerçaient une prépondérance plus incontestée,
mais non pas uniforme. I-a partie d'entre la Seine et la Somme
appartenait à des Franks considérablement celtisés, avec une
proportion relativement médiocre d'alliage romain sémitisé.
Le pays riverain de la mer avait gardé, peut-être repris le nom
kymrique de Picardaich. Dans l'intérieur des terres, les Gallo-
Romains mêlés aux Franks neustriens se distinguaient à peine
de leurs voisins du sud et de l'est; ils étaient cependant un
peu moins énergiquement constitués que ces derniers , et sur-
tout que ceux du nord. Plus on se rapprochait du Rhin et
ensuite s'enfonçait dans la direction des anciennes limites dé-
cumates, plus on se trouvait entouré de véritables Franks de la
branche austrasienne , où l'ancien sang germanique existait à
son plus haut degré de verdeur. On était arrivé à son foyer.
Aussi peut-on reconnaître bien aisément , en interrogeant les
fécits de l'histoire , que là était le cerveau, le cœur et la moelle
de l'empire, que là résidait la force, que là se décidaient
les destinées. Tout événement qui ne s'était pas préparé sur le
Rhin moyen , ou dans les environs , n'avait et ne pouvait avoir
qu'une portée locale assez peu riche en conséquences.
En remontant le fleuve dans la direction de Râle, les mas-
ses germaniques, revenant à se celtiser davantage, se rappro-
chaient du type bourguignon; à l'est, le mélange gallo-romain
se compliquait, dès la Ravière, de nuances slaves qui allaient
se renforçant jusqu'^aux confins de la Hongrie et de la Rohême,.
où, devenant plus marquées, elles finissaient par prendre le
dessus , et formaient alors la transition entre les nations de
l'occident et les peuples du nord-est et du sud-est jusqu'à la
région byzantine.
Les groupes occidentaux devaient ainsi à l'élément teutoni-
que, qui les animait tous à des degrés divers, une force dis-
DES BACES HUMAI.NES. 447
jonctjve que les nations énervées du monde romain n'avaient
pas possédée. L'époque finissait où les barbares n'avaient puet
dû voir dans le fonds ethnique régi par eux qu'une masse op-
posée à leur masse. Mêlés désormais à elle, ils avaient acquis
un autre point de vue : ils n'étaient plus frappés que par des
dissemblances toutes nouvelles, scindant l'ensemble des multi-
tudes dont eux-mêmes se trouvaient désormais faire partie. Ce
fut donc au moment même où la romanité croyait avoir con-
quis la barbarie qu'elle éprouva précisément les effets les plus
graves de l'accession germanique. Jusqu'à Charlemagne , elle
avait gardé tous les dehors en même temps que la réalité de la
vie. Après lui , la forme matérielle cessa d'exister, et , bien que
son esprit n'«it pas plus disparu du monde que l'esprit assyrien
et l'esprit hellénistique, elle entra dans une phase comparable
aux épreuves du rajeunissement d'Eson.
Quoi qu'il en soit , je le répète , son esprit ne périt pas. Ce
génie, qui représentait la somme de tous les débris ethniques
jusqu'alors amalgamés, résista, et, pendant le temps où il
resta contraint de surseoir à des manifestations extérieures bien
évidentes, il maintint au moins sa place par un moyen qui ne
laisse pas que d'être digne d'avoir ici sa mention. Ce fut un
phénomène tout opposé à celui qui avait eu lieu entre l'époque
d'Odoacre et celle du fils de Pépin. Pendant cette période,
l'empire avait subsisté sans l'empereur ; ici l'empereur subsista
sans l'empire. Sa dignité, se rattachant tant bien que mal à la
majesté romaine, s'efforça pendant plusieurs siècles de lui con-
server une apparence de continuateur et d'héritier. Ce furent
encore les populations germaniques qui, déployant en cette
rencontre l'instinct, le goût obstiné de la conservation qui leur
est naturel, donnèrent un nouvel exemple de cette logique et
de cette ténacité que leurs frères de l'Inde n'ont pas possédée
à un degré plus haut, bien qu'en l'appliquant d'une autre ma-
nière.
Il nous reste maintenant à voir pratiquer les vertus typiques
de la race par les derniers rameaux ariaus que la Scandinavie
envoya vers le sud : ce furent les \ormands et les Anglo-
Saxons.
4-18 DE l'inégalité
CHAPITRE V.
Dernières migrations arianes-scandinavcs.
Tandis que les grandes nations sorties de la Scandinavie
après le i"' siècle de notre ère gravitaient successivement vers
le sud, les masses encore considérables qui étaient demeurées
dans la péninsule ou aux environs étaient loin de se vouer au
repos. On doit les distinguer en deux grandes fractions : celle
que produisit la confédération anglo-saxonne; puis un autre
amas dont les émissions furent plus indépendantes'les unes des
autres, commencèrent plus tôt, finirent plus tard, allèrent beau-
coup plus loin, et auquel il convient de donner la qualifi-
cation de normand, que les hommes qui le composaient s'at-
tribuaient à eux-mêmes.
Bien que, depuis le i^' siècle avant Jésus-Christ jusqu'au
v", l'action de ces deux groupes se soit fait sentir à plusieurs
reprises jusque dans les régions romaines, il n'y a pas lieu, sur
ce terrain, d'en parler avec détail; cette action s'y confond,
de toutes manières, avec celle des autres peuples germaniques.
Mais, après le V siècle, les conséquences de la domination
d'Attila mirent fin à ces rapports antiques, ou du moins les re-
lâchèrent très sensiblement (1). Des multitudes slaves, entraî-
nées par les convulsions ethniques dont les Teutons et les
Huns étaient les principaux agents, furent jetées entre les pays
Scandinaves et l'Europe méridionale, et c'est de ce moment
seul que l'on peut faire dater la personnalité distincte des ha-
bitants arians de l'extrême nord de notre continent.
Ces Slaves, victimes encore une fois des catastrophes qui
agitaient les races supérieures, arrivèrent dans les contrées
connues de leurs ancêtres, il y avait déjà bien des siècles; peut-
(1) Scliaffarik, Slawiche Allerih., t. I, p. 326 et seqq. — Amédée
Thleny, Revue des Deux-Mondes , 1" dccembro 1832, pass. On ne sau-
rait trop louer cette belle appréciation de la confédération hunnique.
DES RACES HUMAINES. 449
être même s'avancèrent-ils plus loin que ceux-ci ne l'avaient
fait deux mille ans avant notre ère (1). Ils repassèrent l'Elbe,
rencontrèrent le Danube, apparurent dans le cœur de l'Allema-
gne. Conduits par leurs noblesses, formées de tant de mélanges
gètes, sarmates, celtiques, par lesquels ils avaient été jadis
asservis, et confondus avec quelques-unes des bandes hunni-
ques qui les poussaient, ils occupèrent, dans le nord, tout le
Holstein jusqu'à l'Eider (2). A l'ouest, gravitant vers la Saale,
ils Onirent par en faire leur frontière; tandis qu'au sud ils se
répandirent dans la Styrie , la Carniole , touchèrent d'un côté
la mer Adriatique , de l'autre le Mein , et couvrirent les deux
archiduchés d'Autriche, comme la Thuriuge et la Souabe (3).
Ensuite ils descendirent jusqu'aux contrées rhénanes, et péné-
trèrent en Suisse. Ces nations wendes, toujours opprimées
jusqu'alors, devinrent ainsi, bon gré mal gré, conquérantes, et
les mélanges qui les distinguaient ne leur rendirent pas d'abord
ce métier par trop difficile. Les circonstances, agissant avec
énergie en leur faveur, amenèrent les choses à ce point que
l'élément germanique s'aiïaiblit considérablement dans toute
l'Allemagne, et ne resta quelque peu compact que dans la Frise,
la Westphalie, le Hanovre et les contrées rhénanes depuis la
mer jusque vers Bâle. Tel fut l'état des choses au viii" siècle.
Bien que les invasions saxonnes et les colonisations frankes
des trois ou quatre siècles qui suivirent aient un peu modifié
cette situation, il n'en demeura pas moins acquis, par la suite,
que la masse des nations locales se trouva à jamais dépouillée
de ses principaux éléments arians. Ce ne furent pas seulement
les invasions slaves de l'époque hunnique qui contribuèrent à
cette transformation; elle fut en grande partie amenée par la
(1) SohalTarik, Slawische Allerlh., t. I, p. ICC; l. 11, p. 4H, MB,
4i7, 4*3, o03, oUi, bGS. — Kcfesteii), KcUischc A Itcrlh. , t. 1, p. xlv, xlvii,
L et scqq.
(i) Schaffarik incline nicmc à penser que les Huns connus de YEddn
sont tous des Slaves. Cette opinion est un peu absolue. (T. I, p. 328.)
(3) Schaffarik, t. 11, p. 310 et seqq. — Dans celle direction, les Slaves
et leurs noblesses agissaient sous la pression spéciale des Avares,
nation demi-mongole, demi-ariane. Beaucoup de ces derniers restè-
rent avec eux dans la Carniole et la Styrie. (P. 3ï7.)
450 DE l'IîVÉGALITK
constitution intime des groupes germaniques eux-mêmes. Es-
sentiellement mixtes et éloignés de ne compter que des guer-
riers de noble origine, ils traînaient à leur suite, ainsi qu'on l'a
vu, de nombreuses bandes serviles, celtiques et Mandes. Quand
leurs nations émigraient ou périssaient, c'était surtout la par-
tie illustre qui, en elles , était frappée, et les traces subsistan-
tes de leur occupation se retrouvaient infailliblement dans la
personne des karls et des traells, deux classes que les catas-
trophes politiques n'atteignaient que par contre-coup, mais qui
possédaient une bien faible proportion de l'essence Scandinave.
Au contraire , les nations slaves perdaient-elles leurs nobles,
elles n'en devenaient que plus émancipées de cette influence
arianisée qui les détournait de leur véritable nature. Pour ces
deux raisons, la disparition des Germains d'une part, de
l'autre l'épuisement des aristocraties wendes, les populations
de l'Allemagne, d'ailleurs composées sur les dilTérents points
des mêmes doses ethniques en quantités spéciales , ce qui est
aussi l'origine de leurs dispositions faiblement' sporadiques, se
trouvèrent définitivement très peu germanisées. Tout en porte
témoignage, les institutions commerciales, les habitudes rura-
les, les superstitions populaires, la physionomie des dialectes,
les variétés physiologiques. De même qu'il n'est pas rare de
trouver dans la forêt Noire, non plus qu'aux environs de Ber-
lin, des types parfaitement celtiques ou slaves, de même il est
facile d'observer que le naturel doux et peu actif de l'Autri-
chien et du Bavarois n'a rien de cet esprit de feu qui animait
le Frank ou le Longobard (1).
Ce fut sur ces populations que les Saxons et les Normands
eurent à agir, absolument comme les Germains avaient agi sur
(1) Haxthausen, Études sur la situation intérieure, la vie nationale
et les institutions rurales de la Russie, Hanovre, 1817, in-8°, 1. 1, p. m.
— En recherchant l'origine de plusieurs coutumes qui exercent une
influence décisive sur l'existence agricole en Allemagne, cet auteur
démontre qu'on arrive immédiatement à une inspiration slave. — Quant
aux dialectes allemands modernes, la présence d'abondants éléments
celtiques dans leur contexture n'est pas mise en question. (Voir
Grimm, Geschichtc der teutachen Sprache, 1. 1, p. 287; Mené, Th. p. 353;
Kefersle'm , Keltische Alterth., t. I, j). xxxvni, etc.)
DES RACES HUMAINES. 451
des masses à peu de chose près semblables. Quant au théAtre
des nouveaux exploits qui s'opérèrent, il fut identiquement le
même, avec cette différence que, les forces employées étant
moins considérables, les résultats géographiques restèrent plus
limités.
Les Normands reprirent d'abord l'œuvre des tribus gothi-
ques. Navigateurs aussi hardis, ils poussèrent leurs expéditions
principales dans l'est, franchirent la Baltique, vinrent aborder
sur les plages où avaient débuté les ancêtres d'Hermanarik, et,
traversant, l'épée au poing, toute la Russie, allèrent, d'un
côté, lier des rapports de guerre , quelquefois d'alliance, avec
les empereurs de Constantinople, tandis que, de l'autre, leurs
pirates étonnaient et épouvantaient les riverains de la Cas-
pienne (1).
Us se famHiarisèrent si bien avec les contrées russes, ils y
donnèrent une si haute idée de leur intelligence et de leur cou-
rage, que les Slaves de ce pays, faisant l'aveu officiel de leur
impuissance et de leur infériorité, implorèrent presque unani-
mement leur joug. Ils fondèrent d'importantes principautés.
Ils restaurèrent en quelque sorte Asgart, et le Gardarike, et
l'empire des Goths. Ils créèrent l'avenir du plus imposant des
États slaves, du plus étendu, du plus solide, en lui donnant
pour premier et indispensable ciment leur essence ariane. Sans
eux la Russie n'eût jamais existé (2).
(1) Mémoires de VAcaàèmxe de Saint-Pélersbourg , 1848, t. IV, p. 182
et pass.
(â) Ljudbrand de Ticino, évéque de Crémone, mort en 979, dit que
le peuple appelé russe par les Grecs est nommé normand par les
Occidentaux. (Muncii, ouvr. cité, p. 55.) Au x« siècle, les Russes, et
il faut comprendre sous ce nom la portion dominante de la nation,
parlaient le Scandinave. Le territoire de cet idiome comprenait les
plaines du lac Ladoga, du lac Ilmen et le haut Dnieper. (SchafTarik,
ouvr. cité, t. I, p. 143.) Les Normands russes portaient plus parti-
culièrement le nom de Warègucs. Il est aussi ancien que le nom d'Ase ,
de Goth et de Saxon, et remonte comme eux à l;i pure souche ariane.
Les Grecs connaissaient dans la Drangianc une nation sarmatc appelée
par eux ïapiyYot, et qui s'intitulait elle-même Z,aranga ou Zaryanga,
dont la forme zend est Zarayangh. Pline transcrit ce mot en en faisant
Evergetœ. (Wcstei^ard et Lassen, Achemen Keilinschriften , p. 55.
452 DE l'inégalité
Qu'on pèse bien cette proposition , et qu'on en examine les
bases : il y a au monde un grand empire slave ; c'est le premier
et le seul qui ait bravé l'épreuve des temps, et ce premier et
unique monument d'esprit politique doit incontestablement son
origine aux dynasties varègues, autrement dit normandes.
Cependant cette fondation politique n'a de germanique que le
fait même de son existence. Rien de plus aisé à concevoir. Les
Normands n'ont pas transformé le caractère de leurs sujets ;
ils étaient trop peu nombreux pour obtenir un pareil résultat.
Ils se sont perdus au sein des masses populeuses qui n'ont fait
qu'augmenter autour d'eux , et dans lesquelles les invasions
tatares du moyen âge ont, sans cesse et sans mesure, aug-
menté rinfluence énervante du sang (innique. Tout aurait fini,
même l'instinct de cohésion, si une intervention providentielle
n'avait ramené à temps cet empire sous l'action -qui lui avait
donné naissance : cette action a suffl jusqu'à présent pour
neutraliser les pires effets du génie slave. L'accession des pro-
vinces allemandes, l'avènement des princes allemands, une
foule d'administrateurs, de généraux, de professeurs, d'ar-
tistes, d'artisans allemands, anglais, français, italiens, émi-
gration qui s'est faite lentement, mais sans interruption, a con-
tinué à tenir sous le joug les instincts nationaux, et à les
réduire, malgré eux, à l'honneur de jouer un grand rôle en
Europe. Tout ce qui en Russie présente quelque vigueur po-
litique, dans le sens oîi l'Occident prend ce mot, tout ce -qui
rapproche ce pays, dans les formes du moins, de la civilisation
germanisée, lui est étranger.
Il est possible que cette situation se soutienne pendant un
temps plus ou moins long ; mais , au fond , elle n'a rien changé
à l'inertie organique de la race nationale , et c'est gratuitement
— Niebulir, Inscript, pers., tabl. I, xxxi.) Ce nom de SapdtYYot, Za-
ranga, Evergelae, ou Waregh, fut aussi apporté en France, où il a
laissé des traces qui survivent jusqu'à ce jour dans les noms de
Varange, de Varangeville et autres. — Il est très important de ne rien
négliger de tout ce qui démontre à quel point les Arians du nord restè-
rent, tant qu'ils vécurent, rapprochés, malgré les distances de leur
souche originelle.
DES RACES HUMAINES. 453
que l'on suppose la race wende dangereuse pour la liberté de
l'Occident. On se l'est imaginée bien à tort conquérante. Quel-
ques esprits abusés, la voyant peu capable de s'élever à des
notions originales de perfectionnement social, se sont avisés
de la déclarer neuve, vierge et pleine d'une sève qui n'a pas
encore coulé. Ce sont là autant d'illusions. Les Slaves sont une
des familles les plus vieilles, les plus usées, les plus mélangées,
les plus dégénérées qui existent. Ils étaient épuisés avant les
Celtes. Les Normands leur ont donné la cohésion qu'ils n'a-
vaient pas en eux-mêmes. Cette cohésion se perdit quand l'in-
vasion de sang Scandinave fut absorbée; des influences étran-
gères l'ont restituée et la maintiennent; mais elles-mêmes
valent, au fond, peu de chose : elles sont riches d'expérience,
rompues à la routine de la civilisation ; mais , dépouillées d'ins-
piration et d'initiative, elles ne sauraient donner à leurs élè-
ves ce qu'elles ne possèdent pas.
Vis-à-vis de l'Occident, les Slaves ne peuvent occuper
qu'une situation sociale toute subordonnée, et réduits, à ce
point de vue, à la condition d'annexés et d'écoliers de la civi-
lisation moderne , ils joueraient un personnage presque insi-
gniOant dans l'histoire future comme dans l'histoire passée , si
la sitJiation physique de leurs territoires ne leur assurait un
emploi qui est véritablement des plus considérables. Placés
aux confins de l'Europe et de l'Asie, ils forment une transi-
tion naturelle entre leurs parents de l'ouest et leurs parents
orientaux de race mongole. Ils rattachent ces deux masses qui
croient s'ignorer. Ils forment des masses innombrables depuis
la Bohême et les environs de Pétersbourg jusqu'aux confins
de la Chine. Ils maintiennent ainsi , entre les métis jaunes des
différents degrés, cette chaîne ininterrompue d'alliances ethni-
ques qui fait aujourd'hui le tour de l'hémisphère boréal , et
par laquelle circule un courant d'aptitudes et de notions ana-
logues.
Voilà la part d'action dévolue aux Slaves, celle qu'ils n'au-
raient jamais acquise, si les Normands ne leur avaient donné
la force de la prendre , et qui a son foyer principal en Russie,
parce que c'est là que la plus considérable dose d'activité a été
454 DE l'iI^ÉGALITÉ
implantée par ces mêmes Normands qu'il faut suivre mainte-
nant sur d'autres champs de bataille.
Je serai bref dans l'énumération de leurs hauts faits; c'est
surtout matière à considération pour l'histoire politique.
Repoussés du centre de l'Allemagne par la foule des combat-
tants qui s'y pressaient «déjà , tenus en échec par les Saxons
leurs égaux (1), les Normands continuèrent néanmoins jusqu'au
viii" siècle à y pousser des incursions, mais sans autre résul-
tat sensible que d'y augmenter le désordre. Effrayant les mers
occidentales par le nombre et surtout par l'audace de leurs
pirateries, ils allaient pénétrant jusque dans la Méditerranée,
pillant l'Espagne, en même temps que, par un travail plus
fécond, ils colonisaient les îles voisines de l'Angleterre, s'éta^
blissaient en Irlande et en Ecosse , peuplaient les vallées d'Is-
lande.
Un peu plus tard, ils firent mieux ; ils s'établirent à demeure
dans cette Angleterre qu'ils avaient tant inquiétée, et en en-
levèrent une grande partie aux Bretons , et surtout aux Saxons
qui les avaient précédés sur cette terre. Plus tard encore , ils
renouvelèrent le sang de la province française de Neustrie , et
lui apportèrent une supériorité ethnique bien appréciable sur
d'autres contrées de la Gaule. Elle la conserva longtemps, et
en montre encore quelques restes. Parmi leurs titres de gloire
les plus éclatants , et qui ne furent pas non plus sans de grands
résultats , 11 faut compter surtout la découverte du continent
américain, opérée au x^ siècle, et les colonisations qu'ils por-
tèrent dans ces régions au xi'= et peut-être jusqu'au xiii«. En-
fin je parlerai en son lieu de la conquête totale de l'Angleterre
par les Normands français.
(1) Les Saxons du continent se mélangèrent si rapidement avec les
populaUons celtiques ou slaves qui les entouraient, que, bien que leurs
aïeux aient encore habité la Chersonèse cimbrique au v* siècle et qu'ils
n'aient envahi la Thuringe qu'au W, une tradition connue aujourd'hui
les dit autochtones du Harz. Ils prétendent être nés tout à coup au
milieu des rochers et des forêts de cette contrée, au bord d'une
fontaine, avec leur roi .\schanes. C'est là une confusion de mythes
Scandinaves avec des notions aborigènes. (W. Huiler, ouvrage cité,
p. 298.)
DES RACES HUMAINES. -lâô
La Scandinavie , d'où sortaient ces guerriers , occupait en-
core dans la période héroïque des âges moyens le rang le plus
distingué parmi les souvenirs de toutes les races dominantes
de l'Europe. C'était le pays de leurs ancêtres vénérés, c'eût
encore été le pays des dieux mêmes , si le christianisme l'eût
permis. On peut comparer les grandes images que le nom de
cette terre évoquait dans la pensée des Franks et des Goths
à celles qui pour les brahmanes entouraient la mémoire de
rUltara-Kourou. De nos jours, cette péninsule si féconde,
cette terre si sacrée n'est plus habitée par une population égale
à celles que son sein généreux a pendant si longtemps et avec
tant de profusion répandues sur toute la surface du continent
d'Europe (1). Plus les anciens guerriers étaient de race pure,
moins ils étaient tentés de rester paresseusement dans leurs
odels , quand tant d'aventures merveilleuses entraînaient leurs
émules vers les contrées du midi. Bien peu y demeurèrent.
Cependant quelques-uns y revinrent. Ils y trouvèrent les Fin-
nois, les Celtes, les Slaves, soit descendants de ceux qui
avaient autrefois occupé le pays, soit fils des captifs que les'
hasards de la guerre y avaient amenés , luttant avec quelque
avantage contre les débris du sang des Ases. Cependant il
n'est pas douteux que c'est encore en Suède, et surtout en
Norwège, que l'on peut aujourd'hui retrouver le plus de traces
physiologiques, linguistiques, politiques, de l'existence dis-
parue de la race noble par excellence, et l'histoire des der-
niers siècles est là pour l'attester. Ni Gustave- Adolphe, ni
Charles XII, ni leurs peuples ne sont des successeurs indignes
de Ragnas Lodbrog et de Harald aux beaux cheveux. Si les
populations norwégiennes et suédoises étaient plus nombreuses,
l'esprit d'initiative qui les anime encore pourrait n'être pas
sans conséquences; mais elles sont réduites par leur chiffre à
une véritable impuissance sociale : on peut donc affirmer que
(1) La langue des inscriptions runiques ditTère considérablement,
comme aussi le gothique d'IlAla, des langues Scandinaves actuelles.
(Kefcrstein, Keltische Alterlh., t. I, p. 3oi.) Ces dernières ont de nom-
breuses marques d'alliage avec les éléments Qnniques. (ScliafTarik,
ouvr. cité, t. I, p. IW.)
456 DE l'inégalité
le dernier siège de l'influence germanique n'est plus au milieu
d'elles. Il s'est transporté en Angleterre. C'est là qu'il déploie
encore avec le plus d'autorité la part qu'il a gardée de son
ancienne puissance.
Lorsqu'il a été question des Celtes, on a vu déjà que la po-
pulation des îles Britanniques au temps de César était formée
d'une couche primitive de Finnois , de plusieurs nations galli-
ques différemment affectées par leur mélange avec ces indigènes,
mais certainement très dégradées par leur contact, et de plus
d'une immigration considérable de Belges germanisés, occu-
pant le littoral de l'est et du sud.
Ce fut à ces derniers surtout que les Romains eurent affaire,
tant pour la guerre que pour la paix. A côté de ces tribus
d'origine étrangère vinrent se placer de très bonne heure,
s'ils n'y étaient pas déjà lors de l'arrivée de César, des Ger-
mains plus purs, appelés par les documents gallois Corita-
niens (1). A dater de ce moment, les invasions et les immigra-
tions partielles des groupes teutoniques ne cessèrent plus jus-
•qu'à l'an 449, date ordinairement, bien qu'abusivement, assignée
aux débuts de la période anglo-saxonne. Sous Probus, le gou-
vernement impérial colonisa dans l'île beaucoup de Vandales ;
quelque temps après, il y amena des Quades et des Marcom-
mans (2). Honorius établit dans les cantons du nord plus de
quarante cohortes de barbares qui amenèrent avec eux femmes
et enfants. Ensuite des Tungres, en nombre considérable, re-
çurent encore des terres. Toutes ces accessions furent assez
importantes pour couvrir d'une population nouvelle la côte de
l'ouest , et nécessiter la création d'un fonctionnaire spécial
qui , dans la hiérarchie romaine de l'île , portait le titre de
jtréfet de la côte saxonne. Ce titre démontre que , longtemps
avant qu'il fût question des deux frères héroïques Hengest et
(1) Kemble, die Sachsen in England, ùbers. von Chr. Brandes, Leip-
zig, in-8», 1853, t. I, p. 7. — Plolémée appelle cette population
Kopiavoi (il, 3). Elle habitait les comtés actuels de Lincoln, Leicesler,
Rutland, Northampton, Nottinghani et Derby. — Voir aussi DieÉfen-
bacli, Celtica I.
(2) Kemble, omit, cité, p. 9.
DES RACES HUMAINES. 457
llorsa, nombre d'honuiies de leur nation vivaient déjà en
Angleterre (1).
Ainsi la population bretonne se trouvait très anciennement
afifectée par des immixtions germaniques. Il est peu douteux
que les tribus les moins bien douées, celles qui occupaient les
provinces du centre, furent graduellement obligées de se con-
fondre avec les masses environnantes, ou de se retirer au fond
des montagnes du nord, ou enfin d'émigrer dans l'île d'Irlande,
qui devint ainsi le dernier asile des Celtes purs , si toutefois il
en restait de tels.
Bientôt la population romaine était devenue à son tour im-
portante. I.ors de la révolte de Boadicée, soixante-dix mille
Romains et alliés avaient été égorgés par les rebelles dans les
trois seuls cantons de Londres, de Vérulam et de Colohester.
Les causes qui avaient amené ces méridionaux dans la Grande-
Bretagne continuant toujours d'agir, de nouveaux venus com-
blèrent bientôt les vides produits par l'insurrection, et le nom-
bre des Romains insulaires continua à suivre une progression
ascendante.
An m" siècle, Marcien compte dans le pays cinquante-neuf
villes de premier rang (2). Beaucoup n'étaient peuplées que de
Romains, expression qu'il ne faut pas entendre dans ce sens
que ces habitants n'avaient dans les veines que du sang d'ou-
(I) Palsgravc, tht Risc and Progress oflhe English Commonwealth ,
t. I, p. Xm.
(i) Palsgravc, ouvr. cité, l. I, p. 237. beaucoup de ces villes n'étaient
peuplées que de colons romains. On sait ce qu'il faut entendre par
cette dénomination au point de vue ethnique. — César a dit deux
choses contradictoires sur les villes de la Grande-Bretagne. Dans un
passage, il déclare qu'elles ne sont que des camps palissades. Dans
un autre (V, 13), il décrit « creberrima iedillcia fere gallicis consimilia. »
— Il veut dire que les Bretons de l'intérfeur, les plus grossiers, n'a-
vaient que des retraites dans les bois, mais que les Belges germa-
nisés venus de la Gaule avaient des villes comme leurs frères du con-
tinent. Il n'est pas douteux, en effet, qu'ils n'aient dû conserver cette
coutume, puisqu'ils frappaient monnaie d'après les types belgiques,
et que d'ailleurs, quarante ans après ro(;(!upation romaine, sous
Agricola, il y avait, au calcul de Ptoli-mée, cinquante-six villes dans le
pays. C'étaient évidemment, pour lu plupart, des cités nationales.
26
458 DE l'inégalité
tre-mer, mais dans celui-ci , que tous, d'origine bretonne ou
étrangère, suivaient et pratiquaient la coutume romaine, obéis-
saient aux lois impériales, construisaient en abondance ces
monuments, aqueducs, théâtres, arcs de triomphe, que Ton
admirait encore au xir** siècle (1), bref, donnaient à tout le
pays plat une apparence très analogue à celle des provinces de
la Gaule.
Toutefois une grande différence subsistait. Les habitants de
la Grande-Bretagne témoignaient d'une exubérance d'énergie
politique tout à fait supérieure à celle de leurs voisins du con-
tinent, tout à fait disproportionnée à l'étendue de leur propre
territoire, et en contradiction manifeste avec leur situation to-
pographique qui, les rejetant sur le flanc de l'empire, semblait
leur interdire l'espérance de pouvoir peser sur ses destinées.
Mais ici s'oCfre encore une preuve manifeste du peu d'action
qu'exerce la question géographique sur la puissance d'un pays.
Les demi-Germains de la Grande-Bretagne furent les plus
grands fabricateurs d'empereurs, reconnus ou refusés, qu'il y
eut jamais dans le monde romain. Ce fut chez eux et avec leur
concours que s'élaborèrent presque constamment les grandes
trames ambitieuses. Ce fut de leur rivage et avec leurs cohortes
que partirent presque par bandes les dominateurs de la roma-
nité, et, trouvant encore cette gloire insuffisante, ils osèrent
entreprendre la tâche dans laquelle leurs voisins les Gaulois
avaient tant de fois échoué : ils prétendirent se donner des
dynasties particulières, et ils y réussirent. Depuis Carausius,
ils ne tinrent plus que faiblement au grand corps romain (2) ;
ils formèrent à part un centrejolitique orgueilleusement cons-
titué sur le modèle et avec tous les insignes de la mère patrie,
lisse signalaient déjà dans leurs brouillards par cette auréole de
(1) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 3:23. — Tacite, fort sévère |>our les
Gaulois à cause de la facilité avec laquelle ils s'étaient laissés aller
à la corruption romaine, ne l'est pas moins pour les Bretons de la
grande île h ce même point de vue. Ils avaient adopté dans leurs
villes toute l'organisation municipale de l'empire. (Palsgrave, ouvr.
cité, t. I, p. 349.)
(2) Palsgrave , ouvr. cité, t. I, p. 375.
DES RACES HUMAINES. 45^
liberté sévère et quelque peu égoïste qui fait encore la gloire
de leurs neveux.
Je ne nommerai pas les empereurs britto-romains Allec-
tus(l), Magnentius, Yalentinius, Maxime, Constantin, avec
qui llonorius fut contraint de pactiser; je ne dirai rien de ce
Marcus qui, de nom comme de fait, établit pour toujours l'iso-
lement de son pays (2). J'ai voulu montrer seulement à quelle
antiquité remonte ce titre d'impérial donné par les Anglais mo-
dernes à leur État et à leur parlement. Les formes romaines pré-
valurent dans nie pendant quatre cent cinquante ans à peu près.
Cette période révolue, commencèrent les guerres civiles entre
les Britto-Romains germanisés et les Saxons plus purs déjà
établis depuis longues années sur plusieurs points du pays,
mais qui, poussés et renforcés par des essaims de compatriotes
accourus du continent , d'où les cbassaient les agressions des
Slaves, prétendirent tout à coup à la possession entière de l'île.
Les historiens nous ont montré souvent ces fils des Scandina-
ves, ces Sakaï-Siuia, ou fils des Sakas, arrivant de la pointe
de la Chersonèse cimbrique et des îles voisines montés sur des
barques de cuir. Ils ont vu dans ce mode de navigation une
preuve de la plus grande barbarie, et se sont trompés. Au
y" siècle, les hommes du Nord possédaient de grands vaisseaux
sur la Baltique. Ils étaient habitués depuis longtemps à voir
naviguer dans leurs mers les galères romaines, et l'étonnante
expédition des Franks qui de la mer Noire étaient revenus
dans la Frise , montés sur des navires enlevés à la flotte im-
périale, aurait suffi, s'il en avait été besoin, pour leur appren-
dre à construire des bâtiments de cette espèce ; mais ils n'ett
voulaient pas. Des embarcations tirant très peu d'eau, et
pouvant être facilement transportées à bras, convenaient mieux
à ces hommes intrépides pour passer de la mer dans les fleu-
(1) Allectus souUut sa puissance absolument comme les vrais em-
pereurs soutenaient la leur. Il colonisa dans son lie un grand nom-
bre de Franks et de Saxons. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. 377.)
(i) Ce Marcus fut élu empereur avec la tâche spéciale de résister
aux invasions saxonnes. On était alors en 407. (Palsgrave , ottor. ct(é,
t. I, p. 386.)
4€0 DE L'INKGALITK
ves, des fleuves dans les plus petites rivières; ils pouvaient
remonter de la sorte jusqu'au cœur des provinces, ce qui leur
aurait été fort difficile avec de grands navires, et c'est ainsi
qu'ils achevèrent la conquête dans la mesure qui leur fut utile.
Alors recommença la fusion des races , et le conflit des insti-
tutions (1).
La population britto-romaine, infiniment plus éner;j;ique que
les Gallo-Romains à cause de son origine en grande partie ger-
manique, maintint en face de ses vainqueurs une situation
beaucoup plusiière et beaucoup meillenre (2). Une partie resta
presque indépendante, sauf le vasselage; une autre, faisant de
ses municipalités des espèces de républiques , se borna à une
reconnaissance pure et simple du haut domaine saxon et au
payement d'un tribut (3). Le reste tomba, à la vérité, dans la
situation subordonnée du iarl , du ceorl , suivant les dialectes
des nouveaux maîtres ; mais là il fut soutenu et relevé par les
lois mêmes de ceux-ci, et l'accession à la propriété foncière,
le port des armes, le droit de commandation, ou de choisir son
chef, lui restèrent acquis. La population britto-romaine put
donc arriver ou prévoir qu'elle arriverait au rang des nobles,
des iarls, des ceorls.
Le même sentiment qui portait les rois franks à s'entourer
de préférence de leudes gaulois engageait également les prin-
ces de l'Heptarchie à recruter leurs bandes domestiques parmi
les Britto-Romains. Ceux-ci revêtirent donc de très bonne
heure des emplois importants à la cour de ces monarques, fils
(1) Prosper d'Aquitaine fixe à l'an 4il la conquête définitive par les
Anglo-Saxons. Cette prise de possession se distingue de celle de la
Gaule par les Franks en deux manières: d'abord, les Saxons ne re-
çurent pas d'investiture impériale et n'avaient pas à en recevoir, puis-
que la Grande-Bretagne formait un pays tout à fait indépendant;
ensuite, comme conséquence de ce premier fait, leurs chefs n'eurent
jamais l'idée de solliciter les titres de patrices et de consuls, puisqu'ils
n'avaient pas à jouer le personnage de magistrats romains.
