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Full text of "Essai sur l'inégalité des races humaines"

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COLIjEOTED  bt 

MAX    STI/VIUS    HASTDMAN    1885-19  39 

PROPESSOR    OF    EOONOMIOS    1031-1939 

UNIVERSITY    OF   MICHIGAN 


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'    ,  ,  ♦  - 


ESSAI 

SUR  L'INÉGALITÉ 

DES 

RAGES  HUMAINES. 


TOME  IL 


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:n:^- 


W- 


TYPOGRAPHIB  FIBMIN-DIDOT.  —  MESNIL  (EURB). 


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ESSAI 

SUR  L'INÉGALITÉ 

DES 

RAGES  HUMAINES, 

Le  Comte  de  GOBINEAU, [w^  \\Jii^^ 

iB    DE  PBANCB    EN  PBBSB,  EN  OBACB,  AU    BBESII 
MEMBRE  DE  LA  SOCIÉTÉ  ASIATIQUE  DE  PARIS. 


t 

TOME  SECOND. 


DEUXIÈME    ÉDITION, 

Précédée  d'un  avant-propos  et  d'nne  biographie  de  l'auteur. 


PARIS, 
LIBEAIBIE  DE  FIBMIN-DIDOT  ET  C^», 

IMPRIMEURS  DE  L*rNSTITDT,  RUE  JACOB,  66. 
1884. 


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^^^•^  ^?, 


I  <?5 


«"'"     ESSAI 

SUR  L'INEGALITE 


DES 


RAGES   HUMAINES. 


LIVRE   QUATRIEME. 

CIVILISATIONS  SÉMITISÉES  DU  SUD-OUEST. 

CHAPITRE  III. 

Les  Grecs  autochtones;  les  colons  sémites;  les  Arians  Hellènes. 

La  Grèce  primordiale  se  présente  moitié  sémitique,  moitié 
aborigène  (1).  Ce  sont  des  Sémites  qui  fondent  le  royaume  de 
Sicyone,  premier  point  civilisé  du  pays ,  ce  soiït  des  dynasties 

(1)  Quelques  mots  sur  ces  aborigènes  que  les  temps  historiques  ont 
à  peine  entrevus.  Tous  les  souvenirs  primitifs  de  l'Hellade  sont  remplis 
d'allusions  à  ces  tribus  mystérieuses.  Hésiode  appelle  autochtones  les 
plus  anciennes  populations  de  TArcadie,  qualiûées  de  pélasgiques. 
Érechthée,  Cécrops,  étaient  des  chefs  reconnus  pour  autochtones.  Il 
en  était  de  même  des  nations  suivantes  :  la  généralité  des  Pélasges, 
les  Léléges,  les  Kurètes,  les  Kaukons,  les  Aones,  les  Temmikes,  les 
Hvantes,  les  Béotiens  thraces,  les  Télébes,  les  Éphyres,  les  Phlé- 
gvens,  etc.  (Voir  Grote,  Eiiiory  of  Greece,  t.  I,  p.  2-38,  262,  268,  et 
t.  II,  p.  349;  Larcher,  Chronol.  cTHérod.,  t.  VIII;  Niebuhr,  Rœmische  Ges- 
RACES  HIJMAHÎES,  —  T.  IL  1 


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i 


2  DE   l'inégalité 

purement  sémitiques  ou  autochtones  que  glorifient  les  noms 
caractéristiques  d'Inachus ,  de  Phoronée ,  d'Ogygès,  d'Agénor, 
deDanaûs,  de  Codrus,  de  Cécrops,  noms  dont  les  légendes 
établissent  la  signification  ethnique  de  la  manière  la  plus  claire. 
Tout  ce  qui  ne  vient  pas  d'Asie,  à  ces  époques  lointaines,  se 
dit  né  sur  le  sol  même,  et  forme  la  base  populaire  des  États 
nouvellement  éclos.  Mais  le  fait  remarquable,  c'est  que,  aux 
âges  primordiaux ,  on  n*aperçoit  nulle  part  la  moindre  trace 
historique  des  Arians  Hellènes. 

Aucun  récit  mythique  ne  fait  mention  d'eux.  Ils  sont  pro- 
fondément inconnus  dans  toute  la  Grèce  continentale,  dans  les 
îles  à  plus  forte  raison.  Pour  les  rencontrer,  il  faut  descendre 
jusqu'aux  jours  de  Deucalion,  qui,  avec  des  troupes  de  Lé- 
lèges  et  de  Curetés ,  c'est-à-dire  avec  des  populations  locales, 
par  conséquent  non  arianes,  vint,  bien  longtemps  après  la 
création  des  États  de  Sicyone,  d'Argos,  de  Thèbes  et  d'Athè- 
nes, s'établir  dans  la  Thessalie.  Ce  conquérant  arrivait  du 
nord. 

Aii^si,  depuis  la  fondation  de  Sicyone,  placée  par  les  chro- 
nologistes,  comitne  Larcher,  à  Tan  2164  avant  notre  ère,  jus- 
qu'à l'arrivée  de  Deucalion  en  1541,  autrement  dit  pendant 
une  pé  iode  de  six  cents  ans,  on  n'aperçoit  en  Grèce  que  des 
peuples  antéarians  aborigènes  et  des  colonisateurs  de  race 
chamo-sémitique. 

Où  vivaient  donc,  que  faisaient  les  Arians  Hellènes  pendant 
cette  période  de  six  cents  ans  ?  Étaient-ils  vraiment  bien  loin 
encore  de  leur  future  patrie?  La  tradition  les  ignore  d'une  fa- 

chichte,  t.  I,  p.  26  à  64;  0.  Mùller,  die  Etrusker,  Einleit.,  p.  11  et  75 
à  100.)  —  Sur  la  rapidité  avec  laquelle  les  populations  aborigènes  dis- 
parurent aussitôt  que  les  Arians  Hellènes  eurent  paru  au  milieu  d'elles, 
consulter  Grote,  t.  II,  p.  351.  —  Hécatée ,  Hérodote  et  Thucydide  sont 
d'accord  sur  ce  point,  qu'il  y  a  eu  une  époque  antéhellénique  où  dif- 
férents langages  étaient  parlés  entre  le  cap  Malée  et  l'Olympe.  (Grote, 
t.  II,  p.  317.)  —  Dès  l'an  771  avant  J.-C.,  on  ne  trouve  plus  trace  d'éta- 
blissements non  mêlés  d'Arians  Hellènes  dans  l'Hellade  entière.  — 
Pour  ce  qui  est  de  la  nature  ethnique  des  aborigènes ,  je  suis  obligé 
de  renvoyer  le  lecteur  au  livre  suivant,  qui  traite  des  populations 
absolument  primitives  de  l'Europe. 


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DES  RACES  HUMAINES.  3 

"Çon  si  complète,  que  Ton  serait  tenté  de  croire  qu'ils  ont  exé- 
cuté leur  apparition  première  avec  Deucalion ,  brusquement, 
inopinément,  et  que,  avant  cette  surprise,  on  n'avait  jamais  en- 
.  tendu  parler  d'eux.  Puis  soudain  Deucalion,  établi  sur  les 
terres  de  conquête ,  donne  le  jour  à  Hellen  ;  celui-ci  a  pour  fils 
Dorus,  jEoIus,  Xuthus,  qui,  à  son  tour,  devient  père  d'Achaeus 
et  d'Ion  :  toutes  les  branches  de  la  race ,  Doriens ,  ^Eoliens , 
Achéens  et  Ioniens,  entrent  en  compétition  des  territoires  jadis 
exclusivement  acquis  aux  autochtones  et  aux  Chananéens.  Les 
Arians  Hellènes  sont  trouvés. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  de  ce  défaut  de  précédents  et  de 
transition.  Ce  sont  là  les  formes  mnépaoniques  ordinaires  des 
récits  que  conservent  les  peuples  sur  leurs  origines.  Cependant 
il  n'y  a  pas  le  moindre  doute  que  les  invasions  et  les  établisse- 
ments des  multitudes  blanches  ne  s'accomplissent  point  ainsi. 
Une  nation  menace  longtemps  un  territoire  avant  de  pouvoir 
s'y  établir.  Elle  tourne  autour  des  frontières  du  pays  convoité 
sans  les  franchir.  Elle  épouvante  d'abord  et  ne  saisit  que  tar- 
divement. Les  Arians  Hellènes  n'ont  pas  procédé  autrement 
que  leurs  frères  :  ils  n'ont  pas  fait  exception  à  la  règle. 

Puisque  avant  rétaWissement  de  Deucalion  en  Thessalie  il 
n'est  pas  question  du  nom  de  son  peuple,  cessons  de  recher- 
•cher  ce  nom,  et,  nous  attachant  à  d'autres  ressources,  voyons 
ce  qu'était  Deucalion  lui-même,  bien  reconnu  comme  Hellène, 
par  les  siècles  postérieurs,  puisqu'il  est  proclamé  l'éponyme 
même  de  la  race.  Observons-le  dans  sa  valeur  ethnique,  et  d'a- 
bord, puisque  nous  procédons  de  bas  en  haut,  commençons 
par  préciser  celle  de  ses  fils,  fondateurs  des  différentes  tribus 
helléniques  (1). 

j  (1)1  Les  noms  dés  différents  personnages  de  la  généalogie  ariane-heK 
lénique,  évidemment  s3nnboliques,  sont  plutôt  des  qualifications  re- 
présentant le  trait  principal ,  résumant  Thistoire  de  la  vie  de  chacun 
de  ces  éponymes  i  il  en  est  constamment  ainsi ,  chez  toutes  les  na- 

Uions,  quant  à  ces  êtres  génésiaques.  Ainsi,  Deucalion,  non  seule^ 
ment  l'auteur  de  la  race  hellénique ,  mais  le  patriarche  qui  concentre 
sur  sa  tête  le  résumé  des  antiques  souvenirs  cosmogoniques,  le  témoin 
du  déluge  (dans  la  tradition  sémitique-grecque,  Ogygés  remplit  ce 
rôle) ,  Deucalion ,  qui  répond  au  dieu-poisson,  au  Nô  des  Assyriens, 


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4  DE   UN  EGALITE 

Ils  naquirent  tous ,  au  second  degré ,  de  Deucalion  et  de^ 
Pyrrha,  fille  de  Pandore.  Dorus  conamença  par  établir  ses  tri- 
bus autour  de  FOlympe,  près  du  Parnasse.  iEolus  régna  dans 
la  Thessalie,  chez  les  Magnètes.  Xuthus  s'avança  jusqu'au  Pé- 
loponèse.  Hellen,  père  de  ces  trois  héros,  les  avait  eus  d'une 
fille  dont  Torigine  autochtone  est  suffîsanament  indiquée  par 
son  nom  :  la  légende  l'appelle  Orséis,  la  montagnarde.  Pan- 
dore également  n'était  pas  née  de  la  souche  hellénique.  For- 
mée de  limon,  elle  se  trouvait  être  d'une  autre  espèèè  que  les 
Arians  :  elle  était  autochtone ,  elle  avait  épousé  le  frère  de  son: 
créateur.  Ainsi ,  les  patriarches  de  la  famille  hellénique  ne  se 
présentent  pas  comme  étant  de  race  pure.  Quant  à  Pandore, 
cette  femme  aborigène  mariée  à  un  étranger  ;  quant  à  sa  fille 
Pyrrha,  mariée  à  un  autre  étranger;  quant  à  ce  dernier  couple 
qui,  après  le  déluge,  se  fabrique  un  peuple  avec  les  pierres  du 
sol,  il  est  difficile  de  ne  pas  se  rappeler,  en  les  observant,  le 
mythe  tout  semblable  de  l'histoire  chinoise,  où  Pan-Kou  forme 
les  premiers  hommes  avec  de  la  glaise ,  bien  qu'il  soit  homme 
y-'  lui-même.  La  pensée  ariane-grecque  et  ariane-chinoise  n'a 
trouvé,  à  des  distances  immenses,  que  le  même  mode  de  mani-^ 
festation  pour  représenter  deux  idées  complètement  identiques, 
le  mélange  d'un  rameau  arian  avec  des  aborigènes  sauvages  et 
l'appropriation  de  ces  derniers  aux  notions  sociales. 

Deucalion,  le  premier  des  Grecs,  à  savoir,  le  premier  d'une 
race  mêlée ,  un  demi-Sémite ,  à  ce  qu'il  semble ,  était  fils  de 
Prométhée  et  de  Klymène,  issue  de  l'Océan  (1).  On  senttrès^ 

au  Noah  hébraïque,  est  nommé  ainsi  du  mot  ancien  AeOxoç  (inusité),. 
vin  nouveau^  et  àXéo),  vieille  forme  d'àXivôeo),  se  rouler,  Vhomme  qui 
se  roule  (dans  l'ivresse  du)  vin  nouveau.  —  Le  nom  de  lluppà,  qui 
.  contient  le  sens  de  rouge,  ne  présente  pas  une  explication  aussi  nette. 
>—  Ponrfofe,  UavStûpa,  celle  à  qui  on  a  tout  donné,  est  bien, 'en  effet, 
un  produit  sans  individualité  propre;  c'est  la  femme  qui  appartient  à 
celui  qui  l'a  créée ,  ou  civilisée. 

(1)  npo[JiYi0£Ui;,  le  prévoyant.  Il  est  fils  de  Japet,  le  père  commun  de 
la  famille  blanche ,  au  dire  d'Hésiode  et  d'Apollonius.  Sa  mère  était 
Asia.  C'est  la  déclaration  bien  claire  et  de  sa  valeur  ethnique  et  de 
son  premier  séjour.  On  doniïe  encore  une  autre  souche  que  j'accep- 
terais également.  Il  serait,  suivant  quelques  commentateurs,  fils^ 
4'Ouranos.  Je  m'explique  plus  bas  à  ce  sujet. 


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DES  RACES  HUMAINES. 


bien  ici  la-déviation  de  la  source  pure,  d'où  Prométhée  était 
issu.  Si  Deucalion  devient  éponyme  de  ses  descendants ,  c'est 
qu'il  n'a  pas  la  même  composition,  la  même  signification  ethni- 
que que  son  père.  Rien  de  plus  évident.  Cependant  les  apports 
de  sang  sémitique  ou  aborigène  ne  peuvent  constituer  son  ori- 
ginalité :  c'est  bien  dès  lors  dans  la  ligne  paternelle  qu'il  faut 
la  chercher,  sans  quoi  Deucalion  ne  serait  nullement  consi- 
déré par  la  légende  hellénique  comme  l'homme  type,  et,  dans 
les  récits  grecs  d'origine  sémitique ,  il  serait  classé  bien  après 
les  héros  chananéens  qui  l'ont,  en  effet,  précédé  suivant  l'or- 
dre des  temps.  Deucalion  tire  donc  tout  son  mérite  spécial  de 
son  père,  et  ainsi  c'est  la  race  de  celui-ci  qu'il  importe  de  re- 
connaître. Or,  Prométhée  était  un  Titan ,  ainsi  que  son  frère 
Épiméthée,  d'oii  les  Arians  Hellènes  descendent  également  par 
les  femmes.  En  conséquence,  personne,  je  crois,  ne  pourra 
combattre  cette  conclusion  :  les  Arians  Hellènes  avant  Deuca- 
lion, les  Arians  Hellènes,  encore  à  peu  près  intacts  de  tous 
mélanges  soit  sémitiques,  soit  aborigènes,  ce  sont  les  Titans  (l). 
La  régularité  de  la  filiation  ne  laisse  rien  à  désirer. 

Jusque-là,  il  est  établi  d'une  manière  irréfragable  que  les 
Grecs  sont  des  descendants  métis  de  cette  nation  glorieuse  et 
terrible.  Pourtant  on  pourrait  douter  encore  que  les  Titans 
aient  été,  eux-mêmes,  ces  Hellènes,  séparés  jadis  de  la  famille 
ariane  sur  les  versants  de  l'Imaûs,  et  dont  nous  avons  senti, 
plutôt  que  vu,  la  longue  pérégrination  dans  les  montagnes  du 
nord  de  l'Assyrie,  au  long  de  la  mer  Caspienne.  A  la  vérité,  si 
la  généalogie  ascendante  des  Titans  était  complètement  per- 
due, le  fait  n'en  serait  pas  moins  établi,  avec  toute  la  certitude 

(1)  Hésiode  dérive  le  mot  Ttxav,  de  tixaivo),  ol  xeivovTsç  xà;  yzi^^^, 
ceux  qui  étendent  les  mains.  On  donna  à  cette  signification  la  portée 
de  paffiXeùç,  et  on  fit  de  ceux  à  qui  on  l'avait  attribuée  les  Rois  par 
excellence.  De  même,  les  Arians  zoroastriens  appelaient  leurs  ancêtres, 
probablement  contemporains  et  frères  des  Titans,  Kai^  ou  Kava, 
les  Rois.  Le  Pseudo-Orphée  et  Diodore  représentent  les  Titans  comme 
les  premiers  des  humains,  les  hommes  types.  (Diodore,  III,  57;  V,  66.) 
—  Le  dialecte  thessalien  avait  conserve  fidèlement  la  trace  de  l'idée 
ancienne,  et  Tixav  y  désignait  le  seigneur,  le  chef.  (Voir  Bœttiger, 
Ideen  zur  Kunstmythologie  (Dresde,,  in-8»,  1826),  t.  II,  p.  47  et  passim.) 


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li 


6  DE  l'inégalité 

possible ,  par  la  philologie  et  les  arguments  physiologiques  : 
mais ,  puisque  l'histoire  est  ici  d'une  clarté  et  d'une  précision 
trop  rares,  je  ne  repousserai  certes  pas  le  secours  qu'elle  m'ap- 
porte,  et  je  compléterai  ma  démonstration. 

Les  Titans  étaient  les  fils  directs  de  cet  ancien  dieu  ariau, 
déjà  aperçu  par  nous  dans  l'Inde,  aux  origines  védiques,  de 
ce  Varounas ,  expression  vénérable  de  la  piété  des  auteurs  de 
la  race  blanche  ;,  et  dont  les  Hellènes  n'avaient  même  pas  dé- 
figuré le  nom  en  le  conservant,  après  tant  de  siècles,  sous  la 
forme  à  peine  altérée  d'Ouranos.  Les  Titans,  fils  d'Ouranos,  le 
dieu  originel  des  Arians,  étaient  bien  incontestablement  eux- 
mêmes  ,  on  le  voit ,  des  Arians ,  et  parlaient  une  langue  dont 
les  restes,  survivant  au  sein  des  dialectes  helléniques,  se  rap- 
prochaient, sans  nul  doute,  d'une  façon  très  intime,  et  du  sans- 
crit, et  du  zend,  et  du  celtique,  et  du  slave  le  plus  ancien. 

Les  Titans,  ces  conquérants  altiers  des  contrées  montagneu- 
ses du  nord  de  la  Grèce,  ces  hommes  violents  et  irrésistibles^ 
laissèrent  dans  la  mémoire  des  populations  de  THellade,  et, 
par  contre-coup,  dans  celle  de  leurs  propres  descendants,  exac- 
tement cette  même  idée  de  leur  nature  que  les  antiques  Cha- 
mites  blancs,  que  les  premiers  Hindous,  que  les  Arians  égyp- 
tiens, que  les  Arians  chinois,  tous  conquérants,  tous  leurs 
parents,  ont  laissée  dans  le  souvenir  des  autres  peuples  (1^.  On 
les  divinisa,  on  les  plaça  au-dessus  de  la  créature  humaine,  on 
s'avoua  plus  petits  qu'eux ,  et ,  ainsi  que  je  l'ai  dit  quelquefois 
déjà,  par  une  telle  façon  de  comprendre  les  choses,  on  rendit 

(1)  Il  est  très  vraisemblable  qu'on  peut  considérer  comme  un  monu- 
ment de  la  législation  titanique  ces  prescriptions  de  Busygès,  qui, 
dit-on,  furent  la  souclie  du  code  de  Dracon.  Trois  commandements 
en  formaient  tout  l'ensemble  conservé  à  travers  les  siècles  :  «  Honore 
tes  parents;  offre  aux  dieux  les  prémices  de  la  terre;  ne  fais  pas  de 
mal  au  taureau.  »  C'est  évidemment  là  toute  la  loi  hindoue  et  zoroas- 
trienne,  c'est  le  pur  esprit  arian.  —  On  sait  que  les  Grecs  ne  purent 
se  défaire  qu'avec  peine  du  respect  traditionnel  pour  le  bœuf.  Quand 
ils  se  laissèrent  aller  à  sacrifier  cet  animal,  ils  imaginèrent,  comme 
palliatif  de  la  mauvaise  action  qu'ils  commettaient,  la  cérémonie  de  la 
3ouç6via  ou  SetTioXia,  dans  laquelle  le  sacrificateur,  après  avoir  frappé 
sa  victime,  s'enfuyait  en  abandonnant  la  hache,  à  qui  l'on  faisait  le 
procès.  (Bœttiger,  Ideen  zur  Kunstmythologie,  t.  II,  p.  267.) 


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DES  KACES   HUMAINES.  7 

exacte  justice  et  aux  nations  primitives  de  race  blanche  pure 
et  aux  multitudes  de  valeur  médiocre  qui  leur  ont  succédé. 

Les  Titans  occupèrent  donc  le  nord  de  la  Grèce.  Leur  pre- 
mier mouvement  heureux  vers  le  sud  fut  celui  auquel  présida 
Deuealion,  menant  à  cette  entreprise  des  troupes  d'aborigè- 
nes, c'est-à-dire  de  gens  étrangers  à  son  sang  (1).  Lui-même 
d'ailleurs,  on  Fa  vu,  était  un  hybride.  Ainsi,  nous  n'avons  plus 
affaire  désormais  aux  Titans.  Ils  restent,  ils  se  mêlent,  ils  s'é- 
teignent dans  les  contrées  septentrionales  de  l'Hellade,  dans 
la  Chaonie,  l'Épire,  la  Macédoine  :  ils  disparaissent,  mais  non 
sans  transmettre  et  assurer  une  valeur  toute  particulière  aux 
populations  parmi  lesquelles  ils  se  fondent  (2). 

Ces  populations,  non  plus  que  celles  de  la  Thrace  et  de  la 
Tauride ,  n'étaient  pas,  je  l'ai  indiqué  sommaireinent,  de  race 
jaune  pure.  Déjà  les  nations  celtiques  et  slaves  avaient  incon- 
testablement poussé  leurs  marches  jusqu'à  l'Euxin,  jusqu'aux 
montagnes  de  la  Grèce,  jusqu'à  l'Adriatique.  Elles  étaient 
même  allées  beaucoup  plus  loin.  Les  grands  déplacements  de 
peuples  blancs  septentrionaux,  qui,  sous  l'effort  violent  des 
masses  mongoles  opérant  au  nord ,  avaient  déterminé  les  Arians 
habitant  plus  au  sud,  sur  les  hauts  plateaux  asiatiques,  à  des- 
cendre le  long  des  crêtes  de  l'Hindou-Koh ,  agissaient,  dès 
longtemps,  lorsque  les  Titans  se  montrèrent  au  delà  de  la 
Thrace.  Les  Celtes,  que  l'on  trouve,  au  dix- septième  siècle 

(1)  Qui  d'ailleurs  n'étaient  point  barbares.  Elles  paraissent  avoir  eu 
un  degré  respectable  de  culture  utilitaire.  Ces  aborigènes  labouraient 
le  sol,  prétendaient  avoir  inventé  l'appropriation  du  bœuf  aux  travaux 
agricoles  et  l'usage  du  moulin  à  blé.  (Mac  Torrens  CuUagh,  The  in- 
dustrial  History  of  free  Nations  (London,  1846,  in-8«),  t.  I,  p.  7.)  —  Ce 
trait,  et  d'autres  encore,  qui  les  identifient  aux  autochtones  d'Italie, 
servira  plus  tard  à  démontrer  qu'ils  ne  pouvaient  être  que  des  Celtes 
ou  des  Slaves,  et,  peut-être  bien,  l'un  et  l'autre. 

(2)  De  là  vont  se  dégager,  avec  mille  nuances,  les  Arians  Hellènes, 
peuple  nouveau,  dans  un  certain  sens,  bien  que  devant  son  énergie 
a  des  éléments  anciens  atténués.  Ce  que  cette  race  eut  de  particulier 
est  bien  représenté  par  sa  religion,  de  même  âge  que  lui.  Ce  fut  le 
culte  de  Zeus,  dont  Heyne,  dans  une  note  d'Apollodore ,  a  pu  dire 
avec  vérité  :  «  Inde  a  Jove  novus  mythorum  ordo  initium  habet  vere 
Hellenicus.  »  (Bœltiger,  t.  I,  p.  195.) 


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8  DE   l'inégalité 

avant  Jésus-Christ,  fermement  établis  dans  les  Gaules,  et  les 
Slaves,  que,  pour  des  motifs  à  donner  en  leur  lieu,  j'aperçois 
en  Espagne  antérieurement  à  cette  époque ,  avaient  quitté  de- 
puis des  siècles  lï  patrie  sibérienne  et  longé  les  bords  supé- 
rieurs du  Pont-Euxin.  Pour  toutes  ces  causes,  une  certaine 
somme  de  mélanges  subis  par  les  Titans  avait  apporté  dans  les 
veines  des  Arians  Hellènes  quelque  proportion  de  principes 
jaunes  dus  seulement  à  l'intermédiaire  des  nations  souillées 
d'un  contact  plus  intime  avec  les  peuples  finnois  (1). 

Après  l'époque  de  Deucalion,  à  dater  du  seizième  siècle 
avant  Jésus-Christ  (2),  les  tribus  fixées  dans  la  Macédoine,  l'É- 
jpire,  l'Acarnanie,  l'Étolie,  le  nord,  en  un  mot,  réunirent,  à 
un  degré  tout  particulier,  les  traits, du  caractère  arian  et  furent 
les  premières  à  faire  connaître  le  nom  des  Hellènes. 

Là  surtout  brilla  l'esprit  belliqueux.  Le  héros  thessalien,  le 
brave  aux  pieds  légers,  reste  toujours  le  prototype  du  courage 
hellénique.  Tel  que  ITliade  nous  le  montre,  c'est  un  guerrier 
véhément,  ami  du  danger,  cherchant  la  lutte  pour  la  lutte,  et, 
dans  sa  religion  de  loyauté ,  ne  transigeant  pas  avec  le  devoir 
qu'il  s'impose.  Ses  nobles  sentiments  le  font  aimer.  Les  pas- 
sions impétueuses  qui  le  perdent  le  font  plaindre.  H  est  digne 
d'être  comparé  aux  vainqueurs  de  l'épopée  hindoue,  du  Schah- 
nameh  et  des  chansons  de  geste. 

L'énergie  était  le  trait  de  cette  famille.  Cette  vertu,  quand 
l'intelligence  l'éclairé  et  la  conduit,  est  partout  désignée  d'a- 

(1)  Très  vraisemblablement  le  grec  contient  des  racines  thraces  et 
illyriennes  provenant  du  contact  très  ancien  des  Arians  Hellènes, 
et  même  des  Titans  avec  les  populations  parlant  ces  idiomes.  0.  Mill- 
ier remarque  avec  raison  que  les  Hellènes  rapportaient  aux  Thraces 
leur  poésie  et  leur  civilisation  primordiales.  Le  pays  au  nord  de 
l'Hémus  était,  pour  les  admirateurs  d'Orphée,  le  berceau  de  la  cul- 
ture morale.  (Pott,  Encycl.  Ersch  u.  Gruber,  p.  65.) 

(2)  On  s'aperçoit  du  premier  coup  d'œil  combien  les  antiquités  les 
plus  lointaines  de  la  Grèce  sont  humbles  en  comparaison  de  ce  que 
l'on  observe  dans  l'Inde,  en  Assyrie,  en  Egypte,  même  en  Chine,  et 
de  ce  que  la  Bactriane  pourrait  montrer.  Ainsi  Sicyone  ne  date  que  de 
l'an  2164  avant  J.-C.  C'est  une  fondation  chananéenne,  et  l'arrivée  des 
Arians  Hellènes,  de  six  siècles  plus  tardive,  rejette  aux  âges  de  matu- 
rité des  sociétés  primitives  l'enfance  encore  antéhistorique  de  i'Hellade. 


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DES  BACES   HUMAINES»  9 

vance  pour  le  souverain  pouvoir.  Le  nord  de  la  Grèce  fournit 
toujours  au  midi  ses  soldats  les  meilleurs ,  les  plus  intrépides , 
les  plus  nombreux,  et  longtemps  après  que  le  reste  du  pays 
était  étouffé  sous  l'élément  sémitique,  il  s'entretenait  encore 
dans  cette  région  des  pépinières  de  hardis  combattants.  D'au- 
tre part,  il  faut  l'avouer,  les  habitants  de  ces  contrées,  si  ha- 
biles à  se  battre ,  à  commander,  à  organiser,  à  gouverner,  ne 
le  furent  jamais  à  briller  dans  les  travaux  spéculatifs.  Chez 
eux,  pas  d'artistes,  pas  de  sculpteurs,  de  peintres,  d'orateurs, 
de  poètes ,  ni  d'historiens  célèbres.  C'est  tout  ce  que  put  faire 
le  génie  lyrique  que  de  remonter  du  sud  jusqu'à  Thèbes  pour 
y  produire  Pindare.  Il  n'alla  pas  au  delà ,  parce  que  la  race  ne 
s'y  prêtait  pas ,  et  Pindare  lui-même  fut  une  grande  exception 
dans  la  Béotie.  On  sait  ce  qu'Athènes  pensait  de  l'esprit  cad- 
méen,  qui,  pour  n'avoir  pas  la  langue  déliée,  ni  la  pensée 
fleurie,  n'en  suscitait  pas  moins  des  soldats  mercenaires  à  toute 
TAsie  et ,  à  Toccasion ,  un  grand  homme  d'État  à  la  patrie  hel- 
lénique. Le  sang  de  la  Grèce  septentrionale  avait  à  Thèbes  sa 
frontière  (1). 

Le  nord  fut  donc  toujours  distingué  par  les  instincts  mili- 
taires et  même  grossiers  de  ses  citoyens ,  et  par  leur  génie  pra- 
tique ,  double  caractère  dû  incontestablement  à  un  hymen  de 
l'essence  blanche  ariane  avec  des  principes  jaunes.  Il  en  ré- 
sultait de  grandes  aptitudes  utilitaires  et  peu  d'imagination 
sensuelle.  Nous  apercevons  ainsi,  dans  les  parties  de  l'Europe 
les  plus  anciennement  au  pouvoir  des  Hellènes,  l'antithèse 


(1)  Thèbes  remplissait  parfaitement  l'emploi  de  limite  entre  deux 
races.  Elle  affichait  sa  double  origine  en  racontant  sur  sa  fondation 
deux  légendes  :  l'une  ariane,  qui  attribuait  le  fait  à  Amphion  et  à 
2éthus;  l'autre  sémitique,  et  par  laquelle  le  Chananéen  Cadmus  était 
son  premier  roi.  (Grote,  History  of  Greece,  t.  I,  p.  350.)  —  Ce  sont 
C€S  mélanges  de  traditions  asiatiques,  helléniques-arianes  et  abori- 
gènes qui  ont  rendu  longtemps  l'histoire  primitive  et  la  mythologie 
grecques  presque  incompréhensibles.  Les  époques  savantes  ont  aug- 
menté le  désordre  par  la  manie  du  symbolisme,  de  l'allégorie,  et 
par  les  évhémérismes  de  toute  espèce.  Puis  sont  venus  les  modernes, 
qui,  en  généralisant  les  notions,  ont  réussi  à  les  rendre  absurdes  au 
dernier  chef. 


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10  DE   l'inégalité 

ethnique  et  morale  de  ce  que  nous  avons  observé  dans  FlnàB^ 
en  Perse  et  en  Egypte.  Nous  allons  faire  de  même  l'application 
de  ce  contraste  aux  nations  de  la  Grèce  méridionale.  La  diffé- 
rence sera  plus  saillante  à  mesure  que'nous  passerons  du  con- 
tinent dans  les  île^  et  des  îles  dans  les  colonies  asiatiques. 

Je  me  suis  servi,  il  n'y  a  qu'un  instant,  de  l'Iliade  pour  ca- 
ractériser le  génie  tout  à  la  fois  arian  et  finnique  des  Grecs  du 
nord.  Je  n'y  puise  pas  de  moindres  secours  lorsque  je  cherche 
à  me  représenter  l'esprit  arian-sémitique  des  Grecs  du  sud,  et 
il  me  suffira,  dans  ce  but,  d'opposer  à  Achille  et  à  Pyrrhus  le 
sage  Ulysse.  Voilà  bien  le  type  du  Grec  trempé  de  phénicien; 
voîlà  l'homme  qui  nommerait  certainement ,  dans  sa  généalo- 
gie, plus  de  mères  chananéennes  que  de  femmes,  arianes.  Cou- 
rageux, mais  seulement  quand  il  le  faut,  astucieux  par  préfé- 
rence, sa  langue  est  dorée,  et  tout  hnprudent  qui  l'écoute 
plaider  est  séduit.  Nul  mensonge  ne  l'effraye,  nulle  fourberie 
ne  rembarrasse,  aucune  perfidie  ne  lui  coûte.  Usait  tout.  Sa  . 
facilité  de  compréhension  est  étonnante ,  et  sans  bornes  sa  té- 
nacité dans  ses  projets.  Sous  ce  doublé  rapport ,  il  est  Arian. 
Poursuivons  le  portrait. 

Le  sang  sémitique  parle  de  nouveau  en  lui,  quand  il  se 
montre  sculpteur  :  lui-même  il  a  taillé  son  lit  nuptial  dans  un 
olivier,  et  cet  ouvrage  incrusté  ;4'i voire  est  un  chef-d'œuvre. 
Ainsi  éloquent,  artiste,  fourbe  et  dangereux,  c'est  un  compa- 
triote, un  émule  du  pirate-marchand  né  à  Sidon,  du  sénateur 
qui  gouvernera  Carthage,  tandis  qu'ingénieux  à  trouver  des 
idées,  inébranlable  dans  ses  vues,  habile  à  gouverner  ses  pas- 
sions  autant  qu'à  tempérer  celles  des  autres ,  modéré  quand  il 
le  veut,  modeste  parce  que  l'orgueil  est  une  enflure  maladroite 
de  la  raison,  c'est  un  Arian.  H  n'y  a  pas  de  doute  qu'Ulysse 
doit  l'emporter  sur  Ajax,  véritable  Arian  Finnois.  La  nuance 
du  type  grec  à  laquelle  appartient  le  fils  de  Laërte  est  destinée 
à  une  plus  haute,  plus  rapide,  mais  aussi  plus  fragile  fortune, 
que  son  opposite.  La  gloire  de  la  Grèce  ,fut  Tœuvre  de  la  frac- 
tion ariane,  alliée  au  sang  sémitique;  tandis  que  la  grande 
prépondérance  extérieure  de  ce  pays  résulta  de  l'action  des 
populations  quelque  peu  mongolisées  du  nord. 


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DES  BACES  HUMAINES.  H 

On  le  sait  :  de  bonne  heure,  et  longtemps  avant  que  les 
premières  tribus  des  Arians  Grecs,  provenant  du  mélange  des 
aborigènes  avecles Titans ,  fussent  descendues  dans  l'Attique 
et  le  Péloponèse,  des  émigrants  chananéens  avaient  déjà  con- 
duit leurs  barques  vers  ces  plages.  On  ne  croit  plus  guère  au- 
jourd'hui, et  cela  pour  des  raisons  irréfragables ,  que  parmi 
ces  étrangers  se  soient  trouvés  des  Égyptiens.  Les  gens  de 
Misr  ne  colonisaient  pas  :  ils  restaient  chez  eux,  et  même, 
bornés  longtemps  à  la  possession  du  cours  supérieur  du  Nil, 
ils  ne  sont  descendus  qu'assez  tard  jusqu'aux  bords  de  la  mer. 
La  partie  inférieure  du  Delta  était  occupée  par  des  peuples  de 
race  sémitique  ou  chamitique.  C'était  le  grand  chemin  des  ex- 
péditions vers  l'Afrique  occidentale.  Si  donc,  ce  que  je  n'ai 
nid  motif  de  contester,  certaines  bandes ,  venues  pour  peupler 
la  Grèce,  sont  parties  de  ce  point,  ce  n'étaient  pas  des  Égyp- 
tiens :  c'étaient  des  congénères  de  ces  autres  envahisseurs  qui, 
de  l'aveu  commun ,  sont  accourus  en  grand  nombre  de  Phé- 
nicie.  Tous  les  noms  des  anciens  chefs  d'États  grecs  primitifs, 
qui  ne  présentent  pas  une  apparence  aborigène ,  sont  unique- 
ment sémitiques  :  ainsi  Inachus,  Azéus,  Phégée,  Mobé,  Agé- 
nor,  Cadmus,  Codrus.  On  cite  une  exception,  deux  au  plus  : 
Phoronée,  que  l'on  rapproche  du  Phra  égyptien,  et  Apis.  Mais 
Phoronée  est  le  fils  d'Inachus,  le  frère  de  Phégée,  le  père  de 
Niobé.  On  trouve  ce  héros ,  dans  sa  famille  même ,  entouré  de 
noms  clairement  sémitiques ,  et  il  ne  serait  pas  plus  difficile  de 
découvrir  au  sien  une  racine  de  même  espèce  qu'il  ne  l'est  de 
l'identifier  avec  Phra  (1). 

On  a  rapproché  le  nom  d'Inachus  du  mot  Anakj  dont 
M.  de  Ewald  et  d'autres  hébraïsants  ont  fait  ressortir  l'im- 
portance ethnique.  Si  ce  nom  devait  avoir,  quant  au  premier 
roi  del'Argolide,  une  signification  de  race,  il  indiquerait  une 

(1)  L'existence  de  coloDies  égyptiennes  dans  la  Grèce  primitive 
compte  aujourd'hui  beaucoup  plus  d'adversaires  que  de  partisans. 
(Voir  à  ce  sujet  Polt,  Eûcycl.  Ersch  u.  Gruber,  Indo-Germanischer 
Sprachstamm,  p.  23,  et  Grole,  Hist.  ofGreece,  t.  ï,  p.  32.)  —  Ce  dernier 
ne  pense  pas  qu'avant  le  vn«  siècle  il  y  ait  eu  des  rapports  suivis 
entre  la  Grèce  et  la  terre  des  Pharaons. 


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^2  DE  I^'lNÉGALITÉ  ^ 

parenté  avec  la  tribu  honteusement  abrutie  de  ces  noirs  purs 
qui,  maîtres  dépossédés  du  Chanaan,  erraient  dans  les  buis- 
sons et  hantaient  les  cavernes  de  Seïr.  Mais  la  vraisemblance 
n'en  est  pas  grande,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  faille  soit  confon- 
dre  le  nom  d'Inachus  avec  le  mot  Anak,  soit,  si  l'on  ne  peut 
éviter  ce  rapport,  y  trouver  un  sens  plus  profond  qu'une  pure 
similitude  de  syllabes.  C'est  ainsi  que,  pour  le  mot  Kabl,  v.^ 
fréquent  dans  la  composition  des  noms  arabes,  on  aurait  le 
plus  grand  tort  de  chercher  le  père  de  qui  le  porte  parmi  les 
individus  de  Tespèce'  canine  (1). 

Les  colonies  venues  du  sud  et  de  Test  se  composaient  donc 
exclusivement  de  Chamites  noirs  et  de  Sémites  différemment 
mélangés.  Le  degré  de  civilisation  de  chacune  d'elles  n'était 
pas  moins  nuancé,  et  les  variétés  de  sang,  créées  par  ces  in- 
vasions dans  les  pays  grecs,  furent  infinies. 

Aucune  contrée  ne  présente,  aux  époques  primitives,  phis 
de  traces  de  convulsions  ethniques,  de  déplacements  subits  et 
d'immigrations  multipliées.  On  y  venait  par  troupes  de  tous 
les  coins  de  l'horizon ,  et  souvent  pour  ne  faire  que  passer  ou 
se  voir  tellement  assailli,  que  force  était  de  se  confondre  aus- 
sitôt parmi  les  vainqueurs  et  de  perdre  son  nom.  Tandis  que, 
à  tous  moments,  des  bandes  saturées  de  noir  accouraient  soit 
des  îles,  soit  du  continent  d'Asie,  d'autres  populations  mê- 
lées d'éléments  jaunes,  des  Slaves,  des  Celtes,  descendaient 
du  nord  sous  mille  dénominations  imprégnées  d'idées  toutes 

(1)  Le  chananéen  pJJ?,  anak,  qui  signifie  un  homme  remarquable 
par  rélévalion  de  la  taVue  et  la  longueur  du  cou,  c'est-à-dire  un  géant 
ou  un  homme  fort,  et  de  là  un  maître,  est  la  véritable  racine  de  ce 
nom  ou  plutôt  de  ce  titre  d'Inachus,  considéré  ensuite  comme  un  ap- 
pellatif,  ainsi  qu'on  a  fait  de  Brennus,  de  Boiorix,  de  Vercingetorix 
et  de  tant  d'autres  mots  du  même  genre.  Les  Grecs  sémitises  du  sud 
l'ont  fidèlement  conservé  dans  le  titre  d'aval,  donné  aux  dieux ,  prin- 
cipalement à  Apollon ,  par  Homère,  et  aux  Dioscures,  ôsot  avaxsç,  puis 
aux  chefs  militaires.  On  peut  aussi  relever,  comme  une  trace,  entre 
tant  d'autres,  de  l'énorme  influence  des  Sémites  sur  l'esprit  grec  que 
lia,  anêr,  désignation  que  se  donnaient  les  Chananéens,  est  l'étymo- 
.  logie  de  àvYip  qui,  pour  les  contemporains  dePériclès,  voulait  dire  un 
homme,  vir.  (Bœttiger,  t.  I,  p.  206.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  t3 

spéciales  (1).  Pour  expliquer  ce  concours  de  tant  de  nationalités 
sur  une  péninsule  étroite  et  presque  séparée  du  monde,  il  est 
besoin  de  ne  jamais  perdre  de  vue  quelles  perturbations  énor- 
mes les  agitations  des  peuples  finnois  amenaient  dans  les  par- 
ties septentrionales  du  continent.  Les  guerriers  arrivés  de  la 
Thessalie  et  de  la  Macédoine  dans  les  parages  de  rAcarnanie 
avaient  été  les  victimes  directes  des  dépossessions  répétées  de 
proche  en  proche,  et,  de  même,  les  Chamites  noirs  et  les  Sé- 
mites venus  de  Test  et  du  sud  fuyaient  devant  des  événements 
analogues,  et  abandonnaient,  pour  aller  chercher  fortune  en 
Grèce,  lem's  territoires,  devenus  domaines  des  invasions  hé- 
braïques ou  arabes,  en  un  mot,  chaldéennes  de  différentes 
dates. 

Ces  armées  de  fugitifs  rejetés,  le  glaive  à  la  main,  dans  le 
Péloponèse,  l'Attique,  FArgolide,  la  Béotie,  l'Arcadie,  s'y  heur- 
taient les  unes  contre  les  autres  et  s'y  livraient  bataille.  Il  ré- 
sultait encore  de  ces  nouveaux  conflits  de  nouveaux  vaincus  et 
de  nouveaux  vainqueurs,  des  tribus  asservies,  d'autres  chas- 
sées, de  sorte  que,  après  le  combat,  des  cohues  tumultueuses 
repartaient,  soit  pour  se  diriger  vers  l'ouest  et  gagner  la  Sicile, 
l'Italie,  riUyrie,  soit  pour  retourner  sur  la  côte  asiatique  et 
y  chercher  une  fortune  meilleure  (2).  L'Hellade  ressemblait  à 
im  de  ces  abîmes  profonds  creusés  dans  le  lit  des  fleuves,  où 
les  eaux,  pressées  par  le  courant,  se  précipitent  en  lourdes 
masses  et  ressortent  en  tourbillons. 

Pas  de  repos,  pas  de  trêve.  Les  temps  héroïques  sont  à  peine 
ouverts,  l'épopée  balbutie  ses  plus  obscurs  récits,  et,  dédai- 
gneuse des  hommes,  remarque  les  dieux  seuls,  que  déjà  les 
expulsions  violentes,  les  dépossessions  de  tribus  entières,  les 

(i)  Cet  état  d'antagonisme  ne  prit  jamais  fln.  Il  continua  à  être  re- 
présenté par  Fexistence  d'innombrables  dialectes.  —  Inutile  de  rap- 
peler que  la  classiflcation  en  quatre  branches,  ionique,  dorique, 
éolique  et  attique,  est  une  œuvre  artificielle  des  grammairiens  et  ne 
reproduit  nullement  un  état  de  choses  dans  lequel  chaque  petite  sub- 
<livision  de  territoire  avait,  à  tout  le  moins,  des  idiotismes  qui  lui 
étaient  absolument  propres.  (Grote,  t.  I,  p.  318.) 

(2)  La  race  de  Dardanus  et  de  Teucer,  une  de  celles  qui  portèrent 
rélément  arian-hellénique  dans  la  Troade,  fut  dans  ces  derniers. 


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14  DE   l'inégalité 

révolutions  de  toute  sorte  ont  commencé.  Puis,  lorsque,  met- 
tant pied  à  terre,  la  Muse  parle  enfin  de  isang-froid  et  dans  des 
termes  que  la  raison  peut  discuter,  elle  nous  montre  les  nations 
grecques  composées  à  peu  près  ainsi  r 

1°  Des  Hellènes.  —  Arians  modifiés  par  les  principes  jaunes^ 
mais  avec  grande  prépondérance  de  l'essence  blanche  et  quel- 
aues  affinités  sémitiques; 

2^  Des  aborigènes.  —  Populations  siavo-celtiques  salurées 
d'éléments  jaunes  ; 

3°  Des  Tliraces.  —  Arians  mêlés  de  Celtes  et  de  Slaves  ; 

4^  Des  Phéniciens.  —  Chamites  noirs  ; 

5°  Des  Arabes  et  des  Hébreux.  —  Sémites  très  mêlés- 

6*^  Des  Philistins.  —  Sémites  peut-être  plus  purs  ; 

7°  Des  Libyens.  —  Chamites  presque  noirs  ; 

8°  Des  Cretois  et  autres  insulaires.  —  Sémites  assez  sembla- 
blés  aux  Philistins. 

Ce  tableau  a  besoin  d'être  commenté  (1).  Il  ne  contient  pas, 
à  proprement  parler,  un  seul  élément  pur.  Sur  sept ,  six  ren- 
ferment, à  différents  degrés ,  des  principes  mélaniens  ;  deux 


(1)  Je  suis  de  Tavis  de  Grot«  {Hist.  of  Greece,  t.  II,  p.  3!>p  et  passim)  ; 
je  ne  crois  pas  aux  Pélasges,  en  tant  que  formant  une  race  ou  une 
nation  distincte,  et  le  mot  signifie  trop  bien  anciens  habitants,  pour 
que  je  lui  retire  ce  sens  vague  et  lui  en  prête  un  plus  spécial.  On 
rencontre  les  Pélasges  en  tant  d'endroits  et  pourvus  de  caractères  si 
différents,  qu'il  me  semble  impossible  de  leur  attribuer  une  nationa- 
lité unique.  (Voir,  à  ce  sujet,  Grole,  t.  II,  p.  349.)  —  Pott  exprime  son 
sentiment  d'une  façon  qui  mérite  d'être  reproduite  ici  :  «  Les  Pélasges, 
*  dit-il,  sont,  quoi  qu'on  fasse,  une  simple  fumée  et  dénués  de  toute 
«  réalité  historique ,  aussi  bien  que  les  Casci,  c'est-à-dire  les  anciens, 
«  les  ancêtres,  et  les  aborigènes,  c'est-à-dire  habitants  primitifs.  Le 
«  nom  de  Pélasges  a  été  pris  à  tort  pour  une  appellation  de  peuple 
t  et  de  race.  Il  ne  s'applique  que  chronologiquement  aux  premiers 
«  âges  de  la  Grèce  et  aux  tribus  qui  habitaient  alors  ce  pays,  sans 
«  distinction  d'origine.  Si,  plus  tard,  on  a  cru  trouver  encore  çà  et 
0  là  des  peuplades  qu'on  a  jugées  propres  à  revêtir  cette  désigna- 
«  tion  de  Pélasges,  c'est  par  un  rapprochement  tout  semblable  à  l'idée 
«admise  au  siècle  dernier  que  les  Goths  étaient  des  Scythes,  des 
«  Gètes,  etc.  On  croyait  alors  qu'il  existait  des  restes  de  cette  nation 
«  germanique  dans  la  Crimée.  »  (Encyclop.  Ersch  u.  Gruber,  2»  sect, 
18«  part.,  p.  18.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  15 

ont  des  principes  jaunes;  deux  encore  contiennent  l'élément 
blanc  pris  à  la  branche  chamitique,  et  donc  extrêmement  af- 
faibli ;  trois  le  possèdent  emprunté  au  rameau  sémitique,  deux 
autres  au  rameau  arian  ;  trois,  enfin,  réunissent  les  deux  der- 
nières sources.  J'en  tire  les  conséquences  suivantes  : 

Le  principe  blanc,  en  général,  domine,  et  l'essence  ariane 
y  partage  l'influence  avec  la  sémitique,  attendu  que  les  inva- 
sions des  Arians  Hellènes,  ayant  été  les  plus  nombreuses,  ont 
formé  le  fond  de  la  population  nationale.  Toutefois  l'abondance 
du  sang  sémitique  est  telle ,  sur  certains  points  en  particulier, 
que  l'on  ne  peut  refuser  à  ce  sang  une  action  marquée ,  et 
c'est  à  lui  qu'appartient  une  initiative  tempérée  par  l'action 
ariane  appuyée  du  contingent  jaune.  Il  va  sans  dire  que  ce  ju- 
gement a  pour  objet  la  Grèce  méridionale ,  la  Grèce  de  l'At- 
tique,  du  Péloponèse,  des  colonies,  la  Grèce  artiste  et  savante. 
Au  nord,  les  éléments  mélaniens  sont  presque  nuls.  Aussi,  dans 
les  siècles  rapprochés  de  la  guerre  de  ïroie ,  ces  régions  exci- 
tèrent, beaucoup  moins  que  les  contrées  asiatiques,  les  préoc- 
cupations des  Grecs  du  sud. 

C'est  que,  en  effet,  à  ces  époques ,  et  vers  le  temps  où  Hé- 
rodote écrivait,  la  Grèce  était  elle-même  un  pays  asiatique,  et 
la  politique  qui  l'intéressait  le  plus  s'élaborait  à  la  cour  du 
grand  roi.  Tout  ce  qui  avait  trait  à  l'intérieur,  agrandi,  enno- 
bli à  nos  yeux  par  l'admirable  manière  dont  le  souvenir  nous 
en  a  été  conservé,  n'était  pourtant  que  très  secondaire  en  com- 
paraison des  faits  extérieurs  dont  les  ressorts  restaient  aux 
mains  des  Perses. 

Depuis  que  l'Egypte  était  tombée  au  rang  de  province  ralliée 
aux  États  achéménides,  il  n'y  avait  plus  dans  le  monde  occiden- 
tal deux  civilisations  comme  jadis.  L'antagonisme  de  l'Euphrate 
et  du  Nil  avait  cessé;  plus  rien  d'assyrien,  plus  rien  d'égyptien, 
et,  en  place,  un  compromis  auquel  je  ne  trouve  d'autre  nom 
que  celui  d'asiatique.  Cependant  la  grande  place  y  apparte- 
nait encore  au  principe  assyrien/  Les  Perses,  trop  peu  nom- 
breux, n'avaient  pas  transformé  ce  principe ,  ne  l'avaient  pas 
même  renouvelé.  Leur  bras  s'était  trouvé  assez  fort  pour  lui 
donner  une  impulsion  que  les  dynasties  chaldéennes  n'avaient 


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^6  DE   l'inégalité 

pu  créer  à  un  même  degré,  et,  sous  Tatteinte  de  ce  colosse  en 
pourriture,  la  débile  caducité  égyptieime  s'était  réduite  en 
poussière  et  mêlée  à  lui.  Existait-il  dans  le  monde  une  troi- 
sième civilisation  pour  prendre  la  place  des  champions  anciens? 
Nullement  :  la  Grèce  ne  représentait  pas,  vis-à-vis  de  l'Assyrie, 
une  culture  originale  comme  l'égyptienne ,  et  Lien  que  son  in- 
telligence eût  des  nuances  très  spéciales,  la  plupart  des  élé- 
ments qui  la  composaient  se  retrouvaient,  avec  le  même  sens 
et  la  même  valeur,  chez  les  peuples  sémitiques  du  littoral  mé- 
diterranéen. C'est  une  vérité  qui  n'a  pas  besoin  de  démonstra- 
tion. 

^  Dans  leur  opinion  même,  les  Grecs  faisaient  beaucoup  plus 
de  cas  de  ce  qu'ils  appelaient,  sans  doute,  en  leur  langage,  les 
conquêtes  de  la  civilisation,  c'est-à-dire  les  importations  de 
dieux,  de  dogmes,  de  rites  asiatiques,  et  de  rêveries  mons- 
trueuses venues  des  côtes  voisines,  que  de  la  simplicité  ariane 
professée  jadis  par  leurs  religieux  ancêtres  mâles.  Ils  s'enqué- 
raient  avec  prédilection  de  ce  qui  s'était  pensé  et  fait  en  Asie. 
Ils  se  mêlaient  de  leur  mieux  aux  affaires,  aux  intérêts,  aux 
querelles  du  grand  continent,  et,  bien  que  pénétrés  de  leur 
propre  importance,  comme  tout  petit  peuple  doit  l'être,  bien 
qu'appelant  même  l'univers  entier  barbare,  en  dehors  d'eux, 
leur  regard  ne  se  détachait  pas  de  l'Asie. 

Tant  que  les  Assyriens  furent  indépendants,  les  Grecs ,  fai- 
bles et  éloignés,  ne  comptèrent  que  peu  dans  le  monde  ;  mais, 
comme  le  développement  hellénique  se  trouva  contemporain 
de  la  grande  fortune  des  Arians  Iraniens,  ce  fut  à  cette  épo- 
que qu'en  face  des  maîtres  de  l'Asie  antérieure,  ils  eurent  à. 
opter  entre  l'antagonisme  et  la  soumission.  Le  choix  était  in- 
diqué par  leur  faiblesse.  Ils  acceptèrent  l'mfluence  victorieuse, 
dominatrice,  irrésistible,  du  grand  roi,  et  vécurent  dans  la 
sphère  de  sa  puissance,  sinon  à  l'état  de  sujets,  du  moins  à 
celui  de  protégés. 

Tout,  je  le  répète,  leur  en  faisait  une  obligation.  La  parenté 
avec  les  Asiatiques  était  étroite;  la  civilisation  presque  iden- 
tique dans  ses  bases,  et,  enfin,  sans  le  bon  vouloir  des  Perses, 
c'en  était  fait  des  colonies  ioniennes,  toujours  et  traditionnel- 


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DES   RACES   HUMAINES.  17 

Jement  soutenues  par  la  politique  des  souverains  de  l'Assyrie. 
Or,  de  la  fortune  des  colonies  dépendait  celle  des  métropo- 
les'(l). 

Il  y  avait  ainsi  accord  entre  les  Arians  Grecs  et  les  Arians 
Iraniens.  Le  lien  commun  était  ce  vaste  élément  sémitique  sur 
lequel,  chacun  chez  soi,  ils  avaient  dominé ,  et  qui,  tôt  ou  tard, 
par  une  voie  ou  par  une  autre,  devait  les  absorber  également 
dans  son  unité  agrandie. 

Il  peut  paraître  singulier  que  je  dise  que  les  Arians  Grecs 
eussent  jamais  dominé  chez  eux  le  principe  sémitique,  après 
avoir  démontré  que  la  plus  grande  partie  de  leur  civilisation 
en  était  faite.  Pour  donner  raison  de  cette  contradiction  ap- 
parente, je  n'ai  qu'à  rappeler  une  réserve  inscrite  plus  haut.. 
En  disant  que  la  culture  grecque  était  principalement  d'origine 
sémitique,  je  réservais  un  certain  état  antérieur  que  je  vais 
examiner  maintenant,  et  qui  contient,  avec  trois  éléments 
tout  à  fait  arians,  l'histoire  primitive  de  l'hellénisme  épique. 
Ces  éléments  sont  :  la  pensée  gouvernementale,  l'aptitude  mi- 
litaire, un  genre  bien  particulier  de  génie  littéraire.  Tous  les 
trois  ressortent  de  l'hymen  de  ces  deux  instincts  arians,  la  rai- 
son et  la  recherche  de  l'utile. 

Le  fondement  de  la  doctrine  gouvernementale  des  Arians 
Hellènes  était  la  liberté  personnelle.  Tout  ce  qui  pouvait  ga- 
rantir ce  droit,  dans  la  plus  grande  extension  possible,  était 
bon  et  légitime.  Ce  qui  le  restreignait  était  à  repousser.  Voilà 


(1)  Le  fait  qui  démontre  le  mieux  cet  état  de  choses,  c'est  l'altitude 
de  la  majeure  partie  des  États  grecs  pendant  la  guerre  persique.»A 
la  bataille  de  Platée,  50,000  fantassins  et  une  nombreuse  cavalerie 
hellénique  combattirent  dans  les  rangs  du  grand  roi ,  contre  les 
Athéniens  et  leurs  alliés.  Ces  troupes  furent  fournies,  non  pas  par  les 
Ioniens,  que  je  mets  à  part,  mais  par  les  Béotiens ,  les  Locriens,  les 
Maliens,  les  Thessaliens,  c'est-à-dire  toute  la  Grèce  orientale.  Il  faut 
y  ajouter  encore  les  Phocéens.  Ces  derniers  envoyèrent  2,000  hommes 
aux  Perses.  Par  conséquent,  le  Péloponèse  et  l'Attique,  voilà  tout  ce 
qui  résisialuOn  a  fait  depuis,  de  cette  campagne  d'une  minorité  contre 
la  majorité  de  la  Grèce,  une  gloire  nationale.  (Zumpt,  Mémoires  de 
l'Académie  de  Berlin,  Ueber  den  Stand  der  Bevœlkerung  und  die 
Volksvermehrung  im  Aîterthum,  p.  5.) 


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18  DE   l'inégalité 

le  sentiment ,  voilà  l'opinion  des  héros  d'Homère  :  voilà  qui 
ne  se  retrouve  qu'à  l'origine  des  sociétés  arianes. 

A  l'aurore  des  âges  héroïques,  et  même  longtemps  après, 
les  États  grecs  sont  gouvernés  d'après  les  données,  les  notions 
déjà  observées  dans  l'Inde,  en  Perse,  et  quelque  peu  à  l'ori- 
gine de  la  société  chinoise,  c'est-à-dire  pourvus  d'un  gouver- 
nement monarchique ,  limité  par  l'autorité  des  chefs  de  famille, 
par  la  puissance  des  traditions  et  la  prescription  religieuse. 
On  y  remarque  un  grand  éparpillement  national ,  de  fortes  tra- 
ces de  cette  hiérarchie  féodale  si  naturelle  aux  Arians ,  préser- 
vatif assez  efficace  contre  les  inconvénients  principaux  du  frac- 
tionnement, conséquence  de  l'esprit  d'indépendance  (1).  Rien 
jde  plus  surveillé  dans  Texercice  de  son  pouvoir  qu'Agamemnon, 
le  roi  des  rois-,  rien  de  plus  limité  dans  sa  puissance  que  l'ha- 
bile souverain  dlthaque.  L'opinion  est  maîtresse  dans  ces 
grands  villages  (2),  où  il  n'existe  pas,  sans  doute,  de  jour- 
naux (3),  mais  où  les  ambitieux ,  plus  ou  moins  éloquents,  ne 
manquent  pas  à  la  perturbation  des  affaires.  Pour  bien  com- 
prendre ce  que  c'était  qu'un  roi  grec  aux  prises  avec  les  dif- 
ficultés gouvernementales,  il  n'est  rien  de  mieux  que  d'étudier 
le  coup  d'État  d'Ulysse  contre  les  amants  de  Pénélope.  On  y 

(i)  «  Between  the  différent  degrees  of  ïiellenic  chivalry  a  certain 
«  equality  at  ail  times  prevailed,  which  Ihe  fewness  of  their  numbers 
«  comprend  with  the  population  amidst  whom  they  dwelt  and  the 
«  hereditary  pride  of  a  dominant  race ,  alike  tended  to  préserve.  Wo 
«  find  the  doric  nobles,  too,  in  after  times,  assuming  to  themselves 
«  the  epithet  of  the  Equals.  »  C*est  un  sentiment  tout  à  fait  pareil  et 
d'une  origine  ethnique  rigoureusement  semblable,  qui  a  rendu  si  cher 
à"la  noblesse  du  moyen  âge  le  nom  de  pairs,  traduction  exacte  du 
grec  '0(1,0101.  (W.  To'rrens  Me.  CuUagh,  The  industrial  History  offree 
Nations  (London,  1846,  in-S»,  t.  I,  p.  3.) 

(2)  Athènes  avait  commencé  par  être  une  agrégation  de  plusieurs 
hameaux.  Sparte  était  un  composé  de  cinq  bourgades  et  ne  fut  jamais 
une  ville;  Mantinée  également;  Tégée  en  comptait  huit;  Dymé,  en 
Achaïe,  et  Élis  de  même;  de  même  encore  Mégare  etTanagra.  Jusqu'à 
la  bataille  de  Leuctres ,  la  plupart  des  Arcadiens  n'eurent  aussi  que 
des  villages ,  et  les  Épirotes  les  imitèrent.  (Grote ,  t.  Il,  p.  346.) 

(3)  Les  poètes,  comme  Hésiode  et  Homère,  paraissent  avoir  eu  leur 
franc  parler  contre  les  excès  et  probablement  le  simple  usage  aussi 
du  pouvoir.  (Hésiode,  les  Travaux  et  les  jours,  p.  186.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  19» 

voit  sur  quel  terrain  scabreux  opérait  Tautorité  du  prince, 
même  ayant  de  son  côté  le  droit  et  le  bon  sens. 

Dans  cette  société  vive,  jeune,  altière,  le  génie  arian  inspi- 
rait richement  la  poésie  épique.  Les  hymnes  adressés  aux  dieux 
étaient  des  récits  ou  des  nomenclatures  plutôt  que  des  effusions. 
Le  jour  du  lyrisme  n'était  pas  venu.  Le  héros  grec  combattait 
monté  sur  le  char  arian ,  ayant  à  ses  côtés  un  écuyer  de  sang 
noble,  souvent  royal,  bien  semblable  au  souta  brahmanique, 
et  ses  dieux  étaient  des  dieux-esprits,  indéfinis,  peu  nom- 
breux et  ramenés  facilement  à  une  unité  qui,  mieux  que  tout 
encore ,  sentait  son  origine  voisine  des  monts  hymalayens  (l). 

A  ce  moment  très  ancien,  la  puissance  ci vihsatrice,  initia- 
trice, ne  résidait  pas  dans  le  sud  :  elle  émanait  du  nord.  Elle 
venait  de  la  Thrace  avec  Orphée ,  avec  Musée ,  avec  Linus. 
Les  guerriers  grecs  apparaissaient  grands  de  taille,  blancs  et 
blonds.  Leurs  yeux  portaient  leur  arrogance  dans  Fazur,  et  ce 
souvenir  resta  tellement  maître  de  la  pensée  des  générations 
suivantes,  que  lorsque  le  polythéisme  noir  eut  envahi,  avec 
Taffluence  croissante  des  immigrations  sémitiques ,  toutes  les 
contrées  comme  toutes  les  consciences,  et  eut  Substitué  ses 
sanctuaires  aux  simples  lieux  de  prière  dont  jadis  les  aïeux  se 
contentaient,  la  plus  haute  expression  de  la  beauté,  de  la 
puissance  majestueuse ,  ne  fut  pas  autre  pour  les  Olympiens 
que  la  reproduction  du  type  arian,  yeux  bleus ,  cheveux  blonds^ 
teint  blanc,  stature  élevée,  dégagée,  élancée. 

Autre  signe  d'identité  non  moins  digne  de  remarque.  En 
Egypte,  en  Assyrie,  dans  l'Inde,  on  avait  eu  l'idée  que  les 
hommes  blancs  étaient  dieux  ou  pouvaient  le  devenir,  et  Ton 
admettait  la  possibilité  du  combat  et  de  la  victoire  des  guer- 
riers blancs  contre  les  puissances  célestes.  Les  mêmes  notions 
se  retrouvent  au  sein  des  sociétés  primitives  de  la  Grèce,  ainsi 
que  je  l'ai  dit  à  propos  des  Titans,  et  je  le  répète  ici  de  leurs 
descendants  immédiats,  les  Deucalionides.  Ces  braves  combat- 
tent audacieusement  les  êtres  surnaturels  et  les  forces  person- 

(i)  Voir  dans  le  premier  volume  la  note  sur  le  Vourounas  ariân, 
le  Varouna  hindou  et  TOOpavoç  grée,  et  surtout  ce  qui  a  été  dit  sur 
le  Deus,  puis  sur  les  Titans. 


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20  DE  l'inégalité 

nifiées  de  la  nature.  Diomède  blesse  Vénus  ;  Hercule  tue  les 
oiseaux  sacrés  du  lac  Stymphalide ,  il  étouffe  les  géants,  en- 
tants de  la  terre ,  et  fait  trembler  d'épouvante  la  voûte  des  pa- 
lais infernaux;  Thésée,  parcourant  le  monde  d'en  bas  l'épée 
à  la  main,  est  un  vrai  Scandinave.  En  un  mot,  les  Arians 
-Grecs ,  comme  tous  leurs  parents ,  ont  une  si  haute  opinion 
des  droits  de  la  vigueur,  que  rien  ne  leur  paraît  trop  au-dessus 
de  leurs  prétentions  légitimes  et  d'une  audace  permise. 

Des  hommes  si  avides  d'honneur,  de  gloire  et  d'indépen- 
dance étaient  naturellement  portés  à  se  mettre  au-dessus  les 
uns  des  autres  et  à  réclamer  des  égards  extraordinaires.  Il  ne 
leur  suf usait  pas  de  limiter  de  leur  mieux  l'action  du  pouvoir 
social  et  de  rendre  ce  pouvoir  dépendant  de  leurs  suffrages  : 
ils  voulaient  se  faire  compter,  estimer,  honorer,  non  seulement 
■comme  Arians,  libres  et  guerriers,  mais,  dans  la  masse  des 
guerriers,  des  hommes  libres,  des  Arians,  comme  des  indivi- 
dualités d'élite.  Cette  prétention  universelle  obligeait  chacun 
à  de  grands  efforts ,  et  puisque ,  pour  atteindre  à  l'idéal  pro- 
posé,  il  n'y  avait  d'autre  voie  que  d'être  le  plus  Arian  possible, 
de  résumer  le  plus  les  vertus  de  la  race,  l'on  attacha  une  très 
grande  importance  à  la  pureté  des  généalogies. 

Durant  les  temps  historiques ,  cette  notion  se  pervertit.  On  . 
s'estima  alors  suffisamment  noble ,  quand  la  famille  put  se  dire 
vieille.  Dans  ce  cas ,  elle  mettait  son  orgueil  à  accuser  une  des- 
cendance asiatique  (1).  Mais,  au  début  de  la  nation,  avoir  le 
droit  de  se  vanter  d'être  un  pur  Arian  fut  le  gage  unique  d'une 
supériorité  incontestable.  L'idée  de  la  préexcellence  de  race 
existait  aussi  complète  chez  les  Grecs  primitifs  que  chez  tou- 
tes les  autres  familles  blanches.  C'est  un  instinct  qui  ne  se 
rencontre  bien  entier  que  dans  ce  cercle ,  et  qui  s'y  altère  par 
le  mélange  avec  les  races  jaune  et  noire ,  auxquelles  il  fut 
toujours  étranger. 

(1)  Certaines  familles  athéniennes  semblent  avoir  pu  se  rendre,  avec 
vérité,  ce  témoignage.  Les  Géphyres,  d'où  descendaient  Harmodius  et 
Aristogiton,  portaient  un  nom  chananéen  12^1,  D'^'i^Oi^  geber,  geberim, 
les  forts,  les  puissants,  les  chefs.  (Bœttiger,  t.  I,  p.  206.) 


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DES  RACES  HUMAINES.  21 

Ainsi  la  société  grecque ,  très  neuve  encore ,  se  hiérarchisait 
suivant  la  supériorité  de  naissance.  A  côté  de  la  liberté  et  de 
la  liberté  jalouse  des  Arians  Hellènes,  pas  l'ombre  d'égalité 
entre  les  autres  occupants  du  sol  et  ces  maîtres  audacieux.  Le 
sceptre,  bien  que  donné  en  principe  à  l'élection,  trouva,  par  le 
respect  dont  on  entourait  les  grands  lignages,  une  forte  cause 
de  se  perpétuer  exclusivement  dans  quelques  descendances. 
Sous  certains  rapports  même ,  l'idée  de  suprématie  d'espèce» 
consacrée  par  celle  de  famille,  conduisit  les  Arians  Grecs  à 
des  résultats  comparables  à  ceux  que  nous  avons  observés  en 
Egypte  et  dans  l'Inde,  c'est-à-dire  que,  eux  aussi,  ils  connu- 
rent les  démarcations  de  castes  et  les  lois  prohibitives  des  mé- 
langes. Il  y  a  plus  :  ils  appliquèrent  ces  lois  jusqu'aux  derniers 
temps  de  leur  existence  politique.  On  cite  des  maisons  sacer- 
dotales qui  ne  s'alUaient  qu'entre  elles,  et  la  loi  civile  fut  tou- 
jours dure  pour  les  rejetons  des  citoyens  mariés  à  des  étran- 
gères. Cependant ,  je  me  hâte  de  le  dire,  ces  restrictions  étaient 
faibles.  Elles  ne  pouvaient  avoir  la  même  portée  que  les  lois 
du  Nil  et  de  l'Arya-varta.  La  race  ariane-grecque ,  malgré  la 
conscience  de  sa  supériorité  d'essence  et  de  facultés  sur  les 
populations  sémitiques  qui  la  pénétraient  de  toutes  parts ,  avait 
ce  désavantage  d'être  jeune  d'expérience  et  de  savoir,  tandis 
que  les  autres  étaient  vieilles  de  civilisation.  Ces  dernières 
jouissaient,  à  son  détriment,  d'une  supériorité  extérieure  qui  ne 
permettait  pas  de  les  dédaigner  et  de  se  refuser  complètement 
a  l'alliage.  Bfe  système  des  castes  resta  toujours  à  l'état  d'em- 
bryon :  il  ne  put  se  développer.  L'hellénisme  eut  trop  souvent 
intérêt  à  permettre  les  mésalliances,  et  d'autres  fois  il  se  vit 
forcé  de  les  subb-.  Sous  ce  double  rapport ,  sa  situation  ressem- 
bla beaucoup  à  ce  que  fut  plus  tard  celle  des  Germains. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'idée  nobiliaire  se  montra  extrêmement 
forte  et  puissante  chez  les  Arians  Grecs.  Le  classement  des 
citoyens  ne  se  faisait  que  d'après  la  valeur  de  chaque  descen- 
dance; les  vertus  individuelles  venaient  après  {!).  Je  le  répète 

(1)  Il  faut  que  cette  doctrine  ait  été  bien  solidement  attachée  à  resr 
prit  des  tribus  helléniques ,  par  la  partie  ariane  de  leur  sang,  puisque, 
dans  la  période  démocratique  et  à  Athènes  même,  la  naissance  con- 


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22  DE  L INEGALITE 

donc  :  Fégalité  était  complètement  proscrite.  Chacun,  se  sen- 
tant fier  de  son  extraction,  ne  voulait  pas  être  confondu  dans 
la  foule. 

Et  de  même  que  chacun  prétendait  être  libre,  honoré, 
admii'é,  chacun  aussi  visait  à  commander  autant  que  possible. 
Il  semble  qu'une  telle  tendance  dût  être  difficile  à  réaliser  dans 
une  société  ainsi  faite ,  que  le  roi  lui-même ,  le  pasteur  du  peu- 
ple, avant  d'exprimer  un  avis,  devait  s'enquérir  si  cet  avis  . 
convenait  aux  dieux,  aux  prêtres,  aux  gens  de  haute  naissance, 
aux  guerriers,  au  gros  du  peuple.  Heureusement,  il  restait  des 
ressources  :  il  y  avait  Fesclave ,  l'ancien  autochtone  asservi , 
puis  enfin  les  étrangers.  Voyons  d'abord  ce  qu'était  l'esclave. 

Pour  premier  point,  la  créature  réduite  à  cette  condition 
n'appartenait,  dans  aucun  cas,  à  la  cité.  Tout  homme  né  sur  le 
sol  consacré  et  de  parents  libres  avait  un  droit  imprescriptible 
à  vivre  libre  lui-même.  Sa  servitude  était  illégitime,  emportait 
le  caractère  de  crime,  ne  durait  pas,  n'était  pas.  Si  l'on  réfléchit 
que  la  cité  grecque  primitive  renfermait  une  nation,  une  tribu 
particulière,  et  que  cette  nation,  cette  tribu,  se  considérant 
comme  unique  en  son  espèce,  ne  voyait  le  monde  qu'en  elle- 
même,  on  découvre  dans  cette  prescription  fondamentale  la  pro- 
clamation du  principe  que  voici  :  «  L'homme  blanc  n'est  fait 
«  que  pour  Findépendance  et  la  domination  ;  il  ne  doit  pas  subir, 
«  dans  la  perpétration  de  ses  actes-,  la  direction  d'autrui.  » 

Cette  loi,  évidemment,  n'est  pas  une  invention  locale.  On  la 
retrouve  ailleurs,  on  la  revoit  dans  toutes  les  constitutions  so- 
ciales de  la  famille  que  l'on  peut  observer  d'assez  près  pour  se 
rendre  compte  des  détails.  J'en  tire  la  conséquence  que,  sui- 
vant cette  opinion,  il  n'était  pas  permis  de  réduire  en  servitude 
un  homme  blanc,  c'est-à-dire  un  homme^  et  que  l'oppression, 
quand  elle  était  limitée  aux  individus  des  espèces  noire  et 

serva  toujours  du  prix.  M.  Me.  CuUagh  le  reconnaît  sans  difficulté  : 
«  Regard  for  ancient  lineage  was,  through  every  change  of  plight 
«  and  policy,  fast  rooted  in  the  lonic  mind.  The  old  familles  remained 
a  every  \Yhere,  and  even  in  the  most  démocratie  States,  preserved 
«  certain  political  privilèges  and  whât  they  doubtless  prized  still  more, 
«  cerlain  social  distinction.  »  (T.  I,  p.  239.) 


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DES  KACES   HUMAINES.  23 

jaune,  n'était  pas  censée  constituer  une  violation  de  ce  dogme 
de  la  loi  naturelle. 

Après  la  séparation  des  différentes  descendances  blanches, 
chaque  nation  s'étant  imaginé,  dans  son  isolement  au  milieu 
de  multitudes  inférieures  ou  métisses,  être  Tunique  représen- 
tant de  l'espèce ,  ne  se  fit  aucun  scrupule  d'user  des  préroga- 
tives de  la  force  dans  toute  leur  étendue,  même  sur  les  parents 
que  l'on  rencontrait  et  qui  n'étaient  plus  reconnus  pour  tels, 
du  moment  qu'ils  appartenaient  à  d'autres  rameaux.  Ainsi, 
bien  que,  dans  la  règle,  il  ne  dût  y  avoir  que  des  esclaves  jau- 
nes et  noirs,  il  s'en  fit  pourtant  de  métis  et  ensuite  de  blancs, 
par  une  corruption  de  la  fâcheuse  prescription  antique  dont 
on  avait  involontairement  altéré  le  sens ,  en  en  restreignant  le 
bénéfice  aux  seuls  membres  de  la  cité. 

Une  preuve  sans  réplique  que  cette  interprétation  est  la 
bonne,  c'est  qu'en  vertu  d'une  extension  très  anciennement  ap- 
pliquée, on  ne  voulut  pas  non  plus  pour  esclaves  les  habitants 
des  colonies,  ni  les  alliés,  ni  les  peuples  avec  lesquels  on  avait 
des  rapports  d'hospitalité;  et,  plus  tard  encore,  suivant  une 
autre  règle  qui,  au  point  de  vue  de  la  loi  originelle,  et  dans  un 
sens  ethnique,  n'était  qu'une  assimilation  arbitraire,  on  éten- 
dit cette  franchise  à  toutes  les  nations  grecques. 

Je  vois  ici  une  preuve  que ,  dans  l'Asie  centrale,  les  peuples 
blancs,  au  temps  de  leur  réunion,  s'interdisaient  de  posséder 
leurs  congénères ,  c'est-à-dire  les  hommes  blancs  ;  et  les  Ariaus 
Orecs,  observateurs  incorrects  de  cette  loi  primordiale,  ne 
consentaient  pas  davantage  à  asservir  leurs  congénères,  c'est- 
à-dire  leurs  concitoyens. 

En  revanche,  la  situation  des  prenaiers  possesseurs  de  l'Hel- 
lade,  tels  que  les  Hélotes  et  les  Pénestes,  ressemblait  à  du  ser- 
vage (1).  La  différence  essentielle  était  que  les  populations  sou- 
mises n'habitaient  pas  les  demeures  (2)  du  guerrier  ainsi  que 

(1)  «  As  a  bîrthright  the  HeUenes  claimed  both  in  peace  and  wàr, 
«  exclusive  sway;  and  their  kiogs  are  depicted  as  endued  with  un- 
rf  limited  power  over  the  earth-born  muUitude.  »  (Me.  CuUagh.  1. 1,  p.  6.) 

(2)  Ces  demeures  étaient  des  citadelles  chevaleresques  entourées  de 
4ïabanes.  Elles  dominaient  les  hauteurs  et  étaient  construites  en  frag« 


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24  DE   l'inégalité 

les  esclaves  :  elles  vivaient  sous  leurs  toits  particuliers,  culti- 
vant le  sol  et  payant  des  redevances,  comparables,  en  ceci,  aux 
serfs  du  moyen  âge.  Pour  achever  la  ressemblance ,  au-dessus 
de  ces  manants  se  plaçait  une  espèce  de  bourgeoisie  égale- 
ment exclue  de  l'exercice  des  droits  politiques,  mais  mieux 
traitée  et  plus  riche  que  la  classe  des  paysans.  Ces  hommes,  Per- 
rhèbes  et  Mag'wèto  en  Thessalie  (1),  et  en  Laconie  PériœkeSj 
descendaient  certainement  de  différentes  catégories  de  vaincus. 
Ou  bien  ils  avaient  formé  les  classes  supérieures  de  la  société 
dissoute,  ou  bien  ils  s'étaient  soumis  volontairement  et  par 
capitulations. 

Les  étrangers  domiciliés  avaient  des  droits  analogues  ;  mais,, 
en  somme,  esclaves,  pénestes,  périœkes,  étrangers,  portaient 
le  poids  de  la  suprématie  hellénique. 

Telles  étaient  les  institutions  par  lesquelles  les  Arians 
Grecs,  si  amoureux  de  leur  liberté  personnelle  et  si  jaloux  de 
la  conserver  les  uns  vis-à-vis  des  autres,  trouvaient  à  satisfaire, 
dans  l'intérieur  de  l'État  et  hors  des  temps  de  guerre  et  de 
conquête,  leur  besoin  de  domination.  Le  guerrier  renfermé 
dans  sa  maison  y  était  roi.  Sa  compagne  ariane,  respectée  de 
tous  et  de  lui-même,  avait  aussi  son  parler  franc  devant  le 
pasteur  du  peuple.  Pareille  à  Clytemnestre ,  réponse  grecque 
était  assez  hautaine*  Froissée  dans  ses  sentiments ,  elle  savait 
punir  comme  la  fille  de  Tyndare.  Cette  héroïne  des  temps  pri- 
mitifs (2)  n'est  pas  autre  que  la  femme  altière  aux  cheveux. 

ments  énormes  de  rochers.  Il  est  très  vraisemblable  que  les  cités,  à 
proprement  parler,  n'étaient  que  l'œutre  des  colons  chananéens.  (Me. 
Cullagh,  t.  I,  p.  22.)  —  Disons  à  ce  propos  qu'en  Italie  on  a  trop  long- 
temps attribué  aux  populations  aborigènes  ces  vastes  et  solides  cons- 
tructions nommées  pélasgiques  ou  cyclopéennes.  Les  tribus  agricoles, 
qui  composaient  ces  races  dites  autochtones  n'étaient  nullement 
capables  de  concevoir  ni  d'exécuter  de  pareils  labeurs,  et  on  est 
d'autant  plus  autorisé  à  en  reporter  le  mérite  soit  aux  Arians  Hellènes, 
soit  même  à  leurs  pères,  les  Titans,  que,  dans  la  Péninsule,  le  sou- 
venir des  murailles  cyclopéennes  est  intimement  uni  à  celui  des  Tyr- 
rhéniens.  La  porte  de  Mycènes  est  aussi  une  construction  essentiel- 
lement hellénique. 

(1)  Grote,  History  of  Greece^  t.  II,  p.  370  et  passim. 

(2)  Grote,  t.  II,  p.  113.  —  La  femme  grecque  d'Homère  est  infiniment 


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DES  BACES  HUMAINES.  25 

blonds,  aux  yeux  bleus ,  aux  bras  blancs,  que  nous  avons  déjà 
vue  aux  côtés  des  Pandavas,  et  que  nous  retrouverons  chez  les 
Celtes  et  dans  les  forêts  germaniques.  Pour  elle,  l'obéissance 
passive  n'était  pas  faite. 

Cette  noble  et  généreuse  créature,  assise  vis-à-vis  de  son  belli. 
queux  époux,  auprès  du  foyer  domestique,  apparaissait  en- 
tourée d'enfants  soumis  jusqu'à  la  mort  inclusivement  aux  vo- 
lontés paternelles.  Les  flls  et  les  filles  marquaient,  dans  la  mai- 
son, le  premier  degré  de  l'obéissance  :  des  représentations  de 
leur  part  n'étaient  pas  de  mise.  Mais,  une  fois  sorti  de  la  de- 
meure des  aïeux,  le  fils  allait  fonder  une  autre  souveraineté 
domestique,  et  pratiquait  à  son  tour  ce  qu'il  avait  appris. 
Après  les  enfants  venaient  les  esclaves  :  leur  situation  subor- 
donnée n'avait  rien  de  trop  pénible.  Qu'ils  eussent  été  achetés 
pour  un  certain  poids  d'argent  ou  d'or,  ou  acquis  par  échange 
en  retour  de  taureaux  et  de  génisses ,  ou  bien  encore  que  le 
sort  de  la  guerre  les  eût  jetés  aux  mains  de  leurs  vainqueurs 
comme  épaves  d'une  ville  prise  d'assaut ,  les  esclaves  étaient 
plutôt  des  sujets  que  des  êtres  abandonnés  à  tous  les  caprices 
des  propriétaires. 

D'ailleurs,  un  des  caractères  saillants  des  sociétés  jeunes, 
c'est  la  mauvaise  entente  de  ce  qui  est  productif  (1),  et  cette 
heureuse  ignorance  rendait  assez  douce  l'existence  des  escla- 
ves grecs.  Soit  que,  confondus  avec  les  serfs,  ils  gardassent  les 
troupeaux  sur  les  rives  du  Pénée  et  de  l'Achéloûs,  soit  que, 
dans  l'intérieur  du  manoir,  ils  eussent  à  vaquer  aux  travaux 
sédentaires,  ce  qu'on  exigeait  d'eux  était  minime,  parce  que 

supérieure  à  Tépouse  des  âges  civilisés  ou  sémitisés.  Voir  Pénélope, 
Hélène,  dans  VOdyssêe,  et  la  reine  des  Phéaciens.  Elle  a,  tout  à  la  fois, 
plus  de  gravité,  de  considération  et  de  liberté.  Cette  première  insti- 
tution s'était  un  peu  conservée  chez  les  Macédoniens,  à  en  juger  par 
le  rôle  que  joue  Olympias  dans  les  affaires  d'Alexandre.  Comparer 
aussi  les  mœurs  des  Doriens  de  Sparte.  (Bœttiger,  t.  Il,  p.  61.) 
,  (1)  Le  préjugé  général  des  races  arianes  engendre  d'ailleurs  cette 
incapacité  :  pour  elles ,  la  première  notion  du  droit  de  propriété,  c'est 
la  conquête,  et,  comme  le  dit  très  bien  un  historien  anglais,  «  the 
helîenic  idea  of  propertv  was  spoil  whether  acquired  by  land  or 
sea.  »  (Me.  Cullagh ,  t.  1 ,  9.  18.) 

2 


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^6  DE  l'inégalité 

les  maîtres  avaient  eux-mêmes  peu  de  besoins.  Les  repas 
étaient  promptement  apprêtés.  Le  chef  du  logis  se  chargeait, 
le  plus  souvent,  de  tuer  les  bœufs  ou  les  moutons,  et  de  jeter 
leurs  quartiers  dans  les  chaudières  d'airain.  Il  y  prenait  plaisir. 
C'était  une  politesse  envers  ses  hôtes  que  de  ne  pas  laisser  à 
des  mains  serviles  le  soin  de  leur  bien-être.  Y  avait-il  à  faire 
dans  le  domaine  œuvre  de  maçon  ou  de  charpentier,  le  maî- 
tre encore  ne  dédaignait  pas  de  manier  la  doloh-e  et  la  hache. 
Fallait-il  garder  les  troupeaux,  il  n'y  répugnait  pas  davantage. 
Soigner  les  arbres  du  verger,  les  tailler,  les  émonder,  il  s'en 
chargeait  volontiers.  En  somme ,  les  travaux  des  esclaves  ne 
s'accomplissaient  pas  sans  la  participation  du  guerrier,  tandis 
que  les  femmes,  réunies  autour  de  réponse,  tissaient  avec 
elle  à  la  même  toile ,  ou  préparaient  la  laine  des  mêmes  toi- 
sons. ' 

Rien  donc  ne  contribuait  nécessairement  à  empirer  la  con- 
dition de  l'esclave,  puisque  tout  labeur  était  assez  honorable 
pour  que  le  chef  de  la  maison  y  prît  une  part  constante.  Puis 
il  y  avait  au  logis  identité  d'idées  et  de  langage.  Le  guerrier 
n'en  savait  guère  plus  long  que  ses  serviteurs  sur  les  choses 
du  monde  et  de  la  vie.  S'il  arrivait  mi  poète,  un  voyageur,  \m 
sage,  qui,  après  le  repas,  eût  quelques  récits  à  faire  entendre, 
les  esclaves,  rassemblés  autour  du  foyer,  avaient  leur  part  de 
l'enseignement.  Leur  expérience  se  formait  comme  celle  du 
plus  noble  champion.  Les  conseils  de  leur  vieillesse  étaient 
aussi  bien  accueillis  que  slls  étaient  sortis  d'une  bouche  libre 
et  illustre. 

Que  restait-il  donc  au  maître?  Il  lui  restait  toutes  lespréro- 
:gatives  d'honneur,  et  encore  des  avantages  positifs.  Il  était  le 
seul  homme  de  la  maison,  le  pontife  du  foyer.  Il  avait  seul  le 
droit  d'offrir  des  sacrifices.  Il  défendait  là  communauté,  et, 
couvert  de  ses  armes,  superbement  vêtu,  prenait  sa  part  de  la 
liberté  commune  et  du  respect  rendu  à  tous  les  citoyens  de  la 
cité.  Mais,  encore  une  fois,  à  moins  que  son  caractère  ne  fût 
'exceptionnellement  cruel,  qu'il  n'exerçât  sur  ses  entours  l'action 
d'un  insensé,  ni  la  cupidité  ni  la  coutume  ne  le  portaient  à 
opprimer  son  esclave,  qui  ne  subissait  d'autre  malheur  réel 


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DES  RACES   HUMAINES.  27 

que  celui  d'être  dominé.  Les  dieux  avaient-ils  donné  à  ce  ser- 
viteur un  talent  quelconque,  de  la  beauté  ou  de  l'esprit,  il  de- 
venait le  conseiller,  tenait  tête  à  chacun ,  et  jouait  le  rôle  du 
bossu  phrygien  chez  Xanthus. 

Ainsi  l'Arian  Grec ,  souverain  chez  lui ,  homme  libre  sur  la 
place  publique,  vrai  seigneur  féodal,  dominait  sans  réserve  son 
entourage,  enfants,  serfs  et  bourgeois. 

Tant  que  régna  Tinfluence  du  Nord ,  les  choses  restèrent  à 
peu  près  partout  dans  cette  situation  ;  mais  lorsque  les  immi- 
grations asiatiques,  les  révolutions  de  toute  espèce  arrivées  à 
rintérieur  eurent  troublé  les  rapports  originaires,  et  que  l'ins- 
tinct sémitique  commença  à  se  faire  plus  fortement  sentir,  la 
scène  changea  tout  à  fait. 

Pour  premier  point,  la  religion  se  compliqua.  Depuis  long- 
temps les  simples  notions  arianes  avaient  été  abandonnées.  Sans 
doute  elles  étaient  altérées  déjà  à  l'époque  où  les  Titans  com- 
mencèrent à  pénétrer  dans  la  Grèce.  Mais  les  croyances  qui 
leur  avaient  succédé,  assez  spiritualistes  encore,  perdirent  pied 
de  plus  en  plus.  Kronos,  usurpateur,  suivant  la  formule  théo-^ 
logique,  du  sceptre  d'Ouranos,  fut  à  son  tour  détrôné  par 
Jupiter.  Des  sanctuaires  s'ouvrirent  à  l'infini,  des  pontificats 
inconnus  jadis  trouvèrent  des  croyants,  et  les  rites  les  plus 
extravagants  s'emparèrent  de  la  faveur  générale.  On  appelle, 
dans  les  écoles,  cette  fièvre  d'idolâtrie  Y  aurore  de  la  civi- 
lisation. 

Je  n'y  contredis  pas  :  il  est  certain  que  le  génie  asiatique 
était  aussi  mûr  et  même  pourri  que  le  génie  arian-grec  était 
inexpérimenté  et  ignorant  de  ses  voies  futures.  Ce  dernier,  en- 
core étourdi  de  la  longue  traite  que  venaient  de  faire  ses  au- 
teurs mâles  à  travers  tant  de  pays  et  de  hasards,  n'avait  pas 
encore  trouvé  le  loisir  de  se  raffiner.  Je  ne  doute  cependant 
pas  que,  s'il  avait  eu  assez  de  temps  pour  se  reconnaître  avant 
de  tomber  sous  l'influence  assyrienne,  il  n'eût  agi  mieux,  et  de 
façon  à  devancer  la  civilisation  européenne.  Il  aurait  pu  faire 
entrer  une  plus  grande  part  de  son  originalité  dans  les  desti- 
nées des  peuples  helléniques.  Peut-être  aurait-il  donné  moins 
de  hauteur  à  leurs  triomphes  artistiques;  mais  leur  vie  politi- 


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2S  DE  l'inégalité 

que,  plus  digne,  moins  agitée,  plus  noble,  plus  respectable, 
aurait  été  beaucoup  plus  longue.  Malheureusement,  les  mas- 
ses arianes-grecques  n'étaient  pas  comparables  en  nombre  aux 
immigrations  d'Asie  (1). 

Je  ne  date  pas  la  révolution  opérée  dans  les  instincts  des 
nations  grecques  du  jour  où  se  firent  les  mélanges  avec  les  co- 
lonisations sémitiques,  ou  les  établissements  des  Doriens  dans 
le  Péloponèse,  et,  plus  anciennement,  ceux  des  Ioniens  dans 
l'Attique.  Je  me  contente  de  partir  du  moment  où  les  résultats 
de  tous  ces  faits  modifièrent  la  pondération  des  races.  Alors 
l'ancien  gouvernement  monarchique  prit  fin.  Cette  forme  de 
royauté  équilibrée  avec  une  grande  liberté  individuelle,  par 
raccord  des  pouvoirs  publics ,  ne  convenait  plus  au  tempéra- 
ment passionné,  irréfléchi,  incapable  de  modération,  de  la 
race  métisse  alors  produite.  Désormais,  il  fallait  du  nouveau. 
L'esprit  asiatique  était  en  état  d'imposer  à  ce  qui  restait  d'es- 
prit arian  un  compromis  conforme  à  ses  besoins ,  et  il  put,  tant 
il  était  fort,  ne  laisser  à  son  associé  que  des  apparences  pour 
satisfaire  ce  goût  de  liberté  si  indélébile  dans  la  nature  blan- 
che, que,  quand  la  chose  n'existe  pas,  c'est  alors  surtout 
qu'on  cherche  à  mettre  le  mot  en  relief. 

Au  lieu  de  la  pondération ,  on  voulut  de  l'excessif.  Le  génie 
de  Sem  poussait  à  l'absolutisme  complet-  Lemouvement  était 
irrésistible.  Il  ne  s'agissait  que  de  savoir  entre  quelles  mains 
la  puissance  allait  résider.  La  confier,  telle  qu'on  la  voulait 
faire,  à  un  roi,  à  un  citoyen  élevé  au-dessus  de  tous  les  autres, 
c'était  demander  l'impossible  à  des  groupes  hétérogènes  qui 
n'avaient  pas  assez  d'unité  pour  se  réunir  sur  un  terrain  aussi 

(î)  On  a  fait  d'immenses  orogrès  dans  la  compréhension  de  la  mytho- 
logie hellénique.  La  distinction  est  parfaitement  établie  entre  les 
dogmes,  les  cultes  et  les  rites  venus  d*Asie  et  ceux  qui  ont  eu  leurs 
sources  dans  des  notions  européennes.  Ce  qui  reste  à  faire  mainte- 
nant est  d'une  grande  difficulté,  mais  aussi  d'un  grand  intérêt.  On 
sait  que  les  mystères  cabires  et  lelchines  sont  sémitiques,  et  que  Tora- 
cle  dodonéen  est,  pour  le  fond  du  moins,  d'institution  septentrionale. 
Ce  qu'il  faudrait  maintenant,  c'est  séparer  les  données  arianes  des 
mélanges  finnois.  La  proportion  de  ces  éléments  religieux  divers ,  sémi- 
tique, arian,  finnique,  donnerait  la  composition  exacte  du  sang  grec. 


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DES   RACES   HUMAINES.  29 

étroit.  L'idée  répugnait  aux  traditions  libérales  des  Arians. 
L'esprit  sémitique ,  de  son  côté ,  n'avait  pas  de  fortes  raisons 
d'y  tenir  :  il  était  habitué  aux  formes  républicaines  en  vigueur 
sur  la  côte  de  Chanaan.  Incapable  d'ailleurs  de  se  plier  à  la 
régularité  de  l'hérédité  dynastique  (1),  il  ne  souhaitait  pas  une 
institution  qui,  chez  lui,  n'avait  jamais  puisé  son  origine  dans 
le  choix  fibre  du  peuple,  mais  toujours  dans  la  conquête  et  la 
violence,  et,  souvent,  dans  la  violence  étrangère.  Je  ne  fais 
d'exception  que  pour  le  royaume  juif.  On  imagina  donc,  en 
Grèce,  de  créer  une  personne  fictive,  la  Patrie  (2),  et  on  or- 
donna au  citoyen ,  par  tout  ce  que  l'homme  peut  imaginer  de 
plus  sacré  et  de  plus  redoutable ,  par  la  loi ,  le  préjugé ,  le  pres- 
tige de  l'opinion  publique,  de  sacrifier  à  cette  abstraction  ses 
goûts,  ses  idées,  ses  habitudes,  jusqu'à  ses  relations  les  plus 
intimes,  jusqu'à  ses  affections  les  plus  naturelles,  et  cette  abné- 
gation de  tous  les  jours ,  de  tous  les  instants ,  ne  fut  que  la 
menue  monnaie  de  cette  autre  obligation  qui  consistait  à  don- 
ner, sur  un  signe,  sans  se  permettre  un  murmure,  sa  dignité, 
sa  fortune  et  sa  vie ,  aussitôt  que  cette  même  patrie  était  cen- 
sée vous  les  demander. 

L'individu ,  la  patrie  l'enlevait  à  l'éducation  domestique  pour 
le  livrer  nu,  dans  un  gymnase,  aux  immondes  convoitises  de 
maîtres  choisis  par  elle.  Devenu  homme ,  elle  le  mariait  quand 
elle  voulait.  Quand  elle  voulait  aussi,  elle  lui  reprenait  sa 
femme  pour  la  transmettre  à  un  autre ,  ou  lui  attribuait  des 
enfants  qui  n'étaient  pas  de  lui,  ou  encore  ses  enfants  propres, 
elle  les  envoyait  continuer  une  famille  près  de  s'éteindre.  Pos- 


(1)  «  The  heroic  notion  of  the  unity  of  Ihe  state  being  centred  in 
i<  Uie  royal  Une  was  already  shaken.  Many-af  the  less  potent  nobles 
«  saw,  in  the  greater  distribution  of  authority,  a  pathway  opened  to 
«  their  ambition.  »  (Me.  CuUagh,  t.  I,  p.  21.) 

(2)  «  In  the  days  of  the  monarchy  the  word  which  subsequently  was 
«  used  to  dénote  a  city  (ttoXiç)  and  finally  a  state,  signified  no  more  than 
i  the  caslle  of  the  prince.  »  (Me.  Cullagh,  t.  I,  p.  22.)  —  De  même,  à 
7iotre  époque  féodale,  on  n'employait  guère  le  mot  patrie,  qui  ne  nous 
est  vraiment  revenu  que  lorsque  les  couches  gallo-romaines  ont  relevé 
la  tête  et  joué  un  rôle  dans  la  politique.  C'est  avec  leur  triomphe  que 
5e  patriotisme  a  recommencé  à  être  une  vertu. 

2. 


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1 


30  DE  l'inégalité  .         * 

sédaiMl  un  meuble  dont  la  forme  n'agréait  pas  à  la  patrie,  la? 
patrie^onfisquait  l'objet  scandaleux  et  en  punissait  sévèrement 
le  propriétaire.  Votre  lyre  comptait  une  corde ,  deux  de  plus 
que  la  patrie  ne  le  trouvait  bon,  Texil.  Enfin,  le  bruit  se  ré- 
pandaît-il  que  le  triste  citoyen  ainsi  morigéné  obéissait  trop 
bien  aux  caprices  incessants ,  constamment  renouvelés  de  son 
despote  nerveux  et  acariâtre,  enuiimot,  pouvait-on,  non  pas 
même  prouver,  mais  penser  qu'il  était  immodérément  honnête 
homme,  la  patrie,  perdant  patience,  lui  mettait  la  besace  sur 
le  dos,  le  faisait  saisir  et  conduire,  malfaiteur  d'un  nouveau 
genre ,  à  la  frontière  la  plus  voisine ,  en  lui  disant  :  Va  et  ne 
reviens  plus! 

Si,  contre  tant  et  de  si  effroyables  exigences,  la  victime ^ 
cependant  un  peu  émue,  tentait  de  regimber,  ne  fût-ce  qu'en 
paroles,  il  y  avait  la  mort,  souvent  avec  tortures,  le  déshon- 
neur, la  ruine  certaine  de  la  famille  entière  du  coupable,  qui^ 
repoussée  par  tous  les  gens  assez  vertueux  pour  s'indigner  du 
crime ,  mais  non  pas  assez  pour  encourir  le  châtiment  d'Aris- 
tide, devait  s'estimer  très  heureuse  d'échapper  à  Findignation, 
aux  pierres  et  aux  couteaux  de  tous  les  patriotes  de  carre- 
fours. 

En  récompense  d'une  abnégation  si  grande ,  on  demande  si 
la  patrie  accordait  des  compensations  suffisamment  magnifi- 
ques? Sans  doute  :  elle  autorisait  pleinement  chacun  à  dire  de 
lui-même,  en  délirant  d'orgueil  :  Je  suis  Athénien,  je  suis 
Lacédémonien ,  ïhébain,  Argien,  Corinthien,  titres  fastueux,, 
appréciés,  au-dessus  de  tous  les  autres,  au  long  d'un  rayon 
de  dix  lieues  carrées,  et  qui,  au  delà  et  dans  le  pays  grec 
même,  pouvait,  sous  certaines  circonstances,  valoir  le  fouet 
ou  la  corde  à  qui  s'en  serait  pavané.  En  tout  cas,  c'était  une 
garantie  de  haine  et  de  mépris.  Pour  surcroît  d'avantages,  le 
citoyen  se  flattait  hautement  d'être  libre ,  parce  qu'il  n'était 
pas  soumis  à  un  homme,  et  que,  s'il  rampait  avec  une  servilité 
sans  égale,  c'était  aux  pieds  de  la  patrie.  Troisième  et  dernière 
prérogative  :  s'il  obéissait  à  des  lois  qui  n'émanaient  pas  de- 
l'étranger,  ce  bonheur,  tout  à  fait  indépendant  du  mérite  in- 
trinsèque de  la  législation,  s'appelait  posséder  l'isonomie ,  et 


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DES  BACES  HUMAINES.  3t 

passait  pour  incomparable.  Voilà  tous  les  dédommagements,  et 
encore  n'ai-je  pas  épuisé  la  liste  des  charges  (1). 

Le  mot  patrie  couvrait  en  définitive  une  pure  théorie.  La 
patrie  n'était  pas  de  chair  et  d'os.  Elle  ne  parlait  pas,  elle- ne 
marchait  pas,  elle  ne  commandait  pas  de  vive  voix,  et,  quand 
elle  rudoyait,  on  ne  pouvait  pas  s'excuser  parlant  à  sa  per~ 
sonne.  L'expérience  de  tous  les  siècles  a  démontré  qu'il  n'est 
pire  tyrannie  que  celle  qui  s'exerce  au  profit  des  fictions,  êtres 
de  leur  nature  insensibles,  impitoyables,  et  d'une  impudence 
sans  bornes  dans  leurs  prétentions.  Pourquoi  ?  C'est  que  les 
fictions,  incapables  de  veiller  elles-mêmes  à  leurs  intérêts, 
délèguent  leurs  pouvoirs  à  des  mandataires.  Ceux-ci ,  n'étant 
pas  censt.  agir  par  égoïsme ,  acquièrent  le  droit  de  commettre 
les  plus  grandes  énormités.  Ils  sont  toujours  innocents  lors- 
qu'ils frappent  au  nom  de  l'idole  dont  ils  se  disent  les  prêtres. 

Il  fallait  des  représentants  à  la  patrie.  Le  sentiment  arian , 
qui  n'avait  pu  résister  à  l'importation  de  cette  monstruosité 
chananéenne,  fut  assez  séduit  par  la  proposition  de  confier  la 
délégation  suprême  aux  plus  nobles  familles  de  l'État ,  point 
de  vue  conforme  à  ses  idées  naturelles.  A  la  vérité,  dans  les 
époques  où  il  avait  été  livré  a  lui-même,  il  n'avait  jamais  ad- 
mis que  les  vénérables  distinctions  de  la  naissance  constituas- 
sent un  droit  exclusif  au  gouvernement  des  citoyens.  Désormais 
il  était  assez  perverti  pour  admettre  et  subir  les  doctrines  ab- 
solues, et,  soit  que  l'on  conservât,  dans  les  nouvelles  constitu- 
tions, un  ou  deux  magistrats  suprêmes  appelés  tantôt  rois, 
tantôt  archontes,  soit  que  la  puissance  executive  résidât  dans 
un  conseil  de  notiles,  l'omnipotence  acquise  à  la  patrie  fut 

(l)Les  modernes  admirateurs  du  patriotisme  grec  l'exposent  tous,, 
à  peu  de  chose  près,  comme  M.  Me.  Cullagli.  Voilà  la  définition  de  cet 
économiste  :  «  However  they  (the  greek  states)  might  differ  in  internai 
«  forms,  the  but  of,  al!  was  to  make  every  free  man  feel  himself  a  part 
«  of  the  State  and  so  to  organise  the  state  as  to  concentrate  its  power, 
a  when  required,  in  faveur  of  the  least  of  its  injured  members  or  for 
«  Ihe  punishment  of  themost  powerful  contemner  of  the  law.  »  (Me.  Cul- 
lagh,  t.  I,  p.  142.)  —  Ces  principes-là  peuvent  s'écrire  ou  se  dire; 
mais  personne  ayant  le  sens  commun,  n'ignore  qu'ils  sont  imprati- 
cables, et,  par  conséquent,  ne  valent  pas  ce  qu'ils  coûtent. 


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32  DE  l'inégalité 

exercée  uniquement  par  les  chefs  des  grandes  familles;  en  un 
mot,  le  gouvernement  des.cités  grecques  se  modela  complète- 
ment sur  celui  des  villes  phéniciennes. 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  est  indispensable  d'intercaler  ici 
une  observation  d'une  haute  importance.  Tout  ce  qui  précède 
s'applique  à  la  Grèce  savante,  civilisée,  à  demi  et  même  déjà 
plus  qu'à  demi  sémitique.  Pour  la  Grèce  septentrionale,  do- 
minatrice aux  premiers  âges,  et,  en  ce  moment,  retombée 
dans  l'ombre,  les  faits  que  j'expose  ne  la  concernent  nulle- 
ment. Cette  partie  du  territoire,  restée  beaucoup  plus  ariane 
que  l'autre,  avait  vu  ses  domaines  se  circonscrire. 

La  frontière  sud,  envahie  par  les  populations  sémitisées, 
s'était  resserrée.  Plus  on  montait  vers  le  nord ,  plus  l'ancien 
sang  grec  avait  conservé  de  pureté.  Mais,  en  somme,  la  Thes- 
salie  était  elle-même  déjà  souillée,  et  il  fallait  arriver  jusqu'à 
la  Macédoine  et  à  l'Épire  pour  se  retrouver  au  milieu  des  tra- 
ditions anciennes. 

Au  nord-est  et  au  nord-ouest,  ces  provinces  avaient  égale- 
ment perdu  un  voisinage  ami.  Les  Thraces  et  les  lUyriens,  en- 
vahis et  transformés  par  les  Celtes  et  les  Slaves,  ne  se  comp- 
taient plus  comme  Arians.  Cependant  le  contact  de  leurs 
éléments  blancs,  mêlés  de  jaunes,  n'avait  pas  pour  les  Grecs 
septentrionaux  les  suites  à  la  fois  fébriles  et  débilitantes  qui 
caractérisaient  les  immixtions  asiatiques  du  sud. 

Ainsi  limités,  les  Macédoniens  et  les  Épirotes  se  maintinrent 
plus  fidèles  aux  instincts  de  la  race  primitive.  Le  pouvoir  royal 
se  conserva  chez  eux  :  la  forme  républicaine  leur  demeura  in- 
connue aussi  bien  que  l'exagération  de  puissance  accordée  au 
dominateur  abstrait  appelé  la  patrie.  On  ne  pratiqua  pas,  dans 
ces  contrées  peu  vantées ,  le  grand  perfectionnement  attique. 
En  revanche ,  on  se  gouverna  noblement  avec  des  notions  de 
liberté  qui  possédaient  en  utilité  réelle  l'équivalent  de  ce  qu'el- 
les avaient  de  moins  en  arrogance.  On  ne  fit  pas  tant  parler 
de  soi;  mais  on  ne  vécut  pas  non  plus  d'une  existence  de  ca- 
tastrophes. Bref,  même  dans  le  temps  où  les  Grecs  du  sud , 
ayant  peu  conscience  de  l'impureté  de  leur  sang,  se  deman- 
daient entre  eux  si  vraiment  les  Macédoniens  et  leurs  alliés 


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DES   RACES   HUMAINES.  33 

valaient  la  peiae  d'être  considérés  comme  des  compatriotes  et 
non  comme  des  demi-barbares,  ils  n'osèrent  jamais  contester 
à  ces  peuples  un  grand  et  brillant  courage  et  une  habileté  sou- 
tenue dans  l'art  de  la  guerre.  Ces  nations  peu  estimées  avaient 
encore  un  autre  mérite  dont  on  ne  s'apercevait  pas  alors ,  et 
qui,  plus  tard,  devait  se  rendre  de  lui-même  remarquable  • 
c'est  que ,  tandis  que  la  Grèce  sémitique  ne  pouvait ,  au  prix 
de  torrents  de  sang,  souder  ensemble  ses  antipathiques  natio- 
nalités éparses,  les  Macédoniens  possédaient  une  cohésion  et 
une  force  d'attraction  qui  s'exerçaient  avec  succès ,  et,  de  pro- 
che en  proche ,  tendaient  à  agrandir  la  sphère  de  leur  puissance 
en  y  incorporant  les  peuples  voisins.  Sur  ce  point ,  ils  suivaient 
exactement,  et  par  les  mêmes  motifs  ethniques ,  la  destinée  de 
leurs  parents,  les  Arians  Iraniens,  que  nous  avons  vus  réunir 
de  même  et  concentrer  les  populations  congénères  avant  de 
marcher  à  la  conquête  des  États  assyriens.  Ainsi ,  le  flambeau 
arian,  j'entends  le  flambeau  politique,  brûlait  réellement, 
bien  que  sans  éclairs  et  sans  éclats,  dans  les  montagnes  macé- 
doniennes. En  cherchant  dans  toute  la  Grèce ,  on  ne  ie  voit 
plus  exister  que  là. 

Je  reviens  au  sud.  Le  pouvoir  absolu  de  la  patrie  fut  donc 
délégué  à  des  corps  aristocratiques ,  aux  meilleurs  des  hom- 
mes, suivant  l'expression  grecque  (1),  et  ils  l'exercèrent  natu- 
rellement ,  comme  ce  pouvoir  absolu  et  sans  réplique  pouvait 
être  exercé,  avec  une  âpreté  digne  de  la  côte  d'Asie.  Si  les 
populations  avaient  encore  été  arianes ,  il  en  serait  résulté  de 
grandes  convulsions,  et,  après  un  temps  d'essai  plus  ou  moins 
prolongé,  la  race  aurait  rejeté  unanimement  un  régime  mal 
fait  pour  elle.  Mais  la  tourbe  plus  qu'à  demi  sémitique  ne  pou- 
Ci)  on  les  appelait  aussi,  comme  chez  nous,  les  gens  bien  nés, 
eÙTrarpiSat.  Ces  nobles  ont  laissé  quelques  noms.  On  connaît  encors 
les  Codrides ,  les  Médontides,  les  Alcméonides,  les  Géphyres  d'Athè- 
nes, les  Penthélides  de  Milylène,  les  Basilides  d'Erythrée,  les  Néléides 
deMilet,  les  Bacchiades  de  Corinthe,  les  Ctésippides  d'Épidaure,  les 
Ératldes  de  Rhodes,,  les  Hippotadées  de  Cos  et  de  Cnide,  les  Aleuades 
de  tarisse,  les  Opheltiades  et  les  Kléonymides  de  Thébes;  les  Deuca- 
lionides,  qui  avaient  régné  à  Delphes  depuis  l'arrivée  de  leur  éponyme. 
(Mac  Cullagh,  t.  I,  p.  lo.) 


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34  DE  l'inégalité 

vait  avoir  de  ces  délicatesses.  Elle  ne  devait  jamais  s'en  pren- 
dre à  l'essence  du  système ,  et  jamais ,  en  effet ,  il  n'y  eut  en 
(jrèce,  jusqu'aux  derniers  jours,  la  moindre  insurrection  ni 
des  grands  ni  du  peuple  contre  le  régime  arbitraire.  Toute  la 
discussion  resta  bornée  à  cette  considération  secondaire,  de 
savoir  à  qui  devait  appartenir  la  délégation  omnipotente. 

Les  nobles,  arguant  du  droit  de  premier  occupant,  appuyaient 
leurs  prétentions  sur  la  possession  traditionnelle,  et  ils  éprou- 
vèrent combien  cette  doctrine  était  difficile  à  maintenir  en  face 
d'un  danger  permanent,  inhérent  aux  sommées  mêmes  du  sys- 
tème, et  qui  naissait  de  l'absolutisme.  Toute  chose  violente  pos- 
sède en  soi  une  force  d'une  nature  spéciale  :  cette  force ,  par 
ses  écarts  ou  même  son  usage  simple,  produit  des  périls  qui 
ne  peuvent  être  conjurés  qu'au  prix  d'une  tension  permanente. 
Or,  l'unique  moyen  de  réaUser  cette  immobilité  se  trouve  dans 
une  concentration  énergique.  C'est  pourquoi  la  délégation  des 
pouvoirs  illimités  de  la  patrie  penchait  constamment  à  se  ré- 
sumer entre  les  mains  d'un  seul  homme.  Ainsi,  pour  combat- 
tre uiîe  nuée  d'inconvénients ,  on  se  mettait  à  perpétuité  sous 
le  coup  d'un  autre  embarras  jugé  très  redoutable,  fort  détesté, 
maudit  par  toutes  les  générations,  et  qu'on  nomma  la  tyrannie. 

L'origine  et  la  fondation  de  la  tyrannie  étaient  aussi  faciles 
à  découvrir  et  à  prévoir  qu'impossibles  à  empêcher.  Lorsque, 
par  suite  de  l'état  de  compétition  perpétuelle  des  cités,  la  pa- 
trie périclitait,  ce  n'était  plus  un  conseil  de  nobles  qui  se  trou- 
vait capable  de  faire  face  à  une  crise  :  c'était  un  citoyen  seul 
qui,  bon  gré,  mal  gré ,  absorbait  l'action  gouvernementale.  Dès 
ce  moment,  chacun  pouvait  se  demander  si,  le  danger  passé, 
le  sauveur  consentirait  à  lâcher  la  délégation,  et,  au  lieu  de  faire 
frémir  tout  le  monde,  s'en  retournerait  frémir  lui-même  du  trop 
grand  'service  qu'il  avait  rendu  à  la  patrie. 

Autre  cas  :  un  citoyen  était  riche,  puissant,  considéré;  sa 
haute  position  portait  nécessairement  ombrage  aux  nobles;  Im- 
possible de  ne  pas  lui  laisser  deviner  quelque  chose  de  cette 
méfiance.  A  moins  d'être  aveugle,  il  s'apercevait  qu'un  jour 
ou  l'autre  un  piège  lui  serait  tendu,  qu'il  y  tomberait,  et  qu'il 
serait  victime  d'aune  proscription  proportionnée  en  dureté  à 


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DES  BAGES  HUMAINES.  35 

réclat  de  ses  mérites,  à  rimportance  de  sa  fortune,  à  l'étendue 
de  son  crédit.  Plus  donc  il  avait  de  moyens  de  renverser  l'au- 
torité légitime  et  de  prendre  sa  place ,  plus  il  avait  de  raisons 
de  n'y  pas  manquer.  A  défaut  d'ambition ,  il  y  allait  de  son 
bien  et  de  sa  tête  (1).  Il  s'ensuivit  que  le  prétendu  état  répu- 
blicain des  villes  grecques  fut  presque  constamment  éclipsé 
par  Taccident  inévitable  des  tyrannies ,  et  ce  qui  devait  faire 
l'exception  se  trouva  la  règle. 

Aussitôt  que  régnait  un  tyran,  on  se  plaignait  de  ce  qu'on 
ne  remarquait  pas  sous  le  gouvernement  légal  :  on  se  plaignait 
de  voir  l'autorité  excessive,  arbitraire,  dégradante;  et,  avec 
toute  raison,  on  la  déclarait  différente  de  l'organisation  régu- 
lière des  Macédoniens  et  des  Perses,  où  la  royauté,  fixée  et 
définie  par  les  lois ,  se  conformait  aux  mœurs  et  aux  intérêts 
des  races  gouvernées. 

En  se  montrant  si  sévère  pour  l'usurpation,  on  aurait  dû  ré- 
fléchir que  le  pouvoir  des  tyrans  n'était  pas  une  extension  de 
Fancien  pouvoir  :  ce  n'était  rien  de  plus  que  les  droits  dont  la 
patrie  restait  en  tout  temps  investie.  Le  tyran,  si  atroce  fût-il, 
n'aurait  rien  su  pratiquer  qui,  un  jour  ou  l'autre,  n'eût  déjà 
été  mis  en  usage  par  l'administration  normale.  Ses  prescriptions 
pouvaient  sembler  absurdes  ou  vexatoires  ;  toutefois,  la  patrie 
avait  eu  la  primeur  de  l'invention.  Le  tyran  ne  se  hasardait 
pas  dans  un  seul  sentier  que  les  conseils  républicains  n'eussent 
frayé  déjà. 

On  se  rabattait  sur  ceci,  que  les  excès  de  l'usurpateur  ne  pro- 


(1)  Tant  que  toutes  les  républiques  furent  aristocratiques,  et  là  où 
«lies  le  restèrent,  les  tyrans  sorUrent  des  maisons  nobles.  Le  régime 
de  la  démocratie  fit  naître  les  tyrans  parmi  les  meneurs  libéraux, 
ceux  qu'on  appelait  les  -ffisymnètes,  gens  d'esprit  pour  la  plupart, 
beaux  diseurs,  amis  des  arts,  possédés  du  goût  de  bâtir,  mais  qui 
n'avaient  pas  envie  de  se  faire  justicier  par  les  jaloux  et  préféraient 
prendre  les  devants  sur  ces  derniers.  Avec  la  démagogie,  les  tyrans 
surgirent  de  la  boue.  (Mac.  Cullagh,  1. 1,  p.  36.)  —  C'est  dans  la  pein- 
ture des  despotes  populaires  qu'Aristophane  excelle.  Voir  les  Cheva- 
liers, la  Paixy  etc.,  etc.  La  tyrannie  fut  la  lèpre  dont  tous  les  goîiver- 
nements  grecs  eurent  à  souffrir  sans  pouvoir  la  guérir  jamais.  Elle 
était  de  leur  essence. 


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36  DE  l'inégalité 

filaient  qu'à  lui,  et  qu'au  contraire,  les  sacrifices  demandés  par 
les  souverains  à  têtes  multiples  revenaient  au  bien  général. 
L'objection  est  assez  vide.  Les  gouvernements  légaux,  pour 
être  composés  d'une  agrégation  d'hommes,  n'en  étaient  pas 
moins  un  assemblage  sans  frein  d'ambitions,  de  vanités,  de  pas- 
sions, de  préjugés  humains.  L'oppression  pratiquée  par  eux' 
était  d'aussi  belle  et  bonne  étoffe  que  celle  d'un  seul  chef;  elle 
avait  le  même  vice  moral ,  elle  dégradait  tont  autant  ses  victi- 
mes. Peu  m'importe  si  c'est  Pisistrate  ou  les  Alcméonides  qui, 
suivant  leur  caprice,  peuvent  me  dépouiller,  me  violenter,  me 
déshonorer,  me  tuer  ;  dès  que  je  sais  qu'une  prérogative  si  épou- 
vantable existe  au-dessus  de  ma  tête,  je  tremble,  je  m'abaisse  ; 
mes  mains  se  joignent  suppliantes  ;  je  n'ai  plus  la  conscience 
d'être  un  homme ,  relevant  de  la  raison  et  de  Téquité.  Auprès 
de  Pisistrate,  une  fantaisie  inattendue  peut  me  perdre;  auprès 
des  Alcméonides ,  c'est  un  hasard  de  majorité.  Avec  ou  sans 
la  tyrannie ,  le  gouvernement  des  cités  grecques  était  exécra- 
ble, honteux,  parce  que,  dans  quelques  mains  qu'il  tombât,  il 
ne  supposait  pas  l'existence  d'un  droit  inhérent  à  la  personne 
du  gouverné,  parce  qu'il  était  au-dessus  de  toute  loi  naturelle, 
parce  qu'il  venait  en  droite  ligne  de  la  théorie  assyrienne,  parce 
que  ses  racines  premières,  certaines,  bien  qu'inaperçues,  plon- 
geaient dans  l'avilissante  conception  que  les  races  noires  se 
font  de  l'autorité. 

Il  arriva,  mais  très  souvent,  que  ces  tyrans,  si  exécrés,  si 
abhorrés  des  peuples  grecs,  les  gouvernèrent  pourtant  avec 
beaucoup  plus  de  douceur  et  de  sagesse  que  leui's  assemblées 
politiques.  Guidé  par  un  sens  juste,  le  possesseur  unique  d'un 
droit  absolu  se  contente  aisément  d'une  certaine  part  dans  cette 
omnipotence ,  et  trouve  tout  à  la  fois  peu  de  plaisir  et  point 
d'intérêt  à  tendre  ses  prérogatives  jusqu'à  les  faire  rompre. 
Cette  réserve  heureuse  n'a  jamais  chance  de  se  rencontrer  dans 
des  corps  constitués,  toujours  enclins,  au  contraire,  à  agrandir 
leurs  attribution^,  et  en  Grèce  tout  y  conviait  les  magistratures, 
rien  ne  les  en  écartait. 

Néanmoins,  malgré  les  services  que  les  tyrans  pouvaient 
rendre  et  la  douceur  de  leur  joug ,  le  point  d'honneur  voulait 


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DES  RACES  HUMAINES.  37 

qu'ils  fussent  maudits  :  il  fallait  donc  que  cela  fût.  Leurs  rè- 
gnes étaient  un  enchaînement  de  conspirations  et  de  supplices. 
Rarement  ils  se  maintenaient  jusqu'à  leur  mort,  plus  rarement 
encore  leurs  enfants  héritaient  de  leur  sceptre  (1).  Cette  ter- 
rible expérience  n'empêchait  pas  que  la  nature  même  des  cho- 
ses ne  suscitât  sans  cesse  des  successeurs  aux  tyrans  dépossé- 
dés. C'est  ainsi  que  ce  que  je  disais  tout  à  l'heure  se  vérifiait  :* 
le  gouvernement  était  la  règle,  la  tyrannie  l'exception,  et  l'ex- 
ception apparaissait  beaucoup  plus  fréquemment  que  la  règle. 
Tandis  que  les  pays  grecs  avaient  ainsi  tant  de  peine  à  con- 
server ou  à  reconquérir  leur  état  légal,  le  courant  sémitique  y 
augmentait  toujours.  Il  se  continuait ,  s'accélérait  et  devait 
amener  amsi,  dans  la  constitution  de  l'Etat,  des  modifications 
analogues  à  celles  que  nous  avons  observées  dans  les  villes 
phéniciennes.  De  proche  en  proche ,  tous  les  pays  helléniques 
du  sud  furent  gagnés  par  sa  prédominance.  Cependant  les 
points  atteints  les  premiers ,  ce  furent  les  établissements  de  la 
côte  ionienne  et  TAttique  (2). 

'  Sans  doute,  les  grandes  immigrations,  les  colonisations  com- 
pactes ,  avaient  cessé  depuis  longtemps  ;  mais  ce  qui  avait  ac- 
quis à  leur  place  une  extension  énorme,  c'était  l'établissement 
individuel  de  gens  de  toutes  classes  et  de  tous  états.  L'exclu- 
sivisme jaloux  de  la  cité,  né  de  l'instinct  confus  des  préémi- 
nences ethniques,  avait  essayé  en  vain  de  rejeter  tout  nouveau 
venu  en  dehors  des  droits  politiques  :  rien  n'avait  pu  arrêter 

(4)  On  ne  cite  pas  un  seul  cas  de  tyrannie  transmise  à  la  troisième 
génération.  Les  Gypséiides  la  gardèrent  soixante-treize  ans;  les  Ortha- 
gorides,  quatre-vingt-dix-neuf.  C'est  ce  qu'on  a  de  plus  long.  (Mac 
Cullagh ,  t.  I ,  p.  40.) 

(2)  «  With  the  industrial  growth  of  the  commonwealth,  the  résident 
«  aliens,  or,  as  they  were  termed,  metoeci,  grew  in  number  and  con- 
«  sideration.  They  were  more  numerous  at  Athens  than  in  any  other 
«  State.  »  (Mac  Cullagh ,  t.  I ,  p.  253.)  —  Une  preuve  bien  frappante  de 
l'omnipotence  de  la  civilisation  asiatique,  dans  la  Grèce  méridionale, 
se  trouve  en  ceci ,  que  le  système  monétaire  et  des  poids  et  mesures 
introduit  en  947  par  Phéidon,  roi  d'Argos,  et  qui  s'appelait  éginétique 
pour  avoir  été  pratiqué  depuis  plus  longtemps  à  Égine ,  était  tout  à 
fait  identique  à  celui  que  connaissaient  les  Assyriens ,  les  Hébreux ,  etc. 
îœckh  l'a  solidement  établi.  (Grote,  History  of  Greece,  t.  Il,  p.  429.) 

RACES  HUMAINES.  —  T.  II,  3 


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38  DE  l'inégalité 

l'invasion  du  sang  étranger.  Il  s'infiltrait  fyar  mille  différente& 
voies  dans  les  veines  des  citoyens.  Les  familles  les  plus  nobles^ 
déjà  bien  métisses,  quand  elles  n'étaient  pas- purement  chana- 
néennes,  comme  les  Géphyres,  perdaient  de  plus  en  plus  leur 
mérite  généalogique.  Le  plus  grand  nombre  d^ailleurs  s'étei- 
gnait; le  reste  s'appauvrissait  et  tombait  dans  le  flot  dévorant 
de  la  population  mélangée.  Celle-ci  allait  se  multipliant  partout, 
grâce  au  mouvement  créé  par  le  commerce,  le  plaisir,  la  paix, 
la  guerre.  . 

L'aristocratie  devint  infiniment  moins  forte.  Les  classes 
moyennes  gagnèrent  en  influence. 

On  se  demanda  un  jour  pourquoi  les  nobles  représentaieiit 
seuls  la  patrie  y  et  pourquoi  les  riches  n'en  pouvaient  faire  au- 
tant (1). 

Les  nobleSy  il  est  vrai ,  ne  possédaient  plus  guère  de  noblesse/ 
puisque  beauco^ip  de  leurs  concitoyens  en  avaient  autant 
qu'eux  (2).  Le  sang  sémitique  prédominait  dans  les  chaumiè- 
res :  il  avait  gagné  aussi  les  palais. 

Il  s'ensuivit  des  convulsions  violentes,  et  les  riches  bientôt 
l'emportèrent  (3).  Mais  à  peine  étaient-ils  maîtres  de  manœu- 


(1)  Cette  question  fut  posée  un  peu  partout  en  Grèce  au  delà  de  la. 
Thessalie  ;  mais  les  classes  moyennes  ne  remportèrent  pas  partout  la 
victoire.  Dans  le  nord,  à  Thespies,  à  Orchomène,  àThèbes,  après  des 
conflits  sanglants ,  la  noblesse  maintint  sa  suprématie.  A  Athènes ,  au 
contraire ,  elle  se  trahit  elle-même.  On  remarquera  que  les  villes  que 
je  nomme  étaient  beaucoup  moins  sémitisées  que'  celles  de  Texlrême 
sud.  (Mac  Cullagh,  1. 1,  p.  31.) 

(2)  Graduellement  aussi ,  ils  avaient  perdu  la  prépondérance  que 
donnent  la  possession  du  sol  et  la  suprématie  de  richesse.  Cependant 
la  loi  leur  avait  longtemps  garanti  le  premier  point,  et,  dans  beau- 
coup d'États,  à Milet,  à  Corinthe,  à  Samos,  à  Chalcis,  à Égine,  ils  avaient,, 
de  bonne  heure,  admis  que  faire  le  commerce,  ce  n'était  pas  déroger. 
Ce  principe  ne  fut  cependant  jamais  accepté  d'une  manière  générale. 
(Mac  Cullagh,  t.  I,  p.  23.)  —  Très  promptement  aussi,  les  grandes  fa- 
milles helléniques,  considérant  l'influence  et  les  gros  revenus  de  cer- 
taines races  plébéiennes ,  s'étaient  alliées  à  elles  et  ainsi  dégradées. 
(/6w«.,  t.  ï,p.  2d.) 

(â)  Sur  quelques  points ,  cette  victoire  ne  s'opéra  pas  sans  transition, 
et  l'on  vit  certaines  villes  se  faire  une  constitution  où  le  pouvoir  était 
remis  à  deux  conseils  :  l'un,  la  ghérousie  (^epouaia),  était  le  collège 


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D£S  BACES  HUMAINES.  39 

vrer  à  leur  tour  le  despotisme  de  la  patrie,  à  peine  avaient-ils 
entrepris ,  à  la  place  de  leurs  rivaux  dépossédés,  Téternelle  et 
malheureuse  défense  de  l'ordre  légal  contre  la  tyrannie  pullu- 
lante, que  le  gros  des  citoyens  posa  de  nouveau  la  question 
soumise  naguère  aux  gran^  du  pays  (l),  se  trouva  également 
digne  de  gouverner  et  battit  en  brèche  la  position  des  timocra- 
tes.  Et  quand  une  fois  le  simple  peuple  eut  mis  le  pied  sm* 
cette  pente ,  l'État  ne  put  s'y  retenir.  Il  devint  clair  qu'après 
les  citoyens  pauvres  allaient  veinir  et  réclamer  les  demi-citoyens^ 
les  étrangers  domiciliés ,  les  esclaves ,  la  tourbe. 

Arrêtons-nous  ici  un  moment,  et  considérons  une  autre  face 
du  sujet. 

La  seule  et  souvent  déterminante  excuse  que  peut  présenter 
de  son  existence  prolongée  un  régime  arbitraire  et  violent,  c'est 
la  nécessité  d'être  fort  pour  agir  contre  l'étranger  ou  dominer 
à  l'intérieur.  Le  système  grec  donnait-il  au  moins  ce  résultat? 

Il  avait  trois  difficultés  à  résoudre  :  d'abord  celle  qui  ressor- 
tait de  sa  situation  vis-à-vis  du  reste  du  monde  civilisé,  c'est- 
à-dire  de  l'Asie;  puis  les  relations  des  itats  grecs  entre  eux; 
enfin  la  politique  intérieure  de  chaque  cité  souveraine. 

Nous  savons  déjà  que  l'attitude  de  la  Grèce  entière  envers 
le  grand  roi  était  toute  de  soumission  et  d'humilité.  De  Thè- 
bes,  de  Sparte,  d'Athènes,  de  partout,  des  ambassades  ne  fai- 
saient qu'aller  à  Suse  ou  en  revenir,  sollicitant  ou  débattant 
les  arrêts  du  souverain  des  Perses  sur  les  démêlés  des  villes 
gr«cques  entre  elles.  On  ne  courait  même  pas  jusqu'au  maître. 
La  protection  d'un  satrape  de  la  côte  suffisait  pour  assurer  à 
la  politique  d'une  localité  une  grande  prépondérance  sur  ses 
rivales.  Tissapherne  ordonnait ,  et,  inquiètes  des  suites  d'une 
désobéissance,  les  républiques  silencieuses  obéissaient  à  Tissa- 


des  nobles;  l'autre,  le  boulé  (^ovl-fi),  l'assemblée  des  riches.  (Mac  Cul- 
lagh,  t.  I,  p.  26.)  —  Ce  sont  les  deux  chambres  du  système  parlemen- 
taire anglais. 

(1)  A  Cumes ,  tout  homme  possédant  un  cheval  avait  voix  dans  l'as- 
semblée. A  Éphèse  et  à  Erythrée,  où  l'on  pratiquait  une  sorte  de  ré- 
gime représentatif,  des  députés  du  peuple  siégeaient  avec  la  noblesse. 
(Mac  Cullagh,t.  i,  p.  23.) 


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40  DE  l'inégalité 

pherne.  Ainsi  cette  force  extrême  concentrée  dans  l'État  ne 
contrariait  pas  la  tendance  de  l'élément  sémitique  grec  à  subir 
l'influence  de  la  masse  asiatique.  Si  l'annexion  tardait,  c'est 

que  les  restes  du  sang  arian  maintenaient  encore  des  motifs 
suffisants  de  séparation  nationale.  Mais  ce  préservatif  allait 
s'épuisant  dans  le  sud.  On  pouvait  prévoir  le  jour  où  l'HelIade 
et  la  Perse  allaient  se  réunir. 

Avec  leurs  violents  préjugés  d'isonomie,  les  villes  grecques, 
cramponnées  à  leurs  petits  despotismes  patriotiques,  mar- 
chaient à  rencontre  des  tendances  arianes  :  il  n'était  pas  ques- 
tion pour  elles  de  simplifier  les  rapports  politiques  en  agglo- 
mérant plusieurs  États  en  un  seul.  Ce  qui  se  faisait  en  Macé- 
doine trouvait  un  contraste  parfait  dans  le  travail  du  reste  de 
la  Grèce.  Aucune  cité  ne  songeait  à  dominer  un  grand  terri- 
toire. Toutes  voulaient  s'agrandir  elles-mêmes  matériellement, 
et  n'avaient  à  proposer  à  leurs  voisins  que  l'anéantissement. 
Ainsi,  lorsque  les  expéditions  des  Lacédémoniens  (1)  réussis- 
saient, la  fin  était  pour  les  vaincus  d'aller  grossir  les  troupeaux 
d'esclaves  des  triomphateurs.  On  conçoit  que  chacun  se  défen- 
dît jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Pas  de  fusion  possible.  Ces 
Grecs  élégants  du  temps  de  Périclès  entendaient  la  guerre  en 
sauvages.  Le  massacre  couronnait  toutes  les  victoires.  C'était 
chose  reçue  que  le  dévouement  si  vanté  à  la  patrie 'ne  pouvait 
amener  chaque  ville  qu'à  se  traîner  dans  un  cercle  étroit  de 
succès  inféconds  et  de  défaites  désastreuses  (2). 

♦ 

(1)  C'est  ce  qui  rendait  les  naturalisations  d'étrangers  fort  difficiles 
dans  les  États  doriens.  «  A  rigid  exclusiveness  characterised  several 
«  greek  communities ,  the  most  opposites  in  almost  every  other  politi- 
«  cal  sentiment.  The  people  of  Megara  boasted  that  they  had  never 
«  conceded  the  right  of  citizenship  to  any  foreigner  but  Hercules.  But 
«  Sybaris  and  Athens  are  said  to  hâve  acted  otherwise  ;  and  the  inte- 
«  rest  of  Corinth,  not  to  speak  of  less  important  mercantile  states, 
«  tended  in  the  like  direction.  »  (Mac  Cullagh,  t.  I,  p.  2o6.)  ~  Les  mé- 
langes n'en  avaient  pas  moins  lieu,  bien  qu€  plus  lentement,  chez  les 
nations  de  race  dorique.  Les  constitutions  et  l'isonomie  de  ces  peuples 
ne  durèrent  qu'un  peu  plus  que  celles  des  autres, 
i  (2)  M.  Bœckh,  grand  partisan  de  la  liberté  athénienne,  fait  le  plus 
triste  tableau  des  conséquences  de  la  ligue  hellénique  formée  sous  la 
présidence  de  la  ville  de  Minerve ,  et  que  la  politique  du  Pnyx  voulait 


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DES  BACES  HUMAINES.  4! 

4u  bout  des  premiers,  la  ruine  de  rennemi  ;  au  bout  des  se- 
condes, celle  des  citoyens.  Pas  le  moindre  espoir  de  s'enten- 
dre jamais,  et  la  certitude  de  ne  rien  fonder  de  grand. 
,  Et  à  quoi  aboutissait  de  son  côté  la  politique  intérieure? 
Nous  l'avons  vu  :  sur  dix  ans,  six  de  tyrannie,  le  reste  de  dé- 
bats, de  querelles,  de  proscriptions  et  de  carnages  entre  l'aris- 
tocratie et  les  riches,  entre  les  riches  et  le  peuple.  Quand, 
dans  une  ville,  tel  parti  triomphait,  tel  autre  errait  au  sein  des 
cités  voisines,  recrutant  des  ennemis  à  ses  adversaires  trop 
heureux.  Toujours  un  citoyen  grec  revenait  d'exil  ou  faisait 
son  paquet  pour  y  aller.  De  sorte  que  ce  gouvernement  d'exi- 
gences, cette  perpétuelle  mise  sur  pied  de  la  force  publique, 
cette  monstruosité  morale  que  présentait  l'existence  d'un  sys- 
tème politique  dont  la  gloire  était  de  ne  rien  respecter  des^ 
droits  de  l'individu,  aboutissait  à  quoi?  A  laisser  l'influence 
perse  grossir  sans  obstacle ,  à  perpétuer  le  fractionnement  de 
nationalités  qui,  résultant  de  combinaisons  inégales  dans  les 
éléments  ethniques,  empêchaient  déjà  les  peuples  grecs  de 
marcher  du  même  pas  et  de  progresser  dans  la  même  mesure. 


faire  tourner  à  l'avantage  de  l'État,  tel  qu'on  le  comprenait  alors.  Le  tré- 
sor commun,  d'abord  déposé  dans  le  temple  de  Délos ,  fut  apporté  à 
Athènes.  On  employa  les  contributions  annuelles  des  villes  alliées  à 
payer  le  peuple  affamé  d'assemblées;  on  en  construisit  des  monuments, 
on  en  lit  des  statues,  on  en  paya  des  tableaux.  Tout  naturellement  on 
ne  laissa  passer  guère  de  temps  sans  déclarer  ies  contributions  insuffi- 
santes. Les  cités  confédérées  furent  accablées  d'impôts,  et,  pour  bien 
dire,  pillées.  Afin  de  les  rendre  souples,  le  peuple  d'Athènes  s'arrogea 
sur  elles  le  droit  de  vie  et  de  mort.  Il  y  eut  des  révoltes;  on  massacra 
ce  qu'on  put  des  populations  rebelles ,  et  le  reste  fut  jeté  en  esclavage. 
Plusieurs  nations,  dégoûtées  de  ce  genre  de  vie,  s'embarquèrent  sur 
leurs  aisseaux  et  s'enfuirent  ailleurs.  Les  Athéniens,  charmés,  peu- 
plèrent à  Icui  gré  les  terrains  vacants.  Voilà  ce  qu'on  appelait,  dans 
l'antiquité  grecque,  le  protectorat  et  l'alliance;  car,  il  ne  faut  pas  s'y 
tromper,  c'est  l'état  d'amitié  que  je  viens  de  dépeindre  d'après  les 
doctes  pages  de  M.  Bœckh.  De  mille  cités  alliées  que  compte  Aristo- 
phane .dans  les  Guêpes,  il  n'en  restait  plus  que  trois  qui  fussent  libres 
à  ^  fin  de  la  guerre  du  Péloponèse  ;  Chios,  Mylilène  de  Lesbos  etMé- 
thymne.  Le  reste  était  non  pas  assimilé  à  ses  maîtres ,  non  pas  même 
sujet,  mais  asservi  dans  toute  la  rigueur  du  mot.  {Die  Staatshaushal- 
tung  der  Athener,  t.  I,  p.  443.) 


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42  DE  l'inégalité  / 

Grâce  à  une  si  terrible  contraction  de  l'esprit  de  chaque  loca- 
lité, la  réunion  de  la  race  était  rendue  impossible. 

Enfin,  à  la  puissance  extérieure  annulée  ou  paralysée  venait 
aussi  se  joindre  rincapacité  d'organiser  la  tranquillité  inté- 
rieure. C'était  un  triste  bilan,  et,  pour  en  faire  l'objet  de  l'ad- 
miration des  siècles ,  il  a  fallu  l'éloquence  admirable  des  his- 
toriens nationaux.  Sous  peine  de  passer  pour  des  monstres,  ces 
habiles  artistes  n'étaient  pas  libres  de  discuter,  bien  moins 
encore  de  blâmer  le  révoltant  despotisme  de  la  patrie.  Je  ne 
crois  même  pas  que  la  magnificence  de  leurs  périodes  aurait 
suffi  à  elle  seule  à  égarer  le  bon  sens  des  époques  modernes 
dans  une  puérile  extase,  si  l'esprit  tortu  des  pédants  et  la  mau- 
vaise foi  des  rêveurs  théoriciens  ne  s'étaient  ligués  pour  obte- 
nir ce  résultat  et  recommander  l'anarchie  athénienne  à  l'imi- 
tation de  nos  sociétés. 

L'intérêt  que  prirent  à  cette  aflTaire  les  entrepreneurs  de 
renommées  était  bien  naturel.  Les  uns  trouvaient  la  chose  belle, 
parce  qu'elle  était  expliquée  en  grec-,  les  autres,  parce  qu'elle 
allait  à  rencontre  de  toutes  les  idées  nouvelles  sur  le  juste  et. 
l'injuste.  Toutes  les  idées,  ce  n'est  pas  trop  dire  :  car,  au  ta- 
bleau que  je  viens  de  tracer,  il  me  reste  encore  à  ajouter  quels 
eflfroyables  effets  l'absolutisme  patriotique  produisait  sur  les 
mœurs. 

En  substituant  l'orgueil  factice  du  citoyen  au  légitime  sen- 
timent de  dignité  de  la  créature  pensante,  le  système  grec 
pervertissait  complètement  la  vérité  morale,  et,  comme,  suivant 
lui,  tout  ce  qui  était  fait  en  vue  de  la  patrie  était  bien ,  égale- 
ment rien  n'était  bien  qui  n'avait  pas  obtenu  l'approbation ,  la 
sanction  de  ce  maître.  Toutes  les  questions  de  conscience  de- 
meuraient irrésolues  dans  l'esprit  aussi  longtemps  qu'on  ne 
savait  ce  que  la  patrie  ordonnait  qu'on  en  pensât.  On  n'était  pas 
libre  de  suivre  là-dessus  ime  donnée  plus  sérieuse,  plus  rigou- 
reuse, moins  variable,  qu'à  défaut  d'une  loi  religieuse  épurée, 
rhomme  arian  eût  trouvée  jadis  dans  sa  raison. 

Ainsi,  par  exemple ,  le  respect  de  la  propriété  était-il,  oui 
ou  non,  d'obligation  stricte  ?  En  général ,  oui  ;  mais ,  non ,  si 
l'on  volait  bien,  si,  pour  déguiser  le  vol,  on  savait  à  propos  et 


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DES  BACES  HUMAINES.  43 

avec  fermeté  y  ajouter  le  mensonge,  la  ruse,  la  four'berie  ou  la 
violence.  Dans  ce  cas,  le  vol  devenait  une  action  d'éclat,  re- 
<;ommandée,  prisée,  et  le  voleur  ne  passait  pas  pour  un  homme 
ordinaire.  Était-il  bien  de  garder  la  fidélité  conjugale.^*  A  dire 
vrai,  ce  n'était  pas  crime.  Mais  si  un  époux  s'attachait  à  tel 
point  à  sa  femme,  qu'il  prît  plaisir  à  vivre  un  peu  plus  sous 
son  toit  que  sur  la  place  publique,  le  magistrat  s'en  inquiétait 
^t  un  châtiment  exemplaire  menaçait  le  coupable. 

Je  passe  sur  les  résultats  de  Téducation  publique,  je  ne  di^ 
rien  des  concours  déjeunes  filles  nues  dans  le  stade,  je  n'insiste 
pas  sur  cette  exaltation  officielle  de  la  beauté  physique  dont 
le  but  reconnu  était  d'établir  pour  TÉtat  des  haras  à  citoyens 
vertement  taillés,  corsés  et  vigoureux  ;  mais  je  dis  que  la  fin 
de  toute  cette  bestialité  était  de  créer  un  ramas  de  misérables 
sans  foi,  sans  probité,  sans  pudeur,  sans  humanité,  capables  de 
toutes  les  infamies,  et  façonnés  d'avance,  esclaves  qu'ils  étaient, 
à  l'acceptation  de  toutes  les  turpitudes.  Je  renvoie  là-dessus 
aux  dialogues  du  Démos  d'Aristophane  avec  ses  valets  (1). 

Le  peuple  grec,  parce  qu'il  était  arian,  avait  trop  de  bon 
sens,  et,  parce  qu'il  était  sémite,  avait  trop  d'esprit,  pom'  ne 
pas  sentir  que  sa  situation  ne  valait  rien  et  qu'il  devait  y  avoir 
mieux  en  fait  d'organisation  politique.  Mais  par  la  raison  que 
le  contenu  ne  saurait  embrasser  le  contenant,  le  peuple  grec 
ne  se  mettait  pas  en  dehors  de  lui-même  et  ne  se  haussait  pas 

(1)  Il  est  facile  de  Juger  des  résultats  que  le  régime  de  la  démocra- 
tie avait  amenés  à  Athènes.  A  Tépoque  de  Cécrops,  l'Attique  passe  pour 
avoir  eu  20,000  habitants.  Sous  Périclès,  elle  en  comptait  quelque 
chose  de  moins,  et  quand,  avec  les  Macédoniens,  Tisonomie  véritable 
eut  été  remplacée  par  la  domination  étrangère,  la  cité  présenta,  dans 
les  dénombrements,  les  chiffres  que  voici  ;  21,000  citoyens,  10,000  mé- 
tœques  ou  étrangers  domiciliés,  et  400,000  esclaves.  (Clarac,  Manuel  de 
Vhistoire  de  Vart  chez  les  anciens  (in-12, Paris ,  1874) ,  l'«  partie,  p.  318.) 
—  Ce  renseignement  statistique ,  comme  ce  que  j'aurai  occasion  de 
dire  plus  tard  de  la  situation  de  la  Rome  royale  comparée  à  la  Rome 
consulaire,  fait,  à  lui  seul,  justice  de  toutes  les  opinions  qui  ont  eu 
cours  chez  nous  depuis  trois  cents  ans  sur  le  mérite  relatif  des  dif- 
férents gouvernements  de  Tantiquité.  (Voir  aussi  Bœckh,  die  Staals- 
.haushaltung  der  Athener,  t.  I,  p.  3S  et  passim.)  —  Ce  savant  entre 
dans  des  détails  qui  concordent  avec  l'opinion  de  Clarac. 


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44  DE  l'inégalité 

jusqu'à  comprendre  que  la  source  du  mal  était  dans  l'absolu- 
tisme hébétant  du  principe  gouvernemental.  Il  en  cherchait 
vainement  le  remède  dans  les  moyens  secondaires.  A  la  plus 
belle  époque,  entre  la  bataille  de  Marathon  et  la  guerre  du 
Péloponèse,  tous  les  hommes  éminents  inclinaient  vers  l'opi- 
nion vague  que  nous  appellerions  aujourd'hui  conservatrice. 
Ils  n'étaient  pas  aristocrates,  dans  le  sens  vrai  du  mot  (1).  Ni 
Eschyle  ni  Aristophane  ne  souhaitaient  le  rétablissement  de 
Tarchontat  perpétuel  pu  décennal  ;  mais  ils  croyaient  que,  dans 
les  mains  des  riches,  le  gouvernement  avait  quelque  chance 
de  fonctionner  avec  plus  de  régularité  que  lorsqu'il  était  aban- 
donné aux  matelots  du  Pirée  et  aux  fainéants  déguenillés  du 
Pnyx. 

ils  n'avaient  certainement  pas  tort.  Plus  de  lumières  étaient 
à  trouver  dans  la  noble  maison  de  Xénophon  que  chez  l'intri- 
gant corroyeur  de  la  comédie  des  Chevaliers.  Mais,  au  fond,, 
le  gouvernement  de  la  bourgeoisie  et  des  riches  se  fût-il  conso- 
lidé, le  vice  radical  du  système  n'en  subsistait  pas  moins.  Je 
veux  croire  que  les  affairés  auraient  été  conduites  avec  moins 
de  passion,  les  finances  gérées  avec  plus  d'économie;  la  na- 
tion n'en  serait  pas  devenue  d'un  seul  point  meilleure,  sa  po- 
litique extérieure  plus  équitable  et  plus  forte,  et  l'ensemble  de 
sa  destinée  différent. 

Personne  ne  s'aperçut  du  véritable  mal  et  ne  pouvait  s'en 
apercevoir,  puisque  ce  mal  tenait  à  la  constitution  intime  des- 
races helléniques.  Tous  Jes  inventeurs  de  systèmes  nouveaux, 
à  commencer  par  Platon ,  passèrent  à  côté ,  sans  le  soupçon- 
ner; que  dis-je?  ils  le  prirent,  au  contraire,  pour  élément 
principal  de  leurs  plans  de  réforme.  Socrate  fournit  peut-être 
Tunique  exception.  En  cherchant  à  rendre  l'idée  du  vice  et  de 
la  vertu  indépendante  de  Tintérêt  politique,  et  à  élever  l'homme 
intérieur  à  côté  et  en  dehors  du  citoyen,  ce  rhéteur  avait  au 
moins  entrevu  la  difficulté.  Aussi  je  comprends  que  la  patrie 
ne  lui  ait  pas  fait  grâce,  et  je  ne  m'étonne  nullement  de  voir 

(1)  Il  y  a  des  observations  intéressantes  sur  ce  point  dans  l'intro- 
duction que  M.  Droysen  a  mise  en  tête  de  sa  traduction  d'Eschyle* 
{Aschylose  Werke,  in-12,  zw.  Aufl.;  Berlin,  1841.) 


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DES   BâCES  HUMAliN'ES.  45 

que  dans  tous  les  partis,  et  surtout  parmi  les  conservateurs 
il  se  soit  trouvé  des  voix,  au  nombre  desquelles  on  a  compté 
injustement  celle  d'Aristophane,  pour  demander  son  châtiment 
et  porter  sa  condamnation.  Socrate  était  l'antagoniste  du  pa- 
triotisme absolu.  A  ce  titre,  il  méritait  que  ce  système  le  frap- 
pât. Pourtant ,  il  y  avait  quelque  chose  de  si  pur  et  de  si  noble 
dans  sa  doctrine,  que  les  honnêtes  gens  en  étaient  préoccupés 
malgré  eux.  Une  fois  dans  le  tombeau,  on  regretta  le  sage,  et 
le  peuple  assemblé  au  théâtre  de  Bacchus  fondit  en  larmes 
lorsque  le  chœur  de  la  tragédie  de  Palamède,  inspiré  par 
Euripide,  chanta  ces  tristes  paroles  :  «  Grecs ,  vous  avez  mis 
«  à  mort  le  plus  savant  rossignol  des  Muses,  qui  n'avait  fait  de 
f  mal  à  personne,  le  plus  savant  personnage  de  la  Grèce.  » 
On  le  pleura*  ainsi  disparu.  Si  le  ciel  l'eût  soudain  ressuscité , 
nul  ne  l'en  aurait  écouté  davantage.  C'était  bien  le  rossignol 
des  Muses  que  Ton  regrettait,  l'homme  éloquent,  discutem* 
habile,  logicien  ingénieux.  Le  dilettantisme  artistique  pleurait^ 
le  cœur  s'affligeait;  quant  au  sens  politique,  il  était  inconvertis- 
sable,  parce  qu'il  fait  partie  intime,  intégrante,  de  la  nature 
même  des  races,  et  reflète  leurs  défauts  comme  leurs  qualités. 

Je  me  suis  montré  assez  peu  admirateur  des  Hellènes  au 
point  de  vue  de*s  institutions  sociales  pour  avoir,  maintenant, 
le  droit  de  parler  avec  une  admiration  sans  bornes  de  cette 
nation,  lorsqu'il  s'agit  de  la  considérer  sur  un  terrain  où  elle 
se  montre  la  plus  spirituelle,  la  plus  intelligente,  la  plus  émi- 
nente  qui  ait  jamais  paru.  Je  m'incline  avec  sympathie  devant 
les  arts  qu'elle  a  si  bien  servis,  qu'elle  a  portés  si  haut,  tout 
en  réservant  mon  respect  pour  des  choses  plus  essentielles. 

Si  les  Grecs  devaient  leurs  vices  à  la  portion  sémitique  de 
leur  sang ,  ils  lui  devaient  aussi  leur  prodigieuse  impressionna- 
bilité,  leur  goût  prononcé  pour  les  manifestations  de  la  nature 
physique,  leur  besoin  permanent  de  jouissances  intellectuelles^ 

Plus  on  s'enfonce  vers  les  origines  à  demi  blanches  de  l'an- 
tiquité assyrienne ,  plus  on  trouve  de  beauté  et  de  noblesse , 
en  même  temps  que  de  vigueur,  dans  les  productions  des  arts. 
De  même,  en  Egypte,  l'art  est  d'autant  plus  admirable  et 
puissant,  que  le  mélange  du  sang  arian,  étant  moins  ancien 

s. 


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46  DE  l'inégalité 

et  moins  avancé,  a  laissé  plus  d'énergie  à  cet  élément  modé- 
rateur. Ainsi,  en  Grèce,  le  génie  déploya  toute  sa  force  au 
temps  où  les  infusions  sémitiques  dominèrent,  sans  l'emporter 
tout  à  fait ,  c'est-à-dire  isous  Périclès ,  et  sur  les  points  du  ter- 
ritoire où  ces  éléments  affluaient  davantage ,  c'est-à-dire  dans 
les  colonies  ioniennes  et  à  Athènes  (1). 

Il  n'est  pas  douteux  aujourd'hui  que ,  de  même  que  les  base? 
essentielles  du  système  politique  et  moral  venaient  d'Assyrie, 
de  même  aussi  les  principes  artistiques  étaient  fidèlement  em- 
pruntés à  la  même  contrée;  et,  à  cet  égard,  les  fouilles  et  les 
découvertes  de  Khorsabad,  en  établissant  un  rapport  évident 
entre  les  bas-reliefs  de  style  ninivite  et  les  productions  du 
temple  d'Égine  et  de  l'école  de  Myron ,  jie  laissent  désormais 
subsister  aucuue  obscurité  sur  cette  question  (2).  Mais  parce 
que  les  Grecs  étaient  beaucoup  plus  trempés  dans  le  principe 
blanc  et  arian  que  les  Chamites  noirs ,  la  force  régulatrice  exis- 
tant dans  leur  esprit  était  aussi  plus  considérable,  et,  outre 
l'expérience  de  leurs  devanciers  assyriens ,  la  vue  et  l'étude 
de  leurs  chefs-d'œuvre,  les  Grecs  avaient  un  surcroît  [de  rai- 
son et  un  sentiment  du  naturel  fort  impérieux.  Ils  résis- 
tèrent vivement  et  avec  bonheur  aux  excès  où  leurs  maîtres 
étaient  tombés.  Ils  eurent  dû  mérite  à  s'en^iéfendre  parce 
qu'il  y  eut  tentation  d'y  succomber  ;  car  on  connut  aussi  chez 
les  Hellènes  les  poupées  hiératiques  à  membres  mobiles,  les 
monstruosités  de  certaines  images  consacrées.  Heureusement 
le  goût  exquis  des  masses  protesta  contre  ces  dépravations. 
L'art  grec  ne  voulut  généralement  admettre  ni  symboles  hideux 
ou  révoltants ,  ni  monuments  puérils. 

On  lui  a  reproché  pour  ce  fait  d'avoir  été  moins  spiritualiste 

(1)  Movers,  das  Phœnizische  Alterth.^  t.  II,  1«  partie,  p.  413. 

(2)  BœUiger,  à  propos  de  la  plus  ancienne  façon  de  représenter,  sur 
les  monuments,  l'enlèvement  de  Ganymède,  où  le  petit  garçon  est  ru- 
dement emporté,  tout  en  pleurs,  par  les  cheveux  serrés  aux  serres  de 
l'aigle,  remarque  que  les  traits  caractéristiques  de  l'art  grec  primitif 
sont  la  vivacité,  la  violence  et  la  recherche  de  Texpression  de  la  force 
(Heftigkeity  Gewaltsamkeit,  hœchste  Kraftaûsserung).  C'est  bien  net- 
tement le  principe  assyrien  et  la  marque  de  ses  leçons.  (Bœttiger, 
Ideen  zur  Kunstmythologie^  t.  H,  p.  64.) 


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DES  RACES   HUMAINES.  47 

que  les  sanctuaires  d'Asie.  Ce  blâme  est  injuste,  ou  du  moins 
repose  sur  une  confusion  d'idées.  Si  Ton  appelle  spiritualisme 
l'ensemble  des  théories  mystiques,  on  a  raison;  mais  si,  avec 
plus  de  vérité ,  Fon  considère  que  ces  théories  ne  prennent 
leur  source  que  dans  des  poussées  d'imagination  délivrées  de 
raison  et  de  logique,  et  n'obéissant  plus  qu'aux  éperons  de  la 
sensation,  on  conviendra  que  le  mysticisme  n'est  pas  du  spiri- 
tualisme ,  et  qu'à  ce  titre  on  a  mauvaise  grâce  à  accuser  les 
Grecs  d'avoir  donné  dans  les  voies  sensualistes  en  s'en  écar- 
tant. Ils  furent,  au  contraire,  beaucoup  plus  exempts  que  les 
Asiatiques  des  principales  misères  du  matérialisme ,  et ,  culte 
pour  culte ,  celui  du  Jupiter  d'Olympie  est  moins  dégradant 
que  celui  de  Baal.  J'ai,  du  reste ,  déjà  touché  ce  sujet. 

Cependant  les  Grecs  n'étaient  pas  non  plus  très  spiritualîs- 
tes.  L'idée  sémitique  régnait  chez  eux,  bien  que  réduite,  et 
s^exprimait  par  la  puissance  des  mystères  sacrés ,  exercés  dans 
les  temples.  T^es  populations  acceptaient  ces  rites  en  se  bornant 
quelquefois  à  les  mitiger,  suivant  le  sentiment  d'horreur  que 
la  laideur  physique  inspirait.  Quant  à  la  laideur  morale ,  nous 
savons  qu'on  était  plus  accommodant. 

Cette  rare  perfection  du  sentiment  artistique  ne  reposait  que 
sur  une  pondération  délicate  de  l'élément  arian  et  sémitique 
avec  une  certaine  portion  de  principes  jaunes.  Cet  équilibre, 
sans  cesse  compromis  par  l'affîuence  des  Asiatiques  sur  le  ter- 
ritoire des  colonies  ioniennes  et  de  la  Grèce  continentale ,  de- 
vait disparaître  un  jour  pour  faire  place  à  un  mouvement  de 
déclin  bien  prononcé. 

On  peut  calculer  approximativement  que  l'activité  artistique 
et  littéraire  des  Grecs  sémitisés  naquit  vers  le  vii«  siècle,  au 
moment  où  fleurirent  Archiloque ,  718  ans  avant  J.-C. ,  et  les 
deux  fondeurs  en  bronze  Théodore  et  Rhœcus,  691  ans  avant 
J.-C.  La  décadence  commença  après  l'époque  macédonienne , 
quand  l'élément  asiatique  l'emporta  décidément ,  autrement 
dit  vers  la  fin  du  iv«  siècle ,  ce  qui  donne  un  laps  de  quatre 
cents  ans.  Ces  quatre  cents  années  sont  marquées  par  une 
croissance  ininterrompue  de  l'élément  asiatique.  Le  style  de 
Théodore  paraît  avoir  été,  dans  la  Junon  de  Samos,  une  sim- 


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48  DE  l'inégalité 

pie  reproduction  des  statues  consacrées  à  Tyr  et  à  Sidon.  Rien 
n'indique  que  le  fameux  coffre  de  Cypsélus  fût  d'un  travail 
différent;  du  moins,  les  restitutions  proposées  par  la  critique 
moderne  ne  me  paraissent  pas  rappeler  quelque  chose  d'excel- 
lent. Pour  trouver  la  révolution  artistique  qui  créa  roriginalité 
grecque,  force  est  de  descendre  jusqu'à  l'époque  de  Phidias,  qui, 
le  premier,  sortit  des  données ,  soit  du  grand  goût  assyrien  ^ 
retrouvé  chez  les  Éginètes ,  et  pratiqué  dans  toute  la  Grèce , 
soit  des  dégénérations  de  cet  art  en  usage  sur  la  côte  phéni- 
cienne. 

Or,  Phidias  termina  la  Minerve  du  Parthènon  l'an  438  avant 
J.-C.  Son  école  commençait  avec  lui ,  et  le  système  ancien  se 
perpétuait  à  ses  côtés.  Ainsi ,  l'art  grec  fut  simplement  Fart 
sémitique  jusqu'à  l'ami  de  Périclès,  et  ne  forma  vraiment  une 
branche  spéciale  qu'avec  cet  artiste.  Par  conséquent,  depuis 
le  commencement  du  vu®  siècle  jusqu'au  v®,  il  n'y  eut  pas 
d'originalité,  et  le  génie  national  proprement  dit  n'exista  que 
depuis  l'an  420  environ  jusqu'à  l'an  322,  époque  de  la  mort 
d'Aristote.  Il  va  sans  dire  que  ces  dates  sont  vagues,  et  je  ne- 
les  prends  que  pour  enfermer  tout  le  mouvement  intellectuel,, 
celui  des  lettres,  comme  celui  des  arts,  dans  un  seul  raison- 
nement. Aussi  me  montré-je  plus  généreux  que  de  raison.  Ce- 
pendant, quoi  que  je  fasse,  il  n'y  a  de  l'an  420,  où  travaillait 
Phidias,  à  l'an  322,  où  mourut  le  précepteur  d'Alexandre ^ 
qu'un  espace  de  cent  ans. 

Le  bel  âge  ne  dura  donc  qu'un  éclair,  et  s'intercala  dans  un 
court  moment  où  l'équilibre  fut  parfait  entre  les  principes 
constitutifs  du  sang  national.  L'heure  une  fois  passée ,  il  n'y 
eut  plus'  de  virtualité  créatrice ,  mais  seulement  une  imitation 
souvent  heureuse,  toujours  servile,  d'un  passé  qui  ne  ressus- 
cita pas. 

Je  semble  négliger  absolument  la  meilleure  part  de  la  gloire 
hellénique ,  en  laissant  en  dehors  de  ces  calculs  l'ère  des  épo- 
pées. Elle  est  antérieure  à  Archiloque,  puisque  Homère  vécut 
au  x*'  siècle. 

Je  n'oublie  rien.  Cependant  je  n'infirme  pas  non  plus  mon 
raisonnement,  et  je  répète  que  la  grande  période  de  gloire  lit- 


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DES  BACES  HUMAINES.  49 

téraire  et  artistique  de  la  Grèce  fut  celle  où  Ton  sut  bâtir,  scul- 
pter, fondre ,  peindre ,  composer  des  chants  lyriques ,  des  li- 
vres de  philosophie  et  des  annales  crédules.  Mais  je  reconnais 
en  même  temps  qu'avant  cette  époque,  bien  longtemps  avant, 
il  y  eut  un  moment  où ,  sans  se  soucier  de  toutes  ces  belles 
choses,  le  génie  arian,  presque  libre  de  Fétreinte  sémitique, 
se  bornait  à  la  production  de  l'épopée ,  et  se  montrait  admi- 
rable, inimitable  sur  ce  point  grandiose ,  autant  qu'ignorant, 
inhabile  et  peu  inspiré  sur  tous  les  autres  (1).  L'histoire  de 
l'esprit  grec  comprend  donc  deux  phases  très  distinctes,  celle 
des  chants  épiques  sortis  de  la  même  source  que  les  Védas,  le 
Ramayana ,  le  Mahabharata ,  les  Sagas ,  le  Schahnameh ,  les 
chansons  de  geste  :  c'est  l'inspiration  ariane.  Puis  vint,  plus 
tard,  rinspiration  sémitique,  où  l'épopée  n'apparut  plus  que 
comme  archaïsme,  où  le  lyrisme  asiatique  et  les  arts  du  des- 
sin triomphèrent  absolument. 

Homère,  soit  que  ce  fût  un  homme ,  soit  que  ce  nom  résume 
la  renommée  de  plusieurs  chanteurs  (2),  composa  ses  récits 
au  moment  où  la  côte  d'Asie  était  couverte  par  les  descendants 
très  proches  des  tribus  arianes  venues  de  la  Grèce.  Sa  nais- 
sance prétendue  tombe,  suivant  tous  les  avis,  entre  Fan  1102 
et  l'an  947.  Les  Pollens  étaient  arrivés  dans  la  Troade  en  1162, 
les  Ioniens  en  1130.  Je  ferai  le  même  calcul  pour  Hésiode,  né 
en  944  en  Béotie,  contrée  qui,  de  toutes  les  parties  méridio- 
nales de  la  Grèce ,  conserva  le  plus  tard  l'esprit  utilitaire ,  té- 
moignage de  l'influence  ariane. 

Dans  la  période  où  cette  influence  régna,  l'abondance  de  ses 

(1)  '(  It  is  the  epic  poetry  whicli  fonns  at  once  both  the  undoubted 
«  prérogative  and  the  solitary  jewel  of  the  earliest  aéra  of  Greece.  ;> 
(Grote,  t.  II,  p.  i58et462.) 

(2)  L'opinion  de  Wolf  est  appuyée  sur  des  considérations  décisives, 
Homère,  lorsqu'il  parle  d'un  chanteur,  de  Démodocus,  par  exemple,  ne 
considère  jamais  les  poèmes  dont  il  charme  les  auditeurs  comme 
étant  des  fragments  d'un  giand  tout.  Il  dit  ;  «  II  chanta  ceci,  ou  bien 
il  chanta  cela.  »  L'Iliade  et  l'Odyssée  ne  semblent  être  que  des  com- 
posés de  ballades  séparées.  Dans  le  premier  de  ces  ouvrages,  observe 
un  historien,  en  isolant  les  livres  I,  VIII,  XI  à  XXII,  on  obtient  une 
Achilléide  complète.  (Grote,  t.  II,  p.  202  et  240.) 


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50  DE  l'inégalité 

productions  fut  extrême,  et  le  nombre  des  œuvres  perdues  est 
extraordinaire.  Pour  V Iliade  et  V Odyssée  que  nous  connais- 
sons, nous  n'avons  plus  les  jEthiopîgues  d'Arctinus,  la  Petite 
Iliade  de  Leschès,  les  Fers  cypriotes,  la  Prise  d'Œckàlîe, 
le  Retour  des  vainqueurs  de  Troie,  la  Thébaïde,  les  Épi^ 
gones,  les  Arimaspies  (1) ,  et  une  foule  d'autres.  Telle  fut  la 
littérature  du  passé  le  plus  ancien  des  Grecs  :  elle  resta  didac- 
tique et  narrative,  positive  et  raisonnable,  tant  qu'elle  fut 
ariane.  L'infusion  puissante  du  sang  mélanien  l'entraîna  plus 
tard  vers  le  lyrisme,  en  la  rendant  incapable  de  continuer  dans 
rses  premières  et  plus  admirables  voies. 

Il  serait  inutile  de  s'étendre  davantage*  sur  ce  sujet.  Cest 
assez  en  dire  que  de  reconnaître  la  supériorité  de  l'inspiration 
hellénique  de  Tune  comme  de  l'autre  époque  sur  tout  ce  qui 
s'est  fait  depuis.  La  gloire  homérique,  non  plus  qu'athénienne, 
n'a  jamais  été  égalée.  Elle  atteignit  le  beau  plutôt  que  le  su- 
blime. Certaiijement ,  elle  restera  à  jamais  sans  rivale,  parce 
que  des  combinaisons  de  race  pareilles  à  celles  qui  la  causè- 
j'ent  ne  peuvent  plus  se  représenter. 


CHAPITRE  IV. 

Les  Grecs  sémitiques. 

J'ai  beaucoup  devancé  les  temps  et  embrassé  pour  ainsi  dire 
l'histoire  de  la  Grèce  hellénique  dans  son  entier,  après  avoir 
montré  les  causes  de  son  éternelle  débilité  politique.  Mainte- 
nant je  reviens  en  arrière,  et,  rentrant  dans  le  domaine  des 
questions  d'État,  je  continuerai  à  suivre  l'influence  du  sang 
sur  les  affaires  de  la  Grèce  et  des  peuples  contemporains. 

Après  avoir  mesuré  la  durée  de  l'aptitude  artistique,  j'en 

,   (1)  La  perte  de  ce  poème  est  bien  regrettable.  Il  nous  aurait  beau- 
coup appris  sur  les  Arians  de  TAsie  centrale.  (Grote,  t.  il,  p.  158  et  162.) 


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DES  BAGES  HUMAINES.  51 

ferai  autant  de  celle  des  différentes  phases  gouvernementales. 
On  verra  par  là  d'une  manière  nette  quelle  terrible  agitation 
amène  dans  les  destinées  d'une  société  le  mélange  croissant 
des  races. 

Si  l'on  veut  faire  commencer  à  l'arrivée  des  Arians  Hellènes 
avec  Deucalion  les  temps  héroïques  où  l'on  vivait  à  peu  près 
suivant  la  mode  des  ancêtres  de  la  Sogdiane ,  sous  un  régime 
de  liberté  individuelle  restreinte  par  des  lois  très  flexibles,  ces 
temps  héroïques  auraient  leur  début  à  l'an  1541  avant  J.-C. 

L'époque  primitive  de  la  Grèce  est  marquée  par  des  luttes 
nombreuses  entre  les  aborigènes  ^  les  colons  sémites  dès  long- 
temps établis  et  affluant  tous  les  jours,  et  les  envahisseurs 
arians. 

Les  territoires  méridionaux  furent  cent  fois  perdus  et  repris. 
Enfin,  les  Arians  Hellènes,  accablés  par  la  supériorité  de  nom- 
bre et  de  civilisation,  se  virent  chassés  ou  absorbés  moitié,  dans 
les  masses  aborigènes,  moitié  dans  les  cités  sémitiques ,  et  ainsi 
se  constituèrent  isolément  la  plupart  des  nations  grecques  (1). 

Grâce  à  l'invasion  des  Héraclides  et  des  Doriens,  le  principe 
arian  mongolisé  reprit  une  supériorité  passagère;  mais  il  finit 
encore  par  céder  à  Tinfluence  chananéenne,  et  le  gouverne- 
ment tempéré  des  rois,  aboli  pour  toujours,  fit  place  au  ré- 
gime absolu  de  la  république. 

En  752,  le  premier  archonte  décennal  gouverna  Athènes.  Le 
régime  sémitique  commençait  dans  la  plus  phénicienne  des 

(i)  Les  nations  heUéniques  ont  souvent  la  prétention  d'être  autoch- 
tones ;  mais  lorsque  Ton  en  vient  à  la  preuve ,  on  trouve  généralement 
qu'elles  descendent  d'un  dieu ,  quand  ce  n'est  pas  d'une  nymphe 
topique.  Dans  le  premier  cas,  Je  vois  un  ancêtre  arian  ou  sémite; 
dans  le  second,  un  mélange  initial  avec  les  aborigènes.  Ainsi,  je  con- 
çois qu'on  puisse  appeler  le  pirate  chananéen  Inachus  fils  de  l'Océan 
et  de  Téthys.  Il  avait  surgi  de  la  mer.  Ainsi  encore  Dardanus  était  fils 
de  Jupiter,  de  Zeus,  du  dieu  arian  par  excellence.  Il  était  donc  Arian 
lui-même,  et  venait  de  la  Samothrace ,  de  l'Arcadie  ou  même  d'Italie , 
bref  du  nord.  Dans  la  Laconie,  avant  l'invasion  dorienne,  on  rencon- 
tre des  demi-autochtones,  c'est-à-dire  des  peuples  qui  ne  sont  ni 
entièrement  arians,  ni  entièrement  sémites.  Leurs  généalogies  remon- 
tent à  Lélex  et  à  la  nymphe  topique  Kléocharia.  (Voir  Grote,  t.  I, 
p.  133,  230,  387.) 


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52  DE  l'inégalité 

villes  grecques.  Il  ne  devait  être  complet  que  plus  tard,  chez 
les  Dôriens  de  Sparte  et  à  Thèbes  (1).  L'âge  héroïque  et  ses 
conséquences  immédiates,  c'est-à-dire  la  royauté  tempérée, 
avaient  duré  800  ans.  Je  ne  dis  rien  de  l'époque  bien  plus  pure,, 
bien  plus  ariane  des  Titans;  il  me  suffit  de  parler  de  leurs  fils, 
les  Hellènes,  pour  montrer  que  le  principe  gouvernemental  était 
resté  longtemps  établi  entre  leurs  mains. 

Le  système  aristocratique  n'eut  pas  autant  de  longévité.  Inau- 
guré à  Sparte  en  867,  et  à  Athènes  en  753,  il  finit  pour  cette 
dernière  cité,  la  ville  brillante  et  glorieuse  par  excellence,  il 
finit  d'une  manière  régulière  et  permanente  à  l'archontat  d'I- 
sagoras,  fils  de  Tisandre,  en  508,  ayant  duré  245  ans.  Depuis 
lors  jusqu'à  la  ruine  de  l'indépendance  hellénique ,  le  parti 
aristocratique  domina  souvent,  et  persécuta  même  ses  adver- 
saires avec  succès  ;  mais  ce  fut  comme  faction  et  en  alternant 
avec  les  tyrans.  L'état  régulier  depuis  lors,  si  tant  est  que  le 
mot  régularité  puisse  s'appliquer  à  un  affreux  enchaînement 
de  désordres  et  de  violences,  ce  fut  la  démocratie. 

A  Sparte,  la  puissance  des  nobles,  abritée  derrière  un  pauvre 
reste  de  monarchie,  fut  beaucoup  plus  solide.  Le  peuple  aussi 
était  plus  arian  (2).  La  constitution  de  Lycurgue  ne  disparut 
complètement  que  vers  235 ,  après  une  durée  de  632  ans  (3). 

(1)  Cumes,  Argos  et  Cyrène  conservèrent  aussi  le  nom  de  roi  (pa- 
(7i>.eu;)  à  leur  principal  magistrat,  investi  d'ordinaire  du  commande- 
ment de  l'armée  et  de  la  présidence  de  l'assemblée  générale  (àyopà). 
(Mac  CuUagh,  t.  I,  p.  do.) 

(2)  Ils  avaient  une  certaine  parenté  avec  les  Thessaliens.  Du  moins 
lesAleuades  se  disaijent  Héraclides  comme  les  rois  de  Sparte,  et  on 
observe  de  grandes  analogies  entre  l'organisation  servile  des  Hélotes 
et  des  Périakes  des  uns  et  celle  des  Pœnestes,  des  Perrhœbes  et  des 
Magnétos  des  autres.  Les  Doriens,  bien  supérieurs  aux  autres  tribus 
helléniques  au  point  de  vue  social,  furent  d'ailleurs  les  hommes  d'une 
migration  récente.  Us  n'avaient  aucun  renom  mythique,  et  ne  sont 
pas  même  nommés  dans  l'Hiade.  Ce  sont  des  espièces  de  Pandavas. 
(Grote,  t.  ir,  p.  2.)  —  Ils  paraissent  avoir  envahi  le  Péloponése  par  mer,, 
ainsi  que  les  Arians  Hindous  ont  fait  du  sud  de  l'Inde.  {Ibid.,  p.  4.)  A 
cet  égard,  il  est  curieux  d'observer  comme  les  Arians ,  nation  si  mé- 
diterranéenne d'origine,  sont  toujours  facilement  devenus  des  marins 
intrépides  et  habiles. 

(3)  M.  Mac  CuUagh  attribue  gravement  le  déclin  et  la  chute  de  Sparte 


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DES  BAGES  HUMAINES.  53 

Pour  l'état  populaire  à  Athènes,  je  ne  sais  qu'en  dire,  sinon 
qu'il  entasse  tant  de  hontes  politiques  à  côté  de  magnificences 
intellectuelles  inimitables,  qu'on  pourrait  croire  au  premier 
abord  qu'il  lui  fallut  bien  des  siècles  pour  accomplir  une  telle 
œuvre.  Mais ,  en  faisant  commencer  ce  régime  à  l'archontat 
d'Isagoras  en  508 ,  on  ne  peut  le  prolonger  que  jusqu'à  la  ba-j 
taille  de  Chéronée,  en  339.  Le  gouvernement  continua  plus 
tard  sans  doute  à  s'intituler  république  ;  toutefois  l'isonomie 
était  perdue,  et,  quand  les  gens  d'Athènes  s'avisèrent  de  pren- 
dre les  armes  contre  l'autorité  macédonienne,  ils  furent  traités 
moins  en  ennemis  qu'en  rebelles.  De  508  à  339,  il  y  a  169  ans. 

Sur  ces  169  ans,  il  convient  d'en  déduire  toutes  les  années 
où  gouvernèrent  les  riches;  puis  celles  où  régnèrent,  soit  les 
Pisistratides ,  soit  les  trente  tyrans  institués  par  les  Lacédé- 
moniens.  11  n'y  faut  pas  comprendre  non  plus  l'administration 
monarchique  et  exceptionnelle  de  Périclès,  qui  dura  une  tren- 
taine d'années  ;  de  sorte  qu'il  reste  à  peine  pour  le  gouverne- 
ment démocratique  la  moitié  des  169  ans  ;  encore  cette  période 
ne  fut-elle  pas  d'un  seul  tenant.  On  la  voit  constamment  in- 
terrompue par  les  conséquences  des  fautes  et  des  crimes  d'a- 
bominables institutions.  Toute  sa  force  s'employa  à  conduire 
la  Grèce  à  la  servitude. 

Ainsi  organisée,  ainsi  gouvernée,  la  société  hellénique  tomba, 
vers  l'an  504,  dans  une  attitude  bien  humble  en  face  de  la 
puissance  iranienne.  La  Grèce  continentale  tremblait.  Les  co- 
lonies ioniennes  étaient  devenues  tributaires  ou  sujettes. 


à  la  fâcheuse  persistance  des  institutions  aristocratiques,  n  a  aussi 
des  paroles  de  pitié  pour  ces  infortunés  Doriens  de  la  Crète ,  dont  la 
constitution  restera  inébranlable  pendant  de  longues  séries  de  siècles. 
La  comparaison  des  dates  indiquées  ici  aurait  dû  le  consoler;  ou  du 
moins,  s'il  voulait  persister  à  gémir  sur  le  peu  de  longévité  des  lois 
de  Lycurgue,  ne  se  maintenant  que  le  court  espace  de  632  ans,  il  eût 
pu  réserver  la  plus  grande  part  de  sa  sympathie  pour  la  démocratie 
athénienne,  encore  bien  plus  promptement  décédée.  (Mac  Cullagh, 
1. 1,  p.  208  et  227.)  —  Mais  M.  Mac  Cullagh,  en  sa  qualité  d'antiquaire 
libre-échangiste,  a  particulièrement  l'horreur  de  la  race  dorienne.  Je 
doute  qu'il  vicqne  à  bout  des  préférences  toutes  contraires  d'O.  Mùl- 
ler  (die  Dorier).  L'érudit  allemand  est  un  bien  rude  antagoniste. 


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M  DE  l'inégalité 

Le  conflit  devait  éclater  par  reffet  de  Tattraction  naturelle 
de  la  Grèce  à  demi  sémitique  vers  la  côte  d'Asie,  vers  le  cen- 
tre assyrien ,  et  de  la  côte  d'Asie  elle-même  un  peu  arianisée 
vers  THellade.  On  allait  voir  lé  succès  de  la  première  tentative 
d'annexion.  On  y  était  préparé;  mais  il  trompa  tout  le  monde, 
car  il  s'accomplit  en  sens  contraire  à  ce  qu'on  avait  dû  prévoir. 

La  puissance  perse,  si  démesurément  grosse  et  redoutée, 
prit  de  mauvaises  mesures.  Xérxès  se  conduisit  en  Agramant. 
Sdi  giovenil  furore  n'accorda  aucun  égard  aux  conseils  des 
hommes  sages.  Les  Grecs  eurent  beau,  s'abandonnant  les  uns 
les  autres,  commettre  des  lâchetés  impardonnables  et  les  plus 
lourdes  fautes ,  le  roi  s'obstina  à  être  plus  fou  qu'ils  n'étaient 
maladroits,  et,  au  lieu  de  les  attaquer  avec  des  troupes  régu- 
lières, il  voulut  s'amuser  à  repaître  les  yeux  de  sa  vanité  du 
spectacle  de  sa  puissance.  Dans  ce  but,  il  rassembla  une  co- 
hue de  700,000  hommes,  leur  fît  passer  l'Hellespont  sur  des 
ouvrages  gigantesques,  s'irrita  contre  la  turbulence  des  flots, 
et  alla  se  faire  battre,  à  la  stupéfaction  générale ,  par  des  gens 
plus  étonnés  que  lui  de  leur  bonheur  et  qui  n'en  sont  jamais 
revenus. 

Dans  les  pages  des  écrivains  grecs,  cette  histoire  des  Ther- 
mopyles,  de  Marathon,  de  Platée,  donne  lieu  à  des  récits  bien 
émouvants.  L'éloquence  a  brodé  sur  ce  thème  avec  une  abon- 
dance qui  ne  petit  pas  surprendre  de  la  part  d'une  nation  si 
spirituelle.  Comme  déclamation^  c'est  enthousiasmant;  mais,  à 
parler  sensément,  tous  ces  beaux  triomphes  ne  furent  qu'un 
accident,  et  le  courant  naturel  des  choses ,  c'est-à-dire  l'effet 
inévitable  de  la  situation  ethnique,  n'en  fut  pas  le  moins  du 
monde  changé  (1). 

(1)  Les  dates  sont  persuasives  :  la  bataille  de  Platée  fut  gagnée  le 
22  novembre  479  avant  J.-C,  et  l'enivrement  des  Grecs  dure  encore  et 
se  perpétue  dans  nos  collèges.  Mais ,  outre  que  la  plus  grande  partie 
•de  la  Grèce  avait  été  ralliée  des  Perses,  Sparte,  le  plus  fort  de  leurs 
antagonistes ,  se  hâta  de  conclure  une  paix  séparée  en  477,  c'est-à-dire 
deuic  ans  après  la  victoire.  Si  Athènes  résista  plus  longtemps  à  cet 
«entraînement  naturel ,  c'est  qu'elle  trouvait  du  profit  à  maintenir  la 
confédération  pour  avoir  des  alliés  à  opprimer  et  piUer.  (Mac  Cul- 
Jagh,  t.  I,  p.  157.)  —  On  peut  juger  du  caractère  de  cette  politique 


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DES  BACES  HUMAINES.  55 

Après  comme  avant  la  bataille  de  Platée,  la  situation  se 
trouve  celle-ci  : 

L'empire  le  plus  fort  doit  absorber  le  plus  faible  ;  et  de  même 
que  rÉgypte  sémitisée  s'est  agrégée  à  la  monarchie  perse, 
gouvernée  par  Tesprit  arian,  de  même  la  Grèce,  où  le  principe 
sémitique  domine  désormais,  doit  subir  la  prédominance  de  la 
grande  famille  d'où  sont  sorties  les  mères  de  ses  peuples,  parce 
que  du  moment  qu'il  n'existe  pas  à  Athènes,  à  Thèbes  et  même 
à  Lacédémone  de  plus  purs  Arians  qu'à  Suze,  il  n'y  a  pas  de 
motifs  pour  que  la  loi  prépondérante  du  nombre  et  de  l'éten- 
due du  territoire  suspende  son  action. 

C'était  une  querelle  entre  deux  frères.  Eschyle  n'ignorait  pas 
ce  rapport  de  parenté,  lorsque,  dans  le  songe  d'Atossa,  il  fait 
dire  à  la  mère  de  Xerxès  : 

«  Il  me  semble  voir  deux  vierges  aux  superbes  vêtements. 

«  L'une  richement  parée  à  la  mode  des  Perses,  l'autre  selon 
«  la  coutume  des  Doriens.  Toutes  deux  dépassant  en  majesté 
<{  les  autres  femmes.  Sans  défaut  dans  leur  beauté.  Toutes  deux 
«  soeurs  d'une  même  race  (1).  » 

Malgré  l'issue  inespérée  de  la  guerre  persique,  la  Grèce 
était  contrainte  par  la  puissance  sémitique  de  son  sang  de  se 
rallier  tôt  ou  tard  aux  destinées  de  l'Asie,  elle  qui  avait  subi  si 
longtemps  l'influence  de  cette  contrée. 

En  vérité  la  conclusion  fut  telle;  mais  les  surprises  continuè- 
rent, et  le  résultat  fut  produit  d'une  manière  différente  encore 
de  ce  qu'on  se  croyait  en  droit  d'attendre. 

Aussitôt  après  la  retraite  des  Perses,  l'influence  de  la  cour 
de  Suze  avait  repris  sur  les  cités  helléniques  ;  comme  aupara- 
vant, les  ambassadeurs  royaux  donnaient  des  ordres.  Ces  or- 
dres étaient  suivis.  Les  nationalités  locales  s'exaspérant  dans 
leur  haine  réciproque,  ne  négligeant  rien  pour  s'entre-détruire, 
le  moment  approchait  où  la  Grèce  épuisée  allait  se  réveiller 

par  le  décret  rendu  sur  la  proposition  de  Périclès  et  en  vertu  duquel 
le  peuple  athénien  déclarait  ne  devoir  aucun  compte  de  remploi  des 
fonds  communs  de  la  ligue.  {Ibid.,  p.  161;  Bœckh,  die  Staatshaus- 
haltung  der  Athener,  t.  I,  p.  429.) 
(1)  Eschyle,  les  Perses. 


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56  DE   l'inégalité 

province  perse,  peut-être  bien  heureuse  de  l'être  et  de  connaî- 
tre ainsi  le  repos. 

De  leur  côté,  les  Perses,  avertis  par  leurs  échecs,  se  condui- 
saient avec  autant  de  prudence  et  de  sagesse  que  leurs  petits 
voisins  en  montraient  peu.  Ils  avaient  soin  d'entretenir  dans 
leurs  armées  des  corps  nombreux  d'auxiliaires  hellènes  ;  ils  les 
aflfectionnaient  à  leur  service  en  les  payant  bien,  en  ne  leur 
ménageant  pas  les  honneurs.  Souvent  ils  les  employaient  avec 
profit  contre  les  populations  ioniennes,  et  ils  avaient  alors  la 
secrète  satisfaction  de  ne  pas  voir  s'alarmer  la  conscience  cal- 
leuse de  leurs  mercenaires.  Ils  ne  manquaient  jamais  d'incor- 
porer dans  ces  troupes  les  bannis  jetés  sous  leur  protection  par 
les  révolutions  incessantes  de  TAttique,  de  la  Béotie,  du  Pélo- 
ponèse;  hommes  précieux,  car  leurs  villes  natales  étaient 
précisément  celles  contre  qui  s'exerçaient  de  préférence  leur 
courage  et  leurs  talents  militaires.  Enfin  quaiid  un  illustre 
exilé,  homme  d'État  célèbre,  guerrier  renommé,  écrivain  d'in- 
fluence, rhéteur  admiré ,  se  réclamait  du  grand  roi ,  les  pro- 
fusions de  l'hospitalité  n'avaient  pas  de  bornes;  et  qu'un 
revirement  politique  ramenât  cet  homme  dans  son  pays,  il  rap- 
portait au  fond  de  sa  conscience,  fût-ce  involontairement,  un 
bout  de  chaîne  dont  l'extrémité  était  rivée  au  pied  du  trône 
des  Perses.  Tels  étaient  les  rapports  des  deux  nations.  Le  gou- 
vernement raisonnable,  ferme,  habile  de  l'Asie  avait  certaine- 
ment gardé  plus  de  qualités  arianes  que  celui  des  cités  grec- 
ques méridionales,  et  celles-ci  étaient  à  la  veille  d'expier 
durement  leurs  victoires  de  parade,  lorsque  l'état  de  faiblesse 
inouïe  où  elles  gémissaient  fut  justement  ce  qui  amena  la  péri- 
pétie la  plus  inattendue. 

Tandis  que  les  Grecs  du  sud  se  dégradaient  en  s'illustrant, 
ceux  du  nord,  dont  on  ne  parlait  pas,  et  qui  passaient  pour  des 
demi-barbares,  bien  loin  de  décliner,  grandissaient  à  tel  point, 
sous  l'ombre  de  leur  système  monarchique,  qu'un  matin,  se 
trouvant  assez  lestes,  fermes  et  dispos,  ils  gagnèrent  les  Perses 
de  vitesse,  et,  s'emparant  de  la  Grèce  pour  leur  propre  compte, 
firent  front  aux  Asiatiques  et  leur  montrèrent  un  adversaire 
tout  neuf.  Mais  si  les  Macédoniens  mirent  la  main  sur  la  Grèce, 


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DES  RACES   HUMAI?îES.  o7 

ce  fut  d'une  manière  et  avec  des  formes  qui  révélaient  assez 
la  nature  de  leur  sang.  Ces  nouveaux  venus  différaient  du  tout 
au  tout  des  Grecs  du  sud,  et  leurs  procédés  politiques  le  prou- 
vèrent. 

Les  Hellènes  méridionaux,  après  la  conquête ,  s'empressaient 
de  tout  bouleverser.  Sous  le  prétexte  le  plus  léger,  ils  rasaient 
une  ville  et  transplantaient  chez  eux  les  habitants  réduits  en 
esclavage.  C'était  de  la  même  manière  que  les  Chaldéens  sé- 
mites avaient  agi  à  l'époque  de  leurs  victoires.  Les  Juifs  en 
avaient  su  quelque  chose  lors  du  voyage  forcé  à  Babylone  ; 
les  Syriens  aussi,  quand  des  bandes  entières  de  leurs  popula- 
tions furent  envoyées  dans  le  Caucase.  Les  Carthaginois  usaient 
du  même  système.  La  conquête  sémitique  pensait  d'abord  à 
Fanéantissement;  puis  elle  se  rabattait  tout  au  plus  à  la  trans- 
formation. Les  Perses  avaient  compris  plus  humainement  et 
plus  habilement  les  profits  de  la  victoire.  Sans  doute,  on  relève 
chez  eux  plusieurs  imitations  de  la  notion  assyrienne;  cepen- 
dant, en  généra],  ils  se  contentaient  de  prendre  la  place  des 
dynasties  nationales,  et  ils  laissaient  subsister  les  États  soumis 
par  leur  épée,  dans  la  forme  où  ils  les  avaient  trouvés. 

Ce  qui  avait  été  royaume  gardait  ses  formes  monarchiques, 
les  républiques  restaient  républiques,  et  les  divisions  par  satra- 
pies, moyen  d'administrer  et  de  concentrer  certains  droits  ré- 
galiens, n'enlevaient  aux  peuples  que  Fisonomie  :  l'état  des 
colonies  ioniennes  au  temps  de  la  guerre  de  Darius  et  au  mo- 
ment des  conquêtes  d'Alexandre  en  fait  suffisamment  foi. 

Les  Macédoniens  restèrent  fidèles  au  même  esprit  arian. 
Après  la  bataille  de  Chéronée ,  Philippe  ne  détruisit  rien ,  ne 
réduisit  personne  en  servitude,  ne  priva  pas  les  cités  de  leurs 
lois,  ni  les  citoyens  de  leurs  mœurs.  Il  se  contenta  de  domi- 
ner sur  un  ensemble,  dont  il  acceptait  les  parties  telles  qu'il  les 
trouvait,  de  le  pacifier  et  d'en  concentrer  les  forces  de  manière 
'à  s'en  servir  suivant  ses  vues.  Du  reste,  on  a  vu  que  cette 
sagesse  dans  l'exploitation  du  succès  avait  été  devancée,  chez 
les  Macédoniens,  par  la  sagesse  à  conserver  précieusement 
leurs  propres  institutions.  Avec  tous  les  droits  possibles  de 
faire  commencer  leur  existence  politique  plus  haut  encore  que 


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58  DE  L'iNiiGALlTE 

la  fondation  du  royaume  de  Sicyone,  les  Grecs  du  nord  arri- 
vèrent jusqu'au  jour  où  ils  se  subordonnèrent  le  reste  de  la 
Grèce  sans  avoir  jamais  varié  dans  leurs  idées  sociales.  11  me 
serait  difficile  d'alléguer  une  plus  grande  preuve  de  la  pureté 
comparative  de  leur  noble  sang.  Ils  représentaient  bien  un 
peuple  belliqueux,  utilitaire,  point  artiste,  point  littéraire, 
mais  doué  de  sérieux  instincts  politiques. 

Nous  avons  trouvé  un  spectacle  à  peu  près  analogue  chez 
les  tribus  iraniennes  d'une  certaine  époque.  Il  ne  faut  pour- 
tant pas  en  décider  à  la  légère.  Si  nous  comparons  les  deux 
nations  au  moment  de  leur  développement,  l'une  quand ,  sous 
Philippe,  elle  déborda  sur  la  Grèce,  et  l'autre ,  dans  un  temps^ 
antérieur,  quand,  avec  Phraortes,  elle  commença  ses  conquê- 
tes, les  Iraniens  nous  apparaissent  plus  brillants  et  semblent  à 
beaucoup  d'égards  plus  vigoureux. 

Cette  impression  est  juste.  Sous  le  rapport  religieux,  les 
doctrines  spiritualistes  des  Mèdes  et  des  Perses  valaient  mieux 
que  le  polythéisme  macédonien,  bien  que  celui-ci  de  son  côté, 
attaché  à  ce  qu'on  nommait  dans  le  sud  les  vieilles  divinités  y. 
se  tînt  plus  dégagé  des  doctrines  sémitiques  que  les  théologies 
athéniennes  ou  thébaines.  Pour  être  exact ,  il  faut  néanmoins 
avouer  que  ce  que  les  doctrines  religieuses  de  la  Macédoine 
perdaient  en  absurdités  d'imagination,  elles  le  regagnaient  un 
peu  en  superstitions  à  demi  finnoises,  qui,  pour  être  plus  som- 
bres que  les  fantaisies  syriennes,  n'en  étaient  guère  moins  fu- 
nestes. En  somme,  la  religion  macédoQienne  ne  valait  pas  celle 
des  Perses,  travaillée  qu'elle  était  par  les  Celtes  et  les  Slaves. 

En  fait  de  civilisation,  l'infériorité  existait  encore.  Les  na- 
tions iraniennes ,  touchant  d'un  côté  aux  peuples  vratyas ,  aux 
Hindous  réfractaires,  éclakés  d'un  reflet  lointain  du  brahma- 
nisme, de  l'autre  aux  populations  assyriennes,  avaient  vu  se 
dérouler  toute  leur  existence  entre  deux  foyers  lumineux  qui 
n'avaient  jamais  permis  à  l'ombre  de  trop  s'épaissû-  sur  leurs 
lêtès.  Parents  des  Vratyas,  les  Iraniens  de  l'est  n'avaient  pas 
cessé  de  contracter  avec  eux  des  alliances  de  sang.  Tributaires 
des  Assyriens,  les  Iraniens  de  l'ouest  s'étaient  également  im- 
prégnés de  cette  autre  race,  et  de  tous  côtés  ainsi  l'ensemble 


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DES  KACES  HUMAINES.  ÔD» 

des  tribus  fit  des  cîmprunts  aux  civilisations  qui  les  environ, 
naient. 

Les  Macédoniens  furent  moins  favorisés.  Ils  ne  touchaient 
aux  peuples  raffinés  que  par  leur  frontière  du  sud.  Partout 
ailleurs  ils  ne  s'alliaient  qu'à  la  barbarie.  Ils  n'avaient  donc 
pas  le  frottenaent  de  la  civilisation  à  un  aussi  grand  degré  que 
les  Iraniens,  qui,  la  recevant  par  un  double  hymen ,  lui  don- 
naient une  forme  originale  due  à  cette  combinaison  même. 

En  outre,  l'Asie  étant  le  pays  vers  lequel  convergeaient  les 
trésors  de  l'univers,  la  Macédoine  demeurait  en  dehors  des 
routes  commerciales,  et  les  Iraniens  s'enrichissaient  tandis  que 
leurs  remplaçants  futurs  restaient  pauvres. 

Eh  bien,  malgré  tant  d'avantages  assurés  jadis  aux  Mèdes 
de  Phraortes,  la  lutte  ne  devait  pas  être  douteuse  entre  leurs 
descendants,  sujets  de  Darius,  et  les  soldats  d'Alexandre.  La 
victoire  appartenait  de  droit  à  ces  derniers,  car  lorsque  le  dé- 
mêlé commença,  il  n'y  avait  plus  de  comparaison  possible 
entre  la  pureté  ariane  des  deux  races.  Les  Iraniens ,  qui  déjà 
au  temps  de  la  prise  de  Babylone  par  Cyaxares  étaient  moins 
blancs  que  les  Macédoniens,  se  trouvèrent  bien  plus  sémitisés 
encore  lorsque,  269  ans  après,  le  fils  de  Philippe  passa  en  Asie. 
Sans  l'intervention  du  génie  d'Alexandre ,  qui  précipita  la  so- 
lution, le  succès  aurait  hésité  un  instant,  vu  la  grande  diffé- 
rence numérique  des  deux  peuples  rivaux  ;  mais  Tissue  défini- 
tive ne  pouvait  en  aucun  cas  être  douteuse.  Le  sang  asiatique 
attaqué  était  condamné  d'avance  à  succomber  devant  le  nou- 
veau groupe  arian,  comme  jadis  il  avait  passé  sous  le  joug  des 
Iraniens  eux-mêmes,  désormais  assimilés  aux  races  dégénérées 
du  pays,  qui,  elles  également,  avaient  eu  leurs  jours  de  triom- 
phe, dont  la  durée  s'était  mesurée  à  la  conservation  de  leurs 
éléments  blancs. 

Ici  se  présente  une  application  rigoureuse  du  principe  de 
l'inégalité  des  races.  A  chaque  nouvelle  émission  du  sang  des 
blancs  en  Asie,  la  proportion  a  été  moins  forte.  La  race  sémi- 
tique, dans  ses  nombreuses  couches  successives,  avait  plus  fé- 
condé les  populations  chamites  que  ne  le  put  l'invasion  ira- 
nienne, exécutée  par  des  masses  beaucoup  moindres.  Quand 


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60  DE  l'inégalité 

les  Grecs  conquirent  l'Asie,  ils  arrivèrent  en  nombre  plus  mé- 
diocre encore  ;  ils  ne  firent  pas  précisément  ce  qu'on  appelle 
une  colonisation.  Isolés  par  petits  groupes  au  milieu  d'un  im- 
mense empire,  ils  se  noyèrent  tout  d'un  coup  dans  l'élément 
sémitique.  Le  grand  esprit  d'Alexandre  dut  comprendre  qu'a- 
près son  triomphe,  c'en  était  fait  de  l'Heliade  ;  que  son  épée 
venait  d'accomplir  l'œuvre  de  Darius  et  de  Xerxès,  en  renver- 
sant seulement  les  termes  de  la  proposition;  que,  si  la  Grèce, 
n'avait  pas  été  asservie  lorsque  le  grand  roi  avait  été  à  elle, 
elle  l'était  maintenant  qu'elle  avait  marché  vers  lui  ;  elle  se 
trouvait  absorbée  dans  sa  propre  victoire.  Le  sang  sémitique 
engloutissait  tout.  Marathon  et  Platée  s'effaçaient  sous  les  vé- 
néneux triomphes  d'Arbelles  et  d'Issus,  et  le  conquérant  grec, 
le  roi  macédonien,  se  transfigurant,  était  devenu  le  grand  roi 
lui-même.  Plus  d'Assyrie,  plus  d'Egypte,  plus  de  Perside,  mais 
aussi  plus  d'Hellade  :  l'univers  occidental  n'avait  désormais 
qu'une  seule  civilisation. 

Alexandre  mourut  -,  ses  capitaines  détruisirent  l'unité  politi- 
que; ils  n'empêchèrent  pas  que  la  Grèce  entière,  et,  cette  fois, 
avec  la  Macédoine  comprimée,  envahie,  possédée  par  l'élément 
sémitique,  ne  devînt  le  complément  de  la  rive  d'Asie.  Une  so- 
ciété unique,  bien  variée  dans  ses  nuances,  réunie  cependant 
sous  les  mêmes  formes  générales,  s'étendit  sur  cette  portion 
du  globe  qui ,  commençant  à  la  Bâctriane  et  aux  montagnes 
de  l'Arménie,  embrassa  toute  l'Asie  inférieure,  les  pays  du  Nil, 
leurs  annexes  de  l'Afrique,  Carthage ,  les  îles  de  la  Méditer- 
ranée ,  l'Espagne ,  la  Gaule  phocéenne ,  l'Italie  hellénisée ,  le 
continent  hellénique.  La  longue  querelle  des  trois  civilisations 
parentes  qui ,  avant  Alexandre ,  avaient  disputé  de  mérite  et 
d'invention,  se  termina  dans  une  fusion  de  forces  également 
du  sang  sémitique  amenant  la  proportion  trop  forte  d'éléments 
noirs,  et  de  cette  vaste  combinaison  naquit  un  état  de  choses 
qu'il  est  aisé  de  caractériser. 

La  nouvelle  société  ne  possédait  plus  le  sentiment  du  su- 
blime, joyau  de  l'ancienne  Assyrie  comme  de  l'antique  Egypte  ; 
elle  n'avait  pas  non  plus  la  sympathie  de  ces  nations  trop  mé- 
laniennes  pom^  le  monstrueux  physique  et  moral.  En  bien 


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DES  BACES  HUMAINES.  61 

comme  en  mal,  la  hauteur  avait  diminué  par  la  double  influence 
ariane  des  Iraniens  et  des  Grecs.  Avec  ces  derniers,  elle  prit 
de  la  modération  dans  les  idées  d'art,  ce  qui  la  conduisit  à  imi- 
ter les  procédés  et  les  formes  helléniques;  mais  d'un  autre 
côté,  et  comme  un  cachet  du  goût  sémitique  raccourci,  elle 
abonda  dans  l'amour  des  subtilités  sophistiques ,  dans  le  raf- 
finement du  mysticisme,  dans  le  bavardage  prétentieux  et  les 
folles  doctrines  des  philosophes.  En  cherchant  le  brillant,  faux 
et  vrai,  elle  eut  de  l'éclat,  rencontra  quelquefois  la  bonne 
veine,  resta  sans  profondeur  et  montra  peu  de  génie.  Sa  fa- 
culté principale ,  celle  qui  fait  son  mérite,  c'est  l'éclectisme  -, 
elle  ambitionna  constamment  le  secret  de  concilier  des  élé- 
ments inconciliables,  débris  des  sociétés  dont  la  mort  faisait  sa 
vie.  Elle  eut  l'amour  de  l'arbitrage.  On  reconnaît  cette  ten- 
dance dans  les  lettres ,  dans  la  philosophie ,  dans  la  morale, 
dans  le  gouvernement.  La  société  hellénistique  sacrifia  tout  à 
la  passion  de  rapprocher  et  de  fondre  les  idées,  les  intérêts 
les  plus  disparates ,  sentiment  très  honorable  sans  doute ,  in- 
dispensable dans  un  milieu  de  fusion,  mais  sans  fécondité,  et 
qui  implique  l'abdication  un  peu  déshonorante  de  toute  voca- 
tion et  de  toute  croyance. 

Le  sort  de  ces  sociétés  de  moyen  terme,  formées  de  décom- 
bres, est  de  se  débattre  dans  les  difficultés,  d'épuiser  leurs 
maigres  forces,  non  pas  à  penser,  elles  n'ont  pas  d'idées  pro- 
pres; non  pas  à  avancer,  elles  n'ont  pas  de  but;  mais  à  coudre 
et  recoudre  en  soupirant  des  lambeaux  bizarres  et  usés  qui  ne 
peuvent  tenir  ensemble.  Le  premier  peuple  un  peu  plus  ho- 
mogène qui  leur  met  la  main  sur  l'épaule,  déchire  sans  peine 
le  fragile  et  prétentieux  tissu. 

Le  nouveau  monde  comprit  l'espèce  d'unité  qui  s'établissait. 
11  voulut  que  les  choses  fussent  représentées  par  les  mots.  Dès 
lors,  pour  marquer  le  plus  haut  degré  possible  de  perfection 
intellectuelle,  on  s'accoutuma  à  se  servir  du  terme  d'atticisme, 
idéal  auquel  les  contemporains  et  compatriotes  de  Périclès 
auraient  eu  peine  à  prétendre.  On  plaça  au-dessous  le  nom 
d'Hellène;  plus  bas,  on  étagea  des  dérivés  comme  helléni- 
sant ,  hellénistique,  afin  d'indiquer  des  mesures  dans  les  de- 

4 


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62  DE  l'inégalité 

grés  de  civilisation.  Un  homme  né  sur  la  côte  de  la  mer  Rouge^ 
dans  la  Bactriane,  dans  l'enceinte  d'Alexandrie  d'Egypte,  au 
bord  de  l'Adriatique,  se  considéra  et  fut  tenu  pour  un  Hellène 
parfait.  Le  Péloponèse  n'eut  plus  qu'une  gloire  territoriale  ; 
ses  habitants  ne  passaient  pas  pour  des  Grecs  plus  authenti- 
ques que  les  Syriens  ou  les  gens  de  la  Lydie,  et  ce  sentiment 
était  parfaitement  justifié  par  l'état  des  races. 

Sous  les  premiers  successeurs  d'Alexandre,  il  n'existait  plus 
dans  la  Grèce  entière  une  nation  qui  eût  le  droit  de  refuser 
la  parenté ,  je  ne  dis  pas  l'identité ,  avec  les  hellénisants  les 
plus  obscurs  d'Olbia  ou  de  Damas.  Le  sang  barbare  avait  tout 
envahi.  Au  nord,  les  mélanges  accomplis  avec  les  populations 
slaves  et  celtiques  attiraient  les  races  hellénisées  vers  la  ru- 
desse et  la  grossièreté  trônant  sur  les  rives  du  Danube,  tandis 
qu'au  sud  les  mariages  sémitiques  répandaient  une  dépravation 
purulente  pareille  à  celle  de  la  côte  d'Asie;  pourtant,  ce  n'é- 
taient là  au  fond  que  des  différences  peu  essentielles^  et  qui 
ne  tournaient  pas  au  profit  des  facultés  arianes.  Certes,  les  vain- 
queurs de  Troie ,  s'ils  fussent  revenus  des  enfers ,  auraient  en 
vain  cherché  leur  descendance  ;  ils  n'auraient  vu  que  des  bâ- 
tards sur  remplacement  de  Mycènes  et  de  Sparte  (1). 


(d)  On  suit,  avec  une  grande  facilité,  les  transformations  de  la  po- 
pulation lacédémonienne.  A  la  bataille  de  Platée ,  la  ville  de  Lycurguç 
avait  mis  en  ligne  50,000  combattants ,  savoir  : 

5,000  Spartiates  et  7  Hélotes  par  Spartiate, 

soit  35,000  Hélotes  armés, 

5,000  hoplites    j  périœkes 
6,000  peltastes  j  ^'eriœKes. 

Total  50,000 

Sur  le  champ  de  bataille  de  Leuctres,  il  ne  paraît  plus  que  4,00a 
Spartiates.  Depuis  longtemps,  TÉtat  ne  soutenait  ses  guerres  exté- 
rieures qu'au  moyen  d'Hélotes  affranchis  (Neo6a{xa)8£iç).  En  370,  avant 
J.-C. ,  lorsque  Épaminondas  envahit  la  Laconie ,  il  fallut  encore  donner 
la  liberté  à  6,000  Hélotes  pour  pouvoir  se  défendre.  Cent  ans  après, 
on  ne  comptait  plus  que  700  familles  de  citoyens,  et  100  seulement 
possédaient  des  terres;  le  reste  était  ruiné.  On  reforma  alors  une 
aristocratie  avec  des  Périœkes,  des  étrangers, et  des  Hélotes.  A  Sel-> 
lasie,  toute  cette  bourgeoisie  nouvelle  fut  exterminée  par  le  roi  Anti" 
gone  et  les  Achéens,  sauf  200  hommes.  Machanidas  et  son  successeur 


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DES  BACES  HUMAINES.  63 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'unité  du  monde  civilisé  était  fondée.  A 
ce  monde  il  fallait  une  loi,  et  cette  loi  où  Tappuyer?  De  quelle 
source  la  faire  jaillir,  quand  les  gouvernements  ne  présidaient 
plus  qu'à  un  immense  amas  de  détritus,  où  toutes  les  nationa- 
lités anciennes  étaient  venues  éteindre  leurs  forces  viriles? 
Comment  tirer  des  instincts  mélaniens ,  qui  désormais  avaient 
pénétré  jusqu'aux  derniers  replis  de  cet  ordre  social,  la  recon- 
naissance d'un  principe  intelligent  et  ferme ,  et  en  faire  une 
règle  stable?  Solution  impossible-,  et  pour  la  première  fois 
dans  le  monde  on  vit  ce  phénomène ,  qui  depuis  s'est  reproduit 
deux  fois  encore,  de  grandes  masses  humaines  conduites  sans 
religion  politique,  sans  principes  sociaux  définis,  et  sans  autre 
but  que  de  les  aider  à  vivre.  Les  rois  grecs  adoptèrent,  faute 
de  pouvoir  mieux,  la  tolérance  universelle' en  tout  et  pour  tout, 
et  bornèrent  leur  action  à  exiger  l'adoration  des  actes  émanés 
de  leur  puissance.  Qui  voulait  être  république  le  restait  ;  telle 
ville  tenait  aux  formes  aristocratiques,  à  elle  permis  ;  telle  au- 
tre, un  district,  une  province,  choisissaient  la  monarchie  pure, 
on  n'y  contredisait  pas.  Dans  cette  organisation,  les  souverains 
ne  niaient  rien  et  n'affirmaient  pas  davantage.  Pourvu  que  le 
trésor  royal  touchât  ses  revenus  légaux  et  extralégaux ,  et  que 
les  citoyens  ou  les  sujets  ne  fissent  pas  trop  de  bruit  dans  le 
coin  où  ils  étaient  censés  se  gouverner  à  leur  guise,  ni  les  Pto- 
lémées,  ni  les  Séleucides  n'étaient  gens  a  y  trouver  à  redire. 

La  longue  période  qu'embrassa  cette  situation  ne  fut  pas 
absolument  vide  d'individualités  distinguées  ;  mais  elle  n'offrit 
pas  à  celles  qui  surgirent  un  public  suffisamment  sympathique, 
et  dès  lors  tout  resta  daus  le  médiocre.  On  s'est  souvent  de- 
mandé pourquoi  certains  temps  ne  produisent  pas  telle  caté- 
gorie de  supériorité  :  on  a  répondu,  tantôt  que  c'était  par  dé- 
faut de  liberté ,  tantôt  par  pénurie  d'encouragement.  Les  uns 
ont  fait  honneur  à  l'anarchie  athénienne  du  mérite  de  Sophocle 

Nabis  employèrent  le  moyen  ordinaire  pour  relever  la  république  : 
il  y  eut  une  vaste  promotion  de  citoyens.  Mais  peu  après,  malgré  cette 
ressource,  Sparte,  encore  vaincue  et  découragée,  se  fondit  dans  la  ligue 
achéenne.  Cette  histoire  est  celle  de  tous  les  États  grecs,  d'Argos,  de 
Thèbes,  comme  d'Athènes.  (Zumpt,  p.  7  et  passim.) 


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64  DE  L  INEGALITE 

et  de  Platon,  affirmé,  et  en  conséquence ,  que  sans  les  troubles 
perpétuels  des  communes  d'Italie,  Pétrarque,  Boccace,  le  Dante 
surtout,  n'auraient  jamais  étonné  le  monde  par  la  magnificence 
de  leurs  écrits.  D'autres  penseurs,  tout  au  rebours,  attribuent 
la  grandeur  du  siècle  de  Périclès  aux  générosités  de  cet  homme 
d'Etat,  l'élan  de  là  muse  italienne  à  la  protection  des  Médicis, 
rère  classique  de  notre  littérature  et  ses  lauriers  à  l'influence 
bienfaisante  du  soleil  de  Louis  XIV.  On  voit  qu'en  s'en  pre- 
nant aux  circonstances  ambiantes,  on  trouve  des  avis  pour  tous 
les  goûts ,  tels  philosophes  reportant  à  l'anarchie  ce  que  tels 
autres  donnent  au  despotisme. 

Il  est  encore  un  avis  :  c'est,  celui  qui  voit  dans  la  direction 
prise  par  les  mœurs  d'une  éppque  la  cause  de  la  préférence 
des  contemporains  pour  tel  ou  tel  genre  de  travaux ,  qui  mène, 
comme  fatalement,  les  natures  d'élite  à  se  distinguer,  soit  dans 
la  guerre ,  soit  dans  la  littérature ,  soit  dans  les  arts.  Ce  der- 
nier sentiment  serait  le  mien,  s'il  concluait;  malheureusement 
il  reste  en  route,  et  lorsqu'on  lui  demande  la  cause  génératrice 
de  l'état  des  mœurs  et  des  idées,  il  ne  sait  pas  répondre  qu'elle 
est  tout  entière  dans  l'équilibre  des  principes  ethniques.  C'est , 
en  effet,  nous  l'avons  vu  jusqu'ici,  la  raison  déterminante  du 
degré  et  du  mode  d'activité  d'une  population. 

Lorsque  l'Asie  était  partagée  en  un  certain  nombre  d'États 
délimités  par  des  différences  réelles  de  sang  entre  les  nations 
qui  les  habitaient,  il  existait  sur  chaque  point  particulier,  en 
Egypte,  en  Grèce,  en  Assyrie,  au  sein  des  territoires  iraniens, 
un  motif  à  une  civilisation  spéciale,  à  des  développements  d'i- 
dées propres,  à  la  concentration  des  forces  intellectuelles  sur 
des  sujets  déterminés,  et  cela  parce  qu'il  y  avait  originalité 
dans  la  combinaison  des  éléments  ethniques  de  chaque  peuple. 
Ce  qui  donnait  surtout  le  caractère  national ,  c'était  le  nombre 
limité  de  ces  éléments,  puis  la  proportion  d'intensité  qu'ap- 
portait chacun  d'eux  dans  le  mélange.  Ainsi,  un  Égyptien 
du  XX®  siècle  avant  notre  ère,  formé,  j'imagine,  d'un  tiers  de 
sang  arian,  d'un  tiers  de  sang  chamite  blanc  et  d'un  tiers  de 
nègre,  ne  ressemblait  pas  à  un  Égyptien  du  viii^  dans  la  na- 
ture duquel  l'élément  mélanien  entrait  pour  une  moitié,  le 


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DES   RACES  HUMAINES.  65 

principe  cliamite  blanc  pour  un  dixième,  le  principe  sémitique 
pour  trois ,  et  le  principe  arian  à  peine  pour  un.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  dire  que  je  ne  vise  pas  ici  à  des  calculs  exacts  ;  je 
ne  veux  que  mettre  ma  pensée  en  relief. 

Mais  l'Égyptien  du  vin®  siècle,  bien  que  dégénéré,  avait 
pourtant  encore  une  nationalité ,  une  originalité.  Il  ne  possé- 
dait plus,  sans  doute,  la  virtualité  des  ancêtres  dont  il  était  le 
représentant  ;  néanmoins  la  combinaison  ethnique  dont  il  était 
issu  continuait,  en  quelque  chose,  à  lui  être  particulière.  Dès 
le  V®  siècle  il  n'en  fut  plus  ainsi. 

A  cette  époque  Télénient  arian  se  trouvait  tellement  subdi- 
visé, qu'il  avait  perdu  toute  influence  active.  Son  rôle  se  bor- 
nait à  priver  les  autres  éléments  à  lui  adjoints  de  leur  pureté, 
et  dès  lors  de  leur  liberté  d'action. 

Ce  qui  est  vrai  pour  l'Egypte  s'applique  tout  aussi  bien  aux 
Grecs,  aux  Assyriens,  aux  Iraniens;  mais  on  pourrait  se  de- 
mander comment,  puisque  l'unité  s'établissait  dans  les  races,  il 
n'en  résultait  pas  une  nation  compacte ,  et  d'autant  plus  vi- 
goureuse qu'elle  avait  à  disposer  de  toutes  les  ressources  ve- 
nues des  anciennes  civilisations  fondues  dans  son  sein,  ressour- 
ces multipliées  à  l'infini  par  l'étendue  incomparablement  plus 
considérable  d'une  puissance  qui  ne  se  voyait  aucun  rival  ex- 
térieur. Pourquoi  toute  l'Asie  antérieure,  réunie  à  la  Grèce  et  à 
l'Egypte,  était-elle  hors  d'état  d'accomplir  la  moindre  partie  des 
merveilles  que  chacune  de  ses  parties  constitutives  avait  multi- 
pliées, lorsque  ces  parties  étaient  isolées,  et,  de  plus,  lorsqu'elles 
auraient  dû  souvent  être  paralysées  par  leurs  luttes  intestines? 

La  raison  de  cette  singularité ,  réellement  très  étrange ,  gît 
dans  ceci ,  que  l'unité  exista  bien ,  mais  avec  une  valeur  néga- 
tive. L'Asie  était  rassemblée,  non  pas  compacte;  car  d'où 
provenait  la  fusion  ?  Uniquement  de  ce  que  les  principes  ethni- 
ques supérieurs,  qui  jadis  avaient  créé  sur  tous  les  points  di- 
vers des  civilisations  propres  à  ces  points,  ou  qui,  les  ayant 
reçues  déjà  vivantes,  les  avaient  modifiées  et  soutenues ,  quel- 
quefois même  améliorées ,  s'étaient ,  depuis  lors,  absorbés  dans 
la  masse  corruptrice  des  éléments  subalternes ,  et ,  ayant  perdu 
toute  vigueur,  laissaient  l'esprit  national  sans  direction ,  sans 

4. 


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66  DE  l'inégalité 

initiative,  sans  force,  vivant,  sans  doute,  toutefois  sans  ex- 
pression. Partout  les  trois  principes,  chamite,  sémite  et  arîan, 
avaient  abdiqué  leur  ancienne  initiative,  et  ne  circulaient  plus 
dans  le  sang  des  populations  qu'en  filets  d'une  ténuité  extrême 
et  chaque  jour  plus  divisés.  Néanmoins ,  les  proportions  dif- 
férentes dans  la  combinaison  des  principes  ethniques  inférieurs 
se  perpétuaient  éternellement  là  où  avaient  régné  les  ancien- 
nes civilisations.  Le  Grec,  l'Assyrien,  l'Égyptien,  l'Iranien  du 
V®  siècle  étaient  à  peine  les  descendants  de  leurs  homonymes 
du  xx«  :  on  les  voyait  de  plus  rapprochés  entre  eux  par  une 
égale  pénurie  de  principes  actifs;  ils  l'étaient  encore  par  la 
coexistence  dans  leurs  masses  diverses  de  beaucoup  de  grou- 
pes à  peu  près  similaires;  et  cependant,  malgré  ces  faits  très 
véritables,  des  contrastes  généraux,  souvent  imperceptibles, 
cependant  certains,  séparaient  les  nations.  Celles-ci  ne  pou- 
vaient pas  vouloir  et  ne  voulaient  pas  des  choses  bien  différen- 
tes ;  mais  elles  ne  s'entendaient  pas  entre  elles ,  et  dès  lors , 
forcées  de  vivre  ensemble,  trop  faibles  chacune  pour  faire  pré- 
valoir des  volontés  d'ailleurs  à  peine  senties,  elles  penchaient 
toutes  à  considérer  le  scepticisme  et  la  tolérance  comme  des 
nécessités,  et  la  disposition  d'âme  que  Sextiis  Empirlcus  vante 
sous  le  nom  d'ataraxie  comme  la  plus  utile  des  vertus. 

Chez  un  peuple  restreint  quant  au  nombre ,  l'équilibre  ethni- 
que ne  parvient  à  s'établir  qu'après  avoir  détruit  toute  effica- 
cité dans  le  principe  civilisateur,  car  ce  principe ,  ayant  néces- 
sairement pris  sa  source  chez  une  race  noble,  est  toujours 
troppeu  abondant  pour  être  impunément  subdivisé.  Cependant, 
aussi  longtemps  qu'il  reste  à  l'état  de  pureté  relative,  il  y  a 
prédominance  de  sa  part,  et  donc  pas  d'équilibre  avec  les  élé- 
ments inférieurs.  Que  peut-il  arriver,  dès  lors ,  quand  la  fu- 
sion ne  se  fait  plus  qu'entre  des  races  qui,  ayant  passé  déjà 
par  cette  transformation  première,  sont  en  conséquence  épui- 
sées? Le  nouvel  équilibre  ne  pourrait  s'établir  (je  dis  ne  pour- 
rait^ car  l'exemple  ne  s'en  est  pas  encore  présenté  dans  l'his- 
toire du  monde)  qu'en  amenant  non  plus  seulement  la  dégé- 
nération des  multitudes,  mais  leur  retour  presque  complet  aux 
aptitudes  normales  de  leur  élément  ethnique  le  plus  abondant. 


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A 


DES  BACES  HUMAINES.  67 

Cet  élément  ethnique  le  plus  abondant,  c'était  pour  l'Asie 
le  noir.  Les  Chamites,  dès  les  premières  marches  de  leur  inva- 
sion, l'avaient  rencontré  bien  haut  dans  le  nord,  et  probable* 
ment  les  Sémites,  quoique  plus  purs,  s'étaient,  à  leurs  débuts, 
aussi  laissé  tacher  par  lui. 

Plus  nombreuses  que  toutes  les  émigrations  blanches  dont 
l'histoire  ait  fait  mention ,  les  deux  premières  familles  venues 
de  l'Asie  centrale  sont  descendues  si  loin  vers  l'ouest  et  vers 
le  sud  de  l'Afrique,  que  l'on  ne  sait  encore  où  trouver  la 
limite  de  leurs  flots.  Pourtant  on  peut  attester,  par  l'analyse 
des  langues  sémitiques ,  que  le  principe  noir  a  pris  partout  le 
dessus  sur  l'élément  blanc  des  Chamites  et  de  leurs  associés. 

Les  invasions  arianes  furent,  pour  les  Grecs  comme  pour 
leurs  frères  les  Iraniens,  peu  fécondes  en  comparaison  des 
masses  plus  d'aux  deux  tiers  mélanisées  dans  lesquelles  elles 
vinrent  se  plonger.  Il  était  donc  inévitable  qu'après  avoir  mo- 
difié ,  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long ,  l'état  des  popu- 
lations qu'elles  touchaient,  elles  Se  perdissent  à  leur  tour  dans 
l'élément  destructeur  où  leurs  prédécesseurs  blancs  s'étaient 
successivement  absorbés  avant  elles.  C'est  ce  qui  arriva  aux 
époques  macédoniennes  ;  c'est  ce  qui  est  aujourd'hui. 

Sous  la  domination  des  dynasties  grecques  ou  hellénisées , 
l'épuisement,  grand  sans  doute,  était  loin  encore  de  ressem- 
bler à  l'état  actuel,  amené  par  des  mélanges  ultérieurs  d'une 
abondance  extrême.  Ainsi,  la  prédominance  finale,  fatale, 
nécessaire,  de  plus  en  plus  forte,  du  principe  mélanien  a  été 
le  but  de  l'existence  de  l'Asie  antérieure  et  de  ses  annexes.  On 
pourrait  affirmer  que  depuis  le  jour  où  le  premier  conquérant 
chamite  se  déclara  maître ,  en  vertu  du  droit  de  conquête ,  de 
ces  patrimoines  primitifs  de  la  race  noire ,  la  famille  des  vain- 
cus n'a  pas  perdu  une  heure  pour  reprendre  sa  terre  et  saisir 
dû  même  coup  ses  oppresseurs.  De  jour  en  jour,  elle  y  par- 
vient avec  cette  inflexible  et  sûre  patience  que  la  nature  ap- 
porte dans  l'exécution  de  ses  lois. 

A  dater  de  l'époque  macédonienne,  tout  ce  qui  provient  de 
l'Asie  antérieure  ou  de  la  Grèce  a  pour  mission  ethnique  d'é- 
tendre les  conquêtes  mélaniennes. 


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68  DE  l'inégalité 

J'ai  parlé  des  nuances  persistant  au  sein  de  l'unité  négative 
des  Asiatiques  et  des  hellénisants  :  de  là,  deux  mouvements 
en  sens  contraire  qui  venaient  encore  augmenter  l'anarchie  de 
cette  société.  Personne  n'étant  fort,  personne  ne  triomphait 
exckisivement.  Il  fallait  se  contenter  du  règne  toujours  chan- 
celant, toujours  renversé,  toujours  relevé  d'un  compromis 
aussi  indispensable  qu'infécond.  La  monarchie  unique  était 
impossible,  parce  qu'aucune  race  n'était  de  taille  à  la  vivifier 
et  à  la  faire  durer.  Il  n'était  pas  moins  impraticable  de  créer 
des  États  multiples,  vivant  d'une  vie  propre.  La  nationalité 
ne  se  manifestait  en  aucun  lieu  d'une  façon  assez  tranchée 
pour  être  précise.  On  s'accommodait  donc  de  refontes  perpé- 
tuelles de  territoire  ;  on  avait  l'instabilité ,  et  non  le  mouve- 
ment. Il  n'y  eut  guère  que  deux  courtes  exceptions  à  cette  règle  : 
Tune  causée  par  l'invasion  des  Galates  ;  la  seconde  par  l'éta-, 
blissement  d'un  peuple  plus  important,  les  Parthes  (1),  nation 
ariane  mêlée  de  jaune,  qui,  sémitisée  de  bonne  heure  comme 
ses  prédécesseurs,  s'enfonça  à  son  tour  dans  les  masses  hétéro- 
gènes. 

En  somme,  cependant ,  les  Galates  et  les  Parthes  étaient 
trop  peu  nombreux  pour  modifier  longtemps  la  situation  de 
l'Asie.  Si  une  action  plus  vive  de  la  puissance  blanche  n'avait 
pas  dû  se  manifester,  c'en  était  fait  déjà ,  à  cette  époque ,  de 
l'avenir  intellectuel  du  monde,  de  sa  civilisation  et  de  sa  gloire. 
Tandis  que  l'anarchie  s'établissait  à  demeure  dans  l'Asie  anté- 
rieure ,  préludant  avec  une  force  irrésistible  aux  dernières  con- 
séquences de  l'abâtardissement  final ,  l'Inde  allait  de  son  côté^ 
quoique  avec  une  lenteur  et  une  résistance  sans  pareilles,  au- 
devant  de  la  même  destinée.  La  Chine  seule  continuait  sa  mar- 


(1)  Ils  parlaient  le  pelilvi  et  y  substituèrent  ensuite  le  parsi ,  où  af- 
fluèrent un  plus  grand  nombre  de  racines  sémitiques,  résultat  du  long- 
séjour  des  Arsacides  à  Ctésiphon  et  à  Séleucie.  Suivant  Justin ,  le  fond 
original  est  scytliique;  mais  les  Scythes  parlaient  un  dialecte  arian. 
Le  Mahabharata  connaît  les  Parthes ,  qu'il  nomme  Parada.  Il  les  allie 
aux  Saka  (Sacae),  certainement  Mongols.  Les  Parthes  donnent,  par 
leur  composition  ethnique,  une  assez  juste  idée  de  ce  que  deraient 
être  plusieurs  races  touraniennes 


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DES  BAGES  HUMAINES.  69 

che  normale  et  se  défendait  avec  d'autant  plus  de  facilité  contre 
toute  déviation,  que,  parvenue  mom§  haut  que  ses  illustres 
sœurs ,  elle  éprouvait  aussi  des  dangers  moins  actifs  et  moins 
destructeurs.  Mais  la  Cliine  ne  pouvait  représenter  le  monde; 
elle  était  isolée,  vivait  pour  elle-même,  bornée  surtout  au  soin 
modeste  de  régler  Talimentation  de  ses  masses. 

Les  clioses  en  étaient  là  quand ,  dans  un  coin  retiré  d'une 
péninsule  méditerranéenne,  une  lueur  commença  à  briller. 
Faible  d'abord ,  elle  s'accrut  graduellement,  et,  s'étendant  sur 
un  horizon  d'abord  restreint,  éclaira  d'une  aurore  inattendue 
la  région  occidentale  de  l'hémisphère.  Ce  fut  aux  lieux  mêmes 
où,  pour  les  Grecs,  le  dieu  Hélios  descendait  chaque  soir  dans 
la  couche  delà  nymphe  de  l'Océan,  que  se  leva  l'astre  d'une 
civilisation  nouvelle.  La  victoire,  sonnant  de  hautaines  fanfa- 
res, proclama  le  nom  du  Latium  et  Rome  se  montra. 


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LIVRE  CINQUIEME. 

CIVILISATION  EUROPÉENNE  SÉMITISÉE. 
CHAPITRE  PREMIER. 

Populations  primitives  de  TEurope. 

On  a  considéré  longtemps  comme  impossible  de  découvrir 
entre  le  Bosphore  de  Thrace  et  la  mer  qui  borde  la  Galice,  et 
depuis  le  Sund  jusqu'à  la  Sicile,  un  point  quelconque  où  des 
hommes  appartenant  à  la  race  jaune,  mongole,  ugrienne, 
finnoise,  en  un  mot,  à  la  race  aux  yeux  bridés,  au  nez  plat, 
à  la  taille  obèse  et  ramassée,  se  soient  jamais  trouvés  établis  de 
manière  à  y  former  une  ou  plusieurs  nations  permanentes. 
Cette  opinion ,  si  bien  acceptée  qu'on  ne  l'a  guère  controversée 
que  dans  ces  dernières  années,  ne  reposait  d'ailleurs  sur  aucune 
démonstration.  Elle  n'avait  pas  d'autre  raison  d'être  qu'une 
ignorance  à  peu  près  absolue  des  faits  concluants  dont  l'en- 
semble, aujourd'hui,  la  renverse  et  l'efface.  Ces  faits  sont  de 
différente  nature ,  appartiennent  à  différents  ordres  d'obser- 
vations, et  le  faisceau  de  preuves  qu'ils  composent  est  d'une 
complète  rigueur  (1). 

(i)  Schaflfarik  a  été  un  des  premiers  à  démontrer  la  présence  pri- 
mordiale et  la  diffusion  des  Finnois  asiatiques  en  Europe;  mais  il 
s'est  borné  à  l'examen  de  la  région  septentrionale ,  en  affirmant  seu- 
lement que  la  race  jaune  était  descendue  beaucoup  plus  loin  vers 
Test  et  le  sud  qu'on  ne  le  suppose  généralement.  (Slawische  Alter- 
thûmer,  t.  I,  p.  88.)  —  Millier  {Der  ugrische  Volksstamm,  t.  I,  p.  399) 
signale  des  traces  d'établissements  lapons  dans  la  partie  la  plus  mé- 
ridionale de  la  Scandinavie  et  jusqu'à  Schonen.  —  Pott  (Indogerm- 
Sprachstamnif  Encycl.  Ersch  u.  Grubert  p.  23)  pose  en  principe  l'ori- 
gine asiatique  de  toutes  les  tribus  finnoises  d'Europe,  et  pense  que, 
dans  des  temps  très  anciens,  cette  famille  s'étendait  fort  avant  vers  le 


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72  DE    L  INEGALITE 

Une  certaine  classe  de  monuments  fort  irréguliers,  d'une 
antiquité  très  haute,  et  se  montrant,  à  peu  près,  dans  toutes 
les  contrées  de  l'Europe ,  a  depuis  longtemps  préoccupé  les 
érudits.  La  tradition,  de  son  côté,  y  rattache  bon  nombre  de 
légendes.  Ce  sont  tantôt  des  pierres  brutes  en  forme  d'obélis- 
ques dressées  au  milieu  d'une  lande  ou  sur  le  bord  d'une  côte, 
tantôt  des  espèces  de  boîtes  de  granit  composées  de  quatre  ou 
cinq  blocs ,  dont  un ,  deux  au  plus ,  servent  de  toiture.  Ces 
blocs  sont  toujours  de  proportions  gigantesques ,  et  ne  portent 
qu'exceptionnellement  des  traces  de  travail.  Dans  la  même  ca- 
tégorie se  rangent  des  amoncellements  de  cailloux  souvent 
très  considérables ,  ou  des  rochers  posés  en  équilibre  de  ma- 
nière à  vibrer  sous  une  très  légère  impulsion.  Ces  monuments, 
la  plupart  d'une  forme  extrêmement  saisissante,  même  pour 
les  yeux  les  plus  inattentifs ,  ont  engagé  les  savants  à  proposer 
plusieurs  systèmes  d'après  lesquels  il  faudrait  en  faire  honneur 
aux  Phéniciens ,  ou  bien  aux  Romains ,  peut-être  aux  Grecs , 
mieux  encore  aux  Celtes ,  ou  même  aux  Slaves.  Mais  les  pay- 
sans, fidèles  aux  croyances  de  leurs  pères,  repoussent,  sans 
le  savoir,  ces  opinions  si  diverses,  et  adjugent  les  objets  en 
litige  aux  fées  et  aux  nains.  On  va  voir  que  les  paysans  ont 
raison.  Il  en  est  dès  récits  légendaires  comme  de  la  philosophie 
des  Grecs,  au  jugement  de  saint  Clément  d'Alexandrie.  Ce 
Père  la  comparait  aux  noix ,  âpres  d'abord  au  goût  du  chré- 
tien; mais  si  l'on  sait  en  briser  Técorce,  on  y  trouve  un  fruit 
savoureux  et  nourrissant. 

Les  créations  architecturales  des  Phéniciens,  des  Grecs,  des 
Ptomains,  des  Celtes,  ou  même  des  Slaves  n'offrent  rien  de 
commun  avec  les  monuments  dont  il  est  ici  question.  On  pos- 
sède des  œuvres  de  tous  ces  peuples  à  différents  âges;  on  con- 
naît les  procédés  dont  ils  usaient  :  rien  ne  rappelle  ce  que 
nous  avons  ici  sous  les  yeux.  Puis,  autre  raison  bien  autrement 
puissante ,  et ,  même  sans  réplique ,  on  rencontre  des  pierres 

sud.  —  Ilask  mêle  à  des  opinions  plus  hardies  nombre  d'assertions 
suspectes.  —  Wormsaae  est  un  des  auteurs  qui  ont  commencé  avec 
beaucoup  de  sagacité  et  d'érudition  à  poser  la  question  sur  le  véri- 
table terrain 


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DES  RACES   HUMAINES.  73 

debout ,  des  cairns  et  des  dolmens  dans  cent  endroits  où  les 
conquérants  de  Tyr  et  de  Rome ,  où  les  marchands  de  Mar- 
seille, où  les  guerriers  celtes,  où  les  laboureurs  slaves  n'ont, 
jamais  passé.  Il  faut  donc  envisager  le  problème  à  nouveau  et 
de  très  près. 

En  partant  de  ce  principe  unanimement  reconnu  que  toutes 
les  antiquités  de  l'Europe  occidentale  ici  mises  en  question 
sont,  quant  à  leur  style,  antérieures  à  la  domination  romaine, 
on  pose  une  base  chronologique  assurée,  et  l'on  tient  la  clef  du 
problème.  J'insiste  sur  cette  circonstance  qu'il  ne  s'agit  ici  que 
de  la  date  du  style ,  et  nullement  de  celle  de  la  construction 
de  tel  ou  teï  monument  en  particulier,  ce  qui  compliquerait 
la  difficulté  d'ensemble  de  beaucoup  d'incertitudes  de  détail. 
Il  faut  s'en  tenir  d'abord  à  un  exposé  aussi  général  que  pos- 
sible ,  quitte  à  particulariser  plus  tard. 

Puisque  les  armées  des  Césars  occupaient  la  Gaule  entière 
et  une  partie  des  îles  Britanniques  au  premier  siècle  avant  no- 
tre ère,  le  système  générateur  des  antiquités  gauloises  et  bre- 
tonnes remonte  à  des  temps  plus  anciens.  Mais  l'Espagne  aussi 
possède  des  monuments  parfaitement  identiques  à  ceux-là  (1). 
Or  les  Romains  ont  pris  possession  de  cette  contrée  longtemps 
avant  de  s'établir  dans  les  Gaules,  et,  avant  eux,  les  Cartha- 
ginois et  les  Phéniciens  y  avaient  jeté  d'abondantes  importa- 
tions de  leur  sang  et  de  leurs  idées.  Les  peuples  qui  ont  érigé 
les  dolmens  espagnols  ne  sauraient  donc  les  avoir  imaginés 


(1)  Borrow,  The  Bible  in  Spain,  in-12,  Lond.,  1849,  chap.  VII,  p.  35  : 
«  Whilsttoiling  among  this  wilds  waste,  I  observed,  a  liWle.way  to  my 
«  left,  a  pile  of  stones  of  rather  a  singular  appearance  and  rode  up  tô 
«  it.  It  was  a  druîdica!  altar  and  the  most  perfect  and  beautiful  one 
«  of  the  kind  which  I  hâve  never  seen.  It  was  circular,  and  consisted 
«  of  stones  immensely  larges  and  heavy  at  the  bottom,  which  towards 
«  the  top  became  thinner  and  thinner,  having  been  fashioned  by  the 
«  hand  of  art  to  something  of  thé  shape  of  scallop  sheUs.  Thèse  were 
«  surmounted  by  a  very  large  flat  stone,  which  slanted  down  towards 
«  the  earth ,  where  was  a  door.  »  —  Bien  peu  d'observations  ont  été 
faites  en  Espagne  sur  cette  classe  de  monuments.  M.  Mérimé  a  visité 
cependant,  près  d'Antéquera,  un  souterrain  clairement  marqué  des 
caractères  pseudo-cci tiques. 

BAOES  HUAIAINES.  —  T.   II.  6 


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74  DE  l'inégalité 

postérieurement  à  la  première  migration  ou  colonisation  phé- 
nicienne. Pour  ne  pas  déroger  à  une  prudence  même  exces- 
sive, il  est  bon  de  ne  pas  user  de  cette  certitude  dans  toute  son 
étendue.  Ne  remontons  pas  plus  haut  que  ie  troisième  siècle 
avant  Jésus-Christ. 

Il  faut  être  plus  hardi  en  Italie.  Nul  doute  que  les  construc- 
tions semblables  aux  monuments  gaulois  et  espagnols  qu'on 
y  trouve  ne  soient  antérieures  à  la  période  romaine ,  et ,  qui 
plus  est,  à  la  période  étrusque.  Les  voilà  repoussées  du  troi- 
sième siècle  au  huitième  à  tout  le  moins. 

Mais,  parce  que  les  antiquités  que  nous  venons  d'apercevoir 
dans  les  îles  Britanniques,  la  Gaule ,  l'Espagne  et  l'Italie,  dé- 
rivent d'un  type  absolument  le  même ,  elles  inspirent  naturel- 
lement la  pensée  que  leurs  auteurs  appartenaient  à  une  même 
r.  ce.  Aussitôt  que  cette  idée  se  présente,  on  veut  en  éprouver 
la  valeur  en  calculant  la  diffusion  de  cette  race  d'après  celle 
des  monuments  qui  révèlent  son  existence.  On  cesse  donc  de 
se  tenir  renfermé  dans  les  quatre  pays  nommés  ci-dessus,  et 
Ton  cherche,  au  dehors  de  leurs  limites ,  si  rien  de  semblable 
à  ce  qu'ils  contiennent  ne  se  peut  rencontrer  ailleurs.  On  ar- 
rive à  un  résultat  qui  d'abord  effraye  Timagination. 

La  zone  ouverte  alors  aux  regards  s'étend  depuis  les  deux 
péninsules  méridionales  de  l'Europe,  en  couvrant  la  Suisse, 
la  Gaule  et  les  îles  Britanniques,  sur  toute  l'Allemagne,  en- 
veloppe le  Danemark  et  le  sud  de  la  Suède,  la  Pologne  et  la 
Russie,  traverse  l'Oural,  embrasse  la  haute  Sibérie,  passe  le 
détroit  de  Behring,  enferme  les  prairies  et  les  forêts  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  et  va  finir  vers  les  rives  du  Mississipi  supérieur, 
si  toutefois  elle  ne  descend  pas  plus  bas  (1). 

(1)  Keferstein,  Ansichten  ûber  die  keltischen  Altherthûmer,  t.  I,  pass. 
—  Ouvrage  qui  témoigne  des  plus  laborieuses  recherches  et  du  plus 
grand  dévouement  à  la  science.  C'est  un  véritable  et  indispensable  ma- 
nuel pour  la  connaissance  des  antiquités  primitives.  —  Wormsaae, 
The  Primeval  Antiquities  of  Denmark,  translated  by  W.  J.  Thoms, 
Lond.,  in-8o,  1849.  —  Schaflfarik,  Slawische  AUerthûmer,  1. 1.  «Squier, 
Observations  on  the  Aboriginal  Monuments  of  the  Mississipi  Valley^ 
New-York,  1847.  —  Abeken,  Mittel  Italien  vor  der  Zeit  der  rœmischen 
Serrschaft,  Stuttgart  u.  Tubingen,  etc.,  1843.  —  Dennis,  Die  Stsedte  und 


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DES  RACES  HUMAINES.  75 

On  conviendra  que,  s'il  fallait  adjuger  soit  aux  Celtes,  soit 
aux  Slaves,  pour  ne  parler  ni  des  Phéniciens,  ni  des  Grecs, 
ni  des  Romains ,  une  si  vaste  série  de  régions ,  on  devrait ,  en 
même  temps ,  s'attendre  à  rencontrer  toutes  les  autres  caté- 
gories d'antiquités  ^ue  ces  pays  recèlent  aussi  identiques  en- 
tre elles  que  le  sont  les  monuments  dont  l'abondance  conduit 
à  tracer  ces  vastes  limites.  Que  les  aborigènes  de  tant  de  con- 
trées aient  été  des  Celtes  ou  des  Slaves ,  ils  auront  laissé  par- 
tout des  restes  de  leur  culture ,  aisément  comparables  à  ceux 
que  Ton  décrit  en  France ,  en  Angleterre ,  en  Allemagne ,  en 
Danemark,  en  Russie,  et  que  l'on  sait,  de  science  certaine, 
ne  pouvoir  être  attribués  qu'à  eux.  Mais,  précisément,  cette 
condition  n'est  pas  remplie. 

Sur  les  mêmes  terrains  que  les  constructions  de  pierre  brute, 
abondent  des  dépôts  de  toute  nature,  gages  de  l'industrie  hu- 
maine ,  qui ,  différant  entre  eux  d'une  manière  radicale  de 
contrée  à  contrée,  accusent,  d'une  manière  évidente,  Texis-^ 
tence  sporadique  de  nationalités  très  distinctes  et  auxquelles, 
ils  ont  appartenu.  De  sorte  que  Ton  contemple  dans  les  Gaules 
des  restes  complètement  étrangers  à  ceux  des  pays  slaves,  qui 
le  sont  à  leur  tour  à  des  produits  sibériens ,  comme  ceux-ci  à 
des  produits  américains. 

Incontestablement  donc  l'Europe  a  possédé,  avant  tout 
contact  avec  les  nations  cultivées  des  rives  de  la  Méditerranée, 
Phéniciens,  Grecs  ou  Romains,  plusieurs  couches  de  popula- 
tions différentes,  dont  les  unes  n'ont  tenu  que  certaines  pro- 
vinces du  continent,  tandis  que  d'autres,  ayant  laissé  partout 
des  traces  semblables ,  ont  bien  évidemment  occupé  la  totalité 
du  pays,  et  cela  à  une  époque  très  certainement  antérieure 
au  huitième  siècle  avant  Jésus-Christ. 

La  question  qui  se  présente  maintenant,  c'est  de  savoir 
quelles  sont  les  plus  anciennes  des  diverses  classes  d'antiquités 

BegreebnUse Etruriens,  deutsch  von Meissner, in-S" ,  Leipzig,  1852, 1. 1, 
pass.,  etc.,  etc.  —  Pour  ce  qui  concerne  les  monuments  de  la  Suisse, 
je  dois  beaucoup  aux  obligeantes  communications  de  M.  Troyon,  dont 
les  investigations  si  habiles  et  si  patientes  agrandissent  tous  les  jours 
Je  champ  de  Tarchéologie  primitive. 


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76  I)E    l'inégalité 

primitives,  ou  de  celles  qui  sont  sporadiques,  ou  de  celles^ 
qui  sont  ré|fandues  partout. 

Celles  qui  sont  sporadiques  accusent  un  degré  d'industrie , 
de  connaissances  techniques  et  de  raffinement  social  fort  su- 
périeur à  celles  qui  occupent  le  plus  vaste  espace.  Tandis  que 
ces  dernières  ne  montrent  qu'exceptionnellement  la  trace  de 
l'emploi  des  instruments  de  métal,  les  autres  oifrent  deux 
époques  où  le  bronze,  puis  le  fer,  se  présentent  sous  les  for- 
mes les  plus  habilement  variées;  et  ces  formes,  appliquées^ 
comme  elles  le  sont ,  ne  peuvent  pas  laisser  le  moindre  doute 
qu'elles  n'aient  été  la  propriété  ici  des  Celtes,  là  des  Slaves-,; 
car  le  témoignage  de  la  littérature  classique  exclut  toute  hési- 
tation. 

Conséquemment,  puisque  les  Celtes  et  les  Slaves  sont  d'ail- 
leurs les  derniers  propriétaires  connus  de  la  terre  européenne 
antérieurement  au  huitième  siècle  qui  précéda  notre  ère ,  les* 
deux  périodes  appelées  par  d'habiles  archéologues  les  âges  de. 
bronze  et  de  fer  s'appliquent  aussi  à  ces  peuples.  Elles  em- 
brassent les  derniers  temps  de  l'antiquité  primordiale  de  nos 
contrées ,  et  il  faut  reporter  par  delà  leurs  limites  une  époque 
plus  ancienne,  justement  qualifiée  d'âge  de  pierre  par  les  mê- 
mes classificateurs  (1).  C'est  à  celle-là  qu'appartiennent  les 
monuments  objets  de  notre  étude. 

Un  point,  subsiste  encore  qui  pourrait  sembler  obscur.  L'ha- 
bitude enracinée  de  ne  rien  apercevoir  en  Europe  avant  les 
Celtes  et  les  Slaves  peut  induire  certains  esprits  à  se  persuader 
que  les  trois  âges  de  pierre ,  de  bronze  et  de  fer  ne  marquent 
que  des  gradations  dans  la  culture  des  mêmes  races.  Ce  seraient 
les  aïeux  encore  sauvages  des  habiles  mineurs,  des  artisans  in- 
dustrieux dont  maintes  découvertes  récentes  font  admu*er  le& 
œuvres ,  qui  auraient  produit  les  monuments  bruts  de  la  plus 
lointaine  période.  On  s'expliquerait  tant  de  barbarie  par  un. 
état  d'enfance  sociale,  encore  ignorant  des  ressources  techni- 
ques créées  plus  tard. 

Une  objection  sans  réplique  renverse  cette  hypothèse  d'ail- 

(1)  Wormsaae,  The  Primeval  Antiquities  ofDenmark,  p,  8. 


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DES   BACES    HUMAINES.  77 

leurs  foncièrement  inadnaissible  pour  bien  d'autres  motifs  (1). 
Entre  l'âge  de  bronze  et  Tâge  de  fer,  il  n'y  a  de  différence  que 
la  plus  grande  variété  des  matières  employées  et  la  perfec- 
tion croissante  du  travail.  La  pensée  dirigeante  ne  change 
pas;  elle  se  continue,  se  modifie,  se  raffine,  passe  du  bien  au 
mieux ,  mais  en  se  maintenant  dans  les  mêmes  données.  Tout 
au  contraire,  entre  les  productions  de  l'âge  de  pierre  et  celles 
de  rage  de  bronze,  on  relève,  au  premier  coup  d'œil,  les  con- 
trastes les  plus  frappants;  pas  de  transition  des  unes  aux  au- 
tres, quant  à  l'essentiel  :  le  sentiment  créateur  se  transforme 
du  tout  au  tout.  Les  instincts,  les  besoins  auxquels  il  est  satis- 
fait, ne  se  correspondent  pas.  Donc  l'âge  de  pierre  et  l'âge  de 
bronze  ne  sont  point  dans  les  mêmes  rapports  de  cohésion  où 
ce  dernier  se  trouve  avec  l'âge  de  fer  (2).  Dans  le  premier  cas, 
il  y  a  passage  d'une  race  à  une  autre,  tandis  que,  dans  le  se- 
cond, il  n'y  a  qu'un  simple  progrès  au  sein  de  races,  sinon 
complètement  identiques ,  du  moins  très  près  parentes.  Or  il 
n'est  pas  douteux  que  les  Slaves  sont  établis  en  Europe  depuis 
quatre  mille  ans  au  moins.  D'autre  part,  les  Celtes  combattaient 
^ur  la  Garonne  au  dix-huitième  siècle  avant  notre  ère.  Nous 
voilà  donc  arrivés  pied  à  pied  à  cette  conviction,  résultat  ma- 
thématique de  tout  ce  qui  précède  :  les  monuments  de  l'âge 
de  pierre  sont  antérieurs,  quant  à  leur  style,  à  l'an  2000  avant 
J.-C.  ;  la  race  particulière  qui  les  a  construits  occupait  les  con- 

(1)  Keferstein,  Ansichten,  1. 1,  p.  451  :  «  Si  l'on  observe  la  marche  de 
«  la  science  et  de  Tart  en  Europe,  on  n'aperçoit  nulle  part  un  dévelop- 
«  pement  graduel ,  mais  bien  une  sorte  de  fluctuation ,  et  la  condition 
«  des  choses  s'élève  ou  s'abaisse  comme  les  flots  de  la  mer.  Certaines 
«  circonstances  amènent  un  progrès,  d'autres  une  déchéance.  Il  est 

«  impossible  de  découvrir  aucune  trace  du  passage  des  peuples  com-  * 
«  plètement  sauvages  à  l'état  de  bergers  et  de  chasseurs,  puis  d'habi- 
«  tants  sédentaires,  puis  enBn  d'agriculteurs  et  d'artisans.  Si  haut  que 
«  nous  remontions  dans  les  temps  primitifs,  au  delà  des  périodes  hé- 
«  roïques,  nous  trouvons  que  les  nations  sédentaires  et  sociables  ont 
«  été,  de  tout  temps,  pourvues  de  ce  caractère.  »  —  J'ai  eu  occasion, 
à  la  fin  du  deuxième  livre  de  cet  ouvrage,  de  démontrer  rexaclitude 
de  cette  assertion;  comme  elle  va  à  rencontre  des  opinions  vulgaires, 
je  ne  me  lasse  pas  de  l'appuyer  de  témoignages  imposants. 

(2)  Wormsaae,  The  Primeval  Antiquilies  ef  Denmark,  p.  124  et  sp'jq. 


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78  DE  l'inégalité 

trées  où  on  les  trouve  avant  toute  autre  nation  ;  et  commey 
d'ailleurs,  Ils  se  présentent  en  plus  grande  abondance  à  me-- 
sure  que  l'observateur,  quittant  le  sud,  s'avance  davantage  vers 
le  nôfd- ouest,  le  nord  et  le  nord-est,  cette  même  race  était 
plus  primitivement  encore  et,  en  tout  cas,  plus  solidement  sou- 
veraine dans  ces  dernières  régions.  Si  Ton  veut  fixer  d'une 
manière  approximative  l'époque  probable  de  l'apogée  de  sa 
force,  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  Ton  accepte  la  date  de  3000  ans 
avant  J.-C,  proposée  par  un  antiquaire  danois,  aussi  ingénieux 
observateur  que  savant  profond  (1). 

Ce  qui  reste  maintenant  à  déterminer  d'une  manière  positive, 
c'est  la  nature  ethnique  de  ces  populations  primordiales  si  lar- 
gement répandues  dans  notre  hémisphère.  Bien  certainement 
elles  se  rattachent  de  la  façon  la  plus  intime  aux  groupes  di- 
vers de  l'espèce  jaune,  généralement  petite,  trapue,  laide,  dif- 
forme, d'une  intelligence  fort  limitée,  mais  non  nulle,  grossière- 
ment utilitaire  et  douée  d'instincts  mâles  très  prédominants  (2). 

^attention  s'est  portée  récemment ,  en  Danemark  (3)  et  en 
Norv^ège,  sur  d'énormes  amoncellements  d'écaillés  d'huîtres 
et  de  coquillages,'  mêlés  de  couteaux  en  os  et  en  silex  fort 
brutalement  travaillés.  On  exhume  aussi  de  ces  détritus  des 
squelettes  de  cerfs  et  de  sangliers,  d'où  la  moelle  a  été  enlevée 
par  fracture.  M.  Wormsaae,  en  analysant  cette  découverte, 

(1)  Wormsaae,  ouvr.  cité,  p.  135  :  «  If  the  Celts  possessed  settled  abo- 
«  deè  în'the  west  of  Europe  more  than  two  thousand  years  ago,  how 
«  much  more  ancient  must  be  Ihe  populations  which  preceded  the  ar- 
«  rival  of  the  Celts?  A  grèat  numberof  years  must  pass  away  before  a 
«  people  like  the  Celts  could  spread  themselves  in  the  west  of  Europe 

.  «  and  render  the  land  productive.  It  is  therefore  no  exaggeration  if  we 
«  attribute  to  the  stone  period  an  antiquity  of,  at  least,  three  thousand 
«  years.  » 

(2)  Je  me  suis  étendu  suffisamment  ailleurs  sur  les  traits  caractéris- 
tiques de  la  race  jaune,  quant  à  ce  qui  est  du  domaine  de  la  physio- 
logie. Le  tableau  dressé  par  M.  Morton  donne  tous  les  résultats  dési- 
rables quant  à  la  valeur  comparative  de  cette  race  à  l'égard  des  deux 
autres. 

(3)  Moniteur  universel  du  14  avril  1853,  n«  104,  Mérimée,  Sur  les  An- 
tiquités prétendues  celtiques.  —  Munch,  Det  norske  Folkshistorie, 
deutsch  von  Claussen,  in-8«,  Lubeck,  1853,  p.  3. 


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DES   BACES  HUMAINES.  79 

regrette  que  des  recherches  analogues  à  celles  qui  Font  amenée 
n'aient  pas  eu  lieu  jusqu'ici  sur  les  côtes  de  France.  Il  ne  doute 
pas  qu'il  n'en  dût  sortir  des  observations  semblables  à  celles 
qu'il  a  eu  l'occasion  de  faire  dans  sa  patrie,  et  il  pense  surtout 
que  la  Bretagne  serait  explorée  avec  grand  avantage.  Il  ajoute  : 
«  Tout  le  monde  sait  combien  ces  amas  de  coquillages  et  d'os 
«  sont  fréquents  en  Amérique.  Ils  renferment  des  instruments 
«  non  moins  grossiers  (que  ceux  que  l'on  a  trouvés  dans  les 
«  détritus  danois  et  norwégiens),  et  attestent  le  séjour  des  aii- 
«  ciennes  peuplades  aborigènes.  » 

Ces  monuments  sont  d'un  genre  si  particulier,  et  si  peu  pro- 
pre à  frapper  les  yeux  et  à  attirer  Tattention,  qu'on  s'explique 
sans  peine  l'obscurité  qui  les  a  si  longtemps  couverts.  Le  mé- 
rite n'en  est  que  plus  grand  pour  les  observateurs  auxquels  la 
science  est  redevable  d'un  présent,  certes  bien  curieux,  puis- 
qu'il en  résulte  au  moins  une  forte  présomption  que  le  nord 
de  l'Europe  possède  des  traces  identiques  à  celles  qu'offrent 
encore  les  plages  du  nouveau  monde  dans  le  voisinage  du  dé- 
troit de  Behring.  Il  permet  aussi  de  commenter  une  autre 
trouvaille  du  même  genre,  plus  intéressante  encore,  faite,  il 
y  a  peu  de  mois,  aux  environs  de  Namur.  Un  savant  belge, 
M.  Spring,  a  retiré  d'une  grotte  à  Ghauvaux,  village  de  la  com- 
mune de  Godine,  un  amas  de  débris  doublement  enterrés  sous 
une  couche  de  stalagmite  et  sous  une  autre  de  limon,  parmi 
lesquels  il  a  reconnu  des  fragments  d'argile  calcinée,  du  char- 
bon végétal,  puis  des  os  de  bœufs,  de  moutons,  de  porcs,  de 
cerfs,  de  chevreuils,  de  lièvres,  enfin  de  femmes,  de  jeunes 
hommes  et  d'enfants.  Particularité  curieuse  qui  se  remarque 
aussi  dans  les  détritus  du  Danemark  et  de  la  Norwège  :  tous 
les  os  à  moelle  sont  rompus,  aussi  bien  ceux  qui  ont  appartenu 
à  des  individus  de  notre  espèce  que  les  autres,  et  M.  Spring  en 
conclut  avec  raison  que  les  auteurs  de  ce  dépôt  comestible 
étaient  anthropophages  (1).  C'est  là  un  goût  étranger  à  toutes 
les  tribus  de  la  famille  blanche,  même  les  plus  farouches, 

(1)  Moniteur  universel  du  18  mars  1854,  n»  77.  Communication  faite 
par  M.  Spring  à  l'Académie  royale  de  Belgique. 


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80  DE  l'ipTégalité 

mais  très  fréquemment  constaté  chez  les  nations  américaines. 
Passant  à  un  autre  genre  (inobservations,  on  trouve  comme 
objets  remarquables  certains  tumulus  de  terre  qui,  par  la  ru- 
desse de  leur  construction,  n'ont  rien  de  commun  avec  les  sé- 
pultures arianes  de  la  haute  Asie,  pas  plus  qu'avec  ces  tom- 
beaux somptueux  que  l'on  peut  observer  encore  dans  la  Grèce, 
dans  la  Troade,  dans  la  Lydie,  dans  la  Palestine,  et  qui  témoi- 
gnent, sinon  d'un  goût  artistique  très  raffiné  chez  leurs  cons- 
tructeurs, du  moins  d'une  haute  conception  de  ce  que  sont  la 
grandeur  et  la  majesté  (1).  Ceux  dont  il  s'agit  ici  ne  consis- 
tent ,  comme  il  vient  d'être  dit ,  qu'en  simples  accumulations  de 
glaise  ou  de  terre  crayeuse,  suivant  la  qualité  du  sol  qui  les 
porte.  Cette  enveloppe  renferme  des  cadavres  non  brûlés, 
ayant  à  leurs  côtés  quelques  tas  de  cendres  (2).  Souvent  le 
corps  paraît  avoir  été  déposé  sur  un  lit  de  branchages.  Cette 
circonstance  rappelle  le  fagot  sépulcral  des  aborigènes  de  la 
Chine.  Ce  sont  là  des  sépultures  bien  élémentaires ,  bien  sau- 
vages. Elles  ont  été  rencontrées  un  peu  partout  au  sein  des 
régions  européennes.  Or  des  constructions  toutes  semblables, 
oii'rant  les  mêmes  particularités,  couvrent  également  la  vallée 
supérieure  du  Mississipi.  M.  E.-G.  Squier  affirme  que  les  sque- 

(4)  Von  Prokesch-Oslen,  Kleine  Schrifterij  die  Tumuli  der  Alteriy  t.  v, 
p.  317. 

(2)  On  considère  généralement  l'absence  d'incinération  des  os  comme 
un  des  caractères  auxquels  se  peuvent  reconnaître  les  sépultures, 
finniques,  car  les  Celtes  et  les  Slaves  brûlaient  leurs  morts.  L'obser- 
vation est  juste,  elle  ne  saurait  néanmoins  servir  à  fixer  l'âge  du  mo- 
nument où  l'on  trouve  à  l'appliquer.  M.  Troyon  veut  bien  me  commu- 
niquer à  cet  égard  une  opinion  que  je  crois  devoir  consigner  ici  : 
«  Je  crois,  »  m'écrivait  ce  savant,  «  qu'on  peut  poser  en  fait  que  les  pre- 
«  miers  habitants  de  l'Europe  ont  inhumé  leurs  morts  sans  les  brûler. 
<i  Plus  tard,  dans  l'âge  de  bronze,  l'ustion  est  générale,  mais  bien  des 
«  familles  de  la  race  primitive  ont  poursuivi  leur  ancien  mode  de  sépul- 
«  ture.  C'est  ainsi  que,  dans  le  canton  de  Vaud,  on  rencontre  tous  les 
«  instruments  en  bronze,  des  tumuli,  anneaux,  poignards,  celts,  épin- 
«  gles,  etc.,  dans  des  tombes  construites  sous  la  surface  du  sol,  auprès 
«  de  squelettes  reployés  ou  étendus  sur  le  dos.  Le  même  fait  se  retrouve 
«  en  quelques  parties  de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre,  et  on  le  remar- 
«  quera  dans  bien  d'autres  contrées  quand  les  observations  seront 
«  complètes.  » 


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DES  RACES  HUMAINES.  81 

lettes  enfouis  dans  ces  tombes  sont  tellement  fragiles  que  le 
moindre  contact  les  résout  en  poussière.  C'est  pour  lui  un  mo- 
tif d'attribuer  à  ces  cadavres  et  aux  monuments  qui  les  ren- 
ferment une  excessive  antiquité  (1). 

De  tels  tumulus,  toujours  semblables,  érigés  en  Amérique, 
dans  le  nord  de  l'Asie  et  en  Europe,  viennent  renforcer  l'idée  que 
ces  contrées  ont  été  possédées  jadis  par  la  même  race,  qui  ne 
saurait  être  que  la  race  jaune.  Ils  sont  partout  voisins  de  longs 
remparts  de  terre,  quelquefois  doubles  et  triples,  couvrant  des 
espaces  de  plusieurs  milles  en  ligne  droite.  Il  en  existe  de  tels 
entre  la  Vistule  et  l'Elbe,  dans  l'Oldenbourg,  dans  le  Hanovre. 
M.  Squier  donne  sur  ceux  de  l'Amérique  du  Nord  des  détails  tel- 
lement précis,  et,  ce  qui  vaut  mieux,  des  dessins  si  concluants, 
que  l'on  ne  peut  conserver  le  plus  léger  doute  sur  l'identité 
complète  de  la  pensée  qui  a  présidé  à  ces  systèmes  de  défense. 

On  doit  inférer  de  ces  faits  suffisamment  nombreux  et  con- 
cordants : 

Que  les  populations  jaunes  venant  d'Amérique  et  accumu- 
lées dans  le  nord  de  l'Asie ,  ont  jadis  débordé  sur  l'Europe  en- 
tière, et  que  c'est  à  elles  qu'il  faut  attribuer  l'ensemble  de  ces 
monuments  grossiers  de  terre  ou  de  pierre  brute  qui  témoi- 
gnent partout  de  l'unité  de  la  population  primordiale  de  notre 
continent.  Il  faut  renoncer  à  voir  dans  de  telles  œuvres  des 
résultats  qui  n'ont  pu  sortir  de  la  culture  sporadique,  et  d'ail- 
leurs bien  connue  aujourd'hui  pour  avoir  été  plus  développée, 
des  nations  celtiques  et  des  tribus  slaves.  Ce  point  établi,  il  reste 
encore  à  suivre  la  marche  des  peuples  finnois  vers  l'occident 
pour  apercevoir,  avec  les  moyens  d'action  dont  ils  disposaient, 
le  détail  des  travaux  qu'ils  ont  exécutés  et  qui  nous  étonnent 
aujourd'hui.  Ce  sera,  en  même  temps,  reconnaître  les  traits 
principaux  de  la  condition  sociale  où  se  trouvaient  les  premiers 
habitants  de  notre  terre  d'Europe. 

Cheminant  avec  lenteur  à  travers  les  steppes  et  les  marais 
glacés  des  régions  septentrionales,  leurs  hordes  avaient  devant 
elles  un  chemin  le  plus  souvent  plane  et  facile.  Elles  suivaient 

(1)  E.  G.  Squier,  ouvr.  cité. 


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82  DE  l'inégalité 

les  bords  de  la  mer  et  le  cours  dés  grands  fleuves,  lieux  où  les 
forêts  étaient  clairsemées,  où  les  rochers  et  les  montagnes  s'a- 
baissaient et  livraient  passage.  Dénués  de  moyens  énergiques 
pour  se  frayer  des  routes  à  travers  des  obstacles  trop  puis- 
sants, ou  du  moins  n'en  pouvant  user  qu'avec  une  grande  dé- 
pense de  temps  et  de  forces  individuelles ,  elles  n'appliquaient 
5  l'usage  journalier  que  des  haches  de  silex  mal  emmanchées 
d'une  branche  d'arbre.  Pour  opérer  leur  navigation  côtière 
dans  l'océan  Arctique  ou  le  long  des  rives  fluviales,  ou  encore 
dans  les  contrées  coupées  de  grands  marécages,  elles  usaient 
de  canots  formés  d'un  unique  tronc  d'arbre  abattu  et  creusé 
au  feu,  puis  dégrossi  tant  bien  que  mal  à  l'aide  de  leurs  instru- 
ments imparfaits.  Les  tourbières  d'Angleterre  et  d'Ecosse  re- 
celaient et  ont  livré  à  la  curiosité  moderne  quelques-uns  de  ces 
véhicules.  Plusieurs  sont  garnis  à  leurs  extrémités  de  poignées 
en  bois,  destinées  à  faciliter  le  portage.  Il  en  est  un  qui  ne 
mesure  pas  moins  de  trente-cinq  pieds  de  longueur. 

On  vient  de  voir  que,  lorsqu'il  s'agissait  de  jeter  à  bas  quel- 
ques arbres,  les  Finnois  employaient  le  procédé  encore  en  usage 
aujourd'hui  chez  les  peuplades  sauvages  de  leur  continent  na- 
tal. Les  bûcherons  pratiquaient  de  légères  entailles  dans  un 
tronc  de  chêne  ou  de  sapin,  au  moyen  de  leurs  haches  de^ 
silex,  et  suppléaient  à  Tinsuffisance  de  ces  outils  par  une  appli- 
cation patiente  de  charbons  enflammés  introduits  dans  les 
trous  ainsi  préparés  (1). 

A  en  juger  d'après  les  vestiges  aujourd'hui  existants,  les 
principaux  établissements  des  hommes  jaunes  ont  été  riverains 
de  la  mer  et  des  fleuves.  Mais  cette  donnée  ne  saurait  cepen- 
dant fournir  une  règle  sans, exception.  On  rencontre  des  traces 
finniques  assez  nombreuses  et  fort  importantes  dans  l'intérieur 
des  terres.  M.  Mérimée,  éclaircissant  ce  point,  a  fort  judicieu- 
sement signalé  l'existence  de  monuments  de  ce  genre  dans  le 
centre  de  la  France  (2).  On  en  constate  plus  loin  encore.  Les 

(1)  Wormsaae,  ouv.  cité,  p.  13.  Ceci  n*est  point  une  hypothèse,  mais 
une  observation  confirmée  par  les  faits. 

(2)  Moniteur  universel  du  44  avril  1853.  U  s'agit  de  la  Marche ,  du 
pays  chartrain,  du  Vendômois,du  Limousin,  etc. 


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DES  BACES  HUMAINES.  83 

émigrants  de  race  jaune  primitive  ont  connu ,  en  fait  de  pays 
d'un  accès  ditûcile,  les  solitudes  des  Vosges,  les  vallées  du  Jura, 
les  bords  du  Léman.  Leur  séjour  dans  ces  différentes  parties  de 
l'intérieur  est  attesté  par  des  vestiges  qui  ne  sauraient  provenir 
que  d  eux.  Ou  en  reconnaît  même  d'une  manière  certaine  dans 
quelques  parties  du  nord  de  la  Savoie  (1),  et  les  habiles  re- 
cherches de  M.  Troyon  sur  des  habitations  très  antiques,  ense- 
velies aujourd'hui  sous  les  eaux  de  plusieurs  lacs  de  la  Suisse, 
mettront  probablement  un  jour  hors  de  doute  que  les  pêcheurs 
finnois  avaient  placé  jusque  sur  l^s  rives  du  lac  de  Zurich  les 
pilotis  de  leurs  misérables  cabanes  (2). 

Il  convient  de  donner  rapidement  une  nomenclature  des 
prmcipales  espèces  de  débris  qui  ne  peuvent  avoir  appartenu 
qu'aux  aborigènes  de  race  jaune,  de  ces  débris  que  les  archéo- 
lûgues  du  Nord  considèrent  unanimement  comme  portant  le 
cachet  de  l'âge  de  pierre.  Déjà  j'ai  cité  les  amoncellements  de 
coquillages  comestibles,  d'os  de  quadrupèdes  et  d'êtres  hu- 
mains, mêlés  de  couteaux  de  pierre,  d'os  et  de  corne;  j'ai  en- 
core mentionné  les  haches,  les  marteaux  de  silex,  les  canots 
formés  d'un  seul  tronc  d'arbre,  et  les  vestiges  d'habitations 
sur  pilotis  qui  viennent ,  pour  la  première  fois ,  d'être  obser- 
vées sur  les  rives  de  plusieurs  lacs  helvétiques.  A  ce  fond ,  on 
doit  ajouter  des  têtes  de  flèches  en  caillou  ou  en  arête  de  pois- 
son, des  pointes  de  lance  et  des  hameçons  pour  la  pêche  en 
mêmes  matières,  des  boutons  destinés  à  assujettir  des  vête- 

(1)  Keferstein,  Ansichten,  t.  I,  p.  173  et  183.  —  Mémoires  et  docu- 
ments de  la  Société  d'histoire  et  d' archéologie  de  Genève-,  in-S®,  1847, 
t.  V,  p.  498  etpass. 

(2)  Cette  découverte  est  toute  récente.  Elle  a  eu  lieu  cette  année, 
d*abord  à  Meilen,  canton  de  Zurich,  ensuite  sur  le  lac  de  Bienne  près 
de  Nidau,  enfin  sur  les  lacs  de  Genève  et  de  Neuchâtel.  Ces  restes 
consistent  en  pilotis  qui  portaient  autrefois  des  habitations  construites 
•au-dessus  dé  la  surface  de  Teau.  On  y  trouve  de  nombreux  fragments 

de  poterie,  et  même  des  petits  vases  intacts,  des  ossements, d'ani- 
maux, des  charbons,  des  pierres  destinées  à  moudre  et  à  broyer,  etc. 
Comme  on  y  rencontre  aussi  çà  et  là  quelques  débris  de  bronze,  il 
esta  présumer  que  ces  habitations  datent  de  la  période  où  les  Celtes 
étaient  déjà  arrivés  dans  le  pays.  —  Je  dois  ces  communications  à 
M.  Troyon. 


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84  DE   l'inégalité 

ments  de  peaux,  des  morceaux  d'ambre  ou  percés  ou  bruts,  des 
boules  d'argiie  teintes  en  rouge  pour  être  enfilées  et  servir  de 
colliers  (1)V enfin  des  poteries  souvent  fort  grandes,  puisqu'il 
en  est  qui  servent  de  bières  à  des  cadavres  entiers,  aux  côtés 
desquels  paraissent  avoir  été  déposés  des  aliments. 

Mais  ce  qui  domine  tout  le  reste,  ce  sont  les  productions  ar- 
chitectoniques ,  côté  surtout  frappant  de  ces  antiquités.  Leur 
trait  principal  et  dominant,  celui  qui  crée  leur  sjtyle  particulier^ 
c'est  l'absence  complète,  absolue,  de  maçonnerie.  Dans  ce 
mode  de  construction,  il  n'est  fait  usage  que  de  blocs  toujours 
considérables.  Tels  sont  les  menhirs,  ou  peulvens ,  appelés  en 
Allemagne  Hunensteiiie  (2)  ;  les  obélisques  de  pierre  brute, 
d'une  hauteur  plus  ou  moins  grande,  enfoncés  dans  le  sol,  or- 
dinairement jusqu'au  quart  de  leur  élévation  totale;  les  crom- 
lechs, Hunenbette,  cercles  ou  carrés  formés  par  des  séries  de 
blocs  posés  à  côté  les  uns  des  autres,  et  embrassant  un  espace 
souvent  assez  éten.du.  Ce  sont  encore  des  dolmens,  lourdes 
cases,  construites  de  trois  ou  quatre  fragments  de  rocher  ac- 
cotés à  angle  droit,  recouverts  d'une  cinquième  masse,  pavées^ 
en  cailloux  plats  et  quelquefois  précédées  d'un  corridor  de 
même  style.  Souvent  ces  monstrueuses  masures  sont  ouvertes 


(1)  Wormsaae,  ouvr.  cité,  p.  17  etpass.  —  Keferstein,  t.  I,  p.  314.  — 
Un  beau  dolmen,  découvert  à  la  Motte-Sain t-Héraye  (Loire-Inférieure), 
en  1840,  contenait,  entre  autres  objets,  un  de  ces  colliers  de  terre  cuite. 

(2)  Keferstein,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  205.  Le  mot  hune  ne  signifie  pas  les 
Huns,  comme  on  le  croit  généralement;  il  vient  du  celtique  hen,  an- 
cien, vieux,  ou  de  hun,  le  dormeur.  Il  a  passé  dans  le  frison  avec  le 
sens  de  mort.  Ainsi  Hunensteine  doit  se  traduire  par  pierres  des  an- 
ciens, des  dormeurs,  ou  des  morts.  Peut-être  faut-il  appliquer  cette 
observation  à  plus  d'un  passage  de  Sigebert  et  des  chroniques  gaéli- 
ques, où  l'intervention  des  Huns,  en  tant  que  cavaliers  d'Attila,  est 
tout  à  fait  absurde.  —  Dieffenbach,  Celtica  II,  2®  Abth.,  p.  269.  Voir 

*une  citation  de  Fordun  où  THumber  s'appelle  Hunne,  et  où  le  prince 
mythique  Humber  est  nommé  Rex  Hynorum.  (Loc.  cit.,  p.  267).  —  On 
trouve  aussi  dans  Geoffroy  de  Monmouth,  II,  1  :  «  Applicuit  Humber, 
«  rex  Hunnorum,  in  Albaniam.  »  —  Les  traditions  germaniques,  en  se 
mêlant  aux  fables  indigènes,  n'ont  pas  hésité  à  déposer  dans  le  mot 
Tiun  des  souvenirs  qui  leur  étaient  très  présents,  et,  par  suite,  à  in- 
tercaler le  nom  d'A.ttila  dans  les  généalogies  iriando-milésieuncs. 


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DES   EACES  HUMAINES.  85 

d'un  côté  ;  dans  d'autres  cas,  elles  ne  présentent  pas  d'issue, 
de  ne  peut  être  que  des  tombeaux.  Sur  certains  points  de  la 
Bretagne,  on  les  compte  par  groupes  de  trente  à  la  fois;  le 
Hanovre  n'en  est  pas  moins  richement  pourvu  (1).  La  plupart 
contiennent  ou  contenaient,  au  moment  où  elles  furent  décou- 
vertes, des  squelettes  non  brûlés. 

Autant  par  leur  masse,  qui  en  fait  le  monument  le  plus  ap- 
parent qu'ait  produit  la  race  finnoise,  que  par  les  débris  qu'ils 
contiennent,  les  dolmens  doivent  être  considérés  comme  un 
des  témoignages  les  plus  concluants  de  la  présence  des  peu- 
plades jaunes  sur  un  point  donné.  Les  fouilles  les  plus  minu- 
tieuses n'ont  jamais  pu  y  faire  apercevoir  d'objets  en  métal, 
mais  seulement  ces  sortes  d'outils  ou  d'ustensiles,  aussi  élé- 
mentaires par  la  matière  que  par  la  forme,  qui  ont  été  énu- 
mérés  plus  haut.  Les  dolmens  ont  encore  un  caractère  précieux, 
c'est  leur  vaste  diffusion.  On  en  connaît  dans  toute  l'Europe. 

Viennent  maintenant  les  cairns,  qui  ne  sont  guère  moins 
commuas.  Ce  sont  des  amas  de  pierres  de  différentes  dimen- 
sions (2).  Plusieurs  recèlent  un  cadavre,  toujours  non  brûlé, 
avec  quelques  objets  d'os  ou  de  silex.  Il  est  des  exemples  où  le 
corps  est  déposé  sous  un  petit  dolmen  érigé  au  centre  du 
cairn  (3).  On  voit  aussi  tel  de  ces  monuments  qui  est  à  base 
pleine  et  ne  semble  avoir  eu  qu'une  destination  purement  com- 
mémorsttive  ou  indicative.  Il  en  est  de  fort  petits,  mais  aussi 
d'énormes  :  celui  de  New-Grange,  en  Irlande,  représente  une 
masse  de  quatre  millions  de  quintaux. 

La  combinaison  du  dolmen  et  du  cairn  n'est  qu'une  imita- 
tion, souvent  suggérée  par  la  nature  du  terrain,  d'une  réunion 

(1)  Moniteur  universel  déjà  cité.  M.  Mérimée  démontre  le  fait  par  une 
série  d'arguments  incontestables. 

(2)  Keferstein,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  132.  Cet  auteur  dénombre  ainsi  les 
monuments  pseudo-celtiques  du  Hanovre  :  290  constructions  de  pierre, 
350  groupes  de  terre,  133  tumulus  isolés,  65  remparts,  etc.  Il  arrive 
au  chififre  de  7,000. 

(3)  Très  fréquemment  le  cadavre  n'est  pas  posé  à  plat,  mais  assis  et 
la  tête  reposant  sur  les  genoux  repliés.  Celte  coutume  est  extrêmement 
-répandue  chez  les  aborigènes  américains.  —  Wormsaae,  ouvr.  cité, 
j).  89. 


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86  DE  ^.'inégalité 

semblable  du  dolmen  etdu  tumulus  (1).  On  signale  des  spé- 
cimens de  cette  espèce  un  peu  partout,  entre  autres  dans  le  La- 
liùm,  près  de  Cività-Vecchia,  à  vingt-deux  milles  de  Rome, 
non  loin  de  Tancienne  Alsium  et  de  Santa-Marinella.  Il  en  est 
encore  un  à  Chiusa,  un  autre  près  de  Pratina,  sur  l'emplace- 
ment de  Lavinium  (2). 

Les  squelettes  tirés  des  dolmens  ont  permis  de  constater, 
chez  les  premiers  habitants  de  la  terre  d'Europe ,  certains  ta- 
lents qu'assurément  on  n'aurait  pas  été  enclin,  à  priori,  à 
leur  supposer.  Ils  savaient  pratiquer  plusieurs  opérations  chi- 
rurgicales. Déjà  les  tumulus  américains  en  avaient  offert  la 
preuve  en  livrant  aux  observateurs  des  têtes  renfermant  des 
dents  fausses.  Un  dolmen  ouvert  récemment,  près  de  Mantes, 
a  fourni  le  corps  d'un  homme  adulte  dont  le  tibia,  fracturé  en 
flûte ,  présente  une  soudure  artificielle. 

Il  est  d'autant  plus  curieux  de  rencontrer  chez  la  race  jaune 
ce  genre  de  savoir^  que,  parmi  les  descendants  purs  pu  métis 
de  la  variété  mélanienne ,  on  n'en  aperçoit  pas  vestige  aux  épo- 
ques correspondantes.  L'art  de  soulager  les  souffrances  n'est 
guère  allé,  chez  ces  derniers,  au  delà  de  l'usage  des  simples 
et  des  topiques  extérieurs.  L'intérieur  du  corps  humain  et  sa 
structure  leur  étaient  complètement  inconnus.  C'est  la  suite  de 
l'horreur  que  leur  inspiraient  les  morts,  horreur  toute  d'ima- 
gination, née  des  craintes  superstitieuses  qui  ont  de  longtemps 
précédé  le  respect,  et  qui  empêchait  toute  curiosité  de  s'aven- 
turer dans  un  domaine  jugé  redoutable.  Au  contrah-e,  les 
jaunes,  défendus  par  leur  tempérament  flegmatique  contre 
l'excès  des  impressions  de  ce  genre,  envisagèrent  très  peu 
solennellement  les  dépouilles  de  leurs  conquêtes.  L'anthropo- 

(1)  Le  cairn  n*a  guère  été  mis  en  usage  que  dans  les  contrées  pier- 
reuses. On  en  voit  beaucoup  dans  le  sud-ouest  de  la  Suéde,  tandis 
qu'il  ne  s'en  rencontre  aucun  en  Danemark.  —  Wormsaae,  ouw»  citéf 
p.  107. 

(2)  Suivant  Varron ,  toute  chambre  sépulcrale  marquée  des  carac- 
tères du  dolmen  a  été  primitivement  recouverte  d'un  tumulus  de  terre, 
détruit  postérieurement.  Ce  passage  est  des  plus  importants  pour 
établir  l'existence  des  hordes  finniques  en  Italie..  —  Abeken,  ouvr. 
cité,  p.  241. 


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DES  BACES  HUMAINES.  87 

phagie  leur  fournissait  toutes  les  occasions  désirables  de  s'ins- 
truire sur  Tostéologie  de  l'homme.  Le  soin  même  de  leur  sen- 
sualité, en  les  portant  à  étudier  la  nature  des  os,  afin  de  sa- 
voir, à  point  nommé,  où  trouver  la  moelle,  leur  procurait 
Texpérience  pratique.  C'est  ainsi  que  se  montrent  si  savants  les 
habitants  actuels  de  la  Sibérie  méridionale.  Leurs  connaissan- 
ces anatomiques,  en  ce  qui  concerne  les  différentes  catégories 
d'animaux ,  sont  aussi  sûres  que  détaillées  (1). 

De  l'habitude  de  voir  des  squelettes,  de  les  manier,  de  les 
rompre,  à  l'idée  de  raccommoder  un  membre  brisé  ou  de  rem- 
plir une  alvéole ,  le  passage  est  extrêmement  court.  Il  ne  faut 
ni  une  intelligence  extraordinaire  ni  un  degré  de  culture  géné- 
rale bien  avancé  pour  le  franchir.  Néanmoins  il  est  intéressant 
de  constater  que  les  Finnois  le  savaient  faire,  parce  qu'on 
s'explique  ainsi  un  fait  resté  jusqu'à  présent  énigmatique,  le 
plombage  des  dents  malades  chez  les  plus  anciens  Romains, 
habitude  à  laquelle  fait  allusion  un  article  de  la  loi  des  XII 
Tables.  Ce  procédé  médical,  inconnu  aux  populations  delà 
Grande-Grèce,  provenait  des  tribus  sabines  ou  des  Rasênes, 
qui  ne  pouvaient  l'avoir  reçu  que  des  anciens  possesseurs  jaunes 
de  la  péninsule.  Voilà  comment  le  bien  sort  du  mal,  et  com- 
ment l'ostéologie,  avec  ses  applications  bienfaisantes,  a  sa 
source  première  dans  l'anthropophagie. 

Si  l'on  a  quelque  droit  de  s'étonner  d'avoir  pu  tirer  de  pa- 
reilles conclusions  de  l'examen  des  squelettes  trouvés  dans  les 
dolmens ,  on  était  fondé  à  en  attendre  les  moyens  de  préciser 
physiologiquement  le  caractère  ethnique  des  populations  aux- 
quelles ils  ont  appartenu.  Malheureusement  les  résultats  ob- 
tenus jusqu'ici  n'ont  pas  justifié  cette  espérance  :  ils  sont  des 
plus  pauvres. 

Pour  première  difficulté ,  on  a  peu  de  corps  entiers.  Le  plus 
souvent  les  cadavres,  altérés  par  des  accidents  mévitables,  à 
la  suite  de  si  longs  siècles  d'inhumation ,  n'offrent  qu'un  objet 
d'examen  fort  incomplet.  Trop  fréquemment  aussi,  les  explo- 


(1)  Hue,  Souvenirs  d'un  voyage  dans  la  Tar tarie,  le  Thibet  et  la 
Chine,  t.  II. 


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S8  DE  l'inégalité 

rateurs,  ignorants  ou  maladroits,  ne  les  ont  pas  assez  ménagés 
en  pénétrant  dans  leurs  asiles.  Bref,  jusqu'à  ce  jour,  la  phy- 
siologie n'a  rien  ajouté  de  bien  concluant  aux  preuves  offertes 
par  d'autres  ordres  de  connaissances  touchant  le  séjour  pri- 
mordial des  Finnois  sur  toute  la  surface  du  continent  d'Europe. 
Comme  cette  science  n'est  pas  non  plus  parvenue  à  démontrer 
l'identité  typique  des  squelettes  trouvés  en  différents  lieux, 
elle  ne  peut  servir  même  à  reconnaître  si  l'ancienne  population 
a  été  ou  non  bien  nombreuse.  Pour  se  former  une  opinion  à 
cet  égard,  il  faut  revenir  aux  témoignages  fournis  parles  mo- 
numents que  d'ailleurs  on  trouve  en  si  étonnante  abondance. 

Déjà  l'ubiquité  du  dolmen  tendait  à  établir  que  les  envahis- 
.  seurs  avaient  pénétré  jusque  dans  le  centre,  jusque  dans  les 
régions  montagneuses  de  notre  partie  du  monde.  Mal  pourvus 
des  moyens  matériels  de  rendre  ces  invasions  faciles,  ils  n'ont 
dû  y  être  déterminés  que  par  une  surabondance  de  nombre 
qui  leur  a  rendu  impossible  de  continuer  à  vivre  tous  agglo- 
mérés sur  les  premiers  points  de  débarquement. 

Cette  induction  puissante  est  renforcée  encore  par  un  argu- 
ment direct,  argument  matériel  qui  saisit  la  conviction  de  la 
manière  la  plus  forte,  en  augmentant  la  liste  des  monuments 
finniques  de  la  description  du  plus  vaste,  du  plus  étonnant 
dont  on  ait  encore  eu  connaissance  (1). 

La  vallée  de  la  Seille,  en  Lorraine ,  occupée  aujourd'hui  par 
les  villes  de  Dieuze,  de  Marsal,  de  Moyenvic  et  de  Vie,  ne 
formait,  avant  que  Thomme  y  eût  mis  les  pieds,  qu'un  im- 
mense marécage  boueux  et  sans  fond,  créé  et  entretenu  par 
une  multitude  de  sources  salines,  qui,  perçant  de  toutes  parts 
sous  la  fange,  ne  laissaient  pas  un  endroit  stable  et  solide.  En- 
touré de  hauteurs ,  ce  coin  de  pays  était ,  en  outre ,  aussi  peu 
accessible  qu'habitable.  Une  horde  finnoise  jugea  qu'il  lui  serait 
possible  de  s'y  faire  une  retraite  à  l'abri  de  toutes  les  agres- 
sions, si  elle  réussissait  à  y  créer  un  terrain  capable  de  la  porter. 

(1)  F.  de  Saulcy,  Notice  sur  une  Inscription  découverte  à  Marsal, 
Paris,  in-8°,  1846.  Se  trouve  aussi  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des 
inscriptions.  —  Ce  travail  n'est  pas  un  des  moins  ingénieux  ni  des 
moins  sagaces  du  savant  académicien. 


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DES  KACES  HUMAINES.  89 

Pour  y  parvenir,  elle  fabriqua ,  avec  l'argile  des  collines 
environnantes,  une  immense  quantité  de  morceaux  de  terre 
pétris  à  la  main.  On  retrouve  encore  aujourd'hui,  sur  ceux  de 
ces  fragments  que  Ton  exhume  de  la  vase,  les  traces  recon- 
naissablesde  doigts  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfants.  Quel- 
quefois, pour  abréger  sa  besogne,  l'ouvrier  sauvage  s'est  avisé 
de  prendre  un  bloc  de  bois  et  de  le  recouvrir  d'une  faible  cou. 
che  de  glaise.  Tous  ces  fragments  ainsi  préparés  furent  en- 
suite soumis  à  Faction  du  feu  et  transformés  en  briques  on  ne 
peut  plus  irrégulières,  dont  les  plus  grandes,  qui  sont  aussi 
les  plus  rares ,  ont  environ  25  centimètres  de  circonférence 
sur  une  longueur  à  peu  près  égale.  La  plupart  n'ont  que  des 
dimensions  beaucoup  plus  faibles. 

Les  matériaux  ainsi  préparés  furent  transportés  dans  le  ma- 
rais, et  jetés  pêle-mêle  sur  la  boue,  sans  mortier  ni  ciment. 
Le  travail  s'étendit  de  telle  manière  que  le  radier  artificiel,  re- 
couvert aujourd'hui  d'une  couche  de  vase  solidifiée  de  sept  à 
onze  pieds  de  profondeur,  a,  dans  ses  parties  les  plus  minces, 
trois  pieds  de  hauteur,  et  dans  les  plus  épaisses  sept  environ. 
Ainsi  fut  créé  sur  l'abîme  une  espèce  de  croûte  que  le  temps  a 
rendue  très  compacte,  et  qui  est  évidemment  très  solide ,^ 
puisqu'on  la  voit  porter  plusieurs  villes ,  habitées  par  une  po- 
pulation totale  de  vingt-neuf  à  trente  mille  âmes. 

L'étendue  de  cet  ouvrage  bizarre ,  connu  dans  le  pays  sous 
le  nom  de  briquetage  de  Marsal,  paraît  êtr** ,  .*4itant  que  les 
sondages  exécutés  au  dernier  siècle  par  l'ingénieur  la  Sauva- 
gère  ont  pu  le  faire  connaître,  de  cent  quatre-vingt-douze 
mille  toises  carrées  sous  la  ville  de  Marsal ,  et  de  quatre-vingt- 
deux  mille  quatre  cent  quatre-vingt-dix-neuf  toises  sous 
Moy  envie. 

En  comparant  entre  elles  les  différentes  mesures,  M.  de  Saul- 
«y  a  calculé  approximativement,  et  en  ayant  soin  de  modérer, 
même  à  l'extrême ,  toutes  ses  appréciations,  le  nombre  de  bras 
et  la  durée  de  temps  indispensables  pour  achever  ce  singulier 
monument  de  barbarie  et  de  patience ,  et  il  a  trouvé  que  qua- 
tre mille  ouvriers  actuels ,  usant  des  mêmes  procédés ,  n'ayant 
d'ailleurs  à  s'occuper  ni  de  l'extraction  de  l'argile ,  ni  du  char- 


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90  DE  l'inégalité 

i 

riage  de  cette  matière  sur  les  lieux  de  manutention ,  ni  de  la 
coupe,  ni  du  transport  du  bois  nécessaire  à  la  cuisson  des  bri" 
ques ,  ni  enfin  de  celui  de  ces  briques  sur  les  points  d'immer- 
sion, et  opérant  pendant  huit  heures  par  jour,  mettraient 
vingt-cinq  ans  et  demi  pour  arriver  à  la  fin  de  leur  tâche.  On 
peut  juger  par  là  quelle  est  l'importance  du  travail  exécuté. 

Il  est  à  peine  utile  de  dire  que  ce  ne  sont  pas  de  telles  con- 
ditions qui  ont  présidé  à  la  construction  du  briqu étage  de 
Marsal.  Ce  ne  sont  pas,  dis-je,  des  ouvriers  astreints  réguliè- 
rement et  uniquement  à  leur  labeur  qui  l'ont  exécuté.  Il  a  été 
conduit  à  fin  par  des  familles  de  travailleurs  barbares,  agis- 
sant lentement ,  maladroitement ,  mais  avec  une  persévérance 
imperturbable  qui  comptait  pour  rien  et  le  temps  et  la  peine. 
Il  est  aussi  vraisemblable  que ,  dans  la  pensée  de  ceux  qui  les 
premiers  se  sont  mis  à  l'œuvre ,  le  briquetage  ne  devait  pas 
acquérir  Textension  qu'il  a  prise.  Ce  n'est  qu'à  mesure  oïi  la 
population,  favorisée  par  la  sécurité  des  lieux,  s'y  est  recrutée 
et  étendue,  qu'on  a  pu  sentir  l'opportunité  de  faire  à  la  de- 
meure commune  des  augmentations  correspondantes.  Plusieurs 
siècles  se  sont  donc  passés  avant  que  le  radier  en  arrivât  à  pou- 
voir porter  des  masses  d'habitants  à  coup  sûr  respectables,  car 
tant  de  fatigues  n'ont  pas  été  dépensées  pour  créer  des  espaces 
vides. 

S'il  était  possible  d'organiser  des  fouilles  intelligentes  sur  ce 
terrain,  et  de  sonder  avec  un  peu  de  bonheur  les  boues  qui  le 
recouvrent,  ou  mieux  encore  celles  dont  il  cache  les  abîmes ,  il 
est  à  présumer  que  l'on  y  découvrirait  beaucoup  plus  de  restes 
fÎQniqnes  qu'on  ne  saurait  l'espérer  partout  ailleurs  (î) , 


(1)  Je  n'ai  ici  l'intention  ni  l'opportunité  d'énumérer  absolument 
toutes  les  catégories  de  monuments  finniques  répandus  en  Europe* 
Je  ne  m'attache  qu'aux  principaux.  3'aurais  pu  mentionner,  entre  au-. 
très,  certaines  excavations  en  forme  de  plats  ou  de  disques  remar- 
quées par  M.  Troyon  sur  plusieurs  blocs  erratiques  du  Jura.  Ils  ap- 
partiennent probablement  à  l'époque  où  les  Finnois,  entrés  en  rapport 
avec  les  peuples  blancs,  se  trouvèrent  pourvus  de  quelques  instru- 
ments de  métal  qui  leur  rendirent  ce  travail  possible.  Je  fais  allusion 
plus  bas  à  cette  dernière  circonstance. 


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DES  RACES   HUMAIINES.  9î 

Ces  populations  d'hommes  d'autrefois ,  ces  tribus  dont  les 
vestiges  se  retrouvent  préférablement  au  bord  des  mers ,  des 
rivières,  des  lacs,  au  sein  même  des  marais,  et  qui  semblent 
avoir  eu  pour  le  voisinage  des  eaux  un  attrait  tout  particulier, 
doivent  paraître  bien  grossières  assurément  ;  toutefois  on  ne 
peut  leur  refuser  ni  les  instincts  d'un  certain  degré  de  socia- 
bilité, ni  la  puissance  de  quelques  conceptions  qui  ne  sont  pas 
dénuées  d'énergie ,  bien  qu'elles  le  soient  totalement  de  beauté. 
Les  arts  n'étaient  évidemment  pas  l'affaire  de  ces  peuples ,  à 
en  juger  d'ailleurs  par  les  dessins  bien  misérables  que  l'on  con- 
naît d'eux. 

Des  poteries  ornementées  sont  trouvées  assez  souvent  dans 
les  dolmens.  Les  lignes  spirales  simples,  doubles  ou  même  triples 
s'y  reproduisent  presque  constamment.  Il  est  même  rare  qu'il  s'y 
présente  autre  chose,  à  part  quelques  dentelures.  L'aspect  de 
ces  arabesques  rappelle  complètement  les  compositions  dont 
les  indigènes  américains  embellissent  encore  leurs  gourdes.  Ces 
spirales,  trait  principal  du  goût  finnique,  et  au  delà  desquelles 
une  invention  stérile  n'a  pu  guère  aller,  se  voient  non  seule- 
ment sur  les  vases ,  mais  sur  certains  monuments  architectu- 
raux qui ,  faisant  exception  à  la  règle  générale ,  portent  quel- 
ques traces  de  taille.  Il  est  vraisemblable  que  ces  constructions 
appartiennent  aux  époques  les  plus  récentes,  à  celles  où  les 
aborigènes  ont  eu  à  leur  disposition  soit  les  instruments,  soit 
même  le  concours  de  quelques  Celtes ,  circonstance  très  ordi- 
naire dans  les  temps  de  transition.  Un  grand  dolmen,  à  Nevt^- 
Grange ,  dans  le  comté  irlandais  dé  Meath ,  est  non  seulement 
orné  de  lignes  spirales ,  il  a  encore  des  entrées  en  ogives.  Un 
autre,  près  de  Dowth,  est  même  embelli  de  quelques  croix 
inscrites  dans  des  cercles.  C'est  le  nec  plus  ultra,  A  Gavr-In- 
nis ,  près  de  Lokmariaker,  M.  Mérimée  a  observé  des  sculptu- 
res ou  plutôt  des  gravures  du  même  genre.  Il  existe  aussi,  au 
musée  de  Cluny ,  un  os  sur  lequel  a  été  entaillée  assez  profon- 
dément l'image  d'un  cheval.  Tout  cela  est  fort  mal  fait,  et  sans 
rien  qui  révèle  une  imagination  supérieure  à  Texécution,  ob- 
servation que  l'on  a  si  souvent  lieu  de  faire  dans  les  œuvres  les 
plus  mauvaises  des  métis  mélaniens.  Encore  n'est-il  pas  bien 


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^2  DE  l'inégalité 

Bssui'é  que  le  dernier  objet  soit  finnique,  bien  qu'il  ait  été 
trouvé  dans  une  grotte  et  recouvert  d'une  sorte  de  gangue 
pierreuse  qui  semble  lui  assigner  une  assez  lointaine  antiquité. 

Je  n'ai  démontré  jusqu'ici  que  par  voie  de  comparaison  et 
d'élimkiation  la  présence  primordiale  des  peuples  jaunes  en 
Europe.  Quelle  que  soit  la  force  de  cette  méthode,  elle  ne  suf- 
fit pas.  Il  est  nécessaire  de  recourir  à  des  éléments  de  persua- 
sion plus  directs.  Heureusement  ils  ne  font  pas  défaut. 

Les  plus  anciennes  traditions  des  Celtes  et  des  Slaves,  les 
premiers  des  peuples  blancs  qui  aient  habité  le  nord  et  l'oi^est 
de  l'Europe,  et,  par  conséquent,  ceux  qui  ont  gardé  les  sou- 
^  venirs  les  plus  complets  de  l'ancien  ordre  des  choses  sur  ce 
continent,  se  montrent  riches  de  récits  confus  ayant  pour 
objets  certaines  créatures  complètement  étrangères  à  leurs 
races.  Ces  récits,  en  se  transmettant  de  bouche  en  bouche,  à 
à  travers  les  âges,  et  par  l'intermédiaire  de  plusieurs  généra- 
tions hétérogènes,  ont  nécessairement  perdu  depuis  longtemps 
leur  précision  et  subi  des  modifications  considérables.  Chaque 
siècle  a  un  peu  moins  compris  ce  que  le  passé  lui  livrait,  et  c'est 
ainsi  que  les  Finnois ,  objets  de  ce  qui  n'était  d'abord  qu'un 
fragment  d'histoire ,  sont  devenus  des  héros  de  contes  bleus , 
des  créations  surnaturelles. 

Ils  sont  passés  de  très  bonne  heure  du  domaine  de  la  réalité 
dans  le  milieu  nuageux  et  vague  d'une  mythologie  toute  parti- 
culière à  notre  continent.  Ce  sont  désormais  ces  nains ,  le  plus 
souvent  difformes,  capricieux,  méchants,  et  dangereux,  quel- 
quefois, au  contraire,  doux,  caressants,  sympathiques  et 
d'une  beauté  charmante  (1),  cependant  toujours  nains,  dont 
les  bandes  ne  cessent  pas  d'habiter  les  monuments  de  l'âge  de 
pierre ,  dormant  le  jour  sous  les  dolmens ,  dans  la  bruyère ,  au 

(1)  Shakespeare,  Midsummer-Night's  Dream  et  the  Tempest.  —  Ro- 
bin Good  Fellow  dans  les  Relies  of  Ancient  English  Poetry ,  de  Thomas 
Percy,  in-8*>,  Lond.,  1847.  Les  nains  abondent  chez  tous  les  peuples  de 
l'Europe.  —  Partout  où  les  nains  sont  braves ,  bienveillants  et  aimables, 
on  doit  reconnaître  l'influence  de  la  mythologie  Scandinave  ou  des 
fables  orientales.  Les  renseignements  italiotes,  celtiques  et  slaves  les 
traitent  constamment  avec  une  extrême  sévérité. 


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DES  RACES  HUMAINES.  9?^ 

pied  des  pierres  levées,  la  nuit  se  répandant  à  travers  les  lan- 
des, au  long  des  chemins  creux,  ou  bien  encore,  errant  au 
bord  des  lacs  et  des  sources ,  parmi  les  roseaux  et  les  grandes 
herbes. 

C'est  une  opinion  commune  aux  paysans  de  l'Ecosse,  de  la 
Bretagne  et  des  provinces  allemandes  que  les  nains  cherchent 
surtout  à  dérober  les  enfants  et  à  déposer  à  leur  place  leurs 
propres  nourrissons  (1).  Quand  ils  ont  réussi  à  mettre  en  défaut 
la  surveillance  d'une  mèrç,  il  est  très  difficile  de  leur  arracher 
leur  proie.  On  n'y  parvient  qu'en  battant  à  outrance  le  petit 
monstre  qu'ils  lui  ont  substitué.  Leur  but  est  de  procurer  à 
leur  progéniture  l'avantage  de  vivre  parmi  les  hommes ,  et 
quant  à  l'enfant  volé ,  les  légendes  sont  partout  unanimes  sur 
ce  qu'ils  en  veulent  faire  :  ils  veulent  le  marier  à  quelqu'un 
d'entre  eux,  dans  le  but  précis  d'améliorer  leur  race  (2). 

Au  jpremier  abord,  on  est  tenté  de  les  trouver  bien  modestes 
d'envier  quelque  chose  à  notre  espèce,  puisque,  par  la  longé- 
vité et  la  puissance  surnaturelle  qu'on  leur  attribue  d'ailleurs, 
ils  sont  très  supérieurs  et  [très  redoutables  aux  fils  d'Adam. 
Mais  il  n'y  ^  pas  à  raisonner  avec  les  traditions  :  telles  qu'el- 
l3S  sont,  il  îaut  les  écouter  ou  les  rejeter.  Ce  dernier  parti 
serait  ici  peu  judicieux,  car  l'indication  est  précieuse.  Cette 
ambition  ethnique  des  nains ,  n'est  autre  que  le  sentiment  qui 
se  retrouve  aujourd'hui  chez  les  Lapons.  Convaincus  de  leur 
laideur  et  de  leur  infériorité ,  ces  peuples  ne  sont  jamais  plus 
contents  que  lorsque  des  hommes  d'une  meilleure  origine, 
s'approchant  de  leurs  femmes  ou  de  leurs  filles  ,  donnent  au 
père  ou  au  mari ,  ou  même  au  fiancé ,  l'espérance  de  voir  sa 
hutte  habitée  un  jour  par  un  métis  supérieur  à  lui  (3) . 

Les  pays  de  l'Europe  où  la  mémoire  des  nains  s'est  conser- 
vée le  plus  vivace  sont  précisément  ceux  où  le  fond  des  popu- 
lations est  resté  le  plus  purement  celtique.  Ces  pays  sont  la 

(1)  La  Villemarqué ,  Chants  populaires  de  la  Bretagne,  t.  I.  Voir  la 
ballade  intitulée  l'Enfant  supposé.  «  A  sa  place  on  avait  mis  un  mons- 
tre; sa  face  est  aussi  rousse  que  celle  d'un  crapeau.  »  (P.  51.) 

fâ)  Ibid.,  Introduction,  p.  xlix. 

(3)  Regnard ,  Voyage  en  Laponie. 


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94  DE  l'inégalité 

Bretagne,  l'Irlande,  l'Ecosse,  l'Allemagne.  La  tradition  s'est, 
au  contraire,  affaiblie  dans  le  midi  de  la  France,  en  Espagne, 
en  Italie.  Chez  les  Slaves,  qui  ont  subi  tant  d'invasions  et  de 
bouleversements  provenant  de  races  très  différentes,  elle  n'a 
pas  disparu,  tant  s'en  faut,  mais  elle  s'est  compliquée  d'idées 
étrangères.  Tout  cela  s'explique  sans  peine.  Les  Celtes  du  nord 
et  de  l'ouest ,  soumis  principalement  à  des  influences  germani- 
ques^^,  en  ont  reçu  et  leur  ont  prêté  des  notions  qui  ne  pou- 
vaient faire  disparaître  absolument  le  fond  des  premiers  ré- 
cits. De  même  pour  les  Slaves.  Mais  les  populations  sémitisées 
du  sud  de  l'Europe  ont  de  bonne  heure  connu  des  légendes 
venues  d'Asie,  qui,  tout  à  fait  disparates  avec  celles  de  l'an- 
cienne Europe,  ont  absorbé  leur  attention  et  exigé  presque 
tout  leur  intérêt. 

Ces  petits  nains ,  ces  voleurs  d'enfants ,  ces  êtres  si  persuadés 
de  leur  infériorité  vis-à-vis  de  la  race  blanche,  et  qui,  en 
même  temps,  possèdent  de  si  beaux  secrets,  un  pouvoir  im- 
mense, une  sagesse  profonde,  n'en  sont  pas  moins  tenus,  par 
Topinion ,  dans  une  situation  des  plus  humbles  et  même  véri- 
tablement servile.  Ce  sont  des  ouvriers  (1),  et  surtout  des  ou- 
vriers mineurs.  Ils  ne  dédaignent  pas  de  battre  delà  fausse 
monnaie.  Retirés  dans  les  entrailles  de  la  terre,  ils  savent  fa- 
briquer, avec  les  métaux  les  plus  précieux,  les  armes  delà  plus 
fine  trempe.  Ce  n'est  pourtant  jamais  à  des  héros  de  leur  race 
qu'ils  destinent  ces  chefs-d'œuvre.  Ils  les  font  pour  les  hommes 
qui  seuls  savent  s'en  servir. 

Il  est  arrivé  parfois,  dit  la  Fable,  que  des  ménétriers,  re- 
venant tard  de  noces  de  village,  ont  rencontré,  sur  la  lande, 
après  minuit  sonné,  une  foule  de  nains  fort  affairés  aux  car- 
refours des  chemins  creux.  D'autres  témoins  rustiques  les  ont 
vus  s'agitant  par  essaims  au  pied  des  dolmens,  leurs  demeures 
d'habitude,  s'escrimant  de  lourds  marteaux,  de  fortes  tenail- 


(4)  Dîeflfenbach,  Celtica  II,  2«  Abth.,  p.  210.  Les  montagnards  gaëls 
de  l'Ecosse  attribuent  les  monuments  pseudo-celtiques  de  leur  pays 
à  un  peuple  mystérieux,  antérieur  à  leur  race  et  qu'ils  nomment 
drinnach,  les  ouvriers. 


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DES  BACES  HUMAINES.  95 

les,  transportant  les  blocs  de  granit,  et  tirant  du  minerai  d'or 
des  entrailles  de  la  terre.  C'est  surtout  en  Allemagne  que  l'on 
raconte  des  aventures  de  ce  dernier  genre.  Presque  toujours 
ces  ouvriers  laborieux  ont  donné  lieu  à  la  remarque  qu'ils 
étaient  singulièrement  chauves.  On  se  rappellera  ici  que  la 
débilité  du  système  pileux  est  un  trait  spécifique  chez  la  plu- 
part des  Finnois. 

Dans  maintes  occasions ,  ce  ne  sont  plus  des  mineurs  que 
l'on  a  surpris  occupés  à  leur  travail  nocturne,  mais  des  fileuses 
décrépites  ou  bien  de  petites  lavandières  battant  le  linge  de 
tout  leur  coeur,  sur  le  bord  du  marécage.  Il  n'est  même  pas 
besoin  que  le  villageois  irlandais,  écossais,  breton,  allemand, 
Scandinave  ou  slave,  sorte  de  chez  lui  pour  faire  de  pareilles 
rencontres.  Bien  des  nains  se  blottissent  dans  les  métairies,  et 
y Asont  d'un  grand  secours  à  la  buanderie ,  à  la  cuisine ,  à  l'é- 
table.  Soigneux ,  propres  et  discrets  ;  ils  ne  cassent  ni  ne  per- 
dent rien ,  ils  aident  les  servantes  et  les  garçons  de  ferme  avec 
le  zèle  le  plus  méritoire.  Mais  de  si  utiles  créatures  ont  aussi 
leurs  défauts,  et  ces  défauts  sont  grands.  Les  nains  passent 
universellement  pour  être  faux ,  perfides,  lâches,  cruels,  gour- 
mands à  l'excès ,  ivrognes  jusqu'à  la  furie,  et  aussi  lascifs  que 
les  chèvres  de  Théocrite.  Toutes  les  histoires  d'ondines  amou- 
reuses, dépouillées  des  ornements  que  la  poésie  littéraire  y  a 
joints,  sont  aussi  peu  édifiantes  que  possible  (1). 

Les  nains  ont  donc,  par  leurs  qualités  comme  par  leurs 
vices ,  la  physionomie  d'une  population  essentiellement  servile, 
ce  qui  est  une  marque  que  les  traditions  qui  les  concernent  se 
sont  primitivement  formées  à  une  époque  où ,  pour  la  plupart 
du  moins ,  ils  étaient  déjà  tombés  sous  le  joug  des  émigrants 
de  race  blanche.  Cette  opinion  est  confirmée ,  ainsi  que  l'au- 
thenticité des  récits  de  la  légende  moderne,  par  les  traces  très 
reconnaissables,  très  évidentes,  que  nous  retrouvons  de  tous 
les  faits  qu'elle  indique  et  attribue  aux  nains,  de  tous,  sans 
exception  aucune,  dans  l'antiquité  la  plus  haute.  La  philologie, 

(i)  Ces  contes  ont  cours  en  Allemagne  absolument  comme  en  Ecosse 
^t  en  Bretagne. 


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96  DE  l'inégalité 

les  mythes ,  et  même  l'histoire  des  époques  grecques ,  étrus- 
ques et  sabines ,  vont  démontrer  cette  assertion. 

Les  nains  sont  connus ,  en  Europe ,  sous  quatre  noms  prin- 
cipaux, aussi  vieux  que  la  présence  des  peuples  blancs.  Ces 
noms  appartiennent ,  par  leurs  racines ,  au  fond  le  plus  ancien 
des  langues  de  l'espèce  noble.  Ce  sont,  sous  réserve  de  quel- 
ques altérations  de  formes  peu  importantes,  les  mots ptjgmée 
fad,  gen  et  nar. 

Le  premier  se  trouve  dans  une  comparaison  de  Vlliade^  où 
le  poète,  parlant  des  cris  et  du  tumulte  qui  s'élèvent  des  rangs 
des  Troyens  prêts  à  commencer  le  combat,  s'exprime  ainsi  : 

«  De  même  montent  vers  le  ciel  les  clameurs  des  grues, 
«  lorsque ,  fuyant  l'hiver  et  la  pluie  incessante ,  elles  volent  en 
«  criant  vers  le  fleuve  Océan,  et  apportent  le  meurtre  et  la 
«  mort  aux  hommes  pygmées.  »  ^ 

Le  fait  seul  que  cette  allusion  est  destinée  à  faire  bien  saisir 
aux  auditeurs  du  poème  quelle  était  l'attitude  des  Troyens 
prêts  à  combattre,  prouve  que  Ton  avait,  au  temps  d'Homère, 
une  notion  très  générale  et  très  familière  de  l'existence  des 
pygmées.  Ces  petits  êtres,  demeurant  du  côté  du  fleuve  Océan, 
se  trouvaient  à  Fouest  du  pays  des  Hellènes ,  et  comme  les 
grues  allaient  les  chercher  à  la  fin  de  l'hiver,  ils  étaient  au 
nord;  car  la  migration  des  oiseaux  de  passage  a  lieu  à  cette 
époque  dans  cette  direction.  Ils  habitaient  donc  l'Europe  occi- 
dentale. C'est  là,  en  effet,  que  nous  les  avons  jusqu'à  présent 
reconnus  à  leurs  œuvres.  Homère  n'est  pas  le  seul  dans  l'an- 
tiquité grecque  qui  ait  parlé  d'eux.  Hécatée  de  Milet  les  men- 
tionne ,  et  en  fait  des  laboureurs  minuscules  réduits  à  couper 
leurs  blés  à  coups  de  hache.  Eustathe  place  des  pygmées 
dans  les  régions  boréales ,  vers  la  hauteur  de  Thulé.  Il  les  fait 
extrêmement  petits,  et  ne  leur  assigne  pas  une  vie  très  longue. 
Enfin  Aristote  lui-même  s'occupe  d'eux.  Il  déclare  ne  les^ 
considérer  nullement  comme  fabuleux.  Mais  il  explique  la  taille 
minime  qu'on  leur  attribue  par  d'assez  pauvres  raisons,  en 
disant  qu'elle  est  due  à  la  petitesse  comparative  de  leurs  che- 
vaux; et  comme  ce  philosophe  vivait  à  une  époque  oii  la  mode 
scientifique  voulait  que  tout  vînt  de  l'Egypte,  il  les  relègue 


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DES   RACES  HUMAIiNES.  97 

aux  sources  du  Nil.  Après  lui  la  tradition  se  corrompt  de  plus 
en  plus  dans  ce  sens,  et  Strabon,  comme  Ovide,  ne  donne 
que  des  renseignements  complètement  fantastiques ,  et  qui  ne 
sauraient  ici  trouver  leur  place. 

Le  mot  de  pygmée ,  m>Y{Aaîoç,  indique  la  longueur  du  poing 
au  coude.  Telle  aurait  été  la  hauteur  du  petit  homme  ;  mais  il 
est  facile  de  concevoir  que  les  questions  de  grandeur  et  de 
quantité ,  tout  ce  qui  exige  de  la  précision ,  est  surtout  mal- 
traité par  les  récits  légendaires.  L'histoire ,  même  la  plus  cor- 
recte, n'est  pas  d'ailleurs  à  l'abri  des  exagérations  et  des  er- 
reurs de  ce  genre.  IIuyjjLaro;  est  donc  le  pendant  du  Petit 
Poucet  des  contes  français,  et  du  Daumling  des  contes  alle- 
mands. En  supposant  cette  étymologie  irréprochable  pour  les 
époques  historiques ,  qui  ont  su  donner  au  mot  la  forme  con- 
gruante  à  Fidée  qu'elles  lui  faisaient  rendre ,  il  n'y  a  pas  lieu 
d'en  être  pleinement  satisfait  et  de  s'y  tenir  pour  ce  qui  ap- 
partient à  une  époque  antérieure,  et,  par  conséquent,  à  des 
notions  plus  saines.  £n  se  plaçant  à  ce  pomt  de  vue ,  la  forme 
primitive  perdue  de  «uyfxatbç  dérivait  certainement  d'une  ra- 
cine voisiae  du  sanscrit  pît,  au  féminin  ^a,  qui  veut  dire 
jaune,  et  d'une  expression  voisine  des  formes  pronominales 
sanscrite,  zende  et  grecque ,  aham,  azem,  iy(h>t,  qui,  renfer- 
mant surtout  ridée  abstraite  de  ïêtre,  a  donné  naissance  au 
gothique  guma,  homme,  IIuYfJiaîbç  ne  signifie  donc  autre  chose 
quH homme  jaune. 

Il  est  digne  de  remarque  que  la  racine  pronominale  de  ce 
mot  guma^  se  rapprochant,  dans  les  langues  slaves,  de  l'ex- 
pression sanscrite  gan,  qui  indique  la  production  de  l'être  ou 
la  génération,  intercale  un  w  là  où  les  autres  idiomes  d'origine 
blanche  actuellement  connus  ont  abandonné  cette  lettre.  Elle 
survit  cependant  en  allemand,  dans  une  expression  fort  an- 
cienne, qui  est  gnome.  Le  gnome  est  donc  parfaitement  iden- 
tique et  de  nom  et  de  fait  au  pygmée  ;  dans  sa  forme  actuelle, 
ce  vocable  ne  signifie,  au  fond,  pas  autre  chose  qu*un  être; 
c'est  qu'il  est  mutilé,  sort  commun  des  choses  intellectuelles 
et  matérielles  très  antiques. 

Après  ces  dénominations  grecque  et  gothique  àe  pygmée  et 

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98  DE  l'inégalité 

de  gnome  ^  se  présente  l'expression  celtique  de  fad.  Les  Galls 
appelaient  ainsi  l'homme  ou  la  femme  qu'ils  considéraient 
comme  inspirés  (1).  Cestlevates  des  peuples  italiotes,  et,  par 
dérivation,  c'est  aussi  cette  puissance  occulte  dont  les  devins 
avaient  le  pouvoir  de  pénétrer  les  secrets,  fatum  (2).  Une  telle 
identification  originelle  des  deux  mots  n'est  d'ailleurs  point  ta- 
eultativè.  Fad,  devenu  aujourd'hui,  dans  le  patois  du  pays  de 
Vaud,  fatha  ou  fada,  dans  le  dialecte  savoyard  du  Chablais 
flhes,  dans  le  genevois /a  e/e ,  dans  le  français  fée,  dans  le  ber- 
richon fadet^  au  féminin  fadette,  dans  le  marseillais  fada^ 
désigne  partout  un  homme  ou  une  femme  élevés  au-dessus 
du  niveau  commun  par  des  dons  surnaturels,  et  rabaissés  au- 
dessous  de  ce  même  niveau  par  la  faiblesse  de  la  raison.  Le 
fada,  le  fadet  est  tout  à  la  fois  sorcier  et  idiot,  un  être  fatal. 

En  suivant  cette  trace,  on  trouve  les  mêmes  notions  réunies 
sur  le  même  être,  sous  une  autre  forme  lexicologique,  chez 
les  races  blanches  aborigènes  de  l'Italie.  C'est  faunus,  au  fé- 
minin fauna.  Il  y  a  longtemps  déjà  que  les  érudits  ont  remar- 
qué comme  une  singularité  que  ces  divinités  sont  à  la  fois  une 
et  multiples,  faunus  et  fauni,  faune  et  les  faunes,  et,  plus 
encore,  que  le  nom  de  la  déesse  est  identique  à  celui  de  son 
mari,  circonstance  dont,  en  effet,  la  mythologie  classique  n'of- 
fre peut-être  pas  un  second  exemple.  D'autre  explication  n'est 
pas  possible  que  d'admettre  qu'il  s'agit  ici,  non  pas  de  déno- 
mination de  personnes,  mais  d'appellations  génériques  ou  na- 
tionales. Faune  et  les  faunes  ont,  en  Grèce,  leurs  pareils  dans 
Pan  et  les  pans,  les  œgipans,  transformation  facile  à  expliquer 
d'un  même  mot.  La  permutation  du  p  et  de  Vf  est  trop  fré- 
quente pour  qu'il  soit  nécessaire  de  la  justifier. 

Le  faune  aussi  bien  que  le  pan  étaient  des  êtres  grotesques 
par  leur  laideur,  touchant  de  près  à  Fanimalité,  ivrognes,  dé- 
bauchés, cruels,  grossiers  de  toutes  façons,  mais  connaissant 


(1)  Mémoires  et  documents  publiés  par  la  Société  d'histoire  et  d'ar-^ 
chéologie  de  Genève,  t.  V,  p.  496. 

(2)  Le  nom  des  fées  en  italien,  fata,  s'y  rapporte  étroitement.  Il  en 
^st  probablement  de  môme  de  l'espagnol  hada. 


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DES  BAGES  HUMAINES.  99* 

l'avenir  et  sachant  le  dévoiler  (l).  Qui  ne  voit  ici  le  portrait 
moral  et  physique  de  l'espèce  jaune,  comme  les  premiers  émi- 
grants  blancs  se  le  sont  représenté?  Un  penchant  invincible 
à  toutes  les  superstitions,  un  abandon  absolu  aux  pratiques 
magiques  des  sorciers,  des  jeteurs  de  sorts,  des  chamans,  c'est 
encore  là  le  trait  dominant  de  la  race  finnique  dans  tous  les 
pays  où  on  peut  l'observer.  Les  Celtes  métis  et  les  Slaves,  en 
accueillant  dans  leur  théologie,  aux  époques  de  décadence,  les 
aberrations  religieuses  de  leurs  vaincus ,  appelèrent  très  na- 
turellement du  nom  même  de  ces  derniers  leurs  magiciens,  hé- 
ritiers ou  imitateurs  d'un  sacerdoce  barbare.  On  aperçoit  dans 
la  lasciveté  des  ondines  ce  vice  si  constamment  reproché  aux 
femmes  de  la  race  jaune,  et  qui  est  tel  qu'il  a,  dit-on,  fait  naî- 
tre l'usage  de  la  mutilation  des  pieds,  pratiquée  comme  précau- 
tion paternelle  et  maritale  sur  les  filles  chinoises,  et  que  là  où 
il  ne,  ;rencontre  pas  les  obstacles  d'une  société  réglée ,  il  donne 
lieu,  comme  au  Kamtschatka,  à  des  orgies  trop  semblables 
aux  courses  des  Ménades  de  la  Thrace,  pour  qu'on  ne  soit 
pas  disposé  à  reconnaître  dans  les  fougueuses  meurtrières  d'Or- 
phée, des  parentes  de  la  courtisane  actuelle  de  Sou-Tcheou- 
Fou  et  de  Nanking  (2).  On  ne  remarque  pas  moins  chez  les 
faunes  le  gpût  absorbant  du  vin  et  de, la  pâture,  cette  sensua- 
lité ignoble  de  la  famille  mongole,  et,  enfin,  on  y  relève  cette 
aptitude. aux  occupations  rurales  et  ménagères  (3)  que  les  lé- 
gendes modernes  attribuent  à  leurs  pareils,  et  que,  du  temps 
des  Celtes  primitifs,  on  pouvait  obtenir  avec  facilité  d'une  race^ 


(1)  Pan  était  sorcier  dans  toute  la  force  du  terme  : 

Munere  sic  nîveo  lanae,  si  credere  dignum  est, 
Pan,  deus  Arcadiae,  captam  te,  Luna,  fefellit. 
In  nemora  alta  vocans;  nec  tu  adspernata  vocantem. 
Virg. ^  GeorôT. ,  m,  391-393. 

(2)  Callery  et  Ivan ,  l^ Insurrection  en  Chine,  in-12,  Paris,  1853,  p.  224. 

(3)  Et  vos,  agrestum  praesentia  numina,  Fauni, 

Ferte  simul,  Faunique,  pedem,  dryadesque  puellae  : 

Munera  vestra  cano. 

Virg. ,  Georg.,  I,  10-12. 

Pan ,  ovium  custos. 

Ibid. ,  I,  17. 


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100  DE   l'inégalité 

Utilitaire  et  essentiellement  tournée  vers  les  choses  matérielles. 

L'assimilation  complète  des  deux  formes,  faunus  et  :uav, 
n'offre  pas  de  difficultés.  On  doit  la  pousser  plus  loin.  Elle  est 
applicable  également,  quoique  d'une  manière  d'abord  moins 
évidente,  aux  mots  hkorrigan  et  khoridwen.  Cest  ainsi  que 
les  paysans  armoricains  désignent  les  nains  magiques  de  leurs 
pays.  Les  Gallois  disent  Gwrachan  (1)*  Ces  expressions  sont 
Tune  et  l'autre  composées  de  deux  parties.  Khorr  et  Gwr  ne 
valent  autre  chose  que  gon  et  gwn,  ou  gan  (2),  chez  les  La- 
tms  genius,  en  français  génie,  employé  dans  le  même  sens.  Je 
m'explique. 

La  lettre  r,  dans  les  langues  primitives  de  la  famille  blan- 
che, a  été  d'une  extrême  débilité.  L'alphabet  sanscrit  la  pos- 
sède trois  fois,  et,  pas  une  seule  ne  lui  accorde  la  force  et  la 
place  d'une  consonne.  Dans  deux  cas,  c'est  une  voyelle  ;  dans 
un,  c'est  une  demi-voyelle  comme  VI  et  le  w  qui,  pour  nos  idio- 
mes modernes,  a  conservé  par  sa  facilité  à  se  confondre,  même 
graphiquement,  avec  Vu  ou  l'ow,  une  égalé  mobilité. 

Cette  r  primordiale,  si  incertaine  d'accentuation,  paraît 
avoir  eu  les  plus  grands  rapports  avec  Vain,  Va  emphatique 
des  idiomes  sémitiques,  et  c'est  amsi  seulement  qu'on  peut 
s'expliquer  le  goût  marqué  de  l'ancien  scandmave  pour  cette 
lettre.  On  la  retrouve  dans  une  grande  quantité  de  mots  où  le 
sanscrit  mettait  un  a,  comme,  par  exemple,  ddjis  gardhr,  sy- 
nonyme de  garta,  enceinte,  maison,  ville. 

Cette  faiblesse  organique  la  rend  plus  susceptible  qu'aucune 
autre  des  nombreuses  permutations  dont  les  principales  ont 
lieu,  comme  on  doit  s'y  attendre,  avec  des  sons  d'une  faiblesse 
à  peu  près  égale,  avec  VI,  avec  le  v,  avec  Vs  ou  l'w,  consonne 
à  la  vérité,  mais  reproduite  trois  fois  en  sanscrit,  et,  par  con- 

(i)  On  nomme  aussi  quelquefois  les  khorrigans,  duz,  les  dieux, 
c'est  un  dérivé  de  l'arian  déwa.  —  La  Villemarqué,  ouvr.  cité,  Introduct.] 
t.  I,  p.  XL VI.  —  Voir  Farticle  Dwergar,  dans  YEncycl.  Ersch  u.  Gruber, 
sect.  I,  28  th.,  p.  190  et  pass.  —  Dieffenbach,  Celtica  II,  Abth.  2,  p.  211. 

(2)  Gan  est  encore  un  nom  très  communément  appliqué,  par  les 
paysans  bretons,  aux  khorrigans.  Dans  l'Inde,  on  connaît  aussi  les 
gâni  pour  être  des  démons  malfaisants  d'une  espèce  inférieure.  —  Gor- 
resio,  Ramayana,  t.  VI,  p.  125. 


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DES   BACES  HUMAINES.  101 

séquent,  peu  clairement  marquée,  enfin  avec  le  g,  par  suite  de 
l'affinité  intime  qui  unit  ce  dernier  son  au  w,  principalement 
4ans  les  langues  celtiques  (1).  Citer  trop  d'exemples  de  Tappli- 
cation  de  cette  loi  de  muabilité  serait  ici  hors  de  place  :  mais 
comme  il  n'est  pas  sans  intérêt  pour  le  sujet  même  que  je 
traite,  d'en  alléguer  quelques-uns,  en  voici  des  principaux  : 

Ilàv  et  faunus  sont  corrélatifs  de  forme  et  de  sens  au  per- 
san :  ^^,  péri^  une  fée,  et,  en  anglais,  a  faîry,  et  en  fran- 
çais, à  la  désignation  générale  de  féerie,  et  en  suédois  à  al  far, 
et  en  allemand  à  elfen  (2).  Dans  le  kymrique,  on  a  l'adjectif 
ffyrnig,  méchant,  cruel,  hostile,  criminel,  qui  se  trouve  en 
parenté  étymologique  bien  remarquable  avec  ffur,  sage ,  sa- 
vant, et  fumer,  sagesse,  prudence,  d'où  est  venu  notre  mot 
finesse  (3).  C'est  ainsi  que  gan,  wen,  khorr  et  genius,  et  fen, 
sont  des  reproductions  altérées  d'un  seul  et  même  mot. 

Les  dieux  appelés  par  les  aborigènes  italiotes,  et  par  les 
étrusques,  genii,  étaient  considérés  comme  supérieurs  aux 
puissances  célestes  les  plus  augustes.  On  les  saluait  des  titres 
celtiques  de  lar  ou  larth,  c'est-à-dire  seigneurs ,  et  de  péna- 
tes ,  penaeth,  les  premiers,  les  sublimes.  On  les  représentait 
sous  la  forme  de  nains  chauves ,  fort  peu  avenants.  On  les  di- 
sait doués  d'une  sagesse  et  d'une  prescience  infinies.  Chacun 
d'eux  veillait,  en  particulier,  au  salut  d'une  créature  humaine, 
et  le  costume  qui  leur  était  attribué  était  une  sorte  de  sac 
sans  manches,  tombant  jusqu'à  mi-jambes. 

Les  Romains  les  nommaient,  pour  cette  raison,  dii  involuti, 
les  dieux  enveloppés.  Qu'on  se  figure  les  grossiers  Finnois 
revêtus  d'un  sayon  de  peaux  de  bêtes ,  et  l'on  a  cet  accoutre- 
ment peu  recherché  dont  les  auteurs  de  certaines  pierres  gra- 


(1)  Bôpp,  Vergleichende  Grammatik,  p.  39  et  pass.  —  Aufrecht  u.  Kir- 
chhoff,  Die  umbrischen  Spracfidenkmaeler,  p.  97,  %  256.  —  Le  mot 
ceUique  bara,  pain,  devenu  panis,  offre  un  exemple  certain  de  mu- 
tation de  Vr  en  n. 

(2)  La  première  syllabe  al  ou  el  n*est  que  Tarticle  celtique.  —  Richter, 
die  Elfen,  Encycl.  Ersch.  u.  Gruber,  sect.  I,  33,  p.  301  et  seqq. 

(3)  Dieffenbach,  Vergleichendes  Woerterbuch  der  gothischen  Spi-ache, 
Frankfurt  a.  M.,  iSol,  in-8«>,  t.  I,  p.  358-339. 

6. 


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102  DE  l'inégalité 

vées  ont  probablement  eu  en  vue  de  reproduire  l'image  (1). 

Ces  genii,  ces  larths^  esprits  élémentaires,  n'ont  pas  be- 
soin d'être  comparés  longuement  aux  Finnois  pour  qu'on  re- 
connaisse en  eux  ces  derniers.  L'identité  s'établit  d'elle-même. 
La  haute  antiquité  de  cette  notion,  son  extrême  généralisation, 
son  ubiquité,  dans  toutes  les  régions  européennes,  sous  les 
différentes  formes  d'une  même  dénomination,  faunus,  Tcdtv, 
gen  ou  genius,  fee,  khorrigan,  fairy,  ne  permettent  pas  de 
douter  qu'elle  ne  repose  sur  un  fond  parfaitement  historique. 
Il  n'y  a  donc  nulle  nécessité  d'y  insister  davantage,  et  on  peut 
passer  à  la  dernière  face  de  la  question  en  examinant  le  mot 
nar. 

Il  est  identique  avec  nanus,  ou  mieux  encore  avec  le  celti- 
que nan^  par  suite  de  la  loi  de  permutation  qui  a  été  établie 
plus  haut.  Dans  les  dialectes  tudesques  modernes,  il  signifie 
un  /bw,  comme  jadis,  chez  les  peuples  italiotes,  fat'"':"'  ''^rivé 
de  fad.  Les  langues  néo-latines  l'ont  consacré  à  désigner  ex- 
clusivement un  nain ,  abstraction  faite  de  toute  idée  de  déve- 
loppement moral.  Mais,  dans  l'antiquité,  les  deux  notions  au- 
jourd'hui séparées  se  présentaient  réunies.  Le  'aaift  ou  le  nar 
était  un  être  laborieux  et  doué  d'un  génie  magique ,  mais  sot, 
borné,  fourbe,  cruel  et  débauché,  toujours  de  taille  remarqua- 
blement petite,  et  généralement  chauve. 

Le  casnar  des  Étrusques  était  une  sorte  de  polichinelle  ra- 
bougri, contrefait,  nain  et  aussi  sot  que  méchant,  gourmand 
et  porté  à  s'enivrer.  Chez  les  mêmes  peuples ,  le  nanus  était 

(1)  Tel  est  le  personnage  de  Tagès.  Le  mythe  qui  le  concerne  est  des 
plus  significatifs.  Un  laboureur  tyrrhénien  ayant  un  jour  creusé  un 
sillon  d'une  profondeur  peu  commune,  Tagés,  fils  d'un  genius  Jovia- 
lis,  d'un  génie  divin,  d'un  Gan,  sortit  tout  à  coup  de  la  terre  et  adressa 
la  parole  au  laboureur.  Celui-ci  effrayé,  poussa  des  cris,  et  tous  les 
Tyrrhéniens  accoururent.  Alors  Tagés  leur  révéla  les  mystères  de 
l'aruspicine.  Il  avait  à  peine  fini  de  parler  qu'il  expira.  Mais  les  audi- 
teurs avaient  soigneusement  écouté  ses  paroles ,  et  la  science  divina- 
toire leur  fut  acquise.  De  là,  le  pouvoir  augurai  particulier  aux  Étrus- 
ques. Tagès  était  de  la  taille  d'un  enfant;  sa  sagesse  était  profonde, 
Ainsi  expliquaient  les  Rasènes  l'héritage  sacerdotal  que  leur  avaient 
légué  les  peuples  qui  les  avaient  précédés  en  Italie.  —  Cic,  de  Div.^ 
.2,i3;  Ovid.,  Metam.;  10,008;  FesUis,  S.  v.  Tagés,  Isid.,  Orig.,  8.  9. 


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DES  BAGES  HUMAINES.  103 

un  pauvre  hère  sans  feu  ni  lieu,  un  vagabond,  situation  qui 
était  assurément,  sur  plus  d'un  point,  celle  des  Finnois  dépos- 
sédés par  les  vainqueurs  blancs  ou  métis,  et,  sous  ce  rapport, 
ces  misérables  fournissent  aux  annales  primitives  de  FOcci- 
dent  le  pendant  exact  de  ce  que  sont,  dans  les  chroniques 
orientales ,  ces  tristes  Chorréens ,  ces  Enakim ,  ces  géants ,  ces 
Goliaths  vagabonds,  eux  aussi  dépouillés  de  leur  patrimoine 
natal  et  réfugiés  dans  les  villes  des  Philistins  (1). 

Au  sentiment  de  mépris  qui  s'attachait  ainsi  au  nan,  réduit 
a  errer  de  lieux  en  lieux,  s'unissait,  dans  la  péninsule  italique, 
le  respect  des  connaissances  surhumaines  qu'on  prêtait  à  ce 
malheureux.  On  montrait  à  Cortone ,  avec  une  pieuse  vénéra- 
tion, le  tombeau  d'un  nan  voyageur  (2). 

On  avait  les  mêmes  idées  dans  l'Aquitaine.  Le  pays  de  Né- 
ris  révérait  une  divinité  topique  appelée  Nen-nerio  (3).  Je  re- 
lève en  passant  qu'il  semble  y  avoir  dans  cette  expression  un 
pléonasme  semblable  à  celui  des  mots  korid-wen  et  khorri- 
gan.  Peut-être  aussi  faut-il  entendre  l'un  et  l'autre  dans  un 
sens  réduplicatif  destiné  à  donner  à  ces  titres  une  portée  de 
siiperiâtif  ;  ils  signifieraient  alors  le  gan  ou  le  nan  par  ex- 
cellence. 

De  l'Aquitaine  passons  au  pays  des  Scythes,  c'est-à-dire  à 
la  région  orientale  de  l'Europe  qui,  dans  le  vague  de  sa  déno- 
mination, s'étend  du  Pont-Euxin  à  la  Baltique.  Hérodote  y 
montre  des  sorciers  fort  consultés,  fort  écoutés,  et  qui  portaient 
le  nom  d'Énarées  et  de  Neuves  (4).  Les  peuples  blancs  au  mi- 
lieu desquels  vivaient  ces  hommes,  tout  en  accordant  une  con- 
fiance très  grande  à  leurs  prédictions,  les  traitaient  avec  un 
mépris  outrageaixt,  er,  à  l'occasion,  avec  une  extrême  cruauté. 


(1)  Cf.  t.  I,  p.  486,  note.  —  Dennis,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  xix. 

(2)  Le  mot  cas-nar  est  lui-même  composé  des  deux  mots  nar  et  casy 
racine  ariane  qui,  en  sanscrit,  signifie  aller,  marcher.  Benfey,  Glos- 
sarium,  p.  73.  —  Voir,  sur  le  tombeau  de  Cortone,  Dionys.  Halic, 
Antiq.  rom.,  1,  XXIII.  ~  Abeken,  ouv.  cité,  p.  26. 

(3)  Barailon,  Recherches  sur  plusieurs  monuments  celtiques  et  ro- 
mains,  in-8°,  Paris,  1806,  p.  143. 

(4)  Hérod.,  IV,  17,  G",  00,  cl  ailleurs. 


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i04  DE  l'inégalité 

Lorsque  les  événements  annoncés  ne  s'accomplissaient  pas,  on 
brûlait  vivants  les  devins  maladroits.  La  science  des  Enarées 
provenait,  disaient-ils  eux-mêmes,  d'une  disposition  physique 
comparable  à  l'hystérie  des  femmes.  Il  est  probable,  en  effet, 
qu'ils  imitaient  les  convulsions  nerveuses  des  sibylles.  De  tel- 
les maladies  éclatent  beaucoup  plus  fréquemment  chez  les 
peuples  jaunes  que  dans  les  deux  autres  ^aces.  C'est  pour  cette 
raison  que  les  Russes  sont,  de  tous  les  peuples  métis  de  l'Eu- 
rope moderne,  ceux  qui  en  sont  le  plus  atteints. 

Cet  être,  rencontré  par  toutes  les  anciennes  nations  blanches 
de  l'Europe  sur  l'étendue  entière  du  continent,  et  appelé  par 
elles  pygmée,  fad,  genius  et  nar,  décrit  avec  les  mêmes  ca- 
ractères physiques,  les  mêmes  aptitudes  morales,  les  mêmes 
vices,  les  mêmes  vertus,  est  évidemment  partout  un  être  pri- 
mitivement très  réel.  Il  est  impossible  d'attribuer  à  l'imagina- 
tion collective  de  tant  de  peuples  divers  qui  ne  se  sont  jamais 
revus  ni  consultés,  depuis  Tépoque  immémoriale  de  leur  sé- 
paration dans  la  haute  Asie ,  l'invention  pure  et  simple  d'une 
créature  si  clairement  définie  et  qui  ne  serait  que  fantastique. 
Le  bon  sens  le  plus  vulgaire  se  refuse  à  une  telle  supposition. 
La  linguistique  n'y  consent  pas  davantage;  on  va  le  voir  par  le 
dernier  mot  qu'il  faut  encore  lui  arracher,  et  qui  va  bien  pré- 
ciser qu'il  s'agit  ici,  à  l'origine,  d'êtres  de  chair  et  d'os,  d'hom- 
mes très  véritables. 

Cessons  un  moment  de  lui  demander  quel  sens  spécial  les 
Hellènes  primitifs,  peut-être  même  encore  les  Titans,  atta- 
chaient au  mot  de  pygmée  y  les  Celtes  à  celui  de  fad,  les  Ita- 
liotes  à  celui  de  genius,  presque  tous  à  celui  de  nan  et  de 
nar.  Envisageons  ces  expressions  uniquement  en  elles-mêmes. 
Dans  toutes  les  langues ,  les  mots  commencent  par  avoir  un 
sens  large  et  peu  défini,  puis,  avec  le  cours  des  siècles,  ces 
mêmes  mots  perdent  leur  flexibilité  d'application  et  tendent  à 
se  limiter  à  la  représentation  d'une  seule  et  unique  nuance  d'i- 
dée. Ainsi,  Haschaschi  a  voulu  dire  un  Arabe  soumis  à  la  doc- 
trine hérétique  des  princes  montagnards  du  Liban,  et  qui, 
ayant  reçu  de  son  maître  un  ordre  de  mort,  mangeait  du  has- 
chisch pour  se  donner  le  courage  du  crime.  Aujourd'hui,  un 


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DES  RACES  HUMAINES.  105^ 

assassin  n'est  plus  un  Arabe ,  n'est  plus  un  hérétique  musul- 
man, n'est  plus  un  sujet  du  Vieux  de  la  Montagne,  n'est  plus 
un  séide  agissant  sous  l'impulsion  d'un  maître ,  n'est  plus  un 
mangeur  de  haschisch ,  c'est  tout  uniment  un  meurtrier.  On 
pourrait  faire  des  observations  semblables  sur  le  mot  gentil, 
sur  le  mot  franc,  sur  une  foule  d'autres  ;  mais,  pour  en  revenir 
à  ceux  qui  nous  occupent  plus  particulièrement,  nous  trouve- 
rons que  tous  renferment  dans  leur  sens  absolu  des  applica- 
tions très  vagues,  et  que  ce  n'est  que  l'usage  des  siècles  qui 
les  a  fixés  peu  à  peu  à  un  sens  précis. 

Pit-goma  serait  encore  celui  qui  pourrait  le  plus  échapper 
à  cette  définition,  car,  formé  de  deux  racines,  il  particularise, 
au  premier  aspect,  l'objet  auquel  il  s'applique.  Il  indique  un 
homme  jaune,  partant  s'applique  bien  à  un  homme  de  la  race 
finnique.  Mais,  en  même  temps,  comme  il  ne  contient  rien 
qui  fasse  allusion  aux  qualités  particulières  de  cette  race ,  au- 
tres que  la  couleur,  c'est-à-dire  à  la  petitesse,  à  la  sensualité, 
à  la  superstition ,  à  l'esprit  utilitaire ,  il  ne  suffit  que  faible- 
ment à  la  désigner.  D'ailleurs,  il  ne  s'arrête  pas  à  cette  phase 
incomplète  de  son  existence  ;  il  subit  une  modification,  et,  de- 
venant TwyjJiaîbç,  il  prend  toutes  les  nuances  qui  lui  man- 
quaient pour  se  spécialiser.  Un  pygmée  n'est  plus  seulement 
un  homme  jaune,  c'est  un  homme  pourvu  de  tous  les  carac- 
tères de  l'espèce  finnique,  et,  dès  lors,  le  mot  ne  saurait  plus 
s'appliquer  à  personne  autre.  Dans  le  dialecte  des  Hellènes,  la 
modification  avait  porté  sur  la  lettre  t,  de  façon,  en  la  reje- 
tant, à  contracter  les  deux  mots  Pit-goma  en  une  seule  et 
même  racine  factice ,  parce  que  là  où  il  n'y  a  pas  une  racine 
simple,  factice  ou  réelle,  il  n'y  a  pas  un  sens  précis.  Mais,  dans 
la  région  extra-hellénique,  l'opération  se  fit  autrement,  et,  pour 
atteindre  à  la  forme  concrète  d'une  racine,  on  rejeta  tout  à  fait 
le  mot  pit,  qui  aurait  semblé  pourtant  devoir  être  considéré 
comme  essentiel,  et,  se  servant  uniquement  de  goma,  très  lé- 
gèrement altéré,  on  désigna  les  Finnois  par  une  forme  du  mot 
homme,  consacrée  à  eux  seuls,  et  le  but  fut  atteint.  Bien  que 
gnome  ne  signifie  pas  autre  chose  qu'homme,  il  ne  saurait 
plus  éveiller  une  autre  idée  que  celle  appliquée  parlasupersti- 


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106  DE  l'inégalité 

tion  aux  Fiimois  errants  cachés  dans  les  rochers  et  les  ca* 
vernes.  * 

Il  est  peut-être  plus  difficile  d'analyser  à  fond  le  mot  fad. 
On  doit  croire  que,  mutilé  comme  pit-goma,  par  la  nécessité 
d'en  faire  une  racine,  il  a  perdu  la  partie  que  gnome  a  conser- 
vée, et  rejeté  celle  que  ce  dernier  vocable  a  gardée.  Dans  cette 
hypothèse,  fad  ne  serait  autre  chose  que  pit,  en  vertu  de 
mutations  d'autant  plus  admissibles  que  la  voyelle,  étant  lon- 
gue dans  la  forme  sanscrite,  était  toute  préparée  à  recevoir  au 
gré  d'un  autre  dialecte  une  prononciation  plus  large. 

Avec  le  mot  gen  ou  gan  ou  kkorry  la  même  modification 
de  ti-ansformation  que  dans  gnome  se  retrouve.  Le  sens  pri- 
mitif est  simplement  la  descendance  j  la  race,  les  hommesy^ 
genus.  Il  se  peut  aussi  que  la  question  ne  soit  pas  aussi  facile 
à  résoudre,  et  qu'au  lieu  d'une  mutilation,  il  s'agisse  ici  d'une 
contraction,  aujourd'hui  peu  visible,  et  qui  pourtant  se  laisse 
concevoir.  L'affinité  des  sons  p,  f,  w,  g,  ou,  â,  permet  de 
comprendre  la  progression  suivante  : 

pït-gen, 

fït-gen, 

fï-gen, 

fï-ouen, 

gân, 

finn  et  fen. 

Ce  dernier  mot  n'a  rien  de  mythologique,  c'est  le  nom  anti- 
que  des  vrais  et  naturels  Finnois,  et  Tacite  le  témoigne,  non 
seulement  par  l'usage  qu'il  en  fait ,  mais  par  la  description 
^physique  et  morale  donnée  par  lui  des  gens  qui  le  portent. 
Ses  paroles  valent  la  peine  d'être  citées  :  «  Chez  les  Fmnois, 
«  dit-il,  étonnante  sauvagerie,  hideuse  misère;  ni  armes,  ni 
«  chevaux,  ni  maisons.  Pour  nourriture,  de  l'herbe;  pour  vê- 
((  tements,  des  peaux;  pour  lit,  le  sol.  L'unique  ressource,  ce 
«  sont  les  flèches  que,  par  manque  de  fer,  on  artoe  d'os.  Et  la 
«  chasse  repaît  également  hommes  et  femmes.  Ils  ne  se  quit- 
«  tent  pas,  et  chacun  prend  sa  part  du  butin.  Aux  enfants, 
«  pas  d'autre  refuge  contre  les  bêtes  et  les  pluies,  que  de  s'a* 


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DES  BACES  HUMAINES.  107  ' 

«  briter  dans  quelque  entrelacs  de  branches.  Là  reviennent  les 
«  jeunes;  là  se  retirent  les  vieillards  (1).  » 

Aujourd'hui  ce  mot  de  Finnois  a  perdu ,  dans  Fusage  ordi- 
naire, sa  véritable  acception,  et  les  peuples  auxquels  on  le 
donne  sont,  pour  la  plupart  du  moins,  des  métis  germaniques 
ou  slaves,  de  degrés  très  différents. 

Avec  nar  ou  nan^  il  y  a  évidemment  mutilation.  Ce  mot, 
pour  le  sanscrit  et  le  zend,  signifie  également  homme  (2),  On 
a  encore  dans  l'Inde  la  nation  des  Naïrs,  comme  on  a  eu  dans 
la  Gaule ,  à  Tembouchure  de  la  Loire ,  les  Nannètes.  Ailleurs 
lemêmenom  se  présente  fréquemment  (3).  Quantau  mot  perdu, 
il  est  retrouvé  à  l'aide  de  deux  noms  mythologiques,  dont  l'un 
est  appliqué  par  le  Ramayana  aux  aborigènes  du  Dekkhan, 
considérés  comme  des  démons,  les  Naïrriti,  autrement  dit  les 
hommes  horribles  j  redoutables  (4);  dont  l'autre  est  le  nom 
d'une  divinité  celtique,  adoptée  par  les  Suèves  Germains,  ri- 
verains de  la  Baltique.  C'est  Nerthus  ou  Hertha;  son  culte 
était  des  plus  sauvages  et  des  plus  cruels,  et  tout  ce  qu'on  en 
sait  tend  à  le  rattacher  aux  notions  dégénérées  que  le  sacer- 
doce druidique  avait  empruntées  des  sorciers  jaunes. 

(1)  De  mor.  Germ. ,  XLVI. 

(2)  En  zend,  c'est,  au  nominatif,  nairya. 

(3)  J'ai  sous  les  yeux  quatre  médailles  gréco-bactriennes  ou  gréco- 
indiennes,  deux  de  cuivre,  deux  d'argent.  La  première  porte  sur  une 
face  une  figure  debout,  tournée  de  profil,  vêtue  d'une  robe  longue; 
légende ,  à  droite ,  NONO,  à  gauche ,  effacée.  Au  revers ,  figure  de  face, 
le  bras  droit  étendu,  le  bras  gauche  relevé  vers  la  tête,  tunique  courte; 
légende  à  gauche,  illisible,  La  seconde  :  face,  figure  nimbée  sur  un 
éléphant t  légende  à  droite,  NANO;  à  gauche,  illisible.  Revers,  di- 
vinité à  plusieurs  bras  nimbée,  debout,  de  profil,  traitée  dans  le  style 
grec;  monogramme  say tique,  légende  à  gauche  ;  illisible.  La  troi- 
sième, médaille  d'argent  :  face ,  tête  royale  de  profil,  tournée  à  droite, 
légende  à  droite  :  AHAII  (?);  à  gauche  :  OEPKIKOPAS  (?);  au  revers, 
deux  figures  très  effacées,  se  faisant  face;  Tïlonogramme  say  tique,  au 
milieu  :  légende  à  droite  :  NAN  ;  à  gauche  :  OKTO.  La  quatrième  ;  face, 
tête  royale  de  face^  le  bras  droit  levé  :  légende  à  droite  ;  AHAIIOT  (?); 
à  gauche  :  OEPKIKOP  (?).  —  Cabinet  de  S.  E.  M.  le  gén.  baron  de  Pro- 
kesch-Osten. 

(4)  On  lit  aussi  Naîriti;  Gorresio,  Ramayana,  t.  VI,  introducL,  p.  7, 
«t  notes ,  p.  40S. 


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108  DE  l'inégalité 

Voici  les  aborigènes  de  l'Europe ,  considérés  en  personnes, 
décrits  avec  leurs  caractères  physiques  et  moraux.  Nous  n'avons 
pas  à  nous  plaindre  cette  fois  de  la  pénurie  des  renseignements. 
On  voit  que  les  témoignages  et  les  débris  abondent  de  toutes 
parts,  et  établissent  les  faits  sous  la  pleine  clarté  d'une  com- 
plète certitude.  Pour  que  rien  ne  manque,  il  n'est  plus  besoin 
que  de  voir  l'antiquité  nous  livrer  des  portraits  matériels  de 
ces  nains  magiques  dont  elle  était  si  préoccupée.  Nous  avons, 
déjà  pu  soupçonner  que  l'image  de  Tagès  et  d'autres,  qui  se 
rencontrent  sur  les  pierres  gravées ,  étaient  propres  à  remplir 
ce  but.  En  désirant  davantage,  on  demande  presque  une  es- 
pèce de  miracle ,  et  pourtant  le  miracle  a  lieu. 

Entre  Genève  et  le  mont  Salève,  s'aperçoit,  sur  un  mon- 
ticule naturel,  un  bloc  erratique  qui  porte  sur  une  de  ses 
faces  un  bas-relief  grossier,  représentant  quatre  ligures  debout, 
de  stature  rabougrie  et  ramassée,  sans  cheveux,  à  physio-^ 
nomie  large  et  plate ,  tenant  des  deux  mains  un  objet  cylin- 
drique dont  la  longueur  dépasse  de  quelques  pouces  la  largeur 
des  doigts  (1).  Ce  monument  est  encore  uni  dans  le  pays  aux. 
derniers  restes  de  certaines  cérémonies  anciennes  qui  s'y  pra- 
tiquent comme  dans  tous  les  cantons  où  se  conserve  un  fond 
de  population  celtique  (2). 

Ce  bas-relief  a  ses  analogues  dans  les  statues  grossières  ap- 
pelées baba^  que  tant  de  collines  des  bords  du  Jenisseï,  de 
rirtisch,  du  Samara,  de  la  mer  d'Azow,  de  tout  le  sud  de  la 
Russie,  portent  encore.  Il  est,  connue  elles,  marqué  d'une  ma- 
nière évidente  du  type  mongol.  Ammien  Marcellin  faisait  foi  de 
cette  circonstance;  Ruysbockl'a  encore  remarquée  auxiii^  siè- 
cle, et,  au  xviii%  Pallas  l'a  relevée  (3).  Enfin,  une  coupe  de 

(1)  Troyon,  Colline  des  sacrifices  de  Chavannes  sur  le  Veuron,  in-4», 
Londres,  1834,  p.  14. 

(2)  C'est  là  a  qu'on  allume  le  premier  feu  des  brandons,  qui  sert  de 
a  signal  pour  le  feu  des  autres  contrées.  »  Ibid.,  note  D.  —  Ces  feux 
remontent  aux  mêmes  usages  païens  que  les  bûchers  de  la  Saint-Jean 
en  France,  et  le  jeu  des  torches  qu'on  lance  en  l'air  en  Bretagne. 
Les  courses  de  flambeaux  dans  le  Céramique,  à  Athènes,  avaient  aussr 
une  origine  non  pas  hellénique ,  mais  pélasgique. 

(3)  ma. 


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DES  BACES  HUMAINES.  10^ 

cuivre ,  trouvée  dans  uq  tumulus  du  gouvernement  d'Oren- 
bourg,  est  ornée  d'une  figure  semblable,  et,  pour  qu'il  ne  sub- 
siste pas  le  plus  léger  doute  sur  les  personnages  qu'on  a  vou- 
lu reproduire,  un  des  babas  du  musée  de  Moscou  a  une  tête 
d'animal,  et  offre  ainsi  l'image  incontestable  d'un  de  cesNeu- 
r€s  qui  jouissaient  de  la  faculté  de  se  transformer  en  loups  (1). 

Les  deux  particularités  saillantes  de  ces  représentations  hu- 
maines sont  la  nature  mongole ,  non  moins  fortement  accusée 
sur  le  bas-relief  du  mont  Salève  que  sur  les  monuments 
russes,  et  aussi  cet  objet  cylindrique,  de  longueur  moyenne, 
que  l'on  y  remarque  toujours  tenu  à  deux  mains  par  la  figure. 
Or  les  légendes  bretonnes  considèrent  comme  l'attribut  prin- 
cipal des  Khorrigans  un  petit  sac  de  toile  qui  contient  des 
crins ,  des  ciseaux  et  autres  objets  destinés  à  des  usages  ma- 
giques. Le  leur  enlever,  c'est  les  jeter  dans  le  plus  grand  em- 
barras, et  il  n'est  pas  d'efforts  qu'ils.ne  fassent  pour  le  ressaisir. 

On  ne  peut  voir  dans  ce  sac  que  la  poche  sacrée  où  les 
Chamans  actuels  conservent  leurs  objets  magiques,  et  qui,  en 
^fïet ,  est  absolument  indispensable ,  ainsi  que  ce  qu'elle  con- 
tient, à  Texercice  de  leur  profession.  Les  babas  et  la  pierre 
genevoise  donnent  donc,  indubitablement ,  le  portrait  matériel 
des  premiers  habitants  de  l'Europe  (2)  :  ils  appartenaient  aux 
tribus  finniques. 


CHAPITRE  IL 

Xes  Thraces.  —  Les  lllyriens.  —  Les  Étrusques.  —  Les  Ibères. 

Quatre  peuples,  dignes  du  nom  de  peuples,  se  montrent 
enfin  dans  les  traditions  de  l'Europe  méridionale ,  et  viennent 
disputer  aux  Finnois  la  possession  du  sol.  Il  est  impossible  de 

(1)  Hérod.,  IV,  lOo. 

(2)  Il  est  encore  évident  que  je  ne  me  prononce  pas  plus  sur  Tâge 
de  la  pierre  du  mont  Salève  que  sur  celui  des  babas  russes.  Il  me  suf- 

RACES  HUMAINES.  —  T.  II.  7 


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lllO  DE  l'inégalité 

déterminer,  même  approximativement ,  l'époque  de  leur  ap- 
parition. Tout  ce  qu'on  peut  admettre ,  c'est  que  leurs  plus 
anciens  établissements  sont  bien  antérieurs  à  l'an  2000  avant 
Jésus-Christ.  Quant  à  leurs  noms,  la  haute  antiquité  grecque 
et  romaine  les  a  connus  et  révérés ,  et  même ,  en  certains  cas»^ 
honorés  de  mythes  religieux.  Ce  sont  les  Thraces,  les  Illyriens,, 
les  Étrusques  et  les  Ibères. 

Les  Thraces  étaient,  à  leur  début  et  probablement  lorsqu'ils 
résidaient  encore  en  Asie,  un  peuple  grand  et  puissant.  La 
Bible  garantit  le  fait,  puisqu'elle  les  nomme  parmi  les  fils  de 
Japhet  (1). 

Les  tribus  jaunes,  quand  on  les  trouve  pures,  étant,  en 
général,  peu  guerrières,  et  le  sentiment  belliqueux  diminuant 
dans  un  peuple  à  mesure  que  la  proportion  de  leur  sang  y  aug- 
mente, il  y  a  lieu  de  croire  que  les  Thraces  n'appartenaient 
pas  à  leur  parenté  étroite.  Puis  les  Grecs  en  parlent  fort  sou- 
vent aux  temps  historiques.  Ils  lès  employaient,  concurremment 
avec  des  mercenaires  issus  des  tribus  scythiques,  en  qualité 
de  soldats  de  police,  et,  s'ils  se  récrient  sur  leur  grossièreté  (2), 
nulle  part  ils  ne  paraissent  avoir  été  frappés  de  cette  bizarre 
laideur  qui  est  le  partage  de  la  race  finnoise.  Ils  n'auraient 
pas  manqué ,  s'il  y  avait  eu  lieu,  de  nous  parler  de  la  cheve- 
lure clairsemée,  du  défaut  de  barbe,  des  pommettes  pointues, 
du  nez  camard,  des  yeux  bridés,  enfin  de  la  carnation  étrange 
des  Thraces,  si  ceux-ci  avaient  appartenu  à  la  race  jaune  (3). 

fit  de  trouver  dans  ces  monuments  une  représentation,  soit  réelle, 
soit  légendaire,  qui  s'applique,  avec  une  exactitude  complète,  aux 
êtres  qu'elle  a  pour  but  de  figurer. 

(4)  La  Genèùe  les  appelle  Thiras  DI^IH.  Hérodote  affirme  qu'après  les 
Indiens,  les  Thraces  sont  la  nation  la  plus  nombreuse  de  la  terre,  et 
qu'il  ne  leur  manque  pour  être  irrésistibles  aux  autres  peuples  que 
runion.  Ils  étaient  divisés  autant  que  possible.  (V,  3.) 

(2)  Horace  reproduit  cette  opinion  au  début  de  l'ode  XXVII  du  I«^  livre 

Natis  in  usum  laetitiae  scyphis 
Pugnare  Thracum  est;  toUite  barbarum 
Morem... 

(3)  Une  anecdote  conservée  par  les  polygraphes  donne  lieu  de  sup- 
poser, au  contraire,  que  le  type  du  Thrace  était  fort  beau.  C'est  celle 


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DES  BACES  HUMAINES.  111 

Du  silence  des  Grecs  sur  ce  point,  et  de  ce  qu'ils  ont  toujours 
semblé  considérer  ces  peuples  comme  pareils  à  eux-mêmes, 
sauf  la  rusticité,  j'induis  encore  que  les  Thraces  n'étaient  pas 
des  Finnois. 

Si  l'on  avait  conservé  d'eux  quelque  monument  figuré  cer- 
tain pour  les  époques  vraiment  anciennes,  voire  seulement 
des  débris  de  leur  langue,  la  question  serait  simple.  Mais  de  la 
première  classe  de  preuves,  on  est  réduit  à  s'en  passer  tout  à 
fait.  Il  n'y  a  rien.  Pour  la  seconde ,  on  ne  possède  guère  qu'un 
petit  nombre  de  mots,  la  plupart  allégués  par  Dioscoride  (1). 

Ces  faibles  restes  linguistiques  semblent  autoriser  à  assigner 
aux  Thraces  une  origine  ariane  (2).  D'autre  part,  ces  peuples 
paraissent  avoir  éprouvé  un  vif  attrait  pour  les  mœurs  grec- 
ques. Hérodote  en  fait  foi.  Il  y  voit  la  marque  d'une  parenté 
qui  leur  permettait  de  comprendre  la  civilisation  au  spectacle 
de  laquelle  ils  assistaient;  or  l'autorité  d'Hérodote  est  bien 
puissante  (3).  Il  faut  se  rappeler,  en  outre,  Orphée  et  ses  tra- 
vaux. Il  faut  tenir  compte  du  respect  profond  avec  lequel  les 
chroniqueurs  de  la  Grèce  parlent  des  plus  anciens  Thraces,  et 
de  tout  cela  on  devra  conclure  que,  malgré  une  décadence 
irrémédiable,  amenée  par  les  mélanges,  ces  Thraces  étaient 

qui  a  trait  au  jeune  Smerdiès,  esclave  issu  de  cette  nation,  aimé  de 
Polycrate  de  Samos  et  d'Anacréon.  Il  était  surtout  remarquable  par 
sa  chevelure,  que  le  tyran  lui  fit  couper  pour  faire  pièce  au  poète.  Le 
nom  même  de  Smerdiès  est  arian. 

(1)  Dioscor.  lib.  octo  grœce  et  latine,  in-12,  Paris,  d589, 1.  IV,  cap.  xv. 
-—  Voir  aussi  quelques  mots  dans  Slrabon  :  xauvoêcxTai,  scansores 
fumi;Y.'zi<5'zoLi,conditores;  ââtot,  absque  fœminis  viventes.  (Vll^SS^  etc.) 

(2)  M.  Munch  trouve  à  tous  les  mots  thraces  une  physionomie  décidé- 
ment indo-européenne.  (Trad.  ail.  de  Claussen,  p.  13.)  Suivant  cet 
auteur,  on  les  rapproche  aisément  de  racines  lettonnes  et  slaves. 
(Ibid.)  Plusieurs  noms  de  lieux  thraces  sont  clairement  arians,  comme, 
par  exemple,  le  mot  Hémus,  corrélatif  au  sanscrit  hima ,  neige,  —  D'a- 
près Athénée,  13, 1,  Philippe  de  Macédoine,  père  d'Alexandre,  avait 
épousé  Méday  fille  d'un  certain  Ktôi^Xa,  Thrace.  —  Etienne  de  By- 
zance  nomme  cette  femme  rétiç.  Jornandès  nomme  le  père  Got- 
hila,  et  la  fille  Medopa,  Tous  ces  mots  sont  arians,  mais  l'époque  où 
on  les  trouve  est  assez  basse. 

(3)  Il  n'hésite  pas,  non  plus,  un  instant,  à  les  confondre  absolument 
avec  les  Gétes,  Arians  incontestables.  (V,  3.) 


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112  DE  l'inégalité 

une  nation  métisse  de  blanc  et  de  jaune ,  où  le  blanc  arian 
avait  dominé  jadis,  puis  s'était  un  peu  trop  effacé,  avec  le 
temps,  au  sein  d'alluvions  celtiques  très  puissantes  et  d'al- 
liages slaves  (1). 

Pour  découvrir  le  caractère  ethnique  des  Illyriens ,  les  dif- 
ficultés ne  sont  pas  moindres,  mais  elles  se  présentent  autre- 
ment, et  les  moyens  de  les  aborder  sont  tout  autres.  Des  ado- 
rateurs de  Xalmoxîs  (2)  il  n'est  rien  demeuré.  Des  Illyriens , 
au  contraire ,  appelés  aujourd'hui  Arnautes  ou  Albanais ,  il 
reste  un  peuple  et  une  langue  qui,  bien  qu'altérés,  offrent 
plusieurs  singularités  saisissables. 

Parlons  d'abord  de  l'individualité  physique.  L'Albanais, 
dans  la  partie  vraiment  nationale  de  ses  traits ,  se  distingue 
tien  des  populations  environnantes.  Il  ne  ressemble  ni  au 
Grec  moderne  ni  au  Slave.  Il  n'a  pas  plus  de  rapports  essen- 
tiels avec  le  Valaque.  Des  alliances  nombreuses,  en  le  rappro- 
chant physiologiquement  de  ses  voisins ,  ont  altéré  considéra- 
blement son  type  primitif,  sans  en  faire  disparaître  le  caractère 
propre.  On  y  reconnaît ,  comme  signes  fondamentaux ,  ime 
taille  grande  et  bien  proportionnée ,  une  charpente  vigoureuse, 
des  traits  accusés  et  un  visage  osseux  qui,  par  ses  saillies  et 
ses  angles,  ne  rappelle  pas  précisément  la  construction  du 
fades  kalmouk,  mais  fait  penser  au  système  d'après  lequel  ce 


(1)  Rask  en  fait  des  Arians  sans  donner  aucune  preuve  à  l'appui  de 
son  opinion.  Il  ne  tient  pas  compte  des  différences  notables  existant 
entre  ces  peuples  et  les  Hellènes ,  différences  qui  semblent  s'opposer, 
jusqu'à  présent,  non  pas  à  ce  qu'on  reconnaisse  entre  eux  un  degré 
d'affinité,  mais  à  ce  qu'on  rapporte  l'ensemble  de  leurs  origines  à  la 
même  source.  —  Consulter  à  ce  sujet  Pott,  Encycl.  Ersch  u.  Gruber, 
indo-germ.  Sprachst.,  p.  25.  —  Comme  indice  à  l'appui  du  mélange 
des  Thraces  avec  des  nations  celtiques,  je  ferai  remarquer  combien 
se  ressemblent  les  noms  des  villes  de  BuSJàvTtov ,  très  antique  cité  de 
la  Thrace,  et  de  Vesuntio,  vîlle  gallique  dont  la  fondation  se  perd  dans 
la  nuit  des  temps.  A  la  vérité ,  Byzance  fut  colonisé  par  Mégare ,  mais 
certainement  sur  l'emplacement  d'une  bourgade  indigène.  Le  nom  n'a 
rien  de  grec. 

(2)  Le  nom  de  cette  divinité  paraît  être  de  provenance  slave,  et  se 
rattacher  au  mot  szalmas,  casque.  —  Munch,  trad.  allem.  de  Claus- 
sen,  p.  43. 


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DES   RACES  HUMAIXES.  113 

faciès  est  conçu.  On  dirait  que  l'Albanais  est  au  Mongol 
comme  est  à  ce  dernier  le  Turk,  surtout  le  Hongrois.  Le  nez 
se  montre  saillant,  proéminent,  le  menton  large  et  fortement 
carré.  Les  lignes,  belles  d'ailleurs,  sont  rudement  tracées 
comme  chez  le  Madjar,  et  ne  reproduisent,  en  aucune  façon ^ 
la  délicatesse  du  modelé  grec.  Or,  puisqu'il  est  irrécusableque 
le  Madjar  est  mêlé  de  sang  mongol  par  suite  de  sa  descen- 
dance hunnique  (1) ,  de  même  je  n'hésite  pas  à  conclure  que 
l'Albanais  est  un  produit  analogue. 

Il  serait  à  désirer  que  l'étude  de  la  langue  vînt  donner  son 
appui  à  cette  conclusion.  Malheureusement  cet  idiome  mutilé 
et  corrompu  n'a  pu  jusqu'ici  être  analysé  d'une  manière  plei- 
nement satisfaisante  (2).  Il  faut  en  élaguer  d'abord  les  mots 
tirés  du  turk,  du  grec  moderne,  des  dialectes  slaves,  qui  s'y 
sont  amalgamés  récemment  en  assez  grand  nombre.  Puis  on 
aura  encore  à  écarter  les  racines  helléniques ,  celtiques  et  la- 
tines. Après  ce  triage  délicat,  il  reste  un  fond  difficile  à  ap- 
précier, et  dont  jusqu'à  présent  on  n'a  pu  rien  affirmer  de 
définitif,  si  ce  n'est  qu'il  n'est  rien  moins  que  parent  de  l'ancien 
grec.  On  n'ose  donc  l'attribuer  à  une  branche  de  la  famille 
ariane.  Est-on  en  droit  de  croire  que  cette  affinité  absente  est 
remplacée  par  un  rapport  avec  les  langues  finniques?  C'est  une 
question  jusqu'à  présent  irrésolue.  Force  est  donc  de  s'accom- 
moder provisoirement  du  doute,  de  rejeter  toutes  démons- 
trations philologiques  trop  hâtives  et  de  se  borner  à  celles  que 
j'ai  tirées  précédemment  de  la  physiologie.  Je  dirai  donc  que 
les  Albanais  sont  un  peuple  blanc,  arian,  directement  mélangé 
de  jaune ,  et  que,  s'il  est  vrai  qu'il  ait  accepté  des  nations  au 
milieu  desquelles  il  a  vécu  un  langage  étranger  à  son  essence, 

(1)  T.  I,  p.  221  et  pass. 

(2)  L'ouvrage  de  M.  de  XylaDder,  die  Sprache  der  Albanesen  oder 
Schkipetaren,  1835,  est  à  bon  droit  estimé;  mais  le  livre  que  vient  de 
publier  M.  de  Hdihn ^  Albanesische  Studien,  in-8°,  Wien,  1833,  est  beau- 
coup plus  complet.  Écrit  sur  les  lieux  et  loin  de  tout  secours  scienti- 
fique, cet  ouvrage  excellent  sera  d'un  grand  secours  aux  philologues 
qui  voudront  faire  entrer  l'albanais  dans  le  cercle  des  études  com- 
parées. 


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114  DE  l'inégalité 

il  n'a  fait  en  cela  qu'imiter  un  assez  grand  nombre  de  tribus 
humaines,  coupables  du  même  tort  (1). 

Les  Thraces  et  les  Illyriens  (2)  ont  assez  noblement  soutenu 
leur  origine  ariane  pour  n'en  pas  être  déclarés  indignes.  Les 
premiers  avaient  pris  une  grande  part  à  l'invasion  des  peuples 
arians  hellènes  dans  la  Grèce. 

Les  seconds,  en  se  mêlant  aux  Grecs  Épirotes,  Macédoniens 
et  Thessaliens,  les  ont  aidés  à  gravir  jusqu'à  la  domination  de 
l'Asie  antérieure  (3).  Si,  dans  les  temps  historiques,  les  deux 
groupes  auxquels  sont  donnés  les  noms  de  Thraces  et  dll- 
lyriens  ont  toujours,  malgré  leur  énergie  et  leur  intelligence 
reconnues,  été  réduits,  en  tant  que  nations,  à  un  état  subal- 
terne, se  contentant,  au  moins  pour  les  derniers,  de  fournir 
€n  abondance  des  individualités  illustres  d'abord  à  la  Grèce, 
puis  aux  empires  romain  et  byzantin,  enfin  à  la  Turquie,  il 
faut  attribuer  ce  phénomène  à  leur  fractionnement  amené  par 
des  hymens  locaux  de  valeurs  différentes,  à  la  faiblesse  relative 
des  groupes,  et  à  leur  séjour  au  milieu  de  tribus  prolifiques, 
qui,  les  contenant  dans  des  territoires  montagneux  et  inferti- 
les, ne  leur  ont  jamais  permis  de  sie  développer  sur  place.  En 
tout  état  de  cause,  les  Thraces  et  les  Illyriens,  considérés  indé- 

(i)  T.  I,  p.  329  et  344. 

(2)  L'IUyrle  a  changé  très  fréquemment  d'étendue  et  de  limites.  Elle 
a  embrassé  les  races  les  plus  diverses  sous  une  même  dénomination. 
Ce  fut  d'abord  le  pays  riverain  de  l'Adriatique ,  entre  la  Neretwa  au 
nord  et  le  Drinus  au  sud.  Les  Triballes  formaient  la  frontière  de  Test. 

Ensuite,  cette  circonscription  s'étendit  depuis  le  territoire  des  Tau- 
risques  Celtes  jusqu'à  l'Épire  et  la  Macédoine.  La  Mœsie  y  était  com- 
prise. Après  le  second  siècle  de  notre  ère,  l'iUyrie,  s'agrandissant 
encore,  contint  les  deux  Noriques,  les  deux  Pannonies ,  la  Valérie,  la 
Savoie,  la  Dalmatie,  les  deux  Dacies,  la  Mœsie  et  la  Thrace.  Enfin 
Constantin  en  détacha  ces  deux  dernières  provinces,  mais  y  réunit  la 
Macédoine,  la  Thessalie,  TAchaïe,  les  deux  Épires,  Praevallis  et  la 
Crète.  A  cette  époque,  l'illyrie  contenait  dix-sept  provinces.  C'est  pro- 
bablement par  suite  de  cette  organisation  administrative  qu'à  un  cer- 
tain moment  on  a  confondu  les  Thraces  et  les  Illyriens  comme  n'étant 
qu'un  même  peuple.  Cette  opinion  est  d'ailleurs  soutenable;  quelques 
<îrecs  l'ont  anciennement  professée.  —  Schafifarik,  Slawische  AUerthû^ 
mer,  1. 1,  p.  25T. 

(3)  Pott,  owor.  cité,  p.  64. 


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DES  KACES  HDiMAINES.  115 

pendâmment  de  leurs  alliages,  représentent  deux  rameaux 
humains  singulièrement  bien  doués ,  vigoureux  et  nobles ,  où 
l'essence  ariane  se  fait  très  aisément  deviner.  Je  me  transporte 
maintenant  à  Tautre  extrémité  de  l'Europe  méridionale.  J'y 
trouve  les  Ibères,  et,  avec  eux,  l'obscurité  historique  paraît 
s'amoindrir.  Il  serait  oiseux  de  rappeler  tous  les  efforts  tentés 
jusqu'ici  pour  déterminer  la  nature  de  ce  peuple  mystérieux 
dont  les  Euskaras  ou  Basques  actuels  sont,  avec  plus  ou  moms 
de  justesse ,  considérés  coname  les  représentants.  Le  nom  de 
ce  peuple  s'étant  rencontré  dans  le  Caucase,  on  a  cherché  à 
établir  une  sorte  de  ligne  de  route  par  laquelle  il  serait  venu 
de  l'Asie  en  Espagne  (1).  Ces  hypothèses  sont  demeurées  fort 
obscures.  On  sait  mieux  que  la  famille  ibérique  a  couvert  la 
pénmsule,  habité  la  Sardaigne,  la  Corse,  les  îles  Baléares, 
quelques  points,  sinon  toute  la  côte  occidentale  de  l'Italie.  Ses 
enfants  ont  possédé  le  sud  de  la  Gaule  jusqu'à  l'embouchure 
de  la  Garonne,  couvrant  ainsi  l'Aquitaine  et  une  partie  du 
Languedoc. 

Les  Ibères  n'ont  laissé  aucun  monument  figuré,  et  il  serait 
impossible  d'établir  leur  caractère  physiologique,  si  Tacite  ne 
nous  en  avait  parlé  (2).  Suivant  lui,  ils  étaient  bruns  de  peau  et 
de  petite  taille.  Les  Basques  modernes  n'ont  pas  conservé  cette 
apparence.  Ce  sont  visiblement  des  métis  blancs  à  la  manière 

(1)  Ewald ,  Geschichte  des  Volkes  Israël,  t.  I,  p.  336.  Ce  savant  ajoute 
que  les  Ibères  du  Caucase  devaient  appartenir  à  la  souche  de  Hebr, 
Ce  qui  rendrait  le  rapprochement  avec  les  Ibères  d'Espagne  impos- 
sible; mais  rien  ne  prouve  que  la  supposition  soit  exacte.  —  Ce  qui 
donne  du  prix  au  rapprochement  du  nom  des  Ibères  du  Caucase  de 
celui  des  Ibères  d'Espagne ,  c'est  ce  fait  qu'une  montagne  de  la  Grèce 
continentale  s'est  très  anciennement  appelée  les  Pyrénées,  tandis 
qu'un  fleuve  de  la  Thrace  se  nommait  VHèbre,  Ce  sont  là  des  jalons 
dignes  d'être  remarqués. 

(2)  Dieffenbach,  Celtica  lly  2«  Abth.,  p.  10.  Toutefois  le  passage  de 
Tacite  n'est  pas  très  concluant,  et  on  peut  lui  opposer  d'autres  auto- 
rités, comme  celle  de  Silius  Italiens,  qui  fait  les  habitants  de  l'Es- 
pagne blonds.  Mais  à  ces  contradictions  apparentes  il  y  a  à  dire  que 
l'Espagne  contenait,  à  l'époque  romaine,  des  populations  de  descen- 
dances bien  diverses,  et  qu'il  devait  être  fort  difficile  déjà  d'y  rencon- 
trer un  Ibère  de  race  pure. 


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116  DE  l'inégalité 

des  populations  voisines.  Je  n'en  suis  pas  surpris.  Rien  ne  ga- 
rantit là  pureté  du  sang  chez  les  montagnards  des  Pyrénées, 
et  je  ne  tirerai  pas  de  l'examen  qu'on  en  a  pu  faire  les  mêmes 
résultats  que  pour  le  guerrier  albanais. 

Dans  celui-ci  j'ai  vu  une  différence  marquée ,  un  contraste- 
notable  avec  les  nations  avoisinantes.  Impossible  de  confondre 
des  Amantes  avec  des  Turcs,  des  Grecs,  des  Bosniaques.  Il 
est  très  difficile ,  au  contraire ,  de  démêler  un  Euskara  parmî 
ses  voisins  de  la  France  et  de  l'Espagne.  La  physionomie  du 
Basque,  très  avenante  assurément ,  n'offre  rien  de  particulier. 
Son  sang  est  beau ,  son  organisation  énergique  ;  mais  le  mé-, 
lange,  ou  plutôt  la  confusion  des  mélanges ,  est  évidente  chez* 
lui.  Il  n'a  nullement  ce  trait  des  races  homogènes,  la  ressem- 
blance des  individus  entre  eux,  ce  qui  a  lieu  à  un  haut  degré 
chez  les  Albanais. 

Comment  d'ailleurs  l'Ibère  des  Pyrénées  serait-il  de  race 
pure?  La  nation  entière  a  été  absorbée  dans  les  mélanges  cel- 
tiques, sémitiques,  romains,  gothiques.  Quant  au  noyau,  ré- 
fugié dans  les  vallées  hautes  des  montagnes,  on  sait  que  des 
couches  nombreuses  de  vaincus  sont  venues  successivement 
chercher  un  asile  autour  et  auprès  de  lui.  Il  ne  peut  donc  être 
resté  plus  intact  que  les  Aquitains  et  les  Roussillonais. 

La  langue  euskara  n'est  pas  moins  énigmatique  que  l'alba- 
nais (1).  Les  savants  ont  été  frappés  de  l'obstination  avec  la- 
quelle elle  se  refuse  à  toute  annexion  à  une  famille  quelcon- 
que. Elle  n'a  rien  de  chamitique  et  peu  d'arian.  Les  aiïinités' 
jaunes  paraissent  exister  chez  elle  (2),  mais  cachées,  et  on  n© 
les  constate  qu'approximativement.  Le  seul  fait  bien  avéré  jus- 
qu'ici, c'est  que,  par  son  polysynthétisme ,  par  sa  tendance  à 
incorporer  les  mots  les  uns  dans  les  autres ,  elle  se  rapproche 
des  langues  américaines  (3).  Cette  découverte  a  donné  nais- 


(1)  Les  Romains  étaient  extrêmement  rebutés  par  sa  rudesse.  —  Dief- 
fenbacti,  Celtica  II,  2^  Abth.,  p.  48-49. 

(2)  Oh  croit  apercevoir  dans  Teuskara  quelques  racines  finnoises.  — 
Schaffarik ,  -S?<2Wîsc/ie  Aller thûmer,  t.  I,  p.  35  et  293. 

(3)  Prescott,  History  of  the  Conquest  of  Mexico,  t.  III,  p.  244,  définit 
ainsi  cette  organisation  idiomatique  :  «  A  System  which  bringing  the 


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DES  BACES   HUMAINES.  117 

sance  à  bien  des  romans  plus  hasardés  les  uns  que  les  autres. 
Des  hommes  doués  d'une  imagination  véhémente  se  sont  em- 
pressés de  faire  passer  le  détroit  de  Gibraltar  aux  Ibères,  de 
les  acheminer  au  long  de  la  côte  occidentale  de  l'Afrique ,  de 
reconstruire,  tout  exprès  pour  eux,  l'Atlantide,  de  pousser  ces 
pauvres  gens,  bon  gré,  mal  gré,  et  à  pied  sec,  jusqu'aux  riva- 
ges  du  nouveau  continent.  L'entreprise  est  hardie,  et  je  n'ose- 
rais m'y  associer.  J'aime  mieux  penser  que  les  affinités  améri- 
caines de  l'euskara  peuvent  avoir  leur  source  dans  le  mécanisme 
primitivement  commun  à  toutes  les  langues  finniques  (I).  Mais, 
comme  ce  point  n^est  pas  encore  éclairci  de  manière  à  pro- 
duire une  certitude ,  je  préfère  surtout  le  laisser  à  l'écart  (2). 

Rejetons-nous  sur  ce  que  l'histoire  nous  apprend  des  habi- 
tudes et  des  mœurs  de  la  nation  ibère.  Nous  y  trouverons  plus 
de  clartés  conductrices. 

Ici ,  la  lumière  saute  aux  yeux ,  et  avec  assez  d'éclat  pour 
détruire  à  peu  près  toutes  les  incertitudes.  Les  Ibères ,  lourds 
et  rustiques,  non  pas  barbares,  avaient  des  lois,  formaient  des 
sociétés  régulières  (3).  Leur  humeur  était  taciturne ,  leurs  ha- 
bitudes étaient  sombres.  Ils  allaient  vêtus  de  noir  ou  de  cou- 
leurs ternes,  et  n'éprouvaient  pas  cet  amour  de  la  parure  si 
général  chez  les  Mélaniens  (4).  Leur  organisation  politique  se 


«  greatest  number  of  ideas  within  the  smallest  possible  compass, 
«  condenses  whole  sentences  into  a  single  word.  »  —  W.  v.  Humboldt, 
Prûfung  der  Untersuchungen  ûber  die  Urbewohner  Hispaniens,  p.  174 
et  sqq. 

(1)  DieflFenbach,  Celtica  II ,  2«  Abth.,  p.  15  et  seqq. 

(2)  M.  Muller,  Suggestions  for  the  assistance  of  officers  in  leàrning 
the  languages  of  the  seat  of  wat  in  the  East,  London,  1834,  considère 
l'agglutination  comme  le  caractère  distinctif  de  toutes  les  langues 
finniques.  Peut-être  y  aura-t-îl  lieu,  d'une  part,  à  mieu^  s'expliquer 
sur  les  limites  exactes  de  l'agglutination,  et,  d'une  autre ,  à  rechercher 
si  les  langues  arianes  elles-mêmes  ne  possèdent  pas ,  de  leur  propre 
fonds,  ce  même  procédé.  L'étude  des  langues  finniques  est  malheu- 
reusement bien  peu  avancée  encore,  et  fait  obstacle  ainsi  à  toute 
connaissance  définitive  des  autres  familles  d'idiomes. 

(3)  W.  V.  Humboldt ,  Prûfung  der  Untersuchungen  ûber  die  Urbe- 
wohner HispanienSf  p.  152  et  pass. 

(4)  Ibid.,  p.  158. 


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118  DE   l'inégalité 

montra  peu  vigoureuse;  car,  après  avoir  occupé  une  étendue 
<ie  pays  à  coup  sûr  considérable,  ces  peuples,  chassés  de  llta- 
lie,  chassés  des  îles  et  dépossédés  d'une  bonne  partie  de  l'Es- 
pagne par  les  Celtes,  le  turent,  plus  tard  encore  et  sans  grand' 
peine,  par  les  Phéniciens  et  les  Carthaginois  (1). 

Enfin,  et  voici  le  point  capital  :  ils  se  livraient  avec  succès 
au  travail  des  mines  (2). 

Ce  labeur  difficile ,  cette  science  compliquée  qui  consiste  à 
extraire  les  métaux  du  sein  de  Ja  terre  et  à  leur  faire  subir 
des  manipulations  assez  nombreuses,  est  incontestablement 
une  des  manifestations,  un  des  emplois  les  plus  raffinés  de  la 
pensée  humaine.  Aucun  peuple  noir  ne  l'a  connue.  Parmi  les 
blancs,  ceux  qui  l'ont  pratiquée  davantage ,  habitant  en  Asie, 
au-dessus  des  Arians,  vers  le  nord,  ont  reçu  dans  leurs  vei- 
nes, par  cette  raison  même,  le  mélange  le  plus  considérable 
du  sang  des  jaunes.  A  cette  définition  on  reconnaît ,  je  pense , 
'es  Slaves.  J'ajouterai  que  le  sol  de  l'Espagne  portait,  dans  son 
Morts  Vindiùs ,  le  nom  que ,  suivant  Schaffarik ,  les  nations 
étrangères,  surtout  les  Celtes,  ont  toujours  donné  de  préférence 
à  ces  mêmes  Slaves,  et  je  ne  sais  même  si,  invoquant  la  facilité 
que  les  langues  wendes  partagent  avec  les  dialectes  celtiques  et 
îtaliotes  pour  retourner  les  syllabes,  on  ne  serait  pas  en  droit  de 
reconnaître  leur  appellation  nationale  par  excellence,  le  mot 
srh  dans  le  mot  ibr  (3).  Cette  étymologie  tend  la  main  à  la 

(i)  Ad  temps  de  Strabon,  on  vantait  beaucoup  le  développement  in- 
tellectuel des  habitants  de  la  Bétique.  On  disait,  entre  autres  choses, 
que  les  Turdétains  avaient  des  poèmes  et  des  lois  dont  la  rédaction 
remontait  à  6,000  ans.  Il  serait  erroné  d'attribuer  à  des  Ibères  cette 
littérature  remarquable.  Existant  sur  un  point  très  anciennement  sé- 
mitisé,  elle  n'offrait,  sans  aucun  doute,  que  des  originaux  ou  tout  au 
plus  des  copies  d'ouvrages  chananéens  ou  puniques.  —  Strabon ,  III,  i. 
—  D'après  le  géographe  d'Apamée,  les  Ibères  étaient,  eu  guerre,  plus 
rusés  et  plus  adroits  que  braves  et  forts.  —  "W.  v.  Humboldt,  ouvr, 
cîté,  p.  453. 

(2)  L'Espagne,  dans  la  haute  antiquité,  produisait  en  quelques  an- 
nées 400  pouds  d'or,  c'est-à-dire  autant  que  le  Brésil  et  l'Oural  réunis 
le  font  actuellement  aux  époques  les  plus  prospères.  —  A.  v.  Humboldt, 
Asie  centrale,  t.  I,  p.  540. 

(3)  La  voyelle  ouverte  disparaît  complètement  dans  le  nom  de  fleuve, 
Ebre. 


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DES   RACES   HUMAINES,  119 

mystérieuse  peuplade  homonyme  reléguée  dans  le  Caucase ,  tt 
ajoute  une  apparence  de  plus  à  Thypothèse  que  M.  W.  de 
Humboldt  ne  repoussait  pas  (1). 

Les  Ibères  étaient  donc  des  Slaves.  J'en  répète  ici  les  rai- 
sons :  peuple  mélancolique,  vêtu  de  sombre,  peu  belliqueux  (2), 
travailleur  aux  mines,  utilitaire.  Il  n'est  pas  un  de  ces  traits 
qui  ne  se  laisse  apercevoir  aujourd'hui  dans  les  masses  du 
nord-est  de  l'Europe  (3). 

Viennent  maintenant  les  Rasènes  (4)  ou,  autrement  dit ,  les 
Étrusques  de  première  formation.  Par  suite  d'invasions  pélas- 
giques,  ce  peuple  extrêmement  digne  d'intérêt  s'est  trouvé,  à 
une  époque  antérieure  au  x**  siècle  avant  notre  ère ,  composé 
de  deux  éléments  principaux,  dont  l'un,  dernier  venu ,  imprima 
à  l'ensemble  un  élan  civilisateur  qui  a  produit  des  résultats 
importants.  Je  ne  parle  pas,  en  ce  moment,  de  cette  seconde 
période.  Je  m'attache  uniquement  à  la  plus  grossière  partie  du 
sang ,  qui  est  en  même  temps  la  plus  ancienne,  et  qui  seule,  à 
ce  titre ,  doit  figurer  près  des  populations  primordiales ,  thra- 
ces,  illyriennes ,  ibères. 


(1)  Le  rapprochement  entre  srb  et  tôr  n'est  pas  plus  laborieux  que 
celui  établi  par  Schaffarik  entre  Siropoi  et  srb.  Quant  à  la  signification 
4u  mot,  je  la  trouverais  volontiers  dans  obr,  géante  et  par  dérivation, 
un  homme  fort  et  redoutable.  Il  est  admissible  que  les  émigrants 
blancs  aient  pris  et  conservé  ce  nom  comme  faisant  contraste  avec  la 
faiblesse  relative  des  indigènes  finnois,  et  on  verra  plus  tard  que  les 
épopées  Scandinaves  et  germaniques  attribuaient  aux  héros  wendes 
la  même  exagération  de  taille  avec  le  talent  de  forger  des  armes 
magiques. 

(2)  Schaffarik  insiste  à  plusieurs  reprises  sur  l'esprit  profondément 
pacifique  et  peu  guerrier  des  nations  slaves.  Il  les  loue  de  se  montrer, 
dès  la  plus  haute  antiquité,  paisibles  et  très  laborieuses.  —  Schaf- 
farik, t.  I,  p.  467. 

(3)  Rask  ne  voit  dans  les  Ibères  que  des  Finnois,  et  il  prétend 
fonder  sa  démonstration  sur  la  linguistique.  (Ursprung  der  altnor- 
discJien  Sprachen^  p.  112-146.) 

(4)  C'est  le  nom  que  ce  groupe  se  donnait  à  lui-même,  suivant 
0.  MuUer,  die  Etrusker,  p.  68.  Mais  Dennis,  au  contraire,  prétend  que 
cette  dénomination  appartient  aux  conquérants  tyrrhéniens.  (Die 
Stœdte  und  Begrœbnisse  EtrurienSy  t.  I,  p.  ix.)  Je  le  crois  mal  fondé 
dans  cette  opinion. 


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120  DE   l'inégalité 

Les  masses  rasènes  étaient  certainement  beaucoup  plus 
épaisses  que  ne  le  furent  celles  de  leurs  civilisateurs.  C'est  là^ 
d'ailleurs ,  un  fait  constant  dans  toutes  les  invasions  suivies  de 
conquêtes.  Ce  fut  aussi  leur  langue  qui  étouffa  celle  des  vain- 
queurs, et  effaça  chez  ceux-ci  presque  toutes  traces  de  l'ancien 
idiome.  L'étrusque ,  tel  que  les  inscriptions  nous  l'ont  con- 
servé, se  montre  assez  étranger  au  grec  et  même  au  latin  (1). 
Il  est  remarquable  par  ses  sons  gutturaux  et  son  aspect  rude 
et  sauvage  (2).  Tous  les  efforts  tentés  pour  interpréter  ce  qui 
en  reste  sont  restés  à  peu  près  vains  jusqu'à  présent.  M.  W. 
de  Humboldt  inclinait  à  le  considérer  comme  une  transition 
de  l'ibère  aux  autres  langues  italiotes  (3). 

Quelques  philologues  ont  émis  la  pensée  qu'on  en  pourrait 
retrouver  des  vestiges  dans  le  romansch  des  montagnes  Rhé- 
tiennes.  Peut-être  ont-ils  raison  :  cependant  les  trois  dialectes 
parlés  au  canton  des  (îrisons,  en  Suisse,  sont  des  patois  formés 
de  débris  latins,  celtiques,  allemands,  italiens.  Ils  ne  paraissent 
contenir  que  bien  peu  de  mots  issus  d'autres  sources,  sauf  des 
noms  de  lieux,  en  fort  petit  nombre. 

Les  monuments  étrusques  sont  nombreux ,  et  de  différents 
âges.  On  en  découvre  tous  les  jours.  Outre  les  ruines  de  villes 
et  de  châteaux,  les  tombeaux  fournissent  de  précieux  rensei- 
gnements physiologiques.  L'individu  rasène,  tel  que  le  repré- 
sente en  ronde  bosse  le  couvercle  des  sarcophages  de  pierre 
ou  de  terre  cuite,  est  de  petite  taille  (4).  Il  a  la  tête  grosse,  les 

(1)  0.  Muller,  die  Etrusker.  Voir  le  monument  de  Pérouse  et  les 
observations  de  Vermiglioli.  Les  Romains  appelaient  Tctrusque  une 
langue  barbare,  ce  qu'ils  ne  disaient  ni  du  sabin  ni  de  Tosque.  Preuve 
qu'ils  ne  le  comprenaient  pas. 

(2)  0.  Muller,  ouvr.  cité. 

(3)  Cette  opinion  est  adoptée  par  0.  Muller,  ouvr.  cité.,  p.  G8. 

(4)  Prichard,  Hist.  natur.  de  l'homme,  t.  I,  p.  257.  —  Verhandlun- 
gen  der  Académie  von  Berlin^  4818-4819,  p.  2.  —  Abeken  donne,  dans 
son  ouvrage,  tabl.  VIII,  un  dessin  copié  sur  une  peinture  funéraire 
qui  fait. partie  du  musée  de  Berlin.  Un  des  personnages  surtout  est 
remarquable  par  l'écrasement  du  visage,  la  protubérance  d'un  front 
très  fuyant,  la  disposition  des  yeux  extrêmement  obliques,  la  gros- 
seur des  lèvres,  les  formes  massives  du  corps.  —  Voir  aussi  la  repré- 
sentation de  la  statuette  2-a,  2-b,  tabî.  VII  et  4  et  3  de  la  même  table,. 


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DES  HACES  HUMAINES.  121 

bras  épais  et  courts,  le  corps  lourd  et  gros,  les  yeux  bridés, 
obliques,  de  couleur  brune,  les  cheveux  jaunâtres.  Le  menton 
est  sans  barbe,  fort  et  proéminent;  le  visage  plein  et  rond, 
le  nez  charnu.  Un  poète  latin,  en  quatre  mots,  résume  le  por- 
trait :  obesos  et  pingues  Etruscos. 

Toutefois,  ni  cette  expression  de  Virgile,  ni  les  images  qu'elle 
commente  si  bien,  ne  s'appliquent,  dans  la  pensée  du  poète,  à 
des  hommes  de  la  race  purement  rasène.  Images  et  descrip- 
tions poétiques  se  reportent  aux  Étrusques  de  l'époque  ro- 
maine, de  sang  bien  mêlé.  C'est  une  nouvelle  preuve,  et  preuve 
concluante,  que  l'immigration  civilisatrice  avait  été  comparati- 
vement faible ,  puisqu'elle  n'avait  pas  modifié  sensiblement  la 
nature  des  masses.  Ainsi  il  suffît  d'unir  ces  deux  phénomènes 
de  la  conservation  d'une  langue  étrangère  à  la  famille  blanche, 
et  d'une  constitution  physiologique  non  moins  distincte,  pour 
être  en  droit  de  conclure  que  le  sang  de  la  race  soumise  a 
gardé  le  dessus  dans  la  fusion,  et  s'est  laissé  guider,  mais  non 
pas  absorber,  par  les  vainqueurs  de  meilleure  essence. 

La  démonstration  de  ce  fait  ressort  encore  mieux  du  mode 
de  culture  particulier  aux  Étrusques.  Encore  une  fois ,  je  ne 
parle  pas  ici  de  l'ensemble  raséno-tyrrhénien  ;  je  ne  relève  que 
ce  qui  peut  m'aider  à  découvrir  la  nature  véritable  de  la  popur 
lation  rasène  primitive. 

La  religion  avait  son  type  spécial.  Ses  dieux,  bien  différents 
de  ceux  des  nations  helléniques  sémitisées,  ne  descendirent  ja- 
mais sur  la  terre.  Ils  ne  se  montraient  pas  aux  hommes,  et  se 
bornaient  à  faire  connaître  leurs  volontés  par  des  signes,  ou 
par  l'intermédiaire  de  certains  êtres  d'une  nature  toute  mys- 
térieuse (1).  En  conséquence,  l'art  d'interpréter  les  obscures 

pour  la  forme  pointue  de  la  lête,  qui  rappelle  beaucoup  certains  types 
américains.  —  Consulter  aussi  Micali,  Monuments  antiques^  in-fol., 
Paris,  4824,  tab.  XVI,  fig.  1,2,  4  et  8;  tab.  XVII,  fig.  3;  tab.  LXI,  fig.  9. 
(1)  0.  MuUer,  die  Etrusker,  p.  266.  Les  Étrusques  indigènes  ne  con- 
naissaient pas  le  culte  des  héros  topiques,  et,  par  conséquent,  n'a- 
vaient pas  d'éponymes  comme  leurs  vainqueurs,  les  Tyrrhéniens,  ni 
comme  les  Grecs.  Au-dessus  de  toutes  leurs  divinités,  même  de  la  plus 
grande,  Tima,  ils  plaçaient  ces  êtres  surnaturels  que  les  Romains 


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122  DE   l'inégalité 

manifestations  de  la  pensée  céleste  fut  la  principale  occupation 
des  sacerdoces.  Uaruspicine  et  la  science  des  phénomènes 
naturels,  tels  que  les  orages,  la  foudre,  les  météores  (1), 
absorbèrent  les  méditations  des  pontifes,  et  leur  créèrent  une 
superstition  beaucoup  plus  étroite  et  plus  sombre,  plus  méti- 
culeuse, plus  subtile,  plus  puérile  que  cette  astrologie  des 
Sémites,  qui,  au  moins,  avait  pour  elle  de  s'exercer  dans  un 
champ  immense  et  de  s'adonner  à  des  mystères  vraiment 
^plendides.  Tandis  que  le  prêtre  chaldéen,  monté  sur  ime  des 
tours  dont  le  relief  de  Babylone  ou  de  Ninive  était  hérissé, 
suivait  d'un  œil  curieux  la  marche  régulière  des  astres  semés 
à  profusion  dans  les  cieux  sans  limites,  et  apprenait  peu  à  peu 
à  calculer  la  courbe  de  leurs  orbites ,  le  devin  étrusque ,  gros, 
gras,  court,  à  large  face,  errant,  triste  et  effaré,  dans  les  forêts 
et  les  marécages  salins  qui  bordent  la  mer  Tyrrhénienne ,  in- 
terprétait le  bruit  des  échos,  pâlissait  aux  roulements  de  la 
foudre,  frissonnait  quand  le  bruissement  des  feuilles  annon- 
çait à  sa  gauche  le  passage  d'un  oiseau,  et  cherchait  à  donner 
un  sens  aux  mille  accidents  vulgaires  de  la  solitude.  L'esprit 
du  Sémite  se  perdait  dans  des  rêveries  absurdes  sans  doute, 
mais  grandes  comme  la  nature  entière,  et  qur  emportaient  son 
imagination  sur  des  ailes  de  la  plus  vaste  envergure.  Le  Ra- 
mène traînait  le  sien  dans  les  plus  mesquines  combinaisons,  et, 

nommèrent  dit  învolutiy  les  dieux  enveloppés.  (Dennis,  t.  I,  p.  xxiv.) 
J'en  ai  parlé  plus  haut. 

(1)  Les  sources  minérales  et  leurs  chaudes  exhalaisons  étaient  aussi 
un  grand  objet  d'épouvante  religieuse  : 

At  rex  sollicitus  monstris,  oracula  Faûni 
Fatidici  genitoris,  adit,  lucosque  sub  alta  , 

Consulit  Albunea;  nemorum  quœ  maxima  sacro 
Fonte  sonat,  saevamque  exhalât  opaca  mephitim. 
Hinc  Italœ  gentes,  omnisque  OEnotria  tellus, 
In  dubiis  responsa  petunt.  Hue  dona  sacerdos 
Quum  tulit,  et  csesarum  ovium  sub  nocte  silenti 
Pellibus  incubuit  stratis,  somnosque  petivit  : 
Multa  modis  simulacra  videt  volitantia  miris , 
Et  varias  audit  voces ,  fruiturque  deorum 
Colloquio ,  atque  imis  Acheronta  affatur  Avernis. 

jEn.,  VII,  81-91, 


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DES   RACES   HUMAINES.  123 

«i  l'un  touchait  à  la  folie  en  voulant  lier  la  marche  des  pla- 
nètes à  celle  de  nos  existences,  l'autre  rasait  rimbécillité  en 
cherchant  à  découvrir  une  connexité  entre  la  danse  capricieuse 
d'un  feu  follet  et  tels  événements  qu'il  lui  importait  de  prévoir. 
C'est  là  précisément  le  rapport  entre  les  égarements  de  la 
créature  hindoue,  suprême  expression  du  génie  arian  mêlé  au 
sang  noir,  et  ceux  de  l'esprit  chinois,  type  de  la  race  jaune 
animée  par  une  infusion  blanche.  En  suivant  cette  indication, 
qui  donne  pour  dernier  terme  aux  erreurs  des  premiers  la  dé- 
mence ,  et  aux  aberrations  des  seconds  l'hébétement ,  on  voit 
que  les  Rasènes  tombent  dans  la  même  catégorie  que  les  peu- 
ples jaunes,  faiblesse  d'imagination,  tendance  à  la  puérilité, 
habitudes  peureuses. 

Pour  la  faiblesse  d'imagination ,  elle  est  démontrée  par  cette 
autre  circonstance  que  la  nation  étrusque,  si  recommandable  à 
quelques  égards,  et  douée  d'une  véritable  aptitude  historique  (1), 
n'a  rien  produit  dans  la  littérature  proprement  dite  que  des 
traités  de  divination  et  de  discipline  augurale.  Si  l'on  y  ajoute 
des  rituels,  établissant  avec  les  moindres  détails  l'enchaîne- 
ment complexe  des  offices  religieux,  on  aura  tout  ce  qui  occu- 
pait les  loisirs  intellectuels  d'un  peuple  essentiellement  forma- 
liste (2).  Pour  unique  poésie,  la  nation  se  contentait  d'hymnes 
contenant  plutôt  des  énumérations  de  noms  divins  que  des 
«efifusions  dé  l'âme.  A  la  vérité ,  une  époque  assez  postérieure 
nous  montre  dans  une  ville  étrusque,  Fescennium,  un  mode 
de  compositions  qui,  sous  forme  dramatique,  fit  longtemps  les 
délices  de  la  population  romaine.  Mais  ce  genre  de  jouissance 
même  démontre  un  goût  peu  délicat.  Les  vers  fescennins  n'é- 
taient qu'une  sorte  de  catéchisme  poissard ,  un  tissu  d'invec- 
tives dont  le  mérite  était  la  virulence,  et  qui  n'empruntait  au- 
cune de  ses  qualités  au  charme  de  la  diction ,  ni ,  bien  moins 

(1)  Elle  donna  aux  Romains  le  modèle  de  leurs  annales;  mais  il 
semble  que  ce  n'étaient  que  des  catalogues  de  faits  sans  autre  liaison 
que  la  chronologie,  et  tout  à  fait  dénués  de  grâces  narratives.  Valérius 
Flaccus,  entre  autres ,  et  l'empereur  Claude  se  servirent  de  chroniques 
•étrusques  pour  composer  leurs  histoires.  (Abeken,  ouvr,  citéy  p.  20.) 

(2)  0.  Muller,  ouvr.  cité  y  p.  281  et  pass. 


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124  DE  l'inégalité 

encore,  à  Félévation  de  la  pensée.  Enfin,  tout  pauvre  que  serait 
cet  unique  exemple  d'aptitude  poétique,  on  ne  peut  encore  en 
attribuer  complètement  soit  l'invention,  soit  la  confection,  aux 
Rasènes  :  car,  si  Fescennium  comptait  parmi  leurs  villes,  elle 
était  surtout  peuplée  d'étrangers,  et,  en  particulier,  de  Si- 
cules  (I). 

Ainsi,  privés  de  besoins  et  de  satisfactions  d'esprit,  il  faut 
chercher  le  mérite  des  Rasènes  sur  un  autre  terrain.  Il  faut 
les  voir  agriculteurs,  industriels,  fabricants,  marins  et  grands; 
constructeurs  d'aqueducs,  de  routes,  de  forteresses,  de  monu- 
ments utiles  (2).  Les  jouissances  et,  pour  me  servir  d'une  ex« 
pression  devenue  technique,  les  intérêts  matériels  étaient  la 
grande  préoccupation  de  leur  société.  Ils  furent  célèbres,  dans, 
l'antiquité  la  plus  haute,  par  leur  gourmandise  et  leur  goût 
des  plaisirs  sensuejs  de  toute  espèce  (3).  Ce  n'était  pas  unpeu^ 
pie  héroïque,  tant  s'en  faut;  mais  je  m'imagine  que,  s'il  venait 
à  sortir  aujourd'hui  de  "ses  tombes,  il  serait,  de  toutes  les  na- 
tions du  passé,  celle  qui  comprendrait  le  plus  vite  la  partie 
utilitaire  de  nos  mœurs  modernes  et  s'en  accommoderait  le 
mieux.  Pourtant  l'annexion  à  l'empirç  chinois  lui  conviendrait 
davantage  encore . 

De  toutes  façons,  l'Étrusque  semblait  un  anneau  détaché  de 
ce  peuple.  Chez  lui,  par  exemple,  se  présente  avec  éclat  cette 
vertu  spéciale  des  jaunes,  le  très  grand  respect  du  magis- 
trat (4),  uni  au  goût  de  la  liberté  individuelle,  en  tant  que  cette 
liberté  s'exerce  dans  la  sphère  purement  matérielle.  Il  y  a  de 
cela  chez  les  Ibères,  tandis  que  les  Illyriens  et  les  Thraces  pa- 
raissent avoir  compris  l'indépendance  d'une  manière  beaucoup 

(1)  0.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  183.  —  Sur  IMncapacité  poétique  des  Étrus- 
ques, voir  Niebuhr,  Rœm.  Geschichte,  t.  I,  p.  88. 

(2)  0.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  260.  Abeken,  p.  31  et  164,  et  pass.  —  On 
trouve  des  traces  de  ces  travaux  de  mines  si  dignes  dé  remarque, 
ethniquement  parlant,  à  Populonia  et  à  Massa  Marittima.  On  en  ex- 
trayait du  cuivre. 

(3)  Idem,  ouvr.  cité.  —  Les  Étrusques  employaient  les  femmes  à  la 
divination  et  aux  choses  du  culte.  C'est  une  coutume  finnique,  comme 
on  le  verra  plus  bas.  —  Dennis,  t.  I,  p.  xxxii. 

(4)  0.  Muller,  die  Elrusker,  p.  375. 


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DES   BACES   HUMAINES.  125 

plus  exigeante  et  plus  absolue.  On  ne  voit  pas  que  les  popula- 
tions rasènes,  dominées  par  leurs  aristocraties  de  race  étran- 
gère, aient  possédé  une  part  régulière  dans  Texercice  du  pou- 
voir. Cependant,  comme  on  ne  trouve  pas  non  plus  chez  elles 
le  despotisme  sans  frein  et  sans  remords  des  États  sémitiques, 
et  que  le  subordonné  y  jouissait  d'une  somme  suffisante  de 
repos,  de  bien-être,  d'instruction,  Tinstinct  primordial  de  ce 
dernier  devait  se  rapprocher  beaucoup  plus  des  dispositions  à 
risolement  individuel,  qui  caractérisent  l'espèce  fînnique,  que 
des  tendances  à  l'agglomération,  inhérentes  à  la  race  noire,  et 
qui  la  privent  tout  aussi  bien  de  l'instinct  de  la  liberté  physi- 
que que  du  goût  de  l'indépendance  morale. 

De  toutes  ces  considérations,  je  conclus  que  les  Rasènes, 
lorsqu'on  les  dégage  de  l'élément  étranger  apporté  par  la  con- 
quête tyrrhénienne ,  étaient  un  peuple  presque  entièrement 
jaune,  ou,  si  l'on  veut,  une  tribu  slave  médiocrement  blanche  (1). 


(1)  Abeken,  assez  empêché  de  trouver  un  nom  à  l'élément  étrusque 
de  première  formation,  l'appelle  pélasgique,  et,  lorsqu'il  veut  définir 
ce  qu'il  entend  par  ce  mot ,  il  ne  sait  pas  s'en  tirer  autrement  qu'en  l'ex- 
pliquant par  le  mot  plus  obscur  et  plus  vague  encore  d'urgriechisch 
(hellénique  primitif.  Chez  lui,  le  sens  définitif  paraît  être  de  rattacher 
les  Étrusques  indigènes  à  la  souche  ariane.  Cette  opinion  semblera , 
je  n'en  doute  pas,  tout  à  fait  inadmissible.  (Abeken,  Mittel-Italien 
vor  der  Zeit  der  rœmischen  Herrschaft,  p.  24.)  —  Du  reste,  autant  de 
savants  qui  se  sont  occupés  de  cette  question,  autant  d'avis.  Dans 
l'antiquité,  Hérodote  fait  des  Étrusques  indigènes  un  peuple  lydien, 
et  la  plupart  des  historiens  se  rangent  à  son  opinion.  Denys  d'Hali- 
carnasse  s'en  éloigna  le  premier  et  les  déclara  aborigènes,  mais  sans 
dire  ce  qu'il  entendait  par  ce  mot.  0.  Muller  voit  en  eux  une  race  à 
part,  au  milieu  des  populations  italiotes.  Lepsius  n'admet  ni  des  au- 
tochtones, ni  même  plus  tard  une  conquête  tyrrhénienne.  A  ses 
yeux,  l'élément  constituUf  était  formé  de  peuples  umbriques  qui, 
vaincus  par  des  Pélasgés,  parvinrent  à  dominer  leurs  maîtres,  et 
créèrent  ainsi  une  nouvelle  combinaison  nationale  qui  produisit  les 
Étrusques.  Sir  William  Betham  assure  que  les  Rasènes,  les  Tyrrhéniens, 
et  autres  f^roupes  qu'on  distingue  dans  ce  peuple,  sont  autant  de  fan- 
tômes. Il  i]'aperçoit  là  que  des  Celtes,  et  passe  légèrement  sur  los 
objections.  Son  but  est  de  donner  une  illustre  parenté  aux  Irlandais. 
Dennis,  après  avoir  énuméré  tous  ces  sentiments  si  divers,  se  rallie 
•purement  et  simplement  à   la   bannière   d*Hérodote.   (Dennis,  die 


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126  DE  l'inégalité 

J'ai  porté  un  jugement  analogue  sur  les  Ibères,  différents 
cependant  des  Étrusques  parle  nombre  et  la  quotité  des  mé- 
langes. De  leur  côté,  les  lUyriens  et  les  Thraces,  chacun  avec 
des  mœurs  spéciales,  m'ont  présenté  de  fortes  apparences 
d'alliages  finnois.  C'est  une  nouvelle  démonstration ,  mais  cette 
fois  a  posteriori^  et  ce  ne  sera  pas  la  dernière  ni  la  plus  frap- 
pante, que  le  fond  primitif  des  populations  de  l'Europe  méri- 
dionale est  jaune.  Il  est  bien  clair  que  cet  élément  ethnique 
ne  se  trouvait  pas  à  l'état  pur  chez  les  Ibères,  ni  même  chez 
les  Étrusques  de  première  formation.  Le  degré  de  perfection- 
nement social  auquel  ces  nations  étaient  parvenues,  bien 
qu'assez  humble,  indique  la  présence  d'un  germe  civilisateur 
qui  n'appartient  pas  à  l'élément  finnois,  et  que  cet  élément  a 
seulement  la  puissance  de  servir  dans  une  certaine  mesure. 

Considérons  donc  les  Ibères,  puis,  après  eux,  les  Rasènes, 
les  Illyriens  et  les  Thraces,  toutes  nations  de  moins  en  moins 
mongolisées,  comme  ayant  constitué  les  avant-gardes  de  la 
race  blanche  en  marche  vers  l'Europe.  Elles  ont  éprouvé  avec 
les  Finnois  les  contacts  les  plus  directs;  elles  ont  acquis  au 
plus  haut  degré  l'empreinte  spéciale  qui  devait  distinguer  Fen- 
semble  des  populations  de  notre  continent  de  celles  des  ré- 
gions méridionales  du  monde. 

La  première  et  la  seconde  émigration,  Ibères  et  Rasènes, 
contraintes  de  se  diriger  vers  l'extrême  occident,  attendu  que 
le  sud  asiatique  était  déjà  occupé  par  des  déplacements  arians, 
percèrent  à  travers  des  couches  épaisses  de  nations  fînnjques 
déjà  éparpillées  devant  leurs  pas.  Par  suite  d'alliages  inévita- 
bles, elles  devinrent  rapidement  métisses,  et  l'élément  jaune 
domina  chez  elles. 

Les  Illyriens,  puis  les  Thraces  gravitèrent,  à  leur  tour,  sur 
des  chemins  plus  rapprochés  de  la  mer  Noire.  Ils  eurent  ainsi 
des  contacts  moins  forcés,  moins  multipliés,  moins  dégradants 
avec  les  hordes  jaunes.  De  là,  une  apparence  physique  et  une 

Stœdte  und  Begrœbnisse  Etruriens,  t.  I,  p.  ix  et  pass.)  Niebuhr  fait 
venir  les  Étrusques  indigènes  des  montagnes  Rhétiennes.  (Rœmische 
-Geschichte,  in-8°,  Berlin,  1811, 1. 1,  p.  74  et  pass.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  127 

énergie  supérieures,  et,  tandis  que  les  Ibères  et  les  Rasènes 
furent  destinés  de  bonne  lieure  à  l'asservissement ,  les  Thraces 
maintinrent  un  rang  convenable  jusqu'au  jour  beaucoup  plus 
tardif  où  ils  se  fondirent,  non  sans  honneur  encore,  dans  les 
populations  ambiantes.  Quant  aux  Illyriens,  ils  vivent  aujour- 
d'hui et  se  font  respecter. 


CHAPITRE  III. 

Les  Galls. 

Puisque  les  émigrations  des  Ibères  et  des  Rasènes ,  celles 
des  Illyriens  et  des  Thraces  ont  précédé  tout  autre  établisse- 
ment des  famiUes  blanches  dans  le  sud  de  l'Europe ,  on  doit 
considérer  comme  démontré  que ,  lorsque  les  Ibères  ont  tra- 
versé la  Gaule  du  nord  au  sud ,  et  les  Rasènes  la  Pannonie  et 
un  coin  des  Alpes  Rhétîennes,  pour  gagner  leurs  demeures 
connues ,  aucune  nation  de  race  noble  n'était  sur  leur  chemin 
pour  leur  barrer  le  passage.  Ibères  et  Rasènes  ne  formaient 
que  des  corps  détachés  des  grandes  multitudes  slaves  déjà 
établies  dans  le  nord  du  continent ,  et  que  harcelaient  en  plus 
d'un  lieu  d'autres  nations  parentes ,  les  Galls. 

L'ensemble  de  la  famille  slave  n'ayant  joué  aucun  rôle  de 
quelque  importance  aux  époques  antiques,  il  est  inutile  d'en 
~^arler  en  ce  moment.  Il  suffît  d'avoir  indiqué  son  existence 
en  Espagne,  en  Italie,  et  d'ajouter  qu'établie  fortement  au  long 
de  la  mer  Baltique ,  lans  les  régions  comprises  entre  les  monts 
Krapacks  et  l'Oural,  et  au  delà  encore,  nous  apercevrons 
bientôt  quelques-unes  de  ses  tribus  entraînées  au  milieu  du 
torrent  celtique.  A  Texceptionde  ces  détails  que  le  récit  fera 
naître  naturellement,  la  personnalité  de  ce  peuple  restera  dans 
J'ombre  jusqu'au  moment  où  l'histoire  l'amènera  tout  entier 
5ur  la  scène. 

Déterminer,  même  vaguement ,  l'époque  de  l'acheminement 


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128  DE  l'inégalité 

des  GaTls  vers  le  nord  et  Touest  présente  des  difficultés  insur- 
montables. Voici  tout  ce  qu'on  peut  dire  à  sujet  : 

Au  XVII®  siècle  avant  notre  ère,  on  voit  les  Galls  occupés  à 
forcer  le  passage  des  Pyrénées,  défendu  par  les  Ibères.  C'est  le 
premier  renseignement  positif  sur  leur  existence  dans  Fouest. 
Ils  occupaient  cependant  les  contrées  situées  entre  la  Garonne 
et  le  Rhin,  et  avaient  parcouru  et  possédé  les  rives  du  Danube, 
longtemps  avant  cette  époque. 

D'autre  part,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'en  quittant  TAsie,  ils 
ne  se  résignèrent  à  s'avancer  du  côté  de  l'ouest,  beaucoup 
moms  attrayant  que  le  sud,  et,  en  outre,  occupé  déjà  par  des 
essaims  de  peuples  jaunes,  que  parce  que  les  routes  méridiona- 
les leur  étaient  visiblement  fermées  et  interdites  par  les  encom- 
brements d'Arians  en  marche  vers  l'Inde,  l'Asie  antérieure  et 
la  Grèce.  Dès  lors,  leur  arrivée  dans  l'Europe  occidentale , si 
ancienne  qu'on  la  suppose,  est  de  beaucoup  postérieure  à  l'ap- 
parition des  Arians  sur  les  crêtes  de  l'Himalaya  et  des  Sémites^ 
du  côté  de  l'Arménie.  Or  nous  avons  à  peu  près  fixé ,  d'aprè& 
des  données  convenables,  Tâge  de  cette  apparition  à  Tan  5000. 
C'est  donc  entre  cette  date  et  l'an  2000  environ,  période  de  3,000 
ans,  qu'il  faut  chercher  l'époque  de  l'établissement  des  Celtes 
dans  l'ouest. 

La  lutte  des  Ibères  et  des  Galls,  du  côté  de  la  Garonne,, 
au  XVII®  siècle,  donne  naissance,  on  l'a  déjà  vu,  au  plus  an- 
cien récit  des  annales  de  l'Occident.  Là  se  confirme  cette  ob- 
servation que  l'histoire  ne  résulte  jamais  que  du  conflit  des 
intérêts  des  blancs.  Nous  trouvons  les  Ibères,  gens  laborieux, 
mais  relativement  faibles ,  aux  prises  avec  ces  multitudes  de 
guerriers  hardis  et  turbulents ,  qui  longtemps  firent  la  loi 
dans  notr^  partie  du  monde. 

Le  nom  de  ces  guerriers  vient  de  Gall,  fort,  j'en  rapporte 
l'origine  à  une  ancienne  racine  delà  race  blanche,  très  recon- 
naissable  encore  dans  le  sanscrit  wala  ou  walya,  qui  a  le 
même  sens.  Les  nations  sarmates  et,  par  suite,  les  gothiques 
restèrent  fidèles  à  cette  forme ,  et  appelèrent  les  GdAh  fp^alak. 
Les  Slaves  altéraient  le  mot  davantage,  et  en  faisaient  fVlach, 
Les  Grecs  le  prononçaient  TaXarai  ou  RéXtot,  dont  les  Romams 


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DES  RACES  HUMAINES.  129 

filent  Celtx,  pour  se  rabattre  ensuite,  couramment,  à  la 
forme  plus  régulière  Galli  (1). 

Outre  ce  nom,  les  Galls  en  avaient  un  autre  :  celui  de 
Gomer,  inscrit  dans  les  généalogies  bibliques ,  au  nombre  des 
fils  de  Japhet  (2).  On  a  ainsi  la  mesure  de  l'antique  notoriété 

<1)  p.  Wachter,  Encyl.  Ersch  u,  Gruber,  Galli,  p.  47.  —  Le  bas  bre- 
ton emploie  aussi  la  forme  Gallaouet,  qui  garde  bien  le  t  originaire 
de  TàXa-rat.  Voir,  à  ce  sujet,  les  médailles  où  Ton  trouve  les  formes 
KAAETEAOr,  KAAAOX,  KAAAX,  KAAEAÏ  et  autres.  —  Vischer, 
Keltische  Mûnzen  aus  Hunningen,  in-4'», Baie,  p.  17.  —Voir  aussi  Schaf- 
^farik,  Slawische  Alterth*,  t.  I,  p.  236.  Cet  auteur  indique  quelques 
formes  intéressantes  du  nom  :  Galedin,  que  s'attribuaient  les  Belges 
et  qui  est  la  racine  évidente  de  Caledonia;  Gaoidheal,  en  usage  chez 
.les  Irlandais.  Les  Anglo-Saxons  firent  de  walah  le  gothique  vealh, 
fidèlement  conservé  dans  notre  valet.  Les  Anglais  ont  depuis  abandonné 
cette  dérivation  insultante,  pour  cette  autre,  gallant,  qui  se  rattache 
à.  notre  vaillant.  Ainsi,  suivant  l'humeur  louangeuse  ou  méprisante 
de  telle  tribu  de  conquérants,  la  .même  racine  ethnique  a  fourni  l'é- 
loge et  l'injure.  Une  autre  transformation  de  Gall,  c'est  Wallon,  ap- 
pliquée à  un  peuple  de  Belgique.  Une  autre  encore,  c'est  Welche,  dans 
la  Suisse  française,  etc.  —  Schaffarik,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  50  et  pass. 
—  On  observe  la  trace  du  nom  des  Celtes  dans  certaines  appellations 
de  localités  modernes,  comme  ôaus  Chaumont  =  Kaldun,  où  la  der- 
nière syllable  est  traduite;  dans  Châlons,  dans  l'expression  pays 
de  Caux.  Voir  aussi  la  longue  et  savante  dissertation  de  P.-L.  Dieffen- 
bach,  Celtica  II,  in-S",  Stuttgart,  1840,  l'-e  Abth.,  p.  9  et  seqq.,  qui  me 
paraît  épuiser  la  matière. 

(2)  ")D2l.  Les  Arméniens,  en  transcrivant  ce  mot  dans  leurs  chroni- 
ques, en  ont  fait  Garnir.  Je  n'ose  décider  s'ils  le  possèdent  directement 
ou  s'ils  l'ont  simplement  emprunté  à  des  traditions  étrangères.  Ce- 
pendant la  première  hypothèse  est  d'autant  plus  soutenable  qu'ils 
étaient  eux-mêmes  alliés  de  très  près  aux  Celtes.  Il  y  a  plus  :  à  exa- 
miner le  nom  que  la  Bible  leur  a  appliqué  à  eux-mêmes,  ils  ne  sont 
qu'une  branche  détachée  de  ces  Gomers  ou  Gamirs;  ils  s'appellent  dans 
la  Genèse  (X,  3) ,  Thogarma,  nDl^H  et  sont  les  propres  fils  de  Gomer. 
C'est  ici  le  lieu  de  dire  quelques  mots  de  la  généalogie  japhétide.  La 
chronique  mosaïque  ne  la  pousse  pas  très  loin ,  et  n'entend  évidem- 
ment donner,  à  ce  sujet,  qu'un  renseignement  tout  à  fait  fragmen- 
taire. Il  n'est  question  ni  du  gros  des  peuples  zoroaslriens ,  ni,  à  plus 
for|e  raison,  des  Hindous.  Je  ne  signale  que  les  deux  lacunes  les  plus 
apparentes.  En  tête  des  fils  de  Japhet  se  trouve  Gomer.  C'est  dobc, 
dans  la  pensée  biblique,  le  peuple  le  plus  important,  le  plus  consi- 
^dérable  de  la  famille ,  par  la  puissance  et  par  le  nombre.  Au  temps 
d'Ézéchiel,  on  pensait  encore  de  même  à  Jérusalem,  et  le  prophète 


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130  DE   l'inégalité 

d'un  si  puissant  rameau  de  la  famille  blanche.  A  cette  période 
très  ancienne,  où  les  populations  sémitiques  étaient  encore 
accumulées  dans  les  montagnes  de  TArménie ,  et  s'adossaient 
au  Caucase,  elles  ont  pu,  sans  doute,  entretenir  des  relations 

s*écriait  :  «  Gomer  et  toutes  ses  ti'oupes,  la  maison  de  Thogarma,  les 
flancs  de  TAquilon  et  toute  sa  force  et  ses  peuples  nombreux.  »  (38,  6.> 
—  Ainsi  les  Celtes  unis  aux  Ai'méniens ,  comme  ne  formant  qu'une  seule 
race,  c'est  là  pour  les  Hébreux  la  grande  nation  japhétide.  Après  elle 
vient  Magog.  Ce  sont  les  peuples  de  la  région  caucasienne ,  probable- 
ment arians,  Gop'  étant  la  transcription  sémitique  de  Tarian  kogh.  Le 
livre  saint  les  place  dans  un  rapport  d'apposition  ou  d'opposition  avec 
Gomer  :  car  le  chef  qui  doit  conduire  les  armées  cimmériennes  s'appelle 
Gog.  Il  n'y  a  pas  hostilité  entre  Gog  et  Magog.  (Ézéch.  38, 2,  3,  4.)  C'est 
le  premier  qui  doit  commander  Magog  tout  comme  Gomer.  En  con- 
séquence, je  vois  dans  Magog  une  nation  géographiquement  voi- 
sine des  Cimmériens ,  une  nation  de  la  même  souche ,  blanche  comme 
eux,  pouvant  se  réunir  à  eux;  je  vois  dans  Magog  des  Slaves,  et  ne 
crois  pas  qu'on  soit  fondé  à  y  voir  autre  chose.  —  Après  ce  peuple 
s'offre  Madaîy  qui  s'explique  aisément  :  ce  sont  les  Médes,  cette  frac- 
tion des  Zoroastriens ,  la  plus  anciennement  connue,  la  seule  connue 
même  des  Chamites  noirs  et  des  premiers  Sémites  (t.  I,  p.  469).  Il  est 
naturel  que  la  Genèse  ne  cite  qu'elle.  Après  Madaï  se  trouve  Javan, 
J'ai  montré  ailleurs  (voir  t.  I«')  les  différentes  destinées  de  ce  mot. 
On  ne  saurait  lui  attribuer  ici  un  autre  sens  que  celui  d*occidentaL 
Ainsi  Javan  n'indique  ni  les  Ioniens  ni  les  Grecs,  mais  seulement 
des  populations  établies  à  l'ouest  de  la  Palestine,  soit  qu'on  entende 
par  là  le  nord,  le  nord-ouest  ou  simplement  l'ouest.  —  Thubal  suc- 
cède à  Javan.  Les  commentateurs  y  voient  un  peuple  insignifiant  dans 
le  Pont,  les  Tibaréniens.  Il  en  est  de  même  pour  Meschesch,  placé 
entre  l'Ibérie,  l'Arménie  et  la  Colchide.  Ces  deux  groupes  ont  pu  avoir, 
très  anciennement,  une  importance  qui  se  dissipa  dans  les  siècles 
suivants  comme  celle  des  Thiras,  des  Thraces,  dont  j'ai  suffisamment 
parlé  en  leur  lieu.  Ce  dernier  nom  clôt  la  liste  des  produits  de  la 
première  génération  de  Japhet.  Après  eux  viennent  les  fils  de  Gomer 
et  les  fils  de  Javan,  c'est-à-dire  les  branches  de  la  famille  les  moins 
inconnues.  Les  fils  de  Gomer  sont  Thogarma  dont  j'ai  déjà  fait  men- 
tion, les  Arméniens^  cités  (X,  3)  les  troisièmes  et  que  je  cite  les  pre- 
miers pour  en  finir  avec  eux,  puis  Aschkenas  et  Riphath.  Aschkenas 
ne  s'est  prêté  jusqu'ici  à  aucune  explication.  RosenmuUer  incline  à  y 
voir  une  peuplade  quelconque  entre  l'Arménie  et  la  mer  Noire.  Il 
me  semble  que  c'est  supposer  que  la  géographie  biblique  s'appesantîtv 
bien  inutilement  sur  une  région  qui  ne  lui  tenait  pas  fort  à  cœur  et 
où  elle  avait  déjà  mis  suffisamment  d'habitants,  si  c'est  à  bon  droit 
qu'on  y  place  déjà  Thubal  et  Meschesch.  Puisque  les  Aschkenas  sont 


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DES  BAGES  HUMAINES.  131 

directes  avec  Jes  Celtes  ou  Gomers,  dont  plusieurs  nations 
vivaient  alors  sur  les  côtes  septentrionales  de  la  mer  Noire^ 
Cependant  il  est  également  probable  que  les  Celtes  avaient  eu' 
des  contacts  avec  les  Sémites  dès  avant  cette  époque.  Les  ré- 
dacteurs de  la  Genèse  ont  puisé ,  sans  doute ,  plus  d'un  rensei- 

des  fils  de  Gomer,  des  Celtes  véritables,  et  que  Gomer  lui-même,  c'est- 
à-dire  la  souche  de  la  nation,  a  déjà  été  reconnu  dans  son  plus  ancien 
gîte,  sur  la  côte  de  la  mer  Noire,  le  parti  le  plus  simple  serait  peut- 
être  d'admettre  qu'Aschkenas  représente  les  groupes  de  même  sang 
placés  plus  à  Touest,  indéfiniment,  peut-être  les  Slaves.  Quant  à  Ri- 
phath,  les  habitants  des  monts  Riphées,  ce  sont  encore  des  Celles, 
s'allongeant  du  côté  du  nord  dans  des  contrées  froides,  montagneuses, 
vaguement  entrevues,  et  se  confondant  au  milieu  des  Carpathes  avec 
les  Aschkenas.  —  Si  les  fils  de  Gomer  paraissent  assez  difficiles  à  re- 
connaître, ceux  de  Javan,  Voccidentalf  ne  le  sont  pas  moins,  comme 
le  promettait,  du  reste,  le  nom  de  leur  père.  Ils  apparaissent  au  nombre 
de  quatre  :  Élischahy  les  habitants  de  la  Grèce  continentale,  soit  ceux 
de  TÉlide,  soit  ceux  d'Eleusis,  non  pas  des  Hellènes,  mais,  beaucoup 
plus  vraisemblablement,  des  aborigènes,  Celles  et  Slaves.  (Voir  plus 
bas,  chap.  IV.)  Tharschisch,  les  Ibères  d'Espagne  et,  peut-être  aussi, 
des  îles  voisines.  Kittim^  dans  l'hypothèse  la  plus  ordinaire,  les  ha- 
bitants de  Chypre  et  des  archipels  grecs;  mais  j'en  doute,  les  pre- 
miers colons  de  ces  îles  paraissant  avoir  été  des  Sémites.  Enfin, 
Dodanim,  les  gens  de  l'Épire,  par  conséquent  les  Illyriens.  Consulter, 
entre  autres,  à  ce  sujet,  Rosenmuller,  Biblische  Géographie,  in-8"^ 
Berlin,  1823,  t.  I,  p.  224  pass.;  plus  récemment  Delitsch,  die  Genesis, 
p.  284  et  sqq.  ;  et  Knobel,  Giessen ,  1830.  M.  Richers  a  également  public 
un  livre  sur  ce  sujet,  mais  je  ne  l'ai  pas  eu  entre  les  mains.  On 
peut  tirer  de  ce  qui  précède  les  conclusions  suivantes  :  la  géographie 
japhétide  de  la  Genèse,  basée  sur  les  souvenirs  antiques  des  Chamites 
et  les  connaissances  acquises,  très  peu  nombreuses,  des  Sémites 
de  Chaldée ,  n'embrasse  pas ,  tant  s'en  faut ,  tout  l'ensemble  des  nations 
blanches  du  nord.  Les  Arians  n'y  figurent  que  par  l'individualité  mé- 
dîque,  les  races  du  Caucase,  les  Thraces,  et  une  combinaison  ethni- 
que au  second  degré,  les  Illyriens.  On  peut  distinguer  trois  parties 
dans  le  détail  ;  1"  les  noms  de  Gomer,  de  Magog,  ôeThubal,  de  Mes- 
cheschy  de  Thiras  et  d'Aschkenas ,  sont  des  appellatifs  patronymiques 
donnés  à  des  peuples.  Ils  représentent  probablement  les  produits  de 
la  plus  ancienne  tradition.  2»  Les  mots  Javan ,  Kittim  et  Dodanim 
sont  des  noms  collectifs  de  peuples ,  acquis  après  le  temps  des  pre- 
mières migrations.  3"  Ceux  de  Madaï,  Riphath,  Thogarma,  Élischah 
et  Thraschisch,  véritables  dénominations  géographiques,  indiquent 
des  contrées  plutôt  que  des  peuples,  et  résultent  d'une  connaissance 
topographique  déjà  plus  expérimentée. 


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132  DE  l'inégalité 

gnement  cosmogonique  et  historique  dans  les  annales  des 
Chananéens  (1),  mais  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'ils  aient  eu  les 
moyens  de  compléter  ces  récits  par  des  souvenirs  qui  leur 
étaient  propres ,  et  dont  la  source  remontait  à  l'âge  où  toute 
Tespèce  blanche  se  trouvait  rassemblée  au  fond  delà  haute  Asie. 

Ces  Gomers,  connus  traditionnellement  des  nations  chana- 
néennes  du  sud ,  le  furent  plus  directement  des  Assyriens.  Il 
y  eut,  à  la  fin  du  xiii®  siècle,  entre  les  deux  peuples,  des 
conflits  et  des  mêlées.  Inhabiles  à  laisser  à  la  postérité  des 
monuments  de  leurs  triomphes,  les  Celtes  en  perdirent  la  mé- 
moire; mais  leurs  rivaux  asiatiques,  plus  soigneux,  ont  gardé 
des  traces  d'exploits  dont  ils  s'honoraient.  M.  le  lieutenant- 
colonel  Rawlinson  a  trouvé  très  fréquemment  dans  les  inscrip- 
tions cunéiformes  le  nom  des  Gumiris,  entre  autres,  sur  les 
pierres  de  Bisoutoun  (2).  C'est  donc  dans  l'Asie  occidentale 
que  se  rencontrent  les  premières  mentions  du  peuple  qui  de- 
vait se  répandre  le  plus  loin  en  Europe. 

Outre  la  Bible  et  les  témoignages  assyriens ,  l'histoire  grec- 
que aussi  parle  dé  l'invasion  cimmérienne  au  temps  de  Cyaxa- 
res  (3).  Ces  Cimmériens,  ces  Gumiris ,  qui  firent  alors  tant  de 
mal,  et  furent  si  rapidement  dispersés  par  les  Scythes,  nous 
les  suivons,  dès  lors,  au  delà  de  l'Euxin  où  ils  retournent ,  et, 
montant  avec  eux  vers  l'ouest  et  le  nord-ouest,  nous  ne  per- 
dons plus  de  vue  leurs  vastes  pérégrinations. 

Ils  s'enfoncent  jusqu'aux  contrées  voisines  de  la  mer  du 
Nord,  et  y  portent  leur  nom  de  Kimbr  ou  Cimri  (4).  Ils  oc- 


(1)  T.  I,  p.  441. 

(2)  L*-col.  Rawlinson,  Memoir  on  the  babylonian  and  assyrian  Ins- 
criptions, 4851,  p.  XXI. 

(3)  T.  II ,  p.  379. 

(4)  La  nationalité  celtique  des  plus  anciens  Cimbres  n*est  pas  con- 
testable. Ils  nommaient  l'Océan,  sur  les  bords  duquel  ils  résidaient, 
Uori-Marusa.  Ce  sont  deux  mots  kymriques  qui  veulent  dire  mer 
morte.  Ils  lui  donnèrent  aussi  le  nom  de  crow ,  reproduit  en  latin  dans 
la  forme  cronium^  autre  expression  kymrique  qui  signifie  glacé.  Lors- 
qu'ils vinrent  attaquer  Marins,  un  de  leurs  chefs  se  nommait  Boioricc 
ou  le  chef  boïen,  et,  les  Boïens  étant  des  Galls  incontestables, il 
n'y  aurait  aucun  motif  qui  eût  pu  porter  un  guerrier  cimbre  à  prendre 


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DES  BACES  HUMAINES.  133 

capentla  Gaule,  et  lui  font  connaître  les  Kymris.  Ils  s'éta- 
blissent dans  la  vallée  du  Pô,  et  y  répandent  la  gloire  des 
Umbri,  des  Ambrones  (1).  En  Ecosse,  on  connaît  encore  le 
clan  de  Cameron  ;  en  Angleterre ,  l'Humber  et  la  Cambrie  ;  en 
France,  les  villes  de  Quimper,  de  Quimperlé,  de  Cambrai, 
comme,  dans  les  plaines  du  pays  de  Posen,  le  souvenir  des 
Ombrons  est  resté  attaché ,  jusqu'à  nos  jours,  à  un  territoire 
nommé  Obrz  (2). 

On  a  pensé  que  ce  nom  de  Gumiri ,  de  Kymri ,  de  Cimbre^ 
pouvait  indiquer  une  branche  de  la  famille  celtique,  différente 
de  celle  des  Galls,  de  même  que  dans  les  Celtes  on  ne  savait 
pas  reconnaître  ces  derniers.  Mais  il  suffît  de  considérer  com- 
bien les  deux  dénominations  de  Ga// et  de  A^mn  s'appliquent 
souvent  aux  mêmes  tribus,  aux  mêmes  peuplades,  pour  aban- 
donner cette  distinction.  D'ailleurs,  les  deux  mots  ont  le  même 
sens  ou  à  peu  près  :  si  Gall  veut  dire  fort,  Kymri  signifie 
vaillant  (3). 

En  réalité,  il  n'existe  aucun  motif  de  scinder  les  masses 
celtiques  en  deux  fractions  radicalement  distinctes ,  mais  on 
n'aurait  pas  moins  tort  de  croire  que  toutes  les  branches  de  la 
famille  aient  été  absolument  semblables.  Ces  multitudes,  accu- 
mulées des  rives  de  la  Baltique  et  de  la  mer  du  Nord  (4)  au 

un  titre  celtique,  s'il  n'avait  pas  été  Celte  lui-même.  On  retrouve 
encore  à  côté  de  ce  même  Boïorix  un  Lucius  ou  mieux  Luk^  et  ce 
nom,  très  connu  des  Latins,  leur  avait  été  transmis  par  les  Umbres 
Celtes  de  la  péninsule  italique;  il  était  donc  gallique  comme  ses 
possesseurs. 

(1)  C'est  une  règle  celtique  que  le  k  et  le  g,  deux  lettres  qui  parais- 
sent avoir  été  tout  à  fait  confondues  dans  la  prononciation ,  s'efifacent 
souvent  devant  une  voyelle.  —  Aufrecht  et  Kirchhoflf,  Die  umbrischen 
Sprachdenkmesler,  Lautlehre^  p.  15  et  pass.  Il  y  en  a  beaucoup 
d'exemples  :  gwiper,  vipère;  win  et  gwiny  vin;  gwir  et  fire,  vrai; 
gwell,  devenu  l'anglais  well;  alon  et  galon  ^  étranger ^  etc. 

(2)  Schaffarik,  ouvr.  cité  y  t.  I,  p.  M. 

(3)  M.  Amédée  Thierry,  Eist,  des  Gaulois  »  t.  I,  Introduction.  —  Le 
nom  est  resté  dans  le  danois  Kiemper^  avec  la  signification  de  conv- 
battant.  —  Sal verte,  Essai  sur  V origine  des  noms  d  hommes,  dépeuples 

■et  de  lieux t  4821,  in-S",  Paris,  t.  II,  p.  108. 

(4)  Je  n'affirme  nullement  que  l'inondation  celtique  se  soit  arrêtée 
au  Danemark.  —  «  Dans  le  Nord  (dit  Wormsaae),  c'est  une  opinion 


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134  DE  l'inégalité 

détroit  de  Gibraltar,  et  de  rirlande  à  la  Russie  (l),  différaient 
notablement  entre  elles,  suivant  qu'elles  s'étaient  plus  ou 
moins  alliées  ici  aux  Slaves,  là  aux  Thraces  et  aux  Illyriens, 
partout  aux  Finnois.  Bien  qu'issues  originairement  d'une 
même  souche,  elles  n'avaient  souvent  conservé  qu'une  sim- 
ple et  lointaine  parenté  dont  l'identité  de  langue,  altérée 
d'ailleurs  par  des  modifications  infinies  de  dialectes,  était 
l'insigne.  Du  reste ,  elles  se  traitaient  à  Toccasion  en  rivales  et 
en  ennemies,  ainsi  que  plus  tard  on  vit  les  Franks  austrasiens 
guerroyer,  en  toute  tranquillité  de  conscience,  contre  les 
Francs  neustriens.  Elles  formaient  donc  des  réunions  politiques 
pleinement  étrangères  les  unes  aux  autres  (2). 

Qu'elles  aient  appartenu  à  la  race  blanche  dans  la  partie 
originelle  de  leur  essence,  il  n'y  a  pas  à  en  douter.  Chez  elles, 
les  guerriers  avaient  une  carrure  solide,  des  membres  vigou- 
reux et  une  taille  gigantesque  (3) ,  les  yeux  bleus  ou  gris  ^  les 

«  fort  répandue  que  les  Celtes  ont  habité  la  Scandinavie  méridionale , 
«  et,  à  défaut  de  renseignements  historiques,  on  se  fonde  sur  la  res- 
«  semblance  des  armes,  des  instruments  et  des  bijoux  en  bronze  et 
«  en  or,  trouvés  dans  nos  tumulus^  avec  ceux  qui  ont  été  découverts 
a  en  Angleterre  et  en  France.  Cette  opinion  a  des  partisans  en  Norwège, 
a  et  les  historiens  de  ce  pays  l'ont  tenue  pour  démontrée.  »  —  Lettre 
à  M.  Mérimée ,  Moniteur  du  14  avril  1853.  —  Voir  aussi  Munch ,  ouvr. 
cité,  p.  8. 

(1)  En  établissant  les  différents  flux  et  reflux  de  la  famille  slave , 
Schafifarik  donne  d'excellentes  indications  sur  l'étendue  des  établis- 
sements celtiques ,  principaux  compétiteurs  des  Wendes.  Un  des  points 
qui  ressortent  le  mieux  de  cet  examen,  c'est  que,  sur  plus  d'une 
frontière,  il  est  fort  difficile  de  distinguer  les  deux  groupes.  (  Schaf- 
farik,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  56,  66,  89,  104,  207,  379.) 

(2)  La  monnaie  d'or  que  frappaient  les  États  celtiques  n'avait  cours 
que  sur  le  territoire  spécial  de  chaque  nation,  parce  que  le  titre  en 
était  toujours  particulier.  Bien  que  cette  observation  ne  puisse  s'ap- 
pliquer qu'au  iv®  siècle  avant  Jésus-Christ,  comme  cette  époque  est 
un  temps  d'indépendance  bien  complète  pour  les  peuples  celtiques , 
je  conclus  qu'il  y  a  là  une  preuve  à  ajouter  à  toutes  celles  qui ,  par 
ailleurs,  témoignent  de  Tisonomie  respective  des  différents  peuples 
kymriques.  —  Mommsen,  Die  nordetruskischen  Alphabete,  dans  les 
Mittheilungen  der  antiquarischen  Gesellschaft  in  Zurich,  VH  B., 
8Heft,  1853,  p.  263. 

(3)  Wachter,  ouvr.  cité,  p.  64.  . 


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DES  BACES  HUMAINES.  135 

cheveux  blonds  ou  rouges.  C'étaient  des  hommes  à  passions 
turbulentes  ;  leur  extrême  avidité ,  leur  amour  du  luxe,  les  fai- 
saient volontiers  recourir  aux  armes.  Ils  étaient  doués  d'une 
compréhension  vive  et  facile,  d'un  esprit  naturel  très  éveillé, 
d'une  insatiable  curiosité,  très  mous  devant  l'adversité,  et, 
pour  couronner  le  tout,  d'une  redoutable  inconsistance  d'hu- 
meur, résultat  d'une  inaptitude  organique  à  rien  respecter  ni 
à  rien  aimer  longtemps  (1). 

Ainsi  faites ,  les  nations  galliques  étaient  parvenues  de  très 
1)onne  heure  à  un  état  social  assez  relevé ,  dont  les  mérites 
comme  les  défauts  représentaient  bien  et  la  souche  noble  d'où 
ces  nations  tiraient  leur  origine,  et  l'alliage  finnois  qui  avait 
modifié  leur  nature  (2).  Leur  établissement  politique  présente 
le  même  spectacle  que  nous  ont  donné,  à  leurs  origines,  tous 
les  peuples  blancs. 

Nous  y  retrouvons  cette  organisation  sévèrement  féodale  et 
ce  pouvoir  incomplet  d'un  chef  électif  en  usage  chez  les  Hin- 
dous primitifs ,  chez  les  Iraniens ,  chez  les  Grecs  homériques, 
chez  les  Chinois  de  la  plus  ancienne  époque.  L'inconsistance 
de  l'autorité  et  la  fierté  onabrageuse  du  guerrier  paralysent 
souvent  l'action  du  mandataire  de  la  loi.  Dans  le  gouverne- 
ment des  Galls,  comme  dans  celui  des  autres  peuples  issus  de 
la  même  souche ,  pas  de  vestiges  de  ce  despotisme  insensé 
d'une  table  d'ab'ain  ou  de  pierre,  forte  de  l'abstraction  qu'elle 

(1)  César  a  ainsi  dépeint  les  Gaulois  en  politique  qui,  prétendant 
«e  servir  d'eux,  voulait  connaître  et  leur  fort  et  leur  faible.  (Liv.  Il, 
30;  IV,  6,  et  VII,  20.)—  Strabon,  les  jugeant  en  littérateur  désintéressé, 
est  beaucoup  plus  indulgent.  Il  trouve  les  Gaulois  bonnes  gens  et  sans 
malice,  ne  se  fâchant  que  quand  ils  sont  les  plus  forts,  et  se  lais- 
sant, du  reste,  persuader  aisément.  (Strab.,  IV,  4,  2.) 

(2)  Schaffarik,  après  avoir  déclaré  qu'il  considère  les  Celtes  comme 
le  premier  des  peuples  blancs  établis  en  Europe,  ajoute  :  <  Déjà,  dés 
^  les  temps  les  plus  anciens,  ils  étaient  non  seulement  riches  et 
«  puissants  à  l'extrême ,  mais  encore  extraordinairement  cultivés  (un- 
«  gewœhnlich  gebildet).  Us  occupaient  un  tiers  de  l'Europe,  et,  du 
«  in«  au  n«  siècle  avant  notre  ère,  ils  s'étendaient  d'un  côté  jusqu'à 
«  la  Vistule,  de  l'autre,  sur  le  bas  Danube,  jusqu'au  Dniester.  »  — 
Slawische  Aller thûmer,  t.  I,  p.  89.  —  Il  montre,  en  plus  d'un  pays 
les  Slaves  dominés  par  les  Celtes ,  et  vivant  en  sujets  au  milieu  d'eux. 


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136  DE   l'inégalité 

représente,  aberration  si  familière  aux  républiques  sémitiques. 
La  loi  était  assez  flottante,  médiocrement  respectée  ;  la  préro-^* 
gative  des  chefs  incertaine.  En  un  mot,  le  génie  celtique  main- 
tenait ces  droits  hautains  que  Félément  noir  détruit  partout 
où  il  parvient  à  s'introduire. 

Qu'on  ne  prenne  pas  ici  le  change  en  attribuant  à  un  état  de 
barbarie  ces  instincts  peu  disciplinables  et  cette  organisation 
tourmentée.  On  ji'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  la  situation  politi- 
que de  l'Afrique  actuelle  pour  se  convaincre  que  la  barbarie 
la  plus  radicale  n'exclut  pas,  dans  les  sociétés,  un  développe- 
ment monstrueux  du  despotisme.  Être  libre,  être  esclave,  à 
un  moment  donné,  ce  sont  là  des  faits  qui  dérivent  souvent, 
pour  un  peuple ,  d'une  série  de  combinaisons  historiques  fort* 
longues;  mais,  avoir  une  prédisposition  naturelle  à  l'une  ou  à 
l'autre  de  ces  situations,  ce  n'est  jamais  qu'un  résultat  ethni- 
que. Le  plus  simple  examen  de  la  manière  dont  les  idées  so- 
ciales sont  distribuées  parmi  les  races  ne  permet  pas  de  s'y 
tromper. 

A  côté  du  système  politique  se  place  naturellement  le  sys- 
tème militaire.  Les  Galls  ne  combattaient  pas  au  hasard.  Leurs 
armées,  à  l'image  de  celles  des  Arians  Hindous,  étaient  com- 
posées de  quatre  éléments,  l'infanterie  (1),  la  cavalerie,  les 
chariots  de  guerre  (2)  et  les  chiens  de  combat,  qui  tenaient  la 
place  des  éléphants  (3).  Ces  troupes  agissaient  suivant  les  lois 
d'une  stratégie  sans  doute  médiocre,  si  l'on  veut  la  considérer 
au  point  de  vue  perfectionné  de  la  légion  romaine,  mais  qui 
n'avait  rien  de  commun  avec  l'élan  grossier  de  la  brute  se  pré- 
cipitant sur  sa  proie.  On  en  peut  juger  d'après  la  manière  in- 


(1)  Ils  avaient  des  archers  excellents.  (Caesar,  Comment,  de  Bello 
Gall,  vu,  31.) 

(2)  Le  char  de  guerre,  covinus,  était,  comme  celui  des  Assyriens,, 
des  Grecs  homériques  et  des  Hindous,  monté  par  un  guerrier  et  con- 
duit par  un  écuyer.  Fréquemment  le  guerrier,  après  avoir  lancé  se* 
javelots,  mettait  pied  à  terre  pour  combattre  corps  à  corps.  C'est 
absolument  la  même  tactique  que  nous  avons  déjà  observée  en  Asie. 
(César,  ouvr,  cité  y  IV,  36.) 

■     (3)  Strabon,  IV,  2. 


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DES  BACES  HUMAINES.  137 

telligente  dont  furent  conduites  les  grandes  invasions  celtiques 
et  le  mode  d'administration  établi  par  les  conquérants  dans 
les  pays  occupés,  régime  original  qui  n'empruntait  que  des 
détails  aux  usages  des  vaincus.  La  Gallo-Grèce  présente  ce 
spectacle. 

Les  armes  des  Kymris  étaient  de  métal  (1),  quelquefois  de 
pierre,  mais,  en  ce  cas,  très  finement  travaillées  au  moyen  r 
d'outils  de  bronze  ou  de  fer.  Il  semblerait  même  que  les  épées  \ 
et  les  haches  de  cette  dernière  espèce,  qu'on  a  trouvées  dans 
des  tombes,  étaient  plutôt  emblématiques  ou  vouées  à  des  usa- 
ges sacrés  qu'à  un  emploi  sérieux.  A  la  même  catégorie  ap- 
partenaient, incontestablement,  des  glaives  et  des  masses  d'ar- 
mes en  argile  cuite,  richement  dorées  et  peintes,  qui  né  peuvent 
avoir  eu  qu'une  destination  purement  figurative  (2).  Du  reste, 
il  est  bien  probable  aussi  que  les  hommes  de  la  plèbe  la  plus 
pauvre  se  faisaient  arme  de  tout.  Il  leur  était  meilleur  mar- 
ché  et  plus  facile  d'emmancher  un  caillou  percé  dans  un  bâton 
que  de  se  procurer  une  hache  de  bronze.  Mais  ce  qui  étabht 
d'une  manière  irrécusable  que  cette  circonstance  n'impUque 
nullement  l'ignorance  générale  des  métaux  et  l'inhabileté  à  les 
travailler,  c'est  que  les  langues  galliques  possèdent  dès  mots 
propres  pour  dénommer  ces  produits,  des  mots  dont  on  ne 
rencontre  l'origine  ni  dans  le  latin,  ni  dans  le  grec,  ni  dans  le 
phénicien.  Si  tels  de  ces  vocables  ont  une  affinité  marquée  avec 
leurs  correspondants  helléniques,  ce  n'est  pas  à  dire  qu'ils 
aient  été  fournis  par  les  Massaliotes.  Ces  ressemblances  prou- 
vent seulement  que  les  Arians  Hellènes,  pères  des  Phocéens  et 
les  aïeux  des  Celtes,  étaient  issus  d'une  race  commune. 

Le  fer  s'appelle  ierne,  irne,  uirn,  jarann;  le  cuivre  co- 
par,  et  c'était  le  métal  le  plus  en  usage  chez  les  Galls  pour  la 
fabrication  des  épées;  le  plomb,  luaid;  le  sel,  hal,  sal  (3). 

(1)  Keferstein,  Ansichten  ûber  die  kelHschen  Aller thûmer,  1. 1,  p.  324 
et  pass.  —  Worrasaae,  Primeval  antiquities  of  Denmark,  p.  23  et 
puss. 

(2)  Ibidem.  —  Wormsaae  donne  la  gravure  d'une  hache  de  ceUe 
espèce,  qui  est  d'une  grande  élégance.  {Ouvr.  cité,  p.  39.) 

(3)  Keferstein,  t.  Il,  Erste  Abtheilung,  Verzeichniss.  Les  mois  em- 

8. 


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138  DE  l'inégalité 

Toutes  ces  expressions  sont  entièrement  galliques ,  et  c'est 
un  témoignage  qu'on  ne  peut  récuser  de  l'antiquité  du  travaO 
des  métaux  chez  les  Kymris.  Il  serait  d'ailleurs  bien  étrange, 
on  en  conviendra ,  que  dans  cet  Occident  où  les  Ibères  étaient 
en  possession  de  l'art  du  mineur,  où  les  Étrusques  indigènes 
avaient  le  même  avantage,  les  Galls  en  eussent  été  privés,  eux, 
venus  les  derniers  du  pays  du  nord-est,  terre  classique,  terre  na» 
taie  des  forgerons. 

Les  monuments  des  deux  âges  de  bronze  et  de  fer  ont  fourni 
une  énorme  quantité  d'outils  divers,  qui  donnent  encore,  une 
haute  idée  de  l'aptitude  des  nations  celtiques  au  travail  du 
minerai.  Ce  sont  des  épées,  des  haches,  des  fers  de  lance,  des 
hallebardes,  des  jambards,  des  casques,  le  tout  d'or  ou  doré, 
de  bronze  ou  d'argent,  ou  de  fer,  ou  de  plomb,  ou  de  zinc; 

ployés  aujourd'hui  dans  Tart  du  mineur  ont  souvent  l'avantage  de 
fournir  des  notions  fort  anciennes.  Keferstein  fait  cette  réflexion  pour 
TAUemagne,  et  retrouve  dans  la  langue  actuelle  des  travailleurs  sou- 
terrains du  Harz  des  formes  et  des  racines  essentiellement  celtiques, 
qui,  en  même  temps  que  les  procédés  et  les  outils  auxquels  on  les 
applique,  ont  passé  des  Galls  aux  métis  germaniques.  Quant  à  Té- 
tymologie  des  noms  de  métaux,  on  peut  remarquer  que  le  mot  cel- 
tique aes,  aïs,  qui  devient  dans  le  breton  aren  et  dans  le  latin  aes, 
avec  la  flexion  aerîs,  ne  désigne  pas  proprement  du  bronze,  mais 
bien,  par  excellence,  le  métal  le  plus  dur.  C'est  à  ce  titre  seulement 
qu'on  le  trouve  employé  dans  la  plus  haute  antiquité  pour  désigner 
le  bronze.  Le  sanscrit  le  possède  sous  la  forme  ayas  ou  ayasa,  et  lui 
donne  le  sens  de  fer.  L'allemand  a  de  même  Eisen,  dérivé  du  goiiii- 
que  eisarn.  L'anglo-saxon  a  iren,  l'anglais  iron,  l'irlandais  iarn.  Nous 
avons  ici  le  celtique  ierne,  et  Ton  peut  voir  que  dans  la  forme  jarann 
il  n'est  pas  trop  loin  à*aren.  —  Schlegel,  Indische  Bibliothek,  t.  I,  p. 
243  et  pass.  -—  Voir  sur  le  sens  de  la  racine  primitive  les  recherches 
très  curieuses  de  Dieffenbach ,  Vergleichendes  Wœrterbuch  der  gothis- 
chen  Sprache,  in-S",  Frankfurt  a.  M.,  1851,  t.  I,  p.  14,  15,  n"  18.  La 
signification  de  dur  paraît  être  ici  en  corrélation  avec  l'idée  de  /bw- 
damental.  —  Il  résulte  aussi  de  ce  mot  plusieurs  applications  plus 
ou  moins  directes,  comme  celles  de  métal  en  général,  de  richesses, 
d'armes,  harnais ^  harnisch.  On  le  découvre  non  seulement  dans  le 
sanscrit,  les  langues  celtiques  et  gothiques,  mais  aussi  dans  le  pous- 
chtou  ou  afghan,  le  grec,  le  baloukî,  l'ossète,  et  on  l'aperçoit  jusque 
dans  le  chaldéen  ^a^J^n,  asina,  hache.  On  le  remarque  dans  les  lan- 
gues slaves,  avec  une  forme  qui  le  rapproche  de  certains  dialectes 
galliques. 


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DES   RACES  HUMAINES,  139 

des  baudriers,  des  chaîaes  précieuses,  destinées  aux  hommes 
pour  suspendre  leurs  glaives,  et  aux  femmes  pour  attacher  les 
clefs  de  la  ménagère  ;  des  bracelets  de  fil  de  métal  tourné  en 
spirales,  des  broderies  appliquées  sur  des  étoffes,  des  sceptres, 
des  couronnes  pour  les  chefs,  etc.  (1). 

Les  Galls  pratiquaient  la  vie  sédentaire.  Ils  vivaient  dans 
de  grands  villages  qui  devenaient  souvent  des  villes  considé- 
rables. Avant  l'époque  romaine,  plusieurs  des  capitales  de  leurs 
nations  les  plus  opulentes  avaient  acquis  un  degré  notable  de 
puissance.  Bourges  comptait  alors  quarante  mille  habitants  (2). 
On  peut  juger,  d'après  ce  seul  fait,  si  ces  cités  étaient  à  dédai- 
gner quant  à  leur  étendue  et  à  leur  population  (3).  Autun, 
Reims,  Besançon,  dans  les  Gaules,  Carrhodunum,  en  Pologne, 
bien  d'autres  bourgades,  n'étaient  certainement  pas  sans  im- 
portance et  sans  éclat  (4). 

L'antiquité  latine  nous  a  parlé  de  la  forme  des  maisons.  On 
en  possède  en  France  et  dans  l'Allemagne  méridionale  (5)  de 
nombreux  restes.  Ce  sont  ces  sortes  d'excavations  connues 
des  antiquaires  sous  le  nom  de  margelles.  Plusieurs  mesurent 
cent  pas  de  tour.  Elles  sont  rondes  et  toujours  réunies  deux 
par  deux.  L'une  servait  d'habitation,  l'autre  de  grange.  Quel- 
ques-uns de  ces  emplacements  semblent  avoir  porté  un  mur 
de  soutènement  en  pierres,  sur  lequel  s'élevait  la  bâtisse  faite 
de  planches  et  de  torchis,  souvent  recouverte  de  plâtre.  Les 
Galls  usaient  volontiers,  dans  leurs  constructions,  de  la  com- 
binaison de  la  pierre  ou  du  mortier  avec  le  bois  (6).  Ces  vieil- 

(1)  Keferstein,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  330  et  pass. 

(2)  Caesar,  de  Bello  Gallico,  VII,  28. 

(3)  Les  Celtes  de  Bourges,  avant  de  s'insurger,  brûlèrent,  en  un 
seuljour,  vingt  de  leurs  villes  qu'ils  ne  se  jugeaient  pas  en  état  de 
défendre.  Il  s'en  faut  qu'aujourd'hui  le  Berry  soit  aussi  peuplé. 

(4)  Carrhodunum  était  dans  le  voisinage  de  Cracovie.  Une  autre  ville 
celtique  de  la  Pannonie  rappelle  le  nom  des  Carnutes  du  pays  char- 
train,  c'est  Carnuntum.  (Schaffarik,  t.  I,  p.  104.) 

(5)  On  en  a  trouvé  également  dans  le  Brunswick  et  en  Suisse,  une 
première  fois  près  de  Bâle,  plus  tard  dans  les  Grisons.  (Keferstein, 
t.  I,  p.  292.) 

(6)  Ils  appliquaient  même  fort  habilement  ce  système  à  l'architec- 
ture militaire.  César  loue  beaucoup  leur  façon  de  construire  certains 


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140  DE  l'inégalité 

les  maisons,  si  communes  encore  dans  presque  toutes  nos 
villes  de  province,  comme  en  Allemagne,  et  formées  de  char- 
pentes apparentes,  dont  les  intervalles  sont  remplis  de  pierres 
pu  de  terre,  sont  des  produits  du  système  celtique. 

Rien  if  indique  que  les  habitations  aient  comporté  plusieurs^ 
étages.  Elles  ne  semblent  pas  avoir  eu  beaucoup  de  luxe  à  rin- 
térieur.  Les  Celtes  recherchaient  plus  que  le  beau,  le  bien- 
être. 

Ils  avaient  des  meubles  travaillés  en  bois  avec  assez  de  soin  ,^ 
des  ouvrages  d'os  et  d'ivoire,  tels  que  peignes,  aiguilles  de  tête, 
cuillers,  dés  à  jouer,  cornes  servant  de  vases  à  boire  ;  puis  des 
harnais  de  chevaux  garnis  et  ornés  de  plaques  de  cuivre  ou 
de  bronze  doré,  et  surtout  un  grand  nombre  de  vases  de  tou- 
tes formes,  tasses,  amphores,  coupes,  etc.  Les  objets  en  verre 
n'étaient  pas  moins  communs  chez  eux.  On  en  trouve  de  blancs 
et  de  coloriés  en  bleu,  en  jaune,  en  orange.  On  a  aussi  de& 
colliers  de  cette  matière.  On  veut  que  ces  ornements  aient 
servi  d'insignes  au  sacerdoce  druidique  pour  distinguer  les  de- 
grés de  la  hiérarchie  (1). 

La  fabrication  des  étoffes  avait  lieu  sur  une  grande  échelle.. 
On  a  découvert  souvent,  dans  les  tombeaux,  des  restes  de 
drap  de  laine  de  différents  degrés  de  finesse,  et  on  sait,  par  les. 
témoignages  historiques,  que  les  Celtes,  s'ils  étaient  fort  em- 
pressés à  se  chamarrer  de  chaînes  et  de  bracelets  de  métal, 
ne  l'étaient  pas  moins  à  se  vêtir  de  ces  étoffes  bariolées  dont 
les  tartans  écossais  sont  un  souvenir  direct  (2). 

De  très  bonne  heure,  cet  amour  des  jouissances  matérielles 

remparts.  (Comm.  de  Bello  GalL,  VII,  23.)  En  général,  les  traducteurs- 
rendent  mal  ce  passage.  Un  historien  de  la  ville  d'Orléans  me  paraît 
l'entendre  mieux.  Voici  sa  version  :  «  Ces  poutres  sont  placées  à  deux. 
«  pieds  l'une  de  l'autre  à  angle  droit  avec  le  parement  du  rempart.  Du 
«  côté  de  la  ville,  elles  sont  liées  à  l'aide  de  terres  extraites  du  fossé; 
«  à  l'extérieur,  de  grandes  pierres  remplissent  l'intervalle  qui  les- 
«  sépare,  Sur  cotte  première  assise  on  en  établit  une  seconde,  alter- 
«  nant  en  échiquier  avec  les  pierres,  et  ainsi  de  suite.  »  (L.  de  Buzon- 
nière,  Histoire  architecturale  de  la  ville  d'Orléans,  1849,  in-8®,  1. 1,  p.  2.) 

(1)  Keferstein,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  32î  et  pass. 

(2)  Tacite  les  décrit  très  bien,  d'un  seul  mot  :  il  nonime  le  sagum- 
celtique,  versfco?or.  (Hfs^or.,  II,  20.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  141 

avait  porté  les  Celtes  au  travail,  et  du  travail  productif  naquit 
le  goût  du  commerce.  Si  les  Massaliotes  prospérèrent ,  c'est 
qu'ils  trouvèrent  dans  les  populations  qui  les  entouraient,  et 
dans  celles  qui  couvraient  derrière  eux  les  pays  du  nord ,  un 
instinct  mercantile  qui,  à  sa  façon,  répondait  au  leur,  et  que 
cet  instinct  avait  créé  de  nombreux  éléments  d'échange.  Il 
avait  aussi  à  sa  disposition  des  moyens  de  transport  abondants 
et  faciles.  Les  Celtes  possédaient  une  marine.  Ce  n'étaient  pas 
les  pirogues  misérables  des  Finnois,  mais  de  bons  vaisseaux  de 
haut  bord,  bien  construits  et  solidement  membres,  armés 
d'une  forte  mâture  et  de  voiles  de  peaux ,  souples  et  bien  cou- 
sues. Ces  navires,  dans  Topinion  de  César,  étaient  mieux  en- 
tendus pour  la  navigation  de  l'Océan  que  les  galères  romaines. 
Le  dictateur  s'en  servit  pour  la  conquête  de  l'île  de  Bretagne, 
et  put  les  apprécier  d'autant  mieux  que,  dans  la  guerre  contre 
les  Vénètes,  il  s'en  fallut  de  peu  que  sa  flotte  ne  succombât  à 
la  supériorité  de  celle  de  ce  peuple.  Il  parle  aussi  avec  admi- 
ration de  la  quantité  de  bâtiments  dont  disposaient  les  nations 
de  la  Saintonge  et  du  Poitou  (1). 

De  sorte  que  les  Celtes  avaient  sur  mer  un  puissant  instru- 
ment d'activité  et  de  fortune.  Pour  tant  de  raisons,  leurs 
villes. peu  brillantes,  étant  d'ailleurs  grandes,  populeuses  et 
bien  pourvues  de  richesses  de  tout  genre ,  le  caractère  belli- 
queux de  la  race  leur  faisait  courir  de  fréquents  dangers.  La 
plupart  étaient  fortifiées ,  et  non  pas  sommairement  d'une  pa- 
lissade et  d'un  fossé,  mais  avec  toutes  les  ressources  d'un  art 
d'ingénieur  qui  n'était  pas  méprisable.  César  rend  justice  au 
talent  des  Aquitains  gaulois  dans  l'attaque  des  places  au  moyen 
de  la  mine.  Il  n'est  pas  à  croire  que  les  Celtes,  habiles  aux 
travaux  souterrains ,  comme  les  Ibères,  fussent  plus  maladroits 
que  ces  derniers  dans  l'application  militaire  de  leurs  connais- 
sances (2). 