(2) Les Bretons, dans leurs batailles contre les Saxons, usaient de la
tactique romaine. (Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p, 404.)
(3) Kemble, Die Sachsen m Englandi t. II, pp. 231 et seqq. 24ît,
DES BACES HUMAINES. 461
<ks Ases (1). Ils leur enseignèrent les lois romaines (2) ; ils leur
en firent apprécier les avantages gouvernementaux, ils les ini-
tièrent à des idées de domination que les guerriers anglo-saxons
n'auraient certainement pas contribué à répandre. Mais, et en
<»ci les conseillers britto-germains différaient essentiellement
des leudes gaulois ou mérowings , ils ne sauvèrent pas de la
destruction l'extérieur des mœurs romaines, attendu qu'eux-
mêmes ne l'avaient jamais qu'assez imparfaitement possédé, et
ils ne déposèrent pas dans l'administration le germe de la féo-
dalité, parce que leur pays n'avait été que très passagèrement
affecté par le régime des lois bénéficiales (3). L'Angleterre se
trouvait donc mise à part, dès le v" siècle, du mode d'existence
qui allait prévaloir dans tout le reste de l'Europe.
Ce que les ceoris britto-romains inspirèrent très bien aux
descendants de Wodan et de Thor , ce fut l'envie de recueillir
la succession entière des empereurs nationaux. Oa voit avec
quelque étontiement les princes anglo-saxons les plus habiles,
les plus forts, s'entourer des marques romaines de la souve-
raine puissance, frapper des médailles au type de la louve et
des jumeaux, approprier les lois romaines à l'usage de leurs
sujets, se plaire à entretenir avec la cour de Constantinople des
rapports d'intimité, et revêtir un double titre , celui de bret-
tvatda, vis-à-vis de leurs sujets anglo-saxons et bretons, celui
de basileus, daus leurs documents écrits en langue latine (4).
Ce terme de basileus^ auquel les rois franks, wisigoths, lom-
bards, n'osèrent jamais prétendre , donnait une situation de
(1) Dans les documents anglo-sa\ons les plus anciens, on voit figurer,
parmi les dignitaires, un grand nombre do noms bretons. (Kemble,
nurr. cité, t. I, p. 17.)
<i) Eux-mêmes tenaient cette science de la meilleure source, puis-
que Papinien avait été chef de l'administration de l'île. (Palsgrave, 1. 1,
p. 3«.)
(3) Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. *0'; et s(m|(|.
(») Palsgrave, ouvr. cité, 1. 1, p. 420, 488, .'iii.'{. — Le titre de brelwalda
entraînait la domination, au moins nominale, sur les nations breton-
nes indépendantes de l'île. Plusieurs de ces nations, comme celle de
la Cornouailles, par exemple, avaient au x"= siècle une noblesse d'ori-
gine germanique. (Palsgrave, 1. 1, p. 411.)
20.
462 DE l'inégalité
grandeur et d'indépendance toute particulière aux souverains-
qui le portaient. Dans l'île, comme sur le continent, on en
comprenait parfaitement la portée , car, lorsque Charlemagne
eut pris la succession de Constantin V, il se qualifia très bien,
dans une lettre à Egbert, d'empereur des chrétiens orientaux,
et salua son correspondant du titre d'empereur des chrétiens
occidentaux (1).
Les rapports de race existant entre les Britto-Romains et
les tribus germaniques venues du Jutland (2) servaient puis-
samment à amener entre elles le compromis qui se fondait né-
cessairement, du côté des vaincus, sur l'abandon de la plupart
des importations du sud, sur l'acceptation des idées germani-
ques, et, du côté des vainqueurs, sur certaines concessions à
faire aux nécessités d'une administration plus sévère et plus
fortement constituée que celle dont ils s'étaient fait gloire jus-
qu'alors de porter le joug facile (3). On vit s'établir des institu-
tions tenant encore de très près à l'origine Scandinave. La tenure
des terres dans la forme de l'odel et du féod , l'usage des droits
politiques basé exclusivement sur la possession territoriale,
le goût de la vie agricole, l'abandon graduel de la plupart des
villes (4) , l'accroissement du nombre des vidages , surtout des
(1) Guillaume le Conquérant porla encore le titre de basileus. Il sem-
blerait qu'il fût le dernier souverain anglais qui en ait fait usage.
(Palsgrave, ouvr. cité, t. I, p. cccxliij.)
(2) Le titre d'Anglo-Saxons , appliqué aux conquérants de l'Angle-
terre d'une certaine époque, n'implique pas l'idée que tous ces hommes
fussent d'une seule nation. Us avaient parmi eux des Warègues, des
Juthungs, des Saxons de Thuringe, etc. (Kemble, ouur. a7é, t. I, p. 50
et Antiang. A.) L'inspection des noms de lieux eu Angleterre montre
également que, de même que dans l'Europe occidentale, les tribus
les plus diverses composaient de leurs contingents les armées de
l'invasion.
(3) Palsgrave insiste avec beaucoup de sagacité sur les rapports d'ori-
gine qui existèrent à toutes les époques entre les diverses couches
des habitants de l'Angleterre, et il en tire içs conséquences. {Ouvr.
cité, 1. 1, p. 35.)
(4) Kemble, Die Sachsen in England, t. II, p. 259 et seqq. — Il arriva
pour les villes bretonnes de l'Angleterre ce qui avait eu lieu pour
les cités celtiques de la Germanie. Elles n'étaient pas assez riches
DES RACES HUMAINES. 463^
métairies isolées, le maintien solide des franchises de l'homme
libre, l'influence soutenue des conseils représentatifs , ce furent
là autant de traits par lesquels l'esprit arian se donna à recon-
naître et témoigna de sa persistance , tandis que des phénomè-
nes d'une nature tout opposée, l'augmentation du nombre
des villes, l'indifférence croissante pour la participation aux
affaires générales , la diminution du nombre des hommes abso-
lument libres marquaient sur le continent les progrès d'un or-
dre d'idées d'une tout autre nature.
Il n'est pas étonnant que l'aspect assez digne du ceorl an-
glo-saxon, qui fut plus tard le yeoman, ait plu à la pensée de
plusieurs historiens modernes, heureux de le voir libre dans
sa vie rustique à une époque où ses analogues du continent, le
karl, l'ariman, le bonus hotno, avaient contracté des obliga-
tions souvent fort dures et perdu presque toute ressemblance
avec lui. Mais, en se plaçant au point de vue de ces écrivains,
il faut, pour être tout à fait juste, considérer aussi ce qui doit
constituer pour eux le mauvais côté de la question. L'organi-
sation des classes moyennes , sous les rois saxons comme sous
les premiers dynastes normands , n'étant que le résultat d'un
concours de circonstances ethniques parachevé , ne prêtait à
aucune espèce de perfectionnement (1). La société anglaise d'a-
lors, avec ses avantages, avec ses inconvénients, présentait
un tout complet qui n'était susceptible que de décadence.
L'existence individuelle n'y était ni sans noblesse ni sans ri-
chesse incontestablement; mais l'absence presque totale de l'é-
lément romanisé la laissait sans éclat et l'éloignait de ce que
nous appelons notre civilisation. A mesure que les alliages di-
vers de la population se fondaient davantage, les éléments
ni assez fortement constituées pour résister à rintlucnce hostile du
milieu où elles se trouvaient placées. Peu à peu leurs institutions
romaines se germanisèrent, et dés lors la vie agricole, les envahis-
sant, lendit à dissoudre leurs bourgeoisies, ou du moins à les trans-
former.
(1) Et elle n'était pas très relevée. Les gens de" la suite du roi, et
que l'on nommait en Gaule, sous les Mérowings, les antrustions, n'é-
taient pas autorisés à posséder des alods. Leurs armes môme devaient,
à leur mort revenir au chef. (Kemble, ouvr. cité, t. l. p. 149.)
464 DE l'inégalité
celtiques, très imbus d'essence finnoise, demeurés dans le fond
breton, ceux que l'immigration anglo-saxonne avait jetés dans
les masses, ceux que les invasions danoises apportaient en-
core, tendaient à envahir les éléments germaniques, et il ne
faut pas oublier que, quelque abondants que fussent ceux-là,
ils diminuaient beaucoup de leur énergie en continuant de se
combiner avec une essence hétérogène. Du même coup leur
fraîcheur s'en allait avec leurs qualités héroïques, absolument
comme un fruit qui passe de main en main perd sa fleur et
se flétrit tout en conservant sa pulpe. De là le spectacle que
présenta l'Angleterre à l'Europe du xi" siècle. A côté de re-
marquables mérites politiques une honteuse pauvreté dans le
domaine de l'intelligence; des instincts utilitaires extrêmement
développés et qui avaient déjà accumulé dans l'île des riches-
ses extraordinaires , mais nulle délicatesse , nulle élégance dans
les mœurs; des ceorls, plus heureux que les manants français,
successeurs des boni homitii; mais l'esclavage complet et l'es-
clavage assez dur, ce qui n'existait presque plus ailleurs (1).
Un clergé que l'ignorance et des moeurs basses et ignoblement
sensuelles menaient lentement à l'hérésie ou, pour le moins,
au schisme; des souverains qui, ayant continué à gouverner
un grand royaume comme jadis ils avaient fait leur odel et
leur truste , avaient conservé , sans la déléguer, l'administra-
tion de la justice, et se faisaient payer la concession de leur
sceau par une prévarication qui se trouvait être légale (2) ; en-
fin l'extinction de toutes les grandes races pures , et l'avène-
ment au trône du fils d'un paysan , c'étaient là , au temps de la
(1) Paisgrave, ouvr. cité, t. I, pp. 21,30. — Kemble, Die Sachsen in
Engtand, t. I, p. 150 et se(|q. — Au temps de la conquête normande,
les AnglQ-Saxons en étaient encore à la première phase du servage,
dépassée en France depuis les derniers Mérowings. — I>e traell Scan-
dinave s'appelait dans la Grande-Bretagne lazzus et laet, dio et Ihéovo,
enfln wealh. Les deux premiers noms indiquent la descendance slave
des premiers esclaves, probablement amenés de la Germanie; le der-
nier indique les Bretons. (T. I, pp. 150, l.")l, 172 et seqq.)
(2) Paisgrave, ouvr. cité, 1. 1, p. 651. — Ce fait doit servir de commen-
taire, en quelque sorte justiGcatif, à certaines formes d'exactions de
Guillaume le Roux et de Jean sans Terre. Ces souverains ne faisaient
qu'appliquer de vieux usages anglo-saxons.
J
DES BACES HUMAINES. 465
conquête normande , des ombres peu favorables dont le tableau
• était notablement enlaidi.
L'Angleterre eut ce bonheur que l'avènement de Guillaume,
sans lui rien ôter de ce qu'elle avait d'organiquement bon (1) ,
lui apporta, sous la forme d'une invasion gallo-scandinave,
un nombre restreint d'éléments romanisés. Ceux-ci ne réagirent
pas d'une manière ruineuse contre la prépondérance du fond
teutonique ; ils ne lui enlevèrent pas son génie utilitaiie , son
esprit politique, mais ils lui infusèrent ce qui lui avait man-
qué jusqu'alors pour s'associer plus intimement à la croissance
de la civilisation nouvelle. Avec le duc de Normandie arrivè-
rent des Bretons francisés, des Angevins, des Manceaux, des
Bourguignons , des hommes de toutes les parties de la Gaule.
Ce furent autant de liens qui rattachèrent l'Angleterre au mou-
vement général du continent et qui la tirèrent de l'isolement
où le caractère de sa combinaison ethnique la renfermait,
puisqu'elle était restée par trop celto-saxonne dans un temps
où le reste du monde européen tendait à se dépouiller de la
nature germanique.
(1) Paisgrave, ouvr. cité, t. I, p. 653. — Celle déclaration d'un des
pubticistes les plus érudits de l'Anglelerrc esl certainement digne
d'être enregistrée. Elle se fonde, en fait, sur des considérations dé-
cisives. Guillaume ne loucha pas à l'organisation représentative; il ne
l'abolit pas; en 1070, il convoqua lui-même un parlement, U)t7onegewio<,
où figurèrent les Saxons, d'après la régie légale. Dans le procès contre
le comte normand Odon et l'archevêque Lanfranc de Canlerbury, ce
fut un tribunal saxon qui jugea la cause, à Pcnnenden Heath, sous
la direction d'un witan anglais, versé dans la connaissance des lois,
et d'Egilrik, évêque de Chiccsler. Enfin la ville d'Exclcr déclara à Guil-
laume qu'en vertu de ses droits, elle lui payerait le tribut, gafol,
montant h dix-huit livres d'argent, et que, pour subsides de guerre,
■«•Ho lut donnerait encore la somme des terrains imputable par la
loi sur chaque terme de cinq hydes de terre; qu'elle ne se refusait
pas non plus à acquitter les rentes des marais appartenant au domaine
ri>yal, mais que les bourgeois ne lui devaient pas le serment d'hom-
mage, qu'ils n'étaient pas ses vassaux, et qu'ils n'étaient pas astreints
à le laisser entrer dans leurs murs. — Ces privilèges, qu'Exetcr avait
en commun avec Winchester, Londres, York et d'autres villes, ne
furent pas abrogés par la conquête normande. (Paisgrave, ou«r.ci<^,
.t. I, p. 031.)
466 DE l'inégalité
Les Plantagenets et les Tudors continuèrent cette marche
civilisatrice en en propageant les causes d'impulsion. De leur
temps, l'importation de l'essence romanisée n'eut pas lieu dans
des proportions dangereuses; elle n'atteignit pas au vif les
couches inférieures de la nation-, elle agit principalement sur
les supérieures, qui partout sont soumises, et le furent là
comme ailleurs, à des agents incessants d'étiolement et de dis-
parition. Il en est de l'infiltration d'une race civilisée, bien
que corrompue, au milieu des masses énergiques, mais gros-
sières, comme de l'emploi des poisons à faible dose dans la
médecine. Le résultat ne saurait en être que salutaire. De sorte
que l'Angleterre se perfectionna lentement , épura ses mœurs ,
polit quelque peu ses surfaces , se rapprocha de la communauté
continentale, et, en même temps, comme elle continuait à
ester surtout germanique , elle ne donna jamais à la féodalité
la direction servile qui lui fut imprimée chez ses voisins (1);
elle ne permit pas au pouvoir royal de dépasser certaines li-
mites fixées par les instincts nationaux ; elle organisa les cor-
porations municipales sur im plan qui ressembla peu aux mo-
dèles romains ; elle ne cessa pas de rendre sa noblesse accessi-
ble aux classes inférieures , et surtout elle n'attacha guère les
privilèges du rang qu'à la possession de la terre. D'un autre
côté , elle revint bientôt à se montrer peu sensible aux con-
naissances intellectuelles ; elle trahit toujours un dédain mar-
qué pour ce qui n'est pas d'Usage en quelque sorte matériel,
et s'occupa très peu, au grand scandale des Italiens, de la
culture des arts d'agrément (2).
(1) Palsgrave, ouvr. cité, 1. 1, p. vi : « Allen, with prorouad érudition.
« has shown ho» much of our monarchical theory is derived, nol
« from theancientGermans but from the government of the Empire. »
— Celle théorie monarchique ne se développa jamais fortement, et
resta toujours exotique et traitée comme telle par l'instinct national,,
tandis que sur le continent elle acquit à la Gn le plein indigénat, et
étouffa ce qui lui faisait résistance. En somme, les droits des rois
anglais ont toujours vacillé entre les différentes nations des Romains,
des Bretons et des nations germaniques, mais avec prépondérance de
ces derniers. (Palsgrave, t. I, p. 627.)
(2) Sharon Turuer, History of the Anglo-Saxons , t. III, p. 389 : < The
DES BACES HUMAINES. 467
Dans l'ensemble de l'histoire humaine , il y a peu de situa-
tions analogues h celle des populations de la Grande-Bretagne
depuis le x° siècle jusqu'à nos jours. On a vu ailleurs des mas-
ses arianes ou arianisées apporter leur énergie au milieu des
multitudes de composition différente et les douer de puissance
en même temps qu'elles en recevaient une culture déjà grande,
que leur génie se chargeait de développer dans im sens nou-
veau: mais on n'a pas contemplé ces natures d'élite , concen-
trées en nombre supérieur sur un territoire étroit et iie
recevant les immixtions de races plus perfectionnées par l'ex-
périence , bien que subalternes par le rang , que suivant des
quantités tout à fait médiocres. C'est à cette circonstance ex-
ceptionnelle que les Anglais ont dû, avec la lenteur de leur
évolution sociale, la solidité de leur empire; il n'a certes pas
été le plus brillant; ni le plus humain, ni le plus noble des
États européens, mais il en est encore le plus vigoureux.
Cette marche circonspecte et si profitable s'accéléra cepen-
dant à dater de la lin du xvii" siècle.
Le résultat des guerres religieuses de France avait apporté
dans le Royaume-Uni une nouvelle affluence d'éléments fran-
çais. Cette fois ils n'osèrent plus rentrer dans les classes aris-
tocratiques-, l'effet de relations commerciales, qui partout al-
lait croissant, en jeta une forte proportion au sein des masses
plébéiennes, et le sang anglo-saxon fut sérieusement entamé.
La naissance de la grande industrie vint encore accroître ce
mouvement en appelant sur le sol national des ouvriers de
toutes races non germaniques, des Irlandais en foule, des Ita-
liens, des Allemands slavisés ou appartenant à des populations
fortement marquées du cachet celtique.
Alors les Anglais purent réellement se sentir entraînés dans
la sphère des nations romanisées. Ils cessèrent d'occuper,
aussi imperturbablement, ce médium qui auparavant les tenait
« anglo-saxon nation... did not altain a général or striking eminencc
« is litleralurc. But society wanls olher bicssings bcsides thèse. The
« agencics that affected our ancestry took a différent course. Thcy
. « impell«d ihem towards that ofpolitical mclioration, the great foun-
tain of human iniproveraent. >
468 DE l'inkgalitk
autant rapprochés pour le moins du groupe Scandinave que
des nations méridionales, et qui, dans le moyen âge, les avait
fait sympathiser surtout avec les Flamands et les Hollandais,
leurs pareils sous beaucoup de rapports. A dater de ce mo-
ment, la France fut mieux comprise par eux. Ils devinrent
plus littéraires dans le sens artiste du mot. Ils connurent l'at-
trait pour les études classiques ; ils les acceptèrent comme on
le faisait de l'autre côté du détroit; ils prirent le goût des sta-
tues , des tableaux , de la musique , et , bien que des esprits
depuis longtemps initiés, et doués, par l'habitude, d'une dé-
licatesse plus exigeante , les accusassent d'y porter encore une
sorte de rudesse et de barbarie, ils surent recueillir, dans ce
genre de travaux , une gloire que leurs ancêtres n'avaient ni
connue ni enviée.
L'immigration continentale continua et s'agrandit. La ré-
vocation de l'édit de Nantes envoya de nombreux habitants de
nos provinces méridionales rejoindre dans les villes britanni-
ques la postérité des anciens réfugiés (1). La révolution fran-
çaise ne fut pas moins influente, ni dans ce triste sens moins
généreuse, et, sans parler de ce courant tout récemment formé
qui transporte maintenant en Angleterre une partie de la po-
pulation de l'Irlande , les autres apports ethniques se multi-
pliant sans relâche , les instincts opposés au sentiment germa-
nique ont indéflniment continué à abonder au sein d'une
société qui , jadis si compacte , si logique , si forte , si peu lit-
téraire, n'aurait pas pu naguère assister sans horreur à la
naissance de Byron (2).
La transformation est bien sensible; elle marche d'un pas
sûr et se trahit de mille manières. Le système des lois anglaises
(1) Les recherches de M. Weill ont établi que plus de cent mille pro-
testants français ont trouvé, à différentes époques, un refuge en An-
gleterre.
(2) If.....
Of the great poet-rirc of Ilaly
I darc to build the imitation rhyme
Harsli runic copy of the .soulh's sublime,
(n yron, Dedication of the Prophecy of Dante.}
DES RACES HLMAINES. 4G9
a perdu de sa solidité; des réformateurs ne sont pas loin, et
les Pandectes sont leur idé;il. L'aristocratie trouve des adver-
saires; la démocratie , jadis inconnue, proclame des préten-
tions qui n'ont pas été inventées sur le sol anglo-saxon. Les
innovations qui trouvent faveur, les idées qui germent, les
forces dissolvantes qui s'organisent, tout révèle la présence
d'une cause de transformation apportée du continent. L'An-
gleterre est en marche pour entrer à son tour dans le milieu de
la romauité.
CHAPITRE VL
Derniers développements de la société germano-romaine.
Rentrons dans l'empire de Charlemagne , puisque c'est là ,
de toute nécessité , que la civilisation moderne doit naître. Les
Germains non romanisés de la Scandinavie , du nord de l'Al-
lemagne et des îles Britanniques ont perdu , par le frottement,
la naïveté de leur essence; leur vigueur est désormais sans
souplesse. Ils sont trop pauvres d'idées pour obtenir une
grande fécondité ni surtout une grande variété de résultats.
Les pays slaves à ce même inconvénient ajoutent l'hurailité
des aptitudes , et cette cause d'incapacité se montrera si forte
que, lorsque certains d'entre eux se trouveront en rapports
étroits avec la romanité orientale , avec l'empire grec , rien ne
sortira de cet hymen. Je me. trompe ; il en sortira des combi-
naisons plus misérables encore que le compromis byzantin.
C'est donc au sein des provinces de l'empire d'Occident qu'il
faut se transporter pour assister à l'avènement de notre forme
sociale. La juxtaposition de la barbarie et de la romanité n'y
existe plus d'une manière accusée ; ces deux éléments de la vie
future du monde ont commencé à se pénétrer, et , comme
pour rendre plus rapide l'achèvement de la tâche, le travail
RACES HUMAINES. — T. II. 27
470 DE l'inégalité
s'est subdivisé ; il a cessé de se faire en commun sur toute l'é-
tendue du territoire Impérial. Des amalgames rudimentaires
se sont empressés de se détacher partout de la grande masse;
ils s'enferment dans des limites incertaines, ils imaginent de&
nationalités approximatives; la grande agglomération se fend
de toutes parts; la fusion dénature les éléments divers qui
bouillonnent dans son sein.
Est-ce là un spectacle nouveau pour le lecteur de ce livre?
En aucune façon; mais c'est un spectacle plus complet de ce
qui lui fut déjà montré. L'immersion des races fortes au sein
de;s sociétés antiques s'est opérée à des époques tellement loin-
taines et dans des régions si éloignées des nôtres , que nous
n'en suivons les phases qu'avec difllculté. A peine quelquefois
en pouvons-nous saisir plus que les catastrophes Anales à de
telles distances et de temps et de lieux , multipliées par les
grands contrastes d'habitudes intellectuelles existant entre
nous et les autres groupes. L'histoire , que soutient mal une
chronologie imparfaite, et que souvent déguisent des formes
mythiques , l'histoire , qui , dénaturée par des traducteurs in-
termédiaires aussi étrangers à la nation mise en jeu qu'à nous-
mêmes , l'histoire , dis-je , reproduit bien moins les faits que
leurs images. Encore ces images nous arrivent-elles par une
succession de miroirs réfracteurs dont il est quelquefois diffi-
cile de rectifier les raccourcis.
Mais lorsqu'il s'agit de la civilisation qui nous touche, quelle
différence ! Ce sont nos pères qui racontent , et qui racontent
comme nous le ferions nous-mêmes. Pour lire leurs récits ,
nous nous asseyons à la place même où ils écrivirent; nous
n'avons qu'à lever les yeux , et nous contemplons le théâtre
entier des événements qu'ils ont décrits. Il nous est d'autant
plus facile de bien comprendre ce qu'ils nous disent et de de-
viner ce qu'ils nous taisent, que nous sommes nous-mêmes
les résultats de leurs œuvres; et, si nous éprouvons un embarras
à nous rendre un compte exact et vrai de l'ensemble de leur
action , à en suivre les développements , à en éprouver la logi-
que , à en démêler exactement les conséquences , bien loin
que nous en puissions accuser la pénurie des renseignements ^
DES RACES HUMAINES. 471
c'est au contraire à l'opulence embarrassante des détails que
notre débilité doit s'en prendre. Nous restons comme accablés
sous le monceau des faits. Kotre œil les distingue, les sépare,
les pénètre avec ime peine extrême, parce qu'ils sont trop
nombreux et trop touffus , et c'est en nous efforçant de les
classer que nos principales erreurs se commettent et nous
fourvoient.
Nous sommes si directement en jeu dans les souffrances ou
les joies, dans les gloires ou les humiliations de ce passé pa-
ternel , que nous avons peine à conserver en l'étudiant cette
froide impassibilité sans laquelle il n'y a cependant pas de jus-
tesse de coup d'œil. En retrouvant dans les capitulaires car-
lovingiens, dans les chartes de l'âge féodal, dans les ordon-
nances de l'époque administrative , les premières traces de
tous ces principes qui aujourd'hui excitent notre admiration ou
soulèvent notre haine , nous ne savons pas le plus souvent
contenir l'explosion de notre personnalité.
Ce n'est cependant pas avec des passions contemporaines ,
ce n'est pas avec des sympathies ou des répugnances du jour,
qu'il convient d'aborder une pareille étude. Bien qu'il ne soit
pas défendu de se réjouir ou de s'attrister des tableaux qu'elle
présente , bien que le sort des hommes d'autrefois ne doive
pas laisser insensibles les hommes d'aujourd'hui , il faut ce-
pendant savoir subordonner ces tressaillements du cœur à la
recherche plus noble et plus auguste de la pure réalité. En
imposant silence à ses prédilections, on n'est que juste, et
partant plus humain. Ce n'est pas seulement une classe, ce ne
sont plus quelques noms, qui dès lors intéressent, c'est la
foule entière des morts ; ainsi cette impartiale pitié que tous
ceux qui vivent, que tous ceux qui vivront ont le droit d'ex-
citer, s'attache aux actes de ceux qui ne sont plus, soit qu'ils
aient porté la couronne des rois, le casque des nobles, le
chaperon des bourgeois ou le bonnet des prolétaires. Pour
arriver à cette sérénité de vue , il n'est d'autre moyen que de
se refroidir en parlant de nos pères au même degré que nous
le sommes en jugeant les civilisations moins directement pa-
rentes. Alors ces aïeux ne nous apparaissent plus, et c'est déjà
472 DE l'inégalité
fixer la vraie mesure des choses, que comme les représentants
d'une agglomération d'hommes qui a subi précisément l'action
des mêmes lois ei: qui a parcouru les mêmes phases auxquelles
nous avons vu assujetties les autres grandes sociétés aujour-
d'hui mortes ou mourantes.
D'après tous les principes exposés et observés dans ce livre,
la civilisation nouvelle doit se développer d'abord , dans ses
premières formes, sur les points où la fusion de la barbarie et
de la romanité possédera, du côté de la première, les éléments
les plus chargés de principes hellénistiques , puisque ces der-
niers renferment l'essence de la civilisation impériale. En effet,
trois contrées dominent moralement toutes les autres depuis
le ix" siècle jusqu'au xiii*' : la haute Italie, les contrées
moyennes du Rhin, la France septentrionale.
Dans la haute Italie, le sang lombard se trouve avoir gardé
une énergie réveillée à différentes fois par des immigrations
de Franks. Cette condition remplie, la contrée possède la vi-
gueur nécessaire pour bien servir les destinées ultérieures.
D'autre part, la population indigène est chargée d'éléments
hellénistiques autant qu'on peut le désirer, et , comme elle est
fort nombreuse comparativement à la colonisation barbare, la
fusion va promptement l'amener à la prépondérance. Le système
communal romain se maintient, se développe avec rapidité.
Les villes, Milan, Venise, Florence à leur tête, prennent une
importance que, de longtemps encore, les cités n'auront pas
ailleurs. Leurs constitutions affectent quelque chose des exi-
gences de l'absolutisme propre aux républiques de l'antiquité.
L'autorité militaire s'affaiblit; la royauté germanique n'est
qu'un voile transparent et fragile jeté sur le tout. Dès le
XI i^ siècle, la noblesse féodale est presque totalement anéan-
tie, elle ne subsiste guère qu'à l'état de tyrannie locale et ro-
manisée-, la bourgeoisie lui substitue, dans tous les lieux où
elle domine, un patriciat à la manière antique; le droit im-
périal renaît, les sciences de l'esprit reparaissent; le commerce
est respecté ; un éclat, une splendeur inconnue rayonne autour
de la ligue lombarde. Mais il ne faut pas le méconnaître : le
sang teutonique, instinctivement détesté et poursuivi dans tou-
DES BACES HUMAINES. 473
tes ces populations qui se ruent avec fureur vers le retour à la
romanité, est précisément ce qui leur donne leur sève et les
anime. Il perd cliacjue jour du terrain; mais il existe, et Ton
en peut vqir la preuve dans la longue obstination avec laquelle
le droit individuel se maintient, même parmi les hommes d'é-
glise, sur ce sol qui si avidement cherche à absorber ses régé-
nérateurs (1).
De nombreux États se modèlent de leur mieux, bien qu'avec
des nuances innombrables, d'après le prototype lombard. Les
provinces mal réunies du royaume de Bourgogne, la Provence,
puis le Languedoc, la Suisse méridionale, lui ressemblent sans
avoir son éclat. Généralement l'élément barbare est trop affai-
bli dans ces contrées pour prêter autant de forces à la roma-
nité (2). Dans le centre et dans le sud de la Péninsule, il est
presque absent; aussi n'y voit-on que des agitations sans ré-
sultat et des convulsions sans grandeur. Sur ces territoires , les
invasions teutoniques, n'ayant été que passagères, n'ont pro-
duit que des résultats incomplets, n'ont agi que dans un sens
dissolvant. Le désordre ethnique n'en est devenu que plus
considérable. De nombreux retours des Grecs et les colonisa-
tions sarrasines n'ont pas été de nature à y porter remède.
Un moment, la domination normande a donné une valeur
(1) Sismoadi, Histoire des républiques italiennes. — Cet auteur, com-
plètement inattentif aux questions de races, donne avec une exactitude
(|ui n'en est que plus frappante une foule d'indications ethniques
dans le sens indiqué ici. Mais ce qu'on peut lire de mieux à cet égard,
c'est le poème d'un contemporain, le moine Gunthcr (Ligurinus, sive
de rébus gestis imperatoris Caesaris Friderici Primi Aug., cognomento
jEnobarbi libri X, Heydelbergce; 1812, in-8"). Ce poème se trouve aussi
imprimé dans des collections. Il peint avec une vérité admirable, et
qui n'est ni sans grandeur ni sans beauté, l'antagonisme violent et
irréconciliable des groupes romains et barbares. — Voir aussi Mu-
ratori. Script, rerum Italie.
(i) Dans toutes ces contrées, des établissements germaniques de très
faible étendue ont conservé leur individualité Jusqu'à nos jours. Ce
que sont, dans l'Italie orientale, la république de Saint-Martin et les
VM et xni Communes, les Teutons du mont Uosa et du Valais le sont
également. — On trouve également des débris Scandinaves dans cer-
taines parties des petits cantons.
474 . DE l'inégalité
inattendue à l'extrémité de la Péninsule et à la Sicile. Malheu-
reusement ce courant, toujours assez minime, se tarit bientôt,
de sorte que son influence va se mourant, et les empereurs
de la maison de Ilohenstauffen en épuisent les derniers fllons.
Lorsque le sang germanique eut presque achevé , au W' siè-
cle, de se subdiviser dans les masses de la haute Italie, la
contrée entra dans une phase analogue à celle que traversa la
Grèce méridionale après les guerres persiques. Elle échangea
sa vitalité politique contre un grand développement d'aptitudes
artistiques et littéraires. Sous ce point de vue, elle atteignit à
des hauteurs que l'Italie romaine, toujours courbée sur la co-
pie des modèles athéniens, n'avait point atteintes. L'originalité
manquant à cette devancière lui fut acquise dans une noble
mesure ; mais ce triomphe fut aussi peu durable qu'il l'avait
été chez les contemporains de Platon : à peine , comme pour
ceux-ci, brilla-t-il une centaine d'années, et, lorsqu'il fut éteint,
l'agonie de toutes les facultés recommença. Le xvii" et le
xvm" ^iècle n'ont rien ajouté à la gloire de l'Italie, et certes
lui ont beaucoup ôté.
Sur les bords du Rhin et dans les provinces belgiques , les
éléments romains étaient primés numériquement par les élé-
ments germaniques. En outre, ils étaient nativement plus af-
fectés par l'essence utilitaire des détritus celtiques que ne le
pouvaient être les masses indigènes de l'Italie. La civilisation
locale suivit la direction conforme aux causes qui la produi-
saient. Dans l'application qui y fut faite du droit féodal, le
système impérial des bénéfices se montra peu puissant; les
liens par lesquels il rattachait le possesseur de fief à la cou-
ronne furent toujours très relâchés , tandis qu'au contraire les
doctrines indépendantes de la législation primitivement germa-
nique se maintinrent assez pour conserver longtemps aux pro-
priétaires de châteaux une individualité libre qu'ils n'avaient
plus ailleurs. La chevalerie du Hainaut; celle du Palatinat mé-
ritèrent, jusque dans le xvi"^ siècle , d'être citées comme les
plus riches, les plus indépendantes et les plus fières de l'Eu-
rope. L'empereur, leur suzerain immédiat, avait peu de prise
sur elles, et les princes de second ordre , beaucoup plus nom-
DES BACES HUMAINES. 475
breux qu'ailleurs dans ces provinces, étaient impuissants à leur
faire plier le cou. Les progrès de la romanité s'effectuaient
néanmoins, parce que la romanité était trop vaste pour ne pas
être irrésistible à la longue ; ils amenèrent, bien que très labo-
rieusement , la reconnaissance imparfaite des règles princi-
pales du droit de Justinien. Alors la féodalité perdit la plupart
de ses prérogatives, mais elle en conserva cependant assez
pour que l'explosion révolutionnaire de 1793 trouvât plus à
niveler dans ces pays que dans aucun autre. Sans ce renfort,
sans ce secours étranger apporté aux éléments locaux oppo-
sants, les restes de l'organisation féodale se seraient défendus
longtemps encore dans les électorats de l'ouest, et ils auraient
prouvé autant de solidité que sur les autres points de l'Alle-
magne, où ces dernières années seulement ont consommé leur
destruction.