Les  défenses  des  villes  étaient  donc  très  fortes.  Elles  consis- 


,1)  De  Bello  GalL,  III,  8,  9, 11. 

(2)  César  dut  renoncer  à  prendre  Soissons,  à  cause  de  la  largeur  de 
ses  fossés  et  de  l'élévation  de  ses  murailles.  (De  Bello  GalL,  II,  12.) 


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142  DE  l'inégalité 

taient  en  murs  de  bois  et  de  pierres  ainsi  disposés,  que,  tandis 
que  les  poutres  paralysaient  remploi  du  bélier  par  leur  élas- 
ticité, les  moellons  mettaient  obstacle  à  Taction  du  feu  (1). 
Outre  ce  système,  il  y  en  avait  un  autre ,  probablement  beau- 
coup plus  ancien  encore  et  dont  on  a  trouvé  de  bien  curieux 
vestiges  en  plusieurs  endroits  du  nord  de  TÉcosse  ;  à  Sainte- 
Suzanne,  à  Péran,  en  France;  à  Gôrlitz ,  dans  la  Lusace.  Ce 
sont  de  gros  murs  dont  la  surface ,  mise  en  fusion  par  l'action 
du  feu,  s'est  recouverte  d'une  croûte  vitrifiée  qui  fait  du  tra- 
vail entier  un  seul  bloc  d'une  dureté  incomparable  (2).  Ce 
mode  de  construction  est  si  étrange  que  longtemps  on  a  douté 
qu'il  fût  dû  à  Faction  de  l'homme ,  et  on  l'a  pris  pour  un  pro- 
duit volcanique,  dans  des  contrées  qui  d'ailleurs  ne  révèlent' 
pas  une  seule  trace  de  l'existence  de  feux  naturels.  Mais  on  ne 
peut  nier  l'évidence.  Le  camp  de  Péran  montre  ses  substruc- 
tions  vitrifiées  sous  une  maçonnerie  romaine,  et  il  n'est  pas 
douteux  que  ce  genre  impérissable  de  travail  ne  soit  l'ouvrage 
des  Celtes.  L'antiquité  en  est  certainement  des  plus  reculées.  J'en 
vois  la  preuve  dans  ce  fait,  qu'au  temps  des  Romains  l'Ecosse 
était  tombée  en  décadence ,  et  que  de  tels  monuments  dépas- 
saient, de  toutes  façons,  ses  besoins  et  les  ressources  dont 
elle  disposait.  On  doit  donc  les  attribuer  à  une  époque  où  la 
population  calédonienne  n'avait  pas  encore  subi ,  à  un  point 
dégradant,  le  mélange  avec  les  hordes  finniques  qui  l'entou- 
raient (3). 

(1)  Bourges  avait  aussi  des  tours  revêtues  de  cuir.  (  Caesar,  VII ,  22.) 

(2)  Keferstein,  t.  I,  p.  286.  —  Geslin  de  Bourgogne,  Notice  sur  l'en- 
ceinte  de  Péran ,  extrait  du  XVIII®  volume  des  Mémoires  de  la  Société 
des  Antiquaires  de  France,  p.  6  et  sqq.,  et  39. 

(3)  Au  premier  siècle  avant  notre  ère,  l'Angleterre  proprement  dite 
comptait  deux  espèces  de  populations  celtiques  ;  l'une  qui  se  disait 
autochtone ,  et  qui  habitait  l'intérieur  des  terres  ;  l'autre  était  due  à 
une  immigration  successive  de  Belges  ou  Galls  germanisés,  qui  eut 
lieu  vers  le  vii«  siècle  de  Rome.  (Caesar,  de  Belle  GalL,  V,  12.)  — C'est 
à  ces  conquérants  qu'appartiennent  les  monnaies  celtiques  de  l'Angle- 
terre. Ces  restes  numismaliques  sont  imités  de  ceux  que  l'on  trouve 
depuis  la  Schelde  jusqu'à  Reims  et  à  Soissons.  Le  type  primitif  en  est 
le  statère  macédonien.  On  possède  dans  ce  genre  des  exemplaires 
fort  grossiers  d'une  monnaie  d'or,  marqués  du  cheval  à  gorge  four^ 


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DES  RACES  HUMAINES.  143 

Des  murs  vitrifiés ,  construits  en  grosses  pierres ,  supposent 
l'existence  de  l'architecture  fragmentaire.  En  effet,  les  Celtes, 
fort  différents  des  peuplades  jaunes ,  ne  se  bornaient  pas  à 
juxtaposer  des  quartiers  de  roches  énormes;  ils  élevaient,  Tun 
sur  Tautre ,  des  blocs  polygones  qu'ils  conservaient  bruts ,  afin, 

chue,  pesant  de  6,1  gr.  à  5,4  gr.  --  Mommsen,  Die  nord-etruskischen 
Alphabete,  dans  les  Mittheilungen  der  antiquarischen  Gesellschaft 
in  Zurich,  vn  B.,  8  Heft,  1813,  p.  245.  —  Les  Celtes  de  Fintérieur  de 
rAngleterre  étaient  devenus  fort  barbares.  Ils  allaient  vêtus  de  peaux 
de  bêtes.  La  polyandrie  était  presque  générale  parmi  eux.  Us  avaient 
déjà,  en  se  mêlant  aux  Belges  immigrés,  communiqué  à  ceux-ci 
l'usage  de  se  peindre  le  corps.  Ces  derniers  les  surpassaient  de  beau- 
coup par  le  raffinement  des  habitudes  et  par  les  richesses.  Une  po- 
pulation semblable  à  celle  des  Bretons  de  l'intérieur  de  l'île,  et  peut- 
être  plus  avilie  encore,  c'étaient  les  Irlandais.  On  peut  admettre 
comme  vraisemblable  qu'à  une  époque  fort  ancienne  leur  île  avait 
reçu  quelques  colonisations  phéniciennes  et  carthaginoises;  mais, 
d'après  ce  qu'on  a  Vu  en  Espagne  d'établissements  semblables,  il  est 
douteux  que  l'influence  en  ait  dépassé  les  limites  du  comptoir.  Toute- 
fois M.  Pictet  pense  avoir  découvert  dans  l'erse  des  traces  sémitiques. 
Peut-être  encore  y  a-t-il  eu  des  immigrations  ibériques  ou  plutôt 
eeltibériennes.  Quoi  qu'il  en  soit,  Strabon  dépeint  les  Irlandais  comme 
des  cannibales,  mangeant  leurs  parents  âgés.  Diodore  de  Sicile  et 
saint  Jérôme  racontent  d'eux  les  mêmes  choses.  Les  traditions  locales 
avec  leurs  colonies  antédiluviennes ,  commandées  par  César,  leur  Par- 
tholan,  cinquième  descendant  de  Magog,  fils  de  Japhet,  leur  Clanna, 
leur  Nemihidh,  parents  de  ce  héros,  leurs  Fir-Bolgs,  tous  originaires 
dé  Thrace,  enfin  leurs  Milésiens,  fils  de  Mileadh,  venus  d'Egypte  en 
Espagne,  et  d'Espagne  en  Irlande,  sont  trop  évidemment  influencées 
par  des  romanciers  bibliques  et  classiques  pour  qu'on  puisse  leur 
accorder  beaucoup  d'antiquité  et,  par  suite,  de  confiance.  C'est  le 
pendant  des  histoires  de  France  commençant  à  Francus,  fils  d'Hec- 
tor. Il  paraît  certain  que  l'île  n'a  commencé  à  se  relever  que  vers  le 
iv«  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Elle  avait  alors  une  marine.  —  Dief- 
fenbach,  Celtica  II,  Abth.  2,  371  et  seqq.,  est  peut-être  l'écrivain  le 
plus  complet  sur  cette  matière  ardue,  qui  constitue  un  des  chapitres 
des  chroniques  celtiques  sur  lesquels  il  a  été  débité  le  plus  de  folies 
et  les  extravagances  les  plus  monstrueuses.  Pour  faire  juger  de  l'es- 
prit de  ceux  qui  les  ont  mises  en  œuvre,  je  ne  citerai  qu'un  trait  : 
partant  de  ce  point,  que  Flrlande  est  une  terre  sacrée,  qualité  qu'en 
eff'et  lui  reconnaissaient  les  Druides ,  et  qu'ont  ensuite  maintenue  pour 
elle  les  Sculdées  chrétiens,  O'Counor  raconte,  dans  ses  Proleg.,  II,  75, 
que,  de  l'avis  d'un  savant  allemand,  l'erse  était  la  seule  langue  inacces- 
sible au  diable ,  comme  trop  saint  pour  qu'il  pût  jamais  l'apprendre , 

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144  DE  l'inégalité 

a-t-on  dit,  de  n'en  pas  diminuer  la  force  (1).  C'est  là  l'origine 
du  système  connu  sous  les  noms  de  pélasgique  et  de  cyclp- 
péen  (2).  On  en  trouve  en  France,  comme  en  Grèce,  comme 
«n  Italie.  A  cet  ordre  de  constructions  appartiennent  des  en- 
ceintes découvertes  dans  nos  provinces ,  et  les  chambres  sépul- 
<îrales  d'un  grand  nombre  de  tumulus,  qui  se  distinguent 
ainsi  nettement  des  ouvrages  finniques,  dans  lesquels  les  blocs 
ne  sont  jamais  superposés  de  manière  à  former  muraille  (3). 
La  puissance  extraordinaire  de  ces  débris  massifs  a  résisté, 
€n  plus  d'un  lieu,  à  l'outrage  des  siècles.  Les  Romains  s'en 
sont  servis,  comme  des  remparts  de  Sainte-Suzanne,  et  en  ont 


«t  qu'à  Rome  un  possédé,  «  aliis  linguis  locutum,  at  hibernice  loqui, 
vel  noluisse  vel  non  potuisse.  »  Tout  bien  pesé  cependant,  il  serait 
imprudent  de  rejeter  absolument  les  traditions  irlandaises;  elles  con- 
tiennent çà  et  là  des  faits  dignes  d'être  observés. 

<1)  Keferstein,  t.  L  —  Suivant  Abeken ,  les  murs  les  plus  rudement 
façonnés  de  l'Italie  se  trouvent  dans  l'Apennin.  (Ouvr.  cité,  p.  139.)  Les 
constructions  des  Aborigènes ,  dans  le  Latium  et  l'Italie  centrale,  étant 
faites  de  tuf  très  tendre,  présentèrent  promptement  des  traces  de 
taille.  —  Ibid.  Dennis,  ouvr.  cité,  t.  II,  p.  571  et  pass.  —  Les  mines  de 
Saturnia,  une  des  plus  anciennes  villes  de  l'Étrurie,  près  d*0rbitelk>, 
renferment  un  tumulus  bien  évidemment  celtique.  Or,  Saturnia,  avant 
d'être  aux  Étrusques,  appartenait  aux  aborigènes  qui  l'avaient  fondée; 
C'était  une  ville  umbrique. 

(2)  Abeken,  ouvr.  cité,  p.  139.  Cet  auteur  nomme  pélasgiques  les 
maçonneries  non  taillées,  celles  où  l'emploi  de  petites  pierres  pour 
boucber  les  interstices  est  le  plus  indispensable.  Il  rappelle  que  Pau- 
sanias  se  sert  de  cette  expression  en  décrivant  les  murs  de  Tyrinthe 
et  de  Mycènes.  Les  murs  cyclopéens  marqueraient  ainsi  un  perfec- 
tionnement dans  le  genre  des  constructions  à  blocs  polygones. 

(3)  Keferstein,  Ansichten,  etc.,  t.  IV,  p.  287.  Cet  écrivain  remarque 
qu'il  y  a  fort  peu  de  constructions  celtiques  maçonnées  en  Angleterre 
et  en  Scandinavie.  Son  observation  s'accorde  pleinement  avec  ce  que 
dit  César,  que  les  Bretons  de  l'intérieur  de  l'île  (non  pas  les  Belges 
immigrés)  appelaient  ville  une  sorte  de  camp  retranché  formé  dé  pieux 
et  de  branchages,  au  milieu  des  bois.  (De  Bello  Gall.,  V,  21.)  —  Les 
contrées  où  l'on  en  trouve  le  plus,  soit  à  l'état  de  murailles,  soit 
comme  tombeaux  recouverts  ou  ayant  été  recouverts  d'un  tumulus 
de  terre ,  sont  les  pays  que  j'ai  nommés  déjà ,  la  Bohême ,  la  Welteravie , 
la  Franconie ,  la  Thuringe ,  le  Jura ,  l'Asie  Mineure.  Voir  aussi ,  quant 
•à  l'existence  des  tumulus  celtiques,  Boettiger,  Ideen  zur  Kunstmy- 
thologie,  c.  II,  p.  294. 


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DES  BACES   HUMAINES.  145 

fait  la  base  de  leurs  propres  travaux.  Puis ,  les  chevaliers  du 
moyen  âge,  à  leur  tour,  élevant  leurs  donjons  sur  cette  double 
antiquité,  sont  venus  compléter  les  archives  matérielles  de 
Farcliitecture  militaire  en  Europe. 

Outre  la  pierre  et  le  bois,  les  Galls  usaient  aussi  de  la  bri- 
que. Ils  ont  bâti  des  tours  très  remarquables,  dont  quelques- 
unes  subsistent  encore,  une,  entre  autres,  sur  la  Loire,  et 
d'usage  inconnu,  mais  probablement  religieux  (1). 

Les  cités,  ainsi  bien  peuplées,  bien  bâties,  bien  défendues, 
bien  fournies  de  meubles,  d'ustensiles  et  de  bijoux,  communi- 
quaient entre  elles  à  travers  le  pays ,  non  par  des  sentiers  et 
des  gués  difficiles ,  mais  par  des  routes  régulières  et  des  ponts. 
Les  Romains  n'ont  pas  été  les  premiers  à  établir  des  voies  de 
cQmmunication  dans  les  pays  kymriques  :  ils  en  ont  trouvé 
qui  existaient  avant  eux ,  et  plusieurs  de  leurs  chemins  les  plus 
célèbres ,  parce  qu'ils  étaient  les  plus  fréquentés ,  n'ont  été  que 
d'anciens  ouvrages  nationaux  entretenus  et  réparés  par  leurs 
soins.  Quant  aux  ponts,  César  en  nomme  que  certes  il  n'avait 
pas  bâtis  (2). 

Outre  ces  communications ,  les  Celtes  en  avaient  organisé 
de  plus  rapides  encore  pour  les  circonstances  extraordinaires. 
Ils  possédaient  une  télégraphie  véritable.  Des  agents  désignés 
se  criaient  de  l'un  à  l'autre  la  nouvelle  qu'il  fallait  transmettre  : 
de  cette  façon,  un  ordre  ou  un  avis  parti  d'Orléans,  au  lever 
du  soleil,  arrivait  en  Auvergne  avant  neuf  heures  du  soir, 
ayant  parcouru  de  la  sorte  quatre-vingts  lieues  de  pays  (3). 

Si  les  villes  étaient  nombreuses  et  rassemblaient  beaucoup 
d'habitants,  les  campagnes  paraissent  n'avoir  pas  été  moins 
peuplées.  On  le  peut  induire  du  nombre  considérable  de  cime- 
Ci)  «  Coram  adiré  alIoquiqueVelledamnegalum.  Arcebanturadspectu 
«  quo  venerationis  plus  inesset.  Ipsa  édita  in  turre;  deléctus  e  pro- 
«  pinquis  consulta  responsaque,  ut  internuncius  numinis,  portabat.  » 
Tacite,  HisL,  IV,  65. 

(2)Keferstein,owur. ct7é,  t.  I,  p.  192.  Sur  plusieurs  bornes  milliaires 
antiques,  on  trouve,  en  France,  Tindication  de  la  lieue  celtique  au 
lieu  du  mille  romain.  Quant  aux  ponts,  Orléans  et  Paris  en  avaient 
Cœsar,  de  Bello  Gall. ,  \U,  11. 
(3)  Caes.,  de  Bello  GalL,  VII,  3. 

RACES  HTJJIAmES.  —  T.   II.  9 


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146  DE  l'inegilité 

tières  découverts  dans  les  différentes  contrées  de  l'Europe  cel- 
tique. L'étendue  de  ces  champs  mortuaires  est  généralement 
remarquable.  On  n'y  voit  pas  de  tumulus.  Cette  construction, 
lorsqu'elle  contient  un  dolmen,  appartient  aux  premiers  habi- 
tants finnois  :  il  n'est  pas  question  ici  de  cette  variété.  Lors- 
qu'elle renferme  une  chambre  sépulcrale  en  maçonnerie,  jslle 
appartient  aux  princes ,  aux  nobles ,  aux  riches  des  nations. 
Les  cimetières  sont  plus  modestement  le  dernier  asile  des 
classes  moyennes  ou  populaires.  Ils  ne  fournissent  à  l'observa- 
teur que  des  tombeaux  plats,  la  plupart  construits  avec  soin, 
taillés  souvent  dans  le  roc  ou  établis  dans  la  terre  battue.  Les 
tombes  y  sont  couvertes  de  dalles.  Les  corps  ont  presque  tou- 
jours été  brûlés.  Bien  que  ce  fait  ne  soit  pas  absolument  sans 
exception,  sa  fréquence  établit  une  sorte  de  distinction  sup- 
plémentaire entre  les  cadavres  des  plus  anciens  indigènes, 
toujours  entiers ,  et  ceux  des  Celtes.  En  tout  cas ,  les  tumulus 
à  chambres  funéraires,  pélasgiques  et  cyclopéennes,  monu- 
ments probablement  contemporains  des  cimetières ,  ne  renfer- 
ment jamais  de  squelettes  intacts ,  mais  toujours  des  ossements 
incinérés  contenus  dans  des  urnes. 

Une  autre  différence  existe  encore  entre  celles  de  ces  sépul- 
tures qui  appartiennent  à  l'époque  nationale,  et  celles  qui  ne 
remontent  qu'à  la  période  romaine  :  c'est  que  les  objets  trou- 
vés dans  ces  dernières  ont  un  caractère  mixte  où  l'élément  la- 
tin hellénisé  se  fait  aisément  apercevoir.  Non  loin  de  Genève, 
on  voit  un  cimetière  de  cette  espèce  (1). 

Outre  que  Fabondance  des  cimetières  purement  celtiques 
donne  une  haute  idée  de  l'ampleur  des  populations  qui  les  ont 
fondés ,  elle  inspire  encore  des  réflexions  d'un  autre  ordre.  Le 
soin  et,  par  suite,  les  frais  qu'on  y  a  employés,  le  nombre,  la 
nature  et  la  richesse  des  objets  divers  que  renferment  les  tom- 
bes ,  tout  cela ,  rapproché  de  l'observation  qu'en  les  contem- 
plant on  n'a  pas  sous  les  yeux  le  lieu  de  repos  des  grands  et  des 
chefs,  mais  seulement  des  classes  moyennes  et  inférieures,  fait 
naître  une  très  haute  idée  du  bien-être  de  ces  classes ,  et  con- 

(1)  Keferstein,  ouvr.  cité,  t.  I, 


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DES  RACES   HUMAINES.  147 

séqiiemment  de  l'opulence  générale  des  nations  dont  elles  for- 
maient la  base  (1).  Nous  voilà  bien  loin  de  l'opinion  si  long- 
temps répandue,  et  si  légèrement  adoptée,  sur  la  barbarie 
complète  des  tribus  galliques ,  opinion  qui  prenait  surtout  son 
point  d'appui  dans  la  fausse  allégation  que  les  monuments  fin- 
niques  étaient  leur  œuvre. 

Ce  n'est  pas  encore  fuir  assez  de  si  lourdes  erreurs  :  plu- 
sieurs détails  importants  qui  restent  à  dire  vont  allonger  la 
distance.  Les  Celtes ,  habiles  à  tant  de  travaux  divers,  ne  pou- 
vaient pas  être  étrangers  au  besoin  de  les  rémunérer  et  de 
leur  reconnaître  un  prix.  Ils  connaissaient  l'usage  du  numéraire, 
et ,  trois  cents  ans  avant  la  venue  de  César,  battaient  monnaie 
pour  les  besoins  du  commerce  extérieur.  Ils  avaient  des  pièces 
d'or,  d'argent,  d'or-argent  et  cuivre,  de  cuivre  et  plomb,  de 
fer,  de  cuivre  seul,  rondes,  carrées,  radiées,  concaves,  sphé- 
riques,  plates ,  épaisses ,  minces,  frappées  en  creux  ou  en  re- 
lief (2).  Un  très  grand  nombre  de  ces  monnaies  ont  été  visible- 
ment produites  sous  Finfluence  massaliote,  macédonienne  ou 
romaine  (3).  Mais  d'autres  échappent  complètement  au  soupçon 

(1)  Keferstein ,  t.  I,  p.  304. 

(2)  Id.,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  341. 

(3)  Les  différentes  catégories  d'imitations  paraissent  se  limiter  à  des 
territoires  déterminés.  Celles  qui  ont  pour  objet  les  monnaies  mas- 
saliotes  se. trouvent  dans  la  Narbonnaise,  sur  le  cours  supérieur  du 
Rhône,  dans  la  Lombardie  entière,  à  Berne,  à  Genève,  dans  le  Valais, 
le  Tessin,  les  Grisons  et  le  Tyrol  italien;  mais,  en  France,  on  n'en  a 
pas  rencontré  jusqu'ici  au-dessus  de  Lyon.  —  Sur  le  penchant  septen- 
trional des  Pjrrénées  et  les  côtes  de  l'Océan,  ce  sont  les  colonies  grec- 
ques de  Rhodae  et  d'Emporiae, qui  ont  fourni  les  types;  il  s'en  ren- 
contre dans  les  pays  de  la  Garonne ,  à  Toulouse ,  dans  le  Poitou  ;  on 
«n  cite  un  exemplaire  découvert  en  Sologne.  Sur  la  Loire  supérieure, 
sur  le  Rhin,  sur  la  Schelde,  se  voient  les  contrefaçons  grossières 
des  statères  macédoniens  de  Philippe  IL  Mommsen  pense  que  cette 
habitude  de  copier,  du  moins  mal  possible,  les  types  grecs  pour  la  i^ 
monnaie ,  a  commencé  au  IV«  siècle  avant  J.-C. ,  c'est-à-dire  environ 
trois  cents  ans  avant  la  conquête  de  César.  C'est,  à  coup  sûr,  l'indice 

•de  relations  commerciales  fort  étendues,  fort  suivies  et  telles  qu'on 
les  pourrait  à  peine  dire  supérieures  aujourd'hui.  —  Mommsen ,  Die 
nordetruskischen  Alphabete,  dans  les  Mittheilungen  der  antiquaris- 
chen  Gesellschaft  in  Zurich,  VII  B.  8«  Heft.,  in-4°  1833,  p.  204,  233, 
â36,236. 


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148  DE  L'INEGALITE 

de  cette  parenté.  Ce  sont  certainement  les  plus  anciennes  :  elle& 
remontent  bien  au  delà  de  la  date  que  je  viens  d'indiquer.  Il 
en  est,  les  radiées,  qui  ont  leurs  analogues  en  Étrurie,  soit 
que  les  hommes  de  ce  pays  les  aient  empruntées  aux  peuples 
umbriques  de  leur  voisinage ,  soit  qu'un  grand  commerce  en- 
tre les  deux  nations,  commerce  qui  n'est  pas  à  révoquer  en. 
doute,  et  que  la  présence  fréquente  du  succin  dans  les  tom- 
beaux toscans  les  plus  anciens  suffirait  à  démontrer,  ait  de 
bonne  heure  engagé  les  deux  groupes  contractants  à  user  de 
moyens  d'échange  parfaitement  semblables  (1). 

Avec  la  monnaie ,  les  Celtes  possédaient  encore  l'art  de  l'é- 
criture. Plusieurs  inscriptions  copiées  sur  des  médailles  celti- 
bériennes,  mais  jusqu'à  présent  non  déchiffrées,  en  font  foi 
pour  une  époque  lointaine. 

Tacite  signale,  de  son  côté,  un  fait  qui  semble  remonter  à 
un  âge  au  moins  aussi  éloigné.  On  disait  de  son  temps  qu'il 
existait,  dans  la  Germanie  et  dans  les  Alpes  Rhétiennes,  des. 
monuments  antiques  couverts  d'inscriptions  grecques.  On  ajou- 
tait que  ces  monuments  avaient  été  élevés  par  Ulysse,  lors  de 
ses  grandes  pérégrinations  septentrionales,  aventures  dont 
nous  n'avons  pas  le  récit  (2).  En  rapportant  cette  tradition, 
Tacite,  fort  judicieusement,  exprime  le  doute  que  le  fils  de 
Laërte  ait  jamais  voyagé  dans  les  Alpes  et  du  côté  du  Rhin; 
mais  sa  réserve  devient  excessive  lorsqu'elle  s'étend  de  la 
personne  du  voyageur  à  l'existence  des  inscriptions  elles- 
mêmes  (3). 

Avec  le  témoignage  de  Tacite  vient  celui  de  César,  qui, 
lorsqu'il  eut  défait  les  Helvétiens,  trouva  dans  leur  camp  un 
état  détaillé  de  la  population  émigrante,  guerriers,  femmes, 

(i)  Abeken,  ouvr.  cité,  p.  284.  —  On  a  découvert  de  ces  monnaies- 
radiées,  d'origine  étrusque,  marquées  de  Fimage  d'une  roue,  à  Posen 
et  en  Saxe.  EUes  se  trouvaient  mêlées  à  des  médailles  d'Égine  et. 
d'Athènes  du  VIII«  siècle  avant  notre  ère. 

(2)  Odyssée,  XXIII,  267  et  pass. 

(3)  Tacite,  de  Mbribus  Germ.,  3.  —  Mommsen  considèï*e  comme  dé- 
montré qu'avant  l'époque  romaine  l'usage  de  l'écriture  s'étendait,  par 
delà  les  Alpes  et  le  cours  du  Rhône,  jusqu'au  Danube.  {Die  norde^ 
truskischen  Alphahete,  p.  221.) 


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DES  RACES  HUMAINES.  149 

enfants  et  vieillards.  Ce  registre  était,  à  son  dire,  écrit  en  let- 
tres grecques  (1). 

Dans  un  autre  passage  des  Commentaires ,  le  dictateur  ra- 
conte que,  pour  toutes  les  affaires  pub  ligue  s  (2)  et  privées,  les 
Celtes  faisaient  usage  des  lettres  grecques.  Par  une  singulière 
anomalie,  les  druides  ne  voulaient  rien  écrire  de  leurs  doctri- 
nes ni  de  leurs  rites,  et  forçaient  leurs  élèves  à  tout  appren- 
dre par  cœur  (3).  C'était  une  règle  stricte.  D'après  ces  rensei- 
gnements, il  est  hors  de  discussion  qu'avant  d'avoir  passé  par 
l'éducation  romaine,  les  nations  celtiques  étaient  accoutumées 
à  la  représentation  graphique  de  leurs  idées,  et,  ce  qui  est  ici 
particulièrement  intéressant,  l'emploi  qu'elles  faisaient  de 
cette  science  était  tout  autre  que  celui  dont  les  grands  peuples 
asiatiques  de  l'antiquité  nous  ont  donné  le  spectacle.  Chez 
ces  derniers,  récriture  servait  principalement  aux  prêtres, 
était  révérée  à  l'égal  d'un  mystère  religieux ,  et  passait  si  dif- 
ficilement dans  l'usage  familier  que  jusqu'à  l'époque  de  Pisis- 
trate,  on  n'écrivit  pas  même  les  poèmes  d'Homère,  objets,  ce- 
pendant, de  l'admiration  générale.  Chez  les  Celtes,  tout  au 
rebours,  ce  sont  les  sanctuaires  qui  ne  veulent  pas  de  l'alpha- 
bet. La  vie  privée  et  l'administration  profane  s'en  emparent  : 
on  s'en  sert  pour  indiquer  la  valeur  des  monnaies  et  pour  ce 
qui  est  d'intérêt  personnel  ou  public.  En  un  mot,  chez  les 
Celtes,  l'écriture,  dépouillée  de  tout  prestige  religieux,  est  une 
science  essentiellement  vulgarisée. 

Mais  Tacite  et  César  ajoutent  que  ces  lettres,  que  cet  alpha- 
bet si  usité ,  dont  la  présence  n'est  désormais  pas  douteuse  en 
Allemagne  (4),  est  certaine  dans  la  péninsule  hispanique,  les 
Gaules  et  THelvétie,  que  cet  alphabet,  dis-je,  est  hellénique, 
n'a  rien  de  national ,  et  provient  d'une  importation  grecque. 


<i)  Cœsar,  de  Bello  GalL,  I,  29. 

(2)  CîEsar,  de  Bello  Gall.  VI,  14:  u  in  reliquis  fere  rébus  (publicis) 
privatisque  rationibus.  »  Publicis  n*est  pas  certain.  Le  mot  semble  in- 
terpolé, quoique  la  plupart  des  éditions  le  donnent. 

(3)  Caesar,  de  Bello  GalL ,  VI,  14. 

<4)  Mommsen  (Die  nordetruskischen  Alphabete)  regarde  le  fait 
comme  indubitable  pour  les  contrées  en  deçà  du  Danube. 


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150  DE  L  INEGALITE 

Aussitôt ,  pour  expliquer  cette  assertion ,  les  gens  qui  ne  veu- 
lent voir  partout  que  des  civilisations  importées,  se  tournent 
vers  les  Massaliotes.  C'est  leur  grande  ressource  quand  ils  ne 
peuvent  fermer  les  yeux  sur  la  réalité  d'un  état  de  choses 
étranger  à  la  barbarie  dans  les  pays  celtiques.  Mais  leur  hypo* 
thèse  n'est  pas  plus  admissible  cette  fois  que  dans  tant  d'au- 
tres occasions  où  la  saine  critique  en  a  fait  justice. 

Si  les  Massaliotes  avaient  eu  le  pouvoir  d'agir  sur  les  idées 
des  nations  galliques  d'une  manière  assez  constante,  assez 
puissante,  assez  générale  pour  répandre  partout  l'usage  de  leur 
alphabet,  à  plus  forte  raison  auraient-ils  fait  accepter  les  for- 
mes séduisantes  de  leurs  armes  et  de  leurs  ornements.  Cette 
victoire  eût  été  certainement  la  plus  facile  de  toutes.  Cepen-j 
dant  ils  n'y  réussirent  pas.  Lorsque  les  nations  de  la  Gaule 
imaginèrent  de  copier  les  monnaies  grecques ,  elles  cédèrent  à 
un  sentiment  d'utilité  positif  qui  leur  révélait  tous  les  avanta- 
ges attachés  à  l'unité  du  système  monétaire  ;  mais,  au  point  de 
vue  artistique,  elles  s'y  prirent  avec  une  maladresse  et  une 
grossièreté  qui  montrent  de  la  manière  la  plus  évidente  com- 
bien elles  connaissaient  peu  les  intentions  du  peuple  dont  elles 
cherchaient  à  contrefaire  les  œuvres ,  et  le  peu  de  fréquenta- 
tion intellectuelle  qu'elles  avaient  avec  lui.  Une  race  n'em- 
prunte pas  à  une  autre  son  alphabet  sans  lui  prendre  quelque" 
chose  de  plus,  des  croyances  religieuses,  par  exemple,  et  pré- 
cisément les  druides  ne  voulaient  pas  entendre  parler  de  l'écri- 
ture. Donc  l'écriture,  chez  les  Celtes,  n'était  dépositaire  d'au- 
cun dogme.  Ou  bien,  quelquefois,  à  défaut  de  doctrines 
théologiques,  il  pourrait  être  question  d'importation  littérai- 
res. Nul  écrivain  de  l'antiquité  n'en  a  jamais  remarqué  la  moin- 
dre ti-ace  (1).  Enfin,  cet  usage  de  l'alphabet  si  répandu,  si  fort 


(1)  Je  dois  dire  que  Strabon,  venant  au-devant  de  cette  objection, 
affirme  que  les  Gaulois  écrivaient  leurs  contrats  en  grec,  non  seule- 
ment avec  les  caractères,  mais  même  dans  la  langue  de  l'Hellade  :  Ta 
(jupi.66Xaia  éXXyivityTl  Ypà9oucrt.  (Slrab. ,  IV.)  —  Mais,  soit  dit  avec  tout 
le  respect  possible  pour  l'autorité  de  Strabon,  cette  assertion  n'est 
guère  recevable.  Si  les  Celtes  avaient  à  tel  point  sympathisé  avec 
les  Grecs,  qu'ils  eussent  fait  de  l'idiome  de  ces  derniers  l'instrument 


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DES  RACES  humai:nes.  151 

entré  dans  les  mœurs  des  nations  galliques  qui  avaient  entre 
elles  le  moins  de  contact,  par  quelle  voie  aurait-il  passé  des 
Helvétiens  aux  gens  de  la  Celtibérie  ?  Si  ces  derniers  avaient 
été  tentés  de  demander  à  des  étrangers  un  moyen  graphique 
de  conserver  le  souvenir  des  faits,  ils  se  fussent  tournés  cer- 
tainement du  côté  des  Phéniciens.  Or,  les  letteras  descono- 
cidas  gravées  sur  les  médailles  indigènes  de  la  Péninsule  n'ont 
pas  le  moindre  rapport  avec  l'alphabet  chananéen  ;  elles  n'en 
ont  pas  non  plus  avec  celui  de  la  Grèce. 

Ce  mot  terminera  la  discussion  quant  à  l'identité  njatérielle 
des  deux  familles  de  lettres.  Ce  qui  n'est  pas  vrai  pour  les 
Celtibériens  ne  l'est  pas  non  plus  pour  la  plupart  des  autres 
pations  kymriques.  Je  ne  prétends  pas  néanmoins  qu'il  n'y 
eut  qu'un  seul  alphabet  pour  elles  toutes  (l).  Je  m'arrête  à 
cette  limite  que  le  système  de  l'agencement  et  des  formes  était 
identique  en  principe ,  bien  que  pouvant  offrir  des  nuances  et 
des  variations  locales  fort  tranchées. 

On  demandera  comment  il  s'est  pu  faire  que  César,  si  ac- 
coutumé à  la  lecture  des  ouvrages  grecs,  se  soit  trompé  sur 
l'apparence  des  registres  helvétiens,  et  ait  vu  des  lettres  hellé- 
niques là  où  il  n'y  en  avait  pas?  Voici  la  réponse  :  César  a  tenu 
dans  ses  mains ,  probablement ,  ces  manuscrits ,  mais  c'est  un 


ordinaire  de  leurs  transactions  de  toute  nature,  ils  eussent  mérité, 
non  pas  le  nom  de  barbares,  que  les  écrivains  classiques  ne  leur 
ménageaient  pas,  mais  celui  de  philologues,  d'érudits  consommés; 
encore  n'ai-je  connaissance  d*aucun  docte  personnage,  soit  ancien, 
soit  moderne,  pas  même  Scaliger,  qui  se  soit  amusé  à  passer  des  actes 
civils,  par-devant  notaire,  dans  une  langue  savante.  Tout  ce  qu'il  est 
possible  d'accorder,  c'est  que  Strabon,  ou  plutôt  Posidonius,  aura  vu 
entre  les  mains  de  quelques  négociants  massaliotes  des  cédules  grec- 
ques tracées  par  ces  derniers,  et  souscrites  par  des  commerçants 
gaulois. 

(1)  Mommsen  compte  jusqu'à  neuf  alphabets  différents,  recueillis 
par  lui  au  nord  de  l'Italie  et  dans  les  Alpes.  Voici  la  liste  topographique 
qu'il  en  donne  :  Todi,  Provence,  Étrurie ,  Valais ,  Tyrol,  Styrie,  Cone- 
gliano,  Vérone,  Padoue.  —  Les  déviations  qui  peuvent  créer  l'origina- 
lité de  chacun  de  ces  alphabets  sont  considérables,  comme  le  déclare 
lui-même  cet  éminent  et  judicieux  archéologue.  {Die  nordetruskis- 
chen  Alphabete,  p.  221,  taf.  III.) 


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.^  { 


152  DE  l'iiségalité 

interprète  qui  lui  en  a  donné  le  sens.  Ils  étaient  tracés,  suivant 
ce  secrétaire,  en  caractères  grecs,  c'est-à-dire  en  caractères 
qui  ressemblaient  fort  aux  grecs ,  mais  la  langue  était  galli- 
que.  L'apparence  a  suffi  au  dictateur,  et,  comme  il  regardait 
comme  indubitable  que  les  alphabets  italiotes  et  étrusques 
étaient  d'origine  grecque ,  malgré  leurs  déviations  de  ce  type, 
quand  il  a  vu  un  ensemble  qu'il  ne  comprenait  pas ,  mais  où 
son  œil  démêlait  les  mêmes  analogies,  il  a  Conclu  et  dit  ce  qu'il 
a  dit  (I).  Du  reste,  cette  explication  n'est  pjbIS  facultative  :  il 
n'y  a  pas  à  hésiter  :  les  monuments  récemment  découverts  ont 
fait  connaître  les  alphabets  en  usage ,  antérieurement  aux  Ro- 
mains, chez  les  Salasses  de  la  Provence,  chez  les  Celtes  du 
Saint-Bernard,  chez  les  montagnards  du  Tessin  :  tous  ces  mo- 
des d'écriture  sont  originaux,  ils  n'ont  que  des  affinités  loin- 
taines avec  le  grec  (2). 

Je  ne  nie  pas  en  effet  que ,  si  l'alphabet  ou  les  alphabets 
celtiques  ne  sont  pas  grecs,  ils  ne  soient  placés,  à  l'égard  de 
l'alphabet  hellénique,  dans  des  rapports  très  intimes,  en  un 
mot,  qu'ils  ne  puissent  se  reporter  tous,  eux  et  lui,  à  une 
même  source.  Ce  ne  sont  pas  des  copies,  mais  ils  se  foiinent 
sur  un  même  système,  sur  un  mode  primordial,  antérieur  à 
eux-mêmes  comme  au  type  hellénique,  et  qui  leur  a  fourni 
leurs  apparences  communes,  eu  même  temps  qu'un  mécanisme 
identique. 

L'ancien  alphabet 'grec,  celui  qui,  au  dire  des  experts,  fut 
employé  le  premier  par  les  nations  arianes  helléniques,  était 
composé  de  seize  lettres.  Ces  lettres  ont,  il  est  vrai,  des  noms 

(1)  Denys  d'Halicarnasse  raconte  comme  un  fait  admis  que  l'alphabet 
avait  été  apporté  chez  les  Italiotes  par  les  Pélasges  arcadiens.  Il  ne 
tient  nul  compte  des  différences  extrêmes  que  chacun  peut  remarquer 
entre  les  lettres  grecques  et  celles  de  la  Péninsule.  (Dionys.  Halic, 
Antiq.  rom.,  1,  XXXIII.)  —  C'était  un  axiome  scientifique,  indiscutable 
pour  les  lettrés  grecs  et  romains,  que  tout,  le  bien,  le  mal,  les  ver- 
tus et  les  vices,  l'ennui  et  le  plaisir,  l'art  de  marcher,  de  manger  et 
de  boire,  avait  été  inventé  dans  l'Hellade  et  s'était  de  là  répandu  sur 
le  reste  du  monde.  Homère  et  Hérodote,  comme  Hésiode,  sont  com- 
plètement étrangers  à  cette  puérile  doctrine. 

(2)  Mommscn,  Die  nordeèruskischen  Alphabete. 


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/ 


DES  RACES   HUMAINES.  153 

sémitiques,  ont  même  plusieurs  points  de  ressemblance  avec 
les  caractères  chananéens  et  hébreux,  mais  rien  ne  prouve  que 
Torigine  des  uns  et  des  autres  soit  locale  et  n'ait  pas  été  apportée 
du  nord-est  par  les  premiers  émigrants  de  race  blanche  (1). 

(1)  Je  ne  saurais  me  rendre  à  l'observation  qui  a  été  faite,  que  les 
alphabets  sémitiques  ne  peuvent  convenir  qu'aux  langues  auxquelles 
e\s  sont  adaptés,  parce  qu'ils  ne  comptent  pas  de  voyelles  proprement 
dites.  Ces  langues  ont  toutes  :  ^j  ^,  i,  t,  comme  les  Grecs  ont  a,  e, 
V,  i,  0.  Les  runes,  destinées  incontestablement  à  des  dialectes  qui 
traitent  les  voyelles  tout  autrement  que  les  idiomes  sémitiques,  n'ont 
pas  même  tous  ces  caractères  :  il  leur  manque  Ve.  Le  rôle  de  conson- 
nes attribué,  dans  les  temps  historiques,  aux  lettres  chananéennes 
que  je  viens  de  citer,  ne  s'oppose  nullement  à  ce  qu'on  admette  que, 
primitivement,  elles  ont  été  considérées  sous  un  autre  point  de  vue. 
—  Consulter  le  travail  de  Gesenius,  dans  VEncycL  Erschund  Gruber, 
Palœographie ,  3«  section,  IX  Theil,  p.  287.  et  pass.  — Le  problème  de 
l'origine  des  alphabets  est  encore  loin  d'être  éclairci  comme  il  est 
désirable  qu'il  le  devienne.  Il  tient  d'aussi  près  que  possible  aux  ques- 
tions ethniques,  et  est  destiné  à  prêter  de  grands  secours  à  bien  des 
solutions  de  détail.  Il  est,  du  reste,  compliqué  par  une  conception 
à  priori,  inventée  au  xvui"^  siècle  et  sur  laquelle  on  se  heurte,  à 
chaque  instant,  quand  il  s'agit  des  grands  traits,  des  caractères  prin- 
cipaux de  l'histoire  humaine.  Les  gens  qui  font  ce  qu'ils  appellent  de 
la  philosophie  de  l'histoire  ont  imaginé  que  l'écriture  avait  commencé 
par  le  dessin,  que  du  dessin  elle  était  passée  à  la  représentation  sym- 
bolique, et  qu'à  un  troisième  degré,  à  un  troisième  âge,  elle  avait 
produit,  comme  terme  final  de  ses  développements,  les  systèmes 
phonétiques.  C'est  un  enchaînement  fort  ingénieux,  à  coup  sûr,  et  il 
est  vraiment  fâcheux  que  l'observation  en  démontre  si  complètement 
l'absurdité.  Les  systèmes  figuratifs,  c'est-à-dire  ceux  des  Mexicains  et 
des  Egyptiens,  sont  devenus,  ou  plutôt  ont  été,  dès  les  premiers  mo- 
ments de  leur  invention ,  idéographiques ,  parce  qu'en  même  temps 
qu'on  a  eu  à  donner  la  forme  d'un  arbre,  d'un  fruit  ou  d'un  animal, 
il  a  impérieusement  fallu  exprimer  par  un  signe  graphique  l'idée  in- 
corporelle qui  motivait  la  représentation  de  ces  objets.  Or  voilà  un  des 
deux  degrés  de  transition  supprimé.  Quant  au  troisième ,  il  ne  semble 
pas  s'être  produit  nécessairement,  puisque  ni  les  Mexicains,  ni  les 
Chinois,  ni  les  Égyptiens  n'ont  fait  sortir  de  leurs  hiéroglyphes  un 
alphabet  proprement  dit.  Le  procédé  que  les  deux  derniers  de  ces 
peuples  emploient  pour  rendre  les  noms  propres  est  la  plus  grande 
preuve  à  offrir  que  le  principe  sur  lequel  se  base  leur  système  de  re- 
production du  langage  oppose  des  obstacles  invincibles  à  ce  prétendu 
développement.  Les  écritures  idéographiques  sont  donc  nécessaire- 
ment symboliques,  et,  d'autre  part,  n'ont  aucun  rapport,  ni  passé,  ni 

9. 


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^ 


154  DE  l'inégalité 

L'alphabet  grec  primitif  s'écrivait  tantôt  de  droite  à  gauche, 

présent,  ni  futur,  avec  la  méthode  de  décomposition  élémentaire  et  de 
représentation  abstraite  des  sons.  Elles  restent  ce  qu'elles  sont,  et  n'at- 
teignent pas  à  un  but  logiquement  contraire  au  principe  fondamental 
de  leur  construction  primitive.  —  Peut-on  affirmer  de  même  que  les 
alphabets  phonétiques  que  nous  possédons  ne  soient  pas  des  des- 
cendants de  systèmes  idéographiques  oubliés  ?  Poser  une  telle  ques* 
tion,  c'est,  je  le  sais,  affronter  des  axiomes  qui  ont  acquis  force  de  loi, 
mais  qu'on  juge  de  leur  valeur.  On  part  du  type  phénicien  comme 
paradigme,  comme  souche  de  toutes  les  écritures  phonétiques,  et  Ton 
veut  que  3  représente  le  cou  et  la  forme  du  chameau;  JT»  de  même, 
est  censé  rappeler  parfaitement  un  œil;  ^  une  maison  ou  une  tente, 
etc.  Pourquoi?  c'est  que  ;i)  5?  et  3  sont  les  initiales  de  Sp^i,  de  T^)^^ 
et  de  nf^.  Mais  ;i  rest  également  de  2^,  qui  veut  dire  un  puits,  de 
t^4j  q^i  signifie  un  bouc,  et,  si  l'on  consent  à  examiner  les  choses 
sans  prévention ,  on  conviendra  que  ^  ressemble  tout  autant  à  \in puits 
ou  à  un  bouc  qu'à  un  chameau.  On  pourrait  trouver,  sans  nulle  peine, 
d'aussi  nombreuses  analogies  pour  toutes  les  lettres  de  l'alphabet.  Il 
suffit  d'un  peu  de  bonne  volonté.  Voilà  ce  que  c'est  que  le  système 
qui  fait  dériver,  inévitablement,  les  alphabets  phonétiques  des  séries 
idéographiques,  et  voilà  les  puissantes  raisons  sur  lesquelles  il  s'ap- 
puie. Aussi  est-il  nécessaire  d'y  renoncer,  et  au  plus  tôt. 

D'autant  mieux  que  les  études  actuelles  sur  les  alphabets  assyriens 
font  découvrir  une  nouvelle  méthode  graphique  qui ,  de  quelque  façon 
qu'on  la  torture ,  ne  saurait  nullement  être  rapprochée  du  dessin  sym- 
bolique. Ces  combinaisons  claviformes  affichent,  bien  certainement, 
la  prétention  la  mieux  justifiée  à  ne  présenter  la  pensée  qu'au  moyen 
de  signes  abstraits. 

Puis,  au  besoin,  on  pourrait  citer  encore  tels  modes  d'écriture  qui 
ne  sont  ni  idéographiques,  ni  phonétiques,  ni  syllabiques,  mais  seu- 
lement mnémoniques,  et  qui  se  composent  de  traits  sans  autre  si- 
gnification que  celle  qui  leur  est  attribuée  par  l'écrivain.  Ce  dernier 
système,  fort  imparfait,  assurément,  et  privé  du  pouvoir  d'exprimer 
des  mots,  rappelle  seulement  au  lecteur  certains  objets  ou  certains 
faits  déjà  connus.  L'écriture  lenni-lenape  est  de  ce  genre. 

Voilà  donc,  la  question  étant  prise  en  gros,  quatre  catégories  de 
ressources  graphiques  employées  par  les  hommes  pour  garder  la  trace 
de  leurs  pensées.  Ces  quatre  catégories  sont  fort  inégales  en  mérite, 
et  atteignent  bien  diversement  le  but  pour  lequel  elles  sont  inventées. 
Elles  résultent  d'aptitudes  très  spéciales  chez  leurs  créateurs ,  de  fa- 
çons très  particulières  de  combiner  les  opérations  de  l'esprit  et  de 
déduire  les  rapports  des  choses.  Leur  étude  approfondie  mène  à  des 
résultats  pleins  d'intérêt,  et  sur  les  sociétés  qui  s'en  servent,  et  sur 
les  races  dont  elles  émanent. 


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DES  RACES  HUMAINES.  155 

tantôt  de  gauche  à  droite ,  et  ce  n'est  que  tard  que  sa  marche 
actuelle  a  été  fixée  (1). 

11  n'y  a  là  rien  d'insolite.  On  a  démontré  que  le  dévanagari , 
qui  suit  aujourd'hui  notre  méthode,  avait  été  inventé  selon 
les  besoins  du  système  contraire.  De  même  encore,  les  runes 
se  placent  de  toutes  les  façons ,  de  droite  à  gauche ,  de  gauche 
à  droite ,  de  bas  en  haut ,  ou  en  cercle.  On  est  même  en  droit 
d'affirmer  qu'il  n'existait  pas  primitivement  de  façon  normale 
d'écrire  les  runes. 

Les  seize  lettres  du  modèle  grec  ne  rendaient  pas  tous  les 
sons  de  la  langue  mixte  formée  d'éléments  aborigènes ,  sémi- 
tiques et  ari ans-helléniques.  Elles  ne  pouvaient  répondre  da- 
vantage au  besoin  des  idiomes  de  l'Asie  antérieure ,  qui  tous 
ont  des  alphabets  beaucoup  plus  nombreux.  Mais  peut-être 
convenaient-elles  mieux  à  l'idiome  de  ces  habitants  primitifs  du 
pays,  vaguement  nommés  Pélasges,  dont  je  n'ai  encore  qu'in- 
diqué Torigine  celtique  ou  slave.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
les  runes  du  nord ,  que  W.  Grimm  considère  comme  n'ayant 
point  été  inventées  pour  les  dialectes  teutoniques  (2),  n'ont 
aussi  que  seize  lettres,  également  insuffisantes  pour  reproduire 
toutes  les  modulations  de  la  voix  chez  un  Goth.  W.  Grimm  (3), 
comparant  les  runes  aux  caractères  découverts  par  Strahlen- 
berg  et  par  Pallas  sur  les  monuments  arians  des  rives  du 
Ienisseï,  n'hésite  pas  à  voir  dans  ces  derniers  le  type  ori- 
ginel. Il  reporte  ainsi  au  berceau  même  de  la  race  blanche  la 
souche  de  tous  nos  alphabets  actuels ,  et  partant  de  l'alphabet 
grec  ancien  lui-même,  sans  parler  des  systèmes  sémitiques. 
Cette  considération  deviendra  dans  l'avenir,  je  n'en  doute  pas, 


(1)  Bœckh,  Ueher  die  griechischen  Inschriften  auf  Thera,  in-4®,  Ber- 
lin, 1836,  p.  47.  —  Généralement,  et  en  dehors  de  l'influence  romaine, 
les  inscriptions  osques,  umbriques  et  étrusques  vont  de  droite  à 
gauche  ;  au  contraire ,  Talphabet  sabellien ,  dans  les  deux  seuls  exem- 
ples connus  jusqu'ici,  suit  la  forme  serpentine.  —  Mommsen,  Die 
nord  etruskischen  Alphabete,  p.  222. 

(2)  W.  G.  Grimm, C/eôer  die  teutsche  Runen. 

(3)  W.  C.  Grimm,  ouvr.  cité,  p.  128.  —  Strahlenberg,  Der  nord  und 
œsUiche  Theil  von  Europa  und  Asien,  p.  407,  410  et  356,  tab.  V. 


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156  DE  l'inegalixe 

le  point  de  départ  des  études  les  plus  importantes  pour  l'his- 
toire primitive. 

Keferstein,  poursuivant  les  traces  de  Grimm,  relève,  avec 
beaucoup  de  sagacité ,  que  des  lettres ,  des  plus  essentielles  aux 
dialectes  gothiques ,  marquent  parmi  les  runes  :  ce  sont  les 
suivantes  \  c,  d,  e,  f,  g^  h^q^w,  x. 

Appuyé  sur  cette  observation ,  il  complète  fort  bien  la  re- 
marque de  son  devancier,  en  concluant  que  les  runes  ne  sont 
autres  que  des  alphabets  à  l'usage  celtique  (1).  Les  caractères 
runiques,  ainsi  rendus  à  leurs  véritables  inventeurs ,  trouvent 
à  l'instant  un  analogue  très  authentique  chez  un  peuple  de 
même  race  :  c'est  l'alphabet  irlandais  fort  ancien ,  appelé  bo- 
belot  ou  heluisnon.  Il  est  composé,  comme  les  anciens  pro- 
totypes, de  seize  lettres  seulement,  et  offre  avec  les  runes  des 
ressemblances  frappantes  (2). 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  le  système  de  tous  ces  mo- 
des d'écriture  est  absolument  le  même  que  celui  de  l'ancien 
grec,  et  que  les  rapports  généraux  de  formes  avec  ce  dernier 
ne  cessent  jamais  d'exister.  Je  termine  cette  revue  générale  en 
citantlesalphabetsitaliotes,  tels  queFumbrique,  l'osque,  l'eu- 
ganéen,  le  messapien  (3)  et  les  alphabets  étrusques  (4),  égale- 
ment rapprochés  du  grec  par  leurs  formes,  et  conséquemment 
ses  alliés.  Tous  ces  alphabets  sont  d'une  date  très  reculée,  et, 
bien  qu'ayant  entre  eux  de  grandes  ressemblances ,  ils  ne  pré- 

(1)  Keferstein,  Ansichten,  etQ.,  t.  I,  p.  353.  —  Verelius,  dans  sa  Hwno- 
graphia,  avait  déjà  remarqué,  il  y  a  longtemps,  ainsi  queRudbock, 
l'antériorité  des  runes  à  l'égard  de  la  civilisation  des  Ases  ,  et  insisté 
sur  l'interprétation  fautive  du  Havamaal,  qui  semble  attribuer  à  Odin 
l'invention  des  lettres  sacrées,  tandis  que  ce  dieu  ne  peut  prétendre 
qu'à  celle  de  la  poésie.  Verelius  a,  de  plus,  fait  observer  que  les  runes 
étaient  d'autant  mieux  tracées  et  mieux  faites  qu'elles  étaient  plus 
anciennes.  —  Sal verte.  Essai  sur  l'origine  des  noms  d'hommes,  de 
peuples  et  de  lieux,  t.  II,  p.  74,  75. 

(2)  Keferstein,  t.  I,  p.  355.  —  Dieffenbacli,  Cellica  II,  2^  Abth.,  p."  19. 

(3)  Dennis  constate  l'extrême  similitude  de  tous  ces  alphabets.  (T.  I, 
p.  xvin.) 

(4)  On  en  compte  plusieurs  et  dans  lesquels  le  nombre  de  lettres 
varie.  —  Bennis ,  ouvr.  cité,  t.  II,  p.  399.  —  Voir  aussi  Mommsen,  Die 
nordetrusUischen  Alphabete. 


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DES  RACES  HUMAINES-  157 

sentent  pas  moins  de  diversités.  Ils  possèdent  des  lettres  qui 
n'ont  rien  d'hellénique,  et  jouissent  ainsi  d'une  physionomie 
vraiment  nationale,  dont  il  est  fort  difficile  à  la  critique  la 
plus  systématique  de  les  dépouiller  (4).  En  outre,  tous,  saui 
les  étrusques,  sont  celtiques,  comme  on  le  verra  plus  tard. 
Pour  le  moment,  personne  n'en  doutera  quant  à  l'euganéen 
et  à  l'umbrique. 

Les  monuments  qui  nous  les  ont  conservés  se  montrent , 
pour  la  plupart ,  antérieurs  à  linvasion  de  l'hellénisme  dans  la 
péninsule  italique.  Il  faut  donc  conclure  que  ces  alphabets  eu- 
ropéens ,  parents  les  uns  des  autres ,  parents  du  grec ,  ne  sont 
pas  formés  d'après  lui  ;  qu'ils  remontent ,  ainsi  que  lui ,  à  une 
origine  plus  ancienne;  que ,  comme  le  sang  des  races  blanches , 
ils  ont  leur  source  dans  les  établissements  primitifs  de  ces  ra- 
ces au  fond  de  la  haute  Asie;  que,  comme  les  peuples  qui  les 
possèdent ,  ils  sont  originaux  et  vraiment  indépendants  de  toute 
imitation  grecque  sur  le  territoire  européen  où  ils  ont  été  em- 
ployés; enfin,  que  les  nations  celtiques,  n'ayant  pas  emprunté 
leur  genre  de  culture  sociale  à  la  Grèce,  non  plus  que  leur 
religion ,  non  plus  que  leur  sang,  ne  lui  devaient  pas  davantage 
leurs  systèmes  graphiques  (2). 

.(I)  Niebuhr  reconnaît  que  l'origine  des  alphabets  étrusques  et  grecs 
est  la  même.  Il  la  croit  sémitique,  à  tort,  suivant  moi,  si  on  veut 
admettre,  ce  qui  me  paraît  discutable,  que  les  écritures  sémitiques 
soient  elles-mêmes  étrangères  à  l'invention  ariane  et  nées  sur  le  sol 
même  de  l'Asie  antérieure  après  les  grandes  migrations.  Mais  le  sa- 
vant prussien  déclare  très  positivement  que,  dans  son  opinion,  les 
lettres  étrusques  ne  se  sont  pas  formées  sur  le  type  grec ,  et  il  en 
donne  des  raisons  tout  à  fait  concluantes.  (Rœm.  Geschichte,  1. 1,  p.  89.) 
Un  argument  à  l'appui  de  cette  assertion,  qui  ne  me  paraît  pas  sans 
valeur,  c'est  que  le  mot  celtique,  le  mot  latin  et  le  mot  grec  qui  signi- 
fient écrire,  ont,  avec  une  même  racine,  des  physionomies  si  diffé- 
rentes, qu'ils  doivent  s'être  formés  sur  place  et  ne  pas  provenir  d'un 
emprunt  opéré  dans  les  âges  où  l'un  de  ces  peuples  a  pu  exercer  une 
action  sur  les  autres.  Ainsi,  ypàçeiv,  scribere,  et  le  gallois,  crifellu, 
ysgriffen,  ysgrifan,  ne  se  ressemblent  que  de  loin,  et  on  remarquera 
que  le  passage  de  ypàqpstv  à  scribere  est  assez  bien  marqué  par  les 
mots  celtiques,  tandis  que  scribere,  au  contraire,  n'est  pas  un  inter- 
médiaire entre  ces  mots  et  l'expression  grecque. 

(2)  César,  après  avoir  dit  que  les  Celtes  se  servaient  de  caractères 


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158  DE  l'inégalité 

^  Ce  qui  est  bien  frappant  chez  elles  ^  c'est  remploi  tout  à  fait 
utilitaire  qui  y  était  fait  de  la  pensée  écrite.  Nous  n'avons  en- 
core rien  rencontré  de  semblable  dans  les  sociétés  féminines 
élevées  à  un  degré  correspondant  sur  Téchelle  de  la  civilisa- 
tion, et,  l'esprit  encore  tout  plein  des  faits  que  l'examen  du 
monde  asiatique  a  fournis  aux  pages  du  premier  volume,  nous 
devons  nous  reconnaître  ici  sur  un  terrain  tout  nouveau.  Nous 
sommes  au  milieu  de  gens  qui  comprennent  et  éprouvent  l'em- 
pire d'une  raison  plus  sèche,  et  qui  obéissent  aux  suggestions 
d'un  intérêt  plus  terre  à  terre. 

Les  nations  celtiques  étaient  guerrières  et  belliqueuses^  sans 
doute;  mais,  en  définitive,  beaucoup  moins  qu'on  ne  le  sup- 
pose généralement.  Leur  renommée  militaire  se  fonde  sur  les 
quelques  invasions  dont  elles  ont  troublé  la  tranquillité  des 
autres  peuples.  On  oublie  que  ce  furent  là  des  convulsions  pas- 
sagères d'une  multitude  que  des  circonstances  transitoires  je- 
taient hors  de  ses  voies  naturelles,  et  que,  pendant  de  très 
longs  siècles ,  avant  et  après  leurs  grandes  guerres ,  les  États 
celtiques  ont  profondément  respecté  leurs  voisins.  En  effet, 
leur  organisation  sociale  avait  elle-même  besoin  de  repos  pour 
se  développer. 

Ils  étaient  surtout  agriculteurs,  industriels  et  commerçants. 
S'il  leur  arrivait,  comme  à  toutes  les  nations  du  monde,  mênje 
les  plus  policées,  de  porter  la  guerre  chez  autrui,  leurs  ci- 

gfecs,  prouve,  du  reste,  lui-même,  l'inexactitude  de  son  renseigne- 
ment. Il  raconte  qu'ayant  à  envoyer  une  lettre  à  un  de  ses  lieutenants, 
assiégé  par  les  Belges,  et  ne  voulant  pas  qu'elle  pût  être  lue  en  route, 
il  l'écrivit,  non  pas  en  langue  grecque,  mais  en  caractères  grecs. 
Donc  les  caractères  grecs  étaient  inconnus  de  ses  adversaires.  (Caes., 
de  Bello  GalL,  V.)  —  Tout  ce  qu'il  y  a  de  peu  satisfaisant  dans  l'asser- 
tion que  les  lettres  en  usage  chez  les  Celtes  étaient  d'origine  grecque 
a,  du  reste,  frappé  les  commentateurs  de  César.  Pour  concilier  les 
nombreuses  difficultés  qui  leur  sautaient  aux  yeux,  ils  ont  eu  recours, 
à  des  subtilités  infinies,  mais  dont  ils  se  montrent,  eux-mêmes  tout 
les  premiers,  fort  médiocrement  satisfaits.  ~  Voir  l'édition  d'Ouden- 
dorp,  in-8°,  Lipsiœ,  1805.  —  Il  est  effectivement  inadmissible  que  les 
Celtes,  ayant  pour  les  légendes  de  leurs  monnaies  des  alphabets  na- 
tionaux, comme  les  médailles  le  démontrent,  aient  employé,  dans  les 
détails  de  leur  vie,  des  caractères  étrangers. 


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DES  BACES  HUMAINES  159 

toyens  s'occupaient ,  beaucoup  plus  ordinairement,  de  faire  pâ- 
turer leurs  bœufs  et  leurs  immenses  troupeaux  de  porcs  dans 
les  vastes  clairières  des  forêts  de  cbênes  qui  couvraient  le  pays. 
Ils  étaient  sans  rivaux  dans  la  préparation  des  viandes  fumées 
et  salées.  Ils  donnaient  à  leurs  jambons  un  degré  d'excellence 
qui  rendit  célèbre ,  au  loin  et  jusqu'en  Grèce ,  cet  article  de 
commerce  (1).  Longtemps  avant  l'intervention  des  Romains, 
ils  débitaient  dans  la  péninsule  italique ,  aussi  bien  que  sur  les 
marchés  de  Marseille ,  et  leurs  étoffes  de  laine ,  et  leurs  toiles 
de  lin,  et  leurs  cuivres,  dont  ils  avaient  inventé  Fétamage.  A 
ces  différents  produits  ils  joignaient  la  vente  du  sel ,  des  es- 
claves, des  eunuques,  des  chiens  dressés  pour  la  chasse;  ils 
étaient  passés  maîtres  dans  la  charronnerie  de  toute  espèce , 
chars  de  guerre,  de  luxe  et  de  voyage  (2).  En  un  mot,  les 
Kymris,  comme  je  le  faisais  remarquer  tout  à  l'heure,  aussi 
avides  marchands,  pour  le  moins,  que  soldats  intrépides,  se 
classent,  sans  difficulté,  dans  le  sein  des  peuples  utilitaires, 
autrement  dit,  des  nations  mâles.  On  ne  saurait  lés  assigner 
à  une  autre  catégorie.  Supérieurs  auic  Ibères,  militairement 
parlant,  voués  comme  eux  et  plus  qu'eux  aux  travaux  lucra- 
tifs ,  ils  ne  semblent  pas  les  avoir  dépassés  en  besoins  intellec- 
tuels. Leur  luxe  était  surtout  d'une  nature  positive  :  de  belles 
armes,  de  bons  habits,  de  beaux  chevaux.  Ils  poussaient  d'ail- 
leurs ce  dernier  goût  jusqu'à  la  passion ,  et  faisaient  venir  à 
grands  frais  des  coursiers  de  prix  des  pays  d'outre-mer  (3). 

Ils  paraissent  cependant  avoir  possédé  une  littérature.  Puis- 
qu'ils avaient  des  bardes,  ils  avaient  des  chants.  Ces  chants 
exposaient  l'ensemble  des  connaissances  acquises  par  leur  race, 
et  conservaient  les  traditions  cosmogoniques ,  théologiques, 
historiques. 

La  critique  moderne  n'a  pas  à  la  disposition  de  ses  études 
des  compositions  écrites  remontant  à  la  véritable  époque  na- 
tionale. Toutefois  il  est,  dans  le  fonds  commun  des  richesses 


(1)  Strabon,  IV,  3. 

(2)  M.  Amédée  Thierry,  Hist.  des  Gaulois,  Introduct. 

(3)  Cœs.,  de  Bello  GalL,  IV,  2. 


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160  DE  L  INEGALITE 

intellectuelles  appartenant  aux  nations  romanes  comme  aux 
peuples  germaniques,  un  certain  coin  marqué  d'une  origine 
toute  spéciale,  que  l'on  peut  revendiquer  pour  les  Celtes.  On 
trouve  aussi ,  chez  les  Irlandais ,  les  montagnards  du  nord  de 
l'Ecosse  et  les  Bretons  de  l'Armorique,  des  productions  en 
prose  et  en  vers  composées  dans  les  dialectes  locaux. 

L'attention  des  érudits  s'est  fixée  avec  intérêt  sur  ces  œuvres; 
de  la  muse  populaire.  Elle  leur  a  dû  quelquefois  de  ressaisir 
les  traces  de  quelques  linéaments  de  l'ancienne  physionomie 
du  monde  kymrique.  Malheureusement,  je  le  répète,  ces  com- 
positions sont  loin  d'appartenir  à  la  véritable  antiquité.  C'es^. 
tout  ce  que  peuvent  faire  leurs  admirateurs  les  plus  enthou- 
siastes, que  d'en  reporter  quelques  fragments  au  cinquième 
siècle  (1),  date  bien  jeune  pour  permettre  de  juger  de  ce  que 
pouvaient  être  les  ouvrages  celtiques  à  l'époque  anté-romaine, 
au  temps  où  l'esprit  de  la  race  était  indépendant  comme  sa 
politique.  En  outre,  on  ressent,  à  l'aspect  de  ces  œuvres,  une 
défiance  dont  il  n'est  guère  possible  de  se  débarrasser,  si  l'on 
veut  garder  l'oreille  ouverte  à  la  voix  de  la  raison.  Bien  que 
leur  authenticité,  en  tant  que  produits  des  bardes  gallois  ou 
armoricains,  des  sennachies  irlandais  ou  gaéliques,  soit  incon- 
testable, on  est  frappé  de  leur  ressemblance  extrême  avec  les 
inspirations  romaines  et  germaniques  des  siècles  auxquels  elles 
appartiennent. 

La  comparaison  la  plus  superficielle  rend  cette  vérité  par 
trop  notoire.  Les  allures  de  la  pensée,  les  formes  matérielles 
de  la  poésie,  sont  identiques  (2).  Le  goût  est  tout  semblable 
pour  la  recherche  énigmatique ,  pour  la  tournure  sentencieuse 
du  récit,  pour  l'obscurité  sibyllienne,  pour  la  combinaison 
ternaire  des  faits,  pour  ralhtération.  A  la  vérité,  on  peut 
admettre  que  ces  marques  caractéristiques  sont  dues  précisé- 
ment à  des  emprunts  primordiaux  opérés  sur  le  génie  celti- 
que par  le  monde  germanique  naissant.  Tout  porte  à  croire, 


(1)  La  Villemarqué,  Barzaz  Breiz,  t.  I,  p.  xiv. 

(2)  Voir  le  chant  gallois  attribué  à  Tallesin.  (La  Villemarqué,  t.  I, 
p.  XIV.)  C'est  un  véritable  sermon  chrétien  de  l'époque. 


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DES  BACES  HUMAINES.  161 

en  effet,  que,  dans  le  domaine  moral,  les  Àrians  Germains 
ont  dû  prendre  énormément  des  Rymris,  puisque,  dans  Tordre 
des  faits  etlmiques  et  linguistiques ,  ils  se  sont  laissé  si  puis- 
samment modifier  par  eux.  Mais ,  tout  en  reconnaissant  comme 
admissible  et  même  comme  nécessaire  ce  point  de  départ,  il 
n'en  est  pas  moins  très  vraisemblable  que  les  formes ,  les  ha- 
bitudes littéraires,  désormais  communes,  ont  pu,  à  la  suite 
des  invasions  du  v®  siècle ,  rentrer  dans  le  patrimoine  des 
Celtes ,  et,  cette  fois ,  fortement  développées  et  enrichies  par 
des  apports  dus  à  l'essence  particulière  des  conquérants. 

Les  Kymris  des  quatre  premiers  siècles  de  l'Église  étaient, 
en  tant  que  Kymris,  tombés  bien  bas  et  devenus  fort  peu  de 
chose.  Leur  vie  intellectuelle,  dépouillant  son  originalité,  fut, 
comme  le  sang  de  la  plupart  de  leurs  nations,  extrêmement 
altérée  par  l'influence  romaine.  La  question  n'en  est  pas  une 
pour  ce  qui  concerne  la  Gaule.  Les  compositions  des  ovates 
avaient  péri  en  laissant  peu  de  traces.  Il  n'en  fut  nullement  de 
ces  œuvres  comme  de  celles  des  Étrusques,  qui,  bien  que 
frappées  d'impopularité  auprès  des  vieux  Sabins  par  la  pré- 
tendue barbarie  de  la  langue ,  n'en  maintinrent  pas  moins  leur 
importance  et  leur  dignité,  grâce  à  leur  valeur  historique.  Le 
généalogiste  et  l'antiquaire  se  virent  contraints  d'en  tenir 
compte,  de  les  traduire,  de  les  faire  entrer,  bien  qu'en  les 
transformant,  dans  la  littérature  dominante.  La  Gaule  n'eut 
pas  autant  de  bonheur.  Ses  peuples  consentirent  à  l'abandon 
presque  complet  d'un  patrimoine  qu'ils  apprirent  rapidement 
à  mépriser,  et,  sous  toutes  les  faces  où  ils  pouvaient  s'examiner 
eux-mêmes ,  ils  s'arrangèrent  de  façon  à  devenir  aussi  Latins 
que  possible.  Je  veux  que  les  idées  de  terroir,  peut-être  même 
quelques  anciens  chants,  traduits  et  défigurés,  se  soient  con- 
servés dans  la  mémoire  du  peuple.  Ce  fonds,  resté  celtique 
an  point  de  vue  absolu,  a  cessé  de  l'être  littérairement  parlant , 
puisqu'il  n'a  vécu  qu'à  la  condition  de  perdre  ses  formes. 

Il  faut  donc  consiâérer,  à  partir  de  l'époque  romaine,  les 
nations  celtiques  de  la  Gaule,  de  la  Germanie,  du  pays  helvé- 
tien,  de  la  Rhétie ,  comme  devenues  étrangères  à  la  nature 
spéciale  de  leur  inspiration  antique,  et  se  borner  à  ne  plus  re- 


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162  DE  l'inégalité 

connaître  chez  elles  que  des  traditions  de  faits  et  certaines  dis- 
positions d'esprit  qui,  persistant  avec  la  mesure  du  sang  des 
Kymris  demeuré  dans  le  nouveau  mélange  ethnique,  ne  gar- 
daient d'autre  puissance  que  de  prédisposer  les  populations 
nouvelles  à  reprendre  un  jour  quelques-unes  des  voies  jadis 
familières  à  l'intelligence  spéciale  delà  race  gallique. 

Les  Celtes  du  continent,  ainsi  mis  hors  de  cause  longtemps 
avant  la  venue  des  Germains ,  il  reste  à  examiner  si  ceux  des 
îles  de  Bretagne ,  d'Irlande ,  ont  conservé  quelques  débris  du 
trésor  intellectuel  de  la  famille ,  et  ce  qu'ils  en  ont  pu  trans- 
mettre à  leur  colonie  armoricaine. 

César  considère  les  indigènes  de  la  grande  île  comme  fort 
grossiers.  Les  Irlandais  Tétaient  encore  davantage.  A  la  vérité, 
les  deux  territoires  passaient  pour  sacrés,  et  leurs  sanctuaires 
étaient  en  vénération  auprès  des  druides.  Mais,  autre  chose 
est  la  science  hiératique,  autre  la  science  profane.  J'indiquerai 
plus  bas  les  motifs  qui  me  portent  à  croire  la  première  très 
anciennement  corrompue  et  avilie  chez  les  Bretons.  La  se- 
conde était  évidemment  peu  cultivée  par  eux,  non  pas  parce 
que  ces  insulaires  vivaient  dans  les  bois;  non  pas  parce  qu'ils 
n'avaient  pour  villes  que  des  circonvallations  de  branches  d'ar- 
bres au  milieu  des  forêts  ;  non  pas  parce  que  la  dureté  de  leurs 
mœm-s  autorisait,  à  tort  ou  à  raison,  à  les  accuser  d'anthropo- 
phagie; mais  parce  que  les  traditions  génésiaques  qu'on  leui 
attribue  contiennent  une  trop  faible  proportion  de  faits  ori- 
ginaux. 

La  prédominance  des  idées  classiques  y  est  évidente.  Elle 
saute  aux  yeux,  et  elle  ne  nous  apparaît  même  pas  sous  le  cos- 
tume latin  ;  c'est  dans  la  forme  chrétienne,  dans  la  formé  mo- 
nacale, dans  le  style  de  pensée  germano-romain,  qu'elle  s'of- 
fre à  nos  regards  (1).  Aucun  observateur  de  bonne  foi  ne  peut 
se  refuser  à  reconnaître  que  les  pieux  cénobites  du  vi®  siècle 
ont,  sinon  composé  toutes  ses  oeuvres,  du  moins  donné  le  ton 
à  leurs  compositeurs,  même  païens.  Dans  tous  ces  livres,  à 
côté  de  César  et  de  ses  soldats,  on  voit  apparaître  les  histoires 

(1)  Dieffenbach,  Celtica  II,  2«  Abth.,  p.  55. 


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DES  RACES  HUMAINES.  163 

bibliques  :  Magog  et  les  fils  de  Japhet,  les  Pharaons  et  la  terre 
d'Egypte;  puis  le  reflet  des  événements  contemporains  :  les 
Saxons,  la  grandeur  de  Constantinople ,  la.  puissance  redoutée 
d'Attila. 

De  ces  remarques  je  ne  tire  pas  la  conséquence  qu'il 
n'existe  absolument  aucun  reste  de  souvenir  véritablement  an- 
cien dans  cette  littérature;  mais  je  pense  qu'elle  appartient, 
totalement  dans  ses  formes  et  presque  entièrement^  dans  le 
fond,  à  répoque  où  les  indigènes  n'étaient  plus  seuls  à  habiter 
leurs  territoires,  à  l'époque  oii  leur  race  avait  cessé  d'être  uni- 
quement celtique,  à  celle  où  le  christianisme  et  la  puissance 
«germanique ,  bien  que  trouvant  encore  parmi  eux  de  grandes 
résistances,  n'en  étaient  pas  moins  victorieux,  dominateurs,  et 
capables  de  plier  à  leurs  vues  l'intelligence  intimidée  des  plus 
haineux  ennemis. 

Toutes  ces  raisons,  en  établissant  que  les  groupes  parlant, 
depuis  l'ère  chrétienne,  des  dialectes  celtiques,  avaient,  depuis 
longtemps,  perdu  toute  insph-ation  propre,  appuient  encore 
cette  proposition,  avancée  tout  à  l'heure,  que,  si  le  génie  ger- 
manique s'est,  à  son  origine,  enrichi  d'apports  kymriques,  c'est 
sous  son  influence,  c'est  avec  ce  qu'il  a  rendu  aux  peuplades 
gaéliques,  galloises  et  bretonnes,  que  s'est  composée,  vers 
le  ye  siècle,  la  littérature  de  ces  tribus,  littérature  que  dès  lors 
on  est  en  droit  d'appeler  moderne.  Celle-ci  n'est  plus  qu'un 
dérivé  de  courants  multiples,  non  pas  une  source  originale. 
Je  ne  répéterai  donc  pas,  avec  tant  de  philologues,  que  les 
habitants  celtiques  de  l'Angleterre  possédaient,  à  l'aurore  de 
l'âge  féodal,  des  chants  et  dés  romans  purement  tirés  de  leur 
propre  invention,  et  qui  ont  fait  le  tour  de  l'Europe;  mais,  tout 
au  contraire,  je  dirai  que,  de  même  que  les  moines  irlandais, 
les  sculdées  ont  brillé  d'un  éclat  de  science  théologique,  d'une 
énergie  de  prosélytisme  tout  à  fait  admirable  et  étranger  aux 
habitudes  égoïstes  et  peu  enthousiastes  des  races  galliques,  de 
même  leurs  poètes,  placés  sous  les  mêmes  influences  étran- 
gères, ont  puisé  dans  le  conflit  d'idées  et  d'habitudes  qui  en  ré- 
sultèrent, dans  le  trésor  des  traditions  si  variées  ouvert  sous 
leurs  yeux,  enfin  dans  le  faible  et  obscur  patrimoine  qui  leur 


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164  DE  l'inégalité 

avait  été  légué  par  leurs  pères,  cette  série  de  productions  qui 
a,  en  effet,  réussi  dans  toute  l'Europe,  mais  qui  a  dû  son  vaste 
succès  à  ce  motif  même  qu'elle  ne  reflétait  pas  les  tendances 
absolues  d'une  race  spéciale  et  isolée  :  tout  au  contraire ,  elle 
était  à  la  fois  le  produit  de  la  pensée  celtique ,  romaine  et  ger- 
manique, et  de  là  son  immense  popularité. 

Cette  opinion  ne  serait  assurément  pas  soutenable,  elle  se- 
rait même  opposée  à  toutes  les  doctrines  de  ce  livre,  si  la 
pureté  de  race  qu'on  attribue  généralement  aux  populations 
parlant  encore  le  celtique  était  prouvée.  L'argument,  et  c'est 
le  seul  dont  on  se  sert  pour  l'établir,  consiste  dans  la  persis- 
tance de  la  langue.  On  a  déjà  vu  plusieurs  fois,  et  notamment 
à  propos  des  Basques,  combien  cette  manière  de  raisonner  est 
peu  concluante  (1).  Les  habitants  des  Pyrénées  ne  sauraient 
passer  pour  les  descendants  d'une  race  primitive,  encore  moins 
d'une  race  pure;  les  plus  simples  considérations  physiologi- 
ques s'y  opposent.  Les  mêmes  raisons  ne  font  pas  moins  de 
résistance  à  ce  que  les  Irlandais,  les  montagnards  de  l'Ecosse, 
les  Gallois,  les  habitants  de  la  Cornouaille  anglaise  et  les  Bre- 
tons soient  considérés  comme  des  peuples  typiques  et  sans 
mélange.  Sans  doute,  on  rencontre,  en  général,  parmi  eux,  et 
chez  les  Bretons  surtout,  des  physionomies  marquées  d'un  ca- 
chet bien  particulier  ;  mais  nulle  part  on  n'aperçoit  cette  res- 
semblance générale  des  traits,  apanage,  sinon  des  races  pures, 
au  moins  des  races  dont  les  éléments  sont  depuis  assez  long- 
temps amalgamés  pour  être  devenus  homogènes.  Je  n'insiste 
pas  sur  les  différences  très  graves  que  présentent  les  groupes 
néo-celtiques  quand  on  les  compare  entre  eux.  La  persistance 
de  la  langue  n'est  donc  pas,  ici  plus  qu'ailleurs,  une  garantie 
certaine  de  pureté  quant  au  sang.  C'est  le  résultat  des  cir- 
constances locales,  fortement  servies  par  les  positions  géo- 
graphiques. 

Ce  que  la  physiologie  ébranle,  Thistoire  le  renverse.  On  sait 
de  la  manière  la  plus  positive  que  les  expéditions  et  les  établis- 
sements des  Danois  et  des  Norwégiens  dans  les  îles  semées 

(1)  Vid.  supra  et  livre  I". 


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DES  RACES  HUMAINES.  165 

autour  de  la  Grande-Bretagne  et  de  l'Irlande  ont  commencé 
de  très  bonne  heure  (1).  Dublin  a  appartenu  à  des  populations 
et  à  des  rois  de  race  danoise ,  et  un  écrivain  on  ne  peut  plus 
compétent  a  solidement  établi  que  les  chefs  des  clans  écossais^^ 
étaient,  au  moyen  âge,  d'extraction  danoise,  comme  leurs  no^ 
blés  ;  que  leur  résistance  à  la  couronne  avait  pour  appuis  les 
dominateurs  danois  des  Orcades,  et  que  leur  chute,  au  xn^  siè- 
cle ,  fut  la  conséquence  de  celle  de  ces  dynastes ,  leurs  pa^ 
rents  (2). 

Dieffenbach  constate,  en  conséquence,  l'existence  d'un  mé- 
lange Scandinave  et  même  saxon  très  prononcé  chez  les  Hi- 
ghlanders.  Avant  lui,  Murray  avait  reconnu  l'accent  danois 
dans  le  dialecte  du  Buchanshire,  et  Pinkerton,  analysant  les 
idiomes  de  l'île  entière,  avait  également  signalé,  dans  une  pro- 
vince qui  passe  d'ordinaire  pour  essentiellement  celtique,  le 
pays  de  Galles ,  des  traces  si  évidentes  et  si  nombreuses  du 
saxon,  qu'il  nomme  le  gallois  a  saxonised  celtic  (3). 

Ce  sont  là  les  principaux  motifs  qui  me  semblent  s'opposer 
à  ce  que  l'on  puisse  considérer  les  ouvrages  gallois,  erses  ou 
bretons  comme  reproduisant,  même  d'une  manière  approxi- 
mative ,  soit  les  idées ,  soit  le  goût  des  populations  kymriques 
de  l'occident  européen.  Pour  se  former  une  idée  juste  à  ce 
sujet ,  il  me  paraît  plus  exact  de  choisir  im  terrain  d'abstrac- 
tion. Prenons  en  bloc  les  productions  romaines  et  germani- 
ques; résumons,  d'autre  part,  tout  ce  que  les  historiens  et  les 
polygraphes  nous  ont  transmis  d'aperçus  et  de  détails  sur  le 


(1)  Dieffenbach,  Celtica  II,  2«  Abth.,  p.  310  et  pass.  —  Tacite  n'hé- 
sitait déjà  pas  à  reconnaître  parmi  les  habitants  de  la  Calédonie  la 
présence  d'une  race  germanique  :  «  Rutilae  Caledoniam  habitantium 
«  comae,  magni  ârtus  germanicam  originem  adseverant.  »  {Vita  Agric, 
II.)  —  Je  n'en  conclus  pas  que  tous  les  Calédoniens  étaient  des  Ger- 
mains; mais  rien  ne  s'oppose  à  ce  qu'eç  effet  il  y  eût  alors  des  im- 
migrants germains  en  Ecosse. 

(2)  Ibid. 

(3)  Dieffenbach,  Celtica  II,  2»  Abth ,  p.  28G.  Sur  l'extrême  appau- 
vrissement du  breton  et  les  mutilations  qu'il  a  subies  en  se  rappro- 
chant dans  ses  formes  grammaticales  du  français  moderne ,  voir  la 
Villemarqué,  Barzaz  Breiz,  t.  I,  p.  lxi. 


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166  DE  l'inégalité 

§énie  particulier  des  Celtes,  et  nous  en  pourrons  tirer  les  con- 
clusions suivantes. 

L'exaltation  enthousiaste ,  observée  en  Orient,  n'était  pas  le 
fait  de  la  littérature  des  Galls.  Soit  dans  les  ouvrages  histori- 
ques, soit  dans  les  récits  mythiques,  elle  aimait  l'exactitude, 
ou ,  à  défaut  de  cette  qualité ,  ces  formes  affirmatives  et  pré- 
cises qui,  auprès  de  l'imagination,  en  tiennent  lieu  (1).  Elle 
cherchait  les  faits  plus  que  les  sentiments  ;  elle  tendait  à  pro- 
duire l'émotion,  non  pas  tant  par  la  façon  de  dire,  comme  les 
Sémites,  que  par  la  valeur  intrinsèque ,  soit  tristesse,  soit  éner- 
gie, de  ce  qu'elle  énonçait.  Elle  était  positive,  volontiers  des- 
criptive, ainsi  que  le  voulait  l'alliance  intime  qui  la  rapprochait 
du  sang  finnique ,  ainsi  qu'on  en  voit  l'exemple  dclns  le  génie 
chinois,  et,  par  son  défaut  intime  de  chaleur  et  d'expansion, 
volontiers  elliptique  et  concise.  Cette  austérité  de  forme  lui 
permettait  d'ailleurs  une  sorte  de  mélancolie  vague  et  facile- 
ment sympathique  qui  fait  encore  le  charme  de  la  poésie  po- 
pulaire dans  nos  pays. 

On  trouvera,  je  l'espère,  cette  appréciation  admissible,  si 
l'on  se  rappelle  qu'une  littérature  est  toujours  le  reflet  du  peu- 
ple qui  l'a  produite,  le  résultat  de  son  état  ethnique,  et  si  l'on 
compare  les  conclusions  qui  ressorteut  de  cette  vérité  avec 
l'ensemble  des  qualités  et  des  défauts  que  le  contenu  des  pa- 
ges précédentes  a  fait  apercevoir  dans  le  mode  de  culture  des 
nations  celtiques. 

Il  en  résulte  sans  doute  que  les  Kymris  ne  pouvaient  pas 
être  doués,  intellectuellement,  à  la  manière  des  nations  mélani- 
sées  du  sud.  Si  cette  condition  mettait  son  empreinte  sur  leurs 
productions  littéraires,  elle  n'était  pas  moins  sensible  dans  le 
domaine  des  arts  plastiques.  De  tout  le  bagage  que  les  Galls 
ont  laissé  derrière  eux  en  ce  genre,  et  que  leurs  tombes  nous 
ont  rendu,  on  peut  admirer  la  variété,  la  richesse,  la  bonne  et 

(l)M.  de  la  Villemarqué  relève  avec  raison ,  chez  les  auteurs  des 
chants  populaires  de  l'Europe,  l'habitude  de  fixer  aussi  exactement 
que  possible  le  lieu  el  la  date  des  faits  rapportés.  (Barzaz  Breiz,  t.  I, 
p.  XXVI.)  Le  but  de  ce  qu'il  appelle  le  poète  de  la  nature  «  est  toujours, 
dit-il,  de  rendre  la  réalité.  »  (P.  xxviii.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  167 

solide  confection  :  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'extasier  sur  la  forme. 
Elle  y  est  des  plus  vulgaires ,  et  ne  fournit  aucune  trace  qui 
puisse  faire  reconnaître  un  esprit  amusé,  comme  dans  l'Asie 
antérieure,  à  donner  de  belles  apparences  aux  moindres  objets 
ou  sentant  le  besoin  de  plaire  à  des  yeux  exigeants  (1). 

Il  est  vraiment  curieux  que  César,  qui  s'étend  avec  assez  de 
complaisance  sur  tout  ce  qu'il  a  rencontré  dans  les  Gaules,  et 
qui  loue  avec  beaucoup  d'impartialité  ce  qui  le  mérite,  ne  se 
montre  aucunement  séduit  par  la  valeur  artistique  de  ce  qu'il 
observe.  Il  voit  des  villes  populeuses,  des  remparts  très  bien 
conçus  et  exécutés  :  il  ne  mentionne  pas  une  seule  fois  un 
beau  temple  (2).  S'il  parle  des  sanctuaires  aperçus  par  lui  dans 
les  cités,  cet  aspect  ne  lui  inspire  ni  éloge  ni  blâme,  ni  expres- 
sion de  curiosité.  Il  paraît  que  ces  constructions  étaient,  comme 
toutes  les  autres,  appropriées  à  leur  but,  et  rien  de  plus.  J'i- 
magine que  ceux  de  nos  édifices  modernes  qui  ne  sont  copiés 
ni  du  grec,  ni  du  romain,  ni  du  gothique,  ni  de  l'arabe,  ni  de 
quelque  autre  style,  inspirent  la  même  indifférence  aux  obser- 
vateurs désintéressés. 

On  a  trouvé ,  outre  lés  armes  et  les  ustensiles ,  un  très  petit 
nombre  de  représentations  figurées  de  l'homme  ou  des  ani- 
maux. J'avoue  même  que  je  n'en  connais  pas  d'exemple  bien 
authentique. 

Le  goût  général ,  semblerait-il  donc ,  ne  portait  pas  les  fa- 
bricants ou  les  artistes  à  ce  genre  de  travail.  Le  peu  qu'on  en 
possède  est  fort  grossier  et  tel  que  le  moindre  manœuvre  en 
saurait  faire  autant.  L'ornementation  des  vases,  des  objets  en 
bronze  ou  en  fer,  des  parures  en  or  ou  en  argent ,  est  de  même 
dénuée  de  goût,  à  moins  que  ce  ne  soient  des  copies  d' œuvres 
grecques  ou  plutôt  romaines ,  particularité  qui  indique,  lors- 

(1)  Keferstein,  Ansichten,  1. 1,  p.  334. 

(2)  Le  fait  que  les  Celtes  élevaient  des  sanctuaires  dans  leurs  villes, 
à  Toulouse  entre  autres,  prouve  que  les  dolmens  n'appartenaient  pas 
à  leur  culte  ordinaire.  Strabon,  parlant  de  Tancienne  splendeur  des 
Tectosages,  raconte  qu'ils  déposaient  leurs  trésors  dans  les  chapelles, 
(Hixotç,  ou  dans  les  étangs  sacrés,  âv  >t{ivatç  lepaîç.  si  les  dolmens 
avaient  été  ces  otixoI,  leur  forme  les  aurait  rendus  trop  remarquables 
pour  que  Posidonius  n'en  eût  pas  fait  la  description.  (Strab.,  IV,  13.) 


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168  DE   L'iNLGALITÉ 

qu'elle  se  rencontre,  que  l'objet  observé  appartient  à  Tépoque 
de  la  domination  des  Césars,  ou  du  moins  à  un  temps  qui  en  est 
assez  rapproché.  Dans  les  périodes  nationales,  les  dessins  en 
spirales  simples  et  doubles  ou  en  lignes  ondulées  sont  extrême- 
ment communs  :  c'est  même  le  sujet  le  plus  ordinaire. 

Nous  avons  vu  que  les  gravures  observées  sur  les  plus  beaux 
dolmens  de  construction  fmnique  affectaient  ordinairement 
cette  forme.  Il  semblerait  donc  que  les  Celtes,  tout  en  gardant 
leur  supériorité  vis-à-vis  des  habitants  antérieurs  du  pays,  se 
sont  sentis  assez  pauvrement  pourvus  du  côté  de  l'imagination 
pour  ne  pas  dédaigner  les  leçons  de  ces  malheureux  (IJ.  Mais, 
comme  de  pareils  emprunts  ne  s'opèrent  jamais  qu'entre  na- 
tions parentes,  en  trouver  la  marque  peut  servir  à  faire  remar- 
quer qu'outre  les  mélanges  jaunes,  déjà  subis  pendant  la  durée 
de  la  migration  à  travers  l'Europe,  les  Celtes  en  contractèrent 
beaucoup  d'autres  avec  les  édifîcateurs  des  dolmens  dans  la 
plupart  des  contrées  où  ils  s'établirent,  sinon  dans  toutes. 
Cette  conclusion  n'a  rien  d'inattendu  pour  l'esprit  du  lec- 
teur :  de  puissants  indices  l'ont  déjà  signalée. 

Il  en  est  d'ailleurs  d'autres  encore,  et  d'une  nature  plus  re- 
levée et  plus  importante  que  de  simples  détails  d'éducation 
artistique.  C'est  ici  le  lieu  d'en  parler  avec  quelque  insistance. 

Quand  j'ai  dit  que  le  système  aristocratique  était  en  vigueur 
chez  les  Galls,  je  n'ai  pas  ajouté,  ce  qui  pourtant  estnéces- 
sah'e,  que  l'esclavage  existait  également  parmi  eux. 

On  voit  que  leur  mode  de  gouvernement  était  assez  compli- 
qué pour  mériter  une  sérieuse  étude.  Un  chef  électif,  un  corps 
de  noblesse  moitié  sacerdotale,  moitié  militaire,  une  classe 
moyenne,  bref  l'organisation  blanche,  et,  au-dessous,  une  po- 
pulation servile.  Sauf  le  brillant  des  couleurs,  on  croit  se  re- 
trouver dans  l'Inde. 

Dans  ce  dernier  pays,  les  esclaves,  aux  temps  primitifs,  se 

(1)  Telle  est  la  persistance  des  goûts  dans  les  races  qu'aux  environs 
de  Francfort-sur-le-Mein,  où  Ton  trouve  beaucoup  de  maisons  cons- 
truites à  la  manière  celtique,  les  dessins  dont  ces  maisons  sont  ornées 
reproduisent  constamment  les  mêmes  spirales  qui  se  voient  sur  les 
monuments  de  Gavr-Innis. 


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DES  KACES   HUMAINES.  16^ 

composaient  de  noirs  soumis  par  les  Arians.  En  Egypte,  les 
basses  castes  ayant  été  également  formées ,  et  presque  en  to- 
talité, de  nègres,  force  est  d'en  conclure  qu'elles  jdevaient  de 
même  leur  situation  à  la  conquête  ou  à  ses  conséquences.  Dans 
les  États  chamo-sémitiques,  à  Tyr,  à  Carthage,  il  en  était  ainsi. 
En  Grèce,  les  Hélotes  lacédémoniens,  les  Pœnestes  thessaliens 
et  tant  d'autres  catégories  de  paysans  attachés  à  la  glèbe^ 
étaient  les  descendants  des  aborigènes  soumis.  II  résulte  de  ces 
exemples  que  l'existenèe  de  populations  serviles,  même  avec  des 
nuances  notables  dans  le  traitement  qui  leur  est  infligé,  dénote 
toujours  des  différences  originelles  entre  les  races  nationales. 

L'esclavage,  ainsi  que  toutes  les  autres  institutions  humaines^ 
repose  sur  d'autres  conditions  encore  que  le  fait  de  la  con- 
trainte. On  peut,  sans  doute,  taxer  cette  institution  d'être  l'a- 
bus d'un  droit  ;  une  civilisation  avancée  peut  avoir  des  raisons 
philosophiques  à  apporter  au  secours  déraisons  ethniques, 
plus  concluantes,  pour  la  détruire  :  il  n'en  est  pas  moins  incon- 
testable qu'à  certaines  époques  l'esclavage  a  sa  légitimité,  et 
on  serait  presque  autorisé  à  affirmer  qu'il  résulte  tout  autant 
du  consentement  de  celui  qui  le  subit  que  de  la  prédominance 
morale  et  physique  de  celui  qui  l'impose. 

On  ne  comprend  pas  qu'entre  deux  hommes  doués  d'une  in- 
telligence égale  ce  pacte  subsiste  un  seul  jour  sans  qu'il  y  ait 
protestation  et  bientôt  cessation  d'un  état  de  choses  iDogique. 
Mais  on  est  parfaitement  en  droit  d'admettre  que  de  tels  rap- 
ports s'établissent  entre  le  fort  et  le  faible,  ayant  tous  deux 
pleine  conscience  de  leur  position  mutuelle,  et  ravalent  ce  der- 
nier à  une  sincère  conviction  que  son  abaissement  est  justifia- 
ble en  saine  équité. 

La  servitude  ne  se  maintient  jamais  dans  une  société  dont 
les  éléments  divers  se  sont  un  tant  soit  peu  fondus.  Longtemps 
avant  que  Tam^lgarae  arrive  à  sa  perfection,  cette  situation  se 
modifie,  puis  s'abolit.  Bien  moins  encore  est-il  possible  que  la 
moitié  d'une  race  dise  à  son  autre  moitié  :  «  Tu  me  serviras,  » 
et  que  l'autre  obéisse  (1). 

(1)  On  opposera  peut-être  à  ceci  qu'en  Russie  comme  en  Pologne 

10 


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170  DE  l'inégalité 

De  tels  exemples  ne  se  sont  jamais  produits,  et  ce  que  le  poids 
des  armes  pourrait  consacrer  un  moment,  n-étant  jamais  rati- 
fié par  la  conscience  des  opprimés,  fragile  et  vacillant,  s'anéan- 
tirait bientôt.  Ainsi,  partout  où  il  y  a  esclavage,  il  y  a  dualité 
^  ou  ptoalité  de  races.  Il  y  a  des  vainqueurs  et  des  vaincus,  et 
l'oppression  est  d'autant  plus  complète  que  les  races  sont  plus 
distinctes.  Les  esclaves,  les  vaincus,  chez  les  Galls,  ce  furent 
les  Finnois.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  combattre  l'opinion  qui 
veut  apercevoir  dans  la  population  servile  de  la  Celtique  des 
tribus  ibériennes  proprement  dites.  Rien  n'indique  que  cette 
famille  hispanique  ait  jamais  occupé  les  provinces  situées  au 
nord  de  la  Garonne  (1).  Puis  les  différences  n'étaient  pas  tel- 
les entre  les  Galls  et  les  maîtres  de  l'Espagne,  que  ces  derniers 
aient  pu  être  abaissés  en  masse  au  rôle  d'esclaves  vis-à-vis  de 
leurs  dominateurs.  Quand  des  expéditions  kymriques,  péné- 
trant dans  la  Péniiislile,  allèrent  y  troubler  tous  les  rapports 
antérieurs,  nous  en  voyons  résulter  des  expulsions  et  des  mé- 
langes; mais  tout  démontre  que,  la  guerre  finie,  il  y  eut,  en- 
tre les  deux  parties  contendantes,  des  relations  généralement 
basées  sur  la  reconnaissance  d'une  certaine  égalité  (2). 

le  servage  est  d'institution  récente;  mais  il  faut  observer,  d'abord,  que 
la  situation  du  paysan  de  l'empire  mérite  à  peine  ce  nom  ;  puis,  dans 
les  deux  pays,  elle  se  transforme  rapidement  en  liberté  complète, 
preuve  qu'elle  n'a  jamais  été  subie  sans  protestation.  Elle  n'aura  donc 
constitué  qu'un  accident  transitoire,  résultat  naturel  de  la  superposi- 
tion de  races  différemment  douées;  car,  en  Pologne  aussi  bien  qu'en 
Russie,  la  noblesse  est  issue  de  conquérants  étrangers.  Aujourd'hui, 
cette  ligne  de  démarcation  ethnique  disparaissant  ou  ayant  disparu, 
le  servage  n'a  plus  de  raison  d'être  et  le  prouve  en  s'éteignant. 

(1)  Le  rapprochement  que  l'on  peut  établir  entre  le  nom  de  la  nation 
hispanique  métisse  des  Ligures  et  celui  du  Ûeuve  de  Loire,  Lt^er,  prou- 
verait simplement  que  les  Ligures  avaient  adopté  le  nom  de  la  tribu 
austro-celtique  paternelle,  qui  leur  semblait  plus  honorable  que  celui 
de  tout  autre  peuple,  ibère  d'origine,  dont  ils  pouv'aient  également 
descendre.  L'héritage  de  cette  parUe  de  leur  généalogie  se  composait 
de  souvenirs  moins  brillants.  (Dieffenbach,  Celtica  II,  l'^*  Abth.,  p.  22.) 
—  Voir  encore  le  même  auteur  pour  le  nom  des  Llœgrwys,  que  les 
Triades  gaéliques  rattachent  à  la  souche  primitive  des  Kvmris.  (Ibid., 
3«  Abth.,  p.  71  et  130.) 

(-2)  Les  Celtibériens,  produit  de  l'hymen  des  deux  peuples,  se  mon- 


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DES  BACES  HUMAINES.  17t 

Il  en  fut  absolument  de  même  pour  d'autres  groupes  à  demi 
blancs,  apparentés  aux  Ibères  d'assez  près,  et  plus  tard  aux 
Galls.  Ces  groupes  étaient  composés  de  Slaves  qui,  semés  sur 
plusieurs  points  des  pays  celtiques,  y  vivaient  sporadiquement, 
côte  à  côte  avec  les  Kymris.  Les  mêmes  motifs  qui  empêchaient 
les  Ibères  d'Espagne,  envahis  par  les  Celtes,  d'être  réduits  en 
esclavage,  assuraient  à  ces  Wendes,  perdus  loin  du  gros  de 
leur  race ,  une  attitude  d'indépendance.  On  les  voit  formant 
dans  TArmorique  une  nation  distincte,  et  y  portant  leur  nom 
national  de  Veneti,  Ces  Vénètes  avaient  aussi  dans  le  pays  de 
Galles  actuel  une  partie  des  leurs  (1),  dont  la  résidence  était 
Wenedotia  ou  Gwineth.  La  Vilaine  s'appelait,  d'après  eux, 
Vindilis,  La  ville  de  Vannes  garde  aussi  dans  son  nom  une 
trace  de  leur  souvenir,  et  ce  qui  est  assez  curieux,  c'est  qu'elle 
le  garde  dans  la  forme  que  les  Finnois  donnent  au  mot  JVende  : 
JTane  (2). 

Une  tribu  gallique,  parente  des  Vénètes,  les  Osismii,  possé- 
dait un  port  qu'elle  nommait  Vindana  (3).  Bien  loin  de  là  en- 
core, sur  l'Adriatique  et  tout  à  côté  des  Celtes  Euganéens,  ré- 
sidaient les  Veneti  y  Heneti  ou  Eneti,  dont  la  nationalité  est 
un  fait  historiquement  reconnu,  mais  qui^  bien  que  parlant  une 
langue  particulière,  avaient  absolument  les  mêmes  mœurs  que 
les  Galls,  leurs  voisins.  Plusieurs  autres' populations  slaves, 

trèrent  peut-être  un  peu  supérieurs  aux  familles  d'où  ils  sortaient.  J'ai 
déjà  fait  remarquer  que  ce  fait  était  assez  ordinaire  dans  les  alliages 
d'espèces  inférieures  ou  secondaires.  (Voir  1. 1,  livre  V\)  Dieffenbach 
{Celticà  II,  2«  Abth.,  p.  47)  fait  cette  même  observation,  précisément  à 
propos  du  sujet  dont  il  s'agit  ici. 

(1)  Schaffarik,  Slawische  Alterth.,  t.  I,  p.  260. 

(2)  Schaffarik ,  ouvr,  cité,  t.  I,  p.  260. 

(3)  En  breton ,  Gwenet  et  Wenet.  C'est  une  règle  curieuse  que  là  où 
les  Hellènes  mettaient  le  digamma  et  où  les  Grecs  modernes  placent 

e  C,  les  Celtes,  les  Latins  et  les  Slaves  emploient  le  W.  Le  digamma 
se  confond  avec  l'esprit  rude;  les  dialectes  gothiques,  et  le  sanscrit 
même,  remplacent  le  W  par  le  H.  (Shaffarik,  iSlawische  Alterthûmer, 
1. 1,  p.  160.)  On  trouve  encore  en  France  la  racine  Vend  dans  plusieurs 
autres  noms  de  lieux  à  l'ouest,  tels  que  Vendôme  et  la  Vendée.  Stra- 
bon  nomme  encore  des  OOevoveç  ou  Vennones  au-dessus  de  Côme,  à 
côté  des  Rhétiens,  non  loin,  par  conséquent,  des  Vénètes  de  l'Adria- 
tique. L.  IV,  6.)  —  Dieffenbach,  Celtica  II,  i"  Abth.,  p.  3i-2, 219, 220, 222» 


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172  DE  l'inégalité 

<;eltiséesdaiis  des  proportions  diverses,  vivaient  au  nord-est  de 
l'Allemagne  et  sur  la  ligne  des  Krapacks,  côte  à  côte  avec  les 
nations  galliques. 

Tous  ces  faits  démontrent  que  les  Slaves  de  la  Gaule  et  de 
l'Italie,  comme  les  Ibères  d'Espagne,  conservaient  un  rang 
assez  digne  et  faisaient  nombre  parmi  les  États  kymriques 
auxquels  ils  s'étaient  alliés.  Sans  donc  songer  à  déshonorer 
gratuitement  leur  mémoire ,  cherchons  la  race  servile  où  elle 
put  être  :  nous  ne  trouvons  que  les  Finnois. 

Leur  contact  immédiat  devait  nécessairement  exercer  sur 
leurs  vainqueurs,  bientôt  leurs  parents,  une  influence  délétère. 
On  en  retrouve  les  preuves  évidentes. 

Au  premier  rang  il  faut  mettre  l'usage  des  sacrifices  hu- 
mains, dans  la  forme  où  on  les  pratiquait,  et  avec  le  sens  qu'on 
leur  donnait.  Si  l'instinct  destructif  est  le  caractère  indélébile 
fcie  l'humanité  entière,  comme  de  tout  ce  qui  a  vie  dans  la  na- 
ture, c'est  assurément  parmi  les  basses  variétés  de  l'espèce 
qu'il  se  montre  le  plus  aiguisé.  A  ce  titre,  les  peuples  jaunes 
le  possèdent  tout  aussi  bien  que  les  noirs.  Mais ,  attendu  que 
les  premiers  le  manifestent  au  moyen  d'un  appareil  spécial  de 
sentiments  et  d'actions,  il  s'exerçait  aussi  chez  les  Galls,  at- 
teints par  le  sang  finnique,  d'une  autre  façon  que  chez  les  na- 
tions sémitiques,  imbues  de  l'essence  mélanienne.  On  ne  voyait 
pas,  dans  les  cantons  celtiques,  les  choses  se  passer  comme 
aux  bords  de  l'Euphrate.  Jamais,  sur  des  autels  publiquement 
élevés  au  milieu  des  villes,  au  centre  de  places  inondées  de  la 
clarté  du  soleil,  les  rites  homicides  du  sacerdoce  druidique  ne 
s'accomplirent  impudemment,  avec  une  sorte  de  rage  bruyante, 
solennelle,  délirante,  joyeuse  de  nuire.  Le  culte  morose  et  cha- 
grin de  ces  prêtres  d'Europe  ne  visait  pas  à  repaître  des  ima- 
ginations ardentes  par  le  spectacle  enivrant  de  cruautés  raffi- 
nées. Ce  n'était  pas  à  des  goûts  savants  dans  l'art  des  tortures 
qu'il  fallait  arracher  des  applaudissements.  Un  esprit  de  som- 
bre superstition ,  amant  des  terreurs  taciturnes ,  réclamait  des 
scènes  plus  mystérieuses  et  non  moins  tragiques.  A  cette  fin, 
on  réunissait  un  peuple  entier  au  fond  des  bois  épais.  Là,  pen- 
dant la  nuit,  des  hurlements  poussés  par  des  invisibles  frap- 


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DES  RACES  HUMAINES.  173 

.q)aient  Foreille  effrayée  des  fidèles.  Puis,  sous  la  voûte  consa- 
crée du  feuillage  humide  qui  laissait  à  peine  tomber  sur  une 
scène  terrible  la  clarté  douteuse  d'une  lune  occidentale,  sur  un 
autel  de  granit  grossièrement  façonné ,  et  emprunté  à  d'an- 
ciens rites  barbares,  les  sacrificateurs  faisaient  approcher  les 
victimes  et  leur  enfonçaient,  en  silence,  le  couteau  d'airain 
dans  la  gorge  ou  dans  le  flanc.  D'autres  fois,  ces  prêtres  rem- 
;pUssaient  de  gigantesques  mannequins  d'osier  de  captifs  et  de 
criminels ,  et  faisaient  tout  flamber  dans  une  des  clairières  de 
ileurs  grandes  forêts. 

Ces  horreurs  s'accomplissaient  comme  secrètement;  et ,  tan- 
•dis  que  le  Chamite  sortait  de  ses  boucheries  hiératiques  ivre  de 
carnage,  rendu  insensé  par  l'odeur  du  sang  dont  on  venait  de 
lui  gonfler  les  narines  et  le  cerveau,  le  Gall  revenait  de  ses 
solennités  religieuses,  soucieux  et  hébété  d'épouvante.  Voilà 
la  différence  :  à  l'un,  la  férocité  active  et  brûlante  du  principe 
mélanien;  à  l'autre,  la  cruauté  froide  et  triste  de  l'élément 
jaune.  Le  nègre  détruit  parce  qu'il  s'exalte,  et  s'exalte  parce 
qu'il  détruit.  L'homme  jaune  tue  sans  émotion  et  pour  répon- 
dre à  un  besoin  momentané  de  son  esprit.  J'ai  montré,  ailleurs, 
qu'à  la  Chine  l'adoption  de  certaines  modes  féroces,  comme 
d'enterrer  des  femmes  et  des  esclaves  avec  le  cadavre  d'un 
prince,  correspondait  à  des  invasions  de  nouveaux  peuples 
jaunes  dans  l'empire. 

Chez  les  Celtes ,  tout  l'ensemble  du  culte  portait  également 
témoignage  de  cette  influence.  Ce  n'est  pas  que  les  dogmes  et 
certains  rites  fussent  absolument  dépouillés  de  ce  qu'ils  de- 
vaient à  l'origine  primitivement  noble  de  la  famille.  Les  mytho- 
logues y  ont  découvert  de  frappantes  analogies  avec  les  idées 
hindoues,  surtout  quant  aux  théories  cosmogoniqu.es.  Le  sa- 
cerdoce lui-même,  voué  à  la  contemplation  et  à  l'étude,  fa- 
çonné aux  austérités  et  aux  fatigues,  étranger  à  l'usage  des  ar- 
mes, placé  au-dessus,  sinon  au  dehors  de  la  vie  mondaine,  et 
jouissant  du  droit  de  la  guider,  tout  en  ayant  le  devoir  d'en 
faire  peu  de  cas,  ce  sont  là  autant  de  traits  qui  rappellent  assez 
bien  la  physionomie  des  purohitas. 

Mais  ces  derniers  ne  dédaignaient  aucune  science  et  prati- 

10. 


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174  DE  l'inégalité 

quaient  toutes  les  façons  de  perfectionner  leur  esprit.  Les  drui- 
des avilis  s'en  tenaient  à  des  enseignements  à  jamais  fermés  et 
à  des  formes  traditionnelles.  Ils  ne  voulaient  rien  savoir  au 
delà,  ni  surtout  rien  communiquer,  et  les  terreurs  dangereu- 
ses dont  ils  entouraient  leurs  sanctuaires,  les  périls  matériels 
qu'ils  accumulaient  autour  des  forêts  ou  des  landes  qui  leur 
servaient  d'école,  étaient  moins  rébarbatifs  encore  que  les 
obstacles  moraux  apportés  par  eux  à  la  pénétration  de  leurs 
connaissances.  Des  nécessités  analogues  à  celles  qui  dégradè- 
rent les  sacerdoces  chamitiques  pesaient  sur  leur  génie. 

Ils  craignaient  l'usage  de  l'écriture.  Leur  doctrine  entière 
était  confiée  à  la  mémoire.  Bien  différents  des  purohitas  sur  ce 
point  capital ,  ils  redoutaient  tout  ce  qui  aurait  pu  faire  appré- 
cier et  juger  leurs  idées.  Ils  prétendaient,  seuls  de  leurs  na- 
tions ,  avoir  les  yeux  ouverts  sur  les  choses  de  la  vie  future. 
Forcés  de  reconnaître  l'imbécillité  religieuse  des  masses  ser- 
viles,  et  plus  tard  des  métis  qui  les  entouraient,  ils  n'avaient 
pas  pris  garde  que  cette  imbécillité  les  gagQait,  parce  qu'ils 
étaient  des  métis  eux-mêmes.  En  effet,  ils  avaient  omis  ce  qui 
aurait  pu  seul  maintenir  leur  supériorité  en  face  des  laïques  : 
ils  ne  s'étaient  pas  organisés  en  caste  ;  ils  n'avaient  pris  nul 
soin  de  garder  pure  leur  valeur  ethnique.  Au  bout  d'un  cer- 
tain temps,  la  barbarie,  dont  ils  avaient  cru  sans  doute  se 
garantir  par  le  silence,  les  avait  envahis,  et  toutes  les  plate& 
sottises  et  les  atroces  suggestions  de  leurs  esclaves  avaient  pé- 
nétré au  sein  de  leurs  sanctuaires  si  bien  clos ,  en  s'y  glissant 
dans  le  sang  de  leurs  propres  veines.  Rien  de  plus  naturel. 

Comme  tous  les  autres  grands  faits  sociaux,  la  religion 
d'un  peuple  se  combine  d'après  l'état  ethnique.  Le  catholi- 
cisme lui-même  condescend  à  se  plier,  quant  aux  détails ,  aux 
instincts,  aux  idées,  aux  goûts  de  ses  fidèles.  Une  église  de  la 
Westphalie  n'a  pas  l'apparence  d'une  cathédrale  péruvienne  \. 
mais,  lorsque  c'est  de  religions  païennes  qu'il  s'agit,  comme 
elles  sont  issues  presque  entièrement  de  l'instinct  des  races, 
au  lieu  de  dominer  cet  instinct,  elles  lui  obéissent  sans  ré- 
serve, reflétant  son  image  avec  la  fidélité  la  plus  scrupuleuse. 
Il  n'y  a  pas  de  danger,  d'ailleurs,  qu'elles  s'inspirent  avec 


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DES   BACES  HUMAINES.  I75. 

partialité  de  la  partie  la  plus  noble  du  sang.  Existant  surtout 
pour  le  plus  grand  nombre,  c'est  au  plus  grand  nombre  qu'el- 
les doivent  parler  et  plaire.  S'il  est  abâtardi,  la  religion  se 
conforme  à  la  décomposition  générale,  et  bientôt  se  fait  fort  d'en 
sanctifier  toutes  les  erreurs,  d'en  refléter  tous  les  crimes  (1). 
Les  sacrifices  humains,  tels  qu'ils  furent  consentis  par  les  drui- 
des ,  donnent  une  nouvelle  démonstration  de  cette  vérité. 

Parmi  les  nations  galliques  du  continent,  les  plus  attachées 
à  ce  rite  épouvantable  étaient  celles  de  TArmorique.  C'est ,  en 
même  temps ,  une  des  contrées  qui  possèdent  le  plus  de  mo- 
numents finnois.  Les  landes  de  ce  territoire,  le  bord  de  ses 
rivières ,  ses  nombreux  marécages ,  virent  se  conserver  long- 
temps l'indépendance  des  indigènes  de  race  jaune.  Cependant 
les  îles  normandes,  la  Grande-Bretagne,  l'Irlande  et  les  archi- 
pels qui  l'entourent,  furent  encore  plus  favorisés  à  cet  égard  (2). 

Dans  ses  provinces  intérieures,  l'Angleterre  possédait  des 
populations  celtiques  inférieures  de  tous  points  à  celles  de  la 
Gaule  (3) ,  et  qui,  plus  tard,  ayant  renvoyé  à  l'Armorique  des 
habitants  pour  repeupler  ses  campagnes  désertes ,  lui  donnè- 
rent cette  colonie  singuhère  qui,  au  milieu  du  monde  moderne, 
a  conservé  l'idiome  des  Kymris.  Certains  Bas-Bretons,  avec 
leur  taille  courte  et  ramassée,  leur  tête  grosse,  leur  face 
carrée  et  sérieuse,  généralement  triste,  leurs  yeux  souvent 


(1)  Voir  tome  I«'. 

(2)  Il  ne  serait  pas  impossible  qu'au  temps  de  César,  les  îles  situées 
à  rembouchure  du  Rhin  aient  été  encore  occupées  par  des  tribus  pu- 
rement finnoises.  Le  dictateur  raconte  que  les  hommes  qui  les  habi- 
taient étaient  extrêmement  barbares  et  féroces,  et  vivaient  unique- 
ment de  poissons  et  d*œufs  d'oiseaux.  Il  les  distingue  complètement 
des  Belges.  (De  Bello  GalL,  IV,  10.)  Quant  à  la  situation  ethnique  des 
Celtes  des  îles  de  l'ouest,  on  peut  juger  combien  elle  était  dégradée, 
par  ce  fait  que  certaines  tribus  avaient  adopté  le  nom  même  des 
jaunes  et  s'appelaient  les  Féniens.  On  trouve  également  l'indication 
d'un  mélange  avoué  dans  le  nom  caractéristique  de  Fin-gai. 

(3)  Strabon  (IV,  chap.  v,  2)  raconte  que  plusieurs  peuplades  de  la 
Grande-Bretagne  étaient  tellement  grossières  qu'ayant  beaucoup  de 
lait,  elles  ne  savaient  pas  même  en  confectionner  du  fromage.  Ce  dé- 
tail emprunte  de  l'intérêt  à  la  même  incapacité  signalée  chez  plusieurs 
peuples  jaunes.  —  Voir  plus  loin. 


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176  DE   l'inégalité 

bridés  et  relevés  à  l'angle  extrême,  trahissent,  pour  l'observa- 
teur le  moins  exercé ,  la  présence  irrécusable  du  sang  fînnique 
à  très  forte  dose. 

Ce  furent  ces  hommes  si  mélangés,  tant  de  l'Angleterre  que 
de  l'Armorique,  qui  se  montrèrent  le  plus  longtemps  attachés 
aux  superstitions  cruelles  de  leur  religion  nationale.  De  tels 
rites  étaient  abandonnés  et  oubliés  par  le  reste  de  leur  famille, 
qu'eux  s'y  cramponnaient  avec  passion.  On  peut  juger  du  de- 

.  gré  d'amour  qu'ils  lui  portaient,  en  songeant  qu'ils  conservent 
actuellement,  dans  leur  préoccupation  pour  le  droit  débris, 
des  notions  tirées  du  code  de  morale  honoré  chez  leurs  anti- 
ques compatriotes,  les  Cimmériens  de  la  Tauride. 

Les.  druides  avaient  placé  parmi  ces  Armoricains  leur  séjour 
de  prédilection.  C'était  chez  eux  qu'ils  entretenaient  leurs 
principales  écoles  (1). 

Conformément  à  l'instinct  le  plus  obstiné  de  l'espèce  blan- 
che ,  ils  avaient  admis  les  femmes  au  premier  rang  des  inter- 
prètes de  la  volonté  divine.  Cette  institution,  impossible  à  main- 
tenir dans  les  régions  du  sud  de  l'Asie,  devant  les  notions  mé- 
laniennes,  leur  avait  été  facile  à  conserver  en  Europe.  Les  hor- 
des jaunes,  tout  en  repoussant  leurs  mères  et  leurs  filles  dans 

.  un  profond  état  d'abjection  et  de  servilité ,  les  emploient  volon- 
tiers, aujourd'hui  encore,  aux  œuvres  magiques.  L'extrême  ir- 
ritabilité nerveuse  de  ces  créatures  les  rend  propres  à  ces  em- 
plois. J'ai  déjà  dit  qu'elles  étaient,  des  trois  races  qui  composent 
l'humanité ,  les  femmes  les  plus  soumises  aux  influences  et 


(1)  Les  réunions  druidiques  annuelles  du  pays  Ciiartrain  n'avaient 
pas  pour  but  de  traiter  des  questions  religieuses  ;  il  ne  s'agissait  là  que 
d'affaires  temporelles.  (Cœs.,  de  Bello  GalL,  VI,  13.)  —  Une  singulière 
opinion  des  druides  voulait  que  le  peuple  entier  des  Celtes  descendît 
de  Pluton.  Celte  doctrine,  reproduite  par  une  bouche  et  avec  des  for- 
mes romaines,  pourrait  bien  se  rattacher  à  des  idées  finnoises,  et  se 
rapprocher  de  celles  qui  mêlent  constamment  celte  race  de  petite 
taille  aux  rochers,  aux  cavernes  et  aux  mines.  (Caesar,  de  Bello 
GalL,  YI,  18.)  Peut-être  aussi  n'était-ce  qu'un  jeu  de  mots  sur  le  nom 
commun  à  toutes  les  tribus  :  gai ,  qui  signifie  aussi  obscurité,  et  qui, 
dans  cette  acception,  est  la  racine  des  mots  teutoniques  :  Hœlle  et 
llell,  l'enfer,  comme  du  latin  :  caligo,  les  ténèbres. 


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DES   RACES   HUMAINES.  177 

-aux maladies  hystériques.  Delà,  dans  la  hiérarchie  religieuse 
4e  toutes  les  nations  celtiques,  ces  druidesses ,  ces  prophétes- 
ses  qui,  soit  renfermées  à  jamais  dans  une  tour  solitaire,  soit 
réunies  en  congrégations  sur  un  îlot  perdu  dans  l'océan  du 
Nord,  et  dont  Fabord  était  mortel  pour  les  profanes,  tantôt 
vouées  à  un  éternel  célibat,  tantôt  offertes  à  des  hymens  tem- 
poraires ou  à  des  prostitutions  fortuites ,  exerçaient  sur  l'ima- 
gination des  peuples  un  prestige  extraordinaire ,  et  les  domi- 
naient surtout  par  l'épouvante. 

C'est  en  employant  de  tels  moyens  que  les  prêtres,  flattant 
la  populace  jaune  de  préférence  aux  classes  moins  dégradées , 
maintenaient  leur  pouvoir  en  rappu}'ant  sur  des  instincts  dont 
ils  avaient  caressé  et  idéalisé  les  faiblesses.  Aussi  n'y  a-t-il 
rien  d'étrange  à  ce  que  la  tradition  populaire  ait  rattaché  le 
souvenir  des  druides  aux  cromlechs  et  aux  dolmens.  La  reli- 
gion était  de  toutes  les  choses  kymriques  celle  qui  s'était  mise 
le  plus  intimement  en  rapport  avec  les  constructeurs  de  ces 
•horribles  monuments . 

Mais  ce  n'était  pas  la  seule.  La  grossièreté  primitive  avait 
pénétré  de  toutes  parts  dans  les  mœurs  du  Celte.  Comme  l'I- 
bère, comme  l'Étrusque,  le  Thrace  et  le  Slave,  sa  sensualité, 
dénuée  d'imagination,  le  portait  communément  à  segorgerde 
viandes  et  de  liqueurs  spiritueuses,  simplement  pour  éprouver 
im  surcroît  de  bien-être  physique.  Toutefois,  disent  les  docu- 
ments, cette  habitude  avait  d'autant  plus  de  prise  sur  le  Gall 
qu'il  se  rapprochait  davantage  des  basses  classes  (1).  Les  chefs 
ne  s'y  abandonnaient  qu'à  demi.  Dans  le  peuple ,  mieux  assi- 
milé aux  populations  esclaves,  on  rencontrait  souvent  des 
hommes  qu'une  constante  ivrognerie  avait  conduits  par  de- 
grés à  un  complet  idiotisme.  C'est  encore  de  nos  jours  chez 
ies  nations  jaunes  que  se  trouvent  les  exemples  les  plus  frap- 

(1)  Am.  Thierry,  Hist.  des  Gaulois,  t.  II,  p.  62.  —  Il  ne  faut  pas  con- 
fondre cet  amour  de  la  débauche  avec  la  puissance  de  consommation 
dont  s'honoraient  les  Arians  Hellènes  et  les  Scandinaves.  Pour  ces 
derniers  peuples,  c'était  uniquement  un  signe  de  force  chez  les  héros. 
On  ne  voit  nulle  part  d'allusion  qui  puisse  indiquer  que  l'ivresse  en 
fût  le  résultat  et  parût  excusable. 


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178  DE   l'inégalité 

pants  de  cette  bestiale  habitude.  Les  Galls  l'avaient  évidem- 
ment contractée  par  suite  de  leurs  alliances  finnoises,  puis- 
qu'ils y  étaient  d'autant  moins  soumis  que  le  sang  des  individus 
était  plus  indépendant  de  ces  mélanges  (1). 

A  tous  ces  effets  moraux  ou  autres ,  il  ne  reste  plus  qu'à 
joindre  les  résultats  produits  dans  la  langue  des  Kymris  par 
l'association  des  éléments  idiomatiques  provenus  de  la  race 
jaune.  Ces  résultats  sont  dignes  de  considération. 

Bien  que  la  conformation  physique  des  Galls,  très  pareille 
à  celle  qu'on  observa  plus  tard  chez  les  Germains,  ait  con- 
servé longtemps  aux  premiers  la  marque  irréfragable  d'une 
alliance  étroite  avec  Fespèce  blanche,  la  linguistique  n'est  ar- 
rivée que  très  tard  à  appuyer  cette  vérité  de  son  assentiment  (2). 

Les  dialectes  celtiques  faisaient  tant  de  résistance  à  se  laisser 
assimiler  aux  langues  arianes,  que  plusieurs  érudits  crurent 
même  pouvoir  les  dire  de  source  différente.  Toutefois,  après 
des  recherches  plus  minutieuses,  plus  scrupuleuses,  on  a  fini 
par  casser  le  premier  arrêt ,  et  d'importantes  conversions  ont 
décidément  revisé  le  jugement.  Il  est  aujourd'hui  reconnu  et 
établi  que  le  breton,  le  gallois,  l'erse  d'Irlande,  le  gaélique 
d'Écossé,  sont  bien  des  rameaux  de  la  grande  souche  ariane, 
et  parents  du  sanscrit,  du  grec  et  du  gothique  (3).  Mais  com- 

(1)  Dans  les  populations  de  l'Europe  actuelle  l'ivrognerie  est  surtout 
répandue  chez  les  Slaves,  les  restes  de  la  race  kymrique,  les  Alle- 
mands slavisés  du  sud,  et  les  Scandinaves  métis  de  Finnois;  mais  le& 
Lapons  y  sont  les  plus  abandonnés  de  tous. 

(2)  Il  est  bon  de  remarquer  que  la  numismatique  favorise  ce  doute. 
Je  citerai,  entre  autres,  une  médaille  d'or  des  Médiomatrices,  dont  la 
face  porte  une  figure  marquée  du  type  le  plus  laid,  le  plus  vulgaire, 
le  plus  commun,  et  dans  lequel  l'influence  flnnique  est  impossible  à 
méconnaître.  Nos  rues  et  nos  boutiques  sont  remplies  aujourd'hui  de 
ce  genre  de  physionomies.  —  Cabinet  de  S.  E.  M.  le  général  baron 
de  Prokesch-Osten. 

(3)  Pott,  Encycl.  Ersch  u.  Gruber;  Indo-germanischer  Sprachst, 
p.  87.  —  M.  Bopp  pense  que  le  celtique  ne  le  cède  à  aucune  langue 
européenne  en  abondance  de  mots  provenant  de  la  souche  indo-ger- 
manique. (  ?7e6er  die  keltischem  Sprachen,  et  Mémoires  de  V Acadé- 
mie de  Berlin,  4838,  p.  189.)  Il  ajoute  encore  que, pour  la  désignation 
des  rapports  grammaUcaux,  les  dialectes  celtiques  n'ont  pas  inventé 
de  formes  neuves  non  indo-germaniques,  ni  rien  emprunté,, sous  ce- 


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DES   RACES  HUMAINES.  179 

bien  ne  faut-il  pas  que  les  idiomes  celtiques  soient  défigurés 
pour  avoir  rendu  cette  démonstration  si  lente  et  si  laborieuse  ! 
Combien  ne  faut-il  pas  que  d'éléments  hétérogènes  se  soient 
mêlés  à  leur  contexture  pour  leur  avoir  donné  un  extérieur 
si  différent  de  celui  de  toutes  les  langues  de  leur  famille  î  Et, 
en  effet,  une  invasion  considérable  de  mots  étrangers,  des 
mutilations  nombreuses  et  bizarres ,  voilà  les  éléments  de  leur 
originalité. 

Tels  sont  les  dégâts  accomplis  dans  le  sang,  les  croyances, 
les  habitudes,  l'idiome  des  Celtes,,  par  la  population  esclave 
qu'ils  avaient  d'abord  soumise ,  et  qui  ensuite ,  suivant  l'usage, 
les  pénétra  de  toutes  parts  et  les  fît  participer  à  sa  dégrada- 
tion. Cette  population  n'était  pas  restée  et  ne  pouvait  rester 
longtemps  reléguée  dans  son  abjection,  loin  du  lit  de  ses  maî- 
tres. Les  Celtes,  par  des  mariages  contractés  avec  elle,  firent 
de  bonne  heure  éclore,  de  leur  propre  abaissement ,  des  séries 
nouvelles  de  capacités,  d'aptitudes,  et  par  suite  de  faits,  qui 
ont,  à  leur  tour,  servi  et  serviront  de  mobile  et  de  ressort  à 
toute  l'histoire  du  monde.  Les  antagonismes  et  les  mélanges 
de  ces  forces  hybrides  ont,  suivant  les  temps,  favorisé  le  pro- 
grès social  et  la  décadence  transitoire  ou  définitive.  De  même 
que  dans  la  nature  physique  les  plus  grandes  oppositions  con- 
tribuent mutuellement  à  se  faire  ressortir,  de  même  ici  les 
qualités  spéciales  des  alliages  jaunes  et  blancs  forment  un 
repoussoir  des  plus  énergiques  à  celles  des  produits  blancs  et 
noirs.  Chez  ces  derniers ,  sous  leur  sceptre ,  au  pied  de  leurs 
trônes  magnifiques,  tout  embrase  l'imagination,  la  splendeur 
des  arts,  les  inspirations  de  la  poésie  s'y  décuplent  et  couvrent 
leurs  créateurs  des  rayons  étincelants  d'une  gloire  sans  pa- 
reille. Les  égarements  les  plus  insensés ,  les  plus  lâches  fai- 
blesses, les  plus  immondes  atrocités ,  reçoivent  de  cette  surex- 
citation perpétuelle  de  la  tête  et  du  cœur  un  ébranlement,  un 
je  ne  sais  quoi  favorable  au  vertige.  Mais ,  quand  on  se  retourne 


même  rapport,  des  familles  de  langues  étrangères  au  sanscrit.  Tous 
leurs  idiotismes  proviennent  uniquement  de  mutilations  et  de  pertes. 
iOuvr.  cité,  p.  19o.) 


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180  DE  l'inégalité 

vers  la  sphère  du  mélange  blanc  et  jaune ,  l'imagination  se* 
calme  soudain.  Tout  s'y  passe  sur  un  fond  froid. 

Là ,  on  ne  rencontre  plus  que  des  créatures  raisonnables , 
ou ,  à  ce  défaut ,  raisonneuses.  On  n'aperçoit  plus  que  rarement,, 
et  comme  des  accidents  remarqués ,  de  ces  despotismes  sans 
bornes  qui,  chez  les  Sémites,  n'avaient  pas  même  besoin  de 
s'excuser  par*le  génie.  Les  sens  ni  l'esprit  n'y  sont  plus  étonnés 
par  aucune  tendance  au  sublime.  L'ambition  humaine  y  est 
toujours  insatiable,  mais  de  petites  choses.  Ce  qu'on  y  appelle 
jouir,  être  heureux ,  se  réduit  aux  proportions  les  plus  immé- 
diatement matérielles.  Le  commerce ,  l'industrie ,  les  moyens 
de  s'enrichir  afin  d'augmenter  un  bien-être  physique  réglé 
sur  les  facultés  probables  de  consommation,  ce  sont  là  les- 
sérieuses  affaires  de  la  variété  blanche  et  jaune.  A  différentes 
époques,  l'état  de  guerre  et  Fabus  de  la  force,  qui  en  est  la 
suite ,  ont  pu  troubler  la  marche  régulière  des  transactions  et 
mettre  obstacle  au  tranquille  développement  du  bonheur  dé- 
cès races  utilitaires.  Jamais  cette  situation  n'a  été  admise  par 
la  conscience  générale,  comme  devant  être  définitive.  Tous 
les  instincts  en  étaient  blessés  »  et  les  efforts  pour  en  amener 
la  modification  ont  duré  jusqu'au  succès. 

Ainsi ,  profondément  distinctes  dans  leur  nature ,  les  deux; 
grandes  variétés  métisses  ont  été  au-devant  de  destinées  qui 
ne  pouvaient  pas  l'être  moins.  Ce  qui  s'appelle  durée  de  force 
active,  intensité  de  puissance,  réalité  d'action,  la  victoire,  le- 
royaume,  devait,  nécessairement,  rester  un  jour  aux  êtres  qui, 
voyant  d'une  manière  plus  étroite,  touchaient,  par  cela  même, 
le  positif  et  la  réalité;  qui,  ne  voulant  que  des  conquêtes  pos- 
sibles et  se  conduisant  par  un  calcul  terre  à  terre,  mais  exact, 
mais  précis,  mais  approprié  rigoureusement  à  l'objet,  ne  pou- 
vaient manquer  de  le  saisir,  tandis  que  leurs  adversaires  nour- 
rissaient principalement  leur  esprit  de  bouffées  d'exagérations 
et  de  non-sens. 

Si  l'on  consulte  les  moralistes  pratiques  les  mieux  écoutés 
par  les  deux  catégories,  on  est  frappé  de  l'éloignement  de  leurs^ 
points  de  vue.  Pour  les  philosophes  asiatiques,  se  soumettre* 
au  plus  fort,  ne  pas  Contredire  qui  peut  vous  perdre,  se  con* 


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DES   BACES  HUMAINES.  181 

tenter  de  rien  pour  braver  en  sécurité  la  mauvaise  fortune, 
voilà  la  vraie  sagesse. 

L'homme  vivra  dans  sa  Jtête  ou  dans  son  cœur,  touchera  la 
terre  comme  une  ombre ,  y  passera  sans  attache ,  la  quittera 
sans  regret. 

Les  penseurs  de  l'Occident  ne  donnent  pas  de  telles  leçons 
à  leurs  disciples.  Ils  les  engagent  à  savourer  l'existence  le 
mieux  et  le  plus  longtemps  possible.  La  haine  de  la  pauvreté 
est  le  premier  article  de  leur  foi.  Le  travail  et  l'activité  en 
sforment  le  second.  Se  défier  des  entraînements  du  cœur  et 
de  la  tête  en  est  la  maxime  dominante  :  jouir,  le  premier  et  le 
dernier  mot. 

Moyennant  renseignement  sémitique,  on  fait  d'un  beau  pays 
un  désert  dont  les  sables,  empiétant  chaque  jour  sur  la  terre 
fertile,  engloutissent  avec  le  présent  l'avenir.  En  suivant  l'au- 
4;re  maxime ,  on  couvre  le  sol  de  charrues  et  la  mer  de  vais- 
seaux ;  puis  un  jour,  méprisant  l'esprit  avec  ses  jouissances 
impalpables,  on  tend  à  mettre  le  paradis  ici-bas,  et  finale- 
jnent  à  s'avilir.  * 


CHAPITRE  IV. 

Les  peuplades  italiotes  aborigènes. 

Les  chapitres  qui  précèdent  ont  montré  que  les  éléments 
fondamentaux  de  la  population  européenne,  le  jaune  et  le  blanc, 
56  sont  combinés  de  bonne  heure  d'une  manière  très  com- 
plexe. S'il  est  resté  possible  d'indiquer  les  groupes  dominants, 
de  dénommer  les  Finnois,  les  Thraces,  les  lUyriens,  les  Ibères, 
lesRasènes,  lesGalls,  les  Slaves,  il  serait  complètement  illu- 
soire de  prétendre  spécifier  les  nuances,  retrouver  les  particu- 
larités, préciser  la  quotité  des  mélanges  dans  les  nationalités 
fragmentaires.  Tout  ce  qu'on  est  en  droit  de  constater  avec 

RACES  HUMAINES.  —  T.  II.  11 


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182  DE   L  INEGALITE 

certitude,  c'est  que  ces  dernières  étaient  déjà  fort  nombreuses 
avant  toute  époque  historique ,  et  cette  seule  indication  suffira 
pour  établir  combien  il  est  naturel  que  leur  état  linguistique 
porte  dans  sa  confusion  la  trace  irrécusable  de  l'anarchie  ethni- 
que du  sang  d'où  elles  étaient  issues.  C'est  là  le  motif  qui  dé- 
ligure les  dialectes  des  Galls,  et  rend  Teuskara,  l'illyrien,  le  peu 
que  nous  savons  du  thrace,  l'étrusque,  même  les  dialectes  ita- 
Ilotes ,  si  difficiles  à  classer. 

Cette  situation  problématique  des  idiomes  se  prononce  d'au- 
tant mieux  que  l'on  considère  des  contrées  plus  méridionales 
en  Europe. 

Les  populations  immigrantes,  se  poussant  de  ce  côté  et  y 
rencontrant  bientôt  la  mer  et  l'impossibilité  de  fuir  plus  loin,^ 
sont  revenues  sur  leurs  pas,  se  sont  renversées  les  unes  sur  les 
autres ,  se  sont  déchirées ,  enveloppées ,  enfin  mélangées  plus 
confusément  que  partout  ailleurs,  et  lem's  langues  ont  eu  le 
même  sort. 

Nous  avons  déjà  contemplé  ce  jeu  dans  la  Grèce  continen- 
tale. Mais  l'Italie  surtout  était  réservée  à  devenir  la  grande 
impasse  du  globe.  L'Espagne  n'en  approcha  pas.  Il  y  eut,  dans 
cette  dernière  contrée,  des  tourbillonnements  de  peuples,  mais 
de  peuples  grands  et  entiers  quant  au  nombre,  tandis  qu'en 
Italie  ce  furent  surtout  des  bandes  hétérogènes  qui  se  mon. 
trèrent  et  accoururent  de  toutes  parts.  De  l'Italie  on  passa 
en  Espagne,  mais  pour  coloniser  quelques  points  épars.  D'Es- 
pagne on  vint  en  Italie  en  masses  diverses,  comme  on  y  venait 
delà  Gaule,  de  l'Helvétie,  des  contrées  du  Danube,  de  l'Illyrie, 
comme  on  y  vint  de  la  Grèce  continentale  ou  insulaire.  Paria 
largeur  de  l'isthme  qui  la  tient  attachée  au  continent  aussi  bien 
que  par  le  développement  étendu  de  ses  côtes  de  l'est  et  de 
l'ouest,  l'Italie  semblait  convier  toutes  les  nations  européen- 
nes à  se  réfugier  sur  ses  territoires  d'un  aspect  si  séduisant  et 
d'un  abord  si  facile.  Il  semble  qu'aucune  peuplade  errante 
n'ait  résisté  à  cet  appel. 

Quand  furent  achevés  les  temps  donnés  à  la  domination  obs- 
cure des  familles  finnoises,  les  Rasènes  se  présentèrent,  et^ 
après  eux,  ces  autres  nations  qui  devaient  former  la  première 


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DES  BACES  HUMAINES.  183 

coucjjrdes  métis  blancs,  maîtres  du  pays  depuis  les  Alpes  jus- 
qu'au détroit  de  Messine. 

Elles  se  séparaient  en  plusieurs  groupes  qui  comptaient  plus 
ou  moins  de  tribus.  Les  tribus,  comme  les  groupes,  portaient 
des  noms  distinctifs,  et  parmi  ces  noms  le  premier  qui  se 
montre,  c'est,  absolument  comme  dans  la  Grèce  primitive,  ce- 
lui des  Pélasges  (1).  A  leur  suite,  les  chroniqueurs  amènent 
bientôt  d'autres  Pélasges  sortis  de  l'Hellade,  de  sorte  qu'au- 
cun lieu  ne  saurait  être  mieux  choisi  et  aucune  occasion  plus 
convenable  pour  examiuer  à  fond  ces  multitudes  qui,  aux  yeux 
des  Grecs  et  des  Romains,  représentaient  les  sociétés  primiti- 
vement cultivées,  voyageuses  et  conquérantes  de  leur  histoire. 

La  dénomination  de  Pélasge  n'a  pas  de  sens  ethnique.  Elle 
ne  suppose  pas  une  nécessaire  identité  d'origine  entre  les  mas- 
,  ses  auxquelles  on  l'attribue  (2).  Il  se  peut  que  cette  identité 
ait  existé;  c'est  même,  dans  certains  cas,  l'opinion  plausible, 
mais  assurément  l'ensemble  des  Pélasges  y  échappe,  et,  par 
conséquent ,  le  mot,  en  tant  qu'indiquant  une  nationalité  spé- 
ciale, est  absolument  sans  valeur  (3). 

Sous  un  certain  point  de  vue  cependant,  il  acquiert  un 
mérité  relatif.  Tout  ainsi  que  son  synonyme  aborigène,  il  n'a 
jamais  été  appliqué,  par  les  annalistes  anciens,  qu'à  des  popu- 
lations blanches  ou  à  demi  blanches,  de  la  Grèce  ou  de  l'Italie, 
que  l'on  supposait  primitives  (4).  Il  est  donc  pourvu,  au  moins, 

ri)  Mommsen,  Die  unter-italischen  Dialekte,  p.  206. 

(2)  Voir  plus  iiaut. 

(3)  Hérodote,  parlant  des  Pélasges  de  Dodone,  remarque  qu'ils  con- 
sidéraient les  dieux  comme  de  simples  régulateurs  anonymes  de  l'uni- 
vers,  et  nullement  conime  en  étant  les  créateurs.  C'est  le  naturalisme 
arian.  Ces  Pélasges  semblent  donc  avoir  été  des  Illyriens  Arians,  ce 
que  n'étaient  pas  d'autres  Pélasges.  (Hérod.,  Il,  52.) 

(4)  Abeken ,  Mittel-Italien  vor  der  Zeit  der  rœmischen  Herrschaft, 
p.  18  et  12o  :  «  Si  nous  considérons  cette  race  grecque  primitive  que 
«  rialie  se  partage  avec  l'Hellade,' il  est  à  remarquer  qu'on  la  recon- 
«  naît  sur  les  deux  points,  non  seulement  aux  bases  des  deux  langues, 
«  qui  sont  identiques,  mais  encore  dans  les  plus  anciens  restes  d'archi- 
«  lecture.  »  —  Voir  encore  même  ouvrage,  p.  82.  —  0.  Muller,  die 
Etrusker,  p.  27  et  56.  —  Mommsen,  Die  unter-italischen  Diaîekte, 
p.  363.  —  Strabon,  V,  2,  4. 


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184  DE   l'inégalité 

dune  signification  géographique,  ce  qui  n'est  pas  dénué  d'uti- 
lité pour  élaborer  réclaircissement  de  la  question  de  race. 
Mais  là  s'arrêtent  les  services  qu'il  faut  en  attendre.  Si  ce 
n'est  pas  Beaucoup,  encore  est-ce  quelque  chose. 

En  Grèce,  les  populations  pélasgiques  jouent  le  rôle  d'op- 
primées, d'abord  devant  les  colonisateurs  sémites,  ensuite 
devant  les  émigrants  arians-hellènes.  Il  ne  faut  pas  surfaire  le 
malheur  de  ces  victimes  :  la  sujétion  qu'on  leur  imposait  avait 
des  bornes  (1).  Dans  son  étendue  la  plus  grande,  elle  s'arrê- 
tait au  servage.  L'aborigène  vaincu  et  soumis  devenait  le  ma- 
nant du  pays.  Il  cultivait  la  terre  pour  ses  conquérants,  il  tra- 
vaillait à  leur  profit.  Mais,  ainsi  que  le  comporte  cette  situation, 
il  restait  maître  d'une  partie  de  son  travail  et  conservait  suf- 
fisamment d'individualité  (2).  Toute  subordonnée  qu'elle  était, 
cette  attitude  valait  mieux ,  à  mille  égards ,  que  l'anéantisse- 
ment civil  auquel  étaient  réduites  partout  les  peuplades  jaunes. 
Puis ,  les  Pélasges  de  la  Grèce  n'avaient  pas  été  indistincte- 
ment asservis.  Nous  avons  vu  que  la  plupart  des  Sémites,  puis 
des  Arians  Hellènes  s'établirent  sur  l'emplacement  des  villa- 
ges aborigènes,  en  conservèrent  souvent  les  noms  anciens,  et 
s'allièrent  avec  les  vaincus  de  manière  à  produire  bientôt  un 
nouveau  peuple.  Ainsi  les  Pélasges  ne  furent  pas  traités  en  sau- 
vages. On  les  subordonna  sans  les  annihiler.  On  leur  accorda 
un  rang  conforme  à  la  somme  et  au  genre  de  connaissances  et 
de  richesses  qu'ils  apportaient  dans  la  communauté. 

Cette  dot  était  certainement  d'une  nature  grossière  :  les 
aptitudes  et  les  produits  agricoles  en  faisaient  le  fond.  Le  poète 
de  ces  aborigènes,  qui  est  Hésiode ,  non  pas  comme  issu  de 
leur  race,  mais  parce  qu'il  a  surtout  envisagé  et  célébré  leurs 
travaux,  nous  les  montre  fort  attachés  aux  emplois  rustiques. 
Ces  pasteurs  sont  également  habiles  à  élever  de  grands  murs, 
à  bâtir  des  chambres  funéraires ,  à  amonceler  des  tumulus  de 
terre  d'une  imposante  étendue  (B).  Or,  toutes  ces  œuvres,  nous 

(1)  Voir  plus  haut. 

(2)  Voir  plus  haut. 

(3)  Ou  ne  doit  pas  oublier  que  ces  constructions,  formées  de  blocs 
entassés  et  encastrés  l'un  sur  l'autre,  d'après  leurs  formes  naturelles. 


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DES  BACES   HUMAINES.  185 

les  avons  déjà  observées  dans  les  pays  celtiques.  Nous  les  re- 
connaissons pour  semblables,  quant  aux  traits  généraux,  à 
celles  qui  ont  couvert  le  sol  de  la  France  et  de  l'Allemagne, 
sous  l'action  des  premiers  métis  blancs. 

Les  auteurs  grecs  ont  analysé  les  idées  religieuses  des  abo- 
rigènes. Ils  ont  dit  leur  respect  pour  le  chêne  (1),  l'arbre 
druidique.  Ils  les  ont  montrés  croyant  aux  vertus  prophétiques 
de  ce  patriarche  des  bois,  et  cherchant  dans  la  solitude  des 
vertes  forêts  .la  présence  de  la  Divinité.  Ce  sont  là  des  habi- 
tudes, des  notions  toutes  galliques.  Ces  mêmes  Pélasges  avaient 
encore  l'usage  d'écouter  les  oracles  de  femmes  consacrées,  de 
prophétesses  semblables  aux  Alrunes,  qui  exerçaient  sur  leurs 
esprits  une  domination  absolue  (2).  Ces  devineresses  furent  les 
mères  des  sibylles,  et,  dans  un  rang  moins  élevé,  elles  eurent 
aussi  pour  postérité  les  magiciennes  de  la  Thessalie  (3). 

On  ne  doit  pas  non  plus  oublier  que  le  théâtre  des  supersti- 
tions les  moins  conformes  à  la  nature  de  l'esprit  asiatique 
resta  toujours  fixé  au  sein  des  contrées  septentrionales  de  la 
Grèce.  Les  ogres,  les  lémures,  l'entrée  du  Tartare,  toute  cette 
fantasmagorie  sinistre  s'enferma  dans  l'Épire  et  la  Chaonie, 
provinces  où  le  sang  sémitisé  ne  pénétra  que  très  tard ,  et  où 
les  aborigènes  maintinrent  le  plus  longtemps  leur  pureté. 

Mais,  si  ces  derniers  semblent,  pour  toutes  ces  causes,  devoir 
être  comptés  au  rang  des  nations  celtiques ,  il  y  a  des  motifs 
d'admettre  des  exceptions  pour  d'autres  tribus. 

Hérodote  a  raconté  que  plusieurs  langages  étaient  parlés,  à 
une  époque  anté-hellénique,  entre  le  cap  Malée  et  l'Olympe  (4). 

n'ont  rien  de  commun  avec  les  édifices  arians-helléniques ,  où  les  pier- 
res sont  taillées  d'une  façon  régulière. 

(1)  Bœttiger,  Ideen  zur  Kunstmythologie,  t.  I,  p.  203.  Cette  adoration 
se  perpétua  longtemps  parmi  les  populations  agricoles  de  l'Arcadie.  — 
«  Habitœ  Graiis  oracula  quercus.  »  (Georg.,  II,  16.) 

(2)  Bœttiger,  loc.  cit. 

(3)  Parmi  d'autres  traces  de  la  présence  des  Celtes  dans  la  popula- 
tion primiUve  de  la  Grèce,  on  peut  encore  relever  le  nom  tout  à  fait 
significatif  du  pays  de  Calydon,  KaXuSwv,  et  des  Calydoniens,  KaXu- 
Sôvwv,  qui  l'habitent.  Le  mythe  entier  de  Méléagre  semble  également 
faire  partie  de  la  tradition  aborigène. 

(4)  Voir  plus  haut. 


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186  DE  l'inégawté 

Le  texte  de  Thistorien ,  peu  précis  en  cette  occasion ,  se  prête 
sans  doute  à  des  ambiguïtés.  Il  peut  avoir  voulu  dire  qu'il  exis- 
tait sur  cet  espace  des  dialectes  chananéens  et  des  dialectes 
kymriques.  Toutefois  une  telle  explication,  n'étant  qu'hypo- 
thétique, ne  s'impose  pas  inévitablement ,  et  on  est  autorisé  à 
la  prendre  encore  dans  un  autre  sens  non  moins  vraisemblable. 

Les  usages  religieux  de  la  Grèce  primitive  offrent  plusieurs 
particularités  absolument  étrangères  aux  habitudes  kymriques, 
par  exemple,  celle  qui  existait  à  Pergame,  à  Samos,  à  Olym- 
pîe,  de  construire  des  autels  avec  la  cendre  des  victimes  mê- 
lée de  monceaux  d'ossements  incinérés.  Ces  monuments  dé- 
passaient quelquefois  une  hauteur  de  cent  pieds  (1).  Ni  en 
Asie,  chez  les  Sémites,  ni  en  Europe,  chez  les  Celtes,  nous 
n'avons  rencontré  trace  d'une  pareille  coutume.  En  revanche, 
nous  la  trouvons  chez  les  nations  slaves.  Là ,  il  n'est  pas  une 
ruine  de  temple  qui  ne  nous  montre  son  tas  de  cendres  consa- 
cré, et  souvent  même  ce  tas  de  cendres,  entouré  d'un  mur  çt 
d'un  fossé  ^  forme  tout  le  sanctuaire  (2).  Il  devient  ainsi  très 
probable  que  parmi  les  aborigènes  kymriques  il  se  mêlait 
aussi  des  Slaves.  Ces  deux  peuples,  si  fréquemment  unis  l'un 
à  l'autre,  avaient  ainsi  succédé  aux  Finnois,  jadis  parvenus  en 
plus  ou  moins  grand  nombre  sur  ce  point  du  continent,  et  s'é- 
taient alliés  à  eux  dans  des  mesures  différentes  (3). 

Je  ne  trouve  plus  dès  lors  impossible  que ,  dans  les  gran- 
des révolutions  amenées  par  la  présence  des  colons  sémites  et 
des  conquérants  arians-titans ,  puis  arians-hellènes,  des  fugi- 


(1)  Pausanias,  in-8«,  Lips.,  1823,  l.  Il,  chap.  xiii  :  «  Olympii  quidem 
<i  Jovis  ara  pari  intervallo  a  Pelopis  et  Junonis  aede  distat...  Congesta 
«  illa  est  e  cinere  collecta  ex  adustis  victimarum  fenioribus.  Talis  et 
«  Pergami  ara  est,  talis  Samiae  Junonis,  nihilo  illa  quidem  ornatior 
«  quam  in  Attica  quos  Rudes  appellant  focos.  Arae  olympicse  una  cre- 
«  pido...  ambitum  peragit  centum  et  amplius  quinque  et  viginti.  » 

(2)  Keferslein,  OMur.  dfé,  t.  I,  p.  236  et  pass. 

(3)  Les  collines  de  sacrifices,  de  création  slave,  se  trouvent  avec 
abondance  jusqu'en  Servie.  M.  Troyon  pense  qu'il,  faut  en  faire  remon- 
ter l'époque  au  v*  et  yi«  siècle  de  notre  ère  seulement.  En  tout  cas, 
c'est  un  mode  de  construction  fort  antique  et  tout  à  fait  semblable 
aux  autels  d'Olympie  et  de  Samos. 


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DES  BACES  HUMAINES.  187 

tifs  aborigènes  de  race  slave  aient  pu  passer  en  Asie  à  dif- 
férentes époques,  et  y  porter  dans  la  Paphlagonie  le  nom 
wende  des  Enètes  ou  Henètes  (1).  Ces  malheureux  Pélasges , 
Slaves,  Celtes,  Illyriens  ou  autres,  mais  toujours  métis  blancs, 
attaqués  par  des  forces  trop  considérables,  et  souvent  assez 
forts  cependant  pour  ne  pas  accepter  un  esclavage  absolu, 
émigraient  de  tçus  côtés,  se  faisaient  à  leur  tour  pillards, 
ou,  si  l'on  veut,  conquérants ,  et  devenaient  Felfroi  des  pays 
où  ils  portaient  leur  belliqueuse  misère. 

La  terre  italique  était  déjà  peuplée  de  leurs  pareils,  appelés, 
comme  eux ,  Pélasges  ou  aborigènes ,  reconnus  de  même 
pour  être  les  auteurs  de  grandes  constructions  massives  en 
pierres  brutes  ou  imparfaitement  taillées,  voués  également 
aux  travaux  agricoles,  ayant  des  prophétesses  ou  des  sibylles 
toutes  pareilles,  enfin  leur  ressemblant  de  tous  points,  et  con- 
séquemment  identifiés  de  plein  droit  avec  eux. 

Ces  aborigènes  italiotes  paraissent  avoir  appartenu  le  plus 
généralement  à  la  famille  celtique.  Néanmoins  ils  n'étaient 
pas  seuls ,  non  plus  que  ceux  de  la  Grèce ,  à  occuper  leurs  pro- 
vinces. Outre  les  Rasènes,  dont  le  caractère  slave  a  déjà  été 
reconnu,  on  y  aperçoit  encore  d'autres  groupes  de  provenance 
wende,  tels  que  lesVénètes  (2).  Il  n'y  a  pas  non  plus  de  mo- 
tifs pour  refuser  à  Festus  l'origine  illyrienne  des  Peligni  (3j. 

(1)  Schaffarik,  Slawische  AUerthûmer,  t.  I,  p.  159.  —  Tite-Live  con- 
tient ce  passage  digne  de  remarque  :  «  Casibus  deinde  variis  Antdno- 
rem,  cum  multitudine  Henetum,  qui  seditione  ex  Paphiagonia  pulsi, 
et  sedes  et  ducem,  rege  Pylœmene  ad  Trojam  amisso,  quaerebant.  »  — 
Liv.  Gron.,  in-S»,  Basileae,  1740,  t.  I,  p.  8. 

(2)  Hérodote  les  confond  avec  les  Illyriens.  Leur  territoire  s'étendait, 
au  sud,  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Etsch,  et,  à  l'ouest,  jusqu'aux  hau- 
teurs qui  vont  de  cette  rivière  au  Bacciglione.  (0.  MuUer,  die  Etrusker, 
p.  134.) 

(3)  Abeken,  ouvr.  cité,  p.  85.  —  Cependant  Ovide  range  cette  nation 
parmi  les  tribus  sabines.  Les  deux  opinions  peuvent  se  soutenir,  et 
les  Peligni  n'être,  comme  la  plupart  des  nations  italiotes,  que  le  résul- 
tat de  nombreux  mélanges  où  des  émigrants  ill3rrîens,  probablement 
Liburnes ,  auront  eu  leur  .place.  Pour  montrer  combien  les  travaux 
auxquels  donne  lieu  l'ethnographie  d'un  peuple  sont  épineux,  et  doi- 
Tent  tendre  plutôt,  d'abord,  à  concilier  qu'à  rejeter  les  traditions, 


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188  DE  l'inégalité 

Les  Japyges,  venus  vers  Tan  1186  avant  notre  ère,  et  établis 
dans  le  sud-est  du  royaume  de  Naples,  semblent  avoir  apparu 
tenu  à  la  même  famille.  De  son  côté,  M.  W.  de  Humboldt  a 
donné  aussi  de  trop  bonnes  raisons  pour  qu'on  puisse  nier, 
après  lui,  que  des  populations  ibériennes  aient  vécu  et  exercé* 
une  assez  notable  influence  sur  le  sol  de  la  Péninsule  (1). 
Quant  aux  Troyens  d'Énée,  la  question  est, plus  difficile.  Il 
semble  plus  que  probable  que  l'ambition  de  se  rattacher  à  cette 
souche  épique  ne  vint  aux  Romains  qu'à  la  suite  de  leurs  rap- 
ports avec  la  colonie  grecque  de  Cumes ,  qui  leur  en  fit  sentir 
la  beauté. 

Voilà,  dès  le  début,  ime  assez  grande  variété  d'éléments 
ethniques.  Mais,  de  tous  le  plus  répandu,  c'était  incontesta- 
blement celui  des  Kymris  ou  des  aborigènes ,  reconnus  par  les 
ethnographes,  comme  Caton,  pour  avoir  appartenu  à  une 
seule  et  même  race. 

Ces  aborigènes,  lorsque  les  Grecs  voulurent  leur  imposer 


même  les  plus  disparates,  il  n'y  a  qu'à  étudier  ce  que  Tacite  dit  des- 
Juifs,  lorsque,  au  livre  V,  ch.  ii  des  Histoires^  il  recherche  leur  ori- 
gine. II  énumére  quatre  opinions  :  la  première  les  fait  venir  de  Crète, 
et  dérive  le  nom  de  Judaei  du  mont  Ida.  Ceux  qui  lui  avaient  donné 
cet  avis  confondaient  tous  les  habitants  en  une  seule  race ,  et  leur 
sentimeut,  juste  par  rapport  aux  Philistins,  se  trouvait  inexact  en  ce 
qui  avait  trait  aux  Abrahamides.  La  seconde  opinion  les  faisait  venir 
d'Egypte,  et  les  accusait  de  descendre  des  lépreux  expulsés  de  ce  • 
pays  qu'ils  infectaient  de  leur  mal.  En  laissant  de  côté  le  trait  de 
haine  nationale,  il  n'y  a  rien  que  de  vrai  dans  cette  assertion.  Cepen- 
dant elle  rie  détruit  pas  la  valeur  de  la  troisième ,  qui  fait  des  Juifs 
une  colonie  d'Éthiopiens.  Seulement  Tacite  paraît  entendre,  par  ce 
mot,  des  Abyssins,  et  nous  savons  (voir  t.  I)  que,  dans  la  plus  haute 
antiquité,  il  s'appliquait  aux  hommes  de  l'Assyrie.  Cette  vérité  contri- 
bue à  faire  agréer  du  même  coup  la  quatrième  opinion  citée  par  l'his- 
torien romain,  et  qui  disait  les  Juifs  Assyriens  d'origine.  Us  l'étaient,, 
sans  doute,  en  tant  que  Chaldéens.  Je  n'ai  voulu  ici  que  donner  un 
exemple  de  l'attention  soutenue  et  scrupuleuse,  de  la  réserve  pru- 
dente qui  doit  diriger  les  élucidalions  et  surtout  les  conclusions  ethno- 
logiques. 

(1)  Voir  Prûfung  der  Untersuchungen  ûber  die  Urbewohner  Hispa- 
nîens,  p.- 49.  —  M.  W.  de  Humboldt  fait  dériver  le  mot  latin  murus  de 
l'euskara  murua.  {Ibid.,  p.  3  et  pass.) 


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DES  BACES   HUMAINES.  189 

un  nom  spécial  et  géographique,  furent  qualifiés  d'abord 
à'Ausoniens  (1). 

Ils  étaient  composés  de  différentes  nations ,  telles  que  les 
CEnotriens,  les  Osques,  les  Latins,  toutes  subdivisées  en  frac- 
tions d'inégale  puissance.  C'est  ainsi  que  le  nom  des  Osques 
ralliait  les  Samnites,  les  Lucaniens,  les  Apuliens,  les  Cala- 
brais, les  Campaniens  (2). 

Mais,  comme  les  Grecs  n'avaient  noué  leurs  premiers rap-^ 
ports  qu'avec  l'Italie  méridionale,  le  terme  à'Jusonien  ne  dé~ 
signait  que  Tensemble  des  masses  trouvées  dans  cette  partie 
du  pays,  et  le  sens  ne  s'en  étendait  pas  aux  habitants  delà 
contrée  moyenne. 

L'appellation  'qui  échut  à  ces  derniers  fut  celle  de  Sabel^ 
liens  (3).  Au  delà ,  vers  le  nord,  on  connut  encore  les  Latins  ^ 
puis  les  Rasènes  et  les  Timbres  (4). 

Cette  classification,  tout  arbitraire  qu'elle  est,  a  pour  pre- 
mier et  assez  grand  avantage  de  restreindre  considérablement 
l'application  du  titre  vague  d'aborigène.  En  toutes  circonstan- 
ces, on  croit  connaître  ce  qu'on  a  dénommé.  On  mit  donc  à 
part  les  peuples  déjà  classés,  Ausoniens,  Sabelliens ,  Rasènes,. 
Latins  et  Timbres,  et  on  fit  une  catégorie  spéciale  de  ceux  qui 
ne  restèrent  aborigènes  que  parce  qu'on  n'avait  pas  eu  de 
contact  assez  intime  avec  eux  pour  leur  attribuer  un  nom.  De 
ce  nombre  furent  les  JEques,  les  Volsques  et  quelques  tribus 
de  Sabins  (5). 

Les  inconvénients  du  système  étaient  flagrants.  Les  Samni- 
tes, rangés  parmi  les  Osques,  et  les  Osques  eux-mêmes,  avee 
toutes  celles  de  leurs  peuplades  citées  plus  haut,  et  ensuite 
les  Mamertins  et  d'autres,  n'étaient  pas  étrangers  aux  Sabel- 

(1)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  27. 

(2)  Ouvr.  cité,  p.  40. 

(3)  Mommsen,  Unter-ital.  Dialekle,  p.  363. 

(4)  Ibidem.  Dont  les  trois  subdivisions  principales  sont  essentielle-^ 
ment  celtiques,  quant  au  nom  :  les  Olombri.&Q  ol,  hauteur,  habitaient 
les  Alpes;  les  Isombri,  de  is,  bas,  les  plaines  de  la  vallée  du  Pô;  les- 
Vilombri,  de  bely  le  rivage,  rombrie  actuelle,  sur  l'Adriatique. 

(y)  Mommsen,  ouvr.  cité,  p.  324. 

11. 


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190  DE  l'inégalité 

liens.  Ces  groupes  tenaient  à  la  souche  Sabine.  Par  conséquent, 
ils  avaient  des  affinités  certaines  avec  les  gens  de  l'Italie 
moyenne,  et  tous,  ce  qui  est  significatif,  avaient  émigré,  de 
proche  en  proche,  de  la  partie  septentrionale  des  montagnes 
Apennines  (1).  Ainsi,  en  laissant  à  part  les  Rasènes  et  en  re- 
montant du  sud  au  nord  de  la  Péninsule ,  on  arrivait ,  de  pa- 
rentés en  parentés,  à  la  frontière  des  timbres,  sans  avoir  re- 
marqué une  solution  de  continuité  dans  la  partie  dominante  de 
cet  enchaînement. 

On  a  dit  longtemps  que  les  Umbres  ne  dataient,  dans  la 
Péninsule ,  que  de  l'invasion  de  Bellovèse ,  et  qu'ils  avaient  rem- 
placé une  population  qui  ne  portait  pas  le  même  nom  qu'eux. 
Cette  opinion  est  aujourd'hui  abandonnée  (2).  Les  Umbres 
occupaient  la  vallée  du  Pô  et  le  revers  méridional  des  Alpes 
bien  antérieurement  à  l'irruption  des  Kymris  de  la  Gaule.  Ils 
se  rattachaient  par  leur  race  aux  nations  qui  ont  continué  à 
être  nommées  aborigènes  ou  pélasgiques,  tout  comme  les 
Osques,  et  les  Sabelliens  (3),  et  même  on  les  reconnaissait  pour 
la  souche  d'où  les  Sabins  étaient  dérivés,  et,  avec  ces  derniers, 
les  Osques. 

Les  Umbres  donc,  étant  la  racine  même  des  Sabins,  c'est- 
à-dire  des  Osques,  c'est-à-dire  encore  des  Ausoniens,  et  se 
trouvant  ainsi  germains  des  Sabelliens  (4)  et  de  toutes  les  po- 
pulations appelées  du  nom  peu  compromettant  d'aborigènes , 
on  serait,  par  cela  seul ,  autorisé  à  affirmer  que  la  masse  entière 

<1)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  45  et  pass. 

(2)  0.  Muller,  ouvr.  cité  y  p.  58. 

(3)  0.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  56.  —  Ibeken,  p.  82.  —  Mommsen,  p.  206. 

(4)  Suivant  Mommsen,  les  alphabets  découverts  dans  la  Provence,  le- 
Valais,  le  Tyrol,  la  Styrie,  sont  plus  parents  de  l'alphabet  sabellien  que. 
de  tous  les  autres  de  l'Italie,  c'est-à-dire  que  de  ceux  de  l'Étrurie  pro- 
prement dite  et  de  la  Campanie,  et  plus  rapprochés  du  type  grec 
archaïque.  Cependant  il  établit,  entre  tous  ces  systèmes  d'écriture, 
un  caractère  commun.  (Mommsen ,  Die  nord-etruskischen  Alphabete, 
p.  222.)  Il  est  utile  de  se  reporter  ici  à  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  des 
alphabets  celtiques  en  général.  Dans  un  sujet  si  difficile  et  si  compli- 
qué, les  plus  petits  faits  se  portent  mutuellement  secours  pour  s'élever 
au  rang  de  preuves,  et  il  est  indispensable  de  pouvoir  compter  sur 

j  l'attention  soutenue  du  lecteur. 


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DES  BACES  HUMAINES.  191 

de  ces  aborigènes,  desceadus  du  nord  vers  le  sud,  était  de  race 
unabrique ,  toujours  à  l'exception  des  Étrusques ,  des  Ibères , 
des  Vénètes  et  de  quelques  Illyriens.  Ayant  répandu  sur  la 
Péninsule  les  mêmes  modes  et  le  même  style  d'architecture , 
se  réglant  sur  la  même  doctrine  religieuse,  montrant  les  mêmes 
mœurs  agricoles ,  pastorales  et  guerrières ,  cette  identification 
semblerait  assez  solidement  justifiée  pour  ne  devoir  pas  être 
révoquée  en  doute  (1).  Ce  n'est  pas  assez  cependant  :  l'examen 
des  idiomes  italiotes ,  autant  qu'on  le  peut  faire ,  enlève  encore 
à  la  négative  sa  dernière  ressource. 

Mommsen  pose  en  fait  que  la  langue  des  aborigènes  offre 
un  mode  de  structure  antérieur  au  grec ,  et  il  réunit  dans  un 
même  groupe  les  idiomes  umbriques,  sabelliens  et  samnites , 
qu'il  distingue  de  l'étrusque ,  du  gaulois  et  du  latin.  Mais  il 
ajoute  ailleurs  qu'entre  ces  six  familles  spéciales  il  existait  de 
nombreux  dialectes  qui,  se  pénétrant  les  uns  les  autres,  for- 
maient autant  de  liens,  établissaient  la  fusion  et  réunissaient 
l'ensemble  (2). 

En  vertu  de  ce  principe,  il  corrige  son  assertion  séparatiste, 
et  affirme  que  les  Osques  parlaient  une  langue  très  parente  du 
latin  (3). 

O.  Muller  remarque,  dans  cette  langue  composite,  des  rap- 
ports frappants  avec  l'umbrique,  et  le  savant  archéologue  danois 
dont  je  viens  d'invoquer  le  jugement  donne  leur  véritable  sens 
et  toute  leur  portée  à  ces  rapports,  en  affirmant  que  l'umbri- 
que est,  de  toutes  les  langues  italiotes,  celle  qui  est  restée  le  plus 

(1)  Voir  les  autorités  dénombrées  par  Dieffenbach,  Celtica  II,  l'« 
Abth.,  p.  112  et  seqq. 

(2)  Mommsen,  ouvr,  cité,  p.  364. 

(3)  Ibidem,  p.  205,  —  Opici  ou  Opsci.  Leur  langue  était  encore  en 
«sage  à  Rome  dans  certaines  pièces  de  tliéâtre,  soixante  ans  après  le 
début  de  l'ère  chrétienne.  (Strabon,  V,  3,  6.)  On  trouve  à  Pompéi  des 
inscriptions  osques,  et,  comme  rensevelissement  de  la  ville  ne  date 
que  de  Tan  79  après  J.-C,  on  peut  comprendre,  par  cela  seul,  quelle 
fut  la  longévité  de  cet  idiome.  Peut-être  y  aurait-il  grand  profit  à  ap- 
pliquer les  dialectes  populaires  actuels  de  Fltalie  au  déchiffrement  des 
inscriptions  locales.  On  arriverait  plus  sûrement  à  un  résultat  qu'en 
se  servant  du  latin,  qui,  en  définitive,  fut  seulement  la  langue  franque 
ou  malaye,  l'hindoustani  de  la  Péninsule. 


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192  DE  l'inégalité 

près  des  sources  aborigènes  (1).  En  d'autres  termes,  Fosque^ 
comme  le  latin,  tel  que  nous  l'offrent  la  plupart  des  monu- 
ments, est  d'un  temps  où  les  mélanges  ethniques  avaient  exercé 
une  grande  influence  et  développé  des  corruptions  considéra- 
bles ,  tandis  que,  les  circonstances  géographiques  ayant  permis, 
à  l'umbrique  de  recevoir  moins  d'éléments  grecs  et  étrusques» 
ce  dernier  langage  s'était  tenu  plus  près  de  son  origine  et  avait 
mieux  conservé  sa  pureté.  11  mérite ,  en  conséquence ,  d'être 
pris  comme  prototype ,  lorsqu'il  s'agit  de  juger  dans  leur  es- 
sence les  dialectes  itaUotes. 

Nous  avons  donc  bien  conquis  ce  point  capital  :  les  popula- 
tions aborigènes  de  l'Italie,  sauf  les  exceptions  admises,  se 
rattachent  fondamentalement  aux  Timbres;  et  quant  aux  Uni- 
bres,  ce  sont,  ainsi  que  leur  nom  Tindique,  des  émissions  de 
la  souche  kymrique ,  peut-être  modifiées  d'une  manière  locale 
par  la  mesure  de  l'infusion  finnique  reçue  dans  leur  sein. 

Il  est  difficile  de  demander  à  l'umbrique  même  une  confir- 
mation de  ce  fait.  Ce  qui  en  reste  est  trop  peu  de  chose,  et, 
jusqu'ici,  ce  qu'on  en  a  déchiffré  offre  sans  doute  des  ra- 
cines appartenant  au  groupe  des  idiomes  de  la  race  blanche^, 
mais  défigurées  par  une  influence  qui  n'a  pas  encore  été  dé- 
terminée dans  ses  véritables  caractères.  Adressons-nous  donc 
d'abord  aux  noms  de  lieux ,  puis  à  la  seule  langue  italiote  qui 
nous  soit  pleinement  accessible,  c'est  le  latin. 

Pour  ce  qui  est  des  noms  de  lieux,  l'étymologie  du  mot 
Italie  est  naturellement  offerte  par  le  celtique  talamh^  tellus^ 
la  terre  par  excellence,  Saturnia  tellus^  Œnotria  tellus  (2). 

Deux  peuplades  umbriques,  les  Euganéens  et  les  Tauris- 
ques,  portent  des  noms  purement  celtiques  (3).  Les  deux 


(1)  Mommsen,  ouw.  cité,  p.  206.  —  C'est  pourquoi  il  ajoute  aussi  que 
le  Volsque  avait  de  plus  grands  rapports  avec  l'umbrique  que,  l'osqua 
(p.  322). 

(2)  Dieffenbach,  Celtica  II,  4«  Abth.,  p.  114. 

(3)  Euganéens,  d'agucn,  eau;  c'étaient  les  riverains  des  lacs  de  Lu- 
gano,  Como  et  Garda.  Les  Taurisques,  comme  les  Taurini,  tirent  leur 
nom  de  tor,  montagne.  Niebuhr,  pour  établir  un  lien  intime  entre  les 
Rhétiens  et  les  Rasènes,  incline  à  faire  des  Euganéens  des  Étrusques^ 


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DES  RACES   HUMAINES.  193 

.grandes  chaîaes  de  montagnes  qui  partagent  et  bornent  le  sol 
italien,  les  Apennins  et  les  Alpes ,  ont  des  dénominations  em- 
pruntées à  la  même  langue  (1).  Les  villes  d'Alba,  si  nombreu- 
ses dans  la  Péninsule  et  toujours  de  fondation  aborigène ,  pui- 
sent rétymologie  de  leur  nom  dans  le  celtique  (2).  Les  faits  de 
ce  genre  sont  abondants.  Je  me  borne  à  en  indiquer  la  trace , 
et  je  passe  de  préférence  à  Fexamen  de  quelques  racines 
kymro-latines. 

On  remarque ,  en  premier  lieu,  qu!elles  appartiennent  à  cette 
catégorie  d'expressions  formant  Fessencemême  du  vocabulaire 
de  tous  les  peuples ,  d'expressions  qui ,  tenant  au  fond  des  ha- 
bitudes d'une  race,  ne  se  laissent  pas  aisément  expulser  par 
des  influences  passagères.  Ce  sont  des  noms  de  plantes ,  d'ar- 
bres ,  d'armes.  Je  ne  m'étonnerais ,  dans  aucun  cas ,  de  voir 
les  dialectes  celtiques  et  ceux  des  aborigènes  de  l'Italie  pos- 
séder des  racines  semblables  pour  tous  ces  emplois ,  puisque , 
même  en  mettant  à  part  la  question  actuelle,  il  faudrait  tou- 
jours reconnaître  qu'issus  également  de  la  souche  blanche,  ils 
ont  assis  leurs  développements  postérieurs  sur  une  base  uni- 
que. Mais,  si  les  mêmes  mots  se  présentent  avec  les  mêmes 
formes ,  à  peine  altérées  dans  le  celtique  et  dans  l'italiote ,  il 
devient  bien  difficile  de  ne  pas  confesser  Tévidence  de  l'identité 
d'origine  secondaire. 

Voyons  d'abord  le  vocable  employé  pour  désigner  le  chêne. 
C'est  un  sujet  cligne  d'attention.  Chez  les  Celtes  de  l'Europe 
septentrionale,  chez  les  aborigènes  de  la  Grèce  et  de  l'Italie ,. 
cet  arbre  jouait  un  grand  rôle,  et,  par  l'importance  religieuse 


Mais  il  n'exprime  ceUe  idée  que  timidement  et  comme  entraîné  par 
le  besoin  de  sa  cause.  {Rœmische  Geschichte,  t.  I,  p.  70.) 

(1)  A  peu  gwin,  la  crête,  la  montagne  blanche. 

(2)  Alh  ou  Alp,  l'élévation,  la  montagne,  la  colline;  Albany,  la  con- 
trée montagneuse  de  l'Ecosse;  V Albanie,  les  montagnes  de  l'illyrie; 
Albania.,  une  partie  du  Caucase;  Albion,  Vile  aux  grandes  falaises^ 
et  les  nombreuses  villes  d'Alba^  placées  sur  des  éminences.  On  con- 
naissait aussi,  dans  la  Narbonnaise,  les  Ligures  albienseset  les  Albiœci, 
peuples  demi-celtiques.  Alb  signifie  également  blanc  et  donne  la  ra- 
cine &*albus.  —  Consulter  Dieffenbach,  Celtica  I,  p.  18, 13,  et  Celtica  11^ 
4"  Abth.,  p.  3i0,  6. 


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194  DE  l'inégalité 

qui  lui  était  attribuée,  il  tenait  de  près  aux  idées  les  plus  in- 
times de  ces  trois  groupes. 

Le  mot  breton  est  cheingen,  qui,  au  moyen  de  la  permu- 
tation locale  de  Yn  en  r,  devient  chergen ,  d'où  il  y  a  peu  de 
chemin  jusqu'au  latin  quercus. 

Le  mot  guerre  fournit  un  rapport  non  moins  frappant.  La 
forme  française  reproduit  presque  pur  le  celtique ,  queir.  Le 
sabin  queir  le  garde  tout  entier.  Mais,  outre  que  ce  mot,  en 
•celtique,  a  le  sens  que  je  viens  d'indiquer,  il  a  aussi  celui  de 
lance.  En  sabin,  il  en  est  encore  de  même,  et  de  là  le  nom 
«t  l'image  du  dieu  héroïque  Quirinus ,  adoré  sous  Faspect 
d'une  lance  chez  les  premiers  Romains,  vénéré  encore  chez 
les  Falisques ,  qui  avaient  leur  Pater  curis,  et  divinisé  à  Tibur, 
où  la  Jujion  Pronuba  portait  l'épithète  de  Curitis  ou  Qui- 
riiis  (1).  , 

u4rm  en  breton,  airm  en  gaélique,  équivaut  à  Varma  la- 
tin. 

Le  gallois  pill  est  le  latin  pilum,  le  trait  (2). 

Le  bouclier,  scutum ,  apparaît  dans  le  sgiath  gaélique;  gla- 
diusy  le  glaive^  dans  le  cleddyf  gaYloïs  et  le  c/efi?6^  gaélique; 
l'arc,  arcus,  dans  Varchelte  breton;  là  flèche^  sagitta,  dans 
le  saeth  gallois,  le  saighead  gaélique;  le  char,  currus,  dans 
le  car  gaélique  et  le  carr  breton  et  gallois. 

Si  je  passe  aux  termes  d'agriculture  et  de  vie  domestique , 
je  trouve  la  maison,  casa,  et  l'erse  cas;  œdes  et  le  gaélique  > 
aite;  cella  et  le  gallois  cell;  sedes  et  le  sedd  du  même  dia- 


(1)  Bœttiger,  /deew  zur  Kunst- Mythologie,  t.  I,  p.  20;  t.  II,  p.  227 
•et  pass. 

(2)  Et  le  sanscrit  pi7ie.  —  A.  V.  Schlegel,  Indische  Bibliothek,  t.  I, 
p.  209.  —  D'ailleurs,  MM.  Aufrecht  et  Kirchhof ,  Die  umbrischen  Spra- 

^hdenkmœler,  établissent  très  bien  le  rapport  de  l'umbrique  avec  le 
«anscrit  et  les  langues  de  la  race  blanche.  Voir,  Lautlehre,  p.  lo  et 
pass.  —  Abeken  exprime  la  même  opinion  :  «  Quant  à  la  langue 
«  (umbrique),  dit-il,  elle  est  aussi  incompréhensible  aujourd'hui  que 
a  rétrusque;  bien  qu'en  somme  on  y  démêle  beaucoup  mieux  une 
«  souche  grecque  primitive  (on  n'oublie  pas  que  pour  Abeken  ce 
■0  mot  composé  est  synonyme  de  pélasgique).  L'umbrique  semble  être 
«  une  langue  sœur  de  l'osque  et  du  latin.  »  {Ouvr,  cité,  p.  28.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  195 

lecte.  Je  trouve  le  bétail,  pecusy  et  le  gaélique  beo,-  car  le 
bétail  par  excellence ,  ce  sont  les  bêtes  bovines.  Je  trouve  le 
vieux  latin  bus,  le  bœuf,  et  60,  gaélique,  ou  buh,  breton;  le 
bélier,  aries,  et  reithe,  gaélique;  la  brebis,  ovis,  et  le 
breton  ovein,  avec  le  gallois  oen;  le  cheval,  eguus,  et  le  gal- 
lois echw;  la  laine,  lana,  et  le  gaélique  olann,  et  le  gallois 
givlan;  Veau,  aqua,  et  le  breton  aguen,  et  le  gallois  aw; 
le  lait,  lactum,  et  le  gaélique  lachd;  le  chien ,  canis ,  et  le 
gallois  can;  le  poisson,  piscis,  et  le  gallois  pj/sg;  Y  huître, 
ostrea,  et  le  breton  oistr;  la  chair,  caro ,  et  le  gaélique  carn, 
qui  présenterai  des  flexions  de  caro;  le  verbe  immoler,  mac- 
tare,  et  le  gaélique  mactadh;  mouiller,  madère,  et  le  gal- 
lois madrogi. 

Le  verbe  labourer,  arare,  et  le  gaélique  m  avec  les  deux 
formes  galloises  aru  et  aredig;  le  champ,  arvum,  avec  le 
gaélique  ar  et  le  gallois  arw  ;  le  blé,  hordeum,  et  le  gaélique 
eorma;  la  7noisson,  seges,  et  le  breton  segall;  la  /*èye,  faba, 
et  le  gallois  jifa;  lat^igfwe,  vitis,  et  le  gallois  gwydd,-  V avoine, 
avena,  et  le  breton  havre;  le  fromage,  caseus,  et  le  galli- 
quecaêse,  avec  le  breton  casu;  butyrum,  le  beurre,  et  le 
gaélique  butar;  la  chandelle,  candela,  et  le  breton  cantol; 
le  A^^re,  /*agws,  et  l'erse  feagha,  avec  le  breton  /ao  et 
faouenn;  la  «;e29ère,  vipera,et  le  gallois  gwiper;  le  serpent, 
serpens,  et  le  gallois  saryf  ;  la  Tioia? ,  Tiî^a?,  et  le  gaélique  cww, 
exemple  notable  de  ces  renversements  de  sons  fréquemment 
subis  par  les  monosyllabes,  dans  le  passage  d'un  dialecte  à  un 
autre. 

Puis  j'énumère  pêle-mêle  des  mots  comme  ceux-ci  :  la  mer, 
mare,  gaélique  muir,  breton  et  gallois  mor;  se  servir,  uti, 
^ë\ï<{\ieusinnich;V homme,  vir,  gallois  gwir;  Vannée,  annus, 
gaélique  ann^  la  vertu,  gaélique  feart,  qui  se  confond  bien 
avec  le  mot  fortis ,  courageux  (1)  ;  le  fleuve ,  amnis ,  gaélique 
amha,  amhuin;  revenir,  redire,  gallois  rhetw,  le  roi,  rex, 
gaélique  righ;  mensis,\e  mois,  gallois  mis;  la  mort,  murn, 

(1)  Ce  mot  feart  se  rapproche  aussi  du  grec  àpsro  et  de  la  racine 
typique  ar.  (Voir  tome  I".) 


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196  DE  l'inégalité 

gallois,  et  mourir^  mori^  breton  marheuein.  Je  terniineraî 
par  'pénates,  qui  n'a  pas  d'étymologie  ailleurs  qu'en  celti- 
que (1)  :  ce  mot  ne  se  dérive  d'une  manière  simple  et  complè- 
tement satisfaisante  que  du  gdWoh  joenaf,  qui  veut  dire  élever 
et  qui  a  pour  ^Vi^QûdWï penaeth ,  très  élevé,  le  plm  élevé  (2). 
On  pourrait  étendre  ces  exemples  bien  loin.  Les  trois  cents 
mots  allégués  par  le  cardinal  Maï,  au  tome  V  de  sa  collection 
des  classiques  édités  sur  les  manuscrits  du  Vatican,  seraient 
dépassés.  Cependant  c'en  est  assez ,  j'en  ai  la  confiance ,  pour 
fixer  toute  indécision  (3).  On  peut  choisir  des  verbes  tout  aussi 

(1)  Rien  ne  le  saurait  mieux  prouver  que  la  lecture  du  passage  où 
Denys  d'Halicarnasse  s'acharne  à  trouver  à  cette  dénomination  ethno- 
logique un  sens  qui  lui  échappe,  malgré  tous  ses  efforts;  ainsi  qu'à 
ses  commentateurs.  (C.  XLVII.) 

(2)  J'aurais  pu  de  même  et,  peut-être,  dû  donner  une  liste  semblable 
poui^  les  Kymris  Grecs,  et  montrer  le  grand  nombre  de  mots  celtiques 
demeurés  dans  les  dialectes  de  THellade;  mais  ce  soin  me  paraît  su- 
perflu. Je  me  borne  à  renvoyer  le  lecteur  au  vocabulaire  de  M.  Keferstein 
{Ansichten,  etc.,  t.  II,  p.  3);  il  ne  contient  pas  moins  de  soixante  pages  ,^ 
et,  bien  que  plusieurs  mots  gréco-gallois  ou  gréco -bretons  y  soient 
évidemment  d'importation  très  moderne,  le  fond  est  décisif  et  présente 
un.  tableau  plus  curieux  encore,  s'il  est  possible ,  que  ce  qui  résulte 
de  la  comparaison  que  j'e  fais  ici. 

(3)  Je  ne  saurais  cependant  passer  soiis  silence  les  noms  de  nombre  t 

latins  :  celtiques  : 

1.  unus,  un,  aon. 

2.  duo,  dau. 
..     3.                   très,                          tri. 

4.  quatuor,  ceither. 

î).  quinque,  cinq. 

6.  sex,  chuech. 

7.  septem,  saiti). 

8.  octo,  ochd. 

9.  novem,  naw. 
10.  decem ,  deich. 

Enfin,  je  ne  ferai  plus  qu'une  dernière  observation  :  des  liens  géné- 
raux paraissent  avoir  uni  assez  étroitement  les  langues  primitives  de 
toute  l'Europe  occidentale,  quelque  différents  que  se  présentent,  au- 
jourd'hui, l'un  de  l'autre,  l'ibère,  l'étrusque,  les  dialectes  italiotes  et 
les  kymriques.  On  a  vu  que  des  règles  analogues  s'appliquent,  dans 
toutes  ces  langues,  à  la  permutation  des  consonnes.  Il  faut  ajouter 
qu'elles  pratiquaient,  avec  une  égale  facilité,  le  renversement  des  syl- 


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DES  BACES  HUMAINES.  1^7 

bien  que  des  substantifs  :  les  résultats  de  l'examen  seront  les 
mêmes,  et  lorsqu'on  découvre  des  rapports  aussi  frappants, 
aussi  intimes  entre  deux  langues,  que  d'ailleurs  les  formes  de 
l'oraison  sont,  de  leur  côté ,  parfaitement  identiques,  le  procès 
est  jugé  :  les  Latins,  descendants,  en  partie,  des  Timbres, 
étaient  bien ,  comme  leur  nom  l'indique ,  apparentés  de  près 
aux  Galls,  ainsi  que  leurs  ancêtres,  et,  partant,  les  aborigènes 
de  l'Italie,  non  moins  que  ceux  de  la  Grèce,  appartenaient, 
pour  une  forte  part,  à  ce  groupe  de  nations. 

C'est  ainsi,  et  seulement  ainsi,  que  s'explique  cette  sorte 
de  teinte  uniforme,  cette  couleur  terne  qui  couvre  également, 
aux  âges  héroïques ,  tout  ce  que  nous  savons  et  pénétrons  des 
faits  et  des  actes  de  la  masse  appelée  pélasgique,  comme  de 
celle  qui  porte  son  vrai  nom  de  kymrique.  On  y  observe  une 
pareille  allure  grossière  et  soldatesque,  une  pareille  façon  de 
laboureur  et  de  pasteur  de  bœufs.  Quoi!  c'est  une  pareille 
manière  de  s^'orner  et  de  se  parer.  Nous  ne  retrouvons  pas 
moins  de  bracelets  et  d'anneaux  dans  le  costume  des  Sabins  de 
la  Rome  primitive  que  dans  celui  des  Arvernes  et  des  Boïens 
de  Vercingetorix  (1).  Chez  les  deux  peuples ,  le  brave  se  mon- 
tre à  nous  sous  le  même  aspect  physique  et  moral,  bataillant 
et  travaillant,  austère  et  sans  rien  de  pompeux  (2). 

labes,  si  familier  au  latin  et  qu'on  retrouve  dans  la  manière  d'écrire 
indifféremment  Pratica  ou  Patrica,  nom  d'une  ville  aborigène,  La- 
nuviumou  Lavinium,  Agendicum  ou  Agedincum.  Les  dialectes  slaves 
ne  sont  pas  moins  aptes  que  les  celtiques  à  celte  évolution. 

(1)  Liv.,  1, 129  :  «  Vulgo  Sabini  aureas  armillas  magni  ponderis  brachio 
«  laevo  gemmatosque  magna  specie  annulos  habuerint.  » 

(2)  Niebuhr  signale  cliez  les  aborigènes  de  Htalie  cet  usage,  tout  à 
fait  étranger  aux  races  sémitiques  et  sémitisées,  de  porter  des  noms 
propres  permanents,  qui  maintenaient  la  notion  généalogique  de  la 
famille.  Probablement  il  en  était  ainsi  chez  les  premiers  habitants 
blancs  de  la  Grèce,  mais  on  ne  possède  plus  aucun  moyen  de  s'en  as- 
surer. Celte  coutume  fut  conservée  par  les  Romains.  (Niebuhr,  Rœm, 
Geschichte,  t.  I,  p.  H5.  —  Sal verte,  Essai  sur  l'origine  des  noms  propres 
d:hommes,  de  peuples  et  de  lieux,  1. 1,  p.  187.)  L'auteur  de  ce  livre  paraît 
croire  que  l'usage  des  noms  propres  permanents  cessa,  vers  le  in«  siè- 
cle pour  n'être  repris-  que  vers  le  x*  siècle.  C'est,  je  crois,  une  opinion 
erronée,  et  j'inclinerais  à  penser  que  jamais  l'habitude  ne  fut  complè- 
tement abandonnée  dans  les  couches  celtiques  de  la  population.  Il  y 


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^^8  DE   l'inégalité 

Cependant  les  œuvres  des  aborigènes  italîotes  furent  des 
plus  considérables.  Il  n'y  a  pas  dans  la  Péninsule  de  vieille 
ville  en  ruines,  depuis  des  siècles,  où  l'on  ne  découvre  encore 
la  trace  de  leurs  mains.  Longtemps  on  a  même  attribué  aux 
Étrusques  telle  de  leurs  œuvres.  C'est  ainsi  que  Pise  (1) ,  Sa- 
turnia,  Agylla,  Alsium,  très  anciennement  acquises  aux  Ra- 
sènes,  avaient  commencé  par  être  des  villes  kymriques,  des 
<;ités  fondées  par  les  aborigènes.  Il  en  était  de  même  de  Cor- 
tone(2). 

Dans  un  autre  genre  de  construction,  Qpai-aît  certain  que 
la  partie  de  la  voie  Appienne  qui  va  de  Terracine  à  Fondi  était 
d'origine  kymrique,  et  de  beaucoup  antérieure  au  tracé  ro- 
main qui  fit  entrer  ce  tronçon  dans  un  plan  général  (3). 

Mais  il  n'était  pas  au  pouvoir  des  races  italiotes  de  maintenir 

avait  à  Bordeaux  une  famille  de  Paulins  au  iv«  siècle.  (Voir  Élie  Vinet, 
V Antiquité  de  Bourdeaus  et  de  Bourg.  Bourdeaus,  petit  in-40, 1554.)  — 
Notons  en  passant  que  cette  habitude,  très  commode  et  très  simple,  de 
conserver  indéfiniment  aux  descendants  le  nom  du  père ,  paraît  faire 
partie  des  instincts  de  plusieurs  groupes  jaunes.  Les  Chinois  la  prati- 
quent de  toute  antiquité  et  avec  une  telle  ténacité  que  certaines  fa- 
milles originaires  de  leur  pays,  qui  se  sont  transportées  et  fixées  en 
vArménie,  ont  bien  pu,  en  changeant  de  langue,  oublier  leurs  noms  pri- 
mitifs; mais  elles  en  ont  pris  de  locaux  et  le:  conservent  fidèlement  au 
milieu  d'une  population  qui  n'en  a  pas.  Ce  sont  les  Orpélians,  les  Ma- 
migonéans,  d'autres  encore.  Au  Japon,  la  même  coutume  existe,  et,  fait 
plus  notable  encore,  elle  est  immémoriale  chez  les  Lapons  européens, 
chez  les  Boudâtes,  les  Ostiaks,  les  Baschkirs.  (Salverte,  ouvr.  cité, 
t.  I,  p.  135,  141  et  144.) 

(1)  Deux  ruines  remarquables  sont  Testrina ,  la  plus  ancienne  cité 
Sabine,  située  sur  une  montagne  au-dessus  d'Amiternum.  On  y  trouve 
des  restes  de  murs  gigantesques  dont  les  blocs,  extraits  d'un  tuf  assez 
tendre,  portent  des  marques  d'une  taille  grossière.  (Abeken,  Mittel- 
Italien,  etc.,  p.  86  et  140.) 

(2)  Abeken,  Mittel-Italien,  etc.,  p.  125.  Cortone  présente  une  singu- 
larité remarquable.  Comme  d'autres  villes  métisses,  et  entre  autres 
Thèbes,  elle  avait  deux  légendes  :  l'une  probablement  tyrrhénienne, 
qui  lui  attribuait  un  éponyme  grec  ;  puis  une  autre  plus  ancienne,  et, 
quoi  qu'en  dise  Abeken,  aussi  facilement  kymrique  que  rasène,  qui  en 
faisait  le  lieu  où  avait  été  enterré  ce  personnage  mystérieux  appelé 7e 
Nain,  le  Nàvaç,  voyageur.  (Diouys.  Halic,  I,  xxni.  Abeken,  ouvr.  cité, 
p.  26.) 

(3)  Abeken,  ibidem^  p.  141. 


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DES  RACES  HUMAINES.  199 

en  rien  leur  pureté.  Ibères,  Étrusques ,  Vénètes,  Illyriens,  Cel- 
tes, engagés  dans  des  guerres  permanentes,  devaient  tous,  à 
chaque  instant,  perdre  ou  gagner  du  terrain.  C'était  l'état  or- 
dinaire. Cette  situation  s'empirait  par  l'effet  des  mœurs  socia- 
les qui  avaient  créé,  sous  le  nom  àe  printemps  sacré,  une 
cause  puissante  de  confusion  ethnique.  A  Toccasion  d'une  di- 
sette ou  d'un  surcroît  de  population,  une  tribu  vouait  à  un 
dieu  quelconque  une  partie  de  sa  jeunesse,  lui  mettait  les  ar- 
mes à  la  main,  et  l'envoyait  se  faire  une  nouvelle  patrie  aux 
dépens  du  voisinage.  Le  dieu  patron  était  chargé  de  l'y  ai- 
der (1).  De  là  des  conflits  perpétuels  qui,  enfin,  s'empirèrent 
par  l'effet  et  le  contre-coup  de  grands  événements  dont  la 
source  inconnue  se  cachait  fort  loin  dans  le  nord-est  du  con- 
tinent. 

De  tumultueuses  nations  de  Galls  transrhénans ,  probable- 
ment chassées  par  d'autres  Galls  que  dérangeaient  des  Slaves 
harcelés  par  des  Arians  ou  des  peuples  jaunes,  firent  invasion 
au  delà  du  fleuve,  poussèrent  sur  leurs  congénères,  entrèrent 
en  partage  de  leurs  territoh'es ,  et,  bon  gré,  mal  gré.,  se  cul- 
butant avec  eux,  parvinrent,  les  armes  à  la  main,  jusque  sur 
la  Garonne ,  où  leur  avant-garde  s'établit  de  force  au  milieu 
des  vaincus.  Puis  ces  derniers,  mal  contents  d'un  domaine  de- 
venu trop  étroit,  se  portèrent  en  masse  du  côté  des  Pyrénées, 
les  franchirent  en  longeant  les  côtes  du  golfe  de  Gascogne,  et 
allèrent  imposer  aux  Ibères  une  pression  toute  semblable  à 
celle  dont  il*  venaient  de  souffrir  eux-mêmes. 

Les  Ibères,  à  leur  tour,  malmenés,  s'ébranlèrent.  Après 
s'être  débattus  et  mêlés  en  partie  à  leurs  conquérants,  voyant 
leur  pays  insuffisant  pour  sa  nouvelle  population,  ils  partirent, 
non  plus  seulement  Ibères ,  mais  aussi  Celtibères ,  sortirent  par 
l'autre  extrémité  des  montagnes,  c'est-à-dire  par  les  plages 
orientales  de  la  Méditerranée,  et,  vers  l'an  1600  avant  notre 
ère,  se  répandirent  sur  les  parties  maritimes  du  Roussillon  et 
de  la  Provence.  Pénétrant  ensuite  en  Italie  par  la  côte  génoise, 
fie  montrant  en  Toscane ,  enfin  passant  partout  où  ils  purent 

(1)  Dionys.  Halic,  Ant.  Rom.,  I,  xvi. 


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200  de;  l'inégalité 

mettre  le. pied,  ils  apprirent  à  ces  vastes  contrées  à  connaître 
leurs  noms  nouveaux  de  Ligures  et  de  Sicules.  Puis ,  confondus 
avec  des  aborigènes  de  diverses  peuplades  (1),  ils  semèrent  au 
loin  un  élément  ou  plutôt  une  combinaison  ethnique  destinée 
à  jouer  un  rôle  considérable  dans  l'avenir.  Sous  plus  d'un  rap- 
port, ils  ajoutaient  un  lien  de  plus  à  ceux  qui  unissaient  déjà 
les  It'aliotes  aux  populations  transalpines. 

Ce  que  leur  présence  occasionna  surtout,  ce  furent  de  terri- 
bles commotions  dont  toutes  les  parties  de  la  Péninsule  éprou- 
vèrent le  contre-coup.  Les  Étrusques,  repoussés  sur  les  pro- 
vinces umbriques ,  y  subirent  des  mélanges  qui  probablement 
ne  furent  pas  les  premiers.  Beaucoup  de  Sabelliens  ou  de  Sa- 
bins,  beaucoup  d'Ausoniens  eurent  le  même  sort,  et  le  sang 
ligure  lui-même  s'infiltra  partout  d'autant  plus  avant  que  la 
masse  de  cette  nation  immigrante ,  établie  principalement  dans 
la  campagne  de  Rome  (2),  ne  put  jamais  se  créer  une  patrie 
suffisamment  vaste.  Elle  «n'eut  pas  la  force  de  prévaloir  con- 
tre toutes  les  résistances  qui  lui  étaient  opposées.  Elle  se  con- 
tenta de  vivre  à  l'état  flottant  dans  les  contrées  où  les  abori- 
gènes, comme  les  Étrusques,  surent  se  maintenir  ;  de  sorte  que 
les  Ligures,  intrus  et  tolérés  en  plus  d'un  lieu,  ne  parent  que 
s'y  confondre  avec  la  plèbe  (3). 

Tandis  qu'ils  supportaient  ainsi  les  conséquences  de  leur  ori- 
gine, en  se  voyant  forcés,  tout  envahisseurs  qu'ils,  étaient,  de 
rester  au  rang  d'égaux ,  parfois  d'inférieurs  vis-à-vis  des  na- 
tions dont  ils  venaient  troubler  les  rapports,  une  autre  révolu- 
tion s'opérait ,  mais  presque  en  silence ,  à  l'autre  extrémité ,  à 
la  pointe  méridionale  de  la  Péninsule.  Vers  le  x®  siècle  avant 
Jésus-Christ,  des  Hellènes,  déjà  sémitisés,  commençaient  à  y 
établir  des  colonies,  et,  bien  que  formant,  comparés  aux  mas- 
ses ligures  ou  sicules,  un  contraste  marqué  par  leur  petit  nom- 
bre, on  les  voyait  déployer  sur  celles-ci  et  sur  les  aborigènes 
une  telle  supériorité  de  civilisation  et  de  ressources ,  que  la 


(1)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  16. 

(2)  Ibid.,  p.  10. 

(3)  Ibid.,  p,  11  et  pass. 


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DES  BACES  HUMAINES.  201 

conquête  de  tout  ce  qu'ils  voudraient  prendre  semblait  d'avance 
leur  être  assurée. 

Ils  s'étendirent  à  leur  aise.  Ils  placèrent  des  villes  là  où  il 
leur  plut.  Ils  traitèrent  les  Pélasges  italiotes  ainsi  que  leurs  pères 
avaient  traité  les  parents  de  ceux-ci  dans  l'Hellade.  Ils  les 
subjuguèrent  ou  les  forcèrent  de  reculer,  quand  ils  ne  se  mêlè- 
>rent  pas  à  eux,  comme  il  en  advint  avec  les  Osques.  Ceux-ci,  at- 
teints, d'assez  bonne  heure,  par  Talliage  hellénique  sémitisé, 
portèrent  témoignage  de  cette  situation  dans  leurs  mœurs 
comme  dans  leur  langue.  Plusieurs  de  leurs  tribus  cessèrent 
d'être,  à  proprement  parler,  aborigènes.  Elles  offrirent  tm 
spectacle  analogue  à  celui  que  présentèrent  plus  tard,  vers  le 
milieu  du  ii«  siècle  avant  notre  ère ,  les  gens  de  la  Provence 
soumis  à  Thymen  romain.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  seconde 
formation  des  Osques  (1). 

Mais  la  plupart  des  nations  pélasgiques  éprouvèrent  un  trai- 
tement moins  heureux.  Chassées  de  leurs  territoires  par  les 
colonisateurs  hellènes ,  il  ne  leur  resta  que  l'alternative  de  se 
porter  sur  des  groupes  de  Sicules,  établis  un  peu  plus  au  nord 
dans  le  Latium  (2),  et  elles  se  mêlèrent  à  eux.  L'alliance,  ainsi 
conclue,  se  renforça  graduellement  (3)  de  nouvelles  victimes 
des  colons  grecs.  A  la  fin ,  cette  masse  confuse ,  ballottée  et 
pressée  de  tous  côtés  par  des  rassemblements  rivaux,  et  sur- 
tout par  des  Sabins,  demeurés  plus  Kymris  que  les  autres,  et, 
par  conséquent,  supérieurs  en  mérite  guerrier  aux  Osques 
déjà  sémitisés,  comme  aux  Sicules  demi-Ibères,  comme  aux 
Rasènes  demi-Finnois,  cette  masse  confuse,  dis-je,  recula  pied 
à  pied,  et,  un  millier  d'années  à  peu  près  avant  l'ère  chré- 
tienne, s'en  alla  chercher  un  refuge  en  Sicile. 

Voilà  ce  qu'on  sait,  ce  que  l'on  peut  voir  des  plus  anciens 
actes  de  la  population  primitive  de  l'Italie,  population  qui,  en 
général,  échappe  à  l'accusation  de  barbarie ,  mais  qui,  à  l'ins- 
tar des  Celtes  du  nord ,  bornait  sa  science  sociale  à  la  recher- 

(1)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  43. 

(2)  Ibidem. 

(3)  Ammien  Marceliin  affirme  (1, 15,  9)  que  les  aborigènes  du  Latium 
étaient  des  Celtes. 


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202  DE  l'inégalité 

che  de  l'utilité  matérielle.  Bien  des  guerres  la  divisaient,  et 
cependant  l'agriculture  florissait  chez  elle ,  ses  champs  étaient 
cultivés  et  productifs.  Malgré  la  difficulté  de  passer  les  mon- 
tagnes et  les  forêts ,  de  traverser  les  fleuves ,  son  commerce 
allait  chercher  les  peuples  les  plus  septentrionaux  du  conti- 
nent. De  nombreux  morceaux  de  succin,  conservés  bruts  ou 
taillés  en  colliers,  se  rencontrent  fréquemment  dans  ses  tom- 
beaux (1),  et  lldentité,  déjà  signalée,  ainsi  que  ce  fait,  de  cer- 
taines monnaies  rasènes  avec  des  monnaies  de  la  Gaule ,  dé- 
montre irrésistiblement  l'existence  de  relations  régulières  et 
permanentes  entre  les  deux  groupes  (2). 

A  cette  époque  si  reculée,  les  souvenirs  ethniques  encore 
récents  des  races  européennes,  leur  ignorance  des  pays'  du 
sud,  la  similitude  de  leurs  besoins  et  de  leurs  goûts,  devaient 
tendre  nécessairement  à  les  rapprocher  (3).  Depuis  la  Baltique 
jusqu'à  la  Sicile  (4),  une  civilisation  existait  incomplète,  mais 

(1)  Abeken,  Unter-Italien,  p.  267.  —  Voir  la  description  que  fait  cet 
auteur  du  tumulus  d'Alsiui». 

(2)  Abeken,  Unter-Italien,  p.  282.  —  Aristote  assure  qu'une  route 
allait  d'Italie  dans  la  Celtique  et  en  ESpagne. 

(3)  Tité-Live  a  pu  écrire  au  sujet  du  roi  Mézence  :  «  Cœre  opulente 
tam  oppido  imperitans.  » 

(1)  «  Plus  je  m'avance  profondément  dans  l'antiquité,  dit  Schaffarik, 
«  plus  je  demeure  convaincu  de  la  fausseté  complète  des  opinions 
«  émises  et  reçues  jusqu'ici  sur  la  comparaison  des  peuples  antiques 
«  du  sud  de  l'Europe  (des  Grecs  et  des  Romains)  avec  ceux  du  nord, 
«  principalement  des  riverains  de  la  Vistule  et  de  la  Baltique,  com- 
«  paraison  qui  semblait  convaincre  ces  derniers  de  sauvagerie,  de  ru- 
«  desse  et  de  misère,  et  rendre  inadmissible  toute  idée  de  relations 
«  commerciales  entre  les  deux  groupes.  »  (SchafFarik,  Slawische  Al- 
terthûmer,  1. 1,  p.  107,  note  1.)  —  Voici,  sur  le  même  propos,  un  Ju- 
gement de  Niebuhr  :  «  Les  aborigènes  sont  dépeints  par  Salluste  et 
«  Virgile  comme  des  sauvages  qui  vivaient  par  bandes,  sans  lois,  sansi 
«  agriculture,  se  nourrissant  des  produits  de  la  chasse  et  de  fruits  sau- 
«  vages.  Cette  façon  de  parler  ne  paraît  être  qu'une  pure  spéculation 
«  destinée  à  montrer  le  développement  graduel  de  l'homme ,  depuis  la 
«  rudesse  bestiale  jusqu'à  un  état  de  culture  complète.  C'est  l'idée  que, 
«  dans  le  dernier  demi-siècle,  on  a  ressassée  jusqu'à  donner  le  dégoût, 
a  sous  le  prétexte  de  faire  de  l'histoire  philosophique.  On  n'a  pas  même  , 
0  oublié  la  prétendue  misère  idiomatique  qui  rabaisse  les  hommes  au 
»  niveau  de  l'animal.  Cette  méthode  a  fait  fortune,  surtout  à  l'étranger, 


.       Hostedby  Google 


DES  BACES  HUMAINES.  20Z 

réelle  et  partout  la  inênae ,  sauf  des  nuances  correspondantes 
aux  nuances  ethniques  découlant  des  hymens,  sporadiquement 
contractés,  entre  des  groupes  issus  des  deux  rameaux  blanc  et 
jaune. 

Les  Tyrrhéniens  asiatiques  vinrent  troubler  cette  organisa- 
tion sans  éclat,  et  aider  les  colons  de  la  Grande-Grèce  dans  la 
tâche  de  rallier  l'Europe  à  la  civilisation  adoptée  par  les  peu- 
ples de  Test  de  la  Méditerranée  (1). 

«  (Niebuhr  veut  dire  en  France).  Elle  s*appuie  de  myriades  de  récits  de 
«  voyageurs  soigneusement  recueillis  par  ces  soi-disant  philosophes. 
«  Mais  ils  n'ont  pas  pris. garde  qu'il  n'existe  pas  un  seul  exemple  d'un 
«  peuple  véritablement  sauvage  qui  soit  passé  librement  à  la  civilisa- 
«  tion,  et  que,  là  où  la  culture  sociale  a  été  imposée  du  dehors,  elle 
«  a  eu  pour  résultat  la  disparition  du  groupe  opprimé,  comme  on  Ta 
«vu,  récemment,  pour  les  Natticks,  les  Guaranis,  les  tribus  de  la 
«  Nouvelle-Californie,  et  les  Hottentots  des  Missions.  Chaque  race  hu- 
«  maine  a  reçu  de  Dieii  son  caractère,  la  direction  qu'elle  doit  suivre 
<^  et  son  empreinte  spéciale.  De  même,  encore,  la  société  existe  avant 
«  l'homme  isolé,  comme  le  dit  très  sagement  Aristote;  le  tout  est  an- 
«  térieur  à  la  partie  et  les  auteurs  du  système  du  développement  €uc- 
«  cessif  de  l'humanité  ne  voient  pas  que  l'homme  bestial  n'est  qu'une 
«  créature  dégénérée  ou  originairement  un  demi-homme.  »  (Rœm.  Ges- 
chichte,  1. 1,  p.  121.) 

(1)  Les  médailles  grecques  de  la  plus  ancienne  époque  présentent, 
ainsi  que  quelques  statues  qui  sont  venues  jusqu'à  nous ,  un  type  fort 
étrange,  complètement  différent  de  la  physionomie  hellénique,  et  que 
Ton  ne  peut  attribuer  qu'aux  anciens  Pélasges.  Le  nez  est  long,  droit 
et  pointu,  courbé  en  dedans,  au  milieu,  de  façon  que  l'extrémité  se 
relève  légèrement.  Les  pommettes  sont  un  peu  saillantes;  les  yeux 
montrent  une  légère  tendance  à  l'obliquité;  la  bouche  est  grande,  et 
affecte  une  sorte  de  sourire  singulier  qu'on  pourrait  dire  impitoyable. 
La  tête  est  oblongue,  le  front  bas  et  assez  fuyant,  sans  exclure  une 
certaine  ampleur  des  tempes.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que  ce  type  est  pé- 
lasgique.  Son  centre  paraît  avoir  été  dans  la  Samothrace  et  les  pays 
environnants,  à  Thasos,  Lete,  Orreskia,  Selybria.  Les  médailles  de 
Thasos  l'ofifrent  uni  à  la  représentation  d'une  scène  phallique  qui  fait 
allusion,  sans  doute,  à  quelque  tradition  d'enlèvement  et  de  violence 
analogue  à  celle  dont  les  Pélasges  Tyrrhéniens,  chassés  de  l'Attique,  se 
rendirent  coupables  envers  les  femmes  hellènes  d'Athènes  au  milieu 
du  xn*  siècle  avant  J.-C.  On  le  contemple  sur  les  vieilles  monnaies  de 
la  ville  de  Minerve,  sur  celles  d'Égine,  d'Arcadie,  d'Argos,  de  Potidée, 
de  Pharsale;  puis,  en  Asie,  sur  celles  de  Gergitus,  de  Mysie,  d'Harpagia, 
de Lampsaque;  enfin,  en  Kalie,  sur  celles  de  Velia;  en  Sicile,  sur  celles 


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504  DE   l'inégalité 

CHAPITRE  V. 

Les  Étrusques  TyrrhénieDS.  —  Rome  étrusque. 

Il  semble  peu  naturel,  au  premier  abord,  de  voir  les  souve- 
nirs positifs  en  Étrurie  ne  remonter  qu'au  commencement 
du  X®  siècle  avant  notre  ère.  C'est  une  antiquité  en  somme  bien 
médiocre. 

Cette  particularité  s'explique  de  deux  manières  qui  ne  s'ex- 
cluent pas.  Pour  premier  point,  l'arrivée  des  nations  blanches 
dans  la  partie  occidentale  du  monde  est  postérieure  à  leur 
apparition  dans  le  sud.  Ensuite  le  mélange  des  blancs  avec  les 
noirs  a  donné ,  tout  d'abord,  naissance  à  la  civilisation  qu'on 
pourrait  appeler  apparente  et  visible,  tandis  que  l'union  des 
blancs  avec  les  Finnois  n'a  créé  qu'un  mode  de  culture  latente, 
tîachée,  utilitaire.  Longtemps,  confondant  les  apparences  avec 
la  réalité,  on  n'a  voulu  reconnaître  le  perfectionnement  social 
que  là  où  des  formes  extérieures  très  saillantes  accusaient 
moins  sa  présence  qu'une  nature,  qu'une  façon  d'être  plus  or- 
née dans  sa  manière  de  se  produire.  Mais,  comme  il  n'est  pas 
possible  de  nier  que  les  Ibères  et  les  Celtes  aient  eu  le  droit  de 
se  dire  régulièrement  constitués  en  sociétés  civiles,  il  faut  leur 
reconnaître,  et,  avec  eux,  à  toute  l'Europe  primitive  de  l'ouest 
et  du  nord,  un  rang  légitime  dans  la  hiérarchie  des  peuples 
cultivés. 

de  Syracuse;  peut-être  même,  en  Espagne,  sur  une  médaille  d'argent 
d'Obulco.  Tous  ces  pays,  sauf  le  dernier,  ont  été  historiquement  oc- 
cupés par  des  populations  soit  aborigènes,  soit  immigrées,  appartenant 
aux  groupes  pélasgiqùes,  et  toutes  les  médailles  dont  il  est  ici  question 
^t  qui  tranchent,  de  la  manière  la  plus  frappante,  la  plus  impossible 
à  méconnaître,  avec  le  caractère  hellénique,  qui  n'ont  rien  de  commun 
avec  sa  régularité,  sa  beauté,  appartiennent  toutes  à  la  plus  ancienne: 
époque.  Certaines  sculptures  en  Sicile,  remarquables  par  leur  laideur,' 
s'y  peuvent  rapporter;  mais  ce  qui  ne  laisse  pas  le  moindre  doute  sur 
cette  corrélaUon,  ce  sont  les  statues  du  fronton  d'Égîne  et  quelques 
figures  italiotes  anté-romaines.  —  Cabinet  de  S.  E.  M.  le  général  ba- 
ron de  Prokesch-Osten. 


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DES  RACES  HUMAINES.  205 

Je  suis  loin  toutefois  de  traiter  avec  indifférence  ce  que  j'ap- 
pelle ici  question  de  forme,  et,  de  même  que  je  ne  prendrai 
jamais  pour  type  de  l'homme  social  Tindustriel  consommé,  ou 
le  marchand  le  plus  habile  dans  sa  partie ,  et  que  je  mettrai  tou- 
jours au-dessus  d'eux,  mais  certes  à  une  hauteur  incompara- 
ble, soit  le  prêtre,  soit  le  guerrier,  l'artiste,  Tadministratem-, 
ou  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  l'homme  du  monde,  et  qu'on 
nommait  au  temps  de  Louis  XIV  Y  honnête  homme;  comme, 
de  même,  je  préférerai  toujours,  dans  l'ordre  des  hommes 
d'élite,  saint  Bernard  à  Papin  ou  à  Watt,  Bossuet  à  Jacques 
Cœur,  Louvois,  Turenne,  l'Arioste  ou  Corneille  à  toutes  les  il- 
lustrations financières ,  je  n'appelle  pas  civilisation  active,  ci- 
vilisation de  premier  ordre,  celle  qui  se  contente  de  végéter 
obscurément,  ne  donnant  à  ses  sectateurs  que  des  satisfactions 
en  définitive  fort  incomplètes  et  par  trop  humbles,  confinant 
leurs  désirs  sous  une  sphère  bornée ,  et  tournant  dans  cette 
spirale  de  perfectionnements  limités  dont  la  Chine  a  atteint  le 
sommet.  Or,  tant  qu'un  groupe  de  peuples  est  réduit,  pour 
tout  mélange,  à  l'élément  jaune  combiné  avec  le  blanc,  il  n'ac- 
quiert dans  les  qualités,  les  capacités,  les  aptitudes,  soit  mix- 
tes ,  soit  nouvelles ,  que  cet  hymen  procrée ,  rien  qui  l'attire 
dans  le  courant  nécessaire  de  l'élément  féminin ,  et  lui  fasse 
rechercher  la  divination  de  ce  qu'il  y  a  de  transcendantale- 
ment  utile  à  cultiver  les  jouissances  que  l'imagination  pure  ré- 
pand sur  une  société. 

Si  donc  les  peuples  occidentaux  avaient  dû  rester  bornés  à 
la  combinaison  de  leurs  premiers  principes  ethniques,  il  est 
plus  que  probable  qu'à  force  d'efforts  ils  auraient  fini  par  ar- 
river à  un  état  comparable  à  celui  du  Céleste  Empire,  sans  ce- 
pendant trouver  le  même  calme.  Il  y  avait  déjà  trop  d'affluents 
divers  dans  leur  essence,  et  surtout  trop  d'apports  blancs.  Pour 
cette  raison,  le  despotisme  raisonné  du  Fils  du  Ciel  ne  se  serait 
jamais  établi.  Les  passions  militaires  auraient,  à  chaque  ins- 
tant, bouleversé  cette  société  vouée  ainsi  à  une  culture  mé- 
diocre et  à  de  longs  et  inutiles  conflits. 

Mais  les  invasions  du  Sud  vinrent  apporter  aux  nations  eu- 
ropéennes ce  qui  leur  manquait.  Sans  détruire  encore  leur  ori- 

12 


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206  DE   L  INEGALITE 

ginalité,  cette  heureuse  immixtion  alluma  Tâme  qui  les  fit 
marcher ,  et  le  flambeau  qui,  en  les  éclairant ,  les  conduisit  à 
associer  leur  existence  au  reste  du  monde. 

Deux  cent  cinquante  ans  avant  la  fondation  de  Rome  (1), 
des  bandes  pélasgiques  sémitisées  pénétrèrent  en  Italie  par  la 
voie  de  mer,  et  ayant  fondé,  au  milieu  des  Étrusques  conquis 
et  domptés ,  la  ville  de  Tarquinii ,  en  firent  le  centre  de  leur 
puissance.  De  là  ils  s'étendirent,  de  proche  en  proche,  sur  une 
très  grande  partie  de  la  Péninsule'. 

Ces  civilisateurs ,  appelés  plus  particulièrement  Tyrrhéniens 
ou  Tyrséniens,  venaient  de  la  côte  ionienne,  où  ils  avaient  ap- 
pris beaucoup  de  choses  des  Lydiens,  auxquels  ils  s'étaient  al- 
liés (2).  Ils  apparurent  aux  yeux  des  Rasènes  couverts  d'armu- 
res d'airain,  animant  les  combats  du  son  des  trompettes,  ayant 
les  flûtes  pour  égayer  leurs  banquets ,  et  important  une  forme 
et  des  éléments  de  société  inconnus  partout  ailleurs  qu'en  Asie 
et  en  Grèce ,  où  les  Sémites  en  avaient  introduit  de  sembla- 
bles. 

Au  lieu  d'imiter  les  constructions  puissantes,  mais  grossières, 
des  populations  italiotes,  les  nouveaux  venus,  plus  habiles  parce 
qu'ils  étaient  métis  de  nations  plus  cultivées,  apprirent  à  leurs 
sujets  à  bâtir  sur  les  hauteurs,  sur  les  crêtes  de  montagnes, 
des  villes  fortifiées  avec  un  art  tout  nouveau,  des  refuges  inex- 
pugnables, aires  redoutées,  d'où  la  domination  planait  sur  les 
contrées  environnantes  (3).  Les  premiers  dans  l'Occident,  ils 

(1)  Cette  date  est  celle  d'O.  Muller.  Abeken  reporte  l'arrivée  des  Tyr- 
rhéniens à  l'an  290  avant  Rome.  (Abeken ,  Mittel-Italien  vor  der  Zeit  der 
rœmischen  Herrschafl,  p.  23.) 

(2)  Les  peintures  étrusques  montrent  ces  Tyrrhéniens  comme  ayant 
parfaitement  le  type  blanc.  Ils  ressemblent  aux  Celtes  et  aux  Grecs , 
et  cette  ressemblance  est  d'autant  plus  saillante  que  l'on  voit  mêlés  à 
eux  les  anciens  Rasènes  avec  leurs  statures  et  leurs  visages  de  métis 
finnois.  (Abeken,  ouvr.  cité,  tabl.  IX  et  X.)  Dans  le  n°  7  de  la  tabl.  VII 
on  peut  constater  la  fusion  des  deux  types. 

(3)  Ce  fut  probablement  le  genre  de  mérite  qui  éclata  le  plus  en  eux, 
et  leur  valut  le  surnom  de  Tyrrhéniens^  dont  la  racine  semble  se 
trouver  dans  le  mot  turs,  tour,  fortification,  et  dériver  primitivement 
de  tur  ou  tor,  élévation,  montagne.  —  On  pourrait,  du  reste,  tirer  ainsi 
des  habitudes  architecturales  des  différentes  populations  pélasgiques. 


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DES   BACES  HUMAINES.  207 

taillèrent,  au  moyen  de  la  règle  de  plomb,  des  blocs  de  pierre 
qui,  s'encastrant  les  uns  dans  les  autres  par  des  angles  rentrants 
et  saillants  adroitement  ménagés  (1),  formèrent  des  murailles 
épaisses  et  d'une  solidité  dont  on  peut  juger  encore,  puisque, 
en  plus  d'un  lieu,  elles  ont  survécu  à  tout  (2). 

Après  avoir  ainsi  créé  des  fortifications  gigantesques,  redou- 
tables à  leurs  sujets  autant  qu'aux  peuples  rivaux  (3),  les  Tyr- 
rhéniens  ornèrent  leurs  vDles  de  temples ,  de  palais ,  et  leurs 
palais  et  leurs  temples  de  statues  et  de  vases  de  terre  cuite, 
dans  ce  qu'on  appelle  l'ancien  style  grec ,  et  qui  n'était  autre 
que  celui  de  la  côte  d'Asie  (4).  C'est  ainsi  qu'un  groupe  pélas- 
gique  se  trouvait  en  état ,  par  ses  alliances  avec  le  sang  sémi- 
tique, d'apporter  aux  Rasènes  ce  qui  leur  manquait,  non  pour 
devenir  une  nation ,  mais  pour  le  paraître  et  le  révéler  à  tout 
ce  qui  dans  le  monde  tenait  le  même  rang. 

Il  est  probable  que  le  nombre  des  Tyrrhéniens  était  petit  en 
comparaison  de  celui  des  Rasènes.  Ces  vainqueurs  parvinrent 
donc  à  donner  à  la  société,  pour  le  plus  grand  honneur  de 
celle-ci,  ses  formes  extérieures;  cependant  ils  ne  réussirent 
pas  à  l'entraîner  jusqu'à  une  assimilation  complète  avec  l'hel- 
lénisme. Ils  ne  le  possédaient  d'ailleurs  eux-mêmes  que  sous 
ime  dose  assez  faible ,  n'étant  pas  Hellènes ,  mais  seulement 
Kymris,  Slaves  ou  Illyriens  Grecs.  Puis  ils  s'accommodèrent 
sans  peine  de  partager  nombre  d'idées  essentielles  que  la  part 
sémitique  de  leur  sang  n'avait  pas  détruites  dans  leur  propre 
sein.  De  là ,  cette  continuité  de  l'esprit  utilitaire  chez  la  race 


<;ertains  noms  encore ,  ou ,  au  rebours ,  faire  sortir  ceux  des  nations 
de  leur  façon  de  se  loger.  Oppidum ^  le  bourg  ouvert,  serait  en  corré- 
lation intime  avec  les  habitudes  des  Opsci,  des  Osques ,  et  arx,  la 
forteresse  fermée,  avec  celui  des  Argiens.  Abeken,  ouvr.  cité, 
p.  128-135.) 

(1)  0.  Muller,  l,  c. 

(2)  Ibid. ,  p.  260. 

(3)  Dans  plusieurs  endroits,  les  Tyrrhéniens  avaient  construit  leurs 
demeures  à  part  de  celles  des  vaincus  et  de  manière  à  tenir  en  bride 
la  ville  ancienne.  Ainsi  FidenîE  et  Veies  avaient  des  citadelles  placées 
en  dehors  de  leurs  murs.  (Abeken,  ouvr.  cité,  p.  132.) 

(4)  0.  Muller,  t.  II,  p.  247. 


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208  DE  l'inégalité 

étrusque;  de  là,  cette  prédominance  du  culte  et  des  croyances 
antiques  sur  la  mythologie  importée;  de  là,  en  un  mot,  la  per- 
sistance des  aptitudes  slaves.  Le  gros  de  la  nation  resta ,  sauf 
peu  de  différences,  tel  qu'il  était  avant  la  conquête.  Comme 
cependant  les  vainqueurs  se  trouvèrent ,  malgré  leurs  conces- 
sions et  leurs  mélanges  ultérieurs  avec  la  population,  marqués 
d'un  cachet  spécial  dû  à  leur  origine  à  demi  asiatique ,  la  fu- 
sion ne  fut  jamais  complète,  et  des  tiraillements  nombreux  pré- 
parèrent les  révolutions  et  les  déchirements. 

Les  Tyrrhéniens,  que  j'appellerai  aussi ,  d'après  leurs  titres, 
les  lars  (1),  les  lucumons^  les  nobles^  car,  ayant  perdu  l'u- 
sage de  leur  langue  primitive,  remplacée  par  l'idiome  de  leurs 
sujets,  et  s'étant  assez  mariés  à  ces  derniers,  ils  ne  constituè- 
re4t  bientôt  plus  une  nation  à  part,  les  nobles,  dis-je,  avaient 
conservé  le  goût  des  idées  grecques,  et,  comme  un  moyen  d'y 
satisfaire,  Tarquinii  était  restée  leur  ville  de  prédilection  (2). 
Cette  cité  servait  de  lien  à  des  communications  constantes  avec 
les  nations  helléniques  (3).  On  doit  donc  la  considérer  comme 


(1)  Ce  mot  n'appartenait  pas  à  l'étrusque  proprement  dit.  Soit  qu'il 
ait  été  importé  par  les  Tyrrhéniens  eux-mêmes,  soit  que  les  anciennes 
alliances  des  Rasènes  avec  les  Kymris  ilaliotes  l'eussent  mis  en  usage 
avant  l'arrivée  des  immigrants  vainqueurs,  ce  mot  était  celtique  :  c'est 
le  larth  que  l'on  retrouve  dans  le  laird  écossais ,  et  le  lord  anglais.  Il 
est  assez  curieux  de  voir  les  grands  seigneurs  de  Tempire  britannique 
glorifier  encore  la  qualification  que  se  donnait  le  larth  Porsenna. 

(2)  Tarquinii ,  bâtie  sur  un  rocher  au  bord  de  la  Marta ,  n'était  pas 
une  ville  maritime;  mais  Graviscœ,  qui  lui  appartenait,  lui  servait  de 
port.  (Abeken,  ouvr.  cité,  p.  36.)  Longtemps  après  la  chute  de  l'Étrurie 
comme  nation  indépendante ,  Tarquinii  conservait  encore  une  assez 
grande  valeur  pour  fournir  les  flottes  romaines  de  toiles  à  voile  lors 
de  la  seconde  guerre  punique.  (Liv.,  XXVIII,  45.) 

(3)  Ces  relations  étaient  intimes,  et  Tite-Live  a  pu  mettre  en  avant 
l'idée  que  la  maison  de  Tarquin  avait  une  origine  hellénique.  Ce  roî 
même,  au  dire  de  l'historien,  avait  consulté,  par  députés,  l'oracle 
de  Delphes.  —  Abeken  signale  des  traces  nombreuses  de  l'influence 
assyrienne  dans  les  vases,  les  peintures  murales  et  les  ornements 
des  tombeaux  à  une  époque  où  cette  influence  ne  pouvait  s'exercer 
que  par  l'intermédiaire  des  Hellènes.  (  Abeken ,  ouvr.  citéy  p.  274.)  — 
Je  ne  parle  pas  des  nombreuses  productions  égyptiennes  que  l'on  ren- 
contre dans  les  hypogées  étrusques;  elles  appartiennent  toutes  ù  la 


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DES  BACES  HUMAINES.  209 

le  siège  de  la  culture  naturelle  en  Étrurie,  et  le  point  d'appui 
de  Taristocratie  et  de  sa  puissance  (1). 

Tant  que  les  Rasènes  avaient  été  abandonnés  à  leurs  seuls 
instincts,  ils  n'avaient  pas  dû  être,  pour  les  autres  nations  ita- 
Uotes,  des  rivaux  particulièrement  à  craindre.  Occupés  surtout 
de  leurs  travaux  agricoles  et  industriels,  ils  aimaient  la  paix 
et  cherchaient  à  la  maintenir  avec  leur  voisinage.  Mais,  lors- 
qu'une noblesse  d'essence  belliqueuse,  se  trouvant  à  leur  tête, 
leur  eut  distribué  des  armes  et  construit  de  nobles  forteres- 
ses ,  les  Rasènes  furent  contraints  de  chercher  aussi  la  gloire 
et  les  aventures  :  ils.  se  jetèrent  dans  la  vie  de  conquêtes. 

L'Italie  n'était  pas  encore  devenue ,  tant  s'en  faut ,  une  ré- 
gion tranquille.  Au  milieu  des  agitations  incessantes  des  Italio- 
tes  aborigènes,  des  Illyriens,  des  Ligures,  des  Sicules,  au  mi- 
lieu des  déplacements  de  tribus,  causés  parles  envahissements 
des  colonies  de  la  Grande-Grèce ,  les  Étrusques  s'emparèrent 
d'un  rôle  capital.  Ils  profitèrent  de  tous  les  déchirements  pour 
s'étendre  à  leur  convenance.  Ils  s'agrandirent  aux  dépens  des 
Umbres  dans  toute  la  vallée  du  Pô  (2).  Conservant  ce  qu'avait 
déjà  produit  l'industrie  de  ce  peuple  dans  les  trois  cents  villes 
que  l'histoire  lui  attribue  (3),  ils  augmentèrent  leur  propre  ri- 
chesse et  leur  importance.  Puis  (4),  du  nord  tournant  leurs  ar- 
mes vers  le  sud  et  refoulant  sur  les  montagnes  les  nations  ou 
plutôt  les  fragments  de  nations  réfractaires ,  ils  s'étendirent 


période  romaine  avec  les  monuments  qui  les  renferment.  (Ibidem, 
p.  268.  —  Dennis,  die  Stœdte  und  Begrœbnisse  Etruriens,  1. 1,  p.  xlii.) 
(4)  Les  Annales  étrusques ^  d*où  le  Romain  Verrius  Flaccus  avait  tiré 
les  éléments  de  ses  Libri  rerum  memoria  dignarum,  affirmaient  que 
le  héros  Tarclion  avait  fondé  Tarquinii,  puis  les  douze  villes  étrus- 
ques du  pays  plat,  et,  en  outre,  tout  le  nomen  etruscum.  Tarquinii 
était  donc  la  cité  historique  et  illustre  par  excellence,  aux  yeux  de 
la  famille  tyrrhénienne.  (Abeken,  ouvr.  cité,  p.  20.) 

(2)  0.  Muller,  die  Etrusicer,  p.  116. 

(3)  Ou  358.  —  Nous  savons  déjà,  pour  parer  à  tout  étonnement  de 
ce  côté,  combien  la  race  des  Celtes  était  abondante  et  prolifique. 
(Keferstein,  Ansichten,  etc.,  t.  II,  p.  3-23.) 

(4)  Ils  fondèrent  Adria  et  Spezia  entre  le  Pô  et  l'Etsch.  (0.  Muller, 
ouvr.  cité,  p.  140.) 

12. 


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2i0  DÉ  l'inégalité 

jusque  dans  la  Campanie  (1),  en  prenant  pour  limite  occiden-i 
taie  le  cours  inférieur  du  Tibre.  Ainsi  ils  touchaient  aux  deux' 
mers  (2).  L'État  rasène  devint,  de  la  sorte,  le  plus  puissant  de 
la  Péninsule,  et  même  un  des  plus  respectables  de  l'univers 
civilisé  d'alors.  Il  ne  se  borna  pas  aux  acquisitions  continen- 
tales :  il  s'empara  de  plusieurs  îles,  porta  des  colonies  sur  la 
côte  d'Espagne  (3).  Puissance  maritime,  il  imita  l'exemple  des 
Phéniciens  et  des  Grecs  en  couvrant  les  mers  de  navires  tout 
à  la  fois  commerçants  et  pirates  (4). 

Avec  des  progrès  si  vastes,  les  Étrusques,  déjà  métis  et  for- 
tement métis ,  soit  qu'on  les  envisage  dans  leurs  classes  infé- 
rieures ,  soit  qu'on  décompose  le  sang  de  leur  noblesse ,  ne 
s'étaient  pas  soustraits  à  de  plus  nombreux  mélanges.  Soumis 
au  sort  de  toutes  les  nations  dominatrices,  ils  avaient,  à  chacune 
de  leurs  conquêtes,  annexé  à  leur  individualité  la  masse  des 
populations  domptées ,  et  des  Unabres ,  des  Sabins ,  des  Ibères, 
des  Sicules,  probablement  aussi  beaucoup  de  Grecs,  étaient 
venus  se  confondre  dans  la  variété  nationale ,  en  en  modifiant 
incessamment  et  les  penchants  et  la  nature. 


(1)  0.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  178.  —  Ils  restèrent  fort  longtemps  à 
l'état  de  puissance  prépondérante  dans  cette  province,  et  n'en  furent 
chassés  que  Tan  332  de  Rome  par  les  Samnites. 

(2)  Il  existe  des  monuments  tyrrhéniens  en  Corse  et  en  Sardaigne. 
On  en  trouve  encore  sur  la,  côte  méridionale  de  l'Espagne,  et  le  nom 
de  Tarraco,  Tarragone,  est  très  vraisemblablement  un  indice  d'autant 
moins  à  négliger  que,  non  loin  de  cette  cité,  s'élève  Suessa,  qui  rap- 
pelle les  villes  campaniennes  de  Suessa ,  Veseia  et  Sinuessa.  (Abeken, 
ouvr.  cité,  p.  129.)  Seulement,  je  ne  suis  pas  aussi  convaincu  que 
cet  auteur  de  l'origine  tyrrhénienne  des  Sepolcri  dei  giganti  en  Sar- 
daigne. On  peut  les  revendiquer,  sans  grande  difficulté,  pour  les 
Rasènes  de  la  première  formation,  ou  pour  les  Ibères.  —  Eu  égard 
à  la  racine  Tur,  Turs,  Tusc,  il  est  à  noter  aussi  qu'on  la  retrouve, 
aujourd'hui  même,  chez  les  Albanais.  Entre  Durazzo  et  Alessio  on  con- 
naît une  ville  appelée  Tupdcwea.  Une  autre  qncore  existe  aux  environs 
de  Kroja,  dans  l'Albanie  méridionale,  qui  elle-même  se  nomme  Toaxepta, 
et  ses  habitants  Toaxot.  (Voir  Hahn,  Albanesische  Studien,  p.  232 
233.  Cet  auteur  fait  dériver  ce  mot  de  l'arnaute  Toupp ,  cownr,  se 
précipiter,  d'où  Toyppeiç,  le  coureur^  l'envahisseur,  j 

(3)  0.  Muller,  p.  109  et  pass.;  p.  478. 

(4)  Ibid.,  P.  105. 


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DES  BACES  HUMAINES.  211 

A  l'inverse  de  ce  qui  a  lieu  d'ordinaire ,  les  altérations  subies 
par  l'espèce  étrusque  étaient ,  en  général ,  de  nature  à  Tamé- 
liorer.  D'une  part,  le  sang  kymrique  italiote,  en  se  mêlant 
aux  éléments  rasènes ,  relevait  leur  énergie  ;  de  l'autre ,  l'es- 
sence ariane  sémitisée,  apportée  par  les  Grecs,  donnait  à  l'en- 
semble un  mouvement,  une  ardeur,  trop  faible  pour  le  jeter 
dans  les  frénésies  helléniques  ou  asiatiques,  mais  suffisantes 
pour  corriger  quelque  peu  ce  que  les  alliages  occidentaux 
'avaient  de  trop  absolument  utilitaire.  Malheureusement  ces 
transformations  s'opéraient  surtout  dans  les  classes  moyen- 
nes et  basses,  dont  la  valeur  se  trouvait  ainsi  rapprochée  de  celle 
des  familles  nobles,  et  ce  n'était  pas  là  de  quoi  maintenir  l'é- 
quilibre politique  intact  et  la  puissance  aristocratique  incon- 
testée. 

Puis,  cette  grande  bigarrure  d'éléments  ethniques  créait  trop 
de  mélanges  fragmentaires  et  de  petits  groupes  séparés.  Des 
antagonismes  s'établirent  dans  le  sein  de  la  population*,  pres- 
que comme  en  Grèce ,  et  jamais  l'empire  étrusque  ne  put  par- 
venir à  l'unité.  Puissant  pour  la  conquête,  doué  d'institutions 
militaires  si  parfaites  que  les  Romains  n'ont  eu,  plus  tard, 
rien  de  mieux  à  faire  que  de  les  copier,  tant  pour  l'organisa- 
tion des  légions  que  pour  leur  armement ,  les  Étrusques  n'ont 
jamais  su  concentrer  leur  gouvernement  (1).  Ils  en  sont  toujours 
restés,  dans  les  moments  de  crise,  à  la  ressource  celtique  de 
Vèmbratur,  Vimperator,  qui  guidait  leurs  troupes  confédérées 
avec  un  pouvoir  absolu,  mais  temporaire.  Hors  de  là ,  ils  n'ont 
réalisé  que  des  confédérations  de  villes  principales ,  entraînant 
les  cités  inférieures  dans  l'orbite  de  leurs  volontés.  Chaque 
centre  politique  était  le  siège  de  quelques  grandes  races ,  maî- 
tresses des  pontificats,  interprètes  des  lois,  directrices  des  con- 
seils souverains ,  commandant  à  la  guerre ,  disposant  du  trésor 
public.  Quand  une  de  ces  familles  acquérait  une  prépondérance 
décidée  sur  ses  rivales,  il  y  avait,  en  quelque  sorte,  royauté, 


(1)  La  royauté  existait  de  nom  chez  les  Étrusques,  mais  elle  resta 
de  fait  une  magistrature  très  faiblement  constituée;  à  Veies,  ellç  était 
élective.  (Niebuhr,  Rœm.  Geschichte,  t.  I,  p.  83.) 


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212  DE   l'inégalité 

mais  toujours  entachée  de  ce  vice  originel ,  de  cette  fragilité 
implacable ,  qui  constituait  en  Grèce  le  premier  ciiâtiment  de 
la  tyrannie.  Pendant  longtemps,  il  est  vrai ,  la  prédominance 
que  to.utes  les  cités  étrusques  s'accordaient  à  laisser  à  Tar- 
quinii  sembla  corriger  ce  que  cette  constitution  fédérative  avait 
de  bien  débile.  Mais  une  déférence  si  salutaire  n'est  jamais 
étemelle  :  en  butte  à  mille  accidents,  elle  périt  au  premier 
choc.  Les  peuples  gardent  plus  longtemps  le  respect  pour  une 
dynastie ,  pour  un  homme ,  pour  un  nom  que  pour  une  en- 
ceinte de  murailles.  On  le  voit  donc,  les  Tyrrhéniens  avaient 
implanté  en  Italie  quelque  chose  des  vices  inhérents  aux  gou- 
vernements républicains  du  monde  sémitique.  Néanmoins, 
comme  ils  n'eurent  pas  l'influence  de  modeler  complètement 
l'esprit  de  leurs  populations  sur  ce  type  dangereux,  ils  ne  pu- 
rent détruire  une  aptitude  finnoise  que  j'ai  déjà  eu  l'occasion 
de  relever:  les  Étrusques^ professaient  pour  la  personne  des 
chefs  et  des  magistrats  un  respect  tout  à  fait  illimité  (1). 

Ni  chez  les  Arians ,  ni  chez  les  Sémites ,  il  ne  se  rencontra 
jamais  rien  de  semblable.  Dans  l'Asie  antérieure,  on  vénère  à 
l'excès,  on  idolâtre,  pour  ainsi  dire,  la  puissance;  on  se  tient 
prêt  à  en  supporter  tous  les  caprices  comme  des  calamités  lé- 
gitimes. Que  le  maître  s'appelle  roi  ou  patrie,  on  adore  en  lui 
jusqu'à  sa  démence.  C'est  qu'on  redoute  la  possibilité  de  la 
contrainte,  et  qu'on  se  prosterne  devant  le  principe  abstrait  de 
la  souveraineté  absolue.  Quant  à  la  personne  revêtue  du  pou- 
voir et  des  prérogatives  du  principe,  on  n'en  fait  nul  cas. 
C'est  une  notion  commune  aux  nations  ser viles  et  aux  déma- 
gogies que  de  considérer  le  magistrat  comme  un  simple  dé- 
positaire de  l'autorité  qui ,  du  jour  où,  par  cessation  régulière 
ou  bien  par  dépossession  violente,  il  est  jeté  hors  de  sa  charge, 
n'est  pas  plus  respectable  que  le  dernier  des  hommes,  et  n'a 
pas  plus  de  droits  à  la  déférence.  De  ce  sentiment  naissent  le 
proverbe  oriental  qui  accorde  tout  au  sultan  vivant,  rien  au 
sultan  mort,  et  encore  cet  axiome,  cher  aux  révolutionnaires 
modernes,  en  vertu  duquel  on  prétend  honorer  le  magistrat 

(1)  0.  Mullcr,  die  Etrusker,  p.  375. 


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DES  BACES  HUMAINES.  213 

en  couTi'ant  l'homme  de  bruyantes  injures  et  d'outrages  dé- 
clarés. 

La  notion  étrusque ,  toute  différente ,  aurait  sévèrement  ré- 
primé chez  Aristophane  les  attaques  contre  Cléon,  chef  de 
l'Etat,  ou  contre  Lamachus,  général  de  l'armée.  Elle  jugeait 
la  personne  même  du  représentant  de  la  loi  comme  tellement 
sacrée,  que  le  caractère  auguste  des  fonctions  publiques  ne 
s'en  séparait  pas ,  ne  pouvait  en  être  distrait.  J'insiste  sur  ce 
point ,  car  cette  vénération  fut  la  source  de  la  vertu  que  plus 
tard  on  admira ,  à  juste  titre ,  chez  les  Romains. 
'  Dans  ce  système,  on  admet  que  le  pouvoir  est,  de  soi,  si 
salutaire  et  si  vénérable ,  qu'il  impose  un  caractère  en  quelque 
sorte  indélébile  à  celui  qui  l'exerce  ou  Fa  exercé.  On  ne  croit 
pas  que  l'agent  de  la  puissance  souveraine  redevienne  jamais 
l'égal  du  vulgaire.  Parce  qu'il  a  participé  au  gouvernement 
des  peuples ,  il  reste  à  jamais  au-dessus  d'eux.  Reconnaître  un 
tel  principe,  c'est  placer  l'État  dans  une  sphère  d'éternelle 
admiration ,  donner  une  récompense  incomparable  aux  servi- 
ces qu'on  lui  rend,  et  en  proposer  l'exemple  aux  émulations 
les  plus  nobles.  Ainsi  on  n'accepte  jamais  qu'il  soit  loisible 
d'ouvrir,  même  respectueusement,  la  robe  du  juge^  pour 
frotter  de  boue  le  cœur  de  celui  qui  la  porte ,  et  l'on  pose 
une  infranchissable  barrière  devant  les  emportements  de  cette 
prétendue  liberté ,  avide  de  déshonorer  qui  commande ,  pour 
arriver  d'un  pas  plus  sûr  à  déshonorer  le  commandement 
même. 

La  nation  étrusque ,  riche  de  son  agriculture  et  de  son  in- 
dustrie, agrandie  par  ses  conquêtes,  assise  sur  deux  mers, 
commerçante,  maritime  (1),  recevant,  par  Tarquinii  et  par 
les  frontières  du  sud ,  tous  les  avantages  intellectuels  que  sa 


(1)  Les  Tyrrhéniens  exerçaient  en  grand  la  piraterie ,  et  mirent  en 
mer  des  flottes  assez  considérables  pour  lutter  contre  les  villes  grec- 
ques. Les  Massaliotes  n'osaient,  à  cause  d'eux,  traverser  les  mers  oc- 
cidentales qu'avec  des  convois  armés.  (Niebuhr,  Rcem.  Geschichte, 
t.  I,  p.  84.)  L'Étrurie  avait  conclu  avec  Carthage  des  traités  de  navi- 
gation et  de  commerce  qui  sortaient  encore  leur  plein  effet  au  temps 
d'Aristote,  vers  430  de  Rome.  {Ibid.y  p.  85.) 


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214  DE  l'inégalité 

constitution  ethnique  lui  permettait  d'emprunter  à  la  race  des 
Hellènes ,  exploitant  les  richesses  que  lui  valaient  ses  travaux 
utiles  et  sa  puissance  territoriale,  au  proflt  des  arts  d'agré- 
ment, bien  que,  dans  une  mesure  toute  d'imitation  (l),  livrée 
à  un  grand  luxe,  à  un  vif  entraînement  sensuel  vers  les  plaisirs 
de  tout  genre ,  la  nation  étrusque  faisait  honneur  à  Fltalie ,  et 
semblait  n'avoir  à  craindre  pour  la  perpétuité  de  sa  puissance 
que  le  défaut  essentiel  d'une  constitution  fédérative  et  la  pres- 
sion des  grandes  masses  de  peuples  celtiques,  dont  l'énergie 
pouvait  un  jour,  dans  le  nord,  lui  porter  de  terribles  coups. 

Si  ce  dernier  péril  avait  existé  seul ,  il  est  probable  qu'il  eûf 
été  combattu  avec  avantage ,  et  qu'après  quelques  essais  d'in- 
vasion vigoureusement  déjoués,  les  Celtes  de  la  Gaule  aiiraient 
été  contraints  de  plier  sous  l'ascendant  d'un  peuple  plus  intel- 
ligent. 

La  variété  étrusque  formait  certainement,  prise  en  masse, 
une  nation  supérieure  aux  Kymris,  puisque  l'élément  jaune  y 
était  ennobli  par  la  présence  d'alliages,  sinon  toujours  meil- 
leurs en  fait,  du  moins  plus  avancés  en  culture.  Les  Celtes 
n'auraient  donc  eu  d'autre  instrument  que  leur  nombre.  Les 
^Étrusques,  déjà  en  voie  de  conquérir  la  Péninsule  entière, 
avaient  assez  de  forces  pour  résister,  et  auraient  facilement 
rembarré  ïes  assaillants  dans  les  Alpes.  On  aurait  vu  alors 
s'accomplir,  et  beaucoup  plus  tôt,  ce  que  les  Romains  firent 
ensuite.  Toutes  les  nations  italiotes,  enrôlées  sous  les  aigles 
étrusques,  eussent  franchi,  quelques  siècles  avant  César,  la 
limite  des  montagnes,  et  un  résultat  d'ailleurs  semblable  à 
eelui  qui  eut  lieu,  puisque  les  éléments  ethniques  se  seraient 
trouvés  les  mêmes,  eût  seulement  avancé  l'heure  de  la  con-  , 
quête  et  de  la  colonisation  des  Gaules.  Mais  cette  gloire  n'était 
pas  réservée  à  un  peuple  qui  devait  laisser  échapper  de  son 
propre  sein  un  germe  fécond  dont  l'énergie  lui  porta  bientôt 
la  mort. 

Les  Étrusques ,  pleins  du  sentiment  de  leur  force ,  voulaient 


(1)  Voir.,  pour  les  détails  des  rapports  intellectuels  des  Tyrrhénicns 
avec<les  Grecs,  Niebulir,  Rœm.  Geschichte,  l.  I,  p.  88.. 


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DES  BACES  HUMAINES.  215 

continuer  leurs  progrès.  Apercevant  du  côté  du  sud  les  écla-; 
tants  foyers  de  lumières  que  la  colonisation  grecque  y  avait 
allumés  dans  tant  de  cités  magnifiques,  c'était  là  que  les  con- 
fédérations tyrrhéniennes  cherchaient  surtout  à  s'étendre.  Elles 
y  trouvaient  l'avantage  de  se  mettre  dans  un  rapport  plus  di- 
rect que  par  la  voie  de  mer  avec  la  civilisation  la  plus  parente. 
Les  lucuQions  avaient  déjà  porté  les  efforts  de  leurs  armes 
vers  la  Campanie.  Ils  y  avaient  pénétré  assez  loin  dans  l'est. 
A  l'ouest ,  ils  s'étaient  arrêtés  au  Tibre. 

Désormais  ils  souhaitaient  de  franchir  ce  fleuve,  ne  fût-ce 
que  pour  se  rapprocher  du  détroit ,  où  Gumes  les  attirait  tout 
autant  que  Vulturnum. 

Ce  n'était  pas  une  entreprise  facile.  La  rive  gauche  était 
longée  par  le  territoire  des  Latins ,  peuple  de  la  confédération 
Sabine.  Ces  hommes  avaient  prouvé  qu'ils  étaient  capables 
d'une  résistance  trop  vigoureuse  pour  qu'on  pût  les  déposséder 
à  force  ouverte.  On  préféra,  avant  de  s'engager  dans  des  hos- 
tilités sans  issue ,  user  de  ces  moyens  à  demi  pacifiques,  fami- 
liers à  tous  les  peuples  civilisés  avides  du  bien  d'autrui  (1). 

Deux  aventuriers  latins,  bâtards,  disait-on,  de  la  fille  d'un 
chef  de  tribu,  furent  les  instruments  dont  s'arma  la  politique 
irasène.  Romulus  et  Rémus ,  c'.étaient  leurs  noms ,  accostés  de 
conseillers  étrusques  et  d'une  troupe  de  colons  de  la  même  na- 
tion, s'établirent  dans  trois  bourgades  obscures ,  déjà  existan- 
tes sur  la  rive  gauche  du  Tibre  (2),  non  pas  au  bord  de  la  mer, 
on  ne  voulait  pas  faire  un  port  ;  non  pas  sur  le  cours  supérieur  du 

(1)  Les  populations  italiotes  tenaient  beaucoup  à  ce  que  les  Étrus- 
ques ne  passassent  pas  le  fleuve.  Il  y  avait  eu  un  traité  entre  les  Latins 
et  les  Tyrrijéniens  qui  en  stipulait  la  défense  :  «  Pax  ita  convenerat 
<  ut  Etruscis  Latinisque  fluvlus  Albula,  quem  nunc  Tiberim  vocant, 
«  finis  esset.  »  (Liv.  1, 12.) 

(2)  Qui  mérita  dès  lors  le  nom  de  Tuscum  Tiberim  que  lui  donne 
Virgile  {Georg.,  1,499).  —  Suivant  toute  probabilité,  les  deux  jumeaux 
se  cantonnèrent  sur  l'Aventin,  à  côté  d'une  bourgade  peuplée  de 
Latins,  prisci  Latini,  qui  occupait,  antérieurement,  le  Janicule. 
(Abéken, Mitlel-Italienvor  der  Zeit  der  rœmischen  Herrschaft,  p.  70.) 

—  Un  autre  établissement  latin  couronnait  le  sommet  du  Palatin.  — 
Des  Étrusques  prirent  possession  plus  tard  du  mons  Cœlius.  (Ibidem, 

—  Tac,  Ann.,  IV,  63.) 


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216  DE   l'inégalité 

fleuve,  on  ne  pensait  pas  à  créer  une  place  de  commerce  qui 
ralliât  plus  tard  les  intérêts  des  deux  parties  nord  et  sud  de 
l'Italie  centrale ,  mais  indifféremment  sur  le  point  qu'on  put 
saisir,  attendu  que  le  résultat ,  pour  les  promoteurs  de  cette 
fondation,  n'était  que  de  faire  passer  le.  fleuve  à  leurs  établis- 
sements. Ils  s'en  remettaient  ensuite  aux  circonstances  pour 
développer  ce  premier  avantage  (1). 

Comme  il  fallait  agrandir  trois  hameaux  destinés  à  devenir 
une  ville,  les  deux  fondateurs  appelèrent,  de  toutes  parts,  les 
gens  sans  aveu.  Ceux-ci ,  trop  heureux  de  se  créer  des  foyers, 
et,  pour  la  plupart,  Sabins  ouSicules  errants,  formèrent  le  gros 
des  nouveaux  citoyens.  • 

Mais  il  n'aurait  pas  été  conforme  aux  vues  des  directeurs  de 
l'entreprise  de  laisser  des  races  étrangères  s'emparer  de  la  tête 
de  pont  qu'ils  jetaient  dans  le  Latium.  On  donua  donc  à  cette 
agglomération  de  vagabonds  une  noblesse  tout  étrusque.  On 
reconnaît  sa  présence  aux  noms  significatifs  des  Ramnes ,  des 
Luceres,  des  Tities  (2).  Le  gouvernement  local  porta  la  même 
empreinte  (3).  Il  fut  sévèrement  aristocratique,  et  l'élément  re- 
ligieux, ou,  pour  mieux  dire,  pontifical,  s'y  présenta  stricte- 
ment uni  au  commandement  militaire ,  ainsi  que  le  voulaient 
les  notions  sémitisées  des  Tyrrhéniens,  si  différentes ,  sur  ce 
point,  des  idées  galliques.  Enfin,  le  pouvoir  judiciaire,  con- 
fondu avec  les  deux  autres,  fut  également  remis  aux  mains  du 

(1)  Denys  d'Halicarnasse  remarque  que  plusieurs  historiens  ont  ap- 
pelé Rome  une  ville  tyrrhénienne.  Ces  historiens  avaient  parfaitement 
raison  de  le  faire,  et  ils  exprimaient  une  vérité  incontestable.  T9)v 
6è  Tco{j.Yiv  auTTiv  TroXXa  tc5v  GruYypaçscDv ,  Tuppyjviôa  ttoXiv  elvai  ^Tiép- 
êaXov.  (I,  XXIX.) 

(2)  0.-  Muller,  die  Etrusker,  p.  381  et  pass.  —  Cette  opinion'  me  paraît 
avoir  tout  avantage  sur  celle  d'Abeken ,  qui  voit  dans  les  Ramnes  les 
habitants  primitifs  du  Palatin,  dans  les  Luceres  ceux  du  Cœlius,  dans' 
les  Tities  ceux  du  Capitole.  {Ouvr.  cité,  p.  136.)  Les  deux  opinions 
peuvent,  du  reste,  se  concilier,  si  Ton  admet  que  les  trois  noms,  égale- 
ment étrusques,  ont  été  donnés  non  pas  au  gros  des  trois  populations, 
mais  seulement  à  leurs  nobles,  ce  qui  serait  une  conception  parfaite- 
ment conforme  aux  idées  italiotes  et  tyrrhéniennes.  (0.  Muller,  ouvr. 
cité,  p.  -381  et  pass.) 

(3)  Niebuhr,  Rœm.  Geschichte,  t.  I,  p.  181. 


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DES  BACES  HUMAINES.  217 

patriciat,  de  sorte  que ,  suivant  le  plan  des  organisateurs,  il  ne 
resta  à  la  disposition  des  rois ,  sauf  les  bribes  de  despotisme, 
glanées  dans  les  moments  de  crise,  que  Faction  adminis- 
trative (1). 

Si  le  gouvernement  s'institua  ainsi  tout  étrusque ,  la  forme 
extérieure  de  la  civilisation,  et  même  l'apparence  de  la  nouvelle 
cité,  ne  le  furent  pas  moins  (2).  On  construisit,  sous  le  nom  de 
Capitale ,  une  citadelle  de  pierre  à  la  mode  tyrrhénienne ,  on 
bâtit  des  égouts  et  des  monuments  d'utilité  publique ,  tels  que 
les  populations  latines  n'en  connaissaient  pas  (3).  On  érigea, 
pour  les  dieux  importés,  des  temples  ornés  de  vases  et  de  sta- 
tues de  terre  cuite  fabriquées  à  Fregellae  (4).  On  créa  des  ma- 
gistratures qui  portèrent  les  mêmes  insignes  que  celles  de  ïar- 
quinii,  de  Falerii,  de  Volterra.  On  prêta  à  la  ville  naissante  les 
armes,  les  aigles,  les  titres  militaires  (5),  on  lui  donna  enfin  le 
culte  (6),  et,  en  un  mot,  Rome  ne  se  distingua  des  établisse- 

(1)  Niebuhr,  Rœm.  Geschichtey  t.  I,  p.  206.  —  Il  n'était  pas  indispen- 
sal3le  que  les  rois  fussent  nés  dans  la  ville.  On  les  prenait  comme 
on  les  trouvait,  ou,  mieux,  comme  ils  étaient  imposés  du  deliors.  {Ibi- 
dem. ,  p.  213  et  220.) 

(2)  Liv. ,  I  ••  «  Me  haud  pœnitet  eorum  sententiae  quibus  et  appari- 
«  tores  et  hoc  genus  ab  Etruscis  finitimis  unde  sella  curilis  unde  toga 
0  praetexta  sumpta  est,  numerum  quoque  ipsum  ductum  est  :  et  ita 
«  liabuisse  Etruscos  quod,  ex  duodecîm  populis  communiter  creato 
«  rege,  singulos  singuli  populi  lectores  dederint.  » 

(3)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  120. 

(4)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  247.  —  Voir,  sur  la  statue  de  Turanius 
de  Fregellae  qui  représentait  un  Jupiter,  ce  que  dit  Bœttiger,  Ideen 
zur  Kunstmythologie  (t.  II,  p.  193.) 

(5)  La  tunique  triomphale,  le  bâton  de  commandement  du  dictateur, 
en  ivoire,  surmonté  d*un  aigle,  les  jeux  équestres,  etc.,  etc.  (0.  Mul- 
ler, ouvr.  cité,  p.  121.)  —^  Jusqu'à  l'expulsion  des  rois,  le  système 
militaire ,  à  Rome  et  en  Étrurie ,  fut  absolument  le  même  dans  les  dé- 
tails comme  dans  l'ensemble.  {Ibidem,  p.  391.) 

(6)  Tite-Live  déclare  qu'on  n'admit  qu'une  seule  divinité  non  étrus- 
que ,  c'était  celle  de  la  ville  d'Albe  à  laquelle  les  deux  maîtres  nomi- 
naux de  la  ^Ue  avaient  probablement  conservé  leur  dévotion  natale  : 
«  Sacra  diis  aliis,  albano  ritu,  graeco  Herculi,  ut  ab  Evandro  instituta 
«  erant,  facit.  Haec  tum  sacra  Romulus  una  ex  omnibus  peregrina 
«  suscepit.  »  (Liv.  I.)— Toutefois,  cette  assertion  de  l'historien  de  Padoue 
me  paraît  ne  devoir  pas  être  prise  au  pied  de  la  lettre.  Elle  s'appli- 

RACES  HUMAINES.  —  T.  II,  13 


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218  DE   L'INEGALITE 

ments  purement  rasènes  que  par  ce  fait  intime,  très  important 
d'ailleurs,  que  le  gros  de  sa  population,  autrement  composé, 
avait  beaucoup  plus  de  vigueur  et  de  turbulence  (1). 

Les  plébéiens  n'y  ressemblaient  nullement  à  la  masse  pacifi- 
que et  molle  jadis  soumise  par  les  Tyrrhéniens,  sans  quoi  les 
colonisateurs,  plus  heureux,  auraient  obtenu  de  leurs  sa- 
vantes combinaisons  les  résultats  qu'ils  s'en  promettaient.  Il 
y  avait  un  élément  de  trop  dans  cette  population  plébéienne, 
qu'on  avait  si  fort  mélangée,  peut-être  avec  l'intention  de  la 
rendre  faible  par  le  défaut  d'homogénéité.  Si  ce  calcul  présida, 
en  effet,  au  mode  de  recrutement  adopté  pour  elle,  on  peut 
dire  que  les  précautions  de  la  politique  étrusque  allèrent  tout 
à  fait  contre  leur  espoir  de  s'assurer  une  domination  plus  fa- 
cile. Ce  fut  précisément  ce  qui  inculqua  dans  le  jeune  établis- 
sement les  premiers  instincts  d'émancipation,  les  premiers  ger- 
mes et  mobiles  de  grandeur  future,  et  cela  par  une  voie  si 
particulière,  si  bizarre,  qu'un  fait  analogue  ne  s'est  pas  présenté 
deux  fois  dans  l'histoire. 

Au  milieu  du  concours  de  gens  sans  aveu,  de  toutes  tribus^ 
appelés  à  devenir  les  habitants  de  la  ville,  on  avait  des  Sicules. 
Cette  nation  métisse  et  errante  possédait  partout  des  repré- 
sentants. Plusieurs  des  villes  de  FÉtrurie  en  comptaient  en 
majorité  dans  leur  plèbe;  des  parties  entières  du  Latium  en 
étaient  couvertes  -,  le  pays  sabin  en  renfermait  des  multitudes. 
Ces  gens-là  furent,  en  quelque  sorte,  le  fil  conducteur  qui 
amena  l'élément  hellénique,  plus  ou  moins  sémitisé,  dans  la 
nouvelle  fondation.  Ce  furent  eux  qui,  en  mêlant  leur  idiome 
au  sabin,  créèrent  le  latin  proprement  dit,  commencèrent  à  lui 
donner  une  forte  teinture  grecque,  et  opposèrent  ainsi  l'obs- 

que,  sans  doute,  au  culte  officiel  seulement;  cai'  il  est  bien  probable 
que  les  gens  de  races  si  diverses  qui  peuplaient  Rome  avaient  con- 
servé, dans  Tintérieur  de  leurs  maisons,  leurs  divinités  nationales. 
Ainsi  se  prépara  la  vaste  confusion  des  cultes  qui  devait  avoir  lieu 
au  sein  de  Rome  impériale. 
(1)  Virg.,  Geor^'.,  n,  163: 

Haec  genus  acre  virum  Marsos,  pubesque  Sabellam, 
Adsuetumque  malo  Ligurem,  Volscosque  verutos 
Extulit. 


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DES   BACBS   HUMAINES.  219 

tacle  le  plus  vigoureux  à  ce  que  la  langue  étrusque  passât  ja- 
mais le  Tibre  (1).  Le  nouveau  dialecte ,  se  posant  comme  une 
digue  devant  l'idiome  envahisseur,  fut  toujours  considéré  par 
les  grammairiens  romains  comme  un  type  dont  l'osque  et  le 
sabin ,  altérés  de  leur  valeur  première ,  étaient  devenus  des 
variétés,  mais  qui  se  tenait  dans  un  dédaigneux  éloignement 
de  la  langue  des  lucumons,  traitée  d'idiome  barbare.  Ainsi 
les  Sicules ,  en  tant  qu'habitants  plébéiens  de  Rome ,  ont  été 
surtout  les  adversaires  du  génie  des  fondateurs,  comme  Tim- 
pôrtation  de  leur  langue  devait  être  le  plus  grand  empêche- 
ment à  l'adoption  du  rasène. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  remarquer,  sans  doute,  qu'il 
ne  s'agit  ici  que  d'un  antagonisme  organique,  instinctif,  entre 
les  Sicules  et  les  Étrusques ,  et  nullement  d'une  lutte  ouverte 
et  matérielle.  Assurément  cette  dernière  n'aurait  pas  eu  de 
chance  de  succès.  Ce  fut  TÉtrurie  elle-même  qui,  bien  malgré 
elle,  se  chargea  de  jeter  Rome  naissante  dans  la  voie  des  agi- 
tations politiques. 

La  petite  colonie  était,  depuis  son  premier  jour,  l'objet  des 
haines  déclarées  des  peuples  du  Latium.  Bien  que  l'attrait  des 
avantages  divers  qu'elle  avait  à  offrir,  sa  construction  étrusque, 
son  organisation  du  même  cru  et  la  civilisation  de  son  patri- 
ciat  eussent  porté  quelques  peuplades  assez  misérables,  les 
Crustumini,  les  Antemnati,  les  Caeninenses  (2),  et,  un  peu  plus 
tard,  les  Albains,  à  se  fondre  dans  ses  habitants,  les  vrais  pos- 
sesseurs du  sol  sabin  la  considéraient  de  très  mauvais  œil.  Ils 
reprochaient  à  ses  fondateurs  d'être  des  gens  de  rien,  de  ne 
représenter  aucune  nationalité,  et  de  n'avoir  d'autre  droit  à. 

(1)  0.  MuUer,  die  Etrusker,  p.  66.  —  Il  est,  en  effet,  très  remarquable, 
que  rétrusque,  resté  toujours  pour  les  Romains,  et  même  au  temps 
des  empereurs,  une  espèce  de  langue  sacrée,  n'ait  jamais  pu  se 
répandre  chez  eux.  Cependant,  jusque  vers  Tépoque  de  Jules,  les  pa- 
triciens rapprenaient  et  en  faisaient  cas  comme  d'un  instrument  de 
civilisation.  Plus  tard  elle  fut  abandonnée  aux  augures.  A  aucun  mo- 
ment elle  n'avait  pu  devenir  populaire. 

(2)  Liv.,  1, 28.  —  Les  Sabins  de  Tatius,  pères  des  femmes  enlevées,  des 
Sabinœ  mulieres,  ne  s'incorporèrent  au  nouvel  État  qu'après  les  trois 
tribus  que  je  viens  de  nommer. 


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220  DE  l'inégalité 

la  patrie  qu'ils  s'étaient  faite  que  le  vol  et  l'usurpation.  Ainsi 
sévèrement  jugée,  Rome  était  tenue  en  dehors  de  la  confédé- 
ration dont  Amiternum  était  la  cité  principale,  et  exposée  isur 
la  rive  gauche  du  Tibre,  où  elle  se  voyait  isolée,  à  des  attaques 
que  très  probablement  elle  n'aurait  pas  eu  la  force  de  repous- 
ser, si  elle  s'était  trouvée  sans  soutiens. 

Dans  l'intérêt  de  son  salut ,  elle  se  rattachait  de  toutes  ses 
forces  à  la  confédération  étrusque  dont  elle  était  une  émana^ 
tion,  et,  quand  les  discordes  civiles  eurent  éclaté  au  sein  de  ce 
corps  politique,  Rome  ne  put  songer  à  rester  neutre  :  il  lui 
fallut  prendre  parti  pour  se  conserver  des  amis  actifs  au  milieu 
de  ses  périls. 

L'Étrurie  en  était  à  cette  phase  politique  où  les  races  civi- 
lisatrices d'une  nation  se  montrent  abaissées  par  les  mélanges 
avec  les  vaincus,  et  les  vaincus  relevés  quelque  peu  par  ces 
mêmes  mélanges.  Ce  qui  contribuait  à  hâter  l'arrivée  de  cette 
crise ,  c'était  la  présence  d'un  trop  grand  nombre  d'éléments 
kymiiques  plus  ou  moins  hellénisés,  et  parfaitement  de  nature 
et  de  force  à  contester  la  suprématie  aux  descendants  bâtards 
de  la  race  tyrrhénienne.  Il  Se  développa,  en  conséquence,  dans 
les  cités  rasènes  un  mouvement  libéral  qui  déclara  la  guerre 
aux  institutions  aristocratiques,  et  prétendit  substituer  aux  pré- 
rogatives de  la  naissance  celles  de  la  bravoure  et  du  mérite. 

C'est  le  caractère  constant  de  toute  décomposition  sociale 
que  de  débuter  par  la  négation  de  la  suprématie  de  naissance. 
Seulement  le  programme  de  la  sédition  varie  suivant  le  degré 
de  civilisation  des  races  insurgées.  Chez  les  Grecs,  ce  furent 
les  riches  qui  remplacèrent  les  nobles  5  chez  les  Étrusques,  ce 
furent  les  braves,  c'est-à-dire  les  plus  hardis.  Les  métis  raséno- 
tyrrhéniens,  mêlés  à  la  plèbe,  sujets  umbres,  sabins,  samnites, 
sicules,  se  déclarèrent  candidats  au  partage  de  l'autorité  sou- 
veraine. Les  doctrines  révolutionnaires  obtinrent  leurs  plus 
nombreux  partisans  dans  les  villes  de  l'intérieur  où  les  anciens 
vaincus  abondaient.  Volsinii  paraît  avoir  été  le  principal  point 
de  ralliement  des.  novateurs  (1),  tandis  que  le  centre  de  la  ré- 

(1)  Suivant  Abeken,  les  villes  principalement  libérales  auraient  été 


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DES  BACES  HUMAINES.  221 

sistance  aristocratique  s'établit  à  Tarquinii,  où  le  sang  tyrrhé- 
nien  avait  conservé  quelque  force  en  gardant  plus  d'homogé- 
néité. Le  pays  se  partagea  entre  les  deux  partis.  Il  est  même 
vraisemblable  que  chaque  cité  eut  à  la  fois  une  majorité  et  une 
minorité  au  service  de  l'un  et  de  l'autre.  Ce  qui  occupait  tout 
Je  nomen  etruscum  eut  son  retentissement  naturel  dans  la  co- 
lonie transtibérine ,  et  Rome ,  obéissant  aux  raisons  que  j'ai 
déduites  plus  haut,  prit  fait  et  cause  dans  le  mouvement. 

On  devine  déjà  pour  quel  ordre  d'idées  elle  devait  se  pro- 
noncer. Le  caractère  de  sa  population  répondit  d'avance  de 
ses  sympathies  libérales.  Son  sénat  étrusque ,  d'ailleurs  mêlé 
4éjà  de  Sabms,  n'était  pas  en  état  de  contenir  l'opinion  géné- 
rale dans  le  camp  dé  Tarquinii  (1).  L'esprit  ambitieux  et  ar- 
dent des  Sicules ,  des  Quirites  et  des  Albains  y  parlait  trop 
haut.  La  majorité  se  prononça  donc  pour  les  novateurs,  et  le 
roi  Servius  TuUius  essaya  de  réaliser  la  révolution  en  achemi- 
nant Rome  vers  le  régime  des  doctrines  anti-aristocratiques. 

La  constitution  servienne  donna  satisfaction  à  l'élément  po- 
pulaire ,  en  appelant  à  un  rôle  politique  tout  ce  qui  pouvait 
porter  les  armés  (2).  On  demandait,  il  est  vrai,  au  membre  de 
V exercitus  urbanus  quelques  conditions  de  fortune,  mais  non 
pas  telles  qu'elles  constituassent  une  timocratie  à  la  manière 
grecque.  C'était  plutôt  un  cens  dans  le  genre  de  celui  qui,  au 
moyen  âge,  était  exigé  des  bourgeois  de  plusieurs  communes. 

Le  but  n'était  pas ,  dans  ce  dernier  exemple ,  de  créer  chez 
le  citoyen  des  garanties  de  puissance  ou  d'influence,  mais  seu- 


Arrelium,  Volaterrae,  Rusellae  et  Clusium;  et  ainsi  s'expliquerait, 
pour  le  dernier  de  ces  États,  la  promptitude  avec  laquelle  son  chef, 
le  larth  Porsenna,  s'empressa  de  conclure  la  paix  avec  les  Romains 
insurgés  contre  les  Tarquiniens,  après  s'être  laissé  émouvoir  à  la 
commencer  par  un  intérêt  patriotique  opposé  à  ses  intérêts  de  parti. 
{Ouvr.  cité,  p.  24.)  —  Je  remarquerai,  en  passant,  que  le  nom  de  Vo- 
Zaterrœ  est  latin  ;  les  Étrusques  appelaient  cette  ville  Felathriy  ce  qui 
est  beaucoup  plus  prés  du  Velletri  moderne.  C'est  un  argument  de 
plus  en  faveur  de  l'étude  des  anciens  idiomes  de  l'Italie  au  moyen 
des  dialectes  locaux  actuels. 

(1)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  316. 

(2)  Niebuhr,  Rœm.  Geschickte ,  t.  I,  p.  252  et  pass 


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222  DE  l'inégalité 

lement  de  moralité  politique.  Chez  les  plébéiens  de  Roma-Qui- 
rium,  il  s'agissait  de  moins  encore  :  on  ne  voulait  qu'obtenir 
des  guerriers  qui  fussent  en  état  de  s'armer  convenablement  et 
de  se  suffire  à  eux-mêmes  pendant  une  campagne. 

Cette  organisation ,  soutenue  par  les  sympathies  générales, 
ne  put  cependant  que  s'asseoir  à  côté  des  institutions  tyrrhé-- 
.  niennes  ;  elle  ne  parvint  pas  à  les  renverser.  Il  y  avait  encore 
trop  de  force  dans  la  façon  dont  était  combiné  l'élément  mili- 
taire et  sacerdotal  avec  la  puissance  juridique.  L'attaque,  d'ail- 
leurs, ne  fut  pas  d'assez  longue  durée  pour  briser  le  faisceau  et 
arracher  le  pouvoir  aux  races  nobles.  On  y  serait  parvenu  peut- 
être  en  recourant  aux  violences  d'un  coup  de  main.  Il  paraît 
qu'on  ne  voulut  pas  user  de  ce  moyen  contre  des  hommes  que 
le  pontificat  revêtait  d'un  caractère  sacré.  Ce  que  les  sociétés 
bien  vivaces  haïssent  davantage,  c'est  l'impiété,  et  évitent  le 
plus  longtemps,  c'est  le  sacrilège. 

Servius  TuUius  et  ses  partisans,  manquant  donc  de  ce  qu'il 
eût  fallu  pour  vaincre  complètement  leur  noblesse  étrusque, 
se  contentèrent  de  placer  le  code  militéire  nouveau  auprès  de 
l'ancien ,  laissant  aux  progrès  de  leur  cause  dans  les  autres  ci- 
tés rasènes  le  soin  de  fournir  la  possibilité  d'aller  plus  loin. 
Ces  espérances  furent  trompées.  Bientôt  l'opposition  libérale 
en  Étrurie,  battue  par  le  parti  aristocratique,  se  trouva  ré- 
duite a  la  soumission.  Volsinii  fut  prise,  et  un  des  chefs  les 
plus  éminents  de  la  révolte,  Cœlius,  ne  se  trouva  d'autre  res- 
source que  de  fuir,  d'aller  chercher  quelque  part  un  asile  pour 
ses  plus  chauds  partisans  et  pour  lui-même. 

Cet  asile,  quel  pouvait-il  être,  sinon  la  ville  étrusque  qui^ 
après  Volsinii ,  avait  montré  le  plus  de  dévouement  à  la  révo- 
lution, et  dû  très  probablement  à  sa  position  territoriale  excen- 
trique, à  son  isolement  au  delà  du  Tibre,  d'en  pousser  le  plus 
loin  les  doctrines  et  d'en  appliquer  le  plus  ouvertement  les 
idées?  Rome  vit  ainsi  accourir  Mastarna,  Cœlius,  et  leur 
monde;  et  le  tuscus  vicus^  devenant  le  séjour  de  ces  bannis  (1), 
agrandit  encore  l'enceinte  d'une  ville  qui ,  au  point  de  vue  de 

(1)  0.  MuUer,  p.  116  et  pass. 


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DES    RAGES   HUMAINES.  223 

ses  fondateurs  aristocratiques,  comme  à  celui  des  réformateurs 
libéraux,  était  une  espèce  de  camp  ouvert  à  tous  ceux  qui 
cherchaient^une  patrie ,  et  voulaient  bien  la  prendre  au  sein 
de  la  négation  de  toutes  les  nationalités. 

Mais  rarrivée  de  Mastarna,  non  moins  que  la  réforme  de 
Servius  Tullius  (1) ,  ne  pouvaient  être  des  faits  indifférents  à 
la  réaction  victorieuse.  Les  lucumons  n'étaient  pas  disposés  à 
souffrir  qu'une  ville  fondée  pour  leur  ouvrir  le  sud-ouest  de 
l'Italie  devînt  une  sorte  de  place  d'armes  aux  mains  de  leurs 
ennemis  intérieurs.  Les  nobles  de  Tarquinii  se  chargèrent  d'é- 
touffer l'esprit  de  sédition  dans  son  dernier  asile.  Coryphées 
du  parti  qui  avait  créé  la  civilisation  et  la  gloire  nationales , 
ils  en  étaient  restés  les  représentants  ethniques  les  plus  piu*s 
et  les  agents  les  plus  vigoureux.  Ils  devaient  à  leurs  relations 
plus  constantes  avec  la  Grèce  et  l'Asie  Mineure  de  surpasser 
les  autres  Étrusques  en  richesse  et  en  culture.  C'était  à  eux 
d'achever  la  pacification  en  jdétruisant  l'œuvre  des  niveleurs 
dans  la  colonie  transtibérine. 

Ils  y  parvinrent.  La  constitution  de  Servius  Tullius  fut  ren- 
versée ,  l'ancien  régime  rétabli.  La  partie  sabine  du  sénat  et 
la  population  mélangée  formant  la  plèbe  rentrèrent  dans  leur 
état  passif  (2) ,  rôle  où  la  pensée  étrusque  les  avait  toujours 
voulu  contenir,  et  les  Tarquiniens  se  proclamèrent  les  arbitres 
suprêmes  et  les  régulateurs  du  gouvernement  restauré.  Ce  fut 
ainsi  que  le  libéralisme  vit  se  fermer  son  dernier  asile  (3). 

(1)  L'origine  latine  de  Servius,  Fusurpation  par  laquelle  il  succédait 
à  la  dynastie  étrusque ,  la  façon  dont  il  flattait  les  intérêts  populaires 
le  rendaient  très  propre  à  rallier  et  à  protéger  toutes  les  idées  hostiles 
à  la  suprématie  tyrrhénienne.  (Dionys.  Halic,  4,  I-XL.) 

(2)  Dionys.  Halic,  Anliq.  Rom.,  XLII ,  XLIII.  —  Le  sénat  fut  renouvelé, 
et  les  pères,  nommés  par  Tullius,  chassés.  Les  plébéiens  rentrèrent 
dans  leur  condition  de  nullité  primitive. 

(3)  A  ce  moment,  le  parti  qui  conduisait  les  affaires  à  Tarquinii  se 
trouva  très  fort  dans  tout  le  nomen  etruscum.  Il  tenait,  d'un  côté,  sa' 
capitale  et  Rome,  puis  Veies,  Caerae,  Gabii,  Tusculum,  Antium,  et,au 
sud,  s'appuyait  sur  les  sympathies  de  Cumes,  colonie  hellénique  qui 
ne  pouvait  pas  voir  sans  plaisir  des  efforts  si  soutenus  pour  maintenir 
la  civilisation  sémitisée  dans  la  Péninsule.  (Abeken,  ouvrage  cité^ 
p.  24.) 


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224  DE  l'inégalité 

On  ne  sait  trop  rhistorique  des  luttes  ultérieures  de  ce 
parti  dans  le  reste  du  territoire  rasène.  Il  est  cependant 
certain  qu'il  releva  la  tête  après  un  temps  d'abattement.  Les 
causes  ethniques  qui  l'avaient  suscité  ne  pouvaient  que  devenir 
plus  exigeantes  à  mesure  que  les  races  sujettes  gagnaient  en 
importance  par  l'extinction  graduelle  du  sang  tyrrhénien. 
Toutefois,  la  race  rasène  du  fond  national  étant  de  valeur  mé- 
diocre, il  eût  fallu  beaucoup  de  temps  pour  que  le  résultat 
égalitaire  s'opérât ,  même  avec  l'appoint  des  vaiacus ,  Timbres, 
Samnites  et  autres.  De  sorte  que  la  résistance  aristocratique 
avait  des  chances  de  se  prolonger  indéfiniment  dans  les  villes 
anciennes  (1). 

Mais  précisément  l'inverse  de  cette  situation  se  rencontrait 
à  Rome.  Outre  que  les  nobles  étrusques,  natifs  de  la  ville, 
même  appuyés  parles  Tarquiniens,  n'étaient  qu'une  minorité, 
ils  avaient  contre  eux  une  population  qui  valait  infiniment  plus 
que  la  plèbe  rasène.  La  compression  ne  pouvait  être  que  dif- 
ficilement maintenue.  Les  idées  de  révolution  continuaient  à 
prendre  un  développement  irrésistible  en  s'appuyant  sur  les 
idées  d'indépendance,  et,  un  jour  ou  Tautre,  inévitablement, 
Rome  allait  secouer  le  joug.  Si ,  par  un  coup  du  sort ,  Popu- 
lonia ,  Pise  ou  toute  autre  ville  étrusque ,  possédant  jusqu'au 
fond  de  ses  entrailles  non  seulement  du  sang  tyrrhénien ,  mais 
surtout  du  sang  rasène,  avait  réussi  dans  sa  campagne  contre 
les  idées  aristocratiques ,  l'usage  que  la  cité  victorieuse  aurait 
fait  de  son  triomphe  se  serait  borné  à  changer  sa  constitution 
politique  intérieure ,  et ,  du  reste ,  elle  serait  restée  fidèle  à  sa 
race  en  ne  se  séparant  pas  de  la  partie  collective ,  en  conti- 
nuant à  tenir  au  nonien  etruscum. 

Romç,  n'avait,  elle,  aucua  motif  pour  s'arrêter  à  ce  point. 

(1)  C'est  ce  qui  fut  en  eifet,  et,  même  au  temps  de  la  guerre  d'An- 
nibal ,  le  gouvernement  de  la  plupart  des  cités  étrusques  était  resté  en- 
tier dans  les  mains  de  la  noblesse,  non  pas  toutefois  sans  résistances. 
(Niebuiir, iîcem.  Geschichte,  1. 1,  p.  81.)  Volsinii,  la  ville  démocratique 
par  excellence,  réussit  à  maintenir  une  administration  révolution- 
naire entre  les  mains  de  la  plèbe ,  depuis  la  campagne  de  Pyrrhus 
iusau*à  la  première  guerre  punique.  (Ouvr.  cité,  t.  I,  d.  82.) 


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DES  HACES   HUMAINES.  225 

Précisément  les  raisons  qui  la  poussaient  si  chaudement  dans 
îe  parti  libéral,  qui  lui  en  avaient  fait  appliquer  les  théories, 
qui  l'avaient  désignée  pour  servir,  en  quelque  sorte,  de  se- 
conde capitale  à  la  révolution,  ces  raisons-là ,  par  leur  énergi- , 
la  conduisaient  bien  au  delà  d'une  simple  réforme  politique. 
Si  elle  ne  goûtait  pas  la  domination  des  lars  et  des  lucumonr, 
c'était ,  avant  tout ,  parce  que  ceux-ci ,  avec  les  meilleurs  droits 
de  se  dire  ses  fondateurs,  ses  éducateurs,  ses  maîtres,  ses 
bienfaiteurs  (1),  n'avaient  pas  celui  d'ajouter  qu'ils  étaient  ses 
concitoyens.  Dans  la  débilité  de  ses  premiers  jours,  elle  avait 
trouvé  un  grand  profit,  une  véritable  nécessité  à  se  faire  pro- 
téger par  eux  ;  mais ,  pourtant ,  son  sang  ne  s'était  pas  fondu 
avec  le  leur,  leurs  idées  n'étaient  pas  devenues  les  siennes, 
ni  leurs  intérêts  ses  intérêts.  Au  fond,  elle  était  sabine,  elle 
était  sicule ,  elle  était  hellénisée ,  puis  encore  elle  était  sépare  e 
géographiquement  de  l'Etrurie  :  elle  lui  était  donc,  en  fait, 
étrangère ,  et  voilà  pourquoi  la  réaction  des  Tarquiniens  no 
pouvait  avoir  là  qu'un  temps  de  succès  plus  court  que  dans  les 
autres  villes ,  réellement  étrusques ,  et  pourquoi ,  l'aristocratie 
tyrrhénienne  une  fois  renversée,  on  devait  s'attendre  à  ce  que 
Rome  se  précipitât  dans  les  nouveautés  fort  au  delà  de  ce  que 
souhaitaient  les  libéraux  de  FÉtrurie.  Bien  plus,  nous  allons 
voir,  tout  à  l'heure,  la  ville  émancipée  revenir  sur  les  théories 
libérales,  source  première  de  sa  jeune  indépendance, et  ré- 
tablir l'aristocratie  dans  toute  sa  plénitude.  Les  révolutions, 
d'ailleurs,  sont  remplies  de  pareilles  surprises. 

Ainsi  Rome,  après  un  temps  de  soumission  aux  Tarquiniens, 
réussit  à  accomplir  un  soulèvement  heureux  (2).  Elle  chassa 

(1)  Dans  la  guerre  de  Romulus  contre  les  Sabins  de  Quirium,  le  roi 
romain  avait  été  ouvertement  soutenu  par  une  armée  étrusque  sous 
le  commandement  d*un  lucumon  de  Solonium;  celui-ci  avait  partagé 
Fautorité  avec  lui.  (Dionys.  Halic. ,  Antiq.  Rom.,  2,  XXXVII.) 

(2)  La  domination  des  Tarquiniens  avait  été,  matériellement  parlant, 
on  ne  peut  plus  heureuse  pour  Rome.  Ces  nobles  pleins  de  génie  ra- 
valent beaucoup  embellie.  Ils  y  avaient  importé  la  construction  en 
pierres  quadrangulaires  sans  ciment.  (Abeken,  ouvr.  cité,  p.  141.) 
Ils  avaient  étendu  ses  fortifications  en  agrandissant  son  enceinte. 
(0.  MuUer,  ouvr,  cité,  p.  120.)  ils  y  avaient  fait  venir  des  artisans 

IC. 


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226  DE  l'inégalité 

de  ses  murailles  ses  dominateurs,  et,  avec  eux,  cette  partie  du 
sénat  qui,  bien  gue  née  dans  la  cité,  parlait  la  langue  des 
maîtres  et  se  vantait  d'être  de  leur  parentage.  De  cette  façon, 
l'élément  tyrrhénien  disparut  à  peu  près  de  sa  colonie ,  et  n'y 
exerça  plus  qu'une  simple  influence  morale.  A  dater  de  cette 
époque ,  Rome  cesse  d'être  un  instrument  dirigé  par  la  politi- 
que étrusque  contre  l'indépendance  des  autres  nations  ita-» 
liotes.  La  cité  entre  dans  une  phase  où  elle  va  vivre  pour  elle- 
même.  Ses  rapports  avec  ses  fondateurs  tourneront  désormais 
au  profit  de  sa  grandeur  et  de  sa  gloire ,  et  cela  d'une  façon 
que  ceux-ci  n'avaient  certainement  jamais  soupçonnée. 


CHAPITRE  V- 

Rome  italiote. 

J'ai  déjà  indiqué  que ,  si  l'aristocratie  étrusque  avait  con- 
servé sa  prépondérance  dans  la  Péninsule ,  il  ne  serait  arrivé  rien 
autre  que  ce  qui  s'est  produit  dans  le  monde  sous  le  nom  de 
Rome.  Tarquinii  aurait  absorbé  à  la  longue  les  indépendances 
des  autres  villes  fédérées ,  et ,  ses  éléments  de  pression  sur  les 
peuples  voisins,  comme  sur  ceux  de  l'Espagne,  de  la  Gaule, 


habiles  de  toutes  les  villes  d*Étrurie  :  «  Fabris  undique  ex  Etruria 
accitis.  »  (Liv.,  I.)  Ils  avaient  placé  Ronie  à  la  tête  de  la  confédération 
latine,  détruite  de  fait  par  la  chute  d'Alba  Longa.  (Abeken,  ouvr.  citéj 
p.  52.)  Ils  a  valent  même  augmenté  cette  confédération  en  y  réunis- 
sant quarante-sept  villes  nouvelles ,  tant  en  deçà  qu'au  delà  du  Tibre. 
{Ibidem.)  Enfin ,  des  cités  telles  que  Circeii  et  Signia  avaient  été  fon- 
dées, ou  du  moins  agrandies  par  eux.  Rome  fit  donc  une  très  mauvaise 
affaire  dès  le  premier  moment  où  sa  séparation  d'avec  Tarquinii  fut 
consommée.  L'œuvre  entière  de  l'habileté  tyrrhénienne  s'écroula, 
du  reste,  en  même  temps.  La  confédération  fut  dissoute  et  le  parti 
aristocratique  très  affaibli  dans  toute  l'étendue  de  la  domination 
étrusque.  (0.  Muller,  ouvr,  cité,  p.  124.) 


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DES  BACES   HUMAINES.  227 

de  l'Asie  et  du  nord  de  l'Afrique ,  étant  les  mêmes  que  ceux 
dont  Rome  disposa  plus  tard ,  le  résultat  final  serait  demeuré 
identique.  Seulement  la  civilisation  y  aurait  gagné  de  se  déve- 
lopper plus  tôt. 

Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  :  le  premier  effet  de  l'expul- 
sion des  Tarquiniens  fut  d'abaisser  considérablement  le  niveau 
social  dans  l'ingrate  cité  (1). 

Qui  possédait  la  science  sous  toutes  ses  formes,  politique, 
judiciaire,  militaire,  religieuse,  augurale?  Les  nobles  étrusques , 
et  presque  personne  avec  eux.  C'étaient  eux  qui  avaient  dirigé 
ces  grandes  constructions  de  la  Rome  royale  dont  plusieurs 
survivent  encore,  et  qui  dépassaient  de  si  loin  tout  ce  qu'on 
pouvait  voir  dans  les  capitales  rustiques  des  autres  nations  ita- 
liotes.  C'étaient  eux  qui  avaient  élevé  les  temples  admirés  du 
premier  âge ,  eux  encore  qui  avaient  fourni  le  rituel  indispen- 
sable pour  l'adoration  des  dieux.  On  en  tombait  si  bien  d'ac- 
cord que,  sans  eux,  la  Rome  républicaine  ne  pouvait  ni  cons- 
truire ,  ni  juger,  ni  prier.  Pour  cette  dernière  et  importante 
fonction  de  la  vie  domestique  autant  que  sociale,  leur  concours 
resta  toujours  tellement  nécessaire  que,  même  sous  les  em- 
pereurs ,  quand  depuis  longtemps  il  n'y  avait  plus  d'Étrurie, 
quand  depuis  des  siècles  les  Romains,  absorbés  par  les  idées  grec- 
ques, n'apprenaient  plus  même  la  langue,  organe  vénérable  de 
l'ancienne  civilisation,  il  fallait  encore,  pour  maints  emplois  du 
sanctuaire,  se  confier  à  des  prêtres  que  la  Toscane  instruisait 
seule  (2).  Mais,  au  dernier  moment,  il  ne  s'agissait  que  de  ri- 

(1)  0.  Muller,  die  Etrusker,  p.  259.  —  Les  possessions  de  Rome  s'ar- 
rêtaient à  ce  moment  au  Janicule.  Elle  avait  perdu  tout  le  reste. 
Servius  avait  partagé  le  peuple  en  trente  tribus;  il  n'en  restait  plus 
que  vingt  en  271  de  la  ville.  (Abeken,  ouvr.  cité,  p.  25.) 

(2)  Tac,  Anw-,  XI,  15  ;  «  Retulit  (Claudins)  deinde  ad  senatum  super 
a  coUegio  aruspicum  .  ne  vetustissîma  Italiae  disciplina  per  desidiam 
«  exolesceret  :  ssepe  adversis  reipublicae  temporibus  accitos,  quorum 
«  monitu  redinlegratas  cœrimonias  et  in  poslerum  rectius  habitas; 
a  primoresque  Etruriœ ,  sponte  aut  patrum  romanorum  impulsu  re- 
«tinuisse  scientiam  aut  in  familias  propagasse;  quod  nunc  segnius 
«  fieri,  publica  circa  bonas  artes  socordia  et  quia  externae  supersti- 
'X  liones  valescant  :  et  laeta  quidam  in  prœsens  omnia;  sed  benignitati 


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228  DE  l'inégalité 

tes  ;  sous  la  Rome  républicaine ,  il  s'agissait  de  tout.  En  chas- 
sant les  fondateurs  de  l'État^  on  arracha  les  éléments  les  plus 
essentiels  de  la  vie  publique,  et  on  n'eut  d'autre  ressource, 
après  s'être  assez  félicité  de  la  liberté  acquise ,  que  de  s'ac- 
commoder de  la  misère  et  d'en  faire  l'éloge  sous  le  nom  de 
vertu  austère.  Au  lieu  des  riches  étoffes  dont  s'étaient  habillés 
les  seigneurs  de  la  Rome  royale,  les  patriciens  de  la  Rome  ré- 
publicaine s'enveloppèrent  dans  de  grossiers  sayons.  Au  lieu 
de  belles  poteries,  de  plats  de  métal,  entassés  sur  les  tables,  et 
pleins  d'une  nourriture  somptueuse,  ils  n'eurent  plus  qu'une 
rude  vaisselle,  mal  fabriquée  par  eux-mêmes,  où  ils  s'offrirent 
leurs  pois  chiches  et  du  lard.  En  place  de  maisons  bien  or- 
nées (1),  ils  durent  se  contenter  de  métairies  sauvages,  où, 
parmi  les  porcs  et  les  poules ,  vivaient  les  consuls  et  les  séna- 
teurs qui  se  louaient  judicieusement  d'une  pareille  vie,  faute 
de  pouvoir  l'échanger  contre  une  meilleure.  Bref,  pour  faire 
eomprendre,  par  un  seul  trait,  combien  la  Rome  républicaine 
était  au-dessous  de  son  aînée,  qu'on  se  rappelle  que,  lorsque, 
après  l'invasion  des  Gaulois,  la  ville  incendiée  fut  rétablie  par 
Camille,  on  avait  si  bien  oubUé  les  nécessités  d'une  grande 
capitale,  que  l'on  rebâtit  les  maisons  au  hasard,  et  sans  tenir 
aucun  compte  de  la  direction  des  égouts  construits  par  les 
fondateurs.  On  ne  savait  plus  même  l'existence  de  la  cloaca 
maxima  (2).  C'est  que,  grâce  à  ces  mœurs  farouches,  si  admi- 
rées depuis ,  les  Romains  de  cette  époque  étaient  fort  au-des- 
sous de  leurs  pères,  et  tout  autant  que  leur  bourg  l'était  de  la 
ville  régulière  fondée  jadis  par  la  noblesse  étrusque. 

Voilà  cependant  la  civilisation  partie  avec  le  bagage  des  Tar- 
quiniens.  Eut-on  au  moins  la  liberté ,  je  dis  cette  liberté  dont 


«  deum  gratiam  referendam ,  ne  ri  lus  sacroruQi,  inter  ambigua  culti, 
«  per  prospéra  oblitarentur.  —  Factura  ex  eo  senatusconsultum ,  vi- 
«  derent  pontifices  quse  retinenda  firmandaque  aruspicum.  » 

(1)  Un  des  griefs  les  plus  violents  de  la  population  romaine  contre 
Tarquin  le  Superbe  était  qu'il  employait  la  plèbe  à  construire  des 
palais,  des  temples  et  des  portiques  afln  d'embellir  la  ville.  (Dionys.. 
Halic. ,  Antiq.  Rom.,  4,  XLIV,  LXl,  etc.) 

(2)  0.  MuUer,  die  Etrusker,  p.  259. . 


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DES  RACES  HUMAINES.  229 

les  rêves  des  classes  moyennes  d'Étrurie  avaient  cru  déposer 
le  germe  dans  le  système  de  Servius  Tullius?  J'ai  laissé  entre- 
voir qu'il  n'en  fut  rien,  et,  en  effet,  il  n'en  pouvait  rien  être. 

Une  fois  les  Tyrrhéniens  chassés ,  la  population  se  trouva 
composée  en  grande  majorité  de  Sabins,  gens  rudes,  austères, 
belliqueux,  et  qui,  très  susceptibles  de  se  développer  dans  le 
sens  matériel,  très  capables  de  résistance  contre  les  agressions, 
très  aptes  à  imposer  leurs  notions  par  la  force,  n'étaient  pas 
disposés  à  céder  du  premier  coup  leurs  droits  de  suprématie 
aux  Sicules  plus  spirituels ,  mais  moins  vigoureux,  aux  Rasè- 
nes  descendants  des  soldats  de  Mastarna,  bref,  au  chaos  de 
tant  de  races  qui  avaient  des  représentants  dansJes  rues  de 
Rome  (1).  De  sorte  qu'après  s'être  débarrassés  de  la  partie 
étrusque  de  la  nation,  les  libéraux  se  trouvèrent  avoir  sur  les 
bras  la  partie  sabine,  et  celle-ci  fut  assez  forte  pour  attirer 
à  elle  tout  le  pouvoir. 

Suivant  l'esprit  des  blancs ,  l'amour  et  le  culte  de  la  famille 
étaient  très  forts  chez  les  Sabins,  et,  pour  être  mal  vêtus,  mal 
nourris  et  assez  ignorants,  les  nobles  de  cette  descendance  n'é- 
taient pas  moins  aristocratiquement  inspirés  que  les  lucumons 
les  plus  orgueilleux.  Les  Valériens,  les  Fabiens,  les  Claudiens, 
tous  de  race  sabine,  ne  souffrirent  pas  que  d'autres  que  leurs 
égaux  partageassent  avec  eux  les  soins  du  gouvernement,  et  la 
seule  satisfaction  qu'ils  laissèrent  aux  plébéiens  fut  d'abolir 
cette  royauté  qu'eux-mêmes  auraient  difficilement  soufferte. 
Du  reste ,  ils  s'ingénièrent  à  imiter  de  leur  mieux  les  maîtres 
dépossédés  en  concentrant  sous  leurs  mains  jalouses  toutes  les 
prérogatives  sociales  (2). 

Ils  n'étaient  pourtant  pas  dans  cette  position  de  supériorité 
complète  où  les  Tyrrhéniens,  Pélasges  sémitisés,  s'étaient  trou- 
vés vis-à-vis  des  Rasènes ,  de  sorte  que  les  plébéiens  ne  re- 
connurent pas  très  explicitement  la  légitimité  de  leur  puissance, 
et  n'en  supportèrent  le  joug  qu'en  murmurant.  L'embarras  ne 
-se  bornait  pas  là  :  eux-mêmes,  pour  peu  qu'ils  fussent  illustres 


(1)  0.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  204. 
<2)  Id.,  îôiU,  p.  204. 


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230  DE  l'inégalité 

et  puissants,  gardaient  des  splendeurs  de  la  royauté  un  sou- 
venir siecret  qui  leur  faisait  souhaiter  le  pouvoir  suprême ,  et 
redouter  que  des  compétiteurs  ne  le  saisissent  avant  eux ,  de 
sorte  que  la  république  commença  sa  carrière  avec  toutes  les 
difficultés' que  voici  : 

Une  civilisation  très  abaissée  ; 

Une  aristocratie  qui  voulait  gouverner  seule  ; 

Un  peuple,  tourmenté  par  elle,  qui  s'y  refusait  (1); 

L'usurpation  imminente  chez  un  noble  quelconque  ; 

La  révolte  non  moins  imminente  dans  la  plèbe  ; 

Des  accusations  perpétuelles  contre  tout  ce  qui  s'élevait  au- 
dessus  du  niveau  vulgaire  par  le  talent  ou  les  services; 

Des  ruses  incessantes  chez  les  gens  d'en  bas  pour  renverser 
ceux  d'en  haut  sans  employer  la  force  ouverte. 

Une  telle  situation  ne  valait  rien.  La  société  romaine,  placée 
dans  de  telles  conditions,  ne  subsistait  qu'à  l'aide  d'une  com- 
pression  permanente  de  tout  le  monde  ;  de  là  un  despotisme 
qui  n'épargnait  personne ,  et  cette  anomalie  que ,  dans  un 
Etat  qui  fondait  son  plus  cher  principe  sur  l'absence  du  gou- 
vernement d'un  seul,  qui  proclamait  son  amour  jaloux  pour 
.  une  légalité  émanant  de  la  volonté  générale ,  et  qui  déclarait 
tous  les  patriciens  égaux,  le  réghne  ordinaire  fut  l'autorité 
d'un  dictateur,  sans  bornes,  sans  contrôle,  sans  rémission,  et 
empruntant  à  son  caractère  soi-disant  transitoire  un  degré  de 
violence  hautaine  inconnu  à  l'administration  de  tout  monar- 
que avoué. 

Au  milieu  de  la  terrible  éruption  des  fureurs  politiques ,  on 
est  cependant  surpris  de  voir  cette  Rome,  ainsi  faite  qu'elle 
semblait  une  offrande  à  la  discorde,  ne  pas  représenter  ce 
qu'on  a  observé  chez  les  Grecs.  Si  la  passion  du  pouvoir  y 


(1)  Liv.,  T  :  «  Civitas  secum  ipsa  discors  intestino  in  ter  patres  plebem- 
«  que  (laij rabat  odio,  maxime  propter  nexos  ob  œs  alienum.  Fremebant 
«  seforis  pro  libertate  et  imperio  dimicantes,  domi  a  civibus  captos 
«  ot  oppresses  esse  :  tutioremque  in  bello  quam  in  pace,  inter  hostes 
«  quam  inter  cives,  libertatem  plebis  esse.  »  —  Tac,  Ann.,  VI,  16  : 
«  Sane  vêtus  Urbi  fœnebre  maium,  et  seditionum  discordiarumque 
«  creberrima  causa.  » 


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DES  BACES   HUMAINES.  231 

tourmente  toutes  les  têtes,  c'est  une  passion  qui  tend  chez  les 
ambitieux,  patriciens  ou  plébéiens,  à  s'emparer  de  la  loi  pour 
lui  donner  une  forme  régulatrice  conséquente  à  telle  et  telle 
notion  de  l'utile  ;  mais  on  n'a  pas  le  spectacle  répugnant,  si 
constamment  étalé  sur  les  places  publiques  d'Athènes,  d'un 
peuple  se  ruant  en  forcené  dans  les  horreurs  de  l'anarchie 
avec  une  sorte  de  conscience  de  cette  tendance  abominable. 
Ces  Romains  sont  honnêtes,  ce  sont  des  hommes  ;  ils  compren- 
nent souvent  mal  le  bien  et  donnent  à  gauche,  mais  au  moins 
est-il  évident  qu'ils  croient  alors  marcher  à  droite.  Ils  ne 
manquent  ni  de  désintéressement  ni  de  loyauté  (1).  Exami- 
nons la  question  dans  le  détail. 

Les  patriciens  se  supposent  un  droit  natif  à  gouverner  l'Etat 
exclusivement. 

Ils  ont  tort.  Les  Étrusques  pouvaient  réclamer  cette  préro- 
gative; les  Sabins,  non,  car  il  n'y  a  pas  de  leur  côté  de  supé- 
riorité ethnique  bien  clairement  prouvée  sur  les  autres  ItaUo- 
tes  qui  les  entourent  et  qui  sont  devenus  leurs  nationaux.  Tout 
au  plus,  les  Fabiens,  les  grandes  familles  possèdent-elles  un 
degré  de  pureté  de  plus  que  la  plèbe.  En  le  concédant,  on  ne 
peut  encore  supposer  ce  mérite  assez  tranché  pour  conférer  le 
pouvoir  du  civilisateur  sur  le  peuple  vaincu  et  dominé  (2).  II 

(1)  Voir  dans  Tite-Live  la  violente  insurrection  apaisée  par  les  consuls 
P.  Servilius  et  Ap.  Claudius,  et  l'affaire  du  mont  Sacré.  (Liv.,  I.) 

(2)  Dès  le  temps  des  rois,  il  y  avait  eu  des  modifications  très  impor- 
tantes dans  la  constitution  ethnique  du  patriciat.  Tarquin  l'Ancien 
y  avait  appelé  tout  l'ordre  équestre  en  masse.  (Niebuhr,  Rœm.  Geschi- 
chte,  1. 1,  p.  239.)  De  sorte  qu'aux  premiers  jours  de  la  république, 
les  plébéiens  étaient  fondés  à  se  considérer  comme  du  même  sang  ou 
d'un  sang  égal  en  valeur  à  celui  de  leurs  gouvernants.  Bien  mieux, 
beaucoup  de  familles  plébéiennes  rivalisaient  de  noblesse  reconnue 
avec  les  plus  fières  maisons  sénatoriales ,  et  formaient ,  réunies  à  l'or- 
dre équestre,  une  classe  en  réalité  aristocratique,  avide  de  saisir  les 
emplois ,  et  toutefois  forcée  de  faire  cause  commune  avec  la  plèbe. 
{Ibid.,  t.  I,  p.  375.)  Beaucoup  de  maisons  plébéiennes,  comme  les 
Marciens,  les  Mamiliens,  les  Papiens,  les  Cilniens,  les  Marruciniens ,  se 
trouvaient  dans  les  mêmes  rapports  vis-à-vis  du  patriciat  où  furent 
à  Venise ,  dans  les  temps  modernes ,  les  nobles  de  terre  ferme  vis-à-vis 
des  nobles  de  Saint-Marc. 


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232  DE  l'inégalité 

n'y  avait  pas,  dans  la  Rome  républicaine,  deux  races  placées 
sous  des  rapports  inégaux ,  mais  uniquement  un  groupe  plus 
nombreux  que  les  autres.  Ce  genre  de  hiérarchie  était  de  na- 
ture à  disparaître  assez  promptement.  La  défaite  du  patriciat 
romain  ne  fut  donc  pas  une  révolution  anormale  et  violant  les 
lois  ethniques,  mais  un  fait  malheureux  et  inopportun,  comme 
l'est  constamment  la  chute  d'une  aristocratie. 

La  lutte  des  partis  grecs  tourna  constamment  autour  des 
théories  extrêmes.  Les  riches  d'Athènes  ne  tendaient  qu'à  gou- 
verner eux-mêmes,  qu'à  absorber  les  avantages  de  l'autorité; 
le  peuple  d'Athènes  ne  visait  qu'à  la  dilapidation  des  caisses 
publiques  par  les  mains  de  l'écume  démocratique.  Quant  aux 
gens  impartiaux,  ils  imaginaient  des  doctrines  toutes  littérai- 
res, toutes  d'imagination,  et  voulaient  solidifier  des  rêves  pour 
corriger  des  faits.  Dans  tous  les  partis,  à  tous  les  points  de 
vue,  on  ne  désirait  que  table  rase,  et  la  tradition,  Thistoire  ne 
comptaient  pour  rien  sur  un  sol  où  le  sentiment  du  respect 
était  absolument  inconnu. 

On  n'aurait  aucun  droit  de  s'en  étonner.  Avec  l'égrenage 
ethnique  qui  faisait  le  fond  de  la  société  athénienne,  avec  cette 
dissolution  complète  de  la  race  qui  réunissait,  sans  avoir  ja- 
mais pu  les  fondre ,  les  éléments  les  plus  divers,  avec  cette  pré- 
dominance, surtout,  de  l'élément  spirituel,  mais  insensé,  des 
Sémites ,  c'était  bien  là  ce  qui  devait  arriver.  Une  seule  chose 
siu-nageait  au  milieu  de  l'anarchie  des  notions  politiques,  l'ab- 
solutisme du  pouvoir  incarné  dans  le  mot  de  patrie. 

Mais  à  Rome  il  en  fut  très  différemment,  et  les  partis  eu- 
rent nécessairement  d'autres  allures.  Les  races  étaient  sur- 
tout utilitaires.  Elles  possédaient  un  sens  pratique  étranger  à 
l'imagination  grecque,  et  toutes  comprenaient,  à  travers  les 
passions  engagées  dans  la  défense  de  ce  qu'on  supposait  le 
vrai  bien  de  l'État,  une  égale  horreur  pour  l'anarchie.  C'est 
ce  sentiment  qui  les  rejeta  bien  souvent  dans  la  ressource  ex- 
trême de  la  dictature  ;  car  nativement ,  il  faut  le  reconnaître, 
elles  étaient  sincères ,  et  beaucoup  plus  que  les  Grecs ,  quand 
elles  protestaient  de  leur  haine  pour  la  tyrannie.  Métisses  de 
blanc  et  de  jaune,  elles  avaient  le  goût  de  la  liberté,  et,  mal- 


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DES  BACES  HUMAINES.  233 

gré  les  sacrifices  en  ce  genre,  presque  permanents,  que  les 
nécessités  du  salut  social  leur  imposaient,  on  peut  encore 
trouver  la  marque  de  leur  esprit  natif  d'indépendance  dans  le 
rôle  que  le  sentiment  appelé  par  eux  aussi  Vamour  de  la  pa- 
trie jouait  au  milieu  de  leurs  vertus  politiques. 

Cette  passion,  vive  coname  chez  les  nations  helléniques, 
n'avait  pas  le  même  despotisme  cassant.  La  délégation  que  la 
patrie  faisait  à  la  loi  de  ses  pouvoirs  donnait  au  culte  des  Ro- 
mains pour  cette  divinité  quelque  chose  de  beaucoup  plus  ré- 
gulier, de  bien  autrement  grave ,  et ,  en  somme ,  de  plus  mo- 
déré. La  patrie  régnait  sans  doute ,  mais  ne  gouvernait  pas ,  et 
nul  ne  songeait ,  comme  chez  les  Grecs ,  à  justifier  les  caprices 
des  factions,  leurs  énormités  et  leurs  exactions  en  les  couvrant 
de  ce  mot  unique  :  la  volonté  de  la  patrie  (1t).  La* loi,  pour  les 
Grecs,  faite  et  défaite  tous  les  jours,  et  constamment  au  nom 
du  pouvoir  supérieur,  la  loi  n'avait  ni  prestige,  ni  autorité,  ni 
force.  Au  contraire,  à  Rome,  la  loi  ne  s'abrogeait,  pour  ainsi 
dire  ,  jamais  ;  elle  était  toujours  vivante ,  toujours  agissante ,  on 
la  rencontrait  partout,  elle  seule  ordonnait,  et,  de  fait,  la 
patrie  restait  à  son  état  d'abstraction,  et  n'avait  pas  le  droit, 
bien  que  très  honorée ,  de  s'engouer  tous  les  matins  de  quel- 
que mauvais  révolutionnaire  nouveau,  comme  cela  n'avait  lieu 
que  trop  souvent  sur  le  Pnyx. 

Il  n'est  rien  de  mieux ,  pour  comprendre  ce  que  c'était  que 
V omnipotence  de  la  loi  dans  la  société  romaine,  que  de  voir 
le  pouvoir  des  conventions  augurales  se  perpétuer  jusqu'à  la 


(1)  Rien  ne  le  montre  mieux  que  la  grande  commotion  civile  qui 
porta  les  plébéiens  à  se  retirer  sur  le  mont  Sacré,  en  laissant  dans  la 
ville  les  patriciens  avec  leurs  clients  et  leurs  esclaves.  Toute  cette  af- 
faire est  admirablement  exposée  dans  ses  causes  et  sa  conduite  par 
Niebuhr.  (Rœm.  Geschichle^  t.  I,  p.  412.)  C'est  un  des  morceaux  les 
plus  remarquables  qui  aient  jamais  été  écrits  sur  l'antiquité.  L'éléva- 
tion de  la  pensée,  comme  sa  justesse,  en  donnant  au  style  du  grand 
historien  une  beauté  inattendue,  le  fait  échapper  cette  fois  au  juge- 
ment d'ailleurs  équitable  de  M.  Macaulay  :  «  Niebuhr,  a  man  who 
<  whould  hâve  been  the  lirst  writer  of  his  time,  if  his  talent  for  com- 
«  municating  thoughts  had  borne  any  proportion  to  his  talent  for  in- 
«  vestigating  them.  »  {Lays  of  Ancient  Rom.  Préface.) 


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234  DE  l'inégalité 

i 

fia  de  la  république.  Quand  on  Ut  qu'au  temps  de  Cicérôn^ 
l'annonce  d'un  prodige  météorologique  suffisait  encore  pour 
faire  rompre  les  comices  et  lever  la  séance,  alors  que  les 
hommes  politiques  se  moquaient  non  seulement  des  prodiges, 
mais  des  dieux  même ,  on  trouve  là  certainement  un  indice 
irrécusable  d'un  grand  respect  pour  la  loi,  même  jugée  ab- 
surde (1). 

Les  Romains  furent  ainsi  le  premier  peuple  d'Occident  qui 
sut  faire  tourner  au  profit  de  sa  stabilité ,  en  même  temps  que 
de  sa  liberté,  ces  sortes  de  défauts  de  la  législation  qui  sont 
ou  organiques  ou  produits  par  les  changements  survenus  dans 
les  mœurs.  Ils  constatèrent  qu'il  y  avait  dans  les  constitutions 
politiques  deux  éléments  nécessaires,  Faction  réelle  et  la  comé- 
die,  vérité  si  bien^reconnue  et  exploitée  depuis  par  les  Anglais. 
Ils  surent  pallier  les  inconvénients  de  leur  système  parleur 
patience  à  chercher  et  leur  habileté  à  découvrir  les  moyens  de 
paralyser  les  vices  de  la  législation,  sans  toucher  jamais  à  ce 
grand  prmcipe  de  vénération  sans  bornes  dont  ils  avaient  fait 
leur  palladium ,  marque  évidente  d'une  raison  saine  et  d'une 
grande  profondeur  de  jugement. 

Enfin  rien  de  tout  ce  qu'on  pourrait  accumuler  d'exemples 
ne  rendrait  plus  claires  les  différences  de  la  liberté  grecque  et 
de  la  romaine  que  ce  simple  mot  :  les  Romains  étaient  des 
hommes  positifs  et  pratiques ,  les  Grecs  des  artistes  ;  les  Ro- 
mains sortaient  d'une  race  mâle,  les  Grecs  s'étaient  féminisés; 
et  c'est  pourquoi  les  Romains  Italiotes  purent  conduire  leurs 
successeurs,  leurs  héritiers  au  seuil  de  l'empire  du  monde 
avec  tous  les  moyens  d'achever  la  conquête ,  tandis  que  les 

(1)  M.  d'Eckstein  {Recherches  historiques  sur  l'humanité  primitive) 
a  peint  avec  succès  l'immobilité  des  idées  romaines.  Ses  paroles  s'a- 
dressent surtout  à  la  religion,  mais  on  peut  sans  difficulté  en  faire 
l'application  à  la  loi.  «  Tandis  que  nous  vivons,  dit  cet  écrivain,  dans 
«  une  plus  ou  moins  heureuse  inconséquence  de  nos  œuvres  et  de  nos 
«  pensées,  les  vieux  peuples  poussaient  l'esprit  de  conséquence  sou- 
«  vent  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'absurde...  Seuls  les  Grecs  ont 
«  pu  s'affranchir  jusqu'à  un  certain  point  de  cette  tyrannie  dans  leurs 
«  temps  religieux  même;  jamais  les  Romains ,  esclaves  absolus  de  leurs 
«  rites  et  du  forum  sacré.  »  (P.  63.) 


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DES  RACES  HUMAINES.  235 

Grecs,  au  point  de  vue  politique ,  n'eurent  que  la  gloire  d'avoir 
poussé  la  décomposition  gouvernementale  aussi  loin  qu'elle 
peut  aller  avant  de  rencontrer  la  barbarie  ou  la  servitude 
étrangère. 

Je  reviens  à  l'examen  de  l'état  ethnique  du  peuple  de  Rome, 
après  l'expulsion  des  Étrusques ,  et  à  l'étude  de  ses  destinées. 

Les  Sabins  étaient,  nous  l'avons  reconnu,  la  portion  la  plus 
nombreuse  et  la  plus  influente  de  cette  nationalité  de  hasard. 
L'aristocratie  sortait  d'eux,  et  ce  furent  eux  qui  dirigèrent  les 
premières  guerres.  Ils  ne  s'y  épargnèrent  pas;  cette  justice  leur 
est  due  (l).  En  leur  qualité  de  rameau  kymrique,ils  étaient 
naturellement  hardis.  Ils  se  portaient  aisément  aux  entreprises 
militaires.  Ils  étaient  très  propres  à  présider  aux  périlleux 
travaux  d'une  république  qui  ne  voyait  guère  autour  de  son 
territoire  que  des  haines  ou,  à  tout  le  moins,  des  malveil- 
lances. 

On  ne  l'a  pas  oublié  :  les  Romains,  bien  que  de  race  italiote 
et  Sabine,  étaient  l'objet  de  la  violente  animad version  des  tri- 
bus latines.  Celles-ci  ne  trouvaient  dans  ce  ramas  de  guerriers 
que  des  renégats  de  toutes  les  nationalités  de  la  Péninsule ,  des 
gens  sans  foi  ni  loi,  des  bandits  qu'il  fallait  exterminer,  et 
d'autant  plus  détestables  qu'ils  étaient  des  proches  parents. 
Tous  ces  peuples,  ainsi  animés,  étaient  sous  les  armes  contre 
Rome,  ou  prêts  à  s'y  mettre. 

Autrefois,  du  temps  des  rois,  la  confédération  étrusque 
avait  constamment  pris  fait  et  cause  pour  sa  colonie;  mais, 
depuis  l'expulsion  des  Tarquiniens,  l'amitié  avait  fait  place  à 

(1)  *  XXXI. 

For  RomaDS  in  Rbme's  quarrel 
Spared  neither  land  nor  gold , 
Nor  son,  nor  wife,  nor  limb,  nor  life, 
In  the  brave  days  of  old. 

XXXII. 

Then  none  was  of  a  party; 
Then  ail  were  for  state ,  etc. 

Macaulay's  Lays  of  Ancient  Rom.  Eoratius. 


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^36  DE  l'inégalité 

des  sentiments  tout  différents  (1).  Ainsi,  n'ayant  pas  plus  d'al- 
liés sur  la  rive  droite  du  Tibre  que  sur  la  rive  gauche ,  Rome, 
malgré  son  courage,  eût  succombé,  si  la  diversion  la  plus- 
heureuse  n'avait  été  faite  en  sa  faveur  par  des  masses  puissan- 
tes qui,  certes,  ne  songeaient  pas  à  elle;  et  ici  vient  se  placer 
une  de  ces  grandes  périodes  de  l'histoire  que  les  interprètes 
religieux  des  annales  humaines ,  tels  que  Bossuet,  ont  coutume 
de  considérer  avec  un  saint  respect  coname  le  résultat  admi- 
rable des  longues  et  mystérieuses  combinaisons  de  la  Provi- 
dence. 

Les  Galls  d'au  delà  des  Alpes,  faisant  un  mouvement  agres- 
sif hors  de  leur  territoire ,  inondèrent  tout  à  coup  le  nord  de 
l'Italie,  asservirent  le  pays  des  Umbres,  et  vinrent  présenter 
la  bataille  aux  Étrusques  (2j. 

Les  ressources  diminuées  de  la  confédération  rasène  suf- 
firent à  peine  à  résister  à  des  antagonistes  si  nombreux ,  et 
Rome,  quitte  de  son  principal  adversaire,  prit  autant  de  loi- 
sirs qu'il  lui  en  fallut  pour  répondi'e  à  ses  ennemis  de  la  la  rive 
gauche. 

Elle  réussit  :  elle  les  abaissa.  Puis ,  lorsque  ae  ce  côté  ses 
armes  lui  eurent  assuré ,  non  seulement  le  repos ,  mais  la  do- 
mination ,  elle  mit  à  profit  les  embarras  inextricables  où  les 
efforts  des  Galls  plongeaient  ses  anciens  maîtres ,  et ,  les  pre- 
nant à  dos ,  remporta  sur  eux  des  triomphes  qui ,  sans  cette 
drconstance ,  eussent  probablement  été  mieux  disputés  et  fort 
incertains. 

(1)  Les  Tarquiniens  semblent  avoir  même  un  moment  rallié  contre  les 
Romains ,  renégats  de  l'Étrurie ,  jusqu'aux  villes  libérales  :  Clusium ,  par 
exemple.  —  Liv.,  I  :  «  Incensus  Tarqulnius  non  dolore  solum  tantae  ad 
«  irritum  cadenlis  spei,  sed  etiam  odio  iraque...  bellum  aperte  molien- 
«  dum  ratus,  circumire  supplex  Etrurise  urbes;  orare  maxime  Veientes 
«  Tarquiniensesqae ,  ne  se  orlum  cjusdem  sanguinis...  perire  sine-; 
«  rent.  » 

(2)  0.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  165.  —  Cet  auteur  fait  très  bien  ressortir 
la  nécessité  où  se  trouvèrent  les  Étrusques,  par  suite  de  l'invasion  gal- 
lique,  de  tolérer  les  agrandissements  de  Rome.  Il  les  montre  forcés,  de 
laisser  prendre  Véies,  de  voir,  sans  y  intervenir,  la  soumission  des 
Sabinsjdes  Latins  et  des  Osques,  et  cependant  servant  de  rempart  à 
ce  cruel  rival  contre  les  ennemis  qui  les  dévoraient  eux-mêmes. 


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DES  RACES  HUMAINES.  237 

Tandis  que  les  Étrusques,  culbutés  dans  le  nord  par  les 
agresseurs  sortis  de  la  Gaule ,  fuyaient  en  bandes  effarées  jus- 
qu'au fond  de  la  Campanie  (1) ,  l'armée  romaine ,  avec  toute  son 
ordonnance  et  son  attirail  jadis  imités  de  ses  victimes  d'aujour- 
d'hui, passait  le  fleuve  et  faisait  sa  main  sur  ce  qui  lui  con- 
venait. Elle  n'était  pas  l'alliée  des  Gaulois,  heureusement,  car, 
n'ayant  pas  à  partager  le  butin,  elle  le  gardait  tout  entier-, 
mais  elle  combinait  de  loin  ses  entreprises  avec  les  leurs,  et, 
pour  mieux  assurer  ses  coups,  ne  les  assenait  qu'en  même 
temps.  Elle  y  trouva  encore  un  autre  profit. 

Les  Tyrrhénieos  Rasènes,  assaillis  de  toutes  parts,  défen- 
dirent leur  indépendance  aussi  longtemps  que  faire  se  put. 
Mais ,  lorsque  le  dernier  espoir  de  rester  libres  eut  disparu 
pour  eux,  il  leur  fallut  raisonnablement  peser  à  quel  vain- 
queur il  valait  mieux  se  rendre.  Les  Gaulois ,  on  ne  saurait 
trop  insister  sur  cette  vérité  méconnue ,  n'avaient  pas  agi  en 
barbares,  car  ils  ne  l'étaient  pas.  Après  s'être  abandonnés,' 
dans  la  première  ardeur  de  l'invasion ,  à  saccager  des  cités 
umbriques ,  ils  avaient  à  leur  tour  fondé  des  villes ,  comme 
Milan,  Mantoue  et  autres  (2).  Ils  avaient  adopté  le  dialecte  des 
vaincus  et,  probablement,  leur  manière  de  vivre.  Cependant, 
en  somme,  ils  étaient  étrangers  au  pays,  avides,  arrogants, 
brutaux.  Les  Étrusques  espérèrent  sans  doute  un  sort  moins 
dfu-  sous  la  domination  du  peuple  qui  leur  devait  la  vie.  On  vit 
donc  des  cités  ouvrir  aux  consuls  leurs  citadelles,  et  se  dé- 
clarer sujettes,  quelquefois  alliées,  du  peuple  romain  (3).  C'était 
le  meilleur  parti  à  prendre.  Le  sénat,  dans  sa  politique  sérieuse 
et  froide ,  eut  longtemps  la  sagesse  de  ménager  l'orgueil  des 
nations  soumises. 


(1)  0.  Muller,  oMvr.  ct7é,  p.  162 

(2)  Ibid. ,  p.  139. 

(3)  Ibid. ,  p.  128-130.  —Le  derDier  soupir  de  TÉtrurle  indépendante  fut 
recueilli  par  le  consul  Marcius  Philippus,  qui  triompha  en  471  de 
Rome.  Cependant  la  nationalité  se  maintint  jusqu'au  temps  de  Sylla. 
Ce  dictateur  inonda  le  pays  de  colonies  sémitisées.  César  continua, 
Octave  acheva,  et  le  sac  de  Pérouse  mit  le  sceau  à  la  dispersion  de 
la  race. 


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238  DE  l'inégalité 

Une  fois  l'Étrurie  annexée  aux  possessions  de  la  république, 
comme  les  nations  les  plus  voisines  de  Rome  avaient ,  pendant 
ce  temps,  subi  le  même  sort  les  imes  après  les  autres,  le  plus 
fort,  le  plus  difficile  du  thème  romain  se  trouva  fait ,  et,  quard 
l'invasion  gauloise  eut  été  rejetée  loin  des  murs  du  Capitole, 
la  conquête  de  la  Péninsule  tout  entière  ne  fut  plus  qu'une 
question  de  temps  pour  les  successeurs  de  Camille. 

A  la  vérité,  s'il  avait  alors  existé  dans  l'Occident  une  nation 
énergique ,  issue  de  la  race  ariane ,  les  destinées  du  monde 
eussent  été  différentes  :  on  eût  vu  bientôt  les  ailes  de  l'aigle 
tomber  brisées;  mais  la  carte  des  États  contemporains  ne  nous 
montre  que  trois  catégories  de  peuples  en  situation  de  lutter 
avec  la  république. 

P  Les  Celtes.  — Brennus  avait  trouvé  son  maître,  et  ses 
bandes,  après  avoir  dompté  les  Kymris  métis  de  l'Umbrie  et 
les  Rasènes  de  l'Italie  moyenne,  avaient  dû  s'en  tenir  là.  Les 
'Celtes  étaient  divisés  en  trop  de  nations,  et  ces  nations  étaient 
chacune  trop  petites,  pour  qu'il  leur  fût  loisible  de  recom- 
mencer des  expéditions  considérables.  La  migration  de  Bel- 
lovèse  et  de  Sigovèse  fut  la  dernière  jusqu^à  celle  des  Helvé- 
tiens  au  temps  de  César. 

2°  Les  Grecs.  —  Comme  nationalité  ariane ,  ils  n'existaient 
plus  depuis  longtemps,  et  les  brillantes  armées  de  Pyrrhus 
n'auraient  pas  été  en  état  de  faire  une  trouée  au  milieu  des 
redoutables  bandes  kymriques  vaincues  par  les  Romains.  Que 
prétendre  contré  les  Italiotes  ? 

3°  Les  Carthaginois.  —  Ce  peuple  sémitique ,  appuyé  sur 
l'élément  noir,  ne  pouvait ,  dans  aucune  supposition,  prévaloir 
contre  une  quantité  moyenne  de  sang  kymrique. 

La  prépondérance  était  donc  assurée  aux  Romains.  Ils  n'au- 
raient pu  la  perdre  que  si  leur  territoire ,  au  lieu  d'être  situé 
dans  l'occident  du  monde ,  les  avait  faits  voisins  de  la  civilisa- 
tion brahmanique  d'alors,  ou,  encore,  s'ils  avaient  eu  déjà 
sur  les  bras  les  populations  germaniques  qui  ne  vinrent  qu'au 
v®  siècle. 

Tandis  que  Rome  marchait  ainsi  à  la  rencontre  d'une  gloire 
immense  en  s'appuyant  sur  la  force  respectée  de  ses  constitu- 


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DES  RACES   HUMAINES.  239 

lions,  les  crises  les  plus  graves  s'accomplissaient  dans  son  en- 
ceinte, je  ne  dirai  pas  sans  violences  Liatérielles ,  car  il  y  en 
eut  beaucoup,  mais  sans  destruction  des  lois.  L'émeute  triom- 
phante ne  fit  jamais  que  modifier,  et  jamais  ne  renversa  Fédi- 
.  fice  légal  de  fond  en  comble ,  de  telle  sorte  que  ce  patriciat  si 
odieux  à  la  plèbe,  dès  le  lendemain  de  l'expulsion  des  Étrus- 
ques, subsista  jusque  sous  les  empereurs,  constamment  détesté, 
constamment  attaqué,  affaibli  par  de  perpétuelles  atteintes, 
mais  point  assassiné  :  la  loi  ne  le  souffrait  pas  (1). 

Ces  luttes ,  ces  querelles  avaient  pour  causes  véritables  les 
modifications  ethniques  subies  sans  cesse  par  la  population 
urbaine ,  et  pour  modérateur  la  parenté  plus  ou  moins  loin- 
taine de  tous  les  affluents;  autrement  dit,  les  institutions  se 
modifiaient  parce  que  la  race  variait ,  mais  elles  ne  se  trans- 
formaient pas  du  tout  au  tout,  elles  ne  passaient  pas  d*un  ex- 
trême à  l'autre  ,  parce  que  ces  variations  de  race ,  n'étant  en- 
core que  relatives ,  tournaient  à  peu  près  dans  le  même  cer- 
cle. Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  oscillations  perpétuelles  ainsi 
entretenues  dans  l'État  ne  fussent  pas  senties  ni  comprises. 
Le  patriciat  se  rendait  parfaitement  compte  du  tort  que  les  in- 
cessantes adjonctions  d'étrangers  causaient  à  son  influence ,  et 
il  prit  pour  maxime  fondamentale  de  s'y  opposer  autant  que 
possible,  tandis  que  le  peuple,  au  contraire,  également  éclairé 
«ur  ce  qu'il  gagnait  en  nombre,  en  richesses,  en  savoir,  à 
tenir  grandes  ouvertes  les  portes  de  la  cité  devant  des  nou- 
veaux venus  qui,  repoussés  par  la  noblesse,  n'avaient  rien  à 
faire  qu'à  s'adjoindre  à  lui ,  le  peuple ,  la  plèbe ,  se  montra 
partisan  déclaré  des  gens  du  dehors  (2).  Elle  aspira  toujours 
à  les  attirer,  et  rendit  ainsi  éternel  le  principe  qui  avait  jadis 


(1)  Je  n*ai  pas  besoin  d'ajouter  que  le  patriciat  subsista,  mais  uon 
pas  les  races  nobles  sabines,  sauf  un  bien  petit  nombre.  Elles  furent 
graduellement  remplacées  par  des  familles  plébéiennes.  Sous  Tibère, 
Gallus  pouvait  dire  avec  vérité  dans  le  sénat  :  «  Distinctes  senatus  et 
«  equitum  census,  non  quia  diversi  natura^  sed  ut  locis,  ordinibus, 
«  dignationibus  antistent  et  aliis  quae  ad  requiem  animi  aut  salubri- 
•«  tatem  corporum  parenlur.  »  (Tacit.,  Ann.,  Il,  33.) 

(2)  Amédée  Thierry,  Hist,  de  la  Gaule  sous  Vadmin.  rom.,  1. 1,  p.  3 


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240  DE  L'INEGALITE 

fortifié  la  cité  naissante,  et  qui  consistait  à  inviter  au  festin  de 
ses  grandeurs  tous  les  vagabonds  du  monde  connu  (!•).  Comme 
Tunivers  d'alors  était  infirme,  Rome  ne  pouvait  manquer  de 
devenir  la  sentine  de  toutes  les  maladies  sociales  (2). 

Cette  soif  immodérée  d'agrandissement  aurait  paru  mons- 
trueuse dans  les  villes  grecques ,  car  il  en  résultait  de  terribles 
atteintes  aux  doctrines  d'exclusivité  de  la  patrie  (3).  Des  mul- 
titudes toujours  ofifrant,  toujours  prêtes  à  conférer  le  droit  de 
cité  à  qui  le  souhaitait,  n'avaient  pas  un  patriotisme  jaloux. 
Les  grands  historiens  des  siècles  impériaux ,  ces  panégyristes 
si  fiers  des  temps  anciens  et  de  leurs  mœurs ,  ne  s'y  trompent 
nullement.  Ce  qu'ils  célèbrent  dans  leurs  mâles  et  emphati- 
ques périodes  sur  l'antique  liberté,  c'est  le  patricien  romain ^ 
et  non  pas  jamais  l'homme  de  la  plèbe  (4).  Lorsqu'ils  parlent 
avec  adoration  de  ce  citoyen  vénérable  dont  les  années  se  sont 
écoulées  à  servir  l'État,  qui  porte  sur  son  corps  les  cicatrices 

(1)  a  Ne  vanaurbis  magnitude  esset,  adficiendae  multitudinis  causa... 
«  locum  qui  nunc  septus  descendentibus  inter  duos  lucos  est,  Asylum 
«  aperit.  Eo  ex  finitimis  populis,  turba  omnis,  sine  discrimine,  liber 
«  an  servus  esset,  avida  novarum  rerum  perfugit.  »  (Liv.,  I.)  L*horreur 
que  les  gens  de  tous  les  ordres  prirent  de  très  bonne  heure  pour  le 
mariage  régulier  ne  contribua  guère  moins  que  la  guerre  à  détruire 
la  population  de  souche  italiote.  En  131  avant  J.-C,  Q.  MéteUus  Ma- 
cédonicus ,  censeur,  porte  plainte  aux  sénateurs ,  et  un  décret  engage 
les  citoyens  à  renoncer  au  célibat.  Ce  ne  fut  pas  le  seul  effort  de  la  loi» 
et  aucun  n*eut  de  succès.  (Zumpt,  ouvr.  cité,  p.  2S.)  Il  faut  encore 
tenir  compte  de  Tusage  qui  permettait  aux  parents  d'exposer  leurs 
enfants,  cause  puissante  de  dépopulation. 

(2)  En  principe,  des  citoyens  seuls  pouvaient  entrer  dans  les  lé- 
gions. Lors  de  la  seconde  guerre  punique,  on  y  admit  des  affranchis. 
Marins  y  reçut  indistinctement  tous  les  prolétaires.  (Zumpt,  ouvr.  cité, 
p.  23  et  27.) 

(3)  Denys  d'Halicarnasse  fait  ressortir  la  différence  des  points  de 
^rue  hellénique  et  romain ,  et  donne ,  comme  de  juste  chez  un  homme 
de  son  temps,  toute  louange  et  tout  avantage  à  la  méthode  qui  lui 
avait  conféré  à  lui-même  son  rang  de  citoyen.  {Antiq.  Rom.,  2,  XVII.) 

(4)  Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre  lorsqu'on  lit  dans  Tacite  :  «  Igitur, 
«  verso  civitatis  statu,  nihil  usquam  prisci  et  integri  moris  :  omnes, 
«  exuta  œqualitate,  jussa  principis  adspectare.  »  {Ann.,  1. 1,4.)  Cette 
égalité,  c'est  régalité  patricienne  qui  n'a  que  des  inférieurs  et  pBS 
de  maîtres. 


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DES  BACES  HUMAINES.  24t 

de  tant  de  batailles  gagnées  contre  les  ennenis  de  la  majesté 
romaine ,  qui  a  sacrifié  non  seulement  ses  membres ,  mais  sa 
fortune,  celle  de  sa  famille,  et  quelquefois  ses  enfants,  et, 
quelquefois  même ,  a  tué  ses  fils  de  sa  propre  main  pour  un 
manquement  aux  lois  austères  du  devoir  civique;  lorsqu'ils 
représentent  cet  homme  des  anciens  âges,  honoré  jadis  de  la 
robe  triomphale,  une  ou  deux  fois  consul,  questeur,  édile, 
sénateur  héréditaire,  et  préparant,  de  cette  même  main  qui  ne 
trouva  jamais  trop  lourdes  Tépée  et  la  lance,  les  raves  de  son 
souper  (1) ,  puis,  avec  cette  rectitude  de  jugement,  cette  froide 
raison  si  utile  à  la  république,  calculant  les  intérêts  de  ses 
prêts  usuraires ,  d'ailleurs  méprisant  les  arts  et  les  lettres ,  et 
ceux  qui  les  cultivent,  et  les  Grecs  qui  les  aiment  :  ce  vieillard, 
cet  homme  vénérable ,  ce  citoyen  idéal ,  ce  n'est  jamais  qu'un 
patricien,  qu'un  vieux  sabin.  Ûhomme  du  peuple  est,  au  con- 
traire, ce  personnage  actif,  hardi,  intelligent,  rusé,  qui,  pour 
renverser  ses  chefs,  cherche  d'abord  à  leur  enlever  le  mono- 
pole judiciaire ,  y  parvient,  non  pas  par  la  violence,  mais  par 
l'infidélité  et  le  vol;  qui,  exaspéré  de  l'énergique  résistance 
des  nobles ,  prend  enfin  le  parti ,  non  de  les  attaquer,  la  loi 
ne  le  veut  pas ,  et  il  faudrait  les  tuer  tous  sans  espoir  d'en  faire 
céder  un  seul ,  mais  le  parti  de  s'en  aller  pour  ne  revenir 
qu'après  avoir  commenté  avec  profit  la  fable  des  membres  et 
de  l'estomac.  Le  plébéien  romain,  c'est  un  homme  qui  n'aime 
pas  la  gloire  autant  que  le  profit  (2) ,  et  la  liberté  autant  que 

(1)  

Gratus  insigni  referam  Camœna, 

Fabriciumque 
Hune,  et  incomptis  Curtium  capillis, 
Utilem  bello  tulit,  et  Camillum, 
Saeva  paupertas,  et  avitus  apto 

Cum  lare  fundus. 

aor. ,  Od.  1 ,  12,  39. 

(2)  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  un  seul  instant,  quand  il  s*agit  de 
la  Roine  italiote ,  l'esprit  profondément  utilitaire  de  sa  population.  Les 
lois  concernant  les  débiteurs,  l'usure,  le  partage  du  butin  et  des  terres 
conquises ,  voilà  le  fond ,  voilà  l'essentiel  de  ses  constitutions ,  et  les 
causes  réelles  de  plus  d'une  de  ses  agitations  politiques.  (Niebuhr, 
Rœm.  GeschichtCf  1. 1,  p.  394  et  pass.  ;  t.  II,  22, 23i ,  310,  etc.) 

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242  DE  l'inégalité 

ses  avantages  ;  c'est  le  préparateur  des  grandes  conquêtes , 
des  grandes  adjonctions  par  rextei^ion  du  droit  civique  aux 
villes  étrangères  ;  c'est ,  en  un  mot ,  le  politique  pratique  qui 
comprendra  plus  tard  la  nécessité  du  régime  impérial,  et  se 
trouvera  heureux  de  le  voir  éclore,  échangeant  volontiers 
l'honneur  de  se  gouverner,  et  le  monde  avec  soi,  pour  les  mé- 
rites plus  solides  d'une  administration  mieux  ordonnée.  Les 
écrivains  à  grands  sentiments  n'ont  jamais  eu  la  moindre  in- 
tention de  louer  ce  plébéien  toujours  égoïste  au  milieu  de  son 
amour  pour  l'humanité,  et  si  médiocre  dans  ses  grandeurs. 

Tant  que  le  sang  italiote,  ou  même  gaulois,  ou,  encore, 
celui  de  la  Grande-Grèce,  se  trouvèrent  seuls  à  satisfaire  les 
besoins  de  la  politique  plébéienne,  en  affluant  dans  Rome  et 
dans  les  villes  annexées ,  la  constitution  républicaine  et  aris- 
tocratique ne  perdit  pas  ses  traits  principaux.  Le  plébéien  d'ori- 
gme  Sabine  ou  samnite  désirait  l'agrandissement  de  son  rôle 
sans  vouloir  abroger  complètement  le  régime  du  patriciat,  dont 
ses  idées  ethniques  sur  la  valeur  relative  des  familles,  dont 
ses  doctrines  raisonnables  en  matière  de  gouvernement  lui 
faisaient  apprécier  les  irremplaçables  avantages.  La  dose  de 
sang  hellénique  qui  se  glissait  dans  cet  amalgame  avivait  le  tout , 
et  n'avait  pas  encore  réussi  à  le  dominer. 

Après  le  coup  d'éclat  qui  termina  les  guerres  puniques,  la 
scène  changea.  L'ancien  sentiment  romain  commença  à  s'alté- 
rer d'une  manière  notable  :  je  dis  s'altérer,  et  non  plus  se  mo- 
difier. Au  sortir  des  guerres  d'Afrique,  vinrent  les  guerres 
d'Asie.  L'Espagne  était  déjà  acquise  à  la  république.  La  Grande- 
Grèce  et  la  Sicile  tombèrent  dans  son  domaine,  et  ce  que 
l'hospitalité  intéressée  du  parti  plébéien  (1)  fit  désormais  affluer 

(1)  Am.  Thierry,  la  Gaule  sous  l'administration  romaine,  Introduct., 
t.  I,  p.  62  :  «  Il  serait  injuste,  sans  doute,  de  faire  peser  sur  les  hom- 
«  mes  du  parti  patricien  .tout  Todieux  de  ces  abominables  excès  (les 
«  rapines  de  Verres  et  de  ses  pareils).  Le  parti  populaire  ne  possédait 
«  assurément  ni  tant  de  désintéressement  ni  tant  de  vertu;  mais, 
«  comme  les  accusations  contre  les  vols  publics  et  les  réclamations  en 
«  faveur  des  provinciaux  sortirent  presque  toujours  de  ses  rangs, 
«  comme  il  promettait  beaucoup  de  réformes,  que  l'appui  qu'il  avait 
«  prêté  aux  Italiens  avant  et  depuis  la  guerre  sociale  inspirait  confiance 


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DES  RACES  HUMAINES.  245 

dans  la  ville,  ce  ne  fut  plus  du  sang  celtique  plus  ou  moins  al- 
téré, mais  des  éléments  sémitiques  ou  sémitisés.  La  corruption 
s'accumula  à  grands  flots.  Rome,  entrant  en  communion  étroite 
avec  les  idées  orientales,  augmentait,  avec  le  noaibre  de  ses  élé- 
ments constitutifs ,  la  difficulté  déjà  grande  de  les  amalgamer 
jamais.  De  là,  tendances  irrésistibles  à  ranarchie  pure,  au  des- 
potisme, à  rénervement,  et,  pour  conclure,  à  la  barbarie;  delà ^ 
haine  chaque  jour  mieux  prononcée  pour  ce  que  le  gouverne- 
ment ancien  avait  de  stable,  de  conséquent  et  de  réfléchi. 

Rome  Sabine  avait  été  marquée,  vis-à-vis  de  la  Grèce,  d'une 
originalité  tranchée  dans  sa  physionomie  ;  désormais  ses  idées, 
ses  mœurs ,  perdent  graduellement  cette  empreinte.  Elle  de- 
vient à  son  tour  hellénistique,  comme  jadis  la  Syrie,  l'Egypte, 
bien  qu'avec  des  nuances  particulières.  Jusqu'alors ,  bien  mo- 
deste dans  toutes  les  choses  de  l'esprit,  quand  ses  armes  com- 
mandaient aux  provinces ,  elle  s'était  souvenue  avec  déférence 
que  les  Étrusques  étaient  la  nation  cultivée  de  l'Italie,  et  elle 
avait  persisté  à  apprendre  leur  langue,  à  imiter  leurs  arts,  à 
leur  emprunter  savants  et  prêtres ,  sans  s'apercevoir  que ,  sur 
beaucoup  de  points,  FÉtrurie  répétait  assez  mal  la  leçon  des 
Grecs,  et  d'ailleurs  que  les  Grecs  eux-mêmes  traitaient  de  su- 
ranné et  de  hors  de  mode  ce  que  les  Étrusques  continuaient  à 
admirer  sur  la  foi  des  modèles  anciens.  Graduellement  Rome 
ouvrit  les  yeux  à  ces  vérités ,  elle  renia  ses  antiques  habitudes 
vis-à-vis  des  descendants  asservis  de  ses  fondateurs.  Elle  ne 
voulut  plus  entendre  parler  de  leurs  mérites,  et  prit  un  engpue- 

a  en  sa  parole,  les  provinces  s'attachèrent  à  lui.  Elles  lui  rendirent 
a  promesses  pour  promesses,  espérance  pour  espérance.  Il  se  forma 
0  entre  elles  et  les  agitateurs  des  derniers  temps  de  la  république  des 
«  liens  analogues  à  ceux  qui  avaient,  un  siècle  auparavant,  compromis 
«  les  alliés  latins  dans  les  entreprises  des  Gracques.  On  peut  se  rap- 
«  peler  avec  quel  héroïsme  l'Espagne  adopta  et  défendit  de  son  sangles 
«  derniers  chefs  du  parti  de  Marins.  Catilina  lui-même  parvint  à  en- 
«  rôler  sous  son  drapeau  la  province  gauloise  cisalpine,  et  déjà  il 
«  entraînait  quelques  parties  de  la  transalpine,  réduites  aussi  en 
*  province.  »  —  Le  parti  démocratique  à  Rome,  outre  qu'il  tendait 
essentiellement  à  la  destruction  de  la  forme  républicaine,  résultat 
qu'il  obtint,  était  aussi  avec  ferveur  ce  que  la  phraséologie  moderne 
appellerait  le  parti  de  l'étranger. 


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^44  DE  l'inégalité 

ment  de  parvenue  pour  tout  ce  qui  se  taillait,  se  sculptait,  s'é- 
crivait, se  pensait  ou  se  disait  dans  le  fond  de  la  Méditerranée. 
Même  au  siècle  d'Auguste,  elle  ne  perdit  jamais,  dans  ses  rap- 
ports avec  la  Grèce  dédaigneuse,  cette  humble  et  niaise  attitude 
du  provincial  devenu  riche  qui  veut  passer  pour  connaisseur. 

Mummius,  vainqueur  des  Corinthiens,  expédiait  tableaux  et 
statues  à  Rome  en  signifiant  aux  voituriers  qu'ils  auraient  à 
remplacer  les  chefs-d'œuvre  endommag.és  sur  la  route.  Ce 
Mummius  était  un  vrai  Romain  :  un  objet  d'art  n'avait  pour 
lui  que  le  prix  vénal.  Saluons  ce  digne  et  vigoureux  descendant 
des  confédérés  d'Amiternum.  Il  n'était  pas  dilettante,  mais 
avait  la  vertu  romaine,  et  on  ne  riait  que  tout  bas  dans  les 
villes  grecques  qu'il  savait  si  bien  prendre. 

Le  latin,  jusqu'alors,  avait  gardé  une  forte  ressemblance 
avec  les  dialectes  osques  (1).  Il  inclina  davantage  vers  le  grec, 
et  si  rapidement  qu'il  varia  presque  avec  chaque  génération. 
Il  n'y  a  peut-être  pas  d'exemple  d'une  mobilité  aussi  extrême 
dans  un  idiome,  coname  il  n'y  en  a  pas  non  plus  d'un  peuple 
aussi  constamment  modifié  dans  son  sang.  Entre  le  langage  des 
Douze  Tables  et  celui  que  parlait  Cicéron,  la  différence  était  telle 
que  le  savant  orateur  ne  pouvait  s'y  reconnaître.  Je  ne  parle 
pas  des  chants  sabins,  c'était  encore  pis.  Le  Jatin,  depuis  En- 
nius,  tint  à  honneur  de  mettre  en  oubli  ce  qu'il  avait  d'italique. 

Ainsi,  pas  de  langue  vraiment  et  uniquement  nationale,  un 
engouement  de  plus  en  plus  prononcé  pour  la  littérature,  les 
idées  d'Athènes  et  d'Alexandrie,  des  écoles  et  des  professeurs 
helléniques,  des  maisons  à  l'asiatique,  des  meubles  syriens,  le 
dédain  profond  des  usages  locaux  :  voilà  ce  qu'était  devenue 
la  ville  qui,  ayant  commencé  par  la  dommation  étrusque,  avait 
grandi  sous  l'oligarchie  sabine  :  le  moment  de  la  démocratie 
sémitique  n'était  pas  loin  désormais. 

La  foule  entassée  dans  les  rues  s'abandonnait  tout  entière  à 
l'étreinte  de  cet  élément.  L'âge  des  institutions  libres  et  de  la 
légalité  allait  se  clore.  L'époque  qui  succéda  fut  celle  des  coups 

(1)  Le  livre  de  Meier  présente  cette  vérité  dans  un  jour  vraiment 
frappant.  (Voir  Meier,  Lateinische  Anthologie.) 


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DES   RACES  HUMAINES.  245 

-d'État  violents,  des  grands  massacres,  des  grandes  perversités, 
des  grandes  débauches.  On  se  croit  transporté  à  Tyr,  aux  jours 
de  sa  décadence;  et  en  effet,  avec  un  plus  grand  espace  aréal, 
la  situation  est  pareille  :  un  conflit  des  races  les  plus  diverses, 
ne  pouvant  parvenir  à  se  mélanger,  ne  pouvant  se  dominer, 
ne  pouvant  pas  transiger,  et  n'ayant  de  choix  possible  qu'en- 
tre le  despotisme  et  l'anarchie. 

Dans  de  pareils  moments,  les  douleurs  publiques  trouvent 
souvent  un  théoricien  illustre  pour  les  comprendre  et  pour 
inventer  un  système  supposé  capable  d'y  mettre  fin.  Tantôt 
cet  homme  bien  intentionné  n'est  qu'un  simple  particulier.  Il 
ne  devient  alors  qu'un  écrivain  de  génie  :  tel  fut,  chez  les 
Orecs ,  Platon.  Il  chercha  un  remède  aux  maux  d'Athènes,  et 
offrit,  dans  une  langue  divine,  un  résumé  de  rêveries  admira- 
bles. D'autres  fois,  ce  penseur  se  trouve,  par  sa  naissance  ou 
par  les  événements,  placé  à  la  tête  des  affaires.  Si,  attristé 
d'une  situation  tellement  désastreuse ,  il  est  d'un  naturel  hon- 
nête, il  voit  avec  trop  d'horreur  les  maux  et  les  ruines  ac- 
<;umulées  sous  ses  pas  pour  accepter  l'idée  de  les  agrandir  en- 
<îore,  il  reste  impuissant.  De  telles  gens  sont  médecins,  non 
chirurgiens,  et,  comme  Épaminondas  et  Philopœmen,  ils  se 
couvrent  de  gloire  sans  rien  réparer. 

Mais  il  apparut  une  fois,  dans  l'histoire  des  peuples  en  dé- 
xîadence,  un  homme  mâlement  indigné  de  l'abaissement  de  sa 
nation,  apercevant  d'un  coup  d'œil  perçant,  à  travers  les  va- 
peurs des  fausses  prospérités,  l'abîme  vers  lequel  la  démorali- 
sation générale  traînait  la  fortune  publique,  et  qui,  maître  de 
tous  les  moyens  d'agir,  naissance ,  richesses ,  talents ,  illustra- 
tion personnelle,  grands  emplois,  se  trouva  être,  en  même 
temps,  fort  d'un  naturel  sanguinaire,  déterminé  à  ne  reculer 
devant  aucune  ressource.  Ce  chirurgien,  ce  boucher,  si  l'on 
veut,  ce  scélérat  auguste,  si  on  le  préfère,  ce  Titan,  se  mon- 
tra dans  Rome  au  moment  où  la  république ,  ivre  de  crimes, 
de  domination  et  d'épuisement  triomphal,  rongée  par  la  lèpre 
de  tous  les  vices,  s'en  allait  roulant  sur  elle-même  et  vers  l'a- 
bîme. Ce  fut  Lucius  Cornélius  Sylla. 

Véritable  patricien  romain,  il  était  pétri  de  vertus  politi- 

14. 


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246  DE  l'inégalité 

qués  (1),  vide  de  vertus  privées;  sans  peur  pour  lui,  pour  les 
autres;  pour  les  autres  pas  plus  que  pour  lui,  il  n'avait  de  fai- 
blesse. Un  but  à  saisir,  un  obstacle  à  écarter,  une  volonté  à 
réaliser,  il  n'apercevait  rien  en  dehors.  Ce  qu'il  fallait  briser 
de  choses  ou  d'hommes  pour  faire  pont  n'entrait  pas  dans  ses 
calculs.  Arriver,  c'était  tout,  et,  après,  reprendre  l'essor. 

Les  dispositions  impitoyables  de  son  sang ,  de  sa  race ,  s'é- 
taient d'ailleurs  fortifiées  à  l'odieux  contact  de  ce  soldat  que, 
dans  la  personne  bestiale  de  Marius,  le  parti  populaire  oppo- 
sait à  ses  desseins. 

Sylla  n'était  pas  allé  chercher  dans  les  théories  idéales  le 
plan  du  régime  régénérateur  qu'il  se  proposait  d'imposer.  Il 
voulait  simplement  restaurer  en  son  entier  la  domination  pa- 
tricienne, et,  par  ce  moyen,  rendre  l'ordre  avec  la  discipline  à 
la  république  raffermie.  Il  s'aperçut  bientôt  que  le  plus  dif- 
ficile n'était  pas  de  mettre  en  déroute  les  émeutes  ou  même  les 
armées  plébéiennes,  mais  bien  de  trouver  une  aristocratie  di- 
gne de  la  grande  tâche  qu'il  voulait  lui  livrer.  Il  lui  fallait  des 
Fabius,  il  lui  fallait  des  Horaces;  il  eut  beau  les  appeler,  il  ne 
les  fit  pas  sortir  de  ces  maisons  luxueuses  où  résidaient  leurs 
images,  et,  comme  il  ne  reculait  devant  rien,  il  voulut  recréer 
les  nobles  qu'il  ne  trouvait  plus. 

On  le  vit  alors,  plus  redoutable  à  ses  amis  qu'à  ses  rivaux, 
tailler  et  retailler  d'un  bras  impitoyable  l'arbre  de  la  noblesse 
romaine.  Pour  rendre  la  virilité  à  un  corps  appauvri,  il  fit 
tomber  les  têtes  par  centaines,  ruina,  exila  ceux  qu'il  ne  mit 
pas  à  mort,  et  traita  avec  la  dernière  férocité  -bien  moins  les 
gens  de  la  plèbe,  francs  ennemis,  que  les  grands,  obstacles  di- 
rects de  ses  desseins  par  leur  impuissance  à  les  servir.  A  force 
de  receper  le  vieux  tronc,  il  s'imaginait  en  tirer  des  bourgeons 
nouveaux,  porteurs  d'autant  de  suc  que  ceux  d'autrefois.  Il 
espérait  quaprès  avoir  élagué  les  branches  indignes,  il  réussi- 
rait, à  force  d'effrayer,  à  fabe  des  braves,  et  qu'ainsi  la  démo-, 

(1)  Dion.  Cass. ,  Hist.  rom.,  Hamb.  CIoIoCCL,  in-fol. ,  1. 1,  p.  47,  fragm. 
CXVII  :  AÙTÔç  (SOXXaç)  te  ouv  xaixoi  ôeivoraxoç  wv  Taç  t£  Yvwjxaç 
Twv  àvôpwTTtov  (jyviôeîv...  —  Dion  Cassius  est  un  écrivain  très  démo- 
cratique et  fort  ennemi  du  dictateur. 


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DES  BACES  HUMAINES. 


247 


cralie  recevrait  de  sa  main,  pour  être  matée  à  jamais,  des  chefs 
inflexibles  et  des  maîtres  résolus. 

Il  serait  dur  d'avoir  à  reconnaître  que  de  tels  moyens  se 
soient  trouvés  bons.  Lui-même  il  cessa  de  le  croire.  Au  bout 
d'une  longue  carrière,  après  des  efforts  dont  l'intensité  se  me- 
sure aux  violences  qu'ils  accumulèrent,  Sylla,  désespérant  de 
l'avenir,  triste,  épuisé,  découragé,  déposa  de  lui-même  la  ha- 
che de  la  dictature,  et,  se  résignant  à  vivre  inoccupé  au  milieu 
de  cette  population  patricienne  ou  plébéienne  que  sa  vue  seule 
faisait  encore  frémir,  il  prouva  du  moins  qu'il  n'était  pas  un 
ambitieux  vulgaire,  et  qu'ayant  reconnu  l'inanité  de  ses  espé- 
rances, il  ne  tenait  pas  à  garder  un  pouvoir  stérile.  Je  n'ai  pas 
d'éloges  à  donner  à  Sylla ,  mais  je  laisse  à  ceux  que  ne  frappe 
pas  d'une  respectueuse  admiration  le  spectacle  d'un  tel  homme, 
échouant  dans  une  telle  entreprise,  le  soin  de  lui  reprocher 
ses  excès. 

Il  n'y  avait  pas  moyen  qu'il  réussît.  Le  peuple  qu'il  voulait 
ramener  aux  mœurs  et  à  la  discipline  des  vieux  âges  ne  res- 
semblait en  rien  au  peuple  républicain  qui  les  avait  pratiquées. 
Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  comparer  les  éléments  ethni- 
ques des  temps  de  Cincinnatus  à  ceux  qui  existaient  à  l'époque 
où  vécut  le  grand  dictateur. 


Temps  de  Cincinnatus. 


iSabinS;  «n  ma-  \ 
jorite. 
Quelques  Étrus- 
ques. 
Quelques  Italio- 
tes. 

ISabins. 
Samnites. 
Sabelliens. 
Sicules. 
Quelques  Hellè- 
nes. 


i°  Majorité 
métisse  de 
blanc  et  de 
jaune; 


2°  Très  fai- 
ble apport 
sémitique. 


Temps  de  Sylla. 

Iltaliotes  mêlés  ^^ 
de  sang  hel-» 
lénique  (1). 

Italiotes. 

Grecs  de  la 
Grande  -  Grèce 
et  de  la  Sicile. 

I Hellénistes   d'A- 
sie. 
1^  Sémites     d'Asie. 

1  Sémites  d'Afri- 
que. 

sémites  d'Espa- 
gne. 


1**  Majorité 
sémitisée; 


2°  Minorité 
ariane  ; 


3"  Subdivi- 
Ision  extrême 
|du  principe 
jaune. 


(i)  Quand,  sous  Néron,  il  fut  question  au  sénat  de  restreindre  les 
droits  des  afifranchis,  on  rencontra  beaucoup  d'oppositions  basées  sur 


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248  DE  l'inégalité 

Impossible  de  ramener  dans  un  même  cadre  deux  nations 
qui,  sous  le  même  nom,  se  ressemblaient  si  peu  (1).  Toutefois 
réquité  n'est  pas  aussi  sévère  4)our  l'œuvre  de  Sylla  que  le  fut 
son  auteur.  Le  dictateur  eut  raison  de  perdre  courage ,  car  il 
compara  son  résultat  à  ses  plans.  Il  n'en  avait  pas  moins 
donné  au  patriciat  une  vigueur  factice,  renforcée,  il  est  vrai, 
par  la  terreur  qui  paralysait  le  parti  contraire ,  et  la  républi- 
que lui  dut  plusieurs  années  d'existence  qu'elle  n'aurait  pas 
eues  sans  lui.  Après  la  mort  du  réformateur,  l'ombre  corné- 
lienne protégea  encore  quelque  temps  le  sénat.  Elle  se  dres- 
sait derrière  Cicéron,  lorsque  ce  rhéteur,  devenu  consul,  dé- 


des  raisons  très  dignes  d*être  rapportées  ici  comme  aveux  complets  de 
ïa  part  des  patriciens  :  «  Disserebatur  contra  paucorum  culpam  ipsis 
«  exitiosamesse  debere,  nihiluniversorum  juri  derogandum;  quippe 
«  latefusum  id  corpus;  hinc  plerumque  tribus,  decurias,  minisleria 
«  magistratibus  et  sacerdotibus ,  cohortes  etiam  in  urbe  conscriptas; 
«  et  plurimis  equitum,  plerisque  senatoribus,  non  aliunde  originem 
<f  trahi.  Si  separarentur  ïibertini ,  manifestam  fore  penuriam  inge- 
«  nuorum.  »  (Tac,  Ann.,  XIII,  27.)  Déjà  du  temps  de  Cicéron,  l'u- 
sage s'était  introduit  d'affranchir  un  esclave  après  six  ans  de  bons 
services  et  de  bonne  conduite.  A  dater  de  la  même  époque ,  un  Romain 
de  la  classe  riche  se  faisait  un  devoir  en  mourant  de  donner  la  li- 
berté à  toute  sa  maison,  et  l'opinion  publique  considérait  cet  acte 
comme  une  affaire  de  conscience.  (Zumpt,  loc.  cit.,  p.  30.)  Il  me 
semble  bien  difficile  de  ne  pas  conclure  de  ces  faits  que  la  déca- 
dence de  l'esclavage  dans  tout  pays  est  correspondante  à  la  confusion 
des  races ,  et  résulte  directement  de  la  parenté  de  plus  en  plus  proche 
entre  les  maîtres  et  les  serviteurs. 

(1)  Denys  d'Halicarnasse  rend  très  bien  compte  de  cette  situation  et 
de  ses  conséquences  :  Aï  ôè  twv  papSàpcov  èiïi{J.i|tai ,  6i'  6cç  -^  iroXiç 
TToXXà  Tc5v  àpxaiwv  èirtTYiôeujAàTwv  àiréjjiaÔe,  (tùv  XP^'^V  èYsvovxo'  xat 
6au{Jia  jJLEV  toOto  ttoXXoTç  àv  eivat  66^eie  xà  elxoTa  XoYKrapiévoiç,  tcôç 
ovx  ^"f*^  è^eêap6aptii)6Y),  'Ottixouç  tô  07co8e^a{JL£vyi ,  xal  Mapdoùç,  xal 
SauviTaç,  xat  Tvppy]voùç,  xat  BpexTtoyç,  'OjjLêpixwv  ts  xat  AiyOtov, 
xal  'lêvipcûv,  xai  KsXtwv  tjMyyàç  {/.udiàSaç,  àXXà  ts  upôç  xoïç  slpY)- 
(xévoiç  iOvYi,  Ta  piev  è|  aOxri;  'IxaXia;,  xà  S'  èl  éxépwv  à9iY(x,éva  xoiuwv 
piupta  ô(7a,  ouxe  o^o^Xtodcra,  ouxe  ojjioSCaixa*  d)ç  ouxe  9tovà(;  oûxe 
ôtaixav,  xai  ^icL  ffUYxXuôaç  àvaxapaxOévxaç,  èx  xo(rauTy)ç  ôiaçwvCaç 
TcoXXà  xoO  TtaXaiov  xoapiou  xyjç  TioXecoç  V£ox(Jt<to<J"at.  e'.xôç  ^v.  {Antiq. 
Rom.,  i,  LXXXIX.) 


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DES  RACES  HUMAINES.  249 

fendait  si  maigrement  la  cause  publique  contre  les  audaces  em- 
portées des  factions.  Sylla  réussit  donc  à  entraver  la  course 
qui  entraînait  Rome  vers  d'incessantes  transformations.  Peut- 
^tre,  sans  lui,  l'époque  qui  s'écoula  jusqu'à  la  mort  de  César 
n'aurait-elle  été  qu'un  enchaînement  bien  plus  lamentable  en- 
core de  proscriptions  et  de  brigandages,  qu'une  lutte  perpé- 
tuelle entre  des  Antoines  et  des  Lépides  prématurés,  écrasés 
dans  l'œuf  par  sa  farouche  intervention. 

Voilà  la  part  à  lui  faire  ;  mais  il  est  incontestable  que  le  plus 
terrible  génie  ne  peut  arrêter  bien  longtemps  l'action  des  lois 
naturelles,  pas  plus  que  les  travaux  de  l'homme  ne  sauraient 
empêcher  le  Gange  de  faire  et  de  défaire  les  îles  éphémères 
dont  ce  fleuve  peuple  son  lit  spacieux  (1). 

Il  s'agit  maintenant  de  contempler  Rome  avec  la  nouvelle 
nationalité  que  les  alluvions  ethniques  lui  ont  donnée.  Voyons 
ce  qu'elle  devint  quand  un  sang  de  plus  en  plus  mêlé  lui  eut 
imprimé  avec  un  nouveau  caractère  une  nouvelle  direction. 


CHAPITRE  VII. 

Rome  sémitique. 

Depuis  la  conquête  de  la  Sicile  jusque  assez  avant  dans  les 
temps  chrétiens,  l'Italie  n'a  pas  cessé  de  recevoir  de  nom- 
breux, d'innombrables  apports  de  Télément  sémitique,  de 
telle  façon  que  le  sud  entier  fut  hellénisé  et  que  le  courant  des 
races  asiatiques  remontant  vers  le  nord  ne  s'arrêta  que  devant 
les  invasions  germaniques  (2).  Mais  le  mouvement  de  recul,  le 

(1)  Niebuhr  s'indigoe  contre  les  écrivains  modernes  qui,  prétendant 
signaler,  au  vn*  siècle  de  Rome,  l'existence  de  factions  patriciennes 
<lans  cet  État,  oublient  ou  ignorent  que  Sylla  fut  la  dernière  expression 
légitime  de  cet  ordre  d'idées.  (Niebuhr,  Rœm.  Geschichte,  1. 1,  p.  375.) 

(2)  Les  dernières  immigrations  hellénistiques  dans  le  royaume  de 


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250  DE  l'inégalité 

point  où  s'arrêtèrent  les  alluvions  du  sud  dépassa  Rome.  Cette 
ville  alla  toujours  perdant  son  caractère  primitif.  Il  y  eut  gra- 
dation sans  doute  dans  cette  déchéance,  jamais  temps  d'arrêt 
véritable.  L'esprit  sémitique  étouffa  sans  rémission  son  rivaL 
Le  génie  romain  devint  étranger  au  premier  instinct  italiote, 
et  reçut  une  valeur  oii  l'on  reconnaît  bien  aisément  l'influence 
asiatique. 

Je  ne  mets  pas  au  nombre  des  moins  significatives  manifes- 
tations de  cet  esprit  importé  la  naissance  d'une  littérature  mar- 
quée d'un  sceau  particulier,  et  qui  mentait  à  l'instinct  italiote 
déjà  par  cela  seul  qu'elle  existait. 

Ni  les  Étrusques ,  je  l'ai  dit ,  ni  aucune  tribu  de  la  Péninsule^ 
pas  plus  que  les  Galls,  n'avaient  eu  de  véritable  littérature  ^ 
car  on  ne  saurait  appeler  ainsi  des  rituels,  des  traités  de  divi- 
nation, quelques  chants  épiques  servant  à  conserver  les  sou- 
venirs de  l'histoire,  des  catalogues  de  faits,  des  satires,  des^ 
farces  triviales  dont  la  maliguité  des  Fescennins  et  des  Atellans 
amusaient  les  rires  des  désœuvrés.  Toutes  ces  nations  utilitai- 
res, capables  de  comprendre  au  point  de  vue  social  et  politi- 
que le  mérite  de  la  poésie ,  n'y  avaient  pas  de  tendance  natu- 
relle, et,  tant  qu'elles  n'étaient  pas  fortement  modifiées  par 
des  mélanges  sémitiques,  elles  manquaient  des  facultés  néces- 
saires pour  rien  acquérir  dans  ce  genre  (1).  Ainsi  ce  ne  fut 
que  lorsque  le  sang  hellénistique  domina  les  anciens  alliages 
dans  les  veines  des  Latins,  que  de  la  plèbe  la  plus  vile,  ou  de 
la  bourgeoisie  la  plus  humble,  exposées  surtout  à  l'action  des 
apports  sémitisés,  sortirent  les  plus  beaux  génies  qui  ont  fait 

Naples,  la  Sicile,  la  basse  Italie  sont  byzantines  et  arabes.  En  1461, 
1532  et  1744,  il  vint  encore  des  Albanais  en  Sicile  et  en  Calabre. 

(1)  Dyon.  Halicarn.,  Antiq.  Rom.,  1,  LXXIII  :  «  IlaXatôç  piàv  ouv  ouxêr 
<yyYYP*9£^Ç  0^"^^  XoyoYpàcpoç  iax\  'PwpLaiwv  o08è  sTç .  ïy.  TtaXaiôv  (iévrot 
Xoywv  èv  lepaïç  ôéXxoiç  <y(o2;o{j.£va)v,  exacjtoç  Ttç  uapaXaêwv  àvsYpa<|;s. 
—  Sans  me  faire  le  champion  de  la  confiance  vaniteuse  d'Ennius 
dans  son  propre  mérite,  je  suis  tout  disposé  à  croire  avec  lui  qu'a- 
vant le  temps  où  il  se  mit  à  écrire ,  en  cherchant  l'imitation  des  chefs- 
d'œuvre  grecs,  il  y  avait  des  chants,  mais  pas  de  poésie  dans  le  La- 
tium  :  »  Quum  neque  Musarum  scopulos  quisquam  superarat,  Nec  dicti 
studiosus  crat.  » 


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DES   RACES   HUMAINES.  251 

la  gloire  de  Rome.  Certes,  Mucius  Scévola  aurait  tenu  en  bien 
petite  estime  l'esclave  Plaute ,  le  Mantouan  Virgile ,  et  Horace , 
Vénusien ,  l'homme  qui  jetait  son  bouclier  à  la  bataille  et  en 
racontait  l'anecdote  pour  faire  rire  Pompéius  Varus  (1).  Ces 
hommes  étaient  de  grands  esprits,  mais  non  pas  des  Romains, 
à  parler  chimie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  littérature  naquit^  et  avec  elle  une 
bonne  part,  sans  contredit ,  de  l'illustration  nationale,  et  la 
cause  du  bruit  qu'a  fait  le  reste  ;  car  on  ne  disconviendra  pas 
que  la  masse  sémitisée  d'où  sont  sortis  les  poètes  et  les  his- 
toriens latins  dût  à  son  impureté  seule  le  talent  d'écrire  avec 
éloquence ,  de  sorte  que  ce  sont  les  doctes  emphases  des  bâ- 
tards collatéraux  qui  nous  ont  mis  sur  la  voie  d'admirer  les 
hauts  faits  d'ancêtres  qui,  s'ils  avaient  pu  reviser  et  consulter 
leurs  généalogies,  n'auraient  rien  eu  de  plus  pressé  à  faire  que 
de  renier  ces  respectueux  descendants  (2). 

Avec  les  livres,  le  goût  du  luxe  et  de  l'élégance  étaient  de 
nouveaux  besoins  qui  témoignaient  aussi  des  changements  sur- 
venus dans  la  race.  Caton  les  dédaignait ,  mais  il  y  mettait  de 
l'affectation.  N'en  déplaise  à  la  gloii^e  de  ce  sage,  les  préten- 
dues vertus  romaines  dont  il  se  parait  étaient  plus  conscien- 
cieuses encore  chez  les  antiques  patriciens ,  et  toutefois  plus 
modestes  (3).  De  leur  temps,  il  n'était  pas  besoin  d'en  faire 
parade  pour  se  singulariser;  tout  le  monde  était  sage  à  leur 


(i)  Tecum  Phîlippos  et  celerem  fugam 

Sensi,  r'elicta  non  bene  parmula, 
Quum  fracta  virtus  et  minaces 
Turpe  solum  tetigere  mento. 

Hor.,Orf.,  11,7,9. 

(2)  Voir,  sur  la  richesse  des  annales  latines,  et  la  différence  exis- 
tant entre  elles  et  les  histoires  grecques ,  Niebuhr,  fîcem.  Geschiehte, 
t.  II,  p.  1  et  pass.  —  La  méthode  hellénique  offre  la  transition  des  épo- 
pées hindoues  et  persanes,  complètement  nulles  sous  le  rapport  de  la 
chronologie  et  de  l'exactitude  matérielle,  aux  fastes  italiotes,  qui  n'a- 
vaient, au  contraire,  que  ces  deux  qualités. 

(3)  Polybe  rend  justice  entière  à  l'avarice  sordide  de  l'esprit  romain  : 
*A7cX(3ç  yàp  oy6elç  oOSevt  ôiStoort  lôv  lôicov  Oîtapxovtwv  éxà)V  oùSêv. 
(Fragm.,  libr.  XXXII,  c.  12.) 


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252  DE  l'inégalité 

manière.  Au  contraire,  après  avoir  reçu  le  sang  de  mères 
orientales  et  d'affranchis  grecs  ou  syriens,  le  marchand,  de- 
venu chevalier,  riche  de  son  trafic  ou  de  ses  extorsions,  ne 
comprenait  rien,  pour  sa  part,  aux  mérites  de  l'austérité  pri- 
mitive. Il  voulait  jouir  en  Italie  de  ce  que  ses  ancêtres  méri-^ 
dionaux  avaient  créé  chez  eux ,  et  il  l'y  transportait.  Il  poussa 
du  pied  sous  sa  table  le  banc  de  bois  où  s'était  assis  Dentatus  ; 
il  remplaça  de  telles  misères  par  des  lits  de  citronnier  incrus- 
tés de  nacre  et  d'ivoire.  Il  lui  fallut ,  comme  aux  satrapes  de 
Darius ,  des  vases  d'argent  et  d'or  pour  contenu*  les  vins  pré-  - 
cieux  dont  se  repaissait  son  intempérance ,  et  des  plats  de  cris- 
tal pour  servir  les  sangliers  farcis ,  les  oiseaux  rares ,  les  gibiers 
exotiques  que  dévorait  sa  fastueuse  gloutonnerie.  Il  ne  se 
contenta  plus ,  pour  ses  demeures  particulières ,  des  construc- 
tions que  les  gens  d'autrefois  eussent  trouvées  assez  splendides 
pour  héberger  les  dieux;  il  voulut  des  palais  immenses  avec 
des  colonnades  de  marbre ,  de  granit ,  de  porphyre ,  des  sta- 
tues, des  obélisques,  des  jardins,  des  basses-cours,  des  vi- 
viers (1),  et,  au  milieu  de  ce  luxe,  afin  d'animer  l'aspect  de  tant, 
de  créations  pittoresques,  Lucullus  faisait  circuler  des  multi- 
tudes d'esclaves  désœuvrés  ,  d'affranchis  et  de  parasites  dont 
la  servilité  bassement  intéressée  n'avait  rien  de  commun  avec 
le  dévouement  martial  et  la  sérieuse  dépendance  des  clients 
d'un  autre  âge. 

Mais ,  au  milieu  de  ce  débordement  de  splendeurs ,  persistait 
une  souillure  singulière  qui,  pour  l'opinion  même  des  contem- 
porains ,  s'attachait,  à  tout ,  enlaidissait  tout.  La  gloire  et  la 
puissance ,  le  pouvoir  de  faire  des  profusions  et  la  volonté  de 
s'y  abandonner  appartenaient,  la  plupart  du  temps,  à  des 
gens  inconnus  la  veille  (2).  On  ne  savait  d'où  sortaient  tant 
d'opulents  personnages  (3),  et  tour  à  tour,  soit  que  ce  fussent 

(1)  «  Quid  enim  premium  prohibere  et  priscum  ad  morem  recidere- 
«  aggrediarX  Villarumne  infinita  spatia?  familiarum  numerum  et  na- 
«  tiones?  argenti  et  auri  pondus?  œris  tabularumque  miracula?  » 
(Tac. ,  Ann. ,  III ,  53.) 

(2)  Am.  Thierry,  la  Gaule  sous  Vadm.rom.  Introd.,  1. 1,  p.  143. 

(3)  Petron.,  Satyr.,  XXXVII  :  «  Uxor,  inquit,  Trimalchionis,  Fortuiiata. 


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DES   BACES  HUMAINES.  253 

• 

les  flatteurs  ou  les  envieux  qui  parlassent,  on  prêtait  à  Tri- 
malcion  la  plus  illustre  ou  la  plus  immonde  origine  (I).  Toute 
cette  brillante  société  était,  en  outre, un  ramas  d'ignorants  ou 
d'imitateurs.  Au  fond ,  elle  n'inventait  rien ,  et  tirait  tout  ce 
qu'elle  savait  des  provinces  helléniques.  Les  innovations  qu'elle 
y  mêlait  étaient  des  altérations,  non  des  embellissements.  Elle 
s'habillait  à  la  grecque  ou  à  la  phrygienne,  se  coiffait  de  la 
mitre  persane ,  osait  même ,  au  grand  scandale  des  louangeurs 
du  temps  passé,  porter  des  caleçons  à  la  mode  asiatique  sous 
une  toge  douteuse  ;  et  tout  cela  qu'était-ce  ?  Des  emprunts  à 
l'hellénisme,  et  quoi  de  plus?  Rien,  pas  même  les  dieux  nou- 
veaux, les  Isis,  les  Sérapis,  les  Astarté,  et,  plus  tard,  les  Mithra 
et  les  Élagabal  que  Rome  vit  s'impatroniser  dans  ses  temples,  il 
ne  perçait  de  tous  côtés  que  ce  sentiment  d'une  population 
asiatique  transplantée,  apportant  dans  le  pays  qui  s'imposait  à 
elle  les  usages,  les  idées,  les  préjugés,  les  opinions,  les  ten- 
dances, les  superstitions,  les  meubles,  les  ustensiles,  les  vê- 
tements ,  les  coiffures ,  les  bijoux ,  les  aliments ,  les  boissons , 
les  livres,  les  tableaux,  les  statues,  en  un  mot,  toute  l'exis- 
tence de  la  patrie. 
Les  races  italiotes  s'étaient  fondues  dans  cette  masse  amenée 


«  appeUatur,  quae  nummos  modio  metitur.  »  —  «  Ipse  nescit  quid 
«  liabeat  adeo  zaplutus  (ZàTrXouxoç,)  est.  »  —  «  Argentum  in  hostiarii 
«  illius  plus  jacetquam  quisquam  in  fortunis  habet.  Familia  vero  babîe: 
«  babae!  non  me  hercules  puto  decumatn  parlera  esse  quae  dominum 
«  suum  novit,  etc.,  etc.  »— .XXXVIII  :  «  Reliquos  autem  collibertos  ejus 
a  cave  contemnas,  valde  succosi  sunt.  Vides  illum  qui  in  imo  imus 
a  recumbit?  Hodie  sua  octingenta  possidet;  de  nihilo  crevit;  solebal 
a  coUo  modo  suo  ligna  portare.  » 

(1)  Am.  Thierry,  ibid.,  t.  I,  p.  208  :  «  CeUe  nouvelle  société  qui  se 
«  formait  alors,  et  qui,  en  Ualie,  depuis  la  guerre  sociale,  ne  se 
«  recrutait  plus  que  parmi  les  affranchis.  »  Il  n'y  a  rien  d'étonnant 
à  ce  que  des  hommes  de  cette  étoffe  répétassent  volontiers  avec  Tri- 
malcion  :  «  Amici  et  servi  homines  sunt,  et  aeque  unum  lactem  bibe- 
«  runt.  »  (Pelron.,  Satyr.^  LXXI.)  Ils  n'en  étaient  pas  meilleurs  pour 
cela,  et  n'écrivaient  pas  moins  sur  la  porte  de  leur  maison,  comme 
ce  même  financier  :  Tout  esclave  qui,  sans  ma  permission^  sortira 
d'ici  y  recevra  cent  coups.  «  Quisquis  servus  sine  dominico  jussu  foras 
exierit,  accipiet  plagas  centum.  »  (Pelron.,  Satyr.,  XXViii.) 

RACES   HUMAINES.  —  T.  H.  15 


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254  de^l'inégalité 

par  ses  défaites  sur  le  sein  des  vainqueurs  que  son  poids  ache- 
vait d'étouffer;  ou  bien  les  nobles  Sabins ,  méconnus,  croupis- 
saient dans  les  plus  obscurs  bas-fonds  de  la  populace ,  mou- 
rant de  faim  sûr  le  pavé  de  la  ville  illustrée  par  leurs  ancêtres. 
Ne  vit-on  pas  les  descendants  des  Gracques  gagner  leur  pain, 
cochers  du  cirque  (1),  et  ne  fallut- il  pas  que  les  empereurs 
prissent  en  pitié  la  dégradante  abjection  où  le  patriciat  était 
tombé?  Par  une  loi,  ils  refusèrent  aux  matrones  issues  des 
vieilles  familles  le  droit  de  vivre  de  prostitution  (2).  Du  reste, 
la  terre  d'Italie  elle-même  était  traitée  comme  ses  indigènes 
par  les  vaincus  devenus  tout-puissants.  Elle  ne  comptait  plus 
parmi  les  régions  dignes  de  nourrir  les  hommes.  Elle  n'avait 
plus  de  métairies ,  on  n'y  traçait  plus  de  sillons ,  elle  ne  pro- 
duisait plus  de  blé  (3).  C'était  un  vaste  jardin  semé  de  maisons 
de  campagnes  et  de  châteaux  de  plaisance.  On  va  voir  bientôt 
le  jour  où  il  fut  même  défendu  aux  Italiotes  de  porter  les 
armes  (4).  Mais  ne  devançons  pas  les  temps. 

Lorsque  l'Asie ,  prédominant  ainsi  dans  la  population  de  la 
Ville,  eut  enfin  amené  la  nécessité  prochaine  du  gouvernement 
d'un  maître ,  César,  pour  illustrer  d'habiles  loisirs ,  s'en  alla 
conquérh^  la  Gaule.  Le  succès  de  son  entreprise  eut  des  consé- 

(1)  Am.  Thierry,  HisL  de  la  Gaule. sous  Vadministr.  rom. ,  1. 1,  p.  181. 

(2)  «  Eodem  anno,  gravibus  senatus  decretis  libido  feminarum  coer- 
«  cita,  cautumque  ne  quaestum  corpore  faceret  cui  avus,  aut  pater  aut 
«  mari  tus  eques  romanus  fuisset.  Nam  Vistiiia,  prœtoria  familia  genita, 
«  licentiam  stupri  apud  sediles  vulgaverat.  »  (Tacit.,  Ann.,  Il,  83.) 

(3)  «  At,  hercule,  nemo  refert  quod  Italia  externse  opis  indiget  quod 
«  vita  populi  romani  per  incerta  maris  et  tempestatum  quotidie  vol- 
et vitur,  ac,  nisi  provinciaruni  copiae  et  dominis  et  servitiis  et  agris 
«  subveiierint,  nostra  nos  scilicet  nemora  nostraeque  villae  tuebuntur  !  » 
(Tac,  ^nn.,  111,54.) 

(4)  Dans  la  guerre  Flavienne,  Antonius  traita  bien  dédaigneusement 
les  prétoriens  licenciés  parVitellius  et  recueillis  par  lui,  lorsque, 
leur  rappelant  qu'ils  étaient  nés  en  Italie,  à  la  différence  des  légion- 
naires de  son  armée,  Germains  ou  Gaulois,  il  les  appelle  pagani, 
paysans.  {Hist.,  III,  24.)  Ce  fut  dans  cette  garde  spéciale,  qui  ne  quit- 
tait jamais  les  résidences  impériales  et  portait  fort  peu  les  armes,  que 
les  Italiotes  continuèrent  encore  un  certain  temps  à  servir;  mais,  à  la 
fm,  les  empereurs  se  lassèrent  d'eux,  et  les  remplacèrent  par  de  vrais 
soldats  levés  dans  le  Nord. 


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DES   RACES   HUMAINES.  255 

qiiences  ethniques  tout  opposées  à  celles  des  autres  guerres 
romaines.  Au  lieu  d'amener  des  Gaulois  en  Italie,  la  conquête 
entraîna  surtout  des  Asiatiques  au  delà  des  Alpes,  et,  bien  qu'un 
certain  nombre  de  familles  de  race  celtique  ait ,  depuis  lors, 
apporté  leur  sangàTépouvantable  tohu-bohu  qui  se  mélangeait 
et  se  battait  dans  la  métropole,  cette  immigration  toujours 
restreinte  n'eut  pas  une  importance  proportionnée  à  celle  des 
colonisations  sémitisées  qui  furent  jetées  à  travers  les  provinces 
transalpines. 

La  Gaule ,  la  proie  future  de  César,  n'avait  pas  l'étendue  de 
la  France  actuelle,  et,  entre  autres  différences,  le  sud-est  de  ce 
territoire,  ou ,  suivant  l'expression  romaine,  la  Province,  avait 
dès  longtemps  subi  le  joug  de  la  république,  et  n'en  faisait 
plus  réellement  partie. 

Depuis  la  victoire  de  Marins  sur  les  Cimbres  et  leurs  alliés, 
la  Provence  et  le  Langiiedoe  étaient  devenus  le  poste  avancé 
de  l'Italie  contre  les  agressions  du  Nord  (1).  Le  sénat  s'était 
laissé  aller  à  cette  fondation  d'autant  plus  aisément  que  les 
Massaliotes,  avec  leurs  colonies  diverses,  Toulon,  Antibes, 
Nice ,  n'avaient  rien  épargné  pour  lui  en  prouver  l'utilité.  Ils 
espéraient  gagner,  à  cette  nouveauté,  un  repos  plus  profond  et 
une  extension  notable  de  leur  commerce. 

II  n'y  a  pas  à  douter  non  plus  que  les  populations  originai- 
rement phocéennes,  mais  très  sémitisées,  établies  à  l'em- 
bouchure du  Rhône  et  dans  les  environs,  n'aient  modifié,  à 
lia  longue,  les  populations  galliques  et  ligures  de  leur  voisinage 
immédiat  en  se  mêlant  à  elles.  Les  tribus  de  ces  contrées 
apparaissent  dès  lors  comme  les  moins  énergiques  de  toute 
leur  parenté. 

Les  hommes  d'État  romains  avaient  annexé  solidement  tous 
ces  territoires  au  domaine  de  la  république,  en  y  envoyant  des 
colonies,  en  y  établissant  des  légionnaires  vétérans,  en  y  fai- 
sant naître,  pour  tout  dire,  une  multitude  aussi  romaine  que 
possible.  C'était,  certes,  le  meilleur  moyen  de  s'en  rendre  maî- 
tres à  jamais. 

<1)  Am.  Thierry,  la  Gaule  sous  Vadministr.  rom.  Introd.,  1. 1,  p.  419. 


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256  DE  l'inégalité 

Mais  avec  quels  éléments  créa-t-on  ces  gens  de  la  Province^ 
ou,  comme  ils  s'appelaient  eux-mêmes,  ces  véritables  Ro- 
mains? Deux  siècles  plus  tôt,  on  aurait  pu  composer  leur  sang 
d'un  mélange  italiote.  Désormais,  le  mélange  italiote  lui-même 
étant  presque  absorbé  dans  les  apports  sémitisés,  ce  fut  surtout 
de  ces  derniers  que  se  forma  la  nouvelle  population.  On  y  mêla, 
en  foule,  d'anciens  soldats  recrutés  en  Asie  ou  en  Grèce.  Ceux.^ 
ci  vinrent,  avec  leurs  familles,  déposséder  les  habitants  du" 
leur  prendre  leurs  chaumières  et  leurs  cultures,  et  essayer^ 
sol,  avec  cette  fortune  conquise,  de  fonder  pour  l'avenir  souche 
d'honnêtes  gens.  On  donna  aux  villes  gauloises  une  physiono- 
mie aussi  romame  que  possible  -,  on  défendit  aux  habitants  de 
conserver  ce  que  les  pratiques  druidiques  avaient  de  trop  vio- 
lent ;  on  les  força  de  croire  que  leurs  dieux  n'étaient  autres  que 
les  dieux  romains  ou  grecs  défigurés  par  des  noms  barbares , 
et,  en  mariant  les  jeunes  Celtes  aux  filles  des  colons  et  des  sol- 
dats, en  obtmt  bientôt  une  génération  qui  aurait  rougi  de  por- 
ter les  mêmes  noms  que  ses  ancêtres  paternels  et  qui  trouvait 
les  appellations  latines  bien  plus  belles. 

Avec  les  groupes  sémitiques  attirés  sur  le  sol  gallique  paj^ 
l'action  directe  du  gouvernement,  il  y  eut  encore  plusieurs 
classes  d'individus  dont  le  séjour  temporaire  ou  l'établissement 
fortuit  et  permanent  vinrent  contribuer  à  transformer  le  sang 
galUque.  Les  employés  militaires  et  civils  de  la  république  ap- 
portèrent, avec  leurs  mœurs  faciles ,  de  grandes  causes  de  re- 
nouvellement dans  la  race.  Les  marchands,  les  spéculateurs 
arrivèrent  aussi;  ceux  qui  faisaient  le  commerce  d'esclaves 
ne  se  rendirent  pas  les  moins  actifs,  et  la  déroute  morale  des 
Galls  fut  achevée,  comme  l'est  aujourd'hui  celle  des  indi- 
gènes de  l'Amérique ,  par  le  contact  d'une  civihsation  inac- 
ceptable par  ceux  à  qui  elle  était  offerte,  tant  que  leur  sang 
restait  pur,  et  partant  leur  intelligence  fermée  aux  notions 
étrangères. 

Tout  ce  qui  était  romain  ou  métis  romain  devint  naaître 
absolu.  Les  Celtes  ou  bien  s'en  allèrent  chercher  des  mœurs 
analogues  aux  leurs  chez  leurs  parents  du  centre  des  Gaules, 
ou  bien  tombèrent  dans  la  foule  des  travailleurs  ruraux,  espèce 


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DES  RACES  HUMAINES.  257 

d'hommes  que  Ton  supposait  libres,  mais  qui  en  réalité  me- 
naient la  vie  d'esclaves.  En  peu  d'années,  la  Province  se  trouva 
aussi  bien  transfigurée  et  sémitisée  que  nous  voyons  aujour- 
d'hui la  ville  d'Alger  être  devenue,  après  vingt  ans,  une  ville 
française. 

Ce  que  désormais  on  appela  Gaulois  ne  désigna  plus  un  Gall , 
mais  seulement  un  habitant  du  pays  possédé  autrefois  par  les 
Galls,  de  même  que,  lorsque  nous  disons  un  Anglais,  nous  n'en- 
tendons pas  indiquer  un  fils  direct  des  Saxons  à  longues  bar- 
bes rouges,  oppresseurs  des  tribus  bretonnes ,  mais  un  homme 
issu  du  mélange  breton,  frison,  anglais,  danois,  normand,  et, 
par  conséquent,  moins  Anglais  que  métis.  Un  Gaulois  de  la 
Province  représenta,  à  prendre  les  choses  au  pied  de  la  lettre, 
le  produit  sémitisé  des  éléments  les  plus  disparates  5  un  homme 
qui  n'était  ni  Italiote ,  ni  Grec ,  ni  Asiatique ,  ni  Gall ,  mais  de 
tout  cela  un  peu,  et  qui  portait  dans  sa  nationalité ,  formée 
d'éléments  inconciliables,  cet  esprit  léger,  ce  caractère  effacé 
et  changeant,  stigmate  de  toutes  les  races  dégénérées.  L'homme 
de  la  Province  était  peut-être  le  spécimen  le  plus  mauvais  de 
tous  les  alliages  opérés  dans  le  sein  de  la  fusion  romaine;  il  se 
montrait,  entre  autres  exemples,  très  inférieur  aux  populations 
du  littoral  hispanique. 

Celles-ci  avaient  au  moins  plus  d'homogénéité.  Le  fond  ibère 
«'était  marié  avec  un  apport  très  puissant  de  sang  directement 
sémitique  où  la  dose  des  éléments  mélaniens  était  forte.  Au 
fond  des  provinces  que  les  invasions  anciennes  avaient  rendues 
celtiques,  Taptitude  à  embrasser  la  civilisation  hellénisée  resta 
toujours  faible;  mais,  sur  le  littoral,  le  penchant  contraire  se 
trouva  très  marqué.  Les  colonies  implantées  par  les  Romains , 
venant  d'Asie  et  de  Grèce,  peut-être  encore  d'Afrique,  trou- 
vèrent assez  facilement  accueil ,  et,  tout  en  gardant  un  carac- 
tère particulier  que  lui  assuraient  les  mélanges  ibères  et  celti- 
ques, déposés  au  fond  de  sa  nature,  le  groupe  d'Espagne  se 
haussa  sur  un  degré  honorable  de  la  civilisation  romano-sémi- 
tique  (1).  Même,  à  un  certain  moment,  on  le  verra  devancer 

(I)  Am.  Tliierry,  la  Gaule  sous  Vadministr.  rom.  Inirod.y  t.  I,  p.  415 
etpass.,  IGô,  211. 


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258  DE  l'inégalité 

ritalie  dans  la  voie  littéraire,  par  cette  raison  que  le  voisinage 
de  TAfrique,  en  renouvelant  incessamment  la  partie  méla- 
nienne  de  son  essence,  le  pouèsa  vigoureusement  dans  cette 
voie.  Rien  donc  de  surprenant  à  ce  que  l'Espagne  du  sud  fût 
un  pays  supérieur  à  la  Province,  et  maintînt  sa  préséance  aussi 
longtemps  que  la  civilisation  sémitisée  eut  la  haute  main  dans 
le  monde  occidental. 

Mais,  de  ce  que  la  Gaule  romaine  se  sémitisait,  le  sang  celti- 
que, loin  de  servir  à  rectifier  ce  que  l'essence  féminine  asiatique 
apportait  d'excessif  dans  la  péninsule  italique,  était  obligé,  au 
contraire,  de  fuir  devant  sa  puissance ,  et  cette  fuite-là  ne  de- 
vait jamais  finir  (1). 

Gésar  donc,  ayant  pour  point  d'appui  la  Province,  complè- 
tement romanisée  (2),  entreprit  et  conduisit  à  bien  la  conquête 
des  Gaules  supérieures.  Lui  et  ses  successeurs  continuèrent  à 
tenir  les  Celtes  sous  les  pieds  de  la  civilisation  du  sud.  Toutes 

(1)  A  cette  époque,  il  ne  faut  plus  guère  parler  de  nations  celtiques 
indépendantes  au  delà  du  Rhin.  Par  conséquent,  la  race  des  Kymris 
n'occupait  plus,  avec  sa  liberté  plus  ou  moins  complète,  que  la 
Gaule  au-dessus  de  la  Province,  l'Helvétie  et  les  îles  Britanniques. 
Toutes  ces  contrées  étaient  certainement  fort  peuplées ,  mais  elles  ne 
pouvaient  entrer  en  comparaison  sous  ce  rapport  avec  Tempire. 
Rome  seule  comptait  pour  le  moins  deux  miUions  d'habitants.  Alexan- 
drie en  avait  600,000  (58  avant  J.-C).  Jérusalem,  pendant  le  siège  de  Titus, 
perdit  1,100,000  personnes,  et  97,000  ayant  été  réduites  en  esclavage 
parles  Romains,  cette  multitude,  qui  représentait  d'ailleurs  à  peu 
près  la  population  de  toute  la  Judée ,  doit  être  considérée  comme  ayant 
formé,  avant  la  guerre,  1,200,000  à  1,300,000  âmes  pour  cette  très 
petite  province.  L'empire,  sous  les  Antonins,  comptait  160  millions 
d'âmes,  et  Gibbon,  pour  la  même  époque,  n'en  attribue  que  107  à 
l'Europe  entière.  Il  n'y  avait  donc  aucune  proportion  entre  la  résistance 
que  pouvaient  offrir  les  nations  galliques  et  l'énergie  numérique  dont 
Rome  disposait  contre  elles.  —  Voir  Zumpt,  dans  les  Mémoires  de 
l'Académie  des  sciences  de  Berlin,  1840,  p.  20. 

(2)  On  inventa,  sous  les  empereurs,  un  mot  spécial  pour  exprimer 
Tensemble  hétérogène  de  l'univers  romain  :  ce  fut  celui  de  romanité, 
romanitas;  on  l'opposait  à  la  barbaria,  qui  comprenait  toutes  les  na- 
tions, soit  du  sud ,  soit  du  nord ,  soit  de  l'Asie,  soi t  de  l'Europe ,  les  Parthes 
comme  les  Germains,  vivant  en  dehors  de  cette  confusion.  —  Voir 
Améd.  Thierry,  Hist.  de  la  Gaule  sous  Vadministrat.  rom.  Introd 
1. 1,  p.  199.  '* 


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DES  BACES  HUMAINES.  259 

,les  colonies,  en  si  grand  nombre,  qui  s'abattirent  sur  le  pays, 
devinrent  de  véritables  garnisons,  agissant  vigoureusement 
pour  la  diffusion  du  sang  et  de  la  culture  asiatiques.  Dans  ces 
municipes  gaulois  où  tout,  depuis  la  langue  officielle  jusqu'aux 
costumes,  jusqu'aux  meubles,  était  romain,  où  l'indigène  était 
tellement  considéré  comme  un  barbare  que  ce  pouvait  être  un 
sujet  de  vanité  pour  un  grand  que  de  devoir  le  jour  à  l'intri- 
gue de  sa  mère  avec  un  homme  d'Italie  (l)  ;  dans  ces  rues  bor- 
dées de  maisons  à  la  mode  grecque  et  latine,  personne  ne  s'é- 
tonnait de  voir,  gardant  le  pays  et  circulant  partout,  des 
légionnaires  nés  en  Syrie  ou  en  Egypte,  de. la  cavalerie  cata- 
phracte  recrutée  chez  les  Thessaliens,  des  troupes  légères  ar- 
rivant de  Numidie,  et  des  frondeurs  baléares.  Tous  ces  guerriers 
exotiques ,  au  teint  cuivré  de  mille  nuances  ou  même  noirs, 
passaient  incessamment  du  Rhin  aux  Pyrénées,  et  modifiaient 
la  race  à  tous  les  degrés  sociaux. 

Tout  en  démontrant  Fimpuissance  du  sang  celtique  et  sa 
passivité  dans  l'ensemble  du  monde  romain ,  il  ne  faut  pas 
pousser  les  choses  trop  avant,  et  méconnaître  l'influence  con- 
servée par  la  civilisation  kymrique  sur  les  instincts  de  ses  mé- 
tis. L'esprit  utilitaire  des  Galls ,  bien  qu'agissant  dans  l'ombre, 
qui  ne  lui  est  d'ailleurs  que  favorable,  continua  à  croître  et  à 
soutenir  l'agriculture ,  le  commerce  et  rindustrie.  Pendant 
toute  la  période  impériale ,  la  Gaule  eut  dans  ce  genre ,  mais 
dans  ce  genre  seul,  de  perpétuels  succès.  Ses  étoffes  communes, 
ses  métaux  travaillés,  ses  chars,  continuèrent  à  jouir  d'une 
vogue  générale.  Portant  son  intelligence  sur  les  questions  in- 
dustrielles et  mercantiles ,  le  Celte  avait  gardé  et  même  per- 
fectionné ses  antiques  aptitudes.  Par-dessus  tout,  il  était  brave, 
et  l'on  en  faisait  aisément  un  bon  soldat ,  qui  allait  tenir  gar- 
nison le  plus  ordinairement  en  Grèce ,  dans  la  Judée ,  au  bord 

(1)  Am.  Thierry,  Hisl.  de  la  Gaule  sous  Vadminist.  rom. ,  t.  I ,  p.  13. 
—  Tac,  Hist.,  IV,  55  :  «  Sabinus,  super  insitam  vanitatem,  falsae  stirpis 
«  gloria  incendebatur  :  proaviam  suain  divo  Julio,  per  Galllas  bellaiiti, 
a  corpore  atque  adulterio.placuisse.  »  Ce  qui  rendait  cette  prétentioii 
encore  plus  bizarre,  c'est  que  Sabinus  ne  la  faisait  valoir  que  pour 
faire  mieux  sentir  ses  droits  à  diriijer  uue  insurrection  contre  la  puis- 
sance romaine. 


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260  DE   l'inégalité 

de  FEuphrate.  Sur  ces  différents  points,  il  se  mêlait  à  la  po-  ' 
pùlation  indigène.  Mais  là,  en  fait  de  désordre ,  tout  était  opéré 
depuis  longtemps,  et  un  peu  plus,  un  peii  moins  d'alliage  dans 
ces  masses  innombrables ,  n'était  pas  pour  changer  rien  à  leur 
incohérence,  d'une  part,  à  la  prédominance  foncière  des  élé- 
ments mélanisés,  de  l'autre. 

On  n'oubliera  pas  que  ce  n^'est  qu'épisodiquement  si  je  parle 
en  ce  moment  de  la  Gaule ,  et  seulement  pour  expliquer  com- 
ment son  sang  n'eut  pas  d'action  pour  empêcher  Rome  et  l'Ita- 
lie de  se  sémitiser.  Par  la  même  occasion,  j'ai  montré  ce  que 
cette  province  elle-même  était  devenue  après  sa  conquête.  Je 
rentre  dans  le  courant  du  grand  fleuve  romain. 

Les  races  italiotes  pures  n'existaient  donc  plus,  à  l'époque 
de  Pompée,  en  Italie  :  le  pays  était  devenu  jardin.  Cependant, 
quelque  temps  encore,  les  multitudes  jadis  vaincues,  glorifiées 
par  leur  défaite,  n'osèrent  pas  proposer  pour  le  gouvernement 
de  l'univers  des  hommes  nés  dans  leurs  pays  déshonorés. 
L'ancienne  force  d'impulsion  subsistait,  bien  que  mourante, 
et  c'était  sur  le  sol  sacripar  la  victoire  qu'on  s'accommodait 
encore  de  chercher  le  maître  universel.  Comme  les  institutions 
ne  découlent  jamais  que  de  l'état  ethnique  des  peuples ,  cette 
situation  doit  être  bien  assise  avant  que  les  institutions  s'éta-  * 
blissent  et  surtout  se  complètent.  Jadis  l'Italie  n'avait  obtenu  le 
droit  de  cité  romaine  que  longtemps  après  l'invasion  complète 
de  Rome  par  les  Italiotes.  Ce  ne  fut  également  que  lorsque  le 
désordre  le  plus  complet  dans  la  ville  et  la  Péninsule  eut  effacé 
l'influence  de  leurs  populations  nationales  que  les  provinces 
furent  admises  en  masse  aux  droits  civiques,  et  que  l'on  vit 
l'Arabe  au  fond  de  son  désert ,  le  Batave  dans  ses  marais ,  s'in- 
tituler, mais  sans  trop  d'orgueil ,  citoyen  romain. 

Néanmoins,  avant  qu'on  en  fût  là,  et  que  l'état  des  faits  eût 
été  confessé  par  celui  de  la  loi ,  l'incohérence  ethnique  et  la 
disparition  des  races  itahotes  s'étaient  déjà  affichées  dans 
Tacte  le  plus  considérable  que  pût  amener  la  politique,  je  di^, 
dans  le  choix  des  empereurs. 

Pour  une  société  arrivée  au  même  point  que  l'agglomération 
assyrienne,  la  royauté  persane  et  le  despotisme  macédonien, 


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DES   BACES  HUMAINES.  261 

et  qui  ne  cherchait  plus  que  la  tranquillité ,  et ,  autant  que 
possible ,  la  stabilité ,  on  peut  être  étonné  que  l'empire  n'ait 
pas,  dès  le  premier  jour,  accepté  le  principe  de  l'hérédité  mo- 
narchique. Certainement,  ce  n'est  pas  le  culte  d'une  liberté 
trop  prude  qui  Fen  tenait  d'avance  dégoûté.  Ses  répugnances 
provenaient  de  la  même  source  qui  avait  ailleurs  empêché  la 
domination  sur  le  monde  gréco-asiatique  de  se  perpétuer  dans 
la  famille  du  fils  d'Olympias. 

Les  royaumes  ninivites  et  babyloniens  avaient  pu  inaugurer 
des  dynasties.  Ces  États  étaient  dirigés  par  des  conquérants 
étrangers  qui  imposaient  aux  vaincus  une  certaine  forme ,  en 
se  passant  de  tout  assentiment ,  et  ainsi  la  loi  constitutive  n'é- 
tait pas  assise  sur  un  compromis,  mais  bien  sur  la  force.  Ce 
fait  est  si  vrai  que  les  dynasties  ne  se  succédaient  pas  autre- 
ment que  par  le  droit  de  victoire.  Dans  la  monarchie  persane, 
il  en  fut  de  même.  La  société  macédonienne ,  issue  elle-même 
d'un  pacte  entre  les  diverses  nationalités  de  la  Grèce,  et  en- 
globée dès  son  premier  pas  dans  l'anarchie  des  idées  asiatiques, 
ne  fonctionna  pas  d'une  manière  aussi  aisée  ni  aussi  simple. 
Elle  ne  put  fonder  r^n  d'unitaire  ni  même  de  stable ,  et ,  pour 
vivre,  elle  dut  consentir  à  éparpiller  ses  forces.  Toutefois  son 
influence  agit  encore  assez  fortement  sur  les  Asiatiques  pour 
déterminer  la  fondation  des  différents  royaumes  de  la  Bac- 
triane,  des  Lagides,  des  Séleucides.  Il  y  eut  là  des  dynasties, 
sans  doute  médiocrement  régulières,  quant  à  l'observation 
domestique  des  droits  de  successibilité ,  mais  du  moins  iné- 
branlables dans  la  possession  du  trône,  et  respectées  de  la  rac3 
indigène.  Cette  circonstance  fait  bien  voir  à  quel  point  étaient 
reconnus  la  suprématie  ethnique  des  vainqueurs  et  les  droits 
qui  en  découlaient. 

C'est  donc  un  fait  incontestable  que  l'élément  macédonien- 
arian  parvenait  à  maintenir  en  Asie  sa  supériorité ,  et ,  bien 
que  fort  combattu  et  même  annulé  sur  la  plupart  des  points , 
demeurait  capable  de  produire  des  résultats  pratiques  d'une 
assez  notable  importance  {!). 

<I)  L'hellénisme  avait  encore  assez  d'individualité  pour  que  les  Sé- 

15. 


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2e2  DE  l'inégalité 

Mais  il  n'en  pouvait  être  de  même  chez  les  Romains.  Puis- 
qu'il n'avait  jamais  existé  au  monde  de  nation  romaine,  de 
race  romaine ,  il  n'y  avait  jamais  eu  non  plus ,  pour  la  cité  qui 
ralliait  le  monde,  de  race  paisiblement  prédominante.  Tour  à 
tour,  les  Étrusques,  mêlés  au  sang  jaune,  les  Sabins,  dont  le 
principe  kymrique  était  moins  brillamment  modifié  que  Tes- 
sence  ariane  des  Hellènes ,  et  enfin  la  tourbe  sémitique  avaient 
gagné  le  dessus  dans  la  population  urbaine.  Les  multitudes 
occidentales  étaient  vaguement  réunies  par  l'usage  commun  du 
latin;  mais  que  valait  ce  latin,  qui  de  l'Italie  avait  débordé 
surTAfrique,  l'Espagne,  les  Gaules  et  le  nord  de  l'Europe,  en 
suivant  la  rive  droite  du  Danube,  et  la  dépassant  quelquefois? 
Ce  n'était  nullement  le  pendant  du  grec ,  même  corrompu , 
répandu  dans  l'Asie  antérieure  jusqu'à  la  Bactriane,  et  même 
jusqu'au  Pendjab  ;  c'était  à  peine  l'ombre  de  la  langue  de  Ta- 
cite ou  de  Pline;  un  idiome  élastique  connu  sous  le  nom  de 
lingua  rustica,  ici  se  confondant  avec  l'osque,  là  s'appariant 
avec  les  restes  de  l'umbrique ,  plus  loin  empruntant  au  celti- 
que et  des  mots  et  des  formes,  et,  dans  la  bouche  des  gens 
qui  visaient  ,à  la  politesse  du  langage,  se  rapprochant  le  plus 
possible  du  grec.  Un  langage  d'une  personnalité  si  peu  exi- 
geante convenait  admirablement  aux  détritus  de  toutes  nations 
forcées  de  vivre  ensemble  et  de  choisir  un  moyen  de  com- 
muniquer. Ce  fut  pour  ce  motif  que  le  latin  devint  la  langue 
universelle  de  TOccident,  et  qu'en  même  temps  on  aura  tou- 
jours quelque  peine  à  décider  s'il  a  expulsé  les  langues  indi- 
gènes, et,  dans  ce  cas,  l'époque  où  il  s'est  substitué  à  elles,  ou 
bien  s'il  s'est  borné  à  les  corrompre  et  à  s'enrichir  de  leurs 
débris.  La  question  demeure  si  obscure  qu'on  a  pu  soutenir  en 
Italie  cette  thèse,  vraie  sous  beaucoup  de  rapports,  que  la 
langue  moderne  exista  de  tous  temps  parallèlement  au  langage 
cultivé  de  Cicéron  et  de  Virgile. 

Ainsi  cette  nation  qui  n'en  était  pas  une,  cet  amas  de  peu- 
ples dominé  par  un  nom  commun,  mais  non  pas  par  une  race 

leucides  fussent  amenés  par  fanatisme  religieux  à  persécuter  les  Juifs. 
(Voir  Bœttiger,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  28.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  263 

commune ,  ne  pouvait  avoir  et  n'eut  pas  d'hérédité  monarchi- 
que, et  ce  fut  plutôt  même  le  hasard  qu'une  conséquence  des 
principes  ethniques  qui,  en  mettant  pour  le  début  le  comman- 
dement dans  la  famille  des  Jules  et  les  maisons  ses  parentes, 
conféra  à  une  sorte  de  dynastie  trop  imparfaite ,  mais  issue  de 
la  Ville,  les  premiers  honneurs  du  pouvoir  absolu.  Ce  fut  ha- 
sard, car  rien  n'empêchait,  dans  les  dernières  années  de  la 
république,  qu'un  maître  d'extraction  italiote,  ou  asiatique,  ou 
africaine,  fît  valoir  avec  succès  les  droits  du  génie  (1).  Aussi, 
ni  le  conquérant  des  Gaules ,  ni  Auguste ,  ni  Tibère ,  ni  aucun 
des  Césars,  ne  songea-t-il  un  instant  au' rôle  de  monarque  hé- 
réditaire. Vaste  comme  était  l'empire ,  on  n'aurait  pas  reconnu 
à  dix  lieues  de  Rome,  on  n'aurait  ni  admis  ni  compris  l'illus- 
tration d'une  race  sabine ,  et  bien  moins  encore  les  droits  uni- 
versels que  ses  partisans  eussent  prétendu  en  faire  découler. 
En  Asie ,  au  contraire ,  on  connaissait  encore  les  vieilles  sou- 
ches macédoniennes,  et  on  ne  leur  contestait  ni  la  gloire  su- 
périeure ,  ni  les  prérogatives  dominatrices. 

Le  principat  ne  fut  donc  pas  une  dignité  fondée  sur  les  pres- 
tiges du  passé,  mais,  au  contraire,  sur  toutes  les  nécessités 
matérielles  du  présent.  Le  consulat  lui  apporta  son  contingent 
de  forces;  la  puissance  tribunitienne  y  adjoignit  ses  droits 
énormes;  lapréture,  la  questure,  le  censorat,  les  différentes 
fonctions  républiçames  vinrent  tour  à  tour  se  fondre  dans  cette 
masse  d'attributions  aussi  hétérogènes  que  les  masses  de  peu- 


Ci)  La  populaUon  noble  italiote  commença  à  disparaître  de  Rome 
vers  la  seconde  guerre  punique.  En  220  av.  J.-C,  deux  ans  avant  l'ouver- 
ture des  hostilités,  le  cens  avait  donné  270,213  citoyens  romains.  En 
204,  il  n'y  en  avait  plus  que  214,000;  cependant  8,00a  esclaves  avaient 
été  affranchis  pour  pouvoir  être  incorporés  dans  les  légions.  (Zumpt, 
ouvr.  cité,  p.  13.)  Après  la  guerre,  il  se  trouva  que  huit  légions 
avaient  été  anéanties  à  Cannes,  et  deux  autres,  avec  les  alliés  italiotes, 
si  bien  massacrées  dans  la  forêt  Litana  qu'il  n'en  avait  échappé  que 
dix  hommes.  On  combla  ces  vides  terribles  au  moyen  d'étrangers,  et 
les  familles  plébéiennes  d'ancienne  extraction  passèrent  au  sénat  et 
dans  l'ordre  équestre.  (Ibidem,  p.  25.)  On  voit  a  quel  point  les 
veilles  maisons  d'origine  sabine  devaient  être  devenues  rares  parmi  les 
patriciens  au  temps  des  premiers  Césars. 


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264  DE  L  INÉGALITÉ 

pies  sur  lesquelles  elles  devaient  s'exercer  (1),  et  quand  plus 
tard  on  voulut  joindre  le  brillant,  l'imposant  à  l'utile  comme 
couronnement  nécessaire,  on  put  décerner  au  maître  du  monde 
les  honneurs  de  l'apothéose ,  on  put  en  faire  un  dieu  (2) ,  mais 
jamais  on  ne  parvint  à  introniser  ses  fils  nés  ou  à  naître  dans 
la  possession  régulière  de  ses  droits.  Amasser  sur  sa  tête  des 
nuages  d'honneurs ,  faire  fouler  à  ses  pieds  l'humanité  pros- 
ternée, concentrer  dans  ses  mains  tout  ce  que  la  science  poli- 
tique ,  la  hiérarchie  religieuse ,  la  sagesse  administratfve ,  la 
discipline  militaire  avaient  jamais  créé  de  forcés  pour  plier  les 
volontés  :  ces  prodigBs  s'accomplirent,  et  nulle  réclamation 
ne  s'éleva;  mais  c'était  a  un  homme  que  l'on  prodiguait  tous 
ces  pouvoirs,  jamais  à  une  famille,  jamais  à  une  race.  Le  senti- 
ment universel,  qui  ne  reconnaissait  plus  nulle  part  de  supério- 
rité ethnique  dans  le  monde  dégénéré ,  n'y  aurait  pas  consenti. 
On  put  croire  un  instant ,  sous  les  premiers  Antonins ,  qu'une 
dynastie  sacrée  par  ses  bienfaits  allait  s'établir  pour  le  bonheur 
du  monde.  Caracalla  se  montra  soudain,  et  le  monde,  qui 
n'avait  été  qu'entraîné,  non  encore  convaincu,  reprit  ses  an- 
ciens doutes.  La  dignité  impériale  resta  élective.  Cette  forme 
de  commandement  était  décidément  la  seule  possible,  parce 
que ,  dans  cette  société  sans  principes  fixes ,  sans  besoins  cer- 
tains, enfin,  en  un  mot  qui  dit  tout,  sans  honwgénéité  de  sang, 
on  ne  pouvait  vivre,  quoi  qu'on  en  eût,  qu'en  laissant  toujours 
la  porte  ouverte  aux  changements ,  et  en  prêtant  les  mains  de 
bonne  grâce  à  l'instabilité  (3). 


(1)  «  ...  Poteslatem  Iribunitiam  ...  Id  summi  fastigii  vocabulum  Au- 
«  gustus  repperit,  ne  régis  aut  dictatoris  nomen  assumeret,  ac 
«  tamen  appellatione  aliqua  caetera  iraperia  praemineret.  »  (Tac, 
Ann.,  III,  56.) 

(2)  «  ...  Cuncta  legum  et  magistratum  munera  in  se  trahens  prin- 
ceps  ...  »  (Tac,  Ann.,  XI,  5.)  —  Suet.,  Dom.,  13  :  «  Dominus  et  deus 
noster  sic  lieri  jubet.  » 

(3)  On  dit  beaucoup  que  ce  sont  les  guerres  qui  troublent  la  cons- 
cience des  peuples,  les  ramènent  vers  l'ignorance  et  les  empêchent 
de  se  créer  une  idée  juste  de  leurs  besoins.  Or,  depuis  la  bataille 
d*Actium  jusqu'à  la  mort  de  Commode,  il  n'y  eut  dans  l'intérieur  de 
lempire  d'autre  levée  de  boucliers  que  la  lutte  des  Flavieus  contre 


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DES  BACES   HUMAINES.  265 

Rien  ne  démontre  mieux  la  variabilité  ethnique  de  l'empire 
romain  que  le  catalogue  des  empereurs.  D'abord,  et  par  le  ha- 
sard assez  ordinaire  qui  mit  le  génie  sous  le  front  d'un  patri- 
cien démocrate ,  les  premiers  princes  sortirent  de  la  race  Sa- 
bine. Comment  le  pouvoir  se  perpétua  un  temps  dans  le  cercle 
de  leurs  alliances,  sans  qu'une  hérédité  réelle  pût  s'établir  ja- 
mais ,  c'est  ce  que  Suétone  raconte  avec  perfection.  Les  Jules, 
les  Claude,  les  Néron  eurent  chacun  leur  jour,  puis  bientôt 
ils  disparurent,  et  la  famille  italiote  des  Flavius  les  remplaça. 
Elle  s'effaça  promptement,  et  à  qui  fit-elle  place?  A  des  Espa- 
gnols. Après  les  Espagnols,  vinrent  des  Africains ^  après  les 
Africains,  dont  Septime  Sévère  se  montra  le  héros ,  et  l'avocat 
Macrinus  le  représentant,  non  le  plus  fou,  mais  le  plus  vil, 
parurent  les  Syriens,  bientôt  supplantés  par  de  nouveaux  Afri- 
cains, remplacés  à  leur  tour  par  un  Arabe,  détrôné  par  un 
Pannonien.  Je  ne  pousse  pas  plus  loin  la  .série,  et  je  me  con- 
tente de  dire  qu'après  le  Pannonien  il  y  eut  de  tout  sur  le 
trône  (1)  impérial,  sauf  un  homme  de  famille  urbaine. 

Il  faut  considérer  encore  la  manière  dont  le  monde  romain 
s'y  prenait  pour  former  l'esprit  de  ses  lois  (2).  Le  demandait- 
il  à  l'ancien  instinct,  je  ne  dirai  pas  romain,  puisqu'il  n'y  eut 


Vitellius.  La  prospérité  matérielle  fut  très  grande;  mais  le  pouvoir 
resta  irrégulier,  garda  son  inconsistance,  et  l'intelligence  nationale 
alla  toujours  déclinant.  (Voir  Ani.  Thierry,  Histoire  de  la  Gaule  sous 
l'administration  romaine,  t.  I,  p.  241.) 

(1)  Am.  Thierry,  la  Gaule  sous  l'administration  romaine.  Intro- 
duction, t.  I,  p.  163  et  pass. 

(2)  César  avait  désiré  un  code  établi  sur  un  principe  unitaire.  11 
mourut  trop  tôt  pour  réaliser  son  projet.  (Am.  Thierry,  la  Gaule 
sous  Vadministr.  rom.  Introd.,  t.  I ,  p.  73.  )  Je  crois  aussi  que  le  temps 
n'en  était  pas  encore  arrivé.  Il  aurait  eu  à  vaincre  des  résistances  qui , 
un  peu  plus  tard,  n'existèrent  plus.  (Voir  Am.  Thierry,  Hist.  de  la 
Gaule  sous  Vadm.  rom.  Introd.,  t.  I,  p.  233  et  pass.)  —  Savigny,  Ges- 
chichte  des  rœmischen  Rechtes  im  Mittelalter,  1. 1,  p.  4  et  pass.  :  «  Très 
«  promptement,  remarque  l'illustre  écrivain,  le  droit  romain  cessa 
«  d'être  animé  d'un  véritable  esprit  créateur.  Les  grands.jurisconsullcs 
«  de  l'époque  de  Caracalla  et  d' Alexandre  furent  à  peu  prés  les  derniers 
«  qui  aient  pu  répandre  la  vie  dans  la  doctrine.  »  Celle  opinion  est 
encore  trop  favorable. 


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266  DE  l'inégalité 

jamais  rien  de  romain,  mais  du  moins  étrusque  ou  italique? 
Nullement.  Puisqu'il  lui  fallait  une  législation  de  compromis, 
il  alla  la  chercher  dans  le  pays  qui  oJBfrait ,  après  la  ville  éter- 
nelle, la  population  la  plus  mélangée  :  sur  la  côté  syrienne,  et 
il  entoura,  avec  raison  du  reste,  de  toute  son  estime  l'école 
d'où  sortit  Papinien.  En  fait  de  religion,  il  avait  dès  longtemps 
été  large  dans  ses  vues  (1).  La  Rome  républicaine,  avant  de 
posséder  un  panthéon,  s'était  adressée  à  tous  les  coins  de  la 
terre  pour  se  procurer  des  dieux  (2).  Il  vint  un  jour  où,  dans 
ce  vaste  éclectisme ,  on  eut  encore  peur  de  s'être  mis  trop  à 
rétroit,  et,  pour  ne  pas  sembler  exclusif,  on  inventa  ce  mot 
vague  de  Providence,  qui  est,  en  effet,  chez  des  nations  pen- 
sant différemment,  mais  ennemies  des  querelles,  le  meilleur  à 
mettre  en  avant.  Ne  sigoifiant  pas  grand'chose,  il  ne  peut  cho- 
quer personne.  La  Providence  devint  le  dieu  officiel  de  l'em- 
pu-eCa). 

(1)  L*étonneinent  des  républicains  peu  idéalistes  de  la  Rome  sabine 
n'avait  pas  dû  être  médiocre  en  voyant  Annibal  mettre  en  avant  contre 
eux  des  griefs  théologiques.  Le  Carthaginois  se  présenta  en  apôtre  de 
Milytta,  et,  au  nom  de  cette  divinité  chananéenne,  il  détruisait  les 
temples  italiotes  et  faisait  fondre  les  idoles  de  métal.  (Voir  Bœttiger, 
Ideen  zur  Kunst-Mythoîogie,  t.  I,  p.  29.) 

(2)  M.  Am.  Thierry  félicite  chaudement  Adrien  de  ce  que ,  dans  ses 
voyages  perpétuels  à  travers  l'empire,  le  touriste-administrateur  étu- 
diait toutes  les  religions,  et,  pour  bien  en  pénétrer  l'esprit  et  les  méri- 
tes, se  faisait  révéler  tous  leurs  mystères  en  agréant  toutes  leurs  ini- 
tiations. {La  Gaule  sous  Vadministr.  rom.  Introd.,  t.  I,  p.  173.)  — 
Pétrone,  Satyr.,  XVÏI,  dit  excellemment  :  «  Nostra  regio  tam  praesen- 
«  tibus  plena  est  numinibus,  ut  facilius  possis  deum  quam  hominem 
»  invenire.  » 

(3)  Avant  l'invention  de  la  Providence ,  qui  offrait  cet  avantage  poli- 
tique de  ne  trancher  aucune  question,  les  Grecs  sémitisés  avaient 
éprouvé  le  même  besoin  que  les  Romains  et  pour  les  mêmes  causes, 
de  réunir  les  cultes  reconnus  dans  la  sphère  de  l'action  politique  ;  mais, 
au  lieu  de  les  accepter  également,  ils  avaient  cherché  querelle  à  tous. 
Deux  rhéteurs,  Charax  et  Lampsacus,  s'étaient  fait  fort  de  réduire 
tous  les  mythes  au  pied  d'une  explication  rationnelle.  Évhémére  gé- 
néralisa cette  méthode,  et  il  n'y  eut  plus  pour  lui  dans  les  récits 
divins  que  des  faits  fort  ordinaires,  ou  mal  compris,  ou  défigurés;  en- 
fin, à  son  avis,  toutes  les  religions  reposaient  sur  des  malentendus 
de  la  nature  la  plus  mesquine.  Il  avait  découvert  que  Cadmus  était  un 


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DES  BACES  HUMAINES.  267 

Les  peuples  se  trouvaient  ainsi  ménagés  autant  que  possible 
dans  leurs  intérêts ,  dans  leurs  croyances ,  dans  leurs  notions 
du  droit ,  dans  leur  répugnance  à  obéir  toujours  aux  mêmes 
noms  étrangers  ;  bref,  il  semblait  qu'il  ne  leur  manquât  rien  en 
fait  de  principes  négatifis.  On  leur  avait  donné  une  religion  qui 
n'en  était  pas  une ,  une  législation  qui  n'appartenait  à  aucune 
race ,  des  souverains  fournis  par  le  hasard ,  et  qui  ne  se  récla- 
maient que  d'une  force  momentanée.  Et,  cependant,  que  Von 
s'en  fût  tenu  là  en  fait  de  concessions,  deux  points  auraient  pu 
blesser  encore.  Le  premier,  si  l'on  eût  conservé  à  Rome  les 
anciens  trophées  :  les  provinciaux  y  auraient  ravivé  le  souvemr 
de  leurs  défaites;  le  second,  si  la  capitale  du  monde  était  restée 
dans  les  mêmes  lieux  d'où  s'étaient  élancés  les  vainqueurs  dis- 
parus. Le  régime  impérial  comprît  ces  délicatesses  et  leur 
donna  pleine  satisfaction. 

L'engouement  des  derniers  temps  de  la  république  pour  le 
grec,  la  littérature  grecque  et  les  gloires  de  la  Grèce,  avait  été 
poussé  jusqu'à  l'extrême.  Au  temps  de  Sylla,  il  n'y  avait 
homme  de  bien  qui  n'aflfectât  de  considérer  la  langue  latine 
comme  un  patois  grossier.  On  parlait  grec  dans  les  maisons 
qui  se  respectaient.  Les  gens  d'esprit  faisaient  assaut  d'atti- 
cisme,  et  les  amants  qui  savaient  vivre  se  disaient ,  dans  leurs 
rendez- vous  :  ^^xA  P"?  ^^  ^i^^  d'anima  mea  (1). 

Après  l'empire  établi,  cet  hellénisme  alla  se  renforçant; 
Néron  s'en  fit  le  fanatique.  Les  héros  antiques  de  la  Ville  furent 
considérés  comme  d'assez  tristes  hères ,  et  on  leur  préféra  tout 
haut  le  Macédonien  Alexandre  et  les  moindres  porte-glaives 
de  l'Hellade.  Il  est  vrai  qu'un  peu  plus  tard  une  réaction  se 
fit  en  faveur  des  vieux  patriciens  et  de  leur  rusticité  ;  mais  on 
peut  soupçonner  cet  enthousiasme  de  n'avoir  été  qu'une  mode 

cuisinier  du  roi  de  Sidon,  qui  s'était  enfui  en  Béotie  avec  Harmonia, 
joueuse  de  flûte  de  ce  même  monarque.  (Bœttiger,  Ideen  zur  Kunst- 
Mythologie,  t.  I,  p.  187  et  pass.)  Le  grand  écueil  de  i'évhémérisme, 
c'est  d'avancer  des  explications  qui  ont  autant  besoin  de  preuves  que 
les  faits  qu'ils  prennent  à  partie. 

(1)  Pétrone,  Satyr.,  XXXVII  :  «  Nunc  nec  quid  nec  quare  in  cœlum 
abiit  et  Trimalchionis  tapanta  est  (xà  TravTct).  » 


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268  DE  l'inégalité 

littéraire  :  il  n'eut,  du  moins,  pour  organes  que  des  hommes  fort 
éloquents  sans  doute,  mais  très  étrangers  au  Latium,  l'Espa- 
gnol Lucain,  par  exemple.  Comme  ces  louangeurs  inattendus 
ne  purent  déranger  les  préoccupations  générales ,  le  courant 
continua  à  pousser  vers  les  illustrations  grecques  ou  sémiti- 
ques. Chacun  se  sentait  plus  attiré,  plus  intéressé  par  elles.  Ce 
que  le  gouvernement  fit  de  mieux  pour  complaire  à  ces  ins- 
tincts fut  accompli  par  Septime  Sévère,  lorsque  ce  grand  prince 
érigea  de  riches  monuments  à  la  mémoire  d'Annibal,  et  que 
son  fils  Antonin  Caracalla  dressa  à  ce  même  vainqueur  de  Can- 
nes et  de  Trébie  des  statues  triomphales  en  grand  nombre  (!)• 
Ce  qu'il  faut  admirer  davantage,* c'est  qu'il  en  remplit  Rome 
même.  J'ai  dit  ailleurs  que,  si  Cornélius  Scipion  avait  été  vaincu 
à  Zama,  la  victoire  n'aurait  pu  cependant  changer  l'ordre  na- 
turel des  choses,  et  amener  les  Carthaginois  à  dominer  sur  les 
races  italiotes.  De  même,  le  triomphe  des  Romains,  sous  l'ami 
de  Lselius,  n'empêcha  pas  non  plus  ces  mêmes  races ,  une  fois 
leur  œuvre  accomplie,  de  s'englouth*  dans  Télément  sémitique, 
et  Carthage,  la  malheureuse  Carthage,  une  vague  de  cet  océan, 
put  savourer  aussi  son  heure  de  joie  dans  le  triomphe  collec- 
tif, et  dans  l'outrage  posthume  appliqué  sur  la  joue  de  la 
vieille  Rome. 

Il  semble  que,  le  jour  où  les  simulacres  vermoulus  des  Fabius 
et  des  Scipions  virent  le  borgne  de  la  Numidie  obtenir  son 
marbre  au  milieu  d'eux ,  il  ne  dut  plus  se  trouver  dans  tout 
l'empire  un  seul  provincial  humilié  :  chacun  de  ses  citoyens 
put  librement  chanter  les  louanges  des  héros  topiques.  Le 
Gétule,  le  Maure  célébra  les  vertus  de  Massinissa,  et  Jugurtha 
fut  réhabilité.  Les  Espagnols  vantèrent  les  incendies  de  Sagonte 
et  de  Numance,  tandis  que  le  Gaulois  éleva  plus  haut  que  les 
nues  la  vaillance  de  Vercingétorix.  Personne  n'avait  désormais 
à  s'inquiéter  des  gloires  urbaines  insultées  par  ces  gens  qui  se 
disaient  citoyens,  et  le  plus  piquant,  c'est  que  ces  citoyens 
romains  eux-mêmes,  métis  et  bâtards  qu'ils  étaient  à  l'égard 


(1)  Âm.  Thierry,  la  Gaule  sous  Vadministr.  rom.  Introduct.,  1. 1,  p.  187 
«et  pass. 


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DES  BACES  HUMAINES.  269 

de  toutes  les  vieilles  races,  n'avaient  pas  plus  de  droits  à  s'ap- 
proprier les  mérites  des  héros  barbares  dont  il  leur  plaisait  de 
se  réclamer,  que  de  honnir  les  grandes  ombres  patriciennes  du 
Latium  (1). 

Reste  la  question  de  suprématie  pour  la  Ville.  Sur  cet  ar- 
ticle, comme  sur  les  autres ,  le  monde  de  vaincus  abrité  sous 
les  aigles  impériales  fut  parfaitement  traité. 

Les  Étrusques,  constructeurs  de  Rome,  n'avaient  pas  eu  la 
prévision  des  hautes  destinées  qui  attendaient  leur  colonie.  Ils 
n'avaient  pas  choisi  son  territoire  dans  la  vue  d'en  faire  le  cen- 
tre du  monde,  ni  même  d'en  rendre  l'abord  facile.  Aussi,  dès 
le  règne  de  Tibère,  on  comprit  que,  puisque  l'administration 
impériale  se  chargeait  de  surveiller  les  intérêts  universels  des 
nations  amalgamées ,  il  fallait  qu'elle  se  rapprochât  des  pays 
où  la  vie  était  le  plus  active.  Ces  pays  n'étaient  pas  les  Gaules, 
nulles  d'influence,  n'étaient  pas  l'Italie  dépeuplée  :  c'était 
l'Asie,  où  la  civilisation  croupissante,  mais  générale,  et  surtout 
l'accumulation  de  masses  énormes  d'habitants,  rendaient  né- 
cessaire la  surveillance  incessante  de  l'autorité.  Tibère,  pour 
ne  pas  rompre  du  premier  coup  avec  les  anciennes  habitudes, 
se  contenta  de  s'établir  à  l'extrémité  de  la  Péninsule.  Il  y  avait 
alors  plus  d'un  siècle  que  le  dénouement  des  grandes  guerres 
civiles  et  les  résultats  solides  de  la  victoire  ne  s'acquéraient 
plus  là,  mais  en  Orient,  ou,  à  tout  le  moins,  en  Grèce. 

Néron,  moins  scrupuleux  que  Tibère,  vécut  le  plus  possible 
dans  la  terre  classique,  si  douce  à  ce  terrible  ami  des  arts. 
Après  lui,  le  mouvement  qui  entraînait  les  souverains  vers  l'est 
devint  de  plus  en  plus  fort.  Tels  empereurs,  comme  Trajan  ou 
Septime  Sévère ,  passèrent  leur  vie  à  voyager  -,  tels  autres , 
comme  Héliogabale,  visitèrent  à  peine  et  en  étrangers,  la  ville  • 
éternelle.  Un  jour,  la  vraie  métropole  du  monde  fut  Antioche. 

(4)  Les  gens  réfléchis  se  rendaient  bien  compte  de  celte  indignité  des 
populations  nouvelles  vis-à-vis  de  la  gloire  des  anciennes  :  «  On.  Pison, 
«  accusant  indirectement  Germanicus,  lui  reprocha  d'avoir,  à  la  honte 
«  du  nom  romain ,  montré  trop  de  bienveillance,  non  pour  les  Athé- 
«  niens,  éteints  par  tant  de  désastres,  mais  pour  l'écume  des  nations 
a  qui  les  avait  remplacés.  »  (Tac,  Ann.,  II,  55.) 


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270  DE  l'inégalité 

Quand  les  affaires  du  Nord  prirent  une  importance  majeure, 
Trêves  devint  la  résidence  ordinaire  des  chefs  de  TÉtat.  Mi- 
lan en  reçut  ensuite  le  titre  officiel,  et,  cependant,  que  de- 
venait Rome?  Rome  gardait  un  sénat  pour  jouer  dans  les  af- 
faires un  rôle  triste,  passif,  et  tel  qu'un  grand  seigneur  imbécile, 
produit  adultérin  des  affranchis  de  ses  aïeules,  mais  protégé 
par  les  souvenirs  de  son  nom,  peut  encore  l'avoir.  De  fait,  ce 
sénat  servait  à  peu  de  choses.  Quelquefois ,  quand  on  y  son- 
geait, on  le  priait  de  reconnaître  les  empereurs  issus  de  la  vo- 
lonté des  légions.  Des  lois  formelles  interdisaient  aux  mem- 
bres de  la  curie  le  métier  des  armes,  et  comme  d'autres  lois, 
en  apparence  bienveillantes,  excluaient  tous  les  Italiotes  du 
service  militaire  actif,  ces  honnêtes  sénateurs,  qui  d'ailleurs 
n'avaient  rien  de  commun  avec  les  pères  conscrits  des  temps 
passés  (1),  n'auraient  pas  rencontré  de  soldats  qui  les  connus- 
sent ,  s'ils  avaient  voulu  de  force  se  faire  chefs  d'une  aimée. 
Réduits  pour  toute  occupation  à  la  plus  médiocre  intrigue,  ils 
ne  trouvaient  dans  le  monde  personne  qu'eux-mêmes  pour 
croire  à  leur  importance.  Quand ,  par  un  malheur,  quelque 
prince  les  employait  dans  ses  combinaisons,  leur  autorité  d'em- 
prunt ne  manquait  jamais  de  les  conduire  à  quelque  abîme. 
Malheureux  hommes,  parvenus  de  hasard,  vieillards  sans  di- 
gnité, ils  aimaient  encore  à  parader  dans  leurs  séances  oiseuses, 
combinant  des  périodes  et  jouant  à  l'éloquence  dans  ces  jours 
terribles  où  l'empke  n'appartenait  qu'aux  poignets  vigoureux. 
Ces  sénateurs  impuissants  auraient  pu  s'avouer  un  défaut  de 

(1)  «  lisdem  diebus  in  numerum  patriciorum  adscivit  Cœsar  (Clau- 
«  dius)  vetustissimum  quemque  e  senatu  aut  quibus  clari  parentes 
«  fuerant;  paucis  jam  reliquis  familiarum  quas  Romulus  majorum  et 
«  L.  Brutus  minorum  geiilium  appellaverant;  exhaustis  etiam  quae 
a  dictator  Caesar  lege  Cassia  et  princeps  Augustus  lege  Sœnia,  sub- 
«  légère.  »  (Tac,  Ann.,  XI,  25.)  Claude  venait  de  déclarer  que,  l'an- 
tique coutume  de  la  république  étant  de  s'adjoindre  tous  les  chefs 
des  peuples  conquis,  les  Gaulois  pouvaient  être  reçus  dans  le  sénat, 
et  il  y  avait  admis  les  Éduens.  (Ibidem,  24.)  Il  est  à  remarquer  que 
les  plus  vieilles  maisons  de  Rome,  les  plus  illustres  avaient  à  peine 
six  cents  ans  de  durée,  et  on  en  comptait  bien  peu  qui  fussent  dans 
ce  cas,  tant  la  fusion  des  races  italiotes  avait  été  rapide. 


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DES  BACES  HUMAINES.  271 

plus,  qui  plus  tard,  du  reste,  leur  porta  grand  préjudice,  ce 
fut  leur  affectation  de  goûts  littéraires,  quand  personne  autre 
ne  se  souciait  plus  de  savoir  ce  que  c'était  qu'un  livre.  Rome 
comptait  parmi  ses  illustrations  civiles  des  amateurs  très  pré- 
tentieux ;  mais,  sur  ce  point  encore,  Rome  n'était  plus  le  champ 
fécond  de  la  littérature  latine.  Avouons  aussi  qu'elle  ne  l'avait 
jamais  été. 

A  compter  tous  les  beaux  génies  qui  ont  illustré  les  muses 
ausoniennes,  poètes,  prosateurs,  historiens  ou  philosophes,  de- 
puis le  vieux  Ennius  et  Plante,  peu  sont  nés  dans  les  murs  de 
la  Ville  ou  appartinrent  à  des  familles  urbaines.  C'était  une  sorte 
de  stérilité  décidée,  jetée  comme  une  malédiction  sur  le  sol 
de  la  cité  guerrière,  qui  pourtant,  il  faut  lui  rendre  cette  jus- 
tice, accueillit  toujours  noblement,  et  d'une  façon  conséquente 
au  génie  utilitaire  du  premier  esprit  italique ,  tout  ce  qui  put 
rehausser  sa  splendeur.  Ennius,  Livius  Andronicus,  Pacuvius, 
Plaute  et  Térence  n'étaient  pas  Romains.  Ne  l'étaient  pas  non 
plus  :  Virgile,  Horace,  Tite-Live,  Ovide,  Vitruve,  Cornélius 
Népos,  Catulle,  Valérius  Flaccus,  Pline.  Encore  bien  moins 
cette  pléiade  espagnole  venue  à  Rome  avec  ou  après  Portius 
Latro ,  les  quatre  Sénèque ,  le  père  et  les  trois  fils ,  Sextilius 
Héna,  Statorius  Victor,  Sénécion,  Hygin,  Columelle,  Pom- 
ponius  Mêla,  Silius  Italiens,  Quintilien,  Martial,  Florus,  Lu- 
eain,  et  une  longue  liste  encore  (1). 

Les  puristes  urbains  trouvaient  toujours  quelque  chose  à  re- 
dire aux  plus  grands  écrivains.  Ceux  de  ces  derniers  qui  ve- 
naient d'Italie  avaient  de  trop  la  saveur  du  terroir,  qui  rendait 
leur  style  provincial.  Ce  reproche  était  plus  mérité  encore  par 
les  Espagnols.  Toutefois  la  vogue  de  personne  n'en  était  dimi- 
nuée, et  le  mérite ,  quoi  qu'on  en  ait  dit  depuis  cent  ans  chez 
nous,  était  tout  aussi  reconnu  chez  les  poètes  de  Cordoue  que 
s'ils  avaient  écrit  justement  comme  Gcëron.  Nous  ne  pouvons 
trop  juger  la  portée  des  critiques  adressées  au  Padouan  Tite- 
Live.  mais  nous  sommes  parfaitement  en  mesure  de  constater 

(1)  Ara.  Thierry,  la  Gaule  sous  l'administration  romaine,  1. 1,  p.  200 
et  pass. 


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272  DE   l' INÉGALITÉ 

la  vérité  de  celles  qui  poursuivaient  les  Sénèque,  et  Lucain ,  et 
Silius  Italicus.  Ces  critiques  se  rattachent  trop  bien  au  sujet 
de  ce  livre  pour  n'en  pas  toucher  un  mot.  On  accusait  donc 
l'école  espagnole  d'afficher  à  un  degré  choquant  ce  que  je 
nomme  le  caractère  sémitique,  c'est-à-dire  l'ardeur,  la  couleur, 
le  goût  du  grandiose  poussé  jusqu'à  l'emphase,  et  une  vigueur 
dégénérant  en  mauvais  goût  et  en  dureté. 

Acceptons  toutes  ces  attaques.  On  a  remarqué  déjà  combien 
elles  étaient  méritées  par  le  génie  des  peuples  mélanisés.  Il  n'y 
a  donc  pas  lieu  de  les  repousser  quand  il  s'agit  des  œuvres  de 
<îe  génie  sur  le  sol  espagnol ,  car  on  ne  perd  pas  de  vue  que 
nous  observons  ici  une  poésie  et  une  littérature  qui  ne  floris- 
saient  dans  la  péninsule  ibérique  que  là  où  il  y  avait  du  sang 
noir  largement  infusé,  c'est-à-dire  sur  le  littoral  du  sud.  En 
conséquence,  retournant  le  fait  pour  le  faire  entrer  dans  le 
rang  de  mes  démonstrations,  j'observe  de  nouveau  combien  la 
poésie,  la  littérature ,  sont  plus  fortes,  et  en  même  temps  plus 
défectueuses  par  exubérance ,  partout  où  le  sang  mélanien  se 
trouve  abondamment,  et,  suivant  cette  veine,  il  n'y  a  qu'à  pas- 
ser jusqu'à  la  province  qui  marqua  le  plus  dans  les  lettres  après 
l'Espagne,  ce  fut  l'Afrique  (1). 

Là,  autour  de  la  Carthage  romaine,  la  culture  de  l'imagina- 
tion et  de  l'esprit  était  une  habitude  et,  pour  ainsi  dire,  un 
besoin  général.  Le  philosophe  Annseus  Cornutus,  né  à  Leptis, 
Septimius  Sévérus,  de  la  même  ville ,  l'Adrumétain  Salvius 
Julianus,  le  Numide  Cornélius  Fronton,  précepteur  de  Marc- 
Aurèle,  et  enfin  Apulée,  élevèrent  au  plus  haut  point  la  gloire 
de  l'Afrique  dans  la  période  païenne ,  tandis  que  l'Église  mili- 
tante dut  à  cette  contrée  de  bien  puissants  et  bien  illustres  apo- 
logistes dans  la  personne  des  Tertullien ,  des  Minutius  Félix, 
des  saint  Cyprien,  des  Arnobe,  des  Lactance,  des  saint  Augus- 
tin. Chose  plus  remarquable  encore  :  quand  les  invasions  ger- 
maniques couvrirent  de  leurs  masses  régénératrices  la  face  du 
monde. occidental,  ce  fut  sur  les  points  où  l'élément  sémitique 

<1)  Am.  Thierry,  la  Gaule  sous  Vadminislr.  rom.  Introd.^i.  l^p.  182 
et  seqq. 


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DES  BACES   HUMAINES.  275 

restait  fort  que  les  lettres  romaines  obtinrent  leurs  derniers 
succès.  Je  nomme  donc  cette  même  Afrique,  cette  même  Car- 
thage,  sous  le  gouvernement  des  rois  vandales  (1). 

Ainsi ,  Rome  ne  fut  jamais ,  ni  sous  l'empire ,  ni  même  sous 
la  république,  le  sanctuaire  des  muses  latines.  Elle  le  sentait 
si  bien  que ,  dans  ses  propres  murailles ,  elle  n'accordait  à  sa 
langue  naturelle  aucune  préférence.  Pour  instruire  la  popula- 
tion  urbaine,  le  fisc  impérial  entretenait  des  grammairiens  la- 
tins, mais  aussi  des  grammairiens  grecs.  Trois  rhéteurs  latins, 
mais  cinq  grecs,  et,  en  même  temps,  comme  les  gens  de  let- 
tres de  langue  latine  trouvaient  des  honneurs  et  un  salaire  et 
un  public  partout  ailleurs  qu'en  Italie,  de  même  les  écrivains 
helléniques  étaient  attirés  et  retenus  à  Rome  par  des  avanta- 
ges pareils  :  témoin  Plutarque  de  Chéronée ,  Arrien  de  Nico- 
médie,  Lucien  de  Samosate,  Hérode  Atticus  de  Marathon, 
Pausanias  de  Lydie,  qui,  tous,  vinrent  composer  leurs  ouvra- 
ges et  s'illustrer  au  pied  du  Capitole. 

Ainsi,  à  chaque  pas  que  nous  faisons,  nous  nous  enfonçons 
davantage  dans  les  preuves  accumulées  de  cette  vérité  que 
Rome  n'avait  rien  en  propre,  ni  religion,  ni  lois,  ni  langue,  ni 
littérature ,  ni  même  préséance  sérieuse  et  effective ,  et  c'est 
ce  que  de  nos  jours  on  a  proposé  de  considérer  sous  un  point 
de  vue  favorable  et  d'approuver  comme  une  nouveauté  heu- 
reuse pour  la  civilisation.  Tout  dépend  de  ce  qu'on  aime  et 
cherche,  de  ce  qu'on  blâme  et  réprouve  (2). 

(1)  Meyer,  Lateinische  Anthologie,  t.  IL 

(2)  Savigny  (Geschichte  des  rœmisctien  Rechtes  im  Mittelalter)  a  très 
bien  exprimé  l'opinion  ancienne  en  la  raisonnant  :  «  Lorsque  Rome 
«  était  petite,  dit  cet  homme  éminent,  et  qu'elle  rangeait  sous  sa  dé- 
«  pendance  quelques  cités  italiotes  par  l'octroi  de  son  droit  civique , 
«  on  pouvait  supposer  entre  ces  dernières  et  la  ville  conquérante  une 
«  sorte  d'égalité,  et  c'est  sur  cette  notion  que  reposa  la  constitution 
«  libre  de  ces  villes.  Mais,  lorsque  l'empire  se  fut  étendu  sur  trois 
«  parties  du  monde,  cette  égalité  cessa  complètement,  de  sorte  que 
«  la  liberté  locale  dut  diminuer.  Vint  ensuite  la  pression  de  Tadminis- 
«  tration  impériale ,  qui ,  en  imposant  partout  un  même  niveau  d'obéis- 
«  sance ,  fit  disparaître  peu  à  peu  les  différences  qui  existaient  entre 
«  l'Italie  et  les  provinces.  La  Péninsule,  jadis  la  partie  du  territoire  la 
«  plus  favorisée,  perdit  de  sa  valeur  individuelle,  les  terres  autrefois 


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.274  DE  l'inégalité 

Les  détracteurs  de  la  période  impériale  font  remarquer,  de 
leur  côté,  que,  sur  toute  la  face  du  monde  romain  depuis  Au- 
guste ,  aucune  individualité  illustre  ne  ressort  plus.  Tout  est  ef- 
facé ;  plus  de  grandeur  honorée,  plus  de  bassesse  flétrie  ;  tout  vit 
en  silence.  Les  anciennes  gloires  ne  passionnent  que  les  dé- 
damateurs  rhétoriciens  à  l'heure  des  classes  ;  elles  n'appar- 
tiennent plus  à  personne,  et  les  têtes  vides  seulement  peuvent 
prendre  feu  pour  elles.  Plus  de  grandes  familles;  toutes  sont 
éteintes,  et  celles  qui,  occupant  leur  place ,  essayent  de  jouer 
leur  rôle,  sorties  ce  matin  de  la  tourbe,  y  rentreront  ce  soir  (1). 
Puis  cette  antique  liberté  patricienne  qui ,  avec  ses  inconvé- 
nients, avait  aussi  ses  beaux  et  nobles  côtés,  c'en  est  fini  d'elle. 
Personne  ^y  songe,  et  ceux-là  qui,  dans  leurs  livres,  balan- 
cent encore  devant  son  souvenir  un  encens  théorique,  recher- 
chent, en  bons  courtisans,  l'amitié  des  puissants  de  l'époque, 
et  seraient  désolés  qu'on  prît  au  mot  leurs  regrets.  En  même 
temps ,  les  nationalités  quittent  leurs  insignes.  Elles  vont  les 
unes  chez  les  autres  porter  le  désordre  de  toutes  les  notions 
sociales,  elles  ne  croient  plus  en  elles-mêmes.  Ce  qu'elles  ont 
gardé  de  personnel,  c'est  la  soif  d'empêcher  Tune  d'entre  elles 
de  se  soustraire  à  la  décadence  générale. 

Avec  l'oubli  de  la  race,  avec  l'extinction  des  maisons  illus- 
tres dont  les  exemples  guidaient  jadis  les  multitudes ,  avec  le 
syncrétisme  des  théologies ,  sont  venus  en  foule ,  non  pas  les 
grands  vices  personnels,  partage  de  tous  les  temps,  mais  cet 
universel  relâchement  de  la  morale  ordinaire,  cette  incertitude 
de  tous  les  principes ,  ce  détachement  de  toutes  les  individua- 
lités de  la  chose  publique,  ce  scepticisme  tantôt  riant,  tantôt 
morose,  indifféremment  porté  sur  ce  qui  n'est  pas  d'intérêt  ou 

«  conquises  se  relevèrent  quelque  peu ,  puis  enfin  tout  s'abîma  en- 
«  semble  dans  un  affaiblissement  incurable.  Pour  Rome  même,  cet 
«  énervement  est  de  toute  évidence...  »  (T.  ï,  p.  31.) 

(4)  Am.  Thierry,  la  Gaule  sous  Vadministr,  rom.  Introd.,  1. 1,  p.  181  : 
«  Le  parti  des  idées  républicaines  et  aristocratiques  n'eut  mémo 
a  bientôt  plus  pour  chefs  que  des  hommes  nouveaux;  ni  Corbulon,  ni 
«  Paetus  Thraséas,  ni  Agricola,  ni  Helvidius,  n'appartinrent  à  l'ancien 
«  pâtriciat.  Dès  le  second  siècle,  et  surtout  au  troisième,  les  familles 
«  sénatoriales  étaient  pour  la  plupart  étrangères  à  l'Italie.  »       ' 


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DES  RACES   HUMAIINES.  275 

d'usage  quotidien,  enfin  ce  dégoût  effrayé  de  l'avenir,  et  ce 
sont  là  des  malheurs  bien  autrement  avilissants  pour  les  socié- 
tés. Quant  aux  éventualités  politiques,  interrogez  la  foule  ro- 
maine. Plus  rien  ne  lui  répugne,  plus  rien  ne  Tétonne.  Les  con- 
ditions que  les  peuples  homogènes  exigent  de  qui  veut  les 
gouverner,  elles  en  ont  perdu  jusqu'à  l'idée.'  Hier  c'était  un 
Arabe  qui  montait  sur  le  trône,  demain  ce  sera  le  fouet  d'un 
berger  pannonien  qui  mènera  les  peuples.  Le  citoyen  romain 
de  la  Gaule  ou  de  l'Afrique  s'en  consolera  en  pensant  qu'après 
tout  ce  ne  sont  pas  là  ses  alBfaires,  que  le  premier  gouvernant 
venu  est  le  meilleur,  et  que  c'est  une  organisation  acceptable 
que  celle  où  son  fils,  sinon  lui-même ,  peut  à  son  tour  devenir 
l'empereur. 

Tel  était  le  sentiment  général  au  iii«  siècle,  et,  pendant 
seize  cents  ans,  tous  ceux,  païens  ou  chrétiens,  qui  ont  réfléchi 
à  cette  situation  ne  l'ont  pas  trouvée  belle.  Les  politiques 
comme  les  poètes,  les  historiens  comme  les  moralistes,  ont  dé- 
versé leurs  mépris  sur  les  immondes  populations  auxquelles  on 
ne  pouvait  faire  accepter  un  autre  régime.  C'est  là  le  procès 
que  des  esprits  d'ailleurs  éminents,  des  hommes  d'une  érudi- 
tion vaste  et  solide  s'efforcent  aujourd'hui  de  faire  reviser.  Ils 
sont  emportés  à  leur  insu  par  une  sympathie  bien  naturelle  et 
que  les  rapprochements  ethniques  n'expliquent  que  trop. 

Ce  n'est  pas  qu'ils  ne  tombent  d'accord  de  l'exactitude  des 
reproches  adressés  aux  multitudes  de  l'époque  impériale  ;  mais 
-Is  opposent  à  ces  défauts  de  prétendus  avantages  qui,  à  leurs 
yeux,  les  rachètent.  De  quoi  se  plaint-on?  du  mélange  des  re- 
ligions ?  Il  en  résultait  une  tolérance  universelle.  Du  relâche- 
ment de  la  doctrine  officielle  sur  ces  matières?  Ce  n'était  rien 
que  l'athéisme  dans  la  loi  (1).  Qu'importent  les  effets  d'un  tel 
exemple  partant  de  si  haut? 

A  ce  point  de  vue,  l'avilissement  et  la  destruction  des  gran- 
des familles,  voire  même  des  traditions  nationales  qu'elles  con- 

(1)  Tibère  avait  émis  ceUe  maxime  toute  moderne  :  «  Deorum  injurias 
o  diis  curœ.  »  (Tacit.,  Ann.,  liv.  I,  73.)  C'était  à  propos  de  la  loi  sur 
les  crimes  de  lése-majesté,  dont  il  cherchait  à  étendre  les  effets,  non 
pour  les  dieux,  mais  pour  lui. 


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276  DE  l'inégalité 

servaient,  sont  des  résultats  acceptables.  Les  classes  moyennes 
du  temps  n'ont  pu  manquer  de  bien  accueillir  cet  holocauste 
quand  on  Fa  jeté  sur  leurs  autels.  Voir  des  hommes  héritié*s  des 
plus  augustes  noms ,  des  hommes  dont  les  pères  avaient  donné 
à  la  patrie  mille  victoires  et  mille  provmces,  voir  ces  hommes, 
pour  gagner  leur  vie,  réduits  à  porter  la  balle  et  à  faire  les 
gladiateurs;  voir  des  matrones,  nièces  de  CoUatin,  réduites 
au  pain  de  leurs  amants,  ce  ne  sont  pas  là  des  spectacles  à  dé- 
daigner pour  les  fils  d'Habinas ,  pas  plus  que  pour  les  cousins 
de  Spartacus.  La  seule  différence  est  que  le  fabricant  de  cer- 
cueils mis  en  scène  par  Pétrone  désire  en  arriver  là  doucement 
et  sans  violence,  tandis  que  la  bête  des  ergastules  savoure 
mieux  la  misère  qu'elle-même,  en  personne,  a  faite,  surtout 
si  elle  est  ensanglantée.  Un  État  sans  noblesse ,  c'est  le  rêve  de 
bien  des  époques.  Il  n'importe  pas  que  la  nationalité  y  perde 
ses' colonnes,  son  histoire  morale,  ses  archives  :  tout  est  bien 
quand  la  vanité  de  l'homme  médiocre* a  abaissé  le  ciel  à  la  por- 
tée de  sa  main. 

Qu'importe  la  nationalité  elle-même.?  Ne  vaut-il  pas  mieux 
pour  les  différents  groupes  humains  perdre  tout  ce  qui  peut 
les  séparer,  les  différencier?  A  ce  titre,  en  effet,  l'âge  impérial 
est  une  des  plus  belles  périodes  que  l'humanité  ait  jamais  par- 
courues. 

Passons  aux  avantages  effectifs.  D'abord,  dit-on ,  une  admi- 
nistration régulière  et  unitaire.  Ici  il  faut  examiner. 

Si  l'éloge  est  vrai',  il  est  grand;  cependant  on  peut  douter 
de  son  exactitude.  J'entends  bien  qu'en  principe  tout  aboutis- 
sait à  l'empereur,  que  les  moindres  officiers  civils  et  mihtairés- 
devaient  attendre  hiérarchiquement  l'ordre  descendu  du 
trône,  et  que,  sur  le  vaste  pourtour  comme  au  (fentre  de  l'État^ 
la  parole  du  souverain  était  censée  décisive.  Mais  que  disait- 
elle,  cette  parole,  et  que  voulait-elle?  Jamais  qu'une  seule  et 
même  chose  :  de  l'argent,  et,  pourvu  qu'elle  en  obtînt,  l'inter- 
vention d'en  haut  ne  prenait  pas  souci  dç  l'administration  in- 
térieure des  provinces,  des  royaumes,  à  plus  forte  raison  des 
villes  et  des  bourgades,  qui,  organisées  sur  l'ancien  plan  mu- 
nicipal, avaient  le  droit  de  n'être  gouvernées  que  par  leur  curie.. 


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DES  RACES  HUMAINES.  271 

Ce  droit  survivait,  énervé  à  la  vérité,  parce  que  le  caprice  d'en 
haut  en  troublait  en  mille  occasions  l'exercice ,  mais  il  existait 
seul,  privé  de  bien  des  avantages  et  offrant  tous  les  inconvé- 
nients de  l'esprit  de  clocher. 

Les  écrivains  démocratiques  font  grand  éclat  du  titre  de  ci- 
toyen romain  conféré  à  l'univers  entier  par  Antonin  Caracalla. 
J'en  suis  moins  enthousiaste.  La  plus  belle  prérogative  n'a  de 
valeur  que  lorsqu'elle  n'est  pas  prodiguée.  Quand  tout  le 
monde  est  illustre,  personne  ne  l'est  plus,  et  ce  fut  ainsi  qu'il 
en  advint  à  la  cohue  innombrable  des  citoyens  provinciaux  (1). 

Tous  ils  furent  astreints  à  payer  l'impôt,  tous  ils  devinrent 
passibles  des  peines  que  la  jurisprudence  impériale  appliquait; 
et,  sans  souci  de  ce  qu'eût  pensé  de  cette  innovation  le  civis 
romanus  d'autrefois,  on  les  soumettait  à  la  torture  quand  s'en 
présentait  la  moindre  tentation  juridique.  Saint  Paul  avait  dû 
à  sa  qualité  civique  réclamée  à  propos  un  traitement  d'hon- 
neur-, mais  les  confesseurs,  les  vierges  de  la  primitive  Église, 
bien  que  décorés  du  droit  de  cité ,  n'en  étaient  pas  moins  me- 
nés en  esclaves.  C'était  désormais  l'usage  commun.  L'édit  de 
nivellement  put  donc  plaire  un  jour  aux  sujets,  en  leur  mon- 
trant abaissés  ceux  qu'ils  enviaient  naguère;  mais,  pour  eux, 
il  ne  les  releva  pas  :  ce  fut  simplement  une  grande  prérogative 
abolie  et  jetée  à  l'eau  (2). 

Et  quant  aux  sénats  municipaux,  maîtres,  soi-disant,  d'admi- 
nistrer leurs  villes  suivant  l'opinion*  de  la  localité,  leur  félicité 
n'était  pas  non  plus  si  grande  qu'on  le  donne  à  croire  (3).  Je 

(1)  Rien  ne  fut  changé  par  la  constitution  de  Caracalla  dans  le  mode 
d'administration  des  villes,  aucun  avantage  nouveau  ne  fut  introduit ^ 
et  Savigny  n*y  aperçoit  qu'une  simple  évolution  de  l'état  personnel  des 
gouvernés.  {Geschichte  des  rœmischen  Rechtesim  Mittelalter,  t.I,  p.  63.) 

(2)  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  voir  ce  que  dit  Suétone  de  l'admi- 
nistration financière  de  Vespasien.  (Fesp.,  16.) 

(3)  Consulter,  sur  l'organisation  municipale  pendant  l'époque  impé- 
riale, YHistoire  du  droit  municipal  en  France,  par  M.  Raynouard, 
Paris,  1829,  2  vol.  in-S®,  et  YHistoire  critique  du  pouvoir  municipal  en 
France,  par  C.  Leber,  Paris,  1829,  in-8°.  —  Bien  que  spécialement  des- 
tinés à  l'examen  des  institutions  gallo-romaines,  ces  deux  ouvrages 
renferment  un  grand  nombre  d'observations  générales.  M.  Raynouard^ 

16 


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278  DE  l'inégalité 

veux  que,  dans  les  petites  affaires,  leur  action  demeurât  assez 
libre.  Il  ne  faut  pas  l'oublier,  aussitôt  qu'il  s'agissait  des  de- 
mandes du  fisc,  plus  de  délibération,  pas  de' raisonnements, 
bourse  déliée  !  Or  ces  demandes  étaient  fréquentes  et  peu  dis- 
crètes (1).  Pour  quelques  empereurs  qui,  dans  un  long  princi- 
pat,  trouvèrent  le  loisir  de  régler  leur  appétit,  combien  n'en 
vit-on  pas  davantage  qui,  pressés  de  s'asseoir  à  la  table  du 
monde,  n'eurent  que  le  temps  d'y  dévorer  ce  que  leurs  mains 
purent  saisir?  Et  encore,  parmi  les  princes  favorisés  d'un  beau 
règne ,  combien  y  en  eut-il  que  des  guerres  presque  incessan- 
tes ne.  forcèrent  pas  de  dévorer  la  substance  de  leurs  peuples? 
Et  enfin,  parmi  les  pacifiques,  combien  encore  en  peut-on 
citer  dont  les  plus  belles  années  ne  se  soient  passées  à  diriger 
les  meilleures  ressources  de  l'empire  contre  les  flots  d'usurpa- 
teurs sans  cesse  renaissants,  qui,  de  leur  côté,  emportaient  aux 
villes  tout  ce  qui  était  à  prendre?  Le  fisc  ne  fut  donc  presque 
jamais,  excepté  sous  les  Antonihs,  en  disposition  de  ménager 
ses  exigences;  et  ainsi  les  magistrats  municipaux  avaient  pour 

homme  de  cabinet  et  d'origine  provençale,  est  un  admirateur  enthou- 
siaste des  idées  et  des  procédés  romains.  M.  Leber,  érudit  d'un  im- 
mense savoir,  mais  en  même  temps  administrateur  pratique,  et  né 
dans  une  province  moins  complètement  romanisée  que  M.  Raynouard, 
est  infiniment  plus  prudent  dans  ses  éloges,  et  souvent  cette  prudence 
va  jusqu'au  blâme.  Ce  sont  deux  ouvrages  curieux,  bien  que  le  second 
soit  supérieur  au  premier.  J'en  ai  beaucoup  usé  dans  ces  pages  ;  mais 
comme,  malheureusement,  je  ne  les  ai  pas  sous  les  yeux,  je  suis  ré- 
duit à  citer  de  souvenir.  —  Savigny,  Geschichte  des  rœmischen  Rechtes 
im  Mittelalter,  in-8»,  Heidelberg,  1815,  1. 1,  p.  18  et  pass. 

(1)  Je  n'oserais  ici  me  montrer  aussi  sévère,  quoique  je  puisse  le 
sembler  beaucoup,  qu'un  écrivain  dont  le  secours  m'était  assez  inat- 
tendu dans  une  lutte  contre  des  opinions  dont  M.  Amédée  Thierry  est 
le  principal  propagateur.  Je  vais  me  couvrir  de  son  autorité  bien  puis- 
sante en  cette  rencontre.  Voici  ce  qu'il  dit  :  «  Sous  le  prétexte  humain 
«  de  gratifier  le  monde  d'un  titre  flatteur,  un  Antonin  appela  dans  ses 
«  édits  du  nom  de  citoyens  romains  les  tributaires  de  l'empire  romain, 
«  ces  hommes  qu'un  consul  pouvait  légalement  torturer,  battre  de 
«  coups,  écraser  de  corvées  et  d'impôts.  Ainsi  fut  démentie  la  puis- 
«  sance  de  ce  titre  autrefois  inviolable,  et  devant  lequel  s'arrêtait  la 
«  tyrannie  la  plus  éhontée  ;  ainsi  périt  ce  vieux  cri  de  sauvegarde  qui 
«  faisait  reculer  les  bourreaux  :  Je  suis  citoyen  romain.  »  (Augustin 
Thierry,  Dix  ans  d'études  historiques,  in-12,  Paris,  1846,  p.  188.) 


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DES   BACES   HUMAINES.  279^^ 

principale  fonction,  pour  préoccupation  première,  de  jeter  de 
l'argent  dans  les  caisses  impériales,  ce  qui  ôtait  beaucoup  au 
mérite  de  leur  quasi-indépendance  sur  le  reste ,  ou  plutôt  la 
réduisait  à  néant. 

Le  décurion ,  le  sénateur,  les  vénérables  membres  de  la  cu- 
rie, comme  ils  s'intitulaient,  car  ces  gens-là,  descendus  de 
quelques  méchants  affranchis,  de  marchands  d'esclaves,  de 
vétérans  colonisés,  tranchaient  du  patricien  et  du  vieux  Qui- 
rite,  n'étaient  pas  toujours  en  mesure  de  remettre  à  l'agent 
du  fisc  la  quote-part  que  celui-ci  avait  ordre  d'exiger.  Voter 
n'était  rien,  il  fallait  percevoir,  et  quand  la  commune  était 
épuisée,  à  bout  dévoies,  ruinée,  les  citoyens  romains  qui  la 
composaient  pouvaient  sans  doute  être  bâtonnés  jusqu'à  extinc- 
tion de  force  par  les  appariteurs  et  gardes  de  police  de  la  lo- 
calité j  mais  en  espérer  des  sesterces ,  c'était  illusoire.  Alors 
l'officier  impérial,  victime  lui-même  de  ses  supérieurs,  n'hési- 
tait pas  longtemps.  Il  faisait,  à  son  tour,  appel  à  ses  propres 
licteurs,  et  demandait  sans  façon  aux  vénérables,  aux  illustres 
sénateurs  de  parfaire  sur  leurs  propres  fonds  la  somme  à  lui 
nécessaire  pour  établir  ses  comptes.  Les  illustres  sénateurs  re- 
fusaient, trouvant  l'exigence  mal  placée ,  et  aloi^,  mettant  de 
côté  tout  respect,  on  leur  infligeait  le  même  traitement,  les 
mêmes  ignominies  dont  ils  se  montraient  si  prodigues  envers 
leurs  libres  administrés  (1). 