En face de cette noblesse si lente à succomber, la bourgeoisie
fît son chef-d'œuvre en érigeant l'édifice hanséatique, combi-
naison d'idées celtiques et slaves où ces dernières dominaient,
mais que toujours animait une somme suffisante de fermeté
germanique. Couvertes de la protection impériale, on ne vit
point les cités associées, impatientes de tutelle, protester à
tout propos contre ce joug à la manière des villes d'Italie. Elles
abandonnèrent volontiers les honneurs du haut domaine à leurs
souverains, et ne surveillèrent avec jalousie que la libre admi-
nistration de leurs intérêts communaux et les avantages de
leur commerce. Chez elles, point de luttes intestines, point de
tendances à l'absolutisme républicain, mais le prompt abandon
des doctrines exagérées, qui ne se montrent dans leurs murs
que comme un accident. L'amour du travail, la soif du profit,
peu de passion, beaucoup de raison, un attachement fidèle à
des libertés positives, voilà leur naturel. Ne méprisant ni les
sciences ni les arts, s'associant d'une façon grossière mais active
au goût de la noblesse pour la poésie narrative, elles avaient
peu conscience de la beauté, et leur intelligence essentielle-
ment attachée à des conquêtes pratiques n'offre guère les côtés
brillants du génie italien à ses différentes époques. Cependant
rarchitecture ogivale leur dut ses plus beaux monuments. Les
476 DE l'inégalité
églises et les hôtels de ville des Flandres et de l'Allemagne oc-
cidentale montrent encore que ce fut la forme favorite et par-
ticulièrement bien comprise de l'art dans ces régions ; cette
forme semble avoir correspondu directement à la nature in-
time de leur génie, qui ne s'en écarta guère sans perdre son
originalité.
L'influence exercée par les contrées rhénanes fut très grande
sur toute l'Allemagne; elle se prolongea jusque dans l'extrême
nord. C'est en elles que les royaumes Scandinaves aperçurent
longtemps la nuance de civilisation méridionale qui, se rappro-
chant davantage de leur essence, leur convenait le mieux. A
l'est, du côté des duchés d'Autriche, la dose du sang germa-
nique étant plus faible, la mesure du sang celtique moins grande,
et les couches slaves et romaines tendant à exercer une action
prépondérante, l'imitation se tourna de bonne heure vers l'I-
talie, non toutefois sans être sensible aux exemples venus du
Rhin, ni même, par ailleurs, aux suggestions slaves. Les con-
trées gouvernées par la maison de Habsbourg furent essentiel-
lement un terrain de transition, comme la Suisse, qui, d'une
manière moins compliquée sans doute, partageait son attention
entre les modèles rhénans et ceux de la haute ItaUe. Dans les
anciens territoires helvètes, le point mitoyen des deux systè-
mes était Zurich. Je répéterai ici, pour compléter le tableau,
que, aussi longtemps que l'Angleterre demeura plus particuliè-
rement germanique , après qu'elle eut à peu près absorbé les
apports français de la conquête normande et avant que les im-
migrations protestantes eussent commencé à la rallier à nous,
ce furent les formes flamandes et hollandaises qui lui furent
les plus sympathiques. Elles rattachèrent de loin ses idées à
celles du groupe rhénan.
A^ient maintenant le troisième centre de civilisation, qui
avait son foyer à Paris. La colonisation franke avait été puis-
sante aux environs de cette ville. La romanité s'y était com-
posée d'éléments celtiques au moins aussi nombreux que sur
les bords du Rhin , mais beaucoup plus hellénisés , et , en
somme , elle dominait l'action barbare par l'importance de sa
masse. De bonne heure , les idées germaniques reculèrent de-
DES BACES HUMAINES. 477
vant elle (I). Dans les plus anciens poèmes du cycle carlo-
vingien , les héros teutoniques sont pour la plupart oubliés ou
représentés sous des couleurs odieuses, par exemple, les che-
valiers de Mayence, tandis que les paladins de l'ouest, tels
que Roland, Olivier, ou même du midi, comme Gérars de
Roussillon, occupent les premières places dans l'estime géné-
rale. Les traditions du Nord n'apparaissent que de plus en
plus défigurées sous un habit romain.
La coutume féodale pratiquée dans cette région s'inspire de
plus en plus des notions impériales, et, circonvenant avec
mie infatigable activité la résistance de l'esprit contraire , com-
plique à l'excès l'état des personnes , déploie une richesse de
restrictions, de distinctions, d'obligations dont on n'avait pas
l'idée ni en Allemagne, où la tenure des fiefs était plus libre,
ni en Italie , où elle était plus soumise à la prérogative du
souverain. Il n'y eut qu'en France où l'on vit le roi, su-
zerain de tous, pouvoir être en même temps l'arrière-vassal
d'un de ses hommes, et, comme tel, soumis théoriquement à
l'obligation de le servir contre lui-même, sous peine de for-
faiture.
Mais la victoire de la prérogative royale était au fond de
tous ces conflits, par la raison que leur action incessante fa-
vorisait l'élévation des basses classes de la population , et rui-
nait l'autorité des classes chevaleresques. Tout ce qui ne possé-
dait pas de droits personnels ou territoriaux était en droit
d'en acquérir, et, au rebours, tout ce qui avait à un degré
quelconque les uns ou les autres, les voyait insensiblement
s'atténuer (2). Dans cette situation critique pour tout le monde,
(1) Les dernières traces en sont visibles dans les romans de Garin.
Voir à ce sujet la savante dissertation de M. Paulin PAris dans son
édition d'une partie du poème, et quelques idées émises par M. Ede-
lestand du Mèril au début de la Mort de Garin. — Voir aussi dom
Calmet, Histoire de Lorraine; Wusscburg, ^«/i^wi/^a de la Gaule Bel-
gique, liv. III, p. 157.
(■î) Guérard , le Polyplique d'Irminon, t. I, p. 3S1 : « A partir de la
« lin du IX» siècle, le colon et le lide deviennent de plus en plus ra-
« res dans les documents qui concernent la France, et ces deux clas-
« ses de personnes ne tardèrent pas :i disparaître. Elles sont, en
478 DE l'inégalité
les antagonismes et les conflits éclatèrent avec une extrême
vivacité et durèrent plus longtemps qu'ailleurs, parce qu'ils
.se prononcèrent plus tôt qu'en Allemagne et finirent plus tard
qu'en Italie.
La catégorie des cultivateurs libres, des hommes de guerre
indépendants, disparut peu à peu devant le besoin général de
protection. De même on vit de moins en moins des chevaliers
n'obéissant qu'au roi. Moyennant l'abandon d'une partie de
ses droits , chacun voulut et dut acheter l'appui de plus fort
que lui. De cet enchaînement universel des fortunes résultèrent
beaucoup d'inconvénients pour les contemporains et pour leurs
descendants, un acheminement irrésistible vers le nivelle-
ment universel (1).
Les communes n'atteignirent jamais un bien haut degré de
puissance. Les grands fiefs eux-mêmes devaient à la longue
s'affaiblir et cesser d'exister. De grandes indépendances per-
sonnelles, des individualités fortes et fières, constituaient autant
d'anomalies, qui tôt ou tard allaient fléchir devant l'antipathie
si naturelle de la romanité. Ce qui persista le plus longtemps,
ce fut le désordre, dernière forme de protestation des éléments
« pai'tie, remplacées par celle des colliberti, qui n'a pas une longue
« existence. Le serf, à son tour, se montre moins fréquemment, et
« c'est le villanus, le rusticus, Yhomo potestatis qui lui succèdent. »
On voit par là quelle rapidité de modifications, toutes favorables à la
romanité, s'opérait dans cette société en fusion. (Voir aussi, même
ouvr., t. I, p. 392.)
(1) Les appréciations de Palsgrave sur la constitution politique de la
Gaule dans la première partie des âges moyens sont, en grande pai-tie,
ce que l'on a écrit de plus vrai et de plus clair sur ce sujet, en appa-
rence compliqué. Il montre très bien : l^que l'idée d'étudier la France
d'alors dans son étendue d'aujourd'hui est une erreur, et que nulle
institution d'alors ne pouvait viser à satisfaire un tel ensemble, puis-
qu'il n'existait pas; 2" il établit que les communes modernes n'ont
jamais commencé, parce que les communes gallo-romaines et gallo-
frankes n'ont jamais fini. (Palsgrave, </ie Rise andProgress of the En-
glish Commonweallh, t. I, pp. 49i, 5i.'> et seqq.) — Voir également
C. Leber, Histoire du pouvoir municipal en France, Paris, 1829, in-8°.
Ouvrage excellent et qui a été mis à contribution plus souvent que
les emprunteurs ne l'ont avoué. — Raynouard, Histoire du droit mu-
nicipal en France, Paris, 1829, 2 vol. in-8°. Livre tout romain.
DES RACES HUMAINES. 47.9
germaniques. Les rois, chefs instinctifs du mouvement romain,
eurent encore bien de la peine à venir à bout de ces suprêmes
efforts. Des convulsions générales et terribles , des douleurs
universelles, déchirèrent ces temps héroïques. Personne n'y
fut à l'abri des plus méchants coups de la fortune. Comment
donc ne pas mettre un grain de mépris dans le sourire , à voir
de nos jours ce qui s'appelle philanthropie croire légitime de
s'apitoyer sur ce qu'étaient alors les basses classes , compter
les chaumières détruites, et supputer le dommage des mois-
sons ravagées? Quel bon sens, quelle vérité, quelle justice
de rapporter les choses du x° siècle à la même mesure que les
nôtres ! Il s'agit bien là de moissons , de chaumières et de pay-
sans mal satisfaits ! Si l'on a des larmes en réserve , c'est à la
société tout entière, c'est à toutes les classes, c'est à l'univer-
salité des hommes qu'on les doit.
^lais pourquoi des larmes et de la pitié.' Cette époque n'ap-
pelle pas la compassion. Ce n'est pas le sentiment que fait naî-
tre la lecture attentive des chroniques -, soit que l'on s'arrête
sur les pages austères et belliqueuses de Ville-Hardouin, sur
les récits merveilleux de l'Aragonais Raymond Muntaner, ou
sur les souvenirs pleins de sérénité , de gaieté , de courage , du
noble Joinville , soit qu'on parcoure la biographie passionnée
d'Abélard, les notes plus monacales et plus calmes de Guibert
de Nogent, ou tant d'autres écrits pleins de vie et de charme
qui nous sont restés de ces temps , l'imagination est confondue
par la dépense de cœur, d'intelligence et d'énergie qui s'y fait
de toutes parts. Souvent plus enthousiaste que sèchement rai-
sonnable dans ses applications, la pensée d'alors est toujours
vigoureuse et saine. Elle est inspirée par une curiosité, par
une activité sans bornes; elle ne laisse rien sans y toucher.
En même temps qu'elle a des forces inépuisables pour alimen-
ter sans relAche la guerre étrangère et la guerre intérieure ,
qu'à demi Bdèle encore à la prédilection des Franks pour le
glaive , elle entretient le fracas des armes de royaume à ro-
yaume , de cité à cité, de village à village, de j^tianoir à ma-
noir, elle trouve le goût et le temps de sauver les trésoi*s de
Ja littérature classique, et de les méditer d'une manière er-
480 DE l'inégalité
ronée peut-être à notre point de vue, mais à coup sûr originale.
C'est là , en toutes choses , un suprême mérite , et , dans ce cas
particulier, un mérite d'autant plus -éclatant que nous en avons
profité, et qu'il constitue toute la supériorité de la civilisation
moderne sur l'ancienne romanité. Celle-ci n'avait rien inventé,
n'avait fait que prendre , tant bien que mal , et de toutes
mains , des résultats des produits d'ailleurs flétris par le temps.
Nous , nous avons créé des conceptions nouvelles , nous avons
fait une civilisation , et c'est au moyen âge que nous sommes
redevables de cette grande œuvre. L'ardeur féodale, infati-
gable dans ses travaux , ne se borne pas à persévérer de son
mieux dans l'esprit conservateur des barbares pour ce qui
touche au legs romain. Elle ressaisit encore, elle retouche in-
cessamment ce qu'elle peut retrouver des traditions du Nord
et des fables celtiques; elle en compose la littérature illimitée
de ses poèmes, de ses romans, de ses fabliaux, de ses chan-
sons, ce qui serait incomparable . si la beauté de la forme ré-
pondait à la richesse illimitée du fond. Folle de discussion et
de polémique , elle aiguise les armes déjà si subtiles de la dia-
lectique alexandrine, elle épuise les thèmes théologiques, en
extrait de nouvelles formules , fait naître dans tous les genres
de philosophie les esprits les plus audacieux et les plus fermes,
ajoute aux sciences naturelles, agrandit les sciences mathé-
matiques, s'enfonce dans les profondeurs de l'algèbre. Se-
couant de son mieux la complaisance pour les Ijypothèses où
s'est complue la stérilité romaine , elle sent déjà le besoin de
voir de ses yeux et de toucher de ses mains avant que de pro-
noncer. Les connaissances géographiques servent puissamment
et exactement ces dispositions, et les petits royaumes du
xiii^ siècle, sans ressources matérielles, sans argent, sans
ces excitations accessoires et mesquines de lucre et de vanité
qui déterminent tout de nos jours , mais ivres de foi religieuse
et de juvénile curiosité , savent trouver chez eux des Plan-
Carpin, des Maundevill, des Marco-Polo, et pousser sur leurs
pas des nuéeS de voyageurs intrépides vers les coins les plus
reculés du monde , que ni les Grecs ni les Romains n'avaient
même jamais eu la pensée d'aller visiter.
DES RACES HUMAINES. 481
Celle époque a pu beaucoup souffrir, je le veux^; je n'exa-
minerai pas si son imagination vive et sa statistique imparfaite,
commentées par le dédain que nous aimons à éprouver pour
tout ce qui n'est pas nous, n'en ont pas sensiblement exagéré
les misères. Je prendrai les fléaux dans toute l'étendue vraie
ou fausse qui leur est attribuée , et je demanderai seulement
si, au milieu des plus grands désastres, on est vraiment bien
malheureux quand on est si vivace? Vit-on nulle part que le
serf opprimé, le noble dépouillé, le roi captif aient jamais tourné
de désespoir leur dernière arme contre eux-mêmes? Il sem-
blerait que ce qui est plus vraiment à plaindre, ce sont les na-
tions dégénérées et bâtardes qui, n'aimant rien, ne voulant
rien, ne pouvant rien, ne sachant où se prendre au sein des
accablants loisirs d'une civilisation qui décline, considèrent
avec une morne indulgence le suicide ennuyé d'Apicius.
La proportion spéciale des mélanges germaniques et gallo-
romains dans les populations de la France septentrionale , en
amenant par des voies douloureuses, mais sûres, l'aggloméra-
tion en même temps que l'étiolement des forces , fournit aux
différents instincts politiques et intellectuels le moyen d'attein-
dre à une hauteur moyenne, il est vrai, mais généralement
assez élevée pour attirer à la fois les sympathies des deux
autres centres de la civilisation européenne. Ce que l'Allema-
gne ne possédait pas. et qui se trouvait dans une trop grande
plénitude en Italie, nous l'avions sous des proportions res-
treintes qui le rendaient compréhensible à nos voisins du nord ;
et, d'autre part, telles provenances d'origine teutonique, très
mitigées par nous, séduisaient les hommes du sud, qui les au-
raient repoussées, si elles leur fussent parvenues plus complè-
tes. Cette sorte de pondération développa le grand crédit où
l'on vit, aux XII* et xiii" siècles, parvenir la langue française
chez les peuples du nord comme chez ceux du midi, à Colo-
gne comme à Milan. Tandis que les minnesingers traduisaient
nos romans et nos poèmes, Brunetto Latini, le maître du
Dante, écrivait en français, et de même les rédacteurs des
mémoires du Vénitien Nfarco-Polo. Ils considéraient notre
idiome comme seul capable de répandre dans l'Europe entière
J82 DE l'inégalité
les nouvelles connaissances qu'ils voulaient propager. Pendant
ce temps, les écoles de Paris attiraient tout ce qu'il y avait de
par le monde d'hommes savants et d'esprits studieux. Ainsi les
âges féodaux furent spécialement pour la France d'au delà de
la Seine une période de gloire et de grandeur morale, que
n'obscurcirent nullement les difficultés ethniques dont elle
était travaillée (1).
Mais l'extension du royaume des premiers Valois vers le
sud, en augmentant dans une proportion considérable l'action
de l'élément gallo-romain, avait préparé et commença, avec le
xiv siècle, la grande bataille qui, sous le couvert des guerres
anglaises, fut de nouveau livrée aux éléments germanisés (2).
La législation féodale, alourdissant de plus en plus les obliga-
(1) Au XIII® siècle, on exigeait d'un clievalier accompli les mêmes
perfections intellectuelles que les Scandinaves imposaient jadis à leurs
jarls. Il devait surtout connaître plusieurs langues et les poésies qui
les illustraient. Guillaume de Nevers parlait avec une égale facilité le
bourguignon, le français, le flamand et le breton. En Allemagne, on
faisait venir des maîtres de France pour instruire les enfants nobles
dans la langue qu'ils ne devaient pas ignorer. Les vers suivants de
Berthe aux grands pies confirment cet usage :
« Tout droit a celui tems que je ci vous décris
Avoit une coutume ans el Tyois païs
Que tout li grant seignor, li conte et li marchis
Avoient, entour aus, gent françoise tous-dis
Pour aprendre françois leurs filles et leurs flls,
Li rois et la royne et Berle o le cler vis
Savent près d'aussi bien le françois de Paris
Com se il fussent nés el bour à Saint-Denis »
« ... François savoit Aliste...
C'est la fllle à la Serve »
fPaulin Paris, li Romans de Berte aux grans pies, Paris, 1836, in-12,
p. 10.)
(2) La fusion du sud et du nord de la France fut assurée par le mé-
lange ethnique qui eut lieu après la guerre des Albigeois. Dans un
parlement tenu à Pamiers en 1:212, Simon de Monfort flt décider que
les veuves et les fllles héritières de fiefs nobles, dans les provinces
vaincues, ne pourraient épouser que des Français pendant les dix
années qui allaient suivre. De là, transplantation d'un grand nombre
<le familles picardes, champenoises, tourangelles en I.,anguedoc, et
«xtinction de beaucoup de vieilles maisons gothiques.
DES RACES HUMAINES. 483
lions des possesseurs de terres envers la royauté, et diminuant
de leurs droits , proclama bientôt, avec une entière franchise,
sa prédilection pour des doctrines encore plus purement romai-
nes. Les mœurs publiques , s'associant à cette tendance , por-
tèrent à la chevalerie un coup terrible en transformant contre
elle les idées jusqu'alors admises par elle-même au sujet du
point d'honneur.
L'honneur avait été jadis chez les nations arianes, était
presque encore resté pour les Anglais et même pour les Alle-
mands, une théorie du devoir qui s'accordait bien avec la di-
gnité du guerrier libre. On peut même se demander si , sous
ce mot àlionn€ui\ le gentilhomme immédiat de l'Empire et le
tenancier des Tudors ne comprenaient pas surtout la haute
obligation de maintenir ses prérogatives personnelles au-dessus
des plus puissantes attaques. Dans tous les cas, il n'admettait
pas qu'il en dût faire le sacrifice à personne. Le gentilhomme
français fut, au contraire, sommé de reconnaître que les obli-
gations strictes de l'honneur l'astreignaient à tout sacrifier à
son roi, ses biens, sa liberté, ses membres, sa vie. Dans un
dévouement absolu consista pour lui l'idéal de sa qualité de
noble, et, parce qu'il était noble, il n'y eut pas d'agression de
la part de la royauté qui pût le relever, en stricte conscience,
de cette abnégation sans bornes. Cette doctrine, comme toutes
celles qui s'élèvent à l'absolu, ne manquait certainement pas
de beauté ni de grandeur. Elle était embellie par le plus brillant
courage-, mais ce n'était réellement qu'un placage germanique
sur des idées impériales; sa source, si l'on veut la rechercher
à fond, n'était pas loin des inspirations sémitiques, et la no-
blesse française, en l'acceptant, devait à la fin tomber dans des
habitudes bien voisines de la servilité.
Le sentiment général ne lui laissa pas le choix. La royauté,
les légistes, la bourgeoisie, le peuple, se figurèrent le gentil-
homme indissolublement voué à l'espèce d'honneur que l'o'i
inventait : le propriétaire armé commença dès lors à ne plus
être la base de l'État; à peine en fut-il encore le soutien. Il
tendit à en devenir surtout la décoration.
Il est inutile d'ajouter que, s'il se laissa ainsi dégrader, c'est
484 DE l'inégalité
que son sang n'était plus assez pur pour lui donner la cons-
cience du tort qu'on lui faisait, et lui fournir des forces suffi-
santes pour la résistance. Moins romanisé que la bourgeoisie,
qui à son tour l'était moins que le peuple, il l'était beaucoup
cependant; ses efforts attestèrent, par la dose d'énergie qu'on
y peut constater, la mesure dans laquelle il possédait encore
les causes ethniques de sa primitive supériorité (l). Ce fut dans
les contrées où avaient existé les principaux établissements des
Franks que l'opposition chevaleresque se signala davantage;
au delà de la Loire, il n'y eut pas , en général, une volonté aussi
persistante. Enfin, avec le temps, à des nuances près, un ni-
veau de soumission s'étendit partout, et laromanité commença
à reparaître, presque reconnaissable, comme le xv® siècle finis-
sait.
Cette explosion des anciens éléments socteux fut puissante,
extraordinaire; elle usa avec empire des alliages germaniques
qu'elle avait réussi à dompter et à tourner en quelque sorte
contre eux-mêmes; elle les empIo3a à battre en brèche les
créations qu'ils avaient jadis produites en commun avec elle ;
elle voulut reconstruire l'Europe sur un nouveau plan de plus
en plus conforme à ses instincts, et avoua hautement cette pré-
tention.
L'Italie du sud et celle du centre se retrouvaient à peu près
à la même hauteur que la Lombardie déchue. Les rapports
que cette dernière contrée avait, quelques siècles en çà, entre-
(1) La décomposition ethnique de la noblesse française avait com-
mencé du jour où les leudes germaniques s'étaient alliés au sang des
leudes gallo-romains; mais elle avait marché vite, en partie parce que:
les guerriers germaniques s'étaient éteints en grand nombre dan»i
les guerres incessantes, et parce que des révolutions fréquentes leur
avaient substitué des hommes venus de plus bas. C'est ainsi que, sur '
l'autorité d'une chronique (Gesta Consul. Andegav., 2), M. Guérard'
constate une des phases principales de cette dégénération : « Au mi-
lieu des troubles et des secousses de la société, il s'éleva de toutes
parts des hommes nouveaux sous le règne de Charles le Chauve. De
petits vassaux s'érigèrent en grands feudataires et les ofûciers publics
du royaume en seigneurs presque indépendants. » (Omit, cilé, t.I,
p. 205. ) *
DES RACES HUMAINES. 485
tenus avec la Suisse et la Gaule méridionale étaient fort relâ-
chés; la Suisse était plus inclinée vers l'Allemagne rhénane,
le sud de la Gaule vers les provinces moyennes. Et quel était
le lien commun de ces rapprochements? L'élément romain à
coup sûr, mais, dans cet élément composite, plus particulière-
ment l'essence celtique qui reparaît de son côté. La preuve en
est que, si la partie sémitisée avait agi en cette circonstance,
la Suisse et le sud de la Gaule auraient resserré leurs anciens
rapports avec l'Italie, au lieu de les rendre moins intimes.
L'Allemagne tout entière, agissant sous la même influence
celtique, se chercha, et maria plus étroitement ses intérêts au-
trefois si sporadiques. L'élément romano-gallique, dans sa ré-
surrection, trouvait peu de diflicultés à se combiner avec les
principes slaves, en vertu de l'antique analogie. Les pays Scan-
dinaves devinrent plus attentifs pour un pays qui avait eu le
temps de nouer avec eux des rapports ethniques non germains
déjà sufflsamment considérables. Au milieu de ce resserrement
universel, les contrées rhénanes perdirent leur suprématie, et
il devait nécessairement en être ainsi, puisque c'était la nature
gallique qui désormais y avait le dessus.
Quelque chose de grossier et de commun, qui n'appartenait
ni à l'élément germanique ni au sang hellénisé, s'inflitra par-
tout. La littérature chevaleresque disparut des forteresses qui
bordent le cours du Rhin; elle fut remplacée par les composi-
tions railleuses, bassement obscènes, lourdement grotesques
de la bourgeoisie des villes. Les populations se complurent aux
trivialités de Hans Sachs. C'est cette gaieté que nous appelons
si justement la gaieté gauloise , et dont la France produisit,
à cette même époque, le plus parfait spécimen, comme, en
elTet, elle en avait le droit inné , en faisant naître les facéties
de haulte graisse, compilées par Rabelais, le géant de la fa-
cétie.
Toute l'Allemagne se trouva capable de rivaliser de mérite
avec les villes rhénanes dans la nouvelle phase de civilisation
dont cette bonne humeur frondeuse fut l'enseigne. La Saxe ,
la Ravière, l'Autriche, le Rrandebourg même, se virent portés
à peu près sur un ménie plan, tandis que du côté du sud, et
486 DE l'inégalité
la Bourgogne servant de lien, la France entière, dont l'Angle-
terre arrivait à goûter le génie , la France se sentait en plus
parfaite harmonie d'humeur avec ses voisins du nord et de
l'ouest, de qui elle reçut alors à peu près autant qu'elle leur
donna.
L'Espagne, à son tour, fut atteinte par cette asshnilation
générale des instincts en voie de conquérir tous les pays de
l'Occident. Jusqu'alors cette terre n'avait fait des emprunts à
ses voisins du nord que pour les transformer d'une manière
à peu près complète, unique moyen de les rendre accessibles
au goût spécial de ses populations combinées d'une manière si
particulière. Tant que l'élément gothique avait eu quelque
force extérieurement manifestée, les relations de la péninsule
ibérique avaient été au moins aussi fréquentes avec l'Angle-
terre qu'avec la France, tout en restant médiocres. Au xvi^ siè-
cle, l'élément romano-sémitique prenant de la puissance, ce
fut avec l'Italie, et l'Italie du sud , que les royaumes de Fer-
dinand s'entendirent le mieux, bien qu'ils tinssent aussi à nous
par le lien du Roussillon. N'ayant qu'une assez faible teinte
celtique, le genre d'esprit trivial des bourgeoisies du Nord ne
prit que dil'Qcilement pied chez elle, comme aussi dans l'autre
péninsule ; cependant il ne laissa pas de s'y montrer, mais avec
une dose d'énergie et d'enflure toute sémitique, avec une
verve locale qui n'était pas la force musculeuse de la barbarie
germanique, mais qui, dans son espèce de délire africain, pro-
duisit encore de très grandes choses. Malgré ces restes d'origi-
nalité, on sent bien que l'Espagne avait perdu la meilleure part
de ses forces gothiques, qu'elle éprouvait, comme tous les
autres pays, l'influence restaurée de la romanité, par ce fait
seul qu'elle sortait de son isolement.
Dans cette renaissance , comme on l'a appelée avec raison ,
dans cette résurrection du fond romain, les instincts politiques
de l'Europe se montrant plus assouplis à mesure que l'on s'a-
vançait au milieu de populations plus débarrassées de l'instinct
germanique, c'était là que l'on trouvait moins de nuances dans
l'état des personnes , une plus grande concentration des forces
gouvernementales , plus de loisirs pour les sujets , une préoc-
DES BACES HUMAINES. 487
l'upation plus exclusive du bieo-étre et du luxe, partant plus
de civilisation à la mode nouvelle. Les centres de culture se
<léplacèrent donc. L'Italie, prise dans son ensemble, fut encore
une fois reconnue pour le prototype sur lequel il fallait s'ef-
forcer de se régler. Rome remonta au premier rang. Quant à
Cologne, Mayence, Trêves, Strasbourg, Liège, Gand, Paris
même, toutes ces villes, naguère si admirées, durent se con-
tenter de l'emploi d'imitateurs plus ou moins heureux. On ne
jura plus que par les Latins et les Grecs , ces derniers , bien
entendu, compris à la façon latine. Ou redoubla de haine pour
tout ce qui sortait de ce cercle; on ne voulut plus reconnaître
ni dans la philosophie, ni dans la poésie, ni dans les arts, ce
qui avait forme ou couleur germanique-, ce fut une croisade
inexorable et violente contre ce qui s'était lait depuis un mil-
lier d'années. On pardonna à peine au christianisme.
Mais si l'Italie , par ses exemples , réussit à se maintenir à la
tête de cette révolution pendant quelques années , où il ne fut
encore question d'agir que dans la sphère intellectuelle, cette
suprématie lui échappa aussitôt que la logique inévitable de
l'esprit humain voulut de l'abstraction passer à la pratique so-
ciale. Cette Italie si vantée était redevenue trop romaine pour
pouvoir servir même la cause romaine; elle s'affaissa prompte-
ment dans une nullité semblable à celle du iv* siècle, et la
France, sa plus proche parente, continua, par droit de nais-
sance, la tâche que son aînée ne pouvait pas accomplir. La
France poursuivit l'œuvre avec une vivacité de procédés qu'elle
pouvait employer seule. Elle dirigea, exécuta en chef l'absorp-
tion des hautes positions sociales au sein d'une vaste confu-
sion de tous les éléments ethniques que leur incohérence et
leur fractionnement lui livraient sans défense. L';lge de l'éga-
lité était revenu pour la plus grande partie des populations de
l'Europe; le reste n'allait pas cesser désormais de graviter de
son mieux vers la même fin, et cela aussi rapidement que la
constitution physique des dUlérents groupes voudrait le per-
mettre. C'est l'état auquel on est aujourd'hui parvenu (1).
' (I) Amédée Thierry, Histoire de la Gaule sous radministralion ro-
488 DE l'inégalité
Les tendances politiques ne suffiraient pas à caractériser
cette situation d'une manière sûre ; elles pourraient , à la ri-
gueur, être considérées comme transitoires et provenant de
causes secondes. Mais ici , outre qu'il n'est guère possible de
n'attribuer qu'une importance de passage à la persistante di-
rection des idées pendant cinq à six siècles , nous voyons en-
core des marques de la réunion future des nations occidenta-
les, au sein d'une romanité nouvelle, dans la ressemblance
croissante de toutes leurs productions littéraires et scientifi-
ques , et surtout dans le mode singulier de développement de
leurs idiomes.
Les uns et les autres ils se dépouillent, autant qu'il est pos-
sible, de leurs éléments originaux et se rapprochent. L'espa-
gnol ancien est incompréhensible pour un Français ou pour
un Italien ; l'espagnol moderne ne leur offre presque plus de
difficultés lexicologiques. La langue de Pétrarque et du Dante
abandonne aux dialectes les mots, les formes non romaines,
et, à première vue, n'a plus pour nous d'obscurités. Nous-
mêmes, jadis riches de tant de vocables teutoniques, nous les
avons abandonnés, et, si nous acceptons sans trop de répu-
gnance des expressions anglaises, c'est que, pour la majeure
partie, elles sont venues de nous du appartiennent à une sou-
che celtique. Pour nos voisins d'outre-Manche la proscription
des éléments anglo-saxons marche vite; le dictionnaire en perd
tous les jours. Mais c'est en Allemagne que cette rénovation
s'accomplit de la manière et par les voies les plus étranges.
Déjà , suivant un mouvement analogue à ce qu'on observe en
Italie, les dialectes les plus chargés d'éléments germaniques,
maine, t. I, Introd., p. 347 : « Nous-mêmes, Européens du xix* siècle,
" quels idiomes parlons-nous pour la plupart? A quel cachet est
« marqué notre génie littéraire? Qui nous a fourni nos théories de
« l'art? Quel système de droit est écrit dans nos codes, ou se retrouvei
« au fond de nos coutumes? Enfin, quelle est notre religion à lous?^
« La réponse à ces questions nous prouve la vitalité de ces instilu-
« lions romaines dont nous portons encore l'empreinte après quinze
« siècles, empreinte. qui, au lieu de s'effacer par l'action moderne, ne
« fait, en <|uelque sorte, que se reproduire plus nette et plus écla-
« tante, à mesure que nous nous dégageons de la barbarie féodale. •
DES RACES HUMAINES. 489
^'omme , par exemple , le frisou et le bernois , sont relégués
parmi les plus incompréhensibles pour la majorité. La plupart
des langages provinciaux, riches d'éléments kymriques, se
rapprochent davantage de l'idiome usuel. Celui-ci , connu sous
le nom de haut allemand moderne, a relativement peu de res-
semblances lexicologiques avec le gothique ou les anciennes
langues du Nord, et des afûnités de plus en plus étroites avec
le celtique ; il y mêle aussi , çà et là , des emprunts slaves.
Mais c'est surtout vers le celtique qu'il incline, et, comme il ne
lui est pas possible d'en retrouver aisément les débris natifs
dans l'usage moderne, il se rapproche avec effort du composé
qui en est le plus voisin, c'est-à-dire du français. Il lui prend,
sans nécessité apparente, des séries de mots dont il pourrait
trouver sans peine les équivalents dans son propre fonds; il
s'empare de phrases entières qui produisent au milieu du dis-
cours l'effet le plus bizarre; et, en dépit de ses lois gramma-
ticales, dont il cherche d'ailleurs à modifier aussi la souplesse
primitive pour se rapprocher de nos formes plus strictes et plus
roides, il se romanise par toutes les voies qu'il peut se frayer;
mais il se romanise d'après la nuance celtique qui est le plus
à sa portée, tandis que le français abonde de son mieux dans
la nuance méridionale, et ne fait pas moins de pas vers l'ita-
lien que celui-ci n'en fait vers lui.
Jusqu'ici je n'ai éprouvé aucun scrupule à employer le mot
de romanité pour indiquer l'état vers lequel retournent les
populations de l'Europe occidentale. Cependant, afin d'être
plus précis, il faut ajouter que sous cette expression on aurait
tort d'entendre une situation complètement identique à celle
d'aucune époque de Tancien univers romain. De même que
dans l'appréciation de celui-ci je me suis servi des mots de
sémitùjue^ d'hellénistique, pour déterminer approximative-
ment la nature des mélanges vers laquelle il abondait, en pré-
venant qu'il ne s'agissait pas de mixtures ethniques absolument
pareilles à celles qui avaient jadis existé dans le monde assyrien
«tdans l'étendue des territoires syro-macédoniens, de même ici
on ne doit pas oublier que la romanité nouvelle possède des
nuances ethniques qui lui sont propres , et par conséquent dé-
490 DE l'inégalité
veloppe des aptitudes iDconnues à l'ancienne. Un fond com-
plètement le même, un désordre plus grand, une assimilation
croissante de toutes les facultés particulières par l'extrême
subdivision des groupes primitivement distincts , voilà ce qui
est commun entre les deux situations et ce qui ramène, cha-
que jour, nos sociétés vers l'imitation de l'univers impérial ;
mais ce qui nous est propre , en ce moment du moins , et ce
qui crée la différence, c'est que, dans la fermentation des par-
ties constitutives de notre sang, beaucoup de détritus germani-
ques agissent encore et d'une manière fort spéciale, suivant
qu'on les observe dans le Nord ou dans le INIidi : ici , chez les
Provençaux, en quantité dissolvante; là, au contraire, chez
les Suédois, avec un reste d'énergie qui retarde le mouvement
prononcé de décadence.