Il  arriva  de  ce  régime  que  bientôt  les  curîales,  désabusés  sur 
les  mérites  d'une  toge  qui  ne  les  garantissait  pas  des  meurtris- 
sures, fatigués  de  siéger  dans  un  capitole  qui  ne  préservait 
pas  leurs  denaeures  des  visites  domiciliaires  et  de  la  spoliation, 
épouvantés  des  menaces  de  l'émeute  qui,  sans  se  préoccuper  de 
rechercher  les  légitimes  objets  de  sa  colère ,  se  ruait  sur  eux, 
tristes  instruments,  ces  misérables  curiales  s'accordèrent  à 
penser  que  leurs  honneurs  étaient  trop  lourds  et  qu'il  valait 

(1)  Savigny,  Geschichte  des  rœmischen  Rechtes  im  Mittelalier,  t.  I, 
p.  25.  —  Certains  dignitaires  des  curies  municipales  jouissaient  d'heu- 
reux privilèges  au  point  de  vue  des  peines  corporelles,  auxquelles  ils 
n'étaient  pas  astreints  comme  leurs  collègues;  mais,  en  revanche,  on 
était  en  droit  de  leur  imposer  de  plus  fortes  amendes.  (Ibid.,  p.  71. > 


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;280  DE  l'inégalité 

mieux  préférer  une  existence  moins  en  vue,  mais  plus  calme. 
Il  s'en  trouva  qui  émigrèrent  et  allèrent  s'établir,  simples  ci- 
toyens, dans  d'autres  villes.  Quelques-uns  entrèrent  dans  la 
milice,  et,  quand  le  christianisme  fut  devenu  religion  légale, 
l)eaucoup  se  firent  prêtres. 

Mais  ce  n'était  pas  le  compte  du  fisc.  L'empereur  rendit 
donc  des  lois  pour  dénier  aux  curiales,  sous  les  peines  les  plus 
sévères,  le  droit  d'abandonner  jamais  le  lieu  de  leurs  fonctions. 
Peut-être  était-ce  la  première  fois  que  des  malheureux  étaient 
cloués,  de  par  la  loi,  au  pilori  des  grandeurs  (1).  Puis,  de 
même  que,  pour  abaisser  et  avilir  le  sénat  de  Rome,  on  avait 
interdit  à  ses  membres  le  métier  de  la  guerre,  de  même ,  pour 
conserver  au  fisc  les  sénateurs  provinciaux  et  l'exploitation  de 
leurs  fortunes,  on  défendit  à  ceux-là  de  se  faire  soldats,  et  par 
extension  de  quitter  la  profession  de  leurs  pères,  et,  par  exten- 
sion encore,  la  même  loi  fut  appliquée  aux  autres  citoyens  de 
l'empire  ;  de  sorte  que,  par  le  plus  singulier  concours  de  con- 
venances politiques,  le  monde  romain,  qui  n'avait  plus  de  ra- 
ces différentes  à  isoler  les  unes  des  autres,  fit  ce  qu'avaient 
décrété  le  brahmanisme  et  le  sacerdoce  égyptien  ;  il  prétendit 
créer  des  castes  héréditaires,  lui ,  le  vrai  génie  de  la  confusion! 
Mais  il  est  dés  moments  où  la  nécessité  du  salut  force  les  États 
comme  les  individus  aux  plus  monstrueuses  inconséquences. 

Voilà  les  curiales  qui  ne  peuvent  être  ni  soldats,  ni  mar- 
chands, ni  grammairiens ,  ni  marins  ;  ils  ne  peuvent  être  que 

(1)  Voir,  pour  la  situation  quasi-aristocratique  de  Vordo  decurionum 
sous  les  empereurs,  Savigny,  Geschichte  des  rœmischen  Rechtes  im 
Mittelaltery  1. 1,  p.  22  et  seqq.  Au  même  lieu,  le  détail  de  la  vie  misé- 
rable du  curiale.  L'auteur  que  je  cite  est  d'avis  que  rien  ne  peut  don- 
ner une  plus  juste  idée  de  la  décomposition  intérieure  de  l'État  sous 
les  principats  chrétiens  que  les  constitutions  théodosiennes  ayant 
trait  aux  curies  municipales.  Non  seulement  les  curiales  ne  voulaient 
pas  l'être,  mais  ils  préféraient  même  le  servage,  et  il  fallait  une  loi 
pour  leur  fermer  ce  refuge.  On  en  vint  même  à  cette  étrange  ressource 
de  condamner  des  gens  poursuivis  pour  crime  à  l'état  de  décurions. 
A  la  vérité,  un  décret  impérial  restreignit  l'usage  de  cette  singulière 
pénalité  au  châtiment  des  ecclésiastiques  indignes,  et  des  militaires 
qui,  par  lâcheté,  s'étaient  soustraits  aux  ordres  de  leurs  chefs. 
<  Savigny,  loc.  cit.) 


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DES  RACES  HUMAINES.  281 

curiales,  et,  tyrannie  plus  monstrueuse  au  milieu  de  la  ferveur 
passionnée  du  christianisme  naissant,  on  vit,  au  grand  mépris 
de  la  conscience,  la  loi  empêcher  ces  misérables  d'entrer  dans 
les  ordres  sacrés,  toujours  parce  que  le  fisc,  tenant  en  eux  le 
meilleur  de  ses  gages,  ne  voulait  pas  les  lâcher  (1). 

De  pareilles  extrémités  ne  sauraient  se  produire  chez  des 
nations  où  un  génie  ethnique  un  peu  noble  souffle  encore  ses 
inspirations  aux  multitudes.  La  honte  en  retombe  tout  entière, 
non  pas  sur  les  gouvernements,  que  l'avilissement  des  peu- 
ples contraint  d'y  avoir  recours,  mais  sur  ces  peuples  dégé- 
nérés (2).  Ceux-ci  s'accommodaient  de  vivre  sous  ce  joug.  On 
connut  à  la  vérité ,  dans  le  monde  romain ,  quelques  insurrec- 
tions partielles ,  causées  par  l'excès  des  maux  ;  mais  ces  bagau- 
deries ,  stimulées  par  la  chair  en  révolte  et  ne  s'appuyant  sur 
rien  de  généreux ,  ne  furent  toujours  qu'un  surcroît  de  fléaux, 
qu'une  occasion  de  pillages,  de  massacres,  de  viols,  dlncen- 
die.  Les  majorités  n'en  apprenaient  l'explosion  qu'avec  une 
légitime  horreur,  et,  la  révolte  une  fois  étouffée  dans  le  sang, 
chacun  s'en  félicitait,  et  avait  raison  de  le  faire.  Bientôt,  n'y 
songeant  plus,  on  continuait  à  souffrir  le  plus  patiemment  pos- 

(1)  Tacite  a  pu  mettre  avec  toute  vérité  ces  mots  dans  la  bouche 
d'Arminius  :  «  Aliis  gentibus,  ignorantia  imperii  romani,  inexperta 
«  esse  supplicia,  nescia  tributa.  »  (Ann.,  1.  I,  69.) 

(2)  Au  milieu  de  ses  déclamations,  toujours  défavorables  à  la  puis- 
sance suprême,  Tacite  se  laisse  aller  une  fois  à  un  singulier  aveu.  Il 
raconte  qu'après  avoir  épié  les  délibérations  du  sénat,  Tibère  allait 
s'asseoir  dans  un  angle  du  prétoire  et  assistait  aux  jugements;  puis  il 
ajoute  :  «  Bien  des  arrêts,  par  l'effet  de  sa  présence,  furent  rendus  con- 
«  trairement  aux  intrigues,  aux  prières  des  puissants;  mais,  tandis- 
«  que-l'équité  était  sauve,  la  liberté  se  perdait.  »  (Ann.,  1, 75.)  La  liberté 
àe  quoi?  la  liberté  de  faire  pendre  l'innocent  et  de  ruiner  le  pauvre? 
Quand  une  nation  en  est  au  point  des  Romains  de  l'empire,  le  premier 
de  ses  besoins,  c'est  un  maître;  un  maître  seul  peut  lui  éviter  des 
convulsions  incessantes.  Le  génie  de  Tibère  suppléait  à  la  honteuse 
Ineptie  du  sénat  et  du  peuple;  sa  férocité  était  à  tout  le  moins  excu- 
sée par  l'abjection  sanguinaire  de  l'un  et  de  l'autre.  Ce  qu'il  tuait  va- 
lait à  peine  la  pitié,  et  il  eût  sans  doute  ménagé  davantage  des  hom- 
mes qui  n'eussent  pas  mérité  de  sa'part  cette  réflexion  empreinte  du 
plus  profond  dégoût,  et  qui  lui  échappait  chaque  fois  qu'il  sortait  du 
^énat  :  «  0  homines  ad  servitutem  paratos!  »  (Tac,  Ann.,  III,  65.) 

16. 


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282  BE  l'inégalité 

sible;  et,  comme  rien  ne  se  prend  plus  vite  que  les  mœurs  de 
la  servitude,  il  devint  bientôt  impossible  aux  gens  du  fisc  d'ob- 
tenir le  payement  des  impôts  sans  recourir  à  des  violences.  Les 
curiales  ne  tiraient  rien  de  leurs  administrés  les  plus  solvables 
qu'en  les  faisant  assommer,  et,  à  leur  tour,  ils  ne  lâchaient  guère 
que  sur  reçu  de  coups  de  verges.  Morale  particulière  très  com- 
prise en  Orient,  où  elle  forme  une  sorte  de  point  d'honneur. 
Même  en  temps  ordinaire  et  sous  des  prétextes  d'utilité  locale, 
les  curiales  en  arrivèrent  à  dépouiller  leurs  concitoyens,  et  les 
magistrats  impériaux  les  en  laissaient  libres ,  trop  heureux  de 
savoir  où  trouver  l'argent  au  jour  du  besoin. 

Jusqu'ici ,  j'ai  admis  très  bénévolement  que  les  gens  de 
l'empereur  se  tenaient  immaculés  de  la  corruption  générale  ; 
mais  la  supposition  était  gratuite.  Ces  hommes  avaient  tout 
autant  de  rapacité  que  les  anciens  proconsuls  de  la  républi- 
que. De  plus,  ils  étaient  bien  autrement  nombreux,  et,  quand 
les  provinces  épuisées  prétendaient  réclamer  auprès  du  maître 
commun,  on  peut  juger  si  la  chose  était  facile.  Tenant  l'admi- 
nistration des  postes  impériales ,  dirigeant  une  police  nom- 
breuse et  active,  ayant  seuls  le  droit  d'accorder  des  passeports, 
les  tyrans  locaux  rendaient  presque  impossible  le  départ  de 
mandataires  accusateurs.  Si  toutes  ces  précautions  préalables 
se  trouvaient  déjouées,  que  venaient  faire  dans  le  palais  du 
prince  d'obscurs  provinciaux ,  desservis  par  tous  les  amis ,  par 
les  créatures,  les  protecteurs  de  leur  ennemi?  Telle  fut  l'ad- 
ministration de  la  Rome  impériale,  et,  bien  que  je  concède 
aisément  que  tout  le  monde  y  jouissait  du  titre  de  citoyen,  que 
l'empire  était  gouverné  par  un  chef  unique ,  et  que  les  villes, 
maîtresses  de  leur  régime  intérieur,  pouvaient  s'intituler  à 
leur  gré  autonomes^  frapper  monnaie ,  se  dresser  des  statues 
et  tout  ce  qu'on  voudra ,  je  n'en  comprends  pas  davantage  le 
bien  qui  en  résultait  pour  personne  (1). 

(1)  Les  magistratures  locales  étaient,  en  principe,  dispensatrices 
suprêmes  du  droit  sur  tout  leur  territoire;  mais,  en  fait,  elles  n'exer- 
çaient que  le  jugement  en  preiùière  instance  ;  Tappel  se  faisait  aux 
officiers  impériaux,  et  même  elles  n'appliquaient  leur  juridiction  que 
dans  le  s  affaires  minimes  ne  dépassant  pas  une  certaine  somme.  Les 


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DES   RACES  HUMAINES.  283 

Le  suprême  éloge  adressé  à  ce  système  romain ,  c'est  done 
d'avoir  été  ce  qu'on  nomme  régulier  et  unitaire.  J'ai  dit  de 
quelle  régularité;  voyons  maintenant  de  quelle  unité. 

Il  ne  suffit  pas  qu'un  pays  ait  un  maître  unique  pour  que  le 
fractionnement  et  ses  inconvénients  en  soient  bannis.  A  ce  ti- , 
tre ,  l'ancienne  administration  de  la  France  aurait  été  unitaire, 
ce  qui  n'est  l'avis  de  personne.  Unitaire  également  se  fût  mon- 
tré l'empire  de  Darius ,  autre  chose  fort  contredite ,  et ,  à  ce 
prix-là, ce  qu'on  avait  connu  sous  telle  monarchie  assyrienne 
était  aussi  de  l'unité.  La  réunion  des  droits  souverains  sur  une 
seule  tête,  ce  n'est  donc  pas  assez  ;  il  faut  que  l'action  du  pou- 
voir se  répande  d'une  manière  normale  jusqu'aux  dernières 
extrémités  du  corps  politique;  qu'un  même  souffle  circule  dans 
tout  cet  être  et  le  fasse  tantôt  mouvoir,  tantôt  dormir  dans  un 
juste  repos.  Or,  quand  les  contrées  les  plus  diverses  s'adminis- 
trent chacune  d'après  les  idées  qui  leur  conviennent,  ne  relè- 
vent que  financièrement  et  militairement  d'une  autorité  loin- 
taine,  arbitraire ,  mal  renseignée,  il  n'y  a  pas  là  cohésion  vé- 
ritable, amalgame  réel.  C'est  une  concentration  approximative 
des  forces  politiques,  si  l'on  veut;  ce  n'est  pas  de  l'unité. 

Il  est  encore  une  condition  indispensable  pour  que  l'unité 
s'établisse  et  témoigne  du  mouvement  régulier  qui  est  son 
principal  mérite;  c'est  que  le  pouvoir  suprême  soit  sédentaire, 
toujours  présent  sur  un  point  désigné,  et  de  là  fasse  diverger 
sa  sollicitude,  par  des  moyens,  par  des  voies,  autant  que  pos- 
sible, uniformes,  sur  les  villes  et  les  provinces.  Alors  seulement 
les  institutions,  bonnes  ou  mauvaises,  fonctionnent  comme  une 
machine  bien  montée.  Les  ordres  circulent  avec  facilité,  et  le 
temps ,  ce  grand  et  indispensable  agent  de  tout  ce  qui  se  fai 
de  sérieux  dans  le  monde,  peut  être  calculé,  mesuré  et  em- 
ployé sans  prodigalité  inutile,  comme  aussi  sans  parcimonie 
désastreuse. 
Cette  condition  manqua  toujours  à  l'organisation  impériale. 

contestations  entre  les  cités,  entre  les  autorités  d'une  même  ville,  le 
jugement  au  criminel,  etc.,  ressortaient  des  tribunaux  du  souverain. 
(Savigny,  Geschichte  des  rœmischen  Rechtes  ira  Mittelalter,  t.  I,  p.  35 
et  seqq.) 


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284  DE   l'inégalité 

J'ai  montré  comment  la  plupart  des  maîtres  de  l'État  avaient, 
dès  le  principe ,  abandonné  Rome ,  pour  se  fixer  tantôt  à  Tex- 
trémité  méridionale  de  l'Italie ,  tantôt  dans  les  territoires  asia- 
tiques, tantôt  au  nord  des  Gaules,  tandis  que  d'autres  voya- 
gèrent pendant  toute  la  durée  de  leur  règne.  Que  pouvait  être 
une  administration  dont  les  agents  ne  savaient  où  trouver  sû- 
rement le  chef  de  qui  émanait  leur  pouvoir,  et  dont  ils  étaient 
censés  n'exécuter  que  les  ordres  ?  Si  l'empereur  s'était  cons- 
tamment tenu  à  Antioche,  il  aurait  fallu,  sans  doute,  beaucoup 
de  temps  pour  faire  parvenir  ses  instructions  aux  prétoires  de 
Cadix,  de  Trêves  ou  de  l'île  de  Bretagne;  cependant,  à  tout 
prendre ,  on  aurait  pu  calculer  sur  cet  éloignement  la  consti- 
tution de  ces  provinces  lointaines,  l'étendue  de  la  responsabilité 
accordée  aux  magistrats  pour  les  régir  et  les  défendre  :  on  serait 
parvenu  ainsi,  tant  bien  que  mal,  à  leur  donner  une  organi- 
sation régulière. 

Mais ,  quand  un  messager  parti  de  Paris  ou  d'Italica  pour 
prendre  des  ordres,  arrivait  lentement  à  Antioche,  et  ap- 
prenait là  que  l'empereur  était  parti  pour  Alexandrie;  que,  le 
mandataire  provincial  parvenu  dans  cette  ville ,  un  nouveau 
départ  l'amenait  à  Naples,  et  pouvait  l'entraîner  au  delà  du 
Rhin  vers  les  limites  décumates,  en  quoi,  je  le  demande,  une 
telle  organisation  avait-elle  }e  caractère  unitaire  ?  L'affirmer, 
c'est  soutenir  l'absurde  ;  l'empereur  devait  laisser,  et  laissait 
en  effet,  à  l'initiative  du  préfet  et  des  généraux  une  indépen- 
dance d'action  d'où  résultaient  les  conséquences  les  plus  gra- 
ves ,  tant  pour  la  bonne  administration  du  territoire  que  pour 
les  plus  hautes  questions,  l'hérédité  impériale,  par  exemple. 

Si  le  gouvernement  avait  été  unitaire ,  ses  forces  vives  étant 
rassemblées  autour  du  trône,  c'eût  été  à  la  cour  même  du 
prince  décédé  que  la  capacité  de  succession  aurait  été  débat- 
tue ;  il  n'en  était  nullement  ainsi.  Quand  l'empereur  mourait 
en  Asie,  son  héritier  se  révélait  parfaitement  en  ïllyrie,  en 
Afrique  ou  dans  l'île  de  Bretagne ,  suivant  que ,  dans  l'une  ou 
l'autre  de  ces  provinces ,  il  s'improvisait  un  souverain  qui  avait 
su  rattacher  à  sa  cause  plus  d'intérêts,  et  qui  ainsi  jouissait 
d'un  pouvoir  plus  étendu.  Chaque  grande  circonscription  de 


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DES  BACES  HUMAINES.  285 

rÉtat  possédait  dans  sa  ville  priacipale  une  cour  en  miniature 
où  le  pouvoir,  tout  délégué  qu'il  fût ,  prenait  les  allures  d'une 
autorité  suprême  et  absolue ,  disposait  de  tout  en  conséquence, 
et  interprétait  les  lois  mêmes,  allant  jusqu'à  confisquer  l'impôt, 
-sans  souci  du  trésor.  Je  ne  nie  pas  que  la  foudre  du  dieu  mor- 
tel ,  du  héros  souverain ,  n'éclatât  quelquefois  sur  la  tête  des 
audacieux  ;  pourtant ,  dans  la  plupart  des  cas ,  ce  n'était  qu'a- 
près une  longue  tolérance  d'où  naissait  l'excuse  de  l'abus. 
D'ailleurs,  il  n'était  pas  extrêmement  rare  que  le  magistrat 
récalcitrant,  renvoyant  la  foudre  d'où  elle  était  partie  et  se 
déclarant  empereur  lui-même ,  ne  démontrât  le  ridicule  de  ce 
fantôme  d'unité  monarchique  qui  cherchait,  sans  y  parvenir, 
à  embrasser  et  à  féconder  un  monde  soumis  par  son  seul  ac- 
cablement. Ainsi,  je  ne  saurais  rien  accorder  de  tout  ce  qu'on 
réclame  désormais  de  sympathie  théorique  et  de  louanges  pour 
l'époque  impériale.  Je  me  borne  à  être  exact  ;  c'est  pourquoi 
je  termine  en  avouant  que,  si  le  régime  inauguré  par  Auguste 
ne  fut  en  lui-même  ni  beau,  ni  fécond,  ni  louable,  il  eut  un 
genre  de  supériorité  bien  préférable  encore  :  c'est  qu'en  face 
des  populations  multiples  tombées  au  pouvoir  des  aigles,  il 
était  le  seul  possible.  Tous  les  efforts ,  il  les  fit  pour  gouverner 
avec  raison  et  honneur  les  masses  qui  lui  étaient  confiées.  Il 
échoua.  La  faute  n'en  fut  pas  à  lui  :  qu'elle  retombe  sur  ces 
populations  elles-mêmes. 

Si  le  gouvernement  fiit  sa  religion  d'une  formule  théologique 
sans  valeur,  d'un  mot  complètement  vide  de  sens,  je  l'en  absous. 
Il  y  avait  été  contraint  par  la  nécessité  de  rester  impartial  en- 
tre mille  croyances.  Si ,  abolissant  dans  ses  tribunaux  d'appel 
les  législations  locales,  il  leur  substitua  une  jurisprudence 
éclectique  dont  les  trois  bases  étaient  la  servilité,  l'athéisme  et 
l'équité  approximative,  c'est  qu'il  s'était  senti  dominé  parla 
même  nécessité  de  nivellement.  S'il  avait,  enfin,  soumis  ses 
procédés  d'administration  à  une  balance  compliquée ,  relâchée, 
mal  équilibrée  entre  la  mollesse  et  la  violence ,  c'est  que ,  dans 
l'intelligence  des  masses  sujettes ,  il  n'avait  pas  trouvé  de  se- 
cours pour  étayer  un  régime  plus  noble.  Nulle  part  n'existait 
désormais  la  moindre  trace  d'aucune  compréhension  des  de- 


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286  DE  l'inégalité 

voirs  sérieux.  Les  gouvernés  n'étaient  engagés  à  rien  avec  les 
gouvernants  :  faut-il  donc  accuser  le  chef,  la  tête  de  Fempire, 
de  l'impuissance  du  corps  (1)?  Ses  défauts,  ses  vices,  ses  fai- 
blesses, ses  cruautés,  ses  oppressions ,  ses  défaillances ,  iet,  de 
nouveau,  ses  enivrements  furieux  de  domination,  ses  efforts 
insensés  pour  faire  descendre  le  ciel  sur  la  terre ,  et  le  mettre 
sous  les  pieds  de  son  pouvoir  que  personne  n'imaginait  jamais 
assez  énorme,  assez  divinisé,  entouré  d'assez  de  prestige, 
assez  obéi,  qui,  avec  tout  cela,  ne  pouvait  parvenir  à  se  don- 
ner simplement  l'hérédité,  toutes  ces  folies  ne  provenaient 
d'autre  chose  que  de  l'épouvantable  anai'chie  ethnique  domi- 
nant cette  société  de  décombres. 

Les  mots  sont  aussi  impuissants  à  la  rendre  que  la  pensée,  à 
se  la  figurer.  Essayons  pourtant  d'en  prendre  une  idée  en  ré- 
capitulant à  grands  traits  les  principaux,  seulement  les  princi- 
paux alliages  auxquels  avaient  abouti  les  décadences  assyrienne, 
égyptienne,  grecque,  celtique,  carthaginoise,  étrusque,  et  les 
colonisations  de  l'Espagne,  de  la  Gaule  et  de  l'Illyrie  ;  car  c'est 
bien  de  tous  ces  détritus  que  l'empire  romain  était  formé. 
Qu'on  se  rappelle  que  dans  chacun  des  centres  que  j'indique 
il  y  avait  déjà  des  fusions  presque  innombrables.  Qu'on  ne 
perde  pas  de  vue  que,  si  la  première  alliance  du  noir  et  du  blanc 
atait  donné  le  type  chamitique,  l'individualité  de^  Sémites, 
des  plus  anciens  Sémites,  avait  résulté  de  ce  triple  hymen  noir, 
blanc  et  encore  blanc,  d'où  était  sortie  une  race  spéciale  ;  que 
cette  race,  prenant  un  autre  apport  d'éléments  noir,  ou  blanc, 
ou  jaune,  s'était,  dans  la  partie  atteinte,  modifiée  de  manière 
à  former  une  nouvelle  combinaison.  Ainsi  à  l'infini;  de  sorte 
que  l'espèce  humaine,  soumise  à  une  telle  variabilité  de  combi- 
naisons, ne  s'était  plus  trouvée  séparée  en  catégories  distinctes. 
Elle  l'était  désormais  par  groupes  juxtaposés,  dont  l'économie 

(1)  c.  Toute  nation  a  le  gouvernement  qu'elle  mérite.  De  longues  ré- 
«  flexions  et  une  longue  expérience,  payée  bien  cher,  m'ont  convaincu 
«  de  ceUe  vérité  comme  d'une  proposition  de  mathématiques.  Toute 
«  loi  est  donc  inutile  et  même  funeste  (quelque  excellente  qu'elle 
«  puisse  être  en  elle-même),  si  la  nation  n'est  pas  digne  de  la  loi  et 
«  faite  pour  la  loi.  »  (Le  comte  de  Maistre,  Lettres  et  opuscules  in- 
édits, t.  I,  p.  215.) 


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DES  RACES  HUMAINES.  287 

se  dérangeait  à  chaque  instant,  et  qui,  changeant  sans  cesse 
de  conformation  physique ,  d'instincts  moraux  et  d'aptitudes, 
présentaient  un  vaste  égrenage  d'individus  qu'aucun  sentiment 
commun  ne  pouvait  plus  réunir,  et  que  la  violence  seule  par- 
venait à  faire  marcher  d'un  même  pas  (1).  J'ai  appliqué  à  la 
période  impériale  le  nom  de  sémitique.  II  ne  faut  pas  prendre 
ce  mot  comme  indiquant  une  variété  humaine  identique  à  celle 
qui  résulta  des  anciens  mélanges  chaldéens  et  chamites.  J'ai 
seulement  prétendu  indiquer  que ,  dans  les  multitudes  répan- 
dues avec  la  fortune  de  Rome  sur  toutes  les  contrées  soumises 
aux  Césars ,  la  majeure  partie  était  affectée  d'un  alliage  plus 
ou  moins  grand  de  sang  noir,  et  représentait  ainsi ,  à  des  de- 
grés infinis,  une  combinaison,  non  pas  équivalente,  mais  analo- 
gue à  la  fusion  sémitique.  Il  serait  impossible  de  trouver  assez 
de  noms  pour  en  marquer  les  nuances  innombrables  et  douées 
pourtant,  chacune,  d'une  individualité  propre  que  l'instabilité 
des  aUiances  combinait  à  tout  moment  avec  quelque  autre. 
Cependant,  comme  l'élément  noir  se  présentait  en  plus  grande 
abondance  dans  la  plupart  de  ces  produits,  certaines  des  apti- 
tudes fondamentales  de  Tespèce  mélanienne  dominaient  le 
monde,  et  l'on  sait  que,  si,  contenues  dans  de  certaines  limites 
d'intensité,  et  appariées  avec  des  qualités  blanches,  elles  ser- 
vent au  développement  des  arts  et  aux  perfectionnements  in- 
tellectuels de  la  vie  sociale,  elles  se  montrent  peu  favorables  à 
la  solidité  d'une  civilisation  sérieuse. 

(1)  Dans  ce  pêle-mêle  les  éléments  septentrionaux  étaient  moins  nom- 
breux sans  doute  que  ceux  qui  provenaient  des  régions  méridionale?. 
Ils  méritent  pourtant  d'être  remarqués  plus  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'ici. 
Beaucoup  d'esclaves  de  race  wende  étaient  répandus  en  Italie  comme 
en  Grèce  bien  avant  le  dernier  siècle  de  la  république.  Les  noms 
donnés  aux  personnages  serviles  par  les  poètes  de  la  nouvelle  comé- 
die et  par  l'école  latine  de  Plante  et  de  Térence  en  font  foi.  On  peut 
aussi  attribuer  à  des  Slaves  romanisés  certaines  inscriptions,  gravées 
sur  des  tombes  ou  sur  des  instruments,  que  Mommsen  et  Lepsius  ont 
citées  et  que  M.  Wolanski  a  interprétées  d'une  manière  exacte  par  le 
slave.  Je  crois  seulement  que  Mommsen,  comme  M.  Wolanski,  attribue 
une  antiquité  beaucoup  trop  haute  à  ces  monuments  d'ailleurs  cu- 
rieux en  eux-mêmes.  —  Voir  Mommsen,  Die  unter-italischen  DialeMe^ 
«t  Wolanski,  Schriftdenkmale  der  Slawen. 


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288  DE  L  INEGALITE 

Mais  régrenage  des  races  n'aboutissait  pas  uniquement  à 
rendre  impossible  un  gouvernement  régulier,  en  détruisant  les^ 
instincts  et  les  aptitudes  générales  d'où  seulement  résulte  la 
stabilité  des  institutions  ;  cet  état  de  choses  attaquait  encore, 
d'une  autre  façon,  la  santé  normale  du  corps  social  en  faisant 
éclore  une  foule  d'individualités  pourvues  fortuitement  de  trop^ 
de  forces,  et  exerçant  une  action  fimeste  sur  l'ensemble  des 
groupes  dont  elles  faisaient  partie.  Comment  la  société  serait- 
elle  restée  assise  et  tranquille  quand,  à  tout  instant,  quelque 
combinaison  des  éléments  ethniques  en  perpétuelle  pérégrina- 
tion et  fusion  créait  en  haut,  en  bas,  au  milieu  de  Féchelle,  et 
plus  souvent  en  bas  qu'ailleurs ,  parce  que  là  il  y  a  plus  de 
place  pour  les  appariements  de  hasard ,  des  individualités  qui 
naissaient  armées  de  facultés  assez  puissantes  pour  agir,  cha- 
cune dans  un  sens  différent,  sur  leurs  voisins  et  leurs  contem- 
porains? 

Dans  les  époques  où  les  races  nationales  se  combinent  har- 
monieusement, les  hommes  de  talent  jettent  un  plus  vif  éclat 
parce  qu'ils  sont  plus  rares,  et  ils  sont  plus  rares  parce  que,  ne 
pouvant,  issus  qu'ils  sont  d'une  masse  homogène ,  que  repro- 
duire des  aptitudes  et  des  instincts  très  répandus  autour 
d'eux,  leur  distinction  ne  vient  pas  du  disparate  de  leurs  fa- 
cultés avec  celles  des  autres  hommes ,  mais  bien  de  l'opulence 
plus  grande  dans  laquelle  ils  possèdent  les  mérites  généraux. 
Ces  créatures-là  sont  donc  bien  réellement  grandes,  et,  comme 
leur  pouvoir  supérieur  ne  consiste  qu'à  mieux  démêler  les 
voies  naturelles  du  peuple  qui  les  entoure,  elles  sont  comprises,, 
elles  sont  suivies  et  font  faire,  non  pas  des  phrases  brillantes, 
non  pas  même  toujours  de  très  illustres  choses,  mais  des 
choses  utiles  à  leur  groupe.  Le  résultat  de  cette  «oncordanue 
parfaite,  intime,  du  génie  ethnique  d'un  homme  supérieur  avec 
celui  de  la  race  qu'il  guide,  se  manifeste  par  ceci,  que,  si  le 
peuple  est  encore  dans  Fâge  héroïque,  le  chef  se  confond  plus 
tard,  pour  les  annalistes,  avec  la  population,  ou  bien  la  po- 
pulation avec  le  chef  (1).  C'est  ainsi  que  l'on  parle  de  FHer- 

(1)  Ainsi  les  récits  mythologiques  de  la  Grèce  parlent  des  exploits^ 

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DES   RACES  HUMAINBS.  289 

Cille  Tyrien  seul  sans  mentionner  les  compagnons  de  ses  voya- 
ges, et,  au  rebours,  dans  les  grandes  migrations,  on  a  oublié 
généralement  le  nom  du  guide  pour  ne  se  souvenir  que  de 
celui  des  masses  conduites.  Puis,  lorsque  la  lumière  de  Tbis- 
toire,  devenue  trop  intense,  empêche  de  telles  confusions, 
on  a  toujours  bien  de  la  peine  à  distinguer,  dans  les  actions 
et  les  succès  d'un  souverain  éminent,  ce  qui  constitue  son 
œuvre  personnelle  de  ce  qui  appartient  à  l'intelligence  de  sa 
nation. 

A  de  pareils  moments  de  la  vie  des  sociétés,  il  est  très  diffi- 
cile d'être  un  grand  homme,  puisqu'il  n'y  a  pas  moyen  d'être 
un  homme  étrange.  L'homogénéité  du  sang  s'y  oppose,  et  pour 
se  distinguer  du  vulgaire  il  faut,  non  pas  être  autrement  fait 
que  lui,  mais,  au  contraire,  en  lui  ressemblant ,  dépasser  tou- 
tes ses  proportions.  Quand  on  n'est  pas  très  grand,  on  se  perd 
toujours  plus  ou  moins  dans  la  multitude ,  et  les  médiocrités 
ne  sont  pas  remarquées ,  puisqu'elles  ne  font  que  reproduire 
un  peu  mieux  la  physionomie  commune.  Ainsi  les  hommes 
d'élite  demeurent  isolés ,  comme  le  sont  des  arbres  de  haute 
futaie  au  milieu  d'un  taillis.  La  postérité,  les  découvrant  de 
loin  dans  leur  stature  immense,  les  admire  plus  qu'elle  ne  fait 
leurs  analogues  à  des  époques  où  les  principes  ethniques  trop 
nombreux  et  mal  amalgamés  font  sortir  la  puissance  indivi- 
duelle de  faits  complètement  différents. 

Dans  ces  derniers  cas,  ce  n'est  plus  uniquement  parce  qu'un 
homme  a  des  facultés  supérieures  qu'il  peut  être  déclaré  grand. 
Il  n'existe  plus  de  niveau  ordinaire  ;  les  masses  n'ont  plus  une 
manière  uniforme  de  voir  et  de  sentir.  C'est  donc  tantôt  parce 
que  cet  homme  a  saisi  un  côté  saillant  des  besoins  de  son 
temps,  ou  bien  même  parce  qull  a  pris  son  époque  à  rebours, 
qu'il  se  rend  glorieux.  Dans  la  première  alternative,  je  recou- 

d'Hercule  sans  jamais  mentionner  ses  compagnons,  et  les  chefs  de  dif- 
férents peuples  voyageurs  ne  sont  autres  que  la  personnification  des 
nations  elles-mêmes;  Leck  ou  Tschek,  suivant  les  légendes,  a  dirigé 
les  exploits  des  Lecks,  Suap  ceux  des  Souabes,  Saxneat  ceux  des 
Saxons,  Francus  ceux  des  Franks,  etc.  (Schaffarik,,  Slawische  A  lier- 
ihûmer,  t.  I,  p.  23o.) 

BACES  HUMAINES.  —  T.  II,  17 


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290  ,DE   L  INEGALITE 

nais  César;  dans  la  seconde,  Sylla  ou  Julien.  Puis,  à  la  faveur 
d'une  situation  ethnique  bien  composite ,  des  myriades  de  nuan- 
ces se  développent  au  sein  des  instincts  et  des  facultés  hu- 
maines ;  de  chacun  des  groupes  formant  les  masses ,  sort  néces- 
sairement une  supériorité  quelconque.  Dans  l'état  homogène, 
le  nombre  des  hommes  remarqués  était  restreint;  ici,  au  sein 
d'une  société  formée  de  disparates ,  ce  nombre  se  montre  tout 
à  coup  très  considérable,  bigarré  de  mille  manières,  et  de- 
puis le  grand  guerrier  qui  étend  les  bornes  d'un  empire  jus- 
qu'au joueur  de  violon  qui  réussit  à  faire  grincer  d'une  manière 
acceptable  deux  notes  jusque-là  ennemies,  des  légions  de  gens 
acquièrent  la  renommée.  Toute  cette  cohue  s'élance  au-dessus 
des  multitudes  en  perpétuelle  fermentation ,  les  tire  à  droite, 
les  tire  à  gauche,  abuse  de  leur  impossibilité  fatalement  acquise 
de  discerner  le  vrai,  même  d'avoir  une  vérité  au-dessus  d'elles, 
et  fait  pulluler  les  causes  de  désordre.  C'est  en  vain  que  les 
supériorités  sérieuses  s'efforcent  de  remédier  au  mal  :  ou  bien 
elles  s'éteignent  dans  la  lutte,  ou  bien  elles  ne  parviennent,  au 
prix  d'efforts  surhumains,  qu'à  bâtir  une  digue  momentanée. 
A  peine  ont-elles  quitté  la  place  que  le  flot  se  désenchaîne  et 
emporte  leur  ouvrage. 

Dans  la  Rome  sémitique,  les  natures  grandioses  ne  manquè- 
rent pas.  Tibère  savait,  pouvait,  voulait  et  faisait.  Yespasien, 
Marc-Aurèle,  Trajan,  Adrien ,  je  compterais  en  foule  les  Césars 
dignes  de  la  pourpre,  mais  tous,  et  le  grand  Septirae  Sévère 
lui-même,  se  reconnurent  impuissants  à  guérir  le  mal  incura- 
ble et  rongeur  d'une  multitude  incohérente ,  sans  instincts  ni 
penchants  définis ,  rebelle  à  se  laisser  diriger  longtemps  vers 
le  même  but,  et  pourtant  affamée  de  direction.  Trop  imbécile 
pour  rien  comprendre  d'elle-même,  et  d'ailleurs  empoisonnée 
par  les  succès  des  coryphées  infimes  qui ,  se  faisant  un  public 
d'abord,  un  parti  ensuite,  arrivaient  à  la  fin  où  il  plaisait  au 
ciel  :  plusieurs  àd'éminents  emplois,  le  plus  grand  nombre  à 
la  plantureuse  opulence  des  délateurs ,  pas  assez  à  l'échafaud. 
Il  faut  encore  distinguer  dans  ces  supériorités  subalternes  deux 
classes  exerçant  une  action  fort  différente  :  Tune  suivait  la  car- 
rière civile,  l'autre  prenait  la  casaque  militaire,  et  entrait  dans 


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DES  RACES  HUMAINES.  291 

les  camps.  Je  ne  saurais  faire  de  celle-là ,  au  point  de  vue  so- 
cial, que  des  éloges  (1). 

En  effet,  la  nécessité  unique,  pour  me  servir  de  l'expression 
d'un  antique  chant  des  Celtes  (2) ,  n'admet  pour  les  armées 
qu'un  seul  mode  d'organisation,  le  classement  hiérarchique  et 
l'obéissance.  Dans  quelque  état  d'anarchie  ethnique  que  se 
trouve  un  corps  social,  dès  qu'une  armée  existe,  il  faut  sans 
biaiser  lui  laisser  cette  règle  invariable.  Pour  ce  qui  concerne 
le  reste  de  l'organisme  politique,  tout  peut  être  en  question. 
On  y  doutera  de  tout;  on  essayera,  raillera,  conspuera  tout; 
mais,  quant  à  l'armée,  elle  restera  isolée  au  milieu  de  l'État, 
peut-être  mauvaise  quant  à  son  but  principal,  mais  toujours  plus 
énergique  que  son  entourage,  immobile,  comme  un  peuple 
facticement  homogène.  Un  jour,  elle  sera  la  seule  partie  saine 
et  partant  agissante  de  la  nation  (3).  C'est  dire  qu'après  beau- 
coup de  mouvement,  de  cris,  de  plaintes,  de  chants  de  triom- 
phe étouffés  bientôt  sous  les  débris  de  l'édifice  légal,  qui,  sans 
cesse  relevé ,  sans  cesse  s'écroule ,  l'armée  finit  par  éclipser  le 
reste,  et  que  les  masses  peuvent  se  croire  encore  quelquefois 


(4)  On  m'objectera  les  perturbations  que  les  révoltes  militaires 
amenèrent  souvent  dans  l'empire.  Je  répondrai  que  l'armée,  pouvant 
tout,  abusa  souvent,  et  que  c'est  là  un  inconvénient  de  l'omnipotence; 
mais  je  renvoie  au  spectacle  même  de  ces  commotions,  par  exemple, 
aux  luttes  sanglantes  des  légions  de  Germanie  contre  les  Flaviens  dans 
Rome,  pour  qu'on  ait  à  se  convaincre  que  les  soldats  étaient,  malgré 
leur  brutalité,  bien  supérieurs  en  toute  manière  à  la  population  civile. 
Je  n'en  veux  pour  gage  que  leur  bizaiTe  fidélité  à  Vitellius.  (Tac, 
HisL,  III.) 

(2)  La  Villemarqué,  Chants  populaires  de  la  Bretagne,  t.  I,  p.  i. 

(3)  Toutefois  l'armée  n'aura  de  mérite  réel ,  outre  une  plus  grande 
subordination ,  ce  qui  est,  après  tout,  une  valeur  négative,  tout  indis- 
pensable qu'elle  soit,  que  si  elle  est  composée  de  meilleurs  éléments 
ethniques  que  le  corps  social  auquel  elle  prête  son  appui.  C'est  pré- 
cisément ce  qui  arriva  pour  les  légions  de  Rome,  ainsi  que  je  l'expose 
en  lieu  utile.  De  même,  en  notre  temps,  les  troupes  mantchoues  sont 
certainement  supérieures  aux  populations  chinoises;  mais,  comme 
elles  sont  aussi  recrutées  un  peu  trop  parmi  ces  populations,  leur 
mérite* militaire  laisse  beaucoup  à  désirer.  Ce  qu'il  y  a  d'excellent 
dans  la  loi  des  camps  ne  saurait  neutraliser  que  dans  une  certaine 
mesure  les  mauvaises  conséquences  des  mélanges. 


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292  DE  l'inégalité 

aux  temps  heureux  de  leur  vigoureuse  enfance  où  les  fonctions 
les  plus  diverses  se  réunissaient  sur  les  mêmes  têtes,  le  peuple 
étant  l'armée,  l'armée  étant  le  peuple.  Il  n'y  a  pas  trop  à  s'ap- 
plaudir, toutefois,  de  ces  faux  semblants  d'adolescence  au  sein 
de  la  caducité;  car,  parce  que  l'armée  vaut  mieux  que  le  reste, 
elle  a  pour  premier  devoir  de  contenir,  de  mater,  non  plus 
tes  ennemis  de  la  patrie ,  mais  ses  membres  rebelles,  qui  sont 
ks  masses. 

Dans  l'empire  romain,  les  légions  furent  ainsi  la  seule  cause 
de  salut  qui  empêchât  la  civilisation  de  s'engloutir  trop  vite  au 
milieu  des  convulsions  sans  cesse  déterminées  par  le  désordre 
ethnique.  Ce  furent  elles  seules  qui  fournirent  les  administra- 
teurs de  premier  rang ,  les  généraux  capables  do  maintenir  le 
bon  ordre,  d'étouffer  les  révoltes,  de  défendre  les  frontières, 
et,  bref,  ces  généraux  étaient  la  pépinière  d'où  sortaient  les 
empereurs,  la  plupart  assurément  moins  considérables  encore 
par  leur  dignité  que  par  leurs  talents  ou  leur  caractère.  La 
raison  en  est  transparente  et  facile  à  pénétrer.  Sortis  presque 
tous  des  rangs  inférieurs  de  la  milice,  ils  étaient,  par  la  vertu 
de  quelque  grande  qualité ,  montés  de  grade  en  grade,  avaient 
dépassé  le  niveau  commun  par  quelque  heureux  effort,  et, 
portés  aux  alentours  du  dernier  et  plus  sublime  degré,  s'étaient 
mesurés  avant  de  le  franchir  avec  des  rivaux  dignes  d'eux  et 
sortis  des  mêmes  épreuves.  Il  y  eut  des  exceptions  à  la  règle  ; 
mais  je  tiens  le  catalogue  impérial  sous  mes  yeux,  et  je  ne  me 
laisserai  pas  dire  que  la  majorité  des  noms  ne  confirme  pas  ce 
que  j'avance. 

L'armée  était  donc  non  seulement  le  dernier  refuge,  le  der- 
nier appui,  l'unique  flambeau,  l'âme  de  la  société,  c'était  elle 
encore  qui,  seule,  fournissait  les  guides  suprêmes,  et  généra- 
lement les  donnait  bons.  Par  l'excellence  du  principe  éternel 
sur  lequel  repose  toute  organisation  militaire,  principe  qui 
n'est  d'ailleurs  que  Timitation  imparfaite  de  cet  ordre  admira- 
ble résultant  de  l'homogénéité  des  races,  l'armée  faisait  tour- 
ner à  l'avantage  général  le  mérite  de  ses  supériorités  de  pre- 
mier rang,  et  contenait  l'action  des  autres  d'une  manière 
encore  profitable  par  Tinfluence  de  la  hiérarchie  et  de  la  disci- 


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DES  RACES   HUMAINES.  293 

pline.  Mais,  dans  l'ordre  civil,  il  en  était  tout  autrement  :  les 
choses  ne  s'y  passaient  pas  si  bien. 

Là,  un  homme,  le  premier  venu,  qu'une  combinaison  for- 
tuite des  principes  ethniques  accumulés  dans  sa  famille  rendait 
quelque  peu  supérieur  à  son  père  et  à  ses  voisins,  se  mettait 
le  plus  souvent  à  travailler  dans  un  sens  étroit  et  égoïste,  in- 
dépendant du  bien  social.  Les  professions  lettrées  étaient  na- 
turellement la  tanière  où  se  tapissaient  ces  ambitions,  car  là, 
pour  captiver  l'attention  et  agiter  le  monde,  il  n'est  besoin  que 
d'une  feuille  de  papier,  d'un  cornet  d'encre  et  d'un  médiocre 
bagage  d'études.  Dans  une  société  forte,  un  écrivain  ou  un  ora- 
teur ne  se  mettent  pas  en  crédit  sans  être  d'une  haute  volée. 
Personne  ne  s'arrêterait  à  écouter  des  massacres,  car  tout  le 
monde  a  sur  chaque  chose  le  même  parti  pris  et  vit  dans  une 
atmosphère  intellectuelle  plus  ou  moins  délicate,  mais  toujours 
sévère.  Il  n'en  est  pas  de  même  aux  temps  des  dégénérations. 
Chacun  ne  sachant  que  croire ,  ni  que  penser,  ni  qu'admirer, 
écoute  volontiers  celui  qui  Tinterpelle ,  et  ce  n'est  plus  même 
ce  que  dit  Thistrion  qui  plaît,  c'est  comme  il  le  dit,  et  non  pas 
s'il  le  dit  bien,  mais  s'il  le  présente  d'une  manière  nouvelle,  et 
pas  même  nouvelle,  mais  bizarre,  et  pas  toujours  bizarre,  seu- 
lement inattendue.  De  sorte  que,  pour  obtenir  les  bénéfices 
du  mérite ,  il  n'est  pas  nécessaire  d'en  avoir,  il  suffît  de  l'affir- 
mer, tant  on  a  affaire  à  des  esprits  appauvris,  engourdis,  dé- 
pravés, hébétés. 

A  Rome,  depuis  des  siècles  et  à  l'image  de  la  Grèce  crou- 
pissante, elle  aussi,  dans  la  période  sémitique,  la  carrière  de 
tout  adolescent  sans  fortune  et  sans  courage  était  celle  du 
grammairien.  Le  métier  consistait  à  composer  des  pièces  de 
vers  pour  les  riches,  à  faire  des  lectures  publiques,  à  prêter  sa 
plume  aux  factums,  aux  pétitions^  aux  mémoires  destinés  aux 
curiales,  voire  aux  préfets  des  provinces.  Les  téméraires  ris- 
quaient des  libelles,  au  risque  de  voir  quelque  jour  leur  dos 
et  leur  muse  ressentir  la  mauvaise  humeur  d'un  tribunal  peu 
littéraire  (1).  Beaucoup  encore  se  faisaient  délateurs.  La  plu- 

(1)  Suet. ,  Dow. ,  8  :  o  Scripta  famosa,  vulgoque  édita,  quibus  pri- 


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294  DE  l'inégalité 

part  de  ces  grammairiens  menaient  la  vie  d'Encolpe  et  d*As- 
€ylte,  héros  débraillés  du  roman  de  Pétrone.  On  les  rencon- 
trait dans  les  bains  publics,  pérorant  sous  les  colonnades  (1), 
chez  les  personnes  qui  donnaient  à  souper,  et  plus  régulière- 
ment dans  les  maisons  de  débauche ,  dont  ils  étaient  les  hôtes 
habituels  et  souvent  les  introducteurs.  Ils  menaient  cette  vie 
capricieuse  et  déboutée  que  l'euphémisme  moderne  appelle  la 
vie  d'artiste  ou  de  bohème  (2).  Ils  s'introduisaient  dans  les  fa- 
milles opulentes  à  titre  de  précepteurs ,  et  n'y  donnaient  pas 
toujours  à  leurs  élèves  les  meilleures  leçons  de  morale  (3). 

Plus  tard,  ceux  qui  ne  s'arrêtaient  pas  aux  débuts  de  cette 
existence  de  fantaisie,  soit  plus  heureux,  soit  plus  habiles, 
devenaient  professeurs  publics,  rhéteurs  patentés  dans  quel- 
que municipe  (4).  Alors  ils  se  gourmaient  en  fonctionnaires,  et 
ajoutaient  un  commentaire  de  leur  façon  aux  milliers  de  glo- 
ses déjà  publiées  sur  les  auteurs.  De  cette  catégorie  sortaient 
les  simples  pédants  ;  ceux-là  se  mariaient  et  tenaient  leur  place 
au  sein  de  la  bourgeoisie.  Mais  le  plus  grand  nombre  ne  se 
faisait  pas  jour  dans  ces  fonctions  laborieuses  et  enviées,  bien 
que  modestes  ;  il  fallait  donc  continuer  à  vivre  en  dehors  des 
classifications  sociales.  Avocats,  rien  ne  distinguait  les  débu- 

«  mores  viri  ac  feminse  nptabantur,  abolevit  non  sine  auctorum 
«  ignominia.  » 

(1)  Bormanni,  T.  Petron. ,  Satyr.,  VI  :  «  Ingens  scholasticorum  turba 
«  in  porticum  venit.  » 

(2)  Ibid. ,  X  :  «  Quid  ego ,  homo  stultissime ,  facere  debui ,  quum  famé 
«  morerer?...  multo  me  turpior  es  tu,  hercule,  qui,  ut  foris  cœnares, 
«  poetam  laudasti.  Itaque  ex  turpissima  lite  in  risum  diffusi,  pacatius 
«  ad  reliqua  secessimus.  » 

(3)  Ibid. ,  LXXXV. 

(4)  Ce  furent  les  méthodes  d'enseignement  adoptées  par  ces  éduca- 
teurs d'enfants  dont  un  personnage  de  Pétrone ,  rhéteur  lui-même,  parle 
en  ces  termes  :  «  Et  ideo  ego  adolescentulos  existimo  in  scholiis  stul- 
«  tissimos  fieri,  quia  nihil  ex  iis  qu»  in  usu  habemus  aut  audiuiit 
a  aut  vident.  Sed  piratas  cum  catenis  in  liUore  stantes  et  tyrannos 
*  edicta  scribentes  quibus  imperent  filiis,  ut  patrum  eorum  capiia 
<i  praecidant;  sed  responsa  in  pestilentia  data  ut  virgines  très  aut 
«  plures  immolentur;  sed  mellilos  verborum  globulos  el  omnia  dicta, 
«  factaque  quasi  papavere  et  sesàmo  sparsa.  »  (T.  Petronii  A,.  Sa- 
iyricon,  I.) 


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À 


DES  BACES  HUMAINES.  295 

tants  romains  des  hommes  de  même  profession  dans  tous  les 
temps  et  tous  les  pays  (1),  Ceux  qui  savaient  marquer  par  l'é- 
clat de  leur  parole  ou  la  solidité  de  leur  doctrine  sortaient  des 
barreaux  obscurs  et  pouvaient  prétendre  aux  augustes  fonc- 
tions du  prétoire.  Plus  d'un  héros  s'est  trouvé  parmi  ceux-là. 
Les  autres  se  nourrissaient  de  procès  et  gonflaient  les  basili- 
ques de  sophismes  et  d'arguties  (2).  Mais  l'avocature ,  le  pro- 
fessorat ,  le  métier  de  libelliste ,.  ce  n'était  pas  là  ce  qui  attirait 
surtout  la  foule  des  lettrés,  c'était  la  profession  de  philosophe. 
On  ne  distinguait  plus  guère,  quant  aux  mœurs,  les  différen- 
tes écoles  :  philosophe  était  l'homme  portant  barbe,  besace  et 
manteau  à  la  grecque.  Fût-il  né  dans  les  montagnes  extrêmes 
de  la  Mauritanie,  un  manteau  à  la  grecque  était  indispensable 
au  vrai  sage.  Un  tel  vêtement  donnait  infailliblement  cet  air 
capable  qui  attirait  le  respect  des  amateurs.  Du  reste,  on  était 
platonicien,  pyrrhonien,  stoïcien,  cynique  ;  on  développait  sous 
les  portiques  des  villes  les  doctrines  de  Proclus,  de  Fronton 
ou,  plus  souvent,  de  leurs  commentateurs,  aujourd'hui  ignorés, 
alors  à  la  mode,  peu  importait  ;  l'essentiel  était  de  savoir  occu- 
per les  oisifs  et  mériter  Tadmiration  du  citadin,  le  mépris  du 
soldat  (3).  La  plupart  de  ces  philosophes  étaient  des  athées 


(1)  Petron.,  Satyr.^  XV  :  «  Advocati ,  tamen,  jam  pêne  nocturni ,  qui 
«  volebant  pallium  lucrifacere ,  flagitabant,  uti  apud  se  utraque  de- 
«  ponerentur,  ac  postero  die  judex  querelam  inspiceret...  Tarn  se- 
»  questri  placebant,  et  nescio  quis  ex  concionibus,  cal  vus,  tuberosis- 
<'  simae  frontis,  qui  solebat  aliquando  et  caussas  agere,  invaserat 
«  pallium,  exhibiturunique  crastino  die  adfirmabat.  » 

(2)  Petron.,  Satyr.,  V  : 

Det  primos  versibus  annos, 
Maeoniumque  bibat  felici  pectore  fontem; 
BIox  et  Sôcratico  plenus  grege,  mutet  habenas 
Liber  et  ingentis  quatiat  magni  Demosthenis  arma. 

(3)  Petron. ,  Satyr. ,  III  :  «  Minimum  in  his  exercitationibus  doclores 
0  peccant,  qui  necesse  habent  cum  insanientibus  furere.  Nam,  nisi 
«  dixerint  quae  adolescentuli  probent,  ut  ait  Cicero,  soli  in  scholiis 
«  relinquentur;  sicut  ficU  adulatores,  quum  cœnas  divitum  captant, 
«  nihil  prius  meditantur  quam  id  quod  pulant  gratissimum  auditoribus 
«  fore  (née  enim  aliter  impetrabunt,  quod  petunt,  nisi  quasdam 
«  insidias  auribus  fecerint)  :  sic  eloquentiae  magister,  nisi,  tanquam 


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296  DE  l'jnégalité 

confirmés,  et  prêchaient  des  doctrines  qui  menaient  là,  ou  pas 
loin.  Quelques-uns,  doués  d'une  éloquence  hors  ligne,  par- 
venaient à  plaire  aux  grands  personnages ,  et ,  vivant  à  leurs 
frais ,  agissaient  sur  leurs  résolutions  ou  sur  leur  conscience. 
Beaucoup,  après  avoir  professé  qu'il  n'y  avait  pas  de  Dieu,  ne 
trouvant  pas  leur  métier  assez  lucratif,  se  faisaient  isiaques, 
ou  prêtres  de  Mithra ,  ou  desservants  d'autres  divinités  asiati- 
ques découvertes  par  eux  et  qu'ils  avaient  l'air  d'inventer.  C'é- 
tait le  goût  dominant  dans  les  hautes  classes  que  d'aller  jeter 
à  la  tête  d'idoles,  inconnues  la  veille,  des  flots  d'adoration  su- 
perstitieuse qui  ne  savaient  plus  où  se  répandre,  depuis  que  les 
cultes  réguliers  n'étaient  pas  moins  discrédités  par  la  mode  que 
les  autres  traditions  nationales.  Tous  ces  philosophes,  tous  ces 
savants,  tous  ces  rhéteurs  sémitisés  étaient  le  plus  souvent 
gens  d'esprit.  Ils  tenaient  généralement  dans  un  coin  de  leur 
cervelle  un  système  propre  à  régénérer  le  corps  social  ;  mais, 
par  un  malheur  fâcheux  et  qui  paralysait  tout,  autant  de  têtes, 
autant  d'avis ,  de  sorte  que  les  multitudes  dont  ils  rêvaient  de 
régler  la  vie  intellectuelle  se  plongeaient  de  plus  en  plus,  avec 
eux,  dans  un  chaos  inextricable. 

Puis ,  effet  naturel  de  rabaissement  des  puissances  ethniques 
et  de  l'énervement  des  races  fortes ,  les  aptitudes  littéraires  et 
artistiques  avaient  été  chaque  jour  déclinant.  Ce  qu'on  était 
contraint,  par  pauvreté,  de  considérer  comme  mérite,  de- 
venait très  misérable.  Les  poètes  ressassaient  ce  qu'avaient  dit 
et  redit  les  anciens.  Bientôt  le  suprême  talent  se  borna  à  copier 
d'aussi  près  que  possible  la  forme  de  tel  ou  tel  classique.  On 
en  arriva  à  s'extasier  sui*  les  centons.  Le  métier  poétique  en 
devint  plus  difficile.  La  palme  appartenait  à  qui  savait  com- 
poser le  plus  de  vers  possible  avec  des  hémistiches  pris  à  Vir- 
gile ou  à  Lucain.  De  théâtres,  depuis  longtemps,  plus  l'ombre. 
Les  mimes  jadis  avaient  détrôné  la  comédie  ;  les  acrobates , 
les  gladiateurs ,  les  coqs  et  les  courses  de  chars  avaient  fait 
taire  les  mimes. 


a  piscator,  eam  imposuerit  hamis  escam,  quam  scierit  appetituros. 
«  esse  pisciculos,  sine  spe  prsedae  moralur  in  scopulo.  » 


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DES   RACES   HUMAINES.  297 

La  sculpture  et  la  peinture  eurent  le  même  sort  :  ces  deux 
arts  se  dégradèrent.  D'un  public  sans  idées  il  ne  sortait  plus 
de  vrais  artistes.  Veut-on  savoir  dans  quel  genre  d'écrits  se 
réfugia  la  dernière  étincelle  de  composition  originale?  Dans 
l'histoire:  et  par  qui  fut-elle  le  mieux  écrite?  Par  des  militai- 
res. Ce  furent  des  soldats  qui,  surtout,  rédigèrent  l'Histoire 
Auguste.  En  dehors  des  camps ,  il  y  eut  aussi  sans  doute  des 
écrivains  de  génie  et  d'une  rare  élévation,  mais  ceux-là  étaient 
inspirés  par  un  sentiment  surhumain ,  illuminés  d'une  flamme 
qui  n'est  pas  terrestre  :  ce  furent  les  Pères  de  l'Église. 

On  arguera  peut-être,  des  œuvres  de  ces  grands  hommes» 
que,  malgré  ce  qui  précède,  il  était  encore  des  cœurs  fermes 
et  honnêtes  dans  l'empire.  Qui  le  nie?  Je  parle  des  multitudes, 
et  non  des  individualités.  Bien  certainement,  au  milieu  de  ces 
flots  de  misère ,  il  subsistait  encore  çà  et  là ,  nageant  dans  le 
vaste  gouffre ,  les  plus  belles  vertus,  les  plus  rares  intelligen- 
ces. Ces  mêmes  conjonctions  fortuites  d'éléments  ethniques 
dispersés  créaient,  et ,  comme  je  l'ai  remarqué  dans  le  premier 
volume  (1),  en  nombre  même  très  considérable,  les  hommes 
les  plus  respectables  par  leur  intégrité  solide,  leurs  talents 
innés  ou  acquis.  On  en  trouvait  quelques-uns  dans  les  sénats,, 
on  en  voyait  sous  la  saie  des  légionnaires ,  il  s'en  rencontrait 
à  la  cour.  L'épiscopat,  le  service  des  basiliques,  les  réunions 
monacales  en  nourrissaient  en  foule,  et  déjà  d'ailleurs  des  ban- 
des de  martyrs  avaient  certifié  de  leur  sang  que  Sodome  conte- 
nait encore  bien  des  justes. 

Je  ne  prétends  pas  contredire  cette  évidence;  mais,  je  le  de- 
mande, à  quoi  tant  de  vertus,  à  quoi  tant  démérites,  à  quoi 
tant  de  génie  servaient-ils  au  corps  social?  Pouvaient-ils  d'une 
minute  arrêter  sa  pourriture?  Non;  les  plus  nobles  esprits  ne 
convertissaient  pas  la  foule,  ne  lui  donnaient  pas  du  cœur.  Si 
les  Chrysostome  et  les  Hilaire  rappelaient  à  leurs  contemporains 
l'amour  de  la  patrie ,  c'était  de  celle  d'en  haut;  ils  ne  songeaient 
plus  à  la  misérable  terre  que  foulaient  leurs  sandales.  Assuré- 
ment on  eût  pu  dénombrer  beaucoup  de  gens  de  vertu  qui, 

(1)  Voir  tome  I". 

17. 


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298  DE  l'inégalité 

trop  persuadés  de  leur  impuissance ,  ou  bien  vivaient  de  leur 
mieux  en  sachant  s'accommoder  au  tenaps,  ou  bien,  et  c'étaient 
les  plus  noblement  inspirés ,  abandonnaient  le  monde  à  sa  dé- 
crépitude et  s'en  allaient  demander  à  la  pratique  de  l'héroïsme 
catholique  et  au  désert  le  moyen  de  se  dégager  sans  faiblesse 
d'une  société  gangrenée.  L'armée  encore  était  un  asile  pour  ces 
âmes  froissées ,  un  asile  où  l'honneur  moral  se  conservait  sous 
l'égide  fraternelle  de  l'honneur  militaire.  Il  s'y  trouva  en  abon- 
dance des  sages  qui,  le  casque  en  tête,  le  glaive  au  côté  et  la 
lance  à  la  main,  allèrent  par  cohortes,  sans  regrets,  tendre 
la  gorge  au  couteau  du  sacrifice. 

Aussi,  quoi  de  plus  ridicule  que  cette  opinion,  cependant 
consacrée ,  qui  attribue  à  l'invasion  des  barbares  du  Nord  la 
ruine  de  la  civilisation!  Ces  malheureux  barbares,  on  les  fait 
apparaître  au  v®  siècle  comme  des  monstres  en  délire  qui,  se 
précipitant  en  loups  affamés  sur  l'admirable  organisation  ro- 
maine ,  la  déchirent  pour  déchirer,  la  brisent  pour  briser,  la 
ruinent  uniquement  pour  faire  des  décombres! 

Mais ,  en  acceptant  même ,  fait  aussi  faux  qu'il  est  bien  ad- 
mis, que  les  Germains  aient  eu  ces  instincts  de  brutes,  il  n'y 
avait  pas  de  désordres  à  inventer  au  v®  siècle.  ""Tout  existait 
déjà  en  ce  genre;  d'elle-même,  la  société  romaine  avait  aboli 
depuis  longtemps  ce  qui  jadis  avait  fait  sa  gloire.  Rien  n'était 
comparable  à  son  hébétement,  sinon  son  impuissance.  Du  génie 
utilitaire  des  Étrusques  et  des  Rymris  Italiotes ,  de  l'imagina- 
tion chaude  et  vive  des  Sémites ,  il  ne  lui  restait  plus  que  l'art 
de  construire  encore  avec  solidité  des  monuments  sans  goût , 
et  de  répéter  platement ,  comme  un  vieillard  qui  radote ,  les 
belles  choses  autrefois  inventées.  En  place  d'écrivains  et  de 
sculpteurs ,  on  né  connaissait  plus  que  des  pédants  et  des  ma- 
çons ,  de  sorte  que  les  barbares  ne  purent  rien  étouITer,  par  ce 
concluant  motif  que  talents,  esprit,  mœurs  élégantes,  tout 
avait  dès  longtemps  disparu  (1).  Qu'était,  au  physique  et  au 

(1)  Au  temps  de  Trajan ,  on  avait  déjà  contracté  Thabitude  de  se  servir 
clés  anciennes  statues  pour  glorifier  les  contemporains.  On  se  con- 
tentait de  changer  les  têtes ,  ce  qui  épargnait  beaucoup  de  peine  et 
d'invention.  —  Voir,  entre  autres,  la  statue  de  Plotine,  du  musée  du 


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A 


DES  BACES  HUMAINES.  299 

moral,  un  Romain  du  iii^,  du  iv®,  du  v®  siècle?  Un  homme 
de  moyenne  taille,  faible  de  constitution  et  d'apparence,  gé- 
néralement basané,  ayant  dans  les  veines, un  peu  du  sang  de 
toutes  les  races  imaginables  ;  se  croyant  le  priemier  homme  de 
l'univers,  et,  pour  le  prouver,  insolent,  rampant,  ignorant, 
voleur,  dépravé,  prêt  à  vendre  sa  sœur,  sa  fille,  sa  femme, 
son  pays  et  son  maître ,  et  doué  d'une  peur  sans  égale  de  la 
pauvreté ,  de  la  souffrance ,  de  la  fatigue  et  de  la  mort.  Du 
reste,  ne  doutant  pas  que  le  globe  et  son  cortège  de  planètes 
n'eussent  été  faits  pour  lui  seul. 

En  face  de  cet  être  méprisable,  qu'était-ce  que  le  barbare? 
Un  homme  à  blonde  chevelure ,  au  teint  blanc  et  rosé,  large 
d'épaules,  grand  de  stature,  vigoureux  comme  Alcide,  témé- 
raire comme  Thésée,  adroit,  souple,  ne  craignant  rien  au 
monde,  et  la  mort  moins  que  le  reste.  Ce  Léviathan  possédait 
sur  toutes  choses  des  idées  justes  ou  fausses,  mais  raisonnées, 
intelligentes  et  qui  demandaient  à  s'étendre.  Il  s'était,  dans 
sa  nationalité,  nourri  Tesprit  des  sucs  d'une  religion  sévère  et 
raffinée ,  d'une  politique  sagace ,  d'une  histoire  glorieuse.  Ha- 
bile à  réfléchir,  il  comprenait  que  la  civilisation  romaine  était 
plus  riche  que  la  sienne,  et  il  en  cherchait  le  pourquoi.  Ce 
n'était  nullement  cet  enfant  tapageur  que  l'on  s'imagine  d'or- 
dhiaire,  mais  un  adolescent  bien  éveillé  sur  ses  intérêts  posi- 
tifs ,  qui  savait  comment  s'y  prendre  pour  sentir,  voir,  com- 
parer, juger,  préférer.  Quand  le  Romain  vaniteux  et  misérable 
opposait  sa  fourberie  à  l'astuce  rivale  du  barbare ,  qui  décidait 
la  victoire  ?  Le  poing  du  second.  Tombant  comuie  une  masse 
de  fer  sur  le  crâne  du  pauvre  neveu  de  Rémus ,  ce  poing  mus- 
culeux  lui  apprenait  de  quel  côté  était  passée  la  force.  Et  com- 
ment alors  se  vengeait  le  Romain  écrasé  ?  Il  pleurait,  et  criait 
d'avance  aux  siècles  futurs  de  venger  la  civilisation  opprimée 

Louvre,  n»  692.  (Clarac,  Manuel  de  l'Histoire  de  VArt,  1'*  partie, 
p.  238.)  —  Pétrone  parle  plusieurs  fois  de  la  profonde  décadence  des 
arts  et  surtout  de  la  peinture,  causée  par  l'amour  exclusif  que  ses 
contemporains  avaient  pour  le  lucre  :  «  Noiito  ergo  mirari ,  si  pictura 
«  déficit,  quum  omnibus  diis  hominibusque  formosior  videatur  massa 
«  auri,  quam  quidquid  Apelles,  Phidiasve,  Graeculi  délirantes,  fe- 
«  cerunt.  »  {Satyr. ,  LXXXix.) 


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300  DE   L*INÉGALÏTÉ 

en  sa  personne.  Pauvre  vermisseau  !  il  ressemblait  au  contem- 
porain de  Virgile  et  d'Auguste  comme  Schylock  au  roi  Salo^- 
mon. 

Le  Romain  mentait,  et  ceux  qui,  dans  le  monde  moderne, 
par  haine  de  nos  origines  germaniques  et  de  leurs  conséquen- 
ces gouvernementales  au  moyen  âge,  ont  amplifié  ces  hâ- 
bleries ,  n'ont  pas  été  plus  vérîdiques. 

Bien  loin  de  détruire  la  civilisation,  Thomme  du  Nord  a 
sauvé  le  peu  qui  en  survivait.  Il  n'a  rien  négligé  pour  restaurer 
ce  peu  et  lui  rendre  de  l'éclat.  C'est  son  intelligente  sollicitude 
qui  nous  l'a  transmis,  et  qui ,  lui  donnant  pour  protection  son, 
génie  particulier  et  ses  inventions  personnelles,  nous  a  appris 
à  en  tirer  notre  mode  de  culture.  Sans  lui,  nous  ne  serions 
rien.  Mais  ses  services  ne  commencent  pas  là.  Bien  loin  d'at- 
tendre l'époque  d'Attila  pour  se  précipiter,  torrent  aveugle 
et  dévastateur,  sur  une  société  florissante ,  il  était  déjà  depuis 
cinq  cents  ans  l'unique  soutien  de  cette  société  chaque  jour 
plus  caduque  et  plus  avilie.  A  défaut  de  sa  protection,  de  son 
bras ,  de  ses  armes ,  de  son  talent  de  gouverner,  elle  serait 
tombée ,  dès  le  ii®  siècle ,  au  point  misérable  où  la  réduisit 
Alaric,  le  jour  qu'il  culbuta  si  justement  d'un  trône  ridicule 
Tavorton  qui  s'y  prélassait.  Sans  les  barbares  du  Nord ,  la 
Rome  sémitique  n'aurait  pu  maintenir  la  forme  impériale  qui 
la  fit  subsister,  parce  qu'elle  ne  serait  jamais  parvenue  à  créei' 
cette  armée  qui  seule  conserva  le  pouvoir,  lui  recruta  ses  sou- 
verains, lui  donna  ses  administrateurs,  et,  çà  et  là,  sut  allu- 
mer encore  les  derniers  rayons  de  gloire  qui  enorgueillirent  sa 
vieillesse. 

Pour  tout  dire  et  sans  rien  outrer,  presque  tout  ce  que  la 
Rome  impériale  connut  de  bien  sortit  d'une  source  germani- 
que. Cette  vérité  s'étend  si  loin  que  les  meilleurs  laboureurs  de 
Tempire,  les  plus  braves  artisans,  on  pourrait  l'affirmer,  fu- 
rent ces  lètes  barbares  colonisés  en  si  grand  nombre  dans  les 
Gaules  et  dans  toutes  les  provinces  septentrionales  (1).. 

(1)  Suivant  Grimm,  Deutsche  Rechtsalterth.,  p.  305  et  pass.,  les  lètes 
formaient  une  classe  intermédiaire  entre  les  hommes  libres  et  les- 


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DES  BACES   HUMAINES.  301 

Quand  enfin  les  nations  gothiques  vinrent  en  corps  exercer 
un  pouvoir  qui,  depuis  des  siècles,  appartenait  à  leurs  compa- 
triotes, à  leurs  enfants  mal  romanisés,  furent-elles  coupables 
d'une  révolution  inique?  Non;  elles  saisirent  avec  justice  les 
fruits  mûris  par  leurs  soins,  conservés  par  leurs  labeurs,  et 
que  l'abâtardissement  des  races  romaines  laissait  par  trop  cor- 
rompre. La  prise  de  possession  des  Germains  fut  l'œuvre  lé- 
gitime d'une  nécessité  favorable.  Depuis  longtemps  la  démo- 
cratie énervée  ne  subsistait  que  grâce  à  la  délégation  perpétuelle 
du  pouvoir  absolu  aux  mains  des  soldats.  Cet  arrangement 
avait  fini  par  ne  plus  suffire ,  l'abaissement  général  était  de- 
venu trop  grand.  Dieu  alors,  pour  sauver  l'Église  et  la  civili- 
sation, donna  au  monde  ancien,  non  plus  une  troupe,  mais 
des  nations  de  tuteurs.  Ces  races  nouvelles ,  le  soutenant  et  le 
pétrissant  de  leurs  larges  mains ,  lui  firent  subir  avec  plein 
succès  le  rajeunissement  d'Éson.  Rien  de  plus  glorieux  dans 
les  annales  humaines  que  le  rôle  des  peuples  du  Nord  ;  mais , 
avant  de  le  caractériser  avec  l'exactitude  qu'il  exige ,  avant  de 
montrer  combien  on  a  eu  tort  de  clore  la  société  romaine  au 
jour  des  grandes  invasions,  puisqu'elle  vécut  encore  longtemps 
après  sous  Fégide  des  envahisseurs,  il  convient  de  faire  un 
temps  d'arrêt  et  de  rechercher  ime  dernière  fois  ce  que  la  réu- 
nion des  anciens  éléments  ethniques  du  monde  occidental, 
dans  le  vaste  bassin  de  la  romanité,  avait,  en  définitive,  of- 
fert de  neuf  à  l'univers.  On  doit  donc  se  demander  si  le  colon 
romain  avait  su  remanier  de  telle  sorte  ce  que  lui  avaient  lé- 
gué les  civilisations  précédentes,  qu'il  en  ait  fait  sortir  des  prin- 
cipes inconnus  jusqu'à  lui,  et  constituant  ce  qu'on  aurait  droit 
d'appeler  une  civilisation  romaine. 

La  question  posée,  qu'on  entre  dans  les  champs  d'observa- 

esclaves.  Schaflfarik  (t.  I,  p.  2G1 ,  note  1)  les  considère  comme  descendus 
originairement  des  Lettes,  LeUons  ou  Lithuaniens.  Le  mot  allemand, 
Leute,  auquel  M.  Aug.  Thierry  rapporte  cette  étymologie,  n'en 'serait 
que  le  dérivé.  On  disait  lœti  Franci,  laeti  Batavi,  lœli  Suevi,  etc., 
probablement  pour  indiquer  l'origine  de  ces  différents  létes.  (Gué- 
rard,  Polyptiqiie  d'Irminon,  t.  I,  p.  251.  —  Revue  des  Deux-Mondes, 
l«f  mars  i8^i2,  p.  934  et  948.) 


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302  DE  l'INÉ« ALITÉ      . 

tion  qu'elle  ouvre  aussitôt,  vastes  champs,  démesurés  comme 
les  territoires  ajoutés  les  uns  aux  autres  qu'elle  fait  parcourir 
aux  yeux.  Tous  sont  déserts.  Rome,  n'ayant  jamais  eu  de  race 
originale,  n'a  jamais  élaboré  non  plus  une  pensée  qui  le  fût. 
L'Assyrie  avait  une  empreinte  particulière  ;  l'Egypte,  la  Grèce, 
l'Inde  et  la  Chine  de  même.  Les  Perses  avaient  jadis  dévoilé 
des  principes  aux  regards  des  populations  maîtrisées  par  leur 
glaive.  Les  Celtes,  les  aborigènes  italiotes,  les  Étrusques  pos- 
sédèrent également  leur  patrimoine,  à  la  vérité  peu  brillant, 
peu  digne  d'exciter  l'admiration,  mais  réel,  mais  solide,  mais 
positif  et  bien  caractérisé. 

Rome  attira  à  elle  un  peu,  un  coin,  un  lambeau  de  toutes 
ces  créations,  à  des  moments  où  elles  étaient  déjà  vieillies,  sa- 
lies, usées,  à  peu  près  hors  de  service.  Dans  ses  murs,  elle  ins- 
talla, non  pas  un  atelier  de  civilisation  où ,  d'un  génie  supé-  * 
rieur,  elle  ait  jamais  travaillé  des  œuvres  frappées  d'un  cachet 
qui  lui  fût  propre,  mais  un  magasin  d'oripeaux  où  elle  entassa 
sans  choix  tout  ce  qu'elle  déroba  sans  peine  à  l'impuissante 
vieillesse  des  nations  de  son  temps.  Imposante  comme  la  fit  la 
faiblesse  de  ses  entours,  elle  ne  le  fut  jamais  assez  pour  com- 
biner quoi  que  ce  soit  de  général,  ne  fût-ce  qu'un  compromis 
étendu  partout  et  à  tout.  Elle  ne  l'essaya  même  pas.  Dans  les 
localités  diverses,  elle  laissa  la  religion,  les  mœurs,  les  lois,  les 
constitutions  politiques,  à  peu  près  comme  elle  les  avait  trou- 
vées, se  contentant  d'énerver  ce  qui  aurait  pu  gêner  le  contrôle 
donvnateur  que  la  nécessité  la  portait  à  se  réserver. 

Conduite  par  ce  mobile  unique,  il  lui  fallut  cependant  déro- 
ger parfois  plus  gravement  à  ses  habitudes  d'inerte  tolérance. 

L'étendue  de  ses  possessions  constituait  un  fait  qui,  à  lui  seul, 
créait  une  situation  et  des  obligations  nouvelles.  Ce  fut  donc 
5ur  ce  terrain  que,  bon  gré,  mal  gré,  elle  eut  à  montrer  son 
savoir  faire.  Il  fut  petit.  Elle  inventa  très  peu;  elle  agit  à  la 
façon  du  jardinier  qui  taille  les  orangers  et  les  buis  de  manière 
à  leur  faire  prendre  certaines  formes ,  sans  s'inquiéter  autre- 
ment des  lois  naturelles  qui  dirigent  la  croissance  de  ces  ar- 
bres. 

L'action  particulière  de  Rome  se  renferma  dans  Tadministra- 


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^ 


DES  BACES   HUMAINES.  303 

tion  et  le  droit  civil  (1).  Je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  il  serait 
jamais  possible,  en  se  bornant  à  ces  deux  spécialités,  de  donner 
naissance  à  des  résultats  réellement  civilisateurs  dans  le  sens 
large  du  mot.  La  loi  n'est  que  la  manifestation  écrite  de  l'état 
des  mœurs.  C'est  un  des  produits  majeurs  d'une  civilisation, 
ce  n'est  pas  la  civilisation  elle-même.  Elle  n'enrichit  pas  ma- 
tériellement ni  intellectuellement  mie  société;  elle  réglemente 
l'usage  de  ses  forces,  et  son  mérite  est  d'en  amener  une  meil- 
leure dispensation  ;  elle  ne  les  crée  pas.  Cette  définition  est 
incontestable  chez  les  nations  homogènes.  Toutefois  il  faut 
avouer  qu'elle  ne  se  présente  pas  d'une  manière  aussi  claire, 
aussi  immédiatement  évidente,  dans  le  cas  particulier  de  la 
loi  romaine.  Il  se  pourrait,  à  la  rigueur,  que  les  éléments  de 
ce  code  recueillis  chez  une  multitude  de  nations  vieillies ,  et 
partant  expérimentées,  résumassent  une  sagesse  plus  générale 
que  ne  faisait  chacune  des  législations  antérieures  en  son  par- 
ticulier, et  de  la  constatation  théorique  de  cette  possibilité,  on 
est  facilement  induit  à  conclure,  sans  y  regarder  de  plus  près, 
qu'en  effet  elle  s'était  réalisée  dans  la  loi  romaine.  C'est  l'opi-. 
nion  généralement  reçue  aujourd'hui.  Cette  opinion  admet,,  fort 
à  la  légère,  que  le  droit  impérial  découle  d'une  conception 
d'équité  abstraite,  dégagée  de  toute  influence  traditionnelle , 
hypothèse  parfaitement  gratuite.  La  philosophie  du  droit  ro- 
main, comme  la  philosophie  de  toutes  choses,  a  été  faite  après 
coup.  Elle  a  surtout  été  inspirée  par  des  notions  complètement 
étrangères  à  l'antiquité,  et  qui  eussent  grandement  surpris  les 
légistes  aux  œuvres  desquels  elle  se  rattache. 

Pour  être  nombreuses,  les  sources  de  cette  jurisprudence 
ne  sont  pas  infinies,  et  elles  sont  très  positives.  Les  doctrines 
analytiques  ont  dû  les  influencer  ;  mais  ces  doctrines  elles-mê- 
mes, n'étant  que  des  émanations  de  l'esprit  italiote  ou  de  l'ima- 
gination hellénistique,  ne  pouvaient  rien  y  introduire  de  plus 
général.  Quant  au  christianisme,  il  a  été  bien  peu  deviné  par 
les  juristes ,  car  un  des  caractères  remarquables  de  leur  mo- 
nument, c'est  l'indifférence  religieuse.  Certainement  une  telle 

(I)  Tu,  regere  imperio  populos,  Romane,  mémento. 


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304  DE  l'inégalité 

donnée  est  des  plus  antipathiques  aux  tendances  naturelles  de 
l'Église,  et  elle  Ta  témoigné  par  la  manière  dont  elle  a  réformé 
le  droit  romain,  en  en  faisant  le  droit  canonique. 

Rome,  étrangère  dans  ses  propres  murs,  ne  put,  dès  son  ori- 
gine, jamais  avoir  que  des  lois  empruntées.  Dans  sa  toute  pre- 
mière période,  sa  législation  était  modelée  sur  celle  du  Latium, 
et,  lorsque  les  Douze  Tables  furent  instituées  pour  répon- 
dre aux  vues  d'une  population  déjà  composite,  on  y  conserva 
quelques  stipulations  anciennes  en  les  soutenant  par  une  dose 
suffisante  d'articles  choisis  dans  les  codes  de  la  Grande-Grèce. 
Mais  ce  n'était  pas  encore  satisfaire  aux  besoins  d'une  nation 
qui  changeait  à  tout  moment  de  nature  et ,  par  conséquent,  de 
visées.  Les  immigrants  abondant  dans  la  Ville  ne  voulaient  pas 
de  cette  compilation  des  décemvirs ,  étrangère  en  tout  ou  en 
partie  à  leurs  idées  nationales  de  justice.  Les  anciens  habitants, 
qui,  de  leur  côté,  ne  pouvaient  modifier  leur  loi  avec  la  même 
rapidité  que  leur  sang ,  instituèrent  un  magistrat  spécial  chargé 
de  régler  les  conflits  entre  les  étrangers  et  les  Romains,  et  les 
étrangers  entre  eux.  Ce  magistrat,  le  prxtor  peregrinus^  eut 
pour  obligation  distinctive  de  prendre  sa  jurisprudence  en 
dehors  des  dispositions  des  Douze  Tables. 

Quelques  auteurs,  trompés  par  la  faveur  dont  jouissait,  aux 
derniers  temps  de  la  république ,  la  qualité  de  citoyen  romain 
parmi  les  populations  soumises,  ont  cru  que  cette  préoccupa- 
tion avait  toujours  existé ,  et  ils  l'ont  supposée  à  tort  pour  les 
époques  antérieures.  C'est  une  faute  grave.  La  concession  du 
droit  latin  ou  italiote  n'était  pas,  à  l'origine,  une  marque  d'in- 
fériorité laissée  par  le  sénat  à  ses  vaincus.  C'était,  tout  au  con- 
traire, un  acte  dicté  par  une  prudente  réserve  vis-à-vis  de 
peuples  qui  voulaient  bien  se  soumettre  à  la  suprématie  politi- 
que des  Romains,  m^is  non  pas  à  leur  système  juridique.  Ces 
nations  tenaient  à  leurs  coutumes.  On  les  leur  laissa,  et  le 
prxtor  peregrinus,  qui  devait  juger  ceux  de  leurs  citoyens 
domiciliés  dans  la  Ville,  n'eut  pas  pour  mission,  en  laissant  de 
côté  la  loi  locale ,  de  chercher  dans  son  imagination  un  idéal 
fantastique  d'équité,  mais  d'appliquer  de  son  mieux  ce  qu'il 
connaissait  des  principes  de  la  justice  positive  en  usage  chez  les 


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À 


DES  BACES  HUMAINES.  30S 

Italiotes ,  les  Grecs ,  les  Africains ,  les  Espagnols ,  les  Gaulois 
amenés ,  pour  la  protection  de  leurs  intérêts ,  devant  son  tri- 
bunal. 

Et,  en  effet,  si  ce  magistrat  avait  dû  faire  appel  à  sa  force 
d'invention,  celle-ci  se  fût  adressée  aussitôt  à  sa  conscience.  Or 
il  était  Romain,  il  avait  les  notions  de  son  pays  sur  le  juste  et 
l'injuste;  il  eût  argumenté  en  Romain  et,  tout  couramment, 
appliqué  les  prescriptions  des  Douze  Tables,  les  plus  belles  du 
monde  à  ses  yeux.  C'était  précisément  là  ce  qu'il  lui  était  com- 
mandé d'éviter.  Il  n'existait  que  pour  ne  pas  prononcer  ainsi. 
Il  était  donc  tout  naturellement  forcé  de  s'enquérir  des  idées 
de  ses  justiciables,  de  les  évudier,  de  les  comparer,  de  les  ap- 
précier, et  de  tirer,  pour  son  usage ,  des  résultats  de  cette  re- 
cherche, une  conviction  officielle,  qui  devenait  pour  lui  le  droit 
naturel,  le  droit  des  gens,  \ejus  gentium.  Mais  ce  pot  pourri  de 
doctrines  positives  ainsi  combiné  par  un  individu  isolé,  aujour- 
d'hui magistrat,  demain  néant,  n'avait  rien  d'évidemment 
juste  et  vrai.  Aussi  changeait-il  avec  les  préteurs.  Chacun 
d'eux  arrivait  en  charge  avec  le  sien,  qui  était  contredit  au 
bout  de  l'année  d'exercice  par  celui  d'un  autre.  Suivant  que 
tel  ou  tel  juge  comprenait  ou  connaissait  mieux  telle  législation 
étrangère,  celle  d'Athènes  ou  de  Corinthe,  de  Padoue  ou  de 
Tarente,  c'était  la  coutume  d'Athènes,  de  Corinthe,  de  Padoue 
,  ou  de  Tarente  qui  composait  la  meilleure  part  de  ce  que,  cette 
année-là,  on  nommait  à  Rome  le  droit  des  gens. 

Quand  le  mélange  romanisé  fut  à  son  comble,  on  s'ennuya 
avec  raison  de  cette  indigente  mobilité.  On  força  lesprœtores 
peregrini  à  juger  d'après  des  règles  fixes,  et,  pour  se  procurer 
ces  règles,  on  eut  recours  à  la  seule  ressource  admissible  :  on 
étudia,  compila,  amplifia  des  articles  de  lois  pris  dans  tous  les 
codes  dont  on  put  acquérir  connaissance,  et  l'on  produisit 
ainsi  une  législation  sans  nulle  originalité,  une  législation  qui 
ressemblait  parfaitement  aux  races  métisses  et  épuisées  qu'elle 
était  appelée  à  régir,  qui  avait  gardé  quelque  chose  de  toutes, 
mais  quelque  chose  d'indécis,  d'incertain,  d'à  peine  reconnais- 
sable,  et  qui,  dans  cet  état,  se  trouva  convenir  si  bien  à  Fen- 
semble  de  la  société  qu'elle  étouffa  l'esprit  sabin  resté  dans  les 


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306  DE  l'inégalité 

Douze  Tables,  s'incorpora  ce  qu'elle  en  put  conserver,  peu  de 
chose,  et  étendit  son  empire  de  toutes  parts  jusqu'aux  points 
ou  finissaient  les  voies  romaines  dans  le  dernier  avant-poste 
des  légions. 

Pourtant  une  objection  subsiste.  Les  grands  légistes  de  la 
belle  époque  n'ont-ils  pu  réussir  à  extraire  de  tous  ces  lam- 
beaux disparates ,  de  tous  ces  membres  arrachés  à  des  codes 
souvent  antipathiques,  un  suc  tout  nouveau  devenu  l'élément 
vital  de  ce  corps  de  doctrines  si  laborieusement  combiné ,  et 
donner  à  son  ensemble  une  valeur  que  ses  parties  n'avaient 
pas?  Je  répondrai  que  les  plus  éminents  parmi  les  jurisconsultes 
ne  s'appliquèrent  pas  à  cette  tâche.  Pour  la  remplir,  il  leur 
aurait  fallu  sortir  non  seulement  d'eux-mêmes ,  mais  surtout 
de  la  société  qui  les  absorbait.  C'est  une  figure  de  rhétorique 
que  de  dire  qu'un  homme  est  plus  grand  que  son  siècle;  il  n'est 
donné  à  personne  d'avoir  des  yeux  si  perçants  qu'ils  dépassent 
l'horizon.  Le  nec  plus  ultra  du  génie  consiste  à  bien  voir  tout 
ce  que  cet  horizon  renferme.  Les  hommes  spéciaux  ne  pou- 
vaient acquérir  et  n'eurent  de  notions  que  celles  existant  au- 
tour d'eux.  Il  ne  leur  était  pas  loisible  de  prêter  à  leurs  travaux 
une  originalité  qui  ne  s'offrait  nulle  part.  Ils  firent  merveille 
dans  l'appropriation  des  matériaux  dont  ils  disposaient,  dans 
l'art  d'en  tirer  les  conséquences  pratiques  que  les  plus  subtils 
replis  du  texte  pouvaient  renfermer.  Voilà  ce  qui  les  a  faits 
grands,  rien  de  plus,  et  c'est  assez. 

Mais,  ajoutent  quelques-uns,  oubliez-vous  ce  suprême  éloge 
mérité  par  le  droit  romain  :  son  universalité?  Qu'est-ce  à  dire? 
Il  fut  universel  dans  l'empire  romain,  oui.  Il  fut,  il  est  en  haute 
estime  chez  les  peuples  romanisés  de  tous  les  temps,  j'en  con- 
viens. Mais,  en  dehors  de  ce  cercle,  nul  esprit  n'a  jamais  mon- 
tré la  moindre  velléité  de  l'admettre.  Lorsqu'il  régnait  avec 
toute  sa  plénitude  sous  la  protection  des  aigles,  il  n'a  pas  fait 
une  conquête  hors  de  ses  frontières.  Les  Germains  l'ont  vu 
pratiquer,  l'ont  même  protégé  chez  leurs  sujets,  et  ne  l'ont  ja- 
mais pris.  Une  grande  partie  de  l'Europe  actuelle,  l'Améri- 
que, l'étudient  et  ne  l'adoptent  pas.  Que ,  dans  les  écoles ,  tel 
docteur  lui  voue  son  admiration,  c'est  une  question  de  contro- 


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A 


DES   BACES   HUMAINES.  307 

verse;  mais,  en  mille  endroits,  en  Angleterre,  en  Suisse,  dans 
telles  contrées  de  l'Allemagne,  les  mœurs  le  repoussent.  En 
France  même  et  en  Italie,  on  ne  saurait  l'accepter  sans  des 
modifications  profondes.  Ce  n'est  donc  pas  la  raison  écrite, 
comme  on  l'a  dit  ambitieusement.  C'est  la  raison  d'un  temps,, 
d'un  lieu,  vaste  sans  doute,  mais  loin  de  l'être  autant  que  la 
terre.  C'est  la  raison  spéciale  d'une  agglomération  d'hommes, 
et  nullement  de  la  plupart  des  hommes;  en  un  mot,  c'est  une 
loi  locale ,  comme  toutes  celles  qui  furent  jusqu'ici.  Ce  n'est 
donc^  en  aucune  manière,  une  invention  qui  mérite  le  nom 
d'universelle.  Elle  n'est  pas  suffisante  pour  se  gagner  toutes  les 
consciences  et  réglementer  tous  les  intérêts  humams.  Dès  lors, 
puisqu'elle  est  si  loin  de  pouvoir  revendiquer  avec  justice  un 
tel  caractère  ;  puisque,  d'ailleurs,  elle  ne  contenait  rien  qui  ne 
provienne  d'une  source  qui,  dans  sa  pureté,  n'appartenait  pas 
à  Rome;  puisqu'elle  n'a  rien  d'entier,  de  vivant,  d'original,  la 
4oi  romaine  ne  se  trouve  pas  douée  d'une  action  civilisatrice 
plus  puissante  que  celle  des  autres  législations.  Elle  ne  fait 
donc  pas  exception ,  elle  n'est  qu'un  résultat  et  non  pas  une 
cause  de  culture  sociale  ;  elle  ne  saurait  en  aucune  façon  servir 
à  caractériser  une  civilisation  particulière. 

Si  le  droit  était  ainsfdénué  de  principes  vraiment  nationaux, 
on  en  peut  dire  tout  autant  de  l'administration,  je  l'ai  montré 
ailleurs,  et  ce  qu'on  blâme  aujourd'hui,  avec  tant  de  raison,  dans 
les  empires  asiatiques  modernes,  cette  indifférence  profonde 
pour  le  gouverné,  qui  ne  connaît  le  gouvernant  et  n'est  connu  de 
lui  qu'à  l'occasion  de  l'impôt  et  de  la  milice,  existait  absolument 
au  même  degré  dans  la  Rome  républicaine  et  dans  la  Rome  im- 
périale. La  hiérarchie  des  fonctionnaires  et  leur  manière  de  pro- 
céder étaient  semblables,  avec  une  nuance  de  despotisme  de 
plus,  à  celle  qui  régissait  les  Perses,  modèle  que  les  Romains  ont 
imité  beaucoup  plus  souvent  qu'on  ne  l'a  dit.  Du  reste,  l'admi- 
nistration comme  la  justice  civile  restaient  soumises,  dans  la 
pratique,  aux  notions  de  moralité  communément  reçues.  C'est 
sur  ces  points  que  l'on  reconnaît  le  mieux  combien  l'empire  des 
Césars  est  loin  d'avoir  rien  produit  de  nouveau,  d'avoir  mis  en 
circulation  une  idée  ou  un  fait  qui  ne  lui  fût  pas  antérieur. 


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308  DE  l'inégalité 

Un  honnête  homme  romain,  je  l'ai  dit  en  phis  d'un  lieiv 
n'était  pas,  très  certainement,  un  phénix  introuvable  (1).  Dans 
toutes  les  situations  sociales,  on  rencontrait  en  abondance,  au 
déclin  de  Tempire ,  de  beaux  et  nobles  caractères  naturelle- 
ment portés  au  bien  et  ne  demandant  pas  mieux  que  de  le 
faire.  Mais  l'honnête  homme,  dans  toute  société,  se  dirige  en 
vue  de  l'idéal  particulier  créé  par  la  civilisation  au  centre  de 
laquelle  il  se  trouve.  Le  vertueux  Hindou ,  le  Chinois  intègre,. 
l'Athénien  de  bonnes  mœurs ,  sont  des  types  qui  se  ressem- 
blent surtout  dans  leur  volonté  commune  de  bien  agir,  et,  de 
même  que  les  différentes  classes,  les  différentes  professions, 
ont  des  devoirs  spéciaux  qui  souvent  s'excluent ,  de  même  là 
créature  humaine  est  partout  dominée,  suivant  les  milieux 
qu'elle  occupe,  par  une  théorie  préexistante  au  sujet  des  per- 
fections dignes  d'être  recherchées.  Le  monde  romain  subissait 
cette  loi  comme  les  autres;  il  avait,  comme  eux,  son  idéal  du 
bien.  Scrutons-le,  et  voyons  s'il  contenait  ce  principe  nouveau 
que  nous  poursuivons ,  et  qui  jusqu'à  ce  moment  nous  a  tou- 
jours échappé. 

Hélas  !  il  en  est  ici  de  même  que  lorsqu'il  s'est  agi  de  la  lé- 
gislation ;  on  n'aperçoit  que  des  doctrines  empruntées  et  écour^ 
tées.  Tout  ainsi  que  la  philosophie  venait  en  grande  partie  des 
Grecs,  et  n'abonda  plus  particulièrement  vers  le  stoïcisme, 
dogme ,  en  définitive ,  malgré  ses  beaux  semblants ,  grossier  et 
stérile,  que  sous  l'influence  du  sang  celtique-italiote,  de  même 
les  vertus  sabines,  graduellement  sémitisées,  ne  recelèrent  rien 
que  de  très  connu  des  premières  races  européennes.  Le  plus 
honnête  homme  et  le  plus  doux  ne  croyait  pas  mal  faire  en  ex- 
posant sa  progéniture.  Il  eût  estimé  duperie  et  démence  de 
pratiquer  ou  seulement  de  ressentir  ces  beaux  mouvements 
d'abnégation  qui  font  la  base  de  la  morale  germanique  et  che- 
valeresque, et  dont  le  christianisme  tira  si  grand  parti.  J'ai 
beau  regarder,  je  ne  vois  pas  se  développer  dans  la  société  ro- 
maine un  seul  sentiment,  une  seule  idée  morale  dont  je  ne 
puisse  retrouver  l'origine,  soit  dans  rancienne  rudesse  des  abo- 

(1)  Voir  lome  P^ 


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DES  RACES  HUMAINES.  309 

Tigènes,  soit  dans  la  culture  utilitaire  des  Étrusques,  soit  dans 
le  raffinement  composite  des  Grecs  sémitisés,  soit  dans  la  spi- 
Tituelle  férocité  de  Carthage  et  de  FEspagne. 

La  tâche  de  Rome  ne  fut  donc  pas  de  donner  au  monde  une 
floraison  de  nouveautés.  L'immense  puissance  qui  s'accumula 
dans  ses  mains  ne  produisit  aucune  amélioration,  tout  au  con- 
traire. Mais  si  Ton  veut  parler  d'éparpillement  de  notions  et 
de  croyances,  alors  il  faut  tenir  un  bien  autre  langage.  Rome 
exerça  dans  ce  sens  une  action  vraiment  extraordinaire.  Seuls, 
les  Sémites  et  les  Chinois  seraient  recevables  à  lui  contester  la 
prééminence.  Rien  de  plus  vrai,  de  plus  évident.  Si  Rome  n'é- 
claira pas,  ne  grandit  pas  les  fractions  de  l'humanité  tombées 
dans  son  orbite ,  elle  hâta  puissamment  leur  amalgame.  J'ai 
dit  les  motifs  qui  m'empêchent  d'applaudir  à  un  tel  résultat  : 
le  dénommer  encore ,  c'est  indiquer  suffisamment  que  je  suis 
loin  de  m'incliner  devant  la  majesté  du  nom  romain. 

Cette  majesté,  cette  grandeur  ne  dut  la  vie  qu'à  la  prostra- 
tion commune  de  tous  les  peuples  antiques.  Masse  informe  de 
corps  expirants  ou  expirés ,  la  force  qui  la  soutint  pendant  la 
moitié  de  sa  longue  et  pénible  marche  fut  empruntée  à  ce 
qu'elle  détestait  le  plus,  à  son  antipode,  à  la  barbarie,  pour  me 
servir  de  son  expression.  Acceptons,  si  l'on  veut,  et  ce  nom  et 
l'intention  insultante  qui  s'y  attache.  Laissons  la  tourbe  ro- 
maine se  hausser  sur  ses  piédestaux  ;  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  ce  fut  seulement  à  mesure  que  cette  barbarie  protectrice 
agrandit  davantage  et  son  influence  et  son  action,  qu'on  voit 
poindre  et  régner  enfin  des  notions  dont  le  germe  ne  se  trou- 
vait plus  nulle  part  dans  l'ancien  monde  occidental ,  ni  parmi 
les  doctes  concitoyens  de  Périclès,  ni  sous  les  ruines  assyrien- 
nes, ni  chez  les  premiers  Celtes. 

Cette  action  commença  de  bonne  heure  et  se  prolongea  long- 
temps. De  même,  en  eflfet,  qu'il  y  avait  eu  une  Rome  étrus- 
que, une  Rome  italioté,  une  Rome  sémitique,  il  devait  y  avoir 
et  il  y  eut  une  Rome  germanique. 


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LIVRE   SIXIEME. 

LA  CIYILISATION  OCCIDENTALE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

Les  Slaves.  —  Domination  de  quelques  peuples  arians  anté- 
germaniques. 

Depuis  le  iv^  siècle  jusque  vers  Tan  50  avant  Jésus- Christ^ 
les  parties  dii  monde  qui  se  considéraient  comme  exclusivement 
civilisées,  et  qui  nous  ont  fait  partager  cette  opinion ,  c'est-à- 
dire  les  pays  de  sang  et  de  coutumes  helléniques ,  les  contrées 
de  sang  et  de  coutumes  italo-sémitiques ,  n'eurent  que  peu  de 
contacts  apparents  avec  les  nations  établies  au  delà  des  Alpes. 
On  eût  pu  croire  que  les  seules  de  celles-ci  qui  eussent  jamais 
menacé  sérieusement  le  Sud,  les  Gaulois,  s'étaient  englouties 
dans  les  entrailles  de  la  terre.  Peu  de  bruit  de  ce  qui  se  passait 
chez  elles  se  répan^dait  chez  leurs  voisins.  Pour  les  savoir  vi- 
vantes encore  et  même  bien  vivantes ,  il  fallait  être,  comme  les 
Massaliotes,  involontairement  soumis  aux  contre-coups  de  leurs 
discordes,  ou,  comme  Posidonius,  avoir  voyagé  dans  ces  ré- 
gions qu'un  peu  bénévolement  l'on  avait  peuplées  jadis  de  ter- 
reurs plus  fantastiques  que  réelles. 

Les  invasions  celtiques  ne  s'étaient  plus  renouvelées.  Leur 
fleuve  dévastateur,  qui  jadis  avait  abouti  à  la  fondation  des 
États  galates,  était  tari.  Les  descendants  de  Sigovèse  avaient 
pris  des  allures  si  modestes  que ,  quelques  bandes  d'entre  eux 
s'étant  pacifiquement  transportées  dans  la  haute  Italie,  avec 
l'mtention  d'y  cultiver  des  terres  vacantes,  elles  en  sortirent 
sur  une  simple  injonction  du  sénat,  après  avoir  vu  échouer  les 
plus  humbles  supplications. 

Ce  repos  que  les  Gaulois  n'osaient  plus  troubler  chez  les  au- 


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312  DE   l/lNiiiGALITÉ 

très  peuples,  ils  n'en  jouissaient  pas  eux-mêmes.  La  période 
de  trois  cents  ans  qui  précéda  la  conquête  de  César  fut  pour 
eux  une  époque  de  douleur.  Ils  pratiquèrent ,  ils  connurent  à 
fond  les  phases  les  plus  misérables  de  la  décadence  politique. 
Aristocratie,  théocratie,  royauté  héréditaire  ou  élective,  tyran- 
nie ,  démocratie ,  démagogie ,  ils  goûtèrent  de  tout ,  et  tout  fut 
transitoire  (1).  Leurs  agitations  ne  réussissaient  pas  à  produire 
de  bons  fruits.  La  raison  en  est  que  la  généralité  des  nations 
celtiques  en  était  arrivée  à  ce  point  de  mélange ,  et  partant 
de  confusion,  qui  ne  permet  plus  de  progrès  nationaux.  Elles 
avaient  dépassé  le  point  culminant  de  leurs  perfectionnements 
naturels  et  possibles  -,  elles  ne  pouvaient  désormais  que  descen- 
dre. Ce  sont  là  cependant  les  masses  qui  servent  de  bases  à 
notre  société  moderne,  associées  dans  cet  emploi  avec  d'autres 
multitudes,  non  moins  considérables,  qui  sont  les  Slaves  ou 
Wendes. 

Ceux-ci,  à  l'époque  dont  il  s'agit,  étaient  encore  plus  dépri- 
més, dans  la  plupart  de  leurs  nations,  et  Tétaient  depuis  beau- 
coup plus  longtemps.  Par  la  position  topographique  qu'occu- 
paient et  occupent  encore  leurs  principales  branches ,  ils  sont 
évidemment  les  derniers  de  tous  les  grands  peuples  blancïs 
qui,  dans  la  haute  Asie,  ont  cédé  sous  les  efforts  des  hordes 
finniques,  et  surtout  ceux  qui  ont  été  le  plus  constamment  en 
contact  direct  avec  elles  (2).  Ceci  soit  dit  en  faisant  abstraction 
de  quelques-unes  de  leurs  bandes,  entraînées  dans  les  tourbil- 
lons voyageurs  des  Celtes ,  ou  même  les  devançant ,  tels  que 
les  Ibères,  les  Rasènes,  les  Venètes  des  différentes  contrées  de 
l'Europe  et  de  l'Asie.  Mais ,  pour  ce  qui  est  du  gros  de  leurs 
tribus,  expulsées  de  la  patrie  primitive  postérieurement  au 
départ  des  Galls,  elles  n'ont  plus  trouvé  à  s'établir  que  dans 
les  parties  du  nord-est  de  notre  continent ,  et  là  jamais  n'a 
cessé  pour  elles  le  voisinage  dégradant  de  l'espèce  jaune  (3). 
Plus  elles  en  ont  absorbé  de  familles,  plus  elles  ont  été  cons- 

(1)  Caes.,  de  Bell.  Gall,  VI. 
<'2)  Schaflfarik,  Slawische  Alterth.,  t.  I,  p.  57. 

(3)  Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  74.  —  SchafiFarik  considère  comme  formant  la 
première  extension  des  Slaves  en  Europe,  la  région  située  entre  l'O- 


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à 


DES   RACES  HUMAINES..  313 

tammeat  disposées  à  abonder  dans  de  nouveaux  hymens  de 
même  sorte  (1).  Aussi  leurs  caractères  physiques  sont-ils 
faciles  à  déchiffrer;  les  voici,  tels  que  les  décrit  Schaffarik  : 
«  Tête  approchant  de  la  forme  carrée,  plus  large  que  longue, 
«  front  aplati,  nez  court  avec  tendance  à  la  concavité-,  les 
«  yeux  horizontaux,  mais  creux  et  petits;  sourcils  minces  rap- 
«  proches  de  Toeil  à  l'angle  interne,  et  dès  lors  montants.  Trait 
«  général,  peu  de  poil  (2).  » 

Les  aptitudes  morales  étaient  en  parfait  accord,  et  n'ont 
jamais  cessé  de  s'y  maintenir,  avec  ces  marques  extérieures. 
Toutes  leurs  tendances  principales  aboutissent  à  la  médiocrité, 
à  l'amour  du  repos  et  du  calme ,  au  culte  d'un  bien-être  peu 
exigeant,  presque  entièrement  matériel,  et  aux  dispositions  les 
plus  ordinairement  pacifiques  (3).  De  même  que  le  génie  du 
Chamite,  métis  du  noir  et  du  blanc,  avait  tiré  des  aspirations 
véhémentes  du  nègre  la  sublimité  des  arts  plastiques,  de  même 
le  génie  du  Wende,  hybride  de  blanc  et  de  finnois,  transforma 
le  goût  de  l'homme  jaune  pour  les  jouissances  positives  en 
esprit  industriel,  agricole  et  commercial  (4).  Les  plus  anciennes 
nations  formées  par  cet  alliage  devinrent  des  nids  de  spécula- 
teurs, moins  ardents  sans  doute,  moins  véhéments ,  moins  ac- 
tivement rapaces,  moins  généralement  intelligents  que  les 
€hananéens,  mais  tout  aussi  laborieux  et  tout  aussi  riches, 
bien  que  d'une  façon  plus  terne. 

Dans  mie  antiquité  fort  respectable,  un  affluent  énorme  de 
denrées  diverses  provenant  des  pays  occupés  par  les  Slaves 
appela  vers  le  bassin  de  la  mer  Noire  de  nombreuses  colonies 
sémitiques  et  grecques.  L'ambre  recueilli  sur  les  rives  de  la 
Baltique,  et  que  nous  avons  vu  figurer  dans  le  commerce  des 


der,  la  Vistule,  le  Niémen,  le  Bug,  le  Dnieper,  le  Dniester  et  le  Da- 
nube. Mais  ces  limites  ont  très  souvent  changé. 

(1)  Ouvr.  cité.  —  Le  slave,  pourvu  des  affinités  originelles  nécessaires 
avec  les  autres  langues  arianes ,  montre  la. trace  d'une  grande  influence 
exercée  par  la  famille  finnoise  sur  ses  éléments  constituUfs.  (T.  I,  p.  47,) 

(2)  Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  33. 

(3)  Ibidem,  t.  I,  p.  66,  d67, 

(4)  Ibidem,  t.  I,  p.  i,  o9. 

2S 


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314  DE  l'inégalité 

peuples  galliques,  passait  aussi  dans  celui  des  nations  wendes. 
Elles  se  le  transmettaient  de  l'une  à  Tautre,  l'amenaient  jus- 
qu'à l'embouchure  du  Borysthène  et  des  autres  fleuves  de  la 
contrée.  Ce  précieux  produit  répandait  ainsi  l'aisance  chez  ses 
différents  facteurs,  et  faisait  pénétrer  jusqu'à  eux  une  part  des 
trésiors  métalliques  et  des  objets  fabriqués  de  TAsie  anté- 
rieure. A  ce  transit  s'unissaient  d'autres  branches  de  spécula- 
tion non  moins  importantes,  celle  du  blé,  par  exemple,  qui, 
cultivé  sur  une  très  grande  échelle  dans  les  régions  de  la  Scy- 
thie  (1)  et  jusqu'à  des  latitudes  impossibles  à  préciser,  parve- 
nait, au  moyen  d'une  navigation  fluviale  organisée  et  exploitée 
par  les  indigènes,  jusqu'aux  entrepôts  étrangers  de  l'Euxin.  On 
le  voit,  les  Slaves  ne  méritaient  pas  plus  le  reproche  de  barbarie 
que  les  Celtes  (2). 

Ce  ne  sont  pas  non  plus  des  peuples  que  l'on  puisse  dire 
avoir  été  civilisés,  dans  la  haute  signification  du  mot.  Leur 
intelligence  était  trop  obscurcie  par  la  mesure  du  mélange  où 

(1)  Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  271.  —  Schaffarik  fait  venir  une  grande  partie 
de  cette  production  des  pays  situés  derrière  les  Karpatlies.  Mais  il 
y  avait  aussi  plus  bas,  dans  la  difection  du  sud-est,  une  natio'n  à  demi 
wende,  celle  des  Alazons,  qui  se  livrait  au  même  commerce.  (Hérod., 
IV,  17.) 

(2)  Ils  vivaient  dans  des  villages,  à  la  façon  des  peuples  blancs  purs, 
leurs  ancêtres.  (Schalf.,  t.  I,  p.  59.)  S*il  était  besoin  d'en  donner  une 
preuve,  on  la  trouverait  dans  le  nom  d'une  tribu  slave,  les  Budini, 
Bouôivot,  dont  la  racine  est  budy,  maison;  par  conséquent,  les  hom- 
mes qui  habitent  des  maisons ,  des  demeures  permanentes.  Ce  nom 
de  Budini  rappelle  une  des  plus  singulières  erreurs  auxquelles  la 
science  ait  pu  se  complaire.  Hérodote  raconte  que  les  gens  ainsi 
nommés  étaient  «pÔEipoTpayéovTeç;  tous  les  traducteurs  ont  compris  et 
dit  qu*'ils  mangeaient  de  la  vermine,  ou  plus  clairement  des  poux. 
Cette  circonstance ,  qui  parlait  peu  en  faveur  des  Budini ,  n'a  pas  em- 
pêché les  érudits  allemands  et  les  slavistes  de  se  disputer  ce  peuple, 
les  uns  le  réclamant  pour  germain ,  les  autres  pour  wende.  Larcher, 
Mannert,  Buchon,  bien  d'autres,  ont  répété  que  les  Budini  mangeaient 
des  poux;  enfin  Ritter,  se  rapportant  à  l'abréviateur  de  Tzetzès,  et 
guidé  par  le  sens  commun,  a  démontré  que,  comme  beaucoup  de 
populations  actuelles  de  l'extrême  nord,  ils  se  nourrissaient  de  jets 
de  sapin;  mais  l'habitude  de  l'absurde  est  si  bien  prise  que  Passow 
lui-même,  dans  son  dictionnaire,  tout  en  donnant  les  deux  versions 
montre  une  prédilection  marquée  pour  la  plus  ancienne. 


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A 


DES  RACES   HUMAINES.  315 

elle  s'était  absorbée ,  et ,  loin  d'avoir  développé  les  instincts 
natifs,  de  l'espèce  blanche,  ils  les  avaient,  au  contraire,  en 
grande  partie  émoussés  ou  perdus.  Ainsi ,  leur  religion  et  le 
naturalisme  qui  en  fournissait  Fétofife  s'étaient  ravalés  plus 
bas  que  ce  qu'on  voyait  même  chez  les  Galls.  Le  druidisme 
de  ceux-ci,  qui  n'était  assurément  pas  une  doctrine  exempte 
des  influences  corruptrices  de  l'alliance  finnique,  en  était  ce- 
pendant moins  pénétré  que  la  théologie  des  Slaves.  C'est  en 
celle-ci  que  se  montrait  la  source  des  opinions  les  plus  grossiè- 
rement superstitieuses,  la  croyance  à  la  lycanthropie ,  par 
exemple.  Ils  fournissaient  aussi  des  sorciers  de  toutes  les  es- 
pèces désirables  (1). 

Cette  contemplation  superstitieuse  de  la  nature,  qui  n'était 
pas  moins  absorbante  pour  l'esprit  des  Slaves  septentrionaux 
que  pour  celui  de  leurs  parents,  les  Rasènes  de  l'Italie,  tenait 
une  très  grande  place  dans  Fensemble  de  leurs  notions.  Les 
monuments  nombreux  qu'ils  ont  laissés,  tout  en  attestant  chez 
eux  un  certain  degré  d'habileté,  et  surtout  un  génie  patient  et 
laborieux,  ne  valent  pas  ce  qu'on  trouve  sur  les  terres  celti- 
ques, et,  ce  qui  met  le  sceau  à  la  démonstration  de  leur  infé- 
riorité, c'est  qu'ils  n'ont  jamais  pu  agir  sur  les  autres  familles 
d'une  façon  dominatrice.  La  vie  de  conquête  leur  a  été  cons- 
tamment inconnue.  Ils  n'ont  pas  même  su  créer  pour  eux- 
mêmes  un  État  politique  véritablement  fort  (2). 

Quand,  dans  cette  race  prolifique ,  la  tribu  devenait  quelque 
peu  populeuse,  elle  se  scindait.  Trouvant  par  trop  pénible 
pour  sa  dose  de  vigueur  intellectuelle  le  gouvernement  de  trop 
de  têtes  réunies  et  Tadministration  de  trop  d'intérêts,  elle  s'em- 
pressait d'envoyer  au  dehors  de  ses  limites  une  ou  plusieurs 
communautés  sur  lesquelles  elle  ne  prétendait  conserver  qu'une 
sorte  de  préséance  maternelle-,  leur  laissant  d'ailleurs  pleine 
liberté  de  se  régir  à  leur  guise.  Les  dispositions  politiques  du 
Wende,  essentiellement  sporadiques,  ne  lui  permettaient  pas 
de  comprendre,  encore  moins  de  pratiquer  le  gouvernement 

(l)  Schaffarik,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  J93. 
<2)  Id.,  ibid.y  t.  I,  p.  d67. 


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316  DE  l'inégalité 

aécessairement  compliqué  d'un  empire  vaste  et  compact.  Vi- 
vre  citoyen  d'un  municipe  aussi  étroit  que  possible,  c'était  là 
son  rêve.  Les  conceptions  orgueilleuses  de  domination,  d'in- 
fluence, d'action  extérieure,  y  trouvaient  sans  doute  peu  leur 
compte  -,  mais ,  précisément ,  le  Slave  ne  les  connaissait  pas. 
L'agrandissement  de  son  bien-être  direct  et  personnel,  la  pro- 
tection de  son  travail,  l'assistance  pour  ses  besoins  physiques^ 
la  satisfaction  de  ses  attachements,  sentiment  vit  chez  cet 
être  doux  et  affectueux ,  bien  que  froid ,  tout  cela  lui  était  as- 
suré par  son  régime  municipal,  avec  une  facilité,  une  liberté, 
une  abondance  qu'un  état  social  plus  perfectionné  ne  saurait 
jamais  produire,  il  faut  l'avouer.  Il  s'y  tenait  donc,  et  la  mo- 
dération de  ces  goûts  si  humbles  doit  lui  mériter,  au  moins, 
rhommage  des  moralistes,  tandis  que  les  politiques,  plus  diffi- 
ciles à  satisfaire,  considèrent  que  les  résultats  en  furent  déplo- 
rables. L'antique  gouvernement  de  la  race  blanciie,  si  naturel- 
lement propre  à  servir  toutes  les  dispositions  d'indépendance, 
les  plus  dangereuses  comme  les  plus  utiles ,  se  laissa  énerver 
sans  peine  par  tant  de  mollesse.  On  le  voulait  de  plus  en  plus 
faible  et  incertain;  il  s'y  prêta.  Les  magistrats,  pères  fictifs  de 
la  commune,  continuèrent  à  ne  devoir  qu'à  l'élection  une  au- 
torité temporaire,-  étroitement  limitée  par  le  concours  inces- 
sant d'une  assemblée  souveraine  composée  de  tous  les  chefs 
de  famille.  Il  est  bien  évident  que  ces  aristocraties  rurales  et 
marchandes  composaient  les  républiques  les  moins  exposées 
aux  usurpations  de  pouvoir  que  l'espèce  blanche  ait  jamais 
réalisées  ;  mais  elles  en  étaient ,  en  même  temps ,  les  plus  fai- 
bles, les  plus  incapables  de  résister  aux  troubles  intérieurs 
comme  à  l'agression  étrangère. 

Il  n'est  pas  même  sans  vraisemblance  que  les  nombreux  in- 
convénients de  cet  isolement  si  mesquin  ne  fissent  parfois  dé- 
sirer, à  ceux-là  même  qui  en  aimaient  les  douceurs,  un  chan- 
gement d'état  résultant  de  la  conquête  d'un  peuple  plus  ha- 
bile. Cette  calamité,  au  milieu  du  dommage  qu'elle  entraîne 
nécessairement,  leur  devait  apporter  d'une  manière  non  moins 
sûre  plusieurs  avantages  capables  de  les  frapper,  de  leur  plaire, 
et,  jusqu'à  un  certain  point ,  de  leur  fermer  les  yeux  sur  la 


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DES  BACES   HUMAINES.  317 

/ 

perte  de  leur  indépendance.  On  peut  mettre  de  ce  nombre  l'ac- 
croissement des  bénéfices  matériels ,  conséquence  facile  d'un 
agrandissement  de  population  et  de  territoire.  Une  commune 
isolée  a  peu  de  ressources;  deux  réunies  en  ont  davantage. 
La  chute  des  barrières  politiques  trop  rapprochées  facilite  les 
relations  entre  pays  frontières;  elle  les  crée  même  souvent.  Les 
denrées  et  les  produits  circulent  plus  abondamment,  vont  plus 
loin;  les  gains  et  les  profits  s'accumulent,  et  l'instinct  com- 
mercial émerveillé ,  séduit,  gagné,  renonçant  à  ses  préjugés 
contre  les  concurrences  pour  se  livrer  tout  entier  au  charme 
de  la  possession  d'un  marché  plus  étendu,  renie  un  excès  pour 
se  jeter  dans  l'autre,  et  devient  l'apôtre  le  plus  ardent  de  cette 
fraternité  universelle  que  des  sentiments  un  peu  plus  nobles, 
que  des  opinions  plus  clairvoyantes  repoussent  comme  n'étant 
autre  chose  que  la  mise  en  commu,n  de  tous  les  vices  et  l'a- 
vènement de  toutes  les  servitudes. 

Mais  les  conquérants  des  Slaves  aux  époques  primitives  n'é- 
taient pas  en  état  de  pousser  le  système  d'agglomération  jus- 
qu'à l'excès.  Leurs  groupes  étaient  trop  peu  considérables  par 
le  nombre  et  trop  mal  pourvus  de  moyens  intellectuels  ou  ma- 
tériels pour  exécuter  de  si  gigantesques  fautes.  Ils  ne  les  ima- 
ginaient même  pas,  et  leurs  sujets,  qui  en  auraient  accepté 
sans  doute  les  pires  conséquences,  pouvaient  encore,  assez 
raisonnablement ,  se  réjouir  de  l'extension  gagnée  à  leurs  tra- 
vaux économiques. 

Puis ,  sous  la  loi  d'un  vainqueur  dispensant  de  tels  bienfaits, 
leur  existence  moins  libre  était,  en  définitive,  mieux  garantie. 
Tandis  que  l'isolement  national  les  avait  toujours  livrés,  pres- 
que sans  défense ,  à  toutes  les  agressions  du  dehors ,  leur  cons- 
titution nouvelle,  sous  des  maîtres  vigoureux,  les  soustrayait 
à  ce  genre  de  fléaux ,  et  les  envahisseurs  rencontraient  désor- 
mais, entre  leur  soif  de  pillage  et  les  laboureurs  qu'ils  voulaient 
dépouiller,  l'arc  et  l'épée  d'un  dominateur  jaloux.  Donc,  pour 
bien  des  raisons ,  les  Wendes  étaient  enclins  à  prendre  la  su- 
jétion politique  en  patience,  de  même  qu'ils  avaient  ignoré  et 
repoussé  les  moyens  d'y  échapper.  Et ,  d'ailleurs ,  cette  sujé- 
tion qu'ils  n'avaient  pas  l'orgueil  ni  même  la  fierté  de  haïr,  le 

18. 


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318  DE   l'inégalité 

temps  se  chargeait,  comme  toujom-s,  d'en  adoucir  les  aspéri- 
tés. A  mesm-e  qu'une  longue  cohabitation  amenait  entre  les 
étrangers  et  leurs  humbles  tributaires  les  alliances  inévitables, 
le  rapprochement  des  esprits  s'effectuait.  Les  relations  mu- 
tuelles perdaient  de  leur  rigueur  première;  la  protection  se 
faisait  mieux  sentir,  et  le  commandement  beaucoup  moins.  A 
la  vérité,  les  conquérants ,  victimes  de  ce  jeu,  devenaient  gra- 
duellement des  Slaves,  et,  s'affaissant  à  leur  tour,  à. leur  tour 
aussi  subissaient  la  domination  étrangère,  qu'ils  ne  savaient 
plus  écarter  ni  de  leurs  sujets  ni  d'eux-mêmes.  Mais  les 
mêmes  mobiles  poursuivant  incessamment  leui*  action,  avec 
une  régularité  toute  semblable  aux  mouvements  du  pendule, 
amenaient  constamment  des  effets  identiques,  et  les  races 
wendes  n'apprenaient  pas,  et  même,  arianisées  au  point  mé- 
diocre où  elles  ont  pu  Têtre,  n'ont  jamais  appris  que  d'une 
manière  imparfaite  le  besoin  et  Fart  d'organiser  un  gouverne- 
ment qui  fût  à  la  fois  national  et  plus  complexe  que  celui  d'une 
municipalité.  Elles  n'ont  jamais  pu  se  soustraire  à  la  nécessité 
de  subir  un  pouvoh*  étranger  à  leur  race.  Bien  éloignées  d'a- 
voir rempli  dans  le  monde  antique  un  rôle  souverain,  ces  fa- 
milles, les  plus  anciennement  dégénérées  des  groupes  blancs 
d'Europe,  n'ont  même  jamais  eu,  aux  époques  historique^, 
un  rôle  apparent  (1) ,  et  c'est  tout  ce  que  peut  faire  l'érudition 
la  plus  sagace  que  d'apercevoir  leurs  masses,  cependant  si 
nombreuses ,  si  prolifiques ,  derrière  les  poignées  d'aventuriers 
heureux  qui  les  régissent  pendant  les  périodes  lointaines.  En 
un  mot,  par  suite  des  alliages  jaunes  immodérés  d'où  résulta 
pour  elles  cette  situation  éternellement  passive,  elles  furent 
plus  mal  partagées ,  moralement  parlant,  que  les  Celtes,  qui, 
du  moins ,  outre  de  longs  siècles  d'indépendance  et  d'isonomie, 
eurent  quelques  moments  bien  courts,  il  est  vrai,  mais  bien 
marqués,  de  prépondérance  et  d'éclat. 

La  situation  subordonnée  des  Slaves,  dans  l'histoire,  ne 
doit  cependant  pas  faire  prendre  le  change  sur  leur  caractère 
:Lorsqu'un  peuple  tombe  au  pouvoir  d'un  autre  peuple,  les 

(i)  Schaff.,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  128. 


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DES  BACES   HUMAINES.  319 

narrateurs  de  ses  misères  n'éprouvent  généralement  aucun 
scrupule  de  prononcer  que  l'un  est  vaillant  et  que  l'autre  ne  l'est 
pas.  Lorsqu'une  nation,  ou  plutôt  une  race,  s'adonne  exclusive- 
ment aux  travaux  de  la  paix ,  et  qu'une  autre ,  déprédatrice  et 
toujours  armée,  fait  de  la  guerre  son  métier  unique,  les  mê- 
mes juges  proclament  hardiment  que  la  première  est  lâche  et 
amolUe ,  la  seconde  virile.  Ce  sont  là  des  arrêts  rendus  à  la 
légère,  et  qui  donnent  aux  conséquences  qu'on  en  tire  autant 
de  maladresse  que  d'inexactitude. 

Le  paysan  de  la  Beauce,  plein  d'aversion  pour  le  service 
militaire  et  d'amour  pour  sa  charrue ,  n'est  certes  pas  le  reje- 
ton d'une  souche  héroïque,  mais  il  est,  à  coup  sûr,  plus  réel- 
lement brave  que  l'Arabe  guerrier  des  environs  du  Jourdain. 
On  l'amènera  facilement ,  ou ,  pour  mieux  dire ,  il  s'amènera 
lui-même ,  en  un  besoin ,  à  faire  des  actions  d'une  intrépidité 
admirable  pour  défendre  ses  foyers ,  et ,  une  fois  enrégimenté, 
son  drapeau,  tandis  que  l'autre  n'attaquera  que  rarement  à 
force  égale,  n'affrontera  que  le  danger  le  plus  petit,  et  ce  petit 
danger,  il  s'y  soustraira  même  sans  honte ,  en  répétant  à  part 
lui  l'adage  favori  du  guerrier  asiatique  :  «  Se  battre,  ce  n'est 
«  pas  se  faire  tuer.  »  Cependant  cet  homme  circonspect  fait 
profession  presque  exclusive  de  manier  le  fusil.  A  son  avis, 
c'est  là  le  seul  lot  convenant  à  un  homme ,  ce  qui  ne  Tem- 
pêche  pas ,  depuis  des  siècles ,  de  se  laisser  subjuguer  par  qui 
veut  s'en  donner  la  peme. 

Tous  les  peuples  sont  braves ,  en  ce  sens  qu'ils  sont  tous 
également  capables ,  sous  une  direction  appropriée  à  leurs  ins- 
tincts, d'affronter  certains  périls  et  de  s'exposer  à  la  mort.  Le 
courage ,  pris  dans  ses  effets ,  n'est  le  caractère  particulier 
d'aucune  race.  Il  existe  dans  toutes  les  parties  du  monde,  et 
c'est  un  tort  que  de  le  considérer  comme  la  conséquence  de 
l'énergie,  encore  plus  de  le  confondre  avec  l'énergie  elle- 
même  :  il  en  diffère  essentiellement. 

Ce  n'est  pas  que  l'énergie  ne  le  produise  aussi,  mais  d'une 
façon  bien  reconnaissable.  Surtout  cette  faculté  est  loin  de 
n'avoir  que  cette  manière  de  se  manifester.  En  conséquence , 
si  toutes  les  races  sont  braves,  toutes  ne  sont  pas  énergiques. 


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320  BE  l'inégalité 

et ,  fondamentalement ,  il  n'y  a  que  respèce  blanche  qui  le  soit. 
On  ne  rencontre  que  cliez  elle  la  source  de  celte  fermeté  de 
la  volonté ,  produite  par  ]a  sûreté  du  jugement.  Une  nature 
énergique  veut  fortement,  par  la  raison  qu'elle  a  fortement 
saisi  le  point  de  vue  le  plus  avantageux  ou  le  plus  nécessaire. 
Dans  les  arts  de  la  paix ,  sa  vertu  s'exerce  aussi  naturellement 
que  dans  les  fatigues  d'une  existence  belliqueuse.  Si  les  races 
blanches,  fait  incontestable ,  sont  plus  sérieusement  braves  que 
les  autres  familles,  ce  n'est  aucunement  parce  qu'elles  font 
moins  de  cas  de  l'existence,  au  contraire;  c'est  que,  tout  aussi 
obstinées  quand  elles  attendent  du  travail  intellectuel  ou  ma- 
tériel un  résultat  précieux  que  lorsqu'elles  prétendent  jeter 
bas  les  remparts  d'une  ville ,  elles  sont  surtout  pratiquement 
intelligentes ,  et  perçoivent  le  plus  distinctement  leur  but.  Leur 
bravoure  résulte  de  là ,  et  non  pas  de  la  surexcitation  des  or~ 
ganes  nerveux ,  comme  chez  les  peuples  qui  n'ont  pas  eu  ou 
qui  ont  laissé  perdre  ce  mérite  distinctif. 

Les  Slaves ,  trop  mélangés ,  étaient  dans  ce  dernier  cas.  Ils 
y  sont  encore ,  et  plus  peut-être  qu'autrefois.  Ils  déployaient 
beaucoup  de  valeur  guerrière  quand  il  le  fallait ,  mais  leur  in- 
telligence, affaiblie  par  les  influences  fînniques,  ne  s'élevait 
que  dans  un  cercle  d'idées  trop  étroit ,  et  ne  leur  montrait  pas 
assez  souvent  ni  assez  clairement  les  grandes  nécessités  qui 
s'imposent  à  la  vie  des  nations  illustres.  Quand  le  combat  était 
inévitable ,  ils  y  marchaient ,  mais  sans  entraînement ,  sans  en- 
thousiasme ,  sans  autre  désir  que  celui  de  se  retirer  bien  moins 
du  péril  que  des  fatigues,  infructueuses  à  leurs  yeux,  dont 
l'état  de  guerre  est  hérissé.  Ils  souscrivaient  à  tout  pour  en 
finir,  et  retournaient  avec  joie  au  travail  des  champs ,  au  com- 
merce, aux  occupations  domestiques.  Toutes  leurs  prédilec- 
tions se  concentraient  là. 

Cette  race,  ainsi  faite,  ne  posséda  donc  son  isonomie  que 
d'une  manière  fort  obscure,  puisque  cette  isonomie  ne  s'exerça 
que  dans  des  centres  trop  petits  pour  être  encore  visibles  à 
travers  les  ténèbres  des  âges,  et  ce  n'est  guère  que  par  son 
association  à  ses  conquérants  mieux  doués  que  l'on  réussit  à 
l'apercevoir  et  à  juger  ses  qualités  comme  ses  défauts.  Trop 


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DES  BACES  HUMAINES.  321 

faible  et  trop  douce  pour  exciter  de  bien  longues  colères  chez 
les  hommes  qui  l'envahissaient ,  sa  facilité  à  accepter  le  rôle 
secondaire  dans  les  nouveaux  États  fondés  par  la  conquête, 
son  naturel  laborieux  qui  la  rendait  aussi  utile  à  exploiter 
qu'elle  était  aisée  à  régir,  toutes  ces  humbles  facultés  lui  fai- 
saient conserver  la  propriété  du  sol,  en  lui  en  laissant  perdre 
le  haut  domaine.  Les  plus  féroces  agresseurs  repoussaient  bien 
vite  la  pensée  de  créer  inutilement  des  solitudes  qui  ne  leur 
auraient  rien  rapporté.  Après  avoir  envoyé  qiielques  milliers 
de  captifs  sur  les  marchés  lointains  de  la  Grèce ,  de  l'Asie ,  des 
colonies  italiotes,  un  moment  arrivait  où  la  soumission  de 
leurs  vaincus  lassait  leur  furie  (1).  Ils  prenaient  en  pitié  ce 
travailleur  débonnaire  qui  opposait  si  peu  de  résistance,  et 
désormais  ils  le  laissaient  cultiver  ses  champs.  Bientôt  la  fé- 
condité du  Slave  avait  comblé  les  vides  de  la  population.  L'an- 
cien habitant  était  plus  solidement  établi  que  jamais  sur  le  sol 
qui  lui  était  laissé,  et ,  pour  peu  que  ses  souverains  conservas- 
sent les  faveurs  de  la  victoire ,  il  gagnait  du  terrain  avec  eux  ; 
car  il  poussait  l'obéissance  jusqu'au  point  d'être  intrépide  à  leur 
profit ,  quand  on  lui  commandait  une  telle  vertu. 

Ainsi,  indissolublement  mariés  à  la  terre  d'où  rien  ne  pou- 
vait les  arracher,  les  Slaves  occupaient  dans  l'orient  de  l'Eu- 
rope le  même  emploi  d'influence  muette  et  latente,  mais  irré- 
sistible ,  que  remplissaient  en  Asie  les  masses  sémitiques.  Ils 
formaient ,  comme  ces  dernières ,  le  marais  stagnant  où  s'en- 
gloutissaient,  après  quelques  heures  de  triomphe,  toutes  les 
supériorités  ethniques.  Immobile  comme  la  mort,  actif  comme 
elle ,  ce  marais  dévorait  dans  ses  eaux  dormantes  les  principes 
les  plus  chauds  et  les  plus  généreux ,  sans  en  éprouver  d'autre 
modification,  quant  à  lui-même ,  que  çà  et  là  une  élévation  re- 
lative du  fond ,  mais  pour  en  revenir  finalement  à  ime  corrup- 
tion générale  plus  compliquée. 

Cette  grande  fraction  métisse  de  la  famille  humaine,  ainsi 
prolifique,  ainsi  patiente  devant  l'adversité,  ainsi  obstinée 
dans  son  amour  utilitaire  du  sol ,  ainsi  attentive  à  tous  les 

(1)  Schaff. ,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  2ii. 


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322  DE  l'inégalité 

moyens  de  le  conquérir  matériellement ,  avait  étendu  de  fort 
bonne  heure  le  réseau  vivant  de  ses  milliers  de  petites  com- 
munes sur  une  énorme  étendue  de  pays.  Deux  mille  ans  avant 
Jésus-Christ,  des  tribus  wendes  cultivaient  les  contrées  du 
bas  Danube  et  les  rives  septentrionales  de  la  mer  Noire ,  cou- 
vrant d'ailleurs,  autant  qu'on  en  peut  juger,  en  concurrence 
avec  des  hordes  finnoises ,  tout  l'intérieur  de  la  Pologne  et  de 
la  Russie.  Maintenant  que  nous  les  avons  reconnues  dans  la 
véritable  nature  de  leurs  aptitudes  et  de  leur  tâche  historique, 
laissons-les  à  leurs  humbles  travaux,  et  considérons  leurs  di- 
vers conquérants. 

Au  premier  rang  il  convient  de  placer  les  Celtes.  A  l'époque 
très  ancienne  où  ces  peuples  occupaient  la  Tauride  et  faisaient 
la  guerre  aux  Assyriens,  et,  même  au  temps  de  Darius,  ils 
avaient  des  sujets  slaves  dans  ces  régions  (1).  Plus  tard  ils  en 
avaient  également  sur  les  Krapacks  et  dans  la  Pologne  et  pro- 
bablement dans  les  contrées  arrosées  par  l'Oder.  Quand  ils 
firent,  venant  de  la  Gaule,  la  grande  expédition  qui  porta  les 
bandes  tectosages  jusqu'en  Asie  (2) ,  ils  semèrent  dans  toute  la 


(1)  Hérodote  (IV,  11)  indique  clairement  cette  situation,  quand  il  ra- 
conte qu'au  moment  où  les  Scythes  vinrent  attaquer  les  Cimmériens, 
ceux-ci  se  consultèrent  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  Les  rois  étaient 
d'avis  de  résister,  le  peuple  voulait  émigrer  ;  les  deux  partis  en  vinrent 
aux  mains,  et,  comme  ils  étaient  égaux  en  nombre,  la  bataille  fut 
sanglantQ;  enfin  le  peuple  eut  le  dessus,  c'est-à-dire  les  Slaves,  et, 
après  avoir  enterré  les  morts,  on  s'enfuit  devant  les  Scythes.  —  Ce 
passage  donne  le  sens  de  cet  autre  du  même  livre  (102)  où  les  Scythes, 
attaqués  par  Darius,  demandent  secours  à  leurs  voisins.  Alors  se 
réunirent  les  rois  des  Taures,  des  Agathyrses,  des  Neures,  des  Andro- 
phages,  des  Mélanchlènes,  des  Gelons,  des  Boudini  et  des  Sauromates. 
Le  mot  roi5,  pacd^sç,  doit  être  entendu  ici  comme  au  §  11.  Il  indique 
les  tribus  nobles,  étrangères,  qui  régnaient  sur  les  Taures  Celtiques,  les 
Agathyrses  Slaves,  les  Neures,  les  AHdrophages,  les  Mélanchlènes  Fin- 
nois, les  Gelons,  les  Boudini,  les  Sauromates  Slaves.  Dans  ces  derniers, 
il  y  a  à  remarquer  que  c'étaient  des  Sarmates  Satages  ou  servants 
qui  formaient  la  couche  inférieure  de  la  population.  Ces  Satages,  bien 
qu'ayant  déjà  pris  le  nom  de  leurs  maîtres,  étaient  inconstetablement 
de  race  wende.  —  Un  roi  des  Agathyrses  porte  un  nom  arian  :  il  s'ap- 
pelle Spargapithès  (IV,  78). 

(2)  Schaflf. ,  I,  243. 


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-^ 


DES  BACES   HUMAINES.  323 

vallée  du  Danube,  et  dans  les  pays  des  Thraces  et  des  Illyrlens, 
de  nombreux  groupes  de  noblesse  qui  restèrent  à  la  tête  des 
peuplades  wendes ,  jusqu'à  ce  que  des  envahisseurs  nouveaux 
fussent  venus  les  soumettre  eux-mêmes  avec  elles  (1).  En  plu- 
sieurs occasions  les  Kymris  avaient  exercé ,  et  ils  exercèrent 
encore  vers  la  fin  du  iii^  siècle  avant  notre  ère ,  une  pression 
victorieuse  sur  telle  ou  telle  des  nations  slaves. 

Cependant,  s'il  faut  les  nommer  en  première  ligne,  c'est  sur- 
tout parce  que  les  raisons  de  voisinage  multiplièrent  les  in- 
cursions de  détail.  Ils  ne  furent  ni  les  plus  puissants,  ni  les  plus 
apparents ,  ni ,  peut-être  même ,  les  plus  anciens  des  domina- 
teurs que  les  Slaves  virent  abonder  chez  eux.  Cette  supréma- 
tie revient  surtout  à  différentes  nations  fort  célèbres  qui,  sous 
leurs  noms  divers,  appartiennent  toutes  à  la' race  ariane.  Ce 
furent  ces  nations  qui  opérèrent  avec  le  plus  de  force  et  d'au- 
torité dans  les  contrées  pontiques,  et  jusqu'au  delà  vers  le  plus 
extrême  nord.  C'est  d'elles  que  les  annales  de  ce  pays  s'entre- 
tiennent surtout,  et  c'est  sur  elles  que  l'attention  doit  ici  se 
concentrer  pour  des  causes  plus  graves  encore. 

Le  fait  que,  malgré  les  mélanges  qui  déterminèrent  succes- 
sivement la  chute  et  la  disparition  de  la  plupart  d'entre  elles, 
ces  nations  appartenaient  originairement  à  la  fraction  la  plus 
noble  de  l'espèce  blanche  serait  déjà  de  nature  à  leur  mériter 
le  plus  vif  intérêt;  mais  un  si  grand  motif  est  encore  renforcé 
par  cette  circonstance  que  c'est  de  leur  sein,  que  c'est  du  mi- 
lieu de  leurs  multitudes,  et  des  plus  pures  et  des  plus  puissantes, 
que  se  dégagèrent  les  groupes  d'où  sortirent  les  nations  ger- 
maniques. Ainsi  reconnues  dans  leur  étroite  intimité  originelle 
avec  le  principe  générateur  de  la  société  moderne ,  elles  ap- 

(1)  Ce  fut  aux  invasions  kymriques  que  les  poètes  de  la  comédie  grec- 
que durent  Jes  noms  de  Davus  et  de  Geta,  si  souvent  appliqués  par 
eux  aux  esclaves  qui  jouaient  un  rôle  dans  leurs  fables.  Les  hommes 
portant  ces  noms  appartenaient  originairement  à  la  classe  supérieure 
des  nations  slaves  vaincues,  et  provenaient  d'une  autre  source  pre- 
mière. (SchaflF. ,  t.  I,  p.  244.)  —  Ce  même  auteur  pense  que  l'extension 
des  Celtes ,  à  cette  dernière  époque ,  alla  jusqu'à  la  Save  et  à  la  Drave 
dans  l'est,  et  au  nord  jusqu'aux  sources  de  la  Vistule  et  au  Dniester. 
(T.  I,  p.  397.) 


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324  DE  l'inégalité 

paraissent  comme  plus  importantes  pour  nous,  et  comme  plus 
sympathiques ,  dans  le  sens  général  de  l'histoire ,  que  ne  le 
peuvent  être  même  les  groupes  de  pareille  origine,  fondateurs 
ou  restaurateurs  des  autres  civilisations  du  monde. 

Les  premiers  de  ces  peuples  qui  aient  pénétré  en  Europe ,  à 
des  époques  extrêmement  obscures ,  et  quand  des  groupes  de 
Finnois,  peut-être  même  des  Celtes  et  des  Slaves,  occupaient 
déjà  quelques  contrées  du  nord  de  la  Grèce ,  paraissent  avoir 
été  les  lUy riens  et  les  Thraces.  Ces  races  subirent  nécessaire- 
ment les  mélanges  les  plus  considérables  ;  aussi  leur  prépon- 
dérance a-t-elle  laissé  le  moins  de  vestiges.  Il  n'est  vraiment 
utile  d'en  parler  ici  que  pour  montrer  l'étendue  approximative 
de  la  plus  ancienne  expansion  des  Arians  extra-hindous  et  ex- 
tra-iraniens. Vers  l'ouest  les  Illyriensetdes  Thraces  occupaient 
alors  en  maîtres  les  vallées  et  les  plaines,  de  l'Hellade  au 
Danube,  et,  poussant  jusqu'en  Italie,  ils  étaient  sm'tout  établis 
fortement  sur  les  versants  septentrionaux  de  THémus  (1). 

Bientôt  ils  furent  suivis  par  une  autre  branche  de  la  famille, 
les  Gètes,  qui  s'établirent  à  côté  d'eux,  souvent  au  milieu  d'eux, 
et  enfin  beaucoup  plus  loin  qu'eux,  vers  le  nord-ouest  et  le 
nord  (2).  Les  Gètes  se  cpnsidéraient  comme  immortels,  dit 
Hérodote.  Ils  pensaient  que  le  passage  au  monde  d'en  bas, 
loin  de  les  conduire  au  néant  ou  à  une  condition  souffrante, 
les  menait  aux  célestes  et  glorieuses  demeures  de  Xamolxis  (3). 
Ce  dogme  est  purement  arian. 

(1)  Schaifarik  (1, 271)  croit  reconnaître  des  vestiges  de  leur  domination 
jusque  dans  la  Bessarabie. 

(2)  Pline  {Hist.  natur.,  IV,  18)  place  une  nation  de  Gètes  après  les 
Thraces ,  au  nord  de  l'Hémus. 

(3)  Hérod. ,  IV,  93.  —  Il  est  à  remarquer  que,  dans  ce  même  paragra- 
phe, il  y  a  une  identification  complète  des  Gètes  avec  les  Thraces, 
ce  qui  peut  servir  d'argument  supplémentaire  pour  appuyer  l'origine 
ariane  de  ces  derniers.  —  Les  médailles  apportent  ici  leur  secours. 
Toutes  celles  qui  appartiennent  aux  nations  situées  au  nord  de  l'Hémus 
et  à  l'ouest  de  la  Caspienne  montrent  des  types  souvent  fort  grossiers 
d'expression  comme  d'exécution  ;  la  plupart  sont  évidemment  arians, 
quelques-uns  sont  slaves,  aucun  ne  montre  la  plus  légère  trace  de  la 
physionomie  finnoise.  Je  citerai ,  entre  autres ,  les  monnaies  de  Cotys  V, 
ype  slave;  celles  de  la  ville  de  Panticapée,  type  arian,  etc. 


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A 


DES   RACES   HUiMAINES.  32Ô 

Mais  rétablissement  des  Gètes  en  Europe  est  tellement  an- 
cien qu'à  peine  est-il  possible  de  les  y  entrevoir  à  l'état  pur 
La  plupart  de  leurs  tribus ,  telles  qu'elles  sont  nommées  dans 
les  plus  vieilles  annales,  avaient  été  profondément  afFectées 
déjà  par  des  alliages  slaves,  kymriques,  ou  même  jaunes.  Les 
Thyssagètes  ou  Gètes  géants,  les  Myrgètes  ou  apparentés  à 
la  tribu  fînnique  des  Merjans,  les  Samogètes  à  la  race  des 
Suomis,  comme  s'appellent  eux-mêmes  les  Finnois,  formaient, 
de  leur  propre  aveu,  autant  de  tribus  métisses  qui,  ayant  uni 
le  plus  beau  sang  de  l'espèce  blancbe  à  l'essence  mongole,  en 
portaient  la  peine  par  l'infériorité  relative  dans  laquelle  elles 
étaient  tombées  vis-à-vis  de  leurs  parents  plus  purs.  Les  Jutes 
de  la  Scandinavie ,  les  lotuns ,  pour  employer  l'expression  de 
l'Edda,  paraissent  avoir  été  les  plus  septentrionaux,  et,  au 
point  de  vue  moral,  les  plus  dégradés  de  tous  les  Gètes  (1). 

Du  côté  de  l'Asie ,  du  côté  de  la  Caspienne,  vivaient  encore 
d'autres  branches  de  la  même  nation,  que  les  historiens  grecs 
et  romains  connaissaient  sous  le  nom  de  Massagètes  (2).  Plus 
tard,  on  les  nomma  Scytho-Gètes  ou  Hindo-Gètes.  Les  écri- 
vains chinois  les  nommaient  Khou-te  (3),  et  l'authenticité, 
l'exactitude  parfaite  de  cette  transcription  est  garantie  d'une 
manière  rare  par  le  témoignage  décisif  des  poèmes  hindous 
qui,  à  une  époque  infiniment  plus  ancienne,  la  produisent  sous 
la  forme  du  mot  Khéta.  Les  Rhétas  sont  un  peuple  vratya, 
réfractaire  aux  lois  du  brahmanisme ,  mais  incontestablement 
arian  et  vivant  au  nord  de  l'Himalaya  (4). 

(1)  Au  point  de  vue  physique,  ils  étaient  restés  très  vigoureux  et  très 
grands,  puisqu'ils  sont  assimilés  aux  géants.  (Schaff.,  I,  307.)  —  Wach- 
ter,  qui  tient  aussi  les  Jotuns  pour  un  peuple  métis ,  les  croit  issus 
d'un  mélange  celte  et  finnois.  (Encycl.  Ersch  u.  Gr.,  83.)  —  Il  est 
plus  que  vraisemblable  qu'avec  le  temps  toute  espèce  d'alliage  s'opéra 
dans  le  sang  des  différentes  tribus  gètes;  mais  que  la  base  première 
ait  été  ariane,  c'est  ce  dont  il  n'est  pas  possible  de  douter. 

(2)  Les  Chinois  les  nommaient  très  régulièrement  Ta-Yueti,  grands 
Gètes;  ta  est  la  traduction  exacte  de  massa  ou  maha,  grand.  (Rit- 
ter,  7«  Th.,  3«  Buch,  Y«  Band.,  page  609.)  —  Voir  les  deux  notes  qui 
suivent. 

(3)  Voir  tome  1". 

(4)  Les  Chinois  nommaient  aussi  certaines  nations  gétiques,  et  pro- 

R4CES  HUMAINES.  —  T.  II.  19 


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326  DE  l'inégalité 

Au  II®  siècle  de  notre  ère,  celles  des  tribus  gétiques  qui 
étaient  restées  dans  la  haute  Asie  se  transportèrent  sur  le  Si- 
houn,  puis  vers  la  Sogdiane,  et  eurent  la  gloire  de  substituer  un 
empire  de  leur  fondation  à  TEtat  bactro-macédonien.  Ce  succès 
toutefois  fut  peu  de  chose,  comparé  à  Tëclat  que  leur  nom  ac- 
quit au  IV®  et  au  v®  siècle  en  Europe.  Un  groupe  descendu  de 
leurs  frères  émigrés,  et  que  nous  allons  retrouver  tout  à  Theure 
avec  sa  généalogie ,  partit  alors  des  rives  orientales  de  la  Bal- 
tique et  du  sud  du  pays  Scandinave  pour  effacer  tout  ce  que  ses 
homonymes  avaient  pu  faire  de  grand.  La  vaste  confédération 
des  Goths  promena  son  étendard  radieux  en  Russie,  sur  le 
Danube,  en  Italie,  dans  la  France  méridionale,  et  sur  toute  la 
face  de  la  péninsule  hispanique.  Que  les  deux  formes  Goth  et 
Gète  soient  absolument  identiques,  c'est  ce  dont  témoigne  au 
mieux  un  historien  national  fort  instruit  des  antiquités  de  sa 
race,  Jomandès.  Il  n'hésite  pas  à  intituler  les  annales  des  rois 
et  des  tribus  gothiques,  Res  geticœ, 

A  côté  des  Gètes  et  un  peu  moins  anciennement,  se  présente 
sur  la  Propontide  et  dans  les  régions  avoisinantes  un  autre  peu- 
ple également  arian.  Ce  sont  les  Scythes,  non  pas  les  Scythes 
laboureurs,  véritables  Slaves  (1),  mais  les  Scythes  belliqueux, 

bablement  les  groupes  les  plus  d ombreux,  Yti^ti  ou  Yuei-tchi.  La 
première  de  ces  formes  se  rapproche  beaucoup  de  Jotun,  ce  qui  semble 
indiquer  que,  bien  que  cette  dernière  nous  soit  surtout  connue  par  les 
Scandinaves,  elle  était  déjà  employée  dès  la  noire  antiquité  au  fond 
de  la  haute  Asie.  —  (Ritter,  Asien,  7«  Th.,  3*  Buch,  V«  Band.,  p.  604.) 
Les  renseignements  si  importants  donnés  par  les  écrivains  du  Céleste 
Empire  sur  les  naUons  arianes  de  la  haute  Asie  empruntent  une  nuance 
d'intérêt  de  plus  à  ce  fait  qu'ils  ne  datent  que  du  n^  siècle  avant  J.-C, 
ce  qui  prouve  qu'à  cette  époque  encore,  et,  par  conséquent,  bien 
longtemps  après  le  départ  des  peuples  d'où  sont  sortis  les  Scandinaves, 
puis  les  Germains,  il  y  avait  encore  de  grandes  masses  blanches  dans 
l'ouest  de  la  Chine,  et  que  ces  masses  portaient  en  partie  ces  mêmes 
noms  que  leurs  parents  européens ,  probablement  bien  oubliés  par 
eux,  allaient  illustrer,  quelques  siècles  plus  tard,  sur  le  Rhin  et  sur  le 
Danube.  —  On  peut  ainsi  se  faire  une  idée  de  l'heureuse  influence  que 
les  invasions  et  les  infiltrations  latentes  de  ces  peuples  eurent  sur 
les  races  jaunes  ou  malayes  de  la  Chine. 

(1)  Le  mot  de  yetopYoi  employé  par  Hérodote  marque,  de  l'aveu  com- 
mun, une  catégorie  de  populations  qui  étaient  soumises  à  des  tribu» 


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y 


DES  BACES  HUMAINES.  327 

les  Scythes  invincibles,  les  Styches  royaux,  que  l'écrivain  d'IIa- 
licarnasse  nous  dépeint  comme  des  hommes  de  guerre  par  ex- 
cellence. Suivant  lui,  ils  parlent  une  langue  ariane  ;  leur  culte 
est  celui  des  plus  anciennes  tribus  védiques,  helléniques,  ira- 
niennes. Ils  adorent  le  ciel,  la  terre,  le  feu,  l'air.  Ce  sont  bien 
là  les  différentes  manifestations  de  ce  naturalisme  divinisé  chez 
les  plus  anciens  groupes  blancs.  Ils  y  joignent  la  vénération  du 
génie  inspirateur  des  batailles;  mais,  dédaignant  l'anthropo- 
morphisme, à  l'exemple  de  leurs  ancêtres,  ils  se  contentent  de 
représenter  l'abstraction  qu'ils  conçoivent  par  le  symbole 
d'une  épée  plantée  en  terre. 

Le  territoire  des  Scythes  en  Europe  s'étend  dans  k  même 
direction  que  celui  des  Gètes,  et,  pour  les  connaissances  italo- 
grecques,  se  confond  avec  cette  région,  comme  les  deux  popu-  . 
lations  se  confondaient  en  réalité  (1).  Des  Celto-Scythes ,  des 
Thraco-Scythes,  voilà  ce  que  les  plus  anciens  géographes  de 
l'Hellade  connaissent  dans  le  nord  de  l'Europe,  et  ils  n'ont 
pas  aussi  tort  qu'on  le  leur  a  reproché  dans  les  temps  moder- 
nes. Cependant  leur  terminologie  n'était  ni  claire  ni  précise, 
il  faut  en  convenir,  et,  bien  qu'elle  s'appliquât  assez  correcte- 
ment à  l'état  réel  des  choses,  c'était  à  leur  insu  :  le  vague  ser- 
vait leur  igQorance  et  ne  l'égarait  pas. 

Dans  la  direction  de  l'est,  les  Scythes  guerriers  donnaient 
la  main  à  leurs  frères,  les  peuples  du  nord  de  la  Médie,  que 
les  Grecs  avaient  tort  de  considérer  comme  étant  leurs  auteurs, 
mais  qu'ils  avaient  raison  de  leur  donner  pour  parents.  Ils  s'é- 

militaires,  et,  par  conséquent,  une  classe  inférieure,  une  race  diffé- 
rente et  soumise.  Il  n*esl  pas  sans  intérêt  de  remarquer  qu'elle  se 
retrouvait  chez  d'autres  nations  arianes ,  les  Sarmates ,  par  exemple. 
C'étaient  partout  des  Slaves,  soit  purs,  soit  mêlés  de  débris  de  no- 
blesses subjuguées  avec  eux.  (Schaff.,  1. 1,  p.  184-183,  3o0.)  Un  exemple 
de  celte  dernière  situation  existait  au  in«  siècle  de  notre  ère  dans 
la  Dacie,  où  les  Sarmates  Yazyges  dominaient  des  tribus  gétiques, 
et,  par  contre-coup,  les  Slaves  qui  en  formaient  la  base  sociale. 
(Schaff. ,  I,  250.) 

(1)  Les  pays  situés  sur  la  Baltique  et  sur  le  golfe  de  Finlande  s'ap- 
pelaient, longtemps  avant  Ptolémée,  la  Scythie.  Pythéas  les  nommait 
ainsi,  et  il  était  dans  le  vrai,  comme  on  va  le  voir  plus  bas.  (Schaff., 
I,  221.) 


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328  DE  l'inégalité 

tendaient  jusque  dans  les  montagnes  arméniennes  où  ils  s& 
nommaient  Sakasounas.  Puis,  au  nord  de  la  Bactriane,  ils  se 
confondaient  avec  les  Indo-Scythes,  appelés  par  les  Chinois 
les  Szou.  Ils  recevaient  là  une  dénomination  légèrement  alté- 
rée et  évidemment  ojfferte  par  ce  dernier  nom,  et  devenaient 
pour  les  Romains  les  Sacae;  puis,  en  reprenant  les  traditions 
écrites  du  Céleste  Empire,  c'étaient  ces  Hakas,  établis  encore, 
aune  époque  assez  basse,  sur  les  rives  du  Jénisséi  (1).  On  ne^ 
peut  voir  en  eux  que  les  Sakas  du  Ramayana,  du  Mahabha- 
rata,  des  lois  de  Manou  :  des  vratyas  rebelles  aux  prescrip- 
tions sacrées  de  VJrya-varta,  comme  les  Khétas,  mais, 
comme  eux  aussi,  incontestablement  parents  des  Arians  de 
l'Inde  (2).  Ils  l'étaient  de  même  et  d'une  façon  aussi  reconnue 
•de  ceux  de  l'Iran;  et,  s'il  pouvait  rester  quelque  doute  que 
tous  ces  Scythes  cavaliers  de  l'Asie  et  de  l'Europe,  ces  Scythes 
que  les  Chinois  voyaient  errer  sur  les  bords  du  Hoang-Ho  et 
dans  les  solitudes  du  Gobi,  que  les  Arméniens  reconnaissaient 
pour  maîtres  sur  plusieurs  points  de  leur  pays  (3) ,  et  que  les^ 
rivages  de  la  Baltique,  que  les  provinces  kymriques  (4)  redou- 

(1)  VSTestergaard;  dans  ses  études  sur  les  inscriptions  cunéiformes 
de  la  seconde  espèce,  observe  que  le  mot  Saka  doit  y  être  lu  avec 
deux  A:,  pour  exprimer  la  palatale  dure  avec  Vs  aspirée ,  que  les  Perses 
n'avaient  pas.  Ceci  rapproche  d'autant  Haka  de  Saka,  et  semble  in- 
diquer que  les  tribus  arianes  du  nord  avaient  conservé  un  dialecte 
plus  rude,  qui  confondait  volontiers  la  sibilante  avec  l'aspiration.  (P. 
32.)— Les  Sakas  ou  Hakas  sont  aussi  nommés,  dans  les  annales  chinoi- 
ses, Sse.  (Ritter,  l  c. ,  p.  60S  et  pass.) 

(2)  Sûr  celte  origine  commune ,  ouvertement  consentie  par  la  tradi- 
tion brahmanique,  je  ne  puis  que  donner  le  passage  du  Ramayana 
qui  l'expose;  je  me  sers  de  l'admirable  traduction  de  M.  Gorresio  : 
«  Di  nuovo  ella  (la  vacca  Sabalâ)  produsse  i  fieri  Saci,  misti  insieme 
«  cogli  Yavani.  Da  questi  Saci ,  commisti  cogli  Yavani,  fu  inondata  la 
«  terra,  Erano  scorridori,  robustissimi,  condensati,  in  frotte  corne  fibre 
«  di  loio  ;  portavano  bipenni  e  lunghe  spade,  avean  armi  e  armadure 
«  d'  oro.  »  —  (Gorresio,  Ramayana,  t,  VI,  Adicanda,  cap.  lv,  p.  150.> 
Voilà  une  description  qui  fait,  avec  justice,  des  Sakas  tout  autre  chose 
qu'une  borde  misérable  de  pillards  mongols.  —  Voir  aussi  Manava- 
Dharma-Sasfra,  ch.  x,  44. 

(3)  Sharon-Turner,  Hist.  of  the  Anglo-Saxons,  1. 1. 

(4)  Une  des  stations  avancées,  non  pas  la  plus  avancée,  des  Arians- 


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DES  R^CES  HUMAINES.  329 

taient  tout  autant;  que  ces  Scythes,  dis-je,  errant  dans  le 
ïouran  (1)  et  dans  le  Pont,  ces  Skolotes  (2),  comme  ils  se 
nommaient  eux-mêmes,  ne  fussent  absolument  d'une  même 
origine  sur  les  points  les  plus  divers  où  ils  se  montraient ,  sur 
l'Hémus,  autant  que  sur  le  Bolor,  il  y  aurait  encore  à  alléguer 
le  témoignage  décisif  des  épigraphistes  de  la  Perse.  Les  ins- 
xîriptions  achéménides  connaissent  en  effet  deux  nations  de 
Sakas,  l'une  résidant  aux  environs  du  laxartes,  l'autre  dans  le 
voisinage  des  Thraces  (3). 

vers  le  sud-ouest,  était,  au  viii''  siècle  avant  notre  ère,  celle  des 
Sigynnes,  qui,  vêtus  comme  les  Mèdes  et  vivant,  disait-on,  dans  des 
chariots,  se  disaient  colonie  médique  au  temps  d*Hérodote.  Ils  étaient 
voisins  des  Vénètes  de  l'Adriatique.  (V,  9.) 

(1)  Spiegel ,  Benfey  et  Weber  se  sont  récemment  occupés  de  Oxer  la 
signification  du  mot  persan  .,\Uj^t  zend,  tuirya^  sanscrit,  tûrya.  Il 

est  d*un  grand  intérêt  de  préciser,  en  effet,  si  cette  dénomination,  qui 
faisait  naître  dans  les  esprits  des  Hindous  et  des  Iraniens  de  si  fortes 
idées  de  haine  et  de  crainte,  renferme  une  notion  de  différence  ethni- 
que entre  ces  peuples  et  leurs  adversaires.  Il  paraît  qu'il  n*en  est 
rien,  tûrya  ne  signifie  q\i*ennemù  —  Voir  Spiegel,  Studien  ûber  das 
Zend-Avesta,  Zeitschrift  d.  deutsch.  morg.  Gesellsch.,  t.  V,  p.  223. 

(2)  2>co>.6Tat,  Hérod.,  IV,  6.  ~  Ce  mot  semble  formé  de  Saka  et  de  lot^ 
ou  d'une  racine  parente  de  cette  expression  sanscrite  qui  signifie  être 
hors  de  soi,  exalté,  furieux;  les  Saka  Iota  auraient  été  les  Sakas 
au  courage  inspiré,  téméraire,  sans  bornes,  pareils  aux  Berserkars 
Scandinaves. 

(3)  Westergaard  et  Lassen ,  Inscript,  de  Darius,  p.  94-95.  —  Hérodote, 
Pline  et  Strabon  se  prononcent  dans  le  même  sens.  Le  dernier  est 
encore  plus  péremptoire,  puisqu'il  confond  nettement  les  Sakas  avec 
les  Massagètes  et  les  Dahae  :  01  jx-àv  59)  itXstoyç  xtSv  Ixuôôiv  àizù  xtiÇ 
KaOTiiàç  ôaXdcTTYiç  àp^ofxsvoi,  Aaàt  TrpojayopeuovTat  xoùç  8a  Tcpocre^uç 
TOUTCûv  (jLôcXXwv  Ma(7(7aY£Taç  xal  Sàxaç  ôvo{JLà^ou(7t,  toOç  8'  àXXouç  xot- 
vtoç  pLsv  SxuOaç  ôvofxàî^oufftv,  I8tâ  ô-  wç  èxà(7Touç.  —  Ainsi  il  est  bien 
convenu  pour  Strabon  que ,  sur  les  bords  de  la  Caspienne ,  les  Dahae 
et  les  Scythes  sont  un  même  peuple;  qu'à  l'orient  de  ces  contrées,  les 
Massagètes  et  les  Saces  sont  dans  des  rapports  égaux  d'identité,  et  que, 
de  plus,  le  nom  de  Scythe  convient  à  l'un  comme  à  l'autre  de  ces 
groupes.  —  J'ai  longtemps  hésité  à  classer  les  Scythes,  les  Skolotes 
comme  ils  doivent  l'être,  au  nombre  des  groupes  arians  et  non  pas 
mongols,  bien  que  soutenu  par  l'imposante  autorité  d'hommes  tels 
que  M.  Ritter  et  M.  A.  de  Humboldt.  Je  répugnais  à  rompre  en  visière, 
sans  nécessité  bien  démontrée,  à  une  opinion  fortement  établie,  et, 


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330  DE  l'inégaxité 

V  Ce  nom  antique  des  Sakas  s'est  maintenu  non  moins  long- 

temps et  a  parcouru  plus  de  régions  encore  que  celui  des  Khé* 
tas.  Aux  époques  des  migrations  germaniques ,  il  était  appli- 

dans  le  premier  volume  de  cet  ouvrage,  j*ai  même  raisonné  dans  le 
sens  routinier  ;  mais  11  m*a  fallu  me  rendre  à  Tévidence,  et  comprendre 
qu'une  complaisance  exagérée  me  jetterait  dans  des  erreurs  et  des 
non-sens  trop  graves., Je  me  suis  donc  résigné.  Ayant  allégué  déjà 
plusieurs  des  motifs  sur  lesquels  j'appuie  mon  opinion ,  je  me  bornerai 
surtout,  pour  en  bien  établir  la  force,  à  résumer  Tétat  de  la  question. 
D'une  voix  presque  unanime,  la  science  moderne  considère  les  Scy- 
thes Skolotes  comme  des  Finnois.  Elle  a  pour  cela  trois  raisons  :  d'a- 
bord, qu'Hippocrate  les  décrit  comme  tels;  ensuite  que  les  Grecs  ap- 
pelaient Scythie  tout  le  nord  de  l'Europe,  et  ne  faisaient  aucune 
distinction  entre  les  populations  de  ce  pays;  enfin  que,  puisqu'elle  a 

y  ^  prononcé  une  fois,  elle  ne  veut  pas  se  déjuger.  Laissant  respectueuse- 

ment à  l'écart  le  troisième  motif,  je  ne  m'occuperai  que  des  deux 
premiers.  Il  est  bien  vrai  qu'Hippocrate  décrit  des  hommes  habitant 

>  sur  les  rives  de  la  Propontide  comme  ayant  le  caractère  physiologique 

de  la  race  finnoise,  et  ces  hommes,  il  les  qualifie  de  Scythes.  Mais^ 
de  la  façon  dont  il  emploie  ce  nom,  il  est  de  toute  évidence  qu'il 
n'entend  par  là  que  des  gens  établis  en  Scythie  parmi  beaucoup 
d'autres  qui  ne  leur  ressemblaient  pas.  Or,  qu'au  temps  d'Hippocrate  ^ 

-)■'  c'est-à-dire  deux  cents  ans  après  Hérodote,  des  tribus  jaunes  pussent 

être  descendues  jusque  dans  le  voisinage  de  la  Propontide,  et,  y  ha- 
bitant pêle-mêle  avec  bien  d'autres  races,  y  eussent  reçu  des  Grecs 
le  nom  de  Scythes ,  il  n'y  a  rien  là  que  de  très  naturel  et  de  très 
admissible.  Il  ne  s'ensuit  pas  nécessairement  qu'à  une  époque  anté- 
rieure, ces  mêmes  gens  fussent  déjà  dans  le  pays.  Hérodote  parle 
beaucoup  des  Scythes,  il  les  avait  visités,  il  avait  conversé  avec  eux,  il 
savait  leur  histoire  ;  nulle  part  il  ne  témoigne  qu'ils  eussent  le  moin- 
dre trait  de  là  nature  finnique;  tout  au  contraire,, quand  ii  décrit 
cette  nature ,  à  l'occasion  du  récit  qu'il  fait  des  mœurs  des  Argippéens^ 
il  avoue  qu'il  n'a  pas  vu  lui-même  ces  hommes  chauves,  au  nez  aplati, 
au  menton  allongé  et  que  tout  ce  qu'il  en  rapporte ,  il  ne  le  sait  que 
par  tradition  des  marchands  et  des  voyageurs.  Et  non  seulement  il 
n'indique  pas  par  un  seul  mot,  lui ,  observateur  si  soigneux  et  si  atten- 
tif, que  les  Scythes  aient  eu  le  moindre  trait  différent  de  la  physio- 
nomie grecque  ou  thrace,  mais  aucun  écrivain  d'Athènes,  de  cette 
ville  d'Athènes  où  la  garde  de  police  était  composée ,  en  partie ,  de 
soldats  Scythes,  n'a  jamais  fait  la  moindre  allusion  à  une  particularité 
qui  aurait,  au  moins,  pu  fournir  l'étoffe  d'une  plaisanterie  à  Aristo- 
phane, lequel  introduit  un  Scythe  fort  grossier  dans  une  de  ses  pièces. 
Ce  n'est  pas  tout  :  Hérodote ,  parlant  de  la  Scythie ,  proteste  contre 
l'usage  de  ses  compatriotes  de  la  considérer  comme  étant  d'un  seul 


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DES  RACES  HUMAINES.  aSl 

que  à  la  contrée  noble  par  excellence,  Skanzia,  la  Scandina- 
vie, l'île  ou  la  presqu'île  des  Sakas.  Enfin,  une  dernière  trans- 
formation, qui  fait  dans  ce  moment  Torgueil  de  TAmérique, 
après  avoir  brillé  dans  la  haute  Germanie  et  dans  les  îles  Britan- 
niques ,  est  celle  de  Saxna ,  Sachsen ,  les  Saxons ,  véritables 
Sakasunas,  fils  des  Sakas  des  dernières  époques  (1). 

tenant  et  habitée  par  une  seule  race;  il  déclare,  au  contraire,  que  le 
nombre  des  Skolotes  y  est  relativement  très  petit;  avec  eux  il  nomme 
un  grand  nombre  de  nations  qui  ne  leur  sont  apparentées  en  rien  (IV, 
20,  21,  22,  23,  46,  57,  99).  Il  les  considère  comme  le  peuple  dominateur 
de  la  région  pontique,  et,  en  outre,  comme  le  plus  intelligent  (IV,  46). 
Il  leur  attribue  une  langue  médique,  et,  en  effet,  d'après  tous  les  mots 
el  tous  les  noms  qu'il  allègue,  les  Scythes  parlaientincontestablement 
une  langue  ariane;  enfin,  il  n'y  a  pas  de  doute  à  conserver  que,  pour 
lui,  les  Skolotes  ne  soient  les  Sakas  des  Hindous  et  les  Iraniens.  Beau- 
coup plus  tard ,  c'est  encore  l'avis  de  Strabon.  Il  est  inévitable  désormais 
de  s'y  ranger  et  de  convenir,  dans  le  cas  actuel,  comme  dans  bien 
d'autres ,  que  c'est  un  mauvais  système  que  de  ne  vouloir  jamais  aper- 
cevoir dans  un  pays  qu'une  seule  race;  d'attribuer  à  cette  race  le  pre- 
mier type  venu ,  en  dépit  des  réclamations  des  gens  mieux  informés, 
et  il  faut  donner  raison,  en  l'affaire  présente,  au  plus  récent  historien 
de  la  Norwége,  M.  Munch,,  qui,  dans  l'admirable  préambule  de  son 
récit ,  montre  les  régions  pontiques,  avant  le  x«  siècle  qui  précéda 
notre  ère,  comme  incessamment  parcourues  et  dominées  par  des  na- 
tions de  cavaliers  arians  qui  se  succédaient  les  unes  aux  autres ,  cour- 
bant les  populations  slaves,  finniques  et  métisses  sous  leur  souffle, 
comme  le  vent  d'est  courbe  les  épis  sous  le  sien.  (Munch,  Pet  norske 
folk  Historié,  trad.  ail.  p.  13.)  —  En  dernier  lieu,  enfin,  il  faut^n  croire 
les  médailles  des  rois  scythes,  qui  ne  portent  jamais  dans  leurs  ef- 
figies l'ombre  d'un  trait  mongol,  comme  on  peut  s'en  convaincre 
aisément  en  jetant  un  coup  d'œil  sur  les  monnaies  de  Leuko  I",  de 
Phascuporis  I",  de  Gegaepirès,  de  Rhaemetalcès ,  de  Rhescuporis,  etc. 
Toutes  ces  médailles  montrent  la  physionomie  ariane  parfaitement 
évidente,  ce  qui  constitue  une  démonstration  matérielle  à  laquelle 
il  n'y  a  pas  de  réplique.  —  Voir  aussi  toute  la  série  des  démonstra- 
tions appuyées  sur  des  faits  et  des  témoignages  historiques,  puisés 
dans  les  écrivains  grecs,  romains  et  chinois.  Ritter,  Asien,  I"  Th., 
YP  Buch,  West-Asien,  Band.  V,  p.  583  à  p.  716.)  J'ai  emprunté  de  nom- 
breux détails  à  cette  admirable  et  féconde  accumulation  de  recherches. 
(1)  A  l'ordinaire,  on  fait  dériver  le  nom  de  Saxon  du  mot  sax  ou 
seax,  couteau.  Cette  étymologie  convient  d'autant  moins  que  les 
Saxons  étaient  remarqués  pour  la  grandeur  de  leurs  épées ,  et  se  ser- 
vaient d'ailleurs  préférablement  des  haches  d'armes  :  «  Securibus 
gladiisque  longis,  »  dit  Henri  de  Huntingdon.  —  Kemble  produit  un 


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332  DE  l'inégalité 

LesSakaset  les  Rhétas  constituent,  en  fait,  une  seule  et 
même  chaîne  de  nations  primitivement  arianes.  Quel  qu'ait  pu 
être,  çà  et  là,  le  genre  et  le  degré  de  dégradation  ethnique 
subi  par  leurs  tribus,  ce  sont  deux  grandes  branches  de  la  fa- 
mille qui,  moins  heureuses  que  celles  de  l'Inde  et  de  l'Iran,  ne 
trouvèrent  dans  le  partage  du  monde  que  des  territoires  déjà 
fortement  occupés,  relativement  à  ce  qu'avaient  eu  leurs  frè- 
res, et  surtout  bien  inférieurs  en  beauté.  Longtemps  embar- 
rassés de  fixer  leur  existence  tourmentée  par  les  Finnois  du 
nord,  par  leurs  propres  divisions  et  par  Tantagonisme  de  leurs 
parents  plus  favorisés,  la  plupart  de  ces  peuples  périrent  sans 
avoir  pu  fonder,  que  des  empires  éphémères,  bientôt  médiati- 
sés, absorbés  ou  renversés  par  des  voisins  trop  puissants  (1). 
Tout  ce  qu'on  aperçoit  de  leur  existence  dans  ces  régions  ya- 
gues  et  illimitées  du  Touran,  et  des  plaines  pontiques,  le  Tou- 
ran  européen,  qui  étaient  leurs  lieux  de  passage,  leurs  stations 
inévitables,  révèle  autant  d'infortune  que  de  courage,  une  ar- 

passage  d'un  document  ancien  qui  repousse  de  même  cette  opinion  : 
«  Incipit  linea  Saxonum  et  Anglorum  descendens  ab  Adamo  linealiter 
«  usque  ad  Sceafum  de  quo  Saxones  vocabantur,  »  —  MuUenhoff  ne 
me  paraît  nullement  bien  fondé  dans  la  critique  qu'il  fait  de  ce  texte. 
(Voir  Zeilschrift  fûn  d.  d.  Alterth.,  t.  VII,  p.  415.)  —  Sceaf  est  un 
personnage  tellement  ancien ,  au  jugement  de  la  légende  germanique, 
qu'il  est  placé  à  la  tête  des  aïedx  d'Odin.  Les  Scandinaves  chrétiens 
ont  exprimé  cette  idée  en  le  faisant  naître  dans  l'arche  de  Noé.  Mul- 
lenhoff  lui-même  considère  les  aventures  qui  sont  attribuées  à  ce 
personnage  comme  un  mythe  de  l'arrivée  par  mer  des  Roxolans 
dans  la  Suède.  {Loc  cit.,  p.  413.) 

(1)  On  compte  cependant  dans  ces  États,  souvent  réduits  à  un  bien 
faible  périmètre,  de  nombreuses  villes.  On  y  ^remarque  la  présence 
de  familles  royales  très  inspectées  pour  leur  antiquité ;une  agriculture 
développée  et  surtout  la  mise  en  rapport  de  vignobles  célèbres,  l'élève 
de  superbes  races  de  chevaux,  une  grande  réputation  de  bravoure 
militaire,  une  habileté  commerciale  dont  les  annalistes  chinois,  excel- 
lents juges  en  cette  matière,  se  préoccupent  beaucoup,  et,  ce  qui 
est  plus  honorable  encore,  l'existenc^e  d'une  littérature  nationale  et 
d'un  ou  plusieurs  alphabets  particuliers.  (Ritter,  loc.  cit.,  pass.)  —  Je 
rappellerai  que  les  traits  distinctifs  physiologiques  de  tous  ces  peu- 
ples, aux  yeux  des  écrivain  s. chinois,  sont  d'avoir  eu  les  yeux  bleus, 
la  barbe  et  la  chevelure  blondes  et  épaisses,  et  le  nez  proéminent. 
{Loc,  cit.) 


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-        •    ■  1 


DES   RACES   HUMAINES.  '  333 

dente  intrépidité,  la  passion  la  plus  chevaleresque  des  aventu- 
res, plus  de  grandeur  idéale  que  de  succès  durables.  En  mettant 
à  part  celles  de  ces  nations  qui  réussirent,  mais  beaucoup  plus 
tard,  à  dominer  notre  continent,  les  Parthes  furent  encore  une 
des  plus  chanceuses  parmi  les  tribus  arianes  de  l'ouest  (1). 

Ce  n'est  pas  assez  que  de  montrer  par  les  faits  que  les  Rhé- 
tas,  lesSakas,  et  les  Arians,  pris4ansleur  ensemble  et  à  leurs 
origines,  sont  toutun.  Les  trois  noms,  analysés  en  eux-mêmes, 
donnent  le  même  résultat  :  ils  ont  tous  trois  le  même  sens;  ce 
ne  sont  que  des  synonymes  :  ils  veulent  dire  également  les 
hommes  honorables,  et,- s'appliquant  aux  mêmes  objets,  ex- 
posent clairement  que  la  même  idée  réside  sous  leurs  apparen- 
ces dififérentes  (2). 

1)  Les  médailles  des  rois  barbares,  des  rois  sakas,  qui  renversèrent 
l'empire  gréco-macédonien,  ne  permettent  pas  non  plus  de  douter 
que  les  conquérants  ne  parlassent  une  langue  ariane,  qu'ils  n'eussent 
un  culte  arian ,  et  enfin  que  leurs  traits  ne  fussent  tout  à  fait  ceux  de 
la  famille  blanche,  sans  rien  qui  rappelle  le  type  mongol.  (Bcnfey, 
Bemerkungen  ûber  die  Gœtler-namen  auf  Indo-skythischen-mûnzen, 
Zeitsch.  d.  d.  m.  Gesellsch.,  t.  VIII,  p.  450  et  seqq.) 

(2)  J'ai  déjà  parlé  ailleurs  du  changement  normal  de  Yr  en  s  dans  les 
langues  arianes,  et  de  la  cause  de  cette  loi.  Je  n'en  donnerai  ici  que 
quelques  exemples,  amenés  par  le  sujet,  et  pour  montrer  qu'elle  s'exé- 
cute partout  également.  Dans  les  inscriptions  achéménides  de  la  se- 
conde espèce ,  Westergaard  observe  que  le  mot  asa  peut  également 
être  lu  arsa;  ainsi  Parsa  ou  Pasa.  Le  savant  indianiste  ajoute  que 
le  médique  n'admettait  pas  Vr  devant  une  consonne  et  le  supprimait 
(pp.  87,  115.)  On  se  rappelle  involontairement  ici  la  façon  complexe 
dont  Ammien  Marcellin  et  Jornandès  transcrivirent  le  nom  des  dieux 
Scandinaves  :  au  lieu  d*ases,  ils  disent  anses  ou  anseis.  (On  sait  com- 
bien la  mutation  de  Vr  en  n  est  d'ailleurs  fréquente.)  Cette  forme 
ansi  était  connue  des  Chinois,  qui  disent  indifféremment  asi  et-ansi. 
(Ritter,  loc.  cit. ,  pass.)  —  Chez  les  Doriens,  la  même  mobilité  avait  lieu 
.  entre  l's  et  l'r.  On  lit,  dans  le  décret  des  Spartiates  contre  Timothée, 
Tt{JL66£oç  ô  Mi>.£(7iop  pour  Ti[jt.66eoç  ô  MiXédioç,  etc.  —  Chez  les  Latins, 
même  observation,  mais  en  sens  inverse;  ainsi  genus^  generis,  majo- 
sibus,  majoribus,  plurima,  plusima^  Papisius,  Papirius,  arbos, 
arbor.  On  en  trouve  des  traces  dans  un  dialecte  français,  le  poitevin, 
où  on  dit  :  il  ertait  pour  :  il  estait,  et  dans  les  romans  du  xu«  siècle. 

—  Ainsi,  Arya  et  Asa  sont  identiques.  L'Asie,  Asia,  c'est  le  pays  des 
Arians.  Sak  ou  hak  veut  dire  honorer.  (Lassen  et  Westergaard,  p.  25.) 

—  Ket,  .Jl^^i  en  persan  moderne,  veut  dire  honorable. 

19 


L 


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334  DE  l'inégalité 

Ce  point  établi,  suivons  maintenant  dans  les  phases  ascen- 
dantes de  leur  histoire  les  tribus  les  mieux  prédestinées  de 
cette  agglomération  de  maîtres  que  la  Providence  amenait  gra- 
duellement au  milieu  des  peuples  de  l'ancien  monde ,  et,  d'a- 
bord, des  Slaves. 

II  se  trouvait  parmi  elles  une  branche  particulière  et  fort 
étendue  de  nations  d'essence  très  pure,  du  moins  au  moment 
où  elles  arrivèrent  en  Europe.  Cette  circonstance  importante 
est  garantie  par  les  documents;  je  parle  des  Sarmates.  Ils 
descendaient,  disaient  les  Grecs  du  Pont,  d'une  alliance  entre 
les  Sakas  et  les  Amazones,  autrement  dit,  les  mères  des  Ases 
ou  des  Arians  (1).  Les  Sarmates,  comme  tous  les  autres  peu- 
ples de  leur  famille,  se  reconnaissent  des  frères  dans  les  con- 
trées les  plus  distantes.  Plusieurs  de  leurs  nations  habitaient 
au  nord  de  la  Paropamise ,  tandis  que  d'autres ,  connues  des 
géographes  du  Céleste  Empire  sous  les  noms  de  Suth ,  Suthle, 
Alasma  et  Jan-thsaï,  vinrent ,  au  ii®  siècle  avant  Jésus-Christ, 
occuper  certams  cantons  orientaux  de  la  Caspienne  (2).  Les 
Iraniens  se  mesurèrent  maintes  fois  avec  ces  essaims  de  guer» 
riers,  et  la  crainte  excessive  qu'ils  avaient  de  leur  opiniâtreté 
martiale  s'était  perpétuée  dans  les  traditions  bactriennes  et  sog- 
des.  C'est  de  là  que  Firdousi  les  a  fait  passer  dans  son  poème  (3). 

Ces  vigoureuses  populations ,  arrivées  en  Europe ,  pour  la 
première  fois,  un  millier  d'années  avant  notre  ère,  pas  davan- 
tage (4),  avaient  mis  le  pied  dans  le  monde  occidental  avec  des 

(1)  Le  mot  mère  est,  en  sanscrit,  âmaba.  Il  s'agit  ici  d'une  forme 
dialectique  plus  courte. 

(2)  Voir  Tome  I". 

(3)  Les  trois  fils  de  Féridoun  sont  Iredj,  Tour  et  Khawer.  Ce  sont  les 
personnifications  des  trois  rameaux  blancs  de  la  Perse ,  de  l'Iran ,  pro- 
prement dit,  puis  de  l'intérieur  de  l'Asie,  puis  des  contrées  occiden- 
tales du  monde.  La  parenté  de  ces  trois  groupes  est  ainsi  rigoureu- 
sement reconnue.  On  ne  manquera  pas  de  retrouver  dans  la  forme 
Khawer  une  transcription  toute  naturelle  de  l'antique  expression  de 
Yavana.  C'est  un  témoignage  de  plus  de  l'antiquité  des  renseignements 
dont  s'est  servi  Firdousi.  (Voir  tome  I«^  —  Schaffarik,  Slawiscke 
Alterth.,  t.  I,  p.  350-351.) 

(4)  Hérodote  fournit  trois  traditions  sur  l'origine  des  Scythes  et  une 
sur  celle  des  Sarmates.  La  première,  considérant  les  Scythes  comme 


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à 


DES  RACES   HUMAINES.  335 

mœurs  toutes  semblables  à  celles  des  Sakas ,  leurs  cousins  et 
leurs  antagonistes  prûicipaux.  Revêtus  de  Téquipage  héroïque 
des  champions  du  Schahnameh,  leurs  guerriers  ressemblaient 
assez  bien  déjà  à  ces  paladins  du  moyen  âge  germanique,  dont 
Ds  étaient  les  lointains  ancêtres.  Un  casque  de  métal  sur  le 
front,  sur  le  corps  une  armure  écailleuse  de  plaques  de  cuivre 
ou  de  corne,  ajustées  en  manière  de  peau  de  dragon,  Fépée  au 
côté,  l'arc  et  le  carquois  au  dos,  à  la  main  une  lance  démesuré- 
ment longue  et  pesante  (1),  ils  cheminaient  à  travers  les  soli- 

autochtones,  les  déclarait  les  derniers  nés  de  tous  les  peuples  de  la 
terre  et  leur  donnait  une  antiquité  de  quinze  cents  ans  environ  avant 
J.-C.  (Livre  IV,  5.)  La  seconde,  fournie  par  les  Grecs  du  Pont,  les 
faisant  descendre  d*Hercule  et  d'une  nymphe  du  pays,  ne  leur  assigne 
que  treize  cents  et  quelques  années  avant  notre  ère.  (Livre  IV,  8.) 
La  troisième,  due  à  Aristée  de  Proconnèse,  qui  l'avait  rapportée  de 
ses  voyages  dans  l'Asie  centrale,  n'a  rien  de  mythique,  et  fait  simple- 
ment venir  les  Scythes  de  l'est,  d'où  ils  avaient  été  chassés  par  les 
Issédons,  fuyant  à  leur  tour  devant  les  Arimaspes.  Il  ne  serait  nulle- 
ment difficile  de  montrer  le  point  de  concordance  de  ces  trois  manières 
d'envisager  le  même  fait.  Quant  à  la  formation  des  peuples  sarmates, 
nés  des  Scythes  et  des  Amazones,  je  l'ai  déjà  indiquée.  Ils  parlaient 
un  dialecte  arian,  dififérent  de  celui  des  Skolotes.  (Livre  IV,  17.)  Pline, 
Pomponius  Mêla  et  Ammien  Marcellin  font  les  Sarmates  beaucoup 
plus  jeunes  que  je  ne  crois  devoir  l'admetlre  ici  avec  Hérodote.  Ils 
supposent  que  les  premiers  groupes  de  leurs  tribus  furent  établis  sur 
le  Don  par  les  Scythes,  au  retour  de  l'expédition  de  ces  derniers  en 
Asie,  vers  la  fin  du  vii«  siècle  avant  notre  ère.  Au  fond,  de  telles  ques- 
tions sont  peu  réelles  ;  1°  parce  que  les  Sarmates  ne  sont  qu'une  simple 
variété  des  Sakas;  2°  parce  que  leurs  nations,  venant  de  l'est,  dans  la 
direction  du  Touran,  se  succédèrent  à  des  époques  très  rapprochées, 
et  qu'il  n'y  a  pas  lieu  d'en  choisir  une  à  l'exclusion  des  autres  pour 
servir  aux  éphémérides. 

'(1)  Ces  détails  de  costume  et  d'armement  se  trouvent  dans  les  écri- 
vains romains  et  grecs  qui  ont  parlé  des  Sarmates  avec  détail.  Quant 
à  l'équipement  général  des  autres  peuples  de  la  même  famille,  on  a 
vu  plus  haut  que  le  Ramayana  attribuait  aux  Sakas  des  armures  d'or^ 
de  lourdes  haches  et  de  longues  épées.  Hérodote,  en  parfait  accord 
avec  ce  livre,  montre  les  Massagétes  avec  des  baudriers,  des  cuiras- 
ses et  des  casques  revêtus  d'or,  et  employant  le  cuivre  à  forger  les 
pointes  de  leurs  lances,  de  leurs  javelots  et  de  leurs  flèches.  (Hé- 
rodote, II,  215.)  —  Dans  l'expédition  de  Xerxès,  les  Arians  Perses 
avaient  des  cuirasses  de  fer  travaillées  en  écailles  de  poisson.  (  Héro- 
dote, VII,  61.)  Cette  coutume,  dit  l'historien,  avait  été  empruntée  aux 


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336  DE  l'inégalité 

tudes  sur  des  chevaux  lourdement  caparaçonnés,  escortant  et 
surveillant  d'immenses  chariots  couverts  d'un  large  toit.  Dans 
ces  vastes  machines  étaient  renfermés  leurs  femmes,  leurs 
enfants ,  leurs  vieillards ,  leurs  richesses.  Des  bœufs  gigantes- 
ques les  traînaient  pesamment  en  faisant  vaciller  et  crier  leurs 
roues  de  bois  plein  sur  le  sable  ou  l'herbe  courte  de  la  steppe. 
Ces  maisons  roulantes  étaient  les  pareilles  de  celles  que  la  plus 
ténébreuse  antiquité  avait  vues  transporter  vers  le  Pendjab, 
la  contrée  opulente  des  cinq  fleuves,  les  familles  des  premiers 
Arians.  C'étaient  les  pareilles  encore  de  ces  constructions  am- 
bulantes dont,  plus  tard,  les  Germains  formèrent  leurs  camps-, 
c'était,  sous  des  formes  austères,  l'arche  véritable  portant  l'é- 
tincelle de  vie  aux  civilisations  à  naître  et  le  rajeunissement 
aux  civilisations  énervées,  et,  si  les  temps  modernes  peuvent 
encore  fournir  quelque  image  capable  d'en  évoquer  le  souvenir, 
c'est  bien  assurément  la  puissante  charrette  des  émigrants 
américains,  cet  énorme  véhicule,  si  connu  dans  l'ouest  du  nou- 
veau continent,  où  il  apporte  sans  cesse  jusqu'au  delà  des 
montagnes  Rocheuses,  les  audacieux  défricheurs  anglo-saxons 
et  les  viragos  intrépides,  compagnes  de  leurs  fatigues  et  de 
leurs  victoires  sur  la  barbarie  du  désert. 

L'usage  de  ces  chariots  décide  un  point  d'histoire.  Il  éta- 
blit une  différence  radicale  entre  les  nations  qui  l'ont  adopté 
et  celles  qui  lui  ont  préféré  la  tente.  Les  premières  sont  voya- 
geuses; elles  ns  répugnent  pas  à  changer  absolument  d'ho- 
rizon et  de  climats  ;  les  autres  seules  méritent  la  qualification 
de  nomades.  Elles  ne  sortent  qu'avec  peine  d'une  circonscrip- 
tion territoriale  assez  limitée.  C'est  être  nomade  que  d'imagi- 
ner l'unique  espèce  d'habitation  qui,  par  sa  nature ,  soit  éter- 
nellement mobile  et  présente  le  symbole  le  plus  frappant  de 


Mèdes.  (Livre  VII,  62.)  —  Les  Arians  Cissiens  la  suivaient  aussi.  (Ibidem), 
ainsi  que  les  Arians  Hyrcaniens.  (Ibidem).  II  en  était  de  même  des 
Parthes,  des  Chorasrniens,  des  Sogdiens,  des  Gandariens,  des  Dadices 
et  des  Bactriens.  (Ibidem.,  64  et  66.)  —  Il  n'y  a  donc  nul  doute  possible 
que  les  armures  complètes  de  métal  et  en  forme  d'écàilles  ne  fussent 
d'un  usage  général  chez  toutes  les  nations  arianes  désignées  par  les 
Hindous  sous  le  nom  de  Sakas. 


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DES   RACES  HUMAINES.  337 

l'instabilité.  Le  chariot  ne  saurait  jamais  être  une  demeure 
définitive.  Les  Arians  qui  s'en  sont  servis,  et  qui,  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  long,  ou  même  jamais,  n'ont  pu  se  créer 
d'autres  abris,  ne  possédaient  pas  et  ne  voulaient  pas  de  tentes. 
Pourquoi  ?  C'est  qu'ils  voyageaient,  non  pour  changer  de  place, 
mais,  au  contraire,  pour  trouver  une  patrie,  une  résidence 
fixe ,  une  maison.  Poussés  par  des  événements  contraires  ou 
particulièrement  excitants,  ils  ne  réussissaient  à  s'emparer 
d'aucun  pays  de  manière  à  y  pouvoir  bâtir  d'une  manière  dé- 
finitive. Aussitôt  que  ce  problème  a  pu  se  résoudre,  l'habita- 
tion roulante  s'est  attachée  au  sol  et  n'en  a  plus  bougé.  Le 
mode  de  demeure  encore  en  usage  dans  la  plupart  des  pays 
européens  qui  ont  possédé  des  établissements  arians  en  offre 
la  preuve  :  la  maison  nationale  n'y  est  autre  chose  qu'un  cha- 
riot arrêté.  Les  roues  ont  été  remplacées  par  une  base  de  pierre 
sur  laquelle  s'élève  l'édifice  de  bois.  Le  toit  est  massif,  avancé; 
il  enveloppe  complètement  l'habitation ,  à  laquelle  on  ne  par- 
vient que  par  un  escalier  extérieur,  étroit  et  tout  semblable  à 
une  échelle.  C'est  bien,  à  très  peu  de  modifications  près,  l'an- 
€ien  chariot  arian.  Le  chalet  helvétique ,  la  cabane  du  moujik 
moscovite,  la  demeure  du  paysan  norwégien ,  sont  également 
la  maison  errante  du  Saka,  du  Gète  et  du  Sarmate,  dont  les 
événements  ont  enfin  permis  de  dételer  les  bœufs  et  d'enlever 
les  roues  (1).  En  arriver  là,  c'était  l'insthict  permanent,  sinon 
le  vœu  avoué  des  guerriers  qui  ont  traîné  en  tant  de  lieux  et  si 
loin  cette  demeure  vénérable  par  les  héroïques  souvenues 
qu'elle  rappelle.  Malgré  leurs  pérégrinations  multipliées,  quel- 
quefois séculaires,  ces  hommes  n'ont  jamais  consenti  à  accep- 
ter l'abri  définitivement  mobile  de  la  tente;  ils  l'ont  abandonné 
aux  peuplades  d'espèce  ou  de  formation  inférieure. 

(1)  Weinhold,  Die  deutschen  Frauen  in  dem  Mittelalter,  Wien  1831, 
p.  327.  —  A.  de  Haxthausen ,  dans  son  excellent  ouvrage  sur  la  Russie, 
fait  une  remarque  qui  aboutit  au  même  résultat:  «  Les  ornements, 
«  dit-il,  et  les  découpures  qui  ornent  les  toits  (des  maisons  des  pay- 
«  sans  russes  aux  environs  de  Moscou),  les  galeries  et  l'escalier  con- 
a  duisant  à  l'intérieur,  rappellent  les  habitations  des  Alpes,  et  parti- 
«  culièrement  les  chalets  suisses.  »  (T.  I,  p.  19-20.) 


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338  DE  L  INEGALITE 

Les  Sarmates  (1),  les  derniers  venus  des  Arians,  au  x®  siè- 
cle avant  notre  ère,  et  conséquemment  les  plus  purs,  ne  tar- 
dèrent pas  à  faire  sentir  aux  anciens  conquérants  des  Slaves  la 
force  supérieure  de  leur  bras  et  de  leur  intelligence ,  dans  les 
contestations  qxii  ne  manquèrent  pas  de  s'élever.  Bientôt  ils  se 
firent  une  grande  place.  Ils  dominèrent  entre  la  Caspienne  et  la 
mer  Noire,  et  commencèrent  à  menacer  les  plaines  du  nord  (2). 
Longtemps,  toutefois,  les  pentes  septentrionales  du  Caucase 
demeurèrent  leur  point  d'appui.  C'est  dans  les  défilés  de  cette^ 
grande  chaîne  que ,  plusieurs  siècles  après ,  quand  ils  eurent 
perdu  l'empire  exclusif  des  régions  pontiques,  celles  de  leurs 
tribus  qui  n'avaient  pas  émigré  allèrent  chercher  un  refuge 
parmi  quelques  peuplades  parentes  plus  anciennement  établies 
dans  ces  gorges  (3).  Elles  durent  à  cette  circonstance,  heureuse 
pour  le  maintien  de  leur  intégrité  ethnique,  Thonneur  dont 
elles  jouissent  aujourd'hui  d'avoir  été  choisies  par  la  science 
physiologique  pour  représenter  le  type  le  plus  accompli  de 
l'espèce  blanche.  Les  nations  actuelles  de  ces  montagnes  con- 
tinuent à  être  célèbres  par  leur  beauté  corporelle,  par  leur  génie 
guerrier,  par  cette  énergie  indomptable  qui  intéresse  les  peu- 
ples les  plus  cultivés  et  les  plus  amollis  aux  chances  de  leurs 
combats,  et  par  une  résistance  plus  difficile  encore  à  ce  souffle 
d'avilissement  qui ,  sans  pouvoir  les  toucher,  atteint  autour 

(1)  Ce  nom  est  formé  des  deux  racines  sâr  et  mat,  qui  signifient 
destructeur  des  peuples.  L'une,  sâr,  est  médique.  (Westergaard,  p.  81.) 
L'autre,  mat,  répond  au  verbe  sanscrit  déchirer.  —  Je  crois  avoir 
déjà  dit,  mais  je  le  répète  encore,  qu'il  ne  s'agit  pas  de  trouver,  pour 
des  mots  touraniens,  une  source  directe  dans  le  sanscrit,  mais  seu- 
lement des  analogies  de  dialectes  qui  puissent  faire  entrevoir  le  sens 
à  travers  la  forme  peu  concordante  des  vocables.  —  Le  mot  sâr,  ha- 
bitant,  est  le  même  qui  apparaît  dans  le  nom  de  la  capitale  de  la 
Lydie,  SàpSsiç,  de  sâr  et  de  dhâ,  Sarda,  le  lieu  où  Von  établit  des  ha- 
bitants, la  colonie. 

(2)  Schaflfarik,  Slaw.  Alterth.,  1. 1,  p.  120-121,  141. 

(3)  Les  Ossètes  du  Caucase,  nommés,  dans  les  anciennes  annales 
russes,  lasi  ou  Osi,  et  par  Plan-Carpin,  au  xm»  siècle,  Alani  et  Asses, 
s'attribuent  à  eux-mêmes  le  titre  d'Iron,  et  à  leur  pays  celui  d'Iro- 
nistan.  C'est  un  nouvel  exemple  de  permutation  de  Yr  en  s.  (  Schafif ., 
Slaw.  Alterth.,  t.  1,141,  353.) 


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DES   RACES   HUMAINES.  33^ 

d'elles  les  multitudes  sémitiques,  tatares  et  slaves.  Loin  de  dé- 
générer, elles  ont  contribué ,  dans  la  proportion  où  leur  sang 
s'est  mêlé  à  celui  des  Osmanlis  et  des  Persans,  à  réchauffer  ces 
races.  Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  les  hommes  éminents 
qu'elles  ont  fournis  à  l'empire  turc ,  ni  la  puissante  et  romanes- 
que domination  des  beys  circassieiis  en  Egypte. 

Il  serait  ici  hors  de  place  de  prétendre  suivre  dans  le  détail: 
les  innombrables  mouvements  des  groupes  sarmates  vers  l'oc- 
cident de  l'Europe.  Quelques-unes  de  ces  migrations,  comme 
celle  des  Limigantes,  s'en  allèrent  disputer  la  Pologne  à  des 
noblesses  celtiques,  et,  sur  leur  asservissement,  fondèrent  des 
États  qui,  parmi  leurs  villes  principales,  ont  compté  Bersovia, 
la  Varsovie  moderne.  D'autres,  les  lazyges,  conquirent  la  Pan- 
nonie  orientale ,  malgré  les  efforts  des  anciens  vainqueurs  de 
race  thrace  ou  kymrique ,  qui  déjà  y  dominaient  les  masses 
slaves.  Ces  invasions  et  bien  d'autres  n'intéressent  que  des  his- 
toires spéciales  (1).  Elles  ne  furent  pas  exécutées  sur  une  assez 
grande  échelle  ni  avec  des  forces  suffisantes  pour  affecter  d'une 
manière  durable  la  valeur  active  des  groupes  subjugués.  Il 
n'en  est  pas  de  même  du  mouvement  qu'une  vaste  association 
de  tribus  de  la  même  famille,  issues  de  la  grande  branche  des 
Alains,  Alani,  peut-être,  plus  primitivement,  Arani  ou 
Arians,  et  portant  pour  nom  fédératif  celui  dé  Roxolans  (2), 
opéra  du  côté  des  sources  de  la  Dwina,  dans  les  contrées  ar- 
rosées par  le  Wolga  et  le  Dnieper,  en  un  mot  dans  la  Russie 

(1)  Schaffarik  reconnaît  quelques  faibles  restes  d'une  tribu  de  Sar- 
mates lazyges  dans  la  population  aujourd'hui  clairsemée  sur  la  rive 
gauche  de  la  Pialassa.  Ils  sont  d'une  carnation  très  brune ,  s'habillent 
de  noir,  et  conservent  des  usages  différents  de  ceux  des  races  qui 
les  entourent.  Ils  parlent  le  russe  blanc,  mais  avec  un  accent  lithua- 
nien. Ils  sont  nommés  par  les  gens  du  pays  latwjèses  ou  lodwezaj. 
C'est  une  formation  de  métis  tout  à  fait  tombés.  (Schaff.,  Slawische 
Aller Ih. y  t.  I,  p.  338,  340,  343,  349.) 

(2)  Munch  {Det  Norske  Folk  Historié  (traduct.  allem.) ,  p.  63)  cherche 
assez  péniblement  à  établir  l'étymologie  de  ce  mot.  Il  veut  que,  de 
même  que  les  Allemands  sont  appelés  par  les  Slaves  Njemzi,  muets, 
parce  qu'on  ne  comprend  pas  ce  qu'ils  disent,  ces  mêmes  Slaves, 
mieux  instruits  du  langage  des  Sai'mates,  leur  aient  donné  le  nom  de 
Ruotslainej  Rootslaine,  de  la  racine  rot,  le  peuple  de  ceux  qui  parlent* 


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3i0  DE  l'inégalité 

centrale,  vers  le  vii^  ou  vin®  siècle  avant  Tère  chrétienne  (1). 
Cette  époque,  marquée  par  de  grands  changements  dans  la 
situation  ethnique  et  topographique  d'un  grand  nombre  de  na- 
tions asiatiques  et  européennes,  constitue  également  pour  les 
Arians  du  nord  un  nouveau  point  de  départ,  et  par  conséquent 
une  date  importante  dans  Fhistoire  de  leurs  migrations. 

Il  n'y  avait  guère  que  deux  à  trois  cents  ans  qu'ils  étaient 
arrivés  en  Europe ,  et  cette  période  avait  été  remplie  tout  en- 
tière par  les  conséquences  violentes  de  l'antagonisme  qui  les 
opposait  aux  nations  limitrophes.  Livrés  sans  réserve  à  leurs 
haines  nationales ,  absorbés  par  les  soins  uniques  de  l'attaque 
et  de  la  défense ,  ils  n'avaient  pas  eu  le  temps  sans  doute  de 
perfectionner  leur  état  social;  mais  cet  inconvénient  avait  été 
largement  compensé,  au  point  de  vue  de  l'avenir,  par  l'isole- 
ment ethnique,  gage  assuré  de  pureté,  qui  en  avait  été  la  con- 
séquence. Maintenant  ils  se  voyaient  contraints  de  se  transpor- 
ter dans  une  nouvelle  station.  Cette  station  leur  était  assignée, 
exclusivement  à  toute  autre ,  par  des  nécessités  impérieuses. 

La  propulsion  qui  les  jetait  en  avant  venait  du  sud-est.  Elle 
était  donnée  par  des  congénères,  évidemment  irrésistibles,  puis- 
qu'on ne  leur  résistait  pas.  Il  n'y  avait  donc  pas  moyen  que 
les  Arians -Sarmates-Roxolans  prissent  leur  marche  contre 
cette  direction.  Ils  ne  pouvaient  davantage  s'avancer  indéfini- 
ment vers  l'ouest,  parce  que  les  Sakas,  les  Gètes,  les  Thraces, 
les  Kymris ,  y  étaient  demeurés  par  trop  forts ,  et  surtout  par 
trop  nombreux.  C'eût  été  affronter  une  série  de  difficultés  et 
d'embarras  inextricables.  Incliner  vers  le  nord-est  était  non 
moins  difficile.  Outre  les  amoncellements  finnois  qui  opéraient 
sur  ce  point,  des  nations  arianes  encore  considérables,  des  mé- 
tis arians  jaunes  qui  augmentaient  chaque  jour  d'importance, 
devaient  très  légitimement  faire  repousser  lldée  d'ime  marche 
rétrograde  vers  les  anciens  gîtes  de  la  famille  blanche.  Pvestalt 
l'accès  du  nord-ouest.  De  ce  côté,  les  barrières,  les  empêche- 
ments étaient  sérieux  encore ,  mais  pas  insurmontables.  Peu 
d' Arians ,  beaucoup  de  Slaves ,  des  Finnois,  en  quantité  moin- 

(1)  Munch,  p.  14,  52-53. 


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DES  BACES   HUMAINES.  341 

dre  que  dans  l'est ,  il  y  avait  là  des  probabilités  de  conquêtes 
plus  grandes  que  partout  ailleurs.  Les  Roxolans  le  comprirent  ; 
le  succès  leur  donna  raison.  Au  milieu  des  populations  diver- 
ses que  leurs  traditions  conservées  nous  font  encore  connaître 
sous  leurs  noms  significatifs  de  Wanes,  de  lotuns  et  d'Alfarsî 
ou  fées,  ou  nains,  ils  réussirent  à  établir  un  état  stable  et  ré- 
gulier dont  la  mémoire ,  dont  les  dernières  splendeurs  projet- 
tent encore,  à  travers  Tobscurité  des  temps,  un  éclat  vif  et  glo- 
rieux sur  Faurore  des  nations  Scandinaves. 

C'est  le  pays  que  l'Edda  nonama  le  Gardarike ,  ou  V empire 
de  la  ville  des  Arians  (1).  Les  Sarmates  Roxolans  y  purent 
dételer  leurs  bœufs  voyageurs,  y  remiser  leurs  chariots.  Ils  con- 
nurent enfin  des  loisirs  qu'ils  n'avaient  plus  eus  depuis  bien  des 
séries  de  siècles ,  et  en  profitèrent  pour  s'établir  dans  des  de- 
meures permanentes.  Asgard,  la  ville  des  Ases  ou  des  Arians, 
fut  leur  capitale.  C'était  problabement  un  grand  village  orné 
de  palais  à  la  façon  des  anciennes  résidences  des  premiers 
conquérants  de  l'Inde  et  de  la  Bactriane.  Son  nom  n'était  d'ail- 
leurs pas  prononcé  pour  la  première  fois  dans  le  monde.  En- 
tre autres  applications  qui  en  furent  faites,  il  exista  longtemps, 
non  loin  du  rivage  méridional  de  la  Caspienne,  un  établisse- 
ment médique  appelé  de  même  Açagarta  (2). 

(1)  Garta  est  employé  dans  les  Védas  dans  le  double  sens  de  chariot 
et  de  maison.  On  en  voit  la  cause.  Sur  une  inscription  achéménide, 
karta  signifie  château.  Dans  ce  sens,  il  fait  partie  de  la  composition 
du  nom  de  plusieurs  capitales  asiatiques ,  entre  autres  Tigranocerta , 
le  château  de  Tigrane.  Efi  latin,  en  gothique,  et  dans  toutes  les  lan- 
gues dérivées  de  cette  double  source,  hortus,  gard,  gardun,  gurten, 
giœrd,  giardino ,  jardin ,  garden,  veut  dire  principalement  une  en- 
ceinte, et  c'est  là,  certainement,  le  sens  intime  du  mot.  (Dieffen- 
bach,  Vergleichendes  Wœrterbuch  der  gothischen  Sprache,  t.  II,  p.  382.) 

—  Lassen  et  Westergaard,  Die  Achem.  Keilinschriften,  p.  29  et  72.  — 
yfemho\d,DieDeutschenFraiienin  dem  Mittelalter,  Wien,18ol,  p.  327. 

—  Pott  {EtymologîscheForschun  gen,  th.  I,  p.  144)  y  joint  très  bien  le 
^opToç  grec  et  le  mot  italiote  chors.  J'y  ajouterai  le  terme  militaire 
de  même  origine  cohors,  qui  garde  dans  ses  flexions  le  t  primitif. 

(2)  Ptolémée  nomme  le  peuple  de  ce  pays  SavàpTot.  Une  inscription 
perse  recueillie  par  Niebuhr,  I,  tabl.  xxxi,  le  mentionne  également, 
Hérodote  compte  huit  mille  Sagartes  dans  l'armée  de  Darius  (VII,  85). 
(Lassen  et  Westergaard,  Achem.  Keilinschriften,  p.  54.) 


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342  DE  l'inégalité 

Les  traditions  concernant  Asgard  sont  nombreuses  et  même^ 
minutieuses.  Elles  nous  montrent  les  pères  des  dieux,  les  dieux 
eux-mêmes,  exerçant  avec  grandeur  dans  cette  royale  cité  la  plé- 
nitude de  leur  puissance  souveraine,  rendant  la  justice,  décidant 
la  paix  ou  la  guerre ,  traitant  avec  une  hospitalité  splendide  et 
leurs  guerriers  et  leurs  hôtes.  Parmi  ceux-ci  nous  apercevons 
quelques  princes  wanes  (1)  et  iotuns,  voire  des  chefs  finnois. 
Les  nécessités  du  voisinage,  les  hasards  de  la  guerre  forçaient 
les  Roxolans  de  s'appuyer  tantôt  sur  les  uns,  tantôt  sur  les  au- 
tres ,  pour  se  maintenir  contre  tous.  Des  alliances  ethniques 
furent  alors  contractées  et  étaient  inévitables  (2).  Toutefois  le 
nombre,  et  par  conséquent  l'importance,  en  resta  minime, 
VÈdda  le  démontre,  parce  que  l'état  de  guerre  moins  constant 
que  jadis,  lorsque  les  Roxolans  résidaient  aux  environs  du  Cau- 
case, n'en  fut  pas  moins  très  ordinaire,  et  surtout  parce  que  le 
Gardarike ,  bien  qu'ayant  jeté  beaucoup  d'éclat  sur  l'histoire 
primitive  des  Arians  Scandinaves,  dura  trop  peu  de  temps  pour 
que  la  race  qui  le  possédait  ait  eu  le  temps  de  s'y  corrompre. 
Fondé  du  vu®  au  viii®  siècle  avant  l'ère  chrétienne ,  il  fut 
renversé  vers  le  iv®  (3) ,  malgré  le  courage  et  l'énergie  de  ses 
fondateurs,  et  ceux-ci,  forcés  encore  une  fois  de  céder  à  la  for- 
tune qui  les  conduisait  à  travers  tant  de  catastrophes  à  l'em- 
pire de  l'univers ,  remirent  leurs  familles  et  leurs  biens  dans 
leurs  chariots ,  remontèrent  sur  leurs  coursiers,  et,  abandonr 
nant  Asgard,  s'enfoncèrent,  à  travers  les  marais  désolés  des 
régions  septentrionales ,  au-devant  de  cette  série  d'aventures 
qui  leur  était  réservée ,  et  dont  rien  assurément  ne  pouvait 
leur  faire  présager  les  étonnantes  péripéties  et  le  succès  final. 

(1)  VEdda  place  les  Ases,  les  Roxolans,  sur  la  rive  orientale  du  Don^ 
tandis  que  les  nations  wendes  indépendantes  occupent  la  rive  occi- 
dentale. (Schaffarik,  t.  I,  p.  134,  307,  358.) 

(2)  Suivre  la  trace  et  Tindication  de  ces  mélanges  dans  l'Edda,  prin- 
cipalement dans  la  Vœluspa.  La  forme  mythique  du  récit  n'empêche 
en  aucune  façon  d'apercevoir  le  noyau  historique. 

(3)  Munch  attribue  la  ruine  du  Gardarike  à  la  pression  des  nations 
de  Sakas  qui  avaient  remplacé  les  Sarmates  dans  les  régions  du  Cau- 
case, et  qui  étaient  elles-mêmes  dépossédées  par  les  Achéménides.. 
(P.  61.) 


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DES  KACES   HUMAINES.  343 

CHAPITRE  II 

Les  Arians  Germains 

Arrivée  à  nn  certain  point  de  sa  route ,  l'émigration  des 
nobles  nations  roxolanes  se  sépara  en  deux  rameaux.  L'un  se 
dirigea  vers  la  Poméranie  actuelle ,  s'y  établit ,  et  de  là  con- 
quit les  îles  voisines  de  la  côte  et  le  sud  de  la  Suède  (1).  Pour 
la  première  fois  les  Arians  devenaient  navigateurs  et  s'empa- 
raient d'un  mode  d'activité  dans  lequel  il  leur  était  réservé 
de  dépasser  un  jour,  en  audace  *et  en  intelligence ,  tout  ce  que 
les  autres  civilisations  avaient  jamais  pu  exécuter.  L'autre 
rameau,  qui,  à  son  heure,  ne  fut  pas  moins  remarquable  ni 
moins  comblé  dans  ce  genre ,  continua  à  marcher  dans  la  di- 
rection de  îa  mer  Glaciale,  et,  arrivé  sur  ces  tristes  rivages, 
fît  un  coude ,  les  longea,  et ,  redescendant  ensuite  vers  le  midi, 
entra  dans  cette  Norwège,  Nord-wegr,  le  chemin  septen- 
trional (2),  contrée  sinistre,  peu  digne  de  ces  guerriers,  les 
plus  excellents  des  êtres.  Ici  l'ensemble  des  tribus  qui  s'arrêta 
abandonna  les  dénominations  de  Sarmates,  de  Roxolans, 
d'Ases,  qui  jusqu'alors  avaient  servi  à  le  distinguer  au  milieu 
des  autres  races.  Il  reprit  le  titre  de  Sakas.  Le  pays  s'appela 
Skanzia ,  la  presqu'île  des  Sakas.  Très  probablement  ces  na- 
tions avaient  toujours  continué  entre  elles  à  se  donnçr  le  titre 
à^ hommes  honorables,  et,  sans  un  trop  grand  souci  du  mot 
qui  rendait  cette  idée,  elles  se  nommaient  indifféremment 
Khétas,  Sakas,  Arians  ou  Ases.  Dans  la  nouvelle  demeure,  ce 
fut  la  seconde  de  ces  dénominations  qui  prévalut,  tandis  que, 
pour  le  groupe  établi  dans  la  Poméranie  et  les  terres  adjacen- 

(1)  Munch,  ouvr.  cité,  p.  61. 

(2)  Munch,  p.  9  et  61.  —  Il  donne,  par  extension,  au  mot  Norwégien 
le  senskie  gens  qui  marchent  vers  le  nord,  et,  par  induction,  de  gens 
qui  marchent  vers  le  nord  relativement  à  leurs  compatriotes,  Suédois 
et  Poméraniens,  ou,  autrement  dit,  Golhs  restés  au  sud. 


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344  DE   L'iN EGALITE 

tes ,  celle  de  Rhéta  devint  d'un  usage  commun  (1).  Néanmoins, 
les  peuples  voisins  n'admirent  jamais  cette  dernière  modifica- 
tion, dont  ils  ne  comprenaient  pas  sans  doute  la  simplicité,  et 
avec  une  ténacité  de  mémoire  des  plus  précieuses  pour  la  clarté 
des  annales,  les  peuples  finniques  continuent  encore  d'appeler 
les  Suédois  d'aujourd'hui  Ruotslaine  ou  Rootslane,  tandis 
que  les  Russes  ne  sont  pour  eux  que  des  H^œnalnine  ou 
fVaenelane^  des  Wendes  (2). 

Les  nations  Scandinaves  étaient  à  peine  établies  dans  leur 
péninsule,  quand  un  voyageur  d'origine  hellénique  vint  pour 
la  première  fois  visiter  ces  latitudes,  patrie  redoutée  de  toutes 
les  horreurs,  au  sentiment  des  nations  de  la  Grèce  et  de  lltalie. 
Le  Massaliote  Pythias  poussa  ses  voyages  jusque  sur  la  côte 
méridionale  de  la  Baltique. 

Il  ne  trouva  encore  dans  le  Danemark  actuel  que  des  Teu- 
tons, alors  celtiques,  comme  leur  nom  en  fait  foi  (3).  Ces 
peuples  possédaient  le  genre  de  culture  utilitaire  des  autres 
nations  de  leur  race  ;  mais  à  l'est  de  leur  territoire  se  trouvaient 
les  Guttons,  et  avec  ceux-ci  nous  revoyons  les  Khétas;  c'était 
une  fraction  de  la  colonie  poméranienne  (4).  Le  navigateur 
grec  les  visita  dans  un  bassin  intérieur  de  la  mer  qu'il  nomme 
Mentonomon,  Ce  bassin  est,  à  ce  qu'il  semble,  Frische-Haff, 

(1)  Munch,  ouvr.  cité  y  p.  59. 

(2)  Ibid.,  p.  56. 

(3)  Le  nom  de  Teut,  que  se  donnent  aujourd'hui  les  AUemands,  est 
d'un  usage  fort  ancien  parmi  les  nations  des  Kymris,  et  n*a  absolu- 
ment rien  de  germanique.  On  trouve  dans  l'Italie  aborigène  Teuta  pour 
le  nom  primitif  de  Pise.  Les  habitants  s'appelaient  Teutanes,  Teutani 
ou  Teutœ.  (Pline,  Hist.  natur.,  III,  8.)  —  Les  guerriers  de  la  Gaule 
avaient  établi  en  Cappadoce  la  tribu  des  Teutobodiaci ,  en  Pannonie, 
la  ville  de  TeuToêoupyiov ,  dans  le  nord  de  la  Grèce,  les  Tsyrat  (Id.> 
ibid.)  —  On  connaît  une  foule  de  noms  d'hommes  celtiques  dans  la 
composition  desquels  entre  ce  motj  Teutobochus,  Teutomalus,  etc. 
(Diefifenbach,  Celtica  II,  I  Abthj  p.  !93,  338.)  —  Munch  considère  les 
Thjust  du  Smaaland  comme  des  Celtes  d'origine.  (P.  46.)  —  Deutsch 
ne  paraît  pas  avoir  été  pris  collectivement  avant  le  ix«  siècle  de 
notre  ère. 

(4)  Ils  s'étaient  établis  sur  les  terres  des  nations  slaves  qu'ils  avaient 
forcées  au  partage,  et  dont  ils  paraissent  avoir  expulsé  la  noblesse. 
(SchSiïïdirik,  iSlaw.  Alterth.,  t.  îy  p.  i06.) 


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DES  BACES   HUMAINES.  345 

et  la  ville  qui  s'élève  sur  ses  bords,  Kônigsberg  (1).  Les  Gut- 
tons  s'étendaient  alors  très  peu  vers  l'ouest;  jusqu'à  l'Elbe,  le 
pays  était  partagé  entre  des  commîmes  slaves  et  des  nations 
celtiques  (2).  En  deçà  du  fleuve,  jusqu'au  Rhin  d'une  part, 
jusqu'au  Danube  de  l'autre ,  et  par  delà  ces  deux  cours  d'eau, 
les  Kymris  régnaient  à  peu  près  seuls.  Mais  il  n'était  pas  pos- 
sible que  les  Sakas  de  la  Norwège ,  que  les  Khétas  de  la  Suède, 
des  îles  et  du  continent,  avec  leur  esprit  d'entreprise,  leur 
courage  et  le  mauvais  lot  territorial  qui  leur  était  échu,  lais- 
sassent bien  longtemps  les  deux  amas  de  métis  blancs  qui  bor- 
daient leurs  frontières  en  possession  tranquille  d'une  isonomie 
qui  n'était  pas  trop  difficile  à  troubler. 

Deux  directions  s'ouvraient  à  l'activité  des  groupes  arians 
du  nord.  Pour  la  branche  gothique,  la  façon  la  plus  naturelle 
de  procéder,  c'était  d'agir  sur  le  sud-est  et  le  sud,  d'attaquer 
de  nouveau  les  provinces  qui  avaient  fait  anciennement  partie 
du  Gardarike  et  les  contrées  où  antérieurement  encore  tant 
de  tribus  arianes  de  toutes  dénominations  étaient  venues  com- 
mander aux  Slaves  et  aux  Finnois  et  avaient  subi  Tinévitable 
dépréciation  qu'amènent  les  mélanges.  Pour  les  Scandinaves, 
au  contraire ,  la  pente  géographique  était  de  s'avancer  dans  le 
sud  et  l'ouest,  d'envahir  le  Danemark,  encore  kymrique, 
puis  les  terres  inconnues  de  l'Allemagne  centrale  et  occiden- 
tale, puis  les  Pays-Bas,  puis  la  Gaule.  Ni  les  Goths  ni  les  Scan- 
dinaves ne  manquèrent  aux  avances  de  la  fortune  (3). 

(1)  Pythias,  Ptolémée,  Mêla  et  Pline  ont  montré  les  Goths  tendant 
vers  la  Vislule.  Ce  fut  longtemps  leur  frontière.  Ils  touchaient  là  à 
des  peuples  arians  qu'on  nommait  les  Scytho-Sarmates ,  et  qui,  bien 
que  de  même  souche  qu'eux,  faisaient  partie  d'un  autre  groupe  d'in- 
vasion. (Munch ,  36-37,  52-53.) 

(2)  Munch,  loc.  cit. ,  31. 

(3)  Cette  séparation  des  premières  nations  véritablement  germani- 
ques en  Scandinaves  et  en  Goths  me  paraît  commandée  par  les  faits,  et 
je  la  préfère  aux  traditions  généalogiques  que  nous  ont  conservées 
Tacite  et  Pline.  Celles-ci  font  descendre  les  races  du  Nord  d'un  homme- 
type,  appelé  Tuisto,  et  de  ses  trois  fils,  Istaewo,  Irmino  et  Ingaevo. 
Tout  prouve  que  ce  mythe  n'a  jamais  existé  dans  les  pays  purement 
germaniques,  et  s'est  (féveloppé  surtout  dans  l'Allemagne  centrale  et 
méridionale.  Il  parait  donc  être  d'origine  celtique,  bien  qu'il  ait  été 


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346  DE  l'inégalité 

Dès  le  second  siècle  avant  notre  ère ,  les  nations  norwégien- 
nés  donnaieint  des  marques  irrécusables  de  leur  existence  aux 
Kymris ,  qu'ils  avaient  pour  plus  proches  voisins.  De  redou- 
tables bandes  d'envahisseurs ,  s'échappant  des  forêts ,  vinrent 
réveiller  les  habitants  de  la  Chersonnèse  cimb'rique ,  et ,  fran- 
chissant toutes  les  barrières,  traversant  dix  nations,  passèrent 
le  Rhin ,  entrèrent  dans  les  Gaules ,  et  ne  s'arrêtèrent  qu'à 
la  hauteur  de  Reims  et  de  Beauvais  (1). 

Cette  conquête  fut  rapide,  heureuse,  féconde.  Pourtant  elle 
ne  déplaça  personne.  Les  vainqueurs,  trop  peu  nombreux, 
n'eurent  pas  besoin  d'expulser  les  anciens  propriétaires  du 
sol.  Ils  se  contentèrent  de  les  faire  travailler  à  leur  profit, 
comme  toute  leur  race  avait  l'habitude  de  s'y  prendre  chez  les 
métis  blancs  soumis.  Bientôt  même ,  nouvelle  marque  du  peu 
d'épaisseur  de  cette  couche  d'arrivants ,  ils  se  mêlèrent  suffi- 
samment avec  leurs  sujets  pour  produire  ces  groupes  germa- 
nisés si  fort  célébrés  par  César,  comme  représentant  la  partie 
la  plus  vivace  des  populations  gauloises  de  son  temps ,  et  qui 
avaient  conservé  l'antique  nom  kymrique  de  Belges  (2). 


adopté  et  peut-être  modifié  dans  quelques  parties  par  les  Germains 
métis.  Les  efforts  de  W.  Muller  pour  retrouver  dans  les  noms  de  Tuisto, 
d'Ingaevo,  d'Irmino  et  d*Istaevo  des  surnoms  de  dieux  Scandinaves  ne 
sont  pas  certainement  très  heureux.  (AUdeutsche  Religion  j  p.  292  et 
seqq.)  —  Comme  exemple  des  changements  que  cette  tradition  a  subis 
<lans  le  cours  des  temps ,  on  peut  présenter  le  tableau  donné  par  Nem- 
nius  (éd.  Gunn,  p.  53-54),  où,  au  lieu  de  Tuisto,  dans  lequel  on  ne 
peut,  en  tout  cas,  reconnaître  que  Teut,  transformé  en  éponyme  de 
la  race  celtique,  le  chroniqueur  donne  Alanus,  et  quant  aux  noms 
des  trois  héros  fils  de  cet  Alanus,  il  les  écrit  Hisicion^  Armenon  et 
Neugio. 

(1)  Munch,  ouvr.  cité,  p.  18. 

(2)  n  se  passa  alors  chez  les  populations  celtiques  de  l'occident  ce 
qui  arrivait  depuis  des  siècles,  dans  Torient  de  l'Europe,  à  d'autres 
Celtes  et  surtout  aux  Slaves.  Des  maîtres  arians  commencèrent  par  s'im- 
poser à  elles ,  puis  acceptèrent  leur  nom  national  en  se  mêlant.  C'est 
là  un  des  motifs  qui  portèrent  si  longtemps  les  Romains  à  confondre 
les  deux  groupes  et  Strabon  à  proposer  cette  singulière  étymologie 
du  mot  de  Germain,  venu,  disait-il,  de  ce  que  les  Gaulois  les  appellent 
Frères,  TspiLdyoï.  (VII,  1,  2.)  Ils  étaient  frères^,  en  effet,  au  moment 
ou  le  géographe  d'Apamée  les  observait,  mais  non  pas  frères  d'origine. 


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DES   KACES  HUMAINES.  347 

Cette  première  alliivion  fit  grand  bien  aux  nations  qu'elle 
pénétra.  Elle  restitua  leur  vitalité ,  atténua  chez  elles  Tin- 
fluence  des  alliages  finniques,  leur  rendit  pour  un  certain 
temps  une  activité  conquérante ,  qui  leur  valut  une  partie  des 
Gaules  et  les  cantons  orientaux  de  l'île  de  Bretagne;  bref,  elle 
leur  donna  une  supériorité  si  marquée  sur  tous  les  autres 
Galls  que ,  lorsque  les  Cimbres  et  les  Teutons ,  s'ébranlant  à 
leur  tour,  franchirent  le  Rhin,  ces  émigrants  passèrent  à  côté 
des  territoires  belges  sans  oser  les  attaquer,  eux  qui  affron- 
taient sans  crainte  les  légions  romaines.  C'est  qu'ils  reconnais- 
saient sur  l'Escaut ,  la  Somme  et  l'Oise  des  parents  qui  les  va- 
laient presque. 

Le  caractère  de  furie  et  de  rage  déployé  par  ces  antagonis- 
tes de  Marius,  leur  incroyable  audace,  leur  pesante  avidité 
sont  tout  à  fait  dignes  de  remarque ,  parce  que  rien  de  tout 
cela  n'était  plus  ni  dans  les  habitudes  ni  dans  les  moyens  des 
peuples  celtiques  proprement  dits.  Toutes  ces  tribus  cimbriques 
et  teutonnes  avaient  été ,  plus  particulièrement  encore  que  les 
Celtes,  fortifiées  par  des  accessions  Scandinaves.  Depuis  que 
les  Arians  du  nord  vivaient  dans  leur  voisioage  immédiat  et 
avaient  commencé  à  leur  faire  sentir  plus  activement  leur  pré- 
sence ,  depuis  que  les  Jotuns  avaient  aussi  pénétré  dans  leurs 
domaines ,  elles  avaient  subi  de  grandes  transformations ,  qui 
les  mettaient  au-dessus  du  reste  de  leur  ancienne  famille.  C'é- 
taient toujours  des  Celtes  fondamentalement,  mais  des  Celtes 
régénérés. 

En  cette  qualité,  ils  n'étaient  pas  cependant  devenus  les 

i\ ôir  yf diChter,  Ency cl.  Ersch  u.  Gruber,  Go^M,  p.  47.  —  Diefifenbach, 
Celtica  II,  p.  68.)  —  De  même  que  les  premiers  clans  germaniques  de 
rorient,  ceux  qui  venaient  de  la  Norwège,  se  mêlèrent  aux  Celles, 
qu'ils  trouvèrent  sur  leur  chemin,  de  même  les  premières  expéditions 
gothiques  contractèrent  des  alliances  qui  les  modifièrent  profondé- 
ment. Ainsi  les  Gothini  de  la  Silésie  avaient  adopté  la  langue  de  leurs 
sujets  de  race  kymrique.  Tacite  le  dit  expressément.  (Germ,,  45. "> 
J'insiste  d'autant  plus  fortement  sur  les  faits  de  ce  genre ,  qu'ils  for- 
ment la  partie  essentielle  de  l'histoire^  qu'ils  expliquent  une  multitude 
d'énigmes,  jusqu'ici  insolubles,  et  que  jamais  on  ne  les  a  pris  en 
>considération. 


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348  DE  l'inégalité 

égaux  de  ceux  qui  leur  avaient  communiqué  une  part  de  leur 
puissance;  et  quand  les  Scandinaves ,  quittant  un  jour  en  nom- 
bre suffisant  leur  péninsule  »  étaient  venus  réclamer  non  plus 
seulement  la  suprématie  souveraine ,  mais  le  domaine  direct 
de  ces  métis ,  ces  derniers  s'étaient  vus  contraints  de  leur  faire 
place.  C'est  ainsi  qu'une  grande  partie  d'entre  eux,  quittant 
un  pays  qui  n'avait  plus  à  leur  offrir  que  la  pauvreté  et  la  su- 
jétion ,  composèrent  ces  bandes  exaspérées  qui  renouvelèrent 
un  moment  dans  le  monde  romain  la  vision  des  jours  désas- 
treux de  Tantique  Brennus. 

Tous  les  Teutons ,  tous  les  Cimbres  n'eurent  pas  recours 
sans  exception  à  ce  violent  parti  et  ne  se  jetèrent  pas  dans 
Texil.  Ce  furent  les  plus  hardis,  les  plus  nobles,  les  plus  ger- 
manisés qui  le  firent.  S'il  est  dans  les  instincts  des  familles 
guerrières  et  dominantes  d'abandonner  en  masse  une  contrée 
où  l'attrait  de  leurs  anciens  droits  ne  les  retient  plus ,  il  n'en 
est  point  ainsi  des  couches  inférieures  de  la  population,  vouées 
aux  travaux  agricoles  et  a  la  soumission  politique.  Pas  d'exem- 
ple qu'elles  aient  jamais  été  ni  expulsées  en  masse,  ni  absolu- 
ment détruites  dans  aucune  contrée.  Ce  fut  le  cas  des  Cimbres 
et  de  leurs  alliés.  I^a  couche  germanisée  disparut,  pour  faire 
place  à  une  couche  plus  homogène  dans  sa  valeur  Scandinave. 
Les  substructions  celtiques  mêlées  d'éléments  finnois  se  con- 
servèrent. La  langue  danoise  moderne  le  révèle  nettement  (1). 
Elle  a  conservé  des  traces  profondes  du  contact  celtique ,  qui 
n'a  pu  s'opérer  qu'à  cette  époque.  Un  peu  plus  tard  on  trouve 
encore,  chez  les  diverses  nations  germaniques  de  ces  pays,  de 
nombreuses  croyances  et  pratiques  druidiques. 

L'époque  de  l'expulsion  des  Teutons  et  des  Cimbres  consti- 
tue un  second  déplacement  des  Arians  du  nord,  plus  impor- 


(1)  Munch  {ouvr.'cité,  p.  8)  ne  pense  pas  qu*avant  le  ym®  siècle  de 
notre  ère  on  puisse  affirmer  que  les  populations  danoises  aient  été  ger- 
maniques. L*extrême  nord  du  JuUand  paraît  avoir  porté  un  grand 
nombre  de  populations  diverses,  d*abord  des  Finnois ,  puis  des  Celtes, 
puis  des  Slaves,  puis  des  Jotuns,  enfin  des  Scandinaves.  —  Wachter 
(Galli)  considère  les  Danois  comme  un  mélange  primitif  de  Finnois  et 
de  Celles. 


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DES  BACES   HUMAINES.  849^ 

tant  déjà  que  le  premier,  celui  qui  avait  créé  les  Belges  de  se- 
conde formation.  Il  en  résulta  trois  grandes  conséquences, 
dont  les  Romains  éprouvèrent  les  contre-coups.  Je  viens  d'en 
citer  une  :  ce  fut  la  convulsion  eimbrique.  La  seconde,  en 
donnant  pied  aux  Scandinaves  de  la  JSorwège  sur  la  rive  mé- 
ridionale du  Sund,  fit  arriver  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  et 
peu  à  peu  jusqu'au  Rhin,  des  peuples  nouveaux,  de  race  mixte, 
plus  arianisés  que  les  Belges,  pour  la  plupart,  car  ils  apportè- 
rent des  dénominations  nationales  nouvelles  au  sein  des  masses 
celtiques  qu'ils  conquirent.  Le  troisième  effet  fut  d'amener,  au 
i^r  siècle  avant  Jésus-Ciirist,  jusqu'au  centre  de  la  Gaule,  une 
conquête  germanique  bien  caractérisée,  bien  nette ,  celle  dont 
Arioviste  se  montra  le  seul  meneur  apparent.  Ces  deux  derniers 
faits  demandent  quelque  attention,  et, nous  occupant  d'abord 
du  premier,  remarquons  à  quel  point  le  dictateur  connaît  peu 
les  nations  transrhénanes  de  son  temps.  Ce  ne  sont  plus  pour 
lui,  comme  jadis  pour  Aristote,  des  populations  kymriques, 
mais  des  groupes  parlant  une  langue  toute  particulière,  et  que 
leur  mérite,  dont  il  a  pu  juger  par  expérience  personnelle,  rend 
fort  supérieurs  à  la  dégénération  où  sont  en  proie  les  Gaulois 
contemporains.  La  nomenclature  donnée  par  lui  de  ces  famil- 
les, si  dignes  d'intérêt,  n'est  pas  plus  riche  que  les  détails  qu'il 
rapporte  sur  leurs  mœurs.  Il  n'en  connaît  et  n'en  cite  que 
quelques  tribus;  et  encore  si' les  ïrévires  et  les  Nerviens  se 
déclarent  Germains  d'origine,  comme  ils  en  avaient  le  droit 
jusqu'à  un  certain  point,  il  les  range  non  moins  légitimement 
parmi  les  Belges.  Les  Boïens  vaincus  avec  les  Helvètes  sont 
à  ses  yeux  demi-germains,  mais  d'une  autre  façon  que  les  Rè- 
mes;  et  il  n'a  pas  tort.  Les  Suèves,  malgré  l'origine  celtique 
de  leur  nom,  lui  semblent  pouvoir  être  comparés  aux  guerriers 
d' Arioviste  (1).  Enfin,  il  met  absolument  dans  cette  dernière 
catégorie  d'autres  bandes,  également  originaires  d'outre-Rhin, 

(1)  Les  Suèves  avaient  une  très  grande  réputation  parmi  les  métis 
germaniques.  Ils  n'étaient  cependant  pas  de  race  pure.  Leur  organisa- 
tion politique  était  celle  des  Kymris,  leur  religion  était  druidique. 
Us  habitaient  des  villes ,  ce  que  ne  faisait  aucune  nation  Scandinave 
ou  gothique;  ils  cultivaient  même  la  terre,  au  dire  de  César. 

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:35a  DE  l'inégalité 

qui  un  peu  avant  son  consulat  avaient  pénétré,  l'épée  au  poing, 
au  sein  du  pays  des  Arvernes,  et  qui,  s'y  étant  établies  dans  des 
terres  concédées  de  gré,  ou  plutôt  de  force ,  par  les  indigènes, 
avaient  ensuite  appelé  auprès  d'eux  un  assez  grand  nombre  de 
leurs  compatriotes  pour  former  là  une  colonisation  de  vingt 
mille  âmes  à  peu  près.  Ce  trait  suffit,  soit  dit  en  passant,  pour 
expliquer  cette  terrible  résistance  qui,  parmi  les  habitants 
énervés  de  la  Gaule,  fit  rivaliser  les  sujets  de  Vercingétorix 
avec  le  courage  des  plus  hardis  champions  du  Nord  (1). 

C'est  à  ce  peu  de  renseignements  que  se  bornait,  au  i^'  siècle 
avant  notre  ère,  la  connaissance  qu'on  avait  dans  le  monde 
romain  de  ces  vaillantes  nations  qui  allaient  un  jour  exercer 
une  si  grande  influence  sur  Tunivers  civilisé.  Je  ne  m'en  étonne 
pas  :  elles  venaient  d'arriver  ou  à  peine  de  se  former,  et  n'a- 
vaient pu  encore  révéler  qu'à  demi  leur  présence.  On  serait  en 
droit  de  considérer  ces  détails  incomplets  comme  à  peu  près 
nuls,  quant  au  jugement  à  porter  sur  la  nature  spéciale  des 
peuples  germaniques  de  la  seconde  invasion,  si,  par  la  descrip- 
tion spéciale  que  l'auteur  de  la  guerre  gallique  a  laissée  du 
camp  et  de  la  personne  d'Arioviste ,  il  ne  se  trouvait  heureu- 
sement avoir  suppléé,  dans  une  mesure  utile,  à  ce  que  ses  au- 
tres observations  avaient  de  trop  vague  pour  autoriser  une  con-, 
clusion. 

Arioviste,  aux  yeux  du  grand  homme  d'État  romain ,  n'est 
pas  seulement  un  chef  de  bande,  c'est  un  conquérant  politique 
de  la  plus  haute  espèce,  et  ce  jugement,  à  coup  sûr,  fait  hon- 
neur à  celui  qui  l'a  mérité.  Avant  d'entrer  en  lutte  avec  le 
peuple-roi,  il  avait  inspiré  une  bien  forte  idée  de  sa  puissance 
au  sénatj  puisque  celui-ci  avait  cru  devoir  le  reconnaître  déjà 
pour  souverain  et  le  déclarer  ami  et  allié.  Ces  titres  si  recher- 
chés, si  appréciés  des  riches  monarques  de  l'Asie ,  ne  l'infa- 

(1)  Il  paraît  qu'avant  l'époque  de  César  les  nations  de  la  Gaule,  les 
plus  considérables,  avaient  eu  recours,  pour  augmenter  leur  puis- 
sance, à  ce  moyen  familier  aux  peuples  en  décadence,  de  coloniser 
chez  eux  des  étrangers  sous  la  condition  du  service  militaire.  Ce 
qu'avaient  fait  les  Arvernes,  peut-être  un  peu  de  force,  leurs  rivaux, 
les  Éduens,  l'avaient  essayé  de  bonne  grâce. 


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DES  RACES  HUMAINES.  35i 

tuaient  pas.  Lorsque  le  dictateur,  avant  d'en  venir  aux  mains 
avec  lui,  cherche  à  l'étudier  et,  dans  une  négociation  astucieuse, 
tente  de  discuter  son  droit  à  s'introduire  dans  les  Gaules ,  il 
répond  pertinemment  que  ce  droit  est  égal  et  tout  pareil  à 
celui  du  Romain  lui-même,  qu'il  est  venu,  comme  lui,  appelé 
par  les  peuples  du  pays,  et  pour  intervenir  dans  leurs  discordes. 
Il  maintient  sa  position  d'arbitre  légitime  ;  puis,  déchirant  avec 
fierté  les  voiles  hypocrites  dont  son  compétiteur  cherche  à  en- 
velopper et  à  cacher  le  fond  sérieux  de  la  situation  :  «  Il  ne 
«  s'agit,  dit-il,  ni  pour  toi  ni  pour  moi,  de  protéger  les  cités 
«  gauloises,  ni  d'arranger  leurs  débats ,  en  pacificateurs  désin- 
«  téressés.  Nous  voulons,  l'un  et  l'autre,  les  asservir.  » 

En  parlant  ainsi,  il  pose  le  débat  sur  son  véritable  terrain  et 
se  déclare  digne  de  disputer  la  proie.  Il  connaît  bien  les  affai- 
res de  la  contrée,  les  partis  qui  la  divisent,  les  passions,  les 
intérêts  de  ceux-ci.  Il  parle  le  gaulois  avec  autant  de  facilité 
que  sa  propre  langue.  Bref,  ce  n'est  pas  plus  un  barbare  par  ses 
habitudes  qu'un  subalterne  par  son  intelligence. 

Il  fut  vaincu.  Le  sort  prononça  contre  lui ,  contre  son  armée, 
mais  non  pas,  on  le  sait,  contre  sa  race.  Ses  hommes,  qui 
n'appartenaient  à  aucune  des  nations  riveraines  du  Rhin,  se  dis- 
persèrent. Ceux  que  César,  ébloui  de  leur  valeur,  ne  put  pren-* 
dre  à  son  service,  allèrent  se  mêler,  sans  bruit,  aux  tribus 
mixtes  qui  couvraient  derrière  eux  le  terrain.  Ils  apportèrent 
de  nouveaux  éléments  à  leur  génie  martial. 

C'étaient  eux,  bien  qu'ils  ne  fussent  pas  une  nation,  mais 
seulement  une  armée  (1),  qui  avaient  fait  connaître  les  pre* 
miers  dans  l'Occident  le  nom  des  Germains.  C'était  d'après 
la  plus  ou  moms  grande  ressemblance  que  les  Trévires ,  les 
Boïens,  les  Suèves,  les  Nerviens  avaient  avec  eux,  soit  dans 
l'apparence  corporelle,  soit  dans  les  mœurs  et  le  courage,  que 
César  avait  accordé  à  ceux-ci  l'honneur  de  leur  trouver  quel- 


(1)  Ariovisle  dit  à  César  que  depuis  quatorze  ans,  que  ses  campagnes 
dans  la  Gaule  avaient  commencé,  ni  lui  ni  ses  hommes  n'avaient  dormi 
sous  un  toit.  CeUe  remarque  indique  bien  la  situaUon  absolument 
militaire  des  gens  de  ce  chef. 


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-352  DE  l'inégalité 

que  chose  de  germanique.  C'est  donc  à  leur  propos  qu'il  faut 
s'enquérir  de  ce  que  signifie  ce  nom  glorieux,  que  j'ai  déjà 
employé  en  attendant  Toccasion  vraie  de  l'expliquer.. 

Puisque  les  gens  d'Arioviste  n'étaient  pas  un  peuple  et  ne 
constituaient  qu'une  troupe  en  expédition ,  voyageant ,  suivant 
l'usage  des  nations  arianes,  avec  ses  femmes,  ses  enfants  et  ses 
biens,  ils  n'avaient  pas  lieu  de  se  parer  d'un  nom  national; 
peut-être  même,  comme  il  arriva  souvent  depuis  à  leurs  con- 
génères, s'étaient-ils  recrutés  dans  bien  des  tribus  différentes. 
Ainsi  privés  d'un  nom  collectif,  que  pouvaient-ils  répondre  aux 
Oaulois  qui  leur  demandaient  :  Qui  êtes-vous?  Des  guerriers, 
répliquaient-ils  nécessairement ,  des  hommes  honorables ,  des 
nobles,  des  Arimanni,  Heermanni,  et  suivant  la  prononcia- 
tion kymrique,  des  Germanni,  C'était  en  effet  la  dénomina- 
tion générale  et  commune  qu'ils  donnaient  à  tous  les  cham- 
pions de  naissance  libre  (1).  Les  noms  synonymes  de  Saka,  de 
Khéta,  d'Arian,  avaient  cessé  de  désigner,  comme  autrefois, 
l'ensemble  de  leurs  nations;  certaines  branches  particulières 
et  quelques  tribus  se  les  appliquaient  exclusivement  (2).  Mais 
partout,  comme  dans  l'Inde  et  la  Perse,  ce  nom,  dans  une  de 
ses  expressions,  et  plus  généralement  dans  celle  d'Arian,  con- 
tinuait à  s'appliquer  à  la  classe  la  plus  nombreuse  de  la  société 
ou  à  la  plus  prépondérante.  L'Arian  chez  les  Scandinaves, 
c'était  donc  le  chef  de  famille ,  le  guerrier  par  excellence ,  ce 
que  nous  appellerions  le  citoyen.  Quant  au  chef  de  l'expédition 

(1)  Savigny,  D.  Rœmische  Recht  im  Mittelalter,  L I,  p.  193.  —  Jusqu'aux 
ix«  et  x«  siècles  on  a  dit  indifféremment  Germanus  et  Arimannus,  pour 
Indiquer  un  homme  libre  parmi  Jes  populations  germaniques  de 
l'Italie.  { Ibidem  f  p.  166.)  Il  y  en  a  jnême  des  exemples  au  xn^  siècle. 
On  appelait  alors  Arimannia  l'ensemble  des  hommes  libres  d'une 
même  circonscription  et  aussi  la  propriété  libre  d'un  ariman.  (Ibid., 
170-171.) 

(2)  Outre  les  Oses  Sarmates,  qui  habitaient  encore  la  Pannonie,  mais 
fort  dégénérés  et  tributaires  d'autres  Sarmates  et  des  Quades  germani- 
ques, on  avait  les  Osyles  dans  la  Baltique;  c'étaient  des  Roxolans 
d'origine.  (Munch,  p.  34.)  On  avait  ainsi  des  Arii  germaniques  au 
delà  de  la  Vistule  (Tac,  43),  des  Guttes,  des  Chattes,  des  Gotonos, 
etc.,  etc.  Pline,  Strabon,  Ptolémée  et  Mêla  donneraient,  au  besoin, 
tous  les  éléments  d'une  longue  liste 


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DES   RACES   HUMAINES.  353 

dont  il  s'agit  ici,  et  qui,  de  même  que  Brennus,  Vercingétorix 
et  tant  d'autres,  paraît  n'avoir  reçu  de  l'histoire  que  son  titre, 
et  non  pas  son  nom  propre,  Arioviste,  c'était  l'hôte  des  héros, 
celui  qui  les  nourrissait,  les  payait,  c'est-à-dire,  d'après  toutes 
les  traditions,  leur  général.  Arioviste,  c'est  ^riogast,  ou  y^ria- 
gast^  l'hôte  des  Arians. 

Avec  le  second  siècle  de  l'ère  chrétienne  commence  cette 
époque  où  les  émissions  Scandinaves  s'étant  déjà  multipliées 
dans  la  Germanie ,  l'instinct  d'initiative  y  est  devenu  patent  et 
éveille  toutes  les  préoccupations  des  hommes  d'État  romains. 
L'âme  de  Tacite  est  en  proie  à  de  poignantes  inquiétudes,  et 
il  ne  sait  qu'espérer  de  l'avenir.  «  Qu'elle  persiste,  s'écrie-t-il, 
a  qu'elle  dure,  j'en  adjure  tous  les  dieux,  non  l'affection  que 
«  ces  peuples  nous  portent ,  mais  la  haine  dont  ils  s'entre-dé- 
«  chirent.  Une  société  telle  que  la  nôtre  n'a  rien  de  mieux  à 
«  attendre  de  la  fortune  que  les  discordes  de  ses  voisins  (1).  » 

Ces  terreurs  si  naturelles  furent  cependant  trompées  par  Té- 
vénement.  Les  Germains ,  limitrophes  de  l'empire  au  temps 
de  Trajan,  devaient,  malgré  leurs  apparences  effrayantes, 
rendre  à  la  chose  romaine  les  plus  éminents  services  et  ne 
prendre  guère  de  part  à  sa  transformation  future ,  si  toutefois 
ils  en  ont  pris.  Ce  n'était  pas  à  eux  qu'était  promise  la  gloire 
de  régénérer  le  monde  et  de  constituer  la  société  nouvelle. 
Tout  énergiques  qu'ils  étaient  comparativement  aux  hommes 
de  la  république,  ils  étaient  déjà  trop  affectés  par  les  mélanges 
celtiques  et  Slaves  pour  accomplir  une  tâche  qui  exigeait  tant 
de  jeunesse  et  d'originalité  dans  les  instincts.  Les  noms  de  la 
plupart  de  leurs  tribus  disparaissent  sans  éclat  avant  le  x®  siècle. 
Un  bien  petit  nombre  se  montre  encore  dans  l'histoire  de  la 
grande  migration  ;  encore  sont-ils  très  loin  d'y  paraître  aux 
premiers  rangs.  Ils  s'étaient  laissé  gagner  par  la  corruption 
romaine. 

Pour  trouver  le  foyer  véritable  des  invasions  décisives  qui 


(1)  a  Maneat,  quaeso ,  duretque  gentibus ,  sinon  amor  nostri ,  at  certe 
«  odium  sui;  quando  urgentibus  imperii  fatis,  niliil  jam  prîestare 
'  -a  fortuna  majus  potest  quam  hostium  discordiam.  »  {Germ.,  33). 

•  20. 


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354  DE  l'inégalité 

créèrent  le  germe  de  la  société  moderne,  il  faut  se  transporter 
sur  la  côte  baltique  et  dans  la  péninsule  Scandinave.  Voilà 
cette  contrée  que  les  plus  anciens  chroniqueurs  nomment 
justement,  et  avec  un  ardent  enthousiasme,  la  source  des 
peuples,  la  matrice  des  nations  (1).  Il  faut  lui  associer  aussi, 
dans  une  si  illustre  désignation,  ces  cantons  de  l'est  où ,  depuis 
le  départ  du  Gardarike  de  rAsaland,la  branche  ariané  des 
Goths  avait  fixé  ses  principales  demeures.  Au  temps  où  nous 
les  avons  quittés  y^ces  peuples  étaient  fugitifs  et  contraints  à 
se  contenter  de  misérables  territoires.  Nous  les  retrouvons  à 
cette  heure  tout-puissants,  dans  d'immenses  régions  conquises 
par  leurs  armes. 

Les  Romains  commencèrent  à  connaître  non  pas  toutes  leurs 
forces,  mais  celles  des  provinces  extrêmes  de  leur  empire, 
dans  la  guerre  des  Marcomans,  autrement  dit,  des  hommes 
de  la  frontière  (2).  Ces  populations  furent,  à  la  vérité,  con- 
tenues par  Trajan;  mais  la  victoire  coûta  fort  cher,  et  ne  fut 
.  nullement  définitive.  Elle  ne  préjugea  rien  contre  les  destinées 
futures  de  cette  grande  agglomération  germanique ,  qui ,  bien 
que  touchant  déjà  au  bas  Danube,  plongeait  encore  ses  racines 
dans  les  terres  les  plus  septentrionales,  et  partant  les  plus 
franches,  les  plus  pures,  les  plus  vivifiantes  de  la  famille  (3). 
En  effet,  quand,  vers  le  v^  siècle,  les  grandes  invasions 
commencent,  ce  sont  des  masses  gothiques  toutes  nouvelles 
qui  se  présentent ,  en  même  temps  que  sur  toutç  la  ligne  des 
limites  romaines,  depuis  la  Dacie  jusqu'à  Tembouchure  du 
Rhin,  des  peuples,  à  peine  connus  naguère ,  et . qui  se  sont 
graduellement  rendus  redoutables,  deviennent  irrésistibles. 
Leurs  noms,  indiqués  par  Tacite  et  Pline  comme  appartenant 
à  des  tribus  extrêmement  reculées  vers  le  nord,  n'avaient 
paru  à  ces  écrivains  que  très  barbares  ;  ils  avaient  considéré 
les  peuples  qui  les  portaient  comme  les  moins  propres  à  éveil- 
ler leur  sollicitude.  Ils  s'étaient  trompés  du  tout  au  tout. 

(1)  Jornandès ,  c.  4  :  «  Scandia  insula ,  quasi  officina  gentium ,  aut 
certe  velut  vagina  nationum.  » 

(2)  Munch,  p.  31  et  38. 

(3)  Ibid.,  p.  40.  —  Kefersjein ,  iCe^f îsc/ie  AUerth. ,  1. 1,  p.  xxxi. 


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DES  BAGES   HUMAINES.  355 

C'étaient,  comme  je  viens  de  le  dire,  et  en  première  ligne, 
les  Goths,  arrivés  en  masse  de  tous  les  coins  de  leurs  posses- 
sions, d'où  les  expulsait  la  puissante  d'Attila,  appuyée  plus 
encore  sur  des  races  arianes  ou  arianisées  que  sur  ses  hordes 
mongoles  (1).  L'empire  des  Amalungs,  la  domination  d'Her- 
manarik,  s'étaient  écroulés  sous  ces  assauts  terribles.  Leur  gou- 
vernement, plus  régulier,  plus  fort  que  celui  des  aùti^es  races 
germaniques  (2) ,  et  qui  reproduisait  sans  doute  les  mêmes  for- 
mes en  s'appuyant  sur  les  mêmes  principes  que  celui  de  l'an- 
tique Asgard,  n'avait  pu  les  sauver  d'une  ruine  inévitable. 
Cependant  ils  avaient  fait  des  prodiges  de  valeur.  Tout  vaincue 
qu'ils  étaient ,  ils  avaient  conservé  leur  grandeur  entière  ;  leurs 
rois  ne  dégénéraient  pas  de  la  souche  divine  à  laquelle  remon- 
tait leur  maison,  non  plus  que  du  nom  brillant  qu'elle  leur 
valait,  les  Amâls^  les  Célestes,  les  Purs  (3);  enfin,  la  supré- 
matie de  la  famille  gothique  était,  en  quelque  sorte,  avouée 
parmi  les  nations  germaines ,  car  elle  éclate  dans  toutes  les 
pages  de  l'Edda ,  et  ce  livre ,  compilé  en  Islande  d'après  des 
chants  et  dés  récits  norwégiens,  célèbre  principalement  le 
Visigoth    Théodorik.  Ces  honneurs    extraordinaires  étaient 

(1)  M.  Amédée  Thierry,  dans  ses  travaux  sur  le  v«  siècle,  est  entré, 
le  premier,  dans  une  voie  qui  jette  des  lueurs  toutes  nouvelles  sur  les 
faits  politiques  de  ces  époques.  On  ne  saurait  trop  louer  la  méthode 
employée  par  cet  écrivain  pour  étudier  et  juger  l'action  d'Attila.  — 
Schaffarik,  Slaw.  Aller  th.,  1. 1,  p.  124.  —  La  grande  migration  fut  sur- 
tout composée  des  Vandales,  des  Suèves  et  des  Alains,  quant  aux 
masses  envahissantes,  mais  non  pas  quant  à  la  direction  qui  leur 
était  donnée.  (Munch,  p.  40.) 

(2)  C'est  à  Tacite  qu'on  doit  cette  remarque. 

(3)  Strahlenberg  {Der  nœrdl.  u.  oestl.  Theil  Europas  u.  AsienSy 
p.  104)  avait  déjà  remarqué  que  les  Visigoths  appelaient  le  ciel  amal. 
—  Schlegel  Ind.  Biblioth.,  1. 1,  p.  235)  a  fait  observer,  après  lui ,  que  le 
mot  amala,  qui  en  gothique  signifie  pur,  sans  tache,  a  exactement 
le  même  sens  en  sanscrit.  —  Les  Amala,  en  anglo-saxon,  Amalunguy 
dans  le  Nibelungenlied ,  Amalungen,  les  Amalungs  descendaient  de 
Géat  ou  Khéla.  Suivant  W.  MuUer  {Alt.  deutsche  Religion,  p.  297),  Géat 
est  un  surnom  d'Odin.  Je  suis  plutôt  porté  à  voir  dans  ce  nom  une 
forme  antique  du  nom  national  des  Goths,  comme  Séaf  est  une  forme 
de  Saka.  (Voir  une  note  précédente.)  Les  Amalungs  descendaient 
ainsi  de  la  plus  pure  souche  ariane. 


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356  DE  l'inégalité 

complètement  mérités.  Ceux  auxquels  ils  étaient  rendus  as- 
pirèrent à  tous  les  genres  de  gloire.  Ils  comprirent  beaucoup 
mieux  que  ne  le  faisaient  les  Romains  l'importance  et  le  prix 
des  monuments  de  toute  espèce  provenus  de  l'ancienne  civili- 
sation; ils  exercèrent  l'influence  la  plus  noble  dans  tout  l'Oc- 
cident. Ils  en  furent  récompensés  par  une  gloire  durable;  au 
xii^  siècle ,  un  poète  français  se  faisait  encore  honneur  d'être 
issu  de  leur  sang  (l) ,  et ,  beaucoup  plus  tard ,  les  derniers  tres- 
saillements de  l'énergie  gothique  inspirèrent  l'orgueil  de  la 
noblesse  espagnole. 

Après  les  Goths ,  les  Vandales  tiendraient  un  rang  distingué 
dans  l'œuvre  du  renouvellement  social ,  si  leur  action  avait  pu 
se  soutenir  et  durer  davantage.  Leurs  bandes  nombreuses 
n'étaient  pas  purement  germaniques ,  ni  par  les  recrues  dont 
elles  s'étaient  renforcées,  ni  par  l'origine  même  du  noyau  : 
l'élément  slave  tendait  à  y  dominer  (2).  Bientôt  la  fortune  les 
jeta  au  milieu  de  populations  plus  civilisées  de  beaucoup  qu'ils 
ne  l'étaient,  et  infiniment  plus  nombreuses.  Les  alliages  par- 
ticuliers qui  s'opérèrent  furent  d'autant  plus  pernicieux ,  pour 
.  la  partie  germanique  de  leur  essence ,  qu'étrangers  à  la  com- 
binaison première  des  éléments  vandales ,  ces  alliages  y  créè- 
rent et  y  développèrent  plus  de  désordres.  Un  mélange  fon- 
damentalement slave,  jaune  et  arian,  acceptant  de  proche  en 
proche,  en  Italie  et  en  Espagne,  le  sang  romanisé  de  diffé- 
rentes formations  pour  prendre  ensuite  toutes  les  nuances 
mélanisées  répandues  sur  le  littoral  africain,  ne  pouvait  que 
dégénérer  d'autant  plus  promptement  qu'il  cessa  bientôt  de 
recevoir  tout  affluent  germanique.  Carthage  vit  les  Vandales 
accepter  avec  empressement  sa  civilisation  décrépite  et  en  mou- 


(1)  Rigord,  mort  vers  1209,  se  qualifie,  dans  sa  chronique  :  «  Magis- 
ter  Rigordus,  natione  Gothu.  »  (Hist.  litt.  de  France,  t.  XVII,  p.  7.) 

(2)  Schaffarik  {Slaw.  Alterth.,  t.  I,  p.  163)  pense  que  les  Slaves,  dans 
leurs  établissements  situés  entre  la  Vistule  et  l'Oder,  ayant  reçu  des 
immixtions, des  Suèves  (Celtes  germanisés),  donnèrent  naissance  aux 
Vandales.  La  terminaison  il,  ul,  al  indique  un  dérivé.  Parmi  les  Van- 
dales se  mêlèrent  plusieurs  bandes  dont  l'origine  purement  germani- 
que est  incontestable.  Cependant  ces  bandes  étaient  peu  nombreuses. 


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DES   RACES  HUMAINES.  357 

rir.  Ils  disparurent.  Les  Kabyles,  que  l'on  prétend  descendre 
d'eux ,  ont  conservé  en  effet  quelque  chose  de  la  physionomie 
septentrionale,  et  cela  d'autant  plus  aisément  que  les  habitu- 
des sporadiques  dans  lesquelles  leur  décadence  les  a  fait  choir, 
en  les  rangeant  au  niveau  des  peuplades  voisines ,  continuent 
à  maintenir  un  certain  équilibre  entre  les  éléments  ethniques 
dont  ils  sont  actuellement  formés.  Mais,  examinés  avec  quel- 
que attention,  ils  laissent  constater  que  le  peu  de  traits  teutoni- 
ques  survivant  dans  leur  physionomie  est  contrasté  par  beaucoup 
d'autres  appartenant  aux  races  locales.  Et  pourtant  ces  Kabyles 
si  dégénérés  sont  encore  les  plus  laborieux,  les  plus  intelligents 
et  les  plus  utilitaires  des  habitants  de  l'occident  africain. 

Les  Longobards  ont  mieux  défendu  leur  pureté  que  les 
Vandales;  ils  ont  eu  aussi  cet  avantage  de  pouvoir  se  retrem- 
per à  plusieurs  reprises  dans  la  source  d'oii  sortait  leur  sang; 
aussi  ont-ils  duré  plus  longtemps  et  exercé  une  plus  grande 
action.  Tacite  les  avait  à  peine  remarqués  aux  environs  de  la 
Baltique,  où  ils  vivaient  de  son  temps,  ils  y  touchaient  encore 
au  berceau  commun  des  nobles  nations  dont  ils  faisaient  partie. 
Descendant  ensuite  plus  au  sud,  ils  gagnèrent  les  contrées 
moyennes  du  Rhin  et  le  haut  Danube,  et  ils  y  séjournèrent 
assez  pour  s'empreindre  de  la  nature  des  races  locales ,  ce  dont 
le  caractère  celtisé  de  leur  dialecte  porte  témoignage  (1). 
Malgré  ces  mélanges,  ils  n'avaient' nullement  oublié  ce  qu'ils 
étaient ,  et  longtemps  après  qu'ils  se  furent  établis  dans  la 
vallée  du  Pô ,  Prosper  d'Aquitaine ,  Paul  diacre  et  l'auteur  du 
poème  anglo-saxon  de  Beowulf\oydd&al  encore  en  eux  des 
descendants  primitifs  des  Scandinaves  (2). 

Les  Burgondes,  placés  jadis  par  Pline  dans  le  Jutland,  peu 
de  temps  sans  doute  après  qu'ils  .venaient  d'y  arriver,  appar- 
tenaient ,  comme  les  Longobards,  à  la  branche  norwégienne  (3)  ; 


(1)  Munch,  p.  46  et  48. 

<2)  Ibid. 

(3)  Keferstein  {Keltische  Aller  th.,  t.  I,  p.  xxxi)  signale  dans  leur 
composition,  au  moment  où  ils  arrivèrent  sur  le  Rhin,  des  mélanges 
gothiques  et  vandales.  Il  n*y  a,  en  effet,  rien  de  plus  vraisemblable. 
Je  n'entends  parler  ici  que  de  leur  état  premier. 


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358  DE  l'inégalité 

ils  s'étaient  dirigés  vers  le  sud,  postérieurement  au  m®  siècle, 
et  ayant  dominé  longtemps  dans  l'Allemagne  méridionale,  ils 
s'y  étaient  mariés  aux  Germains  celtisés  des  invasions  précé- 
dentes, comme  aussi  à  tous  les  éléments  divers,  kymriques  et 
slaves ,  qui  pouvaient  s'y  trouver  en  fusion.  Leur  destinée  res- 
sembla en  beaucoup  de  points  à  celle  des  Longobards,  avec 
cette  nuance  cependant  que  leur  sang  put  se.  conserver  un  peu 
davantage.  Ils  eurent  le  bonheur  de  se  trouver  directement , 
à  dater  du  vii^  siècle,  scrus  le  coup  d'un  groupe  germanique 
dont  la  pureté  correspondait  à  celle  des  Goths,  la  nation  des 
Franks.  S'ils  se  virent  promptement  réduits  à  obéir  à  ces  su- 
périeurs, ils  leur  durent  des  immixtions  ethniques  très  favo- 
rables. 

Les  Franks,  qui  survécurent  comme  nation  puissante  à  pres- 
que toutes  les  autres  branches  de  la  souche  commune,  même 
à  celle  des  Goths,  n'avaient  été  qu'à  peine  entrevus,  dans  le 
noyau  de  leur  race,  par  les  historiens  romains  du  i°'  siècle  de 
notre  ère  (1).  Leur  tribu  royale,'les  Mérowings,  habitait  alors 
et  jusqu'au  vi®  siècle  compta  encore  des  représentants  sur  un 
territoire,  assez  borné,  situé  entre  les  embouchures  de  TElbe 
et  de  l'Oder,  aux  bords  de  la  Baltique,  au-dessus  de  l'ancien 
séjour  des  Longobards.  Il  est  évident,  d'après  cette  situation 
géographique,  que  les  Mérowings  étaient  issus  de  la  Norwègë, 
et  n'appartenaient  pas  à  la  branche  gothique  (2).  Ils  acquirent 

(4)  Pline  connaît  ce  peuple. 

(2)  C'est  le  pays  appelé  par  l'anonyme  de  Ravenne,  Maurungania, 
la  terre  des  Mérowings.  —  Le  poème  de  Beowulf  établit  bien  la  relation 
entre  les  Mérowings  et  les  Franks  lorsqu'il  dit,  v.  5836  : 
Us  waes  à-Syddan 
Mere-wionigas 
Milts  un-gyfede. 

«  Depuis  ce  temps,  la  bienveillance  des  Mérowings  nous  a  toujours 
été  refusée ,  »  c'est-à-dire  depuis  que  les  Franks  sont  en  guerre  avec 
celui  qui  parle.  (Kemble,  Anglo-saxon  Poëm  of  Beowulf,  p.  206.  — 
Ettmuller,  Beowulfslied ^  21.  —  J.  Bachlechner,  Zeitschrift  f.  d.  Alt.y 
t.  VIII,  p.  S26.)  —  Keferstein  montre  bien  comment,  par  la  route  qu'ils 
suivirent  dans  leur  migration  de  l'extrême  nord ,  les  Franks  ont  pu  ar- 
river jusque  dans  la  Gaule  sans  avoir  été  nullement  mêlés  aux 
Slaves  et  presque  point  aUx  Celtes  purs.  (T.  I,  p.  xxxiv.) 


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DES   BACES   HUMAINES.  359 

une  grande  prépondérance  dans  l'histoire  des  territoires  gau- 
lois postérieurement  au  v®  siècle.  Toutefois,  aucune  des  généa- 
logies divines  que  Ton  possède  aujourd'hui  ne  les  mentionne 
et  ne  permet  de  les  rattacher  à  Odin ,  circonstance  essentielle 
cependant,  au  gré  des  nations  germaniques,  pour  fonder  les 
droits  à  la  royauté,  et  que  remplirent,  aussi  bien  que  les  Ama- 
iungs  gothiques,  les  Skildings  danois,  les  Astings  suédois,  et 
toutes  les  dynasties  de  l'heptarchie  anglo-saxonne  (1).  TMalgré 
ce  silence  des  documents,  il  n'y  a  pas  à  douter,  en  voyant  la 
prééminence  incontesté^  des  Mérowings  parmi  les  Franks ,  et 
la  gloire  de  cette  nation,  que  l'origine  divine ,  la  descendance 
odinique,  autrement  dit  la  condition  de  pureté  ariane,  ne  fai- 
sait pas  défaut  à  cette  famille  de  rois,  et  que  c'est  uniquement 
par  l'effet  destructeur  des  temps  que  ses  titres  ne  sont  pas 
venus  jusqu'à  nous. 

Les  Franks  étaient  descendus  assez  promptement  sur  le 
Rhin  inférieur,  où  le  poème  de  Beoivulflés  montre  en  posses- 
sion des  deux  rives  du  fleuve,  et  séparés  de  la  mer  par  les  Fla- 
mands, Flaemings,  et  les  Frisons,  deux  peuples  avec  lesquels 
leur  alliance  était  étroite  (2).  Là,  ils  ne  trouvèrent  sous  leurs 
pas  que  des  races  extrêmement  et  de  longue  main  germani- 
sées (3),  et  de  ce  fait  uni  à  leur  départ  tardif  des  pays  les  plus 

(1)  Les  généalo§:ies  héroïques  qui  nous  ont  été  conservées,  soit  dans 
l'Edda,  soit  dans  les  annales  compilées  par  des  moines,  soit  dans  les 
préaml)ules  des  différents  codes,  constituent  une  des  sources  les 
plus  importantes  que  l'on  puisse  consulter  pour  l'histoire  germaniffuo 
des  plus  anciennes  époques.  (Voir  à  ce  sujet  Grimm,  W.  Muller,  Elt- 
muUer,  etc.)  La  forme  des  noms,  l'ordre  dans  lequel  ils  sont  pla- 
cés, le  nombre  des  aïeux  donnés  à  Odin  lui-même,  enfin  les  traces 
d'allitération  qui  se  retrouvent  dans  les  compilations  en  pros3  sont 
autant  de  traits  dignes  d'être  observés  avec  la  plus  extrême  attention 
pour  les  résultats  importants  auxquels  ils  amènent.  Je  remarque  sur- 
tout trois  noms  parmi  les  aïeux  d'Odin,  Suaf^  Heremod  et  Géat;  ce 
sont  autant  de  souvenirs  ethniques  se  rapportant  aux  grandes  déno- 
minations nationales  de  Saka,  d'Arya,  et  de  Khéta.  On  en  peut  signa- 
ler encore  deux  autres,  indiquant  des  mélanges  qui  certainement  ont 
eu  lieu  :  Hwala,  Gall,  et  Funi,  Fenn. 

(2)  Les  Frisons  s'étaient  autrefois  appelés  Eotenas,  Eotan  ou  Jutœ, 
jC'étaient  des  Jotuns  germanisés.  (EttmuUer,  Beowulfslied ,  p.  36.) 

j(3)  Parmi  celles  qui  l'étaient  le  moins ,  on  peut  compter  les  Ubiens. 


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360  DE  l'inégalité 

arians,  ils  emportèrent  de  puissantes  garanties  de  force  et  de 
durée  pour  l'empire  qu'ils  allaieiit  fonder.  Cependant ,  sur  le 
dernier  point,  plus  favorisés  que  les  Vandales,  que  les  Longo- 
bards ,  que  les  Bourguignons ,  et  même  que  les  Goths ,  ils  le 
furent  moins  que  les  Saxons,  et,  s'ils  eurent  plus  d'éclat,  ils 
leur  cédèrent  en  longévité.  Ceux-ci  ne  furent  jamais  portés  par 
leurs  conquêtes  extérieures  dans  les  parties  vives  du  monde 
romain  (1).  En  conséquence,  ils  n'eurent  pas  de  contact  avec 
les  races  les  plus  mélangées,  les  plus  anciennement  cultivées, 
mais  aussi  les  plus  affaiblissantes.  A  peine  peut-on  les  compter 
au  nombre  des  peuples  envahisseurs  de  l'empire,  bien  que 
leurs  mouvements  aient  commencé  presque  en  même  temps 
que  ceux  des  Franks.  Leurs  principaux  efforts  se  portèrent 
sur  l'est  de  l'Allemagne  et  sur  les  îles  bretonnes  de  l'Océan 
occidental.  Ils  ne  contribuèrent  donc  nullement  à  régénérer 
les  masses  romaines.  Ce  défaut  de  contact  avec  les  parties  vi- 
ves du  monde  civilisé,  qui  les  priva  d'abord  de  beaucoup  d'il- 
lustration, leur  a  été  avantageux  au  plus  haut  degré.  Les  An- 
glo-Saxons  représentent ,  parmi  tous  les  peuples  sortis  de  la 
péninsule  Scandinave ,  le  seul  qui ,  dans  les  temps  modernes, 
ait  conservé  une  certaine  portion  apparente  de  l'essence  ariane. 
C'est  le  seul  qui,  à  proprement  parler,  vive  encore  de  nos 
jours.  Tous  les  autres  ont  plus  ou  moins  disparu,  et  leur  in- 
ihience  ne  s'exerce  plus  qu'à  l'état  latent. 

Dans  le  tableau  que  je  viens  de  tracer,  j'ai  laissé  de  côté  les 
détails.  Je  ne  me  suis  pas  arrêté  à  décrire  les  innombrables 
petits  groupes  qui,  toujours  en  mouvement,  sans  cesse  traver- 
sant et  retraversant  les  voies  des  masses  plus  considérables, 

Mais  l'élément  celtique  n'en  avait  pas  moins  été  très  fortement  affaibli 
chez  cette  nation  par  les  mélanges  d'autre  nature  qu'avaient  apportés 
les  Romains.  (Dieffenbach,  Celtica  I,  p.  68.)  Les  Sicambres,  dont  le 
nom  joue  un  rôle  dans  nos  premières  annales ,  étaient  nécessaire- 
ment germanisés  à  un  très  haut  point,  leur  situation  géographique  le 
voulant  ainsi.  Cependant  leur  nom  est  celtique  et  rappelle  celui  des 
Segobrigi,  nation  qui  très  anciennement  était  connue  de  la  colonie 
phocéenne  de  Marseille.  Ce  nom  paraît  signifier  les  illustres  Ambres. 
ou  Kymris. 
(1)  Keferstein,  ouvr,  cité,  t.  I,  p.  xxxiv. 


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DES   BACES   HUMAINES.  361 

contribuent  à  donner  aux  invasions  des  iv®  et  v®  siècles  cette 
apparence  fiévreuse  et  tourmentée  qui  n'est  pas  une  des  moin- 
dres causes  de  leur  grandeur.  Il  faudrait,  pour  bien  faire,  se 
représenter  vivement  et  dans  un  incessant  tumulte  ces  myria- 
des de  tribus,  d'armées,  de  bandes  en  expédition,  qui,  poussées 
par  les  causes  les  plus  diverses,  tantôt  la  pression  des  nations 
rivales,  tantôt  le  surcroît  de  population ,  ici  la  famine,  là  une 
ambition  subitement  éveillée,  d'autres  fois  le  simple  amour  de 
la  gloire  et  du  butin,  se  mettaient  en  marche,  et,  secondées 
par  la  victoire ,  déterminaient  de  proche  en  proche  les  plus 
terribles  ébranlements  (1).  Depuis  la  mer  Noire,  depuis  la  Cas- 
pienne jusqu'à  l'océan  Atlantique ,  tout  s'agitait.  Le  fond  cel- 
tique et  slave  des  populations  rurales  débordait  incessamment 
^'un  pays  sur  l'autre,  emporté  par  l'impétuosité  ariane;  et,  au 
milieu  de  mille  cohues,  les  cavaliers  mongols  d'Attila  et  de  ses 
alliés,  se  faisant  jour  au  travers  de  ces  forêts  d'épées  et  de  ces 
troupeaux  effarés  de  laboureurs,  y  traçaient  dans  tous  les  sens 
d'ineffaçables  sillons.  C'était  un  désordre  extrême.  Si  à  la  sur- 
face apparaissaient  de  grandes  causes  de  régénération ,  dans 
les  profondeurs  tombaient  de  nouveaux  éléments  ethniques 
d'abaissement  et  de  ruine  que  l'avenu^  allait  avoir  beau  jeu  à 
développer. 

Résumons  maintenant  Tensemble  des  mouvements  arians 
«n  Europe,  je  dis  des  mouvements  qui  aboutirent  à  la  forma- 
tion des  groupes  germaniques  et  à  la  descente  de  ceux-ci  sur 
les  frontières  de  l'empire  romain.  Vers  le  viii^  siècle  avant 
notre  ère ,  les  tribus  sarmates  roxolanes  se  dirigent  vers  les 
plaines  du  Volga.  Au  iv®,  elles  occupent  la  Scandinavie  et 
quelques  points  de  la  côte  baltique  vers  le  sud-est.  Au  iii°, 
elles  commencent  à  refluer  en  deux  directions  vers  les  contrées 
moyennes  du  continent.  Dans  la  région  occidentale,  leurs  pre- 

(1)  De  ce  nombre  sont  les  Astings,  les  Scyrres,  les  Ruges,  les  Gépides 
et  surtout  les  Hérules.  Tous  ces  groupes,  qui  de  même  que  les  gens 
d'Arioviste,  constituaient  plutôt  des  armées,  ou  même  des  bandes  en 
expédition ,  que  des  peuples  à  la  recherche  d'un  gîte ,  retournaient 
très  souvent  dans  le  Nord  après  avoir  beaucoup  épouvanté  le  Sud. 
.(Munch,  p.  44.) 

RACES  HUMAINES.  —  T.   Il,  21 


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362  DE  l'inégalité 

mières  nappes  rencontrent  des  Celtes  et  des  Slaves;  à  Test, 
outre  ces  derniers,  d'assez  nombreux  détritus  arians,  provenant 
des  invasions  très  anciennes  des  Sarmates,  des  Gètes,  des 
ïhraces,  bref  des  collatéraux  de  leurs  propres  ancêtres,  sans 
compter  les  dernières  nations  de  race  noble  qui  continuaient 
à  sortir  de  l'Asie.  De  là,  supériorité  marquée  chez  les  tribus 
gothiques,  que  de  tels  mélanges  ne  pouvaient  affaiblir.  Peu  à 
peu  cependant  l'égalité ,  l'équilibre  ethnique  entre  les  deux 
courants  se  rétablit.  A  mesure  que  les  premières  émissions 
occidentales  sont  recouvertes  par  de  nouvelles  plus  pures,  l'in- 
vasion Scandinave  s'élève  aux  plus  majestueuses  proportions; 
de  telle  sorte  que,  si  les  Sicambres  et  les  Chérusques  avaient 
promptement  cessé  d'équivaloir  aux  hommes  de  l'empire  go- 
thique, les  Franks  peuvent  être  hardiment  considérés  comme 
les  dignes  frères  des  guerriers  d'Hermanrik,  et  à  plus  forte  rai- 
son les  Saxons  de  la  même  époque  ont  droit  au  même  éloge. 
Mais,  en  même  temps  que  tant  de  grandes  races  affluaient 
vers  la  Germanie  méridionale,  la  Gaule  et  l'Italie,  les  catastro- 
phes hunniques,  arrachant  les  Goths  et  les  derniers  Alains  à 
leurs  sujets  slaves,  les  reportaient  en  masse  sur  les  points  où. 
les  autres  nations  germaniques  tendaient  également  à  se  con- 
centrer. Il  en  résulta  que  l'orient  de  l'Europe,  à  peu  près  dé- 
pouillé de  ses  forces  arianes,  fut  rendu  au  pouvoir  des  Slaves 
et  des  envahisseurs  de  race  finnique,  qui  devaient  plonger  dé- 
finitivement ces  derniers  dans  l'abaissement  irrémédiable  dont 
de  plus  nobles  dominateurs  n'avaient  jamais  eu  l'influence  de 
les  tirer.  Il  en  résulta  aussi  que  toutes  les  forces  de  l'essence 
germanique  tendaient  à  s'accumuler  d'une  façon  à  peu  près 
exclusive  dans  les  parties  les  plus  occidentales  du  continent, 
voire  dans  le  nord-ouest.  De  cette  disposition  des  principes 
ethniques  devait  résulter  toute  Torganisation  de  l'histoire  mo- 
derne. Maintenant,  avant  d'aller  plus  loin,  il  convient  d'exami- 
nier  en  elle-même  cette  famille  ariane  germanique  dont  nous 
venons  de  suivre  les  étapes.  Rien  de  plus  nécessaire  que  de 
préciser  exactement  sa  valeur  avant  de  l'introduire  au  milieu 
de  la  dégénération  romaine. 


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l/-{j^r- 


DES  BACES  HU^fAIlNES.  363 

CHAPITRE  III. 

Capacité  des  races  germaniques  natives. 

Les  nations  arianes  d'Europe  et  d'Asie,  prises  dans  leur  tota- 
lité, observées  dans  leurs  qualités  communes  et  typiques,  nous 
ont  également  étonnés  par  cette  attitude  impérieuse  et  domi- 
natrice qu'elles  exercèrent  constamment  sur  les  autres  peuples, 
même  sur  les  peuples  métis  et  blancs  au  milieu  desquels  ou 
auprès  desquels  elles  vécurent.  A  ce  seul  aspect,  il  est  déjà 
difficile  de  ne  pas  leur  reconnaître  à  l'égard  du  reste  de  l'es- 
pèce humaine  une  suprématie  réelle  ;  car  en  pareilles  matières 
ce  qui  semble  existe  nécessairement.  Il  ne  faudrait  cependant 
pas  prendre  le  change  sur  la  nature  de  cette  suprématie  et  la 
chercher  ou  prétendre  la  trouver  dans  des  faits  qui  ne  lui  ap-  A'  '^ 
partiendraient  pas.  Il  ne  faut  pas  davantage  la  croire  obscur- 
cie et  mise  en  question  par  certains  détails  qui  choquent  les 
préventions  vulgaires  sur  l'idée  généralement  admise  de  supé- 
riorité. Celle  des  Arians  ne  réside  pas  dans  un  développement 
exceptionnel  et  constant  des  qualités  morales  ;  elle  existe  dans 
une  plus  grande  provision  des  principes  d'où  ces  qualités 
découlent. 

11  ne  faut  jamais  oublier  que ,  lorsqu'on  étudie  l'histoire  des 
sociétés ,  il  ne  s'agit  en  aucune  façon  de  la  moralité  en  elle- 
même.  Ce  n'est  ni  par  des  vices  ni  par  des  vertus  que  des  ci- 
vilisations se  distinguent  essentiellement  les  unes  des  autres, 
bien  que ,  prises  dans  l'ensemble ,  elles  valent  mieux  sous  ce 
rapport  que  la  barbarie  ;  mais  c'est  là  une  conséquence  pure- 
ment accessoire  de  leur  travail.  Ce  qui  fait  essentiellement  leur 
physionomie,  ce  sont  les  capacités  qu'elles  possèdent  et  déve- 
loppent. 

L'homme  est  l'animal  méchant  par  excellence.  Ses  besoins 
plus  multipliés  le  harcèlent  de  plus  d'aiguillons.  Dans  son  es- 
pèce, il  a  d'autant  plus  de  besoins,  partant  de  souffrances,  par- 


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-^ 


S64  DE   L'INEGALITE 

tant  d'excitations  au  mal,  qu'il  est  plus  intelligeat.  Il  sem- 
blerait donc  naturel  que  ses  mauvais  instincts  augmentassent 
^p/:  -en  raison  directe  de  la  nécessité  de  briser  plus  d'obstacles  pour 
arriver  à  un  état  de  satisfaction.  Mais,  par  un  heureux  retour, 
il  n'en  est  pas  ainsi.  La  raison,  plus  perfectionnée  en  même 
5^vr  temps  qu'elle  vise  plus  haut  et  est  plus  exigeante,  éclaire  la 
créature  qu'elle  conduit  sur  les  inconvénients  matériels  d'un 
abandon  trop  absolu  à  toutes  les  suggestions  de  l'intérêt.  La 
religion,  même  imparfaite  ou  fausse,  que  cet  être  conçoit  tou- 
jours d'une  façon  quelque  peu  élevée,  lui  interdit  de  céder  en 
toute  occasion  à  ses  penchants  destructeurs. 

C'est  ainsi  que  l'Arian  est  toujours  sinon  le  meilleur  des 
hommes  au  poiut  de  vue  de  la  pratique  morale ,  du  moins  le 
plus  éclairé  sur  la  valeur  intrinsèque  en  ce  genre  des  actes 
qu'il  commet.  Ses  idées  dogmatiques  sont  toujours  en  cette  ma- 
tière les  plus  développées  et  les  plus  complètes ,  bien  que  dé- 
pendant étroitement  de  l'état  de  sa  fortune.  Tant  qu'il  est  le 
jouet  d'une  situation  trop  précaire,  son  corps  reste  cuirassé  et 
son  cœur  de  même  ;  dur  envers  sa  propre  personne ,  rien  de 
moins  étonnant  qu'il  soit  impitoyable  pour  autrui,  et  c'est  dans 
cette  donnée  inflexible  qu'il  pratique  cette  justice  dont  Héro- 

x^SuL  dote  vantait  l'intégrité  chez  le  Scythe  belliqueux.  Le  mérite 
consiste  ici  dans  la  loyauté  avec  laquelle  est  acceptée  une  loi 

/y/,  d'ailleurs  si  féroce  peut-être ,  et  qui  ne  s'adoucit  que  dans  la 
proportion  où  l'atmosphère  sociale  ambiante  réussit  elle-même 
à  se  tempérer.  /' 

L'Arian  est  donc  supérieur  aux  autres  hommes ,  principale- 
ment dans  la  mesure  de  son  intelligence  et  de  son  énergie;  et 
c'est  par  ces  deux  facultés  que,  lorsqu'il  parvient  à  vaincre  ses 
passions  et  ses  besoins  matériels,  il  lui  est  également  donné 
d'arriver  à  une  moralité  infiniment  plus  haute ,  bien  que,  dans 
le  cours  ordinaire  des  choses ,  on  puisse  relever  chez  lui  tout 
autant  d'actes  répréhensibles  que  chez  les  individus  des  deux 
autres  espèces  inférieures. 

Cet  Arian  se  présente  maintenant  à  notre  observation  dans 
le  rameau  occidental  de  sa  famille,  et  là  il  nous  apparaît  aussi 
vigoureusement  bâti,  aussi  beau  d'aspect,  aussi  belliqueux  de 


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DES  BACES   HUMAINES.  365 

cœur,  que  nous  l'ayons  admiré  jadis  dans  l'Inde  (1)  et  dans  la 
Perse ,  coname  dans  i*Hellade  homérique.  Une  des  premières 
considérations  auxquelles  l'aspect  du  monde  germanique  donne 
lieu,  c'est  encore  celle-ci ,  que  l'homme  y  est  tout  et  la  nation 
peu  de  chose.  On  y  aperçoit  l'individu  avant  de  voir  la  masse 
associée,  circonstance  fondamentale,  qui  excitera  d'autant 
plus  l'intérêt  qu'on  prendra  plus  de  soin  de  la  comparer  avec 
le  spectacle  offert  par  les  agrégations  de  métis  sémitiques,  hel- 
léniques, romains,  kymris  et  slaves.  Là  on  ne  voit  presque  que 
les  multitudes  ;  l'homme  ne  compte  pour  rien,  et  il  s'efface 
d'autant  plus  que ,  le  mélange  ethnique  auquel  il  appartient 
étant  plus  compliqué ,  la  confusion  est  devenue  plus  considé- 
rable. 

Ainsi  placé  sur  une  sorte  de  piédestal ,  et  se  dégageant  du 
fond  sur  lequel  il  agit,  l'Arian  Germain  est  une  créature  puis- 
sante, qui  attire  d'abord  l'examen  sur  lui-même  avant  de  per- 
mettre de  le  porter  sur  le  milieu  qui  l'entoure.  Tout  ce  que 
cet  homme  croit,  tout  ce  qu'il  dit,  tout  ce  qu'il  fait,  acquiert 
de  la  sorte  une  importance  majeure. 

En  matière  de  religion  et  de  cosmogonie,  voici  quels  sont  ses 
dogmes  :  la  nature  est  éternelle ,  la  matière  infinie  (2).  Cepen- 
dant le  vide  béant,  gap  gunninga,  le  chaos,  a  précédé  toutes  ' 
choses  (3).  «  En  ce  temps,  dit  la  Vœluspa,  il  n'y  avait  ni  sable, 
«  ni  mer,  ni  les  molles  vagues.  La  terre  ne  se  trouvait  nulle 
«  part,  ni  le  ciel  enveloppant.  Du  sein  des  ténèbres  sortirent 
«  douze  fleuves,  qui  en  coulant  gelèrent.  » 

Alors  l'air  doux  qui  venait  du  sud,  de  la  contrée  du  feu,  fit 
fondre  la  glace  ;  ses  gouttes  d'eau  prirent  vie,  et  le  géant  Imir^ 
personnification  de  la  nature  animée,  apparut.  Bientôt  il  s'en- 
dormit, et  de  sa  main  gauche  ouverte,  et  de  ses  pieds  fécondés 
l'un  par  l'autre,  sortit  la  race  des  géants  (4). 

Cependant  la  glace  continuant  à  dégeler,  il  en  provint  la 

(1)  «  L*iDclito  mio  figlio  Rama  dagli  occhi  del  color  del  loto.  »  (Ra- 
mayana,  t.  vil,  Ayodhyacanda,  cap.  m,  p.  218.) 

(2)  W.  Muller,  Altdeutsche  Religion,  p.  163. 

(3)  Vœluspa,  3. 

(4)  W.  Muller,  p.  16i. 


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366  DE  l'inégalité 

vache  Audhumbha.  C'est  le  symbole  de  la  force  organique, 
qui  donne  le  mouvement  à  toutes  choses.  A  ce  moment,  un 
être  nommé  Buri  sortit  encore  de  ces  gouttes  d'eau ,  et  il  eut 
un  fils,  Borr,  qui,  s'unissant  à  la  fille  d'un  géant,  donna  le  jour 
aux  trois  premiers  dieux,  les  plus  anciens,  les  plus  vénérables, 
Odhin,  Vili  et  Ve  (1). 

Cette  trinité,  ainsi  venue  quand  les  grandes  créations  cos- 
miques étaient  déjà  achevées,  n'avait  à  réaliser  qu'un  travail 
d'organisation,  et  en  effet  ce  fut  là  sa  tâche.  Elle  ordonna  le 
monde ,  et  de  deux  troncs  d'arbre  échoués  sur  le  rivage  de  la 
mer,  elle  façonna  les  durs  auteurs  de  l'espèce  humaine.  Un 
chêne  fut  l'homme,  un  saule  devint  la  femme  (2). 

Cette  doctrine  n'est  toujours  que  le  naturalisme  arian,  mo- 
difié par  des  idées  développées  dans  l'extrême  Nord  (3).  La 
matière  vivante  et  intelligente,  représentée  encore  par  le  my- 
the tout  asiatique  de  la  vache  Audhumbha,  s'y  maintient  (au- 
dessus  des  trois  grands  dieux  eux-mêmes.  Ils  sont  nés  après 
elle  :  rien  de  moins  étonnant  qu'ils  ne  soient  pas  copartageants 
de  son  éternité.  Ils  doivent  périr;  ils  doivent  disparaître  un 
jour,  vaincus  par  les  géants,  par  les  forces  organiques  de  la 
nature,  et  cette  organisation  du  monde  dont  ils  senties  ordon- 
nateurs est  destinée  à  s'engloutir  avec  eux ,  avec  les  hommes 

(1)  W.  Muller,  p.  165.  —  Il  est  inutile  de  donner  ici  les  développe- 
ments ultérieurs  de  cette  formule  théologique,  qui  finit  par  contenir 
douze  grands  dieux  et  une  foule  de  personnalités  célestes  de  tout 
ordre  et  de  toute  provenance;  car  il  y  eut  des  dieux  wanes,  jotuns  et 
nanis,  comme  il  y  avait  des  dieux  ases. 

(2)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  164.  —  Vœlusp,  st.  17.  —  Je  ne  développe 
ici  que  les  plus  grands  traits  de  la  théologie  et  de  la  cosmogonie  Scan- 
dinaves ,  ne  m*arrêtant  surtout  qu'aux  parties  les  plus  anciennes.  La 
nouvelle  Edda  montre  de  nombreuses  traces  de  mythes  qui  ne  sont 
pas  originairement  arians  ou  qui  ont  été  développés  dans  l'extrême 
Nord  postérieurement  à  l'arrivée  des  Roxolans.  —  Le  plus  vénérable 
document  Scandinave,  la  Vœluspa,  a  été  composé  dans  la  première 
moitié  du  vni«  siècle  de  notre  ère.  M.  Dietrich  y  aperçoit  des  traces 
■de  cinq  différents  poèmes,  beaucoup  plus  antiques.  (Dietrich,  Alter 
der  Vœluspa,  dans  la  Zeitschr.  f.  deutsch.  Allerth.,  t.  VIII,  p.  318.) 

(3)  César  pense  que  les  Germains,  ne  reconnaissant  pour  dieux  que 
les  forces  naturelles  qui  se  manifestaient  à  leur  vue,  n'adoraient  que 
le  soleil,  la  lune  et  le  feu,  Sol,  Luna,  Vulcanus.  (De  Bello  gall.,  VI,  21.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  B67 

leurs  créatures,  pour  faire  place  à  de  nouveaux  ordonnateurs, 
à  un  nouvel  arrangement  de  toutes  choses,  à  de  nouvelles  gé- 
nérations de  mortels.  Encore  une  fois,  les  antiques  sanctuaires 
de  rinde  connaissaient  l'essentiel  de  toutes  ces  notions  (1), 

Des  dieux  transitoires,  si  grands  qu'ils  fussent,  n'étaient  pas 
trop  distants  de  l'homme.  Aussi  l'Arian  Germain  n'avait-il  pas 
perdu  l'habitude  de  s'élever  jusqu'à  eux.  Sa  vénération  pour 
ses  ancêtres  confondait  volontiers  ceux-ci  avec  les  puissances 
supérieures,  et  sans  effort  se  changeait  en  adoration.  Il  aimait 
à  se  croire  descendu  de  plus  grand  que  lui,  et  de  même  que 
tant  de  races  helléniques  se  rattachaient  à  Jupiter,  à  Neptune, 
au  dieu  de  Chryse,  de  même  le  Scandinave  traçait  fièrement  sa 
généalogie  jusqu'à  Odin,  ou  jusqu'aux  autres  individualités  cé- 
lestes que  les  conséquences  naturelles  du  symbolisme  firent 
monter  sans  peine  autour  de  la  trinité  primitive  (2), 

L'anthropomorphisme  était  complètement  étranger  à  ces 
notions  natives  (3)  ;  il  ne  s'y  associa  que  fort  tard  et  sous  l'in- 
fluence irrésistible  des  mélanges  ethniques.  Tant  que  le  fils 
des  Roxolans  resta  pur,  il  se  plaisait  à  ne  voir  lés  dieux  que 
dans  le  miroir  de  son  imagination  ^  et  répugna  à  se  faire  d'eux 
des  images  tangibles.  Il  aimait  à  se  les  figurer  planant  à  demi 
cachés  au  sein  des  nuages  rougis  par  les  lueurs  du  couchant. 
Les  bruits  mystérieux  des  forêts  lui  révélaient  leur  présence  (4). 
Il  croyait  aussi  trouver  et  il  vénérait  une  émanation  de  leur 
nature  dans  certains  objets  précieux  pour  lui.  Les  Quades  prê- 
taient serment  sur  des  épées ,  ce  qu'avaient  déjà  fait  les  Thra- 
<;es.  Les  Longobards  honoraient  un  serpent  d'or;  les  Saxons, 
un  groupe  mystique  formé  d'un  lion,  d'un  dragon  et  d'un 
aigle;  les  Franks  avaient  aussi  des  usages  semblables  (5). 

(1)  W.  Muller,  ouvr,  cité,  p.  175. 

(2)  Les  plus  nobles  familles ,  se  rappelant  le  Gardarike ,  se  représen- 
taient leurs  aïeux  comme  ayant  vécu  dans  Asgard,  que  la  tradition 
avait  divinisée.  (Munch,  ouvr.  cité,  p.  S3.) 

(3)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  64  et  sqq.  —  Tac,  Germ.,  9,  43. 

(4)  Tac,  Ann.,  xni,  55;  Germ.,  45.  —  Ils  n'avaient  pas  etn  'admettaient 
pas  de  temples,  tandis  que  les  populations  celtiques  de  la  Gaule  et 
<de  l'Allemagne  en  avaient. 

(5)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  67,  70  et  pass. 


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368  DE  l'inégalité 

Mais  des  alliances  avec  les  métis  européens  leur  firent  accep- 
ter plus  tard,  en  tout  ou  en  partie,  le  panthéon  matériel  des 
Slaves  et  des  Cejtes.  Ils  devinrent  alors  idolâtres.  Chez  les 
Suèves,  ils  admirent  le  culte  sauvage  de  la  déesse  Nerthus,. 
et  apprirent  à  promener,  une  fois  Fan,  sa  statue  voilée  dans 
un  char  (1).  Le  sanglier  de  Freya,  symbole  favori  des  Galls,. 
fut  adopté  par  la  plupart  des  nations  germaniques ,  qui  en  sur- 
montèrent le  cimier  de  leurs  casques,  et  le  firent  briller  sur 
les  pignons  de  leurs  palais.  Jadis ,  dans  les  époques  purement 
arianes,  les  Germains  n'avaient  pas  même  connu  les  temples. 
Ils  finirent  par  en  avoir,  où  ils  entassèrent  des  idoles  mohs- 
trueuses  (2).  Comme  il  était  arrivé  aux  anciens  Kymris,  il  leur 
fallut  complaire ,  à  leur  tour,  aux  instincts  les  plus  tenaces 
des  races  inférieures  au  milieu  desquelles  ils  s'étaient  établis  (3).. 

11  en  fut  de  même  pour  les  formes  du  culte ,  cependant  avec 
plus  de  mesure  dans  la  dégénération.  Primitivement  TArian 
Germain  était  à  lui-même  son  prêtre  unique ,  et  même  long- 
temps après  qu'on  eut  institué  des  pontifes  nationaux ,  chaque 
guerrier  conserva  dans  ses  foyers  la  puissance  sacerdotale  (4). 
Elle  resta  même  annexée  à  la  propriété  foncière,  et  l'aliéna- 
tion d'un  domaine  entraîna  celle  du  droit  d'y  sacrifier  (5)> 

(1)  Tous  les  cultes  indiqués  par  les  écrivains  romains  portent  la  trace 
et  révèlent  la  puissance  de  Tinfluence  celtique.  Nerthus  ^  mater  deum, 
se  retrouve  dans  le  gallois  nerth,  force,  secours,  et  dans-  le  gaélique 
neartj  qui  a  le  même  sens.  —  L'usage  de  consacrer  des  îles  principa- 
lement comme  sanctuaires  est  tout  à  fait  celtique.  (W.  Muller,  ouvr. 

.  cité,  p.  37.)  Cet  auteur  signale  chez  les  Danois  des  usages  religieux 
d'origine  slave  (p.  37).  —  L'isis  dont  parle  Tacite,  et  qu'il  s'étonne  de 
trouver  chez  les  Suèves,  c'était  Hésu  ou  Hu,  divinité  celtique  par  excel- 
lence. (Tac,  Germ.,  9.) 

(2)  Adam  de  Brème  parle  d'une  statue  de  Wodan,  qui  se  trouvait  de 
son  temps  dans  le  temple  d'Upsala.  (W.  Muller,  p.  195.  ) 

(3)  Il  arriva  même  que  tel  dieu  considéré  en  Scandinavie  comme 
des  plus  puissants,  Wodan,  par  exemple,  fut  à  peu  près  inconnu  chez 
les  tribus  demi-germanisées  du  sud  de  l'Allemagne.  Les  Bavarois  ne 
le  connaissaient  pas,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  qu'ils  avaient  de  ger- 
manique dans  leur  sang  ne  l'avait  pas  conservé.  (W.  Muller,  p.  76.) 

(4)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  52 ,  81 ,  83. 

(3)  Sous  l'influence  celtique,  slave  et  finnique,  les  fonctions  et, 
comme  on  dirait  aujourd'hui ,  les  spécialités  religieuses  ou  seulement 


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DES  BACES  HUMAINES.  369 

Lorsqu'on  modifia  cet  état  de  choses,  le  prêtre  germanique 
n'exerça  d'action  que  pour  l'ensemble  de  la  tribu.  Il  ne  fut 
d'ailleurs  jamais  que  ce  qu'avait  été  le  purohita  chez  les  Arians 
Hindous ,  dans  les  temps  antévédiques.  Il  ne  forma  pas  une 
caste  distincte  comme  les  brahmanes,  un  ordre  puissant  comme 
les  druides ,  et ,  non  moins  sévèrement  exclu  des  fonctions  de 
la  guerre,  il  ne  lui  fut  pas  laissé  la  moindre  possibilité  de  do- 
miner, ni  même  de  diriger  l'ordre  social.  Toutefois,  par  un 
sentiment  empreint  d'une  haute  et  profonde  sagesse,  à  peine 
les  Arians  eurent-ils  reconnu  des  prêtres  publics  qu'ils  leur 
confièrent  les  plus  imposantes  fonctions  civiles,  en  les  chargeant 
de  maintenir  l'ordre  dans  les  assemblées  politiques  et  d'exécu- 
ter les  arrêts  de  la  justice  criminelle.  De  là  chez  ces  peuples 
ce  qu'on  a  appelé  les  sacrifices  humains  (l). 

Le  condamné,  après  avoir  entendu  sa  sentence,  était  re- 
tranché de  la  société  et  livré  au  prêtre ,  c'est-à-dire  au  dieu. 
Une  main  sacrée,  lui  infligeant  le  dernier  supplice,  apaisait 
sur  lui  la  colère  céleste.  Il  tombait ,  non  pas  tant  parce  qu'il 
avait  offensé  l'humanité  que  parce  qu'il  avait  irrité  la  divinité 
protectrice  du  droit.  Le  châtiment  se  trouvait  de  la  sorte  moins 
honteux  pour  la  dignité  de  l'Arian  et,  il  faut  Favouer,  plus 
moral  que  ne  le  rendent  nos  coutumes  juridiques,  où  un 
homme  est  égorgé  simplement  en  compensation  d'en  avoir 
égorgé  un  autre ,  ou ,  suivant  une  opinion  plus  étroite  encore  ^ 
simplement  pour  le  forcer  de  s'en  tenir  là  (2). 

superstitieuses  se  développèrent,  avec  le  temps,  d'une  façon  très  sura- 
bondante. En  même  temps  qu'il  y  eut  chez  les  Goths,  chez  les  Thu- 
ringiens,  chez  les  Burgondes,  chez  les  Anglo-Saxons,  des  grands  prê- 
tres, qui  finirent  même  par  exercer  une  certaine  action  politique, 
principalement  chez  les  Burgondes,  il  y  eut  aussi  des  devins,  des  sor- 
ciers, des  enchanteurs,  des  schamans  de  toute  espèce.  Les  uns 
expliquaient  les  songes,  les  autres  pénétraient  l'avenir  au  moyen  de 
cordes  nouées.  On  appelait  ces  derniers  caragni,  du  gallois  carat, 
une  cordelette.  (W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  83.)  Mais  tout  cela  ne  con- 
cerne pas  les  nations  germaniques. 

(1)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  52. 

(2)  Les  sacrifices  humains  sont  attestés,  par  des  témoignages  positifs 
chez  les  Goths,  chez  les  Hérules,  chez  les  Saxons,  chez  les  Frisons, 
chez  les  Thuringiens,  chez  les  Franks,  à  l'époque  où  ces  derniers 

21. 


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370  DE  l'iîîégalite 

On  s'est  demandé,  avec  plus  ou  moins  de  raison,  si  les  na- 
tions sémitiques  avaient  eu  originairement  une  idée  bien  nette 
de  l'autre  vie.  Chez  aucune  race  ariane  ce  doute  n'est  possible. 
La  mort  ne  fut  jamais  pour  toutes  qu'un  passage  étroit,  à  la 
vérité,  mais  insignifiant,  ouvert  sur  un  autre  monde.  Ils  y  en- 
trevoyaient diverses  destinées,  qui,  d'ailleurs,  n'étaient  pas 
déterminées  par  les  mérites  de  la  vertu  ou  le  châtiment  qu'au- 
rait dû  recevoir  le  vice.  L'homme  de  noble  race,  le  véritable 
Arian  arrivait  par  la  seule  puissance  de  son  origine  à  tous  les 
honneurs  du  Walhalla,  tandis  que  les  pauvres,  les  captifs,  les 
esclaves,  en  un  mot,  les  métis  et  les  êtres  d'une  naissance  in- 
férieure, tombaient  indistinctement  dans  les  ténèbres  glacia- 
les du  Niflheimz  (1). 

Cette  doctrine  ne  fut  évidemment  de  mise  que  pendant  les 
époques  où  toute  gloire ,  toute  puissance ,  toute  richesse  se 
trouva  concentrée  entre  les  mains  des  Arianset  où  nul  Arian 
ne  fut  pauvre  en  même  temps  que  nul  métis  ne  fut  riche.  Mais 
lorsque  l'ère  des  alliages  ethniques  eut  complètement  troublé 
cette  simplicité  primitive  des  rapports,  et  que  l'on  vit,  ce  qui 
aurait  été  jugé  impossible  autrefois,  des  gens  de  noble  extrac- 
tion dans  la  misère ,  et  des  Slaves  et  des  Kymris ,  et  même  des 
Tchoudes,  des  Finnois  opulents,  les  dogmes  relatifs  à  l'exis- 
tence future  se  modifièrent ,  et  Ton  accepta  des  opinions  plus 
conformes  à  la  distribution  contemporaine  des  qualités  mora- 
les dans  les  individus  (2). 

L'Edda  partage  l'univers  en  deux  parties  (3).  Au  centre  du 


étaient  déjà  chrétiens.  (W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  7S-79.)  —  Le  sacri- 
fice des  chevaux  était  aussi ,  dans  la  plus  ancienne  époque  germanique, 
comme  l'asvamédha,  chez  les  Arians  Hindous,  une  des  cérémonies  du 
culte  les  plus  solennelles  et  les  plus  méritoires. 

(1)  Cette  notion  se  conserva  très  longtemps  chez  les  Arians  de  l'Inde. 
A  l'époque  héroïque,  elle  régnait  encore,  ainsi  que  le  passage  suivant 
en  fait  foi.  «  Chi  ha  sortito  il  nasèere  da  una  schialta  pari  alla  tua , 
«  non  puôire  in  infimo  luogo;  per  laquai  cosa  tu,  privato  délia  ter- 
«  restre  sede,  vanne  ai  mondi  dove  Stella  il  neltare.  »  {Ramayanay 
t.  VI,  Ayodhyacanda,  cap.  lxvi,  p.  394.) 

(2)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  410. 

(3)  Vœluspa,  st.  2. 


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DES  BACES  HUMAINES.  371 

système,  la  terre,  résidence  des  hommes,  formée  comme  un 
disque  plat ,  ainsi  que  l'a  décrite  Homère ,  est  entourée  de  tous 
côtés  par  l'Océan.  Au-dessus  d'elle  s'étead  le  ciel ,  demeure 
des  dieux.  Au  nord  s'ouvre  un  monde  sombre  et  glacé ,  d'où 
vient  le  froid;  au  sud,  un  monde  de  feu,  où  s'engendre  la 
chaleur.  A  l'est ,  est  Jotanheimz ,  le  pays  des  géants  ;  à  Touest, 
Svartalfraheimz ,  la  demeure  des  nains  noirs  et  méchants. 
Puis ,  dans  une  situation  vague ,  Vanaheimz ,  la  contrée  habitée 
par  les  Wendes  (1). 

Si  l'on  arrête  ici  cette  description,  où  s'unissent  les  idées 
CQsmogoniques  à  la  simple  géographie,  on  a  l'exacte  reproduc- 
tion du  système  des  sept  divissas  brahmaniques ,  ou ,  ce  qui 
est  pareil,  des  sept  kischwers  iraniens  (2),  et,  comme  on  va 
le  voir,  un  monde  complet ,  au  point  de  vue  des  premiers 
Arians  Germains.  Le  territoire  Scandinave  occupe  le  centre  : 
c'est  excellemment  le  pays  des  hommes.  L'empyrée  règne  au- 
dessus.  Le  pôle  nord  lui  envoie  la  froidure;  les  régions  méri- 
dionales, le  peu  de  chaleur  qui  l'atteint.  A  Test,  c'est-à-dire 


(1)  Vœluspa,  pass.  —  On  retrouve  dans  les  noms  des  nains  donnés  par 
la  Vœluspa,  des  appellations  bien  significatives,  telles  que  Nar,  Naîn, 
st.  H  ;  Noriy  Ann  et  Anar^  puis  encore  une  fois  Nar,  puis  Nyzardz, 
st.  12;  Nali,  et  Hanar,  st.  13;  Alfr,  st.  14,  Funiar  et  Guinar,  st.  16. 
—  Il  est  à  remarquer  que  les  nains ,  non  plus  que  les  géants ,  n'ont 
pas  été  créés  par  les  dieux  comme  l'homme,  mais  sont  le  produit 
direct  des  forces  de  la  nature. 

(2)  C'est  même  à  cette  partie  de  la  cosmogonie  des  Arians  primitifs 
<ju'il  convient  de  rattacher  celle  des  Scandinaves,  descendants  légi- 
times et  directs  des  cavaliers  du  Touran.  Quand  on  veut  suivre  la 
filiation  des  idées  arianes,  il  importe  de  ne  jamais  perdre  de  vue  que 
les  Hindous,  qui  en  ont,  à  la  vérité,  conservé  jusqu'à  nos  jours  le 
plus  riclie  trésor,  ne  sont  cependant  pas  l'intermédiaire  auquel  nous 
les  devons.  En  marche  vers  la  vallée  du  Gange,  ils  n'ont  rien  pu  faire 
pour  éclairer  l'Occident;  c'est  surtout  aux  groupes  arians  de  la  Sog- 
diane  et  des  pays  situés  au-dessus  que  nous  sommes  redevables  de 
ce  que  nous  possédons,  dans  nos  antiquités  germaniques,  de  l'ancien 
fonds  des  connaissances  primordiales.  Malheureusement  la  philologie 
justement  séduite,  d'ailleurs,  par  Fimportance  des  Védas,  est  tout 
occupée ,  en  France  surtout,  à  méconnaître  cette  vérité,  et  n'hésite 
même  pas  à  faire  émigrer  les  Germains  des  bords  de  la  Yamouna,  ce 
qui,  en  soi,  constitue  une  absurdité  au  premier  chef. 


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372  DE  L  INEGALITE 

tirant  vers  la  côte  de  la  Baltique ,  sont  les  principales  tribus^ 
des  Gètes  métis-,  à  l'ouest,  entre  la  Suède  méridionale  et  la 
côte  de  l'Océan  du  Nord,  les  Lapons,  un  peu  partout,  des 
Wendes  et  des  Celtes ,  justement  confondus  les  uns  avec  les 
autres.  Les  connaissances  positives  de  l'époque  ne  permettent 
pas  d'ajouter  rien.  Mais  les  cosmographes  nationaux ,  dans  le 
travail  de  leurs  idées ,  ne  s'en  tinrent  pas  à  ces  anciennes  no- 
tions; ils  voulurent  avoir  neuf  climats,  neuf  divissas,  neuf 
kischwers,  au  lieu  de  sept  qu'avaient  connus  leurs  ancêtres, 
et,  pour  atteindre  à  ce  chiffre,  ils  imaginèrent  deux  cieux  nou- 
veaux ,  placés  au-dessus  de  celui  des  dieux ,  et  les  nommèrent,, 
l'un  Liôsâlfraheimz  ou  Andlanger,  l'autre  Vidhblacên  (1).- 
Tous  deux  sont  peuplés  de  nains  lumineux.  Cette  conception, 
serait  absolument  arbitraire  et  inutile ,  si  elle  ne  se  fondait  pas, 
en  quelque  chose ,  sur  la  distinction  que  les  plus  anciens^ 
Arians  de  la  haute  Asie  paraissent  avoir  faite  entre  l'atmos- 
phère immédiate  du  globe  et  le  ciel  proprement  dit,  l'empyrée,. 
où  se  meuvent  les  astres  (2). 

Telles  étaient  les  opinions  que  l'Àrian  Germain  entretenait 
sur  les  objets  de  considération  les  plus  élevés.  Il  y  puisait  sans 
peine  une  haute  idée  de  lui-même  et  de  son  rôle  dans  la  créa- 
tion, d'autant  plus  qu'il  s'y  contemplait  non  seulement  comme- 
un  demi-dieu,  mais  comme  un  possesseur  absolu  d'une  portion: 
de  ce  Mitgardhz ,  ou  terre  du  milieu^  que  la  nature  lui  avait 
assigné  pour  demeure.  Il  avait  constitué  sa  propriété  foncière 
d'une  manière  toute  conforme  à  ses  fiers  instincts.  Deux  mc-^ 
des  de  propriété  étaient  chez  lui  en  usage. 

Le  plus  ancien  incontestablement  est  celui  dont  il  avait  ap- 
porté l'idée  constitutive  de  la  haute  Asie,  c'était  Vodel  (3).  Ce 

(1)  W.  Muller,  ouvr.  cité,  p.  163. 

(2)  Lorsque  les  doctrÎDes  Scandinaves  auront  été  comparées  plus  ri- 
goureusement qu'on  ne  l'a  fait  encore  aux  idées  iraniennes ,  on  recon- 
naîtra sans  doute  que  de  grands  rapports  unissent  les  habitants  célestes 
du  Liôsâlfraheimz  et  du  Adlanger  aux  Ireds  et  aux  Amschespends  du 
Zend-Avesta. 

(3)  Ce  mot  est  un  des  plus  anciens  qui  se  puissent  trouver,  et  la- 
notion  qu'il  représente  est  vieille  comme  lui.  C'est  Vasdes  latin.  —  Voir^ 
pour  les  difrérentes  formes  et  significations  dans  les  langues  gothiques^ 


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DES  BACES  HUMAINES.  373 

mot  emporte  avec  lui  les  deux  idées  de  noblesse  et  de  posses- 
sion si  intimement  combinées ,  que  Ton  est  fort  embarrassé  de 
découvrir  si  Thomme  était  propriétaire  parce  qu'il  était  noble, 
ou  l'inverse  (1).  Mais  il  est  peu  douteux  que  l'organisation  pri- 
mordiale, ne  reconnaissant  pour  homme  véritable  que  l'Arian, 
ne  voyait  aussi  de  propriété  régulière  et  légale  qu'entre  ses 
mains  et  n'imaginait  pas  d'Arian  privé  de  cet  avantage. 

L'odel  appartenait  sans  restriction  aucune  à  son  maître.  Ni 
la  communauté  ni  le  magistrat  n'avaient  qualité  pour  exercer 
sur  cette  sorte  de  possession  la  revendication  la  plus  légère,  le 
droit  le  plus  minime.  L'odel  était  absolument  libre  de  toute 
charge  ;  il  ne  payait  pas  d'impôts.  Il  constituait  ime  véritable 
souveraineté,  souveraineté  inconnue  aujourd'hui,  où  la  nue 
propriété ,  l'usufruit  et  le  haut  domaine  se  confondaient  abso- 
lument. Le  sacerdoce  en  était  inséparable,  et  inséparable  aussi 
la  juridiction  à  tous  ses  degrés,  au  civil  comme  au  criminel. 
L'Arian  Germain  siégeait  à  sou  foyer,  disposait  à  son  gré  de  la 
terre  allodiale  et  de  tout  ce  qui  l'habitait.  Femmes,  enfants, 
serviteurs,  esclaves,  ne  reconnaissaient  que  lui,  ne  vivaient  que 
par  lui,  ne  rendaient  compte  qu'à  lui  seul,  qui  ne  rendait 
compte  à  personne.  Soit  qu'il  eût  construit  sa  demeure  et  mis 
ses  champs  en  culture  sur  un  terrain  désert,  soit  que  ses  pro- 
pres forces  lui  eussent  suffi  pour  en  dépouiller  le  Finnois ,  le 
Slave,  le  Celte  ou  le  Jotun,  tous  gens  placés  nativement  hors 
la  loi,  ses  prérogatives  ne  rencontraient  pas  de  limites. 

Il  n'en  était  pas  tout  à  fait  de  même  lorsque,  en  société  avec 
d'autres  Arians,  agissant  sous  la  direction  commune  d'un  chef 
de  guerre,  il  se  trouvait  être  participant  à  la  conquête  d'un 
territoire  dont  ime  portion ,  grande  ou  petite,  lui  avait  été  ad- 
jugée. Cette  autre  situation  créait  un  autre  système  de  tenure 

Dieffenbach,  Vergleichendes  Wœrterbuch  der  gothischen  Sprache, 
t.  l,p.  56. 

(1)  Chez  les  Anglo-Saxons  il  arriva  même  que  la  perte  de  l'odel  en- 
traînait celle  des  droits  politiques,  et  par  conséquent  de  la  qualité 
d'homme  libre.  (Kemble,  1. 1,  p.  70-71  et  seqq.  )  On  peut  voir,  du  reste, 
avec  toute  raison,  dans  cette  union  étroite  de  la  qualité  légale  d'Arian 
avec  celle  de  propriétaire ,  à  quel  point  les  insUncts  de  la  race  étaient 
éloignés  des  dispositions  à  la  vie  nomade. 


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374  DE  l'inégalité 

tout  différent;  et  comme  elle  se  réalisa  presque  seule  quand 
furent  venues  les  grandes  migrations  sur  le  continent  d'Europe, 
on  y  doit  chercher  le  germe  véritable  des  principales  institu- 
tions politiques  de  la  race  germanique.  Mais  pour  pouvoir  ex- 
poser clairement  ce  que  c'était  que  cette  forme  de  propriété  et 
les  conséquences  qu'elle  entraînait,  il  faut  faire  connaître  au- 
paravant les  rapports  de  l'homme  arian  avec  sa  nation. 

En  tant  qu'il  était  chef  de  famille  et  possesseur  d'un  odel,  ces 
rapports  se  réduisaient  à  fort  peu  de  chose.  D'accord  avec  les 
autres  guerriers  pour  conserver  la  paix  publique,  il  élisait  un 
magistrat,  que  les  Scandinaves  nommaient  drottinn,  et  que 
d'autres  peuples  sortis  de  leur  sang  appelèrent  graff  (1). 
Choisi  dans  les  races  les  plus  anciennes  et  les  plus  nobles,  dans 
celles  qui  pouvaient  réclamer  une  origine  divine,  ce  pendant 
exact  du  viçampati  hindou  exerçait  une  autorité  des  plus  res- 
treintes, sinon  des  plus  précaires.  Son  action  légale  ressemblait 
fort  à  celle  des  chefs  chez  les  Mèdes  avant  l'époque  d'Astyages, 
ou  à  celle  des  rois  hellènes  dans  les  temps  homériques.  Sous 
l'empire  de  cette  règle  facile,  chaque  Arian,  au  seiu  de  son 
odel,  n'était  guère  plus  lié  à  son  voisin  de  même  nation  que 
ne  le  sont  entre  eux  les  différents  États  formant  un  gouverne- 
ment fédératif. 

Uàe  telle  organisation,  admissible  en  présence  de  populations 
numériquement  faibles  ou  complètement  subjuguées  par  la 

(1)  Palsgrave  a  eu  pleine  raison  de  dire  que  la  royauté  n'existait  pas, 
dans  les  formes  et  avec  la  puissance  qu'on  lui  a  connues  après  le 
v«  siècle,  aux  époques  véritablement  germaniques.  {The  Rise  and 
Progress  of  the  English  Commonwealth ,  in-4«,  Lond.,  1832, 1. 1,  p.  553.  ) 
n  est  moins  bien  inspiré  quand  îl  ne  voit  dans  le  mot  king  qu'un 
emprunt  fait  aux  langues  celtiques.  C'est,  de  toute  antiquité,  un  titre 
porté  par  les  chefs  militaires  des  nations  arianes.  Nous  l'avons  vu  chez 
les  Ou-douns.  (Voir  tome  I«').  C'est  le  kava  de  la  première  période  ira^ 
nienne.  (Westergaard  et  Lassen,  Die  Achem.  Keilinschriften ,  p.  422), 
le  ku  des  inscriptions  médiques  [ibiU.,  p.  57).  Il  est  assez  remar- 
quable qu'on  ne  le  donnât  pas  aux  magistrats  réguliers  et  ordinaires 
des  tribus.  —  Quant  au  titre  de  graff,  ou  gerefa,  chez  les  Anglo-Saxons 
gravio,  il  n'est  pas  bien  certain  qu'on  puisse  le  rapporter  à  une  racine 
germanique.  Peut-être  faut-il  en  chercher  l'origine  chez  les  Celtes  ou 
chez  les  Slaves. 


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DES  BACES  HUMAINES.  375 

Conscience  de  leur  infériorité,  n'était  nullement  compatible  avec 
l'état  de  guerre,  ni  même  avec  l'état  de  conquête  au  milieu  de 
masses  résistantes.  L'Arian,  qui,  dans  son  humeur  aventu- 
reuse, vivait  principalement  dans  Tune  ou  l'autre  de  ces  situa- 
tions difficiles ,  avait  trop  de  bon  sens  pratique  pour  ne  pas 
apercevoir  le  remède  du  mal  et  chercher  les  moyens  d'en  con- 
cilier l'application  avec  les  idées  d'indépendance  personnelle 
qui,  avant  tout,  lui  tenaient  à  cœur.  Il  imagina  donc  qu'au 
moment  d'entrer  en  campagne ,  des  rapports  tout  particuliers, 
tout  spéciaux ,  complètement  étrangers  à  l'organisation  régu- 
lière du  corps  politique ,  devaient  intervenir  entre  le  chef  et 
les  soldats  ;  voici  comment  le  nouvel  ordre  de  choses  se  fondait  : 

Un  guerrier  connu  se  présentait  à  l'assemblée  générale,  et 
se  proposait  lui-même  pour  commander  l'expédition  projetée. 
Quelquefois,  surtout  dans  les  cas  d'agression,  il  en  ouvrait 
même  la  première  idée.  En  d'autres  circonstances,  il  ne  faisait 
que  soumettre  un  plan  qui  lui  était  propre  et  qu'il  appliquait 
à  la  situation.  Ce  candidat  au  commandement  prenait  soin 
d'appuyer  ses  prétentions  sur  ses  exploits  antérieurs,  et  de 
faire  valoir  son  habileté  éprouvée;  mais,  sur  toutes  choses,  le 
moyen  de  séduction  qu'il  pouvait  employer  avec  le  plus  de 
bonheur,  et  qui  lui  assurait  la  préférence  sur  ses  concurrents, 
c'était  l'offre  et  la  garantie ,  pour  tous  ceux  qui  viendraient 
combattre  sous  ses  ordres ,  de  leur  assurer  des  avantages  in- 
dividuels dignes  de  tenter  leur  courage  et  leur  convoitise.  Il 
s'établissait  ainsi  un  débat  et  une  surenchère  entre  les  candi- 
dats et  les  guerriers.  Ce  n'était  que  par  conviction  ou  par  sé- 
duction que  ceux-ci  pouvaient  être  amenés  à  s'engager  avec 
l'entrepreneur  d'exploits,  de  gloire  et  de  butin. 

On  conçoit  que  beaucoup  d'éloquence  et  un  passé  quelque 
peu  digne  d'estime  étaient  absolument  nécessaires  à  ceux  qui 
voulaient  commander.  On  ne  leur  demandait  pas,  comme  aux 
drottinns,  comme  aux  graffs,  la  grandeur  de  la  naissance  ;  mais 
ce  qu'il  leur  fallait  indispensablement ,  c'était  du  talent  mili- 
taire ,  et  plus  encore  une  libéralité  sans  bornes  envers  le  sol- 
dat. Sans  quoi  il  n'y  aurait  eu  à  suivre  leur  drapeau  que  des 
dangers,  sans  espérance  de  victoire  ni  de  rémunération. 


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376  DE  l'inégalité 

Mais  une  fois  que  TArian  s'était  laissé  persuader  que 
l'homme  qui  le  sollicitait  avait  bien  toutes  les  qualités  requi- 
ses, et  qu'après  avoir  fait  ses  conditions  il  s'était  engagé  avec 
lui,  aussitôt  un  état  tout  nouveau  intervenait  entre  eux  (1). 
L'Arian  libre,  l'Arian  souverain  absolu  de  son  odel,  abdiquant 
pour  un  temps  donné  Tusage  de  la  plupart  de  ses  prérogatives, 
devenait,  sauf  le  respect  des  engagements  réciproques,  Thomme 
de  soQ  chef,  dont  l'autorité  pouvait  aller  jusqu'à  disposer  de 
sa  vie,  s'il  manquait  aux  devoirs  qu'il  avait  contractés. 

L'expédition  commençait  ;  elle  était  heureuse.  En  principe, 
le  butin  appartenait  tout  entier  au  chef,  mais  avec  l'obligation 
stricte  et  rigoureuse  de  le  partager  avec  ses  compagnons,  non 
pas  seulement  dans  la  mesure  des  promesses  échangées,  mais, 
comme  je  viens  de  le  dire,  avec  une  prodigalité  extrême.  Man- 
quer à  cette  loi  eût  été  aussi  dangereux  qu'impolitique.  Les 
chants  Scandinaves  appellent  avec  intention  le  chef  de  guerre 
illustre  «  l'ennemi  de  l'or,  »  parce  qu'il  n'en  doit  pas  garder  ; 
«  rhôte  des  héros,  »  parce  qu'il  doit  mettre  son  orgueil  à  les 
loger  dans  sa  demeure,  à  les  réunir  à  sa  table,  à  leur  prodi- 
guer les  longs  banquets,  les  amusements  de  toute  espèce  et  les. 
riches  présents.  Ce  sont  là  les  moyens,  et  les  seuls,  de  conser- 
ver leur  amitié,  de  s'assurer  leur  appui,  et  partant  de  main- 
tenir sa  renommée  avec  sa  puissance.  Un  chef  avare  et  égoïste 
est  aussitôt  abandonné  de  tout  le  monde,  et  il  rentre  dans  le 
néant  (2). 

Je  viens  de  montrer  là  quel  emploi  le  général  vainqueur 
pouvait  faire  du  butin  mobilier,  de  l'argent,  des  armes,  des 
chevaux,  des  esclaves.  Mais  lorsque,  avec  ces  avantages,  il  y 

(1)  Le  droit  de  l'homme  libre  de  choisir  son  chef  se  conserva  très 
longtemps  dans  les  lois  anglo-saxonnes.  C'est  ce  que  les  commenta- 
teurs du  Domesday-Book  appellent  Commendatio.  (Palsgrave,  Rise 
and  Progress  ofihe  Englisch  Commonwealth,  i.  I,  p.  15.) 

(2)  Il  y  a  similitude  parfaite  entre  les  vertus  que  l'on  exigeait  d'un 
chef  de  guerre  et  l'idéal  du  chef  de  famille  arian-hindou,  comme  le 
décrit  le  Ramayana  :  o  Capi  di  famiglia  que  vissero  casti  colle  lor  con- 
('  sorti,  coloro  che  donarono  con  larghezze  vacche,  oro,  alimienti,  e 
«  terre,  quelli  che  diedero  altrui  sicuranza  e  coloro  che  furon  ve- 
«  ridici.  »  (  Gorresio ,  ouvr.  cité,  t.  VI,  p.  394.  ) 


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DES  BACES  HUMAINES.  377 

avait  encore  prise  de  possession  d*une  contrée,  le  principe  des 
générosités  recevait  nécessairement  des  applications  difTéren- 
tes.  En  effet,  le  pays  conquis  prenait  le  nom  de  rik,  c'est-à- 
dire  pays  gouverné  absolument,  pays  soumis  ;  titre  que  les  ter- 
ritoires vraiment  arians,  les  pays  à  odels,  se  faisaient  un  point 
d'honneur  de  repousser,  se  considérant  comme  essentiellement 
libres  (1).  Dans  le  rik,  les  populations  vamcues  étaient  entière-^ 
ment  placées  sous  la  main  du  chef  de  guerre  (2),  qui  se  parait 
de  la  qualification  de  konungr,  titre  militaire,  gage  d'une  au- 
torité qui  n'appartenait  ni  au  drottinn  ni  au  graff,  et  dont  les 
souverains  de  l'extrême  Nord  n'osèrent  s'emparer  que  très 
tard,  car  ils  gouvernaient  des  provinces  qui,  n'ayant  pas  été 
acquises  par  le  glaive  à  leur  couronne ,  ne  leur  donnaient  pas 
le  droit  de  le  prendre. 

Le  konungr  donc,  le  konig  allemand,  le  king  anglo-saxon, 
le  roi^  pour  tout  dire  (3)^  dans  son  obligation  étroite  de  faire 
participer  ses  hommes  à  tous  les  avantages  qu'il  recueillait 
lui-même,  leur  concédait  des  biens-fonds.  Mais  comme  les  guer- 
riers ne  pouvaient  emporter  avec  eux  ce  genre  de  présents,  ils 
n'en  jouissaient  qu'aussi  longtemps  qu'ils  restaient  fidèles  à 
leur  conducteur,  et  cette  situation  comportait  pour  leur  qualité 
de  propriétaires  toute  une  série  de  devoirs  étrangers  à  la  cons- 
titution de  Todel. 

Le  domaine  ainsi  possédé  a  condition  s'appelait  feod.  Il 
offrait  plus  d'avantages  que  la  première  forme  de  tenure  pour 


(1)  La  Norwège  n*a  jamais  porté  le  titre  de  rik,  ni  l'Islande  non  plus, 
tandis  qu'il  y  avait  eu  le  Gardarike  et  que  toutes  les  conquêtes  ger- 
maniques dans  le  reste  de  l'Europe  portèrent  cette  dénomination. 
(Munch ,  ouvr.  cité,  p.  112  et  note  9.) 

(2)  Savigny,  D,  Rœm.  Recht  im  Mittelalter,  1. 1,  p.  229. 

(3)  Il  ne  faut  cependant  pas  perdre  de  vue  que  ce  roi  n'avait  nulle- 
ment la  physionomie  du  roi  celtique  ou  italiote,  bien  qu'il  ressemblât 
un  peu  mieux  au  pa<rt>eOç  macédonien  des  époques  antérieures  à 
Alexandre.  Un  roi ,  dans  le  poème  de  Boewulf,  s'appelle  :  folces  hyrde, 
pasteur  du  peuple,  comme  dans  l'Iliade.  (Kemble,  The  anglo-saxon 
Poem  ofBeowulf,  v.  1213,  p.  44.)  —  Le  theodr  gothiqueet  l'anglo-saxon 
theoden  signifient  de  même  celui  qui  mène  le  peuple.  Ce  sont  autant 
de  titres  militaires,  plutôt  qu'administratifs. 


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378  DE  L'INEGALITE 

le  développement  de  la  puissance  germanique,  parce  qu'il  con- 
traignait r humeur  indépendante  de  i'Arian  à  abandonner  au 
pouvoir  dirigeant  une  autorité  plus  grande.  Il  préparait  ainsi 
l'avènement  d'institutions  propres  à  mettre  en  accord  les  droits 
du  citoyen  et  ceux  de  l'État,  sans  détruire  les  uns  au  profit 
exclusif  des  autres.  Les  peuples  sémitisés  du  midi  n'avaient  ja- 
mais eu  la  moindre  idée  d'une  telle  combinaison  ,''puisqu'il  était 
de  règle  chez  eux  que  l'État  devait  absorber  tous  les  droits. 
L'institution  du  féod  amenait  aussi  des  résultats  latéraux  qui 
méritent  d'être  enregistrés.  Le  roi  qui  le  concédait,  comme  le 
guerrier  qui  le  recevait,  étaient  également  intéressés  à  n'en 
pas  laisser  péricliter  la  valeur  vénale.  Aux  yeux  du  premier, 
c'était  un  don  temporaire,  qui  pouvait  rentrer  dans  ses  mains 
au  cas  où  l'usufruitier  viendrait  à  mourir  ou  romprait  son  en- 
gagement pour  aller  chercher  aventure  sous  un  autre  chef, 
circonstance  assez  commune.  Dans  cette  prévision ,  il  fallait 
que  le  domaine  restât  digne  de  servir  d'appât  à  un  remplaçant. 
Pour  le  second,  posséder  une  terre  n'était  un  avantage  qu'au- 
tant que  cette  terre  fructifiait  ;  et  comme  il  n'avait  ni  le  goût 
ni  le  temps  de  s'occuper  par  lui-même  de  la  culture  du  sol ,  il 
ne  manquait  jamais  de  traiter,  sous  la  garantie  de  son  chef, 
avec  les  anciens  propriétakes,  auxquels  il  abandonnait  l'entière 
et  paisible  possession  d'une  part,  en  leur  donnant  le  reste  à 
ferme.  C'était  une  sage  opération  que  les  Doriens  et  les  Thés- 
saUens  avaient  très  bien  pratiquée  jadis.  Il  en  résulta  que  les 
conquêtes  germaniques,  malgré  les  excès  des  premiers  mo- 
ments, probablement  un  peu  exagérés  d'ailleurs  par  l'éloquente 
lâcheté  des  écrivains  de  Fhistoire  Auguste,  furent,  en  défini- 
tive, assez  douces,  médiocrement  redoutées  des  peuples  et, 
sans  nulle  comparaison,  infiniment  plus  intelligentes,  plus  hu- 
maines et  moins  ruineuses  que  les  colonisations  brutales  des 
iégionnaires  et  l'administration  féroce  des  proconsuls  au  temps 
où  la  politique  romaine  était  dans  toute  la  fleur  de  sa  civilisa- 
tion (1). 

(1)  En  thèse  générale,  les  prétentions  des  Germains,  arrivés  dans  les 
contrées  de  domination  romaine,  se  bornèrent  à  prendre  un  tiers 
•des  terres.  (Savigny,  D.  Rœm.  Recht  im  Mittelalter,  1. 1,  p.  289.)  —  Les 


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DES  BACES  HUMAINES.  379 

Il  semblerait  que  le  féod,  récompense  des  travaux  de  la 
guerre,  preuve  éclatante  d'un  courage  heureux,  ait  eu  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  se  concilier  les  faveurs  de  l'opinion  chez  des 
races  belliqueuses  et  fort  sensibles  au  gain;  il  n'en  était  ce- 
pendant pas  ainsi.  Le  service  militaire  à  la  solde  d'un  chef  ré- 
pugnait à  beaucoup  d'hommes,  et  surtout  à  ceux  de  haute 
naissance.  Ces  esprits  arrogants  trouvaient  de  l'humiliation  à 
recevoir  des  dons  de  la  main  de  leurs  égaux ,  et  quelquefois 
même  de  ceux  qu'ils  considéraient  comme  leurs  inférieurs  en 
pureté  d'origine.  Tous  les  profits  imaginables  ne  les  aveuglaient 
pas  non  plus  sur  l'inconvénient  de  laisser  suspendre  pour  un 
temps,  sinon  de  perdre  pour  toujours,  l'action  plénière  de  leur 
indépendance.  Quand  ils  n'étaient  pas  appelés  à  commander 
eux-mêmes,  par  une  incapacité  d'une  nature  quelconque,  ils 
préféraient  ne  prendre  part  qu'aux  expéditions  vraiment  na- 
tionales ou  à  celles  qu'ils  se  sentaient  en  état  d'entreprendre 
avec  les  seules  forces  de  leur  odel. 

Il  est  assez  curieux  de  voir  ce  sentiment  devancer  l'arrêt 
sévère  d'un  savant  historien  qui,  dans  sa  haine  sentie  envers 
les  races  germaniques,  se  fonde  principalement  sur  les  condi- 
tions du  service  militaire,  et  s'en  autorise  pour  refuser  aux 
Goths  d'Hermanrik,  comme  aux  Franks  des  premiers  Mêro- 
wings,  toute  notion  véritable  de  liberté  politique.  Mais  il  ne 
l'est  pas  moins  assurément  de  voir  les  Anglo-Saxons  d'aujour- 
d'hui, ce  dernier  rameau,  bien  défiguré  il  est  vrai,  mais  encore 
ressemblant  quelque  peu  aux  antiques  guerriers  germains,  les 
habitants  indisciplinés  du  Kentucky  et  de  l'Alabama,  braver 
tout  à  la  fois  le  verdict  de  leurs  plus  fiers  aïeux  et  celui  du 
savant  éditeur  du  Polyptique  d'Irminon.  Sans  croire  porter  la 
moindre  atteinte  à  leurs  principes  de  sauvage  républicanisme, 


Burgondes  furent  des  plus  durs.  Ils  voulurent  avoir  la  moitié  de  la 
maison  et  du  jardin,  les  deux  tiers  de  la  terre  cultivable,  un  tiers 
des  esclaves;  les  forêts  restèrent  en  commun.  Le  Romain  fut  qualifié 
hospes  du  Burgonde.  Tout  guerrier  doté  ailleurs  par  le  roi  dut  aban- 
donner à  son  hôte  la  terre  à  laquelle  il  avait  droit,  et,  s'il  voulait  vendre 
ce  qui  lui  appartenait  du  fonds,  Vhôte  était  le  premier  acquéreur 
légal.  {Ibid.,  p.  234  et  seqq.) 


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380  DE  l'inégalité 

ils  s'engagent  en  foule  à  la  solde  des  pionniers  qui  s'offrent  à 
leur  faire  tenter  la  fortune  au  milieu  des  indigènes  du  nouveau 
monde  et  dans  les  prairies  les  plus  dangereuses  de  TOuest  (1). 
C'est  là  certainement  de  quoi  répondre,  d'une  manière  suffi- 
sante, aux  exagérations  anciennes  et  modernes. 

Possesseur  d'un  odel ,  ou  jouissant  d'un  féod ,  l'Arian  Ger- 
main se  montre  à  nous  également  étranger  au  sens  municipal 
du  Slave,  du  Celte  et  du  Romain.  La  haute  idée  de  sa  valeur 
personnelle,  le  goût  d'isolement  qui  en  est  la  suite,  dominent 
absolument  sa  pensée  et  inspirent  ses  institutions.  L'esprit  d'as- 
sociation ne  saurait  donc  lui  être  familier.  Il  sait  y  échapper 
jusque  dans  la  vie  militaire  ;  car  chez  lui  cette  organisation  n'est 
que  l'effet  d'un  contrat  passé  entre  chaque  soldat  et  le  général^ 
abstraction  faite  des  autres  membres  de  l'armée.  Très  avare  de 
ses  droits  et  de  ses  prérogatives,  il  n'en  fait  jamais  l'abandon  ^ 
non  pas  même  de  la  moindre  parcelle  ;  et  s'il  consent  à  en  res- 
treindre, à  en  suspendre  l'usage ,  c'est  qu'il  trouve  dans  cette 
concession  temporaire  un  avantage  direct ,  actuel  et  bien  évi- 
dent. Il  a  les  yeux  grands  ouverts  sur  ses  intérêts.  Enfin,  per- 
pétuellement préoccupé  de  sa  personnalité  et  de  ce  qui  s  y 
rapporte  d'une  façon  directe ,  il  n'est  pas  matériellement  pa- 
triote, et  n'éprouve  pas  la  passion  du  ciel ,  du  sol,  du  lieu  où 
il  est  né.  Il  s'attache  aux  êtres  qu'il  a  toujours  connus,  et  le 
fait  avec  amour  et  fidélité;  mais  aux  choses,  point,  et  il  change 
de  provmce  et  de  climat  sans  difficulté.  C'est  là  une  des  clefs 
du  caractère  chevaleresque  au  moyen  âge  et  le  motif  de  l'in- 
différence avec  laquelle  TAnglo-Saxon  d'Amérique,  tout  en 
aimant  son  pays,  quitte  aisément  sa  contrée  natale,  et,  de 
même,  vend  ou  échange  le  terrain  qu'il  a  reçu  de  son  père. 

Indifférent  pour  le  génie  des  lieux ,  l'Arian  Germain  l'est 
aussi  pour  les  nationalités,  et  ne  leur  porte  d'amour  ou  de 
haine  que  suivant  les  rapports  que  ces  milieux  inévitables  en- 
tretiennent avec  sa  propre  personne.  Il  considère  de  prime  abord 

(1)  L'homme  qui  prend  à  son  service  plusieurs  chasseurs ,  laboureurs 
ou  commis,  et  les  mène  dans  les  déserts,  est  appelé  par  eux  du 
titre  militaire  de  captain,  bien  que  ce  soit,  au  fond,  un  marchand  oa 
un  défricheur  de  forêts. 


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DES  RACES   HUMAINES.  381 

tous  les  étrangers,  fussent-ils  de  son  peuple,  sous  un  jour  à 
peu  près  égal,  et  la*  supériorité  qu'il  s'arroge  mise  à  part,  une 
certaine  partialité  pour  ses  congénères  également  exceptée ,  il 
est  assez  libre  de  préjugés  natifs  contre  ceux  qui  l'abordent, 
de  quelque  contrée  éloignée  qu'ils  puissent  venir;  de  telle  sorte 
que,  s'il  leur  est  donné  de  faire  éclater  à  ses  yeux  des  mérites 
réels,  il  ne  refusera  pas  d'en  reconnaître  les  bienfaits.  De  là 
vient  que ,  dans  la  pratique ,  il  accorda  de  très  bonne  heure 
aux  Kymris  et  aux  Slaves  qui  l'entouraient  une  estime  propor- 
tionnée à  ce  qu'ils  pouvaient  lui  montrer  de  vertus  guerrières  ou 
de  talents  domestiques.  Dès  les  premiers  jours  de  ses  conquêtes, 
TArian  mena  à  la  guerre  les  serviteurs  de  son  odel,  et  encore 
plus  volontiers  les  hommes  de  son  féod.  Tandis  qu'il  était,  lui, 
le  compagnon  gagé  du  chef  de  guerre ,  cette  suite  de  rang  in- 
férieur combattait  sous  sa  conduite  et  prenait  part  à  tous  ses 
profits.  Il  lui  permit  de  recueillir  de  l'honneur,  et  reconnut 
cet  honneur  noblement  quand  il  fut  bien  acquis;  il  avoua  l'il- 
lustration là  où  elle  se  trouva  ;  il  fit  mieux  :  il  laissa  son  vaincu 
devenir  riche,  et  l'achemina  ainsi,  pour  toutes  ces  causes,  à 
im  résultat  qui  ne  pouvait  manquer  d'arriver  et  qui  arriva , 
que  ce  vaincu  devint  avec  le  temps  son  égal.  Dès  avant  les  in- 
vasions du  v®  siècle,  ces  grands  principes  et  toutes  leurs  con- 
séquences avaient  agi  et  porté  leurs  fruits  (1).  On  va  en  voir 
la  démonstration. 

Les  nations  germaniques  ne  s'étaient,  dans  l'origine,  com- 
posées que  de  Roxolans,  que  d'Arians  ;  mais  au  temps  où  elles 
habitaient  encore,  à  peu  près  compactes,  la  péninsule  Scandi- 
nave, la  guerre  avait  déjà  réuni  dans  les  odels  trois  classes  de 
personnes  :  les  Arians  proprement  dits,  ou  les  jarls  :.  c'étaient 
les  maîtres  (2)  ;  les  karls ,  agriculteurs ,  paysans  domiciliés, 
tenanciers  du  jarl,  hommes  de  famille  blanche  métisse,  Slaves, 


(1)  Voir  tome  l",  —  Je  renvoie  à  ce  passage ,  où  j'ai  indiqué  la  double 
lOi  d'attraction  et  de  répulsion  qui  préside  aux  mélanges  ethniques, 
et  qui  est,  dans  sa  première  partie,  tout  à  la  fois  l'indice  de  Taptitude 
à  la  civilisation  chez  une  race  et  l'agent  de  sa  décadence. 

(2J  Rigsmal,  st.  23-31. 


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382  DE  l'inégalité 

Celtes  ou  Jotuns  (t);  puis  les  traëlls^  les  esclaves,  race  basa» 
née  et  difforme,  dans  laquelle  il  est  injpossible  de  ne  pa& 
reconnaître  les  Finnois  (2). 

Ces  trois  classes,  formées  aussi  spontanément,  aussi  néces- 
sairement dans  les  États  germains  que  chez  les  anciens  Hellè- 
nes, composèrent  d'abord  la  société  tout  entière;  mais  les 
mélanges,  promptement  opérés,  firent  naître  des  hybrides 
nombreux  ;  la  liberté  que  les  mœui^s  germaniques  donnaient 
aux  karls  démarcher  à  la  guerre,  et,  par  suite,  de  s'enrichir, 
profita  aux  métis  que  cette  classe  de  paysans  avait  produits^ 
en  s' alliant  à  la  classe  dominatrice  ;  et  tandis  que  la  race  pure, 
exposée  surtout  aux  hasards  des  batailles,  tendait  à  diminuer 
de  nombre  dans  la  plupart  des  tribus ,  et  à  se  limiter  aux  fa- 
milles qu'on  nommait  divines,  et  parmi  lesquelles  l'usage  per- 
mettait seul  de  choisir  les  drottinns  et  les  graffs,  les  demi- 
Germains  voyaient  sortir  de  leurs  rangs  d'innombrables  chefs 
riches,  vaillants,  éloquents,  populaires,  et  qui,  libres  de  pro- 
poser à  leurs  concitoyens  des  plans  d'expéditions  et  des  pro- 
jets d'aventures,  ne  trouvaient  pas  moins  de  compagnons  prêts 
aies  écouter  que  le  pouvaient  des  héros  d'une  extraction  plus 
noble.  Il  en  advint  des  résultats  de  toute  espèce,  les  plus  di- 
vergents, les  plus  disparates,  mais  tous  également  faciles  à 
comprendre.  Dans  certaines  contrées,  où  la  pureté  de  descen- 
dance, toujours  estimée,  était  devenue  extrêmement  rare,  le 
titre  de  jarl  prit  une  valeur  énorme,  et  finit  par  se  confondre 
avec  celui  de  konungr  ou  de  roi  ;  mais  là  encore  ce  dernier 
fut  rapidement  égalé  par  les  qualifications,  d'abord  fort  mo- 
destes, de  fylkir  et  de  hersir,  qui  n'avaient  été  portées  au 
début  que  par  des  capitaines  d'un  rang  inférieur.  Ce  mode  de 
confusion  eut  lieu  en  Scandinavie ,  et  à  l'ombre  du  gouverne- 
ment vraiment  régulier,  suivant  le  sens  de  la  race,  des  anciens 
drottinns.  Là,  sur  ce  terrain,  essentiellement  arian,  les  jarls, 
les  konungrs,  les  fylkirs,  les  hersirs  n'étaient  en  fait  que  des 
héros  sans  emplois  et,  comme  on  dirait  dans  notre  langue  ad- 

(1)  Rigsmaly  st.  14-18. 
(2)/64U,  st.  2-7. 


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DES  BACES   HUxMAINES.  385 

ministrative,  des  généraux  en  disponibilité.  Tout  ce  que  le 
sentiment  public  pouvait  leur  accorder,  c'était  une  part  égale 
du  respect  qu'obtenait  ia  noblesse  du  sang,  bien  qu'ils  ne 
l'eussent  pas  tous;  mais  on  n'était  nullement  tenté  de  leur 
donner  un  commandement  sur  la  population.  Aussi  fut-il  très 
difficile  à  la  monarchie  militaire,  qui  est  la  monarchie  moderne, 
issue  des  chefs  de  guerre  germaniques,  de  s'établir  dans  les 
qays  Scandinaves.  Elle  n'y  parvint  qu'à  force  de  temps  et  de 
luttes,  et  après  avoir  éliminé  la  foule  des  rois ,  au  sein  de  la- 
puelle  elle  était  comme  noyée,  rois  de  terre,  rois  de  mer,  rois 
des  bandes. 

Les  choses  se  passèrent  tout  autrement  dans  les  pays  de 
conquête,  comme  la  Gaule  et  l'Italie.  La  qualité  de  jarl  ou 
d'ariman,  ce  qui  est  tout  un,  n'étant  plus  soutenue  là  par 
les  formes  libres  du  gouvernement  national ,  ni  rehaussée  par 
la  possession  de  Fodel ,  fut  rapidement  abaissée  sous  le  fait  de 
la  royauté  militaire ,  qui  gouvernait  les  populations  vaincues  et 
commandait  aux  Arians  vainqueurs.  Donc ,  le  titre  d'ariman  (1), 
au  lieu  d'augmenter  d'importance  comme  en  Scandinavie,  s'a- 
baissa, et  ne  s'appliqua  bientôt  plus  qu'aux  guerriers  de  nais- 
sance libre,  mais  d'un  rang  inférieur,  les  rois  s'étant  entourés 
d'une  façon  plus  immédiate  de  leurs  plus  puissants  compa- 
gnons, des  hommes  formant  ce  qu'ils  nommaient  leur  truste, 
de  leurs  fidèles^  tous  gens  qui,  sous  le  nom  de  leudes,  ou  pos- 
sesseurs d'odels,  domaines  fictivement  constitués  suivant  l'an- 
cienne forme  par  la  volonté  du  souverain ,  représentaient  seuls 
et  exclusivement  la  haute  noblesse.  Chez  les  Franks ,  les  Bur- 
gondes,  les  Longobards ,  l'ariman,  ou,  suivant  la  traduction  la- 
tine, le  bonus  homo,  en  arriva  à  ne  plus  être  qu'un  simple  pro- 
priétaire rural  ;  et  pour  empêcher  le  seigneur  du  fief  de  réduire 
en  servage  le  représentant  légal ,  mais  non  plus  ethnique,  des 
anciens  Arians,  il  fallut  l'autorité  de  plus  d'un  concile,  qui 
d'ailleurs  ne  prévalut  pas  toujours  contre  la  force  des  circons- 
tances. 

(1)  Chez  les  Anglo-Saxons,  on  disait  softeman.  (Palsgrave,  ouvr,  cité, 
t.l,p.l5.) 


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:384  DE  l'inégalité 

En  somme,  dans  toutes  les  contrées  originairement  germani- 
ques, comme  dans  celles  qui  ne  le  devinrent  que  par  conquête, 
les  principes  des  dominateurs  furent  identiquement  les  mêmes, 
et  d'une  extrême  générosité  pour  les  races  vaincues. 

En  dehors  de  ce  qu'on  peut  appeler  les  crimes  sociaux ,  les 
mmes  d'État,  comme  la  trahison  et  la  lâcheté  devant  l'ennemi, 
la  législation  germanique  nous  paraîtrait  aujourd'hui  indulgente 
et  douce  jusqu'à  la  faiblesse.  Elle  ne  connaissait  pas  la  peine 
de  mort  (l),  et  pour  les  crimes  de  meurtre  n'appliquait  que  la 
composition  pécuniaire.  C'était  assurément  une  mansuétude 
bien  remarquable,  chez  des  hommes  d'une  aussi  excessive 
énergie  et  dont  les  passions  étaient  assurément  fort  ardentes. 
On  les  en  a  loués,  on  les  en  a  blâmés  ;  mais  on  a  peut-être  exa- 
miné la  question  un  peu  superficiellement.  Pour  asseoir  avec 
pleine  connaissance  de  cause  une  opinion  définitive,  il  faut  dis- 
tinguer ici  entre  la  justice  rendue  sous  l'autorité  ou  plutôt  sous 
la  direction  du  drottinn,  et  plus  tard ,  par  assimilation,  du 
konungr,  ou  roi  militaire ,  et  celle  qui ,«  s'exerçant  dans  les 
odels,  émanait,  d'une  manière  bien  autrement  puissante  et 
tout  incontestée,  de  la  volonté  absolue  et  de  l'initiative  de 
i'Arian,  chef  de  famille.  Cette  distinction  est  non  seulement 
dans  la  nature  des  choses ,  mais  nécessaire  pour  comprendre 
la  théorie  génératrice  de  la  composition  en  argent  dans  les  ju- 
gements criminels. 

Le  possesseur  del'odel,  maître  suprême  de  tous  les  habitants 
tle  sa  terre  et  leur  juge  sans  appel,  suivait  certainement  dans 
ses  arrêts  les  suggestions  d'un  esprit  nativement  rigide  et  porté 
à  la  doctrine  du  talion,  cette  loi  la  plus  naturelle  de  toutes,  et 
dont  une  sagesse  très  raffinée ,  appuyée  sur  l'expérience  de  cas 
très  complexes,  apprend  seule  à  reconnaître  l'injustice.  Pas  de 

(1)  Même  pour  le  meurtre  du  roi,  chez  les  Anglo-Saxons ,  la  com- 
position en  argent  était  admise.  On  s'était  contenté  de  la  porter  au  plus 
haut  degré.  (Kemble,  t.  I,  p.  423.)  —  Cependant  les  souverains  de 
celte  branche  germanique  s'étaient  arrangés  de  façon  à  réunir  sur 
leur  tôte  au  titre  de  theedr,  ou  chef  militaire,  celui  de  dry  ht,  ou  ma- 
■gistrat  civil,  ce  que  ne  firent  pas  les  chefs  des  Goths  ni  des  Franks. 
(Ibid. ,  t.  II,  p.  23.} 


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DES   RACES  HUMAINES.  385 

doute  que  dans  ce  cercle  de  juridiction  domestique  on  ne  de- 
mandât œil  pour  œil  et  dent  pour  dent.  Il  n'y  aurait  pas  même 
eu  moyen  de  recourir  à  la  composition  pécuniaire,  car  rien  n'é- 
tablit que  les  membres  inférieurs  de  l'odel  aient  eu  le  droit 
personnel  de  propriété  dans  les  époques  vraiment  arianes. 

Mais  quand  le  crime,  se  produisant  en  dehors  du  cercle  in- 
térieur gouverné  par  le  chef  de  famille,  avait  pour  victime  un 
homme  libre,  la  répression  se  compliquait  soudain  de  ces  dif- 
ficultés dirimantes  qui  hérissent  toujours  le  redressement  des 
torts  d'un  souverain .  envers  son  égal.  On  admettait  bien  en 
principe,  dans  l'intérêt  évident  du  lien  social ,  que  la  commu- 
nauté, représentée  par  rassemblée  des  hommes  libres  sous  la 
présidence  du  drottinn  ou  du  graff,  avait  le  droit  de  punir  les 
infractions  à  la  tranquillité  publique,  état  que  ces  pouvoirs 
avaient  la  mission  de  maintenir  de  leur  mieux.  Le  point  sca- 
breux était  de  fixer  l'étendue  de  ce  droit.  Il  se  trouvait  pour 
le  circonscrire,  dans  les  plus  étroites  limites  possibles,  autant 
de  volontés  qu'il  y  avait  déjuges  impartiaux,  c'est-à-dire  d'A- 
rians  Germains,  attentifs  à  sauvegarder  Findépendance  de 
chacun  contre  les  empiétements  éventuels  de  la  communauté. 
On  fut  ainsi  conduit  à  envisager  sous  un  jour  de  compromis 
la  position  des  coupables  et  à  substituer,  dans  le  plus  grand 
nombre  de  cas,  à  l'idée  du  châtiment  celle  de  la  réparation 
approximative.  Placée  sur  ce  terrain,  la  loi  considéra  le  meur- 
tre comme  un  fait  accompli,  sur  lequel  il  n'y  avait  plus  à  re- 
venir, et  dont  elle  devait  seulement  borner  les  conséquences 
quant  à  la  famille  du  mort.  Elle  écarta  à  peu  près  toute  ten- 
dance à  la  vindicte,  évalua  matériellement  le  dommage,  et, 
moyennant  ce  qu'elle  jugea  être  un  équivalent  pour  la  perte  de 
rhomme  que  l'action  homicide  avait  rayé  du  nombre  des  vi- 
vants et  arraché  à  ceux  parmi  lesquels  il  vivait ,  elle  ordonna 
le  pardon,  l'oubli  et  le  retour  de  la  paix.  Dans  ce  système, 
plus  le  défunt  était  d'un  rang  élevé,  plus  la  perte  était  estimée 
considérable.  Le  chef  de  guerre  valait  plus  que  le  simple  guer- 
rier, celui-ci  plus  que  le  laboureur,  et  certainement  un  Ger- 
main devait  être  mis  à  plus  haut  prix  qu'un  de  ses  vaincus. 

Avec  le  temps,  cette  doctrine,  pratiquée  dans  les  camps 

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386  DE  l'inégalité 

comme  dans  les  territoires  Scandinaves,  devint  la  base  de  tou- 
tes les  législations  germaniques,  bien  qu'elle  ne  fût  à  l'origine 
qu'un  résultat  de  l'impuissance  de  la  loi  à  atteindre  ceux  qui 
faisaient  la  loi.  Elle  étouffa  la  coutume  des  odels  à  mesure  que 
ceux-ci  diminuèrent  de  nombre  et  virent  ensuite  restreindre 
leurs  privilèges,  à  mesure  que  l'indépendance  des  membres  de 
la  nation  fut  moins  absolue ,  que,  le  féod  étant  devenu  le  mode 
de  tenure  le  plus  ordinaire,  les  rois  prirent  plus  d'empire,  et 
enfin  que  les  multitudes  agrégées  par  la  conquête  et  reconnues 
comme  propriétaires  du  sol  devinrent  aptes  à  composer  pour 
leurs  délits  et  leurs  crimes,  comme  lés  plus  nobles  personna- 
ges, comme  les  hommes  de  la  plus  haute  lignée  pour  les  leurs. 
L'Arian  Germain  n'habitait  pas  les  villes;  il  en  détestait  le 
séjour,  et,  par  suite,  en  estimait  peu  les  habitants.  Toutefois 
il  ne  détruisait  pas  celles  dont  la  victoire  le  rendait  maître,  et, 
au  II®  siècle  de  notre  ère,  Ptolémée  énumérait  encore  quatre- 
vingt-quatorze  cités  principales  entre  le  Rhin  et  la  Baltique, 
fondations  antiques  des  Galls  ou  des  Slaves,  et  encore  occupées 
par  eux  (1).  A  la  vérité,  sous  le  régime  des  conquérants  venus 
du  nord,  ces  villes  entrèrent  dans  une  période  de  décadence. 
Créées  par  la  culture  imparfaite  de  deux  peuples  métis,  assez 
étroitement  utilitaires,  elles  succombèrent  à  deux  effets  tout- 
puissants,  bien  qu'indirects,  de  la  conquête  qu'elles  avaient 
subie.  Les  Germains,  en  attirant  la  jeunesse  indigène  à  l'adop- 
tion de  leurs  mœurs ,  en  conviant  les  guerriers  du  pays  à 
prendre  part  à  leurs  expéditions,  partant  à  leurs  honneurs  et  à 
lem'  butin,  firent  goûter  promptement  leur  genre  de  vie  à  la 
noblesse  celtique.  Celle-ci  tendit  à  se  mêler  étroitement  à  eux. 
Quant  à  la  classe  commerçante ,  quant  aux  industriels ,  plus 
casaniers,  l'imperfection  de  leurs  produits  ne  pouvait  que  dif- 
ficilement soutenir  la  concurrence  contre  ceux  des  fabricants 
de  Rome,  qui,  établis  de  très  bonne  heure  sur  les  limites  dé- 
cumates,  livraient  aux  Germains  des  marchandises  italiennes 
ou  grecques  beaucoup  moins  chères,  ou  du  moins  infiniment 

(t)  H.  Léo ,  Vorlesungen  ùber  die  Geschîchte  des  deutschen  Volkes  und 
Reiches;  in-8°,  Hall,  18S4,  t.  I,  p.  194. 


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DES  KACES  HUMAINES.  387 

plus  belles  et  meilleures  que  les  leurs.  C'est  le  double  et  cons- 
tant privilège  d'une  civilisation  avancée.  Réduits  à  copier  les 
modèles  romains  pour  se  prêter  aux  goûts  de  leurs  maîtres, 
les  ouvriers  du  pays  ne  pouvaient  espérer  un  véritable  proflt 
de  ce  labsur  qu'en  se  mettant  directement  au  service  des 
possesseurs  d'odels  et  de  féods,  ceux-ci  ayant  une  tendance 
naturelle  à  réunir  dans  leur  clientèle  immédiate  et  sous  leur 
main  tous  les  hommes  qui  pouvaient  leur  être  de  quelque 
utilité.  C'est  ainsi  que  les  villes  se  dépeuplèrent  peu  à  peu  et 
devinrent  d'obscures  bourgades. 

Tacite,  qui  ne  veut  absolument  voir  dans  les  héros  de  son 
pamphlet  que  d'estimables  sauvages,  a  faussé  tout  ce  qu'il  ra- 
conte d'eux  en  matière  de  civilisation  (1).  Il  les  représente 
comme  des  bandits  philosophes.  Mais ,  sans  compter  qu'il  se 
contredit  lui-même  assez  souvent,  et  que  d'autres  témoignage 
contemporains,  d'une  valeur  au  moins  égale  au  sien ,  permet- 
tent de  rétablir  la  vérité  des  faits,  il  ne  faut  que  contempler 
le  résultat  des  fouilles  opérées  dans  les  plus  anciens  tombeaux 
du  Nord  pour  se  convaincre  que,  malgré  les  emphatiques  décla- 
mations du  gendre  d' Agrippa ,  les  Germains ,  ces  héros  qu'il 
célèbre  d'ailleurs  avec  raison,  n'étaient  ni  pauvres,  ni  ignorants, 
ni  barbares  (2). 

(1)  Entre  autres  assertions  contestables,  on  remarque  celle-ci  : 
«  Litterarum  sécréta  viri  pariter  ac  fœminae  ignorant.  »  {Germ. ,  i8.)  — 
On  ne  peut  expliquer  ce  passage  qu'en  rappliquant  seulement  à  quel- 
ques tribus  très  mélangées  et  exceptionnellement  pauvres.  —  Tous  les 
mots  qui  se  rapportent  à  l'écriture  sont  gothiques,  et,  si  l'allemand 
moderne  a  emprunté  au  latin  l'expression  schreiben,  écrire,  c'est  que 
les  Allemands  ne  sont  pas  d'essence  germanique.  —  On  trouve  dans 
Ulfila  spiîda,  planchette  pour  tracer  les  caractères  runiques;  vrits, 
une  fente,  une  lettre  formée  par  incision;  mêljan,  gamêljan,  écrire ^ 
peindre;  bôka,  un  livre  formé  d'écorce  de  hêtre,  etc.  (W.  G.  Grimm, 
Uber  deutsche  Runen,  p.  47.) 

(2)  Ils  avaient  eu  leur  période  de  bronze  avant  d'arriver  dans  le  Nord, 
et  probablement  avant  de  conquérir  le  Gardarike.  (Munch,  ouvr.  cite, 
p.  7.)  —  Toutes  les  antiquités  de  cet  âge  trouvées  en  Danemark  sont 
celtiques.  (Ibidem.  —  Wormsaœ ,  Lettre  à  M.  Mérimée,  Moniteur  uni- 
versel du  14  avril  1833.)  —  D'ailleuis,  si  les  Germains  avaient  assez  de 
goût  pour  apprécier  les  produits  des  arts,  il  est  certain  qu'ils  n'avaient 
pas  eux-mêmes ,  eux  si  richement  doués  sous  le  rapport  de  la  poésie, 


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388  DE  l'inégalité 

La  maison  de  Todel  ne  ressemblait  pas  aux  sordides  demeu- 
res, à  demi  enfouies  dans  la  terre,  que  l'auteur  de  la  Ger- 
mania  se  plaît  tant  à  décrire  sous  des  couleurs  stoïques.  Ce- 
pendant ces  tristes  retraites  existaient;  mais  c'était  l'abri  des 
races  celtiques  à  peine  germanisées  ou  des  paysans,  des  karis, 
cultivateurs  du  domaine.  On  peut  encore  contempler  leurs 
analogues  dans  certaines  parties  de  TAUemagne  méridionale, 
et  surtout  dans  le  pays  d'Appenzell,  où  les  gens  prétendent 
que  leur  mode  de  construction  traditionnel  est  particulièrement 
propre  à  les  préserver  des  rigueurs  de  l'hiver.  C'était  la  raison 
qu'alléguaient  déjà  les  anciens  constructeurs;  mais  les  hom- 
mes libres,  les  guerriers  arians  étaient  mieux  logés,  et  surtout 
moins  à  l'étroit  (1). 

Lorsqu'on  entrait  dans  leur  résidence,  on  se  trouvait  d'a- 
bord dans  une  vaste  cour,  entourée  de  divers  bâtiments ,  con- 
sacrés à  tous  les  emplois  de  la  vie  agricole,  étables ,  buanderies, 
forges,  ateliers  et  dépendances  de  toute  espèce,  le  tout  plus 
ou  moins  considérable,  suivant  la  fortune  du  maître.  Cette  réu- 
nion de  bâtisses  était  entourée  et  défendue  par  une  forte  palis^ 
sade.  Au  centre  s'élevait  le  palais,  l'odel  proprement  dit,  que 
soutenaient  et  ornaient  en  même  temps  de  fortes  colonnes  de 
bois,  peintes  de  couleurs  variées.  Leloit,  bordé  de  frises 
sculptées,  dorées  ou  garnies  de  métal  brillant,  était  d'ordinaire 
surmonté  d'une  image  consacrée,  d'un  symbole  religieux, 

l'inspiration  des  œuvres  plastiques.  M.  Wormsaœ  a  dit  avec  raison  : 
«  On  remarquera  que  l'influence  des  arts  de  Rome  est  évidente  pour 
«  l'observateur  attentif  qui  examine  nos  antiquités  de  l'âge  de  fer. 
«  Dès  avant  les  grandes  expéditions  normanniques,  les  Scandinaves 
«  imitaient  des  modèles  romains,  tout  en  donnant  par  la  fabrication 
a  un  cachet  parliculier  à  leurs  armes  «t  à  leurs  bijoux.  »  —  Il  est 
inutile  de  répéter  ici  que  les  races  les  mieux  douées  Me  deviennent 
artistes  que  par  un  contact  quelconque  avec  l'essence  mélanienne;  les 
Scandinaves  ne  l'avaient  pas  eu. 

(1)  On  peut  trouver  sans  peine  la  mention  d'un  certain  nombre  de 
palais  ou  châteaux  germaniques  dans  les  auteurs  latins.  —  Le  Scopes- 
Vidsidh  nomme  encore  Heorot,  dans  le  pays  des  Hadubards  (EttmuUer,' 
Beowulflied,  Eprileit,  p.xxxix);  puis  Hreosnabeorh,  dans  le  pays  des, 
Géates;  Finnesburh,  chez  les  Frisons;  Headhoraemes  et  Hrones-nœs, 
en  Suède.  —  Le  poème  de  fieoio  m  ^^  ci  te  également  toutes  ces  résidences. 


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DES  BACES  HUMAINES.  C89 

comme,  par  exemple,  le  sanglier  mystique  de  Freya  (1).  La  plus 
grande  partie  de  ce  palais  était  occupée  par  une  vaste  salle,  ornée 
de  trophées  et  dont  une  table  immense  occupait  le  milieu. 

C'était  là  que  TArian  Germain  recevait  ses  hôtes,  rassem- 
blait sa  famille,  rendait  la  justice,  sacrifiait  aux  dieux,  don- 
nait ses  festins,  tenait  conseil  avec  ses  hommes  et  leur  distri- 
buait ses  présents.  Quand,  la  nuit  venue,  il  se  retirait  dans  les 
appartements  intérieurs,  c'était  là  que  ses  compagnons,  rani- 
mant la  flamme  du  foyer,  se  couchaient  sur  les  bancs  qui  en- 
touraient les  murailles,  et  s'endormaient  la  tête  appuyée  sur 
leurs  boucliers  (2). 

On  est  sans  doute  frappé  par  la  ressemblance  de  cette  de- 
meure somptueuse,  de  ses  grandes  colonnes,  de  ses  toits  éle- 
vés et  ornés,  de  ses  larges  dimensions,  avec  les  palais  décrits 
dans  rodyssée  et  les  résidences  royales  des  Mèdes  et  des  Per- 
ses. En  effet ,  les  nobles  manoirs  des  Achéménides  étaient  tou- 
jours situés  en  dehors  des  villes  de  l'Iran  et  composés  d'un 
groupe  de  bâtiments  affectés  aux  mêmes  usages  que  les  dépen- 
dances des  palais  germaniques.  On  y  logeait  également  tous  les 
ouvriers  ruraux  du  domaine,  une  foule  d'artisans,  selliers,  tis- 
serands, forgerons,  orfèvres,  et  jusqu'à  des  poètes,  des  mé- 
decins et  des  astrologues.  Ainsi,  les  châteaux  des  Arians  Ger- 
mains décrits  par  Tacite,  ceux  dont  les  poèmes  teutoniques 
parlent  avec  tant  de  détails ,  et ,  plus  anciennement  encore ,  la 
divine  Asgard  des  bords  de  la  Dwina,  étaient  l'image  de  l'ira- 
nienne Pasagard,  au  moins  dans  les  formes  générales,  sinon 
dans  la  perfection  de  l'œuvre  artistique  (3) ,  ni  dans  la  valeur 

(i)  Tacite  (Germ.,  45)  parle  de  ce  sanglier;  TEdda  de  même,  dans 
le  Hyndluliodhy  st.  5.  —  On  appelait  cette  flgure  emblématique  hil- 
disvin  ou  hildigœltr,  le  porc  des  combats.  (Ettmullcr,  ouvr.  cité, 
introd. ,  p.  49.)  —  Charlemagne  avait  fait  mettre  un  aigle  sur  le  faîte  de 
son  palais  impérial  d'Aix-la-Chapelle. 

(2)  Weinhold ,  Die  deutsche  Frauen  im  Mitlelalt. ,  p.  348-349. 

(3)  On  a,  dans  les  descriptions  qui  nous  restent  d'Ecbatane  et  de 
son  palais,  l'exacte  reproduction  d'une  demeure  ariane  de  l'extrême 
nord  de  l'Europe  au  vi*  siècle.  Rien  ne  manque  au  portrait  :  l'édifice 
médique  était  de  bois,  formé  de  grandes  salles  reposant  sur  des  piliers 
peints  de  couleurs  variées;  il  n'y  manque  pas  même  les  frises  de  raé- 

22. 


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390  DE  l'inégalité 

des  matériaux  (1).  Et  après  tant  de  siècles  écoulés  depuis  que 
rArian  Roxolan  avait  perdu  de  vue  les  frères  qu'il  avait 
quittés  dans  la  Bactriane  et  peut-être  même  beaucoup  plus  haut 
dans  le  nord,  après  tant  de  siècles  de  voyages  poursuivis  par 
lui  à  travers  tant  de  contrées,  et,  ce  qui  est  plus  remarquable 
encore,  après  tant  d'années  passées  à  n'avoir,  dit-on,  pour 
abri  que  le  toit  de  son  chariot ,  il  avait  si  fidèlement  conservé 
les  instinctif  et  les  notions  primitives  de  la  culture  propre  à  sa 
race ,  que  l'on  vit  se  mirer  dans  les  eaux  du  Sund ,  et  plus  tard 
dans  celles  de  la  Somme,  de  la  Meuse  et  de  la  Marne,  des 
monuments  construits  d'après  les  mêmes  données  et  pour  les 
mêmes  mœurs  que  ceux  dont  la  Caspienne  et  même  l'Euphrate 
avaient  reflété  les  magnificences  (2). 

tal  au  sommet  des  murs,  ni  les  plaques  argentées  et  dorées  pour 
former  la  toiture.  Ce  genre  de  construction ,  opposé  à  celui  de  Persé- 
polis  et  des  villes  de  l'époque  sassanide,  qui  sont,  l'un  et  l'autre,  des 
imitations  assyriennes,  est  essentiellement  arian.  (Polybe,  X,  24, 27.) 
—  Cet  auteur  était  tellement  ébloui  de  la  splendeur,  de  la  rictiesse  et 
de  l'étendue  (sept  stades  de  tour)  du  palais  d'Ecbatane,  qu'il  proteste 
d'avance  contre  ce  que  son  récit  peut  avoir  de  semblable  au  fabuleux. 

(1)  Le  palais  d'Ecbatane  était  entièrement  construit  en  bois  de  cyprès 
et  de  cèdre,  et  toutes  les  chambres  étaient  peintes,  dorées  et  argen- 
tées.. (Polybe,  loc.  cit.)  —  Ritter  fait  la  remarque  très  juste  que  les 
palais  persans  de  l'époque  moderne  se  rapprochent  beaucoup  de  ce 
style.  {West-AsieUf  t.  YI,  2^  Abth.,  p.  108.)  J'ajouterai  les  palais  chi- 
nois. 

(2)  Cette  réunion  de  bâtiments  agglomérés,  que  nous  ne  savons, 
dans  notre  langage  romano-celtique ,  autrement  nommer  que  du  mot 
fermey  ~*  "ui  éveille  ainsi  pour  nous  une  idée  fausse,  est  ce  que  les 
Allemands  nomment  très  justement  hof.  Cette  expression  s'applique  à 
toute  résidence  patrimoniale  héréditaire,  à  celle  des  rois  comme  à 
celle  des  nobles  et  même  des  paysans.  C'est  exactement  le  mot 
persan    »)'^j!»  ivan,  qui  se  rapporte  à  la  même  racine  et  présente 

absolument  le  même  sens  partout  où  Firdousi  l'emploie,  comme,  par 
exemple ,  dans  ce  vers  : 

a  Vous  êtes  en  sûreté  dans  mon  ivan.  » 
Du  reste,  le  poème  de  Firdousi,  à  part  le  placage  musulman,  et  dans 
ses  éléments  primitifs,  peut  être  considéré,  pour  les  mœurs,  les 
caractères,  les  nctioiis  qu'il  célèbre,  comme  étant  par  excellence  un 
poème  gcrmaiiique. 


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DES  RACES  HUMAINES.  391 

Quand  rArian  Germain  se  tenait  dans  sa  grand'salle ,  assis 
sur  un  siège  élevé,  au  haut  bout  de  la  table,  vêtu  de  riches 
habits,  les  flancs  ceints  d'une épée  précieuse,  forgée  par  les 
mains  habiles  et  estimées  magiques  des  ouvriers  jotuns, 
slaves  ou  finnois ,  et  qu'entouré  de  ses  braves ,  il  les  conviait  à 
se  réjouir  avec  lui,  au  bruit  des  coupes  et  des  cornes  à  boire, 
garnies  d'argent  ou  dorées  sur  les  bords ,  ni  des  esclaves ,  ni 
même  des  domestiques  vulgaires ,  n'étaient  admis  à  l'honneur 
de  servir  cette  vaillante  assemblée.  De  telles  fonctions  sem- 
blaient trop  nobles  et  trop  relevées  pour  être  abandonnées  à 
des  mains  si  humbles;  et  de  même  qu'Achille  s'occupait  lui- 
même  du  repas  de  ses  hôtes,  de  même  les  héros  germaniques 
se  faisaient  un  honneur  de  conserver  cette  lointaine  tradition 
de  la  courtoisie  particulière  à  leur  famille.  Le  glaive  au  côté , 
ils  allaient  quérir,  ils  plaçaient  sur  les  tables  les  viandes,  la 
bière,  l'hydromel;  ensuite  ils  s'asseyaient  librement,  et  par- 
laient sans  crainte,  suivant  que  leur  pensée  les  inspirait. 

Ils  n'étaient  pas  tous  sur  le  même  pied  dans  la  maison.  Le 
maître  estimait  avant  tous  les  autres  son  orateur,  son  porte- 
glaive,  son  écuyer,  et,  lorsqu'il  était  jeune  encore,  son  père 
nourricier,  celui  qui  lui  avait  appris  le  maniement  des  armes  et 
l'avait  préparé  à  l'expérience  du  commerce  des  hommes.  Ces 
divers  personnages ,  et  le  dernier  surtout ,  avaient  la  préséance 
parmi  leurs  compagnons.  On  accordait  aussi  des  égards  parti- 
culiers au  champion  d'élite  qui  avait  accompli  des  exploits  hors 
ligne. 

Le  festin  était  commencé.  La  première  faim  s'apaisait;  les 
coupes  se  vidaient  rapidement ,  la  parole  et  la  joie  circulaient 
comme  du  feu  dans  toutes  ces  têtes  violentes.  Les  actions  de 
guerre  racontées  de  toutes  parts  enflammaient  ces  imagina- 
tions combustibles  et  multipliaient  les  bravades.  Tout  à  coup 
un  convive  se  levait  bruyamment  ;  il  annonçait  la  volonté  d'en- 
treprendre telle  expédition  hasardeuse,  et,  la  main  étendue  sur 
la  corne  qui  contenait  la  bière ,  il  jurait  de  réussir  ou  de  tom- 
ber. Des  applaudissements  terribles  éclataient  de  toutes  parts. 
Les  assistants ,  exaltés  jusqu'à  la  folie ,  entre-choquaient  leurs 
armes  pour  mieux  célébrer  leur  allégresse  ;  ils  entouraient  le 


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392  DE  l'inégalité 

héros,  le  félicitaient,  l'embrassaient.  C'étaient  là  des  délasse- 
ments de  lions. 

Passant  alors  à  d'autres  idées ,  ils  se  mettaient  au  jeu ,  pas- 
sion dominante  et  profonde  chez  des  esprits  amoureux  d'aven- 
tures, avides  de  hasards,  qui,  dans  leur  façon  de  s'abandonner, 
sans  réserve  et  sans  mesure ,  à  toutes  les  formes  du  danger,  en 
arrivaient  souvent  à  se  jouer  eux-mêmes  et  à  affronter  l'escla- 
vage, plus  redoutable  dans  leurs  idées  que  la  mort  même.  On 
conçoit  que  de  longues  séances  ainsi  employées  pouvaient  faii-e 
naître  d'épouvantables  orages ,  et  il  était  des  moments  où  le 
seigneur  du  lieu  devait  tenir  à  en  écarter  même  l'occasion.  Pre- 
nant donc  ces  imaginations  actives  par  un  de  leurs  côtés  les 
plus  accessibles ,  il  avait  recours  aux  récits  des  voyageurs,  tou- 
jours écoutés  avec  une  attention  également  vive  et  intelli- 
gente; ou  bien  encore  il  proposait  des  énigmes,  amusement 
favori  (1);  ou  enfin,  profitant  de  l'influence  incalculable  doiit 
jouissait  la  poésie ,  il  ordonnait  à  son  poète  de  remplir  son  of- 
fice. 

Les  chants  germaniques  avaient,  sous  leurs  formes  ornées, 
le  caractère  et  la  portée  de  l'histoire,  mais  de  l'histoire  pas- 
sionnée, préoccupée  surtout  de  maintenir  éternellement  l'or- 
gueil des  journées  de  gloire,  et  de  ne  pas  laisser  périr  ia  mé- 
moire des  outrages  et  le  désir  de  les  venger  (2).  Elle  proposait 
aussi  les  grands  exemples  des  aïeux.  On  y  trouve  peu  de  tra- 
ces de  lyrisme.  C'étaient  des  poèmes  à  la  manière  des  compila- 
tions homériques,  et,  j'ose  même  le  dire,  les  fragments  mutilés 
qui  en  sont  venus  jusqu'à  nous  respirent  une  telle  grandeur 
avec  un  tel  enthousiasme ,  sont  revêtus  d'une  si  curieuse  ha- 

(1)  Ce  goût  des  énigmes  est  un  des  traits  principaux  de  la  race 
ariane,  et,  comme  il  a  été  remarqué  déjà  ailleurs,  il  s'unit  au  person- 
nage mystérieux  du  sphynx  ou  griffon,  dont  la  patrie  primitive  est 
incontestablement  l'Asie  centrale;  c'est  de  là  qu'il  est  descendu  sur 
le  Cythéron  avec  les  Hellènes,  après  avoir  habité  le  Bolor  avec  les 
Iraniens ,  qui  l'appelèrent  Simourgh.  Les  énigmes  font  partie  du  génie 
national  des  Scythes  et  des  Massagètes  dans  Hérodote,  et  c'est  de  là 
qu'elles  ont  continué  à  vivre  dans  les  préoccupations  du  génie  ger~ 
manique. 

(2)  Tac,  Germ.,  2.  —  W.  MuUer,  ouvr.  cité,  p.  297. 


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DES   RACES   HUMAINES.  393 

bileté  de  formes,  que  sous  quelques  rapports  ils  méritent  pres- 
que d*être  comparés  aux  chefs-d'œuvre  du  chantre  d'Ulysse. 
La  rime  y  est  inconnue  ;  ils  sont  rythmés  et  allitérés  (1).  L'an- 
cienneté de  ce  système  de  versification  est  incontestable.  Peut- 
être  en  pourrait-on  retrouver  des  traces  aux  époques  les  plus 
primitives  de  la  race  blanche. 

Ces  poèmes,  qui  conservaient  les  traits  mémorables  des  an- 
nales de  chaque  nation  germanique,  les  exploits  des  grandes 
familles,  les  expéditions  de  leurs  braves,  leurs  voyages  et  leurs 
découvertes  sur  terre  et  sur  mer  (2),  tout  enfin  ce  qui  était  di- 
gne d'être  chanté,  n'étaient  pas  seulement  écoutés  dans  le  cer- 
cle de  l'odel,  ni  même  de  la  tribu  où  ils  avaient  pris  naissance 
et  qu'ils  célébraient.  Suivant  qu'ils  avaient  un  mérite  supérieur, 
ils  circulaient  de  peuple  à  peuple,  passant  des  forêts  de  la 
Norwège  aux  marais  du  Danube,  apprenant  aux  Frisons,  aux 
riverams  du  Weser  les  triomphes  obtenus  par  les  Amalungs 
sur  les  bords  des  fleuves  de  la  Russie,  et  répandant  chez  les 
Bavarois  et  les  Saxons  les  faits  d'armes  du  Longobard  Alboin 
dans  les  régions  lointaines  de  Tltalie  (3).  L'intérêt  que  l'Arian 
Germain  prenait  à  ces  productions  était  tel ,  que  souvent  une 
nation  demandait  à  une  autre  de  lui  prêter  ses  poètes  et  lui 
envoyait  les  siens.  L'opinion  voulait  même  rigoureusement 


(i)  Wackernagel ,  Geschichte,  d.  d.  Lîtteratur,  p.  8  et  seqq.  —  L'al- 
litération cesse  d'être  en  usage  en  Allemagne  au  ix»  siècle.  On  la  trouve 
dans  les  généalogies  gothiques,  vandales,  burgondes,  longobardes, 
frankes ,  anglo-saxonnes,  dans  les  anciennes  formules  juridiques,  dans 
quelques  recettes  d'incantation.  C'est  un  mode  d'harmonie  poétique 
on  ne  peut  plus  ancien  chez  la  race  blanche;  les  noms  des  trois  épo- 
nymes  Ingœvo,  Irmino  et  Istaewo,  cités  par  Tacite,  sont  allitérés.  Il  ne 
serait  pas  impossible  d'en  trouver  des  vestiges  dans  les  généalogies 
bibliques. 

(2)  Les  Goths  avaient  des  poèmes  qui  chantaient  leur  premier  départ 
de  l'île  de  Scanzia  et  les  hauts  faits  des  ancêtres  de  leurs  chefs,  les 
annales  Ethrpamara,  Hanala,  Fridigern,  Vidicula  ou  Vidicoja.  (W. 
Muller,  ouvr.  cité,  p.  297.) 

(3)  M.  Amédéc  Thierry  a  éloquemment  et  exactement  décrit  celte 
ubiquité  des  poèmes  germaniques  et,  par  suite,  des  grandes  actions 
qui  y  étaient  consacrées.  {Revue  des  Deux-Mondes,  i"  déc.  1852, 
p.  844-845,  883.  —  Munch,  ouvr.  cité,  p.  43-44.) 


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394  DE  L'INEGALITE 

qu'un  jarl,  un  ariman,  un  véritable  guerrier,  ne  se  bornât  pas 
à  connaître  le  maniement  des  armes,  du  cheval  et  du  gouver- 
nail, l'art  de  la  guerre,  de  toutes  les  sciences  assurément  les 
premières  (1)  ;  il  fallait  encore  qu'il  eût  appris  par  cœur  et  fût 
en  état  de  réciter  les  compositions  qui  intéressaient  sa  race  ou 
qui  de  son  temps  avaient  le  plus  de  célébrité.  Il  devait  de  plus 
être  habile  à  lire  les  runes ,  à  les  écrire  et  à  expliquer  les  se- 
crets qu'elles  renfermaient  (2). 

Qu'on  juge  de  la  puissante  sympathie  d'idées ,  de  l'ardente 
curiosité  intellectuelle  qui,  possédant  toutes  les  nations  ger- 
maniques, rehait  entre  eux  les  odels  les  plus  éloignés,  neutra- 
lisait chez  leurs  fiers  possesseurs,  et  sous  les  rapports  les  plus 
nobles,  l'esprit  d'isolement,  empêchait  le  souvenir  de  la  com- 
mune origine  de  s'éteindre,  et,  si  ennemis  que  les  circonstan- 
ces pussent  les  faire,  leur  rappelait  constamment  qu'ils  pen- 
saient, sentaient,  vivaient  sur  le  même  fonds  commun  de 
doctrines,  de  croyances,  d'espérances  et  d'honneur.  Tant  qu'il 
y  eut  un  instinct  qu'on  put  appeler  germanique ,  cette  cause 
d'unité  fit  son  office.  Charlemagne  était  trop  grand  pour  la  mé- 
coanaître;  il  en  comprenait  toute  la  force  et  le  parti  qu'il  en 
devait  tirer.  Aussi,  malgré  son  admiration  pour  la  românité  et 
son  désir  de  restaurer  de  pied  en  cap  le  monde  de  Constantin, 
il  n'eut  jamais  la  moindre  velléité  de  rompre  avec  ces  tradi- 
tions, bien  que  méprisées  par  la  triste  pédanterie  gallo-romaine. 

(1)  La  tactique  germanique  avait  pour  principe  le  coin  ;  on  en  attri- 
buait l'invention  à  Odin.  (W.  Muller,  AUdeutsche  Religion,  p.  197.) 

(2)  Rigsmal,  st.  39-42  :  «  Alors  les  fils  du  jarl  grandirent;  ils  domp- 
«  tarent  des  étalons,  peignirent  des  boucliers,  aiguisèrent  des  flèches, 
«  taillèrent  des  bois  de  lance.  Korner,  le  cadet,  sut  lire  les  runes, 
«  comprit  les  alphabets  et  les  caractères  divinatoires.  Il  apprit  par  là 
«  àdompter  les  hommes,  à  émousser  les  glaives,  à  contenir  les  mers. 
«  Il  connut  le  langage  des  oiseaux,  sut  apaiser  l'incendie,  calmer  les 
«  flots,  guérir  les  chagrins.  Quelquefois  aussi  il  put  se  donner  la  force 
«  de  huit  hommes.  Il  lutta  avec  Rigr  (le  dieu)  dans  la  science  des 
«  runes  et  en  toutes  sortes  de  talents  d'esprit;  il  remporta  la  victoire. 
«  Alors  il  lui  fut  donné,  il  lui  fut  accordé  de  s'appeler  Rigr  lui-même,- 
«  et  d'être  savant  en  toutes  les  choses  de  Tintelligence.  »  —  Cette 
peinture  hyperbolique  de  tout  ce  que  devait  savoir  un  jarl,  ou  noble, 
pour  être  digne  de  son  titre,  n'est  assurément  pas  d'une  race  barbare. 


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DES  RACES   HUMAINES.  595 

Il  fit  réunir  de  toutes  parts  les  poésies  nationales ,  et  il  ne  tint 
pas  à  lui  qu'elles  n'échappassent  à  la  destruction.  Malheureu- 
sement ,  des  nécessités  d'un  ordre  supérieur  contraignirent  le 
clergé  à  tenir  une  conduite  différente. 

Il  lui  était  impossible  de  tolérer  que  cette  littérature,  essen- 
tiellement païenne ,  troublât  incessamment  la  conscience  mal 
assurée  des  néophytes,  et,  les  faisant  rétrograder  vers  leurs 
affections  d'enfance,  ralentît  le  triomphe  du  christianisme.  Elle 
mettait  un  tel  emportement,  une  obstination  si  haineuse  à  cé- 
lébrer les  dieux  du  Walhalla  et  à  préconiser  leurs  orgueilleu- 
ses leçons ,  que  les  évêques  ne  purent  hésiter  à  lui  déclarer  la 
guerre.  La  lutte  fut  longue  et  pénible.  La  vieille  attache  des 
populations  aux  monuments  de  la  gloire  passée  protégeait  l'en- 
nemi. Mais  enfin,  la  victoire  étant  restée  à  la  bonne  cause, 
l'Église  ne  se  montra  nullement  désireuse  de  pousser  son  suc- 
cès jusqu'à  l'extermination  totale.  Lorsqu'elle  n'eut  plus  rien 
à  craindre  pour  la  foi,  elle  tâcha  elle-même  de  sauver  des  dé- 
bris désormais  inoffensifs.  Avec  cette  tendre  considération 
qu'elle  a  toujours  montrée  pour  les  œuvres  de  Tintelligence, 
même  les  plus  opposées  à  ses  sentiments,  noble  générosité 
dont  on  ne  lui  sait  pas  assez  de  gré ,  elle  fit  pour  les  œuvres 
germaniques  exactement  ce  qu'elle  faisait  pour  les  livres  pro- 
fanes des  Romains  et  des  Grecs.  Ce  fut  sous  son  influence  que 
les  Eddas  furent  recueillies  en  Islande.  Ce  sont  des  moines  qui 
ont  sauvé  le  poème  de  Beowulf^  les  annales  des  rois  anglo- 
saxons,  leurs  généalogies,  les  fragments  du  Chant  du  Voya- 
geur, de  la  Bataille  de  Finnesburh,   de  Hiltibrant  (1). 
D'autres  religieux. compilèrent  tout  ce  que  nous  possédons  des 
traditions  du  Nord,  non  comprises  dans  l'ouvrage  de  Saemund, 
les  chroniques  d'Adam  de  Brème  et  du  grammairien  Saxon  ; 
d'autres,  enfin ,  transmirent  à  l'auteur  du  Nibelungenlied  les 

(1)  Dans  sa  forme  actuelle,  le  poème  de  Beowulf  e^l  du  Yin«  siècle 
environ,  (EUmuller,  Beowulfslied,  Einl.  LXIII.)Les  événements  qu*il 
rapporte  ne  sont  pas  postérieurs  à  ?an  600;  et  même  la  mort  d'Hy- 
gelak ,  dont  il  fait  mention ,  est  placée  par  Grégoire  de  Tours  entre 
515  et  520.  Ce  poème  semble  avoir  été  formé  de  plusieurs  chants  dififé- 
rents  ;  on  y  remarque  des  espèces  de  sutures. 


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396  DE  l'inégalité 

légendes  d'Attila  que  le  x^  siècle  vit  mettre  en  œuvre  (1).  Ce 
sont  là  des  services  qui  méritent  d'autant  plus  de  reconnais- 
sance, que  la  critique  ne  doit  qu'à  eux  seuls  de  pouvoir  ratta- 
cher directement  les  parties  originales  des  littératures  moder- 
nes, les  inspirations  qui  ne  proviennent  pas  absolument  de 
l'influence  hellénistique  ou  italiote,  aux  anciennes  sources 
arianes,  et  par  là  aux  grands  souvenirs  épiques  de  la  Grèce 
primitive,  de  l'Inde,  de  l'Iran  bactrien  et  des  nations  généra- 
trices de  la  haute  Asie. 

Les  poèmes  odiniques  avaient  eu  d'exaltés  défenseurs,  mais 
parmi  ceux-ci  les  femmes  s'étaient  surtout  fait  distinguer.  Elles 
avaient  témoigné  d'un  attachement  particulièrement  opiniâtre 
aux  anciennes  mœurs  et  aux  anciennes  idées;  et,  contraire- 
ment à  ce  qu'on  suppose  généralement  de  leur  prédilection 
pour  le  christianisme ,  opinion  vraie  quant  aux  pays  romani- 
ses,  mais  dénuée  de  fondement  dans  les  contrées  germaniques, 
elles  prouvèrent  qu'elles  aimaient  du  fond  du  cœur  une  reli- 
gion et  des  coutumes  assez  austères  peut-être,  mais  qui,  leur 
attribuant  un  esprit  sagace  et  pénétrant  jusqu'à  la  divination,' 
les  avaient  entourées  de  ces  respects  et  armées  de  cette  au- 
torité que  leur  refusaient  si  dédaigneusement  les  paganismes 
du  Sud  sous  l'empire  de  Tancien  culte.  Bien  loin  qu'on  les  crût 
indignes  de  juger  des  choses  élevées,  on  leur  confiait  les  soins 
les  plus  intellectuels  :  elles  avaient  la  charge  de  conserver  les 
connaissances  médicales,  de  pratiquer,  en  concurrence  avec 
les  thaumaturges  de  profession ,  la  science  des  sortilèges  et 
des  recettes  magiques.  Instruites  dans  tous  les  mystères  des 
limes  (2),  elles  les  communiquaient  aux  héros,  et  leur  prudence 
avait  le  droit  de  diriger,  de  hâter,  de  retarder  les  effets  du  cou- 
rage de  leurs  maris  ou  de  leurs  frères.  C'était  une  situation 
dont  la  dignité  était  faite  pour  leur  plake ,  et  il  n'y  a  rien  de 
surprenant  à  ce  qu'elles  n'aient  pas  cru  tout  d'abord  devoir 
gagner  au  change.  Leur  opposition,  nécessairement  limitée,  se 
manifesta  par  leur  entêtement  pour  la  poésie  germanique 
même.  Devenues  chrétiennes,  elles  en  excusaient  volontiers 

(1)  Ara.  Thierry,  Revue  des  Deux-Mondes,  1"  décembre  1852,  p.  845. 

(2)  "Weïnholé,  ouvr.citéi  p.  56.  —  W.  G.  Grïram, DmtsckeRunen,  p.  M. 


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DES  BACES  HUMAINES.  397 

les  défauts  hétérodoxes;  et  ces  dispositions  mutines  persistè- 
rent si  bien  chez  elles,  que,  longtemps  après  avoir  renoncé  au 
culte  de  Wodan  et  de  Freya,  elles  restèrent  les  dépositaires 
attitrées  des  chants  des  scaldes.  Jusque  sous  les  voûtes  bénies 
des  monastères,  elles  maintenaient  cette  habitude  réprouvée, 
et  un  concile  de  789  ne  put  même  réussir,  en  fulminant  les 
défenses  les  plus  absolues  et  les  menaces  les  plus  effrayantes, 
à  empêcher  d'indisciplinables  épouses  du  Seigneur  de  trans- 
crire, d'apprendre  par  cœur  et  de  faire  circuler  ces  œuvres 
antiques  qui  ne  respiraient  que  les  louanges  et  les  conseils  du 
panthéon  Scandinave  (1). 

La  puissance  des  femmes  dans  une  société  est  un  des  gages 
Jes  plus  certains  de  la  persistance  des  éléments  arians.  Plus 
cette  puissance  est  respectée,  plus  on  est  en  droit  de  déclarer 
Ja  race  qui  s'y  montre  soumise  rapprochée  des  vrais  instincts 
de  la  variété  noble  ;  or,  les  Germaines  n'avaient  rien  à  envier 
à  leurs  sœurs  des  branches  antiques  de  la  famille  (2). 

La  plus  ancienne  dénomination  que  leur  applique  la  langue 
gothique  est  guino;  c'est  le  corrélatif  du  grec  yuv»!.  Ces  deux 
jnots  viennent  d'un  radical  commun,  gen,  qui  signifie  cw/aw- 
ter  (3).  La  femme  était  donc  essentiellement,  aux  yeux  des 
Arians  primitifs,  la  mère,  la  source  de  la  famille,  de  la  race, 
et  de  là  provenait  la  vénération  dont  elle  était  l'objet.  Pour 
les  deux  autres  variétés  humaines  et  beaucoup  de  races  métis- 
ses en  décadence,  bien  que  fort  civilisées,  la  femme  n'est  que 
la  femelle  de  l'homme. 

(1)  Weinhold,  ouvr.  cité,  p.  91.  —  Les  canons  de  Chalcédoine  avaient 
défendu  aux  femmes  de  s'approcher  de  Taulel  et  d'y  remplir  aucune 
fonction.  Le  pape  Gélase  renouvela  cette  interdiction  dans  ses  décré- 
tales,  à  cause  des  manquements  fréquents  qu'v  faisaient  les  popula- 
tions germanisées. 

(2)  Une  marque  singulière  de  la  puissance  que  les  races  germaniques 
prêtaient  aux  femmes  s'est  empreinte  dans  cette  tradition  très  tardive 
que  Charlemagne,  abaUu  par  la  défaite  de  Roncevaux,  leva,  d'après 
le  conseil  d'un  ange,  une  armée  de  cinquante-trois  mille  vierges, 
auxquelles  les  païens  n'osèrent  résister.  (Weinhold,  oww.  cité,  p.  44.) 

(3)  Gothique  :  ginan,  genûm,  gen;  c'est  le  latin  gignere,  et  le  grec 
^evvav,  yuvTQ.  C'est  un  radical  fort  ancien. 

RACES  HUMAINES.  —  T.   II.  23 


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398  DE  l'inégalité 

De  même  que  l'appellation  de  l'Arian  Germain,  du  guer-- 
rler,yar/,  finit,  dans  ia  patrie  du  nord,  par  s'élever  à  la  si- 
gnification de  gouvernant  et  de  roi,  de  même  le  mot  quino, 
graduellement  exalté ,  devint  le  titre  exclusif  des  compagnes 
du  souverain,  de  celles  qui  régnaient  à  ses  côtés,  en  un  mot, 
des  reines.  Pour  le  commun  des  épouses,  une  appellation  qui 
n'était  guère  moins  flatteuse  y  succéda  :  c'est  frau,  frouwe, 
mot  divinisé  dans  la  personnalité  céleste  deFreya  (1).  Après 
ce  mot,  il  en  est  d'autres  encore  qui  sont  tous  frappés  au 
même  cachet.  Les  langues  germaniques  sont  riches  en  dési- 
gnations de  la  femme,  et  toutes  sont  empruntées  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  noble  et  de  plus  respectable  sur  la  terre  et  dans  les» 
deux  (2).  Ce  fut  sans  doute  par  suite  de  cette  tendance  native 
à  estimer  à  un  haut  degré  l'influence  exercée  sur  lui  par  sa  com- 
pagne, que  l'Arian  du  nord  accepta,  dans  sa  théologie,  Fidée 
que  chaque  homme  était  dès  sa  naissance  placé  sous  la  protec- 
tion particulière  d'un  génie  fémmin,  qu'il  appelait /•^%-a.  Cet 
ange  gardien  soutenait  et  consolait ,  dans  les  épreuves  de  la 
vie,  le  mortel  qui  lui  était  confié  par  les  dieux,  et,  lorsque 
celui-ci  touchait  à  Theure  suorême,  il  lui  apparaissait  pour 
l'avertir  (3). 

Cause  ou  résultat  de  ces  habitudes  déférentes ,  les  mœurs 
étaient  généralement  si  pures,  que  dans  aucun  des  dialectes 
nationaux  il  ne  se  trouve  un  mot  pour  rendre  l'idée  de  cour- 
tisane. Il  semblerait  que  cette  situation  n'ait  été  connue  des 
Germains  qu'à  la  suite  du  contact  avec  les  races  étrangères, 
car  les  deux  plus  anciennes  dénominations  de  ce  genre  sont  le 
finnique  halkjô  et  le  celtique  lenne  et  laënia  (4). 

(1)  Sanscrit  :  pH;  zend  :  frî;  gothique  :  fri^ô,  y  aime.  (Bopp,  Ver- 
gleichende  Grammalik,  p.  123.) 

(2)  Weinhold,  ouvr.  cité,  p.  20.  —  L^expression  muine ,  ancien  féminin 
de  mann,  n'est  pas  germanique.  EUe  paraît  être  d'origine  celtique. 
Elle' ne  s'est  conservée  que  comme  indiquant  un  démon  femelle,  dans 
les  composés  murmuine ,  sirène ,  et  wuldmuine,  dryade.  (W.  Muller^ 
AUdeutsche  Religion,  p.  366.) 

(3)  Weinhold,  ouv7\  cité,  p.  49. 

(4)  Ibid. ,  p.  291.  —  Les  crimes  contre  les  femmes  ne  trouvaient  même 
pas  toujours  d'excuse  dans  l'emportement  de  la  conquête ,  et,  au  sac 


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DES  BACES  HUMAINES.  39î> 

L'épouse  germanique  apparaît,  dans  les  traditions,  comme 
un  modèle  de  majesté  et  de  grâce ,  mais  de  grâce  imposante. 
On  ne  la  confinait  pas  dans  une  solitude  jalouse  et  avilissante  ; 
l'usage  voulait,  au  contraire,  que,  lorsque  le  chef  de  famille 
traitait  des  hôtes  illustres,  sa  compagne,  entourée  de  ses 
filles  et  de  ses  suivantes,  toutes  richement  vêtues  et  parées, 
vînt  honorer  la  fête  de  sa  présence.  C'est  avec  un  enthousiasme 
bien  caractéristique  que  des  scènes  de  ce  genre  sont  décrites 
par  les  poètes  (1). 

«  Le  plaisir  des  héros  était  au  comble,  a  chanté  l'auteur  de 
«  Beowulf,  La  grand'salle  retentissait  de  paroles  bruyantes. 
«  Alors  entra  Wealthéow,  réponse  de  Hrôdhgâr.  Gracieuse 
«  pour  les  hommes  de  son  mari ,  la  noble  créature ,  ornée  d'or, 
«  salua  gaiement  les  guerriers  attablés.  Puis ,  charmante 
«  femme ,  elle  offrit  d'abord  la  coupe  au  protecteur  des  odels 
«  danois  et  avec  d'aimables  paroles  Fencouragea  à  se  réjouir 
«  et  à  bien  traiter  ses  fidèles. 

«  Le  chef  magnanime  saisit  joyeusement  la  coupe.  Puis  la 
«  fille  des  nobles  Helmings  salua ,  à  la  ronde ,  ceux  des  con- 
«  vives ,  jeunes  ou  vieux,  à  qui  leur  valeur  avait  mérité  d'illus- 
«  très  dons  ;  enfin ,  elle  s'arrêta ,  la  belle  souveraine ,  couverte 
«  de  bracelets  et  de  chaînes  précieuses ,  la  généreuse  dame , 
«  devant  le  siège  de  Beowulf.  Elle  salua  en  lui  le  soutien  des 
«  Goths  et  lui  versa  la  bière.  Pleine  de  sagesse,  elle  prit  le  ciel 
«  à  témoin  des  vœux  qu'elle  formait  pour  lui ,  car  elle  n'avait 
«  foi  que  dans  ce  champion  valeureux  pour  punir  les  crimes 
«  de  Grendel  (2).  » 

Après  avoir  accompli  ses  devoirs  de  courtoisie ,  la  maîtresse 
du  logis  s'asseyait  auprès  de  son  époux  et  se  mêlait  aux  entre- 
tiens. Mais  avant  que  le  banquet  n'arrivât  à  sa  période  la  plus 
animée ,  et  quand  les  fumées  de  l'ivresse  commençaient  à  ga- 

de  Rome  par  Alaric,  un  Goth  de  grande  naissance,  ayant  violé  la  fille 
d'un  Romain,  fut  condamné  à  mort,  malgré  la  résistance  du  roi,  et 
exécuté.  (Kemble,  t.  I,  p.  190.) 

(1)  EttmuIIer,  Beowulfslied ,  Einl.,  p.  xlvii. 

(2)  Kemble,   The  anglo-saxon  Poem  of  Beowulf,  v.  1215  et  seqq., 


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400  DE  l'inégalité 

gner  les  héros,  elle  se  retirait.  C'est  encore  ainsi  qu'on  en  use 
en  Angleterre,  le  pays  qui  a  le  mieux  conservé  les  débris  des 
usages  germaniques. 

Retirées  dans  leur  intérieur,  les  soins  domestiques ,  les  tra- 
vaux de  l'aiguille  et  du  fuseau,  la  préparation  des  composi- 
tions pharmaceutiques,  l'étude  des  runes,  celle  des  composi- 
tions littéraires,  l'éducation  de  leurs  enfants,  les  entretiens 
intimes  avec  leurs  époux,  composaient  aux  femmes  un  cercle 
d'occupations  qui  ne  manquait  ni  de  variété  ni  d'importance. 
C'était  dans  le  séjour  particulièrement  intime  de  la  chambre 
nuptiale  que  ces  sibylles  de  la  famille  rendaient  leurs  oracles 
écoutés  du  mari.  Dans  cette  vie  de  confiance  mutuelle,  on 
jugeait  que  l'affection  sérieuse  et  bien  fondée  sur  le  libre  choix 
n'était  pas  de  trop;  les  filles  avaient  le  droit  de  ne  se  marier 
qu'à  leur  convenance.  C'était  la  règle;  et,  lorsque  la  politique 
ou  d'autres  raisons  la  transgressaient,  il  n'était  pas  sans  exem- 
ple que  la  victime  apportât  dans  la  demeure  qu'on  lui  imposait 
une  rancune  implacable  et  n'y  excitât  de  ces  tempêtes  qui 
finirent  quelquefois,  au  dire  de  nombreuses  légendes,  par  la 
ruine  complète  des  plus  puissantes  familles,  tant  était  grande 
et  indomptable  la  fierté  de  l'épouse  germanique. 

Ce  n'est  pas  à  dire  toutefois  que  les  prérogatives  féminines 
n'eussent  leurs  limites  (1).  S'il  est  plus  d'un  exemple  de  la 
participation  des  femmes  aux  travaux  guerriers ,  la  loi  les 
tenait,  en  prmcipe,  pour  incapables  de  défendre  la  terre  (2); 
par  conséquent ,  elles  n'héritaient  pas  de  Todel.  Encore  moms 
pouvaient-elles  prétendre  à  être  substituées  aux  droits  de  leurs- 
époux  défunts  sur  les  féods  (3).  On  les  croyait  propres  au 

(1)  La  considération  vouée  aux  femmes  était  plus  religieuse  que 
civile,  plus  passive  qu'active.  On  les  jugeait  faibles  de  corps  et  grandes 
par  l'esprit.  On  les  consultait,  mais  on  ne  leur  confiait  pas  l'action. 
(Weinhold,  p.  149.) 

(2)  Weinhold  cite,  d'après  Luitprand  et  Jornandés,  une  foule  de  cas 
où  les  femmes  germaniques  prenaient  les  armes.  (Ouvr.  cité,  p.  42.) 

(3)  La  notion  germanique  sur  l'exercice  des  droits  politiques  était 
que  celui-là  seul  y  était  admis  qui  pouvait  remplir  tous  les  devoirs 
de  la  communauté.  La  loi  excluait  donc  les  enfants,  les  esclaves,  les 
vaincus  et  les  femmes,  tous  par  des  causes  inhérentes  à  leur  situation. 
(Weinhold,  ouvr.  cité,  p.  120.) 


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DES  BACES   HUMAOES.  401 

conseil,  impropres  à  l'action.  Si,  en  outre,  on  admettait  chez 
elles  Fesprit  divinatoire,  on  ne  pouvait  leur  confier  les  fonctions 
sacerdotales,  puisque  le  glaive  de  Ja  loi  y  était  joint.  Cette  ex- 
clusion était  si  absolue,  que  dans  plusieurs  temples  les  rites 
voulaient  que  le  pontife  portât  les  habits  de  l'autre  sexe;  néan- 
moins c'était  toujours  un  prêtre.  Les  Arians  Germains  n'a- 
vaient pu  accepter  qu'avec  cette  modification  les  cultes  que 
leur  avaient  fait  adopter  les  nations  celtiques  parmi  lesquelles 
ils  vivaient  (1). 

Malgré  ces  restrictions  et  d'autres  encore,  l'influence  des 
femmes  germaines  et  leur  situation  dans  la  société  étaient  des 
plus  considérables.  Vis-à-vis  de  leurs  pareilles  de  la  Grèce  et 
de  Rome  sémitisées ,  c'étaient  de  véritables  reines  en  présence 
de  serves,  sinon  d'esclaves.  Quand  elles  arrivèrent  avec  leurs 
maris  dans  les  pays  du  sud,  elles  se  trouvèrent  dans  la  meil- 
leure des  conditions  pour  transformer  à  l'avantage  de  la  mo- 
ralité générale  les  rapports  de  famille,  et  par  suite  la  plupart 
des  autres  relations  sociales.  Le  christianisme,  qui,  fidèle  à 
son  désintéressement  de  tontes  formes  et  de  toutes  combi- 
naisons temporelles,  avait  accepté  la  sujétion  absolue  de  l'é- 
pouse orientale,  et  qui  pourtant  avait  su  ennoblir  cette  situa- 
tion en  y  faisant  entrer  l'esprit  de  sacrifice,  le  christianisme, 
qui  avait  appris  à  sainte  Morn'que  à  se  faire  de  l'obéissance  con- 
jugale un  échelon  de  plus  vers  le  ciel,  était  loin  de  répugner 
aux  notions  nouvelles,  et  évidemment  beaucoup  plus  pures,, 
que  les  Arians  Germains  introduisaient.  Néanmoins  il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue  ce  que  nous  avons  observé  tout  à  l'heure. 
L'Église  eut  d'abord  assez  peu  à  se  louer  de  l'esprit  d'opposi- 
tion qui  animait  les  Germaines.  Il  semblaque  les  derniers  ins- 
tincts du  paganisme  se  fussent  retranchés  dans  les  institutions 
civiles  qui  les  concernaient.  Sans  parler  de  la  chevalerie ,  dont 
les  idées  sur  cette  matière  appelèrent  souvent  la  réprobation 
des  conciles ,  il  est  curieux  de  voir  toute  la  peine  qu'éprouve 
le  clergé  à  faire  accepter  comme  indispensable  son  intervention 


(1)  W.  »Iuller,  Altdeutsche  Religion^  p.  53.  —  Nerthus  même  avait 
un  prêtre,  et  non  une  prêtresse. 


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^02  DE   l'inégalité 

dans  la  célébration  des  mariages  (l).  La  résistance  existait  en- 
core ,  chez  certaines  populations  germanisées ,  dans  le  xvi®  siè- 
cle (2).  On  n'y  voulait  considérer  le  lien  conjugal  que  comme 
un  contrat  purement  civil,  où  Faction  religieuse  n'avait  pas 
à  s'exercer. 

En  combattant  cette  bizarrerie,  dont  les  causes  laissent  en- 
trevoir une  bien  singulière  profondeur,  TÉglise  ne  perdit  rien 
de  sa  bienveillance  pour  les  conceptions  très  nobles  auxquelles, 
elle  était  jointe.  En  les  épurant,  elle  s'y  prêta,  et  ne  contribua 
pas  peu  à  les  conserver  dans  les  générations  successives  où  dé- 
sormais les  mélanges  ethniques  tendent  à  les  faire  disparaître, 
surtout  chez  les  peuples  du  midi  de  l'Europe. 

Arrêtons-nous  ici.  C'en  est  assez  sur  les  mœurs,  les  opinions, 
les  connaissances ,  les  institutions  des  Arians  Germains  pour 
faire  comprendre  que  dans  un  conflit  avec  la  société  romaine 
cette  dernière  devait  finir  par  avoir  le  dessous.  Le  triomphe 
des'  peuples  nouveaux  était  infaUlible.  Les  conséquences  en 
devaient  être  bien  autrement  fécondes  que  les  victoires  des  lé- 
gions sous  Scipion,  Pompée  et  César.  Que  d'idées,  non  pas 
nées  d'hier,  très  antiques  au  contraire,  mais  depuis  longtemps 
disparues  des  contrées  du  midi,  et  oubliées  avec  les  nobles 
races  qui  jadis  les  avaient  pratiquées,  allaient  reparaître  dans 
le  monde  !  Que  d'instincts  diamétralement  opposés  à  l'esprit 
hellénistique!  Vertus  et  vices,  défauts  et  qualités,  tout  dans 
les  races  arrivantes  était  combiné  de  façon  à  transformer  la 
face  de  l'univers  civiUsé.  Rien  d'essentiel  ne  devait  être  dé- 
Ci)  Les  doubles  mariages  des  MérowÎDgs,  qui  produisaient  réguliè- 
rement tous  leurs  effets  civils,  avaient  lieu  assurément  sans  la  par- 
ticipation de  l'Eglise.  -  Jusqu'au  xv«  siècle,  il  fut  très  difficile  de  faire 
accepter  aux  populations  allemandes  l'intervention  d'un  prêtre  dans 
les  cérémonies  du  mariage.  Souvent  même,  lorsque  sa  présence  fut 
requise,  elle  n'eut  lieu  qu'au  milieu  de  la  fête  et  sans  qu'il  fût  ques- 
tion de  se  rendre  à  l'église.  -  On  admit  aussi  la  bénédiction  ecclé- 
siastique après  la  consommation  du  mariage.  (Weinhold ,  ouvr  cité 
p.  260.)  '      ' 

(2)  On  cite  encore,  en  15?»1,  un  cas  de  mariage  dans  la  haute  bour- 
geoisie protestante  où  n'intervint  aucune  action  religieuse.  (Wein- 
hold, o««n  cité,  p.  263.)  -  La  bigamie  de  Philippe  de  Hesse  pouvait 
se  défendre  à  ce  point  de  vue. 


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DES  BACES  HUMAINES.  403 

truit,  tout  devait  être  changé.  Les  mots  même  allaient  perdre 
leur  sens.  La  liberté,  l'autorité,  la  loi,  la  patrie,  la  monar- 
chie ,  la  religion  même,  se  dépouillant  peu  à  peu  de  costumes 
et  d'insignes  usés ,  allaient  pour  plusieurs  siècles  en  posséder 
d'arutres ,  bien  autrement  sacrés. 

Cependant  les  nations  germaniques ,  procédant  avec  la  len- 
teur qui  est  la  condition  première  de  toute  œuvre  solide ,  ne 
devaient  pas  débuter  par  cette  restauration  radicale;  elles 
commencèrent  par  vouloir  maintenir  et  conserver,  et  cette 
tâche  honorable,  elles  l'acconaplirent.  sur  la  plus  vaste  échelle. 

Pour  assister  à.  la  manière  dont  elle  s'exécuta ,  reportons- 
nous  encore  une  fois  à  l'époque  du  premier  César,  et  nous  al- 
lons voir  se  dérouler  sous  nos  yeux  cet  état  de  choses  qu'an- 
nonçait la  fin  du  livre  précédent  :  nous  allons  contempler  la 
Rome  germanique. 


CHAPITRE  IV. 

Rome  germanique.  —  Les  armées  romano-celtiques  et  romano- 
germaniques.  —  Les  empereurs  germains. 

Le  rôle  ethnique  des  populations  septentrionales  ne  com- 
mence qu'au  I^'  siècle  avant  notre  ère  éprendre  une  impor- 
tance générale  et  bien  marquée. 

Ce  fut  l'époque  où  le  dictateur  crut  devoir  traiter  d'une  ma- 
nière si  favorable  les  Gaulois ,  ces  antiques  ennemis  du  nom 
romain.  Il  fit  d'eux  les  soutiens  directs  de  son  gouvernement, 
et  ses  successeurs,  continuant  dans  la  même  voie,  témoignè- 
rent de  leur  mieux  qu'ils  avaient  bien  compris  tous  les  services 
que  les  nations  habitant  entre  les  Pyrénées  et  le  Rhin  pouvaient 
rendre  à  un  pouvoir  essentiellement  militaire.  Ils  s'étaient 
aperçus  que  c'était  chez  celles-ci  une  sorte  d'instinct  que  de 
se  dévouer  sans  réserve  aux  intérêts  d'un  général ,  quand  sur- 
tout il  était  étranger  à  leur  sang. 


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404  DE   l'inégalité 

Cette  condition  était  indispensable,  et  voici  pourquoi  :  le 
Celtes  de  la  Gaule ,  animés  d'un  esprit  de  localité  bien  franc , 
et  plein  de  turbulence ,  s'attachaient  beaucoup  plus ,  dans  les 
affaires  de  leurs  cités ,  aux  questions  de  personnes  qu'aux  ques- 
tions de  fait.  La  politique  de  leurs  nations  avait  pris,  dans 
cette  habitude,  une  vivacité  d'allures  qui  n'était  guère  pro- 
portionnée à  la  dimension  des  territoires.  Des  révolutions  per- 
pétuelles avaient  épuisé  la  plupart  de  ces  peuples.  La  théocratie, 
renversée  presque  partout ,  d'abord  effacée  devant  la  noblesse , 
puis,  au  moment  où  les  Romains  dépassaient  les  limites  de  la 
Provence ,  la  démocratie  et  son  inséparable  sœur,  la  démago- 
gie, faisant  invasion  à  leur  tour,  avaient  attaqué  le  pouvoir  des 
nobles.  La  présence  de  ce  genre  d'idées  annonçait  clairement 
que  le  mélange  des  races  était  arrivé  à  ce  point  où  la  confu- 
sion ethnique  crée  la  confusion  intellectuelle  et  l'impossibilité 
absolue  de  s'entendre.  Bref,  les  Gaulois,  qui  n'étaient  point 
des  barbares,  étaient  des  gens  en  pleine  voie  de  décadence, 
et,  si  leurs  beaux  temps  avaient  infiniment  moins  d'éclat  que 
les  périodes  de  gloire  à  Sidon  et  à  Tyr,  il  n'en  est  pas  moins 
indubitable  que  les  cités  obscures  des  Carnutes,  des  Rèmes  et 
des  Éduens  mouraient  du  même  mal  qui  avait  terminé  l'exis- 
tence des  brillantes  métropoles  chananéennes  (1). 

Les  populations  galliques ,  mêlées  de  quelques  groupes  sla- 
ves, s'étaient  diversement  alliées  aux  aborigènes  finnois.  De 
là  des  différences  fondamentales.  Il  en  était  résulté  les  sépara- 
tions primitives  les  plus  tranchées  des  tribus  et  des  dialectes. 
Dans  le  nord,  quelques  peuples  avaient  été  relevés  par  le  con- 
tact avec  les  Germains;  d'autres,  dans  le  sud-ouest,  avaient 
subi  celui  des  Aquitains  ;  sur  la  côte  de  la  Méditerranée ,  le 
mélange  s'était  opéré  avec  des  Ligures  et  des  Grecs ,  et  depuis, 
un  siècle  les  Germains  sémitisés  occupant  la  Province  étaient 
venus  compliquer  encore  ce  désordre.  Le  développement  du 
mal  était  d'ailleurs  favorisé  par  la  disposition  sporadique  de 


(1)  Tacite,  si  grand  admirateur  des  Germains,  bien  que  souvent  d'une 
manière  un  peu  romanesque,  traite  les  Gaulois  de  son  temps  avec 
une  extrême  sévérité.  (Germ.,  28,  29.) 


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DES  HACES  HUMAINES.  405 

ces  sociétés  minuscules ,  où  l'intercession  du  moindre  élément' 
nouveau  développait  presque  instantanément  ses  conséquences. 

Si  chacune  des  petites  communautés  gauloises  s'était  trouvée 
subitement  isolée ,  au  moment  même  où  les  principes  ethniques 
qui  la  composaient  étaient  parvenus  à  l'apogée  de  leur  lutte , 
l'ordre  et  le  repos,  je  ne  dis  pas  de  hautes  facultés,  auraient 
pu  s'établir,  parce  que  la  pondération  des  races  fusionnées 
s'accomplit  plus  facilement  dans  un  moindre  espace.  Mais  lors- 
qu'un groupe  assez  restreint  reçoit  de  continuels  apports  de 
sang  nouveau  avant  d'avoir  eu  le  temps  d'amalgamer  les  an- 
ciens, les  perturbations  deviennent  fréquentes,  et  sont  plus 
rapides  comme  aussi  plus  douloureuses.  Elles  mènent  à  la  dis- 
solution finale.  C'était  la  situation  des  États  de  la  Gaule  lors- 
que les  légions  romaines  les  envahirent. 

Gomme  les  populations  y  étaient  braves,  riches,  pourvues 
de  beaucoup  de  ressources  et,  entre  autres,  de  places  de  guerre 
fortes  et  nombreuses ,  l'envie  de  résister  ne  leur  manquait  pas  ; 
mais  ce  qui  leur  manquait,  on  le  voit,  c'était  la  cohésion,  non 
pas  seulement  entre  nations ,  mais  encore  entre  concitoyens. 
Presque  partout  les  nobles  trahissaient  le  peuple,  quand  le  peu- 
ple ne  vendait  pas  les  nobles.  Le  camp  romain  était  toujours 
encombré  de  transfuges  de  toutes  les  opinions,  aveuglément 
acharnés  à  poignarder  leurs  ennemis  politiques  à  travers  la 
gorge  de  leur  patrie.  Il  y  eut  des  hommes  dévoués ,  des  inten- 
tions généreuses;  ce  fut  sans  résultat.  Les  Geltes  germanisés 
sauvèrent  presque  seuls  l'antique  réputation.  Arvernes,  ils  s'é- 
levèrent jusqu'aux  prodiges  ;  Belges,  ils  furent  presque  décla- 
rés indomptables  par  le  vainqueur;  mais  quant  aux  populations 
renommées  comme  les  plus  illustres ,  comme  les  plus  intelli- 
gentes, celles  précisément  où  les  révolutions  ne  cessaient  pas, 
lesRèmes,  les  Èduens,  celles-là  ou  bien  résistèrent  à  peine, 
ou  bien  s'abandonnèrent  du  premier  coup  à  la  générosité  des 
conquérants,  ou  enfin,  entrant  «ans  honte  dans  les  projets  de 
l'étranger,  reçurent  avec  joie,  en  échange  de  leur  indépen- 
dance, le  titre  d'amies  et  d'alliées  du  peuple  romain.  En  dix 
ans  la  Gaule  fut  domptée  et  à  jamais  soumise.  Des  armées  qui 
valent  bien  celles  de  Rome  n'ont  pas  obtenu  de  nos  jours  de  si 

23. 


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406  DE  l'inégalité 

brillants  succès  chez  les  barbares  de  FAlgérie  :  triste  compa- 
raison pour  les  populations  celtiques. 

Mais  ces  gens  si  aisés  à  subjuguer  devinrent  immédiatement 
d'irrésistibles  instruments  de  compression  aux  mains  des  em- 
pereurs. On  les  avait  vus  dans  leurs  cités,  patriciens  arrogants 
ou  démocrates  envieux ,  passer  la  majeure  partie  de  leur  vie 
dans  la  sédition;  ils  furent  à  Rome  du  dévouement  le  plus 
utile  au  principat.  Acceptant  pour  eux-mêmes  le  joug  et  l'ai- 
guillon ,  ils  servirent  à  y  façonner  les  autres ,  ne  sollicitant  en 
retour  de  leur  complaisance  que  les  honneurs  soldatesques  et 
les  émotions  delà  caserne.  On  leur  prodigua  ces  biens  par  sur- 
<îroît. 

César  avait  composé  sa  garde  de  Gaulois.  Il  lui  avait  donné 
malicieusement  le  plus  joli  emblème  de  la  légèreté  et  de  l'in- 
souciance ,  et  les  légionnaires  kymris  de  T Alauda ,  qui  étalaient 
si  fièrement  sur  leurs  casques  et  sur  leurs  boucliers  la  figure 
de  l'alouette ,  s'accordèrent  avec  tous  leurs  concitoyens  pour 
<îhérir  le  grand  homme  qui  les  avait  débarrassés  de  leur  isono- 
mie  et  leur  faisait  une  existence  si  conforme  à  leurs  goûts. 

Ils  étaient  donc  fort  satisfaits  ;  mais  ce  ne  serait  pas  rendre 
justice  aux  Gaulois  que  de  supposer  qu'ils  aient  été  constants 
et  inébranlables  dans  leur  amour  de  l'autorité  romaine.  Main- 
tes fois  ils  se  révoltèrent,  mais  toujours  pour  revenir  à  l'obéis- 
sance, sous  la  pression  d'une  inexorable  impossibilité  de  s'en- 
tendre. L'habitude  d'être  gouvernés  par  un  maître  ne  leur  ap- 
prit jamais  le  respect  d'une  loi.  S'insurger,  pour  eux ,  c'était 
la  moindre  des  difficultés  et  peut-être  le  plus  vif  des  plaisirs. 
Mais  aussitôt  qu'il  s'agissait  d'organiser  un  gouvernement  na- 
tional à  la  place  du  pouvoir  étranger  que  l'on  venait  de  briser, 
aussitôt  qu'il  s'agissait  de  revenir  à  une  règle  quelconque  et 
d'obéir  à  quelqu'un,  l'idée  que  la  prérogative  souveraine  allait 
appartenir  à  un  Gaulois  glaçait  tous  les  esprits.  Il  eât  semblé 
que  c'était  pourtant  là  le  véritable  but  de  l'insurrection  ;  mais 
non,  les  combmaisons  les  plus  ingénieuses  s'efforçaient  en  vain 
de  tourner  ce  terrible  écueil  ;  toutes  s'y  brisaient.  Les  assem- 
blées ,  les  conseils  discutaient  la  question  avec  furie ,  et  se  sé- 
paraient tumultueusement  sans  réussira  passer  outre.  Alors 


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DES  BACES  HUMAINES.  407 

les  gens  timides,  qui  s'étaient  tenus  à  l'écart  jusque-là,  tous 
les  amis  secrets  delà  domination  impériale  reprenaient  courage  ; 
on  allait  répétant  avec  eux  que  le  pouvoir  des  aigles  pouvait 
être  un  mal ,  mais  qu'après  tout  Petilius  Cerialis  avait  eu  rai- 
son de  dire  aux  Belges  que  c'était  un  mal  nécessaire  et  qu'en 
dehors  il  n'y  avait  ^ue  la  ruine.  Cela  dit ,  on  rentrait  la  tête 
basse  dans  le  bercail  romain. 

Cette  singulière  inaptitude  d'indépendance  se  révéla  sous 
toutes  ses  faces.  On  eût  dit  que, le  sort  prenait  plaisir  à  la  pous- 
ser à  bout.  Il  arriva  un  jour  aux  Gaulois  de  posséder  un  em- 
pereur à  eux.  Une  femme  le  leur  avait  donné,  et  ne  leur  de- 
mandait que  de  le  soutenir  contre  le  concurrent  d'Italie.  Cet 
empereur,  Tetricus,  eut  à  lutter  contre  les  mêmes  impossibili- 
tés où  s'étaient  brisées  les  insurrections  précédentes ,  et ,  bien 
qu'appuyé  par  les  légions  germaniques,  qui  le  maintenaient 
contre  le  mauvais  vouloir  ou  plutôt  contre  la  légèreté  chroni- 
que de  ses  peuples,  il  crut  bien  faire,  et  fit  bien  sans  doute,  d'é- 
-changer  son  diadème  contre  la  préfecture  de  la  Lucanie.  Les 
États  éphémères  rentrèrent  dans  le  devoir,  en  murmurant  peut- 
être  ,  au  fond  très  satisfaits  de  n'avoir  pas  lâché  un  pouce  de 
leurs  jalousies  municipales. 

L'expérience  journalière  le  démontrait  donc  :  les  Gaulois 
du  i«^  et  du  ii«  siècle  de  notre  ère  n'avaient  que  des  qualités 
martiales;  mais  ils  les  avaient  à  un  degré  supérieur.  Ce  fut 
pour  ce  motif  qu'impuissants  dans  leur  propre  cause,  ils  exer- 
cèrent une  influence  momentanée  si  considérable  sur  le  monde 
romain  sémifcisé. 

Certainement  le  Numide  était  un  adroit  cavalier,  le  Baléare 
on  frondeur  sans  pareil  ;  les  Espagnols  fournissaient  une  infan- 
terie qui  bravait  toute  comparaison,  et  les  Syriens,  encore  in- 
fatués des  souvenirs  d'Alexandre,  donnaient  des  recrues  d'une 
réputation  aussi  grande  que  justifiée.  Cependant  tous  ces  mé- 
rites pâlissaient  devant  celui  des  Gaulois.  Ses  rivaux  de  gloire, 
basanés  et  petits ,  ou  du  moins  de  moyenne  taille ,  ne  pouvaient 
lutter  d'apparence  martiale  avec  le  grand  corps  du  Trévire  ou 
du  Boïen ,  plus  propre  que  personne  à  porter  légèrement  sur 
ses  larges  épaules  le  poids  énorme  dont  la  discipline  régle- 


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408  DE   l'inégalité 

mentaire  chargeait  le  fantassin  des  légions.  C'était  donc  à  bon 
droit  que  l'État  cherchait  à  multiplier  les  enrôlements  dans  la 
Gaule,  et  surtout  dans  la  Gaule  germanisée.  Sous  les  douze 
Césars,  alors  que  l'action  politique  se  concentrait  encore  chez 
les  populations  méridionales,  c'était  déjà  le  Nord  qui  était  sur- 
tout chargé  de  maintenir  par  les  armes  le  repos  de  l'empire. 

Toutefois  il  est  remarquable  que  cette  estime,  qui  facilitait 
aux  soldats  de  race  celtique  l'accès  des  grandes  dignités  mili- 
taires, voire  de  la  chaire  sénatoriale,  ne  les  rendit  pas  partici- 
pants au  concours  ouvert  pour  la  pourpre  souveraine.  Les^ 
premiers  provinciaux  qui  y  parvinrent  furent  des  Espagnols, 
des  Africains,  des  Syriens,  jamais  des  Gaulois,  sauf  les  exem- 
ples irréguliers  et  peu  encourageants  de  Tetricus  et  de  Pos- 
thume. Décidément  les  Gaulois  n'avaient  pas  d'aptitudes  gou- 
vernementales, et  si  Othon,  Galba,  Vitellius  pouvaient  en  faire 
d'excellents  suppôts  de  révolte,  il  ne  venait  à  l'esprit  de  per- 
sonne d'en  tirer  des  administrateurs  ni  des  hommes  d'État. 
Gais  et  remuants ,  ils  n'étaient  ni  instruits  ni  portés  à  le  de- 
venir. Leurs  écoles,  fécondes  en  pédants,  fournissaient  très 
peu  d'esprits  réellement  distingués.  Le  premier  rang  ne  leur 
était  donc  pas  accessible,  et  ce  trône  qu'ils  gardaient  si  bien, 
ils  n'étaient  pas  aptes  à  y  monter. 

Cette  impuissance  attachée  à  l'élément  celtique  cessa  com- 
plètement de  peser  sur  les  armées  septentrionales  aussitôt 
qu'elles  eurent  commencé  à  se  recruter  beaucoup  moins  chez 
les  Gaulois  germanisés,  bientôt  atteints,  comme  les  autres,  par 
la  lèpre  romaine,  que  chez  les  Germains  méridionaux,  quoique 
ces  derniers  eux-mêmes  fussent  assez  loin,  pour  la  plupart, 
d'être  de  sang  pur.  Les  effets  de  cette  modification  éclatèrent 
dès  l'an  252,  à  l'avènement  de  Julius  Verus  Maximinus,  lequel 
était  fils  d'un  guerrier  goth.  La  dépravation  romaine,  dans  ses 
progrès  sans  remède,  avait  reconnu  d'instmct  l'unique  moyen 
de  prolonger  sa  vie ,  et  tout  en  continuant  de  mauidire  et  de 
dénigrer  les  barbares  du  Nord,  elle  consentait  à  leur  laisser 
prendi^e  toutes  les  positions  qui  la  dominaient  elle-même  et  d'oii 
on  pouvait  la  conduire. 

A  dater  de  ce  moment,  l'essence  germanique  éclipse  toutes 


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DES  BACES   HUMAINES.  409 

les  autres  dans  la  romanité  (1).  Elle  anime  les  légions,  possède 
ies  hautes  charges  militaires,  décide  dans  les  conseils  souve- 
rains. La  race  gauloise ,  qui  d'ailleurs  ^'était  représentée  vis- 
ù-vis  d'elle  que  par  des  groupes  septentrionaux ,  ceux  qui  lui 
étaient  déjà  apparentés,  lui  cède  absolument  le  pas.  L'esprit 
des  jarls,  chefs  de  guerre,  s'empare  du  gouvernement  prati- 
que, et  Ton  est  déjà  en  droit  de  dire  que  Rome  est  germanisée, 
puisque  le  principe  sémitique  tombe  au  fond  de  l'océan  social 
et  se  laisse  visiblement  remplacer  à  la  surface  par  la  nouvelle* 
couche  ariane. 

Une  révolution  si  extraordinaire,  bien  que  latente,  cette  su- 
perposition contre  nature  d'une  race  ennemie ,  qui ,  plus  sou- 
vent vaincue  que  victorieuse,  et  méprisée  officiellement  comme 
barbare  j  venait  ainsi  déprimer  les  races  nationales,  une  si 
étrange  anomalie  avait  beau  s'effectuer  par  la  force  des  cho- 
ses, elle  avait  à  percer  trop  de  difficultés  pour  ne  pas  s'accom- 
pagner d'immenses  violences. 

Les  Germains,  appelés  à  diriger  l'empire,  trouvaient  en  lui  un 
corps  épuisé  et  moribond.  Pour  le  faire  vivre,  ce  grand  corps, 
ils  étaient  incessamment  obligés  de  combattre  ou  les  deman- 
des d'un  tempérament  différent  du  leur,  ou  les  caprices  nés  du 
malaise  général ,  ou  les  exaspérations  de  la  fièvre ,  également 
fatales  au  maintien  de  la  paix  publique.  De  là  des  sévérités 
d'autant  plus  outrées  que  ceux  qui  les  jugeaient  nécessaires, 
étant  imparfaitement  éclairés  sur  la  nature  complexe  de  la  so- 
ciété qu'ils  traitaient,  poussaient  aisément  jusqu'à  l'abus  l'em- 
ploi des  méthodes  réactives.  Ils  exagéraient,  avec  toute  la  fou- 
gue intolérante  de  la  jeunesse,  la  proscription  dans  l'ordre 
politique  et  la  persécution  dans  l'ordre  religieux.  C'est  ainsi 
qu'ils  se  montrèrent  les  plus  ardents  ennemis  du  christianisme. 
Eux  qui  devaient  plus  tard  devenir  les  propagateurs  de  tous 
ses  triomphes,  ils  débutèrent  par  le  méconnaître-,  ils  se  lais- 
sèrent prendre  à  la  calomnie  qui  le  poursuivait.  Persuadés 
qu'ils  tenaient  dans  ce  culte  nouveau  une  des  expressions  les 

(1)  «  IjSl  Pannonie  et  la  Mœsie  romaiDes...  furent,  aux  iii«  et  iv«  siè- 
cles, la  pépinière  des  légions,  et,  par  les  légions,  celle  des  Césars,  j» 
Umédée  Thierry,  Revue  des  Deux-Mondes,  ib  juillet  18ti4.) 


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410  DE   l'inégalité 

plus  menaçantes  de  rincrédnlité  philosophique,  leur  amour 
inné  d'une  religion  définie,  considérée  comme  base  de  tout 
gouvernement  régulier,  le  leur  rendit  d'abord  odieux;  et  ce 
qu'ils  détestèrent  en  lui,  ce  ne  fut  pas  lui,  mais  un  fantôme 
qu'ils  crurent  voir.  On  est  donc  moins  tenté  de  leur  reprocher 
le  mal  qu'ils  ont  fait  eux-mêmes  que  celui,  beaucoup  plus  con- 
sidérable, qu'ils  ont  laissé  faire  aux  partisans  sémitisés  des  an- 
ciens cultes.  Cependant  il  faudrait  craindre  aussi  de  leur  trop 
'demander.  Pouvaient-ils  étouffer  les  conséquences  inévitables 
d'une  civilisation  pourrie  qu'ils  n'avaient  pas  créée?  Réformer 
la  société  romaine  sans  la  renverser,  c'eût  été  beau  sans  doute. 
Substituer  doucement,  insensiblement,  la  pureté  catholique  à 
la  dépravation  païenne  sans  rien  briser  dans  l'opération^  c'eût 
été  le  bien  idéal:  mais,  qu'on  y  réfléchisse,  un  tel  chef-d'œuvre 
n'aurait  été  possible  qu'à  Dieu. 

Il  n'appartient  qu'à  lui  de  séparer  d'un  geste  la  lumière  des 
ténèbres  et  les  eaux  du  limon.  Les  Germains  étaient  des  hom- 
mes, et  des  hommes  richement  doués  sans  doute,  mais  sans 
nulle  expérience  du  milieu  où  ils  étaient  appelés;  ils  n'eurent 
pas  cette  puissance.  Leur  travail,  depuis  le  milieu  du  m®  siècle 
jusqu'au  v^,  se  borna  à  conserver  le  monde  tellement  quelle- 
ment,  dans  la  forme  où  on  lé  leur  avait  remis. 

En  considérant  les  choses  sous  ce  point  de  vue,  qui  est  le  seul 
véritable,  on  n'accuse  plus,  on  admire.  De  même  encore,  en  re- 
connaissant sous  leurs  toges  et  leurs  armures  romaines  Decius, 
Aurélien,  Claude,  Maximien,  Dioclétien,  et  la  plupart  de  leurs 
successeurs,  sinon  tous,  jusqu'à  Augustule,  pour  des  Germains 
et  fils  dé  Germains,  on  convient  que  l'histoire  est  complètement 
faussée  par  ces  écrivains,  tant  modernes  qu'anciens,  dont  l'in- 
variable système  est  de  représenter  comme  un  fait  monstrueux, 
comme  un  cataclysme  inattendu ,  l'arrivée  finale  des  nations 
tudesques  tout  entières  au  sein  de  la  société  romanisée. 

Rien,  au  contraire,  de  mieux  annoncé  et  de  plus  facile  à 
prévoir,  rien  de  plus  légitime,  rien  de  mieux  préparé  que 
cette  conclusion.  Les  Germains  avaient  envahi  Tempire  du  jour 
où  ils  étaient  devenus  ses  bras,  ses  nerfs  et  sa  force.  Le  pre- 
mier point  qu'ils  en  avaient  pris,  c'avait  été  le  trône,  et  non 


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N 


DES  BACES  HUMAINES.  411 

pas  par  violence  ou  usurpation  ;  les  populations  indigènes  elles- 
mêmes,  se  reconnaissant  à  bout  de  voies ,  les  avaient  appelés, 
les  avaient  payés,-  les  avaient  couronnés. 

Pour  gouverner  à  leur  guise,  comme  ils  en  avaient  incontes- 
tablement le  droit  et  même  le  devoir,  les  empereurs  ainsi  ins- 
tallés s'étaient  entourés  d'hommes  capables  de  comprendre  et 
d'exécuter  leur  pensée ,  c'est-à-dire  d'hommes  de  leur  race. 
Ils  ne  trouvaient  que  chez  ces  Romains  improvisés  le  reflet 
de  leur  propre  énergie  et  la  facilité  nécessaire  à  les  bien  ser- 
vir. Mais  qui  disait  Germain ,  disait  soldat.  La  profession  des 
armes  devint  ainsi  la  condition  première  de  l'admission  aux 
grands  emplois.  Tandis  que  dans  la  vraie  conception  romaine, 
italique  et  romaine  sémitique ,  la  guerre  n'avait  été  qu'un  ac- 
cident, et  ceux  qui  la  faisaient  que  des  citoyens  momentané- 
ment détournés  de  leurs  fonctions  régulières,  la  guerre  fut  pour 
la  magistrature  impériale  la  situation  naturelle ,  sur  laquelle 
durent  se  façonner  l'éducation  et  l'esprit  de  l'homme  d'État. 
En  fait,  la  toge  céda  le  pas  à  l'épée. 

A  la  vérité ,  le  profond  bon  sens  des  hommes  du  IVord  ne 
voulut  jamais  que  cette  prédilection  fût  officiellement  avouée, 
€t  telle  fut  à  cet  égard  sa  discrète  et  sage  réserve,  que  cette 
convention  se  maintint  à  travers  tout  le  moyen  âge,  et  le  dé- 
passa pour  venir  jusqu'à  nous.  Le  guerrier  germain  romanisé 
comprenait  bien  que  la  prépondérance  au  moms  fictive  de  l'é- 
lément civil  importait  à  la  sécurité  de  la  loi  et  pouvait  seule 
maintenir  la  société  existante. 

L'empereur  et  ses  généraux  savaient  donc,  au  besoin,  dis- 
simuler la  cuirasse  sous  la  robe  de  l'administrateur.  Pourtant 
le  déguisement  n'était  jamais  si  complet  qu'il  pût  tromper  des 
gens  malveillants.  L'épée  montrait  toujours  sa  pointe.  Les  po- 
pulations s'en  scandalisaient.  Les  demi-concessions  ne  les  ra- 
menaient pas.  La  protection  qu'elles  recevaient  ne  faisait  pas 
naître  leur  gratitude.  Les  talents  politiques  de  leurs  gouver- 
nants les  trouvaient  aveugles.  Elles  en  riaient  avec  mépris ,  et 
murmuraient,  depuis  le  Rhin  jusqu'aux  déserts  de  la  Thébaïde, 
l'injure  toujours  renouvelée  de  barbare.  On  ne  saurait  dire' 
qu'elles  eussent  tout  à  fait  tort,  suivant  leurs  lumières. 


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412  DE  l'inégalité 

Si  les  hommes  germaniques  admiraient  l'ensemble  de  l'or- 
ganisation romaine,  sentiment  qui  n'est  pas  douteux,  ils  n'avaient 
pas  autant  de  bienveillance  pour  tels  détails  qui  précisément 
aux  yeux  des  indigènes  en  faisaient  la  plus  précieuse  parure  et 
composaient  l'excellence  de  la  civilisation.  Les  soldats  couron- 
nés et  leurs  compagnons  ne  demandaient  pas  mieux  que  de 
conserver  la  discipline  morale,  l'obéissance  aux  magistrats,  de 
protéger  le  commerce,  de  continuer  les  grands  travaux  d'uti- 
lité publique  ;  ils  consentaient  encore  à  favoriser  lés  œuvres  de 
rintelligence ,  eu  tant  qu'elles  produisaient  des  résultats  ap- 
préciables pour  eux.  Mais  la  littérature  à  la  mode,  mais  les 
traités  de  grammaire,  mais  la  rhétorique,  mais  les  poèmes  lip- 
pogrammatiques,  et  toutes  les  gentillesses  de  même  sorte  qui 
faisaient  les  délices  des  beaux  esprits  du  temps,  ces  chefs- 
d'œuvre-là  les  trouvaient,  sans  exception,  plus  froids  que 
glace  ;  et  comme ,  en  définitive,  les  grâces  venaient  d'eux ,  et 
que  toutes  les  faveurs  tendaient  à  se  concentrer,  après  les  gens 
de  guerre,  sur  les  légistes,  les  fonctionnaires  civils ,  les  cons- 
tructeurs d'aqueducs,  de  routes,  de  ponts,  de  forteresses,  puis 
sur  les  historiens,  quelquefois  sur  les  panégyristes  brûlant  leur 
encens,  par  nuages  compacts ,  aux  pieds  du  maître ,  et  qu'elles 
n'allaient  guère  plus  loin,  les  classes  lettrées  ou  soi-disant  tel- 
les étaient  en  quelque  sorte  fondées  à  soutenir  que  César  man- 
quait de  goût.  Certes  ils  étaient  barbares,  ces  rudes  dominateurs 
qui,  nourris  des  chants  nerveux  de  la  Germanie,  restaient  insen- 
sibles à  la  lecture  comme  à  l'aspect  de  ces  madrigaux  écrits  en 
forme  de  lyre  ou  de  vase,  devant  lesquels  se  pâmaient  d'ad- 
miration les  gens  bien  élevés  d'Alexandrie  et  de  Rome.  lia 
postérité  aurait  bien  dû  en  juger  autrement,  et  prononcer  que 
le  barbare  existait  en  effet,  mais  non  pas  sous  la  cuirasse  du 
Germain. 

Une  autre  circonstance  blessait  encore  au  vif  l'amoùr-pro* 
pre  du  Romain.  Ses  chefs ,  ignorant  pour  la  plupart  ses  guerres 
passées,  et  jugeant  des  Romains  d'autrefois  d'après  les  con- 
temporains, ne  semblaient  pas  en  prendre  le  moindre  souci^ 
et  c'était  bien  dur  pour  des  gens  qui  se  considéraient  si  forts. 
Quand  Néron  avait  plus  honoré  la  Grèce  que  la  ville  de  Qui- 


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DES  BACES  HUMAINES.  415^ 

rinus,  quand  Septime  Sévère  avait  élevé  la  gloire  du  borgne 
de  Trasymène  au-dessus  de  celle  des  Scipions,  ces  préférences 
n'étaient  du  moins  pas  sorties  du  territoire  national.  Le  coup 
était  plus  rude  quand  on  voyait  tels  des  empereurs  de  rang 
nouveau,  et  les  armées  qui  leur  avaient  donné  la  pourpre,  ne 
s'occuper  pas  plus  d'Alexandre  le  Grand  que  d'Horatius  Co- 
dés. On  connut  des  Augustes  qui  de  leur  vie  n'avaient  entendu 
parler  de  leur  prototype  Octave,  et  ne  savaient  pas  même  son 
nom.  Ces  hommes-là  sans  nul  doute  savaient  par  cœur  les  gé- 
néalogies  et  les  actions  des  héros  de  leur  race. 

Il  ne  résultait  pas  moins  de  ce  fait,  comme  de  tant  d'autres^ 
qu'au  m®  siècle  après  Jésus-Christ  la  nation  romaine  armée 
et  bien  portante  et  la  nation  romaine  pacifique  et  agonisante 
ne  s'entendaient  nullement  ;  et,  quoique  les  chefs  de  cette  com- 
binaison, ou  plutôt  de  cette  juxtaposition  de  deux  corps  si 
hétérogènes,  portassent  des  noms  latins  ou  grecs  et  s'habillas- 
sent de  la  toge  ou  de  la  chlamyde,  ils  étaient  foncièrement,  et 
très  heureusement  pour  cette  triste  société,  de  bons  et  authen- 
tiques Germains.  C'était  là  leur  titre  et  leur  droit  à  dominer. 

Le  noyau  qu'ils  formaient  dans  l'empire  avait  d'abord  été 
bien  faible.  Les  deux  cents  cavaliers  d' Arioviste  que  Jules  César 
prit  à  sa  solde  en  furent  le  germe.  Des  développements  rapi- 
des succédèrent ,  et  on  les  remarque  surtout  depuis  que  les 
armées,  celles  principalement  qui  avaient  leurs  cantonnements 
'  en  Europe,  étabUrent  en  pfmcipe  de  n'accepter  guère  que  des 
recrues  germaniques.  Dès  lors  l'élément  nouveau  acquit  une 
puissance  d'autant  plus  considérable  qu'elle  se  retrempa  in- 
cessaniment  dans  ses  sources.  Puis  chaque  jour  de  nouvelles 
causes  apparurent  et  se  réunirent  pour  l'entraîner  dans  les  ter- 
ritoires romains,  non  plus  par  quantités  relativement  minimes, 
mais  par  masses. 

Avant  de  passer  à  l'examen  de  cette  terrible  cnse ,  on  peut 
s'arrêter  un  moment  devant  une  hypothèse  dont  la  réalisa- 
tion aurait  paru  bien  séduisante  aux  populations  romaines  du 
iV°  siècle.  La  voici  :  qu'on  suppose  un  mstant  les  nations  ger- 
maniques qui  à  cette  époque  étaient  limitrophes  de  l'empire 
beaucoup  plus  faibles,  numériquement  parlant,  qu'elles  ne  Font 


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414  DE  l'inégalité 

été  en  effet  ;  elles  auraient  été  très  promptement  absorbées  dans 
le  vaste  réservoir  social  qui  ne  se  lassait  pas  de  leur  demander 
des  forces.  Au  bout  d'un  temps  donné ,  ces  familles  auraient 
disparu  parmi  les  éléments  romanisés  ;  puis  la  corruption  gé- 
nérale, poursuivant  son  cours ,  aurait  abouti  à  une  dégénéra- 
tion chronique  qui  aujourd'hui  permettrait  à  peine  à  l'Europe 
de  maintenir  une  sociabilité  quelconque.  Du  Danube  à  la  Si- 
<;ile,  et  de  la  mer  Noire  à  l'Angleterre,  on  en  serait  à  peu  près 
au  point  de  décomposition  pulvérulente  où  sont  arrivées  les 
provinces  méridionales  du  royaume  de  Naples  et  la  plupart  deis 
territoires  de  l'Asie  antérieure. 

Sur  cette  hypothèse  qu'on  en  greffe  une  seconde.  Si  les  na- 
tions jaunes  et  à  demi  jaunes,  à  demi  slaves,  à  demi  arianes,' 
d'au  delà  de  l'Oural  avaient  pu  garder  la  possession  de  leurs 
steppes,  les  peuples  gothiques,  à  leur  tour,  conservant  les  ré- 
gions du  nord-est  jusqu'aux  gorges  hercyniennes  d'une  part,  jus- 
qu'à TEuxin  de  l'autre,  n'auraient  eu  aucune  raison  de  passer  le 
Danube.  Elles  auraient  développé  sur  place  une  civilisation  toute 
spéciale,  enrichie  de  très  faibles  emprunts  romains ,  livrés  parj 
l'inévitable  absorption  qu'elles  auraient  faite  à  la  longue  des? 
colonies  transrhénanes  et  transdanubiennes.  Un  jour,  profitant 
de  la  supériorité  de  leurs  forces  actives,  elles  auraient  éprouvé 
le  désir  de  s'étendre  pour  s'étendre  ;  mais  c'eût  été  bien  tard. 
L'Italie,  la  Gaule  et  l'Espagne  n'auraient  plus  été,  comme  elles 
le  furent  pour  les  vainqueurs  du  v®  siècle,  des  conquêtes  ins- 
tructives, mais  seulement  des  annexes  propres  à  être  exploitées 
matériellement,  comme  l'est  aujourd'hui  l'Algérie. 

Cependant  il  y  a  quelque  chose  de  si  providentiel,  ae  si 
fatal  dans  l'application  des  lois  qui  amènent  les  mélanges  ethni- 
ques, qu'il  ne  serait  résulté  de  cette  différence,  qui  paraît  si 
considérable  à  la  première  vue,  qu'une  simple  perturbation  de 
synchronismes.  Un  genre  de  culture  comparable  à  celui  qui  a 
régné  du  x®  au  xiii®  siècle  environ  aurait  commencé  beaucoup 
plus  tôt  et  duré  plus  longtemps,  parce  que  la  pureté  du  sang 
germanique  aurait  résisté  davantage.  Elle  aurait  néanmoins 
fini  par  s'épuiser  de  même  en  subissant  des  contacts  absolu- 
ment semblables  à  ceux  qui  l'ont  énervée.  Les  commotions  so- 


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BES  BACES  HUMAINES.  415 

ciales  auraient  été  transportées  à  d'autres  dates;  elles  n'en 
auraient  pas  moins  eu  lieu.  Bref,  par  un  autre  chemin,  l'hu- 
manité serait  arrivée  identiquement  au  résultat  qu'elle  a  ob- 
tenu. 

Venons  à  l'établissement  des  Germains  par  grandes  masses 
au  sein  de  la  romanité,  à  la  façon  dont  il  s'opéra  et  à  la  manière 
dont  il  doit  être  jugé. 

Les  empereurs  de  race  teutonique  avaient  à  leur  disposition, 
pour  procurer  à  l'État  des  défenseurs  de  leur  sang,  un  moyen 
infaillible,  qui  leur  avait  été  enseigné  par  leurs  prédécesseurs 
romains.  Ceux-ci  l'avaient  appris  du  gouvernement  de  la  répu- 
blique, qui  le  tenait  des  Grecs ,  lesquels ,  à  travers  l'exemple 
des  Perses,  l'avaient  emprunté  à  la  politique  des  plus  anciens 
royaumes  ninivites.  Ce  moyen,  venu  de  si  loin  et  d'un  emploi 
si  général,  consistait  à  transplanter,  au  milieu  des  populations 
dont  la  fidélité  ou  l'aptitude  militaire  étaient  douteuses,  des 
colonisations  étrangères  destinées,  suivant  les  circonstances,  à 
défendre  ou  à  contenir. 

Le  sénat,  dans  ses  plus  beaux  jours  d'habileté  et  d'omnipo- 
tence, avait  fait  de  fréquentes  applications  de  ce  système  ;  les 
premiers  Césars,  tout  autant.  La  Gaule  entière,  l'île  de  Breta- 
gne, THelvétie,  les  champs  décumates,  les  provinces  illyrien- 
nes,  la  Thrace,  avaient  fini  par  être  couverts  de  bandes  de 
soldats  libérés  du  service.  On  les  avait  mariés,  on  les  avait 
pourvus  d'instruments  agricoles,  on  leur  avait  constitué  des 
propriétés  foncières,  puis  on  leur  avait  démontré  que  la  con- 
servation de  leur  nouvelle  fortune ,  la  sécurité  de  leurs  famil- 
les et  le  solide  maintien  de  la  domination  romaine  dans  la 
contrée,  c'était  tout  un.  Rien  de  plus  aisé  à  comprendre  en 
effet,  même  pour  les  intelligences  les  plus  rétives ,  d'après  la 
manière  dont  on  établissait  les  droits  de  ces  nouveaux  habi- 
tants à  la  possession  du  sol.  Ces  droits  ne  résidaient  que  dans 
l'expression  de  la  volonté  du  gouvernement  qui  expulsait 
l'ancien  propriétaire  et  mettait  à  sa  place  le  vétéran.  Celui-ci, 
forcé  de  se  roidir  contre  les  réclamations  de  son  prédécesseur, 
ne  se  sentait  fort  que  de  la  bienveillance  du  pouvoir  qui  l'ap- 
puyait. Il  était  donc  dans  les  meilleures  dispositions  imagina- 


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416  DE  l'inégalité 

blés  pour  se  conserver  cette  bienveillance  au  prix  d'un  dévoue- 
ment sans  bornes. 

Cette  combinaison  d'effets  et  de  causes  plaisait  aux  politiques 
•  de  l'antiquité.  Leur  sagesse  l'approuvait,  et,  si  les  gens  qui 
avaient  à  en  souffrir  pouvaient  s'en  plaindre,  la  morale  publi- 
que acceptait,  sans  plus  de  scrupules,  un  système  jugé  utile  à  la 
solidité  de  l'État,  un  système  consacré  par  les  lois,  et  qui  de 
plus  avait  pour  excuse  d'avoir  été  toujours  et  partout  pratiqué 
par  les  nations  dont  un  esprit  cultivé  pouvait  invoquer  les 
exemples. 

Dès  le  temps  des  premiers  Césars ,  on  crut  devoir  apporter 
quelques  modifications  à  la  simplicité  brutale  de  ce  mécanisme. 
L'expérience  avait  prouvé  que  les  colonisations  de  vétérans 
italiotes,  asiatiques  ou  même  gaulois  méridionaux,  ne  mettaient 
pas  suffisamment  les  frontières  du  nord  à  l'abri  des  incursions 
de  voisins  trop  redoutables.  Les  familles  romanisées  reçurent 
l'ordre  de  s'éloigner  des  limites  extrêmes,  puis  l'on  offrit  à  tous 
les  Germains  cherchant  fortune,  et  le  nombre  n'en  était  pas 
médiocre,  la  libre  disposition  des  terrains  restés  vacants,  le 
titre  un  peu  oppressif  quelquefois  d'amis  du  peuple  romain  et, 
ce  qui  semblait  promettre  davantage,  l'appui  des  légions  con- 
tre les  agressions  éventuelles  des  ennemis  de  Temph^e. 

Ce  fut  ainsi  que,  par  la  propre  volonté,  par  le  choix  libre 
du  gouvernement  impérial,  des  nations  teutoniques  furent  ins- 
tallées tout  entières  sur  les  terres  romaines.  On  espéra  de  si 
grands  avantages  de  cette  manière  de  procéder  que  bientôt 
l'on  joignit  aux  aventuriers  les  prisonniers  de  guerre.  Quand 
une  tribu  de  Germains  était  vaincue,  on  l'adoptait,  on  en  com- 
posait une  nouvelle  bande  de  gardes-frontières,  en  ayant  soin 
seulement  de  la  dépayser. 

Les  autres  barbares  n'assistaient  pas  sans  jalousie  au  spec- 
tacle d'une  situation  si  favorisée.  Sans  même  avoir  besoin  de 
se  rendre  compte  des  avantages  supérieurs  auxquels  ces  Ro- 
mains factices  pouvaient  prétendre ,  ni  apercevoir  d'une  ma- 
nière bien  nette  les  sphères  brillantes  où  cette  élite  disposait 
des  destmées  de  l'univers,  ils  voyaient  leurs  pareils  pourvus 
de  propriétés  depuis  longtemps  en  bon  état  de  culture  ;  ils  les 


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DES  BACES  HUMAINES.  417 

Toyaient  en  contact  avec  un  commerce  opulent ,  et  en  jouis- 
sance de  ce  que  les  perfectionnements  sociaux  avaient  pour 
eux  de  plus  enviable.  C'en  était  assez  pour  que  les  agressions 
redoublassent  d'impétuosité,  de  fréquence.  Obtenir  des  terres 
impériales  devint  le  rêve  obstiné  de  plus  d'une  tribu ,  lasse  de 
végéter  dans  ses  marais  et  dans  ses  bois. 

Mais ,  d'un  autre  côté ,  à  mesure  que  les  attaques  devenaient 
plus  rudes,  la  situation  des  Germains  colonisés  était  aussi  plus 
précaire.  Des  rivaux  les  trouvaient  trop  riches;  eux,  ils  se 
sentaient  trop  peu  tranquilles.  Ils  étaient  souvent  exposés  à  la 
tentation  de  tendre  la  main  à  leurs  frères  au  lieu  de  les  com- 
battre ,  et ,  pour  en  obtenir  la  paix ,  de  se  liguer  avec  eux  con- 
tre les  vrais  Romains,  placés  derrière  leur  douteuse  protection. 

L'administration  impériale  germanisée  jugea  le  péril  ;  elle 
■en  comprit  toute  l'étendue,  et,  afin  de  le  détourner  en  redou- 
blant le  zèle  des  auxiliaires ,  elle  ne  trouva  rien  de  mieux  que 
de  leur  proposer  les  modifications  suivantes  dans  leur  état 
légal  : 

Ils  ne  seraient  plus  considérés  uniquement  comme  des  co- 
lons, mais  bien  comme  des  soldats  en  activité  de  service. 
Conséquemment,  à  tous  les  avantages  dont  ils  étaient  déjà  en 
possession ,  et  qui-  ne  leur  seraient  point  retirés ,  ils  verraient 
s'ajouter  encore  celui  d'une  solde  militaire.  Ils  deviendraient 
partie  intégrante  des  armées,  et  leurs  chefs  obtiendraient  les 
grades,  les  honneurs  et  la  paye  des  généraux  romains. 

Ces  offres  furent  acceptées  avec  joie,  comme  elles  devaient 
l'être.  Ceux  qui  en  furent  les  objets  ne  songèrent  plus  qu'à 
exploiter  de  leur  mieux  la  faiblesse  d'un  empire  qui  en  était 
réduit  à  de  tels  expédients.  Quant  aux  tribus  du  dehors,  elks 
n'en  devinrent  que  plus  possédées  du  désir  d'obtenir  des  terres 
•romaines,  de  devenir  soldats  romains,  gouverneurs  de  pro- 
vince ,  empereurs.  Il  ne  s'agissait  plus  désormais ,  dans  la  so- 
ciété civilisée,  telle  que  le  cours  des  événements  l'avait  faite, 
que  d'antagonismes  et  de  rivalités  entre  les  Germains  du  de- 
dans et  ceux  du  dehors. 

La  question  ainsi  posée,  le  gouvernement  fut  entraîné  à 
étendre  sans  fin  le  réseau  des  colonisations ,  et  bientôt  de  fron» 


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418  DE  l'inégalité 

tières  qu'elles  étaient  elles  devinrent  aussi  intérieures.  De  gré 
ou  de  force,  les  peuplades  chargées  de  la  défense  des  limites, 
et  qu'en  cas  de  péril  on  était  souvent  contraint  d'abandonner 
àelles-mênaes,  ces  peuplades  faisaient  de  fréquentes  transac- 
tions avec  les  assaillants.  Il  fallait  bien  que  l'empereur  finît 
par  ratifier  ces  accords  dont  sa  faiblesse  était  la  première 
cause.  De  nouveaux  soldats  étaient  enrôlés  à  la  solde  de  l'État; 
il  leur  fallait  trouver  les  terres  qu'on  leur  avait  promises.  Sou- 
vent mille  considérations  s'opposaient  à  ce  qu'on  les  leur  as- 
signât sur  des  frontières  qui,  d'ailleurs,  étaient  encombrées  de 
leurs  pareils.  Puis ,  ce  n'était  pas  là  qu'on  avait  chance  de  ren- 
contrer des  propriétaires  maniables ,  disposés  à  se  laisser  dé- 
posséder sans  résistance.  On  chercha  cette  espèce  débonnaire 
où  on  savait  qu'elle  était,  dans  toutes  les  provinces  intérieu- 
res. Par  une  sorte  d'immunité  résultant  de  la  suprématie  d'au- 
trefois, l'Italie  fut  exceptée  aussi  longtemps  que  possible  de 
cette  charge  ;  mais  on  ne  se  gêna  pas  avec  la  Gaule.  On  mit 
des  Teutons  à  Chartres  ;  Bayeux  vit  des  Bataves  ;  Goutances , 
le  Mans,  Glermont  furent  entourés  de  Suèves;  des  Alains  et 
des  Taïfales  occupèrent  les  environs  d'Aulun  et  de  Poitiers; 
des  Franks  s'installèrent  à  Rennes  (1).  Les  Gaulois  romanisés 
étaient  gens  de  bonne  composition  ;  ils  avaient  appris  la  sou- 
mission avec  les  collecteurs  impériaux.  A  plus  forte  raison 
n'avaient-ils  rien  à  opposer  au  Burgonde  ou  au  Sarmate ,  pré- 
sentant d'un  ton  péremptoire  l'invitation  légale  de  céder  la 
place. 

Il  ne  faut  pas  oublier  une  minute  que  ces  revirements  de 
propriété  étaient ,  suivant  les  notions  romaines ,  parfaitement 
légitimes.  L'État  et  l'empereur,  qui  le  représentait ,  avaient  le 
droit  de  tout  faire  au  monde;  il  n'existait  pas  de  moralité 
pour  eux  :  c'était  le  principe  sémitique.  Du  moment  donc  que 
celui  qui  donnait  avait  le  droit  de  donner,  le  barbare  qui  béné- 
ficiait de  cette  concession  avait  un  titre  parfaitement  régulier 
à  prendre.  Il  se  trouvait  du  jour  au  lendemain  propriétaire , 

(4)  Dans  l'île  de  Bretagne,  les  colons  barbares,  fort  nombreux,  ne 
portaient  pas  le  nom  ordinaire  de  lœti,  on  les  appelait  gentiles.  (Pals- 
grave,  Rise  and  Progress  of  the  English  Commonwealthf  1. 1,  p.  333.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  419^ 

d'après  la  même  règle  dont  avaient  pu  se  réclamer  jadis  les 
Celtes  românisés  eux-mêmes  par  la  volonté  du  souverain. 

Vers  la  fin  du  iv®  siècle ,  presque  toutes  les  contrées  ro- 
maines ,  sauf  ritalie  centrale  et  méridionale ,  car  la  vallée  du 
Pô  était  déjà  concédée,  possédaient  un  nombre  notable  de  na- 
tions septentrionales  colonisées ,  recevant  la  plupart  une  solde, 
et  connues  officiellement  sous  le  nom  de  troupes  au  service 
de  l'empire,  avec  l'obligation,  d'ailleurs  assez  mal  remplie, 
de  se  comporter  paisiblement.  Ces  guerriers  adoptaient  rapi- 
dement les  mœurs  et  les  habitudes  qu'ils  voyaient  pratiquer 
parles  Romains;  ils  se  montraient. fort  intelligents,  et,  une 
fois  plies  aux  conséquences  de  la  vie  sédentaire ,  ils  devenaient 
la  partie  la  plus  intéressante ,  la  plus  sage ,  la  plus  morale,  la 
plus  facilement  chrétienne  des  populations. 

Mais  jusque-là,  c'est-à-dire  jusqu'au  v®  siècle,  toutes  ces  colo- 
nisations ,  tant  intérieures  que  frontières ,  n'avaient  amené  les 
Germains  sur  les  terres  de  l'empire  que  par  groupes.  L'amas 
immense  accumulé  avec  les  siècles  dans  le  nord  de  l'Europo 
n'avait  fait  encore  que  ruisseler  par  jets  comparativement 
minces  à  travers  les  digues  de  la  romanité.  Tout  à  coup  il  les 
effondra,  et  précipita  toutes  ses  masses,  fit  rouler  et  écumer 
toutes  ses  vagues  sur  cette  misérable  société  que  des  échappées 
de  son  génie  faisaient  seules  vivre  depuis  trois  siècles ,  et  qui 
enfin  ne  pouvait  plus  aller.  Il  lui  fallait  une  refonte  complète. 

La  pression  exercée  par  les  Finnois  ouraliens ,  par  les  Huns 
blancs  et  noirs,  par  des  populations  énormes  où  se  présentaient 
à  peu  près  purs,  à  tous  les  degrés  de  combinaisons,  les  élé- 
ments slaves,  celtiques,  arians,  mongols;  cette  pression  était 
devenue  si  violente  que  l'équilibre  toujours  chancelant  des 
États  teutoniques  avait  été  complètement  renversé  dans  l'Est. 
Les  établissements  gothiques  s'étant  écroulés ,  les  débris  de  la 
grande  nation  d'Hermanaric  descendirent  sur  le  Danube,  et 
formulèrent  à  leur  tour  la  demande  ordinaire  :  des  terres  ro- 
maines, le  service  militaire  et  une  solde. 

Après  des  débats  assez  longs,  comme  ils  n'obtenaient  pas  ce 
qu'ils  voulaient ,  ils  se  décidèrent  par  provision  à  le  prendre. 
Faisant  une  pointe  depuis  la  Thrace  jusqu'à  Toulouse,  ils  s'a- 


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420 


DE   L  INEGALITE 


battirent  comme  mie  nuée  de  faucons  sur  le  Languedoc  et 
l'Espagne  du  nord,  puis  laissèrent  les  Romains  parfaitement 
libres  de  les  chasser,  s'ils  pouvaient. 