Ce mouvement, opérant du sud au nord, a porté, depuis
deux siècles déjà , les masses de la péninsule italique à un état
très voisin de celui de leurs prédécesseurs du iir siècle de
notre ère, sauf des détails. Le haut pays, à l'exception de
certaines parties du Piémont, en difTère peu. L'Espagne, sa-
turée d'éléments plus directement sémitiques, jouit dans ses
races d'une sorte d'unité relative qui rend le désordre ethni-
que moins flagrant, mais qui est loin de donner le dessus aux
facultés mâles ou utilitaires. Nos provinces françaises méridio-
nales sont annulées ; celles du centre et de l'est , avec le sud-
ouest de' la Suisse, sont partagées entre l'influence du Midi et
celle du Nord. La monarchie autrichienne maintient de son
mieux, et avec une conscience de sa situation qu'on pourrait
appeler scieutiflque, la prépondérance des éléments teutons
dont elle dispose sur ses populations slaves. La Grèce, la Tur-
quie d'Europe, sans force devant l'Europe occidentale, doivent
au voisinage inerte de l'Anatolie un reste d'énergie relative,
due aux inflltrations de l'élément germanique qu'à diff'érentes
reprises les âges moyens y ont apporté. On en peut dire autant
des petits États voisins du Danube , avec cette difi'érence que
ceux-là doivent le peu d'immixtions arianes qui semblent les
animer encore à une époque beaucoup plus ancienne , et que,
chez eux, le désordre ethnique en est à sa plus douloureuse
DES BACES HUMAIXES. 49t
période. L'empire russe, terre de transition entre les races
jaunes , les nations sémitisées et romanisées du sud et l'Alle-
magne, manque essentiellement d'homogénéité, n'a reçu ja-
mais que de trop faibles apports de l'essence noble, et ne peut
s'élever qu'à des appropriations imparfaites d'emprunts faits
de tous côtés à la nuance hellénique, comme à la nuance ita-
lienne , comme à la nuance française , comme à la conception
allemande. Encore ces appropriations ne dépassent-elles pas
l'épiderme des masses nationales.
La Prusse , à la prendre d'après son extension actuelle , pos-
sède plus de ressources germaniques que l'Autriche, mais
dans son noyau elle est inférieure à ce pays, où le groupe for-
tement arianisé des Madjars fait pencher la balance, non pas
suivant la mesure de la civilisation , mais suivant celle de la
vitalité, ce dont seulement il s'agit dans ce livre, on ne saurait
trop s'en pénétrer.
En somme, la plus grande abondance de vie, l'agglomération
de forces la plus considérable se trouve aujourd'hui concentrée
et luttant avec désavantage contre le triomphe infaillible de la
confusion romaine dans la série de territoires qu'embrasse un
contour idéal qui, partant de Tornéo, enfermant le Danemark
et le Hanovre, descendant le Rliin à une faible distance de sa
rive droite jusqu'à Bâle, enveloppe l'Alsace et la haute Lor-
raine, serre le cours de la Seine, le suit jusqu'à son embou-
chure, se prolonge jusqu'à la Grande-Bretagne et rejoint à
l'ouest l'Islande (1).
(1) Pour saisir dans sa vérilable signiricatioii roi)iiiioii cx|iiiméc ici,.
il faut se rappeler qu'il n'est question que d'une agglomération ap-
proximative. Des débris arians, plus ou moins bien conservés, se
trouvent encore sur toutes les lignes de routes suivies par les races
germaniques. De même qu'on en peut remarquer do très petits ves-
tiges en Espageic, en Ualie, en Suisse, partout où la configuration du
sol a favorise la formation et la conservation de ces dépôts, de même
encore il s'en trouve dans le TyroJ, dans la Transylvanie, dans les
montagnes de l'Albanie, dans le Caucase, dans l'ilindou-Koh, et jus-
qu'au fond des vallées hautes les plus orientales du Thibet. Il serait
même imprudent d'afflrmer qu'on n'en pourrait plus découvrir quel-
ques-uns dans la haute Asie. Mais ce sont des spécimens fortement
oblitérés déjà pour la plupart, impuissants, à i)eine perceptibles, qui
492 DE l'inégalité
Dans ce centre subsistent les dernières épaves de l'élément
arian, bien déflgurées, bien dénudées, bien flétries sans doute,
mais non pas encore tout à fait vaincues. C'est aussi là que
bat le cœur de la société, et par suite de la civilisation mo-
derne. Cette situation n'a jamais été analysée, expliquée, ni
comprise jusqu'à présent; néanmoins elle est vivement sentie
par l'intelligence générale. Elle l'est si bien que beaucoup d'es-
prits en font instinctivement le point de départ de leurs spécu-
lations sur l'avenir. Ils prévoient le jour où les glaces de la
mort auront saisi les contrées qui nous semblent les plus favo-
risées, les plus florissantes ; et, supposant même peut-être cette
catastrophe plus prochaine qu'elle ne le sera, ils cherchent de
là le lieu de refuge où l'humanité pourra , suivant leur désir,
reprendre un nouveau lustre avec une nouvelle vie. Les succès
actuels d'un des Etats situés en Amérique leur semblent pré-
sager cette ère si nécessaire. Le monde de l'ouest, voilà la
scène immense sur laquelle ils imaginent que vont éclore des
nations qui, héritant de l'expérience de toutes les civilisations
passées, en enrichiront la nôtre et accompliront des œuvres
que le monde n'a pu encore que rêver.
Examinons cette donnée avec tout l'intérêt qu'elle comporte.
Nous allons trouver, dans l'examen approfondi des races di-
verses qui peuplent et ont peuplé les régions américaines, les
motifs les plus décisifs de l'admettre ou de la rejeter.
CHAPITRE VH.
Les indigènes américains.
En 1829, Cuvierne se trouvait pas suffisamment informé pour
émettre une opinion sur la nature ethnique des nations indi-
n'échappent à une disparition, pour ainsi dire, instantanée, que grâce
à l'inaction dans laquelle ils se maintiennent, et qui les défend heu-
reusement de lout^ontact. .
UES RACES HUMAINES. 493
gènes de l'Amérique, et il les laissait en dehors de ses nomen-
clatures. Les faits recueillis depuis lors permettent de se mon-
trer plus hardi. Nombreux, ils deviennent concluants, et, si
aucun n'apporte une certitude entière, une affirmation absolu-
ment sans réplique, Tensemble en permet l'adoption de cer-
taines bases complètement positives.
Il ne se trouvera plus désormais d'ethnologiste quelque peu
renseigné qui puisse prétendre que les naturels américains for-
ment une race pure, et qui leur applique la dénomination de
variété rouge. Depuis le pôle jusqu'à la Terre-de-Feu, il n'est
pas une nuance de la coloration humaine qui ne se manifeste,
sauf le noir décidé du Congo et le blanc rosé de l'Anglais;
mais, en dehors de ces deux carnations, on observe les spéci-
mens de toutes les autres (1). Les indigènes, suivant leur na-
tion, apparaissent bruns olivâtres, bruns foncés, bronzés, jau-
nes pâles, jaunes cuivrés, rouges, blancs, bruns, etc. Leur
stature ne varie pas moins. Entre la taille non pas gigantesque,
mais élevée, du Patagon, et la petitesse des Changes, il y a les
mesures les plus multipliées. Les proportions du corps présen-
tent les mêmes différences : quelques peuples ont le buste
fort long, comme les tribus des Pampas ; d'autres, court et
large, comme les habitants des Andes péruviennes (2). Il en
est de même pour la forme et le volume de la tête. Ainsi la
physiologie ne donne aucun moyen d'établir un type unique
parmi les nations américaines.
En s'adressant à la linguistique , même résultat. Toutefois
il faut y regarder de près. La grande majorité des idiomes
possèdent chacun une originalité incontestable dans les parties
lexicologiques; à ce point de vue, ils sont étrangers les uns
(1) A. d'Orbigny, l'Homme américain, t. I, p. 71 et seqq.
(4) J'ai dit ailleurs que l'on cherchait à expliquer le développement
extraordinaire du buste chez les Quichnas, dont il est ici question,
par l'élévation de la chaîne où ils habitent, et j'ai montré pour quels
motifs cette hypothèse était inacceptable. (Voir tome !•'.) Voici une
raison d'une autre sorte : les Umanas, placés dans les plaines qui
bordent le cours supérieur de l'Amazone, ont la même conformation
que les Quichnas montagnards. (Martins u. Spix, Reise in lirasilien,
t. III, p. 1255.)
28
494 DE l'inégalité
aux autres ; mais le système grammatical reste partout le même.
On y remarque ce trait saillant d'une disposition commune à
agglutiner les mots, et de plusieurs phrases à ne former qu'un
seul vocable, faculté assurément très particulière, très remar-
quable, mais qui ne sufOt pas à conquérir l'unité aux races amé-
ricaines, d'autant moins que la règle ne va pas sans l'exception.
Ou peut lui opposer l'othonis, très répandu dans la Nouvelle-
Espagne, et qui, par sa structure nettement monosyllabique,
tranche avec les dispositions fusionnaires des idiomes qui l'en-
tourent (1). Peut-être rencontrera-t-on ultérieurement d'au-
tres preuves que toutes les syntaxes américaines ne sont pas
dérivées d'un même type, ni issues uniformément d'un seul et
unique principe (2).
Il n'y a donc plus moyen de classer parmi les divisions prin-
cipales de l'humanité une prétendue race rouge qui n'existe
évidemment qu'à l'état de nuance ethnique , que comme ré-
sultat de certaines combinaisons de sang, et qui ne saurait dès
lors être prise que pour un sous-genre. Concluons avec ]\I. Flou-
rens et, avant lui, avec IM. Garnot, qu'il n'existe pas en Amé-
rique une famille indigène différente de celles qui habitent le
reste du globe.
La question ainsi simplifiée n'en reste pas moins fort com-
pliquée encore. S'il est acquis que les peuples du nouveau con-
tinent ne constituent pas une espèce à part , mille doutes s'é-
lèvent quant à la façon de les rattacher aux types connus du
vieux monde. Je vais tâcher d'éclairer de mon mieux ces
ténèbres, et, pour y parvenir, retournant la méthode dont j'ai
usé tout à l'heure, je vais considérer si, à côté des différences
profondes qui s'opposent à ce qu'on reconnaisse chez les na-
tions américaines une unité particulière, il n'y a pas aussi des
similitudes qui signalent dans leur organisation la présence
d'un ou de plusieurs éléments ethniques semblables. Je n'ai
pas besoin d'ajouter sans doute que, si le fait existe, ce ne
peut être que dans des mesiu-es très variées.
(1) PrescoU, History of the conquest of Mexico, t. III, p. 4»S.
(2) Id., ibid., t. III, p. 2t3.
DES BACES HUMAINES. 495
Les familles noire et blanche ne s'apercevant pas à l'état pur
en Amérique, on a beau jeu pour constater, sinon leur absence
totale, au moins leur effacement dans un degré notable. Il n'en
est pas de même du type finnois ; il est irrécusable dans cer-
taines peuplades du nord-ouest, telles que les Esquimaux (1).
Cest donc là un point de jonction entre le vieux et le nou-
veau monde ; on ne peut mieux faire que de le choisir pour
point de départ de l'examen. Après avoir quitté les Esquimaux,
en descendant vers le sud, on arrive bientôt aux tribus appe-
lées ordinairement rouges, aux Chinooks, aux Lenni-Lenapés,
aux Sioux ; ce sont là les peuples qui ont eu un moment l'hon-
neur d'être pris pour les prototypes de l'homme américain'
bien que, ni par le nombre, ni par l'importance de leur orga-
nisation sociale, ils n'eussent le moindre sujet d'y prétendre.
On constate sans peine des rapports étroits de parenté entre
ces nations et les Esquimaux, partant les peuples jaunes. Pour
les Chinooks, la question n'est pas uti instant douteuse; pour
les autres, elle n'offrira plus d'obscurités du moment qu'on
cessera de les comparer, ainsi qu'on le fait trop souvent , aux
Chinois malais du sud de l'Empire Céleste , et qu'on les con-
frontera avec les Mongols. Alors on retrouvera sous la carna-
tion cuivrée du Dahcota un fond évidemment jaune. On re-
marquera chez lui l'absence presque complète de barbe, la
couleur noire des cheveux, leur nature sèche et roide, les dis-
positions lymphatiques du tempérament, la petitesse extraor-
dinaire des yeux et leur tendance à l'obliquité. Cependant,
qu'on y prenne garde aussi, ces divers caractères du type fin-
nique sont loin d'apparaître chez les tribus rouges dans toute
leur pureté.
(I) M. Morton (An Inquiry into the distinctive characteristics of the
aboriginal race of America, Philadelphie, 18iV) conteste la parente
(les Esquimaux avec les Indiens Lenni-Lenapés; mais ses arguments
ne peuvent prévaloir contre ceux de Molina et de Humboldt. Son
dessein est d'établir que la race américaine, sauf les peuplades po-
laires, dont il ne peut nier l'identité avec des groupes asiatiques, et
que, pour ce motif, il range à part, est unitaire, ce qui est évident,
mais de plus spéciale au continent qu'elle habite. (P. 6.)
496 DE l'inégalité
Des contrées du Missouri on descend vers le Mexique, où l'on
trouve ces signes spécifiques plus altérés encore, et néanmoins
reconnaissables sous une carnation beaucoup plus bronzée.
Cette circonstance pourrait égarer la critique, si, par un
bonheur qui se reproduit rarement dans l'étude des antiquités
américaines, l'histoire elle-même ne se chargeait d'affirmer la
parenté des Astèques, et de leurs prédécesseurs les Toltèques,
aves les hordes de chasseurs des noirs de la Colombia (1). C'est
de ce fleuve que partirent les migrations des uns comme des
autres vers le sud. La tradition est certaine : la comparaison
des langues la confirme pleinement. Ainsi les Mexicains sont
alliés à la race jaune par l'intermédiaire des Chinooks , mais
avec immixtion plus forte d'un élément étranger (2).
Au delà de l'isthme commencent deux grandes familles
qui se subdivisent en des centaines'de nations dont plusieurs,
devenues imperceptibles, sont réduites à douze ou quinze in-
dividus. Ces deux familles sont celle du littoral de l'océan Pa-
cifique, et cette autre qui, s'étendant depuis le golfe du Mexi-
que jusqu'au Rio de la Plata, couvre l'empire du Brésil, comme
elle posséda jadis les Antilles. La première comprend les peu-
ples péruviens. Ce sont les plus bruns, les plus rapprochés de
la couleur noire de tout le continent, et, en même temps,
ceux qui ont le moins de rapports généraux avec la race jaune.
Le nez est long, saillant, fortement aquilin; le front fuyant,
comprimé sur les côtés, tendant à la forme pyramidale, et ce-
pendant on retrouve encore des stigmates mongols dans la dis-
position et la coupe oblique des yeux, dans la saillie des pom-
mettes, dans la chevelure noire , grossière et lisse. C'en est
assez pour tenir l'attention en éveil et la préparer à ce qui va
lui être offert chez les tribus de l'autre groupe méridional qui
embrasse toutes les peuplades guaranis. Ici le type finnique
reparaît avec force et éclate d'évidence.
Les Guaranis , ou Caribes ou Caraïbes , sont généralement
(1) Pickering, p. 41.
(2) Pour les Calilornicns, M. Pickoiing s'exprime ainsi : « The first
glamc oftlie Califoniians saUsOcd me of Uicir inalay afliuity. » (P. 100.)
DES RACES HUMAINES. 497
jaunes, à tel point que les observateurs les plus compétents
n'ont pas hésité à les comparer aux peuples de la côte orien-
tale d'Asie. C'est l'avis de Martins, de d'Orhigny, de Prescott.
Plus variés peut-être dans leur conformation physique que
les autres groupes américains, ils ont en commun « la couleur
« jaune, mélangée d'un peu de rouge très pâle, gage, soit dit
a en passant, de leur migration du nord-est et de leur parenté
0 avec les Indiens chasseurs des Etats-Unis; des formes très
« massives; un front non fuyant; face pleine, circulaire, nez
H court, étroit (généralement très épais), des yeux souvent
« obliques, toujours relevés à l'angle extérieur, des traits ef-
« féminés (1). »
J'ajouterai à cette citation que plus on s'avance vers l'est,
plus la carnation des Guaranis devient forcée et s'éloigne du
jaune rougeàtre.
La physiologie nous afflrme donc que les peuples de l'Amé-
rique ont, sous toutes les latitudes, un fond commun nette-
ment mongol. La linguistique et la physiologie confirment de
leur mieux cette donnée. Voyons la première.
Les langues américaines , dont j'ai remarqué tout à l'heure
les dissemblances lexicologiques et les similitudes grammati-
cales , diffèrent profondément des idiomes de l'Asie orientale,
rien n'est plus vrai ; mais Prescott ajoute , avec sa finesse et
sa sagacité ordinaires, qu'elles ne se distinguent pas moins
entre elles, et que, si cette raison suffisait pour faire rejeter
toute parenté des indigènes du nouveau continent avec les
Mongols, il faudrait aussi l'admettre pour isoler ces nations
les unes des autres, système impossible. Puis, l'othonis enlève
au fait sa portée absolue. Le rapport de cette langue avec les
langues monosyllabiques de V\ûie orientale est évident; la
(I) D'Orbigny, ouvr. cité, t. H, p. 347. D'après ce savant, les Botocudos
ressembleni beaucoup au Mongol de Cuvier . « Nez court, boiiclu;
« grande, barl>c nulle, yeux relevés à l'angle externe. On peut, dit-il,
• les coasidérer comme le type de la race guarani. » — Martins u.
Spix, ouvr. cité, t. II, p. 819 : « Les Macams-Crans et les Aponcghi-
Crans de la province de Mavanhào, les plus beaux des indigènes du
Brésil, rentrent absolument dans la même classe. »
28.
498 DE L INEGALITE
philologie ne peut donc, malgré bien des obscurités, bien des
doutes, que l'étude résoudra comme elle en a tant résolu, se
refuser à admettre que, tout corrompus qu'ils peuvent être
par des immixtions étrangères et un long travail intérieur, les
dialectes américains ne s'opposent nullement , dans leur état
actuel , à une parenté du groupe qui les parle avec la race
finnoise.
Quant aux dispositions intellectuelles de ce groupe, elles
présentent plusieurs particularités caractéristiques faciles à dé-
gager du chaos des tendances divergentes. Je voudrais , res-
tant dans la vérité stricte , ne dire si trop de bien ni trop de
mal des indigènes américains. Certains observateurs les repré-
sentent comme des modèles de fierté et d'indépendance , et
leur pardonnent à ce titre quelque peu d'anthropophagie (l).
D'autres, au contraire, en faisant sonner bien haut des dé-
clamations contre ce vice, reprochent à la race qui en est at-
teinte un développement monstrueux de l'égoïsme, d'où résul-
tent les habitudes les plus follement féroces (2).
Avec la meilleure intention de rester impartial, on ne peut
cependant pas méconnaître que l'opinion sévère a pour elle
l'appui, l'aveu des plus anciens historiens de l'Amérique. Des
témoins oculaires , frappés de la méchanceté froide et inexo-
rable de ces sauvages qu'on fait par ailleurs si nobles, et qui
sont, en effet, fort orgueilleux, ont voulu les reconnaître pour
les descendants de Gain. Ils les sentaient plus profondément
mauvais que les autres hommes, et ils n'avaient pas tort.
L'Américain n'est pas à blâmer, entre les autres familles hu-
maines, parce qu'il mange ses prisonniers, ou les torture et
raffine leurs agonies. Tous les peuples en font ou en ont fait
à peu près autant, et ne se distinguent de lui et entre eux sous
ce rapport que par les motifs qui les mènent à de telles vio-
(1) Cette opinion favorable a surtout pour jiropagatcurs les roman-
ciers américains.
(2) Marlins u. Spix, Reise in Drasilien, t. I, p. 379, et t. IH^p. 1033.
— Carus, Ucber ungleiche Befœhigung dcr versc/nedenen Menschheils-
stsemme fur nsehere geislige Entwickelung , p. 3S. — Voir surtout les
anciens auteurs esi)agnols.
DES RACES HUMAINES. 499
lences. Ce qui rend la férocité de rAméricain particulièrement
remarquable à côté de celle du nègre le plus emporté, et
du Finnois le plus bassement cruel, c'est l'impassibilité qui
en fait la base et la durée du paroxysme , aussi long que sa
vie. On dirait qu'il n'a pas de passion, tant il est capable de se
modérer, de se contraindre, de cacher à tous les yeux la
flamme haineuse qui le ronge; mais, plus certainement en-
core, il n'a pas de pitié, comme le démontrent les relations
qu'il entretient avec les étrangers , avec sa tribu , avec sa fa-
mille, avec ses femmes, avec ses enfants même (1).
En un mot, l'indigène américain, antipathique à ses sem-
blables , ne s'en rapproche que dans la mesure de son utilité
personnelle. Que juge-t-il rentrer dans cette sphère? Des ef-
fets matériels seulement. Il n'a pas le sens du beau, ni des
arts ; il est très borné dans la plupart de ses désirs , les limi-
tant en général à l'essentiel des nécessités physiques. Manger
est sa grande affaire, se vêtir après, et c'est peu de chose, même
dans les régions froides. Ni les notions sociales de la pudeur, de
la parure ou de la richesse, ne lui sont fortement accessibles.
Qu'on se garde de croire que ce soit par manque d'intelli-
gence; il en a , et l'applique bien à la satisfaction de sa forme
d'égoïsme. Son grand principe politique, c'est l'indépendance,
non pas celle de sa nation ou de sa tribu , mais la sienne pro-
pre, celle de l'individu même. Obéir le moins possible pour
avoir peu à céder de sa fainéantise et de ses goûts , c'est la
grande préoccupation du Guarani comme du Chinook. Tout ce
qu'on prétend démêler de noble dans le caractère indien vient
de là. Cependant plusieurs causes locales ont, dans quelques
tribus, rendu la présence d'un chef nécessaire , indispensable.
On a donc accepté le chef; mais on ne lui accorde que la me-
sure de soumission la plus petite possible, et c'est le subor-
donné qui la fixe. On lui dispute jusqu'aux bribes d'une autorité
si mince. On ne la confère que pour un temps, on la reprend
quand on veut. Les sauvages d'Amérique sont des républicains
extrêmes.
i) D'Orblgny, ouvr. dlè, t. Il, p. 232 cl pass.
500 DE l'inégalité
Dans cette situation , les homnoes à talent ou ceux qui croient
l'être, les ambitieux de toutes volées, emploient l'intelligence
qu'ils possèdent, et j'ai dit qu'ils en avaient, à persuader à leur
peuplade d'abord l'indignité de leurs concurrents, ensuite leur
propre mérite; et, comme il est impossible de former ce qui
s'appelle ailleurs un parti solide, au moyen de ces individuali-
tés si farouches et si éparses , il leur faut user d'un recours
journalier, d'un recours perpétuel à la persuasion et à l'élo-
quence pour maintenir cette influence si faible et si précaire ,
seul résultat pourtant auquel il leur soit permis d'aspirer. De
là cette manie de discourir et de pérorer qui possède les sau-
vages, et tranche d'une manière si inattendue sur leur taci-
turnité naturelle. Dans leurs réunions de famille et même
pendant leurs orgies , où il n'y a nul intérêt personnel mis en
jeu, personne ne dit mot.
Par la nature de ce que des hommes trouvent utile ^ c'est-
à-dire de pouvoir manger et de lutter contre les intempéries des
saisons, de garder l'indépendance, non pour s'en servir à re-
chercher un but intellectuel , mais pour céder sans contrôle à
des penchants purement matériels , par cette indifférente froi-
deur dans les relations entre proches . je suis autorisé à recon-
naître en eux la prédominance, ou du moins l'existence fon-
damentale de l'élément jaune. C'est bien là le type des peuples
de l'Asie orientale, avec cette différence, pour ces derniers,
que l'infusion constante et marquée du sang du blanc a modifié
ces aptitudes étroites.
Ainsi la psychologie, comme la linguistique et surtout comme
la physiologie, conclut que l'essence finnoise est répandue,
en plus ou moins grande abondance, dans les trois grandes
divisions américaines du nord, du sud-ouest et du sud-est. Il
reste à trouver maintenant quelles causes ethniques, pénétrant
ces masses , ont altéré , varié , contourné leurs caractères
presque à l'infini, et de manière à les dégager en une série de
groupes isolés. Pour parvenir à un résultat convenablement
démontré , je continuerai à observer d'abord les caractères
extérieurs, puis je passerai aux autres modes de la manifes-
tation ethnique.
DES RACES HUMAINES. 501
La modification du type jaune pur, lorsqu'elle a lieu par
immixtion de principes blancs comme chez les Slaves et chez
les Celtes, ou même chez les Kirghises, produit des hommes
dont je ne trouve pas les semblables en Amérique. Ceux des
indigènes de ce continent qui se rapprocheraient le plus,
quant à l'extérieur, de nos populations galliques ou wendes,
sont les Cherokees, et cependant il est impossible de s'y mé-
prendre. Lorsqu'un mélange a lieu entre le jaune et le blanc,
le second développe surtout son influence par la nouvelle
mesure des proportions qu'il donne aux membres; mais, pour
ce qui est du visage, il agit médiocrement et ne fait que mo-
dérer la nature finnoise. Or c'est précisément par les traits de
la face que les Cherokees sont comparables au type européen.
Ces sauvages n'ont pas même les yeux aussi bridés, ni aussi
obliques , ni aussi petits que les Bretons et que la plupart des
Russes orientaux; leur nez est droit et s'éloigne notablement
de la forme aplatie que rien n'efface dans les métis jaunes et
blancs. Il n'y a donc nul motif d'admettre que les races amé-
ricaines aient vu leurs éléments finniques influencés primitive-
ment par des alliages venus de l'espèce noble.
Si l'observation physique se prononce de la sorte sur ce
point, elle indique, en revanche, avec insistance, la présence
d'immixtions noires. L'extrême variété des types américains
correspond, d'une manière frappante, à la diversité non moins
grande qu'il est facile d'observer entre les nations polynésien-
nes et les peuples malais du sud-est asiatique. On sera d'au-
tant plus convaincu de la réalité de cette corrélation qu'on
s'y arrêtera davantage. On découvrira, dans les régions amé-
ricaines, les pendants exacts du Chinois septentrional, du
IMalais de^Célèbes, du Japonais, du Mataboulaï des îles Tonga,
du Papou lui-même, dans les types de l'Indien du nord, du
Guarani, de l'Aztèque, du Qnichna, du Cafuso. Plus on des-
cendra aux nuances, plus on rencontrera d'analogies; toutes,
certainement, ne correspondront pas d'une manière rigou-
reuse, il est bien facile de le prévoir,, mais elles indiqueront si
bien leur lien général de comparaison que l'on conviendra
sans difficulté de l'identité des causes. CFiez les sujets les
4>02 DE l'inégalité
plus bruns , le nez prend la forme aqulline , et souvent d'une
iaçon très accentuée; les yeux deviennent droits, ou presque
droits; quelquefois la mâchoire se développe en avant : de
tels cas sont rares. Le front cesse d'être bombé et affecte la
forme fuyante. Tous ces indices réunis dénoncent la présence
de l'immixtion noire dans un fond mongol. Ainsi l'ensemble
des groupes aborigènes du continent américain forme un ré-
seau de nations malaises , en tant que ce mot peut s'appliquer
ides produits très différemment gradués du mélange fiuuo-
mélanien , ce que personne ne conteste d'ailleurs pour toutes
les familles qui s'étendent de Madagascar aux Marquises, et
de la Chine à l'île de Pâques.
S'enquiert-on maintenant par quels moyens la communica-
tion entre les deux grands types noir et jaune a pu s'établir
dans l'est de l'hémisphère austral ? Il est aisé , très aisé de tran-
quilliser l'esprit à cet égard. Entre Madagascar et la première
île malaise, qui est Ceylan, il y a 12° au moins, tandis que
du Japon au Kamtschatka et de la côte d'Asie à celle d'Améri-
que, par le détroit de Behring, la distance est insignifiante.
On n'a pas oublié que, dans une autre partie de cet ouvrage,
l'existence de tribus noires sur les îles au nord de Niphon a
déjà été signalée pour une époque très moderne. D'autre part,
puisqu'il a été possible à des peuples malais de passer d'ar-
chipels en archipels jusqu'à l'île de Pâques , il n'y a nulle
difficulté à ce que, parvenus à ce point, ils aient continué jus-
qu'à la côte du Chili , située vis-à-vis d'eux , et y soient arri-
vés, après une traversée rendue assez facile par les îles semées
sur la route, Sala, Saint-Ambroise, Juan-Fernandez, circons-
tance qui réduit à deux cents lieues le plus court trajet d'un
des points intermédiaires à l'autre. Or, on a vu que des ha-
sards de mer entraînaient fréquemment des embarcations
d'indigènes à plus du double de celte distance. L'Amérique était
donc accessible, du côté de l'ouest, par ses deux extrémités
nord et sud. Il est encore d'autres motifs pour ne pas douter
que ce qui était matériellement possible a eu lieu en effet (1).
(1) Morton conteste la possibilité de l'arrivée de groupes malais jus
I>ES BACES HUMAINES. SOS
Les tribus d'aborigènes les plus bruns étant disposées sur la
côte occidentale, on en doit conclure que là se firent les prin-
cipales alliances du principe noir ou plutôt malais avec l'élé-
ment jaune fondamental. En présence de cette explication, on
n'a plus à s'occuper de démonstrations appuyées sur la pré-
tendue influence climatérique pour expliquer comment les
Aztèques et les Quichnas sont plus basanés, bien qu'habitant
des montagnes relativement très froides , que les tribus bré-
siliennes errant dans des pays plats et sur le bord des fleuves.
On ne s'arrêtera plus à cette solution bizarre que , si ces sau-
vages sont d'un jaune pille , c'est que l'abri des forêts leur
conserve le teint. Les peuples de la côte occidentale sont les
plus bruns, parce qu'ils sont les plus imbus de sang mélanien,
vu le voisinage des archipels de l'océan Pacifique. C'est aussi
l'opinion de la psychologie.
"Tout ce qui a été dit plus haut du naturel de l'homme amé-
ricain s'accorde avec ce que l'on sait des dispositions capitales
de la race malaise. Égoisme profond, nonchalance, paresse,
cruauté froide , ce fond identique des mœurs mexicaines , pé-
ruviennes, guaranis, huronnes, semble puisé dans les types
offerts par les populations australiennes. On y observe de
même un certain goût de l'utile médiocrement compris , une
intelligence plus pratique que celle du nègre, et toujours la
passion de l'indépendance personnelle. Parce que nous avons
vu en Chine la variété métisse du Malais supérieure à la race
noire et à la jaune, nous voyons également les populations
d'Amérique posséder les facultés mâles avec plus d'intensité
qu'à la côte d'Amérique, parce que, dit-il, les vents d'est régnent le
plus ordinairement dans ces parages. (Ouvr. cité, p. 3i.) En se pro-
nonçant ainsi, il oublie le fait incontestable de la colonisation de
toutes les Iles du PaciTique par une même race venue de l'ouest, et
cette circonstance plus particulière, que lui-même signale (p. 17), qu'en
1833, une jonque japonaise a été jetée par les vents sur cette môme
cote d'Amérique qu'il déclare, un peu plus bas, inaccessible de ce
côté. 11 a vu lui-même des vases de porcelaine provenarit de cette jon-
que, et il ajoule : « Sucli cadualties may hane occurred in tlie early
« |>eriodâ of amcrican liistorv. »
Ô04 DE l'inégalité
que les tribus du continent africain (l). Il a pu se développer
chez elles, sous une influence supérieure, comme ailleurs
chez les Malais de Java , de Sumatra , de Bali , des civilisa-
tions bien éphémères sans doute, mais non pas dénuées de
mérite.
Ces civilisations, quelles qu'aient été leurs causes créatrices,
n'ont eu l'étincelle nécessaire pour se former que là où la fa-
mille malaise , existant avec la plus grande somme d'éléments
mélanlens, présentait l'étoffe la moins rebelle. On doit donc
s'attendre à les trouver sur les points les plus rapprochés des
archipels du Pacifique. Cette prévision n'est pas trompée :
leurs plus complets développements nous sont offerts sur le
territoire mexicain et sur la côte péruvienne.
Il est impossible de passer sous silence un préjugé commun
à toutes les races américaines, et qui se rattache évidemment
à une considération ethnique. Partout les indigènes admirent
comme une beauté les fronts fuyants et bas. Dans plusieurs
localités, extrêmement distantes les unes des autres, telles
que les bords de la Columbia et l'ancien pays des Aj-maras
péruviens, on a pratiqué ou l'on pratique encore l'usage d'ob-
tenir cette difformité si appréciée, en aplatissant les crânes
des enfants en bas âge par un appareil compressif formé de
bandelettes étroitement serrées (2).
Cette coutume n'est pas, d'ailleurs, exclusivement particu-
lière au nouveau monde-, l'ancien en a vu des exemples. C'est
ainsi que, chez plusieurs nations hunniques, d'extraction en
(1) D'Orbigny (ouvr. cité, t. I, p. 143) déclare que le mélange des
aborigènes américains, et ce sont surtout les Guaranis très mongo-
lisés qu'il a observés, donne des produits supérieurs aux deux types
qui les fournissent.
(2) Les Aymnras actuels n'ont pas la tête aplatie de leurs ancêtres, '
parce que l'influence espagnole les a fait renoncer à cet usage. (D'Or-
bigny, ouvr. cité, t. I, p. 315.) Il n'avait commencé qu'avec la domina-
tion des Incas, vers le xiv' siècle. (Ibid., p. 319.) Les Chinooks de
la Colombie le maintiennent encore avec grand soin. Un voyageur,
choisi pour parrain d'un enfant, ne put décider les parents à ne pos
remettre les bandelettes comprcssives aussitôt que le nourrisson eut
été ondoyé par un missionnaire.
DUS RACES HUMAINES. 505
partie étrangère au sanj» mongol, les parents employaient le
même procédé qu'en Amérique pour repétrir la tète des nou-
veau-nés, et leur procurer plus tard une ressemblance factice
avec la race aristocratique. Or, comme il n'est pas admissible
que le fait d'avoir le front fuyant puisse répondre à une idée
innée de belle conformation, on doit croire que les indigènes
américains ont été amenés au désir de retoucher l'apparence
physique de leurs générations par quelques indices qui les por-
taient à considérer les fronts fuyants comme la preuve d'un
développement enviable des facultés actives, ou, ce qui re-
vient au même, comme la marque d'une supériorité sociale
quelconque. Il n'y a pas de doute que ce qu'ils voulaient imi-
ter, c'était la tcte pyramidale du Malais, forme mixte entre
la disposition de la boite crânienne du Finnois et celle du
nègre. La coutume d'aplatir le front des enfants est ainsi une
preuve de plus de la nature malaise des plus puissantes tribus
américaines; et je conclus en répétant qu'il n'y a pas de
race d'Amérique proprement dite, ensuite que les indigènes
de cette partie du monde sont de race mongole, différemment
affectés par des immixtions soit de noirs purs, soit de Ma-
lais. Cette partie de l'espèce humaine est donc complètement
métisse.
Il y a plus; elle l'est depuis des temps incalculables, et il
n'est guère possible d'admettre que jamais le soin de se main-
tenir pures ait inquiété ces nations. A eu juger par les faits,
dont les plus anciens sont malheureusement encore assez mo-
dernes, puisqu'ils ne s'élèvent pas au-dessus du x" siècle de
notre ère, les trois groupes américains, sauf de rares excep-
tions, ne se §ont, en aucun temps, fait le moindre scrupule
de mêler leur sang. Dans le .Mexique, le peuple conquérant
se rattachait les vaincus par des mariages pour agrandir et
consolider sa domination. Les Péruviens, ardents prosélytes,
prétendaient augmenter de la même manière le nombre des
adorateurs du soleil. Les Guaranis, ayant décidé que l'honneur
d'un guerrier consistait à avoir beaucoup d'épouses étrangères
à sa tribu, harcèlent sans relâche leurs voisins dans le but
principal , après avoir tué les hommes et les enfants , de s'at-
aVCES BITMAINBS. — T. II. 29
506 DE l'inégalité
tribuer les femmes (1). Il résulta de cette habitude, chez ces
derniers, un accident linguistique assez bizarre. Ces nouvelles
compatriotes, important leurs langages dans leurs tribus d'a-
doption, y formèrent, au sein de l'idiome national , une partie
féminine qui ne fut jamais à l'usage de leurs maris (2).
Tant de mélanges, venant s'ajouter incessamment à un fond
déjà métis, ont amené la plus grande anarchie ethnique. Si
l'on considère de plus que les mieux doués des groupes amé-
ricains, ceux dont l'élément jaune fondamental est le plus
chargé d'apports mélaniens , ne sont cependant et ne peuvent
être qu'assez humblement placés sur l'échelle de l'humanité,
on comprendra encore mieux que leur faiblesse n'est pas de la
jeunesse, mais bien de la décrépitude, et qu'il n'y a jamais eu
la moindre possibilité pour eux d'opposer une résistance quel-
conque aux attaques venues de l'Europe.
Il semblera étrange que ces tribus échappent à la loi ordi-
naire qui porte les nations, même celles qui sont déjà métis-
ses, à répugner aux mélanges, loi qui s'exerce avec d'autant
plus de force que les familles sont composées d'éléments ethni-
ques grossiers. Mais l'excès de la confusion détruit cette loi
chez les groupes les plus vils comme chez les plus nobles; on
en a vu bien des exemples ; et, quand on considère le nombre
illimité d'alliages que toutes les peuplades américaines ont su-
bis, il ny a pas lieu de s'étonner de l'avidité avec laquelle les
femmes guaranis du Brésil recherchent les embrassements du
nègre. C'est précisément l'absence de tout sentiment sporadi-
que dans les rapports sexuels qui démontre le plus complète-
ment à quel bas degré les familles du nouveau monde sont
descendues en fait de dépravation ethnique, et qui donne les
plus puissantes raisons d'admettre que le début de cet état de
«hoses remonte à une époque excessivement éloignée (3).
(1) D'Oibigny, ouvr. cité, t. I, p. iîiS. — Dans le Sud, les femmes
sont vendues si cher par leurs parents, que les jeunes gens, procé-
dant avec économie, préfèrent s'en procurer le casse-tête au poing.
(Ibid.)
(2) D'Orbigny, Ibid.
(3) Hartius u. Spix. « ouvr. cité, t. 111, p. 905. — Ces voyageurs vont
/
DES BACES HUMAINES. 507
JiOrsque nous avous étudié les causes des luigratioiis primi-
tives de la race blanche vers le sud et l'ouest, nous avons
constaté que ces déplacements étaient les conséquences d'une
forte pression exercée dans le nord-est par des multitudes in-
nombrables de peuples jaunes. Antérieurement encore à la
descente des Chnmites blancs , des Sémites et des Arians , l'i-
nondation finnique, trouvant peu de résistance chez les na-
tions noires de la Chine, s'était répandue au milieu d'elles, et
y avait poussé très loin ses conquêtes , par conséquent ses mé-
langes. Dans les dispositions dévastatrices, brutales, de cette
race il y eut nécessairement excès de spoliation. En butte à
des dépossessions impitoyables, des bandes nombreuses de
noirs prirent la fuite et se dispersèrent où elles purent. Les
unes gagnèrent les montagnes , les autres les îles Formose , Ni-
phon , Yeso , les Kouriles , et , passant derrière les masses de
leurs persécuteurs , vinrent à leur tour conquérir, soit en res-
tant pures, soit mêlées au sang des agresseurs, les terres^
abandonnées par ceux-ci dans l'occident du monde. Là elles
s'unirent aux traînards jaunes qui n'avaient pas suivi la grande
émigration.
Mais le chemin pour passer ainsi de l'Asie septentrionale sur
l'autre continent était hérissé de diflicultés qui ne le rendaient
pas attrayant; puis, d'une autre part, les grandes causes qui
expulsaient d'Amérique les multitudes énormes des jaunes
n'avaient pas permis à beaucoup de tribus de ceux-ci de con-
server l'ancien domicile. Pour ces motifs, la population resta
toujours assez faible , et ne se releva jamais de la terrible ca-
tastrophe inc >nnue qui avait poussé ces masses natives à la
désertion. Si les Mexicains , si les Péruviens présentèrent quel-
ques dénombrements respect;ibles à l'observation des Espa-
gnols, les Portugais trouvèrent le Brésil peu habité, et les
Anglais n'eurent devant eux , dans le nord , que des tribus er-
rantes perdues au sein des solitudes. L'Américain n'est donc
jusqu'à afflrmer que, dans la province du Para, il n'est peut-être
pas une seule fainlllc indienne qui ait laissé passer quelques géué-
rutions sans se croiser, soit avec des bluiics , soit avec des uoirs.
Ô08 DE L'INEGALITE
que le descendant clairsemé de bannis et de traînards. Son
territoire représente une demeure abandonnée, trop vaste
pour ceux qui l'occupent, et qui ne sauraient pas se dire abso-
lument les héritiers directs et légitimes des maîtres primor-
diaux.
Les observateurs attentifs, qui tous, d'un commun accord,
ont reconnu chez les naturels du nouveau monde les caractères
frappants et tristes de la décomposition sociale , ont cru , pour
la plupart, que cette agonie était celle d'une société jadis cons-
tituée, était celle de l'intelligence vieillie, de l'esprit usé.
Point. C'est celle du sang frelaté , et encore n'ayant été primi-
tivement formé que d'éléments infimes. L'impuissance de ces
peuples était telle, à ce moment même où des civilisations
nationales les éclairaient de tous leurs feux, qu'ils n'avaient
pas même la connaissance du sol sur lequel ils vivaient. Les em-
pires du Mexique et du Pérou, ces deux merveilles de leur
génie, se touchaient presque, et on n'a jamais pu découvrir la
moindre liaison de l'un à l'autre. Tout porte à croire qu'ils
s'ignoraient. Cependant ils cherchaient à étendre leurs fron-
tières , à se grossir de leur mieux. Mais les tribus qui séparaient
leurs frontières étaient si mauvaises conductrices des impres-
sions sociales qu'elles ne les propageaient pas même à la plus
faible distance. Les deux sociétés constituaient donc deux Ûots
qui ne s'empruntaient et ne se prêtaient rien.
Cependant elles avaient longtemps été cultivées sur place,
et avaient acquis toute la force qu'elles devaient jamais avoir
Les Mexicains n'étaient pas les premiers civilisateurs de leur
contrée. Avant eux, c'est-à-dire avant le x° siècle de notre
ère (1), les ïoltèques avaient fondé de grands établissements
siu- le même sol, et avant les Toltèques on reporte encore
l'âge des Olmécas, qui seraient les véritables fondateurs de
ces grands et imposants édifices dont les ruines dorment en-
sevelies au plus profond des forêts du Yucatan. D'énormes
murailles formées de pierres immenses, des cours d'une éton-
(1) Prescott (ouvr. cité, t. lil, p. 'iSS) ne fait même remonter qu'au
x« siècle l'anivéc des Toltèques.
DES RACES HUMAINES. 509
nante étendue, impriment à ces monuments un aspect de ma-
jesté auquel la mélancolie grandiose et les profusions végétales
de la nature viennent ajouter leurs charmes. Le voyageur qui,
après plusieurs jours de marche à travers les forêts vierges de
Chiapa, le corps fatiiiué par les difficultés de la route, l'âme
émue par la conscience de mille dangers, l'esprit exalté par
cette interminable succession d'arbres séculaires, les uns de-
bout, les autres tombés , d'autres encore cachant la poussière
de leur vétusté sous des monceaux de lianes, de verdure et
de (leurs étincelantes; l'oreille remplie du cri des bêtes de
proie ou du frissonnement des reptiles; ce voyageur qui, à
travers tant de causes d'excitation , arrive à ces débris ines-
pérés de la pensée humaine , ne mériterait pas sa fortune, si
son enthousiasme ne lui jurait qu'il a sous les yeux des beau-
tés incomparables.
Mais , quand un esprit froid examine ensuite dans le cabinet
les esquisses et les récits de l'observateur exalté, il a le devoir
d'être sévère, et, après mûres réflexions, il conclura sans
doute que ce n'est pas l'oeuvre d'un peuple artiste, ni même
d'une nation grandement utilitaire que l'on peut reconnaître
dans les restes de Mitla , d'Izalanca , de Palenquè , des ruines
de la vallée d'Oaxaca.
Les sculptures tracées sur les murailles sont grossières,-
aucune idée d'art élevé n'y respire. On n'y voit pas , comme
dans les œuvres des Sémites d'Assyrie, l'apothéose heureuse
de la maf'ère et de la force. Ce sont d'humbles elTorts pour
imiter la forme de l'homme et des animaux. Il en résulte des
créations qui, de bien loin, n'atteignent pas à l'idéal; et ce-
pendant elles ne sauraient pas non plus avoir été commandées
par le sentiment de l'utile. Les races mâles n'ont pas coutume
de se donner tant de peine pour amonceler des pierres; nulle
part les besoins matériels ne commandent de pareils travaux.
Aussi n'existe-t-il rien de semblable en Chine; et, quand l'Eu-
rope des âges moyens a dressé ses cathédrales, l'esprit ro-
manisé lui avait fait déjà, pour son usage, une notion du
beau et une aptitude aux arts plasti(|ues que les races blan-
ches peuvent bien adopter, qu'elles poussent à une perfection
ÔIO DE l'inégalité
unique, mais que seules et d'elles-mêmes elles ne sont pas aptes
à concevoir. Il y a donc du nègre dans la création des monu-
ments du Yucatan, mais du nègre qui, en excitant l'instinct
jaune et en le portant à sortir de ses goûts terre à terre, n'a pas
réussi à lui faire acquérir ce que l'initiateur même n'avait pas,
le goût, ou, pour mieux dire, le vrai génie créateur (1).
On doit tirer encore une conséquence de la vue de ces mo-
numents. C'est que le peuple malais par lequel ils furent cons-
truits , outre qu'il ne possédait pas le sens artistique dans la
signification élevée du mot, était un peuple de conquérants
qui disposait souverainement des bras de multitudes asser-
vies (2). Une nation homogène et libre ne s'impose jamais de
pareilles créations ; il lui faut des étrangers pour les imaginer,
lorsque sa puissance intellectuelle est médiocre , et pour les
accomplir, lorsque cette même puissance est grande. Dans le
premier cas, il lui faut des Chamites, des Sémites, des Arians
Iraniens ou Hindous, des Germains, c'est-à-dire, pour em-
ployer des termes compris chez tous les peuples , des dieux ,
des demi-dieux , des héros, des prêtres ou des nobles omnipo-
tents. Dans le second , cette série de maîtres ne peut se passer
de masses serviles pour réaliser les conceptions de son génie.
L'aspect des ruines du Yucatan induit donc à conclure que les
populations mixtes de cette contrée étaient dominées, lorsque
ces palais s'élevèrent, par une race métisse comme elles, mais
d'un degré un peu plus élevé, et surtout plus afTectée par l'al-
liage mélanien.
(1) D'Oibigny observe que c'est chez les Aymaras péruviens que l'on
peut trouver, dans les œuvres architecturales, le plus d'idéalité; encore
n'est-ce jamais beau. (Ouvr. cité, t. I, p. 203 et seqq.) On a essayé
de découvrir l'âge des monuments de Palenqué d'après la nature
des stalactites déposées sur quelques murailles, d'après les couches
concentriques formées par la végétation sur de très vieux arbres et
par l'observation des couches de détritus accumulées à une hauteur
de neuf pieds dans les cours. Cette méthode n'a pas donné de résul-
tats sous un ciel aussi fécond que celui du Yucatan. (Prescott,
ouvr. cité, t. IH, p. 254.)
(2) Dans une des cours d'Uxmal, le pavé de granit, sur lequel sont
figurées en relief des figures de tortues, est presque uni par les pas
des anciennes populations. (Prescott, ibid.)
DES RACES HUMAINES. 5tl
Les Toltèqiies et les Aztèques se reconnaissent également
an peu (!<• largeur du front et h la couleur olivAtre. Ils venaient
du nord-ouest, où l'on retrouve encore leurs tribus natales
dans les environs de Nootka ; ils s'installèrent au milieu des
peuplades indigènes, qui avaient déjà connu la domination des
Olmécas, et ils leur enseignèrent une sorte de civilisation bien
faite pour nous étonner ; car elle a conservé , tant qu'elle a
vécu, les caractères résultant de la vie des forêts à côté de
ceux dont l'existence des villes rend les rafûnements néces-
saires.
En détaillant la splendeur de Mexico au temps des Aztèques,
on y remarque de somptueux bâtiments, de belles étoffes , des
mœurs élégantes et recherchées. Dans le gouvernement on y
voit cette hiérarchie monarchique , mêlée d'éléments sacerdo-
taux, qui se reproduit partout où des masses populaires sont
assujetties par une nation de vainqueurs. On y constate encore
de l'énergie militaire chez les nobles, et des tendances très
accusées à comprendre l'administration publique d'une façon
toute propre è» la race jaune. Le pays n'était pas non plus sans
littérature. Malheureusement les historiens espagnols ne nous
ont rien conservé qu'ils n'aient défigiu'é en l'amplifiant. Il y a
cependant du goût chinois dans les considérations morales,
dans les doctrines réf^ulatrices et édifiantes des poésies aztè-
ques, comme ce même goût apparaît aussi dans la recherche
contournée et énigmatique des expressions. Les chefs mexi-
cains, pareils en ce point à tous les caciques de l'Amérique,
se montraient grands parleurs, et cultivaient fort cette élo-
quence ampoulée, nuageuse, séductrice, que les Indiens des
•prairies du nord connaissent et pratiquent si bien au gré des
romanciers (|ui les ont décrits de nos jours. J'ai déjà indiqué
la source de ce genre de talent. L'éloquence politique, ferme,
simple , brève , qui n'est que l'exposition des faits et des rai-
sons, assure le plus grand honneur à la nation qui en fait
usage. Chez les Arians de tous les âges, couune encore chez
les Doricns et dans le vieux sénat sabin de la Rome latine ,
c'est l'instrument di; la liberté et de la .sagesse. Mais l'élo-
quence politique ornée, verbeuse, cultivée comme un talent
512 DE l'inégalité
spécial, élevée à la hauteur d'un art, l'éloquence qui devient
la rhétorique, c'est tout autre chose. On ne saurait la consi-
dérer que comme un résultat direct du fractionnement des
idées chez une race , et de l'isolement moral où sont tombés
tous les esprits. Ce que l'on a vu chez les Grecs méridionaux,
chez les Romains sémitisés, j'allais dire dans les temps mo-
dernes , démontre assez que le talent de la parole , cette puis-
sance en déûnitive grossière , puisque ses œuvres ne peuvent
être conservées qu'à la condition rigoureuse de passer dans
une forme supérieure à celle où elles ont produit leurs elTets;
qui a pour but de séduire, de tromper, d'entraîner, beaucoup
plus que de convaincre, ne saurait naître et vivre que chez
des peuples égrenés qui n'ont plus de volonté commune , de
but défini, et qui se tiennent, tant ils sont incertains de leurs
voies, à la disposition du dernier qui leur parle. Donc, puis-
que les Mexicains honoraient si fort l'éloquence , c'est une
preuve que leur aristocratie même n'était pas très compacte ,
très homogène. Les peuples, sans contredit, ne différaient pas
des nobles sous ce rapport.
Quatre grandes lacunes affaiblissaient l'éclat de la civilisa-
tion aztèque. Les massacres hiératiques étaient considérés
comme l'une des bases de l'organisation sociale , comme un
des buts principaux de la vie publique. Cette férocité normale
tuait sans choix, comme sans scrupule, les hommes, les
femmes, les vieillards, les enfants; elle tuait par troupeaux,
et y prenait un plaisir ineffable. Il est inutile de signaler com-
bien ces exécutions différaient des sacrifices humains dont le
monde germanique nous a présenté l'usage. On comprend que
le mépris de la vie et de l'âme était la source dégradante de"
cet usage, et résultait naturellement du double courant noir
et jaune qui avait formé la race.
Les Aztèques n'avaient jamais songé à réduire des animaux
en domesticité ; ils ne connaissaient pas l'usage du lait. C'est
une singularité qui se retrouve çà et là chez certains groupes de
la famille jaune (1).
(1) Voir plus haut.
DBS RACES HUMAINES. 513
Ils possédaient un système graphique, mais des plusimpar-
fiiils. Leur écriture ne consistait qu'en une série de dessins
grossièrement idéographiques. II y a bien loin de là aux hiéro-
glypiies proprement dits. On se servait de cette méthode pour
conserver le souvenir des grands faits historiques, transmettre
les ordres du gouvernement, les renseignements fournis par les
magistrats au roi. C'était un procédé très lent, très incommode ;
cependant les Aztèques n'avaient pas su mieux faire. Ils étaient
inférieurs sous ce rapport aux Olmécas, leurs prédécesseurs,
si tant est qu'il faille les prendre, avec M. Prescott, pour les
fondateurs de Palenquè, et admettre que certaines inscriptions
observées sur les murailles de ces ruines constituent des signes
phonétiques (1).
Enfln, dernière défectuosité chronique de la société mexi-
caine, il est certain, bien qu'à peine croyable, que ce peuple ri-
verain de la mer, et dont le territoire n'est pas privé de cours
d'eau, ne pratiquait pas la navigation, et se servait uniquement
de pirogues fort mal construites et de radeaux plus imparfaits
encore.
Voilà quelle était la civilisation renversée par Cortez : et il
est bon d'ajouter que ce conquérant la trouva dans sa fleur et
dans sa nouveauté; car la fondation de la capitale, ïenochtit-
lan, ne remontait qu'à l'an 1325. Combien donc les racines de
cette organisation étaient courtes et peu tenaces! Il a suffi de
l'apparitior et du séjour d'une poignée de métis blancs sur son
terrain pour la précipiter immédiatement au sein du néant.
Quand la forme politique eut péri, il n'y eut plus de trace des
inventions sur lesquelles elle s'appuyait. La culture péruvienne
ne se montra pas plus solide.
La domination des Incas , comme celle des Toltèques et des
Aztèques, succédait à un autre empire , celui des Aymaras,
dont le siège principal avait existé dans les régions élevées des
Andes, sur les rives du lac de Titicaca. Les monuments qu'on
voit encore dans ces lieux permettent d'attribuer à la nation
aymara des facultés supérieures à celles des Péruviens qui
(I) Prescott, ouvr. cité, t. III, p. ass.
514 DE l'inégalité
Font suivie, puisque ceux-ci n'ont été que des copistes. M. d'Oi-
bigny fait observer avec raison que les sculptures de Tihuanaco
révèlent un état intellectuel plus délicat que les ruines des âges
postérieurs, et qu'on y découvre même une certaine propen-
sion à l'idéalité tout à fait étrangère à ceux-ci (1).
Les Incas, reproduction affaiblie d'une race plus civilisatrice,
arrivèrent des montagnes en en couvrant vers l'ouest toutes les
pentes, occupant les plateaux et agglomérant sous leur con-
duite un certain nombre de peuplades. Ce fut au xi^ siècle de
notre ère que cette puissance naquit (2), et, véritable singula-
rité en Amérique, la famille régnante semble avoir été extrê-
mement préoccupée du soin de conserver la pureté de son
sang. Dans le palais de Cuzco, l'empereur n'épousait que ses
sœurs légitimes , afin d'être plus assuré de l'intégrité de sa
descendance, et il se réservait, ainsi qu'à un petit nombre de
parents très proches, l'usage exclusif d'une langue sacrée, qui
vraisemblablement était l'ayraara (3).
Ces précautions ethniques de la famille souveraine démon-
trent qu'il y avait beaucoup à redire à la valeur généalogique
de la nation conquérante elle-même. Les Incas éloignés du
trône ne se faisaient qu'un très mince scrupule de prendre des
épouses où il leur plaisait. Toutefois , si leurs enfants avaient
pour aïeux maternels les aborigènes du pays , la tolérance ne
s'étendait pas jusqu'à admettre dans les emplois les descendants
en ligne paternelle de cette race soumise. Ces derniers étaient
donc peu attachés au régime sous lequel ils vivaient, et voilà un
des motifs pour lesquels Pizarre renversa si aisément toute la
couche supérieure de cette société, tout le couronnement des
institutions, et pourquoi les Péruviens n'essayèrent jamais d'en
retrouver ni d'en faire revivre les restes.
Les Incas ne se sont pas souillés des institutions homicides de
l'Anahuac mexicain; leur régime était au contraire fort doux.
Ils avaient tourné leurs principales idées vers l'agriculture, et,
(1) D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 323.
(2) D'Orbigny, OMIT, cite, t. I, p. 2!iG. — C'est l'époque où parut Manco-
Capac. '
(3) D'Orbigny, ouvr. cité, t. I, p. 297,
DES BACES HUMAINES. 515
mieux avisés que les Aztèques, ils avaient apprivoisé de nom-
breux troupeaux d'alpacas et de lamas. Mais chez eux, pas
d'éloquence, pas de luttes de parole : l'obéissance passive
était la suprême loi. La formule fondamentale de l'État avait
indiqué une route à suivre à l'exclusion de toute autre, et n'ad-
mettait pas la discussion dans ses moyens de gouvernement-
Au Pérou, on ne raisonnait pas, on ne possédait pas, tout le
monde travaillait pour le prince. La fonction capitale des ma-
gistrats consistait à répartir dans chaque famille une quote-part
convenable du labeur commun. Chacun s'arransçeait de façon
à se fatiguer le moins possible , puisque l'application la plus
acharnée ne pouvait jamais procurer aucun avantage exception-
nel. On ne réfléchissait pas non plus. Un talent surhumain
n'était pas capable d'avancer son propriétaire dans les distinc-
tions sociales. On buvait, on mangeait, on dormait, et surtout
on se prosternait devant l'empereur et ses préposés ; de sorte
que la société péruvienne était assez silencieuse et très passive.
En revanche, elle se montrait encore plus utilitaire que la
mexicaine. Outre les grands ouvrages agricoles, le gouverne-
ment faisait exécuter des routes magnifiques, et ses sujets con-
naissaient l'usage des ponts suspendus, qui est si nouveau pour
nous. La méthode dont ils usaient pour fixer et transmettre la
pensée était des plus élémentaires, et peut-être faut-il préférer
les peintures de l'Anahuac aux quipos.
Pas plus que chez les Aztèques, la construction navale n'é-
tait connuo. La mer qui bordait la côte restait déserte (1).
Avec ses qualités et ses défauts, la civilisation péruvienne in-
clinait vers les molles préoccupations de l'espèce jaune, tandis
que l'activité féroce du 3Iexicain accuse plus directement la
parenté mélanienne. On comprend assez qu'en présence de la
profonde confusion ethnique des races du nouveau continent,
ce serait une insoutenable prétention que de vouloir aujour-
d'hui préciser les nuances qui ressortcnt de l'amalgame de leurs
éléments.
(I) D'Orhiiïny, ourr. eilé, t. I, p. at.'i. —Les Guaranis ou Caraïbes,
conquérants des Anlillcs , n'avaient eux-nièracs que des pirogues faites
d'un tronc d'arbre creusé. (Ibid.)
516 DE l'inkgaliti:
Il rester.nt à examiner une troisième notion américnine,
établie dans les plaines du nord, au pied des monts Alléglianis,
à une époque fort obscure. Des restes de travaux considéra-
bles et des tombeaux sans nombre se font apercevoir au sein
de cette région. Ils se divisent en plusieurs classes indicatives
de dates et de races fort différentes. Mais les incertitudes s'ac-
cumulent sur cette question. Jusqu'à présent rien de positif n'a
encore été découvert. S'attacher à un problème encore si peu
et si mal étudié, ce serait s'enfoncer gratuitement dans des
hypothèses inextricables (1). Je laisserai donc les nations al-
Jéghaniennes absolument à l'écart, et je passerai immédiate-
ment à l'examen d'une difficulté qui pèse sur la naissance de
leur mode de culture, quel qu'ait pu être son degré, tout
comme sur celle de la culture des empires du Mexique et du
Pérou des différents âges. On doit se demander pourquoi quel-
ques nations américaines ont été induites à s'élever au-dessus
de toutes les autres, et pourquoi le nombre de ces nations a été
si limité, en même temps que leur grandeur relative est , en
fait, restée si médiocre?
C'est déjà avoir une réponse que d'observer, comme on a pu
le faire d'après les remarques précédentes, que ces développe-
ments partiels avaient été déterminés en partie par des com-
binaisons fortuites entre les mélanges jaiuies et noirs. En
voyant combien les aptitudes résultant de ces combinaisons
étaient en définitive bornées, et les singulières lacunes qui ca-
(1) Des monuments de différentes espèces, mais extrêmement gros-
siers, sont répandus jusque dans le Nouveau-Mexique et la Calirornie.
(L. G. Squier, Extract from thc American Review for nov. 1848..!
Plusieurs de ces constructions remontaient à une époque excessive-
ment reculée, et ne concernent pas les races américaines actuelles.
C'est aux Finnois primitifs qu'il faut les rapporter; aussi n'est-ce pas
à cette classe qu'il est fait ici allusion. — Les .\llcglianiens paraissent
avoir transmis aux Lenni-I^enapes actuels ce mode d'écriture mnémo-
nique qui consiste en signes arbitraires tracés sur une planchette
dans le but de rappeler les détails d'un récit à ceux qui le savent et
à les empêcher de se tromper dans l'ordre de succession des idées.
C'est dans ce système qu'est reproduit le chant mythique intitulé :
Wolum-Olum, la Création, donné par E. G. Squier, dans le Hiatorical
and mythological traditions of the Algonquino, p. 6.
DES RACBS HUMAINES. 517
in PU' lisent leurs travaux et leurs œuvres, on a pu se convain-
cre que les civilisations américaines ne s'élevaient pas. dans le
détail, beaucoup au-dessus de ce que les meilleures races ma-
laises de la Polynésie ont réussi à produire. Toutefois il ne
faut pas se le dissimuler non plus, si défectueuses que nous
apparaissent les organisations aztèque et quichna, il est cepen-
dant en elles quelque chose d'essentiellement supérieur à la
science sociale pratiquée à Tonsça-Tabou et dans l'île d'Hawaii ;
on y aperçoit un lien national plus fortement tendu, une cons-
cience plus nette d'un but qui est, de lui-même , d'une nature
plus complexe; de sorte que l'on est en droit de conclure,
malijré beaucoup d'apparences contraires, que le mélange po-
lynésien le mieux doué n'arrive pas encore tout à fait à égaler
ces civilisations du grand continent occidental, et, en consé-
quence, on est amené à croire que, pour déterminer cette dif-
férence, il a fallu l'intervention locale d'un élément plus éner-
gique, plus noble que ceux dont les espèces jaune et noire ont
la disposition. Or il n'est dans le monde que l'espèce blanche
qui puisse fournir cette qualité suprême. Il y a donc, à priori,
lieu de soupçonner que des infiltrations de cette essence pré-
excellente ont quelque peu vivifié les groupes américains, là
où des civilisations ont existé. Quant à la faiblesse de ces civi-
lisations, elle s'explique par la pauvreté des filons qui les ont
fait naître. J'insiste sur cette dernière idée.
Les éléments blancs, s'ils ont paru créer les principales parties
de la charpente sociale, ne se révèlent nullement dans la struc-
ture de la totalité. Ils ont fourni la force agrégative, et presque
rien de plus. Ainsi ils n'ont pas réussi à consolider l'œuvre
qu'ils rendaient possible, puisque nulle part ils ne lui ont assuré
la durée. I/empire de l'Anahuac ne remontait qu'au x® siècle,
tout au plus; celui du Pérou, au xi®; et rien ne démontre que
les sociétés précédentes s'enfoncent à une distance bien loin-
taine dans la nuit des temps. C'est l'avis de 31. de Humboldt,
que la période du mouvement social en Amérique n'a pas dé-
passé cinq siècles. Quoi qu'il en soit, les deux grands États que
les mains violentes de Cortez et de Pizarre ont détruits mar-
quaient déjà l'ère de la décadence , puisqu'ils étaient inférieurs,
518 DE L'INEGALITE
dans l'Anahuac, à celui des Olmécas, et, sur le plateau des
Andes péruviennes, à celui que les A\ maras avaient autrefois
fondé (1).
La présence de quelques éléments blancs rendue nécessaire,
affirmée d'office par l'état des choses, est confirmée par le
double témoignage des traditions américaines elles-mêmes , et
d'antres récits datant de la fin du x" siècle et du commence-
ment du XI*, qui nous sont transmis par les Scandinaves. Les
Incas déclarèrent aux Espagnols qu'ils tenaient leur religion
et leurs lois d'un homme étranger de race blanche. Ils ajou-
taient même cette observation si caractéristique , que ces hom-
mes avaient une longue barbe, fait complètement anormal
chez eux. Il n'y aurait aucune raison pour repousser un récit
traditionnel de ce genre, quand même il serait isolé (2).
Voici qui lui donne une force irrésistible. Les Scandinaves
de l'Islande et du Groenland tenaient, au x* siècle, pour in-
dubitable que des relations fort anciennes avaient eu lieu en-
tre l'Amérique du Nord et l'Islande. Ils avaient d'autant plus
de motifs de ne pas douter de la possibilité des faits que leur
racontaient à cet égard les habitants de Limerick, que plu-
sieurs de leurs propres expéditions avaient été rejetées par les
tempêtes soit sur la côte islandaise, en allant en Amérique,
soit sur la côte américaine , en allant en Islande. Ils racon-
taient donc, d'après ce qui leur avait été dit, qu'un guerrier
gallois appelé Madok, parti de l'île de Bretagne, avait navi-
gué très loin dans l'ouest (3). Qu'ayant rencontré là une terre
inconnue, il y avait fait un court séjour. Mais, de retour dans
sa patrie , il n'avait plus eu d'autre pensée que d'aller s'établir
(1) Jomard, les Anliquités américaines au point de vue de la géo-
graphie, p. 6.
(i) Pickeiing, p. 113. — La même tradition, avec les mêmes détails,
se retrouve chez les Muyscas, dans le Bogota, par conséquent à une
distance considérable du Mexique.
(3) « Cambro-Britannos, ibidem, anno 1170, duce Madoco concedisse,
« nonnullis probatum habetur et alios quoque Europieos, tam anle
« quam post hoc tcmpus, noliliani tcinv liabuissc, non amplius absur-
« dum aut improbabile existimatur. >> (Uarn, Antiq. americance, Haf-
nia;, 1837, in-i", p. ni-iv.)
DKS AACBS HUMAINES. 519
dans le pays transmarin dont la nature mystérieuse lui avait
|)lu; il avait réuni des colons, hommes et femmes, fait des
provisions, armé des vaisseaux, était parti, et n'était plus ja-
mais revenu. Cette histoire avait pris un tel développement
chez les Scandinaves du Groenland qu'en 1121 (1) l'évêque
Éric s'embarqua pour aller porter, à ce qu'on suppose, à l'an-
tique colonisation islandaise les consolations et les secours de
la religion, et les maintenir dans la foi, où on se plaisait à
croire qu'ils étaient demeurés fermes.
Ce ne fut pas seulement au Groenland et en Islande que
cette tradition s'établit. De l'Islande, où elle avait évidemment
vu le jour, elle était passée en Angleterre, et y avait si bien
pris créance, que les premiers colons britanniques du Canada
ne cherchaient pas moins activement, dans leur nouvelle pos-
session, les descendants de Madok, que les Espagnols, sous
Christophe Colomb , avaient cherché les sujets du grand khan
de la Chine à Hispaniola. On crut même avoir trouvé la posté-
rité des émigrants gallois dans la tribu indienne des Mandans.
Tous ces récits, encore une fois, sont obscurs sans doute;
mais on ne peut contester leur antiquité, et il existe encore
bien moins de raisons de douter de leur parfaite et irrépro-
chable exactitude.
Il en résulte pour les Islandais, mais très probablement pour
les Islandais d'origine Scandinave, une certaine auréole de
courage aventureux et de goût des entreprises lointaines. Cette
opinion esi appuyée par la circonstance incontestable qu'en
795 des navigateurs de la même nation avaient débarqué dans
l'Islande, encore inoccupée, et y avaient établi des moines (2).
Trois Norwégiens, le roi de mer Naddok et les deux héros In-
gulf et Iliorleïf, suivirent cet exemple, et amenèrent sur l'île,
en 874, une colonie composée de nobles Scandinaves qui,
fuyant devant les prétentions despotiques d'Harald aux beaux
(I) Rafn, Anliq. americ, p. 2C2 : « Exccrpta ex aiinnlil)u« Islan-
■ danim : anii. 1121 : Eirikcr Biskup af graenlandi for at Icita Vin-
< laiids. >
(3) A. de Humboldl, Examen critique de Fhisloire de ,la géographie
du nouveau continent, t. II, p. 90 et pass.