Ceux-ci  n'eurent  garde  d'essayer.  La  manière  dont  les  Visi- 
goths  venaient  de  s'installer  était  un  peu  irrégulière;  mais  une 
patenté  impériale  ne  tarda  pas  à  réparer  le  mal,  et  de  ce  mo- 
ment les  nouveaux  venus  furent  aussi  légitimement  établis  sur 
les  terres  qu'ils  avaient  prises  que  les  autres  sujets  dans  les 
leurs.  Les  Franks  et  les  Burgondes  n'avaient  pas  attendu  ce  bon 
exemple  pour  se  donner  d'abord,  se  faire  concéder  ensuite  des 
avantages  pareils  ;  de  sorte  que  vingt  nations  du  nord ,  outre 
fes  anciennes  tribus  gardes-frontières ,  disparues  sous  cette 
épaisse  alluvion ,  se  virent  dès  lors  acceptées  et  adoptées  par 
les  matricules  militaires  sur  tout  le  territoire  européen.  Leurs 
«hefs  étaient  consuls  et  patrices.  On  eut  le  patrice  Théodorik 
et  le  patrice  Khlodowig  (1). 

Maîtres  absolus  de  tout,  les  Germains  établis  dans  l'empire 
pouvaient  désormais  tout  faire ,  assurés  que  leurs  caprices 
seraient  des  lois  irrésistibles.  Deux  partis  s'offraient  à  eux  :  ou 
bien  rompre  avec  les  habitudes  et  les  traditions  conservées  par 
leurs  devanciers  de  même  sang  ;  abolir  la  cohésion  des  terri- 
toires, et  former  de  tous  ces  débris  un  certain  nombre  de  sou- 
verainetés distinctes ,  libres  dé  se  constituer  suivant  les  con- 
venances de  l'âge  qui  conamençait;  ou  bien  rester  fidèles  à 
l'œuvre  consacrée  par  les  soins  de  tant  d'empereurs  issus  de 
la  race  nouvelle,  mais  en  modifiant  cette  oeuvre  par  un  certain 
appoint  d'anomalies  devenues  indispensables. 

Dans  ce  dernier  système ,  l'organisation  d'Honorius  restait 
sauve  quant  à  l'essentiel.  La  romanité,  c'est-à-dire,  suivant  la 
ferme  conviction  des  temps,  la  civilisation,  poursuivait  son 
jcours. 

Les  barbares  reculèrent  devant  l'idée  de  nuire  à  une  chose 
si  nécessaire  ;  ils  persistèrent  dans  le  rôle  conservateur,  adopté 

(1)  Ces  deux  chefs  devaient  leurs  titres  romains  à  Tempereur  Anas- 
tase,  qui  défait  n'était  rien  en  Occident;  mais  on  verra  tout  à  l'heure 
par  quelle  fiction  les  rois  barbares  tenaient  à  le  considérer  comme 
■empereur  national. 


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DES  HACES  HUMAINES.  421 

par  les  empereurs  d'origine  barbare,  et  choisirent  le  second 
parti  ;  ils  ne  découpèrent  point  le  monde  romain  en  autant  de 
parcelles  qu'ils  étaient  de  nations.  Ils  le  laissèrent  bien  entier, 
et,  au  lieu  de  s'en  faire  les  destructeurs  en  en  réclamant  la  pos- 
session ,  ils  n'en  voulurent  avoir  que  l'usufruit. 

Pour  mettre  cette  idée  à  exécution ,  ils  inaugurèrent  un  sys- 
tème politique  d'une  apparence  extrêmement  complexe.  On  y 
vit  fonctionner  tout  à  la  fois  et  des  règles  empruntées  à  l'an- 
cien droit  germanique,  et  des  maximes  impériales,  et  des  théo- 
ries mixtes  formées  de  ces  deux  ordres  de  conceptions. 

Le  roi ,  le  konungr,  car  il  ne  s'agissait  nullement  ici  ni  du 
drottinn,  ni  du  graflf ,  mais  bien  du  chef  de  guerre,  conduc- 
teur d'invasion  et  hôte  des  guerriers,  revêtit  un  double  ca- 
ractère. Pour  les  hommes  de  sa  race,  il  devint  un  général  per- 
pétuel (1);  pour  les  Romains ,  il  fut  un  magistrat  institué  sous 
l'autorité  de  l'empereur.  Vis-à-vis  des  premiers,  ses  succès 
avaient  cette  conséquence  d'enrôler  et  de  conserver  plus  de 
combattants  autour  de  ses  drapeaux;  vis-à-vis  des  seconds, 
d'étendre  les  limites  géographiques  de  sa  juridiction.  D'ail- 
leurs, le  konungr  germanique  ne  se  considérait  nullement 
comme  le  souverain  des  contrées  tombées  en  sa  puissance.  La 
souveraineté  n'appartenait  qu'à  l'empire;  elle  était  inaliénable 
et  incommunicable;  mais  comme  magistrat  romain,  agissant 
au  moyen  d'une  délégation  du  pouvoir  suprême ,  le  konungr 
disposait  des  propriétés  avec  une  liberté  absolue.  Il  usait  pleine- 
ment du  droit  d'y  coloniser  ses  compagnons,  ce  qui  était  sim- 
ple aux  yeux  de  tout  le  monde.  Il  leur  distribuait ,  suivant  les 
coutumes  de  sa  nation ,  une  partie  des  terres  de  rapport ,  et 
accordait  ainsi  l'usage  romain  avec  l'usage  germanique  ;  il  or- 
ganisait de  la  sorte  un  système  mixte  de  tenures  nouvelles 


(4)  Le  droit  de  commendatio,  qui  se  maintint  si  longtemps  chez  les 
Anglo-Saxons,  la  faculté  de  choisir  librement  son  chef,  se  perdit  de 
très  bonne  heure  chez  les  Franks,  Les  leudes ,  antrustions  ou  fidèles , 
étaient  tenus  de  rester  attachés  à  leur  roi,  et  ne  pouvaient ,  sans  en- 
courir des  recherches  légales,  passer  au  service  d'un  autre.  (Savigny, 
D.  Rœm.  Reehtim  Mitelalt.,  1. 1,  p.  186.)  Cette  modification  importante 
à  la  liberté  germanique  avait  eu  lieu  sous  Tinfluence  de  la  loi  romaine. 

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^22  DE  l'inégalité 

des  bénéfices  réversibles  en  vertu  de  principes  germaniques  et 
de  principes  romains,  ce  qu'on  appelait  et  ce  qu'on  appelle 
encore  des  féods  ;  ou  même  il  constituait  à  son  gré  des  terres 
allodiales,  avec  cette  différence  fondamentale,  cependant ,  qui 
distinguait  complètement  ces  concessions  des  odels  anciens, 
que  c'était  la  volonté  royale  qui  les  faisait,  et  non  pas  l'action 
Ubre  du  propriétaire  (1).  Quoi  qu'il  en  soit,  féod  ou  odel,  le  chef 
qui  les  donnait  à  ses  hommes  avait  sur  la  province  le  droit  de 
propriété,  ou  plutôt  de  libre  disposition,  comme  délégué  de 
l'empereur,  mais  point  le  haut  domaine. 

Telle  était  la  situation  des  Mérowings  dans  les  Gaules.  Lors- 
qu'un d'eux  était  à  son  lit  de  mort,  il  ne  pouvait  lui  venir  en 
idée  de  donner  des  provinces  à  son  fils,  puisqu'il  n'en  possédait 
pas  lui-même.  Il  établissait  donc  la  répartition  de  son  héritage 
sur  des  principes  tout  autres.  En  tant  que  chef  germanique, 
il  ne  disposait  que  du  commandement  d'un  nombre  plus  ou 
moins  considérable  de  guerriers,  et  de  certaines  propriétés 
rurales  qui  lui  servaient  à  entretenir  cette  armée.  C'étaient 
cette  bande  et  ces  domaines  qui  lui  donnaient  la  quaUté  de 
roi,  et  il  ne  l'avait  pas  d'ailleurs.  En  tant  que  magistrat  ro- 
main, il  n'avait  que  le  produit  des  impôts  perçus  dans  les  dif- 
férentes parties  de  sa  juridiction,  d'après  les  données  du  cadas- 
tre impérial. 

En  face  de  cette  situation,  et  voulant  égaliser  de  son  mieux 
les  parts  de  ses  enfants,  le  testateur  assignait  à  chacun  d'eux 
une  résidence  entourée  d'hommes  de  guerre  appartenant,  au- 
tant que  possible,  à  une  même  tribu.  C'était  là  le  domaine 
germanique,  et  il  eût  suffi  d'une  métairie  et  d'une  vingtaine 
de  champions  pour  autoriser  le  jeune  Mérowing  qui  n'eût  pas 
obtenu  davantage  à  porter  le  titre  de  roi. 


(1)  Ce  fut  probablement  comme  une  conséquence  de  Timportation 
des  alleux  que  certains  possesseurs  de  terres  furent  exemptés  par  les 
rois  du  pouvoir  des  comtes.  C'était  un  souvenir  de  l'ancienne  liberté 
de  l'Arian  dans  son  odel.  Mais  cette  immunité  n*était  jamais  complète, 
et  le  possesseur  de  Talleu  fut  toujours  responsable  devant  le  tribunal 
commun,  devant  le  comte,  des  crimes  de  meurtre,  de  rapt  et  d'incen- 
die. (Savigny,  Bas  Rœm.  Recht  im  Mittelalt, ,  1. 1,  p.  278.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  423 

Quant  au  domaine  romain,  le  chef  mourant  le  fractionnait 
avec  bien  moins  de  scrupule  encore,  puisqu'il  ne  s'agissait  que 
de  valeurs  mobilières.  Il  distribuait  donc  par  portions  diverses, 
à  plusieurs  héritiers,  les  revenus  des  douanes  de  Marseille,  de 
Bordeaux  ou  de  Nantes. 

Les  Germains  n'avaient  pas  pour  but  principal  de  sauver  ce 
qu'on  nomme  l'unité  romaine.  Ce  n'était  là  à  leurs  yeux  qu'une 
manière  de  maintenir  la  civilisation,  et  c'est  pourquoi  ils  s'y 
soumettaient.  Leurs  efforts,  pour  ce  but  méritoire,  furent  des 
plus  extraordinaires,  et  dépassèrent  même  ce  qu'on  avait  pu 
observer  dans  ce  sens  chez  un  grand  nombre  d'empereurs.  Il 
semblerait  que  depuis  l'établissement  en  masse  au  sein  de  la 
romanité,  la  barbarie  se  .repentît  d'avoh*  donné  trop  peu  d'at- 
tention aux  niaiseries  même  de  l'état  social  qu'elle  admirait. 
Tous  les  littérateurs  étaient  assurés  de  l'accueil  le  plus  hono- 
rable à  la  cour  des  rois  vandales,  goths,  franks,  burgondes 
ou  longobards.  Les  évêques,  ces  dépositaires  véritables  de  l'in- 
telligence poétique  de  l'époque,  n'écrivaient  pas  que  pour  leurs 
moines.  La  race  des  conquérants  elle-même  se  mit  g  manier 
la  plume,  et  Jornandès,  Paul  Warnefrid,  Tanonyme  de  Ra- 
venne,  bien  d'autres  dont  les  noms  et  les  œuvres  ont  péri , 
témoignaient  assez  du  goût  de  leur  race  pour  l'instruction  la- 
tine. D'un  autre  côté,  les  connaissances  plus  particulièrement 
nationales  ne  tombaient  pas  en  oubli.  On  taillait  des  runes  chez 
le  roi  Hilpérik  (1),  qui,  inquiet  des  imperfections  de  l'alphabet 
romain,  occupait  ses  moments  perdus  à  le  réformer.  Les  poè- 
mes du  Nord  se  maintenaient  en  honneur,  et  les  exploits  des 
aïeux,  fidèlement  chantés  par  les  générations  nouvelles,  ser- 
vaient à  prouver  que  ces  dernières  n'avaient  point  abdiqué  les 
qualités  énergiques  de  leur  race  (2). 

(1)  La  traduction  mœso-gothique  des  évangiles  par  Ulfila  est  du 
IV*  siècle. 

(2)  Théodorik  III  et  ses  successeurs  promulguèrent  plusieurs  lois 
dans  le  but  de  protéger  les  monuments  de  Rome  contre  la  destruction. 
Ce  n'étaient  pas  les  barbares  qui  les  attaquaient,  mais  les  Romains, 
soit  par  zèle  religieux,  soit  pour  y  prendre  des  matériaux  de  construc- 
tion. —  Les  plus  grands  ravages  ont  été  faits  sous  Constant  II.  (Clarac, 
Manuel  de  l'histoire  de  l'art  chez  les  anciens ,  part.  II,  p.  837.)  —  Les 


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424  DE  l'inégalité 

En  même  temps,  les  peuples  germaniques,  imitant  ce  qu'ils 
observaient  chez  leurs  sujets,  s'occupèrent  activement  de  ré- 
gulariser leur  propre  législation,  suivant  les  nécessités  de  l'é- 
poque et  du  mUieu  où  ils  se  trouvaient  placés.  Si  leur  attention 
fut  mise  en  éveil  par  le  travail  d'autrui,  ce  ne  fut  nullement 
d'une  manière  servile,  ni  dans  la  méthode  ni  dans  les  résultats, 
que  procéda  leur  intelligence. 

S'étant  imposé  l'obligation  de  respecter  et,  par  conséquent, 
de  reconnaître  les  droits  des  Romains ,  ce  leur  fut  une  raison 
de  se  rendre  un  compte  fort  exact  des  leurs ,  et  d'établir  une 
sorte  de  concordance  ou  mieux  de  parallélisme  entre  les  deux 
systèmes  qu'ils  avaient  l'intention  de  faire  vivre  en  face  l'un 
de  l'autre;  Il  résulta  de  cette  dualité,  si  franchement  acceptée 
et  même  cultivée,  un  principe  d'une  haute  importance  et  dont 
rinfluence  ne  s'est  jamais  complètement  perdue.  Ce  fut  de  re- 
connaître, de  constater,  de  stipuler  qu'il  n'existait  pas  de  dis- 
tinction organique  entre  les  diverses  tribus,  les  diverses  nations 
venues  du  nord,  en  quelque  lieu  qu'elles  fussent  établies  et 
quelque^  noms  qu'elles  pussent  porter,  du  moment  qu'elles 
étaient  germaniqujes  (1).  A  la  faveur  de  certaines  alliances,  un 
petit  nombre  de  groupes  plus  qu'à  demi  slaves  parvinrent  à  se 
faire  accepter  dans  cette  grande  famille,  et  servirent  plus  tard 
de  prétexte,  d'intermédiaire  pour  y  rattacher,  avec  moins  dt 
fondement  encore,  plusieurs  de  leurs  frères.  Mais  cette  exten- 

Romains  recherchaient  beaucoup  les  statues  de  marbre,  aûn  d'en  faire 
de  la  chaux.  Les  rois  visigoths  et  les  papes,  malgré  les  prescriptions 
les  plus  sévères,  ne  purent  empêcher  le  plus  grand  nombre  des  objets 
d*art  de  périr  ainsi.  (Ouvr.  cité,  p.  837.)  —  Athalaric  s'efforça  de  réor^ 
ganiser  l'école  de  droit  de  Rome.  (Cassiod.,  Var.,  IX,  31.)  —  L0s  rois 
visigoths,  non  contents  de  défendre  la  destruction  des  monuments,, 
attribuèrent  même  des  fonds  à  leur  entretien.  (Clarac,  ouvr.  cité, 
part.  II,  p.  857.) 

(1)  C'était  agir  conformément  aux  indications  de  la  race,  de  la  lan- 
gue, de  la  loi  civile,  et  Palsgrave  a  dit  avec  vérité  :  «  Like  their  varions 
«  languages  which  are  in  thruth  but  dialect  of  one  mother  tongue,  so 
«  their  laws  are  but  modifications  of  one  primeval  code...  even  now 
«  we  can  mark  the  era  when  the  same  principles  and  doctrines  were 
«  recognised  at  Upsala  and  at  Toledo,  in  Lombardy  and  in  England.  » 
(Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  3.) 


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DES   KACES  HUMAINES.  425 

sion  n'a  jamais  été  bien  sentie  ni  bien  acceptée  par  l'esprit  oc- 
cidental. Les  Slaves  lui  sont  aussi  étrangers  que  les  peuples 
sémitiques  de  l'Asie  antérieure,  avec  lesquels  il  est  lié  à  peu 
près  de  la  même  façon  par  les  populations  de  l'Italie  et  de 
l'Espagne. 

On  le  voit,  le  génie  germanique  était  aussi  généralisateur 
que  celui  des  nations  antiques  Tétait  peu.  Bien  qu'il  partît 
d'une  base  en  apparence  plus  étroite  que  les  institutions  hel- 
lénistiques, romaines  ou  celtiques,  et  que  les  droits  de  l'homme 
libre,  pris  individuellement,  fussent  pour  lui  ce  qu'étaient  les 
droits  de  la  cité  pour  les  autres,  la  notion  qu'il  en  avait,  et 
qu'il  étendait  avec  une  si  superbe  imprévoyance ,  le  conduisit 
infiniment  plus  loin  qu'il  ne  pensait  lui-même  aller.  Rien  de 
plus  naturel  :  l'âme  de  ce  droit  personnel,  c'était  le  mouvement, 
l'indépendance,  la  vie,  l'appropriation  facile  à  toutes  les  cir- 
constances ambiantes;  l'âme  du  droit  civique,  c'était  la  servi- 
tude, comme  sa  suprême  vertu  était  l'abnégation. 

Malgré  le  profond  désordre  ethnique  au  milieu  duquel  l'A- 
rian  Germain  apparaissait,  et  bien  que  son  propre  sang  ne  fût 
pas  absolument  homogène,  il  mettait  tous  ses  soins  à  circons- 
crire, à  préciser  deux  grandes  catégories  idéales  dans  lesquelles 
il  enfermait  toutes  les  masses  soumises  à  son  arbitrage;  en 
principe,  il  ne  reconnaissait  que  la  romanité  et  la  barbarie. 
C'était  là  le  langage  consacré.  11  s'efforçait  d'ajuster  du  moins 
mal  possible  ces  deux  éléments  désormais  constitutifs.de  la 
société  occidentale,  et  dont  le  travail  des  siècles  devait  arron- 
dir les  angles,  adoucir  les  contrastes,  amener  la  fusion.  Qu'un 
tel  plan,  que  les  germes  qui  y  étaient  déposés  fussent  supérieurs 
en  fécondité  et  préparassent  pour  l'avenir  de  plus  beaux  fruits 
que  les  plus  éclatantes  théories  de  la  Rome  sémitique,  il  serait 
oiseux  de  le  discuter.  Dans  -cette  dernière  organisation,  on  l'a 
pu  constater,  mille  peuples  rivaux,  mille  coutumes  ennemies, 
mlDe  débris  de  civilisations  discordantes  se  faisaient  une  guerre 
intestine.  Pas  la  moindre  tendance  n'existait  à  sortir  d'une  con- 
fusion si  monstrueuse,  sans  courir  le  danger  de  tomber  dans 
une  autre  plus  horrible  encore.  Pour  tous  liens,  le  cadastre, 
les  règlements  niveleurs  du  fisc,  Timpartialité  négative  de  la 

24. 


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426  DE  l'inégalité 

loi;  mais  rien  de  supérieur  qui  préparât,  qui  forçât  Favène- 
ment  d'une  moralité  nouvelle,  d'une  communauté  de  vues, 
d'une  tendance  unanime  parmi  les  liommes ,  ni  qui  annonçât 
cette  civilisation  sagace  qui  est  la  nôtre,  et  que  nous  n'aurions 
jamais  obtenue  si  la  barbarie  germanique  n'en  avait  iapporté 
les  plus  précieuses  greffes  et  n'avait  pris  la  charge  de  les  faire 
réussir  sur  la  tige  débile  de  la  romanité,  passive ,  dominée,  con- 
trainte, jamais  sympathique. 

J'ai  rappelé  quelquefois  dans  le  cours  de  ces  pages,  et  ce 
n'était  pas  inutilement,  que  les  grands  faits  que  je  décris,  Icf- 
importantes  évolutions  que  je  signale,  ne  s'opèrent  nullement 
par  suite  de  la  volonté  expresse  et  directe  des  masses  ou  de 
tels  ou  tels  personnages  historiques.  Causes  et  effets ,  tout  se 
développe  au  contraire  le  plus  ordinairement  à  Tinsu  ou  à  ren- 
contre des  vues  de  ceux  qui  y  contribuent.  Je  ne  m'occupe 
nullement  de  retracer  l'histoire  des  corps  politiques,  ni  les 
actions  belles  ou  mauvaises  de  leurs  conducteurs.  Tout  entier 
attentif  à  l'anatomie  des  races,  c'est  uniquement  de  leurs  res- 
sorts organiques  que  je  tiens  compte  et  des  conséquences  pré- 
destinées qui  en  résultent,  ne  dédaignant  pas  le  reste,  mais  le 
laissant  à  l'écart  lorsqu'il  ne  sert  pas  à  expliquer  le  point  en 
discussion.  Si  j'approuve  ou  si  je  blâme ,  mes  paroles  n'ont 
qu'un  sens  comparatif  et,  pour  ainsi  dire,  métaphorique.  En 
réalité,  ce  n'est  pas  un  mérite  moral  pour  les  chênes  que  d'é- 
lever à  travers  les  siècles  leurs  fronts  majestueux,  couronnés 
d'un  vert  diadème ,  comme  ce  n'est  pas  non  plus  une  honte 
pour  les  herbes  des  gazons  de  se  faner  en  quelques  jours.  Les 
uns  et  les  autres  ne  font  que  tenir  leurs  places  dans  les  séries 
végétales,  et  leur  puissance  ou  leur  humilité  concourent  égale- 
ment aux  desseins  du  Dieu  qui  les  a  faits.  Mais  je  ne  me  dissi- 
mule pas  non  plus  que  la  libre  action  des  lois  organiques,  aux- 
quelles je  borne  mes  recherches,  est  souvent  retardée  par 
l'immixtion  d'autres 'mécanismes  qui  lui  sont  étrangers.  Il  faut 
passer  sans  étonnement  par-dessus  ces  perturbations  momen- 
tanées, qui  ne  sauraient  changer  le  fond  des  choses.  A  traverg 
tous  les  détours  où  les  causes  secondes  peuvent  entraîner  les 
conséquences  ethniques,  ces  dernières  finissent  toujours  par 


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DES  KACES  HUMAINES.  427 

retrouver  leurs  voies.  Elles  y  tendent  imperturbablement  et 
ne  manquent  jamais  d'y  arriver.  C'est  ainsi  qu'il  en  advint  pour 
le  sentiment  conservateur  des  Germains  envers  la  romanité. 
Il  fut  en  vain  combattu  et  souvent  obscurci  par  les  passions 
qui  lui  faisaient  escorte;  à  la  fin  il  accomplit  sa  tâclie.  Il  se 
refusa  à  la  destruction  de  l'empire  aussi  longtemps  que  l'em- 
pire représenta  un  corps  de  peuples,  un  ensemble  de  notions 
sociales  différentes  de  la  barbarie.  Il  fut  si  ferme  dans  cette 
volonté  et  si  inexpugnable ,  qu'il  la  maintint  même  pendant 
l'espace  de  quatre  siècles  où  il  se  vit  forcé  de  supprimer  l'em- 
pereur dans  l'empire. 

Cette  situation  d'un  État  despotique  subsistant  sans  avoir  de 
tête  n'était  pas  ^  du  reste ,  aussi  étrange  qu'elle  le  peut  sembler 
d'abord.  Dans  une  organisation  comme  la  romaine ,  où  l'hé- 
rédité monarchique  n'avait  jamais  existé  et  où  l'élection  du 
chef  suprême ,  indifféremment  accomplie  par  le  prédécesseur, 
par  le  sénat ,  par  le  peuple  ou  par  une  des  armées ,  puisait  sa 
validité  dans  le  seul  fait  de  sa  maintenue  ;  en  face  d'un  pareil 
ordre  de  choses ,  ce  n'est  pas  la  régularité  des  successions  au 
trône  qui  peut  faire  connaître  que  le  corps  politique  continue 
de  vivre,  encore  bien  moins  le  corps  social.  Le  seul  critérium, 
admissible ,  c'est  l'opinion  des  contemporains  à  cet  égard.  Et 
il  n'importe  pas  que  cette  opinion  soit  fondée  sur  des  faits  spé- 
ciaux ,  comme ,  par  exemple ,  la  continuation  d'institutions  sé- 
culaires, chose  de  tout  temps  inconnue  dans  une  société  en 
perpétuelle  refonte,  ou  bien  la  résidence  du  pouvoir  continuée 
dans  une  même  capitale,  ce  qui  n'avait  pas  eu  lieu  davantage; 
il  suffit  que  la  conviction  existant  sur  ce  sujet  résulte  de  l'en- 
chaînement d'idées,  même  transitoires  et  disparates,  mais 
qui ,  s'engendrant  les  unes  des  autres ,  créent ,  malgré  la  ra- 
pidité de  leur  succession,  une  impression  de  durée  pour  le 
milieu  assez  vague  dans  lequel  elles  se  développent,  meurent 
et  sont  incessamment  remplacées. 

C'était  rétat  normal  dans  la  romanité,  et  voilà  pourquoi 
lorsque  Odoacre  eut  déclaré  le  personnage  d'un  empereur 
d'Occident  inutile,  personne  ne  pensa,  non  plus  que  lui,  que 
par  suite  de  cette  mesure  l'empire  d'Occident  cessât  d'être. 


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428  DE  l'inégalité 

Seulement,  on  jugea  qu'une  nouvelle  phase  commençait;  et 
de  même  que  la  société  romaine  avait  été  gouvernée  d'abord 
par  des  chefs  que  ne  désignait  aucun  titre,  qu'elle  en  avait  eu 
ensuite  qui  s'étaient  décorés  de  leur  nom  de  César,  d'autres 
qui  avaient  établi  une  distinction  entre  les  Césars  et  les  Au- 
gustes, et,  au  lieu  d'imposer  une  direction  unique  au  corps 
politique ,  lui  en  avaient  fourni  deux ,  puis  quatre ,  de  même 
on  s'accommoda  de  voir  l'empire  se  passer  d'un  représentant 
direct,  relever  très  superficiellement,  et  uniquement  pour  la 
forme,  du  trône  de  Constantinople ,  et  obéir  sans  se  dissoudre, 
et  en  restant  toujours  l'empire  d'Occident, -à  des  magistrats 
germaniques,  qui,  chacun  dans  les  pays  de  son  ressort,  appli- 
quaient aux  populations  les  lois  spéciales  instituées  jadis  à 
leur  usage  par  la  jurisprudence  romaine.  Odoacre  n'avait  donc 
accompli  qu'une  pure  révolution  de  palais,  beaucoup  moins 
importante  qu'elle  n'en  avait  l'air;  et  la  preuve  la  plus  pal- 
pable qu'on  en  puisse  donner,  c'est  la  conduite  que  tint  plus 
tard  Charlemagne  et  la  façon  dont  la  restauration  du  porte- 
couronne  impérial  s'accomplit  en  sa  personne. 

Le  roi  des  Hérules  avait  déposé  le  fils  d'Oreste  en  475-, 
Charlemagne  fut  intronisé,  et  termina  l'interrègne  en  801.  Les 
deux  événements  étaient  séparés  par  une  période  de  près  de 
quatre  siècles,  et  de  quatre  siècles  remplis  d'événements  ma- 
jeurs, bien  capables  d'effacer  de  la  mémoire  des  hommes  tout 
souvenir  de  l'ancienne  forme  de  gouvernement.  Quelle  est, 
d'ailleurs,  l'époque  où  il  ne  serait  pas  insensé  de  vouloir  re- 
prendre un  ordre  de  choses  qui  aurait  été  interrompu  depuis 
quatre  cents  ans?  Si  donc  Charlemagne  le  put  faire,  c'est  qu'en  ' 
réalité  il  ne  ressuscitait  pas  le  fond  ni  même  la  forme  des  ins- 
titutions, c'est  qu'il  ne  faisait  que  rétablir  un  détail  qu'on  avait 
pu  négliger  un  temps  sans  péril ,  et  qu'on  reprenait  sans  ana- 
chronisme. 

L'empire ,  la  romanité ,  s'étaient  constamment  soutenus  en' 
face  de  la  barbarie  et  par  ses  soins.  Le  couronnement  du  fils 
de  Pépin  ne  faisait  que  lui  rendre  un  des  rouages  qu'avec  tant 
d'autres,  disparus  pour  toujours ,  elle  avait  vus  jadis  fonction- 
ner dans  son  sein.  L'incident  était  remarquable,  mais  il  n'avait 


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DES  BACES  HUMAINES.  429 

rien  de  vital  ;  c'est  ce  que  montre  bien  l'examen  des  motifs  qui 
avaient  prolongé  si  longtemps  l'interrègne. 

Après  avoir  jugé  raisonnable,  autrefois,  que  le  chef  de  la 
société  romaine  fut  issu  d'une  famille  latine ,  on  avait  consenti 
bientôt  à  le  prendre  dans  une  partie  quelconque  de  ritalie, 
puis  enfin  et  exclusivement  dans  les  camps ,  et  alors  on  ne  s'é- 
tait plus  enquis  de  son  origine.  Cependant  il  était  toujours 
resté  convenu,  et  sur  ce  point  le  bon  sens  ne  pouvait  guère 
faiblir,  que  l'empereur  devait  avoir  au  moins  les  formes  ex- 
térieures des  populations  qu'il  régissait,  porter  un  des  noms 
familiers  à  leurs  oreilles ,  s'habiller  comme  eux  et  parler  la 
langue  courante,  la  langue  des  décrets  et  des  diplômes,  tant 
bien  que  mal.  A  l'époque  d'Odoacre,  les  distinctions  extérieures 
entre  les  vainqueurs  et  les  vaincus  étaient  encore  trop  accu- 
sées pour  que  la  violation  de  ces  règles  ne  fit  pas  scandale  aux 
yeux  de  ceux-là  même  qui  auraient  pu  vouloir  l'essayer  à 
leur  profit. 

Pour  les  chefs  germaniques ,  pour  les  rois  sortis  du  sang  des 
Amâles  ou  des  Mérowings ,  se  faire  instituer  patrices  et  con- 
suls ,  c'étaient  là  des  ambitions  permises  et  même  nécessaires  : 
le  gouvernement  des  peuples  était  à  ce  prix.  Mais,  outre  que 
la  prise  de  possession  de  la  pourpre  augustale  par  un  chef 
barbare,  vêtu  et  vivant  suivant  les  usages  du  Nord,  entouré 
de  sa  truste,  dans  un  palais  de  bois,  aurait  été  passible  de  ri- 
dicule, l'ambitieux  mal  inspiré  qui  en  eût  fait  l'essai  aurait 
éprouvé  la  difficulté  la  plus  grande  à  se  faire  reconnaître  dans 
sa  dignité  suprême  par  de  nombreux  adversaires,  tous  ses  ri- 
vaux, tous  égaux  à  lui,  ou  croyant  l'être,  par  l'illustration, 
tous  à  peu  près  aussi  forts  que  lui.  La  coalition  de  mille  vani- 
tés, de  mille  intérêts  blessés  aurait  eu  bientôt  fait  de  le  rabat- 
tre au  rang  commun,  et  peut-être  au-dessous. 

Pénétrés  de  cette  évidence ,  les  plus  puissants  monarques 
germaniques  ne  voulurent  pas  en  essuyer  les  périls  (1).  Ils^ 

(1)  Cependant  on  ne  peut  nier  que  la  tentation  de  le  faire  n'existât 
pour  eux  très  vive  et  qu'ils  ne  s'y  abandonnassent  quelquefois  en  par- 
tie. Klodowig,  au  dire  de  Grégoire  de  Tours  (II,  38),  s'était  même  fait 
donner  le  titre  d'Auguste.  Théodorik  le  Grand  joua  même  le  rôle  de 


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430  DE  l'inégalité 

imaginèrent  quelque  temps  le  biais  de  donner  à  quelqu'un  de 
leurs  domestiques  romains  cette  dignité  qulls  n'osaient  revêtir 
eux-mêmes,  et,  quand  le  malheureux  manneqmn  faisait  mine 
d'essayer  un  peu  d'indépendance,  un  mot,  un  geste,  le  faisait 
disparaître. 

Tous  les  avantages  semblaient  se  réunir  dans  cette  combi- 
naison. En  dominant  l'empereur  on  dominait  l'empire ,  et  cela 
sans  se  donner  les  apparences  d'une  usurpation  trop  osée  ;  en 
un  mot,  c'était  un  expédient  bien  imaginé.  Par  malheur, 
comme  tout  expédient ,  il  s'usa  vite.  La  vérité  perçait  trop  fa- 
cilement sous  le  mensonge.  Le  Mérowing  ne  se  souciait  pas 
plus  de  reconnaître  pour  son  souverain  le  serviteur  d'Odoacre 
qu'Odoacre  lui-même.  Chacun  protesta,  chacun  repoussa  cette 
contrainte ,  puis  chacun ,  ayant  consulté  ses  forces ,  se  rendit 
justice  en  silence,  s'exécuta  modestement  :  l'interrègne  fut 
proclamé ,  et  l'on  attendit  que  l'équilibre  des  forces  eût  cessé 
pour  reconnaître  à  celui  qui  bien  décidément  l'emporterait  le 
droit  de  recommencer  la  série  des  empereurs. 

Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quatre  cents  ans  que  toutes  les  dif- 
ficultés se  trouvèrent  aplanies.  Au  début  de  cette  période  nou- 
velle, les  facilités  les  plus  complètes  apparurent  à  tous  les 
yeux.  La  plupart  des  nations  germaniques  s'étaient  laissé  af- 
faiblir, sinon  incorporer  par  la  romanité;  plusieurs  même 
avaient  cessé  d'exister  comme  groupes  distincts.  Les  Visigoths, 
appariés  aux  Romains  de  leurs  territoires,  ne  conservaient 
plus  entre  eux  et  leurs  sujets  aucune  distinction  légale  qui  rap- 
pelât une  inégalité  ethnique.  Les  Longobards  maintenaient  une 
situation  plus  distincte,  d'autres  encore  faisaient  de  même; 
toutefois  il  était  incontestable  que  le  monde  barbare  n'avait 
plus  qu'un  seul  représentant  sérieux  dans  l'empire,  et  ce  re- 
présentant, c'était  la  nation  des  Franks,  à  laquelle  l'invasion 
des  Austrasiens  venait  de  rendre  un  degré  d'énergie  et  de  puis- 
sance évidemment  supérieur  à  celui  de  toutes  les  autres  races 

collègue  d'Anastase.  Mais  ce  furent  plutôt  des  prétentions  que  des 
réalités,  et  ces  deux  circonstances  ne  sont  guère  que  des  curiosités 
historiques,  tant  elles  furent  peu  suivies  d'effets. 


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DES  BACES  HUMAINES.  431 

parentes.  Le  problème  de  la  suprématie  était  donc  résolu  au 
profit  de  ce  peuple. 

Puisque  les  Franks  dominaient  tout,  puisque  en  même  temps 
le  mariage  de  la  barbarie  et  de  la  romanité  était  assez  avancé 
déjà  pour  que  les  contrastes  d'autrefois  fussent  devenus  moins 
choquants,  l'empire  se  retrouvait  en  situation  de  se  donner  un 
chef.  Ce  chef  pouvait  être  un  Germain ,  Germain  de  fait  et  de 
formes  -,  cet  élu  ne  devait  être  qu'un  Frank  ;  parmi  les  Franks, 
qu'un  Austrasien,  que  le  roi  des  Austrasiens,  et  donc  que 
Gharlemagne.  Ce  prince,  acceptant  tout  le  passé ,  se  porta  pour 
le  successeur  des  empereurs  d'Orient,  dont  le  sceptre  venait 
de  tomber  en  quenouille,  ce  que  la  coutume  d'Occident  ne 
pouvait  admettre  suivant  lui.  Voilà  par  quel  raisonnement  il 
restaura  le  passé.  D'ailleurs ,  les  acclamations  du  peuple  ro- 
main et  les  bénédictions  de  l'Église  ne  lui  refusèrent  pas  leur 
concours  (1). 

Jusqu'à  lui  la  barbarie  avait  fidèlement  poursuivi  son  sys- 
tème de  conservation  à  l'égard  du  monde  romain.  Tant  qu'elle 
exista  dans  sa  véritable  et  native  essence ,  elle  ne  se  départit 
pas  de  cette  idée.  Depuis  comme  avant  l'arrivée  des  premiers 
grands  peuples  teutoniques,  jusqu'à  l'avènement  des  âges 
moyens  vers  le  dixième  siècle,  c'est-à-dire  pendant  une  période 

(1)  I^s  politiques  du  temps  ne  voulurent  pas  même  avouer  que  le 
nouvel  empereur  restaurait  un  trône  ancien.  Ils  prétendirent  qu'il  suc- 
cédait, non  pas  à  Augustule,  mais  à  Tempereur  d'Orient,  Constantin  V. 
Pendant  tout  le  temps  de  l'interrègne,  on  avait,  en  effet,  admis  cette 
théorie,  que  le  souverain  siégeant  à  Constantinople  était  devenu  le 
chef  nominal  de  la  romanité  entière.  Son  pouvoir  se  bornait  à  accor- 
der les  investitures,  quand  on  les  lui  demandait.  Lorsque  Gharlemagne 
voulut  prendre  la  pourpre,  on  rompit  avec  cette  fiction,  en  lui  en  sub- 
stituant une  autre  :  ce  fut  d'imaginer  que,  par  l'avènement  d'Irène, 
l'empire  d'Orient  étant  tombé  en  quenouille,  celui  d'Occident  ne  pou- 
vait suivre  le  même  sort,  parce  que  la  loi  des  Saliens  s'y  opposait, 
comme  si  la  loi  des  Saliens  eût  eu  quelque  chose  à  dire  dans  un  cas 
d'hérédité  romaine ,  qui  échappait  même  légalement  aux  règles  de  la 
jurisprudence  civile.  Il  est,  du  reste,  à  remarquer  que  c'est  ici  la  pre- 
mière application  qui  fut  faite  de  la  doctrine  de  l'inaptitude  des  fem- 
mes à  succéder  à  la  couronne  de  France,  et,  en  ce  cas,  de  l'appel  à 
la  loi  régissant  la  tenure  du  domaine  salique.  On  a  contesté  à  tort 
qu'il  y  eût  corrélation  réelle  entre  ces  deux  points. 


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432  DE  l'inégalité 

de  sept  cents  ans  environ,  la  théorie  sociale,  plus  ou  moins 
clairement  développée  et  comprise,  demeura  celle-ci  :  la  ro- 
manité,  c'est  l'ordre  social.  La  barbarie  n'est  qu'un  accident , 
accident  vainqueur  et  dirigeant,  à  la  vérité,  mais  enfin  acci- 
dent, et,  comme  tel,  d'une  nature  transitoire. 

Si  l'on  avait  demandé  aux  sages  de  cette  époque  lequel  des 
deux  éléments  devait  survivre  à  l'autre,  absorber  l'autre ,  l'a- 
néantir, incontestablement  ils  auraient  répondu  et  ils  répon- 
daient effectivement  en  célébrant  Féternité  du  nom  romain. 
Cette  conviction  était-elle  erronée  ?  Oui ,  en  ceci  qu'on  se  re- 
présentait l'image  incorrecte  d'un  avenir  trop  semblable  au 
passé  et  beaucoup  trop  rapproché;  mais,  au  fond,  elle  n'était 
erronée  qu'à  la  façon  des  calculs  de  Christophe  Colomb  par 
rapport  à  l'existence  du  nouveau  monde.  Le  navigateur  génois 
se  trompait  dans  toutes  ses  supputations  de  temps,  d'éloigne- 
ment  et  d'étendue.  Il  se  trompait  sur  la  nature  de  ses  décou- 
vertes à  venir.  Le  globe  terrestre  n'était  pas  si  petit  qui!  le 
supposait;  les  terres  auxrquelles  il  allait  aborder  étaient  plus 
loin  de  l'Espagne  et  plus  vastes  qu'il  ne  l'imaginait;  elles  ne 
faisaient  point  partie  de  l'empire  chinois,  et  l'on  n'y  parlait 
pas  l'arabe.  Tous  ces  points  étaient  radicalement  faux  ;  mais 
cette  série  d'illusions  ne  détruisait  pas  l'exactitude  de  l'asser- 
tion principale.  Le  protégé  des  rois  catholiques  avait  raison  de 
soutenir  qu'il  y  avait  un  pays  inconnu  dans  l'ouest. 

De  même  aussi,  la  pensée  générale  de  la  romanité  était  dans 
le  faux  en  considérant  le  mode  de  culture  dont  elle  conservait 
les  lambeaux  comme  le  trésor  et  le  dernier  mot  du  perfection- 
nement possible  ;  elle  l'était  encore  en  ne  voyant  dans  la  bar- 
barie qu'une  anomalie  destinée  à  promptement  disparaître; 
elle  l'était  bien  davantage  en  annonçant  comme  prochaine  la 
réapparition  complète  d'un  ordre  de  choses  qu'on  s'imaginait 
admirable;  et  cependant,  malgré  toutes  ces  erreurs  si  consi- 
dérables, malgré  ces  rêves  si  rudement  bafoués  par  les  faits, 
la  conscience  publique  devinait  juste  en  ceci  que,  la  romanité 
étant  l'expression  de  masses  humaines  infiniment  plus  impo- 
santes par  leurnonabre  que  la  barbarie,  cette  romanité  devait, 
à  la  longue,  user  sa  dominatrice  comme  les  flots  usent  le  ro- 


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DES  RACES  HUMAINES.  433 

cher^  et  lui  survivre.  Les  nations  germaniques  ne  pouvaient 
éviter  de  se  dissoudre  un  jour  dans  les  détritus  accumulés  et 
puissants  des  races  qui  les  entouraient,  et  leur  énergie  était 
condamnée  à  s'y  éteindre.  Voilà  ce  qui  était  la  vérité;  voilà  ce 
que  l'instinct  révélait  aux  populations  romaines.  Seulement,  je 
le  répète,  cette  révolution  devait  s'opérer  avec  une  lenteur  dont 
les  imaginations  humaines  n'aiment  pas  à  mesurer  les  ennuis, 
vu  la  difficulté  qu'elles  éprouvent  d'ailleurs  à  se  soutenir  au 
milieu  d'espaces  un  peu  larges.  Il  faut  ajouter  encore  qu'elle 
ne  pouvait  jamais  être  si  radicale  que  de  ramener  la  société  à 
son  point  de  départ  sémitisé.  Les  éléments  germaniques  de- 
vaient s'absorber,  mais  non  pas  disparaître  à  ce  point. 

Ils  s'absorbent  néanmoins,  et  d'une  façon  constante  désor- 
mais. Leur  décomposition  au  sein  des  autres  éléments  ethni- 
ques est  bien  facile  à  suivre.  Elle  fournit  la  raison  d'être  de 
tous  les  mouvements  importants  des  sociétés  modernes ,  ainsi 
qu'on  en  juge  aisément  en  examinant  les  différents  ordres  de 
faits  qui  lui  servent  à  se  manifester. 

Il  a  déjà  été  établi  précédemment  que  toute  société  se  fon- 
dait sur  trois  classes  primitives ,  représentant  chacune  une  va- 
riété ethnique  :  la  noblesse,  image  plus  ou  moins  ressemblante 
de  la  race  victorieuse  ;  la  bourgeoisie,  composée  de  métis  rap- 
prochés de  la  grande  race  ;  le  peuple ,  esclave ,  ou  du  moins 
fort  déprimé,  comme  appartenant  à  une  variété  humaine  infé- 
rieure, nègre  dans  le  sud,  finnoise  dans  le  nord. 

Ces  notions  radicales  furent  brouillées  partout  de  très  bonne 
heure.  Bientôt  on  connut  plus  de  trois  catégories  ethniques; 
partant,  beaucoup  plus  de  trois  subdivisions  sociales.  Cepen- 
dant l'esprit  qui  avait  fondé  cette  organisation  est  toujours  resté 
vivant  ;  il  l'est  encore  ;  il  ne  s'est  jamais  donné  de  démenti  à 
lui-même,  et  il  se  montre  aujourd'hui  aussi  sévèrement  logique 
que  jamais. 

Du  moment  que  les  supériorités  ethniques  disparaissent,  cet 
esprit  ne  tolère  pas  longtemps  l'existence  des  institutions  faites 
pour  elles  et  qui  leur  survivent.  Il  n'admet  pas  la  fiction.  Il 
abroge  d'abord  le  nom  national  des  vainqueurs,  et  fait  dominer 
celui  des  vaincus  ;  puis  il  met  à  néant  la  puissance  aristocrati- 

RACES  HUMAIÎTES.  —  T.   II.  25 

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434  DE   l'inégalité 

que.  Tandis  qu'il  détruit  ainsi  par  en  haut  toutes  les  apparences 
qui  n'ont  plus  un  droit  réel  et  matériel  à  exister,  il  n'admet 
plus  qu'avec  une  répugnance  croissante  la  légitimité  de  l'escla- 
vage-, il  attaque,  il  ébranle  cet  état  de  choses.  Il  le  restreint, 
enfin  il  l'abolit.  Il  multiplie,  dans  un  désordre  inextricable,  les 
nuances  infinies  des  positions  sociales,  en  les  rapprochant  tous 
les  jours  davantage  d'un  niveau  commun  d'égalité;  bref,  abais- 
ser les  sommets,  exhausser  les  fonds,  voilà  son  œuvre.  Rien 
n'est  plus  propre  à  faire  bien  saisir  les  différentes  phases  de 
l'amalgame  des  races  que  Tétude  de  l'état  des  personnes  dans 
le  milieu  qu'on  observe.  Ainsi,  prenons  ce  côté  de  la  société 
germanique  du  v'^  au  ix^  siècle,  et,  commençant  par  les  points 
les  plus  culminants,  considérons  les  rois. 

Dès  le  11^  siècle  avant  notre  ère,  les  Germains  de  naissance 
libre  reconnaissaient  entre  eux  des  différences  d'extraction.  Ils 
qualifiaient  de  fils  des  dieux ,  de  fils  des  Ases ,  les  hommes 
issus  de  leurs  plus  illustres  familles ,  de  celles  qui  jouissaient 
seules  du  privÙège  de  fournir  aux  tribus  ces  magistrats  peu 
obéis,  mais  fort  honorés,  que  les  Romains  appelaient  leurs 
princes  (1).  Les  fils  des  Ases,  ainsi  que  leur  nom  l'indique, 
descendaient  de  la  souche  ariane,  et  le  fait  seul  qu'ils  étaient 
mis  à  part  du  corps  entier  des  guerriers  et  des  hommes  libres 
prouve  qu'on  reconnaissait  dans  le  sang  de  ces  derniers  l'exis- 
tence d'un  élément  qui  n'était  pas  originairement  national  et 
qui  leur  assignait  une  place  au-dessous  de  la  première.  Cette 
considération  n'empêchait  pas  que  ces  hommes  ne  fussent 
forts  importants ,  ne  possédassent  les  odels,  n'eussent  même 
le  droit  de  commander  et  de  devenir  chefs  de  guerre.  C'est 
dire  qu'il  leur  était  loisible  de  se  poser  en  conquérants  et  de 
se  rendre  plus  véritablement  rois  que  les  fils  des  Ases,  si  ceux- 
ci  consentaient  à  rester  confinés  dans  leur  grandeur  au  fond 
des  territoires  Scandinaves. 

C'était  là  le  principe;  mais  il  ne  paraît  pas  que  les  grandes 

(1)  Un  des  signes  caractéristiques  auxquels  on  reconnaissait  un 
homme  de  race  divine ,  c'était  l'éclat  extraordinaire  de  ses  yeux.  La 
même  parUcularité  s'attache,  dans  l'Inde,  aux  incarnations  célestes. 
(H.  Léo,  Vorlesungen,  t.  I,  p.  40.) 


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DES   RACES   HUMAINES.  435 

uations  germaniques  de  rextrême  nord ,  celles  qui  renouvelè- 
rent la  face  du  monde,  aient  jamais,  tant  qu'elles  furent  aria- 
nes,  abandonné  leurs  plus  importants  établissements  à  des 
hommes  d'une  naissance  commune  (1).  Elles  avaient  trop  de 
pureté  de  sang ,  quand  elles  apparurent  au  milieu  de  l'empire 
romain,  pour  admettre  que  leurs  chefs  pussent  en  manquer. 
Toutes  pensèrent,  à  cet  égard,  comme  les  Hérules,  et  agirent 
de  même.  Elles  ne  placèrent  à  la  tête  de  leurs  bandes  que  des 
Arians  purs,  que  des  Ases,  que  des  fils  de  dieux.  Ainsi,  posté- 
rieurement au  Y®  siècle,  on  doit  considérer  les  tribus  royales 
des  nations  teutoniques  comme  étant  d'extraction  pure.  Cet 
état  de  choses  ne  dura  pas  longtemps.  Ces  familles  d'élite  ne 
s'alliaient  pas  qu'entre  elles  et  ne  suivaient  pas,  dans  leurs  ma- 
riages, des  principes  fort  rigides;  leur  race  s'en  ressentit,  et, 
dans  sa  décadence,  les  reporta  à  tout  le  moins  au  rang  de  leurs 
guerriers.  Les  idées  qu'elles  possédaient,  perdant  du  même 
coup,  leur  valeur  absolue,  su*birent  des  modifications  analogues. 
Les  rois  germaniques  devinrent  accessibles  à  des  notions  in- 
connues de  leurs  ancêtres.  Ils  furent  extrêmement  séduits  par 
les  formes  et  les  résultats  de  l'administration  romaine,  et  beau- 
coup plus  portés  à  les  développer  et  à  les  mettre  en  pratique 
que  favorables  aux  institutions  de  leurs  peuples.  Celles-ci  ne 
leur  donnaient  qu'une  autorité  précaire,  difficile  et  fatigante  à 
maintenir  ;  elles  ne  leur  conféraient  que  des  droits  hérissés  de 
restrictions.  Elles  leur  imposaient  à  tous  moments  le  devoir  de 
compter  avec  leurs  hommes,  de  prendre  leurs  avis,  de  respec- 
ter leurs  volontés,  de  s'incliner  devant  leurs  répugnances,  leurs 
sympathies  ou  leurs  préjugés.  En  chaque  circonstance,  il  fal- 
lait que  l'amalung  des  Goths  ou  le  merowing  des  Franks  tâtât 
l'opinion  avant  d'agir,  se  donnât  la  peine  de  la  flatter,  de  la 
persuader,  ou,  s'il  la  violentait,  redoutât  des  explosions  qui 
étaient  autorisées  par  la  loi  à  ne  considérer  le  régicide  que 
comme  le  maximum  du  meurtre  ordinaire.  Beaucoup  de  peines, 


(1)  De  là  le  respect  dont  étaient  entourées  certaines  tribus  royales  ; 
les  Skiiflnga  chez  les  Suédois,  les  Nibelungs,  Franci  nebulones,  chez 
les  Franks ,  les  Herelinga ,  etc. 


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436  DE  l'inégalité 

de  soucis ,  de  fatigues ,  d'exploits  obligés ,  de  générosité ,  c'é~ 
talent  là  les  dures  conditions  du  commandement.  Etaient- elles- 
bien  et  dûment  remplies,  elles  valaient  des  honneurs  mesquins, 
des  respects  douteux  qui  ne  mettaient  pas  celui  auquel  on  les 
rendait  à  l'abri  des  admonestations  brutalement  sincères  de  se& 
fidèles. 

Du  côté  de  la  romanité ,  quelle  différence  !  que  d'avantages 
sur  la  barbarie  !  La  vénération  pour  celui  qui  portait  le  sceptre, 
quel  qu'il  fût,  était  sans  limites;  des  lois  sévères,  pressées 
comme  un  rempart  autour  de  sa  personne,  punissaient  du  der- 
nier supplice  et  de  l'infamie  la  plus  légère  offense  à  cette  rayon- 
nante majesté.  Où  que  tombât  le  regard  du  maître,  pros- 
ternation, obéissance  absolue-,  jamais  de  contradictions,  des 
empressements  toujours,  il  y  avait  bien  une  hiérarchie  sociale.. 
On  distinguait  des  sénateurs  et  une  plèbe  ;  mais  c'était  là  une 
organisation  qui  ne  produisait  pas,  comme  celle  des  tribus  ger 
maniques,  des  individualités  fortes,  en  état  de  rembarrer  la  vo- 
lonté du  prince.  Au  contraire,  les  sénateurs,  les  curiales,  n'exis- 
taient que  pour  être  les  ressorts  passifs  de  la  soumission 
générale.  La  crainte  de  la  puissance  matérielle  des  empereurs^ 
ne  développait,  ne  maintenait  pas  seule  de  pareilles  doctrines. 
Elles  étaient  naturelles  à  la  romanité,  et,  prenant  leur  source 
dans  la  nature  sémitique,  elles  se  croyaient  commandées ,  im- 
posées, par  la  conscience  publique.  Il  n'était  pas  possible  à 
un  homme  honnête ,  à  un  bon  citoyen  de  les  répudier,  sans 
manquer  aussitôt  à  la  règle,  à  la  loi,  à  la  coutume,  à  toute  la 
théorie  des  devoirs  politiques ,  partant  sans  blesser  la  cons- 
cience. 

Les  rois  germaniques,  contemplant  ce  tableau,  le  trouvè- 
rent sans  doute  admirable.  Ils  comprirent  que  la  plus  satis- 
faisante de  leurs  attributions  était  celle  de  magistrat  romain, 
et  que  le  beau  idéal  serait  de  faire  disparaître  en  eux-mêmes 
et  dans  leur  entourage  le  caractère  germanique  pour  parve- 
nir à  n'être  plus  que  les  heureux  possesseurs  d'une  autorité 
nette  et  simple,  et  bien  attrayante,  puisqu'elle  était  illimitée. 
Rien  de  plus  naturel  que  cette  ambition;  mais,  pour  qu'elle  se 
réalisât,  il  fallait  que  les  éléments  germaniques  s'assouplis-^ 


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DES  BACES  HUMAINES.  437 

sent.  Le  temps  seul,  amenant  ce  résultat  des  mélanges  ethni- 
<ques,  y  pouvait  quelque  chose. 

En  attendant ,  les  rois  montrèrent  une  faveur  marquée  à 
leurs  sujets  romains  si  respectueux,  et  ils  les  rapprochèrent, 
autant  que  possible,  de  leurs  personnes.  Ils  les  admirent  très 
volontiers  dans  ce  cercle  intime  des  compagnons  qu'ils  appe- 
laient leur  truste^  et  cette  faveur,  en  définitive  inquiétante  et 
blessante  pour  les  guerriers  nationaux ,  ne  paraît  pas  cepen- 
dant avoir  produit  un  tel  effet.  D'après  la  manière  de  voir  de 
ceux-ci,  le  chef  était  en  droit  'd'engager  à  son  service  tous 
ceux  qu'il  y  jugeait  propres.  C'était  chez  eux  un  principe  ori- 
ginel. Leur  tolérance  complète  avait  cependant  des  raisons 
plus  profondes  encore. 

Les  champions  de  naissance  libre,  qui  n'étaient  plus  les 
égaux  de  leurs  chefs  par  la  naissance  et  n'appartenaient  pas  à 
la  pure  lignée  des  Ases',  au  moins  pour  la  plupart  (1).,  puis- 
qu'ils avaient  déjà  subi  quelques  modifications  ethniques  avant 
le  V®  siècle  de  notre  ère ,  naturellement  étaient  disposés  à  en 
accepter  de  nouvelles.  Certaines  lois  locales  opposaient,  à  la 
vérité ,  quelques  barrières  à  ce  danger.  Telles  tribus  natio- 
nales n'étaient  pas  autorisées  à  contracter  des  mariages  entre 
elles  (2)  ;  le  code  des  Ripuaires,  en  le  permettant  entre  les  po- 
pulations qu'il  régissait  et  les  Romains ,  stipulait  toutefois  une 
déchéance  pour  les  produits  de  ces  hymens  mixtes  (3).  Il  les 
dépouillait  d'avance  des  immunités  germaniques ,  et ,  les  sou- 
mettant au  régime  des  lois  impériales ,  les  rejetait  dans  la  foule 

(1)  Chez  les  Franks,  Khlodwigr  fit  égorger  tous  les  hommes  de  race 
salique,  de  sorte  qu'après  son  régne  il  n'y  eut  plus  personne  dans  les 
handes  germaniques  de  la  contrée  gauloise  qui  pût  lutter  de  noblesse 
avec  les  Mérowings.  (H.  Léo,  Vorlesungen ,  etc.,  t.  I,  p.  156.) 

(2)  Weinhold ,  Die  deulscti.  Frauen  im  Mittelalt. ,  p.  339  et  seqq.  — 
Dans  ces  nations  les  alliances  avec  des  Romains  passaient  pour  moins 
répréhensibles. 

(3)  Les  enfants  issus  d'un  barbare  et  d'une  Romaine  étaient  Romains. 
(Ibidem.)  —  Au  ix«  siècle,  la  loi  saxonne  prononçait  la  peine  de  mort 
contre  les  hommes  coupables  d'un  mariage  illégal.  Mais  il  y  a  à  remar- 
quer que  c'est  une  époque  bien  tardive,  et  que  rien  n'indique  que 
cette  loi  fût  fort  ancienne.  En  tout  cas,  elle  n'a  pas  duré.  (H.  Léo, 
Vorlesungen,  etc.,  t.  I,  p.  160.) 


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438  DE   l'inégalité 

des  sujets  de  Tempire.  Cette  logique  et  cette  façon  de  procéder 
n'eussent  pas  été  désavouées  dans  l'Inde  ;  mais,  en  somme,  ce 
n'étaient  que  des  restrictions  très  imparfaites  ;  elles  n'eurent 
pas  la  puissance  de  neutraliser  l'attraction  que  la  romanité  et 
la  barbarie  exerçaient  l'une  sur  l'autre.  Bientôt  les  concessions 
de  la  loi  s'agrandirent ,  les  réserves  disparurent,  et,  avant  l'ex- 
tinction des  Mérowings,  le  classement  des  habitants  d'un  ter- 
ritoire sous  telle  ou  telle  législation  avait  cessé  de  se  régler 
sur  l'origiiie  (1).  Rappelons  que  chez  les  Visigoths,  bien  plus 
avancés  encore,  toute  distinction  légale  entre  barbare  et  Ro- 
main avait  même  cessé  d'exister  (2). 

Ainsi  les  vaincus  se  relevaient  partout;  et,  puisqu'ils  pou- 
vaient prétendre  aux  honneurs  germaniques,  c'est-à-dire  à 
être  admis  parmi  les  leudes  du  roi,  parmi  ses  affîdés,  ses  con- 
fidents ,  ses  lieutenants,  il  était  bien  naturel  que  le  Germain ,  à 
son  tour,  pût  avoir  des  motifs  d'ambitionner  leur  alliance.  Les 
Gaulois  et  les  Raliens  se  trouvèrent  ainsi  de  plain-pied  avec 
leurs  dommateurs ,  et ,  de  plus ,  ils  leur  montrèrent  encore  qu'ils 
possédaient  un  joyau  digne  de  rivaliser  avec  tous  les  leurs  : 
c'était  la  dignité  épiscopale.  Les  Germains  comprirent  à  mer- 
veille la  grandeur  de  cette  situation  ;  ils  la  souhaitèrent  ardem- 
ment ,  ils  l'obtinrent ,  et  l'on  vit  ainsi  du  même  coup  que  des 
hommes  sortis  de  la  masse  dominée  devinrent  les  antrustions 

(1)  Bien  que  les  ecclésiastiques  fussent  placés  d'office  sous  la  Ijurî- 
diction  romaine,  ils  n'étaient  pas  partout  forcés  de  l'accepter.  Chez  le& 
Lombards,  des  prêtres  et  moines  des  communautés  préférèrent  et 
reçurent  la  loi  barbare.  Il  y  a  des  exemples  de  ce  fait  jusque  dans^ 
les  ix®,  x«  et  xi«  siècles.  (Savigny,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  117.)  Les  af- 
franchis acquéraient  la  loi  des  peuples  dont  ils  étaient  issus.  Chez 
les  Ripuaires,  il  leur  fallait  suivre  ou  la  loi  ripuaire  ou  la  loi  romaine^ 
au  choix  de  leur  patron.  {Ibidem.,  p.  118.)  Chez  les  Lombards,  ils 
restaient  sous  la  loi  du  patron.  (  Ibid.)  Les  enfants  naturels  choisis- 
saient leur  loi  à  leur  gré.  {Ibid,,  p.  114.)  Au-dessus  de  la  loi  romaine 
comme  de  la  loi  barbare,  il  y  avait  dans  chaque  territoire  germanique 
une  règle  générale  qui  s'appliquait  indifféremment  à  tous  les  ha- 
bitants du  pays,  et  qui,  ayant  pour  objet  les  intérêts  les  plus  géné- 
raux, dérivait  d'un  compromis  entre  les  diverses  législations.  Les 
Capitulaires  sont  la  codification  et  le  développement  de  cette  règle- 
suprême.  {Ibid.,  p.  143.) 

(2)  Savigny,  ouvr.  cité,  p.  266. 


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DES  RACES  HUMAINES.  439 

du  fils  d'Odin ,  tandis  que  plusieurs  des  dominateurs ,  dépouil- 
lant les  ornements  et  les  armes  des  héros  germaniques  pour 
prendre  la  crosse  et  le  pallium  du  prêtre  romain,  s'instituaient 
les  mandataires  et,  comme  on  disait,  les  défenseurs  d'une 
population  romaine,  et,  acceptant  avec  elle  la  plus  complète 
fraternité ,  répudiaient  leur  loi  natale  pour  accepter  la  sienne. 

En  même  temps,  sur  un  autre  point  de  l'organisation  so- 
ciale, une  autre  innovation  s'accomplissait.  L'ariman,  le 
bonus  homo  y  qui,  aux  premiers  jours  de  la  conquête,  faisait 
profession  de  haïr  et  de  mépriser  le  séjour  des  villes ,  se  lais- 
sait aller  peu  à  peu  à  quitter  les  champs  pour  devenir  citadin. 
Il  venait  siéger  à  côté  du  curiale. 

La  position  de  celui-ci ,  épouvantable  sous  la  verge  de  fer 
des  prétoires  impériaux,  s'était  améliorée  de  toutes  manières  (1). 
Les  exactions  moins  régulières,  sinon  moins  fréquentes,  étaient 
devenues  plus  supportables.  Les  évêques,  chargés  du  lourd 
fardeau  de  la  protection  des  villes  ,  s'étaient  attachés  à  rendre 
les  sénats  locaux  capables  de  les  seconder.  Ils  avaient  plaidé 
la  cause  de  ces  aristocraties  auprès  des  souverains  de  sang  ger- 
manique ,  et  ceux-ci ,  ne  trouvant  rien  que  de  naturel  à  leur 

(1)  Savigny,  owvr.  cité,  t.  I,  p.  250  et  seqq.  —  Voici  comment  s'ex- 
prime à  ce  sujet  M.  Augustin  Thierry,  adversaire  si  prononcé  v  d'ail- 
leurs, de  la  race  et  de  l'action  germaniques  :  «  La  curie ,  le  corps  des 
jg  décurions,  cessa  d'être  responsable  de  la  levée  des  impôts  dus  au 
«  fisc.  L'impôt  fut  levé  par  les  soins  du  comte  seul  et  d'après  le 
«  dernier  acte  de  contributions  dressé  dans  la  cité.  Il  n'y  eut  plus 
«  d'autre  garantie  de  l'exactitude  des  contribuables  que  le  plus  ou 
«  moins  de  savoir-faire,  d'activité  et  de  violence  du  comte  et  de  ses 
«  agents.  Ainsi  les  fonctions  municipales  cessèrent  d'être  une  charge 
«  ruineuse,  personne  ne  tint  plus  à  en  être  exempt,  le  clergé  y  entra. 
«  La  liste  des  membres  de  la  curie  cessa  d'être  invariablement  fixe; 
«  les  anciennes  conditions  de  propriété,  nécessaires  pour  y  être 
<«  admis,  ne  furent  plus  maintenues;  la  simple  notabilité  suffit.  Les 
«  corps  de  marchandise  et  de  métiers ,  jusque-là  distincts  de  la  cor- 
«  poration  municipale,  y  entrèrent  du  moins  par  leur  sommité,  et 
«  tendirent  de  plus  en  plus  à  se  fondre  avec  elle...  L'intervention  de 
«  la  population  entière  de  la  cité  dans  ses  affaires  devint  plus  frè- 
te quente;  il  y  eut  de  grandes  assemblées  de  clercs  et  de  laïques  sous 
o  la  présidence  de  l'évêque...  »  {Considérations  sur  Vhistoire  deFrance^ 
in-12«,  Paris,  1846, 1. 1,  p.  198-199.) 


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Z 


440  DE   l'inégalité 

commettre  l'administration  des  intérêts  de  leurs  concitoyens , 
leur  donnèrent  lieu  de  devenir  infiniment  plus  importantes 
qu'elles  ne  l'avaient  jamais  été  (1).  C'est,  du  reste,  le  résultat 
habituel  de  toutes  les  conquêtes  opérées  par  des  nations  mili- 
taires, que  l'accroissement,  d'ijifluencedes  classes  riches  vain- 
cues dans  les  municipalités.  Du  consentement  des  patrices  bar- 
bares, les  curiales  se  substituèrent  aux  nombreuses  variétés  et 
catégories  de  fonctionnaires  impériaux,  qui  disparurent.  La 
police ,  la  justice ,  tout  ce  qui  n'était  pas  expressément  réga- 
lien tomba  en  leur  pouvoir  (2);  et  comme  l'industrie  et  le  com- 
'merce  enrichissaient  les  villes,  que  c'était  dans  les  villes  que 
la  religion  et  les  études  avaient  leur  siège ,  que  les  sanctuaires 
les  plus  vénérés  attiraient  et  fixaient  une  foule  dévote  ou  spé- 
culatrice, sans  compter  les  criminels  qui  s'y  réunissaient  par 
centaines  pour  profiter  du  droit  d'asile ,  mille  considérations 
opérèrent  chez  les  arimans  ce  changement  d'idées  et  d'humeur 
qui  aurait  tant  indigné  leurs  aïeux.  On  les  vit  se  complaire 
dans  les  villes,  y  prendre  pied ,  s'y  fixer;  et  voilà  comment  ils 
y  devinrent  aussi  curiales,  voilà  comment,  sous  leur  influence, 
ce  nom  latin  fut  abandonné  pour  faire  place  à  ceux  de  rachim' 
bourgs  (3)  et  de  scabins.  On  institua  des  scabins  d'origine  lom- 

(1),I1  se  trouva  même  des  points  où  l'administration  provinciale 
romaine  fut  conservée  par  les  barbares  :  en  Rhétie,  par  exemple,  et 
dans  les  pays  bourguignons,  il  y  eut,  pendant  plusieurs  siècles  en- 
core, un  prœses  et  des  patrices,  au  lieu  des  comtes  germaniques. 
(Savigny,  ouvr.  cité,  1. 1,  p.  278.) 

(2)  En  543,  le  sénat  de  Vienne  autorise  la  fondation  d'un  couvent.  — 
En  573,  les  magistrats  municipaux  de  Lyon  ouvrent  et  reconnaissent 
le  testament  de  saint  Nicetius.  —  En  731 ,  à  Sémur,  l'abbé  de  Flavigny, 
Widrad ,  parle ,  dans  son  testament,  de  la  curie  et  du  défenseur.  Le 
cas  est  d'autant  plus  digne  d'attention  que  Sémur  n'était  pas  une  ville 
proprement  dite,  mais  un  simple  castrum.  —  Autres  faits  analogues  à 
Tours  au  vin«  siècle,  à  Angers  au  vi«  et  au  ix«,  à  Paris  au  vni«,  dans 
toute  l'Italie  septentrionale  et  centrale  au  x«,  etc.  (Savigny,  ouvr. 
cité,  pass.)  —  Il  n'est  pas  possible  de  douter  que  l'organisation  muni^ 
cipale  n'a  jamais  cessé  d'exister,  à  aucune  époque  des  âges  moyens. 

(3)  Le  rachimbourg  est  le  même  que  le  bonus  homo;  les  deux  termes 
sont  employés  indififéremment  dans  les  textes.  C'est  le  friling  des 
Saxons  du  continent,  le /Veeman  des  Anglo-Saxons,  nommé  aussi  par 
eux  friborgus. 


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DES  BACES  HUMAINES.  441 

barde,  franke ,  visigothique,  tout  comme  des  scabins  d'origiue 
romaine  (1). 

Pendant  que  les  princes,  les  chefs  et  les  hommes  libres  de 
la  romanité  et  de  la  barbarie  se  rapprochaient ,  les  classes  in- 
férieures faisaient  de  même ,  et  de  plus  elles  montaient.  Le 
régime  impérial  avait  jadis  consacré  l'existence  de  plusieurs 
situations  intermédiaires  entre  l'esclavage  complet  et  la  liberté 
complète.  Sous  Tadministration  germanique  ces  nuances  al- 
lèrent se  multipliant,  et  l'esclavage  absolu  perdit  tout  d'abord 
beaucoup  de  terrain.  Il  était  attaqué  depuis  bien  des  siècles  par 
l'instinct  général.  La  philosophie  lui  avait  fait  une  rude  guerre 
dès  l'époque  païenne  ;  l'Église  lui  avait  porté  des  atteintes  plus 
sérieuses  encore.  Les  Germains  ne  se  montrèrent  disposés  ni 
à  le  restaurer,  ni  même  à  le  défendre;  ils  laissèrent  toute  li- 
berté aux  affranchissements  ;  ils  déclarèrent  volontiers ,  avec 
les  évêqu^s ,  que  retenir  dans  les  fers  des  chrétiens ,  des  mem- 
bres de  Jésus-Christ ,  était  en  soi  un  acte  illégitime.  Mais  ils 
étaient  en  situation  d'aller  bien  au  delà,  et  ils  le  firent.  La  po- 
litique de  l'antiquité,  qui  avait  consisté  surtout  à  agir  dans 
l'enceinte  des  villes,  et  qui  n'avait  créé  ses  institutions  princi- 
pales que  pour  les  populations  urbaines,  s'était  toujours  mon- 
trée médiocrement  soucieuse  du  sort  des  travailleurs  ruraux. 
Les  Germains  ont  un  point  de  départ  tout  autre,  et,  passion- 
nés pour  la  vie  des  champs,  considéraient  leurs  gouvernés 
d'une  façon  plus  impartiale  ;  ils  n'avaient  de  préférence  théo- 
rique pour  aucune  catégorie  d'entre  eux,  et  par  cela  même 
étaient  plus  propres  à  régler  d'une  manière  équitable  les  desti- 
nées de  tous. 

L'esclavage  fut  donc  à  peu  près  aboli  sous  leur  administra- 
tion (2).  Ils  le  transformèrent  en  une  condition  mixte  dans  la- 

<1)  Avec  ceUe  différence,  que  tous  les  Romains  de  naissance  libre 
n'étaient  pas  d'abord  aptes  à  être  curiales,  tandis  que  tous  les  bar- 
bares de  la  même  catégorie  n'admettaient  pas  entre  eux  de  différence. 
Du  reste,  cette  égalité  finit  par  gagner  aussi  les  Romains. 

(2)  Voir,  à  ce  sujet,  Guérard,  Polyptique  de  Vabbé  Irminon,  in-40, 
Paris,  iSU,  t.  i,  p.  212  et  seqq.  —  L'auteur  de  ce  livre  est  doublement  à 
accepter  comme  arbitre  dans  cette  question ,  d'abord  pour  son  grand 
et  profond  savoir,  puis  pour  la  haine  consciencieuse  et  sans  exemple 

25. 


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^ 


442  DE   L'INEGALITE 

quelle  l'homme  eut  la  libre  disposition  de  son  corps  garantie 
par  les  lois  civiles ,  l'Église  et  l'opinion  publique.  L'ouvrier 
rustique  devint  apte  à  posséder  ;  il  le  fut  encore  à  entrer  dan& 
les  ordres  sacrés.  La  route  des  plus  hautes  dignités  et  des  plus 
enviées  lui  fut  ouverte.  Il  put  aspirer  à  l'épiscopat,  position 
supérieure  à  celle  d'un  général  d'armée ,  dans  la  pensée  des 
Germains  eux-mêmes.  Cette  concession  transformait  d'une 
manière  bien  favorable  la  situation  des  personnes  serviles  ha-  - 
bitant  les  domaines  particuliers;  mais  elle  exerça  une  action 
plus  puissante  encore  sur  les  esclaves  des  domaines  royaux. 
Ces  fiscalins,  fiscalini,  purent  devenir  et  devinrent  très  sou- 
vent des  marchands  d'une  grande  opulence,  des  favoris  du 
prince ,  des  leudes ,  des  comtes  commandant  à  des  guerriers- 
d'extraction  libre.  Je  ne  parle  pas  de  leurs  filles ,  que  les  ca- 
prices de  l'amour  élevèrent  plus  d'une  fois  sur  le  trône  même. 
Les  classes  les  plus  infimes  se  trouvèrent  ainsi  avoir  gagné 
le  rang  d'une  autre  série  romaine,  les  colons,  qui  s'élevèrent 
du  même  coup  dans  une  proportion  égale.  Au  temps  de  Jules 
César,  ils  avaient  été  agriculteurs  libres  ;  sous  l'influence  dé- 
létère de  l'époque  sémitisée ,  leur  position  était  devenue  fort 
triste.  Des  constitutions  de  Théodose  et  de  Justinien  les  avaient 
indissolublement  attachés  à  la  glèbe.  On  leur  avait  laissé  la 
faculté  d'acquérir  des  immeubles ,  mais  non  pas  celle  de  les^ 
vendre.  Quand  le  sol  changeait  de  propriétaire,  ils  en  chan- 
geaient avec  lui.  L'accession  aux  fonctions  publiques  leur  était 
rigoureusement  fermée.  Il  leur  était  même  interdit  d'agir  en 
justice  contre  leurs  maîtres^  tandis  que  ceux-ci  pouvaient  à 
leur  gré  les  châtier  corporellement.  Par  un  dernier  trait,  on 
leur  avait  défendu  le  port  et  l'usage  des  armes;  c'était,  dans 
les  idées  du  temps,  lès  déshonorer  (Ij. 

dont  il  poursuit  les  populations  germaniques.  Le  bien  qu'il  est  obligé 
de  dire  de  leur  administration  ne  saurait  être  suspect. 

(1)  Les  âges  moyens  ne  conservèrent  pas  même  entièrement  cette 
réserve  :  d'abord  ils  reconnurent  les  serfs  eux-mêmes  aptes  à  remplir 
certaines  fonctions  pubUques;  ils  eurent  des  servi  vicarii  et  des  servi 
judices.  On  leur  accordait  en  cette  qualité  le  droit  de  porter  la  lance 
et  de  chausser  un  éperon.  Chez  les  Visigoths  et  chez  les  Lombards^ 
on  les  armait  même  de  toutes  pièces,  et  on  les  appelait  à  concourir  à 


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DES  BACES  HUMAINES.  443 

La  domination  germanique  abolit  presque  toutes  ces  disposi- 
tions, et  celles  qu'elle  négligea  de  faire  disparaître,  elle  en 
toléra  rinfraction  constante.  On  vit  sous  les  Mérowings  des 
colons  posséder  eux-mêmes  des  serfs.  Un  ennemi  fort  animé 
des  institutions  et  des  races  du  nord  a  avoué  que  leur  condi- 
tion d'alors  ne  fut  nullement  mauvaise  (1). 

Le  travail  des  éléments  teutoniques ,  agissant  dans  l'empire, 
tendit  ainsi  pendant  quatre  siècles,  du  v'  au  ix%  à  améliorer 
la  position  des  basses  classes,  et  à  relever  la  valeur  intrinsè- 
que de  la  romanité.  C'était  la  conséquence  naturelle  du  mé- 
lange ethnique  qui  faisait  circuler  jusque  dans  le  fond  des 
multitudes  le  sang  des  vainqueurs.  Quand  Charlemagne  ap- 
parut, l'œuvre  était  assez  avancée  pour  que  l'idée  de  repren- 
dre les  errements  impériaux  pût  présider  aux  conceptions  de 
cette  forte  tête;  mais  il  ne  s'apercevait  pas,  non  plus  que  per- 
sonne ,  que  les  faits  qui  semblaient  à  première  vue  favoriser  une 
restauration  annonçaient,  au  contraire,  une  grande  et  pro- 
fonde révolution,  amenaient  l'avènement  complet  de  rapports 
nouveaux  dans  la  société.  Il  n'était  au  monde  volonté  ni  génie 
qui  pût  empêcher  l'explosion  des  causes  parvenues  en  silence 
à  toute  leur  maturité. 

La  romanité  avait  repris  de  l'énergie,  mais  non  pas  partout 
en  dose  égale.  La  barbarie  s'était  presque  effacée  comme  corps  ; 
mais  son  influence  dominait  en  plus  d'une  contrée,  et  sur  ces 
points,  bien  qu'elle  se  fût  annihilée  sous  l'élément  latin,  c'était, 
au  contraire ,  celui-ci  qui  s'était  résorbé  en  elle.  Il  en  était 
résulté  partout  d'impérieuses  dispositions  sporadiques,  et  le 
pouvoir  de  les  réaliser. 

Dans  le  sud  de  l'Italie  régnait  une  confusion  plus  profonde 
que  jamais.  Les  populations  anciennes,  de  faibles  débris  bar- 
bares, des  alluvions  grecques  incessantes,  puis  des  Sarrasins  en 
foule,  y  entretenaient  l'excès  du  désordre  avec  la  prépondé- 
rance sémitique.  Nulle  pensée  n'y  était  générale,  nulle  force  n'y 

la  sûreté  publique.  (Guérard,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  33o.)  —  Comparer  cet 
état  de  choses  à  l'organisation  romaine. 
(1)  Guérard,  Polyptique  d'Irminon,  t.  I,  pass. 


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444  '       DE  l'inégalité 

était  assez  grande  pour  s'imposer  longtemps.  C'était  un  pays 
voué  pour  toujours  aux  occupations  étrangères,  ou  à  une  anar- 
chie plus  ou  moins  bien  déguisée. 

Dans  le  nord  de  la  Péninsule,  la  domination  des  Lombards 
était  incontestée.  Ces  Germains,  peu  assimilés  à  la  population 
romanisée,  ne  partageaient  pas  son  indifférence  pour  la  supré- 
matie d'une  race  germanique  différente  de  la  leur.  Comme  ils 
n'étaient  pas  fort  nombreux ,  Charlemagne  pouvait  les  vaincre  ; 
c'était  tout,  il  ne  pouvait  pas  étouffer  leur  nationalité  (1). 

En  Espagne ,  le  sud  entier  et  le  centre  n'appartenaient  plus 
à  l'empire;  l'invasion  musulmane  en  avait  fait  une  annexe  des 
vastes  États  du  khalife.  Quant  au  nord-ouest,  où  les  descen- 
dants des  Suèves  et  des  Visigoths  s'étaient  cantonnés ,  il  pré- 
sentait dans  les  masses  inférieures  beaucoup  plus  d'éléments 
celtibères  que  de  romains.  De  là  une  empreinte  spéciale  qui 
distinguait  ces  peuples  des  habitants  de  la  France  méridionale 
comme  des  Maures,  bien  qu'un  peu  moins. 

Le  sang  de  l'Aquitaine ,  pourvu  de  quelque  affinité  avec  ce- 
lui des  Navarrais  et  des  hommes  de  la  Galice  par  ses  éléments 
originairement  indigènes ,  avait  en  outre  une  alluvion  romaine 
fort  riche ,  et  une  alluvion  barbare  de  quelque  épaisseur,  sans 
équivaloir  à  celle  de  l'Espagne  septentrionale. 

En  Provence  et  dans  le  Languedoc,  la  couche  romaine  était 
tellement  considérable ,  le  fond  celtique  sur  lequel  elle  avait  été 
établie  était  si  fort  primé  par  elle,  que  Ton  aurait  pu  se  croire 
là  dans  l'Italie  centrale ,  d'autant  mieux  que  les  invasions  sar- 
rasines  y  entretenaient  une  infiltration  sémitique  qui  n'était  pas 
sans  puissance  (2).  Les  Visigoths,  après  un  séjour  où  leur 
sang  s'était  beaucoup  oblitéré,  étaient  en  partie  retirés  en  Espa- 
gne, eu  partie  envoie  de  s'absorber  définitivement  dans  la  po- 
pulation native.  Vers  l'est,  des  groupes  bûrgondes,  et  partout 

(1)  Savigny  observe,  avec  vérité,  que  le  nombre  des  groupes  pourvus 
du  droit  personnel  est  beaucoup  plus  considérable  en  Italie  qu'en 
France  au  vn^  siècle.  Il  en  conclut  judicieusement  que  les  différentes 
racQs  y  sont  complètement  représentées.  {Ouvr.  cité,  1. 1,  p.  104.) 

(2)  Reynaud ,  Invasions  des  Sarrasins  en  France,  en  Savoie  et  dans 
la  Suisse,  Paris,  1836,  in-8«. 


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DES  RACES  HUMAINES.  445 

quelque  peu  de  Franks,  dirigeaient  cet  ensemble  assez  peu 
homogène,  mais  n'en  étaient  pas  les  maîtres  absolus. 

La  Bourgogne  et  la  Suisse  occidentale ,  en  y  comprenant  la 
Savoie  et  les  vallées  du  Piémont,  avaient  conservé  beaucoup 
d'éléments  celtiques.  Dans  le  premier  de  ces  pays ,  à  la  vérité , 
l'élément  romain  était  le  plus  fort ,  mais  il  l'était  moins  dans 
les  autres ,  et  surtout  l'élément  burgoude  avait  apporté  beau- 
coup de  détritus  celtiques  d'Allemagne  qui  s'étaient  assez  faci- 
lement alliés  au  vieux  fonds  du  pays.  Des  Franks,  des  Longo- 
bards,  des  Goths,  des  Suèves  et  d'autres  débris  germaniques, 
des  Slaves  même  (1) ,  empêchaient  ces  contrées  de  présenter 
un  tout  bien  homogène  ;  elles  avaient  néanmoins  plus  de  rap- 
ports entre  elles  qu'avec  leurs  voisines.  Sur  leurs  frontières  du 
nord ,  elles  ressemblaient  fort  aux  peuples  restés  dans  la  Ger- 
manie. 

La  France  centrale  était  surtout  gallo-romaine.  De  tous  les 
barbares  qui  y  avaient  pénétré ,  les  Franks  seuls  régnaient.  Les 
populations  premières  n'y  avaient  pas  une  couleur  aussi  sémi- 
tisée  que  dans  la  Provence;  elles  ressemblaient  davantage  à 
celles  de  la  haute  Bourgogne.  Il  y  avait  de  plus ,  dans  le  mé- 
lange général ,  la  différence  de  mérite  dans  les  éléments  ger- 
maniques des  deux  pays,  les  Franks  valant  plus  que  les  Bur- 
gondes;  du  reste,  les  Franks,  bien  qu'en  petit  nombre  chez 
^es  derniers ,  les  y  primaient  encore. 

A  l'ouest  de  la  Gaule  centrale  s'ouvrait  la  petite  Bretagne. 
Les  populations  à  peine  romanisées  de  cette  péninsule  avaient 
Tcçu,  et  plusieurs  fois,  des  émigrations  de  la  grande  île.  Elles 
n'étaient  pas  purement  celtiques ,  mais  d'origine  belge,  partant 
germanisées,  et,  dans  le  cours  des  temps,  d'autres  alliages 
germaniques  avaient  encore  modifié  leur  essence.  Les  Bretons 
du  continent  représentaient  un  groupe  mixte  où  l'élément 


(1)  On  en  retrouve  des  traces  au  canton  du  Valais,  à  Granges 
<Gradec),  dans  les  villages  de  Krimenza  (Kremenica),  Luc  (Luka), 
Visoye,  Grava,  etc.  Les  Allemands  des  environs  les  appellent  des  Huns. 
(Schaffarik,  Slawiche  AUerth.,  t.  I,  p.  329.)  —  Le  lac  de  Thun  s'appelait, 
au  vu*  siècle,  lacus  Vendalicus;  on  le  nomma  plus  tard  Wendensee. 
{Ibid.,  p.  420,  note  4.) 


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446  DE  l'inégalité 

celtique  avait  le  dessus  sans  être  aussi  complètement  libre 
d'alliage  qu'on  le  pense  communément. 

Au  delà  de  la  haute  Seine  et  dans  les  contrées  qui  se  succé- 
daient jusqu'à  l'embouchure  du  Rhin  d'un  côté,  de  l'autre 
jusqu'au  Mein  et  jusqu'au  Danube,  avec  la  Hongrie  pour  fron- 
tière à  l'orient,  s'aggloméraient  des  multitudes  où  les  éléments 
germaniques  exerçaient  une  prépondérance  plus  incontestée, 
mais  non  pas  uniforme.  La  partie  d'entre  la  Seine  et  la  Somme 
appartenait  à  des  Franks  considérablement  celtisés,  avec  une 
proportion  relativement  médiocre  d'aUiage  romain  sémitisé. 
Le  pays  riverain  de  la  mer  avait  gardé,  peut-être  repris  le  nom 
kymrique  de  Picardaich.  Dans  l'intérieur  des  terres,  les  Gallo- 
Romains  mêlés  aux  Franks  neustriens  se  distinguaient  à  peine 
de  leurs  voisins  du  sud  et  de  l'est;  ils  étaient  cependant  un 
peu  moins  énergiquement  constitués  que  ces  derniers,  et  sur- 
tout que  ceux  du  nord.  Plus  on  se  rapprochait  du  Rhin  et 
ensuite  s'enfonçait  dans  la  direction  des  anciennes  limites  dé- 
cumates,  plus  on  se  trouvait  entouré  de  véritables  Franks  de  la 
branche  austrasienne ,  où  l'ancien  sang; germanique  existait  à 
son  plus  haut  degré  de  verdeur.  On  était  arrivé  à  son  foyer. 
Aussi  peut-on  reconnaître  bien  aisément,  en  interrogeant  les 
récits  de  l'histoire,  que  là  était  le  cerveau,  le  cœur  et  la  moelle 
de  l'empire,  que  là  résidait  la  force,  que  là  se  décidaient 
les  destinées.  Tout  événement  qui  ne  s'était  pas  préparé  sur  le 
Rhin  moyen ,  ou  dans  les  environs ,  n'avait  et  ne  pouvait  avoir 
qu'une  portée  locale  assez  peu  riche  en  conséquences. 

En  remontant  le  fleuve  dans  la  direction  de  Baie ,  les  mas- 
ses germaniques,  revenant  à  se  celtiser  davantage,  se  rappro-- 
chaient  du  type  bourguignon;  à  l'est,  le  mélange  gallo-romain 
se  compliquait,  dès  la  Bavière,  de  nuances  slaves  qui  allaient 
se  renforçant  jusqu'aux  confins  de  la  Hongrie  et  de  la  Bohême, 
où,  devenant  plus  marquées,  elles  finissaient  par  prendre  le 
dessus ,  et  formaient  alors  la  transition  entre  les  nations  de 
l'occident  et  les  peuples  du  nord-est  et  du  sud-est  jusqu'à  la 
région  byzantine. 

Les  groupes  occidentaux  devaient  ainsi  à  l'élément  teutoni- 
que,  qui  les  animait  tous  à  des  degrés  divers,  une  force  dis- 


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DES   R-4CES   HUMAINES.  447 

jonctive  que  les  nations  énervées  du  monde  romain  n'avaient 
pas  possédée.  L'époque  finissait  où  les  barbares  n'avaient  puet 
dû  voir  dans  le  fonds  ethnique  régi  par  eux  qu'une  masse  op- 
posée à  leur  masse.  Mêlés  désormais  à  elle,  ils  avaient  acquis 
un  autre  point  de  vue  :  ils  n'étaient  plus  frappés  que  par  des 
dissemblances  toutes  nouvelles,  scindant  l'ensemble  des  multi- 
tudes dont  eux-mêmes  se  trouvaient  désormais  faire  partie.  Ce 
fut  donc  au  moment  même  où  la  romanité  croyait  avoir  con- 
quis la  barbarie  qu'elle  éprouva  précisément  les  effets  les  plus 
graves  de  l'accession  germanique.  Jusqu'à  Charlemagne,  elle 
avait  gardé  tous  les  dehors  en  même  temps  que  la  réalité  de  la 
vie.  Après  lui,  la  forme  matérielle  cessa  d'exister,  et,  bien  que 
son  esprit  n'ait  pas  plus  disparu  du  monde  que  l'esprit  assyrien 
et  l'esprit  hellénistique ,  elle  entra  dans  une  phase  comparable 
aux  épreuves  du  rajeunissement  d'Éson. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  le  répète,  son  esprit  ne  périt  pas.  Ce 
génie,  qui  représentait  la  somme  de  tous  les  débris  ethniques 
jusqu'alors  amalgamés,  résista,  et,  pendant  le  temps  où  il 
resta  contraint  de  surseoir  à  des'manifestations  extérieures  bien 
évidentes,  il  maintint  au  moins  sa  place  par  un  moyen  qui  ne 
laisse  pas  que  d'être  digne  d'avoir  ici  sa  mention.  Ce  fut  un 
phénomène  tout  opposé  à  celui  qui  avait  eu  lieu  entre  l'époque 
d'Odoacre  et  celle  du  fils  de  Pépin.  Pendant  cette  période, 
l'empire  avait  subsisté  sans  l'empereur  ;  ici  l'empereur  subsista 
sans  l'empire.  Sa  dignité,  se  rattachant  tant  bien  que  mal  à  la 
majesté  romaine,  s'eiforça  pendant  plusieurs  siècles  de  lui  con- 
server une  apparence  de  continuateur  et  d'héritier.  Ce  furent 
encore  les  populations  germaniques  qui,  déployant  en  cette 
rencontre  l'instinct,  le  goût  obstiné  de  la  conservation  qui  leur 
est  naturel,  donnèrent  un  nouvel  exemple  de  cette  logique  et 
de  cette  ténacité  que  leurs  frères  de  l'Inde  n'ont  pas  possédée 
à  un  degré  plus  haut,  bien  qu'en  l'appliquant  d'une  autre  ma- 
nière. 

Il  nous  reste  maintenant  à  voir  pratiquer  les  vertus  typiques 
de  la  race  par  les  derniers  rameaux  arians  que  la  Scandinavie 
envoya  vers  le  sud  :  ce  furent  les  Normands  et  les  Anglo- 
Saxons. 


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448  DE  l'inégalité 

CHAPITRE  V. 

Dernières  migrations  arianes-scandinaves. 

Tandis  que  les  grandes  nations  sorties  de  la  Scandinavie 
après  le  i®^  siècle  de  notre  ère  gravitaient  successivement  vers 
le  sud,  les  masses  encore  considérables  qui  étaieîit  demeurées 
dans  la  péninsule  ou  aux  environs  étaient  loin  de  se  vouer  au 
repos.  On  doit  les  distinguer  en  deux  grandes  fractions  :  celle 
que  produisit  la  confédération  anglo-saxonne;  puis  un  autre 
amas  dont  les  émissions  furent  plus  indépendantes  les  unes  des 
autres,  commencèrent  plus  tôt,  finirent  plus  tard,  allèrent  beau- 
coup plus  loin,  et  auquel  il  convient  de  donner  la  qualifi- 
cation de  normand^  que  les  hommes  qui  le  composaient  s'at- 
tribuaient à  eux-mêmes. 

Bien  que,  depuis  le  i®^  siècle  avant  Jésus-Christ  jusqu*au 
V®,  l'action  de  ces  deux  groupes  se  soit  fait  sentir  à  plusieurs 
reprises  jusque  dans  les  régions  romaines,  il  n'y  a  pas  lieu,  sur 
ce  terrain,  d'en  parler  avec  détail;  cette  action  s'y  confond, 
de  toutes  manières,  avec  celle  des  autres  peuples  germaniques. 
Mais,  après  le  v°  siècle,  les  conséquences  de  la  domination 
d'Attila  mirent  fin  à  ces  rapports  antiques,  ou  du  moins  les  re- 
lâchèrent très  sensiblement  (1).  Des  multitudes  slaves,  entraî- 
nées par  les  convulsions  ethniques  dont  les  Teutons  et  les 
Huns  étaient  les  principaux  agents,  furent  jetées  entre  les  pays 
Scandinaves  et  l'Europe  méridionale,  et  c'est  de  ce  moment 
seul  que  l'on  peut  faire  dater  la  personnalité  distincte  des  ha- 
bitants arians  de  Textrême  nord  de  notre  continent. 

Ces  Slaves,  victimes  encore  une  fois  des  catastrophes  qui 
agitaient  les  races  supérieures,  arrivèrent  dans  les  contrées  * 
connues  de  leurs  ancêtres,  il  y  avait  déjà  bien  des  siècles  ;  peut- 


(1)  Schaffarik,  Slawiche  Alterth.,  t.  I,  p.  326  et  seqq.  —  Amédée 
Thierry, Revue  des  Deux-Mondes,  1"  décembre  1832, pass.  On  ne  sau- 
rait trop  louer  cette  belle  appréciation  de  la  confédération  hunnique. 


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DES  BACES  HUMAINES.  449 

être  même  s'avancèrent-ils  plus  loin  que  ceux-ci  ne  l'avaient 
fait  deux  mille  ans  avant  notre  ère  (1).  Ils  repassèrent  l'Elbe, 
rencontrèrent  le  Danube,  apparurent  dans  le  cœur  derAllema- 
gne.  Conduits  par  leurs  noblesses,  formées  de  tant  de  mélanges 
gètes,  sarmates,  celtiques,  par  lesquels  ils  avaient  été  jadis 
asservis,  et  confondus  avec  quelques-unes  des  bandes  hunni- 
ques  qui  les  poussaient,  ils  occupèrent,  dans  le  nord,  tout  le 
Holstein  jusqu'à  l'Eider  (2).  A  l'ouest,  gravitant  vers  la  Saale, 
ils  finirent  par  en  faire  leur  frontière  ;  tandis  qu'au  sud  ils  se 
répandirent  dans  la  Styrie ,  la  Carniole ,  touchèrent  d'un  côté 
la  mer  Adriatique,  de  l'autre  le  Mein,  et  couvrirent  les  deux 
archiduchés  d'Autriche,  comme  la  Thuringe  et  la  Souabe  (3). 
Ensuite  ils  descendirent  jusqu'aux  contrées  rhénanes,  et  péné- 
ti'èrent  en  Suisse.  Ces  nations  wendes,  toujours  opprimées 
jusqu'alors,  devinrent  ainsi,  bon  gré  mal  gré,  conquérantes,  et 
les  mélanges  qui  les  distinguaient  ne  leur  rendirent  pas  d'abord 
ce  métier  par  trop  difficile.  Les  circonstances,  agissant  avec 
énergie  en  leur  faveur,  amenèrent  les  choses  à  ce  point  que 
rélément  germanique  s'affaiblit  considérablement  dans  toute 
TAUemagne,  et  ne  resta  quelque  peu  compact  que  dans  la  Frise, 
la  Westphalie,  le  Hanovre  et  les  contrées  rhénanes  depuis  la 
mer  jusque  vers  Baie.  Tel  fut  l'état  des  choses  au  viii^  siècle. 
Bien  que  les  invasions  saxonnes  et  les  colonisations  frankes 
des  trois  ou  quatre  siècles  qui  suivirent  aient  un  peu  modifié 
^ette  situation,  il  n'en  demeura  pas  moins  acquis ,  par  la  suite, 
que  la  masse  des  nations  locales  se  trouva  à  jamais  dépouillée 
de  ses  principaux  éléments  arians.  Ce  ne  furent  pas  seulement 
les  invasions  slaves  de  l'époque  hunnique  qui  contribuèrent  à 
cette  transformation  ;  elle  fut  en  grande  partie  amenée  par  la 

(1)  Schaffarik,  Slawîsche  Alterth.,  t.  I,  p.  166;  l.  Il,  p.  411,  416, 
427,  443, 503, 526,  565.  —  Kefestein,  KelHsche  Alterth. ,  t.  I,  p.  xlv,  xlvii^ 
L  et  seqq. 

(2)  Schaflfarik  incline  même  à  penser  que  les  Huns  connus  de  VEdda 
sont  tous  des  Slaves.  Cette  opinion  est  un  peu  absolue.  (T.  I,  p.  328.) 

(3)  Schaffarik,  t.  II,  p.  310  et  seqq.  —  Dans  cette  direction,  les  Slaves 
et  leurs  noblesses  agissaient  sous  la  pression  spéciale  des  Avares, 
nation  demi-mongole,  demi-ariane.  Beaucoup  de  ces  derniers  restè- 
rent avec  eux  dans  la  Carniole  et  la  Styrie.  (P.  327.; 


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450  DE  l'inégalité 

constitution  intime  des  groupes  germaniques  eux-mêmes.  Es- 
sentiellemeQt  mixtes  et  éloignés  de  ne  compter  que  des  guer- 
riers de  noble  origine,  ils  traînaient  à  leur  suite,  ainsi  qu'on  Ta 
vu,  de  nombreuses  bandes  serviles,  celtiques  et  wendes.  Quand 
leurs  nations  émigraient  ou  périssaient,  c'était  surtout  la  par- 
tie  illustre  qui,  en  elles  ,  était  frappée,  et  les  traces  subsistan- 
tes de  leur  occupation  se  retrouvaient  infailliblement  dans  la 
personne  des  karls  et  des  traells ,  deux  classes  que  les  catas- 
trophes politiques  n'atteignaient  que  par  contre-coup,  mais  qui 
possédaient  une  bien  faible  proportion  de  l'essence  Scandinave. 
Au  contraire,  les  nations  slaves  perdaient- elles  leurs  nobles, 
elles  n'en  devenaient  que  plus  émancipées  de  cette  influence 
arianisée  qui  les  détournait  de  leur  véritable  nature.  Pour  ces 
deux  raisons,  la  disparition  des  Germains  d'une  part,  de 
l'autre  l'épuisement  des  aristocraties  wendes,  les* populations 
de  F  Allemagne,  d'ailleurs  composées  sur  les  différents  points 
des  mêmes  doses  ethniques  en  quantités  spéciales ,  ce  qui  est 
aussi  l'origine  de  leurs  dispositions  faiblement  sporadiques,  se 
trouvèrent  définitivement  très  peu  germanisées.  Tout  en  porte 
témoignage,  les  institutions  commerciales,  les  habitudes  rura- 
les, les  superstitions  populaires,  la  physionomie  des  dialectes, 
les  variétés  physiologiques.  De  même  qu'il  n'est  pas  rare  de 
trouver  dans  la  forêt  Noire,  non  plus  qu'aux  environs  de  Ber- 
lin^ des  types  parfaitement  celtiques  ou  slaves,  de  même  il  est 
facile  d'observer  que  le  naturel  doux  et  peu  actif  de  l'Autri- 
chien et  du  Bavarois  n'a  rien  de  cet  esprit  de  feu  qui  animait 
le  Frank  ou  le  Longobard  (1). 

Ce  fut  sur  ces  populations  que  les  Saxons  et  les  Normands 
eurent  à  agir,  absolument  comme  les  Germains  avaient  agi  sur 

(i)  Haxthausen,  Études  sur  la  situation  intérieure  y  la  vie  nationale 
»  et  les  institutions  rurales  de  la  Russie,  Hanovre ,  1847,  in-S^,  1. 1,  p.  m. 
—  En  recherchant  Torigine  de  plusieurs  coutumes  qui  exercent  une 
influence  décisive  sur  l'existence  agricole  en  Allemagne,  cet  auteur 
démontre  qu'on  arrive  immédiatement  à  une  inspiration  slave.  —  Quant 
aux  dialectes  allemands  modernes,  la  présence  d'abondants  éléments 
celtiques  dans  leur  contexture  n'est  pas  mise  en  question.  (Voir 
Grimm,  Geschichte  der  teutschen  Sprache,  1. 1,  p.  287;  Mone,  Th.  p.  352; 
Keîerste'm , Keltis'che  Alterth.,  t.  I,  p.  xxxvm,  etc.) 


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DES   RACES  HUMAINES.  451 

des  masses  à  peu  de  chose  près  semblables.  Quant  au  théâtre 
des  nouveaux  exploits  qui  s'opérèrent,  il  fut  identiquement  le 
même,  avec  cette  différence  que ,  les  forces  employées  étant 
moins  considérables,  les  résultats  géographiques  restèrent  plus 
limités. 

Les  Normands  reprirent  d'abord  l'œuvre  des  tribus  gothi- 
ques. Navigateurs  aussi  hardis,  ils  poussèrent  leurs  expéditions 
principales  dans  l'est,  franchirent  la  Baltique,  vinrent  aborder 
sur  les  plages  où  avaient  débuté  les  ancêtres  d'Hermanarik,  et, 
traversant,  l'épée  au  poing,  toute  la  Russie,  allèrent,  d'un 
côté,  lier  des  rapports  de  guerre ,  quelquefois  d'alliance,  avec 
les  empereurs  de Constantinople,  tandis  que,  de  l'autre,  leurs 
pirates  étonnaient  et  épouvantaient  les  riverains  de  la  Cas- 
pienne (1). 

Ils  se  familiarisèrent  si  bien  avec  les  contrées  russes ,  ils  y 
donnèrent  une  si  haute  idée  de  leur  intelligence  et  de  leur  cou- 
rage, que  les  Slaves  de  ce  pays,  faisant  l'aveu  officiel  de  leur 
impuissance  et  de  leur  infériorité,  implorèrent  presque  unani- 
mement leur  joug.  Ils  fondèrent  d'importantes  principautés. 
Ils  restaurèrent  en  quelque  sorte  Asgart,  et  le  Gardarike,  et 
l'empire  des  Goths.  Ils  créèrent  l'avenir  du  plus  imposant  des 
États  slaves,  du  plus  étendu,  du  plus  solide,  en  lui  donnant 
pour  premier  et  indispensable  ciment  leur  essence  ariane.  Sans 
eux  la  Russie  n'eût  jamais  existé  (2). 

(d)  Mémoires  de  V Académie  de  Saint-Pétersbourg ,  1848,  t.  IV,  p.  182 
et  pass. 

(2)  Ljudbrand  de  Ticino,  évêque  de  Crémone,  mort  en  979,  dit  que 
le  peuple  appelé  russe  par  les  Grecs  est  nommé  normand  par  les 
Occidentaux.  (Munch,  ouvr.  cité,  p.  53.)  Au  x*  siècle,  les  Russes,  et 
il  faut  comprendre  sous  ce  nom  la  portion  dominante  de  la  nation^ 
parlaient  le  Scandinave.  Le  territoire  de  cet  idiome  comprenait  les 
plaines  du  lac  Ladoga,  du  lac  Ilmen  et  le  haut  Dnieper.  (Schaffarik, 
ouvr.  cité,  t.  I,  p.  143.)  Les  Normands  russes  portaient  plus  parti- 
culièrement le  nom  de  Warègues.  Il  est  aussi  ancien  que  le  nom  d'Ase, 
de  Goth  et  de  Saxon,  et  remonte  comme  eux  à  la  pure  souche  ariane. 
Les  Grecs  connaissaient  dans  la  Drangiane  une  nation  sarmate  appelée 
par  eux  Zaç^âyyot,  et  qui  s'intitulait  elle-même  Zaranga  ou  Zaryanga, 
dont  la  forme  zend  est  Zarayangh.  Pline  transcrit  ce  mot  en  en  faisant 
Evergetœ.  (Westergaard  et  Lassen,  Achemen  Keilinschriften,  p.  53. 


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452  DE  l'inégalité 

Qu'on  pèse  bien  cette  proposition ,  et  qu'on  en  examine  les 
bases  :  il  y  a  au  monde  un  grand  empire  slave  ;  c'est  le  premier 
et  le  seul  qui  ait  bravé  l'épreuve  des  temps,  et  ce  premier  et 
unique  monument  d'esprit  politique  doit  incontestablement  son 
origine  aux  dynasties  varègues,  autrement  dit  normandes. 
Cependant  cette  fondation  politique  n'a  de  germanique  que  le 
fait  même  de  son  existence.  Rien  de  plus  aisé  à  concevoir.  Les 
Normands  n'ont  pas  transformé  le  caractère  de  leurs  sujets  ; 
ils  étaient  trop  peu  nombreux  pour  obtenir  un  pareil  résultat. 
Ils  se  sont  perdus  au  sebi  des  masses  populeuses  qui  n'ont  fait 
qu'augmenter  autour  d'eux ,  et  dans  lesquelles  les  invasions 
tatares  du  moyen  âge  ont ,  sans  cesse  et  sans  mesure ,  aug- 
menté l'influence  énervante  du  sang  finnique.  Tout  aurait  fini, 
même  l'instinct  de  cohésion,  si  une  intervention  providentielle 
n'avait  ramené  à  temps  cet  empire  sous  l'action  qui  lui  avait 
donné  naissance  :  cette  action  a  suffi  jusqu'à  présent  pour 
neutraliser  les  pires  effets  du  génie  slave.  L'accession  des  pro- 
vinces allemandes,  l'avènement  des  princes  allemands,  une 
foule  d'administrateurs,  de  généraux,  de  professeurs,  d'ar- 
tistes ,  d'artisans  allemands ,  anglais ,  français ,  italiens ,  émi- 
gration qui  s'est  faite  lentement,  mais  sans  interruption,  a  con- 
tinué à  tenir  sous  le  joug  les  instincts  nationaux,  et  à  les 
réduire,  malgré  eux,  à  l'honneur  déjouer  un  grand  rôle  en 
Europe.  Tout  ce  qui  en  Russie  présente  quelque  vigueur  po- 
litique, dans  le  sens  où  l'Occident  prend  ce  mot,  tout  ce  qui 
rapproche  ce  pays,  dans  les  formes  du  moins,  de  la  civilisation 
germanisée,  lui  est  étranger. 

Il  est  possible  que  cette  situation  se  soutienne  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  long  ;  mais ,  au  fond ,  elle  n'a  rien  changé 
à  l'inertie  organique  de  la  race  nationale ,  et  c'est  gratuitement 

—  Niebulir,  Inscript,  pers. ,  tabl.  I,  xxxi.)  Ce  nom  de  lapàyYot  »  Za- 
ranga,  Evergetœ,  ou  Waregh,  fut  aussi  apporté  en  France,  où  il  a 
laissé  des  traces  qui  survivent  jusqu'à  ce  jour  dans  les  noms  de  , 
Varange,  de  Varangeville  et  autres.  —  Il  est  très  important  de  ne.  rien 
négliger  de  tout  ce  qui  démontre  à  quel  point  les  Arians  du  nord  restè- 
rent, tant  qu'ils  vécurent,  rapprochés,  malgré  les  distances  de  leur 
souche  originelle. 


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DES  HACES  HUMAINES.  453 

que  Ton  suppose  la  race  wende  dangereuse  pour  la  liberté  de 
rOccident.  On  se  Test  imaginée  bien  à  tort  conquérante.  Quel- 
ques esprits  abusés,  la  voyant  peu  capable  de  s'élever  à  des 
notions  originales  de  perfectionnencient  social,  se  sont  avisés 
de  la  déclarer  neuve ,  vierge  et  pleine  d'une  sève  qui  n'a  pas 
encore  coulé.  Ce  sont  là  autant  d'illusions.  Les  Slaves  sont  une 
des  familles  les  plus  vieilles,  les  plus  usées,  les  plus  mélangées, 
les  plus  dégénérées  qui  existent.  Ils  étaient  épuisés  avant  les 
Celtes.  Les  Normands  leur  ont  donné  la  cohésion  qu'ils  n'a- 
vaient pas  en  eux-mêmes.  Cette  cohésion  se  perdit  quand  l'in- 
vasion de  sang  Scandinave  fut  absorbée  ;  des  influences  étran- 
gères l'ont  restituée  et  la  maintiennent;  mais  elles-mêmes 
valent ,  au  fond ,  peu  de  chose  :  elles  sont  riches  d'expérience, 
rompues  à  la  routine  de  la  civilisation  -,  mais ,  dépouillées  d'ins- 
piration et  d'initiative ,  elles  ne  sauraient  donner  à  leurs  élè- 
ves ce  qu'elles  ne  possèdent  pas. 

Vis-à-vis  de  l'Occident,  les  Slaves  ne  peuvent  occuper 
qu'une  situation  sociale  toute  subordonnée,  et  réduits,  à  ce 
point  de  vue ,  à  la  condition  d'annexés  et  d'écoliers  de  la  civi- 
lisation moderne ,  ils  joueraient  un  personnage  presque  insi- 
gnifiant dans  l'histoire  future  comme  dans  l'histoire  passée ,  si 
la  situation  physique  de  leurs  territoires  ne  leur  assurait  un 
emploi  qui  est  véritablement  des  plus  considérables.  Placés 
aux  confins  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  ils  forment  une  transi- 
tion naturelle  entre  leurs  parents  de  l'ouest  et  leurs  parents 
orientaux  de  race  mongole.  Ils  rattachent  ces  deux  masses  qui 
croient  s'ignorer.  Ils  forment  des  masses  innombrables  depuis 
la  Bohême  et  les  environs  de  Péter sbourg  jusqu'aux  confins 
de  la  Chine.  Ils  maintiennent  ainsi,  entre  les  métis  jaunes  des 
différents  degrés,  cette  chaîne  ininterrompue  d'alliances  ethni- 
ques qui  fait  aujourd'hui  le  tour  de  l'hémisphère  boréal ,  et 
par  laquelle  circule  un  courant  d'aptitudes  et  de  notions  ana- 
logues. 

Voilà  la  part  d'action  dévolue  aux  Slaves ,  celle  qu'ils  n'au- 
raient jamais  acquise ,  si  les  Normands  ne  leur  avaient  donné 
la  force  de  la  prendre ,  et  qui  a  son  foyer  principal  en  Russie, 
parce  que  c'est  là  que  la  plus  considérable  dose  d'activité  a  été 


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454  DE  l'inégalité 

implantée  par  ces  mêmes  Normands  qu'il  faut  suivre  mainte- 
nant sur  d'autres  champs  de  bataille. 

Je  serai  bref  dans  l'énumération  de  leurs  hauts  faits;  c'est 
surtout  matière  à  considération  pour  l'histoire  politique. 
Repoussés  du  centre  de  l'Allemagne  par  la  foule  des  combat- 
tants qui  s'y  pressaient  déjà,  tenus  en  échec  par  les  Saxons 
leurs  égaux  (1),  les  Normands  continuèrent  néanmoins  jusqu'au 
viii°  siècle  à  y  pousser  des  incursions ,  mais  sans  autre  résul- 
tat sensible  que  d'y  augmenter  le  désordre.  Effrayant  les  mers 
occidentales  par  le  nombre  et  surtout  par  l'audace  de  leurs 
pirateries ,  ils  allaient  pénétrant  jusque  dans  la  Méditerranée, 
pillant  l'Espagne,  en  même  temps  que,  par  un  travail  plus 
fécond,  ils  colonisaient  les  îles  voisines  de  l'Angleterre,  s'éta- 
blissaient en  Irlande  et  en  Ecosse ,  peuplaient  les  vallées  d'Is- 
lande. 

Un  peu  plus  tard,  ils  firent  mieux  ;  ils  s'établirent  à  demeure 
dans  cette  Angleterre  qu'ils  avaient  tant  inquiétée,  et  en  en- 
levèrent une  grande  partie  aux  Bretons ,  et  surtout  aux  Saxons 
qui  les  avaient  précédés  sur  cette  terre.  Plus  tard  encore,  ils 
renouvelèrent  le  sang  de  la  province  française  deNeustrie,  et 
lui  apportèrent  une  supériorité  ethnique  bien  appréciable  sur 
d'autres  contrées  de  la  Gaule.  Elle  la  conserva  longtemps,  et 
en  montre  encore  quelques  restes.  Parmi  leurs  titres  de  gloire 
les  plus  éclatants ,  et  qui  ne  furent  pas  non  plus  sans  de  grands 
résultats ,  11  faut  compter  surtout  la  découverte  du  continent 
américain,  opérée  au  x®  siècle,  et  les  colonisations  qu'ils  por- 
tèrent dans  ces  régions  au  xi^  et  peut-être  jusqu'au  xiii«.  En- 
fin je  parlerai  en  son  lieu  de  la  conquête  totale  de  l'Angleterre 
par  les  Normands  français. 

(1)  Les  Saxons  du  continent  se  mélangèrent  si  rapidement  avec  les 
populations  celtiques  ou  slaves  qui  les  entouraient,  que,  bien  que  leurs 
aïeux  aient  encore  habité  la  Chersonèse  cimbrique  au  v«  siècle  et  qu'ils 
n'aient  envahi  la  Thuringe  qu'au  vi®,  une  tradition  connue  aujourd'hui 
les  dit  autochtones  du  Harz.  Ils,  prétendent  être  nés  tout  à  coup  au 
milieu  des  rochers  et  des  forêts  de  cette  contrée,  au  bord  d'une 
fontaine,  avec  leur  roi  Aschanes.  C'est  là  une  confusion  de  mythes 
Scandinaves  avec  des  notions  aborigènes.  (W.  MuUer,  ouvrage  cité, 
p.  298.) 


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DES  RACES   HUMAINES.  455 

La  Scandinavie ,  d'où  sortaient  ces  guerriers ,  occupait  en- 
core dans  la  période  héroïque  des  âges  moyens  le  raug  le  plus 
distingué  parmi  les  souvenirs  de  toutes  les  races  dominantes 
de  l'Europe.  C'était  le  pays  de  leurs  ancêtres  vénérés,  c'eût 
encore  été  le  pays  des  dieux  mêmes ,  si  le  christianisme  l'eût 
permis.  On  peut  comparer  les  grandes  images  que  le  nom  de 
cette  terre  évoquait  dans  la  pensée  des  Franks  et  des  Goths 
à  celles  qui  pour  les  brahmanes  entouraient  la  mémoire  de 
rUltara-Rourou.  De  nos  jours,  cette  péninsule  si  féconde, 
cette  terre  si  sacrée  n'est  plus  habitée  par  une  population  égale 
à  celles  que  son  sein  généreux  a  pendant  si  longtemps  et  avec 
tant  de  profusion  répandues  sur  toute  la  surface  du  continent 
d'Europe  (1).  Plus  les  anciens  guerriers  étaient  de  race  pure , 
moins  ils  étaient  tentés  de  rester  paresseusement  dans  leurs 
odels ,  quand  tant  d'aventures  merveilleuses  entraînaient  leurs 
émules  vers  les  contrées  du  midi.  Bien  peu  y  demeurèrent. 
Cependant  quelques-uns  y  revinrent.  Ils  y  trouvèrent  les  Fin- 
nois, les  Celtes,  les  Slaves,  soit  descendants  de  ceux  qui 
avaient  autrefois  occupé  le  pays ,  soit  fils  des  captifs  que  les 
hasards  de  la  guerre  y  avaient  amenés,  luttant  avec  quelque 
avantage  contre  les  débris  du  sang  des  Ases.  Cependant  il 
n'est  pas  douteux  que  c'est  encore  en  Suède,  et  surtout  en 
Norwège,  que  l'on  peut  aujourd'hui  retrouver  le  plus  de  traces 
physiologiques,  linguistiques,  politiques,  de  l'existence  dis- 
parue de  la  race  noble  par  excellence ,  et  l'histoire  des  der- 
niers siècles  est  là  pour  l'attester.  Ni  Gustave-Adolphe,  ni 
Charles  XII,  ni  leurs  peuples  ne  sont  des  successeurs  indignes 
de  Ragnas  Lodbrog  et  de  Harald  aux  beaux  cheveux.  Si  les 
populations  norwégiennes  et  suédoises  étaient  plus  nombreuses, 
l'esprit  d'initiative  qui  les  anime  encore  pourrait  n'être  pas 
sans  conséquences  ;  mais  elles  sont  réduites  par  leur  chiffre  à 
une  véritable  impuissance  sociale  :  on  peut  donc  affirmer  que 

(1)  La  langue  des  inscriptions  runiques  diffère  considérablement, 
comme  aussi  le  gothique  d'Ulfila,  des  langues  Scandinaves  actuelles. 
(Referstein,  Kellische  Alterth.,  t.  I,  p.  331.)  Ces  dernières  ont  de  nom- 
breuses marques  d'alliage  avec  les  éléments  finnîques.  (Schaffarik, 
ouvr.  cité,  t.  I,  p.  140.) 


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456  DE  l'inégalité 

le  dernier  siège  de  l'influence  germanique  n'est  plus  au  milieu 
d'elles.  Il  s'est  transporté  en  Angleterre.  C'est  là  qu'il  déploie 
encore  avec  le  plus  d'autorité  la  part  qu'il  a  gardée  de  son 
ancienne  puissance. 

Lorsqu'il  a  été  question  des  Celtes ,  on  a  vu  déjà  que  la  po- 
pulation des  îles  Britanniques  au  temps  de  César  était  formée 
d'une  couche  primitive  de  Finnois ,  de  plusieurs  nations  galli- 
ques  différemment  affectées  parleur  mélange  avec  ces  indigènes, 
mais  certainement  très  dégradées  par  leur  contact ,  et  de  plus 
d'une  immigration  considérable  de  Belges  germanisés ,  occu- 
pant le  littoral  de  l'est  et  du  sud. 

Ce  fut  à  ces  derniers  surtout  que  les  Romains  eurent  affaire ^ 
tant  pour  la  guerre  que  pour  la  paix.  A  côté  de  ces  tribus 
d'origine  étrangère  vinrent  se  placer  de  très  bonne  heure, 
s'ils  n'y  étaient  pas  déjà  lors  de  l'arrivée  de  César,  des  Ger- 
mains plus  purs,  appelés  par  les  documents  gallois  Corita- 
niens  (1).  A  dater  de  ce  moment,  les  invasions  et  les  immigra- 
'  tions  partielles  des  groupes  teutoniques  ne  cessèrent  plus  jus- 
qu'à l'an  449,  date  ordinairement,  bien  qu'abusivement,  assignée 
aux  débuts  de  la  période  anglo-saxonne.  Sous  Probus ,  le  gou- 
vernement impérial  colonisa  dans  Tile  beaucoup  de  Vandales; 
quelque  temps  après ,  il  y  amena  des  Quades  et  des  Marcom- 
mans  (2).  Honorius  établit  dans  les  cantons  du  nord  plus  de 
quarante  cohortes  de  barbares  qui  amenèrent  avec  eux  femmes 
et  enfants.  Ensuite  des  Tungres,  en  nombre  considérable,  re- 
çurent encore  des  terres.  Toutes  ces  accessions  furent  assez 
importantes  pour  couvrir  d'une  population  nouvelle  la  côte  de 
l'ouest,  et  nécessiter  la  création  d'un  fonctionnaire  spécial 
qui,  dans  la  hiérarchie  romaine  de  Tile,  portait  le  titre  de 
loréfet  de  la  côte  saxonne.  Ce  titre  démontre  que ,  longtemps 
avant  qu'il  fût  question  des  deux  frères  héroïques  Hengest  et 


(1)  Kemble,  die  Sachsen  in  England,  ûbers.  von  Chr.  Brandes,  Leip- 
zig, in-S",  1853,  t.  I,  p.  7.  —  Ptolémée  appelle  ceUe  population 
Kopiavoi  (il,  3).  Elle  habitait  les  comtés  actuels  de  Lincoln,  Leicesterr 
Rutland ,  Northampton ,  Nottingham  et  Derby.  —  Voir  aussi  Dieffen- 
bacli,  Celtica  I. 

(2)  Kemble,  ouvr.  cité,  p.  9. 


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DES   RACES   HUMAINES.  457 

Horsa ,  nombre  d'hommes  de  leur  nation  vivaient  déjà  en 
Angleterre  (1). 

Ainsi  la  population  bretonne  se  trouvait  très  anciennement 
affectée  par  des  immixtions  germaniques.  Il  est  peu  douteux 
que  les  tribus  les  moins  bien  douées,  celles  qui  occupaient  les 
provinces  du  centre,  furent  graduellement  obligées  de  se  con- 
fondre avec  les  masses  environnantes,  ou  de  se  retirer  au  fond 
des  montagnes  du  nord,  ou  enfin  d'émigrer  dans  Tile  d'Irlande, 
qui  devint  ainsi  le  dernier  asile  des  Celtes  purs ,  si  toutefois  il 
en  restait  de  tels. 

Bientôt  la  population  romaine  était  devenue  à  son  tour  im- 
portante. Lors  de  la  révolte  de  Boadicée ,  soixante-dix  mille 
Romains  et  alliés  avaient  été  égorgés  par  les  rebelles  dans  les 
trois  seuls  cantons  de  Londres ,  de  Vérulam  et  de  Colchester. 
Les  causes  qui  avaient  amené  ces  méridionaux  dans  la  Grande- 
Bretagne  continuant  toujours  d'agir,  de  nouveaux  venus  com- 
blèrent bientôt  les  vides  produits  par  l'insurrection,  et  le  nom- 
bre des  Romains  insulaires  continua  à  suivre  une  progression 
ascendante. 

Au  m®  siècle,  Marcien  compte  dans  le  pays  cinquante-neuf 
villes  de  premier  rang  (2).  Beaucoup  n'étaient  peuplées  que  de 
Romains,  expression  qu'il  ne  faut  pas  entendre  dans  ce  sens 
que  ces  habitants  n'avaient  dans  les  veines  que  du  sang  d'ou- 

(1)  Paisgrave,  the  Rise  and  Progress  of  the  English  Commonwealth , 
t.  I,  p.  355. 

(2)  Palsgrave,  ouvr.  cité,  i.  I,  p.  237.  Beaucoup  de  ces  villes  n'étaient 
peuplées  que  de  colons  romains.  On  sait  ce  qu'il  faut  entendre  par 
cette  dénomination  au  point  de  vue  ethnique.  —  César  a  dit  deux 
choses  contradictoires  sur  les  villes  de  la  Grande-Bretagne.  Dans  un 
passage,  il  déclare  qu'elles  ne  sont  que  des  camps  palissades.  Dans^ 
un  autre  (V,  12),  il  décrit  «  creberrima  œdificia  fere  gallicis  consimilia.  » 
—  Il  veut  dire  que  les  Bretons  de  l'intérieur,  les  plus  grossiers,  n'a- 
vaient que  des  retraites  dans  les  bois,  mais  que  les  Belges  germa- 
nisés venus  de  la  Gaule  avaient  des  villes  comme  leurs  frères  du  con- 
tinent. Il  n'est  pas  douteux,  en  effet,  qu'ils  n'aient  dû  conserver  celte 
coutume,  puisqu'ils  frappaient  monnaie  d'après  les  types  belgiques, 
et  que  d'ailleurs,  quarante  ans  après  l'occupation  romaine,  sous 
Agricola,  il  y  avait,  au  calcul  de  Ptolémée,  cinquante-six  villes  dans  le 
pays.  C'étaient  évidemment,  pour  la  plupart,  des  cités  nationales. 

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458  DE  l'inégalité 

tre-mer,  mais  dans  celui-ci ,  que  tous,  d'origine  bretonne  ou 
étrangère,  suivaient  et  pratiquaient  la  coutume  romaine,  obéis- 
saient aux  lois  impériales,  construisaient  en  abondance  ces 
monuments,  aqueducs,  théâtres,  arcs  de  triomphe,  que  l'on 
admirait  encore  auxiv^  siècle  (1),  bref,  donnaient  à  tout  le 
pays  plat  une  apparence  très  analogue  à  celle  des  provinces  de 
la  Gaule. 

Toutefois  une  grande  différence  subsistait.  Les  habitants  de 
la  Grande-Bretagne  témoignaient  d'une  exubérance  d'énergie 
politique  tout  à  fait  supérieure  à  celle  de  leurs  voisins  du  con- 
tinent, tout  à  fait  disproportionnée  à  retendue  de  leur  propre 
territoire,  et  en  contradiction  manifeste  avec  leur  situation  to- 
pographique qui,  les  rejetant  sur  le  flanc  de  l'empire,  semblait 
leur  interdire  l'espérance  de  pouvoir  peser  sur  ses  destinées. 
Mais  ici  s'offre  encore  une  preuve  manifeste  du  peu  d'action 
qu'exerce  la  question  géographique  sur  la  puissance  d'un  pays. 
Les  demi-Germains  de  la  Grande-Bretagne  furent  les  plus 
grands  fabricateurs  d'empereurs,  reconnus  ou  refusés,  qu'il  y 
eut  jamais  dans  le  monde  romain.  Ce  fut  chez  eux  et  avec  leur 
concours  que  s'élaborèrent  presque  constamment  les  grandes 
trames  ambitieuses.  Ce  fut  de  leur  rivage  et  avec  leurs  cohortes 
que  partirent  presque  par  bandes  les  dominateurs  de  la  roma- 
nité,  et,  trouvant  encore  cette  gloire  insuffisante,  ils  osèrent 
entreprendre  la  tâche  dans  laquelle  leurs  voisins  les  Gaulois 
avaient  tant  de  fois  échoué  :  ils  prétendirent  se  donner  des 
dynasties  particulières,  et  ils  y  réussirent.  Depuis  Carausius, 
ils  ne  tinrent  plus  que  faiblement  au  grand  corps  romain  (2)  5 
ils  formèrent  à  part  un  centre  poUtique  orgueilleusement  cons- 
titué sur  le  modèle  et  avec  tous  les  insignes  de  la  mère  patrie, 
lisse  signalaient  déjà  dans  leurs  brouillards  par  cette  auréole  de 

(1)  Palsgrave ,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  323.  —  Tacite ,  fort  sévère  pour  les 
€aulois  à  cause  de  la  facilité  avec  laquelle  ils  s'étaient  laissés  aller 
à  la  corruption  romaine,  ne  l'est  pas  moins  pour  les  Bretons  de  la 
grande  île  à  ce  même  point  de  vue.  Ils  avaient  adopté  dans  leurs 
villes  toute  l'organisation  municipale  de  l'empire.  (Palsgrave,  ouvr. 
cité  y  t.  I,  p.  349.) 

(2)  Palsgrave ,  ouvr.  cité^  t.  I,  p.  37o. 


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DES  BACES   HUMAINES.  459 

liberté  sévère  et  quelque  peu  égoïste  qui  fait  encore  la  gloire 
de  leurs  neveux. 

Je  ne  nommerai  pas  les  empereurs  britto-romains  Allec- 
tus  (1),  Magnentius,  Valentinius,  Maxime,  Constantin,  avec 
qui  Honorius  fut  contraint  de  pactiser;  je  ne  dirai  rien  de  ce 
Marcus  qui,  de  nom  comme  de  fait,  établit  pour  toujours  l'iso- 
lement de  son  pays  (2).  J'ai  voulu  montrer  seulement  à  quelle 
antiquité  remonte  ce  titre  d'impérial  donné  par  les  Anglais  mo- 
dernes à  leur  État  et  à  leur  parlement.  Les  formes  romaines  pré- 
valurent dans  l'île  pendant  quatre  cent  cinquante  ans  à  peu  près. 
Cette  période  révolue,  commencèrent  les  guerres  civiles  entre 
les  Britto-Romains  germanisés  et  les  Saxons  plus  purs  déjà 
établis  depuis  longues  années  sur  plusieurs  points  du  pays, 
mais  qui,  poussés  et  renforcés  par  des  essaims  de  compatriotes 
accourus  du  continent,  d'où  les  chassaient  les  agressions  des 
Slaves,  prétendirent  tout  à  coup  à  la  possession  entière  de  l'île. 
Les  historiens  nous  ont  montré  souvent  ces  fils  des  Scandina- 
ves, ces  Sakai-Suna,  ou  fils  des  Sakas,  arrivant  de  la  pointe 
de  la  Chersonèse  cimbrique  et  des  îles  voisines  montés  sur  des 
barques  dé  cuir.  Ils  ont  vu  dans  ce  mode  de  navigation  une 
preuve  de  la  plus  grande  barbarie ,  et  se  sont  trompés.  Au 
v^  siècle,  les  hommes  du  Nord  possédaient  de  grands  vaisseaux- 
^ur  la  Baltique.  Ils  étaient  habitués  depuis  longtemps  à  voir 
naviguer  dans  leurs  mers  les  galères  romaines ,  et  Tétonnante 
expédition  des  Franks  qui  de  la  mer  Noire  étaient  revenus 
dans  la  Frise ,  montés  sur  des  navires  enlevés  à  la  flotte  im- 
périale, aurait  suffi,  s'il  en  avait  été  besoin,  pour  leur  appren- 
dre à  construire  des  bâtiments  de  cette  espèce  ;  mais  ils  n'en 
voulaient  pas.  Des  embarcations  tirant  très  peu  d'eau,  et 
pouvant  être  facilement  transportées  à  bras,  convenaient  mieux 
à  ces  hommes  intrépides  pour  passer  de  la  mer  dans  les  fleu- 

(1)  AUectus  souUnt  sa  puissance  absolument  comme  les  vrais  em- 
pereurs soutenaient  la  leur.  II  colonisa  dans  son  île  un  grand  nom- 
bre de  Franks  et  de  Saxons.  (Palsgrave,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  377.) 

(2)  Ce  Marcus  fut  élu  empereur  avec  la  tâche  spéciale  de  résister 
aux  invasions  saxonnes.  On  était  alors  en  407.  (Palsgrave ,  ouvr.  citéf 
t.  I,  p.  386.) 


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460  DE  l'inégalité 

ves,  des  fleuves  dans  les  plus  petites  rivières;  ils  pouvaient 
remonter  de  la  sorte  jusqu'au  cœur  des  provinces,  ce  qui  leur 
aurait  été  fort  difficile  avec  de  grands  navires,  et  c'est  ainsi 
qu'ils  achevèrent  la  conquête  dans  la  mesure  qui  leur  fut  utile. 
Alors  recommença  la  fusion  des  races ,  et  le  conflit  des  insti- 
tutions (1). 

La  population  britto-romaine,  infiniment  plus  énergique  que 
les  Gallo-Romains  à  cause  de  son  origine  en  grande  partie  ger- 
manique ,  maintint  en  face  de  ses  vainqueurs  une  situation 
beaucoup  plusfière  et  beaucoup  meilleure  (2).  Une  partie  resta 
presque  indépendante,  sauf  le  vasselage  ;  une  autre,  faisant  de 
ses  municipalités  des  espèces  de  républiques ,  se  borna  à  une 
reconnaissance  pure  et  simple  du  haut  domaine  saxon  et  au 
payement  d'un  tribut  (3).  Le  reste  tomba,  à  la  vérité,  dans  la 
situation  subordonnée  du  iail ,  du  ceorl ,  suivant  les  dialectes 
des  nouveaux  maîtres  ;  mais  là  il  fut  soutenu  et  relevé  par  les 
lois  mêmes  de  ceux-ci,  et  l'accession  à  la  propriété  foncière, 
le  port  des  armes,  le  droit  de  commandation,  ou  de  choisir  son 
chef,  lui  restèrent  acquis.  La  population  britto-romaine  put 
donc  arriver  ou  prévoir  qu'elle  arriverait  au  rang  des  nobles, 
des  iarls,  des  ceorls. 

Le  même  sentiment  qui  portait  les  rois  franks  à  s'entourer 
de  préférence  de  leudes  gaulois  engageait  également  les  prin- 
ces de  l'Heptarchie  à  recruter  leurs  bandes  domestiques  parmi 
les  Britto-Romains.  Ceux-ci  revêtirent  donc  de  très  bonne 
heure  des  emplois  importants  à  la  cour  de  ces  monarques,  fils 


(1)  Prosper  d'Aquitaine  fixe  à  l'an  441  la  conquête  définitive  par  les 
Anglo-saxons.  Cette  prise  de  possession  se  distingue  de  celle  de  la 
Gaule  par  les  Franks  en  deux  manières  :  d'abord ,  les  Saxons  ne  re- 
çurent pas  d'investiture  impériale  et  n'avaient  pas  à  en  recevoir,  puis- 
que la  Grande-Bretagne  formait  un  pays  tout  à  fait  indépendant; 
ensuite,  comme  conséquence  de  ce  premier  fait,  leurs  chefs  n'eurent 
jamais  l'idée  de  solliciter  les  titres  de  patrices  et  de  consuls,  puisqu'ils 
n'avaient  pas  à  jouer  le  personnage  de  magistrats  romains. 

(2)  Les  Bretons,  dans  leurs  batailles  contre  les  Saxons,  usaient  de  la 
tactique  romaine.  (Palsgrave,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  404.) 

(3)  Kemble,  Die  Sachsen  in  England,  t.  Il,  pp.  231  et  seqq.  249, 
254. 


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DES   RACES   HUMAINES.  461 

des  Ases  (1).  Ils  leur  enseignèrent  les  lois  romaines  (2)  ;  ils  leur 
en  firent  apprécier  les  avantages  gouvernementaux ,  ils  les  ini- 
tièrent à  des  idées  de  domination  que  les  guerriers  anglo-saxons 
n'auraient  certainement  pas  contribué  à  répandre.  Mais,  et  en 
ceci  les  conseillers  britto-germains  différaient  essentiellement 
des  leudes  gaulois  ou  mérowings ,  ils  ne  sauvèrent  pas  de  la 
destruction  l'extérieur  des  mœurs  romaines ,  attendu  qu'eux- 
mêmes  ne  l'avaient  jamais  qu'assez  imparfaitement  possédé,  et 
ils  ne  déposèrent  pas  dans  l'administration  le  germe  de  la  féo- 
dalité, parce  que  leur  pays  n'avait  été  que  très  passagèrement 
affecté  par  le  régime  des  lois  bénéficiales  (3).  L'Angleterre  se 
trouvait  donc  mise  à  part,  dès  le  v°  siècle,  du  mode  d'existence 
qui  allait  prévaloir  dans  tout  le  reste  de  l'Europe. 

Ce  que  les  ceorls  britto -romains  inspirèrent  très  bien  aux 
descendants  de  Wodan  et  de  Thor ,  ce  fut  l'envie  de  recueillir 
la  succession  entière  des  empereurs  nationaux.  On  voit  avec 
quelque  étonnement  les  princes  anglo-saxons  les  plus  habiles, 
les  plus  forts ,  s'entourer  des  marques  romaines  de  la  souve- 
raine puissance,  frapper  des  médailles  au  type  de  la  louve  et 
des  jumeaux,  approprier  les  lois  romaines  à  l'usage  de  leurs 
sujets,  se  plaire  à  entretenir  avec  la  cour  de  Constantinople  des 
rapports  d'intimité,  et  revêtir  un  double  titre ,  celui  de  bret- 
walda,  vis-à-vis  de  leurs  sujets  anglo-saxons  et  bretons,  celui 
de  basUeus,  dans  leurs  documents  écrits  en  langue  latine  (4). 
Ce  terme  de  basileus,  auquel  les  rois  franks,  wisigoths,  lom- 
bards, n'osèrent  jamais  prétendre,  donnait  une  situation  de 


(1)  Dans  les  documents  anglo-saxons  les  plus  anciens,  on  voit  figurer, 
parmi  les  dignitaires,  un  grand  nombre  de  noms  bretons.  (Kemble, 
ouvr.  cité,  t.  I,  p.  17.) 

(2)  Eux-mêmes  tenaient  celte  science  de  la  meilleure  source,  puis- 
que Papinien  avait  été  chef  de  l'administration  de  l'île.  (Palsgrave,  1. 1, 
p.  322.) 

(3)  Palsgrave,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  495  et  seqq. 

(4)  Palsgrave,  ouvr.  cité,  1. 1,  p.  420,  488,  563.  —  Le  titre  de  bretwalda 
entraînait  la  domination,  au  moins  nominale,  sur  les  nations  breton- 
nes indépendantes  de  l'île.  Plusieurs  de  ces  nations,  comme  celle  de 
la  Cornouailles ,  par  exemple ,  avaient  au  x«  siècle  une  noblesse  d'ori- 
gine germanique.  (Palsgrave,  1. 1,  p.  4H.) 

26. 


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462  DE  l'inégalité 

grandeur  et  d'indépendance  toute  particulière  aux  souverains 
qui  le  portaient.  Dans  l'île,  comme  sur  le  continent,  on  en 
comprenait  parfaitement  la  portée,  car,  lorsque  Charlemagne 
eut  pris  la  succession  de  Constantin  V,  il  se  qualifia  très  bien^ 
dans  une  lettre  à  E§bert,  d'empereur  des  chrétiens  orientaux^ 
et  salua  son  correspondant  du  titre  d'empereur  des  chrétiens 
occidentaux  (1). 

Les  rapports  de  race  existant  entre  les  Britto-Romains  et 
les  tribus  germaniques  venues  du  Jutland  (2)  servaient  puis- 
samment à  amener  entre  elles  le  compromis  qui  se  fondait  né- 
cessairement,  du  côté  des  vaincus,  sur  l'abandon  de  la  plupart 
des  importations  du  sud,  sur  l'acceptation  des  idées  germani- 
ques, et,  du  côté  des  vainqueurs,  sur  certaines  concessions  à 
faire  aux  nécessités  d'une  administration  plus  sévère  et  plus 
fortement  constituée  que  celle  dont  ils  s'étaient  fait  gloire  jus- 
qu'alors de  porter  le  joug  facile  (3).  On  vit  s'établir  des  institu- 
tions tenant  encore  de  très  près  à  l'origine  Scandinave.  La  tenure 
des  terres  dans  la  forme  de  Fodel  et  du  féod,  l'usage  des  droits 
politiques  basé  exclusivement  sur  la  possession  territoriale, 
le  goût  de  la  vie  agricole,  l'abandon  graduel  de  la  plupart  des 
villes  (4),  l'accroissement  du  nombre  des  villages,  surtout  des 


(1)  Guillaume  le  Conquérant  porta  encore  le  titre  de  basileus.  Il  sem- 
blerait qu'il  fût  le  dernier  souverain  anglais  qui  en  ait  fait  usage. 
(Pal?grave,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  cccxliij.) 

(2)  Le  titre  d' Anglo-Saxons,  appliqué  aux  conquérants  de  l'Angle- 
terre d'une  certaine  époque,  n'implique  pas  l'idée  que  tous  ces  hommes^ 
fussent  d'une  seule  nation.  Ils  avaient  parmi  eux  des  W^arègues ,  des 
Juthungs,  des  Saxons  de  Thuringe,  etc.  (Kemble,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  50 
et  Anfiang.  A.)  L'inspection  des  noms  de  lieux  en  Angleterre  montre 
également  que,  de  même  que  dans  l'Europe  occidentale,  les  tribus 
les  plus  diverses  composaient  de  leurs  contingents  les  armées  de 
l'invasion. 

(3)  Palsgrave  insiste  avec  beaucoup  de  sagacité  sur  les  rapports  d'ori- 
gine qui  existèrent  à  toutes  les  époques  entre  les  diverses  couches 
des  habitants  de  l'Angleterre,  et  il  en  tire  les  conséquences.  {Ouvr^ 
cité,  1. 1,  p.  35.) 

i^)  Kemble,  Die  Sachsen  in  England,  t.  II,  p.  259  et  seqq.  —  Il  arriva 
pour  les  villes  bretonnes  de  l'Angleterre  ce  qui  avait  eu  lieu  pour 
les  cités  celtiques  de  la  Germanie.  Elles  n'étaient  pas  assez  riches- 


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DES  BACES  HUMAINES.  463^ 

métairies  isolées,  le  maintien  solide  des  franchises  de  l'homme 
libre ,  l'influence  soutenue  des  conseils  représentatifs ,  ce  furent 
là  autant  de  traits  par  lesquels  l'esprit  arian  se  donna  à  recon- 
naître et  témoigna  de  sa  persistance ,  tandis  que  des  phénomè- 
nes d'une  nature  tout  opposée,  l'augmentation  du  nombre 
des  villes,  l'indifférence  croissante  pour  la  participation  aux 
affaires  générales ,  la  diminution  du  nombre  des  hommes  abso- 
lument libres  marquaient  sur  le  continent  les  progrès  d'un  or- 
dre d'idées  d'une  tout  autre  nature. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  l'aspect  assez  digne  du  ceoïl  an- 
glo-saxon, qui  fut  plus  tard  le  yeoman,  ait  plu  à  la  pensée  de 
plusieurs  historiens  modernes ,  heureux  de  le  voir  libre  dans 
sa  vie  rustique  à  une  époque  où  ses  analogues  du  continent,  le 
karl,  Fariman,  le  bonus  àomo,  avaient  contracté  des  obliga- 
tions souvent  fort  dures  et  perdu  presque  toute  ressemblance 
avec  lui.  Mais,  en  se  plaçant  au  point  de  vue  de  ces  écrivains, 
il  faut,  pour  être  tout  à  jfait  juste,  considérer  aussi  ce  qui  doit 
constituer  pour  eux  le  mauvais  côté  de  la  question.  L'organi- 
sation des  classes  moyennes,  sous  les  rois  saxons  comme  sous 
les  premiers  dynastes  normands,  n'étant  que  le  résultat  d'un 
concours  de  circonstances  ethniques  parachevé ,  ne  prêtait  à 
aucune  espèce  de  perfectionnement  (1).  La  société  anglaise  d'a- 
lors, avec  ses  avantages,  avec  ses  inconvénients,  présentait 
un  tout  complet  qui  n'était  susceptible  que  de  décadence. 
L'existence  individuelle  n'y  était  ni  sans  noblesse  ni  sans  ri- 
chesse incontestablement;  mais  l'absence  presque  totale  de  l'é- 
lément romanisé  la  laissait  sans  éclat  et  l'éloignait  de  ce  que 
nous  appelons  notre  civilisation.  A  mesure  que  les  alliages  di- 
vers de  la  population  se  fondaient  davantage,  les  éléments 

ni  assez  fortement  constituées  pour  résister  à  l'influence  hostile  du 
milieu  où  elles  se  trouvaient  placées.  Peu  à  peu  leurs  institutions 
romaines  se  germanisèrent,  et  dès  lors  la  vie  agricole,  les  envahis- 
sant, tendit  à  dissoudre  leurs  bourgeoisies,  ou  du  moins  à  les  trans- 
former. 

(1)  Et  elle  n'était  pas  très  relevée.  Les  gens  de  la  suite  du  roi,  et 
que  l'on  nommait  en  Gaule,  sous  les  Mérowings,  les  antrustions,  n'é- 
taient pas  autorisés  à  posséder  des  alods.  Leurs  armes  même  devaient, 
à  leur  mort   revenir  au  chef.  (Kemble,  ouvr.  cité,  t.  l.  p.  149.) 


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464  DE  l'inégalité 

celtiques,  très  imbus  d'essence  finnoise,  demeurés  dans  le  fond 
breton,  ceux  que  l'immigration  anglo-saxonne  avait  jetés  dans 
les  masses,  ceux  que  les  invasions  danoises  apportaient  en- 
core, tendaient  à  envahir  les  éléments  germaniques,  et  il  ne 
faut  pas  oublier  que,  quelque  abondants  que  fussent  ceux-là, 
ils  diminuaient  beaucoup  de  leur  énergie  en  continuant  de  se 
combiner  avec  une  esseace  hétérogène.  Du  même  coup  leur 
fraîcheur  s'en  allait  avec  leurs  qualités  héroïques,  absolument 
comme  un  fruit  qui  passe  de  main  en  main  perd  sa  fleur  et 
se  flétrit  tout  en  conservant  sa  pulpe.  De  là  le  spectacle  que 
présenta  l'Angleterre  à  l'Europe  du  xi'  siècle.  A  côté  de  re- 
marquables mérites  politiques  une  honteuse  pauvreté  dans  le 
domaine  de  l'intelligence;  des  instincts  utilitaires  extrêmement 
développés  et  qui  avaient  déjà  accumulé  dans  l'île  des  riches- 
ses extraordinaires,  mais  nulle  délicatesse,  nulle  élégance  dans 
les  mœurs;  des  ceoris,  plus  heureux  que  les  manants  français, 
successeurs  des  boni  homini ;maiis  l'esclavage  complet  et  î'es- 
clavage  assez  dur,  ce  qui  n'existait  presque  plus  ailleurs  (1). 
Un  clergé  que  l'ignorance  et  des  mœurs  basses  et  ignoblement 
sensuelles  menaient  lentement  à  l'hérésie  ou,  pour  le  moins, 
au  schisme  ;  des  souverains  qui ,  ayant  continué  à  gouverner 
un  grand  royaume  comme  jadis  ils  avaient  fait  leur  odel  et 
leur  truste,  avaient  conservé,  sans  la  déléguer,  l'administra- 
tion de  la  justice,  et  se  faisaient  payer  la  concession  de  leur 
sceau  par  une  prévarication  qui  se  trouvait  être  légale  (2)  ;  en- 
fin Textinction  de  toutes  les  grandes  races  pures,  et  l'avène- 
ment au  trône  du  fils  d'un  paysan,  c'étaient  là,  au  temps  de  la 

(1)  Palsgrave,  ouvr.  cité,  t.  I,  pp.  21,  30.  —  Kemble,  Die  Sachsen  in 
England,  t.  I,  p.  150  et  seqq.  —  Au  temps  de  la  conquête  normande, 
les  Anglo-Saxons  en  étaient  encore  à  la  première  phase  du  servage, 
dépassée  en  France  depuis  les  derniers  Mérowings.  —  Le  traell  Scan- 
dinave s'appelait  dans  la  Grande-Bretagne  lazzus  et  laet,  dio  et  théow , 
enfin  wealh.  Les  deux  premiers  noms  indiquent  la  descendance  slave 
des  premiers  esclaves,  probablement  amenés  de  la  Germanie;  le  der- 
nier indique  les  Bretons.  (T.  I,  pp.  150, 151,  172  et  seqq.) 

(2)  Palsgrave,  ouvr.  cité,  1. 1,  p.  651.  —  Ce  fait  doit  servir  de  commen- 
taire, en  quelque  sorte  justificatif,  à  certaines  formes  d'exactions  de 
Guillaume  le  Roux  et  de  Jean  sans  Terre.  Ces  souverains  ne  faisaient 
qu'appliquer  de  vieux  usages  anglo-saxons. 


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DES  BACES  HUMAINES.  465 

t 

conquête  normande ,  des  ombres  peu  favorables  dont  le  tableau 
était  notablement  enlaidi. 

L'Angleterre  eut  ce  bonheur  qye  l'avènement  de  Guillaume, 
sans  lui  rien  ôter  de  ce  qu'elle  avait  d'organiquement  bon  (1) , 
lui  apporta,  sous  la  forme  d'une  invasion  gallo-scandinave, 
un  nombre  restreint  d'éléments  romanisés.  Ceux-ci  ne  réagirent 
pas  d'une  manière  ruineuse  contre  la  prépondérance  du  tond 
teutonique;  ils  ne  lui  enlevèrent  pas  son  génie  utilitaire,  son 
esprit  politique,  mais  ils  lui  infusèrent  ce  qui  lui  avait  man- 
qué jusqu'alors  pour  s'associer  plus  intimement  à  la  croissance 
de.  la  civilisation  nouvelle.  Avec  le  duc  de  Normandie  arrivè- 
rent des  Bretons  francisés,  des  Angevins,  des  Manceaux ,  des 
Bourguignons ,  des  hommes  de  toutes  les  parties  de  la  Gaule. 
Ce  furent  autant  de  liens  qui  rattachèrent  l'Angleterre  au  mou- 
vement général  du  continent  et  qui  la  tirèrent  de  Tisolement 
où  le  caractère  de  sa  combinaison  ethnique  la  renfermait, 
puisqu'elle  était  restée  par  trop  celto-saxonne  dans  un  temps 
où  le  reste  du  monde  européen  tendait  à  se  dépouiller  de  la 
nature  germanique. 

(1)  Palsgrave,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  653.  —  Cette  déclaration  d'un  des 
publicistes  les  plus  érudits  de  l'Angleterre  est  certainement  digne 
d'être  enregistrée.  Elle  se  fonde,  en  lait,  sur  des  considérations  dé- 
cisives. Guillaume  ne  toucha  pas  à  l'organisation  représentative;  il  ne 
rabolit  pas  ;  en  1070,  il  convoqua  lui-même  un  parlement,  witanegemot, 
où  figurèrent  les  Saxons,  d'après  la  règle  légale.  Dans  le  procès  contre 
le  comte  normand  Odon  et  l'archevêque  Lanfranc  de  Canterbury,  ce 
fut  un  tribunal  saxon  qui  jugea  la  cause,  à  Pennenden  Heath,  sous 
la  direction  d'un  witan  anglais,  versé  dans  la  connaissance  des  lois, 
et  d'Egilrik,  évêque  de  Chicester.  Enfin  la  ville  d'Exeter  déclara  à  Guil- 
laume qu'en  vertu  de  ses  droits,  elle  lui  payerait  le  tribut,  gafol, 
montant  à  dix-huit  livres  d'argent,  et  que,  pour  subsides  de  guerre, 
elle  lui  donnerait  encore  la  somme  des  terrains  imputable  par  la 
loi  sur  chaque  terme  de  cinq  hydes  de  terre;  qu'elle  ne  se  refusait 
pas  non  plus  à  acquitter  les  rentes  des  marais  appartenant  au  domaine 
royal,  mais  que  les  bourgeois  ne  lui  devaient  pas  le  serment  d'hom- 
mage, qu'ils  n'étaient  pas  ses  vassaux,  et  quils  n'étaient  pas  astreints 
à  le  laisser  entrer  dans  leurs  murs.  —  Ces  privilèges,  qu'Exeter  avait 
en  commun  avec  Winchester,  Londres,  York  et  d'autres  villes,  ne 
furent  pas  abrogés  par  la  conquête  normande.  (Palsgrave,  0Mrr.a7e, 
t.  I,  p.  631.) 


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466  DE  l'inégalité 

Les  Plantagenets  et  les  Tudors  continuèrent  cette  marche 
civilisatrice  en  en  propageant  les  causes  d'impulsion.  De  leur 
temps,  l'importation  de  l'essejice  romanisée  n'eut  pas  lieu  dans 
des  proportions  dangereuses;  elle  n'atteignit  pas  au  vif  les 
couches  infériem-es  de  la  nation  ;  elle  agit  principalement  sur 
les  supérieures,  qui  partout  sont  soumises,  et  le  furent  là 
comme  ailleurs,  à  des  agents  incessants  d'étiolement  et  de  dis- 
parition. Il  en  est  de  l'infiltration  d'une  race  civilisée,  bien 
que  corrompue,  au  milieu  des  masses  énergiques ,  mais  gros- 
sières, comme  de  l'emploi  des  poisons  à  faible  dose  dans  la 
médecine.  Le  résultat  ne  saurait  en  être  que  salutaire.  De  sorte 
que  l'Angleterre  se  perfectionna  lentement,  épura  ses  mœurs, 
polit  quelque  peu  ses  surfaces ,  se  rapprocha  de  la  communauté 
continentale,  et,  en  même  temps,  comme  elle  continuait  à 
ester  surtout  germanique ,  elle  ne  donna  jamais  à  la  féodalité 
la  direction  servile  qui  lui  fut  imprimée  chez  ses  voisins  (1); 
elle  ne  permit  pas  au  pouvoir  royal  de  dépasser  certaines  li- 
mites fixées  par  les  instincts  nationaux  ;  elle  organisa  les  cor- 
porations municipales  sur  un  plan  qui  ressembla  peu  aux  mo- 
dèles romains  ;  elle  ne  cessa  pas  de  rendre  sa  noblesse  accessi- 
ble aux  classes  inférieures ,  et  surtout  elle  n'attacha  guère  les^ 
privilèges  du  rang  qu'à  la  possession  de  la  terre.  D'un  autre 
côté ,  elle  revint  bientôt  à  se  montrer  peu  sensible  aux  con- 
naissances intellectuelles  ;  elle  trahit  toujours  un  dédain  mar- 
qué pour  ce  qui  n'est  pas  d'usage  en  quelque  sorte  matériel, 
et  s'occupa  très  peu,  au  grand  scandale  des  Italiens ,  de  la 
culture  des  arts  d'agrément  (2). 

(1)  Palsgra ve ,  owt;r.  cité,  1. 1,  p.  vi  ;  «  Allen,  with  profound  érudition,, 
«  has  shown  how  much  of  our  monarchical  theory  is  derived,  not 
«  from  the  ancient  Germans  but  from  the  government  of  the  Empire.  -» 
—  Cette  théorie  monarchique  ne  se  développa  jamais  fortement,  et 
resta  toujours  exotique  et  traitée  comme  telle  par  l'instinct  national,, 
tandis  que  sur  le  continent  elle  acquit  à  la  fin  le  plein  indigénat,  et 
étouffa  ce  qui  lui  faisait  résistance.  En  somme,  les  droits  des  rois 
anglais  ont  toujours  vacillé  entre  les  différentes  nations  des  Romains,, 
des  Bretons  et  des  nations  germaniques,  mais  avec  prépondérance  de 
ces  derniers.  (Palsgrave,  t.  I,  p.  627.) 

(2)  Sharon  Turner,  History  of  the  Anglo-Saxons,  t.  ÏII,  p.  389  ;  «  The- 


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DES  RACES  HUMAINES.  467 

Dans  l'ensemble  de  l'histoire  humaine ,  il  y  a  peu  de  situa- 
tions analogues  à  celle  des  populations  de  la  Grande-Bretagne 
depuis  le  x®  siècle  jusqu'à  nos  jours.  On  a  vu  ailleurs  des  mas- 
ses arianes  ou  arianisées  apporter  leur  énergie  au  milieu  des 
multitudes  de  composition  différente  et  les  douer  de  puissance 
en  même  temps  qu'elles  en  recevaient  une  culture  déjà  grande, 
que  leur  génie  se  chargeait  de  développer  dans  un  sens  nou- 
veau ;  mais  on  n'a  pas  contemplé  ces  natures  d'élite  ,  concen- 
trées en  nombre  supérieur  sur  un  territoire  étroit  et  ne 
recevant  les  immixtions  de  races  plus  perfectionnées  par  l'ex- 
périence ,  bien  que  subalternes  par  le  rang ,  que  suivant  des 
quantités  tout  à  fait  médiocres.  C'est  à  cette  circonstance  ex- 
<îeptionnelle  que  les  Anglais  ont  dû,  avec  la  lenteur  de  leur 
•évolution  sociale,  la  solidité  de  leur  empire;  il  n'a  certes  pas 
été  le  plus  brillant,  ni  le  plus  humain,  ni  le  plus  noble  des 
États  européens,  mais  il  en  est  encore  le  plus  vigoureux. 

Cette  marche  circonspecte  et  si  profitable  s'accéléra  cepen- 
dant à  dater  de  la  fin  du  xvii®  siècle. 

Le  résultat  des  guerres  religieuses  de  France  avait  apporté 
dans  le  Royaume-Uni  une  nouvelle  affluence  d'éléments  fran- 
çais. Cette  fois  ils  n'osèrent  plus  rentrer  dans  les  classes  aris- 
tocratiques; TefFet  de  relations  commerciales,  qui  partout  al- 
lait croissant ,  en  jeta  une  forte  proportion  au  sein  des  masses 
plébéiennes,  et  le  sang  anglo-saxon  fut  sérieusement  entamé. 
La  naissance  de  la  grande  industrie  vint  encore  accroître  ce 
mouvement  en  appelant  sur  le  sol  national  des  ouvriers  de 
toutes  races  non  germaniques,  des  Irlandais  en  foule,  des  Ita- 
liens ,  des  Allemands  slavisés  ou  appartenant  à  des  populations 
fortement  marquées  du  cachet  celtique. 

Alors  les  Anglais  purent  réellement  se  sentir  entraînés  dans 
la  sphère  des  nations  romanisées.  Ils  cessèrent  d'occuper, 
aussi  imperturbablement,  ce  médium  qui  auparavant  les  tenait 

«  anglo-saxon  nation...  did  not  altain  a  gênerai  or  striking  eminence 
«  is  littérature.  But  society  wants  other  blessings  besides  thèse.  The 
«  agencies  that  afifected  our  ancestry  took  a  différent  course.  They 
«  impelled  them  towards  that  of  political  melioration,  the  great  foun- 
tain  of  human  improvement.  » 


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468  DE  l'inégalité 

autant  rapprochés  pour  le  moins  du,  groupe  Scandinave  que 
des  nations  méridionales ,  et  qui ,  dans  le  moyen  âge ,  les  avait 
fait  sympathiser  surtout  avec  les  Flamands  et  les  Hollandais  ^ 
leurs  pareils  sous  beaucoup  de  rapports.  A  dater  de  ce  mo- 
ment, la  France  fut  mieux  comprise  par  eux.  Ils  devinrent 
plus  littéraires  dans  le  sens  artiste  du  mot.  Ils  connurent  l'at- 
trait pour  les. études  classiques;  ils  les  acceptèrent  comme  on 
le  faisait  de  l'autre  côté  du  détroit;  ils  prirent  le  goût  des  sta- 
tues ,  des  tableaux ,  de  la  musique ,  et ,  bien  que  des  esprits 
depuis  longtemps  initiés ,  et  doués ,  par  l'habitude ,  d'une  dé- 
licatesse plus  exigeante ,  les  accusassent  d'y  porter  encore  une 
sorte  de  rudesse  et  de  barbarie,  ils  surent  recueillir,  dans  ce^ 
genre  de  travaux ,  une  gloire  que  leurs  ancêtres  n'avaient  ni 
connue  ni  enviée. 

L'immigration  continentale  continua  et  s'agrandit.  La  ré-^ 
vocation  de  Fédit  de  Nantes  envoya  de  nombreux  habitants  de 
nos  provinces  méridionales  rejoindre  dans  les  villes  britanni- 
ques la  postérité  des  anciens  réfugiés  (1).  La  révolution  fran-- 
çaise  ne  fut  pas  moins  influente ,  ni  dans  ce  triste  sens  moins 
généreuse,  et,  sans  parler  de  ce  courant  tout  récemment  formé 
qui  transporte  maintenant  en  Angleterre  une  partie  de  la  po- 
pulation de  rirlande,  les  autres  apports  ethniques  se  multi- 
pliant sans  relâche ,  les  instincts  opposés  au  sentiment  germa- 
nique ont  indéfiniment  continué  à  abonder  au  sein  d'une 
société  qui,  jadis  si  compacte,  si  logique,  si  forte,  si  peu  lit- 
téraire, n'aurait  pas  pu  naguère  assister  sans  horreur  à  la» 
naissance  de  Byron  (2). 

La  transformation  est  bien  sensible  ;  elle  marche  d'un  pas 
sûr  et  se  trahit -de  mille  manières.  Le  système  des  lois  anglaises 


(1)  Les  recherches  de  M.  Weill  ont  établi  que  plus  de,cent  mille  pro- 
testants français  ont  trouvé,  à  différentes  époques,  un  refuge  en  An- 
gleterre. 

(2)  If 

Of  the  great  poet-rire  of  Italy  - 
1  dare  to  build  the  imitation  rhyme 
Harsh  runic  copy  of  the  soutii's  sublime. 
(Byron,  Dedication  of  the  Prophecy  of  Dante.) 


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DES  BACES  HUMAINES.  469 

a  perdu  de  sa  solidité;  des  réformateurs  ne  sont  pas  loin,  et 
les  Pandectes  sont  leur  idéal.  L'aristocratie  trouve  des  adver- 
saires; la  démocratie ,  jadis  inconnue,  proclame  des  prét«n- 
4;ions  qui  n'ont  pas  été  inventées  sur  le  sol  anglo-saxon.  Les 
innovations  qui  trouvent  faveur,  les  idées  qui  germent,  les 
forces  dissolvantes  qui  s'organisent,  tout  révèle  la  présence 
d'une  cause  de  transformation  apportée  du  continent.  L'An- 
:gleterre  est  en  marche  pour  entrer  à  son  tour  dans  le  milieu  de 
la  romanité. 


CHAPITRE  VL 

Derniers  développements  de  la  société  germano-romaine. 

Rentrons  dans  l'empire  de  Charlemagne ,  puisque  c'est  là , 
de  toute  nécessité ,  que  la  civilisation  moderne  doit  naître.  Les 
Germains  non  romanisés  de  la  Scandinavie ,  du  nord  de  TAl- 
lemagne  et  des  îles  Britanniques  ont  perdu,  par  le  frottement, 
la  naïveté  de  leur  essence;  leur  vigueur  est  désormais  sans 
souplesse.  Ils  sont  trop  pauvres  d'idées  pour  obtenir  une 
grande  fécondité  ni  surtout  une  grande  variété  de  résultats. 
Les  pays  slaves  à  ce  même  inconvénient  ajoutent  l'humilité 
des  aptitudes ,  et  cette  cause  d'incapacité  se  montrera  si  forte 
que ,  lorsque  certains  d'entre  eux  se  trouveront  en  rapports 
étroits  avec  la  romanité  orientale,  avec  l'empire  grec,  rien  ne 
sortira  de  cet  hymen.  Je  me  trompe  ;  il  en  sortira  des  combi- 
naisons plus  misérables  encore  que  le  compromis  byzantin. 

C'est  donc  au  sein  des  provinces  de  l'empire  d'Occident  qull 
faut  se  transporter  pour  assister  à  l'avènement  de  notre  forme 
sociale.  La  juxtaposition  de  la  barbarie  et  de  la  romanité  n'y 
existe  plus  d'une  manière  accusée  ;  ces  deux  éléments  de  la  vie 
future  du  monde  ont  commencé  à  se  pénétrer,  et,  comme 
pour  rendre  plus  rapide  l'achèvement  de  la  tâche,  le  travail 

RACES  HUMAINES.  —  T.  II.  27 

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470  DE   l'inégalité 

s'est  subdivisé  ;  il  a  cessé  de  se  faire  en  commun  sur  toute  l'é- 
tendue du  territoire  impérial.  Des  amalgames  rudimentaires^ 
se  sont  empressés  de  se  détacher  partout  de  la  grande  masse; 
ils  s'enferment  dans  des  limites  incertaines,  ils  imaginent  des 
nationalités  approximatives  ;  la  grande  agglomération  se  fend 
de  toutes  parts  ;  la  fusion  dénature  les  éléments  divers  qui 
bouillonnent  dans  son  sein. 

Est-ce  là  un  spect-acle  nouveau  pour  le  lecteur  de  ce  livre  ? 
En  aucune  façon  ;  mais  c'est  un  spectacle  plus  complet  de  ce 
qui  lui  fut  déjà  montré.  L'immersion  des  races  fortes  au  sein 
des  sociétés  antiques  s'est  opérée  à  des  époques  tellement  loin- 
taines et  dans  des  régions  si  éloignées  des  nôtres ,  que  nous 
n'en  suivons  les  phases  qu'avec  difficulté.  A  peine  quelquefois 
en  pouvons-nous  saisir  plus  que  les  catastrophes  finales  à  de 
telles  distances  et  de  temps  et  de  lieux ,  multipliées  par  les 
grands  contrastes  d'habitudes  intellectuelles  existant  entre 
nous  et  les  autres  groupes.  L'histoire ,  que  soutient  mal  une 
chronologie  imparfaite ,  et  que  souvent  déguisent  des  formes 
mythiques,  l'histoire,  qui,  dénaturée  par  des  traducteurs  in- 
termédiaires aussi  étrangers  à  la  nation  mise  en  jeu  qu'à  nous- 
mêmes,  rhistoire,  dis-je,  reproduit  bien  moins  les  faits  que 
leurs  images.  Encore  ces  images  nous  arrivent-elles  par  une 
succession  de  miroirs  réfracteurs  dont  il  est  quelquefois  diffi-^ 
cile  de  rectifier  les  raccourcis. 

Mais  lorsqu'il  s'agit  de  la  civilisation  qui  nous  touche,  quelle 
différence  !  Ce  sont  nos  pères  qui  racontent ,  et  qui  racontent 
comme  nous  le  ferions  nous-mêmes.  Pour  lire  leurs  récits , 
nous  nous  asseyons  à  la  place  même  où  ils  écrivirent;  nous 
n'avons  qu'à  lever  les  yeux ,  et  nous  contemplons  le  théâtre 
entier  des  événements  qu'ils  ont  décrits.  Il  nous  est  d'autant 
plus  facile  de  bien  comprendre  ce  qu'ils  nous  disent  et  de  de- 
viner ce  qu'ils  nous  taisent,  que  nous  sommes  nous-mêmes^ 
les  résultats  de  leurs  œuvres  ;  et,  si  nous  éprouvons  un  embarras 
à  nous  rendre  un  compte  exact  et  vrai  de  l'ensemble  de  leur 
action ,  à  en  suivre  les  développements ,  à  en  éprouver  la  logi- 
que, à  en  démêler  exactement  les  conséquences,  bien  loin 
que  nous  en  puissions  accuser  la  pénurie  des  renseignements  y. 


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DES   RACES   HUMAINES.  471 

c'est  au  contraire  à  l'opulence  embarrassante  des  détails  que 
notre  débilité  doit  s'en  prendre.  Nous  restons  comme  accablés 
sous  le  monceau  des  faits.  Notre  œil  les  distingue,  les  sépare, 
les  pénètre  avec  une  peine  extrême,  parce  qu'ils  sont  trop 
nombreux  et  trop  touffus ,  et  c'est  en  nous  efforçant  de  les 
classer  que  nos  principales  erreurs  se  commettent  et  nous 
fourvoient. 

Nous  sommes  si  directement  en  jeu  dans  les  souffrances  ou 
les  joies ,  dans  les  gloires  ou  les  humiliations  de  ce  passé  pa- 
ternel, que  nous  avons  peine  à  conserver  en  l'étudiant  cette 
froide  impassibilité  sans  laquelle  il  n'y  a  cependant  pas  de  jus- 
tesse de  coup  d'œil.  En  retrouvant  dans  les  capitulaires  car- 
lovingiens,  dans  les  chartes  de  l'âge  féodal,  dans  les  ordon- 
nances de  l'époque  administrative ,  les  premières  traces  de 
tous  ces  principes  qui  aujourd'hui  excitent  notre  admiration  ou 
soulèvent  notre  haine ,  nous  ne  savons  pas  le  plus  souvent 
contenir  l'explosion  de  notre  personnalité. 

Ce  n'est  cependant  pas  avec  des  passions  contemporaines , 
ce  n'est  pas  avec  des  sympathies  ou  des  répugnances  du  jour, 
qu'il  convient  d'aborder  une  pareille  étude.  Bien  qu'il  ne  soit 
pas  défendu  de  se  réjouh-  ou  de  s'attrister  des  tableaux  qu'elle 
présente ,  bien  que  le  sort  des  hommes  d'autrefois  ne  doive 
pas  laisser  insensibles  les  hommes  d'aujourd'hui,  il  faut  ce- 
pendant savoir  subordonner  ces  tressaillements  du  cœur  à  la 
recherche  plus  noble  et  plus  auguste  de  la  pure  réalité.  En 
imposant  silence  à  ses  prédilections,  on  n'est  que  juste,  et 
partant  plus  humain.  Ce  n'est  pas  seulement  une  classe,  ce  ne 
sont  plus  quelques  noms  qui  dès  lors  intéressent,  c'est  la 
foule  entière  des  morts  -,  ainsi  cette  impartiale  pitié  que  tous 
ceux  qui  vivent,  que  tous  ceux  qui  vivront  ont  le  droit  d'ex- 
citer, s^attache  aux  actes  de  ceux  qui  ne  sont  plus ,  soit  qu'ils 
aient  porté  la  couronne  des  rois,  le  casque  des  nobles,  le 
chaperon  des  bourgeois  ou  le  bonnet  des  prolétaires.  Pour 
arriver  à  cette  sérénité  de  vue ,  il  n'est  d'autre  moyen  que  de 
se  refroidir  en  parlant  de  nos  pères  au  même  degré  que  nous 
le  sommes  en  jugeant  les  civilisations  moins  directement  pa- 
rentes. Alors  ces  aîeux  ne  nous  apparaissent  plus,  et  c'est  déjà 


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& 


472  DE  l'inégalité 

fixer  la  vraie  mesure  des  choses,  que  comme  les  représentants 
d'une  agglomération  d'hommes  qui  a  subi  précisément  Faction 
des  mêmes  lois  et  qui  a  parcouru  les  mêmes  phases  auxquelles 
nous  avons  vu  assujetties  les  autres  grandes  sociétés  aujour- 
d'hui mortes  ou  mourantes. 

D'après  tous  les  principes  exposés  et  observés  dans  ce  livre, 
la  civilisation  nouvelle  doit  se  développer  d'abord ,  dans  ses 
premières  formes,  sur  les  points  où  la  fusion  de  la  barbarie  et 
de  la  romanité  possédera,  du  côté  de  la  première,  les  éléments 
les  plus  chargés  de  principes  hellénistiques ,  puisque  ces  der- 
niers renferment  l'essence  de  la  civilisation  impériale.  En  effet, 
trois  contrées  dominent  moralement  toutes  les  autres  depuis 
le  ix<^  siècle  jusqu'au  xiii^  :  la  haute  Italie,  les  contrées 
moyennes  du  Rhin,  la  France  septentrionale. 

Dans  la  haute  Italie,  le  sang  lombard  se  trouve  avoir  gardé 
une  énergie  réveillée  à  différentes  fois  par  des  immigrations 
de  Franks.  Cette  condition  remplie ,  la  contrée  possède  la  vi- 
gueur nécessaire  pour  bien  servir  les  destinées  ultérieures. 
D'autre  part,  la  population  indigène  est  chargée  d'éléments 
hellénistiques  autant  qu'on  peut  le  désirer,  et ,  comme  elle  est 
fort  nombreuse  comparativement  à  la  colonisation  barbare,  la 
fusion  va  promptement  l'amener  à  la  prépondérance.  Le  système 
communal  romain  se  maintient,  se  développe  avec  rapidité. 
Les  villes,  Milan,  Venise,  Florence  à  leur  tête,  prennent  une 
importance  que,  de  longtemps  encore,  les  cités  n'auront  pas 
ailleurs.  Leurs  constitutions  affectent  quelque  chose  des  exi- 
gences de  l'absolutisme  propre  aux  républiques  de  l'antiquité. 
L'autorité  militaire  s'affaiblit-,  la  royauté  germanique  n'est 
qu'un  voile  transparent  et  fragile  jeté  sur  le  tout.  Dès  le 
xii^  siècle,  la  noblesse  féodale  est  presque  totalement  anéan- 
tie, elle  ne  subsiste  guère  qu'à  l'état  de  tyrannie  locale  et  ro- 
manisée;  la  bourgeoisie  lui  substitue,  dans  tous  les  lieux  où 
elle  domine,  uii  patriciat  à  la  manière  antique;  le  droit  im- 
périal renaît,  les  sciences  de  l'esprit  reparaissent;  le  commerce 
est  respecté;  un  éclat,  une  splendeur  inconnue  rayonne  autour 
de  la  ligue  lombarde.  Mais  il  ne  faut  pas  le  méconnaître  :  le 
sang  teutonique,  instinctivement  détesté  et  poursuivi  dans  tou- 


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^> 


DES  RACES  HUMAINES.  473 

tes  ces  populations  qui  se  ruent  avec  fureur  vers  le  retour  à  la 
ronianité,  est  précisément  ce  qui  Ipur  donne  leur  sève  et  les 
anime.  Il  perd  chaque  jour  du  terrain;  mais  il  existe,  et  l'on 
en  peut  voir  la  preuve  dans  la  longue  obstination  avec  laquelle 
le  droit  individuel  se  «laintient,  même  parmi  les  hommes  d'é- 
glise, sur  ce  sol  qui  si  avidement  cherche  à  absorber  ses  régé- 
nérateurs (1). 

De  nombreux  États  se  modèlent  de  leur  mieux,  bien  qu'avec 
des  nuances  innombrables,  d'après  le  prototype  lombard.  Les 
provinces  mal  réunies  du  royaume  de  Bourgogne,  la  Provence, 
puis  le  Languedoc,  la  Suisse  méridionale,  lui  ressemblent  sans 
avoir  son  éclat.  Généralement  l'élément  barbare  est  trop  affai- 
bli dans  ces  contrées  pour  prêter  autant  de  forces  à  la  roma- 
nité  (2).  Dans  le  centre  et  dans  le  sud  de  la  Péninsule,  il  «st 
presque  absent;  aussi  n'y  voit-on  que  des  agitations  sans  ré- 
sultat et  des  convulsions  san^  grandeur.  Sur  ces  territoires,  les 
invasions  teutoniques,  n'ayant  été  que  passagères,  n'ont  pro- 
duit que  des  résultats  incomplets,  n'ont  agi  que  dans  un  sens 
dissolvant.  Le  désordre  ethnique  n'en  est  devenu  que  plus 
considérable.  De  nombreux  retours  des  Grecs  et  les  colonisa- 
tions sarrasines  n'ont  pas  été  de  nature  à  y  porter  remède. 
Un  moment,  la  domination  normande  a  donné  une  valeur 

(1)  Sismondï,  Histoire  des  républiques  italiennes.  —  Cet  auteur,  com- 
plètement inattenlif  aux  questions  de  races,  donne  avec  une  exactitude 
qui  n'en  est  que  plus  frappante  une  foule  d'indications  ethniques 
dans  le  sens  indiqué  ici.  Mais  ce  qu'on  peut  lire  de  mieux  à  cet  égard, 
c'est  le  poème  d'un  contemporain,  le  moine  Gunther  {Ligurinus,  sive 
de  rébus  gestis  imperatoris  Cœsaris  Friderici  Primi  Aug.,  cognomento 
JEnobarbi  libri  X,  Heydelbergae,  1812,  in-8«).  Ce  poème  se  trouve  aussi 
imprimé  dans  des  collections.  Il  peint  avec  une  vérité  admirable,  et 
qui  n'est  ni  sans  grandeur  ni  sans  beauté,  l'agtagonisme  violent  et 
irréconciliable  des  groupes  romains  et  barbares.  —  Voir  aussi  Mu- 
ra tori.  Script,  rerum  Italie. 

(-2)  Dans  toutes  ces  contrées,  des  établissements  germaniques  de  très 
faible  étendue,  ont  conservé  leur  individualité  jusqu'à  nos  jours.  Ce 
.  que  sont,  dans  l'Ualie  orientale,  la  république  de  Saint-Martin  et  les 
vu  et  XIII  Communes,  les  Teutons  du  mont  Rosa  et  du  Valais  le  sont 
également.  —  On  trouve  également  des  débris  Scandinaves  dans  cer- 
taines parties  des  petits  cantons. 


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^; 


474  DE   l'inégalité 

Inattendue  à  Textrémité  de  la  Péninsule  et  à  la  Sicile.  Malheu- 
reusement ce  courant,  toujours  assez  minime,  se  tarit  bientôt, 
de  sorte  que  son  influence  va  se  mourant,  et  les  empereurs 
de  la  maison  de  Hohenstauffen  en  épuisent  les  derniers  filons. 

Lorsque  le  sang  germanique  eut  presque  achevé ,  au  xv^  siè- 
cle, de  se  subdiviser  dans  les  masses  de  la  haute  Italie,  la 
contrée  entra  dans  une  phase  analogue  à  celle  que  traversa  la 
Grèce  méridionale  après  les  guerres  persiques.  Elle  échangea 
sa  vitalité  politique  contre  un  grand  développement  d'aptitudes 
artistiques  et  littéraires.  Sous  ce  point  de  vue,  elle  atteignit  à 
des  hauteurs  que  l'Italie  romaine,  toujours  courbée  suç  la  co- 
pie des  modèles  athéniens,  n'avait  point  atteintes.  L'originalité 
manquant  à  cette  devancière  lui  fut  acquise  dans  une  noble 
mesure-,  mais  ce  triomphe  fut  aussi  peu  durable  qu'il  l'avait 
été  chez  les  contemporains  de  Platon  :  à  peine,  comme  pour 
ceux-ci,  brilla-t-il  une  centaine  d'années,  et,  lorsqu'il  fut  éteint, 
l'agonie  de  toutes  les  facultés  recommença.  Le  xvii«  et  le 
xyiiie  siècle  n'ont  rien  ajouté  à  la  gloire  de  Tltalie ,  et  certes 
lui  ont  beaucoup  ôté. 

Sur  les  bords  du  Rhin  et  dans  les  provinces  belgiques,  les 
éléments  romains  étaient  primés  numériquement  par  les  élé- 
ments germaniques.  En  outre ,  ils  étaient  nativement  plus  af- 
fectés par  l'essence  utilitaire  des  détritus  celtiques  que  ne  le 
pouvaient  être  les  masses  indigènes  de  l'Italie.  La  civilisation 
locale  suivit  la  direction  conforme  aux  causes  qui  la  pi^odui- 
saient.  Dans  l'application  qui  y  fut  faite  du  droit  féodal,  le 
système  impérial  des  bénéfices  se  montra  peu  puissant;  les 
liens  par  lesquels  il  rattachait  le  possesseur  de  fief  à  la  cou- 
ronne furent  toujours  très  relâchés,  tandis  qu'au  contraire  les 
doctrines  indépendantes  de  la  législation  primitivement  germa- 
nique se  maintinrent  assez  pour  conserver  longtemps  aux  pro- 
priétaires de  châteaux  une  individualité  libre  qu'ils  n'avaient 
plus  ailleurs.  La  chevalerie  du  Hainaut,  celle  du  Palatinat  mé- 
ritèrent, jusque  dans  le  xvi*^  siècle,  d'être  citées  comme  les 
plus  riches,  les  plus  indépendantes  et  les  plus  fières  de  l'Eu- 
rope. L'empereur,  leur  suzerain  immédiat,  avait  peu  de  prise 
sur  elles,  et  les  princes  de  second  ordre ,  beaucoup  plus  nom- 


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DES  RACES  HUMAINES.  475 

hreux  qu'ailleurs  dans  ces  provinces,  étaient  impuissants  à  leur 
faire  plier  le  cou.  Les  progrès  de  la  romanité  s'effectuaient 
néanmoins,  parce  que  la  romanité  était  trop  vaste  pour  ne  pas 
être  irrésistible  à  la  longue;  ils  amenèrent,  bien  que  très  labo- 
rieusement, la  reconnaissance  imparfaite  des  règles  princi- 
pales du  droit  de  Justinien.  Alors  la  féodalité  perdit  la  plupart 
de  ses  prérogatives,  mais  elle  en  conserva  cependant  assez 
pour  que  l'explosion  révolutionnaire  de  1793  trouvât  plus  à 
niveler  dans  ces  pays  que  dans  aucun  autre.  Sans  ce  renfort, 
sans  ce  secours  étranger  apporté  aux  éléments  locaux  oppo- 
sants, les  restes  de  l'organisation  féodale  se  seraient  défendus 
longtemps  encore  dans  les  électorats  de  l'ouest,  et  ils  auraient 
prouvé  autant  de  solidité  que  sur  les  autres  points  de  l'Alle- 
magne, oii  ces  dernières  années  seulement  ont  consommé  leur 
destruction. 

En  face  de  cette  noblesse  si  lente  à  succomber,  la  bourgeoisie 
fit  son  chef-d'œuvre  en  érigeant  Tédifice  hanséatique,  combi- 
naison d'idées  celtiques  et  slaves  où  ces  dernières  dominaient, 
mais  que  toujours  animait  une  somme  suffisante  de  fermeté 
germanique.  Couvertes  de  la  protection  impériale,  on  ne  vit 
point  les  cités  associées,  impatientes  de  tutelle,  protester  à 
tout  propos  contre  ce  joug  à  la  manière  des  villes  d'Italie.  Elles 
abandonnèrent  volontiers  les  honneurs  du  haut  domaine  à  leurs 
souverains,  et  ne  surveillèrent  avec  jalousie  que  la  libre  admi- 
nistration de  leurs  intérêts  communaux  et  les  avantages  de 
leur  commerce.  Chez  elles,  point  de  luttes  intestines,  point  de 
tendances  à  l'absolutisme  républicain,  mais  le  prompt  abandon 
des  doctrines  exagérées,  qui  ne  se  montrent  dans  leurs  murs 
que  comme  un  accident.  L'amour  du  travail,  la  soif  du  profit, 
peu  de  passion,  beaucoup  de  raison,  un  attachement  fidèle  à 
des  libertés  positives,  voilà  leur  naturel.  Ne  méprisant  ni  les 
sciences  ni  les  arts,  s'associant  d'une  façon  grossière  mais  active 
au  goût  de  la  noblesse  pour  la  poésie  narrative ,  elles  avaient 
peu  conscience  de  1^  beauté,  et  leur  intelligence  essentielle- 
ment attachée  à  des  conquêtes  pratiques  n'offre  guère  les  côtés 
brillants  du  génie  italien  à  ses  différentes  époques.  Cependant 
Tarchitecture  ogivale  leur  dut  ses  plus  beaux  monuments.  Les 


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^^^  DE   l'inégalité 

églises  et  les  hôtels  de  ville  des  Flandres  et  de  rAllemagne  oc- 
cidentale montrent  encore  que  ce  fut  la  forme  favorite  et  par- 
ticulièrement bien  comprise  de  Tart  dans  ces  régions  ;  cette 
forme  semble  avoir  correspondu  directement  à  la  nature  in- 
time de  leur  génie,  qui  ne  s'en  écarta  guère  sans  perdre  son 
originalité. 

L'influence  exercée  par  les  contrées  rhénanes  fut  très  grande 
sur  toute  l'Allemagne;  elle  se  prolongea  jusque  dans  l'extrême 
nord.  C'est  en  elles  que  les  royaumes  Scandinaves  aperçurent 
longtemps  la  nuance  de  civilisation  méridionale  qui,  se  rappro- 
chant davantage  de  leur  essence,  leur  convenait  le  mieux.  A 
l'est,  du  côté  des  duchés  d'Autriche,  la  dose  du  sang  germa- 
nique étant  plus  faible,  la  mesure  du  sang  celtique  moins  grande, 
et  les  couches  slaves  et  romaines  tendant  à  exercer  une  action 
prépondérante,  l'imitation  se  tourna  de  bonne  heure  vers  l'I- 
talie, non  toutefois  sans  être  sensible  aux  exemples  venus  du 
Rhin,  ni  même,  par  ailleurs,  aux  suggestions  slaves.  Les  con- 
trées gouvernées  par  la  maison  de  Habsbourg  furent  essentiel- 
lement un  terrain  de  transition,  comme  la  Suisse,  qui,  d'une- 
manière  moins  compliquée  sans  doute,  partageait  son  attention 
entre  les  modèles  rhénans  et  ceux  de  la  haute  Itahe.  Dans  les 
anciens  territoires  helvètes,  le  point  mitoyen  des  deux  systè> 
mes  était  Zurich.  Je  répéterai  ici,  pour  compléter  le  tableau, 
que,  aussi  longtemps  que  l'Angleterre  demeura  plus  particuliè- 
rement germanique,  après  qu^elle  eut  à  peu  près  absorbé  les 
apports  français  de  la  conquête  normande  et  avant  que  les  im- 
migrations protestantes  eussent  commencé  à  la  rallier  à  nous, 
ce  furent  les  formes  flamandes  et  hollandaises  qui  lui  furent 
les  plus  sympathiques.  Elles  rattachèrent  de  loin  ses  idées  à 
celles  du  groupe  rhénan. 

Vient  maintenant  le  troisième  centre  de  civilisation,  qui 
avait  son  foyer  à  Paris.  La  colonisation  franke  avait  été  puis- 
sante aux  environs  de  cette  ville.  La  romanité  s'y  était  com- 
posée d'éléments  celtiques  au  moins  aussi  nombreux  que  sm- 
les  bords  du  Rlim,  mais  beaucoup  plus  hellénisés,  et,  en 
somme,  elle  dominait  l'action  barbare  par  l'importauce  de  sa 
masse.  De  bonne  heure ,  les  idées  germaniques  reculèrent  de- 


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DES  BACES  HUMAINES.  477 

vant  elle  (l).  Dans  les  plus  anciens  poèmes  du  cycle  carlo- 
vingien ,  les  héros  teutoniques  sont  pour  la  plupart  oubliés  ou 
représentés  sous  des  couleurs  odieuses,  par  exemple,  les  che- 
valiers de  Mayence ,  tandis  que  les  paladins  de  l'ouest ,  tels 
que  Roland ,  Olivier,  ou  même  du .  midi ,  comme  Gérars  de 
Roussillon,  occupent  les  premières  places  dans  l'estime  géné- 
rale. Les  traditions  du  Nord  n'apparaissent  que  de  plus  en 
plus  défigurées  sous  un  habit  romain. 

La  coutume  féodale  pratiquée  dans  cette  région  s'inspire  de 
plus  en  plus  des  notions  impériales,  et,  circonvenant  avec 
une  infatigable  activité  la  résistance  de  l'esprit  contraire ,  com- 
plique à  l'excès  l'état  des  personnes ,  déploie  une  richesse  de 
restrictions ,  de  distinctions ,  d'obligations  dont  on  n'avait  pas 
l'idée  ni  en  Allemagne,  où  la  tenure  des  fiefs  était  plus  libre, 
ni  en  Italie ,  où  elle  était  plus  soumise  à  la  prérogative  du 
souverain.  Il  n'y  eut  qu'en  France  où  l'on  vit  le  roi,  su- 
zerain de  tous ,  pouvoir  être  en  même  temps  l'arrière-vassal 
d'un  de  ses  hommes,  et,  comme  tel,  soumis  théoriquement  à 
l'obligation  de  le  servir  contre  lui-même ,  sous  peine  de  for- 
faiture. 

Mais  la  victoire  de  la  prérogative  royale  était  au  fond  de 
tous  ces  conflits ,  par  la  raison  que  leur  action  incessante  fa- 
vorisait l'élévation  des  basses  classes  de  la  population ,  et  rui- 
nait l'autorité  des  classes  chevaleresques.  Tout  ce  qui  ne  possé- 
dait pas  de  droits  personnels  ou  territoriaux  était  en  droit 
d'en  acquérir,  et',  au  rebours ,  tout  ce  qui  avait  à  un  degré 
quelconque  les  uns  ou  les  autres,  les  voyait  insensiblement 
s'atténuer  (2).  Dans  cette  situation  critique  pour  tout  le  monde, 

(1)  Les  dernières  traces  en  sont  visibles  dans  les  romans  de  Garin. 
Voir  à  ce  sujet  la  savante  dissertation  de  M.  Paulin  Paris  dans  son 
édition  d'une  partie  du  poème,  et  quelques  idées  émises  par  M.  Ède- 
lestand  du  Méril  au  début  de  la  Mort  de  Garin.  —  Voir  aussi  dom 
CdiXmQi,  Histoire  de  Lorraine;  ^îussebiiTS^  Antiquités  de  la  Gaule  Bel- 
gique, liv.  III,  p.  157. 

(2)  Guérard ,  le  Polyptique  'd'Irminon,  t.  I ,  p.  251  :  «  A  partir  de  la 
a  fln  du  IX®  siècle,  le  colon  et  le  lide  deviennent  de  plus  en  plus  ra- 
«  res  dans  les  documents  qui  concernent  la  France,  et  ces  deux  clas- 
a  ses  de  personnes  ne  tardèrent  pas  à  disparaître.  Elles  sont,  en 

27. 


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478  DE  l'inégalité 

les  antagonismes  et  les  conflits  éclatèrent  avec  une  extrême 
vivacité  et  durèrent  plus  longtemps  qu'ailleurs,  parce  qu'ils 
se  prononcèrent  plus  tôt  qu'en  Allemagne  et  finirent  plus  tard 
qu'en  Italie. 

La  catégorie  des  cultivateurs  libres,  des  hommes  de  guerre 
indépendants,  disparut  peu  à  peu  devant  le  besoin  général  de 
protection.  De  même  on  vit  de  moins  en  moins  des  chevaliers 
n'obéissant  qu'au  roi.  Moyennant  l'abandon  d'une  partie  de 
ses  droits,  chacun  voulut  et  dut  acheter  l'appui  de  plus  fort 
que  lui.  De  cet  enchaînement  universel  des  fortunes  résultèrent 
beaucoup  d'inconvénients  pour  les  contemporains  et  pour  leurs 
descendants,  un  acheminement  irrésistible  vers  Je  nivelle- 
ment imiversel  (1). 

Les  communes  n'atteignirent  jamais  un  bien  haut  degré  de 
puissance.  Les  grands  fiefs  eux-mêmes  devaient  à  la  longue 
s'affaiblir  et  cesser  d'exister.  De  grandes  indépendances  per- 
sonnelles, des  individualités  fortes  et  fières,  constituaient  autant 
d'anomalies,  qui  tôt  ou  tard  allaient  fléchir  devant  l'antipathie 
si  naturelle  de  la  romanité.  Ce  qui  persista  le  plus  longtemps, 
ce  fut  le  désordre,  dernière  forme  de  protestation  des  éléments 

«  partie,  remplacées  par  celle  des  colliberti,  qui  n'a  pas  une  longue 
«  existence.  Le  serf,  à  son  tour,  se  montre  moins  fréquemment,  et 
«  c'est  \Qmllanus,\Q  rusticus^  Vhomo  potestatis  qui  lui  succèdent.  » 
On  voit  par  là  quelle  rapidité  de  modifications,  toutes  favorables  à  la 
romanité,  s'opérait  dans  cette  société  en  fusion.  (Voir  aussi,  même 
ouvr.,  t.  I,  p.  392.) 

(1)  Les  appréciations  de  Palsgrave  sur  la  constitution  politique  de  la 
Gaule  dans  la  première  partie  des  âges  moyens  sont,  en  grande  partie, 
ce  que  l'on  a  écrit  de  plus  vrai  et  de  plus  clair  sur  ce  sujet,  en  appa- 
rence compliqué.  Il  montre  très  bien  :  1«  que  l'idée  d'étudier  la  France 
d'alors  dans  son  étendue  d'aujourd'hui  est  une  erreur,  et  que  nulle 
institution  d'alors  ne  pouvait  viser  à  satisfaire  un  tel  ensemble,  puis- 
qu'il n'existait  pas;  2°  il  établit  que  les  communes  modernes  n'ont 
jamais  commencé,  parce  que  les" communes  gallo-romaines  et  gaUo- 
frankes  n'ont  jamais  fini.  (Palsgrave,  the  Rise  andProgress  of  the  En- 
glish  Commonwealth,  t.  I,  pp.  494,  545  et  seqq.)  —  Voir  également 
C.  Leber,  Histoire  du  pouvoir  municipal  en  France,  Paris,  1829,  in-8°. 
Ouvrage  excellent  et  qui  a  été  mis  à  contribution  plus  souvent  que 
les  emprunteurs  ne  l'ont  avoué.  —  Raynouard,  Histoire  du  droit  mu- 
nicipal  en  France,  Paris,  1829,  2  vol.  in-8''.  Livre  tout  romain. 


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DES  BACES  HUMAINES.  479 

germaniques.  Les  rois ,  chefs  instinctifs  du  mouvement  romain, 
eurent  encore  bien  de  la  peine  à  venir  à  bout  de  ces  suprêmes 
«fiforts.  Des  convulsions  générales  et  terribles ,  des  douleurs 
universelles,  déchirèrent  ces  temps  héroïques.  Personne  n'y 
fut  à  Tabri  des  plus  méchants  coups  de  la  fortune.  Comment 
donc  ne  pas  mettre  un  grain  de  mépris  dans  le  somire ,  à  voir 
de  nos  jours  ce  qui  s'appelle  philanthropie  croire  légitime  de 
s'apitoyer  sur  ce  qu'étaient  alors  les  basses  classes ,  compter 
les  chaumières  détruites,  et  supputer  le  dommage  des  mois- 
sons ravagées?  Quel  bon  sens,  quelle  vérité,  quelle  justice 
de  rapporter  les  choses  du  x®  siècle  à  la  même  mesure  que  les 
nôtres  !  Il  s'agit  bien  là  de  moissons ,  de  chaumières  et  de  pay- 
sans mal  satisfaits  !  Si  Ton  a  des  larmes  en  réserve ,  c'est  à  la 
société  tout  entière ,  c'est  à  toutes  les  classes ,  c'est  à  l'univer- 
salité des  hommes  qu'on  les  doit. 

Mais  pourquoi  des  larmes  et  de  la  pitié?  Cette  époque  n'ap- 
pelle pas  la  compassion.  Ce  n'est  pas  le  sentiment  que  fait  naî- 
tre la  lecture  attentive  des  chroniques;  soit  que  l'on  s'arrête 
sur  les  pages  austères  et  belliqueuses  de  Ville-Hardouin ,  sur 
les  récits  merveilleux  de  l'Aragonais  Raymond  Muntaner,  ou 
sur  les  souvenirs  pleins  de  sérénité ,  de  gaieté ,  de  courage ,  du 
noble  Join ville ,  soit  qu'on  parcoure  la  biographie  passionnée 
d'Abélard ,  les  notes  plus  monacales  et  plus  calmes  de  Guibert 
de  Nogent,  ou  tant  d'autres  écrits  pleins  de  vie  et  de  charme 
qui  nous  sont  restés  de  ces  temps ,  l'imagination  est  confondue 
par  la  dépense  de  cœur,  d'intelligence  et  d'énergie  qui  s'y  fait 
de  toutes  parts.  Souvent  plus  enthousiaste  que  sèchement  rai- 
sonnable dans  ses  applications ,  la  pensée  d'alors  est  toujours 
vigoureuse  et  saine.  Elle  est  mspirée  par  une  curiosité ,  par 
une  activité  sans  bornes  ;  elle  ne  laisse  rien  sans  y  toucher. 
En  même  temps  qu'elle  a  des  forces  inépuisables  pour  alimen- 
ter sans  relâche  la  guerre  étrangère  et  la  guerre  intérieure, 
qu'à  demi  fidèle  encore  à  la  prédilection  des  Franks  pour  le 
glaive ,  elle  entretient  le  fracas  des  armes  de  royaume  à  ro- 
yaume ,  de  cité  à  cité,  de  village  à  village,  de  manoir  à  ma- 
noir, elle  trouve  le  goût  et  le  temps  de  sauver  les  trésors  de 
la  littérature  classique,  et  de  les  méditer  d'une  manière  er- 


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480  DE   l'inégalité 

ronée  peut-être  à  notre  point  de  vue,  mais  à  coup  sûr  originale. 
C'est  là ,  en  toutes  choses ,  un  suprême  mérite ,  et ,  dans  ce  cas^ 
particulier,  un  mérite  d'autant  plus  éclatant  que  nous  en  avon& 
profité ,  et  qu'il  constitue  toute  la  supériorité  de  la  civilisation 
moderne  sur  Tancienne  romanité.  Celle-ci  n'avait  rien  inventé, 
n'avait  fait  que  prendre,  tant  bien  que  mal,  et  de  toutes^ 
mains,  des  résultats  des  produits  d'ailleurs  flétris  par  le  temps. 
Nous,  nous  avons  créé  des  conceptions  nouvelles,  nous  avons 
fait  une  civilisation ,  et  c'est  au  moyen  âge  que  nous  sommes 
redevables  de  cette  grande  œuvre.  L'ardeur  féodale,  infati- 
gable dans  ses  travaux ,  ne  se  borne  pas  à  persévérer  de  son 
mieux  dans  l'esprit  conservateur  des  barbares  pour  ce  qui 
touche  au  legs  romain.  Elle  ressaisit  encore,  elle  rétouche  in- 
cessamment ce  qu'elle  peut  retrouver  des  traditions  du  Nord 
et  des  fables  celtiques;  elle  en  compose  la  littérature  illimitée 
de  ses  poèmes ,  de  ses  romans ,  de  ses  fabliaux ,  de  ses  chan- 
sons, ce  qui  serait  incomparable ,  si  la  beauté  de  la  forme  ré- 
pondait à  la  richesse  illimitée  du  fond.  Folle  de  discussion  et 
de  polémique ,  elle  aiguise  les  armes  déjà  si  subtiles  de  la  dia- 
lectique alexandrine,  elle  épuise  les  thèmes  théologiques,  en 
extrait  de  nouvelles  formules ,  fait  naître  dans  tous  les  genres 
de  philosophie  les  esprits  les  plus  audacieux  et  les  plus  fermes, 
ajoute  aux  sciences  naturelles,  agrandit  les  sciences  mathé- 
matiques, s'enfonce  dans  les  profondeurs  de  l'algèbre.  Se- 
couant de  son  mieux  la  complaisance  pour  les  hypothèses  où 
s'est  complue  la  stérilité  romaine  ,  elle  sent  déjà  le  besoin  de 
voir  de  ses  yeux  et  de  toucher  de  ses  mains  avant  que  de  pro- 
noncer. Les  connaissances  géographiques  servent  puissamment 
et  exactement  ces  dispositions,  et  les  petits  royaumes  du 
XIII®  siècle ,  sans  ressources  matérielles ,  sans  argent ,  sans 
ces  excitations  accessoires  et  mesquines  de  lucre  et  de  vanité 
qui  déterminent  tout  de  nos  jours ,  mais  ivres  de  foi  religieuse 
et  de  juvénile  curiosité ,  savent  trouver  chez  eux  des  Plan- 
Carpin ,  des  Maundevill ,  des  Marco-Polo ,  et  pousser  sur  leurs 
pas  des  nuées  de  voyageurs  intrépides  vers  les  coins  les  plus 
reculés  du  monde ,  que  ni  les  Grecs  ni  les  Romains  n'avaient 
même  jamais  eu  la  pensée  d'aller  visiter. 


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DES   BACES  HUMAINES.  481 

Cette  époque  a  pu  beaucoup  souffrir,  je  le  veux  ;  je  n'exa- 
minerai pas  si  son  imagination  vive  et  sa  statistique  imparfaite, 
commentées  par  le  dédain  que  nous  aimons  à  éprouver  pour 
tout  ce  qui  n'est  pas  nous ,  n'en  ont  pas  sensiblement  exagéré 
les  misères.  Je  prendrai  les  fléaux  dans  toute  l'étendue  vraie 
ou  fausse  qui  leur  est  attribuée,  et  je  demanderai  seulement 
si ,  au  milieu  des  plus  grands  désastres ,  on  est  vraiment  bien 
malheureux  quand  on  est  si  vivace?  Vit-on  nulle  part  que  le 
serf  opprimé,  le  noble  dépouillé,  le  roi  captif  aient  jamais  tourné 
de  désespoir  leur  dernière  arme  contre  eux-mêmes?  Il  sem- 
blerait que  ce  qui  est  plus  vraiment  à  plaindre ,  ce  sont  les  na- 
tions dégénérées  et  bâtardes  qui,  n'aimant  rien,  ne  voulant 
rien,  ne  pouvant  rien,  ne  sachant  où  se  prendre  au  sein  des 
accablants  loisirs  d'une  civilisation  qui  décline,  considèrent 
avec  une  morne  indulgence  le  suicide  ennuyé  d'Apicius. 

La  proportion  spéciale  des  mélanges  germaniques  et  gallo- 
romains  dans  les  populations  de  la  France  septentrionale ,  en 
amenant  par  des  voies  douloureuses,  mais  sûres,  l'aggloméra- 
tion en  même  temps  que  l'étiolement  des  forces ,  fournit  aux 
différents  instincts  politiques  et  intellectuels  le  moyen  d'attein- 
dre à  une  hauteur  moyenne ,  il  est  vrai ,  mais  généralement 
assez  élevée  pour  attirer  à  la  fois  les  sympathies  des  deux 
autres  centres  de  la  civilisation  européenne.  Ce  que  l'Allema- 
gne ne  possédait  pas ,  et  qui  se  trouvait  dans  une  trop  grande 
plénitude  en  Italie,  nous  l'avions  sous  des  proportions  res- 
treintes qui  le  rendaient  compréhensible  à  nos  voisins  du  nord; 
et ,  d'autre  part ,  telles  provenances  d'origine  teutonique ,  très 
mitigées  par  nous,  séduisaient  les  hommes  du  sud,  qui  les  au- 
raient repoussées,  si  elles  leur  fussent  parvenues  plus  complè- 
tes. Cette  sorte  de  pondération  développa  le  grand  crédit  oii 
l'on  vit,  aux  xii®  et  xiii^  siècles ,  parvenir  la  langue  française 
chez  les  peuples  du  nord  comme  chez  ceux  du  midi,  à  Colo- 
gne comme  à  Milan.  Tandis  que  les  minnesingers  traduisaient 
nos  romans  et  nos  poèmes,  Brunetto  Latini,  le  maître  du 
Dante,  écrivait  en  français,  et  de  même  les  rédacteurs  des 
mémoires  du  Vénitien  Marco-Polo.  Ils  considéraient  notre 
idiome  comme  seul  capable  de  répandre  dans  l'Europe  entière 


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482  DE  l'inégalité 

les  nouvelles  connaissances  qu'ils  voulaient  propager.  Pendant 
-ce  temps,  les  écoles  de  Paris  attiraient  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
par  le  monde  d'hommes  savants  et  d'esprits  studieuf.  Ainsi  les 
âges  féodaux  furent  spécialement  pour  la  France  d'au  delà  de 
la  Seine  une  période  de  gloire  et  de  grandeur  morale,  que 
n'obscurcirent  nullement  les  difficultés  ethniques  dont  elle 
était  travaillée  (1). 

Mais  l'extension  du  royaume  des  premiers  Valois  vers  le 
sud,  en  augmentant  dans  une  proportion  considérable  l'action 
de  l'élément  gallo-romain,  avait  préparé  et  commença,  avec  le 
XIV®  siècle,  la  grande  bataille  qui,  sous  le  couvert  des  guerres 
anglaises,  fut  de  nouveau  livrée  aux  éléments  germanisés  (2). 
La  législation  féodale,  alourdissant  de  plus  en  plus  les  obliga- 


(1)  Au  XIII®  siècle,  on  exigeait  d*un  chevalier  accompli  les  mêmes 
perfections  intellectuelles  que  les  Scandinaves  imposaient  jadis  à  leurs 

Jarls.  Il  devait  surtout  connaître  plusieurs  langues  et  les  poésies  qui 
les  illustraient.  Guillaume  de  Nevers  parlait  avec  une  égale  facilité  le 
bourguignon ,  le  français,  le  flamand  et  le  breton.  En  Allemagne,  on 
faisait  venir  des  maîtres  de  France  pour  instruire  les  enfants  nobles 
-dans  la  langue  qu'ils  ne  devaient  pas  ignorer.  Les  vers  suivants  de 
Berthe  aux  grands  pies  confirment  cet  usage  : 

«  Tout  droit  a  celui  tems  que  je  ci  vous  décris 

Avoit  une  coutume  ens  el  Tyois  païs 

Que  tout  li  grant  seignor,  li  conte  et  li  marchis 

Avoient,  entour  aus,  gent  françoise  tous-dis 

Pour  aprendre  françois  leurs  filles  et  leurs  fils, 

Li  rois  et  la  royne  et  Berte  o  le  cler  vis 

Savent  près  d'aussi  bien  le  françois  de  Paris 

Com  se  il  fussent  nés  el  bour  à  Saint-Denis  » 

«  ...  François  savoit  Aliste... 

C'est  la  fille  à  la  Serve  » 
(Paulin  Paris,  li  Romans  de  Berte  aux  grans  pies,  Paris,  1836,  in-12, 
p.  10.) 

(2)  La  fusion  du  sud  et  du  nord  de  la  France  fut  assurée  par  le  mé- 
lange ethnique  qui  eut  lieu  après  la  guerre  des  Albigeois.  Dans  un 
parlement  tenu  à  Pamiers  en  1212,  Simon  de  Monfort  fit  décider  que 
les  veuves  et  les  filles  héritières  de  fiefs  nobles,  dans  les  provinces 
vaincues,  ne  pourraient  épouser  que  des  Français  pendant  les  dix 
-années  qui  allaient  suivre.  De  là,  transplantation  d'un  grand  nombre 
■de  familles  picardes,  champenoises,  tourangelles  en  Languedoc,  et 
-extinction  de  beaucoup  de  vieilles  maisons  gothiques. 


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DES  BACES  HUMAINES.  483 

tions  des  possesseurs  de  terres  envers  la  royauté ,  et  diminuant 
de  leurs  droits ,  proclama  bientôt,  avec  une  entière  franchise, 
sa  prédilection  pour  des  doctrines  encore  plus  purement  romai- 
nes. Les  mœurs  publiques ,  s'associant  à  cette  tendance ,  por- 
tèrent à  la  chevalerie  un  coup  terrible  en  transformant  contre 
elle  les  idées  jusqu'alors  admises  par  elle-même  au  sujet  du 
point  d'honneur. 

L'honneur  avait  été  jadis  chez  les  nations  arianes,  était 
presque  encore  resté  pour  les  Anglais  et  même  pour  les  Alle- 
mands, une  théorie  du  devoir  qui  s'accordait  bien  avec  la  di- 
gnité du  guerrier  libre.  On  peut  même  se  demander  si ,  sous 
ce  mot  d'honneur^  le  gentilhomme  immédiat  de  l'Empire  et  le 
tenancier  des  Tudors  ne  comprenaient  pas  surtout  la  haute 
obligation  de  maintenir  ses  prérogatives  personnelles  au-dessus 
des  plus  puissantes  attaques.  Dans  tous  les  cas,  il  n'admettait 
pas  qu'il  en  dût  faire  le  sacrifice  à  persomie.  Le  gentilhomme 
français  fut ,  au  contraire ,  sommé  de  reconnaître  que  les  obli- 
gations strictes  de  Thonneur  l'astreignaient  à  tout  sacrifier  à 
son  roi ,  ses  biens ,  sa  liberté ,  ses  membres ,  sa  vie.  Dans  un 
dévouement  absolu  consista  pour  lui  l'idéal  de  sa  qualité  de 
noble,  et,  parce  qu'il  était  noble,  il  n'y  eut  pas  d'agression  de 
la  part  de  la  royauté  qui  pût  le  relever,  en  stricte  conscience, 
de  cette  abnégation  sans  bornes.  Cette  doctrine,  comme  toutes 
celles  qui  s'élèvent  à  l'absolu,  ne  manquait  certainement  pas 
de  beauté  ni  de  grandeur.  Elle  était  embellie  par  le  plus  brillant 
courage-,  mais  ce  n^était  réellement  qu'un  placage  germanique 
sur  des  idées  impériales;  sa  source,  si  l'on  veut  la  rechercher 
à  fond,  n'était  pas  loin  des  inspirations  sémitiques,  et  la  no- 
blesse française,  en  l'acceptant,  devait  à  la  fin  tomber  dans  des 
habitudes  bien  voisines  de  la  servilité. 

Le  sentiment  général  ne  lui  laissa  pas  le  choix.  La  royauté, 
les  légistes,  la  bourgeoisie,  le  peuple,  se  figurèrent  le  gentil- 
homme indissolublement  voué  à  l'espèce  d'honneur  que  Ton 
inventait  :  le  propriétaire  armé  commença  dès  lors  à  ne  plus 
être  la  base  de  l'État;  à  peine  en  fut-il  encore  le  soutien.  Il 
tendit  à  en  devenir  surtout  la  décoration. 
Il  est  inutile  d'ajouter  que,  s'il  se  laissa  ainsi  dégrader,  c'est 


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484  DE  l'inégalité 

que  son  sang  n'était  plus  assez  pur  pour  lui  donner  la  cons- 
cience du  tort  qu'on  lui  faisait,  et  lui  fournir  des  forces  suffi- 
santes pour  la  résistance.  Moins  romanisé  que  la  bourgeoisie, 
qui  à  son  tour  l'était  moins  que  le  peuple,  il  l'était  beaucoup 
cependant;  ses  efforts  attestèrent,  par  la  dose  d'énergie  qu'on 
y  peut  constater,  la  mesure  dans  laquelle  il  possédait  encore 
les  causes  ethniques  de  sa  primitive  supériorité  (1).  Ce  fut  dans 
les  contrées  où  avaient  existé  les  principaux  établissements  des 
Franks  que  l'opposition  chevaleresque  se  signala  davantage; 
au  delà  de  la  Loire,  il  n'y  eut  pas ,  en  général,  une  volonté  aussi 
persistante.  Enfin,  avec  le  temps,  à  des  nuances  près,  un  ni- 
veau de  soumission  s'étendit  partout,  et  laromanité  commença 
à  reparaître,  presque  reconnaissable,  comme  le  xv^  siècle  finis- 
sait. 

Cette  explosion  des  anciens  éléments  sociaux  fut  puissante^ 
extraordmaire;  elle  usa  avec>  empire  des  alliages  germaniques 
qu'elle  avait  réussi  à  dompter  et  à  tourner  en  quelque  sorte 
contre  eux-mêmes;  elle  les  employa  à  battre  en  brèche  les 
créations  qu'ils  avaient  jadis  produites  en  commun  avec  elle  ; 
elle  voulut  reconstruire  l'Europe  sur  un  nouveau  plan  de  plus 
en  plus  conforme  à  ses  instincts,  et  avoua  hautement  cette  pré- 
tention. 

L'ItaUe  du  sud  et  celle  du  centre  se  retrouvaient  à  peu  près 
à  la  même  hauteur  que  la  Lombardie  déchue.  Les  rapports 
que  cette  dernière  contrée  avait,  quelques  siècles  en  çà,  entre- 

(1)  La  décomposition  ethnique  de  la  noblesse  française  avait  com- 
mencé du  jour  où  les  leudes  germaniques  s'étaient  alliés  au  sang  des 
leudes  gallo-romains;  mais  elle  avait  marché  vite,  en  partie  parce  que- 
les  guerriers  germaniques  s'étaient  éteints  en  grand  nombçe  dan& 
les  guerres  incessantes,  et  parce  que  des  révolutions  fréquentes  leur 
avaient  substitué  des  hommes  venus  de  plus  bas.  C'est  ainsi  que,  sur 
l'autorité  d'une  chronique  (Gesta  Consul.  Andegav.,  2),  M.  Guérard 
constate  une  des  phases  principales  de  cette  dégénération  :  «  Au  mi- 
lieu des  troubles  et  des  secousses  de  la  société,  il  s'éleva  de  toutes 
parts  des  hommes  nouveaux  sous  le  règne  de  Charles  le  Chauve.  De 
petits  vassaux  s'érigèrent  en  grands  feudataires  et  les  officiers  publics 
du  royaume  en  seigneurs  presque  indépendants.  »  (Ouv7\  cité,  t.  I, 
p.  205.  ) 


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DES  RACES  HUMAINES.  485 

tenus  avec  la  Suisse  et  la  Gaule  méridionale  étaient  fort  relâ- 
chés; la  Suisse  était  plus  inclinée  vers  rAllemagne  rhénane, 
le  sud  de  la  Gaule  vers  les  provinces  moyennes.  Et  quel  était 
le  lien  commun  de  ces  rapprochements?  L'élément  romain  à 
coup  sûr,  mais,  dans  cet  élément  composite,  plus  particulière- 
ment l'essence  celtique  qui  reparaît  de  son  côté.  La  preuve  en 
est  que,  si  la  partie  sémitisée  avait  agi  en  cette  circonstance, 
la  Suisse  et  le  sud  de  la  Gaule  auraient  resserré  leurs  anciens 
rapports  avec  l'Italie,  au  lieu  de  les  rendre  moins  intimes. 

L'Allemagne  tout  entière,  agissant  sous  la  même  influence 
celtique,  se  chercha,  et  maria  plus  étroitement  ses  intérêts  au- 
trefois si  sporadiques.  L'élément  romano-gallique,  dans  sa  ré- 
surrection, trouvait  peu  de  difficultés  à  se  combiner  avec  les 
principes  slaves,  en  vertu  de  l'antique  analogie.  Les  pays  Scan- 
dinaves devinrent  plus  attentifs  pour  un  pays  qui  avait  eu  le 
temps  de  nouer  avec  eux  des  rapports  ethniques  non  germains 
déjà  suffisamment  considérables.  Au  milieu  de  ce  resserrement 
universel,  les  contrées  rhénanes  perdirent  leur  suprématie ,  et 
il  devait  nécessairement  en  être  ainsi,  puisque  c'était  la  nature 
gallique  qui  désormais  y  avait  le  dessus. 

Quelque  chose  de  grossier  et  de  commun,  qui  n'appartenait 
ni  à  l'élément  germanique  ni  au  sang  hellénisé ,  s'infiltra  par- 
tout. La  littérature  chevaleresque  disparut  des  forteresses  qui 
bordent  le  cours  du  Rhin  ;  elle  fut  remplacée  par  les  composi- 
tions railleuses,  bassement  obscènes,  lourdement  grotesques 
de  la  bourgeoisie  des  villes.  Les  populations  se  complurent  aux 
trivialités  de  Hans  Sachs.  C'est  cette  gaieté  que  nous  appelons 
si  justement  la  gaieté  gauloise,  et  dont  la  France  produisit, 
à  cette  même  époque,  le  plus  parfait  spécimen,  comme,  en 
effet,  elle  en  avait  le  droit  inné  ,  en  faisant  naître  les  facéties 
de  haulte  graisse,  compilées  par  Rabelais,  le  géant  de  la  fa- 
cétie. 

Toute  l'Allemagne  se  trouva  capable  de  rivaliser  de  mérite 
avec  les  villes  rhénanes  dans  la  nouvelle  phase  de  civilisation 
dont  cette  bonne  humeur  frondeuse  fut  l'enseigne.  La  Saxe , 
la  Bavière,-  l'Autriche,  le  Brandebourg  même,  se  virent  portés 
à  peu  près  sur  un  même  plan,  tandis  que  du  côté  du  sud,  et 


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486  DE  L'iNÉGAmTÉ 

la  Bourgogne  servant  de  lien,  la  France  entière,  dont  l'Angle- 
terre arrivait  à  goûter  le  génie ,  la  France  se  sentait  en  plus 
parfaite  harmonie  d'humeur  avec  ses  voisins  du  nord  et  de 
l'ouest,  de  qui  elle  reçut  alors  à  peu  près  autant  qu'elle  leur 
donna. 

L'Espagne,  à  son  tour,  fut  atteinte  par  cette  assimilation 
générale  des  instincts  en  voie  de  conquérir  tous  les  pays  de 
l'Occident.  Jusqu'alors  cette  terre  n'avait  fait  des  emprunts  à 
ses  voisins  du  nord  que  pour  les  transformer  d'une  manière 
à  peu  près  complète,  unique  moyen  de  les  rendre  accessibles 
au  goût  spécial  de  ses  populations  combinées  d'une  manière  si 
particulière.  Tant  que  l'élément  gothique  avait  eu  quelque 
force  extérieurement  manifestée,  les  relations  de  la  péninsule 
ibérique  avaient  été  au  moins  aussi  fréquentes  avec  l'Angle- 
terre qu'avec  la  France,  tout  en  restant  médiocres.  Au  xvi^  siè- 
cle, l'élément  romano-sémitique  prenant  de  la  puissance,  ce 
fut  avec  l'Italie,  et  l'Italie  du  sud ,  que  les  royaumes  de  Fer- 
dinand s'entendirent  le  mieux,  bien  qu'ils  tinssent  aussi  à  nous 
par  le  lien  du  Roussillon.  N'ayant  qu'une  assez  faible  teinte 
celtique,  le  genre  d'esprit  trivial  des  bourgeoisies  du  Nord  ne 
prit  que  difficilement  pied  chez  elle,  comme  aussi  dans  l'autre 
péninsule  ;  cependant  il  ne  laissa  pas  de  s'y  montrer,  mais  avec 
une  dose  d'énergie  et  d'enflure  toute  sémitique,  avec  une 
verve  locale  qui  n'était  pas  la  force  musculeuse  de  la  barbarie 
germanique,  mais  qui,  dans  son  espèce  de  délire  africain,  pro- 
duisit encore  de.tr es  grandes  choses.  Malgré  ces  restes  d'origi- 
nalité, on  sent  bien  que  l'Espagne  avait  perdu  la  meilleure  part 
de  ses  forces  gothiques,  qu'elle  éprouvait,  comme  tous  les 
autres  pays ,  l'iafluence  restaurée  de  la  romanité ,  par  ce  fait 
seul  qu'elle  sortait  de  son  isolement.  . 

Dans  cette  renaissance ,  comme  on  l'a  appelée  avec  raison , 
dans  cette  résurrection  du  fond  romain,  les  instincts  politiques 
de  l'Europe  se  montrant  plus  assouplis  à  mesure  que  l'on  s'a- 
vançait au  milieu  de  populations  plus  débarrassées  de  l'instinct 
germanique,  c'était  là  que  l'on  trouvait  moins  de  nuances  dans 
l'état  des  personnes,  une  plus  grande  concentration  des  forces 
gouvernementales ,  plus  de  loisirs  pour  les  sujets ,  une  préoc- 


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DES  BACES  HUMAINES.  487 

cupation  plus  exclusive  du  bien-être  et  du  luxe,  partant  plus 
de  civilisation  à  la  mode  nouvelle.  Les  centres  de  culture  se 
déplacèrent  donc.  L'Italie,  prise  dans  son  ensemble,  fut  encore 
une  fois  reconnue  pour  le  prototype  sur  lequel  il  fallait  s'ef- 
forcer de  se  régler.  Rome  remonta  au  premier  rang.  Quant  à 
Cologne,  Mayence,  Trêves,  Strasbourg,  Liège,  Gand,  Paris 
même ,  toutes  ces  villes ,  naguère  si  admirées ,  durent  se  con- 
tenter de  l'emploi  d'imitateurs  plus  bu  moins  heureux.  On  ne 
jura  plus  que  par  les  Latins  et  les  Grecs ,  ces  derniers ,  bien 
entendu ,  compris  à  la  façon  latine.  On  redoubla  de  haine  pour 
tout  ce  qui  sortait  de  ce  cercle  ;  on  ne  voulut  plus  reconnaître 
ni  dans  la  philosophie,  ni  dans  la  poésie,  ni  dans  les  arts,  ce 
qui  avait  forme  ou  couleur  germanique;  ce  fut  une  croisade 
inexorable  et  violente  contre  ce  qui  s'était  fait  depuis  un  mil- 
lier d'années.  On  pardonna  à  peine  au  christianisme. 

Mais  si  l'Italie ,  par  ses  exemples ,  réussit  à  se  maintenir  à  la 
tête  de  cette  révolution  pendant  quelques  années ,  où  il  ne  fut 
encore  question  d'agir  que  dans  la  sphère  intellectuelle ,  cette 
suprématie  lui  échappa  aussitôt  que  la  logique  inévitable  de 
l'esprit  humain  voulut  de  l'abstraction  passer  à  la  pratique  so- 
dale.  Cette  Italie  si  vantée  était  redevenue  trop  romaine  pour 
pouvoir  servir  même  la  cause  romaine  ;  elle  s'affaissa  prompte- 
ment  dans  une  nulUtê  semblable  à  celle  du  iv^  siècle,  et  la 
France ,  sa  plus  proche  parente ,  continua ,  par  droit  de  nais- 
sance ,  la  tâche  que  son  aînée  ne  pouvait  pas  accomplir.  La 
France  poursuivit  l'œuvre  avec  une  vivacité  de  procédés  qu'elle 
pouvait  employer  seule.  Elle  dirigea,  exécuta  en  chef  l'absorp- 
tion des  hautes  positions  sociales  au  sein  d'une  vaste  confu- 
sion de  tous  les  'éléments  ethniques  que  leur  incohérence  et 
leur  fractionnement  lui  livraient  sans  défense.  L'âge  de  l'éga- 
lité était  revenu  pour  la  plus  grande  partie  des  populations  de 
l'Europe;  le  reste  n'allait  pas  cesser  désormais  de  graviter  de 
son  mieux  vers  la  même  fin ,  et  cela  aussi  rapidement  que  la 
constitution  physique  des  différents  groupes  voudrait  le  per- 
mettre. C'est  l'état  auquel  on  est  aujourd'hui  parvenu  (1). 

(J)  Amédée  Thierry,  Histoire  de  la  Gaule  sous  V administration  ro- 


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488  DE  l'inégalité 

Les  tendances  politiques  ne  suffiraient  pas  à  caractériser 
cette  situation  d'une  manière  sûre;  elles  pourraient,  à  la  ri- 
gueur, être  considérées  comme  transitoires  et  provenant  de 
causes  secondes.  Mais  ici,  outre  qu'il  n'est  guère  possible  de 
n'attribuer  qu'une  importance  de  passage  à  la  persistante  di- 
rection des  idées  pendant  cinq  à  six  siècles,  nous  voyons  en- 
core des  marques  de  la  réunion  future  des  nations  occidenta- 
les, au  sein  d'une  romanité  nouvelle,  dans  la  ressemblance 
croissante  de  toutes  leurs  productions  littéraires  et  scientifi- 
ques, et  surtout  dans  le  mode  singulier  de  développement  de 
leurs  idiomes. 

Les  uns  et  les  autres  ils  se  dépouillent,  autant  qu'il  est  pos- 
sible, de  leurs  éléments  originaux  et  se  rapprochent.  L'espa- 
gnol ancien  est  incompréhensible  pour  un  Français  ou  pour 
un  Italien;  l'espagnol  moderne  ne  leur  offre  presque  plus  de 
difficultés  lexicologiques.  La  langue  de  Pétrarque  et  du  Dante 
abandonne  aux  dialectes  les  mots,  les  formes  non  romaines, 
et,  à  première  vue,  n'a  plus  pour  nous  d'obscurités.  Nous- 
mêmes,  jadis  riches  de  tant  de  vocables 'teutoniques,  nousles^ 
avons  abandonnés,  et,  si  nous  acceptons  sans  trop  de  répu- 
gnance des  expressions  anglaises,  c'est  que,  pour  la  majeure 
partie,  elles  sont  venues  de  nous  ou  appartiennent  à  une  sou- 
che celtique.  Pour  nos  voisins  d'outre-Manche  la  proscription 
des  éléments  anglo-saxons  marche  vite  ;  le  dictionnaire  en  perd 
tous  les  jours.  Mais  c'est  en  Allemagne  que  cette  rénovation 
s'accomplit  de  la  manière  et  par  les  voies  les  plus  étranges. 

Déjà,  suivant  un  mouvement  analogue  à  ce  qu'on  observe  en 
Italie,  les  dialectes  les  plus  chargés  d'éléments  germaniques, 

maine,  t.  I,  Introd.,  p.  347  :  «  Nous-mêmes,  Européens  du  xrx«  siècle^ 
«  quels  idiomes  parlons-nous  pour  la  plupart?  A  quel  cachet  est 
«  marqué  notre  génie  littéraire?  Qui  nous  a  fourni  nos  théories  de 
«  l'art?  Quel  système  de  droit  est  écrit  dans  nos  codes,  ou  se  retrouve 
«  au  fond  de  nos  coutumes?  Enfin,  quelle  est  notre  religion  à  tous'r 
«  La  réponse  à  ces  questions  nous  prouve  la  vitalité  de  ces  institu- 
«  tions  romaines  dont  nous  portons  encore  l'empreinte  après  quinze: 
«  siècles,  empreinte  qui,  au  lieu  de  s'effacer  par  l'action  moderne,  ne 
«  fait,  en  quelque  sorte,  que  se  reproduire  plus  nette  et  plus  écla- 
«  tante,  à  mesure  que  nous  nous  dégageons  de  la  barbarie  féodale.  » 


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|C. 


DES  KACES  HUMAINES.  489 

comme ,  par  exemple ,  le  frison  et  le  bernois ,  sont  relégués 
parmi  les  plus  incompréhensibles  pour  la  majorité.  La  plupart 
des  langages  provinciaux,  riches  d'éléments  kymriques,  se 
rapprochent  davantage  de  l'idiome  usuel.  Celui-ci ,  connu  sous 
le  nom  de  haut  allemand  moderne,  a  relativement  peu  de  res- 
semblances lexicologiques  avec  le  gothique  ou  les  anciennes 
langues  du  Nord,  et  des  affinités  de  plus  en  plus  étroites  avec 
le  celtique  ;  il  y  mêle  aussi ,  çà  et  là ,  des  emprunts  slaves. 
Mais  c'est  surtout  vers  le  celtique  qu'il  incline,  et,  comme  il  ne 
lui  est  pas  possible  d'en  retrouver  aisément  les  débris  natifs 
dans  l'usage  moderne,  il  se  rapproche  avec  effort  du  composé 
qui  en  est  le  plus  voisin,  c'est-à-dire  du  français.  Il  lui  prend, 
sans  nécessité  apparente ,  des  séries  de  mots  dont  il  pourrait 
trouver  sans  peine  les  équivalents  dans  son  propre  fonds;  il 
s'empare  de  phrases  entières  qui  produisent  au  milieu  du  dis- 
cours l'effet  le  plus  bizarre;  et,  en  dépit  de  ses  lois  gramma- 
ticales ,  dont  il  cherche  d'ailleurs  à  modifier  aussi  la  souplesse 
primitive  pour  se  rapprocher  de  nos  formes  plus  strictes  et  plus 
roides,  il  se  romanise  par  toutes  les  voies  qu'il  peut  se  frayer; 
mais  il  se  romanise  d'après  la  nuance  celtique  qui  est  le  plus 
à  sa  portée ,  tandis  que  le  français  abonde  de  son  mieux  dans 
la  nuance  méridionale ,  et  ne  fait  pas  moins  de  pas  vers  l'ita- 
lien que  celui-ci  n'en  fait  vers  lui. 

Jusqu'ici  je  n'ai  éprouvé  aucun  scrupule  à  employer  le  mot 
de  romanité  pour  indiquer  l'état  vers  lequel  retournent  les 
populations  de  l'Europe  occidentale.  Cependant,  afin  d'être 
plus  précis,  il  faut  ajouter  que  sous  cette  expression  on  aurait 
tort  d'entendre  une  situation  complètement  identique  à  celle 
d'aucune  époque  de  l'ancien  univers  romain.  De  même  que 
dans  l'appréciation  de  celui-ci  je  me  suis  servi  des  mots  de 
sémitique^  d'hellénistique,  pour  déterminer  approximative- 
ment la  nature  des  mélanges  vers  laquelle  il  abondait,  en  pré- 
venant qu'il  ne  s'agissait  pas  de  mixtures  ethniques  absolument 
pareilles  à  celles  qui  avaient  jadis  existé  dans  le  monde  assyrien 
et  dans  l'étendue  des  territoires  syro-macédoniens,  de  même  ici 
on  né  doit  pas  oublier  que  la  romanité  nouvelle  possède  des 
nuances  ethniques  qui  lui  sont  propres,  et  par  conséquent  dé- 


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r 


490  DE  l'inégalité 

veloppe  des  aptitudes  inconnues  à  l'ancienne.  Un  fond  com- 
plètement le  même,  un  désordre  plus  grand,  une  assimilation 
croissante  de  toutes  les  facultés  particulières  par  l'extrême 
subdivision  des  groupes  primitivement  distincts,  voilà  ce  qui 
est  commun  entre  les  deux  situations  et  ce  qui  ramène ,  cha- 
que jour,  nos  sociétés  vers  l'imitation  de  l'univers  impérial  ; 
mais  ce  qui  nous  est  propre ,  en  ce  moment  du  moins ,  et  ce 
qui  crée  la  différence,  c'est  que,  dans  la  fermentation  des  par- 
ties constitutives  de  notre  sang ,  beaucoup  de  détritus  germani- 
ques agissent  encore  et  d'une  manière  fort  spéciale,  suivant 
qu'on  les  observe  dans  le  Nord  ou  dans  le  Mdi  :  ici,  chez  les 
Provençaux ,  en  quantité  dissolvante  ;  là ,  au  contraire ,  chez 
les  Suédois ,  avec  un  reste  d'énergie  qui  retarde  le  mouvement 
prononcé  de  décadence. 

Ce  mouvement,  opérant  du  sud  au  nord,  a  porté,  depuis 
deux  siècles  déjà ,  les  masses  de  la  péninsule  italique  à  un  état 
très  voisin  de  celui  de  leurs  prédécesseurs  du  iii^  siècle  de 
notre  ère,  sauf  des  détails.  Le  haut  pays,  à  Texception  de 
certaines  parties  du  Piémont,  en  diffère  peu.  L'Espagne,  sa- 
turée d'éléments  plus  directement  sémitiques,  jouit  dans  ses 
races  d'une  sorte  d'unité  relative  qui  rend  le  désordre  ethni- 
que moins  flagrant ,  mais  qui  est  loin  de  donner  le  dessus  aux 
facultés  mâles  ou  utilitaires.  Nos  provinces  françaises  méridio- 
nales sont  annulées  ;  celles  du  centre  et  de  l'est ,  avec  le  sud- 
ouest  de  la  Suisse,  sont  partagées  entre  l'influence  du  Midi  et 
celle  du  Nord.  La  monarchie  autrichienne  maintient  de  son 
mieux ,  et  avec  une  conscience  de  sa  situation  qu'on  pourrait 
appeler  scientifique ,  la  prépondérance  des  éléments  teutons 
dont  elle  dispose  sur  ses  populations  slaves.  La  Grèce,  la  Tur- 
quie d'Europe,  sans  force  devant  l'Europe  occidentale,  doivent 
au  voisinage  inerte  de  l'Anatolie  un  reste  d'énergie  relative , 
due  aux  infiltrations  de  l'élément  germanique  qu'à  différentes 
reprises  les  âges  moyens  y  ont  apporté.  On  en  peut  dire  autant 
des  petits  États  voisins  du  Danube ,  avec  cette  différence  que 
ceux-là  doivent  le  peu  d'immixtions  ariançs  qui  semblent  les 
animer  encore  à  une  époque  beaucoup  plus  ancienne,  et  que, 
chez  eux ,  le  désordre  ethnique  en  est  à  sa  plus  douloureuse 


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DES  RACES  HUMAINES.  491 

période.  L'empire  russe,  terre  de  transition  entre  les  races 
jaunes,  les  nations  sëmitisées  et  romanisées  du  sud  et  TAlIe- 
magne ,  manque  essentiellement  d'homogénéité ,  n'a  reçu  ja- 
mais que  de  trop  faibles  apports  de  Tessence  noble ,  et  ne  peut 
s'élever  qu'à  des  appropriations  imparfaites  d'emprunts  faits 
de  tous  côtés  à  la  nuance  hellénique ,  comme  à  la  nuance  ita- 
lienne ,  comme  à  la  nuance  française ,  comme  à  la  conception 
allemande.  Encore  ces  appropriations  ne  dépassent-elles  pas 
l'épiderme  des  masses  nationales. 

La  Prusse,  à  la  prendre  d'après  son  extension  actuelle ,  pos- 
sède plus  de  ressources  germaniques  que  l'Autriche,  mais 
dans  son  noyau  elle  est  inférieure  à  ce  pays ,  où  le  groupe  for- 
tement arianisé  des  Madjars  fait  pencher  la  balance,  non  pas 
suivant  la  mesure  de  la  civilisation ,  mais  suivant  celle  de  la 
vitalité,  ce  dont  seulement  il  s'agit  dans  ce  livre,  on  ne  saurait 
trop  s'en  pénétrer. 

En  somme ,  la  plus  grande  abondance  de  vie,  l'agglomération 
de  forces  la  plus  considérable  se  trouve  aujourd'hui  concentrée 
et  luttant  avec  désavantage  contre  le  triomphe  infaillible  de  la 
confusion  romaine  dans  la  série  de  territoires  qu'embrasse  un 
contour  idéal  qui,  jpartant  de  Tornéo,  enfermant  le  Danemark, 
et  le  Hanovre ,  descendant  le  Rhin  à  une  faible  distance  de  sa 
rive  droite  jusqu'à  Baie,  enveloppe  l'Alsace  et  la  haute  Lor- 
raine, serre  le  cours  de  la  Seine,  le  suit  jusqu'à  son  embou- 
chure, se  prolonge  jusqu'à  la  Grande-Bretagne  et  rejoint  à 
-l'ouest  l'Islande  (1). 