520 DE l'inégalité
cheveux, clicrchaient une terre où ils pussent continuer l'exis-
tence indépendante et fière des antiques odels arians. Habitués
que nous sommes à considérer l'Islande dans son état actuel,
stérilisée par l'action volcanique et l'invasion croissante des
glaces, nous nous la figurons, au début des âges moyens, peu
peuplée comme nous la voyons aujourd'hui, réduite au rôle
d'annexé des autres pays normands, et nous méconnaissons
l'activité dont elle était alors le foyer. Il est facile de rectifier
d'aussi fausses préventions.
Cette terre, choisie par l'élite des nobles norwégiens, était
un foyer de grandes entreprises où abondaient constamment
tous les hommes énergiques du monde Scandinave (1). Il en
partait, chaque jour, des expéditions qui s'en allaient à la.
pêche de la baleine et à la recherche de nouvelles contrées,
tantôt dans l'extrême nord-ouest, tantôt dans le sud-ouest.
Cet esprit remuant était entretenu par la foule des scaldes et
des moines érudits qui, d'une part, avaient porté au plus haut
degré la science des antiquités du Nord et fait de leur nouveau
séjour la métropole poétique de la race, et qui, de l'autre, y
attiraient incessamment la connaissance des littératures mé-
ridionales, et traduisaient dans le langage usuel les principa-
les productions des pays romans (2).
L'Islande était donc, au x* siècle, un territoire très intel-
ligent, très populeux , très actif, très puissant , et ses habitants
le démontrèrent bien par ce fait, qu'arrivés et établis dans
leur île en 874 , ils fondaient leurs premiers établissements
groënlandais en 9S6. Nous n'avons eu d'exemple d'une pareille
exubérance de forces que chez les Carthaginois. C'est que l'Is-
lande était, en effet, comme la cité de Didon, l'oeuvre d'une
race aristocratique parvenue, avant d'agir, à tout son dévelop-
pement, et cherchant dans l'exil non seulement le maintien,
mais encore le triomphe de ses droits.
(i) Les preuves abondent de toutes parts dans les annales des
royaumes Scandinaves, mais ce sont surtout les chroniques islandaises
qui présentent le tableau le plus vivant des faits. H sutQt de les feuil-
leter pour être convaincu.
(2) Weinliold , Die deulschen Frauen im Mittelalter, p. 187 et ailleurs.
DES RACES HUMAINES. 521
Quand une fois les Scandinaves oiu'ent pris pied dans le
Groenland, leurs colonisations s'y succédèrent, s'y multipliè-
rent rapidement, et en même temps des voyages de découverte
commencèrent vers le sud (I). L'Amérique fut ainsi trouvée
par les rois de mer, comme si la Providence avait voulu qu'au-
cune gloire ne manquât à la plus noble des races.
On connaît très peu , très mal , très obscurément , l'histoire
des rapports du Groenland avec le continent occidental. Deux
points seulement sont fixés avec la dernière évidence par quel-
(pies chroniques domestiques parvenues jusqu'à nous. Le pre-
mier, c'est que les Scandinaves avaient pénétré, aux* siècle,
jusqu'à la Floride, au sud de la contrée où ils avaient trouvé
des vignes, et qu'ils avaient appelée Vinland. Dans le voisinage
était, suivant eux, l'ancien pays des colons irlandais, que
leurs documents nomment Ilirttrcunanlialand, le paj/s des
blancs : c'était l'expression dont s'étaient servis les Indiens,
premiers auteurs de ce renseignement, et que ceux qui le re-
cevaient n'avaient pas hésité à traduire par le mot : Island it
mikla, ta grande Islande (2).
Le second point est celui-ci : jusqu'en 1347 les communica-
tions entre le Groenland et le bas Canada étaient fréquentes et
faciles. Les Scandinaves allaient y charger des bois de cons-
truction (3).
Vers la même époque un changement remarquable s'opère
dans l'état '*2s populations groënlandaises et islandaises. Les
glaces, gagnant plus de terrain, rendent le climat par trop
dur et la terre trop stérile. La population décroît rapidement,
et si bien que le Groenland se trouve tout à coup absolument
abandonné et désert, sans qu'on puisse dire ce que ses habi-
tants sont devenus. Cepe;idant ils n'ont pas été détruits subi-
(1) M. A. lie Humboldl i(!iii;u(|uc que le Groënlaïul oriental est si rap-
proché de la péninsule Scandinave et du nord de l'Ecosse, qu'il n'existe
d'un point à l'autre qu'une distance de deux cent soixanlc-ncuf
lieues marines, trajet qui, par un vent frais et continu, peut être
francilien moinsdequatrejourr de navigation. (Ouvr. cité, t. II, p. 76.)
(i) Chronique d'Islande, intitulée Isldingabok , composée v.ers 1030
ou 1090; Anliquil. americ, p. 211.
(3) Anliquil. americ, p. SUS.
522 DE l'inégalité
tement par des convulsions de la nature. On peut contempler
encore aujourd'hui des restes d'habitations et d'églises fort
nombreuses qui évidemment ont été quittées, et ne s'écroulent
que sous l'action du temps et de l'abandon. Ces restes ne ré-
vèlent aucune trace d'un cataclysme qui aurait englouti ceux
qui les habitaient jadis. Il faut donc de toute nécessité que ces
derniers, en désertant leurs demeures, aient été chercher ail-
leurs un autre séjour. Où sont-ils allés?
On a voulu à toute force les i-etrouver individuellement, un
à un, dans les États du nord de l'Europe, et on a oublié qu'il
ne s'agissait pas d'hommes isolés, mais de véritables popula-
tions qui , arrivant en masse en Norwège , en Hollande , en
Allemagne, auraient excité une attention dont les récits des
chroniqueurs auraient conservé la trace, ce qui n'est pas. Il
est plus admissible, il est plus raisonnable de croire que les
Scandinaves Groënlandais et une partie des hommes de l'Is-
lande, ayant depuis longues années connaissance des territoires
fertiles et bien boisés , du climat doux et attrayant du Vinland,
et s'étant fait une habitude de parcourir les mers occidentales,
échangèrent peu à peu pour cette résidence, de tous points
préférable, des contrées qui leur devenaient inhabitables, et
qu'ils émigrèrent en Amérique , absolument comme leurs com-
patriotes de Suède et de Norwège avaient naguère passé de
leurs rochers du nord dans la Russie et dans les Gaules (l).
(i) Les Scandinaves de l'Islande et du Groenland, vivant sous le ré-
gime des odels, s'occupaient beaucoup plus de l'histoire des familles
que de celle de la nation. Aussi la plupart des documents dont je me
suis servi ne sont-ils que des chroniques domestiques et des chants
destinés à célébrer les exploits d'un héros. Dans cet état de choses,
on conçoit que presque toutes les relations de voyages se soient
perdues et aient disparu avec les familles qu'elles gloriflaicnt. H ne
nous reste d'un peu étendu que ce qui a rapport à la race d'Erik le
Roux. Il est donc extrêmement possible que, si les marins de cette
maison se sont toujours préoccupés du Vinland, qu'ils avaient découvert
et qui était pour eux une sorte de possession, d'autres se soient dirigés
de préférence sur divers points leur appartenant au même titre. C'est
une hypothèse, sans doute, mais elle est naturelle, et voici qui la sou-
tient : un planisphère islandais de la fin du xni* siècle divise la terre
en quatre parties : l'Europe, l'Asie, l'Afrique, et une quatrième qui oc-
cupe à elle seule tout un hémisplrère et qui est appelée Synnri-bigd;
DES BACES HUMAINES. 523
C'est ainsi que les races aborigènes du nouveau conlinont ont
pu s'enrichir de quelques apports du sang des blancs, et que
celles qui possédèrent au milieu d'elles des métis islandais ou
des métis Scandinaves se virent douées du pouvoir de créer
des civilisations , tâche glorieuse à laquelle leurs congénères
moins heureux étaient nativement et restèrent à perpétuité in-
habiles. Mais, comme l'affluent ou les affluents d'essence noble
mis en circulation dans les masses malaises étaient trop faibles
pour produire rien de vaste ni de durable , les sociétés qui en
résultèrent furent peu nombreuses, et surtout très imparfaites,
très fragiles, très éphémères , et, à mesure qu'elles se succé-
dèrent, moins intelligentes , moins marquées au sceau de l'é-
lément dont elles étaient issues, de telle sorte que, si la dé-
couverte nouvelle de l'Amérique par Christophe Colomb, au
lieu de s'accomplir au xv° siècle, n'avait été réalisée qu'au xix",
nos marins n'auraient vraisemblablement trouvé ni Mexico,
ni Cuzco , ni temples du Soleil, mais des forêts partout, et
dans ces forêts des ruines hantées par les mêmes sauvages qui
les traversent aujourd'hui (I).
ou région méridionale de la terre habitée. Cette carte a clé publiée
déjà dans plusieurs occasions. Elle n'est pas d'ailleurs unique, et
démontre que les Islandais attribuaient une très grande étendue vers
le sud au continent américain : donc ils ne s'étaient pas bornes à es
visiter l'hémisphère boréal.
(1) A. de Huinboldt, ouvr. cité, t. I. — L'illustre auteur place l'état
de civilisation, connue des Aztèques et des Incas entre l'époque des
expéditions Scandinaves et le xv» siècle. Ces deux suprêmes efforts
de la sociabilité américaine étaient, suivant lui, fort débiles et très
inférieurs à ceux qui les avaient précédés d'environ cinq cents ans
en moyenne. C'est ici le lieu de dire quelques mots d'une hypothèse
très répandue et très admissible qui attribue aux populations de l'Asie
orientale, Chinois et Japonais, une grande influence sur la naissance
des civilisaUons de l'ancien continent. A. de Ilumboldt {Vue des
Cordillères), Prescott, dans son troisième volume de son histoire de
la conquête du Mexique, Norton et la plupart des archéologues actuels,
ou appuient fortement ou discutent 'n peine ia possibilité des faits.
Rien de plus naturel, en effet, que des communications fortuites ou
même préméditées aient eu lieu de ce côté, et on démontjcra peut-
être un jour d'une manière satisfaisante que le pays de Fon-daii^, cité
par quelques écrivains cbinois comme existant à l'ouest, n'est autre
524 DE l'inégalité
Les civilisations américaines étaient si dél)iles qu'elles sont
tombées en poussière au premier choc. Les tribus spéciale-
ment douées qui les soutenaient se sont dispersées sans diffi-
culté devant le sabre d'un vainqueur imperceptible , et les mas-
ses populaires qui les avaient subies, sans les comprendre,
se sont retrouvées libres de suivre les directions de leurs nou-
veaux maîtres ou de continuer leur antique barbarie. La plu-
part ont préféré prendre le dernier parti ; elles rivalisent d'a-
brutissement avec ce qu'on voit de mieux en ce genre en
Australie. Quelques-unes possèdent même la conscience de
leur abaissement, et elles en agréent toutes les conséquences.
De ce nombre est la tribu brésilienne , qui s'est fait , pour ses
fêtes, un air de danse dont voici les paroles :
Qunnd je serai mort,
Ne me pleure pas;
Il y a le vautour
Qui me pleurera.
Quand je serai mort.
Jette-moi dans la forêt;
Il y a l'armadille
Qui m'enterrera.
On n'est pas plus philosophe (1) ; les bêtes de proie sont des
fossoyeurs acceptés. Les nations américaines n'ont donc ob-
tenu qu'à un seul moment, et sous un jour bien sombre, la
lumière civilisatrice. Maintenant les voilà revenues à leur état
normal : c'est une sorte de demi-néant intellectuel , et rien ne
les en doit arracher que la mort physique (2).
que le continent d'Amérique. Je n'ai pas cru devoir cependant ratlaclier
directement mes démonstrations à ce système, le considérant comme
susceptible, pour ce qui a trait au Japon, de développements très
considérables qu'il est dangereux de prévenir. Lorsque le fait sera
établi , il en résultera que l'Amérique, outre ce qu'elle a reçu des Scan-
dinaves, a encore recueilli par J'inlermédiaire d'aventuriers malais,
faiblement arianisés, une petite portion de plus d'essence noble.
Aucun de» principes posés ici n'en sera ébranlé.
(1) Cette chanson en langue gérai est donnée par Hartins. u. Spix,
ouvr. cité, t. III, p. 1085.
(2) Humboldt , Histoire critique, etc., t. II , p. 128. — Les observations
DES BACICS HUMAINES. 625
Je me trompe. Beaucoup de ces nations semblent, au con-
traire, à l'iibri de cette fin misérable. Il ne s'agit, pour entrer
en goût de le soutenir, que d'envisager la question sous une
face nouvelle.
De même que les mélanges opérés entre les indigènes et les
colons islandais et Scandinaves ont pu créer des métis relative-
ment civilisables , de même les descendants des conquérants
espagnols et portugais, en se mariant aux femmes des pays
occupés par eux , ont donné naissance à une race mixte su-
périeure à l'ancienne population. Mais , si l'on veut considérer
le sort des naturels américains sous cet aspect, il faut en même
temps tenir compte de la dépression manifestée, par le fait de
cet hymen, dans les facultés des groupes européens qui ont
consenti à le contracter. Si les Indiens des pays espagnols et
portugais sont, çà et là, un peu moins abâtardis, et surtout
infiniment plus nombreux (1) que ceux des autres parties du
nouveau continent, il faut considérer que cette amélioration
dans l'état de leurs aptitudes est bien minime, et que la con-
séquence la plus pratique en a été l'avilissement des races do-
minatrices. L'Amérique du Sud, corrompue dans son sang
créole, n'a nul moyen désormais d'arrêter dans leur chute ses
métis de toutes variétés et de toutes classes. Leur décadence
est sans remède.
de cet écrive'" s'appliquent surtout aux peuples chasseurs de l'hémis-
ptière septentrional.
(1) M. A. de Humboldt démontre mênie que la population indigène
des conlréos espagnoles est en voie de prospérité el d'aufrmontation,
au détriment, bien entendu, de la descendance des conquérants im-
mergés dans ceUe masse. {Ouvr. citent, il, p. 129.) Cet élat de choses
trouble beaucoup la sécurité do conscience des observateurs améri-
cains dans le pays desquels se manifeste un phénomène tout opposé.
Il ébranle presque leur confiance dans ce qu'on ap|)elle les bien-
faits de la civilisation, et M. Pickering, confondant du reste toutes
notions raisonnables, se pose cette question : « liy an exception totbe
usual lendency of european civilisation, lliorc are grounds for ques-
tioning whcther Peru bas altogcther gaiiicd by the change. »(P. 31.)
— C'est plutôt au sujet des tribus de Lcnnis-Lenapés que le savant
Américain devrait soulever ce doute.
526 D£ l'inégalité
CHAPITRE VIII.
Les colonisations européennes en Amérique.
Les relations des indigènes américains avec les nations eu-
ropéennes, à la suite de la découverte de 1495, ont été mar-
quées de caractères très différents , déterminés par la mesure
de parenté primitive entre les groupes mis en présence. Parler
des rapports de parenté entre les nations du nouveau monde
et les navigateurs de l'ancien, semblera d'abord hasardé. En
y réfléchissant mieux , on se rendra compte que rien n'est plus
réel , et on va en voir les effets.
Les peuples d'outre-mer qui ont le plus agi sur les Indiens
sont les Espagnols, les Portugais, les Français et les Anglais.
Dès le début de leur établissement , les sujets des rois ca-
tholiques se sont intimement rapprochés des gens du pays.
Sans doute ils les ont pillés, battus, et très souvent massacrés.
De tels événements sont inséparables de toute conquête, et
même de toute domination. Il n'en est pas moins vrai que les
Espagnols rendaient hommage à l'organisation politique de
leurs vaincus, et la respectaient en ce qui n'était pas contraire
à leur suprématie. Ils concédaient le rang de gentilhomme et
le titre de don à leurs princes ; ils usaient des formules impé-
riales quand ils s'adressaient à Montézuma ; et même après
avoir proclamé sa déchéance et exécuté sa condamnation à
mort, ils ne parlaient de lui qu'en se servant du mot de ma-
jesté. Ils recevaient ses parents au rang de leur grandesse , et
en faisaient autant pour les Incas. D'après ce principe, ils
épousèrent sans difûculté des filles de caciques , et , de tolé-
rance en tolérance, en arrivèrent à allier librement une famille
d'hidalgos à une famille de mulâtres. On pourrait crou-e que
cette conduite, que nous appellerions libérale, était imposée aux
Espagnols par la nécessité de s'attacher des populations trop
nombreuses pour ne pas être ménagées; mais daus telles con-
DES RACES HUMAINES. 527
liées où ils n'avaieut affaire qu'à des tribus sauvages et clair-
semées, dans l'Amérique centrale, à Bogota, dans la Califor-
nie, ils agissaient absolument de même. Les Portugais les
imitèrent sans réserve. Après avoir déblayé un certain rayon
autour de Rio-Jaueiro , ils se mêlèrent sans scrupule aux an-
ciens possesseurs de la contrée , sans se scandaliser de l'abru-
tissement de ceux-ci. Cette facilité de mœurs proyenait, sans
aucun doute, des points d'attraction que la composition des
races respectives laissait subsister entre les maîtres et les su-
jets.
Chez les aventuriers sortis de la péninsule hispanique, et
qui appartenaient pour la plupart à l'Andalousie (1), le sang
sémitique dominait, et quelques éléments jaunes, provenus
des parties ibériennes et celtiques de la généalogie , donnaient
à ces groupes une certaine |)ortée malaise. Ses principes blancs
étaient là eu minorité devant l'essence mélanienne. Une af-
flnité véritable existait donc entre les vainqueurs et les vaincus,
et il en résultait une assez grande facilité de s'entendre , et ,
par suite , propension à se mêler.
Pour les Français, il en était à peu près de même, quoique
par un autre côté, et nullement par ce côté. Dans le Canada,
nos éniigrants ont très fréquemment accepté l'alliance des
aborigènes, et ce qui fut toujours assez rare de la part des
colonisateurs anglo-saxons, ils ont adopté souvent et sans
peine le genre de vie des parents de leurs femmes. Les mé-
langes ont été si faciles , que l'on trouve peu d'anciennes fa-
milles canadiennes qui n'aient touché, au moins de loin, à la
race indienne; et cependant ces mêmes Français, si accom-
modants dans le nord , n'ont jamais voulu, dans le sud, admet-
tre la possibilité d'une alliance avec l'espèce nègre que comme
une flétrissure , ni voir dans les mulâtres que des avortons ré-
prouvés. La cause de cette inconséquence apparente est aisée
(1) U y a une exception à faire en faveur de la population européenne
du Chili. Elle est venue en majorité du nord de l'Espagne, elle s'est
moins miMéc aux aborigènes; elle est donc très naturellement supé-
rieun* :ui\ habitants des républiques voisines, et son état politique
S'en ressent
528 DE L INEGALITE
à expliquer. La plupart des familles qni se sont les premières
établies, tant au Canada qu'aux Antilles, appartenaient aux
provinces de Bretagne ou de Normandie. Une afûnité existait,
pour la partie gallique de leur origine, avec les tribus malaises
très jaunes du Canada , tandis que tout leur naturel répugnait
à contracter alliance avec l'espèce noire sur les terrains où
ils se trouvaient rapprochés d'elle, bien différents en cela,
comme on l'a vu, des colons espagnols, qui, dans l'Amérique
du Sud, l'Amérique centrale, le Mexique, se trouvent aujour-
d'hui, grâce aux mélanges de toute nature qu'ils ont aisé-
ment acceptés, dans des conditions de concord:uices fâcheu-
ses avec les groupes indigènes qui les entourent.
Il y aurait assurément injustice à prétendre que le citoyen
de la république mexicaine, ou le général improvisé qui appa-
raît à chaque instant dans la confédération argentine , soient
sur le même plan que le Botoendo anthropophage; mais on ne
saurait nier non plus que la distance qui sépare ces deux ter-
mes de la proposition n'est pas indéQnie, et que, sous bien des
aspects, le cousinage se laisse découvrir. Tout ce monde indien
habitant les forets, chercheur d'or, à demi blanc, militaire de
hasard, mulâtre à moitié indigène; tout ce monde, depuis le
président de l'État jusqu'au dernier vagabond, se comprend à
merveille et peut vivre ensemble. On s'en aperçoit, du reste,
à la façon dont s'y prend le farouche cpvalier des pampas pour
manier les institutions européennes que notre folie propagan-
diste l'a induit à accepter. Les gouvernements de l'Amérique
du Sud ne sont guère comparables qu'à l'empire d'Haïti, il
faut bien consentir désormais à s'en apercevoir, et ce sont les
hommes qui naguère applaudissaient avec le plus d'emporte-
ment à la prétendue émancipation de ces peuples, et qui en
attendaient les plus beaux résultats, ce sont ceux-là même qui
aujourd'hui, devenus justement incrédules sur un avenir qu'ils
ont tant hâté de leurs vœux, de leurs écrits et de leurs efforts,
prédisent le plus haut qu'il faut un joug à ces amas de métis,
et qu'une domination étrangère peut seule leur donner l'édu-
cation forte dont ils ont besoin. En parlant ainsi, ils indiquent
du doigt, avec un sourire satisfait, le point de l'horizon d'où
DES BACES HUMAINES. 529
Viennent déjà les envahisseurs prédestinés; ils montrent les
Anglo-Saxons des États-Unis d'Amérique. Ce nom d" Anglo-
Saxons paraît flatter l'imagination des habitants de la grande
confédération transatlantique; malgré le droit de plus en plus
équivoque que la population actuelle peut avoir à le réclamer,
commençons par le lui donner un moment, ne serait-ce que
pour faciliter l'examen des premiers temps de l'agrégation
dont les colons anglais forment le noyau.
Ces Anglo-Saxons, ces gens d'origine britannique, représen-
tent la nuance la plus éloignée tout à la fois du sang des abo-
rigènes et de celui des nègres d'Afrique. Ce n'est pas qu'on ne
pût trouver dans leur essence quelques traces d'affinités fin-
niques; mais elles sont contre-balancées par la nature germa-
nique, à la vérité ossifiée, un peu flétrie, dépouillée de ses cô-
tés grandioses, toutefois encore rigide et vigoureuse , qui survit
en leur organisme. Ce sont donc , pour les représentants purs
ou métis des deux grandes variétés inférieures de l'espèce , des
antagonistes irréconciliables. Voilà leur situation sur leur pro-
pre territoire. A l'égard des autres contrées indépendantes de
l'Amérique, ils composent un État fort en face d'États agoni-
sants. Ces derniers, au lieu d'opposer à l'Union américaine, au
défaut d'une organisation ethnique quelque peu compacte, au
moins une certaine expérience de la civilisation, et l'énergie
apparente ou transitoire d'un gouvernement despotique, ne
possèdent ']ue l'anarchie à tous les degrés ; et quelle anarchie,
puisqu'elle réunit les disparates de l'Amérique malaise à ceux
de l'Europe romanisée !
Le noyau anglo-saxon existant aux États-Unis n'a donc nulle
peine à se faire reconnaître pour l'élément vivace du nouveau
continent. Il est placé, vis-à-vis des autres populations, dans
cette attitude de supériorité accablante où furent jadis toutes
les branches de la famille ariane, Hindous, Kchattryas Chinois,
Iraniens, Sarmates, Scandinaves, Germains, à l'égard des
multitudes métisses. Bien que ce dernier représentant de la
grande race soit fortement déchu , il offre cependant un tableau
assez curieux des sentiments de celle-ci pour le reste de l'hu-
manité. Les Anglo-Saxons se comportent eu maîtres envers
80
i30 DE l'iNKGAUTÉ
les nations inférieures ou même seulement étrangères à la leur,
et il n'est pas sans utilité de profiter de cette occasion d'étu-
dier dans le détail ce que c'est que le contact d'un groupe fort
avec un groupe faible. L'éloignement des temps et l'obscurité
des annales ne nous a pas toujours permis de saisir avec l'exac-
titude qui nous est maintenant offerte les linéaments de ce
tableau.
Les restes anglo-saxons, dans l'Amérique du Nord, forment
un groupe qui ne doute pas un seul instant de sa supériorité
innée sur le reste de l'espèce humaine , et des droits de nais-
sance que cette supériorité lui confère. Imbu de tels principes,
qui sont plutôt encore des instincts que des notions, et dominé
par des besoins bien autrement exigeants que ceux des siècles
où la civilisation n'existait qu'à l'état d'aptitude , ce groupe ne
s'est pas mcme accommodé, comme les Germains, de partager
la terre avec les anciens possesseurs. Ceux-ci, il les a dépouil-
lés, il les a refoulés de solitudes en solitudes ; il leur a acheté
de force et à vil prix le sol qu'ils ne voulaient pas vendre, et
le misérable lambeau de champ que, par des traités solennels
et répétés, il leur a garanti, parce qu'il fallait pourtant que
ces misérables pussent poser le pied quelque part, il n'a pas
tardé à le leur prendre, impatient , non plus de leur présence,
mais de leur vie. Sa nature raisonnante et amie des formes lé-
gales lui a fait trouver mille subterfuges pour concilier le cri
de l'équité avec le cri plus impérieux encore d'une rapacité
sans bornes. Il a inventé des mots, des théories, des déclama-
tions pour innocenter sa conduite. Peut-être a-t-il reconnu,
au fond du dernier retrait de sa conscience, l'impropriété de
ces tristes excuses. Il n'en a pas moins persévéré dans l'exercice
du droit de tout envahir, qui est sa première loi, et la plus
nettement gravée dans son cœur.
Vis-à-vis des nègres il ne se montre pas moins impérieux
qu'avec les aborigènes : ceux-ci, il les dépouille jusqu'à l'os;
ceux-là, il les courbe sans hésitation jusqu'au niveau du sol
qu'ils travaillent pour lui; et cette façon d'agir est d'autant
plus remarquable qu'elle n'est pas en accord avec les principes
d'humanité professés par ceux qui la pratiquent. Cette incousé-
DES BACES HUMAINES. 531
quence veut une explication. Au point où elle est poussée, elle
est toute nouvelle sur la terre. Les Germains n'en ont pas donné
l'exemple; se contentant d'une portion de la terre, ils ont
garanti le libre usage du reste à leurs vaincus. Ils avaient trop
peu de besoins pour se sentir l'envie de tout envahir. Ils étaient
trop grossiers pour concevoir la pensée d'imposer à leurs sujets
ou à des nations étrangères l'usage de liqueurs ou de matières
pernicieuses. C'est là une idée moderne. Ce que ni les Vanda-
les, ni les Goths, ni'les Franks, ni les premiers Saxons n'ont
imaginé de faire, les civilisations du monde antique, qui, plus
rafQnées, étaient aussi plus perverses, n'y avaient cependant
pas songé davantage. Ce n'est pas le brahmane, ce n'est pas le
mage qui ont senti le besoin de faire disparaître autour d'eux,
avec ime parfaite précision, tout ce qui ne s'associait pas à leur
pensée. Notre civilisation est la seule qui ait possédé cet ins-
tinct et en même temps cette puissance homicide; elle est la
seule qui; sans colère, sans irritation, et en se croyant, au con-
traire, douce et compatissante à l'excès, en proclamant la man-
suétude la plus illimitée , travaille incessamment à s'entourer
d'un horizon de tombes. La raison en est qu'elle ne vit que
pour trouver l'utile ; que tout ce qui ne la sert pas dans ses
tendances lui nuit, et que, logiquement, tout ce qui nuit est
d'avance condamné, et, le moment arrivé, détruit.
Les Anglo-Américains, représentants convaincus et fidèles
de ce mode de culture, ont agi conformément à ses lois. Ils ne
sont pas répréhensibles. C'est sans hypocrisie qu'ils se sont
cru le droit de se joindre au concert de réclamations élevé par
le xviH® siècle contre toute espèce de contrainte politique,
contre l'esclavage des noirs en particulier. Les partis et les na-
tions jouissent, comme les femmes, de l'avantage de braver la
logique, d'associer les disparates intellectuelles et morales les
plus surprenantes , sans pour cela manquer de sincérité. Les
concitoyens de Washington, en déclamant avec énergie pour
l'affranchissement de l'espèce nègre, ne se sont pas crus obli-
gés de donner l'exemple ; comme les Suisses , leurs émules
théoriques dans l'amour de l'égalité, qui savent maintenir en-
core contre les juifs la législation du moyen âge, ils ont traité
iio'2 DE L INEGALITE
les noirs attachés à leur glèbe avec la dernière rigueur, avec
le dernier mépris. Plus d'un héros de leur indépendance leur
a donné l'exemple de ce désaccord instinctif entre les maximes
elles actes. Jefferson, dans ses rapports avec ses négresses
esclaves et les enfants qui en provenaient, a laissé des souve-
nirs qui, en petit, ne ressemblent pas mal aux excès des pre-
miers Chamites blancs.
■ Les Anglo-Saxons d'Amérique sont religieux : ce trait leur
est resté assez bien empreint de la noble partie de leur origine.
Cependant ils n'acceptent ni les terreurs ni le despotisme de
la foi. Chrétiens, on ne les voit pas sans doute, comme les
anciens Scandinaves, rêver d'escalader le ciel, ni combattre de
plain-pied avec la Divinité; mais ils la discutent librement, et,
particularité véritablement typique, en la discutant toujours,
semblables encore en ceci à leurs aïeux arians, ils ne la nient
jamais, et restent dans ce remarquable milieu qui, touchant à
la superstition d'une part, à l'athéisme de l'autre, se maintient
avec un égal dégoût, une horreur égale, au-dessus de ces deux
abîmes.
Possédés de la soif de régner, de commander, de posséder,
de prendre et de s'étendre toujours, les Anglo-Saxons d'Amé-
rique sont primitivement agriculteurs et guerriers; je dis guer-
riers, et non pas militaires : leur besoin d'indépendance s'y
oppose. Ce dernier sentiment fut, à toutes les époques, la base
et le mobile de leur existence politique. Ils ne l'ont point ac-
quis à la suite de leur rupture avec la mère patrie; ils l'ont
toujours possédé. Ce qu'ils ont gagné à leur révolution est con-
sidérable , puisque à dater de ce moment ils se sont trouvés,
quant à leur action extérieure, maîtres absolus et libres d'em-
ployer leurs forces à leur gré pour s'étendre indéfiniment. iMais,
en ce qui concerne l'essentiel de leur organisation intérieure,
aucun germe nouveau n'a paru. Avec ou sans la participation
de la métropole, les peuples des États-Unis actuels étaient
constitués de façon à se développer dans la direction commu-
nale où on les voit agir. Leurs magistratures électives et tem-
poraires, leur jalouse surveillance du chef de l'État, leur goilt
pour le fractionnement fédératif, rappellent bien les vicam-
DES BACES HUMAINES. 533
palis des Hindous primitifs, la séparation par tribus, les ligues
des peuples parents, anciens dominateurs de la Perse septen-
trionale, de la Germanie, de rileptarchie saxonne. Il n'est pas
jusqu'à la constitution de la propriété foncière qui n'ait encore
beaucoup de traits de la théorie de l'odel.
On attache donc ordinairement une importance inconsidérée
à la crise où brilla Washington. Assurément ce fut une évolu-
tion considérable dans les destinées du groupe anglo-saxon
transplanté en Amérique ; ce fut une phase brillante et en même
temps fortifiante; mais y apercevoir une naissance, une fonda-
tion de la nationalité, c'est faire tort tout à la fois à la gloire
des compagnons de Penn ou des gentilshommes de la Virginie,
et à l'exacte appréciation des faits. L'émancipation n'a été
qu'une application nécessaire de principes existant déjà, et la
véritable année climatérique des États-Unis n'est pas encore
arrivée.
Ce peuple républicain témoigne de deux sentiments qui tran-
chent d'une manière complète avec les tendances naturelles
de toutes les démocraties issues de l'excès des mélanges. C'est
d'abord le goût de la tradition, de ce qui est ancien, et, pour
employer un terme juridique, des précédents; penchant si pro-
noncé que, dans l'ordre des affections, il défend même l'image
de l'Angleterre contre de nombreuses causes d'animosité. En
Amérique, on modifie beaucoup et sans cesse les institutions;
mais il y a, parmi les descendants des Anglo-Saxons, une ré-
pugnance marquée aux transformations radicales et subites.
Beaucoup de lois importées de la métropole, au temps où le
pays était sujet , sont restées en vigueur. Plusieurs exhalent
même, au milieu des émanations modernes qui les entourent,
une saveur de vétusté qui s'allie chez nous aux souvenirs féo-
daux. En second lieu, les mêmes Américains sont beaucoup
plus préoccupés qu'ils ne l'avouent des distinctions sociales;
seulement, tous veulent les posséder. Le nom de citoyen
n'est pas plus popularisé parmi eux «pie le titre chevaleresque
de squire, et cette préoccupation instinctive de la position per-
sonnelle, apportée par des colons de même souche qu'eux dans
le Canada, y a déterminé les mêmes effets. On lit très bien
30.
534 DE l'inkgalité
dans les journaux de Montréal , à la page des annonces , que
M***, épicier, gerUilhommef tient telle denrée à la disposition
du public.
Ce n'est pas là un usage indifférent ; il indique chez les dé-
mocrates du nouveau monde une disposition à se rehausser
qui fait un contraste bien complet avec les goûts tout opposés
des révolutionnaires de l'ancien. Chez ces derniers, la ten-
dance est, au contraire, à descendre au plus bas possible, afin
de ravaler les essences ethniques les plus hautes et les moins
nombreuses au niveau des plus basses, qui, par leur abondance,
donnent le ton et dirigent tout.
Le groupe anglo-saxon ne représente donc pas parfaitement
ce qu'on entend, de ce côté de l'Atlantique, par le mot démocra-
tie. C'est plutôt un état-major sans troupes. Ce sont des hom-
mes propres à la domination , qui ne peuvent pas exercer cette
faculté sur leurs égaux , mais qui la feraient volontiers sentir à
leurs inférieurs. Ils sont , sous ce rapport , dans une situation
analogue à celle des nations germaniques peu de temps avant
le V® siècle. Ce sont, en un mot, des aspirants à la royauté,
à la noblesse, armés des moyens intellectuels de légitimer
leurs vues. Reste à savoir si les circonstances ambiantes s'y
prêteront. Quoi qu'il en soit, veut-on aujourd'hui considérer en
face et examiner à son aise l'homme redouté qui s'appelle un
barbare dans le langage des peuples dégénérés qui le redou-
tent? Qu'on se place à côté du Mexicain, qu'on l'écoute parler,
et, suivant la direction de son regard effrayé, on contemplera
le chasseur du Kentucky. C'est la dernière expression du Ger-
main; c'est là le Frank, leLongobard de nos jours! Le Mexicain
a raison de le qualifier de barbare sans héroïsme et sans gé-
nérosité ; mais il ne faut pas sans doute qu'il soit sans énergie
et sans puissance.
Ici cependant, quoi qu'en disent les populations effrayées,
le barbare est plus avancé dans les branches utiles de la civili-
sation qu'elles ne le sont elles-mêmes. Cette situation n'est
pas sans précédents. Quand les armées de la Rome sémitique w
conquéraient les royaumes de l'Asie inférieure, les Romains et
les hellénisés se trouvaient avoir puisé leur mode de culture
DES BACBS HUMÂINKS. 535
oux mêmes sources. Les gens des Séleueidos et dcsPtolcmées
se croyaient infiniment plus rafflnés et plus admirables, parce
qu'ils avaient croupi plus de temps dans la corruption et qu'ils
étaient plus artistes. Les Romains, se sentant plus utilitaires,
plus positifs, bien que moins brillants que leurs ennemis , en
auguraient la victoire. Ils avaient raison, et l'événement le
prouva.
Le groupe anglo-saxon est autorisé à entrevoir les mêmes
perspectives. Soit par conquête directe, soit par influence so-
ciale, les Américains du Nord semblent destinés à se répandre
en maîtres sur toute la face du nouveau monde. Qui les arrê-
terait? Leurs propres divisions peut-être, si elles venaient à
éclater trop tôt. En dehors de ce péril, ils n'ont rien à craindre ;
mais il faut avouer aussi qu'il n'est pas sans gravité.
On s'est aperçu déjà que, pour obtenir une vue plus nette
du degré d'intensité auquel pouvait parvenir l'action du peuple
des États-Unis sur les autres groupes du nouveau monde , il
n'a encore été question que de la race qui a fondé la nation,
et que, par une supposition tout à fait gratuite, j'ai considéré
cette race comme ét;mt encore conservée aujourd'hui dans sa
valeur ethnique spéciale et devant y persister indéfiniment.
Or, rien de plus fictif. L'Union américaine représente , tout au
contraire, entre les pays du monde celui qui , depuis le com-
mencement du siècle, et surtout dans ces dernières années, a
vu affluer sur son territoire la plus grande masse d'éléments
hétérogènes. C'est un nouvel aspect qui peut, sinon changer,
du moins modifier gravement les conclusions présentées plus
haut.
Sans doute, les alluvions considérables de principes nouveaux
qu'apportent les émigrations ne sont pas de nature à créer à
l'Union une infériorité quelconque vis-à-vis des autres grou-
pes américains. Ceux-ci, mêlés aux natifs et aux nègres, sont
bien résolument déprimés, et, quelque basse que soit la valeur
de certains des apports venus d'Europe , encore ces derniers
sont-ils moins entachés de dégénération que le fond des popu-
lations mexicaines ou brésiliennes. Il n'y a donc rien, dans les
observations qui vont suivre, qui infirme ce qui a été dit pré-
536 «E l'inkgalitk
cédemment de la prépondérance morale des États du nord de
l'Amérique vis-à-vis des autres corps politiques du même con-
tinent; mais eu ce qui concerne la situation de la république
de Washington vis-à-vis de l'Europe, il en est tout autrement.
La descendance anglo-saxonne des anciens colons anglais
ne compose plus la majeure partie des habitants de la contrée,
et, pour peu que le mouvement qui pousse chaque année les
Irlandais et les Allemands, par centaines de mille, sur le
sol américain se soutienne encore quelque temps, avant la
lin du siècle, la race nationale sera en partie éteinte. Du
reste, elle est déjà fortement affaiblie par les mélanges. Elle
continuera sans doute quelque temps encore à donner l'appa-
rence de l'impulsion; puis cette apparence s'effacera, et l'em-
pire sera tout à fait aux mains d'une famille mixte, où l'élé-
ment anglo-saxon ne jouera plus qu'un rôle des plus subor-
donnés. Je remarquerai incidemment que déjà le gros de la
variété primitive s'éloigne des côtes de la mer, et s'enfonce
dans l'ouest , où le genre de vie convient mieux à son activité
et à son courage aventureux.
Mais les nouveaux arrivés, que sont-ils? Ils représentent les
échantillons les plus variés de ces races de la vieille Europe
dont il y a le moins à attendre. Ce sont les produits du détritus
de tous les temps : des Irlandais, des Allemands , tant de fois
métis, quelques Français qui ne le sont pas moins, des Italiens
qui les surpassent tous. La réunion de tous ces types dégénérés
donne et donnera nécessairement la naissance à de nouveaux
désordres ethniques; ces désordres n'ont rien d'inattendu, rien
de nouveau ; ils ne produiront aucune combinaison qui ne se
soit réalisée déjà ou ne puisse l'être sur notre continent. Pas
un élément fécond ne saurait s'en dégager, et même le jour où
des produits résultant de séries indéfiniment combinées entre
des Allemands, des Irlandais, des Italiens, des Français et des
Anglo-Saxons, iront par surcroît se réunir, s'amalgamer dans
le sud avec le sang composé d'essence indienne, nègre, espagnole
et portugaise qui y réside , il n'y a pas moyen de s'imaginer
que d'une si horrible confusion il résulte autre chose que la
juxtaposition incohérente des êtres les plus dégradés.
DES BACBS HUMAINES. 537
J'assiste avec intérêt, bien qu'avec une sympathie médiocre,
je l'avoue, au grand mouvement que les instincts utilitaires se
donnent en Vuiérique. Je ne méconnais pas la puissance qu'ils
déploient; mais, tout bien compté, qu'en résulte-t-il d'inconnu?
et même que présentent-ils de sérieusement original ? Se passe-
t-il là quelque chose qui au fond soit étranger aux conceptions
européennes? E.\iste-t-il là un motif déterminant auquel se
puisse rattacher l'espérance de futurs triomphes pour une
jeune humanité qui serait encore à naître? Qu'on pèse mûre-
ment le pour et le contre, et on ne doutera pas de l'inanité de
semblables espérances. Les États-Unis d'Amérique ne sont pas
le premier État commercial qu'il y ait eu dans le monde. Ceux
qui l'ont précédé n'ont rien produit qui ressemblât à une ré-
génération de la race dont ils étaient issus.
-Girthage a jeté un éclat qui sera difOcilement égalé par
New- York. Carthage était riche, grande en toutes manières
La côte septentrionale de l'Afrique dans son entier développe-
ment, et une vaste partie de la région intérieure , étaient sous
sa main. Elle avait été plus favorisée à sa naissance que la
colonie des puritains d'Angleterre , car ceux qui l'avaient fondée
étaient les rejetons des familles les plus pures du Chanaan-
Tout ce que Tyr et Sidon perdirent, Carthage en hérita. Et
cependant Carthage n'a pas ajouté la valeur d'un grain à la
civilisation sémitique, ni empêché sa décadence d'un jour.
Constantinopic fut à son tour une création qui semblait bien
devoir effacer en splendeur le présent, le passé , et transformer
l'avenir. Jouissant de la plus belle situation qui soit sur la
terre, entourée des provinces les plus fertiles et les plus po-
puleuses de l'empire de Constantin , elle paraissait aflranchie ,
comme on le veut imaginer pour les Etats-Unis, de tous les
empêchements que l'âge milr d'un pays se plaint d'avoir reçus
de son enfance. Peuplée de lettrés, gorgée de chefs-d'œuvre
en tous genres, familiarisée avec tous les procédés de l'indus-
trie, possédant des mamifactures immenses et absorbant un
commerce sans limites avec l'Europe, avec l'Asie, avec l'Afri-
que, quelle rivale eut jamais Constantinopic? Pour quel coin
du monde le ciel et les hommes pourront-ils jamais -faire ce
538 DE l'inégalité DES RACES HUMAINES.
qui fut fait pour cette majestueuse métropole? Et de quel prix
paya-t-elle tant de soins? Elle ne fit rien, elle ne créa rien;
aucun des maux que les siècles avaient accumulés sur l'univers
romain, elle ne le sut guérir; pas une idée réparatrice ne
sortit de sa population. Rien n'indique que les États-Unis
d'Amérique , plus vulgairement peuplés que cette noble cité ,
et surtout que Cartilage, doivent se montrer plus habiles.
Toute l'expérience du passé est réunie pour prouver que l'a-
malgame de principes ethniques déjà épuisés ne saurait four-
nir une combinaison rajeunie. C'est déjà beaucoup prévoir,
beaucoup accorder, que de supposer dans la république du
nouveau monde une assez longue cohésion pour que la con-
quête des pays qui l'entourent lui reste possible. A peine ee
grand succès , qui leur donnerait un droit certain à se compa-
rer à la Rome sémitique , est-il même probable ; mais il suffit
qu'il le soit pour qu'il faille en tenir compte. Quant au renou-
vellement de la société humaine, quant à la création d'une
civilisation supérieure ou au moins différente, ce qui, au ju-
gement des masses intéressées, revient toujours au même, ce
sont là des phénomènes qui ne sont produits que par la pré-
sence d'une race relativement pure et jeune. Cette condition
n'existe pas en Amérique. Tout le travail de ce pays se borne
à exagérer certains côtés de la culture européenne, et non pas
toujours les plus beaux, à copier de son mieux le reste, à
ignorer plus d'une chose (1). Ce peuple qui se dit jeune, c'est
le vieux peuple d'Europe , moins contenu par des lois plus com-
plaisantes, non pas mieux inspiré. Dans le long et triste voyage
qui jette les émigrants à leur nouvelle patrie , l'air de l'Océan
ne les transforme pas. Tels ils étaient partis, tels ils arrivent.
Le simple transfert d'un point à un autre ne régénère pas les
races plus qu'à demi épuisées.
(1) Une observation de Pickering donne un indice curieux de la
grossièrelé du génie des Anglo-Saxons d'Amérique en matière d'art. Il
assure que la plupart des chants populaires, d'ailleurs si peu nom-
breux, que possèdent ses compatriotes ont été empruntés par ces
derniers aux esclaves nègres, faute de pouvoir mieux. (Pickering,
p. 185.) Il y a un grand rapport entre ce fait et l'imitation que firent
jadis les Kymris des dessins en spirale inventés par les Finnois.
CONCLUSION GÉNÉRALE.
L'histoire humaine est semblable à une toile immense. La
terre est le métier sur lequel elle est tendue. Les siècles assem-
blés en sont les infatigables artisans. Ils ne naissent que pour
saisir aussitôt la navette et la faire courir sur la trame; ils ne
la posent que pour mourir. Ainsi, sous ces doigts affairés, va
croissant d'ampleur le large tissu.
L'étofle n'en revêt pas une seule couleur ; elle ne se compose
pas d'une unique matière. Bien loin que l'inspiration de la so-
bre Pallas eu ait décidé les desseins , l'aspect en rappelle plu-
tôt la méthode des artistes du Kachemyr. Les bigarrures les
plus étranges et les enroulements les plus bizarres s'y com-
pliquent sans cesse des caprices les plus inattendus, et ce n'est
qu'à force de diversité et de richesse que, contrairement à
toutes les lois du goût , cet ouvrage , incomparable en gran-
deur, devient également incomparable eu beauté.
Les deux variétés inférieures de notre espèce , la race noû-e,
la race jaune, sont le fond grossier, le coton et la laine, que
les familles secondaires de la race blanche assouplissent en y
mêlant leur soie , tandis que le groupe arian , faisant circuler
ses filets plus minces à travers les générations ennoblies, ap-
plique à leur surface, en éblouissant chef-d'œuvre, ses ara-
besques d'argent et d'or.
C'est ainsi que l'histoire est une , et que tant d'anomalies
qu'elle présente peuvent trouver leur explication et rentrer
dans des règles communes, si l'œil et la pensée , cessant de se
concentrer avec une obstination irréfléchie sur des points iso-
ôlO DE l'i;«égalité
Jés, consentent à embrasser l'ensemble, à y recueillir les faits
semblables , à les rapprocher, à les comparer, et à tirer une
conclusion rigoureuse des causes mieux étudiées et dès lors
mieux comprises de leur identité fondamentale; mais l'esprit
de l'homme est de sa nature si débile qu'en s'approchant des
sciences, son premier instinct est de les simplifier, ce qui d'or-
dinaire signifie les mutiler, les amoindrir, les débarrasser de
tout ce qui gêne et déroute sa faiblesse, et, lorsqu'il a réussi
à les défigurer pour des yeux qui seraient plus clairvoyants que
les siens , c'est à ce moment seul qu'il les trouve belles , par-
ce qu'elles sont devenues faciles-, cependant, dépouillées d'une
partie de leurs trésors, elles n'en sauraient plus livrer que
des restes trop souvent privés de vie. A peine s'en aperçoit-il.
L'histoire n'est pas une science autrement constituée que les
autres. Elle se présente composée de mille éléments en appa-
rence hétérogènes, qui, sous des entrelacements multipliés,
cachent ou déguisent une racine plongeant à de grandes pro-
fondeurs. En élaguer ce qui trouble la vue, c'est faire jaillir
peut-être un peu plus de clarté sur les débris qu'on aura con-
servés; mais c'est aussi altérer inévitablemeht la mesure et
partant l'importance relative des parties , et rendre impossible
de jamais pénétrer le sens réel du tout.
Pour obvier à ce mal qui frappe toute connaissance de sté-
rilité, il faut se résoudre à renoncer à de pareils moyens, et
à accepter la tâche avec ses difficultés natives. Si, bien résolu
à le faire, on se borne d'abord à chercher sans rien omettre
les principales sources du sujet, on découvrira d'une manière
certaine qu'il en est trois d'où surgissent les phénomènes les
plus dignes d'attirer l'attention. La première de ces sources,
c'est l'activité de l'homme prise isolément ; la seconde , c'est
l'établissement des centres politiques; la troisième, la plus in-
fluente , celle qui vivifie les deux autres , c'est la manifestation
d'un mode donné d'existence sociale. Que l'on ajoute mainte-
nant à ces trois sources de mouvement et de transformation
le fait de la pénétration mutuelle des sociétés , les contours
généraux du travail seront tracés. L'histoire avec ses cau-
ses, avec ses mobiles, avec ses résultats principaux , sera ren-
DES BACES HUMAmES. Ô41
fermée dans un vaste cercle, et l'on pourra aborder les détails
de la plus minutieuse analyse sans cniindre de s'être préparé,
par une dissection indiscrète, l'inévitable moisson d'erreurs
qui résulte des autres façons de procéder.
L'aciivité de l'hoaune, prise isolément, s'exprime par les
inventions de l'intelligence et le jeu des passions. L'observa-
tion de ce travail et des résultats dramatiques qu'il amène
absorbe exclusivement l'attention du commun des penseurs.
Ceux-là ne s'appliquent qu'à voir la créature s'agiter , céder
ou résister à ses penchants, les diriger avec sagesse ou tomber
engloutie dans leurs torrents fougueux, llieu d'émouvant, sans
doute, comme les péripéties d'une pareille lutte entre l'homme
et lui-même. Dans les deux alternatives posées devant ses pas,
qui pourrait douter qu'il n'agisse en maître? Le Dieu qui le
contemple, et le jugera d'après le bien moral qu'il aura fait,
le mal moral qu'il aura repoussé, nullement d'après la mesure
de génie qu'il aura reçue , appesantit sur lui sa liberté , et le
spectateur de ses hésitations, comparant les actes qu'il observe
avec le code ouvert entre ses mains par la religion ou la phi-
losophie , ne s'égare dans l'intérêt qu'il y prend (jue lorsqu'il
leur suppose une étendue d'action que les elfurls de l'homme
isolé ne sauraient usurper.
Ces efTorls n'opèrent jamais que dans une sphère étroite-
ment limitée. Qu'on imagine le plus puissant des hommes, le
plus éclairé, le plus énergique : la longueur de sou bras reste
toujours peu de chose. Faites sortir les plus hautes pensées
imaginables du cerveau de César; elles ne sauraient embras-
ser dans leur vol toute la circonférence du globe. Leurs œu-
vres, bornées à certains lieux , n'atteignent tout au plus qu'un
nombre restreint d'objets; elles ne sauraient afl'ecter, pendant
un temps donné, que l'organisme d'un ou tout au plus de quel-
ques centres politiques. Aux yeux des contemporains, c'est
beaucoup; mais pour l'histoire il n'en résulte le plus souvent
que d'imperceptibles elfels. Imperceptibles, dis-je; car, du
vivant même de leiu-s auteurs, on en voit la majeure partie
s'effacer, et la génération suivante en cherche vainement les
traces. Considérons les plus vastes sphères qui furent jamais
BACES HVMAIKEsi. — T. II. 81
542 SE l'inégalité
abandonnées à la volonté d'un prince illustre, soit les conquê-
tes immenses du Macédonien, soit les États superbes de ce mo-
narque espagnol où le soleil ne se couchait jam;iis. Qu'a fait
la volonté d'x\lexandre? que créa celle de Charles-Quint? Sans
énumérer les causes indépendantes de leur génie qui réunirent
tant de sceptres aux mains de ces grands hommes , et permi-
rent au moins favorisé des deux d'en ramasser plus qu'il n'en
arracha, l'essentiel de leur rôle a consisté en définitive à n'être
que les conducteurs dociles ou les contradicteurs abandon-
nés de ces multitudes que l'on suppose soumises à leur empire.
Entraînés dans une impulsion qu'ils ne donnaient pas, leur
plus beau succès fut de l'avoir suivie ; et, lorsque le dernier des
deux, armé de toutes ses gloires, prétendit à son tour guider
le torrent , le torrent qui l'emportait se gonfla contre ses dé-
fenses, grandit contre ses menaces, effondra toutes ses digijes,
et , poursuivant son cours , le renversa dans sa honte , et trop
bien convaincu de sa faiblesse, sur l'obscur parvis de Saint- Just.
Ce ne sont pas les grands hommes qui se croient omnipo-
tents; il leur est trop facile de mesurer ce qu'ils font sur ce
qu'ils voudraient faire. Ils savent bien, ceux-là dont la taille
dépasse le niveau commun, que l'action permise à leur auto-
rité n'a jamais atteint dans sa plus vaste expansion l'étendue
d'un continent; que, dans leur palais même, on ne vit pas
comme ils le souhaitent; que, si leur intervention retarde ou
précipite le pas des événements, c'est de la même façon
qu'un enfant contrarie le ruisseau qu'il ne saurait empêcher de
couler. La meilleure partie de leurs récits est faite non d'inven-
tion, mais de compréhension. Là s'arrête la puissance histo-
rique de l'homme agissant dans les plus favorables conditions
de développement. Elle ne constitue pas une cause , ce n'est
pas non plus un terme , c'est quelquefois un moyen transitoire;
le plus souvent on ne saurait la considérer que comme un en-
jolivement. Mais , telle qu'elle est, il lui faut reconnaître pour-
tant le suprême mérite d'appeler sur la marche de l'humanité
cette sympathie générale que le tableau d'évolufions purement
impersonnelles n'aurait jamais éveillée. Les diiférentes écoles
lui ont attribué une influence omnipotente , en méconnaissant
DES RACKS HUMAINES. â43
grossièrement son incapacité réelle. Elle fut cependant jus-
qu'ici l'unique mobile de cet attrait irraisonné qui a porté les
hommes à recueillir les reliques du passé.
On vient d'entrevoir que la limite immédiate devant laquelle
elle s'arrête est fournie par la résistance du centre politique
au sein duquel elle se meut. Un centre politique, réunion col-
lective de volontés humaines, aurait donc par lui-même une
volonté; incontestablement il en est ainsi. Un centre politi-
que, autrement dit un peuple, a ses passions et son intelli-
gence. Malgré la multiplicité des têtes qui le forment , il pos-
sède une individualité mixte, résultant de la mise en commun
de toutes les notions , de toutes les tendances , de toutes les
idées, que la masse lui suggère. Tantôt il en est la moyenne,
tantôt l'exagération; tantôt il parle comme la minorité, tantôt
la majorité l'entraîne, ou bien encore c'est une inspinition
morbide qui n'était attendue et n'est avouée de personne.
Bref, un peuple, pris collectivement, est, dans de nombreuses
fonctions, un être aussi réel (|ue si on le voyait condensé en
un seul corps. L'autorité dont il dispose est plus intense, plus
soutenue, et en même temps moins sûre et moins ^durable,
parce qu'elle est plutôt instinctive que volontaire, qu'elle est
plutôt négative qu'affirmative, et que, dans tous les cas, elle
est moins directe que celle des individualités isolées. Un peu-
ple est exposé à changer de visées dix fois et plus dans l'inter-
valle d'un siècle, et c'est là ce qui explique les fausses déca-
dences et les fausses régénérations. Dans un intervalle de peu
d'années, il se montre propre à conquérir ses voisins, puis à
être conquis par eux ; aimant ses lois et leur étant soumis, puis
ne respirant que révolte pour aspirer quelques heures plus tard
à la servitude. Mais, dans le malaise, l'ennui ou le malheur,
on l'entend sans cesse accuser ses gouvernants de ce qu'il
souffre; preuve évidente qu'il a le sentiment d'une faiblesse
organique qui réside en lui , et qui provient de l'imperfection
de sa personnalité.
Un peuple a toujours besoin d'un homme qui comprenne
sa volonté, la résume, l'explique, et le mène où il doit aller.
Si l'homme se trompe, le peuple résiste, et se lève ensuite pour
544 DE l'inégalité
suivre celui qui ne se trompe pas. C'est la marque évidente de
la nécessité d'un échange constant entre la volonté collective
et la volonté individuelle. Pour qu'il y ait un résultat positif,
il faut que ces deux volontés s'unissent; séparées, elles sont
intécondes. De là vient que la monarchie est la seule forme de
gouvernement rationnelle.
Mais on s'aperçoit sans peine que le prince et la nation réu-
nis ne font jamais que mettre en valeur des aptitudes ou des
capacités, ne font jamais que conjurer des influences néfastes
provenant d'un domaine extérieur à l'un comme à l'autre.
Dans bien des cas où un chef voit la route que son monde
voudrait prendre, ce n'est pas sa faute si ce monde manque
des forces nécessaires pour accomplir la tâche indispensable;
et de même encore un peuple, une multitude ne peut se don-"
ner les compréhensions qu'elle n'a pas et qu'elle devrait avoir,
pour éviter des catastrophes vers lesquelles elle court tout en
les concevant , tout en les redoutant , tout en en gémissant.
Cependant voilà que le plus terrible malheur est tombé sur
une nation. L'imprévoyance, ou la folie, ou l'impuissance de
ses guides, conjurés avec ses propres torts, font éclater sa
ruine. Elle tombe sous le sabre d'un plus fort, elle est envahie,
annexée à d'autres États. Ses frontières s'effacent, et ses éten-
dards déchirés vont triomphalement agrandir de leurs lam-
beaux les étendards du vainqueur. Sa destinée flnit-elle là?
Suivant les annalistes, l'affirmation n'est pas douteuse. Tout
peuple subjugué ne compte plus, et, s'il s'agit d'époques re-
culées et quelque peu ténébreuses, la plume de l'écrivain n'hé-
site pas même à le rayer du nombre des vivants, et à le dé-
clarer matériellement disparu.
Mais qu'avec un juste dédain pour une conclusion aussi su-
perficielle, on se mette en quête de la réahté,on trouvera
qu'une nation , politiquement abolie, continue à subsister sans
autre modification que de porter un nom nouveau; qu'elle
conserve ses allures propres, son esprit, ses facultés, et qu'elle ;
influe, d'une manière conforme à sa nature ancienne, sur les
populations auxquelles elle est réunie. Ce n'est donc pas la
l'orme politiquement agrégative qui donne la vie intellectucîîe
DES BACKS HDMAINES. 545
à des multitudes, qui leur fait une volonté, qui leur inspire une
manière d'être. Elles ont tout cela sans posséder de frontières
propres. Ces dons résultent d'ime impulsion suprême qu'elles
reçoivent d'tm domaine plus haut qu'elles-mêmes. Ici s'ouvrent
ces régions inexplorées où l'horizon élargi dans une mesure in-
comparable ne livre plus seulement aux regards le territoire
borné de tel royaume ou de telles républiques, ni les fluctua-
tions étroites des populations qui les habitent, mais étale toutes
les perspectives de la société qui les contient, avec les grands
rouages et les puissants mobiles de la civilisation qui les anime.
La naissance, les développements , l'éclipsé d'iuie société et
de sa civilisation constituent des phénomènes qui transportent
l'observateur bien au-dessus des horizons que les historiens
lui font ordinairement apercevoir. Ils ne portent, dans leurs
causes initiales, aucune empreinte des passions humaines ni
des déterminations populaires, matériaux trop fragiles pour
prendre place dans une œuvre d'aussi longue durée. Seuls, les
différents modes d'intelligence départis aux différentes races
et à leurs combinaisons s'y font reconnaître. Encore ne les
apepçoit-on que dans leurs parties les plus essentielles, les
plus dégagées de l'autorité du libre arbitre, les plus natives,
les plus raréfiées, en un mot, les plus fatales, celles que
l'homme ou la nation ne peuvent ni se donner ni se retirer, et
dont ils ne .sauraient s'interdire ou se commander l'usage.
Ainsi se déploient, au-dessus de toute action transitoire et vo-
lontaire émanant soit de l'individu, soit de la multitude, des
principes générateurs qui produisent leurs effets avec une
indépendance et ime impassibilité que rien ne peut troubler.
De la sphère libre, absolument libre, où ils se combinent et
opèrent, le caprice de l'homme ou d'une nation ne saurait faire
tomber aucun résultat fortuit. C'est, dans l'ordre des choses
immatérielles , un milieu souverain où se meuvent des forces
actives, des principes vivifiants en communication perpétuelle
avec l'individu comme avec la masse, dont les intelligences
respectives, contenant quelques parcelles identiques à la na-
ture de ces forces, sont ainsi préparées et éternellement dis-
posées à eo recevoir l'impulsion.
546 DE l'inégalité
Ces forces actives, ces principes vivifiants, ou, si l'on veut
les concevoir sous une idée concrète, cette âme, demeurée
jusqu'à présent inaperçue et anonyme, doit être mise au rang
des au'ents cosmiques du premier degré. Elle remplit, au sein
du monde intangible, des emplois analogues à ceux que l'élec-
tricité et le magnétisme exercent sur d'autres points de la
création, et, comme ces deux influences, elle se laisse consta-
ter par ses fonctions , ou plus exactement , par quelques-unes
de ses fonctions, mais non pas saisir, décrire et apprécier, en
elle-même, dans sa nature propre et abstraite, dans sa tota-
lité.
Rien ne prouve que ce soit une émanation de l'homme et
des corps politiques. Elle vit par eux en apparence, elle vit
pour eux certainement. La mesure de vigueur et de santé des
civilisations est aussi la mesure de sa vigueur et de sa santé;
mais, si Ton observe que c'est dans le temps même où les civi-
lisations s'éclipsent qu'elle atteint souvent son plus haut degré
de dilatation et de force chez certains individus et chez cer-
taines nations , on sera porté à en conclure qu'elle peut être
comparée à une atmosphère respirable qui , dans le plan de la
création, n'a de raison d'être que tant que la société qu'elle
enveloppe et anime doit vivre ; qu'elle lui est , au fond , étran-
gère aussi bien qu'extérieure, et que c'est sa raréfaction qui
amène la mort de cette société malgré la provision d'air que
celle-ci pouvait avoir encore , et dont la source est cependant
tarie.
Les manifestations appréciables de cette grande âme par-
tent de la double base que j'ai appelée ailleurs masculine et
féminine. On se souvient, d'ailleurs, que je n'ai eu en vue,
dans le choix de ces dénominations, qu'une attitude subjective,
d'une part, et, de l'autre, une faculté objective, sans corréla-
tion à aucune idée de suprématie d'un de ces foyers sur l'au-
tre. Elle se répand de là, en deux courants de qualités diverses,
jusque dans les plus minimes fractions, jusque dans les der-
nières molécules de l'agglomération sociale que son incessante
•circulation dirige, et ce sont les deux pôles vers lesquels ils
gravitent et dont ils s'éloignent tour à tour.
DES BÀCBS HUMAI^ES. 547
L'existence d'une société, étant, en premier ressort, un effet
qu'il ne dépend pas de Tiiomme de produire ni d'empêcher,
n'entraîne pour lui auciui résultat dont il soit responsable. Elle
ne comporte donc pas dt; moralité. Une société n'est, en elle-
même, ni vertueuse ni vicieuse; elle n'est ni sage ni folle; elle
est. C^ n'est pas de l'action d'un homme , ce n'est pas de la
détermination d'un peuple que se dégage l'événement qui la
fonde. Le milieu à travers lequel elle passe pour arriver à l'exis-
tence positive doit être riche des éléments ethniques nécessai-
res, absolument comme certains corps, pour employer encore
une comparaison qui se représente sans cesse à l'esprit, absor-
bent facilement et abondamment l'agent électrique, et sont
bons pour le disperser, tandis que d'autres ont peine à s'en
laisser pénétrer, et plus de peine encore à le faire rayonner
autour d'eux. Ce n'est pas la volonté d'un monarque ou de ses
sujets qui modiûe l'essence d'une société; c'est, en vertu des
mrmes lois, un mélange ethnique subséquent. Une société en-
fin enveloppe ses nations comme le ciel enveloppe la terre , et
ce ciel, que les exhalaisons des marais ou les jets de flammes
du volcan n'atteignent pas, est encore, dans sa sérénité, l'image
parfaite des sociétés que leur contenu ne saurait affecter de
ses tressaillements, tandis qu'irrésistiblement, bien que d'une
façon insensible, elles l'assouplissent à toutes leurs influences.
Elles imposent aux populations leurs modes d'existence. Elles
les circonscrivent entre des limites dont ces esclaves aveugles
n'éprouvent pas même la velléité de sortir, et n'en auraient pas
la puissance. Elles leur dictent les éléments de leurs lois, elles
inspirent leurs volontés, elles désignent leurs amours, elles at-
tisent leurs haines, elles conduisent leurs mépris. Toujours
soumises à l'action ethnique, elles produisent les gloires locales
par ce moyen immédiat; par la même voie elles implantent le
germe des malheurs nationaux, puis, à jour dit, elles entraî-
nent vainqueurs et vaincus sur une même pente, qu'une nou-
velle action ethnique peut seule les empêcher elles-mêmes de
descendre indéfiniment.
Si elles tiennent avec tant d'énergie les membres des peuples,
elles ne régissent pas moins les individus. En leur laissant, et
548 DE L'INEGALITE
sans nulle réserve, ce point est de toute importance , les mé-
rites d'une moralité dont néanmoins elles règlent les formes,
elles manient, elles pétrissent en quelque sorte leurs cerveaux
au moment de la naissance, et, leur indiquant certaines voies,
leur ferment les autres dont elles ne leur permettent pas même
d'apercevoir les issues.
Ainsi donc, avant d'écrire d'histoire d'un pays distinct et de
prétendre expliquer les problèmes dont une pareille tache est
semée, il est indispensable de sonder, de scruter, de bien con-
naître les sources et la nature de la société dont ce p;iys n'est
qu'une fraction. Il faut étudier les éléments dont elle se com-
pose, les modifications qu'elle a subies, les causes de ces modi-
fications, l'état ethnique obtenu par la série des mélanges admis
dans son sein.
Ou s'établira ainsi sur un sol positif contenant les racines du
sujet. On les verra d'elles-mêmes pousser, fructifier et porter
graine. Comme les combinaisons ethniques ne sont jamais ré-
pandues à doses égales sur tous les points géographiques com-
pris dans le territoire d'nne société, il conviendra de particu-
lariser davantage ses recherches et d'en contrôler plus sévè-
rement les découvertes à mesure que l'on se rapprochera de
son objet. Tous les efforts de l'esprit, tous les secours de la
mémoire, toute la perspicacité méfiante du jugement sont ici
nécessaires. Peines sur peines, rien n'est de trop. Il s'agit de
faire entrer l'histoire dans la famille des sciences naturelles, de
lui donner, en ne l'appuyant que sur des faits empruntés à tous
les ordres de notions capables d'en fournir, toute la précision
de cette classe de connaissances, enfin de la soustraire à la
juridiction intéressée dont les factions politiques lui imposent
jusqu'aujourd'hui l'arbitraire.
Faire quitter à la muse du passé les sentiers douteux et
obliques pour conduire son char dans une voie large et droite,
explorée à l'avance et jalonnée de stations connues, ce n'est
rien enveler à la majesté de son attitude, et c'est beaucoup
ajouter à l'autorité de ses conseils. Certes elle ne viendra plus,
par des gémissements enfantins, accuser Darius d'avoir causé
la perte de l'Asie, ui Persée l'humiliation de la Grèce; mais on
DES RACES HUMAINES. 5<19
ne la verra pas davantage saluer follement, dans d'autres catas-
trophes, les elTets du génie des Gracques, ni l'omnipotence
oratoire des Girondins. Désaccoutumée de ces misères, elle
proclamera que les causes irréconciliables de pareils événe-
ments, planant bien haut au-dessus de la participation des
hommes, n'intéressent point la polémique des partis. Elle dira
quel concours de motifs invincibles les fait naître, sans que
personne à leur sujet ait de blâme à recevoir ou d'éloge à
demander. Elle distinguera ce que la science ne peut que con-
stater de ce que la justice doit saisir.
De son trône superbe tomberont dès lors des jugements sans
appel et des leçons salutaires pour les bonnes consciences. Soit
qu'on aime, soit qu'on réprouve telle évolution d'une nationa-
lité, ses arrêts, en réduisant la part que l'homme y peut pren-
dre à déplacer quelques dates, à irriter ou à adoucir d'inévi-
tables blessures, rendront le libre arbitre de ciiacun sévèrement
responsable de la valeur de tous les actes. Pour le méchant plus
de ces vaines excuses, de ces nécessités factices dont on pré-
tend aujourd'hui ennoblir des crimes trop réels. Plus de par-
don pour les atrocités; de soi-disant services ne les innocente-
ront pas. L'histoire arrachera tous les masques fournis par les
théories sophistiques; elle s'armera, pour flétrir les coupables,
des anathèmes de la religion. Le rebelle ne sera plus devant
son tribunal qu'un ambitieux impatient et nuisible : Timoléon,
qu'im assassin; Robespierre, un immonde scélérat.
Pour donner aux annales de l'humanité ce souffle, ces allu-
res et cette portée inaccoutumée, il est temps de changer la
façon dont on les compose, en entrant courageusement dans
les mines de vérités que tant d'efforts laborieux viennent d'ou-
vrir. Des méfiances mal raisonnées n'excuseraient pas l'hési-
tation.
Les premiers calculateurs qui entrevirent l'algèbre, effrayés
des profondeurs dont elle leur révélait les ouvertures, lui prê-
tèrent des vertus surn uurelles ' t de 'a plus rigoureuse des
sciences firent l'enveloppe des plus folles imaginations. Cette
vision rendit quelque temps les mathématiques suspectes aux
esprits sensés ; puis l'étude sérieuse perça l'écorce et prit le fruit.
31.
550 DE l'inégalité
Les premiers physiciens qui remarquèrent les ossements
fossiles et les débris marins é(!houés sur les cimes des monta-
gnes, ne manquèrent pas de s'abandonner aux divagations les
plus repugnantcs. Leurs successeurs, repoussant les rêves, ont
fait de la géologie la genèse de l'exposition des trois règnes.