(1)  Pour  saisir  dans  sa  véritable  signification  l'opinion  exprimée  ici, 
il  faut  se  rappeler  qu'il  n'est  question  que  d'une  agglomération  ap- 
proximative. Des  débris  arians,  plus  ou  moins  bien  conservés,  se 
trouvent  encore  sur  toutes  les  lignes  de  routes  suivies  par  les  races 
germaniqueç.  De  même  qu'on  en  peut  remarquer  de  très  petits  ves- 
tiges en  Espagne,  en  Italie,  en  Suisse,  partout  où  la  configuration  du 
sol  a  favorisé  la  formation  et  la  conservation  de  ces  dépôts,  de  même 
encore  il  s'en  trouve  dans  le  Tyrol,  dans  la  Transylvanie,  dans  les 
montagnes  de  l'Albanie,  dans  le  Caucase,  dans  l'Hindou-Koh ,  et  jus- 
qu'au fond  des  vallées  hautes  les  plus  orientales  du  Thibet.  il  serait 
même  imprudent  d'affirmer  qu'on  n'en  pourrait  plus  découvrir  quel- 
ques-uns dans  la  haute  Asie.  Mais  ce  sont  des  spécimens  fortement 
oblitérés  déjà  pour  1*  plupart,  impuissants,  à  peine  perceptibles,  qui 


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f-'^ 


492  BE  l'inégalité 

Dans  ce  centré  subsistent  les  dernières  épaves  de  Télémeiit 
arian,  biea  défigurées,  bien  dénudées,  bien  flétries  sans  doute, 
mais  non  pas  encore  tout  à  fait  vaincues.  C'est  aussi  là  que 
bat  le  coeur  de  la  société,  et  par  suite  de  la  civilisation  mo- 
■derne.  Cette  situation  n'a  jamais  été"  analysée,  expliquée,  ni 
comprise  jusqu'à  présent;  néanmoins  elle  est  vivement  sentie 
par  l'intelligence  générale.  Elle  l'est  si  bien  que  beaucoup  d'es- 
prits en  font  instinctivement  le  point  de  départ  de  leurs  spécu- 
lations sur  l'avenir.  Ils  prévoient  le  jour  où  les  glaces  de  la 
mort  auront  saisi  les  contrées  qui  nous  semblent  les  plus  favo- 
risées, les  plus  florissantes  -,  et,  supposant  même  peut-être  cette 
catastrophe  plus  prochaine  qu'elle  ne  le  sera,  ils  cherchent  de 
là  le  lieu  de  refuge  où  Thumanité  pourra,  suivant  leur  désir, 
reprendre  un  nouveau  lustre  avec  une  nouvelle  vie.  Les  sfc/î.'.: 
actuels  d'un  des  États  situés  en  Amérique  leur  semb!-  •,  •.  :-'c - 
■  sager  cette  ère  si  nécessaire.  Le  monde  de  l'oue^l  \--V  -  '.. 
scène  immense  sur  laquelle  ils  imaginent  que  vont  c  '-ro  d-^  n 
nations  qui,  héritant  de  l'expérience  de  toutes  les  civi':;-:  ^o-r, 
passées,  en  enrichiront  la  nôtre  et  accompliront  des  u  î.-::- 
que  le  monde  n'a  pu  encore  que  rêver. 

Examinons  cette  donnée  avec  tout  l'intérêt  qu'elle  compc  vtc. 
Nous,  allons  trouver,  dans  l'examen  approfondi  des  raceb"  -'•■ 
verses  qui  peuplent  et  ont  peuplé  les  régions  américaines,  k'j. 
motifs  les  plus  décisifs  de  l'admettre  ou  de  la  rejeter.    - 


'      ,       CHAPITRE  YII. 

Les  indigènes  américains.  . 

En  1829,  Cuvierne  se  trouvait  pas  suffisamment  informé  pour 
émettre  une  opinion  sur  la  nature  ethnique  des  nations  indi- 

n'échappent  à  une  disparition,  pour  ainsi  dire,  instantanée,  que  grâce 
à  rinaction  dans  laquelle"  ils  se  maintiennent,  et  qui  les  défend  lieu- 
reusement  de  tout  contact. 


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DES  RACES  HUMAINES.  493 

gènes  de  FAmérique,  et  il  les  laissait  en  dehors  de  ses  nomen- 
clatures. Les  faits  recueillis  depuis  lors  permettent  de  se  mon- 
trer plus  hardi.  Nombreux,  ils  deviennent  concluants,  et,  si 
aucun  n'apporte  une  certitude  entière,  une  affirmation  absolu- 
ment sans  réplique,  l'ensemble  en  permet  l'adoption  de  cer- 
taines bases  complètement  positives. 

Il  ne  se  trouvera  plus  désormais  d'ethnologiste  quelque  peu 
renseigné  qui  puisse  prétendre  que  les  naturels  américains  for- 
ment une  race  pure,  et  qui  leur  applique  la  dénomination  de 
variété  rouge.  Depuis  le  pôle  jusqu'à  la  Terre-de-Feu,  il  n'est 
pas  une  nuance  de  la  coloration  humaine  qui  ne  se  manifeste, 
sauf  le  noir  décidé  du  Congo  et  le  blanc  rosé  de  TAnglais  ; 
mais,  en  dehors  de  ces  deux  carnations ,  on  observe  les  spéci- 
mens de  toutes  les  autres  (1).  Les  indigènes,  suivant  leur  na- 
tion, apparaissent  bruns  olivâtres,  bruns  foncés,  bronzés,  jau- 
nes pâles,  jaunes  cuivrés,  rouges,  blancs,  bruns,  etc.  Leur 
stature  ne  varie  pas  moins.  Entre  la  taille  non  pas  gigantesque, 
mais  élevée,  du  Patagon,  et  la  petitesse  des  Changos,  il  y  a  les 
mesures  les  plus  multipliées.  Les  proportions  du  corps  présen- 
tent les  mêmes  différences  :  quelques  peuples  ont  le  buste 
fort  long,  comme  les  tribus  des  Pampas  ;  d'autres,  court  et 
large,  comme  les  habitants  des  Andes  péruviennes  (2).  Il  en 
est  de  même  pour  la  forme  et  le  volume  de  la  tête.  Ainsi  la 
physiologie  ne  donne  aucun  moyen  d'établir  un  type  unique 
parmi  les  nations  américaines. 

En  s'adressantà  la  linguistique,  même  résultat.  Toutefois 
il  faut  y  regarder  de  près.  La  grande  majorité  des  idiomes 
possèdent  chacun  une  originalité  incontestable  dans  les  parties 
lexicologiques  ;  à  ce  point  de  vue,  ils  sont  étrangers  les  uns 

(i)  A.  d*Orbigny,  V Homme  américain,  t.  I,  p.  71  et  seqq. 

(2)  J'ai  dit  ailleurs  que  l'on  cherchait  à  expliquer  le  développement 
extraordinaire  du  buste  chez  les  Quichnas,  dont  il  est  ici  question, 
par  Télévation  de  la  chaîne  où  ils  habitent,  et  j*ai  montré  pour  quels 
motifs  cette  hypothèse  était  inacceptable.  (Voir  tome  I®*".)  Voici  une 
raison  d'une  autre  sorte  :  les  Umanas,  placés  dans  les  plaines  qui 
bordent  le  cours  supérieur  de  l'Amazone,  ont  la  même  conformaUon 
que  les  Quichnas  montagnards.  (  Martins  u.  Spix,  Reise  in  Brasilien, 
t.  III,  p.  12oo.} 

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494  DE  l'inégalité 

aux  autres  ;  mais  le  système  grammatical  reste  partout  le  même. 
On  y  remarque  ce  trait  saillant  d'une  disposition  commune  à 
agglutiner  les  mots,  et  de  plusieurs  phrases  à  ne  former  qu'un 
seul  vocable,  faculté  assurément  très  particulière,  très  remar- 
quable, mais  qui  ne  suffît  pas  à  conquérir  l'unité  aux  races  amé- 
ricaines, d'autant  moins  que  la  règle  ne  va  pas  sans  l'exception. 
On  peut  lui  opposer  l'othonis,  très  répandu  dans  la  Nouvelle- 
Espagne,  et  qui,  par  sa  structure  nettement  monosyllabique, 
tranche  avec  les  dispositions  fusionnaires  des  idiomes  qui  l'en- 
tourent (1).  Peut-être  rencontrera-t-on  ultérieurement  d'au- 
tres preuves  que  toutes  les  syntaxes  américaines  ne  sont  pas 
dérivées  d'un  même  type,  ni  issues  uniformément  d'un  seul  et 
unique  principe  (2). 

Il  n'y  a  donc  plus  moyen  de  classer  parmi  les  divisions  prin- 
cipales de  l'humanité  une  prétendue  race  rouge  qui  n'existe 
évidemment  qu'à  l'état  de  nuance  ethnique ,  que  comme  ré- 
sultat de  certaines  combinaisons  de  sang,  et  qui  ne  saurait  dès 
lors  être  prise  que  pour  un  sous-genre.  Concluons  avec  M.  Flou- 
rens  et,  avant  lui,  avec  M.  Garnot,  qu'il  n'existe  pas  en  Amé- 
rique une  famille  indigène  différente  de  celles  qui  habitent  le 
reste  du  globe. 

La  question  ainsi  simpUfîée  n'en  reste  pas  moins  fort  com- 
pHquée  encore.  S'il  est  acquis  que  les  peuples  du  nouveau  con- 
tinent ne  constituent  pas  une  espèce  à  part ,  mille  doutes  s'é- 
lèvent quant  à  la  façon  de  les  rattacher  aux  types  connus  du 
vieux  monde.  Je  vais  tâcher  d'éclairer  de  mon  mieux  ces 
ténèbres,  et,  pour  y  parvenir,  retournant  la  méthode  dont  j'ai 
usé  tout  à  l'heure,  je  vais  considérer  si,  à  côté  des  différences 
profondes  qui  s'opposent  à  ce  qu'on  reconnaisse  chez  les  na- 
tions américaines  une  unité  particulière,  il  n'y  a  pas  aussi  des 
similitudes  qui  signalent  dans  leur  organisation  la  présence 
d'un  ou  de  plusieurs  éléments  ethniques  semblables.  Je  n'ai 
pas  besoin  d'ajouter  sans  doute  que,  si  le  fait  existe,  ce  ne 
peut  être  que  dans  des  mesures  très  variées. 


(1)  Prescott,  History  of  the  conquest  of  Mexico,  t.  III,  p.  24î>. 

(2)  Id.,  ibid.,  t.  III,  p.  243. 


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DES  RACES  HUMAINES.  495 

Les  familles  noire  et  blanche  ne  s'apercevant  pas  à  l'état  pur 
en  A.inérique,  on  a  beau  jeu  pour  constater,  sinon  leur  absence 
totale,  au  moins  leur  effacement  dans  un  degré  notable.  Il  n'en 
est  pas  de  même  du  type  finnois  ;  il  est  irrécusable  dans  cer- 
taines peuplades  du  nord-ouest,  telles  que  les  Esquimaux  (1). 
C'est  donc  là  un  point  de  jonction  entre  le  vieux  et  le  nou- 
veau monde  ;  on  ne  peut  mieux  faire  que  de  le  choisir  pour 
point  de  départ  de  l'examen.  Après  avoir  quitté  les  Esquimaux, 
en  descendant  vers  le  sud,  on  arrive  bientôt  aux  tribus  appe- 
lées ordinairement  rouges,  aux  Chinooks,  aux  Lenni-Lenapés, 
aux  Sioux  ;  ce  sont  là  les  peuples  qui  ont  eu  un  moment  l'hon- 
neur d'être  pris  pour  les  prototypes  de  l'homme  américain' 
bien  que,  ni  par  le  nombre,  ni  par  l'importance  de  leur  orga- 
nisation sociale,  ils  n^eussent  le  moindre  sujet  d'y  prétendre. 
On  constate  sans  peine  des  rapports  étroits  de  parenté  entre 
ces  nations  et  les  Esquimaux,  partant  les  peuples  jaunes.  Pour 
les  Chinooks,  la  question  n'est  pas  un  instant  douteuse  ;  pour 
les  autres,  elle  n'offrira  plus  d'obscurités  du  moment  qu'on 
cessera  de  les  comparer,  ainsi  qu'on  le  fait  trop  souvent ,  aux 
Chinois  malais  du  sud  de  l'Empire  Céleste,  et  qu'on  les  con- 
frontera avec  les  Mongols.  Alors  on  retrouvera  sous  la  carna- 
tion cuivrée  du  Dahcota  un  fond  évidemment  jaune.  On  re- 
marquera chez  lui  l'absence  presque  complète  de  barbe,  la 
couleur  noire  des  cheveux,  leur  nature  sèche  et  roide,  les  dis- 
positions lymphatiques  du  tempérament ,  la  petitesse  extraor- 
dinaire des  yeux  et  leur  tendance  à  l'obliquité.  Cependant, 
qu'on  y  prenne  garde  aussi,  ces  divers  caractères  du  type  fin- 
nique  sont  loin  d'apparaître  chez  les  tribus  rouges  dans  toute 
leur  pureté. 


(1)  M.  Morton  (An  Inquiry  into  the  distinctive  characteristics  of  the 
ahoriginal  race  of  America,  Philadelphie,  1844)  conteste  la  parenté 
des  Esquimaux  avec  les  Indiens  Lenni-Lenapés;  mais  ses  arguments 
ne  peuvent  prévaloir  contre  ceux  de  Molina  et  de  Humboldt.  Son 
dessein  est  d'établir  que  la  race  américaine ,  sauf  les  peuplades  po- 
laires, dont  il  ne  peut  nier  rident! té  avec  des  groupes  asiatiques,  et 
que,  pour  ce  motif,  il  range  à  part,  est  unitaire,  ce  qui  est  évident, 
mais  de  plus  spéciale  au  continent  qu'elle  habite.  (P.  6.) 


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-f'- 


496  DE  l'inégalité 


Des  contrées  du  Missouri  on  descend  vers  le  Mexique,  où  l'on 
trouve  ces  signes  spécifiques  plus  altérés  encore,  et  néanmoins 
reconnaissables  sous  une  carnation  beaucoup  plus  bronzée. 
Cette  circonstance  pourrait  égarer  la  critique,  si,  par  un 
bonheur  qui  se  reproduit  rarement  dans  Fétude  des  antiquités 
américaines,  l'histoire  elle-même  ne  se  chargeait  d'affirmer  la 
parenté  des  Astèques,  et  de  leurs  prédécesseurs  les  Toltèques, 
avesles hordes  de  chasseurs  des  noirs  delà  Colombia  (l).  C'est 
de  ce  fleuve  que  partirent  les  migrations  des  uns  comme  des 
autres  vers  le  sud.  La  tradition  est  certaine  :  la  comparaison 
des  langues  la  confirme  pleinement.  Ainsi  les  Mexicains  sont 
alliés  à  la  race  jaune  par  l'intermédiaire  des  Chinooks ,  mais 
avec  immixtion  plus  forte  d'un  élément  étranger  (2). 

Au  delà  de  l'isthme  commencent  deux  grandes  familles 
qui, se  subdivisent  en  des  centaines  de  nations  dont  plusieurs, 
devenues  imperceptibles,  sont  réduites  à  douze  ou  quinze  in- 
dividus. Ces  deux  familles  sont  celle  du  littoral  de  l'océan  Pa- 
cifique, et  cette  autre  qui,  s' étendant  depuis  le  golfe  du  Mexi- 
que jusqu'au  Rio  de  la  Plata,  couvre  l'empire  du  Brésil^  comme 
elle  posséda  jadis  les  Antilles.  La  première  comprend  les  peu- 
ples péruviens.  Ce  sont  les  plus  bruns,  les  plus  rapprochés  de 
la  couleur  noire  de  tout  le  continent,  et,  en  même  tehips, 
ceux  qui  ont  le  moins  de  rapports  généraux  avec  la  race  jaune. 
Le  nez  est  long,  saillant,  fortement  aquilin;  le  front  fuyant, 
comprimé  sur  les  côtés,  tendant  à  la  forme  pyramidale,  et  ce- 
pendant on  retrouve  encore  des  stigmates  mongols  dans  la  dis- 
position et  la  coupe  oblique  des  yeux,  dans  la  saillie  des  pom- 
mettes, dans  la  chevelure  noire ,  grossière  et  lisse.  C'en  est 
assez  pour  tenir  l'attention  en  éveil  et  la  préparer  à  ce  qui  va 
lui  être  offert  chez  les  tribus  de  l'autre  groupe  méridional  qui 
embrasse  toutes  les  peuplades  guaranis.  Ici  le  type  finnique 
reparaît  avec  force  et  éclate  d'évidence. 

Les  Guaranis ,  ou  Caribes  ou  Caraïbes ,  sont  généralement 


(1)  Pickering,  p.  41. 

(2)  Pour  les  Californiens,  M.  Pickering  s'exprime  ainsi  :  «  The  fîrst 
glame  of  the  Californians  salisfied  me  of  tlieir  malay  affinity.  »  (P.  100.) 


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DES   RACES  HUMAINES.  497 

jaunes ,  à  tel  point  que  les  observateurs  les  plus  compétents 
n'ont  pas  hésité  à  les  comparer  aux  peuples  de  la  côte  orien- 
tale d'Asie.  C'est  l'avis  de  Martins,  de  d'Orbigny,  de  Prescott. 
Plus  variés  peut-être  dans  leur  conformation  physique  que 
les  autres  groupes  américains,  ils  ont  en  commun  «  la  couleur 
«  jaune ,  mélangée  d'un  peu  de  rouge  très  pâle ,  gage ,  soit  dit 
«  en  passant ,  de  leur  migration  du  nord-est  et  de  leur  parenté 
«  avec  les  Indiens  chasseurs  des  États-Unis  ;  des  formes  très 
«  massives 5  un  front  non  fuyant;  face  pleine,  circulaire,  nez 
«  court,  étroit  (généralement  très  épais),  des  yeux  souvent 
«  obliques,  toujours  relevés  à  l'angle  extérieur,  des  traits  ef- 
«  féminés  (1).  » 

J'ajouterai  à  cette  citation  que  plus  on  s'avance  vers  Test, 
plus  la  carnation  des  Guaranis  devient  forcée  et  s'éloigne  du 
jaune  rougeâtre. 

La  physiologie  nous  affirme  donc  que  les  peuples  de  FAmé- 
rique  ont,  sous  toutes  les  latitudes,  un  fond  commun  nette- 
ment mongol.  La  linguistique  et  la  physiologie  confirment  de 
leur  mieux  cette  donnée.  Voyons  la  première. 

Les  langues  américaines,  dont  j'ai  remarqué  tout  à  l'heure 
les  dissemblances  lexicologiques  et  les  similitudes  grammati- 
cales ,  diffèrent  profondément  des  idiomes  de  TAsie  orientale, 
rien  n'est  plus  vrai;  mais  Prescott  ajoute,  avec  sa  finesse  et 
sa  sagacité  ordinaires,  qu'elles  ne  se  distinguent  pas  moins 
entre  elles,  et  que,  si  cette  raison  suffisait  pour  faire  rejeter 
toute  parenté  des  indigènes  du  nouveau  continent  avec  les 
Mongols,  il  faudrait  aussi  l'admettre  pour  isoler  ces  nations 
les  unes  des  autres ,  système  impossible.  Puis,  l'othonis  enlève 
au  fait  sa  portée  absolue.  Le  rapport  de  cette  langue  avec  les 
langues  monosyllabiques  de  l'Asie  orientale  est  évident;  la 


(1)  D*0rbigny,  ouvr.  cité,  t.  II,  p.  347.  D'après  ce  savant,  les  Botocudos 
ressemblent  beaucoup  au  Mongol  de  Cuvier  :  «  Nez  court,  bouche 
«  grande,  barbe  nulle,  yeux  relevés  à  l'angle  externe.  On  peut,  dit-il, 
a  les  considérer  comme  le  type  de  la  race  guarani.  »  —  Martins  u. 
Spix,  ouvr.  cité,  t.  II,  p.  819  :  «  Les  Macams-Crans  et  les  Aponeglii- 
Crans  de  la  province  de  Mavanhâo,  les  plus  beaux  des  indigènes  du 
Brésil,  rentrent  absolument  dans  la  même  classe.  » 

28. 


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498  DE  l'inégalité 

philologie  ne  peut  donc ,  naalgré  bien  des  obscurités ,  bien  des 
doutes ,  que  Tétude  résoudra  comme  elle  en  a  tant  résolu ,  se 
refuser  à  admettre  que ,  tout  corrompus  qu'ils  peuvent  être 
par  des  immixtions  étrangères  et  un  long  travail  intérieur,  les 
dialectes  américains  ne  s'opposent  nullement ,  dans  leur  état 
actuel ,  à  une  parenté  du  groupe  qui  les  parle  avec  la  race 
finnoise. 

Quant  aux  dispositions  intellectuelles  de  ce  groupe,  elles 
présentent  plusieurs  particularités  caractéristiques  faciles  à  dé- 
gager du  chaos  des  tendances  divergentes.  Je  voudrais ,  res- 
tant dans  la  ^vérité  stricte,  ne  dire  ni  trop  de  bien  ni  trop  de 
mal  des  indigènes  américains.  Certains  observateurs  les  repré- 
sentent comme  des  modèles  de  fierté  et  d'indépendance ,  et 
leur  pardonnent  à  ce  titre  quelque  peu  d'anthropophagie  (1). 
D'autres,  au  contraire,  en  faisant  sonner  bien  haut  des  dé- 
clamations contre  ce  vice,  reprochent  à  la  race  qui  en  est  at- 
teinte un  développement  monstrueux  de  Tégoïsme ,  d'où  résul- 
tent les  habitudes  les  plus  follement  féroces  (2). 

Avec  la  meilleure  intention  de  rester  impartial ,  on  ne  peut 
cependant  pas  méconnaître  que  l'opinion  sévère  a  pour  elle 
l'appui ,  l'aveu  des  plus  anciens  historiens  de  TAmérique.  Des 
témoins  oculaires ,  frappés  de  la  méchanceté  froide  et  inexo- 
rable de  ces  sauvages  qu'on  fait  par  ailleurs  si  nobles,  et  qui 
sont,  en  effet,  fort  orgueilleux,  ont  voulûtes  reconnaître  pour 
les  descendants  de  Caïn.  Ils  les  sentaient  plus  profondément 
mauvais  que  les  autres  hommes ,  et  ils  n'avaient  pas  tort. 

L'Américain  n'est  pas.  à  blâmer,  entre  les  autres  familles  hu- 
maines, parce  qu'il  mange  ses  prisonniers,  ou  les  torture  et 
raffine  leurs  agonies.  Tous  les  peuples  en  font  ou  en  ont  fait 
à  peu  près  autant,  et  ne  se  distinguent  de  lui  et  entre  eux  sous 
ce  rapport  que  parles  motifs  qui  les  mènent  à  de  telles  vio- 

(1)  CeUe  opinion  favorable  a  surtout  pour  propagateurs  les  roman- 
ciers américains. 

(2)  Martins  u.  Spix,  Reise  in  Brasilien,  t.  I,  p.  379,  et  t.  III,  p.  d033. 
—  Carus,  Ueber  ungleiche  Befsehigung  der  verschiedenen  Menschheits- 
stsemme  fur  nœhere  geistige  Entwickelung ,  p.  33.  —  Voir  surtout  les 
anciens  auteurs  espagnols. 


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DES  BACES  HUMAINES.  499 

lences.  Ce  qui  rend  la  férocité  de  l' Américain  particulièrement 
remarquable  à  côté  de  celle  du  nègre  le  plus  emporté,  et 
du  Finnois  le  plus  bassement  cruel,  c'est  l'impassibilité  qui 
en  fait  la  base  et  la  durée  du  paroxysme ,  aussi  long  que  sa 
vie.  On  dirait  qu'il  n'a  pas  de  passion,  tant  il  est  capable  de  se 
modérer,  de  se  contraindre,  de  cacher  à  tous  les  yeux  la 
flamme  haineuse  qui  le  ronge  ;  mais ,  plus  certainement  en- 
core ,  il  n'a  pas  de  pitié ,  comme  le  démontrent  les  relations 
qu'il  entretient  avec  les  étrangers ,  avec  sa  tribu ,  avec  sa  fa- 
mille, avec  ses  femmes ,  avec  ses  enfants  même  (1). 

En  un  mot ,  l'indigène  américain ,  antipathique  à  ses  sem- 
blables ,  ne  s'en  rapproche  que  dans  la  mesure  de  son  utilité 
personnelle.  Que  juge-t-il  rentrer  dans  cette  sphère  ?  Des  ef- 
fets matériels  seulement.  Il  n'a  pas  le  sens  du  beau ,  ni  des 
arts  ;  il  est  très  borné  dans  la  plupart  de  ses  désirs ,  les  limi- 
tant en  général  à  Tessentiel  des  nécessités  physiques.  Manger 
est  sa  grande  affaire,  se  vêtir  après,  et  c'est  peu  de  chose,  même 
dans  les  régions  froides.  Ni  les  notions  sociales  de  la  pudeur,  de 
la  parure  ou  de  la  richesse,  ne  lui  sont  fortement  accessibles. 

Qu'on  se  garde  de  croire  que  ce  soit  par  manque  d'intelli- 
gence ;  il  en  a ,  et  l'applique  bien  à  la  satisfaction  de  sa  forme 
d'égoïsme.  Son  grand  principe  politique ,  c'est  Tindépendance , 
non  pas  celle  de  sa  nation  ou  de  sa  tribu ,  mais  la  sienne  pro- 
pre, celle  de  l'individu  même.  Obéir  le  moins  possible  pour 
avoir  peu  à  céder  de  sa  fainéantise  et  de  ses  goûts ,  c'est  la 
grande  préoccupation  du  Guarani  comme  du  Chinook.  Tout  ce 
qu'on  prétend  démêler  de  noble  dans  le  caractère  indien  vient 
de  là.  Cependant  plusieurs  causes  locales  ont,  dans  quelques 
tribus ,  rendu  la  présence  d'un  chef  nécessaire ,  indispensable. 
On  a  donc  accepté  le  chef;  mais  on  ne  lui  accorde  que  la  me- 
sure de  soumission  la  plus  petite  possible ,  et  c'est  le  subor- 
donné qui  la  fixe.  On  lui  dispute  jusqu'aux  bribes  d'une  autorité 
si  mince.  On  ne  la  confère  que  pour  un  temps,  on  la  reprend 
quand  on  veut.  Les  sauvages  d'Amérique  sont  des  républicains 
extrêmes. 

1)  D'Orbigny,  OMvr.  cité,  t.  II,  p.  232  et  pass. 


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500  DE  l'inégalité 


Dans  cette  situation ,  les  hoiiimes  à  talent  ou  ceux  qui  croient 
rêtre,  les  ambitieux  de  toutes  volées,  emploient  Tintelligence 
qu'ils  possèdent,  et  j'ai  dit  qu'ils  en  avaient,  à  persuader  à  leur 
peuplade  d'abord  l'indignité  de  leurs  concurrents,  ensuite  leur 
propre  mérite;  et,  comme  il  est  impossible  de  former  ce  qui 
s'appelle  ailleurs  un  parti  solide,  au  moyen  de  ces  individuali- 
tés si  farouches  et  si  éparses ,  il  leur  faut  user  d'un  recours 
journalier,  d'un  recours  perpétuel  à  la  persuasion  et  à  l'élo- 
quence pour  maintenir  cette  influence  si  faible  et  si  précaire , 
seul  résultat  pourtant  auquel  il  leur  soit  permis  d'aspirer.  De 
là  cette  manie  de  discourir  et  de  pérorer  qui  possède  les  sau- 
vages, et  tranche  d'une  manière  si  inattendue  sur  leur  taci- 
turnité  naturelle.  Dans  leurs  réunions  de  famille  et  même 
pendant  leurs  orgies,  où  il  n'y  a  nul  intérêt  personnel  mis  en 
jeu,  personne  ne  dit  mot. 

Par  la  nature  de  ce  que  des  hommes  trouvent  utile,  c'est- 
à-dire  de  pouvoir  manger  et  de  lutter  contre  les  intempéries  des 
saisons,  de  garder  l'indépendance,  non  pour  s'en  servir  à  re- 
chercher un  but  intellectuel,  mais  pour  céder  sans  contrôle  à- 
des  penchants  purement  matériels,  par  cette  indifférente  froi- 
deur dans  les  relations  entre  proches ,  je  suis  autorisé  à  recon- 
naître en  eux  la  prédominance,  ou  du  moins  l'existence  fon- 
damentale de  l'élément  jaune.  C'est  bien  là  le  type  des  peuples 
de  l'Asie  orientale,  avec  cette  différence,  pour  ces  derniers, 
que  l'infusion  constante  et  marquée  du  sang  du  blanc  a  modiflé 
ces  aptitudes  étroites. 

Ainsi  la  psychologie,  comme  la  linguistique  et  surtout  comme 
la  physiologie,  conclut  que  l'essence  finnoise  est  répandue, 
en  plus  ou  moins  grande  abondance,  dans  les  trois  grandes 
divisions  américaines  du  nord,  du  sud-ouest  et  du  sud-est.  Il 
reste  à  trouver  maintenant  quelles  causes  ethniques.,  pénétrant 
ces  masses,  ont  altéré,  varié,  contourné  leurs  caractères 
presque  à  l'infini,  et  de  manière  à  les  dégager  en  une  série  de 
groupes  isolés.  Pour  parvenir  à  un  résultat  convenablement 
démontré ,  je  continuerai  à  observer  d'abord  les  caractères 
extérieurs,  puis  je  passerai  aux  autres  modes  de  la  manifes- 
tation ethnique. 


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DES   RACES  HUMAINES.  501 

La  modification  du  type  jaune  pur,  lorsqu'elle  a  lieu  par 
immixtion  de  principes  blancs  comme  cliez  les  Slaves  et  chez 
les  Celtes,  ou  même  chez  les  Rirghises,  produit  des  hommes 
dont  je  ne  trouve  pas  les  semblables  en  Amérique.  Ceux  des 
indigènes  de  ce  continent  qui  se  rapprocheraient  le  plus, 
quant  à  Textérieur,  de  nos  populations  gaUiques  ou  wendes, 
sont  les  Cherokees ,  et  cependant  il  est  impossible  de  s'y  mé- 
prendre. Lorsqu'un  mélange  a  lieu  entre  le  jaune  et  le  blanc, 
le  second  développe  surtout  son  influence  par  la  nouvelle 
mesure  des  proportions  qu'il  donne  aux  membres;  mais,  pour 
ce  qui  est  du  visage ,  il  agit  médiocrement  et  ne  fait  que  mo- 
dérer la  nature  finnoise.  Or  c'est  précisément  par  les  traits  de 
la  face  que  les  Cherokees  sont  comparables  au  type  européen. 
Ces  sauvages  n'ont  pas  même  les  yeux  aussi  bridés ,  ni  aussi 
obliques ,  ni  aussi  petits  que  les  Bretons  et  que  la  plupart  des 
Russes  orientaux-,  leur  nez  est  droit  et  s'éloigne  notablement 
de  la  forme  aplatie  que  rien  n'efface  dans  les  métis  jaunes  et 
blancs.  Il  n'y  a  donc  nul  motif  d'admettre  que  les  races  amé- 
ricaines aient  vu  leurs  éléments  finniques  influencés  primitive- 
ment par  des  alliages  venus  de  Fespèce  noble. 

Si  l'observation  physique  se  prononce  de  la  sorte  sur  ce 
point,  elle  indique,  en  revanche ,  avec  insistance,  la  présence 
d'immixtions  noires.  L'extrême  variété  des  types  américains 
correspond,  d'une  manière  frappante,  à  la  diversité  non  moins 
grande  qu'il  est  facile  d'observer  entre  les  nations  polynésien- 
nes et  les  peuples  malais  du  sud-est  asiatique.  On  sera  d'au- 
tant plus  convaincu  de  la  réalité  de  cette  corrélation  qu'on 
s'y  arrêtera  davantage.  On  découvrira ,  dans  les  régions  amé- 
ricaines, les  pendants  exacts  du  Chinois  septentrional,  du 
Malais  des  Célèbes,  du  Japonais,  du  Mataboulaï  des  îles  Tonga, 
du  Papou  lui-même,  dans  les  types  de  l'Indien  du  nord,  du 
Guarani,  de  l'Aztèque,  du  Quichna,  du  Cafuso.  Plus  on  des- 
cendra aux  nuances,  plus  on  rencontrera  d'analogies;  toutes, 
certainement,  ne  correspondront  pas  d'une  manière  rigou- 
reuse ,  il  est  bien  facile  de  le  prévoir,  mais  elles  indiqueront  si 
bien  leur  lien  général  de  comparaison  que  l'on  conviendra 
sans  difficulté  de  l'identité  des  causes.  Chez  les  sujets  les 


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502  DE   l'inégalité 

dus  bruns ,  le  nez  prend  la  forme  aquiline ,  et  souvent  d'une 
façon  très  accentuée;  les  yeux  deviennent  droits,  ou  presque 
droits  -,  quelquefois  la  mâchoire  se  développe  en  avant  :  de 
tels  cas  sont  rares.  Le  front  cesse  d'être  bombé  et  affecte  la 
forme  fuyante.  Tous  ces  indices  réunis  dénoncent  la  présence 
de  l'immixtion  noire  dans  un  fond  mongol.  Ainsi  l'ensemble 
des  groupes  aborigènes  du  continent  américain  forme  un  ré- 
seau de  nations  malaises ,  en  tant  que  ce  mot  peut  s'appliquer 

ides  produits  très  différemment  gradués  du  mélange  finno- 
mélanien ,  ce  que  personne  ne  conteste  d'ailleurs  pour  toutes 
les  familles  qui  s'étendent  de  Madagascar  aux  Marquises,  et 
de  la  Chine  à  l'île  de  Pâques. 

S'enquiert-on  maintenant  par  quels  moyens  la  communica- 
tion entre  les  deux  grands  types  noir  et  jaune  a  pu  s'établir 
dans  l'est  de  l'hémisphère  austral  ?  Il  est  aisé ,  très  aisé  de  tran- 
quilliser l'esprit  à  cet  égard.  Entre  Madagascar  et  la  première 
île  malaise,  qui  est  Ceylan,  il  y  a  12°  au  moins,  tandis  que 
du  Japon  au  Kamtschatka  et  de  là  côte  d'Asie  à  celle  d'Améri- 
que, par  le  détroit  de  Behring,  la  distance  est  insignifiante. 
On  n'a  pas  oublié  que ,  dans  une  autre  partie  de  cet  ouvrage, 
Texistence  de  tribus  noires  sur  les  îles  au  nord  de  Niphon  a 
déjà  été  signalée  pour  une  époque  très  moderne.  D'autre  part, 
puisqu'il  a  été  possible  à  des  peuples  malais  de  passer  d'ar- 
diipels  en  archipels  jusqu'à  l'île  de  Pâques ,  il  n'y  a  nulle 
difficulté  à  ce  que,  parvenus  à  ce  point,  ils  aient  continué  jus- 
qu'à la  côte  du  Chili,  située  vis-à-vis  d'eux,  et  y  soient  arri- 
vés ,  après  une  traversée  rendue  assez  facile  par  les  îles  semées 
sur  la  route ,  Sala ,  Saint-Ambroise ,  Juan-Fernandez ,  circons- 
tance qui  réduit  à  deux  cents  lieues  le  plus  court  trajet  d'un 
des  points  intermédiaires  à  l'autre.  Or,  on  a  vu  que  des  ha- 
sards de  mer  entraîuaient  fréquemment  des  embarcations 
d'indigènes  à  plus  du  double  de  cette  distance.  L'Amérique  était 
donc  accessible,  du  côté  de  l'ouest,  par  ses  deux  extrémités 
nord  et  sud.  Il  est  encore  d'autres  motifs  pour  ne  pas  douter 
que  ce  qui  était  matériellement  possible  a  eu  lieu  en  effet  (1). 

(1)  Morton  conteste  la  possibilité  de  l'arrivée  de  groupes  malais  jus 

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DES  RACES  HUMAINES.  503 

Les  tribus  d'aborigènes  les  plus  bruns  étant  disposées  sur  la 
côte  occidentale ,  on  en  doit  conclure  que  là  se  firent  les  prin- 
cipales alliances  du  principe  noir  ou  plutôt  malais  avec  l'élé- 
ment jaune  fondamental.  En  présence  de  cette  explication,  on 
n'a  plus  à  s'occuper  de  démonstrations  appuyées  sur  la  pré- 
tendue influence  climatérique  pour  expliquer  comment  les 
Aztèques  et  les  Quichnas  sont  plus  basanés,  bien  qu'habitant 
des  montagnes  relativement  très  froides ,  que  les  tribus  bré- 
siliennes errant  dans  des  pays  plats  et  sur  le  bord  des  fleuves. 
On  ne  s'arrêtera  plus  à  cette  solution  bizarre  que ,  si  ces  sau- 
vages sont  d'un  jaune  pâle ,  c'est  que  l'abri  des  forêts  leur 
conserve  le  teint.  Les  peuples  de  la  côte  occidentale  sont  les 
plus  bruns ,  parce  qu'ils  sont  les  plus  imbus  de  sang  mélanien , 
vu  le  voisinage  des  archipels  de  Tocéan  Pacifique.  C'est  aussi 
l'opinion  de  la  psychologie. 

Tout  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  du  naturel  de  l'homme  amé- 
ricain s'accorde  avec  ce  que  Ton  sait  des  dispositions  capitales 
de  la  race  malaise.  Égoïsme  profond,  nonchalance,  paresse, 
cruauté  froide,  ce  fond  identique  des  moeurs  mexicaines,  pé- 
ruviennes, guaranis,  huronnes,  semble  puisé  dans  les  types 
offerts  par  les  populations  australiennes.  On  y  observe  de 
même  un  certain  goût  de  TutHe  médiocrement  compris ,  une 
intelligence  plus  pratique  que  celle  du  nègre,  et  toujours  la 
passion  de  l'indépendance  personnelle.  Parce  que  nous  avons 
vu  en  Chine  la  variété  métisse  du  Malais  supérieure  à  la  race 
noire  et  à  la  jaune ,  nous  voyons  également  les  populations 
d'Amérique  posséder  les  facultés  mâles  avec  plus  d'intensité 


qu'à  la  côte  d'Amérique,  parce  que,  dit-il,  les  vents  d'est  régnent  le 
plus  ordinairenient  dans  ces  parages.  (Ouvr.  cité,  p.  32.)  En  se  pro- 
nonçant ainsi,  il  oublie  le  fait  incontestable  de  la  colonisation  de 
toutes  les  îles  du  Paciûque  par  une  même  race  venue  de  l'ouest,  et 
cette  circonstance  plus  particulière,  que  lui-mcme  signale  (p.  17),  qu'en 
1833,  une  jonque  japonaise  a  été  jetée  par  les  vents  sur  cette  même 
côte  d'Amérique  qu'il  déclare,  un  peu  plus  bas,  inaccessible  de  ce 
côté.  11  a  vu  lui-même  des  vases  de  porcelaine  provenant  de  cette  jon- 
que, et  il  ajoute  :  «  Such  cadualties  may  hane  occurred  in  the  early 
«  periods  of  american  history.  » 


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504  DE   L'INEGALITE 

que  les  tribus  du  continent  africain  (1).  Il  a  pu  se  développer 
chez  elles,  sous  une  influence  supérieure,  comme  ailleurs 
chez  les  Malais  de  Java ,  de  Sumatra ,  de  Bail ,  des  civilisa- 
tions bien  éphémères  sans  doute,  mais  non  pas fdénuées  de 
mérite. 

Ces  civilisations ,  quelles  qu'aient  été  leurs  causes  créatrices, 
n'ont  eu  l'étincelle  nécessaire  pour  se  former  que  là  oii  la  fa- 
mille malaise ,  existant  avec  la  plus  grande  somme  d'éléments 
mélaniens ,  présentait  l'étoffe  la  moins  rebelle.  On  doit  donc 
s'attendre  à  les  trouver  sur  les  points  les  plus  rapprochés  des 
archipels  du  Pacifique.  Cette  prévision  n'est  pas  trampée  : 
leurs  plus  complets  développements  nous  sont  offerts  sur  le 
territoire  mexicain  et  sur  la  côte  péruvienne.. 

Il  est  impossible  de  passer  sous  silence  un  préjugé  commun 
à  toutes  les  races  américaines ,  et  qui  se  rattache  évidemment 
à  une  considération  ethnique.  Partout  les  indigènes  admirent 
comme  une  beauté  les  fronts  fuyants  et  bas.  Dans  plusieurs 
localités,  extrêmement  distantes  les  unes  des  autres,  telles 
que  les  bords  de  la  Côlumbia  et  l'ancien  pays  des  Aymaras 
péruviens,  on  a  pratiqué  ou  l'on  pratique  encore  Tusage  d'ob- 
tenir cette  difformité  si  appréciée,  en  aplatissant  les  crânes 
des  enfants  en  bas  âge  par  un  appareil  compressif  formé  de 
bandelettes  étroitement  serrées  (2). 

Cette  coutuniie  n'est  pas,  d'ailleurs,  exclusivement  particu- 
lière au  nouveau  monde;  l'ancien  en  a  vu  des  exemples.  C'est 
ainsi  que,  chez  plusieurs  nations  hunniques,  d'extraction  en 

(1)  D'Orbigny  {ouvr.  cité,  t.  I,  p.  143)  déclare  que  le  mélange  des 
aborigènes  américains,  et  ce  sont  surtout  les  Guaranis  très  mongo- 
lisés  qu'il  a  observés,  donne  des  produits  supérieurs  aux  deux  types 
qui  les  fournissent. 

(2)  Les  Aymaras  actuels  n'ont  pas  la  tête  aplatie  de  leurs  ancêtres, 
parce  que  l'influence  espagnole  les  a  fait  renoncer  à  cet  usage.  (D'Or- 
bigny, ouv7\  cité,  1. 1,  p.  315.)  Il  n'avait  commencé  qu'avec  la  domina- 
tion des  Incas,  vers  le  xiv«  siècle.  (Ibid.,]).  319.)  Les  Chinooks  de 
la  Colombie  le  maintiennent  encore  avec  grand  soin.  Un  voyageur, 
choisi  pour  parrain  d'un  enfant,  ne  put  décider  les  parents  à  ne  pas 
remettre  les  bandelettes  compressives  aussitôt  que  le  nourrisson  eut 
été  ondoyé  par  un  missionnaire. 


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DES  RACES  HUMAINES.  505 

partie  étrangère  au  sang  mongol,  les  parents  employaient  le 
même  procédé  qu'en  Amérique  pour  repétrir  là  tête  des  nou- 
veau-nés ,  et  leur  procurer  plus  tard  une  ressemblance  factice 
avec  la  race  aristocratique.  Or,  comme  il  n'est  pas  admissible 
que  le  fait  d'avoir  le  front  fuyant  puisse  répondre  a  une  idée 
innée  de  belle  conformation,  on  doit  croire  que  les  indigènes 
américains  ont  été  amenés  au  désir  de  retoucher  l'apparence 
physique  de  leurs  générations  par  quelques  indices  qui  les  por- 
taient à  considérer  les  fronts  fuyants  comme  la  preuve  d'un 
développement  enviable  des  facultés  actives,  ou,  ce  qui  re- 
vient au  même,  comme  la  marque  d'une  supériorité  sociale 
quelconque.  Il  n'y  a  pas  de  doute  que  ce  qu'ils  voulaient  imi- 
ter, c'était  la  tête  pyramidale  du  Malais ,  forme  mixte  entre 
la  disposition  de  la  boîte  crânienne  du  Finnois  et  celle  du 
nègre.  La  coutume  d'aplatir  le  front  des  enfants  est  ainsi  une 
preuve  de  plus  de  la  nature  malaise  des  plus  puissantes  tribus 
américaines;  et  je  conclus  en  répétant  qu'il  n'y  a  pas  de 
race  d'Amérique  proprement  dite,  ensuite  que  les  indigènes 
de  cette  partie  du  monde  sont  de  race  mongole,  différemment 
affectés  par  des  immixtions  soit  de  noirs  purs,  soit  de  Ma- 
lais. Cette  partie  de  l'espèce  humaine  est  donc  complètement 
métisse. 

Il  y  a  plus;  elle  l'est  depuis  des  temps  incalculables,  et  il 
n'est  guère  possible  d'admettre  que  jamais  le  soin  de  se  main- 
tenir pures  ait  inquiété  ces  nations.  A  en  juger  par  les  faits, 
dont  les  plus  anciens  sont  malheureusement  encore  assez  mo- 
dernes, puisqu'ils  ne  s'élèvent  pas  au-dessus  du  x^  siècle  de 
notre  ère,  les  trois  groupes  américains,  sauf  de  rares  excep- 
tions, ne  se  sont,  en  aucun  temps,  fait  le  moindre  scrupule 
de  mêler  leur  sang.  Dans  le  Mexique ,  le  peuple  conquérant 
se  rattachait  les  vaincus  par  des  mariages  pour  agrandir  et 
consolider  sa  domination.  Les  Péruviens,  ardents  prosélytes, 
prétendaient  augmenter  de  la  même  manière  le  nombre  des 
adorateurs  du  soleil.  Les  Guaranis,  ayant  décidé  que  l'honneur 
d'un  guerrier  consistait  à  avoir  beaucoup  d'épouses  étrangères 
à  sa  tribu,  harcèlent  sans  relâche  leurs  voisins  dans  le  but 
principal ,  après  avoir  tué  les  hommes  et  les  enfants ,  de  s'at- 

RACES  HUMAINES.  —  T.   II.  29 

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506  DE   l'inégalité 

tribuer  les  femaies  (1).  Il  résulta  de  cette  habitude ,  chez  ces 
derniers,  un  accident  hnguistique  assez  bizarre.  Ces  nouvelles 
compatriotes ,  important  leurs  langages  dans  leurs  tribus  d'a- 
doption ,  y  formèrent ,  au  sein  de  l'idiome  national ,  une  partie 
féminine  qui  ne  fut  jamais  à  l'usage  de  leurs  maris  (2). 

Tant  de  mélanges ,  venant  s'ajouter  incessamment  à  un  fond 
déjà  métis,  ont  amené  la  plus  grande  anarchie  ethnique.  Si 
Ton  considère  de  plus  que  les  mieux  doués  des  groupes  amé- 
ricains, ceux  dont  l'élément  jaune  fondamental  est  le  plus 
chargé  d'apports  mélaniens ,  ne  sont  cependant  et  ne  peuvent 
être  qu'assez  humblement  placés  sur  l'échelle  de  Fhumanité, 
on  comprendra  encore  mieux  que  leur  faiblesse  n'est  pas  de  la 
jeunesse,  mais  bien  delà  décrépitude,  et  qu'il  n'y  a  jamais  eu 
la  moindre  possibilité  pour  eux  d'opposer  une  résistance  quel- 
conque aux  attaques  venues  de  l'Europe. 

Il  semblera  étrange  que  ces  tribus  échappent  à  la  loi  ordi- 
nale qui  porte  les  nations,  même  celles  qui  sont  déjà  métis- 
ses, à  répugner  aux  mélanges,  loi  qui  s'exerce  avec  d'autant 
plus  de  force  que  les  familles  sont  composées  d'éléments  ethni- 
ques grossiers.  Mais  l'excès  de  la  confusion  détruit  cette  loi 
chez  les  groupes  les  plus  vils  comme  chez  les  plus  nobles;  on 
en  a  vu  bien  des  exemples  ;  et,  quand  on  considère  le  nombre 
illimité  d'alliages  que  toutes  les  peuplades  américaines  ont  su- 
bis, il  n  y  a  pas  lieu  de  s'étonner  de  l'avidité  avec  laquelle  les 
femmes  guaranis  du  Brésil  recherchent  les  embrassements  du 
nègre.  C'est  précisément  l'absence  de  tout  sentiment  sporadi- 
que  dans  les  rapports  sexuels  qui  démontre  le  plus  complète- 
ment à  quel  bas  degré  les  familles  du  nouveau  monde  sont 
descendues  en  fait  de  dépravation  ethnique ,  et  qui  donne  les 
plus  puissantes  raisons  d'admettre  que  le  début  de  cet  état  de 
'choses  remonte  à  une  époque  excessivement  éloignée  (3), 

(1)  D*Orbigny,  ouDr.  cité,  t.  I,  p.  153.  —  Dans  le  Sud,  les  femmes 
sont  vendues  si  cher  par  leurs  parents,  que  les  jeunes  gens,  procé- 
dant avec  économie,  préfèrent  s'en  procurer  le  casse-tête  au  poing. 
{Ibid.) 

(2)  D'Orbigny,  Ibid. 

(3)  Martius  u.  Spix. ,  ouvr.  cité,  t.  III,  p.  905.  —  Ces  voyageurs  voiit 


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DES  RACES  HUMAINES.  507 

Lorsque  nous  avons  étudié  les  causes  des  migrations  primi- 
tives de  la  race  blanche  vers  le  sud  et  Touest,  nous  avons 
constaté  que  ces  déplacements  étaient  les  conséquences  d'une 
forte  pression  exercée  dans  le  nord-est  par  des  multitudes  in- 
nombrables de  peuples  jaunes.  Antérieurement  encore  à  la 
descente  des  Cliamites  blancs ,  des  Sémites  et  des  Arians ,  l'i- 
nondation finnique,  trouvant  peu  de  résistance  chez  les  na- 
tions noires  de  la  Chine ,  s'était  répandue  au  milieu  d'elles ,  et 
y  avait  poussé  très  loin  ses  conquêtes ,  par  conséquent  ses  mé- 
langes. Dans  les  dispositions  dévastatrices,  brutales,  de  cette 
race  il  y  eut  nécessairement  excès  de  spoliation.  En  butte  à 
des  dépossessions  impitoyables,  des  bandes  nombreuses  de 
noirs  prirent  la  fuite  et  se  dispersèrent  où  elles  purent.  Les 
unes  gagnèrent  les  montagnes,  les  autres  les  îles  Formose,  Ni- 
phon,  Yeso,  les  Kouriles,  et,  passant  derrière  les  masses  de 
leurs  persécuteurs ,  vinrent  à  leur  tour  conquérir,  soit  en  res- 
tant pures,  soit  mêlées  au  sang  des  agresseurs,  les  terres, 
abandonnées  par  ceux-ci  dans  l'occident  du  monde.  Là  elles 
s'unirent  aux  traînards  jaunes  qui  n'avaient  pas  suivi  la  grande 
émigration. 

Mais  le  chemin  pour  passer  ainsi  de  l'Asie  septentrionale  sur 
Tautre  continent  était  hérissé  de  difficultés  qui  ne  le  rendaient 
pas  attrayant  ;  puis ,  d'une  autre  part ,  les  grandes  causes  qui 
expulsaient  d'Amérique  les  multitudes  énormes  des  jaunes 
n'avaient  pas  permis  à  beaucoup  de  tribus  de  ceux-ci  de  con- 
server l'ancien  domicile.  Pour  ces  motifs,  la  population  resta 
toujours  assez  faible,  et  ne  se  releva  jamais  de  la  terrible  ca- 
tastrophe inconnue  qui  avait  poussé  ces  masses  natives  à  la 
désertion.  Si  les  Mexicains ,  si  les  Péruviens  présentèrent  quel- 
ques dénombrements  respectables  à  l'observation  des  Espa- 
gnols, les  Portugais  trouvèrent  le  Brésil  peu  habité,  et  les 
Anglais  n'eurent  devant  eux ,  dans  le  nord ,  que  des  tribus  er- 
rantes perdues  au  sehi  des  solitudes.  L'Américain  n'est  donc 


jusqu'à  affirmer  que,  dans  la  province  du  Para,  il  n'est  peut-être 
pas  une  seule  famille  indienne  qui  ait  laissé  passer  quelques  géné- 
rations sans  se  croiser,  soit  avec  des  blancs ,  soit  avec  des  noirs. 


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À 


508  DE   l'inégalité 

que  le  descendant  clairsemé  de  bannis  et  de  traînards.  Son 
territoire  représente  une  demeure  abandonnée,  trop  vaste 
pour  ceux  qui  l'occupent ,  et  qui  ne  sauraient  pas  se  dire  abso- 
lument les  héritiers  directs  et  légitimes  des  maîtres  primor- 
diaux. 

Les  observateurs  attentifs ,  qui  tous,  d'un  commun  accord, 
ont  reconnu  chez  les  naturels  du  nouveau  monde  les  caractères 
frappants  et  tristes  de  la  décomposition  sociale,  ont  cru,  pour 
la  plupart ,  que  cette  agonie  était  celle  d'une  société  jadis  cons- 
tituée, était  celle  de  l'intelligence  vieiUie,  de  Tesprit  usé. 
Point.  C'est  celle  du  sang  frelaté ,  et  encore  n'ayant  été  primi- 
tivement formé  que  d'éléments  infimes.  L'impuissance  de  ces 
peuples  était  telle,  à  ce  moment  même  où  des  civilisations 
nationales  les  éclairaient  de  tous  leurs  feux,  qu'ils  n'avaient 
pas  même  la  connaissance  du  sol  sur  lequel  ils  vivaient.  Les  em- 
pires du  Mexique  et  du  Pérou,  ces  deux  merveilles  de  leur 
génie ,  se  touchaient  presque ,  et  on  n'a  jamais  pu  découvrir  la 
moindre  liaison  de  l'un  à  l'autre.  Tout  porte  à  croire  qu'ils 
s'ignoraient.  Cependant  ils  cherchaient  à  étendre  leurs  fron- 
tières ,  à  se  grossir  de  leur  mieux.  Mais  les  tribus  qui  séparaient 
leurs  frontières  étaient  si  mauvaises  conductrices  des  impres- 
sions sociales  qu'elles  ne  les  propageaient  pas  même  à  la  plus 
faible  distance.  Les  deux  sociétés  constituaient  donc  deux  Ùots 
qui  ne  s'empruntaient  et  ne  se  prêtaient  rien. 

Cependant  elles  avaient  longtemps  été  cultivées  sur  place , 
et  avaient  acquis  toute  la  force  qu'elles  devaient  jamais  avoir 
Les  Mexicains  n'étaient  pas  les  premiers  civilisateurs  de  lem' 
contrée.  Avant  eux,  c'est-à-dire  avant  le  x^  siècle  de  notre 
ère  (1),  les  Toltèques  avaient  fondé  de  grands  établissements 
sur  le  même  sol,  et  avant  les  Toltèques  on  reporte  encore 
l'âge  des  Olmécas,  qui  seraient  les  véritables  fondateurs  de 
ces  grands  et  imposants  édifices  dont  les  ruines  dorment  en- 
sevelies au  plus  profond  des  forêts  du  Yucatan.  D'énormes 
murailles  formées  de  pierres  immenses,  des  cours  d'une  éton- 


(1)  Prescott  {ouvr.  cité,  t.  III,  p.  255)  ne  fait  même  remonter  qu'au 
x«  siècle  l'arrivée  des  Toltèques. 


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DES  RACES   HUMAINES.  509 

nante  étendue ,  impriment  à  ces  monuments  un  aspect  de  ma- 
jesté auquel  la  mélancolie  grandiose  et  les  profusions  végétales 
de  la  nature  viennent  ajouter  leurs  charmes.  Le  voyageur  qui, 
après  plusieurs  jours  de  marche  à  travers  les  forêts  vierges  de 
Chiapa,  le  corps  fatigué  par  les  difficultés  de  la  route,  l'âme 
émue  par  la  conscience  de  mille  dangers ,  l'esprit  exalté  par 
cette  interminable  succession  d'arbres  séculaires ,  les  uns  de- 
bout, les  autres  tombés ,  d'autres  encore  cachant  la  poussière 
de  leur  vétusté  sous  des  monceaux  de  lianes,  de  verdure  et 
de  fleurs  étincelantes  ;  l'oreille  remplie  du  cri  des  bêtes  de 
proie  ou  du  frissonnement  des  reptiles;  ce  voyageur  qui,  à 
travers  tant  de  causes  d'excitation ,  arrive  à  ces  débris  ines- 
pérés de  la  pensée  humaine ,  ne  mériterait  pas  sa  fortune,  si 
son  enthousiasme  ne  lui  jurait  qu'il  a  sous  les  yeux  des  beau- 
tés incomparables. 

Mais ,  quand  un  esprit  froid  examine  ensuite  dans  le  cabinet 
les  esquisses  et  les  récits  de  l'observateur  exalté,  il  a  le  devoir 
d'être  sévère,  et,  après  mûres  réflexions,  il  conclura  sans 
doute  que  ce  n'est  pas  l'œuvre  d'un  peuple  artiste,  ni  même 
d'une  nation  grandement  utilitaire  que  l'on  peut  reconnaître 
dans  les  restes  de  Mitla ,  d'Izalanca ,  de  Palenquè ,  des  ruines 
de  la  vallée  d'Oaxaca. 

Les  sculptures  tracées  sur  les  murailles  sont  grossières,- 
aucune  idée  d'art  élevé  n'y  respire.  On  n'y  voit  pas,  comme 
(^  ns  les  œuvres  des  Sémites  d'Assyrie ,  l'apothéose  heureuse 
V  la  matière  et  de  la  force.  Ce  sont  d'humbles  efforts  pour 
imiter  la  forme  de  l'homme  et  des  animaux.  Il  en  résulte  des 
créations  qui,  de  bien  loin,  n'atteignent  pas  à  l'idéal-,  et  ce- 
pendant elles  ne  sauraient  pas  non  plus  avoir  été  commandées 
par  le  sentiment  de  l'utile.  Les  races  mâles  n'ont  pas  coutume 
de  se  donner  tant  de  peine  pour  amonceler  des  pierres  ;  nulle 
part  les  besoins  matériels  ne  commandent  de  pareils  travaux. 
Aussi  n'existe-t-il rien  de  semblable  en  Chine;  et,  quand  l'Eu- 
rope des  âges  moyens  a  dressé  ses  cathédrales,  l'esprit  ro- 
manisé  lui  avait  fait  déjà,  pour  son  usage,  une  notion  du 
beau  et  une  aptitude  aux  arts  plastiques  que  les  races  blan- 
ches peuvent  bien  adopter,  qu'elles  poussent  à  une  perfection 


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510  DE  l'inégalité 

unique,  mais  que  seules  et  d'elles-mêmes  elles  ne  sont  pas  aptes 
à  concevoir.  Il  y  a  donc  du  nègre  dans  la  création  des  monu- 
ments du  Yucatan,  mais  du  nègre  qui,  en  excitant  l'instinct 
jaune  et  en  le  portant  à  sortir  de  ses  goûts  terre  à  terre,  n'a  pas 
réussi  à  lui  faire  acquérir  ce  que  l'initiateur  même  n'avait  pas, 
le  goût,  ou,  pour  mieux  dire,  le  vrai  génie  créateur  (1). 

On  doit  tirer  encore  une  conséquence  de  la  vue  de  ces  mo- 
numents. C'est  que  le  peuple  malais  par  lequel  ils  furent  cons- 
truits, outre  qu'il  ne  possédait  pas  le  sens  artistique  dans  la 
signification  élevée  du  mot,  était  un  peuple  de  conquérants 
qui  disposait  souverainement  des  bras  de  multitudes  asser- 
vies (2).  Une  nation  homogène  et  libre  ne  s'impose  jamais  de 
pareilles  créations;  il  lui  faut  des  étrangers  pour  les  imaginer, 
lorsque  sa  puissance  intellectuelle  est  médiocre,  et  pour  les 
accomplir,  lorsque  cette  même  puissance  est  grande.  Dans  le 
premier  cas,  il  lui  faut  des  Ghamites,  des  Sémites,  des  Arians 
Iraniens  ou  Hindous,  des  Germains,  c'est-à-dire,  pour  em-. 
ployer  des  termes  compris  chez  tous  les  peuples,  des  dieux, 
des  demi-dieux,  des  héros,  des  prêtres  ou  des  nobles  omnipo- 
tents. Dans  le  second ,  cette  série  de  maîtres  ne  peut  se  passer 
de  masses  serviles  pour  réaliser  les  conceptions  de  son  génie. 
L'aspect  des  ruines  du  Yucatan  induit  donc  à  conclure  que  les 
populations  mixtes  de  cette  contrée  étaient  dominées,  lorsque 
ces  palais  s'élevèrent,  par  une  race  métisse  comme  elles, mais 
d'un  degré  un  peu  plus  élevé,  et  surtout  plus  affectée  par  l'al- 
liage mélanien. 

(1)  D'Orbigny  observe  que  c'est  chez  les  Aymaras  péruviens  que  l'on 
peut  trouver,  dans  les  œuvres  architecturales,  le  plus  d'idéalité;  encore 
n'est-ce  jamais  beau.  (Ouvr.  cité,  t.  I,  p.  203  et  seqq.)  On  a  essayé 
de  découvrir  l'âge  des  monuments  de  Palenqué  d'après  la  nature 
des  stalactites  déposées  sur  quelques  murailles ,  d'après  les  couches 
concentriques  formées  par  la  végétation  sur  de  très  vieux  arbres  et 
par  l'observation  des  couches  de  détritus  accumulées  à  une  hauteur 
de  neuf  pieds  dans  les  cours.  Cette  méthode  n'a  pas  donné  de  résul- 
tats sous  un  ciel  aussi  fécond  que  celui  du  Yucatan.  (Prescott 
ouvr.  cité,  t.  III,  p.  254.) 

(2)  Dans  une  des  cours  d'Uxmal,  le  pavé  de  granit,  sur  lequel  sont 
figurées  en  relief  des  figures  de  tortues,  est  presque  uni  par  les  pas 
des  anciennes  populations.  (Prescott,  ibid.) 


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DES   RACES   HlIMAIiVES.  511 

Les  Toîtèques  et  les  Aztèques  se  reconnaissent  également 
au  peu  (le  largeur  du  front  et  à  la  couleur  olivâtre.  Ils  venaient 
du  nord-ouest,  où  l'on  retrouve  encore  leurs  tribus  natales 
dans  les  environs  de  Nootka  ;  ils  s'installèrent  au  milieu  des 
peuplades  indigènes,  qui  avaient  déjà  connu  la  domination  des 
Olmécas,  et  ils  leur  enseignèrent  une  sorte  de  civilisation  bien 
faite  pour  nous  étonner;  car  elle  a  conservé,  tant  qu'elle  a 
vécu ,  les  caractères  résultant  de  la  vie  des  forêts  à  côté  de 
ceux  dont  l'existence  des  villes  rend  les  raffinements  néces- 
saires. 

En  détaillant  la  splendeur  de  Mexico  au  temps  des  Aztèques, 
on  y  remarque  de  somptueux  bâtiments,  de  belles  étoffes ,  des 
mœurs  élégantes  et  recherchées.  Dans  le  gouvernement  on  y 
voit  cette  hiérarchie  monarchique ,  mêlée  d'éléments  sacerdo- 
taux, qui  se  reproduit  partout  où  des  masses  populaires  sont 
assujetties  par  une  nation  de  vainqueurs.  On  y  constate  encore 
de  l'énergie  militaire  chez  les  nobles ,  et  des  tendances  très 
accusées  à  comprendre  l'administration  publique  d'une  façon 
toute  propre  à  la  race  jaune.  Le  pays  n'était  pas  non  plus  sans 
littérature.  Malheureusement  les  historiens  espagnols  ne  nous 
ont  rien  conservé  qu'ils  n'aient  défiguré  en  l'amplifiant.  Il  y  a 
cependant  du  goût  chinois  dans  les  considérations  morales, 
dans  les  doctrines  régulatrices  et  édifiantes  des  poésies  aztè- 
ques ,  comme  ce  même  goût  apparaît  aussi  dans  la  recherche 
contournée  et  énigmatique  des  expressions.  Les  chefs  mexi- 
cains, pareils  en  ce  point  à  tous  les  caciques  de  l'Amérique, 
se  montraient  grands  parleurs,  et  cultivaient  fort  cette  élo- 
quence ampoulée ,  nuageuse ,  séductrice,  que  les  Indiens  des 
prairies  du  nord  connaissent  et  pratiquent  si  bien  au  gré  des 
romanciers  qui  les  ont  décrits  de  nos  jours.  J'ai  déjà  indiqué 
la  source  de  ce  genre  de  talent.  L'éloquence  politique,  ferme, 
simple ,  brève ,  qui  n'est  que  l'exposition  des  faits  et  des  rai- 
sons, assure  le  plus  grand  honneur  à  la  nation  qui  en  fait 
usage.  Chez  les  Arians  de  tous  les  âges ,  comme  encore  chez 
les  Doriens  et  dans  le  vieux  sénat  sabin  de  la  Rome  latine , 
c'est  l'instrument  de  la  liberté  et  de  la  sagesse.  Mais  l'élo- 
quence politique  oi  née ,  verbeuse ,  cultivée  comme  un  talent 


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1 


512  DE  l'inégalité 

spécial,  élevée  à  la  hauteur  d'un  art,  Téloquence  qui  devient 
la  rhétorique,  c'est  tout  autre  chose.  On  ne  saurait  la  consi- 
dérer que  comme  un  résultat  direct  du  fractionnement  des 
idées  chez  une  race ,  et  de  l'isolement  moral  où  sont  tombés 
tous  les  esprits.  Ce  que  Ton  a  vu  chez  les  Grecs  méridionaux, 
chez  les  Romains  sémitisés,  j'allais  dire  dans  les  temps  mo- 
dernes, démontre  assez  que  le  talent  de  la  parole,  cette  puis- 
sance en  définitive  grossière,  puisque  ses  œuvres  ne  peuvent 
être  conservées  qu'à  la  condition  rigoureuse  de  passer  dans 
une  forme  supérieure  à  celle  où  elles  ont  produit  leurs  effets-, 
qui  a  pour  but  de  séduire,  de  tromper,  d'entraîner,  beaucoup 
plus  que  de  convaincre,  ne  saurait  naître  et  vivre  que  chez 
des  peuples  égrenés  qui  n'ont  plus  de  volonté  commune ,  de 
but  défini,  et  qui  se  tiennent,  tant  ils  sont  incertains  de  leurs 
voies,  à  la  disposition  du  dernier  qui  leur  parle.  Donc,  puis- 
que les  Mexicains  honoraient  si  fort  l'éloquence ,  c'est  une 
preuve  que  leur  aristocratie  même  n'était  pas  très  compacte , 
très  homogène.  Les  peuples,  sans  contredit,  ne  différaient  pas 
des  nobles  sous  ce  rapport. 

Quatre  grandes  lacunes  affaiblissaient  l'éclat  de  la  civilisa- 
tion aztèque.  Les  massacres  hiératiques  étaient  considérés 
comme  l'une  des  bases  de  l'organisation  sociale ,  comme  un 
des  buts  principaux  de  la  vie  publique.  Cette  férocité  normale 
tuait  sans  choix,  comme  sans  scrupule,  les  hommes,  les 
femmes,  les  vieillards,  les  enfants-,  elle  tuait  par  troupeaux, 
et  y  prenait  un  plaisir  ineffable.  Il  est  inutile  de  signaler  com- 
bien ces  exécutions  différaient  des  sacrifices  humains  dont  le 
monde  germanique  nous  a  présenté  l'usage.  On  comprend  que 
le  mépris  de  la  vie  et  de  l'âme  était  la  source  dégradante  de 
cet  usage ,  et  résultait  naturellement  du  double  courant  noir 
et  jaune  qui  avait  formé  la  race. 

Les  Aztèques  n'avaient  jamais  songé  à  réduire  des  animaux 
en  domesticité;  ils  ne  connaissaient  pas  l'usage  du  lait.  C'est 
une  singularité  qui  se  retrouve  çà  et  là  chez  certains  groupes  de 
la  famille  jaune  (1). 

(1)  Voir  plus  haut. 


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DES  RACES   HUMAINES.  513 

Ils  possédaient  un  système  graphique,  mais  des  plus  impar- 
faits. Leur  écriture  ne  consistait  qu'en  une  série  de  dessins 
giossièrement  idéographiques.  Il  y  a  bien  loin  de  là  aux  hiéro- 
glyphes proprement  dits.  On  se  servait  de  cette  méthode  pour 
conserver  le  souvenir  des  grands  faits  historiques,  transmettre 
lis  ordres  du  gouvernement,  les  renseignements  fournis  par  les 
magistrats  au  roi.  C'était  un  procédé  très  lent,  très  incommode  ; 
cependant  les  Aztèques  n'avaient  pas  su  mieux  faire.  Ils  étaient 
nférieurs  sous  ce  rapport  aux  Olmécas,  leurs  prédécesseurs, 
;i  tant  est  qu'il  faille  les  prendre ,  avec  M.  Prescott ,  pour  les 
ondateurs  de  Palenquè,  et  admettre  que  certaines  inscriptions 
«bservées  sur  les  murailles  de  ces  ruines  constituent  des  signes 
jhonétiques  (1). 

Enfin,  dernière  défectuosité  chronique  de  la  société  mexi- 
Qine,  il  est  certain,  bien  qu'à  peine  croyable,  que  ce  peuple  ri- 
^rain  de  la  mer,  et  dont  le  territoire  n'est  pas  privé  de  cours 
deau,  ne  pratiquait  pas  la  navigation,  et  se  servait  uniquement 
è  pirogues  fort  mal  construites  et  de  radeaux  plus  imparfaits 
eicore. 

Voilà  quelle  était  la  civilisation  renversée  par  Cortez  :  et  il 
e$  bon  d'ajouter  que  ce  conquérant  la  trouva  dans  sa  fleur  et 
dus  sa  nouveauté  ;  car  la  fondation  de  la  capitale,  Tenochtit- 
lai,  ne  remontait  qu'à  l'an  1325.  Combien  donc  les  racines  de 
•  cëte  organisation  étaient  courtes  et  peu  tenaces  !  Il  a  suffi  de 
l'c^parition  et  du  séjour  d'une  poignée  de  métis  blancs  sur  son 
terain  pour  la  précipiter  immédiatement  au  sein  du  néant. 
Qund  la  forme  pohtique  eut  péri,  il  n'y  eut  plus  de  trace  des 
in^ntions  sur  lesquelles  elle  s'appuyait.  La  culture  péruvienne 
nese  montra  pas  plus  solide. 

ja  domination  des  Incas ,  comme  celle  des  Toltèques  et  des 
Aîèques,  succédait  à  un  autre  empire ,  celui  des  Aymaras, 
dot  le  siège  principal  avait  existé  dans  les  régions  élevées  des 

Aries,  sur  les  rives  du  lac  de  Titicaca.  Les  monuments  qu'on 

vo  encore  dans  ces  lieux  permettent  d'attribuer  à  la  nation 
ayiara  des  facultés  supérieures  à  celles  des  Péruviens  qui 


(  Prescott,  ouvr.  cité,  t.  III,  p.  253. 


29. 


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514  DE   l'inégalité 

Font  suivie,  puisque  ceux-ci  n'ont  été  que  des  copistes.  M.  d'Or- 
bigny  fait  observer  avec  raison  que  les  sculptures  de  Tihuanaco 
révèlent  un  état  intellectuel  plus  délicat  que  les  ruines  des  âges 
postérieurs,  et  qu'on  y  découvre  même  une  certaine  propei- 
sion  à  l'idéalité  tout  à  fait  étrangère  à  ceux-ci  (1). 

Les  Incas,  reproduction  affaiblie  d'une  race  plus  civilisatrice, 
arrivèrent  des  montagnes  en  en  couvrant  vers  l'ouest  toutes  ks 
pentes,  occupant  les  plateaux  et  agglomérant  sous  leur  con* 
duite  un  certain  nombre  de  peuplades.  Ce  fut  au  xi^  siècle  d< 
notre  ère  que  cette  puissance  naquit  (2),  et,  véritable  singula^ 
rite  en  Amérique,  la  famille  régnante  semble  avoir  été  eWê^ 
mement  préoccupée  du  soin  de  conserver  la  pureté  de  soi 
sang.  Dans  le  palais  de  Cuzco,  l'empereur  n'épousait  que  sei 
sœurs  légitimes,  afin  d'être  plus  assuré  de  l'intégrité  de  si 
descendance,  et  il  se  réservait ,  ainsi  qu'à  un  petit  nombre  à 
parents  très  proches,  l'usage  exclusif  d'une  langue  sacrée,  qii 
vraisemblablement  était  l'aymara  (3).  1 

Ces  précautions  ethniques  de  la  famille  souveraine  démoi> 
trent  qu'il  y  avait  beaucoup  à  redire  à  la  valeur  généalogiqé 
de  la  nation  conquérante  elle-même.  Les  Incas  éloignés  cji 
trône  ne  se  faisaient  qu'un  très  mince  scrupule  de  prendre  dis 
.  épouses  où  il  leur  plaisait.  Toutefois,  si  leurs  enfants  avaiert; 
pour  aïeux  maternels  les  aborigènes  du  pays,  la  tolérance  p 
s'étendait  pas  jusqu'à  admettre  dans  les  emplois  les  des^cendaijs  ' 
en  ligne  paternelle  de  cette  race  soumise.  Ces  derniers  étaiat 
donc  peu  attachés  au  régime  sous  lequel  ils  vivaient,  et  voilà  n 
des  motifs  pour  lesquels  Pizarre  renversa  si  aisément  toutela 
couche  supérieure  de  cette  société ,  tout  le  couronnement  çs 
institutions,  et  pourquoi  les  Péruviens  n'essayèrent  jamais  d]n 
retrouver  ni  d'en  faire  revivre  les  restes. 

Les  Incas  ne  se  sont  pas  souillés  des  institutions  homicides  le 
l'Anahuac  mexicain;  leur  régime  était  au  contraire  fort  doK. 
Ils  avaient  tourné  leurs  principales  idées  vers  l'agriculture,  t, 

(1)  D'Orbigny,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  323.  - 

(2)  D'Orbigny,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  296.  —  C'est  l'époque  où  parut  Manl)- 
Capac. 

(3)  D'Orbigny,  ouvr.  cité^  t.  I,  p.  297, 


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DES   RACES  HUMAINES.  515 

mieux  avisés  que  les  Aztèques,  Us  avaient  apprivoisé  de  nom- 
breux troupeaux  d'alpacas  et  de  lamas.  Mais  chez  eux,  pas 
d'éloquence,  pas  de  luttes  de  parole  :  l'obéissance  passive 
était  la  suprême  loi.  La  formule  fondamentale  de  TÉtat  avait 
indiqué  une  route  à  suivre  à  l'exclusion  de  toute  autre,  et  n'ad- 
mettait pas  la  discussion  dans  ses  moyens  de  gouvernement. 
Au  Pérou,  on  ne  raisonnait  pas ,  on  ne  possédait  pas .  tout  le 
monde  travaillait  pour  le  prince.  La  fonction  capitale  des  ma- 
gistrats consistait  à  répartir  dans  chaque  famille  une  quote-part 
convenable  du  labeur  commun.  Chacun  s'arrangeait  de  façon 
à  se  fatiguer  le  moins  possible ,  puisque  l'application  la  plus 
acharnée  ne  pouvaitjamais  procurer  aucun  avantage  exception- 
nel. On  ne  réfléchissait  pas  non  phis.  Un  talent  surhumain 
n'était  pas  capable  d'avancer  son  propriétaire  dans  les  distinc- 
tions sociales.  On  buvait,  on  mangeait,  on  dormait,  et  surtout 
on  se  prosternait  devant  l'empereur  et  ses  préposés  ;  de  sorte 
que  la  société  péruvienne  était  assez  silencieuse  et  très  passive. 

En  revanche,  elle  se  montrait  encore  plus  utilitaire  que  la 
mexicaine.  Outre  les  grands  ouvrages  agricoles ,  le  gouverne- 
ment faisait  exécuter  des  routes  magnifiques,  et  ses  sujets  con- 
naissaient l'usage  des  ponts  suspendus,  qui  est  si  nouveau  pour 
nous.  La  méthode  dont  ils  usaient  pour  fixer  et  transmettre  la 
pensée  était  des  plus  élémentaires,  et  peut-être  faut-il  préférer 
les  peintures  de  TAnahuac  aux  quipos. 

Pas  plus  que  che?  les  Aztèques,  la  construction  navale  n'é- 
tait connue.  La  mer  qui  bordait  la  côte  restait  déserte  (1). 

Avec  ses  qualités  et  ses  défauts,  la  civilisation  péruvienne  in- 
clinait vers  les  molles  préoccupations  de  l'espèce  jaune,  tandis 
que  l'activité  féroce  du  Mexicain  accuse  plus  directement  la 
parenté  mélanienne.  On  comprend  assez  qu'en  présence  de  la 
profonde  confusion  ethnique  des  races  du  nouveau  continent, 
ce  serait  une  insoutenable  prétention  que  de  vouloir  aujour- 
d'hui préciser  les  nuances  qui  ressortent  de  l'amalgame  de  leurs 
éléments. 

(I)  D'Orbigny,  ouvr.  cité,  t.  I,  p.  215.  —Les  Guaranis  ou  Caraïbes, 
conquérants  des  Antilles ,  n'avaient  eux-mêmes  que  des  pirogues  faites 
(l'un  tronc  d'arbre  creusé.  (Ibid.) 


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516  DE  l'inégalité 

Il  resterait  à  examiner  une  troisième  nation  américaine, 
établie  dans  les  plaines  du  nord,  au  pied  des  monts  Alléghanis, 
à  une  époque  fort  obscure.  Des  restes  de  travaux  considéra- 
bles et  des  tombeaux  sans  nombre  se  font  apercevoir  au  sein 
de  cette  région.  Ils  se  divisent  en  plusieurs  classes  iadicatives 
de  dates  et  de  races  fort  différentes.  Mais  les  incertitudes  s'ac- 
cumulent sur  cette  question.  Jusqu'à  présent  rien  de  positif  n'a 
encore  été  découvert.  S'attacher  à  un  problème  encore  si  peu 
et  si  mal  étudié,  ce  serait  s'enfoncer  gratuitement  dans  des 
hypothèses  inextricables  (1).  Je  laisserai  donc  les  nations  al- 
léghaniennes  absolument  à  l'écart,  et  je  passerai  immédiate- 
ment à  l'examen  d'une  difficulté  qui  pèse  sur  la  naissance  de 
leur  mode  de  culture,  quel  qu'ait  pu  être  son  degré,  tout 
comme  sur  celle  de  la  culture  des  empires  du  Mexique  et  du 
Pérou  des  différents  âges.  On  doit  se  demander  pourquoi  quel- 
ques nations  américaines  ont  été  induites  à  s'élever  au-dessus 
de  toutes  les  autres,  et  pourquoi  le  nombre  de  ces  nations  a  été 
si  limité,  en  même  temps  que  leur  grandeur  relative  est,  en 
fait,  restée  si  médiocre? 

C'est  déjà  avoir  une  réponse  que  d'observer,  comme  on  a  pu 
le  faire  d'après  les  remarques  précédentes,  que  ces  développe- 
ments partiels  avaient  été  déterminés  en  partie  par  des  com- 
binaisons fortuites  entre  les  mélanges  jaunes  et  noirs.  En 
voyant  combien  les  aptitudes  résultant  de  ces  combinaisons 
étaient  en  définitive  bornées,  et  les  singulières  lacunes  qui  ca- 

(i)  Des  monuments  de  différentes  espèces ,  mais  extrêmement  gros- 
siers, sont  répandus  jusque  dans  le  Nouveau-Mexique  et  la  Californie. 
(L.  G.  Squier,  Extract  from  the  American  Review  for  nov.  1848.) 
Plusieurs  de  ces  constructions  remontaient  à  une  époque  excessive- 
ment reculée,  et  ne  concernent  pas  les  races  américaines  actuelles. 
C'est  aux  Finnois  primitifs  qu'il  faut  les  rapporter;  aussi  n'est-ce  pas 
à  cette  classe  qu'il  est  fait  ici  allusion.  —  Les  Alléghaniens  paraissent 
avoir  transmis  aux  Lenni-Lenapes  actuels  ce  mode  d'écriture  mnémo- 
nique qui  consiste  en  signes  arbitraires  tracés  sur  une  planchette 
dans  le  but  de  rappeler  les  détails  d'un  récit  à  ceux  qui  le  savent  et 
à  les  empêcher  de  se  tromper  dans  l'ordre  de  succession  des  idées. 
C'est  dans  ce  système  qu'est  reproduit  le  chant  mythique  intitulé  : 
Wolum-Olum,  là  Création,  donné  par  E.  G.  Squier,  dans  le  Historical 
and  mythological  traditions  of  the  Algonquino,  p.  6. 


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DES   RACES   HUMAINES.  517 

ractérisent  leurs  travaux  et  leurs  œuvres,  on  a  pu  se  convain- 
cre que  les  civilisations  américaines  ne  s'élevaient  pas,  clans  le 
détail,  beaucoup  au-dessus  de  ce  que  les  meilleures  races  ma- 
laises de  la  Polynésie  ont  réussi  à  produire.  Toutefois  il  ne 
faut  pas  se  le  dissimuler  non  plus,  si  défectueuses  que  nous 
apparaissent  les  organisations  aztèque  et  quichna,  il  est  cepen- 
dant en  elles  quelque  chose  d'essentiellement  supérieur  à  la 
science  sociale  pratiquée  à  Tonga-Tabou  et  dans  File  d'Hawaii  ; 
on  y  aperçoit  un  lien  national  plus  fortement  tendu,  une  cons- 
cience plus  nette  d'un  but  qui  est,  de  lui-même ,  d'une  nature 
plus  complexe;  de  sorte  que  l'on  est  en  droit  de  conclure, 
malgré  beaucoup  d'apparences  contraires,  que  le  mélange  po- 
lynésien le  mieux  doué  n'arrive  pas  encore  tout  à  fait  à  égaler 
ces  civilisations  du  grand  continent  occidental,  et,  en  consé- 
quence, on  est  amené  à  croire  que,  pour  déterminer  cette  dif- 
férence, il  a  fallu  l'intervention  locale  d'un  élément  plus  éner- 
gique, plus  noble  que  ceux  dont  les  espèces  jaune  et  noire  ont 
la  disposition.  Or  il  n'est  dans  le  monde  que  l'espèce  blanche 
qui  puisse  fournir  cette  qualité  suprême.  Il  y  a  donc,  à  priori, 
lieu  de  soupçonner  que  des  infiltrations  de  cette  essence  pré- 
excellente ont  quelque  peu  vivifié  les  groupes  américains ,  là 
où  des  civilisations  ont  existé.  Quant  à  la  faiblesse  de  ces  civi- 
lisations, elle  s'explique  par  la  pauvreté  des  filons  qui  les  ont 
fait  naître.  J'insiste  sur  cette  dernière  idée. 

Les  éléments  blancs,  s'ils  ont  paru  créer  les  principales  parties 
de  la  charpente  sociale,  ne  se  révèlent  nullement  dans  la  struc- 
ture de  la  totalité.  Ils  ont  fourni  la  force  agrégative,  et  presque 
rien  de  plus.  Ainsi  ils  n'ont  pas  réussi  à  consolider  l'œuvre 
qu'ils  rendaient  possible,  puisque  nulle  part  ils  ne  lui  ont  assuré 
la  durée.  L'empire  de  TAnahuac  ne  remontait  qu'au  x®  siècle, 
tout  au  plus;  celui  du  Pérou ,  au  xi®;  et  rien  ne  démontre  que 
les  sociétés  précédentes  s'enfoncent  à  une  distance  bien  loin- 
taine dans  la  nuit  des  temps.  C'est  l'avis  de  M.  de  Humboldt, 
que  la  période  du  mouvement  social  en  Amérique  n'a  pas  dé- 
passé cinq  siècles.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  grands  États  que 
les  mains  violentes  de  Cortez  et  de  Pizarre  ont  détruits  mar- 
quaient déjà  lère  de  la  décadence,  puisqu'ils  étaient  inférieurs, 


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518  DE  l'inégalité 

dans  TAnaliuac,  à  celui  des  Olmécas,  et,  sur  le  plateau  des 
Andes  péruviennes,  à  celui  que  les  Aymaras  avaient  autrefois 
fondé  (1). 

La  présence  de  quelques  éléments  blancs  rendue  nécessaire, 
affirmée  d'office  par  l'état  des  choses,  est  confirmée  par  le 
double  témoignage  des  traditions  américaines  elles-mêmes ,  et 
d'autres  récits  datant  de  la  fin  du  x''  siècle  et  du  commence- 
ment du  xi%  qui  nous  sont  transmis  par  les  Scandinaves.  Les 
Incas  déclarèrent  aux  Espagnols  qu'ils  tenaient  leur  religion 
et  leurs  lois  d'un  homme  étranger  de  race  blanche.  Ils  ajou- 
taient même  cette  observation  si  caractéristique ,  que  ces  hom- 
mes avaient  une  longue  barbe,  fait  complètement  anormal 
chez  eux.  Il  n'y  aurait  aucune  raison  pour  repousser  un  récit 
traditionnel  de  ce  genre,  quand  même  il  serait  isolé  (2). 

Voici  qui  lui  donne  une  force  irrésistible.  Les  Scandinaves 
de  l'Islande  et  du  Groenland  tenaient ,  au  x^  siècle ,  pour  in- 
dubitable que  des  relations  fort  anciennes  avaient  eu  lieu  en- 
tre l'Amérique  du  Nord  et  l'Islande.  Ils  avaient  d'autant  plus 
de  motifs  de  ne  pas  douter  de  la  possibilité  des  faits  que  leur 
racontaient  à  cet  égard  les  habitants  de  Limerick ,  que  plu-' 
sieurs  de  leurs  propres  expéditions  avaient  été  rejetées  par  les 
tempêtes  soit  sur  la  côte  islandaise,  en  allant  en  Amérique, 
soit  sur  la  côte  américaine ,  en  allant  en  Islande.  Ils  racon- 
taient donc,  d'après  ce  qui  leur  avait  été  dit,  qu'un  guerrier 
gallois  appelé  Madok,  parti  de  l'île. de  Bretagne,  avait  navi- 
gué très  loin  dans  l'ouest  (3).  Qu'ayant  rencontré  là  une  terre 
inconnue,  il  y  avait  fait  un  court  séjour.  Mais,  de  retour  dans 
sa  patrie ,  il  n'avait  plus  eu  d'autre  pensée  que  d'aller  s'établir 

(1)  Jomard ,  les  Antiquités  américaines  au  point  de  vue  de  la  géo- 
graphie^ p.  6. 

(2)  Pickering,  p.  113.  —  La  même  tradition,  avec  les  mêmes  détails, 
se  retrouve  chez  les  Muyscas,  dans  le  Bogota,  par  conséquent  à  une 
distance  considérable  du  Mexique. 

(3)  «  Cambro-Britannos ,  ibidem,  anno  1170,  duce  Madoco  concedisse, 
«  nonnullis  probatum  habetur  et  alios  quoque  Europaeos,  tam  ante 
«  quam  posl  hoc  tempus,  notiliam  terr;c  habuisse,  non  amplius  absur- 
«  dum  aut  improbabile  existimatur.  »  (Rafn,  Antiq.  americanœ,  Haf- 
niae,  1837,  in-4«,  p.  ni-iv.) 


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DES  BACES   HUMAINES.  519 

dans  le  pays  transmarin  dont  la  nature  mystérieuse  lui  avait 
plu;  il  avait  réuni  des  colons,  hommes  et  femmes,  fait  des 
provisions,  armé  des  vaisseaux,  était  parti,  et  n'était  plus  ja- 
mais revenu.  Cette  histoire  avait  pris  un  tel  développement 
chez  les  Scandinaves  du  Groenland  qu'en  1121  (1)  Tévêque 
Éric  s'embarqua  pour  aller  porter,  à  ce  qu'on  suppose ,  à  l'an- 
tique colonisation  islandaise  les  consolations  et  les  secours  de 
la  religion ,  et  les  maintenir  dans  la  foi ,  où  on  se  plaisait  à 
croire  qu'ils  étaient  demeurés  fermes. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  au  Groenland  et  en  Islande  que 
cette  tradition  s'établit.  De  l'Islande ,  où  elle  avait  évidemment 
vu  le  jour,  elle  était  passée  en  Angleterre,  et  y  avait  si  bien 
pris  créance,  que  les  premiers  colons  britanniques  du  Canada 
ne  cherchaient  pas  moins  activement,  dans  leur  nouvelle  pos- 
session ,  les  descendants  de  Madok ,  que  les  Espagnols ,  sous 
Christophe  Colomb ,  avaient  cherché  les  sujets  du  grand  khan 
de  la  Chine  à  Hispaniola.  On  crut  même  avoir  trouvé  la  posté- 
rité des  émigrants  gallois  dans  la  tribu  indienne  des  Mandans. 
Tous  ces  récits ,  encore  une  fois ,  sont  obscurs  sans  doute  ; 
mais  on  ne  peut  contester  leur  antiquité,  et  il  existe  encore 
bien  moins  de  raisons  de  douter  de  leur  parfaite  et  irrépro- 
chable exactitude. 

Il  en  résulte  pour  les  Islandais,  mais  très  probablement  pour 
les  Islandais  d'origine  Scandinave,  une  certaine  auréole  de 
courage  aventureux  et  de  goût  des  entreprises  lointaines.  Cette 
opinion  est  appuyée  par  la  circonstance  incontestable  qu'en 
795  des  navigateurs  de  la  même  nation  avaient  débarqué  dans 
l'Islande,  encore  inoccupée ,  et  y  avaient  établi  des  moines  (2). 
Trois  Norwégiens ,  le  roi  de  mer  Naddok  et  les  deux  héros  In- 
gulf  et  Hiorleïf ,  suivh-ent  cet  exemple ,  et  amenèrent  sur  l'île , 
en  874,  une  colonie  composée  de  nobles  Scandinaves  qui, 
fuyant  devant  les  prétentions  despotiques  d'Harald  aux  beaux 

(1)  Rafn,  Antiq.  americ.,p.  262  :  «  Excerpta  ex  annalibuç  Islan- 
«  darum  :  anu.  1121  :  Eiriker  Biskup  af  graenlandi  for  at  leita  Vin- 
«  lands.  » 

(2)  A.  de  Humboldt,  Examen  critique  de  Vhistoire  de  la  géographie 
du  nouveau  continent ,  t.  II,  p.  90  et  pass. 


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520  DE   l'inégalité 

cheveux,  cherchaient  une  terre  ou  ils  pussent  continuer  Texis- 
tence  indépendante  et  fiére  des  antiques  odels  arians.  Habitués 
que  nous  sommes  à  considérer  l'Islande  dans  son  état  actuel, 
stérilisée  par  l'action  volcanique  et  l'invasion  croissante  des 
glaces,  nous  nous  la  figurons,  au  début  des  âges  moyens,  peu 
peuplée  comme  nous  la  voyons  aujourd'hui,  réduite  au  rôle 
d'annexé  des  autres  pays  normands,  et  nous  méconnaissons 
l'activité  dont  elle  était  alors  le  foyer.  Il  est  facile  de  rectifier 
d'aussi  fausses  préventions.  * 

Cette  terre,  choisie  par  l'élite  des  nobles  norwégiens,  était 
un  foyer  de  grandes  entreprises  où  abondaient  constamment 
tous  les  hommes  énergiques  du  monde  Scandinave  (1).  Il  en 
partait,  chaque  jour,  des  expéditions  qui  s'en  allaient  à  la 
pêche  de  la  baleine  et  à  la  recherche  de  nouvelles  contrées, 
tantôt  dans  Textrême  nord-ouest,  tantôt  dans  le  sud-ouest. 
Cet  esprit  remuant  était  entretenu  par  la  foule  des  scaldes  et 
des  moines  érudits  qui,  d'une  part,  avaient  porté  au  plus  haut 
degré  la  science  dés  antiquités  du  Nord  et  fait  de  leur  nouveau 
séjour  la  métropole  poétique  de  la  race,  et  qui,  de  l'autre,  y 
attiraient  incessamment  la  connaissance  des  littératures  mé- 
ridionales, et  traduisaient  dans  le  langage  usuel  les  principa- 
les productions  des  pays  romans  (2). 

L'Islande  était  donc,  au  x*'  siècle,  un  territoire  très  intel- 
ligent,  très  populeux ,  très  actif,  très  puissant ,  et  ses  habitants 
le  démontrèrent  bien  par  ce  fait,  qu'arrivés  et  étabhs  dans 
leur  île  en  874,  ils  fondaient  leurs  premiers  établissements 
groënlandais  en  986.  Nous  n'avons  eu  d'exemple  d'une  pareille 
exubérance  de  forces  que  chez  les  Carthaginois.  C'est  que  l'Is- 
lande était,  en  effet,  comme  la  cité  de  Didon,  l'œuvre  d'une 
race  aristocratique  parvenue,  avant  d'agir,  à  tout  son  dévelop- 
pement, et  cherchant  dans  l'exil  non  seulement  lé  maintien, 
mais  encore  le  triomphe  de  ses  droits. 

(1)  Les  preuves  abondent  de  toutes  parts  dans  les  annales  des 
royaumes  Scandinaves,  mais  ce  sont  surtout  les  chroniques  islandaises 
qur  présentent  le  tableau  le  plus  vivant  des  faits.  Il  suffit  de  les  feuil- 
leter pour  être  convaincu. 

(2)  Weinhold,  Die  deutschen  Frauen  im  Mittelalter,  p.  487  et  ailleurs. 


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DES   RACES   HUMAINES.  521 

Quand  une  fois  les  Scandinaves  eurent  pris  pied  dans  le 
Groenland ,  leurs  colonisations  s  y  succédèrent ,  s'y  multipliè- 
rent rapidement,  et  en  même  temps  des  voyages  de  découverte 
commencèrent  vers  le  sud  (i).  L'Amérique  fut  ainsi  trouvée 
par  les  rois  de  mer,  comme  si  la  Providence  avait  voulu  qu'au- 
cune gloire  ne  manquât  à  la  plus  noble  des  races. 

On  connaît  très  peu ,  très  mal ,  très  obscurément ,  l'histoire 
des  rapports  du  Groenland  avec  le  continent  occidental.  Deux 
points  seulement  sont  fixés  avec  la  dernière  évidence  par  quel- 
ques chroniques  domestiques  parvenues  jusqu'à  nous.  Le  pre- 
mier, c'est  que  les  Scandinaves  avaient  pénétré ,  au  x*  siècle , 
jusqu'à  la  Floride,  au  sud  delà  contrée  oii  ils  avaient  trouvé 
des  vignes,  et  qu'ils  avaient  appelée  Vinland.  Dans  le  voisinage 
était,  suivant  eux,  l'ancien  pays  des  colons  irlandais,  que 
leurs  documents  nomment  Hirttramanhaland,  le  pays  des 
blancs  :  c'était  l'expression  dont  s'étaient  servis  les  Indiens, 
premiers  auteurs  de  ce  renseignement,  et  que  ceux  qui  le  re- 
cevaient n'avaient  pas  hésité  à  traduire  par  le  mot  :  Island  it 
miklay  la  grande  Islande  (2). 

Le  second  point  est  celui-ci  :  jusqu'en  1347  les  communica- 
tions entre  le  Groenland  et  le  bas  Canada  étaient  fréquentes  et 
faciles.  Les  Scandinaves  allaient  y  charger  des  bois  de  cons- 
truction (3). 

Vers  la  même  époque  un  changement  remarquable  s'opère 
dans  l'état  des  populations  groënlandaises  et  islandaises.  Les 
glaces,  gagnant  plus  de  terrain,  rendent  le  climat  par  trop 
dur  et  la  terre  trop  stérile.  La  population  décroît  rapidement, 
et  si  bien  que  le  Groenland  se  trouve  tout  à  coup  absolument 
abandonné  et  désert,  sans  qu'on  puisse  dire  ce  que  ses  habi- 
tants sont  devenus.  Cependant  ils  n'ont  pas  été  détruits  subi- 

(1)  M.  A.  de  Huraboldt  remarque  que  le  Groenland  oriental  est  si  rap- 
proché de  la  péninsule  Scandinave  et  du  nord  de  l'Ecosse,  qu'il  n'existe 
d'un  point  à  l'autre  qu'une  distance  de  deux  cent  soixante-neuf 
lieues  marines,  trajet  qui,  par  un  vent  frais  et  continu,  peut  être 
franchi  en  moins  de  quatre  jours  de  navigation.  {Ouvr.  cité,  t.  II ,  p.  76.) 

(2)  Chronique  d'Islande,  intitulée  Isldingabok,  composée  vers  i080 
ou  1090;  Antiquit.  americ,  p.  2H. 

(3)  Antiquit.  americ,  p.  263. 


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522  DE  l'inégalité 

tement  par  des  convulsions  de  la  nature.  On  peut  contempler 
encore  aujourd'hui  des  restes  d'habitations  et  d'églises  fort 
nombreuses  qui  évidemment  ont  été  quittées,  et  ne  s'écroulent 
que  sous  Faction  du  temps  et  de  l'abandon.  Ces  restes  ne  ré- 
vèlent aucune  trace  d'un  cataclysme  qui  aurait  englouti  ceux 
qui  les  habitaient  jadis.  Il  faut  donc  de  toute  nécessité  que  ces 
derniers,  en  désertant  leurs  demeures ,  aient  été  chercher  ail- 
leurs un  autre  séjour.  Où  sont-ils  allés  ? 

On  a  voulu  à  toute  force  les  retrouver  individuellement,  un 
à  un,  dans  les  États  du  nord  de  l'Europe,  et  on  a  oublié  qu'il 
ne  s'agissait  pas  d'hommes  isolés,  mais  de  véritables  popula- 
tions qui,  arrivant  en  masse  en  Norwège,  en  Hollande,  en 
Allemagne,  auraient  excité  une  attention  dont  les  récits  des 
chroniqueurs  auraient  conservé  la  trace,  ce  qui  n'est  pas.  Il 
est  plus  admissible,  il  est  plus  raisonnable  de  croire  que  les 
Scandinaves  Groënlandais  et  une  partie  des  hommes  de  lis- 
lande,  ayant  depuis  longues  années  connaissance  des  territoires 
fertiles  et  bien  boisés ,  du  climat  doux  et  attrayant  du  Vinland, 
et  s'étant  fait  une  habitude  de  parcourir  les  mers  occidentales, 
échangèrent  peu  à  peu  pour  cette  résidence,  de  tous  points 
préférable,  des  contrées  qui  leur  devenaient  inhabitables,  et 
qu'ils  émigrèrent  en  Amérique,  absolument  comme  leurs  com- 
patriotes de  Suède  et  de  Norwège  avaient  naguère  passé  de 
leurs  rochers  du  nord  dans  la  Russie  et  dans  les  Gaules  (l). 

(i)  Les  Scandinaves  de  l'Islande  et  du  Groenland,  vivant  sous  le  ré- 
gime des  odels,  s'occupaient  beaucoup  plus  de  l'histoire  des  familles 
que  de  celle  de  la  nation.  Aussi  la  plupart  des  documents  dont  je  me 
suis  servi  ne  sont-ils  que  des  chroniques  domestiques  et  des  chants 
destinés  à  célébrer  les  exploits  d'un  héros.  Dans  cet  état  de  choses, 
on  conçoit  que  presque .  toutes  les  relations  de  voyages  se  soient 
perdues  et  aient  disparu  avec  les  familles  qu'elles  glorifiaient.  Il  ne 
nous  reste  d'un  peu  étendu  que  ce  qui  a  rapport  à  la  race  d'Erik  le 
Roux.  Il  est  donc  extrêmement  possible  que,  si  les  marins  de  cette 
maison  se  sont  toujours  préoccupés  du  Vinland,  qu'ils  avaient  découvert 
et  qui  était  pour  eux  une  sorte  de  possession,  d'autres  se  soient  dirigés 
de  préférence  sur  divers  points  leur  appartenant  au  même  titre.  C'est 
une  hypothèse,  sans  doute,  mais  elle  est  naturelle,  et  voici  qui  la  sou- 
tient :  un  planisphère  islandais  de  la  fin  du  xiii»  siècle  divise  la  terre 
en  quatre  parties  :  l'Europe,  l'Asie,  l'Afrique,  et  une  quatrième  qui  oc- 
cupe à  elle  seule  tout  un  hémisphère  et  qui  est  appelée  Synnri-higd; 


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DES  RACES  HUMAINES.  523 

C'est  ainsi  que  les  races  aborigènes  dn  nouveau  continent  ont 
pu  s'enrichir  de  quelques  apports  du  sang  des  blancs,  et  que 
celles  qui  possédèrent  au  milieu  d'elles  des  métis  islandais  ou 
des  métis  Scandinaves  se  virent  douées  du  pouvoir  de  créer 
des  civilisations ,  tâche  glorieuse  à  laquelle  leurs  congénères 
moins  heureux  étaient  nativement  et  restèrent  à  perpétuité  in- 
habiles. Mais,  comme  l'affluent  ou  les  affluents  d'essence  noble 
mis  en  circulation  dans  les  masses  malaises  étaient  trop  faibles 
pour  produire  rien  de  vaste  ni  de  durable ,  les  sociétés  qui  en 
résultèrent  furent  peu  nombreuses,  et  surtout  très  imparfaites, 
très  fragiles ,  très  éphémères ,  et ,  à  mesure  qu'elles  se  succé- 
dèrent, moins  intelligentes ,  moins  marquées  au  sceau  de  l'é- 
lément dont  elles  étaient  issues ,  de  telle  sorte  que ,  si  la  dé- 
couverte nouvelle  de  l'Amérique  par  Christophe  Colomb,  au 
lieu  de  s'accomplir  au  xv°  siècle,  n'avait  été  réalisée  qu'au  xix'^, 
nos  marins  n'auraient  vraisemblablement  trouvé  ni  Mexico , 
ni  Cuzco,  ni  temples  du  Soleil,  mais  des  forêts  partout,  et 
dans  ces  forêts  des  ruines  hantées  par  les  mêmes  sauvages  qui 
les  traversent  aujourd'hui  (1). 

ou  région  méridionale  de  la  terre  habitée.  Cette  carte  a  été  publiée 
déjà  dans  plusieurs  occasions.  Elle  n'est  pas  d'ailleurs  unique,  et 
démontre  que  les  Islandais  attribuaient  une  très  grande  étendue  vers 
le  sud  au  continent  américain  :  donc  ils  ne  s'étaient  pas  bornés  à  en 
visiter  l'hémisphère  boréal. 

(1)  A.  de  Humboldt,  ouvr.  cité,  t.  I.  —  L'illustre  auteur  place  l'état 
de  civilisation  connue  des  Aztèques  et  des  Incas  entre  l'époque  des 
expéditions  Scandinaves  et  le  xv«  siècle.  Ces  deux  suprêmes  efforts 
de  la  sociabilité  américaine  étaient,  suivant  lui,  fort  débiles  et  très 
inférieurs  à  ceux  qui  les  avaient  précédés  d'environ  cinq  cents  ans 
en  moyenne.  C'est  ici  le  lieu  de  dire  quelques  mots  d'une  hypothèse 
très  répandue  et  très  admissible  qui  attribue  aux  populations  de  l'Asie 
orientale,  Chinois  et  Japonais,  une  grande  influence  sur  la  naissance 
des  civilisations  de  l'ancien  conUnent.  A.  de  Humboldt  (Vue  des 
Cordillères),  Prescott,  dans  son  troisième  volume  de  son  histoire  de 
la  conquête  du  Mexique ,  Morton  et  la  plupart  des  archéologues  actuels, 
ou  appuient  fortement  ou  discutent  à  peine  la  possibilité  des  faits! 
Rien  de  plus  naturel,  en  effet,  que  des  communications  fortuites  ou 
même  préméditées  aient  eu  lieu  de  ce  côté,  et  on  démontrera  peut- 
être  un  jour  d'une  manière  satisfaisante  que  le  pays  de  Fon-dang,  cité 
par  quelques  écrivains  chinois  comme  existant  à  l'ouest,  n'est  autre 


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524  DE  l'inégalité 

Les  civilisations  américaines  étaient  si  débiles  qu'elles  sont 
tombées  en  poussière  au  premier  choc.  Les  tribus  spéciale- 
ment douées  qui  les  soutenaient  se  sont  dispersées  sans  diffi- 
culté devant  le  sabre  d'un  vainqueur  imperceptible ,  et  les  mas- 
ses populaires  qui  les  avaient  subies,  sans  les  comprendre, 
se  sont  retrouvées  libres  de  suivre  les  directions  de  leurs  nou- 
veaux maîtres  ou  de  continuer  leur  antique  barbarie.  La  plu- 
part ont  préféré  prendre  le  dernier  parti  ;  elles  rivalisent  d'a- 
brutissement avec  ce  qu'on  voit  de  mieux  en  ce  genre  en 
Australie.  Quelques-unes  possèdent  même  la  conscience  de 
leur  abaissement,  et  elles  en  agréent  toutes  les  conséquences. 
De  ce  nombre  est  la  tribu  brésilienne,  qui  s'est  fait,  pour  ses 
fêtes,  un  air  de  danse  dont  voici  les  paroles  : 

Quand  je  serai  mort, 
Ne  me  pleure  pas; 
II  y  a  le  vautour 
Qui  me  pleurera. 
Quand  je  serai  mort, 
Jette-moi  dans  la  forêt; 
Il  y  a  Tarmadille 
Qui  m'enterrera. 

On  n'est  pas  plus  philosophe  (1)  ;  les  bêtes  de  proie  sont  des 
fossoyeurs  acceptés.  Les  nations  américaines  n'ont  donc  ob- 
tenu qu'à  un  seul  moment,  et  sous  un  jour  bien  sombre,  la 
lumière  civilisatrice.  Maintenant  les  voilà  revenues  à  leur  état 
normal  :  c'est  une  sorte  de  demi-néant  intellectuel ,  et  rien  ne 
les  en  doit  arracher  que  la  mort  physique  (2). 

que  le  continent  d'Amérique.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  cependant  rattacher 
directement  mes  démonstrations  à  ce  système,  le  considérant  comme 
susceptible,  pour  ce  qui  a  trait  au  Japon,  de  développements  très 
considérables  qu'il  est  dangereux  de  prévenir.  Lorsque  le  fait  sera 
établi ,  il  en  résultera  que  l'Amérique,  outre  ce  qu'elle  a  reçu  des  Scan- 
dinaves, a  encore  recueilli  par  l'intermédiaire  d'aventuriers  malais, 
faiblement  arianisés,  une  petite  portion  de  plus  d'essence  noble. 
Aucun  des  principes  posés  ici  n'en  sera  ébranlé. 

(4)  Cette  chanson  en  langue  gérai  est  donnée  par  Martins.  u.  Spix, 
ouvr.  cité,  t.  III,  p.  1083. 

(2)  Uumholdt ,  Histoire  critique^  etc.,  t.  II,  p.  128.  —  Les  observations 


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DES  BACES   HUMAINES.  625 

Je  me  trompe.  Beaucoup  de  ces  nations  semblent ,  au  con- 
traire, à  l'abri  de  cette  fin  misérable.  Il  ne  s'agit,  pour  entrer 
en  goût  de  le  soutenir,  que  d'envisager  la  question  sous  une 
face  nouvelle. 

De  même  que  les  mélanges  opérés  entre  les  indigènes  et  les 
colons  islandais  et  Scandinaves  ont  pu  créer  des  métis  relative- 
ment civilisables ,  de  même  les  descendants  des  conquérants 
espagnols  et  portugais,  en  se  mariant  aux  femmes  des  pays 
occupés  par  eux ,  ont  donné  naissance  à  une  race  mixte  su- 
périeure à  l'ancienne  population.  Mais ,  si4'on  veut  considérer 
le  sort  des  naturels  américains  sous  cet  aspect,  il  faut  en  même 
temps  tenir  compte  de  la  dépression  manifestée ,  par  le  fait  de 
cet  hymen,  dans  les  facultés  des  groupes  européens  qui  ont 
consenti  5  le  contracter.  Si  les  Indiens  des  pays  espagnols  et 
portugais  sont,  çà  et  là,  un  peu  moins  abâtardis,  et  surtout 
infiniment  plus  nombreux  (1)  que  ceux  des  autres  parties  du 
nouveau  continent ,  il  faut  considérer  que  cette  amélioration 
dans  rétat  de  leurs  aptitudes  est  bien  minime ,  et  que  la  con- 
séquence la  plus  pratique  en  a  été  l'avilissement  des  races  do- 
minatrices. L'Amérique  du  Sud,  corrompue  dans  son  sang 
créole,  n'a  nul  moyen  désormais  d'arrêter  dans  leur  chute  ses 
métis  de  toutes  variétés  et  de  toutes  classes.  Leur  décadence 
est  sans  remède. 


de  cet  écrivain  s'appliquent  surtout  aux  peuples  chasseurs  de  l'hémis- 
phère septentrional. 

(i)  M.  A.  de  Humboldt  démontre  même  que  la  populaUon  indigène 
des  contrées  espagnoles  est  en  voie  de  prospérité  et  d'augmentation, 
au  détriment,  bien  entendu,  de  la  descendance  des  conquérants  im- 
mergés dans  cette  masse.  (Ouvr.  citent.  II, p.  129.)  Cet  état  de  choses 
trouble  beaucoup  la  sécurité  de  conscience  des  observateurs  améri- 
cains dans  le  pays  desquels  se  manifeste  un  phénomène  tout  opposé. 
Il  ébranle  presque  leur  confiance  dans  ce  qu'on  appelle  les  bien- 
faits de  la  civilisation,  et  M.  Pickering,  confondant  du  reste  toutes 
notions  raisonnables,  se  pose  cette  question  :  «  By  an  exception  tothe 
usual  tendency  of  european  civilisation,  Uicre  are  grounds  for  ques- 
tioning  whetber  Peru  has  altogether  gained  by  the  change.  »  (P.  21.) 
—  C'est  plutôt  au  sujet  des  tribus  de  Lennis-Lenapés  que  le  savant 
Américain  devrait  soulever  ce  doute. 


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526  DE  l'inégalité 

CHAPITRE  YIII. 

Les  colonisations  européennes  en  Amérique. 

Les  relations  des  indigènes  américains  avec  les  nations  eu- 
ropéennes, à  la  suite  de  la  découverte  de  1495,  ont  été  mar- 
quées de  caractères  4rès  différents ,  déterminés  par  la  mesure 
de  parenté  primitive  entre  les  groupes  mis  en  présence.  Parler 
des  rapports  de  parenté  entre  les  nations  du  nouveau  monde 
et  les  navigateurs  de  l'ancien,  semblera  d'abord  hasardé.  En 
y  réfléchissant  mieux ,  on  se  rendi'a  compte  que  rien  n'est  plus 
réel ,  et  on  va  en  voir  les  effets. 

Les  peuples  d'outre-mer  qui  ont  le  plus  agi  sur  les  Indiens 
sont  les  Espagnols,  les  Portugais,  les  Français  et  les  Anglais. 

Dès  le  début  de  leur  établissement ,  les  sujets  des  rois  ca- 
tholiques se  sont  intimement  rapprochés  des  gens  du  pays. 
Sans  doute  ils  les  ont  pillés,  battus ,  et  très  souvent  massacrés. 
De  tels  événements  sont  inséparables  de  toute  conquête,  et 
même  de  toute  domination.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les 
Espagnols  rendaient  hommage  à  l'organisation  politique  de 
leurs  vaincus ,  et  la  respectaient  en  ce  qui  n'était  pas  contraire 
à  leur  suprématie.  Ils  concédaient  le  rang  de  gentilhomme  et 
le  titre  de  don  à  leurs  princes  ;  ils  usaient  des  formules  impé- 
riales quand  ils  s'adressaient  à  Montézuma  ;  et  même  après 
avoir  proclamé  sa  déchéance  et  exécuté  sa  condamnation  à 
mort,  ils  ne  parlaient  de  lui  qu'en  se  servant  du  mot  de  ma* 
jesté.  Ils  recevaient  ses  parents  au  rang  de  leur  grandesse ,  et 
en  faisaient  autant  pour  les  Incas.  D'après  ce  principe,  ils 
épousèrent  sans  difficulté  des  filles  de  caciques,  et,  de  tolé- 
rance en  tolérance,  en  arrivèrent  à  allier  librement  une  famille 
d'hidalgos  à  une  famille  de  mulâtres.  On  pourrait  croire  que 
cette  conduite,  que  nous  appellerions  libérale,  était  imposée  aux 
Espagnols  par  la  nécessité  de  s'attacher  des  populations  trop 
nombreuses  pour  ne  pas  être  ménagées;  mais  dans  telles  con^ 


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DES  RACES  HUMAINES.  527 

trées  où  ils  n'avaient  affaire  qu'à  des  tribus  sauvages  et  clair- 
semées, dans  rAmérique  centrale,  à  Bogota,  dans  la  Califor- 
nie, ils  agissaient  absolument  de  même.  Les  Portugais  les 
imitèrent  sans  réserve.  Après  avoir  déblayé  un  certain  rayon 
autour  de  Rio- Janeiro ,  ils  se  mêlèrent  sans  scrupule  aux  an- 
ciens possesseurs  de  la  contrée ,  sans  se  scandaliser  de  l'abru- 
tissement de  ceux-ci.  Cette  facilité  de  mœurs  provenait,  sans 
aucun  doute ,  des  points  d'attraction  que  la  composition  des 
races  respectives  laissait  subsister  entre  les  maîtres  et  les  su- 
jets. 

Chez  les  aventuriers  sortis  de  la  péninsule  hispanique,  et 
qui  appartenaient  pour  la  plupart  à  l'Andalousie  (1),  le  sang 
sémitique  dominait,  et  quelques  éléments  jaunes,  provenus 
des  parties  ibériennes  et  celtiques  de  la  généalogie,  donnaient 
à  ces  groupes  une  certaine  portée  malaise.  Ses  principes  blancs 
étaient  là  en  minorité  devant  Tessence  mélanienne.  Une  af- 
finité véritable  existait  donc  entre  les  vainqueurs  et  les  vaincus, 
et  il  en  résultait  une  assez  grande  facilité  de  s'entendre,  et, 
par  suite ,  propension  à  se  mêler. 

Pour  les  Français ,  il  en  était  à  peu  près  de  même ,  quoique 
par  un  autre  côté ,  et  nullement  par  ce  côté.  Dans  le  Canada, 
nos  émigrants  ont  très  fréquemment  accepté  l'alliance  des 
aborigènes ,  et  ce  qui  fut  toujours  assez  rare  de  la  part  des 
colonisateurs  anglo-saxons,  ils  ont  adopté  souvent  et  sans 
peine  le  genre  de  vie  des  parents  de  leurs  femmes.  Les  mé- 
langes ont  été  si  faciles ,  que  l'on  trouve  peu  d'anciennes  fa- 
milles canadiennes  qui  n'aient  touché,  au  moins  de  loin,  à  la 
race  indienne;  et  cependant  ces  mêmes  Français,  si  accom- 
modants dans  le  nord ,  n'ont  jamais  voulu,  dans  le  sud,  admet- 
tre la  possibilité  d'une  alliance  avec  Fespèce  nègre  que  comme 
une  flétrissure,  ni  voir  dans  les  mulâtres  que  des  avortons  ré-, 
prouvés.  La  cause  de  cette  inconséquence  apparente  est  aisée 

(1)  Il  y  a  une  exception  à  faire  en  faveur  de  la  populaUon  européenne 
du  Chili.  Elle  est  venue  en  majorité  du  nord  de  TEspagne,  elle  s*est 
moins  mêlée  aux  aborigènes;  elle  est  donc  très  naturellement  supé- 
rieure aux  habitants  des  républiques  voisines,  et  son  état  politique 
s'en  ressent. 


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528  DE  l'inkgalite 

à  expliquer.  La  plupart  des  familles  qui  se  sont  les  premières 
établies,  tant  au  Canada  qu'aux  Antilles,  appartenaient  aux 
provinces  de  Bretagne  ou  de  Normandie.  Une  affinité  existait, 
pour  la  partie  gallique  de  leur  origine,  avec  les  tribus  malaises 
très  jaunes  du  Canada ,  tandis  que  tout  leur  naturel  répugnait 
à  contracter  alliance  avec  l'espèce  noire  sur  les  terrains  où 
ils  se  trouvaient  rapprochés  d'elle,  bien  différents  en  cela, 
comme  on  Fa  vu,  des  colons  espagnols,  qui,  dans  TAmérique 
du  Sud,  F  Amérique  centrale,  le  Mexique,  se  trouvent  aujour- 
d'hui, grâce  aux  mélanges  de  toute  nature  qu'ils  ont  aisé- 
ment acceptés,  dans  des  conditions  de  concordances  fâcheu- 
ses avec  les  groupes  indigènes  qui  les  entourent. 

Il  y  aurait  assurément  injustice  à  prétendre  que  le  citoyen 
de  la  république  mexicaine,  ou  le  général  improvisé  qui  appa- 
raît à  chaque  instant  dans  la  confédération  argentine,  soient 
sur  le  même  plan  que  le  Botoendo  anthropophage  ;  mais  on  ne 
saurait  nier  non  plus  que  la  distance  qui  sépare  ces  deux  ter- 
mes de  la  proposition  n'est  pas  indéfinie,  et  que,  sous  bien  des 
aspects,  le  cousinage  se  laisse  découvrir.  Tout  ce  monde  indien 
habitant  les  forêts,  chercheur  d'or,  à  demi  blanc,  militaire  de 
hasard,  mulâtre  à  moitié  indigène  ;  tout  ce  monde ,  depuis  le 
président  de  l'État  jusqu'au  dernier  vagabond ,  se  comprend  à 
merveille  et  peut  vivre  ensemble.  On  s'en  aperçoit,  du  reste, 
à  la  façon  dont  s'y  prend  le  farouche  cavalier  des  pampas  pour 
manier  les  institutions  européennes  que  notre  folie  propagan- 
diste l'a  induit  à  accepter.  Les  gouvernements  de  l'Amérique 
du  Sud  ne  sont  guère  comparables  qu'à  l'empire  d'Haïti,  il 
faut  bien  consentir  désormais  à  s'en  apercevoir,  et  ce  sont  les 
hommes  qui  naguère  applaudissaient  avec  le  plus  d'emporte- 
ment à  la  prétendue  émancipation  de  ces  peuples ,  et  qui  en 
attendaient  les  plus  beaux  résultats,  ce  sont  ceux-là  même  qui 
aujourd'hui,  devenus  justement  incrédules  sur  un  avenir  qu'ils 
ont  tant  hâté  de  leurs  vœux,  de  leurs  écrits  et  de  leurs  efforts,* 
prédisent  le  plus  haut  qu'il  faut  un  joug  à  ces  amas  de  métis, 
et  qu'une  domination  étrangère  peut  seule  leur  donner  l'édu- 
cation forte  dont  ils  ont  besoin.  En  parlant  ainsi,  ils  indiquent 
du  doigt,  avec  un  sourire  satisfait,  le  point  de  l'horizon  d'où 


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DES  BACES   HUMAINES.  529 

viennent  déjà  les  envahisseurs  prédestinés  ;  ils  montrent  les 
Anglo-Saxons  des  États-Unis  d'Amérique.  Ce  nom  d' Anglo- 
Saxons  paraît  flatter  Fimagination  des  habitants  de  la  grande 
confédération  transatlantique  ;  malgré  le  droit  de  plus  en  plus 
équivoque  que  la  population  actuelle  peut  avoir  à  le  réclamer, 
commençons  par  le  lui  donner  un  moment,  ne  serait-ce  que 
pour  faciliter  l'examen  des  premiers  temps  de  Fagrégation 
dont  les  colons  anglais  forment  le  noyau. 

Ces  Anglo-Saxons,  ces  gens  d'origine  britannique,  représen- 
tent la  nuance  la  plus  éloignée  tout  à  la  fois  du  sang  des  abo- 
rigènes et  de  celui  des  nègres  d'Afrique.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne 
pût  trouver  dans  leur  essence  quelques  traces  d'affinités  fin- 
niques  ;  mais  elles  sont  contre-balancées  par  la  nature  germa- 
nique, à  la  vérité  ossifiée,  un  peu  flétrie,  dépouillée  de  ses  cô- 
tés grandioses,  toutefois  encore  rigide  et  vigoureuse ,  qui  survit 
en  leur  organisme.  Ce  sont  donc,  pour  les  représentants  purs 
ou  métis  des  deux  grandes  variétés  inférieures  de  Fespèce ,  des 
antagonistes  irréconciliables.  Voilà  leur  situation  sur  leur  pro- 
pre territoire.  A  l'égard  des  autres  contrées  indépendantes  de 
l'Amérique,  ils  composent  un  Etat  fort  en  face  d'États  agoni- 
sants. Ces  derniers,  au  lieu  d'opposer  à  FUnion  américaine,  au 
défaut  d'une  organisation  ethnique  quelque  peu  compacte,  au 
moins  une  certaine  expérience  de  la  civilisation,  et  Fénergie 
apparente  ou  transitoire  d'un  gouvernement  despotique,  ne 
possèdent  que  Fanarchie  à  tous  les  degrés  ;  et  quelle  anarchie, 
puisqu'elle  réunit  les  disparates  de  FAmérique  malaise  à  ceux 
de  FEurope  romanisée  ! 

Le  noyau  anglo-saxon  existant  aux  États-Unis  n'a  donc  nulle 
peine  à  se  faire  reconnaître  pour  Félément  vivacs  du  nouveau 
continent.  Il  est  placé ,  vis-à-vis  des  autres  populations ,  dans 
cette  attitude  de  supériorité  accablante  où  furent  jadis  toutes 
les  branches  de  la  famille  ariane,  Hindous,  Kchattryas  Chinois, 
Iraniens,  Sarmates,  Scandinaves,  Germains,  à  Fégard  des 
multitudes  métisses.  Bien  que  ce  dernier  représentant  de  la 
grande  race  soit  fortement  déchu,  il  offre  cependant  un  tableau 
assez  curieux  des  sentiments  de  celle-ci  pour  le  reste  de  l'hu- 
manité. Les  Anglo-Saxons  se  comportent  en  maîtres  envers 

30 


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530  DE   l'inégalité 

les  nations  inférieures  ou  même  seulement  étrangères  à  la  leur, 
et  il  n'est  pas  sans  utilité  de  profiter  de  cette  occasion  d'étu- 
dier dans  le  détail  ce  que  c'est  que  le  contact  d'un  groupe  fort 
avec  un  groupe  faible.  L'élpignement  des  temps  et  l'obscurité 
des  annales  ne  nous  a  pas  toujours  permis  de  saisir  avec  Fexac- 
titude  qui  nous  est  maintenant  offerte  les  linéaments  de  ce 
tableau. 

Les  restes  anglo-saxons,  dans  l'Amérique  du  Nord,  forment 
un  groupe  qui  ne  doute  pas  un  seul  instant  de  sa  supériorité 
innée  sur  le  reste  de  l'espèce  humaine ,  et  des  droits  de  nais- 
sance que  cette  supériorité  lui  confère.  Imbu  de  tels  principes, 
qui  sont  plutôt  encore  des  instincts  que  des  notions,  et  dominé 
par  des  besoins  bien  autrement  exigeants  que  ceux  des  siècles 
où  la  civilisation  n'existait  qu'à  l'état  d'aptitude ,  ce  groupe  ne 
s'est  pas  même  accommodé,  comme  les  Germains,  de  partager 
la  terre  avec  les  anciens  possesseurs.  Ceux-ci,  il  les  a  dépouil- 
lés, il  les  a  refoulés  de  solitudes  en  solitudes  ;  il  leur  a  acheté 
de  force  et  à  vil  prix  le  sol  qu'ils  ne  voulaient  pas  vendre,  et 
le  misérable  lambeau  de  champ  que,  par  des  traités  solennels 
et  répétés,  il  leur  a  garanti,  parce  qu'il  fallait  pourtant  que 
ces  misérables  pussent  poser  le  pied  quelque  part,  il  n'a  pas 
tardé  à  le  leur  prendre,  impatient,  non  plus  de  leur  présence, 
mais  de  leur  vie.  Sa  nature  raisonnante  et  amie  des  fonnes  lé- 
gales lui  a  fait  trouver  mille  subterfuges  pour  concilier  le  cri 
de  l'équité  avec  le  cri  phis  impérieux  encore  d'une  rapacité 
sans  bornes.  Il  a  inventé  des  mots,  des  théories,  des  déclama- 
tions pour  innocenter  sa  conduite.  Peut-être  a-t-il  reconnu, 
au  fond  du  dernier  retrait  de  sa  conscience ,  l'impropriété  de 
ces  tristes  excuses.  Il  n'en  a  pas  moins  persévéré  dans  l'exercice 
du  droit  de  tout  envahir,  qui  est  sa  première  loi,  et  la  plus 
nettement  gravée  dans  son  cœur. 

Vis-à-vis  des  nègres  il  ne  se  montre  pas  moins  impérieux 
qu'avec  les  aborigènes  :  ceux-ci,  il  les  dépouille  jusqu'à  l'os; 
ceux-là,  il  les  courbe  sans  hésitation  jusqu'au  niveau  du  soi 
qu'ils  travaillent  pour  lui;  et  cette  façon  d'agir  est  d'autant 
plus  remarquable  qu'elle  n'est  pas  en  accord  avec  les  principes 
d'humanité  professés  par  ceux  qui  la  pratiquent.  Cette  inconsé- 


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DES  RACES   HUMAINES.  531 

quence  veut  une  explication.  Au  point  où  elle  est  poussée,  elle 
est  toute  nouvelle  sur  la  terre.  Les  Germains  n'en  ont  pas  donné 
l'exemple;  se  contentant  d'une  portion  delà  terre,  ils  ont 
garanti  le  libre  usage  du  reste  à  leurs  vaincus.  Ils  avaient  trop 
peu  de  besoins  pour  se  sentir  l'envie  de  tout  envahir.  Ils  étaient 
trop  grossiers  pour  concevoir  la  pensée  d'imposer  à  leurs  sujets 
ou  à  des  nations  étrangères  l'usage  de  liqueurs  ou  de  matières 
pernicieuseSi  C'est  là  une  idée  moderne.  Ce  que  ni  les  Vanda- 
les, ni  les  Goths,  ni' les  Franks,  ni  les  premiers  Saxons  n'ont 
imaginé  de  faire,  les  civilisations  du  monde  antique ,  qui,  plus 
raffinées,  étaient  aussi  plus  perverses,  n'y  avaient  cependant 
pas  songé  davantage.  Ce  n'est  pas  le  brahmane,  ce  n'est  pas  le 
mage  qui  ont  senti  le  besoin  de  faire  disparaître  autour  d'eux, 
avec  une  parfaite  précision,  tout  ce  qui  ne  s'associait  pas  à  leur 
pensée.  Notre  civilisation  est  la  seule  qui  ait  possédé  cet  ins- 
tinct et  en  même  temps  cette  puissance  homicide  ;  elle  est  la 
seule  qui,  sans  colère,  sans  irritation,  et  en  se  croyant,  au  con- 
traire, douce  et  compatissante  à  l'excès,  en  proclamant  la  man- 
suétude la  plus  illimitée ,  travaille  incessamment  à  s'entourer 
d'un  horizon  de  tombes.  La  raison  en  est  qu'elle  ne  vit  que 
pour  trouver  l'utile  ;  que  tout  ce  qui  ne  la  sert  pas  dans  ses 
tendances  lui  nuit,  et  que,  logiquement,  tout  ce  qui  nuit  est 
d'avance  condamné,  et,  le  moment  arrivé,  détruit. 

Les  Anglo-Américains ,  représentants  convaincus  et  fidèles 
de  ce  mode  de  culture,  ont  agi  conformément  à  ses  lois.  Ils  ne 
sont  pas  répréhensibles.  C^est  sans  hypocrisie  qu'ils  se  sont 
cru  le  droit  de  se  joindre  au  concert  de  réclamations  élevé  par 
le  xviii®  siècle  contre  toute  espèce  de  contrainte  politique, 
contre  l'esclavage  des  noirs  en  particulier.  Les  partis  et  les  na- 
tions jouissent,  comme  les  femmes,  de  l'avantage  de  braver  la 
logique,  d'associer  les  disparates  intellectuelles  et  morales  les 
plus  surprenantes ,  sans  pour  cela  manquer  de  sincérité.  Les 
concitoyens  de  Washington,  en  déclamant  avec  énergie  pour 
l'affranchissement  de  l'espèce  nègre,  ne  se  sont  pas  crus  obli- 
gés de  donner  l'exemple;  comme  les  Suisses,  leurs  émules 
théoriques  dans  l'amour  de  l'égalité,  qui  savent  maintenir  en- 
core contre  les  juifs  la  législation  du  moyen  âge,  ils  ont  traité 


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532  DE  l'inégalité 

les  noirs  attachés  à  leur  glèbe  avec  la  dernière  rigueur,  avec 
le  dernier  mépris.  Plus  d'un  héros  de  leur  indépendance  leur 
a  donné  l'exemple  de  ce  désaccord  instinctif  entre  les  maximes 
et  les  actes.  Jefferson,  dans  ses  rapports  avec  ses  négresses 
esclaves  et  les  enfants  qui  en  provenaient,  a  laissé  des  souve- 
nirs qui,  en  petit,  ne  ressemblent  pas  mal  aux  excès  des  pre- 
miers Chamites  blancs. 

Les  Anglo-Saxons  d'Amérique  sont  religieux  :  ce  trait  leur 
est  resté  assez  bien  empreint  de  la  noble  partie  de  leur  origine. 
Cependant  ils  n'acceptent  ni  les  terreurs  ni  le  despotisme  de 
la  foi.  Chrétiens,  on  ne  les  voit  pas  sans  doute,  comme  les 
anciens  Scandinaves,  rê^ver  d'escalader  le  ciel,  ni  combattre  de 
plain-pied  avec  la  Divinité;  mais  ils  la  discutent  librement,  et, 
particularité  véritablement  typique ,  en  la  disentant  toujours, 
semblables  encore  en  ceci  à  leurs  aïeux  arians ,  ils  ne  la  nient 
jamais,  et  restent  dans  ce  remarquable  milieu  qui,  touchant  à 
la  superstition  d'une  part,  à  l'athéisme  de  l'autre,  se  maintient 
avec  un  égal  dégoût,  une  horreur  égale,  au-dessus  de  ces  deux 
abîmes. 

Possédés  de  la  soif  de  régner,  de  commander,  de  posséder, 
de  prendre  et  de  s'étendre  toujours,  les  Anglo-Saxons  d'Ame-» 
rique  sont  primitivement  agriculteurs  et  guerriers  ;  je  dis  guer- 
riers, et  non  pas  militaires  :  leur  besoin  d'indépendance  s'y 
oppose.  Ce  dernier  sentiment  fut,  à  toutes  les  époques,  la  base 
et  le  mobile  de  leur  existence  politique.  Ils  ne  l'ont  point  ac- 
quis à  la  suite  de  leur  rupture  avec  la  mère  patrie  5  ils  Font 
toujours  possédé.  Ce  qu'ils  ont  gagné  à  leur  révolution  est  con- 
sidérable, puisque  à  dater  de  ce  moment  ils  se  sont  trouvés, 
quant  à  leur  action  extérieure,  maîtres  absolus  et  libres  d'em- 
ployer leurs  forces  à  leur  gré  pour  s'étendre  indéfiniment.  Mais, 
en  ce  qui  concerne  l'essentiel  de  leur  organisation  intérieure, 
aucun  germe  nouveau  n'a  paru.  Avec  ou  sans  la  participation 
de  la  métropole ,  les  peuples  des  États-Unis  actuels  étaient 
constitués  de  façon  à  se  développer  dans  la  direction  commu- 
nale où  on  les  voit  agir.  Leurs  magistratures  électives  et  tem- 
poraires, leur  jalouse  surveillance  du  chef  de  l'État,  leur  goût 
pour  le  fractionnement   fédératif ,  rappellent  bien  les  vicam- 


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DES  RACES  HUMAINES.  533 

palis  des  Hindous  primitifs,  la  séparation  par  tribus,  les  ligues 
des  peuples  parents,  anciens  dominateurs  de  la  Perse  septen- 
trionale, de  la  Germanie,  de  l'Heptarchie  saxonne.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  la  constitution  de  la  propriété  foncière  qui  n'ait  encore 
beaucoup  de  traits  de  la  théorie  de  Todel. 

On  attache  donc  ordinairement  une  importance  inconsidérée 
à  la  crise  où  brilla  Washington.  Assurément  ce  fut  une  évolu- 
tion considérable  dans  les  destinées  du  groupe  anglo-saxon 
transplanté  en  Amérique  ;  ce  fut  une  phase  brillante  et  en  même 
temps  fortifiante;  mais  y  apercevoir  une  naissance,  une  fonda- 
tion de  la  nationalité,  c'est  faire  tort  tout  à  la  fois  à  la  gloire 
des  compagnons  de  Penn  ou  des  gentilshommes  de  la  Virginie, 
et  à  l'exacte  appréciation  des  faits.  L'émancipation  n'a  été 
qu'une  application  nécessaire  de  principes  existant  déjà ,  et  la 
véritable  année  climatérique  des  États-Unis  n'est  pas  encore 
arrivée. 

Ce  peuple  républicain  témoigne  de  deux  sentiments  qui  tran- 
chent d'une  manière  complète  avec  les  tendances  naturelles 
de  toutes  les  démocraties  issues  de  l'excès  des  mélanges.  C'est 
d'abord  le  goût  de  la  tradition,  de  ce  qui  est  ancien,  et,  pour 
employer  un  terme  juridique,  des  précédents;  penchant  si  pro- 
noncé que,  dans  l'ordre  des  affections,  il  défend  même  l'image 
de  l'Angleterre  contre  de  nombreuses  causes  d'animosité.  En 
Amérique ,  on  modifie  beaucoup  et  sans  cesse  les  institutions  ; 
mais  il  y  a ,  parmi  les  descendants  des  Anglo-Saxons ,  une  ré- 
pugnance marquée  aux  transformations  radicales  et  subites. 
Beaucoup  de  lois  importées  de  la  métropole ,  au  temps  où  le 
pays  était  sujet,  sont  restées  en  vigueur.  Plusieurs  exhalent 
même,  au  milieu  des  émanations  modernes  qui  les  entourent, 
une  saveur  de  vétusté  qui  s'alUe  chez  nous  aux  souvenirs  féo- 
daux. En  second  lieu,  les  mêmes  Américains  sont  beaucoup 
plus  préoccupés  qu'ils  ne  l'avouent  des  distinctions  sociales; 
seulement,  tous  veulent  les  posséder.  Le  nom  de  citoyen 
n'est  pas  plus  popularisé  parmi  eux  que  le  titre  chevaleresque 
àesquire^  et  cette  préoccupation  instinctive  de  la  position  per- 
sonnelle, apportée  par  des  colons  de  même  souche  qu'eux  dans 
le  Canada,  y  a  déterminé  les  mêmes  effets.  On  lit  très  bien 

80. 


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534  DE  l'inégalité 

dans  les  journaux  de  Montréal,  à  la  page  des  annonces,  que 
M***,  épicier,  gentilhomme,  tient  telle  denrée  à  la  disposition 
du  public. 

Ce  n'est  pas  là  un  usage  indifférent  ;  il  indique  chez  les  dé- 
mocrates du  nouveau  monde  une  disposition  à  se  rehausser 
qui  fait  un  contraste  bien  complet  avec  les  goûts  tout  opposés 
des  révolutionnaires  de  l'ancien.  Chez  ces  derniers,  la  ten- 
dance est,  au  contraire,  à  descendre  au  plus  bas  possible,  afin 
de  ravaler  les  essences  ethniques  les  plus  hautes  et  les  moins 
nombreuses  au  niveau  des  plus  basses,  qui,  par  leur  abondance, 
donnent  le  ton  et  dirigent  tout.- 

Le  groupe  anglo-saxon  ne  représente  donc  pas  parfaitement 
ce  qu'on  entend,  de  ce  côté  de  l'Atlantique,  par  le  mot  démocra- 
tie. C'est  plutôt  un  état-major  sans  troupes.  Ce  sont  des  hom- 
mes propres  à  la  domination ,  qui  ne  peuvent  pas  exercer  cette 
faculté  sur  leurs  égaux ,  mais  qui  la  feraient  volontiers  sentir  à 
leurs  inférieurs.  Ils  sont,  sous  ce  rapport,  dans  une  situation 
analogue  à  celle  des  nations  germaniques  peu  de  temps  avant 
le  Y®  siècle.  Ce  sont,  en  un  mot,  des  aspirants  à  la  royauté, 
à  la  noblesse,  armés  des  moyens  intellectuels  de  légitimer 
leurs  vues.  Reste  à  savoir  si  les.  circonstances  ambiantes  s'y 
prêteront.  Quoi  qu'il  en  soit,  veut-on  aujourd'hui  considérer  en 
face  et  examiner  à  son  aise  l'homme  redouté  qui  s'appelle  un 
barbare  dans  le  langage  des  peuples  dégénérés  qui  le  redou- 
tent? Qu'on  se  place  à  côté  du  Mexicain,  qu'on  l'écoute  parler, 
et,  suivant  la  direction  de  son  regard  effrayé,  on  contemplera 
le  chasseur  du  Kentucky.  C'est  la  dernière  expression  du  Ger- 
main; c^estlà  le  Frank,  le  Longobard  de  nos  jours!  Le  Mexicain 
a  raison  de  le  qualifier  de  barbare  sans  héroïsme  et  sans  gé- 
nérosité ;  mais  il  ne  faut  pas  sans  doute  qu'il  soit  sans  énergie 
et  sans  puissance. 

Ici  cependant ,  quoi  qu'en  disent  les  populations  effrayées, 
le  barbare  est  plus  avancé  dans  les  branches  utiles  de  la  civili- 
sation qu'elles  ne  le  sont  elles-mêmes.  Cette  situation  n'est 
pas  sans  précédents.  Quand  les  armées  de  la  Rome 'sémitique 
conquéraient  les  royaumes  de  l'Asie  inférieure,  les  Romains  et 
les  hellénisés  se  trouvaient  avoir  puisé  leur  mode  de  culture 


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DES  RACES   HUMAINES.  535 

aux  mêmes  sources.  Les  gens  des  Séleucides  et  des  Ptolémées 
se  croyaient  infiniment  plus  raffinés  et  plus  admirables,  parce 
qu'ils  avaient  croupi  plus  de  temps  dans  la  corruption  et  qu'ils 
étaient  plus  artistes.  Les  Romains ,  se  sentant  plus  utilitaires, 
plus  positifs,  bien  que  moins  brillants  que  leurs  ennemis ,  en 
auguraient  la  victoire.  Ils  avaient  raison,  et  l'événement  le 
prouva. 

Le  groupe  anglo-saxon  est  autorisé  à  entrevoir  les  mêmes 
perspectives.  Soit  par  conquête  directe,  soit  par  influence  so- 
ciale, les  Américains  du  Nord  semblent  destinés  à  se  répandre 
en  maîtres  sur  toute  la  face  du  nouveau  monde.  Qui  les  arrê- 
terait? Leurs  propres  divisions  peut-être,  si  elles  venaient  à 
éclater  trop  tôt.  En  dehors  de  ce  péril,  ils  n'ont  rien  à  craindre  ; 
mais  il  faut  avouer  aussi  qu'il  n'est  pas  sans  gravité. 

On  s'est  aperçu  déjà  que,  pour  obtenir  une  vue  plus  nette 
du  degré  d'intensité  auquel  pouvait  parvenir  l'action  du  peuple 
des  États-Unis  sur  les  autres  groupes  du  nouveau  monde ,  il 
n'a  encore  été  question  que  de  la  race  qui  a  fondé  la  nation, 
et  que,  par  une  supposition  tout  à  fait  gratuite ,  j'ai  considéré 
cette  race  comme  étant  encore  conservée  aujourd'hui  dans  sa 
valeur  ethnique  spéciale  et  devant  y  persister  indéfiniment. 
Or,  rien  de  plus  fictif.  L'Union  américaine  représente ,  tout  au 
contraire,  entre  lés  pays  du  monde  celui  qui,  depuis  le  com- 
mencement du  siècle,  et  surtout  dans  ces  dernières  années ,  a 
vu  affluer  sur  son  territoire  la  plus  grande  masse  d'éléments 
hétérogènes.  C'est  un  nouvel  aspect  qui  peut ,  sinon  changer, 
du  moins  modifier  gravement  les  conclusions  présentées  plus 
haut. 

Sans  doute,  les  alluvions  considérables  de  principes  nouveaux 
qu'apportent  les  émigrations  ne  sont  pas  de  nature  à  créer  à 
l'Union  une  infériorité  quelconque  vis-à-vis  des  autres  grou- 
pes américains.  Ceux-ci,  mêlés  aux  natifs  et  aux  nègres,  sont 
bien  résolument  déprimés,  et,  quelque  basse  que  soit  la  valeur 
de  certains  des  apports  venus  d'Europe,  encore  ces  derniers 
sont-ils  moms  entachés  de  dégénération  que  le  fond  des  popu- 
lations mexicaines  ou  brésiliennesi  II  n'y  a  donc  rien,  dans  les 
observations  qui  vont  suivre,  qui  infirme  ce  qui  a  été  dit  pré- 


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A 


536  DE  l'inégalité 

cédemment  de  la  prépondérance  morale  des  États  du  nord  de 
l'Amérique  vis-à-vis  des  autres  corps  politiques  du  même  con- 
tinent; mais  en  ce  qui  concerne  la  situation  de  la  république 
de  Washington  vis-à-vis  de  l'Europe,  il  en  est  tout  autrement. 

La  descendance  anglo-saxonne  des  anciens  colons  anglais 
ne  compose  plus  la  majeure  partie  des  habitants  de  la  contrée, 
et,  pour  peu  que  le  mouvement  qui  pousse  chaque  année  les 
Irlandais  et  les  Allemands,  par  centaines  de  mille,  sur  le 
sol  américain  se  soutienne  encore  quelque  temps,  avant  la 
fin  du  siècle ,  la  race  nationale  sera  en  partie  éteinte.  Du 
reste,  elle  est  déjà  fortement  affaiblie  par  les  mélanges.  Elle 
continuera  sans  doute  quelque  temps  encore  à  donner  l'appa- 
rence de  l'impulsion;  puis  cette  apparence  s'effacera,  et  l'em- 
pire sera  tout  à  fait  aux  mains  d'une  famille  mixte,  où  l'élé- 
ment anglo-saxon  ne  jouera  plus  qu'un  rôle  des  plus  subor- 
donnés. Je  remarquerai  incidemment  que  déjà  le  gros  de  la 
variété  primitive  s'éloigne  des  côtes  de  la  mer,  et  s.'enfonce 
dans  l'ouest,  où  le  genre  de  vie  convient  mieux  à  son  activité 
et  à  son  courage  aventureux. 

Mais  les  nouveaux  arrivés,  que  sont-ils?  Ils  représentent  les 
échantillons  les  plus  variés  de  ces  races  de  la  vieille  Europe 
dont  il  y  a  le  moins  à  attendre.  Ce  sont  les  produits  du  détritus 
de  tous  les  temps  :  des  Irlandais,  des  Allemands,  tant  de  fois 
métis,  quelques  Français  qui  ne  le  sont  pas  moins,  des  Italiens 
qui  les  surpassent  tous.  La  réunion  de  tous  ces»types  dégénérés 
donne  et  donnera  nécessairement  la  naissance  à  de  nouveaux 
désordres  ethniques  ;  ces  désordres  n'ont  rien  d'inattendu,  rien 
de  nouveau;  ils  ne  produiront  aucune  combinaison  qui  ne  se 
soit  réalisée  déjà  ou  ne  puisse  l'être  sur  notre  continent.  Pas 
un  élément  fécond  ne  saurait  s'en  dégager,  et  même  le  jour  où 
des  produits  résultant  de  séries  indéfiniment  combinées  entre 
des  Allemands,  des  Irlandais,  des  Italiens,  des  Français  et  des 
Anglo-Saxons,  iront  par  surcroît  se  réunir,  s'amalgamer  dans 
le  sud  avecle  sang  composé  d'essence  indienne,  nègre,  espagnole 
et  portugaise  qui  y  réside ,  il  n'y  a  pas  moyen  de  s'imaginer 
que  d'une  si  horrible  confusion  il  résulte  autre  chose  que  la 
juxtaposition  incohérente  des  êtres  les  plus  dégradés. 


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DES   RACES  HUMAINES.  537 

J'assiste  avec  intérêt,  bien  qu'avec  une  sympathie  médiocre, 
je  l'avoue,  au  grand  mouvement  que  les  instincts  utilitaires  se 
donnent  en  Amérique.  Je  ne  méconnais  pas  la  puissance  qu'ils 
déploient;  mais,  tout  bien  compté,  qu'en  résulte-t-il  d'inconnu? 
et  même  que  présentent-ils  de  sérieusement  original  ?  Se  passe- 
t-il  là  quelque  chose  qui  au  fond  soit  étranger  aux  conceptions 
européennes?  Existe-t-il  là  un  motif  déterminant  auquel  se 
puisse  rattacher  l'espérance  de  futurs  triomphes  pour  une 
jeune  humanité  qui  serait  encore  à  naître  ?  Qu'on  pèse  mûre- 
ment le  pour  et  le  contre,  et  on  ne  doutera  pas  de  l'inanité  de 
semblables  espérances.  Les  États-Unis  d'Amérique  ne  sont  pas 
le  premier  État  commercial  qu'il  y  ait  eu  dans  le  monde.  Ceux 
qui  l'ont  précédé  n'ont  rien  produit  qui  ressemblât  à  une  ré- 
génération de  la  race  dont  ils  étaient  issus. 

Carthage  a  jeté  un  éclat  qui  sera  difficilement  égalé  par 
New- York.  Carthage  était  riche,  grande  en  toutes  manières- 
I^a  côte  septentrionale  de  TAfrique  dans  son  entier  développe- 
ment, et  une  vaste  partie  de  la  région  intérieure ,  étaient  sous 
sa  main.  Elle  avait  été  plus  favorisée  à  sa  naissance  que  la 
colonie  des  puritains  d'Angleterre ,  car  ceux  qui  l'avaient  fondée 
étaient  les  rejetons  des  familles  les  plus  pures  du  Chanaan- 
Tout  ce  que  Tyr  et  Sidon  perdirent,  Carthage  en  hérita.  Et 
cependant  Carthage  n'a  pas  ajouté  la  valeur  d'un  grain  à  la 
civilisation  sémitique,  ni  empêché  sa  décadence  d'un  jour. 

Constantinople  fut  à  son  tour  une  création  qui  semblait  bien 
devoir  effacer  en  splendeur  le  présent,  le  passé ,  et  transformer 
l'avenir.  Jouissant  de  la  plus  belle  situation  qui  soit  sur  la 
terre,  entourée  des  provinces  les  plus  fertiles  et  les  plus  po- 
puleuses de  l'empire  de  Constantin,  elle  paraissait  aflranchie, 
comme  on  le  veut  imaginer  pour  les  États-Unis,  de  tous  les 
empêchements  que  l'âge  mûr  d'un  pays  se  plaint  d'avoir  reçus 
de  son  enfance.  Peuplée  de  lettrés ,  gorgée  de  chefs-d'œuvre 
en  tous  genres ,  familiarisée  avec  tous  les  procédés  de  l'indus- 
trie, possédant  des  manufactures  immenses  et  absorbant  un 
commerce  sans  limites  avec  l'Europe,  avec  l'Asie,  avec  l'Afri- 
que, quelle  rivale  eut  jamais  Constantinople?  Pour  quel  coin 
du  monde  le  ciel  et  les  hommes  pourront-ils  jamais  faire  ce 


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538  DE   l'inégalité   des   RAGES   HUMAINES. 

qui  fut  fait  pour  cette  majestueuse  métropole?  Et  de  quel  prix 
paya-t-elle  tant  de  soins?  Elle  ne  fit  rien,  elle  ne  créa  rien; 
aucun  des  maux  que  les  siècles  avaient  accumulés  sur  l'univers 
romain,  elle  ne  le  sut  guérir;  pas  une  idée  réparatrice  ne 
sortit  de  sa  population.  Rien  n'indique  que  les  États-Unis 
d'Amérique,  plus  vulgairement  peuplés  que  cette  noble  cité, 
et  surtout  que  Carthage,  doivent  se  montrer  plus  habiles. 

Toute  l'expérience  du  passé  est  réunie  pour  prouver  que  l'a- 
malgame de  principes  ethniques  déjà  épuisés  ne  saurait  four- 
nir une  combinaison  rajeunie.  C'est  déjà  beaucoup  prévoir, 
beaucoup  accorder,  que  de  supposer  dans  la  république  du 
nouveau  monde  une  assez  longue  cohésion  pour  que  la  con- 
quête des  pays  qui  l'entourent  lui  reste  possible.  A  peine  ce 
grand  succès ,  qui  leur  donnerait  un  droit  certain  à  se  compa- 
rer à  la  Rome  sémitique ,  est-il  même  probable  ;  mais  il  suffit 
qu'il  le  soit  pour  qu'il  faille  en  tenir  compte.  Quant  au  renou- 
vellement de  la  société  humaine,  quant  à  la  création  d'une 
civilisation  supérieure  ou  au  moins  différente,  ce  qui,  au  ju- 
gement des  masses  intéressées,  revient  toujours  au  même,  ce 
sont  là  des  phénomènes  qui  ne  sont  produits  que  par  la  pré- 
sence d'une  race  relativement  pure  et  jeune.  Cette  condition 
n'existe  pas  en  Amérique.  Tout  le  travail  de  ce  pays  se  borne 
à  exagérer  certains  côtés  de  la  culture  européenne,  et  non  pas 
toujours  les  plus  beaux,  à  copier  de  son  mieux  le  reste,  à 
ignorer  plus  d'une  chose  (1).  Ce  peuple  qui  se  dit  jeune,  c'est 
le  vieux  peuple  d'Europe ,  moins  contenu  par  des  lois  plus  com- 
plaisantes ,  non  pas  mieux  inspiré.  Dans  le  long  et  triste  voyage 
qui  jette  les  émigrants  à  leur  nouvelle  patrie ,  l'air  de  l'Océan 
ne  les  transforme  pas.  Tels  ils  étaient  partis,  tels  ils  arrivent. 
Le  simple  transfert  d'un  point  à  un  autre  ne  régénère  pas  les 
races  plus  qu'à  demi  épuisées. 

(1)  Une  observation  de  Pickering  donne  un  indice  curieux  de  la 
grossièreté  du  génie  des  Anglo-Saxons  d'Amérique  en  matière  d*art.  Il 
assure  que  la  plupart  des  chants  populaires,  d'ailleurs  si  peu  nom- 
breux, que  possèdent  ses  compatriotes  ont  été  empruntés  par  ces 
derniers  aux  esclaves  nègres,  faute  de  pouvoir  mieux.  (Pickering, 
p.  185.)  Il  y  a  un  grand  rapport  entre  ce  fait  et  l'imitation  que  firent 
jadis  les  Kymris  des  dessins  en  spirale  inventés  par  les  Finnois. 


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CONCLUSION  GENERALE. 


I 


L'histoire  humaine  est  semblable  à  une  toile  immense.  La 
terre  est  le  métier  sur  lequel  elle  est  tendue.  Les  siècles  assem- 
blés en  sont  les  infatigables  artisans.  Ils  ne  naissent  que  pour 
saisir  aussitôt  la  navette  et  la  faire  courir  sur  la  trame  ;  ils  ne 
la  posent  que  pour  mourir.  Ainsi,  sous  ces  doigts  affairés,  va 
croissant  d'ampleur  le  large  tissu. 

L'étoffe  n'en  revêt  pas  une  seule  couleur  ;  elle  ne  se  compose 
pas  d'une  unique  matière.  Bien  loin  que  l'inspiration  de  la  so- 
bre Pallas  en  ait  décidé  les  desseins,  l'aspect  en  rappelle  plu- 
'\  tôt  la  méthode  des  artistes  du  Kachemyr.  Les  bigarrures  les 
r  plus  étranges  et  les  enroulements  les  plus  bizarres  s'y  com- 
pliquent sans  cesse  des  caprices  les  plus  inattendus ,  et  ce  n'est 
qu'à  force  de  diversité  et  de  richesse  que,  contrairement  à 
toutes  les  lois  du  goût ,  cet  ouvrage ,  incomparable  en  gran- 
deur, devient  également  incomparable  en  beauté. 

Les  deux  variétés  inférieures  de  notre  espèce ,  la  race  noh^e, 
la  race  jaune ,  sont  le  fond  grossier,  le  coton  et  la  laine ,  que 
les  familles  secondaires  de  la  race  blanche  assouplissent  en  y 
mêlant  leur  soie,  tandis  que  le  groupe  arian,  faisant  circuler 
ses  filets  plus  minces  à  travers  les  générations  ennoblies,  ap- 
ue  à  leur  surface,  en  éblouissant  chef-d'œuvre,  ses  ara- 
pes  d'argent  et  d'or. 

'est  ainsi  que  l'histoire  est  une ,  et  que  tant  d'anomalies 
gUe  présente  peuvent  trouver  leur  explication  et  rentrer 
s  des  règles  communes,  si  l'œil  et  la  pensée,  cessant  de  se 
centrer  avec  une  obstination  irréfléchie  sur  des  points  iso- 


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540  DE   l'inégalité 

lés ,  consentent  a  embrasser  l'ensemble ,  à  y  recueillir  les  faits 
semblables ,  à  les  rapprocher,  à  les  comparer,  et  à  tirer  une 
conclusion  rigoureuse  des  causes  mieux  étudiées  et  dès  lors 
mieux  comprises  de  leur  identité  fondamentale  ;  mais  l'esprit 
de  l'homme  est  de  sa  nature  si  débile  qu'en  s'approchant  des 
sciences ,  son  premier  instinct  est  de  les  simplifier,  ce  qui  d'or- 
dinaire signifie  les  mutiler,  les  amoindrir,  les  débarrasser  de 
tout  ce  qui  gêne  et  déroute  sa  faiblesse,  et,  lorsqu'il  a  réussi 
à  les  défigurer  pour  des  yeux  qui  seraient  plus  clairvoyants  que 
les  siens ,  c'est  à  ce  moment  seul  qu'il  les  trouve  belles ,  par- 
ce qu'elles  sont  devenues  faciles;  cependant,  dépouillées  d'une 
partie  de  leurs  trésors,  elles  n'en  sauraient  plus  livrer  que 
des  restes  trop  souvent  privés  de  vie.  A  peine  s'en  aperçoit-il. 
L'histoire  n'est  pas  une  science  autrement  constituée  que  les 

.  autres.  Elle  se  présente  composée  de  mille  éléments  en  appa- 
rence hétérogènes,  qui,  sous  des  entrelacements  multipliés, 
cachent  ou  déguisent  une  racine  plongeant  à  de  grandes  pro- 
fondeurs. En  élaguer  ce  qui  trouble  la  vue,  c'est  faire  jaillir 
peut-être  un  peu  plus  de  clarté  sur  les  débris  qu'on  aura  con- 
servés; mais  c'est  aussi  altérer  inévitablement  la  mesure  et 
partant  l'importance  relative  des  parties ,  et  rendre  impossible 
de  jamais  pénétrer  le  sens  réel  du  tout. 

Pour  obvier  à  ce  mal  qui  frappe  toute  connaissance  de  sté- 
rilité, il  faut  se  résoudre  à  renoncer  à  de  pareils  moyens,  et 
à  accepter  la  tâche  avec  ses  difficultés  natives.  Si,  bien  résolu 
à  le  faire ,  on  se  borne  d'abord  à  chercher  sans  rien  omettre 
les  principales  sources  du  sujet,  on  découvrira  d'une  manière 
certaine  qu'il  en  est  trois  d'où  surgissent  les  phénomènes  les 
plus  dignes  d'attirer  l'attention.  La  première  de  ces  sources, 
c'est  l'activité  de  l'homme  prise  isolément;  la  seconde,  c'est 
l'établissement  des  centres  politiques  ;  la  troisième ,  la  plus  in- 
fluente, celle  qui  vivifie  les  deux  autres,  c'est  la  manifestation . 

.  d'un  mode  donné  d'existence  sociale.  Que  l'on  ajoute  maini 
nant  à  ces  trois  sources  de  mouvement  et  de  transformati 
le  fait  de  la  pénétration  mutuelle  des  sociétés ,  les  contoi 
généraux  du  travail  seront  tracés.  L'histoire  avec  ses  ca 
ses,  avec  ses  mobiles,  avec  ses  résultats  principaux,  sera  re 


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DES  BACES  HUMAINES.  541 

fermée  dans  un  vaste  cercle,  et  l'on  pourra  aborder  les  détails 
de  la  plus  minutieuse  analyse  sans  craindre  de  s'être  préparé, 
par  une  dissection  indiscrète,  l'inévitable  moisson  d'erreurs 
qui  résulte  des  autres  façons  de  procéder. 

L'activité  de  Tbomme,  prise  isolément,  s'exprime  par  les 
inventions  de  l'intelligence  et  le  jeu  des  passions.  L'observa- 
tion de  ce  travail  et  des  résultats  dramatiques  qu'il  amène 
absorbe  exclusivement  l'attention  du  commun  des  penseurs. 
Ceux-là  ne  s'appliquent  qu'à  voir  la  créature  s'agiter ,  céder 
ou  résister  à  ses  penchants ,  les  diriger  avec  sagesse  ou  tomber 
engloutie  dans  leurs  torrents  fougueux.  Rien  d'émouvant,  sans 
doute,  comme  les  péripéties  d'une  pareille  lutte  entre  l'homme 
et  lui-même.  Dans  les  deux  alternatives  posées  devant  ses  pas, 
qui  pourrait  douter  qu'il  n'agisse  en  maître  ?  Le  Dieu  qui  le 
contemple,  et  le  jugera  d'après  le  bien  moral  qu'il  aura  fait, 
le  mal  moral  qu'il  aura  repoussé ,  nullement  d'après  la  mesure 
de  génie  qu'il  aura  reçue ,  appesantit  sur  lui  sa  liberté ,  et  le 
spectateur  de  ses  hésitations,  comparant  les  actes  qu'il  observe 
avec  le  code  ouvert  entre  ses  mains  par  la  religion  ou  la  phi- 
losophie ,  ne  s'égare  dans  l'intérêt  qu'il  y  prend  que  lorsqu'il 
leur  suppose  une  étendue  d'action  que  les  efforts  de  l'homme 
isolé  ne  sauraient  usurper. 

Ces  efforts  n'opèrent  jamais  que  dans  une  sphère  étroite- 
ment limitée.  Qu'on  imagine  le  plus  puissant  des  hommes,  le 
plus  éclairé ,  le  plus  énergique  :  la  longueur  de  son  bras  reste 
toujours  peu  de  chose.  Faites  sortir  les  plus  hautes  pensées 
imaginables  du  cerveau  de  César;  elles  ne  sauraient  embras- 
ser dans  leur  vol  toute  la  circonférence  du  globe.  Leurs  œu- 
vres, bornées  à  certains  lieux ,  n'atteignent  tout  au  plus  qu'un 
nombre  restreint  d'objets;  elles  ne  sauraient  affecter,  pendant 
un  temps  donné,  que  l'organisme  d'un  ou  tout  au  plus  de  quel- 
ques centres  politiques.  Aux  yeux  des  contemporains,  c'est 
beaucoup  -,  mais  pour  l'histoire  il  n'en  résulte  le  plus  souvent 
que  d'imperceptibles  effets.  Imperceptibles,  dis-je;  car,  du 
vivant  même  de  leurs  auteurs ,  on  en  voit  la  majeure  partie 
s'effacer,  et  la  génération  suivante  en  cherche  vainement  les 
traces.  Considérons  les  plus  vastes  sphères  qui  furent  jamais 

RACES   HUMAINES.  —  T.  Ll.  31 


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542  DE  l'inégalité 

abandonnées  à  la  volonté  d'un  prince  illustre ,  soit  les  conquê- 
tes immenses  du  Macédonien,  soit  les  États  superbes  de  ce  mo- 
narque espagnol  où  le  soleil  ne  se  couchait  jamais.  Qu'a  fait 
la  volonté  d'Alexandre?  que  créa  celle  de  Charles-Quint?  Sans 
énumérer  les  causes  indépendantes  de  leur  génie  qui  réunirent 
tant  de  sceptres  aux  mains  de  ces  grands  hommes,  et  permi- 
rent au  moins  favorisé  des  deux  d'en  ramasser  plus  quil  n'en 
arracha,  l'essentiel  de  leur  rôle  a  consisté  en  définitive  à  n'être 
que  les  conducteurs  dociles  ou  les  contradicteurs  abandon- 
nés de  ces  multitudes  que  l'on  suppose  soumises  à  leur  empire. 
Entraînés  dans  une  impulsion  qu'ils  ne  ^donnaient  pas ,  leur 
plus  beau  succès  fut  de  l'avoir  suivie;  et,  lorsque  le  dernier  des 
deux,  armé  de  toutes  ses  gloires,  prétendit  à  son  tour  guider 
le  torrent,  le  torrent  qui  l'emportait  se  gonfla  contre  ses  dé- 
fenses ,  grandit  contre  ses  menaces ,  effondra  toutes  ses  digues, 
et ,  poursuivant  son  cours ,  le  renversa  dans  sa  honte ,  et  trop 
bien  convaincu  de  sa  faiblesse,  sur  Tobscur  parvis  de  Saint- Just. 
Ce  ne  sont  pas  les  grands  hommes  qui  se  croient  omnipo- 
tents; il  leur  est  trop  facile  de  mesurer  ce  qu'ils  font  sur  ce 
qu'ils  voudraient  faire.  Ils  savent  bien,  ceux-là  dont  la  taille 
dépasse  le  niveau  commun ,  que  l'action  permise  à  leur  auto- 
rité n'a  jamais  atteint  dans  sa  plus  vaste  expansion  l'étendue 
d'un  continent;  que,  dans  leur  palais  même,  on  ne  vit  pas 
comme  ils  le  souhaitent;  que,  si  leur  intervention  retarde  ou 
précipite  le  pas  des  événements,  c'est  de  la  même  façon 
qu'un  enfant  contrarie  le  ruisseau  qu'il  ne  saurait  empêcher  de 
couler.  La  meilleure  partie  de  leurs  récits  est  faite  non  d'inven- 
tion, mais  de  compréhension.  Là  s'arrête  la  puissance  histo- 
rique de  l'homme  agissant  dans  les  plus  favorables  conditions 
de  développement.  Elle  ne  constitue  pas  une  cause,  ce  n'est 
pas  non  plus  un  terme ,  c'est  quelquefois  un  moyen  transitoire  ; 
le  plus  souvent  on  ne  saurait  la  considérer  que  comme  un  en- 
jolivement. Mais,  telle  qu'elle  est,  il  lui  faut  reconnaître  pour- 
tant le  suprême  mérite  d'appeler  sur  la  marche  de  l'humanité 
cette  sympathie  générale  que  le  tableau  d'évolutions  purement 
impersonnelles  n'aurait  jamais  éveillée.  Les  différentes  écoles 
hû  ont  attribué  une  influence  omnipotente ,  en  méconnaissant 


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DES   BACES  HUMAINES.  543 

grossièrement  son  incapacité  réelle.  Elle  fut  cependant  jus- 
qu'ici l'unique  mobile  de'  cet  attrait  irraisonné  qui  a  porté  les 
hommes  à  recueillir  les  reliques  du  passé. 

On  vient  d'entrevoir  que  la  limite  immédiate  devant  laquelle 
elle  s'arrête  est  fournie  par  la  résistance  du  centre  politique 
au  sein  duquel  elle  se  meut.  Un  centre  politique ,  réunion  col- 
lective de  volontés  humaines,  aurait  donc  par  lui-même  une 
volonté;  incontestablement  il  en  est  ainsi.  Un  centre  politi- 
que, autrement  dit  un  peuple,  a  ses  passions  et  son  intelli- 
gence. Malgré  la  multiplicité  des  têtes  qui  le  forment ,  il  pos- 
sède une  individualité  mixte ,  résultant  de  la  mise  en  commun 
de  toutes  les  notions ,  de  toutes  les  tendances ,  de  toutes  les 
idées,  que  la  masse  lui  suggère.  Tantôt  il  en  est  la  moyenne, 
tantôt  l'exagération  ;  tantôt  il  parle  comme  la  minorité ,  tantôt 
la  majorité  Tentraîne ,  ou  bien  encore  c'est  une  inspiration 
morbide  qui  n'était  attendue  et  n'est  avouée  de  personne. 
Bref,  un  peuple,  pris  collectivement,  est,  dans  de  nombreuses 
fonctions ,  un  être  aussi  réel  que  si  on  le  voyait  condensé  en 
un  seul  corps.  L'autorité  dont  il  dispose  est  plus  intense ,  plus 
soutenue,  et  en  même  temps  moins  sûre  et  moins  [durable , 
parce  qu'elle  est  plutôt  instinctive  que  volontaire ,  qu'elle  est 
plutôt  négative  qu'affirmative,  et  que,  dans  tous  les  cas,  elle 
est  moins  directe  que  celle  des  individualités  isolées.  Un  peu- 
ple est  exposé  à  changer  de  visées  dix  fois  et  plus  dans  l'inter- 
valle d'un  siècle ,  et  c'est  là  ce  qui  explique  les  fausses  déca- 
dences et  les  fausses  régénérations.  Dans  un  intervalle  de  peu 
d'années ,  il  se  montre  propre  à  conquérir  ses  voisins ,  puis  à 
être  conquis  par  eux  ;  aimant  ses  lois  et  leur  étant  soumis,  puis 
ne  respirant  que  révolte  pour  aspirer  quelques  heures  plus  tard 
à  la  servitude.  Mais ,  dans  le  malaise ,  l'ennui  ou  le  malheur, 
on  l'entend  sans  cesse  accuser  ses  gouvernants  de  ce  qu'il 
souffre;  preuve  évidente  qu'il  a  le  sentiment  d'une  faiblesse 
organique  qui  réside  en  lui ,  et  qui  provient  de  l'imperfection 
de  sa  personnalité. 

Un  peuple  a  toujours  besoin  d'un  homme  qui  comprenne 
sa  volonté,  la  résume,  l'expUque,  et  le  mène  où  il  doit  aller. 
Si  l'homme  se  trompe,  le  peuple  résiste,  et  se  lève  ensuite  pour 


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544  DE  l'inégalité 

suivre  celui  qui  ne  se  trompe  pas.  C'est  la  marque  évidente  de 
la  nécessité  d'un  échange  constant  entre  la  volonté  collective 
et  la  volonté  individuelle.  Pour  qu'il  y  ait  un  résultat  positif, 
il  faut  que  ces  deux  volontés  s'unissent  ;  séparées ,  elles  sont 
infécondes.  De  là  vient  que  la  monarchie  est  la  seule  forme  de 
gouvernement  rationnelle. 

Mais  on  s'aperçoit  sans  peine  que  le  prince  et  la  nation  réu- 
nis ne  font  jamais  que  mettre  en  valeur  des  aptitudes  ou  des 
capacités,  ne  font  jamais  que  conjurer  des  influences  néfastes 
provenant  d'un  domaine  extérieur  à  l'un  comme  à  l'autre. 
Dans  bien  des  cas  où  un  chef  voit  la  route  que  son  monde 
voudrait  prendre,  ce  n'est  pas  sa  faute  si  ce  monde  manque 
des  forces  nécessaires  pour  accomplir  la  tâche  indispensable  ; 
et  de  même  encore  un  peuple,  une  multitude  ne  peut  se  don- 
ner les  compréhensions  qu'elle  n'a  pas  et  qu'elle  devrait  avoir, 
pour  éviter  des  catastrophes  vers  lesquelles  elle  court  tout  en 
les  concevant ,  tout  en  les  redoutant ,  tout  en  en  gémissant. 

Cependant  voilà  que  le  plus  terrible  malheur  est  tombé  sur 
une  nation.  L'imprévoyance,  ou  la  folie,  ou  l'impuissance  de 
ses  guides,  conjurés  avec  ses  propres  torts,  font  éclater  sa 
ruine.  Elle  tombe  sous  le  sabre  d'un  plus  fort,  elle  est  envahie, 
annexée  à  d'autres  États.  Ses  frontières  s'effacent,  et  ses  éten- 
dards déchirés  vont  triomphalement  agrandir  de  leurs  lam- 
beaux les  étendards  du  vainqueur.  Sa  destinée  finit-elle  là? 

Suivant  les  annalistes,  l'affirmation  n'est  pas  douteuse.  Tout 
peuple  subjugué  ne  compte  plus,  et,  s'il  s'agit  d'époques  re- 
culées et  quelque  peu  ténébreuses ,  la  plume  de  l'écrivain  n'hé- 
site pas  même  à  le  rayer  du  nombre  des  vivants,  et  à  le  dé- 
clarer matériellement  disparu. 

Mais  qu'avec  un  juste  dédain  pour  une  conclusion  aussi  su- 
perficielle, on  se  mette  en  quête  de  la  réalité,  on  trouvera 
qu'une  nation ,  politiquenient  abolie ,  continue  à  subsister  sans 
autre  modification  que  de  porter  un  nom  nouveau-,  qu'elle 
conserve  ses  allures  propres,  son  esprit,  ses  facultés,  et  qu'elle 
influe ,  d'une  manière  conforme  à  sa  nature  ancienne ,  sur  les 
populations  auxquelles  elle  est  réunie.  Ce  n'est  donc  pas  la 
forme  politiquement  agrégative  qui  donne  la  vie  intellectuelle 


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DES  RAGES   HUMAINES.  545 

à  des  multitudes,  qui  leur  fait  une  volonté,  qui  leur  inspire  une 
manière  d'être.  Elles  ont  tout  cela  sans  posséder  de  frontières 
propres.  Ces  dons  résultent  d'une  impulsion  suprême  qu'elles 
reçoivent  d'un  domaine  plus  haut  qu'elles-mêmes.  Ici  s'ouvrent 
ces  régions  inexplorées  où  l'horizon  élargi  dans  une  mesure  in- 
comparable ne  livre  plus  seulement  aux  regards  le  territoire 
borné  de  tel  royaume  ou  de  telles  républiques,  ni  les  fluctua- 
tions étroites  des  populations  qui  les  habitent,  mais  étale  toutes 
les  perspectives  de  la  société  qui  les  contient,  avec  les  grands 
rouages  et  les  puissants  mobiles  de  la  civilisation  qui  les  anime. 
La  naissance,  les  développements,  l'éclipsé  d'une  société  et 
de  sa  civilisation  constituent  des  phénomènes  qui  transportent 
l'observateur  bien  au-dessus  des  horizons  que  les  historiens 
lui  font  ordinairement  apercevoir.  Ils  ne  portent,  dans  leurs 
causes  initiales,  aucune  empreinte  des  passions  humaines  ni 
des  déterminations  populaires,  matériaux  trop  fragiles  pour 
prendre  place  dans  une  œuvre  d'aussi  longue  durée.  Seuls,  les 
différents  modes  d'intelligence  départis  aux  différentes  races 
et  à  leurs  combinaisons  s'y  font  reconnaître.  Encore  ne  les 
aperçoit-on  que  dans  leurs  parties  les  plus  essentielles,  les 
plus  dégagées  de  l'autorité  du  libre  arbitre ,  les  plus  natives , 
les  plus  raréfiées ,  en  un  mot ,  les  plus  fatales ,  celles  que 
l'homme  ou  la  nation  ne  peuvent  ni  se  donner  ni  se  retirer,  et 
dont  ils  ne  sauraient  s'interdire  ou  se  commander  l'usage. 
Ainsi  se  déploient ,  au-dessus  de  toute  action  transitoire  et  vo- 
lontaire émanant  soit  de  l'individu,  soit  de  la  multitude,  des 
principes  générateurs  qui  produisent  leurs  effets  avec  une 
indépendance  et  une  impassibilité  que  rien  ne  peut  troubler. 
De  la  sphère  libre,  absolument  libre,  où  ils  se  combinent  et 
opèrent,  le  caprice  de  l'homme  ou  d'une  nation  ne  saurait  faire 
tomber  aucun  résultat  fortuit.  C'est ,  dans  l'ordre  des  choses 
immatérielles ,  un  milieu  souverain  où  se  meuvent  des  forces 
actives ,  des  principes  vivifiants  en  communication  perpétuelle 
avec  l'individu  comme  avec  la  masse,  dont  les  intelligences 
respectives ,  contenant  quelques  parcelles  identiques  à  la  na- 
ture de  ces  forces ,  sont  ainsi  préparées  et  éternellement  dis- 
posées à  eo  recevoir  l'impulsion. 


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mèrent  de  proche  en  proche  dans  toute  l'Asie  orientale  dans 
les  îles  du  Japon,  dans  les  archipels  de  la  mer  des  Indes-  ils 
touchèrent  Test  de  l'Afrique,  ils  enveloppèrent  toutes  les  'îles 
de  la  Polynésie,  et,  placés  de  la  sorte  en  face  des  terres  améri- 
caines, dans  le  nord  comme  dans  le  sud,  aux  Kouriles  comme 
à  File  de  Pâques,  ils  rentrèrent  fortuitement,  par  petites  ban- 
des peu  nombreuses,  et  en  abordant  aux  points  les  plus  divers, 
dans  ces  régions  quasi  désertes  où  n'habitaient  plus  que  des 
descendants  clairsemés  de  quelques  traînards  détachés  de 
Farrière-garde  des  multitudes  jaunes,  auxquelles,  race  mixte 
qu'ils  étaient,  ces  Malais  devaient  en  partie  leur  naissance, 
leur  aspect  physique  et  leurs  aptitudes  morales. 

Du  côté  deFouest,  et  en  tirant  indéfiniment  vers  l'Europe, 
pas  de  peuples  mélaniens,  mais  le  contact  le  plus  forcé,  le 
plus  inévitable  entre  les  Finnois  et  les  blancs.  Tandis  qu'au  sud, 
ces  derniers,  fugitifs  heureux,  forçaient  tout  à  plier  sous  leur 
empire  et  s'alhaient  en  maîtres  aux  populations  indigènes, 
dans  le  nord,  au  contraire,  ils  commencèrent  l'hymen  en  op- 
primés. Il  est  douteux  que  les  nègres,  maîtres  de  choisir,  eus- 
sent beaucoup  envié  leur  alliance  physique;  il  ne  l'est  pas  que 
les  jaunes  l'aient  ardemment  souhaitée.  Soumis  à  l'influence 
directe  de  l'invasion  fmnique,  les  Celtes,  et  surtout  les  Slaves, 
qu'on  en  distingue  avec  peine,  furent  assaillis,  tourmentés', 
puis  forcés  de  transporter  leur  séjour  en  Europe,  par  des  dé- 
.placements  graduels.  Ainsi,  bon  gré  mal  gré,  ils  commencè- 
rent de  bonne  heure  à  s'alher  aux  petits  hommes  venus  d'iV- 
mérique;  et,  lorsque  leurs  pérégrinations  ultérieures  leur 
eurent  fait  rencontrer  dans  les  différents  pays  occidentaux  de 
nouveaux  établissements  de  mêmes  créatures,  ils  eurent  d'au- 
tant moins  de  raisons  de  répugner  à  leur  alliance. 

Si  l'espèce  blanche  tout  entière  avait  été  expulsée  de  ses 
domaines  primitifs  dans  l'Asie  centrale ,  le  gros  des  peuples 
jaunes  n'aurait  eu  rien  à  faire  qu'à  se  substituer  à  elle  dans  les 
domaines  abandonnés.  Le  Finnois  aurait  dressé  son  wigwam 
de  branchages  sur  les  ruines  des  monuments  anciens,  et,  agis- 
sant suivant  son  naturel,  il  s'y  serait  assis,  engourdi,  endormi, 
et  le  monde  n'aurait  plus  entendu  parler  de  ses  masses  iner- 


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DES  BACES  HUMAINES.  547 

L'existence  d'une  société,  étant,  en  premier  ressort,  un  effet 
qu'il  ne  dépend  pas  de  Tliomme  de  produire  ni  d'empêcher, 
n'entraîne  pour  lui  aucun  résultat  dont  il  soit  responsable.  Elle 
ne  comporte  donc  pas  de  moralité.  Une  société  n'est,  en  elle- 
même,  ni  vertueuse  ni  vicieuse  ;  elle  n'est  ni  sage  ni  folle  ;  elle 
est.  Ce  n'est  pas  de  l'action  d'un  homme ,  ce  n'est  pas  de  la 
détermination  d'un  peuple  que  se  dégage  Tévénement  qui  la 
fonde.  Le  milieu  à  travers  lequel  elle  passe  pour  arriver  à  l'exis- 
tence positive  doit  être  riche  des  éléments  ethniques  nécessai- 
res, absolument  comme  certains  corps,  pour  employer  encore 
une  comparaison  qui  se  représente  sans  cesse  à  l'esprit,  absor- 
bent facilement  et  abondamment  l'agent  électrique,  et  sont 
bons  pour  le  disperser,  tandis  que  d'autres  ont  peine  à  s'en 
laisser  pénétrer,  et  plus  de  peine  encore  à  le  faire  rayonner 
autour  d'eux.  Ce  n'est  pas  la  volonté  d'un  monarque  ou  de  ses 
sujets  qui  modifie  l'essence  d'une  société  ;  c'est ,  en  vertu  des 
mêmes  lois,  un  mélange  ethnique  subséquent.  Une  société  en- 
fin enveloppe  ses  nations  comme  le  ciel  enveloppe  la  terre,  et 
ce  ciel,  que  les  exhalaisons  des  marais  ou  les  jets  de  flammes 
du  volcan  n'atteignent  pas,  est  encore,  dans  sa  sérénité,  l'image 
parfaite  des  sociétés  que  leur  contenu  ne  saurait  affecter  de 
ses  tressaillements,  tandis  qu'irrésistiblement,  bien  que  d'une 
façon  insensible,  elles  l'assouplissent  à  toutes  leurs  influences. 

Elles  imposent  aux  populations  leurs  modes  d'existence.  Elles 
les  circonscrivent  entre  des  limites  dont  ces  esclaves  aveugles 
n'éprouvent  pas  même  la  velléité  de  sortir,  et  n'en  auraient  pas 
la  puissance.  Elles  leur  dictent  les  éléments  de  leurs  lois,  elles 
inspirent  leurs  volontés,  elles  désignent  leurs  amours,  elles  at- 
tisent leurs  haines,  elles  conduisent  leurs  mépris.  Toujours 
soumises  à  l'action  ethnique,  elles  produisent  les  gloires  locales 
par  ce  moyen  immédiat;  par  la  même  voie  elles  implantent  le 
germe  des  malheurs  nationaux,  puis,  à  jour  dit,  elles  entraî- 
nent vainqueurs  et  vaincus  sur  une  même  pente,  qu'une  nou- 
velle action  ethnique  peut  seule  les  empêcher  elles-mêmes  de 
descendre  indéfiniment. 

Si  elles  tiennent  avec  tant  d'énergie  les  membres  des  peuples, 
elles  ne  ré-;issent  pas  moins  les  individus.  En  leur  laissant,  et 


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548  DE   L'INEGALITE 

sans  nulle  réserve,  ce  point  est  de  toute  importance ,  les  mé- 
rites d'une  moralité  dont  néanmoins  elles  règlent  les  formes, 
elles  manient,  elles  pétrissent  en  quelque  sorte  leurs  cerveaux 
au  moment  de  la  naissance,  et,  leur  indiquant  certaines  voies, 
leur  ferment  les  autres  dont  elles  ne  leur  permettent  pas  même 
d'apercevoir  les  issues. 

Ainsi  donc,  avant  d'écrire  d'histoire  d'un  pays  distinct  et  de 
prétendre  expliquer  les  problèmes  dont  une  pareille  tâche  est 
semée,  il  est  indispensable  de  sonder,  de  scruter,  de  bien  con- 
naître les  sources  et  la  nature  de  la  société  dont  ce  pays  n'est 
qu'une  fraction.  Il  faut  étudier  les  éléments  dont  elle  se  com- 
pose, les  modifications  qu'elle  a  subies,  les  causes  de  ces  modi- 
fications, l'état  ethnique  obtenu  par  la  série  des  mélanges  admis 
dans  son  sein. 

On  s'établira  ainsi  sur  un  sol  positif  contenant  les  racines  du 
sujet.  On  les  verra  d'elles-mêmes  pousser,  fructifier  et  porter 
graine.  Comme  les  combinaisons  ethniques  ne  sont  jamais  ré- 
pandues à  doses  égales  sur  tous  les  points  géographiques  com- 
pris dans  le  territoire  d'une  société,  il  conviendra  de  particu- 
lariser davantage  ses  recherches  et  d'en  contrôler  plus  sévè- 
rement les  découvertes  à  mesure  que  l'on  se  rapprochera  de 
son  objet.  Tous  les  efforts  de  l'esprit,  tous  les  secours  de  la 
mémoire,  toute  la  perspicacité  méfiante  du  jugement  sont  ici 
nécessaires.  Peines  sur  peines,  rien  n'est  de  trop.  Il  s'agit  de 
faire  entrer  l'histoire  dans  la  famille  des  sciences  naturelles,  de 
lui  donner,  en  ne  l'appuyant  que  sur  des  faits  empruntés  à  tous 
les  ordres  de  notions  capables  d'en  fournir,  toute  la  précision 
de  cette  classe  de  connaissances,  enfin  de  la  soustraire  à  la 
juridiction  intéressée  dont  les  factions  politiques  lui  imposent 
jusqu'aujourd'hui  l'arbitraire. 

Faire  quitter  à  la  muse  du  passé  les  sentiers  douteux  et 
obliques  pour  conduire  son  char  dans  une  voie  large  et  droite, 
explorée  à  l'avance  et  jalonnée  de  stations  connues,  ce  n'est 
rien  enveler  à  la  majesté  de  son  attitude,  et  c'est  beaucoup 
ajouter  à  l'autorité  de  ses  conseils.  Certes  elle  ne  viendra  plus, 
par  des  gémissements  enfantins,  accuser  Darius  d'avoir  causé 
la  perte  de  l'Asie,  ni  Persée  l'humiliation  de  la  Grèce  \  mais  on 


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DES  BACES  HUMAINES.  549 

ne  la  verra  pas  davantage  saluer  follement,  dans  d'autres  catas- 
trophes, les  effets  du  génie  des  Gracques,  ni  Tomnipotence 
oratoire  des  Girondins.  Désaccoutumée  de  ces  misères,  elle 
proclamera  que  les  causes  irréconciliables  de  pareils  événe- 
ments, planant  bien  haut  au-dessus  de  la  participation  des 
hommes,  n'intéressent  point  la  polémique  des  partis.  Elle  dira 
quel  concours  de  motifs  invincibles  les  fait  naître,  sans  que 
personne  à  leur  .sujet  ait  de  blâme  à  recevoir  ou  d'éloge  à 
demander.  Elle  distinguera  ce  que  la  science  ne  peut  que  con- 
stater de  ce  que  la  justice  doit  saisir. 

De  son  trône  superbe  tomberont  dès  lors  des  jugements  sans 
appel  et  des  leçons  salutaires  pour  les  bonnes  consciences.  Soit 
qu'on  aime,  soit  qu'on  réprouve  telle  évolution  d'une  nationa- 
lité, ses  arrêts,  en  réduisant  la  part  que  l'homme  y  peut  pren- 
dre à  déplacer  quelques  dates,  à  irriter  ou  à  adoucir  d'inévi- 
tables blessures,  rendront  le  libre  arbitre  de  chacun  sévèrement 
responsable  de  la  valeur  de  tous  les  actes.  Pour  le  méchant  plus 
de  ces  vaines  excuses,  de  ces  nécessités  factices  dont  on  pré- 
tend aujourd'hui  ennoblir  des  crimes  trop  réels.  Plus  de  par- 
don pour  les  atrocités  ;  de  soi-disant  services  ne  les  innocente- 
ront pas.  L'histoire  arrachera  tous  les  masques  fournis  par  les 
théories  sophistiques;  elle  s'armera,  pour  flétrir  les  coupables, 
des  anathèmes  de  la  religion.  Le  rebelle  ne  sera  plus  devant 
son  tribunal  qu'un  ambitieux  impatient  et  nuisible  :  Timoléon, 
qu'un  assassin;  Robespierre,  un  immonde  scélérat. 

Pour  donner  aux  annales  de  l'humanité  ce  souffle,  ces  allu- 
res et  cette  portée  inaccoutumée,  il  est  temps  de  changer  la 
façon  dont  on  les  compose,  en  entrant  courageusement  dans 
les  mines  de  vérités  que  tant  d'efforts  laborieux  viennent  d'ou- 
vrir. Des  méfiances  mal  raisonnées  n'excuseraient  pas  l'hési- 
tation. 

Les  premiers  calculateurs  qui  entrevirent  l'algèbre,  effrayés 
des  profondeurs  dont  elle  leur  révélait  les  ouvertures ,  lui  prê- 
tère:it  des  vertus  surn:iturelles  et  de  !a  plus  rigoureuse  des 
sciences  firent  l'enveloppe  des  plus  folles  imaginations.  Cette 
vision  rendit  quelque  temps  les  mathématiques  suspectes  aux 
esprits  sensés  ;  puis  l'étude  sérieuse  perça  l'écorce  et  prit  le  fruit. 

31. 


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550  DE  l'inégalité 

Les  premiers  physiciens  qui  remai-quèreiit  les  ossements 
fossiles  et  les  débris  marins  échoués  sur  les  cimes  des  monta- 
X  gnes,  ne  manquèrent  pas  de  s'abandonner  aux  divagations  les 
plus  répugnantes.  Leurs  successeurs,  repoussant  les  rêves,  ont 
fait  de  la  géologie  la  genèse  de  l'exposition  des  trois  règnes. 
Il  n'est  plus  permis  de  discuter  ce  qu'elle  affirme.  Il  en  est  de 
l'ethnologie  comme  de  l'algèbre  et  de  la  science  des  Cuvier  et 
des  Beaumont.  Asservie  par  les  uns  à  la  complicité  des  plus 
sottes  fantaisies  philanthropiques,  elle  est  repoussée  par  les 
autres,  qui  confondent  dans  l'injustice  d'un  même  mépris  et  le 
charlatan,  et  sa  drogue,  et  Faromate  précieux  dont  il  abuse. 

Sans  doute,  l'ethnologie  est  jeune.  Elle  a  toutefois  passé  Tâge 
des  premiers  bégayements.  Elle  est  assez  avancée  pour  dispo- 
ser d'un  nombre  suffisant  de  démonstrations  solides  sur  les- 
quelles on  peut  bâtir  en  toute  sécurité.  Chaque  jour  lui  apporte 
de  plus  riches  contributions.  Entre  les  diverses  branches  de 
connaissances  qui  rivalisent  à  Ten  pourvoir,  l'émulation  est  si 
productive,  qu'à  peine  lui  est-il  possible  de  recueillir  et  de 
classer  les  découvertes  avec  la  même  rapidité  qu'elles  s'accu- 
mulent. Plût  au  ciel  que  ses  progrès  ne  fussent  plus  embar- 
rassés que  par  ce  genre  d'obstacles  !  Mais  elle  en  rencontre  de 
pires.  On  se  refuse  encore  à  apprécier  avec  netteté  sa  véritable 
nature,  et  par  conséquent  on  ne  la  traite  pas  régulièrement 
d'après  les  seules  méthodes  qui  lui  conviennent. 

C'est  la  frapper  de  stérilité  que  de  l'appuyer  avec  prédilec- 
tion sur  une  science  isolée,  et  principalement  sur  la  physiolo- 
gie. Ce  domaine  lui  est  ouvert,  sans  nul  doute  ;  mais,  pour  que 
les  matériaux  qu'elle  lui  emprunte  acquièrent  le  degré  d'authen- 
ticité nécessaire  et  revêtent  son  caractère  spécial ,  il  est  pres- 
que toujours  indispensable  qu'elle  leur  fasse  subir  le  contrôle 
de  témoignages  venus  d'ailleurs,  et  que  l'étude  comparée  des 
langues,  l'archéologie,  la  numismatique,  la  tradition  ou  l'his- 
toire écrite,  aient  garanti  leur  valeur,  soit  directement,  soit  par 
induction,  à  priori  ou  à  posteriori.  En  second  lieu,  un  fait  ùe 
saurait  passer  d'une  science  dans  une  autre  sans  se  présenter 
sous  un  jour  nouveau  dont  il  convient  encore  de  constater  la 
nature  avant  d'être  en  droit  de  s'en  prévaloir;  donc  l'ethno- 


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DES   RACES    HUMAINES.  551 

logie  ne  peut  considérer  comme  incontestablement  entrés  dans 
son  domaine  que  les  documents  physiologiques  ou  autres  qui 
ont  subi  cette  dernière  épreuve  dont  elle  seule  possède  la  di- 
rection et  les  critériums.  Comme  elle  n'a  pas  que  la  matière 
pour  objet,  et  qu'elle  embrasse  en  même  temps  les  manifesta- 
tions de  l'espèce  la  plus  intellectuelle,  il  n'est  pas  permis  de 
la  confiner  une  seule  minute  dans  une  sphère  étrangère  et  sur- 
tout dans  la  sphère  physique,  sans  l'égarer  au  milieu  de  lacu- 
nes que  les  plus  audacieuses  et  les  plus  vaines  hypothèses  ne 
parviendront  jamais  à  combler.  En  réalité,  elle  n'est  autre  que 
la  racine  et  la  vie  même  de  l'histoire.  C'est  artificiellement, 
arbitrairement,  et  au  grand  détriment  de  celle-ci  que  Ton  par- 
vient à  l'en  séparer.  Maintenons-la  donc  à  la  fois  sur  tous  les 
terrains  où  l'histoire  a  le  droit  de  frapper  sa  dîme. 

Ne  la  détournons  pas  trop  non  plus  des  travaux  positifs,  en 
lui  posant  des  questions  dont  il  n'est  pas  bien  certain  que  l'es- 
prit de  l'homme  ait  le  pouvoir  de  percer  les  ténèbres.  Le  pro- 
blème d'unité  ou  de  multiplicité  des  types  primitifs  est  de  ce 
nombre.  Cette  recherche  a  donné  jusqu'à  présent  peu  de  satis- 
faction à  ceux  qui  s'y  sont  absorbés.  Elle  est  tellement  dépourvue 
d'éléments  de  solution,  qu'elle  semble  plutôt  destinée  à  amu- 
ser l'esprit  qu'à  éclairer  le  jugement,  et  à  peine  doit-elle  être 
considérée  comme  scientifique.  Plutôt  que  de  se  perdre  avec 
elle  dans  des  rêveries  sans  issue ,  mieux  vaut ,  jusqu'à  nouvel 
ordre,  la  tenir  à  l'écart  de  tous  les  travaux  sérieux,  ou  du 
moins  ne  lui  accorder  là  qu'une  place  très  subalterne.  Ce  qu'il 
importe  seulement  de  constater,  c'est  jusqu'à  quel  point  les 
variétés  sont  organiques  et  la  mesure  de  la  ligne  qui  les  sépare. 
Si  des  causes  quelconques  peuvent  ramener  les  différents  types 
à  se  confondre,  si,  par  exemple,  en  changeant  de  nourriture 
et  de  climat,  un  blanc  peut  devenir  un  nègre,  et  un  nègre  un 
mongol,  l'espèce  entière,  serait-elle  issue  de  plusieurs  millions 
de  pères  complètement  dissemblables,  doit  être  déclarée  sans 
hésitation  unitaire,  elle  en  a  le  trait  principal  et  vraiment  pra- 
tique. 

Mais  si,  au  contraire,  les  variétés  sont  renfermées  dans  leur 
constitution  actuelle,  de  telle  sorte  qu'elles  soient  inhabiles  à 


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552  DE  l'inégalité 

perdre  leurs  caractères  distinctifs  autrement  que  par  des 
hymnes  contractés  hors  de  leurs  sphères,  et  si  aucune  influence 
externe  ou  interne  n'est  apte  à  les  transformer  dans  leurs  par- 
ties essentielles  5  si  enfin  elles  possèdent  d'une  manière  per- 
manente, et  ce  point  n'est  plus  douteux,  leurs  particularités  phy- 
siques et  morales,  coupons  court  aux  divagations  frivoles,  et 
proclamons  le  résultat,  la  conséquence  rigoureuse  et  seule  utile  : 
fussent-elles  nées  d'un  seul  couple,  les  variétés  humaines, 
éternellemeat  distinctes,  vivent  squs  la  loi  de  la  multiplicité 
des  types,  et  leur  unité  primordiale  ne  saurait  exercer  et 
n'exerce  pas  sur  leurs  destinées  la  plus  impondérable  consé- 
quence. C'est  ainsi  que,  pour  satisfaire  dignement  aux  impé- 
rieux besoins  d'une  science  parvenue  à  sa  virilité,  il  faut  savoir 
se  borner  et  diriger  ses  recherches  vers  les  buts  abordables  en 
répudiant  le  reste.  Et  maintenant,  nous  plaçant  au  centre  du 
vrai  domaine  de  la  véritable  histoire,  de  l'histoire  sérieuse  et 
non  point  fantastique,  de  l'histoire  tissue  de  faits ,  et  non  pas 
d'illusions  ou  d'opinions,  examinons,  pour  la  dernière  fois,  par 
grandes  masses,  non  point  ce  que  nous  croyons  pouvoir  être, 
mais  ce  que  de  science  certaine  nos  yeux  voient ,  nos  oreilles 
entendent,  nos  mains  touchent. 

A  une  époque  toute  primordiale  de  la  vie  de  l'espèce  entière, 
époque  qui  précède  les  récits  des  plus  lointaines  annales,  on 
découvre,  en  se  plaçant  en  imagination  sur  les  plateaux  de 
l'Altaï,  trois  amas  de  peuples  immenses,  mouvants,  composés 
chacun  de  différentes  nuances,  formés,  dans  les  régions  qui 
s'étendent  à  l'ouest  autour  de  la  montagne,  par  la  race  blanche  ; 
au  nord-est,  par  les  hordes  jaunes  arrivant  des  terres  améri- 
caines; au  sud,  par  les  tribus  noires  ayant  leur  foyer  prmcipal 
dans  les  lointaines  régions  de  l'Afrique.  La  variété  blanche, 
peut-être  moins  nombreuse  que  ses  deux  sœurs,  d'ailleurs 
douée  d'une  activité  combattante  qu'elle  tourne  contre  elle- 
même  et  qui  l'affaiblit,  étincelle  de  supériorités  de  tout  genre. 

Poussée  par  les  efforts  désespérés  et  accumulés  des  nains, 
cette  race  noble  s'ébranle ,  déborde  ses  territoires  du  côté  du 
midi,  et  ses  tribus  d'avant-garde  tombent  au  milieu  des  multi- 
tudes mélaniennes,  y  éclatent  en  débris,  et  commencent  à  se 


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DES   HACES  HUMAINES.  553 

mêler  aux  éléments  circulant  autour  d'elles.  Ces  éléments  sont 
grossiers,  antipathiques,  fugaces;  mais  la  ductilité  de  l'élément 
qui  les  aborde  parvient  à  les  saisir.  Elle  leur  communique, 
partout  où  elle  les  atteint,  quelque  chose  de  ses  qualités,  ou 
du  moins  les  dépouille  d'une  partie  de  leurs  défauts-,  surtout 
elle  leur  donne  la  puissance  nouvelle  de  se  coaguler,  et  bientôt, 
au  lieu  d'une  série  de  familles,  de  tribus  incultes  et  ennemies 
qui  se  disputaient  le  sol  sans  en  tirer  nul  avantage,  une  race 
mixte  se  répand  depuis  les  contrées  bactriennes  sur  la  Gédro- 
sie,  les  golfes  de  Perse  et  d'Arabie,  bien  au  delà  des  lacs  nu- 
biens, pénètre  jusqu'à  des  latitudes  inconnues  vers  les  contrées 
centrales  du  continent  d'Afrique ,  longe  la  côte  septentrionale 
par  delà  les  Syrtes,  dépasse  Gaipé,  et,  sur  toute  cette  étendue, 
la  variété  mélanienne  diversement  atteinte,  ici  complètement 
absorbée,  là  absorbant  à  son  tour,  mais  surtout  modifiant  à 
l'infini  l'essence  blanche  et  étant  modifiée  par  elle,  perd  sa 
pureté  et  quelques  traits  de  ses  caractères  primitifs.  De  là  cer- 
taines aptitudes  sociales  qui  se  manifestent  aujourd'hui  dans 
les  parties  les  plus  reculées  du  monde  africain  :  ce  ne  sont  que 
les  résultats  lointains  d'une  antique  alliance  avec  la  race  blan- 
che. Ces  aptitudes  sont  faibles,  incohérentes,  indécises ,  comme 
le  lien  lui-même  est  devenu,  pour  ainsi  dire,  imperceptible. 

Pendant  ces  premières  invasions,  pendant  que  ces  premières 
générations  de  mulâtres  se  développaient  du  côté  de  l'Afrique, 
un  travail  analogue  s'opérait  à  travers  la  presqu'île  hindoue, 
et  se  compliquait  au  delà  du  Gange,  et  plus  encore,  du  Brah- 
mapoutra,  en  passant  des  peuplades  noires  aux  hordes  jaunes, 
déjà  parvenues,  plus  ou  moins  pures,  jusque  dans  ces  régions. 
En  effet,  les  Finnois  s'étaient  multipliés  sur  les  plages  de  la 
mer  de  Chine  avant  même  d'avoir  pu  déterminer  aucun  dé- 
,  placement  sérieux  des  nations  blanches  dans  l'intérieur  du 
C3ntinent.  Ils  avaient  trouvé  plus  de  facilités  à  étreindre,  à 
pénétrer  l'autre  race  inférieure.  Ils  s'étaient  mêlés  à  elle  comme 
ils  avaient  pu.  La  variété  malaise  avait  alors  commencé  à  sortir 
de  cette  union,  qui  ne  s'opérait  ni  sans  efforts  ni  sans  vio- 
lences. Les  premiers  produits  métis  remplirent  d'abord  les 
provinces  centrales  du  Céleste  Empire.  A  la  longue,  ils  se  for- 


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554  DE    L'mÈGALlTfî 

nièrent  de  proche  en  proche  dans  toute  l'Asie  orientale ,  dans 
les  îles  du  Japon,  dans  les  archipels  de  la  mer  des  Indes  ;  ils 
touchèrent  Test  de  l'Afrique,  ils  enveloppèrent  toutes  les  îles 
de  la  Polynésie,  et,  placés  de  la  sorte  en  face  des  terres  améri- 
caines, dans  le  nord  comme  dans  le  sud,  aux  Kouriles  comme 
à  l'île  de  Pâques,  ils  rentrèrent  fortuitement,  par  petites  ban- 
des peu  nombreuses,  et  en  abordant  aux  points  les  plus  divers, 
dans  ces  régions  quasi  désertes  où  n'habitaient  plus  que  des 
descendants  clairsemés  de  quelques  traînards  détachés  de 
Tarrière-garde  des  multitudes  jaunes,  auxquelles,  race  mixte 
qu'ils  étaient,  ces  Malais  devaient  en  partie  leur  naissance, 
leur  aspect  physique  et  leurs  aptitudes  morales* 

Du  côté  de  l'ouest ,  et  en  tirant  indéfiniment  vers  l'Europe , 
pas  de  peuples  mélaniens,  mais  le  contact  le  plus  forcé,  le 
plus  inévitable  entre  les  Finnois  et  les  blancs.  Tandis  qu'au  sud, 
ces  derniers,  fugitifs  heureux,  forçaient  tout  à  plier  sous  leur 
empire  et  s'alliaient  en  maîtres  aux  populations  indigènes, 
dans  le  nord,  au  contraire,  ils  commencèrent  l'hymen  en  op- 
primés. Il  est  douteux  que  les  nègres ,  maîtres  de  choisir,  eus- 
sent beaucoup  envié  leur  alliance  physique  ;  il  ne  l'est  pas  que 
les  jaunes  l'aient  ardemment  souhaitée.  Soumis  à  l'influence 
directe  de  l'invasion  finnique ,  les  Celtes,  et  surtout  les  Slaves, 
qu'on  en  distingue  avec  peine ,  furent  assaillis ,  tourmentés , 
puis  forcés  de  transporter  leur  séjour  en  Europe,  par  des  dé- 
placements graduels.  Ainsi,  bon  gré  mal  gré,  ils  commencè- 
rent de  bonne  heure  à  s'allier  aux  petits  hommes  venus  d'A- 
mérique; et,  lorsque  leurs  pérégrinations  ultérieures  leur 
eurent  fait  rencontrer  dans  les  différents  pays  occidentaux  de 
nouveaux  établissements  de  mêmes  créatures ,  ils  eurent  d'au- 
tant moins  de  raisons  de  répugner  à  leur  alliance. 

Si  l'espèce  blanche  tout  entière  avait  été  expulsée  de  ses 
domaines  primitifs  dans  l'Asie  centrale,  le  gros  des  peuples 
jaunes  n'aurait  eu  rien  à  faire  qu'à  se  substituer  à  elle  dans  les 
domaines  abandonnés.  Le  Finnois  aurait  dressé  son  wigwam 
de  branchages  sur  les  ruines  des  monuments  anciens,  et,  agis- 
sant suivant  son  naturel,  il  s'y  serait  assis,  engourdi ,  endormi, 
et  le  monde  n'aurait  plus  entendu  parler  de  ses  masses  iner- 


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DES   RACES   HUMAINES.  555 

tes.  Mais  l'espèce  blanche  n'avait  pns  déserté  en  masse  la  pa- 
trie originelle.  Brisée  sous  le  choc  épouvantable  des  masses 
finnoises,  elle  avait  emmené,  à  la  vérité,  dans  différentes  direc- 
tions, le  gros  de  ses  peuples;  mais  d'assez  nombreuses  de  ses 
nations  étaient  cependant  restées  qui,  en  s'incorporant  avec  le 
temps  à  plusieurs ,  à  la  plupart  des  tribus  jaunes ,  leur  com- 
muniquèrent une  activité,  une  intelligence,  une  force  physi- 
que ,  un  degré  d'aptitude  sociale  tout  à  fait  étrangers  à  leur 
essence  native ,  et  par  là  les  rendirent  propres  à  continuer  in- 
définiment de  verser  sur  les  régions  environnantes ,  même  en 
dépit  de  résistances  assez  fortes,  l'abondance  de  leurs  élé- 
ments ethniques. 

Au  miUeu  de  ces  transformations  générales  qui  atteignent 
l'ensemble  des  races  pures,  et  comme  résultat  nécessaire  de 
ces  alliages,  la  culture  antique  de  la  famille  blanche  disparaît, 
et  quatre  civilisations  mixtes  la  remplacent  :  l'assyrienne, 
l'hindoue,  l'égyptienne,  la  chinoise;  une  cinquième  prépare 
son  avènement  peu  lointain,  la  grecque,  et  l'on  est  déjà  en 
droit  d'affirmer  que  tous  les  principes  qui  posséderont  à  l'a- 
venir les  multitudes  sociales  sont  trouvés,  car  les  sociétés  sub- 
séquentes, ne  leur  ajoutant  rien,  n'en  ont  jamais  présenté 
que  des  combinaisons  nouvelles. 

L'action  la  plus  évidente  de  ces  civilisations,  leur  résultat 
le  plus  remarquable,  le  plus  positif ,  n'est  autre  que  d'avoir 
continué  sans  se  ralentir  jamais  l'œuvre  de  l'amalgame  ethni- 
que. A  mesure  qu'elles  s'étendent,  elles  englobent  nations, 
tribus,  familles  jusque-là  isolées,  et,  sans  pouvoir  jamais  les 
approprier  toutes  aux  formes,  aux  idées  dont  elles  vivent  elles- 
mêmes,  elles  réussissent  cependant  à  leur  faire  perdre  le  ca- 
chet d'une  individualité  propre. 

Dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  second  âge,  dans  la  pé- 
riode des  mélanges,  les  Assyriens  montent  jusqu'aux  limites 
de  la  Tiirace ,  peuplent  les  îles  de  l'Archipel ,  s'établissent  dans 
la  basse  Egypte,  se  fortifient  en  Arabie,  s'insinuent  chez  les 
Nubiens.  Les  gens  d'Egypte  s'étendent  dans  l'Afrique  centrale, 
poussent  leurs  établissements  dans  le  su^  et  l'ouest,  se  rami- 
fient dans  l'Hedjaz,  dans  la  presqu'île  du  Sinaï.  Les  Hindous 


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556  DE  l'inégalité 

disputent  le  terrain  aux  Hymyarites  Arabes,  débarquent  à 
Ceylan,  colonisent  Java,  Bail,  continuent  à  se  mêler  aux 
Malais  d'outre-Gange.  Les  Chinois  se  marient  aux  peuples  de 
la  Corée,  du  Japon;  ils  touchent  aux  Philippines,  tandis  que 
les  métis  noirs  et  jaunes,  formés  sur  toute  la  Polynésie  et 
faiblement  impressionnés  par  les  civilisations  qu'ils  aperçoivent, 
font  circuler  depuis  Madagascar  jusqu'en  Amérique  le  peu 
qu'ils  en  peuvent  comprendre. 

Quant  aux  populations  reléguées  dans  le  monde  occiden- 
tal, quant  aux  blancs  d'Europe,  les^  Ibères,  les  Rasènes,  les 
Ulyriens,  les  Celtes,  les  Slaves,  ils  sont  déjà  affectés  par  des 
alliages  finniques.  Ils  continuent  à  s'assimiler  les  tribus  jaunes 
répandues  autour  de  leurs  établissements;  puis,  entre  eux,  ils 
se  marient  encore,  et  encore  aux  Hellènes,  métis  sémitisés, 
accourus  de  toutes  parts  sur  leurs  côtes. 

Ainsi  mélange,  mélange  partout,  toujours  mélange,  voilà 
l'œuvre  la  plus  claire,  la  plus  assurée,  la  plus  durable  des 
grandes  sociétés  et  des  puissantes  civilisations,  celle  qui,  à 
coup  sûr,  leur  survit;  et  plus  les  premières  ont  d'étendue  ter- 
ritoriale et  les  secondes  de  génie  conquérant,  plus  loin  les 
flots  ethniques  qu'elles  soulèvent  vont  saisir  d'autres  flots  pri- 
mitivement étrangers,  ce  dont  leur  nature  et  la  sienne  s'altè- 
rent également. 

Mais,  pour  que  ce  grand  mouvement  de  fusion  générale 
embrasse  jusqu'aux  dernières  races  du  globe  et  n'en  laisse  pas 
une  seule  intacte,  ce  n'est  pas  assez  qu'un  milieu  civilisateur 
déploie  toute  l'énergie  dont  il  est  pourvu  ;  il  faut  encore  que 
dans  les  différentes  régions  du  monde  ces  ateliers  ethniques 
s'établissent  de  manière  à  agir  sur  place,  sans  quoi  l'œuvre 
générale  resterait  nécessairement  incomplète.  La  force  néga- 
tive des  distances  paralyserait  l'expansion  des  groupes  les 
plus  actifs.  La  Chine  et  l'Europe  n'exercent  l'une  sur  l'autre 
qu'une  faible  action,  bien  que  le  monde  slave  leur  serve  d'in- 
termédiaire. L'Inde  n'a  jamais  influé  fortement  sur  l'Afrique , 
ni  l'Assyrie  sur  le  Nord  asiatique  ;  et,  dans  le  cas  oii  les  sociétés 
auraient  à  jamais  conservé  les  mêmes  foyers,  jamais  l'Europe 
n'aurait  pu  être  directement  et  suffisamment  saisie,  ni  tout  à 


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DES  BAGES   HUMAINES.  557 

fait  entraînée  dans  le  tourbillon.  Elle  l'a  été  parce  que  les  élé- 
ments de  création  d'une  civilisation  propre  à  servir  l'action 
générale  avaient  été  répandus  d'avance  sur  son  sol.  Avec  les 
races  celtiques  et  slaves ,  elle  posséda  en  effet ,  dès  les  premiers 
âges,  deux  courants  amalgamateurs  qui  lui  permirent  d'entrer, 
au  moment  nécessaire,  dans  le  grand  ensemble. 

Sous  leur  influence ,  elle  avait  vu  disparaître  dans  une  im- 
mersion complète  l'essence  jaune  et  la  pureté  blanche.  Avec 
l'intermédiaire  fortement  sémitisé  des  Hellènes ,  puis  avec  les 
colonisations  romaines,  elle  acquit  de  proche  en  proche  les 
moyens  d'associer  ses  masses  au  compartiment  asiatique  le 
plus  voisin  de  ses  rivages.  Celui-ci,  à  son  tour,  reçut  le  contre- 
coup de  cette  évolution;  car,  tandis  que  les  groupes  d'Europe 
se  teignaient  d'une  nuance  orientale  en  Espagne ,  dans  la 
France  méridionale,  en  Italie,  en  Illyrie,  ceux  d'Orient  et 
d'Afrique  prenaient  quelque  chose  de  l'Occident  romain  sur  la 
Propontide,  dans  l'AnatoIie,  en  Arabie,  en  Egypte.  Ce  rap- 
prochement effectué,  l'effort  des  Slaves  et  des  Celtes ,  combiné 
avec  l'action  hellénique,  avait  produit  tous  ses  effets;  il  ne 
pouvait  aller  au  delà;  il  n'avait  nul  moyen  de  dépasser  de 
nouvelles  limites  géographiques;  la  civilisation  de  Rome,  la 
sixième  dans  l'ordre  du  temps ,  qui  avait  pour  raison  d'être 
la  réunion  des  principes  ethniques  du  monde  occidental ,  n'eut 
pas  la  force  de  rien  opérer  seule  après  le  m®  siècle  de  notre  ère. 

Pour  agrandir  désormais  l'enceinte  où  tant  de  multitudes 
se  combinaient  déjà ,  il  fallait  l'intervention  d'un  agent  ethni- 
que d'une  puissance  considérable,  d'un  agent  qui  résultât  d'un 
hymen  nouveau  de  la  meilleure  variété  humaine  avec  les  races 
déjà  civilisées.  En  un  mot,  il  fallait  une  infusion  d'Arians  dans 
le  centre  social  le  mieux  placé  pour  opérer  sur  le  reste  du 
monde ,  sans  quoi  les  existences  sporadiques  de  tous  degrés , 
répandues  encore  sur  la  terre ,  allaient  continuer  indéfiniment 
sans  plus  rencontrer  des  eaux  d'amalgamation. 

Les  Germains  apparurent  au  milieu  de  la  société  romaine. 
En  même  temps,  ils  occupèrent  l'extrême  nord-ouest  de  l'Eu- 
rope, qui  peu  à  peu  devint  le  pivot  de  leurs  opérations.  Des 
mariages  successifs  avec  les  Celtes  et  les  Slaves ,  avec  les  po- 


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558  DE  l'ine&alité   ^ 

pulations  gallo-romaines ,  multiplièrent  la  force  d'expansion 
des  nouveaux  arrivants ,  sans  dégrader  trop  rapidement  leur 
instinct  naturel  d'initiative.  La  société  moderne  naquit;  elle 
s'attacha ,  sans  désemparer,  à  perfectionner  de  toutes  parts,  à 
pousser  en  avant  l'œuvre  agrégative  de  ses  devancières.  Nous 
l'avons  vue,  presque  de  nos  jours,  découvrir  l'Amérique ,  s'y 
unir  aux  races  indigènes  ou  les  pousser  vers  le  néant  ;  nous  la 
voyons  faire  refluer  les  Slaves  chez  les  dernières  tribus  de 
l'Asie  centrale ,  par  l'impulsion  qu'elle  donne  à  la  Russie  ;  nous 
la  voyons  s'abattre  au  milieu  des  Hindous ,  des  Chinois  ;  frap- 
per aux  portes  du  Japon;  s'allier,  sur  tout  le  pourtour  des  côtes 
africaines,  aux  naturels  de  ce  grand  continent;  bref,  aug- 
menter sur  ses  propres  terres  et  étendre  sur  tout  le  globe, 
dans  «ne  indescriptible  proportion,  les  principes  de  confusion 
ethnique  dont  elle  dirige  maintenant  l'application. 

La  race  germanique  était  pourvue  de  toute  l'énergie  de  la 
variété  ariane.  Il  le  fallait  pour  qu'elle  pût  remplir  le  rôle  au- 
quel elle  était  appelée.  Après  elle,  l'espèce  blanche  n'avait 
plus  rien  à  donner  de  puissant  et  d'actif  :  tout  était  dans  son 
sein  à  peu  près  également  souillé ,  épuisé ,  perdu.  Il  était  in- 
dispensable que  les  derniers  ouvriers  envoyés  sur  le  terrain 
ne  laissassent  rien  de  trop  difficile  à  terminer;  car  personne 
n'existait  plus,  en  dehors  d'eux,  qui  fût  capable  de  s'en  char- 
ger. Ils  se  le  tinrent  pour  dit.  Ils  achevèrent  la  découverte  du 
globe  ;  ils  s'en  emparèrent  par  la  connaissance  avant  d'y  ré- 
pandre leurs  métis;  ils  en  firent  le  tour  dans  tous  les  sens. 
Aucun  recoin  ne  leur  échappa ,  et  maintenant  qu'il  ne  s'agit 
plus  que  de  verser  les  dernières  gouttes  de  l'essence  ariane  au 
sein  des  populations  diverses ,  devenues  accessibles  de  toutes 
parts,  le  temps  servira  suffisamment  ce  travail  qui  se  con- 
tinuera de  lui-même,  et  qui  n'a  pas  besoin  d'un  surcroît  d'im- 
pulsion nouvelle  pour  se  perfectionner. 

En  présence  de  ce  fait ,  on  s'explique ,  non  pas  pourquoi  il 
ne  se  trouve  pas  d'Arians  purs ,  mais  l'inutilité  de  leur  présence. 
Puisque  leur  vocation  générale  était  de  produire  les  rapproche- 
ments et  la  confusion  des  types  en  les  unissant  les  uns  aux 
autres,  malgré  les  distances ,  ils  n'ont  plus  rien  à  faire  désor- 


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DES   RACES  HUMAINES.  559 

mais ,  cette  confusion  étant  accomplie  quant  au  principal ,  et 
toutes  les  dispositions  étant  prises  pour  l'accessoire.  Voilà  donc 
que  l'existence  de  la  plus  belle  variété  humaine,  de  l'espèce 
blanche  tout  entière,  des  facultés  magiiiflques  concentrées 
dans  Tune  et  dans  Tautre,  que  la  création,  le  développement 
et  la  mort  des  sociétés  et  de  leurs  civilisations ,  résultat  mer- 
veilleux du  jeu  de  ces  facultés ,  révèlent  un  grand  point  qui  est 
comme  le  comble ,  comme  le  sommet ,  comme  le  but  suprême 
de  l'histoire.  Tout  cela  naît  pour  rapprocher  les  variétés,  se 
développe,  brille,  s'enrichit  pour  accélérer  leur  fusion,  et 
meurt  quand  le  principe  ethnique  dirigeant  est  complètement 
fondu  dans  les  éléments  hétérogènes  qu'il  rallie ,  et  par  consé-  f 
quent  lorsque  sa  tâche  locale  est  suffisamment  faite.  De  plus, 
le  principe  blanc,  et  surtout  arian,  dispersé  sur  la  face  du 
globe ,  y  est  cantonné  de  façon  à  ce  que  les  sociétés  et  les 
civilisations  qu'il  anime  ne  laissent  finalement  aucune  terre ,  ! 
et,  par  conséquent,  aucun  groupe  en  dehors  de  son  action 
agrégative.  La  vie  de  l'humanité  prend  ainsi  une  signification 
d'ensemble  qui  rentre  absolument  dans  l'ordre  des  manifesta- 
tions cosmiques.  J'ai  dit  qu'elle  était  comparable  à  une  vaste 
toile  composée  de  différentes  matières  textiles,  et  étalant  les 
dcs3*ii3  les  plus  différemment  contournés  et  bariolés;  elle  l'est 
encore  à  une  chaîne  de  montagnes  relevées  en  plusieurs  som- 
mets qui  sont  les  civilisations,  et  la  composition  géologique  de 
ces  sommets  est  représentée  par  les  divers  alliages  auxquels 
ont  donné  lieu  les  combinaisons  multiples  des  trois  g;randes 
divisions  primordiales  de  l'espèce  et  de  leurs  nuances  secon- 
daires. Tel  est  le  résultat  dominant  du  travail  humain.  Tout 
ce  qui  sert  la  civilisation  attire  l'action  de  la  société  ;  tout  ce 
qui  l'attire  l'étend,  tout  ce  qui  l'étend  la  porte  géographique- 
ment  plus  loin ,  et  le  dernier  terme  de  cette  marche  est  l'acces- 
sion ou  la  suppression  de  quelques  noirs  ou  de  quelques  Fin- 
nois de  plus  clans  le  sein  des  masses  déjà  amalgamées.  Posons 
en  axiome  que  le  but  définitif  des  fatigues  et  des  souffrances, 
des  plaisirs  et  des  triomphes  de  notre  espèce,  est  d'arriver  un 
jour  à  la  suprême  unité.  Ce  point  acquis  va  nous  livrer  ce  qu'il 
nous  reste  à  savoir. 


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5C0  DE   l'inégalité 

i  L'espèce  blanche,  considérés  abstractivenient ,  a  désormais 
disparu  de  la  face  du  inonde.  Après  avoir  passé  Tâge  des  dieux, 

[où  elle  était  absolument  pure  ;  l'âge  des  héros ,  oii  les  mélan- 
ges étaient  modérés  de  force  et  dénombre;  l'âge  des  noblesses, 
où  des  facultés ,  grandes  encore ,  n'étaient  plus  renouvelées 
par  des  sources  taries ,  elle  s'est  acheminée  plus  ou  moins 
promptement,  suivant  les  lieux,  vers  la  confusion  définitive 

jde  tous  ses  principes,  par  suite  de  ses  hymens  hétérogènes. 

[Partant,  elle  n'est  plus  maintenant  représentée  que  par  des 
hybrides;  ceux  qui  occupent  les  territoires  des  premières  so- 

j  ciétés  mixtes  ont  eu  naturellement  le  temps  et  les  occasions  de 
se  dégrader  le  plus.  Pour  les  masses  qui,  dans  l'Europe  occi- 
dentale et  dans  l'Amérique  du  Nord,  représentent  actuellement 
la  dernière  forme  possible  de  culture,  elles  offrent  encore 
d'assez  beaux  semblants  de  force ,  et  sont  en  effet  moins  dé- 
chues que  les  habitants  de  la  Campanie ,  de  la  Susiane  et  de 
l'Iémen.  Cependant  cette  supériorité  relative  tend  constam- 
ment à  disparaître  via  part  de  sang  arian,  subdivisée  déjà  tant 
de  fois,  qui  existe  encore  dans  nos  contrées,  et  qui  soutient 
seule  l'édifice  de  notre  société,  s'achemine  chaque  jour  vers 
les  termes  extrêmes  de  son  absorption. 

Ce  résultat  obtenu,  s'ouvrira  l'ère  de  Tunité.  Le  principe 
blanc;  tenu  en  échec  dans  chaque  homme  en  particulier,  y  sera 
vis-à-vis  des  deux  autres  dans  le  rapport  de  1  à  2,  triste  pro- 
portion qui,  dans  tous  les  cas,  suffirait  à  paralyser  son  action 
d'une  manière  presque  complète ,  mais  qui  se  montre  encore 
plus  déplorable  quand  on  réfléchit  que  cet  état  de  fusion ,  bien 
loin  d'être  le  résultat  du  mariage  direct  des  trois  grands  types 
',  pris  à  l'état  pur,  ne  sera  que  le  caput  mortuum  d'une  série 
infinie  de  mélanges,  et  par  conséquent  de  flétrissures;  le  der- 

i  nier  terme  de  la  médiocrité  dans  tous  les  genres  :  médiocrité 
de  force  physique,  médiocrité  de  beauté,  médiocrité  d'aptitu- 

jdes  intellectuelles,  on  peut  presque  dire  néant.  Ce  triste  héri- 
tage, chacun  en  possédera  une  portion  égale;  nul  motif  n'existe 
pour  que  tel  homme  ait  un  lot  plus  riche  que  tel  autre  ;  et, 
comme  dans  ces  îles  polynésiennes  où  les  métis  malais,  confinés 
depuis  des  siècles,  se  partagent  équitablement  un  type  dont 


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DES  RACES  HUMAINES.  561 

nulle  infusion  de  sang  nouveau  n'est  jamais  venue  troubler  la 
première  composition,  les  hommes  se  ressembleront  tous. 
Leur  taille,  leurs  traits,  leurs  habitudes  corporelles,  seront 
semblables.  Ils  auront  même  dose  de  forces  physiques ,  direc- 
tions pareilles  dans  les  instincts ,  mesures  analogues  dans  les 
facultés,  et  ce  niveau  général,  encore  une  fois,  sera  de  la  plus 
révoltante  humilité. 

Les  nations,  non,  les  troupeaux  humains,  accablés  sous  une 
morne  somnolence,  vivront  dès  lors  engourdis  dans  leur  nul- 
lité, comme  les  buffles  ruminants  dans  les  flaques  stagnantes 
des  marais  Pontins.  Peut-être  se  tiendront-ils  pour  les  plus 
sages,  les  plus  savants  et  les  plus  habiles  des  êtres  qui  furent 
jamais-,  nous-mêmes,  lorsque  nous  contemplons  ces  grands 
monuments  de  l'Egypte  et  de  Tlnde,  que  nous  serions  si  inca- 
pables d'imiter,  ne  sommes-nous  pas  convaincus  que  notre 
impuissance  même  prouve  notre  supériorité?  Nos  honteux 
descendants  n'auront  aucune  peine  à  trouver  quelque  argu- 
ment semblable  au  nom  duquel  ils  nous  dispenseront  leur  pitié 
et  s'honoreront  de  leur  barbarie.  C'était  là,  diront- ils  en  mon- 
trant d'un  geste  dédaigneux  les  ruines  chancelantes  de  nos 
derniers  édifices,  c'était  là  l'emploi  insensé  des  forces  de  nos 
ancêvres.  Que  faire  de  ces  inutiles  folies.^  Elles  seront,  en  ef- 
fet, inutiles  pour  eux;  car  la  vigoureuse  nature  aura  recon- 
quis l'universelle  domination  de  la  terre,  et  la  créature  hu- 
maine ne  sera  plus  devant  elle  un  maître,  mais  seulement  un 
hôte,  comme  les  habitants  des  forêts  et  des  eaux. 

Cet  état  misérable  ne  sera  pas  de  longue  durée  non  plus  ; 
car  un  effet  latéral  des  mélanges  indéfinis ,  c'est  de  réduire  les 
populations  à  des  chiffres  de  plus  eu  plus  minimes.  Quand  on 
jette  les  yeux  sur  les  époques  antiques ,  on  s'aperçoit  que  la 
terre  était  alors  bien  autrement  couverte  par  notre  espèce 
qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui.  La  Chine  n'a  jamais  eu  moins 
(l'habitants  qu'à  présent;  l'Asie  centrale  était  une  fourmilière, 
et  on  n'y  rencontre  plus  personne.  La  Scythie ,  au  dire  d'Hé- 
rodote, était  pleine  de  nations,  et  la  Russie  est  un  désert. 
L'Allemagne  est  bien  fournie  d'hommes;  mais  elle  ne  l'était 
pas  moins  au  ii^,  au  iv%  au  v^^  siècle  de  notre  ère,  quand  elle 


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662  DE   l'inégalité 

jetait  sans  s'épuiser,  sur  le  monde  romain,  des  océans  de 
guerriers,  suivis  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants.  La 
France  et  l'Angleterre  ne  nous  paraissent  ni  vides  ni  incultes  ; 
mais  la  Gaule  et  la  Grande-Bretagne  ne  l'étaient  pas  davantage 
à  l'époque  des  émigrations  kymriques.  L'Espagne  et  lltalie  ne 
possèdent  plus  le  quart  des  hommes  qui  les  couvraient  dans 
l'antiquité.  La  Grèce,  l'Egypte,  la  Syrie,  TAsie  Mineure,  la 
Mésopotamie,  regorgeaient  de  monde,  les  villes  s'y  pressaient 
aussi  nombreuses  que  des  épis  dans  un  champ;  ce  soiit  des 
solitudes  mortuaires ,  et  l'Iode ,  bien  que  populeuse  encore , 
n'est  plus  sous  ce  rapport  que  l'ombre  d'elle-même.  L'Afrique 
occidentale,  cette  terre  qui  nourrissait  l'Europe  et  où  tant  de 
métropoles  étalaient  leurs  splendeurs,  ne  porte  plus  que  les 
tentes  clairsemées  de  quelques  nomades  et  les  villes  moribon- 
des d'un  petit  nombre  de  marchands.  Les  autres  parties  de  ce 
continent  languissent  de  même  partout  où  les  Européens  et  les 
musulmans  ont  porté  ce  qu'ils  appellent,  les  uns  le  progrès, 
les  autres  la  foi ,  et  il  n'y  a  que  l'intérieur  des  terres ,  où  per- 
sonne n'a  presque  pénétré,  qui  garde  encore  un  noyau  bien 
compact.  Mais  ce  n'est  pas  pour  durer.  Quant  à  l'Amérique, 
l'Europe  y  verse  ce  qu'elle  a  de  sang  ^  elle  s'appauvrit,  si  l'au- 
tre s'enrichit.  Ainsi ,  du  même  pas  que  l'humanité  se  dégrade, 
elle  s'efface. 

On  ne  saurait  prétendre  à  calculer  avec  rigueur  le  nombre 
des  siècles  qui  nous  séparent  encore  de  la  conclusion  certaine. 
Cependant  il  n'est  pas  impossible  d'entrevoir  un  à  peu  près. 
La  famille  ariane,  et,  à  plus  forte  raison,  le  reste  de  la  fa- 
mille blanche ,  avait  cessé  d'être  absolument  pure  à  l'époque 
où  naquit  le  Christ.  En  admettant  que  la  formation  actuelle 
du  globe  soit  de  six  à  sept  mille  ans  antérieure  à  cet  événe- 
ment,  cette  période  avait  suffi  pour  flétrir  dans  son  germe  le 
principe  visible  des  sociétés ,  et,  lorsqu'elle  finit ,  la  cause  de 
toute  décrépitude  avait  déjà  pris  la  haute  main  dans  le  monde. 
Par  ce  fait  qua  la  race  blanche  s'était  absorbée  de  manière  à 
perdre  la  fleur  de  son  essence  dans  les  deux  variétés  inférieu- 
res, celles-ci  avaient  subi  des  modifications  correspondantes, 
qui,  pour  la  race  jaune,  s'étaient  étendues  fort  avant.  Dans  les 


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I 


DES  jaACËS  HUMAINES.  563 

dix-huit  cents  ans  qui  se  sont  écoulés  depuis ,  le  travail  de  fu- 
sion, bien  qulncessamment  continué  et  préparant  ses  conquê- 
tes ultérieures  sur  une  échelle  plus  considérable  que  jamais, 
n'a  pas  été  aussi  directenxent  efficace.  Mais,  outre  ce  qu'il 
s'est  créé  de  moyens  d'action  pour  l'avenir,  il  a  beaucoup  aug- 
menté la  confusion  ethnique  dans  l'intérieur  de  toutes  les  so- 
ciétés, et,  par  conséquent,  hâté  d'autant  l'heure  finale  de  la 
perfection  de  l'amalgame.  Ce  temps-là  est  donc  bien  loin  d'a-i 
voir  été  perdu;  et, puisqu'il  a  préparé  l'avenir,  et  que  d'ail-j^ 
leurs  les  trois  variétés  ne  possèdent  plus  de  groupes  purs ,  ce'  1 
n'est  pas  exagérer  la  rapidité  du  résultat  que  de  lui  donner  | 
pour  se  produire  un  peu  moins  de  temps  qu'il  n'en  a  fallu  I 
pour  que  ses  préparations  en  arrivassent  au  point  où  elles  sont  ' 
aujourd'hui.  On  serait  donc  tenté  d'assigner  à  la  domination 
de  l'homme  sur  la  terre  une  durée  totale  de  douze  à  quatorze 
mille  ans,  divisée  en  deux  périodes  :  l'une,  qui  est  passée, 
aura  vu,  aura  possédé  la  jeunesse,  la  vigueur,  la  grandeur 
intellectuelle  de  l'espèce  ;  l'autre ,  qui  est  commencée  -,  en  con- 
naîtra la  marche  défaillante  vers  la  décrépitude. 

En  s'arrêtant  même  aux  temps  qui  doivent  quelque  peu 
précéder  le  dernier  soupir  de  notre  espèce ,  en  se  détournant 
de  ces  âges  envahis  par  la  mort,  où  le  globe,  devenu  muet, 
continuera,  mais  sans  nous,  à  décrire  dans  l'espace  ses  orbes 
impassibles ,  je  ne  sais  si  l'on  n'est  pas  en  droit  d'appeler  la 
fin  du  monde  cette  époque  moins  lointaine  qui  verra  déjà  l'a- 
baissement complet  de  notre  espèce.  Je  n'affirmerai  pas  non 
plus  qu'il  fût  bien  facile  de  s'intéresser  avec  un  reste  d'amour 
aux  destmées  de  quelques  poignées  d'êtres  dépouillés  de 
force ,  de  beauté ,  d'intelligence ,  si  l'on  ne  se  rappelait  qu'il 
leur  restera  du  moins  la  foi  religieuse,  dernier  lien,  unique  sou- 
venir, héritage  précieux  des  jours  meilleurs. 

Mais  la  religion  elle-même  ne  nous  a  pas  promis  l'éternité; 
mais  la  science,  en  nous  montrant  que  nous  avons  commencé, 
semblait  toujours  nous  assurer  aussi  que  nous  devions  finir.  Il 
n'y  a  donc  lieu  ni  de  s'étonner  ni  de  s'émouvoir  en  trouvant 
une  confirmation  de  plus  d'un  fait  qui  ne  pouvait  passer  pour 
douteux.  La  prévision  attristante,  ce  n'est  pas  la  mort,  c'est 


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564  DE  l'inégalité  des  haces  humaines. 

la  certitude  de  n'y  arriver  que  dégradés  ;  et  peut-être  même 
cette  honte  réservée  à  nos  descendants  nous  pourrait- elle  lais- 
ser insensibles ,  si  nous  n'éprouvions,  par  une  secrète  horreur, 
que  les  mains  rapaces  de  la  destinée  sont  déjà  posées  sur 
nous. 


FIN  DU   tome   second  ET  DERNIER. 


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U. 


TABLE  DES  MATIERES. 


LIVRE  QUATRIÈME. 

CIVILISATIONS  SÉMITISÉES   DU   SUD-OUEST. 

(Suite.) 

Pages. 

Chapitre  III.  —  Les  Grecs  autochtliones,  les  colons  sémites;  les 

Arians-Hellènes 1 

Chapitre  IV.  —  Les  Grecs  sémitiques SO 

LIVRE  CINQUIÈME. 

CIVILISATION   EUROPÉENNE  SÉMITISÉE. 

Chap.  I«'.  —  Populations  primitives  de  l'Europe 71 

Chap.  il  —  Les  Thraces.  —  Les  Illyriens.  —  Les  Étrusques.  — 

Les  Ibères 109 

Chap.  IIî.  —  Les  Galls 127 

Chap.  IV.  —  Les  peuplades  italioles  aborigènes 181 

Chap.  V.  —  Les  Étrusques  Tyrrhéniens.  —  Rome  étrusque  ....    204 

Chap.  VI.  —  Rome  italiote 226 

Chap.  VIL  —  Rome  sémitique 249 

LIVRE  SIXIÈME. 

LA   CIVILISATION  OCCIDENTALE. 

Chap.  I*'.  —  Les  Slaves.  —  Domination  de  quelques  peuples  arians 

antégermaniques 311 

Chap.  IL  •—  Les  Arians  Germains 343 

Chap.  III.  —  Capacité  des  races  germaniques  natives 363 

Chap.  IV.  —  Rome  gei;jmanique.  —  Les  armées  romano-celtiques 

et  romano-germaniques.  —  Les  empereurs  gemjains 403 

RACES  HUMAINES.  —  T.   II.      665  32 


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566  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages. 

Chap.  V.  --  Dernières  migrations  des  Ârians  Scandinaves 448 

Chap.  VI.  —  Derniers  développements  de  la  société  germano-ro- 
maine.   .  .  .  . 469 

Chap.  VII.  —  Les  indigènes  américains 492 

Chap.  VIII.  —  Les  colonisations  européennes  en  Amérique  ....  526 

Conclusion  générale 539 


FIN   DE  LA  TABLE  DU   SECOND   VOLUME. 


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