Il n'est plus permis de discuter ce qu'elle affirme. Il en est de
l'ethnologie comme de l'algèbre et de la science des Cuvier et
des Beaumont. Asservie par les uns à la complicité des plus
sottes fantaisies philanthropiques, elle est repoussée par les
autres, qui confondent dans l'injustice d'un même mépris et le
charlatan, et sa drogue, et l'aromate précieux dont il abuse.
Sans doute, l'ethnologie est jeune. Elle a toutefois passé l'âge
des premiers bégayements. Elle est assez avancée pour dispo-
ser d'un nombre suffisant de démonstrations solides sur les-
quelles on peut bâtir en toute sécurité. Chaque jour lui apporte
de plus riches contributions. Entre les diverses branches de
connaissances qui rivalisent à l'en pourvoir, l'émulation est si
productive, qu'à peine lui est-il possible de recueillir et de
classer les découvertes avec la même rapidité qu'elles s'accu-
mulent. Plût au ciel que ses progrès ne fussent plus embar-
rassés que par ce genre d'obstacles ! Mais elle en rencontre de
pires. On se refuse encore à apprécier avec netteté sa véritable
nature, et par conséquent on ne la traite pas régulièrement
d'après les seules méthodes qui lui conviennent.
C'est la frapper de stérilité que de l'appuyer avec prédilec-
tion sur une science isolée, et principalement sur la physiolo-
gie. Ce domaine lui est ouvert, sans nul doute ; mais, pour que
les matériaux qu'elle lui emprunte acquièrent le degré d'authen-
ticité nécessaire et revêtent son caractère spécial , il est pres-
que toujours indispensable qu'elle leur fasse subir le contrôle
de témoignages venus d'ailleurs, et que l'étude comparée des
langues, l'archéologie, la numismatique, la tradition ou l'his-
toire écrite, aient garanti leur valeur, soit directement, soit par
induction, à priori ou à posteriori. En second lieu, un fait ne
saurait passer d'une science dans une autre sans se présenter
sous un jour nouveau dont il convient encore de constater la
nature avant d'être en droit de s'en prévaloir; donc l'ethno-
DES RACES HUMAIXEfi. 551
logic nP peut considérer comme incontestahlement entrés dans
son domaine que les documents physioIo2;iques ou antres qui
ont subi cette dernière épreuve dont elle seule possède la di-
n ction et les critériums. Comme elle n'a pas que la matière
pour objet, et qu'elle embrasse en m«*me temps les manifesta-
tions de l'espèce la pins intellectuelle, il n'est pas permis de
la confiner une seule minute dans une sphère étrangère et sur-
tout dans la sphère physique, sans l'égarer au milieu de lacu-
nes (|ne les plus audacieuses et les plus vaines hypothèses ne
parviendront jamais à combler. En réalité, elle n'est autre que
la racine et la vie même de l'histoire. C'est artificiellement,
arbitrairement, et an grand détriment de celle-ci que l'on par-*
vient à l'en séparer. Maintenons-la donc à la fois sur tous les
terrains où l'histoire a le droit de frapper sa dîme.
Ne la détournons pas trop non plus des travaux positifs, en
lui posant des questions dont il n'est pas bien certain que l'es-
prit de l'homme ait le pouvoir de percer les ténèbres. Le pro-
blème d'unité ou de multiplicité des types primitifs est de ce
nombre. Cette recherche a donné jusqu'à présent peu de satis-
faction à ceux qui s'y sont absorbés. Elle est tellement dépourvue
d'éléments de solution, qu'elle semble plutôt destinée à amu-
ser l'esprit qu'à éclairer le jugement, et à peine doit-elle être
considérée comme scientifique. Plutôt que de se perdre avec
elle dans des rêveries sans issue , mieux vaut , jusqu'à nouvel
ordre, la tenir à l'ccart de tous les travaux sérieux, ou du
moins ne lui accorder là qu'une place très subalterne. Ce qu'il
importe seulement de constater, c'est jusqu'à quel point les
variétés sont organiques et la mesure de la ligne qui les sépare.
Si des causes quelconques peuvent ramener les différents types
à se confondre, si, par exemple, en changeant de nonrriture
et de climat, un blanc peut devenir un nègre, et un nègre un
mongol, l'espèce entière, scniit-elle issue de plusieurs millions
de pères complèlement dissemblables, doit être déclarée sans
hésitation unitaire, elle en a le trait principal et vraiment pra-
tique.
Mais si, au contraire, les variétés sont renfermées dans leur
coQStiluUoD actuelle, de telle sorte qu'elles suicut ioliubiles à
652 DE L'iMKGALITn:
perdre leurs caractères distinctiTs aiitrenicnt que par des
hymnes contractés hors de leurs s|)l)ères, et si aucune influence
externe ou interne n'est apte à les transformer dans leurs par-
ties essentielles; si enfin elles possèdent d'une manière per-
manente, et ce point n'est plus douteux, leurs particularités phy-
siques et morales, coupons court aux divagations frivoles, et
proclamons le résultat, la conséquence rigoureuse et seule utile :
fussent-elles nées d'un seul couple, les variétés humaines,
éternellement distinctes, vivent sous la loi de la multiplicité
des types, et leur unité primordiale ne saurait exercer et
n'exerce pas sur leurs destinées la plus impondérable consé-
«quence. C'est ainsi que, pour satisfaire dignement aux impé-
rieux besoins d'une science parvenue à sa virilité, il faut savoir
se borner et diriger ses recherches vers les buts abordables en
répudiant le reste. Et maintenant, nous plaçant au centre du
vrai domaine de la véritable histoire, de l'histoire sérieuse et
non point fantastique, de l'histoire tissue de faits, et non pas
d'illusions ou d'opinions, examinons, pour la dernière fois, par
grandes masses, non point ce que nous croyons pouvoir être,
mais ce que de science certaine nos yeux voient , nos oreilles
entendent, nos mains touchent.
A une époque toute primordiale de la vie de l'espèce entière,
époque qui précède les récits des plus lointaines annales, on
découvre, en se plaçant en imagination sur les plateaux de
l'Altaï, trois amas de peuples immenses , mouvants , composés
chacun de différentes nuances, formés, dans les régions qui
s'étendent à l'ouest autour de la montagne, par la race blanche;
au nord-est, par les hordes jaunes arrivant des terres améri-
caines; au sud, par les tribus noires ayant leur foyer principal
dans les lointaines régions de l'Afrique. La variété blanche,
peut-être moins nombreuse que ses deux sœurs, d'ailleurs
douée d'une activité combattante qu'elle tourne contre elle-
même et qui l'affaiblit, étincelle de supériorités de tout genre.
Poussée par les efforts désespérés et accumulés des nains,
cette race noble s'ébranle, déborde ses territoires du côté du
midi, et ses tribus d'avant-garde tombent au milieu des multi-
tudes mélaniennes, y éclatent en débris , et commencent à se
DES RACES HUMAINES. 553
môler aux éléments circulant autour d'elles. Ces éléments sont
grossiers, antipathiques, fugaces; mais la ductilité de rélément
qui les aborde parvient à les saisir. Elle leur communique,
partout où elle les atteint, quelque chose de ses qualités , ou
du moins les dépouille d'une partie de leurs défauts; surtout
elle leur donne la puissance nouvelle de se coaguler, et bientôt,
au lieu d'une série de familles, de tribus incultes et ennemies
qui se disputaient le sol sans en tirer nul avantage, une race
mixte se répand depuis les contrées bactriennes sur la Gédro-
sie, les golfes de Perse et d'Arabie, bien au delà des lacs nu-
biens, pénètre jusqu'à dps latitudes inconnues vers les contrées
centrales du continent d'Afrique, longe la côte septentrionale
par delà les Syrtes, dépasse Calpé, et, sur toute cette étendue,
la variété m'ilanienne diversement atteinte, ici complètement
absorbée, là absorbant à son tour, mais surtout modifiant à
l'infini l'essence blanche et étant modifiée par elle, perd sa
pureté et quelques traits de ses caractères primitifs. De là cer-
taines aptitudes sociales qui se manifestent aujourd'hui dans
les parties les plus reculées du monde africain : ce ne sont que
les résultats lointains d'une antique alliance avec la race blan-
che. Ces aptitudes sont faibles, incohérentes, indécises, comme
le lien lui-même est devenu, pour ainsi dire, imperceptible.
Pendant ces premières invasions, pendant que ces premières
générations de mulâtres se développaient du côté de l'Afrique,
un travail analogue s'opérait à travers la presqu'île hindoue,
et se compliquait au delà du Gange, et plus encore, du Brah-
mapoutra, en passant des peuplades noires aux hordes jaunes,
déjà parvenues, plus ou moins pures, jusque dans ces régions.
En effet, les Finnois s'étaient multipliés sur les plages de la
mer de Chine avant même d'avoir pu déterminer aucun dé-
, placement sérieux des nations blanches dans l'intérieur du
continent. Ils avaient trouvé plus de facilités à étreindre, à
pénétrer l'autre race inférieure. Ils s'étaient mêlés à elle comme
ils avaient pu. La variété malaise avait alors commencé à sortir
de cette union, tn'i ne s'opérait ni sans efforts ni sans vio-
lences. Les premiers produits métis remplirent d'abord les
provinces centrales du Céleste Empire. A la longue, ils se for-
554 DK l'IîïÊG ALITÉ
mèrent de proche en proche dnns toute l'Asie orientnle, dans
les îles du Japon, dans les archipels de la mer des Indes; ils
tonclièrcnt l'est de l'Afriqne, ils enveloppèrent toutes les îles
de la Polynésie, et, placés de la sorte en face des terres améri-
caines, dans le nord comme dans le sud, aux Kouriles comme
à l'île de Pâques, ils rentrèrent fortuitement, par petites ban-
des peu nombreuses, et en abordant aux points les plus divers,
dans ces régions quasi désertes où n'habitaient plus que des
descendants clairsemés de quelques traînards détachés de
l'arrière-garde des multitudes jaunes, auxquelles, race mixte
qu'ils étaient, ces Malais devaient en partie leur naissance,
leur aspect physique et leurs aptitudes morales.
Du côté de l'ouest, et en tirant indéfiniment vers l'Europe,
pas de peuples mélaniens, mais le contact le plus forcé, le
plus inévitable entre les Finnois et les blancs. Tandis qu'au sud,
ces derniers, fugitifs heureux, forçaient tout à plier sous leur
empire et s'alliaient en maîtres aux populations indigènes,
dans le nord, au contraire, ils commencèrent l'hymen en op-
primés. Il est douteux que les nègres, maîtres de choisir, eus-
sent beaucoup envié leur alliance physique; il ne l'est pas que
les jaunes l'aient ardemment souhaitée. Soumis à l'influence
directe de l'invasion finnique, les Celtes, et surtout les Slaves,
qu'on en distingue avec peine, furent assaillis, tourmentés,
puis forcés de transporter leur séjour en Europe, par des dé-
placements graduels. Ainsi, bon gré mal gré, ils commencè-
rent de bonne heure à s'allier aux petits hommes venus d'A-
mérique; et, lorsque leurs pérégrinations ultérieures leur
eurent fait rencontrer dans les différents pays occidentaux de
nouveaux établissements de mêmes créatures, ils eurent d'au-
tant moins de raisons de répugner à leur alliance.
Si l'espèce blanche tout entière avait été expulsée de ses
domaines primitifs dans l'Asie centrale, le gros des peuples
jaunes n'aurait eu rien à faire qu'à se substituer à elle dans les
domaines abandonnés. 1^ Finnois aurait dressé son wigwam
de branchages sur les ruines des monuments anciens, et, agis-
sant suivant son naturel , il s'y serait assis , engourdi , endormi ,
et le monde n'aurait plus entendu parler de ses masses iner-
DES HACES HUMAINES. 5o5
lt;s. Mai> Icà/èce blanche n'avait pas déserté en masse la pa-
trie originelle. Brisée sous le ciioc épouvantable des masses
finnoises, elle avait emmené, à la vérité, dans différentes direc-
tions, le gros de ses peuples; mais d'assez nombreuses doses
nations étaient cependant restées qui , en s'incorporant avec le
temps à plusieurs, à la plup;irt des tribus jaunes, leur com-
muniquèrent une activité, une intelligence, une force physi-
que, un degré d'aptitude sociale tout à fait étrang;'rs à leur
essence native , et par là les rendirent propres à continuer in-
définiment de verser sur les régions environnantes, même en
dépit de résistances assez fortes, l'abondance de leurs élé-
ments ethniques.
Au milieu de ces transformations générales qui atteignent
rensembie des races pures, et comme résultat nécessaire de
ces alliages, la culture antique de la famille blanche disparaît,
et quatre civilisations mixtes la remplacent : l'assyrienne,
l'hindoue, l'égyptienne, la chinoise; une cinquième prépare
son avènement peu lointain , la grecque , et l'on est déjà en
droit d'aflirmer que tous les principes qui posséderont à l'a-
venir les midtitudes sociales sont trouvés, car les sociétés sub-
séijuentesj ne leur ajoutant rien, n'en ont jamais présenté
que des combinaisons nouvelles.
L'action la plus évidente de ces civilisations, leur résultat
le plus remarquable, le plus positif, n'est autre que d'avoir
continué sans se ralentir jamais l'œuvre de l'amalgame ethni-
que. A mesure qu'elles s'étendent, elles englobent nations,
tribus, familles jusque-là isolées, et, sans pouvoir jamais les
approprier toutes aux formes, aux idées dont elles vivent elles-
mêmes, elles réussissent cependant à leur faire perdre le ca-
chet d'une individualité propre.
Dans ce qu'on pourrait appeler un second âge, dans la pé-
riode des mélanges, les Assyriens montent jusqu'aux limites
de la Thrace , peuplent les îles de l'Archipel , s'établissent dans
la basse Egypte, se fortifient en Arabie, s'insinuent cfiez les
Nid)iens. Les gens d'Egypte s'étendent dans l'Afrique centrale,
poussent leurs établissements dans le sud et l'ouest, se rami-
fient dans l'Hedjaz, dans la presqu'île du Sinaï. Les Hindous
556 DE L' IN ÉGALITÉ
disputent le lerrain aux Hymyarites Arabes, débarquent à
Ceyian, colonisent Java, Bail, continuent à se mêler aux
jMalais d'outre-Gange. Les Chinois se marient aux peuples de
la Corée, du Japon; ils touchent aux Philippines, tandis que
les métis noirs et jaunes, formés sur toute la Polynésie et
faiblement impressionnés par les civilisations qu'ils aperçoivent,
font circuler depuis Madagascar jusqu'en Amérique le peu
qu'ils en peuvent comprendre.
Quant aux populations reléguées dans le monde occiden-
tal, quant aux blancs d'Europe, les Ibèi'fes, les Rasènes, les
Illyriens, les Celtes, les Slaves, ils sont déjà alTectés par des
alliages finniques. Ils continuent à s'assimiler les tribus jaunes
répandues autour de leurs établissements; puis, entre eux, ils
se marient encore, et encore aux Hellènes, métis sémitisés.
accourus de toutes parts sur leurs côtes.
Ainsi mélange, mélange partout, toujours mélange, voilà
l'œuvre la plus claire, la plus assurée , la plus durable des
grandes sociétés et des puissantes civilisations, celle qui, à
coup sûr, leur survit; et plus les premières ont d'étendue ter-
ritoriale et les secondes de génie conquérant, plus loin les
flots ethniques qu'elles soulèvent vont saisir d'autres flots pri-
mitivement étrangers, ce dont leur nature et la sienne s'altè-
rent également.
Mais, pour que ce grand mouvement de fusion générale
embrasse jusqu'aux dernières races du globe et n'en laisse pas
une seule intacte, ce n'est pas assez qu'un milieu civilisateur
déploie toute l'énergie dont il est pourvu ; il faut encore que
dans les difl'érentes régions du monde ces ateliers ethniques
s'établissent de manière à agir sur place, sans quoi l'œuvre
générale resterait nécessairement incomplète. La force néga-
tive des distances paralyserait l'expansion des groupes les
plus actifs. La Chine et l'Ein-ope n'exercent l'une sur l'autre
qu'une faible action , bien que le monde slave leur serve d'in-
termédiaire. L'Inde n'a jamais influé fortement sur l'Afrique,
ni l'Assyrie sur le .\ord asiatique; et, dans le cas où les sociétés
auraient à jamais conservé les mêmes foyers, jamais l'Europe
n'aurait pu être directement et suffisamment saisie, ni tout à
DES RACES HUMAINES. 557
fait entraînée dans le tourbillon. Elle l'a été parce que les élé-
ments de création d'une civilisation propre à servir l'action
générale avaient été répandus d'avance sur sou sol. Avec les
races celtiques et slaves, elle posséda en effet , dès les premiers
.igos, deux courants amalgamateurs qui lui permirent d'entrer,
au moment nécessaire, dans le grand ensemble.
Sous leur influence, elle avait vu disparaître dans une im-
mersion complète l'essence jaune et la pureté blanche. Avec
l'intermédiaire fortement sémitisé des Hellènes, puis avec les
colonisations romaines, elle acquit de proche en proche les
moyens d'associer ses masses au compartiment asiatique le
plus voisin de ses rivages. Celui-ci, à son tour, reçut le contre-
coup de cette évolution; car, tandis que les groupes d'Europe
se teignaient d'une nuance orientale en Espagne, dans la
France méridionale, en Italie, en Illyrie, ceux d'Orient et
d'Afrique prenaient quelque chose de l'Occident romain sur la
Propontide, dans l'Anatolie, en Arabie, en Egypte. Ce rap-
prochement effectué, l'effort des Slaves et des Celtes, combiné
avec l'action hellénique, avait produit tous ses effets; il ne
pouvait aller au delà; il n'avait nul moyen de dépasser de
nouvelles limites géographiques; la civilisation de Rome, la
sixième dans l'ordre du temps , qui avait pour raison d'être
la réunion des principes ethniques du monde occidental , n'eut
pas la force de rien opérer seule après le m' siècle de notre ère.
Pour agrandir désormais l'enceinte où tant de multitudes
se combinaient déjà , il fallait l'intervention d'un agent ethni-
que d'une puissance considérable, d'un agent qui résultât d'un
hymen nouveau de la meilleure variété humaine avec les races
déjà civilisées. En un mot, il fallait une infusion d'Arians dans
le centre social le mieux placé pour opérer sur le reste du
monde, sans quoi les existences sporadiques de tous degrés,
répandues encore sur la terre, allaient continuer indéfiniment
sans plus rencontrer des eaux d'amalgamation.
Les Germains apparurent au milieu de la société romaine.
En même temps, ils occupèrent l'extrême nord-ouest de l'Eu-
rope , qui peu à peu devint le pivot de leurs opérations. Des
mariages successifs avec les Celtes et les Slaves , avec les po-
558 DE l'inégalité
pulations gallo-romaines, multiplièrent la force d'expansion
des nouveaux arrivants, sans dégrader trop rapidement [eur
instinct naturel d'initiative. La société moderne naquit; elle
s'attacha, sans désemparer, à perfectionner de toutes parts, à
pousser en avant l'œuvre agrégative de ses devancières. Nous
l'avons vue, presque de no.s jours, découvrir l'Amérique, s'y
unir aux races indigènes ou les pousser vers le néant-, nous la
voyons faire refluer les Slaves chez les dernières tribus de
l'Asie centrale , par l'impulsion qu'elle donne à la Russie ; nous
la voyons s'abattre au milieu des Hindous, des Chinois-, frap-
per aux portes du Japon ; s'allier, sur tout le pourtour des côtes
africaines, aux naturels de ce grand continent; bref, aug-
menter sur ses propres terres et étendre sur tout le globe,,
dans une indescriptible proportion, les principes de confusion
ethnique dont elle dirige maintenant l'application.
La race germanique était pourvue de toute l'énergie de la
variété ariane. Il le fallait pour qu'elle pût remplir le rôle au-
quel elle élait appelée. Après elle, l'espèce blanche n'avait
plus rien à donner de puissant et d'actif : tout était dans son
sein à peu près également souillé, épuisé, perdu. Il était in-
dispensable que les derniers ouvriers envoyés sur le terrain
ne laissassent rien de trop difficile à terminer; car personne
n'existait plus, en dehors d'eux, qui fût capable de s'en char-
ger. Ils se le tinrent pour dit. Ils achevèrent la découverte du
globe; ils s'en emparèrent par la connaissance avant d'y ré-
pandre leurs métis; ils en firent le tour dans tous les sens.
Aucun recoin ne leur échappa , et maintenant qu'il ne s'agit
plus que de verser les dernières gouttes de l'essence ariane au
sein des populations diverses, devenues accessibles de toutes
parts, le temps servira suffisamment ce travail qui se con-
tinuera de lui-même, et qui n'a pas besoin d'un surcroît d'im-
pulsion nouvelle pour se perfectionner.
En présence de ce fait, on s'explique, non pas pourquoi il
ne se trouve pas d'Arians purs , mais l'inutilité de leur présence.
Puisque leur vocation générale était de produire les rapproche-
ments et la confusion des types en les unissant les uns aux
autres, malgré les distances, ils n'ont plus rien à faire désor-
DES RACES HUMAINES. 559
mais, cette confusion étant accomplie quant au principal, et
totitcs les dispositions étant prises pour l'acccssorrc. Voilîi donc
que l'existence de la plus belle variété humaine, de l'espèce
blanche tout entière, des facultés magnifiques concentrées
dans l'une et dans l'autre, que la création, le développement
et la mort des sociétés et de leurs civilisations, résultat mer-
veilleux du jeu de ces facultés, révèlent un grand point qui est
comme le comble, comme le sommet, comme le but suprême
de l'histoire. Tout cela naît pour rapprocher les variétés, se
développe, brille, s'enrichit pour accélérer leur fusion, et
meurt quand le principe ethnique dirigeant est complètement
fondu dans les éléments hétérogènes qu'il rallie, et par consé-
quent lorsque sa tâche locale est suffisamment f;iite. De plus,
le principe blanc, et surtout arian, dispersé sur la face du
globe, y est cantonné de façon à ce que les sociétés et les
civilisations qu'il anime ne laissent finalement aucune terre,
et, par conséijuent, aucun groupe en dehors de son action
agrégative. La vie de l'humanité prend ainsi une signification
d'ensemble qui rentre absolument dans l'ordre des manifesta-
tions cosmiques. J'ai dit qu'elle était comparable à une vaste
toile composée de différentes matières textiles, et étalant les
des:.';:.; les plus différemment contournés et bariolés; elle l'est
encore à une chaîne de montagnes relevées en plusieurs som-
mets qui sont les civilisations, et la composition géologique de
ces sommets est représentée par les divers alliages auxquels
ont donné lieu les combinaisons multiples des trois grandes
divisions primordiales de l'espèce et de leurs nuances secon-
daires. Tel est le résultat dominant du travail humain. Tout
ce qui sert la civilisation attire l'action de la société ; tout ce
qui l'attire l'étend, tout ce qui l'étend la porte géographique-
ment plus loin , et le dernier terme de cette marche est l'acces-
sion ou la suppression de quelques noirs ou de quelques fin-
nois de plus dans le sein des masses déjà amalgamées. Posons
en axiome que le but définitif des fatigues et des souffrances,
des plaisirs et des triomphes de notre espèce, est d'arriver un
jour à la suprême' unité. Ce point acquis va nous livrer ce qu'il
nous reste à savoir.
sro DE l'inégalité
L'espèce blanche , considérée abstractivement , a désornyiis
disparu de la face du inonde. Après avoir passé l'âge des dieux,
où elle était absolument pure; l'îige des héros, où les mélan-
ges étaient modérés de force et de nombre; l'âge des noblesses,
où des facultés, grandes encore, n'étaient plus renouvelées
par des sources taries, elle s'est acheminée plus ou moins
promplement, suivant les lieux, vers la confusion définitive
de tous ses principes, par suite de ses hymens hétérogènes.
Partant, elle n'est plus maintenant représentée que par des
hybrides; ceux qui occupent les territoires des premières so-
ciétés mixtes ont eu naturellement le temps et les occasions de
se dégrader le plus. Pour les masses qui , dans l'Europe occi-
dentale et dans l'Amérique du Nord, représentent actuellement
la dernière forme possible de culture, elles offrent encore
d'assez beaux semblants de force, et sont en effet moins dé-
chues que les habitants de la Campanie , de la Susiane et de
riéraen. Cependant cette supériorité relative tend constam-
ment à disparaître; la part de sang arian, subdivisée déjà tant
de fois, qui existe encore dans nos contrées, et qui soutient
seule l'édifice de notre société, s'achemine chaque jour vers
les ternies extrêmes de son absorption.
Ce résultat obtenu, s'ouvrira l'ère de l'unité. Le principe
blanc, tenu en échec dans chaque homme en particulier, y sera
vis-à-vis des deux autres dans le rapport de 1 à 2, triste pro-
portion qui, dans tous les cas, suffirait à paralyser son action
d'une manière presque complète, mais qui se montre encore
plus déplorable quand on réfléchit que cet état de fusion , bien
loin d'être le résultat du mariage direct des trois grands types
pris à l'état pur, ne sera que le caput niortunm d'une série
infinie de mélanges, et par conséquent de flétrissures; le der-
nier terme de la médiocrité dans tous les genres : médiocrité
de force physique, médiocrité de beauté, médiocrité d'aptitu-
des intellectuelles, on peut presque dire néant. Ce triste héri-
tage, chacun en possédera une portion égale; nul motif n'existe
pour que tel homme ait un lot plus riche que tel autre; et,
comme dans ces îles polynésiennes où les métis malais, confinés
depuis des siècles, se partagent équitablement un type dont
D£S RACES HUMAINES. 5G1
nulle infusion de sang nouveau n'est jamais venue troubler la
première composition, les hommes se ressembleront tous.
Leur taille, leurs traits, leurs habitudes corporelles, seront
semblables. Ils auront même dose de forces physiques, direc-
tions pareilles dans les instincts, mesures analogues dans les
facultés, et ce niveau général, encore une fois, sera de la plus
révoltante humilité.
Les nations, non, les troupeaux humains, accablés sous une
morne somnolence, vivront dès lors engourdis dans leur nul-
lité, comme les buffles ruminants dans les flaques stagnantes
des marais Pontins. Peut-être se tiendront-ils pour les plus
sages, les plus savants et les plus habiles des êtres qui furent
jamais; nous-mêmes, lorsque nous contemplons ces grands
monuments de l'Kgypte et de l'Inde, que nou3 serions si inca-
pables d'imiter, ne sommes-nous pas convaincus que notre
impuissance même prouve notre supériorité? Nos honteux
descendants n'auront aucune peine à trouver quelque argu-
ment semblable au nom dutpiel ils nous dispenseront leur pitié
et s'honoreront de leur barbarie. C'était là, diront-ils en mon-
trant d'un geste dédaigneux les ruines chancelantes de nos
derniers édiflces, c'était là l'emploi insensé des forces de nos
ancêtres. Que faire de ces inutiles folies.' Elles seront, en ef-
fet, inutiles pour eux; car la vigoureuse nature aura recon-
quis l'universelle domination de la terre, et la créature hu-
maine ne sera plus devant elle un maître, mais seulement un
hôte, comme les habitants des forêts et des eaux.
Cet état misérable ne sera pas de longue durée non plus ;
car un elTet latéral des mélanges indéfinis, c'est de réduire les
populations à des chilTres de plus en plus minimes. Quand on
jette les yeux sur les époques antiques, on s'aperçoit que la
terre était alors bien autrement couverte par notre espèce
(|u'elle ne l'est aujourd'hui. La Cliiue n'a jamais eu moins
(l'habitants qu'à présent; l'Asie centrale était une fourmilière,
et on n'y rencontre plus personne. I.a Scythie, au dire d'Hé-
rodote, était pleine de nations, et la Russie est un désert.
L*.\llemagne est bien fournie d'hommes; mais elle ne l'était
pas moins au ii*, au iv% au v" siècle de notre ère, quand elle
562 DE l'inégalité
jetait sans s'épuiser, sur le monde romain, des océans de
guerriers, suivis de leurs femmes et de leurs enfants. La
France et l'Angleterre ne nou^ paraissent ni vides ni incultes;
mais la Gaule et la Grande-Bretagne ne l'étaient pas davantage
à l'époque des émigrations kymriques. L'Espagne et l'Italie ne
possèdent plus le quart des hommes qui les couvraient dans
l'antiquité. La Grèce, l'Egypte, la Syrie, l'Asie Mineure, la
Mésopotamie , regorgeaient de monde , les villes s'y pressaient
aussi nombreuses que des épis dans un champ; ce sont des
solitudes mortuaires, et l'Inde, bien que populeuse encore,
n'est plus sous ce rapport que l'ombre d'elle-mihiie. L'Afrique
occidentale, cette terre qui nourrissait l'Europe et où tant de
métropoles étalaient leurs splendeurs, ne porte plus que les
tentes clairsemées de quelques nomades et les villes moribon-
des d'un petit nombre de marchands. Les autres parties de ce
continent languissent de même partout où les Européens et les
musuhnans ont porté ce qu'ils appellent, les uns le progrès,
les autres la foi, et il n'y a que l'intérieur des terres, où per-
sonne n'a presque pénétré, qui garde encore un noyau bien
compact. Mais ce n'est pas pour durer. Quant à l'Amérique,
l'Europe y verse ce qu'elle a de sang ; elle s'appauvrit, si l'au-
tre s'enrichit. Ainsi, du même pas que l'humanité se dégrade,
elle s'efTace.
On ne saurait prétendre à calculer avec rigueur le nombre
des siècles qui nous séparent encore de la conclusion certaine.
Cependant il n'est pas impossible d'entrevoir un à peu près.
La famille ariane, et, à plus forte raison, le reste de la fa-
mille blanche, avait cessé d'être absolument pure à l'époque
où naquit le Christ. En admettant que la formation actuelle
du globe soit de six à sept mille ans antérieure à cet événe-
ment, cette période avait sufQ pour flétrir dans son germe le
principe visible des sociétés, et, lorsqu'elle finit, la cause de
toute décrépitude avait déjà pris la haute main dans le monde.
Par ce fait ((ue la race blanche s'était absorbée de manière à
perdre la fleur de son essence dans les deux variétés inférieu-
res,.celles-ci avaient subi des modifications correspondantes,
qui, pour la race jaune , s'étaient étendues fort avant. Dans les
D£S BACES HUMAINES. 563
dix-huit cents ans qui se sont écoulés depuis, le travail de fu-
sion, bien qu'incessamment continué et préparant ses conquê-
tes ultérieures sur une échelle plus considérable que jamais,
n'a pas été aussi directement efficace. Mais, outre ce qu'il
s'est créé de moyens d'action pour l'avenir, il a beaucoup aug-
menté la confusion ethnique dans l'intérieur de toutes les so-
ciétés, et, par conséquent, hâté d'autant l'heure finale de la
perfection de l'amalgame. Ce temps-là est donc bien loin d'a-
voir été perdu; et, puisqu'il a préparé l'avenir, et que d'ail-
leurs les trois variétés ne possèdent plus de groupes purs, ce
n'est pas exagérer la rapidité du résultat que de lui donner
pour se produire un peu moins de temps qu'il n'en a fallu
pour que ses préparations en arrivassent au point où elles sont
aujourd'hui. On serait donc tenté d'assigner à la donùnation
de riionune sur la terre une durée totale de douze à quatorze
mille ans, divisée en deux périodes : l'une, qui est passée,
aura vu, aura possédé la jeunesse, la vigueur, la grandeur
intellectuelle de l'espèce; l'autre, qui est conmiencée, en con-
naîtra la marche défaillante vers la décrépitude.
Eu s'arrêtant même aux temps qui doivent quelque peu
précéder le dernier soupir de notre espèce , en se détournant
de ces âges envahis par la mort, où le globe, devenu muet,
continuera, mais sans nous, à décrire dans l'espace ses orbes
impassibles, je ne sais si l'on n'est pas en droit d'appeler la
fin du monde celte époque moins lointaine qui verra déjà l'a-
baissement complet de notre espèce. Je n'affirmerai pas non
plus qu'il fût bien facile de s'intéresser avec un reste d'amour
aux destinées de quelques poignées d'êtres dé|)ouillés de
force, de beauté, d'intelligence, si l'on ne se rappelait qu'il
leur restera du moins la foi religieuse, dernier lien, unique sou-
venir, héritage précieux des jours meilleurs.
,Mais la religion elle-même ne nous a pas promis l'éternité;
mais la science, en nous montrant que nous avons coitimencé,
semblait toujours nous assurer aussi que nous devions finir. Il
n'y a donc lieu ni de s'étonner ni de s'émouvoir en trouvant
une confirmation de plus d'un fait qui ne pouvait passer pour
douteux. La prévision attristante , ce n'est pas la mort , c'est
564 DE l'I\KGAL1IË des RACES HUMAINES.
la certitude de n'y arriver que déj^radés ; et peut-être même
cette honte réservée à nos descendants nous pourrait-elle lais-
ser insensibles, si nous n'éprouvions, par une secrète horreur,
que les mains rapaces de la destinée sont déjà posées sur
nous.
FIN DU TOME SECOND ET DEBNIEB.
TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE QUATRIÈME.
CIVILISATIONS SÉMITISÉES DU 8UD-OOK8T.
{Suite.)
Pages.
CiiAPiTHE m. — Les Grecs autochthones, les colons sémites; les
Arians-Hellènes. . 1
Chapitre IV. — Les Grecs sémitiques 50
LIVRE CINQUIÈME.
CIVILISATION EUROPÉENNE SÉMITI8ÉE.
Chap. l". — Populations primitives de l'Europe 71
Chap. II. — Les Tliraces. — Les Illyrlens. — Les Étrusques. —
Les Ibères 109
Chap. III. — Les Galls 127
Chap. IV. — Les peuplades italioles aborigènes 181
Chap. V. — Les Étrusques Tyrrlièniens. — Rome étrusque .... 204
Chap. VI. — Rome italiole 22(1
Chap. VII. — Rome sémitique 240
LIVRE SIXIÈME.
LA CIVILISATION OCCIDENTALE.
Chap. 1*'. — Les Slaves. — Domination de quelques peuples arians
antégermaniques 3H
Chap. II. — Les Arians Germains 343
Chap. III. — Capacité des races germaniques natives ........ 363
Chap. IV. — Rome germanique. — Les armées romauo-celtiques
et romano-germaniques. — Les empereurs germains 403
R.\CK8 HUMAINK8. — T. U. 566 32
566 TABLE DBS MATIERES.
Pagei.
Cbah. V. — Dernières migrations des Arians Scandinaves 448
Chap. VI. — Derniers développements de la société germano-ro-
maine. 469
Chap. VII. — Les indigènes américains 402
Chap. VIII. — Les colonisations européennes en Amérique .... 526
Conclusion générale 539
.>^:xiyL^
FIN DE LA TABLE DU SECOND VOLUME.